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La Dame de Monsoreau – Tome I

La Dame de Monsoreau – Tome I

d’ Alexandre Dumas
Chapitre 1 Les noces de Saint-Luc.

Le dimanche gras de l’année 1578, après la fête du populaire, et tandis que s’éteignaient dans les rues les rumeurs de la joyeuse journée, commençait une fête splendide dans le magnifique hôtel que venait de se faire bâtir, de l’autre côté de l’eau et presque en face du Louvre, cette illustre famille de Montmorency qui, alliée à la royauté de France, marchait l’égale des familles princières. Cette fête particulière, qui succédait à la fête publique, avait pour but de célébrer les noces de François d’Épinay de Saint-Luc, grand ami du roi Henri III et l’un de ses favoris les plus intimes, avec Jeanne de Cossé-Brissac, fille du maréchal de France de ce nom.

Le repas avait eu lieu au Louvre, et le roi,qui avait consenti à grand’peine au mariage, avait paru au festin avec un visage sévère qui n’avait rien d’approprié à la circonstance. Son costume, en outre, paraissait en harmonie avec son visage : c’était ce costume marron foncé sous lequel Clouet nous l’a montré assistant aux noces de Joyeuse, et cette espèce de spectre royal, sérieux jusqu’à la majesté, avait glacé d’effroi tout le monde, et surtout la jeune mariée, qu’il regardait fort de travers toutes les fois qu’il la regardait.

Cependant cette attitude sombre du roi, aumilieu de la joie de cette fête, ne semblait étrange àpersonne ; car la cause en était un de ces secrets de cœur quetout le monde côtoie avec précaution, comme ces écueils à fleurd’eau auxquels on est sûr de se briser en les touchant.

À peine le repas terminé, le roi s’était levébrusquement, et force avait été aussitôt à tout le monde, même àceux qui avouaient tout bas leur désir de rester à table, de suivrel’exemple du roi. Alors Saint-Luc avait jeté un long regard sur safemme, comme pour puiser du courage dans ses yeux, et, s’approchantdu roi :

– Sire, lui dit-il, Votre Majesté mefera-t-elle l’honneur d’accepter les violons que je veux lui donnerà l’hôtel de Montmorency ce soir ?

Henri III s’était alors retourné avec unmélange de colère et de chagrin, et, comme Saint-Luc, courbé devantlui, l’implorait avec une voix des plus douces et une mine des plusengageantes :

– Oui, monsieur, avait-il répondu, nousirons, quoique vous ne méritiez certainement pas cette preuved’amitié de notre part.

Alors mademoiselle de Brissac, devenue madamede Saint-Luc, avait remercié humblement le roi. Mais Henri avaittourné le dos sans répondre à ses remercîments.

– Qu’a donc le roi contre vous, monsieurde Saint-Luc ? avait alors demandé la jeune femme à sonmari.

– Belle amie, répondit Saint-Luc, je vousraconterai cela plus tard, quand cette grande colère seradissipée.

– Et se dissipera-t-elle ? demandaJeanne.

– Il le faudra bien, répondit le jeunehomme.

Mademoiselle de Brissac n’était point encoreassez madame de Saint-Luc pour insister ; elle renfonça sacuriosité au fond de son cœur, se promettant de trouver, pourdicter ses conditions, un moment où Saint-Luc serait bien obligé deles accepter.

On attendait donc Henri III à l’hôtel deMontmorency au moment où s’ouvre l’histoire que nous allonsraconter à nos lecteurs. Or il était onze heures déjà, et le roin’était pas encore arrivé.

Saint-Luc avait convié à ce bal tout ce que leroi et tout ce que lui-même comptait d’amis ; il avait comprisdans les invitations les princes et les favoris des princes,particulièrement ceux de notre ancienne connaissance, le ducd’Alençon, devenu duc d’Anjou à l’avènement de Henri III autrône ; mais M. le duc d’Anjou, qui ne s’était pas trouvéau festin du Louvre, semblait ne pas devoir se trouver davantage àla fête de l’hôtel Montmorency.

Quant au roi et à la reine de Navarre, ilss’étaient, comme nous l’avons dit dans un ouvrage précédent, sauvésdans le Béarn, et faisaient de l’opposition ouverte en guerroyant àla tête des huguenots.

M. le duc d’Anjou, selon son habitude,faisait aussi de l’opposition, mais de l’opposition sourde etténébreuse, dans laquelle il avait toujours soin de se tenir enarrière, tout en poussant en avant ceux de ses amis que n’avaitpoint guéris l’exemple de la Mole et de Coconnas, dont noslecteurs, sans doute, n’ont point encore oublié la terriblemort.

Il va sans dire que ses gentilshommes et ceuxdu roi vivaient dans une mauvaise intelligence qui amenait au moinsdeux ou trois fois par mois des rencontres, dans lesquelles ilétait bien rare que quelqu’un des combattants ne demeurât pointmort sur la place, ou tout au moins grièvement blessé.

Quant à Catherine, elle était arrivée aucomble de ses vœux. Son fils bien-aimé était parvenu à ce trônequ’elle ambitionnait tant pour lui, ou plutôt pour elle ; etelle régnait sous son nom, tout en ayant l’air de se détacher deschoses de ce monde et de n’avoir plus souci que de son salut.

Saint-Luc, tout inquiet de ne voir arriveraucune personne royale, cherchait à rassurer son beau-père, fortému de cette menaçante absence. Convaincu, comme tout le monde, del’amitié que le roi Henri portait à Saint-Luc, il avait crus’allier à une faveur, et voilà que sa fille, au contraire,épousait quelque chose comme une disgrâce. Saint-Luc se donnaitmille peines pour lui inspirer une sécurité que lui-même n’avaitpas, et ses amis Maugiron, Schomberg et Quélus, vêtus de leurs plusmagnifiques costumes, tout roides dans leurs pourpoints splendides,et dont les fraises énormes semblaient des plats supportant leurtête, ajoutaient encore à ses transes par leurs ironiqueslamentations.

– Eh ! mon Dieu ! mon pauvreami, disait Jacques de Levis, comte de Quélus, je crois, en vérité,que pour cette fois tu es perdu. Le roi t’en veut de ce que tu t’esmoqué de ses avis, et M. d’Anjou t’en veut de ce que tu t’esmoqué de son nez.[1]

– Mais non, répondit Saint-Luc, tu tetrompes, Quélus, le roi ne vient pas parce qu’il a été faire unpèlerinage aux Minimes du bois de Vincennes, et le duc d’Anjou estabsent parce qu’il est amoureux de quelque femme que j’aurai oubliéd’inviter.

– Allons donc, dit Maugiron, as-tu vu lamine que faisait le roi à dîner ? Est-ce là la physionomiepaterne d’un homme qui va prendre le bourdon pour faire unpèlerinage ? Et quant au duc d’Anjou, son absence personnelle,motivée par la cause que tu dis, empêcherait-elle ses Angevins devenir ? En vois-tu un seul ici ? Regarde, éclipse totale,pas même ce tranche-montagne de Bussy.

– Heu ! messieurs, disait le duc deBrissac en secouant la tête d’une façon désespérée, ceci me faittout l’effet d’une disgrâce complète. En quoi donc, mon Dieu !notre maison, toujours si dévouée à la monarchie, a-t-elle pudéplaire à Sa Majesté ?

Et le vieux courtisan levait avec douleur sesdeux bras au ciel.

Les jeunes gens regardaient Saint-Luc avec degrands éclats de rire, qui, bien loin de rassurer le maréchal, ledésespéraient.

La jeune mariée, pensive et recueillie, sedemandait, comme son père, en quoi Saint-Luc avait pu déplaire auroi.

Saint-Luc le savait, lui, et, par suite decette science, était le moins tranquille de tous.

Tout à coup, à l’une des deux portes parlesquelles on entrait dans la salle, on annonça le roi.

– Ah ! s’écria le maréchal radieux,maintenant je ne crains plus rien, et, si j’entendais annoncer leduc d’Anjou, ma satisfaction serait complète.

– Et moi, murmura Saint-Luc, j’ai encoreplus peur du roi présent que du roi absent, car il ne vient quepour me jouer quelque mauvais tour, comme c’est aussi pour me jouerquelque mauvais tour que le duc d’Anjou ne vient pas.

Mais, malgré cette triste réflexion, il nes’en précipita pas moins au-devant du roi, qui avait enfin quittéson sombre costume marron, et qui s’avançait tout resplendissant desatin, de plumes et de pierreries.

Mais, au moment où apparaissait à l’une desportes le roi Henri III, un autre roi Henri III, exactement pareilau premier, vêtu, chaussé, coiffé, fraisé et goudronné de même,apparaissait par la porte en face. De sorte que les courtisans, uninstant emportés vers le premier, s’arrêtèrent comme le flot à lapile de l’arche, et refluèrent en tourbillonnant du premier ausecond roi.

Henri III remarqua le mouvement, et, ne voyantdevant lui que des bouches ouvertes, des yeux effarés et des corpspirouettant sur une jambe :

– Çà, messieurs, qu’y a-t-il donc ?demanda-t-il.

Un long éclat de rire lui répondit.

Le roi, peu patient de son naturel, et en cemoment surtout peu disposé à la patience, commençait de froncer lesourcil, quand Saint-Luc, s’approchant de lui :

– Sire, dit-il, c’est Chicot, votrebouffon, qui s’est habillé exactement comme Votre Majesté, et quidonne sa main à baiser aux dames.

Henri III se mit à rire. Chicot jouissait à lacour du dernier Valois d’une liberté pareille à celle dontjouissait, trente ans auparavant, Triboulet à la cour du roiFrançois 1er, et dont devait jouir, quarante ans plus tard, Langelyà la cour du roi Louis XIII.

C’est que Chicot n’était pas un fou ordinaire.Avant de s’appeler Chicot, il s’était appelé DE Chicot. C’était ungentilhomme gascon qui, maltraité, à ce qu’on assurait, parM. de Mayenne à la suite d’une rivalité amoureuse danslaquelle, tout simple gentilhomme qu’il était, il l’avait emportésur ce prince, s’était réfugié près de Henri III, et qui payait envérités quelquefois cruelles la protection que lui avait donnée lesuccesseur de Charles IX.

– Eh ! maître Chicot, dit Henri,deux rois ici, c’est beaucoup.

– En ce cas, continue à me laisser jouermon rôle de roi à ma guise, et joue le rôle du duc d’Anjou à latienne ; peut-être qu’on te prendra pour lui, et qu’on te dirades choses qui t’apprendront, non pas ce qu’il pense, mais ce qu’ilfait.

– En effet, dit le roi en regardant avechumeur autour de lui, mon frère d’Anjou n’est pas venu.

– Raison de plus pour que tu leremplaces. C’est dit : je suis Henri et tu es François. Jevais trôner, tu vas danser ; je ferai pour toi toutes lessingeries de la couronne, et toi, pendant ce temps, tu t’amuserasun peu, pauvre roi !

Le regard du roi s’arrêta sur Saint-Luc.

– Tu as raison, Chicot, je veux danser,dit-il.

– Décidément, pensa Brissac, je m’étaistrompé en croyant le roi irrité contre nous. Tout au contraire, leroi est de charmante humeur.

Et il courut à droite et à gauche, félicitantchacun, et surtout se félicitant lui-même d’avoir donné sa fille àun homme jouissant d’une si grande faveur près de Sa Majesté.

Cependant Saint-Luc s’était rapproché de safemme. Mademoiselle de Brissac n’était pas une beauté, mais elleavait de charmants yeux noirs, des dents blanches, une peauéblouissante ; tout cela lui composait ce qu’on peut appelerune figure d’esprit.

– Monsieur, dit-elle à son mari, toujourspréoccupée qu’elle était par une seule pensée, que me disait-on,que le roi m’en voulait ? Depuis qu’il est arrivé, il ne cessede me sourire.

– Ce n’est pas ce que vous me disiez auretour du dîner, chère Jeanne, car son regard, alors, vous faisaitpeur.

– Sa Majesté était sans doute maldisposée alors, dit la jeune femme ; maintenant….

– Maintenant, c’est bien pis, interrompitSaint-Luc, le roi rit les lèvres serrées. J’aimerais bien mieuxqu’il me montrât les dents ; Jeanne, ma pauvre amie, le roinous ménage quelque traître surprise… Oh ! ne me regardez passi tendrement, je vous prie, et même, tournez-moi le dos. Justementvoici Maugiron qui vient à nous ; retenez-le, accaparez-le,soyez aimable avec lui.

– Savez-vous, monsieur, dit Jeanne ensouriant, que voilà une étrange recommandation, et que, si je lasuivais à la lettre, on pourrait croire….

– Ah ! dit Saint-Luc avec un soupir,ce serait bien heureux qu’on le crût.

Et, tournant le dos à sa femme, dontl’étonnement était au comble, il s’en alla faire sa cour à Chicot,qui jouait son rôle de roi avec un entrain et une majesté des plusrisibles.

Cependant Henri, profitant du congé qui étaitdonné à Sa Grandeur, dansait ; mais, tout en dansant, neperdait pas de vue Saint-Luc.

Tantôt il l’appelait pour lui conter quelqueremarque plaisante qui, drôle ou non, avait le privilège de fairerire Saint-Luc aux éclats. Tantôt il lui offrait dans son drageoirdes pralines et des fruits glacés que Saint-Luc trouvait délicieux.Enfin, si Saint-Luc disparaissait un instant de la salle où étaitle roi, pour faire les honneurs des autres salles, le roil’envoyait chercher aussitôt par un de ses parents ou de sesofficiers, et Saint-Luc revenait sourire à son maître, qui neparaissait content que lorsqu’il le revoyait.

Tout à coup, un bruit assez fort pour êtreremarqué au milieu de ce tumulte frappa les oreilles de Henri.

– Eh ! eh ! dit-il, il mesemble que j’entends la voix de Chicot. Entends-tu, Saint-Luc, leroi se fâche.

– Oui, sire, dit Saint-Luc sans paraîtreremarquer l’allusion de Sa Majesté, il se querelle avec quelqu’un,ce me semble.

– Voyez ce que c’est, dit le roi, etrevenez incontinent me le dire.

Saint-Luc s’éloigna.

En effet, on entendait Chicot qui criait ennasillant, comme faisait le roi en certaines occasions.

– J’ai fait des ordonnances somptuaires,cependant ; mais, si celles que j’ai faites ne suffisent pas,j’en ferai encore, j’en ferai tant, qu’il y en aura assez ; sielles ne sont pas bonnes, elles seront nombreuses au moins. Par lacorne de Belzébuth, mon cousin, six pages, monsieur de Bussy, c’esttrop !

Et Chicot, enflant les joues, cambrant seshanches et mettant le poing sur le côté, jouait le roi à s’yméprendre.

– Que parle-t-il donc de Bussy ?demanda le roi en fronçant le sourcil.

Saint-Luc, de retour, allait répondre au roi,quand la foule, s’ouvrant, laissa voir six pages vêtus de drapd’or, couverts de colliers, et portant sur la poitrine lesarmoiries de leur maître, toutes chatoyantes de pierreries.Derrière eux venait un homme jeune, beau et fier, qui marchait lefront haut, l’œil insolent, la lèvre dédaigneusement retroussée, etdont le simple costume de velours noir tranchait avec les richeshabits de ses pages.

– Bussy ! disait-on, Bussyd’Amboise !

Et chacun courait au-devant du jeune homme quicausait cette rumeur, et se rangeait pour le laisser passer.

Maugiron, Schomberg et Quélus avaient prisplace aux côtés du roi, comme pour le défendre.

– Tiens, dit le premier, faisant allusionà la présence inattendue de Bussy et à l’absence continue du ducd’Alençon, auquel Bussy appartenait ; tiens, voici le valet,et l’on ne voit pas le maître.

– Patience, répondit Quélus, devant levalet il y avait les valets du valet, le maître du valet vientpeut-être derrière le maître des premiers valets.

– Vois donc, Saint-Luc, dit Schomberg, leplus jeune des mignons du roi Henri, et avec cela un des plusbraves, sais-tu que M. de Bussy ne te fait guèrehonneur ? Regarde donc ce pourpoint noir : mordieu !est-ce là un habit de noces ?

– Non, dit Quélus, mais c’est un habitd’enterrement.

– Ah ! murmura Henri, que n’est-cele sien, et que ne porte-t-il d’avance son propre deuil ?

– Avec tout cela, Saint-Luc, ditMaugiron, M. d’Anjou ne suit pas Bussy. Serais-tuaussi en disgrâce de ce côté-là ?

Le aussi frappa Saint-Luc aucœur.

– Pourquoi donc suivrait-il Bussy ?répliqua Quélus. Ne vous rappelez-vous plus que lorsque Sa Majestéfit l’honneur de demander à M. de Bussy s’il voulait êtreà elle, M. de Bussy lui fit répondre que, étant de lamaison de Clermont, il n’avait besoin d’être à personne et secontenterait purement et simplement d’être à lui-même, certainqu’il se trouverait meilleur prince que qui que ce fût aumonde ?

Le roi fronça le sourcil et mordit samoustache.

– Cependant, quoi que tu dises, repritMaugiron, il est bien à M. d’Anjou, ce me semble.

– Alors, riposta flegmatiquement Quélus,c’est que M. d’Anjou est plus grand seigneur que notreroi.

Cette observation était la plus poignante quel’on pût faire devant Henri, lequel avait toujours fraternellementdétesté le duc d’Anjou.

Aussi, quoiqu’il ne répondît pas le moindremot, le vit-on pâlir.

– Allons, allons, messieurs, hasarda entremblant Saint-Luc, un peu de charité pour mes convives ; negâtez pas mon jour de noces.

Ces paroles de Saint-Luc ramenèrentprobablement Henri à un autre ordre de pensées.

– Oui, dit-il, ne gâtons pas le jour denoces à Saint-Luc, messieurs.

Et il prononça ces paroles en frisant samoustache avec un air narquois qui n’échappa point au pauvremarié.

– Tiens, s’écria Schomberg, Bussy estdonc allié des Brissac, à cette heure ?

– Pourquoi cela ? dit Maugiron.

– Puisque voilà Saint-Luc qui ledéfend ! Que diable ! dans ce pauvre monde où l’on aassez de se défendre soi-même, on ne défend, ce me semble, que sesparents, ses alliés et ses amis.

– Messieurs, dit Saint-Luc,M. de Bussy n’est ni mon allié, m mon ami, ni monparent : il est mon hôte.

Le roi lança un regard furieux àSaint-Luc.

– Et d’ailleurs, se hâta de direcelui-ci, foudroyé par le regard du roi, je ne le défends pas lemoins du monde.

Bussy s’était rapproché gravement derrière lespages et allait saluer le roi, quand Chicot, blessé qu’on donnât àd’autres qu’à lui la priorité du respect, s’écria :

– Eh là ! là !… Bussy, Bussyd’Amboise, Louis de Clermont, comte de Bussy ; puisqu’il fautabsolument te donner tous tes noms pour que tu reconnaisses quec’est à toi que l’on parle, ne vois-tu pas le vrai Henri, nedistingues-tu pas le roi du fou ? Celui à qui tu vas, c’estChicot, c’est mon fou, mon bouffon, celui qui fait tant desottises, que parfois j’en pâme de rire.

Bussy continuait son chemin, il se trouvait enface de Henri, devant lequel il allait s’incliner, lorsque Henrilui dit :

– N’entendez-vous pas, monsieur deBussy ? on vous appelle.

Et, au milieu des éclats de rire de sesmignons, il tourna le dos au jeune capitaine.

Bussy rougit de colère ; mais, réprimantson premier mouvement, il feignit de prendre au sérieuxl’observation du roi, et, sans paraître avoir entendu les éclats deQuélus, de Schomberg et de Maugiron, sans paraître avoir vu leurinsolent sourire, il se retourna vers Chicot :

– Ah ! pardon, sire, dit-il, il y ades rois qui ressemblent tellement à des bouffons, que vousm’excuserez, je l’espère, d’avoir pris votre bouffon pour unroi.

– Hein ! murmura Henri en seretournant, que dit-il donc ?

– Rien, sire, dit Saint-Luc, quisemblait, pendant toute cette soirée, avoir reçu du ciel la missionde pacificateur, rien, absolument rien.

– N’importe ! maître Bussy, ditChicot, se dressant sur la pointe du pied comme faisait le roilorsqu’il voulait se donner de la majesté, c’estimpardonnable !

– Sire, répliqua Bussy, pardonnez-moi,j’étais préoccupé.

– De vos pages, monsieur, dit Chicot avechumeur. Vous vous ruinez en pages, et par la mordieu ! c’estempiéter sur nos prérogatives.

– Comment cela ? dit Bussy, quicomprenait qu’en prêtant le collet au bouffon le mauvais rôleserait pour le roi. Je prie Votre Majesté de s’expliquer, et, sij’ai effectivement eu tort, eh bien, je l’avouerai en toutehumilité.

– Du drap d’or à ces maroufles, ditChicot en montrant du doigt les pages, tandis que vous, ungentilhomme, un colonel, un Clermont, presque un prince, enfin,vous êtes vêtu de simple velours noir !

– Sire, dit Bussy en se tournant vers lesmignons du roi, c’est que, quand on vit dans un temps où lesmaroufles sont vêtus comme les princes, je crois de bon goût auxprinces, pour se distinguer d’eux, de se vêtir comme desmaroufles.

Et il rendit aux jeunes mignons, étincelantsde parure, le sourire impertinent dont ils l’avaient gratifié uninstant auparavant.

Henri regarda ses favoris pâlissants defureur, qui semblaient n’attendre qu’un mot de leur maître pour sejeter sur Bussy. Quélus, le plus animé de tous contre cegentilhomme, avec lequel il se fût déjà rencontré sans la défenseexpresse du roi, avait la main à la garde de son épée.

– Est-ce pour moi et les miens que vousdites cela ? s’écria Chicot, qui, ayant usurpé la place duroi, répondit ce que Henri eût dû répondre.

Et le bouffon prit, en disant ces paroles, unepose de matamore si outrée, que la moitié de la salle éclata derire. L’autre moitié ne rit pas, et c’était tout simple : lamoitié qui riait, riait de l’autre moitié.

Cependant trois amis de Bussy, supposant qu’ilallait peut-être y avoir rixe, étaient venus se ranger près de lui.C’étaient Charles Balzac d’Entragues, que l’on nommait pluscommunément Antraguet, François d’Audie, vicomte de Ribeirac, etLivarot.

En voyant ces préliminaires d’hostilités,Saint-Luc devina que Bussy était venu de la part de Monsieur, pouramener quelque scandale ou adresser quelque défi. Il trembla plusfort que jamais, car il se sentait pris entre les colères ardentesde deux puissants ennemis, qui choisissaient sa maison pour champde bataille.

Il courut à Quélus, qui paraissait le plusanimé de tous, et, posant la main sur la garde de l’épée du jeunehomme :

– Au nom du ciel ! lui dit-il, ami,modère-toi et attendons.

– Eh ! parbleu ! modère-toitoi-même ! s’écria-t-il. Le coup de poing de ce butort’atteint aussi bien que moi : qui dit quelque chose contrel’un de nous dit quelque chose contre tous, et qui dit quelquechose contre nous tous touche au roi.

– Quélus, Quélus, dit Saint-Luc, songe auduc d’Anjou, qui est derrière Bussy, d’autant plus aux aguets qu’ilest absent, d’autant plus à craindre qu’il est invisible. Tu ne mefais pas l’affront de croire, je le présume, que j’ai peur duvalet, mais du maître.

– Eh ! mordieu ! s’écriaQuélus, qu’a-t-on à craindre quand on appartient au roi deFrance ? Si nous nous mettons en péril pour lui, le roi deFrance nous défendra.

– Toi, oui ; mais moi ! ditpiteusement Saint-Luc.

– Ah dame ! dit Quélus, pourquoidiable aussi te maries-tu, sachant combien le roi est jaloux dansses amitiés ?

– Bon ! dit Saint-Luc en lui-même,chacun songe à soi ; ne nous oublions donc pas, et, puisque jeveux vivre tranquille au moins pendant les quinze premiers jours demon mariage, tâchons de nous faire un ami de M. d’Anjou.

Et, sur cette réflexion, il quitta Quélus ets’avança au-devant de Bussy.

Après son impertinente apostrophe, Bussy avaitrelevé la tête et promené ses regards par toute la salle, dressantl’oreille pour recueillir quelque impertinence en échange de cellequ’il avait lancée. Mais tous les fronts s’étaient détournés,toutes les bouches étaient demeurées muettes. Les uns avaient peurd’approuver devant le roi, les autres d’improuver devant Bussy.

Ce dernier, voyant Saint-Luc s’approcher, crutenfin avoir trouvé ce qu’il cherchait.

– Monsieur, dit Bussy, est-ce à ce que jeviens de dire que je dois l’honneur de l’entretien que vousparaissez désirer ?

– À ce que vous venez de dire ?demanda Saint-Luc de son air le plus gracieux. Que venez-vous doncde dire ? Je n’ai rien entendu, moi. Non, je vous avais vu, etje désirais avoir le plaisir de vous saluer et de vous remercier,en vous saluant, de l’honneur que fait votre présence à mamaison.

Bussy était un homme supérieur en touteschoses ; brave jusqu’à la folie, mais lettré, spirituel et debonne compagnie. Il connaissait le courage de Saint-Luc, et compritque le devoir du maître de maison l’emportait en ce moment sur lasusceptibilité du raffiné. À tout autre, il eût répété sa phrase,c’est-à-dire sa provocation ; mais il se contenta de saluerpoliment Saint-Luc, et de répondre quelques mots gracieux à soncompliment.

– Oh ! oh ! dit Henri voyantSaint-Luc près de Bussy, je crois que mon jeune coq a été chanterpouilles au capitan. Il a bien fait, mais je ne veux pas qu’on mele tue. Allez donc voir, Quélus… Non, pas vous, Quélus, vous aveztrop mauvaise tête. Allez donc voir, Maugiron.

Maugiron partit comme un trait ; maisSaint-Luc, aux aguets, ne le laissa point arriver jusqu’àBussy ; et, revenant vers le roi, il lui ramena Maugiron.

– Que lui as-tu dit, à ce fat deBussy ? demanda le roi.

– Moi, sire ?

– Oui, toi.

– Je lui ai dit bonsoir, fitSaint-Luc.

– Ah ! ah ! voilà tout ?maugréa le roi.

Saint-Luc s’aperçut qu’il avait fait unesottise.

– Je lui ai dit bonsoir, reprit-il, enajoutant que j’aurais l’honneur de lui dire bonjour demainmatin.

– Bon ! fit Henri ; je m’endoutais, mauvaise tête !

– Mais veuille Votre gracieuse Majesté megarder le secret, ajouta Saint-Luc en affectant de parler bas.

– Oh ! pardieu ! fit Henri III,ce n’est pas pour te gêner, ce que j’en dis. Il est certain que situ pouvais m’en défaire sans qu’il en résultât pour toi quelqueégratignure….

Les mignons échangèrent entre eux un rapideregard, que Henri III fit semblant de ne pas avoir remarqué.

– Car enfin, continua le roi, le drôleest d’une insolence….

– Oui, oui, dit Saint-Luc. Cependant, unjour ou l’autre, soyez tranquille, sire, il trouvera sonmaître.

– Heu ! fit le roi, secouant la têtede bas en haut, il tire rudement l’épée ! Que ne se fait-ilmordre par quelque chien enragé ! cela nous en débarrasseraitbien plus commodément.

Et il jeta un regard de travers sur Bussy,qui, accompagné de ses trois amis, allait et venait, heurtant etraillant tous ceux qu’il savait être les plus hostiles au ducd’Anjou, et qui, par conséquent, étaient les plus grands amis duroi.

– Corbleu ! s’écria Chicot, nerudoyez donc pas ainsi mes mignons gentilshommes, maîtreBussy ! car je tire l’épée, tout roi que je suis, ni plus nimoins que si j’étais un bouffon.

– Ah ! le drôle ! murmuraHenri ; sur ma parole, il voit juste.

– S’il continue de pareillesplaisanteries, je châtierai Chicot, sire, dit Maugiron.

– Ne t’y frotte pas, Maugiron ;Chicot est gentilhomme et fort chatouilleux sur le point d’honneur.D’ailleurs, ce n’est point lui qui mérite le plus d’être châtié,car ce n’est pas lui le plus insolent.

Cette fois il n’y avait plus à s’yméprendre : Quélus fit signe à d’O et à d’Épernon, qui,occupés ailleurs, n’avaient point pris part à tout ce qui venait dese passer.

– Messieurs, dit Quélus en les menant àl’écart, venez au conseil ; toi, Saint-Luc, cause avec le roiet achève ta paix, qui me paraît heureusement commencée.

Saint-Luc préféra ce dernier rôle, ets’approcha du roi et de Chicot, qui étaient aux prises.

Pendant ce temps, Quélus emmenait ses quatreamis dans l’embrasure d’une fenêtre.

– Eh bien, demanda d’Épernon, voyons, queveux-tu dire ? J’étais en train de faire la cour à la femme deJoyeuse, et je te préviens que si ton récit n’est pas des plusintéressants, je ne te pardonne pas.

– Je veux vous dire, messieurs, réponditQuélus, qu’après le bal je pars immédiatement pour la chasse.

– Bon, dit d’O, pour quellechasse ?

– Pour la chasse au sanglier.

– Quelle lubie te passe par la têted’aller, du froid qui court, te faire éventrer dans quelquetaillis ?

– N’importe ! j’y vais.

– Seul ?

– Non pas, avec Maugiron et Schomberg.Nous chassons pour le roi.

– Ah ! oui, je comprends, direntensemble Schomberg et Maugiron.

– Le roi veut qu’on lui serve demain unehure de sanglier à son déjeuner.

– Avec un collet renversé à l’italienne,dit Maugiron, faisant allusion au simple col rabattu qu’enopposition avec les fraises des mignons portait Bussy.

– Ah ! ah ! dit d’Épernon,bon ! j’en suis alors.

– De quoi donc s’agit-il ? demandad’O ; je n’y suis pas du tout, moi.

– Eh ! regarde autour de toi, monmignon.

– Bon ! je regarde.

– Y a-t-il quelqu’un qui t’ait ri aunez ?

– Bussy, ce me semble.

– Eh bien ! ne te paraît-il pas quec’est là un sanglier dont la hure serait agréable au roi ?

– Tu crois que le roi… dit d’O.

– C’est lui qui la demande, répondisQuélus.

– Eh bien, soit, en chasse ; maiscomment chasserons-nous ?

– À l’affût, c’est plus sûr.

Bussy remarqua la conférence, et, ne doutantpas qu’il ne fût question de lui, il s’approcha en ricanant avecses amis.

– Regarde donc, Entraguet, regarde donc,Ribeirac, dit-il, comme les voilà groupés ; c’esttouchant : on dirait Euryale et Nisus, Damon et Pithias,Castor et… Mais où est donc Pollux ?

– Pollux se marie, dit Antraguet, desorte que voilà Castor dépareillé.

– Que peuvent-ils faire là ? demandaBussy en les regardant insolemment.

– Gageons, dit Ribeirac, qu’ilscomplotent quelque nouvel amidon.

– Non, messieurs, dit en souriant Quélus,nous parlons chasse.

– Vraiment, seigneur Cupidon, ditBussy ; il fait bien froid pour chasser. Cela vous gercera lapeau.

– Monsieur, répondit Maugiron avec lamême politesse, nous avons des gants très chauds et des pourpointsdoublés de fourrures.

– Ah ! cela me rassure, ditBussy ; est-ce bientôt que vous chassez ?

– Mais, cette nuit, peut-être, ditSchomberg.

– Il n’y a pas de peut-être ; cettenuit sûrement, ajouta Maugiron.

– En ce cas, je vais prévenir le roi, ditBussy ; que dirait Sa Majesté si demain, à son réveil, elleallait trouver ses amis enrhumés ?

– Ne vous donnez pas la peine de prévenirle roi, monsieur, dit Quélus ; Sa Majesté sait que nouschassons.

– L’alouette ? fit Bussy avec unemine interrogatrice des plus impertinentes.

– Non, monsieur, dit Quélus, nouschassons le sanglier. Il nous faut absolument une hure.

– Et l’animal ?… demandaAntraguet.

– Est détourné, dit Schomberg.

– Mais encore faut-il savoir où ilpassera, demanda Livarot.

– Nous tâcherons de nous renseigner, ditd’O. Chassez-vous avec nous, monsieur de Bussy ?

– Non, répondit celui-ci, continuant laconversation sur le même mode. Non, en vérité, je suis empêché.Demain il faut que je sois chez M. d’Anjou pour la réceptionde M. de Monsoreau, à qui Monseigneur, comme vous lesavez, a fait accorder la place de grand veneur.

– Mais cette nuit ? demandaQuélus.

– Ah ! cette nuit, je ne puisencore : j’ai un rendez-vous dans une mystérieuse maison dufaubourg Saint-Antoine.

– Ah ! ah ! fit d’Épernon,est-ce que la reine Margot serait incognito à Paris, monsieur deBussy ? car nous avons appris que vous aviez hérité de laMole.

– Oui ; mais depuis quelque tempsj’ai renoncé à l’héritage, et c’est d’une autre personne qu’ils’agit.

– Et cette personne vous attend rue dufaubourg Saint-Antoine ? demanda d’O.

– Justement ; je vous demanderaimême un conseil, monsieur de Quélus.

– Dites ; quoique je ne sois pointavocat, je me pique de ne pas les donner mauvais, surtout à mesamis.

– On dit les rues de Paris peusûres ; le faubourg Saint-Antoine est un quartier fort isolé.Quel chemin me conseillez-vous de prendre ?

– Dame ! dit Quélus, comme lebatelier du Louvre passera sans doute la nuit à nous attendre, àvotre place, monsieur, je prendrais le petit bac du Pré-aux-Clercs,je me ferais descendre à la tour du coin, je suivrais le quaijusqu’au Grand-Châtelet, et par la rue de la Tixeranderie, jegagnerais le faubourg Saint-Antoine. Une fois au bout de la rueSaint-Antoine, si vous passez l’hôtel des Tournelles sans accident,il est probable que vous arriverez sain et sauf à la mystérieusemaison dont vous nous parliez tout à l’heure.

– Merci de l’itinéraire, monsieur deQuélus, dit Bussy. Vous dites le bac au Pré-aux-Clercs, la tour ducoin, le quai jusqu’au Grand-Châtelet, la rue de la Tixeranderie etla rue Saint-Antoine. On ne s’en écartera pas d’une ligne, soyeztranquille.

Et, saluant les cinq amis, il se retira endisant tout haut à Balzac d’Entragues :

– Décidément, Antraguet, il n’y a rien àfaire avec ces gens-là, allons-nous-en.

Livarot et Ribeirac se mirent à rire, suivantBussy et d’Entragues, qui s’éloignèrent, mais qui, en s’éloignant,se retournèrent plusieurs fois.

Les mignons demeurèrent calmes ; ilsparaissaient décidés à ne rien comprendre.

Comme Bussy allait franchir le dernier salonoù se trouvait madame de Saint-Luc, qui ne perdait pas des yeux sonmari, Saint-Luc lui fit un signe, montrant de l’œil le favori duduc d’Anjou, qui s’éloignait. Jeanne comprit avec cetteperspicacité qui est le privilège des femmes, et, courant augentilhomme, elle lui barra le passage.

– Oh ! monsieur de Bussy, dit elle,il n’est bruit que d’un sonnet que vous avez fait, à ce qu’onassure.

– Contre le roi, madame ? demandaBussy.

– Non ; mais en honneur de la reine.Oh ! dites-le-moi.

– Volontiers, madame, dit Bussy.

Et, offrant son bras à madame de Saint-Luc, ils’éloigna en récitant le sonnet demandé.

Pendant ce temps, Saint-Luc s’en revint toutdoucement du côté des mignons, et il entendit Quélus quidisait :

– L’animal ne sera pas difficile à suivreavec de pareilles brisées ; ainsi donc, à l’angle de l’hôteldes Tournelles, près la porte Saint-Antoine, en face l’hôtelSaint-Pol.

– Avec chacun un laquais ? demandad’Épernon.

– Non pas, Nogaret, non pas, dit Quélus,soyons seuls, sachons seuls notre secret, faisons seuls notrebesogne. Je le hais, mais j’aurais honte que le bâton d’un laquaisle touchât ; il est trop bon gentilhomme.

– Sortirons-nous tous six ensemble ?demanda Maugiron.

– Tous cinq, et non pas tous six, ditSaint-Luc.

– Ah ! c’est vrai, nous avionsoublié que tu avais pris femme. Nous te traitions encore en garçon,dit Schomberg.

– En effet, reprit d’O, c’est bien lemoins que le pauvre Saint-Luc reste avec sa femme la première nuitde ses noces.

– Vous n’y êtes pas, messieurs, ditSaint-Luc ; ce n’est pas ma femme qui me retient, quoique,vous en conviendrez, elle en vaille bien la peine ; c’est leroi.

– Comment, le roi ?

– -Oui, Sa Majesté veut que je lareconduise au Louvre.

Les jeunes gens le regardèrent avec un sourireque Saint-Luc chercha vainement à interpréter.

– Que veux-tu ? dit Quélus, le roite porte une si merveilleuse amitié, qu’il ne peut se passer detoi. D’ailleurs, nous n’avons pas besoin de Saint-Luc, ditSchomberg. Laissons-le donc à son roi et à sa dame.

– Heu ! la bête est lourde, fitd’Épernon.

– Bah ! dit Quélus, qu’on me metteen face d’elle ; qu’on me donne un épieu, j’en fais monaffaire.

On entendit la voix de Henri qui appelaitSaint-Luc.

– Messieurs, dit-il, vous l’entendez, leroi m’appelle ; bonne chasse, au revoir.

Et il les quitta aussitôt. Mais, au lieud’aller au roi, il se glissa le long des murailles encore garniesde spectateurs et de danseurs, et gagna la porte que touchait déjàBussy, retenu par la belle mariée, qui faisait de son mieux pour nepas le laisser sortir.

– Ah ! bonsoir, monsieur deSaint-Luc, dit le jeune homme. Mais comme vous avez l’aireffaré ! Est-ce que, par hasard, vous seriez de la grandechasse qui se prépare ? Ce serait une preuve de votre courage,mais ce n’en serait pas une de votre galanterie.

– Monsieur, répondit Saint-Luc, j’avaisl’air effaré parce que je vous cherchais.

– Ah ! vraiment ?

– Et que j’avais peur que vous ne fussiezparti. Chère Jeanne, ajouta-t-il, dites à votre père qu’il tâched’arrêter le roi ; il faut que je dise deux mots entête-à-tête à M. de Bussy.

Jeanne s’éloigna rapidement ; elle necomprenait rien à toutes ces nécessités ; mais elle s’ysoumettait, parce qu’elle les sentait importantes.

– Que voulez-vous me dire, monsieur deSaint-Luc ? demanda Bussy.

– Je voulais vous dire, monsieur lecomte, répondit Saint-Luc, que si vous aviez quelque rendez-vous cesoir, vous feriez bien de le remettre à demain, attendu que lesrues de Paris sont mauvaises, et que si ce rendez-vous, par hasard,devait vous conduire du côté de la Bastille, vous ferez biend’éviter l’hôtel des Tournelles, où il y a un enfoncement danslequel plusieurs hommes peuvent se cacher. Voilà ce que j’avais àvous dire, monsieur de Bussy. Dieu me garde de penser qu’un hommecomme vous puisse avoir peur. Cependant réfléchissez.

En ce moment on entendait la voix de Chicot,qui criait :

– Saint-Luc, mon petit Saint-Luc, voyons,ne te cache pas comme tu fais. Tu vois bien que je t’attends pourrentrer au Louvre.

– Sire, me voici, répondit Saint-Luc ens’élançant dans la direction de la voix de Chicot.

Près du bouffon était Henri III, auquel unpage tendait déjà le lourd manteau fourré d’hermine, tandis qu’unautre lui présentait de gros gants montant jusqu’aux coudes, et untroisième le masque de velours doublé de satin.

– Sire, dit Saint-Luc en s’adressant à lafois aux deux Henri, je vais avoir l’honneur de porter le flambeaujusqu’à vos litières.

– Point du tout, dit Henri, Chicot va deson côté, moi du mien. Mes amis sont tous des vauriens qui melaissent retourner seul au Louvre tandis qu’ils courent le carêmeprenant. J’avais compté sur eux, et les voilà qui memanquent ; or tu comprends que tu ne peux me laisser partirainsi. Tu es un homme grave et marié, tu dois me ramener à lareine. Viens, mon ami, viens. Holà ! un cheval pourM. Saint-Luc. Non pas ; c’est inutile, ajouta-t-il en sereprenant, ma litière est large ; il y a place pour deux.

Jeanne de Brissac n’avait pas perdu un mot decet entretien, elle voulut parler, dire un mot à son mari, prévenirson père que le roi enlevait Saint-Luc ; mais Saint-Luc,plaçant un doigt sur sa bouche, l’invita au silence et à lacirconspection.

– Peste ! dit-il tout bas,maintenant que je me suis ménagé François d’Anjou, n’allons pasnous brouiller avec Henri de Valois.– Sire, ajouta-t-il tout haut,me voici. Je suis si dévoué à Votre Majesté, que, si ellel’ordonnait, je la suivrais jusqu’au bout du monde.

Il y eut un grand tumulte, puis grandesgénuflexions, puis grand silence pour ouïr les adieux du roi àmademoiselle de Brissac et à son père. Ils furent charmants.

Puis les chevaux piaffèrent dans la cour, lesflambeaux jetèrent sur les vitraux leurs rouges reflets. Enfin,moitié riant, moitié grelottant, s’enfuirent, dans l’ombre et labrume, tous les courtisans de la royauté et tous les conviés de lanoce.

Jeanne, demeurée seule avec ses femmes, entradans sa chambre et s’agenouilla devant l’image d’une sainte enlaquelle elle avait beaucoup de dévotion. Puis elle ordonna qu’onla laissât seule, et qu’une collation fût prête pour le retour deson mari.

M. de Brissac fit plus, il envoyasix gardes attendre le jeune marié à la porte du Louvre, afin delui faire escorte lorsqu’il reviendrait. Mais, au bout de deuxheures d’attente, les gardes envoyèrent un de leurs compagnonsprévenir le maréchal que toutes les portes étaient closes auLouvre, et qu’avant de fermer la dernière, le capitaine du guichetavait répondu :

– N’attendez point davantage, c’estinutile ; personne ne sortira plus du Louvre cette nuit. SaMajesté est couchée, et tout le monde dort.

Le maréchal avait été porter cette nouvelle àsa fille, qui avait déclaré qu’elle était trop inquiète pour secoucher, et qu’elle veillerait en attendant son mari.

Chapitre 2Comment ce n’est pas toujours celui qui ouvre la porte qui entredans la maison.

La porte Saint-Antoine était une espèce devoûte en pierre, pareille à peu près à notre porte Saint-Denis et ànotre porte Saint-Martin d’aujourd’hui. Seulement elle tenait parson côté gauche aux bâtiments adjacents à la Bastille, et sereliait ainsi à la vieille forteresse.

L’espace compris à droite entre la porte etl’hôtel de Bretagne était grand, sombre et boueux ; mais cetespace était peu fréquenté le jour, et tout à fait solitaire quandvenait le soir, car les passants nocturnes semblaient s’être faitun chemin au plus près de la forteresse, afin de se placer enquelque sorte, dans ce temps où les rues étaient des coupe-gorge,où le guet était à peu près inconnu, sous la protection de lasentinelle du donjon, qui pouvait non pas les secourir, mais toutau moins par ses cris appeler à l’aide et effrayer lesmalfaiteurs.

Il va sans dire que les nuits d’hiverrendaient encore les passants plus prudents que les nuitsd’été.

Celle pendant laquelle se passent lesévénements que nous avons déjà racontés et ceux qui vont suivreétait si froide, si noire et si chargée de nuages sombres et bas,que nul n’eût aperçu, derrière les créneaux de la forteresseroyale, cette bienheureuse sentinelle qui, de son côté, eût étéfort empêchée de distinguer sur la place les gens quipassaient.

En avant de la porte Saint-Antoine, du côté del’intérieur de la ville, aucune maison ne s’élevait, mais seulementde grandes murailles. Ces murailles étaient, à droite, celles del’église Saint-Paul ; à gauche, celles de l’hôtel desTournelles. C’est à l’extrémité de cet hôtel, du côté de la rueSainte-Catherine, que la muraille faisait cet angle rentrant dontavait parlé Saint-Luc à Bussy.

Puis venait le pâté de maisons situées entrela rue de Jouy et la grande rue Saint-Antoine, laquelle avait, àcette époque, en face d’elle, la rue des Billettes et l’égliseSainte-Catherine.

D’ailleurs, nulle lanterne n’éclairait toutela portion du vieux Paris que nous venons de décrire. Dans lesnuits où la lune se chargeait d’illuminer la terre, on voyait sedresser, sombre, majestueuse et immobile, la gigantesque Bastille,qui se détachait en vigueur sur l’azur étoilé du ciel. Dans lesnuits sombres, au contraire, on ne voyait là où elle était qu’unredoublement de ténèbres que trouait de place en place la pâlelumière de quelques fenêtres.

Pendant cette nuit, qui avait commencé par unegelée assez vive, et qui devait finir par une neige assezabondante, aucun passant ne faisait crier sous ses pas la terregercée de cette espèce de chaussée aboutissant de la rue aufaubourg, et que nous avons dit avoir été pratiquée par le prudentdétour des promeneurs attardés. Mais, en revanche, un œil exercéeût pu distinguer, dans cet angle du mur des Tournelles, plusieursombres noires qui se remuaient assez pour prouver qu’ellesappartenaient à de pauvres diables de corps humains fortembarrassés de conserver la chaleur naturelle que leur enlevait, deminute en minute, l’immobilité à laquelle ils semblaient s’êtrevolontairement condamnés dans l’attente de quelque événement.

Cette sentinelle de la tour, qui ne pouvait, àcause de l’obscurité, voir sur la place, n’eût pas davantage puentendre, tant elle était faite à voix basse, la conversation deces ombres noires. Pourtant cette conversation ne manquait pas d’uncertain intérêt.

– Cet enragé Bussy avait bien raison,disait une de ces ombres ; c’est une véritable nuit comme nousen avions à Varsovie, quand le roi Henri était roi dePologne ; et, si cela continue, comme on nous l’a prédit,notre peau se fendra.

– Allons donc, Maugiron, tu te plainscomme une femme, répondit une autre ombre. Il ne fait pas chaud,c’est vrai ; mais tire ton manteau sur tes yeux et mets lesmains dans tes poches, tu ne t’apercevras plus du froid.

– En vérité, Schomberg, dit une troisièmeombre, tu en parles fort à ton aise, et l’on voit bien que tu esAllemand. Quant à moi, mes lèvres saignent, et mes moustaches sonthérissées de glaçons.

– Moi, ce sont les mains, dit unequatrième voix. Sur ma parole, je parierais que je n’en aiplus.

– Que n’as-tu pris le manchon de tamaman, pauvre Quélus ? répondit Schomberg. Elle te l’eûtprêté, cette chère femme, surtout si tu lui avais conté que c’étaitpour la débarrasser de son cher Bussy, qu’elle aime à peu prèscomme la peste.

– Eh ! mon Dieu ! ayez donc dela patience, dit une cinquième voix. Tout à l’heure vous vousplaindrez, j’en suis sûr, que vous avez trop chaud.

– Dieu t’entende, d’Épernon, fit Maugironen battant la semelle.

– Ce n’est pas moi qui ai parlé, ditd’Épernon, c’est d’O. Moi, je me tais, de peur que mes paroles negèlent.

– Que dis-tu ? demanda Quélus àMaugiron.

– D’O disait, reprit Maugiron, que tout àl’heure nous aurions trop chaud, et je lui répondais : QueDieu t’entende !

– Eh bien, je crois qu’il l’aentendu ; car je vois là-bas quelque chose qui vient par larue Saint-Paul.

– Erreur. Ce ne peut pas être lui.

– Et pourquoi cela ?

– Parce qu’il a indiqué un autreitinéraire.

– Comme ce serait chose étonnante,n’est-ce pas, qu’il se fût douté de quelque chose et qu’il en eûtchangé !

– Vous ne connaissez point Bussy ;où il a dit qu’il passerait, il passera, quand même il saurait quele diable est embusqué sur la route pour lui barrer le passage.

– En attendant, répondit Quélus, voilàdeux hommes qui viennent.

– Ma foi, oui, répétèrent deux ou troisvoix, reconnaissant la vérité de la proposition.

– En ce cas, chargeons, ditSchomberg.

– Un moment, dit d’Épernon ;n’allons pas tuer de bons bourgeois, ou d’honnêtes sages-femmes.Tiens ! ils s’arrêtent.

En effet, à l’extrémité de la rue Saint-Paulqui donne sur la rue Saint-Antoine, les deux personnes quiattiraient l’attention de nos cinq compagnons s’étaient arrêtéescomme indécises.

– Oh ! oh ! dit Quélus, est-cequ’ils nous auraient vus ?

– Allons donc ! à peine si nous nousvoyons nous-mêmes.

– Tu as raison, reprit Quélus.Tiens ! les voilà qui tournent à gauche… ils s’arrêtent devantune maison… Ils cherchent.

– Ma foi, oui.

– On dirait qu’ils veulent entrer, ditSchomberg. Eh ! un instant… Est-ce qu’il nouséchapperait ?

– Mais ce n’est pas lui, puisqu’il doitaller au faubourg Saint-Antoine, et que ceux-là, après avoirdébouché par Saint-Paul, ont descendu la rue, réponditMaugiron.

– Eh ! dit Schomberg, qui vousrépondra que le fin matois ne vous a pas donné une fausseindication, soit par hasard et négligemment, soit par malice etavec réflexion ?

– Au fait, cela se pourrait, ditQuélus.

Cette supposition fit bondir comme une meuteaffamée toute la troupe des gentilshommes. Ils quittèrent leurretraite et s’élancèrent, l’épée haute, vers les deux hommesarrêtés devant la porte.

Justement l’un de ces deux hommes venaitd’introduire une clef dans la serrure, la porte avait cédé etcommençait à s’ouvrir, lorsque le bruit des assaillants fit leverla tête aux deux mystérieux promeneurs.

– Qu’est ceci ? demanda en seretournant le plus petit des deux à son compagnon. Serait-ce parhasard à nous qu’on en voudrait, d’Aurilly ?

– Ah ! monseigneur, répliqua celuiqui venait d’ouvrir la porte, cela m’en a bien l’air. Vousnommerez-vous ou garderez-vous l’incognito ?

– Des hommes armés ! unguet-apens !

– Quelque jaloux qui nous guette. VraiDieu ! je l’avais bien dit, monseigneur, que la dame étaittrop belle pour n’être point courtisée.

– Entrons vite, d’Aurilly. On soutientmieux un siège en deçà qu’au delà des portes.

– Oui, monseigneur, quand il n’y a pasd’ennemis dans la place. Mais qui vous dit ?….

Il n’eut pas le temps d’achever. Les jeunesgentilshommes avaient franchi cet espace, d’une centaine de pasenviron, avec la rapidité de l’éclair. Quélus et Maugiron, quiavaient suivi la muraille, se jetèrent entre la porte et ceux quivoulaient entrer, afin de leur couper la retraite, tandis queSchomberg, d’O et d’Épernon s’apprêtaient à les attaquer deface.

– À mort ! à mort ! criaQuélus, toujours le plus ardent des cinq.

Tout à coup celui que l’on avait appelémonseigneur, et à qui son compagnon avait demandé s’il garderaitl’incognito, se retourna vers Quélus, fit un pas, et se croisantles bras avec arrogance :

– Je crois que vous avez dit : Àmort ! en parlant à un fils de France, monsieur de Quélus,dit-il d’une voix sombre et avec un sinistre regard.

Quélus recula, les yeux hagards, les genouxfléchissants, les mains inertes.

– Monseigneur le duc d’Anjou !s’écria-t-il.

– Monseigneur le duc d’Anjou !répétèrent les autres.

– Eh bien, reprit François d’un airterrible, crions-nous toujours : À mort ! à mort !mes gentilshommes ?

– Monseigneur, balbutia d’Épernon,c’était une plaisanterie ; pardonnez-nous.

– Monseigneur, dit d’O à son tour, nousne soupçonnions pas que nous pussions rencontrer Votre Altesse aubout de Paris et dans ce quartier perdu.

– Une plaisanterie ! répliquaFrançois, sans même faire à d’O l’honneur de lui répondre, vousavez de singulières façons de plaisanter, monsieur d’Épernon.Voyons, puisque ce n’est pas à moi qu’on en voulait, quel est celuique menaçait votre plaisanterie ?

– Monseigneur, dit avec respectSchomberg, nous avons vu Saint-Luc quitter l’hôtel Montmorency etvenir de ce côté. Cela nous a paru étrange, de sorte que nous avonsvoulu savoir dans quel but un mari quittait sa femme la premièrenuit de ses noces.

L’excuse était plausible ; car, selontoute probabilité, le duc d’Anjou apprendrait le lendemain queSaint-Luc n’avait point couché à l’hôtel Montmorency, et cettenouvelle coïnciderait avec ce que venait de dire Schomberg.

– M. de Saint-Luc ? Vousm’avez pris pour M. de Saint-Luc, messieurs ?

– Oui, monseigneur, reprirent en chœurles cinq compagnons.

– Et depuis quand peut-on se tromperainsi à nous deux ? dit le duc d’Anjou ;M. de Saint-Luc a la tête de plus que moi.

– C’est vrai, monseigneur, ditQuélus ; mais il est juste de la taille de M. d’Aurilly,qui a l’honneur de vous accompagner.

– Ensuite, la nuit est fort sombre,monseigneur, répliqua Maugiron.

– Puis, voyant un homme mettre une clefdans une serrure, nous l’avons pris pour le principal d’entre vous,murmura d’O.

– Enfin, dit Quélus, monseigneur ne peutpas supposer que nous ayons eu à son égard l’ombre d’une mauvaisepensée, pas même celle de troubler ses plaisirs.

Tout en parlant ainsi et tout en écoutant lesréponses plus ou moins logiques que l’étonnement et la craintepermettaient de lui faire, François, par une habile manœuvrestratégique, avait quitté le seuil de la porte et suivi pas à pasd’Aurilly, son joueur de luth, compagnon ordinaire de ses coursesnocturnes, et se trouvait déjà à une distance assez grande de cetteporte, pour que, confondue avec les autres, elle ne pût pas êtrereconnue.

– Mes plaisirs ! dit-il aigrement,et qui peut vous faire croire que je prenne ici mesplaisirs ?

– Ah ! monseigneur, en tout cas etpour quelque chose que vous soyez venu, répliqua Quélus,pardonnez-nous ; nous nous retirons.

– C’est bien. Adieu, messieurs.

– Monseigneur, ajouta d’Épernon, quenotre discrétion bien connue de Votre Altesse….

Le duc d’Anjou, qui avait déjà fait un paspour se retirer, s’arrêta, et fronçant le sourcil :

– De la discrétion, monsieur deNogaret ! et qui donc vous en demande, je vous prie ?

– Monseigneur, nous avions cru que VotreAltesse, seule à cette heure et suivie de son confident….

– Vous vous trompiez, voici ce qu’il fautcroire et ce que je veux que l’on croie.

Les cinq gentilshommes écoutèrent dans le plusprofond et le plus respectueux silence.

– J’allais, reprit d’une voix lente, etcomme pour graver chacune de ses paroles dans la mémoire de sesauditeurs, le duc d’Anjou, j’allais consulter le juif Manassès, quisait lire dans le verre et dans le marc du café. Il demeure, commevous savez, rue de la Tournelle. En passant, d’Aurilly vous aaperçus et vous a pris pour quelques archers faisant leur ronde.Aussi, ajouta-t-il avec une espèce de gaieté effrayante pour ceuxqui connaissaient le caractère du prince, en véritables consulteursde sorciers que nous sommes, rasions-nous les murailles et nouseffacions nous dans les portes pour nous dérober, s’il étaitpossible, à vos terribles regards.

Tout en parlant ainsi, le prince avaitinsensiblement regagné la rue Saint-Paul, et se trouvait à portéed’être entendu des sentinelles de la Bastille, au cas d’uneattaque, contre laquelle, sachant la haine sourde et invétérée quelui portait son frère, ne le rassuraient que médiocrement lesexcuses et les respects des mignons de Henri III.

– Et maintenant que vous savez ce qu’ilfaut en croire, et surtout ce que vous devez dire, adieu,messieurs. Il est inutile de vous prévenir que je désire ne pasêtre suivi.

Tous s’inclinèrent et prirent congé du prince,qui se retourna plusieurs fois pour les accompagner de l’œil, touten faisant quelques pas lui-même du côté opposé.

– Monseigneur, dit d’Aurilly, je vousjure que les gens à qui nous venons d’avoir affaire avaient demauvaises intentions. Il est tantôt minuit ; nous sommes,comme ils le disaient, dans un quartier perdu ; rentrons viteà l’hôtel, monseigneur, rentrons.

– Non pas, dit le princel’arrêtant ; profitons de leur départ, au contraire.

– C’est que Votre Altesse se trompe, ditd’Aurilly ; c’est qu’ils ne sont pas partis le moins dumonde ; c’est qu’ils ont rejoint, comme monseigneur peut levoir lui-même, la retraite où ils étaient cachés ; lesvoyez-vous, monseigneur, là-bas dans ce recoin, à l’angle del’hôtel des Tournelles ?

François regarda : d’Aurilly n’avait ditque l’exacte vérité. Les cinq gentilshommes avaient en effet reprisleur position, et il était évident qu’ils méditaient un projetinterrompu par l’arrivée du prince ; peut-être même ne sepostaient-ils dans cet endroit que pour épier le prince et soncompagnon, et s’assurer s’ils allaient effectivement chez le juifManassès.

– Eh bien, monseigneur, demandad’Aurilly, que décidez-vous ? Je ferai ce qu’ordonnera VotreAltesse, mais je ne crois pas qu’il soit prudent de demeurer.

– Mordieu ! dit le prince, c’estcependant fâcheux d’abandonner la partie.

– Oui, je sais bien, monseigneur, mais lapartie peut se remettre. J’ai déjà eu l’honneur de dire à VotreAltesse que je m’étais informé : la maison est louée pour unan ; nous savons que la dame loge au premier ; nous avonsdes intelligences avec sa femme de chambre, une clef qui ouvre saporte. Avec tous ces avantages nous pouvons attendre.

– Tu es sûr que la porte avaitcédé ?

– J’en suis sûr : à la troisièmeclef que j’ai essayée.

– À propos, l’as-tu refermée ?

– La porte ?

– Oui.

– Sans doute, monseigneur.

Avec quelque accent de vérité que d’Aurillyeût prononcé cette affirmation, nous devons dire qu’il était moinssûr d’avoir refermé la porte que de l’avoir ouverte. Cependant sonaplomb ne laissa pas plus de doute au prince sur la secondecertitude que sur la première.

– Mais, dit le prince, c’est que jen’eusse pas été fâché de savoir moi-même….

– Ce qu’ils font là, monseigneur ?Je puis vous le dire sans crainte de me tromper ; ils sontréunis pour quelque guet-apens. Partons. Votre Altesse a desennemis ; qui sait ce que l’on oserait tenter contreelle ?

– Eh bien, partons, j’y consens, maispour revenir.

– Pas cette nuit au moins, monseigneur.Que Votre Altesse apprécie mes craintes : je vois partout desembuscades, et certes il m’est bien permis d’avoir de pareillesterreurs, quand j’accompagne le premier prince du sang… l’héritierde la couronne, que tant de gens ont intérêt à ne pas voirhériter.

Ces derniers mots firent une impression tellesur François, qu’il se décida aussitôt à la retraite ;toutefois ce ne fut pas sans maugréer contre la disgrâce de cetterencontre et sans se promettre intérieurement de rendre aux cinqgentilshommes en temps et lieu le désagrément qu’il venait d’enrecevoir.

– Soit ! dit-il, rentrons àl’hôtel ; nous y retrouverons Bussy, qui doit être revenu deses maudites noces ; il aura ramassé quelque bonne querelle etaura tué ou tuera demain matin quelqu’un de ces mignons decouchette, et cela me consolera.

– Soit, monseigneur, dit d’Aurilly,espérons en Bussy. Je ne demande pas mieux, moi ; et j’ai,comme Votre Altesse, sous ce rapport, la plus grande confiance enlui.

Et ils partirent.

Ils n’avaient pas tourné l’angle de la rue deJouy, que nos cinq compagnons virent apparaître, à la hauteur de larue Tison, un cavalier enveloppé dans un grand manteau. Le pas secet dur du cheval résonnait sur la terre presque pétrifiée, et,luttant contre cette nuit épaisse, un faible rayon de lune, quitentait un dernier effort pour percer le ciel nuageux et cetteatmosphère lourde de neige, argentait la plume blanche de sontoquet. Il tenait en bride et avec précaution la monture qu’ildirigeait, et que la contrainte qu’il lui imposait de marcher aupas faisait écumer malgré le froid.

– Cette fois, dit Quélus, c’est lui.

– Impossible ! dit Maugiron.

– Pourquoi cela ?

– Parce qu’il est seul, et que nousl’avons quitté avec Livarot, d’Entragues et Ribeirac, et qu’ils nel’auront pas laissé se hasarder ainsi.

– C’est lui, cependant, c’est lui, ditd’Épernon. Tiens ! reconnais-tu son hum ! sonore, et safaçon insolente de porter la tête ? Il est bien seul.

– Alors, dit d’O, c’est un piège.

– En tout cas, piège ou non, ditSchomberg, c’est lui ; et comme c’est lui : Auxépées ! aux épées !

C’était en effet Bussy, qui venaitinsoucieusement par la rue Saint-Antoine, et qui suivaitponctuellement l’itinéraire que lui avait tracé Quélus ; ilavait, comme nous l’avons vu, reçu l’avis de Saint-Luc, et, malgréle tressaillement fort naturel que ces paroles lui avaient faitéprouver, il avait congédié ses trois amis à la porte de l’hôtelMontmorency.

C’était là une de ces bravades comme lesaimait le valeureux colonel, lequel disait de lui-même : Je nesuis qu’un simple gentilhomme, mais je porte en ma poitrine un cœurd’empereur, et, quand je lis dans les vies de Plutarque lesexploits des anciens Romains, il n’est pas à mon gré un seul hérosde l’antiquité que je ne puisse imiter dans tout ce qu’il afait.

Et puis Bussy avait pensé que peut-êtreSaint-Luc, qu’il ne comptait pas d’ordinaire au nombre de ses amis,et dont en effet il ne devait l’intérêt inattendu qu’à la positionperplexe dans laquelle, lui, Saint-Luc, se trouvait, ne l’avaitainsi averti que pour l’engager à des précautions qui l’eussent purendre ridicule aux yeux de ses adversaires, en admettant qu’il eûtdes adversaires prêts à l’attendre. Or Bussy craignait plus leridicule que le danger. Il avait, aux yeux de ses ennemiseux-mêmes, une réputation de courage qui lui faisait, pour lasoutenir au niveau où elle s’était élevée, entreprendre les plusfolles aventures. En homme de Plutarque, il avait donc renvoyé sestrois compagnons, vigoureuse escorte qui l’eût fait respecter mêmed’un escadron. Et seul, les bras croisés dans son manteau, sansautres armes que son épée et son poignard, il se dirigeait vers lamaison où l’attendait, non pas une maîtresse, comme on eût pu lecroire, mais une lettre que chaque mois lui envoyait, au même jour,la reine de Navarre, en souvenir de leur bonne amitié, et que lebrave gentilhomme, selon la promesse qu’il avait faite à sa belleMarguerite, promesse à laquelle il n’avait pas manqué une seulefois, allait prendre, la nuit et lui-même, pour ne compromettrepersonne, au logis du messager.

Il avait fait impunément le trajet de la ruedes Grands-Augustins à la rue Saint-Antoine, quand, en arrivant àla hauteur de la rue Sainte-Catherine, son œil actif, perçant etexercé, distingua dans les ténèbres, le long du mur, ces formeshumaines que le duc d’Anjou, moins bien prévenu, n’avait pointaperçues d’abord. Il y a d’ailleurs pour le cœur vraiment brave, àl’approche du péril qu’il devine, une exaltation qui pousse à saplus haute perfection l’acuité des sens et de la pensée.

Bussy compta les ombres noires sur la muraillegrise.

– Trois, quatre, cinq, dit-il, sanscompter les laquais qui se tiennent sans doute dans un autre coinet qui accourront au premier appel des maîtres. On fait cas de moi,à ce qu’il paraît. Diable ! voilà pourtant bien de la besognepour un seul homme. Allons, allons ! ce brave Saint-Luc ne m’apoint trompé, et, dût-il me trouer le premier l’estomac dans labagarre, je lui dirais : Merci de l’avertissement,compagnon.

Et, ce disant, il avançait toujours ;seulement, son bras droit jouait à l’aise sous son manteau, dont,sans mouvement apparent, sa main gauche avait détaché l’agrafe.

Ce fut alors que Schomberg cria : Auxépées ! et qu’à ce cri répété par ses quatre compagnonsles gentilshommes bondirent au-devant de Bussy.

– Oui-da, messieurs, dit Bussy de sa voixaiguë, mais tranquille, on veut tuer, à ce qu’il parait, ce pauvreBussy ! C’est donc une bête fauve, c’est donc ce fameuxsanglier que nous comptions chasser ? Eh bien, messieurs, lesanglier va en découdre quelques uns, c’est moi qui vous le jure,et vous savez que je ne manque pas à ma parole.

– Soit ! dit Schomberg ; maiscela n’empêche pas que tu ne sois un grand malappris, seigneurBussy d’Amboise, de nous parler ainsi à cheval, quand noust’écoutons à pied.

Et, en disant ces paroles, le bras du jeunehomme, vêtu de satin blanc, sortit du manteau, et étincela comme unéclair d’argent aux rayons de la lune, sans que Bussy pût deviner àquelle intention, si ce n’est à une intention de menace,correspondante au geste qu’il faisait.

Aussi allait-il répondre comme répondaitd’ordinaire Bussy, lorsqu’au moment d’enfoncer les éperons dans leventre de son cheval, il sentit l’animal plier et mollir sous lui.Schomberg, avec une adresse qui lui était particulière, et dont ilavait déjà donné des preuves dans les nombreux combats soutenus parlui, tout jeune qu’il était, avait lancé une espèce de coutelasdont la large lame était plus lourde que le manche et l’arme, entaillant le jarret du cheval, était restée dans la plaie comme uncouperet dans une branche de chêne.

L’animal poussa un hennissement sourd et tombaen frissonnant sur ses genoux.

Bussy, toujours préparé à tout, se trouva lesdeux pieds à terre et l’épée à la main.

– Ah ! malheureux ! dit-il,c’est mon cheval favori, vous me le payerez !

Et, comme Schomberg s’approchait, emporté parson courage, et calculant mal la portée de l’épée que Bussy tenaitserrée au corps, comme on calcule mal la portée de la dent duserpent roulé en spirale, cette épée et ce bras se détendirent etlui crevèrent la cuisse.

Schomberg poussa un cri.

– Eh bien, dit Bussy, suis-je deparole ? Un de décousu déjà. C’était le poignet de Bussy, etnon le jarret de son cheval, qu’il fallait couper,maladroit !

Et, en un clin d’œil, tandis que Schombergcomprimait sa cuisse avec son mouchoir, Bussy eut présenté lapointe de sa longue épée au visage, à la poitrine des quatre autresassaillants, dédaignant de crier, car appeler au secours,c’est-à-dire reconnaître qu’il avait besoin d’aide, était indignede Bussy ; seulement, roulant son manteau autour de son brasgauche, et s’en faisant un bouclier, il rompit, non pas pour fuir,mais pour gagner une muraille contre laquelle il pût s’adosser afinde n’être point pris par derrière, portant dix coups à la minute,et sentant parfois cette molle résistance de la chair qui indiqueque les coups ont porté. Une fois il glissa et regardamachinalement la terre. Cet instant suffit à Quélus, qui lui portaun coup dans le côté.

– Touché ! cria Quélus.

– Oui, dans le pourpoint, répondit Bussy,qui ne voulait pas même avouer sa blessure, comme touchent les gensqui ont peur.

Et, bondissant sur Quélus, il lia sivigoureusement son épée, que l’arme sauta à dix pas du jeune homme.Mais il ne put poursuivre sa victoire, car au même instant d’O,d’Épernon et Maugiron l’attaquèrent avec une nouvelle furie.Schomberg avait bandé sa blessure, Quélus avait ramassé sonépée ; il comprit qu’il allait être cerné, qu’il n’avait plusqu’une minute pour gagner la muraille, et que, s’il ne profitaitpas de cette minute, il allait être perdu.

Bussy fit en arrière un bond qui mit trois pasentre lui et les assaillants ; mais quatre épées lerattrapèrent bien vite, et cependant c’était encore trop tard, carBussy venait, grâce à un autre bond, de s’adosser au mur. Là ils’arrêta, fort comme Achille ou comme Roland, et souriant à cettetempête de coups qui s’abîmaient sur sa tête et cliquetaient autourde lui.

Tout à coup il sentit la sueur à son front etun nuage passa sur ses yeux.

Il avait oublié sa blessure, et les symptômesd’évanouissement qu’il venait d’éprouver la lui rappelaient.

– Ah ! tu faiblis ! s’écriaQuélus redoublant ses coups.

– Tiens ! dit Bussy, juges-en.

Et du pommeau de son épée il le frappa à latempe. Quélus roula sous ce coup de poing de fer.

Puis, exalté, furieux comme le sanglier qui,après avoir tenu tête aux chiens, fond sur eux, il poussa un criterrible, et s’élança en avant. D’O et d’Épernon reculèrent ;Maugiron avait relevé Quélus, et le tenait embrassé ; Bussybrisa du pied l’épée de ce dernier, taillada d’un coup d’estocl’avant-bras de d’Épernon. Un instant Bussy fut vainqueur ;mais Quélus revint à lui, mais Schomberg, tout blessé qu’il était,rentra en lice, mais quatre épées flamboyèrent de nouveau. Bussy sesentit perdu une seconde fois. Il rassembla toutes ses forces pouropérer sa retraite, et recula pas à pas pour regagner son mur. Déjàla sueur glacée de son front, le tintement sourd de ses oreilles,une taie douloureuse et sanglante étendue sur ses yeux, luiannonçaient l’épuisement de ses forces. L’épée ne suivait plus lechemin que lui traçait la pensée obscurcie. Bussy chercha le muravec sa main gauche, le toucha, et le froid du mur lui fit dubien ; mais, à son grand étonnement, le mur céda. C’était uneporte entrebâillée. Alors Bussy reprit espoir, et reconquit toutesses forces pour ce moment suprême. Pendant une seconde, ses coupsfurent rapides, et si violents, que toutes les épées s’écartèrentou se baissèrent devant lui. Alors il se laissa glisser de l’autrecôté de cette porte, et, se retournant, il la poussa d’un violentcoup d’épaule. Le pêne claqua dans la gâche. C’était fini, Bussyétait hors de danger, Bussy était vainqueur, puisqu’il étaitsauvé.

Alors, d’un œil égaré par la joie, il vit àtravers le guichet à l’étroit grillage les figures pâles de sesennemis. Il entendit les coups d’épée furieux entamer le bois de laporte, puis des cris de rage, des appels insensés. Enfin, tout àcoup il lui sembla que la terre manquait sous ses pieds, que lamuraille vacillait. Il fit trois pas en avant et se trouva dans unecour, tourna sur lui-même et alla rouler sur les marches d’unescalier.

Puis il ne sentit plus rien, et il lui semblaqu’il descendait dans le silence et l’obscurité du tombeau.

Chapitre 3Comment il est difficile parfois de distinguer le rêve de laréalité.

Bussy avait eu le temps, avant de tomber, depasser son mouchoir sous sa chemise, et de boucler le ceinturon deson épée par-dessus, ce qui avait fait une espèce de bandage à laplaie vive et brûlante d’où le sang s’échappait comme un jet deflamme ; mais, lorsqu’il en arriva là, il avait déjà perduassez de sang pour que cette perte amenât l’évanouissement auquelnous avons vu qu’il avait succombé.

Cependant, soit que, dans ce cerveau surexcitépar la colère et la souffrance, la vie persistât sous lesapparences de l’évanouissement, soit que cet évanouissement cessâtpour faire place à une fièvre qui fit place à un secondévanouissement, voici ce que Bussy vit ou crut voir, dans cetteheure de rêve ou de réalité, pendant cet instant de crépusculeplacé entre l’ombre de deux nuits.

Il se trouvait dans une chambre avec desmeubles de bois sculpté, avec une tapisserie à personnages et unplafond peint. Ces personnages, dans toutes les attitudespossibles, tenant des fleurs, portant des piques, semblaient sortirdes murailles contre lesquelles ils s’agitaient pour monter auplafond par des chemins mystérieux. Entre les deux fenêtres, unportrait de femme était placé, éclatant de lumière ; seulementil semblait à Bussy que le cadre de ce portrait n’était autre choseque le chambranle d’une porte. Bussy, immobile, fixé sur son litcomme par un pouvoir supérieur, privé de tous ses mouvements, ayantperdu toutes ses facultés, excepté celle de voir, regardait tousces personnages d’un œil terne, admirant les fades sourires de ceuxqui portaient des fleurs, et les grotesques colères de ceux quiportaient des épées. Avait-il déjà vu ces personnages ou lesvoyait-il pour la première fois ? C’est ce qu’il ne pouvaitpréciser, tant sa tête était alourdie.

Tout à coup la femme du portrait sembla sedétacher du cadre, et une adorable créature, vêtue d’une longuerobe de laine blanche, comme celle que portent les anges, avec descheveux blonds tombant sur ses épaules, avec des yeux noirs commedu jais, avec de longs cils veloutés, avec une peau sous laquelleil semblait qu’on pût voir circuler le sang qui la teintait derose, s’avança vers lui. Cette femme était si prodigieusementbelle, ses bras étendus étaient si attrayants, que Bussy fit unviolent effort pour aller se jeter à ses pieds. Mais il semblaitretenu à son lit par des liens pareils à ceux qui retiennent lecadavre au tombeau, tandis que, dédaigneuse de la terre, l’âmeimmatérielle monte au ciel.

Cela le força de regarder le lit sur lequel ilétait couché, et il lui sembla que c’était un de ces litsmagnifiques, sculptés sous François 1er, auquel pendaient descourtines de damas blanc, broché d’or.

À la vue de cette femme, les personnages de lamuraille et du plafond cessèrent d’occuper Bussy. La femme duportrait était tout pour lui, et il cherchait à voir quel vide ellelaissait dans le cadre. Mais un nuage que ses yeux ne pouvaientpercer flottait devant ce cadre, et il lui en dérobait lavue ; alors il reporta ses yeux sur le personnage mystérieux,et, concentrant sur la merveilleuse apparition tous ses regards, ilse mit à lui adresser un compliment en vers comme il les faisait,c’est-à-dire couramment.

Mais soudain la femme disparut : un corpsopaque s’interposait entre elle et Bussy ; ce corps marchaitlourdement et allongeait les mains comme fait le patient au jeu deColin-Maillard.

Bussy sentit la colère lui monter à la tête,et il entra dans une telle rage contre l’importun visiteur, que,s’il eût eu la liberté de ses mouvements, il se fût certes jeté surlui ; il est même juste de dire qu’il l’essaya, mais la choselui fut impossible.

Comme il s’efforçait vainement de se détacherdu lit auquel il semblait enchaîné, le nouveau venu parla.

– Eh bien, demanda-t-il, suis-je enfinarrivé ?

– Oui, maître, dit une voix si douce quetoutes les fibres du cœur de Bussy en tressaillirent, et vouspouvez maintenant ôter votre bandeau.

Bussy fit un effort pour voir si la femme à ladouce voix était bien la même que celle du portrait ; mais latentative fut inutile. Il n’aperçut devant lui qu’une jeune etgracieuse figure d’homme qui venait, selon l’invitation qui lui enavait été faite, d’ôter son bandeau, et qui promenait tout autourde la chambre des regards effarés.

– Au diable l’homme ! pensaBussy.

Et il essaya de formuler sa pensée par laparole ou par le geste, mais l’un lui fut aussi impossible quel’autre.

– Ah ! je comprends maintenant, ditle jeune homme en s’approchant du lit, vous êtes blessé, n’est-cepas, mon cher monsieur ? Voyons, nous allons essayer de vousraccommoder.

Bussy voulut répondre ; mais il compritque cela était chose impossible. Ses yeux nageaient dans une vapeurglacée, et les extrêmes bourrelets de ses doigts le piquaient commes’ils eussent été traversés par cent mille épingles.

– Est-ce que le coup est mortel ?demanda avec un serrement de cœur et un accent de douloureuxintérêt qui fit venir les larmes aux yeux de Bussy la voix doucequi avait déjà parlé, et que le blessé reconnut pour être celle dela dame du portrait.

– Dame ! je n’en sais rienencore ; mais je vais vous le dire, répliqua le jeunehomme ; en attendant il est évanoui.

Ce fut là tout ce que put comprendreBussy ; il lui sembla entendre comme le froissement d’une robequi s’éloignait. Puis il crut sentir quelque chose comme un ferrouge qui traversait son flanc, et ce qui restait d’éveillé en luiacheva de s’évanouir.

Plus tard il fut impossible à Bussy de fixerla durée de cet évanouissement.

Seulement, lorsqu’il sortit de ce sommeil, unvent froid courait sur son visage ; des voix rauques etdiscordantes écorchaient son oreille, il ouvrit les yeux pour voirsi c’étaient les personnages de la tapisserie qui se querellaientavec ceux du plafond, et, dans l’espérance que le portrait seraittoujours là, il tourna la tête de tous côtés. Mais de tapisserie,point ; de plafond, pas davantage. Quant au portrait, il avaitcomplètement disparu. Bussy n’avait à sa droite qu’un homme vêtu degris avec un tablier blanc retroussé à la ceinture et taché desang ; à sa gauche, qu’un moine génovéfain, qui lui soulevaitla tête, et devant lui, qu’une vieille femme marmottant desprières.

L’œil errant de Bussy s’attacha bientôt à unemasse de pierres qui se dressait devant lui, et monta jusqu’à laplus grande hauteur de ces pierres pour la mesurer ; ilreconnut alors le Temple, ce donjon flanqué de murs et detours ; au-dessus du Temple le ciel blanc et froid, légèrementdoré par le soleil levant.

Bussy était purement et simplement dans larue, ou plutôt sur le rebord d’un fossé, et ce fossé était celui duTemple.

– Ah ! merci, mes braves gens,dit-il, pour la peine que vous avez prise de m’apporter ici.J’avais besoin d’air, mais on aurait pu m’en donner en ouvrant lesfenêtres, et j’eusse été mieux sur mon lit de damas blanc et or quesur cette terre nue. N’importe, il y a dans ma poche, à moins quevous ne vous soyez déjà payés vous-mêmes, ce qui serait prudent,quelque vingt écus d’or ; prenez, mes amis, prenez.

– Mais, mon gentilhomme, dit le boucher,nous n’avons pas eu la peine de vous apporter, et vous étiez là,bien véritablement là. Nous vous y avons trouvé, en passant aupoint du jour.

– Ah ! diable ! ditBussy ; et le jeune médecin y était-il ?

Les assistants se regardèrent.

– C’est un reste de délire, dit le moineen secouant la tête. Puis, revenant à Bussy :

– Mon fils, lui dit-il, je crois que vousferiez bien de vous confesser.

Bussy regarda le moine d’un air effaré.

– Il n’y avait pas de médecin, pauvrecher jeune homme, dit la vieille. Vous étiez là, seul, abandonné,froid comme un mort. Voyez, il y a un peu de neige, et votre placeest dessinée en noir sur la neige.

Bussy jeta un regard sur son côté endolori, serappela avoir reçu un coup d’épée, glissa la main sous sonpourpoint et sentit son mouchoir à la même place, fixé sur la plaiepar le ceinturon de son épée.

– C’est singulier, dit-il.

Déjà, profitant de la permission qu’il leuravait donnée, les assistants se partageaient sa bourse avec forceexclamations pitoyables à son endroit.

– Là, dit-il quand le partage fut achevé,c’est fort bien, mes amis. Maintenant, conduisez-moi à monhôtel.

– Ah ! certainement, certainement,pauvre cher jeune homme, dit la vieille ; le boucher est fort,et puis il a son cheval, sur lequel vous pouvez monter.

– Est-ce vrai ? dit Bussy.

– C’est la vérité du bon Dieu ! ditle boucher, et moi et mon cheval sommes à votre service, mongentilhomme.

– C’est égal, mon fils, dit le moine,tandis que le boucher va chercher son cheval, vous feriez bien devous confesser.

– Comment vous appelez-vous ?demanda Bussy.

– Je m’appelle frère Gorenflot, réponditle moine.

– Eh bien, frère Gorenflot, dit Bussy ens’accommodant sur son derrière, j’espère que le moment n’est pasencore venu. Aussi, mon père, au plus pressé. J’ai froid, et jevoudrais être à mon hôtel pour me réchauffer.

– Et comment s’appelle votrehôtel ?

– Hôtel de Bussy.

– Comment ! s’écrièrent lesassistants, hôtel de Bussy !

– Oui, qu’y a-t-il d’étonnant àcela ?

– Vous êtes donc des gens deM. de Bussy.

– Je suis M. de Bussylui-même.

– Bussy ! s’écria la foule, leseigneur de Bussy, le brave Bussy, le fléau des mignons… ViveBussy !

Et le jeune homme, enlevé sur les épaules deses auditeurs, fut reporté en triomphe en son hôtel, tandis que lemoine s’en allait comptant sa part des vingt écus d’or, secouant latête et murmurant :

– Si c’est ce sacripant de Bussy, cela nem’étonne plus qu’il n’ait pas voulu se confesser.

Une fois rentré dans son hôtel, Bussy fitappeler son chirurgien ordinaire, lequel trouva la blessure sansconséquence.

– Dites-moi, lui dit Bussy, cetteblessure n’a-t-elle pas été pansée ?

– Ma foi ! dit le docteur, je nel’affirmerais pas, quoique, après tout, elle paraisse bienfraîche.

– Et, demanda Bussy, est-elle assez gravem’avoir donné le délire ?

– Certainement.

– Diable ! fit Bussy ;cependant cette tapisserie avec ses personnages portant des fleurset des piques, ce plafond à fresques, ce lit sculpté et tendu dedamas blanc et or, ce portrait entre les deux fenêtres, cetteadorable femme blonde aux yeux noirs, ce médecin qui jouait àColin-Maillard, et à qui j’ai failli crier casse-cou, ce seraitdonc du délire ? et il n’y aurait de vrai que mon combat avecles mignons ? Où me suis-je donc battu, déjà ? Ah !oui, c’est cela. C’était près de la Bastille, vers la rueSaint-Paul. Je me suis adossé à un mur ; ce mur, c’était uneporte, et cette porte a cédé heureusement. Je l’ai refermée àgrand’peine, je me suis trouvé dans une allée. Là, je ne merappelle plus rien jusqu’au moment où je me suis évanoui. Ou bienai-je rêvé, maintenant ? voici la question. Ah ! et moncheval, à propos ? On doit avoir retrouvé mon cheval mort surla place. Docteur, appelez, je vous prie, quelqu’un.

Le docteur appela un valet.

Bussy s’informa et il apprit que l’animal,saignant, mutilé, s’était traîné jusqu’à la porte de l’hôtel, etqu’on l’avait trouvé là, hennissant, à la pointe du jour. Aussitôtl’alarme s’était répandue dans l’hôtel ; tous les gens deBussy, qui adoraient leur maître, s’étaient mis à sa recherche, etla plupart d’entre eux n’étaient pas encore rentrés.

– Il n’y a donc que le portrait, ditBussy, qui demeure pour moi à l’état de rêve, et c’en était un eneffet. Quelle probabilité y a-t-il qu’un portrait se détache de soncadre pour venir converser avec un médecin qui a les yeuxbandés ? C’est moi qui suis un fou. Et cependant, quand je mele rappelle, ce portrait était bien charmant. Il avait….

Bussy se mit à détailler le portrait, et, àmesure qu’il en repassait tout les détails dans sa mémoire, unfrisson voluptueux, ce frisson de l’amour qui réchauffe etchatouille le cœur, passait comme un velours sur sa poitrinebrûlante.

– Et j’aurais rêvé tout cela !s’écria Bussy, tandis que le docteur posait l’appareil sur sablessure. Mordieu ! c’est impossible, on ne fait pas depareils rêves. – Récapitulons.

Et Bussy se mit à répéter pour la centièmefois :

– J’étais au bal ; Saint-Luc m’aprévenu qu’on devait m’attendre du côté de la Bastille. J’étaisavec Antraguet, Ribeirac et Livarot. Je les ai renvoyés. J’ai prisma route par le quai, le Grand-Châtelet, etc., etc. À l’hôtel desTournelles, j’ai commencé d’apercevoir les gens qui m’attendaient.Ils se sont rués sur moi, m’ont estropié mon cheval. Nous noussommes rudement battus. Je suis entré dans une allée ; je mesuis trouvé mal, et puis… ah ! voilà ! c’est cet etpuis qui me tue ; il y a une fièvre, un délire, un rêve,après cet et puis. Et puis, ajouta-t-il avec un soupir, jeme suis retrouvé sur le talus des fossés du Temple, où un moinegénovéfain a voulu me confesser. – C’est égal, j’en aurai le cœurnet, reprit Bussy après un silence d’un instant, qu’il employaencore à rappeler ses souvenirs. Docteur, me faudra-t-il doncgarder encore la chambre quinze jours pour cette égratignure, commej’ai fait pour la dernière ?

– C’est selon. Voyons, est-ce que vous nepouvez pas marcher ? demanda le chirurgien.

– Moi, au contraire, dit Bussy. Il mesemble que j’ai du vif-argent dans les jambes.

– Faites quelques pas.

Bussy sauta à bas de son lit, et donna lapreuve de ce qu’il avait avancé en faisant assez allègrement letour de sa chambre.

– Cela ira, dit le médecin, pourvu quevous ne montiez pas à cheval et que vous ne fassiez pas dix lieuespour le premier jour.

– À la bonne heure ! s’écria Bussy,voilà un médecin ! cependant j’en ai vu un autre cette nuit.Ah ! oui, bien vu, j’ai sa figure gravée là, et, si je lerencontre jamais, je le reconnaîtrai, j’en réponds.

– Mon cher seigneur, dit le médecin, jene vous conseille pas de le chercher ; on a toujours un peu defièvre après les coups d’épée ; vous devriez cependant savoircela, vous qui êtes à votre douzième.

– Oh ! mon Dieu ! s’écria toutà coup Bussy, frappé d’une idée nouvelle, car il ne songeait qu’aumystère de sa nuit, est-ce que mon rêve aurait commencé au delà dela porte, au lieu de commencer en deçà ? Est-ce qu’il n’yaurait pas eu plus d’allée et d’escalier qu’il n’y avait de lit dedamas blanc et or, et de portrait ? Est-ce que cesbrigands-là, me croyant tué, m’auraient porté tout bellementjusqu’aux fossés du Temple, afin de dépister quelque spectateur dela scène ? Alors, c’est pour le coup que j’aurais biencertainement rêvé le reste. Dieu saint ! si c’est vrai, s’ilsm’ont procuré le rêve qui m’agite, qui me dévore, qui me tue, jefais serment de les éventrer tous jusqu’au dernier !

– Mon cher seigneur, dit le médecin, sivous voulez vous guérir promptement, il ne faut pas vous agiterainsi.

– Excepté cependant ce bon Saint-Luc,continua Bussy sans écouter ce que lui disait le docteur. Celui-là,c’est autre chose ; il s’est conduit en ami pour moi. Aussi jeveux qu’il ait ma première visite.

– Seulement, pas avant ce soir, à cinqheures, dit le médecin.

– Soit, dit Bussy ; mais, je vousassure, ce n’est pas de sortir et de voir du monde qui peut merendre malade, mais de me tenir en repos et de demeurer seul.

– Au fait, c’est possible, dit ledocteur, vous êtes en toutes choses un singulier malade, agissez àvotre guise, monseigneur ; je ne vous recommande plus qu’unechose : c’est de ne pas vous faire donner un autre coup d’épéeavant que celui-là soit guéri.

Bussy promit au médecin de faire ce qu’ilpourrait pour cela, et, s’étant fait habiller, il appela sa litièreet se fit porter à l’hôtel Montmorency.

Chapitre 4Comment Mademoiselle de Brissac, autrement dit Madame de Saint-Luc,avait passé sa nuit de noces.

C’était un beau cavalier et un parfaitgentilhomme que Louis de Clermont, plus connu sous le nom de Bussyd’Amboise, que Brantôme, son cousin, a mis au rang des grandscapitaines du seizième siècle. Nul homme, depuis longtemps, n’avaitfait de plus glorieuses conquêtes. Les rois et les princes avaientbrigué son amitié. Les reines et les princesses lui avaient envoyéleurs plus doux sourires. Bussy avait succédé à la Mole dans lesaffections de Marguerite de Navarre ; et la bonne reine, aucœur tendre, qui, après la mort du favori dont nous avons écritl’histoire, avait sans doute besoin de consolation, avait fait,pour le beau et brave Bussy d’Amboise, tant de folies, que Henri,son mari, s’en était ému, lui qui ne s’émouvait guère de ces sortesde choses, et que le duc François ne lui eût jamais pardonnél’amour de sa sœur, si cet amour n’eût acquis Bussy à ses intérêts.Cette fois encore, le duc sacrifiait son amour à cette ambitionsourde et irrésolue qui, durant tout le cours de son existence,devait lui valoir tant de douleurs et rapporter si peu defruits.

Mais, au milieu de tous les succès de guerre,d’ambition et de galanterie, Bussy était demeuré ce que peut êtreune âme inaccessible à toute faiblesse humaine, et celui-là quin’avait jamais connu la peur n’avait jamais non plus, jusqu’àl’époque où nous sommes arrivés du moins, connu l’amour. Ce cœurd’empereur qui battait dans sa poitrine de gentilhomme, comme ildisait lui-même, était vierge et pur, pareil au diamant que la maindu lapidaire n’a pas encore touché et qui sort de la mine où il amûri sous le regard du soleil. Aussi n’y avait-il point dans cecœur place pour les détails de pensée qui eussent fait de Bussy unempereur véritable. Il se croyait digne d’une couronne et valaitmieux que la couronne qui lui servait de point de comparaison.

Henri III lui avait fait offrir son amitié, etBussy l’avait refusée, disant que les amis des rois sont leursvalets, et quelquefois pis encore ; que par conséquentsemblable condition ne lui convenait pas. Henri III avait dévoré ensilence cet affront, aggravé par le choix qu’avait fait Bussy duduc François pour son maître. Il est vrai que le duc François étaitle maître de Bussy comme le bestiaire est le maître du lion. Il lesert et le nourrit, de peur que le lion ne le mange. Tel était ceBussy que François poussait à soutenir ses querelles particulières.Bussy le voyait bien, mais le rôle lui convenait.

Il s’était fait une théorie à la manière de ladevise des Rohan, qui disaient : « Roi ne puis, prince nedaigne, Rohan je suis. » Bussy se disait : – Je ne puisêtre roi de France, mais M. le duc d’Anjou peut et veutl’être, je serai roi de M. le duc d’Anjou.

Et, de fait, il l’était.

Quand les gens de Saint-Luc virent entrer aulogis ce Bussy redoutable, ils coururent prévenirM. de Brissac.

– M. de Saint-Luc est-il aulogis ? demanda Bussy, passant la tête aux rideaux de laportière.

– Non, monsieur, fit le concierge.

– Où le trouverai-je ?

– Je ne sais, monsieur, répondit le digneserviteur. On est même fort inquiet à l’hôtel.M. de Saint-Luc n’est pas rentré depuis hier.

– Bah ! fit Bussy toutémerveillé.

– C’est comme j’ai l’honneur de vous ledire.

– Mais madame de Saint-Luc ?

– Oh ! madame de Saint-Luc, c’estautre chose.

– Elle est à l’hôtel ?

– Oui.

– Prévenez donc madame de Saint-Luc queje serais charmé si j’obtenais d’elle la permission de luiprésenter mes respects.

Cinq minutes après, le messager revint direque madame de Saint-Luc recevrait avec grand plaisirM. de Bussy.

Bussy descendit de ses coussins de velours etmonta le grand escalier ; Jeanne de Cossé était venueau-devant du jeune homme jusqu’au milieu de la salle d’honneur.Elle était fort pâle, et ses cheveux, noirs comme l’aile ducorbeau, donnaient à cette pâleur le ton de l’ivoire jauni ;ses yeux étaient rouges d’une douloureuse insomnie, et l’on eûtsuivi sur sa joue le sillon argenté d’une larme récente. Bussy, quecette pâleur avait d’abord fait sourire et qui préparait uncompliment de circonstance à ces yeux battus, s’arrêta dans sonimprovisation à ces symptômes de véritable douleur.

– Soyez le bienvenu, monsieur de Bussy,dit la jeune femme, malgré toute la crainte que votre présence mefait éprouver.

– Que voulez-vous dire, madame ?demanda Bussy, et comment ma personne peut-elle vous annoncer unmalheur ?

– Ah ! il y a eu rencontre cettenuit, entre vous et M. de Saint-Luc, cette nuit, n’est-cepas ? avouez-le.

– Entre moi etM. de Saint-Luc ? répéta Bussy étonné.

– Oui, il m’a éloignée pour vous parler.Vous êtes au duc d’Anjou, il est au roi. Vous avez eu querelle. Neme cachez rien, monsieur de Bussy, je vous en supplie. Vous devezcomprendre mon inquiétude. Il est parti avec le roi, c’estvrai ; mais on se retrouve, on se rejoint. Confessez-moi lavérité. Qu’est-il arrivé à M. de Saint-Luc ?

– Madame, dit Bussy, voilà, en vérité,qui est merveilleux. Je m’attendais à ce que vous me demandassiezdes nouvelles de ma blessure, et c’est moi que l’on interroge.

– M. de Saint-Luc vous ablessé, il s’est battu ! s’écria Jeanne. Ah ! vous voyezbien….

– Mais non, madame, il ne s’est pas battule moins du monde, avec moi du moins, ce cher Saint-Luc, et, Dieumerci ! ce n’est point de sa main que je suis blessé. Il y amême plus, c’est qu’il a fait tout ce qu’il a pu pour que je ne lefusse pas. Mais, d’ailleurs, lui-même a dû vous dire que nousétions maintenant comme Damon et Pythias !

– Lui ! comment me l’aurait-il dit,puisque je ne l’ai pas revu ?

– Vous ne l’avez pas revu ? Ce queme disait votre concierge était donc vrai ?

– Que vous disait-il ?

– Que M. de Saint-Luc n’étaitpas rentré depuis hier onze heures. Depuis hier onze heures, vousn’avez pas revu votre mari ?

– Hélas ! non.

– Mais où peut-il être ?

– Je vous le demande.

– Oh ! pardieu, contez-moi donccela, madame, dit Bussy, qui se doutait de ce qui était arrivé,c’est fort drôle.

La pauvre femme regarda Bussy avec le plusgrand étonnement.

– Non ! c’est fort triste,voulais-je dire, reprit Bussy. J’ai perdu beaucoup de sang, desorte que je ne jouis pas de toutes mes facultés. Dites-moi cettelamentable histoire, madame, dites.

Et Jeanne raconta tout ce qu’elle savait,c’est à dire l’ordre donné par Henri III à Saint-Luc del’accompagner, la fermeture des portes du Louvre, et la réponse desgardes, à laquelle, en effet, aucun retour n’avait succédé.

– Ah ! fort bien, dit Bussy, jecomprends.

– Comment ! Vous comprenez ?demanda Jeanne.

– Oui : Sa Majesté a emmenéSaint-Luc au Louvre, et, une fois entré, Saint-Luc n’a pas pu ensortir.

– Et pourquoi Saint-Luc n’a-t-il pas puen sortir ?

– Ah ! dame ! dit Bussyembarrassé, vous me demandez de dévoiler les secrets d’État.

– Mais enfin, dit la jeune femme, j’ysuis allée, au Louvre, mon père aussi.

– Eh bien ?

– Eh bien, les gardes nous ont réponduqu’ils ne savaient ce que nous voulions dire, et queM. de Saint-Luc devait être rentré au logis.

– Raison de plus pour queM. de Saint-Luc soit au Louvre, dit Bussy.

– Vous croyez ?

– J’en suis sûr, et si vous voulez vousen assurer de votre côté….

– Comment ?

– Par vous-même.

– Le puis-je donc ?

– Certainement.

– Mais j’aurais beau me présenter aupalais, on me renverra comme on a déjà fait, avec les mêmes parolesqu’on m’a déjà dites. Car, s’il y était, qui empêcherait que je nele visse ?

– Voulez-vous entrer au Louvre ?vous dis-je.

– Pourquoi faire ?

– Pour voir Saint-Luc.

– Mais enfin s’il n’y est pas ?

– Et mordieu ! je vous dis qu’il yest, moi.

– C’est étrange.

– Non, c’est royal.

– Mais vous pouvez donc y entrer, auLouvre, vous ?

– Certainement. Moi je ne suis pas lafemme de Saint-Luc.

– Vous me confondez.

– Venez toujours.

– Comment l’entendez-vous ? Vousprétendez que la femme de Saint-Luc ne peut entrer au Louvre, etvous voulez m’y mener avec vous !

– Pas du tout, madame ; ce n’est pasla femme de Saint-Luc que je veux mener là … Une femme ! fidonc !

– Alors, vous me raillez… et, voyant matristesse, c’est bien cruel à vous !

– Eh ! non, chère dame,écoutez : vous avez vingt ans, vous êtes grande, vous avezl’œil noir, vous avez la taille cambrée, vous ressemblez à mon plusjeune page… comprenez-vous… ce joli garçon à qui le drap d’orallait si bien hier soir ?

– Ah ! quelle folie ! monsieurde Bussy, s’écria Jeanne en rougissant.

– Écoutez. Je n’ai pas d’autre moyen quecelui que je vous propose. C’est à prendre ou à laisser.Voulez-vous voir votre Saint-Luc, dites ?

– Oh ! je donnerais tout au mondepour cela.

– Eh bien, je vous promets de vous lefaire voir sans que vous ayez rien à donner, moi !

– Oui… mais….

– Oh ! je vous ai dit de quellefaçon.

– Eh bien, monsieur de Bussy, je ferai ceque vous voudrez ; seulement, prévenez ce jeune garçon quej’ai besoin d’un de ses habits, et je lui enverrai une de mesfemmes.

– Non pas. Je vais faire prendre chez moiun des habits tout neufs que je destine à ces drôles pour lepremier bal de la reine mère. Celui que je croirai le plus assortià votre taille, je vous l’enverrai ; puis vous me rejoindrez àun endroit convenu ; ce soir, rue Saint-Honoré, près de la ruedes Prouvelles, par exemple, et de là….

– De là ?

– Eh bien, de là nous irons au Louvreensemble.

Jeanne se mit à rire et tendit la main àBussy.

– Pardonnez-moi mes soupçons,dit-elle.

– De grand cœur. Vous me fournirez uneaventure qui va faire rire toute l’Europe. C’est encore moi quisuis votre obligé.

Et, prenant congé de la jeune femme, ilretourna chez lui faire les préparatifs de la mascarade.

Le soir, à l’heure dite, Bussy et madame deSaint-Luc se rencontrèrent à la hauteur de la barrière desSergents. Si la jeune femme n’eût pas porté le costume de son page,Bussy ne l’eût pas reconnue. Elle était adorable sous sondéguisement. Tous deux, après avoir échangé quelques paroles,s’acheminèrent vers le Louvre.

À l’extrémité de la rue desFossés-Saint-Germain-l’Auxerrois, ils rencontrèrent grandecompagnie. Cette compagnie tenait toute la rue et leur barrait lepassage.

Jeanne eut peur. Bussy reconnut, aux flambeauxet aux arquebuses, le duc d’Anjou, reconnaissable, d’ailleurs, àson cheval pie et au manteau de velours blanc qu’il avaitl’habitude de porter.

– Ah ! dit Bussy en se retournantvers Jeanne, vous étiez embarrassé, mon beau page, de savoircomment vous pourriez pénétrer dans le Louvre ; eh bien, soyeztranquille maintenant, vous allez y faire une triomphaleentrée.

– Eh ! monseigneur ! cria detous ses poumons Bussy au duc d’Anjou.

L’appel traversa l’espace, et, malgré lepiétinement des chevaux et le chuchotement des voix, parvintjusqu’au prince.

Le prince se retourna.

– Toi, Bussy ! s’écria-t-il toutenchanté ; je te croyais blessé à mort, et j’allais à tonlogis de la Corne-du-Cerf, rue de Grenelle.

– Ma foi, monseigneur, dit Bussy sansmême remercier le prince de cette marque d’attention, si je ne suispas mort, ce n’est la faute de personne, excepté la mienne. Envérité, monseigneur, vous me fourrez dans de beaux guets-apens, etvous m’abandonnez dans de joyeuses positions. Hier, à ce bal deSaint-Luc, c’était un véritable coupe-gorge universel. Il n’y avaitque moi d’Angevin, et ils ont, sur mon honneur, failli me tirertout le sang que j’ai dans le corps.

– Par la mort, Bussy, ils le payerontcher, ton sang, et je leur en ferai compter les gouttes.

– Oui, vous dites cela, reprit Bussy avecsa liberté ordinaire, et vous aller sourire au premier que vousrencontrerez. Si, en souriant, du moins, vous montriez lesdents ; mais vous avez les lèvres trop serrées pour cela.

– Eh bien, reprit le prince,accompagne-moi au Louvre, et tu verras.

– Que verrai-je, monseigneur ?

– Tu verras comme je vais parler à monfrère.

– Écoutez, monseigneur, je ne vais pas auLouvre s’il s’agit de recevoir quelque rebuffade. C’est bon pourles princes du sang et pour les mignons, cela.

– Sois tranquille, j’ai pris la chose àcœur.

– Me promettez-vous que la réparationsera belle ?

– Je te promets que tu seras content. Tuhésites encore, je crois ?

– Monseigneur, je vous connais sibien !

– Viens, te dis-je. On en parlera.

– Voilà votre affaire toute trouvée,glissa Bussy à l’oreille de la comtesse. Il va y avoir entre cesbons frères, qui s’exècrent, une esclandre effroyable, et vous,pendant ce temps, vous retrouverez votre Saint-Luc.

– Eh bien, demanda le duc, te décides-tu,et faut-il que je t’engage ma parole de prince ?

– Oh ! non, dit Bussy, cela meporterait malheur. Allons, vaille que vaille, je vous suis, et, sil’on m’insulte, je saurai bien me venger.

Et Bussy alla prendre son rang près du prince,tandis que le nouveau page, suivant son maître au plus près,marchait immédiatement derrière lui.

– Te venger ! non, non, dit leprince, répondant à la menace de Bussy, ce soin ne te regarde pas,mon brave gentilhomme. C’est moi qui me charge de la vengeance.Écoute, ajouta-t-il à voix basse, je connais les assassins.

– Bah ! fit Bussy, Votre Altesse apris tant de soin que de s’en informer ?

– Je les ai vus.

– Comment cela ? dit Bussyétonné.

– Où j’avais affaire moi-même, à la porteSaint-Antoine ; ils m’ont rencontré, et ont failli me tuer àta place. Ah ! je ne me doutais pas que ce fût toi qu’ilsattendissent, les brigands ! sans cela….

– Eh bien, sans cela ?….

– Est-ce que tu avais ce nouveau pageavec toi ? demanda le prince en laissant la menace ensuspens.

– Non, monseigneur, dit Bussy, j’étaisseul, et vous, monseigneur ?

– Moi, j’étais avec Aurilly, et pourquoiétais-tu seul ?

– Parce que je veux conserver le nom debrave Bussy qu’ils m’ont donné.

– Et ils t’ont blessé ? demanda leprince avec sa rapidité à répondre par une feinte aux coups qu’onlui portait.

– Écoutez, dit Bussy, je ne veux pas leuren faire la joie ; mais j’ai un joli coup d’épée tout autravers du flanc.

– Ah ! les scélérats ! s’écriale prince ; Aurilly me le disait bien, qu’ils avaient demauvaises idées.

– Comment, dit Bussy, vous avez vul’embûche ! comment, vous étiez avec Aurilly, qui joue presqueaussi bien de l’épée que du luth ! comment, il a dit à VotreAltesse que ces gens-là avaient de mauvaises pensées, vous étiezdeux, et ils n’étaient que cinq, et vous n’avez pas guetté pourprêter main forte ?

– Dame ! que veux-tu, j’ignoraiscontre qui cette embûche était dressée.

– Mort diable ! comme disait le roiCharles IX en reconnaissant les amis du roi Henri III, vous avezcependant bien dû songer qu’ils en voulaient à quelque ami à vous.Or, comme il n’y a guère que moi qui aie le courage d’être votreami, il n’était pas difficile de deviner que c’était à moi qu’ilsen voulaient.

– Oui, peut-être as-tu raison, mon cherBussy, dit François, mais je n’ai pas songé à tout cela.

– Enfin ! soupira Bussy, comme s’iln’eût trouvé que ce mot pour exprimer tout ce qu’il pensait de sonmaître.

On arriva au Louvre. Le duc d’Anjou fut reçuau guichet par le capitaine et les concierges. Il y avait consignesévère ; mais, comme on le pense bien, cette consigne n’étaitpas pour le premier du royaume après le roi. Le prince s’engouffradonc sous l’arcade du pont-levis avec toute sa suite.

– Monseigneur, dit Bussy en se voyantdans la cour d’honneur, allez faire votre algarade, etrappelez-vous que vous me l’avez promise solennelle ; moi jevais dire deux mots à quelqu’un.

– Tu me quittes, Bussy ? dit avecinquiétude le prince, qui avait un peu compté sur la présence deson gentilhomme.

– Il le faut ; mais que celan’empêche ; soyez tranquille, au fort du tapage je reviendrai.Criez, monseigneur, criez, mordieu ! pour que je vous entende,ou, si je ne vous entends pas crier, vous comprenez, je n’arriveraipas.

Puis, profitant de l’entrée du duc dans lagrande salle, il se glissa, suivi de Jeanne, dans lesappartements.

Bussy connaissait le Louvre comme son proprehôtel. Il prit un escalier dérobé, deux ou trois corridorssolitaires, et arriva à une espèce d’antichambre.

– Attendez-moi ici, dit-il à Jeanne.

– Oh ! mon Dieu ! vous melaissez seule ? dit la jeune femme effrayée.

– Il le faut, répondit Bussy ; jedois vous éclairer le chemin et vous ménager les entrées.

Chapitre 5Comment Mademoiselle de Brissac, autrement dit Madame de Saint-Luc,s’arrangea pour passer la seconde nuit de ses noces autrementqu’elle n’avait passé la première.

Bussy alla droit au cabinet des armesqu’affectionnait tant le roi Charles IX, et qui, par une nouvelledistribution, était devenu la chambre à coucher du roi Henri III,lequel l’avait accommodé à son usage. Charles IX, roi chasseur, roiforgeron, roi poète, avait dans cette chambre des cors, desarquebuses, des manuscrits, des livres et des étaux. Henri III yavait deux lits de velours et de satin, des dessins d’une grandelicence, des reliques, des scapulaires bénis par le pape, dessachets parfumés venant d’Orient et une collection des plus bellesépées d’escrime qui se pussent voir.

Bussy savait bien que Henri ne serait pas danscette chambre, puisque son frère lui demandait audience dans lagalerie, mais il savait aussi que près de la chambre du roi étaitl’appartement de la nourrice de Charles IX, devenu celui du favoride Henri III. Or, comme Henri III était un prince très changeantdans ses amitiés, cet appartement avait été successivement occupépar Saint-Mégrin, Maugiron, d’O, d’Épernon, Quélus et Schomberg,et, en ce moment, il devait l’être, selon la pensée de Bussy, parSaint-Luc, pour qui le roi, ainsi qu’on l’a vu, éprouva une sigrande recrudescence de tendresse, qu’il avait enlevé le jeunehomme à sa femme.

C’est qu’à Henri III, organisation étrange,prince futile, prince profond, prince craintif, prince brave, c’estqu’à Henri III, toujours ennuyé, toujours inquiet, toujours rêveur,il fallait une éternelle distraction : le jour, le bruit, lesjeux, l’exercice, les momeries, les mascarades, lesintrigues ; la nuit, la lumière, les caquetages, la prière oula débauche. Aussi Henri III est-il à peu près le seul personnagede ce caractère que nous retrouvions dans notre monde moderne.

Henri III, l’hermaphrodite antique, étaitdestiné à voir le jour dans quelque ville d’Orient, au milieu d’unmonde de muets, d’esclaves, d’eunuques, d’icoglans, de philosopheset de sophistes, et son règne devait marquer une ère particulièrede molles débauches et de folies inconnues, entre Néron etHéliogabale.

Or Bussy, se doutant donc que Saint-Luchabitait l’appartement de la nourrice, alla frapper à l’antichambrecommune aux deux appartements.

Le capitaine des gardes vint ouvrir.

– M. de Bussy ! s’écrial’officier étonné.

– Oui, moi même, mon cher monsieur deNancey, dit Bussy. Le roi désire parler àM. de Saint-Luc.

– Fort bien, répondit le capitaine ;qu’on prévienne M. de Saint Luc que le roi veut luiparler.

À travers la porte restée entr’ouverte Bussydécocha un regard au page.

Puis, se retournant versM. de Nancey :

– Mais que fait-il donc, ce pauvreSaint-Luc ? demanda Bussy.

– Il joue avec Chicot, monsieur, enattendant le roi qui vient de se rendre à la demande d’audience quelui a faite M. le duc d’Anjou.

– Voulez-vous permettre que mon pagem’attende ici ? demanda Bussy au capitaine des gardes.

– Bien volontiers, répondit lecapitaine.

– Entrez, Jean, dit Bussy à la jeunefemme ; et de la main il lui montra l’embrasure d’une fenêtredans laquelle elle alla se réfugier.

Elle y était blottie à peine que Saint-Lucentra. Par discrétion, M. de Nancey se retira hors de laportée de la voix.

– Que me veut donc encore le roi ?dit Saint-Luc la voix aigre et la mine renfrognée. Ah ! c’estvous, monsieur de Bussy.

– Moi-même, cher Saint-Luc, et avanttout….

Il baissa la voix.

– Avant tout, merci du service que vousm’avez rendu.

– Ah ! dit Saint-Luc, c’était toutnaturel, et il me répugnait de voir assassiner un brave gentilhommecomme vous. Je vous croyais tué.

– Il s’en est fallu de peu ; maispeu, dans ce cas-là, c’est énorme.

– Comment cela ?

– Oui, j’en ai été quitte pour un jolicoup d’épée que j’ai rendu avec usure, je crois, à Schomberg et àd’Épernon. Quant à Quélus, il doit remercier les os de son crâne.C’est un des plus durs que j’aie encore rencontrés.

– Ah ! racontez-moi donc votreaventure, elle me distraira, dit Saint-Luc en bâillant à sedémonter la mâchoire.

– Je n’ai pas le temps dans ce moment-ci,mon cher Saint-Luc. D’ailleurs je suis venu pour tout autre chose.Vous vous ennuyez fort, à ce qu’il paraît ?

– Royalement, c’est tout dire.

– Eh bien, je viens pour vous distraire.Que diable ! un service en vaut un autre.

– Vous avez raison, celui que vous merendez n’est pas moins grand que celui que je vous ai rendu. Onmeurt d’ennui aussi bien que d’un coup d’épée ; c’est pluslong, mais c’est plus sûr.

– Pauvre comte ! dit Bussy, vousêtes donc prisonnier, comme je m’en doutais ?

– Tout ce qu’il y a de plus prisonnier.Le roi prétend qu’il n’y a que mon humeur qui le distraye. Le roiest bien bon, car, depuis hier, je lui ai fait plus de grimaces queson singe, et lui ai dit plus de brutalités que son bouffon.

– Eh bien, voyons : ne puis-je pas àmon tour, comme je vous l’offrais, vous rendre unservice ?

– Certainement, dit Saint-Luc ; vouspouvez aller chez moi, ou plutôt chez le maréchal de Brissac, pourrassurer ma pauvre petite femme, qui doit être fort inquiète et quitrouve certainement ma conduite des plus étranges.

– Que lui dirai-je ?

– Eh pardieu ! dites-lui ce que vousavez vu ; c’est-à-dire que je suis prisonnier, consigné auguichet, que, depuis hier, le roi me parle de l’amitié commeCicéron qui a écrit là-dessus, et de la vertu comme Socrate qui l’apratiquée.

– Et que lui répondez-vous ? demandaBussy en riant.

– Morbleu ! je lui réponds qu’àpropos d’amitié, je suis un ingrat, et à propos de vertu, que jesuis un pervers ; ce qui n’empêche pas qu’il s’obstine etqu’il me répète en soupirant : « Ah ! Saint-Luc,l’amitié n’est donc qu’une chimère ! Ah ! Saint-Luc, lavertu n’est donc qu’un nom ! » Seulement, après l’avoirdit en français, il le redit en latin et le répète en grec.

À cette saillie, le page, auquel Saint-Lucn’avait pas encore fait la moindre attention, poussa un éclat derire.

– Que voulez-vous, cher ami ? ilcroit vous toucher. Bis repetita placent, à plus forteraison, ter. Mais est-ce là tout ce que je puis faire pourvous ?

– Ah ! mon Dieu, oui ; dumoins, j’en ai bien peur.

– Alors, c’est fait.

– Comment cela ?

– Je me suis douté de tout ce qui estarrivé, et j’ai d’avance tout dit à votre femme.

– Et qu’a-t-elle répondu ?

– Elle n’a pas voulu croire d’abord.Mais, ajouta Bussy en jetant un coup d’œil du côté de l’embrasurede la fenêtre, j’espère qu’elle se sera enfin rendue à l’évidence.Demandez-moi donc autre chose, quelque chose de difficile,d’impossible même ; il y aura plaisir à entreprendre cela.

– Alors, mon cher Bussy, empruntez pourquelques instants l’hippogriffe au gentil chevalier Astolfe, etamenez-le contre une de mes fenêtres ; je monterai en croupederrière vous, et vous me conduirez près de ma femme. Libre à vousde continuer après, si bon vous semble, votre voyage vers lalune.

– Mon cher, dit Bussy, il y a une choseplus simple, c’est de mener l’hippogriffe à votre femme, et quevotre femme vienne vous trouver.

– Ici ?

– Oui, ici.

– Au Louvre ?

– Au Louvre même. Est-ce que ce ne seraitpas plus drôle encore, dites ?

– Oh ! mordieu ! je croisbien.

– Vous ne vous ennuierez plus ?

– Non, ma foi.

– Car vous vous ennuyez, m’avez-vousdit ?

– Demandez à Chicot. Depuis ce matin, jel’ai pris en horreur et lui ai proposé trois coups d’épée. Cecoquin s’est fâché que c’était à crever de rire. Eh bien, je n’aipas sourcillé, moi. Mais je crois que si cela dure, je le tueraitout de bon pour me distraire, ou que je m’en ferai tuer.

– Peste ! ne vous y jouez pas ;vous savez que Chicot est un rude tireur. Vous vous ennuieriez bienplus encore dans une bière que vous ne vous ennuyez dans votreprison, allez.

– Ma foi, je n’en sais rien.

– Voyons ! dit Bussy riant,voulez-vous que je vous donne mon page ?

– À moi ?

– Oui, un garçon merveilleux.

– Merci, dit Saint-Luc, je déteste lespages. Le roi, m’a offert de faire venir celui des miens quim’agréait le plus, et j’ai refusé. Offrez-le au roi qui monte samaison. Moi, je ferai en sortant d’ici ce qu’on fit à Chenonceauxlors du festin vert, je ne me ferai plus servir que par des femmes,et encore, je ferai moi-même le programme du costume.

– Bah ! dit Bussy insistant, essayeztoujours.

– Bussy, dit Saint-Luc dépité, ce n’estpas bien à vous de me railler ainsi.

– Laissez moi faire.

– Mais non.

– Quand je vous dis que je sais ce qu’ilvous faut.

– Mais non, non, non, cent foisnon !

– Holà ! page, venez ici.

– Mordieu ! s’écria Saint-Luc.

Le page quitta sa fenêtre, et vint toutrougissant.

– Oh ! oh ! murmura Saint-Luc,stupéfait de reconnaître Jeanne sous la livrée de Bussy.

– Eh bien, demanda Bussy, faut il lerenvoyer ?

– Non, vrai Dieu ! non, s’écriaSaint-Luc. Ah ! Bussy, Bussy, c’est moi qui vous dois uneamitié éternelle !

– Vous savez qu’on ne vous entend pas,Saint-Luc, mais qu’on vous regarde.

– C’est vrai, dit celui-ci.

Et, après avoir fait deux pas vers sa femme,il en fit trois en arrière.

En effet, M. de Nancey, étonné de lapantomime par trop expressive de Saint-Luc, commençait à prêterl’oreille, quand un grand bruit, venant de la galerie vitrée, lefit sortir de sa préoccupation.

– Ah ! mon Dieu ! s’écriaM. de Nancey, voilà le roi qui querelle quelqu’un, ce mesemble.

– Je le crois, en effet, répliqua Bussyjouant l’inquiétude ; serait-ce, par hasard, M. le ducd’Anjou, avec lequel je suis venu ?

Le capitaine des gardes assura son épée à soncôté, et partit dans la direction de la galerie où, en effet, lebruit d’une vive discussion perçait voûtes et murailles.

– Dites que je n’ai pas bien fait leschoses ? dit Bussy en se retournant vers Saint-Luc.

– Qu’y a-t-il donc ? demandacelui-ci.

– Il y a que M. d’Anjou et le roi sedéchirent en ce moment, et que, comme ce doit être un superbespectacle, j’y cours pour n’en rien perdre. Vous, profitez de labagarre, non pas pour fuir, le roi vous rejoindrait toujours, maispour mettre en lieu de sûreté ce beau page que je vous donne ;est-ce possible ?

– Oui, pardieu ! et d’ailleurs, sicela ne l’était pas, il faudrait bien que cela le devînt, maisheureusement j’ai fait le malade, je garde la chambre.

– En ce cas, adieu, Saint-Luc ;madame, ne m’oubliez pas dans vos prières.

Et Bussy, tout joyeux d’avoir joué ce mauvaistour à Henri III, sortit de l’antichambre et gagna la galerie où leroi, rouge de colère, soutenait au duc d’Anjou, pâle de rage, que,dans la scène de la nuit précédente, c’était Bussy qui était leprovocateur.

– Je vous affirme, sire, s’écriait le ducd’Anjou, que d’Épernon, Schomberg, d’O, Maugiron et Quélusl’attendaient à l’hôtel des Tournelles.

– Qui vous l’a dit ?

– Je les ai vus moi-même, sire, de mesdeux yeux vus.

– Dans l’obscurité, n’est-ce pas ?la nuit était noire comme l’intérieur d’un four.

– Aussi n’est-ce point au visage que jeles ai reconnus.

– À quoi donc ? auxépaules ?

– Non, sire, à la voix.

– Ils vous ont parlé ?

– Ils ont fait mieux que cela, ils m’ontpris pour Bussy et m’ont chargé.

– Vous ?

– Oui, moi.

– Et qu’alliez vous faire à la porteSaint-Antoine ?

– Que vous importe ?

– Je veux le savoir, moi. Je suis curieuxaujourd’hui.

– J’allais chez Manassès.

– Chez Manassès, un juif !

– Vous allez bien chez Ruggieri, unempoisonneur.

– Je vais où je veux, je suis le roi.

– Ce n’est pas répondre, c’estassommer.

– D’ailleurs, comme je l’ai dit, c’estBussy qui a été le provocateur.

– Bussy ?

– Oui.

– Où cela ?

– Au bal de Saint-Luc.

– Bussy a provoqué cinq hommes ?Allons donc ! Bussy est brave, mais Bussy n’est pas fou.

– Par la mordieu ! je vous dis quej’ai entendu la provocation, moi. D’ailleurs, il en était biencapable, puisque, malgré tout ce que vous dites, il a blesséSchomberg à la cuisse, d’Épernon au bras, et presque assomméQuélus.

– Ah ! vraiment, dit le duc, il nem’avait point parlé de cela, je lui en ferai mon compliment.

– Moi, dit le roi, je ne complimenteraipersonne, mais je ferai un exemple de ce batailleur.

– Et moi, dit le duc, moi que vos amisattaquent, non seulement dans la personne de Bussy, mais encoredans la mienne, je saurai si je suis votre frère, et s’il y a enFrance, excepté Votre Majesté, un seul homme qui ait le droit de meregarder en face sans qu’à défaut du respect la crainte lui fassebaisser les yeux.

En ce moment, attiré par les clameurs des deuxfrères, parut Bussy, galamment habillé de satin vert tendre avecdes nœuds roses.

– Sire, dit-il en s’inclinant devantHenri III, daignez agréer mes très humbles respects.

– Pardieu ! le voici, dit Henri.

– Votre Majesté, à ce qu’il paraît, mefait l’honneur de s’occuper de moi ? demanda Bussy.

– Oui, répondit le roi, et je suis bienaise de vous voir ; quoi qu’on m’ait dit, votre visage respirela santé.

– Sire, le sang tiré rafraîchit levisage, dit Bussy, et je dois avoir le visage très frais cesoir.

– Eh bien, puisqu’on vous a battu,puisqu’on vous a meurtri, plaignez-vous, seigneur de Bussy, et jevous ferai justice.

– Permettez, sire, dit Bussy, on ne m’ani battu ni meurtri, et je ne me plains pas.

Henri demeura stupéfait et regarda le ducd’Anjou.

– Eh bien, que disiez-vous donc ?demanda-t-il.

– Je disais que Bussy a reçu un coup dedague qui lui traverse le flanc.

– Est-ce vrai, Bussy ? demanda leroi.

– Puisque le frère de Votre Majestél’assure, dit Bussy, cela doit être vrai ; un premier princedu sang ne saurait mentir.

– Et, ayant un coup d’épée dans le flanc,dit Henri, vous ne vous plaignez pas ?

– Je ne me plaindrais, sire, que si, pourm’empêcher de me venger moi-même, on me coupait la maindroite ; encore, continua l’intraitable duelliste, je mevengerais, je l’espère bien, de la main gauche.

– Insolent ! murmura Henri.

– Sire, dit le duc d’Anjou, vous avezparlé de justice, eh bien, faites justice ; nous ne demandonspas mieux. Ordonnez une enquête, nommez des juges, et que l’onsache bien de quel côté venait le guet-apens, et qui avait préparel’assassinat.

Henri rougit.

– Non, dit-il, j’aime mieux encore cettefois ignorer où sont les torts et envelopper tout le monde dans unpardon général. J’aime mieux que ces farouches ennemis fassent lapaix, et je suis fâché que Schomberg et d’Épernon se trouventretenus chez eux par leurs blessures. Voyons, monsieur d’Anjou,quel était le plus enragé de tous mes amis, à votre avis ?Dites, cela doit vous être facile, puisque vous prétendez les avoirvus ?

– Sire, dit le duc d’Anjou, c’étaitQuélus.

– Ma foi oui ! dit Quélus, je nem’en cache pas, et Son Altesse a bien vu.

– Alors, dit Henri, queM. de Bussy et M. de Quélus fassent la paix aunom de tous.

– Oh ! oh ! dit Quélus, quesignifie cela, sire ?

– Cela signifie que je veux qu’ons’embrasse ici, devant moi, à l’instant même.

Quélus fronça le sourcil.

– Eh quoi ! signor, ditBussy en se retournant du côté de Quélus et en imitant le gesteitalien de Pantalon, ne me ferez-vous point cettefavour ?

La saillie était si inattendue, et Bussyl’avait faite avec tant de verve, que le roi lui-même se mit àrire.

Alors, s’approchant de Quélus :

– Allons, monsou, dit-il ;le roi le vout.

Et il lui jeta les deux bras au cou.

– J’espère que cela ne vous engage àrien, dit tout bas Quélus à Bussy.

– Soyez tranquille, répondit Bussy dumême ton. Nous nous retrouverons un jour ou l’autre.

Quélus, tout rouge et tout défrisé, se reculafurieux.

Henri fronça le sourcil, et Bussy, toujourspantalonnant, fit une pirouette et sortit de la salle duconseil.

Chapitre 6Comment se faisait le petit coucher du roi Henri III.

Après cette scène commencée en tragédie etterminée en comédie, et dont le bruit, échappé au dehors comme unécho du Louvre, se répandit par la ville, le roi, tout courroucé,reprit le chemin de son appartement, suivi de Chicot, qui demandaità souper.

– Je n’ai pas faim, dit le roi enfranchissant le seuil de sa porte.

– C’est possible, dit Chicot ; maismoi j’enrage, et je voudrais mordre quelque chose, ne fût-ce qu’ungigot.

Le roi fit comme s’il n’avait pas entendu. Ildégrafa son manteau, qu’il posa sur son lit, ôta son toquet,maintenu sur sa tête par de longues épingles noires, et le jeta surson fauteuil ; puis, s’avançant vers le couloir qui conduisaità la chambre de Saint-Luc, laquelle n’était séparée de la sienneque par une simple muraille :

– Attends-moi ici, bouffon, dit-il, jereviens.

– Oh ! ne te presse pas, mon fils,dit Chicot, ne te presse pas ; je désire même, continua-t-ilen écoutant le pas de Henri qui s’éloignait, que tu me laisses letemps de te ménager une petite surprise.

Puis, lorsque le bruit des pas se fut tout àfait éteint :

– Holà ! dit-il en ouvrant la portede l’antichambre.

Un valet accourut.

– Le roi a changé d’avis, dit il, il veutun joli souper fin pour lui et Saint-Luc. Surtout il a recommandéle vin ; allez, laquais.

Le valet tourna sur ses talons et courutexécuter les ordres de Chicot, qu’il ne doutait pas être les ordresdu roi.

Quant à Henri, il était passé, comme nousl’avons dit, dans l’appartement de Saint-Luc, lequel, prévenu de lavisite de Sa Majesté, s’était couché et se faisait lire des prièrespar un vieux serviteur, qui, l’ayant suivi au Louvre, avait étéfait prisonnier avec lui. Sur un fauteuil doré, dans un coin, latête entre ses deux mains, dormait profondément le page qu’avaitamené Bussy.

Le roi embrassa toutes ces choses d’un coupd’œil.

– Qu’est-ce que ce jeune homme ?demanda-t-il à Saint-Luc avec inquiétude.

– Votre Majesté, en me retenant ici, nem’a-t-elle pas autorisé à faire venir un page ?

– Oui, sans doute, répondit HenriIII.

– Eh bien, j’ai profité de la permission,sire.

– Ah ! ah !

– Sa Majesté se repent-elle de m’avoiraccordé cette distraction ? demanda Saint-Luc.

– Non pas, mon fils, non pas ;distrais-toi, au contraire. Eh bien, comment vas-tu ?

– Sire, dit Saint-Luc, j’ai une grandefièvre.

– En effet, dit le roi, tu as le visageempourpré, mon enfant ; voyons le pouls, tu sais que je suisun peu médecin.

Saint-Luc tendit la main avec un mouvementvisible de mauvaise humeur.

– Oui-da ! dit le roi,plein-intermittent, agité.

– Oh ! sire, dit Saint-Luc, c’estqu’en vérité je suis bien malade.

– Sois tranquille, dit Henri, je te feraisoigner par mon propre médecin.

– Merci ! sire. Je détesteMiron.

– Je te garderai moi-même.

– Sire, je ne souffrirai pas….

– Je vais faire dresser un lit pour moidans ta chambre, Saint-Luc. Nous causerons toute la nuit. J’aimille choses à te raconter.

– Ah ! s’écria Saint-Luc désespéré,vous vous dites médecin, vous vous dites mon ami, et vous voulezm’empêcher de dormir. Morbleu ! docteur, vous avez une drôlede manière de traiter vos malades ! Morbleu ! sire, vousavez une singulière façon d’aimer vos amis.

– Eh quoi ! tu veux rester seul,souffrant comme tu es !

– Sire, j’ai mon page Jean.

– Mais il dort.

– C’est comme cela que j’aime les gensqui me veillent ; au moins ils ne m’empêchent point de dormirmoi-même.

– Laisse-moi au moins te veiller aveclui. Je ne te parlerai que si tu te réveilles.

– Sire, j’ai le réveil très maussade, etil faut être bien habitué à moi pour me pardonner toutes lessottises que je dis avant d’être bien éveillé.

– Au moins, viens assister à moncoucher.

– Et je serai libre après de revenir memettre au lit ?

– Parfaitement libre.

– Eh bien, soit. Mais je ferai un tristecourtisan, je vous en réponds. Je tombe de sommeil.

– Tu bâilleras tout à ton aise.

– Quelle tyrannie ! dit Saint-Luc,quand vous avez tous vos autres amis.

– Ah ! oui, ils sont dans un belétat, et Bussy me les a bien accommodés. Schomberg a la cuissecrevée ; d’Épernon a le poignet tailladé comme une manche àl’espagnole ; Quélus est encore tout étourdi de son coup depoing d’hier et de son embrassade d’aujourd’hui ; reste d’O,qui m’ennuie à mourir, et Maugiron qui me boude. Allons !réveille ce grand bélître de page, et fais-toi passer une robe dechambre.

– Sire, si Votre Majesté veut melaisser.

– Pourquoi faire ?

– Le respect….

– Allons donc !

– Sire, dans cinq minutes je serai chezVotre Majesté.

– Dans cinq minutes, soit ! Mais pasplus de cinq minutes, entends-tu ; et pendant ces cinq minutestrouve-moi de bons contes, Saint-Luc, que nous tâchions de rire unpeu.

Et là-dessus, le roi, qui avait obtenu lamoitié de ce qu’il voulait, sortit à moitié content.

La porte ne se fut pas plutôt referméederrière lui, que le page se réveilla en sursaut, et d’un bond futà la portière.

– Ah ! Saint-Luc, dit-il quand lebruit des pas se fut perdu, vous allez encore me quitter. MonDieu ! quel supplice ! je meurs d’effroi ici. Si l’onallait découvrir !

– Ma chère Jeanne, dit Saint-Luc, Gaspardque voilà ici, et il lui montrait le vieux serviteur, vous défendracontre toute indiscrétion.

– Alors, autant vaut que je m’en aille,dit la jeune femme en rougissant.

– Si vous l’exigez absolument, Jeanne,dit Saint-Luc d’un ton attristé, je vous ferai reconduire à l’hôtelMontmorency, car la consigne n’est que pour moi. Mais si vous étiezaussi bonne que belle, si vous aviez dans le cœur quelquessentiments pour le pauvre Saint-Luc, vous l’attendriez quelquesinstants. Je vais tant souffrir de la tête, des nerfs et desentrailles, que le roi ne voudra pas d’un si triste compagnon et merenverra coucher.

Jeanne baissa les yeux.

– Allez donc, dit-elle,j’attendrai ; mais je vous dirai comme le roi : Ne soyezpas longtemps.

– Jeanne, ma chère Jeanne, vous êtesadorable, dit, Saint-Luc, rapportez-vous-en à moi de revenir leplus tôt possible près de vous. D’ailleurs, il me vient une idée,je vais la mûrir un peu, et, à mon retour, je vous en feraipart.

– Une idée qui vous rendra laliberté ?

– Je l’espère.

– Alors, allez.

– Gaspard, dit Saint-Luc, empêchez bienque personne n’entre ici. Puis, dans un quart d’heure, fermez laporte à clef ; apportez-moi cette clef chez le roi. Allez direà l’hôtel qu’on ne soit point inquiet de madame la comtesse, et nerevenez que demain.

Gaspard promit en souriant d’exécuter lesordres que la jeune femme écoutait en rougissant.

Saint-Luc prit la main de sa femme, la baisatendrement, et courut à la chambre de Henri, qui déjàs’impatientait.

Jeanne, toute seule et toute frémissante, seblottit dans l’ample rideau qui tombait des tringles du lit, et là,rêveuse, inquiète, courroucée, elle chercha de son côté, en jouantavec une sarbacane, un moyen de sortir victorieuse de l’étrangeposition où elle se trouvait.

Quand Saint-Luc entra chez le roi, il futsaisi du parfum âpre et voluptueux qu’exhalait la chambre royale.Les pieds de Henri foulaient, en effet, une jonchée de fleurs donton avait coupé les tiges, de peur qu’elles n’offensassent la peaudélicate de Sa Majesté ; roses, jasmins, violettes, giroflées,malgré la rigueur de la saison, formaient un moelleux et odoranttapis au roi Henri III.

La chambre, dont le plafond avait été abaisséet décoré de belles peintures sur toile, était meublée, comme nousl’avons dit, de deux lits, l’un desquels était si large, que,quoique son chevet fût appuyé au mur, il tenait près du tiers de lachambre. Ce lit était d’une tapisserie d’or et de soie àpersonnages mythologiques, représentant l’histoire de Cenée ou deCenis, tantôt homme et tantôt femme, laquelle métamorphose nes’opérait pas, comme on peut le présumer, sans les plus fantasquesefforts de l’imagination du peintre. Le ciel du lit était de toiled’argent lamée d’or et de figures de soie, et les armes royalesrichement brodées étaient appliquées à la portion du baldaquin qui,appliquée à la muraille, formait le chevet du lit.

Il y avait aux fenêtres même tapisserie qu’auxlits, et les canapés et les fauteuils étaient formés de même étoffeque celle du lit et des fenêtres. Au milieu du plafond, une chaîned’or laissait pendre une lampe de vermeil, dans laquelle brûlaitune huile qui répandait, en se consumant, un parfum exquis. À ladroite du lit, un satyre d’or tenait à la main un candélabre oùbrûlaient quatre bougies roses parfumées aussi. Ces bougies,grosses comme des cierges, jetaient une lumière qui, jointe à cellede là lampe, éclairait suffisamment la chambre.

Le roi, les pieds nus posés sur les fleurs quijonchaient le parquet, était assis sur sa chaise d’ébène incrustéed’or ; il avait sur les genoux sept ou huit petits chiensépagneuls tout jeunes, et dont les frais museaux chatouillaientdoucement ses mains. Deux serviteurs triaient et frisaient sescheveux retroussés comme ceux d’une femme, sa moustache à crochet,et sa barbe rare et floconneuse.

Un troisième enduisait le visage du princed’une couche onctueuse de crème rosé d’un goût tout particulier etd’odeurs des plus appétissantes.

Henri fermait les yeux et se laissait faireavec la majesté et le sérieux d’un dieu indien.

– Saint-Luc, disait-il, où estSaint-Luc ?

Saint-Luc entra.

Chicot le prit par la main et l’amena devantle roi.

– Tiens, dit-il à Henri, le voici, tonami Saint-Luc ; ordonne-lui de se débarbouiller ou plutôt dese barbouiller aussi avec de la crème ; car si tu ne prendscette indispensable précaution, il arrivera une chosefâcheuse : ou lui sentira mauvais pour toi, qui sens si bon,ou toi tu sentiras trop bon pour lui, qui ne sentira rien. Çà, lesgraisses et les peignes ! ajouta Chicot en s’étendant sur ungrand fauteuil en face du roi, j’en veux tâter aussi, moi.

– Chicot, Chicot ! s’écriaHenri ; votre peau est trop sèche et absorberait une tropgrande quantité de crème ; à peine y en a-t-il assez pourmoi ; et votre poil est si dur, qu’il casserait mespeignes.

– Ma peau s’est séchée à tenir lacampagne pour toi, prince ingrat ! et si mon poil est si dur,c’est que les contrariétés que tu me donnes le tiennentcontinuellement hérissé ; mais si tu me refuses la crème pourmes joues, c’est-à-dire pour mon extérieur, c’est bon, mon fils, jene te dis que cela.

Henri haussa les épaules en homme peu disposéà s’amuser des facéties de son bouffon.

– Laissez-moi, dit-il, vous radotez.

Puis, se retournant vers Saint-Luc :

– Eh bien, mon fils, dit-il, ce mal detête ?

Saint-Luc porta la main à son front, et poussaun gémissement.

– Figure-toi, continua Henri, que j’ai vuBussy d’Amboise. Aïe !… monsieur, dit-il au coiffeur, vous mebrûlez.

Le coiffeur s’agenouilla.

– Vous avez vu Bussy d’Amboise,sire ? dit Saint-Luc tout frissonnant.

– Oui, répondit le roi ;comprends-tu ces imbéciles qui l’ont attaqué à cinq, et qui l’ontmanqué ? Je les ferai rouer. Si tu avais été là, dis donc,Saint-Luc ?

– Sire, répondit le jeune homme, il estprobable que je n’eusse pas été plus heureux que mescompagnons.

– Allons donc ! que dis-tu ? jegage mille écus d’or que tu touches dix fois Bussy, contre Bussysix. Pardieu ! il faudra que demain nous voyions cela.Tires-tu toujours, mon enfant ?

– Mais oui, sire.

– Je demande si tu t’exerces souvent.

– Presque tous les jours quand je meporte bien ; mais, quand je suis malade, sire, je ne suis bonà rien absolument.

– Combien de fois metouchais-tu ?

– Nous faisions jeu égal à peu près,sire.

– Oui, mais je tire mieux que Bussy. Parla mordieu ! monsieur, dit Henri à son barbier, vousm’arrachez la moustache.

Le barbier s’agenouilla.

– Sire, dit Saint-Luc, indiquez-moi unremède pour le mal de cœur.

– Il faut manger, dit le roi.

– Oh ! sire, je crois que vous voustrompez.

– Non, je t’assure.

– Tu as raison, Valois, dit Chicot, etcomme j’ai grand mal de cœur ou d’estomac, je ne sais pas bienlequel, je suis l’ordonnance.

Et l’on entendit un bruit singulier pareil àcelui qui résulte du mouvement très multiplié des mâchoires d’unsinge.

Le roi se retourna et vit Chicot, qui, aprèsavoir englouti à lui tout seul le double souper qu’il avait faitmonter au nom du roi, faisait jouer bruyamment ses mandibules, touten dégustant le contenu d’une tasse de porcelaine du Japon.

– Eh bien, dit Henri, que diablefaites-vous là, monsieur Chicot ?

– Je prends ma crème à l’intérieur, ditChicot, puisque extérieurement elle m’est défendue.

– Ah ! traître, s’écria le roi enfaisant un demi-tour de tête si malencontreux que le doigt pâteuxdu valet de chambre emplit de crème la bouche du roi.

– Mange, mon fils, dit gravement Chicot,je ne suis pas si tyrannique que toi ; intérieure ouextérieure, je te les permets toutes deux.

– Monsieur, vous m’étouffez, dit Henri auvalet de chambre.

Le valet de chambre s’agenouilla comme avaientfait le coiffeur et le barbier.

– Qu’on aille me chercher mon capitainedes gardes, s’écria Henri, qu’on me l’aille chercher à l’instantmême.

– Et pourquoi faire, ton capitaine desgardes ? demanda Chicot, passant son doigt dans l’intérieur dela tasse de porcelaine, et faisant glisser ensuite son doigt entreses lèvres.

– Pour qu’il passe son épée au travers ducorps de Chicot, et que, si maigre qu’il puisse être, il en fasseun rôti à mes chiens.

Chicot se redressa, et, se coiffant detravers :

– Par la mordieu ! dit-il, du Chicotà tes chiens, du gentilhomme à tes quadrupèdes ! Eh bien,qu’il y vienne, mon fils, ton capitaine des gardes, et nousverrons.

Et Chicot tira sa longue épée, dont ils’escrima si plaisamment contre le coiffeur, contre le barbier,contre le valet de chambre, que le roi ne put s’empêcher derire.

– Mais j’ai faim, dit le roi d’une voixdolente, et le coquin a mangé à lui seul tout le souper.

– Tu es un capricieux, Henri, dit Chicot.Je t’ai offert de te mettre à table, et tu as refusé. En tout cas,il reste ton bouillon. Moi, je n’ai plus faim et je vais mecoucher.

Pendant ce temps, le vieux Gaspard était venuapporter la clef à son maître.

– Moi aussi, dit Saint-Luc, car jemanquerais, si je restais plus longtemps debout, de respect à monroi, en tombant devant lui dans des attaques nerveuses. J’ai lefrisson.

– Tiens, Saint-Luc, dit le roi en tendantau jeune homme une poignée de petits chiens, emporte, emporte.

– Pourquoi faire ? demandaSaint-Luc.

– Pour les faire coucher avec toi ;ils prendront ton mal, et tu ne l’auras plus.

– Merci, sire, dit Saint-Luc en remettantles chiens dans leur corbeille, je n’ai pas de confiance dans votrerecette.

– Je t’irai voir cette nuit, Saint-Luc,dit le roi.

– Oh ! ne venez pas, sire, je vousen supplie, dit Saint-Luc, vous me réveilleriez en sursaut, et l’ondit que cela rend épileptique.

Et, sur ce, ayant salué le roi, il sortit dela chambre, poursuivi par les signes d’amitié que lui prodiguaHenri tant qu’il put le voir.

Chicot avait déjà disparu.

Les deux ou trois personnes qui avaientassisté au coucher sortirent à leur tour.

Il ne resta près du roi que les valets, quilui couvrirent le visage d’un masque de toile fine enduite degraisse parfumée. Des trous pour le nez, pour les yeux et pour labouche étaient ménagés dans ce masque. Un bonnet d’une étoffe desoie et d’argent le fixait sur le front et aux oreilles.

Puis on passa les bras du roi dans unebrassière de satin rose, bien douillettement doublée de soie fineet de ouate ; puis on lui présenta des gants d’une peau sisouple, qu’on eût dit qu’ils étaient de tricot. Ces gants montaientjusqu’aux coudes, et ils étaient oints intérieurement d’une huileparfumée qui leur donnait cette élasticité dont à l’extérieur oncherchait inutilement la cause.

Ces mystères de la toilette royale achevés, onfit boire à Henri son consommé dans une tasse d’or ; mais,avant de le porter à ses lèvres, il en versa la moitié dans uneautre tasse toute pareille à la sienne, et ordonna qu’on envoyâtcette moitié à Saint-Luc, en lui souhaitant une bonne nuit.

Ce fut alors le tour de Dieu, qui, ce soir-là,sans doute à cause de la grande préoccupation du roi, fut traitéassez légèrement. Henri ne fit qu’une seule prière sans mêmetoucher à ses chapelets bénits ; et, faisant ouvrir son litbassiné avec de la coriandre, du benjoin et de la cannelle, il secoucha.

Puis, une fois accommodé sur ses nombreuxoreillers, Henri ordonna que l’on enlevât la jonchée de fleurs quicommençait à épaissir l’air de la chambre. On ouvrit pendantquelques secondes les fenêtres pour renouveler cet air trop chargéde carbone. Après quoi un grand feu de sarments brûla dans lacheminée de marbre, et, rapide comme un météore, ne s’éteignitnéanmoins qu’après avoir répandu sa douce chaleur dans toutl’appartement.

Alors le valet ferma tout, rideaux etportières, et fit entrer le grand chien favori du roi, quis’appelait Narcisse. D’un bond, il sauta sur le lit du roi,trépigna, tourna un instant, puis il se coucha en s’allongeant entravers sur les pieds de son maître.

Enfin on souffla les bougies roses quibrûlaient aux mains du satyre d’or, on baissa la lumière de laveilleuse en y substituant une mèche moins forte, et le valetchargé de ces derniers détails sortit à son tour sur la pointe dupied.

Déjà plus tranquille, plus nonchalant, plusoublieux que ces moines oisifs de son royaume enfouis dans leursgrasses abbayes, le roi de France ne se donnait plus la peine desonger qu’il y eût une France.

Il dormait.

Une demi-heure après, les gens qui veillaientdans les galeries, et qui, de leurs différents postes, pouvaientdistinguer les fenêtres de la chambre de Henri, virent à traversles rideaux s’éteindre tout à fait la lampe royale, et les rayonsargentés de la lune remplacer sur les vitres la douce lumière rosequi les colorait. Ils pensèrent en conséquence que Sa Majestédormait de mieux en mieux.

En ce moment, tous les bruits du dedans et dudehors s’étaient éteints, et l’on eût entendu la chauve-souris laplus silencieuse voler dans les sombres corridors du Louvre.

Chapitre 7Comment, sans que personne sut la cause de cette conversion, le roiHenri se trouva converti du jour au lendemain.

Deux heures se passèrent ainsi.

Soudain un cri terrible retentit. Ce cri étaitparti de la chambre de Sa Majesté.

Cependant la veilleuse était toujours éteinte,le silence toujours profond, et nul bruit ne se faisait entendre,sauf cet étrange appel du roi.

Car c’était le roi qui avait crié.

Bientôt on distingua le bruit d’un meuble quitombait, d’une porcelaine qui éclatait en morceaux, de pas insenséscourant dans la chambre ; puis ce furent des cris nouveauxmêlés à des aboiements de chiens. Aussitôt les lumières brillent,les épées reluisent dans les galeries, et les pas lourds des gardesappesantis par le sommeil ébranlent les piliers massifs.

– Aux armes ! cria-t-on de toutesparts, aux armes ! le roi appelle, courons chez le roi.

Et au même instant, s’élançant d’un pasrapide, le capitaine des gardes, le colonel des Suisses, lesfamiliers du château, les arquebusiers de service, se précipitèrentdans la chambre royale, qu’un jet de flamme inonda aussitôt :vingt flambeaux illuminèrent la scène.

Près du fauteuil renversé, des tasses brisées,devant le lit en désordre et dont les draps et les couverturesétaient épars dans la chambre, Henri, grotesque et effrayant dansson attirail de nuit, se tenait, les cheveux hérissés, les yeuxfixes.

Sa main droite était étendue, tremblante commeune feuille au vent.

Sa main gauche crispée se cramponnait à lapoignée de son épée qu’il avait machinalement saisie.

Le chien, aussi agité que son maître, leregardait les pattes écartées, et hurlait.

Le roi paraissait muet à force de terreur, ettout ce monde, n’osant rompre le silence, s’interrogeant des yeux,attendait avec une anxiété terrible.

Alors parut à demi habillée, mais enveloppéedans un vaste manteau, la jeune reine, Louise de Lorraine, blondeet douce créature qui mena la vie d’une sainte sur cette terre, etque les cris de son époux avaient réveillée.

– Sire, dit-elle, plus tremblante quetout le monde, qu’y a-t-il donc ? mon Dieu !… vos crissont arrivés jusqu’à moi, et je suis venue.

– Ce… ce… ce n’est rien, dit le roi sansmouvoir ses yeux qui semblaient regarder dans l’air une forme vagueet invisible pour tout autre que pour lui.

– Mais Votre Majesté a crié, reprit lareine… Votre Majesté est donc souffrante ?

La terreur était peinte si visiblement sur lestraits de Henri, qu’elle gagnait peu à peu tous les assistants. Onreculait, on avançait, on dévorait des yeux la personne du roi pours’assurer qu’il n’était pas blessé, qu’il n’avait pas été frappé dela foudre ou mordu par quelque reptile.

– Oh ! sire, s’écria la reine, sire,au nom du ciel, ne nous laissez pas dans une pareilleangoisse ! Voulez-vous un médecin ?

– Un médecin ! dit Henri du même tonsinistre, non, le corps n’est point malade, c’est l’âme, c’estl’esprit ; non, non, pas de médecin… un confesseur.

Chacun se regarda, on interrogea les portes,les rideaux, le parquet, le plafond. En aucun lieu n’était restéela trace de l’objet invisible qui avait si fort épouvanté leroi.

Cet examen était fait avec un redoublement decuriosité : le mystère se compliquait, le roi demandait unconfesseur !

Aussitôt la demande faite, un messager a sautésur son cheval, des milliers d’étincelles ont jailli du pavé de lacour du Louvre. Cinq minutes après Joseph Foulon, le supérieur ducouvent de Sainte-Geneviève, était réveillé, arraché pour ainsidire de son lit, et il arrivait chez le roi.

Avec le confesseur, le tumulte a cessé, lesilence se rétablit, on s’interroge, on conjecture, on croitdeviner, mais surtout on a peur… Le roi se confesse !

Le lendemain de grand matin, le roi, levéavant tout le monde, ordonne qu’on referme la porte du Louvre, quine s’est ouverte que pour laisser passer le confesseur.

Puis il fait venir le trésorier, le cirier, lemaître des cérémonies, il prend ses heures reliées de noir et litdes prières, s’interrompt pour découper des images de saints, ettout à coup commande qu’on fasse venir tous ses amis.

À cet ordre on passa d’abord chezSaint-Luc ; mais Saint-Luc était plus souffrant que jamais. Illanguit, il est écrasé de fatigue. Son mal est dégénéré enaccablement, son sommeil, ou plutôt sa léthargie a été si profonde,que seul de tous les commensaux du palais, quoiqu’une mincemuraille le sépare seule du prince, il n’a rien entendu de la scènede la nuit. Aussi demande-t-il à rester au lit, il y fera toutesles prières que le roi lui ordonnera.

À ce déplorable récit, Henri fait le signe dela croix, ordonne qu’on lui envoie son apothicaire.

Puis il recommande qu’on apporte au Louvretoutes les disciplines du couvent des Génovéfains, il passe, vêtude noir, devant Schomberg qui boite, devant d’Épernon qui a sonbras en écharpe, devant Quélus encore tout étourdi, devant d’O etMaugiron qui tremblent. Il leur distribue, en passant, desdisciplines, et leur ordonne de se flageller le plus rudement queleurs bras puissent frapper.

D’Épernon fait observer qu’ayant le bras droiten écharpe il doit être excepté de la cérémonie, attendu qu’il nepourra rendre les coups qu’on lui donnera, ce qui fera pour ainsidire un désaccord dans la gamme de la flagellation.

Henri III lui répond que sa pénitence n’ensera que plus agréable à Dieu.

Lui-même donne l’exemple. Il ôte sonpourpoint, sa veste, sa chemise, et se frappe comme un martyr.Chicot a voulu rire et gausser selon son habitude, mais un regardterrible du roi lui a appris que ce n’était pas l’heure ;alors il a pris comme les autres une discipline ; seulement,au lieu de se frapper, il assomme ses voisins ; et lorsqu’ilne trouve plus aucun torse à sa portée, il enlève des écailles dela peinture des colonnes et des boiseries.

Ce tumulte rassérène peu à peu le visage duroi, quoiqu’il soit visible que son esprit reste toujoursprofondément frappé.

Tout à coup il quitte sa chambre en ordonnantqu’on l’attende. Derrière lui, les pénitences cessent comme parenchantement. Chicot seul continue de frapper sur d’O, qu’il a enexécration. D’O le lui rend du mieux qu’il peut. C’est un duel decoups de martinet.

Henri est passé chez la reine. Il lui a faitdon d’un collier de perles de vingt-cinq mille écus, l’a embrasséesur les deux joues, ce qui ne lui est pas arrivé depuis plus d’unan, et l’a suppliée de déposer les ornements royaux et de secouvrir d’un sac.

Louise de Lorraine, toujours bonne et douce, yconsent aussitôt. Elle demande pourquoi son mari, en lui donnant uncollier de perles, désire qu’elle se mette un sac sur lesépaules.

– Pour mes péchés, répond Henri.

Cette réponse satisfait la reine, car elleconnaît mieux que personne de quelle somme énorme de péchés sonmari doit faire pénitence. Elle s’habille au gré de Henri, quirevient dans sa chambre en y donnant rendez-vous à la reine.

À la vue du roi, la flagellation recommence.D’O et Chicot, qui n’ont point cessé, sont en sang. Le roi lescomplimente, et les appelle ses vrais et seuls amis.

Au bout de dix minutes, la reine arrive, vêtuede son sac. Aussitôt on distribue des cierges à toute la cour, et,pieds nus, par cet horrible temps de givre et de neige, les beauxcourtisans, les belles dames et les bons Parisiens, dévots au roiet à Notre-Dame, s’en vont à Montmartre, grelottant d’abord, maiséchauffés bientôt par les coups furieux que distribue Chicot à tousceux qui ont le malheur de se trouver à portée de sadiscipline.

D’O s’est avoué vaincu, et a pris la file àcinquante pas de Chicot.

À quatre heures du soir, la promenade lugubreétait terminée, les couvents avaient reçu de riches aumônes, lespieds de toute la cour étaient gonflés, les dos de tous lescourtisans étaient écorches ; la reine avait paru en publicavec une énorme chemise de toile grossière, le roi avec un chapeletde têtes de mort. Il y avait eu larmes, cris, prières, encens,cantiques.

La journée, comme on le voit, avait étébonne.

En effet, chacun a souffert du froid et descoups pour faire plaisir au roi, sans que personne ait pu devinerpourquoi ce prince, qui avait si bien dansé l’avant-veille, semacérait ainsi le surlendemain.

Les huguenots, les ligueurs et les libertinsont regardé passer en riant la procession des flagellants, disant,en vrais dépréciateurs que sont ces sortes de gens, que la dernièreprocession était plus belle et plus fervente, ce qui n’était pointvrai.

Henri est rentré à jeun avec de longues raiesbleues et rouges sur les épaules ; il n’a pas quitté la reinede tout le jour, et il a profité de tous les moments de repos, detoutes les stations aux chapelles, pour lui promettre des revenusnouveaux et faire des plans de pèlerinage avec elle.

Quant à Chicot, las de frapper et affamé parl’exercice inusité auquel l’a condamné le roi, il s’est dérobé unpeu au-dessus de la porte Montmartre, et avec frère Gorenflot, cemême moine génovéfain qui a voulu confesser Bussy et qui est de sesamis, il est entré dans le jardin d’une guinguette fort en renom,où il a bu du vin épicé et mangé une sarcelle tuée dans les maraisde la Grange-Batelière. Puis, au retour de la procession, il arepris son rang et est revenu jusqu’au Louvre, frappant de plusbelle les pénitents et les pénitentes, et distribuant, comme il ledisait lui-même, ses indulgences plénières.

Le soir arrivé, le roi se sentit fatigué deson jeûne, de sa course pieds nus et des coups furieux qu’ils’était donnés. Il se fit servir un souper maigre, bassiner lesépaules, allumer un grand feu, et passa chez Saint-Luc, qu’iltrouva allègre et dispos.

Depuis la veille, le roi était bienchangé ; toutes ses idées étaient tournées vers le néant deschoses humaines, vers la pénitence et la mort.

– Ah ! dit-il avec cet accentprofond de l’homme dégoûté de la vie, Dieu a en vérité bien fait derendre l’existence si amère.

– Pourquoi cela, sire ? demandaSaint-Luc.

– Parce que l’homme fatigué de ce monde,au lieu de craindre la mort, y aspire.

– Pardon, sire, dit Saint-Luc, parlezpour vous ; mais je n’y aspire pas du tout, à la mort.

– Écoute, Saint-Luc, dit le roi ensecouant la tête ; si tu faisais bien, tu suivrais monconseil, je dirais plus, mon exemple.

– Bien volontiers, sire, si cet exempleme sourit.

– Veux-tu que nous laissions, moi macouronne, toi ta femme, et que nous entrions dans un cloître ?J’ai des dispenses de notre saint-père le pape ; dès demainnous ferons profession. Je m’appellerai frère Henri…

– Pardon, sire, pardon, vous tenez peu àvotre couronne que vous connaissez trop ; mais, moi, je tiensbeaucoup à ma femme que je ne connais pas encore assez. Donc jerefuse.

– Oh ! oh ! dit Henri, tu vasmieux, à ce qu’il paraît.

– Infiniment mieux, sire ; je mesens l’esprit tranquille, le cœur à la joie. J’ai l’âme disposéed’une manière incroyable au bonheur et au plaisir.

– Pauvre Saint-Luc ! dit le roi enjoignant les mains.

– C’était hier, sire, qu’il fallait meproposer cela. Oh ! hier, j’étais quinteux, maussade,endolori. Pour rien je me serais jeté dans un puits. Mais, ce soir,c’est autre chose ; j’ai passé une bonne nuit, une journéecharmante. Et, mordieu ! vive la joie.

– Tu jures, Saint-Luc, dit le roi.

– Ai-je juré, sire ? C’est possible,mais vous jurez aussi quelquefois, vous, ce me semble.

– J’ai juré, Saint-Luc, mais je nejurerai plus.

– Je n’ose pas dire cela. Je jurerai lemoins possible. Voilà la seule chose à laquelle je veux m’engager.D’ailleurs, Dieu est bon et miséricordieux pour nos péchés, quandnos péchés tiennent à la faiblesse humaine.

– Tu crois donc que Dieu mepardonnera ?

– Oh ! je ne parle pas pour vous,sire. je parle pour votre serviteur. Peste ! vous, vous avezpéché… en roi… tandis que moi, j’ai péché en simpleparticulier ; j’espère bien que, le jour du jugement, leSeigneur aura deux poids et deux balances.

Le roi poussa un soupir, murmura unConfiteor, se frappa la poitrine au meâculpâ.

– Saint-Luc, dit-il à la fin, veux-tupasser la nuit dans ma chambre ?

– C’est selon, demanda Saint-Luc, qu’yferons-nous, dans la chambre de Votre Majesté ?

– Nous allumerons toutes les lumières, jeme coucherai, et tu me liras les litanies des saints.

– Merci, sire.

– Tu ne veux donc pas ?

– Je m’en garderai bien.

– Tu m’abandonnes, Saint-Luc, tum’abandonnes !

– Non, je ne vous quitte pas, aucontraire.

– Ah ! vraiment ?

– Si vous voulez.

– Certainement, je le veux.

– Mais à une condition sine quânon.

– Laquelle ?

– C’est que Votre Majesté va fairedresser des tables, envoyer chercher des violons et descourtisanes, et, ma foi ! nous danserons.

– Saint-Luc ! Saint-Luc !s’écria le roi au comble de la terreur.

– Tiens ! dit Saint-Luc. Je me sensfolâtre, ce soir, moi. Voulez-vous boire et danser, sire ?

Mais Henri ne répondait point. Son esprit,parfois si vif et si enjoué, s’assombrissait de plus en plus etsemblait lutter contre une secrète pensée qui l’alourdissait, commeferait un plomb attaché aux pattes d’un oiseau qui étendraitvainement ses ailes pour s’envoler.

– Saint-Luc, dit enfin le roi d’une voixfunèbre, rêves-tu quelquefois ?

– Souvent, sire.

– Tu crois aux rêves ?

– Par raison.

– Comment cela ?

– Eh oui ! les rêves consolent de laréalité. Ainsi, cette nuit, j’ai fait un rêve charmant.

– Lequel ?

– J’ai rêvé que ma femme…

– Tu penses encore à ta femme,Saint-Luc ?

– Plus que jamais.

– Ah ! fit le roi avec un soupir etregardant le ciel.

– J’ai rêvé, continua Saint-Luc, que mafemme avait, tout en gardant son charmant visage, car elle estjolie ma femme, sire…

– Hélas ! oui, dit le roi. Ève étaitjolie aussi, malheureux ! et Ève nous a tous perdus.

– Ah ! voilà donc d’où vient votrerancune ? Mais revenons à mon rêve, sire.

– Moi aussi, dit le roi, j’ai rêvé…

– Ma femme, donc, tout en gardant soncharmant visage, avait pris les ailes et la forme d’un oiseau, ettout aussitôt, bravant guichets et grille, elle avait passépar-dessus les murailles du Louvre, et était venue donner du frontcontre mes vitres avec un charmant petit cri que je comprenais, etqui disait : « Ouvre-moi, Saint-Luc, ouvre-moi, mon mari.»

– Et tu as ouvert ? dit le roipresque désespéré.

– Je le crois bien, s’écria Saint-Luc, etavec empressement encore !

– Mondain !

– Mondain tant que vous voudrez,sire.

– Et tu t’es réveillé alors ?

– Non pas, sire, je m’en suis biengardé ; le rêve était trop charmant.

– Alors tu as continué derêver ?

– Le plus que j’ai pu, sire.

– Et tu espères, cette nuit….

– Rêver encore. Oui, n’en déplaise àVotre Majesté, voilà pourquoi je refuse l’offre obligeante qu’elleme fait d’aller lui lire des prières. Si je veille, sire, je veuxau moins trouver l’équivalent de mon rêve. Ainsi, si, comme je l’aidit à Votre Majesté, elle veut faire dresser les tables, envoyerchercher les violons….

– Assez, Saint-Luc, assez, dit le roi ense levant. Tu te perds et tu me perdrais avec toi si je demeuraisplus longtemps ici. Adieu, Saint-Luc, j’espère que le cielt’enverra, au lieu de ce rêve tentateur, quelque rêve salutaire quit’amènera à partager demain mes pénitences et à nous sauver decompagnie.

– J’en doute, sire, et même j’en suis sicertain, que, si j’ai un conseil à donner à Votre Majesté, c’est demettre dès ce soir à la porte du Louvre le libertin de Saint-Luc,qui est tout à fait décidé à mourir impénitent.

– Non, dit Henri, non, j’espère que d’icià demain la grâce le touchera comme elle m’a touché. Bonsoir,Saint-Luc, je vais prier pour toi.

– Bonsoir, sire, je vais rêver pourvous.

Et Saint-Luc commença le premier couplet d’unechanson plus que légère que le roi avait l’habitude de chanter dansses moments de bonne humeur, ce qui activa encore la retraite duroi, qui ferma la porte, et rentra chez lui en murmurant :

– Seigneur, mon Dieu ! votre colèreest juste et légitime, car le monde va de mal en pis.

Chapitre 8Comment le roi eut peur d’avoir eu peur, et comment Chicot eut peurd’avoir peur.

En sortant de chez Saint-Luc, le roi trouvatoute la cour réunie, selon ses ordres, dans la grande galerie.

Alors il distribua quelques faveurs à sesamis, envoya en province d’O, d’Épernon et Schomberg, menaçaMaugiron et Quélus de leur faire leur procès s’ils avaient denouvelles querelles avec Bussy, donna sa main à baiser à celui-ci,et tint longtemps son frère François serré contre son cœur.

Quant à la reine, il se montra envers elleprodigue d’amitiés et d’éloges, à tel point, que les assistants enconçurent le plus favorable augure pour la succession de lacouronne de France.

Cependant l’heure ordinaire du coucherapprochait, et l’on pouvait facilement voir que le roi retardaitcette heure autant que possible ; enfin l’horloge du Louvrerésonna dix fois : Henri jeta un long regard autour de lui, ilsembla choisir parmi tous ses amis celui qu’il chargerait de cettefonction de lecteur que Saint-Luc venait de refuser.

Chicot le regardait faire.

– Tiens ! dit-il avec son audaceaccoutumée, tu as l’air de me faire les doux yeux, ce soir, Henri.Chercherais-tu par hasard à placer une bonne abbaye de dix millelivres de rente ? Tudiable ! quel prieur je ferais !Donne, mon fils, donne.

– Venez avec moi, Chicot, dit le roi.Bonsoir, messieurs, je vais me coucher.

Chicot se retourna vers les courtisans,retroussa sa moustache, et, avec une tournure des plus gracieuses,tout en roulant de gros yeux tendres :

– Bonsoir, messieurs, répéta-t-il,parodiant la voix de Henri ; bonsoir, nous allons nouscoucher.

Les courtisans se mordirent les lèvres ;le roi rougit.

– Çà, mon barbier, dit Chicot, moncoiffeur, mon valet de chambre, et surtout ma crème.

– Non, dit le roi, il n’est besoin derien de tout cela ce soir ; nous allons entrer dans le carême,et je suis en pénitence.

– Je regrette la crème, dit Chicot.

Le roi et le bouffon rentrèrent dans lachambre que nous connaissons.

– Ah çà ! Henri, dit Chicot, je suisdonc le favori, moi ? Je suis donc l’indispensable ? Jesuis donc très beau, plus beau que ce Cupidon de Quélus ?

– Silence, bouffon ! dit leroi ; et vous, messieurs de la toilette, sortez.

Les valets obéirent ; la porte sereferma. Henri et Chicot demeurèrent seuls, Chicot regardait Henriavec une sorte d’étonnement.

– Pourquoi les renvoies-tu ? demandale bouffon. Ils ne nous ont pas encore graissés. Est-ce que tucomptes me graisser de ta main royale ? Dame ! c’est unepénitence comme une autre.

Henri ne répondit pas. Tout le monde étaitsorti de la chambre, et les deux rois, le fou et le sage, seregardaient.

– Prions, dit Henri.

– Merci, s’écria Chicot ; ce n’estpoint assez divertissant. Si c’est pour cela que tu m’as faitvenir, j’aime encore mieux retourner dans la mauvaise compagnie oùj’étais. Adieu, mon fils. Bonsoir.

– Restez, dit le roi.

– Oh ! oh ! fit Chicot en seredressant, ceci dégénère en tyrannie. Tu es un despote, unPhalaris, un Denys. Je m’ennuie ici, moi ; toute la journée tum’as fait déchirer les épaules de mes amis à coups de nerf de bœuf,et voilà que nous prenons la tournure de recommencer ce soir.Peste ! Ne recommençons pas, Henri. Nous ne sommes plus quenous deux ici, et à deux… tout coup porte.

– Taisez-vous, misérable bavard !dit le roi, et songez à vous repentir.

– Bon ! nous y voilà. Me repentir,moi ! Et de quoi veux-tu que je me repente ? de m’êtrefait le bouffon d’un moine ? Confiteor… Je merepens ; meâ culpâ ; c’est ma faute, c’est mafaute, c’est ma très grande faute.

– Pas de sacrilège, malheureux ! pasde sacrilège ! dit le roi.

– Ah çà ! dit Chicot, j’aimeraisautant être enfermé dans la cage des lions ou dans la loge dessinges que d’être enfermé dans la chambre d’un roi maniaque.Adieu ! je m’en vais.

Le roi enleva la clef de la porte.

– Henri, dit Chicot, je te préviens quetu as l’air sinistre, et que, si tu ne me laisses pas sortir,j’appelle, je crie, je brise la porte, je casse la fenêtre. Ahmais ! ah mais !

– Chicot, dit le roi du ton le plusmélancolique, Chicot, mon ami, tu abuses de ma tristesse.

– Ah ! je comprends, dit Chicot, tuas peur de rester tout seul. Les tyrans sont comme cela. Fais-toifaire douze chambres comme Denys, ou douze palais comme Tibère. Enattendant, prends ma longue épée, et laisse-moi reporter lefourreau chez moi, hein ?

À ce mot de peur, un éclair était passé dansles yeux de Henri ; puis, avec un frisson étrange, il s’étaitlevé et avait parcouru la chambre.

Il y avait une telle agitation dans tout lecorps de Henri, une telle pâleur sur son visage, que Chicotcommença à le croire réellement malade, et qu’après l’avoir regardéd’un air effaré faire trois ou quatre tours dans sa chambre, il luidit :

– Voyons, mon fils, qu’as-tu ? contetes peines à ton ami Chicot.

Le roi s’arrêta devant le bouffon, et, leregardant :

– Oui, dit-il, tu es mon ami, mon seulami.

– Il y a, dit Chicot, l’abbaye deValencey qui est vacante.

– Écoute, Chicot, dit Henri, tu esdiscret ?

– Il y a aussi celle de Pithiviers, oùl’on mange de si bons pâtés de mauviettes.

– Malgré tes bouffonneries, continua leroi, tu es homme de cœur.

– Alors ne me donne pas une abbaye,donne-moi un régiment.

– Et même tu es homme de bon conseil.

– En ce cas, ne me donne pas de régiment,fais-moi conseiller. Ah ! non, j’y pense, j’aime mieux unrégiment ou une abbaye. Je ne veux pas être conseiller ; jeserais forcé d’être toujours de l’avis du roi.

– Taisez-vous, taisez-vous, Chicot,l’heure approche, l’heure terrible.

– Ah ! voilà que cela tereprend ? dit Chicot.

– Vous allez voir, vous allezentendre.

– Voir quoi ? entendrequi ?

– Attendez, et l’événement même vousapprendra les choses que vous voulez savoir ; attendez.

– Mais non, mais non, je n’attends pasmais quel chien enragé avait donc mordu ton père et ta mère la nuitoù ils ont eu la fatale idée de t’engendrer ?

– Chicot, tu es brave ?

– Je m’en vante ; mais je ne metspas ainsi ma bravoure à l’épreuve, tudiable ! Quand le roi deFrance et de Pologne crie la nuit de façon à faire scandale dans leLouvre, moi chétif, je suis dans le cas de déshonorer tonappartement. Adieu, Henri, appelle tes capitaines des gardes, tessuisses, tes portiers, et laisse-moi gagner au large ; foin dupéril invisible, foin du danger que je ne connais pas !

– Je vous commande de rester ! fitle roi avec autorité.

– Voilà, sur ma parole, un plaisantmaître qui veut commander à la peur ; j’ai peur, moi. J’aipeur, te dis-je, à la rescousse ! au feu !

Et Chicot, pour dominer le danger sans doute,monta sur une table.

– Allons, drôle, dit le roi, puisqu’ilfaut cela pour que tu te taises, je vais tout te raconter.

– Ah ! ah ! dit Chicot en sefrottant les mains, en descendant avec précaution de sa table et entirant son énorme épée : une fois prévenu, c’est bon ;nous allons en découdre ; raconte, raconte, mon fils. Ilparaîtrait que c’est quelque crocodile, hein ? Tudiable !la lame est bonne, car je m’en sers pour rogner mes cornes chaquesemaine, et elles sont rudes, mes cornes. Tu disais donc, Henri,que c’est un crocodile ?

Et Chicot s’accommoda dans un grand fauteuil,plaçant son épée nue entre ses cuisses, et entrelaçant la lame deses deux jambes, comme les serpents, symbole de la paix,entrelacent le caducée de Mercure.

– La nuit dernière, dit Henri, jedormais….

– Et moi aussi, dit Chicot.

– Soudain un souffle parcourt monvisage.

– C’était la bête qui avait faim, ditChicot, et qui léchait ta graisse.

– Je m’éveille à demi, et je sens mabarbe se hérisser de terreur sous mon masque.

– Ah ! tu me fais délicieusementfrissonner, dit Chicot en se pelotonnant dans son fauteuil et enappuyant son menton au pommeau de son épée.

– Alors, dit le roi avec un accent sifaible et si tremblant, que le bruit des paroles arriva à peine àl’oreille de Chicot, alors une voix retentit dans la chambre avecune vibration si douloureuse, qu’elle ébranla tout mon cerveau.

– La voix du crocodile, oui. J’ai lu dansle voyageur Marco Polo que le crocodile a une voix terrible quiimite le cri des enfants ; mais tranquillise-toi, monfils ; s’il vient, nous le tuerons.

– Écoute bien.

– Pardieu si j’écoute ! dit Chicoten se détendant comme par un ressort ; j’en suis immobilecomme une souche et muet comme une carpe, d’écouter.

Henri continua d’un accent plus sombre et pluslugubre encore :

– Misérable pécheur ! dit lavoix….

– Bah ! interrompit Chicot, la voixparlait ? Ce n’était donc pas un crocodile ?

– Misérable pécheur ! dit la voix,je suis la voix de ton Seigneur Dieu.

Chicot fit un bond et se retrouva accroupid’aplomb dans son fauteuil.

– La voix de Dieu ? reprit-il.

– Ah ! Chicot, répondit Henri, c’estune voix effrayante !

– Est-ce une belle voix ? demandaChicot, et ressemble-t-elle, comme dit l’Écriture, au son de latrompette ?

– Es-tu là ? entends-tu ?continua la voix ; entends-tu, pécheur endurci, es-tu biendécidé à persévérer dans tes iniquités ?

– Ah ! vraiment, vraiment,vraiment ! dit Chicot ; mais la voix de Dieu ressembleassez à celle de ton peuple, ce me semble.

– Puis, reprit le roi, suivirent milleautres reproches qui, je vous le proteste, Chicot, m’ont été biencruels.

– Mais encore, dit Chicot, continue unpeu, mon fils, raconte, raconte ce que disait la voix, que je sachesi Dieu était bien instruit.

– Impie ! s’écria le roi, si tudoutes, je te ferai châtier.

– Moi ! dit Chicot, je ne doutepas : ce qui m’étonne seulement, c’est que Dieu ait attendujusque aujourd’hui pour te faire tous ces reproches-là. Il estdevenu bien patient depuis le déluge. En sorte, mon fils, continuaChicot, que tu as eu une peur effroyable ?

– Oh ! oui, dit Henri.

– Il y avait de quoi.

– La sueur me coulait le long des tempes,et la moelle était figée au cœur de mes os.

– Comme dans Jérémie, c’est toutnaturel ; je ne sais, ma parole de gentilhomme, ce qu’à taplace je n’eusse pas fait ; et alors tu as appelé ?

– Oui.

– Et l’on est venu ?

– Oui.

– Et a-t-on bien cherché ?

– Partout.

– Pas de bon Dieu ?

– Tout s’était évanoui.

– À commencer par le roi Henri. C’esteffrayant.

– Si effrayant, que j’ai appelé monconfesseur.

– Ah ! bon ; il estaccouru ?

– À l’instant même.

– Voyons un peu, sois franc, mon fils,dis la vérité, contre ton ordinaire. Que pense-t-il de cetterévélation-là, ton confesseur ?

– Il a frémi.

– Je crois bien.

– Il s’est signé ; il m’a ordonné deme repentir, comme Dieu me le prescrivait.

– Fort bien ! il n’y a jamais de malà se repentir. Mais de la vision en elle-même, ou plutôt del’audition, qu’en a-t-il dit ?

– Qu’elle était providentielle ; quec’était un miracle, qu’il me fallait songer au salut de l’État.Aussi ai-je, ce matin….

– Qu’as-tu fait ce matin, monfils ?

– J’ai donné cent mille livres auxjésuites.

– Très bien.

– Et haché à coups de discipline ma peauet celle de mes jeunes seigneurs.

– Parfait ! Mais ensuite ?

– Eh bien, ensuite… Que penses-tu,Chicot ? Ce n’est pas au rieur que je parle, c’est à l’hommede sang-froid, à l’ami.

– Ah ! sire, dit Chicot sérieux, jepense que Votre Majesté a eu le cauchemar.

– Tu crois ?

– Que c’est un rêve que Votre Majesté afait, et qu’il ne se renouvellera pas si Votre Majesté ne se frappepas trop l’esprit.

– Un rêve ? dit Henri en secouant latête. Non, non ; j’étais bien éveillé, je t’en réponds,Chicot.

– Tu dormais, Henri.

– Je dormais si peu, que j’avais les yeuxtout grands ouverts.

– Je dors comme cela, moi.

– Oui, mais avec mes yeux je voyais, cequi n’arrive pas quand on dort réellement.

– Et que voyais-tu ?

– Je voyais la lune aux vitres de machambre, et je regardais l’améthyste qui est au pommeau de mon épéebriller là où vous êtes, Chicot, d’une lumière sombre.

– Et la lampe, qu’était-elledevenue ?

– Elle s’était éteinte.

– Rêve, cher fils, pur rêve !

– Pourquoi n’y crois-tu pas,Chicot ? N’est-il pas dit que le Seigneur parle aux rois quandil veut opérer quelque grand changement sur la terre ?

– Oui, il leur parle, c’est vrai, ditChicot, mais si bas, qu’ils ne l’entendent jamais.

– Mais qui te rend donc siincrédule ?

– C’est que tu aies si bien entendu.

– Eh bien, comprends-tu pourquoi je t’aifait rester ? dit le roi.

– Parbleu ! répondit Chicot.

– C’est pour que tu entendes toi-même ceque dira la voix.

– Pour qu’on croie que je dis quelquebouffonnerie si je répète ce que j’ai entendu. Chicot est si nul,si chétif, si fou, que, le dit-il à chacun, personne ne le croira.Pas mal joué, mon fils.

– Pourquoi ne pas croire plutôt, mon ami,dit le roi, que c’est à votre fidélité bien connue que je confie cesecret ?

– Ah ! ne mens pas, Henri ;car, si la voix vient, elle te reprochera ce mensonge, et tu asbien assez de tes autres iniquités. Mais n’importe ! j’acceptela commission. Je ne suis pas fâché d’entendre la voix duSeigneur ; peut-être dira-t-elle aussi quelque chose pourmoi.

– Eh bien, que faut-il faire ?

– Il faut te coucher, mon fils.

– Mais si, au contraire….

– Pas de mais.

– Cependant….

– Crois-tu par hasard que tu empêcherasla voix de Dieu de parler parce que tu resteras debout ? Unroi ne dépasse les autres hommes que de la hauteur de la couronne,et, quand il est tête nue, crois-moi, Henri, il est de même tailleet quelquefois plus petit qu’eux.

– C’est bien, dit le roi, turestes ?

– C’est convenu.

– Eh bien, je vais me coucher.

– Bon !

– Mais tu ne te coucheras pas, toi.

– Je n’aurai garde.

– Seulement, je n’ôte que monpourpoint.

– Fais à ta guise.

– Je garde mou haut-de-chausses.

– La précaution est bonne.

– Et toi ?

– Moi, je reste où je suis.

– Et tu ne dormiras pas ?

– Ah ! pour cela, je ne puis pas tele promettre ; le sommeil est, comme la peur, mon fils, unechose indépendante de la volonté.

– Tu feras ce que tu pourras, aumoins ?

– Je me pincerai, sois tranquille ;d’ailleurs, la voix me réveillera.

– Ne plaisante pas avec la voix, ditHenri, qui avait déjà une jambe dans le lit et qui la retira.

– Allons donc ! dit Chicot ;faudra-t-il que je te couche ?

Le roi poussa un soupir, et, après avoir avecinquiétude sondé du regard tous les coins et tous les recoins de lachambre, il se glissa tout frissonnant dans son lit.

– Là ! fit Chicot, à mon tour.

Et il s’étendit dans son fauteuil, arrangeanttout autour de lui et derrière lui les coussins et lesoreillers.

– Comment vous trouvez-vous,sire ?

– Pas mal, dit le roi, et toi ?

– Très bien ; bonsoir, Henri.

– Bonsoir, Chicot ; mais ne t’endorspas.

– Peste ! je n’en ai garde, ditChicot en bâillant à se démonter la mâchoire.

Et tous deux fermèrent les yeux, le roi pourfaire semblant de dormir, Chicot pour dormir réellement.

Chapitre 9Comment la voix du seigneur se trompa et parla à Chicot, croyantparler au roi.

Le roi et Chicot restèrent pendant l’espace dedix minutes à peu près immobiles et silencieux. Tout à coup le roise leva comme en sursaut et se mit sur son séant.

Au mouvement et au bruit qui le tiraient decette douce somnolence qui précède le sommeil, Chicot en fitautant.

Tous deux se regardèrent avec des yeuxflamboyants.

– Quoi ? demanda Chicot à voixbasse.

– Le souffle ! dit le roi à voixplus basse encore, le souffle !

Au même instant une des bougies que tenaitdans sa main le satyre d’or s’éteignit ; puis une seconde,puis une troisième, puis enfin la dernière.

– Oh ! oh ! dit Chicot, quelsouffle !

Chicot n’avait pas prononcé la dernière de cessyllabes, que la lampe s’éteignit à son tour, et que la chambredemeura éclairée seulement par les dernières lueurs du foyer.

– Casse-cou ! dit Chicot en selevant tout debout.

– Il va parler, dit le roi en se courbantdans son lit ; il va parler.

– Alors, dit Chicot, écoute.

En effet, au même instant on entendit une voixcreuse et sifflante par intervalle qui disait dans la ruelle dulit :

– Pécheur endurci, es-tu là ?

– Oui, oui, Seigneur ; dit Henri,dont les dents claquaient.

– Oh ! oh ! dit Chicot, voilàune voix bien enrhumée pour venir du ciel ! N’importe, c’esteffrayant.

– M’entends-tu ? demanda lavoix.

– Oui, Seigneur, balbutia Henri, etj’écoute, courbé sous votre colère.

– Crois-tu donc m’avoir obéi, continua lavoix, en faisant toutes les momeries extérieures que tu as faitesaujourd’hui, sans que le fond de ton cœur ait été sérieusementatteint ?

– Bien dit ! s’écria Chicot,oh ! bien touché !

Les mains du roi se choquaient en se joignant.Chicot s’approcha de lui.

– Eh bien, murmura Henri, eh bien,crois-tu maintenant, malheureux ?

– Attendez, dit Chicot.

– Que veux-tu ?

– Silence donc ! Écoute :tire-toi tout doucement de ton lit et laisse-moi m’y mettre à taplace.

– Pourquoi cela ?

– Afin que la colère du Seigneur tombed’abord sur moi.

– Penses-tu qu’il m’épargnera pourcela ?

– Essayons toujours.

Et, avec une affectueuse insistance, il poussatout doucement le roi hors du lit et se mit en son lieu.

– Maintenant, Henri, dit-il, va t’asseoirdans mon fauteuil et laisse-moi faire.

Henri obéit ; il commençait àdeviner.

– Tu ne réponds pas, reprit la voix,preuve que tu es endurci dans le péché.

– Oh ! pardon, pardon,Seigneur ! dit Chicot en nasillant comme le roi.

Puis, s’allongeant vers Henri :

– C’est drôle, dit-il, comprends-tu, monfils, le bon Dieu qui ne reconnaît pas Chicot ?

– Ouais ! fit Henri, que veut direcela ?

– Attends, attends, tu vas en voir biend’autres !

– Malheureux ! dit la voix.

– Oui, Seigneur, oui, répondit Chicot,oui, je suis un pécheur endurci, un affreux pécheur.

– Alors reconnais tes crimes, etrepens-toi.

– Je reconnais, dit Chicot, avoir été ungrand traître vis-à-vis de mon cousin de Condé, dont j’ai séduit lafemme ; et je me repens.

– Mais que dis-tu donc là ? murmurale roi. Veux-tu bien te taire ? Il y a longtemps qu’il n’estplus question de cela.

– Ah ! vraiment, dit Chicot ;passons à autre chose.

– Parle, dit la voix.

– Je reconnais, continua le faux Henri,avoir été un grand larron vis-à-vis des Polonais qui m’avaient éluroi, que j’ai abandonnés une belle nuit, emportant tous lesdiamants de la couronne ; et je me repens.

– Eh ! bélître ! dit Henri, querappelles-tu là ? c’est oublié.

– Il faut bien que je continue de letromper, reprit Chicot. Laissez-moi faire.

– Parle, dit la voix.

– Je reconnais, dit Chicot, avoirsoustrait le trône de France à mon frère d’Alençon, à qui ilrevenait de droit, puisque j’y avais formellement renoncé enacceptant le trône de Pologne ; et je me repens.

– Coquin ! dit le roi.

– Ce n’est pas encore cela, reprit lavoix.

– Je reconnais m’être entendu avec mabonne mère Catherine de Médicis pour chasser de France monbeau-frère le roi de Navarre, après avoir détruit tous ses amis, etma sœur la reine Marguerite, après avoir détruit tous sesamants ; de quoi j’ai un repentir bien sincère.

– Ah ! brigand que tu es !murmura le roi, les dents serrées de colère.

– Sire, n’offensons pas Dieu en essayantde lui cacher ce qu’il sait aussi bien que nous.

– Il ne s’agit pas de politique,poursuivit la voix.

– Ah ! nous y voilà, poursuivitChicot avec un accent lamentable. Il s’agit de mes mœurs, n’est-cepas ?

– À la bonne heure ! dit lavoix.

– Il est vrai, mon Dieu, continua Chicot,parlant toujours au nom du roi, que je suis bien efféminé, bienparesseux, bien mol, bien niais et bien hypocrite.

– C’est vrai ! fit la voix avec unson caverneux.

– J’ai maltraité les femmes, la miennesurtout, une si digne femme !

– On doit aimer sa femme comme soi-même,et la préférer à toutes choses, dit la voix furieuse.

– Ah ! s’écria Chicot d’un tondésespéré, j’ai bien péché alors.

– Et tu as fait pécher les autres endonnant l’exemple.

– C’est vrai, c’est encore vrai.

– Tu as failli damner ce pauvreSaint-Luc.

– Bah ! fit Chicot, êtes-vous biensûr, mon Dieu, que je ne l’aie pas damné tout à fait ?

– Non ; mais cela pourra bien luiarriver, et à toi aussi, si tu ne le renvoies demain matin, au plustard, dans sa famille.

– Ah ! ah ! dit Chicot au roi,la voix me paraît amie de la maison de Cossé.

– Et si tu ne le fais duc et sa femmeduchesse, continua la voix, pour indemnité de ses jours de veuvageanticipé.

– Et si je n’obéis pas ? dit Chicot,laissant percer dans sa voix un soupçon de résistance.

– Si tu n’obéis pas, reprit la voix engrossissant d’une façon terrible, tu cuiras pendant l’éternité dansla grande chaudière où cuisent en t’attendant Sardanapale,Nabuchodonosor et le maréchal de Retz.

Henri III poussa un gémissement. La peur, àcette menace, le reprenait plus poignante que jamais.

– Peste ! dit Chicot, remarques-tu,Henri, comme le ciel s’intéresse à M. de Saint-Luc ?On dirait, le diable m’emporte, qu’il a le bon Dieu dans samanche.

Mais Henri n’entendait pas les bouffonneriesde Chicot, ou, s’il les entendait, elles ne pouvaient lerassurer.

– Je suis perdu, disait-il avecégarement, je suis perdu ! et cette voix d’en haut me feramourir.

– Voix d’en haut ! reprit Chicot,ah ! pour cette fois, tu te trompes. Voix d’à côté, tout auplus.

– Comment ! voix d’à côté ?demanda Henri.

– Eh ! oui, n’entends-tu donc pas,mon fils, que la voix vient de ce mur-là ? Henri, le bon Dieuloge au Louvre. Probablement que comme l’empereur Charles-Quint, ilpasse par la France pour descendre en enfer.

– Athée ! blasphémateur !

– C’est honorable pour toi, Henri. Aussije te fais mon compliment. Mais, je te l’avouerai, je te trouvebien froid à l’honneur que tu reçois. Comment ! le bon Dieuest au Louvre, et n’est séparé de toi que par une cloison, et tu nevas pas lui faire une visite ? Allons donc, Valois ; jene te reconnais point là, et tu n’es pas poli.

En ce moment une branche perdue dans un coinde la cheminée s’enflamma, et, jetant une lueur dans la chambre,illumina le visage de Chicot.

Ce visage avait une telle expression degaieté, de raillerie, que le roi s’en étonna.

– Eh quoi ! dit-il, tu as le cœur derailler ? tu oses….

– Eh ! oui, j’ose, dit Chicot, et tuoseras toi-même tout à l’heure, ou la peste me crève ! Maisraisonne donc, mon fils, et fais ce que je te dis.

– Que j’aille voir….

– Si le bon Dieu est bien effectivementdans la chambre à côté.

– Mais si la voix parle encore ?

– Est-ce que je ne suis pas là pourrépondre ? Il est même très bon que je continue de parler enton nom, cela fera croire à la voix qui me prend pour toi que tu yes toujours ; car elle est noblement crédule, la voix divine,et ne connaît guère son monde. Comment ! depuis un quartd’heure que je brais, elle ne m’a pas reconnu ? C’esthumiliant pour une intelligence.

Henri fronça le sourcil. Chicot venait d’endire tant, que son incroyable crédulité était entamée.

– Je croîs que tu as raison, Chicot,dit-il, et j’ai bien envie….

– Mais va donc ! dit Chicot en lepoussant.

Henri ouvrit doucement la porte du corridorqui donnait dans la chambre voisine, qui était, on se le rappelle,l’ancienne chambre de la nourrice de Charles IX, habitée pour lemoment par Saint-Luc. Mais il n’eut pas plutôt fait quatre pas dansle couloir, qu’il entendit la voix redoubler de reproches. Chicot yrépondait par les plus lamentables doléances.

– Oui, disait la voix, tu es inconstantcomme une femme, mou comme un sybarite, corrompu comme unpaïen.

– Hé ! pleurnichait Chicot !hé ! hé ! est-ce ma faute, grand Dieu ! si tu m’asfait la peau si douce, les mains si blanches, le nez si fin,l’esprit si changeant ? Mais c’est fini, mou Dieu ! àpartir d’aujourd’hui, je ne veux plus porter que des chemises degrosse toile. Je m’enterrerai dans le fumier comme Job, et jemangerai de la bouse de vache comme Ézéchiel.

Cependant Henri continuait d’avancer dans lecorridor, remarquant avec admiration qu’à mesure que la voix deChicot diminuait, la voix de son interlocuteur augmentait, et quecette voix semblait sortir effectivement de la chambre deSaint-Luc.

Henri allait frapper à la porte, quand ilaperçut un rayon de lumière qui filtrait à travers le large trou dela serrure ciselée.

Il se baissa au niveau de cette serrure etregarda.

Tout à coup Henri, qui était fort pâle, rougitde colère, se releva et se frotta les yeux comme pour mieux voir cequ’il ne pouvait croire tout on le voyant.

– Par la mordieu ! murmura-t-il,est-ce possible qu’on ait osé me jouer à ce point-là ?

En effet, voici ce qu’il voyait par le trou dela serrure.

Dans un coin de cette chambre, Saint-Luc, encaleçon de soie et en robe de chambre, soufflait dans une sarbacaneles paroles menaçantes que le roi prenait pour des paroles divines,et près de lui, appuyée à son épaule, une jeune femme en costumeblanc et diaphane, arrachant de temps en temps la sarbacane de sesmains, y soufflait en grossissant sa voix toutes les fantaisies quinaissaient d’abord dans ses yeux malins et sur ses lèvres rieuses.Puis c’étaient des éclats de folle joie à chaque reprise desarbacane, attendu que Chicot se lamentait et pleurait à fairecroire au roi, tant l’imitation était parfaite et le nasillementnaturel, que c’était lui-même qu’il entendait pleurer et selamenter de ce corridor.

– Jeanne de Cossé dans la chambre deSaint-Luc ! un trou dans la muraille ! une mystificationà moi ! gronda sourdement Henri. Oh ! lesmisérables ! ils me le payeront cher !

Et sur une phrase plus injurieuse que lesautres soufflée par madame de Saint-Luc dans la sarbacane, Henri serecula d’un pas, et d’un coup de pied fort viril pour un efféminé,enfonça la porte, dont les gonds se descellèrent à moitié et dontla serrure sauta.

Jeanne, demi-nue, se cacha avec un criterrible sous les rideaux, dans lesquels elle s’enveloppa.

Saint-Luc, la sarbacane à la main, pâle deterreur, tomba à deux genoux devant le roi, pâle de colère.

– Ah ! criait Chicot du fond de lachambre royale, ah ! miséricorde ! J’en appelle à laVierge Marie, à tous les saints… Je m’affaiblis, je memeurs !

Mais, dans la chambre à côté, nul des acteursde la scène burlesque que nous venons de raconter n’avait encore eula force de parler, tant la situation avait rapidement tourné audramatique.

Henri rompit le silence par un mot, et cetteimmobilité par un geste.

– Sortez ! dit-il en étendant lebras.

Et, cédant à un mouvement de rage indigne d’unroi, il arracha la sarbacane des mains de Saint-Luc et la levacomme pour l’en frapper. Mais alors ce fut Saint-Luc qui seredressa, comme si un ressort d’acier l’eût mis sur ses jambes.

– Sire, dit-il, vous n’avez le droit deme frapper qu’à la tête, je suis gentilhomme.

Henri jeta violemment la sarbacane sur leplancher. Quelqu’un la ramassa, c’était Chicot, qui, ayant entendule bruit de la porte brisée et jugeant que la présence d’unmédiateur ne serait pas inutile, était accouru à l’instantmême.

Il laissa Henri et Saint-Luc se démêler commeils l’entendaient, et, courant droit au rideau sous lequel ildevinait quelqu’un, il en tira la pauvre femme toutefrémissante.

– Tiens ! tiens ! dit-il, Adamet Ève après le péché ! et tu les chasses, Henri ?demanda-t-il en interrogeant le roi du regard.

– Oui, dit Henri.

– Attends alors, je vais faire l’angeexterminateur.

Et, se jetant entre le roi et Saint-Luc, iltendit sa sarbacane en guise d’épée flamboyante sur la tête desdeux coupables, et dit :

– Ceci est mon paradis que vous avezperdu par votre désobéissance. Je vous défends d’y rentrer.

Puis, se penchant à l’oreille de Saint-Luc,qui, pour la protéger, s’il était besoin, contre la colère du roi,enveloppait le corps de sa femme de son bras :

– Si vous avez un bon cheval, dit-il,crevez-le ; mais faites vingt lieues d’ici à demain.

Chapitre 10Comment Bussy se mit à la recherche de son rêve, de plus en plusconvaincu que c’était une réalité.

Cependant Bussy était rentré avec le ducd’Anjou, rêveurs tous deux : le duc, parce qu’il redoutait lessuites de cette sortie vigoureuse, à laquelle il avait en quelquesorte été force par Bussy ; Bussy, parce que les événements dela nuit précédente le préoccupaient par-dessus tout.

– Enfin, se disait-il en regagnant sonlogis après force compliments faits au duc d’Anjou sur l’énergiequ’il avait déployée ; enfin, ce qu’il y a de certain, c’estque j’ai été attaqué, c’est que je me suis battu, c’est que j’aiété blessé, puisque je sens là, au côté droit, ma blessure, qui estmême fort douloureuse. Or, en me battant, je voyais, comme je voislà la croix des Petits-Champs, je voyais le mur de l’hôtel desTournelles et les tours crénelées de la Bastille. C’est à la placede la Bastille, un peu en avant de l’hôtel des Tournelles, entre larue Sainte-Catherine et la rue Saint-Paul, que j’ai été attaqué,puisque je m’en allais faubourg Saint-Antoine chercher la lettre dela reine de Navarre. C’est donc là que j’ai été attaqué, près d’uneporte ayant une barbacane, par laquelle, une fois cette porterefermée sur moi, j’ai regardé Quélus, qui avait les joues si pâleset les yeux si flamboyants. J’étais dans une allée ; au boutde l’allée il y avait un escalier. J’ai senti la première marche decet escalier, puisque j’ai trébuché contre. Alors je me suisévanoui. Puis a commencé mon rêve ; puis je me suis retrouvé,par un vent très frais, couché sur le talus des fossés du Temple,entre un moine, un boucher et une vieille femme.

Maintenant, d’où vient que mes autres rêvess’effacent si vite et si complètement de ma mémoire, tandis quecelui-ci s’y grave plus avant à mesure que je m’éloigne du momentoù je l’ai fait ?

– Ah ! dit Bussy, voilà lemystère.

Et il s’arrêta à la porte de son hôtel, où ilvenait d’arriver en ce moment même, et, s’appuyant au mur, il fermales jeux.

– Morbleu ! dit-il, c’est impossiblequ’un rêve laisse dans l’esprit une pareille impression. Je vois lachambre avec sa tapisserie à personnages, je vois le plafond peint,je vois mon lit en bois de chêne sculpté, avec ses rideaux de damasblanc et or. Je vois le portrait, je vois la femme blonde ; jesuis moins sûr que la femme et le portrait ne soient pas la mêmechose. Enfin, je vois la bonne et joyeuse figure du jeune médecinqu’on a conduit à mon lit les yeux bandés. Voilà pourtant bienassez d’indices. Récapitulons : une tapisserie, un plafond, unlit sculpté, des rideaux de damas blanc et or, un portrait, unefemme et un médecin. Allons ! allons ! il faut que je memette à la recherche de tout cela, et, à moins d’être la dernièredes brutes, il faut que je le retrouve.

Et d’abord, dit Bussy, pour bien entamer labesogne, allons prendre un costume plus convenable pour un coureurde nuit ; ensuite, à la Bastille !

En vertu de cette résolution assez peuraisonnable de la part d’un homme qui, après avoir manqué la veilled’être assassiné à un endroit, allait le lendemain, à la même heureou à peu près, explorer le même endroit, Bussy remonta chez lui,fit assurer le bandage qui fermait sa plaie par un valet quelquepeu chirurgien qu’il avait à tout hasard, passa de longues bottesqui montaient jusqu’au milieu des cuisses, prit son épée la plussolide, s’enveloppa de son manteau, monta dans sa litière, fitarrêter au bout de la rue du Roi-de-Sicile, descendit, ordonna àses gens de l’attendre, et, gagnant la grande rue Saint-Antoine,s’achemina vers la place de la Bastille.

Il était neuf heures du soir à peu près ;le couvre-feu avait sonné ; Paris devenait désert. Grâce audégel, qu’un peu de soleil et une plus tiède atmosphère avaientamené dans la journée, les mares d’eau glacée et les trous vaseuxfaisaient de la place de la Bastille un terrain parsemé de lacs etde précipices, que contournait comme une chaussée ce chemin frayédont nous avons déjà parlé.

Bussy s’orienta ; il chercha l’endroit oùson cheval s’était abattu, et crut l’avoir trouvé ; il fit lesmêmes mouvements de retraite et d’agression qu’il se rappelaitavoir faits ; il recula jusqu’au mur et examina chaque portepour retrouver le recoin auquel il s’était appuyé et le guichet parlequel il avait regardé Quélus. Mais toutes les portes avaient unrecoin et presque toutes un guichet ; il y avait une alléederrière les portes. Par une fatalité qui paraîtra moinsextraordinaire quand on songera que le concierge était à cetteépoque une chose inconnue aux maisons bourgeoises, les trois quartsdes portes avaient des allées.

– Pardieu ! se dit Bussy avec undépit profond, quand je devrais heurter à chacune de ces portes,interroger tous les locataires ; quand je devrais dépensermille écus pour faire parler les valets et les vieilles femmes, jesaurai ce que je veux savoir. Il y a cinquante maisons ; à dixmaisons par soirée, c’est cinq soirées que je perdrai :seulement j’attendrai qu’il fasse un peu plus sec.

Bussy achevait ce monologue quand il aperçutune petite lumière tremblotante et pâle, qui s’approchait enmiroitant dans les flaques d’eau, comme un fanal dans la mer.

Cette lumière s’avançait lentement etinégalement de son côté, s’arrêtant de temps en temps, obliquantparfois à gauche, parfois à droite, puis, d’autres fois, trébuchanttout à coup et se mettant à danser comme un feu follet, puisreprenant sa marche calme, puis enfin se livrant à de nouvellesdivagations.

– Décidément, dit Bussy, c’est unesingulière place que la place de la Bastille ; mais n’importe,attendons.

Et Bussy, pour attendre plus à son aise,s’enveloppa de son manteau et s’emboîta dans l’angle d’une porte.La nuit était des plus obscures, et l’on ne pouvait pas se voir àquatre pas.

La lanterne continua de s’avancer, faisant lesplus folles évolutions. Mais, comme Bussy n’était passuperstitieux, il demeura convaincu que la lumière qu’il voyaitn’était pas un feu errant, de la nature de ceux qui épouvantaientsi fort les voyageurs au moyen âge, mais purement et simplement unfalot pendu au bout d’une main, qui se rattachait elle-même à uncorps quelconque.

En effet, après quelques secondes d’attente,la conjecture se trouva juste : Bussy, à trente pas de lui àpeu près, aperçut une forme noire, longue et mince comme unpoteau ; laquelle forme prit, petit à petit, le contour d’unêtre vivant, tenant la lanterne à son bras gauche, tantôt étendu,soit en face de lui, soit sur le côté, tantôt dormant le long de sahanche. Cet être vivant paraissait, pour le moment, appartenir àl’honorable confrérie des ivrognes, car c’était à l’ivresseseulement qu’on pouvait attribuer les étranges circuits qu’ildessinait et l’espèce de philosophie avec laquelle il trébuchaitdans les trous boueux et pataugeait dans les flaques d’eau.

Une fois, il lui arriva même de glisser surune couche de glace mal dégelée, et un retentissement sourd,accompagné d’un mouvement involontaire de la lanterne, qui semblase précipiter du haut en bas, indiqua à Bussy que le nocturnepromeneur, mal assuré sur ses deux pieds, avait cherché un centrede gravité plus solide.

Bussy commença dès lors de se sentir cetteespèce de respect que tous les nobles cœurs éprouvent pour lesivrognes attardés, et il allait s’avancer pour porter du secours àce desservant de Bacchus, comme disait maître Ronsard, lorsqu’ilvit la lanterne se relever avec une rapidité qui indiquait danscelui qui s’en servait si mal une plus grande solidité qu’on auraitpu le croire en s’en rapportant à l’apparence.

– Allons, murmura Bussy, encore uneaventure, à ce qu’il paraît.

Et, comme la lanterne reprenait sa marche etparaissait s’avancer directement de son côté, il se renfonça plusavant que jamais dans l’angle de la porte.

La lanterne fit dix pas encore, et alorsBussy, à la lueur qu’elle projetait, s’aperçut d’une chose étrange,c’est que l’homme qui la portait avait un bandeau sur les yeux.

– Pardieu ! dit-il, voilà unesingulière idée de jouer au Colin-Maillard avec une lanterne,surtout par un temps et sur un terrain comme celui-ci ! Est-ceque je recommencerais à rêver, par hasard ?

Bussy attendit encore, et l’homme au bandeaufit cinq ou six pas.

– Dieu me pardonne, dit Bussy, je croisqu’il parle tout seul. Allons, ce n’est ni un ivrogne ni unfou : c’est un mathématicien qui cherche la solution d’unproblème.

Ces derniers mots étaient suggérés àl’observateur par les dernières paroles qu’avait prononcées l’hommeà la lanterne, et que Bussy avait entendues.

– Quatre cent quatre-vingt-huit, quatrecent quatre-vingt-neuf, quatre cent quatre-vingt-dix, murmuraitl’homme à la lanterne ; ce doit être bien près d’ici.

Et alors, de la main droite, le mystérieuxpersonnage leva son bandeau, et, se trouvant en face d’une maison,il s’approcha de la porte.

Arrivé près de la porte, il l’examina avecattention.

– Non, dit-il, ce n’est pas celle-ci.

Puis il abaissa son bandeau, et se remit enmarche en reprenant son calcul.

– Quatre cent quatre-vingt-onze, quatrecent quatre-vingt-douze, quatre cent quatre-vingt-treize, quatrecent quatre-vingt-quatorze ; je dois brûler, dit-il.

Et il leva de nouveau son bandeau, et,s’approchant de la porte voisine de celle où Bussy se tenait caché,il l’examina avec non moins d’attention que la première.

– Hum ! hum ! dit-il, celapourrait bien être ; non, si, si, non ; ces diables deportes se ressemblent toutes !

– C’est une réflexion que j’avais déjàfaite, se dit en lui-même Bussy ; cela me donne de laconsidération pour le mathématicien.

Le mathématicien replaça son bandeau etcontinua son chemin.

– Quatre cent quatre-vingt-quinze, quatrecent quatre-vingt-seize, quatre cent quatre-vingt-dix-sept, quatrecent quatre-vingt-dix-huit, quatre cent quatre-vingt-dix-neuf… S’ily a une porte en face de moi, dit le chercheur, ce doit êtrecelle-là.

En effet, il y avait une porte, et cette porteétait celle où Bussy se tenait caché ; il en résulta que,lorsque le mathématicien présumé leva son bandeau, il se trouva queBussy et lui étaient face à face.

– Eh bien ? dit Bussy.

– Oh ! fit le promeneur en reculantd’un pas.

– Tiens ! dit Bussy.

– Ce n’est pas possible ! s’écrial’inconnu.

– Si fait, seulement c’estextraordinaire. C’est vous qui êtes le médecin ?

– Et vous le gentilhomme ?

– Justement.

– Jésus ! quelle chance !

– Le médecin, continua Bussy, qui hiersoir a pansé un gentilhomme qui avait reçu un coup d’épée dans lecôté….

– Droit.

– C’est cela, je vous ai reconnu tout desuite ; c’est vous qui avez la main si douce, si légère et enmême temps si habile.

– Ah ! monsieur, je ne m’attendaispas à vous trouver là.

– Que cherchiez-vous donc ?

– La maison.

– Ah ! fit Bussy, vous cherchiez lamaison ?

– Oui.

– Vous ne la connaissez doncpas ?

– Comment voulez-vous que je laconnaisse ? répondit le jeune homme, on m’y a conduit les yeuxbandés.

– On vous y a conduit les yeuxbandés ?

– Sans doute.

– Alors vous êtes bien réellement venudans cette maison ?

– Dans celle-ci ou dans une des maisonsattenantes ; je ne puis dire laquelle, puisque je lacherche….

– Bon, dit Bussy, alors je n’ai pasrêvé !

– Comment, vous n’avez pasrêvé ?

– Il faut vous dire, mon cher ami, que jecroyais que toute cette aventure, moins le coup d’épée, bienentendu, était un rêve….

– Eh bien, dit le jeune médecin, vous nem’étonnez pas, monsieur.

– Pourquoi cela ?

– Je me doutais qu’il y avait un mystèrelà-dessous.

– Oui, mon ami, et un mystère que je veuxéclaircir ; vous m’y aiderez, n’est-ce pas ?

– Bien volontiers.

– Bon ; avant tout, deux mots.

– Dites.

– Comment vous appelle-t-on ?

– Monsieur, dit le jeune médecin, je n’ymettrai pas de mauvaise volonté. Je sais bien qu’en bonne façon etselon la mode, à une question pareille, je devrais me camperfièrement sur une jambe et vous dire, la main sur la hanche :« Et vous, monsieur, s’il vous plaît ? » Mais vousavez une longue épée, et je n’ai que ma lancette ; vous avezl’air d’un digne gentilhomme, et je dois vous paraître un coquin,car je suis mouillé jusqu’aux os et crotté jusqu’au derrière. Je medécide donc à répondre tout franc à votre question : Je menomme Remy le Haudouin.

– Fort bien, monsieur, merci mille fois.Moi, je suis le comte Louis de Clermont, seigneur de Bussy.

– Bussy d’Amboise ! le hérosBussy ! s’écria le jeune docteur avec une joie manifeste.Quoi ! monsieur, vous seriez ce fameux Bussy, ce colonel, que…qui… oh !

– C’est moi-même, monsieur, repritmodestement le gentilhomme. Et maintenant que nous voilà bienéclairés l’un sur l’autre, de grâce, satisfaites ma curiosité, toutmouillé et tout crotté que vous êtes.

– Le fait est, dit le jeune homme,regardant ses trousses toutes mouchetées par la boue, le fait estque, comme Épaminondas le Thébain, je serai forcé de rester troisjours à la maison, n’ayant qu’un seul haut-de-chausses et nepossédant qu’un seul pourpoint. Mais, pardon, vous me faisiezl’honneur de m’interroger, je crois ?

– Oui, monsieur, j’allais vous demandercomment vous étiez venu dans cette maison.

– C’est à la fois très simple et trèscompliqué, vous allez voir, dit le jeune homme.

– Voyons.

– Monsieur le comte, pardon, jusqu’icij’étais si troublé, que j’ai oublié de vous donner votre titre.

– Cela ne fait rien, allez toujours.

– Monsieur le comte, voici donc ce quiest arrivé : je loge rue Beautreillis, à cinq cent deux pasd’ici. Je suis un pauvre apprenti chirurgien, pas maladroit, jevous assure.

– J’en sais quelque chose, dit Bussy.

– Et qui ai fort étudié, continua lejeune homme, mais sans avoir de clients. On m’appelle, comme jevous l’ai dit, Remy le Haudouin : Remy de mon nom de baptême,et le Haudouin parce que je suis né à Nanteuil-le-Haudouin. Or, ily a sept ou huit jours, un homme ayant reçu, derrière l’Arsenal, ungrand coup de couteau, je lui ai cousu la peau du ventre etresserré fort proprement dans l’intérieur de cette peau lesintestins qui s’égaraient. Cela m’a fait dans le voisinage unecertaine réputation, à laquelle j’attribue le bonheur d’avoir étéhier, dans la nuit, réveillé par une petite voix flûtée.

– Une voix de femme ? s’écriaBussy.

– Oui, mais, prenez-y garde, mongentilhomme, tout rustique que je sois, je suis sûr que c’était unevoix de suivante. Je m’y connais, attendu que j’ai plus entendu deces voix-là que des voix de maîtresses.

– Et alors qu’avez-vous fait ?

– Je me suis levé et j’ai ouvert maporte ; mais, à peine étais-je sur le palier, que deux petitesmains, pas trop douces, mais pas trop dures non plus, m’ontappliqué sur le visage un bandeau.

– Sans rien dire ? demandaBussy.

– Si fait ; en me disant :« Venez ; n’essayez pas de voir où vous allez ;soyez discret : voici votre récompense.

– Et cette récompense était ?….

– Une bourse contenant des pistoles,qu’elle me remit dans la main.

– Ah ! ah ! et querépondîtes-vous ?

– Que j’étais prêt à suivre ma charmanteconductrice. Je ne savais pas si elle était charmante ou non, maisje pensai que l’épithète, pour être peut-être un peu exagérée, nepouvait pas nuire.

– Et vous suivîtes sans faired’observations, sans exiger de garanties ?

– J’ai lu souvent de ces sortesd’histoires dans les livres, et j’ai remarqué qu’il en résultaittoujours quelque chose d’agréable pour le médecin. Je suivis donc,comme j’avais l’honneur de vous le dire ; on me guida sur unsol dur ; il gelait ; et je comptai quatre cents, quatrecent cinquante, cinq cents, et enfin cinq cent deux pas.

– Bien, dit Bussy, c’était prudent ;alors vous devez être à cette porte ?

– Je ne dois pas en être loin, du moins,puisque cette fois j’ai compté jusqu’à quatre centquatre-vingt-dix-neuf ; à moins que la rusée péronnelle, et jela soupçonne de cette noirceur, ne m’ait fait faire desdétours.

– Oui ; mais, en supposant qu’elleait songé à cette précaution, dit Bussy, elle a bien, quand lediable y serait, donné quelque indice, prononcé quelquenom ?

– Aucun.

– Mais vous-même avez dû faire quelqueremarque ?

– J’ai remarqué tout ce qu’on peutremarquer avec des doigts habitués à remplacer quelquefois lesyeux, c’est-à-dire une porte avec des clous ; derrière laporte une allée ; au bout de l’allée, un escalier.

– À gauche !

– C’est cela. J’ai compté les degrésmême.

– Combien ?

– Douze.

– Et l’entrée tout de suite ?

– Un corridor, je crois, car on a ouverttrois portes.

– Bien.

– Puis j’ai entendu une voix, ah !celle-là, par exemple, c’était une voix de maîtresse, douce etsuave.

– Oui, oui, c’était la sienne.

– Bon, c’était la sienne.

– J’en suis sûr.

– C’est déjà quelque chose que vous soyezsûr. Puis on m’a poussé dans la chambre où vous étiez couché, etl’on m’a dit d’ôter mon bandeau.

– C’est cela.

– Je vous ai aperçu alors.

– Où étais-je ?

– Couché sur un lit.

– Sur un lit de damas blanc à fleursd’or ?

– Oui.

– Dans une chambre tendue entapisserie ?

– À merveille.

– Avec un plafond àpersonnages ?

– C’est cela ; de plus, entre deuxfenêtres…

– Un portrait ?

– Admirable.

– Représentant une femme de dix-huit àvingt ans ?

– Oui.

– Blonde ?

– Très bien.

– Belle comme tous les anges ?

– Plus belle.

– Bravo ! Alors qu’avez-vousfait ?

– Je vous ai pansé.

– Et très bien, ma foi !

– Du mieux que j’ai pu.

– Admirablement, mon cher monsieur,admirablement ; car ce matin la plaie était presque fermée etbien rose.

– C’est grâce à un baume que j’aicomposé, et qui me paraît, à moi, souverain ; car bien desfois ne sachant sur qui faire des expériences, je me suis troué lapeau en différentes places, et, ma foi ! les trous serefermaient en deux ou trois jours.

– Mon cher monsieur Remy, s’écria Bussy,vous êtes un homme charmant, et je me sens tout porté d’inclinationvers vous. Mais après ? voyons, dites.

– Après, vous tombâtes évanoui denouveau. La voix me demandait de vos nouvelles.

– D’où vous demandait-ellecela ?

– D’une chambre à côté.

– De sorte que vous n’avez pas vu ladame ?

– Je ne l’ai pas aperçue.

– Vous lui répondîtes ?

– Que la blessure n’était pas dangereuse,et que, dans vingt-quatre heures, il n’y paraîtrait plus.

– Elle parut satisfaite ?

– Charmée ; car elle s’écria :« Quel bonheur, mon Dieu ! »

– Elle a dit : « Quelbonheur ! » Mon cher monsieur Remy, je ferai votrefortune. Après, après ?

– Après, tout était fini ; puisquevous étiez pansé, je n’avais plus rien à faire là ; la voix medit alors : Monsieur Remy…

– La voix savait votre nom ?

– Sans doute, toujours par suite del’aventure du coup de couteau que je vous ai racontée.

– C’est juste, la voix vous dit :Monsieur Remy….

– Soyez homme d’honneur jusqu’aubout ; ne compromettez pas une pauvre femme emportée par unexcès d’humanité, reprenez votre bandeau, et souffrez, sanssupercherie, que l’on vous reconduise chez vous.

– Vous promîtes ?

– Je donnai ma parole.

– Et vous l’avez tenue ?

– Vous le voyez bien, répondit naïvementle jeune homme, puisque je cherche la porte.

– Allons, dit Bussy, c’est un traitmagnifique, un trait de galant homme ; et, bien que j’enenrage au fond, je ne puis m’empêcher de vous dire : Touchezlà, monsieur Remy.

Et Bussy, enthousiasmé, tendit la main aujeune docteur.

– Monsieur ! dit Remyembarrassé.

– Touchez, touchez, vous êtes digned’être gentilhomme.

– Monsieur, dit Remy, ce sera une gloireéternelle pour moi que d’avoir touché la main du brave Bussyd’Amboise ; en attendant, j’ai un scrupule.

– Et lequel ?

– Il y avait dix pistoles dans labourse.

– Eh bien ?

– C’est beaucoup trop pour un homme quifait payer ses visites cinq sous, quand il ne fait pas ses visitespour rien ; et je cherchais la maison….

– Pour rendre la bourse ?

– Justement.

– Mon cher monsieur Remy, c’est trop dedélicatesse, je vous jure ; vous avez honorablement gagné cetargent, et il est bien à vous.

– Vous croyez ? dit Remyintérieurement fort satisfait.

– Je vous en réponds ; maisseulement ce n’est point la dame qui vous devait payer, car je nela connais pas, et elle ne me connaît pas davantage.

– Voilà encore une raison, vous voyezbien.

– Je voulais dire seulement que, moiaussi, j’avais une dette envers vous.

– Vous, une dette envers moi ?

– Oui, et je l’acquitterai. Quefaites-vous à Paris ? Voyons… parlez… Faites-moi vosconfidences, mon cher monsieur Remy.

– Ce que je fais à Paris ? Rien dutout, monsieur le comte ; mais j’y ferais quelque chose sij’avais des clients.

– Eh bien, vous tombez à merveille ;je vais vous en donner un d’abord : voulez-vous de moi ?Je suis une fameuse pratique, allez ! Il ne se passe pas dejour que je ne détruise chez les autres ou qu’on ne détériore enmoi l’œuvre la plus belle du Créateur. Voyons… voulez-vousentreprendre de raccommoder les trous qu’on fera à ma peau et lestrous que je ferai à la peau des autres ?

– Ah ! monsieur le comte, dit Remy,je suis d’un mérite trop mince….

– Non, au contraire, vous êtes l’hommequ’il me faut, ou le diable m’emporte ! Vous avez la mainlégère comme une main de femme, et avec cela le baumeFerragus….

– Monsieur….

– Vous viendrez habiter chez moi… ;vous aurez votre logis à vous, vos gens à vous ; acceptez, ou,sur ma parole, vous me déchirerez l’âme. D’ailleurs, votre tâchen’est pas terminée : il s’agit de poser un second appareil,cher monsieur Remy.

– Monsieur le comte, répondit le jeunedocteur, je suis tellement ravi, que je ne sais comment vousexprimer ma joie. Je travaillerai, j’aurai des clients !

– Mais non, puisque je vous dis que jevous prends pour moi tout seul… avec mes amis, bien entendu.Maintenant, vous ne vous rappelez aucune autre chose ?

– Aucune.

– Ah bien, aidez-moi à me retrouveralors, si c’est possible.

– Comment ?

– Voyons… vous qui êtes un hommed’observation, vous qui comptez les pas, vous qui tâtez les murs,vous qui remarquez les voix, comment se fait-il qu’après avoir étépansé par vous je me sois trouvé transporté de cette maison sur lerevers des fossés du Temple ?

– Vous ?

– Oui… moi… Avez-vous aidé en quelquechose à ce transport ?

– Non pas ! je m’y serais fortopposé, au contraire, si l’on m’avait consulté. Le froid pouvaitvous faire grand mal.

– Alors je m’y perds, dit Bussy ;vous ne voulez pas chercher encore un peu avec moi ?

– Je veux tout ce que vous voudrez,monsieur ; mais j’ai bien peur que ce ne soit inutile ;toutes ces maisons se ressemblent.

– Eh bien, dit Bussy, il faudra revoircela le jour.

– Oui, mais le jour nous serons vus.

– Alors il faudra s’informer.

– Nous nous informerons, monseigneur.

– Et nous arriverons au but. Crois-moi,Remy, nous sommes deux maintenant, et nous avons une réalité, cequi est beaucoup.

Chapitre 11Quel homme c’était que M. le grand veneur Bryan deMonsoreau.

Ce n’était pas de la joie, c’était presque dudélire qui agitait Bussy lorsqu’il eut acquis la certitude que lafemme de son rêve était une réalité, et que cette femme lui avaiten effet donné la généreuse hospitalité dont il avait gardé au fonddu cœur le vague souvenir. Aussi ne voulut-il point lâcher le jeunedocteur, qu’il venait d’élever à la place de son médecin ordinaire.Il fallut que, tout crotté qu’il était, Remy montât avec lui danssa litière ; il avait peur, s’il le lâchait un seul instant,qu’il ne disparût comme une autre vision ; il comptaitl’amener à l’hôtel de Bussy, le mettre sous clef pour la nuit, et,le lendemain, il verrait s’il devait lui rendre la liberté.

Tout le temps du retour fut employé à denouvelles questions ; mais les réponses tournaient dans lecercle borné que nous avons tracé tout à l’heure. Remy le Haudouinn’en savait guère plus que Bussy, si ce n’est qu’il avait lacertitude, ne s’étant pas évanoui, de n’avoir pas rêvé.

Mais, pour tout homme qui commence à deveniramoureux, et Bussy le devenait à vue d’œil, c’était déjà beaucoupque d’avoir quelqu’un à qui parler de la femme qu’il aimait ;Remy n’avait pas vu cette femme, c’est vrai ; mais c’étaitencore un mérite de plus aux yeux de Bussy, puisque Bussy pouvaitessayer de lui faire comprendre combien elle était en tout pointsupérieure à son portrait.

Bussy avait fort envie de causer toute la nuitde la dame inconnue, mais Remy commença ses fonctions de docteur enexigeant que le blessé dormît, ou tout du moins se couchât ;la fatigue et la douleur donnaient le même conseil au beaugentilhomme, et ces trois puissances réunies l’emportèrent.

Mais ce ne fut pas cependant sans que Bussyeût installé lui-même son nouveau commensal dans trois chambres quiavaient été autrefois son habitation de jeune homme, et quiformaient une portion du troisième étage de l’hôtel Bussy. Puis,bien sûr que le jeune médecin, satisfait de son nouveau logement etde la nouvelle fortune que la Providence lui préparait, nes’échapperait pas clandestinement de l’hôtel, il descendit ausplendide appartement qu’il occupait lui-même au premier.

Le lendemain, en s’éveillant, il trouva Remydebout près de son lit. Le jeune homme avait passé la nuit sanspouvoir croire au bonheur qui lui tombait du ciel, et il attendaitle réveil de Bussy pour s’assurer qu’à son tour il n’avait pointrêvé.

– Eh bien, demanda Remy, comment voustrouvez-vous ?

– À merveille, mon cher Esculape, etvous, êtes-vous satisfait ?

– Si satisfait, mon excellent protecteur,que je ne changerais certes pas mon sort contre celui du roi HenriIII, quoiqu’il ait dû, pendant la journée d’hier, faire un fierchemin sur la route du ciel ; mais il ne s’agit point de cela,il faut voir la blessure.

– Voyez.

Et Bussy se tourna sur le côté, pour que lejeune chirurgien pût lever l’appareil.

Tout allait au mieux ; les lèvres de laplaie étaient roses et rapprochées. Bussy, heureux, avait biendormi, et, le sommeil et le bonheur venant en aide au chirurgien,celui-ci n’avait déjà presque plus rien à faire.

– Eh bien, demanda Bussy, que dites-vousde cela, maître Ambroise Paré ?

– Je dis que je n’ose pas vous avouer quevous êtes à peu près guéri, de peur que vous ne me renvoyiez dansma rue Beautreillis, à cinq cent deux pas de la fameuse maison.

– Que nous retrouverons, n’est-ce pas,Remy ?

– Je le crois bien.

– Maintenant, tu dis donc, monenfant ? dit Bussy.

– Pardon ! s’écria Remy les larmesaux yeux ; vous m’avez tutoyé, je crois,monseigneur ?

– Remy, je tutoie les gens que j’aime.Cela te contrarie-t-il, que je t’aie tutoyé ?

– Au contraire ! s’écria le jeunehomme en essayant de saisir la main de Bussy et de la baiser ;au contraire. Je craignais d’avoir mal entendu. O monseigneur deBussy ! vous voulez donc que je devienne fou dejoie ?

– Non, mon ami ; je veux seulementque tu m’aimes un peu à ton tour ; que tu te regardes comme dela maison, et que tu me permettes d’assister aujourd’hui, tandisque tu feras ton petit déménagement, à la prised’estortuaire[2] du grand veneur de la cour.

– Ah ! dit Remy, voilà que nousvoulons déjà faire des folies ?

– Eh non, au contraire, je te prometsd’être bien raisonnable.

– Mais il vous faudra monter àcheval !

– Dame ! c’est de toutenécessité.

– Avez-vous un cheval bien doux d’allureet bon coureur ?

– J’en ai quatre à choisir.

– Eh bien, prenez pour vous aujourd’huicelui que vous voudriez faire monter à la dame au portrait ;vous savez ?

– Ah ! si je sais, je le croisbien ! Tenez, Remy, vous avez en vérité trouvé pour toujoursle chemin de mon cour ; je redoutais effroyablement que vousne m’empêchassiez de me rendre à cette chasse, ou plutôt à cesemblant de chasse, car les dames de la cour et bon nombre decurieuses de la ville y seront admises. Or, Remy, mon cher Remy, tucomprends que la dame au portrait doit naturellement faire partiede la cour ou de la ville. Ce n’est pas une simple bourgeoise, biencertainement : ces tapisseries, ces émaux si fins, ce plafondpeint, ce lit de damas blanc et or, enfin, tout ce luxe de si bongoût révèle une femme de qualité ou tout au moins une femmeriche ; si j’allais la rencontrer là !

– Tout est possible, réponditphilosophiquement le Haudouin.

– Excepté de retrouver la maison, soupiraBussy.

– Et d’y pénétrer quand nous l’auronsretrouvée, ajouta Remy.

– Oh ! je ne pense jamais à cela quelorsque je suis dedans, dit Bussy ; d’ailleurs, quand nous enserons là, ajouta-t-il, j’ai un moyen.

– Lequel ?

– C’est de me faire administrer un autrecoup d’épée.

– Bon, dit Remy, voilà qui me donnel’espoir que vous me garderez.

– Sois donc tranquille, dit Bussy, il mesemble qu’il y a vingt ans que je te connais ; et, foi degentilhomme, je ne saurais plus me passer de toi.

La charmante figure du jeune praticiens’épanouit sous l’expression d’une indicible joie.

– Allons, dit-il, c’est décidé ;vous allez à la chasse pour chercher la dame, et moi, je retournerue Beautreillis pour chercher la maison.

– Il serait curieux, dit Bussy, que nousrevinssions ayant fait chacun notre découverte.

Et sur ce, Bussy et le Haudouin se quittèrentplutôt comme deux amis que comme un maître et un serviteur.

Il y avait en effet grande chasse commandée aubois de Vincennes pour l’entrée en fonctions de M. Bryan deMonsoreau, nommé grand veneur depuis quelques semaines. Laprocession de la veille et la rude entrée en pénitence du roi, quicommençait son carême le mardi gras, avaient fait douter un instantqu’il assistât en personne à cette chasse ; car, lorsque leroi tombait dans ses accès de dévotion, il en avait parfois pourplusieurs semaines à ne pas quitter le Louvre, quand il ne poussaitpas l’austérité jusqu’à entrer dans un couvent ; mais, augrand étonnement de toute la cour, on apprit, vers les neuf heuresdu matin, que le roi était parti pour le donjon de Vincennes etcourait le daim avec son frère monseigneur le duc d’Anjou et toutela cour.

Le rendez-vous était au rond-point du roiSaint-Louis. C’était ainsi qu’on nommait, à cette époque, uncarrefour où l’on voyait encore, disait-on, le fameux chêne où leroi martyr avait rendu la justice. Tout le monde était doncrassemblé à neuf heures, lorsque le nouvel officier, objet de lacuriosité générale, inconnu qu’il était à peu près à toute la cour,parut monté sur un magnifique cheval noir.

Tous les yeux se portèrent sur lui.

C’était un homme de trente-cinq ans environ,de haute taille ; son visage marqué de petite vérole et sonteint nuancé de taches fugitives, selon les émotions qu’ilressentait, prévenaient désagréablement le regard et le forçaient àune contemplation plus assidue, ce qui rarement tourne à l’avantagede ceux que l’on examine. En effet, les sympathies sont provoquéespar le premier aspect ; l’œil franc et le sourire loyalappellent le sourire et la caresse du regard.

Vêtu d’un justaucorps de drap vert toutgalonné d’argent, ceint du baudrier d’argent, avec les armes du roibrodées en écusson ; coiffé de la barrette à longue plume,brandissant de la main gauche un épieu, et, de la droite,l’estortuaire destiné au roi, M. de Monsoreau pouvaitparaître un terrible seigneur, mais ce n’était certainement pas unbeau gentilhomme.

– Fi ! la laide figure que vous nousavez ramenée de votre gouvernement, monseigneur ! dit Bussy auduc d’Anjou : sont-ce là les gentilshommes que votre faveur vachercher au fond des provinces ? Du diable si l’on entrouverait un pareil dans Paris, qui est cependant bien grand etbien peuplé de vilains messieurs ! On dit, et je préviensVotre Altesse que je n’en ai rien voulu croire, que vous avez vouluabsolument que le roi reçût le grand veneur de votre main.

– Le seigneur de Monsoreau m’a bienservi, dit laconiquement le duc d’Anjou, et je le récompense.

– Bien dit, monseigneur ; il estd’autant plus beau aux princes d’être reconnaissants, que la choseest rare ; mais, s’il ne s’agit que de cela, moi aussi je vousai bien servi, monseigneur, ce me semble, et je porterais lejustaucorps de grand veneur autrement bien, je vous prie de lecroire, que ce grand fantôme. Il a la barbe rouge, je ne m’en étaispas aperçu d’abord : c’est encore une beauté de plus.

– Je n’avais pas entendu dire, réponditle duc d’Anjou, qu’il fallût être moulé sur le modèle de l’Apollonou de l’Antinoüs pour occuper les charges de la cour.

– Vous ne l’aviez pas entendu dire,monseigneur ? reprit Bussy avec le plus grand sang-froid,c’est étonnant.

– Je consulte le cœur, et non le visage,répondit le prince ; les services rendus et non les servicespromis.

– Votre Altesse va dire que je suis biencurieux, reprit Bussy ; mais je cherche, et inutilement, jel’avoue, quel service ce Monsoreau a pu vous rendre.

– Ah ! Bussy, dit le duc avecaigreur, vous l’avez dit : vous êtes bien curieux, tropcurieux même.

– Voilà bien les princes ! s’écriaBussy avec sa liberté ordinaire. Ils vont toujoursquestionnant : il faut leur répondre sur toutes choses, et, sivous les questionnez, vous, sur une seule, ils ne vous répondentpas.

– C’est vrai, dit le duc d’Anjou ;mais sais-tu ce qu’il faut faire si tu veux terenseigner ?

– Non.

– Va demander la chose àM. de Monsoreau lui-même.

– Tiens, dit Bussy, vous avez, ma foi,raison, monseigneur ! et avec lui, qui n’est qu’un simplegentilhomme, il me restera au moins une ressource, s’il ne merépond pas.

– Laquelle ?

– Ce sera de lui dire qu’il est unimpertinent.

Et, sur cette réponse, tournant le dos auprince, sans réfléchir autrement, aux yeux de ses amis et lechapeau à la main, il s’approcha de M. de Monsoreau, qui,à cheval au milieu du cercle, point de mire de tous les yeux quiconvergeaient sur lui, attendait avec un sang-froid merveilleux quele roi le débarrassât du poids de tous les regards tombant à plombsur sa personne.

Lorsqu’il vit venir Bussy, le visage gai, lesourire à la bouche, le chapeau à la main, il se dérida un peu.

– Pardon, monsieur, dit Bussy, mais jevous vois là très seul. Est-ce que la faveur dont vous jouissezvous a déjà fait autant d’ennemis que vous pouviez avoir d’amishuit jours avant d’avoir été nommé grand veneur ?

– Par ma foi, monsieur le comte, réponditle seigneur de Monsoreau, je n’en jurerais pas ; seulement jele parierais. Mais puis-je savoir à quoi je dois l’honneur que vousme faites en troublant ma solitude ?

– Ma foi, dit bravement Bussy, à lagrande admiration que le duc d’Anjou m’a inspirée pour vous.

– Comment cela ?

– En me racontant votre exploit, celuipour lequel vous avez été nommé grand veneur.

M. de Monsoreau pâlit d’une manièresi affreuse, que les sillons de la petite vérole qui diapraient sonvisage semblèrent autant de points noirs dans sa peau jaunie ;en même temps il regarda Bussy d’un air qui présageait une violentetempête.

Bussy vit qu’il venait de faire fausseroute ; mais il n’était pas homme à reculer ; tout aucontraire, il était de ceux qui réparent d’ordinaire uneindiscrétion par une insolence.

– Vous dites, monsieur, répondit le grandveneur, que monseigneur vous a raconté mon dernierexploit ?

– Oui, monsieur, dit Bussy, tout aulong ; ce qui m’a donné un violent désir, je l’avoue, d’enentendre le récit de votre propre bouche.

M. de Monsoreau serra l’épieu danssa main crispée, comme s’il eût éprouvé le violent désir de s’enfaire une arme contre Bussy.

– Ma foi, monsieur, dit-il, j’étais toutdisposé à reconnaître votre courtoisie en accédant à votredemande ; mais voici malheureusement le roi qui arrive, ce quim’en ôte le temps ; mais, si vous le voulez bien, ce sera pourplus tard.

Effectivement, le roi, monté sur son chevalfavori, qui était un beau genêt d’Espagne de couleur isabelle,s’avançait rapidement du donjon au rond-point.

Bussy, en faisant décrire un demi-cercle à sonregard, rencontra des yeux le duc d’Anjou ; le prince riait deson plus mauvais sourire.

– Maître et valet, pensa Bussy, font tousdeux une vilaine grimace quand ils rient ; qu’est-ce doncquand ils pleurent ?

Le roi aimait les belles et bonnesfigures ; il fut donc peu satisfait de celle deM. de Monsoreau, qu’il avait déjà vue une fois et qui nelui revint pas davantage à la seconde qu’à la première fois.Cependant il accepta d’assez bonne grâce l’estortuaire que celui-cilui présentait, un genou en terre, selon l’habitude.

Aussitôt que le roi fut armé, les maîtrespiqueurs annoncèrent que le daim était détourné, et la chassecommença.

Bussy s’était placé sur le flanc de la troupe,de manière à voir défiler devant lui tout le monde ; il nelaissa passer personne sans avoir examiné s’il ne retrouverait pasl’original du portrait, mais ce fut inutilement, il y avait de bienjolies, de bien belles, de bien séduisantes femmes à cette chasse,où le grand veneur faisait ses débuts ; mais il n’y avaitpoint la charmante créature qu’il cherchait.

Il en fut réduit à la conversation et à lacompagnie de ses amis ordinaires. Antraguet, toujours rieur etbavard, lui fut une grande distraction dans son ennui.

– Nous avons un affreux grand veneur,dit-il à Bussy, qu’en penses-tu ?

– Je le trouve horrible ! quellefamille cela va nous faire si les personnes qui ont l’honneur delui appartenir lui ressemblent ! Montre-moi donc sa femme.

– Le grand veneur est à marier, mon cher,répliqua Antraguet.

– Et d’où sais-tu cela ?

– De madame de Vendron, qui le trouvefort beau et qui en ferait volontiers son quatrième mari, commeLucrèce Borgia fit du comte d’Est. Aussi vois comme elle lance soncheval bai derrière le cheval noir deM. de Monsoreau !

– Et de quel pays est-il seigneur ?demanda Bussy.

– D’une foule de pays.

– Situés ?

– Vers l’Anjou.

– Il est donc riche ?

– On le dit ; mais voilà tout ;il paraît que c’est de petite noblesse.

– Et qui est la maîtresse de cehobereau ?

– Il n’a pas de maîtresse : le dignemonsieur tient à être unique dans son genre ; mais voilàmonseigneur le duc d’Anjou qui t’appelle de la main, viensvite.

– Ah ! ma foi, monseigneur le ducd’Anjou attendra. Cet homme pique ma curiosité. Je le trouvesingulier. Je ne sais pourquoi – on a de ces idées-là, tu sais, lapremière fois qu’on rencontre les gens – je ne sais pourquoi il mesemble que j’aurai maille à partir avec lui, et puis ce nom,Monsoreau !

– Mont de la souris, reprit Antraguet,voilà l’étymologie : mon vieil abbé m’a appris cela cematin : Mons Soricis.

– Je ne demande pas mieux, répliquaBussy.

– Ah ! mais attends donc, s’écriatout à coup Antraguet.

– Quoi ?

– Mais Livarot connaît cela !

– Quoi, cela ?

– Le Mons Soricis. Ils sont voisins deterre.

– Dis-nous donc cela tout de suite !Eh ! Livarot !

Livarot s’approcha.

– Ici vite, Livarot, ici : leMonsoreau ?

– Eh bien ? demanda le jeunehomme.

– Renseigne-nous sur le Monsoreau.

– Volontiers.

– Est-ce long ?

– Non, ce sera court. En trois mots, jevous dirai ce que j’en sais et ce que j’en pense. J’en aipeur !

– Bon ! et, maintenant que tu nousas dit ce que tu en penses, dis-nous ce que tu en sais.

– Écoute !… Je revenais unsoir….

– Cela commence d’une façon terrible, ditAntraguet.

– Voulez-vous me laisser finir ?

– Oui.

– Je revenais un soir de chez mon oncled’Entragues, à travers le bois de Méridor ; il y a de celaquelque six mois à peu près, quand tout à coup j’entends un crieffroyable, et je vois passer, la selle vide, une haquenée blancheemportée dans le hallier ; je pousse, je pousse, et, au boutd’une longue allée, assombrie par les premières ombres de la nuit,j’avise un homme sur un cheval noir ; il ne courait pas, ilvolait. Le même cri étouffé se fait alors entendre de nouveau, etje distingue en avant de la selle une femme sur la bouche delaquelle il appuyait la main. J’avais mon arquebuse dechasse ; tu sais que j’en joue d’habitude assez juste. Je levise, et ma foi ! je l’eusse tué si, au moment même où jelâchais la détente, la mèche ne se fût éteinte.

– Eh bien, demanda Bussy,après ?

– Après, je demandai à un bûcheron quelétait ce monsieur au cheval noir qui enlevait les femmes ; ilme répondit que c’était M. de Monsoreau.

– Eh bien mais, dit Antraguet, cela sefait, ce me semble, d’enlever les femmes, n’est-ce pas,Bussy ?

– Oui, dit Bussy, mais on les laissecrier au moins !

– Et la femme, qui était-ce ?demanda Antraguet.

– Ah ! voilà, on ne l’a jamaissu.

– Allons ! dit Bussy, décidémentc’est un homme remarquable, et il m’intéresse.

– Tant il y a, dit Livarot, qu’il jouit,le cher seigneur, d’une réputation atroce.

– Cite-t-on d’autres faits ?

– Non, rien ; il n’a même jamaisfait ostensiblement grand mal ; de plus encore, il est assezbon, à ce qu’on dit, envers ses paysans ; ce qui n’empêche pasque dans la contrée qui jusqu’aujourd’hui a eu le bonheur de leposséder on le craigne à l’égal du feu. D’ailleurs, chasseur commeNemrod, non pas devant Dieu, peut-être, mais devant lediable ; jamais le roi n’aura eu un grand veneur pareil. Ilvaudra mieux, du reste, pour cet emploi que Saint-Luc, à qui ilétait destiné d’abord et à qui l’influence de M. le ducd’Anjou l’a soufflé.

– Tu sais qu’il t’appelle toujours, leduc d’Anjou ? dit Antraguet.

– Bon, qu’il appelle ; et toi, tusais ce qu’on dit de Saint-Luc ?

– Non ; est-il encore prisonnier duroi ? demanda en riant Livarot.

– Il le faut bien, dit Antraguet,puisqu’il n’est pas ici.

– Pas du tout, mon cher, parti cette nuità une heure pour visiter les terres de sa femme.

– Exilé ?

– Cela m’en a tout l’air.

– Saint-Luc exilé !impossible !

– C’est l’Évangile, mon cher.

– Selon Saint-Luc.

– Non, selon le maréchal de Brissac, quim’a dit ce matin la chose de sa propre bouche.

– Ah ! voilà du nouveau et ducurieux, par exemple ! cela fera tort au Monsoreau.

– J’y suis, dit Bussy.

– À quoi es-tu ?

– Je l’ai trouvé.

– Qu’as-tu trouvé ?

– Le service qu’il a rendu àM. d’Anjou.

– Saint-Luc ?

– Non, le Monsoreau.

– Vraiment ?

– Oui, ou le diable m’emporte ; vousallez voir, vous autres ; venez avec moi.

Et Bussy, suivi de Livarot, d’Antraguet, mitson cheval au galop pour rattraper M. le duc d’Anjou, qui, lasde lui faire des signes, marchait à quelques portées d’arquebuse enavant de lui.

– Ah ! monseigneur, s’écria-t-il enrejoignant le prince, quel homme précieux que ceM. Monsoreau !

– Ah ! vraiment ?

– C’est incroyable !

– Tu lui as donc parlé ? fit leprince toujours railleur.

– Certainement, sans compter qu’il al’esprit fort orné.

– Et lui as-tu demandé ce qu’il avaitfait pour moi ?

– Certainement, je ne l’abordais qu’àcette fin.

– Et il t’a répondu ? demanda leduc, plus gai que jamais.

– À l’instant même, et avec une politessedont je lui sais un gré infini.

– Et que t’a-t-il dit, voyons, mon bravetranche-montagne ? demanda le prince.

– Il m’a courtoisement confessé,monseigneur, qu’il était le pourvoyeur de Votre Altesse.

– Pourvoyeur de gibier ?

– Non, de femmes.

– Plaît-il ? fit le duc, dont lefront se rembrunit à l’instant même ; que signifie cebadinage, Bussy ?

– Cela signifie, monseigneur, qu’ilenlève pour vous les femmes sur son grand cheval noir, et que,comme elles ignorent sans doute l’honneur qu’il leur réserve, illeur met la main sur la bouche pour les empêcher de crier.

Le duc fronça le sourcil, crispa ses poingsavec colère, pâlit et mit son cheval à un si furieux galop, queBussy et les siens demeurèrent en arrière.

– Ah ! ah ! dit Antraguet, ilme semble que la plaisanterie est bonne.

– D’autant meilleure, répondit Livarot,qu’elle ne fait pas, ce me semble, à tout le monde l’effet d’uneplaisanterie.

– Diable ! fit Bussy, il paraîtraitque je l’ai sanglé ferme, le pauvre duc !

Un instant après, on entendit la voix deM. d’Anjou qui criait :

– Eh ! Bussy, où es-tu ? viensdonc !

– Me voici, monseigneur, dit Bussy ens’approchant.

Il trouva le prince éclatant de rire.

– Tiens ! dit-il, monseigneur ;il paraît que ce que je vous ai dit est devenu drôle.

– Non, Bussy, je ne ris pas de ce que tum’as dit.

– Tant pis, je l’aimerais mieux ;j’aurais eu le mérite de faire rire un prince qui ne rit passouvent.

– Je ris, mon pauvre Bussy, de ce que tuplaides le faux pour savoir le vrai.

– Non, le diable m’emporte,monseigneur ! je vous ai dit la vérité.

– Bien. Alors, pendant que nous ne sommesque nous deux, voyons, conte-moi ta petite histoire ; où doncas-tu pris ce que tu es venu me conter ?

– Dans les bois de Méridor,monseigneur ! Cette fois encore le duc pâlit, mais il ne ditrien.

– Décidément, murmura Bussy, le duc setrouve mêlé en quelque chose dans l’histoire du ravisseur au chevalnoir et de la femme à la haquenée blanche.

Voyons, monseigneur, ajouta tout haut Bussy enriant à son tour de ce que le duc ne riait plus, s’il y a unemanière de vous servir qui vous plaise mieux que les autres,enseignez-nous-la, nous en profiterons, dussions-nous faireconcurrence à M. de Monsoreau.

– Pardieu oui, Bussy, dit le duc, il y ena une, et je te la vais expliquer.

Le duc tira Bussy à part.

– Écoute, lui dit-il, j’ai rencontré parhasard à l’église une femme charmante : comme quelques traitsde son visage, cachés sous un voile, me rappelaient ceux d’unefemme que j’avais beaucoup aimée, je l’ai suivie et me suis assurédu lieu où elle demeure. Sa suivante est séduite, et j’ai une clefde la maison.

– Eh bien, jusqu’à présent, monseigneur,il me semble que voilà qui va bien.

– Attends. On la dit sage, quoique libre,jeune et belle.

– Ah ! monseigneur, voilà que nousentrons dans le fantastique.

– Écoute, tu es brave, tu m’aimes, à ceque tu prétends ?

– J’ai mes jours.

– Pour être brave ?

– Non, pour vous aimer.

– Bien. Es-tu dans un de cesjours-là ?

– Pour rendre service à Votre Altesse, jem’y mettrai. Voyons.

– Eh bien, il s’agirait de faire pour moice qu’on ne fait d’ordinaire que pour soi-même.

– Ah ! ah ! dit Bussy, est-cequ’il s’agirait, monseigneur, de faire la cour à votre maîtresse,pour que Votre Altesse s’assure qu’elle est réellement aussi sageque belle ? Cela me va.

– Non ; mais il s’agit de savoir siquelque autre ne la lui fait pas.

– Ah ! voyons, cela s’embrouille,monseigneur, expliquons-nous.

– Il s’agirait de t’embusquer et de medire quel est l’homme qui vient chez elle.

– Il y a donc un homme ?

– J’en ai peur.

– Un amant, un mari ?

– Un jaloux, tout au moins.

– Tant mieux, monseigneur.

– Comment, tant mieux ?

– Cela double vos chances.

– Merci. En attendant, je voudrais savoirquel est cet homme.

– Et vous me chargez de m’en assurer.

– Oui, et si tu consens à me rendre ceservice….

– Vous me ferez grand veneur à mon tour,quand la place sera vacante ?

– Ma foi, Bussy, j’en prendrais d’autantmieux l’obligation, que jamais je n’ai rien fait pour toi.

– Tiens ! monseigneur s’enaperçoit ?

– Il y a longtemps déjà que je me ledis.

– Tout bas, comme les princes se disentces choses-là.

– Eh bien ?

– Quoi, monseigneur ?

– Consens-tu ?

– À épier la dame ?

– Oui.

– Monseigneur, la commission, je l’avoue,me flatte médiocrement, et j’en aimerais mieux une autre.

– Tu t’offrais à me rendre service,Bussy, et voilà déjà que tu recules !

– Dame ! vous m’offrez un métierd’espion, monseigneur.

– Eh non, métier d’ami ; d’ailleurs,ne crois pas que je te donne une sinécure ; il faudrapeut-être tirer l’épée.

Bussy secoua la tête.

– Monseigneur, dit-il, il y a des chosesqu’on ne fait bien que soi-même ; aussi faut-il les fairesoi-même, fût-on prince.

– Alors tu me refuses ?

– Ma foi oui, monseigneur.

Le duc fronça le sourcil.

– Je suivrai donc ton conseil,dit-il ; j’irai moi-même, et, si je suis tué ou blessé danscette circonstance, je dirai que j’avais prié mon ami Bussy de secharger de ce coup d’épée à donner ou à recevoir, et que, pour lapremière fois de sa vie, il a été prudent.

– Monseigneur, répondit Bussy, vousm’avez dit l’autre soir : « Bussy, j’ai en haine tous cesmignons de la chambre du roi, qui en toute occasion nous raillentet nous insultent ; tu devrais bien aller aux noces deSaint-Luc soulever une occasion de querelle et nous endéfaire. » Monseigneur, j’y suis allé ; ils étaientcinq ; j’étais seul ; je les ai défiés ; ils m’onttendu une embuscade, m’ont attaqué tous ensemble m’ont tué moncheval, et cependant j’en ai blessé deux et j’ai assommé letroisième. Aujourd’hui vous me demandez de faire du tort à unefemme. Pardon, monseigneur, cela sort des services qu’un princepeut exiger d’un galant homme, et je refuse.

– Soit, dit le duc, je ferai ma factiontout seul, ou avec Aurilly, comme je l’ai déjà faite.

– Pardon, dit Bussy, qui sentit comme unvoile se soulever dans son esprit.

– Quoi ?

– Est-ce que vous étiez en train demonter votre faction, monseigneur, lorsque l’autre jour vous avezvu les mignons qui me guettaient ?

– Justement.

– Votre belle inconnue, demanda Bussy,demeure donc du côté de la Bastille ?

– Elle demeure en face deSainte-Catherine.

– Vraiment ?

– C’est un quartier où l’on est égorgéparfaitement, tu dois en savoir quelque chose.

– Est-ce que Votre Altesse a guettéencore, depuis ce soir-là ?

– Hier.

– Et monseigneur a vu ?

– Un homme qui furetait dans tous lescoins de la place, sans doute pour voir si personne ne l’épiait, etqui, selon toute probabilité, m’ayant aperçu, s’est tenuobstinément devant cette porte.

– Et cet homme était seul,monseigneur ? demanda Bussy.

– Oui, pendant une demi-heure à peuprès,

– Et après cette demi-heure ?

– Un autre homme est venu le rejoindre,tenant une lanterne à la main.

– Ah ! ah ! fit Bussy.

– Alors l’homme au manteau… continua leprince.

– Le premier avait un manteau ?interrompit Bussy.

– Oui. Alors l’homme au manteau etl’homme à la lanterne se sont mis à causer ensemble, et, comme ilsne paraissaient pas disposés à quitter leur poste de la nuit, jeleur ai laissé la place et je suis revenu.

– Dégoûté de cette doubleépreuve ?

– Ma foi oui, je l’avoue… De sortequ’avant de me fourrer dans cette maison, qui pourrait bien êtrequelque égorgeoir….

– Vous ne seriez pas fâché qu’on yégorgeât un de vos amis.

– Ou plutôt que cet ami, n’étant pasprince, n’ayant pas les ennemis que j’ai, et d’ailleurs habitué àces sortes d’aventures, étudiât la réalité du péril que je puiscourir, et m’en vînt rendre compte.

– À votre place, monseigneur, dit Bussy,j’abandonnerais cette femme.

– Non pas.

– Pourquoi ?

– Elle est trop belle.

– Vous dites vous-même qu’à peine vousl’avez vue.

– Je l’ai vue assez pour avoir remarquéd’admirables cheveux blonds.

– Ah !

– Des yeux magnifiques.

– Ah ! ah !

– Un teint comme je n’en ai jamais vu,une taille merveilleuse.

– Ah ! ah ! ah !

– Tu comprends qu’on ne renonce pasfacilement à une pareille femme.

– Oui, monseigneur, je comprends ;aussi la situation me touche.

Le duc regarda Bussy de côté.

– Parole d’honneur, dit Bussy.

– Tu railles.

– Non, et la preuve, c’est que, simonseigneur veut me donner ses instructions et m’indiquer le logis,je veillerai ce soir.

– Tu reviens donc sur tadécision ?

– Eh ! monseigneur, il n’y a quenotre saint-père Grégoire XIII qui ne soit pas faillible ;seulement dites-moi ce qu’il y aura à faire.

– Il y aura à te cacher à distance de laporte que je t’indiquerai, et, si un homme entre, à le suivre, pourt’assurer qui il est.

– Oui ; mais si, en entrant, ilreferme la porte derrière lui ?

– Je t’ai dit que j’avais une clef.

– Ah ! c’est vrai ; il n’y aplus qu’une chose à craindre, c’est que je suive un autre homme, etque la clef n’aille à une autre porte.

– Il n’y a pas à s’y tromper ; cetteporte est une porte d’allée ; au bout de l’allée à gauche, ily a un escalier ; tu montes douze marches et tu te trouvesdans le corridor.

– Comment savez-vous cela, monseigneur,puisque vous n’avez jamais été dans la maison ?

– Ne t’ai-je point dit que j’avais pourmoi la suivante ? Elle m’a tout expliqué.

– Tudieu ! que c’est commode d’êtreprince, on vous sert votre besogne toute faite. Moi, monseigneur,il m’eût fallu reconnaître la maison moi-même, explorer l’allée,compter les marches, sonder le corridor. Cela m’eût pris un tempsénorme, et qui sait encore si j’eusse réussi ?

– Ainsi donc tu consens ?

– Est-ce que je sais refuser quelquechose à Votre Altesse ? Seulement vous viendrez avec moi pourm’indiquer la porte.

– Inutile ; en rentrant de lachasse, nous faisons un détour ; nous passons par la porteSaint-Antoine, et je te la fais voir.

– À merveille, monseigneur ! et quefaudra-t-il faire à l’homme, s’il vient ?

– Rien autre chose que de le suivrejusqu’à ce que tu aies appris qui il est.

– C’est délicat ; si, par exemple,cet homme pousse la discrétion jusqu’à s’arrêter au milieu duchemin et à couper court à mes investigations ?

– Je te laisse le soin de pousserl’aventure du côté qu’il te plaira.

– Alors, Votre Altesse m’autorise à fairecomme pour moi.

– Tout à fait.

– Ainsi ferai-je, monseigneur.

– Pas un mot à tous nos jeunesseigneurs.

– Foi de gentilhomme !

– Personne avec toi dans cetteexploration.

– Seul, je vous le jure.

– Eh bien, c’est convenu, nous revenonspar la Bastille. Je te montre la porte… tu viens chez moi… je tedonne la clef… et ce soir…

– Je remplace monseigneur ; voilàqui est dit.

Bussy et le prince revinrent joindre alors lachasse, que M. de Monsoreau conduisait en homme de génie.Le roi fut charmé de la manière précise dont le chasseur consomméavait fixé toutes les haltes et disposé tous les relais. Aprèsavoir été chassé deux heures, après avoir été tourné dans uneenceinte de quatre ou cinq lieues, après avoir été vu vingt fois,l’animal revint se faire prendre juste à son lancer.

M. de Monsoreau reçut lesfélicitations du roi et du duc d’Anjou.

– Monseigneur, dit-il, je me trouve tropheureux d’avoir pu mériter vos compliments, puisque c’est à vousque je dois la place.

– Mais vous savez, monsieur, dit le duc,que pour continuer à les mériter, il faut que vous partiez ce soirpour Fontainebleau ; le roi veut y chasser après demain et lesjours suivants, et ce n’est pas trop d’un jour pour prendreconnaissance de la forêt.

– Je le sais, Monseigneur, réponditMonsoreau, et mon équipage est déjà préparé. Je partirai cettenuit.

– Ah ! voila ! monsieur deMonsoreau, dît Bussy ; désormais plus de repos pour vous. Vousavez voulu être grand veneur, vous l’êtes ; il y a, dans lacharge que vous occupez, cinquante bonnes nuits de moins que pourles autres hommes ; heureusement encore que vous n’êtes pointmarié, mon cher monsieur.

Bussy riait en disant cela : le duclaissa errer un regard perçant sur le grand veneur ; puistournant la tête d’un autre côté, il alla faire ses compliments auroi sur l’amélioration qui depuis la veille paraissait s’être faiten sa santé.

Quant à Monsoreau, il avait, à la plaisanteriede Bussy, encore une fols pâli de cette pâleur hideuse qui luidonnait un si sinistre aspect.

Chapitre 12Comment Bussy retrouva à la fois le portrait et l’original.

La chasse fut terminée vers les quatre heuresdu soir : et à cinq heures, comme si le roi avait prévu lesdésirs du duc d’Anjou, toute la cour rentrait à Paris par lefaubourg Saint-Antoine.

M. de Monsoreau, sous le prétexte departir à l’instant même, avait pris congé des princes, et sedirigeait avec ses équipages vers Fromenteau.

En passant devant la Bastille, le roi fitremarquer à ses amis la fière et sombre apparence de laforteresse : c’était un moyen de leur rappeler ce qui lesattendait, si par hasard, après avoir été ses amis, ils devenaientses ennemis,

Beaucoup comprirent et redoublèrent dedéférence envers Sa Majesté.

Pendant ce temps, le duc d’Anjou disait toutbas à Bussy, qui marchait à ses côtés :

– Regarde bien, Bussy, regarde bien àdroite, cette maison de bois qui abrite sous son pignon une petitestatue de la Vierge ; suis de l’œil la même ligne et compte,la maison à la Vierge comprise, quatre autres maisons.

– Bien, dit Bussy.

– C’est la cinquième, dit le duc, cellequi est juste en face de la rue Sainte-Catherine.

– Je la vois. Monseigneur ; tenez,voici, au bruit de nos trompettes qui annoncent la roi, toutes lesmaisons qui se garnissent de curieux.

– Excepté celle que je t’indique,cependant, dit le duc, dont les fenêtres demeurent fermées,

– Mais dont un coin du rideaus’entr’ouvre, dit Bussy avec un effroyable battement de cœur.

– Sans que toutefois on puisse rienapercevoir. Oh ! la dame est bien gardée, on se garde bien. Entout cas, voici la maison : à l’hôtel, je t’en donnerai laclef.

Bussy darda son regard par cette étroiteouverture : mais quoique ses yeux restassent constamment fixéssur elle, il ne vit rien.

En revenant à l’hôtel d’Anjou, le duc donnaeffectivement à Bussy la clef de la maison désignée, en luirecommandant de nouveau de faire bonne garde ; Bussy promittout ce que voulut le duc, et repassa par l’hôtel.

– Eh bien ? dit-il à Remy.

– Je vous ferai la même question,monseigneur.

– Tu n’as rien trouvé ?

– La maison est aussi inabordable le jourque la nuit. Je flotte entre cinq ou six maisons qui setouchent.

– Alors, dit Bussy, je crois que j’ai étéplus heureux que toi, mon cher le Haudouin.

– Comment cela, monseigneur ? vousavez donc cherché de votre côté ?

– Non. Je suis passé dans la rueseulement.

– Et vous avez reconnu laporte ?

– La Providence, mon cher ami, a desvoies détournées et des combinaisons mystérieuses.

– Alors vous êtes sûr ?

– Je ne dis pas que je suis sûr ;mais j’espère.

– Et quand saurai-je si vous avez eu lebonheur de retrouver ce que vous cherchiez ?

– Demain matin.

– En attendant, avez-vous besoin demoi ?

– Aucunement, mon cher Remy.

– Vous ne voulez pas que je voussuive ?

– Impossible.

– Soyez prudent, au moins,monseigneur.

– Ah ! dit Bussy, la recommandationest inutile ; je suis connu pour cela.

Bussy dîna en homme qui ne sait pas où ni dequelle façon il soupera ; puis, à huit heures sonnant, ilchoisit la meilleure de ses épées, attacha, malgré l’ordonnance quele roi venait de promulguer, une paire de pistolets à sa ceinture,et se fit porter dans la litière, à l’extrémité de la rueSaint-Paul.

Arrivé là, il reconnut la maison à la statuede la Vierge, compta les quatre maisons suivantes, s’assura bienque la cinquième était la maison désignée, et alla, enveloppé dansun grand manteau de couleur sombre, se blottir à l’angle de la rueSainte-Catherine ; bien décidé à attendre deux heures, et aubout de deux heures, si personne ne venait, à agir pour son proprecompte.

Neuf heures sonnaient à Saint-Paul comme Bussys’embusquait.

Il était là depuis dix minutes à peine, quand,à travers l’obscurité, il vit arriver, par la porte de la Bastille,deux cavaliers. À la hauteur de l’hôtel des Tournelles, ilss’arrêtèrent. L’un d’eux mit pied à terre, jeta la bride aux mainsdu second, qui, selon toute probabilité, était un laquais, et,après lui avoir vu reprendre le chemin par lequel ils étaientvenus, après l’avoir vu se perdre, lui et ses deux chevaux, dansl’obscurité, il s’avança vers la maison confiée à la surveillancede Bussy.

Arrivé à quelques pas de la maison, l’inconnudécrivit un grand cercle, comme pour explorer les environs duregard ; puis, croyant être sûr qu’il n’était point observé,il s’approcha de la porte et disparut.

Bussy entendit le bruit de cette porte qui serefermait derrière lui.

Il attendit un instant, de peur que lepersonnage mystérieux ne fût resté en observation derrière leguichet. Puis, quelques minutes s’étant écoulées, il s’avança à sontour, traversa la chaussée, ouvrit la porte, et, instruit parl’expérience, il la referma sans bruit.

Alors il se retourna : le guichet étaitbien à la hauteur de son œil, et c’était bien, selon touteprobabilité, par ce guichet qu’il avait regardé Quélus.

Ce n’était pas tout, et Bussy n’était pas venupour rester là. Il s’avança lentement, tâtonnant aux deux côtés del’allée, au bout de laquelle, à gauche, il trouva la premièremarche d’un escalier.

Là, il s’arrêta pour deux raisons ;d’abord il sentait ses jambes faiblir sous le poids de l’émotion,ensuite il entendait une voix qui disait :

– Gertrude, prévenez votre maîtresse quec’est moi, et que je veux entrer.

La demande était faite d’un ton trop impératifpour souffrir un refus ; au bout d’un instant, Bussy entenditla voix d’une femme de chambre qui répondait :

– Passez au salon, monsieur ; madameva venir vous y rejoindre.

Puis il entendit encore le bruit d’une portequi se refermait.

Bussy alors pensa aux douze marches qu’avaitcomptées Remy ; il compta douze marches à son tour, et setrouva sur le palier.

Il se rappela le corridor et les trois portes,fit quelques pas en retenant sa respiration et en étendant la maindevant lui. Une première porte se trouva sous sa main, c’étaitcelle par laquelle l’inconnu était entré ; il poursuivit sonchemin, en trouva une seconde, chercha, sentit une seconde clef,et, tout frissonnant des pieds à la tête, il fit tourner cette clefdans la serrure et poussa la porte.

La chambre dans laquelle se trouva Bussy étaitcomplètement obscure, moins la portion de cette chambre quirecevait, par une porte latérale, un reflet de lumières dusalon.

Ce reflet portait sur une fenêtre, tendue dedeux rideaux de tapisserie, qui firent passer un nouveau frisson dejoie dans le cœur du jeune homme.

Ses yeux se portèrent sur la partie du plafondéclairée par cette même lumière, et il reconnut le plafondmythologique qu’il avait déjà remarqué ; il étendit la main etsentit le lit sculpté.

Il n’y avait plus de doute pour lui ; ilse retrouvait dans cette chambre où il s’était réveillé, pendantcette nuit où il avait reçu la blessure qui lui avait valul’hospitalité.

Ce fut un bien autre frisson encore qui passapar les veines de Bussy lorsqu’il toucha ce lit, et qu’il se sentittout enveloppé de ce délicieux parfum qui s’échappe de la couched’une femme jeune et belle.

Bussy s’enveloppa dans les rideaux du lit etécouta.

On entendait dans la chambre à côté le pasimpatient de l’inconnu ; de temps en temps il s’arrêtait,murmurant entre ses dents :

– Eh bien, viendra-t-elle ?

À la suite de l’une de ces interpellations,une porte s’ouvrit dans le salon ; la porte semblait parallèleà celle qui était déjà entr’ouverte. Le tapis frémit sous lapression d’un petit pied ; le frôlement d’une robe de soiearriva jusqu’à l’oreille de Bussy, et le jeune homme entendit unevoix de femme empreinte à la fois de crainte et de dédain, quidisait :

– Me voici, monsieur, que me voulez-vousencore ?

– Oh ! oh ! pensa Bussy ens’abritant sous son rideau, si cet homme est l’amant, je félicitefort le mari.

– Madame, dit l’homme à qui l’on faisaitcette froide réception, j’ai l’honneur de vous prévenir que, forcéde partir demain matin pour Fontainebleau, je viens passer cettenuit près de vous.

– M’apportez-vous des nouvelles de monpère ? demanda la même voix de femme.

– Madame, écoutez-moi.

– Monsieur, vous savez ce qui a étéconvenu hier, quand j’ai consenti à devenir votre femme, c’estqu’avant toutes choses, ou mon père viendrait à Paris, ou j’iraisretrouver mon père.

– Madame, aussitôt après mon retour deFontainebleau, nous partirons, je vous en donne ma paroled’honneur ; mais, en attendant….

– Oh ! monsieur, ne fermez pas cetteporte, c’est inutile, je ne passerai pas une nuit, pas une seulenuit sous le même toit que vous, que je ne sois rassurée sur lesort de mon père.

Et la femme qui parlait d’une façon si fermesouffla dans un petit sifflet d’argent qui rendit un son aigu etprolongé.

C’était la manière dont on appelait lesdomestiques à cette époque où les sonnettes n’étaient point encoreinventées.

Au même instant la porte par laquelle étaitentré Bussy s’ouvrit de nouveau et donna passage à la suivante dela jeune femme ; c’était une grande et vigoureuse fille del’Anjou, qui paraissait attendre cet appel de sa maîtresse et qui,l’ayant entendu, se hâtait d’accourir.

Elle entra dans le salon, et, en entrant, elleouvrit la porte.

Un jet de lumière pénétra alors dans lachambre où était Bussy, et entre les deux fenêtres il reconnut leportrait.

– Gertrude, dit la dame, vous ne vouscoucherez point, et vous vous tiendrez toujours à la portée de mavoix.

La femme de chambre se retira, sans répondre,par le même chemin qu’elle était venue, laissant la porte du salontoute grande ouverte, et par conséquent le merveilleux portraitéclairé.

Pour Bussy, il n’y avait plus de doute ;ce portrait, c’était bien celui qu’il avait vu.

Il s’approcha doucement pour coller son œil àl’ouverture que l’épaisseur des gonds laissait entre la porte et lamuraille ; mais si doucement qu’il marchât, au moment où sonregard pénétrait dans la chambre, le parquet cria sous sonpied.

À ce bruit, la femme se retourna ;c’était l’original du portrait, c’était la fée du rêve.

L’homme, quoiqu’il n’eût rien entendu, en lavoyant se retourner, se retourna aussi.

C’était le seigneur de Monsoreau.

– Ah ! dit Bussy, la haquenéeblanche… la femme enlevée… Je vais sans doute entendre quelqueterrible histoire.

Et il essuya son visage, qui spontanémentvenait de se couvrir de sueur.

Bussy, nous l’avons dit, les voyait tous deux,elle pâle, debout et dédaigneuse.

Lui, assis, non moins pâle, mais livide,agitait son pied impatient et se mordait la main.

– Madame, dit enfin le seigneur deMonsoreau, n’espérez pas continuer longtemps avec moi ce rôle defemme persécutée et victime ; vous êtes à Paris, vous êtesdans ma maison ; et, de plus, vous êtes maintenant la comtessede Monsoreau, c’est-à-dire ma femme.

– Si je suis votre femme, pourquoirefuser de me conduire à mon père ? pourquoi continuer de mecacher aux yeux du monde ?

– Vous avez oublié le duc d’Anjou,madame.

– Vous m’avez affirmé qu’une fois votrefemme je n’avais plus rien à craindre de lui.

– C’est-à-dire….

– Vous m’avez affirmé cela.

– Mais encore, madame, faut-il que jeprenne quelques précautions.

– Eh bien, monsieur, prenez cesprécautions, et revenez me voir quand elles seront prises.

– Diane, dit le comte, au cœur duquel lacolère montait visiblement, Diane, ne faites pas un jeu de ce liensacré du mariage. C’est un conseil que je veux bien vousdonner.

– Faites, monsieur, que je n’aie plus dedéfiance dans le mari, et je respecterai le mariage.

– Il me semblait cependant avoir, par lamanière dont j’ai agi envers vous, mérité toute votreconfiance.

– Monsieur, je pense que, dans toutecette affaire, mon intérêt ne vous a pas seul guidé, ou que, s’ilen est ainsi, le hasard vous a bien servi.

– Oh ! c’en est trop, s’écria lecomte ; je suis dans ma maison, vous êtes ma femme, et, dûtl’enfer vous venir en aide, cette nuit même vous serez à moi.

Bussy mit la main à la garde de son épée etfit un pas en avant ; mais Diane ne lui donna pas le temps deparaître.

– Tenez, dit-elle en tirant un poignardde sa ceinture, voilà comme je vous réponds.

Et, bondissant dans la chambre où était Bussy,elle referma la porte, poussa le double verrou, et, tandis queMonsoreau s’épuisait en menaces, heurtant les planches dupoing :

– Si vous faites seulement sauter uneparcelle du bois de cette porte, dit Diane, vous me connaissez,monsieur, vous me trouverez morte sur le seuil.

– Et, soyez tranquille, madame, dit Bussyen enveloppant Diane de ses bras, vous auriez un vengeur.

Diane fut près de pousser un cri ; maiselle comprit que le seul danger qui la menaçât lui venait de sonmari. Elle demeura donc sur la défensive, mais muette ;tremblante, mais immobile.

M. de Monsoreau frappa violemment dupied ; puis, convaincu sans doute que Diane exécuterait samenace, il sortit du salon en repoussant violemment la portederrière lui.

Puis on entendit le bruit de ses pass’éloigner dans le corridor et décroître dans l’escalier.

– Mais vous, monsieur, dit alors Diane ense dégageant des bras de Bussy et en faisant un pas en arrière, quiêtes-vous et comment vous trouvez-vous ici ?

– Madame, dit Bussy en rouvrant la porteet en s’agenouillant devant Diane, je suis l’homme à qui vous avezconservé la vie. Comment pourriez-vous croire que je suis entréchez vous dans une mauvaise intention, ou que je forme des desseinscontre votre honneur ?

Grâce au flot de lumière qui inondait la noblefigure du jeune homme, Diane le reconnut.

– Oh ! vous ici, monsieur !s’écria-t-elle en joignant les mains, vous étiez là, vous avez toutentendu ?

– Hélas ! oui, madame.

– Mais, qui êtes-vous ? votre nom,monsieur ?

– Madame, je suis Louis de Clermont,comte de Bussy.

– Bussy ! vous êtes le braveBussy ! s’écria naïvement Diane, sans se douter de la joie quecette exclamation répandait dans le cœur du jeune homme. Ah !Gertrude, continua-t-elle en s’adressant à sa suivante, qui, ayantentendu sa maîtresse parler avec quelqu’un, entrait touteffarée ; Gertrude, je n’ai plus rien à craindre, car, àpartir de ce moment, je mets mon honneur sous la sauvegarde du plusnoble et du plus loyal gentilhomme de France.

Puis, tendant la main à Bussy :

– Relevez-vous, monsieur, dit-elle, jesais qui vous êtes : il faut que vous sachiez qui je suis.

Chapitre 13Ce qu’était Diane de Méridor.

Bussy se releva tout étourdi de son bonheur,et entra avec Diane dans le salon que venait de quitterM. de Monsoreau.

Il regardait Diane avec l’étonnement del’admiration ; il n’avait pas osé croire que la femme qu’ilcherchait pût soutenir la comparaison avec la femme de son rêve, etvoilà que la réalité surpassait tout ce qu’il avait pris pour uncaprice de son imagination.

Diane avait dix-huit ou dix-neuf ans,c’est-à-dire qu’elle était dans ce premier éclat de la jeunesse etde la beauté qui donne son plus pur coloris à la fleur, son pluscharmant velouté au fruit ; il n’y avait pas à se tromper àl’expression du regard de Bussy ; Diane se sentait admirée, etelle n’avait pas la force de tirer Bussy de son extase.

Enfin elle comprit qu’il fallait rompre cesilence qui disait trop de choses.

– Monsieur, dit-elle, vous avez répondu àl’une de mes questions, mais point à l’autre : je vous aidemandé qui vous êtes, et vous me l’avez dit ; mais j’aidemandé aussi comment vous vous trouvez ici, et à cette demandevous n’avez rien répondu.

– Madame, dit Bussy, aux quelques motsque j’ai surpris de votre conversation avecM. de Monsoreau, j’ai compris que les causes de maprésence ressortiraient tout naturellement du récit que vous avezbien voulu me promettre. Ne m’avez-vous pas dit de vous-même tout àl’heure que je devais savoir qui vous étiez ?

– Oh ! oui, comte, je vais tout vousraconter, répondit Diane, votre nom à vous m’a suffi pourm’inspirer toute confiance, car votre nom, je l’ai entendu souventredire comme le nom d’un homme de courage, à la loyauté et àl’honneur duquel on pouvait tout confier.

Bussy s’inclina.

– Par le peu que vous avez entendu, ditDiane, vous avez pu comprendre que j’étais la fille du baron deMéridor, c’est-à-dire que j’étais la seule héritière d’un des plusnobles et des plus vieux noms de l’Anjou.

– Il y eut, dit Bussy, un baron deMéridor qui, pouvant sauver sa liberté à Pavie, vint rendre sonépée aux Espagnols lorsqu’il sut le roi prisonnier, et qui, ayantdemandé pour toute grâce d’accompagner François 1er à Madrid,partagea sa captivité, et ne le quitta que pour venir en Francetraiter de sa rançon.

– C’est mon père, monsieur, et si jamaisvous entrez dans la grande salle du château de Méridor, vousverrez, donné en souvenir de ce dévouement, le portrait du roiFrançois 1er de la main de Léonard de Vinci.

– Ah ! dit Bussy, dans ce temps-làles princes savaient encore récompenser leurs serviteurs.

– À son retour d’Espagne, mon père semaria. Deux premiers enfants, deux fils, moururent. Ce fut unegrande douleur pour le baron de Méridor, qui perdait l’espoir de sevoir revivre dans un héritier. Bientôt le roi mourut à son tour, etla douleur du baron se changea en désespoir ; il quitta lacour quelques années après et vint s’enfermer avec sa femme dansson château de Méridor. C’est là que je naquis comme par miracle,dix ans après la mort de mes frères.

Alors tout l’amour du baron se reporta surl’enfant de sa vieillesse ; son affection pour moi n’était pasde la tendresse, c’était de l’idolâtrie. Trois ans après manaissance, je perdis ma mère ; certes, ce fut une nouvelleangoisse pour le baron ; mais, trop jeune pour comprendre ceque j’avais perdu, je ne cessai pas de sourire, et mon sourire leconsola de la mort de ma mère.

Je grandis, je me développai sous ses yeux.Comme j’étais tout pour lui, lui aussi, pauvre père, il était toutpour moi. J’atteignis ma seizième année sans me douter qu’il y eûtun autre monde que celui de mes brebis, de mes paons, de mes cygneset de mes tourterelles, sans songer que cette vie dût jamais finiret sans désirer qu’elle finît.

Le château de Méridor était entouré de vastesforêts appartenant à M. le duc d’Anjou ; elles étaientpeuplées de daims, de chevreuils et de cerfs, que personne nesongeait à tourmenter, et que le repos dans lequel on les laissaitrendait familiers ; tous étaient plus ou moins de maconnaissance ; quelques-uns étaient si bien habitués à mavoix, qu’ils accouraient quand je les appelais ; une biche,entre autres, ma protégée, ma favorite, Daphné, pauvreDaphné ! venait manger dans ma main.

Un printemps, je fus un mois sans lavoir ; je la croyais perdue et je l’avais pleurée comme uneamie, quand tout à coup je la vis reparaître avec deux petitsfaons ; d’abord les petits eurent peur de moi, mais, en voyantleur mère me caresser, ils comprirent qu’ils n’avaient rien àcraindre et vinrent me caresser à leur tour.

Vers ce temps, le bruit se répandit queM. le duc d’Anjou venait d’envoyer un sous-gouverneur dans lacapitale de la province. Quelques jours après, on sut que cesous-gouverneur venait d’arriver et qu’il se nommait le comte deMonsoreau.

Pourquoi ce nom me frappa-t-il au cœur quandje l’entendis prononcer ? Je ne puis m’expliquer cettesensation douloureuse que par un pressentiment.

Huit jours s’écoulèrent. On parlait fort etfort diversement dans tout le pays du seigneur de Monsoreau. Unmatin, les bois retentirent du son du cor et de l’aboi deschiens ; je courus jusqu’à la grille du parc, et j’arrivaitout juste pour voir passer, comme l’éclair, Daphné poursuivie parune meute ; ses deux faons la suivaient.

Un instant après, monté sur un cheval noir quisemblait avoir des ailes, un homme passa, pareil à unevision ; c’était M. de Monsoreau.

Je voulus pousser un cri, je voulus demandergrâce pour ma pauvre protégée ; mais il n’entendit pas ma voixou n’y fit point attention, tant il était emporté par l’ardeur desa chasse.

Alors, sans m’occuper de l’inquiétude quej’allais causer à mon père s’il s’apercevait de mon absence, jecourus dans la direction où j’avais vu la chasse s’éloigner ;j’espérais rencontrer, soit le comte lui-même, soit quelques-unsdes gens de sa suite, et les supplier d’interrompre cette poursuitequi me déchirait le cœur.

Je fis une demi-lieue, courant ainsi, sanssavoir où j’allais ; depuis longtemps, biche, meute etchasseurs, j’avais tout perdu de vue. Bientôt je cessai d’entendreles abois ; je tombai au pied d’un arbre et je me mis àpleurer. J’étais là depuis un quart d’heure à peu près, quand, dansle lointain, je crus distinguer le bruit de la chasse ; je neme trompais point, ce bruit se rapprochait de moment enmoment ; en un instant il fut à si peu de distance, que je nedoutai point que la chasse ne dût passer à portée de ma vue. Je melevai aussitôt et je m’élançai dans la direction où elles’annonçait.

En effet, je vis passer dans une clairière lapauvre Daphné haletante : elle n’avait plus qu’un seulfaon ; l’autre avait succombé à la fatigue, et sans douteavait été déchiré par les chiens.

Elle-même se lassait visiblement ; ladistance entre elle et la meute était moins grande que la premièrefois, sa course s’était changée en élans saccadés, et en passantdevant moi elle brama tristement.

Comme la première fois, je fis de vainsefforts pour me faire entendre. M. de Monsoreau ne voyaitrien que l’animal qu’il poursuivait ; il passa plus rapideencore que je ne l’avais vu, le cor à la bouche et sonnantfurieusement.

Derrière lui, trois ou quatre piqueursanimaient les chiens avec le cor et avec la voix. Ce tourbillond’aboiements, de fanfares et de cris passa comme une tempête,disparut dans l’épaisseur de la forêt et s’éteignit dans lelointain.

J’étais désespérée ; je me disais que, sije m’étais trouvée seulement cinquante pas plus loin, au bord de laclairière qu’il avait traversée, il m’eût vue, et qu’alors, à maprière, il eût sans doute fait grâce au pauvre animal.

Cette pensée ranima mon courage ; lachasse pouvait une troisième fois passer à ma portée. Je suivis unchemin tout bordé de beaux arbres, que je reconnus pour conduire auchâteau de Beaugé. Ce château, qui appartenait à M. le ducd’Anjou, était situé à trois lieues à peu près du château de monpère. Au bout d’un instant je l’aperçus, et seulement alors jesongeai que j’avais fait trois lieues à pied, et que j’étais seuleet bien loin du château de Méridor.

J’avoue qu’une terreur vague s’empara de moi,et qu’à ce moment seulement je songeai à l’imprudence et même àl’inconvenance de ma conduite. Je suivis le bord de l’étang, car jecomptais demander au jardinier, brave homme qui, lorsque j’étaisvenue jusque-là avec mon père, m’avait donné de magnifiquesbouquets ; je comptais, dis-je, demander au jardinier de meconduire, quand tout à coup la chasse se fit entendre de nouveau.Je demeurai immobile, prêtant l’oreille. Le bruit grandissait.J’oubliai tout. Presque au même instant, de l’autre côté del’étang, la biche bondit hors du bois, mais poursuivie de si près,qu’elle allait être atteinte. Elle était seule, son second faonavait succombé à son tour ; la vue de l’eau sembla lui rendredes forces ; elle aspira la fraîcheur par ses naseaux, et selança dans l’étang, comme si elle eût voulu venir à moi.

D’abord elle nagea rapidement, et parut avoirretrouvé toute son énergie. Je la regardais, les larmes aux yeux,les bras tendus, et presque aussi haletante qu’elle ; maisinsensiblement ses forces s’épuisèrent, tandis qu’au contrairecelles des chiens, animés par la curée prochaine, semblaientredoubler. Bientôt les chiens les plus acharnés l’atteignirent, etelle cessa d’avancer, arrêtée qu’elle était par leurs morsures. Ence moment, M. de Monsoreau parut à la lisière du bois,accourut jusqu’à l’étang et sauta à bas de son cheval. Alors, à montour je réunis toutes mes forces pour crier : Grâce ! lesmains jointes. Il me sembla qu’il m’avait aperçue, et je criai denouveau, et plus fort que la première fois. Il m’entendit, car illeva la tête, et je le vis courir à un bateau, dont il détachal’amarre, et avec lequel il s’avança rapidement vers l’animal, quise débattait, au milieu de toute la meute qui l’avait joint. Je nedoutais pas que, mû par ma voix, par mes gestes et par mes prières,ce ne fût pour lui porter secours que M. de Monsoreau sehâtait ainsi, quand tout à coup, arrivé à la portée de Daphné, jele vis tirer son couteau de chasse ; un rayon de soleil, ens’y reflétant, en fit jaillir un éclair, puis l’éclairdisparut ; je jetai un cri : la lame tout entière s’étaitplongée dans la gorge du pauvre animal. Un flot de sang jaillit,teignant en rouge l’eau de l’étang. La biche brama d’une façonmortelle et lamentable, battit l’eau de ses pieds, se dressapresque debout, et retomba morte.

Je poussai un cri presque aussi douloureux quele sien, et je tombai évanouie sur le talus de l’étang.

Quand je revins à moi, j’étais couchée dansune chambre du château de Beaugé, et mon père, qu’on avait envoyéchercher, pleurait à mon chevet.

Comme ce n’était rien qu’une crise nerveuseproduite par la surexcitation de la course, dès le lendemain je pusrevenir à Méridor. Cependant, durant trois ou quatre jours, jegardai la chambre.

Le quatrième, mon père me dit que, pendanttout le temps que j’avais été souffrante,M. de Monsoreau, qui m’avait vue au moment où l’onm’emportait évanouie, était venu prendre de mes nouvelles ; ilavait été désespéré lorsqu’il avait appris qu’il était la causeinvolontaire de cet accident, et avait demandé à me présenter sesexcuses, disant qu’il ne serait heureux que lorsqu’il entendraitsortir le pardon de ma bouche.

Il eût été ridicule de refuser de levoir ; aussi, malgré ma répugnance, je cédai.

Le lendemain, il se présenta ; j’avaiscompris le ridicule de ma position : la chasse est un plaisirque partagent souvent les femmes elles-mêmes ; ce fut doncmoi, en quelque sorte, qui me défendis de cette ridicule émotion,et qui la rejetai sur la tendresse que je portais à Daphné.

Ce fut alors le comte qui joua l’hommedésespéré, et qui vingt fois me jura sur l’honneur que, s’il eût pudeviner que je portais quelque intérêt à sa victime, il eût eugrand bonheur à l’épargner ; cependant ses protestations ne meconvainquirent point, et le comte s’éloigna sans avoir pu effacerde mon cœur la douloureuse impression qu’il y avait faite.

En se retirant, le comte demanda à mon père lapermission de revenir. Il était né en Espagne, il avait été élevé àMadrid : c’était pour le baron un attrait que de parler d’unpays où il était resté si longtemps. D’ailleurs, le comte était debonne naissance, sous-gouverneur de la province, favori, disait-on,de M. le duc d’Anjou ; mon père n’avait aucun motif pourlui refuser cette demande, qui lui fut accordée.

Hélas ! à partir de ce moment cessa,sinon mon bonheur, du moins ma tranquillité. Bientôt je m’aperçusde l’impression que j’avais faite sur le comte. D’abord il n’étaitvenu qu’une fois la semaine, puis deux, puis enfin tous les jours.Plein d’attentions pour mon père, le comte lui avait plu. Je voyaisle plaisir que le baron éprouvait dans sa conversation, qui étaittoujours celle d’un homme supérieur. Je n’osais me plaindre ;car de quoi me serais-je plainte ? Le comte était galant avecmoi comme avec une maîtresse, respectueux comme avec une sœur.

Un matin, mon père entra dans ma chambre avecun air plus grave que d’habitude, et cependant sa gravité avaitquelque chose de joyeux.

– Mon enfant, me dit-il, tu m’as toujoursassuré que tu serais heureuse de ne pas me quitter.

– Oh ! mon père, m’écriai-je, vousle savez, c’est mon vœu le plus cher.

– Eh bien, ma Diane, continua-t-il en sebaissant pour m’embrasser au front, il ne tient qu’à toi de voirton vœu se réaliser.

Je me doutais de ce qu’il allait me dire, etje pâlis si affreusement, qu’il s’arrêta avant que d’avoir touchémon front de ses lèvres.

– Diane ! mon enfant !s’écria-t-il, oh ! mon Dieu ! qu’as-tu donc ?

– M. de Monsoreau, n’est-cepas ? balbutiai-je.

– Eh bien ? demanda-t-il étonné.

– Oh ! jamais, mon père, si vousavez quelque pitié pour votre fille, jamais !

– Diane, mon amour, dit-il, ce n’est pasde la pitié que j’ai pour toi, c’est de l’idolâtrie, tu lesais ; prends huit jours pour réfléchir, et si, dans huitjours….

– Oh ! non, non, m’écriai-je, c’estinutile, pas huit jours, pas vingt-quatre heures, pas une minute.Non, non, oh ! non !

Et je fondis en larmes.

Mon père m’adorait ; jamais il ne m’avaitvue pleurer, il me prit dans ses bras et me rassura en deuxmots ; il venait de me donner sa parole de gentilhomme qu’ilne me parlerait plus de ce mariage.

Effectivement, un mois se passa sans que jevisse M. de Monsoreau et sans que j’entendisse parler delui. Un matin nous reçûmes, mon père et moi, une invitation de noustrouver à une grande fête que M. de Monsoreau devaitdonner au frère du roi qui venait visiter la province dont ilportait le nom. Cette fête avait lieu à l’hôtel de villed’Angers.

À cette lettre était jointe une invitationpersonnelle du prince, lequel écrivait à mon père qu’il serappelait l’avoir vu autrefois à la cour du roi Henri, et qu’il lereverrait avec plaisir.

Mon premier mouvement fut de prier mon père derefuser, et certes j’eusse insisté si l’invitation eût été faite aunom seul de M. de Monsoreau ; mais le prince étaitde moitié dans l’invitation, et mon père craignit par un refus deblesser Son Altesse.

Nous nous rendîmes donc à cette fête.M. de Monsoreau nous reçut comme si rien ne s’était passéentre nous ; sa conduite vis-à-vis de moi ne fut niindifférente ni affectée ; il me traita comme toutes lesautres dames, et je fus heureuse de n’avoir été, de son côté,l’objet d’aucune distinction, soit en bonne, soit en mauvaisepart.

Il n’en fut pas de même du duc d’Anjou. Dèsqu’il m’aperçut, son regard se fixa sur moi pour ne plus mequitter. Je me sentais mal à l’aise sous le poids de ce regard, etsans dire à mon père ce qui me faisait désirer de quitter le bal,j’insistai de telle façon, que nous nous retirâmes despremiers.

Trois jours après, M. de Monsoreause présenta à Méridor ; je l’aperçus de loin dans l’avenue duchâteau, et je me retirai dans ma chambre.

J’avais peur que mon père ne me fitappeler ; mais il n’en fut rien. Au bout d’une demi-heure, jevis sortir M. de Monsoreau, sans que personne m’eûtprévenue de sa visite. Il y eut plus, mon père ne m’en parlapoint ; seulement, je crus remarquer qu’après cette visite dusous-gouverneur il était plus sombre que d’habitude.

Quelques jours s’écoulèrent encore. Jerevenais de faire une promenade dans les environs, lorsqu’on me diten rentrant que M. de Monsoreau était avec mon père. Lebaron avait demandé deux ou trois fois de mes nouvelles, et deuxautres fois aussi s’était informé avec inquiétude du lieu où jepouvais être allée. Il avait donné ordre qu’on le prévînt de monretour.

En effet, à peine étais-je rentrée dans machambre, que mon père accourut.

– Mon enfant, me dit-il, un motif dont ilest inutile que tu connaisses la cause me force à me séparer de toipendant quelques jours ; ne m’interroge pas, seulement songeque ce motif doit être bien urgent puisqu’il me détermine à êtreune semaine, quinze jours, un mois peut-être sans te voir.

Je frissonnai, quoique je ne pusse deviner àquel danger j’étais exposée. Mais cette double visite deM. de Monsoreau ne me présageait rien de bon.

– Et où dois-je aller, mon père ?demandai-je.

– Au château de Lude, chez ma sœur, où turesteras cachée à tous les yeux. Quant à ton arrivée, on veillera àce qu’elle ait lieu pendant la nuit.

– Ne m’accompagnez-vous pas ?

– Non, je dois rester ici pour détournerles soupçons ; les gens de la maison eux-mêmes ignoreront oùtu vas.

– Mais qui me conduira donc ?

– Deux hommes dont je suis sûr.

– O mon Dieu ! mon père !

Le baron m’embrassa.

– Mon enfant, dit-il, il le faut.

Je connaissais tellement l’amour de mon pèrepour moi, que je n’insistai pas davantage, et ne lui demandai pointd’autre explication. Il fut convenu seulement que Gertrude, lafille de ma nourrice, m’accompagnerait.

Mon père me quitta en me disant de me tenirprête.

Le soir, à huit heures, il faisait très sombreet très froid, car on était dans les plus longs jours del’hiver ; le soir, à huit heures, mon père me vint chercher.J’étais prête comme il me l’avait recommandé ; nousdescendîmes sans bruit, nous traversâmes le jardin ; il ouvritlui-même une petite porte qui donnait sur la forêt, et là noustrouvâmes une litière tout attelée et deux hommes : mon pèreleur parla longtemps, me recommandant à eux, à ce qu’il meparut ; puis je pris ma place dans la litière ; Gertrudes’assit près de moi. Le baron m’embrassa une dernière fois, et nousnous mîmes en marche.

J’ignorais quelle sorte de danger me menaçaitet me forçait de quitter le château de Méridor. J’interrogeaiGertrude, mais elle était aussi ignorante que moi. Je n’osaisadresser la parole à nos conducteurs, que je ne connaissais pas.Nous marchions donc silencieusement et par des chemins détournés,lorsque après deux heures de marche environ, au moment où, malgrémes inquiétudes, le mouvement égal et monotone de la litièrecommençait à m’endormir, je me sentis réveillée par Gertrude, quime saisissait le bras, et plus encore par le mouvement de lalitière qui s’arrêtait.

– Oh ! mademoiselle, dit la pauvrefille, que nous arrive-t-il donc ?

Je passai ma tête par les rideaux : nousétions entourés par six cavaliers masqués ; nos hommes, quiavaient voulu se défendre, étaient désarmés et maintenus.

J’étais trop épouvantée pour appeler dusecours ; d’ailleurs, qui serait venu à nos cris ?

Celui qui paraissait le chef des hommesmasqués s’avança vers la portière :

– Rassurez-vous, mademoiselle, dit-il, ilne vous sera fait aucun mal, mais il faut nous suivre.

– Où cela ? demandai-je.

– Dans un lieu où, bien loin d’avoir rienà craindre, vous serez traitée comme une reine.

Cette promesse m’épouvanta plus que n’eût faitune menace.

– Oh ! mon père ! monpère ! murmurai-je.

– Écoutez, mademoiselle, me dit Gertrude,je connais les environs : je vous suis dévouée, je suis forte,nous aurons bien du malheur si nous ne parvenons pas à fuir.

Cette assurance que me donnait une pauvresuivante était loin de me tranquilliser. Cependant c’est une sidouce chose que de se sentir soutenue, que je repris un peu deforce.

– Faites de nous ce que vous voudrez,messieurs, répondis-je, nous sommes deux pauvres femmes, et nous nepouvons nous défendre.

Un des hommes descendit, prit la place denotre conducteur et changea la direction de notre litière.

Bussy, comme on le comprend bien, écoutait lerécit de Diane avec l’attention la plus profonde. Il y a dans lespremières émotions d’un grand amour naissant un sentiment presquereligieux pour la personne que l’on commence à aimer. La femme quele cœur vient de choisir est élevée, par ce choix, au-dessus desautres femmes ; elle grandit, s’épure, se divinise ;chacun de ses gestes est une faveur qu’elle vous accorde, chacunede ses paroles est une grâce qu’elle vous fait ; si elle vousregarde, elle vous réjouit ; si elle vous sourit, elle vouscomble.

Le jeune homme avait donc laissé la bellenarratrice dérouler le récit de toute sa vie sans oser l’arrêter,sans avoir l’idée de l’interrompre ; chacun des détails decette vie, sur laquelle il sentait qu’il allait être appelé àveiller, avait pour lui un puissant intérêt, et il écoutait lesparoles de Diane muet et haletant, comme si son existence eûtdépendu de chacune de ces paroles.

Aussi, comme la jeune femme, sans doute tropfaible pour la double émotion qu’elle éprouvait à son tour, émotiondans laquelle le présent réunissait tous les souvenirs du passé,s’était arrêtée un instant, Bussy n’eut point la force de demeurersous le poids de son inquiétude, et, joignant les mains :

– Oh ! continuez, madame, dit-il,continuez !

Il était impossible que Diane pût se tromper àl’intérêt qu’elle inspirait ; tout dans la voix, dans legeste, dans l’expression de la physionomie du jeune homme, était enharmonie avec la prière que contenaient ses paroles. Diane sourittristement et reprit :

– Nous marchâmes trois heures à peuprès ; puis la litière s’arrêta. J’entendis crier uneporte ; on échangea quelques paroles ; la litière repritsa marche, et je sentis qu’elle roulait sur un terrain retentissantcomme est un pont-levis. Je ne me trompais pas ; je jetai uncoup d’œil hors de la litière : nous étions dans la cour d’unchâteau.

Quel était ce château ? Ni Gertrude nimoi n’en savions rien. Souvent, pendant la roule, nous avions tentéde nous orienter, mais nous n’avions vu qu’une forêt sans fin. Ilest vrai que l’idée était venue à chacune de nous qu’on nousfaisait, pour nous ôter toute idée du lieu où nous étions, fairedans cette forêt un chemin inutile et calculé.

La porte de notre litière s’ouvrit, et le mêmehomme qui nous avait déjà parlé nous invita à descendre.

J’obéis en silence. Deux hommes quiappartenaient sans doute au château nous étaient venus recevoiravec des flambeaux. Comme on m’en avait fait la terrible promesse,notre captivité s’annonçait accompagnée des plus grands égards.Nous suivîmes, les hommes aux flambeaux ; ils nousconduisirent dans une chambre à coucher richement ornée, et quiparaissait avoir été décorée à l’époque la plus brillante, commeélégance et comme style, du temps de François 1er.

Une collation nous attendait sur une tablesomptueusement servie.

– Vous êtes chez vous, madame, me ditl’homme qui déjà deux fois nous avait adressé la parole, et, commeles soins d’une femme de chambre vous sont nécessaires, la vôtre nevous quittera point ; sa chambre est voisine de la vôtre.

Gertrude et moi échangeâmes un regardjoyeux.

– Toutes les fois que vous voudrezappeler, continua l’homme masqué, vous n’aurez qu’à frapper avec lemarteau de cette porte, et quelqu’un, qui veillera constamment dansl’antichambre, se rendra aussitôt à vos ordres.

Cette apparente attention indiquait que nousétions gardées à vue.

L’homme masqué s’inclina et sortit ; nousentendîmes la porte se refermer à double tour.

Nous nous trouvâmes seules, Gertrude etmoi.

Nous restâmes un instant immobiles, nousregardant à la lueur des deux candélabres qui éclairaient la tableoù était servi le souper. Gertrude voulut ouvrir la bouche ;je lui fis signe du doigt de se taire ; quelqu’un nousécoutait peut-être.

La porte de la chambre qu’on nous avaitdésignée comme devant être celle de Gertrude était ouverte ;la même idée nous vint en même temps de la visiter ; elle pritun candélabre, et, sur la pointe du pied, nous y entrâmes toutesdeux.

C’était un grand cabinet destiné à faire,comme chambre de toilette, le complément de la chambre à coucher.Il avait une porte parallèle à la porte de l’autre pièce parlaquelle nous étions entrées : cette deuxième porte, comme lapremière, était ornée d’un petit marteau de cuivre ciselé, quiretombait sur un clou de même métal. Clous et marteaux, on eût ditque le tout était l’ouvrage de Benvenuto Cellini.

Il était évident que les deux portes donnaientdans la même antichambre.

Gertrude approcha la lumière de la serrure, lepêne était fermé à double tour.

Nous étions prisonnières.

Il est incroyable combien, quand deuxpersonnes, même de condition différente, sont dans une mêmesituation et partagent un même danger ; il est incroyable,dis-je, combien les pensées sont analogues, et combien ellespassent facilement par-dessus les éclaircissements intermédiaireset les paroles inutiles.

Gertrude s’approcha de moi.

– Mademoiselle a-t-elle remarqué,dit-elle à voix basse, que nous n’avons monté que cinq marches enquittant la cour ?

– Oui, répondis-je.

– Nous sommes donc aurez-de-chaussée ?

– Sans aucun doute.

– De sorte que, ajouta-t-elle plus bas,en fixant les yeux sur les volets extérieurs, de sorte que….

– Si ces fenêtres n’étaient pas grillées…interrompis-je.

– Oui, et si mademoiselle avait ducourage….

– Du courage, m’écriai-je, oh ! soistranquille, j’en aurai, mon enfant.

Ce fut Gertrude qui, à son tour, mit son doigtsur sa bouche.

– Oui, oui, je comprends, lui dis-je.

Gertrude me fit signe de rester ou j’étais, etalla reporter le candélabre sur la table de la chambre àcoucher.

J’avais déjà compris son intention et jem’étais rapprochée de la fenêtre, dont je cherchais lesressorts.

Je les trouvai, ou plutôt Gertrude, qui étaitvenue me rejoindre, les trouva. Le volet s’ouvrit.

Je poussai un cri de joie ; la fenêtren’était pas grillée.

Mais Gertrude avait déjà remarqué la cause decette prétendue négligence de nos gardiens : un large étangbaignait le pied de la muraille ; nous étions gardées par dixpieds d’eau, bien mieux que nous ne l’eussions été certainement parles grilles de nos fenêtres.

Mais, en se reportant de l’eau à ses rives,mes yeux reconnurent un paysage qui leur était familier, nousétions prisonnières au château de Beaugé, où plusieurs fois, commeje l’ai déjà dit, j’étais venue avec mon père, et où, un moisauparavant, on m’avait recueillie le jour de la mort de ma pauvreDaphné.

Le château du Beaugé appartenait à M. leduc d’Anjou.

Ce fut alors qu’éclairée comme par la lueurd’un coup de foudre je compris, tout.

Je regardai l’étang avec une sombresatisfaction ; c’était une dernière ressource contre laviolence, un suprême refuge contre le déshonneur.

Nous refermâmes les volets. Je me jetai touthabillée sur mon lit, Gertrude se coucha dans un fauteuil et dormità mes pieds.

Vingt fois pendant cette nuit je me réveillaien sursaut, en proie à des terreurs inouïes ; mais rien nejustifiait ces terreurs que la situation dans laquelle je metrouvais ; rien n’indiquait de mauvaises intentions contremoi : on dormait, au contraire, tout semblait dormir auchâteau, et nul autre bruit que le cri des oiseaux de maraisn’interrompait le silence de la nuit.

Le jour parut ; le jour, tout en enlevantau paysage ce caractère effrayant que lui donne l’obscurité, meconfirma dans mes craintes de la nuit : toute fuite étaitimpossible sans un secours extérieur, et d’où nous pouvait venir cesecours ?

Vers les neuf heures, on frappa à notreporte : je passai dans la chambre de Gertrude, en lui disantqu’elle pouvait permettre d’ouvrir.

Ceux qui frappaient et que je pouvais voir parl’ouverture de la porte de communication étaient nos serviteurs dela veille ; ils venaient enlever le souper, auquel nousn’avions pas touché, et apporter le déjeuner.

Gertrude leur fit quelques questions,auxquelles ils sortirent sans avoir répondu.

Je rentrai alors ; tout m’était expliquépar notre séjour au château de Beaugé et par le prétendu respectqui nous entourait. M. le duc d’Anjou m’avait vue à la fêtedonnée par M. de Monsoreau ; M. le duc d’Anjouétait devenu amoureux de moi ; mon père avait été prévenu, etavait voulu me soustraire aux poursuites dont j’allais sans douteêtre l’objet ; il m’avait éloignée de Méridor ; mais,trahi, soit par un serviteur infidèle, soit par un hasardmalheureux, sa précaution avait été inutile, et j’étais tombée auxmains de l’homme auquel il avait tenté vainement de mesoustraire.

Je m’arrêtai à cette idée, la seule qui fûtvraisemblable, et en réalité la seule qui fût vraie.

Sur les prières de Gertrude, je bus une tassede lait et mangeai un peu de pain.

La matinée s’écoula à faire des plans de fuiteinsensés. Et cependant, à cent pas devant nous, amarrée dans lesroseaux, nous pouvions voir une barque toute garnie de ses avirons.Certes, si cette barque eût été à notre portée, mes forces,exaltées par la terreur, jointes aux forces naturelles de Gertrude,eussent suffi pour nous tirer de captivité.

Pendant cette matinée, rien ne nous troubla.On nous servit le dîner comme on nous avait servi ledéjeuner ; je tombais de faiblesse. Je me mis à table, serviepar Gertrude seulement ; car, dès que nos gardiens avaientdéposé nos repas, ils se retiraient. Mais tout à coup, en brisantmon pain, je mis à jour un petit billet.

Je l’ouvris précipitamment ; il contenaitcette seule ligne :

« Un ami veille sur vous. Demain vousaurez, de ses nouvelles et de celles de votre père. »

On comprend quelle fut ma joie : mon cœurbattait à rompre ma poitrine. Je montrai le billet à Gertrude. Lereste de la journée se passa à attendre et à espérer.

La seconde nuit s’écoula aussi tranquille quela première ; puis vint l’heure du déjeuner, attendue avectant d’impatience ; car je ne doutais point que je netrouvasse dans mon pain un nouveau billet. Je ne me trompaispas ; le billet était conçu en ses termes :

« La personne qui vous a enlevée arriveau château de Beaugé ce soir à dix heures ; mais, à neuf,l’ami qui veille sur vous sera sous vos fenêtres avec une lettre devotre père, qui vous commandera la confiance, que sans cette lettrevous ne lui accorderiez peut-être pas.

« Brûlez ce billet. »

Je lus et relus cette lettre, puis je la jetaiau feu, selon la recommandation qu’elle contenait. L’écriturem’était complètement inconnue, et, je l’avoue, j’ignorais d’où ellepouvait, venir.

Nous nous perdîmes en conjectures, Gertrude etmoi ; cent fois pendant la matinée nous allâmes à la fenêtrepour regarder si nous n’apercevions personne sur les rives del’étang et dans les profondeurs de la forêt ; tout étaitsolitaire.

Une heure après le dîner, on frappa à notreporte ; c’était la première fois qu’il arrivait que l’ontentât d’entrer chez nous à d’autres heures qu’à celles de nosrepas ; cependant, comme nous n’avions aucun moyen de nousenfermer en dedans, force nous fut de laisser entrer.

C’était l’homme qui nous avait parlé à laporte de la litière et dans la cour du château. Je ne pus lereconnaître au visage, puisqu’il était masqué lorsqu’il nousparla ; mais, aux premières paroles qu’il prononça, je lereconnus à la voix.

Il me présenta une lettre.

– De quelle part venez-vous,monsieur ? lui demandai-je.

– Que mademoiselle se donne la peine delire, me répondit-il, et elle verra.

– Mais je ne veux pas lire cette lettre,ne sachant pas de qui elle vient.

– Mademoiselle est la maîtresse de fairece qu’elle voudra. J’avais ordre de lui remettre cettelettre ; je dépose cette lettre à ses pieds ; si elledaigne la ramasser, elle la ramassera.

Et, en effet, le serviteur, qui paraissait unécuyer, plaça la lettre sur le tabouret où je reposais mes pieds etsortit.

– Que faire ? demandai-je àGertrude.

– Si j’osais donner un conseil àmademoiselle, ce serait de lire cette lettre. Peut-êtrecontient-elle l’annonce de quelque danger auquel, prévenues parelle, nous pourrons nous soustraire.

Le conseil était si raisonnable, que je revinssur la résolution prise d’abord et que j’ouvris la lettre.

Diane, à ce moment, interrompit son récit, seleva, ouvrit un petit meuble du genre de ceux auquel nous avonsconservé le nom italien de stippo, et d’un portefeuille desoie tira une lettre.

Bussy jeta un coup d’œil sur l’adresse.

« À la belle Diane de Méridor, »lut-il.

Puis, regardant la jeune femme :

– Cette adresse, dit-il, est de la maindu duc d’Anjou.

– Ah ! répondit-elle avec unsoupir ; il ne m’avait donc pas trompée !

Puis, comme Bussy hésitait à ouvrir lalettre :

– Lisez, dit-elle, le hasard vous apoussé du premier coup au plus intime de ma vie, je ne dois plusavoir de secrets pour vous.

Bussy obéit et lut :

« Un malheureux prince, que votre beautédivine a frappé au cœur, viendra vous faire ce soir, à dix heures,ses excuses de sa conduite à votre égard, conduite qui, lui-même lesent bien, n’a d’autre excuse que l’amour invincible qu’il éprouvepour vous.

« FRANÇOIS. »

– Ainsi cette lettre était bien du ducd’Anjou ? demanda Diane.

– Hélas ! oui, répondit Bussy, c’estson écriture et son seing.

Diane soupira.

– Serait-il moins coupable que je ne lecroyais ? murmura-t-elle.

– Qui, le prince ? demandaBussy.

– Non, lui, le comte de Monsoreau.

Ce fut Bussy qui soupira à son tour.

– Continuez, madame, dit-il, et nousjugerons le prince et le comte.

– Cette lettre, que je n’avais alorsaucun motif de ne pas croire réelle, puisqu’elle s’accordait sibien avec mes propres craintes, m’indiquait, comme l’avait prévuGertrude, le danger auquel j’étais exposée, et me rendait d’autantplus précieuse l’intervention de cet ami inconnu qui m’offrait sonsecours au nom de mon père. Je n’eus donc plus d’espoir qu’enlui.

Nos investigations recommençaient ; mesregards et ceux de Gertrude, plongeant à travers les vitres, nequittaient point l’étang et cette partie de la forêt qui faisaitface à nos fenêtres. Dans toute l’étendue que nos regards pouvaientembrasser, nous ne vîmes rien qui parût se rapporter à nosespérances et les seconder.

La nuit arriva ; mais, comme nous étionsau mois de janvier, la nuit venait vite ; quatre ou cinqheures nous séparaient donc encore du moment décisif : nousattendîmes avec anxiété.

Il faisait une de ces belles gelées d’hiverpendant lesquelles, si ce n’était le froid, on se croirait ou versla fin du printemps ou vers le commencement de l’automne : leciel brillait, tout parsemé de mille étoiles, et, dans un coin dece ciel, la lune, pareille à un croissant, éclairait le paysage desa lueur argentée ; nous ouvrîmes la fenêtre de la chambre deGertrude, qui devait, dans tous les cas, être moins rigoureusementobservée que la mienne.

Vers sept heures, une légère vapeur monta del’étang ; mais, pareille à un voile de gaze transparente,cette vapeur n’empêchait pas de voir, ou plutôt nos yeux,s’habituant à l’obscurité, étaient parvenus à percer cettevapeur.

Comme rien ne nous aidait à mesurer le temps,nous n’aurions pas pu dire quelle heure il était, lorsqu’il noussembla, sur la lisière du bois, voir à travers cette transparenteobscurité se mouvoir des ombres. Ces ombres paraissaients’approcher avec précaution, gagnant les arbres, qui, rendant lesténèbres plus épaisses, semblaient les protéger. Peut-êtreeussions-nous cru, au reste, que ces ombres n’étaient qu’un jeu denotre vue fatiguée, lorsque le hennissement d’un cheval traversal’espace et arriva jusqu’à nous.

– Ce sont nos amis, murmura Gertrude.

– Ou le prince ! répondis-je.

– Oh ! le prince, dit-elle, leprince ne se cacherait pas.

Cette réflexion si simple dissipa mes soupçonset me rassura.

Nous redoublâmes d’attention.

Un homme s’avança seul ; il me semblaitqu’il quittait un autre groupe d’hommes, lequel était resté àl’abri sous un bouquet d’arbres.

Cet homme marcha droit à la barque, la détachadu pieu où elle était amarrée, descendit dedans, et la barque,glissant sur l’eau, s’avança silencieusement de notre côté.

À mesure qu’elle s’avançait, mes yeuxfaisaient des efforts plus violents pour percer l’obscurité.

Il me sembla d’abord reconnaître la grandetaille, puis les traits sombres et fortement accusés du comte deMonsoreau ; enfin, lorsqu’il fut à dix pas de nous, je neconservai plus aucun doute.

Je craignais maintenant presque autant lesecours que le danger.

Je restai muette et immobile, rangée dansl’angle de la fenêtre, de sorte qu’il ne pouvait me voir. Arrivé aupied du mur, il arrêta sa barque à un anneau, et je vis apparaîtresa tête à la hauteur de l’appui de la croisée.

Je ne pus retenir un léger cri.

– Ah ! pardon ; dit le comte deMonsoreau, je croyais que vous m’attendiez.

– C’est-à-dire que j’attendais quelqu’un,monsieur, répondis-je, mais j’ignorais que ce quelqu’un fûtvous.

Un sourire amer passa sur le visage ducomte.

– Qui donc, excepté moi et son père,veille sur l’honneur de Diane de Méridor ?

– Vous m’avez dit, monsieur, dans lalettre que vous m’avez écrite, que vous veniez au nom de monpère.

– Oui, mademoiselle ; et, comme j’aiprévu que vous douteriez de la mission que j’ai reçue, voici unbillet du baron.

Et le comte me tendit un papier.

Nous n’avions allumé ni bougies nicandélabres, pour être plus libres de faire dans l’obscurité toutce que commanderaient les circonstances. Je passai de la chambre deGertrude dans la mienne. Je m’agenouillai devant le feu, et, à lalueur de la flamme du foyer, je lus :

« Ma chère Diane, M. le comte deMonsoreau peut seul t’arracher au danger que tu cours, et ce dangerest immense. Fie-toi donc entièrement à lui comme au meilleur amique le ciel nous puisse envoyer.

« Il te dira plus tard ce que du fond de moncœur je désirerais que tu fisses pour acquitter la dette que nousallons contracter envers lui.

« Ton père, qui te supplie de le croire, etd’avoir pitié de toi et de lui,

« BARON DE MÉRIDOR. »

Rien de positif n’existait dans mon espritcontre M. de Monsoreau ; la répulsion qu’ilm’inspirait était bien plutôt instinctive que raisonnée. Je n’avaisà lui reprocher que la mort d’une biche, et c’était un crime bienléger pour un chasseur.

J’allai donc à lui.

– Eh bien ? demanda-t-il.

– Monsieur, j’ai lu la lettre de monpère ; il me dit que vous êtes prêt à me conduire hors d’ici,mais il ne me dit pas où vous me conduisez.

– Je vous conduis où le baron vousattend, mademoiselle.

– Et où m’attend-il ?

– Au château de Méridor.

– Ainsi je vais revoir monpère ?

– Dans deux heures.

– Oh ! monsieur, si vous ditesvrai…

Je m’arrêtai ; le comte attendaitvisiblement la fin de ma phrase.

– Comptez sur toute ma reconnaissance,ajoutai-je d’une voix tremblante et affaiblie, car je devinaisquelle chose il pouvait attendre de cette reconnaissance que jen’avais pas la force de lui exprimer.

– Alors, mademoiselle, dit le comte, vousêtes prête à me suivre ?

Je regardai Gertrude avec inquiétude ; ilétait facile de voir que cette sombre figure du comte ne larassurait pas plus que moi.

– Réfléchissez que chaque minute quis’envole est précieuse pour vous au delà de ce que vous pouvezimaginer, dit-il. Je suis en retard d’une demi-heure à peuprès ; il va être dix heures bientôt, et n’avez-vous pointreçu l’avis qu’à dix heures le prince serait au château deBeaugé ?

– Hélas ! oui, répondis-je.

– Le prince une fois ici, je ne puis plusrien pour vous que risquer sans espoir ma vie, que je risque en cemoment avec la certitude de vous sauver.

– Pourquoi mon père n’est-il donc pasvenu ?

– Pensez-vous que votre père ne soit pasentouré ? Pensez-vous qu’il puisse faire un pas sans qu’onsache où il va ?

– Mais vous ? demandai-je.

– Moi, c’est autre chose ; moi, jesuis l’ami, le confident du prince.

– Mais monsieur, m’écriai-je, si vousêtes l’ami, si vous êtes le confident du prince, alors….

– Alors je le trahis pour vous ;oui, c’est bien cela. Aussi vous disais-je tout à l’heure que jerisquais ma vie pour sauver votre honneur.

Il y avait un tel accent de conviction danscette réponse du comte, et elle était si visiblement d’accord avecla vérité, que, tout en éprouvant un reste de répugnance à meconfier à lui, je ne trouvais pas de mots pour exprimer cetterépugnance.

– J’attends, dit le comte.

Je regardai Gertrude, aussi indécise quemoi.

– Tenez, me ditM. de Monsoreau, si vous doutez encore, regardez de cecôté.

Et, du côté opposé à celui par lequel il étaitvenu, longeant l’autre rive de l’étang, il me montra une troupe decavaliers qui s’avançaient vers le château.

– Quels sont ces hommes ?demandai-je.

– C’est le duc d’Anjou et sa suite,répondit le comte.

– Mademoiselle, mademoiselle, ditGertrude, il n’y a pas de temps à perdre.

– Il n’y en a déjà que trop de perdu, ditle comte : au nom du ciel, décidez-vous donc !

Je tombai sur une chaise, les forces memanquaient.

– Oh ! mon Dieu ! monDieu ! que faire ? murmurai-je.

– Écoutez, dit le comte, écoutez, ilsfrappent à la porte.

En effet, on entendit retentir le marteau sousla main de deux hommes que nous avions vus se détacher du groupepour prendre les devants.

– Dans cinq minutes, dit le comte, il nesera plus temps.

J’essayai de me lever ; mes jambesfaiblirent.

– À moi, Gertrude ! balbutiai-je, àmoi !

– Mademoiselle, dit la pauvre fille,entendez-vous la porte qui s’ouvre ? Entendez-vous les chevauxqui piétinent dans la cour ?

– Oui ! oui ! répondis-je enfaisant un effort, mais les forces me manquent.

– Oh ! n’est-ce que cela ?dit-elle.

Et elle me prit dans ses bras, me soulevacomme elle eût fait d’un enfant, et me remit dans les bras ducomte.

En sentant l’attouchement de cet homme, jefrissonnai si violemment, que je faillis lui échapper et tomberdans le lac.

Mais il me serra contre sa poitrine et medéposa dans le bateau.

Gertrude m’avait suivie et était descenduesans avoir besoin d’aide.

Alors je m’aperçus que mon voile s’étaitdétaché et flottait sur l’eau.

L’idée me vint qu’il indiquerait notretrace.

– Mon voile ! mon voile !dis-je au comte ; rattrapez donc mon voile !

Le comte jeta un coup d’œil vers l’objet queje lui montrais du doigt.

– Non, dit-il, mieux vaut que cela soitainsi.

Et, saisissant les avirons, il donna une siviolente impulsion à la barque, qu’en quelques coups de rames nousnous trouvâmes près d’atteindre la rive de l’étang.

En ce moment, nous vîmes les fenêtres de machambre s’éclairer : des serviteurs entraient avec deslumières.

– Vous ai-je trompée ? ditM. de Monsoreau, et était-il temps ?

– Oh ! oui, oui, monsieur, luidis-je, vous êtes bien véritablement mon sauveur.

Cependant les lumières couraient avecagitation, tantôt dans ma chambre, tantôt dans celle de Gertrude.Nous entendîmes des cris, un homme entra, devant lequels’écartèrent tous les autres. Cet homme s’approcha de la fenêtreouverte, se pencha en dehors, aperçut le voile flottant sur l’eau,et poussa un cri.

– Voyez-vous que j’ai bien fait delaisser là ce voile ? dit le comte, le prince croira que, pourlui échapper, vous vous êtes jetée dans le lac, et, tandis qu’ilvous fera chercher, nous fuirons.

C’est alors que je tremblai réellement devantles sombres profondeurs de cet esprit qui, d’avance, avait comptésur un pareil moyen.

En ce moment nous abordâmes.

Chapitre 14Ce que c’était que Diane de Méridor. – Le traité.

Il se fit encore un instant de silence. Diane,presque aussi émue à ce souvenir qu’elle l’avait été à la réalité,sentait sa voix prête à lui manquer. Bussy l’écoutait avec toutesles facultés de son âme, et il vouait d’avance une haine éternelleà ses ennemis, quels qu’ils fussent.

Enfin, après avoir respiré un flacon qu’elletira de sa poche, Diane reprit :

– À peine eûmes-nous mis pied à terre,que sept ou huit hommes accoururent à nous. C’étaient des gens aucomte, parmi lesquels il me sembla reconnaître les deux serviteursqui accompagnaient notre litière quand nous avions été attaqués parceux-là qui m’avaient conduite au château de Beaugé. Un écuyertenait en main deux chevaux ; l’un des deux était le chevalnoir du comte ; l’autre était une haquenée blanche qui m’étaitdestinée. Le comte m’aida à monter la haquenée, et quand je fus enselle il s’élança sur son cheval.

Gertrude monta en croupe d’un des serviteursdu comte.

Ces dispositions furent à peines faites, quenous nous éloignâmes au galop.

J’avais remarqué que le comte avait pris mahaquenée par la bride, et je lui avais fait observer que je montaisassez bien à cheval pour qu’il se dispensât de cetteprécaution ; mais il me répondit que ma monture étaitombrageuse et pourrait faire quelque écart qui me séparerait delui.

Nous courions depuis dix minutes, quandj’entendis la voix de Gertrude qui m’appelait. Je me retournai, etje m’aperçus que notre troupe s’était dédoublée ; quatrehommes avaient pris un sentier latéral et l’entraînaient dans laforêt, tandis que le comte de Monsoreau et les quatre autressuivaient avec moi le même chemin.

– Gertrude ! m’écriai-je. Monsieur,pourquoi Gertrude ne vient-elle pas avec nous ?

C’est une précaution indispensable, me dit lecomte ; si nous sommes poursuivis, il faut que nous laissionsdeux traces ; il faut que de deux côtés on puisse dire qu’on avu une femme enlevée par des hommes. Nous aurons alors la chanceque M. le duc d’Anjou fasse fausse route, et coure après votresuivante au lieu de courir après vous.

Quoique spécieuse, la réponse ne me satisfitpoint ; mais que dire, mais que faire ? je soupirai etj’attendis.

D’ailleurs, le chemin que suivait le comteétait bien celui qui me ramenait au château de Méridor. Dans unquart d’heure, au train dont nous marchions, nous devions êtrearrivés au château ; quand tout à coup, parvenu à un carrefourde la forêt qui m’était bien connu, le comte, au lieu de continuerà suivre le chemin qui me ramenait chez mon père, se jeta à gaucheet suivit une route qui s’en écartait visiblement. Je m’écriaiaussitôt, et, malgré la marche rapide de ma haquenée, j’appuyaisdéjà la main sur le pommeau de la selle pour sauter à terre, quandle comte, qui sans doute épiait tous mes mouvements, se pencha demon côté, m’enlaça de son bras, et, m’enlevant de ma monture, meplaça sur l’arçon de son cheval. La haquenée, se sentant libre,s’enfuit en hennissant à travers la forêt.

Cette action s’était exécutée si rapidement dela part du comte, que je n’avais eu que le temps de pousser uncri.

M. de Monsoreau me mit rapidement lamain sur la bouche.

– Mademoiselle, me dit-il, je vous jure,sur mon honneur, que je ne fais rien que par ordre de votre père,comme je vous en donnerai la preuve à la première halte que nousferons ; si cette preuve ne vous suffit point ou vous paraîtdouteuse, sur mon honneur encore, mademoiselle, vous serezlibre.

– Mais, monsieur, vous m’aviez dit quevous me conduisiez chez mon père ! m’écriai-je en repoussantsa main et en rejetant ma tête en arrière.

– Oui, je vous l’avais dit, car je voyaisque vous hésitiez à me suivre, et un instant de plus de cettehésitation nous perdait, lui, vous et moi, comme vous avez pu levoir. Maintenant, voyons, dit le comte en s’arrêtant, voulez-voustuer le baron ? voulez-vous marcher droit à votredéshonneur ? Dites un mot, et je vous ramène au château deMéridor.

– Vous m’avez parlé d’une preuve que vousagissiez au nom de mon père ?

– Cette preuve, la voilà, dit lecomte ; prenez cette lettre, et, dans le premier gîte où nousnous arrêterons, lisez-la. Si, quand vous l’aurez lue, vous voulezrevenir au château, je vous le répète, sur mon honneur, vous serezlibre. Mais, s’il vous reste quelque respect pour les ordres dubaron, vous n’y retournerez pas, j’en suis bien certain.

– Allons donc, monsieur, et gagnonspromptement ce premier gîte, car j’ai hâte de m’assurer si vousdites la vérité.

– Souvenez-vous que vous me suivezlibrement.

– Oui, librement, autant toutefois qu’unejeune fille est libre dans cette situation où elle voit d’un côtéla mort de son père et son déshonneur, et, de l’autre, l’obligationde se fier à la parole d’un homme qu’elle connaît à peine ;n’importe, je vous suis librement, monsieur ; et c’est ce dontvous pourrez vous assurer, si vous voulez bien me faire donner uncheval.

Le comte fit signe à un de ses hommes demettre pied à terre. Je sautai à bas du sien, et, un instant après,je me retrouvai en selle près de lui.

– La haquenée ne peut être loin, dit-il àl’homme démonté ; cherchez-la dans la forêt, appelez-la ;vous savez qu’elle vient comme un chien à son nom ou au sifflet.Vous nous rejoindrez à la Châtre.

Je frissonnai malgré moi. La Châtre était àdix lieues déjà du château de Méridor, sur la route de Paris.

– Monsieur, lui dis-je, je vousaccompagne ; mais, à la Châtre, nous ferons nosconditions.

– C’est-à-dire, mademoiselle, répondit lecomte, qu’à la Châtre vous me donnerez vos ordres.

Cette prétendue obéissance ne me rassuraitpoint ; cependant, comme je n’avais pas le choix des moyens,et que celui qui se présentait pour échapper au duc d’Anjou étaitle seul, je continuai silencieusement ma route. Au point du jour,nous arrivâmes à la Châtre. Mais, au lieu d’entrer dans le village,à cent pas des premiers jardins, nous prîmes à travers terres, etnous nous dirigeâmes vers une maison écartée.

J’arrêtai mon cheval.

– Où allons-nous ? demandai-je.

– Écoutez, mademoiselle, me dit le comte,j’ai déjà remarqué l’extrême justesse de votre esprit, et c’est àvotre esprit même que j’en appelle. Pouvons-nous, fuyant lesrecherches du prince le plus puissant après le roi, nous arrêterdans une hôtellerie ordinaire, et au milieu d’un village dont lepremier paysan qui nous aura vus nous dénoncera ? On peutacheter un homme, on ne peut pas acheter tout un village.

Il y avait dans toutes les réponses du comteune logique ou tout au moins une spéciosité qui me frappait.

– Bien, lui dis-je. Allons.

Et nous nous remîmes en marche.

Nous étions attendus ; un homme, sans queje m’en fusse aperçue, s’était détaché de notre escorte et avaitpris les devants. Un bon feu brillait dans la cheminée d’unechambre à peu près propre, et un lit était préparé.

– Voici votre chambre, mademoiselle, ditle comte ; j’attendrai vos ordres.

Il salua, se retira et me laissa seule.

Mon premier soin fut de m’approcher de lalampe et de tirer de ma poitrine la lettre de mon père… La voici,monsieur de Bussy : je vous fais mon juge, lisez.

Bussy prit la lettre et lut :

« Ma Diane bien-aimée, si, comme je n’endoute pas, te rendant à ma prière, tu as suivi M. le comte deMonsoreau, il a dû te dire que tu avais eu le malheur de plaire auduc d’Anjou, et que c’était ce prince qui t’avait fait enlever etconduire au château de Beaugé ; juge par cette violence cedont le duc est capable, et quelle est la honte qui te menace. Ehbien, cette honte, à laquelle je ne survivrais pas, il y a un moyend’y échapper : c’est d’épouser notre noble ami ; une foiscomtesse de Monsoreau, c’est sa femme que le comte défendra, et,par tous les moyens, il m’a juré de te défendre. Mon désir estdonc, ma fille chérie, que ce mariage ait lieu le plus tôtpossible, et, si tu accèdes à mes désirs, à mon consentement bienpositif, je joins ma bénédiction paternelle, et prie Dieu qu’ilveuille bien t’accorder tous les trésors de bonheur que son amourtient en réserve pour les cours pareils au tien.

« Ton père, qui n’ordonne pas, mais quisupplie,

« Baron DE MÉRIDOR. »

– Hélas ! dit Bussy, si cette lettreest bien de votre père, madame, elle n’est que trop positive.

– Elle est de lui, et je n’ai aucun douteà en faire ; néanmoins je la relus trois fois avant de prendreaucune décision. Enfin j’appelai le comte.

Il entra aussitôt : ce qui me prouvaqu’il attendait à la porte.

Je tenais la lettre à la main.

– Eh bien, me dit-il, vous avezlu ?

– Oui, répondis-je.

– Doutez-vous toujours de mon dévouementet de mon respect ?

– J’en eusse douté, monsieur,répondis-je, que cette lettre m’eût imposé la croyance qui memanquait. Maintenant, voyons, monsieur : en supposant que jesois disposée à céder aux conseils de mon père, que comptez-vousfaire ?

– Je compte vous mener à Paris,mademoiselle ; c’est encore là qu’il est le plus facile devous cacher.

– Et mon père ?

– Partout où vous serez, vous le savezbien, et dès qu’il n’y aura plus de danger de vous compromettre, lebaron viendra me rejoindre.

– Eh bien, monsieur, je suis prête àaccepter votre protection aux conditions que vous imposez.

– Je n’impose rien, mademoiselle,répondit le comte, j’offre un moyen de vous sauver, voilà tout.

– Eh bien, je me reprends, et je dis avecvous : Je suis prête à accepter le moyen de salut que vousm’offrez, à trois conditions.

– Parlez, mademoiselle.

– La première, c’est que Gertrude me serarendue.

– Elle est là, dit le comte.

– La seconde est que nous voyageronsséparés jusqu’à Paris.

– J’allais vous offrir cette séparationpour rassurer votre susceptibilité.

– Et la troisième, c’est que notremariage, à moins d’urgence reconnue de ma part, n’aura lieu qu’enprésence de mon père.

– C’est mon plus vif désir, et je comptesur sa bénédiction pour appeler sur nous celle du ciel.

Je demeurai stupéfaite. J’avais cru trouverdans le comte quelque opposition à cette triple expression de mavolonté, et, tout au contraire, il abondait dans mon sens.

– Maintenant, mademoiselle, ditM. de Monsoreau, me permettez-vous, à mon tour, de vousdonner quelques conseils ?

– J’écoute, monsieur.

– C’est de ne voyager que la nuit.

– J’y suis décidée.

– C’est de me laisser le choix des gîtesque vous occuperez et le choix de la route ; toutes mesprécautions seront prises dans un seul but, celui de vous faireéchapper au duc d’Anjou.

– Si vous m’aimez comme vous le dites,monsieur, nos intérêts sont les mêmes ; je n’ai donc aucuneobjection à faire contre ce que vous demandez.

– Enfin, à Paris, c’est d’adopter lelogement que je vous aurai préparé, si simple et si écarté qu’ilsoit.

– Je ne demande qu’à vivre cachée,monsieur ; et, plus le logement sera simple et écarté, mieuxil conviendra à une fugitive.

– Alors nous nous entendons en toutpoint, mademoiselle, et il ne me reste plus, pour me conformer à ceplan tracé par vous, qu’à vous présenter mes très humbles respects,à vous envoyer votre femme de chambre et à m’occuper de la routeque vous devez suivre de votre côté.

– De mon côté, monsieur,répondis-je ; je suis gentillefemme comme vous êtesgentilhomme ; tenez toutes vos promesses, et je tiendraitoutes les miennes.

– Voilà tout ce que je demande, dit lecomte ; et cette promesse m’assure que je serai bientôt leplus heureux des hommes.

À ces mots, il s’inclina et sortit.

Cinq minutes après, Gertrude entra.

La joie de cette bonne fille fut grande ;elle avait cru qu’on la voulait séparer de moi pour toujours. Jelui racontai ce qui venait de se passer ; il me fallaitquelqu’un qui pût entrer dans toutes mes vues, seconder tous mesdésirs, comprendre, dans l’occasion, à demi-mot, obéir sur un signeet sur un geste. Cette facilité de M. de Monsoreaum’étonnait, et je craignais quelque infraction au traité qui venaitd’être arrêté entre nous.

Comme j’achevais, nous entendîmes le bruitd’un cheval qui s’éloignait. Je courus à la fenêtre : c’étaitle comte qui reprenait au galop la route que nous venions desuivre. Pourquoi reprenait-il cette route au lieu de marcher enavant ? c’est ce que je ne pouvais comprendre. Mais il avaitaccompli le premier article du traité en me rendant Gertrude, ilaccomplissait le second en s’éloignant ; il n’y avait rien àdire. D’ailleurs, vers quelque but qu’il se dirigeât, ce départ ducomte me rassurait.

Nous passâmes toute la journée dans la petitemaison, servies par notre hôtesse : le soir seulement, celuiqui m’avait paru le chef de notre escorte entra dans ma chambre etme demanda mes ordres ; comme le danger me paraissait d’autantplus grand, que j’étais près du château de Beaugé, je lui répondisque j’étais prête ; cinq minutes après il rentra et m’indiquaen s’inclinant qu’on n’attendait plus que moi. À la porte jetrouvai ma haquenée blanche ; comme l’avait prévu le comte deMonsoreau, elle était revenue au premier appel.

Nous marchâmes toute la nuit et nous nousarrêtâmes, comme la veille, au point du jour. Je calculai que nousdevions avoir fait quinze lieues à peu près ; au reste, toutesles précautions avaient été prises par M. de Monsoreaupour que je ne souffrisse ni de la fatigue ni du froid ; lahaquenée qu’il m’avait choisie avait le trot d’une douceurparticulière, et, en sortant de la maison, on m’avait jeté sur lesépaules un manteau de fourrure.

Cette halte ressembla à la première, et toutesnos courses nocturnes à celle que nous venions de faire :toujours les mêmes égards et les mêmes respects ; partout lesmêmes soins ; il était évident que nous étions précédés parquelqu’un qui se chargeait de faire préparer les logis :était-ce le comte ? je n’en sus rien, car, accomplissant cettepartie de nos conventions avec la même régularité que les autres,pas une seule fois pendant la route je ne l’aperçus.

Vers le soir du septième jour, j’aperçus, duhaut d’une colline, un grand amas de maisons. C’était Paris.

Nous fîmes halte pour attendre la nuit ;puis, l’obscurité venue, nous nous remîmes en route ; bientôtnous passâmes sous une porte au delà de laquelle le premier objetqui me frappa fut un immense édifice, qu’à ses hautes murailles jereconnus pour quelque monastère, puis nous traversâmes deux fois larivière. Nous prîmes à droite, et, après dix minutes de marche,nous nous trouvâmes sur la place de la Bastille. Alors un homme quisemblait nous attendre se détacha d’une porte, et, s’approchant duchef de l’escorte :

– C’est ici, dit-il.

Le chef de l’escorte se retourna vers moi.

– Vous entendez, madame, nous sommesarrivés.

Et, sautant à bas de son cheval, il meprésenta la main pour descendre de ma haquenée, comme il avaitl’habitude de le faire à chaque station.

La porte était ouverte ; une lampeéclairait l’escalier, posée sur les degrés.

– Madame, dit le chef de l’escorte, vousêtes ici chez vous ; à cette porte finit la mission que nousavons reçue de vous accompagner ; puis-je me flatter que cettemission a été accomplie selon vos désirs et avec le respect quinous avait été recommandé ?

– Oui, monsieur, lui dis-je, et je n’aique des remercîments à vous faire. Offrez-les en mon nom aux bravesgens qui m’ont accompagnée. Je voudrais les rémunérer d’une façonplus efficace ; mais je ne possède rien.

– Ne vous inquiétez point de cela,madame, répondit celui auquel je présentais mes excuses ; ilssont récompensés largement.

Et, remontant à cheval après m’avoirsaluée :

– Venez, vous autres, dit-il, et que pasun de vous, demain matin, ne se souvienne assez de cette porte pourla reconnaître !

À ces mots, la petite troupe s’éloigna augalop et se perdit dans la rue Saint-Antoine.

Le premier soin de Gertrude fut de refermer laporte, et ce fut à travers le guichet que nous les vîmess’éloigner.

Puis nous nous avançâmes vers l’escalier,éclairé par la lampe ; Gertrude la prit et marcha devant.

Nous montâmes les degrés et nous noustrouvâmes dans le corridor ; les trois portes en étaientouvertes.

Nous prîmes celle du milieu et nous noustrouvâmes dans le salon où nous sommes. Il était tout éclairé commeen ce moment.

J’ouvris cette porte, et je reconnus un grandcabinet de toilette, puis cette autre, qui était celle de machambre à coucher, et, à mon grand étonnement, je me trouvai enface de mon portrait.

Je reconnus celui qui était dans la chambre demon père, à Méridor ; le comte l’avait sans doute demandé aubaron et obtenu de lui.

Je frissonnai à cette nouvelle preuve que monpère me regardait déjà comme la femme deM. de Monsoreau.

Nous parcourûmes l’appartement, il étaitsolitaire ; mais rien n’y manquait : il y avait du feudans toutes les cheminées, et, dans la salle à manger, une tabletoute servie m’attendait.

Je jetai rapidement les yeux sur cettetable : il n’y avait qu’un seul couvert ; je merassurai.

– Eh bien, mademoiselle, me dit Gertrude,vous le voyez, le comte tient jusqu’au bout sa promesse.

– Hélas, oui, répondis-je avec un soupir,car j’eusse mieux aimé qu’en manquant à quelqu’une de ses promessesil m’eût dégagée des miennes.

Je soupai ; puis une seconde fois nousfîmes la visite de toute la maison, mais sans y rencontrer âmevivante plus que la première fois ; elle était bien à nous, età nous seules.

Gertrude coucha dans ma chambre.

Le lendemain, elle sortit et s’orienta. Ce futalors seulement que j’appris d’elle que nous étions au bout de larue Saint-Antoine, en face l’hôtel des Tournelles, et que laforteresse qui s’élevait à ma droite était la Bastille.

Au reste, ces renseignements ne m’apprenaientpas grand’chose. Je ne connaissais point Paris, n’y étant jamaisvenue.

La journée s’écoula sans rien amener denouveau : le soir, comme je venais de me mettre à table poursouper, on frappa à la porte.

Nous nous regardâmes, Gertrude et moi.

On frappa une seconde fois.

– Va voir qui frappe, lui dis-je.

– Si c’est le comte ? demanda-t-elleen me voyant pâlir.

– Si c’est le comte, répondis-je enfaisant un effort sur moi-même, ouvre-lui, Gertrude ; il afidèlement tenu ses promesses ; il verra que, comme lui, jen’ai qu’une parole.

Un instant après Gertrude reparut.

– C’est M. le comte, madame,dit-elle.

– Qu’il entre, répondis-je.

Gertrude s’effaça et fit place au comte, quiparut sur le seuil.

– Eh bien, madame, me demanda-t-il, ai-jefidèlement accompli le traité ?

– Oui, monsieur, répondis-je, et je vousen remercie.

– Vous voulez bien alors me recevoir chezvous, ajouta-t-il avec un sourire dont tous ses efforts nepouvaient effacer l’ironie.

– Entrez, monsieur.

Le comte s’approcha et demeura debout. Je luifis signe de s’asseoir.

– Avez-vous quelques nouvelles,monsieur ? lui demandai-je.

– D’où et de qui, madame ?

– De mon père et de Méridor avanttout.

– Je ne suis point retourné au château deMéridor, et n’ai pas revu le baron.

– Alors, de Beaugé et du ducd’Anjou ?

– Ceci, c’est autre chose : je suisallé à Beaugé et j’ai parlé au duc.

– Comment l’avez-vous trouvé ?

– Essayant de douter.

– De quoi ?

– De votre mort.

– Mais vous la lui avezconfirmée ?

– J’ai fait ce que j’ai pu pour cela.

– Et où est le duc ?

– De retour à Paris depuis hier soir.

– Pourquoi est-il revenu sirapidement ?

– Parce qu’on ne reste pas de bon cœur enun lieu où l’on croit avoir la mort d’une femme à se reprocher.

– L’avez-vous vu depuis son retour àParis ?

– Je le quitte.

– Vous a-t-il parlé de moi ?

– Je ne lui en ai pas laissé letemps.

– De quoi lui avez-vous parléalors ?

– D’une promesse qu’il m’a faite et queje l’ai poussé à mettre à exécution.

– Laquelle ?

– Il s’est engagé, pour services à luirendus par moi, de me faire nommer grand veneur.

– Ah ! oui, lui dis-je avec untriste sourire, car je me rappelais la mort de ma pauvre Daphné,vous êtes un terrible chasseur, je me le rappelle, et vous avez,comme tel, des droits à cette place.

– Ce n’est point comme chasseur que jel’obtiens, madame, c’est comme serviteur du prince ; ce n’estpoint parce que j’y ai des droits qu’on me la donnera, c’est parceque M. le duc d’Anjou n’osera point être ingrat enversmoi.

Il y avait dans toutes ces réponses, malgré leton respectueux avec lequel elles étaient faites, quelque chose quim’effrayait : c’était l’expression d’une sombre et implacablevolonté.

Je restai un instant muette.

– Me sera-t-il permis d’écrire à monpère ? demandai-je.

– Sans doute ; mais songez que voslettres peuvent être interceptées.

– M’est-il défendu de sortir ?

– Rien ne vous est défendu, madame ;mais seulement je vous ferai observer que vous pouvez êtresuivie.

– Mais, au moins, dois-je, le dimanche,entendre la messe ?

– Mieux vaudrait, je crois, pour votresûreté, que vous ne l’entendissiez pas ; mais, si vous tenez àl’entendre, entendez-la, du moins c’est un simple conseil que jevous donne, remarquez-le bien, à l’église Sainte-Catherine.

– Et où est cette église ?

– En face de votre maison, de l’autrecôté de la rue.

– Merci, monsieur.

Il se fit un nouveau silence.

– Quand vous reverrai-je,monsieur ?

– J’attends votre permission pourrevenir.

– En avez-vous besoin ?

– Sans doute, jusqu’à présent je suis unétranger pour vous.

– Vous n’avez point de clef de cettemaison ?

– Votre mari seul a le droit d’en avoirune.

– Monsieur, répondis-je, effrayée de cesréponses si singulièrement soumises plus que je ne l’eusse été deréponses absolues, monsieur, vous reviendrez quand vous voudrez, ouquand vous croirez avoir quelque chose d’important à me dire.

– Merci, madame, j’userai de lapermission, mais n’en abuserai pas… et la première preuve que jevous en donne, c’est que je vous prie de recevoir mes respects.

Et, à ces mots, le comte se leva.

– Vous me quittez ? demandai-je, deplus en plus étonnée de cette façon d’agir à laquelle j’étais loinde m’attendre.

– Madame, répondit le comte, je sais quevous ne m’aimez point, et je ne veux point abuser de la situationoù vous êtes, et qui vous force à recevoir mes soins. En nedemeurant que discrètement près de vous, j’espère que peu à peuvous vous habituerez à ma présence ; de cette façon lesacrifice vous coûtera moins quand le moment sera arrivé de devenirma femme.

– Monsieur, lui dis-je en me levant à montour, je reconnais toute la délicatesse de vos procédés, et, malgrél’espèce de rudesse qui accompagne chacune de vos paroles, je lesapprécie. Vous avez raison, et je vous parlerai avec la mêmefranchise que vous m’avez parlé : j’avais contre vous quelquespréventions que le temps guérira, je l’espère.

– Permettez-moi, madame, me dit le comte,de partager cette espérance et de vivre dans l’attente de cetheureux moment.

Puis, me saluant avec tout le respect quej’aurais pu attendre du plus humble de mes serviteurs, il fit signeà Gertrude, devant laquelle toute cette conversation avait eu lieu,de l’éclairer, et sortit.

Chapitre 15Ce que c’était que Diane de Méridor. – Le consentement.

Voilà, sur mon âme, un homme bienétrange ! dit Bussy.

– Oh ! oui, bien étrange, n’est-cepas, monsieur ? Car son amour se formulait vis-à-vis de moiavec toute l’âpreté de la haine. Gertrude, en revenant, me retrouvadonc plus triste et plus épouvantée que jamais.

Elle essaya de me rassurer ; mais ilétait visible que la pauvre fille était aussi inquiète quemoi-même. Ce respect glacé, cette ironique obéissance, cettepassion contenue, et qui vibrait en notes stridentes dans chacunede ses paroles, était plus effrayante que ne l’eût été une volonténettement exprimée, et que j’eusse pu combattre.

Le lendemain était un dimanche : depuisque je me connaissais, je n’avais jamais manqué d’assister àl’office divin. J’entendis la cloche de l’église Sainte-Catherinequi semblait m’appeler. Je vis tout le monde s’acheminer vers lamaison de Dieu ; je m’enveloppai d’un voile épais, et, suiviede Gertrude, je me mêlai à la foule des fidèles qui accouraient àl’appel de la cloche.

Je cherchai le coin le plus obscur, et j’allaim’y agenouiller contre la muraille. Gertrude se plaça, comme unesentinelle, entre le monde et moi. Pour cette fois-là, ce futinutile, personne ne fit ou ne parut faire attention à nous.

Le surlendemain, le comte revint et m’annonçaqu’il était nommé grand veneur ; l’influence de M. le ducd’Anjou lui avait fait donner cette place, presque promise à un desfavoris du roi, nommé M. de Saint-Luc. C’était untriomphe auquel il s’attendait à peine lui-même.

– En effet, dit Bussy, cela nous étonnatous.

– Il venait m’annoncer cette nouvelle,espérant que cette dignité hâterait mon consentement, seulement, ilne pressait pas, il n’insistait pas, il attendait tout de mapromesse et des événements.

Quant à moi, je commençais d’espérer que, leduc d’Anjou me croyant morte, et le danger n’existant plus, jecesserais d’être engagée au comte.

Sept autres jours s’écoulèrent sans rienamener de nouveau que deux visites du comte. Ces visites, comme lesprécédentes, furent froides et respectueuses, mais je vous aiexpliqué ce qu’avaient de singulier, et je dirai presque demenaçant, cette froideur et ce respect.

Le dimanche suivant, j’allai à l’église commej’avais déjà fait, et repris la même place que j’avais occupée huitjours auparavant. La sécurité rend imprudente : au milieu demes prières, mon voile s’écarta… Dans la maison de Dieu,d’ailleurs, je ne pensais qu’à Dieu…. Je priais ardemment pour monpère, quand tout à coup je sentis que Gertrude me touchait lebras ; il me fallut un second appel pour me tirer de l’espèced’extase religieuse dans laquelle j’étais plongée. Je levai latête, je regardai machinalement autour de moi, et j’aperçus avecterreur, appuyé contre une colonne, le duc d’Anjou qui me dévoraitdes yeux.

Un homme, qui semblait son confident plutôtque son serviteur, était près de lui.

– C’était Aurilly, dit Bussy, son joueurde luth.

– En effet, répondit Diane, je crois quec’est ce nom que Gertrude me dit plus tard.

– Continuez, madame, dit Bussy,continuez, par grâce, je commence à tout comprendre.

– Je ramenai vivement mon voile sur monvisage, il était trop tard : il m’avait vue, et, s’il nem’avait point reconnue, ma ressemblance, du moins, avec cette femmequ’il avait aimée et qu’il croyait avoir perdue, venait de lefrapper profondément. Mal à l’aise sous son regard que je sentaispeser sur moi, je me levai et m’avançai vers la porte ; mais,à la porte, je le retrouvai, il avait trempé ses doigts dans lebénitier, et me présentait l’eau bénite.

Je fis semblant de ne pas le voir, et passaisans accepter ce qu’il m’offrait.

Mais, sans que je me retournasse, je comprisque nous étions suivies ; si j’eusse connu Paris, j’eusseessayé de tromper le duc sur ma véritable demeure, mais je n’avaisjamais parcouru d’autre chemin que celui qui conduisait de lamaison que j’habitais à l’église ; je ne connaissais personneà qui je pusse demander une hospitalité d’un quart d’heure, pasd’amie, un seul défenseur que je craignais plus qu’un ennemi, voilàtout.

– Oh ! mon Dieu ! murmuraBussy, pourquoi le ciel, la Providence ou le hasard ne m’ont-ilspas conduit plus tôt sur votre chemin ?

Diane remercia le jeune homme d’un regard.

– Mais pardon, reprit Bussy : jevous interromps toujours, et cependant je meurs de curiosité.Continuez, je vous en supplie.

– Le même soir, M. de Monsoreauvint. Je ne savais point si je devais lui parler de mon aventure,lorsque lui-même fit cesser mon hésitation.

– Vous m’avez demandé, dit-il, s’il vousétait défendu d’aller à la messe ; et je vous ai répondu quevous étiez maîtresse souveraine de vos actions et que vous feriezmieux de ne pas sortir. Vous n’avez pas voulu m’en croire ;vous êtes sortie ce matin pour aller entendre l’office divin àl’église de Sainte-Catherine ; le prince s’y trouvait parhasard, ou plutôt par fatalité, et vous y a vue.

– C’est vrai, monsieur, et j’hésitais àvous faire part de cette circonstance, car j’ignorais que le princem’avait reconnue pour celle que je suis, ou si ma vue l’avaitsimplement frappé.

– Votre vue l’a frappé, votreressemblance avec la femme qu’il regrette lui a paruextraordinaire : il vous a suivie et a pris desinformations ; mais personne n’a rien pu lui dire, carpersonne ne sait rien.

– Mon Dieu ! monsieur !m’écriai-je.

– Le duc est un cœur sombre etpersévérant, dit M. de Monsoreau.

– Oh ! il m’oubliera, jel’espère !

– Je n’en crois rien : on ne vousoublie pas quand on vous a vue. J’ai fait tout ce que j’ai pu pourvous oublier, moi, et je n’ai pas pu.

Et le premier éclair de passion que j’aieremarqué chez M. de Monsoreau passa en ce moment dans lesyeux du comte.

Je fus plus effrayée de cette flamme, quivenait de jaillir de ce foyer qu’on eût cru éteint, que je nel’avais été le matin à la vue du prince.

Je demeurai muette.

– Que comptez-vous faire ? medemanda le comte.

– Monsieur, ne pourrai-je changer demaison, de quartier, de rue ; aller demeurer à l’autre bout deParis, ou, mieux encore, retourner dans l’Anjou ?

– Tout cela serait inutile, ditM. de Monsoreau en secouant la tête : c’est unterrible limier que M. le duc d’Anjou ; il est sur votretrace ; maintenant, allez où vous voudrez, il la suivrajusqu’à ce qu’il vous joigne.

– Oh ! mon Dieu ! vousm’effrayez.

– Ce n’est point mon intention ; jevous dis ce qui est, et pas autre chose.

– Alors c’est moi qui vous ferai à montour la question que vous m’adressiez tout à l’heure. Quecomptez-vous faire, monsieur ?

– Hélas ! reprit le comte deMonsoreau avec une amère ironie, je suis un homme de pauvreimagination, moi. J’avais trouvé un moyen ; ce moyen ne vousconvient pas ; j’y renonce ; mais ne me dites pas d’enchercher d’autres.

– Mais, mon Dieu ! repris-je, ledanger est peut-être moins pressant que vous ne le croyez.

– C’est ce que l’avenir nous apprendra,madame, dit le comte en se levant. En tout cas, je vous le répète,madame de Monsoreau aura d’autant moins à craindre du prince, quela nouvelle charge que j’occupe me fait relever directement du roi,et que moi et ma femme nous trouverons naturellement protectionprès du roi.

Je ne répliquai que par un soupir. Ce quedisait là le comte était plein de raison et de vraisemblance.

M. de Monsoreau attendit un instant,comme pour me laisser tout le loisir de lui répondre ; mais jen’en eus pas la force. Il était debout, tout prêt à se retirer. Unsourire amer passa sur ses lèvres ; il s’inclina etsortit.

Je crus entendre quelques imprécationss’échapper de sa bouche dans l’escalier.

J’appelai Gertrude.

Gertrude avait l’habitude de se tenir, ou dansle cabinet, ou dans la chambre à coucher quand venait lecomte ; elle accourut.

J’étais à la fenêtre, enveloppée dans lesrideaux de façon que, sans être aperçue, je pusse voir ce qui sepassait dans la rue.

Le comte sortit et s’éloigna.

Nous restâmes une heure à peu près, attentivesà tout examiner, mais personne ne vint.

La nuit s’écoula sans rien amener denouveau.

Le lendemain Gertrude, en sortant, futaccostée par un jeune homme, qu’elle reconnut pour être celui qui,la veille, accompagnait le prince ; mais, à toutes sesinstances, elle refusa de répondre ; à toutes ses questions,elle resta muette.

Le jeune homme, lassé, se retira.

Cette rencontre m’inspira une profondeterreur ; c’était le commencement d’une investigation qui,certes, ne devait point s’arrêter là. J’eus peur queM. de Monsoreau ne vint pas le soir, et que quelquetentative ne fût faite contre moi dans la nuit ; je l’envoyaichercher ; il vint aussitôt.

Je lui racontai tout et lui fis le portrait dujeune homme d’après ce que Gertrude m’en avait rapporté.

– C’est Aurilly, dit-il ; qu’arépondu Gertrude ?

– Gertrude n’a rien répondu.

M. de Monsoreau réfléchit uninstant.

– Elle a eu tort, dit-il.

– Comment cela ?

– Oui, il s’agit de gagner du temps.

– Du temps ?

– Aujourd’hui, je suis encore dans ladépendance de M. le duc d’Anjou ; mais, dans quinzejours, dans douze jours, dans huit jours peut-être, c’est le ducd’Anjou qui sera dans la mienne. Il s’agit donc de le tromper pourqu’il attende.

– Mon Dieu !

– Sans doute, l’espoir le rendra patient.Un refus complet le poussera vers quelque parti désespéré.

– Monsieur, écrivez à mon père,m’écriai-je ; mon père accourra et ira se jeter aux pieds duroi. Le roi aura pitié d’un vieillard.

– C’est selon la disposition d’esprit oùsera le roi, et selon qu’il sera dans sa politique d’être pour lemoment l’ami ou l’ennemi de M. le duc d’Anjou. D’ailleurs, ilfaut six jours à un messager pour aller trouver votre père ;il faut six jours à votre père pour venir. Dans douze joursM. le duc d’Anjou aura fait, si nous ne l’arrêtons pas, toutle chemin qu’il peut faire.

– Et comment l’arrêter ?

M. de Monsoreau ne répondit point.Je compris sa pensée et je baissai les yeux.

– Monsieur, dis-je après un moment desilence, donnez vos ordres à Gertrude, et elle suivra vosinstructions.

Un sourire imperceptible passa sur les lèvresde M. de Monsoreau, à ce premier appel de ma part à saprotection.

Il causa quelques instants avec Gertrude.

– Madame, me dit-il, je pourrais être vusortant de chez vous : deux ou trois heures nous manquentseulement pour attendre la nuit ; me permettez-vous de passerces deux ou trois heures dans votre appartement ?

M. de Monsoreau avait presque ledroit d’exiger ; il se contentait de demander : je luifis signe de s’asseoir.

C’est alors que je remarquai la suprêmepuissance que le comte avait sur lui-même : à l’instant même,il surmonta la gêne qui résultait de notre situation respective, etsa conversation, à laquelle cette espèce d’âpreté que j’ai déjàsignalée donnait un puissant caractère, commença variée etattachante. Le comte avait beaucoup voyagé, beaucoup vu, beaucouppensé, et j’avais, au bout de deux heures, compris toutel’influence que cet homme étrange avait prise sur mon père.

Bussy poussa un soupir.

La nuit venue, sans insister, sans demanderdavantage, et comme satisfait de ce qu’il avait obtenu, il se levaet sortit.

Pendant la soirée, nous nous remîmes, Gertrudeet moi, à notre observatoire. Cette fois, nous vîmes distinctementdeux hommes qui examinaient la maison. Plusieurs fois ilss’approchèrent de la porte ; toute lumière intérieure étaitéteinte ; ils ne purent nous voir.

Vers onze heures ils s’éloignèrent.

Le lendemain, Gertrude, en sortant, retrouvale même jeune homme à la même place ; il vint de nouveau àelle, et l’interrogea comme il avait fait la veille. Ce jour-làGertrude fut moins sévère et échangea quelques mots avec lui.

Le jour suivant, Gertrude fut pluscommunicative ; elle lui dit que j’étais la veuve d’unconseiller, qui, restée sans fortune, vivait fort retirée ; ilvoulut insister pour en savoir davantage, mais il fallut qu’il secontentât, pour l’heure, de ces renseignements.

Le jour d’après Aurilly parut avoir conçuquelques doutes sur la véracité du récit de la veille ; ilparla de l’Anjou, de Beaugé, et prononça le mot de Méridor.

Gertrude répondit que tous ces noms luiétaient parfaitement inconnus.

Alors il avoua qu’il était au duc d’Anjou, quele duc d’Anjou m’avait vue et était amoureux de moi ; puis, àla suite de cet aveu, vinrent des offres magnifiques pour elle etpour moi : pour elle, si elle voulait introduire le princeprès de moi ; pour moi, si je le voulais recevoir.

Chaque soir, M. de Monsoreau venait,et chaque soir je lui disais où nous en étions. Il restait alorsdepuis huit heures jusqu’à minuit ; mais il était évident queson inquiétude était grande.

Le samedi soir je le vis arriver plus pâle etplus agité que de coutume.

– Écoutez, me dit-il, il faut toutpromettre pour mardi ou mercredi.

– Tout promettre, et pourquoi ?m’écriai-je.

– Parce que M. le duc d’Anjou estdécidé à tout, qu’il est bien en ce moment avec le roi, et qu’iln’y a rien, par conséquent, à attendre du roi.

– Mais d’ici à mercredi doit-il donc sepasser quelque événement qui viendra à notre aide ?

– Peut-être. J’attends de jour en jourcette circonstance qui doit mettre le prince dans ma dépendance. Jela pousse, je la hâte, non seulement de mes vœux, mais de mesactions. Demain il faut que je vous quitte, que j’aille àMontereau.

– Il le faut ? répondis-je avec uneespèce de terreur mêlée d’une certaine joie.

– Oui ; j’ai là un rendez-vousindispensable pour hâter cette circonstance dont je vousparlais.

– Et si nous sommes dans la mêmesituation, que faudra-t-il donc faire, mon Dieu ?

– Que voulez-vous que je fasse contre unprince, madame, quand je n’ai aucun droit de vous protéger ?Il faudra céder à la mauvaise fortune….

– Oh ! mon père ! monpère ! m’écriai-je.

Le comte me regarda fixement.

– Oh ! monsieur !

– Qu’avez-vous donc à mereprocher ?

– Oh ! rien : au contraire.

– Mais n’ai-je pas été dévoué comme unami, respectueux comme un frère ?

– Vous vous êtes en tout point conduit engalant homme.

– N’avais-je pas votrepromesse ?

– Oui.

– Vous l’ai-je une seule foisrappelée ?

– Non.

– Et, cependant, quand les circonstancessont telles, que vous vous trouvez placée entre une positionhonorable et une position honteuse, vous préférez d’être lamaîtresse du duc d’Anjou à être la femme du comte de Monsoreau.

– Je ne dis pas cela, monsieur.

– Mais, alors, décidez-vous donc.

– Je suis décidée.

– À être la comtesse deMonsoreau ?

– Plutôt que la maîtresse du ducd’Anjou.

– Plutôt que la maîtresse du ducd’Anjou : l’alternative est flatteuse.

Je me tus.

– N’importe, dit le comte, vousentendez ? Que Gertrude gagne jusqu’à mardi, et mardi nousverrons.

Le lendemain, Gertrude sortit commed’habitude, mais elle ne vit point Aurilly. À son retour, nousfûmes plus inquiètes de son absence que nous ne l’eussions été desa présence. Gertrude sortit de nouveau sans nécessité de sortir,pour le rencontrer seulement ; mais elle ne le rencontrapoint. Une troisième sortie fut aussi inutile que les deuxpremières.

J’envoyai Gertrude chezM. de Monsoreau, il était parti, et on ne savait point oùil était.

Nous étions seules et isolées ; nous noussentîmes faibles : pour la première fois je compris moninjustice envers le comte.

– Oh ! madame, s’écria Bussy, nevous hâtez donc pas de revenir ainsi à cet homme ; il y aquelque chose dans toute sa conduite que nous ne savons pas, maisque nous saurons.

Le soir vint, accompagné de terreursprofondes ; j’étais décidée à tout plutôt que de tombervivante aux mains du duc d’Anjou. Je m’étais munie de ce poignard,et j’avais résolu de me frapper aux yeux du prince, au moment oùlui ou de ses gens essayeraient de porter la main sur moi. Nousnous barricadâmes dans nos chambres. Par une négligence incroyable,la porte de la rue n’avait pas de verrou intérieur. Nous cachâmesla lampe et nous nous plaçâmes à notre observatoire.

Tout fut tranquille jusqu’à onze heures dusoir ; à onze heures, cinq hommes débouchèrent par la rueSaint-Antoine, parurent tenir conseil, et s’en allèrent s’embusquerdans l’angle du mur de l’hôtel des Tournelles.

Nous commençâmes à trembler ; ces hommesétaient probablement là pour nous. Cependant ils se tinrentimmobiles ; un quart d’heure à peu près s’écoula.

Au bout d’un quart d’heure nous vîmes paraîtredeux autres hommes au coin de la rue Saint-Paul. La lune, quiglissait entre les nuages, permit à Gertrude de reconnaître Aurillydans l’un de ces deux hommes.

– Hélas ! mademoiselle, ce sont eux,murmura la pauvre fille.

– Oui, répondis-je toute frissonnante deterreur, et les cinq autres sont là pour leur prêter secours.

– Mais il faudra qu’ils enfoncent laporte, dit Gertrude, et, au bruit, les voisins accourront.

– Pourquoi veux-tu que les voisinsaccourent ? Nous connaissent-ils et ont-ils quelque motif dese faire une mauvaise affaire pour nous défendre ?Hélas ! en réalité, Gertrude, nous n’avons de véritabledéfenseur que le comte.

– Eh bien, pourquoi refusez-vous donctoujours d’être comtesse ?

Je poussai un soupir.

Chapitre 16Ce que c’était que Diane de Méridor. – Le mariage.

Pendant ce temps, les deux hommes qui avaientparu au coin de la rue Saint-Paul s’étaient glissés le long desmaisons et se tenaient sous nos fenêtres. Nous entr’ouvrîmesdoucement la croisée.

– Es-tu sûr que c’est ici ? demandaune voix.

– Oui, monseigneur, parfaitement sûr.C’est la cinquième maison, à partir du coin de la rueSaint-Paul.

– Et la clef, penses-tu qu’elleira ?

– J’ai pris l’empreinte de laserrure.

Je saisis le bras de Gertrude et je le serraiavec violence.

– Et une fois entré ?

– Une fois entré, c’est mon affaire. Lasuivante nous ouvrira. Votre Altesse possède dans sa poche une clefd’or qui vaut bien celle-ci.

– Ouvre donc alors.

Nous entendîmes le grincement de la clef dansla serrure. Mais, tout à coup, les hommes embusqués à l’angle del’hôtel se détachèrent de la muraille, et s’élancèrent vers leprince et vers Aurilly, en criant : « À mort ! àmort ! »

Je n’y comprenais plus rien ; ce que jedevinais seulement, c’est qu’un secours inattendu, inespéré, inouï,nous arrivait. Je tombai à genoux et je remerciai le ciel.

Mais le prince n’eut qu’à se montrer, leprince n’eut qu’à dire son nom, toutes les voix se turent, toutesles épées rentrèrent au fourreau, et chaque agresseur fit un pas enarrière.

– Oui, oui, dit Bussy, ce n’était pointau prince qu’ils en voulaient : c’était à moi.

– En tout cas, reprit Diane, cetteattaque éloigna le prince. Nous le vîmes se retirer par la rue deJouy, tandis que les cinq gentilshommes de l’embuscade allaientreprendre leur poste au coin de l’hôtel des Tournelles.

Il était évident que, pour cette nuit dumoins, le danger venait de s’écarter de nous, car ce n’était pointà moi qu’en voulaient les cinq gentilshommes. Mais nous étions tropinquiètes et trop émues pour ne point rester sur pied. Nousdemeurâmes debout contre la fenêtre, et nous attendîmes quelqueévénement inconnu que nous sentions instinctivement s’avancer ànotre rencontre.

L’attente fut courte. Un homme à cheval parut,tenant le milieu de la rue Saint-Antoine. C’était sans doute celuique les cinq gentilshommes embusqués attendaient, car, enl’apercevant, ils crièrent : Aux épées ! auxépées ! et s’élancèrent sur lui.

Vous savez tout ce qui a rapport à cegentilhomme, dit Diane, puisque ce gentilhomme, c’était vous.

– Au contraire, madame, dit Bussy, qui,dans le récit de la jeune femme, espérait tirer quelque secret deson cœur ; au contraire, je ne sais rien que le combat,puisque après le combat je m’évanouis.

– Il est inutile de vous dire, repritDiane avec une légère rougeur, l’intérêt que nous prîmes à cettelutte si inégale et néanmoins si vaillamment soutenue. Chaqueépisode du combat nous arrachait un frissonnement, un cri, uneprière. Nous vîmes votre cheval faiblir et s’abattre. Nous vouscrûmes perdu ; mais il n’en était rien, le brave Bussyméritait sa réputation. Vous tombâtes debout et n’eûtes pas mêmebesoin de vous relever pour frapper vos ennemis ; enfin,entouré, menacé de toutes parts, vous fîtes retraite comme le lion,la face tournée à vos adversaires, et vous vîntes vous appuyer à laporte ; alors, la même idée nous vint à Gertrude et à moi,c’était de descendre pour vous ouvrir ; elle me regarda :« Oui, » lui dis-je ; et toutes deux nous nous élançâmesvers l’escalier. Mais, comme je vous l’ai dit, nous nous étionsbarricadées en dedans, il nous fallut quelques secondes pourécarter les meubles qui obstruaient le passage, et au moment oùnous arrivions sur le palier, nous entendîmes la porte de la ruequi se refermait.

Nous restâmes toutes deux immobiles. Quelleétait donc la personne qui venait d’entrer et comment était-elleentrée ?

Je m’appuyai à Gertrude, et nous demeurâmesmuettes et dans l’attente.

Bientôt des pas se firent entendre dansl’allée ; ils se rapprochaient de l’escalier, un homme parut,chancelant, étendit les bras, et tomba sur les premières marches enpoussant un sourd gémissement.

Il était évident que cet homme n’était pointpoursuivi ; qu’il avait mis la porte, si heureusement laisséeouverte par le duc d’Anjou, entre lui et ses adversaires, et que,blessé dangereusement, à mort peut-être, il était venu s’abattre aupied de l’escalier.

En tout cas, nous n’avions rien à craindre, etc’était au contraire cet homme qui avait besoin de notresecours.

– La lampe ! dis-je à Gertrude.

Elle courut et revint avec la lumière.

Nous ne nous étions pas trompées : vousétiez évanoui. Nous vous reconnûmes pour le brave gentilhomme quis’était si vaillamment défendu, et, sans hésiter, nous nousdécidâmes à vous porter secours.

En un instant, vous fûtes apporté dans machambre et déposé sur le lit.

Vous étiez toujours évanoui ; les soinsd’un chirurgien paraissaient urgents. Gertrude se rappela avoirentendu raconter une cure merveilleuse faite quelques joursauparavant par un jeune docteur de la rue… de la rue Beautreillis.Elle savait son adresse ; elle m’offrit de l’aller quérir.

– Mais, lui dis-je, ce jeune homme peutnous trahir.

– Soyez tranquille, dit-elle, je prendraimes précautions.

– C’est une fille vaillante et prudente àla fois, continua Diane. Je me fiai donc entièrement à elle. Elleprit de l’argent, une clef et mon poignard ; et je restaiseule près de vous… et priant pour vous.

– Hélas ! dit Bussy, je neconnaissais pas tout mon bonheur, madame.

– Un quart d’heure après, Gertruderevint ; elle ramenait le jeune docteur ; il avaitconsenti à tout, et la suivait les yeux bandés.

Je demeurai dans le salon tandis qu’onl’introduisait dans la chambre. Là, on lui permit d’ôter le bandeauqui lui couvrait les yeux.

– Oui, dit Bussy, c’est en ce moment queje repris connaissance, et que mes yeux se portèrent sur votreportrait et qu’il me sembla que je vous voyais entrer.

– J’entrai en effet ; mon inquiétudel’emportait sur la prudence ; j’échangeai quelques questionsavec le jeune docteur ; il examina votre blessure, me réponditde vous, et je fus soulagée.

– Tout cela était resté dans mon esprit,dit Bussy, mais comme un rêve reste dans la mémoire ; etcependant quelque chose me disait là, ajouta le jeune homme enmettant la main sur son cœur, que je n’avais point rêvé.

– Lorsque le chirurgien eût pansé votreblessure, il tira de sa poche un petit flacon contenant une liqueurrouge, et versa quelques gouttes de cette liqueur sur vos lèvres.C’était, me dit-il, un élixir destiné à vous rendre le sommeil et àcombattre la fièvre.

Effectivement, un instant après avoir avalé cebreuvage, vous fermâtes les yeux de nouveau et vous retombâtes dansl’espèce d’évanouissement dont un instant vous étiez sorti.

Je m’effrayai ; mais le docteur merassura. Tout était pour le mieux, me dit-il, et il n’y avait plusqu’à vous laisser dormir.

Gertrude lui couvrit de nouveau les yeux d’unmouchoir, et le reconduisit jusqu’à la porte de la rueBeautreillis.

Seulement elle crut s’apercevoir qu’ilcomptait les pas.

– En effet, madame, dit Bussy, il lesavait comptés.

– Cette supposition nous effraya. Cejeune homme pouvait nous trahir. Nous résolûmes de fairedisparaître toute trace de l’hospitalité que nous vous avionsdonnée ; mais d’abord l’important était de vous fairedisparaître, vous.

Je rappelai tout mon courage ; il étaitdeux heures du matin, les rues étaient désertes. Gertrude réponditde vous soulever ; elle y parvint, je l’aidai, et nous vousemportâmes jusque sur les talus des fossés du Temple. Puis nousrevînmes tout épouvantées de cette hardiesse qui nous avait faitsortir, deux femmes seules, à une heure où les hommes eux-mêmessortent accompagnés.

Dieu veillait sur nous. Nous ne rencontrâmespersonne, et rentrâmes sans avoir été vues.

En rentrant, je succombai sous le poids de monémotion, et je m’évanouis.

– Oh ! madame ! madame !dit Bussy en joignant les mains, comment reconnaîtrai-je jamais ceque vous avez fait pour moi ?

Il se fit un instant de silence, pendantlequel Bussy regardait ardemment Diane. La jeune femme, le coudeappuyé sur une table, avait laissé retomber sa tête dans samain.

Au milieu de ce silence, on entendit vibrerl’horloge de l’église Sainte-Catherine.

– Deux heures ! dit Diane entressaillant. Deux heures, et vous ici !

– Oh ! madame, supplia Bussy, ne merenvoyez pas sans m’avoir tout dit. Ne me renvoyez pas sans m’avoirindiqué par quels moyens je puis vous être utile. Supposez que Dieuvous ait donné un frère, et dites à ce frère ce qu’il peut fairepour sa sœur.

– Hélas ! plus rien maintenant, ditla jeune femme, il est trop tard.

– Qu’arriva-t-il le lendemain ?demanda Bussy ; que fîtes-vous pendant cette journée où je nepensai qu’à vous, sans être sûr cependant que vous n’étiez pas unrêve de mon délire, une vision de ma fièvre ?

– Pendant cette journée, reprit Diane,Gertrude sortit et rencontra Aurilly. Aurilly était plus pressantque jamais : il ne dit pas un mot de ce qui s’était passé laveille ; mais il demanda au nom de son maître uneentrevue.

Gertrude parut consentir, mais elle demandajusqu’au mercredi suivant, c’est-à-dire jusque aujourd’hui, pour medécider.

Aurilly promit que son maître se feraitviolence jusque-là.

Nous avions donc trois jours devant nous.

Le soir M. de Monsoreau revint.

Nous lui racontâmes tout, excepté ce qui avaitrapport à vous. Nous lui dîmes que la veille le duc avait ouvert laporte avec une fausse clef, mais qu’au moment même où il allaitentrer il avait été chargé par cinq gentilshommes, au milieudesquels étaient MM. d’Épernon et de Quélus. J’avais entenduprononcer ces deux noms, et je les lui répétai.

– Oui, oui, dit le comte, j’ai déjàentendu parler de cela ; ainsi il a une fausse clef. Je m’endoutais.

– Ne pourrait-on changer laserrure ? demandai-je.

– Il en fera faire une autre, dit lecomte.

– Poser des verrous à la porte ?

– Il viendra avec dix hommes, etenfoncera portes et verrous.

– Mais cet événement qui devait vousdonner, m’avez-vous dit, tout pouvoir sur le duc ?

– Est retardé indéfiniment peut-être.

Je restai muette, et, la sueur au front, je neme dissimulai plus qu’il n’y avait d’autre moyen d’échapper au ducd’Anjou que de devenir la femme du comte.

– Monsieur, lui dis-je, le duc, parl’organe de son confident, s’est engagé à attendre jusqu’à mercredisoir ; moi, je vous demande jusqu’à mardi.

– Mardi soir, à la même heure, madame,dit le comte, je serai ici.

Et, sans ajouter une parole, il se leva etsortit.

Je le suivis des jeux ; mais, au lieu des’éloigner, il alla à son tour se placer dans cet angle sombre dumur des Tournelles et parut décidé à veiller sur moi toute lanuit.

Chaque preuve de dévouement que me donnait cethomme était comme un nouveau coup de poignard pour mon cœur.

Les deux jours s’écoulèrent avec la rapiditéd’un instant ; rien ne troubla notre solitude. Maintenant, ceque je souffris pendant ces deux jours, en entendant se succéder levol rapide des heures, est impossible à décrire.

Quand la nuit de la seconde journée vint,j’étais atterrée ; tout sentiment semblait petit à petit seretirer de moi. J’étais froide, muette, insensible en apparence,comme une statue : mon cœur seul battait, le reste de moncorps semblait avoir cessé de vivre.

Gertrude se tenait à la fenêtre. Moi, assiseoù je suis, de temps en temps seulement je passais mon mouchoir surmon front mouillé de sueur.

Tout à coup Gertrude étendit la main de moncôté ; mais ce geste, qui autrefois m’eût fait bondir, metrouva impassible.

– Madame ! dit-elle.

– Eh bien ? demandai-je.

– Quatre hommes… je vois quatre hommes…Ils s’approchent de ce côté… ils ouvrent la porte… ils entrent.

– Qu’ils entrent ! répondis-je sansfaire un mouvement.

– Mais ces quatre hommes, c’est sansdoute le duc d’Anjou, Aurilly et les deux hommes de leur suite.

Je tirai, pour toute réponse, mon poignard etle plaçai près de moi sur la table.

– Oh ! laissez-moi voir du moins,dit Gertrude, en s’élançant vers la porte.

– Vois, répondis-je.

Un instant après, Gertrude rentra.

– Mademoiselle, dit-elle, c’estM. le comte.

Je remis mon poignard dans ma poitrine sansprononcer une seule parole. Seulement je tournai la tête du côté ducomte.

Sans doute il fut effrayé de ma pâleur.

– Que me dit Gertrude ?s’écria-t-il, que vous m’avez pris pour le duc, et que, si c’eûtété le duc, vous vous fussiez tuée ?

C’était la première fois que je le voyaisému.

Cette émotion était-elle réelle oufactice ?

– Gertrude a eu tort de vous dire cela,monsieur, répondis-je ; du moment où ce n’est pas le duc, toutest bien.

Il se fit un instant de silence.

– Vous savez que je ne suis pas venuseul, dit le comte.

– Gertrude a vu quatre hommes.

– Vous doutez-vous qui ilssont ?

– Je présume que l’un est prêtre, et queles deux autres sont nos témoins.

– Alors vous êtes prête à devenir mafemme ?

– N’est-ce pas chose convenue ?Seulement je me souviens du traité ; il était convenu encorequ’à moins d’urgence reconnue de ma part, je ne me marierais pashors de la présence de mon père.

– Je me rappelle parfaitement cettecondition, mademoiselle ; mais croyez vous qu’il y aiturgence ?

– Oui, je le crois.

– Eh bien ?

– Eh bien, je suis prête à vous épouser,monsieur. Mais rappelez-vous ceci : c’est que je ne serairéellement votre femme que lorsque j’aurai revu mon père.

Le comte fronça le sourcil et se mordit leslèvres.

– Mademoiselle, dit-il, mon intentionn’est point de forcer votre volonté ; si vous avez engagévotre parole, je vous rends votre parole : vous êteslibre ; seulement…

Il s’approcha de la fenêtre et jeta un coupd’œil dans la rue.

– Seulement, dit-il, regardez.

Je me levai, mue par cette puissanteattraction qui nous pousse à nous assurer de notre malheur, etau-dessous de la fenêtre j’aperçus un homme enveloppé d’un manteau,qui semblait chercher un moyen de pénétrer dans la maison.

– O mon Dieu ! dit Bussy, et vousdites que c’était hier ?

– Oui, comte, hier vers les neuf heuresdu soir.

– Continuez, dit Bussy.

Au bout d’un instant, un autre homme vintrejoindre le premier, celui-là tenait une lanterne à la main.

– Que pensez-vous de ces deuxhommes ? me demanda M. de Monsoreau.

– Je pense que c’est le duc et sonaffidé, répondis-je.

Bussy poussa un gémissement.

– Maintenant, continua le comte,ordonnez : faut-il que je reste, faut-il que je meretire ?

Je balançai un instant : oui, malgré lalettre de mon père, malgré la promesse jurée, malgré le dangerprésent, palpable, menaçant, oui, je balançai ! et si ces deuxhommes n’eussent point été là…

– Oh ! malheureux que je suis !s’écria Bussy : l’homme au manteau, c’était moi, et celui quiportait la lanterne, c’était Remy le Haudouin, ce jeune docteur quevous avez envoyé chercher.

– C’était vous ! s’écria Diane avecstupeur.

– Oui, moi ; moi, qui de plus enplus convaincu de la réalité de mes souvenirs, cherchais àretrouver la maison où j’avais été recueilli, la chambre où j’avaisété transporté, la femme ou plutôt l’ange qui m’avait apparu.Oh ! j’avais bien raison de m’écrier que j’étais unmalheureux !

Et Bussy demeura comme écrasé sous le poids decette fatalité qui s’était servie de lui pour déterminer Diane àdonner sa main au comte.

– Ainsi, reprit-il au bout d’un instant,vous êtes sa femme ?

– Depuis hier, répondit Diane.

Et il se fit un nouveau silence, qui n’étaitinterrompu que par la respiration haletante des deux jeunesgens.

– Mais vous, demanda tout à coup Diane,comment êtes-vous entré dans cette maison, comment voustrouvez-vous ici ?

Bussy lui montra silencieusement la clef.

– Une clef ! s’écria Diane ;d’où vous vient cette clef et qui vous l’a donnée ?

– Gertrude n’avait-elle pas promis auprince de l’introduire près de vous ce soir ? Le prince avaitvu M. de Monsoreau et m’avait vu moi-même, commeM. de Monsoreau et moi l’avions vu ; il a craintquelque piège et m’a envoyé à sa place.

– Et vous avez accepté cettemission ? dit Diane avec le ton du reproche.

– C’était le seul moyen de pénétrer prèsde vous. Serez-vous assez injuste pour m’en vouloir d’être venuchercher une des plus grandes joies et une des plus grandesdouleurs de ma vie ?

– Oui, je vous en veux, dit Diane, car ileût mieux valu que vous ne me revissiez pas, et que, ne me revoyantpas, vous m’oubliassiez.

– Non, madame, dit Bussy, vous voustrompez. C’est Dieu au contraire qui m’a conduit près de vous pourpénétrer au plus profond de cette trame dont vous êtes victime.Écoutez : du moment où je vous ai vue, je vous ai voué ma vie.La mission que je me suis imposée va commencer. Vous avez demandédes nouvelles de votre père ?

– Oh ! oui, s’écria Diane, car, envérité, je ne sais pas ce qu’il est devenu.

– Eh bien, dit Bussy, je me charge devous en donner, moi ; gardez seulement un bon souvenir à celuiqui, à partir de ce moment, va vivre par vous et pour vous.

– Mais cette clef ? dit Diane avecinquiétude.

– Cette clef, dit Bussy, je vous larends, car je ne veux la tenir que de votre main ; seulementje vous engage ma foi de gentilhomme que jamais sœur n’aura confiéla clef de son appartement à un frère plus dévoué et plusrespectueux.

– Je me fie à la parole du brave Bussy,dit Diane ; tenez, monsieur.

Et elle rendit la clef au jeune homme.

– Madame, dit Bussy, dans quinze joursnous saurons ce qu’est véritablement M. de Monsoreau.

Et, saluant Diane avec un respect mêlé à lafois d’ardent amour et de profonde tristesse, Bussy disparut parles montées.

Diane inclina la tête vers la porte pourécouter le bruit des pas du jeune homme qui s’éloignait, et cebruit avait déjà cessé depuis longtemps, que, le cœur bondissant etles yeux baignés de larmes, elle écoutait encore.

Chapitre 17Comment voyageait le roi Henri III, et quel temps il lui fallaitpour aller de Paris à Fontainebleau.

Le jour qui se levait quatre ou cinq heuresaprès les événements que nous venons de raconter vit, à la lueurd’un soleil pâle et qui argentait à peine les franges d’un nuagerougeâtre, le départ du roi Henri III pour Fontainebleau, où, commenous l’avons dit, une grande chasse était projetée pour lesurlendemain.

Ce départ, qui, chez un autre, fût restéinaperçu, comme tous les actes de la vie de ce prince étrange dontnous avons entrepris d’esquisser le règne, faisait au contraireévénement par le bruit et le mouvement qu’il traînait avec lui.

En effet, sur le quai du Louvre, vers les huitheures du matin, commençait à s’allonger, sortant par la grandeporte située entre la tour du Coin et la rue de l’Astruce, unefoule de gentilshommes de service, montés sur de bons chevaux etenveloppés de manteaux fourrés, puis les pages en grand nombre,puis un monde de laquais, et enfin une compagnie de Suisses,précédant immédiatement la litière royale.

Cette litière, traînée par huit mulesrichement caparaçonnées, mérite une mention toute particulière.

C’était une machine formant un carré long,supportée par quatre roues, toute garnie de coussins à l’intérieur,toute drapée de rideaux de brocart à l’extérieur ; ellepouvait avoir quinze pieds de long sur huit de large. Dans lesendroits difficiles, ou dans les montagnes trop rudes, onsubstituait aux huit mules un nombre indéfini de bœufs dont lalente mais vigoureuse opiniâtreté n’ajoutait pas à la vitesse, sansdoute, mais donnait au moins l’assurance d’arriver au but, sinonune heure, du moins deux ou trois heures plus tard.

Cette machine contenait le roi Henri III ettoute sa cour, moins la reine, Louise de Vaudemont, qui, il faut ledire, faisait si peu partie de la cour de son mari, si ce n’estdans les pèlerinages et dans les processions, que ce n’est point lapeine d’en parler.

Laissons donc la pauvre reine de côté, etdisons de quoi se composait la cour de voyage du roi Henri.

Elle se composait du roi Henri III d’abord, deson médecin Marc Miron, de son chapelain, dont le nom n’est pointparvenu jusqu’à nous, de son fou Chicot, notre vieilleconnaissance, des cinq ou six mignons en faveur, et qui étaient,pour le moment, Quélus, Schomberg, d’Épernon, d’O et Maugiron,d’une paire de grands chiens lévriers qui, au milieu de tout cemonde, assis, couché, debout, agenouillé, accoudé, glissaient leurslongues têtes de serpents, souvent de minute en minute, avec desbâillements démesurés, et d’une corbeille de petits chiens anglaisque le roi portait tantôt sur ses genoux, tantôt suspendue à soncou par une chaîne ou par des rubans.

De temps en temps on tirait d’une espèce deniche pratiquée à cet effet une chienne aux mamelles gonflées delait qui donnait à téter à tout ce corbillon de petits chiens, queregardaient en compassion et en collant leur museau pointu contrele chapelet de têtes de mort qui cliquetait au côté gauche du roi,les deux grands lévriers qui, sûrs de la faveur toute particulièredont ils jouissaient, ne se donnaient pas même la peine d’êtrejaloux.

Au plafond de la litière se balançait une cageen fils de cuivre doré, contenant les plus belles tourterelles dumonde, c’est-à-dire avec un plumage blanc comme la neige et undouble collier noir.

Quand par hasard quelque femme entrait dans lalitière royale, la ménagerie s’augmentait de deux ou trois singesde l’espèce des ouistitis ou des sapajous, le singe étant pour lemoment l’animal en faveur près des élégantes de la cour du dernierValois.

Une Notre-Dame de Chartres, sculptée en marbrepar Jean Goujon pour le roi Henri II, était posée debout au fond dela litière dans une niche dorée, et abaissait sur son divin Filsdes regards qui semblaient tout étonnés de ce qu’ils voyaient.

Aussi tous les pamphlets du temps, et il n’enmanquait pas, tous les vers satiriques de l’époque, et il s’enélucubrait bon nombre, faisaient-ils à cette litière l’honneur des’occuper fréquemment d’elle, et la désignaient-ils sous le nomd’arche de Noé.

Le roi était assis au fond de la litière,juste au-dessous de la niche de Notre-Dame ; à ses pieds,Quélus et Maugiron tressaient des rubans, ce qui était une desoccupations les plus sérieuses des jeunes gens de l’époque, dontquelques-uns étaient arrivés à faire, par une force de combinaisoninconnue auparavant, et qui ne s’est pas retrouvée depuis, desnattes à douze brins ; Schomberg, dans un angle, faisait unetapisserie à ses armes, avec une nouvelle devise, qu’il croyaitavoir trouvée et qu’il n’avait que retrouvée ; dans l’autrecoin causaient le chapelain et le docteur ; d’O et d’Épernonregardaient par les ouvertures et, réveillés trop matin, bâillaientcomme les lévriers ; enfin Chicot, assis sur une desportières, les jambes pendantes hors de la machine, afin d’êtretoujours prêt à descendre ou à remonter, selon son caprice,chantait des cantiques, récitait des pasquils[3] oufaisait des anagrammes, selon la fureur du temps, et trouvait danschaque nom de courtisan, soit français, soit latin, despersonnalités infiniment désagréables pour celui dont il estropiaitainsi l’individualité.

En arrivant à la place du Châtelet, Chicotcommença d’entamer un cantique.

Le chapelain qui, ainsi que nous l’avons dit,causait avec Miron, se retourna en fronçant le sourcil.

– Chicot, mon ami, dit Sa Majesté, prendsgarde à toi ; écharpe mes mignons, mets en pièces Ma Majesté,dis ce que tu voudras de Dieu, Dieu est bon, mais ne te brouillepas avec l’Église.

– Merci de l’avis, mon fils, ditChicot ; je ne voyais pas notre digne chapelain qui causelà-bas, avec le docteur, du dernier mort qu’il lui a envoyé àmettre en terre, et qui se plaint que c’était le troisième de lajournée, et toujours aux heures des repas, ce qui le dérange. Pasde cantiques, tu parles d’or ; c’est trop vieux. Je vais techanter une chanson toute nouvelle.

– Sur quel air ? demanda le roi.

– Toujours le même, dit Chicot, et il semit à chanter à pleine gorge :

Notre roi doit cent millions.

– Je dois plus que cela, dit Henri ;ton chansonnier est mal renseigné, Chicot. Chicot reprit sans sedémonter :

Henri doit deux cents millions,

Et faut, pour acquitter les dettes

Que messieurs les mignons ont faites,

De nouvelles inventions,

Nouveaux impôts, nouvelles tailles,

Qu’il faut, du profond des entrailles

Des pauvres sujets, arracher,

Malheureux qui traînent leurs vies

Sous la griffe de ces harpies

Qui avalent tout sans mâcher.

– Bien, dit Quélus, tout en nattant sasoie, tu as une belle voix, Chicot ; le second couplet, monami.

– Dis donc, Valois, dit Chicot sansrépondre à Quélus, empêche donc tes amis de m’appeler leurami ; cela m’humilie.

– Parle en vers, Chicot, répondit leroi ; la prose ne vaut rien.

– Soit, dit Chicot, et ilreprit :

Leur parler et leur vêtement

Se voient tels, qu’une honnête femme

Aurait peur d’en recevoir blâme,

Vêtue aussi lascivement

Leur cou ne se tourne à son aise,

Dedans les replis de leur fraise ;

Déjà le froment n’est plus bon

Pour l’emploi blanc de leur chemise.

Et faut, pour façon plus exquise,

Faire de riz leur amidon.

– Bravo ! dit le roi, n’est-ce pastoi, d’O, qui as inventé l’amidon de riz ?

– Non pas, sire, dit Chicot, c’estM. de Saint-Mégrin, qui est trépassé l’an dernier, sousles coups de M. de Mayenne ; que diable, ne luienlevez pas ça, à ce pauvre mort, il ne compte que sur cet amidonet sur ce qu’il a fait à M. de Guise pour aller à lapostérité ; en lui enlevant l’amidon, il resterait à moitiéroute.

Et, sans faire attention à la figure du roi,qui s’assombrissait à ce souvenir, Chicot continua :

Leur poil est tondu au compas.

– Il est toujours question des mignons,bien entendu, interrompit Chicot.

– Oui, oui, va, dit Schomberg.

– Chicot reprit :

Leur poil est tondu au compas,

Mais non d’une façon pareille,

Car en avant, depuis l’oreille,

Il est long et derrière bas.

– Sa chanson est déjà vieille, ditd’Épernon.

– Vieille ! elle est d’hier.

– Eh bien, la mode a changé cematin ; regarde.

Et d’Épernon ôta son toquet pour montrer àChicot ses cheveux de devant presque aussi ras que ceux dederrière.

– Oh ! la vilaine tête ! ditChicot.

Et il continua :

Leurs cheveux droits par artifice,

Par la gomme qui les hérisse,

Retordent leurs plis refrisés ;

Et, dessus leur tête légère,

Un petit bonnet par derrière

Les rend encor plus déguisés.

Je passe le quatrième couplet, dit Chicot, ilest trop immoral. Et il reprit :

Pensez-vous que nos vieux François,

Qui par leurs armes valeureuses

En tant de guerres dangereuses

Ont fait retentir leurs exploits,

Et perdant le fruit de leur gloire

Avec le nom de leur victoire,

En tant de périlleux hasards,

Eussent la chemise empesée,

Eussent la perruque frisée,

Eussent le teint blanchi de fards ?

– Bravo ! dit Henri, et, si monfrère était là, il te serait bien reconnaissant, Chicot.

– Qui appelles-tu ton frère, monfils ? dit Chicot. Est-ce par hasard Joseph Foulon, abbé deSainte-Geneviève, chez lequel on dit que tu vas faire tesvœux ?

– Non pas, dit Henri, qui se prêtait àtoutes les plaisanteries de Chicot. Je parle de mon frèreFrançois.

– Ah ! tu as raison ; celui-làn’est pas ton frère en Dieu, mais frère en diable. Bon !bon ! tu parles de François, fils de France par la grâce deDieu, duc de Brabant, de Lauthier, de Luxembourg, de Gueldre,d’Alençon, d’Anjou, de Touraine, de Berry, d’Évreux et deChâteau-Thierry, comte de Flandres, de Hollande, de Zélande, deZutphen, du Maine, du Perche, de Mantes, Meulan et Beaufort,marquis du Saint-Empire, seigneur de Frise et de Malines, défenseurde la liberté belge ; à qui la nature a fait un nez, à qui lapetite vérole en a fait deux, et sur qui, moi, j’ai fait cequatrain :

Messieurs, ne soyez étonnés

Si voyez à François deux nez,

Car, par droit comme par usage,

Faut deux nez à double visage.

Les mignons éclatèrent de rire, car le ducd’Anjou était leur ennemi personnel, et l’épigramme contre leprince leur fit momentanément oublier le pasquil que Chicot venaitde chanter contre eux.

Quant au roi, comme jusqu’à ce moment iln’avait reçu que les éclaboussures de ce feu roulant, il riait plushaut que tout le monde, n’épargnant personne, donnant du sucre etde la pâtisserie à ses chiens et frappant de la langue sur sonfrère et sur ses amis.

Tout à coup Chicot s’écria :

– Oh ! ce n’est pas politique ;Henri, Henri, c’est audacieux et imprudent.

– Quoi donc ? dit le roi.

– Non, foi de Chicot, tu ne devrais pasavouer ces choses-là ! fi donc !

– Quelles choses ? demanda Henriétonné.

– Ce que tu dis de toi-même, quand tusignes ton nom ; ah ! Henriquet, ah ! monfils !

– Gare à vous, sire, dit Quélus, quisoupçonnait quelque méchanceté sous l’air confit en douceur deChicot.

– Que diable veux-tu dire ? demandale roi.

– Comment signes-tu, voyons ?

– Pardieu… je signe… je signe… Henri deValois.

– Bon ; remarquez, messieurs, ditChicot, que je ne le lui fais pas dire ; voyons, n’y a-t-ilpas moyen de trouver un V dans ces treize lettres ?

– Sans doute, Valois commence par unV.

– Prenez vos tablettes, messirechapelain, car voici le nom sous lequel il vous faut désormaisinscrire le roi : Henri de Valois n’est qu’une anagramme.

– Comment ?

– Oui, qu’une anagramme ; je vaisvous dire le véritable nom de Sa Majesté actuellement régnante.Nous disons : Dedans Henri de Valois il y a un V, mettez un Vsur vos tablettes.

– C’est fait, dit d’Épernon.

– N’y a-t-il pas aussi uni ?

– Certainement, c’est la dernière lettredu mot Henri.

– Que la malice des hommes est grande,dit Chicot, d’avoir été séparer ainsi des lettres faites pour êtreaccolées l’une à l’autre ! Mettez-moi un i à côté duV. Cela y est-il ?

– Oui, dit d’Épernon.

– Cherchons bien maintenant si nous netrouverons pas un l ; ça y est, n’est-ce pas ?un a, ça y est encore ; un autre i, nous letenons ; enfin, un n. Bon. Sais-tu lire,Nogaret ?

– Je l’avoue à ma honte, ditd’Épernon.

– Allons donc, maraud, est-ce que, parhasard, tu te crois d’assez grande noblesse pour êtreignorant ?

– Drôle ! fit d’Épernon en levant sasarbacane sur Chicot.

– Frappe, mais épelle, dit Chicot.

D’Épernon se mit à rire et épela.

– Vi-lain, vilain ! dit-il.

– Bon ! s’écria Chicot. Tu vois,Henri, comme cela commence, voilà déjà ton vrai nom de baptêmeretrouvé. J’espère que tu me feras une pension comme celle quenotre frère Charles IX faisait à M. Amyot, quand je vais avoirretrouvé ton nom de famille.

– Tu te feras bâtonner, Chicot, dit leroi.

– Où cueille-t-on les cannes aveclesquelles on bâtonne les gentilshommes, mon fils, est-ce enPologne ? dis-moi cela.

– Il me semble cependant, dit Quélus, queM. de Mayenne ne s’en est pas privé avec toi, mon pauvreChicot, le jour où il t’a trouvé avec sa maîtresse.

– Aussi est-ce un compte qui nous reste àrégler ensemble. Soyez tranquille, monsieur Cupido, la chose estlà, portée à son débit.

Et Chicot mit la main à son front ; cequi prouve que dès ce temps on reconnaissait la tête pour le siègede la mémoire.

– Voyons, Quélus, dit d’Épernon, tuverras que, grâce à toi, nous allons laisser échapper le nom defamille.

– Ne craints rien, dit Chicot, je letiens, à M. de Guise je dirais : par lescornes ; mais à toi, Henri, je me contenterai de dire :par tes oreilles.

– Voyons le nom, voyons le nom !dirent tous les jeunes gens.

– Nous avons d’abord, dans ce qui nousreste de lettres, un H majuscule ; prends l’H, Nogaret.

D’Épernon obéit.

– Puis un e, puis un r,puis là-bas, dans Valois, un o ; puis, comme tusépares le prénom du nom par ce que les grammairiens appellentparticule, je mets la main sur un d et sur un e,ce qui va nous faire, avec l’s qui termine le nom de larace, ce qui va nous faire… épelle, d’Épernon, H, é, r, o, d, e,s.

– Hérodes, dit d’Épernon.

– Vilain Hérodes ! s’écria leroi.

– Juste, dit Chicot ; et voilà ceque tu signes tous les jours, mon fils. Oh !

Et Chicot se renversa en donnant tous lessignes d’une pudibonde horreur.

– Monsieur Chicot, vous passez lesbornes, dit Henri.

– Moi, dit Chicot, je dis ce qui est, pasautre chose ; mais voilà bien les rois : avertissez-les,ils se fâchent.

– Voilà une belle généalogie ! ditHenri.

– Ne la renie pas, mon fils, ditChicot ; ventre de biche ! c’est la bonne pour un roiqui, deux ou trois fois par mois, a besoin des juifs.

– Il est dit, s’écria le roi, que cemaroufle-là n’aura pas le dernier. Messieurs, taisez-vous ; decette façon-là, du moins, personne ne lui donnera la réplique.

Il se fit à l’instant même le plus profondsilence. Et ce silence, que Chicot, fort attentif au chemin quel’on parcourait, ne paraissait aucunement disposé à rompre, duraitdepuis quelques minutes, lorsque, au delà de la place Maubert, àl’angle de la rue des Noyers, on vit Chicot s’élancer tout à couphors de la litière, écarter les gardes, et aller s’agenouiller àl’angle d’une maison d’assez bonne apparence, et qui avançait surla rue un balcon de bois sculpté sur un entablement de poutrellespeintes.

– Hé ! païen, cria le roi, si tu asà t’agenouiller, agenouille-toi au moins devant la croix qui faitle milieu de la rue Sainte-Geneviève, et non pas devant cettemaison ; renferme-t-elle donc quelque église, ou cache-t-ellequelque reposoir ?

Mais Chicot ne répondait point ; ils’était jeté à deux genoux sur le pavé, et disait tout haut cetteprière, dont, en prêtant l’oreille, le roi ne perdait pas unmot :

« Bon Dieu ! Dieu juste ! voici, jela reconnais bien, et toute ma vie je la reconnaîtrai, voici lamaison où Chicot a souffert, sinon pour toi, mon Dieu, mais dumoins pour une de tes créatures ; Chicot ne t’a jamais demandéqu’il arrivât malheur à M. de Mayenne, auteur de sonmartyre, ni à maître Nicolas David, instrument de son supplice.Non, Seigneur, Chicot a su attendre, car Chicot est patient,quoiqu’il ne soit pas éternel, et voilà six bonnes années, dont uneannée bissextile, que Chicot entasse les intérêts du petit compteouvert entre lui et MM. de Mayenne et NicolasDavid ; or, à dix du cent, qui est le taux légal, puisquec’est le taux auquel le roi emprunte, en sept ans les intérêtscumulés doublent le capital. Fais donc, grand Dieu ! Dieujuste ! que la patience de Chicot dure un an encore, afin queles cinquante coups d’étrivières que Chicot a reçus dans cettemaison par les ordres de cet assassin de prince lorrain et de cespadassin d’avocat normand, et qui ont tiré du corps de Chicot unepinte de sang, s’élèvent à deux pintes et à cent coupsd’étrivières, et pour chacun d’eux ; de telle façon queM. de Mayenne, tout gros qu’il soit, et Nicolas David,tout long qu’il est, n’aient plus assez de sang ni de peau pourpayer Chicot, et qu’ils en soient réduits à faire banqueroute dequinze ou vingt pour cent, en expirant sous le quatre-vingtième ouquatre-vingt-cinquième coup de verge.

Au nom du Père, et du Fils, et duSaint-Esprit. Ainsi soit-il ! »

– Amen ! dit le roi.

Chicot baisa la terre, et, au suprêmeébahissement de tous les spectateurs, qui ne comprenaient rien àcette scène, il revint prendre sa place dans la litière.

– Ah ça ! dit le roi, à qui sonrang, dénué depuis trois ans de tant de prérogatives qu’il avaitlaissé prendre aux autres, donnait au moins le droit d’êtreinstruit le premier, ah ça ! maître Chicot, pourquoi cettelongue et singulière litanie, pourquoi tous ces coups dans lapoitrine, pourquoi enfin toutes ces momeries devant une maisond’apparence si profane ?

– Sire, répliqua Chicot, c’est que Chicotest comme le renard, Chicot flaire et baise longtemps les pierresoù il a laissé de son sang, jusqu’à ce que, contre ces pierres, ilécrase la tête de ceux qui l’ont versé.

– Sire ! s’écria Quélus, jeparierais : Chicot a prononcé, comme Votre Majesté a pul’entendre, dans sa prière le nom du duc de Mayenne ; jeparierais donc que cette prière a rapport à la bastonnade dont nousparlions tout à l’heure.

– Pariez, seigneur Jacques de Lévis,comte de Quélus, dit Chicot ; pariez et vous gagnerez.

– Ainsi donc ?… dit le roi.

– Justement, sire, reprit Chicot :dans cette maison Chicot avait une maîtresse, bonne et charmantecréature, une demoiselle, ma foi. Une nuit qu’il la venait voir,certain prince jaloux fit entourer la maison, fit prendre Chicot etle fit bâtonner si rudement, que Chicot passa à travers la fenêtre,et que, le temps lui manquant pour l’ouvrir, il sauta du haut de cepetit balcon dans la rue. Or, comme c’est un miracle que Chicot nese soit pas tué, chaque fois que Chicot passe devant cette maison,il s’agenouille, prie, et, dans sa prière, remercie le Seigneur del’avoir tiré d’un si mauvais pas.

– Ah ! pauvre Chicot ! et vousqui le condamniez, sire ; c’est cependant, ce me semble, agiren bon chrétien que de faire ce qu’il fait.

– Tu as donc été bien rossé, mon pauvreChicot ?

– Oh ! merveilleusement, sire ;mais pas encore autant qu’il l’aurait voulu.

– Comment cela ?

– Non, en vérité, je n’eusse point étéfâché de recevoir quelques estocades.

– Pour tes péchés ?

– Non, pour ceux deM. de Mayenne.

– Ah ! je comprends : tonintention est de rendre à César….

– À César, non pas ; ne confondonspoint, sire ; César, c’est le grand général, c’est le guerriervaillant, c’est le frère aîné, celui qui veut être roi deFrance ; non, celui-là est en compte avec Henri de Valois, etc’est toi que ce compte regarde, mon fils ; paye tes dettes,Henri, je payerai les miennes.

Henri n’aimait pas qu’on lui parlât de soncousin de Guise, aussi l’apostrophe de Chicot le rendit-ellesérieux, si bien que l’on arriva vers Bicêtre sans que laconversation interrompue eût repris son cours.

On avait mis trois heures à aller du Louvre àBicêtre ; si bien que les optimistes comptaient arriver lelendemain soir à Fontainebleau, tandis que les pessimistesoffrirent de parier qu’on n’arriverait que le surlendemain versmidi.

Chicot prétendait qu’on n’arriverait pas dutout.

Une fois sorti de Paris, le cortège parut semouvoir plus à son aise ; la matinée était assez belle, levent soufflait avec moins de violence ; le soleil avait enfinréussi à percer son voile de nuages, et l’on eût dit un de cesbeaux jours d’octobre pendant lesquels, au bruit des dernièresfeuilles qui tombent, les promeneurs plongent les yeux avec un douxregard dans le mystère bleuâtre des bois murmurants.

Il était trois heures de l’après-midi, quandle cortège arriva aux premières murailles de l’enclos de Juvisy. Dece point, on apercevait déjà le pont bâti sur l’Orge, et la grandehôtellerie de la Cour de France, qui confiait à la brise aiguë dusoir le parfum de ses tournebroches et les bruits joyeux de sonfoyer.

Le nez de Chicot saisit au vol les émanationsculinaires. Il se pencha hors de la litière, et vit de loin, sur laporte de l’hôtellerie, plusieurs hommes enveloppés de leursmanteaux. Au milieu de ces hommes était un personnage gros etcourt, et dont le chapeau à larges bords couvrait entièrement laface.

Ces hommes rentrèrent précipitamment en voyantparaître le cortège.

Mais l’homme gros et court n’était pointrentré si vite, que sa vue n’eût frappé Chicot. Aussi, au momentmême où ce gros homme rentrait, notre Gascon sautait-il à bas de lalitière royale, et, allant demander son cheval à un page qui leconduisait en bride, laissait-il, effacé dans l’angle d’unemuraille et perdu dans les premières ombres de la nuit, s’éloignerle cortège, qui continuait son chemin vers Essonne, où le roicomptait coucher ; puis, lorsque les cavaliers eurent disparu,lorsque le bruit lointain des roues de la litière sur les pavés dela route se fut amorti dans l’espace, il sortit de sa cachette, fitle tour derrière le château et se présenta à la porte del’hôtellerie, comme s’il venait de Fontainebleau. En arrivantdevant la fenêtre, Chicot jeta un regard rapide à travers lesvitres et vit avec plaisir que les hommes qu’il avait remarqués yétaient toujours, et parmi eux le personnage gros et court auquelil avait paru faire l’honneur d’accorder une attention touteparticulière. Seulement, comme Chicot paraissait avoir des raisonsde désirer de n’être point reconnu du susdit personnage, au lieud’entrer dans la chambre où il était, il se fit servir unebouteille de vin dans la chambre en face, se plaçant de manière quenul ne pût gagner la porte sans être vu par lui.

De cette chambre, Chicot, prudemment placédans l’ombre, pouvait plonger son regard jusqu’à l’angle d’unecheminée. Dans cet angle, sur un escabeau, était assis l’homme groset court, lequel, croyant sans doute n’avoir à craindre aucuneinvestigation, se laissait inonder par la lueur pétillante d’unfoyer dont une brassée de sarments venait de redoubler la chaleuret la clarté.

– Je ne m’étais pas trompé, dit Chicot,et quand je faisais ma prière à la maison de la rue des Noyers, oneût dit que je flairais le retour de cet homme. Mais pourquoirevenir ainsi à la sourdine dans la bonne capitale de notre amiHérodes ? Pourquoi se cacher quand il passe ? Ah !Pilate ! Pilate ! est-ce que le bon Dieu, par hasard, nem’accorderait pas l’année que je lui ai demandée, et me forceraitau remboursement plus tôt que je ne le croyais ?

Bientôt Chicot s’aperçut avec joie que, del’endroit où il était placé, il pouvait non seulement voir, maisencore que, par un de ces effets d’acoustique que ménage sicapricieusement parfois le hasard, il pouvait entendre. Cetteremarque faite, il se mit à prêter l’oreille avec une attention nonmoins grande que celle avec laquelle il tendait sa vue.

– Messieurs, dit l’homme gros et court àses compagnons, je crois qu’il est temps de partir ; ledernier laquais du cortège est passé depuis longtemps, et je croisqu’à cette heure la route est sûre.

– Parfaitement sûre, monseigneur,répondit une voix qui fit tressaillir Chicot, et qui sortait d’uncorps auquel Chicot n’avait jusque-là accordé aucune attention,absorbé qu’il était dans la contemplation du personnageprincipal.

L’individu auquel appartenait le corps d’oùsortait cette voix était aussi long que celui auquel il donnait letitre de monseigneur était court, aussi pâle qu’il était vermeil,aussi obséquieux qu’il était arrogant.

– Ah ! maître Nicolas, se dit Chicoten riant sans bruit : tu quoque… C’est bon. Nousaurons bien triste chance si, cette fois-ci, nous nous séparonssans nous dire deux mots.

Et Chicot vida son verre et paya l’hôte, afinque rien ne le mît en retard quand il jugerait à propos departir.

La précaution n’était pas mauvaise, car lessept personnes qui avaient attiré l’attention de Chicot payèrent àleur tour, ou plutôt le personnage gros et court paya pour tous,et, chacun ayant repris son cheval des mains d’un laquais ou d’unpalefrenier et s’étant remis en selle, la petite troupe prit lechemin de Paris et s’enfonça bientôt dans les premières brumes dusoir.

– Bon ! dit Chicot, il va àParis ; alors j’y retourne.

Et Chicot, remontant à cheval à son tour, lessuivit de loin, sans perdre un instant de vue leurs manteaux gris,ou, lorsque par prudence il les perdait de vue, sans cesserd’entendre le pas de leurs chevaux.

Toute cette cavalerie quitta la route deFromenteau, prit à travers terre pour joindre Choisy, puis, passantla Seine au pont de Charenton, rentra par la porte Saint-Antoinepour aller se perdre, comme un essaim d’abeilles, dans l’hôtel deGuise, qui semblait n’attendre que leur arrivée pour se refermersur eux.

– Bon ! dit Chicot en s’embusquantau coin de la rue des Quatre-Fils, il y a non seulement du Mayenne,mais encore du Guise là-dessous. Jusqu’à présent ce n’était quecurieux, mais cela va devenir intéressant. Attendons.

Et Chicot attendit, en effet, une bonne heure,malgré la faim et le froid qui commençaient à le mordre de leursdents aiguës. Enfin la porte se rouvrit : mais, au lieu desept cavaliers enveloppés de leurs manteaux, ce furent sept moinesgénovéfains, enveloppés de leurs capuchons, qui reparurent ensecouant d’énormes rosaires.

– Oh ! fit Chicot, quel dénoûmentinattendu ! L’hôtel de Guise est-il donc si embaumé desainteté, que les sacripans se changent en agneaux du Seigneur,rien qu’en touchant le seuil ? C’est toujours de plus en plusintéressant.

Et Chicot suivit les moines, comme il avaitsuivi les cavaliers, ne doutant pas que les frocs ne recouvrissentles mêmes corps que couvraient les manteaux.

Les moines vinrent passer la Seine au pontNotre-Dame, traversèrent la Cité, franchirent le Petit-Pont,prirent la place Maubert et montèrent la rue Sainte-Geneviève.

– Ouais ! dit Chicot, après avoirôté son chapeau à la maison de la rue des Noyers, où le matin ilavait fait sa prière, est-ce que nous retournons à Fontainebleau,par hasard ? Dans ce cas-là je n’aurais pas pris le pluscourt. Mais non, je me trompe, nous n’irons pas si loin.

En effet, les moines venaient de s’arrêter àla porte de l’abbaye de Sainte-Geneviève et de s’enfoncer dans leporche, dans les profondeurs duquel on apercevait un autre moine dumême ordre qu’eux, occupé à regarder avec l’attention la plusprofonde les mains de ceux qui entraient.

– Tudieu ! pensa Chicot, il paraîtque, pour être admis ce soir à l’abbaye, il faut avoir les mainspropres. Décidément, il se passe quelque chosed’extraordinaire.

Cette réflexion achevée, Chicot, assezembarrassé de ce qu’il allait faire pour ne point perdre lesindividus qu’il suivait, regarda autour de lui, et vit avecétonnement, par toutes les rues qui convergeaient à l’abbaye,poindre des capuchons, les uns isolés, les autres marchant deux àdeux, mais tous s’acheminant vers l’abbaye.

– Ah ça ! fit Chicot, il se tientdonc ce soir chapitre général à l’abbaye, que tous les génovéfainsde France sont convoqués ? Voilà, foi de gentilhomme ! lapremière fois qu’il me prend envie d’assister à un chapitre ;mais, je l’avoue, l’envie me tient bien.

Et les moines s’enfonçaient sous le porche,montraient leurs mains ou quelque signe qu’ils tenaient dans leursmains, et passaient.

– J’entrerais bien avec eux, se ditChicot ; mais, pour entrer avec eux, il me manque deux chosesassez essentielles : d’abord la respectable robe qui lesenveloppe, attendu que je n’aperçois aucun laïque parmi ces saintspersonnages, et secondement cette chose qu’ils montrent au frèreportier, car décidément ils montrent quelque chose. Ah ! frèreGorenflot, frère Gorenflot ! si je t’avais là sous la main,mon digne ami !

Cette exclamation était arrachée à Chicot parle souvenir d’un des plus vénérables moines de l’ordre desgénovéfains, convive habituel de Chicot, lorsque, par hasard,Chicot ne mangeait pas au Louvre, celui-là même avec lequel, lejour de la procession des pénitents, notre Gascon s’était arrêté àla buvette de la porte Montmartre et avait mangé une sarcelle et budu vin épicé.

Et les moines continuaient d’abonder, qu’oneût cru que la moitié de la population parisienne avait pris lefroc, et le frère portier, sans se lasser, les examinait avecautant d’attention les uns que les autres.

– Voyons, voyons, se dit Chicot, il y adécidément quelque chose d’extraordinaire ce soir. Soyons curieuxjusqu’au bout. Il est sept heures et demie, la quête est terminée.Je dois trouver frère Gorenflot à la Corne d’Abondance,c’est l’heure de son souper.

Chicot laissa la légion de moines faire sesévolutions aux environs de l’abbaye et s’engouffrer dans leportail, et, mettant son cheval au galop, il gagna la grande rueSaint-Jacques, où, en face du cloître Saint-Benoît, s’élevait,florissante et très cultivée des écoliers et des moines ergoteurs,l’hôtellerie de la Corne d’Abondance.

Chicot était connu dans la maison, non pascomme un habitué, mais comme un de ces mystérieux hôtes quivenaient de temps en temps laisser un écu d’or et une parcelle deleur raison dans l’établissement de maître Claude Bonhomet. Ainsise nommait le dispensateur des dons de Cérès et de Bacchus, queversait incessamment la fameuse corne mythologique qui servaitd’enseigne à sa maison.

Chapitre 18Où le lecteur aura le plaisir de faire connaissance avec frèreGorenflot, dont il a déjà été parlé deux fois dans le cours decette histoire.

À la belle journée avait succédé une bellesoirée ; seulement, comme la journée avait été froide, lasoirée était plus froide encore. On voyait se condenser sous lechapeau des bourgeois attardés la vapeur de leur haleine rougie parles lueurs du falot. On entendait distinctement les pas despassants sur le sol glacé, et le hum sonore arraché par lafroidure et répercuté par les surfaces élastiques, comme dirait unphysicien de nos jours. En un mot, il faisait une de ces joliesgelées printanières qui font trouver un double charme à la bellecouleur rose des vitres d’une hôtellerie.

Chicot entra dans la salle d’abord, plongeases regards dans tous les coins et recoins, et, ne trouvant pointparmi les hôtes de maître Claude celui qu’il cherchait, il passafamilièrement à la cuisine.

Le maître de l’établissement était en traind’y faire une lecture pieuse, tandis qu’un flot de friture contenudans une immense poêle était en train d’attendre le degré dechaleur nécessaire à l’introduction dans cette poêle de plusieursmerlans tout enfarinés.

Au bruit que fit Chicot en entrant, maîtreBonhomet leva la tête.

– Ah ! c’est vous, mongentilhomme ! dit-il en fermant son livre. Bonsoir et bonappétit.

– Merci du double souhait, quoique lamoitié en soit faite autant à votre profit qu’au mien. Mais celadépendra.

– Comment ? cela dépendra !

– Oui, vous savez que je ne puis souffrirmanger seul.

– S’il le faut, monsieur, dit Bonhomet enlevant son bonnet pistache, je souperai avec vous.

– Merci, mon cher hôte, quoique je voussache excellent convive ; mais je cherche quelqu’un.

– Frère Gorenflot peut-être ?demanda Bonhomet.

– Justement, répondit Chicot ;a-t-il commencé de souper ?

– Non, pas encore ; maisdépêchez-vous cependant.

– Que je me dépêche ?

– Oui, car dans cinq minutes il aurafini.

– Frère Gorenflot n’a pas commencé desouper, et dans cinq minutes il aura fini, dites-vous ?

Et Chicot secoua la tête, ce qui, dans tousles pays du monde, passe pour le signe de l’incrédulité.

– Monsieur, dit maître Claude, c’estaujourd’hui mercredi, et nous entrons en carême.

– Eh bien, dit Chicot d’un air quiprouvait peu en faveur des tendances religieuses de Gorenflot,après ?

– Ah ! dame, répliqua Claude avec ungeste qui signifiait évidemment : Je ne comprends pas plus quevous, mais c’est ainsi.

– Décidément, répliqua Chicot, il y aquelque chose de dérangé dans la machine sublunaire, cinq minutespour le souper de Gorenflot ! Je suis destiné à voiraujourd’hui des choses miraculeuses.

Et, de l’air d’un voyageur qui met le pied surune terre inconnue, Chicot fit quelques pas vers une espèce decabinet particulier, dont il poussa la porte vitrée, fermée d’unrideau de laine à carreaux blancs et roses, et dans le fond duquelil aperçut, à la lueur d’une chandelle à la mèche fumeuse, le dignemoine qui retournait négligemment sur son assiette une maigreportion d’épinards cuits à l’eau, qu’il essayait de rendre plussavoureux par l’introduction dans cette substance herbacée d’unreste de fromage de Suresnes.

Pendant que le digne frère opère ce mélangeavec une moue indiquant qu’il ne compte pas beaucoup sur cettetriste combinaison, essayons de le présenter à nos lecteurs sous unjour qui les dédommagera d’avoir tardé si longtemps à faire saconnaissance.

Frère Gorenflot pouvait avoir trente-huit anset cinq pieds de roi. Cette taille, un peu exiguë peut-être, étaitrachetée, à ce que disait le frère, par l’admirable harmonie desproportions ; car, ce qu’il perdait en hauteur, il lerattrapait en largeur, comptant près de trois pieds de diamètred’une épaule à l’autre, ce qui, comme chacun le sait, équivaut àneuf pieds de circonférence.

Au centre de ces omoplates herculéenness’emmanchait un large cou sillonné de muscles gros comme le pouceet saillants comme des cordes. Malheureusement le cou, lui aussi,se trouvait en proportion avec le reste, c’est-à-dire qu’il étaitgros et court, ce qui, aux premières émotions un peu fortesqu’éprouverait frère Gorenflot, rendrait l’apoplexie imminente.Mais, ayant la conscience de cette défectuosité et du dangerqu’elle lui faisait courir, frère Gorenflot ne s’impressionnaitjamais ; il était même, nous devons le dire, fort rare de levoir affecté aussi visiblement qu’il l’était à l’heure où Chicotentra dans le cabinet.

– Eh ! notre ami, que faites-vousdonc là ? s’écria notre Gascon en regardant alternativementles herbes, Gorenflot, la chandelle non mouchée et certain hanaprempli jusqu’aux bords d’une eau teinte à peine par quelquesgouttes de vin.

– Vous le voyez, mon frère, je soupe,répondit Gorenflot en faisant vibrer une voix puissante comme lacloche de son abbaye.

– Vous appelez cela souper, vous,Gorenflot ? Des herbes, du fromage ? Allons donc !s’écria Chicot.

– Nous sommes dans l’un des premiersmercredis de carême ; faisons notre salut, mon frère, faisonsnotre salut ! répondit Gorenflot en nasillant et en levantbéatiquement les yeux au ciel.

Chicot demeura stupéfait ; son regardindiquait qu’il avait déjà plus d’une fois vu Gorenflot glorifierd’une autre manière ce saint temps de carême dans lequel un venaitd’entrer.

– Notre salut ? répéta-t-il, et quediable l’eau et les herbes ont-elles à faire avec notresalut ?

– Vendredi chair ne mangeras,

Ni le mercredi mêmement,

dit Gorenflot.

– Mais à quelle heure avez-vousdéjeuné ?

– Je n’ai point déjeuné, mon frère, ditle moine en nasillant de plus en plus.

– Ah ! s’il ne s’agit que denasiller, dit Chicot, je suis prêt à faire assaut avec tous lesgénovéfains du monde. Alors, si vous n’avez pas déjeuné, dit Chicoten nasillant en effet d’une façon immodérée, qu’avez-vous fait, monfrère ?

– J’ai composé un discours, repritGorenflot en relevant fièrement la tête.

– Ah bah ! un discours, et pourquoifaire ?

– Pour le prononcer ce soir àl’abbaye.

– Tiens ! pensa Chicot, un discoursce soir ! c’est drôle.

– Et même, ajouta Gorenflot en portant àsa bouche une première fourchetée d’épinards au fromage, il fautque je songe à rentrer ; mon auditoire s’impatienteraitpeut-être.

Chicot songea au nombre infini de moines qu’ilavait vus s’avancer vers l’abbaye, et, se rappelant queM. de Mayenne, selon toute probabilité, était au nombrede ces moines, il se demanda comment Gorenflot, qui, jusqu’à cejour, avait été apprécié pour des qualités qui n’avaient aucunrapport avec l’éloquence, avait été choisi par son supérieur JosephFoulon, alors abbé de Sainte-Geneviève, pour prêcher devant leprince lorrain et une si nombreuse assemblée.

– Bah ! dit-il, et à quelle heureprêchez-vous ?

– De neuf heures à neuf heures et demie,mon frère.

– Bon. Nous avons neuf heures moins unquart. Vous me donnerez bien cinq minutes. Ventre de biche !il y a plus de huit jours que nous n’avons trouvé l’occasion dedîner ensemble.

– Ce n’est point notre faute, ditGorenflot, et notre amitié n’en souffre nulle atteinte, je vousprie de le croire, très cher frère ; les devoirs de votrecharge vous enchaînent près de notre grand roi Henri III, que Dieuconserve ! Les devoirs de mon état m’imposent la quête etaprès la quête les prières ; il n’est donc pas étonnant quenous nous trouvions séparés.

– Oui ; mais, corbœuf ! ditChicot, c’est, ce me semble, une nouvelle raison d’être joyeuxquand nous nous retrouvons !

– Aussi je suis infiniment joyeux, ditGorenflot avec la plus piteuse mine de la terre ; mais il n’enfaut pas moins que je vous quitte.

Et le moine fit un mouvement pour selever.

– Achevez au moins vos herbes, dit Chicoten lui posant la main sur l’épaule et le faisant se rasseoir.

Gorenflot regarda les épinards et poussa unsoupir ; puis ses yeux se portèrent sur l’eau rougie, et ildétourna la tête.

Chicot vit que le moment était venu decommencer l’attaque.

– Vous rappelez-vous ce petit dîner dontje vous parlais tout à l’heure, hein ? dit-il, à la porteMontmartre, vous savez, où, tandis que notre grand roi Henri III sefouettait et fouettait les autres, nous mangeâmes une sarcelle desmarais de la Grange-Batelière avec un coulis d’écrevisses, et nousbûmes de ce joli vin de Bourgogne ; comment appelez-vous doncce vin-là ? N’est-ce pas un vin que vous avezdécouvert ?

– C’est un vin de mon pays, ditGorenflot, de la Romanée.

– Oui, oui, je me rappelle, c’est le laitque vous avez tété en venant au monde, digne fils de Noé !

Gorenflot passa avec un mélancolique souriresa langue sur ses lèvres.

– Que dites-vous de ce vin ? ditChicot.

– Il était bon, dit le moine ; maisil y en a cependant de meilleur.

– C’est ce que soutenait l’autre soirClaude Bonhomet notre hôte, lequel prétend qu’il en a dans sa cavecinquante bouteilles près duquel celui de son confrère de la porteMontmartre n’est que de la piquette.

– C’est la vérité, dit Gorenflot.

– Comment ! c’est la vérité ?s’écria Chicot, et vous buvez de cette abominable eau rougie, quandvous n’avez que le bras à tendre pour boire de pareil vin !Pouah !

Et Chicot, prenant le hanap, en jeta lecontenu par la chambre.

– Il y a temps pour tout, mon frère, ditGorenflot. Le vin est bon lorsqu’on n’a plus à faire, après l’avoirbu, qu’à glorifier le Dieu qui l’a fait ; mais, lorsque l’on aun discours à prononcer, l’eau est préférable, non pas au goût,mais à l’usage : facunda est aqua.

– Bah ! fit Chicot. Magisfacundum est vinum, et la preuve, c’est que moi, qui ai aussiun discours à prononcer et qui ai foi dans ma recette, je vaisdemander une bouteille de ce vin de la Romanée, et, ma foi, que meconseillez-vous de prendre avec, Gorenflot ?

– Ne prenez pas de ces herbes, dit lemoine, elles sont on ne peut plus mauvaises.

– Bzzzou, fit Chicot en prenantl’assiette de Gorenflot et en la portant à son nez,bzzzou !

Et, cette fois, ouvrant une petite fenêtre, iljeta dans la rue herbes et assiette.

Puis, se retournant :

– Maître Claude ! cria-t-il.

L’hôte, qui probablement se tenait auxécoutes, parut sur le seuil.

– Maître Claude, dit Chicot, apportez-moideux bouteilles de ce vin de la Romanée que vous prétendez avoirmeilleur que personne.

– Deux bouteilles ! dit Gorenflot. –Pourquoi faire, puisque je n’en bois pas ?

– Si vous en buviez, j’en ferais venirquatre bouteilles, j’en ferais venir six bouteilles, je feraisvenir tout ce qu’il y a dans la maison, dit Chicot. – Mais, quandje bois seul, je bois mal, et deux bouteilles me suffiront.

– En effet, dit Gorenflot, deuxbouteilles, c’est raisonnable, et, si vous ne mangez avec cela quedes substances maigres, votre confesseur n’aura rien à vousdire.

– Certainement, dit Chicot, du gras unmercredi de carême, fi donc !

Et, se dirigeant vers le garde-manger, tandisque maître Bonhomet s’en allait chercher à la cave les deuxbouteilles demandées, il en tira une fine poularde du Mans.

– Que faites-vous là, mon frère ?dit Gorenflot, qui suivait avec un intérêt involontaire lesmouvements du Gascon, que faites-vous là ?

– Vous voyez, je m’empare de cette carpe,de peur qu’un autre ne mette la main dessus. Les mercredis decarême, il y a concurrence sur ces sortes de comestibles.

– Une carpe ! dit Gorenflotétonné.

– Sans doute, une carpe, dit Chicot enlui mettant sous les yeux l’appétissante volaille.

– Et depuis quand une carpe a-t-elle unbec ? demanda le moine.

– Un bec ! dit le Gascon, oùvoyez-vous un bec ? je ne vois qu’un museau.

– Des ailes ? continua legénovéfain.

– Des nageoires.

– Des plumes ?

– Des écailles, mon cher Gorenflot, vousêtes ivre.

– Ivre ! s’écria Gorenflot,ivre ! Oh ! par exemple ! moi qui n’ai mangé que desépinards et qui n’ai bu que de l’eau !

– Eh bien, ce sont vos épinards qui vouschargent l’estomac, et votre eau qui vous monte à la tête.

– Parbleu ! dit Gorenflot, voicinotre hôte, il décidera.

– Quoi ?

– Si c’est une carpe ou une poularde.

– Soit. Mais d’abord qu’il débouche levin. Je tiens à savoir si c’est le même. Débouchez, maîtreClaude.

Maître Claude déboucha une bouteille et enversa un demi-verre à Chicot.

Chicot avala le demi-verre et fit claper salangue.

– Ah ! dit-il, je suis un tristedégustateur, et ma langue n’a pas la moindre mémoire ; ilm’est impossible de dire s’il est plus mauvais, s’il est meilleurque celui de la porte Montmartre. Je ne suis pas même sûr que cesoit le même.

Les yeux de Gorenflot étincelaient enregardant au fond du verre de Chicot les quelques gouttes de rubisliquide qui y étaient restées.

– Tenez, mon frère, dit Chicot en versantplein un dé de vin dans le verre du moine, vous êtes en ce mondepour votre prochain, dirigez-moi.

Gorenflot prit le verre, le porta à seslèvres, et dégusta lentement le peu de liqueur qu’il contenait.

– C’est du même cru à coup sûr,dit-il ; mais….

– Mais ? reprit Chicot.

– Mais il y en avait trop peu, reprit lemoine, pour que je puisse dire s’il était plus mauvais oumeilleur.

– Je tiens cependant à le savoir, ditChicot, Peste ! je ne veux pas être trompé, et, si vousn’aviez pas un discours à prononcer, mon frère, je vous prierais dedéguster ce vin une seconde fois.

– Ce sera pour vous faire plaisir, dit lemoine.

– Pardieu ! fit Chicot.

Et il remplit à moitié le verre dugénovéfain.

Gorenflot porta le verre à ses lèvres avec nonmoins de respect que la première fois, et le dégusta avec non moinsde conscience.

– Meilleur, dit-il, meilleur, j’enréponds.

– Bah ! vous vous entendez avecnotre hôte !

– Un bon buveur, dit Gorenflot, doit aupremier coup reconnaître le cru, au second la qualité, au troisièmel’année.

– Oh ! l’année, dit Chicot, que jevoudrais donc savoir l’année de ce vin !

– C’est bien facile, reprit Gorenflot entendant son verre, versez-m’en deux gouttes seulement, et je vaisvous la dire.

Chicot remplit le verre du moine aux troisquarts ; le moine vida le verre lentement, mais sans s’yreprendre.

– 1561, dit-il en reposant le verre.

– Noël ! cria Claude Bonhomet, 1561,c’est juste cela !

– Frère Gorenflot, dit le Gascon en sedécouvrant, on en a béatifié à Rome qui ne le méritaient pas autantque vous.

– Un peu d’habitude, mon frère, ditmodestement Gorenflot.

– Et de prédisposition, dit Chicot.Peste ! l’habitude seule n’y fait rien, témoin moi, qui ai laprétention d’avoir l’habitude. Eh bien, que faites-vousdonc ?

– Vous le voyez, je me lève.

– Pour quoi faire ?

– Pour aller à mon assemblée.

– Sans manger un morceau de macarpe ?

– Ah ! c’est vrai, ditGorenflot ; il paraît, mon digne frère, que vous vousconnaissez encore moins en nourriture qu’en boisson. MaîtreBonhomet, qu’est-ce que c’est que cet animal ?

Et le frère Gorenflot montra l’objet de ladiscussion.

L’aubergiste regarda avec étonnement celui quilui faisait cette question.

– Oui, reprit Chicot, on vous demandequ’est-ce que cet animal.

– Parbleu ! dit l’hôte, c’est unepoularde.

– Une poularde ! reprit Chicot d’unair consterné.

– Et du Mans même, continua maîtreClaude.

– Eh bien ? fit Gorenflottriomphant.

– Eh bien, dit Chicot, j’ai tort, à cequ’il parait. Mais, comme je tiens beaucoup à manger cette poulardeet à ne point pécher cependant, faites-moi le plaisir, mon frère,au nom de nos sentiments réciproques, de jeter sur elle quelquesgouttes d’eau et de la baptiser carpe.

– Ah ! ah ! fit Gorenflot.

– Oui, je vous prie, dit le Gascon, sansquoi j’aurai mangé peut-être quelque animal en état de péchémortel.

– Soit ! dit Gorenflot, qui, par sanature, excellent compagnon, commençait d’être mis en train par lestrois dégustations qu’il avait faites ; mais il n’y a plusd’eau.

– Il est dit, je ne sais plus où, repritChicot : « Tu te serviras, en cas d’urgence, de ce que tutrouveras sous la main. » L’intention fait tout ;baptisez avec du vin, mon frère ; baptisez avec du vin ;l’animal en sera peut-être un peu moins catholique ; mais iln’en sera pas plus mauvais.

Et Chicot remplit bord à bord le verre dumoine ; la première bouteille y passa.

– Au nom de Bacchus, de Momus et deComus, trinité du grand saint Pantagruel, dit Gorenflot, je tebaptise carpe.

Et, trempant le bout de ses doigts dans levin, il en laissa tomber deux ou trois gouttes sur l’animal.

– Maintenant, dit le Gascon en choquantson verre contre celui du moine, à la santé de la nouvellebaptisée ; puisse-t-elle être cuite à point, et puisse l’artque va déployer maître Claude Bonhomet pour la perfectionnerajouter encore aux qualités qu’elle a reçues de lanature !

– À sa santé ! dit Gorenflot eninterrompant un rire bruyant pour avaler le verre de vin deBourgogne que lui avait versé Chicot, à sa santé, morbleu !voilà de fier vin !

– Maître Claude, dit Chicot, mettez-moiincontinent cette carpe à la broche ; arrosez-la-moi avec dubeurre frais, dans lequel vous allez hacher menu du lard et deséchalotes ; puis, quand elle commencera à se dorer,glissez-moi deux rôties dans la lèchefrite, et servez chaud.

Gorenflot ne soufflait pas le mot, mais ilapprouvait de l’œil, et avec un certain petit mouvement de tête quiindiquait une complète adhésion.

– Maintenant, dit Chicot quand il eut vuses intentions remplies, des sardines, maître Bonhomet, du thon.Nous sommes en carême, comme le disait tout à l’heure le pieuxfrère Gorenflot, et je veux faire un dîner tout à fait maigre.Puis, attendez donc, deux autres bouteilles de cet excellent vin dela Romanée, de 1561.

Les parfums de cette cuisine, qui rappelait lacuisine méridionale, si chère aux véritables gourmands,commençaient à se répandre et montaient insensiblement au cerveaudu moine.

Sa langue devint humide, ses yeuxbrillèrent ; mais il se contint encore, et même il fit unmouvement pour se lever.

– Ainsi donc, dit Chicot, vous me quittezcomme cela, au moment du combat ?

– Il le faut, mon frère, dit Gorenflot enlevant les yeux au ciel pour bien indiquer à Dieu le sacrificequ’il lui faisait.

– C’est bien imprudent à vous d’allerprononcer un discours à jeun.

– Pourquoi ? bégaya le moine.

– Parce que vous manquerez de poumons,mon frère ; Galien l’a dit : Pulmo hominis faciledéficit. Le poumon de l’homme est faible et manquefacilement.

– Hélas ! oui, dit Gorenflot, et jel’ai souvent éprouvé moi-même ; si j’avais eu des poumons,j’eusse été un foudre d’éloquence.

– Vous voyez, fit Chicot.

– Heureusement, reprit Gorenflot enretombant sur sa chaise, heureusement que j’ai du zèle.

– Oui, mais le zèle ne suffit pas ;à votre place, je goûterais de ces sardines et je boirais encorequelques gouttes de ce nectar.

– Une seule sardine, dit Gorenflot, et unseul verre.

Chicot posa une sardine sur l’assiette dufrère, et lui passa la seconde bouteille.

Le moine mangea la sardine et but le contenudu verre.

– Eh bien ? demanda Chicot, qui,tout en poussant le génovéfain sur l’article de la nourriture et dela boisson, demeurait fort sobre ; eh bien ?

– En effet, dit Gorenflot, je me sensmoins faible.

– Ventre de biche ! dit Chicot,quand on a un discours à prononcer, il ne s’agit pas de se sentirmoins faible, il s’agit de se sentir tout à fait bien ; et, àvotre place, continua le Gascon, pour arriver à ce but, jemangerais les deux nageoires de cette carpe ; car, si vous nemangez pas davantage, vous risquez de sentir le vin :Merum sobrio mâle olet.

– Ah ! diable ! fit Gorenflot,vous avez raison, je n’y songeais pas.

Et, comme en ce moment on tirait la poulardede la broche, Chicot coupa une de ses pattes qu’il avait baptiséesdu nom de nageoires, patte que le moine mangea avec la jambe etavec la cuisse.

– Corps du Christ ! fit Gorenflot,voilà du savoureux poisson.

Chicot lui coupa l’autre nageoire, qu’ildéposa sur l’assiette du moine, tandis qu’il suçait délicatementl’aile.

– Et du fameux vin ! dit-il endébouchant la troisième bouteille.

Une fois lancé, une fois échauffé, une foisréveillé dans les profondeurs de son estomac immense, Gorenflotn’eut plus la force de s’arrêter lui-même ; il dévora l’aile,fit un squelette de la carcasse, et, appelant Bonhomet :

– Maître Claude, dit-il, j’ai très faim,ne m’aviez-vous pas offert certaine omelette au lard ?

– Certainement, dit Chicot, et même elleest commandée. N’est-ce pas, Bonhomet ?

– Sans doute, fit l’aubergiste, qui necontredisait jamais ses pratiques quand leurs discours tendaient àun surcroît de consommation et par conséquent de dépense.

– Eh bien, apportez, apportez, maître,dit le moine.

– Dans cinq minutes, répondit l’hôte,qui, sur un coup d’œil de Chicot, sortit diligemment pour préparerce qu’on lui demandait.

– Ah ! fit Gorenflot en laissantretomber sur la table son énorme poing armé d’une fourchette, celava mieux.

– N’est-ce pas ? fit Chicot.

– Et, si l’omelette était là, je n’enferais qu’une bouchée, comme de ce verre je ne fais qu’unegorgée.

Et, l’œil étincelant de gourmandise, le moineavala le quart de la troisième bouteille.

– Ah çà ! dit Chicot, vous étiezdonc malade ?

– J’étais niais, l’ami, ditGorenflot ; ce maudit discours m’avait écœuré ; depuistrois jours j’y pense.

– Il devrait être magnifique ? ditChicot.

– Splendide ! fit le moine.

– Dites-m’en quelque chose en attendantl’omelette.

– Non pas ! s’écria Gorenflot, unsermon à table, où as-tu vu cela, maître fou, à la cour du roi tonmaître ?

– On prononce de fort beaux discours à lacour du roi Henri, que Dieu conserve ! dit Chicot en levantson feutre.

– Et sur quoi roulent ces discours ?demanda Gorenflot.

– Sur la vertu, dit Chicot.

– Ah ! oui, s’écria le moine en serenversant sur sa chaise, avec cela que voilà encore un gaillardbien vertueux que ton roi Henri III !

– Je ne sais s’il est vertueux ou non,reprit le Gascon ; mais ce que je sais, c’est que je n’aijamais rien vu dont j’aie eu à rougir.

– Je le crois mordieu bien ! dit lemoine ; il y a longtemps que tu ne rougis plus, maîtrepaillard !

– Oh ! fit Chicot, paillard !moi, l’abstinence en personne, la continence en chair et enos ! moi qui suis de toutes les processions, de tous lesjeûnes !

– Oui, de ton Sardanapale, de tonNabuchodonosor, de ton Hérodes ! Processions intéressées,jeûnes calculés. Heureusement on commence à le savoir par cœur, tonroi Henri III, que le diable emporte !

Et Gorenflot, en place du discours refusé,entonna à pleine gorge la chanson suivante :

Le roi, pour avoir de l’argent,

A fait le pauvre et l’indigent

Et l’hypocrite ;

Le grand pardon il a gagné ;

Au pain, à l’eau il a jeûné

Comme un ermite ;

Mais Paris, qui le connaît bien,

Ne lui voudra plus prêter rien

A sa requête ;

Car il a déjà tant prêté,

Qu’il a de lui dire arrêté.

– Allez en quête.

– Bravo ! cria Chicot,bravo !

Puis, tout bas :

– Bon, ajouta-t-il, puisqu’il chante, ilparlera.

En ce moment, maître Bonhomet entra, tenantd’une main la fameuse omelette, et de l’autre deux nouvellesbouteilles.

– Apporte, apporte ! cria le moine,dont les yeux étincelèrent et dont un large sourire découvrit lestrente-deux dents.

– Mais, notre ami, dit Chicot, il mesemble que vous avez un discours à prononcer.

– Le discours est là, dit le moine enfrappant son front, que commençait à envahir l’ardente enluminurede ses joues.

– À neuf heures et demie, dit Chicot.

– Je mentais, dit le moine, omnishomo mendax, confiteor.

– Et pour quelle heure était-ce doncvéritablement ?

– Pour dix heures.

– Pour dix heures ? Je croyais quel’abbaye fermait à neuf.

– Qu’elle ferme, dit Gorenflot enregardant la chandelle à travers le bloc de rubis contenu dans sonverre ; qu’elle ferme ! j’en ai la clef.

– La clef de l’abbaye ! s’écriaChicot, vous avez la clef de l’abbaye ?

– Là, dans ma poche, dit Gorenflot enfrappant sur son froc, là.

– Impossible, dit Chicot, je connais lesrègles monastiques, j’ai été en pénitence dans trois couvents. Onne confie pas la clef de l’abbaye à un simple frère.

– La voilà, dit Gorenflot en serenversant sur sa chaise et en montrant avec jubilation une piècede monnaie à Chicot.

– Tiens ! de l’argent, fit Chicot.Ah ! je comprends. Vous corrompez le frère portier pourrentrer aux heures qui vous plaisent, malheureux pécheur !

Gorenflot fendit sa bouche jusqu’aux oreillesavec ce béat et gracieux sourire de l’homme ivre.

– Sufficit, balbutia-t-il.

Et il s’apprêtait à remettre la pièce d’argentdans sa poche.

– Attendez donc, attendez donc, ditChicot. Tiens ! la drôle de monnaie !

– À l’effigie de l’hérétique, ditGorenflot. Aussi, trouée à l’endroit du cœur.

– En effet, dit Chicot, c’est un testonfrappé par le roi de Béarn, et voilà effectivement un trou.

– Un coup de poignard, ditGorenflot ; mort à l’hérétique ! Celui qui tueral’hérétique est béatifié d’avance, et je lui donne ma part duparadis.

– Ah ! ah ! fit Chicot, voiciles choses qui commencent à se dessiner ; mais le malheureuxn’est pas encore assez ivre.

Et il remplit de nouveau le verre dumoine.

– Oui, dit le Gascon, mort à l’hérétique,et vive la messe !

– Vive la messe ! dit Gorenflot eningurgitant le verre d’un seul trait, vive la messe !

– Ainsi, dit Chicot, qui, en voyant leteston au fond de la large main de son convive, se rappelait lefrère portier examinant les mains de tous les moines qu’il avaitvus abonder sous le porche de l’abbaye, ainsi vous montrez cettepièce de monnaie au frère portier… et….

– Et j’entre, dit Gorenflot.

– Sans difficulté ?

– Comme ce verre de vin entre dans monestomac.

Et le moine absorba une nouvelle dose dugénéreux liquide.

– Peste ! dit Chicot, si lacomparaison est juste, vous devez entrer sans toucher lesbords.

– C’est-à-dire, balbutia Gorenflot ivremort, c’est-à-dire que pour frère Gorenflot on ouvre les deuxbattants.

– Et vous prononcez votrediscours ?

– Et je prononce mon discours, dit lemoine. Voilà comme ça se pratique : j’arrive, tu entends bien,Chicot, j’arrive….

– Je crois bien que j’entends ! jesuis tout oreilles.

– J’arrive donc, comme je le disais.L’assemblée est nombreuse et choisie : il y a desbarons ; il y a des comtes ; il y a des ducs.

– Et même des princes ?

– Et même des princes, répéta lemoine ; tu l’as dit, des princes, rien que cela. J’entrehumblement parmi les fidèles de l’Union.

– Les fidèles de l’Union, répéta à sontour Chicot, qu’est-ce que cette fidélité-là ?

– J’entre parmi les frères del’Union ; on appelle frère Gorenflot, et je m’avance.

À ces mots, le moine se leva.

– C’est cela, dit Chicot, avancez.

– Et je m’avance, reprit Gorenflotessayant de joindre l’exécution à la parole.

Mais, à peine eut-il fait un pas, qu’iltrébucha à l’angle de la table et roula sur le parquet.

– Bravo ! cria le Gascon en lerelevant et en le rasseyant sur une chaise, vous vous avancez, voussaluez l’auditoire et vous dites :

– Non, je ne dis pas, ce sont les amisqui disent.

– Et que disent les amis ?

– Les amis disent : FrèreGorenflot ! le discours de frère Gorenflot, hein ? beaunom de ligueur, frère Gorenflot !

Et le moine répéta son nom, en le caressant del’intonation.

– Beau nom de ligueur ! répétaChicot ; quelle vérité va donc sortir du vin de cetivrogne ?

– Alors je commence.

Et le moine se releva, fermant les yeux, parcequ’il était ébloui ; s’appuyant au mur, parce qu’il était mortivre.

– Vous commencez, dit Chicot en lemaintenant contre la muraille comme Paillasse fait d’Arlequin.

– Je commence : « Mes frères,c’est un beau jour pour la foi ; mes frères, c’est un bienbeau jour pour la foi ; mes frères, c’est un très beau jourpour la foi. »

Après ce superlatif, Chicot vit qu’il n’yavait plus rien à tirer du moine ; aussi le lâcha-t-il.

Frère Gorenflot, qui ne gardait cet équilibreque grâce a l’appui que lui présentait Chicot, aussitôt que cetappui lui manqua, glissa le long de la muraille comme une planchemal assurée, et de ses pieds alla heurter la table, du haut delaquelle la secousse qu’il lui imprima fît tomber quelquesbouteilles vides.

– Amen ! dit Chicot.

Presque au même instant un ronflement pareil àcelui du tonnerre fit gémir les vitres de l’étroit cabinet.

– Bon, dit Chicot, voilà les pattes de lapoularde qui font leur effet. Notre ami en a pour douze heures desommeil, et je puis le déshabiller sans inconvénient.

Aussitôt, jugeant qu’il n’avait pas de temps àperdre, Chicot dénoua les cordons de la robe du moine, en fitsortir chaque bras, et, retournant Gorenflot comme il eût fait d’unsac de noix, il le roula dans la nappe, le coiffa d’une serviette,et, cachant le froc du moine sous son manteau, il passa dans lacuisine.

– Maître Bonhomet, dit-il en donnant àl’aubergiste un noble à la rose, voilà pour notre souper ;voilà pour celui de mon cheval, que je vous recommande, et voilàsurtout pour qu’on ne réveille point le digne frère Gorenflot, quidort comme un élu.

– Bien ! dit l’aubergiste quitrouvait son compte à ces trois choses, bien ! soyeztranquille, monsieur Chicot.

Sur cette assurance, Chicot sortit, et, légercomme un daim, clairvoyant comme un renard, il gagna l’angle de larue Saint-Étienne, où, après avoir mis avec grand soin le teston àl’effigie de Béarn dans sa main droite, il endossa la robe dufrère, et, à dix heures moins un quart, s’en vint, non sans uncertain battement de cœur, se présenter à son tour au guichet del’abbaye Sainte-Geneviève.

Chapitre 19Comment Chicot s’aperçut qu’il était plus facile d’entrer dansl’abbaye Sainte-Geneviève que d’en sortir.

Chicot, en passant le froc du moine, avaitpris une précaution importante, c’était de doubler l’épaisseur deses épaules par l’habile disposition de son manteau et des autresvêtements que la robe du moine rendait inutiles ; il avaitmême couleur de barbe que Gorenflot, et, quoique l’un fût né surles bords de la Saône et l’autre sur ceux de la Garonne, il s’étaitamusé à contrefaire tant de fois la voix de son ami, qu’il en étaitarrivé à l’imiter à s’y m’éprendre. Or chacun sait que la barbe etla voix sont les deux seules choses qui sortent des profondeursd’un capuchon de moine.

La porte allait se fermer quand Chicot arriva,et le frère portier n’attendait plus que quelques retardataires. LeGascon exhiba son Béarnais percé au cœur et fut admis sansopposition. Deux moines le précédaient ; il les suivit etpénétra avec eux dans la chapelle du couvent, qu’il connaissaitpour y avoir souvent accompagné le roi ; le roi avait toujoursaccordé une protection particulière à l’abbayeSainte-Geneviève.

La chapelle était de construction romane,c’est-à-dire qu’elle datait du onzième siècle, et que, comme toutesles chapelles de cette époque, le chœur recouvrait une crypte ouéglise souterraine. Il en résultait que le chœur était plus élevéque la nef de huit ou dix pieds, que l’on montait dans le chœur pardeux escaliers latéraux, tandis qu’une porte de fer, s’ouvrantentre les deux escaliers, conduisait de la nef à la crypte, danslaquelle, une fois cette porte ouverte, on descendait par autant dedegrés qu’il y en avait aux escaliers du chœur.

Dans ce chœur, qui dominait toute l’église, dechaque côté de l’autel, que surmontait un tableau de sainteGeneviève attribué à maître Rosso, étaient les statues de Clovis etde Clotilde.

Trois lampes seulement éclairaient lachapelle, l’une suspendue au milieu du chœur, les deux autresdisposées à égale distance dans la nef.

Cette lumière, à peine suffisante, donnait unesolennité plus grande à cette église, dont elle doublait lesproportions, puisque l’imagination pouvait étendre à l’infini lesparties perdues dans l’ombre.

Chicot eut d’abord besoin d’accoutumer sesyeux à l’obscurité ; pour les exercer, il s’amusa à compterles moines. Il y en avait cent vingt dans la nef et douze dans lechœur, en tout cent trente-deux. Les douze moines du chœur étaientrangés sur une seule ligne en avant de l’autel, et semblaientdéfendre le tabernacle comme une rangée de sentinelles.

Chicot vit avec plaisir qu’il n’était pas ledernier à se joindre à ceux que le frère Gorenflot appelait lesfrères de l’Union. Derrière lui entrèrent encore trois moines vêtusd’amples robes grises, lesquels allèrent se placer en avant decette ligne que nous avons comparée à une rangée desentinelles.

Un petit moinillon que n’avait point alorsaperçu Chicot, et qui était sans doute quelque enfant de chœur ducouvent, fit le tour de la chapelle pour voir si tout le mondeétait bien à son poste ; puis, l’inspection finie, il allaparler à l’un des trois moines arrivés les derniers, qui setrouvaient au milieu.

– Nous sommes cent trente-six, dit lemoine d’une voix forte : c’est le compte de Dieu.

Aussitôt les cent vingt moines agenouillésdans la nef se levèrent, et prirent place sur des chaises ou dansles stalles. Bientôt un grand bruit de gonds et de verrous annonçaque les portes massives se fermaient.

Ce ne fut pas sans un certain battement decœur que Chicot, tout brave qu’il était, entendit le grincement desserrures. Pour se donner le temps de se remettre, il alla s’asseoirà l’ombre de la chaire, d’où ses yeux se portaient toutnaturellement sur les trois moines qui paraissaient les personnagesprincipaux de cette réunion.

On leur avait apporté des fauteuils, et ilss’étaient assis, pareils à trois juges. Derrière eux, les douzemoines du chœur se tenaient debout.

Quand le tumulte occasionné par la fermeturedes portes et par le changement d’attitude des assistants eutcessé, une petite cloche tinta trois fois.

C’était sans doute le signal du silence, cardes chuts prolongés se firent entendre pendant les deuxpremiers coups, et, au troisième, tout bruit cessa.

– Frère Monsoreau ! dit le mêmemoine qui avait déjà parlé, quelles nouvelles apportez-vous àl’Union de la province d’Anjou ?

Deux choses firent dresser l’oreille àChicot :

La première, cette voix au timbre si accentué,qu’elle semblait bien plus faite pour sortir sur un champ debataille de la visière d’un casque que dans une église du capuchond’un moine.

La seconde, ce nom de frère Monsoreau, connudepuis quelques jours seulement à la cour, ou, comme nous l’avonsdit, il avait produit une certaine sensation.

Un moine de haute taille, et dont la robeformait des plis anguleux, traversa une partie de l’assemblée, et,d’un pas ferme et hardi, monta dans la chaire ; Chicot essayade voir son visage.

C’était chose impossible.

– Bon, dit-il, et, si l’on ne voit pas levisage des autres, au moins les autres ne verront-ils pas lemien.

– Mes frères, dit alors une voix qu’à sespremiers accents Chicot reconnut pour celle du grand veneur, lesnouvelles de la province d’Anjou ne sont pointsatisfaisantes ; non pas que nous y manquions de sympathies,mais parce que nous y manquons de représentants. La propagation del’Union dans cette province avait été confiée au baron deMéridor ; mais ce vieillard, désespéré de la mort récente desa fille, a, dans sa douleur, négligé les affaires de la sainteLigue, et, jusqu’à ce qu’il soit consolé de la perte qu’il a faite,nous ne pouvons compter sur lui. Quant à moi, j’apporte troisnouvelles adhésions à l’association, et, selon le règlement, je lesai déposées dans le tronc du couvent. Le conseil jugera si cestrois nouveaux frères, dont je réponds d’ailleurs comme demoi-même, doivent être admis à faire partie de la sainte Union.

Un murmure d’approbation circula dans lesrangs des moines, et frère Monsoreau avait regagné sa place, que cebruit n’était pas encore éteint.

– Frère la Hurière, reprit le même moinequi paraissait destiné à faire l’appel des fidèles selon soncaprice, dites-nous ce que vous avez fait dans la ville deParis.

Un homme au capuchon rabattu parut à son tourdans la chaire que venait de laisser vacanteM. de Monsoreau.

– Mes frères, dit-il, vous savez tous sije suis dévot à la foi catholique, et si j’ai donné des preuves decette dévotion pendant le grand jour où elle a triomphé. Oui, mesfrères, dès cette époque, et je m’en glorifie, j’étais un desfidèles de notre grand Henri de Guise, et c’est de la bouche mêmede M. de Besme, à qui Dieu accorde toutes sesbénédictions ! que j’ai reçu les ordres qu’il a daigné medonner et que j’ai suivis à ce point, que j’ai voulu tuer mespropres locataires. Or ce dévouement à cette sainte cause m’a faitnommer quartenier, et j’ose dire que c’est une heureusecirconstance pour la religion. J’ai pu ainsi noter tous leshérétiques du quartier Saint-Germain-l’Auxerrois, où je tienstoujours, rue de l’Arbre-Sec, l’hôtel de la Belle-Étoile, à votreservice, mes frères, et, les ayant notés, les désigner à nos amis.Certes, je n’ai plus soif du sang des huguenots commeautrefois ; mais je ne saurais me dissimuler le but véritablede la sainte Union que nous sommes en train de fonder.

– Écoutons, se dit Chicot ; ce laHurière était, si je m’en souviens bien, un furieux tueurd’hérétiques, et il doit en savoir long sur la Ligue, si l’onmesure chez messieurs les ligueurs la confiance sur le mérite.

– Parlez, parlez, dirent plusieursvoix.

La Hurière, qui trouvait l’occasion dedéployer des facultés d’orateur qu’il avait rarement l’occasion dedévelopper, quoiqu’il les crût innées en lui, se recueillit uninstant, toussa et reprit :

– Si je ne me trompe, mes frères,l’extinction des hérésies particulières n’est pas seulement ce quinous préoccupe. Il faut que les bons Français soient assurés de nejamais rencontrer d’hérétiques parmi les princes appelés à lesgouverner. Or, mes frères, où en sommes-nous ? François II,qui promettait d’être un zélé, est mort sans enfants ; CharlesIX, qui était un zélé, est mort sans enfants ; le roi HenriIII, dont ce n’est point à moi de rechercher les croyances et dequalifier les actions, mourra probablement sans enfants ;restera donc le duc d’Anjou, qui non seulement n’a pas d’enfantsnon plus, mais qui encore paraît tiède pour la sainte Ligue.

Ici plusieurs voix interrompirent l’orateur,parmi lesquelles celle du grand veneur.

– Pourquoi tiède, dit la voix, et quivous fait porter cette accusation contre le prince ?

– Je dis tiède parce qu’il n’a pas encoredonné son adhésion à la Ligue, quoique l’illustre frère qui vientde m’interpeller l’ait positivement promise en son nom.

– Qui vous a dit qu’il ne l’ait pointdonnée, reprit la voix, puisqu’il y a des adhésionsnouvelles ? Vous n’avez le droit, ce me semble, de nesoupçonner personne tant que le dépouillement ne sera pointfait.

– C’est vrai, dit la Hurière, j’attendraidonc encore ; mais, après le duc d’Anjou, qui est mortel etqui n’a point d’enfants (remarquez que l’on meurt jeune dans lafamille), à qui reviendra la couronne ? Au plus farouchehuguenot qu’on puisse imaginer, à un renégat, à un relaps, à unNabuchodonosor.

Ici, au lieu de murmures, ce furent desapplaudissements frénétiques qui interrompirent la Hurière.

– À Henri de Béarn, enfin, contre lequelcette association est surtout faite, à Henri de Béarn, que l’oncroit souvent à Pau ou à Tarbes occupé de ses amours, et que l’onrencontre à Paris.

– À Paris ! s’écrièrent plusieursvoix ; à Paris ! c’est impossible !

– Il y est venu ! s’écria laHurière. Il s’y trouvait la nuit où madame de Sauve a étéassassinée ; il y est peut-être encore en ce moment.

– À mort le Béarnais ! crièrentplusieurs voix.

– Oui, sans doute, à mort ! cria laHurière, et, s’il vient par hasard loger à la Belle-Étoile, jeréponds bien de lui ; mais il n’y viendra pas. On ne prend pasun renard deux fois à la même trouée. Il ira loger ailleurs, chezquelque ami ; car il a des amis, l’hérétique. Eh bien, c’estle nombre de ces amis qu’il faut diminuer ou faire connaître. NotreUnion est sainte, notre Ligue est loyale, consacrée, bénie,encouragée par notre saint père le pape Grégoire III. Je demandedonc qu’on n’en fasse pas plus longtemps mystère, que des listessoient remises aux quarteniers et aux dizainiers, qu’ils aillentavec ces listes dans les maisons inviter les bons citoyens àsigner. Ceux qui signeront seront nos amis ; ceux quirefuseront de signer seront nos ennemis, et, l’occasion seprésentant d’une seconde Saint-Barthélemy, qui semble aux vraisfidèles devenir de plus en plus urgente, eh bien, nous ferions ceque nous avons déjà fait dans la première, nous épargnerions à Dieula fatigue de séparer lui-même les bons des méchants.

À cette péroraison, des tonnerresd’applaudissements éclatèrent ; puis, quand ils se furentcalmés avec cette lenteur et ce tumulte qui prouvent que lesacclamations ne sont qu’interrompues, la voix grave du moine quiavait déjà parlé plusieurs fois se fit entendre, et dit :

– La proposition de frère la Hurière, quela sainte Union remercie de son zèle, est prise enconsidération ; elle sera débattue en conseil supérieur.

Les applaudissements redoublèrent. La Hurières’inclina plusieurs fois pour remercier l’assemblée, et, descendantles marches de la chaire, regagna sa place, courbé sous l’immensitéde son triomphe.

– Ah ! ah ! se dit Chicot, jecommence à voir clair dans tout ceci. On a moins de confiance àl’endroit de la foi catholique dans mon fils Henri que dans sonfrère Charles IX et MM. de Guise. C’est probable, puisquele Mayenne est fourré dans tout ceci. MM. de Guiseveulent former dans l’État une petite société à part, dont ilsseront les maîtres ; ainsi le grand Henri, qui est général,tiendra les armées ; ainsi le gros Mayenne tiendra labourgeoisie ; ainsi l’illustre cardinal tiendral’Église ; et, un beau matin, mon fils Henri s’apercevra qu’ilne tient rien du tout que son chapelet, avec lequel on l’inviterapoliment à se retirer dans quelque monastère. Puissammentraisonné ! Ah bien, oui… mais reste le duc d’Anjou.Diable ! le duc d’Anjou, qu’en fera-t-on ?

– Frère Gorenflot ! dit la voix dumoine qui avait déjà appelé le grand veneur et la Hurière.

Soit qu’il fût préoccupé des réflexions quenous venons de transmettre à nos lecteurs, soit qu’il ne fût pasencore habitué de répondre au nom qu’il avait pris cependant avecle froc du quêteur, Chicot ne répondit pas.

– Frère Gorenflot ! reprit la voixdu moinillon, voix si claire et si aiguë, que Chicottressaillit.

– Oh ! oh ! murmura-t-il, ondirait d’une voix de femme qui appelle frère Gorenflot. Est-ce que,dans cette honorable assemblée, non seulement les rangs, maisencore les sexes sont confondus ?

– Frère Gorenflot ! répéta la mêmevoix féminine, n’êtes-vous donc pas ici ?

– Ah ! mais, se dit tout bas Chicot,frère Gorenflot, c’est moi ; allons.

Puis, tout haut :

– Si fait, si fait, dit-il en nasillantcomme le moine, me voilà, me voilà. J’étais plongé dans lesprofondes méditations qu’avait fait naître en moi le discours defrère la Hurière, et je n’avais pas entendu que l’on m’avaitappelé.

Quelques murmures d’approbation rétrospectiveen faveur de la Hurière, dont les paroles vibraient encore danstous les cœurs, se firent entendre et donnèrent à Chicot le tempsde se préparer.

Chicot pouvait, dira-t-on, ne pas répondre aunom de Gorenflot, puisque nul ne levait son capuchon. Mais lesassistants s’étaient comptés, on se le rappelle ; donc,inspection faite des visages, et cette inspection eût été provoquéepar l’absence d’un homme censé présent, la fraude eût étédécouverte, et alors la position de Chicot devenait grave.

Chicot n’hésita donc point un instant. Il seleva, fit le gros dos, monta les degrés de la chaire, et, tout enles montant, rabattit son capuchon le plus possible.

– Mes frères, dit-il en imitant à s’yméprendre la voix du moine, je suis le frère quêteur de ce couvent,et vous savez que cette charge me donne le droit d’entrer dans lesdemeures de tous. J’use donc de ce droit pour le bien duSeigneur.

Mes frères, continua-t-il en se rappelantl’exorde de Gorenflot si inopinément interrompu par le sommeil,qui, à cette heure, en vertu du liquide absorbé, étreignait encoreen maître le vrai Gorenflot ; mes frères, c’est un beau jourpour la foi que celui qui nous réunit. Parlons franc, mes frères,puisque nous voilà dans la maison du Seigneur.

Qu’est-ce que le royaume de France ? Uncorps. Saint Augustin l’a dit : Omnis civitas corpusest : « Toute cité est un corps. » Quelle eutla condition du salut d’un corps ? la bonne santé. Commentconserve-t-on la santé du corps ? en pratiquant de prudentessaignées quand il y a excès de forces. Or il est évident que lesennemis de la religion catholique sont trop forts, puisque nous lesredoutons ; il faut donc saigner encore une fois ce grandcorps que l’on appelle la Société ; c’est ce que me répètenttous les jours les fidèles dont j’apporte au couvent les œufs, lesjambons et l’argent.

Cette première partie du discours de Chicotfit une vive impression dans l’auditoire.

Chicot laissa au murmure d’approbation qu’ilvenait de soulever le temps de se produire, puis de s’apaiser, etil reprit :

– On m’objectera peut-être que l’Égliseabhorre le sang : Ecclesia abhorret a sanguine,continua-t-il. Mais notez bien ceci, mes chers frères : lethéologien ne dit pas de quel sang l’Église a horreur, et jeparierais un bœuf contre un œuf que ce n’est point, en tout cas, dusang des hérétiques dont il a voulu parler. En effet :Fons malus corruptorum sanguinis, hereticorum autempessimus ! Et puis, un autre argument, mes frères :j’ai dit l’Église ! Mais nous autres, nous ne sommes passeulement l’Église. Frère Monsoreau, qui a si éloquemment parlétout à l’heure, a, j’en suis bien certain, son couteau de grandveneur à la ceinture. Frère la Hurière manie la broche avecfacilité : Veru agreste, lethiferum tameninstrumentum. Moi-même, qui vous parle, mes frères, moi,Jacques-Népomucène Gorenflot, j’ai porté le mousquet en Champagne,et j’ai brûlé des huguenots dans leur prêche. Ç’aurait été pour moiun honneur suffisant, et j’aurais mon paradis tout fait. Je lecroyais du moins, quand tout à coup on a soulevé dans ma conscienceun scrupule : les huguenotes, avant d’être brûlées, avaientété un peu violées ; il paraît que cela gâtait la belleaction, à ce que m’a dit mon directeur, du moins… Aussi me suis-jehâté d’entrer en religion, et, pour effacer la souillure que leshérétiques avaient laissée en moi, j’ai fait, à partir de cemoment, vœu de passer le reste de mes jours dans l’abstinence, etde ne plus fréquenter que de bonnes catholiques.

Cette seconde partie du discours de l’orateurn’eut pas moins de succès que la première, et chacun parut admirerles moyens dont s’était servi le Seigneur pour opérer la conversionde frère Gorenflot.

Aussi quelques applaudissements semêlèrent-ils au murmure d’approbation. Chicot salua modestementl’assemblée.

– Il nous reste, reprit Chicot, à parlerdes chefs que nous nous sommes donnés, et sur lesquels il mesemble, à moi, pauvre génovéfain indigne, qu’il y a quelque chose àdire. Certes, il est beau et surtout prudent de s’introduire lanuit, sous un froc, pour entendre prêcher frère Gorenflot ;mais il me semble que le devoir de pareils mandataires ne doit passe borner là. Une si grande prudence prête à rire à ces damnéshuguenots, qui, après tout, sont des enragés lorsqu’il s’agitd’estocades. Je demande donc que nous ayons une allure plus dignede gens de cœur que nous sommes, ou plutôt que nous voulonsparaître. Qu’est-ce que nous souhaitons ? L’extinction del’hérésie… Eh bien, mais… cela peut se crier sur les toits, ce mesemble. Que ne marchons-nous par les rues de Paris comme une sainteprocession, faisant montre de notre belle tenue et de nos bonnespertuisanes, mais non pas comme des larrons nocturnes qui regardentà chaque carrefour si le guet arrive ? Mais quel est l’hommequi donnera l’exemple ? dites-vous. Eh bien, ce sera moi, moi,Jacques-Népomucène Gorenflot, moi, frère indigne de l’ordre deSainte-Geneviève, humble et pauvre quêteur de ce couvent, ce seramoi qui, la cuirasse sur le dos, la salade sur la tête et lemousquet sur l’épaule, marcherai, s’il le faut, à la tête des bonscatholiques qui me voudront suivre, et cela, je le ferai, ne fût-ceque pour faire rougir des chefs qui se cachent, comme si, endéfendant l’Église, il s’agissait de soutenir quelque ribaude enquerelle !

La péroraison de Chicot, qui correspondait auxsentiments de beaucoup de membres de la Ligue, qui ne voyaient pasla nécessité d’aller au but par d’autre route que par le chemindont la Saint-Barthélemy, six ans auparavant, avait ouvert labarrière, et que par conséquent les lenteurs des chefsdésespéraient, alluma le feu sacré dans tous les cœurs, et, à parttrois capuchons qui demeurèrent silencieux, l’assemblée se mit àcrier d’une seule voix : Vive la messe ! Noël au bravefrère Gorenflot ! la procession ! laprocession !

L’enthousiasme était d’autant plus vivementexcité, que c’était la première fois que le zèle du digne frère seproduisait sous un pareil jour. Jusque-là ses amis les plus intimesl’avaient rangé au nombre des zélés sans doute, mais des zélés quele sentiment de la conservation de soi-même retenait dans lesbornes de la prudence. Point du tout, de cette demi-teinte danslaquelle il était resté, frère Gorenflot s’élançait tout à coup,armé en guerre, dans le jour éclatant de l’arène ; c’était unegrande surprise qui amenait une grande réhabilitation, etquelques-uns, dans leur admiration, d’autant plus grande qu’elleétait plus inattendue, mettaient dans leur esprit frère Gorenflot,qui avait prêché la première procession, à la hauteur de Pierrel’Ermite, qui avait prêché la première croisade.

Malheureusement ou heureusement pour celui quiavait produit cette exaltation, ce n’était pas le plan des chefs delui laisser prendre son cours. Un des trois moines silencieux sepencha à l’oreille du moinillon, et la voix flûtée de l’enfantretentit aussitôt sous les voûtes, criant trois fois :

– Mes frères, il est l’heure de laretraite, la séance est levée.

Les moines se levèrent bourdonnant, et, touten se promettant de demander d’une voix unanime, à la prochaineséance, la procession proposée par le brave frère Gorenflot,prirent lentement le chemin de la porte. Beaucoup s’étaientapprochés de la chaire pour féliciter le frère quêteur à ladescente de cette tribune du haut de laquelle il avait eu un sigrand succès. Mais Chicot, réfléchissant qu’entendue de près savoix, de laquelle il n’avait jamais pu extraire un petit accentgascon, pouvait être reconnue ; que, vu de près, son corps,qui dans la ligne verticale présentait six ou huit bons pouces deplus que frère Gorenflot, lequel avait sans doute grandi dansl’esprit de ses auditeurs, mais moralement surtout, pouvait exciterquelque étonnement, Chicot, disons-nous, s’était jeté à genoux etparaissait, comme Samuel, abîmé dans une conversation tête à têteavec le Seigneur.

On respecta donc son extase, et chacuns’achemina vers la sortie avec une agitation qui, sous le capuchondans les plis duquel il avait ménagé des ouvertures pour ses yeux,réjouissait fort Chicot.

Cependant le but de Chicot était à peu prèsmanqué. Ce qui lui avait fait quitter le roi Henri III sans luidemander congé, c’était la vue du duc de Mayenne. Ce qui l’avaitfait revenir à Paris, c’était la vue de Nicolas David. Chicot,comme nous l’avons dit, avait bien fait un double vœu devengeance ; mais il était bien petit compagnon pour s’attaquerà un prince de la maison de Lorraine, ou, pour le faire impunément,il lui fallait attendre longuement et patiemment l’occasion. Iln’en était pas de même de Nicolas David, qui n’était qu’un simpleavocat normand, matois fort retors, il est vrai, qui avait étésoldat avant d’être avocat, et maître d’armes tandis qu’il étaitsoldat. Mais, sans être maître d’armes, Chicot avait la prétentionde jouer assez proprement de la rapière ; la grande questionétait donc pour lui de rejoindre son ennemi, et, une fois rejoint,Chicot, comme les anciens preux, mettait sa vie sous la garde deson bon droit et de son épée.

Chicot regardait donc tous les moines s’enaller les uns après les autres, afin, sous ces frocs et cescapuchons, de reconnaître, s’il était possible, la taille longue etmenue de maître Nicolas, quand il s’aperçut tout à coup qu’ensortant chaque moine était soumis à un examen pareil à celui qu’ilavait subi en entrant, et, tirant, de sa poche un signe quelconque,n’obtenait son exeat que lorsque le frère portier le luiavait donné sur l’inspection de ce signe. Chicot crut d’abords’être trompé, et resta un instant dans le doute ; mais cedoute fut bientôt changé en une certitude qui fit poindre une sueurfroide à la racine des cheveux de Chicot.

Frère Gorenflot lui avait bien indiqué lesigne à l’aide duquel on pouvait entrer, mais il avait oublié delui montrer le signe à l’aide duquel on pouvait sortir.

Chapitre 20Comment Chicot forcé de rester dans l’église de l’abbaye, vit etentendit des choses qu’il était fort dangereux de voir etd’entendre.

Chicot se hâta de descendre de sa chaire et dese mêler aux derniers moines, afin de reconnaître, s’il étaitpossible, le signe à l’aide duquel on pouvait regagner la rue, etde se procurer ce signe, s’il en était encore temps. En effet,après avoir rejoint les retardataires, après avoir allongé la têtepardessus toutes les têtes, Chicot reconnut que le signe de sortieétait un denier taillé en étoile.

Notre Gascon avait bon nombre de deniers danssa poche, mais malheureusement pas un n’avait cette tailleparticulière, d’autant plus inusitée qu’elle exilait pour jamaiscette pièce, ainsi mutilée, de la circulation monétaire.

Chicot envisagea la situation d’un coupd’œil : arrivé à la porte, ne pouvant pas produire son denierétoilé, il était reconnu comme un faux frère, puis, comme toutnaturellement les investigations ne se borneraient point là, pourmaître Chicot, fou du roi, charge qui lui donnait beaucoup deprivilèges au Louvre et dans les autres châteaux, mais qui, dansl’abbaye Sainte-Geneviève, et surtout en des circonstancespareilles, perdait beaucoup de son prestige. Chicot était pris dansun traquenard ; il gagna l’ombre d’un pilier et se blottitdans l’angle d’un confessionnal, adossé à l’angle de ce pilier.

– Et puis, se dit Chicot, en me perdantje perds la cause de mon imbécile de souverain, que j’ai laniaiserie d’aimer, tout en lui disant des injures. Sans doute ileût mieux valu retourner à l’hôtellerie de la Corne-d’Abondance, etrejoindre frère Gorenflot ; mais à l’impossible nul n’esttenu.

Et, tout en se parlant ainsi à lui-même,c’est-à-dire à l’interlocuteur le plus intéressé à ne pas dire unmot de ce qu’il disait, Chicot s’effaçait de son mieux entrel’angle de son confessionnal et les moulures de son pilier.

Alors il entendit l’enfant de chœur crier duparvis :

– N’y a-t-il plus personne ? On vafermer les portes.

Aucune voix ne répondit ; Chicot allongeale cou et vit effectivement la chapelle vide, à l’exception destrois moines plus enfroqués que jamais, lesquels se tenaient assisdans les stalles qu’on leur avait apportées au milieu du chœur.

– Bon, dit Chicot, pourvu qu’on ne fermepas les fenêtres, c’est tout ce que je demande.

– Faisons la visite, dit l’enfant dechœur au frère portier.

– Ventre de biche ! dit Chicot,voilà un moinillon que je porte dans mon cœur.

Le frère portier alluma un cierge, et, suivide l’enfant de chœur, commença de faire le tour de l’église.

Il n’y avait pas un instant à perdre. Le frèreportier et son cierge devaient passer à quatre pas de Chicot, quine pouvait manquer d’être découvert. Chicot tourna habilementautour du pilier, demeurant dans l’ombre à mesure que l’ombretournait, et, ouvrant le confessionnal fermé au loquet seulement,il se glissa dans la boîte oblongue, dont il tira la porte sur luiaprès s’être assis dans la stalle.

Le Frère portier et le moinillon passèrent àquatre pas de là, et à travers le grillage sculpté Chicot vit serefléter sur sa robe la lumière du cierge qui les éclairait.

– Que diable ! se dit Chicot, cefrère portier, ce moinillon et ces trois moines ne vont pas resteréternellement dans l’église ; quand ils seront sortis,j’entasserai les chaises sur les bancs, Pélion sur Ossa, comme ditM. Ronsard, et je sortirai par la fenêtre.

Ah ! oui, par la fenêtre ! repritChicot se répondant à lui-même ; mais, quand je serai sortipar la fenêtre, je me trouverai dans la cour, et la cour n’estpoint la rue. Je crois que mieux vaut encore passer la nuit dans leconfessionnal. La robe de Gorenflot est chaude ; ce sera unenuit moins païenne que celle que j’eusse passée ailleurs, et j’ycompte pour mon salut.

– Éteins les lampes, dit l’enfant dechœur ; que l’on voie bien du dehors que le conciliabule estfini.

Le portier, à l’aide d’un immense éteignoirétouffa aussitôt la lumière des deux lampes de la nef, qui setrouva plongée ainsi dans une funèbre obscurité.

Puis celle du chœur.

L’église ne fut plus alors éclairée que par lerayon blafard qu’une lune d’hiver faisait glisser à grand peine àtravers les vitraux coloriés.

Puis, après la lumière, le bruits’éteignit.

La cloche sonna douze fois.

– Ventre de biche ! dit Chicot, àminuit dans une église ; s’il était à ma place, mon filsHenriquet aurait une belle peur ! Heureusement que nous sommesd’une complexion moins timide. Allons, Chicot, mon ami, bonsoir etbonne nuit.

Et, après s’être adressé ce souhait àlui-même, Chicot s’accommoda du mieux qu’il put dans sonconfessionnal, poussa le petit verrou intérieur afin d’être chezlui et ferma les yeux.

Il y avait dix minutes à peu près que sespaupières s’étaient jointes, et que son esprit, troublé par lespremières vapeurs du sommeil, voyait flotter dans ce vaguemystérieux qui forme le crépuscule de la pensée une foule defigures indécises, quand un coup éclatant, frappé sur un timbre decuivre, vibra dans l’église, et alla se perdre frémissant dans sesprofondeurs.

– Ouais ! fit Chicot en rouvrant lesyeux et en dressant les oreilles, que veut dire ceci ?

En même temps, la lampe du chœur se rallumableuâtre, et, de son premier reflet, éclaira les trois mêmesmoines, assis toujours les uns près des autres, à la même place etdans la même immobilité.

Chicot ne fut point exempt d’une certainecrainte superstitieuse : tout brave qu’il était, notre Gasconétait de son époque, et son époque était celle des traditionsfantastiques et des légendes terribles.

Il fit tout doucement le signe de la croix enmurmurant tout bas :

– Vade retro, Satanas !

Mais, comme les lumières ne s’éteignirentpoint au signe de notre rédemption, ce qu’elles n’eussent pointmanqué de faire si elles eussent été des lueurs infernales ;comme les trois moines restèrent à leurs places malgré le vaderetro, le Gascon commença à croire qu’il avait affaire à deslumières naturelles, et, sinon à de vrais moines, du moins à despersonnages en chair et en os.

Chicot ne s’en secoua pas moins, en proie à cefrisson de l’homme qui s’éveille, combiné avec le tressaillement del’homme qui a peur.

En ce moment, une des dalles du chœur se levalentement et resta dressée sur sa base étroite. Un capuchon gris semontra au bord de l’ouverture noire, puis un moine tout entierapparut, qui prit pied sur le marbre, tandis que la dalle serefermait doucement derrière lui.

À cette vue, Chicot oublia l’épreuve qu’ilvenait de tenter et cessa d’avoir confiance dans la conjurationqu’il croyait décisive. Ses cheveux se dressèrent sur sa tête, etil se figura un instant que tous les prieurs, abbés et doyens deSainte-Geneviève, depuis Optat, mort en 533, jusqu’à Pierre Boudin,prédécesseur du supérieur actuel, ressuscitaient dans leurstombeaux, situés dans la crypte où dormaient autrefois les reliquesde sainte Geneviève, et allaient, selon l’exemple qui leur étaitdonné, soulever de leurs crânes osseux les dalles du chœur.

Mais ce doute ne fut pas long.

– Frère Monsoreau, dit un des troismoines du chœur à celui qui venait d’apparaître d’une si étrangemanière, la personne que nous attendons est-elle arrivée ?

– Oui, messeigneurs, répondit celuiauquel la question était adressée, et elle attend.

– Ouvrez-lui la porte, et qu’elle vienneà nous.

– Bon, dit Chicot, il paraît que lacomédie avait deux actes, et que je n’avais encore vu jouer que lepremier. Deux actes ! mauvaise coupe.

Et, tout en plaisantant avec lui-même, Chicotn’en éprouvait pas moins un dernier frisson qui semblait fairejaillir un millier de pointes aiguës de la stalle de bois surlaquelle il se tenait assis.

Cependant frère Monsoreau descendait un desescaliers qui conduisaient de la nef au chœur, et venait ouvrir laporte de bronze donnant dans la crypte située entre les deuxescaliers.

En même temps, le moine du milieu abaissaitson capuchon, et montrait la grande cicatrice, noble signe auquelles Parisiens reconnaissaient avec tant d’ivresse celui qui déjàpassait pour le héros des catholiques, en attendant qu’il devintleur martyr.

– Le grand Henri de Guise en personne, lemême que S.M. très imbécile croit occupé au siège de laCharité ! Ah ! je comprends maintenant, s’ écria Chicot,celui qui est à sa droite et qui a béni les assistants, c’est lecardinal de Lorraine, tandis que celui qui est à sa gauche, quiparlait à ce mirmidon d’enfant de chœur, c’est monseigneur deMayenne, mon ami ; mais où donc, dans tout cela, est maîtreNicolas David ?

En effet, comme pour donner immédiatementraison aux suppositions de Chicot, le capuchon du moine de droiteet le capuchon du moine de gauche s’étaient abaissés et avaient misà jour la tête intelligente, le front large et l’œil perçant dufameux cardinal, et le masque infiniment plus vulgaire du duc deMayenne.

– Ah ! je te reconnais, dit Chicot,trinité peu sainte, mais très visible. Maintenant, voyons ce que tuvas faire, je suis tout yeux ; voyons ce que tu vas dire, jesuis tout oreilles.

En ce moment même, M. de Monsoreauétait arrivé à la porte de fer de la crypte, qui s’ouvrait devantlui.

– Aviez-vous cru qu’il viendrait ?demanda le Balafré à son frère le cardinal.

– Non seulement je l’ai cru, ditcelui-ci, mais j’en étais si sûr, que j’ai sous ma robe tout cequ’il faut pour remplacer la sainte ampoule.

Et Chicot, assez près de la trinité, comme ill’appelait, pour tout voir et pour tout entendre, aperçut sous lefaible reflet de la lampe du chœur briller une boîte en vermeil auxciselures en relief.

– Tiens, dit Chicot, il paraît que l’onva sacrer quelqu’un. Moi qui ai toujours eu envie de voir un sacre,comme cela se rencontre !

Pendant ce temps une vingtaine de moines, latête ensevelie sous d’immenses capuchons, sortaient par la porte dela crypte et se plaçaient dans la nef. Un seul, conduit parM. de Monsoreau, montait l’escalier du chœur et venait seplacer à la droite de MM. de Guise, dans une stalle duchœur, ou plutôt debout sur la marche de cette stalle.

L’enfant de chœur, qui avait reparu, allarespectueusement prendre les ordres du moine de droite etdisparut.

Le duc de Guise promena son regard sur cetteassemblée, des cinq sixièmes moins nombreuse que la première, etqui, par conséquent, était, selon toute probabilité, une assembléed’élite, et s’étant assuré que, non seulement tout ce mondel’écoutait, mais encore l’écoutait avec impatience :

– Amis, dit il, le temps estprécieux ; je vais donc droit au but. Vous avez entendu tout àl’heure, car je présume que vous faisiez partie de la premièreassemblée ; vous avez entendu tout à l’heure, dis-je, dans lerapport de quelques membres de la Ligue catholique, les plaintes deceux de l’association qui taxent de froideur et même demalveillance un des principaux d’entre nous, le prince le plusrapproché du trône. Le moment est venu de rendre à ce prince ce quenous lui devons de respect et de justice. Vous allez l’entendrelui-même, et vous jugerez, vous qui avez à cœur de remplir lepremier but de la sainte Ligue, si vos chefs méritent les reprochesde froideur et d’inertie faits tout à l’heure par un des frères dela sainte Ligue que nous n’avons pas jugé à propos d’admettre dansnotre secret par le moine Gorenflot.

À ce nom prononcé par le duc de Guise avec unaccent qui décelait ses mauvaises intentions envers le belliqueuxgénovéfain, Chicot, dans son confessionnal, ne put s’empêcher de selivrer à une hilarité qui, pour être muette, n’en était pas moinsdéplacée, eu égard aux grands personnages qui en étaientl’objet.

– Mes frères, continua le duc, le princedont on nous avait promis le concours, le prince dont nous osions àpeine espérer la présence, mais le simple assentiment, mes frères,le prince est ici.

Tous les regards se tournèrent curieusementvers le moine placé à droite des trois princes lorrains et qui setenait debout sur le degré de sa stalle.

– Monseigneur, dit le duc de Guise ens’adressant à celui qui pour le moment était l’objet de l’attentiongénérale, la volonté de Dieu me paraît manifeste, car, puisque vousavez consenti à vous joindre à nous, c’est que nous faisons bien defaire ce que nous faisons. Maintenant, une prière, Altesse :abaissez votre capuchon, afin que vos fidèles voient par leurspropres yeux que vous tenez la promesse que nous leur avons faiteen votre nom, promesse si flatteuse, qu’ils n’osaient y croire.

Le personnage mystérieux que Henri de Guisevenait d’interpeller ainsi porta la main à son capuchon, qu’ilrabattit sur ses épaules, et Chicot, qui s’était attendu à trouversous ce froc quelque prince lorrain dont il n’avait pas encoreentendu parler, vit avec étonnement apparaître la tête du ducd’Anjou, si pâle, qu’à la lueur de la lampe sépulcrale ellesemblait celle d’une statue de marbre.

– Oh ! oh ! dit Chicot, notrefrère d’Anjou ! il ne se lassera donc pas de jouer au trôneavec les têtes des autres ?

– Vive monseigneur le duc d’Anjou !crièrent tous les assistants.

François devint plus pâle encore qu’iln’était.

– Ne craignez rien, monseigneur, ditHenri de Guise, cette chapelle est sourde et les portes en sontbien fermées.

– Heureuse précaution, se dit Chicot.

– Mes frères, dit le comte de Monsoreau,Son Altesse demande à adresser quelques mots à l’assemblée.

– Oui, oui, qu’elle parle !s’écrièrent toutes les voix, nous écoutons.

Les trois princes lorrains se retournèrentvers le duc d’Anjou et s’inclinèrent devant lui.

Le duc d’Anjou s’appuya aux bras de sastalle ; on eût dit qu’il allait tomber.

– Messieurs, dit-il d’une voix sisourdement tremblante, qu’à peine put-on entendre les paroles qu’ilprononça d’abord ; messieurs, je crois que Dieu, qui souventparaît insensible et sourd aux choses de ce monde, tient aucontraire ses yeux perçants constamment fixés sur nous, et ne resteainsi muet et insouciant en apparence que pour remédier un jour parquelque coup d’éclat aux désordres que causent les folles ambitionsdes humains.

Le commencement du discours du duc était,comme son caractère, passablement ténébreux ; aussi chacunattendit-il qu’un peu de lumière descendît sur les pensées de SonAltesse pour les blâmer ou les applaudir.

Le duc reprit d’une voix un peu plusassurée :

– Moi aussi, j’ai jeté les yeux sur cemonde, et, ne pouvant embrasser toute sa surface de mon faibleregard, j’ai arrêté mes yeux sur la France. Qu’ai-je vu alors partout ce royaume ? La sainte religion du Christ ébranlée surses bases augustes et les vrais serviteurs de Dieu épars etproscrits. Alors j’ai sondé les profondeurs de l’abîme ouvertdepuis vingt ans par les hérésies qui sapent les croyances sousprétexte d’atteindre plus sûrement à Dieu, et mon âme, comme celledu prophète, a été inondée de douleurs.

Un murmure d’approbation courut dansl’assemblée. Le duc venait de manifester sa sympathie pour lessouffrances de l’Église ; ce qui déjà était presque unedéclaration de guerre à ceux qui faisaient souffrir cetteÉglise.

– Ce fut au milieu de cette afflictionprofonde, continua le prince, que le bruit vint à moi que plusieursnobles gentilshommes pieux et amis des coutumes de nos ancêtresessayaient de consolider l’autel ébranlé. J’ai jeté les yeux autourde moi, et il m’a semblé que j’assistais déjà au jugement suprême,et que Dieu avait séparé en deux corps les réprouvés et les élus.D’un côté étaient ceux-là, et je me suis reculé avec horreur ;de l’autre côté étaient les élus, et je suis venu me jeter dansleurs bras. Mes frères, me voici.

– Amen ! dit tout bas Chicot.

Mais c’était une précaution inutile :Chicot eût pu répondre tout haut, et sa voix n’eût pas été entendueau milieu des applaudissements et des bravos qui s’élevèrentjusqu’aux voûtes de la chapelle.

Les trois princes lorrains, après en avoirdonné le signal, les laissèrent se calmer ; puis le cardinal,qui était le plus rapproché du duc, faisant encore un pas de soncôté, lui dit :

– Vous êtes venu de votre plein gré parminous, prince ?

– De mon plein gré, monsieur.

– Qui vous a instruit du saintmystère ?

– Mon ami, un homme zélé pour lareligion, M. le comte de Monsoreau.

– Maintenant, dit à son tour le duc deGuise, maintenant que Votre Altesse est des nôtres, veuillez,monseigneur, avoir la bonté de nous dire ce que vous comptez fairepour le bien de la sainte Ligue.

– Je compte servir la religioncatholique, apostolique et romaine dans toutes ses exigences,répondit le néophyte.

– Ventre de biche ! dit Chicot,voici, sur mon âme, des gens bien niais, de se cacher pour dire depareilles choses ! Que ne proposent-ils cela tout bonnement auroi Henri III, mon illustre maître ? Tout cela lui irait àmerveille : processions, macérations, extirpations d’hérésiescomme à Rome, fagots et auto-da-fés comme en Flandre et en Espagne.Mais c’est le seul moyen de lui faire avoir des enfants, à ce bonprince. Corbœuf ! j’ai envie de sortir de mon confessionnal etde me présenter à mon tour, tant ce cher duc d’Anjou m’atouché ! Continue, digne frère de Sa Majesté, noble imbécile,continue !

Et le duc d’Anjou, comme s’il eût été sensibleà l’encouragement, continua en effet.

– Mais, dit-il, l’intérêt de la religionn’est pas le seul but que des gentilshommes doivent se proposer.Quant à moi, j’en ai entrevu un autre.

– Ouais ! fit Chicot, je suisgentilhomme aussi ; cela m’intéresse donc comme lesautres ; parle, d’Anjou, parle.

– Monseigneur, on écoute Votre Altesseavec la plus sérieuse attention, dit le cardinal de Guise.

– Et nos cœurs battent d’espérance envous écoutant, dit M. de Mayenne.

– Je m’expliquerai donc, dit le ducd’Anjou en sondant de son regard inquiet les profondeursténébreuses de la chapelle, comme pour s’assurer que ses paroles netomberaient qu’en oreilles dignes de recevoir la confidence.

M. de Monsoreau comprit l’inquiétudedu prince et le rassura par un sourire et par un coup d’œil desplus significatifs.

– Or, quand un gentilhomme a pensé à cequ’il doit à Dieu, continua le duc d’Anjou en baissantinvolontairement la voix, il pense alors à son….

– Parbleu ! à son roi, soufflaChicot, c’est connu.

– À son pays, dit le duc d’Anjou, et ilse demande si son pays jouit bien réellement de tout l’honneur etde tout le bien-être qu’il était destiné d’avoir en partage :car un bon gentilhomme tire ses avantages de Dieu d’abord, etensuite du pays dont il est l’enfant.

L’assemblée applaudit violemment.

– Eh bien, mais, dit Chicot, et leroi ? il n’en est donc plus question, de ce pauvremonarque ? Et moi qui croyais, comme c’est écrit sur lapyramide de Juvisy, qu’on disait toujours : Dieu, le roiet les dames !

– Je me demande donc, poursuivit le ducd’Anjou, dont les pommettes saillantes s’animaient peu à peu d’unerougeur fébrile, je me demande donc si mon pays jouit de la paix etdu bonheur que mérite cette patrie si douce et si belle qu’onappelle la France, et je vois avec douleur qu’il n’en est rien.

En effet, mes frères, l’État se trouvetiraillé par des volontés et des goûts différents, tous aussipuissants les uns que les autres, grâce à la faiblesse d’unevolonté supérieure, laquelle, oubliant qu’elle doit tout dominerpour le bien de ses sujets, ne se souvient de ce principe royal quepar capricieux intervalles, et toujours si à contre-sens, que sesactes énergiques n’ont lieu que pour faire le mal ; c’est sansnul doute à la fatale destinée de la France ou à l’aveuglement deson chef qu’il faut attribuer ce malheur. Mais, quoique nous enignorions la vraie source, ou que nous ne fassions que lasoupçonner, le malheur n’en est pas moins réel, et j’en accuse,moi, ou les crimes commis par la France contre la religion, ou lesimpiétés commises par certains faux amis du roi plutôt que par leroi lui-même. Ce qui fait, messieurs, que, dans l’un ou l’autrecas, j’ai dû, en serviteur de l’autel et du trône, me rallier àceux qui, par tous les moyens, cherchent l’extinction de l’hérésieet la ruine des conseillers perfides. Voilà, messieurs, ce que jeveux faire pour la Ligue en m’y associant avec vous.

– Oh ! oh ! murmura Chicot avecdes yeux tout ébahis de surprise ; voilà un bout de l’oreillequi passe, et, comme je l’avais cru d’abord, ce n’est point uneoreille d’âne, mais de renard.

Cet exorde du duc d’Anjou, qui peut-être aparu un peu long à nos lecteurs, séparés qu’ils sont par troissiècles de la politique de cette époque, avait tellement intéresséles assistants, que la plupart s’étaient rapprochés du prince pourne point perdre une syllabe de ce discours prononcé avec une voixde plus en plus obscure à mesure que le sens des paroles devenaitde plus en plus clair.

Le spectacle était alors curieux. Lesassistants, au nombre de vingt-cinq ou trente, le capuchon enarrière, laissant voir des figures nobles, hardies, éveillées,étincelantes de curiosité, se groupaient sous la lueur de la seulelampe qui éclairait alors la scène.

De grandes ombres se répandaient dans toutesles autres parties de l’édifice, qui semblaient, pour ainsi dire,étrangères au drame qui se passait sur un seul point.

Au milieu du groupe, on distinguait la figurepâle du duc d’Anjou, dont les os frontaux cachaient les yeuxenfoncés, et dont la bouche, quand elle s’ouvrait, semblait lerictus sinistre d’une tête de mort.

– Monseigneur, dit le duc de Guise, enremerciant Votre Altesse des paroles qu’elle vient de prononcer, jecrois devoir l’avertir qu’elle n’est entourée que d’hommes dévoués,non seulement aux principes qu’elle vient de professer, mais encoreà la personne de Son Altesse Royale elle-même, et c’est ce dont, sielle en doutait, la suite de la séance pourrait la convaincre plusénergiquement qu’elle ne le pense elle-même.

Le duc d’Anjou s’inclina, et en se relevantjeta un regard inquiet sur l’assemblée.

– Oh ! oh ! murmura Chicot, ouje me trompe, ou tout ce que nous avons vu jusqu’à présent n’étaitqu’un préambule, et quelque chose va se passer ici de plusimportant que toutes les fadaises qu’on a dites et faites jusqu’àprésent.

– Monseigneur, dit le cardinal, auquel leregard du prince n’avait point échappé, si Votre Altesse éprouvaitpar hasard quelque crainte, les noms seuls de ceux qui l’entourenten ce moment la rassureraient, je l’espère. Voici M. legouverneur d’Aunis, M. d’Entragues le jeune,M. de Ribeirac et M. de Livarot, gentilshommesque Votre Altesse connaît peut-être et qui sont aussi braves queloyaux. Voici encore M. le vidame de Castillon, M. lebaron de Lusignan, MM. Cruce et Leclerc, tous pénétrés de lasagesse de Votre Altesse Royale et heureux de marcher sous sesauspices à l’émancipation de la sainte religion et du trône. Nousrecevrons donc avec reconnaissance les ordres qu’elle voudra biennous donner.

Le duc d’Anjou ne put dissimuler un mouvementd’orgueil. Ces Guises, si fiers, qu’on n’avait jamais pu les faireplier, parlaient d’obéir.

Le duc de Mayenne reprit :

– Vous êtes, par votre naissance, parvotre sagesse, monseigneur, le chef naturel de la sainte Union, etnous devons apprendre de vous quelle est la conduite qu’il fauttenir à l’égard de ces faux amis du roi dont nous parlions tout àl’heure.

– Rien de plus simple, répondit le princeavec cette espèce d’exaltation fébrile qui tient lieu de courageaux hommes faibles ; quand des plantes parasites et vénéneusescroissent dans un champ, dont sans elles on tirerait une richemoisson, il faut déraciner ces herbes dangereuses. Le roi estentouré non pas d’amis, mais de courtisans qui le perdent et quiexcitent un scandale continuel dans la France et dans lachrétienté.

– C’est vrai, dit le duc de Guise d’unevoix sombre.

– Et d’ailleurs, ces courtisans, repritle cardinal, nous empêchent, nous, les véritables amis de SaMajesté, d’arriver jusqu’à elle, comme c’est le droit de noscharges et de nos naissances.

– Laissons donc, dit brusquement le ducde Mayenne, aux ligueurs vulgaires, à ceux de la première Ligue, lesoin de servir Dieu. En servant Dieu, ils serviront ceux qui leurparlent de Dieu. Nous, faisons nos affaires. Des hommes nousgênent : ils nous bravent, ils nous insultent, ils manquentcontinuellement de respect au prince que nous honorons le plus etqui est notre chef.

Le front du duc d’Anjou se couvrit derougeur.

– Détruisons, continua Mayenne,détruisons jusqu’au dernier cette engeance maudite que le roienrichit des lambeaux de nos fortunes, et que chacun de nouss’engage à en retrancher un seul de la vie. Nous sommes trente ici,comptons-les.

– C’est penser sagement, dit le ducd’Anjou, et vous avez déjà fait votre tâche, monsieur deMayenne.

– Ce qui est fait ne compte pas, dit leduc.

– Il faut cependant nous en laisser,monseigneur, dit d’Entragues ; moi, je me charge deQuélus.

– Moi de Maugiron, dit Livarot.

– Et moi de Schomberg, dit Ribeirac.

– Bien ! bien ! répétait leduc, et nous avons encore Bussy, mon brave Bussy, qui se chargerabien de quelques-uns.

– Et nous ! et nous ! crièrenttous les ligueurs.

M. de Monsoreau s’avança.

– Ah ! ah ! dit Chicot, qui, envoyant la tournure que prenaient les choses, ne riait plus, voicile grand veneur qui vient réclamer sa part de la curée.

Chicot se trompait.

– Messieurs, dit-il en étendant la main,je réclame un instant de silence. Nous sommes des hommes résolus,et nous avons peur de nous parler franchement les uns aux autres.Nous sommes des hommes intelligents, et nous tournons autour deniais scrupules.

Allons, messieurs, un peu de courage, un peude hardiesse, un peu de franchise. Ce n’est pas des mignons du roiHenri qu’il s’agit, ce n’est pas de la difficulté que nouséprouvons à nous approcher de sa personne.

– Allons donc ! disait Chicotécarquillant les yeux au fond de son confessionnal et se faisant unentonnoir acoustique de sa main gauche pour ne pas perdre un mot dece qu’on disait. Allons donc ! hâte-toi, j’attends.

– Ce qui nous occupe tous, messeigneurs,reprit le comte, c’est l’impossibilité devant laquelle nous sommesacculés. C’est la royauté que l’on nous donne et qui n’est pasacceptable pour une noblesse française : des litanies, dudespotisme, de l’impuissance et des orgies, la prodigalité pour desfêtes qui font rire de pitié toute l’Europe, la parcimonie pourtout ce qui regarde la guerre et les arts. Ce n’est pas del’ignorance, ce n’est pas de la faiblesse, une conduite pareille,messieurs, c’est de la démence !

Un silence funèbre accueillit les paroles dugrand veneur. L’impression était d’autant plus profonde, que chacunse disait tout bas ce qu’il venait de dire tout haut, de sorte quechacun tressaillit comme à l’écho de sa propre voix, et frissonnaen songeant qu’il était en tous points de l’avis de l’orateur.

M. de Monsoreau, qui sentait bienque ce silence ne venait que d’un excès d’approbation,continua :

– Devons-nous vivre sous un roi fou,inerte et fainéant, au moment où l’Espagne allume les bûchers, aumoment où l’Allemagne réveille les vieux hérésiarques assoupis dansl’ombre des cloîtres, quand l’Angleterre, avec son inflexiblepolitique, tranche les idées et les têtes ? Toutes les nationstravaillent glorieusement à quelque chose. Nous, nous dormons.Messieurs, pardonnez-moi de le dire devant un grand prince quiblâmera peut-être ma témérité, car il a le préjugé defamille ; messieurs, depuis quatre ans nous ne sommes plusgouvernés par un roi, mais par un moine.

À ces mots, l’explosion, habilement préparéeet habilement contenue depuis une heure par la circonspection deschefs, éclata si violemment, que nul n’eût reconnu dans cesénergumènes ces froids et sages calculateurs de la scèneprécédente.

– À bas Valois ! cria-t-on, à basfrère Henri ! donnons-nous pour chef un prince gentilhomme, unroi chevalier, un tyran, s’il le faut, mais pas unfrocard !

– Messieurs, messieurs, dit hypocritementle duc d’Anjou, pardon, je vous en conjure, pour mon frère, qui setrompe, ou plutôt qui est trompé. Laissez-moi espérer, messieurs,que nos sages remontrances, que l’efficace intervention du pouvoirde la Ligue, le ramèneront dans la bonne voie.

– Siffle, serpent, dit Chicot,siffle.

– Monseigneur, répondit le duc de Guise,Votre Altesse a entendu peut-être un peu tôt, mais enfin elle aentendu l’expression sincère de la pensée de l’association. Non, ilne s’agit plus ici d’une ligue contre le Béarnais, épouvantail desimbéciles ; il ne s’agit plus d’une ligue pour soutenirl’Église, qui se soutiendra bien toute seule ; il s’agit,messieurs, de tirer la noblesse de France de la position abjecte oùelle se trouve. Trop longtemps nous avons été retenus par lerespect que Votre Altesse nous inspire ; trop longtemps cetamour que nous lui connaissons pour sa famille nous a renfermésviolemment dans les bornes de la dissimulation. Maintenant tout estrévélé, monseigneur, et Votre Altesse va assister à la véritableséance de la Ligue, dont ce qui vient de se passer n’est que lepréambule.

– Que voulez-vous dire, monsieur leduc ? demanda le prince palpitant tout à la fois d’inquiétudeet d’ambition.

– Monseigneur, nous nous sommes réunis,continua le duc de Guise, non pas, comme l’a dit judicieusementM. le grand veneur, pour rebattre des questions usées enthéorie, mais pour agir efficacement. Aujourd’hui nous nouschoisissons un chef capable d’honorer et d’enrichir la noblesse deFrance ; et, comme c’était la coutume des anciens Francs,lorsqu’ils se donnaient un chef, de lui donner un présent digne delui, nous offrons un présent au chef que nous nous sommeschoisi….

Tous les cœurs battirent, mais moins fort quecelui du duc.

Cependant il resta muet et immobile, et sapâleur seule trahit son émotion.

– Messieurs, continua le duc ensaisissant dans la stalle placée derrière lui un objet assez lourdqu’il éleva entre ses mains, messieurs, voici le présent qu’envotre nom à tous je dépose aux pieds du prince.

– Une couronne ! s’écria le duc sesoutenant à peine, une couronne à moi, messieurs !

– Vive François III ! s’écria d’unevoix qui fit trembler la voûte la troupe compacte desgentilshommes, qui avaient tiré leurs épées.

– Moi ! moi ! balbutiait le ductremblant à la fois de joie et de terreur, moi ! Mais c’estimpossible ! Mon frère vit encore, mon frère est l’oint duSeigneur.

– Nous le déposons, dit le duc, enattendant que Dieu sanctionne par sa mort l’élection que nousvenons de faire, ou plutôt en attendant que quelqu’un de sessujets, lassé de ce règne sans gloire, prévienne par le poison oule poignard la justice de Dieu !…

– Messieurs ! dit plus faiblement leduc, messieurs….

– Monseigneur, dit à son tour lecardinal, au scrupule si noble que Votre Altesse vient d’exprimertout à l’heure, voici notre réponse : Henri III était l’ointdu Seigneur ; mais nous l’avons déposé ; il n’est plusl’élu de Dieu, et c’est vous qui allez l’être, monseigneur. Voiciun temple aussi vénérable que celui de Reims ; car ici ontreposé les reliques de sainte Geneviève, patronne de Paris ;ici a été inhumé le corps de Clovis, premier roi chrétien ; ehbien, monseigneur, dans ce temple saint, en face de la statue duvéritable fondateur de la monarchie française, moi, l’un desprinces de l’Église, et qui, sans ambition folle, puis espérer unjour en devenir le chef, je vous dis, monseigneur : Voici,pour remplacer le saint chrême, une huile sainte envoyée par lepape Grégoire XIII. Monseigneur, nommez votre futur archevêque deReims, nommez votre connétable, et, dans un instant, c’est vous quiserez sacré roi, et c’est votre frère Henri, qui, s’il ne vousremet pas le trône, sera considéré comme un usurpateur. Enfant,allumez les flambeaux de l’autel.

Au même instant, l’enfant de chœur, quin’attendait évidemment que cet ordre, déboucha de la sacristie, unallumoir à la main, et en un instant cinquante flambeauxétincelèrent tant sur l’autel que dans le chœur.

On vit alors sur l’autel une mitreresplendissante de pierreries et une large épée fleurdelisée :c’était la mitre archiépiscopale ; c’était l’épée deconnétable.

Au même instant, au milieu des ténèbres quen’avait pu dissiper l’illumination du chœur, l’orgue s’éveilla etfit entendre le Veni Creator.

Cette espèce de péripétie ménagée par lestrois princes lorrains, et à laquelle le duc d’Anjou lui-même nes’attendait point, produisit une impression profonde sur lesassistants. Les courageux s’exaltèrent, et les faibles eux-mêmes sesentirent forts.

Le duc d’Anjou releva la tête, et d’un pasplus assuré, et d’un bras plus ferme qu’on n’aurait dû s’yattendre, il marcha droit à l’autel, prit de la main gauche lamitre, et de la main droite l’épée, et, revenant vers le duc etvers le cardinal, qui s’attendaient à ce double honneur, il mit lamitre sur la tête du cardinal, et ceignit l’épée au duc.

Des applaudissements unanimes saluèrent cetteaction décisive, d’autant moins attendue, que l’on connaissait lecaractère irrésolu du prince.

– Messieurs, dit le duc aux assistants,donnez vos noms à M. le duc de Mayenne, grand maître deFrance ; le jour où je serai roi, vous serez tous chevaliersde l’ordre.

Les applaudissements redoublèrent, et tous lesassistants vinrent l’un après l’autre donner leurs noms àM. de Mayenne.

– Mordieu ! dit Chicot, la belleoccasion d’avoir le cordon bleu ! Je n’en retrouverai jamaisune pareille, et dire qu’il faut que je m’en prive !

– Maintenant, à l’autel, sire, dit lecardinal de Guise.

– Monsieur de Monsoreau, mon capitainecolonel ; messieurs de Ribeirac et d’Entragues, mescapitaines ; monsieur de Livarot, mon lieutenant des gardes,prenez dans le chœur les places auxquelles le rang que je vousconfie vous donne droit.

Chacun de ceux qui venaient d’être nommés allaprendre le poste que, dans une véritable cérémonie du sacre,l’étiquette leur eût assigné.

– Messieurs, dit le duc en s’adressant aureste de l’assemblée, vous m’adresserez tous une demande, et jetâcherai de ne point faire un seul mécontent.

Pendant ce temps le cardinal était passéderrière le tabernacle, et y avait revêtu les ornementspontificaux. Bientôt il reparut avec la sainte ampoule, qu’ildéposa sur l’autel.

Alors il fit un signe à l’enfant de chœur, quiapporta le livre des Évangiles et la croix. Le cardinal prit l’unet l’autre, posa la croix sur le livre des Évangiles et les étenditvers le duc d’Anjou, qui mit la main dessus.

– En présence de Dieu, dit le duc, jepromets à mon peuple de maintenir et d’honorer notre saintereligion, comme il appartient au roi très chrétien et au fils aînéde l’Église. Et qu’ainsi Dieu me soit en aide et ses saintsÉvangiles.

– Amen ! répondirent d’une seulevoix tous les assistants.

– Amen ! reprit une espèce d’échoqui semblait venir des profondeurs de l’église.

Le duc de Guise, faisant, comme nous l’avonsdit, les fonctions de connétable, monta les trois marches del’autel, et en avant du tabernacle déposa son épée, que le cardinalbénit.

Le cardinal alors la tira du fourreau, et, laprenant par la lame, la présenta au roi, qui la prit par lapoignée.

– Sire, dit-il, prenez cette épée, quivous est donnée avec la bénédiction du Seigneur, afin que par elleet par la force de l’Esprit-Saint, vous puissiez résister à tousvos ennemis, protéger et défendre la sainte Église et le royaumequi vous est confié. Prenez cette épée, afin que, par son secours,vous exerciez la justice, vous protégiez les veuves et lesorphelins, vous répariez les désordres ; afin que, vouscouvrant de gloire par toutes les vertus, vous méritiez de régneravec celui dont vous êtes l’image sur la terre, et qui règne avecle Père et le Saint-Esprit dans les siècles des siècles.

Le duc baissa l’épée de manière que la pointetouchât le sol, et, après l’avoir offerte à Dieu, la rendit au ducde Guise.

L’enfant de chœur apporta un coussin qu’ildéposa devant le duc d’Anjou, qui s’agenouilla.

Puis le cardinal ouvrit le petit coffret devermeil, et, avec la pointe d’une aiguille d’or, il en tira uneparcelle d’huile sainte, qu’il étendit sur la patène.

Alors, la patène à la main gauche, il dit surle duc deux oraisons.

Puis, prenant le saint-chrême avec le pouce,il traça une croix sur le sommet de la tête du duc, endisant :

– Ungo te in regem de oleosanctificato, in nomme Patris et Filii et Spiritus sancti.

Presque aussitôt l’enfant de chœur essuyal’onction avec un mouchoir brodé d’or.

En ce moment le cardinal prit la couronne àdeux mains et l’abaissa vers la tête du prince, mais sans la poser.Aussitôt le duc de Guise et le duc de Mayenne s’approchèrent, et dechaque côté soutinrent la couronne.

Enfin le cardinal, ne la soutenant plus que dela main gauche, dit en bénissant le prince de la maindroite :

« Dieu te couronne de la couronne degloire et de justice. »

Puis, la posant sur la tête duprince :

« Reçois cette couronne, dit-il, au nomdu Père, du Fils et du Saint-Esprit. »

Le duc d’Anjou, blême et frissonnant, sentitla couronne se poser sur sa tête, et instinctivement il y porta lamain.

La sonnette de l’enfant de chœur retentitalors, et fit courber le front de tous les assistants.

Mais ils se relevèrent bientôt, brandissantles épées et criant : – Vive le roi François III !

– Sire, dit le cardinal au duc d’Anjou,vous régnez dès aujourd’hui sur la France ; car vous êtessacré par le pape Grégoire XIII lui-même, dont je suis lereprésentant.

– Ventre de biche ! dit Chicot, quelmalheur que je n’aie pas les écrouelles !

– Messieurs, dit le duc d’Anjou serelevant fier et majestueux, je n’oublierai jamais les noms destrente gentilshommes qui m’ont, les premiers, jugé digne de régnersur eux ; et maintenant adieu, messieurs, que Dieu vous ait ensa sainte et digne garde !

Le cardinal s’inclina, ainsi que le duc deGuise ; mais Chicot, qui les voyait de côté, s’aperçut que,tandis que le duc de Mayenne reconduisait le nouveau roi, les deuxprinces lorrains échangeaient un ironique sourire.

– Ouais ! dit le Gascon ;qu’est-ce que cela signifie encore, et à quoi sert le jeu si toutle monde triche ?

Pendant ce temps, le duc d’Anjou avait regagnél’escalier de la crypte, et bientôt il disparut dans les ténèbresde l’église souterraine, où, l’un après l’autre, tous lesassistants le suivirent, à l’exception des trois frères, quirentrèrent dans la sacristie, tandis que le frère portier éteignaitles cierges de l’autel.

L’enfant de chœur referma la crypte derrièreeux, et l’église se trouva éclairée par cette lampe, qui, seuleinextinguible, semblait un symbole inconnu du vulgaire, et parlantseulement aux élus de quelque mystérieuse initiation.

Chapitre 21Comment Chicot, croyant faire un cours d’histoire, fit un cours degénéalogie.

Chicot se leva dans son confessionnal pourdéroidir ses jambes engourdies. Il avait tout lieu de penser quecette séance était la dernière ; et, comme il était près dedeux heures du matin, il avait hâte de faire ses dispositions pourle reste de la nuit.

Mais, à son grand étonnement, lorsqu’ilseurent entendu la clef de la crypte grincer deux fois dans laserrure, les trois princes lorrains sortirent de lasacristie ; seulement, cette fois, ils avaient jeté le froc etrepris leurs costumes habituels.

En même temps, et en les voyant reparaître,l’enfant de chœur partit d’un si franc et si joyeux éclat de rire,que la contagion gagna Chicot, et qu’il se mit à rire aussi, sanssavoir pourquoi.

Le duc de Mayenne s’approcha vivement del’escalier.

– Ne riez pas si bruyamment, ma sœur,dit-il, ils sont à peine sortis et pourraient vous entendre.

– Sa sœur ! fit Chicot, marchant desurprise en surprise ; est-ce que par hasard ce moinillonserait une femme ?

En effet, le novice rejeta son capuchon enarrière, et découvrit la plus spirituelle et la plus charmante têtede femme que jamais Léonard de Vinci ait transportée sur la toile,lui qui cependant a peint la Joconde.

C’étaient des yeux noirs, pétillants demalice, mais qui, lorsqu’ils venaient à dilater leurs pupilles,élargissaient leur disque d’ébène, et prenaient une expressionpresque terrible à force d’être sérieuse.

C’était une petite bouche vermeille et fine,un nez dessiné avec une correction rigoureuse ; c’était enfinun menton arrondi, terminant l’ovale parfait d’un visage un peupâle, sur lequel ressortait, comme deux arcs d’ébène, un doublesourcil parfaitement dessiné.

C’était la sœur de MM. de Guise,madame de Montpensier, dangereuse sirène, adroite à dissimuler,sous la robe épaisse du petit moine, l’imperfection tant reprochéed’une épaule un peu plus haute que l’autre, et la courbe inélégantede sa jambe droite, qui la faisait boiter légèrement.

Grâce à ces imperfections, l’âme d’un démonétait venue se loger dans ce corps, à qui Dieu avait donné la têted’un ange.

Chicot la reconnut pour l’avoir vue venirvingt fois faire la cour à la reine Louise de Vaudemont, sacousine, et un grand mystère lui fut révélé par cette présence etpar celle de ses trois frères, obstinés à rester après tout lemonde.

– Ah ! mon frère le cardinal, disaitla duchesse dans un spasme d’hilarité, quel saint homme vousfaites, et comme vous parlez bien de Dieu ! Un instant, vousm’avez fait peur, et j’ai cru que vous preniez la chose ausérieux ; et lui qui s’est laissé graisser et couronner !Oh ! la vilaine figure qu’il avait sous cettecouronne !

– N’importe, dit le duc, nous avons ceque nous voulions, et François n’a plus à s’en dédiremaintenant ; le Monsoreau, qui sans doute avait à cela quelqueténébreux intérêt, a mené les choses si loin, que maintenant noussommes sûrs qu’il ne nous abandonnera point comme il a fait de laMole et de Coconnas à moitié chemin de l’échafaud.

– Oh ! oh ! dit Mayenne, c’estun chemin qu’on ne fait pas prendre facilement à des princes denotre race, et il y aura toujours plus près du Louvre à l’abbaye deSainte-Geneviève que de l’Hôtel de Ville à la place de Grève.

Chicot comprenait qu’on s’était moqué du ducd’Anjou, et, comme il détestait le prince, il eût volontiers, pourcette mystification, embrassé les Guise, en exceptant Mayenne,quitte à doubler pour madame de Montpensier.

– Revenons aux affaires, messieurs, ditle cardinal. Tout est bien fermé, n’est-ce pas ?

– Oh ! je vous en réponds, dit laduchesse ; d’ailleurs, je puis aller voir.

– Non pas, dit le duc, vous devez êtrefatigué, mon cher petit enfant de chœur.

– Ma foi non, c’était tropréjouissant.

– Mayenne, vous dites qu’il estici ? demanda le duc.

– Oui.

– Je ne l’ai pas aperçu.

– Je crois bien, il est caché.

– Et où cela ?

– Dans un confessionnal.

Ces mots retentirent aux oreilles de Chicotcomme les cent mille trompettes de l’Apocalypse.

– Qui donc est caché dans unconfessionnal ? demanda-t-il en s’agitant dans sa boîte ;ventre de biche ! je ne vois que moi.

– Alors il a tout vu et toutentendu ? demanda le duc.

– N’importe, n’est-il pas ànous ?

– Amenez-le-moi, Mayenne, dit le duc.

Mayenne descendit un des escaliers du chœur,parut s’orienter, et se dirigea en droite ligne vers leconfessionnal habité par le Gascon.

Chicot était brave ; mais, cette fois,ses dents claquèrent d’épouvante, et une sueur froide commença dedégoutter de son front sur ses mains.

– Ah ça, dit-il en lui-même en essayantde dégager son épée des plis de son froc, je ne veux cependant pasmourir comme un coquin, dans ce coffre. Allons au-devant de lamort, ventre de biche ! et, puisque l’occasion s’en présente,tuons-le au moins avant que de mourir.

Et, pour mettre à exécution ce courageuxprojet, Chicot, qui avait enfin trouvé la poignée de son épée,passait déjà la main sur le loquet de la porte, quand la voix de laduchesse retentit.

– Pas dans celui-là, Mayenne, dit-elle,pas dans celui-là, dans l’autre, à gauche, tout au fond.

– Ah ! fort bien, dit le duc, quiétendait déjà la main vers le confessionnal de Chicot, et qui, àl’indication de sa sœur, tourna brusquement vers le confessionnalopposé.

– Ouf ! dit le Gascon en poussant unsoupir que lui eût envié Gorenflot ; il était temps !mais qui diable est donc dans l’autre ?

– Sortez, maître Nicolas David, ditMayenne, nous sommes seuls.

– Me voici, monseigneur, dit un homme ensortant du confessionnal.

– Bon, dit le Gascon, tu manquais à lafête, maître Nicolas ; je te cherchais partout, et voilàqu’enfin, au moment où je ne te cherchais plus, je t’ai trouvé.

– Vous avez tout vu et tout entendu,n’est-ce pas ? dit le duc de Guise.

– Je n’ai pas perdu un mot de ce quis’est passé, et je n’en oublierai pas un détail, soyez tranquille,monseigneur.

– Vous pourrez donc tout rapporter àl’envoyé de Sa Sainteté Grégoire XIII ? demanda leBalafré.

– Tout sans rien omettre.

– Maintenant mon frère de Mayenne me ditque vous avez fait des merveilles pour nous. Voyons, qu’avez-vousfait ?

Le cardinal et la duchesse se rapprochèrentavec curiosité. Les trois princes et leur sœur formaient alors unseul groupe.

Éclairé en plein par la lampe, Nicolas Davidétait à trois pieds d’eux.

– J’ai fait ce que j’avais promis,monseigneur, dit Nicolas David, c’est-à-dire que j’ai trouvé lemoyen de vous faire asseoir sans conteste sur le trône deFrance.

– Eux aussi ! s’écria Chicot. Ah ça,mais tout le monde va donc être le roi de France ! Auxderniers les bons.

On voit que la gaieté était ressuscitée dansl’esprit du brave Chicot. Cette gaieté naissait de troiscirconstances :

D’abord, il échappait d’une manière inattendueà un danger imminent, ensuite il découvrait une bonneconspiration ; enfin, dans cette bonne conspiration, iltrouvait un moyen de perdre ses deux grands ennemis : le ducde Mayenne et l’avocat Nicolas David.

– Cher Gorenflot ! murmura-t-ilquand toutes ses idées se furent un peu casées dans sa tête, quelsouper je te payerai demain pour la location de ton froc,va !

– Et si l’usurpation est trop flagrante,abstenons-nous de ce moyen, dit Henri de Guise. Je ne veux pasavoir à dos tous les rois de la chrétienté, qui procèdent de droitdivin.

– J’ai songé à ce scrupule demonseigneur, dit l’avocat en saluant le duc et en promenant sur letriumvirat un œil assuré. Je ne suis pas seulement habile dansl’art de l’escrime, monseigneur, comme mes ennemis auraient pu lerépandre pour m’enlever votre confiance ; nourri d’étudesthéologiques et légales, j’ai consulté, comme doit le faire un boncasuiste et un juriste savant, les annales et les décrets quidonnent du poids à mon assertion dans nos habitudes de successionau trône. C’est gagner tout que gagner la légitimité, et j’aidécouvert, messeigneurs, que vous êtes héritiers légitimes, et queles Valois ne sont qu’une branche parasite et usurpatrice.

La confiance avec laquelle Nicolas Davidprononça ce petit exorde donna une joie fort vive à madame deMontpensier, une curiosité fort grande au cardinal et au duc deMayenne, et dérida presque le front sévère du duc de Guise.

– Il est difficile cependant, dit-il, quela maison de Lorraine, fort illustre d’ailleurs, prétende au passur les Valois.

– Cela est pourtant prouvé, monseigneur,dit maître Nicolas en relevant son froc pour tirer un parchemin deses larges chausses, et en découvrant par ce mouvement la poignéed’une longue rapière.

Le duc prit le parchemin des mains de NicolasDavid.

– Qu’est-ce que cela ?demanda-t-il.

– L’arbre généalogique de la maison deLorraine.

– Dont la souche est ?

– Charlemagne, monseigneur.

– Charlemagne ! s’écrièrent lestrois frères avec un air d’incrédulité qui, néanmoins, n’était pasexempt d’une certaine satisfaction ; c’est impossible. Lepremier duc de Lorraine était contemporain de Charlemagne, mais ils’appelait Ranier, et n’était nullement parent de ce grandempereur.

– Attendez donc, monseigneur, ditNicolas. Vous comprenez bien que je n’ai point été chercher une deces questions que l’on tranche par un simple démenti et que lepremier juge d’armes met à néant. Ce qu’il vous faut, à vous, c’estun bon procès qui dure longtemps, qui occupe le parlement et lepeuple, pendant lequel vous puissiez séduire, non pas le peuple, ilest à vous, mais le parlement. Voyez donc, monseigneur, c’est biencela : Ranier, premier duc de Lorraine, contemporain deCharlemagne.

Guilbert, son fils, contemporain de Louis leDébonnaire.

Henri, fils de Guilbert, contemporain deCharles le Chauve.

– Mais !… dit le duc de Guise.

– Un peu de patience, monseigneur, nous yvoilà. Écoutez bien. Bonne….

– Oui, dit le duc, fille de Ricin, secondfils de Ranier.

– Bien, reprit l’avocat ; à quimariée ?

– Bonne ?

– Oui.

– À Charles de Lorraine, fils de LouisIV, roi de France.

– À Charles de Lorraine, fils de LouisIV, roi de France, répéta David. Maintenant ajoutez : frère deLothaire, spolié de la couronne de France par l’usurpateur HuguesCapet, sur Louis V.

– Oh ! oh ! firent ensemble leduc de Mayenne et le cardinal.

– Continuez, dit le Balafré, il y a unelueur là dedans.

– Or Charles de Lorraine héritait de sonfrère à l’extinction de sa race. Or la race de Lothaire estéteinte ; donc, messieurs, vous êtes les seuls et vraishéritiers de la couronne de France.

– Mordieu ! fit Chicot, l’animal estencore plus venimeux que je ne croyais.

– Que dites-vous de cela, monfrère ? demandèrent à la fois le cardinal et le duc deMayenne.

– Je dis, répondit le Balafré, quemalheureusement il existe en France une loi qu’on appelle la loisalique et qui met toutes nos prétentions à néant.

– Voilà où je vous attendais,monseigneur, s’écria David avec l’orgueil de l’amour-propresatisfait ; quel est le premier exemple de la loisalique ?

– L’avènement au trône de Philippe deValois, au préjudice d’Édouard d’Angleterre.

– Quelle est la date de cetavènement ?

Le Balafré chercha dans ses souvenirs.

– 1328, dit sans hésiter le cardinal deLorraine.

– C’est-à-dire trois cent quarante et unans après l’usurpation de Hugues Capet, deux cent quarante ansaprès l’extinction de la race de Lothaire. Donc, depuis deux centquarante ans vos ancêtres avaient des droits à la couronne lorsquela loi salique fut inventée. Or, chacun sait cela, la loi n’a pasd’effet rétroactif.

– Vous êtes un habile homme, maîtreNicolas David, dit le Balafré en regardant l’avocat avec uneadmiration qui n’était pas exempte d’un certain mépris.

– C’est fort ingénieux, fit lecardinal.

– C’est fort beau, dit Mayenne.

– C’est admirable, dit la duchesse, mevoilà princesse royale. Je ne veux plus pour mari qu’un empereurd’Allemagne.

– Mon Dieu, Seigneur, dit Chicot, tu saisque je ne t’ai jamais fait qu’une prière : Ne nos inducasin tentationem et libéra nos ab advocatis.

Le duc de Guise seul était demeuré pensif aumilieu de l’enthousiasme général.

– Et dire que de pareils subterfuges sontnécessaires à un homme de ma taille ! murmura-t-il. Penserqu’avant d’obéir les peuples regardent des parchemins commecelui-ci, au lieu de lire la noblesse de l’homme dans les éclairsde ses yeux ou de son épée.

– Vous avez raison, Henri, dix foisraison, et, si l’on se contentait de regarder au visage, vousseriez roi parmi les rois, puisque les autres princes, dit-on,paraissent peuple auprès de vous. Mais l’essentiel pour monter autrône, c’est, comme l’a dit maître Nicolas David, un bonprocès ; et, quand nous y serons arrivés, c’est, comme vousl’avez dit vous-même, que le blason de notre maison ne dépare pastrop les blasons suspendus au-dessus des autres trônes del’Europe.

– Alors, cette généalogie est bonne,continua en soupirant Henri de Guise, et voici les deux cents écusd’or que m’a demandés pour vous mon frère de Mayenne, – maîtreNicolas David !

– Et en voici deux cents autres, dit lecardinal à l’avocat, dont les yeux pétillaient d’aise enenfouissant l’or dans ses larges braies, pour la nouvelle missiondont nous allons vous charger.

– Parlez, monseigneur, je suis toutentier aux ordres de Votre Éminence.

– Nous ne pouvons vous charger de portervous-même à Rome, à notre saint père Grégoire XIII, cettegénéalogie, à laquelle il faut qu’il donne son approbation. Vousêtes trop petit compagnon pour vous faire ouvrir les portes duVatican.

– Hélas ! dit Nicolas David, j’aigrand cœur, c’est vrai, mais je suis de pauvre naissance. Ah !si seulement j’avais été simple gentilhomme !

– Veux-tu te taire, truand ! ditChicot.

– Mais vous ne l’êtes pas, continua lecardinal, et c’est un malheur. Nous sommes donc forcés de chargerde cette mission Pierre de Gondy.

– Permettez, mon frère, dit la duchesseredevenue sérieuse : les Gondy sont gens d’esprit, sans doute,mais sur qui nous n’avons aucune prise, aucun recours. Leurambition seule nous répond d’eux, et ils peuvent trouver àsatisfaire leur ambition aussi bien avec le roi Henri qu’avec lamaison de Guise.

– Ma sœur a raison, Louis, dit le duc deMayenne avec sa brutalité ordinaire, et nous ne pouvons pas nousfier à Pierre de Gondy comme nous nous fions à Nicolas David, quiest notre homme et que nous pouvons faire pendre quand il nousplaira.

Cette naïveté du duc, lancée à brûle-pourpointau visage de l’avocat, produisit sur le malheureux légiste le plusétrange effet ; il éclata d’un rire convulsif qui dénotait laplus grande frayeur.

– Mon frère Charles plaisante, dit Henride Guise à l’avocat pâlissant, et l’on sait que vous êtes notrefidèle ; vous l’avez prouvé en mainte affaire.

– Et notamment dans la mienne, pensaChicot en montrant le poing à son ennemi, ou plutôt à ses deuxennemis.

– Rassurez-vous, Charles ;rassurez-vous, Catherine ; toutes mes mesures sont prises àl’avance. Pierre de Gondy portera cette généalogie à Rome, maisconfondue avec d’autres papiers et sans savoir ce qu’il porte. Lepape approuvera ou désapprouvera sans que Gondy connaisse cetteapprobation ou cette désapprobation. Enfin Gondy, toujours ignorantde ce qu’il porte, reviendra en France avec cette généalogieapprouvée ou désapprouvée. Vous, Nicolas David, vous partirezpresque en même temps que lui, et vous l’attendrez à Châlons, àLyon ou à Avignon, selon les avis que vous recevrez de nous, devous arrêter dans l’une ou l’autre de ces trois villes. Ainsi vousseul tiendrez le véritable secret de l’entreprise. Vous voyez doncbien que vous êtes toujours notre seul homme de confiance.

David s’inclina.

– Tu sais à quelle condition, cherami ? murmura Chicot, à la condition d’être pendu si tu faisun pas de travers ; mais sois tranquille, je jure par sainteGeneviève, ici présente en plâtre, en marbre ou en bois, peut-êtremême en os, que tu te trouves placé en ce moment entre deux gibets,mais que le plus rapproché de toi, cher ami, c’est celui que je teménage.

Les trois frères se serrèrent la main etembrassèrent leur sœur la duchesse, qui venait de leur apporterleurs trois robes de moines laissées dans la sacristie ; puis,après les avoir aidés à repasser les frocs protecteurs, ellerabattit son capuchon sur ses yeux, marcha devant eux jusqu’auporche, où les attendait le frère portier, et par lequel ilsdisparurent, suivis de Nicolas David, dont les écus d’or sonnaientà chaque pas.

Derrière eux, le frère portier tira lesverrous, et, rentrant dans l’église, s’en vint éteindre la lampe duchœur ; aussitôt une obscurité compacte envahit la chapelle,et renouvela cette mystérieuse horreur qui déjà plus d’une foisavait hérissé le poil de Chicot.

Puis, dans cette obscurité, le bruit dessandales du moine sur les dalles du pavé s’éloigna, faiblit et seperdit tout à fait.

Cinq minutes, qui parurent fort longues àChicot, s’écoulèrent sans que rien troublât davantage ce silence etcette obscurité.

– Bon, dit le Gascon, il paraît cettefois que tout est bien réellement fini, que les trois actes sontjoués, et que les acteurs sont partis. Tâchons de les suivre :j’ai assez de comédie comme ça pour une seule nuit.

Et Chicot, qui était revenu sur son idéed’attendre le jour dans l’église depuis qu’il voyait les tombeauxmobiles et les confessionnaux habités, souleva doucement le loquet,poussa la porte avec précaution, et allongea le pied hors de saboîte.

Pendant les promenades de l’enfant de chœur,Chicot avait vu dans un coin une échelle destinée à nettoyer leschâssis de verres coloriés. Il ne perdit pas de temps. Les mainsétendues, les pieds discrètement avancés, il parvint sans bruitjusqu’à l’angle, mit la main sur l’échelle, et, s’orientant de sonmieux, il alla appliquer cette échelle à une fenêtre.

À la lueur de la lune, Chicot vit qu’il nes’était pas trompé dans ses prévisions : la fenêtre donnaitsur le cimetière du couvent, qui lui-même donnait sur la rueBordelle.

Chicot ouvrit la fenêtre, se mit à chevaldessus, et, attirant l’échelle à lui avec cette force et cetteadresse que donnent presque toujours la joie ou la crainte, il lafit passer de l’intérieur à l’extérieur.

Une fois descendu, il cacha l’échelle dans unehaie d’ifs plantée au bas du mur, se glissa de tombe en tombejusqu’à la dernière clôture qui le séparait de la rue, et qu’ilfranchit, non sans démolir quelques pierres, qui descendirent aveclui de l’autre côté de la rue.

Une fois là, Chicot prit un temps pourrespirer à pleine poitrine.

Il était sorti avec quelques égratignures d’unguêpier où plus d’une fois il avait senti qu’il jouait sa vie.

Puis, lorsqu’il sentit que l’air jouait pluslibrement dans ses poumons, il prit sa course vers la rueSaint-Jacques, ne s’arrêtant qu’à l’hôtellerie de la Corned’Abondance, à laquelle il frappa sans hésitation comme sansretard.

Maître Claude Bonhommet vint ouvrir enpersonne. C’était un homme qui savait que tout dérangement se paye,et qui comptait plus pour faire sa fortune sur les extras que surles ordinaires.

Il reconnut Chicot au premier coup d’œil,quoique Chicot fût sorti en simple cavalier et revînt en moine.

– Ah ! c’est vous, mon gentilhomme,dit-il, soyez le bienvenu.

Chicot lui donna un écu.

– Et frère Gorenflot ?demanda-t-il.

Un large sourire épanouit la figure du maîtreaubergiste ; il s’avança vers le cabinet, et, poussant laporte :

– Voyez, dit-il.

– Frère Gorenflot ronflait juste à lamême place où l’avait laissé Chicot.

– Ventre de biche ! mon respectableami, dit le Gascon, tu viens, sans t’en douter, d’avoir un fiercauchemar !

Chapitre 22Comment Monsieur et Madame de Saint-Luc voyageaient côte à côte etfurent rejoints par un compagnon de voyage.

Le lendemain matin, à peu près vers l’heure oùfrère Gorenflot se réveillait, chaudement empaqueté dans son froc,notre lecteur, s’il eût voyagé sur la route de Paris à Angers, eûtpu voir, entre Chartres et Nogent, deux cavaliers, un gentilhommeet son page, dont les montures paisibles cheminaient côte à côte,se caressant des naseaux, et se parlant du hennissement et dusouffle comme d’honnêtes animaux qui, pour être privés du don de laparole, n’en ont pas moins trouvé moyen de se communiquer leurspensées.

Les cavaliers étaient arrivés la veille à lamême heure à peu près à Chartres sur des coursiers fumants, à labouche souillée d’écume ; un des deux coursiers était mêmetombé sur la place de la cathédrale, et, comme c’était au momentmême où les fidèles se rendaient à la messe, ce n’avait pas été unspectacle sans intérêt pour les bourgeois de Chartres que cemagnifique coursier expirant de fatigue, dont les propriétairesn’avaient pas paru prendre plus de souci que si c’eût été uneignoble rosse.

Quelques-uns avaient remarqué (les bourgeoisde Chartres ont de tout temps été fort observateurs), quelques-uns,disons-nous, avaient même remarqué que le plus grand des deuxcavaliers avait alors glissé un écu dans la main d’un honnêtegarçon, lequel l’avait conduit, lui et son compagnon, à une aubergevoisine, et que, par la porte de derrière de cette hôtellerie,donnant sur la plaine, les deux voyageurs étaient sortis unedemi-heure après, montés sur deux chevaux frais, et avec les jouesenluminées de ce coloris qui prouve en faveur du vin chaud que l’onvient de boire.

Une fois dans la campagne encore nue, encorefroide, mais parée déjà de tons bleuâtres précurseurs du printemps,le plus grand des deux cavaliers s’était approché du plus petit, etlui avait dit en ouvrant ses bras :

– Chère petite femme, embrasse-moitranquillement, car, à cette heure, nous n’avons plus rien àcraindre.

Alors madame de Saint-Luc, car c’était bienelle, s’était penchée gracieusement en ouvrant l’épais manteau dontelle était enveloppée, et, en appuyant ses deux bras sur lesépaules du jeune homme et sans cesser de plonger les yeux dans sonregard, elle lui avait donné ce tendre et long baiser qu’ildemandait.

Il était résulté de cette assurance queSaint-Luc avait donnée à sa femme, et peut-être aussi du baiserdonné par madame de Saint-Luc à son mari, que ce jour-là on s’étaitarrêté dans une petite hôtellerie du village de Courville, situé àquatre lieues seulement de Chartres, laquelle, par son isolement,ses doubles portes, et une foule d’autres avantages encore, donnaitaux deux époux amants toute garantie de sécurité.

Là ils demeurèrent, toute la journée et toutela nuit, fort mystérieusement cachés dans leur petite chambre, où,après s’être fait servir à déjeuner, ils s’enfermèrent enrecommandant à l’hôte, vu le long chemin qu’ils avaient fait et lagrande fatigue qui en avait été le résultat, de ne point lesdéranger avant le lendemain au point du jour, recommandation quiavait été ponctuellement suivie.

C’était donc dans la matinée de ce jour-là quenous retrouvons M. et madame de Saint-Luc sur la route deChartres à Nogent.

Or, ce jour-là, comme ils étaient plustranquilles que la veille, ils voyageaient non plus en fugitifs,non plus même en amoureux, mais en écoliers qui se détournent àchaque instant du chemin pour se faire admirer l’un à l’autre surquelque petit monticule comme une statue équestre sur son cheval,ravageant les premiers bourgeons, recherchant les premièresmousses, cueillant les premières fleurs, sentinelles du printempsqui percent la neige près de disparaître, et se faisant une joieinfinie du reflet d’un rayon de soleil dans le plumage chatoyantdes canards ou du passage d’un lièvre dans la plaine.

– Morbleu ! s’écria tout à coupSaint-Luc, que c’est bon d’être libre ! As-tu jamais étélibre, toi, Jeanne ?

– Moi, répondit la jeune femme avec unjoyeux éclat de voix, jamais : et c’est la première fois queje prends d’air et d’espace ce que j’en veux. Mon père étaitsoupçonneux. Ma mère était casanière. Je ne sortais pas sans unegouvernante, deux femmes de chambre et un grand laquais, de sorteque je ne me rappelle pas avoir couru sur une pelouse depuis que,folle et rieuse enfant, je bondissais dans les grands bois deMéridor avec ma bonne Diane, la défiant à la course et courant àtravers les ramées, courant jusqu’à ce que nous ne noustrouvassions plus même l’une l’autre. Alors nous nous arrêtionspalpitantes, au bruit de quelque biche, de quelque daim ou dequelque chevreuil, qui, effrayé par nous, s’élançait hors de sonrepaire, nous laissant interroger nous-mêmes avec un certainfrisson le silence des vastes taillis. Mais toi, mon bien-aiméSaint-Luc, toi, tu étais libre, au moins ?

– Moi, libre ?

– Sans doute, un homme….

– Ah bien, oui ! jamais. Élevé prèsdu duc d’Anjou, emmené par lui en Pologne, ramené par lui à Paris,condamné à ne pas le quitter par cette perpétuelle règle del’étiquette, poursuivi, dès que je m’éloignais, par cette voixlamentable qui me criait sans cesse : « Saint-Luc, monami, je m’ennuie, viens t’ennuyer avec moi ; »libre ! ah bien, oui ! et ce corset qui m’étranglaitl’estomac, et cette grande fraise empesée qui m’écorchait le cou,et ces cheveux frisés à la gomme qui se fussent mêlés à l’humiditéet souillés à la poussière ; et ce toquet enfin cloué à matête par des épingles. Oh ! non, non, ma bonne Jeanne, jecrois que j’étais encore moins libre que toi, va. Aussi, tu vois,je profite de la liberté. Vive Dieu ! la bonne chose ! etcomment s’en prive-t-on lorsque l’on peut faireautrement ?

– Et si l’on nous rattrape, Saint-Luc,dit la jeune femme en jetant un regard inquiet derrière elle, sil’on nous met à la Bastille ?

– Si l’on nous y met ensemble, ma petiteJeanne, ce ne sera que demi-mal ; il me semble que, pendanttoute la journée d’hier, nous sommes demeurés enfermés ni plus nimoins que si nous étions prisonniers d’État, et que nous ne noussommes pas trop ennuyés cependant.

– Saint-Luc, ne t’y fie pas, dit Jeanneavec un sourire plein de malice et de gaieté ; si l’on nousrattrape, je ne crois pas qu’on nous mette ensemble.

Et la charmante femme rougit d’avoir tantvoulu dire en disant si peu.

– Alors cachons-nous bien, ditSaint-Luc.

– Oh ! sois tranquille, réponditJeanne, sous ce rapport nous n’avons rien à craindre, et nousserons bien cachés : si tu connaissais Méridor, et ses grandschênes qui semblent les colonnes d’un temple dont le ciel est lavoûte, et ses halliers sans fin, et ses rivières paresseuses quicoulent, l’été, sous de sombres arceaux de verdure, et, l’hiver,sous des couches de feuilles mortes ; puis les grands étangs,les champs de blé, les parterres de fleurs, les pelouses sans fin,et les petites tourelles d’où s’échappent sans cesse des milliersde pigeons, voltigeant et bourdonnant comme des abeilles autourd’une ruche ; et puis, et puis, ce n’est pas tout, Saint-Luc,au milieu de tout cela, la reine de ce petit royaume,l’enchanteresse de ces jardins d’Armide, la belle, la bonne,l’incomparable Diane, un cœur de diamant dans une envelopped’or ; tu l’aimeras, Saint-Luc.

– Je l’aime déjà : elle t’aaimée.

– Oh ! je suis bien sûre qu’ellem’aime encore et qu’elle m’aimera toujours. Ce n’est point Dianequi change capricieusement dans ses amitiés. Te figures-tu la vieheureuse que nous allons mener dans ce nid de fleurs et de mousseque va reverdir le printemps ! Diane a pris le gouvernement dela maison de son père, du vieux baron ; il ne faut donc pasnous en inquiéter. C’est un guerrier du temps de François 1er,devenu faible et inoffensif, en raison de ce qu’il a été autrefoisfort et courageux, qui n’a plus qu’un souvenir dans le passé, levainqueur de Marignan et le vaincu de Pavie ; qu’un amour dansle présent et qu’un espoir dans l’avenir, sa Diane bien-aimée. Nouspourrons habiter Méridor sans qu’il le sache et s’en aperçoive mêmejamais. Et, s’il le sait, eh bien, nous en serons quittes en luilaissant dire que sa Diane est la plus belle fille du monde, et quele roi François 1er est le plus grand capitaine de tous lestemps.

– Ce sera charmant, dit Saint-Luc, maisje prévois de grandes querelles.

– Comment cela ?

– Entre le baron et moi.

– À quel propos ? À propos du roiFrançois 1er ?

– Non, je lui passe son premiercapitaine ; mais, pour la plus belle fille du monde….

– Je ne compte plus, puisque je suis tafemme.

– Ah ! c’est juste, ditSaint-Luc.

– Te représentes-tu cette existence, monbien-aimé ? continua Jeanne. Dès le matin, dans les bois parla petite porte du pavillon qu’elle nous donnera pour logis. Jeconnais ce pavillon : deux tourelles reliées l’une à l’autrepar un corps de logis bâti sous Louis XII, une architectureadorable, et que tu adoreras, toi qui aimes les fleurs et lesdentelles. Et des fenêtres, des fenêtres ! une vue calme etsombre sur les grands bois qui montent à perte de vue, et dans lesallées desquels on voit au loin paître quelque daim ou quelquechevreuil relevant la tête au moindre bruit ; puis, du côtéopposé, une perspective ouverte sur des plaines dorées, sur desvillages aux toits rouges et aux murs blancs, sur la Loiremiroitant au soleil et toute peuplée de petits bateaux. Puis nousaurons, à trois lieues, un lac avec une barque dans les roseaux,nos chevaux, nos chiens, avec lesquels nous courrons le daim dansles grands bois, tandis que le vieux baron, ignorant de ses hôtes,dira, prêtant l’oreille aux abois lointains : « Diane,écoute donc, si on ne dirait pas Astrée et Phlégéton quichassent.

– Et s’ils chassent, bon père, répondraDiane, laisse-les chasser. »

– Dépêchons, Jeanne, dit Saint-Luc, jevoudrais déjà être à Méridor.

Et tous deux piquaient leurs chevaux, quidévoraient alors l’espace pendant deux ou trois lieues, puis quis’arrêtaient tout à coup pour laisser à leurs maîtres le loisir dereprendre une conversation interrompue ou de corriger un baiser maldonné.

Ainsi se fit la route de Chartres au Mans, où,à peu près rassurés, les deux époux séjournèrent un jour, puis, lelendemain de ce jour, qui fut encore une heureuse station sur cetheureux chemin qu’ils suivaient, ils s’engagèrent avec la volontébien arrêtée d’arriver le soir même à Méridor, dans les forêtssablonneuses qui s’étendaient à cette époque de Guécelard àEcomoy.

Arrivés là, Saint-Luc se regardait comme horsde tout danger, lui qui connaissait l’humeur tour à tour bouillanteet paresseuse du roi, qui, selon la disposition d’esprit où il setrouvait au moment du départ de Saint-Luc, avait dû envoyer vingtcourriers et cent gardes après eux avec ordre de les ramener mortsou vifs, ou qui s’était contenté de pousser un grand soupir, entirant ses bras hors du lit, un pouce plus loin que d’ordinaire, enmurmurant :

– Oh ! traître de Saint-Luc !que ne t’ai-je connu plus tôt !

Or, comme les fugitifs n’avaient été rejointspar aucun courrier, n’avaient aperçu aucun garde, il était probablequ’au lieu de s’être trouvé dans son humeur bouillante, le roiHenri III s’était trouvé dans son humeur paresseuse.

C’était ce que disait Saint-Luc en jetant detemps en temps derrière lui un coup d’œil sur cette route solitaireoù n’apparaissait point le moindre persécuteur.

– Bon, pensait-il, la tempête seraretombée sur ce pauvre Chicot, qui, tout fou qu’il est, etpeut-être même justement parce qu’il est fou, m’a donné un si bonconseil…. J’en serai quitte pour quelque anagramme plus ou moinsspirituelle.

Et Saint-Luc se rappelait une anagrammeterrible que Chicot avait faite sur lui au jour de sa faveur.

Tout à coup Saint-Luc sentit la main de safemme qui reposait sur son bras.

Il tressaillit. Ce n’était point unecaresse.

– Regarde, dit Jeanne.

Saint-Luc se retourna, et vit à l’horizon uncavalier qui faisait même route qu’eux, et qui paraissait presserfort son cheval.

Ce cavalier était à la sommité duchemin ; il se détachait en vigueur sur le ciel mat, et, parcet effet de perspective que nos lecteurs ont dû remarquerquelquefois, il paraissait, dans cette position, plus grand quenature.

Cette coïncidence parut de mauvais augure àSaint-Luc, soit à cause de la disposition de son esprit, auquel laréalité semblait venir à point nommé donner un démenti, soit queréellement, et malgré le calme qu’il affectait, il craignît encorequelque retour capricieux du roi Henri III.

– Oui, en effet, dit-il, pâlissant malgrélui, voici un cavalier là-bas.

– Fuyons, dit Jeanne en donnant del’éperon à son cheval.

– Non pas, dit Saint-Luc, à qui lacrainte qu’il éprouvait ne pouvait faire perdre son sang-froid, nonpas, ce cavalier est seul, autant que j’en puis juger, et nous nedevons pas fuir devant un homme seul. Rangeons-nous et laissons-lepasser ; quand il sera passé, nous continuerons notrechemin.

– Mais s’il s’arrête ?

– Eh bien, s’il s’arrête, nous verrons àqui nous avons affaire, et nous agirons en conséquence.

– Tu as raison, dit Jeanne, et j’avaistort d’avoir peur, puisque mon Saint-Luc est là pour medéfendre.

– N’importe, fuyons toujours, ditSaint-Luc en jetant un dernier regard sur l’inconnu, qui, en lesapercevant, avait mis son cheval au galop ; car voici uneplume sur ce chapeau, et, sous ce chapeau, une fraise, qui medonnent quelques inquiétudes.

– Oh ! mon Dieu ! comment uneplume et une fraise peuvent-elles t’inquiéter ? demanda Jeanneen suivant son mari, qui avait pris son cheval par la bride et quil’entraînait avec lui dans le bois.

– Parce que la plume est d’une couleurfort à la mode en ce moment à la cour, et la fraise d’une coupebien nouvelle ; or ce sont là de ces plumes qui coûteraienttrop cher à faire teindre, et de ces fraises qui coûteraient tropde soins à amidonner aux gentilshommes manceaux, pour que nousayons affaire à un compatriote de ces belles poulardes qu’estimetant Chicot. Piquons, piquons, Jeanne ; ce cavalier me faitl’effet d’un ambassadeur du roi, mon auguste maître.

– Piquons, dit la jeune femme, tremblantecomme la feuille, à l’idée qu’elle pouvait être séparée de sonmari.

Mais c’était chose plus facile à dire qu’àexécuter. Les sapins étaient fort épais et formaient une véritablemuraille de branches. De plus, les chevaux entraient jusqu’aupoitrail dans le terrain sablonneux.

Pendant ce temps le cavalier s’approchaitcomme la foudre, et l’on entendait le galop de son cheval roulantsur la pente de la montagne.

– C’est bien a nous qu’il en veut, JésusSeigneur ! s’écria la jeune femme.

– Ma foi ! dit Saint-Luc,s’arrêtant, si c’est à nous qu’il en veut, voyons ce qu’il nousveut, car en mettant pied à terre il nous rejoindra toujours.

– Il s’arrête, dit la jeune femme.

– Et même il descend, dit Saint-Luc, ilentre dans le bois. Ah ! ma foi ! quand ce serait lediable en personne, je vais au-devant de lui.

– Attends, dit Jeanne en retenant sonmari, attends ; il appelle, ce me semble.

En effet, l’inconnu, après avoir attaché soncheval à l’un des sapins de la lisière, entrait dans le bois encriant :

– Eh ! mon gentilhomme ! mongentilhomme ! ne vous sauvez donc pas, mille diables ! jerapporte quelque chose que vous avez perdu.

– Que dit-il donc ? demanda lacomtesse.

– Ma foi ! dit Saint-Luc, il dit quenous avons perdu quelque chose.

– Eh ! monsieur, continua l’inconnu,le petit monsieur, vous avez oublié votre bracelet dansl’hôtellerie de Courville. Que diable ! un portrait de femme,cela ne se perd pas ainsi, le portrait de cette respectable madamede Cossé surtout. En faveur de cette chère maman, ne me faites doncpas courir pour cela.

– Mais je connais cette voix !s’écria Saint-Luc.

– Et puis il me parle de ma mère.

– Avez-vous donc perdu ce bracelet, mamie ?

– Eh ! mon Dieu, oui, je m’en suisaperçue ce matin seulement. Je ne pouvais me rappeler où je l’avaislaissé.

– Mais c’est Bussy ! s’écria tout àcoup Saint-Luc.

– Le comte de Bussy ! reprit Jeannetout émue, notre ami ?

– Eh ! certainement, notre ami, ditSaint-Luc, courant avec autant d’empressement au-devant dugentilhomme qu’il venait de mettre de soin à l’éviter.

– Saint-Luc ! je ne m’étais donc pastrompé ! dit la voix sonore de Bussy, qui, d’un seul bond, setrouva près des deux époux.

Bonjour, madame, continua-t-il en riant auxéclats et en offrant à la comtesse le portrait que réellement elleavait oublié dans l’hôtellerie de Courville, où l’on se rappelleque les voyageurs avaient passé la nuit.

– Est-ce que vous venez pour nous arrêterde la part du roi, monsieur de Bussy ? dit en souriantJeanne.

– Moi ! ma foi, non ; je nesuis pas assez des amis de Sa Majesté pour qu’elle me charge de sesmissions de confiance. Non, j’ai trouvé votre bracelet àCourville ; cela m’a indiqué que vous me précédiez sur laroute. J’ai alors poussé mon cheval, je vous ai aperçus, je me suisdouté que c’était vous, et, sans le vouloir, je vous ai donné lachasse. Excusez-moi.

– Ainsi donc, dit Saint-Luc avec undernier nuage de soupçon, c’est le hasard qui vous fait suivre lamême route que nous ?

– Le hasard, répondit Bussy ; et,maintenant que je vous ai rencontrés, je dirai la Providence.

Et tout ce qui restait de doute dans l’espritde Saint-Luc s’effaça devant l’œil si brillant et le sourire sisincère du beau gentilhomme.

– Ainsi, vous voyagez ? ditJeanne.

– Je voyage, dit Bussy en remontant àcheval.

– Mais pas comme nous ?

– Non, malheureusement.

– Pas pour cause de disgrâce ?voulais-je dire.

– Ma foi, peu s’en faut.

– Et vous allez ?

– Je vais du côté d’Angers. Etvous ?

– Nous aussi.

– Oui, je comprends, Brissac est à unedizaine de lieues d’ici, entre Angers et Saumur : vous allezchercher un refuge dans le manoir paternel, comme des colombespoursuivies ; c’est charmant, et je porterais envie à votrebonheur si l’envie n’était pas un si vilain défaut.

– Eh ! monsieur de Bussy, dit Jeanneavec un regard plein de reconnaissance, mariez-vous, et vous sereztout aussi heureux que nous le sommes ; c’est chose trèsfacile, je vous jure, que le bonheur quand on s’aime.

Et elle regarda Saint-Luc en souriant, commepour en appeler à son témoignage.

– Madame, dit Bussy, je me défie de cesbonheurs-là ; tout le monde n’a pas la chance de se mariercomme vous, avec privilège du roi.

– Allons donc, vous, l’homme aimépartout !

– Quand on est aimé partout, madame, diten soupirant Bussy, c’est comme si on ne l’était nulle part.

– Eh bien, dit Jeanne en jetant un coupd’œil d’intelligence à son mari, laissez-moi vous marier ;cela donnera d’abord la tranquillité à bon nombre de maris jalouxque je connais, et puis ensuite je promets de vous faire rencontrerce bonheur dont vous niez l’existence.

– Je ne nie pas que le bonheur existe,madame, dit Bussy a ce un soupir ; je nie seulement que cebonheur soit fait pour moi.

– Voulez-vous que je vous marie ?répéta madame de Saint-Luc.

– Si vous me mariez à votre goût,non ; si vous me mariez à mon goût, oui.

– Vous dites cela comme un homme décidé àrester célibataire.

– Peut-être.

– Mais vous êtes donc amoureux d’unefemme que vous ne pouvez épouser ?

– Comte, par grâce, dit Bussy, priez doncmadame de Saint-Luc de ne pas m’enfoncer mille poignards dans lecœur.

– Ah çà, prenez garde, Bussy, vous allezme faire accroire que c’est de ma femme que vous êtes amoureux.

– Dans ce cas, vous conviendriez au moinsque je suis un amant plein de délicatesse, et que les marisauraient bien tort d’être jaloux de moi.

– Ah ! c’est vrai, dit Saint-Luc, serappelant que c’était Bussy qui lui avait amené sa femme au Louvre.Mais, n’importe, avouez que vous avez le cœur pris quelquepart.

– Je l’avoue, dit Bussy.

– Par un amour, ou par un caprice ?demanda Jeanne.

– Par une passion, madame.

– Je vous guérirai.

– Je ne crois pas.

– Je vous marierai.

– J’en doute.

– Et je vous rendrai aussi heureux quevous méritez de l’être.

– Hélas ! madame, mon seul bonheurmaintenant est d’être malheureux.

– Je suis très opiniâtre, je vous enavertis, dit Jeanne.

– Et moi donc ! dit Bussy.

– Comte, vous céderez.

– Tenez, madame, dit le jeune homme,voyageons comme de bons amis. Sortons d’abord de cette sablonnière,s’il vous plaît, puis nous gagnerons pour la couchée ce charmantpetit village qui reluit là-bas au soleil.

– Celui-là ou quelque autre.

– Peu m’importe, je n’ai point depréférence.

– Vous nous accompagnez alors ?

– Jusqu’à l’endroit où je vais, à moinsque vous n’y voyiez quelque inconvénient.

– Aucun, au contraire. Mais faites mieux,venez où nous allons.

– Et où allez-vous ?

– Au château de Méridor.

Le sang monta au visage de Bussy et refluavers son cœur. Il devint même si pâle, que c’en était fait de sonsecret, si, en ce moment même, Jeanne n’eût regardé son mari ensouriant.

Bussy eut donc le temps de se remettre, tandisque les deux époux, ou plutôt les deux amants, se parlaient desyeux, et de rendre malice pour malice à la jeune femme ;seulement sa malice à lui, c’était un profond silence sur sesintentions.

– Au château de Méridor, madame, dit-ilquand il eut repris assez de force pour prononcer ce nom. Qu’est-ceque cela, je vous prie ?

– La terre d’une de mes bonnes amies,répondit Jeanne.

– D’une de vos bonnes amies…, et,continua Bussy, qui est à sa terre ?

– Sans doute, répondit madame deSaint-Luc, qui ignorait complètement les événements arrivés àMéridor depuis deux mois : n’avez vous donc jamais entenduparler du baron de Méridor, un des plus riches barons poitevinset…

– Et… répéta Bussy, voyant que Jeannes’arrêtait.

– Et de sa fille Diane de Méridor, laplus belle fille de baron qu’on ait jamais vue ?

– Non, madame, répliqua Bussy, presquesuffoqué par l’émotion.

Et tout bas le beau gentilhomme, tandis queJeanne regardait encore son mari avec une singulière expression, lebeau gentilhomme, disons-nous, se demandait par quel singulierbonheur, sur cette route, sans à-propos, sans logique, il trouvaitdes gens pour lui parler de Diane de Méridor, pour faire écho à laseule pensée qu’il eût dans le cœur.

Était-ce une surprise ? ce n’était pointprobable ; était-ce un piège ? c’était presqueimpossible. Saint-Luc n’était déjà plus à Paris lorsqu’il étaitentré chez madame de Monsoreau, et lorsqu’il avait appris quemadame de Monsoreau s’appelait Diane de Méridor.

– Et ce château est-il bien loin encore,madame ? demanda Bussy.

– À sept lieues, je crois, et j’offriraisde parier que c’est là et non pas à votre petit village reluisantau soleil, dans lequel, au reste, je n’ai eu aucune confiance, quenous coucherons ce soir. Vous venez, n’est-ce pas ?

– Oui, madame.

– Allons, dit Jeanne, c’est déjà un pasfait vers le bonheur que je vous proposais.

Bussy s’inclina et continua de marcher prèsdes deux jeunes époux, qui, grâce aux obligations qu’ils luiavaient, firent charmante mine. Pendant quelque temps chacun gardale silence. Enfin Bussy, qui avait bien des choses à apprendre, sehasarda de questionner. C’était le privilège de sa position, et ilparaissait au reste résolu d’en user.

– Et ce baron de Méridor dont vous meparliez, demanda-t-il, le plus riche des Poitevins, quel hommeest-ce ?

– Un parfait gentilhomme, un preux desanciens jours, un chevalier qui, s’il eût vécu au temps du roiArthus, eût certes obtenu une place à la table ronde.

– Et, demanda Bussy en comprimant lesmuscles de son visage et l’émotion de sa voix, à qui a-t-il mariésa fille ?

– Marié sa fille !

– Je le demande.

– Diane, mariée !

– Qu’y aurait-il d’extraordinaire àcela ?

– Rien ; mais Diane n’est pointmariée : certainement, j’eusse été la première prévenue de cemariage.

Le cœur de Bussy se gonfla, et un soupirdouloureux brisa le passage de sa gorge étranglée.

– Alors, demanda-t-il, mademoiselle deMéridor est au château avec son père ?

– Nous l’espérons bien, réponditSaint-Luc, appuyant sur cette réponse, pour montrer à sa femmequ’il l’avait comprise, et qu’il partageait ses idées ets’associait à ses plans.

Il se fît un moment de silence, pendant lequelchacun poursuivait sa pensée.

– Ah ! s’écria tout à coup Jeanne ense haussant sur ses étriers, voici les tourelles du château. Tenez,tenez, voyez-vous, monsieur de Bussy, au milieu de ces grands boissans feuilles, mais qui, dans un mois, seront si beaux ;tenez, voyez-vous le toit d’ardoises ?

– Oh ! oui, certainement, dit Bussyavec une émotion qui étonnait lui-même ce brave cœur, restéjusqu’alors un peu sauvage, oui, je vois. Ainsi c’est là le châteaude Méridor ?

Et, par une réaction naturelle à la pensée, àl’aspect de ce pays si beau et si riche même au temps de ladétresse de la nature, à l’aspect de cette demeure seigneuriale, ilse rappela la pauvre prisonnière ensevelie dans les brumes de Pariset dans l’étouffant réduit de la rue Saint-Antoine.

Cette fois encore il soupira, mais ce n’étaitplus tout à fait de douleur. À force de lui promettre le bonheur,madame de Saint-Luc venait de lui donner l’espérance.

Chapitre 23Le vieillard orphelin.

Madame de Saint-Luc ne s’était pointtrompée : deux heures après on était en face du château deMéridor.

Depuis les dernières paroles échangées entreles voyageurs, et que nous avons répétées, Bussy se demandait s’ilne fallait pas raconter à ces bons amis, qui venaient de se faireconnaître, l’aventure qui tenait Diane éloignée de Méridor. Mais,une fois entré dans cette voie de révélations, il fallait nonseulement révéler ce que tout le monde allait bientôt savoir, maisencore ce que Bussy seul savait et ne voulait révéler à personne.Il recula donc devant un aveu qui amenait naturellement tropd’interprétations et de questions.

Et puis Bussy voulait entrer à Méridor commeun homme parfaitement inconnu. Il voulait voir, sans préparationaucune, M. de Méridor, l’entendre parler deM. de Monsoreau et du duc d’Anjou ; il voulait seconvaincre enfin, non pas que le récit de Diane était sincère, ilne soupçonnait pas un instant de mensonge cet ange de pureté, maisqu’elle n’avait été elle-même trompée sur aucun point, et que cerécit qu’il avait écouté avec un si puissant intérêt avait été uneinterprétation fidèle des événements.

Bussy conservait, comme on le voit, deuxsentiments qui maintiennent l’homme supérieur dans sa sphèredominatrice, même au milieu des égarements de l’amour : cesdeux sentiments étaient la circonspection à l’égard des étrangerset le respect profond de la personne qu’on aime.

Aussi madame de Saint-Luc, trompée, malgré saperspicacité féminine, par la puissance que Bussy avait conservéesur lui-même, demeura-t-elle persuadée que le jeune homme venaitd’entendre pour la première fois prononcer le nom de Diane, et que,ce nom n’éveillant en lui ni souvenir ni espérance, il s’attendaità trouver à Méridor quelque provinciale bien gauche et bienembarrassée en face des hôtes nouveaux qui lui arrivaient.

En conséquence, elle se disposait à jouir desa surprise.

Cependant une chose l’étonnait, c’est que, legarde ayant sonné dans sa trompe pour l’avertir d’une visite, Dianen’accourût point sur le pont-levis, tandis que c’était un signalauquel Diane accourait toujours.

Mais, au lieu de Diane, on aperçut s’avancerpar le porche principal du château un vieillard courbé, appuyé surun bâton. Il était vêtu d’un surtout de velours vert brodé d’unefourrure de renard, et à sa ceinture brillait un sifflet d’argentprès d’un petit trousseau de clef.

Le vent du soir soulevait sur son front seslongs cheveux, blancs comme les dernières neiges.

Il traversa le pont-levis, suivi de deuxgrands chiens, d’une race allemande, qui marchaient derrière luilentement et à pas égaux, la tête basse et ne se devançant pas l’unl’autre d’une ligne. Lorsque le vieillard put arriver près duparapet :

– Qui est là ? demanda-t-il d’unevoix faible, et qui fait l’honneur à un pauvre vieillard de levisiter ?

– Moi, moi, seigneur Augustin !s’écria la voix rieuse de la jeune femme.

Car Jeanne de Cossé appelait ainsi levieillard, pour le distinguer de son frère cadet, qui s’appelaitGuillaume, et qui n’était mort que depuis trois ans.

Mais le baron, au lieu de répondre parl’exclamation joyeuse que Jeanne s’attendait à entendre sortir desa bouche, le baron leva lentement la tête, et fixant sur lesvoyageurs des yeux sans regards :

– Vous, dit-il ? je ne vois pas.Qui, vous ?….

– Oh ! mon Dieu ! s’écriaJeanne, ne me reconnaissez-vous pas ? Ah ! c’est vrai,mon déguisement….

– Excusez-moi, dit le vieillard, mais jen’y vois presque plus. Les yeux des vieillards ne sont pas faitspour pleurer, et, lorsqu’ils pleurent trop, les larmes lesbrûlent.

– Ah ! cher baron, dit la jeunefemme, je vois bien en effet que votre vue baisse, car vousm’eussiez reconnue, même sous mes habits d’homme. Il faut donc queje vous dise mon nom ?

– Oui, sans doute, répliqua le vieillard,puisque je vous dis que je vous vois à peine.

– Eh bien, je vais vous attraper, cherseigneur Augustin, je suis madame de Saint-Luc.

– Saint-Luc ! dit le vieillard, jene vous connais pas.

– Mais mon nom de jeune fille, dit larieuse jeune femme, mais mon nom de jeune fille est Jeanne deCossé-Brissac.

– Ah ! mon Dieu ! s’écria levieillard en essayant d’ouvrir la barrière de ses mainstremblantes, ah ! mon Dieu !

Jeanne, qui ne comprenait rien à cetteréception étrange, si différente de celle à laquelle elles’attendait et qui l’attribuait à l’âge du vieillard et au déclinde ses facultés, se voyant enfin reconnue, sauta à bas de soncheval et courut se jeter dans ses bras, ainsi qu’elle en avaitl’habitude ; mais, en embrassant le baron, elle sentit sesjoues humides ; il pleurait.

– C’est de joie, pensa-t-elle.Allons ! le cœur est toujours jeune.

– Venez, dit le vieillard après avoirembrassé Jeanne.

Et, comme s’il n’eût pas aperçu ses deuxcompagnons, le vieillard se remit à marcher vers le château de sonpas égal et mesuré, suivi toujours à la même distance de ses deuxchiens, qui n’avaient pris que le temps de flairer et de regarderles visiteurs.

Le château avait un aspect de tristesseétrange ; tous les volets en étaient fermés ; on eût ditun immense tombeau. Les serviteurs qu’on apercevait passant çà etlà étaient vêtus de noir. Saint-Luc adressa un regard à sa femmepour lui demander si c’était ainsi qu’elle s’attendait à trouver lechâteau.

Jeanne comprit, et, comme elle avait hâteelle-même de sortir de cette perplexité, elle s’approcha du baron,et lui prenant la main :

– Et Diane ! dit-elle, est-ce que,par malheur, elle ne se trouverait point ici ?

Le vieillard s’arrêta comme frappé de lafoudre, et, regardant la jeune femme avec une expression quiressemblait presque à la terreur :

– Diane ? dit-il.

Et soudain, à ce nom, les deux chiens, levantla tête de chaque côté vers leur maître, poussèrent un lugubregémissement.

Bussy ne put s’empêcher de frissonner ;Jeanne regarda Saint-Luc, et Saint-Luc s’arrêta, ne sachant s’ildevait s’avancer davantage ou retourner en arrière.

– Diane ! répéta le vieillard, commes’il lui avait fallu tout ce temps pour comprendre la question quilui était faite ; mais vous ne savez donc pas ?

Et sa voix déjà faible et tremblantes’éteignit dans un sanglot arraché du plus profond du cœur.

– Mais quoi donc ? et qu’est-ilarrivé ? s’écria Jeanne émue et les mains jointes.

– Diane est morte ! s’écria levieillard en levant les mains avec un geste désespéré vers le ciel,et en laissant échapper un torrent de larmes.

Et il se laissa tomber sur les premièresmarches du perron, auquel on était arrivé. Il cachait sa tète entreses deux mains en se balançant comme pour chasser le souvenirfunèbre qui venait sans cesse le torturer.

– Morte ! s’écria Jeanne frappéed’épouvante et pâlissant comme un spectre.

– Morte ! dit Saint-Luc avec unetendre compassion pour le vieillard.

– Morte ! balbutia Bussy. Il lui alaissé croire, à lui aussi, qu’elle était morte. Ah ! pauvrevieillard ! comme tu m’aimeras un jour !

– Morte ! morte ! répéta lebaron ; ils me l’ont tuée !

– Ah ! mon cher seigneur ! ditJeanne, qui, après le coup terrible qu’elle avait reçu, venait detrouver la seule ressource qui empêche de se briser le faible cœurdes femmes, les larmes.

Et elle éclata en sanglots, inondant de pleursla figure du vieillard, au cou duquel ses bras venaients’enlacer.

Le vieux seigneur se releva, trébuchant.

– N’importe, dit-il, pour être vide etdésolée, la maison n’en est pas moins hospitalière ;entrez.

Jeanne prit le bras du vieillard sous le sienet traversa avec lui le péristyle, l’ancienne salle des gardes,devenue une salle à manger, et entra dans le salon.

Un domestique, dont le visage bouleversé etdont les jeux rougis dénotaient le tendre attachement pour sonmaître, marchait devant, ouvrant les portes ; Saint-Luc etBussy suivaient.

Arrivé dans le salon, le vieillard, toujourssoutenu par Jeanne, s’assit ou plutôt se laissa tomber dans songrand fauteuil de bois sculpté.

Le valet poussa une fenêtre pour donner del’air, et, sans sortir de la chambre, se retira dans un coin.

Jeanne n’osait rompre le silence. Elletremblait de rouvrir les blessures du vieillard en lequestionnant ; et cependant, comme toutes les personnes jeuneset heureuses, elle ne pouvait se décider à regarder comme réel lemalheur qu’on lui annonçait. Il y a un âge où l’on ne peut sonderl’abîme de la mort, parce qu’on ne croit point à la mort.

Ce fut le baron qui vint au-devant de sondésir en reprenant la parole.

– Vous m’avez dit que vous étiez mariée,ma chère Jeanne ; monsieur est-il donc votre mari ?

Et il désignait Bussy.

– Non, seigneur Augustin, réponditJeanne ; voici M. de Saint-Luc.

Saint-Luc s’inclina plus profondément encoredevant le malheureux père que devant le vieillard, Celui-ci lesalua tout paternellement, et s’efforça même de sourire ;puis, les yeux atones, se tournant vers Bussy :

– Et monsieur, dit-il, est votre frère,le frère de votre mari, un de vos parents ?

– Non, cher baron, monsieur n’est pointnotre parent, mais notre ami : M. Louis de Clermont,comte de Bussy d’Amboise, gentilhomme de M. le ducd’Anjou.

À ces mots, le vieillard, se redressant commepar un ressort, lança un regard terrible sur Bussy, et, commeépuisé par cette provocation muette, retomba sur son fauteuil enpoussant un gémissement.

– Quoi donc ? demanda Jeanne.

– Le baron vous connaît-il, seigneur deBussy ? demanda Saint-Luc.

– C’est la première fois que j’ail’honneur de voir M. le baron de Méridor, dit tranquillementBussy, qui seul avait compris l’effet que le nom de M. le ducd’Anjou avait produit sur le vieillard.

– Ah ! vous êtes gentilhomme deM. le duc d’Anjou, dit le baron, vous êtes gentilhomme de cemonstre, de ce démon, et vous osez l’avouer ! et vous avezl’audace de vous présenter chez moi !

– Est-il fou ? demanda tout basSaint-Luc à sa femme, en regardant le baron avec des yeuxétonnés.

– La douleur lui aura dérangé l’esprit,répondit Jeanne avec effroi.

M. de Méridor avait accompagné lesparoles qu’il venait de prononcer, et qui faisaient douter à Jeannequ’il eût toute sa raison, d’un regard plus menaçant encore que lepremier ; mais Bussy, toujours impassible, soutint ce regarddans l’attitude d’un profond respect et ne répliqua point.

– Oui, de ce monstre, repritM. de Méridor, dont la tète semblait s’égarer de plus enplus, de cet assassin qui m’a tué ma fille ?

– Pauvre seigneur ! murmuraBussy.

– Mais que dit-il donc là ? demandaJeanne, interrogeant à son tour.

– Vous ne savez donc pas, vous qui meregardez avec des yeux effarés, s’écria M. de Méridor enprenant les mains de Jeanne et celles de Saint-Luc et en lesréunissant entre les siennes, mais le duc d’Anjou m’a tué maDiane ; le duc d’Anjou ! mon enfant, ma fille, il me l’atuée !

Et le vieillard prononça ces dernières parolesavec un tel accent de douleur, que les larmes en vinrent aux yeuxde Bussy lui-même.

– Seigneur, dit la jeune femme, celafût-il, et je ne comprends point comment cela peut être, vous nepouvez accuser de cet affreux malheur M. de Bussy, leplus loyal, le plus généreux gentilhomme qui soit. Mais voyez donc,mon bon père, M. de Bussy ne sait rien de ce que vousdites, M. de Bussy pleure comme nous et avec nous.Serait-il donc venu, s’il eût pu se douter de l’accueil que vouslui réserviez ! Ah ! cher seigneur Augustin, au nom devotre bien-aimée Diane, dites-nous comment cette catastrophe estarrivée.

– Alors, vous ne saviez pas… ? ditle vieillard, s’adressant à Bussy.

Bussy s’inclina sans répondre.

– Eh ! mon Dieu, non, dit Jeanne,tout le monde ignorait cet événement.

– Ma Diane est morte, et sa meilleureamie ignorait sa mort ! Oh ! c’est vrai, je n’en aiécrit, je n’en ai parlé à personne ; il me semblait que lemonde ne pouvait vivre du moment où Diane ne vivait plus ; ilme semblait que l’univers entier devait porter le deuil deDiane.

– Parlez, parlez ; cela voussoulagera, dit Jeanne.

– Eh bien, dit le baron en poussant unsanglot, ce prince infâme, le déshonneur de la noblesse de France,a vu ma Diane, et, la trouvant si belle, l’a fait enlever etconduire au château de Beaugé pour la déshonorer comme il eût faitde la fille d’un serf. Mais Diane, ma Diane sainte et noble, achoisi la mort. Elle s’est précipitée d’une fenêtre dans le lac, etl’on n’a plus retrouvé que son voile flottant à la surface del’eau.

Et le vieillard ne put articuler cettedernière phrase sans des larmes et des sanglots qui faisaient decette scène un des plus lugubres spectacles que Bussy eût vusjusque-là, Bussy, l’homme de guerre, habitué à verser et à voirverser le sang.

Jeanne, presque évanouie, regardait, elleaussi, le comte avec une espèce de terreur.

– Oh ! comte, s’écria Saint-Luc,c’est affreux, n’est-ce pas ? Comte, il vous faut abandonnerce prince infâme ; comte, un noble cœur comme le vôtre ne peutrester l’ami d’un ravisseur et d’un assassin.

Le vieillard, un peu réconforté par cesparoles, attendait la réponse de Bussy pour fixer son opinion surle gentilhomme ; les paroles sympathiques de Saint-Luc leconsolaient. Dans les grandes crises morales, les faiblessesphysiques sont grandes, et ce n’est point un des moindresadoucissements à la douleur de l’enfant mordu par un chien favorique de voir battre ce chien qui l’a mordu.

Mais Bussy, au lieu de répondre à l’apostrophede Saint-Luc, fit un pas vers M. de Méridor.

– Monsieur le baron, dit-il, voulez-vousm’accorder l’honneur d’un entretien particulier ?

– Écoutez M. de Bussy, cherseigneur ! dit Jeanne, vous verrez qu’il est bon et qu’il saitrendre service.

– Parlez, monsieur, dit le baron entremblant, car il pressentait quelque chose d’étrange dans leregard du jeune homme.

Bussy se tourna vers Saint-Luc et sa femme, etleur adressant un regard plein de noblesse et d’amitié :

– Vous permettez, dit-il.

Les deux jeunes gens sortirent de la salle,appuyés l’un sur l’autre et doublement heureux de leur bonheur prèsde cette immense infortune.

Alors, quand la porte se fut refermée derrièreeux, Bussy s’approcha du baron et le salua profondément.

– Monsieur le baron, dit Bussy, vousvenez, en ma présence, d’accuser un prince que je sers, et vousl’avez accusé avec une violence qui me force à vous demander uneexplication.

Le vieillard fit un mouvement.

– Oh ! ne vous méprenez point ausens tout respectueux de mes paroles ; c’est avec la plusprofonde sympathie que je vous parle, c’est avec le plus vif désird’adoucir votre chagrin que je vous dis : Monsieur le baron,faites-moi, dans ses détails, le récit de la catastrophedouloureuse que vous racontiez tout à l’heure àM. de Saint-Luc et à sa femme. Voyons, tout s’est-il bienaccompli comme vous le croyez, et tout est-il bien perdu ?

– Monsieur, dit le vieillard, j’ai eu unmoment d’espoir. Un noble et loyal gentilhomme,M. de Monsoreau, a aimé ma pauvre fille et s’estintéressé à elle.

– M. de Monsoreau ! ehbien, demanda Bussy, voyons, quelle a été sa conduite dans toutceci ?

– Ah ! sa conduite fut loyale etdigne, car Diane avait refusé sa main. Cependant ce fut lui qui lepremier m’avertit des infâmes projets du duc. Ce fut lui quim’indiqua le moyen de les faire échouer ; il ne demandaitqu’une chose pour sauver ma fille, et cela encore prouvait toute lanoblesse et toute la droiture de son âme ; il demandait, s’ilparvenait à l’arracher des mains du duc, que je la lui donnasse enmariage, afin que, hélas ! ma fille n’en sera pas moinsperdue, lui, jeune, actif et entreprenant, pût la défendre contreun puissant prince, ce que son pauvre père ne pouvait entreprendre.Je donnai mon consentement avec joie ; mais, hélas ! cefut inutile : il arriva trop tard, et ne trouva ma pauvreDiane sauvée du déshonneur que par la mort.

– Et, depuis ce moment fatal, demandaBussy, M. de Monsoreau n’a-t-il donc pas donné de sesnouvelles ?

– Il n’y a qu’un mois que ces événementsse sont passés, dit le vieillard, et le pauvre gentilhomme n’aurapas osé reparaître devant moi, ayant échoué dans son généreuxdessein.

Bussy baissa la tête ; tout lui étaitexpliqué.

Il comprenait maintenant commentM. de Monsoreau avait réussi à enlever au prince la jeunefille qu’il aimait, et comment la crainte que le prince nedécouvrît que cette jeune fille était devenue sa femme lui avaitlaissé accréditer, même près du pauvre père, le bruit de samort.

– Eh bien, monsieur, dit le vieillard,voyant que la rêverie penchait le front du jeune homme, et tenaitfixés sur la terre ses yeux, que le récit qu’il venait d’acheveravait fait étinceler plus d’une fois.

– Eh bien, monsieur le baron, réponditBussy, je suis chargé par monseigneur le duc d’Anjou de vous amenerà Paris, où Son Altesse désire vous parler.

– Me parler, à moi ! s’écria lebaron ; moi, me trouver en face de cet homme après la mort dema fille ! et que peut-il avoir à me dire, lemeurtrier ?

– Qui sait ? se justifierpeut-être.

– Et, se justifiât-il, s’écria levieillard, non, monsieur de Bussy, non, je n’irai point àParis ; ce serait d’ailleurs trop m’éloigner de l’endroit oùrepose ma chère enfant dans son froid linceul de roseaux.

– Monsieur le baron, dit Bussy d’une voixferme, permettez-moi d’insister près de vous ; c’est mondevoir de vous conduire à Paris, et je suis venu exprès pourcela.

– Eh bien, j’irai donc à Paris !s’écria le vieillard, tremblant de colère ; mais malheur àceux qui m’auront perdu ! Le roi m’entendra, et, s’il nem’entend pas, je ferai appel à tous les gentilshommes de France.Aussi bien, murmura-t-il plus bas, j’oubliais dans ma douleur quej’ai entre les mains une arme dont jusqu’à présent je n’ai eu àfaire aucun usage. Oui, monsieur de Bussy, je vousaccompagnerai.

– Et moi, monsieur le baron, dit Bussy enlui prenant la main, je vous recommande la patience, le calme et ladignité qui conviennent à un seigneur chrétien. Dieu a pour lesnobles cœurs des miséricordes infinies, et vous ne savez point cequ’il vous réserve. Je vous prie aussi, en attendant le jour où cesmiséricordes éclateront, de ne point me compter au nombre de vosennemis, car vous ne savez point ce que je vais faire pour vous. Àdemain donc, monsieur le baron, s’il vous plaît, et, dès que lejour sera venu, nous nous mettrons en route.

– J’y consens, répondit le vieuxseigneur, ému malgré lui par le doux accent avec lequel Bussy avaitprononcé ces paroles ; mais, en attendant, ami ou ennemi, vousêtes mon hôte, et je dois vous conduire à votre appartement.

Et le baron prit sur la table un flambeaud’argent à trois branches, et d’un pas pesant gravit, suivi deBussy d’Amboise, l’escalier d’honneur du château.

Les chiens voulaient le suivre ; il lesarrêta d’un signe ; deux de ses serviteurs marchaient derrièreBussy avec d’autres flambeaux.

En arrivant sur le seuil de la chambre qui luiétait destinée, le comte demanda ce qu’étaient devenusM. de Saint-Luc et sa femme.

– Mon vieux Germain doit avoir pris soind’eux, répondit le baron. Passez une bonne nuit monsieur lecomte.

Chapitre 24Comment Rémi le Haudouin s’était, en l’absence de Bussy, ménagé desintelligences dans la maison de la rue Saint-Antoine.

Monsieur et madame de Saint-Luc ne pouvaientrevenir de leur surprise : Bussy aux secrets avecM. de Méridor ; Bussy se disposant à partir avec levieillard pour Paris ; Bussy, enfin, paraissant prendre tout àcoup la direction de ces affaires qui lui paraissaient d’abordétrangères et inconnues, était pour les deux jeunes gens unphénomène inexplicable.

Quant au baron, le pouvoir magique de ce titreAltesse Royale avait produit sur lui son effet ordinaire : ungentilhomme du temps de Henri III n’en était pas encore à souriredevant des qualifications et des armoiries.

Altesse Royale, cela signifiait pourM. de Méridor comme pour tout autre, excepté le roi,force majeure, c’est-à-dire la foudre et la tempête.

Le matin venu, le baron prit congé de seshôtes, qu’il installa dans le château ; mais Saint-Luc et safemme, comprenant la difficulté de la situation, se promirent dequitter Méridor aussitôt que faire se pourrait, et de rentrer dansles terres de Brissac, qui en étaient voisines, aussitôt que l’onse serait assuré du consentement du timide maréchal.

Quant à Bussy, pour justifier son étrangeconduite, il n’eût besoin que d’une seconde. Bussy, maître dusecret qu’il possédait et qu’il pouvait révéler à qui lui faisaitplaisir, ressemblait à l’un de ces magiciens chers aux Orientaux,qui, d’un premier coup de baguette, font tomber les larmes de tousles yeux, et qui, du second, dilatent toutes les prunelles etfendent toutes les bouches par un joyeux sourire.

Cette seconde, que nous avons dit suffire àBussy pour opérer de si grands changements, fut employée par lui àlaisser tomber tout bas quelques syllabes dans l’oreille que luitendait avidement la charmante femme de Saint-Luc.

Ces quelques syllabes prononcées, le visage deJeanne s’épanouit ; son front si pur se colora d’unedélicieuse rougeur. On vit ses petites dents blanches et brillantescomme la nacre apparaître sous le corail de ses lèvres ; et,comme son mari, stupéfait, la regardait pour l’interroger, elle mitun doigt sur sa bouche, et s’enfuit en bondissant et en envoyant unbaiser de remercîment à Bussy.

Le vieillard n’avait rien vu de cettepantomime expressive : l’œil fixé sur le manoir paternel, ilcaressait machinalement ses deux chiens, qui ne pouvaient sedécider à le quitter ; il donna quelques ordres d’une voixémue à ses serviteurs, courbés sous son adieu et sous sa parole.Puis, montant à grand’peine, et grâce à l’aide de son écuyer, unvieux cheval pie qu’il affectionnait, et qui avait été son chevalde bataille dans les dernières guerres civiles, il salua d’un gestele château de Méridor et partit sans prononcer un seul mot.

Bussy, l’œil brillant, répondait aux souriresde Jeanne et se retournait fréquemment pour dire adieu à ses amis.En le quittant, Jeanne lui avait dit tout bas :

– Quel homme étrange faites-vous,seigneur comte ! Je vous avais promis que le bonheur vousattendait à Méridor… et c’est vous au contraire qui apportez àMéridor le bonheur qui s’en était envolé.

De Méridor à Paris il y a loin ; loinsurtout pour un vieux baron criblé de coups d’épée et de mousquetreçus dans ces rudes guerres où les blessures étaient en proportiondes guerriers. Longue route aussi faisait cette distance pour cedigne cheval pie que l’on appelait Jarnac, et qui, à ce nom,relevant sa tête enfoncée sous sa crinière, roulait un œil encorefier sous sa paupière fatiguée.

Une fois en route, Bussy se mit àl’étude : cette étude était de captiver par ses soins et sesattentions de fils le cœur du vieillard dont il s’était d’abordattiré la haine, et sans doute il y réussit, car, le sixième jourau matin, en arrivant à Paris, M. de Méridor dit à soncompagnon de voyage ces paroles, qui peignaient tout le changementque le voyage avait amené dans son esprit :

– C’est singulier, comte, me voici plusprès que jamais de mon malheur, et cependant je suis moins inquietà l’arrivée que je ne l’étais au départ.

– Encore deux heures, seigneur Augustin,dit Bussy, et vous m’aurez jugé comme je veux être jugé parvous.

Les voyageurs entrèrent à Paris par lefaubourg Saint-Marcel, éternelle entrée dont la préférence seconçoit à cette époque, parce que cet horrible quartier, un desplus laids de Paris, semblait le plus parisien de tous, grâce à sesnombreuses églises, à ses milliers de maisons pittoresques et à sespetits ponts sur des cloaques.

– Où allons-nous ? dit lebaron ; au Louvre, sans doute ?

– Monsieur, dit Bussy, je dois d’abordvous mener à mon hôtel, pour que vous vous rafraîchissiez quelquesminutes, et que vous soyez ensuite en état de voir comme ilconvient la personne chez laquelle je vous conduis.

Le baron se laissa faire patiemment ;Bussy le conduisit droit à son hôtel de la rue deGrenelle-Saint-Honoré.

Les gens du comte ne l’attendaient pas ouplutôt ne l’attendaient plus : rentré la nuit par une petiteporte dont lui seul avait la clef, il avait sellé lui-même soncheval, et était parti sans avoir été vu d’aucun autre que de Remyle Haudouin. On comprend donc que sa disparition instantanée, lesdangers qu’il avait courus la semaine précédente, et qui s’étaienttrahis par sa blessure, ses habitudes aventureuses enfin qu’aucuneleçon ne corrigeait, avaient porté beaucoup de gens à croire qu’ilavait donné dans quelque piège tendu sur son chemin par sesennemis, que la fortune, si longtemps favorable à son courage,avait un jour enfin été contraire à sa témérité, et que Bussy, muetet invisible, était bien mort par quelque dague ou quelquearquebusade.

De sorte que les meilleurs amis et les plusfidèles serviteurs de Bussy faisaient déjà des neuvaines pour sonretour à la lumière, retour qui leur paraissait non moins hasardeuxque celui de Pyrithoüs, tandis que les autres, plus positifs, necomptant plus que sur son cadavre, faisaient, pour le retrouver,les recherches les plus minutieuses dans les égouts, dans les cavessuspectes, dans les carrières de la banlieue, dans le lit de laBièvre ou dans les fossés de la Bastille.

Une seule personne répondait quand on luidemandait des nouvelles de Bussy :

– M. le comte se porte bien.

Mais, si l’on voulait pousser plus loinl’interrogatoire, comme elle n’en savait pas davantage, lesrenseignements qu’elle pouvait donner s’arrêtaient là.

Cette personne, qui essuyait, grâce à cetteréponse rassurante, mais peu détaillée, force rebuffades et mauvaiscompliments, était maître Remy le Haudouin, qui, du soir au matin,trottait menu, perdant son temps à des contemplations étranges,disparaissant de temps en temps de l’hôtel, soit le jour, soit lanuit, rentrant alors avec des appétits insolites, et ramenant parsa gaieté, chaque fois qu’il rentrait, un peu de joie au cœur decette maison.

Le Haudouin, après une de ces absencesmystérieuses, rentrait justement à l’hôtel au moment où la courd’honneur retentissait des cris d’allégresse, où les valetsempressés se jetaient sur la bride du cheval de Bussy et sedisputaient à qui serait son écuyer, car le comte, au lieu demettre pied à terre, demeurait à cheval.

– Voyons, disait Bussy, vous êtessatisfaits de me voir vivant, merci. Vous me demandez si c’est bienmoi, regardez, touchez, mais faites bien vite. Bien, maintenantaidez ce digne gentilhomme à descendre de cheval, et faitesattention que je le considère avec plus de respect que je ne feraisd’un prince.

Bussy avait raison de rehausser ainsi levieillard, à qui l’on avait à peine fait attention d’abord, et qu’àses habits modestes, à ses habits peu soucieux de la mode, et à soncheval pie, fort vite apprécié de gens qui chaque jour manœuvraientles chevaux de Bussy, on avait été tenté de prendre pour un écuyermis en retraite dans quelque province, et que l’aventureuxgentilhomme ramenait de cet exil comme d’un autre monde.

Mais, ces paroles prononcées, ce fut aussitôtà qui s’empresserait près du baron. Le Haudouin regardait la scèneen riant sous cape, selon son habitude, et il fallut toute lagravité de Bussy pour forcer ce rire à disparaître du joyeux visagedu jeune docteur.

– Vite une chambre à monseigneur !cria Bussy.

– Laquelle ? demandèrent aussitôtcinq ou six voix empressées.

– La meilleure, la mienne.

Et à son tour il offrit son bras au vieillardpour gravir l’escalier, essayant de le recevoir avec plus d’honneurencore qu’il n’en avait été reçu.

M. de Méridor se laissait aller àcette entraînante courtoisie sans volonté, comme on se laisse allerà la pente de certains rêves qui vous conduisent à ces paysfantastiques, royaumes de l’imagination et de la nuit.

On apporta au baron le gobelet doré du comte,et Bussy voulut lui verser lui-même le vin de l’hospitalité.

– Merci, merci, monsieur, disait levieillard ; mais irons-nous bientôt où nous devonsaller ?

– Oui, seigneur Augustin, bientôt, soyeztranquille, et ce ne sera pas seulement un bonheur pour vous, maispour moi.

– Que dites-vous, et d’où vient que vousme parlez presque toujours une langue que je ne comprendspas ?

– Je dis, seigneur Augustin, que je vousai parlé d’une providence miséricordieuse aux grands cœurs, et quenous approchons du moment où je vais, en votre nom, faire appel àcette providence.

Le baron regarda Bussy d’un air étonné, maisBussy, en lui faisant de la main un signe respectueux, et quivoulait dire : Je reviens dans un instant, sortit le souriresur les lèvres.

Comme il s’y attendait, le Haudouin était ensentinelle à la porte ; il prit le jeune homme par le bras, etl’emmena dans un cabinet.

– Eh bien, cher Hippocrate, demanda-t-il,où en sommes-nous ?

– Où cela ?

– Parbleu ! rue Saint-Antoine.

– Monseigneur, nous en sommes à un pointfort intéressant pour vous, je présume. À ceci, rien denouveau.

Bussy respira.

– Le mari n’est donc pas revenu ?dit-il.

– Si fait ; mais sans aucun succès.Il y a dans tout cela un père qui doit, à ce qu’il paraît, faire ledénoûment ; un dieu qui, un matin où l’autre, descendra dansune machine ; de sorte qu’on attend ce père absent, ce Dieuinconnu.

– Bon ! dit Bussy ; maiscomment sais-tu tout cela ?

– Comprenez bien, monseigneur, dit leHaudouin avec sa bonne et franche gaieté, que votre absence faisaitmomentanément de ma position près de vous une sinécure ; j’aivoulu utiliser à votre avantage les moments que vous melaissiez.

– Voyons ; qu’as-tu fait ?raconte, mon cher Remy, j’écoute.

– Voici : vous parti, j’ai apportéde l’argent, des livres et une épée dans une petite chambre quej’avais louée et qui appartenait à la maison faisant l’angle de larue Saint-Antoine et de la rue Sainte-Catherine.

– Bien.

– De là je pouvais voir, depuis sessoupiraux jusqu’à ses cheminées, la maison que vous connaissez.

– Fort bien !

– À peine en possession de ma chambre, jeme suis installé à une fenêtre.

– Excellent !

– Oui, mais il y avait néanmoins uninconvénient à cette excellence-là.

– Lequel ?

– C’est que, si je voyais, j’étais vu, etqu’on pouvait, à tout prendre, concevoir quelque ombrage d’un hommeregardant sans cesse une même perspective ; obstination quim’eût, au bout de deux ou trois jours, fait passer pour un larron,un amant, un espion ou un fou….

– Puissamment raisonné, mon cher leHaudouin. Mais alors qu’as-tu fait ?

– Oh ! alors, monsieur le comte,j’ai vu qu’il fallait recourir aux grands moyens, et ma foi….

– Eh bien ?

– Ma foi, je suis devenu amoureux.

– Hein ? fit Bussy, qui necomprenait pas en quoi l’amour de Remy pouvait le servir.

– C’est comme j’ai l’honneur de vous ledire, répéta gravement le jeune docteur, amoureux, très amoureux,amoureux fou.

– De qui ?

– De Gertrude.

– De Gertrude, la suivante de madame deMonsoreau ?

– Eh ! oui, mon Dieu ! deGertrude, la suivante de madame de Monsoreau. Que voulez-vous,monseigneur ? je ne suis pas un gentilhomme, moi, pour deveniramoureux des maîtresses : je suis un pauvre petit médecin,sans autre pratique qu’un client qui, je l’espère, ne me donneraplus que de loin en loin de la besogne, et il faut bien que jefasse mes expériences in anima vili, comme nous disons enSorbonne.

– Pauvre Remy ! dit Bussy, croisbien que j’apprécie ton dévouement, va !

– Eh ! monseigneur, répondit leHaudouin, je ne suis pas si fort à plaindre, après tout :Gertrude est un beau brin de fille qui a deux pouces de plus quemoi et qui me lèverait à bras tendus en me tenant par le collet demon habit, ce qui tient chez elle à un grand développement desmuscles du biceps et du deltoïde. Cela me donne pour elle unevénération qui la flatte, et, comme je lui cède toujours, nous nenous disputons jamais ; puis elle a un talent précieux.

– Lequel, mon pauvre Remy ?

– Elle raconte merveilleusement.

– Ah ! vraiment ?

– Oui, de sorte que par elle je sais toutce qui se passe chez sa maîtresse. Hein ? quedites-vous ? j’ai pensé que cela ne vous serait pasdésagréable d’avoir des intelligences dans la maison.

– Le Haudouin, tu es un bon génie que lehasard ou plutôt la Providence a mis sur ma route ; alors, tuen es avec Gertrude dans des termes….

– Puella me diligit, répondit leHaudouin en se balançant avec une fatuité affectée.

– Et tu es reçu dans la maison ?

– Hier soir, j’y ai fait mon entrée, àminuit, sur la pointe du pied, par la fameuse porte à guichet quevous savez.

– Et comment es-tu arrivé à cebonheur ?

– Mais assez naturellement, je dois ledire.

– Eh bien, dis.

– Le surlendemain de votre départ, lelendemain du jour de mon installation dans la petite chambre, j’aiattendu à la porte que la dame de mes futures pensées sortît pouraller aux provisions, soin dont elle se préoccupe, je doisl’avouer, tous les jours de huit heures à neuf heures du matin. Àhuit heures dix minutes je l’ai vue paraître ; aussitôt jesuis descendu de mon observatoire, et j’ai été me placer sur saroute.

– Et elle t’a reconnu ?

– Si bien reconnu, qu’elle a poussé ungrand cri et s’est sauvée.

– Alors ?

– Alors, j’ai couru après elle, et l’airattrapée à grand’peine, car elle court très fort ; mais, vouscomprenez, les jupes, cela gêne toujours un peu.

– Jésus ! a-t-elle dit.

– Sainte Vierge ! ai-je crié.

La chose lui a donné bonne idée de moi ;un autre, moins pieux que moi, se fût écrié : Morbleu !ou : Corbeuf !

– Le médecin ! a-t-elle dit.

– La charmante ménagère ! ai-jerépondu.

Elle a souri ; mais se reprenantaussitôt :

– Vous vous trompez, monsieur, a-t-elledit, je ne vous connais point.

– Mais moi je vous connais, lui ai-jedit, car, depuis trois jours, je ne vis pas, je n’existe pas, jevous adore ; à ce point que je ne demeure plus rueBeautreillis, mais rue Saint-Antoine, au coin de la rueSainte-Catherine, et que je n’ai changé de logement que pour vousvoir entrer et sortir ; si vous avez encore besoin de moi pourpanser de beaux gentilshommes, ce n’est donc plus à mon ancienlogement qu’il faut venir me chercher, mais à mon nouveau.

– Silence ! a-t-elle dit.

– Ah ! vous voyez bien ! ai-jerépondu.

Et voilà comment notre connaissance s’estfaite ou plutôt renouée.

– De sorte qu’à cette heure tu es….

– Aussi heureux qu’un amant peut l’être…avec Gertrude, bien entendu, tout est relatif ; mais je suisplus qu’heureux, je suis au comble de la félicité, puisque j’ensuis arrivé où j’en voulais venir dans votre intérêt.

– Mais elle se doutera peut-être….

– De rien, je ne lui ai pas même parlé devous. Est-ce que le pauvre Remy le Haudouin connaît de noblesgentilshommes comme le seigneur de Bussy ? Non, je lui aiseulement demandé d’une façon indifférente : – Et votre jeunemaître va-t-il mieux ?

– Quel jeune maître ?

– Ce cavalier que j’ai soigné chezvous.

– Ce n’est pas mon jeune maître, a-t-ellerépondu.

– Ah ! c’est que, comme il étaitcouché dans le lit de votre maîtresse, moi, j’ai cru… ai-jerepris.

– Oh ! mon Dieu, non ; pauvrejeune homme ! a-t-elle répondu avec un soupir, il ne nousétait rien ; nous ne l’avons même revu qu’une fois depuis.

– Alors, vous ne savez même pas sonnom ? ai-je demandé.

– Oh ! si fait.

– Vous auriez pu l’avoir su et l’avoiroublié.

– Ce n’est pas un nom qu’on oublie.

– Comment s’appelle-t-il donc ?

– Avez-vous entendu parler parfois duseigneur de Bussy ?

– Parbleu ! ai-je répondu, Bussy, lebrave Bussy !

– Eh bien, c’est cela même.

– Alors, la dame ?

– Ma maîtresse est mariée, monsieur.

– On est mariée, on est fidèle, etcependant on pense parfois à un beau jeune homme qu’on a vu… nefût-ce qu’un instant, surtout quand ce beau jeune homme étaitblessé, intéressant et couché dans notre lit.

– Aussi, a répondu Gertrude, pour êtrefranche, je ne dis point que ma maîtresse ne pense pas à lui.

Une vive rougeur monta au front de Bussy.

– Nous en parlons même, a ajoutéGertrude, toutes les fois que nous sommes seules.

– Excellente fille ! s’écria lecomte.

– Et qu’en dites-vous ? ai-jedemandé.

– Je raconte ses prouesses, ce qui n’estpas difficile, attendu qu’il n’est bruit dans Paris que des coupsd’épée qu’il donne et qu’il reçoit. Je lui ai même appris, à mamaîtresse toujours, une petite chanson fort à la mode.

– Ah ! je la connais, ai-jerépondu ; n’est-ce pas :

Un beau chercheur de noise,

C’est le seigneur d’Amboise ;

Tendre et fidèle aussi,

C’est monseigneur Bussy !

– Justement ! s’est écriée Gertrude.De sorte que ma maîtresse ne chante plus que cela.

Bussy serra la main du jeune docteur ; unindicible frisson de bonheur venait de passer dans ses veines.

– C’est tout ? dit-il, tant l’hommeest insatiable dans ses désirs.

– Voilà, monseigneur. Oh ! j’ensaurai davantage plus tard ; mais, que diable ! on nepeut pas tout savoir en un jour… ou plutôt dans une nuit.

Chapitre 25Le père et la fille.

Le rapport de Remy faisait Bussy bienheureux ; en effet, il lui apprenait deux choses :d’abord que M. de Monsoreau était toujours autant haï, etque lui, Bussy, était déjà plus aimé.

Et puis, cette bonne amitié du jeune hommepour lui, lui réjouissait le cœur. Il y a dans tous les sentimentsqui viennent du ciel un épanouissement de tout notre être quisemble doubler nos facultés. On se sent heureux, parce qu’on sesent bon.

Bussy comprit donc qu’il n’y avait plus detemps à perdre maintenant, et que chaque frisson de douleur quiserrait le cœur du vieillard était presque un sacrilège : il ya un tel renversement des lois de la nature dans un père qui pleurela mort de sa fille, que celui qui peut consoler ce père d’un motmérite les malédictions de tous les pères en ne le consolantpas.

En descendant dans la cour,M. de Méridor trouva un cheval frais que Bussy avait faitpréparer pour lui. Un autre cheval attendait Bussy ; tous deuxse mirent en selle et partirent, accompagnés de Remy.

Ils arrivèrent dans la rue Saint-Antoine, nonsans un grand étonnement de M. de Méridor, qui depuisvingt ans n’était point venu à Paris, et qui, au bruit des chevaux,aux cris des laquais, au passage plus fréquent des coches, trouvaitParis fort changé depuis le règne du roi Henri II.

Mais, malgré cet étonnement, qui touchaitpresque à l’admiration, le baron n’en conservait pas moins unetristesse qui s’augmentait à mesure qu’il approchait du but ignoréde son voyage. Quelle réception allait lui faire le duc, etqu’allait-il ressortir de nouvelles douleurs de cetteentrevue ?

Puis, de temps en temps, en regardant avecétonnement Bussy, il se demandait par quel étrange abandon il enétait venu à suivre presque aveuglément ce gentilhomme d’un princeauquel il devait tous ses malheurs. N’eût-il pas bien plutôt été desa dignité de braver le duc d’Anjou, et, au lieu d’accompagnerainsi Bussy où il lui plairait de le conduire, d’aller droit auLouvre se jeter aux genoux du roi ? Que pouvait lui dire leprince ? En quoi pouvait-il le consoler ? N’était-ilpoint de ceux-là qui appliquent des paroles dorées comme un baumemomentané sur les blessures qu’ils ont faites ; mais on n’estpas plutôt hors de leur présence que la blessure saigne plus viveet plus douloureuse qu’auparavant.

On arriva ainsi à la rue Saint-Paul. Bussy,comme un capitaine habile, s’était fait précéder par Remy, lequelavait ordre d’éclairer le chemin et de préparer les voiesd’introduction dans la place.

Ce dernier s’adressa à Gertrude, et revintdire à son patron que nul feutre, nulle rapière, n’embarrassaientl’allée, l’escalier ou le corridor qui conduisaient à la chambre demadame de Monsoreau.

Toutes ces consultations, on le comprend bien,se faisaient à voix basse entre Bussy et le Haudouin.

Pendant ce temps, le baron regardait avecétonnement autour de lui.

– Eh quoi ! se demandait-il, c’estlà que loge le duc d’Anjou ?

Et un sentiment de défiance commença de luiêtre inspiré par l’humble apparence de la maison.

– Pas précisément, monsieur, répondit ensouriant Bussy ; mais, si ce n’est point sa demeure, c’estcelle d’une dame qu’il a aimée.

Un nuage passa sur le front du vieuxgentilhomme.

– Monsieur, dit-il en arrêtant soncheval, nous autres gens de province, nous ne sommes point faits àces façons ; les mœurs faciles de Paris nous épouvantent, etsi bien, que nous ne savons pas vivre en présence de vos mystères.Il me semble que si M. le duc d’Anjou tient à voir le baron deMéridor, ce doit être en son palais à lui, et non dans la maisond’une de ses maîtresses. Et puis, ajouta le vieillard avec unprofond soupir, pourquoi, vous qui paraissez un honnête homme, memenez-vous en face d’une de ces femmes ? Est-ce pour me fairecomprendre que ma pauvre Diane vivrait encore si, comme lamaîtresse de ce logis, elle eût préféré la honte à la mort.

– Allons, allons, monsieur le baron, ditBussy avec son sourire loyal qui avait été son plus grand moyen deconviction envers le vieillard, ne faites point d’avance de faussesconjectures. Sur ma foi de gentilhomme, il ne s’agit point ici dece que vous pensez. La dame que vous allez voir est parfaitementvertueuse et digne de tous les respects.

– Mais qui donc est-elle ?

– C’est… c’est la femme d’un gentilhommede votre connaissance.

– En vérité ? mais alors, monsieur,pourquoi dites-vous que le prince l’a aimée ?

– Parce que je dis toujours la vérité,monsieur le baron ; entrez, et vous en jugerez vous-même envoyant s’accomplir ce que je vous ai promis.

– Prenez garde, je pleurais mon enfantchérie, et vous m’avez dit : « Consolez-vous, monsieur,les miséricordes de Dieu sont grandes ; » me promettreune consolation à mes peines, c’était presque me promettre unmiracle.

– Entrez, monsieur, répéta Bussy avec cemême sourire qui séduisait toujours le vieux gentilhomme.

Le baron mit pied à terre.

Gertrude était accourue tout étonnée sur leseuil de la porte, et regardait d’un œil effaré le Haudouin, Bussyet le vieillard, ne pouvant deviner par quelle combinaison de laProvidence ces trois hommes se trouvaient réunis.

– Allez prévenir madame de Monsoreau, ditle comte, que M. de Bussy est de retour, et désire àl’instant même lui parler. Mais, sur votre âme ! ajouta-t-iltout bas, ne lui dites pas un mot de la personne quim’accompagne.

– Madame de Monsoreau ! dit levieillard avec stupeur, madame de Monsoreau !

– Passez, monsieur le baron, dit Bussy enpoussant le seigneur Augustin dans l’allée.

On entendit alors, tandis que le vieillardmontait l’escalier d’un pas chancelant, on entendit, disons-nous,la voix de Diane qui répondait avec un tremblementsingulier :

– M. de Bussy !dites-vous, Gertrude ? M. de Bussy ! Eh bien,qu’il entre !

– Cette voix, s’écria le baron ens’arrêtant soudain au milieu de l’escalier, cette voix !oh ! mon Dieu ! mon Dieu !

– Montez donc, monsieur le baron, ditBussy.

Mais, au même instant, et comme le baron, touttremblant, se retenait à la rampe en regardant autour de lui, auhaut de l’escalier, en pleine lumière, sous un rayon de soleildoré, resplendit tout à coup Diane, plus belle que jamais,souriante, quoiqu’elle ne s’attendît point à revoir son père.

À cette vue, qu’il prit pour quelque visionmagique, le vieillard poussa un cri terrible, et, les bras étendus,l’œil hagard, il offrit une si parfaite image de la terreur et dudélire, que Diane, prête à se jeter à son cou, s’arrêta de soncôté, épouvantée et stupéfaite.

Le baron, en étendant sa main, trouva à saportée l’épaule de Bussy et s’y appuya.

– Diane vivante ! murmura le baronde Méridor, Diane ! ma Diane que l’on m’avait dite morte, ômon Dieu !

Et ce robuste guerrier, vigoureux acteur desguerres étrangères et des guerres civiles qui l’avaient constammentépargné, ce vieux chêne que le coup de foudre de la mort de Dianeavait laissé debout, cet athlète qui avait si puissamment luttécontre la douleur, écrasé, brisé, anéanti par la joie, recula, lesgenoux fléchissants, et, sans Bussy, fût tombé, précipité du hautde l’escalier à l’aspect de cette image chérie qui tourbillonnaitdevant ses yeux, divisée en atomes confus.

– Mon Dieu ! monsieur deBussy ! s’écria Diane en descendant précipitamment lesquelques marches de l’escalier qui la séparaient du vieillard, qu’adonc mon père ?

Et la jeune femme, épouvantée de cette pâleursubite et de l’effet étrange produit par une entrevue qu’elledevait croire annoncée, interrogeait plus encore des yeux que de lavoix.

– M. le baron de Méridor vouscroyait morte, et il vous pleurait, madame, ainsi qu’un père commelui doit pleurer une fille comme vous.

– Comment ! s’écria Diane, etpersonne ne l’avait détrompé ?

– Personne.

– Oh ! non, non, personne !s’écria le vieillard, sortant de son anéantissement passager,personne ! pas même M. de Bussy !

– Ingrat ! dit le gentilhomme avecle ton d’un doux reproche.

– Oh ! oui, répondit le vieillard,oui, vous avez raison, car voilà un instant qui me paye de toutesmes douleurs. O ma Diane, ma Diane chérie ! continua-t-il enramenant d’une main la tête de sa fille contre ses lèvres et entendant l’autre à Bussy.

Puis, tout à coup, redressant la tête comme siun souvenir douloureux ou une crainte nouvelle se fût glisséjusqu’à son cœur malgré l’armure de joie, si l’on peut s’exprimerainsi, qui venait de l’envelopper :

– Mais que me disiez-vous donc, seigneurde Bussy, que j’allais voir madame de Monsoreau ? oùest-elle ?

– Hélas ! mon père, murmuraDiane.

Bussy rassembla toutes ses forces.

– Vous l’avez devant vous, dit-il, et lecomte de Monsoreau est votre gendre.

– Eh quoi ! balbutia le vieillard,M. de Monsoreau, mon gendre ! et tout ce monde, toi,Diane, lui-même, tout le monde me l’a laissé ignorer ?

– Je tremblais de vous écrire, mon père,de peur que la lettre ne tombât aux mains du prince. D’ailleurs, jecroyais que vous saviez tout.

– Mais dans quel but ? demanda levieillard, pourquoi tous ces étranges mystères ?

– Oh ! oui, mon père, songez-y,s’écria Diane, pourquoi M. de Monsoreau vous a-t-illaissé croire que j’étais morte ? pourquoi vous a-t-il laisséignorer qu’il était mon mari ?

Le baron, tremblant comme s’il eût craint deporter sa vue jusqu’au fond de ces ténèbres, interrogeaittimidement du regard les yeux étincelants de sa fille etl’intelligente mélancolie de Bussy.

Pendant tout ce temps, on avait pas à pasgagné le salon.

– M. de Monsoreau, mongendre ! balbutiait toujours le baron de Méridor anéanti.

– Cela ne peut vous étonner, réponditDiane avec le ton d’un doux reproche ; ne m’avez-vous pasordonné de l’épouser, mon père ?

– Oui, s’il te sauvait.

– Eh bien, il m’a sauvée, dit sourdementDiane en tombant sur un siège placé près de son prie-Dieu. Il m’asauvée, pas du malheur, mais de la honte du moins.

– Alors, pourquoi m’a-t-il laissé croireà ta mort, moi qui pleurais si amèrement ? répéta levieillard. Pourquoi me laissait-il mourir de désespoir, quand unseul mot, un seul, pouvait me rendre la vie ?

– Oh ! il y a encore quelque piègelà-dessous ! s’écria Diane. Mon père, vous ne me quitterezplus ; monsieur de Bussy, vous nous protégerez, n’est-cepas ?

– Hélas ! madame, dit le jeune hommeen s’inclinant, il ne m’appartient plus de pénétrer dans lessecrets de votre famille. J’ai dû, voyant les étranges manœuvres devotre mari, vous trouver un défenseur que vous puissiez avouer. Cedéfenseur, j’ai été le chercher à Méridor. Vous êtes auprès devotre père, je me retire.

– Il a raison, dit tristement levieillard : M. de Monsoreau a craint la colère duduc d’Anjou, et M. de Bussy la craint à son tour.

Diane lança un de ses regards au jeune homme,et ce regard signifiait :

– Vous qu’on appelle le brave Bussy,avez-vous peur de M. le duc d’Anjou, comme pourrait en avoirpeur M. de Monsoreau ?

Bussy comprit le regard de Diane etsourit.

– Monsieur le baron, dit-il,pardonnez-moi, je vous prie, la demande singulière que je vais vousprier de faire, et vous, madame, au nom de l’intention que j’ai devous rendre service, excusez-moi.

Tous deux attendaient en se regardant.

– Monsieur le baron, reprit Bussy,demandez, je vous prie, à madame de Monsoreau….

Et il appuya sur ces derniers mots, qui firentpâlir la jeune femme. Bussy vit la peine qu’il avait faite à Dianeet reprit :

– Demandez à votre fille si elle estheureuse du mariage que vous avez commandé et auquel elle aconsenti.

Diane joignit les mains et poussa un sanglot.Ce fut la seule réponse qu’elle put faire à Bussy. Il est vraiqu’aucune autre n’eût été aussi positive.

Les yeux du vieux baron se remplirent delarmes, car il commençait à voir que son amitié, peut-être tropprécipitée, pour M. de Monsoreau allait se trouver êtrepour beaucoup dans le malheur de sa fille.

– Maintenant, dit Bussy, il est doncvrai, monsieur, que, sans y être forcé par aucune ruse ou paraucune violence, vous avez donné la main de votre fille àM. de Monsoreau ?

– Oui, s’il la sauvait.

– Et il l’a sauvée effectivement. Alorsje n’ai pas besoin de vous demander, monsieur, si votre intentionest de laisser votre parole engagée ?

– C’est une loi pour tous et surtout pourles gentilshommes, et vous devez savoir cela mieux que tout autre,monsieur, de tenir ce qu’on a promis. M. de Monsoreau a,de son propre aveu, sauvé la vie à ma fille, ma fille est donc bienà M. de Monsoreau.

– Ah ! murmura la jeune femme, quene suis-je morte ?

– Madame, dit Bussy, vous voyez bien quej’avais raison de vous dire que je n’avais plus rien à faire ici.M. le baron vous donne à M. de Monsoreau, et vouslui avez promis vous-même, au cas où vous reverriez votre père sainet sauf, de vous donner à lui.

– Ah ! ne me déchirez pas le cœur,monsieur de Bussy ! s’écria madame de Monsoreau ens’approchant du jeune homme ; mon père ne sait pas que j’aipeur de cet homme ; mon père ne sait pas que je le hais ;mon père s’obstine à voir en lui mon sauveur, et moi, moi, que mesinstincts éclairent, je m’obstine à dire que cet homme est monbourreau !

– Diane ! Diane ! s’écria lebaron, il t’a sauvée !

– Oui, s’écria Bussy, entraîné hors deslimites où sa prudence et sa délicatesse l’avaient retenujusque-là, oui ; mais, si le danger était moins grand que vousne le croyiez, si le danger était factice, si, que sais-je ?moi ! Écoutez, baron, il y a là-dessous quelque mystère qu’ilme reste à éclaircir et que j’éclaircirai. Mais ce que je vousproteste, moi, c’est que si j’eusse eu le bonheur de me trouver àla place de M. de Monsoreau, moi aussi j’eusse sauvé dudéshonneur votre fille, innocente et belle, et, sur Dieu quim’entend ! je ne lui eusse pas fait payer ce service.

– Il l’aimait, ditM. de Méridor, qui sentait lui-même tout ce qu’avaitd’odieux la conduite de M. de Monsoreau, et il faut bienpardonner à l’amour.

– Et moi, donc ! s’écria Bussy,est-ce que….

Mais, effrayé de cet éclat qui allait malgrélui s’échapper de son cœur, Bussy s’arrêta, et ce fut l’éclair quijaillit de ses yeux qui acheva la phrase interrompue sur seslèvres.

Diane ne la comprit pas moins et mieux encorepeut-être que si elle eût été complète.

– Eh bien, dit-elle en rougissant, vousm’avez comprise, n’est-ce pas ? Eh bien, mon ami, mon frère,vous avez réclamé ces deux titres, et je vous les donne ; ehbien, mon ami, eh bien, mon frère, pouvez-vous quelque chose pourmoi ?

– Mais le duc d’Anjou ! le ducd’Anjou ! murmura le vieillard, qui voyait toujours la foudrequi le menaçait gronder dans la colère de l’Altesse royale.

– Je ne suis pas de ceux qui craignentles colères des princes, seigneur Augustin, répondit le jeunehomme ; et je me trompe fort, ou nous n’avons point cettecolère à redouter ; si vous le voulez, monsieur de Méridor, jevous ferai, moi, tellement ami du prince, que c’est lui qui vousprotégera contre M. de Monsoreau, de qui vous vient,croyez-moi, le véritable danger, danger inconnu, maiscertain ; invisible, mais peut-être inévitable.

– Mais, si le duc apprend que Diane estvivante, tout est perdu ! dit le vieillard.

– Allons, dit Bussy, je vois bien que,quoi que j’aie pu vous dire, vous croyez M. de Monsoreauavant moi et plus que moi. N’en parlons plus, repoussez mon offre,monsieur le baron, repoussez le secours tout-puissant quej’appelais à votre aide ; jetez-vous dans les bras de l’hommequi a si bien justifié votre confiance ; je vous l’aidit : j’ai accompli ma tâche, je n’ai plus rien à faire ici.Adieu, seigneur Augustin, adieu madame, vous ne me verrez plus, jeme retire, adieu !

– Oh ! s’écria Diane en saisissantla main du jeune homme, m’avez-vous vue faiblir un instant,moi ? m’avez-vous vue revenir à lui ? Non. Je vous ledemande à genoux, ne m’abandonnez pas, monsieur de Bussy, nem’abandonnez pas !

Bussy serra les belles mains suppliantes deDiane, et toute sa colère tomba comme tombe cette neige que fond àla crête des montagnes le chaud sourire du soleil de mai.

– Puisqu’il en est ainsi, dit Bussy, à labonne heure, madame ; oui, j’accepte la mission sainte quevous me confiez, et, avant trois jours, car il me faut le temps derejoindre le prince, qui est, dit-on, en pèlerinage à Chartres avecle roi, avant trois jours vous verrez du nouveau, ou j’y perdraimon nom de Bussy.

Et, s’approchant d’elle avec une ivresse quiembrasait à la fois son souffle et son regard :

– Nous sommes alliés contre le Monsoreau,lui dit-il tout bas ; rappelez-vous que ce n’est pas lui quivous a ramené votre père, et ne me soyez point perfide.

Et, serrant une dernière fois la main dubaron, il s’élança hors de l’appartement.

FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE.

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