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La Dame de pique

La Dame de pique

d’ Alexander Sergeyevich Pushkin

Chapitre 1

 

On jouait chez Naroumof, lieutenant aux gardes à cheval. Une longue nuit d’hiver s’était écoulée sans que personne s’en aperçût,et il était cinq heures du matin quand on servit le souper. Les gagnants se mirent à table avec grand appétit ; pour les autres, ils regardaient leurs assiettes vides. Peu à peu néanmoins,le vin de Champagne aidant, la conversation s’anima et devint générale.

« Qu’as-tu fait aujourd’hui, Sourine ? demanda le maître de la maison à un de ses camarades.

– Comme toujours, j’ai perdu. En vérité, je n’ai pas de chance.Je joue la mirandole ; vous savez si j’ai du sang-froid. Je suis un ponte impassible, jamais je ne change mon jeu, et je perds toujours !

– Comment ! Dans toute ta soirée, tu n’as pas essayé une fois de mettre sur le rouge ? En vérité ta fermeté me passe.

– Comment trouvez-vous Hermann ? dit un des convives enmontrant un jeune officier du génie. De sa vie, ce garçon là n’afait un paroli[1] ni touché une carte, et il nousregarde jouer jusqu’à cinq heures du matin. – Le jeu m’intéresse,dit Hermann, mais je ne suis pas d’humeur à risquer le nécessairepour gagner le superflu. – Hermann est Allemand ; il estéconome, voilà tout, s’écria Tomski ; mais ce qu’il y a deplus étonnant, c’est ma grand-mère, la comtesse Anna Fedotovna. –Pourquoi cela ? lui demandèrent ses amis. – N’avez-vous pasremarqué, reprit Tomski, qu’elle ne joue jamais ? – En effet,dit Naroumof, une femme de quatre-vingts ans qui ne ponte pas, celaest extraordinaire. – Vous ne savez pas le pourquoi ? – Non.Est-ce qu’il y a une raison ? – Oh ! bien, écoutez. Voussaurez que ma grand-mère, il y a quelque soixante ans, alla à Pariset y fit fureur. On courait après elle pour voir la Vénusmoscovite*[2]. Richelieu lui fit la cour, et magrand-mère prétend qu’il s’en fallut peu qu’elle ne l’obligeât parses rigueurs à se brûler la cervelle. Dans ce temps-là, les femmesjouaient au pharaon. Un soir, au jeu de la cour, elle perdit surparole, contre le duc d’Orléans, une somme très considérable.Rentrée chez elle, ma grand-mère ôta ses mouches, défit sespaniers, et dans ce costume tragique alla conter sa mésaventure àmon grand-père, en lui demandant de l’argent pour s’acquitter. Feumon grand-père était une espèce d’intendant pour sa femme. Il lacraignait comme le feu, mais le chiffre qu’on lui avoua le fitsauter au plancher ; il s’emporta, se mit à faire ses comptes,et prouva à ma grand-mère qu’en six mois elle avait dépensé undemi-million. Il lui dit nettement qu’il n’avait pas à Paris sesvillages des gouvernements de Moskou et de Saratef, et conclut enrefusant les subsides demandés. Vous imaginez bien la fureur de magrand-mère. Elle lui donna un soufflet et fit lit à part cettenuit-là en témoignage de son indignation. Le lendemain elle revintà la charge. Pour la première fois de sa vie elle voulut biencondescendre à des raisonnements et des explications. C’est en vainqu’elle s’efforça de démontrer à son mari qu’il y a dettes etdettes, et qu’il n’y a pas d’apparence d’en user avec un princecomme avec un carrossier. Toute cette éloquence fut en pure perte,mon grand-père était inflexible. Ma grand-mère ne savait quedevenir. Heureusement, elle connaissait un homme fort célèbre àcette époque. Vous avez entendu parler du comte de Saint-Germain,dont on débite tant de merveilles. Vous savez qu’il se donnait pourune manière de Juif errant, possesseur de l’élixir de vie et de lapierre philosophale. Quelques-uns se moquaient de lui comme d’uncharlatan. Casanova, dans ses Mémoires, dit qu’il était espion.Quoi qu’il en soit, malgré le mystère de sa vie, Saint-Germainétait recherché par la bonne compagnie et était vraiment un hommeaimable. Encore aujourd’hui ma grand-mère a conservé pour lui uneaffection très vive, et elle se fâche tout rouge quand on n’enparle pas avec respect. Elle pensa qu’il pourrait lui avancer lasomme dont elle avait besoin, et lui écrivit un billet pour leprier de passer chez elle. Le vieux thaumaturge accourut aussitôtet la trouva plongée dans le désespoir. En deux mots, elle le mitau fait, lui raconta son malheur et la cruauté de son mari,ajoutant qu’elle n’avait plus d’espoir que dans son amitié et sonobligeance. Saint-Germain, après quelques instants de réflexion :“Madame, dit-il, je pourrais facilement vous avancer l’argent qu’ilvous faut ; mais je sais que vous n’auriez de repos qu’aprèsme l’avoir remboursé, et je ne veux pas que vous sortiez d’unembarras pour vous jeter dans un autre. Il y a un moyen de vousacquitter. Il faut que vous regagniez cet argent… – Mais, mon chercomte, répondit ma grand-mère, je vous l’ai déjà dit, je n’ai plusune pistole… – Vous n’en avez pas besoin, reprit Saint-Germain :écoutez-moi seulement.” Alors il lui apprit un secret que chacun devous, j’en suis sûr, payerait fort cher. » Tous les jeunesofficiers étaient attentifs. Tomski s’arrêta pour allumer une pipe,avala une bouffée de tabac et continua de la sorte : « Le soirmême, ma grand-mère alla à Versailles au Jeu de la reine*. Le ducd’Orléans tenait la banque. Ma grand-mère lui débita une petitehistoire pour s’excuser de n’avoir pas encore acquitté sa dette,puis elle s’assit et se mit à ponter. Elle prit trois cartes : lapremière gagna ; elle doubla son enjeu sur la seconde, gagnaencore, doubla sur la troisième ; bref, elle s’acquittaglorieusement. – Pur hasard ! dit un des jeunes officiers. –Quel conte ! s’écria Hermann. – C’était donc des cartespréparées ? dit un troisième. – Je ne le crois pas, réponditgravement Tomski. – Comment ! s’écria Naroumof, tu as unegrand-mère qui sait trois cartes gagnantes, et tu n’as pas encoresu te les faire indiquer ? – Ah ! c’est là lediable ! reprit Tomski. Elle avait quatre fils, dont mon pèreétait un. Trois furent des joueurs déterminés, et pas un seul n’apu lui tirer son secret, qui pourtant leur aurait fait grand bienet à moi aussi. Mais écoutez ce que m’a raconté mon oncle, le comteIvan Ilitch, et j’ai sa parole d’honneur. Tchaplitzki – vous savez,celui qui est mort dans la misère après avoir mangé des millions –,un jour, dans sa jeunesse, perdit contre Zoritch environ trois centmille roubles. Il était au désespoir. Ma grand-mère, qui n’étaitguère indulgente pour les fredaines des jeunes gens, je ne saispourquoi, faisait exception à ses habitudes en faveur deTchaplitzki : elle lui donna trois cartes à jouer l’une aprèsl’autre, en exigeant sa parole de ne plus jouer ensuite de sa vie.Aussitôt Tchaplitzki alla trouver Zoritch et lui demanda sarevanche. Sur la première carte, il mit cinquante mille roubles. Ilgagna, fit paroli ; en fin de compte, avec ses trois cartes,il s’acquitta et se trouva même en gain… Mais voilà sixheures ! Ma foi, il est temps d’aller se coucher. » Chacunvida son verre, et l’on se sépara.

Chapitre 2

 

La vieille comtesse Anna Fedotovna était dans son cabinet detoilette, assise devant une glace. Trois femmes de chambrel’entouraient : l’une lui présentait un pot de rouge, une autre uneboîte d’épingles noires ; une troisième tenait un énormebonnet de dentelles avec des rubans couleur de feu. La comtessen’avait plus la moindre prétention à la beauté ; mais elleconservait les habitudes de sa jeunesse, s’habillait à la mode d’ily a cinquante ans, et mettait à sa toilette tout le temps et toutela pompe d’une petite maîtresse du siècle passé. Sa demoiselle decompagnie travaillait à un métier dans l’embrasure de lafenêtre.

« Bonjour, grand-maman*, dit un jeune officier en entrant dansle cabinet ; bonjour mademoiselle Lise. Grand-maman*, c’estune requête que je viens vous porter.

– Qu’est-ce que c’est, Paul ?

– Permettez-moi de vous présenter un de mes amis, et de vousdemander pour lui une invitation à votre bal.

– Amène-le à mon bal, et tu me le présenteras là. As-tu été hierchez la princesse *** ?

– Assurément ; c’était délicieux ! On a dansé jusqu’àcinq heures. Mademoiselle Eletzki était à ravir.

– Ma foi, mon cher, tu n’es pas difficile. En fait de beauté,c’est sa grand-mère la princesse Daria Petrovna qu’il fallaitvoir ! Mais, dis donc, elle doit être bien vieille, laprincesse Daria Petrovna ?

– Comment, vieille ! s’écria étourdiment Tomski, il y asept ans qu’elle est morte ! »

La demoiselle de compagnie leva la tête et fit un signe au jeuneofficier. Il se rappela aussitôt que la consigne était de cacher àla comtesse la mort de ses contemporains. Il se mordit lalangue ; mais d’ailleurs la comtesse garda le plus beausang-froid en apprenant que sa vieille amie n’était plus de cemonde.

« Morte ? dit-elle ; tiens, je ne le savais pas. Nousavons été nommées ensemble demoiselles d’honneur, et quand nousfûmes présentées, l’impératrice… »

La vieille comtesse raconta pour la centième fois une anecdotede ses jeunes années.

« Paul, dit-elle en finissant, aide-moi à me lever. Lisanka, oùest ma tabatière ? »

Et, suivie de ses trois femmes de chambre, elle passa derrièreun grand paravent pour achever sa toilette. Tomski demeurait entête à tête avec la demoiselle de compagnie.

« Quel est ce monsieur que vous voulez présenter à madame ?demanda à voix basse Lisabeta Ivanovna.

– Naroumof. Vous le connaissez ?

– Non. Est-il militaire ?

– Oui.

– Dans le génie ?

– Non, dans les chevaliers-gardes. Pourquoi donc croyiez-vousqu’il était dans le génie ? » La demoiselle de compagniesourit, mais ne répondit pas.

« Paul ! cria la comtesse de derrière son paravent,envoie-moi un roman nouveau, n’importe quoi ; seulement,vois-tu, pas dans le goût d’aujourd’hui.

– Comment vous le faut-il, grand-maman* ?

– Un roman où le héros n’étrangle ni père ni mère, et où il n’yait pas de noyés. Rien ne me fait plus de peur que les noyés.

– Où trouver à présent un roman de cette espèce ? Envoudriez-vous un russe ?

– Bah ! est-ce qu’il y a des romans russes ? Tu m’enenverras un ; n’est-ce pas, tu ne l’oublieras pas ?

– Je n’y manquerai pas. Adieu, grand-maman*, je suis bienpressé. Adieu, Lisabeta Ivanovna. Pourquoi donc vouliez-vous queNaroumof fût dans le génie ? »

Et Tomski sortit du cabinet de toilette. Lisabeta Ivanovna,restée seule, reprit sa tapisserie et s’assit dans l’embrasure dela fenêtre. Aussitôt, dans la rue, à l’angle d’une maison voisine,parut un jeune officier. Sa présence fit aussitôt rougir jusqu’auxoreilles la demoiselle de compagnie ; elle baissa la tête etla cacha presque sous son canevas. En ce moment, la comtesserentra, complètement habillée.

« Lisanka, dit-elle, fais atteler ; nous allons faire untour de promenade. »

Lisabeta se leva aussitôt et se mit à ranger sa tapisserie.

« Eh bien, qu’est-ce que c’est ? Petite, es-tusourde ? Va dire qu’on attelle tout de suite.

– J’y vais », répondit la demoiselle de compagnie. Et ellecourut dans l’antichambre. Un domestique entra, apportant deslivres de la part du prince Paul Alexandrovitch. « Bien desremerciements. – Lisanka ! Lisanka ! Où court-elle commecela ?

– J’allais m’habiller, madame.

– Nous avons le temps, petite. Assieds-toi, prends le premiervolume, et lis-moi. » La demoiselle de compagnie prit le livre etlut quelques lignes.

« Plus haut ! dit la comtesse. Qu’as-tu donc ? Est-ceque tu es enrouée ? Attends, approche-moi ce tabouret… Plusprès… Bon. »

Lisabeta Ivanovna lut encore deux pages ; la comtessebâilla.

« Jette cet ennuyeux livre, dit-elle ; quel fatras !Renvoie cela au prince Paul, et fais-lui bien mes remerciements… Etcette voiture, est-ce qu’elle ne viendra pas ?

– La voici, répondit Lisabeta Ivanovna, en regardant par lafenêtre.

– Eh bien, tu n’es pas habillée ? Il faut donc toujourst’attendre ! C’est insupportable. »

Lisabeta courut à sa chambre. Elle y était depuis deux minutes àpeine, que la comtesse sonnait de toute sa force ; ses troisfemmes de chambre entraient par une porte et le valet de chambrepar une autre.

« On ne m’entend donc pas, à ce qu’il paraît ! s’écria lacomtesse. Qu’on aille dire à Lisabeta Ivanovna que je l’attends.»

Elle entrait en ce moment avec une robe de promenade et unchapeau.

« Enfin, mademoiselle ! dit la comtesse. Mais quelletoilette est-ce là ! Pourquoi cela ? À qui enveux-tu ? Voyons quel temps fait-il ? Il fait du vent, jecrois.

– Non, Excellence, dit le valet de chambre. Au contraire, ilfait bien doux.

– Vous ne savez jamais ce que vous dites. Ouvrez-moi levasistas. Je le disais bien… Un vent affreux ! un froidglacial ! Qu’on dételle ! Lisanka, ma petite, nous nesortirons pas. Ce n’était pas la peine de te faire si belle. »

« Quelle existence ! » se dit tout bas la demoiselle decompagnie. En effet, Lisabeta Ivanovna était une bien malheureusecréature. « Il est amer, le pain de l’étranger, dit Dante ;elle est haute à franchir, la pierre de son seuil. » Mais quipourrait dire les ennuis d’une pauvre demoiselle de compagnieauprès d’une vieille femme de qualité ? Pourtant la comtessen’était pas méchante, mais elle avait tous les caprices d’une femmegâtée par le monde. Elle était avare, personnelle, égoïste, commecelle qui depuis longtemps avait cessé de jouer un rôle actif dansla société. Jamais elle ne manquait au bal ; et là, fardée,vêtue à la mode antique, elle se tenait dans un coin et semblaitplacée exprès pour servir d’épouvantail. Chacun, en entrant, allaitlui faire un profond salut ; mais, la cérémonie terminée,personne ne lui adressait plus la parole. Elle recevait chez elletoute la ville, observant l’étiquette dans sa rigueur et ne pouvantmettre les noms sur les figures. Ses nombreux domestiques,engraissés et blanchis dans son antichambre, ne faisaient que cequ’ils voulaient, et cependant tout chez elle était au pillage,comme si déjà la mort fût entrée dans sa maison. Lisabeta Ivanovnapassait sa vie dans un supplice continuel. Elle servait le thé, eton lui reprochait le sucre gaspillé. Elle lisait des romans à lacomtesse, qui la rendait responsable de toutes les sottises desauteurs. Elle accompagnait la noble dame dans ses promenades, etc’était à elle qu’on s’en prenait du mauvais pavé et du mauvaistemps. Ses appointements, plus que modestes, n’étaient jamaisrégulièrement payés, et l’on exigeait qu’elle s’habillât comme toutle monde, c’est-à-dire comme fort peu de gens. Dans la société sonrôle était aussi triste. Tous la connaissaient, personne ne ladistinguait. Au bal, elle dansait, mais seulement lorsqu’on avaitbesoin d’un vis-à-vis. Les femmes venaient la prendre par la mainet l’emmenaient hors du salon quand il fallait arranger quelquechose à leur toilette. Elle avait de l’amour-propre et sentaitprofondément la misère de sa position. Elle attendait avecimpatience un libérateur pour briser ses chaînes ; mais lesjeunes gens, prudents au milieu de leur étourderie affectée, segardaient bien de l’honorer de leurs attentions, et cependantLisabeta Ivanovna était cent fois plus jolie que ces demoiselles oueffrontées ou stupides qu’ils entouraient de leurs hommages. Plusd’une fois, quittant le luxe et l’ennui du salon, elle allaits’enfermer seule dans sa petite chambre meublée d’un vieuxparavent, d’un tapis rapiécé, d’une commode, d’un petit miroir etd’un lit en bois peint ; là, elle pleurait tout à son aise, àla lueur d’une chandelle de suif dans un chandelier en laiton.

Une fois, c’était deux jours après la soirée chez Naroumof etune semaine avant la scène que nous venons d’esquisser, un matin,Lisabeta était assise à son métier devant la fenêtre, quand,promenant un regard distrait dans la rue, elle aperçut un officierdu génie, immobile, les yeux fixés sur elle. Elle baissa la tête etse mit à son travail avec un redoublement d’application. Au bout decinq minutes, elle regarda machinalement dans la rue, l’officierétait à la même place. N’ayant pas l’habitude de coqueter avec lesjeunes gens qui passaient sous ses fenêtres, elle demeura les yeuxfixés sur son métier pendant près de deux heures, jusqu’à ce quel’on vînt l’avertir pour dîner. Alors il fallut se lever et rangerses affaires, et pendant ce mouvement elle revit l’officier à lamême place. Cela lui sembla fort étrange. Après le dîner, elles’approcha de la fenêtre avec une certaine émotion, mais l’officierdu génie n’était plus dans la rue. Elle cessa d’y penser.

Deux jours après, sur le point de monter en voiture avec lacomtesse, elle le revit planté droit devant la porte, la figure àdemi cachée par un collet de fourrure, mais ses yeux noirsétincelaient sous son chapeau. Lisabeta eut peur sans trop savoirpourquoi, et s’assit en tremblant dans la voiture.

De retour à la maison, elle courut à la fenêtre avec unbattement de cœur ; l’officier était à sa place habituelle,fixant sur elle un regard ardent. Aussitôt elle se retira, maisbrûlante de curiosité et en proie à un sentiment étrange qu’elleéprouvait pour la première fois.

Depuis lors, il ne se passa pas de jour que le jeune ingénieurne vînt rôder sous sa fenêtre. Bientôt, entre elle et lui s’établitune connaissance muette. Assise à son métier, elle avait lesentiment de sa présence ; elle relevait la tête, et chaquejour le regardait plus longtemps. Le jeune homme semblait plein dereconnaissance pour cette innocente faveur : elle voyait avec ceregard profond et rapide de la jeunesse qu’une vive rougeurcouvrait les joues pâles de l’officier, chaque fois que leurs yeuxse rencontraient. Au bout d’une semaine, elle se prit à luisourire.

Lorsque Tomski demanda à sa grand-mère la permission de luiprésenter un de ses amis, le cœur de la pauvre fille battit bienfort, et, lorsqu’elle sut que Naroumof était dans les gardes àcheval, elle se repentit cruellement d’avoir compromis son secreten le livrant à un étourdi.

Hermann était le fils d’un Allemand établi en Russie, qui luiavait laissé un petit capital. Fermement résolu à conserver sonindépendance, il s’était fait une loi de ne pas toucher à sesrevenus, vivait de sa solde et ne se passait pas la moindrefantaisie. Il était peu communicatif, ambitieux, et sa réservefournissait rarement à ses camarades l’occasion de s’amuser de sesdépens. Sous un calme d’emprunt il cachait des passions violentes,une imagination désordonnée, mais il était toujours maître de luiet avait su se préserver des égarements ordinaires de la jeunesse.Ainsi, né joueur, jamais il n’avait touché une carte, parce qu’ilcomprenait que sa position ne lui permettait pas (il le disaitlui-même) de sacrifier le nécessaire dans l’espérance d’acquérir lesuperflu ; et cependant il passait des nuits entières devantun tapis vert, suivant avec une anxiété fébrile les chances rapidesdu jeu.

L’anecdote des trois cartes du comte de Saint-Germain avaitfortement frappé son imagination, et toute la nuit il ne fit qu’ypenser. « Si pourtant, se disait-il le lendemain soir, en sepromenant dans les rues de Pétersbourg, si la vieille comtesse meconfiait son secret ? Si elle voulait seulement me dire troiscartes gagnantes !… Il faut que je me fasse présenter, que jegagne sa confiance, que je lui fasse la cour… Oui ! Elle aquatre-vingt-sept ans ! Elle peut mourir cette semaine, demainpeut-être… D’ailleurs, cette histoire… Y a-t-il un mot de vrailà-dedans ? Non ; l’économie, la tempérance, le travail,voilà mes trois cartes gagnantes ! C’est avec elles que jedoublerai, que je décuplerai mon capital. Ce sont elles quim’assureront l’indépendance et le bien-être. »

Rêvant de la sorte, il se trouva dans une des grandes rues dePétersbourg, devant une maison d’assez vieille architecture. La rueétait encombrée de voitures, défilant une à une devant une façadesplendidement illuminée. Il voyait sortir de chaque portièreouverte tantôt le petit pied d’une jeune femme, tantôt la botte àl’écuyère d’un général, cette fois un bas à jour, cette autre unsoulier diplomatique.

Pelisses et manteaux passaient en procession devant un suissegigantesque ; Hermann s’arrêta.

« À qui est cette maison ? demanda-t-il à un garde de nuit(boudoutchnik) rencogné dans sa guérite.

– À la comtesse ***. » C’était la grand-mère de Tomski. Hermanntressaillit. L’histoire des trois cartes se représenta à sonimagination. Il se mit à tourner autour de la maison, pensant à lafemme qui l’occupait, à sa richesse, à son pouvoir mystérieux. Deretour enfin dans son taudis, il fut longtemps avant de s’endormir,et, lorsque le sommeil s’empara de ses sens, il vit danser devantses yeux des cartes, un tapis vert, des tas de ducats et de billetsde banque. Il se voyait faisant paroli sur paroli, gagnanttoujours, empochant des piles de ducats et bourrant sonportefeuille de billets. À son réveil, il soupira de ne plustrouver ses trésors fantastiques, et, pour se distraire, il alla denouveau se promener par la ville. Bientôt il fut en face de lamaison de la comtesse ***. Une force invincible l’entraînait. Ils’arrêta et regarda aux fenêtres. Derrière une vitre il aperçut unejeune tête avec de beaux cheveux noirs, penchée gracieusement surun livre sans doute, ou sur un métier. La tête se releva ; ilvit un frais visage et des yeux noirs. Cet instant-là décida de sonsort.

Chapitre 3

 

Lisabeta Ivanovna ôtait son châle et son chapeau quand lacomtesse l’envoya chercher. Elle venait de faire remettre leschevaux à la voiture. Tandis qu’à la porte de la rue deux laquaishissaient la vieille dame à grand-peine sur le marchepied, Lisabetaaperçut le jeune officier tout auprès d’elle ; elle sentitqu’il lui saisissait la main, la peur lui fit perdre la tête, etl’officier avait déjà disparu lui laissant un papier entre lesdoigts. Elle se hâta de le cacher dans son gant. Pendant toute laroute, elle ne vit et n’entendit rien. En voiture, la comtesseavait l’habitude sans cesse de faire des questions :

« Qui est cet homme qui nous a saluées ? Comment s’appellece pont ? Qu’est-ce qu’il y a écrit sur cette enseigne ?»

Lisabeta répondait tout de travers, et se fit gronder par lacomtesse.

« Qu’as-tu donc aujourd’hui, petite ? À quoi penses-tudonc ? Ou bien est-ce que tu ne m’entends pas ? Je negrasseye pourtant pas, et je n’ai pas encore perdu la tête,hein ? »

Lisabeta ne l’écoutait pas. De retour à la maison, elle couruts’enfermer dans sa chambre et tira la lettre de son gant. Ellen’était pas cachetée, et par conséquent il était impossible de nepas la lire. La lettre contenait des protestations d’amour. Elleétait tendre, respectueuse, et mot pour mot traduite d’un romanallemand ; mais Lisabeta ne savait pas l’allemand, et en futfort contente.

Seulement, elle se trouvait bien embarrassée. Pour la premièrefois de sa vie, elle avait un secret. Être en correspondance avecun jeune homme ! Sa témérité la faisait frémir. Elle sereprochait son imprudence, et ne savait quel parti prendre.

Cesser de travailler à la fenêtre, et, à force de froideur,dégoûter le jeune officier de sa poursuite, – lui renvoyer salettre, – lui répondre d’une manière ferme et décidée… À quoi serésoudre ? Elle n’avait ni amie ni conseiller ; elle serésolut à répondre.

Elle s’assit à sa table, prit du papier et une plume, et méditaprofondément. Plus d’une fois elle commença une phrase, puisdéchira la feuille. Le billet était tantôt trop sec, tantôt ilmanquait d’une juste réserve. Enfin, à grand-peine, elle réussit àcomposer quelques lignes dont elle fut satisfaite :

« Je crois, écrivit-elle, que vos intentions sont celles d’ungalant jeune homme, et que vous ne voudriez pas m’offenser par uneconduite irréfléchie ; mais vous comprendrez que notreconnaissance ne peut commencer de la sorte. Je vous renvoie votrelettre, et j’espère que vous ne me donnerez pas lieu de regrettermon imprudence. »

Le lendemain, aussitôt qu’elle aperçut Hermann, elle quitta sonmétier, passa dans le salon, ouvrit le vasistas, et jeta la lettredans la rue, comptant bien que le jeune officier ne la laisseraitpas s’égarer. En effet, Hermann la ramassa aussitôt, et entra dansune boutique de confiseur pour la lire. N’y trouvant rien dedécourageant, il rentra chez lui assez content du début de sonintrigue amoureuse.

Quelques jours après, une jeune personne aux yeux fort éveillésvint demander à parler à mademoiselle Lisabeta de la part d’unemarchande de modes. Lisabeta ne la reçut pas sans inquiétude,prévoyant quelque mémoire arriéré ; mais sa surprise futgrande lorsqu’en ouvrant un papier qu’on lui remit elle reconnutl’écriture de Hermann.

« Vous vous trompez, mademoiselle, cette lettre n’est pas pourmoi.

– Je vous demande bien pardon, répondit la modiste avec unsourire malin. Prenez donc la peine de la lire. » Lisabeta y jetales yeux. Hermann demandait un entretien.

« C’est impossible ! s’écria-t-elle, effrayée et de lahardiesse de la demande et de la manière dont elle lui étaittransmise. Cette lettre n’est pas pour moi. »

Et elle la déchira en mille morceaux. « Si cette lettre n’estpas pour vous, mademoiselle, pourquoi la déchirez-vous ?reprit la modiste. Il fallait la renvoyer à la personne à qui elleétait destinée.

– Mon Dieu ! ma bonne, excusez-moi, dit Lisabeta toutedéconcertée ; ne m’apportez plus jamais de lettres, je vous enprie, et dites à celui qui vous envoie qu’il devrait rougir de sonprocédé. »

Mais Hermann n’était pas homme à lâcher prise. Chaque jourLisabeta recevait une lettre nouvelle, arrivant tantôt d’unemanière, tantôt d’une autre. Maintenant ce n’était plus destraductions de l’allemand qu’on lui envoyait. Hermann écrivait sousl’empire d’une passion violente, et parlait une langue qui étaitbien la sienne. Lisabeta ne put tenir contre ce torrentd’éloquence. Elle reçut les lettres de bonne grâce, et bientôt yrépondit. Chaque jour, ses réponses devenaient plus longues et plustendres. Enfin, elle lui jeta par la fenêtre le billet suivant:

« Aujourd’hui il y a bal chez l’ambassadeur de ***. La comtessey va. Nous y resterons jusqu’à deux heures. Voici comment vouspourrez me voir sans témoins. Dès que la comtesse sera partie, versonze heures, les gens ne manquent pas de s’éloigner. Il ne resteraque le suisse dans le vestibule, et il est presque toujours endormidans son tonneau. Entrez dès que onze heures sonneront, et aussitôtmontez rapidement l’escalier. Si vous trouvez quelqu’un dansl’antichambre, vous demanderez si la comtesse est chez elle : onvous répondra qu’elle est sortie et alors il faudra bien serésigner à partir ; mais très probablement vous nerencontrerez personne. Les femmes de la comtesse sont toutesensemble dans une chambre éloignée. Arrivé dans l’antichambre,prenez à gauche, et allez tout droit devant vous jusqu’à ce quevous soyez dans la chambre à coucher de la comtesse. Là, derrièreun grand paravent, vous trouverez deux portes : celle de droiteouvre dans un cabinet noir, celle de gauche donne dans un corridorau bout duquel est un petit escalier tournant ; il mène à machambre. »

Hermann frémissait, comme un tigre à l’affût, en attendantl’heure du rendez-vous. Dès dix heures, il était en faction devantla porte de la comtesse. Il faisait un temps affreux. Les ventsétaient déchaînés, la neige tombait à larges flocons. Lesréverbères ne jetaient qu’une lueur incertaine ; les ruesétaient désertes. De temps en temps passait un fiacre fouettant unerosse maigre, et cherchant à découvrir un passant attardé. Couvertd’une mince redingote, Hermann ne sentait ni le vent ni la neige.Enfin parut la voiture de la comtesse. Il vit deux grands laquaisprendre par-dessous les bras ce spectre cassé, et le déposer surles coussins, bien empaqueté dans une énorme pelisse. Aussitôtaprès, enveloppée d’un petit manteau, la tête couronnée de fleursnaturelles, Lisabeta s’élança comme un trait dans la voiture. Laportière se ferma, et la voiture roula sourdement sur la neigemolle. Le suisse ferma la porte de la rue. Les fenêtres du premierétage devinrent sombres, le silence régna dans la maison. Hermannse promenait de long en large. Bientôt il s’approcha d’unréverbère, et regarda sa montre. Onze heures moins vingt minutes.Appuyé contre le réverbère, les yeux fixés sur l’aiguille, ilcomptait avec impatience les minutes qui restaient. À onze heuresjuste, Hermann montait les degrés, ouvrait la porte de la rue,entrait dans le vestibule, en ce moment fort éclairé. Ôbonheur ! point de suisse. D’un pas ferme et rapide, ilfranchit l’escalier en un clin d’œil, et se trouva dansl’antichambre. Là, devant une lampe, un valet de pied donnaitétendu dans une vieille bergère toute crasseuse. Hermann passaprestement devant lui, et traversa la salle à manger et le salon,où il n’y avait pas de lumière ; la lampe de l’antichambre luiservait à se guider. Le voilà enfin dans la chambre à coucher.Devant l’armoire sainte, remplie de vieilles images, brûlait unelampe d’or. Des fauteuils dorés, des divans aux couleurs passées etaux coussins moelleux étaient disposés symétriquement le long desmurailles tendues de soieries de la Chine. On remarquait d’aborddeux grands portraits peints par madame Lebrun. L’un représentaitun homme de quarante ans, gros et haut en couleur, en habit vertclair, avec une plaque sur la poitrine. Le second portrait étaitcelui d’une jeune élégante, le nez aquilin, les cheveux relevés surles tempes, avec de la poudre et une rose sur l’oreille. Dans tousles coins, on voyait des bergers en porcelaine de Saxe, des vasesde toutes formes, des pendules de Leroy, des paniers, deséventails, et les mille joujoux à l’usage des dames, grandesdécouvertes du siècle dernier, contemporaines des ballons deMontgolfier et du magnétisme de Mesmer. Hermann passa derrière leparavent, qui cachait un petit lit en fer. Il aperçut les deuxportes : à droite celle du cabinet noir, à gauche celle ducorridor. Il ouvrit cette dernière, vit le petit escalier quiconduisait chez la pauvre demoiselle de compagnie ; puis ilreferma cette porte, et entra dans le cabinet noir.

Le temps s’écoulait lentement. Dans la maison, tout étaittranquille. La pendule du salon sonna minuit, et le silencerecommença. Hermann était debout, appuyé contre un poêle sans feu.Il était calme. Son cœur battait par pulsations bien égales, commecelui d’un homme déterminé à braver tous les dangers quis’offriront à lui, parce qu’il les sait inévitables. Il entenditsonner une heure, puis deux heures ; puis bientôt après, leroulement lointain d’une voiture. Alors il se sentit ému malgrélui. La voiture approcha rapidement et s’arrêta. Grand bruitaussitôt de domestiques courant dans les escaliers, des voixconfuses ; tous les appartements s’illuminent, et troisvieilles femmes de chambre entrent à la fois dans la chambre àcoucher ; enfin paraît la comtesse, momie ambulante, qui selaisse tomber dans un grand fauteuil à la Voltaire. Hermannregardait par une fente. Il vit Lisabeta passer tout contre lui etil entendit son pas précipité dans le petit escalier tournant. Aufond du cœur, il sentit bien quelque chose comme un remords, maiscela passa. Son cœur redevint de pierre.

La comtesse se mit à se déshabiller devant un miroir. On lui ôtasa coiffure de roses et on sépara sa perruque poudrée de sescheveux à elle, tout ras et tout blancs. Les épingles tombaient enpluie autour d’elle. Sa robe jaune, lamée d’argent, glissa jusqu’àses pieds gonflés. Hermann assista malgré lui à tous les détailspeu ragoûtants, d’une toilette de nuit ; enfin la comtessedemeura en peignoir et en bonnet de nuit. En ce costume plusconvenable à son âge, elle était un peu moins effroyable.

Comme la plupart des vieilles gens, la comtesse était tourmentéepar des insomnies. Après s’être déshabillée, elle fit rouler sonfauteuil dans l’embrasure d’une fenêtre et congédia ses femmes. Onéteignit les bougies, et la chambre ne fut plus éclairée que par lalampe qui brûlait devant les saintes images. La comtesse, toutejaune, toute ratatinée, les lèvres pendantes, se balançaitdoucement à droite et à gauche. Dans ses yeux ternes on lisaitl’absence de la pensée ; et, en la regardant se brandillerainsi, on eût dit qu’elle ne se mouvait pas par l’action de lavolonté, mais par quelque mécanisme secret.

Tout à coup ce visage de mort changea d’expression. Les lèvrescessèrent de trembler, les yeux s’animèrent. Devant la comtesse, uninconnu venait de paraître : c’était Hermann.

« N’ayez pas peur, madame, dit Hermann à voix basse, mais enaccentuant bien ses mots. Pour l’amour de Dieu, n’ayez pas peur. Jene veux pas vous faire le moindre mal. Au contraire, c’est unegrâce que je viens implorer de vous. »

La vieille le regardait en silence, comme si elle ne comprenaitpas. Il crut qu’elle était sourde, et, se penchant à son oreille,il répéta son exorde. La comtesse continua à garder le silence.

« Vous pouvez, continua Hermann, assurer le bonheur de toute mavie, et sans qu’il vous en coûte rien… Je sais que vous pouvez medire trois cartes qui… »

Hermann s’arrêta. La comtesse comprit sans doute ce qu’onvoulait d’elle ; peut-être cherchait-elle une réponse. Elledit :

« C’était une plaisanterie… Je vous le jure, uneplaisanterie.

– Non, madame, répliqua Hermann d’un ton colère. Souvenez-vousde Tchaplitzki, que vous fîtes gagner… »

La comtesse parut troublée. Un instant, ses traits exprimèrentune vive émotion, mais bientôt ils reprirent une immobilitéstupide.

« Ne pouvez-vous pas, dit Hermann, m’indiquer trois cartesgagnantes ? »

La comtesse se taisait ; il continua :

« Pourquoi garder pour vous ce secret ? Pour vospetits-fils ? Ils sont riches sans cela. Ils ne savent pas leprix de l’argent. À quoi leur serviraient vos trois cartes ?Ce sont des débauchés. Celui qui ne sait pas garder son patrimoinemourra dans l’indigence, eût-il la science des démons à ses ordres.Je suis un homme rangé, moi ; je connais le prix de l’argent.Vos trois cartes ne seront pas perdues pour moi. Allons… »

Il s’arrêta, attendant une réponse en tremblant. La comtesse nedisait mot.

Hermann se mit à genoux.

« Si votre cœur a jamais connu l’amour, si vous vous rappelezses douces extases, si vous avez jamais souri au cri d’unnouveau-né, si quelque sentiment humain a jamais fait battre votrecœur, je vous en supplie par l’amour d’un époux, d’un amant, d’unemère, par tout ce qu’il y a de saint dans la vie, ne rejetez pas maprière. Révélez-moi votre secret ! Voyons ! Peut-être selie-t-il à quelque péché terrible, à la perte de votre bonheuréternel ? N’auriez-vous pas fait quelque pactediabolique ?… Pensez-y, vous êtes bien âgée, vous n’avez pluslongtemps à vivre. Je suis prêt à prendre sur mon âme tous vospéchés, à en répondre seul devant Dieu ! Dites-moi votresecret ! Songez que le bonheur d’un homme se trouve entre vosmains, que non seulement moi, mais mes enfants, mes petits-enfants,nous bénirons tous votre mémoire et vous vénérerons comme unesainte. »

La vieille comtesse ne répondit pas un mot.

Hermann se releva.

« Maudite vieille, s’écria-t-il en grinçant des dents, je sauraibien te faire parler ! »

Et il tira un pistolet de sa poche. À la vue du pistolet, lacomtesse, pour la seconde fois, montra une vive émotion. Sa têtebranla plus fort, elle étendit ses mains comme pour écarter l’arme,puis, tout d’un coup, se renversant en arrière, elle demeuraimmobile.

« Allons ! Cessez de faire l’enfant, dit Hermann en luisaisissant la main. Je vous adjure pour la dernière fois.Voulez-vous me dire vos trois cartes, oui ou non ? »

La comtesse ne répondit pas. Hermann s’aperçut qu’elle étaitmorte.

Chapitre 4

 

Lisabeta Ivanovna était assise dans sa chambre, encore entoilette de bal, plongée dans une profonde méditation. De retour àla maison, elle s’était hâtée de congédier sa femme de chambre enlui disant qu’elle n’avait besoin de personne pour se déshabiller,et elle était montée dans son appartement, tremblant d’y trouverHermann, désirant de même ne l’y pas trouver. Du premier coup d’œilelle s’assura de son absence et remercia le hasard qui avait faitmanquer leur rendez-vous. Elle s’assit toute pensive, sans songer àchanger de toilette, et se mit à repasser dans sa mémoire toutesles circonstances d’une liaison commencée depuis si peu de temps,et qui pourtant l’avait déjà menée si loin. Trois semainess’étaient à peine écoulées depuis que de sa fenêtre elle avaitaperçu le jeune officier, et déjà elle lui avait écrit, et il avaitréussi à obtenir d’elle un rendez-vous la nuit. Elle savait sonnom, voilà tout. Elle en avait reçu quantité de lettres, maisjamais il ne lui avait adressé la parole ; elle ne connaissaitpas le son de sa voix. Jusqu’à ce soir-là même, chose étrange, ellen’avait jamais entendu parler de lui. Ce soir-là, Tomski, croyants’apercevoir que la jeune princesse Pauline ***, auprès de laquelleil était fort assidu, coquetait, contre son habitude, avec un autreque lui, avait voulu s’en venger en faisant parade d’indifférence.Dans ce beau dessein, il avait invité Lisabeta pour uneinterminable mazurka. Il lui fit force plaisanteries sur sapartialité pour les officiers de l’armée du génie, et, tout enfeignant d’en savoir beaucoup plus qu’il n’en disait, il arriva quequelques-unes de ses plaisanteries tombèrent si justes, que plusd’une fois Lisabeta put croire que son secret était découvert.

« Mais enfin, dit-elle en souriant, de qui tenez-vous toutcela ?

– D’un ami de l’officier que vous savez. D’un homme trèsoriginal.

– Et quel est cet homme si original ?

– Il s’appelle Hermann. »

Elle ne répondit rien, mais elle sentit ses mains et ses piedsse glacer.

« Hermann est un héros de roman, continua Tomski. Il a le profilde Napoléon et l’âme de Méphistophélès. Je crois qu’il a au moinstrois crimes sur la conscience. Comme vous êtes pâle !

– J’ai la migraine. Eh bien ! que vous a dit ce M.Hermann ? N’est-ce pas ainsi que vous l’appelez.

– Hermann est très mécontent de son ami, de l’officier du génieque vous connaissez. Il dit qu’à sa place il en userait autrement.Et puis, je parierais que Hermann a ses projets sur vous. Du moins,il paraît écouter avec un intérêt fort étrange les confidences deson ami…

– Et où m’a-t-il vue ?

– À l’église peut-être ; à la promenade, Dieu sait où,peut-être dans votre chambre pendant que vous dormiez. Il estcapable de tout… »

En ce moment, trois dames s’avançant, selon les us de lamazurka, pour l’inviter à choisir entre oubli* ou regret*[3], interrompirent une conversation quiexcitait douloureusement la curiosité de Lisabeta Ivanovna. La damequi, en vertu de ces infidélités que la mazurka autorise, venaitd’être choisie par Tomski était la princesse Pauline. Il y eutentre eux une grande explication pendant les évolutions répétéesque la figure les obligeait à faire et la conduite très lentejusqu’à la chaise de la dame. De retour auprès de sa danseuse,Tomski ne pensait plus ni à Hermann ni à Lisabeta Ivanovna. Elleessaya vainement de continuer la conversation, mais la mazurkafinit et aussitôt après la vieille comtesse se leva pour sortir.Les phrases mystérieuses de Tomski n’étaient autre chose que desplatitudes à l’usage de la mazurka, mais elles étaient entréesprofondément dans le cœur de la pauvre demoiselle de compagnie. Leportrait ébauché par Tomski lui parut d’une ressemblance frappante,et, grâce à son érudition romanesque, elle voyait dans le visageassez insignifiant de son adorateur de quoi la charmer etl’effrayer tout à la fois. Elle était assise les mains dégantées,les épaules nues ; sa tête parée de fleurs tombait sur sapoitrine, quand tout à coup la porte s’ouvrit, et Hermann entra.Elle tressaillit. « Où étiez-vous ? lui demanda-t-elle toutetremblante. – Dans la chambre à coucher de la comtesse, réponditHermann. Je la quitte à l’instant : elle est morte. – BonDieu !… Que dites-vous ! – Et je crains, continua-t-il,d’être cause de sa mort. » Lisabeta Ivanovna le regardait touteffarée, et la phrase de Tomski lui revint à la mémoire : « Il a aumoins trois crimes sur la conscience ! » Hermann s’assitauprès de la fenêtre, et lui raconta tout. Elle l’écouta avecépouvante. Ainsi, ces lettres si passionnées, ces expressionsbrûlantes, cette poursuite si hardie, si obstinée, tout cela,l’amour ne l’avait pas inspiré. L’argent seul, voilà ce quienflammait son âme. Elle qui n’avait que son cœur à lui offrir,pouvait-elle le rendre heureux ? Pauvre enfant ! Elleavait été l’instrument aveugle d’un voleur, du meurtrier de savieille bienfaitrice. Elle pleurait amèrement dans l’agonie de sonrepentir. Hermann la regardait en silence ; mais ni les larmesde l’infortunée ni sa beauté rendue plus touchante par la douleurne pouvaient ébranler cette âme de fer. Il n’avait pas un remordsen songeant à la mort de la comtesse. Une seule pensée ledéchirait, c’était la perte irréparable du secret dont il avaitattendu sa fortune. « Mais vous êtes un monstre ! s’écriaLisabeta après un long silence. – Je ne voulais pas la tuer,répondit-il froidement ; mon pistolet n’était pas chargé. »Ils demeurèrent longtemps sans se parler, sans se regarder. Le jourvenait, Lisabeta éteignit la chandelle qui brûlait dans la bobèche.La chambre s’éclaira d’une lumière blafarde. Elle essuya ses yeuxnoyés de pleurs, et les leva sur Hermann. Il était toujours près dela fenêtre, les bras croisés, fronçant le sourcil. Dans cetteattitude, il lui rappela involontairement le portrait de Napoléon.Cette ressemblance l’accabla. « Comment vous faire sortird’ici ? lui dit-elle enfin. Je pensais à vous faire sortir parl’escalier dérobé, mais il faudrait passer par la chambre de lacomtesse, et j’ai trop peur… – Dites-moi seulement où je trouveraicet escalier dérobé ; j’irai bien seul. » Elle se leva,chercha dans un tiroir une clé qu’elle remit à Hermann, en luidonnant tous les renseignements nécessaires. Hermann prit sa mainglacée, déposa un baiser sur son front qu’elle baissait, il sortit.Il descendit l’escalier tournant et entra dans la chambre de lacomtesse. Elle était assise dans son fauteuil, toute raide ;les traits de son visage n’étaient point contractés. Il s’arrêtadevant elle, et la contempla quelque temps comme pour s’assurer del’effrayante réalité ; puis il entra dans le cabinet noir, et,en tâtant la tapisserie découvrit une petite porte qui ouvrait surun escalier. En descendant, d’étranges idées lui vinrent en tête. «Par cet escalier, se disait-il, il y a quelque soixante ans, àpareille heure, sortant de cette chambre à coucher, en habit brodé,coiffé à l’oiseau royal*, serrant son chapeau à trois cornes contresa poitrine, on aurait pu surprendre quelque galant, enterré depuisde longues années, et, aujourd’hui même, le cœur de sa vieillemaîtresse a cessé de battre. » Au bout de l’escalier, il trouva uneautre porte que sa clé ouvrit. Il entra dans un corridor, etbientôt il gagna la rue.

Chapitre 5

 

Trois jours après cette nuit fatale, à neuf heures du matin,Hermann entrait dans le couvent de ***, où l’on devait rendre lesderniers devoirs à la dépouille mortelle de la vieille comtesse. Iln’avait pas de remords, et cependant il ne pouvait se dissimulerqu’il était l’assassin de cette pauvre femme. N’ayant pas de foi,il avait, selon l’ordinaire, beaucoup de superstition. Persuadé quela comtesse morte pouvait exercer une maligne influence sur sa vie,il s’était imaginé qu’il apaiserait ses mânes en assistant à sesfunérailles.

L’église était pleine de monde, et il eut beaucoup de peine àtrouver place. Le corps était disposé sur un riche catafalque, sousun baldaquin de velours. La comtesse était couchée dans sa bière,les mains jointes sur la poitrine, avec une robe de satin blanc etdes coiffes de dentelles. Autour du catafalque, la famille étaitréunie ; les domestiques en caftan noir, avec un nœud derubans armoriés sur l’épaule, un cierge à la main ; lesparents en grand deuil, enfants, petits-enfants,arrière-petits-enfants, personne ne pleurait ; les larmeseussent passé pour une affectation*. La comtesse était si vieille,que sa mort ne pouvait surprendre personne, et l’on s’étaitaccoutumé depuis longtemps à la regarder comme déjà hors de cemonde. Un prédicateur célèbre prononça l’oraison funèbre. Dansquelques phrases simples et touchantes, il peignit le départ finaldu juste, qui a passé de longues années dans les préparatifsattendrissants d’une fin chrétienne. « L’ange de la mort l’aenlevée, dit l’orateur, au milieu de l’allégresse de ses pieusesméditations et dans l’attente du fiancé de minuit. »

Le service s’acheva dans le recueillement convenable. Alors lesparents vinrent faire leurs derniers adieux à la défunte. Aprèseux, en longue procession, tous les invités à la cérémonies’inclinèrent pour la dernière fois devant celle qui, depuis tantd’années, avait été un épouvantail pour leurs amusements. La maisonde la comtesse s’avança la dernière. On remarquait une vieillegouvernante du même âge que la défunte, soutenue par deux femmes.Elle n’avait pas la force de s’agenouiller, mais des larmescoulèrent de ses yeux quand elle baisa la main de sa maîtresse.

À son tour, Hermann s’avança vers le cercueil. Il s’agenouillaun moment sur les dalles jonchées de branches de sapin. Puis il seleva, et, pâle comme la mort, il monta les degrés du catafalque ets’inclina… quand tout à coup il lui sembla que la morte leregardait d’un œil moqueur en clignant un œil. Hermann, d’unbrusque mouvement se rejeta en arrière et tomba à la renverse. Ons’empressa de le relever. Au même instant, sur le parvis del’église, Lisabeta Ivanovna tombait sans connaissance. Cet épisodetroubla pendant quelques minutes la pompe de la cérémoniefunèbre ; les assistants chuchotaient, et un chambellanchafouin, proche parent de la défunte, murmura à l’oreille d’unAnglais qui se trouvait près de lui : « Ce jeune officier est unfils de la comtesse, de la main gauche, s’entend. » À quoil’Anglais répondit : « Oh ! »

Toute la journée, Hermann fut en proie à un malaiseextraordinaire. Dans le restaurant solitaire où il prenait sesrepas, il but beaucoup contre son habitude, dans l’espoir des’étourdir ; mais le vin ne fit qu’allumer son imagination etdonner une activité nouvelle aux idées qui le préoccupaient. Ilrentra chez lui de bonne heure, se jeta tout habillé sur son lit,et s’endormit d’un sommeil de plomb.

Lorsqu’il se réveilla, il était nuit, la lune éclairait sachambre. Il regarda l’heure ; il était trois heures moins unquart. Il n’avait plus envie de dormir. Il était assis sur son litet pensait à la vieille comtesse.

En ce moment, quelqu’un dans la rue s’approcha de la fenêtrecomme pour regarder dans sa chambre, et passa aussitôt. Hermann yfit à peine attention. Au bout d’une minute, il entendit ouvrir laporte de son antichambre. Il crut que son denschik[4], ivre selon son habitude, rentrait dequelque excursion nocturne ; mais bientôt il distingua un pasinconnu. Quelqu’un entrait en traînant doucement des pantoufles surle parquet. La porte s’ouvrit, et une femme vêtue de blanc s’avançadans sa chambre. Hermann s’imagina que c’était sa vieille nourrice,et il se demanda ce qui pouvait l’amener à cette heure de lanuit ; mais la femme en blanc, traversant la chambre avecrapidité, fut en un moment au pied de son lit, et Hermann reconnutla comtesse ! « Je viens à toi contre ma volonté, dit-elled’une voix ferme. Je suis contrainte d’exaucer ta prière.Trois-sept-as gagneront pour toi l’un après l’autre ; mais tune joueras pas plus d’une carte en vingt-quatre heures, et après,pendant toute ta vie, tu ne joueras plus ! Je te pardonne mamort, pourvu que tu épouses ma demoiselle de compagnie, LisabetaIvanovna. » À ces mots, elle se dirigea vers la porte et se retiraen traînant encore ses pantoufles sur le parquet. Hermannl’entendit pousser la porte de l’antichambre, et vit un instantaprès une figure blanche passer dans la rue et s’arrêter devant lafenêtre comme pour le regarder. Hermann demeura quelque temps toutabasourdi ; il se leva et entra dans l’antichambre. Sondenschik, ivre comme à l’ordinaire, donnait couché sur le parquet.Il eut beaucoup de peine à le réveiller, et n’en put obtenir lamoindre explication. La porte de l’antichambre était fermée à clé.Hermann rentra dans sa chambre et écrivit aussitôt toutes lescirconstances de sa vision.

Chapitre 6

 

Deux idées fixes ne peuvent exister à la fois dans le mondemoral, de même que dans le monde physique deux corps ne peuventoccuper à la fois la même place. Trois-sept-as effacèrent bientôtdans l’imagination de Hermann le souvenir des derniers moments dela comtesse. Trois-sept-as ne lui sortaient plus de la tête etvenaient à chaque instant sur ses lèvres. Rencontrait-il une jeunepersonne dans la rue :

« Quelle jolie taille ! disait-il ; elle ressemble àun trois de cœur. »

On lui demandait l’heure ; il répondait : « Sept de carreaumoins un quart. »

Tout gros homme qu’il voyait lui rappelait un as. Trois-sept-asle suivaient en songe, et lui apparaissaient sous maintes formesétranges. Il voyait des trois s’épanouir comme des magnoliagrandiflora. Des sept s’ouvraient en portes gothiques ; des asse montraient suspendus comme des araignées monstrueuses. Toutesses pensées se concentraient vers un seul but : comment mettre àprofit ce secret si chèrement acheté ? Il songeait à demanderun congé pour voyager. À Paris, se disait-il, il découvriraitquelque maison de jeu où il ferait en trois coups sa fortune. Lehasard le tira bientôt d’embarras.

Il y avait à Moscou une société de joueurs riches, sous laprésidence du célèbre Tchekalinski, qui avait passé toute sa vie àjouer, et qui avait amassé des millions, car il gagnait des billetsde banque et ne perdait que de l’argent blanc. Sa maisonmagnifique, sa cuisine excellente, ses manières ouvertes, luiavaient fait de nombreux amis et lui attiraient la considérationgénérale. Il vint à Pétersbourg. Aussitôt la jeunesse accourut dansses salons, oubliant les bals pour les soirées de jeu et préférantles émotions du tapis vert aux séductions de la coquetterie.Hermann fut conduit chez Tchekalinski par Naroumof.

Ils traversèrent une longue enfilade de pièces remplies deserviteurs polis et empressés. Il y avait foule partout. Desgénéraux et des conseillers privés jouaient au whist. Des jeunesgens étaient étendus sur les divans, prenant des glaces et fumantde grandes pipes. Dans le salon principal, devant une longue tableautour de laquelle se serraient une vingtaine de joueurs, le maîtrede la maison tenait une banque de pharaon. C’était un homme desoixante ans environ, d’une physionomie douce et noble, avec descheveux blancs comme la neige. Sur son visage plein et fleuri, onlisait la bonne humeur et la bienveillance. Ses yeux brillaientd’un sourire perpétuel. Naroumof lui présenta Hermann. AussitôtTchekalinski lui tendit la main, lui dit qu’il était le bienvenu,qu’on ne faisait pas de cérémonies dans sa maison, et il se remit àtailler.

La taille dura longtemps ; on pontait sur plus de trentecartes. À chaque coup, Tchekalinski s’arrêtait pour laisser auxgagnants le temps de faire des paroli, payait, écoutait civilementles réclamations, et plus civilement encore faisait abattre lescornes qu’une main distraite s’était permise.

Enfin la taille finit ; Tchekalinski mêla les cartes et seprépara à en faire une nouvelle.

« Permettez-vous que je prenne une carte ? » dit Hermannallongeant la main par-dessus un gros homme qui obstruait tout uncôté de la table.

Tchekalinski, en lui adressant un gracieux sourire, s’inclinapoliment en signe d’acceptation. Naroumof complimenta en riantHermann sur la fin de son austérité d’autrefois, et lui souhaitatoute sorte de bonheur pour son début dans la carrière du jeu.

« Va ! dit Hermann après avoir écrit un chiffre sur le dosde sa carte.

– Combien ? demanda le banquier en clignant des yeux.Excusez, je ne vois pas.

– Quarante-sept mille roubles », dit Hermann. À ces mots, toutesles têtes se levèrent, tous les regards se dirigèrent surHermann.

« Il a perdu l’esprit », pensa Naroumof.

« Permettez-moi de vous faire observer, monsieur, ditTchekalinski avec son éternel sourire, que votre jeu est un peufort. Jamais on ne ponte ici que deux cent soixante-quinze milleroubles sur le simple.

– Bon, dit Hermann ; mais faites-vous ma carte, oui ounon ? » Tchekalinski s’inclina en signe d’assentiment.

« Je voulais seulement vous faire observer, dit-il, que bien queje sois parfaitement sûr de mes amis, je ne puis tailler que devantde l’argent comptant. Je suis parfaitement convaincu que votreparole vaut de l’or ; cependant, pour l’ordre du jeu et lafacilité des calculs, je vous serai obligé de mettre de l’argentsur votre carte. »

Hermann tira de sa poche un billet et le tendit à Tchekalinski,qui, après l’avoir examiné d’un clin d’œil, le posa sur la carte deHermann.

Il tailla, à droite vint un dix, à gauche un trois. « Je gagne», dit Hermann en montrant sa carte. Un murmure d’étonnementcircula parmi les joueurs. Un moment, les sourcils du banquier secontractèrent, mais aussitôt son sourire habituel reparut sur sonvisage. « Faut-il régler ? demanda-t-il au gagnant.

– Si vous avez cette bonté.» Tchekalinski tira des billets debanque de son portefeuille et paya aussitôt. Hermann empocha songain et quitta la table. Naroumof n’en revenait pas. Hermann but unverre de limonade et rentra chez lui. Le lendemain au soir, ilrevint chez Tchekalinski, qui était encore à tailler. Hermanns’approcha de la table ; cette fois, les pontes s’empressèrentde lui faire une place. Tchekalinski s’inclina d’un air caressant.Hermann attendit une nouvelle taille, puis prit une carte surlaquelle il mit ses quarante-sept mille roubles et, en outre, legain de la veille. Tchekalinski commença à tailler. Un valet sortità droite, un sept à gauche. Hermann montra un sept. Il y eut unah ! général. Tchekalinski était évidemment mal à son aise. Ilcompta quatre-vingt-quatorze mille roubles et les remit à Hermann,qui les prit avec le plus grand sang-froid, se leva et sortitaussitôt.

Il reparut le lendemain à l’heure accoutumée. Tout le mondel’attendait ; les généraux et les conseillers privés avaientlaissé leur whist pour assister à un jeu si extraordinaire. Lesjeunes officiers avaient quitté les divans, tous les gens de lamaison se pressaient dans la salle. Tous entouraient Hermann. À sonentrée, les autres joueurs cessèrent de ponter dans leur impatiencede le voir aux prises avec le banquier qui, pâle, mais toujourssouriant, le regardait s’approcher de la table et se disposer àjouer seul contre lui. Chacun d’eux défit à la fois un paquet decartes. Hermann coupa ; puis il prit une carte et la couvritd’un monceau de billets de banque. On eût dit les apprêts d’unduel. Un profond silence régnait dans la salle.

Tchekalinski commença à tailler ; ses mains tremblaient. Àdroite, on vit sortir une dame ; à gauche un as.

« L’as gagne, dit Hermann, et il découvrit sa carte.

– Votre dame a perdu », dit Tchekalinski d’un ton de voixmielleux.

Hermann tressaillit. Au lieu d’un as, il avait devant lui unedame de pique. Il n’en pouvait croire ses yeux, et ne comprenaitpas comment il avait pu se méprendre de la sorte.

Les yeux attachés sur cette carte funeste, il lui sembla que ladame de pique clignait de l’œil et lui souriait d’un air railleur.Il reconnut avec horreur une ressemblance étrange entre cette damede pique et la défunte comtesse…

« Maudite vieille ! » s’écria-t-il épouvanté. Tchekalinski,d’un coup de râteau, ramassa tout son gain. Hermann demeuralongtemps immobile, anéanti. Quand enfin il quitta la table de jeu,il y eut un moment de causerie bruyante. Un fameux ponte !disaient les joueurs. Tchekalinski mêla les cartes, et le jeucontinua.

Chapitre 7

 

Hermann est devenu fou. Il est à l’hôpital d’Oboukhof, le n° 17.Il ne répond à aucune question qu’on lui adresse, mais on l’entendrépéter sans cesse : trois-sept-as ! –trois-sept-dame !

Lisabeta Ivanovna vient d’épouser un jeune homme très aimable,fils de l’intendant de la défunte comtesse. Il a une bonne place,et c’est un garçon fort rangé. Lisabeta a pris chez elle une pauvreparente dont elle fait l’éducation.

Tomski a passé chef d’escadron. Il a épousé la princesse Pauline***.

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