La Curée

d’ Émile Zola
I

Au retour, dans l’encombrement des voitures qui rentraient parle bord du lac, la calèche dut marcher au pas. Un moment,l’embarras devint tel, qu’il lui fallut même s’arrêter.

Le soleil se couchait dans un ciel d’octobre, d’un gris clair,strié à l’horizon de minces nuages. Un dernier rayon, qui tombait des massifs lointains de la cascade, enfilait la chaussée, baignant d’une lumière rousse et pâlie la longue suite des voitures devenues immobiles. Les lueurs d’or, les éclairs vifs que jetaient les roues semblaient s’être fixés le long des réchampis jaune paille de la calèche, dont les panneaux gros bleu reflétaient des coins du paysage environnant. Et, plus haut, en plein dans la clarté rousse qui les éclairait par-derrière, et qui faisait luire les boutons de cuivre de leurs capotes à demi pliées, retombant du siège, le cocher et le valet de pied, avec leur livrée bleu sombre, leurs culottes mastic et leurs gilets rayés noir et jaune, se tenaient raides, graves et patients, comme des laquais de bonne maison qu’un embarras de voitures ne parvient pas à fâcher. Leurs chapeaux,ornés d’une cocarde noire, avaient une grande dignité. Seuls, les chevaux, un superbe attelage bai, soufflaient d’impatience.

– Tiens, dit Maxime, Laure d’Aurigny, là-bas, dans ce coupé… Vois donc, Renée.

Renée se souleva légèrement, cligna les yeux, avec cette moue exquise que lui faisait faire la faiblesse de sa vue.

– Je la croyais en fuite, dit-elle… Elle a changé lacouleur de ses cheveux, n’est-ce pas ?

– Oui, reprit Maxime en riant, son nouvel amant déteste lerouge.

Renée, penchée en avant, la main appuyée sur la portière bassede la calèche, regardait, éveillée du rêve triste qui, depuis uneheure, la tenait silencieuse, allongée au fond de la voiture, commedans une chaise longue de convalescente. Elle portait, sur une robede soie mauve, à tablier et à tunique, garnie de larges volantsplissés, un petit paletot de drap blanc, aux revers de veloursmauve, qui lui donnait un grand air de crânerie. Ses étrangescheveux fauve pâle, dont la couleur rappelait celle du beurre fin,étaient à peine cachés par un mince chapeau orné d’une touffe deroses du Bengale. Elle continuait à cligner des yeux, avec sa minede garçon impertinent, son front pur traversé d’une grande ride, sabouche, dont la lèvre supérieure avançait, ainsi que celle desenfants boudeurs. Puis, comme elle voyait mal, elle prit sonbinocle, un binocle d’homme, à garniture d’écaille, et, le tenant àla main, sans se le poser sur le nez, elle examina la grosse Laured’Aurigny tout à son aise, d’un air parfaitement calme.

Les voitures n’avançaient toujours pas. Au milieu des tachesunies, de teinte sombre, que faisait la longue file des coupés,fort nombreux au Bois par cet après-midi d’automne, brillaient lecoin d’une glace, le mors d’un cheval, la poignée argentée d’unelanterne, les galons d’un laquais haut placé sur son siège. Çà etlà, dans un landau découvert, éclatait un bout d’étoffe, un bout detoilette de femme, soie ou velours. Il était peu à peu tombé ungrand silence sur tout ce tapage éteint, devenu immobile. Onentendait, du fond des voitures, les conversations des piétons. Ily avait des échanges de regards muets, de portières àportières ; et personne ne causait plus, dans cette attenteque coupaient seuls les craquements des harnais et le coup de sabotimpatient d’un cheval. Au loin, les voix confuses du Bois semouraient.

Malgré la saison avancée, tout Paris était là : la duchessede Sternich, en huit-ressorts ;Mme de Lauwerens, en victoria trèscorrectement attelée ; la baronne de Meinhold, dans unravissant cab bai-brun ; la comtesse Vanska, avec ses poneyspie ; Mme Daste, et ses fameux stappersnoirs ; Mme de Guende etMme Teissière, en coupé ; la petite Sylvia,dans un landau gros bleu. Et encore don Carlos, en deuil, avec salivrée antique et solennelle ; Selim pacha, avec son fez etsans son gouverneur ; la duchesse de Rozan, en coupé-égoïste,avec sa livrée poudrée à blanc ; M. le comte de Chibray,en dog-cart ; M. Simpson, en mail de la plus belletenue ; toute la colonie américaine. Enfin deux académiciens,en fiacre.

Les premières voitures se dégagèrent et, de proche en proche,toute la file se mit bientôt à rouler doucement. Ce fut comme unréveil. Mille clartés dansantes s’allumèrent, des éclairs rapidesse croisèrent dans les roues, des étincelles jaillirent des harnaissecoués par les chevaux. Il y eut sur le sol, sur les arbres, delarges reflets de glace qui couraient. Ce pétillement des harnaiset des roues, ce flamboiement des panneaux vernis dans lesquelsbrûlait la braise rouge du soleil couchant, ces notes vives quejetaient les livrées éclatantes perchées en plein ciel et lestoilettes riches débordant des portières, se trouvèrent ainsiemportés dans un grondement sourd, continu, rythmé par le trot desattelages. Et le défilé alla, dans les mêmes bruits, dans les mêmeslueurs, sans cesse et d’un seul jet, comme si les premièresvoitures eussent tiré toutes les autres après elles.

Renée avait cédé à la secousse légère de la calèche se remettanten marche, et, laissant tomber son binocle, s’était de nouveaurenversée à demi sur les coussins. Elle attira frileusement à elleun coin de la peau d’ours qui emplissait l’intérieur de la voitured’une nappe de neige soyeuse. Ses mains gantées se perdirent dansla douceur des longs poils frisés. Une brise se levait. Le tièdeaprès-midi d’octobre qui, en donnant au Bois un regain deprintemps, avait fait sortir les grandes mondaines en voituredécouverte, menaçait de se terminer par une soirée d’une fraîcheuraiguë.

Un moment, la jeune femme resta pelotonnée, retrouvant lachaleur de son coin, s’abandonnant au bercement voluptueux detoutes ces roues qui tournaient devant elle. Puis, levant la têtevers Maxime, dont les regards déshabillaient tranquillement lesfemmes étalées dans les coupés et dans les landausvoisins :

– Vrai, demanda-t-elle, est-ce que tu la trouves jolie,cette Laure d’Aurigny ? Vous en faisiez un éloge, l’autrejour, lorsqu’on a annoncé la vente de ses diamants !… Àpropos, tu n’as pas vu la rivière et l’aigrette que ton père m’aachetées à cette vente ?

– Certes, il fait bien les choses, dit Maxime sansrépondre, avec un rire méchant. Il trouve moyen de payer les dettesde Laure et de donner des diamants à sa femme.

La jeune femme eut un léger mouvement d’épaules.

– Vaurien ! murmura-t-elle en souriant.

Mais le jeune homme s’était penché, suivant des yeux une damedont la robe verte l’intéressait. Renée avait reposé sa tête, lesyeux demi-clos, regardant paresseusement des deux côtés de l’allée,sans voir. À droite, filaient doucement des taillis, des futaiesbasses, aux feuilles roussies, aux branches grêles ; parinstants, sur la voie réservée aux cavaliers, passaient desmessieurs à la taille mince, dont les montures, dans leur galop,soulevaient de petites fumées de sable fin. À gauche, au bas desétroites pelouses qui descendent, coupées de corbeilles et demassifs, le lac dormait, d’une propreté de cristal, sans une écume,comme taillé nettement sur ses bords par la bêche desjardiniers ; et, de l’autre côté de ce miroir clair, les deuxîles, entre lesquelles le pont qui les joint faisait une barregrise, dressaient leurs falaises aimables, alignaient sur le cielpâle les lignes théâtrales de leurs sapins, de leurs arbres auxfeuillages persistants dont l’eau reflétait les verdures noires,pareilles à des franges de rideaux savamment drapées au bord del’horizon. Ce coin de nature, ce décor qui semblait fraîchementpeint, baignait dans une ombre légère, dans une vapeur bleuâtre quiachevait de donner aux lointains un charme exquis, un aird’adorable fausseté. Sur l’autre rive, le Chalet des Îles, commeverni de la veille, avait des luisants de joujou neuf ; et cesrubans de sable jaune, ces étroites allées de jardin, quiserpentent dans les pelouses et tournent autour du lac, bordées debranches de fonte imitant des bois rustiques, tranchaient plusétrangement, à cette heure dernière, sur le vert attendri de l’eauet du gazon.

Accoutumée aux grâces savantes de ces points de vue, Renée,reprise par ses lassitudes, avait baissé complètement lespaupières, ne regardant plus que ses doigts minces qui enroulaientsur leurs fuseaux les longs poils de la peau d’ours. Mais il y eutune secousse dans le trot régulier de la file des voitures. Et,levant la tête, elle salua deux jeunes femmes couchées côte à côte,avec une langueur amoureuse, dans un huit-ressorts qui quittait àgrand fracas le bord du lac pour s’éloigner par une allée latérale.Mme la marquise d’Espanet, dont le mari, alors aidede camp de l’empereur, venait de se rallier bruyamment, au scandalede la vieille noblesse boudeuse, était une des plus illustresmondaines du second Empire ; l’autre,Mme Haffner, avait épousé un fameux industriel deColmar, vingt fois millionnaire, et dont l’Empire faisait un hommepolitique. Renée, qui avait connu en pension les deux inséparables,comme on les nommait d’un air fin, les appelait Adeline et Suzanne,de leurs petits noms. Et, comme, après leur avoir souri, elleallait se pelotonner de nouveau, un rire de Maxime la fit setourner.

– Non, vraiment, je suis triste, ne ris pas, c’est sérieux,dit-elle en voyant le jeune homme qui la contemplait railleusement,en se moquant de son attitude penchée.

Maxime prit une voix drôle.

– Nous aurions de gros chagrins, nous serionsjalouse !

Elle parut toute surprise.

– Moi ! dit-elle. Pourquoi jalouse ?

Puis elle ajouta, avec sa moue de dédain, comme sesouvenant :

– Ah ! oui, la grosse Laure ! Je n’y pense guère,va. Si Aristide, comme vous voulez tous me le faire entendre, apayé les dettes de cette fille et lui a évité ainsi un voyage àl’étranger, c’est qu’il aime l’argent moins que je ne le croyais.Cela va le remettre en faveur auprès des dames… Le cher homme, jele laisse bien libre.

Elle souriait, elle disait « le cher homme », d’un tonplein d’une indifférence amicale. Et subitement, redevenue trèstriste, promenant autour d’elle ce regard désespéré des femmes quine savent à quel amusement se donner, elle murmura :

– Oh ! je voudrais bien… Mais non, je ne suis pasjalouse, pas jalouse du tout.

Elle s’arrêta, hésitante.

– Vois-tu, je m’ennuie, dit-elle enfin d’une voixbrusque.

Alors elle se tut, les lèvres pincées. La file des voiturespassait toujours le long du lac, d’un trot égal, avec un bruitparticulier de cataracte lointaine. Maintenant, à gauche, entrel’eau et la chaussée, se dressaient des petits bois d’arbres verts,aux troncs minces et droits, qui formaient de curieux faisceaux decolonnettes. À droite, les taillis, les futaies basses avaientcessé ; le Bois s’était ouvert en larges pelouses, en immensestapis d’herbe, plantés çà et là d’un bouquet de grandsarbres ; les nappes vertes se suivaient, avec des ondulationslégères, jusqu’à la Porte de la Muette, dont on apercevait trèsloin la grille basse, pareille à un bout de dentelle noire tendu auras du sol ; et, sur les pentes, aux endroits où lesondulations se creusaient, l’herbe était toute bleue. Renéeregardait, les yeux fixes, comme si cet agrandissement del’horizon, ces prairies molles, trempées par l’air du soir, luieussent fait sentir plus vivement le vide de son être.

Au bout d’un silence, elle répéta, avec l’accent d’une colèresourde :

– Oh ! je m’ennuie, je m’ennuie à mourir.

– Sais-tu que tu n’es pas gaie, dit tranquillement Maxime.Tu as tes nerfs, c’est sûr.

La jeune femme se rejeta au fond de la voiture.

– Oui, j’ai mes nerfs, répondit-elle sèchement.

Puis elle se fit maternelle.

– Je deviens vieille, mon cher enfant ; j’aurai trenteans bientôt. C’est terrible. Je ne prends de plaisir à rien… Àvingt ans, tu ne peux savoir…

– Est-ce que c’est pour te confesser que tu m’asemmené ? interrompit le jeune homme. Ce serait diablementlong.

Elle accueillit cette impertinence avec un faible sourire, commeune boutade d’enfant gâté à qui tout est permis.

– Je te conseille de te plaindre, continua Maxime ; tudépenses plus de cent mille francs par an pour ta toilette, tuhabites un hôtel splendide, tu as des chevaux superbes, tescaprices font loi, et les journaux parlent de chacune de tes robesnouvelles comme d’un événement de la dernière gravité ; lesfemmes te jalousent, les hommes donneraient dix ans de leur viepour te baiser le bout des doigts… Est-ce vrai ?

Elle fit, de la tête, un signe affirmatif, sans répondre. Lesyeux baissés, elle s’était remise à friser les poils de la peaud’ours.

– Va, ne sois pas modeste, poursuivit Maxime ; avouecarrément que tu es une des colonnes du second Empire. Entre nous,on peut se dire de ces choses-là. Partout, aux Tuileries, chez lesministres, chez les simples millionnaires, en bas et en haut, turègnes en souveraine. Il n’y a pas de plaisir où tu n’aies mis lesdeux pieds, et si j’osais, si le respect que je te dois ne meretenait pas, je dirais…

Il s’arrêta quelques secondes, riant ; puis il achevacavalièrement sa phrase.

– Je dirais que tu as mordu à toutes les pommes.

Elle ne sourcilla pas.

– Et tu t’ennuies ! reprit le jeune homme avec unevivacité comique. Mais c’est un meurtre !… Que veux-tu ?Que rêves-tu donc ?

Elle haussa les épaules, pour dire qu’elle ne savait pas. Bienqu’elle penchât la tête, Maxime la vit alors si sérieuse, sisombre, qu’il se tut. Il regarda la file des voitures qui, enarrivant au bout du lac, s’élargissait, emplissait le largecarrefour. Les voitures, moins serrées, tournaient avec une grâcesuperbe ; le trot plus rapide des attelages sonnait hautementsur la terre dure.

La calèche, en faisant le grand tour pour prendre la file, eutune oscillation qui pénétra Maxime d’une volupté vague. Alors,cédant à l’envie d’accabler Renée :

– Tiens, dit-il, tu mériterais d’aller en fiacre ! Ceserait bien fait !… Eh ! regarde ce monde qui rentre àParis, ce monde qui est à tes genoux. On te salue comme une reine,et peu s’en faut que ton bon ami, M. de Mussy, net’envoie des baisers.

En effet, un cavalier saluait Renée. Maxime avait parlé d’un tonhypocritement moqueur. Mais Renée se tourna à peine, haussa lesépaules. Cette fois, le jeune homme eut un geste désespéré.

– Vrai, dit-il, nous en sommes là ?… Mais, bon Dieu,tu as tout, que veux-tu encore ?

Renée leva la tête. Elle avait dans les yeux une clarté chaude,un ardent besoin de curiosité inassouvie.

– Je veux autre chose, répondit-elle à demi-voix.

– Mais puisque tu as tout, reprit Maxime en riant, autrechose, ce n’est rien… Quoi, autre chose ?

– Quoi ? répéta-t-elle…

Et elle ne continua pas. Elle s’était tout à fait tournée, ellecontemplait l’étrange tableau qui s’effaçait derrière elle. La nuitétait presque venue ; un lent crépuscule tombait comme unecendre fine. Le lac, vu de face, dans le jour pâle qui traînaitencore sur l’eau, s’arrondissait, pareil à une immense plaqued’étain ; aux deux bords, les bois d’arbres verts dont lestroncs minces et droits semblent sortir de la nappe dormante,prenaient, à cette heure, des apparences de colonnades violâtres,dessinant de leur architecture régulière les courbes étudiées desrives ; puis, au fond, des massifs montaient, de grandsfeuillages confus, de larges taches noires fermaient l’horizon. Ily avait là, derrière ces taches, une lueur de braise, un coucher desoleil à demi éteint qui n’enflammait qu’un bout de l’immensitégrise. Au-dessus de ce lac immobile, de ces futaies basses, de cepoint de vue si singulièrement plat, le creux du ciel s’ouvrait,infini, plus profond et plus large. Ce grand morceau de ciel sur cepetit coin de nature, avait un frisson, une tristesse vague ;et il tombait de ces hauteurs pâlissantes une telle mélancolied’automne, une nuit si douce et si navrée, que le Bois, peu à peuenveloppé dans un linceul d’ombre, perdait ses grâces mondaines,agrandi, tout plein du charme puissant des forêts. Le trot deséquipages, dont les ténèbres éteignaient les couleurs vives,s’élevait, semblable à des voix lointaines de feuilles et d’eauxcourantes. Tout allait en se mourant. Dans l’effacement universel,au milieu du lac, la voile latine de la grande barque de promenadese détachait, nette et vigoureuse, sur la lueur de braise ducouchant. Et l’on ne voyait plus que cette voile, que ce trianglede toile jaune, élargi démesurément.

Renée, dans ses satiétés, éprouva une singulière sensation dedésirs inavouables, à voir ce paysage qu’elle ne reconnaissaitplus, cette nature si artistement mondaine, et dont la grande nuitfrissonnante faisait un bois sacré, une de ces clairières idéalesau fond desquelles les anciens dieux cachaient leurs amoursgéantes, leurs adultères et leurs incestes divins. Et, à mesure quela calèche s’éloignait, il lui semblait que le crépuscule emportaitderrière elle, dans ses voiles tremblants, la terre du rêve,l’alcôve honteuse et surhumaine où elle eût enfin assouvi son cœurmalade, sa chair lassée.

Quand le lac et les petits bois, évanouis dans l’ombre, nefurent plus, au ras du ciel, qu’une barre noire, la jeune femme seretourna brusquement, et, d’une voix où il y avait des larmes dedépit, elle reprit sa phrase interrompue :

– Quoi ?… autre chose, parbleu ! je veux autrechose. Est-ce que je sais, moi ! Si je savais… Mais, vois-tu,j’ai assez de bals, assez de soupers, assez de fêtes comme cela.C’est toujours la même chose. C’est mortel… Les hommes sontassommants, oh ! oui, assommants…

Maxime se mit à rire. Des ardeurs perçaient sous les minesaristocratiques de la grande mondaine. Elle ne clignait plus lespaupières ; la ride de son front se creusait durement ;sa lèvre d’enfant boudeur s’avançait, chaude, en quête de cesjouissances qu’elle souhaitait sans pouvoir les nommer. Elle vit lerire de son compagnon, mais elle était trop frémissante pours’arrêter ; à demi couchée, se laissant aller au bercement dela voiture, elle continua par petites phrases sèches :

– Certes, oui, vous êtes assommants… Je ne dis pas celapour toi, Maxime, tu es trop jeune… Mais si je te contais combienAristide m’a pesé dans les commencements ! Et les autresdonc ! ceux qui m’ont aimée… Tu sais, nous sommes deux bonscamarades, je ne me gêne pas avec toi ; eh bien ! vrai,il y a des jours où je suis tellement lasse de vivre ma vie defemme riche, adorée, saluée, que je voudrais être une Laured’Aurigny, une de ces dames qui vivent en garçon.

Et comme Maxime riait plus haut, elle insista :

– Oui, une Laure d’Aurigny. Ça doit être moins fade, moinstoujours la même chose.

Elle se tut quelques instants, comme pour s’imaginer la viequ’elle mènerait, si elle était Laure. Puis, d’un tondécouragé :

– Après tout, reprit-elle, ces dames doivent avoir leursennuis, elles aussi. Rien n’est drôle, décidément. C’est à mourir…Je le disais bien, il faudrait autre chose ; tu comprends,moi, je ne devine pas ; mais autre chose, quelque chose quin’arrivât à personne, qu’on ne rencontrât pas tous les jours, quifût une jouissance rare, inconnue.

Sa voix s’était ralentie. Elle prononça ces derniers mots,cherchant, s’abandonnant à une rêverie profonde. La calèche montaitalors l’avenue qui conduit à la sortie du Bois. L’ombrecroissait ; les taillis couraient, aux deux bords, comme desmurs grisâtres ; les chaises de fonte, peintes en jaune, oùs’étale, par les beaux soirs, la bourgeoisie endimanchée, filaientle long des trottoirs, toutes vides, ayant la mélancolie noire deces meubles de jardin que l’hiver surprend ; et le roulement,le bruit sourd et cadencé des voitures qui rentraient, passaitcomme une plainte triste, dans l’allée déserte.

Sans doute Maxime sentit tout le mauvais ton qu’il y avait àtrouver la vie drôle. S’il était encore assez jeune pour se livrerà un élan d’heureuse admiration, il avait un égoïsme trop large,une indifférence trop railleuse, il éprouvait déjà trop delassitude réelle, pour ne pas se déclarer écœuré, blasé, fini.D’ordinaire, il mettait quelque gloire à cet aveu.

Il s’allongea comme Renée, il prit une voix dolente.

– Tiens ! tu as raison, dit-il ; c’est crevant.Va, je ne m’amuse guère plus que toi ; j’ai souvent aussi rêvéautre chose… Rien n’est bête comme de voyager. Gagner de l’argent,j’aime encore mieux en manger, quoique ce ne soit pas toujoursaussi amusant qu’on se l’imagine d’abord. Aimer, être aimé, on en avite plein le dos, n’est-ce pas ?… Ah ! oui, on en aplein le dos !…

La jeune femme ne répondant pas, il continua, pour la surprendrepar une grosse impiété :

– Moi, je voudrais être aimé par une religieuse. Hein, ceserait peut-être drôle !… Tu n’as jamais fait le rêve, toi,d’aimer un homme auquel tu ne pourrais penser sans commettre uncrime ?

Mais elle resta sombre, et Maxime, voyant qu’elle se taisaittoujours, crut qu’elle ne l’écoutait pas. La nuque appuyée contrele bord capitonné de la calèche, elle semblait dormir les yeuxouverts. Elle songeait, inerte, livrée aux rêves qui la tenaientainsi affaissée, et, par moments, de légers battements nerveuxagitaient ses lèvres. Elle était mollement envahie par l’ombre ducrépuscule ; tout ce que cette ombre contenait d’indécisetristesse, de discrète volupté, d’espoir inavoué, la pénétrait, labaignait dans une sorte d’air alangui et morbide. Sans doute,tandis qu’elle regardait fixement le dos rond du valet de piedassis sur le siège, elle pensait à ces joies de la veille, à cesfêtes qu’elle trouvait si fades, dont elle ne voulait plus ;elle voyait sa vie passée, le contentement immédiat de sesappétits, l’écœurement du luxe, la monotonie écrasante des mêmestendresses et des mêmes trahisons. Puis, comme une espérance, selevait en elle, avec des frissons de désir, l’idée de cet« autre chose » que son esprit tendu ne pouvait trouver.Là, sa rêverie s’égarait. Elle faisait un effort, mais toujours lemot cherché se dérobait dans la nuit tombante, se perdait dans leroulement continu des voitures. Le bercement souple de la calècheétait une hésitation de plus qui l’empêchait de formuler son envie.Et une tentation immense montait de ce vague, de ces taillis quel’ombre endormait aux deux bords de l’allée, de ce bruit de roueset de cette oscillation molle qui l’emplissait d’une torpeurdélicieuse. Mille petits souffles lui passaient sur la chair :songeries inachevées, voluptés innommées, souhaits confus, tout cequ’un retour du Bois, à l’heure où le ciel pâlit, peut mettred’exquis et de monstrueux dans le cœur lassé d’une femme. Elletenait ses deux mains enfouies dans la peau d’ours, elle avait trèschaud sous son paletot de drap blanc, aux revers de velours mauve.Comme elle allongeait un pied, pour se détendre dans son bien-être,elle frôla de sa cheville la jambe tiède de Maxime, qui ne pritmême pas garde à cet attouchement. Une secousse la tira de sondemi-sommeil. Elle leva la tête, regardant étrangement de ses yeuxgris le jeune homme vautré en toute élégance.

À ce moment, la calèche sortit du Bois. L’avenue del’Impératrice s’allongeait toute droite dans le crépuscule, avecles deux lignes vertes de ses barrières de bois peint, qui allaientse toucher à l’horizon. Dans la contre-allée réservée auxcavaliers, un cheval blanc, au loin, faisait une tache clairetrouant l’ombre grise. Il y avait, de l’autre côté, le long de lachaussée, çà et là, des promeneurs attardés, des groupes de pointsnoirs, se dirigeant doucement vers Paris. Et tout en haut, au boutde la traînée grouillante et confuse des voitures,l’Arc-de-Triomphe, posé de biais, blanchissait sur un vaste pan deciel couleur de suie.

Tandis que la calèche remontait d’un trot plus vif, Maxime,charmé de l’allure anglaise du paysage, regardait, aux deux côtésde l’avenue, les hôtels, d’architecture capricieuse, dont lespelouses descendent jusqu’aux contre-allées ; Renée, dans sasongerie, s’amusait à voir, au bord de l’horizon, s’allumer un à unles becs de gaz de la place de l’Étoile, et à mesure que ces lueursvives tachaient le jour mourant de petites flammes jaunes, ellecroyait entendre des appels secrets, il lui semblait que le Parisflamboyant des nuits d’hiver s’illuminait pour elle, lui préparaitla jouissance inconnue que rêvait son assouvissement.

La calèche prit l’avenue de la Reine-Hortense, et vint s’arrêterau bout de la rue Monceau, à quelques pas du boulevard Malesherbes,devant un grand hôtel situé entre cour et jardin. Les deux grilleschargées d’ornements dorés, qui s’ouvraient sur la cour, étaientchacune flanquées d’une paire de lanternes, en forme d’urneségalement couvertes de dorures, et dans lesquelles flambaient delarges flammes de gaz. Entre les deux grilles, le conciergehabitait un élégant pavillon, qui rappelait vaguement un petittemple grec.

Comme la voiture allait entrer dans la cour, Maxime sautalestement à terre.

– Tu sais, lui dit Renée, en le retenant par la main, nousnous mettons à table à sept heures et demie. Tu as plus d’une heurepour aller t’habiller. Ne te fais pas attendre.

Et elle ajouta avec un sourire :

– Nous aurons les Mareuil… Ton père désire que tu sois trèsgalant avec Louise.

Maxime haussa les épaules.

– En voilà une corvée ! murmura-t-il d’une voixmaussade. Je veux bien épouser, mais faire sa cour, c’est tropbête… Ah ! que tu serais gentille, Renée, si tu me délivraisde Louise, ce soir.

Il prit son air drôle, la grimace et l’accent qu’il empruntait àLassouche, chaque fois qu’il allait débiter une de sesplaisanteries habituelles :

– Veux-tu, belle-maman chérie ?

Renée lui secoua la main comme à un camarade. Et d’un tonrapide, avec une audace nerveuse de raillerie :

– Eh ! si je n’avais pas épousé ton père, je crois quetu me ferais la cour.

Le jeune homme dut trouver cette idée très comique, car il avaitdéjà tourné le coin du boulevard Malesherbes, qu’il riaitencore.

La calèche entra et vint s’arrêter devant le perron.

Ce perron, aux marches larges et basses, était abrité par unevaste marquise vitrée, bordée d’un lambrequin à franges et à glandsd’or. Les deux étages de l’hôtel s’élevaient sur des offices, donton apercevait, presque au ras du sol, les soupiraux carrés garnisde vitres dépolies. En haut du perron, la porte du vestibuleavançait, flanquée de maigres colonnes prises dans le mur, formantainsi une sorte d’avant-corps percé à chaque étage d’une baiearrondie, et montant jusqu’au toit, où il se terminait par undelta. De chaque côté, les étages avaient cinq fenêtres,régulièrement alignées sur la façade, entourées d’un simple cadrede pierre. Le toit, mansardé, était taillé carrément, à larges panspresque droits.

Mais, du côté du jardin, la façade était autrement somptueuse.Un perron royal conduisait à une étroite terrasse qui régnait toutle long du rez-de-chaussée ; la rampe de cette terrasse, dansle style des grilles du parc Monceau, était encore plus chargéed’or que la marquise et les lanternes de la cour. Puis l’hôtel sedressait, ayant aux angles deux pavillons, deux sortes de toursengagées à demi dans le corps du bâtiment, et qui ménageaient àl’intérieur des pièces rondes. Au milieu, une autre tourelle, plusenfoncée, se renflait légèrement. Les fenêtres, hautes et mincespour les pavillons, espacées davantage et presque carrées sur lesparties plates de la façade, avaient, au rez-de-chaussée, desbalustrades de pierre, et des rampes de fer forgé et doré auxétages supérieurs. C’était un étalage, une profusion, un écrasementde richesses. L’hôtel disparaissait sous les sculptures. Autour desfenêtres, le long des corniches, couraient des enroulements derameaux et de fleurs ; il y avait des balcons pareils à descorbeilles de verdure, que soutenaient de grandes femmes nues, leshanches tordues, les pointes des seins en avant ; puis, çà etlà, étaient collés des écussons de fantaisie, des grappes, desroses, toutes les efflorescences possibles de la pierre et dumarbre. À mesure que l’œil montait, l’hôtel fleurissait davantage.Autour du toit, régnait une balustrade sur laquelle étaient posées,de distance en distance, des urnes où des flammes de pierreflambaient. Et là, entre les œils-de-bœuf des mansardes, quis’ouvraient dans un fouillis incroyable de fruits et de feuillages,s’épanouissaient les pièces capitales de cette décorationétonnante, les frontons des pavillons, au milieu desquelsreparaissaient les grandes femmes nues, jouant avec des pommes,prenant des poses, parmi des poignées de joncs. Le toit, chargé deces ornements, surmonté encore de galeries de plomb découpées, dedeux paratonnerres et de quatre énormes cheminées symétriques,sculptées comme le reste, semblait être le bouquet de ce feud’artifice architectural.

À droite, se trouvait une vaste serre, scellée au flanc même del’hôtel, communiquant avec le rez-de-chaussée par la porte-fenêtred’un salon. Le jardin, qu’une grille basse, masquée par une haie,séparait du parc Monceau, avait une pente assez forte. Trop petitpour l’habitation, si étroit qu’une pelouse et quelques massifsd’arbres verts l’emplissaient, il était simplement comme une butte,comme un socle de verdure, sur lequel se campait fièrement l’hôtelen toilette de gala. À la voir du parc, au-dessus de ce gazonpropre, de ces arbustes dont les feuillages vernis luisaient, cettegrande bâtisse, neuve encore et toute blafarde, avait la faceblême, l’importance riche et sotte d’une parvenue, avec son lourdchapeau d’ardoises, ses rampes dorées, son ruissellement desculptures. C’était une réduction du nouveau Louvre, un deséchantillons les plus caractéristiques du style Napoléon III,ce bâtard opulent de tous les styles. Les soirs d’été, lorsque lesoleil oblique allumait l’or des rampes sur la façade blanche, lespromeneurs du parc s’arrêtaient, regardaient les rideaux de soierouge drapés aux fenêtres du rez-de-chaussée ; et, au traversdes glaces si larges et si claires qu’elles semblaient, comme lesglaces des grands magasins modernes, mises là pour étaler au-dehorsle faste intérieur, ces familles de petits bourgeois apercevaientdes coins de meubles, des bouts d’étoffes, des morceaux de plafondsd’une richesse éclatante, dont la vue les clouait d’admiration etd’envie au beau milieu des allées.

Mais, à cette heure, l’ombre tombait des arbres, la façadedormait. De l’autre côté, dans la cour, le valet de pied avaitrespectueusement aidé Renée à descendre de voiture. Les écuries, àbandes de briques rouges, ouvraient, à droite, leurs larges portesde chêne bruni, au fond d’un hangar vitré. À gauche, comme pourfaire pendant, il y avait, collée au mur de la maison voisine, uneniche très ornée, dans laquelle une nappe d’eau coulaitperpétuellement d’une coquille que deux Amours tenaient à brastendus. La jeune femme resta un instant au bas du perron, donnantde légères tapes à sa jupe, qui ne voulait point descendre. Lacour, que venaient de traverser les bruits de l’attelage, reprit sasolitude, son silence aristocratique, coupé par l’éternelle chansonde la nappe d’eau. Et seules encore, dans la masse noire del’hôtel, où le premier des grands dîners de l’automne allaitbientôt allumer les lustres, les fenêtres basses flambaient, toutesbraisillantes, jetant sur le petit pavé de la cour, régulier et netcomme un damier, des lueurs vives d’incendie.

Comme Renée poussait la porte du vestibule, elle se trouva enface du valet de chambre de son mari, qui descendait aux offices,tenant une bouilloire d’argent. Cet homme était superbe, tout denoir habillé, grand, fort, la face blanche, avec les favoriscorrects d’un diplomate anglais, l’air grave et digne d’unmagistrat.

– Baptiste, demanda la jeune femme, monsieur est-ilrentré ?

– Oui, madame, il s’habille, répondit le valet avec uneinclination de tête que lui aurait enviée un prince saluant lafoule.

Renée monta lentement l’escalier en retirant ses gants.

Le vestibule était d’un grand luxe. En entrant, on éprouvait unelégère sensation d’étouffement. Les tapis épais qui couvraient lesol et qui montaient les marches, les larges tentures de veloursrouge qui masquaient les murs et les portes, alourdissaient l’aird’un silence, d’une senteur tiède de chapelle. Les draperiestombaient de haut, et le plafond, très élevé, était orné de rosacessaillantes, posées sur un treillis de baguettes d’or. L’escalier,dont la double balustrade de marbre blanc avait une rampe develours rouge, s’ouvrait en deux branches, légèrement tordues, etentre lesquelles se trouvait, au fond, la porte du grand salon. Surle premier palier, une immense glace tenait tout le mur. En bas, aupied des branches de l’escalier, sur des socles de marbre, deuxfemmes de bronze doré, nues jusqu’à la ceinture, portaient degrands lampadaires à cinq becs, dont les clartés vives étaientadoucies par des globes de verre dépoli. Et, des deux côtés,s’alignaient d’admirables pots de majolique, dans lesquelsfleurissaient des plantes rares.

Renée montait, et, à chaque marche, elle grandissait dans laglace ; elle se demandait, avec ce doute des actrices les plusapplaudies, si elle était vraiment délicieuse, comme on le luidisait.

Puis, quand elle fut dans son appartement, qui était au premierétage, et dont les fenêtres donnaient sur le parc Monceau, ellesonna Céleste, sa femme de chambre, et se fit habiller pour ledîner. Cela dura cinq bons quarts d’heure. Lorsque la dernièreépingle eut été posée, comme il faisait très chaud dans la pièce,elle ouvrit une fenêtre, s’accouda, s’oublia. Derrière elle,Céleste tournait discrètement, rangeant un à un les objets detoilette.

En bas dans le parc, une mer d’ombre roulait. Les masses couleurd’encre des hauts feuillages secoués par de brusques rafalesavaient un large balancement de flux et de reflux, avec ce bruit defeuilles sèches qui rappelle l’égouttement des vagues sur une plagede cailloux. Seuls, rayant par instants ce remous de ténèbres, lesdeux yeux jaunes d’une voiture paraissaient et disparaissaiententre les massifs, le long de la grande allée qui va de l’avenue dela Reine-Hortense au boulevard Malesherbes. Renée, en face de cesmélancolies de l’automne, sentit toutes ses tristesses lui remonterau cœur. Elle se revit enfant dans la maison de son père, dans cethôtel silencieux de l’île Saint-Louis, où depuis deux siècles lesBéraud du Châtel mettaient leur gravité noire de magistrats. Puiselle songea au coup de baguette de son mariage, à ce veuf quis’était vendu pour l’épouser, et qui avait troqué son nom de Rougoncontre ce nom de Saccard, dont les deux syllabes sèches avaientsonné à ses oreilles, les premières fois, avec la brutalité de deuxrâteaux ramassant de l’or ; il la prenait, il la jetait danscette vie à outrance, où sa pauvre tête se détraquait un peu plustous les jours. Alors, elle se mit à rêver, avec une joie puérile,aux belles parties de raquette qu’elle avait faites jadis avec sajeune sœur Christine. Et, quelque matin, elle s’éveillerait du rêvede jouissance qu’elle faisait depuis dix ans, folle, salie par unedes spéculations de son mari, dans laquelle il se noieraitlui-même. Ce fut comme un pressentiment rapide. Les arbres selamentaient à voix plus haute. Renée, troublée par ces pensées dehonte et de châtiment, céda aux instincts de vieille et honnêtebourgeoisie qui dormaient au fond d’elle ; elle promit à lanuit noire de s’amender, de ne plus tant dépenser pour sa toilette,de chercher quelque jeu innocent qui pût la distraire, comme auxjours heureux du pensionnat, lorsque les élèveschantaient : Nous n’irons plus au bois, entournant doucement sous les platanes.

À ce moment, Céleste, qui était descendue, rentra et murmura àl’oreille de sa maîtresse :

– Monsieur prie madame de descendre. Il y a déjà plusieurspersonnes au salon.

Renée tressaillit. Elle n’avait pas senti l’air vif qui glaçaitses épaules. En passant devant son miroir, elle s’arrêta, seregarda d’un mouvement machinal. Elle eut un sourire involontaire,et descendit.

En effet, presque tous les convives étaient arrivés. Il y avaiten bas sa sœur Christine, une jeune fille de vingt ans, trèssimplement mise en mousseline blanche ; sa tante Élisabeth, laveuve du notaire Aubertot, en satin noir, petite vieille desoixante ans, d’une amabilité exquise ; la sœur de son mari,Sidonie Rougon, femme maigre, doucereuse, sans âge certain, auvisage de cire molle, et que sa robe de couleur éteinte effaçaitencore davantage ; puis les Mareuil, le père,M. de Mareuil, qui venait de quitter le deuil de safemme, un grand bel homme, vide, sérieux, ayant une ressemblancefrappante avec le valet de chambre Baptiste, et la fille, cettepauvre Louise, comme on la nommait, une enfant de dix-sept ans,chétive, légèrement bossue, qui portait avec une grâce maladive unerobe de foulard blanc, à pois rouges ; puis tout un grouped’hommes graves, gens très décorés, messieurs officiels à têtesblêmes et muettes, et, plus loin, un autre groupe, des jeuneshommes, l’air vicieux, le gilet largement ouvert, entourant cinq ousix dames de haute élégance, parmi lesquelles trônaient lesinséparables, la petite marquise d’Espanet, en jaune, et la blondeMme Haffner, en violet. M. de Mussy, cecavalier au salut duquel Renée n’avait pas répondu, était làégalement, avec la mine inquiète d’un amant qui sent venir soncongé. Et, au milieu des longues traînes étalées sur le tapis, deuxentrepreneurs, deux maçons enrichis, les Mignon et Charrier, aveclesquels Saccard devait terminer une affaire le lendemain,promenaient lourdement leurs fortes bottes, les mains derrière ledos, crevant dans leur habit noir.

Aristide Saccard, debout auprès de la porte, tout en pérorantdevant le groupe des hommes graves, avec son nasillement et saverve de méridional, trouvait le moyen de saluer les personnes quiarrivaient. Il leur serrait la main, leur adressait des parolesaimables. Petit, la mine chafouine, il se pliait comme unemarionnette ; et de toute sa personne grêle, rusée, noirâtre,ce qu’on voyait le mieux, c’était la tache rouge du ruban de laLégion d’honneur qu’il portait très large.

Quand Renée entra, il y eut un murmure d’admiration. Elle étaitvraiment divine. Sur une première jupe de tulle, garnie, derrière,d’un flot de volants, elle portait une tunique de satin verttendre, bordée d’une haute dentelle d’Angleterre, relevée etattachée par de grosses touffes de violettes ; un seul volantgarnissait le devant de la jupe, où des bouquets de violettes,reliés par des guirlandes de lierre, fixaient une légère draperiede mousseline. Les grâces de la tête et du corsage étaientadorables, au-dessus de ces jupes d’une ampleur royale et d’unerichesse un peu chargée. Décolletée jusqu’à la pointe des seins,les bras découverts avec des touffes de violettes sur les épaules,la jeune femme semblait sortir toute nue de sa gaine de tulle et desatin, pareille à une de ces nymphes dont le buste se dégage deschênes sacrés ; et sa gorge blanche, son corps souple, étaitdéjà si heureux de sa demi-liberté, que le regard s’attendaittoujours à voir peu à peu le corsage et les jupes glisser, comme levêtement d’une baigneuse, folle de sa chair. Sa coiffure haute, sesfins cheveux jaunes retroussés en forme de casque, et dans lesquelscourait une branche de lierre, retenue par un nœud de violettes,augmentaient encore sa nudité, en découvrant sa nuque que des poilsfollets, semblables à des fils d’or, ombraient légèrement. Elleavait, au cou, une rivière à pendeloques, d’une eau admirable, et,sur le front, une aigrette faite de brins d’argent, constellés dediamants. Et elle resta ainsi quelques secondes sur le seuil,debout dans sa toilette magnifique, les épaules moirées par lesclartés chaudes. Comme elle avait descendu vite, elle soufflait unpeu. Ses yeux, que le noir du parc Monceau avait emplis d’ombre,clignaient devant ce flot brusque de lumière, lui donnaient cet airhésitant des myopes, qui était chez elle une grâce.

En l’apercevant, la petite marquise se leva vivement, courut àelle, lui prit les deux mains ; et, tout en l’examinant despieds à la tête, elle murmurait d’une voix flûtée :

– Ah ! chère belle, chère belle…

Cependant, il y eut un grand mouvement, tous les convivesvinrent saluer la belle Mme Saccard, comme onnommait Renée dans le monde. Elle toucha la main presque à tous leshommes. Puis elle embrassa Christine, en lui demandant desnouvelles de son père, qui ne venait jamais à l’hôtel du parcMonceau. Et elle restait debout, souriante, saluant encore de latête, les bras mollement arrondis, devant le cercle des dames quiregardaient curieusement la rivière et l’aigrette.

La blonde Mme Haffner ne put résister à latentation ; elle s’approcha, regarda longuement les bijoux, etdit d’une voix jalouse :

– C’est la rivière et l’aigrette, n’est-ce pas ?…

Renée fit un signe affirmatif. Alors toutes les femmes serépandirent en éloges ; les bijoux étaient ravissants,divins ; puis elles en vinrent à parler, avec une admirationpleine d’envie, de la vente de Laure d’Aurigny, dans laquelleSaccard les avait achetés pour sa femme ; elles se plaignirentde ce que ces filles enlevaient les plus belles choses, bientôt iln’y aurait plus de diamants pour les honnêtes femmes. Et, dansleurs plaintes, perçait le désir de sentir sur leur peau nue un deces bijoux que tout Paris avait vus aux épaules d’une impureillustre, et qui leur conteraient peut-être à l’oreille lesscandales des alcôves où s’arrêtaient si complaisamment leurs rêvesde grandes dames. Elles connaissaient les gros prix, elles citèrentun superbe cachemire, des dentelles magnifiques. L’aigrette avaitcoûté quinze mille francs, la rivière cinquante mille francs.Mme d’Espanet était enthousiasmée par ces chiffres.Elle appela Saccard, elle lui cria :

– Venez donc qu’on vous félicite ! Voilà un bonmari !

Aristide Saccard s’approcha, s’inclina, fit de la modestie. Maisson visage grimaçant trahissait une satisfaction vive. Et ilregardait du coin de l’œil les deux entrepreneurs, les deux maçonsenrichis, plantés à quelques pas, écoutant sonner les chiffres dequinze mille et de cinquante mille francs, avec un respectvisible.

À ce moment, Maxime, qui venait d’entrer, adorablement pincédans son habit noir, s’appuya avec familiarité sur l’épaule de sonpère, et lui parla bas, comme à un camarade, en lui désignant lesmaçons d’un regard. Saccard eut le sourire discret d’un acteurapplaudi.

Quelques convives arrivèrent encore. Il y avait au moins unetrentaine de personnes dans le salon. Les conversationsreprirent ; pendant les moments de silence, on entendait,derrière les murs, des bruits légers de vaisselle et d’argenterie.Enfin, Baptiste ouvrit une porte à deux battants, et,majestueusement, il dit la phrase sacramentelle :

– Madame est servie.

Alors, lentement, le défilé commença. Saccard donna le bras à lapetite marquise ; Renée prit celui d’un vieux monsieur, unsénateur, le baron Gouraud, devant lequel tout le mondes’aplatissait avec une humilité grande ; quant à Maxime, ilfut obligé d’offrir son bras à Louise de Mareuil ; puis venaitle reste des convives, en procession, et, tout au bout, les deuxentrepreneurs, les mains ballantes.

La salle à manger était une vaste pièce carrée, dont lesboiseries de poirier noirci et verni montaient à hauteur d’homme,ornées de minces filets d’or. Les quatre grands panneaux avaient dûêtre ménagés de façon à recevoir des peintures de naturemorte ; mais ils étaient restés vides, le propriétaire del’hôtel ayant sans doute reculé devant une dépense purementartistique. On les avait simplement tendus de velours gros vert.Les meubles, les rideaux et les portières de même étoffe, donnaientà la pièce un caractère sobre et grave, calculé pour concentrer surla table toutes les splendeurs de la lumière.

Et, à cette heure, en effet, au milieu du large tapis persan, deteinte sombre, qui étouffait le bruit des pas, sous la clarté cruedu lustre, la table, entourée de chaises dont les dossiers noirs, àfilets d’or, l’encadraient d’une ligne sombre, était comme unautel, comme une chapelle ardente, où, sur la blancheur éclatantede la nappe, brûlaient les flammes claires des cristaux et despièces d’argenterie. Au-delà des dossiers sculptés, dans une ombreflottante, à peine apercevait-on les boiseries des murs, un grandbuffet bas, des pans de velours qui traînaient. Forcément, les yeuxrevenaient à la table, s’emplissaient de cet éblouissement. Unadmirable surtout d’argent mat, dont les ciselures luisaient, enoccupait le centre ; c’était une bande de faunes enlevant desnymphes ; et, au-dessus du groupe, sortant d’un large cornet,un énorme bouquet de fleurs naturelles retombait en grappes. Auxdeux bouts, des vases contenaient également des gerbes defleurs ; deux candélabres, appareillés au groupe du milieu,faits chacun d’un satyre courant, emportant sur l’un de ses brasune femme pâmée, et tenant de l’autre une torchère à dix branches,ajoutaient l’éclat de leurs bougies au rayonnement du lustrecentral. Entre ces pièces principales, les réchauds, grands etpetits, s’alignaient symétriquement, chargés du premier service,flanqués par des coquilles contenant des hors-d’œuvre, séparés pardes corbeilles de porcelaine, des vases de cristal, des assiettesplates, des compotiers montés, contenant la partie du dessert quiétait déjà sur la table. Le long du cordon des assiettes, l’arméedes verres, les carafes d’eau et de vin, les petites salières, toutle cristal du service était mince et léger comme de la mousseline,sans une ciselure, et si transparent, qu’il ne jetait aucune ombre.Et le surtout, les grandes pièces semblaient des fontaines defeu ; des éclairs couraient dans le flanc poli desréchauds ; les fourchettes, les cuillers, les couteaux àmanches de nacre, faisaient des barres de flammes ; desarcs-en-ciel allumaient les verres ; et, au milieu de cettepluie d’étincelles, dans cette masse incandescente, les carafes devin tachaient de rouge la nappe chauffée à blanc.

En entrant, les convives, qui souriaient aux dames qu’ilsavaient à leur bras, eurent une expression de béatitude discrète.Les fleurs mettaient une fraîcheur dans l’air tiède. Des fumetslégers traînaient, mêlés aux parfums des roses. Et c’était lasenteur âpre des écrevisses et l’odeur aigrelette des citrons quidominaient.

Puis, quand tout le monde eut trouvé son nom, écrit sur lerevers de la carte du menu, il y eut un bruit de chaises, un grandfroissement de jupes de soie. Les épaules nues étoilées dediamants, flanquées d’habits noirs qui en faisaient ressortir lapâleur, ajoutèrent leurs blancheurs laiteuses au rayonnement de latable. Le service commença, au milieu de petits sourires échangésentre voisins, dans un demi-silence que ne coupaient encore que lescliquetis assourdis des cuillers. Baptiste remplissait lesfonctions de maître d’hôtel avec ses attitudes graves dediplomate ; il avait sous ses ordres, outre les deux valets depied, quatre aides qu’il recrutait seulement pour les grandsdîners. À chaque mets qu’il enlevait, et qu’il allait découper, aufond de la pièce, sur une table de service, trois des domestiquesfaisaient doucement le tour de la table, un plat à la main, offrantle mets par son nom, à demi-voix. Les autres versaient les vins,veillaient au pain et aux carafes. Les relevés et les entrées s’enallèrent et se promenèrent ainsi lentement, sans que le rire perlédes dames devînt plus aigu.

Les convives étaient trop nombreux pour que la conversation pûtaisément devenir générale. Cependant, au second service, lorsqueles rôtis et les entremets eurent pris la place des relevés et desentrées, et que les grands vins de Bourgogne, le pommard, lechambertin, succédèrent au léoville et au château-laffite, le bruitdes voix grandit, des éclats de rire firent tinter les cristauxlégers. Renée, au milieu de la table, avait, à sa droite le baronGouraud, à sa gauche M. Toutin-Laroche, ancien fabricant debougies, alors conseiller municipal, directeur du Crédit viticole,membre du conseil de surveillance de la Société générale des portsdu Maroc, homme maigre et considérable, que Saccard, placé en face,entre Mme d’Espanet et Mme Haffner,appelait d’une voix flatteuse tantôt « Mon chercollègue », et tantôt « Notre grandadministrateur ». Ensuite venaient les hommespolitiques : M. Hupel de la Noue, un préfet qui passaithuit mois de l’année à Paris ; trois députés, parmi lesquelsM. Haffner étalait sa large face alsacienne ; puisM. de Saffré, un charmant jeune homme, secrétaire d’unministre ; M. Michelin, chef du bureau de lavoirie ; et d’autres employés supérieurs.M. de Mareuil, candidat perpétuel à la députation, secarrait en face du préfet, auquel il faisait les yeux doux. Quant àM. d’Espanet, il n’accompagnait jamais sa femme dans le monde.Les dames de la famille étaient placées entre les plus marquants deces personnages. Saccard avait cependant réservé sa sœur Sidonie,qu’il avait mise plus loin, entre les deux entrepreneurs, le sieurCharrier à droite, le sieur Mignon à gauche, comme à un poste deconfiance où il s’agissait de vaincre.Mme Michelin, la femme du chef de bureau, une joliebrune, toute potelée, se trouvait à côté de M. de Saffré,avec lequel elle causait vivement à voix basse. Puis, aux deuxbouts de la table, était la jeunesse : des auditeurs auConseil d’État, des fils de pères puissants, des petitsmillionnaires en herbe, M. de Mussy, qui jetait à Renéedes regards désespérés, Maxime ayant à sa droite Louise de Mareuil,et dont sa voisine semblait faire la conquête. Peu à peu, ilss’étaient mis à rire très haut. Ce fut de là que partirent lespremiers éclats de gaieté.

Cependant, M. Hupel de la Noue demanda galamment :

– Aurons-nous le plaisir de voir Son Excellence, cesoir ?

– Je ne crois pas, répondit Saccard d’un air important quicachait une contrariété secrète. Mon frère est si occupé !… Ilnous a envoyé son secrétaire, M. de Saffré, pour nousprésenter ses excuses.

Le jeune secrétaire, que Mme Michelin accaparaitdécidément, leva la tête en entendant prononcer son nom, et s’écriaà tout hasard, croyant qu’on s’était adressé à lui :

– Oui, oui, il doit y avoir une réunion des ministres àneuf heures chez le garde des sceaux.

Pendant ce temps, M. Toutin-Laroche, qu’on avaitinterrompu, continuait gravement, comme s’il eût péroré dans lesilence attentif du conseil municipal :

– Les résultats sont superbes. Cet emprunt de la Villerestera comme une des plus belles opérations financières del’époque. Ah ! messieurs…

Mais, ici, sa voix fut de nouveau couverte par des rires quiéclatèrent brusquement à l’un des bouts de la table. On entendait,au milieu de ce souffle de gaieté, la voix de Maxime, qui achevaitune anecdote : « Attendez donc, je n’ai pas fini. Lapauvre amazone fut relevée par un cantonnier. On dit qu’elle luifait donner une brillante éducation pour l’épouser plus tard. Ellene veut pas qu’un homme autre que son mari puisse se flatterd’avoir vu certain signe noir placé au-dessus de son genou. »Les rires reprirent de plus belle ; Louise riait franchement,plus haut que les hommes. Et doucement, au milieu de ces rires,comme sourd, un laquais allongeait en ce moment, entre chaqueconvive, sa tête grave et blême, offrant des aiguillettes de canardsauvage, à voix basse.

Aristide Saccard fut fâché du peu d’attention qu’on accordait àM. Toutin-Laroche. Il reprit, pour lui montrer qu’il l’avaitécouté :

– L’emprunt de la Ville…

Mais M. Toutin-Laroche n’était pas homme à perdre le fild’une idée :

– Ah ! messieurs, continua-t-il quand les rires furentcalmés, la journée d’hier a été une grande consolation pour nous,dont l’administration est en butte à tant d’ignobles attaques. Onaccuse le Conseil de conduire la Ville à sa ruine, et, vous levoyez, dès que la Ville ouvre un emprunt, tout le monde nousapporte son argent, même ceux qui crient.

– Vous avez fait des miracles, dit Saccard. Paris estdevenu la capitale du monde.

– Oui, c’est vraiment prodigieux, interrompit M. Hupelde la Noue. Imaginez-vous que moi, qui suis un vieux Parisien, jene reconnais plus mon Paris. Hier, je me suis perdu pour aller del’Hôtel de Ville au Luxembourg. C’est prodigieux,prodigieux !

Il y eut un silence. Tous les hommes graves écoutaientmaintenant.

– La transformation de Paris, continuaM. Toutin-Laroche, sera la gloire du règne. Le peuple estingrat : il devrait baiser les pieds de l’empereur. Je ledisais ce matin au Conseil, où l’on parlait du grand succès del’emprunt : « Messieurs, laissons dire ces braillards del’opposition : bouleverser Paris, c’est lefertiliser. »

Saccard sourit en fermant les yeux, comme pour mieux savourer lafinesse du mot. Il se pencha derrière le dos deMme d’Espanet, et dit à M. Hupel de la Noue,assez haut pour être entendu :

– Il a un esprit adorable.

Cependant, depuis qu’on parlait des travaux de Paris, le sieurCharrier tendait le cou, comme pour se mêler à la conversation. Sonassocié Mignon n’était occupé que de Mme Sidonie,qui lui donnait fort à faire. Saccard, depuis le commencement dudîner, surveillait les entrepreneurs du coin de l’œil.

– L’administration, dit-il, a rencontré tant dedévouements ! Tout le monde a voulu contribuer à la grandeœuvre. Sans les riches compagnies qui lui sont venues en aide, laVille n’aurait jamais pu faire si bien ni si vite.

Il se tourna, et avec une sorte de brutalitéflatteuse :

– MM. Mignon et Charrier en savent quelque chose, euxqui ont eu leur part de peine, et qui auront leur part degloire.

Les maçons enrichis reçurent béatement cette phrase en pleinepoitrine. Mignon, auquel Mme Sidonie disait enminaudant : « Ah ! monsieur, vous me flattez ;non, le rose serait trop jeune pour moi… », la laissa aumilieu de sa phrase pour répondre à Saccard :

– Vous êtes trop bon ; nous avons fait nosaffaires.

Mais Charrier était plus dégrossi. Il acheva son verre depommard et trouva le moyen de faire une phrase :

– Les travaux de Paris, dit-il, ont fait vivrel’ouvrier.

– Dites aussi, reprit M. Toutin-Laroche, qu’ils ontdonné un magnifique élan aux affaires financières etindustrielles.

– Et n’oubliez pas le côté artistique ; les nouvellesvoies sont majestueuses, ajouta M. Hupel de la Noue, qui sepiquait d’avoir du goût.

– Oui, oui, c’est un beau travail, murmuraM. de Mareuil, pour dire quelque chose.

– Quant à la dépense, déclara gravement le député Haffner,qui n’ouvrait la bouche que dans les grandes occasions, nos enfantsla payeront, et rien ne sera plus juste.

Et comme, en disant cela, il regardait M. de Saffréque la jolie Mme Michelin semblait bouder depuis uninstant, le jeune secrétaire, pour paraître au courant de ce qu’ondisait, répéta :

– Rien ne sera plus juste, en effet.

Tout le monde avait dit son mot, dans le groupe que les hommesgraves formaient au milieu de la table. M. Michelin, le chefde bureau, souriait, dodelinait de la tête ; c’était,d’ordinaire, sa façon de prendre part à une conversation ; ilavait des sourires pour saluer, pour répondre, pour approuver, pourremercier, pour prendre congé, toute une jolie collection desourires qui le dispensaient presque de jamais se servir de laparole, ce qu’il jugeait sans doute plus poli et plus favorable àson avancement.

Un autre personnage était également resté muet, le baronGouraud, qui mâchait lentement comme un bœuf aux paupières lourdes.Jusque-là, il avait paru absorbé dans le spectacle de son assiette.Renée, aux petits soins pour lui, n’en obtenait que de légersgrognements de satisfaction. Aussi fut-on surpris de le voir leverla tête et de l’entendre dire, en essuyant ses lèvresgrasses :

– Moi qui suis propriétaire, lorsque je fais réparer etdécorer un appartement, j’augmente mon locataire.

La phrase de M. Haffner : « Nos enfantspayeront », avait réussi à réveiller le sénateur. Tout lemonde battit discrètement des mains, et M. de Saffrés’écria :

– Ah ! charmant, charmant, j’enverrai demain le motaux journaux.

– Vous avez bien raison, messieurs, nous vivons dans un bontemps, dit le sieur Mignon, comme pour conclure, au milieu dessourires et des admirations que le mot du baron excitait. J’enconnais plus d’un qui ont joliment arrondi leur fortune.Voyez-vous, quand on gagne de l’argent, tout est beau.

Ces dernières paroles glacèrent les hommes graves. Laconversation tomba net, et chacun parut éviter de regarder sonvoisin. La phrase du maçon atteignait ces messieurs, roide comme lepavé de l’ours. Michelin, qui justement contemplait Saccard d’unair agréable, cessa de sourire, très effrayé d’avoir eu l’air uninstant d’appliquer les paroles de l’entrepreneur au maître de lamaison. Ce dernier lança un coup d’œil àMme Sidonie, qui accapara de nouveau Mignon, endisant : « Vous aimez donc le rose,monsieur ?… » Puis Saccard fit un long compliment àMme d’Espanet ; sa figure noirâtre, chafouine,touchait presque les épaules laiteuses de la jeune femme, qui serenversait avec de petits rires.

On était au dessert. Les laquais allaient d’un pas plus vifautour de la table. Il y eut un arrêt, pendant que la nappeachevait de se charger de fruits et de sucreries. À l’un des bouts,du côté de Maxime, les rires devenaient plus clairs ; onentendait la voix aigrelette de Louise dire : « Je vousassure que Sylvia avait une robe de satin bleu dans son rôle deDindonnette » ; et une autre voix d’enfantajoutait : « Oui, mais la robe était garnie de dentellesblanches. » Un air chaud montait. Les visages, plus roses,étaient comme amollis par une béatitude intérieure. Deux laquaisfirent le tour de la table, versant de l’alicante et du tokai.

Depuis le commencement du dîner, Renée semblait distraite. Elleremplissait ses devoirs de maîtresse de maison avec un souriremachinal. À chaque éclat de gaieté qui venait du bout de la table,où Maxime et Louise, côte à côte, plaisantaient comme de bonscamarades, elle jetait de ce côté un regard luisant. Elles’ennuyait. Les hommes graves l’assommaient.Mme d’Espanet et Mme Haffner luilançaient des regards désespérés.

– Et les prochaines élections, comments’annoncent-elles ? demanda brusquement Saccard àM. Hupel de la Noue.

– Mais très bien, répondit celui-ci en souriant ;seulement je n’ai pas encore de candidats désignés pour mondépartement. Le ministère hésite, paraît-il.

M. de Mareuil, qui, d’un coup d’œil, avait remerciéSaccard d’avoir entamé ce sujet, semblait être sur des charbonsardents. Il rougit légèrement, il fit des saluts embarrassés,lorsque le préfet, s’adressant à lui, continua :

– On m’a beaucoup parlé de vous dans le pays, monsieur. Vosgrandes propriétés vous y font de nombreux amis, et l’on saitcombien vous êtes dévoué à l’empereur. Vous avez toutes leschances.

– Papa, n’est-ce pas que la petite Sylvia vendait descigarettes à Marseille, en 1849 ? cria à ce moment Maxime dubout de la table.

Et comme Aristide Saccard feignait de ne pas entendre, le jeunehomme reprit d’un ton plus bas :

– Mon père l’a connue particulièrement.

Il y eut quelques rires étouffés. Cependant, tandis queM. de Mareuil saluait toujours, M. Haffner avaitrepris d’une voix sentencieuse :

– Le dévouement à l’empereur est la seule vertu, le seulpatriotisme, en ces temps de démocratie intéressée. Quiconque aimel’empereur aime la France. C’est avec une joie sincère que nousverrions monsieur devenir notre collègue.

– Monsieur l’emportera, dit à son tourM. Toutin-Laroche. Les grandes fortunes doivent se grouperautour du trône.

Renée n’y tint plus. En face d’elle, la marquise étouffait unbâillement. Et comme Saccard allait reprendre la parole :

– Par grâce, mon ami, ayez un peu pitié de nous, lui dit safemme, avec un joli sourire, laissez là votre vilainepolitique.

Alors, M. Hupel de la Noue, galant comme un préfet, serécria, dit que ces dames avaient raison. Et il entama le récitd’une histoire scabreuse qui s’était passée dans son chef-lieu. Lamarquise, Mme Haffner et les autres dames rirentbeaucoup de certains détails. Le préfet contait d’une façon trèspiquante, avec des demi-mots, des réticences, des inflexions devoix, qui donnaient un sens très polisson aux termes les plusinnocents. Puis on parla du premier mardi de la duchesse, d’unebouffonnerie qu’on avait jouée la veille, de la mort d’un poète etdes dernières courses d’automne. M. Toutin-Laroche, aimable àses heures, compara les femmes à des roses, etM. de Mareuil, dans le trouble où l’avaient laissé sesespérances électorales, trouva des mots profonds sur la nouvelleforme des chapeaux. Renée restait distraite.

Cependant, les convives ne mangeaient plus. Un vent chaudsemblait avoir soufflé sur la table, terni les verres, émietté lepain, noirci les pelures de fruit dans les assiettes, rompu labelle symétrie du service. Les fleurs se fanaient dans les grandscornets d’argent ciselé. Et les convives s’oubliaient là uninstant, en face des débris du dessert, béats, sans courage pour selever. Un bras sur la table, à demi penchés, ils avaient le regardvide, le vague affaissement de cette ivresse mesurée et décente desgens du monde qui se grisent à petits coups. Les rires étaienttombés, les paroles se faisaient rares. On avait bu et mangébeaucoup, ce qui rendait plus grave encore la bande des hommesdécorés. Les dames, dans l’air alourdi de la salle, sentaient desmoiteurs leur monter au front et à la nuque. Elles attendaientqu’on passât au salon, sérieuses, un peu pâles, comme si leur têteeût légèrement tourné. Mme d’Espanet était touterose, tandis que les épaules de Mme Haffner avaientpris des blancheurs de cire. Cependant, M. Hupel de la Noueexaminait le manche d’un couteau ; M. Toutin-Larochelançait encore à M. Haffner des lambeaux de phrase, quecelui-ci accueillait par des hochements de tête ;M. de Mareuil rêvait en regardant M. Michelin, quilui souriait finement. Quant à la jolieMme Michelin, elle ne parlait plus depuislongtemps ; très rouge, elle laissait pendre sous la nappe unemain que M. de Saffré devait tenir dans la sienne, car ils’appuyait gauchement sur le bord de la table, les sourcils tendus,avec la grimace d’un homme qui résout un problème d’algèbre.Mme Sidonie avait vaincu, elle aussi ; lessieurs Mignon et Charrier, accoudés tous deux et tournés vers elle,paraissaient ravis de recevoir ses confidences ; elle avouaitqu’elle adorait le laitage et qu’elle avait peur des revenants. EtAristide Saccard, lui-même, les yeux demi-clos, plongé dans cettebéatitude d’un maître de maison qui a conscience d’avoir griséhonnêtement ses convives, ne songeait point à quitter latable ; il contemplait avec une tendresse respectueuse lebaron Gouraud, appesanti, digérant, allongeant sur la nappe blanchesa main droite, une main de vieillard sensuel, courte, épaisse,tachée de plaques violettes et couverte de poils roux.

Renée acheva machinalement les quelques gouttes de tokai quirestaient au fond de son verre. Des feux lui montaient à laface ; les petits cheveux pâles de son front et de sa nuque,rebelles, s’échappaient, comme mouillés par un souffle humide. Elleavait les lèvres et le nez amincis nerveusement, le visage muetd’un enfant qui a bu du vin pur. Si de bonnes pensées bourgeoiseslui étaient venues en face des ombres du parc Monceau, ces penséesse noyaient, à cette heure, dans l’excitation des mets, des vins,des lumières, de ce milieu troublant où passaient des haleines etdes gaietés chaudes. Elle n’échangeait plus de tranquilles souriresavec sa sœur Christine et sa tante Élisabeth, modestes toutes deux,s’effaçant, parlant à peine. Elle avait, d’un regard dur, faitbaisser les yeux du pauvre M. de Mussy. Dans sonapparente distraction, bien qu’elle évitât maintenant de setourner, appuyée contre le dossier de sa chaise, où le satin de soncorsage craquait doucement, elle laissait échapper un imperceptiblefrisson des épaules, à chaque nouvel éclat de rire qui lui venaitdu coin où Maxime et Louise plaisantaient, toujours aussi haut,dans le bruit mourant des conversations.

Et derrière elle, au bord de l’ombre, dominant de sa hautetaille la table en désordre et les convives pâmés, Baptiste setenait debout, la chair blanche, la mine grave, avec l’attitudedédaigneuse d’un laquais qui a repu ses maîtres. Lui seul, dansl’air chargé d’ivresse, sous les clartés crues du lustre quijaunissaient, restait correct, avec sa chaîne d’argent au cou, sesyeux froids où la vue des épaules des femmes ne mettait pas uneflamme, son air d’eunuque servant des Parisiens de la décadence etgardant sa dignité.

Enfin, Renée se leva, d’un mouvement nerveux. Tout le mondel’imita. On passa au salon, où le café était servi.

Le grand salon de l’hôtel était une vaste pièce longue, unesorte de galerie, allant d’un pavillon à l’autre, occupant toute lafaçade du côté du jardin. Une large porte-fenêtre s’ouvrait sur leperron. Cette galerie était resplendissante d’or. Le plafond,légèrement cintré, avait des enroulements capricieux courant autourde grands médaillons dorés, qui luisaient comme des boucliers. Desrosaces, des guirlandes éclatantes bordaient la voûte ; desfilets, pareils à des jets de métal en fusion, coulaient sur lesmurs, encadrant les panneaux, tendus de soie rouge ; destresses de roses, avec des gerbes épanouies au sommet, retombaientle long des glaces. Sur le parquet, un tapis d’Aubusson étalait sesfleurs de pourpre. Le meuble de damas de soie rouge, les portièreset les rideaux de même étoffe, l’énorme pendule rocaille de lacheminée, les vases de Chine posés sur les consoles, les pieds desdeux tables longues ornées de mosaïques de Florence, jusqu’auxjardinières placées dans les embrasures des fenêtres, suaient l’or,égouttaient l’or. Aux quatre angles se dressaient quatre grandeslampes posées sur des socles de marbre rouge, auxquels lesattachaient des chaînes de bronze doré, tombant avec des grâcessymétriques. Et, du plafond, descendaient trois lustres àpendeloques de cristal, ruisselants de gouttes de lumière bleues etroses, et dont les clartés ardentes faisaient flamber tout l’or dusalon.

Les hommes se retirèrent bientôt dans le fumoir.M. de Mussy vint prendre familièrement le bras de Maxime,qu’il avait connu au collège, bien qu’il eût six ans de plus quelui. Il l’entraîna sur la terrasse, et après qu’ils eurent alluméun cigare, il se plaignit amèrement de Renée.

– Mais qu’a-t-elle donc, dites ? Je l’ai vue hier,elle était adorable. Et voilà qu’aujourd’hui elle me traite commesi tout était fini entre nous ? Quel crime ai-je pucommettre ? Vous seriez bien aimable, mon cher Maxime, del’interroger, de lui dire combien elle me fait souffrir.

– Ah ! pour cela, non ! répondit Maxime en riant.Renée a ses nerfs, je ne tiens pas à recevoir l’averse.Débrouillez-vous, faites vos affaires vous-même.

Et il ajouta, après avoir lentement exhalé la fumée de sonhavane :

– Vous voulez me faire jouer un joli rôle, vous !

Mais M. de Mussy parla de sa vive amitié, et ildéclara au jeune homme qu’il n’attendait qu’une occasion pour luiprouver combien il lui était dévoué. Il était bien malheureux, ilaimait tant Renée !

– Eh bien, c’est convenu, dit enfin Maxime, je lui dirai unmot ; mais, vous savez, je ne promets rien ; elle vam’envoyer coucher, c’est sûr.

Ils rentrèrent dans le fumoir, ils s’allongèrent dans de largesfauteuils-dormeuses. Là, pendant une grande demi-heure,M. de Mussy conta ses chagrins à Maxime ; il lui ditpour la dixième fois comment il était tombé amoureux de sabelle-mère, comment elle avait bien voulu le distinguer ; etMaxime, en attendant que son cigare fût achevé, lui donnait desconseils, lui expliquait Renée, lui indiquait de quelle façon ildevait se conduire pour la dominer.

Saccard étant venu s’asseoir à quelques pas des jeunes gens,M. de Mussy garda le silence et Maxime conclut endisant :

– Moi, si j’étais à votre place, j’agirais trèscavalièrement. Elle aime ça.

Le fumoir occupait, à l’extrémité du grand salon, une des piècesrondes formées par les tourelles. Il était de style très riche ettrès sobre. Tendu d’une imitation de cuir de Cordoue, il avait desrideaux et des portières en algérienne, et, pour tapis, unemoquette à dessins persans. Le meuble, recouvert de peau de chagrincouleur bois, se composait de poufs, de fauteuils et d’un divancirculaire qui tenait en partie la rondeur de la pièce. Le petitlustre du plafond, les ornements du guéridon, la garniture de lacheminée, étaient en bronze florentin vert pâle.

Il n’était guère resté avec les dames que quelques jeunes genset des vieillards à faces blanches et molles, ayant le tabac enhorreur. Dans le fumoir, on riait, on plaisantait très librement.M. Hupel de la Noue égaya fort ces messieurs en leur racontantde nouveau l’histoire qu’il avait dite pendant le dîner, mais en lacomplétant par des détails tout à fait crus. C’était saspécialité ; il avait toujours deux versions d’une anecdote,l’une pour les dames, l’autre pour les hommes. Puis, quand AristideSaccard entra, il fut entouré et complimenté ; et comme ilfaisait mine de ne pas comprendre, M. de Saffré lui dit,dans une phrase très applaudie, qu’il avait bien mérité de lapatrie en empêchant la belle Laure d’Aurigny de passer auxAnglais.

– Non, vraiment, messieurs, vous vous trompez, balbutiaitSaccard avec une fausse modestie.

– Va, ne te défends donc pas ! lui cria plaisammentMaxime. À ton âge, c’est très beau.

Le jeune homme, qui venait de jeter son cigare, rentra dans legrand salon. Il était venu beaucoup de monde. La galerie étaitpleine d’habits noirs, debout, causant à demi-voix, et de jupes,étalées largement le long des causeuses. Des laquais commençaient àpromener des plats d’argent, chargés de glaces et de verres depunch.

Maxime, qui désirait parler à Renée, traversa le grand salondans sa longueur, sachant bien où il trouverait le cénacle de cesdames. Il y avait, à l’autre extrémité de la galerie, faisantpendant au fumoir, une pièce ronde dont on avait fait un adorablepetit salon. Ce salon, avec ses tentures, ses rideaux et sesportières de satin bouton d’or, avait un charme voluptueux, d’unesaveur originale et exquise. Les clartés du lustre, trèsdélicatement fouillé, chantaient une symphonie en jaune mineur, aumilieu de toutes ces étoffes couleur de soleil. C’était comme unruissellement de rayons adoucis, un coucher d’astre s’endormant surune nappe de blés mûrs. À terre, la lumière se mourait sur un tapisd’Aubusson semé de feuilles sèches. Un piano d’ébène marquetéd’ivoire, deux petits meubles dont les glaces laissaient voir unmonde de bibelots, une table Louis XVI, une console jardinièresurmontée d’une énorme gerbe de fleurs, suffisaient à meubler lapièce. Les causeuses, les fauteuils, les poufs, étaient recouvertsde satin bouton d’or capitonné, coupé par de larges bandes de satinnoir brodé de tulipes voyantes. Et il y avait encore des siègesbas, des sièges volants, toutes les variétés élégantes et bizarresdu tabouret. On ne voyait pas le bois de ces meubles ; lesatin, le capiton couvraient tout. Les dossiers se renversaientavec des rondeurs moelleuses de traversins. C’était comme des litsdiscrets où l’on pouvait dormir et aimer dans le duvet, au milieude la sensuelle symphonie en jaune mineur.

Renée aimait ce petit salon, dont une des portes-fenêtress’ouvrait sur la magnifique serre chaude scellée au flanc del’hôtel. Dans la journée, elle y passait ses heures d’oisiveté. Lestentures jaunes, au lieu d’éteindre sa chevelure pâle, la doraientde flammes étranges ; sa tête se détachait au milieu d’unelueur d’aurore, toute rose et blanche, comme celle d’une Dianeblonde s’éveillant dans la lumière du matin ; et c’étaitpourquoi, sans doute, elle aimait cette pièce qui mettait sa beautéen relief.

À cette heure, elle était là avec ses intimes. Sa sœur et satante venaient de partir. Il n’y avait plus, dans le cénacle, quedes têtes folles. Renversée à demi au fond d’une causeuse, Renéeécoutait les confidences de son amie Adeline, qui lui parlait àl’oreille, avec des mines de chatte et des rires brusques. SuzanneHaffner était fort entourée ; elle tenait tête à un groupe dejeunes gens qui la serraient de très près, sans qu’elle perdît salangueur d’Allemande, son effronterie provocante, nue et froidecomme ses épaules. Dans un coin, Mme Sidonieendoctrinait à voix basse une jeune femme aux cils de vierge. Plusloin, Louise, debout, causait avec un grand garçon timide, quirougissait ; tandis que le baron Gouraud, en pleine clarté,sommeillait dans son fauteuil, étalant ses chairs molles, sacarrure d’éléphant blême, au milieu des grâces frêles et de lasoyeuse délicatesse des dames. Et, dans la pièce, sur les jupes desatin aux plis durs et vernis comme de la porcelaine, sur lesépaules dont les blancheurs laiteuses s’étoilaient de diamants, unelumière de féerie tombait en poussière d’or. Une voix fluette, unrire pareil à un roucoulement, sonnaient avec des limpidités decristal. Il faisait très chaud. Des éventails battaient lentement,comme des ailes, jetant à chaque souffle, dans l’air alangui, lesparfums musqués des corsages.

Quand Maxime parut sur le seuil de la porte, Renée, qui écoutaitla marquise d’une oreille distraite, se leva vivement, feignitd’avoir à remplir son rôle de maîtresse de maison. Elle passa dansle grand salon où le jeune homme la suivit. Là, elle fit quelquespas, souriante, donnant des poignées de main ; puis, attirantMaxime à l’écart :

– Eh ! dit-elle à demi-voix, d’un air ironique, lacorvée est douce, ce n’est plus si bête de faire sa cour.

– Je ne comprends pas, répondit le jeune homme qui allaitplaider la cause de M. de Mussy.

– Mais il me semble que j’ai bien fait de ne pas tedélivrer de Louise. Vous allez vite, tous les deux.

Et elle ajouta, avec une sorte de dépit :

– C’était indécent, à table.

Maxime se mit à rire.

– Ah ! oui, nous nous sommes conté des histoires. Jel’ignorais, cette fillette. Elle est drôle. Elle a l’air d’ungarçon.

Et comme Renée continuait à faire la grimace irritée d’uneprude, le jeune homme, qui ne lui connaissait pas de tellesindignations, reprit avec sa familiarité souriante :

– Est-ce que tu crois, belle-maman, que je lui ai pincé lesgenoux sous la table ? Que diable, on sait se conduire avecune fiancée !… J’ai quelque chose de plus grave à te dire.Écoute-moi… Tu m’écoutes, n’est-ce pas ?…

Il baissa encore la voix.

– Voilà… M. de Mussy est très malheureux, ilvient de me le dire. Moi, tu comprends, ce n’est pas mon rôle devous raccommoder, s’il y a de la brouille. Mais, tu sais, je l’aiconnu au collège, et comme il avait l’air vraiment désespéré, jelui ai promis de te dire un mot…

Il s’arrêta. Renée le regardait d’un air indéfinissable.

– Tu ne réponds pas ?… continua-t-il. C’est égal, macommission est faite, arrangez-vous comme vous voudrez… Mais, vrai,je te trouve cruelle. Ce pauvre garçon m’a fait de la peine. À taplace, je lui enverrais au moins une bonne parole.

Alors, Renée qui n’avait pas cessé de regarder Maxime de sesyeux fixes, où brûlait une flamme vive, répondit :

– Va dire à M. de Mussy qu’il m’embête.

Et elle se remit à marcher doucement au milieu des groupes,souriant, saluant, donnant des poignées de main. Maxime restaplanté, d’un air surpris ; puis il eut un rire silencieux.

Peu désireux de remplir sa commission auprès deM. de Mussy, il fit le tour du grand salon. La soiréetirait à sa fin, merveilleuse et banale comme toutes les soirées.Il était près de minuit, le monde s’en allait peu à peu. Ne voulantpas rentrer se coucher sur une impression d’ennui, il se décida àchercher Louise. Il passait devant la porte de sortie, lorsqu’ilvit, dans le vestibule, la jolie Mme Michelin, queson mari enveloppait délicatement dans une sortie de bal bleue etrose :

– Il a été charmant, charmant, disait la jeune femme.Pendant tout le dîner, nous avons causé de toi. Il parlera auministre ; seulement, ce n’est pas lui que ça regarde…

Et, comme, à côté d’eux, un laquais emmaillotait le baronGouraud dans une grande pelisse fourrée :

– C’est ce gros père-là qui enlèverait l’affaire !ajouta-t-elle à l’oreille de son mari, tandis qu’il lui nouait sousle menton le cordon du capuchon. Il fait ce qu’il veut auministère. Demain, chez les Mareuil, il faudra tâcher…

M. Michelin souriait. Il emmena sa femme avec précaution,comme s’il eût tenu au bras un objet fragile et précieux. Maxime,après s’être assuré d’un coup d’œil que Louise n’était pas dans levestibule, alla droit au petit salon. En effet, elle s’y trouvaitencore, presque seule, attendant son père, qui avait dû passer lasoirée dans le fumoir, avec les hommes politiques. Ces dames, lamarquise, Mme Haffner, étaient parties. Il nerestait plus que Mme Sidonie, disant combien elleaimait les bêtes à quelques femmes de fonctionnaires.

– Ah ! voilà mon petit mari, s’écria Louise.Asseyez-vous là et dites-moi dans quel fauteuil mon père a pus’endormir. Il se sera déjà cru à la Chambre.

Maxime lui répondit sur le même ton, et les jeunes gensretrouvèrent leurs grands éclats de rire du dîner. Assis à sespieds, sur un siège très bas, il finit par lui prendre les mains,par jouer avec elle, comme avec un camarade. Et, en vérité, dans sarobe de foulard blanc à pois rouges, avec son corsage montant, sapoitrine plate, sa petite tête laide et futée de gamin, elleressemblait à un garçon déguisé en fille. Mais, par instants, sesbras grêles, sa taille déviée, avaient des poses abandonnées, etdes ardeurs passaient au fond de ses yeux pleins encore depuérilité, sans qu’elle rougît le moins du monde des jeux deMaxime. Et tous deux de rire, se croyant seuls, sans mêmeapercevoir Renée, debout au milieu de la serre, à demi cachée, quiles regardait de loin.

Depuis un instant, la vue de Maxime et de Louise, comme elletraversait une allée, avait brusquement arrêté la jeune femmederrière un arbuste. Autour d’elle, la serre chaude, pareille à unenef d’église, et dont de minces colonnettes de fer montaient d’unjet soutenir le vitrail cintré, étalait ses végétations grasses,ses nappes de feuilles puissantes, ses fusées épanouies deverdure.

Au milieu, dans un bassin ovale, au ras du sol, vivait, de lavie mystérieuse et glauque des plantes d’eau, toute la floreaquatique des pays du soleil. Des Cyclanthus, dressant leurspanaches verts, entouraient, d’une ceinture monumentale, le jetd’eau, qui ressemblait au chapiteau tronqué de quelque colonnecyclopéenne. Puis, aux deux bouts, de grands Tornélia élevaientleurs broussailles étranges au-dessus du bassin, leurs bois secs,dénudés, tordus comme des serpents malades, et laissant tomber desracines aériennes, semblables à des filets de pêcheur pendus augrand air. Près du bord, un Pandanus de Java épanouissait sa gerbede feuilles verdâtres, striées de blanc, minces comme des épées,épineuses et dentelées comme des poignards malais. Et, à fleurd’eau, dans la tiédeur de la nappe dormante doucement chauffée, desNymphéa ouvraient leurs étoiles roses, tandis que des Euryaleslaissaient traîner leurs feuilles rondes, leurs feuilles lépreuses,nageant à plat comme des dos de crapauds monstrueux couverts depustules.

Pour gazon, une large bande de Sélaginelle entourait le bassin.Cette fougère naine formait un épais tapis de mousse, d’un verttendre. Et, au-delà de la grande allée circulaire, quatre énormesmassifs allaient d’un élan vigoureux jusqu’au cintre : lesPalmiers, légèrement penchés dans leur grâce, épanouissaient leurséventails, étalaient leurs têtes arrondies, laissaient pendre leurspalmes, comme des avirons lassés par leur éternel voyage dans lebleu de l’air ; les grands Bambous de l’Inde montaient droits,frêles et durs, faisant tomber de haut leur pluie légère defeuilles ; un Ravenala, l’arbre du voyageur, dressait sonbouquet d’immenses écrans chinois ; et, dans un coin, unBananier, chargé de ses fruits, allongeait de toutes parts seslongues feuilles horizontales, où deux amants pourraient se coucherà l’aise en se serrant l’un contre l’autre. Aux angles, il y avaitdes Euphorbes d’Abyssinie, ces cierges épineux, contrefaits, pleinsde bosses honteuses, suant le poison. Et, sous les arbres, pourcouvrir le sol, des fougères basses, les Adiantum, les Ptéridesmettaient leurs dentelles délicates, leurs fines découpures. LesAlsophila, d’espèce plus haute, étageaient leurs rangs de rameauxsymétriques, sexangulaires, si réguliers, qu’on aurait dit degrandes pièces de faïence destinées à contenir les fruits dequelque dessert gigantesque. Puis, une bordure de Bégonia et deCaladium entourait les massifs ; les Bégonia, à feuillestorses, tachées superbement de vert et de rouge ; lesCaladium, dont les feuilles en fer de lance, blanches et à nervuresvertes, ressemblent à de larges ailes de papillon ; plantesbizarres dont le feuillage vit étrangement, avec un éclat sombre oupâlissant de fleurs malsaines.

Derrière les massifs, une seconde allée, plus étroite, faisaitle tour de la serre. Là, sur des gradins, cachant à demi les tuyauxde chauffage, fleurissaient les Maranta, douces au toucher comme duvelours, les Gloxinia, aux cloches violettes, les Dracena,semblables à des lames de vieille laque vernie.

Mais un des charmes de ce jardin d’hiver était, aux quatrecoins, des antres de verdure, des berceaux profonds, querecouvraient d’épais rideaux de lianes. Des bouts de forêt viergeavaient bâti, en ces endroits, leurs murs de feuilles, leursfouillis impénétrables de tiges, de jets souples, s’accrochant auxbranches, franchissant le vide d’un vol hardi, retombant de lavoûte comme des glands de tentures riches. Un pied de Vanille, dontles gousses mûres exhalaient des senteurs pénétrantes, courait surla rondeur d’un portique garni de mousse ; les Coques duLevant tapissaient les colonnettes de leurs feuilles rondes ;les Bauhinia, aux grappes rouges, les Quisqualus, dont les fleurspendaient comme des colliers de verroterie, filaient, se coulaient,se nouaient, ainsi que des couleuvres minces, jouant ets’allongeant sans fin dans le noir des verdures.

Et, sous les arceaux, entre les massifs, çà et là, deschaînettes de fer soutenaient des corbeilles, dans lesquelless’étalaient des Orchidées, les plantes bizarres du plein ciel, quipoussent de toutes parts leurs rejets trapus, noueux et déjetéscomme des membres infirmes. Il y avait les Sabots de Vénus, dont lafleur ressemble à une pantoufle merveilleuse, garnie au talond’ailes de libellules ; les Æridès, si tendrementparfumées ; les Stanhopéa, aux fleurs pâles, tigrées, quisoufflent au loin, comme des gorges amères de convalescent, unehaleine âcre et forte.

Mais ce qui, de tous les détours des allées, frappait lesregards, c’était un grand Hibiscus de la Chine, dont l’immensenappe de verdure et de fleurs couvrait tout le flanc de l’hôtel,auquel la serre était scellée. Les larges fleurs pourpres de cettemauve gigantesque, sans cesse renaissantes, ne vivent que quelquesheures. On eût dit des bouches sensuelles de femmes quis’ouvraient, les lèvres rouges, molles et humides, de quelqueMessaline géante, que des baisers meurtrissaient, et qui toujoursrenaissaient avec leur sourire avide et saignant.

Renée, près du bassin, frissonnait au milieu de ces floraisonssuperbes. Derrière elle, un grand sphinx de marbre noir, accroupisur un bloc de granit, la tête tournée vers l’aquarium, avait unsourire de chat discret et cruel ; et c’était comme l’Idolesombre, aux cuisses luisantes, de cette terre de feu. À cetteheure, des globes de verre dépoli éclairaient les feuillages denappes laiteuses. Des statues, des têtes de femme dont le cou serenversait, gonflé de rires, blanchissaient au fond des massifs,avec des taches d’ombres qui tordaient leurs rires fous. Dans l’eauépaisse et dormante du bassin, d’étranges rayons se jouaient,éclairant des formes vagues, des masses glauques, pareilles à desébauches de monstres. Sur les feuilles lisses du Ravenala, sur leséventails vernis des Lataniers, un flot de lueurs blanchescoulait ; tandis que, de la dentelle des Fougères, tombaienten pluie fine des gouttes de clarté. En haut, brillaient desreflets de vitre, entre les têtes sombres des hauts Palmiers. Puis,tout autour, du noir s’entassait ; les berceaux, avec leursdraperies de lianes, se noyaient dans les ténèbres, ainsi que desnids de reptiles endormis.

Et sous la lumière vive, Renée songeait, en regardant de loinLouise et Maxime. Ce n’était plus la rêverie flottante, la grisetentation du crépuscule, dans les allées fraîches du Bois. Sespensées n’étaient plus bercées et endormies par le trot de seschevaux, le long des gazons mondains, des taillis où les famillesbourgeoises dînent le dimanche. Maintenant un désir net, aigu,l’emplissait.

Un amour immense, un besoin de volupté, flottait dans cette nefclose, où bouillait la sève ardente des tropiques. La jeune femmeétait prise dans ces noces puissantes de la terre, qui engendraientautour d’elle ces verdures noires, ces tiges colossales ; etles couches âcres de cette mer de feu, cet épanouissement de forêt,ce tas de végétations, toutes brûlantes des entrailles qui lesnourrissaient, lui jetaient des effluves troublants, chargésd’ivresse. À ses pieds, le bassin, la masse d’eau chaude, épaissiepar les sucs des racines flottantes, fumait, mettait à ses épaulesun manteau de vapeurs lourdes, une buée qui lui chauffait la peau,comme l’attouchement d’une main moite de volupté. Sur sa tête, ellesentait le jet des Palmiers, les hauts feuillages secouant leurarôme. Et plus que l’étouffement chaud de l’air, plus que lesclartés vives, plus que les fleurs larges, éclatantes, pareilles àdes visages riant ou grimaçant entre les feuilles, c’étaientsurtout les odeurs qui la brisaient. Un parfum indéfinissable,fort, excitant, traînait, fait de mille parfums : sueurshumaines, haleines de femmes, senteurs de chevelures ; et dessouffles doux et fades jusqu’à l’évanouissement, étaient coupés pardes souffles pestilentiels, rudes, chargés de poisons. Mais, danscette musique étrange des odeurs, la phrase mélodique qui revenaittoujours, dominant, étouffant les tendresses de la Vanille et lesacuités des Orchidées, c’était cette odeur humaine, pénétrante,sensuelle, cette odeur d’amour qui s’échappe le matin de la chambreclose de deux jeunes époux.

Renée, lentement, s’était adossée au socle de granit. Dans sarobe de satin vert, la gorge et la tête rougissantes, mouillées desgouttes claires de ses diamants, elle ressemblait à une grandefleur, rose et verte, à un des Nymphéa du bassin, pâmé par lachaleur. À cette heure de vision nette, toutes ses bonnesrésolutions s’évanouissaient à jamais, l’ivresse du dîner remontaità sa tête, impérieuse, victorieuse, doublée par les flammes de laserre. Elle ne songeait plus aux fraîcheurs de la nuit quil’avaient calmée, à ces ombres murmurantes du parc, dont les voixlui avaient conseillé la paix heureuse. Ses sens de femme ardente,ses caprices de femme blasée s’éveillaient. Et, au-dessus d’elle,le grand Sphinx de marbre noir riait d’un rire mystérieux, commes’il avait lu le désir enfin formulé qui galvanisait ce cœur mort,le désir longtemps fuyant, « l’autre chose » vainementcherchée par Renée dans le bercement de sa calèche, dans la cendrefine de la nuit tombante, et que venait brusquement de lui révélersous la clarté crue, au milieu de ce jardin de feu, la vue deLouise et de Maxime, riant et jouant, les mains dans les mains.

À ce moment, un bruit de voix sortit d’un berceau voisin, danslequel Aristide Saccard avait conduit les sieurs Mignon etCharrier.

– Non, vrai, monsieur Saccard, disait la voix grasse decelui-ci, nous ne pouvons vous racheter cela à plus de deux centsfrancs le mètre.

Et la voix aigre de Saccard se récriait :

– Mais, dans ma part, vous m’avez compté le mètre deterrain à deux cent cinquante francs.

– Eh bien ! écoutez, nous mettrons deux centvingt-cinq francs.

Et les voix continuèrent, brutales, sonnant étrangement sous lespalmes tombantes des massifs. Mais elles traversèrent comme un vainbruit le rêve de Renée, devant laquelle se dressait, avec l’appeldu vertige, une jouissance inconnue, chaude de crime, plus âpre quetoutes celles qu’elle avait déjà épuisées, la dernière qu’elle eûtencore à boire. Elle n’était plus lasse.

L’arbuste derrière lequel elle se cachait à demi, était uneplante maudite, un Tanghin de Madagascar, aux larges feuilles debuis, aux tiges blanchâtres, dont les moindres nervures distillentun lait empoisonné. Et, à un moment, comme Louise et Maxime riaientplus haut, dans le reflet jaune, dans le coucher de soleil du petitsalon, Renée, l’esprit perdu, la bouche sèche et irritée, pritentre ses lèvres un rameau du Tanghin, qui lui venait à la hauteurdes dents, et mordit une des feuilles amères.

II

Aristide Rougon s’abattit sur Paris, au lendemain du 2 Décembre,avec ce flair des oiseaux de proie qui sentent de loin les champsde bataille. Il arrivait de Plassans, une sous-préfecture du Midi,où son père venait enfin de pêcher dans l’eau trouble desévénements une recette particulière longtemps convoitée. Lui, jeuneencore, après s’être compromis comme un sot, sans gloire ni profit,avait dû s’estimer heureux de se tirer sain et sauf de la bagarre.Il accourait, enrageant d’avoir fait fausse route, maudissant laprovince, parlant de Paris avec des appétits de loup, jurant«&|160;qu’il ne serait plus si bête&|160;»&|160;; et le sourireaigu dont il accompagnait ces mots prenait une terriblesignification sur ses lèvres minces.

Il arriva dans les premiers jours de 1852. Il amenait avec luisa femme Angèle, une personne blonde et fade, qu’il installa dansun étroit logement de la rue Saint-Jacques, comme un meuble gênantdont il avait hâte de se débarrasser. La jeune femme n’avait pasvoulu se séparer de sa fille, la petite Clotilde, une enfant dequatre ans, que le père aurait volontiers laissée à la charge de safamille. Mais il ne s’était résigné au désir d’Angèle qu’à lacondition d’oublier au collège de Plassans leur fils Maxime, ungalopin de onze ans, sur lequel sa grand-mère avait promis deveiller. Aristide voulait avoir les mains libres&|160;; une femmeet une enfant lui semblaient déjà un poids écrasant pour un hommedécidé à franchir tous les fossés, quitte à se casser les reins ouà rouler dans la boue.

Le soir même de son arrivée, pendant qu’Angèle défaisait lesmalles, il éprouva l’âpre besoin de courir Paris, de battre de sesgros souliers de provincial ce pavé brûlant d’où il comptait fairejaillir des millions. Ce fut une vraie prise de possession. Ilmarcha pour marcher, allant le long des trottoirs, comme en paysconquis. Il avait la vision très nette de la bataille qu’il venaitlivrer, et il ne lui répugnait pas de se comparer à un habilecrocheteur de serrures qui, par ruse ou par violence, va prendre sapart de la richesse commune qu’on lui a méchamment refuséejusque-là. S’il avait éprouvé le besoin d’une excuse, il auraitinvoqué ses désirs étouffés pendant dix ans, sa misérable vie deprovince, ses fautes surtout, dont il rendait la société entièreresponsable. Mais à cette heure, dans cette émotion du joueur quimet enfin ses mains ardentes sur le tapis vert, il était tout à lajoie, une joie à lui, où il y avait des satisfactions d’envieux etdes espérances de fripon impuni. L’air de Paris le grisait, ilcroyait entendre, dans le roulement des voitures, les voix deMacbeth, qui lui criaient&|160;: «&|160;Tu serasriche&|160;!&|160;» Pendant près de deux heures, il alla ainsi derue en rue, goûtant les voluptés d’un homme qui se promène dans sonvice. Il n’était pas revenu à Paris depuis l’heureuse année qu’il yavait passée comme étudiant. La nuit tombait&|160;; son rêvegrandissait dans les clartés vives que les cafés et les magasinsjetaient sur les trottoirs&|160;; il se perdit.

Quand il leva les yeux, il se trouvait vers le milieu dufaubourg Saint-Honoré. Un de ses frères, Eugène Rougon, habitaitune rue voisine, la rue de Penthièvre. Aristide, en venant à Paris,avait surtout compté sur Eugène qui, après avoir été un des agentsles plus actifs du coup d’État, était à cette heure une puissanceocculte, un petit avocat dans lequel naissait un grand hommepolitique. Mais, par une superstition de joueur, il ne voulut pasaller frapper ce soir-là à la porte de son frère. Il regagnalentement la rue Saint-Jacques, songeant à Eugène avec une enviesourde, regardant ses pauvres vêtements encore couverts de lapoussière du voyage, et cherchant à se consoler en reprenant sonrêve de richesse. Ce rêve lui-même était devenu amer. Parti par unbesoin d’expansion, mis en joie par l’activité boutiquière deParis, il rentra, irrité du bonheur qui lui semblait courir lesrues, rendu plus féroce, s’imaginant des luttes acharnées, danslesquelles il aurait plaisir à battre et à duper cette foule quil’avait coudoyé sur les trottoirs. Jamais il n’avait ressenti desappétits aussi larges, des ardeurs aussi immédiates dejouissance.

Le lendemain, au jour, il était chez son frère. Eugène habitaitdeux grandes pièces froides, à peine meublées, qui glacèrentAristide. Il s’attendait à trouver son frère vautré en plein luxe.Ce dernier travaillait devant une petite table noire. Il secontenta de lui dire, de sa voix lente, avec un sourire&|160;:

–&|160;Ah&|160;! c’est toi, je t’attendais.

Aristide fut très aigre. Il accusa Eugène de l’avoir laissévégéter, de ne pas même lui avoir fait l’aumône d’un bon conseil,pendant qu’il pataugeait en province. Il ne devait jamais separdonner d’être resté républicain jusqu’au 2 Décembre&|160;;c’était sa plaie vive, son éternelle confusion. Eugène avaittranquillement repris sa plume. Quand il eut fini&|160;:

–&|160;Bah&|160;! dit-il, toutes les fautes se réparent. Tu esplein d’avenir.

Il prononça ces mots d’une voix si nette, avec un regard sipénétrant, qu’Aristide baissa la tête, sentant que son frèredescendait au plus profond de son être. Celui-ci continua avec unebrutalité amicale&|160;:

–&|160;Tu viens pour que je te place, n’est-ce pas&|160;? J’aidéjà songé à toi, mais je n’ai encore rien trouvé. Tu comprends, jene puis te mettre n’importe où. Il te faut un emploi où tu fasseston affaire sans danger pour toi ni pour moi… Ne te récrie pas,nous sommes seuls, nous pouvons nous dire certaines choses…

Aristide prit le parti de rire.

–&|160;Oh&|160;! je sais que tu es intelligent, poursuivitEugène, et que tu ne commettrais plus une sottise improductive… Dèsqu’une bonne occasion se présentera, je te caserai. Si d’ici là tuavais besoin d’une pièce de vingt francs, viens me la demander.

Ils causèrent un instant de l’insurrection du Midi, danslaquelle leur père avait gagné sa recette particulière. Eugènes’habillait tout en causant. Dans la rue, au moment de le quitter,il retint son frère un instant encore, il lui dit à voix plusbasse&|160;:

–&|160;Tu m’obligeras en ne battant pas le pavé et en attendanttranquillement chez toi l’emploi que je te promets… Il me seraitdésagréable de voir mon frère faire antichambre.

Aristide avait du respect pour Eugène, qui lui semblait ungaillard hors ligne. Il ne lui pardonna pas ses défiances, ni safranchise un peu rude&|160;; mais il alla docilement s’enfermer rueSaint-Jacques. Il était venu avec cinq cents francs que lui avaitprêtés le père de sa femme. Les frais du voyage payés, il fit durerun mois les trois cents francs qui lui restaient. Angèle était unegrosse mangeuse&|160;; elle crut, en outre, devoir rafraîchir satoilette de gala par une garniture de rubans mauves. Ce moisd’attente parut interminable à Aristide. L’impatience le brûlait.Lorsqu’il se mettait à la fenêtre, et qu’il sentait sous lui lelabeur géant de Paris, il lui prenait des envies folles de se jeterd’un bond dans la fournaise, pour y pétrir l’or de ses mainsfiévreuses, comme une cire molle. Il aspirait ces souffles encorevagues qui montaient de la grande cité, ces souffles de l’empirenaissant, où traînaient déjà des odeurs d’alcôves et de tripotsfinanciers, des chaleurs de jouissances. Les fumets légers qui luiarrivaient lui disaient qu’il était sur la bonne piste, que legibier courait devant lui, que la grande chasse impériale, lachasse aux aventures, aux femmes, aux millions, commençait enfin.Ses narines battaient, son instinct de bête affamée saisissaitmerveilleusement au passage les moindres indices de la curée chaudedont la ville allait être le théâtre.

Deux fois, il alla chez son frère, pour activer ses démarches.Eugène l’accueillit avec brusquerie, lui répétant qu’il nel’oubliait pas, mais qu’il fallait attendre. Il reçut enfin unelettre qui le priait de passer rue de Penthièvre. Il y alla, lecœur battant à grands coups, comme à un rendez-vous d’amour. Iltrouva Eugène devant son éternelle petite table noire, dans lagrande pièce glacée qui lui servait de bureau. Dès qu’il l’aperçut,l’avocat lui tendit un papier, en disant&|160;:

–&|160;Tiens, j’ai reçu ton affaire hier. Tu es nommécommissaire adjoint à l’Hôtel de Ville. Tu auras deux mille quatrecents francs d’appointements.

Aristide était resté debout. Il blêmit et ne prit pas le papier,croyant que son frère se moquait de lui. Il avait espéré au moinsune place de six mille francs. Eugène, devinant ce qui se passaiten lui, tourna sa chaise, et, se croisant les bras&|160;:

–&|160;Serais-tu un sot&|160;? demanda-t-il avec quelque colère…Tu fais des rêves de fille, n’est-ce pas&|160;? Tu voudrais habiterun bel appartement, avoir des domestiques, bien manger, dormir dansla soie, te satisfaire tout de suite aux bras de la première venue,dans un boudoir meublé en deux heures… Toi et tes pareils, si nousvous laissions faire, vous videriez les coffres avant même qu’ilsfussent pleins. Eh&|160;! bon Dieu&|160;! aie quelquepatience&|160;! Vois comme je vis, et prends au moins la peine dete baisser pour ramasser une fortune.

Il parlait avec un mépris profond des impatiences d’écolier deson frère. On sentait, dans sa parole rude, des ambitions plushautes, des désirs de puissance pure&|160;; ce naïf appétit del’argent devait lui paraître bourgeois et puéril. Il continua d’unevoix plus douce, avec un fin sourire&|160;:

–&|160;Certes, tes dispositions sont excellentes, et je n’aigarde de les contrarier. Les hommes comme toi sont précieux. Nouscomptons bien choisir nos bons amis parmi les plus affamés. Va,sois tranquille, nous tiendrons table ouverte, et les plus grossesfaims seront satisfaites. C’est encore la méthode la plus commodepour régner… Mais, par grâce, attends que la nappe soit mise, et,si tu m’en crois, donne-toi la peine d’aller chercher toi-même toncouvert à l’office.

Aristide restait sombre. Les comparaisons aimables de son frèrene le déridaient pas. Alors celui-ci céda de nouveau à lacolère&|160;:

–&|160;Tiens&|160;! s’écria-t-il, j’en reviens à ma premièreopinion&|160;: tu es un sot… Eh&|160;! qu’espérais-tu donc, quecroyais-tu donc que j’allais faire de ton illustre personne&|160;?Tu n’as même pas eu le courage de finir ton droit&|160;; tu t’esenterré pendant dix ans dans une misérable place de commis desous-préfecture&|160;; tu m’arrives avec une détestable réputationde républicain que le coup d’État a pu seul convertir… Crois-tuqu’il y ait en toi l’étoffe d’un ministre, avec de pareillesnotes…&|160;? Oh&|160;! je sais, tu as pour toi ton envie farouched’arriver par tous les moyens possibles. C’est une grande vertu,j’en conviens, et c’est à elle que j’ai eu égard en te faisantentrer à la Ville.

Et se levant, mettant la nomination dans les mainsd’Aristide&|160;:

–&|160;Prends, continua-t-il, tu me remercieras un jour. C’estmoi qui ai choisi la place, je sais ce que tu peux en tirer… Tun’auras qu’à regarder et à écouter. Si tu es intelligent, tucomprendras et tu agiras… Maintenant retiens bien ce qu’il me resteà te dire. Nous entrons dans un temps où toutes les fortunes sontpossibles. Gagne beaucoup d’argent, je te le permets&|160;;seulement pas de bêtise, pas de scandale trop bruyant, ou je tesupprime.

Cette menace produisit l’effet que ses promesses n’avaient puamener. Toute la fièvre d’Aristide se ralluma à la pensée de cettefortune dont son frère lui parlait. Il lui sembla qu’on le lâchaitenfin dans la mêlée, en l’autorisant à égorger les gens, maislégalement, sans trop les faire crier. Eugène lui donna deux centsfrancs pour attendre la fin du mois.

Puis il resta songeur.

–&|160;Je compte changer de nom, dit-il enfin, tu devrais enfaire autant… Nous nous gênerions moins.

–&|160;Comme tu voudras, répondit tranquillement Aristide.

–&|160;Tu n’auras à t’occuper de rien, je me charge desformalités… Veux-tu t’appeler Sicardot, du nom de tafemme&|160;?

Aristide leva les yeux au plafond, répétant, écoutant la musiquedes syllabes&|160;:

–&|160;Sicardot…, Aristide Sicardot… Ma foi, non&|160;; c’estganache et ça sent la faillite.

–&|160;Cherche autre chose alors, dit Eugène.

–&|160;J’aimerais mieux Sicard tout court, reprit l’autre aprèsun silence&|160;; Aristide Sicard…, pas trop mal…, n’est-cepas&|160;? peut-être un peu gai…

Il rêva un instant encore, et, d’un air triomphant&|160;:

–&|160;J’y suis, j’ai trouvé, cria-t-il… Saccard, AristideSaccard&|160;!… avec deux c… Hein&|160;! il y a de l’argent dans cenom-là&|160;; on dirait que l’on compte des pièces de centsous.

Eugène avait la plaisanterie féroce. Il congédia son frère enlui disant avec un sourire&|160;:

–&|160;Oui, un nom à aller au bagne ou à gagner desmillions.

Quelques jours plus tard, Aristide Saccard était à l’Hôtel deVille. Il apprit que son frère avait dû user d’un grand crédit pourl’y faire admettre sans les examens d’usage.

Alors commença, pour le ménage, la vie monotone des petitsemployés. Aristide et sa femme reprirent leurs habitudes dePlassans. Seulement, ils tombaient d’un rêve de fortune subite, etleur vie mesquine leur pesait davantage, depuis qu’ils laregardaient comme un temps d’épreuve dont ils ne pouvaient fixer ladurée. Être pauvre à Paris, c’est être pauvre deux fois. Angèleacceptait la misère avec cette mollesse de femme chlorotique&|160;;elle passait les journées dans sa cuisine, ou bien couchée à terre,jouant avec sa fille, ne se lamentant qu’à la dernière pièce devingt sous. Mais Aristide frémissait de rage dans cette pauvreté,dans cette existence étroite, où il tournait comme une bêteenfermée. Ce fut pour lui un temps de souffrances indicibles&|160;:son orgueil saignait, ses ardeurs inassouvies le fouettaientfurieusement. Son frère réussit à se faire envoyer au Corpslégislatif par l’arrondissement de Plassans, et il souffritdavantage. Il sentait trop la supériorité d’Eugène pour êtresottement jaloux&|160;; il l’accusait de ne pas faire pour lui cequ’il aurait pu faire. À plusieurs reprises, le besoin le forçad’aller frapper à sa porte pour lui emprunter quelque argent.Eugène prêta l’argent, mais en lui reprochant avec rudesse demanquer de courage et de volonté. Dès lors, Aristide se roiditencore. Il jura qu’il ne demanderait plus un sou à personne, et iltint parole. Les huit derniers jours du mois, Angèle mangeait dupain sec en soupirant. Cet apprentissage acheva la terribleéducation de Saccard. Ses lèvres devinrent plus minces&|160;; iln’eut plus la sottise de rêver ses millions tout haut&|160;; samaigre personne se fit muette, n’exprima plus qu’une volonté,qu’une idée fixe caressée à toute heure. Quand il courait de la rueSaint-Jacques à l’Hôtel de Ville, ses talons éculés sonnaientaigrement sur les trottoirs, et il se boutonnait dans sa redingoterâpée comme dans un asile de haine, tandis que son museau de fouineflairait l’air des rues. Anguleuse figure de la misère jalouse quel’on voit rôder sur le pavé de Paris, promenant son plan de fortuneet le rêve de son assouvissement.

Vers le commencement de 1853, Aristide Saccard fut nommécommissaire voyer. Il gagnait quatre mille cinq cents francs. Cetteaugmentation arrivait à temps&|160;; Angèle dépérissait&|160;; lapetite Clotilde était toute pâle. Il garda son étroit logement dedeux pièces, la salle à manger meublée de noyer, et la chambre àcoucher d’acajou, continuant à mener une existence rigide, évitantla dette, ne voulant mettre les mains dans l’argent des autres quelorsqu’il pourrait les y enfoncer jusqu’aux coudes. Il mentit ainsià ses instincts, dédaigneux des quelques sous qui lui arrivaient enplus, restant à l’affût. Angèle se trouva parfaitement heureuse.Elle s’acheta quelques nippes, mit la broche tous les jours. Ellene comprenait plus rien aux colères muettes de son mari, à sesmines sombres d’homme qui poursuit la solution de quelqueredoutable problème.

Aristide suivait les conseils d’Eugène&|160;: il écoutait et ilregardait. Quand il alla remercier son frère de son avancement,celui-ci comprit la révolution qui s’était opérée en lui&|160;; ille complimenta sur ce qu’il appela sa bonne tenue. L’employé, quel’envie roidissait à l’intérieur, s’était fait souple et insinuant.En quelques mois, il devint un comédien prodigieux. Toute sa verveméridionale s’était éveillée, et il poussait l’art si loin, que sescamarades de l’Hôtel de Ville le regardaient comme un bon garçonque sa proche parenté avec un député désignait à l’avance pourquelque gros emploi. Cette parenté lui attirait également labienveillance de ses chefs. Il vivait ainsi dans une sorted’autorité supérieure à son emploi, qui lui permettait d’ouvrircertaines portes et de mettre le nez dans certains cartons, sansque ses indiscrétions parussent coupables. On le vit, pendant deuxans, rôder dans tous les couloirs, s’oublier dans toutes lessalles, se lever vingt fois par jour pour aller causer avec uncamarade, porter un ordre, faire un voyage à travers les bureaux,éternelles promenades qui faisaient dire à ses collègues&|160;:«&|160;Ce diable de Provençal&|160;! il ne peut se tenir enplace&|160;: il a du vif-argent dans les jambes.&|160;» Ses intimesle prenaient pour un paresseux, et le digne homme riait, quand ilsl’accusaient de ne chercher qu’à voler quelques minutes àl’administration. Jamais il ne commit la faute d’écouter auxserrures&|160;; mais il avait une façon carrée d’ouvrir les portes,de traverser les pièces, un papier à la main, l’air absorbé, d’unpas si lent et si régulier, qu’il ne perdait pas un mot desconversations. Ce fut une tactique de génie&|160;; on finit par neplus s’interrompre, au passage de cet employé actif, qui glissaitdans l’ombre des bureaux et qui paraissait si préoccupé de sabesogne. Il eut encore une autre méthode&|160;; il était d’uneobligeance extrême, il offrait à ses camarades de les aider, dèsqu’ils se mettaient en retard dans leur travail, et il étudiaitalors les registres, les documents qui lui passaient sous les yeux,avec une tendresse recueillie. Mais un de ses péchés mignons fut delier amitié avec les garçons de bureau. Il allait jusqu’à leurdonner des poignées de main. Pendant des heures, il les faisaitcauser, entre deux portes, avec de petits rires étouffés, leurcontant des histoires, provoquant leurs confidences. Ces bravesgens l’adoraient, disaient de lui&|160;: «&|160;En voilà un quin’est pas fier&|160;!&|160;» Dès qu’il y avait un scandale, il enétait informé le premier. C’est ainsi qu’au bout de deux ans,l’Hôtel de Ville n’eut plus de mystères pour lui. Il en connaissaitle personnel jusqu’au dernier des lampistes, et les paperassesjusqu’aux notes des blanchisseuses.

À cette heure, Paris offrait, pour un homme comme AristideSaccard, le plus intéressant des spectacles. L’Empire venait d’êtreproclamé, après ce fameux voyage pendant lequel le prince présidentavait réussi à chauffer l’enthousiasme de quelques départementsbonapartistes. Le silence s’était fait à la tribune et dans lesjournaux. La société, sauvée encore une fois, se félicitait, sereposait, faisait la grasse matinée, maintenant qu’un gouvernementfort la protégeait et lui ôtait jusqu’au souci de penser et derégler ses affaires. La grande préoccupation de la société était desavoir à quels amusements elle allait tuer le temps. Selonl’heureuse expression d’Eugène Rougon, Paris se mettait à table etrêvait gaudriole au dessert. La politique épouvantait, comme unedrogue dangereuse. Les esprits lassés se tournaient vers lesaffaires et les plaisirs. Ceux qui possédaient déterraient leurargent, et ceux qui ne possédaient pas cherchaient dans les coinsles trésors oubliés. Il y avait, au fond de la cohue, unfrémissement sourd, un bruit naissant de pièces de cent sous, desrires clairs de femmes, des tintements encore affaiblis devaisselle et de baisers. Dans le grand silence de l’ordre, dans lapaix aplatie du nouveau règne montaient toutes sortes de rumeursaimables, de promesses dorées et voluptueuses. Il semblait qu’onpassât devant une de ces petites maisons dont les rideauxsoigneusement tirés ne laissent voir que des ombres de femmes, etoù l’on entend l’or sonner sur le marbre des cheminées. L’Empireallait faire de Paris le mauvais lieu de l’Europe. Il fallait àcette poignée d’aventuriers qui venaient de voler un trône, unrègne d’aventures, d’affaires véreuses, de consciences vendues, defemmes achetées, de soûlerie furieuse et universelle. Et, dans laville où le sang de décembre était à peine lavé, grandissait,timide encore, cette folie de jouissance qui devait jeter la patrieau cabanon des nations pourries et déshonorées.

Aristide Saccard, depuis les premiers jours, sentait venir ceflot montant de la spéculation, dont l’écume allait couvrir Parisentier. Il en suivit les progrès avec une attention profonde. Il setrouvait au beau milieu de la pluie chaude d’écus tombant dru surles toits de la cité. Dans ses courses continuelles à traversl’Hôtel de Ville, il avait surpris le vaste projet de latransformation de Paris, le plan de ces démolitions, de ces voiesnouvelles et de ces quartiers improvisés, de cet agio formidablesur la vente des terrains et des immeubles, qui allumait, auxquatre coins de la ville, la bataille des intérêts et leflamboiement du luxe à outrance. Dès lors, son activité eut un but.Ce fut à cette époque qu’il devint bon enfant. Il engraissa même unpeu, il cessa de courir les rues comme un chat maigre en quêted’une proie. Dans son bureau, il était plus causeur, plus obligeantque jamais. Son frère, auquel il allait rendre des visites enquelque sorte officielles, le félicitait de mettre si heureusementses conseils en pratique. Vers le commencement de 1854, Saccard luiconfia qu’il avait en vue plusieurs affaires, mais qu’il luifaudrait d’assez fortes avances.

–&|160;On cherche, dit Eugène.

–&|160;Tu as raison, je chercherai, répondit-il sans la moindremauvaise humeur, sans paraître s’apercevoir que son frère refusaitde lui fournir les premiers fonds.

C’étaient ces premiers fonds dont la pensée le brûlaitmaintenant. Son plan était fait&|160;; il le mûrissait chaque jour.Mais les premiers milliers de francs restaient introuvables. Sesvolontés se tendirent davantage&|160;; il ne regarda plus les gensque d’une façon nerveuse et profonde, comme s’il eût cherché unprêteur dans le premier passant venu. Au logis, Angèle continuait àmener sa vie effacée et heureuse. Lui, guettait une occasion, etses rires de bon garçon devenaient plus aigus à mesure que cetteoccasion tardait à se présenter.

Aristide avait une sœur à Paris. Sidonie Rougon s’était mariée àun clerc d’avoué de Plassans qui était venu tenter avec elle, rueSaint-Honoré, le commerce des fruits du Midi. Quand son frère laretrouva, le mari avait disparu, et le magasin était mangé depuislongtemps. Elle habitait, rue du Faubourg-Poissonnière, un petitentresol, composé de trois pièces. Elle louait aussi la boutique dubas, située sous son appartement, une boutique étroite etmystérieuse, dans laquelle elle prétendait tenir un commerce dedentelles&|160;; il y avait effectivement, dans la vitrine, desbouts de guipure et de la valencienne, pendus sur des tringlesdorées&|160;; mais, à l’intérieur, on eût dit une antichambre, auxboiseries luisantes, sans la moindre apparence de marchandises. Laporte et la vitrine étaient garnies de légers rideaux qui, enmettant le magasin à l’abri des regards de la rue, achevaient delui donner l’air discret et voilé d’une pièce d’attente, s’ouvrantsur quelque temple inconnu. Il était rare qu’on vît entrer unecliente chez Mme&|160;Sidonie&|160;; le plus souventmême, le bouton de la porte était enlevé. Dans le quartier, ellerépétait qu’elle allait elle-même offrir ses dentelles aux femmesriches. L’aménagement de l’appartement lui avait seul fait,disait-elle, louer la boutique et l’entresol qui communiquaient parun escalier caché dans le mur. En effet, la marchande de dentellesétait toujours dehors&|160;; on la voyait dix fois en un joursortir et rentrer, d’un air pressé. D’ailleurs, elle ne s’en tenaitpas au commerce des dentelles&|160;; elle utilisait son entresol,elle l’emplissait de quelque solde ramassé on ne savait où. Elle yavait vendu des objets en caoutchouc, manteaux, souliers,bretelles, etc.&|160;; puis on y vit successivement une huilenouvelle pour faire pousser les cheveux, des appareilsorthopédiques, une cafetière automatique, invention brevetée, dontl’exploitation lui donna bien du mal. Lorsque son frère vint lavoir, elle plaçait des pianos, son entresol était encombré de cesinstruments&|160;; il y avait des pianos jusque dans sa chambre àcoucher, une chambre très coquettement ornée, et qui jurait avec lepêle-mêle boutiquier des deux autres pièces. Elle tenait ses deuxcommerces avec une méthode parfaite&|160;; les clients qui venaientpour les marchandises de l’entresol, entraient et sortaient par uneporte cochère que la maison avait sur la rue Papillon&|160;; ilfallait être dans le mystère du petit escalier pour connaître letrafic en partie double de la marchande de dentelles. À l’entresol,elle se nommait Mme&|160;Touche, du nom de son mari,tandis qu’elle n’avait mis que son prénom sur la porte du magasin,ce qui la faisait appeler généralementMme&|160;Sidonie.

Mme&|160;Sidonie avait trente-cinq ans&|160;; maiselle s’habillait avec une telle insouciance, elle était si peufemme dans ses allures, qu’on l’eût jugée beaucoup plus vieille. Àla vérité, elle n’avait pas d’âge. Elle portait une éternelle robenoire, limée aux plis, fripée et blanchie par l’usage, rappelantces robes d’avocats usées sur la barre. Coiffée d’un chapeau noirqui lui descendait jusqu’au front et lui cachait les cheveux,chaussée de gros souliers, elle trottait par les rues, tenant aubras un petit panier dont les anses étaient raccommodées avec desficelles. Ce panier, qui ne la quittait jamais, était tout unmonde. Quand elle l’entrouvrait, il en sortait des échantillons detoutes sortes, des agendas, des portefeuilles, et surtout despoignées de papiers timbrés, dont elle déchiffrait l’écritureillisible avec une dextérité particulière. Il y avait en elle ducourtier et de l’huissier. Elle vivait dans les protêts, dans lesassignations, dans les commandements&|160;; quand elle avait placépour dix francs de pommade ou de dentelle, elle s’insinuait dansles bonnes grâces de sa cliente, devenait son homme d’affaires,courait pour elle les avoués, les avocats et les juges. Ellecolportait ainsi des dossiers au fond de son panier pendant dessemaines, se donnant un mal du diable, allant d’un bout de Paris àl’autre, d’un petit trot égal, sans jamais prendre une voiture. Ileût été difficile de dire quel profit elle tirait d’un pareilmétier&|160;; elle le faisait d’abord par un goût instinctif desaffaires véreuses, un amour de la chicane&|160;; puis elle yréalisait une foule de petits bénéfices&|160;: dîners pris à droiteet à gauche, pièces de vingt sous ramassées çà et là. Mais le gainle plus clair était encore les confidences qu’elle recevait partoutet qui la mettaient sur la piste des bons coups et des bonnesaubaines. Vivant chez les autres, dans les affaires des autres,elle était un véritable répertoire vivant d’offres et de demandes.Elle savait où il y avait une fille à marier tout de suite, unefamille qui avait besoin de trois mille francs, un vieux monsieurqui prêterait bien les trois mille francs, mais sur des garantiessolides, et à gros intérêts. Elle savait des choses plus délicatesencore&|160;: les tristesses d’une dame blonde que son mari necomprenait pas, et qui aspirait à être comprise&|160;; le secretdésir d’une bonne mère rêvant de placer sa demoiselleavantageusement&|160;; les goûts d’un baron porté sur les petitssoupers et les filles très jeunes. Et elle colportait, avec unsourire pâle, ces demandes et ces offres&|160;; elle faisait deuxlieues pour aboucher les gens&|160;; elle envoyait le baron chez labonne mère, décidait le vieux monsieur à prêter les trois millefrancs à la famille gênée, trouvait des consolations pour la dameblonde et un époux peu scrupuleux pour la fille à marier. Elleavait aussi de grandes affaires, des affaires qu’elle pouvaitavouer tout haut, et dont elle rebattait les oreilles des gens quil’approchaient&|160;: un long procès qu’une famille noble ruinéel’avait chargée de suivre, et une dette contractée par l’Angleterrevis-à-vis de la France, du temps des Stuarts, et dont le chiffre,avec les intérêts composés, montait à près de trois milliards.Cette dette de trois milliards était son dada&|160;; elleexpliquait le cas avec un grand luxe de détails, faisait tout uncours d’histoire, et des rougeurs d’enthousiasme montaient à sesjoues, molles et jaunes d’ordinaire comme de la cire. Parfois,entre une course chez un huissier et une visite à une amie, elleplaçait une cafetière, un manteau de caoutchouc, elle vendait uncoupon de dentelle, elle mettait un piano en location. C’était lemoindre de ses soucis. Puis elle accourait vite à son magasin, oùune cliente lui avait donné rendez-vous pour voir une pièce dechantilly. La cliente arrivait, se glissait comme une ombre dans laboutique, discrète et voilée. Et il n’était pas rare qu’un monsieurentrant par la porte cochère de la rue Papillon, vînt en même tempsvoir les pianos de Mme&|160;Touche, à l’entresol.

Si Mme&|160;Sidonie ne faisait pas fortune, c’étaitqu’elle travaillait souvent par amour de l’art. Aimant laprocédure, oubliant ses affaires pour celles des autres, elle selaissait dévorer par les huissiers, ce qui, d’ailleurs, luiprocurait des jouissances que connaissent seuls les gensprocessifs. La femme se mourait en elle&|160;; elle n’était plusqu’un agent d’affaires, un placeur battant à toute heure le pavé deParis, ayant dans son panier légendaire les marchandises les pluséquivoques, vendant de tout, rêvant de milliards, et allant plaiderà la justice de paix, pour une cliente favorite, une contestationde dix francs. Petite, maigre, blafarde, vêtue de cette mince robenoire qu’on eût dit taillée dans la toge d’un plaideur, elles’était ratatinée, et, à la voir filer le long des maisons, onl’eût prise pour un saute-ruisseau déguisé en fille. Son teintavait la pâleur dolente du papier timbré. Ses lèvres souriaientd’un sourire éteint, tandis que ses yeux semblaient nager dans letohu-bohu des négoces, des préoccupations de tout genre dont ellese bourrait la cervelle. D’allures timides et discrètes,d’ailleurs, avec une vague senteur de confessionnal et de cabinetde sage-femme, elle se faisait douce et maternelle comme unereligieuse qui, ayant renoncé aux affections de ce monde, a pitiédes souffrances du cœur. Elle ne parlait jamais de son mari, pasplus qu’elle ne parlait de son enfance, de sa famille, de sesintérêts. Il n’y avait qu’une chose qu’elle ne vendait pas, c’étaitelle&|160;; non qu’elle eût des scrupules, mais parce que l’idée dece marché ne pouvait lui venir. Elle était sèche comme une facture,froide comme un protêt, indifférente et brutale au fond comme unrecors.

Saccard, tout frais de sa province, ne put d’abord descendredans les profondeurs délicates des nombreux métiers deMme&|160;Sidonie. Comme il avait fait une année dedroit, elle lui parla un jour des trois milliards, d’un air grave,ce qui lui donna une pauvre idée de son intelligence. Elle vintfouiller les coins du logement de la rue Saint-Jacques, pesa Angèled’un regard, et ne reparut que lorsque ses courses l’appelaientdans le quartier, et qu’elle éprouvait le besoin de remettre lestrois milliards sur le tapis. Angèle avait mordu à l’histoire de ladette anglaise. La courtière enfourchait son dada, faisaitruisseler l’or pendant une heure. C’était la fêlure, dans cetesprit délié, la folie douce dont elle berçait sa vie perdue enmisérables trafics, l’appât magique dont elle grisait avec elle lesplus crédules de ses clientes. Très convaincue, du reste, ellefinissait par parler des trois milliards comme d’une fortunepersonnelle, dans laquelle il faudrait bien que les juges lafissent rentrer tôt ou tard, ce qui jetait une merveilleuse auréoleautour de son pauvre chapeau noir, où se balançaient quelquesviolettes pâlies à des tiges de laiton dont on voyait le métal.Angèle ouvrait des yeux énormes. À plusieurs reprises, elle parlaavec respect de sa belle-sœur à son mari, disant queMme&|160;Sidonie les enrichirait peut-être un jour.Saccard haussait les épaules&|160;; il était allé visiter laboutique et l’entresol du Faubourg-Poissonnière, et n’y avaitflairé qu’une faillite prochaine. Il voulut connaître l’opiniond’Eugène sur leur sœur&|160;; mais celui-ci devint grave et secontenta de répondre qu’il ne la voyait jamais, qu’il la savaitfort intelligente, un peu compromettante peut-être. Cependant,comme Saccard revenait rue de Penthièvre, quelque temps après, ilcrut voir la robe noire de Mme&|160;Sidonie sortir dechez son frère et filer rapidement le long des maisons. Il courut,mais il ne put retrouver la robe noire. La courtière avait une deces tournures effacées qui se perdent dans la foule. Il restasongeur, et ce fut à partir de ce moment qu’il étudia sa sœur avecplus d’attention. Il ne tarda pas à pénétrer le labeur immense dece petit être pâle et vague, dont la face entière semblait loucheret se fondre. Il eut du respect pour elle. Elle était bien du sangdes Rougon. Il reconnut cet appétit de l’argent, ce besoin del’intrigue qui caractérisaient la famille&|160;; seulement, chezelle, grâce au milieu dans lequel elle avait vieilli, à ce Paris oùelle avait dû chercher le matin son pain noir du soir, letempérament commun s’était déjeté pour produire cet hermaphrodismeétrange de la femme devenue être neutre, homme d’affaires etentremetteuse à la fois.

Quand Saccard, après avoir arrêté son plan, se mit en quête despremiers fonds, il songea naturellement à sa sœur. Elle secoua latête, soupira en parlant des trois milliards. Mais l’employé ne luitolérait pas sa folie, il la secouait rudement chaque fois qu’ellerevenait à la dette des Stuarts&|160;; ce rêve lui semblaitdéshonorer une intelligence si pratique.Mme&|160;Sidonie, qui essuyait tranquillement lesironies les plus dures sans que ses convictions fussent ébranlées,lui expliqua ensuite avec une grande lucidité qu’il ne trouveraitpas un sou, n’ayant à offrir aucune garantie. Cette conversationavait lieu devant la Bourse, où elle devait jouer ses économies.Vers trois heures, on était certain de la trouver appuyée contre lagrille, à gauche, du côté du bureau de poste&|160;; c’était làqu’elle donnait audience à des individus louches et vagues commeelle. Son frère allait la quitter, lorsqu’elle murmura d’un tondésolé&|160;: «&|160;Ah&|160;! si tu n’étais pasmarié&|160;!…&|160;» Cette réticence, dont il ne voulut pasdemander le sens complet et exact, rendit Saccard singulièrementrêveur.

Les mois s’écoulèrent, la guerre de Crimée venait d’êtredéclarée. Paris, qu’une guerre lointaine n’émouvait pas, se jetaitavec plus d’emportement dans la spéculation et les filles. Saccardassistait, en se rongeant les poings, à cette rage croissante qu’ilavait prévue. Dans la forge géante, les marteaux qui battaient l’orsur l’enclume lui donnaient des secousses de colère etd’impatience. Il y avait en lui une telle tension de l’intelligenceet de la volonté, qu’il vivait dans un songe, en somnambule sepromenant au bord des toits sous le fouet d’une idée fixe. Aussifut-il surpris et irrité de trouver, un soir, Angèle malade etcouchée. Sa vie d’intérieur, d’une régularité d’horloge, sedérangeait, ce qui l’exaspéra comme une méchanceté calculée de ladestinée. La pauvre Angèle se plaignit doucement&|160;; elle avaitpris un froid et chaud. Quand le médecin arriva, il parut trèsinquiet&|160;; il dit au mari, sur le palier, que sa femme avaitune fluxion de poitrine et qu’il ne répondait pas d’elle. Dès lors,l’employé soigna la malade sans colère&|160;; il n’alla plus à sonbureau, il resta près d’elle, la regardant avec une expressionindéfinissable, lorsqu’elle dormait, rouge de fièvre, haletante.Mme&|160;Sidonie, malgré ses travaux écrasants, trouvamoyen de venir chaque soir faire des tisanes, qu’elle prétendaitsouveraines. À tous ses métiers, elle joignait celui d’être unegarde-malade de vocation, se plaisant à la souffrance, aux remèdes,aux conversations navrées qui s’attardent autour des lits demoribonds. Puis, elle paraissait s’être prise d’une tendre amitiépour Angèle&|160;; elle aimait les femmes d’amour, avec millechatteries, sans doute pour le plaisir qu’elles donnent auxhommes&|160;; elle les traitait avec les attentions délicates queles marchandes ont pour les choses précieuses de leur étalage, lesappelait «&|160;ma mignonne, ma toute belle&|160;», roucoulait, sepâmait devant elles, comme un amoureux devant une maîtresse. Bienqu’Angèle fût une sorte dont elle n’espérait rien tirer, elle lacajolait comme les autres, par règle de conduite. Quand la jeunefemme fut au lit, les effusions de Mme&|160;Sidoniedevinrent larmoyantes, elle emplit la chambre silencieuse de sondévouement. Son frère la regardait tourner, les lèvres serrées,comme abîmé dans une douleur muette.

Le mal empira. Un soir, le médecin leur avoua que la malade nepasserait pas la nuit. Mme&|160;Sidonie était venue debonne heure, préoccupée, regardant Aristide et Angèle de ses yeuxnoyés où s’allumaient de courtes flammes. Quand le médecin futparti, elle baissa la lampe, un grand silence se fit. La mortentrait lentement dans cette chambre chaude et moite, où larespiration irrégulière de la moribonde mettait le tic-tac casséd’une pendule qui se détraque. Mme&|160;Sidonie avaitabandonné les potions, laissant le mal faire son œuvre. Elles’était assise devant la cheminée, auprès de son frère, quitisonnait d’une main fiévreuse, en jetant sur le lit des coupsd’œil involontaires. Puis, comme énervé par cet air lourd, par cespectacle lamentable, il se retira dans la pièce voisine. On yavait enfermé la petite Clotilde, qui jouait à la poupée, trèssagement, sur un bout de tapis. Sa fille lui souriait, lorsqueMme&|160;Sidonie, se glissant derrière lui, l’attiradans un coin, parlant à voix basse. La porte était restée ouverte.On entendait le râle léger d’Angèle.

–&|160;Ta pauvre femme… sanglota la courtière, je crois que toutest bien fini. Tu as entendu le médecin&|160;?

Saccard se contenta de baisser lugubrement la tête.

–&|160;C’était une bonne personne, continua l’autre, parlantcomme si Angèle fût déjà morte. Tu pourras trouver des femmes plusriches, plus habituées au monde&|160;; mais tu ne trouveras jamaisun pareil cœur.

Et comme elle s’arrêtait, s’essuyant les yeux, semblant chercherune transition&|160;:

–&|160;Tu as quelque chose à me dire&|160;? demanda nettementSaccard.

–&|160;Oui, je me suis occupée de toi, pour la chose que tusais, et je crois avoir découvert… Mais dans un pareil moment…Vois-tu, j’ai le cœur brisé.

Elle s’essuya encore les yeux. Saccard la laissa fairetranquillement, sans dire un mot. Alors elle se décida.

–&|160;C’est une jeune fille qu’on voudrait marier tout desuite, dit-elle. La chère enfant a eu un malheur. Il y a une tantequi ferait un sacrifice…

Elle s’interrompait, elle geignait toujours, pleurant sesphrases, comme si elle eût continué à plaindre la pauvre Angèle.C’était une façon d’impatienter son frère et de le pousser à laquestionner, pour ne pas avoir toute la responsabilité de l’offrequ’elle venait lui faire. L’employé fut pris en effet d’une sourdeirritation.

–&|160;Voyons, achève&|160;! dit-il. Pourquoi veut-on mariercette jeune fille&|160;?

–&|160;Elle sortait de pension, reprit la courtière d’une voixdolente, un homme l’a perdue, à la campagne, chez les parents d’unede ses amies. Le père vient de s’apercevoir de la faute. Il voulaitla tuer. La tante, pour sauver la chère enfant, s’est faitecomplice, et à elles deux, elles ont conté une histoire au père,elles lui ont dit que le coupable était un honnête garçon qui nedemandait qu’à réparer son égarement d’une heure.

–&|160;Alors, dit Saccard d’un ton surpris et comme fâché,l’homme de la campagne va épouser la jeune fille&|160;?

–&|160;Non, il ne peut pas, il est marié.

Il y eut un silence. Le râle d’Angèle sonnait plusdouloureusement dans l’air frissonnant. La petite Clotilde avaitcessé de jouer&|160;; elle regardait Mme&|160;Sidonie etson père, de ses grands yeux d’enfant songeur, comme si elle eûtcompris leurs paroles. Saccard se mit à poser des questionsbrèves&|160;:

–&|160;Quel âge a la jeune fille&|160;?

–&|160;Dix-neuf ans.

–&|160;La grossesse date&|160;?

–&|160;De trois mois. Il y aura sans doute une faussecouche.

–&|160;Et la famille est riche et honorable&|160;?

–&|160;Vieille bourgeoisie. Le père a été magistrat. Fort bellefortune.

–&|160;Quel serait le sacrifice de la tante&|160;?

–&|160;Cent mille francs.

Un nouveau silence se fit. Mme&|160;Sidonie nepleurnichait plus&|160;; elle était en affaire, sa voix prenait lesnotes métalliques d’une revendeuse qui discute un marché. Sonfrère, la regardant en dessous, ajouta avec quelquehésitation&|160;:

–&|160;Et toi, que veux-tu&|160;?

–&|160;Nous verrons plus tard, répondit-elle. Tu me rendrasservice à ton tour.

Elle attendit quelques secondes&|160;; et comme il se taisait,elle lui demanda carrément&|160;:

–&|160;Eh bien, que décides-tu&|160;? Ces pauvres femmes sontdans la désolation. Elles veulent empêcher un éclat. Elles ontpromis de livrer demain au père le nom du coupable… Si tu acceptes,je vais leur envoyer une de tes cartes de visite par uncommissionnaire.

Saccard parut s’éveiller d’un songe&|160;; il tressaillit, il setourna peureusement du côté de la chambre voisine, où il avait cruentendre un léger bruit.

–&|160;Mais je ne puis pas, dit-il avec angoisse, tu sais bienque je ne puis pas…

Mme&|160;Sidonie le regardait fixement, d’un airfroid et dédaigneux. Tout le sang des Rougon, toutes ses ardentesconvoitises lui remontèrent à la gorge. Il prit une carte de visitedans son portefeuille et la donna à sa sœur, qui la mit sousenveloppe, après avoir raturé l’adresse avec soin. Elle descenditensuite. Il était à peine neuf heures.

Saccard, resté seul, alla appuyer son front contre les vitresglacées. Il s’oublia jusqu’à battre la retraite sur le verre, dubout des doigts. Mais il faisait une nuit si noire, les ténèbresau-dehors s’entassaient en masses si étranges, qu’il éprouva unmalaise, et machinalement il revint dans la pièce où Angèle semourait. Il l’avait oubliée, il éprouva une secousse terrible en laretrouvant levée à demi sur ses oreillers&|160;; elle avait lesyeux grands ouverts, un flot de vie semblait être remonté à sesjoues et à ses lèvres. La petite Clotilde, tenant toujours sapoupée, était assise sur le bord de la couche&|160;; dès que sonpère avait eu le dos tourné, elle s’était vite glissée dans cettechambre, dont on l’avait écartée, et où la ramenaient sescuriosités joyeuses d’enfant. Saccard, la tête pleine de l’histoirede sa sœur, vit son rêve à terre. Une affreuse pensée dut luiredans ses yeux. Angèle, prise d’épouvante, voulut se jeter au fonddu lit, contre le mur&|160;; mais la mort venait, ce réveil dansl’agonie était la clarté suprême de la lampe qui s’éteint. Lamoribonde ne put bouger&|160;; elle s’affaissa, elle continua detenir ses yeux grands ouverts sur son mari, comme pour surveillerses mouvements. Saccard, qui avait cru à quelque résurrectiondiabolique, inventée par le destin pour le clouer dans la misère,se rassura en voyant que la malheureuse n’avait pas une heure àvivre. Il n’éprouva plus qu’un malaise intolérable. Les yeuxd’Angèle disaient qu’elle avait entendu la conversation de son mariavec Mme&|160;Sidonie, et qu’elle craignait qu’il nel’étranglât, si elle ne mourait pas assez vite. Et il y avaitencore, dans ses yeux, l’horrible étonnement d’une nature douce etinoffensive s’apercevant, à la dernière heure, des infamies de cemonde, frissonnant à la pensée des longues années passées côte àcôte avec un bandit. Peu à peu, son regard devint plus doux&|160;;elle n’eut plus peur, elle dut excuser ce misérable, en songeant àla lutte acharnée qu’il livrait depuis si longtemps à la fortune.Saccard, poursuivi par ce regard de mourante, où il lisait un silong reproche, s’appuyait aux meubles, cherchait des coins d’ombre.Puis, défaillant, il voulut chasser ce cauchemar qui le rendaitfou, il s’avança dans la clarté de la lampe. Mais Angèle lui fitsigne de ne pas parler. Et elle le regardait toujours de cet aird’angoisse épouvantée, auquel se mêlait maintenant une promesse depardon. Alors il se pencha pour prendre Clotilde entre ses bras etl’emporter dans l’autre chambre. Elle le lui défendit encore, d’unmouvement de lèvres. Elle exigeait qu’il restât là. Elle s’éteignitdoucement, sans le quitter du regard, et à mesure qu’il pâlissait,ce regard prenait plus de douceur. Elle pardonna au dernier soupir.Elle mourut comme elle avait vécu, mollement, s’effaçant dans lamort, après s’être effacée dans la vie. Saccard demeura frissonnantdevant ces yeux de morte, restés ouverts, et qui continuaient à lepoursuivre dans leur immobilité. La petite Clotilde berçait sapoupée sur un bord du drap, doucement, pour ne pas réveiller samère.

Quand Mme&|160;Sidonie remonta, tout était fini. D’uncoup de doigt, en femme habituée à cette opération, elle ferma lesyeux d’Angèle, ce qui soulagea singulièrement Saccard. Puis, aprèsavoir couché la petite, elle fit, en un tour de main, la toilettede la chambre mortuaire. Lorsqu’elle eut allumé deux bougies sur lacommode, et tiré soigneusement le drap jusqu’au menton de la morte,elle jeta autour d’elle un regard de satisfaction, et s’allongea aufond d’un fauteuil, où elle sommeilla jusqu’au petit jour. Saccardpassa la nuit dans la pièce voisine, à écrire des lettres defaire-part. Il s’interrompait par moments, s’oubliait, alignait descolonnes de chiffres sur des bouts de papier.

Le soir de l’enterrement, Mme&|160;Sidonie emmenaSaccard à son entresol. Là furent prises de grandes résolutions.L’employé décida qu’il enverrait la petite Clotilde à un de sesfrères, Pascal Rougon, un médecin de Plassans, qui vivait engarçon, dans l’amour de la science, et qui plusieurs fois lui avaitoffert de prendre sa nièce avec lui, pour égayer sa maisonsilencieuse de savant. Mme&|160;Sidonie lui fit ensuitecomprendre qu’il ne pouvait habiter plus longtemps la rueSaint-Jacques. Elle lui louerait pour un mois un appartementélégamment meublé, aux environs de l’Hôtel de Ville&|160;; elletâcherait de trouver cet appartement dans une maison bourgeoise,pour que les meubles parussent lui appartenir. Quant au mobilier dela rue Saint-Jacques, il serait vendu, afin d’effacer jusqu’auxdernières senteurs du passé. Il en emploierait l’argent à s’acheterun trousseau et des vêtements convenables. Trois jours après,Clotilde était remise entre les mains d’une vieille dame qui serendait justement dans le Midi. Et Aristide Saccard, triomphant, lajoue vermeille, comme engraissé en trois journées par les premierssourires de la fortune, occupait au Marais, rue Payenne, dans unemaison sévère et respectable, un coquet logement de cinq pièces, oùil se promenait en pantoufles brodées. C’était le logement d’unjeune abbé, parti subitement pour l’Italie, et dont la servanteavait reçu l’ordre de trouver un locataire. Cette servante étaitune amie de Mme&|160;Sidonie, qui donnait un peu dans lacalotte&|160;; elle aimait les prêtres, de l’amour dont elle aimaitles femmes, par instinct, établissant peut-être certaines parentésnerveuses entre les soutanes et les jupes de soie. Dès lors,Saccard était prêt&|160;; il composa son rôle avec un artexquis&|160;; il attendit sans sourciller les difficultés et lesdélicatesses de la situation qu’il avait acceptée.

Mme&|160;Sidonie, dans l’affreuse nuit de l’agonied’Angèle, avait fidèlement conté en quelques mots le cas de lafamille Béraud. Le chef, M.&|160;Béraud du Châtel, un grandvieillard de soixante ans, était le dernier représentant d’uneancienne famille bourgeoise, dont les titres remontaient plus hautque ceux de certaines familles nobles. Un de ses ancêtres étaitcompagnon d’Étienne Marcel. En 93, son père mourait sur l’échafaud,après avoir salué la République de tous ses enthousiasmes debourgeois de Paris, dans les veines duquel coulait le sangrévolutionnaire de la cité. Lui-même était un de ces républicainsde Sparte, rêvant un gouvernement d’entière justice et de sageliberté. Vieilli dans la magistrature, où il avait pris une roideuret une sévérité de profession, il donna sa démission de présidentde chambre, en 1851, lors du coup d’État, après avoir refusé defaire partie d’une de ces commissions mixtes qui déshonorèrent lajustice française. Depuis cette époque, il vivait solitaire etretiré dans son hôtel de l’île Saint-Louis, qui se trouvait à lapointe de l’île, presque en face de l’hôtel Lambert. Sa femme étaitmorte jeune. Quelque drame secret, dont la blessure saignaittoujours, dut assombrir encore la figure grave du magistrat. Ilavait déjà une fille de huit ans, Renée, lorsque sa femme expira endonnant le jour à une seconde fille. Cette dernière, qu’on nommaChristine, fut recueillie par une sœur de M.&|160;Béraud du Châtel,mariée au notaire Aubertot. Renée alla au couvent.Mme&|160;Aubertot, qui n’avait pas d’enfant, se pritd’une tendresse maternelle pour Christine, qu’elle éleva auprèsd’elle. Son mari étant mort, elle ramena la petite à son père, etresta entre ce vieillard silencieux et cette blondine souriante.Renée fut oubliée en pension. Aux vacances, elle emplissait l’hôteld’un tel tapage, que sa tante poussait un grand soupir desoulagement quand elle la reconduisait enfin chez les dames de laVisitation, où elle était pensionnaire depuis l’âge de huit ans.Elle ne sortit du couvent qu’à dix-neuf ans, et ce fut pour allerpasser une belle saison chez les parents de sa bonne amie Adeline,qui possédaient, dans le Nivernais, une admirable propriété. Quandelle revint en octobre, la tante Élisabeth s’étonna de la trouvergrave, d’une tristesse profonde. Un soir, elle la surprit étouffantses sanglots dans son oreiller, tordue sur son lit par une crise dedouleur folle. Dans l’abandon de son désespoir, l’enfant luiraconta une histoire navrante&|160;: un homme de quarante ans,riche, marié, et dont la femme, jeune et charmante, était là,l’avait violentée à la campagne, sans qu’elle sût ni osât sedéfendre. Cet aveu terrifia la tante Élisabeth&|160;; elles’accusa, comme si elle s’était sentie complice&|160;; sespréférences pour Christine la désolaient, et elle pensait que, sielle avait également gardé Renée près d’elle, la pauvre enfantn’aurait pas succombé. Dès lors, pour chasser ce remords cuisant,dont sa nature tendre exagérait encore la souffrance, elle soutintla coupable&|160;; elle amortit la colère du père, auquel ellesapprirent toutes deux l’horrible vérité par l’excès même de leursprécautions&|160;; elle inventa, dans l’effarement de sasollicitude, cet étrange projet de mariage, qui lui semblait toutarranger, apaiser le père, faire rentrer Renée dans le monde desfemmes honnêtes, et dont elle voulait ne pas voir le côté honteuxni les conséquences fatales.

Jamais on ne sut comment Mme&|160;Sidonie flairacette bonne affaire. L’honneur des Béraud avait traîné dans sonpanier, avec les protêts de toutes les filles de Paris. Quand elleconnut l’histoire, elle imposa presque son frère, dont la femmeagonisait. La tante Élisabeth finit par croire qu’elle étaitl’obligée de cette dame si douce, si humble, qui se dévouait à lamalheureuse Renée, jusqu’à lui choisir un mari dans sa famille. Lapremière entrevue de la tante et de Saccard eut lieu dansl’entresol de la rue du Faubourg-Poissonnière. L’employé, qui étaitarrivé par la porte cochère de la rue Papillon, comprit, en voyantvenir Mme&|160;Aubertot par la boutique et le petitescalier, le mécanisme ingénieux des deux entrées. Il fut plein detact et de convenance. Il traita le mariage comme une affaire, maisen homme du monde qui réglerait ses dettes de jeu. La tanteÉlisabeth était beaucoup plus frissonnante que lui&|160;; ellebalbutiait, elle n’osait parler des cent mille francs qu’elle avaitpromis.

Ce fut lui qui entama le premier la question argent, de l’aird’un avoué discutant le cas d’un client. Selon lui, cent millefrancs étaient un apport ridicule pour le mari de mademoiselleRenée. Il appuyait un peu sur ce mot «&|160;mademoiselle&|160;».M.&|160;Béraud du Châtel mépriserait davantage un gendrepauvre&|160;; il l’accuserait d’avoir séduit sa fille pour safortune, peut-être même aurait-il l’idée de faire secrètement uneenquête. Mme&|160;Aubertot, effrayée, effarée par laparole calme et polie de Saccard, perdit la tête et consentit àdoubler la somme, quand il eut déclaré qu’à moins de deux centmille francs, il n’oserait jamais demander Renée, ne voulant pasêtre pris pour un indigne chasseur de dot. La bonne dame partittoute troublée, ne sachant plus ce qu’elle devait penser d’ungarçon qui avait de telles indignations et qui acceptait un pareilmarché.

Cette première entrevue fut suivie d’une visite officielle quela tante Élisabeth fit à Aristide Saccard, à son appartement de larue Payenne. Cette fois, elle venait au nom de M.&|160;Béraud.L’ancien magistrat avait refusé de voir «&|160;cet homme&|160;»,comme il appelait le séducteur de sa fille, tant qu’il ne seraitpas marié avec Renée, à laquelle il avait d’ailleurs égalementdéfendu sa porte. Mme&|160;Aubertot avait de pleinspouvoirs pour traiter. Elle parut heureuse du luxe del’employé&|160;; elle avait craint que le frère de cetteMme&|160;Sidonie, aux jupes fripées, ne fût un goujat.Il la reçut, drapé dans une délicieuse robe de chambre. C’étaitl’heure où les aventuriers du 2 Décembre, après avoir payé leursdettes, jetaient dans les égouts leurs bottes éculées, leursredingotes blanchies aux coutures, rasaient leur barbe de huitjours, et devenaient des hommes comme il faut. Saccard entraitenfin dans la bande, il se nettoyait les ongles et ne se lavaitplus qu’avec des poudres et des parfums inestimables. Il futgalant&|160;; il changea de tactique, se montra d’undésintéressement prodigieux. Quand la vieille dame parla ducontrat, il fit un geste, comme pour dire que peu lui importait.Depuis huit jours, il feuilletait le Code, il méditait sur cettegrave question, dont dépendait dans l’avenir sa liberté detripoteur d’affaires.

–&|160;Par grâce, dit-il, finissons-en avec cette désagréablequestion d’argent… Mon avis est que mademoiselle Renée doit restermaîtresse de sa fortune et moi maître de la mienne. Le notairearrangera cela.

La tante Élisabeth approuva cette façon de voir&|160;; elletremblait que ce garçon, dont elle sentait vaguement la main defer, ne voulût mettre les doigts dans la dot de sa nièce. Elleparla ensuite de cette dot.

–&|160;Mon frère, dit-elle, a une fortune qui consiste surtouten propriétés et en immeubles. Il n’est pas homme à punir sa filleen rognant la part qu’il lui destinait. Il lui donne une propriétédans la Sologne estimée à trois cent mille francs, ainsi qu’unemaison, située à Paris, qu’on évalue environ à deux cent millefrancs.

Saccard fut ébloui&|160;; il ne s’attendait pas à un telchiffre&|160;; il se tourna à demi pour ne pas laisser voir le flotde sang qui lui montait au visage.

–&|160;Cela fait cinq cent mille francs, continua latante&|160;; mais je ne dois pas vous cacher que la propriété de laSologne ne rapporte que deux pour cent.

Il sourit, il répéta son geste de désintéressement, voulant direque cela ne pouvait le toucher, puisqu’il refusait de s’immiscerdans la fortune de sa femme. Il avait, dans son fauteuil, uneattitude d’adorable indifférence, distrait, jouant du pied avec sapantoufle, paraissant écouter par pure politesse.Mme&|160;Aubertot, avec sa bonté d’âme ordinaire,parlait difficilement, choisissait les termes pour ne pas leblesser. Elle reprit&|160;:

–&|160;Enfin, je veux faire un cadeau à Renée. Je n’ai pasd’enfant, ma fortune reviendra un jour à mes nièces, et ce n’estpas parce que l’une d’elles est dans les larmes, que je fermeraiaujourd’hui la main. Leurs cadeaux de mariage à toutes deux étaientprêts. Celui de Renée consiste en vastes terrains situés du côté deCharonne, que je crois pouvoir évaluer à deux cent mille francs.Seulement…

Au mot de terrain, Saccard avait eu un léger tressaillement.Sous son indifférence jouée, il écoutait avec une attentionprofonde. La tante Élisabeth se troublait, ne trouvait sans doutepas la phrase, et en rougissant&|160;:

–&|160;Seulement, continua-t-elle, je désire que la propriété deces terrains soit reportée sur la tête du premier enfant de Renée.Vous comprendrez mon intention, je ne veux pas que cet enfantpuisse un jour être à votre charge. Dans le cas où il mourrait,Renée resterait seule propriétaire.

Il ne broncha pas, mais ses sourcils tendus annonçaient unegrande préoccupation intérieure. Les terrains de Charonneéveillaient en lui un monde d’idées. Mme&|160;Aubertotcrut l’avoir blessé en parlant de l’enfant de Renée, et ellerestait interdite, ne sachant comment reprendre l’entretien.

–&|160;Vous ne m’avez pas dit dans quelle rue se trouvel’immeuble de deux cent mille francs&|160;? demanda-t-il, enreprenant son ton de bonhomie souriante.

–&|160;Rue de la Pépinière, répondit-elle, presque au coin de larue d’Astorg.

Cette simple phrase produisit sur lui un effet décisif. Il nefut plus maître de son ravissement&|160;; il rapprocha sonfauteuil, et avec sa volubilité provençale, d’une voixcâline&|160;:

–&|160;Chère dame, est-ce bien fini, parlerons-nous encore de cemaudit argent&|160;?… Tenez, je veux me confesser en toutefranchise, car je serais au désespoir si je ne méritais pas votreestime. J’ai perdu ma femme dernièrement, j’ai deux enfants sur lesbras, je suis pratique et raisonnable. En épousant votre nièce, jefais une bonne affaire pour tout le monde. S’il vous reste quelquespréventions contre moi, vous me pardonnerez plus tard, lorsquej’aurai séché les larmes de chacun et enrichi jusqu’à mesarrière-neveux. Le succès est une flamme dorée qui purifie tout. Jeveux que M.&|160;Béraud lui-même me tende la main et meremercie…

Il s’oubliait. Il parla longtemps ainsi avec un cynisme railleurqui perçait par instants sous son air bonhomme. Il mit en avant sonfrère le député, son père le receveur particulier de Plassans. Ilfinit par faire la conquête de la tante Élisabeth, qui voyait avecune joie involontaire, sous les doigts de cet habile homme, ledrame dont elle souffrait depuis un mois, se terminer en unecomédie presque gaie. Il fut convenu qu’on irait chez le notaire lelendemain.

Dès que Mme&|160;Aubertot se fut retirée, il serendit à l’Hôtel de Ville, y passa la journée à fouiller certainsdocuments connus de lui. Chez le notaire, il éleva une difficulté,il dit que la dot de Renée ne se composant que de biens-fonds, ilcraignait pour elle beaucoup de tracas, et qu’il croyait sage devendre au moins l’immeuble de la rue de la Pépinière pour luiconstituer une rente sur le grand-livre.Mme&|160;Aubertot voulut en référer à M.&|160;Béraud duChâtel, toujours cloîtré dans son appartement. Saccard se remit encourse jusqu’au soir. Il alla rue de la Pépinière, il courut Parisde l’air songeur d’un général à la veille d’une bataille décisive.Le lendemain, Mme&|160;Aubertot dit que M.&|160;Bérauddu Châtel s’en remettait complètement à elle. Le contrat fut rédigésur les bases déjà débattues. Saccard apportait deux cent millefrancs, Renée avait en dot la propriété de la Sologne et l’immeublede la rue de la Pépinière, qu’elle s’engageait à vendre&|160;; enoutre, en cas de mort de son premier enfant, elle restait seulepropriétaire des terrains de Charonne que lui donnait sa tante. Lecontrat fut établi sur le régime de la séparation des biens quiconserve aux époux l’entière administration de leur fortune. Latante Élisabeth, qui écoutait attentivement le notaire, parutsatisfaite de ce régime dont les dispositions semblaient assurerl’indépendance de sa nièce, en mettant sa fortune à l’abri de toutetentative. Saccard avait un vague sourire, en voyant la bonne dameapprouver chaque clause d’un signe de tête. Le mariage fut fixé auterme le plus court.

Quand tout fut réglé, Saccard alla cérémonieusement annoncer àson frère Eugène son union avec Mlle&|160;Renée Bérauddu Châtel. Ce coup de maître étonna le député. Comme il laissaitvoir sa surprise&|160;:

–&|160;Tu m’as dit de chercher, dit l’employé, j’ai cherché etj’ai trouvé.

Eugène, dérouté d’abord, entrevit alors la vérité. Et d’une voixcharmante&|160;:

–&|160;Allons, tu es un homme habile… Tu viens me demander pourtémoin, n’est-ce pas&|160;? Compte sur moi… S’il le faut, jemènerai à ta noce tout le côté droit du Corps législatif&|160;; çate poserait joliment…

Puis, comme il avait ouvert la porte, d’un ton plusbas&|160;:

–&|160;Dis&|160;?… Je ne veux pas trop me compromettre en cemoment, nous avons une loi fort dure à faire voter… La grossesse,au moins, n’est pas trop avancée&|160;?

Saccard lui jeta un regard si aigu, qu’Eugène se dit enrefermant la porte&|160;: «&|160;Voilà une plaisanterie qui mecoûterait cher, si je n’étais pas un Rougon.&|160;»

Le mariage eut lieu dans l’église Saint-Louis-en-l’Île. Saccardet Renée ne se virent que la veille de ce grand jour. La scène sepassa le soir, à la tombée de la nuit, dans une salle basse del’hôtel Béraud. Ils s’examinèrent curieusement. Renée, depuis qu’onnégociait son mariage, avait retrouvé son allure d’écervelée, satête folle. C’était une grande fille, d’une beauté exquise etturbulente, qui avait poussé librement dans ses caprices depensionnaire. Elle trouva Saccard petit, laid, mais d’une laideurtourmentée et intelligente qui ne lui déplut pas&|160;; il fut,d’ailleurs, parfait de ton et de manières. Lui, fit une légèregrimace en l’apercevant&|160;; elle lui sembla sans doute tropgrande, plus grande que lui. Ils échangèrent quelques paroles sansembarras. Si le père s’était trouvé là, il aurait pu croire, eneffet, qu’ils se connaissaient depuis longtemps, qu’ils avaientderrière eux quelque faute commune. La tante Élisabeth, présente àl’entrevue, rougissait pour eux.

Le lendemain du mariage, dont la présence d’Eugène Rougon, misen vue par un récent discours, fit un événement dans l’îleSaint-Louis, les deux nouveaux époux furent enfin admis en présencede M.&|160;Béraud du Châtel. Renée pleura en retrouvant son pèrevieilli, plus grave et plus morne. Saccard, que rien jusque-làn’avait décontenancé, fut glacé par la froideur et le demi-jour del’appartement, par la sévérité triste de ce grand vieillard, dontl’œil perçant lui sembla fouiller sa conscience jusqu’au fond.L’ancien magistrat baisa lentement sa fille sur le front, commepour lui dire qu’il lui pardonnait, et se tournant vers songendre&|160;:

–&|160;Monsieur, lui dit-il simplement, nous avons beaucoupsouffert. Je compte que vous nous ferez oublier vos torts.

Il lui tendit la main. Mais Saccard resta frissonnant. Ilpensait que si M.&|160;Béraud du Châtel n’avait pas plié sous ladouleur tragique de la honte de Renée, il aurait d’un regard, d’uneffort, mis à néant les manœuvres de Mme&|160;Sidonie.Celle-ci, après avoir rapproché son frère de la tante Élisabeth,s’était prudemment effacée. Elle n’était pas même venue au mariage.Il se montra très rond avec le vieillard, ayant lu dans son regardune surprise à voir le séducteur de sa fille petit, laid, âgé dequarante ans. Les nouveaux mariés furent obligés de passer lespremières nuits à l’hôtel Béraud. On avait, depuis deux mois,éloigné Christine, pour que cette enfant de quatorze ans nesoupçonnât rien du drame qui se passait dans cette maison calme etdouce comme un cloître. Lorsqu’elle revint, elle resta toutinterdite devant le mari de sa sœur, qu’elle trouva, elle aussi,vieux et laid. Renée seule ne paraissait pas trop s’apercevoir del’âge ni de la figure chafouine de son mari. Elle le traitait sansmépris comme sans tendresse, avec une tranquillité absolue, oùperçait seulement parfois une pointe d’ironique dédain. Saccard secarrait, se mettait chez lui, et réellement, par sa verve, par sarondeur, il gagnait peu à peu l’amitié de tout le monde. Quand ilspartirent, pour aller occuper un superbe appartement, dans unemaison neuve de la rue de Rivoli, le regard de M.&|160;Béraud duChâtel n’avait déjà plus d’étonnement, et la petite Christinejouait avec son beau-frère comme avec un camarade. Renée étaitalors enceinte de quatre mois&|160;; son mari allait l’envoyer à lacampagne, comptant mentir ensuite sur l’âge de l’enfant, lorsque,selon les prévisions de Mme&|160;Sidonie, elle fit unefausse couche. Elle s’était tellement serrée pour dissimuler sagrossesse, qui, d’ailleurs, disparaissait sous l’ampleur de sesjupes, qu’elle fut obligée de garder le lit pendant quelquessemaines. Il fut ravi de l’aventure&|160;; la fortune lui étaitenfin fidèle&|160;: il avait fait un marché d’or, une dot superbe,une femme belle à le faire décorer en six mois, et pas la moindrecharge. On lui avait acheté deux cent mille francs son nom pour unfœtus que la mère ne voulut pas même voir. Dès lors, il songea avecamour aux terrains de Charonne. Mais, pour le moment, il accordaittous ses soins à une spéculation qui devait être la base de safortune.

Malgré la grande situation de la famille de sa femme, il nedonna pas immédiatement sa démission d’agent voyer. Il parla detravaux à finir, d’occupations à chercher. En réalité, il voulaitrester jusqu’à la fin sur le champ de bataille où il jouait sonpremier coup de cartes. Il était chez lui, il pouvait tricher plusà son aise.

Le plan de fortune de l’agent voyer était simple et pratique.Maintenant qu’il avait en main plus d’argent qu’il n’en avaitjamais rêvé pour commencer ses opérations, il comptait appliquerses desseins en grand. Il connaissait son Paris sur le bout dudoigt&|160;; il savait que la pluie d’or qui en battait les murstomberait plus dru chaque jour. Les gens habiles n’avaient qu’àouvrir les poches. Lui s’était mis parmi les habiles, en lisantl’avenir dans les bureaux de l’Hôtel de Ville. Ses fonctions luiavaient appris ce qu’on peut voler dans l’achat et la vente desimmeubles et des terrains. Il était au courant de toutes lesescroqueries classiques&|160;: il savait comment on revend pour unmillion ce qui a coûté cinq cent mille francs&|160;; comment onpaie le droit de crocheter les caisses de l’État, qui sourit etferme les yeux&|160;; comment, en faisant passer un boulevard surle ventre d’un vieux quartier, on jongle, aux applaudissements detoutes les dupes, avec les maisons à six étages. Et ce qui, à cetteheure encore trouble, lorsque le chancre de la spéculation n’enétait qu’à la période d’incubation, faisait de lui un terriblejoueur, c’était qu’il en devinait plus long que ses chefs eux-mêmessur l’avenir de moellons et de plâtre qui était réservé à Paris. Ilavait tant fureté, réuni tant d’indices, qu’il aurait puprophétiser le spectacle qu’offriraient les nouveaux quartiers en1870. Dans les rues, parfois, il regardait certaines maisons d’unair singulier, comme des connaissances dont le sort, connu de luiseul, le touchait profondément.

Deux mois avant la mort d’Angèle, il l’avait menée, un dimanche,aux buttes Montmartre. La pauvre femme adorait manger aurestaurant&|160;; elle était heureuse, lorsque, après une longuepromenade, il l’attablait dans quelque cabaret de la banlieue. Cejour-là, ils dînèrent au sommet des buttes, dans un restaurant dontles fenêtres s’ouvraient sur Paris, sur cet océan de maisons auxtoits bleuâtres, pareils à des flots pressés emplissant l’immensehorizon. Leur table était placée devant une des fenêtres. Cespectacle des toits de Paris égaya Saccard. Au dessert, il fitapporter une bouteille de bourgogne. Il souriait à l’espace, ilétait d’une galanterie inusitée. Et ses regards, amoureusement,redescendaient toujours sur cette mer vivante et pullulante, d’oùsortait la voix profonde des foules. On était à l’automne&|160;; laville, sous le grand ciel pâle, s’alanguissait, d’un gris doux ettendre, piqué çà et là de verdures sombres, qui ressemblaient à delarges feuilles de nénuphars nageant sur un lac&|160;; le soleil secouchait dans un nuage rouge, et, tandis que les fondss’emplissaient d’une brume légère, une poussière d’or, une roséed’or tombait sur la rive droite de la ville, du côté de laMadeleine et des Tuileries. C’était comme le coin enchanté d’unecité des&|160;Mille et une Nuits,&|160;aux arbresd’émeraude, aux toits de saphir, aux girouettes de rubis. Il vintun moment où le rayon qui glissait entre deux nuages fut siresplendissant, que les maisons semblèrent flamber et se fondrecomme un lingot d’or dans un creuset.

&|160;

–&|160;Oh&|160;! vois, dit Saccard, avec un rire d’enfant, ilpleut des pièces de vingt francs dans Paris&|160;!

Angèle se mit à rire à son tour, en accusant ces pièces-là den’être pas faciles à ramasser. Mais son mari s’était levé, ets’accoudant sur la rampe de la fenêtre&|160;:

–&|160;C’est la colonne Vendôme, n’est-ce pas, qui brillelà-bas&|160;?… Ici, plus à droite, voilà la Madeleine… Un beauquartier, où il y a beaucoup à faire… Ah&|160;! cette fois, tout vabrûler&|160;! Vois-tu&|160;?… On dirait que le quartier bout dansl’alambic de quelque chimiste.

Sa voix devenait grave et émue. La comparaison qu’il avaittrouvée parut le frapper beaucoup. Il avait bu du bourgogne, ils’oublia, il continua, étendant le bras pour montrer Paris à Angèlequi s’était également accoudée à son côté&|160;:

–&|160;Oui, oui, j’ai bien dit, plus d’un quartier va fondre, etil restera de l’or aux doigts des gens qui chaufferont et remuerontla cuve. Ce grand innocent de Paris&|160;! vois donc comme il estimmense et comme il s’endort doucement&|160;! C’est bête, cesgrandes villes&|160;! Il ne se doute guère de l’armée de piochesqui l’attaquera un de ces beaux matins, et certains hôtels de larue d’Anjou ne reluiraient pas si fort sous le soleil couchant,s’ils savaient qu’ils n’ont plus que trois ou quatre ans àvivre.

Angèle croyait que son mari plaisantait. Il avait parfois legoût de la plaisanterie colossale et inquiétante. Elle riait, maisavec un vague effroi, de voir ce petit homme se dresser au-dessusdu géant couché à ses pieds, et lui montrer le poing, en pinçantironiquement les lèvres.

–&|160;On a déjà commencé, continua-t-il. Mais ce n’est qu’unemisère. Regarde là-bas, du côté des Halles, on a coupé Paris enquatre…

Et de sa main étendue, ouverte et tranchante comme un coutelas,il fit signe de séparer la ville en quatre parts.

–&|160;Tu veux parler de la rue de Rivoli et du nouveauboulevard que l’on perce&|160;? demanda sa femme.

–&|160;Oui, la grande croisée de Paris, comme ils disent. Ilsdégagent le Louvre et l’Hôtel de Ville. Jeux d’enfants quecela&|160;! C’est bon pour mettre le public en appétit… Quand lepremier réseau sera fini, alors commencera la grande danse. Lesecond réseau trouera la ville de toutes parts, pour rattacher lesfaubourgs au premier réseau. Les tronçons agoniseront dans leplâtre… Tiens, suis un peu ma main. Du boulevard du Temple à labarrière du Trône, une entaille&|160;; puis, de ce côté, une autreentaille, de la Madeleine à la plaine Monceau&|160;; et unetroisième entaille dans ce sens, une autre dans celui-ci, uneentaille là, une entaille plus loin, des entailles partout. Parishaché à coups de sabre, les veines ouvertes, nourrissant cent milleterrassiers et maçons, traversé par d’admirables voies stratégiquesqui mettront les forts au cœur des vieux quartiers.

La nuit venait. Sa main sèche et nerveuse coupait toujours dansle vide. Angèle avait un léger frisson, devant ce couteau vivant,ces doigts de fer qui hachaient sans pitié l’amas sans bornes destoits sombres. Depuis un instant, les brumes de l’horizon roulaientdoucement des hauteurs, et elle s’imaginait entendre, sous lesténèbres qui s’amassaient dans les creux, de lointains craquements,comme si la main de son mari eût réellement fait les entailles dontil parlait, crevant Paris d’un bout à l’autre, brisant les poutres,écrasant les moellons, laissant derrière elle de longues etaffreuses blessures de murs croulants. La petitesse de cette main,s’acharnant sur une proie géante, finissait par inquiéter&|160;;et, tandis qu’elle déchirait sans effort les entrailles de l’énormeville, on eût dit qu’elle prenait un étrange reflet d’acier, dansle crépuscule bleuâtre.

–&|160;Il y aura un troisième réseau, continua Saccard, au boutd’un silence, comme se parlant à lui-même&|160;; celui-là est troplointain, je le vois moins. Je n’ai trouvé que peu d’indices… Maisce sera la folie pure, le galop infernal des millions, Paris soûléet assommé&|160;!

Il se tut de nouveau, les yeux fixés ardemment sur la ville, oùles ombres roulaient de plus en plus épaisses. Il devait interrogercet avenir trop éloigné qui lui échappait. Puis, la nuit se fit, laville devint confuse, on l’entendit respirer largement, comme unemer dont on ne voit plus que la crête pâle des vagues. Çà et là,quelques murs blanchissaient encore&|160;; et, une à une, lesflammes jaunes des becs de gaz piquèrent les ténèbres, pareilles àdes étoiles s’allumant dans le noir d’un ciel d’orage.

Angèle secoua son malaise et reprit la plaisanterie que son mariavait faite au dessert.

–&|160;Ah&|160;! bien, dit-elle avec un sourire, il en est tombéde ces pièces de vingt francs&|160;! Voilà les Parisiens qui lescomptent. Regarde donc les belles piles qu’on aligne à nospieds&|160;!

Elle montrait les rues qui descendent en face des buttesMontmartre, et dont les becs de gaz semblaient empiler sur deuxrangs leurs taches d’or.

–&|160;Et là-bas, s’écria-t-elle, en désignant du doigt unfourmillement d’astres, c’est sûrement la Caisse générale.

Ce mot fit rire Saccard. Ils restèrent encore quelques instantsà la fenêtre, ravis de ce ruissellement de «&|160;pièces de vingtfrancs&|160;», qui finit par embraser Paris entier. L’agent voyer,en descendant de Montmartre, se repentit sans doute d’avoir tantcausé. Il accusa le bourgogne et pria sa femme de ne pas répéterles «&|160;bêtises&|160;» qu’il avait dites&|160;; il voulait,disait-il, être un homme sérieux.

Saccard, depuis longtemps, avait étudié ces trois réseaux derues et de boulevards, dont il s’était oublié à exposer assezexactement le plan devant Angèle. Quand cette dernière mourut, ilne fut pas fâché qu’elle emportât dans la terre ses bavardages desbuttes Montmartre. Là était sa fortune, dans ces fameuses entaillesque sa main avait faites au cœur de Paris, et il entendait nepartager son idée avec personne, sachant qu’au jour du butin il yaurait bien assez de corbeaux planant au-dessus de la villeéventrée. Son premier plan était d’acquérir à bon compte quelqueimmeuble, qu’il saurait à l’avance condamné à une expropriationprochaine, et de réaliser un gros bénéfice, en obtenant une forteindemnité. Il se serait peut-être décidé à tenter l’aventure sansun sou, à acheter l’immeuble à crédit pour ne toucher ensuitequ’une différence, comme à la Bourse, lorsqu’il se remaria,moyennant cette prime de deux cent mille francs qui fixa etagrandit son plan. Maintenant, ses calculs étaient faits&|160;: ilachetait à sa femme, sous le nom d’un intermédiaire, sans paraîtreaucunement, la maison de la rue de la Pépinière, et triplait samise de fonds, grâce à sa science acquise dans les couloirs del’Hôtel de Ville, et à ses bons rapports avec certains personnagesinfluents. S’il avait tressailli, lorsque la tante Élisabeth luiavait indiqué l’endroit où se trouvait la maison, c’est qu’elleétait située au beau milieu du tracé d’une voie dont on ne causaitencore que dans le cabinet du préfet de la Seine. Cette voie, leboulevard Malesherbes l’emportait tout entière. C’était un ancienprojet de Napoléon&|160;Ier&|160;qu’on songeait à mettreà exécution, «&|160;pour donner, disaient les gens graves, undébouché normal à des quartiers perdus derrière un dédale de ruesétroites, sur les escarpements des coteaux qui limitaientParis&|160;». Cette phrase officielle n’avouait naturellement pasl’intérêt que l’empire avait à la danse des écus, à ces déblais età ces remblais formidables qui tenaient les ouvriers en haleine.Saccard s’était permis, un jour, de consulter, chez le préfet, cefameux plan de Paris sur lequel «&|160;une main auguste&|160;»avait tracé à l’encre rouge les principales voies du deuxièmeréseau. Ces sanglants traits de plume entaillaient Paris plusprofondément encore que la main de l’agent voyer. Le boulevardMalesherbes, qui abattait des hôtels superbes, dans les ruesd’Anjou et de la Ville-l’Évêque, et qui nécessitait des travaux deterrassement considérables, devait être troué un des premiers.Quand Saccard alla visiter l’immeuble de la rue de la Pépinière, ilsongea à cette soirée d’automne, à ce dîner qu’il avait fait avecAngèle sur les buttes Montmartre, et pendant lequel il était tombé,au soleil couchant, une pluie si drue de louis d’or sur le quartierde la Madeleine. Il sourit&|160;; il pensa que le nuage radieuxavait crevé chez lui, dans sa cour, et qu’il allait ramasser lespièces de vingt francs.

Tandis que Renée, installée luxueusement dans l’appartement dela rue de Rivoli, au milieu de ce Paris nouveau dont elle allaitêtre une des reines, méditait ses futures toilettes et s’essayait àsa vie de grande mondaine, son mari soignait dévotement sa premièregrande affaire. Il lui achetait d’abord la maison de la rue de laPépinière, grâce à l’intermédiaire d’un certain Larsonneau, qu’ilavait rencontré furetant comme lui dans les bureaux de l’Hôtel deVille, mais qui avait eu la bêtise de se laisser surprendre, unjour qu’il visitait les tiroirs du préfet. Larsonneau s’étaitétabli agent d’affaires, au fond d’une cour noire et humide du basde la rue Saint-Jacques. Son orgueil, ses convoitises y souffraientcruellement. Il se trouvait au même point que Saccard avant sonmariage&|160;; il avait, disait-il, inventé, lui aussi, «&|160;unemachine à pièces de cent sous&|160;»&|160;; seulement les premièresavances lui manquaient pour tirer parti de son invention. Ils’entendit à demi-mot avec son ancien collègue, et il travailla sibien, qu’il eut la maison pour cent cinquante mille francs. Renée,au bout de quelques mois, avait déjà de gros besoins d’argent. Lemari n’intervint que pour autoriser sa femme à vendre. Quand lemarché fut conclu, elle le pria de placer en son nom cent millefrancs qu’elle lui remit en toute confiance, pour le toucher sansdoute et lui faire fermer les yeux sur les cinquante mille francsqu’elle gardait en poche. Il sourit d’un air fin&|160;; il entraitdans ses calculs qu’elle jetât l’argent par les fenêtres&|160;; cescinquante mille francs, qui allaient disparaître en dentelles et enbijoux, devaient lui rapporter, à lui, le cent pour cent. Il poussal’honnêteté, tant il était satisfait de sa première affaire,jusqu’à placer réellement les cent mille francs de Renée et à luiremettre les titres de rente. Sa femme ne pouvait les aliéner, ilétait certain de les retrouver au nid, s’il en avait jamaisbesoin.

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–&|160;Ma chère, ce sera pour vos chiffons, dit-ilgalamment.

Quand il posséda la maison, il eut l’habileté, en un mois, de lafaire revendre deux fois à des prête-noms, en grossissant chaquefois le prix d’achat. Le dernier acquéreur ne la paya pas moins detrois cent mille francs. Pendant ce temps, Larsonneau, qui seulparaissait à titre de représentant des propriétaires successifs,travaillait les locataires. Il refusait impitoyablement derenouveler les baux, à moins qu’on ne consentît à des augmentationsformidables de loyer. Les locataires, qui avaient vent del’expropriation prochaine, étaient au désespoir&|160;; ilsfinissaient par accepter l’augmentation, surtout lorsque Larsonneauajoutait, d’un air conciliant, que cette augmentation seraitfictive pendant les cinq premières années. Quant aux locataires quifirent les méchants, ils furent remplacés par des créaturesauxquelles on donna le logement pour rien et qui signèrent tout cequ’on voulut&|160;; là, il y eut double bénéfice&|160;: le loyerfut augmenté, et l’indemnité réservée au locataire pour son baildut revenir à Saccard. Mme&|160;Sidonie voulut aider sonfrère, en établissant dans une des boutiques du rez-de-chaussée undépôt de pianos. Ce fut à cette occasion que Saccard et Larsonneau,pris de fièvre, allèrent un peu loin&|160;: ils inventèrent deslivres de commerce, ils falsifièrent des écritures, pour établir lavente des pianos sur un chiffre énorme. Pendant plusieurs nuits,ils griffonnèrent ensemble. Ainsi travaillée, la maison tripla devaleur. Grâce au dernier acte de vente, grâce aux augmentations deloyer, aux faux locataires et au commerce deMme&|160;Sidonie, elle pouvait être estimée à cinq centmille francs devant la commission des indemnités.

Les rouages de l’expropriation, de cette machine puissante qui,pendant quinze ans, a bouleversé Paris, soufflant la fortune et laruine, sont des plus simples. Dès qu’une voie nouvelle estdécrétée, les agents voyers dressent le plan parcellaire etévaluent les propriétés. D’ordinaire, pour les immeubles, aprèsenquête, ils capitalisent la location totale et peuvent ainsidonner un chiffre approximatif. La commission des indemnités,composée de membres du conseil municipal, fait toujours une offreinférieure à ce chiffre, sachant que les intéressés réclamerontdavantage, et qu’il y aura concession mutuelle. Quand ils nepeuvent s’entendre, l’affaire est portée devant un jury qui seprononce souverainement sur l’offre de la Ville et la demande dupropriétaire ou du locataire exproprié.

Saccard, resté à l’Hôtel de Ville pour le moment décisif, eut uninstant l’impudence de vouloir se faire désigner, lorsque lestravaux du boulevard Malesherbes commencèrent, et d’estimerlui-même sa maison. Mais il craignit de paralyser par là soninfluence sur les membres de la commission des indemnités. Il fitchoisir un de ses collègues, un jeune homme doux et souriant, nomméMichelin, et dont la femme, d’une adorable beauté, venait parfoisexcuser son mari auprès de ses chefs, lorsqu’il s’absentait pourcause d’indisposition. Il était indisposé très souvent. Saccardavait remarqué que la jolie Mme&|160;Michelin, qui seglissait si humblement par les portes entrebâillées, était unetoute-puissance&|160;; Michelin gagnait de l’avancement à chacunede ses maladies, il faisait son chemin en se mettant au lit.Pendant une de ses absences, comme il envoyait sa femme presquetous les matins donner de ses nouvelles à son bureau, Saccard lerencontra deux fois sur les boulevards extérieurs, fumant uncigare, de l’air tendre et ravi qui ne le quittait jamais. Cela luiinspira de la sympathie pour ce bon jeune homme, pour cet heureuxménage si ingénieux et si pratique. Il avait l’admiration de toutesles «&|160;machines à pièces de cent sous&|160;» habilementexploitées. Quand il eut fait désigner Michelin, il alla voir sacharmante femme, voulut la présenter à Renée, parla devant elle deson frère le député, l’illustre orateur.Mme&|160;Michelin comprit.

À partir de ce jour, son mari garda pour son collègue sessourires les plus recueillis. Celui-ci, qui ne voulait pas mettrele digne garçon dans ses confidences, se contenta de se trouver là,comme par hasard, le jour où il procéda à l’évaluation del’immeuble de la rue de la Pépinière. Il l’aida. Michelin, la têtela plus nulle et la plus vide qu’on pût imaginer, se conforma auxinstructions de sa femme, qui lui avait recommandé de contenterM.&|160;Saccard en toutes choses. Il ne soupçonna rien,d’ailleurs&|160;; il crut que l’agent voyer était pressé de luifaire bâcler sa besogne pour l’emmener au café. Les baux, lesquittances de loyer, les fameux livres deMme&|160;Sidonie passèrent des mains de son collèguesous ses yeux, sans qu’il eût le temps seulement de vérifier leschiffres, que celui-ci énonçait tout haut. Larsonneau était là, quitraitait son complice en étranger.

–&|160;Allez, mettez cinq cent mille francs, finit par direSaccard. La maison vaut davantage… Dépêchons, je crois qu’il va yavoir un mouvement du personnel à l’Hôtel de Ville, et je veux vousen parler pour que vous préveniez votre femme.

L’affaire fut ainsi enlevée. Mais il avait encore des craintes.Il redoutait que ce chiffre de cinq cent mille francs ne parût unpeu gros à la commission des indemnités, pour une maison qui n’envalait notoirement que deux cent mille. La hausse formidable surles immeubles n’avait pas encore eu lieu. Une enquête lui auraitfait courir le risque de sérieux désagréments. Il se rappelaitcette phrase de son frère&|160;: «&|160;Pas de scandale tropbruyant, ou je te supprime&|160;»&|160;; et il savait Eugène hommeà exécuter sa menace. Il s’agissait de rendre aveugles etbienveillants ces messieurs de la commission. Il jeta les yeux surdeux hommes influents dont il s’était fait des amis par la façondont il les saluait dans les corridors, lorsqu’il les rencontrait.Les trente-six membres du conseil municipal étaient choisis avecsoin de la main même de l’empereur, sur la présentation du préfet,parmi les sénateurs, les députés, les avocats, les médecins, lesgrands industriels qui s’agenouillaient le plus dévotement devantle pouvoir&|160;; mais, entre tous, le baron Gouraud etM.&|160;Toutin-Laroche méritaient la bienveillance des Tuileriespar leur ferveur.

&|160;

Tout le baron Gouraud tenait dans cette courte biographie&|160;:fait baron par Napoléon&|160;Ier, en récompense debiscuits avariés fournis à la Grande Armée, il avait tour à tourété pair sous Louis&|160;XVIII, sous Charles&|160;X, sousLouis-Philippe, et il était sénateur sous Napoléon&|160;III.C’était un adorateur du trône, des quatre planches doréesrecouvertes de velours&|160;; peu lui importait l’homme qui s’ytrouvait assis. Avec son ventre énorme, sa face de bœuf, son allured’éléphant, il était d’une coquinerie charmante&|160;; il sevendait avec majesté et commettait les plus grosses infamies au nomdu devoir et de la conscience. Mais cet homme étonnait encore pluspar ses vices. Il courait sur lui des histoires qu’on ne pouvaitraconter qu’à l’oreille. Ses soixante-dix-huit ans fleurissaient enpleine débauche monstrueuse. À deux reprises, on avait dû étoufferde sales aventures, pour qu’il n’allât pas traîner son habit brodéde sénateur sur les bancs de la cour d’assises.

M.&|160;Toutin-Laroche, grand et maigre, ancien inventeur d’unmélange de suif et de stéarine pour la fabrication des bougies,rêvait le Sénat. Il s’était fait l’inséparable du baronGouraud&|160;; il se frottait à lui, avec l’idée vague que cela luiporterait bonheur. Au fond, il était très pratique, et s’il eûttrouvé un fauteuil de sénateur à acheter, il en aurait âprementdébattu le prix. L’empire allait mettre en vue cette nullité avide,ce cerveau étroit qui avait le génie des tripotages industriels. Ilvendit le premier son nom à une compagnie véreuse, à une de cessociétés qui poussèrent comme des champignons empoisonnés sur lefumier des spéculations impériales. On put voir collée aux murs, àcette époque, une affiche portant en grosses lettres noires cesmots&|160;:&|160;Société générale des ports duMaroc,&|160;et dans laquelle le nom de M.&|160;Toutin-Laroche,avec son titre de conseiller municipal, s’étalait, en tête de listedes membres du conseil de surveillance, tous plus inconnus les unsque les autres. Ce procédé, dont on a abusé depuis, fitmerveille&|160;; les actionnaires accoururent, bien que la questiondes ports du Maroc fût peu claire et que les braves gens quiapportaient leur argent ne pussent expliquer eux-mêmes à quelleœuvre on allait l’employer. L’affiche parlait superbement d’établirdes stations commerciales le long de la Méditerranée. Depuis deuxans, certains journaux célébraient cette opération grandiose,qu’ils déclaraient plus prospère tous les trois mois. Au conseilmunicipal, M.&|160;Toutin-Laroche passait pour un administrateur depremier mérite&|160;; il était une des fortes têtes de l’endroit,et sa tyrannie aigre sur ses collègues n’avait d’égale que saplatitude dévote devant le préfet. Il travaillait déjà à lacréation d’une grande compagnie financière, le Crédit viticole, unecaisse de prêt pour les vignerons, dont il parlait avec desréticences, des attitudes graves qui allumaient autour de lui lesconvoitises des imbéciles.

Saccard gagna la protection de ces deux personnages, en leurrendant des services, dont il feignit habilement d’ignorerl’importance. Il mit en rapport sa sœur et le baron, alorscompromis dans une histoire des moins propres. Il la conduisit chezlui, sous le prétexte de réclamer son appui en faveur de la chèrefemme, qui pétitionnait depuis longtemps, afin d’obtenir unefourniture de rideaux pour les Tuileries. Mais il advint, quandl’agent voyer les eut laissés ensemble, que ce futMme&|160;Sidonie qui promit au baron de traiter aveccertaines gens, assez maladroits pour ne pas être honorés del’amitié qu’un sénateur avait daigné témoigner à leur enfant, unepetite fille d’une dizaine d’années. Saccard agit lui-même auprèsde M.&|160;Toutin-Laroche&|160;; il se ménagea une entrevue aveclui dans un corridor et mit la conversation sur le fameux Créditviticole. Au bout de cinq minutes, le grand administrateur effaré,stupéfait des choses étonnantes qu’il entendait, prit sans façonl’employé à son bras et le retint pendant une heure dans lecouloir. Saccard lui souffla des mécanismes financiers prodigieuxd’ingéniosité. Quand M.&|160;Toutin-Laroche le quitta, il lui serrala main d’une façon expressive, avec un clignement d’yeuxfranc-maçonnique.

–&|160;Vous en serez, murmura-t-il, il faut que vous ensoyez.

Il fut supérieur dans toute cette affaire. Il poussa la prudencejusqu’à ne pas rendre le baron Gouraud et M.&|160;Toutin-Larochecomplices l’un de l’autre. Il les visita séparément, leur glissa unmot à l’oreille en faveur d’un de ses amis qui allait êtreexproprié, rue de la Pépinière&|160;; il eut bien soin de dire àchacun des deux compères qu’il ne parlerait de cette affaire àaucun autre membre de la commission, que c’était une chose enl’air, mais qu’il comptait sur toute sa bienveillance.

L’agent voyer avait eu raison de craindre et de prendre sesprécautions. Quand le dossier relatif à son immeuble arriva devantla commission des indemnités, il se trouva justement qu’un desmembres habitait la rue d’Astorg et connaissait la maison. Cemembre se récria sur le chiffre de cinq cent mille francs que,selon lui, on devait réduire de plus de moitié. Aristide avait eul’impudence de faire demander sept cent mille francs. Ce jour-là,M.&|160;Toutin-Laroche, d’ordinaire très désagréable pour sescollègues, était d’une humeur plus massacrante encore que decoutume. Il se fâcha, il prit la défense des propriétaires.

–&|160;Nous sommes tous propriétaires, messieurs, criait-il…L’empereur veut faire de grandes choses, ne lésinons pas sur desmisères… Cette maison doit valoir les cinq cent mille francs&|160;;c’est un de nos hommes, un employé de la Ville, qui a fixé cechiffre… Vraiment, on dirait que nous vivons dans la forêt deBondy&|160;; vous verrez que nous finirons par nous soupçonnerentre nous.

Le baron Gouraud, appesanti sur son siège, regardait du coin del’œil, d’un air surpris, M.&|160;Toutin-Laroche jetant feu etflamme en faveur du propriétaire de la rue de la Pépinière. Il eutun soupçon. Mais, en somme, comme cette sortie violente ledispensait de prendre la parole, il se mit à hocher doucement latête, en signe d’approbation absolue. Le membre de la rue d’Astorgrésistait, révolté, ne voulant pas plier devant les deux tyrans dela commission, dans une question où il était plus compétent que cesmessieurs. Ce fut alors que M.&|160;Toutin-Laroche, ayant remarquéles signes approbatifs du baron, s’empara vivement du dossier etdit d’une voix sèche&|160;:

–&|160;C’est bien. Nous éclaircirons vos doutes… Si vous lepermettez, je me charge de l’affaire, et le baron Gouraud feral’enquête avec moi.

–&|160;Oui, oui, dit gravement le baron, rien de louche ne doitentacher nos décisions.

Le dossier avait déjà disparu dans les vastes poches deM.&|160;Toutin-Laroche. La commission dut s’incliner. Sur le quai,comme ils sortaient, les deux compères se regardèrent sans rire.Ils se sentaient complices, ce qui redoublait leur aplomb. Deuxesprits vulgaires eussent provoqué une explication&|160;; euxcontinuèrent à plaider la cause des propriétaires, comme si on eûtpu les entendre encore, et à déplorer l’esprit de méfiance qui seglissait partout. Au moment où ils allaient se quitter&|160;:

–&|160;Ah&|160;! j’oubliais, mon cher collègue, dit le baronavec un sourire, je pars tout à l’heure pour la campagne. Vousseriez bien aimable d’aller faire sans moi cette petite enquête… Etsurtout ne me vendez pas, ces messieurs se plaignent de ce que jeprends trop de vacances.

–&|160;Soyez tranquille, répondit M.&|160;Toutin-Laroche, jevais de ce pas rue de la Pépinière.

Il rentra tranquillement chez lui, avec une pointe d’admirationpour le baron, qui dénouait si joliment les situations délicates.Il garda le dossier dans sa poche, et, à la séance suivante, ildéclara, d’un ton péremptoire, au nom du baron et au sien, qu’entrel’offre de cinq cent mille francs et la demande de sept cent millefrancs, il fallait prendre un moyen terme et accorder six centmille francs. Il n’y eut pas la moindre opposition. Le membre de larue d’Astorg, qui avait réfléchi sans doute, dit avec une grandebonhomie qu’il s’était trompé&|160;: il avait cru qu’il s’agissaitde la maison voisine.

Ce fut ainsi qu’Aristide Saccard remporta sa première victoire.Il quadrupla sa mise de fonds et gagna deux complices. Une seulechose l’inquiéta&|160;; lorsqu’il voulut anéantir les fameux livresde Mme&|160;Sidonie, il ne les trouva plus. Il courutchez Larsonneau, qui lui avoua carrément qu’il les avait, en effet,et qu’il les gardait. L’autre ne se fâcha pas&|160;; il sembla direqu’il n’avait eu de l’inquiétude que pour ce cher ami, beaucoupplus compromis que lui par ces écritures presque entièrement de samain, mais qu’il était rassuré, du moment où elles se trouvaient ensa possession. Au fond, il eût volontiers étranglé le «&|160;cherami&|160;»&|160;; il se souvenait d’une pièce fort compromettante,d’un inventaire faux, qu’il avait eu la bêtise de dresser, et quidevait être resté dans l’un des registres. Larsonneau, payégrassement, alla monter un cabinet d’affaires rue de Rivoli, où ileut des bureaux meublés avec le luxe d’un appartement de fille.Saccard, après avoir quitté l’Hôtel de Ville, pouvant mettre enbranle un roulement de fonds considérable, se lança dans laspéculation à outrance, tandis que Renée, grisée, folle, emplissaitParis du bruit de ses équipages, de l’éclat de ses diamants, duvertige de sa vie adorable et tapageuse.

Parfois, le mari et la femme, ces deux fièvres chaudes del’argent et du plaisir, allaient dans les brouillards glacés del’île Saint-Louis. Il leur semblait qu’ils entraient dans une villemorte.

L’hôtel Béraud, bâti vers le commencement du dix-septièmesiècle, était une de ces constructions carrées, noires et graves,aux étroites et hautes fenêtres, nombreuses au Marais, et qu’onloue à des pensionnats, à des fabricants d’eau de Seltz, à desentrepositaires de vins et d’alcools. Seulement, il étaitadmirablement conservé. Sur la rue Saint-Louis-en-l’Île, il n’avaitque trois étages, des étages de quinze à vingt pieds de hauteur. Lerez-de-chaussée, plus écrasé, était percé de fenêtres garniesd’énormes barres de fer, s’enfonçant lugubrement dans la sombreépaisseur des murs, et d’une porte arrondie, presque aussi hauteque large, à marteau de fonte, peinte en gros vert et garnie declous énormes qui dessinaient des étoiles et des losanges sur lesdeux vantaux. Cette porte était typique, avec les bornes qui laflanquaient, renversées à demi et largement cerclées de fer. Onvoyait qu’anciennement on avait ménagé le lit d’un ruisseau, aumilieu de la porte, entre les pentes légères du cailloutage duporche&|160;; mais M.&|160;Béraud s’était décidé à boucher ceruisseau en faisant bitumer l’entrée&|160;; ce fut, d’ailleurs, leseul sacrifice aux architectes modernes qu’il accepta jamais. Lesfenêtres des étages étaient garnies de minces rampes de fer forgé,laissant voir leurs croisées colossales à fortes boiseries bruneset à petits carreaux verdâtres. En haut, devant les mansardes, letoit s’interrompait, la gouttière continuait seule son chemin pourconduire les eaux de pluie aux tuyaux de descente. Et ce quiaugmentait encore la nudité austère de la façade, c’était l’absenceabsolue de persiennes et de jalousies, le soleil ne venant enaucune saison sur ces pierres pâles et mélancoliques. Cette façade,avec son air vénérable, sa sévérité bourgeoise, dormaitsolennellement dans le recueillement du quartier, dans le silencede la rue que les voitures ne troublaient guère.

À l’intérieur de l’hôtel, se trouvait une cour carrée, entouréed’arcades, une réduction de la place Royale, dallée d’énormespavés, ce qui achevait de donner à cette maison morte l’apparenced’un cloître. En face du porche, une fontaine, une tête de lion àdemi effacée, et dont on ne voyait plus que la gueule entrouverte,jetait, par un tube de fer, une eau lourde et monotone, dans uneauge verte de mousse, polie sur les bords par l’usure. Cette eauétait glaciale. Des herbes poussaient entre les pavés. L’été, unmince coin de soleil descendait dans la cour, et cette visite rareavait blanchi un angle de la façade, au midi, tandis que les troisautres pans, moroses et noirâtres, étaient marbrés de moisissures.Là, au fond de cette cour fraîche et muette comme un puits,éclairée d’un jour blanc d’hiver, on se serait cru à mille lieuesde ce nouveau Paris où flambaient toutes les chaudes jouissances,dans le vacarme des millions.

Les appartements de l’hôtel avaient le calme triste, lasolennité froide de la cour. Desservis par un large escalier àrampe de fer, où les pas et la toux des visiteurs sonnaient commesous une voûte d’église, ils s’étendaient en longues enfilades devastes et hautes pièces, dans lesquelles se perdaient de vieuxmeubles, de bois sombre et trapu&|160;; et le demi-jour n’étaitpeuplé que par les personnages des tapisseries, dont on apercevaitvaguement les grands corps blêmes. Tout le luxe de l’anciennebourgeoisie parisienne était là, un luxe inusable et sans mollesse,des sièges dont le chêne est recouvert à peine d’un peu d’étoupe,des lits aux étoffes rigides, des bahuts à linge où la rudesse desplanches compromettrait singulièrement la frêle existence des robesmodernes. M.&|160;Béraud du Châtel avait choisi son appartementdans la partie la plus noire de l’hôtel, entre la rue et la cour,au premier étage. Il se trouvait là dans un cadre merveilleux derecueillement, de silence et d’ombre. Quand il poussait les portes,traversant la solennité des pièces, de son pas lent et grave, onl’eût pris pour un de ces membres des vieux parlements, dont onvoyait les portraits accrochés aux murs, rentrant chez lui toutsongeur, après avoir discuté et refusé de signer un édit duroi.

Mais dans cette maison morte, dans ce cloître, il y avait un nidchaud et vibrant, un trou de soleil et de gaieté, un coind’adorable enfance, de grand air, de lumière large. Il fallaitmonter une foule de petits escaliers, filer le long de dix à douzecorridors, redescendre, remonter encore, faire un véritable voyage,et l’on arrivait enfin à une vaste chambre, à une sorte debelvédère bâti sur le toit, derrière l’hôtel, au-dessus du quai deBéthune. Elle était en plein midi. La fenêtre s’ouvrait si grande,que le ciel, avec tous ses rayons, tout son air, tout son bleu,semblait y entrer. Perchée comme un pigeonnier, elle avait delongues caisses de fleurs, une immense volière, et pas un meuble.On avait simplement étalé une natte sur le carreau. C’était la«&|160;chambre des enfants&|160;». Dans tout l’hôtel, on laconnaissait, on la désignait sous ce nom. La maison était sifroide, la cour si humide, que la tante Élisabeth avait redoutépour Christine et Renée ce souffle frais qui tombait desmurs&|160;; maintes fois, elle avait grondé les gamines quicouraient sous les arcades et qui prenaient plaisir à tremper leurspetits bras dans l’eau glacée de la fontaine. Alors, l’idée luiétait venue de faire disposer pour elles ce grenier perdu, le seulcoin où le soleil entrât et se réjouît, solitaire, depuis bientôtdeux siècles, au milieu des toiles d’araignée. Elle leur donna unenatte, des oiseaux, des fleurs. Les gamines furent enthousiasmées.Pendant les vacances, Renée vivait là, dans le bain jaune de ce bonsoleil, qui semblait heureux de la toilette qu’on avait faite à saretraite et des deux têtes blondes qu’on lui envoyait. La chambredevint un paradis, toute résonnante du chant des oiseaux et dubabil des petites. On la leur avait cédée en toute propriété. Ellesdisaient «&|160;notre chambre&|160;»&|160;; elles étaient chezelles&|160;; elles allaient jusqu’à s’y enfermer à clef pour sebien prouver qu’elles en étaient les uniques maîtresses. Quel coinde bonheur&|160;! Un massacre de joujoux râlait sur la natte, dansle soleil clair.

Et la grande joie de la chambre des enfants était encore levaste horizon. Des autres fenêtres de l’hôtel, on ne voyait, enface de soi, que des murs noirs, à quelques pieds. Mais, decelle-ci, on apercevait tout ce bout de Seine, tout ce bout deParis qui s’étend de la Cité au pont de Bercy, plat et immense, etqui ressemble à quelque originale cité de Hollande. En bas, sur lequai de Béthune, il y avait des baraques de bois à moitiéeffondrées, des entassements de poutres et de toits crevés, parmilesquels les enfants s’amusaient souvent à regarder courir des ratsénormes, qu’elles redoutaient vaguement de voir grimper le long deshautes murailles. Mais, au-delà, l’enchantement commençait.L’estacade, étageant ses madriers, ses contreforts de cathédralegothique, et le pont de Constantine, léger, se balançant comme unedentelle sous les pieds des passants, se coupaient à angle droit,paraissaient barrer et retenir la masse énorme de la rivière. Enface, les arbres de la Halle aux vins, et plus loin les massifs duJardin des plantes, verdissaient, s’étalaient jusqu’àl’horizon&|160;: tandis que, de l’autre côté de l’eau, le quaiHenri&|160;IV et le quai de la Rapée alignaient leurs constructionsbasses et inégales, leur rangée de maisons qui, de haut,ressemblaient aux petites maisons de bois et de carton que lesgamines avaient dans des boîtes. Au fond, à droite, le toit ardoiséde la Salpêtrière bleuissait au-dessus des arbres. Puis, au milieu,descendant jusqu’à la Seine, les larges berges pavées faisaientdeux longues routes grises que tachait çà et là la marbrure d’unefile de tonneaux, d’un chariot attelé, d’un bateau de bois ou decharbon vidé à terre. Mais l’âme de tout cela, l’âme qui emplissaitle paysage, c’était la Seine, la rivière vivante&|160;; elle venaitde loin, du bord vague et tremblant de l’horizon, elle sortait delà-bas, du rêve, pour couler droit aux enfants, dans sa majestétranquille, dans son gonflement puissant, qui s’épanouissait,s’élargissait en nappe à leurs pieds, à la pointe de l’île. Lesdeux ponts qui la coupaient, le pont de Bercy et le pontd’Austerlitz, semblaient des arrêts nécessaires, chargés de lacontenir, de l’empêcher de monter jusque dans la chambre. Lespetites aimaient la géante, elles s’emplissaient les yeux de sacoulée colossale, de cet éternel flot grondant qui roulait verselles, comme pour les atteindre, et qu’elles sentaient se fendre etdisparaître à droite et à gauche, dans l’inconnu, avec une douceurde titan dompté. Par les beaux jours, par les matinées de cielbleu, elles se trouvaient ravies des belles robes de laSeine&|160;; c’étaient des robes changeantes qui passaient du bleuau vert, avec mille teintes d’une délicatesse infinie&|160;; onaurait dit de la soie mouchetée de flammes blanches, avec desruches de satin&|160;; et les bateaux qui s’abritaient aux deuxrives la bordaient d’un ruban de velours noir. Au loin, surtout,l’étoffe devenait admirable et précieuse, comme la gaze enchantéed’une tunique de fée&|160;; après la bande de satin gros vert, dontl’ombre des ponts serrait la Seine, il y avait des plastrons d’or,des pans d’une étoffe plissée couleur de soleil. Le ciel immense,sur cette eau, ces files basses de maisons, ces verdures des deuxparcs, se creusait.

Parfois Renée, lasse de cet horizon sans bornes, grande déjà etrapportant du pensionnat des curiosités charnelles, jetait unregard dans l’école de natation des bains Petit, dont le bateau setrouve amarré à la pointe de l’île. Elle cherchait à voir, entreles linges flottants pendus à des ficelles en guise de plafond, leshommes en caleçon dont on apercevait les ventres nus.

III

Maxime resta au collège de Plassans jusqu’aux vacances de 1854.Il avait treize ans et quelques mois, et venait d’achever sacinquième. Ce fut alors que son père se décida à le faire venir àParis. Il songeait qu’un fils de cet âge le poserait,l’installerait définitivement dans son rôle de veuf remarié, richeet sérieux. Lorsqu’il annonça son projet à Renée, à l’égard delaquelle il se piquait d’une extrême galanterie, elle lui réponditnégligemment :

– C’est cela, faites venir le gamin… Il nous amusera unpeu. Le matin, on s’ennuie à mourir.

Le gamin arriva huit jours après. C’était déjà un grand galopinfluet, à figure de fille, l’air délicat et effronté, d’un blondtrès doux. Mais comme il était fagoté, grand Dieu ! Tondujusqu’aux oreilles, les cheveux si ras que la blancheur du crâne setrouvait à peine couverte d’une ombre légère, il avait un pantalontrop court, des souliers de charretier, une tunique affreusementrâpée, trop large, et qui le rendait presque bossu. Dans cetaccoutrement, surpris des choses nouvelles qu’il voyait, ilregardait autour de lui, sans timidité, d’ailleurs, de l’airsauvage et rusé d’un enfant précoce, hésitant à se livrer dupremier coup.

Un domestique venait de l’amener de la gare, et il était dans legrand salon, ravi par l’or de l’ameublement et du plafond,profondément heureux de ce luxe au milieu duquel il allait vivre,lorsque Renée, qui revenait de chez son tailleur, entra comme uncoup de vent. Elle jeta son chapeau et le burnous blanc qu’elleavait mis sur ses épaules pour se protéger contre le froid déjàvif. Elle apparut à Maxime, stupéfait d’admiration, dans toutl’éclat de son merveilleux costume.

L’enfant la crut déguisée. Elle portait une délicieuse jupe defaille bleue, à grands volants, sur laquelle était jetée une sorted’habit de garde française de soie gris tendre. Les pans del’habit, doublé de satin bleu plus foncé que la faille du jupon,étaient galamment relevés et retenus par des nœuds de ruban ;les parements des manches plates, les grands revers du corsages’élargissaient, garnis du même satin. Et, comme assaisonnementsuprême, comme pointe risquée d’originalité, de gros boutonsimitant le saphir, pris dans des rosettes azur, descendaient lelong de l’habit, sur deux rangées. C’était laid et adorable.

Quand Renée aperçut Maxime :

– C’est le petit, n’est-ce pas ? demanda-t-elle audomestique, surprise de le voir aussi grand qu’elle.

L’enfant la dévorait du regard. Cette dame si blanche de peau,dont on apercevait la poitrine dans l’entrebâillement d’unechemisette plissée, cette apparition brusque et charmante, avec sacoiffure haute, ses fines mains gantées, ses petites bottes d’hommedont les talons pointus s’enfonçaient dans le tapis, le ravissait,lui semblait la bonne fée de cet appartement tiède et doré. Il semit à sourire, et il fut tout juste assez gauche pour garder sagrâce de gamin.

– Tiens, il est drôle ! s’écria Renée… Mais, quellehorreur ! comme on lui a coupé les cheveux !… Écoute, monpetit ami, ton père ne rentrera sans doute que pour le dîner, et jevais être obligée de t’installer… Je suis votre belle-maman,monsieur. Veux-tu m’embrasser ?

– Je veux bien, répondit carrément Maxime.

Et il baisa la jeune femme sur les deux joues, en la prenant parles épaules, ce qui chiffonna un peu l’habit de garde française.Elle se dégagea, riant, disant :

– Mon Dieu ! qu’il est drôle, le petittondu !…

Elle revint à lui, plus sérieuse.

– Nous serons amis, n’est-ce pas ?… Je veux être unemère pour vous. Je réfléchissais à cela, en attendant mon tailleurqui était en conférence, et je me disais que je devais me montrertrès bonne et vous élever tout à fait bien… Ce seragentil !

Maxime continuait à la regarder, de son regard bleu de fillehardie, et brusquement :

– Quel âge avez-vous ? demanda-t-il.

– Mais on ne demande jamais cela ! s’écria-t-elle enjoignant les mains… Il ne sait pas, le petit malheureux ! Ilfaudra tout lui apprendre… Heureusement que je puis encore dire monâge. J’ai vingt et un ans.

– Moi, j’en aurai bientôt quatorze… Vous pourriez être masœur.

Il n’acheva pas, mais son regard ajoutait qu’il s’attendait àtrouver la seconde femme de son père beaucoup plus vieille. Ilétait tout près d’elle, il lui regardait le cou avec tantd’attention, qu’elle finit presque par rougir. Sa tête folle,d’ailleurs, tournait, ne pouvant s’arrêter longtemps sur le mêmesujet ; et elle se mit à marcher, à parler de son tailleur,oubliant qu’elle s’adressait à un enfant.

– J’aurais voulu être là pour vous recevoir. Maisimaginez-vous que Worms m’a apporté ce costume ce matin… Jel’essaie et je le trouve assez réussi. Il a beaucoup de chic,n’est-ce pas ?

Elle s’était placée devant une glace. Maxime allait et venaitderrière elle, pour la voir sur toutes les faces.

– Seulement, continua-t-elle, en mettant l’habit, je mesuis aperçue qu’il faisait un gros pli, là, sur l’épaule gauche,vous voyez… C’est très laid, ce pli ; il semble que j’ai uneépaule plus haute que l’autre.

Il s’était approché, il passait son doigt sur le pli, comme pourl’aplatir, et sa main de collégien vicieux paraissait s’oublier encet endroit avec un certain bien aise.

– Ma foi, continua-t-elle, je n’ai pu y tenir. J’ai faitatteler et je suis allée dire à Worms ce que je pensais de soninconcevable légèreté… Il m’a promis de réparer cela.

Puis, elle resta devant la glace, se contemplant toujours, seperdant dans une subite rêverie. Elle finit par poser un doigt surses lèvres, d’un air d’impatience méditative. Et, tout bas, commese parlant à elle-même :

– Il manque quelque chose… bien sûr qu’il manque quelquechose…

Alors, d’un mouvement prompt, elle se tourna, se planta devantMaxime, auquel elle demanda :

– Est-ce que c’est vraiment bien ?… Vous ne trouvezpas qu’il manque quelque chose, un rien, un nœud quelquepart ?

Le collégien, rassuré par la camaraderie de la jeune femme,avait repris tout l’aplomb de sa nature effrontée. Il s’éloigna, serapprocha, cligna les yeux, en murmurant :

– Non, non, il ne manque rien, c’est très joli, très joli…Je trouve plutôt qu’il y a quelque chose de trop.

Il rougit un peu, malgré son audace, s’avança encore, et,traçant du bout du doigt un angle aigu sur la gorge deRenée :

– Moi, voyez-vous, continua-t-il, j’échancrerais comme çacette dentelle, et je mettrais un collier avec une grossecroix.

Elle battit des mains, rayonnante.

– C’est cela, c’est cela, cria-t-elle… J’avais la grossecroix sur le bout de la langue.

Elle écarta la chemisette, disparut pendant deux minutes, revintavec le collier et la croix. Et, se replaçant devant la glace d’unair de triomphe :

– Oh ! complet, tout à fait complet, murmura-t-elle…Mais il n’est pas bête du tout, le petit tondu ! Tu habillaisdonc les femmes dans ta province ?… Décidément, nous seronsbons amis. Mais il faudra m’écouter. D’abord, vous laisserezpousser vos cheveux, et vous ne porterez plus cette affreusetunique. Puis, vous suivrez fidèlement mes leçons de bonnesmanières. Je veux que vous soyez un joli jeune homme.

– Mais bien sûr, dit naïvement l’enfant ; puisque papaest riche maintenant, et que vous êtes sa femme.

Elle eut un sourire, et avec sa vivacité habituelle :

– Alors commençons par nous tutoyer. Je dis tu, je disvous. C’est bête… Tu m’aimeras bien ?

– Je t’aimerai de tout mon cœur, répondit-il avec uneeffusion de galopin en bonne fortune.

Telle fut la première entrevue de Maxime et de Renée. L’enfantn’alla au collège qu’un mois plus tard. Sa belle-mère, les premiersjours, joua avec lui comme avec une poupée ; elle le décrassade sa province, et il faut dire qu’il y mit une bonne volontéextrême. Quand il parut, habillé de neuf des pieds à la tête par letailleur de son père, elle poussa un cri de surprise joyeuse :il était joli comme un cœur ; ce fut son expression. Sescheveux seuls mettaient à pousser une lenteur désespérante. Lajeune femme disait d’ordinaire que tout le visage est dans lachevelure. Elle soignait la sienne avec dévotion. Longtemps, lacouleur l’en avait désolée, cette couleur particulière, d’un jaunetendre, qui rappelait celle du beurre fin. Mais quand la mode descheveux jaunes arriva, elle fut charmée, et pour faire croirequ’elle ne suivait pas la mode bêtement, elle jura qu’elle seteignait tous les mois.

Les treize ans de Maxime étaient déjà terriblement savants.C’était une de ces natures frêles et hâtives, dans lesquelles lessens poussent de bonne heure. Le vice en lui parut même avantl’éveil des désirs. À deux reprises, il faillit se faire chasser ducollège. Renée, avec des yeux habitués aux grâces provinciales,aurait vu que, tout fagoté qu’il était, le petit tondu, comme ellele nommait, souriait, tournait le cou, avançait les bras d’unefaçon gentille, de cet air féminin des demoiselles de collège. Ilse soignait beaucoup les mains, qu’il avait minces etlongues ; si ses cheveux restaient courts, par ordre duproviseur, ancien colonel du génie, il possédait un petit miroirqu’il tirait de sa poche, pendant les classes, qu’il posait entreles pages de son livre, et dans lequel il se regardait des heuresentières, s’examinant les yeux, les gencives, se faisant des mines,s’apprenant des coquetteries. Ses camarades se pendaient à sablouse, comme à une jupe, et il se serrait tellement, qu’il avaitla taille mince, le balancement de hanches d’une femme faite. Lavérité était qu’il recevait autant de coups que de caresses. Lecollège de Plassans, un repaire de petits bandits comme la plupartdes collèges de province, fut ainsi un milieu de souillure, danslequel se développa singulièrement ce tempérament neutre, cetteenfance qui apportait le mal, d’on ne savait quel inconnuhéréditaire. L’âge allait heureusement le corriger. Mais la marquede ses abandons d’enfant, cette effémination de tout son être,cette heure où il s’était cru fille, devait rester en lui, lefrapper à jamais dans sa virilité.

Renée l’appelait « mademoiselle », sans savoir que,six mois auparavant, elle aurait dit juste. Il lui semblait trèsobéissant, très aimant, et même elle se trouvait souvent gênée parses caresses. Il avait une façon d’embrasser qui chauffait la peau.Mais ce qui la ravissait, c’était son espièglerie ; il étaitdrôle au possible, hardi, parlant déjà des femmes avec dessourires, tenant tête aux amies de Renée, à la chère Adeline quivenait d’épouser M. d’Espanet, et à la grosse Suzanne, mariéetout récemment au grand industriel Haffner. Il eut, à quatorze ans,une passion pour cette dernière. Il avait pris sa belle-mère pourconfidente, et celle-ci s’amusait beaucoup.

– Moi, j’aurais préféré Adeline, disait-elle ; elleest plus jolie.

– Peut-être, répondait le galopin, mais Suzanne est bienplus grosse… J’aime les belles femmes… Si tu étais gentille, tu luiparlerais pour moi.

Renée riait. Sa poupée, ce grand gamin aux mines de fille, luisemblait impayable, depuis qu’elle était amoureuse. Il vint unmoment où Mme Haffner dut se défendre sérieusement.D’ailleurs, ces dames encourageaient Maxime par leurs riresétouffés, leurs demi-mots, les attitudes coquettes qu’ellesprenaient devant cet enfant précoce. Il entrait là une pointe dedébauche fort aristocratique. Toutes trois, dans leur vietumultueuse, brûlées par la passion, s’arrêtaient à la dépravationcharmante du galopin, comme à un piment original et sans danger quiréveillait leur goût. Elles lui laissaient toucher leur robe,frôler leurs épaules de ses doigts, lorsqu’il les suivait dansl’antichambre, pour jeter sur elles leur sortie de bal ; ellesse le passaient de main en main, riant comme des folles, quand illeur baisait les poignets, du côté des veines, à cette place où lapeau est si douce ; puis elles se faisaient maternelles et luienseignaient doctement l’art d’être bel homme et de plaire auxdames. C’était leur joujou, un petit homme d’un mécanismeingénieux, qui embrassait, qui faisait la cour, qui avait les plusaimables vices du monde, mais qui restait un joujou, un petit hommede carton qu’on ne craignait pas trop, assez cependant pour avoir,sous sa main enfantine, un frisson très doux.

À la rentrée des classes, Maxime alla au lycée Bonaparte. C’estle lycée du beau monde, celui que Saccard devait choisir pour sonfils. L’enfant, si mou, si léger qu’il fût, avait alors uneintelligence très vive ; mais il s’appliqua à tout autre chosequ’aux études classiques. Il fut cependant un élève correct, qui nedescendit jamais dans la bohème des cancres, et qui demeura parmiles petits messieurs convenables et bien mis dont on ne dit rien.Il ne lui resta de sa jeunesse qu’une véritable religion pour latoilette. Paris lui ouvrit les yeux, en fit un beau jeune homme,pincé dans ses vêtements, suivant les modes. Il était le Brummel desa classe. Il s’y présentait comme dans un salon, chaussé finement,ganté juste, avec des cravates prodigieuses et des chapeauxineffables. D’ailleurs, ils se trouvaient là une vingtaine, formantune aristocratie, s’offrant à la sortie des havanes dans desporte-cigares à fermoirs d’or, faisant porter leur paquet de livrespar un domestique en livrée. Maxime avait déterminé son père à luiacheter un tilbury et un petit cheval noir qui faisaientl’admiration de ses camarades. Il conduisait lui-même, ayant sur lesiège de derrière un valet de pied, les bras croisés, qui tenaitsur ses genoux le cartable du collégien, un vrai portefeuille deministre en chagrin marron. Et il fallait voir avec quellelégèreté, quelle science et quelle correction d’allures, il venaiten dix minutes de la rue de Rivoli à la rue du Havre, arrêtait netson cheval devant la porte du lycée, jetait la bride au valet, endisant : « Jacques, à quatre heures et demie, n’est-cepas ? » Les boutiquiers voisins étaient ravis de la bonnegrâce de ce blondin qu’ils voyaient régulièrement deux fois parjour arriver et repartir dans sa voiture. Au retour, ilreconduisait parfois un ami, qu’il mettait à sa porte. Les deuxenfants fumaient, regardaient les femmes, éclaboussaient lespassants, comme s’ils fussent revenus des courses. Petit mondeétonnant, couvée de fats et d’imbéciles, qu’on peut voir chaquejour rue du Havre, correctement habillés, avec leurs vestons degandins, jouer les hommes riches et blasés, tandis que la bohème dulycée, les vrais écoliers, arrivent criant et se poussant, tapantle pavé avec leurs gros souliers, leurs livres pendus derrière ledos, au bout d’une courroie.

Renée, qui voulait prendre au sérieux son rôle de mère etd’institutrice, était enchantée de son élève. Elle ne négligeaitrien, il est vrai, pour parfaire son éducation. Elle traversaitalors une heure pleine de dépit et de larmes ; un amantl’avait quittée, avec scandale, aux yeux de tout Paris, pour semettre avec la duchesse de Sternich. Elle rêva que Maxime serait saconsolation, elle se vieillit, s’ingénia pour être maternelle, etdevint le mentor le plus original qu’on pût imaginer. Souvent, letilbury de Maxime restait à la maison ; c’était Renée, avec sagrande calèche, qui venait prendre le collégien. Ils cachaient leportefeuille marron sous la banquette, ils allaient au Bois, alorsdans tout son neuf. Là, elle lui faisait un cours de hauteélégance. Elle lui nommait le Tout-Paris impérial, gras, heureux,encore dans l’extase de ce coup de baguette qui changeait lesmeurt-de-faim et les goujats de la veille en grands seigneurs, enmillionnaires soufflant et se pâmant sous le poids de leur caisse.Mais l’enfant la questionnait surtout sur les femmes, et comme elleétait très libre avec lui, elle lui donnait des détailsprécis ; Mme de Guende était bête, maisadmirablement faite ; la comtesse Vanska, fort riche, avaitchanté dans les cours, avant de se faire épouser par un Polonais,qui la battait, disait-on ; quant à la marquise d’Espanet et àSuzanne Haffner, elles étaient inséparables, et, bien qu’ellesfussent ses amies intimes, Renée ajoutait, en pinçant les lèvres,comme pour n’en pas dire davantage, qu’il courait de bien vilaineshistoires sur leur compte ; la belleMme de Lauwerens était aussi horriblementcompromettante, mais elle avait de si jolis yeux, et tout le monde,en somme, savait que, quant à elle, elle était irréprochable, bienqu’un peu trop mêlée aux intrigues des pauvres petites femmes quila fréquentaient, Mme Daste,Mme Teissière, la baronne de Meinhold. Maximevoulut avoir le portrait de ces dames ; il en garnit un albumqui resta sur la table du salon. Pour embarrasser sa belle-maman,avec cette ruse vicieuse qui était le trait dominant de soncaractère, il lui demandait des détails sur les filles, en feignantde les prendre pour des femmes du vrai monde. Renée, morale etsérieuse, disait que c’étaient d’affreuses créatures et qu’ildevait les éviter avec soin ; puis elle s’oubliait, et parlaitd’elles comme de personnes qu’elle eût connues intimement. Un desgrands régals de l’enfant était encore de la mettre sur le chapitrede la duchesse de Sternich. Chaque fois que sa voiture passait, auBois, à côté de la leur, il ne manquait pas de nommer la duchesse,avec une sournoiserie méchante, un regard en dessous, prouvantqu’il connaissait la dernière aventure de Renée. Celle-ci, d’unevoix sèche, déchirait sa rivale ; comme ellevieillissait ! la pauvre femme ! elle se maquillait, elleavait des amants cachés au fond de toutes ses armoires, elles’était donnée à un chambellan pour entrer dans le lit impérial. Etelle ne tarissait pas, tandis que Maxime, pour l’exaspérer,trouvait Mme de Sternich délicieuse. De tellesleçons développaient singulièrement l’intelligence du collégien,d’autant plus que la jeune institutrice les répétait partout, auBois, au théâtre, dans les salons. L’élève devint très fort.

Ce que Maxime adorait, c’était de vivre dans les jupes, dans leschiffons, dans la poudre de riz des femmes. Il restait toujours unpeu fille, avec ses mains effilées, son visage imberbe, son coublanc et potelé. Renée le consultait gravement sur ses toilettes.Il connaissait les bons faiseurs de Paris, jugeait chacun d’euxd’un mot, parlait de la saveur des chapeaux d’un tel et de lalogique des robes de tel autre. À dix-sept ans, il n’y avait pasune modiste qu’il n’eût approfondie, pas un bottier dont il n’eûtétudié et pénétré le cœur. Cet étrange avorton, qui, pendant lesclasses d’anglais, lisait les prospectus que son parfumeur luiadressait tous les vendredis, aurait soutenu une thèse brillantesur le Tout-Paris mondain, clientèle et fournisseurs compris, àl’âge où les gamins de province n’osent pas encore regarder leurbonne en face. Souvent, quand il revenait du lycée, il rapportaitdans son tilbury un chapeau, une boîte de savons, un bijou,commandés la veille par sa belle-mère. Il avait toujours quelquebout de dentelle musquée qui traînait dans ses poches.

Mais sa grande partie était d’accompagner Renée chez l’illustreWorms, le tailleur de génie, devant lequel les reines du secondEmpire se tenaient à genoux. Le salon du grand homme était vaste,carré, garni de larges divans. Il y entrait avec une émotionreligieuse. Les toilettes ont certainement une odeur propre ;la soie, le satin, le velours, les dentelles, avaient marié leursarômes légers à ceux des chevelures et des épaules ambrées ;et l’air du salon gardait cette tiédeur odorante, cet encens de lachair et du luxe qui changeait la pièce en une chapelle consacrée àquelque secrète divinité. Souvent il fallait que Renée et Maximefissent antichambre pendant des heures ; il y avait là unevingtaine de solliciteuses, attendant leur tour, trempant desbiscuits dans des verres de madère, faisant collation sur la grandetable du milieu, où traînaient des bouteilles et des assiettes depetits fours. Ces dames étaient chez elles, parlaient librement, etlorsqu’elles se pelotonnaient autour de la pièce, on aurait dit unvol blanc de lesbiennes qui se serait abattu sur les divans d’unsalon parisien. Maxime, qu’elles toléraient et qu’elles aimaientpour son air de fille, était le seul homme admis dans le cénacle.Il y goûtait des jouissances divines ; il glissait le long desdivans comme une couleuvre agile ; on le retrouvait sous unejupe, derrière un corsage, entre deux robes, où il se faisait toutpetit, se tenant bien tranquille, respirant la chaleur parfumée deses voisines, avec des mines d’enfant de chœur avalant le bonDieu.

– Il se fourre partout, ce petit-là, disait la baronne deMeinhold, en lui tapotant les joues.

Il était si fluet que ces dames ne lui donnaient guère plus dequatorze ans. Elles s’amusèrent à le griser avec le madère del’illustre Worms. Il leur dit des choses stupéfiantes, qui lesfirent rire aux larmes. Toutefois, ce fut la marquise d’Espanet quitrouva le mot de la situation. Comme on découvrit un jour Maxime,dans un angle des divans, derrière son dos :

– Voilà un garçon qui aurait dû naître fille,murmura-t-elle, à le voir si rose, si rougissant, si pénétré dubien-être qu’il avait éprouvé dans son voisinage.

Puis, lorsque le grand Worms recevait enfin Renée, Maximepénétrait avec elle dans le cabinet. Il s’était permis de parlerdeux ou trois fois, pendant que le maître s’absorbait dans lespectacle de sa cliente, comme les pontifes du beau veulent queLéonard de Vinci l’ait fait devant la Joconde. Le maître avaitdaigné sourire de la justesse de ses observations. Il faisaitmettre Renée debout devant une glace, qui montait du parquet auplafond, se recueillait, avec un froncement de sourcils, pendantque la jeune femme, émue, retenait son haleine, pour ne pas bouger.Et, au bout de quelques minutes, le maître, comme pris et secouépar l’inspiration, peignait à grands traits saccadés lechef-d’œuvre qu’il venait de concevoir, s’écriait en phrasessèches :

– Robe Montespan en faille cendrée…, la traîne dessinant,devant, une basque arrondie…, gros nœuds de satin gris la relevantsur les hanches…, enfin tablier bouillonné de tulle gris perle, lesbouillonnés séparés par des bandes de satin gris.

Il se recueillait encore, paraissait descendre tout au fond deson génie, et, avec une grimace triomphante de pythonisse sur sontrépied, il achevait :

– Nous poserons dans les cheveux, sur cette tête rieuse, lepapillon rêveur de Psyché aux ailes d’azur changeant.

Mais, d’autres fois, l’inspiration était rétive. L’illustreWorms l’appelait vainement, concentrait ses facultés en pure perte.Il torturait ses sourcils, devenait livide, prenait entre ses mainssa pauvre tête, qu’il branlait avec désespoir, et vaincu, se jetantdans un fauteuil :

– Non, murmurait-il d’une voix dolente, non, pasaujourd’hui…, ce n’est pas possible… Ces dames sont indiscrètes. Lasource est tarie.

Et il mettait Renée à la porte en répétant :

– Pas possible, pas possible, chère dame, vous repasserezun autre jour… Je ne vous sens pas ce matin.

La belle éducation que recevait Maxime eut un premier résultat.À dix-sept ans, le gamin séduisit la femme de chambre de sabelle-mère. Le pis de l’histoire fut que la chambrière devintenceinte. Il fallut l’envoyer à la campagne avec le marmot et luiconstituer une petite rente. Renée resta horriblement vexée del’aventure. Saccard ne s’en occupa que pour régler le côtépécuniaire de la question ; mais la jeune femme grondavertement son élève. Lui, dont elle voulait faire un hommedistingué, se compromettre avec une telle fille ! Quel débutridicule et honteux, quelle fredaine inavouable ! Encore s’ils’était lancé avec une de ces dames !

– Pardieu ! répondit-il tranquillement, si ta bonneamie Suzanne avait voulu, c’est elle qui serait allée à lacampagne.

– Oh ! le polisson ! murmura-t-elle, désarmée,égayée par l’idée de voir Suzanne se réfugiant à la campagne avecune rente de douze cents francs.

Puis, une pensée plus drôle lui vint, et oubliant son rôle demère irritée, poussant des rires perlés, qu’elle retenait entre sesdoigts, elle balbutia, en le regardant du coin de l’œil :

– Dis donc, c’est Adeline qui t’en aurait voulu, et qui luiaurait fait des scènes…

Elle n’acheva pas. Maxime riait avec elle. Telle fut la bellechute que fit la morale de Renée en cette aventure.

Cependant Aristide Saccard ne s’inquiétait guère des deuxenfants, comme il nommait son fils et sa seconde femme. Il leurlaissait une liberté absolue, heureux de les voir bons amis, ce quiemplissait l’appartement d’une gaieté bruyante. Singulierappartement que ce premier étage de la rue de Rivoli. Les portes ybattaient toute la journée ; les domestiques y parlaienthaut ; le luxe neuf et éclatant en était traversécontinuellement par des courses de jupes énormes et volantes, pardes processions de fournisseurs, par le tohu-bohu des amies deRenée, des camarades de Maxime et des visiteurs de Saccard. Cedernier recevait, de neuf heures à onze heures, le plus étrangemonde qu’on pût voir : sénateurs et clercs d’huissier,duchesses et marchandes à la toilette, toute l’écume que lestempêtes de Paris jetaient le matin à sa porte, robes de soie,jupes sales, blouses, habits noirs, qu’il accueillait du même tonpressé, des mêmes gestes impatients et nerveux ; il bâclaitles affaires en deux paroles, résolvait vingt difficultés à lafois, et donnait les solutions en courant. On eût dit que ce petithomme remuant, dont la voix était très forte, se battait dans soncabinet avec les gens, avec les meubles, culbutait, se frappait latête au plafond pour en faire jaillir les idées, et retombaittoujours victorieux sur ses pieds. Puis, à onze heures, ilsortait ; on ne le voyait plus de la journée ; ildéjeunait dehors, souvent même il y dînait. Alors la maisonappartenait à Renée et à Maxime ; ils s’emparaient du cabinetdu père ; ils y déballaient les cartons des fournisseurs, etles chiffons traînaient sur les dossiers. Parfois des gens gravesattendaient une heure à la porte du cabinet, pendant que lecollégien et la jeune femme discutaient un nœud de ruban, assis auxdeux bouts du bureau de Saccard. Renée faisait atteler dix fois parjour. Rarement on mangeait ensemble ; sur les trois, deuxcouraient, s’oubliaient, ne revenaient qu’à minuit. Appartement detapage, d’affaires et de plaisirs, où la vie moderne, avec sonbruit d’or sonnant, de toilettes froissées, s’engouffrait comme uncoup de vent.

 

Aristide Saccard avait enfin trouvé son milieu. Il s’étaitrévélé grand spéculateur, brasseur de millions. Après le coup demaître de la rue de la Pépinière, il se lança hardiment dans lalutte qui commençait à semer Paris d’épaves honteuses et detriomphes fulgurants. D’abord, il joua à coup sûr, répétant sonpremier succès, achetant les immeubles qu’il savait menacés de lapioche, et employant ses amis pour obtenir de grosses indemnités.Il vint un moment où il eut cinq ou six maisons, ces maisons qu’ilregardait si étrangement autrefois, comme des connaissances à lui,lorsqu’il n’était qu’un pauvre agent voyer. Mais c’était làl’enfance de l’art. Quand il avait usé les baux, comploté avec leslocataires, volé l’État et les particuliers, la finesse n’était pasgrande, et il pensait que le jeu ne valait pas la chandelle. Aussimit-il bientôt son génie au service de besognes pluscompliquées.

Saccard inventa d’abord le tour des achats d’immeubles faitssous le manteau pour le compte de la Ville. Une décision du Conseild’État créait à cette dernière une situation difficile. Elle avaitacheté à l’amiable un grand nombre de maisons, espérant user lesbaux et congédier les locataires sans indemnité. Mais cesacquisitions furent considérées comme de véritables expropriations,et elle dut payer. Ce fut alors que Saccard offrit d’être leprête-nom de la Ville ; il achetait, usait les baux, et,moyennant un pot-de-vin, livrait l’immeuble au moment fixé. Et mêmeil finit par jouer double jeu ; il achetait pour la Ville etpour le préfet. Quand l’affaire était par trop tentante, ilescamotait la maison. L’État payait. On récompensa sescomplaisances en lui concédant des bouts de rues, des carrefoursprojetés, qu’il rétrocédait avant même que la voie nouvelle fûtcommencée. C’était un jeu féroce ; on jouait sur les quartiersà bâtir comme on joue sur un titre de rente. Certaines dames, dejolies filles, amies intimes de hauts fonctionnaires, étaient de lapartie ; une d’elles, dont les dents blanches sont célèbres, acroqué, à plusieurs reprises, des rues entières. Saccards’affamait, sentait ses désirs s’accroître, à voir ce ruissellementd’or qui lui glissait entre les mains. Il lui semblait qu’une merde pièces de vingt francs s’élargissait autour de lui, de lacdevenait océan, emplissait l’immense horizon avec un bruit devagues étrange, une musique métallique qui lui chatouillait lecœur ; et il s’aventurait, nageur plus hardi chaque jour,plongeant, reparaissant, tantôt sur le dos, tantôt sur le ventre,traversant cette immensité par les temps clairs et par les orages,comptant sur ses forces et son adresse pour ne jamais aller aufond.

Paris s’abîmait alors dans un nuage de plâtre. Les temps préditspar Saccard, sur les buttes Montmartre, étaient venus. On taillaitla cité à coups de sabre, et il était de toutes les entailles, detoutes les blessures. Il avait des décombres à lui aux quatre coinsde la ville. Rue de Rome, il fut mêlé à cette étonnante histoire dutrou qu’une compagnie creusa, pour transporter cinq ou six millemètres cubes de terre et faire croire à des travaux gigantesques,et qu’on dut ensuite reboucher, en rapportant la terre deSaint-Ouen, lorsque la compagnie eut fait faillite. Lui s’en tirala conscience nette, les poches pleines, grâce à son frère Eugène,qui voulut bien intervenir. À Chaillot, il aida à éventrer labutte, à la jeter dans un bas-fond, pour faire passer le boulevardqui va de l’Arc de Triomphe au pont de l’Alma. Du côté de Passy, cefut lui qui eut l’idée de semer les déblais du Trocadéro sur leplateau, de sorte que la bonne terre se trouve aujourd’hui à deuxmètres de profondeur, et que l’herbe elle-même refuse de pousserdans ces gravats. On l’aurait retrouvé sur vingt points à la fois,à tous les endroits où il y avait quelque obstacle insurmontable,un déblai dont on ne savait que faire, un remblai qu’on ne pouvaitexécuter, un bon amas de terre et de plâtras où s’impatientait lahâte fébrile des ingénieurs, que lui fouillait de ses ongles, etdans lequel il finissait toujours par trouver quelque pot-de-vin ouquelque opération de sa façon. Le même jour, il courait des travauxde l’Arc de Triomphe à ceux du boulevard Saint-Michel, des déblaisdu boulevard Malesherbes aux remblais de Chaillot, traînant aveclui une armée d’ouvriers, d’huissiers, d’actionnaires, de dupes etde fripons.

Mais sa gloire la plus pure était le Crédit viticole, qu’ilavait fondé avec Toutin-Laroche. Celui-ci s’en trouvait ledirecteur officiel ; lui ne paraissait que comme membre duconseil de surveillance. Eugène, en cette circonstance, avaitencore donné un bon coup de main à son frère. Grâce à lui, legouvernement autorisa la compagnie, et la surveilla avec une grandebonhomie. En une délicate circonstance, comme un journal malpensant se permettait de critiquer une opération de cettecompagnie, le Moniteur alla jusqu’à publier unenote interdisant toute discussion sur une maison si honorable, etque l’État daignait patronner. Le Crédit viticole s’appuyait sur unexcellent système financier : il prêtait aux cultivateurs lamoitié du prix d’estimation de leurs biens, garantissait le prêtpar une hypothèque, et touchait des emprunteurs les intérêts,augmentés d’un acompte d’amortissement. Jamais mécanisme ne futplus digne ni plus sage. Eugène avait déclaré à son frère, avec unfin sourire, que les Tuileries voulaient qu’on fût honnête.M. Toutin-Laroche interpréta ce désir en laissant fonctionnertranquillement la machine des prêts aux cultivateurs, et enétablissant à côté une maison de banque qui attirait à elle lescapitaux et qui jouait avec fièvre, se lançant dans toutes lesaventures. Grâce à l’impulsion formidable que le directeur luidonna, le Crédit viticole eut bientôt une réputation de solidité etde prospérité à toute épreuve. Au début, pour lancer d’un coup, àla Bourse, une masse d’actions fraîchement détachées de la souche,et leur donner l’aspect de titres ayant déjà beaucoup circulé,Saccard eut l’ingéniosité de les faire piétiner et battre, pendanttoute une nuit, par les garçons de recette armés de balais debouleau. On eût dit une succursale de la Banque. L’hôtel, occupépar les bureaux, avec sa cour pleine d’équipages, ses grillagessévères, son large perron et son escalier monumental, ses enfiladesde cabinets luxueux, son monde d’employés et de laquais en livrée,semblait être le temple grave et digne de l’argent ; et rienne frappait le public d’une émotion plus religieuse, que lesanctuaire, que la Caisse, où conduisait un corridor d’une nuditésacrée, et où l’on apercevait le coffre-fort, le dieu, accroupi,scellé au mur, trapu et dormant, avec ses trois serrures, sesflancs épais, son air de brute divine.

Saccard maquignonna une grosse affaire avec la Ville. Celle-ci,obérée, écrasée par sa dette, entraînée dans cette danse desmillions qu’elle avait mise en branle, pour plaire à l’empereur etremplir certaines poches, en était réduite aux emprunts déguisés,ne voulant pas avouer ses fièvres chaudes, sa folie de la pioche etdu moellon. Elle venait de créer alors ce qu’on nommait des bons dedélégation, de véritables lettres de change à longue date, pourpayer les entrepreneurs, le jour même de la signature des traités,et leur permettre ainsi de trouver des fonds en négociant les bons.Le Crédit viticole avait gracieusement accepté ce papier de la maindes entrepreneurs. Le jour où la Ville manqua d’argent, Saccardalla la tenter. Une somme considérable lui fut avancée, sur uneémission de bons de délégation, que M. Toutin-Laroche juratenir de compagnies concessionnaires, et qu’il traîna dans tous lesruisseaux de la spéculation. Le Crédit viticole était désormaisinattaquable ; il tenait Paris à la gorge. Le directeur neparlait plus qu’avec un sourire de la fameuse Société générale desports du Maroc ; elle vivait pourtant toujours, et lesjournaux continuaient à célébrer régulièrement les grandes stationscommerciales. Un jour que M. Toutin-Laroche engageait Saccardà prendre des actions de cette société, celui-ci lui rit au nez, enlui demandant s’il le croyait assez bête pour placer son argentdans la « Compagnie générale des Mille et uneNuits ».

 

Jusque-là, Saccard avait joué heureusement, à coup sûr,trichant, se vendant, bénéficiant sur les marchés, tirant un gainquelconque de chacune de ses opérations. Bientôt cet agiotage nelui suffit plus, il dédaigna de glaner, de ramasser l’or que lesToutin-Laroche et les baron Gouraud laissaient tomber derrière eux.Il mit les bras dans le sac jusqu’à l’épaule. Il s’associa avec lesMignon, Charrier et Cie, ces fameux entrepreneurs alors à leursdébuts et qui devaient réaliser des fortunes colossales. La Villes’était déjà décidée à ne plus exécuter elle-même les travaux, àcéder les boulevards à forfait. Les compagnies concessionnairess’engageaient à lui livrer une voie toute faite, arbres plantés,bancs et becs de gaz posés, moyennant une indemnité convenue ;quelquefois même, elles donnaient la voie pour rien : elles setrouvaient largement payées par les terrains en bordure, qu’ellesretenaient et qu’elles frappaient d’une plus-value considérable. Lafièvre de spéculation sur les terrains, la hausse furieuse sur lesimmeubles datent de cette époque. Saccard, par ses attaches, obtintla concession de trois tronçons de boulevard. Il fut l’âme ardenteet un peu brouillonne de l’association. Les sieurs Mignon etCharrier, ses créatures dans les commencements, étaient de gros etrusés compères, des maîtres maçons qui connaissaient le prix del’argent. Ils riaient en dessous devant les équipages deSaccard ; ils gardaient le plus souvent leurs blouses, nerefusaient pas un coup de main à un ouvrier, rentraient chez euxcouverts de plâtre. Ils étaient de Langres tous les deux. Ilsapportaient, dans ce Paris brûlant et inassouvi, leur prudence deChampenois, leur cerveau calme, peu ouvert, peu intelligent, maistrès apte à profiter des occasions pour s’emplir les poches, quitteà jouir plus tard. Si Saccard lança l’affaire, l’anima de saflamme, de sa rage d’appétits, les sieurs Mignon et Charrier, parleur terre à terre, leur administration routinière et étroite,l’empêchèrent vingt fois de culbuter dans les imaginationsétonnantes de leur associé. Jamais ils ne consentirent à avoir lesbureaux superbes, l’hôtel qu’il voulait bâtir pour étonner Paris.Ils refusèrent également les spéculations secondaires quipoussaient chaque matin dans sa tête : construction de sallesde concert, de vastes maisons de bains, sur les terrains enbordure ; chemins de fer, suivant la ligne des nouveauxboulevards ; galeries vitrées, décuplant le loyer desboutiques, et permettant de circuler dans Paris sans être mouillé.Les entrepreneurs, pour couper court à ces projets qui leseffrayaient, décidèrent que les terrains en bordure seraientpartagés entre les trois associés, et que chacun d’eux en ferait cequ’il voudrait. Eux continuèrent à vendre sagement leurs lots. Luifit bâtir. Son cerveau bouillait. Il eût proposé sans rire demettre Paris sous une immense cloche, pour le changer en serrechaude, et y cultiver les ananas et la canne à sucre.

Bientôt, remuant les capitaux à la pelle, il eut huit maisonssur les nouveaux boulevards. Il en avait quatre complètementterminées, deux rue de Marignan, et deux sur le boulevardHaussmann ; les quatre autres, situées sur le boulevardMalesherbes, restaient en construction, et même une d’elles, vasteenclos de planches où devait s’élever un magnifique hôtel, n’avaitencore de posé que le plancher du premier étage. À cette époque,ses affaires se compliquèrent tellement, il avait tant de filsattachés à chacun de ses doigts, tant d’intérêts à surveiller et demarionnettes à faire mouvoir, qu’il dormait à peine trois heurespar nuit et qu’il lisait sa correspondance dans sa voiture. Lemerveilleux était que sa caisse semblait inépuisable. Il étaitactionnaire de toutes les sociétés, bâtissait avec une sorte defureur, se mettait de tous les trafics, menaçait d’inonder Pariscomme une mer montante, sans qu’on le vît réaliser jamais unbénéfice bien net, empocher une grosse somme luisant au soleil. Cefleuve d’or, sans sources connues, qui paraissait sortir à flotspressés de son cabinet, étonnait les badauds, et fit de lui, à unmoment, l’homme en vue auquel les journaux prêtaient tous les bonsmots de la Bourse.

Avec un tel mari, Renée était aussi peu mariée que possible.Elle restait des semaines entières sans presque le voir.D’ailleurs, il était parfait : il ouvrait pour elle sa caissetoute grande. Au fond, elle l’aimait comme un banquier obligeant.Quand elle allait à l’hôtel Béraud, elle faisait un grand éloge delui devant son père, que la fortune de son gendre laissait sévèreet froid. Son mépris s’en était allé ; cet homme semblait siconvaincu que la vie n’est qu’une affaire, il était si évidemmentné pour battre monnaie avec tout ce qui lui tombait sous lesmains : femmes, enfants, pavés, sacs de plâtre, consciences,qu’elle ne pouvait lui reprocher le marché de leur mariage. Depuisce marché, il la regardait un peu comme une de ces belles maisonsqui lui faisaient honneur et dont il espérait tirer de grosprofits. Il la voulait bien mise, bruyante, faisant tourner la têteà tout Paris. Cela le posait, doublait le chiffre probable de safortune. Il était beau, jeune, amoureux, écervelé, par sa femme.Elle était une associée, une complice sans le savoir. Un nouvelattelage, une toilette de deux mille écus, une complaisance pourquelque amant, facilitèrent, décidèrent souvent ses plus heureusesaffaires. Souvent aussi il se prétendait accablé, l’envoyait chezun ministre, chez un fonctionnaire quelconque, pour solliciter uneautorisation ou recevoir une réponse. Il lui disait :« Et sois sage ! » d’un ton qui n’appartenait qu’àlui, à la fois railleur et câlin. Et quand elle revenait, qu’elleavait réussi, il se frottait les mains, en répétant sonfameux : « Et tu as été sage ! » Renée riait.Il était trop actif pour souhaiter uneMme Michelin. Il aimait simplement lesplaisanteries crues, les hypothèses scabreuses. D’ailleurs, siRenée « n’avait pas été sage », il n’aurait éprouvé quele dépit d’avoir réellement payé la complaisance du ministre ou dufonctionnaire. Duper les gens, leur en donner moins que pour leurargent, était un régal. Il se disait souvent : « Sij’étais femme, je me vendrais peut-être, mais je ne livreraisjamais la marchandise ; c’est trop bête. »

Cette folle de Renée, qui était apparue une nuit dans le cielparisien comme la fée excentrique des voluptés mondaines, était lamoins analysable des femmes. Élevée au logis, elle eût sans douteémoussé par la religion ou par quelque autre satisfaction nerveuse,les pointes des désirs dont les piqûres l’affolaient par instants.De tête, elle était bourgeoise ; elle avait une honnêtetéabsolue, un amour des choses logiques, une crainte du ciel et del’enfer, une dose énorme de préjugés ; elle appartenait à sonpère, à cette race calme et prudente où fleurissent les vertus dufoyer. Et c’était dans cette nature que germaient, quegrandissaient les fantaisies prodigieuses, les curiosités sanscesse renaissantes, les désirs inavouables. Chez les dames de laVisitation, libre, l’esprit vagabondant dans les voluptés mystiquesde la chapelle et dans les amitiés charnelles de ses petites amies,elle s’était fait une éducation fantasque, apprenant le vice, ymettant la franchise de sa nature, détraquant sa jeune cervelle, aupoint qu’elle embarrassa singulièrement son confesseur, en luiavouant qu’un jour, pendant la messe, elle avait eu une envieirraisonnée de se lever pour l’embrasser. Puis elle se frappait lapoitrine, elle pâlissait à l’idée du diable et de ses chaudières.La faute qui amena plus tard son mariage avec Saccard, ce violbrutal qu’elle subit avec une sorte d’attente épouvantée, la fitensuite se mépriser, et fut pour beaucoup dans l’abandon de toutesa vie. Elle pensa qu’elle n’avait plus à lutter contre le mal,qu’il était en elle, que la logique l’autorisait à aller jusqu’aubout de la science mauvaise. Elle était plus encore une curiositéqu’un appétit. Jetée dans le monde du second Empire, abandonnée àses imaginations, entretenue d’argent, encouragée dans sesexcentricités les plus tapageuses, elle se livra, le regretta, puisréussit enfin à tuer son honnêteté expirante, toujours fouettée,toujours poussée en avant par son insatiable besoin de savoir et desentir.

D’ailleurs, elle n’en était qu’à la page commune. Elle causaitvolontiers, à demi-voix, avec des rires, des cas extraordinaires dela tendre amitié de Suzanne Haffner et d’Adeline d’Espanet, dumétier délicat de Mme de Lauwerens, desbaisers à prix fixe de la comtesse Vanska ; mais elleregardait encore ces choses de loin, avec la vague idée d’y goûterpeut-être, et ce désir indéterminé, qui montait en elle aux heuresmauvaises, grandissait encore cette anxiété turbulente, cetterecherche effarée d’une jouissance unique, exquise, où ellemordrait toute seule. Ses premiers amants ne l’avaient pasgâtée ; trois fois elle s’était crue prise d’une grandepassion ; l’amour éclatait dans sa tête comme un pétard, dontles étincelles n’allaient pas jusqu’au cœur. Elle était folle unmois, s’affichait avec son cher seigneur dans tout Paris ;puis, un matin, au milieu du tapage de sa tendresse, elle sentaitun silence écrasant, un vide immense. Le premier, le jeune duc deRozan, ne fut guère qu’un déjeuner de soleil ; Renée, quil’avait remarqué pour sa douceur et sa tenue excellente, le trouvaen tête-à-tête absolument nul, déteint, assommant. M. Simpson,attaché à l’ambassade américaine, qui vint ensuite, faillit labattre, et dut à cela de rester plus d’un an avec elle. Puis, elleaccueillit le comte de Chibray, un aide de camp de l’empereur, belhomme vaniteux qui commençait à lui peser singulièrement, lorsquela duchesse de Sternich s’avisa de s’en amouracher et de le luiprendre ; alors elle le pleura, elle fit entendre à ses amiesque son cœur était broyé, qu’elle n’aimerait plus. Elle en arrivaainsi à M. de Mussy, l’être le plus insignifiant dumonde, un jeune homme qui faisait son chemin dans la diplomatie enconduisant le cotillon avec des grâces particulières ; elle nesut jamais bien comment elle s’était livrée à lui, et le gardalongtemps, prise de paresse, dégoûtée d’un inconnu qu’on découvreen une heure, attendant, pour se donner les soucis d’un changement,de rencontrer quelque aventure extraordinaire. À vingt-huit ans,elle était déjà horriblement lasse. L’ennui lui paraissait d’autantplus insupportable, que ses vertus bourgeoises profitaient desheures où elle s’ennuyait pour se plaindre et l’inquiéter. Ellefermait sa porte, elle avait des migraines affreuses. Puis, quandla porte se rouvrait, c’était un flot de soie et de dentelles quis’en échappait à grand tapage, une créature de luxe et de joie,sans un souci ni une rougeur au front.

Dans sa vie banale et mondaine, elle avait eu cependant unroman. Un jour, au crépuscule, comme elle était sortie à pied pouraller voir son père, qui n’aimait pas à sa porte le bruit desvoitures, elle s’aperçut, au retour, sur le quai Saint-Paul,qu’elle était suivie par un jeune homme. Il faisait chaud ; lejour mourait avec une douceur amoureuse. Elle qu’on ne suivait qu’àcheval, dans les allées du Bois, elle trouva l’aventure piquante,elle en fut flattée comme d’un hommage nouveau, un peu brutal, maisdont la grossièreté même la chatouillait. Au lieu de rentrer chezelle, elle prit la rue du Temple, promenant son galant le long desboulevards. Cependant l’homme s’enhardit, devint si pressant, queRenée un peu interdite, perdant la tête, suivit la rue duFaubourg-Poissonnière et se réfugia dans la boutique de la sœur deson mari. L’homme entra derrière elle. Mme Sidoniesourit, parut comprendre et les laissa seuls. Et comme Renéevoulait la suivre, l’inconnu la retint, lui parla avec unepolitesse émue, gagna son pardon. C’était un employé qui s’appelaitGeorges, et auquel elle ne demanda jamais son nom de famille. Ellevint le voir deux fois ; elle entrait par le magasin, ilarrivait par la rue Papillon. Cet amour de rencontre, trouvé etaccepté dans la rue, fut un de ses plaisirs les plus vifs. Elle ysongea toujours, avec quelque honte, mais avec un singulier sourirede regret. Mme Sidonie gagna à l’aventure d’êtreenfin la complice de la seconde femme de son frère, un rôle qu’elleambitionnait depuis le jour du mariage.

Cette pauvre Mme Sidonie avait eu un mécompte.Tout en maquignonnant le mariage, elle espérait épouser un peuRenée, elle aussi, en faire une de ses clientes, tirer d’elle unefoule de bénéfices. Elle jugeait les femmes au coup d’œil, commeles connaisseurs jugent les chevaux. Aussi sa consternation futgrande, lorsqu’après avoir laissé un mois au ménage pours’installer, elle comprit qu’elle arrivait déjà trop tard, enapercevant Mme de Lauwerens trônant au milieudu salon. Cette dernière, belle femme de vingt-six ans, faisaitmétier de lancer les nouvelles venues. Elle appartenait à une trèsancienne famille, était mariée à un homme de la haute finance, quiavait le tort de refuser le paiement des mémoires de modiste et detailleur. La dame, personne fort intelligente, battait monnaie,s’entretenait elle-même. Elle avait horreur des hommes,disait-elle ; mais elle en fournissait à toutes sesamies ; il y en avait toujours un achalandage complet dansl’appartement qu’elle occupait rue de Provence, au-dessus desbureaux de son mari. On y faisait de petits goûters. On s’yrencontrait d’une façon imprévue et charmante. Il n’y avait aucunmal à une jeune fille d’aller voir sa chèreMme de Lauwerens, et tant pis si le hasardamenait là des hommes, très respectueux d’ailleurs, et du meilleurmonde. La maîtresse de la maison était adorable dans ses grandspeignoirs de dentelle. Souvent un visiteur l’aurait choisie depréférence, en dehors de sa collection de blondes et de brunes.Mais la chronique assurait qu’elle était d’une sagesse absolue.Tout le secret de l’affaire était là. Elle conservait sa hautesituation dans le monde, avait pour amis tous les hommes, gardaitson orgueil de femme honnête, goûtait une secrète joie à fairetomber les autres et à tirer profit de leurs chutes. LorsqueMme Sidonie se fut expliqué le mécanisme del’invention nouvelle, elle fut navrée. C’était l’école classique,la femme en vieille robe noire portant des billets doux au fond deson cabas, mise en face de l’école moderne, de la grande dame quivend ses amies dans son boudoir en buvant une tasse de thé. L’écolemoderne triompha. Mme de Lauwerens eut unregard froid pour la toilette fripée deMme Sidonie, dans laquelle elle flaira une rivale.Et ce fut de sa main que Renée reçut son premier ennui, le jeuneduc de Rozan, que la belle financière plaçait très difficilement.L’école classique ne l’emporta que plus tard, lorsqueMme Sidonie prêta son entresol au caprice de sabelle-sœur pour l’inconnu du quai Saint-Paul. Elle resta saconfidente.

Mais un des fidèles de Mme Sidonie fut Maxime.Dès quinze ans, il allait rôder chez sa tante, flairant les gantsoubliés qu’il rencontrait sur les meubles. Celle-ci, qui détestaitles situations franches, et qui n’avouait jamais ses complaisances,finit par lui prêter les clefs de son appartement, certains jours,disant qu’elle resterait jusqu’au lendemain à la campagne. Maximeparlait d’amis à recevoir qu’il n’osait faire venir chez son père.Ce fut dans l’entresol de la rue du Faubourg-Poissonnière qu’ilpassa plusieurs nuits avec cette pauvre fille qu’on dut envoyer àla campagne. Mme Sidonie empruntait de l’argent àson neveu, se pâmait devant lui, en murmurant de sa voix doucequ’il était « sans un poil, rose comme un Amour ».

Cependant, Maxime avait grandi. C’était, maintenant, un jeunehomme mince et joli, qui avait gardé les joues roses et les yeuxbleus de l’enfant. Ses cheveux bouclés achevaient de lui donner cet« air fille » qui enchantait les dames. Il ressemblait àla pauvre Angèle, avait sa douceur de regard, sa pâleur blonde.Mais il ne valait pas même cette femme indolente et nulle. La racedes Rougon s’affinait en lui, devenait délicate et vicieuse. Néd’une mère trop jeune, apportant un singulier mélange, heurté etcomme disséminé, des appétits furieux de son père et des abandons,des mollesses de sa mère, il était un produit défectueux, où lesdéfauts des parents se complétaient et s’empiraient. Cette famillevivait trop vite ; elle se mourait déjà dans cette créaturefrêle, chez laquelle le sexe avait dû hésiter, et qui n’était plusune volonté âpre au gain et à la jouissance, comme Saccard, maisune lâcheté mangeant les fortunes faites ; hermaphroditeétrange venu à son heure dans une société qui pourrissait. QuandMaxime allait au Bois, pincé à la taille comme une femme, dansantlégèrement sur la selle où le balançait le galop léger de soncheval, il était le dieu de cet âge, avec ses hanches développées,ses longues mains fluettes, son air maladif et polisson, sonélégance correcte et son argot des petits théâtres. Il se mettait,à vingt ans, au-dessus de toutes les surprises et de tous lesdégoûts. Il avait certainement rêvé les ordures les moins usitées.Le vice chez lui n’était pas un abîme, comme chez certainsvieillards, mais une floraison naturelle et extérieure. Il ondulaitsur ses cheveux blonds, souriait sur ses lèvres, l’habillait avecses vêtements. Mais ce qu’il avait de caractéristique, c’étaitsurtout les yeux, deux trous bleus, clairs et souriants, desmiroirs de coquettes, derrière lesquels on apercevait tout le videdu cerveau. Ces yeux de fille à vendre ne se baissaientjamais ; ils quêtaient le plaisir, un plaisir sans fatigue,qu’on appelle et qu’on reçoit.

L’éternel coup de vent qui entrait dans l’appartement de la ruede Rivoli et en faisait battre les portes, souffla plus fort, àmesure que Maxime grandit, que Saccard élargit le cercle de sesopérations, et que Renée mit plus de fièvre dans sa recherche d’unejouissance inconnue. Ces trois êtres finirent par y mener uneexistence étonnante de liberté et de folie. Ce fut le fruit mûr etprodigieux d’une époque. La rue montait dans l’appartement, avecson roulement de voitures, son coudoiement d’inconnus, sa licencede paroles. Le père, la belle-mère, le beau-fils agissaient,parlaient, se mettaient à l’aise, comme si chacun d’eux se fûttrouvé seul, vivant en garçon. Trois camarades, trois étudiants,partageant la même chambre garnie, n’auraient pas disposé de cettechambre avec plus de sans-gêne pour y installer leurs vices, leursamours, leurs joies bruyantes de grands galopins. Ils s’acceptaientavec des poignées de main, ne paraissaient pas se douter desraisons qui les réunissaient sous le même toit, se traitaientcavalièrement, joyeusement, se mettant chacun ainsi dans uneindépendance absolue. L’idée de famille était remplacée chez euxpar celle d’une sorte de commandite où les bénéfices sont partagésà parts égales ; chacun tirait à lui sa part de plaisir, et ilétait entendu tacitement que chacun mangerait cette part comme ill’entendrait. Ils en arrivèrent à prendre leurs réjouissances lesuns devant les autres, à les étaler, à les raconter, sans éveillerautre chose qu’un peu d’envie et de curiosité.

Maintenant, Maxime instruisait Renée. Quand il allait au Boisavec elle, il lui contait sur les filles des histoires qui leségayaient fort. Il ne pouvait paraître au bord du lac une nouvellevenue, sans qu’il se mît en campagne pour se renseigner sur le nomde son amant, la rente qu’il lui faisait, la façon dont ellevivait. Il connaissait les intérieurs de ces dames, savait desdétails intimes, était un véritable catalogue vivant, où toutes lesfilles de Paris étaient numérotées, avec une notice très complètesur chacune d’elles. Cette gazette scandaleuse faisait la joie deRenée. À Longchamp, les jours de courses, lorsqu’elle passait danssa calèche, elle écoutait avec âpreté, tout en gardant sa hauteurde femme du vrai monde, comment Blanche Müller trompait son attachéd’ambassade avec son coiffeur ; ou comment le petit baronavait trouvé le comte en caleçon dans l’alcôve d’une célébritémaigre, rouge de cheveux, qu’on nommait l’Écrevisse. Chaque jourapportait son cancan. Quand l’histoire était par trop crue, Maximebaissait la voix, mais il allait jusqu’au bout. Renée ouvrait degrands yeux d’enfant à qui l’on raconte une bonne farce, retenaitses rires, puis les étouffait dans son mouchoir brodé, qu’elleappuyait délicatement sur ses lèvres.

Maxime apportait aussi les photographies de ces dames. Il avaitdes portraits d’actrices dans toutes ses poches, et jusque dans sonporte-cigares. Parfois il se débarrassait, il mettait ces damesdans l’album qui traînait sur les meubles du salon, et quicontenait déjà les portraits des amies de Renée. Il y avait aussilà des photographies d’hommes, MM. de Rozan, Simpson, deChibray, de Mussy, ainsi que des acteurs, des écrivains, desdéputés, qui étaient venus on ne savait comment grossir lacollection. Monde singulièrement mêlé, image du tohu-bohu d’idéeset de personnages qui traversaient la vie de Renée et de Maxime.Cet album, quand il pleuvait, quand on s’ennuyait, était un grandsujet de conversation. Il finissait toujours par tomber sous lamain. La jeune femme l’ouvrait en bâillant, pour la centième foispeut-être. Puis la curiosité se réveillait, et le jeune hommevenait s’accouder derrière elle. Alors c’étaient de longuesdiscussions sur les cheveux de l’Écrevisse, le double menton deMme de Meinhold, les yeux deMme de Lauwerens, la gorge de Blanche Müller,le nez de la marquise qui était un peu de travers, la bouche de lapetite Sylvia, célèbre par ses lèvres trop fortes. Ils comparaientles femmes entre elles.

– Moi, si j’étais homme, disait Renée, je choisiraisAdeline.

– C’est que tu ne connais pas Sylvia, répondait Maxime.Elle est d’un drôle !… Moi, j’aime mieux Sylvia.

Les pages tournaient ; parfois apparaissait le duc deRozan, ou M. Simpson, ou le comte de Chibray, et il ajoutaiten raillant :

– D’ailleurs, tu as le goût perverti, c’est connu… Peut-onvoir quelque chose de plus sot que le visage de cesmessieurs ! Rozan et Chibray ressemblent à Gustave, monperruquier.

Renée haussait les épaules, comme pour dire que l’ironie nel’atteignait pas. Elle continuait à s’oublier dans le spectacle desfigures blêmes, souriantes ou revêches que contenait l’album ;elle s’arrêtait aux portraits de filles plus longuement, étudiaitavec curiosité les détails exacts et microscopiques desphotographies, les petites rides, les petits poils. Un jour même,elle se fit apporter une forte loupe, ayant cru apercevoir un poilsur le nez de l’Écrevisse. Et, en effet, la loupe montra un légerfil d’or qui s’était égaré des sourcils et qui était descendujusqu’au milieu du nez. Ce poil les amusa longtemps. Pendant unesemaine, les dames qui vinrent durent s’assurer par elles-mêmes dela présence du poil. La loupe servit dès lors à éplucher lesfigures des femmes. Renée fit des découvertes étonnantes ;elle trouva des rides inconnues, des peaux rudes, des trous malbouchés par la poudre de riz. Et Maxime finit par cacher la loupe,en déclarant qu’il ne fallait pas se dégoûter comme cela de lafigure humaine. La vérité était qu’elle soumettait à un examen troprigoureux les grosses lèvres de Sylvia, pour laquelle il avait unetendresse particulière. Ils inventèrent un nouveau jeu. Ilsposaient cette question : « Avec qui passerais-jevolontiers une nuit ? » et ils ouvraient l’album quiétait chargé de la réponse. Cela donnait lieu à des accouplementstrès réjouissants. Les amies y jouèrent plusieurs soirées. Renéefut ainsi successivement mariée à l’archevêque de Paris, au baronGouraud, à M. de Chibray, ce qui fit beaucoup rire, et àson mari lui-même, ce qui la désola. Quant à Maxime, soit hasard,soit malice de Renée qui ouvrait l’album, il tombait toujours surla marquise. Mais on ne riait jamais autant que lorsque le sortaccouplait deux hommes ou deux femmes ensemble.

La camaraderie de Renée et de Maxime alla si loin, qu’elle luiconta ses peines de cœur. Il la consolait, lui donnait desconseils. Son père ne semblait pas exister. Puis, ils en vinrent àse faire des confidences sur leur jeunesse. C’était surtout pendantleurs promenades au Bois qu’ils ressentaient une langueur vague, unbesoin de se raconter des choses difficiles à dire, et qu’on neraconte pas. Cette joie que les enfants éprouvent à causer tout basdes choses défendues, cet attrait qu’il y a pour un jeune homme etune jeune femme à descendre ensemble dans le péché, en parolesseulement, les ramenaient sans cesse aux sujets scabreux. Ils yjouissaient profondément d’une volupté qu’ils ne se reprochaientpas, qu’ils goûtaient, mollement étendus aux deux coins de leurvoiture, comme des camarades qui se rappellent leurs premièresescapades. Ils finirent par devenir des fanfarons de mauvaisesmœurs. Renée avoua qu’au pensionnat les petites filles étaient trèspolissonnes. Maxime renchérit et osa raconter quelques-unes deshontes du collège de Plassans.

– Ah ! moi, je ne puis pas dire…, murmurait Renée.

Puis elle se penchait à son oreille, comme si le bruit de savoix l’eût seul fait rougir, et elle lui confiait une de ceshistoires de couvent qui traînent dans les chansons ordurières.Lui, avait une trop riche collection d’anecdotes de ce genre, pourrester à court. Il lui chantonnait à l’oreille des couplets trèscrus. Et ils entraient peu à peu dans un état de béatitudeparticulier, bercés par toutes ces idées charnelles qu’ilsremuaient, chatouillés par de petits désirs qui ne se formulaientpas. La voiture roulait doucement, ils rentraient avec une fatiguedélicieuse, plus lassés qu’au matin d’une nuit d’amour. Ils avaientfait le mal, comme deux garçons courant les sentiers sansmaîtresse, et qui se contentent avec leurs souvenirs mutuels.

Une familiarité, un abandon plus grand encore, existaient entrele père et le fils. Saccard avait compris qu’un grand financierdoit aimer les femmes et faire quelques folies pour elles. Il étaitd’amour brutal, préférait l’argent ; mais il entra dans sonprogramme de courir les alcôves, de semer les billets de banque surcertaines cheminées, de mettre de temps à autre une fille célèbrecomme une enseigne dorée à ses spéculations. Quand Maxime fut sortidu collège, ils se rencontrèrent chez les mêmes dames, et ils enrirent. Ils furent même un peu rivaux. Parfois, lorsque le jeunehomme dînait à la Maison-d’Or, avec quelque bande tapageuse, ilentendait la voix de Saccard dans un cabinet voisin.

– Tiens ! papa qui est à côté ! s’écriait-il avecla grimace qu’il empruntait aux acteurs en vogue.

Il allait frapper à la porte du cabinet, curieux de voir laconquête de son père.

– Ah ! c’est toi, disait celui-ci d’un ton réjoui.Entre donc. Vous faites un tapage à ne pas s’entendre manger. Avecqui donc êtes-vous là ?

– Mais il y a Laure d’Aurigny, Sylvia, l’Écrevisse, puisdeux autres encore, je crois. Elles sont étonnantes : ellesmettent les doigts dans les plats et nous jettent des poignées desalade à la tête. J’ai mon habit plein d’huile.

Le père riait, trouvait cela très drôle.

– Ah ! jeunes gens, jeunes gens, murmurait-il. Cen’est pas comme nous, n’est-ce pas, mon petit chat ? nousavons mangé bien tranquillement, et nous allons faire dodo.

Et il prenait le menton de la femme qu’il avait à côté de lui,il roucoulait avec son nasillement provençal, ce qui produisait uneétrange musique amoureuse.

– Oh ! le vieux serin !… s’écriait la femme.Bonjour, Maxime. Faut-il que je vous aime, hein ! pourconsentir à souper avec votre coquin de père… On ne vous voit plus.Venez après-demain matin de bonne heure… Non, vrai, j’ai quelquechose à vous dire.

Saccard achevait une glace ou un fruit, à petites bouchées, avecbéatitude. Il baisait l’épaule de la femme, en disantplaisamment :

– Vous savez, mes amours, si je vous gêne, je vais m’enaller… Vous sonnerez quand on pourra rentrer.

Puis il emmenait la dame ou parfois allait avec elle se joindreau tapage du salon voisin. Maxime et lui partageaient les mêmesépaules ; leurs mains se rencontraient autour des mêmestailles. Ils s’appelaient sur les divans, se racontaient tout hautles confidences que les femmes leur faisaient à l’oreille. Et ilspoussaient l’intimité jusqu’à conspirer ensemble pour enlever à lasociété la blonde ou la brune que l’un d’eux avait choisie.

Ils étaient bien connus à Mabille. Ils y venaient bras dessusbras dessous, à la suite de quelque dîner fin, faisaient le tour dujardin, saluant les femmes, leur jetant un mot au passage. Ilsriaient haut, sans se quitter le bras, se prêtaient main-forte aubesoin dans les conversations trop vives. Le père, très fort sur cepoint, débattait avantageusement les amours du fils. Parfois, ilss’asseyaient, buvaient avec une bande de filles. Puis ilschangeaient de table, ils reprenaient leurs courses. Et, jusqu’àminuit, on les voyait, les bras toujours unis dans leurcamaraderie, poursuivre des jupes, le long des allées jaunes, sousla flamme crue des becs de gaz.

Quand ils rentraient, ils rapportaient du dehors, dans leurshabits, un peu des filles qu’ils quittaient. Leurs attitudesdéhanchées, le reste de certains mots risqués et de certains gestescanailles, emplissaient l’appartement de la rue de Rivoli d’unesenteur d’alcôve suspecte. La façon molle et abandonnée dont lepère donnait la main au fils, disait seule d’où ils venaient.C’était dans cet air que Renée respirait ses caprices, ses anxiétéssensuelles. Elle les raillait nerveusement.

– D’où venez-vous donc ? leur disait-elle. Vous sentezla pipe et le musc… C’est sûr, je vais avoir la migraine.

Et l’odeur étrange, en effet, la troublait profondément. C’étaitle parfum persistant de ce singulier foyer domestique.

Cependant Maxime se prit d’une belle passion pour la petiteSylvia. Il ennuya sa belle-mère pendant plusieurs mois avec cettefille. Renée la connut bientôt d’un bout à l’autre, de la plantedes pieds à la pointe des cheveux. Elle avait un signe bleuâtre surla hanche ; rien n’était plus adorable que ses genoux ;ses épaules avaient cette particularité que la gauche seulementétait trouée d’une fossette. Maxime mettait quelque malice àoccuper leurs promenades des perfections de sa maîtresse. Un soir,au retour du Bois, les voitures de Renée et de Sylvia, prises dansun embarras, durent s’arrêter côte à côte aux Champs-Élysées. Lesdeux femmes se regardèrent avec une curiosité aiguë, tandis queMaxime, enchanté de cette situation critique, ricanait en dessous.Quand la calèche se remit à rouler, comme sa belle-mère gardait unsilence sombre, il crut qu’elle boudait et s’attendit à une de cesscènes maternelles, une de ces étranges gronderies dont elleoccupait encore parfois ses lassitudes.

– Est-ce que tu connais le bijoutier de cette dame ?lui demanda-t-elle brusquement, au moment où ils arrivaient à laplace de la Concorde.

– Hélas ! oui, répondit-il avec un sourire ; jelui dois dix mille francs… Pourquoi me demandes-tu cela ?

– Pour rien.

Puis, au bout d’un nouveau silence :

– Elle avait un bien joli bracelet, celui de la maingauche… J’aurais voulu le voir de près.

Ils rentraient. Elle n’en dit pas davantage. Seulement, lelendemain, au moment où Maxime et son père allaient sortirensemble, elle prit le jeune homme à part et lui parla bas, d’unair embarrassé, avec un joli sourire qui demandait grâce. Il parutsurpris et s’en alla, en riant de son air mauvais. Le soir, ilapporta le bracelet de Sylvia, que sa belle-mère l’avait supplié delui montrer.

– Voilà la chose, dit-il. On se ferait voleur pour vous,belle-maman.

– Elle ne t’a pas vu le prendre ? demanda Renée, quiexaminait avidement le bijou.

– Je ne crois pas… Elle l’a mis hier, elle ne voudracertainement pas le mettre aujourd’hui.

Cependant la jeune femme s’était approchée de la fenêtre. Elleavait mis le bracelet. Elle tenait son poignet un peu levé, letournant lentement, ravie, répétant :

– Oh ! très joli, très joli… Il n’y a que lesémeraudes qui ne me plaisent pas beaucoup.

À ce moment, Saccard entra, et comme elle avait toujours lepoignet levé, dans la clarté blanche de la fenêtre :

– Tiens, s’écria-t-il avec étonnement, le bracelet deSylvia !

– Vous connaissez ce bijou ? dit-elle plus gênée quelui, ne sachant plus que faire de son bras.

Il s’était remis ; il menaça son fils du doigt, enmurmurant :

– Ce polisson a toujours du fruit défendu dans lespoches !… Un de ces jours il nous apportera le bras de la dameavec le bracelet.

– Eh ! ce n’est pas moi, répondit Maxime avec unelâcheté sournoise. C’est Renée qui a voulu le voir.

– Ah ! se contenta de dire le mari.

Et il regarda à son tour le bijou, répétant comme safemme :

– Il est très joli, très joli.

Puis il s’en alla tranquillement, et Renée gronda Maxime del’avoir ainsi vendue. Mais il affirma que son père se moquait biende ça ! Alors elle lui rendit le bracelet enajoutant :

– Tu passeras chez le bijoutier, tu m’en commanderas untout pareil ; seulement, tu feras remplacer les émeraudes pardes saphirs.

Saccard ne pouvait garder longtemps dans son voisinage une choseou une personne, sans vouloir la vendre, en tirer un profitquelconque. Son fils n’avait pas vingt ans, qu’il songea àl’utiliser. Un joli garçon, neveu d’un ministre, fils d’un grandfinancier, devait être d’un bon placement. Il était bien un peujeune, mais on pouvait toujours lui chercher une femme et une dot,quitte à traîner le mariage en longueur, ou à le précipiter, selonles embarras d’argent de la maison. Il eut la main heureuse. Iltrouva, dans un conseil de surveillance dont il faisait partie, ungrand bel homme, M. de Mareuil, qui, en deux jours, luiappartint. M. de Mareuil était un ancien raffineur du Havre,du nom de Bonnet. Après avoir amassé une grosse fortune, il avaitépousé une jeune fille noble, fort riche également, qui cherchaitun imbécile de grande mine. Bonnet obtint de prendre le nom de safemme, ce qui fut pour lui une première satisfactiond’orgueil ; mais son mariage lui avait donné une ambitionfolle, il rêvait de payer Hélène de sa noblesse en acquérant unehaute situation politique. Dès ce moment, il mit de l’argent dansles nouveaux journaux, il acheta au fond de la Nièvre de grandespropriétés, il se prépara par tous les moyens connus unecandidature au Corps législatif. Jusque-là, il avait échoué, sansrien perdre de sa solennité. C’était le cerveau le plusincroyablement vide qu’on pût rencontrer. Il avait une carruresuperbe, la face blanche et pensive d’un grand homme d’État ;et, comme il écoutait d’une façon merveilleuse, avec des regardsprofonds, un calme majestueux du visage, on pouvait croire à unprodigieux travail intérieur de compréhension et de déduction.Sûrement, il ne pensait à rien. Mais il arrivait à troubler lesgens, qui ne savaient plus s’ils avaient affaire à un hommesupérieur ou à un imbécile. M. de Mareuil s’attacha àSaccard comme à sa planche de salut. Il savait qu’une candidatureofficielle allait être libre dans la Nièvre, il souhaitaitardemment que le ministre le désignât ; c’était son derniercoup de carte. Aussi se livra-t-il pieds et poings liés au frère duministre. Saccard, qui flaira une bonne affaire, le poussa à l’idéed’un mariage entre sa fille Louise et Maxime. L’autre se répanditen effusion, crut avoir trouvé le premier cette idée de mariage,s’estima fort heureux d’entrer dans la famille d’un ministre, et dedonner Louise à un jeune homme qui paraissait avoir les plus bellesespérances.

Louise aurait, disait son père, un million de dot. Contrefaite,laide et adorable, elle était condamnée à mourir jeune ; unemaladie de poitrine la minait sourdement, lui donnait une gaieténerveuse, une grâce caressante. Les petites filles maladesvieillissent vite, deviennent femmes avant l’âge. Elle avait unenaïveté sensuelle, elle semblait être née à quinze ans, en pleinepuberté. Quand son père, ce colosse sain et abêti, la regardait, ilne pouvait croire qu’elle fût sa fille. Sa mère, de son vivant,était également une femme grande et forte ; mais il couraitsur sa mémoire des histoires qui expliquaient le rabougrissement decette enfant, ses allures de bohémienne millionnaire, sa laideurvicieuse et charmante. On disait qu’Hélène de Mareuil était mortedans les débordements les plus honteux. Les plaisirs l’avaientrongée comme un ulcère, sans que son mari s’aperçût de la folielucide de sa femme, qu’il aurait dû faire enfermer dans une maisonde santé. Portée dans ces flancs malades, Louise en était sortie lesang pauvre, les membres déviés, le cerveau attaqué, la mémoiredéjà pleine d’une vie sale. Parfois, elle croyait se souvenirconfusément d’une autre existence ; elle voyait se dérouler,dans une ombre vague, des scènes bizarres, des hommes et des femmess’embrassant, tout un drame charnel où s’amusaient ses curiositésd’enfant. C’était sa mère qui parlait en elle. Sa puérilitécontinuait ce vice. À mesure qu’elle grandissait, rien nel’étonnait, elle se rappelait tout, ou plutôt elle savait tout, etelle allait aux choses défendues, avec une sûreté de main qui lafaisait ressembler, dans la vie, à une personne rentrant chez elleaprès une longue absence, et n’ayant qu’à allonger le bras pour semettre à l’aise et jouir de sa demeure. Cette singulière fillettedont les instincts mauvais flattaient les siens, mais qui avait deplus une innocence d’effronterie, un mélange piquant d’enfantillageet de hardiesse, dans cette seconde vie qu’elle revivait viergeavec sa science et sa honte de femme faite, devait finir par plaireà Maxime et lui paraître beaucoup plus drôle même que Sylvia, uncœur d’usurier, fille d’un honnête papetier, et horriblementbourgeoise au fond.

Le mariage fut arrêté en riant, et l’on décida qu’on laisseraitgrandir les « gamins ». Les deux familles vivaient dansune amitié étroite. M. de Mareuil poussait sacandidature. Saccard guettait sa proie. Il fut entendu que Maximemettrait, dans la corbeille de noces, sa nomination d’auditeur auConseil d’État.

Cependant la fortune des Saccard semblait à son apogée. Ellebrûlait en plein Paris comme un feu de joie colossal. C’étaitl’heure où la curée ardente emplit un coin de forêt de l’aboiementdes chiens, du claquement des fouets, du flamboiement des torches.Les appétits lâchés se contentaient enfin, dans l’impudence dutriomphe, au bruit des quartiers écroulés et des fortunes bâties ensix mois. La ville n’était plus qu’une grande débauche de millionset de femmes. Le vice, venu de haut, coulait dans les ruisseaux,s’étalait dans les bassins, remontait dans les jets d’eau desjardins, pour retomber sur les toits, en pluie fine et pénétrante.Et il semblait, la nuit, lorsqu’on passait les ponts, que la Seinecharriât, au milieu de la ville endormie, les ordures de la cité,miettes tombées de la table, nœuds de dentelle laissés sur lesdivans, chevelures oubliées dans les fiacres, billets de banqueglissés des corsages, tout ce que la brutalité du désir et lecontentement immédiat de l’instinct jettent à la rue, après l’avoirbrisé et souillé. Alors, dans le sommeil fiévreux de Paris, etmieux encore que dans sa quête haletante du grand jour, on sentaitle détraquement cérébral, le cauchemar doré et voluptueux d’uneville folle de son or et de sa chair. Jusqu’à minuit les violonschantaient ; puis les fenêtres s’éteignaient, et les ombresdescendaient sur la ville. C’était comme une alcôve colossale oùl’on aurait soufflé la dernière bougie, éteint la dernière pudeur.Il n’y avait plus, au fond des ténèbres, qu’un grand râle d’amourfurieux et las ; tandis que les Tuileries, au bord de l’eau,allongeaient leurs bras dans le noir, comme pour une embrassadeénorme.

Saccard venait de faire bâtir son hôtel du parc Monceau sur unterrain volé à la Ville. Il s’y était réservé, au premier étage, uncabinet superbe, palissandre et or, avec de hautes vitrines debibliothèque, pleines de dossiers, et où l’on ne voyait pas unlivre ; le coffre-fort, enfoncé dans le mur, se creusait commeune alcôve de fer, grande à y coucher les amours d’un milliard. Safortune s’y épanouissait, s’y étalait insolemment. Tout paraissaitlui réussir. Lorsqu’il quitta la rue de Rivoli, agrandissant sontrain de maison, doublant sa dépense, il parla à ses familiers degains considérables. Selon lui, son association avec les sieursMignon et Charrier lui rapportait d’énormes bénéfices ; sesspéculations sur les immeubles allaient mieux encore ; quantau Crédit viticole, c’était une vache à lait inépuisable. Il avaitune façon d’énumérer ses richesses qui étourdissait les auditeurset les empêchait de voir bien clair. Son nasillement de Provençalredoublait ; il tirait, avec ses phrases courtes et ses gestesnerveux, des feux d’artifice, où les millions montaient en fusée,et qui finissaient par éblouir les plus incrédules. Cette mimiqueturbulente d’homme riche était pour une bonne part dans laréputation d’heureux joueur qu’il avait acquise. À la vérité,personne ne lui connaissait un capital net et solide. Sesdifférents associés, forcément au courant de sa situation vis-à-visd’eux, s’expliquaient sa fortune colossale en croyant à son bonheurabsolu dans les autres spéculations, celles qu’ils ne connaissaientpas. Il dépensait un argent fou ; le ruissellement de sacaisse continuait, sans que les sources de ce fleuve d’or eussentété encore découvertes. C’était la démence pure, la rage del’argent, les poignées de louis jetées par les fenêtres, lecoffre-fort vidé chaque soir jusqu’au dernier sou, se remplissantpendant la nuit on ne savait comment, et ne fournissant jamaisd’aussi fortes sommes que lorsque Saccard prétendait en avoir perdules clefs.

Dans cette fortune, qui avait les clameurs et le débordementd’un torrent d’hiver, la dot de Renée se trouvait secouée,emportée, noyée. La jeune femme, méfiante les premiers jours,voulant gérer ses biens elle-même, se lassa bientôt desaffaires ; puis elle se sentit pauvre à côté de son mari, et,la dette l’écrasant, elle dut avoir recours à lui, lui emprunter del’argent, se mettre à sa discrétion. À chaque nouveau mémoire,qu’il payait avec un sourire d’homme tendre aux faiblesseshumaines, elle se livrait un peu plus, lui confiait des titres derente, l’autorisait à vendre ceci ou cela. Quand ils vinrenthabiter l’hôtel du parc Monceau, elle se trouvait déjà presqueentièrement dépouillée. Il s’était substitué à l’État et luiservait la rente des cent mille francs provenant de la rue de laPépinière ; d’autre part, il lui avait fait vendre lapropriété de la Sologne, pour en mettre l’argent dans une grandeaffaire, un placement superbe, disait-il. Elle n’avait donc plusentre les mains que les terrains de Charonne, qu’elle refusaitobstinément d’aliéner, pour ne pas attrister l’excellente tanteÉlisabeth. Et là encore, il préparait un coup de génie, avec l’aidede son ancien complice Larsonneau. D’ailleurs, elle restait sonobligée ; s’il lui avait pris sa fortune, il lui en payaitcinq ou six fois les revenus. La rente des cent mille francs,jointe au produit de l’argent de la Sologne, montait à peine à neufou dix mille francs, juste de quoi solder sa lingère et soncordonnier. Il lui donnait ou donnait pour elle quinze et vingtfois cette misère. Il aurait travaillé huit jours pour lui volercent francs, et il l’entretenait royalement. Aussi, comme tout lemonde, elle avait le respect de la caisse monumentale de son mari,sans chercher à pénétrer le néant de ce fleuve d’or qui lui passaitsous les yeux, et dans lequel elle se jetait chaque matin.

Au parc Monceau, ce fut la crise folle, le triomphe fulgurant.Les Saccard doublèrent le nombre de leurs voitures et de leursattelages ; ils eurent une armée de domestiques, qu’ilshabillèrent d’une livrée gros bleu, avec culotte mastic et giletrayé noir et jaune, couleurs un peu sévères que le financier avaitchoisies pour paraître tout à fait sérieux, un de ses rêves lesplus caressés. Ils mirent leur luxe sur la façade et ouvrirent lesrideaux, les jours de grands dîners. Le coup de vent de la viecontemporaine, qui avait fait battre les portes du premier étage dela rue de Rivoli, était devenu, dans l’hôtel, un véritable ouraganqui menaçait d’emporter les cloisons. Au milieu de ces appartementsprinciers, le long des rampes dorées, sur les tapis de haute laine,dans ce palais féerique de parvenu, l’odeur de Mabille traînait,les déhanchements des quadrilles à la mode dansaient, toutel’époque passait avec son rire fou et bête, son éternelle faim etson éternelle soif. C’était la maison suspecte du plaisir mondain,du plaisir impudent qui élargit les fenêtres pour mettre lespassants dans la confidence des alcôves. Le mari et la femme yvivaient librement, sous les yeux de leurs domestiques. Ilss’étaient partagé la maison, ils y campaient, n’ayant pas l’aird’être chez eux, comme jetés, au bout d’un voyage tumultueux etétourdissant, dans quelque royal hôtel garni, où ils n’avaient prisque le temps de défaire leurs malles, pour courir plus vite auxjouissances d’une ville nouvelle. Ils y logeaient à la nuit, nerestant chez eux que les jours de grands dîners, emportés par unecourse continuelle à travers Paris, rentrant parfois pour uneheure, comme on rentre dans une chambre d’auberge, entre deuxexcursions. Renée s’y sentait plus inquiète, plus nerveuse ;ses jupes de soie glissaient avec des sifflements de couleuvre surles épais tapis, le long du satin des causeuses ; elle étaitirritée par ces dorures imbéciles qui l’entouraient, par ces hautsplafonds vides où ne restaient, après les nuits de fête, que lesrires des jeunes sots et les sentences des vieux fripons ; etelle eût voulu, pour remplir ce luxe, pour habiter ce rayonnement,un amusement suprême que ses curiosités cherchaient en vain danstous les coins de l’hôtel, dans le petit salon couleur de soleil,dans la serre aux végétations grasses. Quant à Saccard, il touchaità son rêve ; il recevait la haute finance,M. Toutin-Laroche, M. de Lauwerens ; ilrecevait aussi les grands politiques, le baron Gouraud, le députéHaffner ; son frère, le ministre, avait même bien voulu venirdeux ou trois fois consolider sa situation par sa présence.Cependant, comme sa femme, il avait des anxiétés nerveuses, uneinquiétude qui donnait à son rire un étrange son de vitres brisées.Il devenait si tourbillonnant, si effaré, que ses connaissancesdisaient de lui : « Ce diable de Saccard ! il gagnetrop d’argent, il en deviendra fou ! » En 1860, onl’avait décoré, à la suite d’un service mystérieux qu’il avaitrendu au préfet, en servant de prête-nom à une dame dans une ventede terrains.

Ce fut vers l’époque de leur installation au parc Monceau,qu’une apparition passa dans la vie de Renée, en lui laissant uneimpression ineffaçable. Jusque-là, le ministre avait résisté auxsupplications de sa belle-sœur, qui mourait d’envie d’être invitéeaux bals de la cour. Il céda enfin, croyant la fortune de son frèredéfinitivement assise. Pendant un mois, Renée n’en dormit pas. Lagrande soirée arriva, et elle était toute tremblante, dans lavoiture qui la menait aux Tuileries.

Elle avait une toilette prodigieuse de grâce et d’originalité,une vraie trouvaille qu’elle avait faite dans une nuit d’insomnie,et que trois ouvriers de Worms étaient venus exécuter chez elle,sous ses yeux. C’était une simple robe de gaze blanche, mais garnied’une multitude de petits volants découpés et bordés d’un filet develours noir. La tunique, de velours noir, était décolletée encarré, très bas sur la gorge, qu’encadrait une dentelle mince,haute à peine d’un doigt. Pas une fleur, pas un bout deruban ; à ses poignets, des bracelets sans une ciselure, etsur sa tête, un étroit diadème d’or, un cercle uni qui lui mettaitcomme une auréole.

Quand elle fut dans les salons et que son mari l’eut quittéepour le baron Gouraud, elle éprouva un moment d’embarras. Mais lesglaces, où elle se voyait adorable, la rassurèrent vite, et elles’habituait à l’air chaud, au murmure des voix, à cette cohued’habits noirs et d’épaules blanches, lorsque l’empereur parut. Iltraversait lentement le salon, au bras d’un général gros et court,qui soufflait comme s’il avait eu une digestion difficile. Lesépaules se rangèrent sur deux haies, tandis que les habits noirsreculèrent d’un pas, instinctivement, d’un air discret. Renée setrouva poussée au bout de la file des épaules, près de la secondeporte, celle que l’empereur gagnait d’un pas pénible et vacillant.Elle le vit ainsi venir à elle, d’une porte à l’autre.

Il était en habit, avec l’écharpe rouge du grand cordon. Renée,reprise par l’émotion, distinguait mal, et cette tache saignantelui semblait éclabousser toute la poitrine du prince. Elle letrouva petit, les jambes trop courtes, les reins flottants ;mais elle était ravie, et elle le voyait beau, avec son visageblême, sa paupière lourde et plombée qui retombait sur son œilmort. Sous ses moustaches, sa bouche s’ouvrait mollement ;tandis que son nez seul restait osseux dans toute sa facedissoute.

L’empereur et le vieux général continuaient à avancer à petitspas, paraissant se soutenir, alanguis, vaguement souriants. Ilsregardaient les dames inclinées, et leurs coups d’œil, jetés àdroite et à gauche, glissaient dans les corsages. Le général sepenchait, disait un mot au maître, lui serrait le bras d’un air dejoyeux compagnon. Et l’empereur, mou et voilé, plus terne encoreque de coutume, approchait toujours de sa marche traînante.

Ils étaient au milieu du salon, lorsque Renée sentit leursregards se fixer sur elle. Le général la regardait avec des yeuxronds, tandis que l’empereur, levant à demi les paupières, avaitdes lueurs fauves dans l’hésitation grise de ses yeux brouillés.Renée, décontenancée, baissa la tête, s’inclina, ne vit plus queles rosaces du tapis. Mais elle suivait leur ombre, elle compritqu’ils s’arrêtaient quelques secondes devant elle. Et elle crutentendre l’empereur, ce rêveur équivoque, qui murmurait, en laregardant enfoncée dans sa jupe de mousseline striée develours :

– Voyez donc, général, une fleur à cueillir, un mystérieuxœillet panaché blanc et noir.

Et le général répondit, d’une voix plus brutale :

– Sire, cet œillet-là irait diantrement bien à nosboutonnières.

Renée leva la tête. L’apparition avait disparu, un flot de fouleencombrait la porte. Depuis cette soirée, elle revint souvent auxTuileries, elle eut même l’honneur d’être complimentée à voix hautepar Sa Majesté, et de devenir un peu son amie ; mais elle serappela toujours la marche lente et alourdie du prince au milieu dusalon, entre les deux rangées d’épaules ; et, quand ellegoûtait quelque joie nouvelle dans la fortune grandissante de sonmari, elle revoyait l’empereur dominant les gorges inclinées,venant à elle, la comparant à un œillet que le vieux général luiconseillait de mettre à sa boutonnière. C’était, pour elle, la noteaiguë de sa vie.

IV

Le désir net et cuisant qui était monté au cœur de Renée, dansles parfums troublants de la serre, tandis que Maxime et Louiseriaient sur une causeuse du petit salon bouton d’or, paruts’effacer comme un cauchemar dont il ne reste plus qu’un vaguefrisson. La jeune femme avait, toute la nuit, gardé aux lèvresl’amertume du Tanghin&|160;; il lui semblait, à sentir cettecuisson de la feuille maudite, qu’une bouche de flamme se posaitsur la sienne, lui soufflait un amour dévorant. Puis cette bouchelui échappait, et son rêve se noyait dans de grands flots d’ombrequi roulaient sur elle.

Le matin, elle dormit un peu. Quand elle se réveilla, elle secrut malade. Elle fit fermer les rideaux, parla à son médecin denausées et de douleurs de tête, refusa absolument de sortir pendantdeux jours. Et, comme elle se prétendait assiégée, elle condamna saporte. Maxime vint inutilement y frapper. Il ne couchait pas àl’hôtel, pour disposer plus librement de son appartement&|160;;d’ailleurs, il menait la vie la plus nomade du monde, logeant dansles maisons neuves de son père, choisissant l’étage qui luiplaisait, déménageant tous les mois, souvent par caprice, parfoispour laisser la place à des locataires sérieux. Il essuyait lesplâtres en compagnie de quelque maîtresse. Habitué aux caprices desa belle-mère, il feignit une grande compassion, et monta quatrefois par jour demander de ses nouvelles avec des mines désolées,uniquement pour la taquiner. Le troisième jour, il la trouva dansle petit salon, rose, souriante, l’air calme et reposé.

–&|160;Eh bien&|160;! t’es-tu beaucoup amusée avecCéleste&|160;? lui demanda-t-il, faisant allusion au longtête-à-tête qu’elle venait d’avoir avec sa femme de chambre.

–&|160;Oui, répondit-elle, c’est une fille précieuse. Elle atoujours les mains glacées&|160;; elle me les posait sur le frontet calmait un peu ma pauvre tête.

–&|160;Mais, c’est un remède, cette fille-là&|160;! s’écria lejeune homme. Si j’avais le malheur de tomber jamais amoureux, tu mela prêterais, n’est-ce pas, pour qu’elle mît ses deux mains sur moncœur&|160;?

Ils plaisantèrent, ils firent au Bois leur promenade accoutumée.Quinze jours se passèrent. Renée s’était jetée plus follement danssa vie de visites et de bals&|160;; sa tête semblait avoir tournéune fois encore, elle ne se plaignait plus de lassitude et dedégoût. On eût dit seulement qu’elle avait fait quelque chutesecrète, dont elle ne parlait pas, mais qu’elle confessait par unmépris plus marqué pour elle-même et par une dépravation plusrisquée dans ses caprices de grande mondaine. Un soir, elle avoua àMaxime qu’elle mourait d’envie d’aller à un bal que Blanche Müller,une actrice en vogue, donnait aux princesses de la rampe et auxreines du demi-monde. Cet aveu surprit et embarrassa le jeune hommelui-même, qui n’avait pourtant pas de grands scrupules. Il voulutcatéchiser sa belle-mère&|160;: vraiment, ce n’était pas là saplace&|160;; elle n’y verrait, d’ailleurs, rien de biendrôle&|160;; puis, si elle était reconnue, cela ferait scandale. Àtoutes ces bonnes raisons, elle répondait, les mains jointes,suppliant et souriant&|160;:

–&|160;Voyons, mon petit Maxime, sois gentil. Je le veux… Jemettrai un domino bleu sombre, nous ne ferons que traverser lessalons.

Quand Maxime, qui finissait toujours par céder, et qui auraitmené sa belle-mère dans tous les mauvais lieux de Paris, pour peuqu’elle l’en eût prié, eut consenti à la conduire au bal de BlancheMüller, elle battit des mains comme un enfant auquel on accorde unerécréation inespérée.

–&|160;Ah&|160;! tu es gentil, dit-elle. C’est pour demain,n’est-ce pas&|160;? Viens me chercher de très bonne heure. Je veuxvoir arriver ces dames. Tu me les nommeras, et nous nous amuseronsjoliment…

Elle réfléchit, puis elle ajouta&|160;:

–&|160;Non, ne viens pas. Tu m’attendras avec un fiacre, sur leboulevard Malesherbes. Je sortirai par le jardin.

Ce mystère était un piment qu’elle ajoutait à sonescapade&|160;; simple raffinement de jouissance, car elle seraitsortie à minuit par la grande porte, que son mari n’aurait passeulement mis la tête à la fenêtre.

Le lendemain, après avoir recommandé à Céleste de l’attendre,elle traversa, avec les frissons d’une peur exquise, les ombresnoires du parc Monceau. Saccard avait profité de sa bonne amitiéavec l’Hôtel de Ville pour se faire donner la clef d’une petiteporte du parc, et Renée avait voulu également en avoir une. Ellefaillit se perdre, ne trouva le fiacre que grâce aux deux yeuxjaunes des lanternes. À cette époque, le boulevard Malesherbes, àpeine terminé, était encore, le soir, une véritable solitude. Lajeune femme se glissa dans la voiture, très émue, le cœur battantdélicieusement, comme si elle fût allée à quelque rendez-vousd’amour. Maxime, en toute philosophie, fumait, à moitié endormidans un coin du fiacre. Il voulut jeter son cigare, mais elle l’enempêcha, et comme elle cherchait à lui retenir le bras, dansl’obscurité, elle lui mit la main en plein sur la figure, ce quiles amusa beaucoup tous les deux.

–&|160;Je te dis que j’aime l’odeur du tabac, s’écria-t-elle.Garde ton cigare… Puis, nous nous débauchons, ce soir… Je suis unhomme, moi.

Le boulevard n’était pas encore éclairé. Pendant que le fiacredescendait vers la Madeleine, il faisait si nuit dans la voiturequ’ils ne se voyaient pas. Par instants, lorsque le jeune hommeportait son cigare aux lèvres, un point rouge trouait les ténèbresépaisses. Ce point rouge intéressait Renée. Maxime, que le flot dudomino de satin noir avait couvert à demi, en emplissantl’intérieur du fiacre, continuait à fumer en silence, d’un aird’ennui. La vérité était que le caprice de sa belle-mère venait del’empêcher de suivre au café Anglais une bande de dames, résolues àcommencer et à terminer là le bal de Blanche Müller. Il étaitmaussade, et elle devina sa bouderie dans l’ombre.

–&|160;Est-ce que tu es souffrant&|160;? lui demanda-t-elle.

–&|160;Non, j’ai froid, répondit-il.

–&|160;Tiens&|160;! moi je brûle. Je trouve qu’on étouffe… Metsun coin de mes jupons sur tes genoux.

–&|160;Oh&|160;! tes jupons, murmura-t-il avec mauvaise humeur,j’en ai jusqu’aux yeux.

Mais ce mot le fit rire lui-même, et peu à peu il s’anima. Ellelui conta la peur qu’elle venait d’avoir dans le parc Monceau.Alors elle lui confessa une de ses autres envies&|160;: elle auraitvoulu faire, la nuit, sur le petit lac du parc, une promenade dansla barque qu’elle voyait de ses fenêtres, échouée au bord d’uneallée. Il trouva qu’elle devenait élégiaque. Le fiacre roulaittoujours, les ténèbres restaient profondes, ils se penchaient l’unvers l’autre pour s’entendre dans le bruit des roues, se frôlant dugeste, sentant leur haleine tiède, parfois, lorsqu’ilss’approchaient trop. Et, à temps égaux, le cigare de Maxime seravivait, tachait l’ombre de rouge, en jetant un éclair pâle etrose sur le visage de Renée. Elle était adorable, vue à cette lueurrapide&|160;; si bien que le jeune homme en fut frappé.

–&|160;Oh&|160;! oh&|160;! dit-il, nous paraissons bien jolie,ce soir, belle-maman… Voyons un peu.

Il approcha son cigare, tira précipitamment quelques bouffées.Renée, dans son coin, se trouva éclairée d’une lumière chaude etcomme haletante. Elle avait relevé un peu son capuchon. Sa têtenue, couverte d’une pluie de petits frisons, coiffée d’un simpleruban bleu, ressemblait à celle d’un vrai gamin, au-dessus de lagrande blouse de satin noir qui lui montait jusqu’au cou. Elletrouva très drôle d’être ainsi regardée et admirée à la clarté d’uncigare. Elle se renversait avec de petits rires, tandis qu’ilajoutait d’un air de gravité comique&|160;:

–&|160;Diable&|160;! il va falloir que je veille sur toi, si jeveux te ramener saine et sauve à mon père.

Cependant le fiacre tournait la Madeleine et s’engageait sur lesboulevards. Là, il s’emplit de clartés dansantes, du reflet desmagasins dont les vitrines flambaient. Blanche Müller habitait, àdeux pas, une des maisons neuves qu’on a bâties sur les terrainsexhaussés de la rue Basse-du-Rempart. Il n’y avait encore quequelques voitures à la porte. Il n’était guère plus de dix heures.Maxime voulait faire un tour sur les boulevards, attendre uneheure&|160;; mais Renée, dont la curiosité s’éveillait, plus vive,lui déclara carrément qu’elle allait monter toute seule, s’il nel’accompagnait pas. Il la suivit, et fut heureux de trouver en hautplus de monde qu’il ne l’aurait cru. La jeune femme avait mis sonmasque. Au bras de Maxime, auquel elle donnait à voix basse desordres sans réplique, et qui lui obéissait docilement, elle furetadans toutes les pièces, souleva le coin des portières, examinal’ameublement, serait allée jusqu’à fouiller les tiroirs, si ellen’avait pas eu peur d’être vue.

L’appartement, très riche, avait des coins de bohème, où l’onretrouvait la cabotine. C’était surtout là que les narines roses deRenée frémissaient, et qu’elle forçait son compagnon à marcherdoucement, pour ne rien perdre des choses ni de leur odeur. Elles’oublia particulièrement dans un cabinet de toilette, laissé grandouvert par Blanche Müller, qui, lorsqu’elle recevait, livrait à sesconvives jusqu’à son alcôve, où l’on poussait le lit pour établirdes tables de jeu. Mais le cabinet ne la satisfit pas&|160;; il luiparut commun et même un peu sale, avec son tapis que des bouts decigarette avaient criblé de petites brûlures rondes, et sestentures de soie bleue tachées de pommade, piquées par leséclaboussures du savon. Puis, quand elle eut bien inspecté leslieux, mis les moindres détails du logis dans sa mémoire, pour lesdécrire plus tard à ses intimes, elle passa aux personnages. Leshommes, elle les connaissait&|160;; c’étaient, pour la plupart, lesmêmes financiers, les mêmes hommes politiques, les mêmes jeunesviveurs qui venaient à ses jeudis. Elle se croyait dans son salon,par moments, lorsqu’elle se trouvait en face d’un groupe d’habitsnoirs souriants, qui, la veille, avaient, chez elle, le mêmesourire, en parlant à la marquise d’Espanet ou à la blondeMme&|160;Haffner. Et lorsqu’elle regardait les femmes,l’illusion ne cessait pas complètement. Laure d’Aurigny était enjaune comme Suzanne Haffner, et Blanche Müller avait, comme Adelined’Espanet, une robe blanche qui la décolletait jusqu’au milieu dudos. Enfin, Maxime demanda grâce, et elle voulut bien s’asseoiravec lui sur une causeuse. Ils restèrent là un instant, le jeunehomme bâillant, la jeune femme lui demandant les noms de ces dames,les déshabillant du regard, comptant les mètres de dentellesqu’elles avaient autour de leurs jupes. Comme il la vit plongéedans cette étude grave, il finit par s’échapper, obéissant à unappel que Laure d’Aurigny lui faisait de la main. Elle le plaisantasur la dame qu’il avait au bras. Puis elle lui fit jurer de venirles rejoindre, vers une heure, au café Anglais.

–&|160;Ton père en sera, lui cria-t-elle, au moment où ilrejoignait Renée.

Celle-ci se trouvait entourée d’un groupe de femmes qui riaienttrès fort, tandis que M.&|160;de&|160;Saffré avait profité de laplace laissée libre par Maxime pour se glisser à côté d’elle et luidire des galanteries de cocher. Puis M.&|160;de&|160;Saffré et lesfemmes, tout ce monde s’était mis à crier, à se taper sur lescuisses, si bien que Renée, les oreilles brisées, bâillant à sontour, se leva en disant à son compagnon&|160;:

–&|160;Allons-nous-en, ils sont trop bêtes&|160;!

Comme ils sortaient, M.&|160;de&|160;Mussy entra. Il parutenchanté de rencontrer Maxime, et, sans faire attention à la femmemasquée qui était avec lui&|160;:

–&|160;Ah&|160;! mon ami, murmura-t-il d’un air langoureux, elleme fera mourir. Je sais qu’elle va mieux, et elle me ferme toujourssa porte. Dites-lui bien que vous m’avez vu les larmes auxyeux.

–&|160;Soyez tranquille, votre commission sera faite, dit lejeune homme avec un rire singulier.

Et, dans l’escalier&|160;:

–&|160;Eh bien&|160;! belle-maman, ce pauvre garçon ne t’a pastouchée&|160;?

Elle haussa les épaules, sans répondre. En bas, sur le trottoir,elle s’arrêta avant de monter dans le fiacre qui les avaitattendus, regardant d’un air hésitant du côté de la Madeleine et ducôté du boulevard des Italiens. Il était à peine onze heures etdemie, le boulevard avait encore une grande animation.

–&|160;Alors, nous allons rentrer, murmura-t-elle avecregret.

–&|160;À moins que tu ne veuilles suivre un instant lesboulevards en voiture, répondit Maxime.

Elle accepta. Son régal de femme curieuse tournait mal, et ellese désespérait de rentrer ainsi avec une illusion de moins et uncommencement de migraine. Elle avait cru longtemps qu’un bald’actrices était drôle à mourir. Le printemps, comme il arriveparfois dans les derniers jours d’octobre, semblait êtrerevenu&|160;; la nuit avait des tiédeurs de mai, et les quelquesfrissons froids qui passaient, mettaient dans l’air une gaieté deplus. Renée, la tête à la portière, resta silencieuse, regardant lafoule, les cafés, les restaurants, dont la file interminablecourait devant elle. Elle était devenue toute sérieuse, perdue aufond de ces vagues souhaits dont s’emplissent les rêveries defemmes. Ce large trottoir que balayaient les robes des filles, etoù les bottes des hommes sonnaient avec des familiaritésparticulières, cet asphalte gris où lui semblait passer le galopdes plaisirs et des amours faciles, réveillaient ses désirsendormis, lui faisaient oublier ce bal idiot dont elle sortait,pour lui laisser entrevoir d’autres joies de plus haut goût. Auxfenêtres des cabinets de Brébant, elle aperçut des ombres de femmessur la blancheur des rideaux. Et Maxime lui conta une histoire trèsrisquée, d’un mari trompé qui avait ainsi surpris, sur un rideau,l’ombre de sa femme en flagrant délit avec l’ombre d’un amant. Ellel’écoutait à peine. Lui, s’égaya, finit par lui prendre les mains,par la taquiner, en lui parlant de ce pauvreM.&|160;de&|160;Mussy.

Comme ils revenaient et qu’ils repassaient devantBrébant&|160;:

–&|160;Sais-tu, dit-elle tout à coup, que M.&|160;de&|160;Saffrém’a invitée à souper, ce soir&|160;?

–&|160;Oh&|160;! tu aurais mal mangé, répliqua-t-il en riant.Saffré n’a pas la moindre imagination culinaire. Il en est encore àla salade de homard.

–&|160;Non, non, il parlait d’huîtres et de perdreau froid… Maisil me tutoyait, et cela m’a gênée…

Elle se tut, regarda encore le boulevard, et ajouta après unsilence, d’un air désolé&|160;:

–&|160;Le pis est que j’ai une faim atroce.

–&|160;Comment, tu as faim&|160;! s’écria le jeune homme. C’estbien simple, nous allons souper ensemble… Veux-tu&|160;?

Il dit cela tranquillement, mais elle refusa d’abord, assura queCéleste lui avait préparé une collation à l’hôtel. Cependant, nevoulant pas aller au café Anglais, il avait fait arrêter la voitureau coin de la rue Le Peletier, devant le restaurant du caféRiche&|160;; il était même descendu, et comme sa belle-mèrehésitait encore&|160;:

–&|160;Après ça, dit-il, si tu as peur que je te compromette,dis-le… Je vais monter à côté du cocher et te reconduire à tonmari.

Elle sourit, elle descendit du fiacre avec des mines d’oiseauqui craint de se mouiller les pattes. Elle était radieuse. Cetrottoir qu’elle sentait sous ses pieds lui chauffait les talons,lui donnait, à fleur de peau, un délicieux frisson de peur et decaprice contenté. Depuis que le fiacre roulait, elle avait uneenvie folle d’y sauter. Elle le traversa à petits pas, furtivement,comme si elle eût goûté un plaisir plus vif à redouter d’y êtrevue. Son escapade tournait décidément à l’aventure. Certes, elle neregrettait pas d’avoir refusé l’invitation brutale deM.&|160;de&|160;Saffré. Mais elle serait rentrée horriblementmaussade, si Maxime n’avait eu l’idée de lui faire goûter au fruitdéfendu. Celui-ci monta l’escalier vivement, comme s’il était chezlui. Elle le suivit en soufflant un peu. De légers fumets de maréeet de gibier traînaient, et le tapis, que des baguettes de cuivretendaient sur les marches, avait une odeur de poussière quiredoublait son émotion.

Comme ils arrivaient à l’entresol, ils rencontrèrent un garçon,à l’air digne, qui se rangea contre le mur pour les laisserpasser.

–&|160;Charles, lui dit Maxime, vous nous servirez, n’est-cepas&|160;?… Donnez-nous le salon blanc.

Charles s’inclina, remonta quelques marches, ouvrit la ported’un cabinet. Le gaz était baissé, il sembla à Renée qu’ellepénétrait dans le demi-jour d’un lieu suspect et charmant.

Un roulement continu entrait par la fenêtre grande ouverte, etsur le plafond, dans les reflets du café d’en bas, passaient lesombres rapides des promeneurs. Mais, d’un coup de pouce, le garçonhaussa le gaz. Les ombres du plafond disparurent, le cabinets’emplit d’une lumière crue qui tomba en plein sur la tête de lajeune femme. Elle avait déjà rejeté son capuchon en arrière. Lespetits frisons s’étaient un peu ébouriffés dans le fiacre, mais leruban bleu n’avait pas bougé. Elle se mit à marcher, gênée par lafaçon dont Charles la regardait&|160;; il avait un clignementd’yeux, un pincement de paupières, pour mieux la voir, quisignifiait clairement&|160;: «&|160;En voilà une que je ne connaispas encore.&|160;»

–&|160;Que servirai-je à monsieur&|160;? demanda-t-il à voixhaute.

Maxime se tourna vers Renée.

–&|160;Le souper de M.&|160;de&|160;Saffré, n’est-ce pas&|160;?dit-il, des huîtres, un perdreau…

Et, voyant le jeune homme sourire, Charles l’imita,discrètement, en murmurant&|160;:

–&|160;Alors, le souper de mercredi, si vous voulez&|160;?

–&|160;Le souper de mercredi…, répétait Maxime.

Puis, se rappelant&|160;:

–&|160;Oui, ça m’est égal, donnez-nous le souper demercredi.

Quand le garçon fut sorti, Renée prit son binocle et fitcurieusement le tour du petit salon. C’était une pièce carrée,blanche et or, meublée avec des coquetteries de boudoir. Outre latable et les chaises, il y avait un meuble bas, une sorte deconsole, où l’on desservait, et un large divan, un véritable lit,qui se trouvait placé entre la cheminée et la fenêtre. Une penduleet deux flambeaux Louis&|160;XVI garnissaient la cheminée de marbreblanc. Mais la curiosité du cabinet était la glace, une belle glacetrapue que les diamants de ces dames avaient criblée de noms, dedates, de vers estropiés, de pensées prodigieuses et d’aveuxétonnants. Renée crut apercevoir une saleté et n’eut pas le couragede satisfaire sa curiosité. Elle regarda le divan, éprouva unnouvel embarras, se mit, afin d’avoir une contenance, à regarder leplafond et le lustre de cuivre doré, à cinq becs. Mais la gênequ’elle ressentait était délicieuse. Pendant qu’elle levait lefront, comme pour étudier la corniche, grave et le binocle à lamain, elle jouissait profondément de ce mobilier équivoque, qu’ellesentait autour d’elle&|160;; de cette glace claire et cynique, dontla pureté, à peine ridée par ces pattes de mouche ordurières, avaitservi à rajuster tant de faux chignons&|160;; de ce divan qui lachoquait par sa largeur&|160;; de la table, du tapis lui-même, oùelle retrouvait l’odeur de l’escalier, une vague odeur de poussièrepénétrante et comme religieuse.

Puis, lorsqu’il lui fallut baisser enfin les yeux&|160;:

–&|160;Qu’est-ce donc que ce souper de mercredi&|160;?demanda-t-elle à Maxime.

–&|160;Rien, répondit-il, un pari qu’un de mes amis a perdu.

Dans tout autre lieu, il lui aurait dit sans hésiter qu’il avaitsoupé le mercredi avec une dame, rencontrée sur le boulevard. Mais,depuis qu’il était entré dans le cabinet, il la traitaitinstinctivement en femme à laquelle il faut plaire et dont on doitménager la jalousie. Elle n’insista pas, d’ailleurs&|160;; ellealla s’accouder à la rampe de la fenêtre, où il vint la rejoindre.Derrière eux, Charles entrait et sortait, avec un bruit devaisselle et d’argenterie.

Il n’était pas encore minuit. En bas, sur le boulevard, Parisgrondait, prolongeait la journée ardente, avant de se décider àgagner son lit. Les files d’arbres marquaient, d’une ligne confuse,les blancheurs des trottoirs et le noir vague de la chaussée, oùpassaient le roulement et les lanternes rapides des voitures. Auxdeux bords de cette bande obscure, les kiosques des marchands dejournaux, de place en place, s’allumaient, pareils à de grandeslanternes vénitiennes, hautes et bizarrement bariolées, poséesrégulièrement à terre, pour quelque illumination colossale. Mais, àcette heure, leur éclat assourdi se perdait dans le flamboiementdes devantures voisines. Pas un volet n’était mis, les trottoirss’allongeaient sans une raie d’ombre, sous une pluie de rayons quiles éclairait d’une poussière d’or, de la clarté chaude etéclatante du plein jour. Maxime montra à Renée, en face d’eux, lecafé Anglais, dont les fenêtres luisaient. Les branches hautes desarbres les gênaient un peu, d’ailleurs, pour voir les maisons et letrottoir opposés. Ils se penchèrent, ils regardèrent au-dessousd’eux. C’était un va-et-vient continu&|160;; des promeneurspassaient par groupes, des filles, deux à deux, traînaient leursjupes, qu’elles relevaient de temps à autre, d’un mouvementalangui, en jetant autour d’elles des regards las et souriants.Sous la fenêtre même, le café Riche avançait ses tables dans lecoup de soleil de ses lustres, dont l’éclat s’étendait jusqu’aumilieu de la chaussée&|160;; et c’était surtout au centre de cetardent foyer qu’ils voyaient les faces blêmes et les rires pâlesdes passants. Autour des petites tables rondes, des femmes, mêléesaux hommes, buvaient. Elles étaient en robes voyantes, les cheveuxdans le cou&|160;; elles se dandinaient sur les chaises, avec desparoles hautes que le bruit empêchait d’entendre. Renée en remarquaparticulièrement une, seule à une table, vêtue d’un costume d’unbleu dur, garni d’une guipure blanche&|160;; elle achevait, àpetits coups, un verre de bière, renversée à demi, les mains sur leventre, d’un air d’attente lourde et résignée. Celles quimarchaient se perdaient lentement au milieu de la foule, et lajeune femme, qu’elles intéressaient, les suivait du regard, allaitd’un bout du boulevard à l’autre, dans les lointains tumultueux etconfus de l’avenue, pleins du grouillement noir des promeneurs, etoù les clartés n’étaient plus que des étincelles. Et le défilérepassait sans fin, avec une régularité fatigante, mondeétrangement mêlé et toujours le même, au milieu des couleurs vives,des trous de ténèbres, dans le tohu-bohu féerique de ces milleflammes dansantes, sortant comme un flot des boutiques, colorantles transparents des croisées et des kiosques, courant sur lesfaçades en baguettes, en lettres, en dessins de feu, piquantl’ombre d’étoiles, filant sur la chaussée, continuellement. Lebruit assourdissant qui montait avait une clameur, un ronflementprolongé, monotone, comme une note d’orgue accompagnant l’éternelleprocession de petites poupées mécaniques. Renée crut, un moment,qu’un accident venait d’avoir lieu. Un flot de personnes se mouvaità gauche, un peu au-delà du passage de l’Opéra. Mais, ayant prisson binocle, elle reconnut le bureau des omnibus&|160;; il y avaitbeaucoup de monde sur le trottoir, debout, attendant, seprécipitant, dès qu’une voiture arrivait. Elle entendait la voixrude du contrôleur appeler les numéros, puis les tintements ducompteur lui arrivaient en sonneries cristallines. Elle s’arrêtaaux annonces d’un kiosque, crûment coloriées comme les imagesd’Épinal&|160;; il y avait, sur un carreau, dans un cadre jaune etvert, une tête de diable ricanant, les cheveux hérissés, réclamed’un chapelier qu’elle ne comprit pas. De cinq minutes en cinqminutes, l’omnibus des Batignolles passait, avec ses lanternesrouges et sa caisse jaune, tournant le coin de la rue Le Peletier,ébranlant la maison de son fracas&|160;; et elle voyait les hommesde l’impériale, des visages fatigués qui se levaient et lesregardaient, elle et Maxime, du regard curieux des affamés mettantl’œil à une serrure.

–&|160;Ah&|160;! dit-elle, le parc Monceau, à cette heure, dortbien tranquillement.

Ce fut la seule parole qu’elle prononça. Ils restèrent là prèsde vingt minutes, silencieux, s’abandonnant à la griserie desbruits et des clartés. Puis, la table mise, ils vinrent s’asseoir,et comme elle paraissait gênée par la présence du garçon, il lecongédia.

–&|160;Laissez-nous… Je sonnerai pour le dessert.

Elle avait aux joues de petites rougeurs et ses yeuxbrillaient&|160;; on eût dit qu’elle venait de courir. Ellerapportait de la fenêtre un peu du vacarme et de l’animation duboulevard. Elle ne voulut pas que son compagnon fermât lacroisée.

–&|160;Eh&|160;! c’est l’orchestre, dit-elle, comme il seplaignait du bruit. Tu ne trouves pas que c’est une drôle demusique&|160;? Cela va très bien accompagner nos huîtres et notreperdreau.

Ses trente ans se rajeunissaient dans son escapade. Elle avaitdes mouvements vifs, une pointe de fièvre, et ce cabinet, cetête-à-tête avec un jeune homme dans le brouhaha de la rue, lafouettaient, lui donnaient un air fille. Ce fut avec décisionqu’elle attaqua les huîtres. Maxime n’avait pas faim, il la regardadévorer en souriant.

–&|160;Diable&|160;! murmura-t-il, tu aurais fait une bonnesoupeuse.

Elle s’arrêta, fâchée de manger si vite.

–&|160;Tu trouves que j’ai faim. Que veux-tu&|160;? C’est cetteheure de bal idiot qui m’a creusée… Ah&|160;! mon pauvre ami, je teplains de vivre dans ce monde-là&|160;!

–&|160;Tu sais bien, dit-il, que je t’ai promis de lâcher Sylviaet Laure d’Aurigny, le jour où tes amies voudront venir souper avecmoi.

Elle eut un geste superbe.

–&|160;Pardieu&|160;! je crois bien. Nous sommes autrementamusantes que ces dames, avoue-le… Si une de nous assommait unamant comme ta Sylvia et ta Laure d’Aurigny doivent vous assommer,mais la pauvre petite femme ne garderait pas cet amant unesemaine&|160;!… Tu ne veux jamais m’écouter. Essaie, un de cesjours.

Maxime, pour ne pas appeler le garçon, se leva, enleva lescoquilles d’huîtres et apporta le perdreau qui était sur laconsole. La table avait le luxe des grands restaurants. Sur lanappe damassée, un souffle d’adorable débauche passait, et c’étaitavec de petits frémissements d’aise que Renée promenait ses finesmains de sa fourchette à son couteau, de son assiette à son verre.Elle but du vin blanc sans eau, elle qui buvait ordinairement del’eau à peine rougie. Comme Maxime, debout, sa serviette sur lebras, la servait avec des complaisances comiques, ilreprit&|160;:

–&|160;Qu’est-ce que M.&|160;de&|160;Saffré a bien pu te dire,pour que tu sois si furieuse&|160;? Est-ce qu’il t’a trouvéelaide&|160;?

–&|160;Oh&|160;! lui, répondit-elle, c’est un vilain homme.Jamais je n’aurais cru qu’un monsieur si distingué, si poli chezmoi, parlât une telle langue. Mais je lui pardonne. Ce sont lesfemmes qui m’ont agacée. On aurait dit des marchandes de pommes. Ily en avait une qui se plaignait d’avoir un clou à la hanche, et, unpeu plus, je crois qu’elle aurait relevé sa jupe pour faire voirson mal à tout le monde.

Maxime riait aux éclats.

–&|160;Non, vrai, continua-t-elle en s’animant, je ne vouscomprends pas, elles sont sales et bêtes… Et dire que, lorsque jete voyais aller chez ta Sylvia, je m’imaginais des chosesprodigieuses, des festins antiques, comme on en voit dans lestableaux, avec des créatures couronnées de roses, des coupes d’or,des voluptés extraordinaires… Ah&|160;! bien, oui. Tu m’as montréun cabinet de toilette malpropre et des femmes qui juraient commedes charretiers. Ça ne vaut pas la peine de faire le mal.

Il voulut se récrier, mais elle lui imposa silence, et, tenantdu bout des doigts un os de perdreau qu’elle rongeait délicatement,elle ajouta d’une voix plus basse&|160;:

–&|160;Le mal, ce devrait être quelque chose d’exquis, mon cher…Moi qui suis une honnête femme, quand je m’ennuie et que je commetsle péché de rêver l’impossible, je suis sûre que je trouve deschoses beaucoup plus jolies que les Blanche Müller.

Et, d’un air grave, elle conclut par ce mot profond de cynismenaïf&|160;:

–&|160;C’est une affaire d’éducation, comprends-tu&|160;?

Elle déposa doucement le petit os dans son assiette. Leronflement des voitures continuait, sans qu’une note plus vives’élevât. Elle était obligée de hausser la voix pour qu’il pûtl’entendre, et les rougeurs de ses joues augmentaient. Il y avaitencore, sur la console, des truffes, un entremets sucré, desasperges, une curiosité pour la saison. Il apporta le tout, pour neplus avoir à se déranger, et comme la table était un peu étroite,il plaça à terre, entre elle et lui, un seau d’argent plein deglace, dans lequel se trouvait une bouteille de champagne.L’appétit de la jeune femme finissait par le gagner. Ils touchèrentà tous les plats, ils vidèrent la bouteille de champagne, avec desgaietés brusques, se lançant dans des théories scabreuses,s’accoudant comme deux amis qui soulagent leur cœur, après boire.Le bruit diminuait sur le boulevard&|160;; mais elle l’entendait aucontraire qui grandissait, et toutes ces roues, par instants,semblaient lui tourner dans la tête.

Quand il parla de sonner pour le dessert, elle se leva, secouasa longue blouse de satin, pour faire tomber les miettes, endisant&|160;:

–&|160;C’est cela… Tu sais, tu peux allumer un cigare.

Elle était un peu étourdie. Elle alla à la fenêtre, attirée parun bruit particulier qu’elle ne s’expliquait pas. On fermait lesboutiques.

–&|160;Tiens, dit-elle, en se retournant vers Maxime,l’orchestre qui se dégarnit.

Elle se pencha de nouveau. Au milieu, sur la chaussée, lesfiacres et les omnibus croisaient toujours leurs yeux de couleur,plus rares et plus rapides. Mais, sur les côtés, le long destrottoirs, de grands trous d’ombre s’étaient creusés, devant lesboutiques fermées. Les cafés seuls flambaient encore, rayantl’asphalte de nappes lumineuses. De la rue Drouot à la rue duHelder, elle apercevait ainsi une longue file de carrés blancs etde carrés noirs, dans lesquels les derniers promeneurs surgissaientet s’évanouissaient d’une étrange façon. Les filles surtout, avecla traîne de leur robe, tour à tour crûment éclairées et noyéesdans l’ombre, prenaient un air d’apparition, de marionnettesblafardes, traversant le rayon électrique de quelque féerie. Elles’amusa un moment à ce jeu. Il n’y avait plus de lumièreépandue&|160;; les becs de gaz s’éteignaient&|160;; les kiosquesbariolés tachaient les ténèbres plus durement. Par instants, unflot de foule, la sortie de quelque théâtre, passait. Mais desvides se faisaient bientôt, et il venait, sous la fenêtre, desgroupes de deux ou trois hommes qu’une femme abordait. Ilsrestaient debout, discutant. Dans le tapage affaibli, quelques-unesde leurs paroles montaient&|160;; puis, la femme, le plus souvent,s’en allait au bras d’un des hommes. D’autres filles se rendaientde café en café, faisaient le tour des tables, prenaient le sucreoublié, riaient avec les garçons, regardaient fixement, d’un aird’interrogation et d’offre silencieuses, les consommateursattardés. Et comme Renée venait de suivre des yeux l’impérialepresque vide d’un omnibus des Batignolles, elle reconnut, au coindu trottoir, la femme à la robe bleue et aux guipures blanches,droite, tournant la tête, toujours en quête.

Quand Maxime vint la chercher à la fenêtre, où elle s’oubliait,il eut un sourire, en regardant une des croisées entrouvertes ducafé Anglais&|160;; l’idée que son père y soupait de son côté luiparut comique&|160;; mais il avait, ce soir-là, des pudeursparticulières qui gênaient ses plaisanteries habituelles. Renée nequitta la rampe qu’à regret. Une ivresse, une langueur montaientdes profondeurs plus vagues du boulevard. Dans le ronflementaffaibli des voitures, dans l’effacement des clartés vives, il yavait un appel caressant à la volupté et au sommeil. Leschuchotements qui couraient, les groupes arrêtés dans un coind’ombre, faisaient du trottoir le corridor de quelque grandeauberge, à l’heure où les voyageurs gagnent leur lit de rencontre.Les lueurs et les bruits allaient toujours en se mourant, la villes’endormait, des souffles de tendresse passaient sur les toits.

Lorsque la jeune femme se retourna, la lumière du petit lustrelui fit cligner les paupières. Elle était un peu pâle, maintenant,avec de courts frissons aux coins des lèvres. Charles disposait ledessert&|160;; il sortait, rentrait encore, faisait battre laporte, lentement, avec son flegme d’homme comme il faut.

–&|160;Mais je n’ai plus faim&|160;! s’écria Renée, enleveztoutes ces assiettes et donnez-nous le café.

Le garçon, habitué aux caprices de ses clientes, enleva ledessert et versa le café. Il emplissait le cabinet de sonimportance.

–&|160;Je t’en prie, mets-le à la porte, dit à Maxime la jeunefemme, dont le cœur tournait.

Maxime le congédia&|160;; mais il avait à peine disparu, qu’ilrevint une fois encore pour fermer hermétiquement les grandsrideaux de la fenêtre, d’un air discret. Quand il se fut enfinretiré, le jeune homme, que l’impatience prenait, lui aussi, seleva, et allant à la porte&|160;:

–&|160;Attends, dit-il, j’ai un moyen pour qu’il nous lâche.

Et il poussa le verrou.

–&|160;C’est ça, reprit-elle, nous sommes chez nous, aumoins.

Leurs confidences, leurs bavardages de bons camaradesrecommencèrent. Maxime avait allumé un cigare. Renée buvait soncafé à petits coups et se permettait même un verre de chartreuse.La pièce s’échauffait, s’emplissait d’une fumée bleuâtre. Ellefinit par mettre les coudes sur la table et par appuyer son mentonentre ses deux poings à demi fermés. Dans cette légère étreinte, sabouche se rapetissait, ses joues remontaient un peu, et ses yeux,plus minces, luisaient davantage. Ainsi chiffonnée, sa petitefigure était adorable, sous la pluie de frisons dorés qui luidescendaient maintenant jusque dans les sourcils. Maxime laregardait à travers la fumée de son cigare. Il la trouvaitoriginale. Par moments, il n’était plus bien sûr de son sexe&|160;;la grande ride qui lui traversait le front, l’avancement boudeur deses lèvres, son air indécis de myope, en faisaient un grand jeunehomme&|160;; d’autant plus que sa longue blouse de satin noirallait si haut, qu’on voyait à peine, sous le menton, une ligne ducou blanche et grasse. Elle se laissait regarder avec un sourire,ne bougeant plus la tête, le regard perdu, la parole ralentie.

Puis elle eut un brusque réveil&|160;; elle alla regarder laglace, vers laquelle ses yeux vagues se tournaient depuis uninstant. Elle se haussa sur la pointe des pieds, appuya les mainsau bord de la cheminée, pour lire ces signatures, ces mots risquésqui l’avaient effarouchée, avant le souper. Elle épelait lessyllabes avec quelque difficulté, riait, lisait toujours, comme uncollégien qui tourne les pages d’un Piron dans son pupitre.

–&|160;«&|160;Ernest et Clara&|160;», disait-elle, et il y a uncœur dessous qui ressemble à un entonnoir… Ah&|160;! voici qui estmieux&|160;: «&|160;J’aime les hommes, parce que j’aime lestruffes.&|160;» Signé «&|160;Laure&|160;». Dis donc, Maxime, est-ceque c’est la d’Aurigny qui a écrit cela&|160;?… Puis voici lesarmes d’une de ces dames, je crois&|160;: une poule fumant unegrosse pipe… Toujours des noms, le calendrier des saintes et dessaints&|160;: Victor, Amélie, Alexandre, Édouard, Marguerite,Paquita, Louise, Renée… Tiens, il y en a une qui se nomme commemoi…

Maxime voyait dans la glace sa tête ardente. Elle se haussaitdavantage, et son domino, se tendant par-derrière, dessinait lacambrure de sa taille, le développement de ses hanches. Le jeunehomme suivait la ligne du satin qui plaquait comme une chemise. Ilse leva à son tour et jeta son cigare. Il était mal à l’aise,inquiet. Quelque chose d’ordinaire et d’accoutumé lui manquait.

–&|160;Ah&|160;! voici ton nom, Maxime, s’écria Renée… Écoute…«&|160;J’aime…&|160;»

Mais il s’était assis sur le coin du divan, presque aux pieds dela jeune femme. Il réussit à lui prendre les mains, d’un mouvementprompt&|160;; il la détourna de la glace, en lui disant d’une voixsingulière&|160;:

–&|160;Je t’en prie, ne lis pas cela.

Elle se débattit en riant nerveusement.

–&|160;Pourquoi donc&|160;? Est-ce que je ne suis pas taconfidente&|160;?

Mais lui, insistant, d’un ton plus étouffé&|160;:

–&|160;Non, non, pas ce soir.

Il la tenait toujours, et elle donnait de petites secousses avecses poignets pour se dégager. Ils avaient des yeux qu’ils ne seconnaissaient pas, un long sourire contraint et un peu honteux.Elle tomba sur les genoux, au bout du divan. Ils continuaient àlutter, bien qu’elle ne fît plus un mouvement du côté de la glaceet qu’elle s’abandonnât déjà. Et comme le jeune homme la prenait àbras-le-corps, elle dit avec son rire embarrassé etmourant&|160;:

–&|160;Voyons, laisse-moi… Tu me fais mal.

Ce fut le seul murmure de ses lèvres. Dans le grand silence ducabinet, où le gaz semblait flamber plus haut, elle sentit le soltrembler et entendit le fracas de l’omnibus des Batignolles quidevait tourner le coin du boulevard. Et tout fut dit. Quand ils seretrouvèrent côte à côte, assis sur le divan, il balbutia, aumilieu de leur malaise mutuel&|160;:

–&|160;Bah&|160;! ça devait arriver un jour ou l’autre.

Elle ne disait rien. Elle regardait d’un air écrasé les rosacesdu tapis.

–&|160;Est-ce que tu y songeais, toi&|160;?… continua Maxime,balbutiant davantage. Moi, pas du tout… J’aurais dû me défier ducabinet…

Mais elle, d’une voix profonde, comme si toute l’honnêtetébourgeoise des Béraud du Châtel s’éveillait dans cette fautesuprême&|160;:

–&|160;C’est infâme, ce que nous venons de faire là,murmura-t-elle, dégrisée, la face vieillie et toute grave.

Elle étouffait. Elle alla à la fenêtre, tira les rideaux,s’accouda. L’orchestre était mort&|160;; la faute s’était commisedans le dernier frisson des basses et le chant lointain desviolons, vague sourdine du boulevard endormi et rêvant d’amour. Enbas, la chaussée et les trottoirs s’enfonçaient, s’allongeaient, aumilieu d’une solitude grise. Toutes ces roues grondantes de fiacressemblaient s’en être allées, en emportant les clartés et la foule.Sous la fenêtre, le café Riche était fermé, pas un filet de lumièrene glissait des volets. De l’autre côté de l’avenue, des lueursbraisillantes allumaient seules encore la façade du café Anglais,une croisée entre autres, entrouverte, et d’où sortaient des riresaffaiblis. Et, tout le long de ce ruban d’ombre, du coude de la rueDrouot à l’autre extrémité, aussi loin que ses regards pouvaientaller, elle ne voyait plus que les taches symétriques des kiosquesrougissant et verdissant la nuit, sans l’éclairer, semblables à desveilleuses espacées dans un dortoir géant. Elle leva la tête. Lesarbres découpaient leurs branches hautes sur un ciel clair, tandisque la ligne irrégulière des maisons se perdait avec lesamoncellements d’une côte rocheuse, au bord d’une mer bleuâtre.Mais cette bande de ciel l’attristait davantage, et c’était dansles ténèbres du boulevard qu’elle trouvait quelque consolation. Cequi restait au ras de l’avenue déserte, du bruit et du vice de lasoirée, l’excusait. Elle croyait sentir la chaleur de tous ces pasd’hommes et de femmes monter du trottoir qui se refroidissait. Leshontes qui avaient traîné là, désirs d’une minute, offres faites àvoix basse, noces d’une nuit payées à l’avance, s’évaporaient,flottaient en une buée lourde que roulaient les souffles matinaux.Penchée sur l’ombre, elle respira ce silence frissonnant, cettesenteur d’alcôve, comme un encouragement qui lui venait d’en bas,comme une assurance de honte partagée et acceptée par une villecomplice. Et, lorsque ses yeux se furent accoutumés à l’obscurité,elle aperçut la femme au costume bleu garni de guipure, seule dansla solitude grise, debout à la même place, attendant et s’offrantaux ténèbres vides.

La jeune femme, en se retournant, aperçut Charles, qui regardaitautour de lui, flairant. Il finit par apercevoir le ruban bleu deRenée, froissé, oublié sur un coin du divan. Et il s’empressa de lelui apporter, de son air poli. Alors elle sentit toute sa honte.Debout devant la glace, les mains maladroites, elle essaya derenouer le ruban. Mais son chignon était tombé, les petits frisonsse trouvaient tout aplatis sur les tempes, elle ne pouvait refairele nœud. Charles vint à son secours, en disant, comme s’il eûtoffert une chose accoutumée, un rince-bouche ou descure-dents&|160;:

–&|160;Si madame voulait le peigne&|160;?…

–&|160;Eh&|160;! non, c’est inutile, interrompit Maxime, quilança au garçon un regard d’impatience. Allez nous chercher unevoiture.

Renée se décida à rabattre simplement le capuchon de son domino.Et, comme elle allait quitter la glace, elle se haussa légèrement,pour retrouver les mots que l’étreinte de Maxime lui avait empêchéde lire. Il y avait, montant vers le plafond, et d’une grosseécriture abominable, cette déclaration signée Sylvia&|160;:«&|160;J’aime Maxime.&|160;» Elle pinça les lèvres et rabattit soncapuchon un peu plus bas.

Dans la voiture, ils éprouvèrent une gêne horrible. Ilss’étaient placés, comme en descendant du parc Monceau, l’un en facede l’autre. Ils ne trouvaient pas une parole à se dire. Le fiacreétait plein d’une ombre opaque, et le cigare de Maxime n’y mettaitplus même un point rouge, un éclair de braise rose. Le jeune hommeperdu de nouveau dans les jupons, «&|160;dont il avait jusqu’auxyeux&|160;», souffrait de ces ténèbres, de ce silence, de cettefemme muette, qu’il sentait à son côté, et dont il s’imaginait voirles yeux tout grands ouverts sur la nuit. Pour paraître moins bête,il finit par chercher sa main, et quand il la tint dans la sienne,il fut soulagé, il trouva la situation tolérable. Cette mains’abandonnait molle et rêveuse.

Le fiacre traversait la place de la Madeleine. Renée songeaitqu’elle n’était pas coupable. Elle n’avait pas voulu l’inceste. Etplus elle descendait en elle, plus elle se trouvait innocente, auxpremières heures de son escapade, à sa sortie furtive du parcMonceau, chez Blanche Müller, sur le boulevard, même dans lecabinet du restaurant. Pourquoi donc était-elle tombée à genoux surle bord de ce divan&|160;? Elle ne savait plus. Elle n’avaitcertainement pas pensé une seconde à cela. Elle se serait refuséeavec colère. C’était pour rire, elle s’amusait, rien de plus. Etelle retrouvait, dans le roulement du fiacre, cet orchestreassourdissant du boulevard, ce va-et-vient d’hommes et de femmes,tandis que des barres de feu brûlaient ses yeux fatigués.

Maxime, dans son coin, rêvait aussi avec quelque ennui. Il étaitfâché de l’aventure. Il s’en prenait au domino de satin noir.Avait-on jamais vu une femme se fagoter de la sorte&|160;! On nelui voyait pas même le cou. Il l’avait prise pour un garçon, iljouait avec elle, et ce n’était pas sa faute si le jeu était devenusérieux. Pour sûr, il ne l’aurait pas touchée du bout des doigts,si elle avait seulement montré un coin d’épaule. Il se seraitsouvenu qu’elle était la femme de son père. Puis, comme il n’aimaitpas les réflexions désagréables, il se pardonna. Tant pis, aprèstout&|160;! il tâcherait de ne plus recommencer. C’était unebêtise.

Le fiacre s’arrêta, et Maxime descendit le premier pour aiderRenée. Mais, à la petite porte du parc, il n’osa pas l’embrasser.Ils se touchèrent la main, comme de coutume. Elle se trouvait déjàde l’autre côté de la grille, lorsque, pour dire quelque chose,avouant sans le vouloir une préoccupation qui tournait vaguementdans sa rêverie depuis le restaurant&|160;:

–&|160;Qu’est-ce donc, demanda-t-elle, que ce peigne dont aparlé le garçon&|160;?

–&|160;Ce peigne, répéta Maxime embarrassé, mais je ne saispas…

Renée comprit brusquement. Le cabinet avait sans doute un peignequi entrait dans le matériel, au même titre que les rideaux, leverrou et le divan. Et, sans attendre une explication qui ne venaitpas, elle s’enfonça au milieu des ténèbres du parc Monceau, hâtantle pas, croyant voir derrière elle ces dents d’écaille où Laured’Aurigny et Sylvia avaient dû laisser des cheveux blonds et descheveux noirs. Elle avait une grosse fièvre. Il fallut que Célestela mît au lit et la veillât jusqu’au matin. Maxime, sur le trottoirdu boulevard Malesherbes, se consulta un moment, pour savoir s’ilrejoindrait la bande joyeuse du café Anglais&|160;; puis, avecl’idée qu’il se punissait, il décida qu’il devait aller secoucher.

Le lendemain, Renée s’éveilla tard d’un sommeil lourd et sansrêves. Elle se fit faire un grand feu, elle dit qu’elle passeraitla journée dans sa chambre. C’était là son refuge, aux heuresgraves. Vers midi, son mari ne la voyant pas descendre pour ledéjeuner, lui demanda la permission de l’entretenir un instant.Elle refusait déjà avec une pointe d’inquiétude, lorsqu’elle seravisa. La veille, elle avait remis à Saccard une note de Worms,montant à cent trente-six mille francs, un chiffre un peu gros, etsans doute il voulait se donner la galanterie de lui remettrelui-même la quittance.

La pensée des petits frisons de la veille lui vint. Elle regardamachinalement dans la glace ses cheveux que Céleste avait noués engrosses nattes. Puis elle se pelotonna au coin du feu,s’enfouissant dans les dentelles de son peignoir. Saccard, dontl’appartement se trouvait également au premier étage, faisantpendant à celui de sa femme, vint en pantoufles, en mari. Ilmettait à peine une fois par mois les pieds dans la chambre deRenée, et toujours pour quelque délicate question d’argent. Cematin-là, il avait les yeux rougis, le teint blême d’un homme quin’a pas dormi. Il baisa la main de la jeune femme, galamment.

–&|160;Vous êtes malade, ma chère amie&|160;? dit-il ens’asseyant à l’autre coin de la cheminée. Un peu de migraine,n’est-ce pas&|160;?… Pardonnez-moi de vous casser la tête avec mongalimatias d’homme d’affaires&|160;; mais la chose est assezgrave…

Il tira d’une poche de sa robe de chambre le mémoire de Worms,dont Renée reconnut le papier glacé.

–&|160;J’ai trouvé hier ce mémoire sur mon bureau,continua-t-il, et je suis désolé, je ne puis absolument pas lesolder en ce moment.

Il étudia du coin de l’œil l’effet produit sur elle par sesparoles. Elle parut profondément étonnée. Il reprit avec unsourire&|160;:

–&|160;Vous savez, ma chère amie, que je n’ai pas l’habituded’éplucher vos dépenses. Je ne dis pas que certains détails de cemémoire ne m’aient point un peu surpris. Ainsi, par exemple, jevois ici, à la seconde page&|160;: «&|160;Robe de bal&|160;: étoffe70&|160;fr.&|160;; façon, 600&|160;fr.&|160;; argent prêté,5&|160;000&|160;fr.&|160;; eau du docteur Pierre,6&|160;fr.&|160;». Voilà une robe de soixante-dix francs qui montebien haut… Mais vous savez que je comprends toutes les faiblesses.Votre note est de cent trente-six mille francs, et vous avez étépresque sage, relativement, je veux dire… Seulement, je le répète,je ne puis payer, je suis gêné.

Elle tendit la main, d’un geste de dépit contenu.

–&|160;C’est bien, dit-elle sèchement, rendez-moi le mémoire.J’aviserai.

–&|160;Je vois que vous ne me croyez pas, murmura Saccard,goûtant comme un triomphe l’incrédulité de sa femme au sujet de sesembarras d’argent. Je ne dis pas que ma situation soit menacée,mais les affaires sont bien nerveuses en ce moment… Laissez-moi,quoique je vous importune, vous expliquer notre cas&|160;; vousm’avez confié votre dot, et je vous dois une entière franchise.

Il posa le mémoire sur la cheminée, prit les pincettes, se mit àtisonner. Cette manie de fouiller les cendres, pendant qu’ilcausait d’affaires, était chez lui un calcul qui avait fini pardevenir une habitude. Quand il arrivait à un chiffre, à une phrasedifficile à prononcer, il produisait quelque éboulement qu’ilréparait ensuite laborieusement, rapprochant les bûches, ramassantet entassant les petits éclats de bois. D’autres fois, ildisparaissait presque dans la cheminée, pour aller chercher unmorceau de braise égaré. Sa voix s’assourdissait, ons’impatientait, on s’intéressait à ses savantes constructions decharbons ardents, on ne l’écoutait plus, et généralement on sortaitde chez lui battu et content. Même chez les autres, il s’emparaitdespotiquement des pincettes. L’été, il jouait avec une plume, uncouteau à papier, un canif.

–&|160;Ma chère amie, dit-il en donnant un grand coup qui mit lefeu en déroute, je vous demande encore une fois pardon d’entrerdans ces détails… Je vous ai servi exactement la rente des fondsque vous m’avez remis entre les mains. Je puis même dire, sans vousblesser, que j’ai regardé seulement cette rente comme votre argentde poche, payant vos dépenses, ne vous demandant jamais votreapport de moitié dans les frais communs du ménage.

Il se tut. Renée souffrait, le regardait faire un grand troudans la cendre pour enterrer le bout d’une bûche. Il arrivait à unaveu délicat.

–&|160;J’ai dû, vous le comprenez, faire produire à votre argentdes intérêts considérables. Les capitaux sont entre bonnes mains,soyez tranquille… Quant aux sommes provenant de vos biens de laSologne, elles ont servi en partie au paiement de l’hôtel que noushabitons&|160;; le reste est placé dans une affaire excellente, laSociété générale des ports du Maroc… Nous n’en sommes pas à compterensemble, n’est-ce pas&|160;? mais je veux vous prouver que lespauvres maris sont parfois bien méconnus.

Un motif puissant devait le pousser à mentir moins que decoutume. La vérité était que la dot de Renée n’existait plus depuislongtemps&|160;; elle avait passé, dans la caisse de Saccard, àl’état de valeur fictive. S’il en servait les intérêts à plus dedeux ou trois cents pour cent, il n’aurait pu représenter lemoindre titre ni retrouver la plus petite espèce solide du capitalprimitif. Comme il l’avouait à moitié, d’ailleurs, les cinq centmille francs des biens de la Sologne avaient servi à donner unpremier acompte sur l’hôtel et le mobilier, qui coûtaient ensembleprès de deux millions. Il devait encore un million au tapissier età l’entrepreneur.

–&|160;Je ne vous réclame rien, dit enfin Renée, je sais que jesuis très endettée vis-à-vis de vous.

–&|160;Oh&|160;! chère amie, s’écria-t-il, en prenant la main desa femme, sans abandonner les pincettes, quelle vilaine idée vousavez là&|160;!… En deux mots, tenez, j’ai été malheureux à laBourse, Toutin-Laroche a fait des bêtises, les Mignon et Charriersont des butors qui me mettent dedans. Et voilà pourquoi je ne puispayer votre mémoire. Vous me pardonnez, n’est-ce pas&|160;?

Il semblait véritablement ému. Il enfonça les pincettes entreles bûches, alluma des fusées d’étincelles. Renée se rappelal’allure inquiète qu’il avait depuis quelque temps. Mais elle neput descendre dans l’étonnante vérité. Saccard en était arrivé à untour de force quotidien. Il habitait un hôtel de deux millions, ilvivait sur le pied d’une dotation de prince, et certains matins iln’avait pas mille francs dans sa caisse. Ses dépenses neparaissaient pas diminuer. Il vivait sur la dette, parmi un peuplede créanciers qui engloutissaient au jour le jour les bénéficesscandaleux qu’il réalisait dans certaines affaires. Pendant cetemps, au même moment, des sociétés s’écroulaient sous lui, denouveaux trous se creusaient plus profonds, par-dessus lesquels ilsautait, ne pouvant les combler. Il marchait ainsi sur un terrainminé, dans une crise continuelle, soldant des notes de cinquantemille francs et ne payant pas les gages de son cocher, marchanttoujours avec un aplomb de plus en plus royal, vidant avec plus derage sur Paris sa caisse vide, d’où le fleuve d’or aux sourceslégendaires continuait à sortir.

La spéculation traversait alors une heure mauvaise. Saccardétait un digne enfant de l’Hôtel de Ville. Il avait eu la rapiditéde transformation, la fièvre de jouissance, l’aveuglement dedépenses qui secouait Paris. À ce moment, comme la Ville, il setrouvait en face d’un formidable déficit qu’il s’agissait decombler secrètement&|160;; car il ne voulait pas entendre parler desagesse, d’économie, d’existence calme et bourgeoise. Il préféraitgarder le luxe inutile et la misère réelle de ces voies nouvelles,d’où il avait tiré sa colossale fortune de chaque matin mangéechaque soir. D’aventure en aventure, il n’avait plus que la façadedorée d’un capital absent. À cette heure de folie chaude, Parislui-même n’engageait pas son avenir avec plus d’emportement etn’allait pas plus droit à toutes les sottises et à toutes lesduperies financières. La liquidation menaçait d’être terrible.

Les plus belles spéculations se gâtaient entre les mains deSaccard. Il venait d’essuyer, comme il le disait, des pertesconsidérables à la Bourse. M.&|160;Toutin-Laroche avait faillifaire sombrer le Crédit viticole dans un jeu à la hausse quis’était brusquement tourné contre lui&|160;; heureusement que legouvernement, intervenant sous le manteau, avait remis debout lafameuse machine du prêt hypothécaire aux cultivateurs. Saccard,ébranlé par cette double secousse, très maltraité par son frère leministre, pour le risque que venait de courir la solidité des bonsde délégation de la Ville, compromise avec celle du Créditviticole, se trouvait moins heureux encore dans sa spéculation surles immeubles. Les Mignon et Charrier avaient complètement rompuavec lui. S’il les accusait, c’était par une rage sourde de s’êtretrompé, en faisant bâtir sur sa part de terrains, tandis qu’euxvendaient prudemment la leur. Pendant qu’ils réalisaient unefortune, lui restait avec des maisons sur les bras, dont il ne sedébarrassait souvent qu’à perte. Entre autres, il vendit trois centmille francs, rue de Marignan, un hôtel sur lequel il en devaitencore trois cent quatre-vingt mille. Il avait bien inventé un tourde sa façon, qui consistait à exiger dix mille francs d’unappartement valant huit mille francs au plus&|160;; le locataireeffrayé ne signait un bail que lorsque le propriétaire consentait àlui faire cadeau des deux premières années de loyer&|160;;l’appartement se trouvait de cette façon réduit à son prix réel,mais le bail portait le chiffre de dix mille francs par an, etquand Saccard trouvait un acquéreur et capitalisait les revenus del’immeuble, il arrivait à une véritable fantasmagorie de calcul. Ilne put appliquer cette duperie en grand&|160;; ses maisons ne selouaient pas&|160;; il les avait bâties trop tôt&|160;; lesdéblais, au milieu desquels elles se trouvaient perdues, en pleineboue, l’hiver, les isolaient, leur faisaient un tort considérable.L’affaire qui le toucha le plus fut la grosse rouerie des sieursMignon et Charrier, qui lui rachetèrent l’hôtel dont il avait dûabandonner la construction, au boulevard Malesherbes. Lesentrepreneurs étaient enfin mordus par l’envie d’habiter«&|160;leur boulevard&|160;». Comme ils avaient vendu leur part deterrains de plus-value, et qu’ils flairaient la gêne de leur ancienassocié, ils lui offrirent de le débarrasser de l’enclos au milieuduquel l’hôtel s’élevait jusqu’au plancher du premier étage, dontl’armature de fer était en partie posée. Seulement ils traitèrentde plâtras inutiles ces solides fondations en pierre de taille,disant qu’ils auraient préféré le sol nu, pour y faire construire àleur guise. Saccard dut vendre, sans tenir compte des cent etquelque mille francs qu’il avait déjà dépensés, et ce quil’exaspéra davantage encore, ce fut que jamais les entrepreneurs nevoulurent reprendre le terrain à deux cent cinquante francs lemètre, chiffre fixé lors du partage. Ils lui rabattirent vingt-cinqfrancs par mètre, comme ces marchandes à la toilette qui ne donnentplus que quatre francs d’un objet qu’elles ont vendu cinq francs laveille. Deux jours après, Saccard eut la douleur de voir une arméede maçons envahir l’enclos de planches et continuer à bâtir sur les«&|160;plâtras inutiles&|160;».

Il jouait donc d’autant mieux la gêne devant sa femme, que sesaffaires s’embrouillaient davantage. Il n’était pas homme à seconfesser par amour de la vérité.

–&|160;Mais, monsieur, dit Renée d’un air de doute, si vous voustrouvez embarrassé, pourquoi m’avoir acheté cette aigrette et cetterivière qui vous ont coûté, je crois, soixante-cinq millefrancs&|160;?… Je n’ai que faire de ces bijoux&|160;; je vais êtreobligée de vous demander la permission de m’en défaire pour donnerun acompte à Worms.

–&|160;Gardez-vous-en bien&|160;! s’écria-t-il avec inquiétude.Si l’on ne vous voyait pas ces bijoux demain au bal du ministère,on ferait des cancans sur ma situation…

Il était bonhomme, ce matin-là. Il finit par sourire et parmurmurer en clignant les yeux&|160;:

–&|160;Ma chère amie, nous autres spéculateurs, nous sommescomme les jolies femmes, nous avons nos roueries… Conservez, jevous prie, votre aigrette et votre rivière pour l’amour de moi.

Il ne pouvait conter l’histoire qui était tout à fait jolie,mais un peu risquée. Ce fut à la fin d’un souper que Saccard etLaure d’Aurigny conclurent un traité d’alliance. Laure étaitcriblée de dettes et ne songeait plus qu’à trouver un bon jeunehomme qui voulût bien l’enlever et la conduire à Londres. Saccard,de son côté, sentait le sol s’écrouler sous lui&|160;; sonimagination aux abois cherchait un expédient qui le montrât aupublic vautré sur un lit d’or et de billets de banque. La fille etle spéculateur, dans la demi-ivresse du dessert, s’entendirent. Iltrouva l’idée de cette vente de diamants qui fit courir tout Paris,et dans laquelle il acheta, à grand tapage, des bijoux pour safemme. Puis, avec le produit de la vente, quatre cent mille francsenviron, il parvint à satisfaire les créanciers de Laure, auxquelselle devait à peu près le double. Il est même à croire qu’il retiradu jeu une partie de ses soixante-cinq mille francs. Quand on levit liquider la situation de la d’Aurigny, il passa pour son amant,on crut qu’il payait la totalité de ses dettes, qu’il faisait desfolies pour elle. Toutes les mains se tendirent vers lui, le créditrevint, formidable. Et on le plaisantait, à la Bourse, sur sapassion, avec des sourires, des allusions, qui le ravissaient.Pendant ce temps, Laure d’Aurigny, mise en vue par ce vacarme, etchez laquelle il ne passa seulement pas une nuit, feignait de letromper avec huit à dix imbéciles alléchés par l’idée de la voler àun homme si colossalement riche. En un mois, elle eut deuxmobiliers et plus de diamants qu’elle n’en avait vendus. Saccardavait pris l’habitude d’aller fumer un cigare chez elle,l’après-midi, au sortir de la Bourse&|160;; souvent il apercevaitdes coins de redingote qui fuyaient, effarouchés, entre les portes.Quand ils étaient seuls, ils ne pouvaient se regarder sans rire. Illa baisait au front, comme une fille perverse dont la coquineriel’enthousiasmait. Il ne lui donnait pas un sou, et même une foiselle lui prêta de l’argent, pour une dette de jeu.

Renée voulut insister, parla d’engager au moins lesbijoux&|160;; mais son mari lui fit entendre que cela n’était paspossible, que tout Paris s’attendait à les lui voir le lendemain.Alors la jeune femme, que le mémoire de Worms inquiétait beaucoup,chercha un autre expédient.

–&|160;Mais, s’écria-t-elle tout à coup, mon affaire de Charonnemarche bien, n’est-ce pas&|160;? Vous me disiez encore l’autre jourque les bénéfices seraient superbes… Peut-être que Larsonneaum’avancerait les cent trente-six mille francs&|160;?

Saccard, depuis un instant, oubliait les pincettes entre sesjambes. Il les reprit vivement, se pencha, disparut presque dans lacheminée, où la jeune femme entendit sourdement sa voix quimurmurait&|160;:

–&|160;Oui, oui, Larsonneau pourrait peut-être…

Elle arrivait enfin, d’elle-même, au point où il l’amenaitdoucement depuis le commencement de la conversation. Il y avaitdeux ans déjà qu’il préparait son coup de génie, du côté deCharonne. Jamais sa femme ne voulut aliéner les biens de la tanteÉlisabeth&|160;; elle avait juré à cette dernière de les garderintacts pour les léguer à son enfant, si elle devenait mère. Devantcet entêtement, l’imagination du spéculateur travailla et finit parbâtir tout un poème. C’était une œuvre de scélératesse exquise, uneduperie colossale dont la Ville, l’État, sa femme et jusqu’àLarsonneau, devaient être les victimes. Il ne parla plus de vendreles terrains&|160;; seulement il gémit chaque jour sur la sottisequ’il y avait à les laisser improductifs, à se contenter d’unrevenu de deux pour cent. Renée, toujours pressée d’argent, finitpar accepter l’idée d’une spéculation quelconque. Il basa sonopération sur la certitude d’une expropriation prochaine, pour lepercement du boulevard du Prince-Eugène, dont le tracé n’était pasencore nettement arrêté. Et ce fut alors qu’il amena son anciencomplice Larsonneau, comme un associé qui conclut avec sa femme untraité sur les bases suivantes&|160;: elle apportait les terrains,représentant une valeur de cinq cent mille francs&|160;; de soncôté, Larsonneau s’engageait à bâtir, sur ces terrains, pour unesomme égale, une salle de café-concert, accompagnée d’un grandjardin, où l’on établirait des jeux de toutes sortes, desbalançoires, des jeux de quilles, des jeux de boules, etc. Lesbénéfices devaient naturellement être partagés, de même que lespertes seraient subies par moitié. Dans le cas où l’un des deuxassociés voudrait se retirer, il le pourrait, en exigeant sa part,selon l’estimation qui interviendrait. Renée parut surprise de cegros chiffre de cinq cent mille francs, lorsque les terrains envalaient au plus trois cent mille. Mais il lui fit comprendre quec’était une façon habile de lier plus tard les mains de Larsonneau,dont les constructions n’atteindraient jamais une telle somme.

Larsonneau était devenu un viveur élégant, bien ganté, avec dulinge éblouissant et des cravates étonnantes. Il avait, pour faireses courses, un tilbury fin comme une œuvre d’horlogerie, très hautde siège, et qu’il conduisait lui-même. Ses bureaux de la rue deRivoli étaient une enfilade de pièces somptueuses, où l’on nevoyait pas le moindre carton, la moindre paperasse. Ses employésécrivaient sur des tables de poirier noirci, marquetées, ornées decuivres ciselés. Il prenait le titre d’agent d’expropriation, unmétier nouveau que les travaux de Paris avaient créé. Ses attachesavec l’Hôtel de Ville le renseignaient à l’avance sur le percementdes voies nouvelles. Quand il était parvenu à se faire communiquer,par un agent voyer, le tracé d’un boulevard, il allait offrir sesservices aux propriétaires menacés. Et il faisait valoir ses petitsmoyens pour grossir l’indemnité, en agissant avant le décretd’utilité publique. Dès qu’un propriétaire acceptait ses offres, ilprenait tous les frais à sa charge, dressait un plan de lapropriété, écrivait un mémoire, suivait l’affaire devant letribunal, payait un avocat, moyennant un tant pour cent sur ladifférence entre l’offre de la Ville et l’indemnité accordée par lejury. Mais à cette besogne à peu près avouable, il en joignaitplusieurs autres. Il prêtait surtout à usure. Ce n’était plusl’usurier de la vieille école, déguenillé, malpropre, aux yeuxblancs et muets comme des pièces de cent sous, aux lèvres pâles etserrées comme les cordons d’une bourse. Lui, souriait, avait desœillades charmantes, se faisait habiller chez Dusautoy, allaitdéjeuner chez Brébant avec sa victime, qu’il appelait «&|160;Monbon&|160;», en lui offrant des havanes au dessert. Au fond, dansses gilets qui le pinçaient à la taille, Larsonneau était unterrible monsieur qui aurait poursuivi le paiement d’un billetjusqu’au suicide du signataire, sans rien perdre de sonamabilité.

Saccard eût volontiers cherché un autre associé. Mais il avaittoujours des inquiétudes au sujet de l’inventaire faux queLarsonneau gardait précieusement. Il préféra le mettre dansl’affaire, comptant profiter de quelque circonstance pour rentreren possession de cette pièce compromettante. Larsonneau bâtit lecafé-concert, une construction en planches et en plâtras, surmontéede clochetons de fer-blanc, qu’il fit peinturlurer en jaune et enrouge. Le jardin et les jeux eurent du succès dans le quartierpopuleux de Charonne. Au bout de deux ans, la spéculationparaissait prospère, bien que les bénéfices fussent réellement trèsfaibles. Saccard, jusqu’alors, n’avait parlé qu’avec enthousiasme àsa femme de l’avenir d’une si belle idée.

Renée, voyant que son mari ne se décidait pas à sortir de lacheminée, où sa voix s’étouffait de plus en plus&|160;:

–&|160;J’irai voir Larsonneau aujourd’hui, dit-elle. C’est maseule ressource.

Alors il abandonna la bûche avec laquelle il luttait.

–&|160;La course est faite, chère amie, répondit-il en souriant.Est-ce que je ne préviens pas tous vos désirs&|160;?… J’ai vuLarsonneau hier soir.

–&|160;Et il vous a promis les cent trente-six millefrancs&|160;? demanda-t-elle avec anxiété.

Il faisait, entre les deux bûches qui flambaient, une petitemontagne de braise, ramassant délicatement, du bout des pincettes,les plus minces fragments de charbon, regardant d’un air satisfaits’élever cette butte qu’il construisait avec un art infini.

–&|160;Oh&|160;! comme vous y allez&|160;!… murmura-t-il. C’estune grosse somme que cent trente-six mille francs… Larsonneau estun bon garçon, mais sa caisse est encore modeste. Il est tout prêtà vous obliger…

Il s’attardait, clignant les yeux, rebâtissant un coin de labutte qui venait de s’écrouler. Ce jeu commençait à brouiller lesidées de la jeune femme. Elle suivait malgré elle le travail de sonmari, dont la maladresse augmentait. Elle était tentée de luidonner des conseils. Oubliant Worms, le mémoire, le manqued’argent, elle finit par dire&|160;:

–&|160;Mais placez donc ce gros morceau-là dessous&|160;; lesautres tiendront.

Son mari lui obéit docilement, en ajoutant&|160;:

–&|160;Il ne peut trouver que cinquante mille francs. C’esttoujours un joli acompte… Seulement, il ne veut pas mêler cetteaffaire avec celle de Charonne. Il n’est qu’intermédiaire, vouscomprenez, chère amie&|160;? La personne qui prête l’argent demandedes intérêts énormes. Elle voudrait un billet de quatre-vingt millefrancs, à six mois de date.

Et, ayant couronné la butte par un morceau de braise pointu, ilcroisa les mains sur les pincettes en regardant fixement safemme.

–&|160;Quatre-vingt mille francs&|160;! s’écria-t-elle, maisc’est un vol&|160;!… Est-ce que vous me conseillez une pareillefolie&|160;?

–&|160;Non, dit-il nettement. Mais, si vous avez absolumentbesoin d’argent, je ne vous la défends pas.

Il se leva comme pour se retirer. Renée, dans une indécisioncruelle, regarda son mari et le mémoire qu’il laissait sur lacheminée. Elle finit par prendre sa pauvre tête entre ses mains, enmurmurant&|160;:

–&|160;Oh&|160;! ces affaires&|160;!… J’ai la tête brisée, cematin… Allez, je vais signer ce billet de quatre-vingt millefrancs. Si je ne le faisais pas, ça me rendrait tout à fait malade.Je me connais, je passerais la journée dans un combat affreux…J’aime mieux faire les bêtises tout de suite. Ça me soulage.

Et elle parla de sonner pour qu’on allât lui chercher du papiertimbré. Mais il voulut lui rendre ce service lui-même. Il avaitsans doute le papier timbré dans sa poche, car son absence dura àpeine deux minutes. Pendant qu’elle écrivait sur une petite tablequ’il avait poussée au coin du feu, il l’examinait avec des yeux oùs’allumait un désir étonné. Il faisait très chaud dans la chambre,pleine encore du lever de la jeune femme, des senteurs de sapremière toilette. Tout en causant, elle avait laissé glisser lespans du peignoir dans lequel elle s’était pelotonnée, et le regardde son mari, debout devant elle, glissait sur sa tête inclinée,parmi l’or de ses cheveux, très loin, jusqu’aux blancheurs de soncou et de sa poitrine. Il souriait d’un air singulier&|160;; ce feuardent qui lui avait brûlé la face, cette chambre close où l’airalourdi gardait une odeur d’amour, ces cheveux jaunes et cette peaublanche qui le tentaient avec une sorte de dédain conjugal, lerendaient rêveur, élargissaient le drame dont il venait de jouerune scène, faisaient naître quelque secret et voluptueux calculdans sa chair brutale d’agioteur.

Quand sa femme lui tendit le billet, en le priant de terminerl’affaire, il le prit, la regardant toujours.

–&|160;Vous êtes belle à ravir…, murmura-t-il.

Et comme elle se penchait pour repousser la table, il la baisarudement sur le cou. Elle jeta un petit cri. Puis elle se leva,frémissante, tâchant de rire, songeant invinciblement aux baisersde l’autre, la veille. Mais il eut regret de ce baiser de cocher.Il la quitta, en lui serrant amicalement la main, et en luipromettant qu’elle aurait les cinquante mille francs le soir même.Renée sommeilla toute la journée devant le feu. Aux heures decrise, elle avait des langueurs de créole. Alors, toute saturbulence devenait paresseuse, frileuse, endormie. Ellegrelottait, il lui fallait des brasiers ardents, une chaleursuffocante qui lui mettait au front de petites gouttes de sueur, etqui l’assoupissait. Dans cet air brûlant, dans ce bain de flammes,elle ne souffrait presque plus&|160;; sa douleur devenait comme unsonge léger, un vague oppressement, dont l’indécision mêmefinissait par être voluptueuse. Ce fut ainsi qu’elle berça jusqu’ausoir ses remords de la veille, dans la clarté rouge du foyer, enface d’un terrible feu qui faisait craquer les meubles autourd’elle, et lui ôtait, par instants, la conscience de son être. Elleput songer à Maxime, comme à une jouissance enflammée dont lesrayons la brûlaient&|160;; elle eut un cauchemar d’étranges amours,au milieu de bûchers, sur des lits chauffés à blanc. Céleste allaitet venait, dans la chambre, avec sa figure calme de servante ausang glacé. Elle avait l’ordre de ne laisser entrer personne&|160;;elle congédia même les inséparables, Adeline d’Espanet et SuzanneHaffner, de retour d’un déjeuner qu’elles venaient de faireensemble, dans un pavillon loué par elles à Saint-Germain.Cependant, vers le soir, Céleste étant venue dire à sa maîtresseque Mme&|160;Sidonie, la sœur de monsieur, voulait luiparler, elle reçut l’ordre de l’introduire.

Mme&|160;Sidonie ne venait généralement qu’à la nuittombée. Son frère avait pourtant obtenu qu’elle mît des robes desoie. Mais, on ne savait comment, la soie qu’elle portait avaitbeau sortir du magasin, elle ne paraissait jamais neuve&|160;; ellese fripait, perdait son luisant, ressemblait à une loque. Elleavait aussi consenti à ne pas apporter son panier chez les Saccard.En revanche, ses poches débordaient de paperasses. Renée, dont ellene pouvait faire une cliente raisonnable, résignée aux nécessitésde la vie, l’intéressait. Elle la visitait régulièrement, avec dessourires discrets de médecin qui ne veut pas effrayer un malade enlui apprenant le nom de son mal. Elle s’apitoyait sur ses petitesmisères, comme sur des bobos qu’elle guérirait immédiatement, si lajeune femme voulait. Cette dernière, qui était dans une de cesheures où l’on a besoin d’être plaint, la faisait uniquement entrerpour lui dire qu’elle avait des douleurs de tête intolérables.

–&|160;Eh&|160;! ma toute belle, murmuraMme&|160;Sidonie en se glissant dans l’ombre de lapièce, mais vous étouffez, ici&|160;!… Toujours vos douleursnévralgiques, n’est-ce pas&|160;? C’est le chagrin. Vous prenez lavie trop à cœur.

–&|160;Oui, j’ai bien des soucis, répondit languissammentRenée.

La nuit tombait. Elle n’avait pas voulu que Céleste allumât unelampe. Le brasier seul jetait une grande lueur rouge, quil’éclairait en plein, allongée, dans son peignoir blanc dont lesdentelles devenaient roses. Au bord de l’ombre, on ne voyait qu’unbout de la robe noire de Mme&|160;Sidonie et ses deuxmains croisées, couvertes de gants de coton gris. Sa voix tendresortait des ténèbres.

–&|160;Encore des peines d’argent&|160;! dit-elle, comme si elleavait dit&|160;: des peines de cœur, d’un ton plein de douceur etde pitié.

Renée abaissa les paupières, fit un geste d’aveu.

–&|160;Ah&|160;! si mes frères m’écoutaient, nous serions tousriches. Mais ils lèvent les épaules, quand je leur parle de cettedette de trois milliards, vous savez&|160;?… J’ai bon espoir,pourtant. Il y a dix ans que je veux faire un voyage en Angleterre.J’ai si peu de temps à moi&|160;!… Enfin je me suis décidée àécrire à Londres, et j’attends la réponse.

Et comme la jeune femme souriait&|160;:

–&|160;Je sais, vous êtes une incrédule, vous aussi. Cependantvous seriez bien contente, si je vous faisais cadeau, un de cesjours, d’un joli petit million… Allez, l’histoire est toutesimple&|160;: c’est un banquier de Paris qui prêta l’argent au filsdu roi d’Angleterre, et comme le banquier mourut sans héritiernaturel, l’État peut aujourd’hui exiger le remboursement de ladette, avec les intérêts composés. J’ai fait le calcul, ça monte àdeux milliards neuf cent quarante-trois millions deux cent dixmille francs… N’ayez pas peur, ça viendra, ça viendra.

–&|160;En attendant, dit la jeune femme avec une pointed’ironie, vous devriez bien me faire prêter cent mille francs… Jepourrais payer mon tailleur qui me tourmente beaucoup.

–&|160;Cent mille francs se trouvent, répondit tranquillementMme&|160;Sidonie. Il ne s’agit que d’y mettre leprix.

Le brasier luisait&|160;; Renée, plus languissante, allongeaitses jambes, montrait le bout de ses pantoufles, au bord de sonpeignoir. La courtière reprit sa voix apitoyée.

–&|160;Pauvre chère, vous n’êtes vraiment pas raisonnable… Jeconnais beaucoup de femmes, mais je n’en ai jamais vu une aussi peusoucieuse de sa santé. Tenez, cette petite Michelin, c’est elle quisait s’arranger&|160;! Je songe à vous, malgré moi, quand je lavois heureuse et bien portante… Savez-vous queM.&|160;de&|160;Saffré en est amoureux fou et qu’il lui a déjàdonné pour près de dix mille francs de cadeaux&|160;? Je crois queson rêve est d’avoir une maison de campagne.

Elle s’animait, elle cherchait sa poche.

–&|160;J’ai là encore une lettre d’une pauvre jeune femme… Sinous avions de la lumière, je vous la ferais lire… Imaginez-vousque son mari ne s’occupe pas d’elle. Elle avait signé des billets,elle a été obligée d’emprunter à un monsieur que je connais. C’estmoi qui ai retiré les billets des griffes des huissiers, et ça n’apas été sans peine… Ces pauvres enfants, croyez-vous qu’ils font lemal&|160;? Je les reçois chez moi, comme s’ils étaient mon fils etma fille.

–&|160;Vous connaissez un prêteur&|160;? demanda négligemmentRenée.

–&|160;J’en connais dix… Vous êtes trop bonne. Entre femmes,n’est-ce pas&|160;? on peut se dire bien des choses, et ce n’estpas parce que votre mari est mon frère, que je l’excuserai decourir les gueuses et de laisser se morfondre au coin du feu unamour de femme comme vous… Cette Laure d’Aurigny lui coûte les yeuxde la tête. Ça ne m’étonnerait pas qu’il vous eût refusé del’argent. Il vous en a refusé, n’est-ce pas&|160;?… Ô lemalheureux&|160;!

Renée écoutait complaisamment cette voix molle qui sortait del’ombre, comme l’écho encore vague de ses propres songeries. Lespaupières demi-closes, presque couchée dans son fauteuil, elle nesavait plus que Mme&|160;Sidonie était là, elle croyaitrêver que de mauvaises pensées lui venaient et la tentaient avecune grande douceur. La courtière parla longtemps, pareille à uneeau tiède et monotone.

–&|160;C’est Mme&|160;de&|160;Lauwerens qui a gâtévotre existence. Vous n’avez jamais voulu me croire. Ah&|160;! vousn’en seriez pas à pleurer au coin de votre cheminée, si vous nevous étiez pas défiée de moi… Et je vous aime comme mes yeux, matoute belle. Vous avez un pied ravissant. Vous allez vous moquer demoi, mais je veux vous conter mes folies&|160;: quand il y a troisjours que je ne vous ai vue, il faut absolument que je vienne pourvous admirer&|160;; oui, il me manque quelque chose&|160;; j’aibesoin de me rassasier de vos beaux cheveux, de votre visage siblanc et si délicat, de votre taille mince… Vrai, je n’ai jamais vude taille pareille.

Renée finit par sourire. Ses amants n’avaient pas eux-mêmescette chaleur, cette extase recueillie, en lui parlant de sabeauté. Mme&|160;Sidonie vit ce sourire.

–&|160;Allons, c’est convenu, dit-elle en se levant vivement… Jebavarde, je bavarde, et j’oublie que je vous casse la tête… Vousviendrez demain, n’est-ce pas&|160;? Nous causerons argent, nouschercherons un prêteur… Entendez-vous, je veux que vous soyezheureuse.

La jeune femme, sans bouger, pâmée par la chaleur, réponditaprès un silence, comme s’il lui avait fallu un travail laborieuxpour comprendre ce qu’on disait autour d’elle&|160;:

–&|160;Oui, j’irai, c’est convenu, et nous causerons&|160;; maispas demain… Worms se contentera d’un acompte. Quand il metourmentera encore, nous verrons… Ne me parlez plus de tout cela.J’ai la tête brisée par les affaires.

Mme&|160;Sidonie parut très contrariée. Elle allaitse rasseoir, reprendre son monologue caressant&|160;; maisl’attitude lasse de Renée lui fit remettre son attaque à plus tard.Elle tira de sa poche une poignée de paperasses, où elle chercha etfinit par trouver un objet renfermé dans une sorte de boîterose.

–&|160;J’étais venue pour vous recommander un nouveau savon,dit-elle en reprenant sa voix de courtière. Je m’intéresse beaucoupà l’inventeur, qui est un charmant jeune homme. C’est un savon trèsdoux, très bon pour la peau. Vous l’essaierez, n’est-ce pas&|160;?et vous en parlerez à vos amies… Je le laisse là, sur votrecheminée.

Elle était à la porte, lorsqu’elle revint encore, et, droitedans la lueur rose du brasier, avec sa face de cire, elle se mit àfaire l’éloge d’une ceinture élastique, une invention destinée àremplacer les corsets.

–&|160;Ça vous donne une taille absolument ronde, une vraietaille de guêpe, disait-elle… J’ai sauvé ça d’une faillite. Quandvous viendrez, vous essaierez les spécimens, si vous voulez… J’aidû courir les avoués pendant une semaine. Le dossier est dans mapoche, et je vais de ce pas chez mon huissier pour lever unedernière opposition… À bientôt, ma mignonne. Vous savez que je vousattends et que je veux sécher vos beaux yeux.

Elle glissa, elle disparut. Renée ne l’entendit même pas fermerla porte. Elle resta là, devant le feu qui mourait, continuant lerêve de la journée, la tête pleine de chiffres dansants, entendantau loin les voix de Saccard et de Mme&|160;Sidoniedialoguer, lui offrir des sommes considérables, du ton dont uncommissaire-priseur met un mobilier aux enchères. Elle sentait surson cou le baiser brutal de son mari, et quand elle se retournait,c’était la courtière qu’elle trouvait à ses pieds, avec sa robenoire, son visage mou, lui tenant des discours passionnés, luivantant ses perfections, implorant un rendez-vous d’amour, avecl’attitude d’un amant à bout de résignation. Cela la faisaitsourire. La chaleur, dans la pièce, devenait de plus en plusétouffante. Et la stupeur de la jeune femme, les rêves bizarresqu’elle faisait, n’étaient qu’un sommeil léger, un sommeilartificiel, au fond duquel elle revoyait toujours le petit cabinetdu boulevard, le large divan où elle était tombée à genoux. Elle nesouffrait plus du tout. Quand elle ouvrait les paupières, Maximepassait dans le brasier rose.

Le lendemain, au bal du ministère, la belleMme&|160;Saccard fut merveilleuse. Worms avait acceptél’acompte de cinquante mille francs&|160;; elle sortait de cetembarras d’argent, avec des rires de convalescente. Quand elletraversa les salons, dans sa grande robe de faille rose à longuetraîne Louis&|160;XIV, encadrée de hautes dentelles blanches, il yeut un murmure, les hommes se bousculèrent pour la voir. Et lesintimes s’inclinaient, avec un discret sourire d’intelligence,rendant hommage à ces belles épaules, si connues du tout-Parisofficiel, et qui étaient les fermes colonnes de l’empire. Elles’était décolletée avec un tel mépris des regards, elle marchait sicalme et si tendre dans sa nudité, que cela n’était presque plusindécent. Eugène Rougon, le grand homme politique qui sentait cettegorge nue plus éloquente encore que sa parole à la Chambre, plusdouce et plus persuasive pour faire goûter les charmes du règne etconvaincre les sceptiques, alla complimenter sa belle-sœur sur sonheureux coup d’audace d’avoir échancré son corsage de deux doigtsde plus. Presque tout le Corps législatif était là, et à la façondont les députés regardaient la jeune femme, le ministre sepromettait un beau succès, le lendemain, dans la question délicatedes emprunts de la Ville de Paris. On ne pouvait voter contre unpouvoir qui faisait pousser, dans le terreau des millions, unefleur comme cette Renée, une si étrange fleur de volupté, à lachair de soie, aux nudités de statue, vivante jouissance quilaissait derrière elle une odeur de plaisir tiède. Mais ce qui fitchuchoter le bal entier, ce fut la rivière et l’aigrette. Leshommes reconnaissaient les bijoux. Les femmes se les désignaient duregard, furtivement. On ne parla que de ça toute la soirée. Et lessalons allongeaient leur enfilade, dans la lumière blanche deslustres, emplis d’une cohue resplendissante, comme un fouillisd’astres tombés dans un coin trop étroit.

Vers une heure, Saccard disparut. Il avait goûté le succès de safemme en homme dont le coup de théâtre réussit. Il venait encore deconsolider son crédit. Une affaire l’appelait chez Laured’Aurigny&|160;; il se sauva en priant Maxime de reconduire Renée àl’hôtel, après le bal.

Maxime passa la soirée, sagement, à côté de Louise de Mareuil,très occupés tous les deux à dire un mal affreux des femmes quiallaient et venaient. Et quand ils avaient trouvé quelque folieplus grosse que les autres, ils étouffaient leurs rires dans leurmouchoir. Il fallut que Renée vînt demander son bras au jeunehomme, pour sortir des salons. Dans la voiture, elle fut d’unegaieté nerveuse&|160;; elle était encore toute vibrante del’ivresse de lumière, de parfums et de bruits, qu’elle venait detraverser. Elle semblait, d’ailleurs, avoir oublié leur«&|160;bêtise&|160;» du boulevard, comme disait Maxime. Elle luidemanda seulement, d’un ton de voix singulier&|160;:

–&|160;Elle est donc très drôle, cette petite bossue deLouise&|160;?

–&|160;Oh&|160;! très drôle…, répondit le jeune homme en riantencore. Tu as vu la duchesse de Sternich, avec un oiseau jaune dansles cheveux, n’est-ce pas&|160;?… Est-ce que Louise ne prétend pasque c’est un oiseau mécanique qui bat des ailes et qui crie&|160;:«&|160;Coucou&|160;! coucou&|160;!&|160;» au pauvre duc toutes lesheures.

Renée trouva très comique cette plaisanterie de pensionnaireémancipée. Quand ils furent arrivés, comme Maxime allait prendrecongé d’elle, elle lui dit&|160;:

–&|160;Tu ne montes pas&|160;? Céleste m’a sans doute préparéune collation.

Il monta, avec son abandon ordinaire. En haut, il n’y avait pasde collation, et Céleste était couchée. Il fallut que Renée allumâtles bougies d’un petit candélabre à trois branches. Sa maintremblait un peu.

–&|160;Cette sotte, disait-elle en parlant de sa femme dechambre, elle aura mal compris mes ordres… Jamais je ne vaispouvoir me déshabiller toute seule.

Elle passa dans son cabinet de toilette. Maxime la suivit, pourlui raconter un nouveau mot de Louise qui lui revenait à lamémoire, tranquille comme s’il se fût attardé chez un ami,cherchant déjà son porte-cigares pour allumer un havane. Mais là,lorsqu’elle eut posé le candélabre, elle se tourna et tomba dansles bras du jeune homme, muette et inquiétante, collant sa bouchesur sa bouche.

L’appartement particulier de Renée était un nid de soie et dedentelle, une merveille de luxe coquet. Un boudoir très petitprécédait la chambre à coucher. Les deux pièces n’en faisaientqu’une, ou du moins le boudoir n’était guère que le seuil de lachambre, une grande alcôve, garnie de chaises longues, sans portepleine, fermée par une double portière. Les murs, dans l’une etl’autre pièces, se trouvaient également tendus d’une étoffe de soiemate gris de lin, brochée d’énormes bouquets de roses, de lilasblancs et de boutons d’or. Les rideaux et portières étaient enguipure de Venise, posée sur une doublure de soie, faite de bandesalternativement grises et roses. Dans la chambre à coucher, lacheminée en marbre blanc, un véritable joyau, étalait, comme unecorbeille de fleurs, ses incrustations de lapis et de mosaïquesprécieuses, reproduisant les roses, les lilas blancs et les boutonsd’or de la tenture. Un grand lit gris et rose, dont on ne voyaitpas le bois recouvert d’étoffe et capitonné, et dont le chevets’appuyait au mur, emplissait toute une moitié de la chambre avecson flot de draperies, ses guipures et sa soie brochée de bouquets,tombant du plafond jusqu’au tapis. On aurait dit une toilette defemme, arrondie, découpée, accompagnée de poufs, de nœuds, devolants&|160;; et ce large rideau qui se gonflait, pareil à unejupe, faisait rêver à quelque grande amoureuse, penchée, se pâmant,près de choir sur les oreillers. Sous les rideaux, c’était unsanctuaire, des batistes plissées à petits plis, une neige dedentelles, toutes sortes de choses délicates et transparentes, quise noyaient dans un demi-jour religieux. À côté du lit, de cemonument dont l’ampleur dévote rappelait une chapelle ornée pourquelque fête, les autres meubles disparaissaient&|160;: des siègesbas, une psyché de deux mètres, des meubles pourvus d’une infinitéde tiroirs. À terre, le tapis, d’un gris bleuâtre, était semé deroses pâles effeuillées. Et, aux deux côtés du lit, il y avait deuxgrandes peaux d’ours noir, garnies de velours rose, aux onglesd’argent, et dont les têtes, tournées vers la fenêtre, regardaientfixement le ciel vide de leurs yeux de verre.

Cette chambre avait une harmonie douce, un silence étouffé.Aucune note trop aiguë, reflet de métal, dorure claire, ne chantaitdans la phrase rêveuse du rose et du gris. La garniture de lacheminée elle-même, le cadre de la glace, la pendule, les petitscandélabres, étaient faits de pièces de vieux sèvres, laissant àpeine voir le cuivre doré des montures. Une merveille, cettegarniture, la pendule surtout, avec sa ronde d’Amours joufflus, quidescendaient, se penchaient autour du cadran, comme une bande degamins tout nus se moquant de la marche rapide des heures. Ce luxeadouci, ces couleurs et ces objets que le goût de Renée avait voulutendres et souriants, mettaient là un crépuscule, un jour d’alcôvedont on a tiré les rideaux. Il semblait que le lit se continuât,que la pièce entière fût un lit immense, avec ses tapis, ses peauxd’ours, ses sièges capitonnés, ses tentures matelassées quicontinuaient la mollesse du sol le long des murs, jusqu’au plafond.Et, comme dans un lit, la jeune femme laissait là, sur toutes ceschoses, l’empreinte, la tiédeur, le parfum de son corps. Quand onécartait la double portière du boudoir, il semblait qu’on soulevâtune courtepointe de soie, qu’on entrât dans quelque grande coucheencore chaude et moite, où l’on retrouvait, sur les toiles fines,les formes adorables, le sommeil et les rêves d’une Parisienne detrente ans.

Une pièce voisine, la garde-robe, grande chambre tendue devieille perse, était simplement entourée de hautes armoires en boisde rose, où se trouvait pendue l’armée des robes. Céleste, trèsméthodique, rangeait les robes par ordre d’ancienneté, lesétiquetait, mettait de l’arithmétique au milieu des caprices jaunesou bleus de sa maîtresse, tenait la garde-robe dans unrecueillement de sacristie et une propreté de grande écurie. Il n’yavait pas un meuble, et pas un chiffon ne traînait&|160;; lespanneaux des armoires luisaient, froids et nets, comme les panneauxvernis d’un coupé.

Mais la merveille de l’appartement, la pièce dont parlait toutParis, c’était le cabinet de toilette. On disait&|160;: «&|160;Lecabinet de toilette de la belle Mme&|160;Saccard&|160;»comme on dit&|160;: «&|160;La galerie des Glaces, àVersailles&|160;». Ce cabinet se trouvait dans une des tourelles del’hôtel, juste au-dessus du petit salon bouton d’or. On songeait,en y entrant, à une large tente ronde, une tente de féerie, dresséeen plein rêve par quelque guerrière amoureuse. Au centre duplafond, une couronne d’argent ciselé retenait les pans de la tentequi venaient, en s’arrondissant, s’attacher aux murs, d’où ilstombaient droits jusqu’au plancher. Ces pans, cette tenture riche,étaient faits d’un dessous de soie rose recouvert d’une mousselinetrès claire, plissée à grands plis de distance en distance&|160;;une applique de guipure séparait les plis, et des baguettesd’argent guillochées descendaient de la couronne, filaient le longde la tenture, aux deux bords de chaque applique. Le gris rose dela chambre à coucher s’éclairait ici, devenait un blanc rose, unechair nue. Et sous ce berceau de dentelles, sous ces rideaux qui nelaissaient voir du plafond, par le vide étroit de la couronne,qu’un trou bleuâtre, où Chaplin avait peint un Amour rieur,regardant et apprêtant sa flèche, on se serait cru au fond d’undrageoir, dans quelque précieuse boîte à bijoux, grandie, non plusfaite pour l’éclat d’un diamant, mais pour la nudité d’une femme.Le tapis, d’une blancheur de neige, s’étalait sans le moindre semisde fleurs. Une armoire à glace, dont les deux panneaux étaientincrustés d’argent&|160;; une chaise longue, deux poufs, destabourets de satin blanc&|160;; une grande table de toilette, àplaque de marbre rose, et dont les pieds disparaissaient sous desvolants de mousseline et de guipure, meublaient la pièce. Lescristaux de la table de toilette, les verres, les vases, la cuvetteétaient en vieux bohème veiné de rose et de blanc. Et il y avaitencore une autre table, incrustée d’argent comme l’armoire à glace,où se trouvait rangé l’outillage, les engins de toilette, troussebizarre, qui étalait un nombre considérable de petits instrumentsdont l’usage échappait, les gratte-dos, les polissoirs, les limesde toutes les grandeurs et de toutes les formes, les ciseaux droitset recourbés, toutes les variétés des pinces et des épingles.Chacun de ces objets, en argent et ivoire, était marqué au chiffrede Renée.

Mais le cabinet avait un coin délicieux, et ce coin-là surtoutle rendait célèbre. En face de la fenêtre, les pans de la tentes’ouvraient et découvraient, au fond d’une sorte d’alcôve longue etpeu profonde, une baignoire, une vasque de marbre rose, enfoncéedans le plancher, et dont les bords cannelés comme ceux d’unegrande coquille arrivaient au ras du tapis. On descendait dans labaignoire par des marches de marbre. Au-dessus des robinetsd’argent, au col de cygne, une glace de Venise, découpée, sanscadre, avec des dessins dépolis dans le cristal, occupait le fondde l’alcôve. Chaque matin Renée prenait un bain de quelquesminutes. Ce bain emplissait pour la journée le cabinet d’unemoiteur, d’une odeur de chair fraîche et mouillée. Parfois, unflacon débouché, un savon resté hors de sa boîte, mettaient unepointe plus violente dans cette langueur un peu fade. La jeunefemme aimait à rester là, jusqu’à midi, presque nue. La tenteronde, elle aussi, était nue. Cette baignoire rose, ces tables etces cuvettes roses, cette mousseline du plafond et des murs, souslaquelle on croyait voir couler un sang rose, prenaient desrondeurs de chair, des rondeurs d’épaules et de seins&|160;; et,selon l’heure de la journée, on eût dit la peau neigeuse d’unenfant ou la peau chaude d’une femme. C’était une grande nudité.Quand Renée sortait du bain, son corps blond n’ajoutait qu’un peude rose à toute cette chair rose de la pièce.

Ce fut Maxime qui déshabilla Renée. Il s’entendait à ces choses,et ses mains agiles devinaient les épingles, couraient autour de sataille avec une science native. Il la décoiffa, lui enleva sesdiamants, la recoiffa pour la nuit. Et comme il mêlait à son officede chambrière et de coiffeur des plaisanteries et des caresses,Renée riait, d’un rire gras et étouffé, tandis que la soie de soncorsage craquait et que ses jupes se dénouaient une à une. Quandelle se vit nue, elle souffla les bougies du candélabre, pritMaxime à bras-le-corps et l’emporta presque dans la chambre àcoucher. Ce bal avait achevé de la griser. Dans sa fièvre, elleavait conscience de la journée passée la veille au coin de son feu,de cette journée de stupeur ardente, de rêves vagues et souriants.Elle entendait toujours dialoguer les voix sèches de Saccard et deMme&|160;Sidonie, criant des chiffres, avec desnasillements d’huissier. C’étaient ces gens qui l’assommaient, quila poussaient au crime. Et même à cette heure, lorsqu’ellecherchait ses lèvres, au fond du grand lit obscur, elle voyaittoujours Maxime au milieu du brasier de la veille, la regardantavec des yeux qui la brûlaient.

Le jeune homme ne se retira qu’à six heures du matin. Elle luidonna la clef de la petite porte du parc Monceau, en lui faisantjurer de revenir tous les soirs. Le cabinet de toilettecommuniquait avec le salon bouton d’or par un escalier de servicecaché dans le mur, et qui desservait toutes les pièces de latourelle. Du salon, il était facile de passer dans la serre et degagner le parc.

En sortant au petit jour, par un brouillard épais, Maxime étaitun peu étourdi de sa bonne fortune. Il l’accepta, d’ailleurs, avecses complaisances d’être neutre.

–&|160;Tant pis&|160;! pensait-il, c’est elle qui le veut, aprèstout… Elle est diablement bien faite&|160;; et elle avait raison,elle est deux fois plus drôle au lit que Sylvia.

Ils avaient glissé à l’inceste, dès le jour où Maxime, dans satunique râpée de collégien, s’était pendu au cou de Renée, enchiffonnant son habit de garde française. Ce fut, dès lors, entreeux, une longue perversion de tous les instants. L’étrangeéducation que la jeune femme donnait à l’enfant&|160;; lesfamiliarités qui firent d’eux des camarades&|160;; plus tard,l’audace rieuse de leurs confidences&|160;; toute cette promiscuitépérilleuse finit par les attacher d’un singulier lien, où les joiesde l’amitié devenaient presque des satisfactions charnelles. Ilss’étaient livrés l’un à l’autre depuis des années&|160;; l’actebrutal ne fut que la crise aiguë de cette inconsciente maladied’amour. Dans le monde affolé où ils vivaient, leur faute avaitpoussé comme sur un fumier gras de sucs équivoques&|160;; elles’était développée avec d’étranges raffinements, au milieu departiculières conditions de débauche.

Lorsque la grande calèche les emportait au Bois et les roulaitmollement le long des allées, se contant des gravelures àl’oreille, cherchant dans leur enfance les polissonneries del’instinct, ce n’était là qu’une déviation et qu’un contentementinavoué de leurs désirs. Ils se sentaient vaguement coupables,comme s’ils s’étaient effleurés d’un attouchement&|160;; et même cepéché originel, cette langueur des conversations ordurières qui leslassait d’une fatigue voluptueuse, les chatouillait plus doucementencore que des baisers nets et positifs. Leur camaraderie fut ainsila marche lente de deux amoureux, qui devait fatalement un jour lesmener au cabinet du café Riche et au grand lit gris et rose deRenée. Quand ils se trouvèrent aux bras l’un de l’autre, ilsn’eurent pas la secousse de la faute. On eût dit de vieux amants,dont les baisers avaient des ressouvenirs. Et ils venaient deperdre tant d’heures dans un contact de tout leur être, qu’ilsparlaient malgré eux de ce passé plein de leurs tendressesignorantes.

–&|160;Tu te souviens, le jour où je suis arrivé à Paris, disaitMaxime, tu avais un drôle de costume&|160;; et, avec mon doigt,j’ai tracé un angle sur ta poitrine, je t’ai conseillé de tedécolleter en pointe… Je sentais ta peau sous la chemisette, et mondoigt enfonçait un peu… C’était très bon…

Renée riait, le baisant, murmurant&|160;:

–&|160;Tu étais déjà joliment vicieux… Nous as-tu amusées, chezWorms, tu te rappelles&|160;! Nous t’appelions «&|160;notre petithomme&|160;». Moi j’ai toujours cru que la grosse Suzanne se seraitparfaitement laissé faire, si la marquise ne l’avait surveilléeavec des yeux furibonds.

–&|160;Ah&|160;! oui, nous avons bien ri…, murmurait le jeunehomme. L’album de photographies, n’est-ce pas&|160;? et tout lereste, nos courses dans Paris, nos goûters chez le pâtissier duboulevard&|160;; tu sais, ces petits gâteaux aux fraises que tuadorais&|160;?… Moi, je me souviendrai toujours de cet après-midioù tu m’as conté l’aventure d’Adeline, au couvent, quand elleécrivait des lettres à Suzanne, et qu’elle signait comme unhomme&|160;: «&|160;Arthur d’Espanet&|160;», en lui proposant del’enlever…

Les amants s’égayaient encore de cette bonne histoire&|160;;puis Maxime continuait de sa voix câline&|160;:

–&|160;Quand tu venais me chercher au collège dans ta voiture,nous devions être drôles tous les deux… Je disparaissais sous tesjupons, tant j’étais petit.

–&|160;Oui, oui, balbutiait-elle, prise de frissons, attirant lejeune homme à elle, c’était très bon, comme tu dis… Nous nousaimions sans le savoir, n’est-ce pas&|160;? Moi je l’ai su avanttoi. L’autre jour, en revenant du Bois, j’ai frôlé ta jambe, etj’ai tressailli… Mais tu ne t’es aperçu de rien. Hein&|160;? tu nesongeais pas à moi&|160;?

–&|160;Oh&|160;! si, répondait-il un peu embarrassé. Seulement,je ne savais pas, tu comprends… Je n’osais pas.

Il mentait. L’idée de posséder Renée ne lui était jamaisnettement venue. Il l’avait effleurée de tout son vice sans ladésirer réellement. Il était trop mou pour cet effort. Il acceptaRenée parce qu’elle s’imposa à lui, et qu’il glissa jusqu’à sacouche, sans le vouloir, sans le prévoir. Quand il y eut roulé, ily resta, parce qu’il y faisait chaud et qu’il s’oubliait au fond detous les trous où il tombait. Dans les commencements, il goûta mêmedes satisfactions d’amour-propre. C’était la première femme mariéequ’il possédait. Il ne songeait pas que le mari était son père.

Mais Renée apportait dans la faute toutes ces ardeurs de cœurdéclassé. Elle aussi avait glissé sur la pente. Seulement, ellen’avait pas roulé jusqu’au bout comme une chair inerte. Le désirs’était éveillé en elle trop tard pour le combattre, lorsque lachute devenait fatale. Cette chute lui apparut brusquement commeune nécessité de son ennui, comme une jouissance rare et extrêmequi seule pouvait réveiller ses sens lassés, son cœur meurtri. Cefut pendant cette promenade d’automne, au crépuscule, quand le Boiss’endormait, que l’idée vague de l’inceste lui vint, pareille à unchatouillement qui lui mit à fleur de peau un frissoninconnu&|160;; et, le soir, dans la demi-ivresse du dîner, sous lefouet de la jalousie, cette idée se précisa, se dressa ardemmentdevant elle, au milieu des flammes de la serre, en face de Maximeet de Louise. À cette heure, elle voulut le mal, le mal quepersonne ne commet, le mal qui allait emplir son existence vide etla mettre enfin dans cet enfer, dont elle avait toujours peur,comme au temps où elle était petite fille. Puis, le lendemain, ellene voulut plus, par un étrange sentiment de remords et delassitude. Il lui semblait qu’elle avait déjà péché, que ce n’étaitpas si bon qu’elle pensait, et que ce serait vraiment trop sale. Lacrise devait être fatale, venir d’elle-même, en dehors de ces deuxêtres, de ces camarades qui étaient destinés à se tromper un beausoir, à s’accoupler, en croyant se donner une poignée de main.Mais, après cette chute bête, elle se remit à son rêve d’un plaisirsans nom, et alors elle reprit Maxime dans ses bras, curieuse delui, curieuse des joies cruelles d’un amour qu’elle regardait commeun crime. Sa volonté accepta l’inceste, l’exigea, entendit legoûter jusqu’au bout, jusqu’aux remords, s’ils venaient jamais.Elle fut active, consciente. Elle aima avec son emportement degrande mondaine, ses préjugés inquiets de bourgeoise, tous sescombats, ses joies et ses dégoûts de femme qui se noie dans sonpropre mépris.

Maxime revint chaque nuit. Il arrivait par le jardin, vers uneheure. Le plus souvent, Renée l’attendait dans la serre, qu’ildevait traverser pour gagner le petit salon. Ils étaient,d’ailleurs, d’une impudence parfaite, se cachant à peine, oubliantles précautions les plus classiques de l’adultère. Ce coin del’hôtel, il est vrai, leur appartenait. Baptiste, le valet dechambre du mari, avait seul le droit d’y pénétrer, et Baptiste, enhomme grave, disparaissait aussitôt que son service était fini.Maxime prétendait même en riant qu’il se retirait pour écrire sesMémoires. Une nuit, cependant, comme il venait d’arriver, Renée lelui montra qui traversait solennellement le salon, tenant unbougeoir à la main. Le grand valet, avec sa carrure de ministre,éclairé par la lumière jaune de la cire, avait, cette nuit-là, unvisage plus correct et plus sévère encore que de coutume. En sepenchant, les amants le virent souffler sa bougie et se dirigervers les écuries, où dormaient les chevaux et les palefreniers.

–&|160;Il fait sa ronde, dit Maxime.

Renée resta frissonnante. Baptiste l’inquiétait d’ordinaire. Illui arrivait de dire qu’il était le seul honnête homme de l’hôtel,avec sa froideur, ses regards clairs qui ne s’arrêtaient jamais auxépaules des femmes.

Ils mirent alors quelque prudence à se voir. Ils fermaient lesportes du petit salon, et pouvaient ainsi jouir en toutetranquillité de ce salon, de la serre et de l’appartement de Renée.C’était tout un monde. Ils y goûtèrent, pendant les premiers mois,les joies les plus raffinées, les plus délicatement cherchées. Ilspromenèrent leurs amours du grand lit gris et rose de la chambre àcoucher, dans la nudité rose et blanche du cabinet de toilette, etdans la symphonie en jaune mineur du petit salon. Chaque pièce,avec son odeur particulière, ses tentures, sa vie propre, leurdonnait une tendresse différente, faisait de Renée une autreamoureuse&|160;: elle fut délicate et jolie dans sa couchecapitonnée de grande dame, au milieu de cette chambre tiède etaristocratique, où l’amour prenait un effacement de bon goût&|160;;sous la tente couleur de chair, au milieu des parfums et de lalangueur humide de la baignoire, elle se montra fille capricieuseet charnelle, se livrant au sortir du bain, et ce fut là que Maximela préféra&|160;; puis, en bas, au clair lever de soleil du petitsalon, au milieu de cette aurore jaunissante qui dorait sescheveux, elle devint déesse, avec sa tête de Diane blonde, ses brasnus qui avaient des poses chastes, son corps pur, dont lesattitudes, sur les causeuses, trouvaient des lignes nobles, d’unegrâce antique. Mais il était un lieu dont Maxime avait presquepeur, et où Renée ne l’entraînait que les jours mauvais, les joursoù elle avait besoin d’une ivresse plus âcre. Alors ils aimaientdans la serre. C’était là qu’ils goûtaient l’inceste.

Une nuit, dans une heure d’angoisse, la jeune femme avait vouluque son amant allât chercher une des peaux d’ours noir. Puis ilss’étaient couchés sur cette fourrure d’encre, au bord d’un bassin,dans la grande allée circulaire. Au-dehors, il gelait terriblement,par un clair de lune limpide. Maxime était arrivé frissonnant, lesoreilles et les doigts glacés. La serre se trouvait chauffée à untel point, qu’il eut une défaillance, sur la peau de bête. Ilentrait dans une flamme si lourde, au sortir des piqûres sèches dufroid, qu’il éprouvait des cuissons, comme si on l’eût battu deverges. Quand il revint à lui, il vit Renée agenouillée, penchée,avec des yeux fixes, une attitude brutale qui lui fit peur. Lescheveux tombés, les épaules nues, elle s’appuyait sur ses poings,l’échine allongée, pareille à une grande chatte aux yeuxphosphorescents. Le jeune homme, couché sur le dos, aperçut,au-dessus des épaules de cette adorable bête amoureuse qui leregardait, le sphinx de marbre, dont la lune éclairait les cuissesluisantes. Renée avait la pose et le sourire du monstre à tête defemme, et, dans ses jupons dénoués, elle semblait la sœur blanchede ce dieu noir.

Maxime resta languissant. La chaleur était suffocante, unechaleur sombre, qui ne tombait pas du ciel en pluie de feu, maisqui traînait à terre, ainsi qu’une exhalaison malsaine, et dont labuée montait, pareille à un nuage chargé d’orage. Une humiditéchaude couvrait les amants d’une rosée, d’une sueur ardente.Longtemps ils demeurèrent sans gestes et sans paroles, dans ce bainde flammes, Maxime terrassé et inerte, Renée frémissante sur sespoignets comme sur des jarrets souples et nerveux. Au-dehors, parles petites vitres de la serre, on voyait des échappées du parcMonceau, des bouquets d’arbres aux fines découpures noires, despelouses de gazon blanches comme des lacs glacés, tout un paysagemort, dont les délicatesses et les teintes claires et uniesrappelaient des coins de gravures japonaises. Et ce bout de terrebrûlante, cette couche enflammée où les amants s’allongeaient,bouillait étrangement au milieu de ce grand froid muet.

Ils eurent une nuit d’amour fou. Renée était l’homme, la volontépassionnée et agissante. Maxime subissait. Cet être neutre, blondet joli, frappé dès l’enfance dans sa virilité, devenait, aux brascurieux de la jeune femme, une grande fille, avec ses membresépilés, ses maigreurs gracieuses d’éphèbe romain. Il semblait né etgrandi pour une perversion de la volupté. Renée jouissait de sesdominations, elle pliait sous sa passion cette créature où le sexehésitait toujours. C’était pour elle un continuel étonnement dudésir, une surprise des sens, une bizarre sensation de malaise etde plaisir aigu. Elle ne savait plus&|160;; elle revenait avec desdoutes à sa peau fine, à son cou potelé, à ses abandons et à sesévanouissements. Elle éprouva alors une heure de plénitude. Maxime,en lui révélant un frisson nouveau, compléta ses toilettes folles,son luxe prodigieux, sa vie à outrance. Il mit dans sa chair lanote excessive qui chantait déjà autour d’elle. Il fut l’amantassorti aux modes et aux folies de l’époque. Ce joli jeune homme,dont les vestons montraient les formes grêles, cette fille manquée,qui se promenait sur les boulevards, la raie au milieu de la tête,avec de petits rires et des sourires ennuyés, se trouva être, auxmains de Renée, une de ces débauches de décadence qui, à certainesheures, dans une nation pourrie, épuise une chair et détraque uneintelligence.

Et c’était surtout dans la serre que Renée était l’homme. Lanuit ardente qu’ils y passèrent fut suivie de plusieurs autres. Laserre aimait, brûlait avec eux. Dans l’air alourdi, dans la clartéblanchâtre de la lune, ils voyaient le monde étrange des plantesqui les entouraient se mouvoir confusément, échanger des étreintes.La peau d’ours noir tenait toute l’allée. À leurs pieds, le bassinfumait, plein d’un grouillement, d’un entrelacement épais deracines, tandis que l’étoile rose des Nymphéa s’ouvrait, à fleurd’eau, comme un corsage de vierge, et que les Tornélia laissaientpendre leurs broussailles, pareilles à des chevelures de Néréidespâmées. Puis, autour d’eux, les Palmiers, les grands Bambous del’Inde, se haussaient, allaient dans le cintre, où ils sepenchaient et mêlaient leurs feuilles avec des attitudeschancelantes d’amants lassés. Plus bas, les Fougères, les Ptérides,les Alsophila étaient comme des dames vertes, avec leurs largesjupes garnies de volants réguliers, qui, muettes et immobiles auxbords de l’allée, attendaient l’amour. À côté d’elles, les feuillestorses, tachées de rouge, des Bégonia, et les feuilles blanches, enfer de lance, des Caladium mettaient une suite vague demeurtrissures et de pâleurs, que les amants ne s’expliquaient pas,et où ils retrouvaient parfois des rondeurs de hanches et degenoux, vautrés à terre, sous la brutalité de caresses sanglantes.Et les Bananiers, pliant sous les grappes de leurs fruits, leurparlaient des fertilités grasses du sol, pendant que les Euphorbesd’Abyssinie, dont ils entrevoyaient dans l’ombre les ciergesépineux, contrefaits, pleins de bosses honteuses, leur semblaientsuer la sève, le flux débordant de cette génération de flamme.Mais, à mesure que leurs regards s’enfonçaient dans les coins de laserre, l’obscurité s’emplissait d’une débauche de feuilles et detiges plus furieuse&|160;: ils ne distinguaient plus, sur lesgradins, les Maranta douces comme du velours, les Gloxinia auxcloches violettes, les Dracena semblables à des lames de vieillelaque vernie&|160;; c’était une ronde d’herbes vivantes qui sepoursuivait d’une tendresse inassouvie. Aux quatre angles, àl’endroit où des rideaux de lianes ménageaient des berceaux, leurrêve charnel s’affolait encore, et les jets souples des Vanilles,des Coques du Levant, des Quisqualus, des Bauhinia étaient les brasinterminables d’amoureux qu’on ne voyait pas, et qui allongeaientéperdument leur étreinte, pour amener à eux toutes les joieséparses. Ces bras sans fin pendaient de lassitude, se nouaient dansun spasme d’amour, se cherchaient, s’enroulaient, comme pour le rutd’une foule. C’était le rut immense de la serre, de ce coin deforêt vierge où flambaient les verdures et les floraisons destropiques.

Maxime et Renée, les sens faussés, se sentaient emportés dansces noces puissantes de la terre. Le sol, à travers la peau d’ours,leur brûlait le dos, et, des hautes palmes, tombaient sur eux desgouttes de chaleur. La sève qui montait aux flancs des arbres lespénétrait, eux aussi, leur donnait des désirs fous de croissanceimmédiate, de reproduction gigantesque. Ils entraient dans le rutde la serre. C’était alors, au milieu de la lueur pâle, que desvisions les hébétaient, des cauchemars dans lesquels ilsassistaient longuement aux amours des Palmiers et desFougères&|160;; les feuillages prenaient des apparences confuses etéquivoques, que leurs désirs fixaient en images sensuelles&|160;;des murmures, des chuchotements leur venaient des massifs, voixpâmées, soupirs d’extase, cris étouffés de douleur, rireslointains, tout ce que leurs propres baisers avaient de bavard, etque l’écho leur renvoyait. Parfois ils se croyaient secoués par untremblement du sol, comme si la terre elle-même, dans une crised’assouvissement, eût éclaté en sanglots voluptueux.

S’ils avaient fermé les yeux, si la chaleur suffocante et lalumière pâle n’avaient pas mis en eux une dépravation de tous lessens, les odeurs eussent suffi à les jeter dans un éréthismenerveux extraordinaire. Le bassin les mouillait d’une senteur âcre,profonde, où passaient les mille parfums des fleurs et desverdures. Par instants, la Vanille chantait avec des roucoulementsde ramier&|160;; puis arrivaient les notes rudes des Stanhopéa,dont les bouches tigrées ont une haleine forte et amère deconvalescent. Les Orchidées, dans leurs corbeilles que retenaientdes chaînettes, exhalaient leurs souffles, semblables à desencensoirs vivants. Mais l’odeur qui dominait, l’odeur où sefondaient tous ces vagues soupirs, c’était une odeur humaine, uneodeur d’amour, que Maxime reconnaissait, quand il baisait la nuquede Renée, quand il enfouissait sa tête au milieu de ses cheveuxdénoués. Et ils restaient ivres de cette odeur de femme amoureuse,qui traînait dans la serre, comme dans une alcôve où la terreenfantait.

D’habitude, les amants se couchaient sous le Tanghin deMadagascar, sous cet arbuste empoisonné dont la jeune femme avaitmordu une feuille. Autour d’eux, des blancheurs de statues riaient,en regardant l’accouplement énorme des verdures. La lune, quitournait, déplaçait les groupes, animait le drame de sa lumièrechangeante. Et ils étaient à mille lieues de Paris, en dehors de lavie facile du Bois et des salons officiels, dans le coin d’uneforêt de l’Inde, de quelque temple monstrueux, dont le sphinx demarbre noir devenait le dieu. Ils se sentaient rouler au crime, àl’amour maudit, à une tendresse de bêtes farouches. Tout cepullulement qui les entourait, ce grouillement sourd du bassin,cette impudicité nue des feuillages, les jetaient en plein enferdantesque de la passion. C’était alors au fond de cette cage deverre, toute bouillante des flammes de l’été, perdue dans le froidclair de décembre, qu’ils goûtaient l’inceste, comme le fruitcriminel d’une terre trop chauffée, avec la peur sourde de leurcouche terrifiante.

Et, au milieu de la peau noire, le corps de Renée blanchissait,dans sa pose de grande chatte accroupie, l’échine allongée, lespoignets tendus, comme des jarrets souples et nerveux. Elle étaittoute gonflée de volupté, et les lignes claires de ses épaules etde ses reins se détachaient avec des sécheresses félines sur latache d’encre dont la fourrure noircissait le sable jaune del’allée. Elle guettait Maxime, cette proie renversée sous elle, quis’abandonnait, qu’elle possédait tout entière. Et, de temps àautre, elle se penchait brusquement, elle le baisait de sa boucheirritée. Sa bouche s’ouvrait alors avec l’éclat avide et saignantde l’Hibiscus de la Chine, dont la nappe couvrait le flanc del’hôtel. Elle n’était plus qu’une fille brûlante de la serre. Sesbaisers fleurissaient et se fanaient, comme les fleurs rouges de lagrande mauve, qui durent à peine quelques heures, et qui renaissentsans cesse, pareilles aux lèvres meurtries et insatiables d’uneMessaline géante.

V

Le baiser qu’il avait mis sur le cou de sa femme préoccupaitSaccard. Il n’usait plus de ses droits de mari depuislongtemps&|160;; la rupture était venue naturellement, ni l’un nil’autre ne se souciant d’une liaison qui les dérangeait. Pour qu’ilsongeât à rentrer dans la chambre de Renée, il fallait qu’il y eûtquelque bonne affaire au bout de ses tendresses conjugales.

Le coup de fortune de Charonne marchait bien, tout en luilaissant des inquiétudes sur le dénouement. Larsonneau, avec sonlinge éblouissant, avait des sourires qui lui déplaisaient. Iln’était qu’un pur intermédiaire, qu’un prête-nom dont il payait lescomplaisances par un intérêt de dix pour cent sur les bénéficesfuturs. Mais, bien que l’agent d’expropriation n’eût pas mis un soudans l’affaire, et que Saccard, après avoir fourni les fonds ducafé-concert, eût pris toutes ses précautions, contre-vente,lettres dont la date restait en blanc, quittances données àl’avance, ce dernier n’en éprouvait pas moins une peur sourde, unpressentiment de quelque traîtrise. Il flairait, chez son complice,l’intention de le faire chanter, à l’aide de cet inventaire fauxque celui-ci gardait précieusement, et auquel il devait uniquementd’être de l’affaire.

Aussi les deux compères se serraient-ils vigoureusement la main.Larsonneau traitait Saccard de «&|160;cher maître&|160;». Il avait,au fond, une véritable admiration pour cet équilibriste, dont ilsuivait en amateur les exercices sur la corde roide de laspéculation. L’idée de le duper le chatouillait comme une voluptérare et piquante. Il caressait un plan encore vague, ne sachanttrop comment employer l’arme qu’il possédait, et à laquelle ilcraignait de se couper lui-même. Il se sentait, d’ailleurs, à lamerci de son ancien collègue. Les terrains et les constructions quedes inventaires savamment calculés estimaient déjà à près de deuxmillions, et qui ne valaient pas le quart de cette somme, devaientfinir par s’abîmer dans une faillite colossale, si la fée del’expropriation ne les touchait de sa baguette d’or. D’après lesplans primitifs qu’ils avaient pu consulter, le nouveau boulevard,ouvert pour relier le parc d’artillerie de Vincennes à la casernedu Prince-Eugène, et mettre ce parc au cœur de Paris en tournant lefaubourg Saint-Antoine, emportait une partie des terrains&|160;;mais il restait à craindre qu’ils ne fussent qu’à peine écornés etque l’ingénieuse spéculation du café-concert n’échouât par sonimprudence même. Dans ce cas, Larsonneau demeurait avec uneaventure délicate sur les bras. Ce péril, toutefois, ne l’empêchaitpas, malgré son rôle forcément secondaire, d’être navré, lorsqu’ilsongeait aux maigres dix pour cent qu’il toucherait dans un vol sicolossal de millions. Et c’était alors qu’il ne pouvait résister àla démangeaison furieuse d’allonger la main, de se tailler sapart.

Saccard n’avait pas même voulu qu’il prêtât de l’argent à safemme, s’amusant lui-même à cette grosse ficelle de mélodrame, oùse plaisait son amour des trafics compliqués.

–&|160;Non, non, mon cher, disait-il avec son accent provençal,qu’il exagérait encore quand il voulait donner du sel à uneplaisanterie, n’embrouillons pas nos comptes… Vous êtes le seulhomme à Paris auquel j’ai juré de ne jamais rien devoir.

Larsonneau se contentait de lui insinuer que sa femme était ungouffre. Il lui conseillait de ne plus lui donner un sou, pourqu’elle leur cédât immédiatement sa part de propriété. Il auraitpréféré n’avoir affaire qu’à lui. Il le tâtait parfois, il poussaitles choses jusqu’à dire, de son air las et indifférent deviveur&|160;:

–&|160;Il faudra pourtant que je mette un peu d’ordre dans mespapiers… Votre femme m’épouvante, mon bon. Je ne veux pas qu’onpose chez moi les scellés sur certaines pièces.

Saccard n’était pas homme à supporter patiemment de pareillesallusions, quand il savait surtout à quoi s’en tenir sur l’ordrefroid et méticuleux qui régnait dans les bureaux du personnage.Toute sa petite personne rusée et active se révoltait contre lespeurs que cherchait à lui faire ce grand bellâtre d’usurier engants jaunes. Le pis était qu’il se sentait pris de frissons, quandil pensait à un scandale possible&|160;; et il se voyait exilébrutalement par son frère, vivant en Belgique de quelque négoceinavouable. Un jour, il se fâcha, il alla jusqu’à tutoyerLarsonneau.

–&|160;Écoute, mon petit, lui dit-il, tu es un gentil garçon,mais tu ferais bien de me rendre la pièce que tu sais. Tu verrasque ce bout de papier finira par nous fâcher.

L’autre fit l’étonné, serra les mains de son «&|160;chermaître&|160;», en l’assurant de son dévouement. Saccard regrettason impatience d’une minute. Ce fut à cette époque qu’il songeasérieusement à se rapprocher de sa femme&|160;; il pouvait avoirbesoin d’elle contre son complice, et il se disait encore que lesaffaires se traitent merveilleusement sur l’oreiller. Le baiser surle cou devint peu à peu la révélation de toute une nouvelletactique.

D’ailleurs, il n’était pas pressé, il ménageait ses moyens. Ilmit tout l’hiver à mûrir son plan, tiraillé par cent affaires plusembrouillées les unes que les autres. Ce fut pour lui un hiverterrible, plein de secousses, une campagne prodigieuse, pendantlaquelle il fallut chaque jour vaincre la faillite. Loin derestreindre son train de maison, il donna fête sur fête. Mais, s’ilparvint à faire face à tout, il dut négliger Renée, qu’il réservaitpour son coup de triomphe, lorsque l’opération de Charonne seraitmûre. Il se contenta de préparer le dénouement, en continuant à neplus lui donner de l’argent que par l’entremise de Larsonneau.Quand il pouvait disposer de quelques milliers de francs, etqu’elle criait misère, il les lui apportait, en disant que leshommes à Larsonneau exigeaient un billet du double de la somme.Cette comédie l’amusait énormément, l’histoire de ces billets leravissait par le roman qu’ils mettaient dans l’affaire. Même autemps de ses bénéfices les plus nets, il avait servi la pension desa femme d’une façon très irrégulière, lui faisant des cadeauxprinciers, lui abandonnant des poignées de billets de banque, puisla laissant aux abois pour une misère pendant des semaines.Maintenant qu’il se trouvait sérieusement embarrassé, il parlaitdes charges de la maison, il la traitait en créancier, auquel on neveut pas avouer sa ruine, et qu’on fait patienter avec deshistoires. Elle l’écoutait à peine&|160;; elle signait tout cequ’il voulait&|160;; elle se plaignait seulement de ne pouvoirsigner davantage.

Il avait déjà, cependant, pour deux cent mille francs de billetssignés d’elle, qui lui coûtaient à peine cent dix mille francs.Après les avoir fait endosser par Larsonneau au nom duquel ilsétaient souscrits, il faisait voyager ces billets d’une façonprudente, comptant s’en servir plus tard comme d’armes décisives.Jamais il n’aurait pu aller jusqu’au bout de ce terrible hiver,prêter à usure à sa femme et maintenir son train de maison, sans lavente de son terrain du boulevard Malesherbes, que les sieursMignon et Charrier lui payèrent argent comptant, mais en retenantun escompte formidable.

Cet hiver fut pour Renée une longue joie. Elle ne souffrait quedu besoin d’argent. Maxime lui coûtait très cher&|160;; il latraitait toujours en belle-maman, la laissait payer partout. Maiscette misère cachée était pour elle une volupté de plus. Elles’ingéniait, se cassait la tête, pour que «&|160;son cherenfant&|160;» ne manquât de rien&|160;; et quand elle avait décidéson mari à lui trouver quelques milliers de francs, elle lesmangeait avec son amant, en folies coûteuses, comme deux écolierslâchés dans leur première escapade. Lorsqu’ils n’avaient pas lesou, ils restaient à l’hôtel, ils jouissaient de cette grandebâtisse, d’un luxe si neuf et si insolemment bête. Le père n’étaitjamais là. Les amoureux gardaient le coin du feu plus souventqu’autrefois. C’est que Renée avait enfin empli d’une jouissancechaude le vide glacial de ces plafonds dorés. Cette maison suspectedu plaisir mondain était devenue une chapelle où elle pratiquait àl’écart une nouvelle religion. Maxime ne mettait pas seulement enelle la note aiguë qui s’accordait avec ses toilettes folles&|160;;il était l’amant fait pour cet hôtel, aux larges vitrines demagasin, et qu’un ruissellement de sculptures inondait des greniersaux caves&|160;; il animait ces plâtras, depuis les deux Amoursjoufflus qui, dans la cour, laissaient tomber de leur coquille unfilet d’eau, jusqu’aux grandes femmes nues soutenant les balcons etjouant au milieu des frontons avec des épis et des pommes&|160;; ilexpliquait le vestibule trop riche, le jardin trop étroit, lespièces éclatantes où l’on voyait trop de fauteuils et pas un objetd’art. La jeune femme, qui s’y était mortellement ennuyée, s’yamusa tout d’un coup, en usa comme d’une chose dont elle n’avaitpas d’abord compris l’emploi. Et ce ne fut pas seulement dans sonappartement, dans le salon bouton d’or et dans la serre, qu’ellepromena son amour, mais dans l’hôtel entier. Elle finit par seplaire même sur le divan du fumoir&|160;; elle s’oubliait là, elledisait que cette pièce avait une vague odeur de tabac trèsagréable.

Elle prit deux jours de réception au lieu d’un. Le jeudi, tousles intrus venaient. Mais le lundi était réservé aux amies intimes.Les hommes n’étaient pas admis. Maxime seul assistait à ces partiesfines qui avaient lieu dans le petit salon. Un soir, elle eutl’étonnante idée de l’habiller en femme et de le présenter commeune de ses cousines. Adeline, Suzanne, la baronne de Meinhold, etles autres amies qui étaient là, se levèrent, saluèrent, étonnéespar cette figure qu’elles reconnaissaient vaguement. Puislorsqu’elles comprirent, elles rirent beaucoup, elles ne voulurentabsolument pas que le jeune homme allât se déshabiller. Elles legardèrent avec ses jupes, le taquinant, se prêtant à desplaisanteries équivoques. Quand il avait reconduit ces dames par lagrande porte, il faisait le tour du parc et revenait par la serre.Jamais les bonnes amies n’eurent le moindre soupçon. Les amants nepouvaient être plus familiers qu’ils ne l’étaient déjà, lorsqu’ilsse disaient bons camarades. Et s’il arrivait qu’un domestique lesvît se serrer d’un peu près, entre deux portes, il n’éprouvaitaucune surprise, étant habitué aux plaisanteries de madame et dufils de monsieur.

Cette liberté entière, cette impunité les enhardissaient encore.S’ils poussaient les verrous la nuit, ils s’embrassaient le jourdans toutes les pièces de l’hôtel. Ils inventèrent mille petitsjeux, par les temps de pluie. Mais le grand régal de Renée étaittoujours de faire un feu terrible et de s’assoupir devant lebrasier. Elle eut, cet hiver-là, un luxe de linge merveilleux. Elleporta des chemises et des peignoirs d’un prix fou, dont lesentre-deux et la batiste la couvraient à peine d’une fumée blanche.Et, dans la lueur rouge du brasier, elle restait, comme nue, lesdentelles et la peau roses, la chair baignée par la flamme àtravers l’étoffe mince. Maxime, accroupi à ses pieds, lui baisaitles genoux, sans même sentir le linge qui avait la tiédeur et lacouleur de ce beau corps. Le jour était bas, il tombait pareil à uncrépuscule dans la chambre de soie grise, tandis que Céleste allaitet venait derrière eux, de son pas tranquille. Elle était devenueleur complice, naturellement. Un matin qu’ils s’étaient oubliés aulit, elle les y trouva, et garda son flegme de servante au sangglacé. Ils ne se gênaient plus, elle entrait à toute heure, sansque le bruit de leurs baisers lui fît tourner la tête. Ilscomptaient sur elle pour les prévenir en cas d’alerte. Ilsn’achetaient pas son silence. C’était une fille très économe, trèshonnête, et à laquelle on ne connaissait pas d’amant.

Cependant, Renée ne s’était pas cloîtrée. Elle courait le monde,y menait Maxime à sa suite, comme un page blond en habit noir, ygoûtait même des plaisirs plus vifs. La saison fut pour elle unlong triomphe. Jamais elle n’avait eu des imaginations plus hardiesde toilettes et de coiffures. Ce fut alors qu’elle risqua cettefameuse robe de satin couleur buisson, sur laquelle était brodéetoute une chasse au cerf, avec des attributs, des poires à poudre,des cors de chasse, des couteaux à larges lames. Ce fut alors aussiqu’elle mit à la mode les coiffures antiques que Maxime dut allerdessiner pour elle au musée Campana, récemment ouvert. Ellerajeunissait, elle était dans la plénitude de sa beauté turbulente.L’inceste mettait en elle une flamme qui luisait au fond de sesyeux et chauffait ses rires. Son binocle prenait des insolencessuprêmes sur le bout de son nez, et elle regardait les autresfemmes, les bonnes amies étalées dans l’énormité de quelque vice,d’un air d’adolescent vantard, d’un sourire fixe signifiant&|160;:«&|160;J’ai mon crime.&|160;»

Maxime, lui, trouvait le monde assommant. C’était par«&|160;chic&|160;» qu’il prétendait s’y ennuyer, car il nes’amusait réellement nulle part. Aux Tuileries, chez les ministres,il disparaissait dans les jupons de Renée. Mais il redevenait lemaître, dès qu’il s’agissait de quelque escapade. Renée voulutrevoir le cabinet du boulevard, et la largeur du divan la fitsourire. Puis, il la mena un peu partout, chez les filles, au balde l’Opéra, dans les avant-scènes des petits théâtres, dans tousles endroits équivoques où ils pouvaient coudoyer le vice brutal,en goûtant les joies de l’incognito. Quand ils rentraientfurtivement à l’hôtel, brisés de fatigue, ils s’endormaient auxbras l’un de l’autre, cuvant l’ivresse du Paris ordurier, avec deslambeaux de couplets grivois chantant encore à leurs oreilles. Lelendemain, Maxime imitait les acteurs, et Renée, sur le piano dupetit salon, cherchait à retrouver la voix rauque et lesdéhanchements de Blanche Müller dans son rôle de la Belle Hélène.Ses leçons de musique du couvent ne lui servaient plus qu’àécorcher les couplets des bouffonneries nouvelles. Elle avait unehorreur sainte pour les airs sérieux. Maxime «&|160;blaguait&|160;»avec elle la musique allemande, et il crut devoir aller sifflerle&|160;Tannhäuser&|160;par conviction, et pour défendreles refrains égrillards de sa belle-mère.

Une de leurs grandes parties fut de patiner&|160;; cet hiver-là,le patin était à la mode, l’empereur étant allé un des premiersessayer la glace du lac, au bois de Boulogne. Renée commanda àWorms un costume complet de Polonaise, velours et fourrure&|160;;elle voulut que Maxime eût des bottes molles et un bonnet derenard. Ils arrivaient au Bois, par des froids de loup qui leurpiquaient le nez et les lèvres, comme si le vent leur eût soufflédu sable fin au visage. Cela les amusait d’avoir froid. Le Boisétait tout gris, avec des filets de neige, semblables, le long desbranches, à de minces guipures. Et, sous le ciel pâle, au-dessus dulac figé et terni, il n’y avait que les sapins des îles qui missentencore, au bord de l’horizon, leurs draperies théâtrales, où laneige cousait aussi de hautes dentelles. Ils filaient tous deuxdans l’air glacé, du vol rapide des hirondelles qui rasent le sol.Ils mettaient un poing derrière le dos, et se posant mutuellementl’autre main sur l’épaule, ils allaient droits, souriants, côte àcôte, tournant sur eux-mêmes, dans le large espace que marquaientde grosses cordes. Du haut de la grande allée, des badauds lesregardaient. Parfois ils venaient se chauffer aux brasiers alluméssur le bord du lac. Et ils repartaient. Ils arrondissaientlargement leur vol, les yeux pleurant de plaisir et de froid.

Puis, quand vint le printemps, Renée se rappela son ancienneélégie. Elle voulut que Maxime se promenât avec elle dans le parcMonceau, la nuit, au clair de la lune. Ils allèrent dans la grotte,s’assirent sur l’herbe, devant la colonnade. Mais lorsqu’elletémoigna le désir de faire une promenade sur le petit lac, ilss’aperçurent que la barque qu’on voyait de l’hôtel, attachée aubord d’une allée, n’avait pas de rames. On devait les retirer lesoir. Ce fut une désillusion. D’ailleurs, les grandes ombres duparc inquiétaient les amants. Ils auraient souhaité qu’on y donnâtune fête vénitienne, avec des ballons rouges et un orchestre. Ilsle préféraient, le jour, l’après-midi, et souvent ils se mettaientalors à une des fenêtres de l’hôtel, pour voir les équipages quisuivaient la courbe savante de la grande allée. Ils se plaisaient àce coin charmant du nouveau Paris, à cette nature aimable etpropre, à ces pelouses pareilles à des pans de velours, coupées decorbeilles, d’arbustes choisis, et bordées de magnifiques rosesblanches. Les voitures se croisaient là, aussi nombreuses que surun boulevard&|160;; les promeneuses y traînaient leurs jupes,mollement, comme si elles n’eussent pas quitté du pied les tapis deleurs salons. Et, à travers les feuillages, ils critiquaient lestoilettes, se montraient les attelages, goûtaient de véritablesdouceurs aux couleurs tendres de ce grand jardin. Un bout de grilledorée brillait entre deux arbres, une file de canards passait surle lac, le petit pont Renaissance blanchissait, tout neuf dans lesverdures, tandis qu’aux deux bords de la grande allée, sur deschaises jaunes, les mères oubliaient en causant les petits garçonset les petites filles qui se regardaient d’un air joli, avec desmoues d’enfants précoces.

Les amants avaient l’amour du nouveau Paris. Ils couraientsouvent la ville en voiture, faisaient un détour, pour passer parcertains boulevards qu’ils aimaient d’une tendresse personnelle.Les maisons, hautes, à grandes portes sculptées, chargées debalcons, où luisaient, en grandes lettres d’or, des noms, desenseignes, des raisons sociales, les ravissaient. Pendant que lecoupé filait, ils suivaient, d’un regard ami, les bandes grises destrottoirs, larges, interminables, avec leurs bancs, leurs colonnesbariolées, leurs arbres maigres. Cette trouée claire qui allait aubout de l’horizon, se rapetissant et s’ouvrant sur un carrébleuâtre du vide, cette double rangée ininterrompue de grandsmagasins, où des commis souriaient aux clientes, ces courants defoule piétinant et bourdonnant, les emplissaient peu à peu d’unesatisfaction absolue et entière, d’une sensation de perfection dansla vie de la rue. Ils aimaient jusqu’aux jets des lancesd’arrosage, qui passaient comme une fumée blanche, devant leurschevaux, s’étalaient, s’abattaient en pluie fine sous les roues ducoupé, brunissant le sol, soulevant un léger flot de poussière. Ilsroulaient toujours, et il leur semblait que la voiture roulait surdes tapis, le long de cette chaussée droite et sans fin, qu’onavait faite uniquement pour leur éviter les ruelles noires. Chaqueboulevard devenait un couloir de leur hôtel. Les gaietés du soleilriaient sur les façades neuves, allumaient les vitres, battaientles tentes des boutiques et des cafés, chauffaient l’asphalte sousles pas affairés de la foule. Et quand ils rentraient, un peuétourdis par le tohu-bohu éclatant de ces longs bazars, ils seplaisaient au parc Monceau, comme à la plate-bande nécessaire de ceParis nouveau, étalant son luxe aux premières tiédeurs duprintemps.

Lorsque la mode les força absolument de quitter Paris, ilsallèrent aux bains de mer, mais à regret, pensant sur les plages del’Océan aux trottoirs des boulevards. Leur amour lui-même s’yennuya. C’était une fleur de la serre qui avait besoin du grand litgris et rose, de la chair nue du cabinet, de l’aube dorée du petitsalon. Depuis qu’ils étaient seuls le soir, en face de la mer, ilsne trouvaient plus rien à se dire. Elle essaya de chanter sonrépertoire du théâtre des Variétés, sur un vieux piano quiagonisait dans un coin de sa chambre, à l’hôtel&|160;; maisl’instrument, tout humide des vents du large, avait les voixmélancoliques des grandes eaux.La Belle Hélène&|160;y futlugubre et fantastique. Pour se consoler, la jeune femme étonna laplage par des costumes prodigieux. Toute la bande de ces damesétait là, à bâiller, à attendre l’hiver, en cherchant avecdésespoir un costume de bain qui ne les rendît pas trop laides.Jamais Renée ne put décider Maxime à se baigner. Il avait une peurabominable de l’eau, devenait tout pâle quand le flot arrivaitjusqu’à ses bottines, ne se serait pour rien au monde approché dubord d’une falaise&|160;; il marchait loin des trous, faisant delongs détours pour éviter la moindre côte un peu roide.

Saccard vint à deux ou trois reprises voir «&|160;lesenfants&|160;». Il était écrasé de soucis, disait-il. Ce ne fut quevers octobre, lorsqu’ils se retrouvèrent tous les trois à Paris,qu’il songea sérieusement à se rapprocher de sa femme. L’affaire deCharonne mûrissait. Son plan fut net et brutal. Il comptait prendreRenée au jeu qu’il aurait joué avec une fille. Elle vivait dans desbesoins d’argent grandissants, et, par fierté, ne s’adressait à sonmari qu’à la dernière extrémité. Ce dernier se promit de profiterde sa première demande pour être galant, et renouer des rapportsdepuis longtemps rompus, dans la joie de quelque grosse dettepayée.

Des embarras terribles attendaient Renée et Maxime à Paris.Plusieurs des billets souscrits à Larsonneau étaient échus&|160;;mais, comme Saccard les laissait naturellement dormir chezl’huissier, ces billets inquiétaient peu la jeune femme. Elle setrouvait bien autrement effrayée par sa dette chez Worms quimontait maintenant à près de deux cent mille francs. Le tailleurexigeait un acompte, en menaçant de suspendre tout crédit. Elleavait de brusques frissons, quand elle songeait au scandale d’unprocès, et surtout à une fâcherie avec l’illustre couturier. Puisil lui fallait de l’argent de poche. Ils allaient s’ennuyer àmourir, elle et Maxime, s’ils n’avaient pas quelques louis àdépenser par jour. Le cher enfant était à sec, depuis qu’ilfouillait vainement les tiroirs de son père. Sa fidélité, sasagesse exemplaire, pendant sept à huit mois, tenaient beaucoup auvide absolu de sa bourse. Il n’avait pas toujours vingt francs pourinviter quelque coureuse à souper. Aussi revenait-ilphilosophiquement à l’hôtel. La jeune femme, à chacune de leursescapades, lui remettait son porte-monnaie pour qu’il payât dansles restaurants, dans les bals, dans les petits théâtres. Ellecontinuait à le traiter maternellement&|160;; et même c’était ellequi payait, du bout de ses doigts gantés, chez le pâtissier où ilss’arrêtaient presque chaque après-midi, pour manger des petitspâtés aux huîtres. Souvent, il trouvait, le matin, dans son gilet,des louis qu’il ne savait pas là, et qu’elle y avait mis, comme unemère qui garnit la poche d’un collégien. Et cette belle existencede goûters, de caprices satisfaits, de plaisirs faciles, allaitcesser&|160;! Mais une crainte plus grave encore vint lesconsterner. Le bijoutier de Sylvia, auquel il devait dix millefrancs, se fâchait, parlait de Clichy. Les billets qu’il avait enmain, protestés depuis longtemps, étaient couverts de tels frais,que la dette se trouvait grossie de trois ou quatre milliers defrancs. Saccard déclara nettement qu’il ne pouvait rien. Son fils àClichy le poserait, et quand il l’en retirerait, il ferait grandbruit de cette largesse paternelle. Renée était au désespoir&|160;;elle voyait son cher enfant en prison, mais dans un véritablecachot, couché sur de la paille humide. Un soir, elle lui proposasérieusement de ne plus sortir de chez elle, d’y vivre ignoré detous, à l’abri des recors. Puis elle jura qu’elle trouveraitl’argent. Jamais elle ne parlait de l’origine de la dette, de cetteSylvia qui confiait ses amours aux glaces des cabinetsparticuliers. C’était une cinquantaine de mille francs qu’il luifallait&|160;: quinze mille pour Maxime, trente mille pour Worms,et cinq mille francs d’argent de poche. Ils auraient devant euxquinze grands jours de bonheur. Elle se mit en campagne.

Sa première idée fut de demander les cinquante mille francs àson mari. Elle ne s’y décida qu’avec des répugnances. Les dernièresfois qu’il était entré dans sa chambre pour lui apporter del’argent, il lui avait mis de nouveaux baisers sur le cou, en luiprenant les mains, en parlant de sa tendresse. Les femmes ont unsens très délicat pour deviner les hommes. Aussi s’attendait-elle àune exigence, à un marché tacite et conclu en souriant. En effet,quand elle lui demanda les cinquante mille francs, il se récria,dit que Larsonneau ne prêterait jamais cette somme, que lui-mêmeétait encore trop gêné. Puis, changeant de voix, comme vaincu etpris d’une émotion subite&|160;:

–&|160;On ne peut rien vous refuser, murmura-t-il. Je vaiscourir Paris, faire l’impossible… Je veux, chère amie, que voussoyez contente.

Et mettant les lèvres à son oreille, lui baisant les cheveux, lavoix un peu tremblante&|160;:

–&|160;Je te les porterai demain soir, dans ta chambre… sansbillet…

Mais elle dit vivement qu’elle n’était pas pressée, qu’elle nevoulait pas le déranger à ce point. Lui qui venait de mettre toutson cœur dans ce dangereux «&|160;sans billet&|160;», qu’il avaitlaissé échapper et qu’il regrettait, ne parut pas avoir essuyé unrefus désagréable. Il se releva, en disant&|160;:

–&|160;Eh bien, à votre disposition… Je vous trouverai la sommequand le moment sera venu. Larsonneau n’y sera pour rien,entendez-vous. C’est un cadeau que j’entends vous faire.

Il souriait d’un air bonhomme. Elle resta dans une cruelleangoisse. Elle sentait qu’elle perdrait le peu d’équilibre qui luirestait si elle se livrait à son mari. Son dernier orgueil étaitd’être mariée au père mais de n’être que la femme du fils. Souvent,quand Maxime lui semblait froid, elle essayait de lui fairecomprendre cette situation par des allusions fort claires&|160;; ilest vrai que le jeune homme, qu’elle s’attendait à voir tomber àses pieds, après cette confidence, demeurait parfaitementindifférent, croyant sans doute qu’elle voulait le rassurer sur lapossibilité d’une rencontre entre son père et lui, dans la chambrede soie grise.

Quand Saccard l’eut quittée, elle s’habilla précipitamment etfit atteler. Pendant que son coupé l’emportait vers l’îleSaint-Louis, elle préparait la façon dont elle allait demander lescinquante mille francs à son père. Elle se jetait dans cette idéebrusque, sans vouloir la discuter, se sentant très lâche au fond,et prise d’une épouvante invincible devant une pareille démarche.Lorsqu’elle arriva, la cour de l’hôtel Béraud la glaça, de sonhumidité morne de cloître, et ce fut avec des envies de se sauverqu’elle monta le large escalier de pierre, où ses petites bottes àhauts talons sonnaient terriblement. Elle avait eu la sottise, danssa hâte, de choisir un costume de soie feuille morte à longsvolants de dentelles blanches, orné de nœuds de satin, coupé parune ceinture plissée comme une écharpe. Cette toilette, quecomplétait une petite toque, à grande voilette blanche, mettait unenote si singulière dans l’ennui sombre de l’escalier, qu’elle eutelle-même conscience de l’étrange figure qu’elle y faisait. Elletremblait en traversant l’enfilade austère des vastes pièces, oùles personnages vagues des tapisseries semblaient surpris par ceflot de jupes passant au milieu du demi-jour de leur solitude.

Elle trouva son père dans un salon donnant sur la cour, où il setenait d’habitude. Il lisait un grand livre placé sur un pupitreadapté aux bras de son fauteuil. Devant une des fenêtres, la tanteÉlisabeth tricotait avec de longues aiguilles de bois&|160;; et,dans le silence de la pièce, on n’entendait que le tic-tac de cesaiguilles.

Renée s’assit, gênée, ne pouvant faire un mouvement sanstroubler la sévérité du haut plafond par un bruit d’étoffesfroissées. Ses dentelles étaient d’une blancheur crue, sur le fondnoir des tapisseries et des vieux meubles. M.&|160;Béraud duChâtel, les mains posées au bord du pupitre, la regardait. La tanteÉlisabeth parla du mariage prochain de Christine, qui devaitépouser le fils d’un avoué fort riche&|160;; la jeune fille étaitsortie avec une vieille domestique de la famille, pour aller chezun fournisseur&|160;; et la bonne tante causait toute seule, de savoix placide, sans cesser de tricoter, bavardant sur les affairesdu ménage, jetant des regards souriants à Renée par-dessus seslunettes.

Mais la jeune femme se troublait de plus en plus. Tout lesilence de l’hôtel lui pesait sur les épaules, et elle eût donnébeaucoup pour que les dentelles de sa robe fussent noires. Leregard de son père l’embarrassait au point qu’elle trouva Wormsvraiment ridicule d’avoir imaginé de si grands volants.

–&|160;Comme tu es belle, ma fille&|160;! dit tout à coup latante Élisabeth, qui n’avait pas même encore vu les dentelles de sanièce.

Elle arrêta ses aiguilles, elle assujettit ses lunettes, pourmieux voir. M.&|160;Béraud du Châtel eut un pâle sourire.

–&|160;C’est un peu blanc, dit-il. Une femme doit être bienembarrassée avec ça sur les trottoirs.

–&|160;Mais, mon père, on ne sort pas à pied&|160;! s’écriaRenée, qui regretta ensuite ce mot du cœur.

Le vieillard allait répondre. Puis il se leva, redressa sa hautetaille, et marcha lentement, sans regarder sa fille davantage.Celle-ci restait toute pâle d’émotion. Chaque fois qu’elles’exhortait à avoir du courage et qu’elle cherchait une transitionpour arriver à la demande d’argent, elle éprouvait un élancement aucœur.

–&|160;On ne vous voit plus, mon père, murmura-t-elle.

–&|160;Oh&|160;! répondit la tante sans laisser à son frère letemps d’ouvrir les lèvres, ton père ne sort guère que pour aller deloin en loin au Jardin des plantes. Et encore faut-il que je mefâche&|160;! Il prétend qu’il se perd dans Paris, que la villen’est plus faite pour lui… Va, tu peux le gronder&|160;!

–&|160;Mon mari serait si heureux de vous voir venir de temps àautre à nos jeudis&|160;! continua la jeune femme.

M.&|160;Béraud du Châtel fit quelques pas en silence. Puis,d’une voix tranquille&|160;:

–&|160;Tu remercieras ton mari, dit-il. C’est un garçon actif,paraît-il, et je souhaite pour toi qu’il mène honnêtement sesaffaires. Mais nous n’avons pas les mêmes idées, et je suis mal àl’aise dans votre belle maison du parc Monceau.

La tante Élisabeth parut chagrine de cette réponse&|160;:

–&|160;Que les hommes sont donc méchants avec leurpolitique&|160;! dit-elle gaiement. Veux-tu savoir la vérité&|160;?Ton père est furieux contre vous, parce que vous allez auxTuileries.

Mais le vieillard haussa les épaules, comme pour dire que sonmécontentement avait des causes beaucoup plus graves. Il se remit àmarcher lentement, songeur. Renée resta un instant silencieuse,ayant au bord des lèvres la demande des cinquante mille francs.Puis, une lâcheté plus grande la prit, elle embrassa son père, elles’en alla.

La tante Élisabeth voulut l’accompagner jusqu’à l’escalier. Entraversant l’enfilade des pièces, elle continuait à bavarder de sapetite voix de vieille&|160;:

–&|160;Tu es heureuse, chère enfant. Ça me fait bien plaisir dete voir belle et bien portante&|160;; car si ton mariage avait maltourné, sais-tu que je me serais crue coupable&|160;?… Ton marit’aime, tu as tout ce qu’il te faut, n’est-ce pas&|160;?

–&|160;Mais oui, répondit Renée, s’efforçant de sourire, la mortdans le cœur.

La tante la retint encore, la main sur la rampe del’escalier.

–&|160;Vois-tu, je n’ai qu’une crainte, c’est que tu ne tegrises avec tout ton bonheur. Sois prudente, et surtout ne vendsrien… Si un jour tu avais un enfant, tu trouverais pour lui unepetite fortune toute prête.

Quand Renée fut dans son coupé, elle poussa un soupir desoulagement. Elle avait des gouttes de sueur froide auxtempes&|160;; elle les essuya, en pensant à l’humidité glaciale del’hôtel Béraud. Puis, lorsque le coupé roula au soleil clair duquai Saint-Paul, elle se souvint des cinquante mille francs, ettoute sa douleur s’éveilla, plus vive. Elle qu’on croyait sihardie, comme elle venait d’être lâche&|160;! Et pourtant c’étaitde Maxime qu’il s’agissait, de sa liberté, de leurs joies à tousdeux&|160;! Au milieu des reproches amers qu’elle s’adressait, uneidée surgit tout à coup, qui mit son désespoir au comble&|160;:elle aurait dû parler des cinquante mille francs à la tanteÉlisabeth, dans l’escalier. Où avait-elle eu la tête&|160;? Labonne femme lui aurait peut-être prêté la somme, ou tout au moinsl’aurait aidée. Elle se penchait déjà pour dire à son cocher deretourner rue Saint-Louis-en-l’Île lorsqu’elle crut revoir l’imagede son père traversant lentement l’ombre solennelle du grand salon.Jamais elle n’aurait le courage de rentrer tout de suite dans cettepièce. Que dirait-elle pour expliquer cette deuxième visite&|160;?Et, au fond d’elle, elle ne trouvait même plus le courage de parlerde l’affaire à la tante Élisabeth. Elle dit à son cocher de laconduire rue du Faubourg-Poissonnière.

Mme&|160;Sidonie eut un cri de ravissement,lorsqu’elle la vit pousser la porte discrètement voilée de laboutique. Elle était là par hasard, elle allait sortir pour courirchez le juge de paix, où elle citait une cliente. Mais elle feraitdéfaut, ça serait pour un autre jour&|160;; elle était tropheureuse que sa belle-sœur eût l’amabilité de lui rendre enfin unepetite visite. Renée souriait, d’un air embarrassé.Mme&|160;Sidonie ne voulut absolument pas qu’elle restâten bas&|160;; elle la fit monter dans sa chambre, par le petitescalier, après avoir retiré le bouton de cuivre du magasin. Elleôtait ainsi et remettait vingt fois par jour ce bouton qui tenaitpar un simple clou.

–&|160;Là, ma toute belle, dit-elle en la faisant asseoir surune chaise longue, nous allons pouvoir causer gentiment…Imaginez-vous que vous arrivez comme mars en carême. Je seraisallée ce soir chez vous.

Renée, qui connaissait la chambre, y éprouvait cette vaguesensation de malaise que procure à un promeneur un coin de forêtcoupé dans un paysage aimé.

–&|160;Ah&|160;! dit-elle enfin, vous avez changé le lit deplace, n’est-ce pas&|160;?

–&|160;Oui, répondit tranquillement la marchande de dentelles,c’est une de mes clientes qui le trouve beaucoup mieux en face dela cheminée. Elle m’a conseillé aussi des rideaux rouges.

–&|160;C’est ce que je me disais, les rideaux n’étaient pas decette couleur… Une couleur bien commune, le rouge.

Et elle mit son binocle, regarda cette pièce qui avait un luxede grand hôtel garni. Elle vit sur la cheminée de longues épinglesà cheveux qui ne venaient certainement pas du maigre chignon deMme&|160;Sidonie. À l’ancienne place où se trouvait lelit, le papier peint se montrait tout éraflé, déteint et sali parles matelas. La courtière avait bien essayé de cacher cette plaie,derrière les dossiers de deux fauteuils&|160;; mais ces dossiersétaient un peu bas, et Renée s’arrêta à cette bande usée.

–&|160;Vous avez quelque chose à me dire&|160;? demanda-t-elleenfin.

–&|160;Oui, c’est toute une histoire, ditMme&|160;Sidonie, joignant les mains, avec des mines degourmande qui va conter ce qu’elle a mangé à son dîner.Imaginez-vous que M.&|160;de&|160;Saffré est amoureux de la belleMme&|160;Saccard… Oui, de vous-même, ma mignonne.

Elle n’eut même pas un mouvement de coquetterie.

–&|160;Tiens&|160;! dit-elle, vous le disiez si épris deMme&|160;Michelin.

–&|160;Oh&|160;! c’est fini, tout à fait fini… Je puis vous endonner la preuve, si vous voulez… Vous ne savez donc pas que lapetite Michelin a plu au baron Gouraud&|160;? C’est à n’y riencomprendre. Tous ceux qui connaissent le baron en sont stupéfaits…Et savez-vous qu’elle est en train d’obtenir le ruban rouge pourson mari&|160;!… Allez, c’est une gaillarde. Elle n’a pas froid auxyeux, elle n’a besoin de personne pour conduire sa barque.

Elle dit cela avec quelque regret mêlé d’admiration.

–&|160;Mais revenons à M.&|160;de&|160;Saffré… Il vous auraitrencontrée à un bal d’actrices, enfouie dans un domino, et même ils’accuse de vous avoir offert un peu cavalièrement à souper… Est-cevrai&|160;?

La jeune femme restait toute surprise.

–&|160;Parfaitement vrai, murmura-t-elle&|160;; mais qui a pului dire&|160;?…

–&|160;Attendez, il prétend qu’il vous a reconnue plus tard,quand vous n’avez plus été dans le salon, et qu’il s’est rappelévous avoir vue sortir au bras de Maxime… C’est depuis ce temps-làqu’il est amoureux fou. Ça lui a poussé au cœur, vouscomprenez&|160;? un caprice… Il est venu me voir pour me supplierde vous présenter ses excuses…

–&|160;Eh bien, dites-lui que je lui pardonne, interrompitnégligemment Renée.

Puis, continuant, retrouvant toutes ses angoisses&|160;:

–&|160;Ah&|160;! ma bonne Sidonie, je suis bien tourmentée. Ilme faut absolument cinquante mille francs demain matin. J’étaisvenue pour vous parler de cette affaire. Vous connaissez desprêteurs, m’avez-vous dit&|160;?

La courtière, piquée de la façon brusque dont sa belle-sœurcoupait son histoire, lui fit attendre quelque temps saréponse.

–&|160;Oui, certes&|160;; seulement, je vous conseille, avanttout, de chercher chez des amis… Moi, à votre place, je sais bience que je ferais… Je m’adresserais à M.&|160;de&|160;Saffré, toutsimplement.

Renée eut un sourire contraint.

–&|160;Mais, reprit-elle, ce serait peu convenable, puisque vousle prétendez si amoureux.

La vieille la regardait d’un œil fixe&|160;; puis son visage mouse fondit doucement dans un sourire de pitié attendrie.

–&|160;Pauvre chère, murmura-t-elle, vous avez pleuré&|160;; neniez pas, je le vois à vos yeux. Soyez donc forte, acceptez la vie…Voyons, laissez-moi arranger la petite affaire en question.

Renée se leva, torturant ses doigts, faisant craquer ses gants.Et elle resta debout, toute secouée par une cruelle lutteintérieure. Elle ouvrait les lèvres, pour accepter peut-être,lorsqu’un léger coup de sonnette retentit dans la pièce voisine.Mme&|160;Sidonie sortit vivement, en entrebâillant uneporte qui laissa voir une double rangée de pianos. La jeune femmeentendit ensuite un pas d’homme et le bruit étouffé d’uneconversation à voix basse. Machinalement, elle alla examiner deplus près la tache jaunâtre dont les matelas avaient barré le mur.Cette tache l’inquiétait, la gênait. Oubliant tout, Maxime, lescinquante mille francs, M.&|160;de&|160;Saffré, elle revint devantle lit, songeuse&|160;: ce lit était bien mieux à l’endroit où ilse trouvait auparavant&|160;; il y avait des femmes qui manquaientvraiment de goût&|160;; pour sûr, quand on était couché, on devaitavoir la lumière dans les yeux. Et elle vit vaguement se lever, aufond de son souvenir, l’image de l’inconnu du quai Saint-Paul, sonroman en deux rendez-vous, cet amour de hasard qu’elle avait goûtélà, à cette autre place. Il n’en restait que cette usure du papierpeint. Alors cette chambre l’emplit de malaise, et elles’impatienta de ce bourdonnement de voix qui continuait, dans lapièce voisine.

Quand Mme&|160;Sidonie revint, ouvrant et fermant laporte avec précaution, elle fit des signes répétés du bout desdoigts, pour lui recommander de parler tout bas. Puis, à sonoreille&|160;:

–&|160;Vous ne savez pas, l’aventure est bonne&|160;: c’estM.&|160;de&|160;Saffré qui est là.

–&|160;Vous ne lui avez pas dit au moins que j’étais ici&|160;?demanda la jeune femme inquiète.

La courtière sembla surprise, et très naïvement&|160;:

–&|160;Mais si… Il attend que je lui dise d’entrer. Bienentendu, je ne lui ai pas parlé des cinquante mille francs…

Renée, toute pâle, s’était redressée comme sous un coup defouet. Une immense fierté lui remontait au cœur. Ce bruit debottes, qu’elle entendait plus brutal dans la chambre d’à côté,l’exaspérait.

–&|160;Je m’en vais, dit-elle d’une voix brève. Venez m’ouvrirla porte.

Mme&|160;Sidonie essaya de sourire.

–&|160;Ne faites pas l’enfant… Je ne puis pas rester avec cegarçon sur les bras, maintenant que je lui ai dit que vous étiezici… Vous me compromettez, vraiment…

Mais la jeune femme avait déjà descendu le petit escalier. Ellerépétait devant la porte fermée de la boutique&|160;:

–&|160;Ouvrez-moi, ouvrez-moi.

La marchande de dentelles, quand elle retirait le bouton decuivre, avait l’habitude de le mettre dans sa poche. Elle voulutencore parlementer. Enfin, prise de colère elle-même, laissant voirau fond de ses yeux gris la sécheresse aigre de sa nature, elles’écria&|160;:

–&|160;Mais enfin que voulez-vous que je lui dise, à cethomme&|160;?

–&|160;Que je ne suis pas à vendre, répondit Renée, qui avait unpied sur le trottoir.

Et il lui sembla entendre Mme&|160;Sidonie murmureren refermant violemment la porte&|160;: «&|160;Eh&|160;! va donc,grue&|160;! tu me payeras ça.&|160;»

–&|160;Pardieu&|160;! pensa-t-elle en remontant dans son coupé,j’aime encore mieux mon mari.

Elle retourna droit à l’hôtel. Le soir, elle dit à Maxime de nepas venir&|160;; elle était souffrante, elle avait besoin de repos.Et, le lendemain, lorsqu’elle lui remit les quinze mille francspour le bijoutier de Sylvia, elle resta embarrassée devant sasurprise et ses questions. C’était son mari, dit-elle, qui avaitfait une bonne affaire. Mais à partir de ce jour, elle fut plusfantasque, elle changeait souvent les heures des rendez-vousqu’elle donnait au jeune homme, et souvent même elle le guettaitdans la serre pour le renvoyer. Lui, s’inquiétait peu de ceschangements d’humeur&|160;; il se plaisait à être une choseobéissante aux mains des femmes. Ce qui l’ennuya davantage, ce futla tournure morale que prenaient parfois leurs tête-à-têted’amoureux. Elle devenait toute triste&|160;; même il lui arrivaitd’avoir de grosses larmes dans les yeux. Elle interrompait sonrefrain sur «&|160;le beau jeune homme&|160;» de&|160;la BelleHélène, jouait les cantiques du pensionnat, demandait à sonamant s’il ne croyait pas que le mal fût puni tôt ou tard.

–&|160;Décidément, elle vieillit, pensait-il. C’est tout le plussi elle est drôle encore un an ou deux.

La vérité était qu’elle souffrait cruellement. Maintenant, elleaurait mieux aimé tromper Maxime avec M.&|160;de&|160;Saffré. ChezMme&|160;Sidonie, elle s’était révoltée, elle avait cédéà une fierté instinctive, au dégoût de ce marché grossier. Mais,les jours suivants, quand elle endura les angoisses de l’adultère,tout sombra en elle, et elle se sentit si méprisable, qu’elle seserait livrée au premier homme qui aurait poussé la porte de lachambre aux pianos. Si, jusque-là, la pensée de son mari étaitpassée parfois dans l’inceste, comme une pointe d’horreurvoluptueuse, le mari, l’homme lui-même, y entra dès lors avec unebrutalité qui tourna ses sensations les plus délicates en douleursintolérables. Elle qui se plaisait aux raffinements de sa faute etqui rêvait volontiers un coin de paradis surhumain, où les dieuxgoûtent leurs amours en famille, elle roulait à la débauchevulgaire, au partage de deux hommes. Vainement elle tenta de jouirde l’infamie. Elle avait encore les lèvres chaudes des baisers deSaccard, lorsqu’elle les offrait aux baisers de Maxime. Sescuriosités descendirent au fond de ces voluptés maudites&|160;;elle alla jusqu’à mêler ces deux tendresses, jusqu’à chercher lefils dans les étreintes du père. Et elle sortait plus effarée, plusmeurtrie de ce voyage dans l’inconnu du mal, de ces ténèbresardentes où elle confondait son double amant, avec des terreurs quidonnaient un râle à ses joies.

Elle garda ce drame pour elle seule, en doubla la souffrance parles fièvres de son imagination. Elle eût préféré mourir qued’avouer la vérité à Maxime. C’était une peur sourde que le jeunehomme ne se révoltât, ne la quittât&|160;; c’était surtout unecroyance si absolue de péché monstrueux et de damnation éternelle,qu’elle aurait plus volontiers traversé nue le parc Monceau, que deconfesser sa honte à voix basse. Elle restait, d’ailleurs,l’étourdie qui étonnait Paris par ses extravagances. Des gaietésnerveuses la prenaient, des caprices prodigieux, donts’entretenaient les journaux, en la désignant par ses initiales. Cefut à cette époque qu’elle voulut sérieusement se battre en duel,au pistolet, avec la duchesse de Sternich, qui avait, méchamment,disait-elle, renversé un verre de punch sur sa robe&|160;; ilfallut que son beau-frère le ministre se fâchât. Une autre fois,elle paria avec Mme&|160;de&|160;Lauwerens qu’elleferait le tour de la piste de Longchamp en moins de dix minutes, etce ne fut qu’une question de costume qui la retint. Maxime lui-mêmecommençait à être effrayé par cette tête où la folie montait, et oùil croyait entendre, la nuit, sur l’oreiller, tout le tapage d’uneville en rut de plaisirs.

Un soir, ils allèrent ensemble au Théâtre-Italien. Ils n’avaientseulement pas regardé l’affiche. Ils voulaient voir une grandetragédienne italienne, la Ristori, qui faisait alors courir toutParis, et à laquelle la mode leur commandait de s’intéresser. OndonnaitPhèdre. Il se rappelait assez son répertoireclassique, elle savait assez d’italien pour suivre la pièce. Etmême ce drame leur causa une émotion particulière, dans cettelangue étrangère dont les sonorités leur semblaient, par moments,un simple accompagnement d’orchestre soutenant la mimique desacteurs. Hippolyte était un grand garçon pâle, très médiocre, quipleurait son rôle.

–&|160;Quel godiche&|160;! murmurait Maxime.

Mais la Ristori, avec ses fortes épaules secouées par lessanglots, avec sa face tragique et ses gros bras, remuaitprofondément Renée. Phèdre était du sang de Pasiphaé, et elle sedemandait de quel sang elle pouvait être, elle, l’incestueuse destemps nouveaux. Elle ne voyait de la pièce que cette grande femmetraînant sur les planches le crime antique. Au premier acte, quandPhèdre fait à Œnone la confidence de sa tendresse criminelle&|160;;au second, lorsqu’elle se déclare, toute brûlante, àHippolyte&|160;; et, plus tard, au quatrième, lorsque le retour deThésée l’accable, et qu’elle se maudit, dans une crise de fureursombre, elle emplissait la salle d’un tel cri de passion fauve,d’un tel besoin de volupté surhumaine, que la jeune femme sentaitpasser sur sa chair chaque frisson de son désir et de sesremords.

–&|160;Attends, murmurait Maxime à son oreille, tu vas entendrele récit de Théramène. Il a une bonne tête, le vieux&|160;!

Et il murmura d’une voix creuse&|160;:

À peine nous sortions des portesde Trézène,

Il était sur son char…

Mais Renée, quand le vieux parla, ne regarda plus, n’écoutaplus. Le lustre l’aveuglait, les chaleurs étouffantes lui venaientde toutes ces faces pâles tendues vers la scène. Le monologuecontinuait, interminable. Elle était dans la serre, sous lesfeuillages ardents, et elle rêvait que son mari entrait, lasurprenait aux bras de son fils. Elle souffrait horriblement, elleperdait connaissance, quand le dernier râle de Phèdre, repentanteet mourant dans les convulsions du poison, lui fit rouvrir lesyeux. La toile tombait. Aurait-elle la force de s’empoisonner, unjour&|160;? Comme son drame était mesquin et honteux à côté del’épopée antique&|160;! et tandis que Maxime lui nouait sous lementon sa sortie de théâtre, elle entendait encore gronder derrièreelle cette rude voix de la Ristori, à laquelle répondait le murmurecomplaisant d’Œnone.

Dans le coupé, le jeune homme causa tout seul, il trouvait engénéral la tragédie «&|160;assommante&|160;», et préférait lespièces des Bouffes. Cependant&|160;Phèdre&|160;était«&|160;corsée&|160;». Il s’y était intéressé, parce que… Et ilserra la main de Renée, pour compléter sa pensée. Puis une idéedrôle lui passa par la tête, et il céda à l’envie de faire unmot&|160;:

–&|160;C’est moi, murmura-t-il, qui avais raison de ne pasm’approcher de la mer, à Trouville.

Renée, perdue au fond de son rêve douloureux, se taisait. Ilfallut qu’il répétât sa phrase.

–&|160;Pourquoi&|160;? lui demanda-t-elle étonnée, ne comprenantpas.

–&|160;Mais le monstre…

Et il eut un petit ricanement. Cette plaisanterie glaça la jeunefemme. Tout se détraqua dans sa tête. La Ristori n’était plus qu’ungros pantin qui retroussait son péplum et montrait sa langue aupublic comme Blanche Müller, au troisième acte de&|160;la BelleHélène, Théramène dansait le cancan, et Hippolyte mangeait destartines de confiture en se fourrant les doigts dans le nez.

&|160;

Quand un remords plus cuisant faisait frissonner Renée, elleavait des rébellions superbes. Quel était donc son crime, etpourquoi aurait-elle rougi&|160;? Est-ce qu’elle ne marchait paschaque jour sur des infamies plus grandes&|160;? Est-ce qu’elle necoudoyait pas, chez les ministres, aux Tuileries, partout, desmisérables comme elle, qui avaient sur leur chair des millions etqu’on adorait à deux genoux&|160;! Et elle songeait à l’amitiéhonteuse d’Adeline d’Espanet et de Suzanne Haffner, dont onsouriait parfois aux lundis de l’impératrice. Elle se rappelait lenégoce de Mme&|160;de&|160;Lauwerens, que les mariscélébraient pour sa bonne conduite, son ordre, son exactitude àpayer ses fournisseurs. Elle nommait Mme&|160;Daste,Mme&|160;Teissière, la baronne de Meinhold, cescréatures dont les amants payaient le luxe, et qui étaient cotéesdans le beau monde comme des valeurs à la Bourse.Mme&|160;de&|160;Guende était tellement bête ettellement bien faite, qu’elle avait pour amants trois officierssupérieurs à la fois, sans pouvoir les distinguer, à cause de leuruniforme&|160;; ce qui faisait dire à ce démon de Louise qu’elleles forçait d’abord à se mettre en chemise, pour savoir auquel destrois elle parlait. La comtesse Vanska, elle, se souvenait descours où elle avait chanté, des trottoirs le long desquels onprétendait l’avoir revue, vêtue d’indienne, rôdant comme une louve.Chacune de ces femmes avait sa honte, sa plaie étalée ettriomphante. Puis, les dominant toutes, la duchesse de Sternich sedressait, laide, vieillie, lassée, avec la gloire d’avoir passé unenuit dans le lit impérial&|160;; c’était le vice officiel, elle engardait comme une majesté de la débauche et une souveraineté surcette bande d’illustres coureuses.

Alors, l’incestueuse s’habituait à sa faute comme à une robe degala, dont les roideurs l’auraient d’abord gênée. Elle suivait lesmodes de l’époque, elle s’habillait et se déshabillait à l’exempledes autres. Elle finissait par croire qu’elle vivait au milieu d’unmonde supérieur à la morale commune, où les sens s’affinaient et sedéveloppaient, où il était permis de se mettre nue pour la joie del’Olympe entier. Le mal devenait un luxe, une fleur piquée dans lescheveux, un diamant attaché sur le front. Et elle revoyait, commeune justification et une rédemption, l’empereur, au bras dugénéral, passer entre les deux files d’épaules inclinées.

Un seul homme, Baptiste, le valet de chambre de son mari,continuait à l’inquiéter. Depuis que Saccard se montrait galant, cegrand valet pâle et digne lui semblait marcher autour d’elle, avecla solennité d’un blâme muet. Il ne la regardait pas, ses regardsfroids passaient plus haut, par-dessus son chignon, avec despudeurs de bedeau refusant de souiller ses yeux sur la chevelured’une pécheresse. Elle s’imaginait qu’il savait tout, elle auraitacheté son silence, si elle eût osé. Puis des malaises laprenaient, elle éprouvait une sorte de respect confus, quand ellerencontrait Baptiste, se disant que toute l’honnêteté de sonentourage s’était retirée et cachée sous l’habit noir de celaquais.

Elle demanda un jour à Céleste&|160;:

–&|160;Est-ce que Baptiste plaisante à l’office&|160;? Luiconnaissez-vous quelque aventure, quelque maîtresse&|160;?

–&|160;Ah&|160;! bien, oui&|160;! se contenta de répondre lafemme de chambre.

–&|160;Voyons, il a dû vous faire la cour&|160;?

–&|160;Eh&|160;! il ne regarde jamais les femmes. C’est à peinesi nous l’apercevons… Il est toujours chez monsieur ou dans lesécuries… Il dit qu’il aime beaucoup les chevaux.

Renée s’irritait de cette honnêteté, insistait, aurait voulupouvoir mépriser ses gens. Bien qu’elle se fût prise d’affectionpour Céleste, elle se serait réjouie de lui savoir des amants.

–&|160;Mais vous, Céleste, ne trouvez-vous pas que Baptiste estun beau garçon&|160;?

–&|160;Moi, madame&|160;! s’écria la chambrière, de l’airstupéfait d’une personne qui vient d’entendre une choseprodigieuse, oh&|160;! j’ai bien d’autres idées en tête. Je ne veuxpas d’un homme. J’ai mon plan, vous verrez plus tard. Je ne suispas une bête, allez.

Renée ne put en tirer une parole plus claire. Ses soucis,d’ailleurs, grandissaient. Sa vie tapageuse, ses courses folles,rencontraient des obstacles nombreux qu’il lui fallait franchir, etcontre lesquels elle se meurtrissait parfois. Ce fut ainsi queLouise de Mareuil se dressa un jour entre elle et Maxime. Ellen’était pas jalouse de «&|160;la bossue&|160;», comme elle lanommait dédaigneusement&|160;; elle la savait condamnée par lesmédecins, et ne pouvait croire que Maxime épousât jamais un pareillaideron, même au prix d’un million de dot. Dans ses chutes, elleavait conservé une naïveté bourgeoise à l’égard des gens qu’elleaimait&|160;; si elle se méprisait elle-même, elle les croyaitvolontiers supérieurs et très estimables. Mais, tout en rejetant lapossibilité d’un mariage qui lui eût paru une débauche sinistre etun vol, elle souffrait des familiarités, de la camaraderie desjeunes gens. Quand elle parlait de Louise à Maxime, il riaitd’aise, il lui racontait les mots de l’enfant, il luidisait&|160;:

–&|160;Elle m’appelle son petit homme, tu sais, cettegamine&|160;?

Et il montrait une telle liberté d’esprit, qu’elle n’osait luifaire entendre que cette gamine avait dix-sept ans, et que leursjeux de mains, leur empressement, dans les salons, à chercher lescoins d’ombre pour se moquer de tout le monde, la chagrinaient, luigâtaient les plus belles soirées.

Un fait vint donner à la situation un caractère singulier. Renéeavait souvent des besoins de fanfaronnade, des caprices dehardiesse brutale. Elle entraînait Maxime derrière un rideau,derrière une porte et l’embrassait, au risque d’être vue. Un jeudisoir, comme le salon bouton d’or était plein de monde, il luipoussa la belle idée d’appeler le jeune homme qui causait avecLouise&|160;; elle s’avança à sa rencontre, du fond de la serre oùelle se trouvait, et le baisa brusquement sur la bouche, entre deuxmassifs, se croyant suffisamment cachée. Mais Louise avait suiviMaxime. Quand les amants levèrent la tête, ils la virent, àquelques pas, qui les regardait avec un étrange sourire, sans unerougeur ni un étonnement, de l’air tranquillement amical d’uncompagnon de vice, assez savant pour comprendre et goûter un telbaiser.

Ce jour-là Maxime se sentit réellement épouvanté, et ce futRenée qui se montra indifférente et même joyeuse. C’était fini. Ildevenait impossible que la bossue lui prît son amant. Ellepensait&|160;:

–&|160;J’aurais dû le faire exprès. Elle sait maintenant que«&|160;son petit homme&|160;» est à moi.

Maxime se rassura, en retrouvant Louise aussi rieuse, aussidrôle qu’auparavant. Il la jugea «&|160;très forte, très bonnefille&|160;». Et ce fut tout.

Renée s’inquiétait avec raison. Saccard, depuis quelque temps,songeait au mariage de son fils avecMlle&|160;de&|160;Mareuil. Il y avait là une dot d’unmillion qu’il ne voulait pas laisser échapper, comptant plus tardmettre les mains dans cet argent. Louise, vers le commencement del’hiver, étant restée au lit pendant près de trois semaines, il eutune telle peur de la voir mourir avant l’union projetée, qu’il sedécida à marier les enfants tout de suite. Il les trouvait bien unpeu jeunes&|160;; mais les médecins redoutaient le mois de marspour la poitrinaire. De son côté, M.&|160;de&|160;Mareuil étaitdans une situation délicate. Au dernier scrutin, il avait enfinréussi à se faire nommer député. Seulement, le Corps législatifvenait de casser son élection, qui fut le scandale de la révisiondes pouvoirs. Cette élection était tout un poème héroï-comique, surlequel les journaux vécurent pendant un mois. M.&|160;Hupel de laNoue, le préfet du département, avait déployé une telle vigueur,que les autres candidats ne purent même afficher leur profession defoi ni distribuer leurs bulletins. Sur ses conseils,M.&|160;de&|160;Mareuil couvrit la circonscription de tables où lespaysans burent et mangèrent pendant une semaine. Il promit, enoutre, un chemin de fer, la construction d’un pont et de troiséglises, et adressa, la veille du scrutin, aux électeurs influents,les portraits de l’empereur et de l’impératrice, deux grandesgravures recouvertes d’une vitre et encadrées d’une baguette d’or.Cet envoi eut un succès fou, la majorité fut écrasante. Mais quandla Chambre, devant l’éclat de rire de la France entière, se trouvaforcée de renvoyer M.&|160;de&|160;Mareuil à ses électeurs, leministre entra dans une colère terrible contre le préfet et lemalheureux candidat, qui s’étaient montrés vraiment trop«&|160;roides&|160;». Il parla même de mettre la candidatureofficielle sur un autre nom. M.&|160;de&|160;Mareuil fut épouvanté,il avait dépensé trois cent mille francs dans le département, il ypossédait de grandes propriétés où il s’ennuyait, et qu’il luifaudrait revendre à perte. Aussi vint-il supplier son cher collègued’apaiser son frère, de lui promettre, en son nom, une électiontout à fait convenable. Ce fut en cette circonstance que Saccardreparla du mariage des enfants, et que les deux pères l’arrêtèrentdéfinitivement.

Quand Maxime fut tâté à ce sujet, il éprouva un embarras. Louisel’amusait, la dot le tentait plus encore. Il dit oui, il acceptatoutes les dates que Saccard voulut, pour s’éviter l’ennui d’unediscussion. Mais, au fond, il s’avouait que, malheureusement, leschoses ne s’arrangeraient pas avec une si belle facilité. Renée nevoudrait jamais&|160;; elle pleurerait, elle lui ferait des scènes,elle était capable de commettre quelque gros scandale pour étonnerParis. C’était bien désagréable. Maintenant, elle lui faisait peur.Elle le couvait avec des yeux inquiétants, elle le possédait sidespotiquement, qu’il croyait sentir des griffes s’enfoncer dansson épaule, quand elle posait là sa main blanche. Sa turbulencedevenait de la brusquerie, et il y avait des sons brisés au fond deses rires. Il craignait réellement qu’elle ne devînt folle, unenuit, entre ses bras. Chez elle le remords, la crainte d’êtresurprise, les joies cruelles de l’adultère, ne se traduisaient pascomme chez les autres femmes, par des larmes et des accablements,mais par une extravagance plus haute, par un besoin de tapage plusirrésistible. Et, au milieu de son effarement grandissant, oncommençait à entendre un râle, le détraquement de cette adorable etétonnante machine qui se cassait.

Maxime attendait passivement une occasion qui le débarrassât decette maîtresse gênante. Il disait de nouveau qu’ils avaient faitune bêtise. Si leur camaraderie avait d’abord mis dans leursrapports d’amoureux une volupté de plus, elle lui empêchaitaujourd’hui de rompre, comme il l’aurait certainement fait avec uneautre femme. Il ne serait plus revenu&|160;; c’était sa façon dedénouer ses amours, pour éviter tout effort et toute querelle. Maisil se sentait incapable d’un éclat, et il s’oubliait mêmevolontiers encore dans les caresses de Renée&|160;; elle étaitmaternelle, elle payait pour lui, elle le tirerait d’embarras, siquelque créancier se fâchait. Puis l’idée de Louise, l’idée dumillion de dot revenait, lui faisait penser, jusque sous lesbaisers de la jeune femme, «&|160;que tout cela était bel et bon,mais que ce n’était pas sérieux, et qu’il faudrait bien que çafinît&|160;».

Une nuit, Maxime fut si rapidement décavé chez une dame où l’onjouait souvent jusqu’au jour, qu’il éprouva une de ces colèresmuettes de joueur dont les poches sont vides. Il eût donné tout aumonde pour pouvoir jeter encore quelques louis sur la table. Ilprit son chapeau, et du pas machinal d’un homme poussé par une idéefixe, il alla au parc Monceau, ouvrit la petite grille, se trouvadans la serre. Il était plus de minuit. Renée lui avait défendu devenir, ce soir-là. Maintenant, quand elle lui fermait sa porte,elle ne cherchait même plus à trouver une explication, et lui nesongeait qu’à profiter de son jour de congé. Il ne se souvintnettement de la défense de la jeune femme que devant laporte-fenêtre du petit salon, qui était fermée. D’ordinaire, quandil devait venir, Renée tournait à l’avance l’espagnolette de cetteporte.

–&|160;Bah&|160;! pensa-t-il, en voyant la fenêtre du cabinet detoilette éclairée, je vais siffler, et elle descendra. Je ne ladérangerai pas&|160;; si elle a quelques louis, je m’en irai toutde suite.

Et il siffla doucement. Souvent, d’ailleurs, il employait cesignal pour lui annoncer son arrivée. Mais, ce soir-là, il sifflainutilement à plusieurs reprises. Il s’acharna, haussant le ton, nevoulant pas lâcher son idée d’emprunt immédiat. Enfin, il vit laporte-fenêtre s’ouvrir avec des précautions infinies, sans qu’ileût entendu le moindre bruit de pas. Dans le demi-jour de la serre,Renée lui apparut, les cheveux dénoués, à peine vêtue, comme sielle allait se mettre au lit. Elle était nu-pieds. Elle le poussavers un des berceaux, descendant les marches, marchant sur le sabledes allées, sans paraître sentir le froid ni la rudesse du sol.

–&|160;C’est bête de siffler si fort que ça, murmura-t-elle avecune colère contenue… Je t’avais dit de ne pas venir. Que meveux-tu&|160;?

–&|160;Eh&|160;! montons, dit Maxime surpris de cet accueil. Jete dirai ça là-haut. Tu vas prendre froid.

Mais, comme il faisait un pas, elle le retint, et il s’aperçutalors qu’elle était horriblement pâle. Une épouvante muette lacourbait. Ses derniers vêtements, les dentelles de son linge,pendaient comme des lambeaux tragiques, sur sa peaufrissonnante.

Il l’examinait avec un étonnement croissant.

–&|160;Qu’as-tu donc&|160;? Tu es malade&|160;?

Et, instinctivement, il leva les yeux, il regarda, à travers lesvitres de la serre, cette fenêtre du cabinet de toilette où ilavait vu de la lumière.

–&|160;Mais il y a un homme chez toi, dit-il tout à coup.

–&|160;Non, non, ce n’est pas vrai, balbutia-t-elle, suppliante,affolée.

–&|160;Allons donc, ma chère, je vois l’ombre.

Alors ils restèrent là un instant, face à face, ne sachant quese dire. Les dents de Renée claquaient de terreur, et il luisemblait qu’on jetait des seaux d’eau glacée sur ses pieds nus.Maxime éprouvait plus d’irritation qu’il n’aurait cru&|160;; maisil demeurait encore assez désintéressé pour réfléchir, pour se direque l’occasion était bonne, et qu’il allait rompre.

–&|160;Tu ne me feras pas croire que c’est Céleste qui porte unpaletot, continua-t-il. Si les vitres de la serre n’étaient pas siépaisses, je reconnaîtrais peut-être le monsieur.

Elle le poussa plus profondément dans le noir des feuillages, endisant, les mains jointes, prise d’une terreurcroissante&|160;:

–&|160;Je t’en prie, Maxime…

Mais toute la taquinerie du jeune homme se réveillait, unetaquinerie féroce qui cherchait à se venger. Il était trop frêlepour se soulager par la colère. Le dépit pinça ses lèvres&|160;;et, au lieu de la battre, comme il en avait d’abord eu l’envie, ilaiguisa sa voix, il reprit&|160;:

–&|160;Tu aurais dû me le dire, je ne serais pas venu vousdéranger… Ça se voit tous les jours, qu’on ne s’aime plus.Moi-même, je commençais à en avoir assez… Voyons, ne t’impatientepas. Je vais te laisser remonter&|160;; mais pas avant que tum’aies dit le nom du monsieur…

–&|160;Jamais, jamais&|160;! murmura la jeune femme, quiétouffait ses larmes.

–&|160;Ce n’est pas pour le provoquer, c’est pour savoir… Lenom, dis vite le nom, et je pars.

Il lui avait pris les poignets, il la regardait, de son riremauvais. Et elle se débattait, éperdue, ne voulant plus ouvrir leslèvres, pour que le nom qu’il lui demandait ne pût s’enéchapper.

–&|160;Nous allons faire du bruit, tu seras bien avancée.Qu’as-tu peur&|160;? ne sommes-nous pas de bons amis&|160;?… Jeveux savoir qui me remplace, c’est légitime… Attends, je t’aiderai.C’est M.&|160;de&|160;Mussy, dont la douleur t’a touchée.

Elle ne répondit pas. Elle baissait la tête sous un pareilinterrogatoire.

–&|160;Ce n’est pas M.&|160;de&|160;Mussy&|160;?… Alors le ducde Rozan&|160;? vrai, non plus&|160;?… Peut-être le comte deChibray&|160;? pas davantage&|160;?…

Il s’arrêta, il chercha.

–&|160;Diable, c’est que je ne vois personne… Ce n’est pas monpère, après ce que tu m’as dit…

Renée tressaillit, comme sous une brûlure, etsourdement&|160;:

–&|160;Non, tu sais bien qu’il ne vient plus. Je n’aurais pasaccepté, ce serait ignoble.

–&|160;Qui alors&|160;?

Et il lui serrait plus fort les poignets. La pauvre femme luttaencore quelques instants.

–&|160;Oh&|160;! Maxime, si tu savais&|160;!… Je ne puispourtant pas dire…

Puis, vaincue, anéantie, regardant avec effroi la fenêtreéclairée&|160;:

–&|160;C’est M.&|160;de&|160;Saffré, balbutia-t-elle trèsbas.

Maxime, que son jeu cruel amusait, pâlit extrêmement devant cetaveu qu’il sollicitait avec tant d’insistance. Il fut irrité de ladouleur inattendue que lui causait ce nom d’homme. Il rejetaviolemment les poignets de Renée, s’approchant, lui disant en pleinvisage, les dents serrées&|160;:

–&|160;Tiens, veux-tu savoir, tu es une…&|160;!

Il dit le mot. Et il s’en allait, lorsqu’elle courut à lui,sanglotante, le prenant dans ses bras, murmurant des mots detendresse, des demandes de pardon, lui jurant qu’elle l’adoraittoujours, et que le lendemain elle lui expliquerait tout. Mais ilse dégagea, il ferma violemment la porte de la serre, enrépondant&|160;:

–&|160;Eh non&|160;! c’est fini, j’en ai plein le dos.

Elle resta écrasée. Elle le regarda traverser le jardin. Il luisemblait que les arbres de la serre tournaient autour d’elle. Puis,lentement, elle traîna ses pieds nus sur le sable des allées, elleremonta les marches du perron, la peau marbrée par le froid, plustragique dans le désordre de ses dentelles. En haut, elle réponditaux questions de son mari, qui l’attendait, qu’elle avait cru serappeler l’endroit où pouvait être tombé un petit carnet perdudepuis le matin. Et quand elle fut couchée, elle éprouva tout àcoup un désespoir immense, en réfléchissant qu’elle aurait dû direà Maxime que son père, rentré avec elle, l’avait suivie dans sachambre pour l’entretenir d’une question d’argent quelconque.

Ce fut le lendemain que Saccard se décida à brusquer ledénouement de l’affaire de Charonne. Sa femme luiappartenait&|160;; il venait de la sentir douce et inerte entre sesmains, comme une chose qui s’abandonne. D’autre part, le tracé duboulevard du Prince-Eugène allait être arrêté, il fallait que Renéefût dépouillée avant que l’expropriation prochaine s’ébruitât.Saccard montrait, dans toute cette affaire, un amourd’artiste&|160;; il regardait mûrir son plan avec dévotion, tendaitses pièges avec les raffinements d’un chasseur qui met de lacoquetterie à prendre galamment le gibier. C’était, chez lui, unesimple satisfaction de joueur adroit, d’homme goûtant une voluptéparticulière au gain volé&|160;; il voulait avoir les terrains pourun morceau de pain, quitte à donner cent mille francs de bijoux àsa femme, dans la joie du triomphe. Les opérations les plus simplesse compliquaient, dès qu’il s’en occupait, devenaient des dramesnoirs&|160;; il se passionnait, il aurait battu son père pour unepièce de cent sous. Et il semait ensuite l’or royalement.

Mais, avant d’obtenir de Renée la cession de sa part depropriété, il eut la prudence d’aller tâter Larsonneau sur lesintentions de chantage qu’il avait flairées en lui. Son instinct lesauva, en cette circonstance. L’agent d’expropriation avait cru, deson côté, que le fruit était mûr et qu’il pouvait le cueillir.Lorsque Saccard entra dans le cabinet de la rue de Rivoli, iltrouva son compère bouleversé, donnant les signes du plus violentdésespoir.

–&|160;Ah&|160;! mon ami, murmura celui-ci, en lui prenant lesmains, nous sommes perdus… J’allais courir chez vous pour nousconcerter, pour nous sortir de cette horrible aventure…

Tandis qu’il se tordait les bras et essayait un sanglot, Saccardremarqua qu’il était en train de signer des lettres, au moment deson entrée, et que les signatures avaient une netteté admirable. Ille regarda tranquillement, en disant&|160;:

–&|160;Bah&|160;! qu’est-ce qui nous arrive donc&|160;?

Mais l’autre ne répondit pas tout de suite&|160;; il s’étaitjeté dans son fauteuil, devant son bureau, et là, les coudes sur lebuvard, le front entre les mains, il se branlait furieusement latête. Enfin, d’une voix étouffée&|160;:

–&|160;On m’a volé le registre, vous savez…

Et il conta qu’un de ses commis, un gueux digne du bagne, luiavait soustrait un grand nombre de dossiers, parmi lesquels setrouvait le fameux registre. Le pis était que le voleur avaitcompris le parti qu’il pouvait tirer de cette pièce et qu’ilvoulait se la faire racheter cent mille francs.

Saccard réfléchissait. Le conte lui parut par trop grossier.Évidemment, Larsonneau se souciait peu, au fond, d’être cru. Ilcherchait un simple prétexte pour lui faire entendre qu’il voulaitcent mille francs dans l’affaire de Charonne&|160;; et même, àcette condition, il rendrait les papiers compromettants qu’il avaitentre les mains. Le marché parut trop lourd à Saccard. Il auraitvolontiers fait la part de son ancien collègue&|160;; mais cetteembûche tendue, cette vanité de le prendre pour dupe, l’irritaient.D’ailleurs, il n’était pas sans inquiétude&|160;; il connaissait lepersonnage, il le savait très capable de porter les papiers à sonfrère le ministre, qui aurait certainement payé pour étouffer toutscandale.

–&|160;Diable&|160;! murmura-t-il, en s’asseyant à son tour,voilà une vilaine histoire… Et pourrait-on voir le gueux enquestion&|160;?

–&|160;Je vais l’envoyer chercher, dit Larsonneau. Il demeure àcôté, rue Jean-Lantier.

Dix minutes ne s’étaient pas écoulées, qu’un petit jeune homme,louche, les cheveux pâles, la face couverte de taches de rousseur,entra doucement, en évitant que la porte fît du bruit. Il étaitvêtu d’une mauvaise redingote noire trop grande et horriblementrâpée. Il se tint debout, à distance respectueuse, regardantSaccard du coin de l’œil, tranquillement. Larsonneau, quil’appelait Baptistin, lui fit subir un interrogatoire, auquel ilrépondit par des monosyllabes, sans se troubler le moins dumonde&|160;; et il recevait en toute indifférence les noms devoleur, d’escroc, de scélérat, dont son patron croyait devoiraccompagner chacune de ses demandes.

Saccard admira le sang-froid de ce malheureux. À un moment,l’agent d’expropriation s’élança de son fauteuil comme pour lebattre&|160;; et il se contenta de reculer d’un pas, en louchantavec plus d’humilité.

–&|160;C’est bien, laissez-le, dit le financier… Alors,monsieur, vous demandez cent mille francs pour rendre lespapiers&|160;?

–&|160;Oui, cent mille francs, répondit le jeune homme.

Et il s’en alla. Larsonneau paraissait ne pouvoir se calmer.

–&|160;Hein&|160;! quelle crapule&|160;! balbutia-t-il.Avez-vous vu ses regards faux&|160;?… Ces gaillards-là vous ontl’air timides et vous assassineraient un homme pour vingtfrancs.

Mais Saccard l’interrompit en disant&|160;:

–&|160;Bah&|160;! il n’est pas terrible. Je crois qu’on pourras’arranger avec lui… Je venais pour une affaire beaucoup plusinquiétante… Vous aviez raison de vous défier de ma femme, mon cherami. Imaginez-vous qu’elle vend sa part de propriété àM.&|160;Haffner. Elle a besoin d’argent, dit-elle. C’est son amieSuzanne qui a dû la pousser.

L’autre cessa brusquement de se désespérer&|160;; il écoutait,un peu pâle, rajustant son col droit, qui avait tourné, dans sacolère.

–&|160;Cette cession, continua Saccard, est la ruine de nosespérances. Si M.&|160;Haffner devient votre coassocié, nonseulement nos profits sont compromis, mais j’ai une peur affreusede nous trouver dans une situation très désagréable vis-à-vis decet homme méticuleux qui voudra éplucher les comptes.

L’agent d’expropriation se mit à marcher d’un pas agité, faisantcraquer ses bottines vernies sur le tapis.

–&|160;Voyez, murmura-t-il, dans quelle situation on se met pourrendre service aux gens&|160;!… Mais, mon cher, à votre place,j’empêcherais absolument ma femme de faire une pareille sottise. Jela battrais plutôt.

–&|160;Ah&|160;! mon ami&|160;!… dit le financier avec un finsourire. Je n’ai pas plus d’action sur ma femme que vous neparaissez en avoir sur cette canaille de Baptistin.

Larsonneau s’arrêta net devant Saccard, qui souriait toujours,et le regarda d’un air profond. Puis il reprit sa marche de long enlarge, mais d’un pas lent et mesuré. Il s’approcha d’une glace,remonta son nœud de cravate, marcha encore, retrouvant sonélégance. Et tout d’un coup&|160;:

–&|160;Baptistin&|160;! cria-t-il.

Le petit jeune homme louche entra, mais par une autre porte. Iln’avait plus son chapeau et roulait une plume entre ses doigts.

–&|160;Va chercher le registre, lui dit Larsonneau.

Et quand il ne fut plus là, il débattit la somme qu’on devaitlui donner.

–&|160;Faites cela pour moi, finit-il par dire carrément.

Alors Saccard consentit à donner trente mille francs sur lesbénéfices futurs de l’affaire de Charonne. Il estimait qu’il setirait encore à bon marché de la main gantée de l’usurier. Cedernier fit mettre la promesse à son nom, continuant la comédiejusqu’au bout, disant qu’il tiendrait compte des trente millefrancs au jeune homme. Ce fut avec des rires de soulagement queSaccard brûla le registre à la flamme de la cheminée, feuille àfeuille. Puis, cette opération terminée, il échangea de vigoureusespoignées de main avec Larsonneau, et le quitta, en luidisant&|160;:

–&|160;Vous allez ce soir chez Laure, n’est-ce pas&|160;?…Attendez-moi. J’aurai tout arrangé avec ma femme, nous prendronsnos dernières dispositions.

Laure d’Aurigny, qui déménageait souvent, habitait alors ungrand appartement du boulevard Haussmann, en face de la Chapelleexpiatoire. Elle venait de prendre un jour par semaine, comme lesdames du vrai monde. C’était une façon de réunir à la fois leshommes qui la voyaient, un par un, dans la semaine. AristideSaccard triomphait, les mardis soir&|160;; il était l’amant entitre&|160;; et il tournait la tête, avec un rire vague, quand lamaîtresse de la maison le trahissait entre deux portes, enaccordant pour le soir même un rendez-vous à un de ces messieurs.Lorsqu’il était resté le dernier de la bande, il allumait encore uncigare, causait affaires, plaisantait un instant sur le monsieurqui se morfondait dans la rue en attendant qu’il sortît&|160;;puis, après avoir appelé Laure sa «&|160;chère enfant&|160;», etlui avoir donné une petite tape sur la joue, il s’en allaittranquillement par une porte, tandis que le monsieur entrait parune autre. Le secret traité d’alliance qui avait consolidé lecrédit de Saccard et fait trouver à la d’Aurigny deux mobiliers enun mois continuait à les amuser. Mais Laure voulait un dénouement àcette comédie. Ce dénouement, arrêté à l’avance, devait consisterdans une rupture publique, au profit de quelque imbécile quipayerait cher le droit d’être l’entreteneur sérieux et connu detout Paris. L’imbécile était trouvé. Le duc de Rozan, lasd’assommer inutilement les femmes de son monde, rêvait uneréputation de débauché, pour accentuer d’un relief sa figure fade.Il était très assidu aux mardis de Laure, dont il avait fait laconquête par sa naïveté absolue. Malheureusement, à trente-cinqans, il se trouvait encore sous la dépendance de sa mère, à telpoint qu’il pouvait disposer au plus d’une dizaine de louis à lafois. Les soirs où Laure daignait lui prendre ses dix louis, en seplaignant, en parlant des cent mille francs dont elle auraitbesoin, il soupirait, il lui promettait la somme pour le jour où ilserait le maître. Ce fut alors qu’elle eut l’idée de lui faire lieramitié avec Larsonneau, un des bons amis de la maison. Les deuxhommes allèrent déjeuner ensemble chez Tortoni&|160;; et, audessert, Larsonneau, en contant ses amours avec une Espagnoledélicieuse, prétendit connaître des prêteurs&|160;; mais ilconseilla vivement à Rozan de ne jamais passer par leurs mains.Cette confidence endiabla le duc, qui finit par arracher à son bonami la promesse de s’occuper de «&|160;sa petite affaire&|160;». Ils’en occupa si bien qu’il devait porter l’argent le soir même oùSaccard lui avait donné rendez-vous chez Laure.

Lorsque Larsonneau arriva, il n’y avait encore dans le grandsalon blanc et or de la d’Aurigny que cinq ou six femmes, qui luiprirent les mains, lui sautèrent au cou, avec une fureur detendresse. Elles l’appelaient «&|160;ce grand Lar&|160;!&|160;» undiminutif caressant que Laure avait inventé. Et lui, d’une voixflûtée&|160;:

–&|160;Là, là, mes petites chattes&|160;; vous allez écraser monchapeau.

Elles se calmèrent, elles l’entourèrent étroitement sur unecauseuse, tandis qu’il leur contait une indigestion de Sylvia, aveclaquelle il avait soupé la veille. Puis, tirant un drageoir de lapoche de son habit, il leur offrit des pralines. Mais Laure sortitde sa chambre à coucher, et comme plusieurs messieurs arrivaient,elle entraîna Larsonneau dans un boudoir, situé à l’un des bouts dusalon, dont une double portière le séparait.

–&|160;As-tu l’argent&|160;? lui demanda-t-elle, quand ilsfurent seuls.

Elle le tutoyait dans les grandes circonstances. Larsonneau,sans répondre, s’inclina plaisamment, en frappant sur la pocheintérieure de son habit.

–&|160;Oh&|160;! ce grand Lar&|160;! murmura la jeune femmeravie.

Elle le prit par la taille et l’embrassa.

–&|160;Attends, dit-elle, je veux tout de suite les chiffons…Rozan est dans ma chambre&|160;; je vais le chercher.

Mais il la retint, et lui baisant à son tour lesépaules&|160;:

–&|160;Tu sais quelle commission je t’ai demandée, àtoi&|160;?

–&|160;Eh&|160;! oui, grande bête, c’est convenu.

Elle revint, amenant Rozan. Larsonneau était mis pluscorrectement que le duc, ganté plus juste, cravaté avec plus d’art.Ils se touchèrent négligemment la main, et parlèrent des courses del’avant-veille, où un de leurs amis avait eu un cheval battu. Laurepiétinait.

–&|160;Voyons, ce n’est pas tout ça, mon chéri, dit-elle àRozan&|160;; le grand Lar a l’argent, tu sais. Il faudraitterminer.

Larsonneau parut se souvenir.

–&|160;Ah&|160;! oui, c’est vrai, dit-il, j’ai la somme… Maisque vous auriez bien fait de m’écouter, mon bon&|160;! Est-ce queces gueux ne m’ont pas demandé le cinquante pour cent&|160;?…Enfin, j’ai accepté quand même, vous m’aviez dit que ça ne faisaitrien…

Laure d’Aurigny s’était procuré des feuilles de papier timbrédans la journée. Mais quand il fut question d’une plume et d’unencrier, elle regarda les deux hommes d’un air consterné, doutantde trouver chez elle ces objets. Elle voulait aller voir à lacuisine, lorsque Larsonneau tira de sa poche, de la poche où étaitle drageoir, deux merveilles, un porte-plume en argent, quis’allongeait à l’aide d’une vis, et un encrier, acier et ébène,d’un fini et d’une délicatesse de bijou. Et comme Rozans’asseyait&|160;:

–&|160;Faites les billets à mon nom. Vous comprenez, je n’ai pasvoulu vous compromettre. Nous nous arrangerons ensemble… Six effetsde vingt-cinq mille francs chacun, n’est-ce pas&|160;?

Laure comptait sur un coin de la table les«&|160;chiffons&|160;». Rozan ne les vit même pas. Quand il eutsigné et qu’il leva la tête, ils avaient disparu dans la poche dela jeune femme. Mais elle vint à lui, et l’embrassa sur les deuxjoues, ce qui parut le ravir. Larsonneau les regardaitphilosophiquement, en pliant les effets, et en remettantl’écritoire et le porte-plume dans sa poche.

La jeune femme était encore au cou de Rozan, lorsque AristideSaccard souleva un coin de la portière&|160;:

–&|160;Eh bien, ne vous gênez pas, dit-il en riant.

Le duc rougit. Mais Laure alla secouer la main du financier, enéchangeant avec lui un clignement d’yeux d’intelligence. Elle étaitradieuse.

–&|160;C’est fait, mon cher, dit-elle&|160;; je vous avaisprévenu. Vous ne m’en voulez pas trop&|160;?

Saccard haussa les épaules d’un air bonhomme. Il écarta laportière, et s’effaçant pour livrer passage à Laure et au duc, ilcria, d’une voix glapissante d’huissier&|160;:

–&|160;Monsieur le duc, madame la duchesse&|160;!

Cette plaisanterie eut un succès fou. Le lendemain, les journauxla contèrent, en nommant crûment Laure d’Aurigny, et en désignantles deux hommes par des initiales très transparentes. La ruptured’Aristide Saccard et de la grosse Laure fit plus de bruit encoreque leurs prétendues amours.

Cependant, Saccard avait laissé retomber la portière sur l’éclatde gaieté que sa plaisanterie avait soulevé dans le salon.

–&|160;Hein&|160;! quelle bonne fille&|160;! dit-il en setournant vers Larsonneau. Elle est d’un vice&|160;!… C’est vous,gredin, qui devez bénéficier dans tout ceci. Qu’est-ce qu’on vousdonne&|160;?

Mais il se défendit, avec des sourires&|160;; et il tirait sesmanchettes qui remontaient. Il vint enfin s’asseoir, près de laporte, sur une causeuse où Saccard l’appelait du geste.

–&|160;Venez là, je ne veux pas vous confesser, quediable&|160;!… Aux affaires sérieuses maintenant, mon bon. J’ai eu,ce soir, une longue conversation avec ma femme… Tout estconclu.

–&|160;Elle consent à céder sa part&|160;? demandaLarsonneau.

–&|160;Oui, mais ça n’a pas été sans peine… Les femmes sont d’unentêtement&|160;! Vous savez, la mienne avait promis de ne pasvendre à une vieille tante. C’étaient des scrupules à n’en plusfinir… Heureusement que j’avais préparé une histoire tout à faitdécisive.

Il se leva pour allumer un cigare au candélabre que Laure avaitlaissé sur la table, et revenant s’allonger mollement au fond de lacauseuse&|160;:

–&|160;J’ai dit à ma femme, continua-t-il, que vous étiez tout àfait ruiné… Vous avez joué à la Bourse, mangé votre argent avec desfilles, tripoté dans de mauvaises spéculations&|160;; enfin vousêtes sur le point de faire une faillite épouvantable… J’ai mêmedonné à entendre que je ne vous croyais pas d’une parfaitehonnêteté… Alors je lui ai expliqué que l’affaire de Charonneallait sombrer dans votre désastre, et que le mieux seraitd’accepter la proposition que vous m’aviez faite de la dégager, enlui achetant sa part, pour un morceau de pain, il est vrai.

–&|160;Ce n’est pas fort, murmura l’agent d’expropriation. Etvous vous imaginez que votre femme va croire de pareillesbourdes&|160;?

Saccard eut un sourire. Il était dans une heured’épanchement.

–&|160;Vous êtes naïf, mon cher, reprit-il. Le fond del’histoire importe peu&|160;; ce sont les détails, le geste etl’accent qui sont tout. Appelez Rozan, et je parie que je luipersuade qu’il fait grand jour. Et ma femme n’a guère plus de têteque Rozan… Je lui ai laissé entrevoir des abîmes. Elle ne se doutepas même de l’expropriation prochaine. Comme elle s’étonnait que,en pleine catastrophe, vous puissiez songer à prendre une pluslourde charge, je lui ai dit que sans doute elle vous gênait dansquelque mauvais coup ménagé à vos créanciers… Enfin je lui aiconseillé l’affaire comme l’unique moyen de ne pas se trouver mêléeà des procès interminables et de tirer quelque argent desterrains.

Larsonneau continuait à trouver l’histoire un peu brutale. Ilétait de méthode moins dramatique&|160;; chacune de ses opérationsse nouait et se dénouait avec des élégances de comédie desalon.

–&|160;Moi, j’aurais imaginé autre chose, dit-il. Enfin, chacunson système… Il ne nous reste alors qu’à payer.

–&|160;C’est à ce sujet, répondit Saccard, que je veuxm’entendre avec vous… Demain, je porterai l’acte de cession à mafemme, et elle aura simplement à vous faire remettre cet acte pourtoucher le prix convenu… Je préfère éviter toute entrevue.

Jamais il n’avait voulu, en effet, que Larsonneau vînt chez euxsur un pied d’intimité. Il ne l’invitait pas, l’accompagnait chezRenée, les jours où il fallait absolument que les deux associés serencontrassent&|160;; cela était arrivé trois fois. Presquetoujours, il traitait avec des procurations de sa femme, pensantqu’il était inutile de lui laisser voir ses affaires de tropprès.

Il ouvrit son portefeuille, en ajoutant&|160;:

–&|160;Voici les deux cent mille francs de billets souscrits parma femme&|160;; vous les lui donnerez en paiement, et vousajouterez cent mille francs que je vous porterai demain dans lamatinée… Je me saigne, mon cher ami. Cette affaire me coûte lesyeux de la tête.

–&|160;Mais, fit remarquer l’agent d’expropriation, cela ne vafaire que trois cent mille francs… Est-ce que le reçu sera de cettesomme&|160;?

–&|160;Un reçu de trois cent mille francs&|160;! reprit Saccarden riant, ah&|160;! bien, nous serions propres plus tard. Il faut,d’après nos inventaires, que la propriété soit estimée aujourd’huideux millions cinq cent mille francs. Le reçu sera de la moitié,naturellement.

–&|160;Jamais votre femme ne voudra le signer.

–&|160;Eh si&|160;! Je vous dis que tout est convenu…Parbleu&|160;! je lui ai dit que c’était votre première condition.Vous nous mettez le pistolet sous la gorge avec votre faillite,comprenez-vous&|160;? Et c’est là que j’ai paru douter de votrehonnêteté et que je vous ai accusé de vouloir duper vos créanciers…Est-ce que ma femme comprend quelque chose à tout cela&|160;?

Larsonneau hochait la tête en murmurant&|160;:

–&|160;N’importe, vous auriez dû chercher quelque chose de plussimple.

–&|160;Mais mon histoire est la simplicité même&|160;! ditSaccard très étonné. Où diable voyez-vous qu’elle secomplique&|160;?

Il n’avait pas conscience du nombre incroyable de ficelles qu’ilajoutait à l’affaire la plus ordinaire. Il goûtait une vraie joiedans ce conte à dormir debout qu’il venait de faire à Renée&|160;;et ce qui le ravissait, c’était l’impudence du mensonge,l’entassement des impossibilités, la complication étonnante del’intrigue. Depuis longtemps, il aurait eu les terrains, s’iln’avait pas imaginé tout ce drame&|160;; mais il aurait éprouvémoins de jouissance à les avoir aisément. D’ailleurs, il mettait laplus grande naïveté à faire de la spéculation de Charonne tout unmélodrame financier.

Il se leva, et prenant le bras de Larsonneau, se dirigeant versle salon&|160;:

–&|160;Vous m’avez bien compris, n’est-ce pas&|160;?Contentez-vous de suivre mes instructions, et vous m’applaudirezaprès… Voyez-vous, mon cher, vous avez tort de porter des gantsjaunes, c’est ce qui vous gâte la main.

L’agent d’expropriation se contenta de sourire, enmurmurant&|160;:

–&|160;Oh&|160;! les gants ont du bon, cher maître&|160;: ontouche à tout sans se salir.

Comme ils rentraient dans le salon, Saccard fut surpris etquelque peu inquiet de trouver Maxime de l’autre côté de laportière. Le jeune homme était assis sur une causeuse, à côté d’unedame blonde, qui lui racontait d’une voix monotone une longuehistoire, la sienne sans doute. Il avait, en effet, entendu laconversation de son père et de Larsonneau. Les deux complices luiparaissaient de rudes gaillards. Encore vexé de la trahison deRenée, il goûtait une joie lâche à apprendre le vol dont elleallait être la victime. Ça le vengeait un peu. Son père vint luiserrer la main d’un air soupçonneux&|160;; mais Maxime lui dit àl’oreille, en lui montrant la dame blonde&|160;:

–&|160;Elle n’est pas mal, n’est-ce pas&|160;? Je veux la«&|160;faire&|160;» pour ce soir.

Alors Saccard se dandina, fut galant. Laure d’Aurigny vint lesrejoindre un moment&|160;; elle se plaignait de ce que Maxime luirendît à peine visite une fois par mois. Mais il prétendit avoirété très occupé, ce qui fit rire tout le monde. Il ajouta quedésormais on ne verrait plus que lui.

–&|160;J’ai écrit une tragédie, dit-il, et j’ai trouvé lecinquième acte hier seulement… Je compte me reposer chez toutes lesbelles femmes de Paris.

Il riait, il goûtait ses allusions, que lui seul pouvaitcomprendre. Cependant, il ne restait plus dans le salon, aux deuxcoins de la cheminée, que Rozan et Larsonneau. Les Saccard selevèrent, ainsi que la dame blonde, qui demeurait dans la maison.Alors la d’Aurigny alla parler bas au duc. Il parut surpris etcontrarié. Voyant qu’il ne se décidait pas à quitter sonfauteuil&|160;:

–&|160;Non, vrai, pas ce soir, dit-elle à demi-voix. J’ai unemigraine&|160;!… Demain, je vous le promets.

Rozan dut obéir. Laure attendit qu’il fût sur le palier pourdire vivement à l’oreille de Larsonneau&|160;:

–&|160;Hein&|160;! grand Lar, je suis de parole… Fourre-le danssa voiture.

Quand la dame blonde prit congé de ces messieurs, pour remonterà son appartement qui était à l’étage supérieur, Saccard fut étonnéde ce que Maxime ne la suivait pas.

–&|160;Eh bien&|160;? lui demanda-t-il.

–&|160;Ma foi, non, répondit le jeune homme. J’ai réfléchi…

Puis il eut une idée qu’il crut très drôle&|160;:

–&|160;Je te cède la place si tu veux. Dépêche-toi, elle n’a pasencore fermé sa porte.

Mais le père haussa doucement les épaules, en disant&|160;:

–&|160;Merci, j’ai mieux que cela pour l’instant, mon petit.

Les quatre hommes descendirent. En bas, le duc voulaitabsolument prendre Larsonneau dans sa voiture&|160;; sa mèredemeurait au Marais, il aurait laissé l’agent d’expropriation à saporte, rue de Rivoli. Celui-ci refusa, ferma la portière lui-même,dit au cocher de partir. Et il resta sur le trottoir du boulevardHaussmann avec les deux autres, causant, ne s’éloignant pas.

–&|160;Ah&|160;! ce pauvre Rozan&|160;! dit Saccard, qui comprittout à coup.

Larsonneau jura que non, qu’il se moquait pas mal de ça, qu’ilétait un homme pratique. Et comme les deux autres continuaient àplaisanter et que le froid était très vif, il finit pars’écrier&|160;:

–&|160;Ma foi, tant pis, je sonne&|160;!… Vous êtes desindiscrets, messieurs.

–&|160;Bonne nuit&|160;! lui cria Maxime, lorsque la porte sereferma.

Et prenant le bras de son père, il remonta avec lui leboulevard. Il faisait une de ces claires nuits de gelée, où il estsi bon de marcher sur la terre dure, dans l’air glacé. Saccarddisait que Larsonneau avait tort, qu’il fallait être simplement lecamarade de la d’Aurigny. Il partit de là pour déclarer que l’amourde ces filles était vraiment mauvais. Il se montrait moral, iltrouvait des sentences, des conseils étonnants de sagesse.

–&|160;Vois-tu, dit-il à son fils, ça n’a qu’un temps, monpetit… On y perd sa santé, et l’on n’y goûte pas le vrai bonheur.Tu sais que je ne suis pas un bourgeois. Eh bien, j’en ai assez, jeme range.

Maxime ricanait&|160;; il arrêta son père, le contempla au clairde lune, en déclarant qu’il avait «&|160;une bonne tête&|160;».Mais Saccard se fit plus grave encore.

–&|160;Plaisante tant que tu voudras. Je te répète qu’il n’y arien de tel que le mariage pour conserver un homme et le rendreheureux.

Alors il lui parla de Louise. Et il marcha plus doucement, pourterminer cette affaire, disait-il, puisqu’ils en causaient. Lachose était complètement arrangée. Il lui apprit même qu’il avaitfixé avec M.&|160;de&|160;Mareuil la date de la signature ducontrat au dimanche qui suivrait le jeudi de la mi-carême. Cejeudi-là, il devait y avoir une grande soirée à l’hôtel du parcMonceau, et il en profiterait pour annoncer publiquement lemariage. Maxime trouva tout cela très bien. Il était débarrassé deRenée, il ne voyait plus d’obstacle, il se livrait à son père commeil s’était livré à sa belle-mère.

–&|160;Eh bien, c’est entendu, dit-il. Seulement n’en parle pasà Renée. Ses amies me plaisanteraient, me taquineraient, et j’aimemieux qu’elles sachent la chose en même temps que tout lemonde.

Saccard lui promit le silence. Puis, comme ils arrivaient versle haut du boulevard Malesherbes, il lui donna de nouveau une fouled’excellents conseils. Il lui apprenait comment il devait s’yprendre pour faire un paradis de son ménage.

–&|160;Surtout, ne romps jamais avec ta femme. C’est une bêtise.Une femme avec laquelle on n’a plus de rapports vous coûte les yeuxde la tête… D’abord, il faut payer quelque fille, n’est-cepas&|160;? Puis, la dépense est bien plus grande à la maison&|160;:c’est la toilette, c’est les plaisirs particuliers de madame, lesbonnes amies, tout le diable et son train.

Il était dans une heure de vertu extraordinaire. Le succès deson affaire de Charonne lui mettait au cœur des tendressesd’idylle.

–&|160;Moi, continua-t-il, j’étais né pour vivre heureux etignoré au fond de quelque village, avec toute ma famille à mescôtés… On ne me connaît pas, mon petit… J’ai l’air comme ça très enl’air. Eh bien, pas du tout, j’adorerais rester près de ma femme,je lâcherais volontiers mes affaires pour une rente modeste qui mepermettrait de me retirer à Plassans… Tu vas être riche, fais-toiavec Louise un intérieur où vous vivrez comme deux tourtereaux.C’est si bon&|160;! J’irai vous voir. Ça me fera du bien.

Il finissait par avoir des larmes dans la voix. Cependant, ilsétaient arrivés devant la grille de l’hôtel, et ils causaient,debout au bord du trottoir. Sur ces hauteurs de Paris, une bisesoufflait. Pas un bruit ne montait dans la nuit pâle d’uneblancheur de gelée&|160;; Maxime, surpris des attendrissements deson père, avait depuis un instant une question sur les lèvres.

–&|160;Mais toi, dit-il enfin, il me semble…

–&|160;Quoi&|160;?

–&|160;Avec ta femme&|160;?

Saccard haussa les épaules.

–&|160;Eh&|160;! parfaitement. J’étais un imbécile. C’estpourquoi je te parle en toute expérience… Mais nous nous sommesremis ensemble, oh&|160;! tout à fait. Il y a bientôt six semaines.Je vais la retrouver le soir, quand je ne rentre pas trop tard.Aujourd’hui, la pauvre bichette se passera de moi&|160;; j’ai àtravailler jusqu’au jour. C’est qu’elle est jolimentfaite&|160;!…

Comme Maxime lui tendait la main, il le retint, il ajouta, àvoix plus basse, d’un ton de confidence&|160;:

–&|160;Tu sais, la taille de Blanche Müller, eh bien, c’est ça,mais dix fois plus souple. Et les hanches donc&|160;! elles sontd’un dessin, d’une délicatesse…

Et il conclut en disant au jeune homme qui s’enallait&|160;:

–&|160;Tu es comme moi, tu as du cœur, ta femme sera heureuse…Au revoir, mon petit&|160;!

Quand Maxime fut enfin débarrassé de son père, il fit rapidementle tour du parc. Ce qu’il venait d’entendre le surprenait si fort,qu’il éprouvait l’irrésistible besoin de voir Renée. Il voulait luidemander pardon de sa brutalité, savoir pourquoi elle avait mentien lui nommant M.&|160;de&|160;Saffré, connaître l’histoire destendresses de son mari. Mais tout cela confusément, avec le seuldésir net de fumer chez elle un cigare et de renouer leurcamaraderie. Si elle était bien disposée, il comptait même luiannoncer son mariage, pour lui faire entendre que leurs amoursdevaient rester mortes et enterrées. Quand il eut ouvert la petiteporte, dont il avait heureusement gardé la clef, il finit par sedire que sa visite, après la confidence de son père, étaitnécessaire et tout à fait convenable.

Dans la serre, il siffla comme la veille&|160;; mais iln’attendit pas. Renée vint lui ouvrir la porte-fenêtre du petitsalon, et monta devant lui sans parler. Elle rentrait à peine d’unbal de l’Hôtel de Ville. Elle était encore vêtue d’une robe blanchede tulle bouillonné, semée de nœuds de satin&|160;; les basques ducorsage de satin se trouvaient encadrées d’une large dentelle dejais blanc, que la lumière des candélabres moirait de bleu et derose. Quand Maxime la regarda, en haut, il fut touché de sa pâleur,de l’émotion profonde qui lui coupait la voix. Elle ne devait pasl’attendre, elle était toute frissonnante de le voir arriver commeà l’ordinaire, tranquillement, de son air câlin. Céleste revint dela garde-robe, où elle était allée chercher une chemise de nuit, etles amants continuèrent à garder le silence, attendant que cettefille ne fût plus là. Ils ne se gênaient pas d’habitude devantelle&|160;; mais des pudeurs leur venaient pour les choses qu’ilsse sentaient sur les lèvres. Renée voulut que Céleste ladéshabillât dans la chambre à coucher où il y avait un grand feu.La chambrière ôtait les épingles, enlevait les chiffons un à un,sans se presser. Et Maxime, ennuyé, prit machinalement la chemise,qui se trouvait à côté de lui sur une chaise, et la fit chaufferdevant la flamme, penché, les bras élargis. C’était lui qui, auxjours heureux, rendait ce petit service à Renée. Elle eut unattendrissement, à le voir présenter délicatement la chemise aufeu. Puis comme Céleste n’en finissait pas&|160;:

–&|160;Tu t’es bien amusée à ce bal&|160;? demanda-t-il.

–&|160;Oh&|160;! non, tu sais, toujours la même chose,répondit-elle. Beaucoup trop de monde, une véritable cohue.

Il retourna la chemise qui se trouvait chaude d’un côté.

–&|160;Quelle toilette avait Adeline&|160;?

–&|160;Une robe mauve, assez mal comprise… Elle est petite, etelle a la rage des volants.

Ils parlèrent des autres femmes. Maintenant Maxime se brûlaitles doigts avec la chemise.

–&|160;Mais tu vas la roussir, dit Renée dont la voix avait descaresses maternelles.

Céleste prit la chemise des mains du jeune homme. Il se leva,alla regarder le grand lit gris et rose, s’arrêta à un des bouquetsbrochés de la tenture, pour tourner la tête, pour ne pas voir lesseins nus de Renée. C’était instinctif. Il ne se croyait plus sonamant, il n’avait plus le droit de voir. Puis il tira un cigare desa poche et l’alluma. Renée lui avait permis de fumer chez elle.Enfin Céleste se retira, laissant la jeune femme au coin du feu,toute blanche dans son vêtement de nuit.

Maxime marcha encore quelques instants, silencieux, regardant ducoin de l’œil Renée, qu’un frisson semblait reprendre. Et, seplantant devant la cheminée, le cigare aux dents, il demanda d’unevoix brusque&|160;:

–&|160;Pourquoi ne m’as-tu pas dit que c’était mon père qui setrouvait avec toi, hier soir&|160;?

Elle leva la tête, les yeux tout grands, avec un regard desuprême angoisse&|160;; puis un flot de sang lui empourpra la face,et, anéantie de honte, elle se cacha dans ses mains, ellebalbutia&|160;:

–&|160;Tu sais cela&|160;? tu sais cela&|160;?…

Elle se reprit, elle essaya de mentir.

–&|160;Ce n’est pas vrai… qui te l’a dit&|160;?

Maxime haussa les épaules.

–&|160;Pardieu&|160;! mon père lui-même, qui te trouve jolimentfaite et qui m’a parlé de tes hanches.

Il avait laissé percer un léger dépit. Mais il se remit àmarcher, continuant d’une voix grondeuse et amicale, entre deuxbouffées de cigare&|160;:

–&|160;Vraiment, je ne te comprends pas. Tu es une singulièrefemme. Hier, c’est ta faute, si j’ai été grossier. Tu m’aurais ditque c’était mon père, je m’en serais allé tranquillement, tucomprends&|160;? Moi, je n’ai pas de droit… Mais tu vas me nommerM.&|160;de&|160;Saffré&|160;!

Elle sanglotait, les mains sur son visage. Il s’approcha,s’agenouilla devant elle, lui écarta les mains de force.

–&|160;Voyons, dis-moi pourquoi tu m’as nomméM.&|160;de&|160;Saffré.

Alors, détournant encore la tête, elle répondit au milieu de seslarmes, à voix basse&|160;:

–&|160;Je croyais que tu me quitterais, si tu savais que tonpère…

Il se releva, reprit son cigare qu’il avait posé sur un coin dela cheminée, et se contenta de murmurer&|160;:

–&|160;Tu es bien drôle, va&|160;!…

Elle ne pleurait plus. Les flammes de la cheminée et le feu deses joues séchaient ses larmes. L’étonnement de voir Maxime sicalme devant une révélation qu’elle croyait devoir l’écraser luifaisait oublier sa honte. Elle le regardait marcher, ellel’écoutait parler comme dans un rêve. Il lui répétait, sans quitterson cigare, qu’elle n’était pas raisonnable, qu’il était toutnaturel qu’elle eût des rapports avec son mari, qu’il ne pouvaitvraiment songer à s’en fâcher. Mais aller avouer un amant quand cen’était pas vrai. Et il revenait toujours à cela, à cette chosequ’il ne pouvait comprendre, et qui lui semblait réellementmonstrueuse. Il parla des «&|160;imaginations folles&|160;» desfemmes.

–&|160;Tu es un peu fêlée, ma chère, il faut soigner ça.

Il finit par demander curieusement&|160;:

–&|160;Mais pourquoi M.&|160;de&|160;Saffré plutôt qu’unautre&|160;?

–&|160;Il me fait la cour, dit Renée.

Maxime retint une impertinence&|160;; il allait dire qu’elles’était sans doute crue plus vieille d’un mois, en avouantM.&|160;de&|160;Saffré pour amant. Il n’eut que le sourire mauvaisde cette méchanceté, et, jetant son cigare dans le feu, il vints’asseoir de l’autre côté de la cheminée. Là, il parla raison, ildonna à entendre à Renée qu’ils devaient rester bons camarades. Lesregards fixes de la jeune femme l’embarrassaient un peu,pourtant&|160;; il n’osa pas lui annoncer son mariage. Elle lecontemplait longuement, les yeux encore gonflés par les larmes.Elle le trouvait pauvre, étroit, méprisable, et elle l’aimaittoujours, de cette tendresse qu’elle avait pour ses dentelles. Ilétait joli sous la lumière du candélabre, placé au bord de lacheminée, à côté de lui. Comme il renversait la tête, la lueur desbougies lui dorait les cheveux, lui glissait sur la face, dans leduvet léger des joues, avec des blondeurs charmantes.

–&|160;Il faut pourtant que je m’en aille, dit-il à plusieursreprises.

Il était bien décidé à ne pas rester. Renée ne l’aurait pasvoulu d’ailleurs. Tous deux le pensaient, le disaient&|160;; ilsn’étaient plus que deux amis. Et quand Maxime eut enfin serré lamain de la jeune femme et qu’il fut sur le point de quitter lachambre, elle le retint encore un instant, en lui parlant de sonpère. Elle en faisait un grand éloge.

–&|160;Vois-tu, j’avais trop de remords. Je préfère que ça soitarrivé… Tu ne connais pas ton père&|160;; j’ai été étonnée de letrouver si bon, si désintéressé. Le pauvre homme a de si grossoucis en ce moment.

Maxime regardait la pointe de ses bottines, sans répondre, d’unair gêné. Elle insistait.

–&|160;Tant qu’il ne venait pas dans cette chambre, ça m’étaitégal. Mais après… Quand je le voyais ici, affectueux, m’apportantun argent qu’il avait dû ramasser dans tous les coins de Paris, seruinant pour moi sans une plainte, j’en devenais malade… Si tusavais avec quel soin il a veillé à mes intérêts&|160;!

Le jeune homme revint doucement à la cheminée, contre laquelleil s’adossa. Il restait embarrassé, la tête basse, avec un sourirequi montait peu à peu à ses lèvres.

–&|160;Oui, murmura-t-il, mon père est très fort pour veilleraux intérêts des gens.

Le son de sa voix étonna Renée. Elle le regarda, et lui, commepour se défendre&|160;:

–&|160;Oh&|160;! je ne sais rien… Je dis seulement que mon pèreest un habile homme.

–&|160;Tu aurais tort d’en mal parler, reprit-elle. Tu dois lejuger un peu en l’air… Si je te faisais connaître tous sesembarras, si je te répétais ce qu’il me confiait encore ce soir, tuverrais comme on se trompe, quand on croit qu’il tient àl’argent…

Maxime ne put retenir un haussement d’épaules. Il interrompit sabelle-mère, d’un rire d’ironie.

–&|160;Va, je le connais, je le connais beaucoup… Il a dû tedire de bien jolies choses. Conte-moi donc ça.

Ce ton railleur la blessait. Alors elle renchérit encore sur seséloges, elle trouva son mari tout à fait grand, elle parla del’affaire de Charonne, de ce tripotage où elle n’avait riencompris, comme d’une catastrophe dans laquelle s’étaient révélées àelle l’intelligence et la bonté de Saccard. Elle ajouta qu’ellesignerait l’acte de cession le lendemain, et que si c’étaitréellement là un désastre, elle acceptait ce désastre en punitionde ses fautes. Maxime la laissait aller, ricanant, la regardant endessous&|160;; puis il dit à demi-voix&|160;:

–&|160;C’est ça, c’est bien ça…

Et, plus haut, mettant la main sur l’épaule de Renée&|160;:

–&|160;Ma chère, je te remercie, mais je savais l’histoire…C’est toi qui es d’une bonne pâte&|160;!

Il fit de nouveau mine de s’en aller. Il éprouvait unedémangeaison furieuse de tout conter. Elle l’avait exaspéré, avecses éloges sur son mari, et il oubliait qu’il s’était promis de nepas parler, pour s’éviter tout désagrément.

–&|160;Quoi&|160;! que veux-tu dire&|160;? demanda-t-elle.

–&|160;Eh&|160;! pardieu&|160;! que mon père te met dedans de laplus jolie façon du monde… Tu me fais de la peine, vrai&|160;; tues trop godiche&|160;!

Et il lui conta ce qu’il avait entendu chez Laure, lâchement,sournoisement, goûtant une secrète joie à descendre dans cesinfamies. Il lui semblait qu’il se vengeait d’une injure vaguequ’on venait de lui faire. Son tempérament de fille s’attardaitbéatement à cette dénonciation, à ce bavardage cruel, surprisderrière une porte. Il n’épargna rien à Renée, ni l’argent que sonmari lui avait prêté à usure, ni celui qu’il comptait lui voler, àl’aide d’histoires ridicules, bonnes à endormir les enfants. Lajeune femme l’écoutait, très pâle, les lèvres serrées. Deboutdevant la cheminée, elle baissait un peu la tête, elle regardait lefeu. Sa toilette de nuit, cette chemise que Maxime avait faitchauffer, s’écartait, laissait voir des blancheurs immobiles destatue.

–&|160;Je te dis tout cela, conclut le jeune homme, pour que tun’aies pas l’air d’une sotte… Mais tu aurais tort d’en vouloir àmon père. Il n’est pas méchant. Il a ses défauts comme tout lemonde… À demain, n’est-ce pas&|160;?

Il s’avançait toujours vers la porte. Renée l’arrêta d’un gestebrusque.

–&|160;Reste&|160;! cria-t-elle impérieusement.

Et le prenant, l’attirant à elle, l’asseyant presque sur sesgenoux, devant le feu, elle le baisa sur les lèvres, endisant&|160;:

–&|160;Ah&|160;! bien, ce serait trop bête de nous gêner,maintenant… Tu ne sais donc pas que, depuis hier, depuis que tu asvoulu rompre, je n’ai plus la tête à moi. Je suis comme uneimbécile. Ce soir, au bal, j’avais un brouillard devant les yeux.C’est qu’à présent, j’ai besoin de toi pour vivre. Quand tu t’eniras, je serai vidée… Ne ris pas, je te dis ce que je sens.

Elle le regardait avec une tendresse infinie, comme si elle nel’eût pas vu depuis longtemps.

–&|160;Tu as trouvé le mot, j’étais godiche, ton père m’auraitfait voir aujourd’hui des étoiles en plein midi. Est-ce que jesavais&|160;! Pendant qu’il me contait son histoire, je n’entendaisqu’un grand bourdonnement, et j’étais tellement anéantie, qu’ilm’aurait fait mettre à genoux, s’il avait voulu, pour signer sespaperasses. Et je m’imaginais que j’avais des remords&|160;!… Vrai,j’étais bête à ce point&|160;!…

Elle éclata de rire, des lueurs de folie luisaient dans sesyeux. Elle continua, en serrant plus étroitement son amant.

–&|160;Est-ce que nous faisons le mal, nous autres&|160;! Nousnous aimons, nous nous amusons comme il nous plaît. Tout le mondeen est là, n’est-ce pas&|160;?… Vois, ton père ne se gêne guère. Ilaime l’argent et il en prend où il en trouve. Il a raison, ça memet à l’aise… D’abord, je ne signerai rien, et puis tu reviendrastous les soirs. J’avais peur que tu ne veuilles plus, tu sais, pource que je t’ai dit… Mais puisque ça ne te fait rien… D’ailleurs, jelui fermerai ma porte, tu comprends, maintenant.

Elle se leva, elle alluma la veilleuse. Maxime hésitait,désespéré. Il voyait la sottise qu’il avait commise, il sereprochait durement d’avoir trop causé. Comment annoncer sonmariage maintenant&|160;! C’était sa faute, la rupture était faite,il n’avait pas besoin de remonter dans cette chambre, ni surtoutd’aller prouver à la jeune femme que son mari la dupait. Et il nesavait plus à quel sentiment il venait d’obéir, ce qui redoublaitsa colère contre lui-même. Mais, s’il eut la pensée un instantd’être brutal une seconde fois, de s’en aller, la vue de Renée quilaissait tomber ses pantoufles, lui donna une lâcheté invincible.Il eut peur. Il resta.

Le lendemain, quand Saccard vint chez sa femme pour lui fairesigner l’acte de cession, elle lui répondit tranquillement qu’ellen’en ferait rien, qu’elle avait réfléchi. D’ailleurs, elle ne sepermit pas même une allusion&|160;; elle s’était juré d’êtrediscrète, ne voulant pas se créer des ennuis, désirant goûter enpaix le renouveau de ses amours. L’affaire de Charonnes’arrangerait comme elle pourrait&|160;; son refus de signern’était qu’une vengeance&|160;; elle se moquait bien du reste.Saccard fut sur le point de s’emporter. Tout son rêve croulait. Sesautres affaires allaient de mal en pis. Il se trouvait à bout deressources, se soutenant par un miracle d’équilibre&|160;; le matinmême, il n’avait pu payer la note de son boulanger. Cela nel’empêchait pas de préparer une fête splendide pour le jeudi de lami-carême. Il éprouva, devant le refus de Renée, cette colèreblanche d’un homme vigoureux arrêté dans son œuvre par le capriced’un enfant. Avec l’acte de cession en poche, il comptait bienbattre monnaie, en attendant l’indemnité. Puis, quand il se fut unpeu calmé et qu’il eut l’intelligence nette, il s’étonna du brusquerevirement de sa femme&|160;: à coup sûr, elle avait dû êtreconseillée. Il flaira un amant. Ce fut un pressentiment si net,qu’il courut chez sa sœur, pour l’interroger, lui demander si ellene savait rien sur la vie cachée de Renée. Sidonie se montra trèsaigre. Elle ne pardonnait pas à sa belle-sœur l’affront qu’elle luiavait fait en refusant de voir M.&|160;de&|160;Saffré. Aussi, quandelle comprit, aux questions de son frère, que celui-ci accusait safemme d’avoir un amant, s’écria-t-elle qu’elle en était certaine.Et elle s’offrit d’elle-même pour espionner «&|160;lestourtereaux&|160;». Cette pimbêche verrait comme cela de quel boiselle se chauffait. Saccard, d’habitude, ne cherchait pas lesvérités désagréables&|160;; son intérêt seul le forçait à ouvrirdes yeux qu’il tenait sagement fermés. Il accepta l’offre de sasœur.

–&|160;Va, sois tranquille, je saurai tout, lui dit-elle d’unevoix pleine de compassion… Ah&|160;! mon pauvre frère, ce n’est pasAngèle qui t’aurait jamais trahi&|160;! Un mari si bon, sigénéreux&|160;! Ces poupées parisiennes n’ont pas de cœur… Et moiqui ne cesse de lui donner de bons conseils&|160;!

VI

Il y avait bal travesti, chez les Saccard, le jeudi de lami-carême. Mais la grande curiosité était le poèmedes&|160;Amours du beau Narcisse et de la nympheÉcho,&|160;en trois tableaux, que ces dames devaientreprésenter. L’auteur de ce poème, M.&|160;Hupel de la Noue,voyageait depuis plus d’un mois, de sa préfecture à l’hôtel du parcMonceau, afin de surveiller les répétitions et de donner son avissur les costumes. Il avait d’abord songé à écrire son œuvre envers&|160;; puis il s’était décidé pour des tableaux vivants&|160;;c’était plus noble, disait-il, plus près du beau antique.

Ces dames n’en dormaient plus. Certaines d’entre elleschangeaient jusqu’à trois fois de costume. Il y eut des conférencesinterminables que le préfet présidait. On discuta longuementd’abord le personnage de Narcisse. Serait-ce une femme ou un hommequi le représenterait&|160;? Enfin, sur les instances de Renée, ilfut décidé que l’on confierait le rôle à Maxime&|160;; mais ilserait le seul homme, et encoreMme&|160;de&|160;Lauwerens disait-elle qu’elle neconsentirait jamais à cela, si «&|160;le petit Maxime neressemblait pas à une vraie fille&|160;». Renée devait être lanymphe Écho. La question des costumes fut beaucoup plus laborieuse.Maxime donna un bon coup de main au préfet, qui se trouvait sur lesdents, au milieu de neuf femmes, dont l’imagination folle menaçaitde compromettre gravement la pureté des lignes de son œuvre. S’illes avait écoutées, son Olympe aurait porté de la poudre.Mme&|160;d’Espanet voulait absolument avoir une robe àtraîne pour cacher ses pieds un peu forts, tandis queMme&|160;Haffner rêvait de s’habiller avec une peau debête. M.&|160;Hupel de la Noue fut énergique&|160;; il se fâchamême une fois&|160;; il était convaincu, il disait que s’il avaitrenoncé aux vers, c’était pour écrire son poème «&|160;avec desétoffes savamment combinées et des attitudes choisies parmi lesplus belles&|160;».

–&|160;L’ensemble, mesdames, répétait-il à chaque nouvelleexigence, vous oubliez l’ensemble… Je ne puis cependant passacrifier l’œuvre entière aux volants que vous me demandez.

Les conciliabules se tenaient dans le salon bouton d’or. On ypassa des après-midi entiers à arrêter la forme d’une jupe. Wormsfut convoqué plusieurs fois. Enfin tout fut réglé, les costumesarrêtés, les poses apprises, et M.&|160;Hupel de la Noue se déclarasatisfait. L’élection de M.&|160;de&|160;Mareuil lui avait donnémoins de mal.

Les Amours du beau Narcisse et de la nympheÉcho&|160;devaient commencer à onze heures. Dès dix heures etdemie, le grand salon se trouvait plein, et, comme il y avait balensuite, les femmes étaient là, costumées, assises sur desfauteuils rangés en demi-cercle devant le théâtre improvisé, uneestrade que cachaient deux larges rideaux de velours rouge àfranges d’or, glissant sur des tringles. Les hommes, derrière, setenaient debout, allaient et venaient. Les tapissiers avaient donnéà dix heures les derniers coups de marteau. L’estrade s’élevait aufond du salon, tenant tout un bout de cette longue galerie. Onmontait sur le théâtre par le fumoir, converti en foyer pour lesartistes. En outre, au premier étage, ces dames avaient à leurdisposition plusieurs pièces, où une armée de femmes de chambrepréparaient les toilettes des différents tableaux.

Il était onze heures et demie, et les rideaux ne s’ouvraientpas. Un grand murmure emplissait le salon. Les rangées de fauteuilsoffraient la plus étonnante cohue de marquises, de châtelaines, delaitières, d’espagnoles, de bergères, de sultanes&|160;; tandis quela masse compacte des habits noirs mettait une grande tache sombre,à côté de cette moire d’étoffes claires et d’épaules nues, toutesbraisillantes des étincelles vives des bijoux. Les femmes étaientseules travesties. Il faisait déjà chaud. Les trois lustresallumaient le ruissellement d’or du salon.

On vit enfin M.&|160;Hupel de la Noue sortir par une ouvertureménagée à gauche de l’estrade. Depuis huit heures du soir, ilaidait ces dames. Son habit avait, sur la manche gauche, troisdoigts marqués en blanc, une petite main de femme qui s’était poséelà, après s’être oubliée dans une boîte de poudre de riz. Mais lepréfet songeait bien aux misères de sa toilette&|160;! Il avait lesyeux énormes, la face bouffie et un peu pâle. Il parut ne voirpersonne. Et, s’avançant vers Saccard, qu’il reconnut au milieud’un groupe d’hommes graves, il lui dit à demi-voix&|160;:

–&|160;Sacrebleu&|160;! votre femme a perdu sa ceinture defeuillage… Nous voilà propres&|160;!

Il jurait, il aurait battu les gens. Puis, sans attendre deréponse, sans rien regarder, il tourna le dos, replongea sous lesdraperies, disparut. Les dames sourirent de la singulièreapparition de ce monsieur.

Le groupe au milieu duquel se trouvait Saccard s’était forméderrière les derniers fauteuils. On avait même tiré un fauteuilhors du rang, pour le baron Gouraud, dont les jambes enflaientdepuis quelque temps. Il y avait là M.&|160;Toutin-Laroche, quel’empereur venait d’appeler au Sénat&|160;;M.&|160;de&|160;Mareuil, dont la Chambre avait bien voulu validerla deuxième élection&|160;; M.&|160;Michelin, décoré de laveille&|160;; et, un peu en arrière, les Mignon et Charrier, dontl’un avait un gros diamant à sa cravate, tandis que l’autre enmontrait un plus gros encore à son doigt. Ces messieurs causaient.Saccard les quitta un instant pour aller échanger une parole à voixbasse avec sa sœur qui venait d’entrer et de s’asseoir entre Louisede Mareuil et Mme&|160;Michelin.Mme&|160;Sidonie était en magicienne&|160;; Louiseportait crânement un costume de page, qui lui donnait tout à faitl’air d’un gamin&|160;; la petite Michelin, en almée, souriaitamoureusement, dans ses voiles brodés de fils d’or.

–&|160;Sais-tu quelque chose&|160;? demanda doucement Saccard àsa sœur.

–&|160;Non, rien encore, répondit-elle. Mais le galant doit êtreici… Je les pincerai ce soir, sois tranquille.

–&|160;Préviens-moi tout de suite, n’est-ce pas&|160;?

Et Saccard, se tournant à droite et à gauche, complimenta Louiseet Mme&|160;Michelin. Il compara l’une à une houri deMahomet, l’autre à un mignon d’Henri&|160;III. Son accent provençalsemblait faire chanter de ravissement toute sa personne grêle etstridente. Quand il revint au groupe des hommes graves,M.&|160;de&|160;Mareuil le prit à l’écart et lui parla du mariagede leurs enfants. Rien n’était changé, c’était toujours le dimanchesuivant qu’on devait signer le contrat.

–&|160;Parfaitement, dit Saccard. Je compte même annoncer cesoir le mariage à nos amis, si vous n’y voyez aucun inconvénient…J’attends pour cela mon frère le ministre qui m’a promis devenir.

Le nouveau député fut ravi. Cependant M.&|160;Toutin-Larocheélevait la voix, comme en proie à une vive indignation.

–&|160;Oui, messieurs, disait-il à M.&|160;Michelin et aux deuxentrepreneurs qui se rapprochaient, j’avais eu la bonhomie delaisser mêler mon nom à une telle affaire.

Et comme Saccard et Mareuil les rejoignaient&|160;:

–&|160;Je racontais à ces messieurs la déplorable aventure de laSociété générale des ports du Maroc, vous savez, Saccard&|160;?

Celui-ci ne broncha pas. La société en question venait decrouler avec un effroyable scandale. Des actionnaires trop curieuxavaient voulu savoir où en était l’établissement des fameusesstations commerciales sur le littoral de la Méditerranée, et uneenquête judiciaire avait démontré que les ports du Marocn’existaient que sur les plans des ingénieurs, de fort beaux plans,pendus aux murs des bureaux de la Société. Depuis ce moment,M.&|160;Toutin-Laroche criait plus fort que les actionnaires,s’indignant, voulant qu’on lui rendît son nom pur de toute tache.Et il fit tant de bruit, que le gouvernement, pour calmer etréhabiliter devant l’opinion cet homme utile, se décida à l’envoyerau Sénat. Ce fut ainsi qu’il pêcha le siège tant ambitionné, dansune affaire qui avait failli le conduire en policecorrectionnelle.

–&|160;Vous êtes bien bon de vous occuper de cela, dit Saccard.Vous pouvez montrer votre grande œuvre, le Crédit viticole, cettemaison qui est sortie victorieuse de toutes les crises.

–&|160;Oui, murmura Mareuil, cela répond à tout.

Le Crédit viticole, en effet, venait de sortir de gros embarras,soigneusement cachés. Un ministre très tendre pour cetteinstitution financière, qui tenait la Ville de Paris à la gorge,avait inventé un coup de hausse dont M.&|160;Toutin-Laroche s’étaitmerveilleusement servi. Rien ne le chatouillait davantage que leséloges donnés à la prospérité du Crédit viticole. Il les provoquaitd’ordinaire. Il remercia M.&|160;de&|160;Mareuil d’un regard, et,se penchant vers le baron Gouraud, sur le fauteuil duquel ils’appuyait familièrement, il lui demanda&|160;:

–&|160;Vous êtes bien&|160;? vous n’avez pas tropchaud&|160;?

Le baron eut un léger grognement.

–&|160;Il baisse, il baisse tous les jours, ajoutaM.&|160;Toutin-Laroche à demi-voix, en se tournant vers cesmessieurs.

M.&|160;Michelin souriait, fermait de temps à autre lespaupières, d’un mouvement doux, pour voir son ruban rouge. LesMignon et Charrier, plantés carrément sur leurs grands pieds,semblaient beaucoup plus à l’aise dans leur habit depuis qu’ilsportaient des brillants. Cependant il était près de minuit,l’assemblée s’impatientait&|160;; elle ne se permettait pas demurmurer, mais les éventails battaient plus nerveusement, et lebruit des conversations grandissait.

Enfin, M.&|160;Hupel de la Noue reparut. Il avait passé uneépaule par l’étroite ouverture, lorsqu’il aperçutMme&|160;d’Espanet qui montait enfin surl’estrade&|160;; ces dames, déjà en place pour le premier tableau,n’attendaient plus qu’elle. Le préfet se tourna, montrant son dosaux spectateurs, et l’on put le voir causant avec la marquise, queles rideaux cachaient. Il étouffa sa voix, disant, avec des salutslancés du bout des doigts&|160;:

–&|160;Mes compliments, marquise. Votre costume estdélicieux.

–&|160;J’en ai un bien plus joli dessous&|160;! répliquacavalièrement la jeune femme, qui lui éclata de rire au nez, tantelle le trouvait drôle, enfoui de la sorte dans les draperies.

L’audace de cette plaisanterie étonna un instant le galantM.&|160;Hupel de la Noue&|160;; mais il se remit, et goûtant deplus en plus le mot, à mesure qu’il l’approfondissait&|160;:

–&|160;Ah&|160;! charmant&|160;! charmant&|160;! murmura-t-ild’un air ravi.

Il laissa retomber le coin du rideau, il vint se joindre augroupe des hommes graves, voulant jouir de son œuvre. Ce n’étaitplus l’homme effaré courant après la ceinture de feuillage de lanymphe Écho. Il était radieux, soufflant, s’essuyant le front. Ilavait toujours la petite main blanche sur la manche de sonhabit&|160;; et, de plus, le gant de sa main droite était taché derouge au bout du pouce&|160;; sans doute il avait trempé ce doigtdans le pot de fard d’une de ces dames. Il souriait, il s’éventait,il balbutiait&|160;:

–&|160;Elle est adorable, ravissante, stupéfiante.

–&|160;Qui donc&|160;? demanda Saccard.

–&|160;La marquise. Imaginez-vous qu’elle vient de me dire…

Et il raconta le mot. On le trouva tout à fait réussi. Cesmessieurs se le répétèrent. Le digne M.&|160;Haffner, qui s’étaitapproché, ne put lui-même s’empêcher d’applaudir. Cependant, unpiano, que peu de personnes avaient vu, se mit à jouer une valse.Il se fit alors un grand silence. La valse avait des enroulementscapricieux, interminables&|160;; et toujours une phrase très doucemontait le clavier, se perdait dans un trille de rossignol&|160;;puis des voix sourdes reprenaient, plus lentement. C’était trèsvoluptueux. Les dames, la tête un peu inclinée, souriaient. Lepiano avait, au contraire, fait tomber brusquement la gaieté deM.&|160;Hupel de la Noue. Il regardait les rideaux de velours rouged’un air anxieux, il se disait qu’il aurait dû placer lui-mêmeMme&|160;d’Espanet comme il avait placé les autres.

Les rideaux s’ouvrirent doucement, le piano reprit en sourdinela valse sensuelle. Un murmure courut dans le salon. Les dames sepenchaient, les hommes allongeaient la tête, tandis quel’admiration se traduisait çà et là par une parole dite trop haut,un soupir inconscient, un rire étouffé. Cela dura cinq grandesminutes, sous le flamboiement des trois lustres.

M.&|160;Hupel de la Noue, rassuré, souriait béatement à sonpoème. Il ne put résister à la tentation de répéter aux personnesqui l’entouraient ce qu’il disait depuis un mois&|160;:

–&|160;J’avais songé à faire ça en vers… Mais, n’est-cepas&|160;? c’est plus noble de lignes.

Puis, pendant que la valse allait et venait dans un bercementsans fin, il donna des explications. Les Mignon et Charriers’étaient approchés et l’écoutaient attentivement.

–&|160;Vous connaissez le sujet, n’est-ce pas&|160;? Le beauNarcisse, fils du fleuve Céphise et de la nymphe Liriope, méprisel’amour de la nymphe Écho… Écho était de la suite de Junon, qu’elleamusait par ses discours pendant que Jupiter courait le monde…Écho, fille de l’Air et de la Terre, comme vous savez…

Et il se pâmait devant la poésie de la Fable. Puis, d’un tonplus intime&|160;:

–&|160;J’ai cru pouvoir donner carrière à mon imagination… Lanymphe Écho conduit le beau Narcisse chez Vénus, dans une grottemarine, pour que la déesse l’enflamme de ses feux. Mais la déessereste impuissante. Le jeune homme témoigne par son attitude qu’iln’est pas touché.

L’explication n’était pas inutile, car peu de spectateurs, dansle salon, comprenaient le sens exact des groupes. Quand le préfeteut nommé ses personnages à demi-voix, on admira davantage. LesMignon et Charrier continuaient à ouvrir des yeux énormes. Ilsn’avaient pas compris.

Sur l’estrade, entre les rideaux de velours rouge, une grotte secreusait. Le décor était fait d’une soie tendue à grands pliscassés, imitant des anfractuosités de rocher, et sur laquelleétaient peints des coquillages, des poissons, de grandes herbesmarines. Le plancher, accidenté, montant en forme de tertre, setrouvait recouvert de la même soie, où le décorateur avaitreprésenté un sable fin constellé de perles et de paillettesd’argent. C’était un réduit de déesse. Là, sur le sommet du tertre,Mme&|160;de&|160;Lauwerens, en Vénus, se tenaitdebout&|160;; un peu forte, portant son maillot rose avec ladignité d’une duchesse de l’Olympe, elle avait compris sonpersonnage en souveraine de l’Amour, avec de grands yeux sévères etdévorants. Derrière elle, ne montrant que sa tête malicieuse, sesailes et son carquois, la petite Mme&|160;Daste donnaitson sourire au personnage aimable de Cupidon. Puis, d’un côté dutertre, les trois Grâces, Mmes&|160;de Guende,Teissière, de Meinhold, tout en mousseline, se souriaient,s’enlaçaient, comme dans le groupe de Pradier&|160;; tandis que, del’autre côté, la marquise d’Espanet et Mme&|160;Haffner,enveloppées du même flot de dentelles, les bras à la taille, lescheveux mêlés, mettaient un coin risqué dans le tableau, unsouvenir de Lesbos, que M.&|160;Hupel de la Noue expliquait à voixplus basse, pour les hommes seulement, en disant qu’il avait voulumontrer par là la puissance de Vénus. En bas du tertre, la comtesseVanska faisait la Volupté&|160;; elle s’allongeait, tordue par undernier spasme, les yeux entrouverts et mourants, commelasse&|160;; très brune, elle avait dénoué sa chevelure noire, etsa tunique striée de flammes fauves montrait des bouts de sa peauardente. La gamme des costumes, du blanc de neige du voile de Vénusau rouge sombre de la tunique de la Volupté, était douce, d’un rosegénéral, d’un ton de chair. Et sous le rayon électrique,ingénieusement dirigé sur la scène par une des fenêtres du jardin,la gaze, les dentelles, toutes ces étoffes légères et transparentesse fondaient si bien avec les épaules et les maillots, que cesblancheurs rosées vivaient, et qu’on ne savait plus si ces damesn’avaient pas poussé la vérité plastique jusqu’à se mettre toutesnues. Ce n’était là que l’apothéose&|160;; le drame se passait aupremier plan. À gauche, Renée, la nymphe Écho, tendait les brasvers la grande déesse, la tête à demi tournée du côté de Narcisse,suppliante, comme pour l’inviter à regarder Vénus, dont la vueseule allume de terribles feux&|160;; mais Narcisse, à droite,faisait un geste de refus, il se cachait les yeux de la main etrestait d’une froideur de glace. Les costumes de ces deuxpersonnages avaient surtout coûté une peine infinie à l’imaginationde M.&|160;Hupel de la Noue. Narcisse, en demi-dieu rôdeur deforêts, portait un costume de chasseur idéal&|160;: maillotverdâtre, courte veste collante, rameau de chêne dans les cheveux.La robe de la nymphe Écho était, à elle seule, toute uneallégorie&|160;; elle tenait des grands arbres et des grands monts,des lieux retentissants où les voix de la Terre et de l’Air serépondent&|160;; elle était rocher par le satin blanc de la jupe,taillis par les feuillages de la ceinture, ciel pur par la nuée degaze bleue du corsage. Et les groupes gardaient une immobilité destatue, la note charnelle de l’Olympe chantait dans l’éblouissementdu large rayon, pendant que le piano continuait sa plainte d’amouraiguë, coupée de profonds soupirs.

On trouva généralement que Maxime était admirablement fait. Dansson geste de refus, il développait sa hanche gauche, qu’on remarquabeaucoup. Mais tous les éloges furent pour l’expression de visagede Renée. Selon le mot de M.&|160;Hupel de la Noue, elle était«&|160;la douleur du désir inassouvi&|160;». Elle avait un sourireaigu qui cherchait à se faire humble, elle quêtait sa proie avecdes supplications de louve affamée qui ne cache ses dents qu’àdemi. Le premier tableau marcha bien, sauf cette folle d’Adelinequi bougeait et qui retenait à grand-peine une irrésistible enviede rire. Puis, les rideaux se refermèrent, le piano se tut.

Alors, on applaudit discrètement, et les conversationsreprirent. Un grand souffle d’amour, de désir contenu, était venudes nudités de l’estrade, courait le salon, où les femmess’alanguissaient davantage sur leurs sièges, tandis que les hommes,à l’oreille, se parlaient bas, avec des sourires. C’était unchuchotement d’alcôve, un demi-silence de bonne compagnie, unsouhait de volupté à peine formulé par un frémissement delèvres&|160;; et, dans les regards muets, se rencontrant au milieude ce ravissement de bon ton, il y avait la hardiesse brutaled’amours offertes et acceptées d’un coup d’œil.

On jugeait sans fin les perfections de ces dames. Leurs costumesprenaient une importance presque aussi grande que leurs épaules.Quand les Mignon et Charrier voulurent questionner M.&|160;Hupel dela Noue, ils furent tout surpris de ne plus le voir à côtéd’eux&|160;; il avait déjà plongé derrière l’estrade.

–&|160;Je vous racontais donc, ma toute belle, ditMme&|160;Sidonie, en reprenant une conversationinterrompue par le premier tableau, que j’avais reçu une lettre deLondres, vous savez&|160;? pour l’affaire des trois milliards… Lapersonne que j’ai chargée de faire des recherches m’écrit qu’ellecroit avoir trouvé le reçu du banquier. L’Angleterre aurait payé…J’en suis malade depuis ce matin.

Elle était en effet plus jaune que de coutume, dans sa robe demagicienne semée d’étoiles. Et, comme Mme&|160;Michelinne l’écoutait pas, elle continua à voix plus basse, murmurant quel’Angleterre ne pouvait avoir payé, et que décidément elle irait àLondres elle-même.

–&|160;Le costume de Narcisse était bien joli, n’est-cepas&|160;? demanda Louise à Mme&|160;Michelin.

Celle-ci sourit. Elle regardait le baron Gouraud, qui semblaittout ragaillardi dans son fauteuil. Mme&|160;Sidonie,voyant où allait son regard, se pencha, lui chuchota à l’oreille,pour que l’enfant n’entendît pas&|160;:

–&|160;Est-ce qu’il s’est exécuté&|160;?

–&|160;Oui, répondit la jeune femme, languissante, jouant àravir son rôle d’almée. J’ai choisi la maison de Louveciennes, etj’en ai reçu les actes de propriété par son homme d’affaires… Maisnous avons rompu, je ne le vois plus.

Louise avait une finesse d’oreille particulière pour saisir cequ’on voulait lui cacher. Elle regarda le baron Gouraud avec sahardiesse de page, et dit tranquillement àMme&|160;Michelin&|160;:

–&|160;Vous ne trouvez pas qu’il est affreux, lebaron&|160;?

Puis elle ajouta en éclatant de rire&|160;:

–&|160;Dites&|160;! on aurait dû lui confier le rôle deNarcisse. Il serait délicieux en maillot vert pomme.

La vue de Vénus, de ce coin voluptueux de l’Olympe, avait eneffet ranimé le vieux sénateur. Il roulait des yeux charmés, setournait à demi pour complimenter Saccard. Dans le brouhaha quiemplissait le salon, le groupe des hommes graves continuait àcauser affaires, politique. M.&|160;Haffner dit qu’il venait d’êtrenommé président d’un jury chargé de régler des questionsd’indemnités. Alors la conversation s’engagea sur les travaux deParis, sur le boulevard du Prince-Eugène, dont on commençait àcauser sérieusement dans le public. Saccard saisit l’occasion,parla d’une personne qu’il connaissait, d’un propriétaire qu’onallait sans doute exproprier. Et il regardait en face cesmessieurs. Le baron hocha doucement la tête&|160;;M.&|160;Toutin-Laroche poussa les choses jusqu’à déclarer que rienn’était plus désagréable que d’être exproprié&|160;;M.&|160;Michelin approuvait, louchait davantage, en regardant sadécoration.

–&|160;Les indemnités ne sauraient jamais être trop fortes,conclut doctement M.&|160;de&|160;Mareuil, qui voulait êtreagréable à Saccard.

Ils s’étaient compris. Mais les Mignon et Charrier mirent enavant leurs propres affaires. Ils comptaient se retirerprochainement, sans doute à Langres, disaient-ils, en gardant unpied-à-terre à Paris. Ils firent sourire ces messieurs, lorsqu’ilsracontèrent qu’après avoir achevé la construction de leurmagnifique hôtel du boulevard Malesherbes, ils l’avaient trouvé sibeau, qu’ils n’avaient pu résister à l’envie de le vendre. Leursbrillants devaient être une consolation qu’ils s’étaient offerte.Saccard riait de mauvaise grâce&|160;; ses anciens associésvenaient de réaliser des bénéfices énormes dans une affaire où ilavait joué un rôle de dupe. Et, comme l’entracte s’allongeait, desphrases d’éloges sur la gorge de Vénus et sur la robe de la nympheÉcho coupaient la conversation des hommes graves.

Au bout d’une grande demi-heure, M.&|160;Hupel de la Nouereparut. Il marchait en plein succès, et le désordre de sa toilettecroissait. En regagnant sa place, il rencontraM.&|160;de&|160;Mussy. Il lui serra la main en passant&|160;; puisil revint sur ses pas pour lui demander&|160;:

–&|160;Vous ne connaissez pas le mot de la marquise&|160;?

Et il le lui conta, sans attendre la réponse. Il le pénétrait deplus en plus, il le commentait, il finissait par le trouver exquisde naïveté. «&|160;J’en ai un bien plus joli dessous&|160;!&|160;»C’était un cri du cœur.

Mais M.&|160;de&|160;Mussy ne fut pas de cet avis. Il jugea lemot indécent. Il venait d’être attaché à l’ambassade d’Angleterre,où le ministre lui avait dit qu’une tenue sévère était de rigueur.Il refusait de conduire le cotillon, se vieillissait, ne parlaitplus de son amour pour Renée, qu’il saluait gravement quand il larencontrait.

M.&|160;Hupel de la Noue rejoignait le groupe formé derrière lefauteuil du baron, lorsque le piano entama une marche triomphale.De grands placages d’accords, frappés d’aplomb sur les touches,ouvraient un chant large, où, par instants, sonnaient des éclatsmétalliques. Après chaque phrase, une voix plus haute reprenait, enaccentuant le rythme. C’était brutal et joyeux.

–&|160;Vous allez voir, murmura M.&|160;Hupel de la Noue&|160;;j’ai poussé peut-être un peu loin la licence poétique&|160;; maisje crois que l’audace m’a réussi… La nymphe Écho, voyant que Vénusest sans puissance sur le beau Narcisse, le conduit chez Plutus,dieu des richesses et des métaux précieux… Après la tentation de lachair, la tentation de l’or.

–&|160;C’est classique, répondit le sec M.&|160;Toutin-Laroche,avec un sourire aimable. Vous connaissez votre temps, monsieur lepréfet.

Les rideaux s’ouvraient, le piano jouait plus fort. Ce fut unéblouissement. Le rayon électrique tombait sur une splendeurflambante, dans laquelle les spectateurs ne virent d’abord qu’unbrasier, où des lingots d’or et des pierres précieuses semblaientse fondre. Une nouvelle grotte se creusait&|160;; mais celle-làn’était pas le frais réduit de Vénus, baigné par le flot mourantsur un sable fin semé de perles&|160;; elle devait se trouver aucentre de la terre, dans une couche ardente et profonde, fissure del’enfer antique, crevasse d’une mine de métaux en fusion habitéepar Plutus. La soie imitant le roc montrait de larges filonsmétalliques, des coulées qui étaient comme les veines du vieuxmonde, charriant les richesses incalculables et la vie éternelle dusol. À terre, par un anachronisme hardi de M.&|160;Hupel de laNoue, il y avait un écroulement de pièces de vingt francs&|160;;des louis étalés, des louis entassés, un pullulement de louis quimontaient. Au sommet de ce tas d’or,Mme&|160;de&|160;Guende, en Plutus, était assise, Plutusfemme, Plutus montrant sa gorge, dans les grandes lames de sa robe,prise à tous les métaux. Autour du dieu se groupaient, debout, àdemi couchées, unies en grappe, ou fleurissant à l’écart, lesefflorescences féeriques de cette grotte, où les califesdes&|160;Mille et une Nuitsavaient vidé leur trésor&|160;:Mme&|160;Haffner en Or, avec une jupe roide etresplendissante d’évêque&|160;; Mme&|160;d’Espanet enArgent, luisante comme un clair de lune&|160;;Mme&|160;de&|160;Lauwerens, d’un bleu ardent, en Saphir,ayant à son côté la petite Mme&|160;Daste, une Turquoisesouriante, qui bleuissait tendrement&|160;; puis s’égrenaientl’Émeraude, Mme&|160;de&|160;Meinhold, et la Topaze,Mme&|160;Teissière&|160;; et, plus bas, la comtesseVanska donnait son ardeur sombre au Corail, allongée, les braslevés, chargés de pendeloques rouges, pareille à un polypemonstrueux et adorable, qui montrait des chairs de femme dans desnacres roses et entrebâillées de coquillages. Ces dames avaient descolliers, des bracelets, des parures complètes, faites chacune dela pierre précieuse que le personnage représentait. On remarquabeaucoup les bijoux originaux de Mmes&|160;d’Espanet etHaffner, composés uniquement de petites pièces d’or et de petitespièces d’argent neuves. Puis, au premier plan, le drame restait lemême&|160;: la nymphe Écho tentait le beau Narcisse, qui refusaitencore du geste. Et les yeux des spectateurs s’accoutumaient avecravissement à ce trou béant ouvert sur les entrailles enflammées duglobe, à ce tas d’or sur lequel se vautrait la richesse d’unmonde.

Ce second tableau eut encore plus de succès que le premier.L’idée en parut particulièrement ingénieuse. La hardiesse despièces de vingt francs, ce ruissellement de coffre-fort modernetombé dans un coin de la mythologie grecque, enchanta l’imaginationdes dames et des financiers qui étaient là. Les mots&|160;:«&|160;Que de pièces&|160;! que d’argent&|160;!&|160;» couraient,avec des sourires, de longs frémissements d’aise&|160;; et sûrementchacune de ces dames, chacun de ces messieurs faisait le rêved’avoir tout ça à lui, dans une cave.

–&|160;L’Angleterre a payé, ce sont vos milliards, murmuramalicieusement Louise à l’oreille deMme&|160;Sidonie.

Et Mme&|160;Michelin, la bouche un peu ouverte par undésir ravi, écartait son voile d’almée, caressait l’or d’un regardluisant, tandis que le groupe des hommes graves se pâmait.M.&|160;Toutin-Laroche, tout épanoui, murmura quelques mots àl’oreille du baron, dont la face se marbrait de taches jaunes. Maisles Mignon et Charrier, moins discrets, dirent avec une naïvetébrutale&|160;:

–&|160;Sacrebleu&|160;! il y aurait là de quoi démolir Paris etle rebâtir.

Le mot parut profond à Saccard, qui commençait à croire que lesMignon et Charrier se moquaient du monde en faisant les imbéciles.Quand les rideaux se refermèrent, et que le piano termina la marchetriomphale par un grand bruit de notes jetées les unes sur lesautres, comme de dernières pelletées d’écus, les applaudissementséclatèrent, plus vifs, plus prolongés.

Cependant, au milieu du tableau, le ministre, accompagné de sonsecrétaire, M.&|160;de&|160;Saffré, avait paru à la porte du salon.Saccard, qui guettait impatiemment son frère, voulut se précipiterà sa rencontre. Mais celui-ci, d’un geste, le pria de ne pasbouger. Et il vint doucement jusqu’au groupe des hommes graves.Quand les rideaux se furent refermés et qu’on l’eut aperçu, un longchuchotement courut le salon, les têtes se retournèrent&|160;: leministre balançait le succès des&|160;Amours du beau Narcisseet de la nymphe Écho.

–&|160;Vous êtes un poète, monsieur le préfet, dit-il ensouriant à M.&|160;Hupel de la Noue. Vous avez publié autrefois unvolume de vers,les Volubilis, je crois&|160;?… Je vois queles soucis de l’administration n’ont pas tari votreimagination.

Le préfet sentit, dans ce compliment, la pointe d’une épigramme.La présence brusque de son chef le décontenança d’autant plus,qu’en s’examinant d’un coup d’œil pour voir si sa tenue étaitcorrecte, il aperçut, sur la manche de son habit, la petite mainblanche, qu’il n’osa pas essuyer. Il s’inclina, balbutia.

–&|160;Vraiment, continua le ministre, en s’adressant àM.&|160;Toutin-Laroche, au baron Gouraud, aux personnages qui setrouvaient là, tout cet or était un merveilleux spectacle… Nousferions de grandes choses, si M.&|160;Hupel de la Noue battaitmonnaie pour nous.

C’était, en langue ministérielle, le même mot que celui desMignon et Charrier. Alors M.&|160;Toutin-Laroche et les autresfirent leur cour, jouèrent sur la dernière phrase duministre&|160;: l’Empire avait déjà fait des merveilles&|160;; cen’était pas l’or qui manquait, grâce à la haute expérience dupouvoir&|160;; jamais la France n’avait eu une situation aussibelle devant l’Europe&|160;; et ces messieurs finirent par devenirsi plats, que le ministre changea lui-même la conversation. Il lesécoutait, la tête haute, les coins de la bouche un peu relevés, cequi donnait à sa grosse face blanche, soigneusement rasée, un airde doute et de dédain souriant.

Saccard, qui voulait amener l’annonce du mariage de Maxime et deLouise, manœuvrait pour trouver une transition habile. Il affectaitune grande familiarité, et son frère faisait le bonhomme,consentait à lui rendre le service de paraître l’aimer beaucoup. Ilétait réellement supérieur, avec son regard clair, son visiblemépris des coquineries mesquines, ses larges épaules qui, d’unhaussement, auraient culbuté tout ce monde-là. Quand il fut enfinquestion du mariage, il se montra charmant, il laissa entendrequ’il tenait prêt son cadeau de noces&|160;; il voulait parler dela nomination de Maxime, comme auditeur au Conseil d’État. Il allajusqu’à répéter deux fois à son frère, d’un ton tout à fait bongarçon&|160;:

–&|160;Dis bien à ton fils que je veux être son témoin.

M.&|160;de&|160;Mareuil rougissait d’aise. On complimentaSaccard. M.&|160;Toutin-Laroche s’offrit comme second témoin. Puis,brusquement, on arriva à parler du divorce. Un membre del’opposition venait d’avoir «&|160;le triste courage&|160;», disaitM.&|160;Haffner, de défendre cette honte sociale. Et tous serécrièrent. Leur pudeur trouva des mots profonds. M.&|160;Michelinsouriait délicatement au ministre, pendant que les Mignon etCharrier remarquaient avec étonnement que le collet de son habitétait usé.

Pendant ce temps, M.&|160;Hupel de la Noue restait embarrassé,s’appuyant au fauteuil du baron Gouraud, qui s’était contentéd’échanger avec le ministre une poignée de main silencieuse. Lepoète n’osait quitter la place. Un sentiment indéfinissable, lacrainte de paraître ridicule, la peur de perdre les bonnes grâcesde son chef, le retenaient, malgré l’envie furieuse qu’il avaitd’aller placer ces dames sur l’estrade, pour le dernier tableau. Ilattendait qu’un mot heureux lui vînt et le fît rentrer en faveur.Mais il ne trouvait rien. Il se sentait de plus en plus gêné,lorsqu’il aperçut M.&|160;de&|160;Saffré&|160;; il lui prit lebras, s’accrocha à lui comme à une planche de salut. Le jeune hommeentrait, c’était une victime toute fraîche.

–&|160;Vous ne connaissez pas le mot de la marquise&|160;? luidemanda le préfet.

Mais il était si troublé, qu’il ne savait plus présenter lachose d’une façon piquante. Il pataugeait.

–&|160;Je lui ai dit&|160;: «&|160;Vous avez un charmantcostume&|160;»&|160;; et elle m’a répondu…

–&|160;«&|160;J’en ai un bien plus joli dessous&|160;», ajoutatranquillement M.&|160;de&|160;Saffré. C’est vieux, mon cher, trèsvieux.

M.&|160;Hupel de la Noue le regarda, consterné. Le mot étaitvieux, et lui qui allait approfondir encore son commentaire sur lanaïveté de ce cri du cœur&|160;!

–&|160;Vieux, vieux comme le monde, répétait le secrétaire,Mme&|160;d’Espanet l’a déjà dit deux fois auxTuileries.

Ce fut le dernier coup. Le préfet se moqua alors du ministre, dusalon entier. Il se dirigeait vers l’estrade, lorsque le pianopréluda, d’une voix attristée, avec des tremblements de notes quipleuraient&|160;; puis la plainte s’élargit, traîna longuement, etles rideaux s’ouvrirent. M.&|160;Hupel de la Noue, qui avait déjàdisparu à moitié, rentra dans le salon, en entendant le légergrincement des anneaux. Il était pâle, exaspéré&|160;; il faisaitun violent effort sur lui-même pour ne pas apostropher ces dames.Elles s’étaient placées toutes seules&|160;! Ce devait être cettepetite d’Espanet qui avait monté le complot de hâter leschangements de costume, et de se passer de lui. Ça n’était pas ça,ça ne valait rien&|160;!

Il revint, mâchant de sourdes paroles. Il regardait surl’estrade, avec des haussements d’épaules, murmurant&|160;:

–&|160;La nymphe Écho est trop au bord… Et cette jambe du beauNarcisse, pas de noblesse, pas de noblesse du tout…

Les Mignon et Charrier, qui s’étaient approchés pour entendre«&|160;l’explication&|160;», se hasardèrent à lui demander«&|160;ce que le jeune homme et la jeune fille faisaient, couchéspar terre&|160;». Mais il ne répondit pas, il refusait d’expliquerdavantage son poème&|160;; et comme les entrepreneursinsistaient&|160;:

–&|160;Eh&|160;! ça ne me regarde plus, du moment que ces damesse placent sans moi&|160;!

Le piano sanglotait mollement. Sur l’estrade, une clairière, oùle rayon électrique mettait une nappe de soleil, ouvrait un horizonde feuilles. C’était une clairière idéale, avec des arbres bleus,de grandes fleurs jaunes et rouges, qui montaient aussi haut queles chênes. Là, sur une butte de gazon, Vénus et Plutus se tenaientcôte à côte, entourés de nymphes accourues des taillis voisins pourleur faire escorte. Il y avait les filles des arbres, les fillesdes sources, les filles des monts, toutes les divinités rieuses etnues de la forêt. Et le dieu et la déesse triomphaient, punissaientles froideurs de l’orgueilleux qui les avait méprisés, tandis quele groupe des nymphes regardaient curieusement, avec un effroisacré, la vengeance de l’Olympe, au premier plan. Le drame s’ydénouait. Le beau Narcisse, couché sur le bord d’un ruisseau, quidescendait du lointain de la scène, se regardait dans le clairmiroir&|160;; et l’on avait poussé la vérité jusqu’à mettre unelame de vraie glace au fond du ruisseau. Mais ce n’était déjà plusle jeune homme libre, le rôdeur de forêts&|160;; la mort lesurprenait au milieu de l’admiration ravie de son image, la mortl’alanguissait, et Vénus, de son doigt tendu, comme une féed’apothéose, lui jetait le sort fatal. Il devenait fleur. Sesmembres verdissaient, s’allongeaient, dans son costume collant desatin vert&|160;; la tige flexible, les jambes légèrementrecourbées, allaient s’enfoncer en terre, prendre racine, pendantque le buste, orné de larges pans de satin blanc, s’épanouissait enune corolle merveilleuse. La chevelure blonde de Maxime complétaitl’illusion, mettait, avec ses longues frisures, des pistils jaunesau milieu de la blancheur des pétales. Et la grande fleurnaissante, humaine encore, penchait la tête vers la source, lesyeux noyés, le visage souriant d’une extase voluptueuse, comme sile beau Narcisse eût enfin contenté dans la mort les désirs qu’ils’était inspirés à lui-même. À quelques pas, la nymphe Écho semourait aussi, se mourait de désirs inassouvis&|160;; elle setrouvait peu à peu prise dans la raideur du sol, elle sentait sesmembres brûlants se glacer et se durcir. Elle n’était pas rochervulgaire, sali de mousse, mais marbre blanc, par ses épaules et sesbras, par sa grande robe de neige, dont la ceinture de feuillage etl’écharpe bleue avaient glissé. Affaissée au milieu du satin de sajupe, qui se cassait à larges plis, pareil à un bloc de Paros, ellese renversait, n’ayant plus de vivant, dans son corps figé destatue, que ses yeux de femme, des yeux qui luisaient, fixés sur lafleur des eaux, penchée languissamment sur le miroir de la source.Et il semblait déjà que tous les bruits d’amour de la forêt, lesvoix prolongées des taillis, les frissons mystérieux des feuilles,les soupirs profonds des grands chênes, venaient battre sur lachair de marbre de la nymphe Écho, dont le cœur, saignant toujoursdans le bloc, résonnait longuement, répétait au loin les moindresplaintes de la Terre et de l’Air.

–&|160;Oh&|160;! l’ont-ils affublé, ce pauvre Maxime&|160;!murmura Louise. Et Mme&|160;Saccard, on dirait unemorte.

–&|160;Elle est couverte de poudre de riz, ditMme&|160;Michelin.

D’autres mots peu obligeants couraient. Ce troisième tableaun’eut pas le succès franc des deux autres. C’était pourtant cedénouement tragique qui enthousiasmait M.&|160;Hupel de la Noue surson propre talent. Il s’y admirait, comme son Narcisse dans sa lamede glace. Il y avait mis une foule d’intentions poétiques etphilosophiques. Quand les rideaux se furent refermés pour ladernière fois, et que les spectateurs eurent applaudi en gens bienélevés, il éprouva un regret mortel d’avoir cédé à la colère enn’expliquant pas la dernière page de son poème. Il voulut donneralors aux personnes qui l’entouraient la clef des chosescharmantes, grandioses ou simplement polissonnes, quereprésentaient le beau Narcisse et la nymphe Écho, et il essayamême de dire ce que Vénus et Plutus faisaient au fond de laclairière&|160;; mais ces messieurs et ces dames, dont les espritsnets et pratiques avaient compris la grotte de la chair et lagrotte de l’or, ne se souciaient pas de descendre dans lescomplications mythologiques du préfet. Seuls, les Mignon etCharrier, qui voulaient absolument savoir, eurent la bonhomie del’interroger. Il s’empara d’eux, il les tint debout, dansl’embrasure d’une fenêtre, pendant près de deux heures à leurraconter les&|160;Métamorphoses&|160;d’Ovide.

&|160;

Cependant le ministre se retirait. Il s’excusa de ne pouvoirattendre la belle Mme&|160;Saccard pour la complimentersur la grâce parfaite de la nymphe Écho. Il venait de faire troisou quatre fois le tour du salon au bras de son frère, donnantquelques poignées de main, saluant les dames. Jamais il ne s’étaittant compromis pour Saccard. Il le laissa radieux, lorsque, sur leseuil de la porte, il lui dit, à voix haute&|160;:

–&|160;Je t’attends demain matin. Viens déjeuner avec moi.

Le bal allait commencer. Les domestiques avaient rangé le longdes murs les fauteuils des dames. Le grand salon allongeaitmaintenant, du petit salon jaune à l’estrade, son tapis nu, dontles grandes fleurs de pourpre s’ouvraient, sous l’égouttement delumière tombant du cristal des lustres. La chaleur croissait, lestentures rouges brunissaient de leurs reflets l’or des meubles etdu plafond. On attendait pour ouvrir le bal que ces dames, lanymphe Écho, Vénus, Plutus et les autres, eussent changé decostumes.

Mme&|160;d’Espanet et Mme&|160;Haffnerparurent les premières. Elles avaient remis leurs costumes dusecond tableau&|160;; l’une était en Or, l’autre en Argent. On lesentoura, on les félicita&|160;; et elles racontaient leursémotions.

–&|160;C’est moi qui ai failli m’éclater, disait la marquise,quand j’ai vu de loin le grand nez de M.&|160;Toutin-Laroche qui meregardait&|160;!

–&|160;Je crois que j’ai un torticolis, reprenait languissammentla blonde Suzanne. Non, vrai, si ça avait duré une minute de plus,j’aurais remis ma tête d’une façon naturelle, tant j’avais mal aucou.

M.&|160;Hupel de la Noue, de l’embrasure où il avait poussé lesMignon et Charrier, jetait des coups d’œil inquiets sur le groupeformé autour des deux jeunes femmes&|160;; il craignait qu’on nes’y moquât de lui. Les autres nymphes arrivèrent les unes après lesautres&|160;; toutes avaient repris leurs costumes de pierresprécieuses&|160;; la comtesse Vanska, en Corail, eut un succès fou,lorsqu’on put examiner de près les ingénieux détails de sa robe.Puis Maxime entra, correct dans son habit noir, l’airsouriant&|160;; et un flot de femmes l’enveloppa, on le mit aucentre du cercle, on le plaisanta sur son rôle de fleur, sur sapassion des miroirs&|160;; lui, sans un embarras, comme charmé deson personnage, continuait à sourire, répondait aux plaisanteries,avouait qu’il s’adorait et qu’il était assez guéri des femmes pourse préférer à elles. On riait plus haut, le groupe grandissait,tenait tout le milieu du salon, tandis que le jeune homme, noyédans ce peuple d’épaules, dans ce tohu-bohu de costumes éclatants,gardait son parfum d’amour monstrueux, sa douceur vicieuse de fleurblonde.

Mais lorsque Renée descendit enfin, il se fit un demi-silence.Elle avait mis un nouveau costume, d’une grâce si originale etd’une telle audace, que ces messieurs et ces dames, habituéspourtant aux excentricités de la jeune femme, eurent un premiermouvement de surprise. Elle était en Otaïtienne. Ce costume,paraît-il, est des plus primitifs&|160;: un maillot couleur tendre,qui lui montait des pieds jusqu’aux seins, en lui laissant lesépaules et les bras nus&|160;; et, sur ce maillot, une simpleblouse de mousseline, courte et garnie de deux volants, pour cacherun peu les hanches. Dans les cheveux, une couronne de fleurs deschamps&|160;; aux chevilles et aux poignets, des cercles d’or. Etrien autre. Elle était nue. Le maillot avait des souplesses dechair, sous la pâleur de la blouse&|160;; la ligne pure de cettenudité se retrouvait, des genoux aux aisselles vaguement effacéepar les volants, mais s’accentuant et reparaissant entre lesmailles de la dentelle, au moindre mouvement. C’était unesauvagesse adorable, une fille barbare et voluptueuse, à peinecachée dans une vapeur blanche, dans un pan de brume marine, oùtout son corps se devinait.

Renée, les joues roses, avançait d’un pas vif. Céleste avaitfait craquer un premier maillot&|160;; heureusement que la jeunefemme, prévoyant le cas, s’était précautionnée. Ce maillot déchirél’avait mise en retard. Elle parut se soucier peu de son triomphe.Ses mains brûlaient, ses yeux brillaient de fièvre. Elle souriaitpourtant, répondait par de petites phrases aux hommes quil’arrêtaient, qui la complimentaient sur sa pureté d’attitudes,dans les tableaux vivants. Elle laissait derrière elle un sillaged’habits noirs étonnés et charmés de la transparence de sa blousede mousseline. Quand elle fut arrivée au groupe de femmes quientouraient Maxime, elle souleva de courtes exclamations, et lamarquise se mit à la regarder de la tête aux pieds, d’un airtendre, en murmurant&|160;:

–&|160;Elle est adorablement faite.

Mme&|160;Michelin, dont le costume d’almée devenaithorriblement lourd à côté de ce simple voile, pinçait les lèvres,tandis que Mme&|160;Sidonie, ratatinée dans sa robenoire de magicienne, murmurait à son oreille&|160;:

–&|160;C’est de la dernière indécence, n’est-ce pas, ma toutebelle&|160;?

–&|160;Ah&|160;! bien, dit enfin la jolie brune, c’estM.&|160;Michelin qui se fâcherait, si je me déshabillais commeça&|160;!

–&|160;Et il aurait raison, conclut la courtière.

La bande des hommes graves n’était pas de cet avis. Ilss’extasiaient de loin. M.&|160;Michelin, que sa femme mettait simal à propos en cause, se pâmait, pour faire plaisir àM.&|160;Toutin-Laroche et au baron Gouraud, que la vue de Renéeravissait. On complimenta fortement Saccard sur la perfection desformes de sa femme. Il s’inclinait, se montrait très touché. Lasoirée était bonne pour lui, et sans une préoccupation qui passaitpar instants dans ses yeux, lorsqu’il jetait un regard rapide sursa sœur, il eût paru parfaitement heureux.

–&|160;Dites, elle ne nous en avait jamais autant montré, ditplaisamment Louise à l’oreille de Maxime, en lui désignant Renée ducoin de l’œil.

Elle se reprit, et avec un sourire indéfinissable&|160;:

–&|160;À moi, du moins.

Le jeune homme la regarda, d’un air inquiet, mais ellecontinuait à sourire, drôlement, comme un écolier enchanté d’uneplaisanterie un peu forte.

Le bal fut ouvert. On avait utilisé l’estrade des tableauxvivants, en y plaçant un petit orchestre, où les cuivresdominaient&|160;; et les bugles, les cornets à pistons, jetaientleurs notes claires dans la forêt idéale, aux arbres bleus. Ce futd’abord un quadrille&|160;:&|160;Ah&|160;! il a des bottes, ila des bottes, Bastien&|160;!&|160;qui faisait alors lesdélices des bastringues. Ces dames dansèrent. Les polkas, lesvalses, les mazurkas, alternèrent avec les quadrilles. Le largebalancement des couples allait et venait, emplissait la longuegalerie, sautant sous le fouet des cuivres, se balançant aubercement des violons. Les costumes, ce flot de femmes de tous lespays et de toutes les époques, roulait, avec un fourmillement, unebigarrure d’étoffes vives. Le rythme, après avoir mêlé et emportéles couleurs, dans un tohu-bohu cadencé, ramenait brusquement, àcertains coups d’archet, la même tunique de satin rose, le mêmecorsage de velours bleu, à côté du même habit noir. Puis un autrecoup d’archet, une sonnerie de cornets à pistons, poussaient lescouples, les faisaient voyager à la file autour du salon, avec desmouvements balancés de nacelle s’en allant à la dérive, sous unsouffle de vent qui a brisé l’amarre. Et toujours, sans fin,pendant des heures. Parfois, entre deux danses, une dames’approchait d’une fenêtre, étouffant, respirant un peu d’airglacé&|160;; un couple se reposait sur une causeuse du petit salonbouton d’or, ou descendait dans la serre, faisant doucement le tourdes allées. Sous les berceaux de lianes, au fond de l’ombre tiède,où arrivaient les&|160;forte&|160;des cornets à pistons,dans les quadrilles d’Ohé&|160;! les p’titsagneaux&|160;et de&|160;J’ai un pied quir’mue,&|160;des jupes, dont on ne voyait que le bord, avaientdes rires languissants.

Quand on ouvrit la porte de la salle à manger, transformée enbuffet, avec des dressoirs contre les murs et une longue table aumilieu, chargée de viandes froides, ce fut une poussée, unécrasement. Un grand bel homme, qui avait eu la timidité de garderson chapeau à la main, fut si violemment collé contre le mur, quele malheureux chapeau creva avec une plainte sourde. Cela fit rire.On se ruait sur les pâtisseries et les volailles truffées, ens’enfonçant les coudes dans les côtes, brutalement. C’était unpillage, les mains se rencontraient au milieu des viandes, et leslaquais ne savaient à qui répondre, au milieu de cette banded’hommes comme il faut, dont les bras tendus exprimaient la seulecrainte d’arriver trop tard et de trouver les plats vides. Un vieuxmonsieur se fâcha parce qu’il n’y avait pas de bordeaux, et que lechampagne, assurait-il, l’empêchait de dormir.

–&|160;Doucement, messieurs, doucement, disait Baptiste de savoix grave. Il y en aura pour tout le monde.

Mais on ne l’écoutait pas. La salle à manger était pleine, etdes habits noirs inquiets se haussaient à la porte. Devant lesdressoirs, des groupes stationnaient, mangeant vite, se serrant.Beaucoup avalaient sans boire, n’ayant pu mettre la main sur unverre. D’autres, au contraire, buvaient, en courant inutilementaprès un morceau de pain.

–&|160;Écoutez, dit M.&|160;Hupel de la Noue, que les Mignon etCharrier, las de mythologie, avaient entraîné au buffet, nousn’aurons rien, si nous ne faisons pas cause commune… C’est bien pisaux Tuileries, et j’y ai acquis quelque expérience… Chargez-vous duvin, je me charge de la viande.

Le préfet guettait un gigot. Il allongea la main, au bon moment,dans une éclaircie d’épaules, et l’emporta tranquillement, aprèss’être bourré les poches de petits pains. Les entrepreneursrevinrent de leur côté, Mignon avec une bouteille, Charrier avecdeux bouteilles de champagne&|160;; mais ils n’avaient pu trouverque deux verres&|160;; ils dirent que ça ne faisait rien, qu’ilsboiraient dans le même. Et ces messieurs soupèrent sur le coind’une jardinière, au fond de la pièce. Ils ne retirèrent pas mêmeleurs gants, mettant les tranches toutes détachées du gigot dansleur pain, gardant les bouteilles sous leur bras. Et, debout, ilscausaient, la bouche pleine, écartant leur menton de leur gilet,pour que le jus tombât sur le tapis.

Charrier, ayant fini son vin avant son pain, demanda à undomestique s’il ne pourrait avoir un verre de champagne.

–&|160;Il faut attendre, monsieur&|160;! répondit avec colère ledomestique effaré, perdant la tête, oubliant qu’il n’était pas àl’office. On a déjà bu trois cents bouteilles.

Cependant, on entendait les voix de l’orchestre quigrandissaient, par souffles brusques. On dansait la polkades&|160;Baisers, célèbre dans les bals publics, et dontchaque danseur devait marquer le rythme en embrassant sa danseuse.Mme&|160;d’Espanet parut à la porte de la salle àmanger, rouge, un peu décoiffée, traînant, avec une lassitudecharmante, sa grande robe d’argent. On s’écartait à peine, elleétait obligée d’insister du coude pour s’ouvrir un passage. Ellefit le tour de la table, hésitante, une moue aux lèvres. Puis ellevint droit à M.&|160;Hupel de la Noue, qui avait fini et quis’essuyait la bouche avec son mouchoir.

–&|160;Que vous seriez aimable, monsieur, lui dit-elle avec unadorable sourire, de me trouver une chaise&|160;! j’ai fait le tourde la table inutilement…

Le préfet avait une rancune contre la marquise, mais sagalanterie n’hésita pas&|160;; il s’empressa, trouva la chaise,installa Mme&|160;d’Espanet, et resta derrière son dos,à la servir. Elle ne voulut que quelques crevettes, avec un peu debeurre, et deux doigts de champagne. Elle mangeait avec des minesdélicates, au milieu de la gloutonnerie des hommes. La table et leschaises étaient exclusivement réservées aux dames. Mais on faisaittoujours une exception en faveur du baron Gouraud. Il était là,carrément assis, devant un morceau de pâté, dont ses mâchoiresbroyaient la croûte avec lenteur. La marquise reconquit le préfeten lui disant qu’elle n’oublierait jamais ses émotions d’artiste,dans&|160;les Amours du beau Narcisse et de la nympheÉcho. Elle lui expliqua même pourquoi on ne l’avait pasattendu, d’une façon qui le consola complètement&|160;: ces dames,en apprenant que le ministre était là, avaient pensé qu’il seraitpeu convenable de prolonger l’entracte. Elle finit par le prierd’aller chercher Mme&|160;Haffner, qui dansait avecM.&|160;Simpson, un homme brutal, disait-elle, et qui luidéplaisait. Et, quand Suzanne fut là, elle ne regarda plusM.&|160;Hupel de la Noue.

Saccard, suivi de MM.&|160;Toutin-Laroche, de Mareuil, Haffner,avait pris possession d’un dressoir. Comme la table était pleine,et que M.&|160;de&|160;Saffré passait avecMme&|160;Michelin au bras, il les retint, voulut que lajolie brune partageât avec eux. Elle croqua des pâtisseries,souriante, levant ses yeux clairs sur les cinq hommes quil’entouraient. Ils se penchaient vers elle, touchaient ses voilesd’almée brodés de fil d’or, l’acculaient contre le dressoir, oùelle finit par s’adosser, prenant des petits fours de toutes lesmains, très douce et très caressante, avec la docilité amoureused’une esclave au milieu de ses seigneurs. M.&|160;Michelin achevaittout seul, à l’autre bout de la pièce, une terrine de foie grasdont il avait réussi à s’emparer.

Cependant, Mme&|160;Sidonie, qui rôdait dans le baldepuis les premiers coups d’archet, entra dans la salle à manger,et appela Saccard du coin de l’œil.

–&|160;Elle ne danse pas, lui dit-elle à voix basse. Elle paraîtinquiète. Je crois qu’elle médite quelque coup de tête… Mais jen’ai pu encore découvrir le damoiseau… Je vais manger quelque choseet me remettre à l’affût.

Et elle mangea debout, comme un homme, une aile de volaillequ’elle se fit donner par M.&|160;Michelin, qui avait fini saterrine. Elle se versa du malaga dans une grande coupe àchampagne&|160;; puis, après s’être essuyé les lèvres du bout desdoigts, elle retourna dans le salon. La traîne de sa robe demagicienne semblait avoir déjà ramassé toute la poussière destapis.

Le bal languissait, l’orchestre avait des essoufflements,lorsqu’un murmure courut&|160;: «&|160;Le cotillon&|160;! lecotillon&|160;!&|160;» qui ranima les danseurs et les cuivres. Ilvint des couples de tous les massifs de la serre&|160;; le grandsalon s’emplit, comme pour le premier quadrille&|160;; et, dans lacohue réveillée, on discutait. C’était la dernière flamme du bal.Les hommes qui ne dansaient pas regardaient, du fond desembrasures, avec des bienveillances molles, le groupe bavardgrandissant au milieu de la pièce&|160;; tandis que les soupeurs dubuffet, sans lâcher leur pain, allongeaient la tête, pour voir.

–&|160;M.&|160;de&|160;Mussy ne veut pas, disait une dame. Iljure qu’il ne le conduit plus… Voyons, une fois encore, monsieur deMussy, rien qu’une petite fois. Faites cela pour nous.

Mais le jeune attaché d’ambassade restait gourmé dans son colcassé. C’était vraiment impossible, il avait juré. Il y eut undésappointement. Maxime refusa aussi, disant qu’il ne pourrait,qu’il était brisé. M.&|160;Hupel de la Noue n’osa s’offrir&|160;;il ne descendait que jusqu’à la poésie. Une dame ayant parlé deM.&|160;Simpson, on la fit taire&|160;; M.&|160;Simpson était leplus étrange conducteur de cotillon qu’on pût voir&|160;; il selivrait à des imaginations fantasques et malicieuses&|160;; dans unsalon où l’on avait eu l’imprudence de le choisir, on racontaitqu’il avait forcé les dames à sauter par-dessus des chaises, etqu’une de ses figures favorites était de faire marcher tout lemonde à quatre pattes autour de la pièce.

–&|160;Est-ce que M.&|160;de&|160;Saffré est parti&|160;?demanda une voix d’enfant.

Il partait, il faisait ses adieux à la belleMme&|160;Saccard, avec laquelle il était au mieux,depuis qu’elle ne voulait pas de lui. Ce sceptique aimable avaitl’admiration des caprices des autres. On le ramena triomphalementdu vestibule. Il se défendait, il disait avec un sourire qu’on lecompromettait, qu’il était un homme sérieux. Puis, devant toutesles mains blanches qui se tendaient vers lui&|160;:

–&|160;Allons, dit-il, prenez vos places… Mais je vous préviensque je suis classique. Je n’ai pas pour deux liardsd’imagination.

Les couples s’assirent autour du salon, sur tous les siègesqu’on put réunir&|160;; des jeunes gens allèrent chercher jusqu’auxchaises de fonte de la serre. C’était un cotillon monstre.M.&|160;de&|160;Saffré, qui avait l’air recueilli d’un prêtreofficiant, choisit pour dame la comtesse Vanska, dont le costume deCorail le préoccupait. Quand tout le monde fut en place, il jeta unlong regard sur cette file circulaire de jupes flanquées chacuned’un habit noir. Et il fit signe à l’orchestre, dont les cuivressonnèrent. Des têtes se penchaient le long du cordon souriant desvisages.

Renée avait refusé de prendre part au cotillon. Elle était d’unegaieté nerveuse, depuis le commencement du bal, dansant à peine, semêlant aux groupes, ne pouvant rester en place. Ses amies latrouvaient singulière. Elle avait parlé, dans la soirée, de faireun voyage en ballon avec un célèbre aéronaute dont tout Pariss’occupait. Quand le cotillon commença, elle fut ennuyée de ne plusmarcher à l’aise, elle se tint à la porte du vestibule, donnant despoignées de main aux hommes qui se retiraient, causant avec lesintimes de son mari. Le baron Gouraud, qu’un laquais emportait danssa pelisse de fourrure, trouva un dernier éloge sur son costumed’Otaïtienne.

Cependant M.&|160;Toutin-Laroche serrait la main de Saccard.

–&|160;Maxime compte sur vous, dit ce dernier.

–&|160;Parfaitement, répondit le nouveau sénateur.

Et se tournant vers Renée&|160;:

–&|160;Madame, je ne vous ai pas complimentée… Voilà donc cecher enfant casé&|160;!

Et comme elle avait un sourire étonné&|160;:

–&|160;Ma femme ne sait pas encore, reprit Saccard… Nous avonsarrêté ce soir le mariage de Mlle&|160;de&|160;Mareuilet de Maxime.

Elle continua de sourire, s’inclinant devantM.&|160;Toutin-Laroche, qui partait en disant&|160;:

–&|160;Vous signez le contrat dimanche, n’est-ce pas&|160;? Jevais à Nevers pour une affaire de mines, mais je serai deretour.

Elle resta un instant seule au milieu du vestibule. Elle nesouriait plus&|160;; et, à mesure qu’elle descendait dans cequ’elle venait d’apprendre, elle était prise d’un grand frisson.Elle regarda les tentures de velours rouge, les plantes rares, lespots de majolique, d’un regard fixe. Puis elle dit touthaut&|160;:

–&|160;Il faut que je lui parle.

Et elle revint dans le salon. Mais elle dut rester à l’entrée.Une figure du cotillon obstruait le passage. L’orchestre jouait ensourdine une phrase de valse. Les dames, se tenant par la main,formaient un rond, un de ces ronds de petites filleschantant&|160;Giroflé girofla&|160;; et elles tournaientle plus vite possible, tirant sur leurs bras, riant, glissant. Aumilieu, un cavalier – c’était le malicieux M.&|160;Simpson –, avaità la main une longue écharpe rose&|160;; il l’élevait, avec legeste d’un pêcheur qui va jeter un coup d’épervier&|160;; mais ilne se pressait pas, il trouvait drôle, sans doute, de laissertourner ces dames, de les fatiguer. Elles soufflaient, ellesdemandaient grâce. Alors il lança l’écharpe, et il la lança avectant d’adresse, qu’elle alla s’enrouler autour des épaules deMme&|160;d’Espanet et de Mme&|160;Haffner,tournant côte à côte. C’était une plaisanterie de l’Américain. Ilvoulut ensuite valser avec les deux dames à la fois, et il lesavait déjà prises à la taille toutes deux, l’une de son brasgauche, l’autre de son bras droit, lorsque M.&|160;de&|160;Saffrédit, de sa voix sévère de roi du cotillon&|160;:

–&|160;On ne danse pas avec deux dames.

Mais M.&|160;Simpson ne voulait pas lâcher les deux tailles.Adeline et Suzanne se renversaient dans ses bras avec des rires. Onjugeait le coup, les dames se fâchaient, le tapage se prolongeait,et les habits noirs, dans les embrasures des fenêtres, sedemandaient comment Saffré allait sortir à sa gloire de ce casdélicat. Il parut, en effet, perplexe un moment, cherchant par quelraffinement de grâce il mettrait les rieurs de son côté. Puis ileut un sourire, il prit Mme&|160;d’Espanet etMme&|160;Haffner, chacune d’une main, leur posa unequestion à l’oreille, reçut leur réponse, et s’adressant ensuite àM.&|160;Simpson&|160;:

–&|160;Cueillez-vous la verveine ou cueillez-vous lapervenche&|160;?

M.&|160;Simpson, un peu sot, dit qu’il cueillait la verveine.Alors M.&|160;de&|160;Saffré lui donna la marquise, endisant&|160;:

–&|160;Voici la verveine.

On applaudit discrètement. Cela fut trouvé très joli.M.&|160;de&|160;Saffré était un conducteur de cotillon «&|160;quine restait jamais à court&|160;»&|160;; telle fut l’expression deces dames. Pendant ce temps, l’orchestre avait repris de toutes sesvoix la phrase de valse, et M.&|160;Simpson, après avoir fait letour du salon en valsant avec Mme&|160;d’Espanet, lareconduisait à sa place.

Renée put passer. Elle s’était mordu les lèvres au sang, devanttoutes «&|160;ces bêtises&|160;». Elle trouvait ces femmes et ceshommes stupides de lancer des écharpes et de prendre des noms defleurs. Ses oreilles bourdonnaient, une furie d’impatience luidonnait des envies brusques de se jeter la tête en avant et des’ouvrir un chemin. Elle traversa le salon d’un pas rapide,heurtant les couples attardés qui regagnaient leurs sièges. Ellealla droit à la serre. Elle n’avait vu ni Louise ni Maxime parmiles danseurs, elle se disait qu’ils devaient être là, dans quelquetrou des feuillages, réunis par cet instinct des drôleries et despolissonneries, qui leur faisait chercher les petits coins, dèsqu’ils se trouvaient ensemble quelque part. Mais elle visitainutilement le demi-jour de la serre. Elle n’aperçut, au fond d’unberceau, qu’un grand jeune homme qui baisait dévotement les mainsde la petite Mme&|160;Daste, en murmurant&|160;:

–&|160;Mme&|160;de&|160;Lauwerens me l’avait biendit&|160;: vous êtes un ange&|160;!

Cette déclaration, chez elle, dans sa serre, la choqua. VraimentMme&|160;de&|160;Lauwerens aurait dû porter son commerceailleurs&|160;! Et Renée se serait soulagée à chasser de sesappartements tout ce monde qui criait si fort. Debout devant lebassin, elle regardait l’eau, elle se demandait où Louise et Maximeavaient pu se cacher. L’orchestre jouait toujours cette valse dontle bercement ralenti lui tournait le cœur. C’était insupportable,on ne pouvait réfléchir chez soi. Elle ne savait plus. Elleoubliait que les jeunes gens n’étaient pas encore mariés, et ellese disait que c’était bien simple, qu’ils étaient allés se coucher.Puis elle songea à la salle à manger, elle remonta vivementl’escalier de la serre. Mais, à la porte du grand salon, elle futarrêtée une seconde fois par une figure du cotillon.

–&|160;Ce sont les «&|160;Points noirs&|160;», mesdames, disaitgalamment M.&|160;de&|160;Saffré. Ceci est de mon invention, et jevous en donne la primeur.

On riait beaucoup. Les hommes expliquaient l’allusion aux jeunesfemmes. L’empereur venait de prononcer un discours qui constatait,à l’horizon politique, la présence de «&|160;certains pointsnoirs&|160;». Ces points noirs, on ne savait pourquoi, avaient faitfortune. L’esprit de Paris s’était emparé de cette expression, aupoint que, depuis huit jours, on accommodait tout aux points noirs.M.&|160;de&|160;Saffré plaça les cavaliers à l’un des bouts dusalon, en leur faisant tourner le dos aux dames, laissées à l’autrebout. Puis il leur commanda de relever leurs habits, de façon às’en cacher le derrière de la tête. Cette opération s’accomplit aumilieu d’une gaieté folle. Bossus, les épaules serrées, avec lespans des habits qui ne leur tombaient plus qu’à la taille, lescavaliers étaient vraiment affreux.

–&|160;Ne riez pas, mesdames, criait M.&|160;de&|160;Saffré avecun sérieux des plus comiques, ou je vous fais mettre vos dentellessur la tête.

La gaieté redoubla. Et il usa énergiquement de sa souverainetévis-à-vis de quelques-uns de ces messieurs qui ne voulaient pascacher leur nuque.

–&|160;Vous êtes les «&|160;points noirs&|160;»,disait-il&|160;; masquez vos têtes, ne montrez que le dos, il fautque ces dames ne voient plus que du noir… Maintenant, marchez,mêlez-vous les uns aux autres, pour qu’on ne vous reconnaissepas.

L’hilarité était à son comble. Les «&|160;points noirs&|160;»allaient et venaient, sur leurs jambes grêles, avec desbalancements de corbeaux sans tête. On vit la chemise d’unmonsieur, avec le coin de la bretelle. Alors ces dames demandèrentgrâce, elles étouffaient, et M.&|160;de&|160;Saffré voulut bienleur ordonner d’aller chercher les «&|160;points noirs&|160;».Elles partirent, comme un vol de jeunes perdrix, avec un grandbruit de jupes. Puis, au bout de sa course, chacune saisit lecavalier qui lui tomba sous la main. Ce fut un tohu-bohuinexprimable. Et, à la file, les couples improvisés se dégageaient,faisaient le tour du salon en valsant, dans le chant plus haut del’orchestre.

Renée s’était appuyée au mur. Elle regardait, pâle, les lèvresserrées. Un vieux monsieur vint lui demander galamment pourquoielle ne dansait pas. Elle dut sourire, répondre quelque chose. Elles’échappa, elle entra dans la salle à manger. La pièce était vide.Au milieu des dressoirs pillés, des bouteilles et des assiettes quitraînaient, Maxime et Louise soupaient tranquillement, à un bout dela table, côte à côte, sur une serviette qu’ils avaient étalée. Ilsparaissaient à l’aise, ils riaient, dans ce désordre, ces verressales, ces plats tachés de graisse, ces débris encore tièdes de lagloutonnerie des soupeurs en gants blancs. Ils s’étaient contentésd’épousseter les miettes autour d’eux. Baptiste se promenaitgravement le long de la table, sans un regard pour cette pièce,qu’une bande de loups semblait avoir traversée&|160;; il attendaitque les domestiques vinssent remettre un peu d’ordre sur lesdressoirs.

Maxime avait encore pu réunir un souper très confortable. Louiseadorait les nougats aux pistaches, dont une assiette pleine étaitrestée sur le haut d’un buffet. Ils avaient devant eux troisbouteilles de champagne entamées.

–&|160;Papa est peut-être parti, dit la jeune fille.

–&|160;Tant mieux&|160;! répondit Maxime, je vousreconduirai.

Et comme elle riait&|160;:

–&|160;Vous savez que, décidément, on veut que je vous épouse.Ce n’est plus une farce, c’est sérieux… Qu’est-ce que nous feronsdonc, quand nous allons être mariés&|160;?

–&|160;Nous ferons ce que font les autres, donc&|160;!

Cette drôlerie lui avait échappé un peu vite&|160;; elle repritvivement, comme pour la retirer&|160;:

–&|160;Nous irons en Italie. Ça me fera du bien à la poitrine.Je suis très malade… Ah&|160;! mon pauvre Maxime, la drôle de femmeque vous allez avoir&|160;! Je ne suis pas plus grosse que deuxsous de beurre.

Elle souriait, avec une pointe de tristesse, dans son costume depage. Une toux sèche fit monter des lueurs rouges à ses joues.

–&|160;C’est le nougat, dit-elle. À la maison, on me défend d’enmanger… Passez-moi l’assiette, je vais fourrer le reste dans mapoche.

Et elle vidait l’assiette, quand Renée entra. Elle vint droit àMaxime, en faisant des efforts inouïs pour ne pas jurer, pour nepas battre cette bossue qu’elle trouvait là, attablée avec sonamant.

–&|160;Je veux te parler, bégaya-t-elle d’une voix sourde.

Il hésitait, pris de peur, redoutant un tête-à-tête.

–&|160;À toi seul, tout de suite, répétait Renée.

–&|160;Allez donc, Maxime, dit Louise avec son regardindéfinissable. Vous tâcherez, en même temps, de retrouver monpère. Je l’égare à chaque soirée.

Il se leva, il essaya d’arrêter la jeune femme au milieu de lasalle à manger, en lui demandant ce qu’elle avait de si pressé àlui dire. Mais elle reprit entre ses dents&|160;:

–&|160;Suis-moi, ou je dis tout devant le monde&|160;!

Il devint très pâle, il la suivit avec une obéissance d’animalbattu. Elle crut que Baptiste la regardait&|160;; mais, à cetteheure, elle se souciait bien des regards clairs de ce valet&|160;!À la porte, le cotillon la retint une troisième fois.

–&|160;Attends, murmura-t-elle. Ces imbéciles n’en finirontpas.

Et elle lui prit la main pour qu’il n’essayât pas des’échapper.

M.&|160;de&|160;Saffré plaçait le duc de Rozan, le dos contre lemur, dans un angle du salon, à côté de la porte de la salle àmanger. Il mit une dame devant lui, puis un cavalier dos à dos avecla dame, puis une autre dame devant le cavalier, et cela à la file,couple par couple, en long serpent. Comme des danseuses causaient,s’attardaient&|160;:

–&|160;Voyons, mesdames, cria-t-il, en place pour les«&|160;Colonnes&|160;».

Elles vinrent, les «&|160;colonnes&|160;» furent formées.L’indécence qu’il y avait à se trouver ainsi prise, serrée entredeux hommes, appuyée contre le dos de l’un, ayant devant soi lapoitrine de l’autre, égayait beaucoup les dames. Les pointes desseins touchaient les parements des habits, les jambes des cavaliersdisparaissaient dans les jupes des danseuses, et quand une gaietébrusque faisait pencher une tête, les moustaches d’en face étaientobligées de s’écarter, pour ne pas pousser les choses jusqu’aubaiser. Un farceur, à un moment, dut donner une légèrepoussée&|160;; la file se raccourcit, les habits entrèrent plusprofondément dans les jupes&|160;; il y eut de petits cris, et desrires, des rires qui n’en finissaient plus. On entendit la baronnede Meinhold dire&|160;: «&|160;Mais, monsieur, vousm’étouffez&|160;; ne me serrez pas si fort&|160;!&|160;» ce quiparut si drôle, ce qui donna à toute la file un accès d’hilarité sifou, que les «&|160;colonnes&|160;», ébranlées, chancelaient,s’entrechoquaient, s’appuyaient les unes sur les autres, pour nepas tomber. M.&|160;de&|160;Saffré, les mains levées, prêt àfrapper, attendait. Puis il frappa. À ce signal, tout d’un coup,chacun se retourna. Les couples qui étaient face à face, se prirentà la taille, et la file égrena dans le salon son chapelet devalseurs. Il n’y eut que le pauvre duc de Rozan qui, en setournant, se trouva le nez contre le mur. On se moqua de lui.

–&|160;Viens, dit Renée à Maxime.

L’orchestre jouait toujours la valse. Cette musique molle, dontle rythme monotone s’affadissait à la longue, redoublaitl’exaspération de la jeune femme. Elle gagna le petit salon, tenantMaxime par la main&|160;; et, le poussant dans l’escalier quiallait au cabinet de toilette&|160;:

–&|160;Monte, lui ordonna-t-elle.

Elle le suivit. À ce moment, Mme&|160;Sidonie, quiavait rôdé toute la soirée autour de sa belle-sœur, étonnée de sespromenades continuelles à travers les pièces, arrivait justementsur le perron de la serre. Elle vit les jambes d’un hommes’enfoncer au milieu des ténèbres du petit escalier. Un sourirepâle éclaira son visage de cire, et, retroussant sa jupe demagicienne pour aller plus vite, elle chercha son frère,bouleversant une figure du cotillon, s’adressant aux domestiquesqu’elle rencontrait. Elle trouva enfin Saccard avecM.&|160;de&|160;Mareuil, dans une pièce contiguë à la salle àmanger, et que l’on avait transformée provisoirement en fumoir. Lesdeux pères parlaient de dot, de contrat. Mais quand sa sœur lui eutdit un mot à l’oreille, Saccard se leva, s’excusa, disparut.

En haut, le cabinet de toilette était en plein désordre. Sur lessièges traînaient le costume de la nymphe Écho, le maillot déchiré,des bouts de dentelle froissés, des linges jetés en paquet, tout ceque la hâte d’une femme attendue laisse derrière elle. Les petitsoutils d’ivoire et d’argent gisaient un peu partout&|160;; il yavait des brosses, des limes tombées sur le tapis&|160;; et lesserviettes encore humides, les savons oubliés sur le marbre, lesflacons laissés débouchés, mettaient, dans la tente couleur dechair, une odeur forte, pénétrante. La jeune femme, pour enlever leblanc de ses bras et de ses épaules, s’était trempée dans labaignoire de marbre rose, après les tableaux vivants. Des plaquesirisées s’arrondissaient sur la nappe d’eau refroidie.

Maxime marcha sur un corset, faillit tomber, essaya de rire.Mais il grelottait devant le visage dur de Renée. Elle s’approchade lui, le poussant, disant à voix basse&|160;:

–&|160;Alors tu vas épouser la bossue&|160;?

–&|160;Mais pas le moins du monde, murmura-t-il. Qui t’a ditcela&|160;?

–&|160;Eh&|160;! ne mens pas, c’est inutile…

Il eut une révolte. Elle l’inquiétait, il voulait en finir avecelle.

–&|160;Eh bien, oui, je l’épouse. Après&|160;?… Est-ce que je nesuis pas le maître&|160;?

Elle vint à lui, la tête un peu baissée, avec un rire mauvais,et lui prenant les poignets&|160;:

–&|160;Le maître&|160;! toi, le maître&|160;!… Tu sais bien quenon. C’est moi qui suis le maître. Je te casserais les bras, sij’étais méchante&|160;; tu n’as pas plus de force qu’une fille.

Et comme il se débattait, elle lui tordit les bras, de toute laviolence nerveuse que lui donnait la colère. Il poussa un faiblecri. Alors elle le lâcha, en reprenant&|160;:

–&|160;Ne nous battons pas, vois-tu&|160;; je serais la plusforte.

Il resta blême, avec la honte de cette douleur qu’il sentait àses poignets. Il la regardait aller et venir dans le cabinet. Ellerepoussait les meubles, réfléchissant, arrêtant le plan quitournait dans sa tête, depuis que son mari lui avait appris lemariage.

–&|160;Je vais t’enfermer ici, dit-elle enfin&|160;; et quand ilfera jour, nous partirons pour Le Havre.

Il blêmit encore d’inquiétude et de stupeur.

–&|160;Mais c’est une folie&|160;! s’écria-t-il. Nous ne pouvonspas nous en aller ensemble. Tu perds la tête…

–&|160;C’est possible. En tout cas, c’est toi et ton père qui mel’avez fait perdre… J’ai besoin de toi et je te prends. Tant pispour les imbéciles&|160;!

Des lueurs rouges luisaient dans ses yeux. Elle continua,s’approchant de nouveau de Maxime, lui brûlant le visage de sonhaleine&|160;:

–&|160;Qu’est-ce que je deviendrais donc, si tu épousais labossue&|160;! Vous vous moqueriez de moi, je serais peut-êtreforcée de reprendre ce grand dadais de Mussy, qui ne meréchaufferait pas même les pieds… Quand on a fait ce que nous avonsfait, on reste ensemble. D’ailleurs, c’est bien clair, je m’ennuielorsque tu n’es pas là, et comme je m’en vais, je t’emmène… Tu peuxdire à Céleste ce que tu veux qu’elle aille chercher chez toi.

Le malheureux tendit les mains, supplia&|160;:

–&|160;Voyons, ma petite Renée, ne fais pas de bêtises. Reviensà toi… Pense un peu au scandale.

–&|160;Je m’en moque du scandale&|160;! Si tu refuses, jedescends dans le salon et je crie que j’ai couché avec toi et quetu es assez lâche pour vouloir maintenant épouser la bossue.

Il plia la tête, l’écouta, cédant déjà, acceptant cette volontéqui s’imposait si rudement à lui.

–&|160;Nous irons au Havre, reprit-elle plus bas, caressant sonrêve, et de là nous gagnerons l’Angleterre. Personne ne nousembêtera plus. Si nous ne sommes pas assez loin, nous partironspour l’Amérique. Moi qui ai toujours froid, je serai bien là-bas.J’ai souvent envié les créoles…

Mais à mesure qu’elle agrandissait son projet, la terreurreprenait Maxime. Quitter Paris, aller si loin avec une femme quiétait folle assurément, laisser derrière lui une histoire dont lecôté honteux l’exilait à jamais&|160;! c’était comme un cauchemaratroce qui l’étouffait. Il cherchait avec désespoir un moyen poursortir de ce cabinet de toilette, de ce réduit rose où battait leglas de Charenton. Il crut avoir trouvé.

–&|160;C’est que je n’ai pas d’argent, dit-il avec douceur, afinde ne pas l’exaspérer. Si tu m’enfermes, je ne pourrai pas m’enprocurer.

–&|160;J’en ai, moi, répondit-elle d’un air de triomphe. J’aicent mille francs. Tout s’arrange très bien…

Elle prit, dans l’armoire à glace, l’acte de cession que sonmari lui avait laissé, avec le vague espoir que sa tête tournerait.Elle l’apporta sur la table de toilette, força Maxime à lui donnerune plume et un encrier qui se trouvaient dans la chambre àcoucher, et repoussant les savons, signant l’acte&|160;:

–&|160;Voilà, dit-elle, la bêtise est faite. Si je suis volée,c’est que je le veux bien… Nous passerons chez Larsonneau, avantd’aller à la gare… Maintenant, mon petit Maxime, je vaist’enfermer, et nous nous sauverons par le jardin, quand j’aurai mistout ce monde à la porte. Nous n’avons même pas besoin d’emporterdes malles.

Elle redevenait gaie. Ce coup de tête la ravissait. C’était uneexcentricité suprême, une fin qui, dans cette crise de fièvrechaude, lui semblait tout à fait originale. Ça dépassait debeaucoup son désir de voyage en ballon. Elle vint prendre Maximedans ses bras, en murmurant&|160;:

–&|160;Je t’ai fait mal tout à l’heure, mon pauvre chéri&|160;!Aussi tu refusais… Tu verras comme ce sera gentil. Est-ce que tabossue t’aimerait comme je t’aime&|160;? Ce n’est pas une femme, cepetit moricaud-là…

Elle riait, elle l’attirait à elle, le baisait sur les lèvres,lorsqu’un bruit leur fit tourner la tête. Saccard était debout surle seuil de la porte.

Un silence terrible se fit. Lentement, Renée détacha ses bras ducou de Maxime&|160;; et elle ne baissait pas le front, ellecontinuait à regarder son mari de ses grands yeux fixes demorte&|160;; tandis que le jeune homme, écrasé, terrifié,chancelait, la tête basse, maintenant qu’il n’était plus soutenupar son étreinte. Saccard, foudroyé par ce coup suprême qui faisaitenfin crier en lui l’époux et le père, n’avançait pas, livide, lesbrûlant de loin du feu de ses regards. Dans l’air moite et odorantde la pièce, les trois bougies flambaient très haut, la flammedroite, avec l’immobilité d’une larme ardente. Et, coupant seul lesilence, le terrible silence, par l’étroit escalier un souffle demusique montait&|160;; la valse, avec ses enroulements decouleuvre, se glissait, se nouait, s’endormait sur le tapis deneige, au milieu du maillot déchiré et des jupes tombées àterre.

Puis le mari avança. Un besoin de brutalité marbrait sa face, ilserrait les poings pour assommer les coupables. La colère, dans cepetit homme remuant, éclatait avec des bruits de coups de feu. Ileut un ricanement étranglé, et, s’approchant toujours&|160;:

–&|160;Tu lui annonçais ton mariage, n’est-ce pas&|160;?

Maxime recula, s’adossa au mur&|160;:

–&|160;Écoute, balbutia-t-il, c’est elle…

Il allait l’accuser lâchement, rejeter sur elle le crime, direqu’elle voulait l’enlever, se défendre avec l’humilité et lesfrissons d’un enfant pris en faute. Mais il n’eut pas la force, lesmots se séchaient dans sa gorge. Renée gardait sa roideur destatue, son défi muet. Alors Saccard, sans doute pour trouver unearme, jeta un coup d’œil rapide autour de lui. Et, sur le coin dela table de toilette, au milieu des peignes et des brosses àongles, il aperçut l’acte de cession, dont le papier timbréjaunissait le marbre. Il regarda l’acte, regarda les coupables.Puis, se penchant, il vit que l’acte était signé. Ses yeux allèrentde l’encrier ouvert à la plume encore humide, laissée au pied ducandélabre. Il resta droit devant cette signature,réfléchissant.

Le silence semblait grandir, les flammes des bougiess’allongeaient, la valse se berçait le long des tentures avec plusde mollesse. Saccard eut un imperceptible mouvement d’épaules. Ilregarda encore sa femme et son fils d’un air profond, comme pourarracher à leur visage une explication qu’il ne trouvait pas. Puisil plia lentement l’acte, le mit dans la poche de son habit. Sesjoues étaient devenues toutes pâles.

–&|160;Vous avez bien fait de signer, ma chère amie, dit-ildoucement à sa femme… C’est cent mille francs que vous gagnez. Cesoir, je vous remettrai l’argent.

Il souriait presque, et ses mains seules gardaient untremblement. Il fit quelques pas, en ajoutant&|160;:

–&|160;On étouffe ici. Quelle idée de venir comploter quelqu’unede vos farces dans ce bain de vapeur&|160;!…

Et s’adressant à Maxime, qui avait relevé la tête, surpris de lavoix apaisée de son père&|160;:

–&|160;Allons, viens, toi&|160;! reprit-il. Je t’avais vumonter, je te cherchais pour que tu fisses tes adieux àM.&|160;de&|160;Mareuil et à sa fille.

Les deux hommes descendirent, causant ensemble. Renée restaseule, debout au milieu du cabinet de toilette, regardant le troubéant du petit escalier, dans lequel elle venait de voirdisparaître les épaules du père et du fils. Elle ne pouvaitdétourner les yeux de ce trou. Eh quoi&|160;! ils étaient partistranquillement, amicalement. Ces deux hommes ne s’étaient pasécrasés. Elle prêtait l’oreille, elle écoutait si quelque lutteatroce ne faisait pas rouler les corps le long des marches. Rien.Dans les ténèbres tièdes, rien qu’un bruit de danse, un longbercement. Elle crut entendre, au loin, les rires de la marquise,la voix claire de M.&|160;de&|160;Saffré. Alors le drame étaitfini&|160;? Son crime, les baisers dans le grand lit gris et rose,les nuits farouches de la serre, tout cet amour maudit qui l’avaitbrûlée pendant des mois, aboutissait à cette fin plate et ignoble.Son mari savait tout et ne la battait même pas. Et le silenceautour d’elle, ce silence où traînait la valse sans fin,l’épouvantait plus que le bruit d’un meurtre. Elle avait peur decette paix, peur de ce cabinet tendre et discret, empli d’une odeurd’amour.

Elle s’aperçut dans la haute glace de l’armoire. Elles’approcha, étonnée de se voir, oubliant son mari, oubliant Maxime,toute préoccupée par l’étrange femme qu’elle avait devant elle. Lafolie montait. Ses cheveux jaunes, relevés sur les tempes et sur lanuque, lui parurent une nudité, une obscénité. La ride de son frontse creusait si profondément, qu’elle mettait une barre sombreau-dessus des yeux, la meurtrissure mince et bleuâtre d’un coup defouet. Qui donc l’avait marquée ainsi&|160;? Son mari n’avait paslevé la main, pourtant. Et ses lèvres l’étonnaient par leur pâleur,ses yeux de myope lui semblaient morts. Comme elle étaitvieille&|160;! Elle pencha le front, et quand elle se vit dans sonmaillot, dans sa légère blouse de gaze, elle se contempla, les cilsbaissés, avec des rougeurs subites. Qui l’avait mise nue&|160;? quefaisait-elle dans ce débraillé de fille qui se découvre jusqu’auventre&|160;? Elle ne savait plus. Elle regardait ses cuisses quele maillot arrondissait, ses hanches dont elle suivait les lignessouples sous la gaze, son buste largement ouvert&|160;; et elleavait honte d’elle, et un mépris de sa chair l’emplissait de colèresourde contre ceux qui la laissaient ainsi, avec de simples cerclesd’or aux chevilles et aux poignets pour lui cacher la peau.

Alors, cherchant, avec l’idée fixe d’une intelligence qui senoie, ce qu’elle faisait là, toute nue, devant cette glace, elleremonta d’un saut brusque à son enfance, elle se revit à sept ans,dans l’ombre grave de l’hôtel Béraud. Elle se souvint d’un jour oùla tante Élisabeth les avait habillées, elle et Christine, de robesde laine grise à petits carreaux rouges. On était à la Noël. Commeelles étaient contentes de ces deux robes semblables&|160;! Latante les gâtait, et elle poussa les choses jusqu’à leur donner àchacune un bracelet et un collier de corail. Les manches étaientlongues, le corsage montait jusqu’au menton, les bijoux s’étalaientsur l’étoffe, ce qui leur semblait bien joli. Renée se rappelaitencore que son père était là, qu’il souriait de son air triste. Cejour-là, sa sœur et elle, dans la chambre des enfants, s’étaientpromenées comme de grandes personnes, sans jouer, pour ne pas sesalir. Puis, chez les dames de la Visitation, ses camaradesl’avaient plaisantée sur «&|160;sa robe de Pierrot&|160;», qui luiallait au bout des doigts et qui lui montait par-dessus lesoreilles. Elle s’était mise à pleurer pendant la classe. À larécréation, pour qu’on ne se moquât plus d’elle, elle avaitretroussé les manches et rentré le tour de cou du corsage. Et lecollier et le bracelet de corail lui semblaient plus jolis sur lapeau de son cou et de son bras. Était-ce ce jour-là qu’elle avaitcommencé à se mettre nue&|160;?

Sa vie se déroulait devant elle. Elle assistait à son longeffarement, à ce tapage de l’or et de la chair qui était monté enelle, dont elle avait eu jusqu’aux genoux, jusqu’au ventre, puisjusqu’aux lèvres, et dont elle sentait maintenant le flot passersur sa tête, en lui battant le crâne à coups pressés. C’était commeune sève mauvaise&|160;; elle lui avait lassé les membres, mis aucœur des excroissances de honteuses tendresses, fait pousser aucerveau des caprices de malade et de bête. Cette sève, la plante deses pieds l’avait prise sur le tapis de sa calèche, sur d’autrestapis encore, sur toute cette soie et tout ce velours, où ellemarchait depuis son mariage. Les pas des autres devaient avoirlaissé là ces germes de poison, éclos à cette heure dans son sang,et que ses veines charriaient. Elle se rappelait bien son enfance.Lorsqu’elle était petite, elle n’avait que des curiosités. Mêmeplus tard, après ce viol qui l’avait jetée au mal, elle ne voulaitpas tant de honte. Certes, elle serait devenue meilleure, si elleétait restée à tricoter auprès de la tante Élisabeth. Et elleentendait le tic-tac régulier des aiguilles de la tante, tandisqu’elle regardait fixement dans la glace pour lire cet avenir depaix qui lui avait échappé. Mais elle ne voyait que ses cuissesroses, ses hanches roses, cette étrange femme de soie rose qu’elleavait devant elle, et dont la peau de fine étoffe, aux maillesserrées, semblait faite pour des amours de pantins et de poupées.Elle en était arrivée à cela, à être une grande poupée dont lapoitrine déchirée ne laisse échapper qu’un filet de son. Alors,devant les énormités de sa vie, le sang de son père, ce sangbourgeois, qui la tourmentait aux heures de crise, cria en elle, serévolta. Elle qui avait toujours tremblé à la pensée de l’enfer,elle aurait dû vivre au fond de la sévérité noire de l’hôtelBéraud. Qui donc l’avait mise nue&|160;?

Et, dans l’ombre bleuâtre de la glace, elle crut voir se leverles figures de Saccard et de Maxime. Saccard, noirâtre, ricanant,avait une couleur de fer, un rire de tenaille, sur ses jambesgrêles. Cet homme était une volonté. Depuis dix ans, elle le voyaitdans la forge, dans les éclats du métal rougi, la chair brûlée,haletant, tapant toujours, soulevant des marteaux vingt fois troplourds pour ses bras, au risque de s’écraser lui-même. Elle lecomprenait maintenant&|160;; il lui apparaissait grandi par ceteffort surhumain, par cette coquinerie énorme, cette idée fixed’une immense fortune immédiate. Elle se le rappelait sautant lesobstacles, roulant en pleine boue, et ne prenant pas le temps des’essuyer pour arriver avant l’heure, ne s’arrêtant même pas àjouir en chemin, mâchant ses pièces d’or en courant. Puis la têteblonde et jolie de Maxime apparaissait derrière l’épaule rude deson père&|160;: il avait son clair sourire de fille, ses yeux videsde catin qui ne se baissaient jamais, sa raie au milieu du front,montrant la blancheur du crâne. Il se moquait de Saccard, il letrouvait bourgeois de se donner tant de peine pour gagner un argentqu’il mangeait, lui, avec une si adorable paresse. Il étaitentretenu. Ses mains longues et molles contaient ses vices. Soncorps épilé avait une pose lassée de femme assouvie. Dans tout cetêtre lâche et mou, où le vice coulait avec la douceur d’une eautiède, ne luisait pas seulement l’éclair de la curiosité du mal. Ilsubissait. Et Renée, en regardant les deux apparitions sortir desombres légères de la glace, recula d’un pas, vit que Saccardl’avait jetée comme un enjeu, comme une mise de fonds, et queMaxime s’était trouvé là, pour ramasser ce louis tombé de la pochedu spéculateur. Elle restait une valeur dans le portefeuille de sonmari&|160;; il la poussait aux toilettes d’une nuit, aux amantsd’une saison&|160;; il la tordait dans les flammes de sa forge, seservant d’elle, ainsi que d’un métal précieux, pour dorer le fer deses mains. Peu à peu, le père l’avait ainsi rendue assez folle,assez misérable, pour les baisers du fils. Si Maxime était le sangappauvri de Saccard, elle se sentait, elle, le produit, le fruitvéreux de ces deux hommes, l’infamie qu’ils avaient creusée entreeux, et dans laquelle ils roulaient l’un et l’autre.

Elle savait maintenant. C’étaient ces gens qui l’avaient misenue. Saccard avait dégrafé le corsage, et Maxime avait fait tomberla jupe. Puis, à eux deux, ils venaient d’arracher la chemise. Àprésent, elle se trouvait sans un lambeau, avec des cercles d’or,comme une esclave. Ils la regardaient tout à l’heure, ils ne luidisaient pas&|160;: «&|160;Tu es nue.&|160;» Le fils tremblaitcomme un lâche, frissonnait à la pensée d’aller jusqu’au bout deson crime, refusait de la suivre dans sa passion. Le père, au lieude la tuer, l’avait volée&|160;; cet homme punissait les gens envidant leurs poches&|160;; une signature tombait comme un rayon desoleil au milieu de la brutalité de sa colère, et pour vengeance,il emportait la signature. Puis elle avait vu leurs épaules quis’enfonçaient dans les ténèbres. Pas de sang sur le tapis, pas uncri, pas une plainte. C’étaient des lâches. Ils l’avaient misenue.

Et elle se dit qu’une seule fois elle avait lu l’avenir, le jouroù, devant les ombres murmurantes du parc Monceau, la pensée queson mari la salirait et la jetterait un jour à la folie, étaitvenue effrayer ses désirs grandissants. Ah&|160;! que sa pauvretête souffrait&|160;! comme elle sentait, à cette heure, lafausseté de cette imagination, qui lui faisait croire qu’ellevivait dans une sphère bienheureuse de jouissance et d’impunitédivines&|160;! Elle avait vécu au pays de la honte, et elle étaitchâtiée par l’abandon de tout son corps, par la mort de son êtrequi agonisait. Elle pleurait de ne pas avoir écouté les grandesvoix des arbres.

Sa nudité l’irritait. Elle tourna la tête, elle regarda autourd’elle. Le cabinet de toilette gardait sa lourdeur musquée, sonsilence chaud, où les phrases de la valse arrivaient toujours,comme les derniers cercles mourants sur une nappe d’eau. Ce rireaffaibli de lointaine volupté passait sur elle avec des railleriesintolérables. Elle se boucha les oreilles pour ne plus entendre.Alors elle vit le luxe du cabinet. Elle leva les yeux sur la tenterose, jusqu’à la couronne d’argent qui laissait apercevoir un Amourjoufflu apprêtant sa flèche&|160;; elle s’arrêta aux meubles, aumarbre de la table de toilette, encombré de pots et d’outilsqu’elle ne reconnaissait plus&|160;; elle alla à la baignoire,pleine encore, et dont l’eau dormait&|160;; elle repoussa du piedles étoffes traînant sur le satin blanc des fauteuils, le costumede la nymphe Écho, les jupons, les serviettes oubliées. Et detoutes ces choses montaient des voix de honte&|160;: la robe de lanymphe Écho lui parlait de ce jeu qu’elle avait accepté, pourl’originalité de s’offrir à Maxime en public&|160;; la baignoireexhalait l’odeur de son corps, l’eau où elle s’était trempée,mettait, dans la pièce, sa fièvre de femme malade&|160;; la tableavec ses savons et ses huiles, les meubles, avec leurs rondeurs delit, lui parlaient brutalement de sa chair, de ses amours, detoutes ces ordures qu’elle voulait oublier. Elle revint au milieudu cabinet, le visage pourpre, ne sachant où fuir ce parfumd’alcôve, ce luxe qui se décolletait avec une impudeur de fille,qui étalait tout ce rose. La pièce était nue comme elle&|160;; labaignoire rose, la peau rose des tentures, les marbres roses desdeux tables s’animaient, s’étiraient, se pelotonnaient,l’entouraient d’une telle débauche de voluptés vivantes, qu’elleferma les yeux, baissant le front, s’abîmant sous les dentelles duplafond et des murs qui l’écrasaient.

Mais, dans le noir, elle revit la tache de chair du cabinet detoilette, et elle aperçut en outre la douceur grise de la chambre àcoucher, l’or tendre du petit salon, le vert cru de la serre,toutes ces richesses complices. C’était là où ses pieds avaientpris la sève mauvaise. Elle n’aurait pas dormi avec Maxime sur ungrabat, au fond d’une mansarde. C’eût été trop ignoble. La soieavait fait son crime coquet. Et elle rêvait d’arracher cesdentelles, de cracher sur cette soie, de briser son grand lit àcoups de pied, de traîner son luxe dans quelque ruisseau d’où ilsortirait usé et sali comme elle.

Quand elle rouvrit les yeux, elle s’approcha de la glace, seregarda encore, s’examina de près. Elle était finie. Elle se vitmorte. Toute sa face lui disait que le craquement cérébrals’achevait. Maxime, cette perversion dernière de ses sens, avaitterminé son œuvre, épuisé sa chair, détraqué son intelligence. Ellen’avait plus de joies à goûter, plus d’espérances de réveil. Àcette pensée, une colère fauve se ralluma en elle. Et, dans unecrise dernière de désir, elle rêva de reprendre sa proie,d’agoniser aux bras de Maxime et de l’emporter avec elle. Louise nepouvait l’épouser&|160;; Louise savait bien qu’il n’était pas àelle, puisqu’elle les avait vus s’embrasser sur les lèvres. Alors,elle jeta sur ses épaules une pelisse de fourrure, pour ne pastraverser le bal toute nue. Elle descendit.

Dans le petit salon, elle se rencontra face à face avecMme&|160;Sidonie. Celle-ci, pour jouir du drame, s’étaitpostée de nouveau sur le perron de la serre. Mais elle ne sut plusque penser, quand Saccard reparut avec Maxime, et qu’il réponditbrutalement à ses questions faites à voix basse, qu’elle rêvait,qu’il n’y avait «&|160;rien du tout&|160;». Puis elle flaira lavérité. Sa face jaune blêmit, elle trouvait la chose vraimentforte. Et, doucement, elle vint coller son oreille à la porte del’escalier, espérant qu’elle entendrait Renée pleurer, en haut.Lorsque la jeune femme ouvrit la porte, le battant souffletapresque sa belle-sœur.

–&|160;Vous m’espionnez&|160;! lui dit-elle avec colère.

Mais Mme&|160;Sidonie répondit avec un beaudédain&|160;:

–&|160;Est-ce que je m’occupe de vos saletés&|160;!

Et retroussant sa robe de magicienne, se retirant avec un regardmajestueux&|160;:

–&|160;Ma petite, ce n’est pas ma faute s’il vous arrive desaccidents… Mais je n’ai pas de rancune, entendez-vous&|160;? Etsachez bien que vous auriez trouvé et que vous trouveriez encore enmoi une seconde mère. Je vous attends chez moi, quand il vousplaira.

Renée ne l’écoutait pas. Elle entra dans le grand salon, elletraversa une figure très compliquée du cotillon, sans même voir lasurprise que causait sa pelisse de fourrure. Il y avait, au milieude la pièce, des groupes de dames et de cavaliers qui se mêlaient,en agitant des banderoles, et la voix flûtée deM.&|160;de&|160;Saffré disait&|160;:

–&|160;Allons, mesdames, «&|160;la Guerre du Mexique…&|160;» Ilfaut que les dames qui font les broussailles étalent leurs jupes enrond et restent par terre… Maintenant, les cavaliers tournentautour des broussailles… Puis, quand je taperai dans mes mains,chacun d’eux valsera avec sa broussaille.

Il tapa dans ses mains. Les cuivres sonnèrent, la valse déroulaune fois encore les couples autour du salon. La figure avait eu peude succès. Deux dames étaient demeurées sur le tapis, empêtréesdans leurs jupons. Mme&|160;Daste déclara que ce quil’amusait, dans «&|160;la Guerre du Mexique&|160;», c’étaitseulement de faire «&|160;un fromage&|160;» avec sa robe, comme aupensionnat.

Renée, arrivée au vestibule, trouva Louise et son père, queSaccard et Maxime accompagnaient. Le baron Gouraud était parti.Mme&|160;Sidonie se retirait avec les Mignon etCharrier, tandis que M.&|160;Hupel de la Noue reconduisaitMme&|160;Michelin, que son mari suivait discrètement. Lepréfet avait employé le reste de la soirée à faire la cour à lajolie brune. Il venait de la déterminer à passer un mois de labelle saison dans son chef-lieu, «&|160;où l’on voyait desantiquités vraiment curieuses&|160;».

Louise, qui croquait en cachette le nougat qu’elle avait dans lapoche, fut prise d’un accès de toux, au moment de sortir.

–&|160;Couvre-toi bien, dit le père.

Et Maxime s’empressa de serrer davantage le lacet du capuchon desa sortie de bal. Elle levait le menton, elle se laissaitemmailloter. Mais quand Mme&|160;Saccard parut,M.&|160;de&|160;Mareuil revint, lui fit ses adieux. Ils restèrenttous là à causer un instant. Elle dit, voulant expliquer sa pâleur,son frissonnement, qu’elle avait eu froid, qu’elle était montéechez elle pour jeter cette fourrure sur ses épaules. Et elle épiaitl’instant où elle pourrait parler bas à Louise, qui la regardaitavec sa tranquillité curieuse. Comme les hommes se serraient encorela main, elle se pencha et murmura&|160;:

–&|160;Vous ne l’épouserez pas, dites&|160;? Ce n’est paspossible. Vous savez bien…

Mais l’enfant l’interrompit, se haussant, lui disant àl’oreille&|160;:

–&|160;Oh&|160;! soyez tranquille, je l’emmène… Ça ne fait rien,puisque nous partons pour l’Italie.

Et elle souriait, de son sourire vague de sphinx vicieux. Renéeresta balbutiante. Elle ne comprenait pas, elle s’imagina que labossue se moquait d’elle. Puis, quand les Mareuil furent partis, enrépétant à plusieurs reprises&|160;: «&|160;Àdimanche&|160;!&|160;» elle regarda son mari, elle regarda Maxime,de ses yeux épouvantés, et, les voyant la chair tranquille,l’attitude satisfaite, elle se cacha la face dans les mains, elles’enfuit, se réfugia au fond de la serre.

Les allées étaient désertes. Les grands feuillages dormaient,et, sur la nappe lourde du bassin, deux boutons de nymphéas’épanouissaient lentement. Renée aurait voulu pleurer&|160;; maiscette chaleur humide, cette odeur forte qu’elle reconnaissait, laprenait à la gorge, étranglait son désespoir. Elle regardait à sespieds, au bord du bassin, à cette place du sable jaune, où elleétalait la peau d’ours l’autre hiver. Et quand elle leva les yeux,elle vit encore une figure du cotillon, tout au fond, par les deuxportes laissées ouvertes.

C’était un bruit assourdissant, une mêlée confuse où elle nedistingua d’abord que des jupes volantes et des jambes noirespiétinant et tournant. La voix de M.&|160;de&|160;Saffrécriait&|160;: «&|160;Le Changement de dames&|160;! Le Changement dedames&|160;!&|160;» Et les couples passaient au milieu d’une finepoussière jaune&|160;; chaque cavalier, après avoir fait trois ouquatre tours de valse, jetait sa dame aux bras de son voisin, quilui jetait la sienne. La baronne de Meinhold, dans son costumed’Émeraude, tombait des mains du comte de Chibray aux mains deM.&|160;Simpson&|160;; il la rattrapait au petit bonheur, par uneépaule, tandis que le bout de ses gants glissait sous le corsage.La comtesse Vanska, rouge, faisant sonner ses pendeloques decorail, allait, d’un bond, de la poitrine deM.&|160;de&|160;Saffré, sur la poitrine du duc de Rozan, qu’elleenlaçait, qu’elle forçait à pirouetter pendant cinq mesures, pourse pendre ensuite à la hanche de M.&|160;Simpson, qui venait delancer l’Émeraude au conducteur du cotillon. EtMme&|160;Teissière, Mme&|160;Daste,Mme&|160;de&|160;Lauwerens, luisaient comme de grandsjoyaux vivants, avec la pâleur blonde de la Topaze, le bleu tendrede la Turquoise, le bleu ardent du Saphir, s’abandonnaient uninstant, se cambraient sous le poignet tendu d’un valseur, puisrepartaient, arrivaient de dos ou de face dans une nouvelleétreinte, visitaient à la file toutes les embrassades d’hommes dusalon. Cependant, Mme&|160;d’Espanet, devantl’orchestre, avait réussi à saisir Mme&|160;Haffner aupassage, et valsait avec elle, sans vouloir la lâcher. L’Or etl’Argent dansaient ensemble, amoureusement.

Renée comprit alors ce tourbillonnement des jupes, cepiétinement des jambes. Elle était placée en contrebas, elle voyaitla furie des pieds, le pêle-mêle des bottes vernies et deschevilles blanches. Par moments, il lui semblait qu’un souffle devent allait enlever les robes. Ces épaules nues, ces bras nus, ceschevelures nues qui volaient, qui tourbillonnaient, prises, jetéeset reprises, au fond de cette galerie, où la valse de l’orchestres’affolait, où les tentures rouges se pâmaient sous les fièvresdernières du bal, lui apparurent comme l’image tumultueuse de savie à elle, de ses nudités, de ses abandons. Et elle éprouva unetelle douleur, en pensant que Maxime, pour prendre la bossue entreses bras, venait de la jeter là, à cette place où ils s’étaientaimés, qu’elle rêva d’arracher une tige du Tanghin qui lui frôlaitla joue, de la mâcher jusqu’au bois. Mais elle était lâche, elleresta devant l’arbuste à grelotter sous la fourrure que ses brasramenaient, serraient étroitement, avec un grand geste de honteterrifiée.

VII

Trois mois plus tard, par une de ces tristes matinées deprintemps qui ramènent dans Paris le jour bas et l’humidité sale del’hiver, Aristide Saccard descendait de voiture, place duChâteau-d’Eau, et s’engageait, avec quatre autres messieurs, dansla trouée de démolitions que creusait le futur boulevard duPrince-Eugène. C’était une commission d’enquête que le jury desindemnités envoyait sur les lieux pour estimer certains immeubles,dont les propriétaires n’avaient pu s’entendre à l’amiable avec laVille.

Saccard renouvelait le coup de fortune de la rue de laPépinière. Pour que le nom de sa femme disparût complètement, ilimagina d’abord une vente des terrains et du café-concert.Larsonneau céda le tout à un créancier supposé. L’acte de venteportait le chiffre colossal de trois millions. Ce chiffre étaittellement exorbitant, que la commission de l’Hôtel de Ville,lorsque l’agent d’expropriation, au nom du propriétaire imaginaire,réclama le prix d’achat pour indemnité, ne voulut jamais accorderplus de deux millions cinq cent mille francs, malgré le sourdtravail de M. Michelin et les plaidoyers deM. Toutin-Laroche et du baron Gouraud. Saccard s’attendait àcet échec ; il refusa l’offre, il laissa le dossier allerdevant le jury, dont il faisait justement partie avecM. de Mareuil, par un hasard qu’il devait avoir aidé. Etc’était ainsi qu’il se trouvait chargé, avec quatre de sescollègues, de faire une enquête sur ses propres terrains.

M. de Mareuil l’accompagnait. Sur les trois autresjurés, il y avait un médecin qui fumait un cigare, sans se soucierle moins du monde des plâtras qu’il enjambait, et deux industriels,dont l’un, fabricant d’instruments de chirurgie, avait anciennementtourné la meule dans les rues.

Le chemin où ces messieurs s’engagèrent était affreux. Il avaitplu toute la nuit. Le sol détrempé devenait un fleuve de boue,entre les maisons écroulées, sur cette route tracée en pleinesterres molles, où les tombereaux de transport entraient jusqu’auxmoyeux. Aux deux côtés, des pans de murs, crevés par la pioche,restaient debout ; de hautes bâtisses éventrées, montrantleurs entrailles blafardes, ouvraient en l’air leurs cagesd’escalier vides, leurs chambres béantes, suspendues, pareilles auxtiroirs brisés de quelque grand vilain meuble. Rien n’était pluslamentable que les papiers peints de ces chambres, des carrésjaunes ou bleus qui s’en allaient en lambeaux, indiquant, à unehauteur de cinq et six étages, jusque sous les toits, de pauvrespetits cabinets, des trous étroits, où toute une existence d’hommeavait peut-être tenu. Sur les murailles dénudées, les rubans descheminées montaient côte à côte, avec des coudes brusques, d’unnoir lugubre. Une girouette oubliée grinçait au bord d’une toiture,tandis que des gouttières à demi détachées pendaient, pareilles àdes guenilles. Et la trouée s’enfonçait toujours, au milieu de cesruines, pareille à une brèche que le canon aurait ouverte ; lachaussée, encore à peine indiquée, emplie de décombres, avait desbosses de terre, des flaques d’eau profondes, s’allongeait sous leciel gris, dans la pâleur sinistre de la poussière de plâtre quitombait, et comme bordée de filets de deuil par les rubans noirsdes cheminées.

Ces messieurs, avec leurs bottes bien cirées, leurs redingoteset leurs chapeaux de haute forme, mettaient une singulière notedans ce paysage boueux, d’un jaune sale, où ne passaient que desouvriers blêmes, des chevaux crottés jusqu’à l’échine, des chariotsdont le bois disparaissait sous une croûte de poussière. Ils sesuivaient à la file, sautaient de pierre en pierre, évitant lesmares de fange coulante, parfois enfonçaient jusqu’aux chevilles etjuraient alors en secouant les pieds. Saccard avait parlé d’allerprendre la rue de Charonne, ce qui leur aurait évité cettepromenade dans ces terres défoncées ; mais ils avaientmalheureusement plusieurs immeubles à visiter sur la longue lignedu boulevard ; la curiosité les poussant, ils s’étaientdécidés à passer au beau milieu des travaux. D’ailleurs, ça lesintéressait beaucoup. Ils s’arrêtaient parfois en équilibre sur unplâtras roulé au fond d’une ornière, levaient le nez, s’appelaientpour se montrer un plancher béant, un tuyau de cheminée resté enl’air, une solive tombée sur un toit voisin. Ce coin de villedétruite, au sortir de la rue du Temple, leur semblait tout à faitdrôle.

– C’est vraiment curieux, disait M. de Mareuil.Tenez, Saccard, regardez donc cette cuisine, là-haut ; il yreste une vieille poêle pendue au-dessus du fourneau… Je la voisparfaitement.

Mais le médecin, le cigare aux dents, s’était planté devant unemaison démolie, et dont il ne restait que les pièces durez-de-chaussée, emplies des gravats des autres étages. Un seul pande mur se dressait du tas des décombres ; pour le renverserd’un coup, on l’avait entouré d’une corde, sur laquelle tiraientune trentaine d’ouvriers.

– Ils ne l’auront pas, murmura le médecin. Ils tirent tropà gauche.

Les quatre autres étaient revenus sur leurs pas, pour voirtomber le mur. Et tous les cinq, les yeux tendus, la respirationcoupée, attendaient la chute avec un frémissement de jouissance.Les ouvriers, lâchant, puis se roidissant brusquement,criaient : « Ohé ! hisse ! »

– Ils ne l’auront pas, répétait le médecin.

Puis, au bout de quelques secondes d’anxiété :

– Il remue, il remue, dit joyeusement un desindustriels.

Et quand le mur céda enfin, s’abattit avec un fracasépouvantable, en soulevant un nuage de plâtre, ces messieurs seregardèrent avec des sourires. Ils étaient enchantés. Leursredingotes se couvrirent d’une poussière fine, qui leur blanchitles bras et les épaules.

Maintenant, ils parlaient des ouvriers, en reprenant leur marcheprudente au milieu des flaques. Il n’y en avait pas beaucoup debons. C’étaient tous des fainéants, des mange-tout, et entêtés aveccela, ne rêvant que la ruine des patrons. M. de Mareuil,qui, depuis un instant, regardait avec un frisson deux pauvresdiables perchés au coin d’un toit, attaquant une muraille à coupsde pioche, émit cette idée que ces hommes-là avaient pourtant unfier courage. Les autres s’arrêtèrent de nouveau, levèrent les yeuxvers les démolisseurs en équilibre, courbés, tapant à toutevolée ; ils poussaient les pierres du pied et les regardaienttranquillement s’écraser en bas ; si leur pioche avait porté àfaux, le seul élan de leurs bras les aurait précipités.

– Bah ! c’est l’habitude, dit le médecin en reportantson cigare à ses lèvres. Ce sont des brutes.

Cependant, ils étaient arrivés à un des immeubles qu’ilsdevaient voir. Ils bâclèrent leur travail en un quart d’heure, etreprirent leur promenade. Peu à peu, ils n’avaient plus tantd’horreur pour la boue ; ils marchaient au milieu des mares,abandonnant l’espoir de préserver leurs bottes. Comme ils avaientdépassé la rue Ménilmontant, l’un des industriels, l’ancienrémouleur, devint inquiet. Il examinait les ruines autour de lui,ne reconnaissait plus le quartier. Il disait qu’il avait demeurépar là, il y avait plus de trente ans, à son arrivée à Paris, etque ça lui ferait bien plaisir de retrouver l’endroit. Il furetaittoujours du regard, lorsque la vue d’une maison que la pioche desdémolisseurs avait déjà coupée en deux, l’arrêta net au milieu duchemin. Il en étudia la porte, les fenêtres. Puis, montrant dudoigt un coin de la démolition, tout en haut :

– La voilà, s’écria-t-il, je la reconnais !

– Quoi donc ? demanda le médecin.

– Ma chambre, parbleu ! C’est elle !

C’était au cinquième, une petite chambre qui devait anciennementdonner sur une cour. Une muraille ouverte la montrait toute nue,déjà entamée d’un côté, avec son papier à grands ramages jaunes,dont une large déchirure tremblait au vent. On voyait encore lecreux d’une armoire, à gauche, tapissé de papier bleu. Et il yavait, à côté, le trou d’un poêle, où se trouvait un bout detuyau.

L’émotion prenait l’ancien ouvrier.

– J’y ai passé cinq ans, murmura-t-il. Ça n’allait pas fortdans ce temps-là, mais, c’est égal, j’étais jeune… Vous voyez bienl’armoire ; c’est là que j’ai économisé trois cents francs,sou à sou. Et le trou du poêle, je me rappelle encore le jour où jel’ai creusé. La chambre n’avait pas de cheminée, il faisait unfroid de loup, d’autant plus que nous n’étions pas souventdeux.

– Allons, interrompit le médecin en plaisantant, on ne vousdemande pas des confidences. Vous avez fait vos farces comme lesautres.

– Ça, c’est vrai, continua naïvement le digne homme. Je mesouviens encore d’une repasseuse de la maison d’en face…Voyez-vous, le lit était à droite, près de la fenêtre… Ah ! mapauvre chambre, comme ils me l’ont arrangée !

Il était vraiment très triste.

– Allez donc, dit Saccard, ce n’est pas un mal qu’on jetteces vieilles cambuses-là par terre. On va bâtir à la place debelles maisons de pierres de taille… Est-ce que vous habiteriezencore un pareil taudis ? Tandis que vous pourriez très bienvous loger sur le nouveau boulevard.

– Ça, c’est vrai, répondit de nouveau le fabricant, quiparut tout consolé.

La commission d’enquête s’arrêta encore dans deux immeubles. Lemédecin restait à la porte, fumant, regardant le ciel. Quand ilsarrivèrent à la rue des Amandiers, les maisons se firent rares, ilsne traversaient plus que de grands enclos, des terrains vagues, oùtraînaient quelques masures à demi écroulées. Saccard semblaitréjoui par cette promenade à travers des ruines. Il venait de serappeler le dîner qu’il avait fait jadis, avec sa première femme,sur les buttes Montmartre, et il se souvenait parfaitement d’avoirindiqué, du tranchant de sa main, l’entaille qui coupait Paris dela place du Château-d’Eau à la barrière du Trône. La réalisation decette prédiction lointaine l’enchantait. Il suivait l’entaille,avec des joies secrètes d’auteur, comme s’il eût donné lui-même lespremiers coups de pioche, de ses doigts de fer. Et il sautait lesflaques, en songeant que trois millions l’attendaient sous desdécombres, au bout de ce fleuve de fange grasse.

Cependant, ces messieurs se croyaient à la campagne. La voiepassait au milieu de jardins, dont elle avait abattu les murs declôture. Il y avait de grands massifs de lilas en boutons. Lesverdures étaient d’un vert tendre très délicat. Chacun de cesjardins se creusait, comme un réduit tendu du feuillage desarbustes, avec un bassin étroit, une cascade en miniature, descoins de muraille où étaient peints des trompe-l’œil, des tonnellesen raccourci, des fonds bleuâtres de paysage. Les habitations,éparses et discrètement cachées, ressemblaient à des pavillonsitaliens, à des temples grecs ; et des mousses rongeaient lepied des colonnes de plâtre, tandis que des herbes folles avaientdisjoint la chaux des frontons.

– Ce sont des petites maisons, dit le médecin, avec unclignement d’œil.

Mais comme il vit que ces messieurs ne comprenaient pas, il leurexpliqua que les marquis, sous Louis XV, avaient des retraitespour leurs parties fines. C’était la mode. Et il reprit :

– On appelait ça des petites maisons. Ce quartier en étaitplein… Il s’y en est passé de fortes, allez !

La commission d’enquête était devenue très attentive. Les deuxindustriels avaient les yeux luisants, souriaient, regardaient avecun vif intérêt ces jardins, ces pavillons, auxquels ils nedonnaient pas un coup d’œil avant les explications de leurcollègue. Une grotte les retint longtemps. Mais lorsque le médecineut dit, en voyant une habitation déjà touchée par la pioche, qu’ilreconnaissait la petite maison du comte de Savigny, bien connue parles orgies de ce gentilhomme, toute la commission quitta leboulevard pour aller visiter la ruine. Ils montèrent sur lesdécombres, entrèrent par les fenêtres dans les pièces durez-de-chaussée ; et, comme les ouvriers étaient à déjeuner,ils purent s’oublier là, tout à leur aise. Ils y restèrent unegrande demi-heure, examinant les rosaces des plafonds, lespeintures des dessus de porte, les moulures tourmentées de cesplâtras jaunis par l’âge. Le médecin reconstruisait le logis.

– Voyez-vous, disait-il, cette pièce doit être la salle desfestins. Là, dans cet enfoncement du mur, il y avait certainementun immense divan. Et tenez, je suis même certain qu’une glacesurmontait ce divan ; voilà les pattes de la glace… Oh !c’étaient des coquins qui savaient joliment jouir de lavie !

Ils n’auraient pas quitté ces vieilles pierres quichatouillaient leur curiosité, si Aristide Saccard, prisd’impatience, ne leur avait dit en riant :

– Vous aurez beau chercher, ces dames n’y sont plus… Allonsà nos affaires.

Mais, avant de s’éloigner, le médecin monta sur une cheminée,pour détacher délicatement, d’un coup de pioche, une petite têted’Amour peinte, qu’il mit dans la poche de sa redingote.

Ils arrivèrent enfin au terme de leur course. Les anciensterrains de Mme Aubertot étaient très vastes ;le café-concert et le jardin n’en occupaient guère que la moitié,le reste se trouvait semé de quelques maisons sans importance. Lenouveau boulevard prenait ce grand parallélogramme en écharpe, cequi avait calmé une des craintes de Saccard ; il s’étaitimaginé pendant longtemps que le café-concert seul serait écorné.Aussi Larsonneau avait-il reçu l’ordre de parler très haut, lesbordures de plus-value devant au moins quintupler de valeur. Ilmenaçait déjà la Ville de se servir d’un récent décret autorisantles propriétaires à ne livrer que le sol nécessaire aux travauxd’utilité publique.

Ce fut l’agent d’expropriation qui reçut ces messieurs. Il lespromena dans le jardin, leur fit visiter le café-concert, leurmontra un dossier énorme. Mais les deux industriels étaientredescendus, accompagnés du médecin, le questionnant encore surcette petite maison du comte de Savigny, dont ils avaient pleinl’imagination. Ils l’écoutaient, la bouche ouverte, plantés tousles trois à côté d’un jeu de tonneau. Et il leur parlait de laPompadour, leur racontait les amours de Louis XV, pendant queM. de Mareuil et Saccard continuaient seulsl’enquête.

– Voilà qui est fait, dit ce dernier en revenant dans lejardin. Si vous le permettez, messieurs, je me chargerai de rédigerle rapport.

Le fabricant d’instruments de chirurgie n’entendit même pas. Ilétait en pleine Régence.

– Quels drôles de temps, tout de même !murmura-t-il.

Puis ils trouvèrent un fiacre, rue de Charonne, et ils s’enallèrent, crottés jusqu’aux genoux, satisfaits de leur promenadecomme d’une partie de campagne. Dans le fiacre, la conversationtourna, ils parlèrent politique, ils dirent que l’empereur faisaitde grandes choses. On n’avait jamais rien vu de pareil à ce qu’ilsvenaient de voir. Cette grande rue toute droite serait superbe,quand on aurait bâti des maisons.

Ce fut Saccard qui rédigea le rapport, et le jury accorda troismillions. Le spéculateur était aux abois, il n’aurait pu attendreun mois de plus. Cet argent le sauvait de la ruine, et même un peude la cour d’assises. Il donna cinq cent mille francs sur lemillion qu’il devait à son tapissier et à son entrepreneur, pourl’hôtel du parc Monceau. Il combla d’autres trous, se lança dansdes sociétés nouvelles, assourdit Paris du bruit de ces vrais écusqu’il jetait à la pelle sur les tablettes de son armoire de fer. Lefleuve d’or avait enfin des sources. Mais ce n’était pas encore làune fortune solide, endiguée, coulant d’un jet égal et continu.Saccard, sauvé d’une crise, se trouvait misérable avec les miettesde ses trois millions, disait naïvement qu’il était encore troppauvre, qu’il ne pouvait s’arrêter. Et, bientôt, le sol craqua denouveau sous ses pieds.

Larsonneau s’était si admirablement conduit dans l’affaire deCharonne, que Saccard, après une courte hésitation, poussal’honnêteté jusqu’à lui donner ses dix pour cent et son pot-de-vinde trente mille francs. L’agent d’expropriation ouvrit alors unemaison de banque. Quand son complice, d’un ton bourru, l’accusaitd’être plus riche que lui, le bellâtre à gants jaunes répondait enriant :

– Voyez-vous, cher maître, vous êtes très fort pour fairepleuvoir les pièces de cent sous, mais vous ne savez pas lesramasser.

Mme Sidonie profita du coup de fortune de sonfrère pour lui emprunter dix mille francs, avec lesquels elle allapasser deux mois à Londres. Elle revint sans un sou. On ne sutjamais où les dix mille francs étaient passés.

– Dame, ça coûte, répondait-elle, quand on l’interrogeait.J’ai fouillé toutes les bibliothèques. J’avais trois secrétairespour mes recherches.

Et lorsqu’on lui demandait si elle avait enfin des donnéescertaines sur ses trois milliards, elle souriait d’abord d’un airmystérieux, puis elle finissait par murmurer :

– Vous êtes tous des incrédules… Je n’ai rien trouvé, maisça ne fait rien. Vous verrez, vous verrez, un jour.

Elle n’avait cependant pas perdu tout son temps en Angleterre.Son frère, le ministre, profita de son voyage pour la charger d’unecommission délicate. Quand elle revint, elle obtint de grandescommandes du ministère. Ce fut une nouvelle incarnation. Ellepassait des marchés avec le gouvernement, se chargeait de toutesles fournitures imaginables. Elle lui vendait des vivres et desarmes pour les troupes, des ameublements pour les préfectures etles administrations publiques, du bois de chauffage pour lesbureaux et les musées. L’argent qu’elle gagnait ne put la décider àchanger ses éternelles robes noires, et elle garda sa face jaune etdolente. Saccard pensa alors que c’était bien elle qu’il avait vuejadis sortir furtivement de chez leur frère Eugène. Elle devaitavoir entretenu de tous temps de secrètes relations avec lui, pourdes besognes que personne au monde ne connaissait.

Au milieu de ces intérêts, de ces soifs ardentes qui nepouvaient se satisfaire, Renée agonisait. La tante Élisabeth étaitmorte ; sa sœur, mariée, avait quitté l’hôtel Béraud, où sonpère seul restait debout, dans l’ombre grave des grandes pièces.Elle mangea en une saison l’héritage de la tante. Elle jouait,maintenant. Elle avait trouvé un salon où les dames s’attablaientjusqu’à trois heures du matin, perdant des centaines de millefrancs par nuit. Elle dut essayer de boire ; mais elle ne putpas, elle avait des soulèvements de dégoût invincibles. Depuisqu’elle s’était retrouvée seule, livrée à ce flot mondain quil’emportait, elle s’abandonnait davantage, ne sachant à quoi tuerle temps. Elle acheva de goûter à tout. Et rien ne la touchait,dans l’ennui immense qui l’écrasait. Elle vieillissait, ses yeux secerclaient de bleu, son nez s’amincissait, la moue de ses lèvresavait des rires brusques, sans cause. C’était la fin d’unefemme.

Quand Maxime eut épousé Louise, et que les jeunes gens furentpartis pour l’Italie, elle ne s’inquiéta plus de son amant, elleparut même l’oublier tout à fait. Et quand au bout de six mois,Maxime revint seul, ayant enterré « la bossue » dans lecimetière d’une petite ville de la Lombardie, ce fut de la hainequ’elle montra pour lui. Elle se rappela Phèdre, elle se souvintsans doute de cet amour empoisonné auquel elle avait entendu laRistori prêter ses sanglots. Alors, pour ne plus rencontrer chezelle le jeune homme, pour creuser à jamais un abîme de honte entrele père et le fils, elle força son mari à connaître l’inceste, ellelui raconta que, le jour où il l’avait surprise avec Maxime,c’était celui-ci qui la poursuivait depuis longtemps, qui cherchaità la violenter. Saccard fut horriblement contrarié de l’insistancequ’elle mit à vouloir lui ouvrir les yeux. Il dut se fâcher avecson fils, cesser de le voir. Le jeune veuf, riche de la dot de safemme, alla vivre en garçon, dans un petit hôtel de l’avenue del’Impératrice. Il avait renoncé au conseil d’État, il faisaitcourir. Renée goûta là une de ses dernières satisfactions. Elle sevengeait, elle jetait à la face de ces deux hommes l’infamie qu’ilsavaient mise en elle ; elle se disait que, maintenant, elle neles verrait plus se moquer d’elle, au bras l’un de l’autre, commedes camarades.

Dans l’écroulement de ses tendresses, il vint un moment où Renéen’eut plus que sa femme de chambre à aimer. Elle s’était prise peuà peu d’une affection maternelle pour Céleste. Peut-être cettefille, qui était tout ce qu’il restait autour d’elle de l’amour deMaxime, lui rappelait-elle des heures de jouissance mortes àjamais. Peut-être se trouvait-elle simplement touchée par lafidélité de cette servante, de ce brave cœur dont rien ne semblaitébranler la tranquille sollicitude. Elle la remerciait, au fond deses remords, d’avoir assisté à ses hontes, sans la quitter dedégoût ; elle s’imaginait des abnégations, toute une vie derenoncement, pour arriver à comprendre le calme de la chambrièredevant l’inceste, ses mains glacées, ses soins respectueux ettranquilles. Et elle se trouvait d’autant plus heureuse de sondévouement, qu’elle la savait honnête et économe, sans amant, sansvices.

Elle lui disait parfois, dans ses heures tristes :

– Va, ma fille, c’est toi qui me fermeras les yeux.

Céleste ne répondait pas, avait un singulier sourire. Un matin,elle lui apprit tranquillement qu’elle s’en allait, qu’elleretournait au pays. Renée en resta toute tremblante, comme siquelque grand malheur lui arrivait. Elle se récria, la pressa dequestions. Pourquoi l’abandonnait-elle, lorsqu’elles s’entendaientsi bien ensemble ? Et elle lui offrit de doubler sesgages.

Mais la femme de chambre, à toutes ses bonnes paroles, disaitnon du geste, d’une façon paisible et têtue.

– Voyez-vous, madame, finit-elle par répondre, vousm’offririez tout l’or du Pérou, que je ne resterais pas une semainede plus. Vous ne me connaissez pas, allez !… Il y a huit ansque je suis avec vous, n’est-ce pas ? Eh bien, dès le premierjour, je me suis dit : « Dès que j’aurai amassé cinqmille francs, je m’en retournerai là-bas ; j’achèterai lamaison à Lagache, et je vivrai bien heureuse… » C’est unepromesse que je me suis faite, vous comprenez. Et j’ai les cinqmille francs d’hier, quand vous m’avez payé mes gages.

Renée eut froid au cœur. Elle voyait Céleste passer derrièreelle et Maxime, pendant qu’ils s’embrassaient, et elle la voyaitavec son indifférence, son parfait détachement, songeant à ses cinqmille francs. Elle essaya pourtant encore de la retenir, épouvantéedu vide où elle allait vivre, rêvant malgré tout de garder auprèsd’elle cette bête entêtée qu’elle avait crue dévouée, et quin’était qu’égoïste. L’autre souriait, branlait toujours la tête, enmurmurant :

– Non, non, ce n’est pas possible. Ce serait ma mère, queje refuserais… J’achèterai deux vaches. Je monterai peut-être unpetit commerce de mercerie… C’est très gentil chez nous. Ah !pour ça, je veux bien que vous veniez me voir. C’est près de Caen.Je vous laisserai l’adresse.

Alors Renée n’insista plus. Elle pleura à chaudes larmes, quandelle fut seule. Le lendemain, par un caprice de malade, elle voulutaccompagner Céleste à la gare de l’Ouest, dans son propre coupé.Elle lui donna une de ses couvertures de voyage, lui fit un cadeaud’argent, s’empressa autour d’elle comme une mère dont la filleentreprend quelque pénible et long voyage. Dans le coupé, elle laregardait avec des yeux humides. Céleste causait, disait combienelle était contente de s’en aller. Puis, enhardie, elle s’épancha,elle donna des conseils à sa maîtresse.

– Moi, madame, je n’aurais pas compris la vie comme vous.Je me le suis dit bien souvent, quand je vous trouvais avecM. Maxime : « Est-il possible qu’on soit si bêtepour les hommes ! » Ça finit toujours mal… Ah !bien, c’est moi qui me suis toujours méfiée !

Elle riait, elle se renversait dans le coin du coupé.

– C’est mes écus qui auraient dansé ! continua-t-elle,et aujourd’hui, je m’abîmerais les yeux à pleurer. Aussi, dès queje voyais un homme, je prenais un manche à balai… Je n’ai jamaisosé vous dire tout ça. D’ailleurs, ça ne me regardait pas. Vousétiez bien libre, et moi je n’avais qu’à gagner honnêtement monargent.

À la gare, Renée voulut payer pour elle et lui prit une place depremière. Comme elles étaient arrivées en avance, elle la retint,lui serrant les mains, lui répétant :

– Et prenez bien garde à vous, soignez-vous bien, ma bonneCéleste.

Celle-ci se laissait caresser. Elle restait heureuse sous lesyeux noyés de sa maîtresse, le visage frais et souriant. Renéeparla encore du passé. Et, brusquement, l’autre s’écria :

– J’oubliais : je ne vous ai pas conté l’histoire deBaptiste, le valet de chambre de monsieur… On n’aura pas voulu vousdire…

La jeune femme avoua qu’en effet elle ne savait rien.

– Eh bien, vous vous rappelez ses grands airs de dignité,ses regards dédaigneux, vous m’en parliez vous-même… Tout ça,c’était de la comédie… Il n’aimait pas les femmes, il ne descendaitjamais à l’office, quand nous y étions ; et même, je puis lerépéter maintenant, il prétendait que c’était dégoûtant au salon, àcause des robes décolletées. Je le crois bien, qu’il n’aimait pasles femmes !

Et elle se pencha à l’oreille de Renée ; elle la fitrougir, tout en gardant elle-même son honnête placidité.

– Quand le nouveau garçon d’écurie, continua-t-elle, euttout appris à monsieur, monsieur préféra chasser Baptiste que del’envoyer en justice. Il parût que ces vilaines choses se passaientdepuis des années dans les écuries… Et dire que ce grand escogriffeavait l’air d’aimer les chevaux ! C’était les palefreniersqu’il aimait.

La cloche l’interrompit. Elle prit à la hâte les huit ou dixpaquets dont elle n’avait pas voulu se séparer. Elle se laissaembrasser. Puis elle s’en alla, sans se retourner.

Renée resta dans la gare jusqu’au coup de sifflet de lalocomotive. Et, quand le train fut parti, désespérée, elle ne sutplus que faire ; ses journées lui semblaient s’étendre devantelle, vides comme cette grande salle, où elle était demeurée seule.Elle remonta dans son coupé, elle dit au cocher de retourner àl’hôtel. Mais, en chemin, elle se ravisa ; elle eut peur de sachambre, de l’ennui qui l’attendait ; elle ne se sentait pasmême le courage de rentrer changer de toilette, pour son tour delac habituel. Elle avait un besoin de soleil, un besoin defoule.

Elle ordonna au cocher d’aller au Bois.

Il était quatre heures. Le Bois s’éveillait des lourdeurs duchaud après-midi. Le long de l’avenue de l’Impératrice, des fuméesde poussière volaient, et l’on voyait, au loin, les nappes étaléesdes verdures que bornaient les coteaux de Saint-Cloud et deSuresnes, couronnés par la grisaille du Mont-Valérien. Le soleil,haut sur l’horizon, coulait, emplissant d’une poussière d’or lescreux des feuillages, allumait les branches hautes, changeait cetocéan de feuilles en un océan de lumière. Mais, après lesfortifications, dans l’allée du Bois qui conduit au lac, on venaitd’arroser ; les voitures roulaient sur la terre brune, commesur la laine d’une moquette, au milieu d’une fraîcheur, d’unesenteur de terre mouillée qui montait. Aux deux côtés, les petitsarbres des taillis enfonçaient, parmi les broussailles basses, lafoule de leurs jeunes troncs, se perdant au fond d’un demi-jourverdâtre, que des coups de lumière trouaient, çà et là, declairières jaunes ; et, à mesure qu’on approchait du lac, leschaises des trottoirs étaient plus nombreuses, des familles assisesregardaient, de leur visage tranquille et silencieux,l’interminable défilé des roues. Puis, en arrivant au carrefour,devant le lac, c’était un éblouissement ; le soleil obliquefaisait de la rondeur de l’eau un grand miroir d’argent poli,reflétant la face éclatante de l’astre. Les yeux battaient, on nedistinguait, à gauche, près de la rive, que la tache sombre de labarque de promenade. Les ombrelles des voitures s’inclinaient, d’unmouvement doux et uniforme, vers cette splendeur, et ne serelevaient que dans l’allée, le long de la nappe d’eau, qui, duhaut de la berge, prenait alors des noirs de métal rayés par desbrunissures d’or. À droite, les bouquets de conifères alignaientleurs colonnades, tiges frêles et droites, dont les flammes du cielrougissaient le violet tendre ; à gauche, les pelousess’étendaient, noyées de clarté, pareilles à des champs d’émeraudes,jusqu’à la dentelle lointaine de la porte de la Muette. Et, enapprochant de la cascade, tandis que, d’un côté, le demi-jour destaillis recommençait, les îles, au-delà du lac, se dressaient dansl’air bleu, avec les coups de soleil de leurs rives, les ombresénergiques de leurs sapins, au pied desquels le Chalet ressemblaità un jouet d’enfant perdu au coin d’une forêt vierge. Tout le Boisfrissonnait et riait sous le soleil.

Renée eut honte de son coupé, de son costume de soie puce, parcette admirable journée. Elle se renfonça un peu, les glacesouvertes, regardant ce ruissellement de lumière sur l’eau et surles verdures. Aux coudes des allées, elle apercevait la file desroues qui tournaient comme des étoiles d’or, dans une longuetraînée de lueurs aveuglantes. Les panneaux vernis, les éclairs despièces de cuivre et d’acier, les couleurs vives des toilettes, s’enallaient, au trot régulier des chevaux, mettaient, sur les fonds duBois, une large barre mouvante, un rayon tombé du ciel,s’allongeant et suivant les courbes de la chaussée. Et, dans cerayon, la jeune femme, clignant les yeux, voyait par instants sedétacher le chignon blond d’une femme, le dos noir d’un laquais, lacrinière blanche d’un cheval. Les rondeurs moirées des ombrellesmiroitaient comme des lunes de métal.

Alors, en face de ce grand jour, de ces nappes de soleil, ellesongea à la cendre fine du crépuscule qu’elle avait vue tomber unsoir sur les feuillages jaunis. Maxime l’accompagnait. C’était àl’époque où le désir de cet enfant s’éveillait en elle. Et ellerevoyait les pelouses trempées par l’air du soir, les taillisassombris, les allées désertes. La file des voitures passait avecun bruit triste, le long des chaises vides, tandis qu’aujourd’huile roulement des roues, le trot des chevaux, sonnaient avec desjoies de fanfare. Puis toutes ses promenades au Bois lui revinrent.Elle y avait vécu, Maxime avait grandi là, à côté d’elle, sur lecoussin de sa voiture. C’était leur jardin. La pluie les ysurprenait, le soleil les y ramenait, la nuit ne les en chassaitpas toujours. Ils s’y promenaient par tous les temps, ils ygoûtaient les ennuis et les joies de leur vie. Dans le vide de sonêtre, dans la mélancolie du départ de Céleste, ces souvenirs luicausaient une joie amère. Son cœur disait : « Jamaisplus ! jamais plus ! » Et elle resta glacée, quandelle évoqua ce paysage d’hiver, ce lac figé et terni, sur lequelils avaient patiné ; le ciel était couleur de suie, la neigecousait aux arbres des guipures blanches, la bise leur jetait auxyeux et aux lèvres un sable fin.

Cependant, à gauche, sur la voie réservée aux cavaliers, elleavait reconnu le duc de Rozan, M. de Mussy etM. de Saffré. Larsonneau avait tué la mère du duc, en luiprésentant, à l’échéance, les cent cinquante mille francs debillets signés par son fils, et le duc mangeait son deuxièmedemi-million avec Blanche Müller, après avoir laissé les premierscinq cent mille francs aux mains de Laure d’Aurigny.M. de Mussy, qui avait quitté l’ambassade d’Angleterrepour l’ambassade d’Italie, était redevenu galant ; ilconduisait le cotillon avec de nouvelles grâces. Quant àM. de Saffré, il restait le sceptique et le viveur leplus aimable du monde. Renée le vit qui poussait son cheval vers laportière de la comtesse Vanska, dont il était amoureux fou,disait-on, depuis le jour où il l’avait vue en Corail, chez lesSaccard.

Toutes ces dames se trouvaient là, d’ailleurs : la duchessede Sternich, dans son éternel huit-ressorts ;Mme de Lauwerens, ayant devant elle la baronnede Meinhold et la petite Mme Daste, dans unlandau ; Mme Teissière etMme de Guende, en victoria. Au milieu de cesdames, Sylvia et Laure d’Aurigny s’étalaient, sur les coussinsd’une magnifique calèche. Mme Michelin passa même,au fond d’un coupé ; la jolie brune était allée visiter lechef-lieu de M. Hupel de la Noue ; et, à son retour, onl’avait vue au Bois dans ce coupé, auquel elle espérait bientôtajouter une voiture découverte. Renée aperçut aussi la marquised’Espanet et Mme Haffner, les inséparables, cachéessous leurs ombrelles, qui riaient tendrement, les yeux dans lesyeux, étendues côte à côte.

Puis passaient ces messieurs : M. de Chibray, enmail ; M. Simpson, en dog-cart ; les sieurs Mignonet Charrier, plus âpres à la besogne, malgré leur rêve de retraiteprochaine, dans un coupé qu’ils laissaient au coin des allées, pourfaire un bout de chemin à pied ; M. de Mareuil,encore en deuil de sa fille, quêtant des saluts pour sa premièreinterruption lancée la veille au Corps législatif, promenant sonimportance politique dans la voiture de M. Toutin-Laroche, quivenait une fois de plus de sauver le Crédit viticole, après l’avoirmis à deux doigts de sa perte, et que le Sénat maigrissait etrendait plus considérable encore.

Et, pour clore ce défilé, comme majesté dernière, le baronGouraud s’appesantissait au soleil, sur les doubles oreillers donton garnissait sa voiture. Renée eut une surprise, un dégoût, enreconnaissant Baptiste à côté du cocher, la face blanche, l’airsolennel. Le grand laquais était entré au service du baron.

Les taillis fuyaient toujours, l’eau du lac s’irisait sous lesrayons plus obliques, la file des voitures allongeait ses lueursdansantes. Et la jeune femme, prise elle-même et emportée danscette jouissance, avait la vague conscience de tous ces appétitsqui roulaient au milieu du soleil. Elle ne se sentait pasd’indignation contre ces mangeurs de curée. Mais elle les haïssait,pour leur joie, pour ce triomphe qui les lui montraient en pleinepoussière d’or du ciel. Ils étaient superbes et souriants ;les femmes s’étalaient, blanches et grasses ; les hommesavaient des regards vifs, des allures charmées d’amants heureux. Etelle, au fond de son cœur vide, ne trouvait plus qu’une lassitude,qu’une envie sourde. Était-elle donc meilleure que les autres, pourplier ainsi sous les plaisirs ? ou était-ce les autres quiétaient louables d’avoir les reins plus forts que les siens ?Elle ne savait pas, elle souhaitait de nouveaux désirs pourrecommencer la vie, lorsque, en tournant la tête, elle aperçut, àcôté d’elle, sur le trottoir longeant le taillis, un spectacle quila déchira d’un coup suprême.

Saccard et Maxime marchaient à petits pas, au bras l’un del’autre. Le père avait dû rendre visite au fils, et tous deuxétaient descendus de l’avenue de l’Impératrice jusqu’au lac, encausant.

– Tu m’entends, répétait Saccard, tu es un nigaud… Quand ona de l’argent comme toi, on ne le laisse pas dormir au fond de sestiroirs. Il y a cent pour cent à gagner dans l’affaire dont je teparle. C’est un placement sûr. Tu sais bien que je ne voudrais paste mettre dedans !

Mais le jeune homme semblait ennuyé de cette insistance. Ilsouriait de son air joli, il regardait les voitures.

– Vois donc cette petite femme là-bas, la femme en violet,dit-il tout à coup. C’est une blanchisseuse que cet animal de Mussya lancée.

Ils regardèrent la femme en violet. Puis Saccard tira un cigarede sa poche, et s’adressant à Maxime qui fumait :

– Donne-moi du feu.

Alors ils s’arrêtèrent un instant, face à face, rapprochantleurs visages. Quand le cigare fut allumé :

– Vois-tu, continua le père, en reprenant le bras du fils,en le serrant étroitement sous le sien, tu serais un imbécile, situ ne m’écoutais pas. Hein ! est-ce entendu ?M’apporteras-tu demain les cent mille francs ?

– Tu sais bien que je ne vais plus chez toi, réponditMaxime en pinçant les lèvres.

– Bah ! des bêtises ! il faut que ça finisse, àla fin !

Et comme ils faisaient quelques pas en silence, au moment oùRenée, se sentant défaillir, enfonçait la tête dans le capiton ducoupé, pour ne pas être vue, une rumeur grandit, courut le long dela file des voitures. Sur les trottoirs, les piétons s’arrêtaient,se retournaient, la bouche ouverte, suivant des yeux quelque chosequi approchait. Il y eut un bruit de roues plus vif, les équipagess’écartèrent respectueusement, et deux piqueurs parurent, vêtus devert, avec des calottes rondes sur lesquelles sautaient des glandsd’or, dont les fils retombaient en nappe. Ils couraient, un peupenchés, au trot de leurs grands chevaux bais. Derrière eux, ilslaissaient un vide. Alors dans ce vide, l’empereur parut.

Il était au fond d’un landau, seul sur la banquette. Vêtu denoir, avec sa redingote boutonnée jusqu’au menton, il avait unchapeau très haut de forme, légèrement incliné, et dont la soieluisait. En face de lui, occupant l’autre banquette, deuxmessieurs, mis avec cette élégance correcte qui était bien vue auxTuileries, restaient graves, les mains sur les genoux, de l’airmuet de deux invités de noce promenés au milieu de la curiositéd’une foule.

Renée trouva l’empereur vieilli. Sous les grosses moustachescirées, la bouche s’ouvrait plus mollement. Les paupièress’alourdissaient au point de couvrir à demi l’œil éteint, dont legris jaune se brouillait davantage. Et le nez seul gardait toujoursson arête sèche dans le visage vague.

Cependant, tandis que les dames des voitures souriaientdiscrètement, les piétons se montraient le prince.

Un gros homme affirmait que l’empereur était le monsieur quitournait le dos au cocher, à gauche. Quelques mains se levèrentpour saluer. Mais Saccard, qui avait retiré son chapeau, avant mêmeque les piqueurs eussent passé, attendit que la voiture impérialese trouvât juste en face de lui, et alors il cria de sa grosse voixprovençale :

– Vive l’empereur !

L’empereur, surpris, se tourna, reconnut sans doutel’enthousiaste, rendit le salut en souriant. Et tout disparut dansle soleil, les équipages se refermèrent, Renée n’aperçut plus,au-dessus des crinières, entre les dos des laquais, que lescalottes vertes des piqueurs, qui sautaient avec leurs glandsd’or.

Elle resta un moment les yeux grands ouverts, pleins de cetteapparition, qui lui rappelait une autre heure de sa vie. Il luisemblait que l’empereur, en se mêlant à la file des voitures,venait d’y mettre le dernier rayon nécessaire, et de donner un sensà ce défilé triomphal. Maintenant, c’était une gloire. Toutes cesroues, tous ces hommes décorés, toutes ces femmes étaléeslanguissamment, s’en allaient dans l’éclair et le roulement dulandau impérial. Cette sensation devint si aiguë et si douloureuse,que la jeune femme éprouva l’impérieux besoin d’échapper à cetriomphe, à ce cri de Saccard qui lui sonnait encore aux oreilles,à cette vue du père et du fils, les bras unis, causant et marchantà petits pas. Elle chercha, les mains sur la poitrine, comme brûléepar un feu intérieur ; et ce fut avec une soudaine espérancede soulagement, de fraîcheur salutaire, qu’elle se pencha et dit aucocher :

– À l’hôtel Béraud !

La cour avait sa froideur de cloître. Renée fit le tour desarcades, heureuse de l’humidité qui lui tombait sur les épaules.Elle s’approcha de l’auge verte de mousse, polie sur les bords parl’usure ; elle regarda la tête de lion à demi effacée, lagueule entrouverte, qui jetait un filet d’eau par un tube de fer.Que de fois elle et Christine avaient pris cette tête entre leursbras de gamines, pour se pencher, pour arriver jusqu’au filetd’eau, dont elles aimaient à sentir le jaillissement glacé surleurs petites mains. Puis elle monta le grand escalier silencieux,elle aperçut son père au fond de l’enfilade des vastespièces ; il redressait sa haute taille, il s’enfonçaitlentement dans l’ombre de la vieille demeure, de cette solitudehautaine où il s’était absolument cloîtré depuis la mort de sasœur ; et elle songea aux hommes du Bois, à cet autrevieillard, au baron Gouraud, qui faisait rouler sa chair au soleil,sur des oreillers. Elle monta encore, elle prit les corridors, lesescaliers de service, elle fit le voyage de la chambre des enfants.Quand elle arriva tout en haut, elle trouva la clef au clouhabituel, une grosse clef rouillée, où les araignées avaient filéleur toile. La serrure jeta un cri plaintif. Que la chambre desenfants était triste ! Elle eut un serrement de cœur à laretrouver si vide, si grise, si muette. Elle referma la porte de lavolière laissée ouverte, avec la vague idée que ce devait être parcette porte que s’étaient envolées les joies de son enfance. Devantles jardinières, pleines encore d’une terre durcie et fendilléecomme de la fange sèche, elle s’arrêta, elle cassa de ses doigtsune tige de rhododendron ; ce squelette de plante, maigre etblanc de poussière, était tout ce qu’il restait de leurs vivantescorbeilles de verdure. Et la natte, la natte elle-même, déteinte,mangée par les rats, s’étalait avec une mélancolie de linceul quiattend depuis des années la morte promise. Dans un coin, au milieude ce désespoir muet, de cet abandon dont le silence pleurait, elleretrouva une de ses anciennes poupées ; tout le son avaitcoulé par un trou, et la tête de porcelaine continuait à sourire deses lèvres d’émail, au-dessus de ce corps mou, que des folies depoupée semblaient avoir épuisé.

Renée étouffait, au milieu de cet air gâté de son premier âge.Elle ouvrit la fenêtre, elle regarda l’immense paysage. Là rienn’était sali. Elle retrouvait les éternelles joies, les éternellesjeunesses du grand air. Derrière elle, le soleil devaitbaisser ; elle ne voyait que les rayons de l’astre à soncoucher jaunissant avec des douceurs infinies ce bout de villequ’elle connaissait si bien. C’était comme une chanson dernière dujour, un refrain de gaieté qui s’endormait lentement sur touteschoses. En bas, l’estacade avait des luisants de flammes fauves,tandis que le pont de Constantine détachait la dentelle noire deses cordages de fer sur la blancheur de ses piliers. Puis, àdroite, les ombrages de la Halle aux vins et du Jardin des plantesfaisaient une grande mare, aux eaux stagnantes et moussues, dont lasurface verdâtre allait se noyer dans les brumes du ciel. À gauche,le quai Henri IV et le quai de la Rapée alignaient la mêmerangée de maisons, ces maisons que les gamines, vingt ansauparavant, avaient vues là, avec les mêmes taches brunes dehangars, les mêmes cheminées rougeâtres d’usines. Et, au-dessus desarbres, le toit ardoisé de la Salpêtrière, bleui par l’adieu dusoleil, lui apparut tout d’un coup comme un vieil ami. Mais ce quila calmait, ce qui mettait de la fraîcheur dans sa poitrine,c’étaient les longues berges grises, c’était surtout la Seine, lagéante, qu’elle regardait venir du bout de l’horizon, droit à elle,comme en ces heureux temps où elle avait peur de la voir grossir etmonter jusqu’à la fenêtre. Elle se souvenait de leurs tendressespour la rivière, de leur amour de sa coulée colossale, de cefrisson de l’eau grondante, s’étalant en nappe à leurs pieds,s’ouvrant autour d’elles, derrière elles, en deux bras qu’elles nevoyaient plus, et dont elles sentaient encore la grande et purecaresse. Elles étaient coquettes déjà, et elles disaient, les joursde ciel clair, que la Seine avait passé sa belle robe de soieverte, mouchetée de flammes blanches ; et les courants oùl’eau frisait mettaient à la robe des ruches de satin, pendantqu’au loin, au-delà de la ceinture des ponts, des plaques delumière étalaient des pans d’étoffe couleur de soleil.

Et Renée, levant les yeux, regarda le vaste ciel qui secreusait, d’un bleu tendre, peu à peu fondu dans l’effacement ducrépuscule. Elle songeait à la ville complice, au flamboiement desnuits du boulevard, aux après-midi ardents du Bois, aux journéesblafardes et crues des grands hôtels neufs. Puis, quand elle baissala tête, qu’elle revit d’un regard le paisible horizon de sonenfance, ce coin de cité bourgeoise et ouvrière où elle rêvait unevie de paix, une amertume dernière lui vint aux lèvres. Les mainsjointes, elle sanglota dans la nuit tombante.

L’hiver suivant, lorsque Renée mourut d’une méningite aiguë, cefut son père qui paya ses dettes. La note de Worms se montait àdeux cent cinquante-sept mille francs.

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Tags: Emile Zola