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La Dégringolade, Tome 3

La Dégringolade, Tome 3

d’ Émile Gaboriau
CINQUIÈME PARTIE – LA COURSE AUXMILLIONS
I

C’est le 29 décembre 1869, un mercredi, que Raymond Delorge arriva à Paris…

Ce qu’il y venait faire, quelles étaient ses espérances positives, il eût été bien embarrassé de le dire.Mlle Simone de Maillefert y avait été attirée, Dieu sait par quels moyens, et il accourait, prêt à tout…

Mais le voyage, un voyage de dix heures, seul,dans un coupé, lui avait été comme une douche, et s’il n’avait pas recouvré sa liberté d’esprit, au moins avait-il repris une sorte de sang-froid relatif.

Neuf heures sonnaient, lorsqu’il frappa à la porte de sa mère, rue Blanche.

– Eh ! mille tonnerres ! c’est Raymond ! s’écria le vieux Krauss qui était venu lui ouvrir.

Car le fidèle troupier était toujours au service de Mme Delorge, et les années semblaient n’avoir pas eu de prise sur son maigre corps musclé d’acier.

– Mon frère !… fit presque aussitôt une voix jeune et fraîche.

Et Mlle Pauline Delorge vintse jeter au cou de Raymond.

C’était, à vingt ans qu’elle allait avoir, unegrande et belle jeune fille, aux cheveux châtains, aux yeuxspirituels, à la bouche toujours souriante.

Après avoir fait sonner une douzaine de bonsgros baisers sur les joues pâlies de son frère :

– Ah ! tu tombes joliment bien, luidisait-elle. M. Ducoudray vient justement de nous envoyer deshuîtres qu’il a reçues de Marennes…

Elle fut interrompue parMme Delorge, qui, ayant reconnu la voix de sonfils, se hâtait d’accourir.

– Que je suis heureuse de te revoir, monRaymond ! répétait-elle toute émue…

Et après l’avoir embrassé, elle l’attiraitdans le salon pour mieux le considérer au grand jour…

Tel Raymond l’avait quitté, ce petit salon,tel il le revoyait. Le portrait du général Delorge occupaittoujours le grand panneau en face de la cheminée. Et en travers dela toile, gardant encore la trace des scellés du commissaire depolice de Passy, pendait toujours l’épée que le général portait lejour de sa mort.

– Ainsi, repritMme Delorge, lorsqu’elle eût fait asseoir son filsprès d’elle, bien près, ainsi tu as eu cette bonne pensée de venirpasser les fêtes de l’an avec ta mère et ta sœur…

– Ah ! quel bonheur ! s’écriaMlle Pauline.

Raymond se leva. Cet accueil, cette joie, legênaient.

– Je viens pour longtemps sans doute,répondit-il. J’ai donné ma démission…

Ce fut au tour de Mme Delorgede se dresser.

– Ta démission, interrompit-elle ;pourquoi ?

Raymond hésita. L’influence de sa réponse surl’avenir devait être énorme, il le sentait. Pourquoi ne pas toutdire ? Une mère est-elle donc si terrible ! Mais lecourage lui manqua. Il recula devant le chagrin qu’il causerait, ileut peur des larmes encore plus que des reproches.

– Je n’ai pas cru, répondit-il, devoir mesoumettre à une mesure exceptionnellement injuste del’administration…

L’œil de Mme Delorges’enflamma.

– Cela devait arriver, prononça-t-elled’une voix sourde, je l’attendais. Souvent je m’étais étonnée devoir les assassins de ton père te laisser suivre paisiblement taroute, tandis qu’ils brisaient la carrière de Léon et qu’ilsfaisaient déporter Jean Cornevin…

Tout bas, Raymond se félicitait de cettefacilité de sa mère à admettre, sans explication, sa parole.Facilité bien explicable d’ailleurs. Il était clair que sadémission, donnée dans les conditions qu’il disait, devait flattercette haine qui était la vie même deMme Delorge.

– Mais les misérables se sont lassés denous laisser en repos, poursuivit-elle. Ils ne veulent pas que nousles oubliions !

Et étendant la main vers le portrait de sonmari :

– Comme si nous pouvions oublier !…ajouta-t-elle.

Certes, Raymond haïssait d’une haine mortelleles lâches meurtriers de son père, et pour les punir d’un châtimentproportionné au crime, il eût avec bonheur versé tout son sang.Mais en M. de Maumussy et M. de Combelaine, ilexécrait plus encore peut-être les infâmes qui s’étaient faits lescomplices de la duchesse de Maillefert pour lui enleverMlle Simone.

– Oh ! non, je n’oublie pas, fit-ilavec une indicible expression de rage, et il faudra bien que lesmisérables expient tout ce que j’ai souffert.

Jamais encore Mme Delorgen’avait entendu à son fils cet accent terrible. Elle en tressaillitde joie, et lui prenant la main :

– Bien ! mon fils, prononça-t-elle,très bien !… Parfois, te croyant insoucieux et léger,préoccupé, à ce qu’il me semblait, d’intérêts étrangers, j’avais,je te l’avoue, douté, non de ton énergie, mais de ta ténacité, etj’avais tremblé de te voir détourner ta pensée de ce qui doit êtrele but unique de ta vie. Je m’étais trompée, et je t’en demandepardon.

Raymond baissait la tête.

La honte le prenait, de voir sa mère siaisément dupe, et de s’entendre prodiguer des éloges dont jamais,certes, il n’avait été moins digne.

– Te voilà libre, poursuivait la noblefemme, eh bien ! tant mieux. C’est au bon moment qu’on te rendla liberté de tes actes. Tu verras Me Roberjotaujourd’hui, et par lui mieux que par moi tu apprendras que l’heureva sonner bientôt de la revanche que nous attendons depuis tantd’années…

Elle s’interrompit.

La porte du salon venait de s’ouvrir, etM. Ducoudray apparaissait sur le seuil, venant partager avecMme Delorge les huîtres qu’il lui avait envoyées laveille.

Le digne bourgeois n’était pas bien éloignédes quatre-vingts ans, mais à le voir droit comme un I, ingambe,l’œil vif et la bouche bien meublée encore, jamais on ne lui eûtdonné son âge.

Moralement, il restait ce qu’il était en 1852,le bourgeois de Paris par excellence, goguenard et frondeur,sceptique superlativement et crédule encore plus, aventureux etpoltron, toujours prêt à dégainer pour une révolution, quitte à secacher dans sa cave une fois la révolution venue.

– Par ma foi !… voici notreingénieur, s’écria-t-il gaiement en apercevant Raymond.

Et après lui avoir serré et secoué la mainvigoureusement, de toutes ses forces, pour montrer qu’il avaitencore du nerf, bien vite il se mit à raconter toutes les coursesqu’il avait faites, depuis sept heures qu’il était levé.

Krauss vint annoncer que le déjeuner étaitservi. On se mit à table. Mais rien n’était capable d’arrêter lebonhomme, lorsqu’il était parti.

Tel qu’on le voyait, il arrivait desChamps-Élysées, et en passant, il était entré chezMme Cornevin, où il avait admiré un trousseauvéritablement royal, qu’elle achevait pour la fille d’un de cesgrands seigneurs russes, dont les fabuleuses richesses font pâlirles trésors des Mille et une nuits.

Selon le digne bourgeois,Mme Cornevin gagnerait au moins une douzaine demille francs sur ce seul trousseau.

Et il partait de là pour célébrer cette femmesi laborieuse et si méritante, et pour chiffrer sa fortune, qu’ilconnaissait mieux que personne, déclarait-il, puisqu’il en étaitcomme l’administrateur général.

Ayant prospéré, elle n’en était du reste pasplus fière. Riche, elle restait toujours l’économe ménagère de larue Marcadet, ne se permettant d’autre distraction qu’une promenadele dimanche, avec Mme Delorge, et le modeste dînerde famille qui suivait cette promenade.

Dans le fait, Mme Cornevin nes’était jamais consolée de la perte de son mari. Elle en parlaitsans cesse.

M. Ducoudray lui avait entendu direplusieurs fois que, bien que tout lui prouvât que Laurent étaitmort depuis des années, elle ne pouvait cesser d’espérer ni s’ôterde l’idée qu’elle le reverrait un jour.

Ainsi Raymond reconnaissait que le secret deslettres de Jean avait été bien gardé parMe Roberjot.

Ni Mme Cornevin, niMme Delorge, ni M. Ducoudray ne soupçonnaientl’existence de Laurent, ni à plus forte raison sa présence plus queprobable à Paris…

Mais le digne bourgeois n’était pas d’uncaractère à s’appesantir longtemps sur une idée, et, gazette fidèlecomme autrefois, il passait en revue tout ce qui occupait labadauderie parisienne en ces derniers jours de 1869.

C’était d’abord une grande fête que devaitdonner la duchesse d’Eljonsen dans son bel hôtel desChamps-Élysées, et dont tous les journaux disaient merveille.

On annonçait encore la vente d’une partie deschevaux de courses du duc de Maumussy, non qu’il fût ruiné, maisparce qu’il finissait par en avoir une trop grande quantité, et qued’ailleurs, à son goût pour les chevaux, avait succédé une passionfolle pour les tableaux, les bibelots et les curiosités.

Le bruit courait aussi du mariage deM. de Combelaine et de Mme Flora Misri.C’était bien la vingtième fois qu’on le faisait courir, mais cettefois, d’après M. Ducoudray, la nouvelle était positive.

Et à la suite de tous ces cancans, venaientdes détails sur Tropmann, l’assassin sinistre, la bête fauve à facehumaine, dont le procès avait commencé la veille…

Pour Raymond, tombant comme des nues à Parisaprès une longue absence, après s’être si complètement désintéresséde tout ce qui n’était pas son amour que depuis deux mois iln’avait pas ouvert un journal, il n’était pas une phrase deM. Ducoudray qui ne présentât un intérêt immédiat etpositif.

Ce n’était, il est vrai, qu’un écho descancans du boulevard, mais ces cancans résumaient la situation,devant l’opinion, de la princesse d’Eljonsen, du duc de Maumussy etdu comte de Combelaine, c’est-à-dire des gens auxquels il brûlaitde s’attaquer…

Mais son désarroi était bien trop grand pourqu’il fût frappé de ces considérations.

Non seulement il n’écoutait pas, mais il luifallait un effort de volonté pour paraître prêter attention.

Il était assis entre sa mère et sa sœur, etc’était miracle que Mme Delorge ne remarquât pasqu’il ne mangeait rien et que ce n’était que par contenance qu’ilremuait sa fourchette et son couteau.

Tout ce qu’elle observa ce fut que son frontétait fort pâle.

– Tu es souffrant, Raymond ?demanda-t-elle.

Il protesta que de sa vie il ne s’était sibien porté, et comme enfin le déjeuner était achevé, il se leva endisant qu’il allait s’habiller pour se rendre chezMe Roberjot.

Mais si Mme Delorge niM. Ducoudray n’avaient rien vu, Raymond avait près de lui desyeux auxquels pas un des mouvements de sa physionomie n’avaitéchappé.

Il venait à peine de passer dans sa chambre,son ancienne chambre de lycéen, lorsqueMlle Pauline y entra. D’un geste amical elle posala main sur l’épaule de son frère, et doucement :

– Qu’as-tu ? lui demanda-t-elle.

Il tressaillit.

– Que veux-tu que j’aie ?répondit-il, en se forçant à sourire, je suis un peu fatigué, voilàtout.

Elle hochait la tête.

– C’est ce que tu as dit à maman,reprit-elle, et maman t’a cru…, mais moi ! Je t’ai bienobservé pendant le déjeuner. Ton corps était avec nous, c’est vrai,mais ta pensée était bien loin.

Vivement, à deux ou trois reprises, Raymondembrassa sa sœur.

– Ah ! cher petit espion !…disait-il avec une sorte de gaieté contrainte.

– Ce n’est pas répondre, fit-elletristement.

– Cependant… que veux-tu que je tedise ?

– Je voudrais savoir quel est l’amerchagrin qui t’a vieilli de dix ans.

– Je n’ai d’autre chagrin que celuid’avoir été forcé de donner ma démission.

Elle attachait sur lui un regard si persistantqu’il se sentit rougir.

– Je voudrais pouvoir te croire,fit-elle… Sans doute, à tes yeux je ne suis encore qu’une petitefille… Plus tard, quand tu auras vécu avec nous, tu reconnaîtrasque cette petite fille est de celles qui savent porter unsecret…

Et elle sortit.

– Pauvre chère Pauline, pensait Raymond,Simone et elle s’aimeraient comme deux sœurs…

Mais, de bonne foi, pouvait-il se confier àelle ?… Il ne savait même pas encore s’il se confierait àMe Roberjot chez lequel il se rendait, et quidemeurait toujours rue Jacob.

Le petit avocat de 1851 était devenu unpersonnage, député, orateur influent ; il n’en avait pas moinsconservé son modeste logis, gouverné par le même domestique.

Ce domestique, dès que Raymond se présenta, lereconnut et lui ouvrit immédiatement la porte du cabinet de sonmaître.

Rien n’y était changé : les mêmestableaux pendaient aux murs, les mêmes presse-papiers retenaientsur le même bureau les notes et les dossiers. Le temps, seulement,avait noirci le bois des meubles et flétri les tentures.

Mais plus encore que son logis, l’homme avaitvieilli. Des masses de cheveux blancs argentaient sa chevelure,jadis d’un noir d’ébène. Les soucis de l’ambition et les agitationsde la politique avaient creusé sur son front des ridesprofondes.

Il s’était alourdi, surtout. Son embonpointtournait à l’obésité. La graisse qui avait triplé son menton avaitempâté ses traits si fins et si spirituels autrefois, et déformé sabouche sensuelle et narquoise.

De l’homme de 1851 il ne restait d’intact quel’œil, toujours pétillant d’esprit, de malice, la voix ironique etmordante, et le geste provocant et effronté parfois comme la niquedu gamin de Paris.

– Vous voilà donc ! s’écria-t-il dèsque parut Raymond. Parbleu ! je savais bien que les événementsme vaudraient votre visite.

– Les événements !

Un ébahissement comique en son intensité sepeignit sur les traits de l’avocat.

– D’où donc arrivez-vous ?s’écria-t-il.

– Des Rosiers.

– Eh bien ! mais on y reçoit desjournaux, ce me semble.

– J’avoue ne pas en avoir lu un depuisdeux mois.

Me Roberjot levait les bras auciel comme s’il eût entendu un blasphème.

– C’est donc cela ! fit-il. Alors,écoutez…

Et tout de suite il se mit à expliquer lesditsévénements.

Ils étaient de la plus haute gravité.

La veille même avait paru au Journalofficiel, une note ainsi conçue :

« Les ministres ont remis leursdémissions à l’empereur, qui les a acceptées. Ils restent chargésde l’expédition des affaires de leurs départements respectifsjusqu’à la nomination de leurs successeurs. »

À la suite de cette note, venait une lettre del’empereur qui « s’adressant avec confiance aupatriotisme » de M. Émile Ollivier, le chargeait deformer un cabinet.

Me Roberjot était radieux,riant d’un rire sonore qui soulevait par saccades sa largebedaine.

– Et voilà, concluait-il, voilà ÉmileOllivier chargé de sauver la dynastie menacée. Croit-ilréussir ? n’en doutez pas, il le garantirait sur sa tête.Seulement il faudrait d’autres épaules que les siennes pour étayerun édifice qui craque de toutes parts… Il va promettre monts etmerveilles, on lui fera crédit d’un mois, de deux, de six, si vousvoulez, mais après ?… Rappelez-vous ce que je vous disaujourd’hui 29 décembre 1869 : le cabinet Ollivier est ledernier cabinet du second empire…

C’est avec une émotion aisée à comprendre, queRaymond écoutait. Sa destinée n’était-elle pas en quelque sorteliée aux événements politiques ?

– Et ensuite ?… interrogea-t-il.

Gaiement, Me Roberjot fitclaquer ses doigts.

– Ensuite, dit-il, ce sera l’heure de lajustice, pour ceux qui comme vous l’attendent depuis dix-huit ans.Ensuite, ce ne sera plus un niais solennel tel queM. Barban-d’Avranchel, qui interrogera le sieur de Combelaineet le sire de Maumussy, et il faudra bien que le jardin de l’Élyséelivre son secret…

C’étaient là de trop brillantes perspectivespour que Raymond ne s’en défiât pas.

– Seul Laurent Cornevin peut dire lavérité, prononça-t-il.

– Et il la dira, soyez tranquille.

– Tranquille !… Alors véritablementvous croyez à sa présence à Paris ?

La plus vive surprise se peignit sur lestraits mobiles de l’avocat.

– Vous n’avez donc pas lu la lettre deJean !… s’écria-t-il.

– Pardonnez-moi.

– Eh bien !… n’est-elle pasformelle !

Frappé de la certitude deMe Roberjot, l’esprit de Raymond devançait déjà lesprobabilités de l’avenir.

La présence de Laurent admise, il songeait auprécieux concours que lui prêterait cet homme qui avait assezsouffert pour tout comprendre, dont rien n’avait brisél’indomptable énergie, et qui disposait de ce pouvoir presqueabsolu : l’or.

– Ne serait-il pas possible,hasarda-t-il, de le rechercher ? En y mettant beaucoup decirconspection…

L’avocat avait bondi.

– Êtes-vous fou ! interrompit-il.Voulez-vous mettre la police sur sa piste ? Voulez-vous ledénoncer et le faire prendre, s’il se trouve mêlé à quelqu’un deces mille mouvements qui s’organisent ? Non, non, laissons-lefaire et comptons qu’il apparaîtra au moment opportun. Ce qui jadisétait une question d’années, n’est plus aujourd’hui qu’une questionde mois, de semaines peut-être…

Eh !… que parlait-on à Raymond de mois,de semaines, de jours même lorsque chacune des minutes quis’écoulaient décidait peut-être du sort deMlle Simone, c’est-à-dire de son bonheur et de savie ?

Il n’insista pas, mais sa physionomies’assombrit à ce point que Me Roberjot finit parêtre frappé, et d’un ton d’amicale inquiétude :

– Mais vous avez quelque chose, fit-il…Quoi ?… Je suis votre ami, vous le savez. Que vousarrive-t-il ?…

– Je n’appartiens plus aux ponts etchaussées, j’ai donné ma démission…

Il était dit que seuleMlle Pauline, servie par son instinct de jeunefille, pénètrerait quelque chose de la vérité. Ni plus ni moins queMme Delorge, Me Roberjot prit lechange.

– On vous taquinait ?interrogea-t-il.

– On prétendait me changer de résidencemalgré moi…

L’avocat éclata de rire.

– Connu ! interrompit-il, le fils dequelque gros personnage avait envie de votre poste… c’est simplecomme bonjour. Mais consolez-vous. C’est un vrai quine à laloterie, que votre mésaventure. Tombe l’Empire, et vous avez desdroits imprescriptibles au plus magnifique avancement. C’estd’ailleurs au bon moment qu’on vous fait des loisirs : lapartie est engagée, il nous faut des hommes…

Il fut interrompu par son domestique quientrait discrètement.

– C’est moi, monsieur, dit ce bravegarçon, qui crois devoir prévenir ces messieurs que je viensd’introduire quelqu’un dans la salle d’attente.

– Qui ?

– M. Verdale…

Brusquement la physionomie deMe Roberjot changea.

– Quoi ! s’écria-t-il, en haussantla voix, comme s’il eût tenu à être entendu de la pièce voisine,mon excellent ami, le baron de Verdale, est là !

– Ce n’est pas l’ami de monsieur.Celui-ci est un jeune homme.

– Son fils, peut-être ?

– Je ne sais pas.

Si accoutumé que dût êtreMe Roberjot à garder le secret de ses impressions,sa curiosité était manifeste.

– Eh bien ! dit-il à son domestique,et sans paraître se rappeler la présence de Raymond, priez-led’entrer.

Ce fut l’affaire d’un instant.

La seconde porte du cabinet, celle qui donnaitdans la salle d’attente, s’ouvrit, et un jeune homme de l’âge deRaymond parut sur le seuil.

– Vous êtes le fils du baron Verdale,monsieur ? lui demanda brusquementMe Roberjot.

S’il ne l’eût dit, on ne s’en serait pasdouté, tant sa personne et ses façons rappelaient peu l’architectemillionnaire.

Grand, mince, très blond, il était élégamment,mais fort simplement vêtu de vêtements de couleur foncée.

– C’est sans doute de la part du baronque vous venez, monsieur, reprit Me Roberjot.

Le jeune homme secoua la tête.

– Mieux que personne, monsieur, dit-il,vous savez que mon père n’a pas le moindre droit à ce titre debaron, qu’il imprime sur ses cartes de visite… C’est unefaiblesse…

Il n’acheva pas, mais son geste signifiaitclairement : Donc, épargnez-moi l’ironie de ce titre.

– Ensuite, monsieur, reprit-il, ce n’estpas, je vous l’affirme, mon père qui m’envoie. C’est de mon propremouvement que je viens…

Il s’arrêta court.

Il venait d’apercevoir Raymond qui, pardiscrétion, se tenait un peu à l’écart…

– Mais vous n’êtes pas seul, monsieur,dit-il vivement… Veuillez donc m’excuser. Ce que j’ai à vous direest assez long…

Si préoccupé que fût Raymond, il ne pouvaitpas ne pas voir que sa présence embarrassait singulièrementl’avocat.

– J’allais me retirer, dit-il àM. Verdale, je me retire…

Et, s’adressant àMe Roberjot :

– Maintenant que me voici à Paris, moncher maître, ajouta-t-il, je viendrai vous importuner souvent…Permettez-moi donc, pour aujourd’hui, de vous laisser à vospréoccupations.

II

Dans ce Paris immense, où tant d’intérêtss’agitent, il n’est pas de jour qu’on ne rencontre quelquemalheureux que sa passion affole, et qui s’en va le long destrottoirs, d’un pas de somnambule, monologuant à haute voix,égrenant au vent ses plus chers secrets, comme le vase fêlé quilaisse échapper l’eau qu’il contient.

Ainsi, en sortant de chezMe Roberjot, s’en allait Raymond le long de la rueJacob et de la rue des Saints-Pères.

À l’encontre de la raison, l’instinctvictorieux le traînait aux environs de la demeure de la duchesse deMaillefert.

– Dans quel but ? lui criait le bonsens.

– Qui sait !… répondait la voix desespérances obstinées, cette voix dont les plus rudes épreuves nesauraient étouffer le murmure. Peut-être au moment où tu passeras,verras-tu le coin d’un rideau se soulever et le visage deMlle Simone apparaître.

C’est rue de Grenelle-Saint-Germain, à deuxpas de la rue de la Chaise, qu’est situé l’hôtel de Maillefert.

Le large perron déroule ses six marches surune cour pavée, plus froide que le préau d’une prisoncellulaire.

Autour de la cour sont les communs, lesremises et les écuries.

Le pavillon du concierge est sur le devant, etses dimensions exagérées disent qu’il date de ce bon temps où lesplus grands seigneurs autorisaient leur suisse à « vendrevin » et à tenir, à l’enseigne de leur nom, une sorte decabaret.

Ce qui fait la splendeur de l’hôtel deMaillefert, c’est son jardin qui joint les admirables jardins del’hôtel de Sairmeuse, qui se prolonge jusqu’à la rue de Varennes,et dont les arbres séculaires dominent le toit des maisonsvoisines.

Les deux battants de la grande porte étaientouverts quand arriva Raymond, et jamais certes, à voir le mouvementde cette magnifique demeure, on ne se fût douté que celle qui lapossédait, la duchesse de Maillefert, ruinée, compromise, assiégéepar ses créanciers, en était réduite aux pires expédients poursoutenir son luxe menteur et recourait aux plus abominablesintrigues pour s’emparer de la fortune de sa fille.

Dans la cour, trois ou quatre voituresattelées de bêtes de prix attendaient les visiteurs, pendant queles valets, vêtus de longues pelisses fourrées, se vengeaient deleur longue faction en disant du mal de leurs maîtres.

– Voilà, songeait Raymond, le démentiformel des récits de Me Roberjot. Que me disait-ildonc, que tout était fini, que tout ce qui tient à l’Empire étaitahuri, consterné ?…

Un coupé tournant au grand trot de ses deuxchevaux le coin de la rue de la Chaise interrompit brusquement sesréflexions. Il n’eut que le temps de se jeter de côté.

Mais si rapide qu’ait été le mouvement, ilavait reconnu la duchesse de Maumussy et, l’instant d’après, il putla revoir, gravissant paresseusement les marches du perron del’hôtel de Maillefert.

– Elle va voir Simone, elle,pensait-il.

Et ses poings se crispaient à cette idéedésolante qu’à lui seul étaient fermées les portes de cet hôtel oùtant de gens entraient le sourire aux lèvres, de cet hôtel oùderrière cette façade stupide et inexorable étaitMlle Simone.

Que faisait-elle, à cette heure ? Àquelles impitoyables obsessions était-elle en butte ? Quevoulait-on d’elle, et par quels moyens ?…

– Et ne m’avoir rien dit, murmurait-il,de l’intrigue qui me la ravit !… M’avoir refusé jusqu’à cettejoie suprême de mourir avec elle, si je ne puis lasauver !…

Et il se creusait la tête à chercher un moyend’interroger adroitement quelqu’un de ses valets, qu’il voyaitcirculer, quand tout à coup, derrière lui :

– Monsieur Raymond Delorge, je crois, ditune voix sardonique.

Il se retourna, et se trouva en face du jeuneduc de Maillefert, de M. Philippe, qui, le lorgnon à l’œil, lecigare à la bouche, une badine à la main, d’un air d’impertinencesuperlative, le toisait…

Un flot de sang empourpra le visage deRaymond. Personne jamais ne s’était permis de le regarder ainsi, etil allait… Une lueur de raison l’arrêta : est-ce que le frèrede Mlle Simone ne devait pas lui être sacré !…Se maîtrisant donc :

– Vous avez à me parler ?demanda-t-il.

– Ma foi, oui, répondit M. Philippe,et je suis ravi de vous rencontrer, parole d’honneur. Du reste, cene sera pas long. Vous avez autrefois recherchéMlle de Maillefert…

– Encouragé par Mme laduchesse, monsieur, et par vous-même…

– Oh ! je ne discute pas, j’aisimplement à vous… signifier d’avoir à renoncer à touteespérance…

– Est-ce de la part deMlle Simone, monsieur ?

– Pas du tout. C’est de ma part et decelle de ma mère. Seulement ce que je vous dis là, ma sœur doitvous l’avoir écrit.

Raymond ne répondit pas.

– Ah ! vous le voyez, insista lejeune duc, elle vous l’a écrit. Cela étant, il serait de bon goûtde cesser vos poursuites, hein, n’est-ce pas ?… À Maillefert,c’était sans inconvénient, tandis qu’ici, avec les projetsd’alliance que nous avons…

– Des projets d’alliance !…

– Mon Dieu, oui, avec votre permission,fit M. Philippe.

Et saluant Raymond d’un airironique :

– C’est pourquoi, ajouta-t-il, vousm’éviterez, je l’espère, le déplaisir de vous retrouver encorerôdant autour de mon hôtel.

Le premier mouvement d’indignation passé,c’est à peine si Raymond se sentait le courage d’en vouloir àM. Philippe ; et tout en le suivant de l’œil, pendantqu’il s’éloignait :

– Pauvre cerveau fêlé ! pensait-il,pauvre fou ! non, ce n’est pas toi que je dois frapper.

Il est certain que le dernier des Maillefertétait de ceux dont l’absolue nullité n’offre même pas de prise à lahaine. Vaniteux de cette vanité puérile des imbéciles, affamé deluxe, de plaisir, d’éclat, dévoré de convoitises malsaines,besogneux avec les apparences d’une fortune princière,M. Philippe devait fatalement être le complice et la dupe dequiconque ferait miroiter les millions à ses yeux éblouis.

Il y avait mille à parier qu’en agissant commeil venait de le faire, il n’avait pas obéi à ses propresinspirations.

Ici, à l’angle de la rue de Grenelle, aussibien que dans les ruines du château de Maillefert, il n’étaitévidemment que l’outil sacrifié d’une intrigue dont les plus clairsbénéfices, en cas de succès, ne seraient pas pour lui.

De ses propos, cependant, de la leçon qu’ilvenait de débiter, une lueur se dégageait, indécise et vagueassurément, mais enfin une lueur qui éclairait les ténèbresjusqu’alors si épaisses de l’avenir.

– Nous avons pour Simone des projetsd’alliance, avait dit M. Philippe.

Était-ce donc le mot de l’énigme, le mot desévénements qui se succédaient si rapides et si imprévus depuistrois jours ? Était-ce l’explication de l’inexplicableconduite de Mlle Simone ?

Mais quoi ! il ne pouvait y avoir deprojets sérieux sans son consentement. Elle n’était pas de cellesqu’on traîne à l’autel contre leur volonté, et à qui on arrache àforce de caresses ou de menaces l’irrévocable oui. Ce n’était pas,elle l’avait prouvé, l’énergie qui lui manquait.

Elle consentirait donc, elle, après sespromesses, après ses serments… Était-ce possible ? était-cemême probable !…

D’un autre côté, pourtant, qui disait que laduchesse de Maillefert, conseillée par Combelaine, aidée parMme de Maumussy, n’avait pas enfin trouvé unecombinaison diabolique pour décider sa fille au plus odieux dessacrifices !

Une phrase de M. Philippe dans les ruinesétait, en ce sens, une indication.

– Nous avons avait-il dit en entraînantsa sœur, du linge sale à laver en famille.

Ne pouvait-on pas en conclure qu’il avaitquelque aveu pénible et honteux à faire, qu’il avait à s’adresserencore au dévouement de Mlle Simone !

Or le passé était là pour révéler de quelexcès d’abnégation la malheureuse jeune fille était capable, dèsqu’on s’adressait à la grande idée qu’elle avait du devoir.

C’était si plausible, cela, que Raymond, en yréfléchissant, tressaillit d’espérance.

Et cependant, à toutes ces conjectures, il yavait une objection terrible.

Comment la duchesse de Maillefert etM. Philippe, vivant uniquement de la fortune personnelle etdes revenus de Mlle Simone, pouvaient-ils songer àla marier ? Ils ne le voulaient pas, autrefois, absolumentpas, à aucun prix. Leurs idées avaient donc bien changé, du jour aulendemain. Pourquoi ? Quel calcul abject, quelle infamienouvelle cachait ce brusque revirement ?…

– Ah ! n’importe ! se disaitRaymond, je sauverai Mlle Simone en dépitd’elle-même, je la sauverai, je le veux… Mais il me faut arriverjusqu’à elle, la voir, lui parler…

Puis après un moment :

– Peut-être est-il un moyen,ajouta-t-il.

La nuit venait, les boutiques se fermaient… Ilremonta la rue de Grenelle jusqu’à la hauteur de l’hôtel deMaillefert.

En face, plusieurs maisons s’élevaient, decelles qu’on appelle des maisons de produit, et à la porte de l’uned’elles pendait un écriteau annonçant aux passants de « jolisappartements fraîchement décorés à louer présentement ».

– Voilà mon affaire, se dit Raymond.

Et traversant la rue, il entra bravement.

– Hein ! de quoi !… vous voulezvisiter des appartements à cette heure-ci !… lui répondit laconcierge, à laquelle il s’était poliment adressé. Jamais de lavie !… Demain, je ne dis pas, il fera jour…

Mais Raymond avait en poche de ces argumentsqui dissipent la mauvaise humeur des concierges comme un rayon desoleil le brouillard.

Celle-ci, à la vue d’une belle pièce de dixfrancs toute neuve, se leva, souriante, et, allumant une bougie,elle conduisit l’aspirant locataire à un petit appartement dutroisième étage qu’elle lui déclara valoir mille francs.

C’était hors de prix, car l’appartement« fraîchement décoré » était d’une malpropreté rare. Lesplafonds enfumés s’écaillaient de tous côtés. Le papier graisseuxgardait les traces de tous les locataires qui s’y étaient succédédepuis la première révolution.

Oui, mais il suffit à Raymond d’ouvrir une desfenêtres pour s’assurer que de ce troisième étage il planerait enquelque sorte au-dessus de l’hôtel de Maillefert, et que personnen’y entrerait ni n’en sortirait, qu’il n’aperçût et nereconnût.

– Décidément l’appartement me convient etje l’arrête, déclara-t-il en tirant de son gousset le denier àDieu, une belle pièce de vingt francs…

Alors, commencèrent les questions de laportière.

Qui était monsieur ? Quel était sonnom ? Était-il marié ? Avait-il des enfants ? Oùpouvait-on aller aux renseignements afin de s’assurer qu’ilpossédait assez de meubles pour garantir le paiement duloyer ?

Toutes ces questions, heureusement, qui sesuivaient comme les grains d’un chapelet, avaient laissé à Raymondle temps de préparer ses réponses.

Comprenant bien que le nom de Delorge nedevait pas être prononcé dans les environs de l’hôtel deMaillefert, il s’empara du nom de jeune fille de sa mère et déclaraqu’il s’appelait Paul de Lespéran.

Il répondit encore qu’il était employé dans unministère et garçon ; que jusqu’ici il avait habité chez un deses parents et que par conséquent il ne possédait pas de meubles,mais qu’il allait en acheter qu’on apporterait le lendemain.

Pour plus de sûreté, d’ailleurs, il offrait depayer et il paya, en effet, un terme d’avance…

Restait à se procurer les meublesannoncés.

Sans perdre une minute, Raymond se fitconduire chez un marchand de la rue Jacob, lequel, moyennant unegratification de cent francs qu’il demanda pour ses ouvriers, etqu’il mit généreusement dans sa poche, jura ses grands dieux que lesoir même, avant minuit, il aurait mis en place un modeste mobilierde salon et de chambre à coucher qu’il ne s’était fait payer que ledouble de sa valeur.

– Mais il ne m’aura pas tenu parole,assurément, se disait Raymond, lorsqu’il sortit de chez sa mère, lelendemain matin, pour se rendre rue de Grenelle.

C’était le 30 décembre, vers les huitheures…

Encore bien qu’il ne plût pas, le temps étaitdétestable, il faisait froid, et à chaque pas on glissait sur lepavé boueux.

Pourtant, devant toutes les boutiques demarchands de journaux, des gens stationnaient qui discutaient avecune certaine animation.

Machinalement, Raymond s’arrêta près d’un deces groupes.

On s’y entretenait de Tropmann, dont lesinistre procès se déroulait devant la cour d’assises de la Seine,mais on s’y préoccupait bien plus de la situation politique.

Il y avait alors quarante-huit heures quel’empereur avait chargé M. Émile Ollivier de constituer unministère « d’ordre et de liberté », et comme on étaitsans nouvelles précises de cette mission, dame ! ons’inquiétait.

Les bruits les plus saugrenus – de ces bruitscomme il n’en éclôt qu’à Paris, aux environs de la Bourse –circulaient. Selon les uns, M. Émile Ollivier avait échoué,toutes ses avances avaient été repoussées, et il venait de donnersa démission. Selon les autres, il avait fait accepter à l’empereurun cabinet composé de ses anciens amis de la gauche. D’autresencore, qui se prétendaient les mieux informés, affirmaient queM. Rouher allait revenir aux affaires avec un ministère àpoigne.

Il était manifeste qu’il régnait dans tous lesesprits une certaine inquiétude.

Depuis les dernières élections, l’incertitudede l’avenir avait paralysé toutes les grandes affaires, ralenti lemouvement de la haute industrie et intimidé les capitaux, poltronsde leur nature et toujours prêts à rentrer sous terre à la moindrealerte.

Mais cette incertitude n’entravait en rien lepetit commerce, le commerce des étrennes surtout.

Jamais premier de l’an ne s’était mieuxannoncé.

Si matin qu’il fût encore, Paris était bienéveillé. Les carreaux des boutiques étincelaient. Tous les étalagesétaient terminés, étalages merveilleux où, parmi les« articles » du plus haut prix, s’accumulaient les millesproduits de l’industrie parisienne, véritables objets d’art quitirent toute leur valeur de l’habileté de l’ouvrier.

Constatant de ses yeux cette prospérité desurface, comment Raymond eût-il pu ajouter foi aux sombresprophéties de Me Roberjot ?

– Toujours les mêmes illusions,pensait-il, tout en suivant la rue de Richelieu ; toujours lesgens prendront leurs désirs pour la réalité, et fou je serais decompter sur la dégringolade de l’Empire pour écraser mesennemis…

Mais il eut un tressaillement de plaisir,quand, arrivant rue de Grenelle, il constata que son marchand demeubles lui avait tenu parole. Son appartement était prêt et c’estavec un soupir de satisfaction qu’il s’y enferma, sûr d’être àl’abri des importuns.

Il savait, pour s’en être assuré la veille,que c’était de la fenêtre de la chambre à coucher qu’il avait surl’hôtel de Maillefert la vue la plus complète. Il y courut, etaprès avoir fermé les persiennes, il en arracha bravement une lame,se ménageant ainsi un jour d’où il pouvait voir à l’aise, sans êtreaperçu du dehors.

Attirant alors une vieille chaise dépaillée,abandonnée par le précédent locataire, il s’assit, et tirant de sapoche une jumelle dont il avait eu le soin de se munir, ilregarda.

Plus paresseux que Paris, l’hôtel deMaillefert s’éveillait seulement.

Dans la cour, sous la direction de monsieur lecocher de service, les gens des écuries et des remises allaient etvenaient, étrillant les chevaux, lavant les voitures et cirant lesharnais…

Au premier étage, toutes les fenêtres étaientouvertes, et presque à chacune d’elles des valets apparaissaient enveste rouge du matin, avec d’immenses tabliers à pièce, quisecouaient des tapis, battaient des coussins, ou époussetaient cesmille bibelots coûteux qui constituaient le luxe du second Empireet qui, par leur fragilité et leur éclat, en étaient commel’emblème.

– Tout ce luxe est-il payé,seulement ! se disait Raymond, songeant au désordre de laduchesse et de M. Philippe, et à ces dettes dont ils necessaient de tourmenter Mlle Simone…

Mais les fers d’un cheval sonnant sur le pavéinterrompirent brusquement ses réflexions et ramenèrent ses regardsdu premier étage à la cour de l’hôtel de Maillefert.

Un cavalier y entrait monté sur une bête deprix qu’il maniait avec une rare aisance.

Il sauta lestement à terre, jeta la bride auxmains des valets et entra dans l’hôtel, pendant que le suissefrappait deux coups sur un énorme timbre.

Ce cavalier était le comte de Combelaine.

Que voulait-il si matin, le misérable ?quel motif pressant l’attirait ? quelle infamie nouvelletramait-il ?

Et Raymond regardait avidement les fenêtres dusecond étage de l’hôtel, toutes hermétiquement closes, espérant queles persiennes de l’une d’elles allaient s’ouvrir et lui fournirquelque indication.

Son attente ne fut pas déçue.

Moins d’une minute après l’entrée deM. de Combelaine, les deux dernières croisées à gauche del’hôtel furent ouvertes par un domestique que Raymond reconnut pourl’avoir vu maintes fois aux Rosiers, et qui n’était pas un moindrepersonnage que le propre valet de chambre du jeune duc deMaillefert.

Et dans le court espace de temps où lesfenêtres demeurèrent ouvertes, Raymond distingua nettement, dans lavaste chambre qu’elles éclairaient, M. Philippe, d’abord, enveste du matin de velours noir, debout devant une glace ; puisM. de Combelaine étendu sur un immense fauteuil.

Mais Raymond n’eut guère de temps à donner àses réflexions.

Un grand bruit de roues attirait sonattention. C’était un coupé marron, attelé d’un cheval de cinqcents louis, qui entrait dans la cour de l’hôtel de Maillefert, etqui, après le plus savant demi-cercle, venait s’arrêter devant leperron.

De même que l’instant d’avant, le suisse avaitfrappé deux coups.

Et cette visite devait être attendue, car letimbre vibrait encore, qu’une des fenêtres de l’appartement deM. Philippe s’ouvrait, et que M. de Combelaine yapparaissait, se penchant très en avant pour voir qui arrivait.

Justement, un des valets de pied venaitd’ouvrir respectueusement la portière du coupé.

Et un gros homme en descendait, qu’il étaitimpossible de ne pas reconnaître quand on l’avait vu une fois,M. Verdale, c’est-à-dire M. le baron de Verdale.

Il adressa quelques mots à son cocher, et, demême que M. de Combelaine, entra dans l’hôtel.

– Eh quoi ! pensait Raymond,M. Verdale aussi !… Allons, M. de Maumussy neva pas tarder à paraître…

Il se trompait…

Celui qu’il aperçut, dix minutes plus tard, cefut M. Philippe de Maillefert sortant de l’hôtel.

Contre son ordinaire, le jeune duc était vêtude noir, des pieds à la tête, et autant qu’en pouvait jugerRaymond, de son observatoire, extraordinairement pâle.

Derrière lui, venaientM. de Combelaine et M. Verdale, graves, mais d’unegravité que Raymond jugea plus que suspecte, car il lui sembla lesvoir échanger un regard d’intelligence, et dissimuler à grand peineune grimace d’ironique satisfaction.

Ils parlaient, du reste, alternativement, et,à les voir ainsi de loin, debout sur le perron, l’un à droite,l’autre à gauche du jeune duc, on les eût pris pour deuxchirurgiens réconfortant un malade et l’exhortant à se résigner àquelque terrible, mais indispensable opération.

– Qu’espèrent-ils de lui ? Qu’enveulent-ils obtenir ? pensait Raymond, qui eût donné tout cequ’il possédait pour entendre aussi bien qu’il voyait.

Non moins que lui, les vingt domestiquestémoins de cette scène paraissaient intrigués et intéressés. Ils setenaient respectueusement à l’écart, et semblaient absorbés parleur besogne ; mais les oreilles étaient tendues et les yeuxaux aguets.

– S’agirait-il d’un duel ? se disaitRaymond. Non, il n’hésiterait pas, car ce mérite, du moins, luireste, de tenir aussi peu à la vie qu’à l’argent…

Du reste, M. Philippe n’hésitaitplus.

À une dernière observation deM. de Combelaine, il se redressa, faisant claquer sesdoigts au-dessus de sa tête, geste qui dans tous les pays du mondesignifie :

– Le sort en est jeté ! Advienne quepourra !

Sur un signe, un valet avait ouvert laportière du coupé. M. Verdale et le jeune duc de Maillefert yprirent place. M. de Combelaine sauta lestement enselle.

Et cheval et voiture sortirent au grand trotde l’hôtel.

Mais c’est inutilement que Raymond épia leurretour…

Une à une les fenêtres du second étages’ouvrirent, l’hôtel reprit sa physionomie de la veille ; demême que la veille les équipages, dans la cour, se succédèrent sansinterruption ; M. Philippe ne reparut pas ; laduchesse de Maillefert et Mlle Simone demeurèrentinvisibles…

De guerre lasse, après de longues heuresd’observation, et comme déjà la nuit tombait, Raymond songeait àrentrer chez sa mère, lorsque tout à coup, dans la cour de l’hôtel,et se disposant à sortir, il aperçut une femme dont la tournure,plus d’une fois, l’avait fait sourire. Oh ! il n’y avait pas às’y tromper…

– Miss Lydia Dodge !… s’écria-t-il.Ah ! si je pouvais lui parler !…

Et il s’élança dehors…

C’était bien miss Lydia, en effet. Seuled’ailleurs, elle pouvait avoir cette grande taille, ces vêtementsd’une coupe exotique et cette démarche d’une raideur étrange.

Elle venait de tourner le coin de la rue de laChaise, lorsqu’elle s’entendit appeler doucement par sonnom :

– Miss Lydia ! missLydia !…

Elle s’arrêta court, se retourna vivement toutd’une pièce, et apercevant Raymond :

– Vous ! s’écria-t-elle, d’un aird’immense stupeur.

– Oui, moi, dit-il. Pensiez-vous donc quej’étais resté aux Rosiers !

Et comme elle ne répondait pas :

– Où estMlle Simone ? interrogea-t-il brusquement.

– Ici, à l’hôtel, fit la gouvernante.Mais permettez-moi de vous quitter. Il n’est pas convenable…

Elle saluait, elle allait s’éloigner… Raymondla retint par la manche de son manteau.

– Chère miss Dodge, disait-il d’une voixsuppliante, je vous en conjure, ne m’abandonnez pas ainsi…

Mais il avait expérimenté l’ombrageusesusceptibilité de la gouvernante anglaise, et c’est presquetimidement qu’il ajouta :

– Ce serait me sauver la vie que dem’apprendre ce qui s’est passé…

Miss Dodge réfléchissait, et la contraction desa longue figure, et l’expression de ses gros yeux trahissaient unrude combat intérieur.

Parler !… c’était manquer aux principesde toute sa vie.

D’un autre côté, elle avait pour Raymond unesincère affection. Toujours il avait eu pour elle des attentionsdélicates auxquelles on ne l’avait guère accoutumée. Puis ilparlait anglais. C’est en anglais qu’il la suppliait en cemoment.

– Hélas ! murmura-t-elle, avec ungros soupir, que voulez-vous que je vous dise ?

– Pourquoi Mlle Simonea-t-elle si brusquement quitté Maillefert ?

– Je ne le sais pas.

– Elle ne vous l’a pas dit ? vous nel’avez pas deviné ?

– Non.

– Venir à Paris devait lui coûter.

– Oh ! horriblement.

C’est debout, devant la grande porte d’unvieil hôtel de la rue de la Chaise, que causaient miss Dodge etRaymond. L’endroit leur était propice. Il faisait assez sombre déjàpour qu’on ne les remarquât pas, et d’ailleurs les passants sontrares dans ces parages, où l’herbe pousse entre les pavés.

– Cependant, chère miss, insistadoucement Raymond, il a dû y avoir une explication entreM. Philippe et sa sœur, après qu’ils m’ont eu laissé seul dansles ruines…

– Il y en a eu une, en effet, réponditmiss Dodge, seulement…

Mais la digne gouvernante venait de prendreune grande résolution.

– Je vais vous dire tout ce que je sais,monsieur Delorge, reprit-elle, et vous allez voir que ce n’est pasgrand’chose. En quittant les ruines, monsieur le duc et sa sœur sedonnaient le bras. Moi, je marchais derrière eux, la tête basse, mesentant en faute. Jusqu’au château, ils n’ont pas échangé uneparole. Une fois arrivés, ils sont allés s’enfermer au premier,dans le petit salon de mademoiselle. Ils y sont restés près de deuxheures. Que se disaient-ils ? De la chambre où j’étais restée,j’entendais les éclats de la voix de M. Philippe, tantôtsuppliante, tantôt ironique et menaçante. Mais pour distinguer lesparoles, il eût fallu coller son oreille à la serrure. Pour lapremière fois de ma carrière de gouvernante, la tentation m’envint.

– Et vous avez entendu ?

– Rien. Je résistai à la tentation.Bientôt la porte s’ouvrit et M. Philippe reparut. Il étaittrès pâle. S’arrêtant sur le seuil, il dit à sa sœur :« Je puis compter sur vous, n’est-ce pas ? » Ellerépondit : « Il me faut vingt-quatre heures deréflexion ; » Lui alors reprit : « Soit. Vousme signifierez votre décision par le télégraphe. Je repars.N’oubliez pas que l’honneur de notre maison est entre vosmains. »

Ce récit confirmait tous les soupçons deRaymond, mais il ne lui apprenait rien de nouveau, rien quiéclairât la situation.

– Et ensuite ? interrogea-t-il.

– M. Philippe parti, j’entrai dansle petit salon, et je m’agenouillai devant mademoiselle, luiprenant les mains que j’embrassais, et lui demandant quel grandmalheur la frappait… Mon Dieu ! jamais je n’oublierai sonregard en ce moment. Je tremblai qu’elle n’eût perdu la raison.Alors je lui demandai si elle souhaitait qu’on vous fît prévenir,monsieur. En entendant votre nom, elle se dressa, et ses lèvresremuèrent comme pour donner un ordre. Mais, presque aussitôt, selaissant retomber sur la causeuse : « Non !murmura-t-elle, non ! ce n’est plus possible, il n’y faut pluspenser ! » Puis elle me dit de la laisser, qu’elle avaitbesoin d’être seule… et je sortis.

À cette obstination à demeurer seule en facede son malheur, comme pour en épuiser plus complètement toutes lesamertumes, Raymond reconnaissait bienMlle de Maillefert.

– C’est donc à ce moment-là quej’arrivai ? interrogea-t-il…

– Oh ! non, monsieur, vous ne vîntesque plus tard, et lorsque déjà mademoiselle avait sonné pour avoirde la lumière. En entendant appeler dans les escaliers, etreconnaissant votre voix, j’eus un moment d’espoir et je bénis Dieude vous envoyer. Mais hélas ! vous ne deviez pas réussir mieuxque moi. Votre présence, loin de calmer mademoiselle, ne fit queredoubler son agitation, et après votre départ je vis bien quevotre douleur s’était ajoutée à la sienne. Plusieurs fois, ellerépéta : « Oh ! le malheureux ! lemalheureux !… » Pas plus qu’avant d’ailleurs, elle neconsentit à me garder près d’elle. Je m’installai dans la piècevoisine, et jusqu’à une heure bien avancée de la nuit, jel’entendis marcher et gémir doucement. Vous dire quelle impressioncela me faisait est impossible. Il me semblait qu’elle veillait laveillée de sa propre mort. Vers quatre heures et demie, cependant,elle m’appela : « Lydia ! » Vite j’accourus, eten la voyant je restai interdite et toute saisie. Elle ne pleuraitplus ; ses yeux brillaient d’un éclat extraordinaire ;son visage resplendissait de la résignation sublime qui soutientles martyrs. Je compris que sa résolution était prise.

« – Lydia, me dit-elle, tu vas toutpréparer à l’instant pour notre départ.

« – Quoi ! m’écriai-je, nousquittons Maillefert, mademoiselle ?

« – Ce matin même par le train de huitheures. Tu vois que tu n’as pas une minute à perdre. Éveille toutle monde pour qu’on t’aide.

« À six heures, cependant, lespréparatifs étaient terminés.

« Aussitôt, mademoiselle fit appeler levieux jardinier, qui était son homme de confiance, et lui ditd’atteler le char-à-bancs pour nous conduire à la gare. Le bravehomme, alors, demanda à mademoiselle ses instructions pour le tempsde son absence. Elle lui répondit qu’elle n’avait rien departiculier à lui demander ; qu’elle allait cesser,probablement, de s’occuper de ses propriétés, et que sans douteelle ne reviendrait plus à Maillefert.

« Tous les gens du château étaient dansle corridor qui entendaient cela. Elle les fit entrer, et à chacund’eux elle donna quelque chose, de l’argent d’abord, puis unsouvenir. On eût dit une mourante distribuant à ceux qui l’ontservie tout ce qui lui a appartenu et dont elle n’a plus quefaire.

« Tout le monde fondait en larmes. Toutle monde perdait la tête… Mademoiselle seule gardait sonsang-froid.

« Et sept heures sonnant :

« – Il est temps de partir, dit-elle.

« Les domestiques aussitôt se mirent àdescendre nos malles, mais elle retint près de nous le vieuxjardinier. Et dès que nous ne fûmes plus que tous les trois, tirantune lettre de sa poche :

« – Voici, lui dit-elle, une lettre pourM. Raymond Delorge, que vous connaissez bien. Je vous laconfie. Vous la ferez parvenir, mais seulement après midi, vousm’entendez, pas avant…

« Le jardinier promit d’obéir. Nousdescendîmes prendre place dans le char-à-bancs, et, une heureaprès, nous étions en chemin de fer, et l’express de Paris nousemportait.

À chaque phrase de ce récit, éclataitl’indomptable énergie de Mlle Simone. Le devoir luiordonnait, croyait-elle, de faire une œuvre, elle la faisait, dûtson cœur en être brisé. Seul au monde, peut-être, Raymond pouvaitcomprendre tout ce qu’elle avait souffert…

– Et en arrivant à Paris, demanda-t-il,c’est à l’hôtel de Maillefert que s’est fait conduireMlle Simone ?

– Oui, monsieur, tout droit, répondit ladigne gouvernante et je puis dire que son apparition a été saluéepar des transports de joie. Une reine n’eût pas été tant fêtée.

– Et depuis, quelle est sonexistence ?

– Depuis son arrivée, mademoiselle apassé toutes ses après-midi avec des hommes d’affaires, desnotaires, des avoués…

– Et le reste du temps ?

– Mademoiselle le passe avec madame laduchesse ou avec des amies de madame la duchesse,Mme la baronne Trigault, Mme laduchesse de Maumussy…

– Elle ne sort pas ?

– Je l’ai accompagnée hier matin jusqu’àSainte-Clotilde, entendre la messe…

Ce détail, Raymond le nota soigneusement.

– Sans doute, fit-il,Mlle Simone n’est pas libre.

Miss Dodge leva les bras au ciel.

– Pas libre !… s’écria-t-elle.Mademoiselle est maîtresse de ses actions ici aussi bien qu’àMaillefert. Qui donc se permettrait d’aller contre sesvolontés ?

– Et… elle ne vous a jamais parlé demoi ?

La digne gouvernante tressaillit.

– Jamais ! répondit-elle. Mais moi,une fois, j’ai osé lui en parler… Ah ! monsieur, pour lapremière fois de sa vie, mademoiselle m’a traitée durement.« Si tu prononçais encore ce nom, m’a-t-elle dit, je seraisforcée de me séparer de toi ! »

C’est par un geste désespéré que Raymondaccueillit cette réponse.

– Elle vous a dit cela !…balbutia-t-il. Et moi, miss, si vous saviez ce que je voulais vousdemander… Je voulais vous prier à genoux, à mains jointes, de direà Mlle Simone que je vous ai rencontrée, que jesuis désespéré, que je donnerais ma vie pour la voir, pour luiparler, ne fût-ce que cinq minutes…

Brusquement, miss Dodge l’arrêta. Elle étaitémue, la digne fille, sincèrement, et toute bouleversée de cettegrande passion, comme elle n’en avait pas, hélas, inspiré.

Ce soir même, dit-elle, à tous risques, jeferai ce que vous me demandez. Adieu !

III

C’était de la part de miss Dodge une siterrible dérogation à ses principes sévères et un tel acte decourage que Raymond demeurait confondu de la promptitude de sarésolution.

Ce n’était pas précisément le « pain deses vieux jours » qu’elle allait risquer, car il était clairque jamais Mlle Simone ne laisserait manquer derien sa dévouée gouvernante, mais elle allait s’exposer à uneséparation dont l’idée lui était plus pénible que celle de lamort.

Et Raymond qui ne l’avait seulement pasremerciée, qui l’avait laissée s’éloigner sans savoir où et commentelle lui apprendrait le résultat de sa démarche !…

Mais il ne s’en tourmentait pas outre mesure.Grâce à ce logement qu’il avait loué, il savait qu’il seraittoujours à même de rejoindre la digne institutrice dès qu’ellerisquerait un pied dehors.

La décision de Mlle Simoneétait un bien autre sujet d’angoisses.

Consentirait-elle à cette aventure que luifaisait demander Raymond, et qu’il eût payée de la moitié de sonsang ?

Il était persuadé que c’était comme autrefois,comme toujours, à la fortune de la pauvre enfant qu’on en voulait,et rien qu’à sa fortune, et il se disait :

– Que je lui parle, et je la décide àl’abandonner à qui la convoite si ardemment, cette fortunemaudite.

C’était l’espérance, la fleur vivace quirésiste à tous les orages, qui refleurissait dans son âme.

Et le bien-être qu’il en ressentait sereflétait si visiblement sur son visage, que lorsqu’il rentra pourdîner :

– Tu es satisfait de ta journée, monfils ? lui demanda Mme Delorge, qui étaitcertes à mille lieues de soupçonner la nature de ses soucis.

– Oui, ma mère, répondit-il.

– Tu as revu nos amis, sans doute ?Tu as pu t’assurer par toi-même de la réalité de nosespérances.

– J’ai vu Me Roberjot,dit-il, pour dire quelque chose, car la confiance candide de samère le gênait beaucoup.

Mais si Mme Delorge se paya deses vagues réponses, il n’en devait pas de même être deMlle Pauline. Se trouvant seule, après le dîner,avec son frère :

– Pauvre Raymond, lui dit-elle, en luiprenant la main, tu es donc moins malheureux !…

Il ne put retenir un mouvement d’impatience,dépité de l’insistance de sa sœur à pénétrer son secret.

– Qu’imagines-tu donc ?…

Il la regardait dans les yeux. Elle devintcramoisie, et, essayant de dissimuler son embarra sous un éclat derire :

– Dame ! répondit-elle, je ne saispas… au juste. Seulement la politique tracasseMe Roberjot bien autrement que toi, et jamais je nelui ai vu des regards comme les tiens…

Et comme il se taisait :

– Je n’insisterai pas, ajoutasérieusement la jeune fille. Et cependant, j’aurais peut-être desconfidences à échanger contre les tiennes.

À tout autre moment, Raymond eût voulu avoirl’explication de cette phrase au moins singulière. L’égoïsme de lapassion retint les questions sur ses lèvres.

Il se dit en lui-même :

– Oh ! oh ! il paraît queMlle Pauline Delorge aime quelqu’un, et c’est là cequi la rend si clairvoyante.

Puis il n’y pensa plus du reste de la soirée,qu’il passa entre sa mère et sa sœur. Et lorsqu’il eut regagné sachambre, il ne songeait qu’à une chose, c’est que le lendemainétait le premier jour de l’An, et que très probablement il n’auraitpas deux heures à lui pour courir jusqu’à la rue deGrenelle-Saint-Germain.

Il ne se trompait pas. C’était chezMme Delorge que, depuis des années, venaientdéjeuner, le premier janvier, les rares amis qui lui étaient restésfidèles.

Dès neuf heures, arrivaientMme Cornevin et ses filles, puis l’excellentM. Ducoudray, l’œil plus brillant que les pierres d’une pairede boucles d’oreilles qu’il apportait àMlle Pauline.

Me Roberjot ne tarda pas àapparaître, les bras chargés de bonbons ; et dès sonentrée :

– Eh bien ! s’écria-t-il, le voicidonc venu, le premier jour de cette fameuse année de 1870 qui doitdonner à la France le bonheur et la liberté !…

– Amen ! fitM. Ducoudray. Et en attendant, nous sommes toujours sansministère.

– Toujours, réponditMe Roberjot, de ce ton de bonne humeur qui avaitrésisté à tous les tracas et à toutes les déceptions de sa vie.Ah ! l’enfantement est laborieux. Mais soyez sans inquiétude,demain l’Officiel parlera, et nous connaîtrons enfin leministère Ollivier.

Raymond s’était rapproché.

– Et pensez-vous toujours, demanda-t-il,qu’il doit être l’avant-dernier ministère du secondEmpire !

– Je le pense plus que jamais… s’écrial’avocat.

Et sans soupçonner, certes, quels effroyablesmalheurs allaient fondre sur la France, en cette sinistre année de1870 :

– Dans un an, ajouta-t-il, à pareil jour,je vous donne rendez-vous. Alors, vous me direz ce que sont devenustous ceux qui jouissent de leur reste, le comte de Combelaine et leduc de Maumussy, et cette chère princesse d’Eljonsen, et monexcellent ami Verdale !…

Le lendemain, ainsi qu’il l’avait annoncé, leJournal officiel publiait le nom des hommes choisis parÉmile Ollivier, et qui allaient constituer avec lui ce ministèrefameux qui portera dans l’histoire le nom de ministère du 2janvier.

Et la vérité vraie, incontestable sinonincontestée, est que la France eut, ce jour-là, comme unéblouissement d’espérance et de liberté.

En lisant le nom des hommes qui allaientprendre la direction des affaires, on crut que la ruine prochaine,dont les symptômes se multipliaient de plus en plus alarmantsdepuis quelques mois, allait être conjurée.

On crut qu’une transaction pacifique éviteraitles horreurs d’une lutte sanglante sur des décombres.

– On va donc respirer ! disait-on.La sécurité va donc renaître ! Les affaires vont doncreprendre !…

Que devenaient dans de telles circonstancesles théories de Mme Delorge, qui avait toujoursattendu, qui attendait encore avec une imperturbable confiancequelque dégringolade effroyable, soudaine, foudroyante, quilivrerait à sa vengeance les assassins, dix-huit ans impunis, deson mari !…

Et Raymond lui-même ne s’était-il pas parfois,dans le secret de son cœur, bercé de ce décevant espoir, quequelque grande commotion politique détacheraitMme de Maillefert de ses amitiés nouvelles etsauverait Mlle Simone ?

– Chimères !… se disait-ilmaintenant. Illusions vaines !… C’est sur moi, sur moi seul,qu’un homme doit compter !…

Ce qui n’était pas une illusion, c’est que, deplus en plus, la situation de Mlle Simone étaitmenacée.

La veille même, une lettre qu’il avait reçuede M. de Boursonne était venue confirmer ses craintes etl’avertir de se hâter.

« Il court ici de singuliers bruits,écrivait le vieil ingénieur, et avec une persistance qui me lesfait prendre au sérieux, malgré leur invraisemblance.

« On assure queMlle Simone, ne devant plus revenir à Maillefert,se décide à vendre toutes ses propriétés, et même le château.D’après M. Bizet de Chenehutte, qui est décidément un bravegarçon, la vente aurait lieu dans les premiers jours du moisprochain. Ce qui désole les gens du pays, c’est qu’on annonce quetout est d’avance acheté en bloc par un gros capitaliste deParis.

« Comme de raison, je vous fais grâce descommentaires.

« Vous, là-bas, vous devez savoir lavérité. Mandez-la moi donc, s’il vous plaît, pour que je conservema réputation d’homme bien informé. Et par là même occasion,dites-moi un peu ce que vous devenez. »

Hélas !… Raymond n’en savait pas plus queson vieil ami.

Aussi, est-ce avec la résolution plus quejamais arrêtée de parvenir, coûte que coûte, jusqu’àMlle Simone, qu’il arriva vers deux heures à sonappartement de la rue de Grenelle-Saint-Germain.

Une surprise immense l’y attendait.

Lorsqu’il entra dans la loge pour prendre saclef :

– On est venu vous demander ce matin,monsieur, lui dit la concierge.

Sa première idée fut que la vieille femme,dans une intention qui lui échappait, plaisantait.

Qui donc savait qu’il avait loué cetappartement ? Personne.

Et l’eût-on su, comment eût-on pu venir l’ydemander, puisqu’au lieu de son nom, il avait donné celui de lafamille de sa mère ?

– Quand donc est-on venu ?interrogea-t-il.

– Ce matin.

– Qui ?

– Un monsieur, vêtu dans le derniergenre, tout ce qu’il y a de plus comme il faut. J’étais en train debalayer mes escaliers : il appelle, moi je me penche sur larampe, et je lui crie :

– Qu’est-ce que vous voulez ?

Il lève la tête :

– Je voudrais savoir, répond-il, si monami est chez lui.

– Quel ami ?

– Eh ! celui qui a aménagé autroisième avant-hier.

– M. de Lespéran,alors ?

– Précisément.

– Là-dessus, je lui dis que vous étiezabsent, et il a paru très contrarié. Il m’a cependant remerciéetrès poliment, et il est parti en disant qu’il repasserait…

Raymond réfléchissait, et à son premierétonnement, l’inquiétude succédait.

Ce mystérieux visiteur ne s’était pas présentéen demandant M. de Lespéran. Il s’était arrangé de tellesorte que c’était la portière qui lui avait appris sous quel noms’était établi rue de Grenelle son nouveau locataire.

Mais il semblait à Raymond très important quela concierge ne soupçonnât rien.

– Ce doit être, dit-il, quelqu’un de mesamis. Vous a-t-il laissé son nom ?…

– Ma foi, non !…

– Et vous ne le lui avez pasdemandé ? Non. C’est vraiment bien fâcheux. Pourtant, si vouspouviez me donner son signalement exact !… Voyons, commentétait-il, jeune, vieux ?…

– Ni l’un ni l’autre.

– Grand ou petit ? Mince ougros ?…

– Entre les deux.

– Brun ou blond ?

– Oh ! pour cela, tout ce qu’il y ade plus blond, blond ardent, s’entend.

– Avait-il un accent ?

– Je n’ai pas remarqué.

Tout espoir d’être renseigné s’évanouissait.Raymond comprit qu’insister serait inutile.

– Une autre fois, dit-il à la portière,il faudra, je vous prie, demander le nom des gens qui viendront enmon absence.

Mais cette insouciance qu’il affectait, elleétait bien loin de son âme.

De ce fait résultait pour lui la certitudequ’il était suivi, épié. Par qui ? dans quel but ?

Une fois, le souvenir de Laurent Cornevintraversa son esprit. Il le repoussa.

– Si Laurent, se dit-il, avait à meparler, il viendrait me trouver chez ma mère ou m’écrirait pour medonner un rendez-vous…

N’importe, c’était un souci nouveau ajouté àtous ceux de Raymond ; souci cuisant s’il en fut, irritant, detoutes les minutes.

Il cessait de s’appartenir, en quelque sorte.Il ne devait plus faire un pas, désormais, sans être tourmenté decette idée qu’il traînait à ses talons quelque mouchard immonde,qu’il était incessamment épié, que chacune de ses démarches avaitun témoin invisible, tapi dans l’ombre et dressant un rapport…

Une telle infamie était bien digne deM. Philippe, conseillé par M. de Combelaine.

Cette journée, du reste, qui commençait simal, ne lui devait pas être favorable.

C’est en vain que, jusqu’à la nuit, il demeural’œil cloué à l’ouverture qu’il avait pratiquée à la persienne, iln’aperçut ni Mlle Simone, ni miss Lydia Dodge.

Et il ne fut pas plus heureux les jourssuivants, encore que littéralement il ne bougeât plus de sonobservatoire ; si bien qu’à la fin de la semaine il ne savaitplus que croire ni qu’imaginer.

Miss Dodge l’avait-elle donc trompé ?N’avait-elle paru céder à ses instances que pour se débarrasser delui ? Avait-elle au contraire tenu sa promesse et avait-elleété impitoyablement renvoyée ?

Le désespoir s’emparait de Raymond,lorsqu’enfin le dimanche matin, un peu avant huit heures, justecomme il venait d’arriver, il vit apparaître sur le perronMlle Simone.

Elle était habillée ; elle allaitsortir ; elle sortait.

Mais ce n’était pas comme d’ordinaire lafidèle Lydia Dodge qui l’accompagnait. C’était une femme de chambreque Raymond ne connaissait pas, qui devait être une des femmes dela duchesse, et qui portait un livre d’heures…

Il n’en descendit pas moins en toute hâte etassez vite pour que Mlle Simone n’eût pas disparuquand il arriva dans la rue.

Mais elle était loin, déjà ; ellemarchait d’un bon pas… Elle suivait la rue deGrenelle-Saint-Germain, elle tournait la rue Casimir-Périer… Ilétait clair qu’elle se rendait à Sainte-Clotilde.

Raymond, alors, la devança et se retourna.Leurs yeux se rencontrèrent. Elle tressaillit et baissa la tête,mais elle ne s’arrêta pas et entra dans l’église…

– Et cependant elle m’a vu, pensait-il,elle m’a reconnu !… Tout espoir est-il donc perdu ?…

Ce qui le préoccupait, c’était de savoir paroù Mlle Simone sortirait, afin de la devancer et dese trouver sur son passage.

Bientôt il n’eut plus de doute.

La messe terminée, elle resta agenouilléequelques instants encore, puis, se levant, elle traversa la nef, sedirigeant vers la grande porte qui donne sur le square.

Il sortit alors par une des portes latérales,et tournant l’église au pas de course, il arriva au bas desmarches, juste comme Mlle Simone lesdescendait.

Il hésitait à l’aborder, pourtant, à cause decette femme de chambre étrangère… Mais elle n’hésita pas, elle.Venant droit à lui :

– Ce que vous faites là est mal, monsieurDelorge !… lui dit-elle.

Lui était saisi de douleur de retrouverMlle Simone si pâle et si amaigrie. Elle n’étaitplus que l’ombre d’elle-même.

Ce qui n’empêche que c’est d’une voix ferme,et en le regardant fixement, qu’elle ajouta :

– N’avez-vous donc pas reçu ma dernièrelettre ?

– Pardonnez-moi.

– Ne vous y disais-je pas dem’oublier ? qu’il le fallait ?…

Raymond hochait la tête.

– Dans cette dernière lettre,répondit-il, vous me disiez : « Je suis la plus misérabledes créatures. » Alors moi je viens vous dire :« Mon âme, mon intelligence, ma vie, tout vous appartient.Est-ce que tout entre nous, joie ou malheur, ne doit pas êtrecommun ? » Qu’arrive-t-il ? J’ai le droit de vous ledemander, j’ai le droit de le savoir. Il faut que je vous voie, queje vous parle…

Elle devenait indécise, mais la femme dechambre se rapprochait :

– Eh bien !… soit, dit-ellevivement ; à quatre heures, demain, ici…

Certes, il n’y avait rien dans l’attitude deMlle de Maillefert, dans son accent ni dansses regards qui pût encourager les espérances de Raymond…

Mais le pire malheur n’était-il pas préférableà ses horribles perplexités ?…

Aussi le lendemain, bien avant l’heureindiquée, il était devant Sainte-Clotilde et errait lentementautour du square.

Le ciel était gris, le temps froid, le soldétrempé. Le jardin était désert. Personne ne passait le long desgrilles…

Mais la nuit venait, avancée par lebrouillard. Quatre heures sonnèrent. L’instant d’après, deux femmesapparurent au coin de la rue Casimir-Périer : miss Lydia etMlle Simone…

La pauvre gouvernante n’avait donc pas étérenvoyée !

Vivement Raymond s’avança… MaisMlle Simone l’avait aperçu, et venant àlui :

– Offrez-moi votre bras, lui dit-elled’une voix brève, et marchons…

Il obéit ; et tout aussitôt :

– Car vous en êtes venu à vos fins,poursuivit durement la jeune fille. Vous l’exigiez, me voici…

– Je l’exigeais !…

– Assurément, et à ce point que c’étaitcomme une persécution. Mon frère ne vous a-t-il pas rencontré déjà,près de notre hôtel, et n’est-ce pas sa modération seule qui aévité une altercation ?…

Un geste de colère, de regret peut-être,échappa à Raymond.

– C’est juste, fit-il. M. Philippene m’a même pas frappé.

– Et ce n’est pas tout !… Vous avezcirconvenu ma gouvernante et vous l’avez décidée à enfreindre mesordres et à violenter ma volonté !…

Était-ce bien Mlle Simone quiparlait ainsi !… Était-ce possible !… Était-cevraisemblable !…

– Je voulais vous voir, commença Raymond,je voulais…

– À quoi bon !… interrompit la jeunefille, d’un accent tranchant et froid comme l’acier. Est-ce pour mecontraindre à vous répéter ce que je vous ai écrit ? Soit, jevous le répète : Nous sommes à tout jamais séparés, nousdevons nous oublier, il le faut, je le veux…

Elle parlait très haut, sans aucune réserve,comme si elle eût été hors d’elle-même… Si bien qu’il était fortheureux que le square fût désert, et que d’ailleurs miss Dodgeveillât.

– Eh bien ! s’écria Raymond, c’estde cette séparation que j’ai à vous demander compte…

– À moi ! prononça la jeune fille,d’un ton que n’eût pas désavoué sa mère. Et de quel droit ?Depuis quand ne suis-je plus libre et maîtresse de mesactions ? Ce que je fais, il me plaît de le faire…

Heureusement, il est de ces exagérations qui,dépassant le but, le découvrent.

À mesure que Mlle Simone letraitait plus durement, le jour se faisait dans l’esprit deRaymond. Il s’arrêta court, et plongeant dans les yeux de la jeunefille un de ces regards qui remuent la vérité au plus profond del’âme :

– Ah ! ce que vous faites estsublime !… s’écria-t-il.

– Monsieur, balbutia-t-elle,décontenancée. Raymond…

Mais lui, sans se laisserinterrompre :

– Me jugez-vous donc si au-dessous devous, continua-t-il, que je ne puisse vous comprendre ?…Détrompez-vous. Croyant que je dois vous perdre, vous essayezd’atténuer mon désespoir. Quand une abominable intrigue vousarrache à mon amour, vous voulez paraître me renier volontairement.Vous élevant pour moi jusqu’à l’héroïsme du sacrifice, vous tâchezde vous perdre dans mon cœur, avec cette pensée que, si je pouvaisvous mépriser, je vous regretterais moins et me consolerais…

Sous la flamme de cette parole, elle sedébattait, elle essayait de protester.

– Vous oubliez donc, continuait Raymond,le serment que nous avons juré !… C’est ensemble que nousdevons lutter la lutte de la vie, ensemble que nous devons périr ouêtre sauvés…

Visiblement,Mlle de Maillefert avait trop compté sur sesforces : elle faiblissait.

– Je vous en conjure, murmura-t-elle, neme parlez pas ainsi…

– Il le faut, je le dois, et vous… vousme devez la vérité…

– Eh bien ! donc… commençal’infortunée.

Mais elle s’arrêta aussitôt, avec un mouvementd’horreur, et violemment :

– Jamais !… s’écria-t-elle, jamais,c’est impossible…

Raymond sentait la victoire lui échapper.

– Faudra-t-il donc, s’écria-t-il, que jevous sauve malgré vous !…

Elle se redressa sur ce mot, et admirabled’énergie :

– Qui vous dit que je veux êtresauvée ? prononça-t-elle. Je ne dois pas l’être, je ne leserai pas. Il est trop tard, d’ailleurs. Tout ce que vous tenteriezmaintenant ne servirait plus qu’à rendre peut-être inutile unhorrible sacrifice librement consenti. Pour vous, j’aurais dû nepas venir. Pour moi, j’emporte l’espérance que le souvenir de lapauvre Simone ne vous sera pas sans douceur… Car, ne vous abusezpas, c’est la dernière fois que nous nous revoyons…

– Non, je ne vous laisserai pas partirainsi.

Déjà elle avait repris le bras de missLydia.

– N’insistez pas, dit-elle, laissez-moitout mon courage, j’en ai besoin… Adieu !

Lorsque Raymond revint à lui, après avoir errétoute la soirée par les rues de Paris, il était sur le boulevard,devant un groupe où un homme disait :

– Victor Noir a été tué par le princePierre Bonaparte, j’en suis sûr, j’arrive d’Auteuil…

IV

Il était réel, ce bruit, qui, de même qu’unetraînée de poudre, courait le long des boulevards et se répandaitpar tout Paris.

Dans l’après-midi de cette journée du lundi,10 janvier 1870, deux journalistes, MM. Louis Noir et Ulrichde Fonvielle, s’étaient présentés chez le prince Pierre Bonaparte,qui habitait alors à Auteuil l’ancienne maison du philosopheHelvétius.

Ils venaient, envoyés par un de leurs amis,Paschal Grousset, demander raison au prince d’un article publiédans un journal de Bastia, l’Avenir.

Le prince attendant ce jour-là les témoins deHenri Rochefort, ces messieurs avaient été reçus…

Moins de dix minutes après, des coups de feuavaient retenti dans la maison.

Presque aussitôt, un homme en était sorti,blême, la tête nue, trébuchant, les deux mains fortement appuyéessur le cœur.

Arrivé sur le trottoir, il s’était affaissé.Il était mort.

Celui-là était Victor Noir.

L’instant d’après, un autre homme sortait,pâle, effaré, un revolver à la main, qui criait :

– N’entrez pas ! On assassineici !

Cet autre était M. Ulrich deFonvielle.

Tels étaient les faits qui circulaient debouche en bouche.

Que s’était-il passé dans la maison ?Personne encore ne le savait exactement, et personne, il faut ledire, ne semblait tenir à le savoir. Visiblement les opinionsétaient arrêtées.

À la détonation du revolver d’Auteuil, deuxpartis immédiatement s’étaient dressés, qui là, sur-le-champ, sansinformations, avant toute enquête, se disputaient la possessionexclusive de la vérité.

À entendre les uns, le prince PierreBonaparte, attaqué et provoqué chez lui, n’avait fait, en tuantVictor Noir, qu’user du droit sacré qu’a tout citoyen de sedéfendre et de se faire respecter dans sa maison.

Selon les autres, et c’était l’immensemajorité, il n’y avait même pas eu de provocation, et Victor Noirétait tombé victime du plus lâche des attentats.

Entre ces deux camps, quelques gens de bonsens essayaient d’élever la voix.

– Si nous attendions d’être éclairés,proposaient-ils, avant de nous prononcer ?…

Ils perdaient leur éloquence… Paris était prisde fièvre.

Les rues étaient pleines de monde, les cafésregorgeaient. À tous les coins de rue, des groupes se formaientd’où s’élevait une immense clameur de malédiction. Une agitationsourde remuait les faubourgs, plus menaçante à mesure qu’elle sepropageait dans les quartiers excentriques.

Lorsque Raymond rentra, tout bouleversé, déjàMme Delorge était informée de l’événement, etextraordinairement émue.

– Eh bien !… dit-elle à son fils, ledoigt de Dieu n’est-il pas visible ? Au moment où l’Empires’applique à faire oublier ses origines, n’y a-t-il pas quelquechose de fatidique dans la mort de ce malheureux jeune homme, dontle nom, inconnu hier, sera peut-être demain le cri de ralliementd’une révolution ?

Mais déjà le prince Pierre était arrêté, etl’instruction était commencée.

Paris le sut par les journaux du matin, quitous publiaient une note du chef du cabinet du ministère de lajustice, M. Adelon.

– À quoi bon ?… disait Raymond àMe Roberjot. Où est le juge d’instruction capabled’éclairer de la lumière de la vérité cette sinistreaffaire ?

Puis hochant la tête d’un airsombre :

– Et maintenant, ajoutait-il, croyez-vousque ce soit vraiment le commencement de la fin ?… Etcependant, ce n’est rien encore, vous verrez, vous verrez…

Ce que Raymond vit, ce fut que laMarseillaise parut encadrée de noir, ayant à sa premièrecolonne un article de Rochefort, cri de haine et de colère, quidevait retentir au fond des ateliers les plus reculés.

Il n’était pourtant pas besoin d’excitations.Les plus optimistes sentaient souffler au-dessus de Paris le ventbrûlant des grands orages populaires.

Toute la journée du 11 fut employée auxpréparatifs.

Tout le jour, on vit des groupes se diriger enpèlerinage vers Neuilly, où on avait transporté le corps de VictorNoir.

L’enterrement devait avoir lieu le lendemain,12.

On avait demandé qu’il se fît auPère-Lachaise. Légalement, il devait avoir lieu à Neuilly.

– C’est ce qu’on verra ! disait-ondans bien des groupes.

Le lendemain, il tombait une petite pluieserrée, pénétrante, glaciale.

« Il pleut, il n’y aurarien ! » avait dit autrefois Pétion.

Cette fois l’opinion était trop montée pourregarder au temps.

Bien avant le jour, l’armée était surpied.

On avait fait venir la garnison de Versailles.Des troupes étaient massées au Champ-de-Mars et au palais del’Industrie. Des sergents de ville étaient groupés des deux côtésde la porte Maillot.

Dès sept heures, de son côté, dans tous lesquartiers de Paris, la foule s’était mise en mouvement et roulaitvers Neuilly, cohue immense, où tous les âges et toutes lesconditions se confondaient.

Des marchands de journaux circulaient àtravers tout ce monde, ils vendaient la Marseillaise etl’Éclipse, qui représentaient Victor Noir mort, et ilscriaient :

– À deux sous, le cadavre, à deuxsous !…

Il était une heure alors. L’instant critiqueapprochait.

Allait-on laisser le corbillard se rendrepaisiblement au cimetière de Neuilly ?

Fallait-il prendre la bière sur les épauleset, le revolver à la main, marcher sur Paris ?…

Autour de la dépouille mortelle de VictorNoir, ses amis délibéraient.

Poussé par la foule jusqu’au premier rang, etmême, à un moment, jusqu’à l’intérieur de la maison mortuaire,Raymond se trouvait à même de suivre toutes les péripéties de cedrame émouvant et terrible.

Un à un, il avait vu passer près de lui tousles chefs du mouvement, tous ceux qui avaient ou se croyaient uneinfluence, tous ceux dont on attendait des ordres ou un signal.

C’est vers une heure et demie que Rochefortétait arrivé.

Il était plus pâle que de coutume, et, sur sonvisage bouleversé, chacun pouvait lire les effroyables émotions quil’agitaient.

Sitôt entré dans un petit atelier quiprécédait la chambre mortuaire, il s’était laissé tomber lourdementsur une chaise, en disant :

– Donnez-moi un verre d’eau, je n’en puisplus.

Dans la pièce se trouvait un Anglais, froid,raide, impassible. Il tira de sa poche une sorte de gourderecouverte de paille tressée, et, la tendant à Rochefort :

– C’est du rhum, dit-il, buvez.

– Merci, je n’en prends jamais.

Froidement, l’Anglais remit sa bouteille danssa poche, et haussant les épaules :

– Vous avez tort, dit-il, un coup de rhumfait grand bien quand on est le chef d’un mouvement comme celui-ci,et qu’on est ému comme vous l’êtes.

Et s’adressant à Raymond :

– N’est-ce pas votre avis,monsieur ? ajouta-t-il…

Raymond n’eut pas le loisir de répondre à cesingulier personnage ; des gens entraient effarés, qui sepressaient autour de Rochefort, répétant :

– Que faut-il faire ? Qu’avez-vousdécidé ?…

Lui, le front moite d’une sueur d’angoisse,hésitait…

Il se disait que si une collision, parmalheur, avait lieu, toute cette foule en un moment seraitrepoussée, éparpillée, sabrée, et qu’un mot de sa bouche pouvaitêtre le signal d’une épouvantable effusion de sang…

Un homme qui entra, maigre, l’œil ardent, lescheveux hérissés, crut qu’il allait le décider.

– Marchons-nous sur Paris, oui ounon ? demanda-t-il brusquement.

– Qui vous donne le droit dem’interroger ? dit Rochefort.

– Le peuple dont vous êtes lereprésentant.

– Je n’ai pas d’ordres à recevoir devous.

– Tant pis !

Et enfonçant son chapeau sur sa tête, ilsortit, écartant violemment la foule qui s’était entassée dansl’atelier.

L’instant d’après, Rochefort sortait aussi. Lefrère de Victor Noir, Louis, l’était venu chercher, et le conjuraitde tout tenter pour éviter à son frère des funéraillessanglantes.

La discussion fut violente, mais enfin, surl’avis de Delescluze, il fut décidé que le corps serait porté aucimetière de Neuilly.

Placé à une fenêtre, Rochefort annonça à lafoule cette résolution, déclarant qu’il considérait comme sacrée lavolonté de la famille.

Autour de la maison on applaudit. Mais Raymondentendit près de lui un homme qui disait :

– De quoi se mêle donc la famille !Le corps est à la démocratie, il faut le porter à Paris !…

On descendait la bière, à ce moment, pour laplacer sur le char funèbre. Dès qu’elle parut, il y eut une pousséedans la foule ; des hommes se ruèrent pour s’en emparer, et onput croire un instant qu’une épouvantable lutte allaits’engager.

Debout près du corbillard, Raymond, de sonmieux, prêtait main-forte aux gens qui s’efforçaient de retenir lecercueil, lorsqu’un homme en blouse, d’une carrure herculéenne, lesaisit à la gorge et le renversa en arrière contre la roue.

Il allait sans doute rouler à terre, ce qui,en ce moment et en cet endroit pouvait être la mort, lorsqu’à sescôtés surgit cet Anglais qu’il avait vu, dans l’atelier, offrir durhum à Rochefort.

D’un seul coup de poing en pleine poitrine, ilrejeta comme une masse l’homme en blouse dans la mêlée, et tendantla main à Raymond, à demi étranglé :

– Dans une foule comme celle-ci, dit-ilfroidement, il ne faut jamais se laisser saisir.

– Monsieur, commença Raymond, vous venezprobablement de me sauver la vie…

– J’en serais heureux, interrompitl’Anglais ; mais il n’en est rien, je vous assure, et ce légerservice ne vaut pas un remerciement… Mais pardon de vous quitter,voilà le char qui s’éloigne, et je ne veux pas perdre un détail dela cérémonie.

Le char funèbre, en effet, venait de se mettreen marche, et lentement, péniblement, ballotté par les incessantsremous de la foule, il cheminait le long de l’avenue, vers le petitcimetière de Neuilly.

Derrière, immédiatement, marchaient Rochefortet M. Ulrich de Fonvielle dont le paletot était littéralementen lambeaux.

Et instinctivement, des milliers et desmilliers de gens, poussés, la tête nue et les pieds dans la boue,suivaient.

Le mouvement était d’une lenteur extrême, maisà ce point irrésistible, que Raymond avait été entraîné.

Faute d’avoir pu se dégager, il suivait, luiaussi.

Une poussée l’avait séparé de l’Anglais, maisil ne l’avait pas perdu de l’œil tout de suite, et pendant un bonmoment, il l’avait vu circuler dans la cohue.

– Singulier personnage ! pensaitRaymond intrigué. Que fait-il là ?

Un arrêt brusque de ce torrent humain, quiroulait à pleine avenue vers le cimetière, interrompit sesréflexions.

– Qu’est-ce que c’est ? demandait-onautour de lui. Qu’est-il arrivé ?…

Il arrivait que Rochefort, succombant soustant d’émotions, venait de chanceler et de tomber inanimé entre lesbras des amis qui l’entouraient, et qu’on le transportait dans uneboutique voisine, la boutique d’un épicier.

– Il est mort, disaient quelques-uns.

Il n’était qu’évanoui, et ne tarda pas àreprendre ses sens.

Mais cet incident enlevait définitivementtoute idée de porter le cercueil au Père-Lachaise en traversantParis.

Aussi bien, la lassitude et le découragementcommençaient à s’emparer de toute cette foule, sur pied depuis lematin, dans la boue et sous la pluie, et où beaucoup de gens setrouvaient, qui n’avaient rien pris de la journée.

C’est donc plus vite qu’on se dirigea vers lecimetière de Neuilly, où quelques orateurs, amis ou se disant amisdu pauvre Victor Noir, prononcèrent quelques paroles d’adieu et desserments de vengeance.

Le retour commençait.

Revenu à lui, Rochefort était monté dans unfiacre, et venait de donner au cocher l’ordre de reprendre lechemin de Paris.

Alors, ceux qui s’étaient déclarés pour labataille, ceux qui voulaient la lutte immédiate, reprirent quelqueespoir.

Et de fait, le spectacle était assez effrayantet assez étrange pour que l’on pût tout craindre.

La nuit tombait. Le brouillard léger quisuccédait à la pluie donnait aux objets des formes indécises. Lesnuages, au couchant, se coloraient de rougeurs hivernales, quisemblaient des reflets d’incendie…

Et cependant deux cent mille hommes, au moins,de tout âge, de toute condition, en colonne serrée, interminable,remontaient lentement vers l’arc de l’Étoile, chantant à pleinevoix des chants révolutionnaires et poussant des clameursformidables comme les rugissements d’une fournaise.

Qu’allait-il advenir quand cette masse énormese heurterait aux sergents de ville massés autour de l’Arc deTriomphe ?

Rien… Les sergents de ville se retirèrent unpeu à l’écart, et, impassibles, regardèrent s’écouler le noirtorrent…

– Où va-t-on ? demandaient des gensaux côtés de Raymond ; où allons-nous ?…

La colonne descendait les Champs-Élysées, etles chants redoublaient… lorsque tout à coup, au rond-point, latête s’arrêta.

Là étaient rangés les escadrons decavalerie…

Bientôt, dominant les chants et les chansons,un roulement de tambours se fit entendre…

C’était une première sommation.

Vivement Rochefort se jette à bas de sonfiacre, et suivi de deux amis, s’avance vers un commissaire depolice qui, ceint de son écharpe, barre l’avenue.

– Je veux passer ! lui dit-il.

– Vous ne passerez pas. On va charger,répondit le commissaire.

– Mais je suis M. Henri Rochefort,député au Corps législatif.

– C’est vous, alors, qu’on sabrera lepremier.

Et sur cette réponse s’élève le roulement detambours de la seconde sommation, et un escadron s’avance, au pas,le sabre nu…

Mais Rochefort, cette fois, ne devait pasavoir de décision à prendre…

Le vent des paniques, qui balaie les arméescomme la poussière des chemins, avait soufflé…

En un clin d’œil, cette foule formidable quile suivait, et qui semblait devoir tout submerger sur son passage,cette foule dont les imprécations montaient jusqu’aux nues, s’étaitéparpillée, dispersée, évanouie, fondue…

Et lorsque Raymond traversa Paris pour rentrerchez sa mère, il n’y trouva plus trace de cette terribleagitation.

– Eh bien ? lui demanda, dès qu’ilparut, le digne M. Ducoudray, qu’un gros rhume, à son granddésespoir, avait empêché de se rendre à Neuilly.

– Paris est calme ! répondit-ild’une voix sombre, ce n’était qu’une fausse alerte, tout estfini.

Telle n’était pas l’opinion deMe Roberjot qui, le soir même, vint rendre visite àMme Delorge, et qui racontait cette séance orageusede la Chambre, où le nouveau ministère s’était écrié :

« Nous avons été la justice et lamodération ; nous serons la force, s’il lefaut ! »

Et là-dessus, il ajoutait qu’une demande enautorisation de poursuites contre Rochefort venait d’être déposéeentre les mains du président du Corps législatif, et quecertainement elle serait accordée.

– Et nous verrons, disait-il en sefrottant les mains, nous verrons bien !…

Raymond écoutait, les sourcils froncés.

Ce n’était pas la seule curiosité qui l’avaitconduit aux obsèques de Victor Noir. Il était de ceux qui avaientune arme dans leur poche, et qui étaient prêts à engager la lutte,pour peu qu’elle présentât une chance de succès.

Une révolution eût encore pu le sauver,pensait-il.

Que le régime impérial s’effondrât,M. de Combelaine et M. de Maumussy étaientécrasés du coup, Mme de Maillefert etM. Philippe étaient atterrés, et Mlle Simonelui était peut-être rendue.

Il est vrai que son illusion n’avait pas étéde longue durée.

Et loyalement, il s’était engagé du côté deceux qui voulaient éviter la lutte et conduire le cercueil aucimetière de Neuilly.

Certes, il ne s’en repentait pas, mais en cemoment, à la fin de cette journée d’émotions poignantes, etlorsqu’il voyait évanoui son suprême espoir, il n’essayait plus deréagir contre l’affreux découragement qui l’envahissait.

Mlle de Maillefertn’était-elle pas, à tout jamais, perdue pour lui ?…

Il la connaissait assez pour être sûr qu’iln’y avait plus à essayer désormais de la faire revenir sur sesdéterminations. Il savait qu’elle irait jusqu’au bout de sonsacrifice, héroïquement, sans daigner même chercher à s’en épargnerune douleur.

– Je ne veux pas être sauvée, avait-elledit. Du reste, il est trop tard. Ce qu’on tenterait à cette heuren’aboutirait qu’à rendre mon sacrifice inutile…

Quel sacrifice ?

Sous une catastrophe connue, mesurée par lui,il se fût peut-être incliné. Mais plier ainsi sous un malheurmystérieux lui semblait le comble de la misère et de la honte.

C’en était fait. Il adoraitMlle de Maillefert, elle l’aimait, et ilsétaient pour toujours séparés. La reverrait-il seulementjamais !…

Il n’avait pas trente ans, et il voyait sa viefinie, le présent sans espoir, l’avenir sans promesses.

Assurément, sans le souvenir de sa mère, c’estd’une main ferme qu’il eût mis fin à une existence devenueintolérable.

Mais avait-il le droit de disposer ainsi delui-même ?…

N’eût-ce pas été une lâcheté horrible qued’abandonner cette noble femme, qui n’avait vécu que pour lui etpar lui ?

Une nuit, déjà, on lui avait apporté le corpsde son mari assassiné. Faudrait-il qu’on lui rapportât de même lecadavre de son fils suicidé !…

– Je dois vivre, pensait Raymond, je ledois !…

N’avait-il pas, d’ailleurs, bien des raisonsencore de tenir à la vie ?…

Est-ce que le meurtre du général Delorge avaitété vengé ?

Et les meurtriers de son père n’étaient-ilspas les mêmes misérables qu’il soupçonnait d’avoir ourdi laténébreuse intrigue où périssaitMlle de Maillefert ?

L’Empire avait fait et faisait toujours leuraudace et leur impunité. Eh bien ! Raymond irait grossir lesrangs des ennemis de l’Empire, non plus des ennemis platoniques etdiscrets qui le combattaient avec les seules forces de la justiceet de la pensée, mais des ennemis frénétiques, toujours en guerreouverte, toujours en armes, toujours prêts à se ruer par n’importequelle brèche…

Le moment était d’ailleurs propice à de tellesrésolutions.

Ainsi que l’avait prévuMe Roberjot, l’ébranlement causé par la mort deVictor Noir et par les scènes de ses funérailles, bien loin des’atténuer, s’accentuait…

C’est que le cabinet du 2 janvier n’avait paslu cet événement dans l’avenir, le jour où il acceptait ladirection des affaires…

La force des choses le lançait sur une pentefatale et il la suivait, sans se rendre compte assurément de cequ’il y avait au bout.

Ainsi, la Chambre ayant autorisé despoursuites contre Rochefort, en raison de son article de laMarseillaise, il fut poursuivi et condamné à sixmois de prison et à 3.000 fr. d’amende. C’était le 22 janvier.

Cependant, on ne pensait pas, dans le public,que ce jugement dût être exécuté, du moins immédiatement.

Erreur !…

Le 7 février, Raymond se rendait auxnouvelles, au palais Bourbon, lorsque sur le quai il rencontraMe Roberjot, lequel, tout chaud encore de ladiscussion, vint à lui.

– C’est voté !… lui dit-il. Unedécision de la Chambre autorise l’arrestation.

– C’est terriblement grave ! murmuraRaymond.

C’était une opération hardie, en effet, qued’arrêter un homme dont la popularité était alors sans bornes. Biendes révolutions, qui ont réussi, ont eu pour point de départ demoindres hardiesses.

Mais le ministère était engagé : l’ordrefut donné.

Le soir même, vers les neuf heures, au momentoù Rochefort se présentait rue de Flandres, à la salle de laMarseillaise, il fut entouré par des agents et conduit à unevoiture qui partit dès qu’il y eut pris place.

Il avait montré beaucoup de calme, et même,pendant qu’on l’entraînait, il avait recommandé à ses amis de nepas faire d’appel au peuple.

Recommandation inutile.

C’était Flourens qui présidait cette réunionde la salle de la Marseillaise. Apprenant l’enlèvement deRochefort, il se dressa sur son banc, adjurant les assistants deprendre les armes.

Après quoi, menaçant d’un revolver lecommissaire de police qui assistait à la réunion :

– Vous, lui dit-il, je vous arrête… Pasun ordre à vos agents, pas un geste, ou vous êtes mort !…

Pour la seconde fois depuis un mois, Raymondput croire que l’explosion allait avoir lieu.

Une clameur formidable avait répondu à l’appelde Flourens et salué l’acte désespéré par lequel il pensait engagerdéfinitivement l’action.

Dans cette salle de la Marseillaise, sinistred’aspect, boueuse, délabrée, deux ou trois cents hommesprotestaient, avec d’épouvantables blasphèmes, que cela ne sepasserait pas ainsi, et qu’on allait apprendre à les connaître.

Au dehors, la foule s’amassait ets’épaississait. Beaucoup de réverbères avaient été éteints auxenvirons. Des groupes, où les femmes étaient aussi nombreuses queles hommes, se massaient dans les coins sombres.

Toujours prêt à tenir pour réalités leschimères de son imagination, Flourens crut voir Paris entier deboutet marchant à sa suite.

Il sortit donc de la salle de la Marseillaise,et, tenant toujours sous son revolver le commissaire de police, ils’engagea dans le faubourg.

Une soixantaine de très jeunes gens lesuivaient. Ils n’avaient pas d’armes, mais ils chantaient à pleinegorge pour se donner du cœur.

Devenu le centre d’un groupe, et dupe, luiaussi, de ses colères, Raymond avait pris la parole, et carrémentet à tous risques il proposait de marcher sur Sainte-Pélagie et dedélivrer Rochefort, lorsqu’une voix, odieusement enrouée,l’interrompit.

– Ah çà ! qu’est-ce qu’il nouspropose, celui-là ?

Vivement Raymond essaya de s’expliquer.

– Il veut nous entraîner hors dufaubourg, reprit la voix, pour nous livrer à la police. Mais on laconnaît…

Raymond protestait, et certes, bieninutilement. N’avait-il pas contre lui sa tournure élégante, sesvêtements, ses façons, sa voix ?

– Qui es-tu ? lui demandabrutalement un grand drôle d’une vingtaine d’années, placé près delui…

– C’est un mouchard, cria un autre.

Il faisait si sombre que Raymond cherchait envain dans le groupe ses interrupteurs. Tout neuf à ces scènes detumulte, il prétendait se faire écouter.

Tout à coup :

– Enlevons le mouchard !… hurla lavoix.

Et on le saisissait au collet, en même temps,et il sentait se nouer autour de ses jambes, cherchant à lui faireperdre plante, des bras furieux, les bras de quelqu’un de cesodieux gamins au teint verdâtre qui semblent jaillir des pavéspartout où se produit une scène de désordre.

– Au canal, le mouchard !…répétait-on.

Il comprit le danger. D’un brusque mouvement,il fit lâcher prise à celui qui le tenait au col, d’un coup de piedil envoya le gamin rouler dans le ruisseau, et s’arc-boutantsolidement sur les jarrets, le poing en avant :

– Gare à qui me touche !…dit-il.

Il y eut dans le groupe dix secondesd’hésitation. Mais il est de ces mots qui sont tout unecondamnation sans appel ; les esprits étaient montés, lavictoire n’était que trop facile, et on allait sans nul doute luifaire un mauvais parti, lorsqu’un robuste gaillard en blouse sejeta devant lui en criant :

– Bas les mains ! Je connais lecitoyen.

– C’est un mouchard ! hurla lafoule.

– Hein ! de quoi ! interrompitl’homme en blasphémant. Où donc est-il, le malin qui ose dire qu’unami à moi est de la police ?…

Personne ne répondant, l’homme, brusquement,dégagea Raymond et dès qu’ils furent à quelques pas dugroupe :

– Filez, lui dit-il, votre place n’estpas ici.

– Cependant…

– Gardez votre courage pour une meilleureoccasion.

– Quoi ! lorsque la lutte est déjàcommencée…

L’homme haussa les épaules, et d’un ton demépris indescriptible :

– La lutte !… fit-il. Vous croyezdonc à une lutte, vous !

Il s’éloignait. Raymond le retint :

– Au moins, dites-moi à qui je doisd’avoir pu me tirer d’affaire.

L’homme parut trouver l’insistance toutenaturelle.

– Je m’appelle Tellier, répondit-il, jesuis ouvrier à l’Entrepôt.

– Moi, je m’appelle Raymond Delorge, etje voudrais…

– Payer la goutte ? Je comprends ça.Seulement, comme vous pouvez voir, tous les marchands de vin ontfermé. Ce sera pour la prochaine rencontre…

Et il s’esquiva, laissant Raymond fortirrésolu.

L’émotion, dans le faubourg, lui semblait bientrop grande pour devoir se calmer si promptement. À tout moment desgroupes d’hommes passaient, qui paraissaient se rendre à quelquerendez-vous. Les cochers de fiacre, fouettant leurs chevaux à tourde bras, s’envolaient dans toutes les directions, comme s’ilseussent tremblé qu’on ne s’emparât de leur voiture pour commencerune barricade.

– Avant de rentrer, pensa-t-il, je puistoujours voir.

Et il marcha au bruit.

C’était la petite troupe de Flourens quipoursuivait sa route en chantant la Marseillaise, et il netarda pas à la rejoindre.

Flourens marchait toujours en tête, – etcependant, à mesure qu’il avançait, force lui était bien dereconnaître qu’il s’était abusé d’illusions étranges.

Partout, sur son passage, les fenêtress’ouvraient bruyamment, et des têtes se montraient, curieuses eteffarouchées. Des gens sortaient des maisons dont les imprécationsrépondaient à sa voix.

Mais c’était tout. Et sa petite troupe, loinde grossir, allait diminuant de tous les bavards qui s’attardaientsous les portes à donner des renseignements.

À Belleville, il espérait trouver une armée. Àpeine y réunit-il une centaine d’hommes mal équipés.

– Ah ! si on avait des armes !disait-on autour de lui.

C’est alors que l’idée lui vint, d’une naïvetéfolle, qu’au théâtre de Belleville, dans le magasin desaccessoires, il trouverait des fusils.

Seulement, lorsqu’il arriva dans lescoulisses, réclamant les armes des figurants, il était seul. Detous ses soldats, il ne lui restait qu’un enfant de dix-septans.

Désespéré, il regagna la rue, son pardessussur le bras, un revolver d’une main, une épée de l’autre, et on levit parcourir le faubourg, cherchant des combattants et desremueurs de pavés…

Il trouva des sergents de ville qui venaientde disperser les derniers groupes, et auxquels il eut de la peine àéchapper.

Et lorsque, vers minuit, Raymond regagna larue Blanche, il put dire à M. Ducoudray :

– Tout est terminé.

Le bonhomme n’en revenait pas.

– De mon temps, disait-il, en 1830, on nevenait pas à bout de nous si facilement !…

V

Cependant, tout n’était pas si complètementfini que cela.

Si la journée du lendemain mardi, 8 février,fut relativement calme, la fièvre parut recommencer à la tombée dela nuit.

Une douzaine de barricades furent élevées ruede Paris, à Belleville, rue Saint-Maur, rue de la Douane et aufaubourg du Temple.

Le lendemain soir encore, mercredi, nouvellesscènes de désordre, et combats assez violents autour d’unebarricade élevée rue Saint-Maur.

N’importe, il était clair que le mouvement nese propageait pas. L’émeute restait confinée en deux coins deParis, à Belleville et au faubourg du Temple.

Et de même que l’été passé, les badauds, aprèsleur dîner, s’en allaient place du Château-d’Eau voir lesémeutiers.

Ils n’eurent pas longtemps à y aller.

Dès le 10, à la suite de trois ou quatre centsarrestations, la rue avait repris son calme. Et il parut probableque Rochefort, enfermé à Sainte-Pélagie, ferait bel et bien ses sixmois de prison.

– Probable, c’est possible, disaitMe Roberjot, certain, non. Ce qui vient d’échouerces jours-ci réussira fatalement avant longtemps.

Et tout en avouant que de telles scènesdétachaient bien des esprits timides de la cause de la liberté, ilénumérait avec complaisance tous les orages qui grossissaient àl’horizon de l’Empire : le procès du prince Pierre Bonaparte,qui allait être traduit devant la haute-cour, les grèves quis’organisaient partout, le malaise du commerce et cette inquiétudegénérale qui faisait que tout le monde se défiait de l’avenir.

Mais Raymond avait alors de bien autressoucis.

De déductions en déductions, il en étaitarrivé à soupçonner une relation entre l’étrange visite qui luiétait venue rue de Grenelle et certains événements des joursprécédents.

À Neuilly, lors de l’enterrement de VictorNoir, il allait être jeté à terre et sans doute écrasé, lorsqu’uninconnu, un Anglais aux allures excentriques, avait surgi tout àpoint pour le débarrasser de son agresseur.

Non moins à propos, à la Villette, lors del’arrestation de Rochefort, un ouvrier était survenu pour ledégager d’un groupe de furieux, où certainement on lui eût fait unmauvais parti.

Ces deux circonstances, qui ne l’avaient pasfrappé tout d’abord, prenaient maintenant à ses yeux desproportions énormes.

– Non ! ce n’est pas naturel !se répétait-il.

Et il se demandait si le mystérieux visiteur,l’Anglais de Neuilly et l’ouvrier de la Villette, n’étaient pas lesagents d’un seul et même personnage, qui, sans qu’il s’en doutât,veillait sur lui.

Or, quel pouvait être ce personnage, sinonLaurent Cornevin ?

Raymond, à cette idée, se sentait prisd’éblouissements. Aidé de Laurent, il se voyait regagnant la partieperdue, et reconquérant Mlle Simone…

Il y avait d’ailleurs à sa portée un moyen devérifier jusqu’à un certain point l’exactitude de sesconjectures.

Ne sachant rien de l’Anglais de Neuilly, iln’y songeait point.

Mais l’ouvrier de la Villette lui avait ditqu’il s’appelait Tellier et qu’il était employé à l’Entrepôt.

– Je vais me mettre à sa recherche, sedit Raymond, et si je le découvre, je saurai bien le faire parler.Mais je ne le retrouverai pas. S’il est ce que je soupçonne, ilm’aura donné un faux nom et une fausse adresse…

Une heure plus tard, il descendait de voiturerue de Flandres, et avec la plus industrieuse patience, ilcommençait ses investigations.

Ce qu’il avait prévu se réalisait.

À l’Entrepôt, Tellier était parfaitementinconnu.

Et c’est en vain qu’il s’en alla tout le longdu canal, de chantier en chantier, interrogeant tout le monde,patrons, contremaîtres, ouvriers, payant bouteille pour délier leslangues, personne ne connaissait le nommé Tellier ni n’en avait ouïparler.

– Je suis donc sûr de mon affaire !se disait-il le soir en rentrant.

Malheureusement, c’était la moindre deschoses. L’existence de Laurent constatée, le difficile était de semettre en communication avec lui.

Pourtant, après de longues méditations,Raymond crut avoir trouvé un expédient.

– Si Laurent veille ainsi sur moi, sedit-il, c’est donc que son affection est profonde et sincère. Donc,s’il savait à quel point je suis malheureux, il ferait tout pour metirer de peine. Donc, je n’ai qu’à le prévenir pour le voiraccourir…

Et sur cette conclusion, il écrivit cettelettre :

« Vous qui venez vous informer deM. de Lespéran, êtes-vous l’homme que je suppose ?êtes-vous l’ancien associé de M. Pécheira ? Si oui,faites, au nom du ciel, que je puisse vous voir, vous parler. Ai-jebesoin de vous jurer le plus profond secret ? Mon bonheur, mavie sont en jeu… »

Cette supplique si pressante, Raymond la mitsous enveloppe, et après l’avoir cachetée de façon à défier lacuriosité la plus ingénieuse, il la confia à la concierge de la ruede Grenelle-Saint-Germain, en la priant de la remettre à lapremière personne qui viendrait le demander.

Assurément, c’était un chétif espoir quecelui-là, mais enfin c’était un espoir, et il lui donna le couragede paraître s’intéresser à l’installation que lui préparait samère.

Ravie de voir son fils se fixer à Paris, prèsd’elle, et le trouvant trop à l’étroit dans sa chambre d’étudiant,Mme Delorge venait de louer, à son intention, unpetit appartement qui joignait le sien, et qui en fit complètementpartie, après qu’on eut ouvert une porte de communication.

Là, elle se plut à décorer deux pièces, unechambre à coucher et un cabinet de travail, dont elle fit unemerveille, grâce aux tableaux et aux objets de haute curiosité quilui restaient de la succession du baron de Glorière.

Dans ce même cabinet, elle fit transporter leportrait du général Delorge.

– Il te revient de droit, dit-elle à sonfils. Il te rappellerait le passé et ton devoir, si jamais tuvenais à l’oublier…

Non, il n’était pas de danger qu’ill’oubliât !

Chaque jour qui s’était écoulé depuis un moisavait ajouté à sa haine une goutte de fiel et exalté sa rage devengeance. Tenir enfin Combelaine et Maumussy et les écraser, étaitl’idée fixe qui obsédait son cerveau.

C’est ce but qu’il poursuivait, lorsquemettant en réquisition les influences deMe Roberjot, il s’était fait affilier à une dessociétés secrètes qui travaillaient au renversement del’Empire.

La société dont Raymond se trouva faire partietenait ses séances dans une petite maison de la rue desCinq-Moulins, à Montmartre et s’intitulait la Sociétédes Amis de la Justice. Un ancienreprésentant du peuple en était le chef, et elle comptait parmi sesmembres un grand nombre d’avocats, quelques artistes et desmédecins.

On se réunissait deux ou trois fois lasemaine, le soir.

Le but qu’eût avoué l’association, dans le casoù la police eût pénétré son existence, eût été la propagation deslivres et des journaux démocratiques.

Son but réel était de recruter et d’armer enprovince une armée qui, au premier signal, arriverait donner lavictoire à une révolution parisienne.

De quelles forces disposait en France lasociété des Amis de la Justice ? Raymond ne le sutjamais exactement. Une seule fois, il entendit le présidentdire :

– Nous avons plus de cinquante millefusils.

Disait-il vrai ?…

En tout cas, qu’il exagérât ou non, Raymondn’avait pas tardé à reconnaître que ses nouveaux « amis »ne comptaient guère sur un succès prochain, et que, s’il arrivait àtemps à son but, ce ne serait pas par eux.

Aussi, toutes ses pensées se tournaient-ellesvers cet inconnu, qu’il supposait être Cornevin, et chaqueaprès-midi il courait rue de Grenelle demander à la concierge desnouvelles de sa lettre.

– Je n’ai vu personne, lui répondit-ellequatre jours de suite.

Mais le cinquième, dès que Raymond ouvrit laporte de la loge :

– Il est venu ! s’écria-t-elle.

Le choc, bien que prévu, fut si violent, queRaymond pâlit.

– Et vous lui avez remis ma lettre ?demanda-t-il.

– Naturellement.

– Qu’a-t-il dit ?

– D’abord, il a paru très étonné que vousayez laissé une lettre pour lui, et il s’est mis à la tourner, à laretourner, à la flairer. À la fin, il l’a ouverte. D’un coup d’œil,oh ! d’un seul, il l’a lue. Il est devenu cramoisi, il s’estfrappé le front d’un grand coup de poing, il s’est écrié :Tonnerre du ciel ! et il est parti en courant.

Troublé jusqu’au fond de l’âme, Raymondaffectait cependant une contenance tranquille. Et la plus vulgaireprudence lui recommandait cet effort, car il sentait rivés sur luiles petits yeux gris de la concierge.

– Enfin, reprit-il, c’est bien tout ceque vous a dit mon ami ?

– Absolument tout.

– Il n’a pas parlé de merépondre ?

– Non.

– Il n’a pas demandé à quelle heure il metrouverait ?

– Pas davantage.

– Cependant !…

– Quoi ! puisqu’on vous dit qu’aprèsavoir juré comme un enragé, il s’est sauvé comme s’il eût eu le feuaprès lui !…

Raymond eût eu d’autres questions encore àadresser à la portière, mais c’eût été attiser encore une curiositéqu’il ne voyait que trop enflammée, c’eût été se livrerpeut-être ; il ignorait s’il avait en cette femme une alliéeou une ennemie, et il n’avait que trop de raisons de se défier.

Affectant donc une superbeinsouciance :

– J’arrangerai cela, fit-il.

Et prenant sa clef, il se hâta de gagner sonappartement, heureux de n’avoir plus à dissimuler les horriblesappréhensions qui venaient de l’assaillir.

Si le récit de la concierge était exact, etrien ne lui faisait soupçonner qu’il ne fût pas tel, l’homme à quisa lettre avait été remise n’était pas, ne pouvait pas être LaurentCornevin.

Malheureux ! il venait peut-être desauver ses mortels ennemis en leur révélant l’existence de LaurentCornevin.

– Je suis donc maudit ! sedisait-il, en se tordant les mains, je serai donc fatal à quiconques’intéresse à moi !…

C’est à peine si, ce jour-là, il songea àjeter un coup d’œil sur l’hôtel de Maillefert.

Le temps était doux, les fenêtres du salonétaient ouvertes, et dans ce salon, autour d’une table couverte depapiers et de registres, Raymond apercevait très distinctement septou huit hommes, presque tous d’un certain âge, graves, chauves etcravatés de blanc.

Qu’était-ce que cette réunion ? Il n’envit pas la fin. La nuit venait, un domestique apporta des lampes etferma les fenêtres…

– Je ne reviendrai plus ici, pensa-t-il,vaincu par cet acharnement de la destinée. À quoi bonrevenir !…

Il sortit donc, et il n’avait pas fait centpas dans la rue de Grenelle, lorsqu’il s’entendit appelerdoucement.

C’était miss Lydia Dodge.

– Vous !… s’écria-t-il.

Elle semblait épouvantée de sa démarche, lapauvre fille ; elle tremblait comme la feuille et jetaitautour d’elle des regards effarés.

– Voici trois jours, répondit-elle, queje ne fais que me promener autour de l’hôtel, espérant toujoursvous rencontrer…

Un nouveau malheur allait fondre sur lui.Raymond n’en doutait pas.

– C’est Mlle Simone quivous envoie ? demanda-t-il.

– Non, c’est à son insu que je vousguette.

– Que se passe-t-il, mon Dieu !…

– Mademoiselle va se marier… Je l’aientendue le promettre à madame la duchesse.

Cette nouvelle affreuse, après tout ce que luiavait dit Mlle Simone, est-ce que Raymond n’eût pasdû la prévoir !… Elle l’atterra, pourtant.

– Simone se marie !… balbutia-t-il.Avec qui ?…

– Ah ! je l’ignore. Ce que je sais,c’est qu’elle en mourra. Après son argent, c’est sa vie qu’on luiprend. Car elle se meurt, monsieur Delorge, elle se meurt,entendez-vous ! Alors, moi, voyant cela, je n’ai plus hésité,je vous ai cherché ; que faut-il faire ?

Que faut-il faire ?

Il y avait des semaines, des mois, que lemalheureux vivait en face de ce problème, qu’il y appliquait toutesles forces de sa pensée, toute l’énergie de son intelligence, etqu’il ne découvrait aucune solution acceptable.

– Ne rien pouvoir, répétait-il, en proieà une sorte d’égarement, rien, rien, rien !… En être toujoursà se débattre, à s’agiter dans les ténèbres, sans un rayon de jour,sans une lueur ! Être environné d’ennemis et n’en jamaistrouver un en face ! Être frappé sans relâche, et ne pas voird’où viennent les coups ! Ah ! siMlle Simone l’eût voulu !… Mais non, c’estelle qui, volontairement, m’a lié les mains, garrotté, réduit àl’impuissance, condamné à cette exécrable situation, à cetteexistence d’humiliation, à cette lutte sans issue. Il lui a plu dese dévouer, elle se dévoue. Je péris avec elle ; que luiimporte ! Ah ! tenez, miss Dodge, Simone jamais ne m’aaimé !…

Du geste, comme si elle eût entendu unblasphème, la digne gouvernante protestait.

– Vous ne m’avez donc pas comprise !interrompit-elle. Il faut donc que je vous répète que mademoisellene vivra pas jusqu’à ce mariage !…

Soudainement, Raymond s’arrêta. La violence deses émotions finissait par lui donner cette lucidité particulière àla folie, et qui prête aux actes des fous une apparence delogique.

– Voyons, fit-il, d’un accent bref etdur, nous sommes là qui perdons notre temps en paroles vaines.Consultons-nous. Avez-vous idée du stratagème qu’on a employé pourattirer Mlle Simone à Paris ?…

– On lui a dit que l’honneur deM. Philippe était compromis, et que seule, en consentant auxplus grands sacrifices, elle pouvait le sauver…

– Alors elle a abandonné sa fortune…

– Je le crois.

– Soit, je comprends qu’on lui a toutpris. Mais ce mariage…

– Il est, à ce qu’il paraît, non moinsindispensable que l’argent au salut de M. Philippe…

– Et vous ne savez pas quel est lemisérable lâche qui prétend épouserMlle Simone ?…

– Non…

Sans souci des passants, des espions peut-êtreattachés à ses pas, Raymond parlait très haut avec des gestesfurieux. Les circonstances extérieures n’existaient plus pour lui.Il ne remarquait pas un homme d’apparence suspecte, qui était allése poster tout près, sous une porte cochère, où il paraissaitallumer sa pipe.

– Quand a-t-il été question de ce mariagepour la première fois ? reprit-il.

– Avant-hier.

– Dans quelles circonstances ?

Visiblement, la pauvre Anglaise était ausupplice.

– C’est que, balbutiait-elle, je ne saissi je dois, si je puis… Ma profession a des devoirs sacrés, laconfiance qu’on m’accorde…

Impatiemment, Raymond frappait du pied.

– Au fait ! interrompit-ilbrusquement.

– Eh bien ! donc, avant-hier,M. Philippe sortit le matin, en voiture…

– Avec qui ?

– Tout seul. Lorsqu’il rentra sur lesonze heures, pour déjeuner, il était si pâle et si défait que,l’ayant rencontré dans l’escalier, j’eus tout de suite unpressentiment. Ayant appelé son valet de chambre :« Allez, lui dit-il, prier ma mère de me recevoir àl’instant. » Je compris qu’une explication allait avoir lieu,et aussitôt, d’instinct, je montai à l’appartement de madame laduchesse, comme si j’avais eu affaire dans le petit salon qui est àcôté de sa chambre. J’y étais à peine que j’entendisM. Philippe chez madame. Ses premiers mots furent :« Nous sommes joués abominablement ! » Etimmédiatement, il se mit à parler, mais si vite, si vite, que jen’entendais presque plus rien, que je distinguais seulement de ciet de là des lambeaux de phrases, où il disait que c’était un abusde confiance inouï, une impudence inimaginable, que tout étaitperdu, qu’on le tenait, qu’il ne lui restait plus qu’à se brûler lacervelle. Madame la duchesse, pendant ce temps, poussait devéritables cris de rage. Je l’entendais trépigner jusqu’à ce quetout à coup : « Il faut s’exécuter !… »s’écria-t-elle. Et sonnant une de ses femmes de chambre :« Allez, lui commanda-t-elle, me chercherMlle Simone. » L’instant d’après, mademoisellearrivait. Que se passa-t-il ? Je ne sais ; on parlait sidoucement, que je n’entendais plus rien absolument. Ce qu’il y a desûr, c’est que c’est en sortant de là, plus pâle qu’une morte, quemademoiselle me dit : « Je me marie… Je n’y survivraipas !… »

Maintenant que miss Dodge était lancée, il n’yavait plus qu’à la laisser poursuivre. Et cependant brusquementRaymond l’interrompit.

– Vous aimez Mlle Simone,dit-il, vous lui êtes dévouée, vous voulez la sauver ?…

– Oh !… monsieur.

– Eh bien ! vous allez me conduireprès d’elle, à l’instant !…

Épouvantée, miss Lydia se rejeta vivement enarrière, considérant Raymond d’un œil dilaté par lastupeur :

– Moi, bégaya-t-elle, moi vous conduireprès de mademoiselle ?…

– Oui.

– À l’hôtel ?…

– Il le faut.

– Mais c’est impossible,monsieur !

– Rien n’est si aisé, au contraire. Vousallez prendre mon bras, et nous entrerons ensemble, la tête haute.Me voyant avec vous, pas un valet n’aura l’idée de me demander quije suis ni où je vais.

– Et madame la duchesse ?…

– Elle est toujours sortie à cetteheure-ci.

– M. Philippe peut être là…

Raymond dissimula mal un gestemenaçant :

– Je n’ai plus, dit-il, pour éviter leduc de Maillefert, les raisons que je croyais avoir. S’il est là,tant mieux !…

– Que voulez-vous dire ? grandDieu !… s’écria la pauvre gouvernante.

Et elle, que faisait frémir la seule idée dece qui n’est pas convenable, oubliant qu’elle était en pleine rue,elle levait au ciel des bras désolés :

– C’est de la folie !répétait-elle.

Peut-être disait-elle vrai. Mais Raymond enarrivait à ce point extrême où on ne calcule plus.

– Il faut que je voie Simone, reprit-ilde cet accent dur et bref qu’ont les hommes aux instants décisifs,et je n’ai pas le choix des moyens…

Elle ne vous laissera pas achever la premièrephrase. Votre audace la révoltera, elle commandera de sortir.

– Marchons, miss…

Mais elle reculait, la pauvre fille, ellerepoussait Raymond qui avançait, elle regardait autour d’elle commesi elle eût songé à s’enfuir.

– Et moi, reprit-elle, moi, mademoiselleme chassera comme une malheureuse…

– Préférez-vous la laissermourir ?…

– Je serai déshonorée, perdue deréputation…

Discuter, c’était bien moins rassurer la dignegouvernante que lui montrer l’étendue des risques qu’elle courait.Raymond le comprit :

– Miss, prononça-t-il, l’heure presse etl’occasion fuit… Prenez mon bras…

Subjuguée, perdant son libre arbitre, elleobéit, elle marcha. Seulement, en arrivant à la porte encore grandeouverte de l’hôtel, dégageant vivement son bras :

– Non, je ne veux pas !s’écria-t-elle.

Raymond ne parlementa pas. D’un brusquemouvement il enleva miss Dodge et l’entraîna dans la cour.

Deux ou trois domestiques qui causaient devantle pavillon du suisse, ayant salué d’un air étonné, il leur renditleur salut. Il franchit le perron, et une fois dans le vestibule,abandonnant la pauvre gouvernante :

– Maintenant, commanda-t-il,guidez-moi.

Oh ! elle n’essaya même pas de résister.Elle s’engagea dans le grand escalier, trébuchant à chaque marche,puis arrivée au palier du second étage :

– Attendez-moi ici, dit-elle à Raymond,je vais prévenir mademoiselle…

– C’est inutile ; marchez, je voussuis…

– Cependant…

– Allez, vous dis-je !… Voulez-vousdonc lui donner le temps de la réflexion !…

Plus morte que vive, assurément, elle obéitencore… Elle prit à droite un couloir sombre, et ouvrant la ported’un petit salon qu’éclairait une grosse lampe :

– Mademoiselle, commença-t-elle…

Raymond ne la laissa pas poursuivre, ill’écarta et se montrant :

– C’est moi ! dit-il.

Assise devant un petit guéridon,Mlle Simone de Maillefert était occupée àfeuilleter une grosse liasse de papiers.

À la voix de Raymond, elle se dressa d’unbloc, si violemment que sa chaise en fut renversée, et reculantjusqu’à la cheminée, les bras étendus en avant :

– Lui ! murmurait-elle, Raymond…

Hélas ! il ne fallait que la voir pourcomprendre les craintes de miss Lydia et pour trembler qu’elle nefût atteinte aux sources mêmes de la vie. Elle n’était plus quel’ombre d’elle-même, ombre désolée. Le marbre de la cheminée étaitmoins blanc que son visage. Ses petites mains amaigries avaient latransparence de la cire. Il n’y avait plus que ses yeux de vivants,ses beaux yeux, si clairs autrefois, et qui maintenant brillaientde l’éclat phosphorescent de la fièvre…

Mais déjà elle était revenue de sa premièresurprise ; ses pommettes se colorèrent légèrement, et d’un tond’indicible hauteur :

– Vous, prononça-t-elle, chez moi !…De quel droit, et d’où vous vient cette audace ?… Vous êtesdevenu fou, je pense ?…

D’un geste impérieux, elle montrait la porte.Raymond n’en avançait pas moins.

– Peut-être, en effet, suis-je devenufou, interrompit-il d’un accent amer. On dit que vous allez vousmarier…

Elle le regarda en face, et résolument, d’unevoix qui ne tremblait pas :

– On vous a dit vrai, fit-elle.

En entrant à l’hôtel de Maillefert, même aprèsles confidences de l’honnête miss Lydia, Raymond s’obstinait àdouter encore. Et en ce moment, c’est à peine s’il ajoutait foi autémoignage de ses sens, à peine s’il pouvait croire qu’il n’étaitpas le jouet d’un exécrable cauchemar.

– C’est ce que je ne permettraipas ! s’écria-t-il avec une violence inouïe.

Mlle Simone ne sourcillapas.

– De quel droit ? prononça-t-ellefroidement.

– Du droit, s’écria Raymond, que medonnent mon amour et vos promesses. Vous avez donc effacé de votrecœur ce jour où, la tête appuyée contre ma poitrine, vous medisiez : « Une fille comme moi n’aime qu’une fois en savie ; elle est la femme de celui qu’elle aime ou elle meurtfille. »

À peine entrée chezMlle Simone, miss Lydia Dodge s’était affaisséelourdement sur la chaise la plus rapprochée de la porte.

Peu à peu, elle avait repris ses sens. Puiselle avait écouté, et elle n’avait pas tardé à s’épouvanter de laviolence de Raymond, et aussi d’entendre sa voix s’élever si hautqu’elle devait retentir dans tout l’hôtel.

Monsieur Delorge, supplia-t-elle, monsieur, aunom du ciel !…

Du geste, Mlle Simone luiimposa silence.

– Laisse-le parler, fit-elle, il est ditque pas une douleur ne me sera épargnée.

Mais son accent trahissait un tel excès desouffrance, que Raymond s’interrompit, et étonné de sonemportement :

– Vous ne saurez jamais ce que j’aienduré, murmura-t-il.

– Je sais que vous me torturezinutilement, et qu’il serait généreux à vous de vous éloigner…

– Pas avant de vous avoir parlé.

Il se rapprocha, et baissant le ton, de cettevoix étouffée où frémit la passion la plus ardente :

– Je suis venu, reprit-il, pour vouséclairer sur la situation qui nous est faite. Au-dessus desconventions sociales, il y a le droit sacré, il y a le devoir detoute créature humaine de défendre sa vie et son bonheur. Lesbornes sont dépassées de ce qui se peut souffrir, nous sommesdégagés. Donnez-moi la main et sortons la tête levée de cettemaison maudite. C’est pour s’approprier votre fortune qu’on veuts’emparer de votre personne. Eh bien ? abandonnez vos millionsà qui les convoite. L’argent !… est-ce que nous y tenons, vouset moi ? Est-ce que pour vous, d’ailleurs, je ne saurais pasen gagner des monceaux ! Venez ! Si vous n’avez pas étéla plus fausse des femmes, vous allez venir !…

Le calme de Mlle Simone étaitcelui de ces victimes résignées qui, dans le cirque, sous la griffedes tigres, offraient à Dieu leurs tortures.

– Ma destinée est fixée, dit-elle. Iln’est plus au pouvoir de personne de la changer. Je me dévoue à unintérêt que je juge supérieur à ma vie… Ne soyez pas jaloux, je netrahis pas mes promesses, ce n’est pas à un autre homme que je suisfiancée, Raymond, c’est à la mort, et mon lit nuptial sera uncercueil. Un abîme de honte s’ouvrait, mon corps le comblera :ne le voyez-vous pas ?…

Raymond parut réfléchir. Puis, après un momentde lourd silence, troublé seulement par les sanglots de missDodge :

– Eh bien ! soit, s’écria-t-il, jem’éloignerai si vous consentez à m’apprendre à quelle cause sacréevous nous sacrifiez. J’ai le droit de savoir et de juger. Nedonnez-vous pas ma vie en même temps que la vôtre ?

– C’est un secret qui doit être enseveliavec moi !

La colère, de nouveau, gagnait Raymond.

– C’est votre dernier mot, prononça-t-il,je sais ce qu’il me reste à faire.

– Quoi ?

– J’irai trouver M. Philippe, et ilfaudra bien qu’il me réponde, lui, et qu’il me rende compte del’horrible violence qui vous est faite…

Mlle de Maillefert seredressa :

– Vous ne ferez pas cela !s’écria-t-elle.

– Je le ferai, aussi vrai qu’il y a unDieu au ciel ! Qui donc m’en empêcherait !

– Moi ! prononça la jeune fille.

Et saisissant la main de Raymond, et laserrant avec une force dont on ne l’eût pas crue capable :

– Moi ! poursuivit-elle, si ma voixa encore un écho dans votre cœur. Moi, qui vais, s’il le faut,tomber suppliante à vos genoux. Malheureux ! voulez-vous doncempoisonner mon agonie de cette idée horrible que je me dévoueinutilement ?

Il évita de répondre, il ne voulait pass’engager.

– Au moins, reprit-il, dites-moi le nomde l’homme que vous allez épouser ?…

Elle semblait près de se trouver mal.

– Serez-vous donc plus ou moinsmalheureux, balbutia-t-elle, selon que j’épouserais celui-ci oucelui-là ?…

– N’importe, je veux savoir…

Une voix près de lui l’interrompit, quidisait :

– Mlle de Maillefertépouse le comte de Combelaine…

D’un mouvement furieux, comme s’il eût reçu uncoup de poignard dans le dos, Raymond se détourna.

Et il se trouva en face de la duchesse deMaillefert et de Philippe.

La mère et le fils rentraient à l’instantmême, ensemble.

En montant l’escalier, ils avaient entendu leséclats de colère de Raymond, et ils étaient accourus.

– J’ai bien dit, répéta la duchesse, quec’est M. de Combelaine que ma fille épouse.

Oh !… Raymond n’avait que trop bienentendu, et s’il demeurait comme hébété de stupeur, c’était fautede trouver des expressions pour traduire ses écrasantessensations.

– C’est un indigne mensonge ! dit-ilenfin.

– InterrogezMlle de Maillefert, fit M. Philippe, aveccet odieux ricanement qui était devenu chez lui comme un ticnerveux dont il n’était plus maître.

Ah ! c’était plus que de la cruauté,c’était de la démence que de frapper encore cette infortunée, quise tenait là, défaillante, secouée de tels frissons que ses dentsclaquaient.

Mais Raymond avait comme un nuage devant lesyeux.

– Dites, interrogea-t-il, dois-je croirevotre frère ?

– Oui, articula-t-elle, faiblement, maisdistinctement.

Un cri de douleur et de rage s’étouffa dans lagorge de Raymond. Un monde s’écroulait en lui. Il chancela, etserrant convulsivement entre ses mains ses tempes qui luisemblaient près d’éclater :

– Tu l’entends, s’écria-t-il, ô Dieuqu’on appelle le Dieu de bonté et de justice, elle consent àdevenir la femme de Combelaine, elle, Simone !…

Puis, tout à coup, aveuglé de plus en plus parles flots de sang que la fureur charriait à son cerveau, saisissantle poignet de Mlle Simone, fortement,rudement :

– Vous ne savez donc pas, reprit-il, cequ’est ce misérable ?…

– Je le sais… bégaya-t-elle.

– Vous ne savez donc pas que c’est cemisérable qui a lâchement assassiné mon père, le généralDelorge…

Lourdement,Mlle de Maillefert se laissa tomber sur sonfauteuil.

– Vous m’aviez dit tout cela,murmura-t-elle.

– Et vous l’épousez !

– Oui !…

Éperdu d’horreur, Raymond demeura un momentcomme anéanti, puis brusquement revenant à la duchesse :

– Et vous, madame, fit-il, vous donnezvotre fille à un tel homme !

La duchesse eut une seconde d’hésitation.Puis :

– Dans les maisons comme les nôtres,prononça-t-elle, il est des nécessités, des… raisons d’État quipriment tout. Ma fille a pu vous apprendre que c’est librementqu’elle se dévoue…

– Librement !… interrompit Raymond,librement…

D’un geste,Mme de Maillefert l’arrêta, et d’un accentdont la sincérité le frappa, malgré le désordre de sonesprit :

– Je vous affirme, déclara-t-elle, ques’il était en mon pouvoir de rompre ce mariage, il serait rompu àl’instant !

– En votre pouvoir !… répétaRaymond…

Et s’adressant à M. Philippe :

– Mais ce que ne peut madame la duchesse,vous le pouvez, vous, monsieur le duc, vous le chef de la glorieusemaison de Maillefert, le dépositaire de l’honneur intact de vingtgénérations…

– Vous avez entendu ma mère,monsieur…

– Madame la duchesse est femme, monsieur,tandis que vous… L’épée que vous ont léguée vos aïeux est-elle doncà ce point rouillée au fourreau, qu’il vous faille accepter cettehumiliation !…

M. Philippe était devenu cramoisi.

– Monsieur !… s’écria-t-il,monsieur !…

– Philippe !… intervint la duchesseeffrayée, mon fils !

– Il est vrai, poursuivait Raymond, avecun redoublement d’ironie, que le comte de Combelaine passe pourfort redoutable sur le terrain. Il vivait autrefois de son habiletéaux armes…

Le duc de Maillefert eut un si terrible geste,que son lorgnon s’échappa de son œil.

– Voilà une phrase dont vous me rendrezraison, monsieur, s’écria-t-il.

Mais Mlle Simone s’étaitredressée, et s’avançant telle qu’un spectre entre les deux jeunesgens frémissants de colère :

– Plus un mot ! Philippe,prononça-t-elle.

– Quoi !… lorsque je viens d’êtreoutragé chez moi…

– Je le veux… et je paie assez cher ledroit de vouloir. Et vous, Raymond, il serait maintenant indigne devous de provoquer un homme qui ne vous répondra pas…

Raymond se tut. Il commençait à remarquer lapatience extraordinaire de la duchesse et à s’en étonner.

– Il ne serait pas généreux, monsieur,prononça-t-elle doucement, d’ajouter à nos épreuves… Votre douleur,je la comprends et je l’excuse si bien, que je ne vous ai pasdemandé compte de votre présence ici… Croyez que nous ne souffronspas moins que vous. Mais la vie a des nécessités inexorables.Dussions-nous en mourir tous, il faut que ce mariage se fasse…

– Il se fera, appuyaM. Philippe.

Lentement, à deux ou trois reprises, Raymondsecoua la tête, et d’un ton glacé, qui contrastait étrangement avecsa violence de tout à l’heure :

– Et moi, prononça-t-il, par tout cequ’il y a de plus sacré au monde, par la mémoire de mon pèreassassiné, je vous jure qu’il ne se fera pas…

– Qu’espérez-vous donc ?…

– C’est mon secret… Seulement, ce sermentque je viens de jurer, vous pouvez le répéter àM. de Combelaine… Peut-être le fera-t-il réfléchir.

Ayant dit, il alla s’agenouiller devantMlle Simone, qui gisait inanimée sur son fauteuil.Il lui embrassa doucement les mains, et après quelques motsinintelligibles, se redressant, il sortit.

VI

Il fallait qu’il y eût en jeu un intérêt bienpuissant pour que la duchesse de Maillefert, cette femme sihautaine et si violente, se contraignît comme elle le faisaitdepuis vingt minutes. Elle devait suer dans sa robe, tout en sefaisant un visage impassible. Telle était d’ailleurs la tension deson esprit qu’elle ne se préoccupait ni de miss Lydia, ni deMlle Simone qui, brisée par cette dernière crise,venait de se trouver mal.

– Eh bien ? fit M. Philippe,après que le bruit des pas de Raymond se fut perdu dans l’escalier,eh bien !…

– Eh bien ! répondit la duchesse, nefallait-il pas que cette scène eût lieu ?… ne vous l’avais-jepas annoncée ? ne l’attendiez-vous pas ?…

– Si. Et j’ai été outragé chez moi, parun homme auquel je ne pouvais m’empêcher de donner raison…Ah ! ma mère, pourquoi vous ai-je écoutée !…

Mme de Maillefert eut ungeste équivoque.

– C’est vrai, murmura-t-elle, nous sommesjoués indignement. Mais qui se serait attendu à tantd’impudence !… Qu’il prenne garde, pourtant, je n’ai pas ditmon dernier mot.

M. Philippe tressaillit.

– Vrai, fit-il, vous avez quelque raisond’espérer ?

– Je vous répondrai dans trois ou quatrejours, quand j’aurai vu une personne…

Le jeune duc se permit un petit sifflotementfort irrévérencieux.

– Connu ! dit-il ? Et d’ici là,M. Delorge finira de tout brouiller. Combelaine est capable decroire que c’est nous qui le lui dépêchons…

M. Delorge n’exécutera pas sesmenaces.

– Erreur, ma mère. Je l’ai toisé, moi, cegarçon, il est naïf, c’est vrai, sentimental en diable, maisrageur… excessivement rageur…

Les mouvements de miss Dodge s’empressantautour de Mlle Simone rappelèrent la duchesse à lacirconspection.

– Chut !… fit-elle vivement enbaissant le ton. Simone conjurera ce péril.

– Oui, comptez là-dessus.

– J’y compte. Son empire surM. Delorge est absolu. Elle saura, si je l’en prie, obtenir delui qu’il quitte Paris. Elle lui écrira, elle lui donnera unrendez-vous s’il le faut.

– Et si Delorge va trouver Combelaine cesoir ?

– Il n’ira pas… Cependant laissez-moi, jevais parler à Simone…

Eh bien ! la duchesse se trompait.

Raymond, en sortant de l’hôtel de Maillefert,était un autre homme. Il comprenait maintenant queM. de Combelaine et les Maillefert s’exécraient, comme ilarrive toujours aux complices, d’accord tant qu’il est question dedépouiller leur victime, et qui en viennent aux coups de couteaudès qu’il s’agit de partager le butin.

Et là-dessus il bâtissait le plan le plussimple, un plan qu’il était bien résolu à exécuter avec ceteffrayant sang-froid de l’homme pour qui la vie n’a plus aucunevaleur.

Il allait droit au comte de Combelaine, et illui disait simplement :

– J’aimeMlle de Maillefert, et elle vous est fortindifférente. Je suis aimé d’elle, vous en êtes haï. C’est safortune que vous convoitez ? Prenez-la. Quant à l’épouser, n’ysongez plus, ou vous me forcerez de vous brûler la cervelle.

– Et je la lui brûlerai, pensait-il,comme à un chien enragé, à bout portant !

Ainsi réfléchissant, il avait gagné lesChamps-Élysées. Il prit la rue du Cirque, et bientôt arriva à cecharmant hôtel que M. de Combelaine devait à lamunificence impériale.

Raymond sonna, et un domestique en habit noirà la française étant venu lui ouvrir :

– M. de Combelaine ?demanda-t-il.

– Monsieur le comte n’est pas à lamaison, répondit le domestique.

– Ce n’est pas pour une affaire ordinaireque je viens, il faut que je le voie, il y va d’un intérêtpressant…

Le domestique n’eut pas le temps de répondre.Un coupé fort élégant, attelé d’un magnifique cheval, s’arrêtaitdevant la grille.

Une femme en descendit qui, franchissantlestement le trottoir, s’avança pour entrer comme chez elle.

Seulement, le domestique, respectueusement,mais non moins fermement, lui barra le passage en disant :

– Monsieur le comte est absent,madame.

De son air le plus hautain, elle le toisa, etd’un ton méchant :

– Vous êtes nouveau dans la maison, moncher, vous ne savez sans doute pas qui je suis…

– Que madame m’excuse, je le sais trèsbien.

– Alors, rangez-vous que je passe.

– Je ne le puis, madame, ayant l’ordre demonsieur le comte…

Cette visiteuse était placée de telle façonque la lumière des lanternes de la grille tombait d’aplomb sur sonvisage et l’éclairait comme le plein jour.

C’était une de ces femmes, comme il ne s’entrouve guère qu’à Paris, dans ce monde qu’on appelle « uncertain monde » et qui doivent à une hygiène savante, à dessoins incessants et à de mystérieuses pratiques de toilette, leprivilège de prolonger leur été bien au delà de l’automne.

On voyait bien que celle-ci avait dépassé latrentaine. Mais de combien ? De cinq, de dix, de quinzeans ? C’est ce qu’il eût été difficile de décider…

Et plus Raymond l’observait, plus il luisemblait retrouver cette physionomie au fond de ses souvenirs.

– Appelez Léonard, commanda-t-elle.

C’était le valet de chambre, l’intimeconfident de M. de Combelaine.

– M. Léonard ne fait plus partie dela maison de monsieur le comte, répondit le domestique.

– Comment !… Léonard…

– A quitté monsieur pour entrer auservice d’un Anglais qui lui donne des gages énormes…

De rage, la visiteuse déchirait ses gants enlambeaux.

– Alors, reprit-elle, allez dire au comteque je suis ici, moi, à sa porte, attendant.

– Mais il est sorti, madame, je vous lejure, répondit le domestique. Lorsque vous êtes arrivée, j’étais entrain de le dire à monsieur…

Il montrait Raymond, tout en parlant. La damese détourna et, l’apercevant, ne put retenir un léger cri.

– Je reviendrai, fit-elle.

Et s’adressant à Raymond :

– Et vous, monsieur, voulez-vous bienm’aider à monter en voiture ?

Raymond obéit. Et quand elle eut pris placesur les coussins de son coupé :

– Un mot, monsieur, fit-elle, assez baspour n’être entendue que de Raymond. Je ne me trompe pas, vous êtesbien M. Delorge ?…

– En effet, madame.

– Le fils du général ?

– Oui.

Elle eut une seconde d’indécision, puisvivement :

– Eh bien ! reprit-elle, dites à moncocher de rentrer par les Champs-Élysées, et montez près demoi.

Celui-là devient un joueur terrible, qui n’aplus rien à perdre. La situation de Raymond était à ce pointdésespérée, qu’il pouvait tout tenter sans craindre de l’empirer.Il fût monté sans sourciller dans le carrosse du diable.

Il fit donc ce que lui demandait cette femme,et lorsqu’il fut assis près d’elle, que la portière fut refermée etque le coupé roula :

– Décidément, commença-t-elle, vous ne meremettez pas, monsieur Delorge ?…

– Je suis sûr que vous ne m’êtes pasinconnue, madame.

Il est positif que depuis deux minutes il semettait l’esprit à la torture pour associer la physionomie de cettefemme à un des événements de sa vie.

– Je vois bien, reprit-elle après unecourte pause, qu’il faut que je vous mette sur la voie. Oh !il y a bien quinze ou dix-huit ans de cela. Comme le tempspasse !… J’étais une toute jeune fille mais vous étiez unenfant, vous. Il a été trop souvent question de moi chez votre mèrepour que vous m’ayez oubliée.

– Je n’y suis pas du tout, murmuraitRaymond.

– En ce temps-là, vos amis,Me Roberjot surtout, croyaient que je pouvais vousêtre d’un grand secours… Y êtes-vous ?… Pas encore. Voyons,est-ce que la mère de vos camarades n’avait pas unesœur ?…

Si haut et si brusquement tressauta Raymond,que son chapeau s’écrasa à demi contre le fond du coupé.

– Flora Misri !… s’écria-t-il.

La dame tressaillit comme si une épingle l’eûtpiquée.

– On m’appelait effectivement ainsi,autrefois, dit-elle d’un ton pincé, mais maintenant et depuislongtemps je suis pour mes amis Mme Misri.

Tant bien que mal Raymond essayait des’excuser, elle l’interrompit vite.

– Il suffit, dit-elle. Si je vous ai priéde monter dans ma voiture, c’est que j’ai à vous entretenir dechoses qui vous intéressent au plus haut point…

– Madame…

– Oh ! ne vous étonnez pas. Sans quevous vous en doutiez, mes intérêts et les vôtres sont les mêmes, ence moment. Tenez, causons : vous avez failli vous marier, il ya trois mois ?…

Positivement, depuis quelques minutes, Raymondattendait une question de ce genre. Il était sur ses gardes. C’estdonc d’un ton raisonnablement froid qu’il répondit :

– Oh !… failli !… C’estpeut-être beaucoup dire.

Mme Misri eut un mouvementd’impatience.

– Ne chicanons pas sur les mots,fit-elle. Il a été question pour vous d’un mariage…

Quel intérêt avait-il à nier ? Aucun.

– C’est la vérité, répondit-il.

– Avec une jeune fille très riche,dit-on ?

– Immensément riche.

– AvecMlle de Maillefert enfin…

Ce qui augmentait cruellement l’embarras deRaymond, c’était de ne pas voir le visage deMme Misri. Il n’y a rien de perfide comme uneconversation dans l’obscurité. Les interlocuteurs ressemblent à desduellistes qui se battraient à l’épée les yeux bandés.

Autant qu’il en pouvait juger à son accent,elle devait être en proie à une colère d’autant plus violentequ’elle s’efforçait de la contenir.

Il sentait, en tout cas, la gravité de lasituation, que la fortune lui revenait peut-être, que toutdépendait de sa prudence et de son habileté. Et, mesurant la portéede chacune de ses paroles :

– J’ai pu espérer, en effet, dit-il, queMlle de Maillefert serait ma femme.

– Vous aime-t-elle ?

– Je le crois.

– Et sa famille vous la refuse ?

– Formellement.

– Pour la donner à un homme qu’elle doithaïr ?

– Je le crains.

Mme Misri, elle aussi, eûtbien voulu pouvoir surprendre sur la figure de Raymond le secret deses impressions. Ne le pouvant, elle eut une idée qui jamais neserait venue à un homme, elle lui prit la main, etbrusquement :

– Connaissez-vous l’homme qui vous enlèvela femme que vous aimez ?…

– Non, répondit-il effrontément.

Mais un tressaillement plus fort que savolonté l’avait trahi.

– Pourquoi mentir ? fitMme Misri. Vous savez aussi bien que moi que votrerival est M. de Combelaine.

Et Raymond ne répondant pas :

– Qu’alliez-vous faire chez lui ?insista-t-elle.

Il garda le silence. Il lui semblait voirpoindre à l’horizon comme une lueur d’espérance.

– Vous alliez le provoquer ? ditMme Misri.

Elle se frappa le front.

– C’est vrai, fit-elle, je me souviensqu’une fois déjà vous lui avez envoyé des témoins, et qu’il arefusé obstinément de vous suivre sur le terrain.

– Vous voyez…

– Oui. Vous devez le haïreffroyablement.

– Comment ne pas haïr celui qui m’enlèvela jeune fille que j’aime ?…

Mme Misri hochait la tête.

– Oh ! ce n’est pas tout,dit-elle.

– Quoi donc ?

– On prétend que ce n’est pas en duelqu’il a tué le général Delorge.

Raymond sentait la sueur de l’angoisse perlerà ses tempes.

– Et a-t-on tort de le prétendre ?demanda-t-il d’une voix altérée…

Ce fut au tour de Mme Misri àse taire, puis au bout d’un moment, au lieu de répondre :

– Que feriez-vous bien, dit-elle, pourvous venger de cet homme ?

Grâce à une toute puissante projection devolonté, Raymond étouffa l’exclamation de joie qui lui montait auxlèvres.

Cette femme, qui d’une voix frémissante luiparlait de vengeance, qui semblait lui offrir à signer un pacte dehaine, c’était Flora Misri, l’âme damnée du comte deCombelaine.

Pour que le misérable fût perdu, cette femme,pensait Raymond, n’avait qu’à le vouloir.

Seulement… était-elle de bonne foi ?

Je ne songe nullement à me venger,prononça-t-il froidement.

Le coupé venait d’atteindre l’Arc-de-Triomphede l’Étoile, c’est-à-dire le sommet de la pente, et le cocherlançait son cheval au grand trot dans l’avenue de la ReineHortense.

Brusquement Mme Misri rabattitune des glaces de devant de la voiture.

– Retournez, cria-t-elle à son cocher,prenez l’avenue de l’Impératrice et marchez au pas.

Puis, revenant à Raymond dès qu’elle se vitobéie :

– Vous vous défiez de moi, monsieurDelorge, reprit-elle.

– Je vous assure…

– Ne vous défendez pas, ne niez pas, jesuis bien informée. Vous vous défiez de moi parce que vous me savezdepuis vingt ans l’amie de M. de Combelaine.

Raymond ne répliqua pas.

– Eh bien ! c’est pour celajustement, continua Mme Misri, que je hais cethomme plus que vous ne le haïssez vous-même.

– Oh !

– Oui, mille fois plus, car j’ai plus deraisons que vous de le haïr. Il m’a trompée, il s’est joué de moiignoblement. Tenez, savez-vous son passé, à ce misérable, et cequ’ont été nos relations ? J’étais une enfant quand je l’aiconnu, il traînait sur le pavé de Paris une existence misérable etméprisée, vivant d’expédients, de trafics abjects, de son épée etdu jeu. Tel quel, il me plut. Son impudence m’éblouit, son cynismem’effraya, je tombai en admiration devant ses vices. En moins derien, j’en vins à ne penser et à n’agir plus que par lui. Queltemps !… Une à une toutes ses ressources étaient épuisées, etc’est à moi qu’il imposait la tâche de le faire vivre. Il luifallait de l’argent pour ses cigares, pour son café, pour sonjeu ; à moi d’en trouver ; si je n’en trouvais pas,indignement, lâchement, il me battait. Comment ne l’ai-je pasquitté !… C’était plus fort que moi. Je ne l’aimais plus, jele méprisais comme la boue, je souhaitais sa mort… et jerestais.

Mais n’était-ce point pour donner plus deconfiance à Raymond, que Mme Misri se roulait ainsidans sa honte ?

– Non, pensait-il, elle est sincère, ellene me trompe pas…

Et s’animant de plus en plus, ellepoursuivait :

– Alors, arrivèrent les événements deDécembre, et tout à coup Combelaine se trouva un gros personnage.Comment ne rompit-il pas avec moi ? Je lui sus gré de restermon ami. Bête que j’étais ! S’il me restait, c’est qu’il avaitcalculé que c’était son intérêt. Oh ! ce n’est pas laprévoyance qui lui manque, et il se connaît. Il pensait que cetteprospérité inouïe dont il était confondu ne durerait pas, et que demauvais jours reviendraient peut-être où Flora lui serait encoreutile. Certainement il eût pu se mettre de côté des fortunesindépendantes. Ah bien ! oui ! C’est un gouffre, cethomme-là, un gouffre sans fond. Avec les revenus de la France, iltrouverait encore le moyen d’être gêné et de faire des dettes.C’est par centaines de mille francs que se chiffrent lespots-de-vin qu’il a reçus, les commissions qu’il extorquait, lesprimes et enfin tous ses bénéfices. Autant en emportaient le jeu,les femmes, les chevaux. Ses amis disaient qu’il finirait àl’hôpital. Moi, j’ai toujours pensé qu’il finirait en courd’assises, sachant qu’il lui faut de l’argent, toujours,absolument, quand même, et lorsqu’il n’en a pas, il n’y a pasd’abomination dont il ne soit capable pour s’en procurer…

De plus en plus, Raymond se pénétrait de lasincérité de Mme Misri.

La cause de sa haine, ne la voyait-il pasvenir ?…

– À cette époque, disait-elle encore,j’ai tenté l’impossible pour le modérer. Il m’envoyait promener oume répondait par des plaisanteries. Il me disait :« Baste ! pendant que je me ruine, enrichis-toi, et quandtu seras millionnaire, je t’épouserai. » Si bien que cetteidée finit par m’entrer dans la tête pour n’en plus sortir. Êtremadame la comtesse pour de bon, après avoir été… ce que j’ai été,cela me séduisait. C’est pourquoi, moi, l’insouciance même jusqu’àce moment, j’appris à compter, et je devins avare. Ah ! tantpis pour qui me tombait sous la main. Mon bonheur c’était de merépéter : « Va, mon bonhomme, va, dépense, joue, achètedes chevaux, endette-toi, mon magot grossit, mon secrétaires’emplit d’actions, d’obligations ou de titres de rentes : lejour n’est pas loin où tu viendras me supplier à genoux de devenirta femme… »

Une à une, les défiances de Raymonds’envolaient…

Il n’est pas d’art au monde capable de peindrel’accent de Mme Misri, ni les tressaillements decolère qui la secouaient.

Des années s’écoulèrent, monsieur Delorge,reprit-elle, avant qu’il me fût donné d’apprécier la justesse demes calculs. M’étais-je donc trompée ? Non. Un jour vint oùM. de Combelaine se trouva à bout de ressources etd’expédients. Alors, il songea à moi, et je le vis arriver, blêmeet les yeux injectés de sang, ce qui est chez lui le signe d’uneémotion extraordinaire.

« – Tu dois être riche, Flora, medit-il.

« – J’ai un million, répondis-je.

« – Il fit deux ou trois tours dans lachambre, puis tout à coup venant se planter devant moi :

« – Eh bien ! moi, me dit-il, je menoie, j’en suis à la dernière gorgée… la moitié de ce que tu as mesauverait.

« À mon tour, je le regardai dans leblanc des yeux, et froidement :

« – En sortant de la mairie, dis-je, toutce que j’ai sera à toi…

« Dame ! il fit un saut de troispieds.

« – C’est sérieux ?interrogea-t-il.

« – Tout ce qu’il y a de plussérieux.

« – Tu veux que je t’épouse ?

« – Oui.

« Il faut vous dire, monsieur Delorge,que je ne m’étais jamais abusée. Je savais qu’au dernier moment,quand il faudrait franchir le fossé, mon homme se cabrerait.

« C’est ce qui ne manqua pasd’arriver.

« – Une femme comme toi !…s’écria-t-il.

« – Quel homme donc es-tu !répondis-je.

« Autrefois, quand j’osais lui tenirtête, monsieur me rouait de coups, me prouvant ainsi qu’il avaitraison et que j’avais tort. Mais depuis que j’avais de l’argent, ilravalait sa rage.

« – Eh ! ma pauvre fille, me dit-il,t’épouser, ce serait te créer une existence abominable.

« – Pourquoi ?

« – Parce que chaque jour t’amènerait unedéception et une avanie. Tu aurais beau mettre sur tes cartes devisite : Madame la comtesse de Combelaine, tu n’en serais niplus ni moins Flora Misri et, pour Flora Misri, toutes les portesseraient fermées…

« J’avais prévu toutes cesobjections.

« – Mon cher, lui dis-je, je ne tedemanderai jamais l’impossible. Ce que tu as fait pour toi, tu leferas pour moi, voilà tout. Oui ou non, es-tu déconsidéré, méprisé,taré ! Oui ! S’est-il jamais trouvé quelqu’un pour te ledire en face ? Non ! Sur le terrain, tu n’as jamaismanqué ton homme, on le sait, on te salue bien bas. Pour la mêmeraison on saluera ta femme, quelle qu’elle soit, et on larecevra…

« – C’est ton dernier mot ?interrompit-il.

« – Oui. Pas de mariage, pasd’argent.

« Il sortit là-dessus, calme enapparence, mais si furieux au fond, qu’il m’eût très volontiersétranglée. J’étais aussi inquiète de l’issue de l’affaire, lorsqueson valet de chambre, Léonard, me fit demander à me parler.

« Ce garçon, qui n’a pas son pareil pourl’intelligence la finesse, et sachant son maître et moi en grandeconférence, était venu coller son oreille à la serrure de la porte,et n’avait pas perdu un mot de la scène.

« – Bravo ! ma petite, me dit-il,bien joué. Votre homme est chambré, serrez le nœud coulant pendantque vous le tenez, et il est à vous.

« Je devinai ce que voulait Léonard.

« – Dix mille francs pour toi, luidis-je, le jour où je serai comtesse de Combelaine.

« – Alors, c’est fait, ma fille, medit-il, apprêtez la monnaie.

« Pendant toute la semaine, Victor –Victor, c’est M. de Combelaine – vint passer les soiréesavec moi, et travaillé par moi d’un côté, et par Léonard del’autre, petit à petit, il s’habituait à la chose.

« – Eh bien ! je ne dis pas non, merépondait-il à la fin. Seulement, pour le public, nous nousmarierons séparés de biens ; car pour ce qui est de payer mescréanciers avec ton argent, jamais de la vie, ce serait tropbête.

« Je touchais au but.

« Pour mettre Victor en goût, et aussipour lui épargner bien des soucis qui le rendaient maussade, je luiavais avancé vingt mille francs… J’avais déjà commandé mes robes denoce à ma couturière… Autant de perdu.

« Un matin, je reçois une enveloppevolumineuse, je l’ouvre… Qu’est-ce que j’y trouve ? Vingtbillets de mille francs avec un petit mot de Victor, où il medisait qu’il me remerciait beaucoup, mais que la fortune luisouriant de nouveau, décidément il restait garçon. C’était aumoment de la guerre du Mexique. Le soir même, je vis Léonard, quime dit :

« – Pour cette fois, ma petite, noussommes refaits. Le patron vient de palper huit cent mille livres,dont trois cents comptant et cinq cents en valeurs à six mois. Lescréanciers qui ont eu vent de la chose nous offrent des créditsillimités… Mais ce n’est que partie remise.

« Si j’enrageais, il n’est pas besoin dele dire. Je pensai en faire une maladie.

« Et cependant, j’étais de l’avis deLéonard, que ce n’était que partie remise, et que Victor mereviendrait.

« Je n’eus donc plus qu’une idée, doublerma fortune pendant qu’il mangerait la sienne. Et ce ne devait pasm’être difficile, ayant au nombre de mes amis Coutanceau, lebanquier, qui me faisait jouer à la Bourse à coup sûr, et le baronVerdale, qui spéculait pour moi sur les terrains.

Autant Raymond avait maudit d’abordl’obscurité, autant il la bénissait, à cette heure.

Il n’avait du moins pas à laisser paraître surson visage l’expression d’insurmontable dégoût que lui inspiraitcette nauséabonde photographie d’intérieur.

Il n’avait pas à dissimuler l’épouvantablecolère dont il était transporté en songeant que ce misérable, dontl’abjection lui était révélée, osait prétendre à la possession deMlle de Maillefert, de sa Simonebien-aimée.

Arrivé à l’extrémité de l’avenue del’Impératrice, et ne recevant pas d’ordres, le cocher avait tournébride, et revenait au pas vers Paris ; maisMme Misri ne s’en apercevait pas.

Avec une véhémence toujours croissante, ellepoursuivait :

– En fait d’argent, les premiers centmilles francs seuls sont difficiles à mettre de côté. Gagner unmillion quand on en a déjà un, est une véritable plaisanterie. Enmoins de dix-huit mois, j’avais la paire. D’un seul coup de filet,sur des maisons situées près du Théâtre-Français, le baron Verdalem’avait fait rafler quatre cent mille francs. C’est un bon hommeque ce gros réjoui-là, toujours prêt à obliger ses amis… Bref,j’avais mes cent mille livres de rentes, quand, au commencement de1869, un soir, je vis reparaître mon Victor, pâle, maigre, piteux,penaud, rafalé, décavé…

« – Plus le sou, me dit-il en se laissanttomber sur un fauteuil, plus de crédit, plus rien !…

« Il y avait près d’un an qu’il n’étaitpas venu me voir, le brigand ; mais Léonard m’avait toujourstenue au courant de ses faits et gestes.

« Je savais que ses huit cents millesfrancs avaient fondus entre ses mains comme une poignée de neige,et qu’il lui avait fallu promptement se remettre à vivred’industrie et d’expédients.

« Les huissiers le traquaient, son hôtelétait saisi, un à un ses tableaux avaient pris le chemin de l’hôteldes Ventes.

« S’il gardait encore quelques vestigesde splendeur, il le devait à Léonard, qui avait pris à son nom leschevaux et les voitures, et à moi, qui de temps à autre lui faisaissecrètement avancer cent louis, parce qu’il n’entrait pas dans mesvues qu’il tombât au-dessous d’un certain cran.

« En le voyant chez moi, je fus un peuémue.

« Mais depuis deux ans que je rageais,j’avais eu le temps de me préparer à cette revanche, et c’est demon plus grand air que je lui dis :

« – Ah ! vous êtes ruiné !… Ehbien ! allez vous plaindre à ceux qui vous ont donné les huitcents mille francs qui vous ont décidé à rester garçon…

« On lui eut versé une carafe frappéedans le dos qu’il n’eût pas fait une pire grimace.

« – Et toi aussi, me dit-il, parce que jesuis malheureux, tu m’abandonnes !…

« Et là-dessus, le voilà à s’accuser et às’excuser, à me dire que c’est vrai, qu’il s’est conduit comme ledernier des gueux, mais qu’il m’aime tout de même, qu’il n’a jamaisaimé que moi…

« Il croyait que j’allais me pâmerd’aise. Plus souvent !

« Je partis d’un grand éclat de rire, et,faisant une pirouette :

« – Trop tard, mon bonhomme ! luidis-je.

« Et tandis qu’il me regardait d’un airhébété, je me mis à lui expliquer gaiement que j’avais réfléchi,que je tenais à mon indépendance, que si je venais à être reprisede mes lubies de mariage, je choisirais entre cinq ou six hommesbien autrement posés que lui, qui m’offraient leur nom, que mafortune valait bien un titre de duchesse, puisque, grâce à monéconomie et à mon habile administration, je possédais non plus unmillion, mais deux.

« – Deux millions ! s’écria-t-il, enlevant les bras au ciel, tu possèdes deux millions !…

« Mâtin !… il me toisait avec desyeux si luisants que j’aurais eu peur si je n’avais pas su que jen’avais qu’à tirer ma sonnette pour faire monter mesdomestiques.

« – Et tu ne m’aimes plus, répétait-il,tu ne m’aimes plus !…

« Je ne répondis pas. Je ne voulais pasle décourager tout à fait. Il comprit que mon dernier mot n’étaitpas dit, et avec un art que seul il possède, il entreprit de meconquérir. Ah ! c’est le dernier des derniers, mais pourconnaître les femmes, oui, il les connaît. Ce n’est pas un naïfd’honnête homme qui saurait jouer la comédie que ce monstre-là m’ajouée pendant un mois. Je savais qu’il mentait, j’en étaissûre ! Eh bien ! parole d’honneur, il y avait des momentsoù je me laissais presque prendre.

« Du reste, ma résolution étant arrêtéede céder à ses instances, je cédai, notre mariage fut décidé.

« Le pressé, alors, c’était lui, et c’estlui qui, pour préparer l’opinion, comme il disait, fit annoncerdans les journaux que M. de Combelaine épousaitMme Misri.

« Moi, de mon côté, pour qu’il pûtretourner à son cercle, je lui donnai de quoi payer ses dettes dejeu, une soixantaine de mille francs, et je distribuai plus dudouble à ses créanciers, qui auraient pu le mener en policecorrectionnelle…

« Tout était si bien convenu que je nem’inquiétais aucunement lorsque, dans le courant de novembre,Victor me demanda de retarder notre mariage en se disant certain dedéterminer une très grande dame à y assister… Au mois de décembre,je le vis faire un voyage avec son ami Maumussy et le papa Verdale,sans en prendre le moindre ombrage…

« J’avais un bandeau sur les yeux,quoi ! lorsqu’un matin on me remit une lettre anonyme où on medisait :

« Tu n’es qu’une bête, ma petite Flora.Avec l’argent que tu lui donnes, ton Victor fait sa cour… Avant unmois il aura épousé une héritière aussi jeune que tu es vieille,aussi noble que tu l’es peu, adorablement jolie et quatre foisriche comme toi… Mlle Simone de Maillefert,enfin. »

Après des semaines, en parlant de cette lettreanonyme, Mme Misri tressaillait encore et sa voixse troublait.

Ma première idée, continuait-elle, fut qu’unmauvais plaisant voulait se moquer de moi. Comment imaginer, eneffet, qu’une grande famille pût consentir jamais à donner sonhéritière, une jeune fille, belle, sage et riche à millions, à unhomme tel que M. de Combelaine, ruiné d’honneur etd’argent, perdu de dettes, méprisé, taré, fini ?…

« Ce n’est qu’après que des doutes mevinrent.

« Je songeai à l’étonnante habileté deVictor, à son hypocrisie savante, à l’art merveilleux qu’il possèdede se transformer.

« Je réfléchis que c’est un homme trèsfort, après tout, intrigant comme pas un, à qui ses pires ennemismême reconnaissent une forte tête, le génie de la duplicité et untoupet infernal.

« Je me rappelais que, lors du voyage deCombelaine en Anjou, c’était au château de Maillefert qu’il avaitpassé trois jours.

« Donc, je résolus d’en avoir le cœurnet.

« Et le soir même, m’étant trouvée seuleavec Victor, sans préparation, et du ton le plus dégagé qu’il mefut possible :

« – Qu’est-ce queMlle de Maillefert ? lui demandai-je.

« Il faut vous dire, monsieur Delorge,que je n’ai jamais connu d’homme aussi complètement maître de luique ce brigand-là.

« Quand son intérêt est en jeu,voyez-vous, on lui appliquerait un fer rouge sur la nuque, qu’il nese détournerait pas, qu’il ne sourcillerait pas, qu’il ne cesseraitpas de sourire.

« Mais s’il peut tromper les autres, ilne saurait m’en imposer. Je sais, moi, où saisir la preuve de sonémotion ou de son trouble ; sa moustache tressaille et sesoreilles, habituellement très rouges, blanchissent.

« Or, comme en le questionnant je leguettais du coin de l’œil, je vis sa moustache frissonner et sesoreilles devenir plus blanches qu’un linge, tandis que tranquillecomme Baptiste en apparence, il me répondait :

« –Mlle de Maillefert est l’héritière de lafamille de ce nom.

« Moi qui ne suis pas de la force deVictor, quoique d’une jolie force pourtant lorsqu’il s’agit de setenir, j’eus du mal à cacher mon saisissement.

« – Tu la connais ? demandai-je,cette demoiselle ?

« – Je l’ai aperçue dans le monde…

« – Est-elle jolie ?

« – Ni bien ni mal.

« – Et riche ?

« – Ah ! pour cela, je n’en saisrien. Elle a un frère qui est son aîné, et dans ces grandesfamilles, en dépit de la loi, celui qui porte le nom reçoittoujours la plus grosse part, quand ce n’est pas la totalité de lafortune…

« – Et tu la vois, cettefamille ?

« – Jamais.

« Ce dernier mensonge était décisif, ildevenait pour moi plus clair que le soleil que mon Victor metrahissait ou tout au moins travaillait de son mieux à me trahir,et que si je ne veillais pas au grain, il allait m’échapper, etqu’une fois encore je serais jouée, dupée, bafouée et volée.

« – Oh ! non, cela ne sera pas,canaille, pensai-je en lui souriant de mon meilleur sourire.

Depuis un moment, Raymond avait sur les lèvresune question d’une importance capitale, et il attendait pour laplacer que Mme Misri reprît haleine.

Voyant qu’elle ne tarissait pas, il lui posala main sur le bras, et ainsi l’interrompant :

– Une question, de grâce, madame,fit-il.

– Quoi ?

– Cette lettre anonyme, vous êtes-vousinquiétée de son origine ?…

– Me prenez-vous pour unebête ?…

– Et qu’avez-vous découvert ?…

– Rien de rien ! Combelaine a tantd’ennemis…

– Mais vous l’avez conservée ?

– Naturellement…

– Et vous consentiriez à me lacommuniquer ?

– Quand il vous plaira ; ce soirmême si vous voulez.

VII

Préoccupés, chacun de son côté, d’un intérêtimmense, assis d’ailleurs sur les coussins moelleux d’un bon coupébien clos, ni Raymond ni Mme Misri nes’apercevaient du vol des heures.

Il n’en était pas de même du cocher qui, surson siège, exposé à la fraîcheur pénétrante du soir, trouvait letemps long et la promenade fastidieuse.

Après avoir deux fois successivement descenduet remonté au pas l’avenue de l’Impératrice, l’impatience legagna.

Revenu à l’Arc-de-Triomphe de l’Étoile, ilarrêta court son cheval, et sans façon, ouvrant du dehors, commetous les cochers savent le faire, la glace de devant de lavoiture :

– Ah çà ! est-ce que nous nerentrons pas ? demanda-t-il d’un ton à mériter un congéimmédiat.

– Pas encore, réponditMme Misri. Allez…

– Où ?

– Où vous voudrez… le long des boulevardsextérieurs.

Et elle releva brusquement la glace, tandisque le cocher passait sa mauvaise humeur sur le pauvre cheval.

– Jusqu’à cette lettre anonyme, repritMme Misri, j’y allais avec Combelaine bon jeu bonargent. Comme une imbécile que je suis, je me promettais, puisqu’ilpartageait son nom avec moi, de partager loyalement ma monnaie aveclui. Reconnaissant sa gredinerie, je me promis qu’il ne laporterait pas en paradis. Je me jurai que, si je parvenais à mefaire épouser, trois mois après je l’aurais planté là pourreverdir, et sans un sou en poche.

« Comme bien vous l’imaginez, cette idéede vengeance ne me donnait qu’un désir plus enragé de réussir.

« Pour commencer, voulant savoir où enétaient les choses, j’essayai de tirer les vers du nez de Maumussyet du papa Verdale. Peine perdue. L’un me répondit par desplaisanteries, l’autre par des fadeurs. Je compris qu’ils étaientdu complot et qu’insister, ce serait avertir Combelaine, qui ne sedoutait de rien, car j’étais avec lui aimable comme jamais.

« Je me retournai alors vers Coutanceau,que vous devez bien connaître, l’ancien banquier, qui est à tu et àtoi avec Combelaine, mais qui le déteste, au fond. Coutanceau mepromit des renseignements exacts.

« Alors moi, en attendant, j’écrivis toutau long la vie de Combelaine, je fis recopier et arranger mon écritpar un journaliste de mes amis, et j’envoyai le poulet à laduchesse de Maillefert, après avoir ajouté au bas :« Pour plus amples renseignements, s’adresser àMme Flora Misri, telle rue, tel numéro. »

– Mon Dieu ! pensait Raymond,pourquoi n’ai-je pas su tout cela plus tôt !… Pourquoi n’ai-jepas rencontré cette femme le lendemain de mon arrivée àParis !…

Mais elle ne lui laissait pas le loisir de laréflexion…

Il n’avait pas de trop de toute son attentionpour la suivre, d’autant que le cocher, impatienté, avait mis soncheval au grand trot et que bien des paroles se perdaient dans lebruit des roues :

– Vous allez me dire,continuait-elle : Comment Léonard ne vous avait-il avertie derien ? Voilà ce qui me confondit tout d’abord. Après avoirtrahi son maître pour moi, me trahissait-il pour sonmaître ?

« Brave garçon ! Aux premiers motsque je lui dis, il tomba de son haut.

« Pour la première fois de sa vie,Combelaine avait eu un secret pour son valet de chambre.

« – Eh bien ! ma petite, me dit-il,ce mariage que mitonne le patron n’aura pas lieu. À nous deux,sachant ce que nous savons, nous ne serions que des imbéciles sinous ne l’empêchions pas. Travaillez de votre côté, je vais agir dumien…

« Alors, je lui dis ce que j’avais faitdéjà, et quelle lettre j’avais écrite à la duchesse de Maillefert.Il m’approuva, disant que très probablement mon poulet suffiraitpour tout rompre.

« Aussi, pendant les trois jours quisuivirent, je n’osai pas mettre le nez hors de chez moi. À chaquecoup de sonnette, je tressaillais et je me disais :« C’est la duchesse ou un de ses amis… »

« Ce n’étaient jamais que des ennuyeux,des désœuvrés, des emprunteurs.

« Mes révélations avaient-elles doncmanqué leur but et laissé à la duchesse de Maillefert sa confianceen Combelaine ? Ce n’est pas là ce que je redoutais. Ce que jecraignais, c’était que ma lettre n’eût été interceptée.

« Il est fin, Victor. Faisant la cour àune jeune fille d’une grande famille, il était impossible qu’iln’eût pas établi comme un filet autour de l’hôtel de Maillefert,pour que rien n’y parvînt sans sa permission. J’aurais mis la mainau feu qu’il avait acheté le concierge, les valets et les femmes dechambre…

« J’étais en train de chercher le moyende passer à travers les mailles de ce filet, lorsque le gros pèreCoutanceau m’arriva.

« – Je suis crevé, me dit-il ; voilàcinq jours que je cours comme un chat maigre, faisant de la policeà votre intention…

« – Avez-vous découvert quelque chose aumoins ? demandai-je.

« – Eh !… eh !… j’ai appris dedrôles de choses…

« – Parlez, lui dis-je.

« Vous avez, sans doute, monsieurDelorge, entendu dire beaucoup de mal de M. Coutanceau. Onprétend que c’est un ci, que c’est un l’autre, un usurier sanspitié, un monteur de banques véreuses, un filou qui a pris lesmillions qu’il possède, sou à sou, dans la poche du pauvre monde…C’est fort possible. Ce qui est sûr, c’est qu’il est encore lemeilleur de la bande, point rancunier, n’ayant jamais fait de malinutilement, et toujours prêt à rendre un service, quand il le peutsans qu’il lui en coûte rien.

« – Tout d’abord, commença-t-il, vousaviez été bien renseignée ; votre infidèle se marie…

« – C’est décidé ?

« – Autant que si le maire y avaitpassé.

« – Pardon !… Il manque encorequelque chose : mon consentement à moi, Flora Misri. Sij’allais ne pas l’accorder…

« – On s’en passerait, ma chère amie.

« – Croyez-vous ? Croyez-vous que sije fais savoir à Mme de Maillefert ce qu’estexactement le comte de Combelaine, elle l’acceptera pourgendre ?…

« – Parfaitement.

« – Parce qu’elle n’ajoutera pas foi àmes dénonciations, pensez-vous ? Mais j’ai des preuves àl’appui de mes dires, mon cher Coutanceau, des preuvesirrécusables, matérielles, que j’amasse depuis plus de quinze anset que je garde plus précieusement que mes titres de rentes. J’aides papiers et des lettres à envoyer Combelaine au bagne ou à laplace de la Roquette, à mon choix.

« Le père Coutanceau haussait lesépaules.

« – Envoyez-l’y donc, me dit-il, carc’est le seul et unique moyen que je vous voie d’empêcher sonmariage…

« – Oh !

« – C’est comme cela. Je n’ose pas direque les Maillefert et votre Combelaine se valent, mais ils sontd’accord, ils s’entendent…

« – Vous êtes sûr de ce que vous dites,papa ?

« – Sûr ?… Vous comprenez, ma belleenfant, que je ne voudrais pas parier ma tête, mais je parieraisbien cinq cent louis… Voulez-vous parier cinq cents louis ?…C’est de M. Philippe de Maillefert lui-même que me vient macertitude. Vous me direz que je le connais à peine ; c’estvrai, je ne lui ai pas parlé quatre fois en ma vie. Mais je connaistrès bien une demoiselle des Délassements qui lui coûte les yeux dela tête, et à laquelle il ne cesse de promettre, depuis un mois, unhuit-ressorts et des chevaux pour le lendemain du jour où sa sœur,Mlle de Maillefert, sera comtesse deCombelaine. Est-ce un fait, cela ? Ce qui n’est pas moinspositif, c’est qu’à tous ses créanciers, il répond invariablementqu’il les payera quand sa sœur sera mariée. Que conclure delà ? Que l’illustre famille de Maillefert, au lieu de seruiner pour doter sa fille, attend une fortune de son gendre.

« Ce me semblait un conte de l’autremonde, que me débitait là le papa Coutanceau, tellement que,persuadée qu’il se moquait de moi :

« – Combelaine enrichir quelqu’un !m’écriai-je. Et c’est à moi que vous dites cela !Combelaine !… Mais il lui faudrait dix mille francs poursauver sa tête, qu’à moins de me voler, il ne saurait où lesprendre…

« Là-dessus, le père Coutanceau se levaen sifflant, ce qui est un de ses tics, et allant s’adosser à lacheminée :

« – Eh bien ! ma fille, me dit-il,je suis certain, moi, que votre Combelaine a un compte ouvert chezVerdale. Pas plus tard qu’avant-hier, j’ai vu le caissier luiverser trente-cinq mille francs sur un simple reçu.

« Jamais aussi énergiquement qu’en cemoment, Raymond n’avait fait appel à toutes les facultés de sonintelligence.

« Il s’agissait de profiter de cettechance inespérée de salut qui semblait s’offrir à lui. Ils’agissait, parmi tous les fils de cette intrigue embrouillée, dechoisir le bon, celui qui pouvait conduire à la vérité.

« Aussi perdait-il toute conscience dutemps et de l’heure, et de la singularité de sa situation…

« Dieu sait pourtant si les allures etles mouvements du coupé étaient étranges.

« Mme Misri non plus neremarquait rien.

« – De tout autre que du père Coutanceau,poursuivait-elle, je me serais défiée. Mais lui !… Je savaisqu’il exécrait Combelaine, Maumussy et Verdale, la princessed’Eljonsen, enfin toute la séquelle. Dame ! vous savez, aumoment du coup d’État, Coutanceau ne s’est pas fait tirer l’oreillepour avancer de l’argent. Tout ce qu’il possédait, il l’a prêté. Àce point qu’on l’avait surnommé « l’usurier du 2Décembre. » Eh bien ! ce surnom était injuste. En faitd’intérêts, il n’avait stipulé ni cinquante, ni vingt, ni même dixdu cent. Il n’avait rien demandé qu’une grande situation, en cas desuccès, une de ces situations qui donnent les honneurs. On la luiavait promise. On lui avait juré qu’il serait député, gouverneur dela Banque, ministre, que sais-je !… Le moment de tenir venu,Coutanceau fut déclaré ridiculement prétentieux. On trouva qu’ilétait bien vieux, que son éducation était insuffisante, qu’ilmanquait de prestige, on eut l’air de découvrir qu’il avait eu desmalheurs à la correctionnelle… Je me rappelle de quel ton il criaitaux autres : « Vous dites que je suis véreux, ehbien ! et vous, donc !… » Si bien qu’il n’eut pas laplace, ce dont il enrage encore tellement que je lui ai entendudire vingt fois que, pour démolir l’Empire, il donnerait le triplede ce qu’il a prêté pour aider à le fonder.

« Par là, monsieur Delorge, vous pouvezcomprendre que j’étais bien sûre que du moment où il s’agissait denuire à Combelaine, je pouvais compter absolument surCoutanceau.

« Ayant donc réfléchi unmoment :

« – Voyons, gros père, lui dis-je, assezde rébus comme ça, vous devez bien voir que je suis sur legril.

« – Connu ! ma petite, merépondit-il. Quand j’aurai mis le bout de votre joli doigt dans lepot au rose, vite vous irez le montrer à ce cher Victor, lequelviendra faire du tapage chez moi et me mettra aux trousses ce drôlede Verdale, qui ne m’a jamais pardonné la bêtise que j’ai faite del’enrichir.

« – Moi, vous dénoncer àCombelaine ? à un misérable, qui me vole et me bafoue, que jeméprise, que je hais ?…

« Il éclata de rire, le vieux malin, etme regardant :

« – En ce cas, fit-il, je regrette biende ne rien savoir de positif.

« Furieuse, je crois que j’allais lebattre, quand se reprenant :

« – Seulement, ajouta-t-il, à force defureter, de regarder, d’écouter, de questionner l’un et l’autre,j’ai fini par apprendre une petite histoire. Attention.

« Il y avait une fois, il y a trois ouquatre mois, en Anjou, une jeune demoiselle bien naïve, bienhonnête, bien sage, qui vivait toute seule, au fond d’un grandvieux château. Elle s’appelait Simone.

« Riche, cette demoiselle l’était autantque le défunt marquis de Carabas. Toute la contrée lui appartenait.Ses propriétés étaient évaluées huit ou dix millions, et elle lessurveillait et les faisait valoir elle-même, ni plus ni moins qu’unbon vieux propriétaire.

« Ce n’était pas l’affaire de sa maman nide monsieur son frère, lesquels, ayant depuis longtemps avalé leursaint-frusquin, grillaient de croquer celui de la pauvredemoiselle.

« Ils avaient bien essayé de tous lesmoyens pour la déposséder, mais elle avait tenu bon, et ilsenrageaient, tirant le diable par la queue, quand une idée leurvint.

« C’était de marierMlle Simone – de gré ou de force – à un homme quis’engagerait à partager avec eux le gâteau, c’est-à-dire ladot.

« Pour ce, ils cherchaient un gaillardaimable et peu scrupuleux, lorsque Mme la duchessede Maumussy leur offrit le comte de Combelaine…

« Ils étaient faits pour secomprendre.

« Sur un mot de madame la duchesse, votreVictor partit pour l’Anjou en compagnie de Maumussy et du baronVerdale.

« Il vit les Maillefert, on s’expliqua eten trois jours tout fut entendu, convenu, conclu. On échangea lesparoles comme il convient entre gentilshommes. On prit aussi dessûretés et on se procura de l’argent, grâce à l’honorableM. Verdale, lequel, pour rentrer dans les fonds que lui doitCombelaine, s’est constitué le banquier de l’association. Restait àobtenir le consentement de la jeune fille. Ce n’était pas aisé.Elle avait un amoureux, et elle y tenait encore plus qu’à sespropriétés. Ce fut la duchesse de Maumussy qui imagina unexpédient. J’ignore comment elle s’y prit, ce qu’elle dit oufit ; ce qu’il y a de sûr, c’est qu’à la fin de l’année,Mlle Simone quitta son vieux château et vints’installer rue de Grenelle chez sa mère. Si bien qu’aujourd’huitout est arrangé, elle a donné son consentement…

Cent questions, d’une importance décisive, sepressaient sur les lèvres de Raymond. Mme Misri nesouffrit pas qu’il en formulât une seule.

– Ah ! attendez que j’aie fini,interrompit-elle d’une voix rauque, attendez !…

C’est qu’à remuer tous ces souvenirsirritants, ses nerfs s’exaspéraient. La colère chassait à flots lesang à sa gorge.

– Le père Coutanceau, reprit-elle, avaitvidé son sac du premier coup. Une heure durant, je le tournai etretournai comme un gant, je ne lui arrachai pas un détail deplus.

« Je lui fis jurer de veiller au grain etd’accourir dès qu’il apprendrait quelque chose de neuf, et je lecongédiai.

« J’avais hâte d’être seule, pour ne meplus contraindre, pour rager à l’aise, pour trépigner, crier etcasser tout ce que j’avais sous la main.

« C’est que, voyez-vous, si j’ai monamour-propre tout comme une autre, je me connais, moi, et je ne memonte pas le coup. Moi, Flora Misri, née Cochard, anciennefigurante des Délass, âgée de trente-cinq ans, sans compter lesmois de nourrice, pouvais-je lutter avec une jeune fille de vingtans, sage, jolie, et noble comme une reine !…

« Si elle eût été dans la misère,seulement !… Mais elle était riche, si riche, que moi, avecmes deux millions, je me faisais l’effet d’une pauvresse. Donc,c’était clair comme le soleil en plein midi, j’étais une fois deplus trahie, filoutée, lâchée…

« – Oui, pensai-je, à moins d’un de cescoups qui relèvent une partie…

« Je reconnaissais que tout espoir étaitperdu, et perdu sans retour, du côté des Maillefert, et que jen’avais plus à compter que sur moi seule. Je sentais aussi que letemps pressait, et que, si je m’amusais aux bagatelles de la porte,je trouverais la pièce jouée, un beau matin.

« Montée comme je l’étais, je me décidaisur-le-champ à jouer mon va-tout et à attaquer directementCombelaine…

« Le soir même, il arriva chez moi, surles dix heures, fumant son cigare, comme d’ordinaire, souriant etinsolent comme toujours. J’avais préparé dans ma tête ce que je luidirais, mais sa vue me fit oublier mes belles phrases ; lacolère m’emporta, et sans le laisser seulement me souhaiter lebonsoir, lui sautant à la gorge :

« – Lâche, m’écriai-je, misérable,brigand ! Ose donc me dire encore que tu ne te mariespas !…

« Si vous croyez qu’il fut décontenancé,qu’il essaya de nier, c’est que vous ne le connaissez guère. Il sedégagea, et froidement :

« – Justement, me dit-il, je venaist’annoncer mon mariage…

« Il me poussait à bout, j’éclatai.

« – Eh bien ! m’écriai-je, cemariage n’aura pas lieu !

« – Parce que ?…

« – Parce que moi, Flora, je ne le veuxpas !…

« La voix de Mme Misriatteignit un tel diapason, que le cocher certainement l’entendait,et que par moment Raymond le voyait se pencher vers les glaces dedevant, partagé qu’il était entre l’attention à donner à son chevalet la curiosité de savoir ce qui se passait dans le coupé.

« – Depuis vingt ans, poursuivit-elle,que notre existence est commune, nous n’en étions pas, Victor etmoi, à notre première dispute. Et vous ne savez pas, monsieurDelorge, ce que peut être une dispute entre un homme tel que lui etune femme comme moi.

« Mais jamais la situation n’avait ététendue comme ce soir-là.

« – Ah ! tu ne veux pas que j’épouseMlle Simone, fit-il.

« – Non.

« – Et pourquoi, s’il te plaît ?

« – Parce que, répondis-je, tu es à moi.Parce que j’ai payé de ma jeunesse le droit d’être ta femme. Parceque j’ai ta parole et que je t’ai donné des arrhes ; que notremariage est annoncé partout ; que je suis lasse d’être dupe etque je ne veux pas être ridicule ; enfin, parce que je nesupporterais pas de te voir à une autre…

« Monsieur ricanait.

« – Serais-tu donc jalouse ?fit-il.

« – Pourquoi pas !…

« Là-dessus, son visage changeabrusquement, et de dur et menaçant qu’il était, il devint doux etbon comme à nos meilleurs moments.

« – Eh bien ! là, vrai, tu as tortd’être jalouse. Voyons, franchement, puis-je te préférer, à toi,qui es le sourire de ma vie, à toi si gaie, si facile, si dévouée,cette vierge larmoyante qui a nom Simone de Maillefert !…Est-ce qu’elle me comprendrait ? est-ce que nous parlonsseulement la même langue ! Le mariage est un sacrifice à mesprojets d’avenir, à mon ambition, à notre bonheur… Nousvieillissons, ma pauvre Flora, il nous faut une fin digne de nous.Je rencontre des millions qui ne demandent qu’à entrer dans mapoche : faut-il que je les repousse ! Tu ne le voudraispas. Tu es trop forte pour avoir des scrupules de sentiment.Ah ! si on pouvait avoir l’argent sans la femme ! Mais cen’est pas l’usage. Pour palper la dot, il faut épouser. Avalonsdonc cette pilule amère. Flora Misri, jalouse ! c’est de lafolie. Tu ne la connais pas cette pauvre Simone de Maillefert.Combien crois-tu qu’elle ait encore à vivre ? Avant la fin del’année je serai libre, et j’aurai gagné, à aliéner six mois de maliberté, une fortune énorme, de grandes alliances, un regain deconsidération que mes fredaines rendent nécessaire, et le titre deduc. Alors je reviendrai, et ce ne sera plus le titre de comtesse,mais celui de duchesse que je mettrai dans ta corbeille. Alors, enunissant nos deux fortunes, nous aurons une des maisons les plusconsidérables de Paris et tout le monde à nos pieds… Oui, tu asraison, je suis à toi, mais quand il y va d’un si grand intérêt, tupeux bien me prêter pour quelques semaines à une pauvre fille quise passe une fantaisie de malade…

« Voilà, monsieur Delorge, ce que me ditVictor, non comme je vous le rapporte, mais longuement, doucement,avec toutes sortes de caresses dans la voix et de tendresse dansles yeux.

« – À tout cela, dis-je, quatre mots deréponse suffisent : Je-ne-veux-pas !…

« Il parut surpris.

« – Voyons, voyons, fit-il d’un tondédaigneux, je ne suis pourtant pas, que je sache, votre propriété,ma belle !…

« – Si ! m’écriai-je.

« Et hors de moi, je me mis à luireprocher, avec des torrents d’injures et d’insultes, sa vie toutentière, tout ce que je savais de ses hontes, toutes les infamiesdont j’avais été la complice volontaire ou forcée…

« Et quand j’eus fini :

« – Alors, ricana-t-il, c’est ta note quetu me présentes ?

« – Oui, et je prétends être payée.

« Il haussa les épaules, et sentantgrandir son irritation :

« – Tiens, me dit-il, brisons… Ce n’estpas un caprice absurde qui me fera revenir sur madétermination.

« Mais moi j’avais décidé que j’iraisjusqu’au bout.

« – Prends garde, Victor, dis-je.

« Il tressaillit.

« – Que veux-tu dire ? fit-il.

« – Rien, sinon que je ne me laisseraipas bafouer sans essayer une revanche. Tu oublies quelquechose…

« – Quoi ?

« Je me rapprochai de la cheminée pourêtre à portée de mon cordon de sonnette, et le regardant bien dansle blanc des yeux, je dis :

« – Et les papiers !…

« Son visage positivement se décomposa,et c’est cependant d’un ton calme qu’il répondit :

« – Quels papiers ?…

« J’allais jouer ma dernière carte.

« – Tu le sais aussi bien que moi,répondis-je. Un homme comme toi qui, depuis vingt ans, se mêle àtoutes les intrigues et se salit à tous les tripotages, est bienforcé de garder par devers lui des tas de paperasses qui lecompromettent terriblement, c’est vrai, mais qui à un moment donné,aussi, peuvent être des armes. Toi qui es prudent, et qui connaistes amis de la rue de Jérusalem, tu n’as jamais rien conservé cheztoi. On pouvait, en ton absence, fouiller ta maison, comme on afouillé celle du père Coutanceau, quand on lui a si subitementenlevé les pièces dont il menaçait de se servir. C’est à moi que tuconfiais tout ce que tu jugeais dangereux. Tu me disais :« Tiens, serre, ce n’est rien, mais j’y tiens. » Moi jeserrais fidèlement ; seulement, comme j’aime à connaître lavaleur de ce que je garde, j’examinais. Je ne suis qu’une bête,mais je sais lire. J’ai lu… cela te suffit-il ?

« Il se contenait encore, mais à peine,oh ! à grand’peine.

« – Et si je te demandais de me rendreces papiers ? interrogea-t-il.

« – Je te répondrais, dis-je, que je neles rendrai qu’à mon mari.

« – De sorte que si j’épouseMlle Simone…

« – Je les utiliserai…

« – Toi !

« Cette fois, bien ostensiblement, jepris le cordon de la sonnette.

« – Oui, moi, répondis-je. Et si tu veuxsavoir ce que j’en ferai, je vais te le dire. Je commencerai parles trier et les classer. J’adresserai les uns au procureurimpérial ; les autres à n’importe quel député del’opposition ; d’autres encore à l’empereur lui-même. Il y ena que je donnerai à ma sœur, Mme Cornevin, qui lesremettra à Mme Delorge, la veuve du général. Quantà ceux que tu m’as confiés dernièrement, et qui viennent de Berlin,j’aviserai.

« Ah ! je croyais bien qu’il allaitse jeter sur moi, et essayer de m’étrangler…

« Eh bien ! non…

« Posément, il reprit son chapeau, etouvrant la porte :

« – Vous devez comprendre, prononça-t-il,que de ma vie je ne vous reverrai. Ce que j’ai dit sera… Vouscroyez pouvoir me perdre ? Essayez… Et il sortit.

Arrivée à ce paroxysme où la colère ne trouveplus d’expression, Mme Flora Misri riait d’un rirenerveux et strident qui, en ce moment, semblait sinistre, et eûtpresque fait douter de sa raison.

Se penchant vers Raymond, jusqu’à luieffleurer le visage de son haleine :

– Eh bien ! interrogea-t-elle,qu’est-ce que vous dites de cela ?…

Raymond ne répondit pas. Il était ébloui desperspectives que lui ouvrait le ressentiment de cette femme, ethaletant d’espérance et de crainte, il tremblait, par un motimprudent, de la rappeler à la prudence ou de déranger le cours deses idées.

– Vous êtes stupéfait du toupet deVictor, reprit-elle. Que serait-ce donc si vous connaissiez lespapiers que j’ai en ma possession, si vous saviez où ils lemèneront si je les livre !…

« À la réflexion, cependant, jem’expliquai sa conduite.

« C’est qu’il me connaît, voyez-vous, etqu’il me sait, avec lui, faible comme une enfant, lâche autant quele chien qu’on bat et qui revient en rampant lécher la main qui l’abattu.

« J’ai tant de fois tenté inutilement debriser ma chaîne, de m’enfuir, de me reconquérir !… Tant defois je l’ai menacé de me venger, et terriblement, de tout ce qu’ilm’a fait endurer !…

« – Ce sera cette fois comme les autres…devait-il penser en sortant de chez moi. Flora est bien trop bêtepour faire ce qu’elle dit…

« Il est vrai que, de mon côté, jepensais :

« – Chante, mon bonhomme, chante bienhaut, redresse la crête, fais le fier… Avant la fin de la semaine,ne voyant pas venir de lettre de moi, tu commenceras à avoir lapuce à l’oreille…

« Ne pas donner signe de vie, je lepouvais sans danger, certaine que Victor ne passerait pas outresans une dernière explication. Alors, s’il s’obstinait, il seraittemps d’agir.

« Cependant, pour n’être pas prise sansvert, il m’importait d’être informée jour par jour des faits etgestes de Combelaine. J’envoyai chercher Léonard.

« Je lui trouvai l’air fort abattu.

« – Je conçois que vous vous fassiez dela bile, me dit-il, nous sommes volés, le patron épouseraMlle de Maillefert.

« – Comment ! à nous deux, et avecles armes que nous avons !…

« – Nous n’empêcherons rien. Si l’affaireeût pu être rompue, elle l’eût été, entendez-vous, par lesMaillefert.

« – Des gens qui s’entendent aveclui…

« – Qui s’entendaient, c’estpossible ; qui sont brouillés, c’est sûr. Ils se voient, ilsse visitent, ils sortent ensemble, mais ils se haïssent. Allez, jesais ce que je dis. Pas plus tard qu’avant-hier, voilàM. Philippe de Maillefert qui tombe chez nous, demandant àparler à monsieur, sur-le-champ. Comme de juste, je vais prévenirmonsieur, qui me répond : « Que le diable emportel’imbécile !… Enfin, qu’il entre. » Je le fais entrer, jeme retire. Seulement, j’avais flairé quelque chose. Je restail’oreille collée contre la porte. Mes deux individus étaient àpeine seuls, que voilà une discussion qui commence, oh ! maisune discussion si abominable, que deux chiffonniers n’en auraientpas une pire. M. Philippe réclamait à monsieur de l’argentqu’il l’accusait de lui avoir volé, de très grosses sommes et aussides billets, et à tout moment, monsieur répétait : « Tantpis pour vous ! Chacun pour soi ! Adressez-vous auxtribunaux… »

« Vous devez le comprendre, monsieurDelorge, je tombais de mon haut…

« – Ce que vous me contez là estinvraisemblable, dis-je à Léonard…

« – C’est cependant vrai.

« – Et le mariage n’est pasrompu ?

« – Il tient plus que jamais…

« – C’est absurde !…

« Léonard haussa les épaules.

« – C’est-à-dire, me répondit-il, quecela me surpasse. Il faut qu’il y ait là-dessous quelque diableriedu patron, que nous ne soupçonnons pas. Laquelle ?… Je me suisdonné la migraine à force de chercher, et j’ai fini par jeter malangue aux chiens.

« De plus en plus, la situation secompliquait, si bien que j’en arrivais à ne savoir plus que penserni que croire, et que malgré toutes les raisons que j’avais de mefier à Léonard, je l’observais en dessous, essayant de reconnaîtresi, acheté par Victor, il ne se moquait pas de moi.

« – Peut-être, demandai-je,Mlle de Maillefert aime-t-ellequelqu’un ?…

« – Parbleu ! répondit Léonard.

« Et alors, monsieur Delorge, il meraconta que celui que cette pauvre jeune fille aimait, c’étaitvous, que tout le monde le savait bien, qu’elle l’avait d’ailleursavoué hautement, et que même vous deviez l’épouser, lorsque Victorétait survenu, protégé parMme de Maumussy.

« J’étais toute saisie de cette fatalité,moi, qui me rappelais la mort de votre père, et je medisais :

« – Eh bien ?… en voilà un qui nedoit pas être le cousin de Combelaine.

Mme Misri supposait-elle qu’ilétait besoin d’attiser la haine de Raymond avant de lui offrir unsûr moyen de se venger ?

Et dans le fait, pourquoi non ?

Elle ignorait ses tortures et sa résolutiondésespérée lorsqu’elle l’avait invité à prendre place dans soncoupé.

Et depuis ce moment, il était restéimpénétrable, devenant de plus en plus froid et réservé, à mesurequ’elle s’enivrait de sa colère.

C’est qu’il était une considération qui luicommandait le sang-froid qui observe, prévoit et calcule :

Autant il avait foi en la sincérité actuellede Mme Misri, autant, pour l’avenir, il se défiaitd’elle.

Sans être un grand grec en matière de passion,il était trop intelligent pour ne pas comprendre qu’en dépit de sesserments de haine et de vengeance, Mme Misri, plusque jamais, aimait – si ce n’est pas profaner ce mot sacré – lecomte de Combelaine.

Elle était en pleine révolte ; mais quefallait-il pour qu’elle reprît sa chaîne et qu’elle revînt à seshabitudes d’aveugle soumission ? Une visite de Combelaineévidemment, un mot, un regard…

Donc, il fallait profiter de l’occasion pouren tirer tout ce qu’elle savait encore, pour lui arracher surtoutles papiers qu’elle possédait…

Après un moment de silence :

Et ensuite ? interrogea-t-il.

À cela, monsieur Delorge, repritMme Misri, se bornaient les renseignements deM. Léonard. Il fut convenu que nous resterions alliés,poursuivant le même but, moi ouvertement, lui en secret.

« Et j’attendis les événements, tenue aucourant tous les jours, tantôt par le père Coutanceau, plus animéque moi, certainement, contre Combelaine, tantôt par Léonard.

« Selon Coutanceau, tout espoir étaitdéfinitivement perdu, et j’avais tort de ne pas utiliserimmédiatement mes armes.

« Selon Léonard, au contraire, je devaispatienter, parce que, me disait-il, M. de Maillefert etVictor, de plus en plus irrités, ne pouvaient manquer, au premierjour, de vider leur querelle sur le terrain.

« Malheureusement, c’est à Coutanceau quetout semblait donner raison.

« Le mariage de Combelaine et deMlle de Maillefert était annoncé de diverscôtés, et tout en le trouvant inouï, incompréhensible, absurde, onle considérait comme certain.

« En cette extrémité, je songeai à agirsur Combelaine par ses anciens amis.

« Parmi les papiers, il s’en trouvait quicompromettraient terriblement plusieurs personnages haut placés, etentre autres, et plus que tous les autres, le duc de Maumussy.

« C’est donc à lui que je m’adressaid’abord.

« Après lui avoir exposé la situation,qu’il devait d’ailleurs connaître aussi bien sinon mieux que moi jelui écrivais carrément :

« Il m’est impossible de frapper Victorsans vous atteindre vous-même, je le regrette, mais c’est ainsi.Usez de votre influence sur lui pour le déterminer, non pas àm’épouser, je n’exige pas tant, mais à rompre un mariage que jesuis résolue à empêcher à n’importe quel prix. »

« Je m’attendais à voir arriver Maumussy,tout courant. Je comptais, à tout le moins, sur une réponseimmédiate… Rien.

« Furieuse, j’écrivis successivement lamême chose au baron Verdale et à la princesse d’Eljonsen… Rientoujours.

« On riait de ma colère, on se moquait demes menaces ; c’était si clair que j’aurais douté de la valeurdes pièces que j’avais entre les mains, sans le père Coutanceau,qui les avait examinées, et qui même avait profité de lacirconstance pour s’emparer de tout ce qui le concernait.

« Ce silence, prétendait-il, était inouï,inexplicable, et très certainement cachait quelque embûche.

« – Défiez-vous, me répétait-il sanscesse, prenez garde !…

« Et moi, qui, mieux que lui, sait cedont Victor est capable, je frémissais et j’étais travaillée de siaffreuses terreurs, qu’il me semblait trouver un goût étrange àtout ce que je mangeais, que le jour j’osais à peine sortir, et quela nuit je me barricadais dans ma chambre comme dans uneforteresse.

« Ah ! ces papiers maudits !…Vingt fois je les ai mis sous enveloppe pour les adresser à qui dedroit, vingt fois j’ai eu horreur de ce que j’allais faire, et jeles ai resserrés en me disant :

« – Je ne peux pas, décidément, je nepeux pas…

Alors, monsieur Delorge, alors, lâche etindigne créature que je suis, pauvre bête, misérable dupe,savez-vous ce que je fis ?

« J’écrivis à Victor pour lui demanderune entrevue, lui disant que notre brouille venait d’un malentenduqu’une explication dissiperait.

Si Mme Flora Misri pensaitsurprendre Raymond, elle se trompait.

Cette défaillance, il l’avait devinée, prévue,et il n’avait qu’à s’applaudir de sa pénétration et de saréserve.

– Oui, voilà ce que je fis,continua-t-elle, et, allégée de mes angoisses et de mes luttesintérieures, pleine d’espoir, j’attendis.

« Oh !… je n’eus pas à attendrelongtemps ! Le soir même, Victor me retournait ma lettre avecces mots au crayon rouge, en travers :

« Assez !… ou je serai forcé deprier le préfet de police de me délivrer d’obsessions et de menaceségalement ridicules. »

« Il me menaçait de la police,lui !… Quelle amère dérision !…

« – Et j’hésiterais encore, m’écriai-je,à le perdre lorsque je le puis !…

« Eh bien ! oui, j’hésitaiencore.

« – Il faut, me dis-je, que je le voie,que je lui parle, qu’il m’entende… C’est une dernière chance desalut que je lui offre : s’il la dédaigne, c’est fini,j’agis…

« Et voilà pourquoi, monsieur Delorge,vous m’avez vue, ce soir, à la grille du comte de Combelaine,mendiant la faveur d’un entretien.

« Et vous avez entendu !… Il meferme sa porte, le misérable qui me doit tout, que j’ai disputéjadis à cette police dont il me menace aujourd’hui, qui a vécu demoi, des hontes qu’il me reproche, qui m’a volée, pillée, ruinée,qui me doit jusqu’à l’argent qu’il donne à ses valets par lesquelsil me fait insulter.

« Et Léonard qui n’est plus là.

« Comment, tout à coup, sans me prévenir,a-t-il quitté Combelaine qu’il sert depuis tant d’années, et quilui doit, il me le disait encore avant-hier, une vingtaine de millefrancs ?

« Qu’est-ce que cet Anglais, qui luidonne, à ce qu’on prétend, des gages fabuleux ?…

Durant dix secondes, Mme Misrireprit haleine, puis tout à coup, et avec une violenceconvulsive :

Voilà ce que je me disais, monsieur Delorge,poursuivit-elle, pendant qu’on me refusait la porte. La mesureétait comble, cette fois, et je me demandais comment frappersur-le-champ le misérable, lorsque je vous ai aperçu etreconnu.

« Et maintenant que je vous ai toutraconté, je vous dis :

« – Je ne suis qu’une femme, je nesaurais peut-être pas me servir des armes mortelles que j’ai entreles mains ; voulez-vous que je vous les confie ?Voulez-vous me venger en vous vengeant vous-même ? Êtes-vousprêt à me jurer que vous frapperez impitoyablement Combelaine, quevous l’écraserez !…

Jamais occasion si décisive ne s’était offerteà Raymond, et il n’avait pas trop de toute sa volonté pour garderson calme.

– Ainsi, vous me donnerez ces papiers quisont en votre pouvoir ? demanda-t-il.

– Je vous les donnerai.

– Quand ?

Si imperceptible que fût l’indécision deMme Misri, elle n’échappa pas à Raymond.

– Demain, répondit-elle, dans lamatinée…

– Pourquoi pas ce soir ?…

– Ce soir !…

– Oui, tout de suite. Dites à votrecocher de rentrer, je monte à votre appartement, vous me remettezces papiers, je passe la nuit à les examiner et à voir quel partion peut en tirer, et dès demain j’ouvre le feu…

Une brusque secousse lui coupa la parole.

Le coupé venait de s’arrêter court au milieude l’avenue d’Eylau.

Le cocher, comme la première fois, rabattitsans façon la glace, et d’un accent inquiet :

– Madame ! appela-t-il,madame !

Assurément, elle était à mille lieues de lasituation présente, et il lui fallut un instant pour s’en rendrecompte. Alors, elle crut que son cocher allait de nouveau sepermettre des observations sur la longueur de la promenade.

– Qu’est-ce que ces façons !répondit-elle. Ne vous ai-je pas dit de marcher ?…

Elle voulait relever la glace, le cocher l’enempêcha.

– C’est bien, je vais marcher, fit-il,mais avant je dois dire à madame que nous sommes suivis…

Elle tressauta, et, par un mouvementinstinctif, se rapprochant de Raymond :

– C’est impossible !…s’écria-t-elle.

– Oh ! j’en suis sûr comme de monexistence, insista le cocher. Monsieur et madame n’ont donc pasremarqué les drôles de détours que je leur ai fait faire, et lasingulière façon dont je les menais ? C’est que je voulaism’assurer de la chose. J’ai commencé à m’en défier dès lesChamps-Élysées. Voyant une voiture qui allait du même train quemoi, toujours tournant à la même distance, tournant à droite quandj’allais à droite et à gauche quand je tournais à gauche, je mesuis dit : « Bien certainement on épie madame. »Alors, je me suis mis à circuler au hasard, de ci et de là, tantôtau pas, tantôt au galop, la voiture ne me lâchait toujours pas, etmaintenant que je suis arrêté, elle est arrêtée en arrière à centpas.

Trop profonde était l’obscurité pour que lecocher, du haut de son siège surtout, pût juger de l’impression queproduisait son rapport.

Pendant qu’il parlait,Mme Misri, plus tremblante que la feuille, s’étaitpeu à peu blottie tout contre Raymond.

– Vous entendez ? bégaya-t-elle.

– Parfaitement.

– C’est Combelaine qui nous suit,reprit-elle.

– Combelaine ou un autre…

– Non, ce ne peut être que lui. Je saisses façons, voyez-vous, et combien il est traître. Pendant que jeparlementais avec son domestique, il était au guet derrière sespersiennes. Il nous a vus causer et monter ensemble dans mon coupé.Il a demandé qui était cet homme à qui je parlais, on le lui a dit,et aussitôt, sautant en voiture, il s’est lancé sur nos traces…

Raymond sentait la victoire lui échapper, unevictoire sûre, décisive, et dont il avait déjà, au dedans delui-même, escompté la joie.

Car il n’avait pas besoin d’y voir clair pourreconnaître que Mme Flora retombait invinciblementsous l’influence de Combelaine, qu’elle était terrifiée de sonaudace, que le plus extrême anéantissement succédait à sonexaltation nerveuse.

– Peut-être avez-vous raison, lui dit-il,mais que nous importe !…

– Malheureux !… Vous ne comprenezdonc pas que si Combelaine nous a épiés, il est trop fin pour nepas avoir deviné ce qui s’est passé entre nous ! S’il nous asuivis, il sait, à cette heure, que je vous ai tout dit, que jevous ai offert les papiers que j’ai en ma possession, que nousavons signé un traité de vengeance…

Il importait de prendre un parti, évidemment,mais il était bon aussi, avant tout, de vérifier les assertions ducocher. Raymond n’y ajoutait pas absolument foi, l’estimant fortcapable d’avoir imaginé cette histoire de poursuite pour déterminerMme Misri à rentrer.

Revenant donc à cet homme :

– Et où est-elle, maintenant,demanda-t-il, cette voiture qui nous « file » siobstinément ?

Le cocher se dressa sur son siège pourregarder.

– Toujours au même endroit, répondit-il,près d’un café très éclairé. En mettant l’œil au petit carreau dufond, monsieur peut l’apercevoir.

Ainsi fit Raymond et, en effet, à unesoixantaine de mètres, il distingua les lanternes d’une voitureimmobile. Mais qu’est-ce que cela prouvait ?

– Mon brave, dit-il au cocher, il ne fautpas toujours se fier aux apparences. Vous allez marcher, pendantque j’observerai, et faites assez de tours et de détours pour levertous mes doutes !…

– Soit ! répondit le cocher.

Et il fouetta son cheval, qui partit au grandtrot…

– Eh bien !… demandait de temps àautre Mme Misri à Raymond.

– Eh bien, le cocher ne s’était pastrompé. Voici la voiture suspecte qui se met en marche à son tour…Elle tourne où a tourné la nôtre… Elle se maintient toujours à unecinquantaine de mètres…

Sûr de son fait, Raymond commanda au cocherd’arrêter.

– Ma conviction, dit-il àMme Misri, est qu’il n’y a queM. de Combelaine pour nous épier ainsi… Cependant, ilfaut s’en assurer.

– Que voulez-vous faire ?

– Je vais descendre et aller demander àla personne qui est dans cette voiture de quel droit elle mesuit…

Déjà il ouvrait la portière ;Mme Misri le retint.

– Vous ne ferez pas cela !s’écria-t-elle, je ne veux pas rester seule, j’ai peur. Ensuite, sic’est Victor qui est dans la voiture, qu’arrivera-t-il ?…

Était-ce pour Raymond qu’elle craignait sifort, ou pour M. de Combelaine ? Il eût été hardi deprétendre le décider.

Lui commençait à perdre son sang-froid.

– Que voulez-vous alors ? dit-il enjurant. Avez-vous une idée ?

– Oui.

– Dites.

– Voilà : mon cheval est fatigué,c’est vrai, mais il a beaucoup de sang, c’est une bête de quatremille francs, et en le poussant un peu, on obtiendra tout ce qu’onvoudra. Il faut le pousser, tout droit, toujours tout droit, surune grande route, l’autre voiture ne nous suivra pas une lieue…

– Et après ?…

– Après, nous reviendrons par un autrechemin, et je rentrerai chez moi, ou j’irai coucher chez une de mesamies…

Ce plan offrait à Raymond cet avantage de nepas quitter Mme Misri, et cette perspective del’accompagner chez elle, et d’en obtenir les papiers.

– Oui, c’est une idée, fit-il.

Et, s’adressant au cocher :

– Il faut distancer cette voiture,reprit-il. Vous allez prendre l’avenue de la Grande-Armée, puisl’avenue de Neuilly, et vous lancer à fond de train sur la route deSaint-Germain.

– C’est que le cheval est un peufatigué…

– Crevez-le, s’il le faut, interrompitMme Misri…

Le cocher haussait les épaules.

– Drôle de fantaisie, grommela-t-il.

Pourtant, il se mit à rouer de coups soncheval, qui partit dans la direction indiquée.

– Nos espions en seront pour leurs frais,dit Raymond.

Mme Misri ne répondit pas. Iln’y avait plus à en douter, elle se repentait amèrement de cequ’elle avait fait, et certainement, elle eût donné bonne chosepour reprendre les confidences échappées à sa colère. Était-cefrayeur de Combelaine, ou regret d’avoir compromis cet homme quiavait su faire d’elle sa chose ? Il eût été malaisé de ledire. Les relations de gens tels que Mme Misri etM. de Combelaine échappent à l’analyse. La passion s’ycomplique de circonstances mystérieuses, étranges, inavouables. Cedevient à la longue une association dont les complices se trouventliés par un lien de honte plus difficile à rompre que ceux quenouent les conventions sociales.

– Nous ne gagnons pas,murmurait-elle.

Raymond regarda ; c’était vrai. Leslanternes de l’ennemi brillaient invariablement à la mêmedistance.

Les larmes venaient aux yeux deMme Misri.

– Maintenant, gémissait-elle, comme sielle eût répondu aux objections de son esprit, maintenant jem’explique la sécurité et le silence de Combelaine et de ses amis.Ils sont puissants, voyez-vous, très puissants, ils ont desrelations partout et à la préfecture de police plus qu’ailleurs. Dujour où j’ai menacé de me servir des papiers, j’ai été entouréed’espions. Ah ! ils sont forts, les brigands. Voici que jedoute de tout. Qui sait si mes domestiques, mon cocher, ma femme dechambre même, à qui je dis tout, ne sont pas payés pour mesurveiller ? Et Léonard ? Ne me trahissait-il pas ?Coutanceau lui-même ne se moquait-il pas de moi ?

Littéralement, elle s’arrachait lescheveux.

– À cette heure, continuait-elle, jecomprends l’obstination de Victor à nous suivre ; il sait que,si je vous remets les papiers, il est perdu et il ne veut pas queje vous les remette. Ah ! folle que je suis, de m’êtreattaquée à lui ! Folle surtout de l’avoir prévenu ! On nemenace pas des hommes comme lui, on frappe d’abord…

Ainsi, de plus en plus, Raymond sentait luiéchapper cette nature de fille, inconsistante et fantasque.Pourtant il ne perdait pas tout espoir.

Arrivé à la minute des résolutions suprêmes,il se jurait qu’il aurait les papiers le soir même, lui fallût-ilmenacer Mme Misri, lui fallût-il même recourir à laviolence.

Mais il fallait dépister la voituremaudite.

– Arrêtez ! cria-t-il au cocher.

Il ouvrait la portière, il allait sauter àterre ; Mme Misri le retint.

– Que voulez-vous encore ?…

– Voir si je ne saurai pas, mieux quevotre cocher, pousser votre cheval.

Elle n’osa pas s’y opposer, et l’instantd’après, Raymond, installé sur le siège, s’emparait des rênes.

– Nous échapperons, soyez tranquille,cria-t-il à Mme Misri.

C’est qu’il venait de changer son plan. Aulieu de suivre droit l’avenue de Neuilly, il se jeta à gauche, dansl’avenue de Longchamp, qui traverse en biais tout le bois deBoulogne.

L’autre voiture en avait fait autant, mais ilne s’en inquiétait guère. Habilement poussé et sur un terrainexceptionnellement favorable, le cheval deMme Misri filait avec une prestigieuserapidité.

– Une demi-heure de ce train, et lapauvre bête est fourbue ! grommelait le cocher.

– Oui, mais dans une demi-heure, nousserons loin…

Et, ce disant, Raymond éteignait les lanternesdu coupé en murmurant :

– Voilà toujours qui va rendre lapoursuite plus difficile !

Il ne devait pas s’en tenir là.

Parvenu à l’endroit où l’allée de laReine-Marguerite croise l’allée de Longchamp, brusquement, iltourna court dans une allée réservée aux piétons et, en dépit del’obscurité profonde, au risque de tout briser, il maintintlongtemps encore le cheval au galop.

Il s’arrêta pourtant. Et alors, pendant prèsde cinq minutes, et prêt à reprendre sa course, il prêta l’oreilleet regarda dans toutes les directions.

Rien. On n’apercevait pas une lanterne devoiture, on ne percevait pas le moindre bruit de roues.

– Nous l’emportons donc !… s’écriaRaymond, en sautant à terre pour annoncer àMme Misri cette heureuse nouvelle.

Mais c’est en vain qu’il appela, en vain qu’ilétendit les bras dans l’intérieur…

Le coupé était vide, Mme Misriavait disparu.

VIII

Stupéfait, furieux, Raymond refusait enquelque sorte d’admettre cette disparition étrange, et c’est avecdes imprécations de rage qu’au milieu de l’obscurité profonde dubois il fouillait les alentours…

Le cocher, lui, riait de tout son cœur.

Et tout en bouchonnant avec un lambeau delaine son pauvre cheval, dont les flancs haletaient :

– Monsieur prend une peine bien inutile,dit-il, madame doit être loin, si elle court toujours…

– Loin !… Aurait-elle donc sauté àterre, pendant que nous étions lancés à fond de train ?…

– Oh !… non. Madame n’est pas siimprudente que cela. Mais ici, tout à l’heure, quand monsieur aarrêté le cheval pour écouter, j’ai entendu la portière s’ouvrir etse refermer doucement, si bien que je me suis dit :« Tiens, voilà madame qui brûle la politesse à cemonsieur… »

Il poussait du bois vert aux environs, et latentation de Raymond était grande d’en caresser les épaules de cecocher si perspicace. Mais à quoi bon !…

– Soit, interrompit-il. Seulement, àcette heure et par cette nuit noire, où peut être alléeMme Misri ?

– À Paris, donc, et par le plus court.Qui donc, sinon madame, connaîtrait son bois de Boulogne, à touteheure de nuit et de jour, et en toute saison…

C’était une explication.

– Puisqu’il en est ainsi, fit Raymond,rentrons.

Le cocher ne se le fit pas répéter. En un tourde main, il eut rallumé les lanternes, et tandis que Raymondremontait dans le coupé :

– Où dois-je conduire monsieur ?demanda-t-il.

– Boulevard des Italiens, au coin de laChaussée d’Antin.

La voiture partit, et c’est bercé par sonmouvement monotone que Raymond repassait dans son esprit lesétranges événements de la soirée.

Que d’émotions poignantes en quelquesheures !… Avoir cru toucher au but, l’avoir touché plutôt,puis tout à coup s’en voir éloigné plus que jamais et sans doutepour toujours !…

L’action de Mme Flora,d’ailleurs, l’irritait plus qu’elle ne le surprenait.

À ce trait de bassesse furtive, ilreconnaissait la créature qu’il avait tout d’abord devinée, et quis’était dévoilée ensuite, la fille accoutumée à trembler et àobéir, incapable de résister en face, subissant la volonté dupremier venu, mais toujours prête à se dérober et à trahir.

Où était-elle à cette heure ?

Chez elle, peut-être, occupée à réunir cespapiers, qu’elle offrait naguère, pour les porter à Combelaine etobtenir ainsi son pardon.

– Ah !… misérable fille !pensait Raymond. Créature sans intelligence et sanscœur !…

Encore bien qu’il eût été avec elle d’uneréserve extrême, il lui avait laissé voir que, s’il ignorait quellehonteuse intrigue livrait Mlle de Maillefertau comte de Combelaine, il connaissait du moins l’existence decette intrigue, et qu’il était résolu à lutter jusqu’à la fin.C’était trop.

C’était trop, parce que Raymond se rappelaitles paroles de Mme Misri :

« On ne prévient pas des hommes tels queCombelaine ; on frappe d’abord… »

Or, il allait être prévenu. C’est-à-dire qu’ilallait plus que jamais se tenir sur ses gardes, veiller à n’offriraucune prise, et très probablement, de peur d’accident, presser sonmariage avec Mlle Simone.

Conclusion : La rencontre deMme Misri, loin de servir les projets de Raymond,empirait positivement la situation.

Il en était là de ses réflexions, lorsque lecoupé s’arrêta tout à coup sur le boulevard, à l’angle de laChaussée d’Antin, et presque aussitôt le cocher ouvrit la portièreen disant :

– Monsieur est arrivé.

Raymond jeta un louis à cet homme et, descendude voiture, il resta un moment immobile sur le boulevard. Iln’avait eu aucune raison de se faire conduire à cet endroit plutôtqu’ailleurs, et il se demandait où aller et s’il devait rentrer,quand le souvenir de Mme Cornevin, qui demeurait àdeux pas, traversa son esprit.

– Il faut que je la voie, se dit-il, queje lui parle !…

Ainsi, brusquement, sans réflexions, seprennent souvent les plus graves déterminations de la vie, cellesdont l’influence doit être le plus décisive.

Il y avait des mois déjà que Raymond, lafranchise même, se condamnait à une dissimulation de tous lesinstants pour cacher à sa mère et à ses amis le secret de sa vie,son amour pour Mlle de Maillefert, et voicique, ce secret, il allait le livrer peut-être, ou tout le moinsl’exposer à a subtile pénétration d’une femme.

Cette considération ne devait pas l’arrêter.Un seul fait l’éblouissait jusqu’à l’aveugler.

Mme Cornevin était la sœur deMme Misri.

Mme Cornevin, jadis, avait eusur cette sœur une certaine influence et avait même essayé d’enuser lors de la mort du général Delorge, lorsqu’on en était encoreà rechercher ce qu’était devenu Laurent Cornevin.

Alors, c’est vrai, elle avait échoué.

Mais combien les temps étaient changés,depuis !

Flora Misri, à cette époque, était dans toutl’éclat de la jeunesse et de la beauté, à cet âge où le vice doré aencore de décevantes poésies, ivre de la soudaine et prodigieusefortune de l’audacieux aventurier auquel elle avait associé savie.

Tandis que maintenant !…

Vieillie, trahie, délaissée, ayant vidé toutesles coupes jusqu’à la lie, elle devait être accessible à desconsidérations qui jadis ne l’eussent guère touchée.

Pourquoi donc ne subirait-elle pas l’ascendantde sa sœur, tentant près d’elle une dernière démarche ?

C’était cette démarche que Raymond allaitdemander à Mme Cornevin.

Il comptait lui dire simplement :

– Je sais, à n’en pouvoir douter, queMme Flora Misri a entre les mains les papiers deCombelaine. Si nous les possédions, le misérable serait perdu, noustiendrions enfin la preuve de son infamie, de ses intrigues, de sescrimes : mon père et votre mari seraient vengés. Voyez votresœur et tâchez d’obtenir qu’elle vous les remette.

C’est avec ces idées que Raymond s’en allait àgrands pas le long de la rue de la Chaussée d’Antin.

Il se faisait tard, toutes les boutiquesétaient fermées, les passants se faisaient rares, et les cafésmêmes commençaient à se vider.

Depuis le matin, Raymond n’avait rien pris,mais il ne s’en apercevait pas. Il était dans une de ces crises oùtoutes les exigences physiques se taisent, où les nerfs, exaltésoutre mesure, suffisent à tout.

Ce qu’il craignait, c’était queMme Cornevin ne fût couchée.

– Et cela pourrait bien être, luirépondit le concierge, qu’il interrogea, car toutes les ouvrièressont parties de très bonne heure ce soir.

N’importe ! Il grimpa l’escalier quatre àquatre, et d’une main fébrile sonna…

Rien. Personne ne vint.

Pourtant, en se penchant à une des fenêtres dupalier, il voyait de la lumière à des fenêtres qu’il savait êtrecelles de la chambre à coucher de Mme Cornevin.

Elle ne dormait donc pas.

Il sonna une seconde fois, puis une troisième,tirant le cordon plus violemment à chaque fois, et comme c’étaittoujours en vain il allait renoncer, lorsque enfin il entendit despas…

Presque aussitôt, à travers la porte, une voixdemanda :

– Qui est là ?

– Moi, Raymond Delorge.

La porte s’ouvrit, etMme Cornevin se montra, tenant une bougie.

– Vous, à cette heure ! dit-elle.Serait-il arrivé un accident chez vous ?

– Non, madame, Dieu merci !…

Elle était pâle et fort troublée, cela eûtsauté aux yeux d’un homme moins ému lui-même que ne l’étaitRaymond, et c’est avec cette volubilité dont on voile d’ordinaireson embarras qu’elle reprit :

– Vous m’excuserez de vous avoir faitattendre si longtemps ; mais j’ai renvoyé toutes mes ouvrièresà six heures, ma domestique et mes filles sont couchées, j’allaismoi-même me mettre au lit…

Elle n’avait pas, néanmoins, commencé à sedéshabiller, car elle était aussi correctement vêtue que dans lajournée pour recevoir ses clients.

– Il faut que je vous parle, interrompitRaymond.

– Ce soir ?

– Oui, tout de suite ; il s’agitd’une affaire très grave…

L’embarras de Mme Cornevin futalors si manifeste, qu’il ne put faire autrement que de leremarquer.

– Mais je vous gêne peut-être beaucoup,commença-t-il.

– Moi !… fit-elle. Et pourquoi,grand Dieu ! Vous ne me gênez pas plus que ne me gênerait Jeanet Léon, s’ils étaient ici. Entrez, entrez.

Il entra ; seulement, au lieu de le fairepasser dans son appartement particulier, c’est dans l’atelierqu’elle l’introduisit.

Posant sa bougie sur un meuble, elle s’assitlourdement, et non sans une nuance très saisissabled’impatience :

– Je vous écoute, dit-elle.

L’attention de Raymond était éveillée. Ilobservait ces détails et s’en étonnait.

Cependant, c’est de la façon la plus clairequ’il raconta les événements de la soirée, omettant toutefois cequi concernait Mlle de Maillefert, mettanttout sur le compte de sa haine contre Combelaine.

Il s’attendait à des objections de la part deMme Cornevin. Elle ne lui en fit pas une.

– C’est bien, dit-elle. Je verrai masœur…

– Dès demain !…

– Avant midi, je vous le promets…

– Et quand connaîtrai-je le résultat devotre démarche ?

– Venez me le demander demain, à cetteheure-ci.

C’était plus que n’osait espérer Raymond. Etpourtant :

– J’aurais encore quelque chose à vousdemander, madame, commença-t-il.

– Quoi ?…

– Si vous étiez assez généreuse pour megarder le secret, pour ne parler de rien à ma mère…

– Je vous garderai le secret.

Quand on a hâte de se débarrasser dequelqu’un, c’est ainsi qu’on agit ; on répond Amen àtout, et cela abrège. Raymond le comprenait bien, et les plusétranges conjectures lui passaient par la tête, d’autant qu’il luiavait semblé distinguer dans la pièce voisine un bruit de chaiserenversée…

– Si nous avions ces papiers,pourtant ! reprit-il.

– Oui, ce serait un grand bonheur !acheva Mme Cornevin…

Et elle se levait en disant cela, et c’étaitune si positive invitation à se retirer, que Raymond n’osa pasrester davantage.

– À demain soir donc, dit-il, en selevant à son tour…

– Oui, oui, ditMme Cornevin, c’est convenu.

Et elle avait repris sa bougie, et, précédantRaymond, elle lui ouvrit la porte. Et il n’était pas sur le palierque la porte se refermait vivement…

En vérité, s’il se fût agi de toute autrefemme, Raymond eût été assailli de doutes singuliers et pénibles.L’inconduite, en définitive, n’a pas d’âge. MaisMme Cornevin était de celles que ne sauraiteffleurer l’aile sombre du soupçon.

– Et pourtant, se disait-il en descendantl’escalier à pas comptés, son trouble était manifeste, elle m’a misdehors littéralement. Puis, qu’est-ce que ce bruit que j’aientendu ? N’était-elle donc pas seule ?

Pas seule !… Mais qui donc, à pareilleheure, et dans l’appartement où dormaient les trois jeunes filles,pouvait-elle recevoir qu’elle eût intérêt à cacher ?

Son mari, Laurent Cornevin ?…

À cette idée, traversant son esprit comme unéclair, Raymond tressaillait.

Et pourquoi non ? murmurait-il.

Laurent Cornevin, certes, était un homme d’uneprodigieuse énergie, mais c’était un homme, après tout. Qui pouvaitgarantir qu’il n’y avait pas eu une heure où son courage avaitfaibli ? Qui disait qu’à cette heure d’attendrissement il nes’était pas révélé à sa femme, à la mère de ses enfants, et qu’ilne venait pas parfois la visiter en secret ?…

Plus Raymond étudiait cette hypothèse, plus illa trouvait logique, vraisemblable, probable et répondant àtout.

À ce point qu’il était presque tenté deremonter chez Mme Cornevin, de sonner jusqu’à cequ’elle lui ouvrît, et de lui dire brusquement :

– Votre mari est ici, je le sais, il fautque je lui parle à l’instant, il y va de mon honneur et de mavie…

S’il devinait juste,Mme Cornevin étourdie n’aurait pas la présenced’esprit de nier…

Oui, mais s’il s’abusait, aussi !…

– Je ne puis risquer cela, pensait-il, jene le puis absolument pas.

Mais, tout en remontant la rueBlanche :

– Demain, se disait-il, en venantchercher la réponse de Mme Cornevin, je serai bienmalheureux ou bien maladroit si je ne parviens pas à saisir quelqueindice qui dissipe ou confirme mes présomptions…

Bien qu’il fût plus de minuit lorsqu’ilrentra, harassé, l’âme et le corps brisés, sa mère et sa sœurn’étaient pas couchées et l’attendaient.

– J’étais inquiète, lui ditMme Delorge. Ce tantôt encoreMe Roberjot me disait que la résistance s’organisecontre l’Empire… Fais ce que tu crois être ton devoir, mais soisprudent. Plus qu’un autre tu dois être surveillé. Songe à la joiede nos ennemis si tu leur fournissais le prétexte de t’impliquerdans quelque procès.

Il rassura sa mère, mais il ne trouva rien àrépondre, lorsque sa sœur, lui serrant la main, murmura à sonoreille :

– Pauvre Raymond !… Pourquoi tedéfier de moi !…

Les horribles fatigues de cette journée eurentdu moins cela de bon, qu’elles lui procurèrent un sommeil deplomb.

Il dormait encore lorsqu’à dix heures le vieuxKrauss entra dans sa chambre tenant deux lettres que le facteurvenait d’apporter.

À la seule vue de l’une d’elles, Raymondfrémit.

Il avait reconnu l’écriture chérie deMlle de Maillefert.

Ses mains tremblaient tellement qu’il eutquelque peine à rompre l’enveloppe, et c’est comme à travers unbrouillard qu’il lut :

« J’avais perdu toute conscience de cequi se passait autour de moi, lorsque – me dit ma mère – vous vousêtes emporté en menaces terribles contre le comte deCombelaine.

« Il faut donc, ô mon unique ami, que jevous répète ce que je vous ai déjà dit : la violence, à cetteheure, rendrait inutiles mes souffrances et ne nous sauveraitpas.

« Je viens de promettre à la duchesse deMaillefert que vous sauriez vous résigner à notre douloureusedestinée. C’est un horrible sacrifice, je le sais, mais c’est àgenoux que je vous le demande, au nom du passé. Me lerefuserez-vous ? Ai-je eu tort de compter sur votreaffection ? Répondez-moi.

« SIMONE »

Des larmes brûlantes comme du plomb fondujaillissaient des yeux de Raymond.

– Voilà donc, pensait-il, ce qu’elle enest réduite à écrire. Et moi, je me rendrais à ces prières qu’onlui a dictées !… Ah ! plutôt la mort mille fois, la plusaffreuse et la plus cruelle !…

L’autre lettre lui venait de cette société desAmis de la justice à laquelle, sur la présentation deMe Roberjot, il avait été affilié et qu’il avaitfort négligée depuis quelque temps.

« Ce soir, à neuf heures précises, luiécrivait-on, soyez rue des Cinq-Moulins, à Montmartre. Il s’agitd’une communication de la plus haute gravité. »

Puis venaient les formules connues des seulssociétaires et qui garantissaient l’authenticité de la lettre.

À neuf heures !… Et c’était seulementvers onze heures que Raymond avait rendez-vous avecMme Cornevin.

– C’est bien, se dit-il, j’irai…

Et à huit heures et demie, en effet, il semettait en route, à pied.

Le temps était humide et incertain. Il faisaitdu brouillard et la boue était épaisse et tenace.

Les boulevards extérieurs n’en avaient pasmoins leur animation de tous les soirs.

Cafés, cabarets et brasseries regorgeaient declients ; de partout jaillissaient des cris et des chocs deverres. Et à chaque moment, sur le terre-plein, passaient en riantdes groupes de femmes et de jeunes gens, quelque grisette furtivecourant au bal ou à un rendez-vous, ou un ivrogne qui regagnait sonlogis en trébuchant et en mâchonnant un refrain populaire.

Hélas !… cet ivrogne même, Raymond enétait presque à l’envier. Ses soucis du jour il les avait laissésau fond des litres frelatés, rien ne le préoccupait plus, tandisque lui !…

– En ce moment, pensait-il, selon que ladémarche de Mme Cornevin près de Flora Misri aréussi ou échoué, ma dernière chance de salut me reste plus sûreque jamais ou m’a échappé sans retour.

C’était là sa préoccupation, et non certescette communication si grave pour laquelle il était mandé rue desCinq-Moulins.

Il n’y songea qu’en arrivant à la petitemaison où se réunissaient les Amis de la justice.

Elle était éclairée. Des rayons de lumières’échappaient des fentes des volets.

Ayant donné le mot de passe au« frère » qui veillait à la porte, Raymond entra.

Une quinzaine d’affiliés, déjà, étaient réunisdans la salle des séances, et l’un d’eux, un médecin, un gros hommecourtaud et rougeaud, plus connu pour ses opinions avancées quepour ses cures, faisait, à grand renfort d’épithètes terribles, untableau aussi exact, jurait-il, que sinistre, de la situationmorale et matérielle de Paris.

Mais déjà, à cet orateur, un autre succédait,qui, une douzaine de journaux des départements à la main,prétendait démontrer, par la lecture de quantité d’articles, que laprovince n’attendait que le signal de Paris pour se lever comme unseul homme et en finir avec le régime impérial.

Immédiatement divers membres se levèrent pourémettre des vœux ou donner des avis. On discuta, les proposdevinrent vifs, on faillit se prendre aux cheveux, malgré lesefforts du président, l’ancien représentant du peuple, lequeldésespérément tapait sur un timbre…

Alors Raymond demanda à dire quelques mots, etla parole lui ayant été accordée :

– Citoyens, commença-t-il, je vous ferairemarquer que dix heures viennent de sonner, et qu’il seraitpeut-être temps de nous occuper de cette communication sigrave…

– Quelle communication ? interrompitle président d’un air surpris.

– Mais… celle pour laquelle j’ai étéconvoqué…

– Vous avez été convoqué…

– Ce matin même, par une lettre…

Toutes les conversations particulières avaientcessé ; on regardait le président, dont la physionomietrahissait une certaine inquiétude.

– Vous avez reçu une lettre, dit-il àRaymond, et de qui ?…

– De vous, j’imagine, monsieur leprésident.

– L’avez-vous conservée ?

Raymond la tira de sa poche en disantsimplement :

– Voilà !…

Pas un mot ne fut prononcé après que leprésident eut pris cette lettre.

Il commença par en examiner attentivement lepapier, le cachet et le timbre ; après quoi, l’ayant ouverte,il resta plus d’une minute à en étudier la contexture et lescaractères.

Enfin, d’une voix légèrementaltérée :

– Voilà qui est prodigieux,s’écria-t-il.

Vingt questions à la fois partirent de tousles coins de la salle, mais il n’y répondit pas, directement dumoins.

– Il n’a été question ces jours-ci,poursuivit-il, d’aucune communication. Ni moi, ni notre secrétaire,ni aucun des membres du bureau n’a écrit…

– Non personne !

– Et cependant, voici une lettre quiprésente tous les caractères de celles que nous adressons dans lescas extraordinaires. Oh ! rien n’y manque. Voici en haut lessignes de reconnaissance. Voici autour du paraphe qui remplace lasignature les traits de convention connus de nous tous…

Le président avait remis la lettre à son plusproche voisin qui la passa à un autre ; elle circula de mainen main et chacun, après l’avoir regardée, murmurait :

– C’est incroyable, j’y aurais étépris.

– Oui, tout le monde y eût été pris,s’écria le président, et c’est ce qu’il y a d’inquiétant.

Il n’avait, parbleu ! pas besoin de ledire ; il était visible que chacun le comprenait commelui.

– D’où donc vient cette lettre ?poursuivit-il. N’est-elle qu’une criminelle plaisanterie ? Jene puis le croire. Est-ce un faux frère, un traître glissé parminous, qui l’a écrite ? Impossible ! quel serait sonbut ? Faut-il donc supposer qu’elle est l’œuvre de lapolice ?…

Ce mot tomba sur la réunion comme une douched’eau glacée. Des visages blêmirent, bien des regards effaréscherchèrent la porte et la fenêtre, une issue quelconque par oùfuir. Plus d’un Ami de la justice crut entendre grincer sur sesgonds la porte de Mazas.

– La police, continuait le président,aurait donc surpris le secret de notre association. Pour plusieursd’entre nous, ce serait la prison et l’exil. Mais, voyons, est-ceadmissible ? Que se serait proposé la police en écrivant cettelettre ?…

Cette dernière phrase devait être le signal dela plus violente discussion, chacun émettant un avis qu’ils’efforçait de faire prévaloir : les uns, rares, demandantqu’on brusquât le mouvement ; les autres, nombreux, proposantde dissoudre la société jusqu’à des temps plus heureux…

À minuit et demi, l’assemblée n’avait rienrésolu, sinon qu’on se réunirait en aussi grand nombre que possiblepour délibérer.

Après quoi, deux membres ayant été envoyés àla découverte, et étant revenus dire qu’ils n’avaient rien aperçude suspect aux environs, on décida qu’on allait se séparer un à un,en prenant plus de précautions encore qu’à l’ordinaire.

Une heure sonnait à l’église Saint-Bernard,quand le tour de Raymond vint de sortir.

La nuit était noire et lugubre. Les réverbèresdans la brume ne projetaient pas plus de lueurs que le feu d’uncigare.

Regarder autour de soi, essayer de reconnaîtresi on était épié ou suivi, eût été une pure folie. Raymond n’ysongea seulement pas…

Et cependant, s’il n’avait pas lesincertitudes qui troublaient ses amis politiques, il avait de bienautres raisons de se défier.

Il reconnaissait à ce coup, il l’eût juré, lamain traîtresse de Combelaine. Un de ces pressentiments qui montentdu fond de l’âme lui criait que c’était à lui seul qu’on envoulait, et que cette lettre cachait un piège.

Que voulait-on ? Se débarrasser de lui,sans doute.

Après les confidences de Flora Misri, ildevenait trop dangereux pour ne pas troubler le sommeil deMaumussy, de la princesse d’Eljonsen, du baron Verdale et desautres.

Et alors quoi de plus simple que de faireprendre en flagrant délit de société secrète, que de le fairearrêter, juger et expédier à Cayenne ?…

Mais cette connaissance qu’il avait desévénements lui imposait des obligations, et il était trop loyalpour s’y soustraire.

Avant que ne fût levée la séance, il avait dità ses amis politiques tout ce qu’il pouvait dire pour les mettresur la voie de la vérité, sans livrer des secrets qui n’étaient pasuniquement les siens.

On n’avait pas trop fait attention à sesavertissements. Il n’était dans la Société des Amis de la justicequ’un assez petit personnage, et on le trouvait quelque peuoutrecuidant de prétendre que c’était pour lui seul que la policeavait été mise en mouvement et qu’on avait fabriqué cette fausselettre de convocation.

On croyait même si peu qu’il courût un dangerquelconque que personne ne lui avait offert de le raccompagner…

Mais il ne songeait pas au danger.

Et, tout en suivant les boulevards extérieurs,silencieux et déserts, il ne pensait qu’àMme Cornevin, qui l’aurait attendu inutilement, etau supplice qu’il allait endurer jusqu’à l’heure où, décemment, illui serait possible de se présenter chez elle…

Il arrivait à l’extrémité du boulevard de laChapelle, cheminant sur le terre-plein, quand, à la hauteur de larue de la Goutte-d’Or, trois ou quatre hommes le dépassèrent encourant…

Il n’y fit aucunement attention.

Tout ce qu’il avait d’attention, ill’appliquait à évaluer les chances de succès de la démarche deMme Cornevin.

Évidemment, elles dépendaient de ce qu’étaitdevenue Mme Flora Misri après sa fuite.

Avait-elle, oui ou non, revu, dans la soiréeou la matinée du lendemain, le comte de Combelaine ?

Si oui, plus d’espoir.

Si non… dame, tout pouvait dépendre del’adresse de Mme Cornevin.

Il marchait lentement, et cependant il était àla moitié du boulevard Rochechouart, lorsque des plaintes assezfaibles arrivèrent jusqu’à lui.

Il s’arrêta.

Elles semblaient venir d’un large banc doubleà dossier très élevé, planté à quelques pas, sur leterre-plein.

Et en regardant de tous ses yeux, il luisemblait, en dépit de l’obscurité, discerner à terre quelque chosede noir, comme un corps qui s’agitait.

Il fit un pas en avant ; les plaintesredoublèrent, avec une expression plus déchirante…

La plus vulgaire prudence lui commandait,sinon de passer outre, du moins de n’avancer pas sans d’extrêmesprécautions. Il n’est pas un Parisien qui ne sache que c’est là unedes ruses qu’emploient les redoutables rôdeurs des barrières et desquartiers excentriques pour attirer leurs victimes.

Mais Raymond n’était pas prudent.

Il s’approcha. C’était bien un homme qui seroulait dans la boue, en proie, eût-on dit, aux effroyablesconvulsions d’une attaque d’épilepsie.

Saisi de pitié, il se pencha…

Et, à l’instant même, un coup terrible, uncoup d’assommoir à jeter bas un bœuf, l’atteignit au cou, un peuau-dessus de la nuque.

Un pouce plus haut, et c’en était fait delui.

Mais il n’était qu’étourdi. Il se redressa etrecula en jetant un appel terrible :

– À moi ! Au secours !…

La lettre lui était expliquée… Il se vitperdu…

Ceux-là seuls que la mort a approchés de siprès savent quel monde de pensées peut tenir dans la secondesuprême…

– Pauvre mère !… murmura-t-il,songeant à cette femme malheureuse qui sans doute l’attendaitpendant qu’on l’assassinait, et à qui, au petit jour, onrapporterait son cadavre…

Puis :

– Ô ma Simone bien-aimée !pensa-t-il…

Mais il avait dans sa poche une lettre deMlle de Maillefert, la dernière, celle qu’ilavait reçue le matin même…

Il songea qu’on allait le fouiller, qu’on latrouverait, qu’elle serait lue, commentée, profanée, queMlle Simone serait peut-être compromise, appelée entémoignage…

Alors, il la prit, cette lettre, et vivementla porta à sa bouche pour l’avaler…

Ce fut son dernier mouvement, le dernier actede son intelligence. Trois hommes l’entouraient. Chancelant du coupqu’il avait reçu, il ne pouvait se défendre.

– À moi ! cria-t-il encore. À…

Un effroyable coup de couteau lui coupa laparole… Il sentit entre les épaules un froid terrible, mortel, quilui glaça le cœur, et il tomba raide, en avant, la face contreterre…

Quand il reprit ses sens, après unévanouissement dont il ne pouvait évaluer la durée, il se trouvaitdans un endroit inconnu, dans un café, étendu sur un billard.

On lui avait mis le torse à nu, et un homme deson âge, à la physionomie intelligente et sympathique, lui donnaitdes soins avec cette sûreté et cette dextérité de mains quitrahissent l’ancien interne des hôpitaux.

Trois hommes se penchaient curieusement pourvoir de plus près sa blessure.

De l’autre côté, le garçon de café,reconnaissable à sa veste et à son tablier, éclairait lemédecin.

Près d’une table, une grosse petite femmetaillait en bandes étroites une vieille serviette.

Tout cela, Raymond le vit comme en songe, àtravers un brouillard, et si vaguement que bien vite il referma lesyeux.

Sa première perception nette était unétonnement profond, immense, de se trouver encore de ce monde.

Si, comme il avait tant de raisons de lecroire, si, comme tout le prouvait, il avait été assailli par desassassins payés par le comte de Combelaine, comment ces misérablesne l’avaient-ils pas achevé une fois à terre ?

Savaient-ils assez mal leur métier pourl’avoir cru mort ?

Car, sans savoir au juste la gravité de sablessure, il sentait – cela se sent – que sa vie n’était pas endanger. Il entendait d’ailleurs le médecin dire, tout en luiceignant les reins de bandes de toile :

– Il en reviendra… Avant quinze jours ilsera sur pied… On lui a allongé un coup de couteau à traverser unbœuf, mais la lame a glissé sur un os…

Décidément Raymond reprenait possession desoi. Il sentait n’avoir plus à craindre, s’il parlait, de setrahir, de révéler ce qu’il voulait taire à tout prix.

Péniblement, et non sans une vive souffrance,il se dressa sur son séant, balbutiant d’une voix affaiblie desremerciements et interrogeant du regard.

En peu de mots on le mit au courant.

Ce café où il se trouvait était le Café dePériclès, fondé et géré par le plus doux des Prussiens, lesieur Justus Putzenhoffer avec le concours de son épouse et d’unsien cousin surnommé Adonis.

Les assistants étaient des clients : ledocteur Valentin Legris d’abord, un brave et digne rentier,M. Rivet, et enfin un journaliste irréconciliable etméridional, M. Aristide Peyrolas.

Ces trois messieurs, insoucieux des règlementsde la police, achevaient un whist, lorsqu’ils avaient entendu uncri de détresse, – un cri très effrayant, après minuit, sur lesboulevards extérieurs.

Ils s’étaient précipités dehors. Trop tard…Raymond gisait à terre, et des gens fuyaient dont on entendait,dans le lointain, la course précipitée…

Raymond écoutait, et n’en revenait pas.

S’était-il donc trompé ? Les misérablesqui l’avaient attaqué n’étaient-ils que de vulgaires rôdeurs debarrières ?…

On chercha dans ses vêtements. Sa montre etson porte-monnaie avaient disparu. Il avait été dépouillé…

S’ensuivait-il que les assassins n’étaient pasaux gages de M. de Combelaine et de ses amis ?…Pourquoi ? Dépouiller l’homme qu’on tue, pour égarer lesinvestigations de la police, c’est l’A B C du métier.

Puis Raymond se rappelait ces gens qui, auboulevard de la Chapelle, l’avaient dépassé en courant, sans doutepour aller en avant dresser une embuscade…

N’importe ; sa certitude était quelquepeu troublée.

– Étaient-ce donc des voleurs !dit-il à demi-voix.

C’était peu. C’était assez pour éveillerl’attention d’un esprit subtil.

Aussi, lorsque Raymond eut brièvement racontécomment les choses s’étaient passées :

– Eh bien, lui dit le docteur Legris,d’un ton trop désintéressé pour ne pas dissimuler une intention, ehbien ! voilà la déclaration qu’il va falloir faire aucommissaire de police.

– Oh ! pour cela, s’écria Raymond,non, mille fois non !…

En effet, comment déposer une plainte, etcontre qui ?…

Provoquer une enquête sans nommer Combelaine,c’était égarer sciemment la police.

Le nommer, c’était mettre en cause la duchessede Maillefert, M. Philippe, Mlle Simoneelle-même ; c’était provoquer, sans armes pour se défendre, leduc de Maumussy, M. Verdale, Mme FloraMisri…

D’un autre côté, dès les premiers mots d’uneplainte, le commissaire demanderait à Raymond :

– Où aviez-vous passé la soirée ?D’où veniez-vous ?

Nommer la rue des Cinq-Moulins ne serait-cepas livrer les Amis de la justice ? Et bien que la policeconnût et surveillât cette association, la fausse lettre deconvocation le prouvait, ne serait-ce pas s’exposer à passer pourun traître ?…

Toutes ces considérations, d’une logiqueinexorable, se présentaient à l’esprit de Raymond. Aussi, est-ce duton dont on demande un grand, un immense service, qu’il conjuraceux qui venaient de le sauver de lui garder le secret, un secretabsolu, de l’odieuse agression dont il venait d’être victime.

C’était demander beaucoup, – surtout sansexplications. Tous pourtant, habilement encouragés par le docteurLegris, jurèrent de garder le silence.

Alors Raymond respira plus librement. Et aprèsavoir donné son nom et son adresse, et promis de revenir, sitôtrétabli, il annonça que, se sentant mieux, il allait rentrer chezlui.

Tant bien que mal, il remit ses vêtements.Mais lorsqu’on l’eut aidé à descendre du billard et que ses piedstouchèrent terre, il se sentit défaillir, et il serait tombé sansla prévoyante assistance du docteur.

– Je vois bien qu’il me faudrait unevoiture, balbutia-t-il.

À toute heure de nuit, il en circule sur lesboulevards extérieurs, qui regagnent leur dépôt ou se rendent auchemin de fer. Justus, étant sorti, ne tarda pas à en ramener une,dont le cocher avait été séduit par la promesse d’un largepourboire après une course de trois ou quatre minutes.

Lorsque Raymond s’y fut hissé, le docteur s’yinstalla près de lui, protestant qu’il ne le laisserait pas rentrerseul dans l’état où il était.

De tout autre, Raymond n’eût peut-être passouffert cette insistance. Mais outre qu’il se sentaitinstinctivement attiré vers ce médecin, au visage à la fois siouvert et si fin, n’allait-il pas avoir besoin de lui !…

Résolu à cacher à Mme Delorgeson accident, il se proposait de feindre un gros rhume ou unecourbature.

Mais qui le soignerait, si, ainsi qu’il leprévoyait, il était forcé de garder le lit quelques jours ? Ledocteur Legris, parbleu !

Et pour le reste, il n’était pas inquiet,comptant sur l’inviolable discrétion du vieux Krauss.

Aussi tout était-il convenu lorsque le fiacres’arrêta rue Blanche.

Raymond descendit.

L’air, la fièvre qui le prenait, la nécessitéoù il allait se trouver, croyait-il, d’abuser sa mère par sacontenance, lui donnaient des forces factices. Il s’excusa doncprès du docteur de ne pas l’inviter à monter. À pareille heure –quatre heures venaient de sonner – c’eût été donner trop desoupçons à Mme Delorge.

– La rampe est là, dit-il, qui mesoutiendra !

Et, après une dernière poignée de main audocteur, il entra…

Mais autre chose est de traîner les pieds surun terrain plat, que de lever et de plier les jambes pour gravir unescalier. Dès les premières marches, il s’en aperçut. Mais il fit àson énergie un appel suprême, et maîtrisant une douleur atroce, ilcontinua à monter, lentement, par exemple, et en s’arrêtant à tousles étages.

Seul, par bonheur, le vieux Krauss attendait,et quand, à la lueur de la lampe de l’antichambre, il vit s’avancerRaymond, plus blanc qu’un spectre et les vêtements souillés deboue, il leva les bras au ciel, et d’une voix étranglée :

– Blessé !… fit-il.

Épuisé par les prodigieux efforts qu’il venaitde faire, Raymond ne put que répondre d’un signe de tête :

– Oui.

– Par Combelaine ou par Maumussy ?interrogea le fidèle serviteur.

– Par des gens à eux, sans doute.

Prenant son jeune maître sous les bras, Kraussle portait plutôt qu’il ne le soutenait jusqu’à sa chambre, et touten le déshabillant :

– Que de sang sur vos habits !grondait-il… Ah ! votre pardessus et votre paletot ont ététraversés par la lame d’un couteau. C’est dans le dos que vous avezété frappé… Je reconnais là ceux qui ont tué mongénéral !…

Mais il venait de découvrir l’appareil placépar le docteur Legris.

– Vous avez donc vu un médecin ?reprit-il… Ma foi, oui ! et un bon, je m’y connais !…Voilà des bandes serrées comme il faut. Notre major, dans le temps,n’aurait pas fait mieux…

Raymond fut obligé de le prier de se taire,puis de se retirer pour le laisser dormir…

– Cache mes vêtements, luirecommanda-t-il, et quand ma mère sera levée, dis-lui que je suisrentré brisé de fatigue, et qu’il faut me laisser reposer. Maistoi, à neuf heures, viens, et si je dors, éveille-moi. J’ai unecommission à te donner, très importante, dont tu ne parleras àpersonne, pour Mme Cornevin… Allons, va-t-en, tuvois bien que cette blessure n’est rien.

Sa blessure, c’est vrai, ne présentait aucundanger, seulement elle était assez douloureuse pour l’empêcher declore l’œil.

Et seul, dans le silence et les ténèbres de lanuit, il appliquait toute sa pénétration à tirer de l’événement quivenait de se produire ses dernières conséquences.

Comment M. de Combelaine, cet hommede tant de prudence et de duplicité, qui disposait de tant deressources, avait-il pu recourir à une attaque à main armée, sur lavoie publique, en plein Paris !…

Certes, c’est un expédient décisif quel’assassinat pour se débarrasser d’un ennemi, mais dangereux endiable, qui laisse une terrible pièce de conviction – le cadavre –qui exige des démarches, des complices, et qui enfin, neuf fois surdix, échoue, et tourne contre son auteur.

– Il faut, concluait Raymond, que sasituation, que je croyais inattaquable, soit horriblementcompromise, qu’il se sente menacé, perdu…

Et c’est en un tel moment que Raymond sevoyait cloué sur le lit, et pour une semaine, au moins, hors d’étatd’agir !…

Que ne ferait pas Combelaine, pendant ces huitjours de répit et de sécurité, alors qu’il devait avoir toutpréparé pour un rapide dénouement !

Huit jours !… Il ne lui fallait pas pluspour épouser Mlle de Maillefert sans queRaymond pût s’y opposer, comme il se l’était juré, même par laviolence, même au prix d’un crime.

Une sueur froide lui perlait aux tempes, àcette pensée affreuse, et la fièvre faisant son œuvre, le délires’emparait de son cerveau et il lui semblait voir se pencher verslui, en ricanant, la duchesse de Maumussy,Mme de Maillefert, le baron Verdale et jusqu’àFlora Misri…

Le jour qui se levait dissipa cependant lesvisions de la fièvre, et Raymond commençait à s’assoupir, lorsqueKrauss, esclave de la consigne, entra dans sa chambre sur la pointedu pied.

– J’ai conté à madame, dit le vieuxsoldat, que vous aviez pris froid cette nuit, et comme elle m’acru, elle ne s’étonnera pas de vous voir rester au lit. Maintenant,comment allez-vous ?

Raymond souffrait beaucoup.

Il n’en répondit pas moins qu’il se sentaitbien mieux, et s’étant fait donner une feuille de papier et uncrayon, il écrivit à Mme Cornevin :

« Une circonstance imprévue et bienindépendante de ma volonté m’a empêché, chère madame, de me trouverhier soir au rendez-vous que vous aviez bien voulu me fixer.Aujourd’hui, retenu au lit par une courbature, il m’est impossibled’aller vous demander le résultat de votre démarche près deMme M… Qu’est-il arrivé ? Répondez-moi, jevous en conjure. Vous devez comprendre mes angoisses. Je comptetoujours sur la promesse que vous m’avez faite de me garder lesecret ; il est plus indispensable que jamais. »

Ayant plié et cacheté ce billet :

– Il faut, dit-il à Krauss, que tucherches un prétexte pour te présenter chezMme Cornevin.

– Oh ! j’en ai un tout trouvé. J’aià lui reporter des échantillons qu’elle avait envoyés àmademoiselle.

– Très bien. Cela étant, tu t’arrangeraspour remette cette lettre à Mme Cornevin sans quepersonne ne te voie. Tu attendras la réponse. Surtout,dépêche-toi…

Cependant, Krauss ne sortait pas.

– Si je suis là que je reste,commença-t-il, c’est qu’il est une chose que je crois devoir dire àmonsieur…

– Laquelle ?…

– Hier soir, vers minuit, un homme enblouse, un fort homme, très rouge, est venu chez le conciergedemander si vous étiez à la maison. Il s’est donné pour un ancienpiqueur des ponts et chaussées.

– Qu’a répondu le concierge ?

– Que vous étiez sorti, naturellement.L’homme a paru très vexé et a dit qu’il repasserait. En effet, versune heure du matin on a sonné à la porte ; le concierge, quivenait de se coucher, a tiré le cordon, et tout de suite après il aentendu la voix de ce soi-disant piqueur, qui criait en parlant devous : « Eh bien, est-il rentré ? » Comme dejuste, le portier s’est mis en colère. « Ah çà ! a-t-ilrépondu, est-ce que vous vous fichez de moi ! Est-ce à cetteheure-ci qu’on vient demander les gens ? Non, M. Delorgen’est pas rentré… et vous, tâchez de filer plus vite queça !… » Sur quoi l’homme a décampé…

Accoudé sur ses oreillers, Raymondécoutait :

– Dans mon idée, reprit Krauss en hochantgravement la tête, ce lapin-là devait être un espion, un complicedes brigands qui vous ont si bien arrangé.

– Peut-être, fit Raymond.

Il disait cela ; c’était juste lecontraire de ce qu’il pensait.

Éclairé par les événements, il lui semblaitdiscerner, s’agitant autour de lui, dans l’ombre, deux intriguesrivales.

À diverses reprises il avait constaté qu’ilétait épié et suivi. Était-ce par des espions poursuivant un mêmebut ? Non. La surveillance dont il était l’objet était double.L’une, protectrice, lui avait sauvé la vie à Neuilly et à laVillette. L’autre, ennemie, avait préparé le guet-apens où il avaitfailli périr.

Évidemment, Combelaine soldait une de cessurveillances.

Mais l’autre… qui donc l’eût payée, sinonLaurent Cornevin ?

Et en lui-même, il songeait que ce prétendupiqueur pouvait fort bien être Laurent en personne. Ce devait êtrelui, si c’était lui qui, l’autre soir, se trouvait chezMme Cornevin.

– Il m’attendait, pensait Raymond, etsachant l’immense intérêt que j’avais à être exact, il se seraétonné de ne pas me voir à l’heure dite.

Tout cela lui paraissait si plausible, quebrusquement :

– Rends-moi la lettre, dit-il àKrauss.

Et le vieux soldat la lui ayantrendue :

« Je sais, madame, ajouta-t-il, enpost-scriptum, la cause de votre trouble, avant-hier ; je vousjure que je la sais. Au nom du ciel, confiez-vous à moi ; làest le salut… »

Qu’il s’égarât ou non en conjectures, il nevoyait nul inconvénient à écrire ainsi qu’il le faisait.

Mais que le temps lui semblait long !

Krauss n’était pas encore certainement à laplace de la Trinité, que Raymond s’étonnait qu’il ne fût pas deretour et se disait, énervé par l’impatience :

– Dieu ! que ce vieux est donclent !

Un léger bruit, heureusement, vint ledistraire.

C’était Mme Delorge qui, toutdoucement et avec mille précautions, dans la crainte d’éveiller sonfils, entrebâillait la porte et allongeait la tête.

– Je ne dors pas, mère, luicria-t-il.

Elle entra, et après avoir un moment considéréson fils :

– Comme tu es pâle ! lui dit-elle.Tu souffres. Peut-être serait-il prudent d’envoyer chercher lemédecin…

– À quoi bon ! interrompit-ilvivement. Ce que j’ai n’est qu’une indisposition. Trois jours derepos et je serai sur pied.

Tristement, Mme Delorge hochala tête.

– Qu’il soit fait selon ta volonté !prononça-t-elle.

Mais elle disait cela d’un tel accent, queRaymond en fut troublé jusqu’au fond de l’âme. Pour la premièrefois, le soupçon lui venait que sa mère n’était pas dupe, et que safacilité à se payer du premier prétexte venu n’était qu’une de cesdélicatesses dont les mères ont le secret.

Que supposait-elle donc ?

Mais déjà Mme Delorge avaitrepris sa physionomie impassible.

– Songe, mon fils, murmura-t-elle en seretirant, que je n’ai que toi ici-bas et que sur toi seul reposenttoutes mes espérances…

Avec sa sœur, avecMlle Pauline, Raymond devait avoir de bien autresappréhensions encore.

Ayant regardé son frère d’un œil si perspicacequ’il en détourna la tête :

– Est-ce encore la politique, fit-elle,qui te rend malade ?…

On l’appelait, elle sortit, laissant Raymonddécidément irrité.

– Il me faut bien reconnaître,pensait-il, que je ne suis qu’un piètre comédien !

Le docteur Legris, dont on annonçait lavisite, ne devait pas modifier son opinion.

– Eh bien ? demanda-t-il, lorsqu’ilfut près du lit de Raymond.

– Docteur, je souffre atrocement.

La porte était fermée, il n’y avait pasd’indiscrétion à craindre.

– Est-ce bien de votre blessure ?demanda M. Legris.

– Eh ! de quoi doncserait-ce ?…

Le docteur ne répondit pas directement.

– On ne saurait croire, dit-il, commes’il eût émis un axiome d’utilité générale, l’influence que lemoral exerce sur les blessures…

De tout autre, Raymond eût peut-être fort malpris cette réflexion. Mais M. Legris lui inspirait déjà cetteconfiance qui précède l’amitié.

– Que ne donnerais-je pas pour pouvoir melever ! soupira-t-il.

Le docteur, attentivement, l’examinait.

– Il n’y faut pas songer avant cinq ousix jours, prononça-t-il, et encore, et encore…

Il s’était assis et il rédigeait uneordonnance avec le crayon dont Raymond s’était servi pour écrire àMme Cornevin, lorsque, la porte s’ouvrantbrusquement, Krauss parut…

Le vieux soldat croyait Raymond seul, et ilavait déjà tiré de sa poche une lettre qu’il y refourra bien viteen apercevant un étranger.

– Est-ce que monsieur n’a passonné ? demanda-t-il, croyant utile d’expliquer sonentrée.

– Non, répondit Raymond, mais tu arrivesà propos… Monsieur est un de mes amis, un médecin qui va te dire cequ’il y a à faire.

C’était peu de chose… Et le docteur, qui étaitbien trop fin pour ne pas reconnaître qu’il gênait, ne tarda pas àse retirer, en promettant de revenir le lendemain.

Dès qu’il fut dehors :

– Eh bien ! mon vieux Krauss,interrogea Raymond, tu as remis ma lettre àMme Cornevin ?

– Dès que je me suis trouvé seul avecelle.

– L’a-t-elle lue devant toi ?

– Oui.

– Pendant qu’elle lisait, quel airavait-elle ?

Au regard que le vieux soldat jeta à Raymond,on eût pu croire qu’il lui venait une idée, à lui aussi.

– En commençant, répondit-il, elle avaitson air ordinaire ; mais voilà que tout à coup, sur la fin,elle a tressauté…

– Tu es sûr ?

– Parbleu ! et en même temps elledevenait plus blanche que sa collerette.

– Et elle n’a rien dit ?…

– Non. Elle a seulement fait :« Ah ! » en regardant autour d’elle d’un aireffrayé… Puis, tout de suite, elle s’est mise à écrire la réponseque voici…

Raymond ne sentait plus sa blessure.

Il avait pris la lettre des mains de Krauss,et il la tournait et la retournait, hésitant à l’ouvrir, persuadéqu’il allait y trouver l’arrêt définitif de la destinée.

« Fidèle à ma promesse, mon cher Raymond,écrivait Mme Cornevin, hier, dès neuf heures, je mesuis présentée chez Mme Misri. Je l’ai trouvée àmoitié folle, désespérée et s’arrachant les cheveux. Elle venait derentrer, et pendant la nuit, qu’elle avait passée chez une de mesamies, tous les papiers qu’elle possédait lui avaient été volés… Mavisite n’ayant ainsi plus de but, je me suis retirée.

« VEUVE CORNEVIN »

« P. S. Je ne comprends rien, jel’avoue, à votre étrange post-scriptum. Que voulez-vous dire ?Il n’y avait de troublé, l’autre soir, que vous, mon pauvreenfant !… »

Depuis le temps que Raymond voyait s’évanouirune à une toutes les chances sur lesquelles un autre eût compté, ils’était fait une habitude du malheur et une loi de s’épargner lesdéceptions en mettant tout au pis.

La lettre de Mme Cornevin nele surprit pas outre mesure.

– Elle se défie de moi !pensa-t-il.

Et sa conviction n’en demeurait pas moinspleine et entière. Autant et plus qu’avant, il restait persuadé dela présence de Laurent chez sa femme.

Mais quelle raison avaitMme Cornevin de se défier ? Était-ce son mariqui lui avait dicté cette réponse ? Et si oui, pourquois’obstinait-il à cet impénétrable incognito ? Quelle revancheterrible préparait-il dans l’ombre ?…

Ces préoccupations rendaient Raymond presqueinsensible à l’événement, si grave pourtant, que lui annonçaitMme Cornevin.

Les papiers de Mme Flora Misriavaient été volés.

Que le voleur fût M. de Combelaine,Raymond n’en doutait pas. Et cependant, une fois maître de cespapiers si dangereux, c’est-à-dire le danger conjuré, commentM. de Combelaine avait-il pu recourir à unassassinat !…

– Enfin, se disait Raymond épuisé de tantde conjectures inutiles, je verrai Mme Cornevindimanche et il faudra bien qu’elle s’explique…

Vains projets !… Pour la première foisdepuis dix-huit ans, Mme Cornevin ne vint pointpasser son dimanche avec Mme Delorge.

– Donc elle me craint, conclut Raymond,donc mes soupçons étaient fondés. Ah ! quand donc me sera-t-ilpermis de sortir !…

Ce ne devait pas être avant cinq à six jours,encore bien qu’il allât beaucoup mieux, et que les visites deM. Legris fussent celles d’un ami désormais, et non plus d’unmédecin.

Il était clair que ce docteur à l’œil si finavait flairé un mystère, et qu’il eût été ravi de le pénétrer. MaisRaymond ne lui en voulait pas de sa curiosité. Après tant de moisde solitude absolue, il éprouvait un soulagement réel às’entretenir avec un homme de son âge, d’un esprit évidemmentsupérieur, d’un rare bons sens pratique, et qui avait de la vie engénéral, et de la vie de Paris en particulier, cette expérience quedonnent certaines professions.

L’heure que M. Legris passait tous lesmatins près de son lit était pour Raymond la meilleure de sajournée, la seule où il fût un peu distrait de ses sombrespréoccupations.

Le reste du temps, il se consumaitd’impatience.

Tout le monde cependant avait cru ou parucroire à la maladie qu’il feignait, et Me Roberjotet M. Ducoudray se relayaient, en quelque sorte, pour qu’il nefût jamais longtemps seul.

Par M. Ducoudray, il savait tous lescancans du boulevard.

Me Roberjot, lui, le tenait aucourant des événements politiques et lui rapportait les mille etmille on-dit de l’affaire Pierre Bonaparte.

Mais c’est d’une oreille distraite que Raymondécoutait. Que lui importait le prince Pierre ? que luiimportait la politique ?…

C’est rue de Grenelle, à l’hôtel Maillefert,que s’envolait sa pensée.

Où en étaient les événements ?Qu’était-il advenu de cette querelle qu’il avait vue près d’éclaterentre M. Philippe et le comte de Combelaine ?

Et personne à envoyer aux renseignements.

Il avait bien eu l’idée de charger Krauss dela commission, ou même de se confier au docteur Legris, mais à quiles adresser ? à miss Lydia Dodge ? Elle refuserait deles recevoir, ou, s’ils parvenaient jusqu’à elle, ne répondraitpas.

Raymond, enfin, s’inquiétait de cetappartement qu’il avait loué sous le nom de Paul de Lespéran etdont la portière, ne le voyant plus reparaître, devait se répandredans le quartier en cancans saugrenus.

Malgré tout le temps passait…

Le vendredi, Raymond se leva quelques heures.Le samedi, il resta debout toute la journée. Le dimanche, il sesentait assez remis pour sortir, lorsque, vers les onze heures,Krauss lui remit une lettre qui avait été apportée par uncommissionnaire.

L’enveloppe malpropre, l’écriture,l’orthographe, l’encre d’un bleu passé, ces mots écrits dans lesangles : « personnel très précé », touttrahissait si bien la lettre anonyme, lâche, honteuse, dégoûtante,que Raymond fut sur le point de la jeter au feu sans la lire.

Mais il était dans une situation à ne riennégliger. Il rompit donc le cachet.

C’était bien une lettre anonyme.

Un inconnu, qui se disait son ami, l’adjuraitde se trouver, le soir même, à minuit, au bal de laReine-Blanche. Là, un homme viendrait le prendre, qui leconduirait à un endroit où devait avoir lieu une scène à laquelleil était indispensable qu’il assistât.

– Ce n’est qu’une mystificationstupide ! murmura Raymond, en froissant la lettre anonyme eten la jetant à terre avec un geste de dégoût.

Mais cinq minutes ne s’étaient pas écoulées,qu’il en était à se demander s’il ne s’était pas trop hâté deporter un jugement définitif.

Il ramassa donc la lettre, la lissa, l’étalasur le marbre de la cheminée, et se mit à l’étudierattentivement.

Des choses étranges s’y trouvaient, qu’iln’avait remarquées sur le premier moment, et qui, maintenant, lefrappaient d’étonnement.

Ceci d’abord :

L’inconnu qui lui donnait rendez-vous à laReine-Blanche devait, en l’abordant, lui dire, en manièrede reconnaissance : « Je viens du jardin del’Élysée. »

Était-ce le hasard seul qui avait amené cettephrase si terriblement significative au bout de la plume ducorrespondant anonyme ?…

Quelques lignes plus bas on lisait :

« Que M. Delorge vienne pour Elle,sinon pour lui… »

Elle !… Qui, Elle, sinon Simone deMaillefert ?

Il eût fallu que Raymond fût frappé de cécité,pour ne pas voir que celui qui lui écrivait n’ignorait rien de sonexistence, et savait ses angoisses, sa haine et son amour.

Et à qui, parmi ceux qui connaissaient sa vie,eût-il attribué cette lettre anonyme, sinon à Combelaine ?…Oui, à Combelaine, ou à Laurent Cornevin.

Si elle était de Laurent, Raymond avait tout àespérer.

Il avait tout à craindre si elle venait ducomte de Combelaine.

– N’importe, se dit-il, j’irai.

Pourtant, faible comme il l’était encore, serendre seul à ce singulier rendez-vous, n’était-ce pas, comme ondit vulgairement, se jeter dans la gueule du loup, et d’unetémérité qui frisait la niaiserie ?

Mais de qui se faire accompagner ?

De Krauss ? C’était certes un rudecompagnon encore, malgré son âge.

Il y avait encore le docteur Legris…

– Et pourquoi pas ! songeaRaymond.

En conséquence, le docteur étant survenu commetous les jours, sans préambule, il lui donna la lettre à lire.

M. Legris en fut stupéfié, et sa premièrepensée, qu’il exprima très énergiquement, fut que ce rendez-vousétait un guet-apens.

Raymond avoua loyalement que cette idée luiétait venue.

Seulement il se hâta d’ajouter qu’il n’enétait pas moins inébranlablement résolu à se rendre à laReine-Blanche, et à s’y rendre seul, qui plusest.

Pour n’être pas directe, l’invitation n’enétait pas moins positive.

Le docteur l’accepta, et il y eut d’autantplus de mérite que nulle explication ne lui fut donnée, et qu’iln’en demanda aucune.

À minuit donc, Raymond et M. Legrisentraient à la Reine-Blanche, où il y avait bal masqué, etils y étaient abordés par un homme qui, après avoir prononcé laphrase sacramentelle : « Je viens du jardin del’Élysée, » les engageait à le suivre.

Ils le suivaient.

Par lui, ils étaient introduits dans lecimetière de Montmartre, et à la clarté douteuse de la lune, ilsassistaient à cette scène étrange de cinq personnes – quatre hommeset une femme, que les autres appelaient madame la duchesse,escaladant audacieusement les murs du champ des morts, et violantune sépulture pour constater qu’un cercueil était vide.

Leur guide, cependant, les abandonnait,s’enfuyait, et tous leurs efforts pour le rejoindre, pour découvrirsa personnalité, échouaient. Si bien que, nulle explication ne leurétant donnée, ils demeuraient en face d’un problème véritablementeffrayant.

Jamais la curiosité du docteur Legris n’avaitété à ce point excitée.

Mais si subtile que fût sa pénétration,ignorant le passé de Raymond, il ne pouvait que s’égarer enconjectures folles.

Et l’eût-il connu, ce passé, qu’il n’eût étéguère plus avancé.

C’est en vain que Raymond, de son côté,essayait de rattacher cette scène du cimetière Montmartre à quelquecirconstance de sa vie.

Mais il ne tarda pas à rougir de garder pourlui seul ses conjectures et ses doutes. Était-il généreux delaisser se débattre dans les ténèbres le docteur Legris, qui venaitde s’exposer pour lui ? Accepter le dévouement d’un homme,c’est prendre envers lui des engagements tacites.

Enfin, à l’heure où le dénouement heureux outragique devait être si proche, Raymond, plus que jamais,comprenait combien pouvait lui être utile un ami.

Prenant donc son parti, il pria le docteur devenir, le soir même, partager le dîner de sa famille, ajoutantqu’ils causeraient après, et qu’à un homme tel que lui il nemarchanderait pas les confidences.

SIXIÈME PARTIE – LAURENT CORNEVIN

I

Ce n’était pas le premier venu, que le docteurValentin Legris.

Celui-là n’était pas de ces aimables étudiantsqui, après dix ans de bière et d’absinthe comparées, enlèvent leurdiplôme d’un coup d’audace ou de hasard.

Fils d’une famille pauvre – son père était unpetit menuisier de la banlieue – le docteur Legris devait à sonintelligence et à son travail obstiné sa modeste situation.

C’est de ci et de là qu’il avait fait sesétudes, tantôt externe d’un lycée, tantôt pensionnaire de quelqueinstitution qui lui donnait le vêtement, la pâtée et la niche à lacondition expresse de remporter des prix à la fin de l’année. Ilétait maître d’études, ou plus vulgairement : pion, dans lamaison où il fit sa philosophie et où il fut reçu bachelier èslettres et bachelier ès sciences.

Les années suivantes, c’est avec l’argentqu’il gagnait à donner des répétitions, qu’il se nourrit et selogea, qu’il acheta des livres, qu’il paya ses examens et sesinscriptions à l’École de médecine.

Il eut à souffrir et beaucoup, dans un pays età une époque où les jeunes imbéciles enrichis par leur famillevoudraient bien faire de la pauvreté un vice et un ridicule.

Mais il n’était pas d’une trempe à s’affligersérieusement des déboires ou des railleries que pouvaient luivaloir l’exiguïté de sa chambre du sixième étage, l’épaisseur deses souliers ou la coupe arriérée d’un paletot qu’il était alléacheter au Temple.

Loin d’en être altérée, sa gaîté naturelle s’yaiguisa de cette pointe de scepticisme ironique qui sied bien auxhommes qui ont conscience de leur valeur et qui l’ont affirmée ensurmontant les obstacles.

Ce n’est pas lui qui jamais eût consenti àaffecter une gravité pédantesque bien éloignée de son caractère, nià se faire, comme d’autres, un élément de succès d’une hypocrisieraisonnée et patiemment soutenue…

Il aimait le plaisir, et volontiers leprouvait, lorsque, par grand hasard, quelque louis inattendutombait dans le vide de son escarcelle et que ses études n’endevaient pas souffrir.

Quelques-uns de ses professeurs même luitrouvaient par trop d’indépendance, et lui reprochaient un certainesprit d’indiscipline et de contradiction.

Ses examens et sa thèse ne lui furent pasmoins l’occasion d’un de ces triomphes que la Faculté enregistre etqui font espérer un maître pour l’avenir.

Malheureusement, le diplôme ne lui donnait pasde rentes, et, avant comme après le parchemin, il se trouvait enface de ce problème irritant et inquiétant : vivre…

Les quelques semaines qui suivirent furent desplus pénibles de sa vie.

On le rencontrait alors, la démarche lente etle front soucieux, errant un peu comme une âme en peine sous leportique de l’École de médecine, ou arrêté devant ce tableau qui setrouve à droite en entrant, et où s’affichent les demandes et lesoffres…

Les formules ne varient guère.

Du côté des demandes, c’est un navirebaleinier qui, prêt à mettre à la voile, désire un chirurgien pourune expédition de trois ans dans les mers du pôle ; – ou unriche étranger très vieux et très souffrant, qui souhaiterait lessoins incessants d’un savant docteur ; – ou encore une communede mille sept cent âmes qui, ayant perdu son médecin, en désireraitun autre.

Du côté des offres, c’est cinq, dix, quinzejeunes gens qui, diplômés de la veille et sans fortune, proposenttout ce qu’ils savent, aussi bien pour accompagner en Italiequelque jeune et intéressante poitrinaire, que pour donner desconsultations dans l’arrière-boutique de quelque pharmaciesuspecte.

Il faut manger, n’est-ce pas !…

C’est ce que se répétait avec une amertumecroissante le docteur Legris, et il était bien près de se déciderpour le baleinier, où du moins le couvert serait mis deux fois parjour, lorsqu’un de ses camarades le présenta au célèbre médecinanglais Harvey.

Établi en France pour l’hiver, le docteurHarvey achevait alors son livre fameux et si effrayant :Des poisons.

Il avait besoin d’un aide, le docteur Legrislui plut, il le prit.

Et il s’y attacha si fortement, qu’il voulaitabsolument, à la fin de l’année, l’emmener avec lui à Londres, luiaffirmant qu’il répondait de son avenir, de sa réputation et de safortune.

Bien que fort touché de l’offre, Legrisrefusa.

Tout en apportant tout ce qu’il avaitd’intelligence aux travaux si remarquables d’Harvey, il avaittravaillé en vue des concours, et quelques mois plus tard, il étaitinterne à la Pitié.

Les années qu’il y passa ne furent, selon sonexpression, qu’un coup de collier continu.

Il apportait à l’exercice de sa professioncette passion obstinée qui seule fait les hommes supérieurs.

Il dépensait toute son énergie à ces luttespoignantes contre la maladie, la souffrance, la mort, et il ydéployait une sagacité et une fécondité de ressources, unehardiesse parfois, qui étonnaient les plus vieux praticiens.

Ce n’était pas une raison pour que tous sesmaîtres fussent ses amis.

Ils l’étaient, cependant.

Le sachant pauvre, ils cherchaient desoccasions de lui faire gagner quelques honoraires, soit en lesignalant à des malades qu’ils ne pouvaient voir, soit même en lefaisant appeler en consultation.

Jamais l’illustre professeur B… ne rencontraitdans sa pratique un cas difficile, douteux ou nouveau, sans faireappeler son interne.

Cette situation, près d’un des maîtres de lascience, devait valoir et valut en effet au docteur Legris denombreuses relations, les unes flatteuses simplement et agréables,les autres assez puissantes pour aider sa fortune le jour où ilquitterai la Pitié.

C’est ainsi qu’il connut le duc de Maumussylorsqu’on le crut, lorsqu’il se crut lui-même empoisonné en1866 ; la princesse d’Eljonsen lors de son accident devoiture, aux courses de La Marche, et Mme Verdale,après ce fameux bal du baron, où un incendie se déclara et où lapauvre dame fut si cruellement brûlée qu’elle faillit enmourir.

Mais toutes ces relations, le docteur Legrisne sut pas, au dire de ses amis, les utiliser.

La vérité est qu’il ne le voulut pas.

Un de ces amours funestes dont les hommes lesplus forts ne savent pas se garer venait de bouleverser sonexistence.

Follement épris d’une jeune ouvrière d’unerare beauté, la voyant parée comme de juste, puisqu’il l’adorait,de toutes les qualités du cœur et de l’esprit, il voulut l’associerlibrement à sa vie.

Elle se joua de lui indignement.

Il était pauvre et elle voulait des toilettes,des diamants, des voitures, tout ce luxe brutal et scandaleux quitrouble la cervelle des pauvres filles, et qui les conduit par leplus court à Saint-Lazare ou à l’hôpital.

Le docteur aimait, il essaya de lutter. Sonexistence, pendant les derniers mois de son internat, fut unenfer.

Menaces et prières échouaient également. On lerailla, il tint bon, descendant jusqu’à cette lâcheté suprême de lapassion : paraître ne rien voir…

Jusqu’à ce qu’enfin, sentant sa dignitécompromise, il rompit…

Mais il conçut un si noir chagrin, et tant dehonte aussi de sa faiblesse, qu’il disparut, il se cacha…

Il avait un millier de francs d’économies, ilen emprunta autant et vint s’établir à Montmartre, place duThéâtre.

Moins de six mois après, il ne pouvait plussuffire à sa clientèle, – peu aisée, il est vrai, maussade,d’autant plus exigeante qu’elle payait plus mal, mais telle quellesuffisant amplement à ses besoins.

Et le travail et le temps faisant leur œuvre,peut à peut il se remettait de l’horrible secousse, le passés’effaçant et, ses ambitions d’autrefois le reprenant, il étaitrésolu, dès qu’il aurait économisé quelques billets de millefrancs, à renouer ses relations et à transporter son cabinet aucentre de Paris.

Tel était l’homme auquel Raymond, en sadétresse extrême, venait de décider qu’il se confierait sansrestriction.

Et après l’avoir quitté, en luirépétant : « À ce soir six heures, n’est-cepas ? » tout en regagnant la rue Blanche, il découvraitmille raisons de s’applaudir de sa décision.

Cette fois encore, grâce à la complicité deKrauss, Mme Delorge ignorait que son fils eût passéla nuit dehors, et elle l’accueillit comme s’il fût sorti de grandmatin, avant qu’elle ne fût levée.

– Je me suis permis, ma chère mère, luidit-il en l’embrassant, d’inviter à dîner un de mes amis pourlequel je te demande un bon accueil.

C’était la première fois, depuis qu’il étaitde retour à Paris, qu’il amenait un convive ; aussiMme Delorge en parut-elle un peu surprise.

– Le connais-je, cet ami ?interrogea-t-elle.

– Je ne crois pas, ma mère, mais je pensequ’il te plaira ; c’est un homme très distingué, de quatre oucinq ans plus âgé que moi, le docteur Legris…

– Tu ne m’en as jamais parlé, fitMme Delorge.

Et sonnant :

– N’importe, ajouta-t-elle avec un bonsourire ; il est ton ami, cela suffit. Et comme il est médecinaussi, c’est-à-dire un peu gourmand, je vais m’entendre avecFrançoise pour le bien recevoir.

Françoise, c’était la cuisinière. Elle netarda pas à paraître, et pendant que Mme Delorgelui donnait ses ordres, Mlle Pauline s’approcha deson frère.

Arrêtant sur lui son beau regardclair :

– Le docteur Legris, demanda-t-elle avecune feinte bonhomie, n’est-ce pas ce monsieur qui est venu te voirtous les jours pendant que tu gardais le lit ?

– Précisément.

Alors, tout s’explique.

– Tout, quoi ?

– On comprend, je veux dire, que ce grosrhume qui t’a tant fait souffrir et si peu tousser ait été sipromptement guéri.

Raymond dissimula mal un mouvementd’impatience.

– Que cette petite fille estagaçante ! pensa-t-il, mécontent de se voir pris, et cen’était pas la première fois, en flagrant délit de mensonge.

Puis tout haut :

– Qu’y a-t-il d’extraordinaire, fit-il, àce qu’un de mes amis, qui est médecin, vienne me voir lorsqu’il mesait souffrant ?

Il se levait, en disant cela, pour regagnerson appartement.

– Comment ! tu nous quittes ?reprit Mlle Pauline.

– J’ai à travailler.

Déjà il gagnait la porte, mais elle :

– Oh ! tu nous accorderas bien unmoment encore, nous avons de grandes nouvelles à te donner…

– Des nouvelles !…

– Oui, de Jean…

Raymond se rassit, observant à son tour sasœur, qu’il lui avait semblé voir tressaillir.

– Ce matin même, continua la jeune fille,Mme Cornevin a reçu de son fils une longuelettre…

– Et elle est venue vous lacommuniquer ?

– Non ; elle nous l’a envoyée àlire. Elle a tellement d’ouvrage, et si pressé, qu’il lui estimpossible de s’absenter un quart d’heure de ses ateliers.

Les plus singuliers soupçons traversaientl’esprit de Raymond.

– Il faut, en effet, reprit-il enbaissant la voix pour n’être pas entendu de sa mère, toujours enconférence avec Françoise, il faut que Mme Cornevinsoit écrasée de travail. Déjà, l’autre dimanche, elle n’est pasvenue dîner avec nous, elle n’a pas davantage paru hier,aujourd’hui elle se prive de la joie de lire en famille, au milieude nous, une lettre de Jean… Est-ce que tu ne trouves pas celaextraordinaire, toi ?…

Visiblement, Mlle Paulinerougissait.

– Mais non, je t’assure,répondit-elle…

– Tu sais donc quelles sont ces commandessi importantes qui la retiennent ?

– Certainement. Est-ce que nous ne sommespas en plein carnaval ? est-ce que ce n’est pas demain lemardi-gras ! Ne faut-il pas des toilettes, destravestissements ?…

Elle s’embarrassait, elle devenait cramoisie,elle eût été peut-être obligée de s’arrêter, sans sa mère qui,Françoise partie, lui vint en aide.

Mme Delorge avait entendu lesderniers mots.

– Je suis sûre, dit-elle, que Julie –c’est ainsi qu’elle appelait Mme Cornevin, – abeaucoup à faire ; cependant je suis un peu surprise qu’ellen’ait pas, en huit jours, pu trouver une heure à passer avecnous.

Raymond hochait la tête, tout en observant sasœur du coin de l’œil.

Il pensait que c’était lui qu’évitaitMme Cornevin, et que Mlle Paulinecertainement avait surpris quelque chose.

– Quoi qu’il en soit, mon cher fils,reprit Mme Delorge, j’ai conservé la lettre deJean, pour te la donner à lire.

Cette lettre, Raymond savait d’avance qu’ellene lui apprendrait rien.

Dans celle-ci pas plus que dans toutes cellesqu’il avait écrites à sa mère depuis son départ, Jean, fidèle auxconventions arrêtées, ne soufflait mot du but de son voyage, ni deses découvertes, ni de son père.

Il y parlait de M. Pécheira, l’ancienassocié de Laurent, mais simplement comme d’un homme charmant, d’unami dont il avait fait la connaissance à Melbourne, et qui l’avaitmis à même de voir, et de voir bien, tout ce qu’il y a de curieuxen Australie.

Et il terminait en annonçant que son passagepour Liverpool était arrêté sur un navire qui quitterait Melbournetrois semaines après celui qui emportait sa lettre.

– Ainsi, dit Raymond àMme Delorge, en lui rendant la lettre de Jean, nouspouvons d’un moment à l’autre voir paraître notre voyageur. Il sepeut qu’il n’arrive pas avant un mois, mais rien ne prouve qu’il nesera pas à Paris demain matin.

– Surtout avec un navire à voiles,objecta Mlle Pauline.

C’est de l’air le plus étonné que Raymondconsidéra sa sœur, de l’air d’un homme qui, tout à coup, découvrequelque chose d’énorme.

– Comment sais-tu que Jean a pris passagesur un navire à voiles ? interrogea-t-il.

Elle éclata de rire, de ce petit rire nerveuxet sec qui ressemble à une quinte de toux, et qui est la ressourcede toutes les femmes embarrassées.

– Ne le dit-il pas dans sa lettre ?fit-elle.

– Non.

Elle haussa les épaules, et d’un tond’insouciance que démentait le nuage de pourpre répandu sur sonvisage :

– C’est donc, dit-elle, que je l’aurairêvé.

Mme Delorge put croire cela,mais non pas Raymond.

– Eh ! eh ! pensa-t-il,mademoiselle ma sœur recevrait-elle donc des nouvelles directes demaître Jean !

Il n’y eût vu aucun mal, nul inconvénient,tant était étroite l’intimité des deux familles.

Seulement, si depuis son départ Jean était encorrespondance réglée avec Mlle Pauline, il avaitdû nécessairement lui apprendre tout ce qu’il cachait àMme Cornevin et à Mme Delorge. Unhomme de vingt-six ans ne sait pas avoir de secrets pour la femmequ’il aime.

Cela, jusqu’à un certain point, eût donné àRaymond la clef de la conduite un peu singulière de sa sœur, sesairs d’intelligence, ses mots à double entente, son insistance àlui demander de se confier à elle…

– Il est clair, pensait-il, qu’elle saittout ce que je sais moi-même de l’existence de Laurent Cornevin,sinon plus…

Cependant ce n’était pas le moment dequestionner Mlle Pauline.

Il se faisait tard ; après les épreuvesde la nuit, il était accablé de fatigue, le docteur Legris pouvaitdevancer l’heure du rendez-vous…

Il se réfugia donc dans son cabinet detravail, et il n’y était pas depuis un quart d’heure, allongé dansson fauteuil et les pieds sur la cheminée, qu’il s’endormit, rêvantque le docteur était assis près de lui et lui parlait.

M. Legris, à ce moment même, était chezlui, place du Théâtre, à Montmartre, où il expédiait saconsultation. Expédiait est bien le mot. Il n’était pashabituellement d’une douceur exagérée, mais jamais ses malades nel’avaient vu si brusque ni si impatient.

Le fait est qu’il se savait attendu, à sixheures, rue Blanche, qu’il avait encore, après sa consultation,huit ou dix visites à faire, et qu’il avait hâte de se trouver seulavec lui-même pour réfléchir en toute liberté aux étrangesévénements qui venaient de tomber dans sa vie.

Oui, bien étranges, pensait-il, car jamais onn’a ouï parler de rien qui approche ce dont j’ai été témoin cettenuit. J’aurais ri au nez de qui fût venu hier me conter une tellehistoire ; m’assurer qu’un fait de cette nature étaitpossible, en 1870, à Paris, en pleine civilisation, au milieu decette armée de surveillants, de gardiens, de sergents de ville,d’agents de la sûreté qui, incessamment, ont les yeux ouverts.

Avec tant de préoccupations, c’était miracleque le docteur, en arrivant au chevet du malade, recouvrât laplénitude de son sang-froid.

C’était ainsi, pourtant, tant est puissantecette faculté que Bichat appelait : « l’habitudeprofessionnelle ».

Mais après chaque visite, consultant soncarnet :

– Allons, plus que cinq, murmuraitM. Legris, plus que trois… plus qu’une.

Jusqu’à ce qu’enfin, avec un gros soupir desatisfaction :

– C’est la dernière, se dit-il, me voilàlibre !…

Il s’était si fort dépêché qu’il n’était guèreplus de six heures, et cinq minutes plus tard il arrivait rueBlanche, et Raymond le présentait à sa mère et à sa sœur.

Le docteur Legris plut àMme Delorge, à qui peu de gens plaisaient. Elle luitrouva, ainsi qu’elle le dit à son fils le lendemain, l’air à lafois très fin et très franc, ce qui est rare : la finesse, enapparence du moins, excluant presque toujours la franchise.

Quant au docteur, il fut très frappé du grandair de Mme Delorge, et plus encore de la beauté deMlle Pauline.

Le dîner, cependant, eût été triste, sans lapuissance d’abstraction de M. Legris, sans cette faculté siprécieuse qu’il possédait, de déposer à un moment donné ses pluspressantes préoccupations, comme d’autres déposent leur cigareavant d’entrer dans un salon.

Il avait trop vu, et avec de trop bons yeuxpour que sa conversation n’eût pas cette saveur recherchée quedonne la connaissance approfondie de l’existence parisienne. Ilvoulait plaire, il plut.

Si bien qu’il y avait longtemps que le dînerétait fini et le café pris, lorsque Raymond, qui ne le voyait pasprès de tarir, se leva en disant :

– Vous oubliez nos affaires, je crois,mon cher docteur. Allons, venez, ma mère et ma sœur vousexcuseront.

L’instant d’après, ils étaient dans le cabinetde travail de Raymond, un bon feu dans la cheminée et les portescloses.

Le docteur avait allumé un cigare, et il setassait dans un bon fauteuil, précisément en face de ce portrait dugénéral Delorge qui l’avait tant intrigué avec cette épée scelléede larges cachets rouges accrochée au travers de la toile.

Enfin allait donc lui être révélé le mystèrequ’il avait pressenti, la nuit du guet-apens des boulevardsextérieurs, et qui, depuis, ne cessait d’occuper sa pensée.

– Je vous écoute, mon cher ami,dit-il.

Au dîner, tandis que parlait le docteurLegris, Raymond avait eu le loisir de réfléchir et de chercher danssa tête comment exposer la situation.

Son récit fut donc ce qu’il devait être, d’uneremarquable clarté, et précisément assez concis pour ne laisserdans l’ombre aucun détail d’une certaine valeur.

Et lorsqu’il eut achevé :

– Maintenant, docteur, prononça-t-il,vous connaissez mon existence comme moi-même et, d’un esprit pluslibre que le mien, vous pouvez juger si ma partie n’est pasirrémissiblement perdue, et si ce n’est pas folie à moi d’espérertoujours et de prétendre lutter encore…

M. Legris ne répondit pas toutd’abord.

Après avoir commencé par fumer à pleinspoumons, il n’avait pas tardé à laisser éteindre son cigare, puis àle jeter. Il était « empoigné », c’était manifeste,irrésistiblement. Il s’était attendu à quelque chosed’extraordinaire, mais la réalité dépassait toutes sesconjectures.

Puis, fatalement, il avait été amené à unretour sur lui-même. Il s’était rappelé qu’il avait aimé, luiaussi, qu’il avait eu ses heures de désespoir et de démence… Etpourtant, quelle différence entre la funeste passion qui avaitfailli flétrir sa vie et les nobles et pures amours dont il venaitd’entendre la douloureuse histoire !…

Cependant, comme Raymond répétait sa question,il tressaillit, et d’une voix qu’altérait l’émotion :

– Sur mon honneur, prononça-t-il, jecrois, mon cher Delorge, que jamais, peut-être, votre situation n’aété meilleure, que jamais vous n’avez été si près du triomphe.

Après les événements des derniers jours ettant de déceptions successives, de telles paroles semblaientpresque une raillerie.

– Docteur, fit Raymond, d’un ton dereproche, docteur !…

Mais lui :

– Ce n’est pas, d’ordinaire, parl’optimisme que je pèche, fit-il… mais qu’importe un résultat quiest encore le secret de l’avenir ! « L’homme de cœur doitagir comme s’il avait tout à attendre, et se consoler, s’il échoue,comme s’il n’eût rien eu à espérer… » C’est de Maistre qui adit cela.

Il s’était levé, sur ces mots, et était allés’adosser à la cheminée. L’énergie resplendissait sur saphysionomie intelligente, ses narines battaient, son œil si finétincelait.

Tel il devait être au chevet d’un malade, auxprises avec quelque mal terrible, épiant le moment de tenter unexpédient héroïque.

Et, dans le fait, n’était-il pas enconsultation !…

– À nous deux, mon cher Delorge,s’écria-t-il, nous allons donner du fil à retordre à vos ennemis.Il se peut qu’ils nous écrasent, tout est possible. Ils ne nousécraseront pas, sacredieu ! pas sans combat !…

Si la peur est contagieuse, l’assurance n’estpas moins communicative. À entendre le docteur s’exprimer de cetaccent de résolution, Raymond croyait voir ses chancesdoublées.

– Pour commencer, reprit le docteur, quelest l’auteur, l’instigateur de l’intrigue mystérieuse, mais à coupsûr abominable, qui vous a enlevé Mlle Simone pourla livrer à un misérable tel que Combelaine ?… Les faits sontlà qui nous crient : C’est la duchesse de Maumussy.

– Je le crois…

Eh bien ! moi, j’en suis sûr. Avait-elleun intérêt à empêcher votre mariage ? Évidemment, et le plusnaturel et le plus puissant de tous. Vous lui aviez plu et elleavait eu l’imprudence de vous le laisser voir…

Raymond était devenu cramoisi.

Je ne suis pas un fat, murmura-t-il, etcependant je dois avouer…

Le docteur souriait.

Il est sûr, interrompit-il, qu’un ridiculeineffable s’attache à cette idée d’un homme qu’on aime comme cela,malgré lui… Mais enfin, ici, le fait est patent. Et vous, commentavez-vous répondu à ces avances par trop significatives ?…Comme un imbécile d’honnête homme que vous êtes… Ah ! ungaillard sans préjugés lui eût fait voir du chemin, à cette chèreduchesse. Il fallait… Mais baste ! ce qui est passé est passé,et d’ailleurs vous ne la connaissiez pas comme j’ai l’honneur de laconnaître !…

La surprise éclatait sur les traits deRaymond.

Vous connaissezMme de Maumussy ?… interrogea-t-il.

Mon Dieu oui, tout petit médicastre debanlieue que je suis…

Et tirant quelques bouffées d’un cigare qu’ilvenait d’allumer :

Lorsque M. de Maumussy se crutempoisonné, poursuivit le docteur, il y a de cela une coupled’années, j’eus l’honneur insigne de rester trois semaines deplanton dans sa chambre. Persuadé qu’on avait essayé de se défairede lui pour s’emparer de certains documents relatifs aux événementsde Décembre, qu’il avait toujours refusé de rendre, ce noblepersonnage mourait littéralement de peur. Il voyait du poisonpartout, et suspectait même les œufs à la coque. Ma missionconsistait surtout à déguster tous les mets qu’on lui présentait.Quand il me voyait debout et bien portant une heure aprèsl’expérience, il se risquait à manger, en face d’un miroirtoutefois, pour s’arrêter s’il se voyait pâlir, et la main sur leventre pour me demander de l’émétique au plus léger soupçon decolique.

« Au commencement, j’avoue que lesfrayeurs et les grimaces de ce cher duc m’amusaientconsidérablement. Mais au bout de quatre jours, j’étais blasé, etj’aurais planté là mon homme si je n’avais été pauvre comme Job, etsi mon cher et respecté maître, le professeur B… m’eût stipuléqu’on me donnerait cinq louis par jour.

« À cause des cent francs, je restai, etpour me distraire, je me mis à observer et à étudier la duchesse deMaumussy.

« Elle s’ennuyait, pour le moins, autantque moi. Les frayeurs de son mari l’écœuraient. Elle ne quittaitpas le petit salon qui précédait sa chambre ; elle lesoignait ; elle dégustait ses plats ; mais elle necessait de se moquer et de lui répéter qu’après tout on ne meurtqu’une fois ; ce à quoi il répondait qu’il souhaitait que cefût le plus tard possible.

« Elle ne me connaissait pas, mais ellen’avait personne à qui causer, et d’ailleurs, un médecin, voussavez, cela ne compte pas. Elle pensait tout haut devant moi, et jevous déclare qu’elle pensait de drôles de choses. Elle m’étonnait,moi qui ai reçu des confidences à faire rougir un agent de lasûreté. Quand elle me parlait de sa beauté, de cette beauté rare etpresque fatale que vous connaissez, elle m’effrayait. C’était,disait-elle, une puissance exceptionnelle qui lui avait étédépartie, et dont elle serait bien folle de ne pas profiter pourrécompenser une grande action… ou un crime, selon l’occasion, pourfaire tourner la tête des imbéciles, ou tout simplement pour plaireà qui lui plairait.

« De scrupules, jamais je ne lui en ai vul’ombre. Mais sous cette torpeur langoureuse que vous savez, j’aideviné une âme de feu, des ardeurs dévorantes et l’imaginationexcentrique d’un fumeur d’opium.

« Mon cher, voilà la femme qui vous aaimé assez follement pour se jeter en quelque sorte à votre tête…Imaginez maintenant ses sentiments pour vous qui l’avez dédaignéeet pour Mlle Simone que vous lui avez préférée…

Raymond se taisait.

N’était-ce pas le langage qu’autrefois auxRosiers lui tenait M. de Boursonne ?…

– Donc, poursuivait le docteur, c’est àMme de Maumussy qu’il faut attribuer l’idée dumariage de Mlle Simone, et à elle aussi le choix dumari… Ce dernier trait ne trahit-il pas la haine d’une femme quis’estime outragée ?… Qui en effet a-t-elle choisi entretous ? Un misérable, sans foi ni loi, souillé de tous lescrimes et de toutes les flétrissures, l’homme du monde qu’elleméprise et qu’elle exècre le plus, Combelaine enfin…

Cette dernière circonstance, Raymondl’ignorait.

– Quoi !… fit-il,Mme de Maumussy détesteM. de Combelaine !…

– Elle me l’a dit, répondit le docteur,en appuyant sur chaque mot. Et savez-vous en quellecirconstance ? Lors de la maladie de son mari. Entre tous lesgens que le duc de Maumussy soupçonnait de lui avoir administré dupoison, était le comte de Combelaine…

– Est-ce possible !…

– Le duc ne m’avait pas caché sessoupçons…

– Oh !…

– Et il m’était recommandé, les jours oùvenait M. de Combelaine, de redoubler de précautions…

– Il osait venir !…

– Mais oui, et assez souvent, même…

– Et on le recevait !…

– On ne peut mieux. Est-ce queM. de Maumussy et M. de Combelaine peuventrompre ouvertement ? Deux amis si intimes ! ce seraitscandaleux !

Raymond était confondu.

– Cependant, disait le docteur, choisirun mari et choisir précisément Combelaine n’était rien. Ledifficile était de trouver le moyen de forcerMlle Simone à l’épouser, à lui livrer et sapersonne et sa fortune. À cette tâche, la duchesse de Maillefertavait échoué. Mme de Maumussy devaitréussir…

Brusquement, Raymond s’était levé.

– Oui, elle a réussi, s’écria-t-il, etvoilà ce que je ne puis m’expliquer…

Le docteur haussa les épaules.

– Que nous importe ? répondit-il.Nous savons qu’on est arrivé à persuader àMlle Simone que ce mariage seul pouvait sauverl’honneur de l’illustre maison de Maillefert. Cela nous suffit.Examinons ce qui s’est passé après. Tout d’abord,M. de Combelaine et les Maillefert, éblouis par lamagnifique proie qu’ils allaient avoir à se partager, ont été ravisles uns des autres. Lorsqu’il a fallu discuter le partage, labrouille est venue. D’après ce qui vous a été dit, les Maillefertont été joués. Je n’en suis pas surpris. À cette heure, ilsvoudraient bien rompre ce mariage, ils ne le peuvent plus.Combelaine le veut, et Combelaine est le maître de lasituation.

Le docteur, peu à peu, s’animait.

Il n’en était encore qu’aux conjectures, maisil lui semblait discerner ces lueurs qui annoncent la vérité, commel’aurore annonce le jour.

– Oui, reprit-il, Combelaine tient lesMaillefert. Vous ne pouvez rien contre lui ; il ne craint quemédiocrement, soyez-en persuadé, Mlle Flora Misri…Dès lors, pourquoi ne presse-t-il pas un mariage qui lui tient tantau cœur et qui lui assure, à lui, l’aventurier taré, l’allianced’une des plus vieilles familles de la noblesse ; à lui,ruiné, la possession d’une fortune immense ?… Eh bien !moi je vais vous le dire. C’est que Combelaine n’est pas aussicomplètement victorieux que nous le supposons. C’est qu’entre luiet le but de ses vœux se dresse quelque obstacle qui nous échappe.C’est qu’il voit quelque chose que nous ne voyons pas…

– Je cherche, commença Raymond…

Mais le docteur l’interrompit, et lui frappantgaiement sur l’épaule :

– Moi, je ne cherche pas, s’écria-t-il.L’obstacle, la menace, c’est, ce ne peut être que LaurentCornevin…

La conclusion pouvait être erronée ; elleétait si logique, que Raymond ne trouva rien à répliquer.

– En ce cas, dit-il, Combelaine saitl’existence de Laurent et sa présence à Paris.

– Peut-être, répondit le docteur…

Puis, après un moment de réflexion :

– Ce qui est sûr, poursuivit-il, c’estque Combelaine doit avoir deviné, reconnu un ennemi, et un ennemipuissant et fort, tapi dans l’ombre, prêt à profiter de la moindrede ses fautes pour le perdre. Les aventuriers tels que lui, dontl’existence est un perpétuel défi à la société, ont comme unsixième sens qui les avertit du danger. Il doit avoir senti que leterrain va manquer sous ses pas. Ce valet de chambre, qui depuis silongtemps le servait, qui était son confident, le complice de sesinfamies quotidiennes, qu’est-il devenu ? Comment a-t-ilquitté un maître qui lui devait tant d’argent ?Mme Misri s’en étonnait. Je m’en étonne, moi, biendavantage. Et encore, qu’est-ce que cet Anglais qui lui donne toutà coup des gages fabuleux ? Cet Anglais ne serait-il pas unFrançais, comme vous et moi, qui a fait fortune en Australie ?Mais ce n’est rien encore. Les lettres que possédaitMme Misri lui ont été volées. Par qui ?…Est-il sûr que ce soit par M. de Combelaine ? Il mesemble, à moi, que, s’il les avait en sa possession, ces fameuseslettres, ces papiers qui pouvaient le perdre, vous n’auriez pasété, vous, Raymond Delorge, assaillit l’autre nuit sur lesboulevards extérieurs.

Trop de fois, Raymond avait été dupe dedécevantes illusions, pour ne pas s’obstiner à douter encore.

– Mais alors, reprit-il, en hésitant àchaque mot, celui qui a réussi à enlever les papiers de FloraMisri, ce serait donc… Laurent Cornevin ?

– Telle est ma conviction…

– Il savait donc leur existence… Commentavait-il pu savoir ?…

M. Legris l’arrêta du geste.

– Vous oubliez donc, fit-il, ce valet dechambre qui possédait tous les secrets de Combelaine et de Flora,Léonard ? Pensez-vous que ce soit d’hier qu’il ait été achetépar cet Anglais en qui nous reconnaissons Laurent ?…

Ah ! cette fois, Raymond eut comme unéblouissement.

– Dieu puissant !… s’écria-t-il, ceserait le salut et la vengeance ! Savez-vous bien, docteur, ceque m’a dit Mme Misri ? Livrés à la publicité,ces papiers perdent non seulement Combelaine, mais encore lesmisérables qui ont été ses complices, Maumussy, Verdale, laprincesse d’Eljonsen…

Mais une soudaine réflexion glaçant sonenthousiasme :

– Si M. de Combelaine,reprit-il, ignore l’existence de Laurent, qui donc soupçonne-t-ilde s’être emparé de ses papiers ?

– Vous, parbleu !…

– C’est-à-dire qu’il verrait en moil’insaisissable ennemi qui traverse toutes ses combinaisons…

– Précisément.

– Oh ! alors, s’expliquent lesassassins dont vous m’avez sauvé, docteur…

– Et aussi les mouchards dont vous êtesentouré, mon cher ami, puisque Laurent, qui sait votre vie endanger, vous fait surveiller de son côté…

Ainsi le système du docteur répondait à toutesles objections.

– Et pourtant, reprit Raymond, il est unechose qui me dépasse, c’est l’obstination de Laurent à se cacher demoi, à m’éviter, à me fuir…

M. Legris souriait.

– C’est ce que je comprends très bien, aucontraire, dit-il. Voyons, n’y a-t-il pas pour Laurent un intérêténorme à détourner sur vous l’attention des gredins qu’il veutfrapper ? Voyant en vous l’ennemi, ils ne soupçonnent pasl’autre, le vrai, celui qui les guette. Tandis qu’ils voussurveillent, Laurent se meut en liberté. Qu’il consente à vousvoir, à s’entendre avec vous, et, quarante-huit heures après, c’enest fait de son incognito…

Laissant Raymond méditer ses observations, ledocteur se versa et but à petites gorgées une tasse de thé quevenait d’apporter Krauss.

Après quoi, allumant un nouveau cigare qu’ilne tarda pas à laisser s’éteindre comme le premier :

– Nous voici, maintenant, reprit-il, ànotre aventure du cimetière Montmartre. Cherchons quel peut-êtrel’auteur de la lettre anonyme. Est-ce Combelaine ?… Non, trèsévidemment. C’est au moyen d’un faux que nous avons été introduitsau cimetière, et Combelaine, avec ses relations à la préfecture,n’avait qu’un mot à dire pour obtenir le laisser-passer dont notreguide n’avait qu’une contrefaçon. Donc, c’est Laurent Cornevin quivous a écrit, et c’était un de ses agents qui nous a rejoints à laReine-Blanche. Mais il nous a traîtreusement abandonnés…C’est que Laurent, toujours résolu à vous éviter, lui avait bienrecommandé de nous faire perdre sa piste…

– Oui, peut-être…

– Parbleu !… Reste à savoir quelssont les gens que nous avons vu escalader le mur du cimetière etvioler la tombe de Marie-Sidonie. Sont-ils du parti deCombelaine ?… Non, puisque l’accord était évident entre notreguide et l’homme qui dirigeait cette expédition. Donc, cet hommequi nous a paru un homme du monde, était un agent de Cornevin,sinon Cornevin lui-même…

L’angoisse serrait la gorge de Raymond, aupoint de l’empêcher presque de respirer.

– Mais cette femme, interrompit-il, cettefemme que les autres appelaient madame la duchesse…

– Je déclare, pour ma part, réponditM. Legris, n’avoir pas reconnu la duchesse de Maumussy. Or,comme pour une telle expédition cette femme, quelle qu’elle soit, adû se déguiser de son mieux, les indices matériels nous fontdéfaut. Reste le raisonnement : Quel peut être le but de laterrible scène dont nous avons été témoins ? J’avoue, sanshonte, qu’il m’échappe absolument. Pas plus que vous, je nedécouvre rien dans votre passé qui se puisse rapporter à cetteviolation de sépulture. Et cependant si Laurent vous a convoqué,c’est qu’il jugeait votre présence nécessaire, indispensable. Iln’est pas homme à s’exposer gratuitement. Mais que disait sa lettreanonyme ?… « Venez pour Elle, sinon pour vous. »Donc c’est à Elle, c’est à Mlle Simone qu’il fautrapporter cet événement étrange. Donc, fatalement, nécessairement,cette femme que nous n’avons pas reconnue était la duchesse deMaillefert…

Les plus magnifiques espérances illuminaientle visage de Raymond…

– La destinée se lassait-elledonc !…

Mais déjà le docteur était redevenu pensif, etla contraction de ses sourcils disait l’effort de sonintelligence.

– Doucement, fit-il, doucement, ne noushâtons pas de chanter victoire…

Et comme Raymond le regardait d’un airétonné :

– Je vois encore un point noir àl’horizon, poursuivit-il. Vous êtes, m’avez-vous dit, affilié à unesociété secrète.

– Oui, et je revenais d’une de nosréunions quand j’ai été attaqué…

– Bien. Mais qu’ont pensé vos amis decette fausse lettre de convocation que vous avez reçue ?

– Elle les a terriblement inquiétés.

– Savent-ils de quel guet-apens vous avezété victime en les quittant ?

– Je le leur ai écrit le lendemain.

– Et alors ?

– Notre président est venu me demanderdes détails que je lui ai donnés aussi complets que possible, sanstoutefois prononcer le nom de la famille de Maillefert. J’ai étéjusqu’à lui dire que j’attribuais le faux au comte deCombelaine…

– Et qu’a dit ce président ?

– Que du moment où c’était là le résultatd’une haine personnelle, il se sentait un peu rassuré, quenéanmoins la police ayant évidemment pénétré le secret de notreassociation il allait prendre ses mesures en conséquence :changer le lieu des réunions, procéder à une sévère épuration desaffiliés, donner de nouveaux mots de passe et de nouveaux signes dereconnaissance…

M. Legris semblait exaspéré.

– Ces gens-là sont tous fous à lier,interrompit-il, qui n’ont pas compris encore que les conspirationsn’ont jamais été et ne seront jamais que des traquenards organiséspar les gouvernements pour prendre les gens qui les gênent. Sil’empire n’avait pas d’autres ennemis il durerait des siècles…

Puis brusquement :

– Eh bien ! mon cher Delorge,prononça-t-il, là est le danger de l’avenir. Votre société secrète,c’est l’arme suprême de M. de Combelaine. Qu’il se voieacculé, il s’en servira…

– Que peut-il ?…

– Peu de choses. Vous envoyer voir àCayenne si Mlle de Maillefert s’y trouve…

Raymond hochait la tête.

– C’est vrai, répondit-il, mais qu’ypuis-je ?…

– Vous pouvez vous cacher.

– Docteur !…

– Est-ce le mot qui vous répugne ?Eh bien ! disparaissez, si vous l’aimez mieux, et ce soirplutôt que demain. Qui vous retient ? Votre mère ? Non,n’est-ce pas ? Vous n’avez qu’à lui dire que vous croyez lapolice sur vos traces, et elle sera la première à approuver votredétermination. Or, voyez-vous d’ici la figure deM. de Combelaine, le matin où ses espions viendront luidire : « Plus de Delorge, parti, disparu,envolé !… »

Ce parti, c’était clair, ne souriait pas àRaymond.

– Me cacher, objecta-t-il, n’est-ce pasrenoncer à la lutte, me condamner à une impuissanceabsolue ?

– Que feriez-vous en ne vous cachantpas ?…

– Je ne sais, mais il me semble…

– Il vous semble à tort. Alors même qu’onne vous arrêterait pas, les événements s’agitent hors de votreportée. C’est entre Combelaine et Cornevin qu’est la luttedésormais. Quel sera le vainqueur ?… Moi je parierais pourCornevin… Qu’il triomphe, etMlle de Maillefert est à vous. Mais s’iléchoue, croyez-moi, ce n’est pas vous qui eussiez triomphé.

Quand même, l’obstiné Raymond cherchait encoredes objections.

– Disparaître, fit-il, ce sera peut-êtredéranger les projets de Laurent…

– Je prétends, au contraire, que ce serales servir. Pensez-vous donc ne lui pas être un cruel souci ?Croyez-vous que, sachant votre vie menacée et qu’une fois déjà vousn’avez que par miracle échappé au couteau des assassins, il nes’épuise pas en combinaisons incessantes pour vousprotéger ?…

Que répondre à des raisons sipéremptoires ?

– Je n’hésiterais pas, dit Raymond, sil’opinion que nous avons de la situation était basée sur autrechose que des conjectures…

M. Legris l’arrêta.

– Et si je vous apportais, prononça-t-il,l’indiscutable preuve que les papiers enlevés àMme Misri ne sont pas aux mains deCombelaine ?

– Oh ! alors !… Mais lemoyen ?…

– Il en est un, peut-être, répondit ledocteur.

Et après un instant de réflexions, d’une voixlégèrement altérée :

– Autrefois, dit-il, passionnément,follement, j’ai aimé une femme qui a mal tourné… J’ai eu le couragede rompre, je n’ai pas eu la force de cesser de penser à elle… Onne s’arrache pas un amour du cœur comme on se fait tirer une dent…En dépit de ma raison, je m’intéressais… à cette malheureuse, quis’est fait un nom dans le monde galant, et tout en l’évitant commela peste, je n’ai jamais cessé de la suivre de l’œil. Sonexistence, depuis le jour où j’ai rompu, je la connais, et c’estainsi que je sais qu’elle est devenue une des intimes deMme Flora Misri. Par elle, nous avons des chancesde connaître la vérité.

– Oh ! docteur, murmura Raymond.

– Il y a un an, affronter cette femme eûtété de ma part une imprudence. Je n’étais pas guéri. Aujourd’hui,je suis sûr de moi. La revoir me fera peut-être un mal affreux,mais je me dois de braver cette souffrance… Quoi que je luidemande, je crois qu’elle le fera… Demain donc, avant midi, jeserai chez elle, lui demandant de faire parler Flora Misri.

II

C’est boulevard Malesherbes, au coin de la ruede Suresnes, à deux pas des Champs-Élysées, que demeurait, sous legalant pseudonyme de Lucy Bergam, la femme autrefois tant aimée dudocteur Legris.

Dire que le cœur du docteur ne battait pas unpeu quand il monta en fiacre pour se faire conduire chez elle, ceserait beaucoup dire.

Mais il avait promis.

Il remplissait un devoir, pensait-il, etd’autant plus sacré, qu’il n’avait pas tout dit à Raymond…

Il ne lui avait pas dit que cette Lucy Bergamse trouvait être précisément cette actrice fantaisiste desDélassements, qui coûtait les yeux de la tête à M. Philippe deMaillefert, et de qui M. Coutanceau tenait les renseignementsqu’il avait donnés à Mme Flora Misri.

– Mme Lucy Bergam, luidit le concierge, c’est au second, la porte à droite… Seulement,elle doit être sortie.

M. Legris monta, néanmoins, lentement, sepréparant à la plus pénible impression, s’armant de la fermevolonté de dissimuler l’émotion qu’il pensait ressentir.

Ce n’est pas à son premier coup de sonnettequ’on vint.

Il avait déjà sonné trois fois et très fort,lorsqu’il entendit des chuchotements et des pas.

L’instant d’après, la porte s’entrebâillaitétroitement, avec les précautions que prennent les gens quiredoutent la visite d’un ennemi.

Une sorte de chambrière à la mine futée et àl’œil impudent allongea la tête, et après qu’elle eut toisé ledocteur :

– Que voulez-vous ?demanda-t-elle.

– Parler àMme Bergam.

– Elle est sortie.

Assurément elle mentait, cela se voyait,malgré l’habitude qu’elle devait avoir de mentir.

Cependant, M. Legris ne s’avisa nid’insister ni de parlementer.

Tirant une de ses cartes de sonportefeuille :

– Remettez, dit-il, cette carte àMme Bergam. Je vais descendre assez lentement pourque vous puissiez me rappeler si elle désire me recevoir.

Le calcul était juste.

Il n’avait pas descendu dix marches, que lasoubrette s’élançait sur le palier en criant :

– Monsieur, madame y est pour vous…

Il remonta et fut introduit dans un salon trèsluxueux et du goût le plus détestable, tout encombré de chosesincohérentes, les unes précieuses véritablement, les autres toutsimplement ridicules.

Ce n’est pas là, cependant, ce qui frappait ledocteur.

Ce qui l’étonnait, c’était le désordre de cesalon, où tout trahissait les apprêts d’un départ précipité.

Deux de ces malles immenses que l’on appelledes chapelières étaient là, à demi pleines et entourées de cartons,de nécessaires et de sacs de voyage.

Puis, sur les tables, sur les chaises, sur letapis, partout s’étalaient et s’empilaient des cachemires et dulinge, des robes, des chapeaux, des jupons, enfin tout cet attirailprodigieux qu’une femme à la mode traîne maintenant avec elle.

Mais avant que le docteur Legris eût le tempsde réfléchir, une porte s’ouvrit brusquement, etMme Lucy Bergam en personne parut, vêtue d’unsuperbe peignoir tout taché, les cheveux en désordre.

– Valentin !…s’écria-t-elle !

Elle avançait, les bras ouverts ; mais ledocteur recula et, froidement :

– Moi-même, fit-il.

Le fait est que l’émotion qu’il avait redoutéen’était pas venue. C’était bien fini. Mme Lucyétait incapable de faire tressaillir en son cœur un souvenir dupassé.

– Je savais bien que vous ne m’aviez pasoubliée, continua-t-elle, et que vous viendriez lorsque voussauriez le malheur qui m’arrive.

– Il vous arrive un malheur, àvous !…

Elle parut stupéfaite.

– Comment ! fit-elle, vous ne savezpas ?

– Je ne sais rien…

– On ne parle que de cela, cependant,dans tout Paris, et tous les journaux du matin l’annoncent.Philippe est en prison, au secret…

Le docteur tressauta.

– Philippe, répéta-t-il, le duc deMaillefert ?…

– Oui. C’est hier soir qu’il a étéarrêté, à cinq heures, ici… Nous allions sortir pour dîner avec desamis, au café Anglais, quand voilà deux messieurs qui seprésentent, demandant à dire deux mots à M. le du deMaillefert. Eh bien ! ils étaient jolis, les deux mots !Naturellement, on les fait entrer, et sitôt dans le salon :« Monsieur, disent-ils, au nom de la loi, nous vousarrêtons… »

– C’est inouï, murmurait le docteur.

– Ah ! si j’avait été à la place dePhilippe, poursuivait Mme Bergam, c’est moi quileur aurais brûlé la politesse, à ces oiseaux-là !… L’escalierde service n’est pas fait pour les chiens, n’est-ce pas ? Maislui, rien. Il est devenu plus blanc qu’une guenille, et sitremblant que j’ai cru qu’il allait tomber. Il roulait de gros yeuxhébétés, en répétant : « Il y a erreur, je vous donne maparole d’honneur qu’il y a erreur. » Je t’en moque. Les autresont déclaré qu’ils savaient bien ce qu’ils faisaient, qu’ilsavaient un mandat conte lui, et, en effet, ils le lui ontmontré…

– Et il les a suivis…

– Oh ! pas tout de suite. Il acommencé par réclamer une voiture. On lui a dit qu’il y avait unfiacre à la porte. Il a demandé à écrire des lettres. On lui arépondu que l’ordre était de ne communiquer avec personne. C’estalors qu’il a dit aux agents : « Eh bien !partons. » Ils sont sortis, mais une fois dans le corridor,Philippe est rentré, et venant à moi, vivement à l’oreille :« Va-t-en, me dit-il, trouver Verdale et Combelaine, etaffirme-leur de ma part que je consens à tout… »

– À tout… quoi ?

– Je n’en sais rien.

– Et vous avez fait lacommission ?…

– J’ai essayé de la faire, du moins.Seulement, je n’ai pas trouvé M. de Combelaine, et chezM. Verdale, je n’ai pu parler qu’à un jeune homme, qui est sonfils, à ce qu’il paraît, et qui m’a reçue comme un chien dans unjeu de quilles…

La stupeur du docteur Legris était immense.Toutes ses prévisions se trouvaient déconcertées par ce nouvel etextraordinaire incident.

– Mais enfin, interrompit-il, pourquoiM. Philippe de Maillefert a-t-il été arrêté ?

– Est-ce que je sais, moi ?…répondit la jeune femme.

Puis, se frappant le front :

– Mais il y a des détails dans lesjournaux, ajouta-t-elle. Attendez, j’en ai là un qui m’a été envoyépar quelque bonne petite camarade…

Elle le prit et le tendit au docteur, qui,l’ayant ouvert, se mit à lire à demi-voix :

« Hier, à l’heure de la petite Bourse,circulait sur les boulevards la nouvelle de l’arrestation de l’unde nos plus brillants gentilshommes, célèbre par son malheurconstant au jeu et ses innombrables chutes sur le turf.

« Renseignements pris, la nouvelle, siinvraisemblable qu’elle paraisse, est vraie.

« Arrêté chez une personne de sonintimité, le jeune duc de M… a été immédiatement conduit devantM. Barban d’Avranchel, auquel est confiée l’instruction de sonaffaire, et écroué ensuite à la Conciergerie, au secret… »

– Une personne de son intimité !grommelait Mme Bergam, visiblement offensée, commes’il n’eût pas été plus simple de me nommer !…

Le docteur poursuivait :

« Président du conseil d’une trèsimportante société financière, M. de M… aurait,assure-t-on, commis ou laissé commettre les plus graves…irrégularités.

« Nous nous abstiendrons, pouraujourd’hui, de rapporter les versions qui circulent et les détailsque nous avons recueillis. Nos lecteurs comprendront notre réserve.Plutôt paraître moins bien informés que certains de nos confrèresque d’ajouter à la douleur d’une grande famille, victime peut-être,nous l’espérons encore, d’un fatal malentendu… »

– Quelle aventure ! murmurait ledocteur.

Et lentement et pour lui seul, il relisaitl’article, cherchant s’il n’y avait rien entre les lignes, sanssouci de Mme Bergam, laquelle donnait un librecours à sa douleur et à sa colère.

– Voilà ma chance ordinaire !gémissait-elle. Il n’y a qu’à moi que de pareilles chosesarrivent ! Philippe arrêté ! Et à quel moment, s’il vousplaît ? Juste quand je suis dans une situation impossible,criblée de dettes et sans le sou. Sous prétexte qu’il allait avoirdes millions avant trois mois, Philippe ne payait plus rien nipersonne.

Le bruit d’une discussion violente dansl’antichambre l’interrompit.

– Qu’est-ce encore ! fit-elle, endevenant plus rouge.

Elle allait sonner, mais la soubrette à l’airimpudent parut, et d’un ton narquois, dit :

– C’est M. Grollet…

– Le loueur de voitures ?

– Oui.

– Qu’il repasse, je suis occupée…

– Eh bien ! que madame aille le luidire ; moi, je ne m’en charge pas.

Violemment, Mme Bergamfrappait du pied.

– Qu’il entre, alors, dit-elle.

M. Legris avait lâché son journal.

Ce nom de Grollet l’avait faittressaillir.

N’était-ce pas ainsi que se nommait lepalefrenier de l’Élysée, qui s’était audacieusement substitué àLaurent Cornevin disparu, et dont le faux témoignage devantM. Barban d’Avranchel, le juge d’instruction, avait tantcontribué à sauver M. de Combelaine ?

Il parut à l’instant, type accompli dumaquignon enrichi, gouailleur et impudent, vêtu d’habits cossus, leventre battu par de grosses chaînes d’or, le chapeau sur latête.

– Est-ce bien vous, monsieur Grollet,commença Mme Lucy d’une voix douce, qui venez metourmenter ?…

– J’ai besoin d’argent…

– Ne savez-vous donc pas ce quim’arrive ?

– M. de Maillefert est enprison ?

– Précisément.

Le loueur eut un geste furibond.

– C’est-à-dire que voilà mon argentperdu ! s’écria-t-il. Fiez-vous donc après à tous ces nobles,qui vous traitent de haut en bas… Filous, va ! Enfin, jeverrai… Mais en attendant j’arrête les frais, et à partird’aujourd’hui, plus de voiture…

Il tempêtait, il jurait, et cependant sacolère ne semblait rien mois que réelle au docteur Legris.

– Cher monsieur Grollet, suppliaMme Lucy…

– Quoi ?

– Vous me laisseriez bien un coupé, aumoins, rien qu’un petit coupé à un cheval…

– Avez-vous de l’argent à medonner ?…

– Hélas !…

– Alors, serviteur…

– Plus de voiture ! Mon Dieu !comment vais-je faire ?

Grollet ricanait.

– Vous ferez comme les honnêtes femmes,donc, dit-il, vous irez en omnibus.

Peu soucieuse de cette brutale raillerie,Mme Lucy adressait au docteur des regardséplorés.

Peut-être espérait-elle vaguement qu’il allaittirer de sa poche des billets de banque, et les jeter au nez duloueur.

Elle perdait ses peines. M. Legrisn’avait d’attention que pour Grollet. Comment cet entrepreneur siriche, qui possédait un des beaux établissements de Paris,venait-il de sa personne réclamer le montant de ses factures etfaire des scènes, métier désagréable, que les plus modestescommerçants laissent à leurs employés ou à leurs huissiers ?Était-ce bien de son propre mouvement qu’il agissaitainsi !

– Eh bien ! repritMme Lucy, lasse d’attendre en vain un bon mouvementdu docteur, soit, j’irai en omnibus. Mais soyez tranquille, je vousrevaudrai l’avanie que vous me faites…

– À votre aise, répondit brutalement leloueur. Seulement, qu’on me paye, sinon, gare auxmeubles !…

Il sortit là-dessus.Mme Bergam semblait près de tomber enconvulsions.

– Et voilà les gens, s’écriait-elle, dèsqu’ils vous savent dans le malheur, ils vous tombent dessus.Tapissier, modiste, couturière, c’est comme une procession, ici,depuis ce matin. Je vais être saisie, c’est sûr. Ah ! siPhilippe sort de prison, il me le payera. Laisser une femme danscette position !…

Était-ce bien au seul Philippe queMme Lucy Bergam adressait ces reproches amers, etn’en devait-il pas rejaillir une part sur le docteur, qui avait eula vilenie de ne pas intervenir ?

Mais il était fermement résolu à ne riencomprendre, et de l’air le plus désintéressé :

– C’est donc à tous ces tracas, dit-il,que je dois attribuer votre départ ?

– Quel départ ?

Du geste, il montra le désordre du salon, lessacs de nuit, les malles…

– C’est vrai, répondit la jeune femme,c’est vrai, j’oubliais. Malheureusement, non, ce n’est pas moi quipars… Est-ce que j’ai d’aussi belles choses que cela, moi, descachemires de mille écus, des dentelles de vingt-cinq louis lemètre, des diamants qui valent plus de cent mille francs ?…Hormis mon mobilier, qui n’est même pas complètement payé, je n’airien, moi, que de la pacotille, du rebut, du faux, du« toc » !… On disait que je ruinais Philippe, et jelaissais dire, parce que c’est tout de même flatteur, mais va-t-envoir s’ils viennent !… Ruine-t-on qui n’a rien ?… EtPhilippe n’a rien, que des dettes. Ses quelques louis passaient aujeu. Pour le reste, nous prenions à crédit, toujours, partout… Lelendemain du mariage de sa sœur, nous devions, me jurait-il, roulersur l’or… Seulement, sa sœur est toujours fille, le voilà enprison, et je suis seule à tenir tête aux créanciers… Ah ! sij’avais su, quand j’étais ouvrière au faubourgSaint-Jacques !

Peut-être y avait-il beaucoup de vrai dans cequ’elle disait. Peut-être le docteur Legris était-il pluscruellement vengé qu’il ne le supposait. Mais que luiimportait !…

– À qui donc tout ce bagage ?interrogea-t-il.

À une de mes amies, à Flora Misri, qui secache chez moi depuis douze jours…

Le docteur avait tressailli de joie. Lapartie, décidément, se présentait plus belle qu’il n’eût osé lesouhaiter.

– Qui donc craint-elle si fort, la pauvrefemme ? fit-il.

– Combelaine, donc ! Ah ! sielle voulait me croire ! Mais non. Cet homme la rend folle.C’est à ce point qu’elle n’ose même pas aller jusque chez elle.Tout ce que vous voyez là, elle l’a envoyé chercher pièce à piècepar ma femme de chambre. Elle qui était si avare et si défiante,qui aurait coupé un liard en quatre et qui croyait toujours qu’onla volait, elle confie maintenant toutes ses clefs, même celle deson secrétaire, à la première venue… Si bien que nous étions entrain de faire ses malles quand vous êtes arrivé. Elle compte, cesoir, à la nuit, se faire conduire au chemin de fer et passer enAngleterre, et ensuite en Amérique…

Jusqu’à quel point le récit deMme Bergam devait être exact, nul mieux que ledocteur Legris ne pouvait le savoir.

Et cependant, il souriait d’un air dedoute.

– Pas mal imaginé, murmurait-il, pasmal !…

Il voulait piquer Mme Bergam,il y réussit d’autant plus aisément qu’elle se croyait intéressée àlui prouver la réalité de sa détresse.

– Vous croyez que je mens !s’écria-t-elle. Eh bien ! attendez, vous allez voir…

Et courant ouvrir une des portes :

– Flora ! cria-t-elle, Flora, viensdonc, tu n’as rien à craindre.

L’instant d’après Mme Misrientrait.

Elle n’avait plus à nier la quarantaine,désormais. Sa pâleur et les plis de ses tempes disaient sesinsomnies, de même que la mobilité de ses yeux et le tremblement deses mains trahissaient ses perpétuelles frayeurs.

Décidé à brusquer la situation, le docteurs’avança.

– Je suis le plus intime ami deM. Raymond Delorge, madame, prononça-t-il.

À ce nom, une fugitive rougeur colora lesjoues pâlies de Mme Misri.

– M. Delorge s’est conduit avec moiabominablement, prononça-t-elle.

– Madame !…

– C’est une lâcheté indigne que de trahirune femme comme il m’a trahie… J’avais eu la faiblesse de luirévéler l’existence de certains papiers que je possédais, il en aprofité pour s’introduire chez moi et me les voler…

Ce qu’elle disait, elle le croyait, c’étaitmanifeste.

– Vous vous trompez, madame, ce n’est pasmon ami qui vous a enlevé vos papiers ; je vous le jure surl’honneur.

– Qui donc les aurait pris ?

– Celui qui avait le plus grand intérêt àles posséder, le comte de Combelaine.

C’est la bouche béante, et stupided’étonnement, que Mme Bergam écoutait.

Elle commençait à soupçonner qu’elle avait étédupe d’une illusion, et que ce n’était pas uniquement pour sesbeaux yeux que le docteur était venu.

– Ce n’est pas par Combelaine que j’aiété volée ! déclara Mme Misri.

– Qu’en savez-vous ? fit ledocteur.

– Il me l’a dit.

– N’a-t-il donc jamais menti !…

Elle frissonna de souvenir, etvivement :

– Il n’a pas menti en cette occasion,dit-elle, je vous le jure. C’était le lendemain de l’affaire dubois de Boulogne. Désolée de ce que j’avais fait, et craignantd’être relancée par M. Delorge, j’étais venue passer la nuitici, sur ce canapé…

– C’est la vérité, attestaMme Bergam.

– Dès huit heures du matin, j’envoyaichercher une voiture, et je me fis conduire chez moi. Mon partiétait pris. J’étais résolue à rendre à Victor, sans conditions,tout ce que j’avais à lui. Jugez de ma stupeur lorsque, cherchantces papiers maudits, je ne les trouvai plus. Et nulle traced’effraction ! J’interrogeai mes domestiques, ils n’avaientrien vu, rien entendu. J’en perdais si bien la tête que c’est commed’un rêve que je me souviens de la visite de ma sœur. J’étais commefolle…

– C’est ce qu’a dit, en effet,Mme Cornevin, approuva le docteur.

– Ma sœur venait de partir, continuaMme Flora, lorsque je vis paraître Victor. Ilsavait ma promenade avec M. Delorge, et était furieux. Fermantà clef la porte de ma chambre : – « À nous deux, medit-il ; mes papiers, à l’instant !… » Alors,j’espérais que c’était lui qui les avait enlevés. – « Tu saisbien, répondis-je, que je ne les ai plus ! » Il devintlivide, et sans mot dire il bondit jusqu’à ma cachette, dont ilavait, sans que je puisse deviner comment, surpris le secret.Voyant que je disais vrai : – « Ah ! misérablefemme ! s’écria-t-il, tu les as vendus au fils du généralDelorge ! » Il était si effrayant que je me laissaistomber à genoux, en murmurant : « Je te jure quenon ! » Mais lui, sans m’écouter : « Tu vasvoir comment je punis les traîtres ! » cria-t-il. Et mesaisissant au cou, il m’eût étranglée, j’étais morte, sans un demes domestiques, qui, entendant mon râle, fit sauter la porte etm’arracha de ses mains !…

Ce n’est pas sans effort que le docteur Legrisdissimulait, sous une mine grave et froide, l’immense satisfactiondont il était inondé.

– Et après ? interrogea-t-il.

– Après, je crus que Victor deviendraitfou de rage.

– Je t’ai manquée cette fois, me dit-il,mais tu es condamnée sans appel. » Puis, avant de seretirer : « – Tes amis, Raymond Delorge et tous lesmisérables qui ont payé ton infâme trahison, triomphent sans doute.C’est trop tôt. Je suis perdu, c’est possible, mais ils ne sont passauvés. Je ne périrai pas seul, en tout cas. On ne sait pas ce dontun homme comme moi est capable, une fois acculé au fond d’unesituation sans issue… » J’essayai de le détromper, de luidémontrer que j’avais été victime d’un abus de confiance, il refusade m’écouter : « – Va retrouver ton Delorge, fit-il enricanant, et qu’il te protège, s’il le peut… » Et ilsortit…

Elle s’arrêta ; son état était sipitoyable, que Mme Lucy Bergam, dont la sensibilitén’était pas le défaut, en fut touchée.

– Pauvre Flora ! murmura-t-elle.

Déjà elle poursuivait :

– Victor parti, je tombai comme unemasse, évanouie. Lorsque je repris enfin connaissance, je reconnus,penché au dessus de moi, le visage pâle et les lèvres serrées, ledocteur Buiron… Peut-être le connaissez-vous ?

Oui, M. Legris le connaissait.

C’était ce médecin, il s’en souvenait bien,qui, dix-huit ans plus tôt, avait été appelé à l’Élysée, près dugénéral Delorge mort et déjà froid.

– M. Buiron est un confrère,répondit-il simplement.

– C’est un homme très savant, à ce qu’ilparaît, reprit Mme Flora, très riche, qui est dansles places et dans les honneurs… Et cependant lorsque mes yeuxrencontrèrent les siens, je frémis comme si j’avais entrevu la mortmême… C’est que je le connais, moi, le docteur Buiron. Il venaitchez moi quelquefois passer la soirée. C’est un ami intime deVictor. Il y a une lettre de lui parmi les papiers qui m’ont étévolés. Ma première idée fut : « – Cet homme a été envoyépour m’empoisonner !… »

Pauvre Misri !… De grosses larmesroulaient le long de ses joues.

– C’est que je ne m’abusais pas,disait-elle d’une voix étouffée, c’est que je ne sentais que tropcombien il serait aisé de se défaire de moi sans danger. Une femmetelle que moi, qui donc s’en soucie ! On se ruine pour elle,on lui donne des diamants, on lui prodigue les flatteries… Maisquant à paraître mêlé à sa vie, à moins d’être un Combelaine, quidonc le voudrait !…

Sans perdre une syllabe du récit deMme Flora, le docteur Legris, du coin de l’œil,guettait Mme Bergam.

Elle s’était assise et, toute pâle, ellel’écoutait, épouvantée des misères de cette femme dont elle avaitenvié la vie.

– Cependant, continuaitMme Misri, vous pensez bien que je ne laissai rienvoir au docteur Buiron de mes soupçons. – « S’il voit que jeme défie, pensais-je, c’en est fait de moi à l’instant. » Jele remerciai bien, au contraire, de s’être tant hâté de venir, etje lui promis de suivre avec la dernière exactitude toutes sesprescriptions. Mais dès qu’il eut tourné les talons, vite je jetaitout ce qu’il avait envoyé chercher chez le pharmacien, les drogueset les potions. Après quoi, sortant du lit malgré ma faiblesse, jeme fis habiller et conduire ici. Je savais que Lucy a bon cœur, etque ce n’est pas elle qui abandonnerait une amie dans la peine, etqu’elle ne me trahirait pas, quand bien même on lui offrirait grosd’or comme elle.

– J’aimerais mieux mourir que de trahirune amie, affirma Mme Bergam.

– Oh ! je le sais, se hâta dereprendre Mme Misri, je le sais très bien. Pauvremignonne, je t’ai bien gênée, n’est-ce pas ? bien ennuyée,bien tracassée, mais sois tranquille, tu n’as pas obligé uneingrate…

– Je ne demande rien, Flora…

– Non certes, mais je n’oublie pas ce queje te dois… Te voici dans l’embarras, par suite de l’arrestation duduc de Maillefert, et tes créanciers abusent de ta position pour tetourmenter… Mais je suis là. Je ne veux pas que mon amie Lucy soitsaisie, moi, ni qu’on la fasse pleurer. J’ai de l’argent. Je t’endonnerai pour payer tes créanciers et attendre…

D’un commun mouvement, les deux femmess’étaient levées et s’embrassaient avec des effusions qui eussenttouché le docteur, s’il n’eût compris le sens vrai de cette scèned’attendrissement.

Il était clair que Mme Bergam,se voyant sans ressources, avait dû songer à tirer parti dessecrets de son amie.

Il était évident que Flora en avait eu lesoupçon, et que, par cette générosité soudaine et si contraire àses habitudes, elle espérait prévenir une trahison…

Dès que Mme Misri se fûtrassise :

– Et maintenant, chère madame, interrogeale docteur, y aurait-il de l’indiscrétion à vous demander ce quevous comptez faire ?…

Elle le regarda d’un air soupçonneux.

– Je ne suis pas encore bien décidée,répondit-elle.

Du pied, négligemment, le docteur poussa unedes malles.

– Je pensais, fit-il, que vous alliezpartir pour un long voyage…

– Peut-être…

Lui, s’attendait à cette réserve.

– Je vous suis inconnu, madame,commença-t-il…

Mais Mme Bergaml’interrompit.

– Oh ! on peut tout dire devantValentin, s’écria-t-elle, je réponds de lui !

M. Legris ne lui sut aucun gré de cetteassistance.

– Madame cessera, je l’espère, de sedéfier de moi, reprit-il, en se rappelant que je suis l’ami deRaymond Delorge.

– Oui, j’oubliais ; vous êtes l’amide Raymond…

Le plus intime, madame, ce qui est vous direque nos intérêts, nos craintes et nos espérances sont lesmêmes…

Il fut interrompu par un grand claquement deportes, puis par une voix furibonde qui criait, dansl’antichambre :

– Je vous dis qu’elle y est, moi, sacrétonnerre ! et je vous commande d’aller lui dire que c’est moiqui veux lui parler, moi le baron Verdale !…

Entendant ce nom, Mme FloraMisri était devenue plus pâle encore.

– Verdale !… bégaya-t-elle, c’estVictor qui l’envoie, je suis perdue…

Ce dont M. de Combelaine pouvaitêtre capable, il suffisait pour le comprendre de voir la terreur decette malheureuse qui le connaissait si bien.

– Vous n’avez rien à craindre, madame,prononça le docteur. Ne suis-je pas là ?

– Ne peux-tu pas te cacherd’ailleurs ? proposa Mme Bergam, aux petitssoins désormais pour cette amie qui devait la tirer d’embarras.

Et ouvrant vivement la porte de sa chambre àcoucher :

– Va, dit-elle, en y poussantMme Flora, va et enferme-toi ; nous allons lerecevoir, nous, ce monsieur.

Il était temps.

Désespérant de vaincre la résistance obstinéede la chambrière, M. Verdale avait pris le parti de s’annoncerlui-même, et il entrait.

C’était toujours le même gros homme, portantpartout l’intolérable despotisme du parvenu. Il était seulementbeaucoup plus rouge encore que de coutume.

Sans remarquer le docteur, lequel,discrètement, s’était retiré dans un coin :

– Je savais bien, parbleu ! que vousy étiez ! dit-il grossièrement à Mme Lucy.Depuis quand faut-il violer des consignes, quand on veut vousparler !…

– Vous avez à me parler,monsieur ?…

– À vous, oui.

Ainsi, ce n’était pas pourMme Misri qu’il venait. Si elle l’entendait de lachambre à coucher, comme c’était probable, elle dut respirer pluslibrement.

Sans daigner s’asseoir, et toujours du mêmeton rude :

– Vous vous êtes présentée chez moi,vous, commença-t-il.

– Oui, hier soir.

– Et comme j’étais absent, vous avezdemandé à voir mon fils.

– Je n’ai rien demandé du tout. C’estvotre domestique qui m’a conduite à un jeune homme…

– Eh bien ! ce jeune homme est monfils.

Un geste d’épaules fut la seule réponse deMme Bergam, geste qui, éloquemment, traduisaitcette phrase :

– Je m’en moque pas mal !

La mauvaise humeur de M. Verdale enredoubla.

– Savez-vous, reprit-il, que c’est dutoupet de s’introduire dans les maisons…

– Monsieur !…

– Pour y colporter des ragotsridicules.

Sans avoir précisément l’habitude d’êtretraitée avec un respect exagéré, Mme Lucys’indignait de la grossièreté de M. Verdale.

– D’abord, je ne fais jamais de ragots,déclara-t-elle, en prenant son grand air de dignité première.

– Qu’avez-vous donc raconté à monfils ? Je l’ai trouvé en rentrant aussi mécontent quepossible.

Il était évident, et le docteur Legris lereconnaissait bien, que M. Verdale, de même que beaucoup depères en sa situation, avait en monsieur son fils un censeurincommode, sinon un maître redouté.

– Je ne lui ai rien raconté, réponditMme Bergam. Ce jeune homme, qui n’est pas poli dutout, ne m’a seulement pas laissé le temps de lui bien expliquer ceque Philippe m’a chargée de faire savoir àM. de Combelaine et à vous, c’est-à-dire qu’il consent àtout…

– C’est fort heureux, en vérité… Et quandvous a-t-il donné cette commission, M. Philippe ?

– Lorsqu’on est venu l’arrêter.

M. Verdale eut un mouvement de dépit.

– Elle est donc vraie, fit-il, cettehistoire d’arrestation que je viens de lire dans les journaux dumatin ?

– Très vraie, malheureusement. Vousn’avez donc pas vu M. de Combelaine ?…

– Combelaine !… Est-ce qu’on levoit ? est-ce qu’on lui parle ? est-ce qu’on sait cequ’il tripote et ce qu’il devient ?…

De plus en plus, la colère montait en flots depourpre au visage de l’ancien architecte. Il ne se contenait plus.Il oubliait qu’il n’était pas seul.

– Il se cache, parbleu ! après lebeau coup qu’il vient de faire, poursuivait-il. Faire arrêter leduc de Maillefert !… C’est de la folie, c’est le comble de ladémence !… Fourrer le nez de la justice dans nos affaires,comme c’est adroit !… Qu’il aille donc arrêter les poursuites,maintenant, ou limiter seulement les investigations !… Maisc’est bien fait pour moi, je n’ai que ce que je mérite !…Est-ce que je ne connaissais pas Combelaine ?… Est-ce que jene savais pas qu’il incendierait la maison de son meilleur ami pourse faire tiédir un bain de pieds !… Et ne pas me prévenir, neme rien dire, m’exposer à tout !…

Si le docteur Legris eût encore eu des doutes,il ne lui en fût plus resté un seul après cette explosion.

Une inspiration audacieuse lui vint. Ils’avança brusquement, et d’un ton dégagé :

– Peut-être ne blâmeriez-vous pas si fortM. de Combelaine, monsieur, dit-il à M. Verdale, sivous connaissiez les raisons de sa conduite.

C’est d’un œil stupéfait que l’ancienarchitecte considérait cet étranger qu’il n’avait pas aperçud’abord, et qui lui faisait l’effet de surgir du parquet.

S’étant un peu remis, cependant :

– Vous les savez donc, vous, monsieur,ces raisons ? demanda-t-il.

– Je crois les savoir, du moins.

– Ah !

– Il est arrivé un accident àM. de Combelaine…

– Un accident ?

– Ou un désagrément, comme vous voudrez,qui a dû précipiter ses résolutions. En homme prudent et qui saitcombien peu il faut se fier aux faveurs de la fortune,M. de Combelaine s’était de son mieux mis en garde contreles rigueurs de l’avenir. Il avait soigneusement collectionné etmis en un lieu qu’il croyait sûr quantité de documents quicompromettaient gravement plusieurs de ses amis, tous gensinfluents par leur fortune ou leur situation. C’était la ressourcede ses vieux jours…

L’architecte trépignait d’impatience.

– Au fait, monsieur !s’écria-t-il.

– Eh bien ! monsieur, ces documentssi précieux, M. de Combelaine ne les a plus…

– Quoi !… ces papiers qu’il avait eul’imprudence de confier à Flora…

– Ont été volés !…

Les couleurs si brillantes de l’architecteavaient disparu.

– Voilà ce que je prévoyais, fit-il, d’unaccent consterné. Oui, je l’avais prévu !… Le jour où FloraMisri nous a menacés de ces papiers maudits, j’ai dit àCombelaine : Prenez garde, prenez bien garde !… Il m’a riau nez. Flora, selon lui, était sa propriété, sa chose, et iln’avait rien à redouter d’elle. En voilà la preuve !…

Il se tut, mesurant sans doute le péril ;puis s’adressant au docteur :

– Savez-vous aussi, demanda-t-il, par quices papiers ont été volés ?

Cette question, le docteur l’attendait, et saréponse allait, pensait-il, servir puissamment Cornevin.

– On suppose, répondit-il, qu’ils ont étéenlevés par Raymond Delorge.

– Le fils du général ?…

– Précisément.

– Dans quel but ?…

– Uniquement pour empêcherM. de Combelaine d’épouserMlle de Maillefert.

Mais l’ancien copain deMe Roberjot n’était pas homme à se laisser démonterlongtemps. Il avait en sa vie tenu tête à trop de bourrasques pourne pas savoir qu’on revient de loin avec de l’audace.

– M. Delorge n’empêchera rien,déclara-t-il.

– Qui sait ?

– C’est moi qui vous le garantis. Quant àFlora, elle ne portera pas en paradis sa petite infamie, vouspouvez le lui garantir. Sur quoi, madame et monsieur, j’ai bienl’honneur…

Et il s’en alla, sans avoir soulevé sonchapeau, haussant toujours les épaules, comme s’il se fût reproché,lui, un personnage sérieux, d’avoir perdu à des futilités quelquesminutes de son temps précieux.

– C’est égal, s’écriaMme Bergam, il est dans ses petits souliers…

– On le croirait, approuva ledocteur.

– Et j’ai idée qu’il va y avoir unefameuse scène entre Combelaine et lui.

Elle riait de plaisir.

– Et le résultat, continuait-elle, serade me rendre Philippe. Pauvre garçon ! Je suis bien sûre, moi,qu’il est trop bête pour être coquin…

Elle ne put continuer,Mme Flora sortait de la chambre où elle s’étaitréfugiée à l’arrivée de M. Verdale. Agenouillée derrière laporte de communication, l’oreille collée contre la serrure, ellen’avait pas perdu un mot de la conversation.

– Ainsi donc, vous me trompiez, dit-elleau docteur Legris, c’est bien M. Delorge qui m’a volée…

– Permettez…

– Vous venez de le dire àM. Verdale, je vous ai entendu.

– Eh oui, je l’ai dit, je ne le nie pas,mais j’avais mes raisons.

Elle l’interrompit violemment.

– C’est-à-dire que vous me trahissiez,s’écria-t-elle, lâchement, comme tous les autres !…

Discuter avec une femme dont la colère et lapeur troublaient la faible cervelle, n’était-ce pas perdre sontemps ? Mais le docteur Legris s’était juré de conquérirMme Flora à ses projets.

S’armant donc de patience :

– Moi vous trahir ! reprit-il.Est-ce possible ? Songez-vous bien à ce que vous dites ?Au profit de qui vous trahirais-je ? Au profit deM. de Combelaine, qui est notre plus mortel ennemi, qui ajadis assassiné le père de Raymond, et qui maintenant veut luiravir la femme qu’il aime et dont il est aimé ?… C’estinsensé, vous devez bien le comprendre…

Qu’elle se l’expliquât ou non, ses traits peuà peu se détendaient.

– Par qui votre vie est-ellemenacée ? poursuivait le docteur, qui s’animait à mesure qu’ilconstatait le succès de son éloquence. ParM. de Combelaine. Entre vous et lui, c’est une lutte sansmerci qui ne prendra fin qu’à la mort de l’un de vous deux. C’estexactement la situation de mon ami. Donc vous avez, Raymond etvous, des intérêts pareils ; donc vous devez vous entendre,vous soutenir, vous prêter en toute occasion une assistancedévouée…

– C’est vrai, murmuraitMme Misri, c’est vrai, cependant !…

– Vous vous plaignez de n’avoir ni amisni alliés. À qui la faute ? À vous qui restez indécise entrecelui dont vous avez tout à craindre et ceux dont vous avez tout àespérer. On prend un parti, que diable ! résolument.

Mme Lucy Bergam ricanait.

– Vous perdez votre temps, mon cher,dit-elle au docteur. Flora va vous promettre tout ce que vousvoudrez, et vous n’aurez pas plutôt le dos tourné, qu’elle écrira àCombelaine pour lui tout dire et lui demander pardon.

Elle ne pensait pas un mot de ce qu’elledisait, Mme Lucy.

Mais elle avait beaucoup réfléchi pendant lavisite de M. Verdale, et elle avait reconnu qu’il était de sonintérêt de se déclarer contre ces gens qui avaient fait arrêterM. Philippe pour lui prendre sans doute ses millions, – cesmillions dont elle avait tant compté avoir sa bonne part…

Sa raillerie, c’était, pensait-elle, le coupde fouet qui déciderait son amie.

Elle ne se trompait pas.

Mme Misri se dressa, la joueen feu, et d’un accent de haine farouche :

– J’ai été lâche autrefois,s’écria-t-elle, c’est vrai, mais ce temps est passé. Il y va de mapeau, maintenant, et j’y tiens. Tant que Victor vivra, jetremblerai. Si je savais quels mots dire pour le faire monter àl’échafaud, je les dirais.

Et, tendant la main au docteur :

– Je suis avec vous, monsieur, dit-elle,avec M. Delorge, avec ma sœur. Vous pouvez compter sur moi.Que voulez-vous de moi ? Parlez.

Un sourire de triomphe glissait sur les lèvresdu docteur.

– Avant tout, commença-t-il, jedésirerais savoir vos projets.

– Je vais quitter Paris ce soir même,monsieur.

– Quitter Paris ?… Où doncserez-vous plus en sûreté ?

– Là où Combelaine ne saura pas que jesuis…

– C’est-à-dire que vous espérez lui faireperdre vos traces, que vous espérez échapper aux espions dont il nepeut manquer de vous avoir entourée…

– Je l’espère, oui, car toutes mesmesures sont prises et toutes les chances sont pour moi. Jugezplutôt. Comme vous le voyez, mes apprêts de départ sont presqueterminés. Ce soir, à huit heures, j’envoie chercher une voiture,sur laquelle on charge mes bagages. Dans cette voiture, prennentplace ma chère Lucy et sa femme de chambre Ernestine, vêtue etcoiffée de façon à ce qu’on la prenne pour moi, et le visage cachésous un voile très épais. Elles se font conduire au chemin de ferde l’Ouest, et là, Ernestine prend un billet pour Londres, où ellese rend pour attendre mes ordres dans un hôtel convenu. Moi, restéeseule, je revêts le costume d’Ernestine. Je fais ensuite monter leconcierge, et carrément je lui offre dix louis, vingt louis, centlouis au besoin, s’il veut, à l’instant même, me donner le moyen defranchir le petit mur qui sépare la cour de cette maison de la courd’une maison voisine, qui a son entrée rue de Suresnes. Leconcierge refuse-t-il ? Non, évidemment. Je passe donc le muret me voilà rue de Suresnes, vêtue comme une bonne, et portant toutce que je possède dans un grossier panier d’osier. La premièrevoiture que je vois, je la prends, et avec cent sous de pourboire,je suis sûre d’arriver à la gare Montparnasse assez à temps pourprofiter du train de Brest. Après-demain, part de Brest le paquebotde New-York. J’y prends passage sous un faux nom, grâce à unpasseport que m’a procuré le père Coutanceau. Une fois en Amérique,je trouverai bien le moyen de donner de mes nouvelles à Ernestineet de me faire expédier mes malles, sans livrer le secret de maretraite. Et si je ne le trouve pas, ce moyen, eh bien ! monsaint-frusquin sera perdu, voilà tout. Mon sacrifice est fait. Pource qui est de tout ce que je laisse ici, Coutanceau y veillera.Avant-hier, lorsqu’il est venu me voir, je me suis entendue aveclui, et je lui ai signé un pouvoir.

Rien de singulier comme l’ébahissement deMme Lucy.

– Comment, Flora ! s’écria-t-elle,c’est toi qui a combiné tout cela ?

– Avec l’aide du père Coutanceau,oui.

– Et tu ne m’avais rien dit…

– À quoi bon t’inquiéter !… Nesuis-je pas sûre de toi ! Refuseras-tu un service à une amiequi, avant de te quitter, t’aura tirée de peine !…

– Oh ! non, certes !

– Ernestine hésitera-t-elle à partir pourLondres, si je lui donne cinq ou six billets de mille comme fraisde voyage…

– Pour cinq mille francs, Ernestineferait le tour du monde.

– Tu vois bien que j’ai tout prévu, fitMme Flora.

Et réprimant un frisson :

– C’est que cela rend ingénieux,ajouta-t-elle, de songer qu’on défend sa peau !

Elle disait vrai : son plan était assezsimple et assez bien conçu pour avoir quatre-vingt-dix-neuf chancesde succès sur cent.

Il n’avait qu’un tort, aux yeux du docteurLegris, c’était de déranger absolument ses projets.

Son intention, en effet, était de garderMme Misri sous la main, comme on garde à sa portéeune arme chargée.

– Ainsi, madame, dit-il, vous nousabandonnez au moment critique ?…

– Parfaitement.

– Est-ce bien… généreux ?

– Peut-être bien que non, réponditMme Flora, avec la cynique franchise de la peur,mais chacun pour soi. Ici, je ne vis plus. Combelaine m’a dit qu’ilm’avait condamnée, je sais ce que cela signifie. Je lui ai entendudire cela de trois personnes… Un mois après, on les portait aucimetière.

Le docteur vit bien qu’il avait fait fausseroute ; aussi, loin d’insister :

– Partez donc, chère madame,fit-il ; seulement…

– Quoi ?

– Seulement, Paris est encore la seuleville où vous puissiez vivre en toute sécurité ; vous allezéchapper aux espions de Combelaine qui, vous sachant ici,surveillent le boulevard Malesherbes, et ils vont suivre Ernestine,la prenant pour vous. Mais, avant vingt-quatre heures, ils aurontreconnu leur erreur, et, avant deux jours, ils auront retrouvévotre piste. Et lorsque vous arriverez en Amérique, il y aura àvous guetter sur le port quelque détective prévenu par letélégraphe…

Mme Misri était devenue toutepâle.

– Oh !… protestait-elle, oh !monsieur !

Sûr d’avoir touché juste, le docteurpoursuivait froidement :

– C’est un grand et puissant pays quel’Amérique, mais qui a ses mœurs particulières. On y respecte laliberté jusqu’en ses excès. Jamais on n’y tolèrerait une policetelle que la nôtre, dont la sollicitude est inquiète jusqu’à latracasserie…

– De sorte que…

– Si je voulais me défaire lâchement etsans danger d’un ennemi, c’est en Amérique que je tâcherais del’attirer.

Résolue à servir le docteur,Mme Lucy crut devoir intervenir.

– Ah ! chère Flora, s’écria-t-elle,écoute Valentin, ne vas pas dans cet horrible pays !…

La plus affreuse perplexité se lisait sur levisage blême de Mme Misri.

– Que faire donc, selon vous ?demanda-t-elle au docteur.

– Rester à Paris.

– J’y mourrais de peur…

M. Legris l’arrêta.

– Aussi n’est-ce pas d’y resterostensiblement que je vous conseille, dit-il.

– Ah !…

– Je vous engage à vous y cacher…

– Hélas ! comment !…

– Le plus simplement du monde. Ainsi vousexécutez la première partie de votre plan qui est, de tout point,excellente. Ernestine part pour Londres, et vous, chère madame,vous franchissez le mur mitoyen. Seulement, rue de Suresnes, aulieu d’arrêter le premier fiacre qui passe, vous allez droit à unevoiture où un ami vous attend. Cet ami, homme dévoué et prudent,qui sait son Paris sur le bout des doigts, vous a préparé uneretraite sûre, il vous y conduit et vous y attendez lesévénements.

– Et vous croyez…

– Je ne crois pas, je suis certain que ceparti est le meilleur…

Mme Misri réfléchissait.

– Oui, murmura-t-elle, peut-être, maisai-je un ami dévoué ?

– Vous avez moi, madame, dont l’intérêtvous répond.

– Ah ! à ta place, Flora, s’écriaMme Lucy, je n’hésiterais pas !

Elle hésitait, cependant, pleurantsilencieusement, et le docteur préparait de nouveaux arguments,lorsque tout à coup :

– Alors, monsieur, dit-elle, vousviendrez m’attendre ce soir rue de Suresnes ?

– Ce soir, non, parce qu’il me faut unpeu de temps pour vous préparer une cachette telle que je la veux,mais demain…

Elle était décidée.

– Soit ! s’écria-t-elle. À quelleheure ?

– À partir de huit heures, je serai dansun fiacre, arrêté en face du numéro 20. Pour que vous ne puissiezpas vous méprendre, le coin d’un mouchoir blanc pendra de laportière de ce fiacre.

– C’est entendu. Vous le voyez, monsieur,je me confie à vous, absolument…

– Vous n’aurez pas à vous en repentir,madame, je vous en donne ma parole d’honneur…

Lorsque se retira M. Legris, quelquesinstants après, Mme Lucy voulut le reconduirejusqu’à la porte et, une fois dans l’antichambre, lui prenant lebras :

– Ainsi, fit-elle, ce n’est pas pour moique vous veniez ?

– Je l’avoue, répondit-il ensouriant.

Elle soupira, et d’une voix un peuétouffée :

– Vous m’avez donc oubliée ?murmura-t-elle, moi qui jadis…

Et comme il ne répondait pas :

– Baste !… ajouta-t-elle, cela vautpeut-être mieux… pour vous surtout. Mais nous restons amis,n’est-ce pas ? Vous voyez que je suis de votre parti. Allons,adieu !…

III

Tout en descendant l’escalier deMme Bergam :

– Oui, certes, pensait le docteur Legris,cela vaut mieux pour moi !…

Et cependant, ce n’est pas sans une surprisesecrète que, s’examinant, il se trouvait l’esprit si parfaitementlibre et le cœur si léger. C’était bien fini. Il n’avait été ni émuni troublé par les regards et la voix de Mme Lucy.Son unique sensation avait été une sorte de honte d’avoir pul’aimer jusqu’à l’oubli de soi. Car le prisme étant brisé, il lavoyait et la jugeait telle qu’elle était réellement, très belle àcoup sûr, mais sotte, vulgaire et banale, sans cœur etinconsciemment perverse.

Voilà donc, se disait-il, ce que deviennentavec le temps ces grandes passions dont on ne croit jamaisguérir.

Mais ce n’était ni le lieu ni l’heure dephilosopher, et comme il n’aperçut point de voiture aux environs,il se mit en route à pied, se faisant d’avance une fête de la joiede Raymond.

C’est que les résultats étaient immenses,estimait-il, de sa visite à Mme Bergam.

Désormais il lui était prouvé que Laurent seulavait pu s’emparer des papiers de Mme Flora, et ilse disait qu’un tel homme possédant de pareilles armes devait êtreinvincible.

Puis, n’était-ce pas un coup de partie, qued’avoir déterminé Mme Misri à rester àParis !…

D’autant que le docteur n’était nullementembarrassé de tenir la promesse qu’il lui avait faite de luitrouver une retraite inviolable.

Parmi ses clients, se trouvait la veuve d’unsous-officier du génie, à laquelle il avait eu occasion de rendreun de ces services dont on ne s’acquitte jamais. Cette femme, d’uncertain âge déjà, intelligente et énergique, habitait, tout au fonddes Batignolles, une petite maison isolée.

C’est chez elle qu’il se proposait de conduireMme Misri, bien certain que personne jamais nes’aviserait d’aller l’y chercher.

Et la veuve avait précisément le caractèrequ’il fallait pour soutenir, pour rassurer, pour défendre, aubesoin, de ses propres imprudences, une femme telle que Flora.

Préoccupé autant que s’il se fût agi de sesintérêts et non de ceux d’un ami de quinze jours, M. Legrisremontait la pente de la rue Blanche, et il dépassait la rueMoncey, lorsqu’il s’entendit appeler :

– Monsieur le docteur !…

C’était le vieux Krauss qui venait à lui avecdes gestes désespérés.

– Qu’y a-t-il ? demandaM. Legris.

– Un grand malheur, répondit le vieuxsoldat. M. Raymond s’habillait pour sortir, après déjeuner,quand tout à coup arrive à la maison un monsieur que j’y ai vuvenir quelquefois. Tout pâle, et d’un air effaré il me demanda àparler à monsieur, à l’instant. Je le fais entrer dans le cabinetde travail, il y reste cinq minutes et ressort tout courant. Alors,M. Raymond paraît, qui nous annonce, à sa mère et à moi,qu’une société secrète dont il fait partie est découverte, que leslistes sont saisies et que déjà plusieurs membres sont arrêtés.Ah ! monsieur, quelle femme que madame !… Au lieu de setroubler et de perdre son temps à pleurer : – « Ehbien ! dit-elle à Raymond, il faut fuir, te cacher, passer enBelgique. Heureusement j’ai ici trois ou quatre mille francs,prends-les et pars, ne reste pas ici une minute de plus… »

– Et il est parti ?

Oui, monsieur ; seulement, avant des’éloigner, il m’a bien recommandé de vous guetter, pour vousempêcher d’aborder la maison, où on a peut-être établi unesouricière, et pour vous dire qu’il faut absolument qu’il vousparle, et qu’il vous attend à ce café où vous l’avez si biensoigné, au Café de Périclès…

Le docteur Legris avait fait mieux queprévoir, il avait prédit le sort réservé à la Société des Amis dela justice, – et c’était un mince mérite après la fausse lettre deconvocation adressée à Raymond.

Ayant une arme, M. de Combelaines’en servait ; rien de si simple.

Ce qui était moins naturel, c’était qu’on eûtlaissé ce répit à Raymond, et qu’il n’eût pas été arrêté le premierde tous, bien avant l’éveil donné.

– Voilà ce que je ne m’explique pas,murmurait M. Legris.

– Eh bien ! approuva Krauss, c’estjuste ce que disait M. Raymond, quand il a quitté lamaison.

– Combien y a-t-il de cela ?

– Une heure à peu près… Mais vous allezle rejoindre sur-le-champ, n’est-ce pas, monsieur ?…

– Oui, sur-le-champ.

La colère faisait trembler la moustache duvieux soldat.

– Alors, monsieur, reprit-il,recommandez-lui bien, je vous en conjure, d’ouvrir l’œil. Qu’il sedéfie même de son ombre. Avec les lâches, avec des assassins, iln’y a pas de honte à être prudent.

Comptez sur moi, mon brave Krauss, dit ledocteur.

Et après avoir serré la main du fidèleserviteur, au lieu de continuer à remonter la rue Blanche, iltourna rue Boursault pour gagner les boulevards extérieurs par larue Pigalle.

Une sinistre appréhension le faisaitprécipiter sa marche ; Raymond n’avait-il pas été filé etarrêté ?

– Quelle folie aussi, grommelait-il, dechoisir, pour me donner rendez-vous, un établissement où on luisait des amis !

Mais il allait en avoir le cœur net ; ilarrivait.

Comme tous les jours, à pareille heure, leCafé de Périclès était silencieux et presque désert. Troisclients seulement l’honoraient de leur présence : deuxpeintres, qui jouaient leur dîner au billard, et le journalistePeyrolas, assis à une table, un bock à sa gauche et un encrier à sadroite, écrivait avec une sorte de rage.

– Pas de Raymond ! se dit le docteuren pâlissant.

Si doucement qu’il fût entré, le fougueuxjournaliste avait levé la tête et l’avait aperçu.Aussitôt :

– Docteur !… s’écria-t-il.

Et M. Legris s’étant approché :

– Tel que vous me voyez, lui dit-il,j’achève deux articles qui feront du bruit dans Landerneau. C’estmon journal que je risque, je le sais ; c’est ma liberté queje joue, n’importe !… J’aurai cette gloire, à défaut d’autre,d’avoir élevé la voix quand la peur fermait toutes les bouches.

– Qu’est-ce donc ? demanda ledocteur d’un air distrait.

– Peu de chose : les journauxofficieux annoncent la découverte d’une grrrande et rrredoutableconspiration.

M. Legris tressaillit.

– S’agirait-il des Amis de lajustice ?

– Précisément. On avoue cent cinquantearrestations. Il y en aura mille demain. Avant la fin de lasemaine, cinq cents citoyens seront expédiés à Cayenne, sous cefallacieux prétexte qu’ils ont essayé de bouleverser l’ordresocial. Eh bien ! docteur, savez-vous ce que je prétends, moi,ce que je viens d’écrire, ce que je vais imprimer ?…

Il tapait du poing, morbleu ! à briser lemarbre.

– Je soutiens, criait-il, et je prouveque ce complot n’existe pas, qu’il n’y a jamais eu ni amis nijustice, que c’est une grossière invention de la police, uneabjecte imagination, un ignoble traquenard…

Le docteur était sur les épines.

– Il faut que je vous quitte, dit-il auterrible articlier.

Mais lui :

– Un instant : j’ai gardé le bouquetpour la fin. Je ne vous ai rien dit de l’abominable scandaled’hier.

– Quel scandale ?

– Ah çà, docteur, de quel hospiced’incurables sortez-vous ? Ignorez-vous vraiment que le duc deMaillefert, un duc pour de bon, celui-là, contrôlé, authentique,vient d’être arrêté ?…

Outre qu’il bâclait des articles farouches,M. Peyrolas avait toutes les qualités de creux et de sonoritéqui constituent un remarquable reporter. M. Legris le savait.Aussi, dominant son inquiétude :

– Avez-vous des détails ?interrogea-t-il.

Le fougueux journaliste se redressa.

– Qui donc en aurait sinon moi !répondit-il, sinon un homme qui a successivement interrogé leconcierge de l’hôtel de Maillefert, le portier de la maîtresse del’accusé, deux employés du greffe et le caissier deM. Verdale !… Je puis vous donner le menu du déjeuner deM. Philippe à la Conciergerie.

– Inutile !… protesta le docteur. Ceque je voudrais savoir, c’est comment le duc de Maillefert, ungentilhomme viveur, a pu se trouver fourré dans des tripotagesfinanciers.

D’un air suffisant, M. Peyrolas remontaitson faux col.

– Rien de si simple, rien de si naturel.Depuis un an ou deux déjà, monsieur le duc faisait commerce del’illustration de ses aïeux. C’était bien connu en Bourse.Quiconque avait besoin pour un prospectus d’un nom sonore et d’unbeau titre n’avait qu’à l’aller trouver. Il en coûtait tant, unprix fait comme les petits pâtés. Mais, en somme, ce trafic luirapportait peu ; le jeu n’en valait pas la chandelle. Si bienqu’à force de respirer le fumet de toutes les cuisines financières,l’envie lui est venue de mettre la main à la sauce. Un beau matin,il a acheté une part de gérance de je ne sais plus quelle société,fondée à un capital considérable par un gaillard adroit dont vousavez entendu parler, un certain baron Verdale, qui est baron commele garçon qui dort dans ce coin, là-bas…

Ce nom de Verdale, positivement,M. Legris l’attendait.

– Et après ? interrogea-t-il.

– Après, dès queM. de Maillefert se vit entre les mains les clefs d’unecaisse bien garnie, il se dit : « Cette caisse doit êtreà moi. » Et, en effet, il fit comme si elle était à lui…

– Mais comment tout s’est-ildécouvert ?

– Comme se découvrent tous les vols,parbleu ! Voyant la caisse vide, Verdale s’est écrié :« Où est l’argent ? » Et commeM. de Maillefert seul avait pu le prendre, il a déposéune plainte contre M. Philippe.

Concilier cette version et la surprise deM. Verdale chez Mme Lucy était difficile.

– Êtes-vous sûr de vos renseignements,mon cher Peyrolas ? demanda le docteur.

– Si j’en suis sûr ? Je les tiens ducaissier de M. Verdale.

– Et vous n’avez pas entendu dire queM. de Combelaine fût pour quelque chose dans toute cetteaffaire ?…

Un profond étonnement se peignit sur le visagemobile du journaliste.

– M. de Combelaine,répéta-t-il. J’ai beau chercher, je ne vois pas…

Mais il s’interrompit et, se frappant lefront :

– Vous avez raison, docteur,s’écria-t-il, mille fois raison. Est-ce que Combelaine ne doit pasépouser Mlle de Maillefert !… Moi-même,il y a quinze jours, je l’ai annoncé, en ajoutant qu’il fautl’affaissement actuel des caractères, pour qu’une des plusillustres familles de France consente à donner sa fille à unmisérable aventurier perdu d’honneur et d’argent…

Il ne parlait pas, il tonnait, à ce point quele garçon, Adonis, en fut éveillé en sursaut.

Reconnaissant le docteur :

– Monsieur Legris !s’écria-t-il.

Et bien vite, le tirant à part, il luiexpliqua que Raymond était arrivé depuis plus d’une heure etl’attendait dans le petit salon du premier.

Il n’en fallait pas plus.

Campant là Peyrolas, qui parut vivement choquédu procédé, le docteur, en trois sauts, fut au petit salon.

Raymond s’y trouvait, en effet, fumant uncigare devant un verre de bière intact.

– Quoi !… lui cria M. Legris,vous savez la police à vos trousses, et vous êtes là, tranquille…Vite, suivez-moi, la maison a une seconde issue que je connais…

Mais Raymond ne bougea non plus qu’unterme.

– Oh ! rien ne presse, fit-il d’unair singulier.

– Malheureux ! cent cinquante de vosamis, déjà, sont arrêtés.

– C’est parce que je le sais que je necrains rien.

– Oh !…

– Permettez, docteur. N’avez-vous pastrouvé étrange que je n’aie pas été saisi le premier de tous, moicontre qui surtout l’expédition était dirigée ?

– Très étrange, je l’ai dit à Krauss.

– Ce fut ma première impression, quand cematin un des affiliés, que je ne connais pas autrement, vint medire : « Tout est découvert, fuyez. » J’ai fui, maisj’ai réfléchi depuis. La police n’est pas si maladroite que cela.Si j’ai été prévenu, c’est qu’elle l’a voulu. C’est à un savantcalcul que je dois de n’être pas sous les verrous…

– Cependant, mon cher…

– Calcul que je comprends, docteur, etque je puis vous démontrer. Mon arrestation débarrassait-elle demoi M. de Combelaine et ses honorables associés ?Pas le moins du monde. Elle les exposait, au contraire, à desrévélations désagréables, sinon dangereuses. En m’enfuyant, aucontraire, en me cachant, je leur laisse le champ libre. Que jepasse en Belgique, et les voilà tranquilles…

Le docteur se grattait le front.

– Eh ! eh !… grommela-t-il, jen’avais pas songé à cela, moi !…

– Attendez. Persuadé que c’est moi qui aienlevé et qui possède les papiers de Mme Flora,M. de Combelaine suppose que je les emporterai avec moi,sur moi. L’idée a donc dû lui venir de me les faire enlever. Trèsprobablement, je suis épié par les mêmes bandits qui, une foisdéjà, m’ont manqué. À la première occasion, ils me sauteront à lagorge. Un conspirateur réduit à se cacher est un ennemi dont iln’est pas dangereux de se défaire. Qu’on le trouve un matin mort aucoin d’une borne, avec un poignard dans la poitrine, personne nes’en inquiète…

Il s’exprimait d’un accent de si glacialeinsouciance, que le docteur, à la fin, en fut frappé, de même quede sa physionomie…

– Comme vous dites cela !fit-il.

– Je le dis comme un homme à quidésormais tout est égal, parce qu’il n’a plus rien à craindre ni àespérer de l’existence. C’est un fier service que me rendraM. de Combelaine en me faisant assassiner.

– Comment ! c’est vous qui parlezainsi ! s’écria-t-il, vous que j’ai quitté hier soir toutenflammé d’espoir et de foi au succès !

Un éclair de rage traversa les yeux deRaymond.

– Que m’importe le succès !interrompit-il. Ne remarquez-vous pas que je ne vous ai même pointdemandé le résultat de la démarche que vous venez detenter !…

Et tirant de sa poche une lettre qu’il jetasur la table :

– Je l’ai reçue ce matin, ajouta-t-il.Lisez et vous me comprendrez.

C’était une lettre deMlle Simone :

« Ainsi, écrivait-elle, larmes, prières,supplications ont été inutiles. Vous vouliez agir, vous avez agi,et tout est perdu sans retour. Mon sacrifice, le plus douloureuxque puisse consentir une femme, sera inutile. J’aurai donné ma vie,et cependant je n’aurai pas épargné le déshonneur à notre maison,ni au nom de mon père une flétrissure éternelle.

« Et c’est par vous que j’aurai étéfrappée, par vous, mon meilleur, mon unique ami,prétendiez-vous !… Votre amour si grand et si pur n’était doncque la plus égoïste des passions !…

« N’essayez pas de vous justifier ni dem’écrire. Plus jamais mes lèvres ne prononceront votre nom, pendantles quelques jours qui me restent à vivre. Je saurai bien arracherde mon lâche cœur jusqu’au souvenir d’un amour qui me faithorreur.

« Réjouissez-vous de votre œuvre et, sivous le pouvez, oubliez.

« Simone de Maillefert. »

– Eh bien ! demanda Raymond, dèsqu’il vit que M. Legris avait achevé.

Mais le visage du docteur ne trahissait nidouleur ni surprise.

– Cette lettre, dit-il, est le résultatfinal de l’événement d’hier.

– Je ne vous comprends pas…

– Vous comprendrez quand je vous auraidit que Philippe est en prison, accusé de détournements et defaux.

Comme en une vision, Raymond revit soudain lejeune duc de Maillefert tel qu’il l’avait vu un matin sur le perronde son hôtel, pâle, indécis, ému, se débattant sous les obsessionsde M. Verdale et du comte de Combelaine.

– C’est une abomination !s’écria-t-il. Philippe est un sot, un vaniteux, un égoïste, mais ilest incapable de tels crimes.

C’est l’opinion deMme Bergam.

– Il est victime de quelque machinationdiabolique…

– J’en ai la certitude, presque lapreuve.

La joue en feu, les narines frémissantes,Raymond s’était dressé.

– Tout ne serait donc pas dit !s’écria-t-il.

Le docteur Legris souriait.

– Je jurerais que nous touchons autriomphe, dit-il, car il me paraît démontré que de l’ombre où il secache Laurent Cornevin frappe les derniers coups. Écoutez, ausurplus, l’emploi de mon temps depuis midi.

Et rapidement il raconta sa visite àMme Bergam, la survenue de Grollet et deM. Verdale, ses conventions avec Mme Flora, etenfin les détails qu’il tenait de Peyrolas.

C’était pour Raymond comme unétourdissement.

– Oui, murmurait-il, la lumière se fait…Mais Simone reviendra-t-elle jamais sur sadétermination ?…

– Oui, si nous sauvons son frère.

– Hélas ! que pouvons-nous pourlui ?

– Qui sait ?… Ne viens-je pas devous dire que la discorde est au camp de vos ennemis… car ce n’estpas Verdale qui a dénoncé M. Philippe, c’est évidemmentCombelaine… Verdale voulait s’en tenir à la menace. Combelaine,pressé par les événements, l’a exécutée. De là brouille.Maintenant, il nous faudrait un ami ayant sur Verdale une certaineinfluence. L’avons-nous, cet ami ? Oui. Un jour que vousvouliez vous battre avec Combelaine, M. Verdale etMe Roberjot se sont trouvés en présence. Qu’est-ilarrivé ? Que M. Verdale, en apercevantMe Roberjot, est devenu plus blanc qu’un linge, luitoujours si rouge, et humble jusqu’à la servilité, lui toujours siarrogant. Donc, il y a entre eux quelque chose, une histoire, unsecret, que sais-je !… Donc, à l’instant, et sans plus deréflexions, il faut aller trouver Me Roberjot…

Nulle démarche ne pouvait paraître à Raymondplus pénible ni, en un certain sens, plus humiliante.

Aller tout avouer àMe Roberjot, après s’être si longtemps caché delui, c’était une dure extrémité. Que dirait-il ? Certainementil ne refuserait pas son concours : mais ne raillerait-il pas,lui, qui se moquait de tout ?

Mais comme de Me Roberjot,malgré tout, pouvait venir un secours décisif :

– Allons !… dit Raymond. Je vaisêtre suivi, je le sais, mais qu’importe ? puisque nous savonsqu’on ne m’arrêtera pas. Il sera toujours temps ce soir d’essayerde faire perdre ma piste…

Me Roberjot venait de semettre à table, lorsque son domestique lui annonça queM. Delorge était là, demandant à lui dire quelques mots…

– Qu’il entre ! s’écrial’avocat.

Et lui-même, il accourut, sa serviette à lamain.

– Comment, c’est vous ! disait-il àRaymond, vous que votre mère, que je viens de voir, croit sur laroute de la Belgique. Perdez-vous la tête ? Tenez-vousabsolument à visiter Mazas ?…

– Je ne crois courir aucun danger,monsieur, interrompit Raymond, et quand je vous aurai expliqué masituation, vous comprendrez ma conduite.

Il se détournait un peu en disant cela,démasquant ainsi le docteur qui était resté dans l’ombre.

– Du reste, ajouta-t-il, mon ami, ledocteur Legris et moi, venons vous demander conseil etassistance.

À vrai dire, Me Roberjot neparut pas précisément ravi de la présence de cet étranger, qu’iln’avait pas aperçu d’abord.

Mais, faisant fortune contre bon cœur, ilinvita les deux jeunes gens à le suivre dans la salle à manger.L’instant d’après, ils étaient à table, et le docteur Legris,s’emparant de la parole, exposait à Me Roberjot lasituation exacte que les événements faisaient à Raymond.

Si vivement était intéressé l’avocat, qu’ilrestait la fourchette en l’air, oubliant de manger, répétant parintervalles :

– C’est donc cela !… voilà doncl’explication de la mine farouche de mon gaillard !…

Mais lorsque le docteur en arriva àl’arrestation de M. Philippe de Maillefert, et au rôleprobable de M. Verdale :

– Ah ! Raymond, s’écriaMe Roberjot, malheureux insensé, pourquoi ne vousêtes-vous pas confié à moi !…

Le front du député de l’opposition serembrunissait.

– Malheureusement, poursuivait-il, ce queje pouvais il y a trois mois, je ne le puis plus à cette heure…Vous souvient-il, Raymond, de cette visite que vous me fîtes àvotre retour des Rosiers ?… Elle fut interrompue par le filsde M. Verdale… Évidemment, et quoiqu’il l’ait nié alors, etque je l’aie cru, c’était son honorable père qui me le dépêchait…Savez-vous ce qu’il venait faire ?… Me conjurer de lui rendre,à lui, une lettre que je possédais, qui n’avait que dix lignes,mais qui faisait de Verdale l’esclave de ma volonté… Il est bien,ce jeune homme ; il s’exprimait avec des accents qui mesemblaient partir d’un noble cœur ; il me toucha, ilm’émut…

– Et ?…

– Et je lui rendis la précieuselettre…

Il n’acheva pas. Se dressant si violemment quela table faillit en être renversée :

– Mais tout n’est pas perdu encore,s’écria-t-il. Non ! Il me reste peut-être une arme que mon amiVerdale ne soupçonne pas… Décidément, quoi qu’on en dise, il y a unDieu pour les honnêtes gens.

Raymond et le docteur eussent bien souhaitéqu’il s’expliquât plus clairement ; mais, à toutes lesquestions :

– Patience ! répondaitMe Roberjot. Je ne veux pas vous exposer à unedéception cruelle. J’espère, mais je ne suis pas sûr de mon fait.Tout dépend du plus ou moins d’ordre d’un de mes amis, qui étaitagent de change en 1852.

À huit heures, les trois hommes sortaient detable, et, montant en voiture, se faisaient conduire rue Taitbout,où demeurait l’ancien agent de change deMe Roberjot.

L’avocat entra seul chez son ami. Il y restadix minutes environ, et lorsqu’il sortit son visage rayonnait.

– Victoire ! dit-il aux jeunes gens,qui étaient restés dans la voiture, nous pouvons maintenantaffronter Verdale.

Et, s’élançant près d’eux :

– Avenue d’Antin, 72, cria-t-il aucocher, et vivement !…

IV

C’est avenue d’Antin, en effet, au centre dece quartier de Champs-Élysées, destiné à une si haute et si rapidefortune, que Verdale, au lendemain de son merveilleux coup debourse, avait transporté ses pénates.

Là, au milieu de vastes terrains acquis à basprix, il avait bâti le palais de ses rêves, le plus magnifique detous ceux dont le plan jaunissait dans ses cartons d’architecteincompris…

Il n’avait pas signé son œuvre, mais rien qu’àconsidérer la façade surchargée d’ornements et de sculptures, lepassant se disait :

– Là, certainement, demeure un enrichid’hier.

Neuf heures sonnaient, lorsque s’arrêta devantcette façade superbe, le fiacre qui amenaitMe Roberjot, Raymond et le docteur Legris.

– Monsieur le baron est chez lui,répondit le concierge à Me Roberjot, mais je doutequ’il reçoive… Adressez-vous à un des valets de pied.

Il y en avait plusieurs, en livrée éclatante,dans le vestibule, et l’un d’eux déclara que monsieur le baronétait occupé pour le moment, mais qu’il recevrait dans la soirée,et que si ces messieurs voulaient le suivre…

Ils le suivirent.

Il leur fit gravir un long escalier de marbrede trente-six couleurs, et, après leur avoir fait traverserplusieurs salons magnifiquement meublés, il les introduisit dansune petite pièce tendue de velours vert et éclairée par une seulelampe.

– Que ces messieurs s’assoient, leurdit-il. Dès que monsieur le baron sera libre, on viendra lesprévenir…

Me Roberjot fronçait lesourcil. Tout ce cérémonial lui prenait aux nerfs.

– S’il se doutait du plat que je luiréserve, grommelait-il, ce cher baron ne nous ferait pas faireantichambre.

Un vif rayon de lumière glissait sous une desportières de velours.

Évidemment, la porte que dissimulait cetteportière était ouverte, et quelqu’un venait d’entrer dans la piècevoisine.

– Cette pièce doit être le cabinet de cecher baron, fit le docteur.

– En ce cas, dit Raymond, il ne va pastarder à nous envoyer chercher.

Comme pour lui donner raison, un violent coupde sonnette retentit, des pas sonnèrent sur le parquet, et une voiximpérieuse s’éleva, qui disait :

– Où est monsieur le chevalier ?

– Chez madame la baronne, monsieur lebaron, répondit une voix humble.

– Allez le prier de venir me parler àl’instant.

Me Roberjot se pencha vers ledocteur.

– C’est la voix de Verdale, fit-il, je lareconnais.

Un silence de trois ou quatre minutes suivit,puis une porte s’ouvrit et se referma, puis la voix queMe Roberjot affirmait être celle de son anciencopain s’éleva de nouveau ; elle disait :

– Vous savez pourquoi je vous ai faitvenir, chevalier ?

– Je le soupçonne, mon père, répondit unevoix jeune et bien timbrée.

– Je suis fort mécontent…

– Je ne suis pas fort satisfait nonplus…

Me Roberjot riait, et de boncœur, véritablement.

Maintenant il était bien certain que c’étaientle père et le fils qui se trouvaient dans la pièce voisine, et rienne pouvait lui paraître plus plaisant que d’entendreM. Verdale appeler sérieusement son fils monsieur lechevalier.

Mais déjà M. Verdale poursuivait, d’unaccent irrité :

– Ah !… vous n’êtes pas satisfait,monsieur !

– Pas le moins du monde, mon père.

– Et pourquoi, s’il vous plaît ?

– Parce que, si je n’y prends garde, vousfinirez par me marquer d’un ridicule ineffaçable…

– Je vous rends ridicule, moi !…

– Malheureusement.

– Et en quoi, s’il vous plaît, enquoi ?…

– En persistant à m’affubler, comme vousle faites, de ce titre de chevalier qui ne m’appartient pas…

– Monsieur…

– Que vous, mon père, vous vous fassiezappeler baron, je le déplore, mais je ne puis l’empêcher. Mais quevous m’imposiez un titre ridicule, non, je ne le souffrirai pas. Ettoutes les fois que, sur des lettres d’invitation, vousm’intitulerez chevalier Verdale, je ferai ce que j’ai dit hier,j’adresserai partout des lettres de rectification où il sera ditque ce titre de chevalier est une erreur de l’imprimeur.

C’est de l’air le plus surpris que seregardaient Raymond, le docteur Legris etMe Roberjot.

– Monsieur mon fils est philosophe !continuait M. Verdale, dont la colère, très évidemment,croissait.

– Je m’efforce de l’être, répondaittranquillement le jeune homme.

– Et démocrate aussi, sansdoute ?

– À ma manière, oui.

Furieusement, l’ancien architecte frappait dupied.

– Monsieur est fier de notre origine,ricanait-il…

– Pourquoi pas ? Nos parents étaientd’honnêtes gens, cela suffit à mon ambition. Mais si j’avais vosidées, mon père, si je tenais tant à l’oublier, cette origine, jene prendrais pas à tâche de la rappeler aux autres. Tant que vousavez été M. Verdale tout court, personne ne s’est inquiété dece que faisaient ou ne faisaient pas vos parents. Du jour où vousavez mis un tortil de baron sur vos cartes de visite, on s’estinformé de votre père. On est allé aux renseignements et on adécouvert, quoi ? Que ma grand’mère, que votre mère vendait dupoisson aux Halles…

– Monsieur !…

– Le nier est impossible. Je connaisvingt personnes qui se fournissaient chez elle. Notre nom,d’ailleurs, est encore sur un écriteau. Allez à la halle, et vous ylirez : « Binjard, successeur de Verdale… »

– Personne ne l’eût su sans vous…

– Oh !…

– Vous l’avez crié sur les toits.

– Permettez… Je m’en suis vanté pourqu’on ne me le reprochât pas. Peut-être était-ce un calcul de mapart. Si dînant avec mes amis, je dis : « Passez-moi lepoisson, ça me connaît, bonne maman en vendait », personne nerit, je ne suis pas ridicule. Je serais grotesque, si quelqu’un medisait : « Chevalier, voyez donc le poisson, vous devezvous y connaître. »

Un terrible juron de M. Verdaleinterrompit son fils.

– Vous me manquez !…s’écria-t-il.

– En quoi ?

– C’est me manquer, que de me faire cetteopposition. Vous avez, vos opinions, prétendez-vous, ayez-en lecourage. Vous repoussez le titre qu’il me plaît de prendre,soit ! Repoussez aussi la fortune que je mets à votredisposition pour soutenir ce titre.

– Mon père…

– Choisissez-vous un état, gagnez votrevie, et alors vous aurez le droit d’avoir vos idées. Jusque-là…

– Eh ! vous savez bien que, s’iln’avait tenu qu’à moi, je l’aurais, cet état… Vous savez bien qu’enrestant près de vous, j’ai cédé à vos sollicitations et aux prièresde ma mère… Vous savez bien encore que c’est à peine si j’emploiela cinquième partie du revenu que votre générosité met à madisposition…

– Dites, pendant que vous y êtes, que sije mourais, vous renonceriez à ma succession.

Il y eut un instant encore de silence, etc’est d’une voix dont l’altération était sensible que le jeunehomme répondit :

– Je ne l’accepterais du moins que sousbénéfice d’inventaire.

Décidément la situation devenait très fausse,de Me Roberjot, de Raymond et du docteur Legris,dans ce petit salon où, très évidemment, on ignorait leurprésence.

– Descendrons-nous jusqu’à surprendre lessecrets de ces gens-là ! murmura Raymond.

– Nous en apprendrions sans doute debelles ! grommela le docteur.

Mais le parti de Raymond était pris.Saisissant une chaise assez lourde, il la renversa bruyamment, endisant :

– Comme cela, ils sauront qu’on lesentend…

Presque à l’instant même, la portière develours qui séparait le petit salon du cabinet se souleva vivement,et la tête intelligente et sympathique de M. Verdale filsapparut…

Il sembla stupéfait d’apercevoir là troishommes et plus stupéfait encore de reconnaître l’ancien camarade decollège de son père.

– Maître Roberjot !…s’écria-t-il.

À ce nom, ce fut M. Verdale père qui semontra, et durant plus d’une minute, son regard effaré erra de sonancien ami à Raymond Delorge, puis au docteur Legris, en qui ilreconnaissait le visiteur de Mme Lucy Bergam.

– Êtes-vous là depuis longtemps ?interrogea-t-il enfin.

– Depuis un quart d’heure environ,répondit le docteur, d’un ton de politesse affectée.

Un juron de charretier trahit la colère del’ancien architecte.

– Voilà comme je suis servi !s’écria-t-il. Quelle baraque que cette maison !…

Et en disant cela, il se jetait sur un cordonde sonnette et le tirait avec une telle violence qu’il lui restaitdans la main.

Du coup, toutes les portes du salons’ouvrirent, et à chacune d’elles trois ou quatre domestiquesapparurent.

– Qui de vous a reçu ces messieurs ?demanda M. Verdale d’un ton menaçant.

– Moi, monsieur le baron, réponditpiteusement un des valets.

– Vous ne leur avez donc pas demandéleurs cartes ?

– C’est la première chose que j’aifaite.

– Alors, comment ne me les avez-vous pasapportées ?

– Monsieur le baron était occupé…

– Et c’était une raison, selon vous, pourintroduire des visiteurs dans un des salons d’attente sans meprévenir !

– Cependant, monsieur le baron…

– Il suffit, interrompit M. Verdale,vous n’êtes plus à mon service. Faites-vous régler ce qui vous estdû, plus un mois, et ne soyez plus à l’hôtel demain à midi.

Il était cramoisi, il gesticulait, il criait àfaire trembler les vitres, on l’eût cru furieux, hors de lui…

Point.

Me Roberjot, qui connaissaitson ancien copain, discernait fort bien qu’il jouissait d’unparfait sang-froid, et que toute cette scène n’était qu’un calculpour gagner du temps, pour se remettre, pour se préparer à l’assautqu’il prévoyait.

Aussi, les domestiques sortis, changeant deton subitement, et s’asseyant avec la désinvolture des grandsseigneurs d’autrefois :

– Excusez-moi, messieurs, repritM. Verdale, mais cette exécution était absolument nécessaire.C’est pitoyable, la façon dont on est servi maintenant.

Et soulevant la portière de velours :

– Mais faites-moi donc le plaisir depasser dans mon cabinet, ajouta-t-il.

Cette pièce, la plus vaste de l’hôtel, étaitle séjour favori de M. Verdale, et comme le sanctuaire de sesméditations.

Il y recevait, et par suite, tout y étaitcalculé pour éblouir, depuis le tapis jusqu’aux peintures duplafond, et aux splendides rideaux des trois fenêtres.

Le plus gracieusement du monde, il avança desfauteuils à ses visiteurs, puis s’adressant à son fils :

– Je vous rends votre liberté pour cesoir, Lucien, dit-il.

Mais ce n’était pas le compte deMe Roberjot.

Il lui suffisait de ce qu’il avait surpris dela discussion pour être persuadé que le père et le fils nes’étaient pas entendus, comme il l’avait un instant soupçonné.

Se dressant donc vivement :

– Je tiendrais beaucoup, mon cher… baron,dit-il, à ce que monsieur votre fils assistât à notreentretien…

Difficilement, M. Verdale maîtrisa unmouvement d’impatience.

– Restez donc, dit-il à son fils.

Et se retournant vers son anciencamarade :

– Et maintenant, mon cher, fit-il, à quoidois-je le plaisir de votre visite ?…

Pendant le trajet de la rue Taitbout àl’avenue d’Antin, Me Roberjot avait eu le temps depréparer, non ce qu’il dirait, il n’en avait pas besoin, mais lafaçon dont il conduirait cette négociation.

– Voici les faits, commença-t-il d’un tonsec, et je vous ferai remarquer, mon cher… baron, que c’est en monnom que je parle, tout autant, si ce n’est plus, qu’au nom deM. Raymond Delorge, mon ami.

L’ancien architecte s’inclinacérémonieusement.

– Donc, repritMe Roberjot en soulignant chacun des mots qu’ilprononçait, nous venons… amicalement, vous prier de vouloir bienfaire remettre en liberté le duc de Maillefert, arrêté, – oh !malgré vous, nous savons cela, vous l’avez dit ce tantôt devantM. le docteur Legris, que voici, mais enfin arrêté sur unedénonciation de M. le comte de Combelaine…

Encore bien qu’il dût s’attendre à quelquechose de semblable, M. Verdale était devenu fort pâle.

– Malheureusement, répondit-il, vous vousabusez sur mon influence… Maintenant que la justice est saisie, jene puis plus rien. M. de Maillefert, innocent oucoupable…

– Vous savez mieux que personne qu’iln’est pas coupable !… interrompit froidementMe Roberjot.

Et du geste, imposant silence à l’ancienarchitecte :

– Attendez, fit-il, ce n’est pas tout.M. de Combelaine prétend épouserMlle Simone de Maillefert, qui est aimée deM. Raymond Delorge et qui l’aime… Ce mariage serait la mort decette malheureuse jeune fille ; nous venons… amicalementtoujours, vous prier de l’empêcher.

Peut-être pour dissimuler son trouble,M. Verdale s’était levé.

– Mais c’est de la folie !…s’écria-t-il.

Assis l’un près de l’autre, Raymond et ledocteur Legris osaient à peine respirer, tant ils étaient pénétrésde la gravité de chacune des paroles qui s’échangeaient entre cesdeux anciens camarades.

C’est à peine s’ils songeaient à observer ducoin de l’œil M. Lucien Verdale, lequel, pâle et les dentsserrées, se tenait debout adossé à la cheminée.

– Nous comptons sur vous… baron, insistaMe Roberjot après un moment de silence pénible.

Un spasme de colère, aussitôt maîtrisé, crispales traits de l’ancien architecte, et d’une voix sourde :

– Et moi, prononça-t-il, je ne puis quevous répéter ce que je viens de vous dire.

– Quoi ?

– Que c’est de la démence que de venirdemander à un homme de se mêler d’affaires sur lesquelles il nepeut rien, et dont il se soucie, en définitive, comme de l’anquarante.

– En vérité !… fitMe Roberjot, d’un ton de menaçante ironie.

Et M. Verdale s’obstinant à setaire :

– Croyez-moi, poursuivit-il, negaspillons pas notre temps en propos oiseux. Une intrigue existe,et vous en êtes le plus actif artisan. Ne niez pas. Qui donc estallé aux Rosiers évaluer les propriétés deMlle de Maillefert ? Qui donc, au retour,a ouvert un crédit énorme à M. de Combelaine, à qui, laveille, il n’eût pas prêté dix louis ? Qui donc a poussé lepauvre Philippe sur la pente de l’abîme où il vient derouler ? N’est-ce donc pas vous, monsieur Verdale ?Alors, démontrez-moi qu’il n’existe aucune relation entre lemariage de M. de Combelaine et l’arrestation deM. Philippe.

Trop nettes et trop précises étaient cesaccusations, pour que M. Verdale essayât même de nier.

– Et quand cela serait !…fit-il.

– Cela est, et c’est pour cela que jevous dis : Ce que vous avez fait, il faut le défaire.Comment ? C’est à vous d’aviser. Il faut que, sousquarante-huit heures, M. de Maillefert soit en liberté,et que M. de Combelaine ait renoncé à la main,c’est-à-dire aux millions de Mlle Simone…

– Il faut, il faut…

– Oui, absolument…

L’ancien architecte avait pris sur son bureauun coupe-papier d’argent, et passant sur lui sa colère, il letordait entre ses doigts crispés.

– Eh bien ! vous pouvez rayer celade vos papiers, maître Roberjot, s’écria-t-il. Si vous êtes l’amide M. Delorge, je suis, moi, l’ami deM. de Combelaine ; je l’ai soutenu, je continuerai àle soutenir envers et contre tous…

L’avocat s’était à demi soulevé sur sonfauteuil.

– Prenez garde, monsieur Verdale, fit-il,réfléchissez…

Ce ne fut pas l’architecte qui répondit.

Depuis un moment, son fils, M. LucienVerdale, s’était rapproché.

Intervenant tout à coup :

– Et moi, monsieur, prononça-t-il d’unevoix frémissante, je vous déclare que je ne souffrirai pas qu’onparle de la sorte à mon père, dans sa maison, devantmoi !…

Si menaçante était son attitude, que Raymondet le docteur Legris se dressèrent d’un même mouvement.

Mais Me Roberjot était de ceshommes dont rien ne déconcerte l’imperturbable présence d’esprit,et qui d’un coup d’œil discernent tout le parti qu’on peut tirer del’incident le plus imprévu.

Satisfait plutôt que mécontent del’intervention de M. Verdale fils :

– Je n’en serais pas à menacer ainsi,monsieur, fit-il froidement, sans vous qui avez su me décider à medessaisir d’une lettre qui faisait ma sécurité et celle de mesamis…

Troublé par ces seuls mots, le pauvre garçonbaissa la tête.

– Avez-vous oublié, poursuivitl’impitoyable avocat, ce qui s’est passé chez moi le jour de votrevisite ? Que m’avez-vous dit ? Que vous souhaitiezépouser une jeune fille que vous adoriez, et que votre père vousavait déclaré qu’il ne donnerait pas son consentement tant qu’il neserait pas rentré en possession de certaine lettre que jem’obstinais à lui refuser. Et sur ce, vous veniez à moi, mejuriez-vous, de votre propre mouvement…

– Et c’était vrai, monsieur…

– Alors moi, qu’ai-je fait ? Ému devotre chagrin et touché de vos prières, je vous dis :« Eh bien ! soit, monsieur, je vais vous rendre cettelettre… » Et, en effet, je vous la remis pour la porter àvotre père, non tout ouverte, mais sous enveloppe cachetée…

– C’est vrai, murmurait le jeune homme,c’est vrai…

Qui eût connu Me Roberjot eûtlu dans ses yeux la certitude du succès.

– Sans doute, continuait-il, vous avez dûvous demander la raison de cette précaution que je prenais. Ehbien ! monsieur, je vais vous la dire. Je voulais, en vousenlevant la faculté de lire cette lettre, vous éviter l’horribledouleur de mépriser votre père…

Il s’arrêta un moment comme pour laisser à saphrase le soin de produire tout son effet ; puis pluslentement :

– Par ce que j’ai fait, vous devez mejuger et comprendre que je n’agis aujourd’hui que sous l’empired’une inexorable nécessité. Il m’en coûte de vous affliger, maisj’ai des devoirs à remplir. J’ai à sauver l’honneur du duc deMaillefert et la vie de Mlle Simone et de RaymondDelorge. J’ai à défendre le bonheur de tous les gens que j’aime, jeparlerai donc…

– Monsieur…

– Demandez à votre père ce que c’étaitque cette lettre, dans quelles circonstances il me l’avait écrite,et ce qu’elle contenait.

Peu à peu, l’ancien architecte, toujours sirouge d’ordinaire, était devenu livide. Ce n’était pas du sang,c’était de la bile et du fiel que la rage charriait à sa largeface.

– Roberjot ! murmura-t-il avec unterrible effort…

– Faites ce que je demande, insistal’avocat.

Une affreuse indécision se lut sur le visagede M. Verdale ; puis, tout à coup :

– Eh bien ! non ! s’écria-t-il.Mieux vaut que mon fils sache que cette lettre contenait l’aveud’une de ces légèretés que la jeunesse explique…

– D’une de ces légèretés qui ont conduitle pauvre Philippe de Maillefert en prison.

M. Verdale essaya de se révolter.

– Je n’admets pas la comparaison,dit-il.

– Et vous devez avoir raison, fitMe Roberjot d’un ton ironique. Je m’enrapporterais, au besoin, à la façon dont vous vous jugiez àl’époque. Peut-être avez-vous oublié les termes de votre lettre,moi je les ai encore présents à la mémoire.

« Ami Roberjot, m’écriviez-vous, si aureçu de cette lettre, tu la portes au procureur de la République,il s’empressera de décerner contre moi un mandat d’amener…

« Et je serai arrêté, jugé et condamné…Je me suis approprié, grâce à un faux, le titre que tu m’avaisconfié. »

Et c’était signé de votre nom, en touteslettres : Verdale, avec votre paraphe…

Écrasé sous cette révélation terrible, le filsde l’ancien architecte, le pauvre Lucien s’était affaissé sur unfauteuil.

Mais M. Verdale n’avait pas de cesfaiblesses.

– C’est vrai, dit-il d’une voix rauque,je vous ai, malgré vous, emprunté cent soixante mille francs pourhuit jours… Mais vous étiez mon ami. Ne vous ai-je pas remboursé aujour dit ?

– Si.

– Ne vous ai-je pas, de plus, offert lamoitié du bénéfice énorme que je venais de réaliser, grâce àCoutanceau ?

– Si.

– Eh bien ! alors, que voulez-vousde plus, que réclamez-vous, et de quel droit venez-vous m’insulterchez moi !

Blême et tremblant l’instant d’avant,M. Verdale avait si soudainement recouvré son arrogancehabituelle, que Raymond et le docteur Legris en étaient commepétrifiés.

La raison était pourtant bien simple, de cebrusque changement.

Ce que redoutait surtout et avant toutl’ancien architecte incompris, c’était que son fils ne vînt àconnaître la source ignominieuse de sa fortune.

Lucien sachant tout, qu’avait-il àcraindre !…

– À tout autre qu’à vous, maîtreRoberjot, poursuivait-il, je dirais : « Nous sommesquittes, allez de votre côté, j’irai du mien. » Mais, par lesaint nom de Dieu ! nous ne sommes pas quittes, nous deux.Nous avons un compte à régler, mon ancien ami, un compte dedix-huit ans !…

Les couleurs revenaient à ses joues, il seredressait, il enflait la voix…

– Ayant foi en votre amitié, disait-il,sottement, niaisement, je m’étais livré à vous pieds et poingsliés, par cette lettre absurde dont vous avez gardé un souvenir siprécis. Comment m’avez-vous récompensé de ma confiance ?Pendant dix-huit ans vous avez tenu suspendue au-dessus de ma têtecette preuve fatale. J’avais cessé de m’appartenir, je n’avais plusde volonté. J’en étais arrivé à n’oser plus rien projeter, rienentreprendre. Une idée me venait-elle : avant de l’examiner,de l’évaluer, j’en était réduit à me dire : « Qu’enpensera Roberjot ? » N’étiez-vous pas mon maître ?…Ô rage !… dire que pendant dix-huit ans j’ai vécu avec cetteidée atroce, obsédante, qu’il était de par le monde un homme quiétait mon maître, un homme qui, d’un seul acte de sa volonté,pouvait renverser l’édifice de ma prospérité, me ruiner d’honneuret me ruiner d’argent, et m’enlever jusqu’à l’affection de monfils…

M. Lucien Verdale avait relevé latête :

– Mon père, murmura-t-il, mon père…

Il ne l’entendit seulement pas. S’exaltant deplus en plus, et donnant enfin un libre cours à ses colères silongtemps contenues :

– Et c’est à l’homme, continuait-il,auquel vous avez infligé cet abominable supplice, que vous, maîtreRoberjot, que l’on dit homme d’esprit, vous venez demander unservice !… Vous avez donc perdu la tête ! Vous n’avezdonc pas compris que c’est la revanche que vous venez enfinm’offrir !… Ah ! vous vous intéressez à M. Philippede Maillefert, à Mlle Simone et à M. RaymondDelorge !… Cela suffit pour que je leur voue une haineimplacable, pour que je me venge sur eux de vous ! Uniquementparce que vous exécrez Combelaine, je serai son ami fidèle etdévoué, je le soutiendrai de mon argent et de mon crédit…Maintenant, c’est irrévocable, le duc de Maillefert ira au bagne etsa sœur épousera le comte de Combelaine…

Son accent trahissait une si mortelle haine eten même temps une telle conviction, que le docteur Legris etRaymond frissonnaient.

Seul Me Roberjot restaitcalme.

– Prenez garde, monsieur Verdale, fit-ilfroidement, prenez garde !…

L’ancien architecte était hors de lui.

– À quoi donc voulez-vous que je prennegarde !… s’écria-t-il. Le temps n’est plus où vos menaces mefaisaient trembler. Cette lettre que, pendant dix-huit ans, vousm’avez tenue comme un poignard sur la gorge, elle n’existe plus, jel’ai brûlée…

Me Roberjot s’était levé,craignant peut-être que, dans un accès de rage folle, son anciencopain ne se jetât sur lui.

Accoudé au dossier de son fauteuil :

– Êtes-vous sûr, cher monsieur Verdale,fit-il, que cette lettre fût la seule preuve qui existât contrevous ?…

– Parbleu !

– Eh bien ! permettez-moi de vous ledire, vous vous trompez.

M. Verdale frissonna, ses yeuxvacillèrent. Mais, se remettant aussitôt :

– Fou que je suis, s’écria-t-il enricanant, de ne pas voir que vous cherchez à m’effrayer.

Me Roberjot secoua latête.

– Oui, vous êtes fou, dit-il, mais c’estde ne pas comprendre que jamais je ne serais venu vous dire :« J’exige, je veux ! » si je n’avais pas eu un moyende vous contraindre. Non, je n’ai pas perdu la tête, je savaisquels étaient vos sentiments à mon égard.

Et, sans laisser à son ancien copain le tempsde se remettre :

– La lettre où vous me disiez avoircommis un faux est anéantie, ajouta-t-il, c’est vrai. Mais lefaux ? Vous êtes-vous demandé ce qu’il est devenu ?…

– Le faux !… bégayaM. Verdale.

– Oui. Écoutez son histoire. En recevantl’aveu de votre indigne abus de confiance, mon premier mouvementfut de courir chez mon agent de change. Comment avait-il vendu letitre entier que je vous avais confié, alors que je lui donnaisl’ordre d’en distraire seulement huit ou dix mille francs que jeconsentais à vous prêter ? C’était bien simple. Vous aviezfabriqué un autre ordre que l’on me représenta. Ah ! je vousl’avoue, en voyant votre talent de faussaire et avec quelleperfection vous aviez imité mon écriture, ma stupeur fut si grandeet si manifeste, que mon agent de change, qui était mon ami,comprit qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire. Il lecomprit d’autant mieux, qu’il avait été très surpris de me voirvendre à un moment de baisse, et qu’il n’eût pas exécuté l’ordre,sans toutes les raisons que vous aviez accumulées. Comme de juste,il m’interrogea. J’aurais dû vous dénoncer, monsieur Verdale ;je ne le fis pas. Mais je priai mon ami de conserver précieusementvotre faux parmi ses papiers, lui disant que j’en aurais peut-êtrebesoin un jour…

– Eh bien ?…

– Je sors à l’instant de chez cet ami. Ila conservé soigneusement le dépôt que je lui avais confié, et il letient à ma disposition.

De toutes ses forces, l’ancien architecte seraidissait contre les appréhensions sinistres qui commençaient àl’assaillir.

– Vous appelez cela une preuve !fit-il d’un ton farouche.

– Ce n’en serait peut-être pas une encour d’assises, si vous n’étiez pas couvert par la prescription…C’en sera une dans un procès civil, où j’appellerai en témoignageM. Coutanceau, votre ancien… protecteur.

L’ancien architecte se taisait.

Il essayait, en dépit de son trouble, demesurer la portée de ces menaces.

– Le témoignage de M. Coutanceauvous semble-t-il insuffisant ? ajoutaMe Roberjot… Il en est un autre quej’invoquerais.

– Lequel ?

– Celui de votre fils.

Violemment, M. Verdale recula, comme s’ileût vu tout à coup se dresser un spectre.

– Et vous croyez, s’écria-t-il, que monfils élèverait la voix pour accuser son père, pour déshonorer lenom qu’il porte !

– J’ai sa parole, prononça froidementMe Roberjot.

Et s’adressant à M. LucienVerdale :

– Vous souvient-il, monsieur, de nosconventions, lorsque je consentis à vous remettre la lettre devotre père ?

– Oui, monsieur, balbutia le jeune homme,oui !…

– Je vous dis à peu près ceci :« Votre père me hait ; dès qu’il me saura désarmé, ilvoudra se venger. » Que me répondîtes-vous ? « Sijamais mon père vous attaquait, vous et vos amis, je serais avecvous contre lui, je vous en donne ma parole d’honneur !…

– J’ai dit cela, c’est vrai.

– Et si je vous sommais de tenir votreparole…

Le jeune homme hésita, puis d’une voixétouffée :

– Je la tiendrais, répondit-il.

M. Verdale, à cette foudroyante réponse,avait chancelé.

Éperdu, la face pourpre, l’œil injecté desang, il arrachait, d’un geste convulsif, les boutonnières de songilet et sa cravate ; il étouffait.

– Il tiendrait sa parole !bégayait-il d’un accent d’horreur indicible, lui, Lucien, monfils !…

Et comme l’infortuné jeune homme s’avançaitvers lui, il le repoussa d’un geste terrible.

– Malheureux !… cria-t-il.

Cependant, grâce à un effort surhumain, il netarda pas à maîtriser ses épouvantables angoisses, et s’adressant àMe Roberjot :

– Vous l’emportez, dit-il, à quoi bonlutter ! Je suis à votre discrétion, je le reconnais, vouspouvez me perdre…

Non moins que Raymond et le docteur Legris,Me Roberjot était ému.

Mais ce n’est pas pour en laisser échapper lesavantages qu’il avait amené cette situation :

– Vous me connaissez assez, monsieur,reprit-il doucement, pour savoir que je n’agirais qu’à la dernièreextrémité. Je n’ai pas de haine contre vous, moi. Faites donc ceque nous vous demandons.

L’ancien architecte eut un geste dedécouragement.

– Eh ! le puis-je !…s’écria-t-il…

Et après un moment de réflexion :

– Tenez, poursuivit-il, supposons que lejour où vous avez reçu cette lettre maudite, où je me dénonçaismoi-même, vous l’eussiez portée au procureur de la République. Quefût-il arrivé ? On m’eût arrêté, et une instruction eût étésur-le-champ commencée. Supposez, maintenant, que le lendemain, mafemme fût venue se jeter à vos pieds en vous conjurant de mesauver, qu’eussiez-vous répondu ?…

– Que, la justice étant saisie, je nepouvais plus rien.

– Eh bien !… tel est mon cas.

– Mais M. Philippe de Maillefert estinnocent, lui !…

– En réalité, oui, jusqu’à un certainpoint. En apparence, non.

– On lui a tendu quelque piègeinfâme.

– Je ne dis pas le contraire…

– Vous voyez donc bien…

– Je ne vois rien, sinon que des fauxexistent, qu’ils ont été fabriqués par M. de Maillefert,et que, par conséquent, M. de Maillefert est unfaussaire…

– Oh !…

– Je vous parle comme parlerait le juged’instruction, M. Barban d’Avranchel.

M. Verdale avait raison,Me Roberjot ne le sentait que trop, et il étaitaisé de le discerner à son air soucieux. Cependant, après un momentde méditation :

– En fabriquant des faux, reprit-il,M. Philippe savait-il ce qu’il faisait ?

– Oh ! parfaitement !

– Il savait qu’il risquait lebagne ?

– Pardon ! il croyait seulementavoir l’air de le risquer.

Concilier toutes ces réponses était sidifficile, que Raymond et le docteur Legris se regardaient d’un aird’ébahissement profond.

Quant à Me Roberjot,comprenant bien qu’à questionner ainsi au hasard, il risquait depasser à côté de la vérité :

– Je ne suspecte pas votre sincérité,monsieur Verdale, fit-il ; cependant, tenez, jouons cartes surtable : laissons-là cet interrogatoire, et dites-nous ce quevous savez.

Durant près d’une minute, l’ancien copain deMe Roberjot demeura indécis. Ce qu’il souffrait dese voir ainsi acculé, il était aisé de le voir à la contraction deses traits et aux gouttes de sueur qui perlaient le long de sestempes.

– Il n’y a pas à hésiter, mon père,prononça M. Lucien.

M. Verdale tressaillit à ces mots, et unéclair de fureur brilla dans ses yeux.

– Me sauver de ce côté, murmura-t-il,n’est-ce pas me perdre de l’autre !…

Puis, tout à coup, se décidant :

– Eh bien !… soit, fit-il, du tondésespéré de l’homme qui s’abandonne, soit ! écoutez.

Et s’étant assis :

– Vous savez aussi bien que moi,commença-t-il, la situation de la duchesse de Maillefert et de sonfils, en ces dernières années. Ruinés, criblés de dettes, ilsn’avaient pour vivre que les générosités deMlle Simone. Bien loin d’être reconnaissants, ilsétaient mécontents ; les revenus ne leur suffisaient pas,c’est le capital qu’ils voulaient. Vingt fois ils avaient essayé del’arracher à Mlle Simone, toujours ils avaientéchoué. Ils avaient fini par en prendre presque leur parti, lorsquela duchesse de Maumussy vint leur suggérer une idée.

« – Supposons, leur dit-elle, queM. Philippe de Maillefert, gérant d’une société financière,ait détourné des sommes considérables et masqué ses détournementspar des faux… Est-ce que Mlle Simone ne donneraitpas sa fortune tout entière pour combler le déficit, désintéresserles actionnaires et épargner à son frère la honte de la courd’assises ?… Évidemment si. Eh bien ! il faut queM. Philippe ait l’air d’avoir fait ce qu’il est incapable defaire. Il faut qu’il soit gérant de quelque société, qu’il simuledes détournements et des faux, et qu’il vienne conjurer sa sœur dele sauver… Elle donnera tout ce qu’on lui demandera, et le toursera fait.

« Étant donné le caractère deMlle Simone, ce plan présentait de telles chancesde succès, que Mme de Maillefert et son filsn’hésitèrent pas à l’adopter.

« Mais ce n’étaient pas eux qui étaientcapables de le mener à bien, il leur fallait des complices, etvéritablement, pour une telle besogne, il n’était pas facile d’entrouver.

« Ce futMme de Maumussy qui les trouva.

« Ayant fourni l’idée, elle fournitencore l’homme le plus capable, selon elle, d’en tirer parti :le comte de Combelaine. Mandé par elle, Combelaine se renditsecrètement à Saumur, où eût lieu sa première entrevue avecMme de Maillefert et son fils. Dès qu’on luieut expliqué ce dont il s’agissait, il déclara qu’il se chargeaitde tout, et qu’il répondait du succès, à la condition qu’on luidonnerait la main de Mlle Simone avec une dot qu’ilfixa.

« Il faut rendre àMme de Maillefert cette justice qu’ellehésita. La condition lui semblait terriblement dure, non pour safille, mais pour elle-même. Elle connaissaitM. de Combelaine, et la perspective de présenter un telgendre lui répugnait singulièrement.

« N’osant, toutefois, refuser carrément,elle objecta des engagements antérieurs, pris par sa fille et parelle. À l’entendre, Mlle Simone, aimant quelqu’un,ne donnerait jamais son consentement, et son caractère était tropabsolu pour qu’on pût espérer l’influencer ou la contraindre.M. de Combelaine déclara qu’il se chargeait, le momentvenu, d’obtenir le consentement de Mlle Simone. Etle traité fut signé, grâce surtout à la duchesse de Maumussy,laquelle m’a toujours paru avoir voué une haine implacable àMlle de Maillefert…

M. Verdale allait-il enfin éclairer lesprofondeurs de cette ténébreuse intrigue ?…

C’est la pâleur au front, que le docteurLegris, Raymond et Me Roberjot écoutaient, oubliantjusqu’à la présence de Lucien Verdale, lequel avait repris sa placedevant la cheminée, et semblait l’accusé dont on prononce leréquisitoire.

– Vous devez le supposer, poursuivaitl’architecte, Combelaine ne pouvait agir seul. S’il s’était tantavancé, c’est qu’il se savait, dans la banque et dans les affaires,des amis, des relations. Il vint me trouver. Je l’affirme surl’honneur, la vérité ne me fut pas tout d’abord révélée. Si jel’avais seulement soupçonnée, je n’en serais pas où j’en suis àcette heure. Mais Combelaine me dit simplement qu’il s’agissait detirer de peine des amis à lui, une grande dame et son fils, uncharmant garçon, et aussi de favoriser son mariage avec une jeunefille dont il était très épris… Ce qu’il me proposait n’était sansdoute pas très correct, avouait-il, mais il ajoutait que tout neserait qu’une innocente comédie… Bref, je finis par lui promettremon concours.

Depuis un instant, Raymond s’était redressésur sa chaise.

– Vous oubliez votre visite à Maillefert,monsieur, interrompit-il…

Mais un coup de coude deMe Roberjot lui coupa la parole.

N’était-il pas naturel que M. Verdalecherchât à se disculper et à rejeter sur des complices toutl’odieux de l’intrigue !… Et qu’importait qu’il fût plus oumoins coupable !

– Je suis allé à Maillefert, répondit-il,mais uniquement pour m’assurer que M. de Combelaine ne metrompait pas, et que c’était bien une affaire sérieuse qu’il meproposait. Plusieurs fois déjà, il m’avait joué, il me devaitbeaucoup d’argent, je me défiais de lui. Enfin, je puis bien ledire, jusqu’à un certain point, j’étais à sa discrétion. Il m’avaitautrefois engagé dans des spéculations qui avaient nécessité desnégociations délicates, j’avais eu l’imprudence de lui écrire, ilavait conservé toute notre correspondance, et parfois m’en amenacé.

Il plaidait les circonstances atténuantes, ils’égarait…

– Revenons à Philippe de Maillefert, chermonsieur Verdale, dit doucement Me Roberjot…

L’ancien architecte eut un geste de fureur,mais se maîtrisant :

– La fortune constatée, l’exécution duplan n’était pas difficile. J’étais, comme je le suis encoremaintenant, le directeur-gérant d’une société financière, laCaisse rurale. Combelaine était et est encore undes administrateurs de cette société. Je fis nommerM. Philippe de Maillefert membre du conseil de surveillanced’abord, puis sous-directeur. Cette situation lui donnant ladisposition des titres, le reste allait tout seul. Encouragé parCombelaine, car il hésita au dernier moment, M. Philippeenleva des titres pour trois millions cinq cent mille francsenviron, et masqua le détournement par des faux aussi maladroits etaussi authentiques que possible. Était-il pour cela un voleur et unfaussaire ? Non, pas dans le sens habituel de ces mots. Saconviction était qu’il jouait simplement une comédie destinée àtromper sa sœur, et il était bien persuadé qu’il ne courait pas lemoindre risque. Il ne disposa, d’ailleurs, d’aucun des titres qu’ilavait enlevés. Il les laissa entre les mains de Combelaine. Etquand l’un des deux avait besoin d’argent, je lui ne avançais.

« Ces dispositions prises,M. Philippe partit pour Maillefert, jouer la grande scène d’oùdépendait le succès et dont je ne me dissimulais pas l’odieux. Maisdéjà j’étais trop engagé pour reculer.

« Ayant pris sa sœur à part,M. Philippe lui raconta que pressé par le besoin, tourmentépar des dettes de jeu, conseillé par de faux amis, égaré par lapassion, il avait joué à la Bourse et perdu des sommesconsidérables qui ne lui appartenaient pas. Il ajoutait que toutallait être découvert, et que, préférant la mort au déshonneur, ilallait se brûler la cervelle si on ne venait pas à son secours.

« Mlle Simone connaissaitson frère… Elle ne douta pas une seconde de ce qu’il lui disait. Sedécidant sur-le-champ, elle lui déclara qu’elle arrangerait tout sic’était possible encore, dût sa fortune entière y passer. EtM. Philippe nous revint ravi, en nous disant :« L’affaire est dans le sac, ma sœur sera icidemain. »

À l’attitude seule de M. Verdale, auregard qu’il jetait à la dérobée sur son fils, il était aisé devoir que ce qu’il avait dit n’était rien, près de ce qu’il restaitencore à révéler…

Si Combelaine eût été un homme comme lesautres, reprit-il, tout allait comme sur des roulettes.Mlle Simone vendait pour quatre millions depropriétés, on remplaçait les titres, et le tour était joué… MaisCombelaine n’était pas d’un caractère à renoncer à la fortune qui,après ce sacrifice, allait rester encore àMlle de Maillefert. Aussi, quand elle l’envoyachercher, déclara-t-il que l’affaire de M. Philippe n’étaitpas si simple que cela à arranger. Il consentait bien, disait-il, àuser de son influence, mais à une condition, c’est que s’ilréussissait, Mlle Simone lui accorderait samain.

« J’étais présent à cette scène, et rienne peut rendre l’horreur de la pauvre jeune fille à cettedéclaration. C’est pourtant du ton le plus doux qu’elle réponditqu’elle ne s’appartenait plus, qu’elle avait disposé de sa vie…

« Combelaine n’en insista pas moins, etsi brutalement et si maladroitement, queMlle de Maillefert, blessée et indignée, finitpar lui dire, d’un ton de mépris écrasant :

« – Je vous entends, monsieur ; lesmillions qui me restent vous font envie… Eh bien ! soit !sauvez l’honneur de notre maison, et je vous les abandonne. Quant àdevenir votre femme, jamais !…

« Par cette seule phrase, elle venait dese faire un ennemi mortel d’un homme qui jamais n’a rien oublié nipardonné. Avant, il est certain que s’il tenait prodigieusement àla dot, il se souciait infiniment peu de la femme. Après, la femmeplus que l’argent peut-être devint l’objet de ses ardentesconvoitises.

« – Je la veux, me disait-il, cetteorgueilleuse, et je l’aurai, ou pardieu, monsieur son frère ira aubagne.

« J’essayais de le calmer, mais jeperdais mes peines. Et comme, deux ou trois jours plus tard, je lemenaçais de l’abandonner et de prendre parti pourMlle Simone.

« – Il est un peu tard pour reculer, moncher, me dit-il en ricanant. Désormais je vous tiens tout autantque M. Philippe. Quant aux titres détournés, vous devez bienpenser que je ne les ai pas laissés moisir dans mon tiroir. Il fautla croix et la bannière pour vous arracher dix mille francs,j’avais des créanciers… Vous êtes trop intelligent pour qu’il soitbesoin de vous expliquer le reste.

M. Verdale disait-il vrai ?

Ce qui est sûr, c’est que le frémissement desa voix semblait trahir les rancunes de l’homme pris pour dupe.

– Les sarcasmes, poursuivit-il, encoreplus que les menaces de Combelaine, m’ouvrirent les yeux. Jecompris que j’étais joué par un de ces traîtres qui déshonorent lecrime même, et qui pour se faire une part plus large n’hésitent pasà livrer leurs complices. Je discernai que son dessein était des’emparer de la fortune entière de Mlle Simone, quejamais il ne rendrait les titres qui lui avaient été confiés et quetôt ou tard le pauvre Philippe payerait de son honneur et de saliberté sa coupable imprudence…

M. Lucien Verdale était atterré.

Considérant son père avec une douloureusestupeur :

– Mais c’est monstrueux !prononça-t-il.

– Oui, monstrueux, répéta l’ancienarchitecte, mais Combelaine me tenait. N’avait-il pas macorrespondance ? Et telle était alors la situation de laCaisse rurale qu’un éclat scandaleux me menait tout droit à labanqueroute…

– Quelle honte ! murmura Lucien.

– Oh ! je ne prétends pas medisculper, poursuivait M. Verdale. J’explique seulementcomment je fus réduit à assister les bras croisés à l’horribledrame dont l’hôtel de Maillefert a été le théâtre. Si triste quesoit le caractère de la duchesse et de son fils, ils ne purentvoir, sans être troublés, la douleur deMlle Simone. Comprenant bien que ce mariage seraitla mort de cette pauvre fille qu’ils avaient si indignement abusée,ils essayèrent d’en détourner M. de Combelaine, et voyantqu’ils perdaient leurs peines, ils finirent par lui déclarer qu’ilsretiraient leur consentement.

« – Soit ! fit-il froidement. Onverra alors un duc de Maillefert en cour d’assises. Cependant,comme je suis bon prince, je vous accorde quarante-huit heures deréflexion…

« J’étais là. Et, je vous le jure, sij’avais connu un moyen de secourir ces malheureux, je n’aurais pashésité à l’employer. Mais je vous le répète, j’étais aussi menacéqu’eux et c’est avec la rage de l’impuissance que j’assistai à lascène qui suivit le départ de Combelaine.

« M. Philippe était comme fou dedouleur et de colère. Il n’est pas corrompu tout à fait, ce pauvregarçon, il est plus écervelé encore que méchant et, la situation oùil voyait sa sœur réveillant en lui tous les instincts del’honneur, il délirait.

« Il jurait que ce mariage ignominieux nese ferait pas, déclarant que, puisque c’était lui qui avait commisla faute, c’était à lui d’en subir le châtiment. Il savait bien,disait-il, que rien ne ferait revenir Combelaine sur sa résolution,mais il s’en moquait, décidé qu’il était à se brûler lacervelle.

« Je vivrais des siècles que jamais jen’oublierais l’accent de Mlle Simone répondant àson frère :

« – Si votre mort devait sauver notrehonneur, c’est de ma main que je chargerais vos pistolets,Philippe. Mais vous n’emporteriez pas dans la tombe le secret denotre honte. On saurait quand même qu’un duc de Maillefert a étévoleur et faussaire… et c’est ce qu’à tout prix, oui, à tout prix,il faut éviter. Vivez, je saurai faire mon devoir…

« Quant à la duchesse de Maillefert, cequi surtout la transportait de rage, c’était la conviction del’inutilité de sa honteuse supercherie. Sans voir aussi bien quemoi dans le jeu de Combelaine, elle comprenait fort bien qu’unefois en possession de la fortune de Mlle Simone,devenue sa femme, il la garderait pour lui seul. Elle se trouvaitdonc prise à son propre piège. Pour avoir voulu s’emparer desmillions de sa fille, de ces millions dont le revenu lui avaittoujours été généreusement abandonné, elle s’était ruinéeirrémédiablement.

« Peut-être est-ce là ce qui la décida àtout révéler, à Mlle Simone, à lui avouer quePhilippe n’était coupable qu’en apparence, que le vol et les fauxn’étaient, dans le principe, qu’une ruse indigne…

« La pauvre jeune fille fut révoltée decette révélation, et je l’entendis s’écrier que d’avoir feint untel crime, c’était pis, à ses yeux, que de l’avoir commis…

« Cependant, avant de prendre un parti,elle adopta une idée que je lui avais sournoisement suggérée, etqui était d’essayer d’intéresser à sa situation le duc et laduchesse de Maumussy. Je savais que Combelaine avait payé demagnifiques promesses l’indispensable complicité de Maumussy et desa femme, et que depuis sa certitude du succès il ne cherchait plusque le moyen de ne pas les tenir. De là, des rancunes dont il yavait peut-être, pensais-je, à tirer parti.

« Je me trompais. Sentant mes répugnancesà le servir, et que je pouvais lui manquer d’un moment à l’autre,Combelaine s’était secrètement rapproché de son ancien complice, etlui avait même attribué un assez bon nombre des titres volés à laCaisse rurale. D’un autre côté, le temps n’avaitfait qu’envenimer la haine de la duchesse de Maumussy.

« La démarche deMlle Simone ne servit qu’à lui démontrer l’inanitéd’une plus longue résistance. Et le lendemain, Combelaine,triomphant, me montrait un billet qu’il venait de recevoir deMlle de Maillefert.

« – Je vous attends, lui écrivait-elle. Àune certaine condition que je vous dirai, je consens.

« Cette condition était qu’avant lacélébration du mariage le déficit de la Caisse rurale serait combléet qu’on aurait fait disparaître tout ce qui pouvait accuserM. Philippe. Sans discussion, Combelaine promit tout ce qu’onvoulait, ayant l’intention, il ne me le cachait pas, et aussi lemoyen, affirmait-il, d’éluder ses engagements.

« Je ne pouvais donc, à part moi,qu’approuver M. Philippe, lequel n’avait plus qu’une idéefixe, qui était de contraindre Combelaine à se battre avec lui.

« Malheureusement il n’avait, le pauvregarçon, ni l’adresse ni la patience nécessaires. Et unsoir :

« – Je vous vois venir, mon cher, lui ditCombelaine, c’est pourquoi je vous préviens de ceci. Ne vous mettezjamais dans le cas d’avoir un duel avec moi, parce que, sur leterrain, c’est le procureur impérial que vous trouveriez. Je doisépouser votre sœur, donc nous devons être très bien ensemble. C’estentendu, n’est-ce pas ?… nous sommes amis !…

C’était comme un bandeau qui tombait des yeuxde Raymond.

Il s’expliquait, à cette heure, les étrangetésde la conduite de Mlle Simone, ses larmes, sesindignations, l’obstination de son silence, ses palpitationsd’espoir suivies de mortels découragements.

Ayant repris haleine, cependant,M. Verdale poursuivait :

Je vous rapporte les faits tels que je les aiconstatés, brutalement, mais vous devez penser que Combelaine nes’était avancé qu’avec beaucoup de ménagements et en enveloppantd’une savante hypocrisie ses projets définitifs.

« Par exemple, il subvenait aux dépensesde Mme de Maillefert et de son fils, dépensesqui continuaient à être excessives, en dépit d’une situation quieût dû leur inspirer de désolantes réflexions.

« De là vient qu’entre ces gens qui seméprisaient et se haïssaient si cruellement, les relations étaient,en apparence, excellentes. À les voir, on les eût crus intimes,tant chacun voilait ses rancunes et ses espérances d’une politesseaffectueuse. Et on les voyait souvent ensemble, au Bois, auxcourses, aux premières représentations, partout où court ce mondequi s’ennuie si fort et qu’on appelle le monde qui s’amuse.

« Seule Mlle Simonemaintenait rigoureusement les conditions du traité qu’elle avaitconsenti, lesquelles stipulaient que, jusqu’au jour du mariage,elle serait libre de ne pas recevoir M. de Combelaine.Elle restait renfermée chez elle, et c’est seulement parl’indiscrétion des femmes de chambre que nous savions que sa santédonnait des inquiétudes.

« Eh bien ! cette fermeté exaspéraitCombelaine, à ce point que je me demandais si véritablement iln’aimait pas Mlle Simone d’une passion furieuse,lui qui n’a jamais aimé personne. En songeant qu’elle se mourait dela seule idée de devenir sa femme, il délirait de colère. Tantôt ilse servait, en parlant d’elle, des expressions les plusodieuses ; tantôt il disait que, pour être à la place deRaymond Delorge, il donnerait des millions. Enfin, d’autrefois : – N’importe ! s’écriait-il, je l’aurai quand même,cette orgueilleuse ; elle vivra bien jusqu’au jour de notremariage !…

« Mais ce jour restait à fixer, et jem’en étonnais, quand, observant Combelaine, il me parut que, pourun homme qui touchait au triomphe, il était bien sombre et bienpréoccupé.

« J’étais malheureusement trop intéresséà son succès, pour ne m’émouvoir pas de ses inquiétudes. Maislorsque je lui demandais ce qu’il avait, il me répondaitinvariablement : « Rien ! » Et quand jecherchais à savoir pourquoi il ne pressait pas son mariage, ilhaussait les épaules et disait : « Parce que… »

« Une lettre que je reçus de Flora Misrime donna le mot de l’énigme.

« Cette fille, qui pendant vingt ans aété l’âme damnée de Combelaine, et que Coutanceau et moi nous noussommes amusés à enrichir, ne voulait pas que son amant épousâtMlle de Maillefert. Il lui avait juré qu’elleserait sa femme, et elle prétendait l’obliger à tenir sapromesse.

« Elle m’écrivait donc pour m’intéresserà sa cause, me disant que, dépositaire de tous les papiers deCombelaine, elle les livrerait à la publicité s’il la trahissait,ajoutant que, parmi ces papiers, se trouvaient plusieurs lettres demoi particulièrement compromettantes.

« Je ne le savais, pardieu ! quetrop, puisque ces misérables lettres étaient la seule cause de monobéissance.

« Épouvanté, je courus chez Combelaine,et j’y trouvai le duc de Maumussy et la princesse d’Eljonsen,compromis comme moi, et comme moi menacés par Flora Misri de voirleur correspondance publiée dans les journaux.

« Le calme et l’assurance de Combelainefinirent par nous calmer et nous rassurer.

« Il nous affirma que le danger étaitnul. Flora lui appartenait si complètement, qu’il était sûr, quoiqu’il advînt, que jamais elle n’exécuterait ses menaces. Pourtant,cette certitude ne l’avait pas empêché de prendre ses précautions.Nuit et jour, Flora était épiée par une demi-douzaine des plushabiles agents de la police secrète, lesquels avaient ordre, à lamoindre apparence de péril, de s’emparer, fût-ce de force, despapiers.

« Enfin, il nous donna sa paroled’honneur de ne se pas marier avant d’avoir toutes nos lettres dansson tiroir.

« Je m’étais donc retiré à peu prèstranquille, quand une circonstance inattendue vint réveiller mesalarmes. La duchesse de Maillefert, jusqu’alors souple comme ungant entre les mains de Combelaine, un beau matin se raidit etrésista. C’était chez elle. Combelaine parlant d’arrêterdéfinitivement l’époque de son mariage : « – Oh !rien ne presse, répondit-elle, un autre jour, plus tard, nous avonsle temps… »

« Elle disait cela d’un ton si singulier,que sitôt seul avec Combelaine je lui en parlai. Il me rit au nezd’abord. Puis, comme j’insistais, il finit par m’avouer, d’un airsoucieux, que c’était à croire que le diable s’en mêlait, tant illui surgissait de tous côtés d’obstacles imprévus. Il n’était pasfort éloigné de croire à des ennemis secrets, acharnés. Il enarrivait à soupçonner jusqu’à son valet de chambre, Léonard, en quijadis il avait toute confiance.

« Et quel ennemi avait-il, assez hardipour s’attaquer à lui, sinon Raymond Delorge, l’homme dont il avaittué le père, et auquel il enlevait une femme adorée ?

« – Mais qu’il ne me fasse pas repentirde l’avoir ménagé jusqu’ici, ajoutait-il, sinon je le brise commeun verre. Je le tiens, il fait partie d’une société secrète, ilpeut être ce soir en prison, et dans un mois à Cayenne.

« Malgré tout, il était mal à l’aise, caril me dit qu’il fallait en finir, qu’il allait revoir Flora, luireprendre nos lettres et se marier.

« Le lendemain matin, je le vis arriverici, pâle comme la mort, et d’une voix étranglée :

« – Nous sommes flambés ! me dit-il.On a volé les papiers !…

Après avoir commencé par perdre la tête etjeter feu et flammes, M. Verdale, petit à petit, semblait serésigner à sa situation et ne chercher plus qu’à en tirer lemeilleur parti possible.

Maître de soi désormais, ayant recouvré cetteéloquence fluide dont il submergeait les actionnaires de la Caisserurale, il s’occupait bien moins d’observer son fils que de guetterdu coin de l’œil le résultat de sa plaidoirie sur le visage deMe Roberjot, de Raymond et du docteur Legris.

« Est-il besoin, continua-t-il, de vousdire mon effroi, en apprenant que toute notre correspondance étaitaux mains d’un ennemi ? Il n’était plus, selon moi, qu’uneplanche de salut : la fuite.

« Pardieu ! dix ans plus tôt, en1865 seulement, je n’aurais pas ainsi jeté le manche après lacognée. L’Empire avait alors la poigne assez solide pour protégerses serviteurs, pour faire reconnaître leur innocence ou jeter surleurs peccadilles le voile indulgent de l’oubli.

« Mais en 1870, sous le ministèreOllivier, alors que c’était à qui couvrirait de boue les ouvriersde la première heure, à un moment où chacun, d’un air béat,célébrait les charmes et les avantages de l’honnêteté,diable ! il n’y avait pas à s’y fier.

« Nos lettres en disaient long sur lechapitre des concessions mises à l’encan et des pots-de-vindistribués à gros intérêts, et il était clair que les nouveauxvenus au pouvoir saisiraient avec empressement une occasion debattre la caisse de leur popularité, déjà fort compromise, sur ledos de leurs prédécesseurs.

« Mon avis était donc de mettre la clefsous la porte et de filer attendre les événements de l’autre côtéde la frontière… Combelaine malheureusement est un de ces entêtésqui se butent à une idée et qui, à regarder leur but, s’aveuglentaussi sûrement qu’à fixer le soleil.

« Il me déclara que, la tête sur lebillot, il ne cèderait pas, que nous étions trop avancés pourreculer, et que l’audace seule pouvait nous tirer de ce mauvaispas.

« De l’audace !… Il lui en fallaitterriblement, rien que pour parler ainsi. L’avant-veille, son valetde chambre, Léonard, l’avait quitté, pour entrer au service d’unAnglais, à ce qu’il avait prétendu, et tout prouvait que ce brusquedépart cachait une trahison.

« N’importe !… Il soutenait quenotre partie pouvait être gagnée encore, un hasard heureux luiayant appris par qui et comment les papiers avaient étéenlevés.

« L’auteur de ce hardi coup de mainétait, me dit-il, M. Raymond Delorge.

« – Et c’est heureux, ajouta-t-il,puisque je le tiens, et que ce soir même il sera hors d’état denous nuire…

– Et en effet, interrompit rudementMe Roberjot, le soir même, des assassins seprécipitaient sur Raymond, et le frappaient à coups de couteau…

M. Verdale ignorait-il cettecirconstance ? On l’eût juré, à la façon dont il leva les brasau ciel.

Eh bien ! s’écria-t-il, Combelaine estencore plus fort que je ne le pensais, car il ne m’a rien laissésoupçonner de ce crime si lâche, oh ! rien absolument… Lesurlendemain seulement, il m’entraîna chezMme de Maillefert, à laquelle il signifiaqu’il voulait être marié dans le plus bref délai.

« – On ne se marie pas en carême,d’ordinaire, lui répondit-elle ; cependant vous êtes lemaître, qu’il soit fait selon votre volonté…

« Depuis, je n’ai guère revu Combelaine,tout occupé d’acheter la corbeille de noces, qu’il veutsplendide ; mais, à chaque fois, il m’a répété que nosaffaires allaient au mieux, que M. Delorge n’avait pas faitusage de nos lettres et qu’il était si exactement surveillé qu’onétait sûr de les lui reprendre.

« J’ai donc été surpris comme par un coupde foudre lorsque, hier soir, j’ai su par mon fils que Philippe deMaillefert était arrêté.

Calme en apparence, M. Verdale devait, aufond, être fort troublé, car il était bien trop perspicace pour nepas comprendre que le moment difficile de l’explication, loind’être passé, n’était pas venu encore.

– Ainsi, commençaMe Roberjot, vous n’êtes pour rien dansl’arrestation de M. de Maillefert ?

L’ancien architecte eut un beau geste deprotestation indignée.

– En douteriez-vous donc !s’écria-t-il.

– Eh ! eh ! fit le docteurLegris.

– C’est alors que je me suis malexpliqué, messieurs, oui, bien mal !… Quoi ! vous nevoyez pas qu’en toute cette déplorable aventure, après avoir étéjoué, je suis indignement sacrifié !…

– Cependant…

– Oui, sacrifié, car en perdant Philippede Maillefert Combelaine risque de me perdre. Depuis que je saiscette arrestation, je suis comme fou. Elle peut avoir pour moi dessuites désastreuses. Philippe est le sous-directeur de la Caisserurale, mais j’en suis le directeur, et c’est sur moi que retombela responsabilité de sa nomination. Je vais être appelé en garantiepar les actionnaires, tracassé par le juge d’instruction ; lajustice va vouloir fourrer le nez dans nos affaires…

Tout cela était fort plausible.

– Et cependant, repritMe Roberjot, comment se fait-il queM. de Maillefert, lors de son arrestation, vous aitenvoyé dire, aussi bien qu’à M. de Combelaine, qu’ilconsent à tout ?…

– C’est qu’il me suppose complice deCombelaine.

– À quoi consent-il comme cela ?

– Je l’ignore.

– Oh !

– Je vous en donne ma paroled’honneur.

Puis, après un moment de silence employé àpeser dans son esprit les conséquences de ce qu’il allaitrépondre :

– Ce qui est sûr, ajouta M. Verdale,c’est qu’il y a quatre jours le mariage tenait plus que jamais. Iltenait si bien que j’ai compté à la duchesse trente mille francspour le trousseau de Mlle Simone. D’un autre côté,par exemple, Combelaine était si mécontent des façons deM. Philippe à son égard, que dans la soirée du même jour il medit : « Cet idiot le prend avec moi sur un ton qui ne meconvient pas du tout ; je découvrirais qu’il médite quelquecoup de Jarnac que je n’en serais pas étonné. » Et comme jelui représentais que, pour mâter M. Philippe, il n’y avaitqu’à lui refuser de l’argent : « Eh ! merépondit-il, voilà le diable. Il en a, dans ce moment, et je veuxêtre pendu si je soupçonne où il le prend !… »

Le docteur Legris, Raymond etMe Roberjot échangèrent un rapide coup d’œil.

À chacun d’eux, le même nom venait auxlèvres : Laurent Cornevin.

– J’admets toutes vos explications, chermonsieur Verdale, reprit, non sans une nuance d’ironie,Me Roberjot. Seulement, comment les Maillefertpeuvent-ils être si cruellement gênés que vous dites, puisqueMlle Simone s’est résignée à vendre sespropriétés ?

Les yeux de l’ancien architectevacillèrent.

– C’est que, répondit-il avec un visibleembarras, c’est que…

– Mlle Simonegarderait-elle l’argent ?

– Je ne dis pas cela…

– Alors que devient-il ? Car ellevend, nous sommes bien renseignés ; nous avons un ami enAnjou, le baron de Boursonne, et c’est par lui que nous savons quel’acquéreur des biens de Maillefert, c’est vous, cher monsieurVerdale…

M. Verdale tressauta.

– Ah !… permettez, interrompit-il,j’ai acheté des terres, c’est vrai, mais ce n’est pas en mon nom,c’est au nom de la Caisse rurale, que je veux faire bénéficierd’une bonne et sûre opération…

– C’est généreux de votre part… mais queles achats soient faits à votre nom ou à celui de la Caisse rurale,vous payez, j’imagine. Que deviennent les fonds ?…

Pour n’être pas fort apparent, le trouble deM. Verdale n’en était pas moins réel.

– Rien n’a été payé encore,balbutiait-il ; comme toujours j’ai eu la main forcée.Combelaine voulait garder sur M. Philippe un pouvoir qu’il eûtperdu, si le déficit eût été comblé…

De la tête, et de l’air le plus débonnaire,Me Roberjot semblait approuver.

Mais en lui-même :

– Ceci, pensait-il, doit cacher quelquenouvelle infamie.

Telle fut peut-être la pensée deM. Lucien Verdale, car se dressant tout à coup :

– M. de Combelaine est unmisérable, prononça-t-il, mais vous, mon père, il faut que demainvous ayez versé à la Caisse rurale ce qu’y a prisM. de Maillefert.

– Trois millions cinq cent millefrancs !

– Eh !… qu’importe lasomme !

De nouveau M. Verdale était devenulivide.

– Deviens-tu fou !… s’écria-t-il.Cela n’arrangerait rien. Ce sont les titres volés qu’il faudrait…D’ailleurs, où veux-tu que je prenne trois millions cinq cent millefrancs ?…

– Vous êtes riche, mon père, et dût votrefortune y passer, il faut que le déficit soit comblé ; il lefaut, entendez-vous. Sinon, moi, votre fils, je me lèverais pourtémoigner contre vous, pour vous accuser. Je puis être le fils d’unmalhonnête homme, je ne serai pas son complice…

– C’est qu’il le ferait comme il le dit,balbutia l’ancien architecte éperdu, oui, il le ferait, je leconnais…

Puis soudain, prenant son parti :

– Ah !… tu es comme les autres,Lucien, s’écria-t-il, avec une violence inouïe, tu me crois riche àmillions ! Pauvre fou ! Est-ce que jamais un millionnaireeût joué la partie désespérée que je joue, et qui se terminerapeut-être en cour d’assises !… Millionnaire ! oui, jel’ai été un instant, aujourd’hui je n’ai plus rien. Ah ! tu meregardes, tu me demandes comment cela se fait ! Est-ce que jele sais moi-même ! Ce qui est venu par la flûte s’en est allépar le tambour. Mes liquidations, qui étaient superbes, sontdevenues désastreuses, je me suis entêté, et tout a été dit. Etc’est notre histoire à tous, qu’on appelle les hommes de l’Empire.Vois ceux que nous connaissons, et dont la prospérité a étééblouissante. Combelaine vole à main armée, Maumussy a dix millionsde dettes, la princesse d’Eljonsen demande à on ne sait quelsténébreux trafics de quoi garder les apparences de son luxe passé.Si je suis encore debout, c’est qu’on ignore ma situation. Ouvre lafenêtre et proclame-la, et demain je n’ai plus qu’à faire mesmalles et à filer rejoindre en Belgique les millionnaires d’un jourque la spéculation a trahis. Nous croulons, et ce n’est pasl’Empire qui nous tirera de là !… L’Empire !… il a donnétout ce qu’il pouvait donner, et maintenant que les caisses sontvides, il ne sait plus où prendre l’argent pour remplir ces mainsinsatiables incessamment tendues vers lui… L’Empire !… il estcomme nous, il périt par l’argent, il dégringole, et il n’y a plusà l’ignorer que les ministres, le préfet de police etl’empereur !…

Les traits contractés de M. LucienVerdale trahissaient l’effort excessif de sa pensée…Malheureux ! Tant qu’il avait cru son père immensément riche,il avait espéré qu’un grand sacrifice d’argent changeait tout…Tandis que, maintenant :

– Il faut quand même queM. de Maillefert soit sauvé, mon père, prononça-t-il.

L’ancien architecte eut un geste furibond.

– À quoi donc a servi tout ce que jeviens de dire, s’écria-t-il, que tu me répètes cela ? Est-cede moi, compromis autant que lui, que dépend le sort deM. de Maillefert !…

– De qui donc dépend-il ?…

– Eh ! de celui qui a su s’emparerdes papiers de Combelaine, parbleu ! de M. RaymondDelorge.

Cette exclamation donnait le secret de lafaible résistance de M. Verdale. Très évidemment, il croyaitRaymond possesseur de ces papiers si importants.

– Ainsi, selon vous, insistaMe Roberjot, M. Delorge est désormais maîtreabsolu de la situation ?

– Maître absolu.

– Comment cela ?

M. Verdale haussa les épaules.

– Ne le savez-vous pas aussi bien quemoi ? fit-il…

Assurément oui, si Raymond eût eu les papiers,mais il ne les avait pas, malheureusement, et laisser soupçonner lamain de Laurent Cornevin eût été une faute impardonnable. De là,pour Me Roberjot, une position assez délicate.

– N’importe, cher monsieur Verdale,dit-il, auriez-vous quelque répugnance à nous donner vosidées ?

– Moi !… Aucune ; je n’ai plusrien à craindre de Combelaine désormais, et il est de mon intérêtque ce soit vous qui l’emportiez…

– Eh bien, alors ?

– Alors, quoi !… Ces papiers nemettent-ils pas à votre discrétion tous les gens qui ont étécomplices des intrigues et des tripotages de Combelaine :Maumussy, la princesse d’Eljonsen, le docteur Buiron et tantd’autres !… Menacez-les de publier leur correspondance, et ilsremueront ciel et terre. La justice, je le sais, ne lâche pasaisément sa proie, et M. Barban d’Avranchel est le plus têtudes hommes… Mais il est avec le ciel des accommodements… Jamais legouvernement ne laissera compromettre tant de gens qui ont étésiens ; jamais, il ne le peut pas. Ce serait précipiter sachute…

Me Roberjot semblait assez decet avis.

– Certainement, dit-il, l’affaire seraitaisée à étouffer si le déficit était comblé.

M. Verdale hésita un moment, puis tout àcoup :

– Il peut l’être, fit-il.

– Comment cela ?

– Combelaine doit avoir une bonne partieencore des titres volés…

– Oh ! il ne faut pas compterlà-dessus.

– Eh bien ! moi, directeur de laCaisse rurale, et à ce titre acquéreur d’une partie des propriétésde Mlle Simone, je puis faire avancer l’époque dupaiement.

Me Roberjot regardait sonancien copain comme s’il eût espéré lire jusqu’au fond de sonâme.

– Feriez-vous vraiment cela ?demanda-t-il.

Et vous, fit l’ancien architecte, medonneriez-vous votre parole de me rendre, sans vous en servir, leslettres de moi qui sont parmi les papiers de Combelaine ?…

Malheureusement, Me Roberjotne pouvait prendre cet engagement, et il cherchait comment esquiverune réponse décisive, lorsque M. Lucien Verdaleintervenant :

– Soyez tranquilles, messieurs,prononça-t-il d’un ton ferme, mon père fera sans conditions tout ceque l’honneur lui commandera de faire.

Raymond, le docteur Legris niMe Roberjot n’avaient plus rien à faire chezl’ancien architecte. Ils se retirèrent, reconduits parM. Lucien Verdale, lequel, sur l’escalier encore, leuraffirmait qu’il saurait faire vouloir son père.

Lui, cependant, d’un air indéfinissable,écoutait le bruit des pas qui se perdait dans les corridors de sonvaste hôtel.

Lorsqu’il n’entendit plus rien, sonnant sonvalet de chambre, un homme qui le servait depuis quinze ans, etqui, pensait-il, lui était tout dévoué :

– As-tu, demanda-t-il, terminé tous lesapprêts dont je t’avais chargé ?…

– Je n’ai rien oublié, répondit le valetde chambre, de ce que m’avait commandé monsieur le baron, j’airempli quinze grandes caisses que j’ai déposées dans un magasinloué sous un nom supposé…

M. Verdale sourit.

– Eh bien ! dit-il, demain tumettras ces caisses au chemin de fer, et tu iras toi-mêmem’attendre à Bruxelles. Il n’est que temps de filer.

V

Minuit venait de sonner, lorsqueMe Roberjot, le docteur Legris et Raymondquittèrent le somptueux hôtel de M. Verdale.

Prudemment, le docteur voulut sortir lepremier pour explorer les alentours, et il poussa la circonspectionjusqu’à traverser la rue pour reconnaître deux portes cochères dontl’ombre lui avait paru suspecte.

C’est que véritablement ce n’était pas lemoment d’oublier que la vie et la liberté de Raymond étaient plusque jamais en péril.

N’avait-il pas à redouter également lespoignards qui une fois déjà l’avaient manqué et le mandat d’amenerdécerné contre tous les membres de la Société des Amis de lajustice ?

Persuadé que la rue était déserte, le docteurfit signe à ses compagnons de le rejoindre, et comme le temps étaitbeau et le pavé sec, ils gagnèrent les Champs-Élysées et se mirentà descendre la grande allée, silencieuse et déserte à cetteheure.

Cette entrevue qu’ils venaient d’avoir avaitsi singulièrement dérouté leurs prévisions et leur avait ouvert desperspectives si inattendues, qu’ils sentaient le besoin de setrouver ensemble, pour échanger leurs idées, étudier la situation,se concerter et décider la conduite à tenir.

Me Roberjot pensait que, pourRaymond, la suprême sagesse serait de disparaître absolument.

– Votre cause, mon cher, lui disait-il,est visiblement entre les mains d’un homme très fort, disposant detels moyens d’action qu’il a pu acheter le valet de chambre deM. de Combelaine et les domestiques deMme flora. Laissez-le donc faire, ne vous exposezpas à lui susciter des embarras inattendus au moment où il touchele but qu’il poursuit depuis tant d’années.

C’était absolument l’avis deM. Legris.

– Rassurez-vous, lui disait-il.M. Verdale vous a dit tout le parti qu’on peut tirer despapiers enlevés ; croyez que Laurent Cornevin saura s’enservir. M. Philippe a beau être au secret, il sera tiréd’affaire ; le mariage de Combelaine a beau être fixé, il nese fera pas.

Et comme le silence de Raymondl’inquiétait :

– Enfin, s’écria-t-il, que voulez-vous,que pouvez-vous faire, exposé que vous êtes à être arrêté d’uneminute à l’autre ?

– Je puis empêcher le mariage.

– En tuant Combelaine, n’est-cepas ?

– S’il n’est que ce moyen…

– Eh bien ! il sera temps d’en venirlà, lorsqu’il vous sera démontré qu’il n’est plus de ressource… eten attendant, tâchez de n’aller pas en prison…

Lorsqu’ils arrivèrent à la place de laConcorde, Raymond avait fini par se rendre aux représentations deses amis, et il avait été convenu qu’il se cacherait chez ledocteur Legris, en attendant qu’on lui trouvât une retraitesûre.

Ils échangèrent alors une dernière poignée demain.

Et, tandis que Me Roberjotpassait le pont de la Concorde pour regagner la rue Jacob, Raymondet le docteur Legris reprirent le chemin de Montmartre.

Ils allaient d’un bons pas, le long des ruesdésertes, multipliant les détours en se retournant à tout momentpour s’assurer qu’ils n’étaient pas suivis, et s’étonnant un peuque M. de Combelaine ne fît pas surveiller plusexactement l’homme qu’il croyait en possession de sacorrespondance.

– Est-ce un piège ? murmurait ledocteur.

En tout cas, lorsqu’il déboucha sur la placedu Théâtre, où il demeurait, M. Legris redoubla d’attention,et sa vigilance ne fut pas perdue, car tout à coup, serrant le brasde son compagnon :

– Là, fit-il, devant ma maison,regardez.

Raymond obéit. Devant la maison indiquée, unhomme de haute taille faisait les cent pas, avec cette allure sireconnaissable des gens qui, ayant longtemps attendu, commencent às’impatienter.

– C’est Krauss ! s’écriaRaymond.

– À cette heure ? demanda ledocteur ; en êtes-vous bien sûr ?

– Oh ! parfaitement, et la preuve,regardez.

Et aussitôt :

– Krauss ! appela-t-il.

C’était bien le vieux soldat. Il s’arrêtacourt, regardant de tous côtés, et lorsqu’il aperçut et reconnutles deux jeunes gens, accourant vers eux :

– Vous voilà donc ! s’écria-t-il, jecommençais à désespérer…

– Il y a du nouveau ? interrogeaRaymond inquiet.

– Certes, monsieur. D’abord, M. JeanCornevin est à Londres, il a envoyé une dépêche, il sera ici à lafin de la semaine…

– Ah !

– Ensuite, un de vos amis, le baron deBoursonne, est venu vous demander. Il prétend qu’il peut vousrendre un service. Je lui ai répondu que je lui dirais demaincomment vous voir…

– Celui-là est un ami, tu lui donnerasl’adresse du docteur…

Mais le docteur, précisément, ne voyait rienlà qui justifiât la présence de Krauss.

– Je vous avais recommandé, mon brave,lui dit-il, de ne venir chez moi qu’à la dernière extrémité…

– Oh ! il y a encore autre chose,interrompit le vieux soldat ; seulement c’est une affaireparticulière de sorte que…

– Quoi que ce soit, dit vivement Raymond,tu peux parler devant M. Legris.

Le fidèle serviteur hésita une seconde ;puis plus bas :

– Monsieur, fit-il, c’est une jeune damequi voudrait vous voir…

– Une jeune dame !

– Très jolie, quoiqu’elle ait l’air bienchétive, et à qui vous devez avoir parlé de moi, puisqu’elle meconnaît. Figurez-vous que, ce soir, j’allais monter me coucher,quand le portier vient me dire qu’on me demande en bas. Jedescends, et dans la rue je trouve deux dames dont l’une, la plusjeune, me dit qu’il faut qu’elle vous parle à l’instant, à toutprix, qu’il y va de votre vie et de la sienne. Dame ! j’étaisbien embarrassé. Mais elle m’a tant prié de la conduire vers vous,d’une voix si douce et si résolue en même temps, que mafoi !…

– Tu l’as amenée…

– Oui, monsieur, elle est là, tenez, aucoin de la rue, dans cette voiture.

– Elle !… s’écria Raymond.

Et prenant son élan, en trois bonds il futprès de cette voiture que lui montrait Krauss, et qui était arrêtéedans l’ombre que projetait le théâtre de Montmartre, au coin de larue des Acacias.

Il ne s’était pas trompé.

C’était bien Simone de Maillefert qui, encompagnie de sa gouvernante, l’honnête, l’excellente miss LydiaDodge, l’attendait. Il la reconnut à la lueur vacillante deslanternes…

Elle l’avait entendu venir, elle l’avaitdeviné plutôt, et elle se penchait à la portière.

– Vous ! dit-il, à cette heure,ici !

– En suis-je donc à calculer et à comptermes imprudences ! répondit-elle de cette voix sèche et brèveque donne la conscience d’un péril immense, immédiat, presqueinévitable. Qu’ai-je à perdre ou à craindre, désormais ! J’aibien fait de venir, puisque vous voici. Vous avez reçu ma lettre,n’est-ce pas ?

– Je l’ai reçue, et je me demande commentj’ai mérité que vous m’écriviez de telles choses !…

– Ah ! j’avais la tête perdue. Maispourquoi ne m’avoir pas répondu ?

– Le pouvais-je ! Si vousconnaissiez ma situation !…

– Je la connais. Vous avez conspiré, vousêtes poursuivi, vous vous cachez…

Ils parlaient sans précautions ni ménagements,de sorte que le cocher, tout intrigué des mots qui arrivaient à sesoreilles, était descendu de son siège et se rapprochaitsournoisement.

Krauss, par bonheur, et le docteur Legrisveillaient.

Ils appelèrent le cocher, sous prétexte de luidemander du feu pour leurs cigares, et le retinrent trop loin de lavoiture pour qu’il entendît rien.

– Je me suis expliqué votre lettre,poursuivait Raymond, lorsque j’ai appris l’horrible malheur…

– C’est là ce que je voulais éviter auprix même de la vie. Un duc de Maillefert accusé de vol, accusé defaux ! C’est à douter de soi.

Elle était sublime en ce moment : jamaisRaymond ne l’avait si éperdument aimée, jamais il n’avait sentiavec cette intensité que sans elle la vie ne lui était pluspossible.

– Mais M. Philippe n’est pascoupable, s’écria-t-il.

Mlle Simone eut un mouvementde stupeur.

– Quoi !… vous savez…

– Je sais que les détournements et lesfaux dont on accuse votre frère n’étaient, dans son intention,qu’une pure fiction. C’est vous seule qu’il voulait surprendre etdépouiller.

Le visage caché entre les mains,Mlle Simone sanglotait.

– Hélas ! gémit-elle, l’odieusecomédie à laquelle il est descendu est plus infâme encore que lecrime même. Aussi quel châtiment !… Il est au secret. Ma mèreest allée à la prison, les geôliers lui ont refusé l’entrée. Etcependant la honte d’un jugement peut encore être évitée. C’estpour cela que je suis ici. Ai-je eu tort de compter survous ?

– Ah ! corps et âme, je vousappartiens, ne le savez-vous pas ?…

– Je le crois, et c’est cette croyancequi me donne le courage de vous dire : Raymond, mon ami uniqueet bien-aimé, au nom de votre amour, sacrifiez-moi le souvenirsacré de votre père assassiné, les haines saintes de votre vieentière, et jusqu’à l’espoir de votre légitime vengeance.

Il tremblait de comprendre.

– Que voulez-vous dire ?balbutia-t-il.

Elle parut rassembler tout son courage, puisse penchant vers Raymond :

– Ces papiers, dit-elle, que vous avezenlevés à M. de Combelaine, je vous en supplie,rendez-les-moi !…

– Grand Dieu !…

Elle se méprit au sens de l’exclamation, car,plus vivement, et avec des intonations à briser la volonté la plussolidement trempée :

– Je ne m’abuse pas, Raymond,insista-t-elle, sur l’étendue du sacrifice que je vous demande.Avec ces papiers, lui-même me l’a dit, vous pouvez perdreM. de Combelaine et ses complices. Mais aussi savez-vousce qu’il promet en échange ? Pour mon frère, l’honneur ;pour moi, la liberté…

– Ah !… ces papiersmaudits !…

Elle crut qu’il hésitait.

– Vous entendez, reprit-elle ; laliberté de disposer de ma main. Sinon, comme il faut quand même quel’honneur de Maillefert soit sauvé, mardi prochain, j’épouserai lecomte de Combelaine…

– Mardi !…

– Oui, c’est décidé. EtM. de Combelaine a si habilement et si secrètement prisses dispositions, que la nouvelle ne s’en est pas ébruitée…

Déchiré du plus horrible désespoir, Raymond setordait les mains.

– Mais je ne les ai pas, s’écria-t-il,ces papiers qui nous sauveraient ; je ne les ai pas !

Il n’y avait pas à se tromper à sonaccent ; Mlle Simone fut atterrée.

– Tout est donc fini !…murmura-t-elle. Et cependant ils ont été enlevés !… Qui doncles a ?…

Le nom de Laurent Cornevin montait aux lèvresde Raymond, il eut le courage, et c’en était un grand en ce moment,de ne le pas prononcer.

– Je l’ignore, répondit-il.

Ce qu’il en coûtait àMlle Simone de renoncer à un espoir qui jusqu’alorsl’avait soutenue, il était aisé de le voir.

– Cependant, reprit-elle, ces pièces sicompromettantes, Combelaine les croit bien entre vos mains, puisquec’est lui qui m’a conseillé de venir à vous…

– Lui !…

– Il m’a dit que, grâce à lui, vousn’étiez pas arrêté encore…

– Mais alors… Pardon ! Est-ce enprésence de votre mère qu’il vous a donné ce conseil ?

– Non ! Il m’a même priée de luicacher ma démarche.

Il semblait à Raymond entrevoir comme unelueur.

– Combelaine se défie donc de votre mère,fit-il ; pourquoi ? que vous dit-elle de cemariage ?…

– Rien. Après quelques jours de tristessemorne, tout à coup, un matin, elle a repris son insouciance.L’arrestation même de mon frère ne l’a pas abattue. Il y a desmoments où je me demande si elle a bien la plénitude de sa raison.Elle dit de Philippe : « Baste ! il s’entirera », de même qu’elle me dit : « Tu n’es pasencore mariée ; à le porte de la mairie, il y a encore del’espoir. »

Raymond réfléchissait.

– Cette insouciance, pensait-il, neprouverait-elle pas l’entente de la duchesse de Maillefert et deCornevin ?… Tiendraient-ils en réserve pour le dernier momentquelque expédient décisif ?

Puis tout haut :

– Je serai plus explicite que votre mère,mademoiselle, dit-il, et je vous jure, moi, que vous ne serezjamais la femme de Combelaine.

– Qu’espérez-vous donc ?…

Il hocha la tête, et doucement :

– Permettez-moi, répondit-il, de gardermon secret.

Rappelé par Raymond, le cocher deMlle de Maillefert était accouru, et ilremontait sur son siège en faisant claquer son fouet pour réveillerson cheval, qui, la tête basse, dormait entre les brancards.

– Allons, repritMlle Simone d’une voix mourante, il faut nousséparer… Ma dernière espérance, celle qui me soutenait pendant queje vous attendais, s’est évanouie… Il ne me reste plus qu’à allerapprendre à M. de Combelaine le résultat de madémarche…

– À cette heure ?

– Oui, il doit attendre mon retour devantnotre hôtel dans son coupé… Dieu ait pitié de nous !…

Puis, tendant à Raymond sa main qu’il pressacontre ses lèvres :

– Adieu ! dit-elle encore !adieu !

– À mardi, murmura Raymond.

Mais sa réponse se perdit dans le bruit desroues de la voiture qui s’éloignait, et presque aussitôt la voixloyale du docteur Legris retentit à son oreille, disant :

– Eh bien !… vous êtes content,j’espère… La démarche de Mlle Simone me paraîtassez significative…

– Sa démarche !… Vous avez doncentendu ?

M. Legris riait de ce bon rire que donnela confiance.

– Pas un mot, répondit-il, je vous lejure, et au besoin j’en appelle au témoignage de Krauss.

– Je l’atteste, répondit le vieuxsoldat.

– Du reste, continua le docteur, pasn’est besoin d’une perspicacité supérieure pour deviner le motifqui a pu amener Mlle Simone de Maillefert, enpleine nuit, place du Théâtre, à Montmartre. Combelaine voudraitravoir les papiers enlevés à Mme Flora, et comme ilest persuadé que vous les avez…

– Oui, c’est bien cela…

– Il vous les envoieredemander ?

– Oui, et si je les avais !…

– Vous les rendriez peut-être ?

– À l’instant.

Le docteur, retirant son chapeau, salua.

– Mes compliments ! fit-il.Heureusement ces papiers bénis sont entre des mains plus solidesque les vôtres, et qui ne les lâcheront qu’à bon escient…

– Trop tard, peut-être !… Savez-vousque le mariage est fixé à mardi, que toutes les dispositions sontprises !…

– Qu’est-ce que cela prouve ? QueLaurent Cornevin, l’homme de la situation, sera prêt mardi.

– Et s’il ne l’était pas ?

– Eh bien ! je serais le premier àvous dire : « Soit ! n’importe comment, faites-vousjustice vous-même… » Mais je ne crains rien, Cornevinveille.

Depuis le matin, M. Legris courait pourRaymond, et ce n’est pas impunément qu’un médecin, occupé comme ill’était, s’absente toute une journée.

Vingt clients au moins étaient venus,quelques-uns jusqu’à trois fois, dont en rentrant chez lui avecRaymond il put lire les noms, écrits par la servante sur l’ardoisede l’antichambre.

Ce n’est pourtant pas là ce qui lepréoccupa.

Ce qui lui avait sauté aux yeux, c’était unpapier plié en quatre, posé bien en évidence, et qui sentait laprocédure d’une lieue.

Ce n’était, en effet, rien moins qu’unecitation qui enjoignait au docteur Legris d’avoir à se présenter lelendemain, à une heure de relevée, devant M. le juged’instruction Barban d’Avranchel, en son cabinet, au Palais deJustice.

Et pas d’autre indication.

– Barban d’Avranchel, répétait ledocteur, Barban d’Avranchel ! C’est bien le juge qui instruitl’affaire de ce pauvre Philippe ?

– Oui, répondit Raymond, et c’est aussicelui qui, lors de la mort de mon père, fut chargé de l’enquête etrendit l’ordonnance de non-lieu qui déclarait Combelaineinnocent…

– N’importe. Cette citation intriguait sifort M. Legris que c’est à peine s’il put fermer l’œil, et quedès le jour il allait rejoindre Raymond, et lui disait en manièrede salut :

– Je donnerais dix louis pour qu’il fûtl’heure de me rendre chez M. Barban d’Avranchel.

En attendant, il donna une demi-douzaine deconsultations, et à neuf heures il avait déjeuné et il était prêt àcourir à ses visites les plus urgentes.

– Chemin faisant, dit-il à Raymond, jevais tâcher de vous trouver un asile, car il ne faut pas nousabuser : certain que vous n’avez pas les papiers, Combelaineva vous faire arrêter…

Et comme Raymond ne savait comment leremercier :

– Vous me remercierez plus tard, luidit-il. Aujourd’hui je n’ai pas une seconde, obligé que je suis decourir aux Batignolles préparer le logement deMme Flora. Surtout, tenez-vous coi. Ma servante,qui a le mot d’ordre, ne laissera arriver jusqu’à vous queM. de Boursonne.

Raymond ne devait pas avoir le temps des’ennuyer.

Il n’y avait pas une demi-heure que le docteurétait parti, lorsque la servante entrebâilla la porte, et d’un airmystérieux :

– Monsieur, dit-elle, il y a là cemonsieur que vous savez…

C’était, en effet, le vieil ingénieur, lequel,toujours brusque, la poussa pour entrer plus vite.

Apercevant alors Raymond :

– Enfin ! vous voilà !…s’écria-t-il. Savez-vous que c’est pour vous que j’ai fait levoyage !… J’apporte de drôles de nouvelles, allez…

Bien surprenants, en effet, étaient lesrenseignements recueillis en Anjou parM. de Boursonne.

Moins de quinze jours après le départ deRaymond, d’immenses affiches jaunes, répandues à profusion, avaientannoncé à toute la contrée la vente aux enchères publiques despropriétés de Mlle Simone de Maillefert.

Seulement, les conditions de vente étaient simalencontreuses, si bizarres les lotissements, que tout le mondes’était étonné de la maladresse des hommes d’affaires chargés decette importante opération.

Un des premiers, M. de Boursonnes’était demandé si cette maladresse n’était pas calculée, et cedoute émis par lui n’avait pas tardé à devenir une certitude pourtous les gens un peu clairvoyants.

Oui, il était évident qu’on s’était appliqué àécarter les enchérisseurs, et que, par suite, les biensn’atteindraient pas les deux tiers de leur valeur.

Et qui devait profiter de cettemanœuvre ?

Un Parisien, un certain baron Verdale, lequelfaisait annoncer partout qu’il était décidé à acheter tout ce quiavait appartenu à Mlle Simone, au nom de la Caisserurale, puissante société financière dont il était ledirecteur.

Les plus modérés calculaient que cette honnêtespéculation mettrait dans la poche dudit Verdale un million ouquinze cent mille francs, et on admirait son adresse, lorsque lebruit se répandit d’une aventure passablement mystérieuse.

Après la vente de chacun des lots dontM. Verdale se portait acquéreur, un étranger, un Anglais, seprésentait dans l’étude du notaire et, moyennant la surenchèrelégale, devenait l’adjudicataire définitif ou provoquait unenouvelle adjudication.

– Vous écrire tout cela eût été troplong, mon cher Delorge, disait en achevant le vieilingénieur ; j’ai préféré venir vous le raconter, vous serrerla main par la même occasion, et jouir de votre étonnement…

Mais Raymond n’était que fort médiocrementsurpris.

Les réticences de M. Verdale, la veille,l’avaient préparé à la découverte de ces manœuvres si habilementpréparées pour s’attribuer une part des dépouilles de mlle deMaillefert, et si inopinément déjouées.

Et, quant à cet Anglais qui arrivait si àpropos, des millions à la main, pour ruiner les projets dudirecteur de la Caisse rurale, qui pouvait-il être, sinon LaurentCornevin ?…

Ce fut l’opinion de M. de Boursonne,lorsque Raymond l’eut mis au courant de la situation.

Et ils en étaient à calculer les conséquencesde ces événements, lorsque, la porte s’ouvrant brusquement, ledocteur Legris reparut, tout essoufflé d’avoir monté les escaliersquatre à quatre, et rayonnant de joie.

– Victoire ! s’écria-t-il dès leseuil ; le Combelaine, cette fois, ne s’en tirera pas…

Mais il s’arrêta court… Il venait de voir levieil ingénieur qu’il n’avait pas aperçu tout d’abord.

– Vous pouvez continuer, cher docteur,dit vivement Raymond, monsieur est le baron de Boursonne, pour quije n’ai pas de secrets.

M. Legris le savait. Aussi sans se faireprier :

– Je sors de chez M. Barband’Avranchel, reprit-il, et c’est par lui que j’ai su… Maispermettez-moi de commencer par le commencement…

Il se laissa tomber dans un fauteuil, et, touten s’essuyant le front :

– Je suis exact, poursuivit-il. Cité pourune heure précise, à une heure moins cinq, je me présentais auPalais de Justice, ma citation à la main.

« J’y étais depuis dix minutes et jecommençais déjà à trouver le temps furieusement long, lorsque jevis arriver, devinez qui ? Je vous le donne en mille…

– Combelaine ! s’écria Raymond.

– Non. Un confrère à moi, le docteurBuiron. Me reconnaissant, il ne parut pas ravi de la rencontre,oh ! mais pas du tout. « Que diable faites-vous là ?me demanda-t-il. – Vous le voyez, répondis-je, j’attends mon tourde comparaître. Et vous ? – Moi, j’ai reçu une citation deM. Barban d’Avranchel, et je consens à être pendu si je saisce qu’il me veut !… »

« Par ma foi ! je fus étourdi del’aventure ; cependant gardant mon sang-froid :« Vous aurez commis quelque crime, mon savant confrère, dis-jeen riant. » Sur ma parole, il pâlit. – « Oh !fit-il, oh !… – Après cela ajoutai-je, vous n’êtes peut-êtreque complice !… »

« J’allais certainement le pousser,m’amuser à l’embarrasser, lorsque la porte du cabinet deM. d’Avranchel s’ouvrit… Un homme en sortait, en qui jereconnus tout d’abord Grollet, cet ancien palefrenier de l’Élysée,qui est devenu un des riches loueurs de voitures de Paris, et quej’avais vu la veille chez la maîtresse de M. Philippe deMaillefert…

« Mais ce n’est pas en qualité de témoinqu’il venait d’être interrogé…

« À peine fut-il dans la galerie, quedeux gardes s’avancèrent, qui le firent placer entre eux etl’emmenèrent…

– Grollet arrêté !… murmura Raymond,au comble de la stupeur, Grollet, le faux témoin…

– Oui !… Et, pour parler franc, jefus tellement ébahi, et mon visage trahit si bien mon ébahissement,que Buiron me demanda ce qui me prenait. Je n’eus pas le temps delui répondre un mensonge quelconque, un huissier criait mon nom detoute la force de ses poumons…

« Mon tour était venu… Saluant mon docteconfrère, j’entrai chez M. Barban d’Avranchel.

« Je trouvai un homme d’une politesseparfaite, bien que d’un froid de glace et infatué outre mesure dela majesté de ses fonctions.

« Savez-vous ce qu’il me voulait, moncher Delorge ?…

« Des détails sur la tentatived’assassinat dont vous avez failli être victime sur le boulevardextérieur, en face du Café de Périclès…

– Quoi !… la justice connaît cetteaffaire ?…

– Très bien. M. Barban d’Avranchella suit avec passion, et il est sur la trace des coupables…

– Il vous a parlé deCombelaine !…

Le docteur Legris secoua la tête.

– M. d’Avranchel, répondit-il, nepasse pas pour un aigle, mais il sait trop bien son métier pour selivrer ainsi. Non, il ne m’a pas parlé de Combelaine, et ce que jesais, je l’ai surpris. Me suis-je trompé ? À vous d’enjuger ; voici les faits :

« Ayant répondu à toutes les questions deM. d’Avranchel, je voulais savoir s’il soupçonnait la vérité.Prenant donc mon air le plus indifférent : « Il me paraîtdifficile, monsieur, dis-je, que la justice atteigne les coupables.– La justice, me répondit-il, atteint toujours les coupables ;elle est lente à frapper parfois, elle n’en frappe que plusterriblement… – Oui, interrompis-je, excepté lorsque les coupablessont couverts par la prescription… »

« M. d’Avranchel seredressa :

« – En un point, vous avez raison,prononça-t-il… Seulement, l’homme qui a commis un crime restéimpuni, fatalement, nécessairement, en commet un second… Et c’estalors que la justice arrive…

VI

La doctrine du juge d’instruction étaitdiscutable, mais non la portée de ses allusions.

Donc, la victoire était plus que probable.Mais c’était pour Raymond une raison de plus de se cacher, s’iltenait à échapper aux efforts désespérés de Combelaine.

M. Legris, dans ses courses, avaitdécouvert chez un de ses amis une retraite absolument sûre. Il larefusa. Il voulait, prétendait-il, conserver la liberté de sesmouvements, et quoi qu’on pût lui dire, il déclara qu’il allait seréfugier dans l’appartement qu’il avait loué rue de Grenelle.

– Précisément parce qu’il est insensé d’yaller, disait-il, on ne m’y cherchera pas…

C’était une raison ; mais le docteur n’enfut pas dupe.

– Avouez plutôt, fit-il, que vous voulezsurveiller l’hôtel de Maillefert pour être bien sûr que le mariagene se fera pas sans que vous soyez averti.

– Eh bien ! oui, c’est vrai !répondit Raymond, de l’accent d’un homme dont la détermination estirrévocable…

Il prit cependant quelques précautions avantde gagner cet appartement, et il avait fait assez de tours et dedétours pour déjouer toutes les surveillances, lorsqu’il y arriva,sur les sept heures du soir.

– À tout le moins, ne sortez pas, luirecommanda le docteur ; je viendrai tous les jours vousapporter des nouvelles… Et excusez-moi, mes moments sontcomptés.

Le docteur, en effet, avait à aller attendre,rue de Suresnes, Mme Flora Misri.

Il l’attendit longtemps…

L’heure du rendez-vous était bien passée,lorsqu’enfin elle arriva toute palpitante.

– Ah ! j’ai bien failli ne pasvenir ! dit-elle tout d’abord à M. Legris… Il s’est passébien des choses depuis hier…

– Quoi donc ?…

– Combelaine m’est revenu !… Il mesavait chez Lucy, il m’a envoyé un de ses amis avec une lettre…Savez-vous ce – qu’il me propose ?…

– Dites.

– Eh bien ! il m’écrit qu’il est unfou, qu’il n’a jamais aimé, qu’il ne peut aimer que moi, qu’il estau désespoir et prêt, si je le veux, à rompre ce mariage… Bref, ilme propose de quitter la France et d’aller nous marier enAmérique…

Le docteur frémit.

– Accepteriez-vous donc !…s’écria-t-il.

Mme Flora eut un gestedécouragé.

– J’ai hésité, répondit-elle, parce quecet homme-là, voyez-vous, c’est mon passé, c’est toute ma vie, jelui appartiens… Et s’il fût venu lui-même, s’il m’eût commandé dele suivre, je me connais… je l’aurais suivi comme un chien que sonmaître siffle… Mais il n’est pas venu, et j’avais Lucy près de moi…Lucy m’a remontré que partir avec Victor, c’était me livrer à lui,et que, certainement, un jour ou l’autre, pour avoir mon argent, ilm’empoisonnerait…

– Et alors ?…

– Alors, je viens vous demander de meprotéger, de me cacher…

Une heure plus tard, Mme Misriétait à l’abri des recherches dans la petite maison de la veuve dugarde du génie, et le docteur Legris remontait chez lui,réfléchissant aux péripéties étranges de cette lutte…

Très certainement Flora Misri millionnaireétait la carte suprême que s’était réservée Combelaine, et s’il yavait recours, c’est qu’il reconnaissait que la partie étaitirrésistiblement perdue…

Voilà ce que, le lendemain, rue de Grenelle,le docteur Legris disait à Raymond.

Il pensait le tranquilliser. Point.

– Tout cela, objecta-t-il, empêche-t-ille mariage ? Bien au contraire. Combelaine furieux irajusqu’au bout. Depuis ce matin, je suis en observation derrière mapersienne, et j’ai constaté à l’hôtel de Maillefert un mouvementinaccoutumé. À chaque moment des gens y entrent, portant d’énormespaquets. C’est la noce qui se prépare.

Et comme le docteur se récriait :

– Oh ! j’attendrai jusqu’à ladernière minute, ajouta Raymond, je vous l’ai promis… Mais une foislà, je reprends ma liberté… Et je vous jure que jamais Simone neportera le nom de l’assassin du général Delorge…

Et en disant cela il montrait sur la cheminéeune paire de revolvers…

On était alors au samedi, et la journées’écoula sans amener de nouveaux incidents.

Le lendemain, sur les huit heures, Raymond putvoir Mlle Simone sortir à pied, en compagnie demiss Lydia Dodge, se rendant sans doute à la messe. Vers quatreheures, M. de Combelaine se présenta à l’hôtel et futreçu…

Mais le lundi, dans l’après-midi, le docteurarriva tout essoufflé.

Il apportait une grosse nouvelle, une nouvellequi, depuis le matin, circulait sur les boulevards et qui s’étaitconfirmée à l’heure de la Bourse. Le directeur de la Caisse rurale,le baron Verdale, avait levé le pied, emportant à ses actionnairesune somme énorme.

Selon les uns, il avait réussi à gagnerl’Angleterre ; selon les autres, il avait été arrêté à lafrontière belge, porteur d’un sac de voyage bourré de valeurs…

– Oui, c’est une grave nouvelle, approuvaRaymond, mais qui n’empêchera pas le mariage deM. de Combelaine… C’est demain mardi, et rien n’annoncecet événement décisif sur lequel vous comptiez…

Le docteur garda le silence… Il commençait àse sentir décontenancé… Que faisait donc Cornevin ?… Desdoutes lui venaient, et il n’osait dire :

– Agissez.

La nuit fut pour Raymond une longue agonie, etle jour était à peine levé, qu’il s’établissait derrière sapersienne, guettant les mouvements de l’hôtel de Maillefert…

Déjà tous les domestiques étaient debout… Onretirait les voitures des remises, les palefreniers préparaient lesharnais… Le suisse avait la tenue des grands jours.

À neuf heures, des équipages commencèrent à sesuccéder, d’où descendaient en grande toilette la princessed’Eljonsen, le docteur Buiron, le duc et la duchesse de Maumussy,puis enfin, sévèrement vêtu de noir, ganté et cravaté de blanc… lecomte de Combelaine.

Plus de doute !… le mariage allait avoirlieu.

– Allons, murmura Raymond, que madestinée s’accomplisse !…

Et, glissant dans ses poches ses deuxrevolvers, il se dirigea en toute hâte vers la mairie duPalais-Bourbon, située tout près, rue de Grenelle…

Là aussi, tout était en mouvement… Les garçonscouraient le long des escaliers et des corridors, portant destapis, des fauteuils, des tentures…

Raymond arrêta l’un d’eux.

– Pourquoi ces préparatifs ? luidemanda-t-il.

– Pour une noce… une noce dans le grandgenre. C’est un comte qui épouse la fille d’une duchesse…

Et cet honnête garçon disait quel escalierprendrait la noce, quelles pièces elle traverserait, et dans quelsalon le mariage serait célébré…

– Je vous remercie, mon ami, ditRaymond.

Et, calme comme un homme qui n’a plus desacrifice à faire, il se mit à choisir la place la plus favorable àson dessein.

Il ne réfléchissait plus, toutes ses idéesétaient comme figées dans son cerveau, et même il souffrait moins,car toutes ses angoisses avaient cessé et il se disait que dansquelques instants tout serait fini.

Il s’agit de ne pas le manquer, pensait-il, etde ne tirer qu’à bout portant…

Et il tendait le bras, constatant avec unesorte d’orgueil farouche que son bras ne tremblait pas…

Cependant un frisson terrible le secoua de lanuque aux talons, lorsqu’il entendit dans la cour un roulement devoitures. Il courut à la fenêtre…

– C’est bien eux !… dit-il.

Mais lorsqu’il revint prendre son poste, il setrouva en face d’un homme aux épaules carrées, au visage rayonnantd’intelligence et d’énergie, vêtu comme l’étaient en 1851 lespalefreniers du palais de la Présidence.

Cet homme lui prit le bras et, le serrant àlui arracher un cri :

– Malheureux ! dit-il, quevoulez-vous faire ?…

Une stupeur immense serrait la gorge deRaymond jusqu’à l’empêcher d’articuler une syllabe.

Cet inconnu, il le reconnaissait…

Il retrouvait dans ses yeux le regard del’Anglais qui l’avait protégé le jour de l’enterrement de VictorNoir, et dans sa voix l’accent du manœuvre qui lui avait sauvé lavie le soir de l’arrestation de Rochefort.

– Vous !… balbutia-t-il enfin.

– Oui ! moi !… réponditl’homme.

Et tout de suite, d’un ton bref :

– Pourquoi ces armes que je devine sousvos vêtements ?

Raymond n’essaya pas de nier.

– Je ne voyais plus, prononça-t-il, aucunmoyen au monde d’empêcher l’assassin de mon père d’épouser la femmeque j’aime…

D’un geste impérieux l’hommel’interrompit :

– Ne saviez-vous donc pas que jeveillais ? fit-il…

– Pardonnez-moi, seulement…

– Pensiez-vous que je souffrirais cecrime ajouté à tant d’autres crimes ?…

Raymond, tristement, secouait la tête.

– Vous poursuiviez une œuvre formidable,monsieur, dit-il… Vous ignoriez que mon amour, c’est mon existencemême… J’avais tenté de vous rejoindre…

Une fois encore l’homme l’arrêta.

– Les événements, reprit-il, dominaientma volonté. Découvert, j’étais écrasé, et pour vous surtout jevoulais vaincre…

Au bas du grand escalier de la mairieretentissait comme un brouhaha de foule.

– Entendez-vous !… murmuraRaymond.

– Oui, mais nous avons une minute encore.Écoutez-moi donc. Un jour, il y a de cela dix-huit ans, je fusenlevé, déporté, et comme supprimé du monde. Je laissais à Parisune femme que j’adorais et cinq enfants sans fortune, sans amis,sans pain… Tous devaient périr, les enfants à l’hôpital, la femmeDieu sait où. Grâce à votre mère, tous ont été sauvés, monsieurDelorge… Et, si je suis ici, c’est qu’à la noble femme qui m’arendu mes enfants je veux rendre son fils…

Le bruit croissait dans l’escalier.

– Monsieur, fit Raymond, monsieur…

– Silence ! prononça l’homme. Etquoi que vous puissiez voir ou entendre, si loin que vous semblentaller les choses, pas un mot, pas un geste. Je suis là !…

Et il attira Raymond dans l’embrasure sombred’une porte, où ils devaient rester inaperçus…

Il était temps.

La noce, ainsi que s’exprimeraient les garçonsde la mairie, atteignait le palier.

La première, s’avançaitMlle Simone de Maillefert, plus blanche que sesvêtements blancs, plus blanche que la couronne virginale quiceignait son front… Elle s’appuyait au bras du duc de Maumussy,tout chamarré de décorations et plus que jamais justifiant, par sonattitude, son surnom de « dernier desgentilshommes… »

À voir ainsi Mlle Simone,Raymond sentait tout son sang affluer à son cerveau, et ilchancelait à ce point d’en être réduit à s’appuyer au mur…

Et cependant, circonstance étrange, dans lesyeux et sur les lèvres de cette tant aimée de son âme, il luisemblait surprendre comme un rayon, comme un sourire d’espoir…

Mais elle passait, et après elle venaientCombelaine, effrayant de calme, et la princesse d’Eljonsen et laduchesse de Maillefert, puis Mme de Maumussyet le docteur Buiron, puis deux ou trois autres personnesseulement ; car il était impossible de donner quelquesolennité à ce mariage, alors que l’héritier du nom, le dernier desducs de Maillefert, était en prison, accusé de détournements et defaux…

– Venez, maintenant, dit l’homme enentraînant Raymond dans la salle des mariages, où ils sedissimulèrent derrière un groupe de garçons…

Le maire venait d’arriver.

C’était un grand vieillard, très sec et encoreplus chauve, grave comme la loi dont il était le représentant…

Il se tenait debout, ceint de son écharpe,derrière une table couverte d’un tapis vert, la main sur un grosvolume, le Code, jauni et déchiqueté par l’usage…

– Monsieur, murmurait Raymond, monsieur,qu’attendez-vous donc ?…

– Chut ! fit l’homme…

Le maire, d’une voix paternelle, venaitd’entamer un petit discours où il retraçait les joies paisiblesd’une union bien assortie et les devoirs réciproques des époux…

Il promenait sur l’assistance des regardssatisfaits, semblant quêter des approbations aux passages àeffet.

Pourtant, il s’embrouilla vers la fin et, neretrouvant pas le fil, bien vite il passa aux formulesordinaires.

Déjà il posait la question fatidique :« Consentez-vous ?… »

Lorsque tout à coup :

– Ce mariage est impossible !…s’écria le compagnon de Raymond.

Violemment, M. de Combelaine seretourna, et apercevant cet homme vêtu de l’uniforme des ancienspalefreniers de l’Élysée :

– Laurent Cornevin !…s’écria-t-il.

Mais c’était un redoutable adversaire que lecomte de Combelaine… Il trouva en lui assez d’énergie pour dominerson trouble, et reprenant son impudence superbe :

– De quel droit, fit-il, cet hommeinterrompt-il cette solennité ?…

– Du droit, répondit Cornevin, qu’a touthonnête homme d’empêcher un misérable, qui est marié, de contracterun second mariage.

L’embarras du maire se lisait sur son maigrevisage.

– M. le comte de Combelaine a étémarié, c’est vrai, dit-il, mais nous avons en bonne et due formel’acte de décès de sa première femme, Marie-Sidonie…

Cornevin s’était avancé, écrasant de toute lahauteur de son honnêteté les gens qui l’entouraient.

– Il se peut que vous ayez un acte dedécès, monsieur le maire, prononça-t-il d’une voix forte ; iln’en est pas moins vrai que le cercueil de Marie-Sidonie, aucimetière Montmartre, est vide… Il est des témoins. En attendantune enquête, j’en appelle à Mme la duchesse deMaillefert et à Raymond Delorge, ici présents…

N’importe, Combelaine protestait encore.

– Ma femme, disait-il, est morte enItalie.

– Assez !… interrompit Cornevin d’unaccent d’autorité irrésistible, assez, et puisque vous le voulez,monsieur de Combelaine, je vais dire l’histoire de votre mariage…Vous trouvant à une de ces heures de détresse honteuse sifréquentes dans votre vie, vous avez épousé, pour vous emparer decent mille francs qu’elle possédait une malheureuse orpheline…Songiez-vous déjà à vous en défaire ! Le fait est que vos plusintimes amis ont toujours ignoré ce mariage, et que personne n’ajamais connu la comtesse de Combelaine… Au bout de six mois, lescent mille francs étaient dévorés et vous étiez liés pour la vie…Mais vous êtes un homme d’expédients et le Code a de prodigieuseslacunes et d’étranges indulgences… En moins d’un an, vous parveniezà corrompre votre femme et à la jeter aux bras d’un amant… Puis, unsoir, vous apparaissiez, armé de cet article terrible qui donne aumari outragé le droit de vie et de mort… Vous parliez haut, la loiétait pour vous… Pour racheter sa vie, Marie-Sidonie consentit àpasser pour morte et à quitter la France, et quelques mois plustard vous receviez d’Italie un cercueil, qui ne contenait que dusable et un acte de décès, qui est un faux…

Tout s’écroulait autour de Combelaine…

Et cependant, au milieu des décombres de sesespérances, il se débattait toujours.

– Cet homme est un imposteur !s’écria-t-il.

Cornevin riait d’un rire terrible.

– Est-ce des preuves que vousdemandez ? fit-il. Soyez tranquille, j’en ai, car je connaistoute votre vie, depuis le jour où Mme d’Eljonsenvous a lancé dans le monde. Je sais comment un vol au jeu vous afait chasser de l’armée ; j’étais là quand vous avez assassinéle général Delorge ; je prouverai que c’est vous qui êtescoupable du détournement et des faux qu’on attribue àM. Philippe de Maillefert… S’il faut enfin le témoignage deMarie-Sidonie, soyez tranquille, je sais où la trouver…

La bête fauve qui, se voyant forcée, chercheune issue pour fuir, n’a pas de regards plus atroces que ceux ducomte de Combelaine pendant que parlait Laurent Cornevin.

Tout à coup :

– Monsieur, dit-il au maire, confondu destupeur, il faut que je vous parle, seul, à l’instant…

– Suivez-moi donc dans mon cabinet,répondit le magistrat municipal…

Tous deux disparurent par une petiteporte ; mais presque aussitôt le maire reparut seul et, d’unair inconcevablement troublé :

– Parti !… bégaya-t-il. Mon cabineta une seconde porte qui donne sur le vestibule, de sorte que…

Le misérable a filé, n’est-ce pas ?acheva Cornevin. Qu’importe ! M. Barban d’Avranchel adécerné contre lui un mandat d’amener ; on le retrouvera…

Il riait… Il voyait, un à un, gagner doucementla porte et s’esquiver les invités de ce mariage, le duc deMaumussy et le docteur Buiron, qui devaient être les témoins deCombelaine ; puis la princesse d’Eljonsen,Mme de Maumussy et les autres… Si bien que,dans cette vaste salle de la mairie, il ne restait plus avecLaurent Cornevin que la duchesse de Maillefert,Mlle Simone et Raymond…

Pour la première fois de sa vie, peut-être,Mme de Maillefert était sincèrement émue.

Saisissant les mains de Cornevin :

– Que ne vous dois-je pas,monsieur ! commença-t-elle. Béni soit Dieu, qui m’a inspiré deme confier à vous !… Tout ce que vous m’aviez promis, vousl’avez tenu… Il n’y a plus maintenant que mon malheureux fils…

– M. Philippe, madame, vous serarendu aujourd’hui même… La justice a reconnu qu’en toute cetteaffaire il n’a été que très… imprudent. Le déficit de la Caisserurale est comblé…

– Et comblé par vous, n’est-ce pas,monsieur ! C’est l’honneur que vous nous rendez, la vie, lafortune ! Comment nous acquitter à jamais ?…

Du coin de l’œil, Cornevin observait Raymondet Mlle Simone, qui, réfugiés dans l’embrasured’une fenêtre, pleuraient, – mais des larmes de joie, cettefois.

Les montrant à la duchesse deMaillefert :

– Vous savez ce que vous m’avez promis,madame, dit-il…

– Avant un mois, monsieur, ma fille seraMme Delorge, répondit la duchesse.

Cornevin triomphait, mais il était de cesforts que n’étourdit pas le succès. S’approchant deRaymond :

– Tout n’est pas fini, mon cher ami, luidit-il ; tant que Combelaine ne sera pas sous clef, jetremblerai… Il faut que je vous quitte… Vous êtes poursuivi pourvotre affiliation à la Société des Amis de la justice ; maisvoici un sauf-conduit du juge chargé de l’instruction… Rentrez doncchez vous, où votre mère doit se mourir d’inquiétude ; avantdeux heures, je vous y aurai rejoint…

Ayant pressé contre ses lèvres la main deMlle Simone et salué la duchesse de Maillefert,Raymond se précipita dehors.

Aussi bien se sentait-il devenir fou. Tant debonheur succédant à de si effroyables angoisses ! Il sedemandait s’il ne rêvait pas…

C’est donc en fondant en larmes que, enarrivant rue Blanche, il se jeta dans les bras de sa mère et de sasœur.

– Tout est donc sauvé ? lui dit àl’oreille Mlle Pauline.

Il la regarda, et la voyant rougir :

– Tu savais donc ?… fit-il.

– Beaucoup de choses… Jean m’écrivaitpour moi seule, de sorte que… Oh ! mais je viens de toutavouer à maman.

– Il y aura donc deux mariages, ditRaymond…

Mais sa joie ne lui faisait pas oublier ledocteur Legris. Il se hâta de lui écrire, le priant de venir bienvite, et il expédia Krauss à Montmartre…

Après quoi il se réfugia dans son cabinet detravail, sentant le besoin d’être seul pour se remettre un peu,pour ressaisir ses idées, pour s’accoutumer à la certitude de sonbonheur…

Et il y était depuis une demi-heure environ,lorsqu’il entendit dans le corridor une voix d’homme très forte,très impérieuse, qui parlementait avec la vieille bonne et quirépétait son nom avec une insistance singulière…

Il se levait pour aller voir, lorsque la portede son cabinet s’ouvrit brusquement…

M. de Combelaine entra…

Il portait encore ses habits de noce, mais enquel désordre !… Sa cravate était arrachée, et ses gantsblancs pendaient en lambeaux à ses mains…

Il referma sur lui la porte à double tour et,se campant devant Raymond, les bras croisés, livide, les yeuxinjectés de sang :

– C’est moi, fit-il d’une voix étranglée,moi !… Vous l’emportez. Non content de me perdre, vous m’avezenlevé mes dernières ressources. Flora Misri a disparu ;Verdale est en prison. Pendant que j’étais à la mairie, la justicea pénétré chez moi et y a saisi tout ce que je possédais d’argentet de valeurs. Ainsi, la fuite même m’est interdite. C’est trop. Ilest des gens qu’il est dangereux de ne pas laisser fuir…

– Que voulez-vous ? demanda Raymond,dont l’œil ne quittait pas un revolver placé sur le bureau, à saportée.

M. de Combelaine se rapprocha.

– Dix fois, répondit-il, vous m’avez faitoffrir un combat… Je viens vous dire que je suis à vos ordres…

C’était à ne pas croire à l’impudence de cemisérable, qui, démasqué enfin, poursuivi, venait proposer un duel,le suprême expédient des gens d’honneur.

– Vous oubliez, prononça froidementRaymond, que je n’ai qu’à appeler pour que montent les agentschargés de vous arrêter.

Une convulsion de rage contracta le visage deCombelaine.

– Nous sommes seuls, dit-il, et avantqu’on ne vienne !…

Puis, avec une violence effroyable :

– Il y a des armes, ici !… Avez-vouspeur ?… Que vous dire pour vous fouetter le sang !…Faut-il vous rappeler le jardin de l’Élysée ?… Faut-il vousrappeler qu’il n’y a pas une heure, la femme que vous aimezs’appuyait à mon bras, qu’elle allait être à moi et que jel’adore !…

Avec un homme de sang-froid il eût perdu sontemps…

Mais Raymond frémissait de toutes les colèresqu’il avait dévorées depuis tant d’années ; il tressaillaitd’une volupté farouche à l’idée de sentir les chairs du misérabletressaillir sous son fer…

Saisissant donc une épée de combat à unepanoplie, il la jeta aux pieds de Combelaine…

Et, s’emparant de l’épée placée en travers duportrait du général Delorge, il la tira de son fourreau, scellé decire rouge, et tomba en garde en criant :

– Soit !… Un combat, et que Dieudécide !… Défends-toi.

Déjà M. de Combelaine attaquait avecune fureur aveugle, précipitant ses coups, et c’était effroyable,cette lutte mortelle en un si étroit espace. La maison entièreretentissait des froissements de l’acier, du choc des meublesrenversés, du fracas des mille objets qui, en tombant, sebrisaient, et aussi des rauques clameurs de Combelaine, qui avaitgardé, du temps où il était prévôt on ne sait où, l’habitude decrier sous les armes…

Pour la seconde fois, Raymond venait d’êtretouché au cou, et sa blessure, bien qu’insignifiante, saignaitabondamment, lorsque la porte du cabinet vola en éclats sous lechoc d’une épaule d’hercule.

Dans le corridor se pressaient effarés LaurentCornevin, Krauss, le docteur Legris, M. de Boursonne,Mme Delorge et le bonhomme Ducoudray…

– Que personne n’entre ! criaRaymond d’une voix terrible, cet homme est à moi ! Cornevin,que personne n’entre !

Ces vingt mots faillirent lui coûter la vie…Combelaine lui portait, à fond, un coup droit terrible.

Il le para cependant et, sautant de côté, ilse trouva placé sous le portrait de son père… juste dessous…

Et lorsque Combelaine, résolu à se faire tuerpourvu qu’il tuât, se jetait en avant, c’est le visage du généralDelorge qu’il aperçut, c’est les yeux de l’homme qu’il avaitassassiné que ses yeux rencontrèrent…

– Lui !… fit-il, terrifié comme à lavue d’un spectre, lui, le général !…

Il n’acheva pas.

L’épée de Raymond venait de lui entrer dans lapoitrine et ressortant de trois pouces un peu au-dessous del’épaule.

Le misérable, lâchant son épée, battit l’airde ses mains, une écume sanglante frangea ses lèvres, un dernierblasphème s’éteignit dans sa gorge…

Il tomba, la face contre terre…

Il était mort !…

VII

Enfin apparaissait, véritablement admirable,l’œuvre de Laurent Cornevin.

Que d’énergie et de patience ne lui avait-ilpas fallu pour reconstituer pièce à pièce la vie entière deCombelaine et de ses complices, pour ruiner silencieusement etsûrement l’édifice compliqué de leurs intrigues !

Et nul ne l’avait aidé, en cette tâchepérilleuse, que sa courageuse femme.

Car, à ce dernier voyage, il n’avait purésister à l’ardent désir de la revoir, et c’est chez elle, rue dela Chaussée-d’Antin, qu’il s’était tenu caché pendant les derniersmois de la lutte…

Mais il était vengé… Et c’est de sa bouche queMme Delorge et Raymond apprirent enfin ce quis’était passé dans le jardin de l’Élysée.

Voici ce qu’il raconta :

J’étais de service, dans la nuit du dimancheau lundi, lorsque tout à coup, sur les onze heures, j’entendsappeler :

« – Garde d’écurie !…

« J’accours, et je me trouve en présencede M. de Maumussy.

« – Prends, me commande-t-il, unelanterne, et suis-moi !

« J’obéis, et nous arrivons à la grandeallée, derrière la charmille.

« Là, deux hommes, le général Delorge etM. de Combelaine, discutaient : le général trèscalme, Combelaine furibond.

« Combelaine avait tiré son épée ;il disait :

« – Vous allez, sur l’honneur de vosépaulettes, me jurer de ne pas dire un mot du secret que vousm’avez arraché.

« – C’est bien malgré moi que je suisdevenu votre confident, répondait le général ; ainsi je diraice que bon me semblera, ce que l’honneur me commande de dire.

« M. de Maumussy intervint.

« – Nous ne pouvons, général, vouslaisser partir ainsi.

« – Que prétendez-vous donc ?

« – J’ai mon épée, s’écriaCombelaine ; vous avez la vôtre…

« – Je ne me battrai pas avec vous,prononça froidement le général ; laissez-moi donc passer…

« Mais Combelaine s’était jeté en traversde l’allée et, fou de rage :

« – Tu ne passeras pas, répétait-il, tuvas te battre…

« – Et moi, reprit le général, je vousrépète que je ne me battrai pas avec un homme qui a été chassé del’armée pour avoir été surpris trichant au jeu…

« Combelaine avait bondi enarrière ; il porta au général un terrible coup d’épée encriant :

« – Voilà qui t’empêchera de noustrahir !…

« Immédiatement le général s’affaissa, etCombelaine et Maumussy s’enfuirent.

« Moi, je m’agenouillai près dugénéral.

« Déjà il râlait.

« – Je suis mort, me dit-il ;adosse-moi à un arbre.

« Je fis ce qu’il me demandait, etalors :

« – J’ai dans ma poche, reprit-il, uncalepin ; donne-le moi…

« Je le lui donnai, et tout de suite,faisant un grand effort, il arracha un feuillet et, à la lueur dema lanterne, il écrivit au crayon :

« – Je meurs, lâchement assassiné parCombelaine, assisté de Maumussy, parce que j’ai découvert quedemain…

« Les forces lui manquant pour achever laphrase, il signa, puis :

« – Jure-moi, me dit-il, d’une voix àpeine distincte, que tu remettras ce billet à ma femme.

« Je jurai, mais je doute qu’il entendîtmon serment. Le hoquet venait de le prendre, il agonisait…

« Il avait rendu le dernier soupir,lorsque Combelaine et Maumussy reparurent l’instant d’après.

« Ils tinrent conseil un moment à voixbasse, puis ils tirèrent du fourreau l’épée du général et lajetèrent à terre. Je les aidai ensuite à transporter le corps dansune ancienne sellerie qui, pour le moment, ne servait plus…

« Je pensais qu’on m’oubliait. Je metrompais.

« Le lendemain, je me rendis à Passy pourremplir les dernières volontés du général. Malheureusement,Mme Delorge ne put me recevoir. Comme je quittaissa maison, deux inconnus s’approchèrent de moi, qui me demandèrentce que je voulais à la veuve du général. Je répondis que cela neles regardait pas.

« – En ce cas, me dirent-il, nous vousarrêtons.

« Le calepin du général, resté à terre,avait mis Combelaine sur la trace du billet que je possédais, et ille voulait, à tout prix… Mais je m’étais juré qu’il ne l’auraitpas…

Et en prononçant ces derniers mots, Cornevinremettait à Mme Delorge ces quelques lignes écritespar son mari expirant…

Certes, la mort de Combelaine était trop doucepour un tel misérable, mais elle avait cet immense avantage derendre impossible un procès scandaleux d’où l’honneur desMaillefert ne fût pas sorti parfaitement intact.

Dès le lendemain, le déficit de la Caisserurale étant comblé, M. Philippe de Maillefert était remis enliberté et partait pour l’Italie, bien corrigé, jurait-il, maisemmenant toutefois Mme Lucy Bergam.

Moins heureux, M. Verdale passait en courd’assises. Il était acquitté, c’est vrai, mais il n’en restait pasmoins déshonoré et ruiné…

Grollet, lui, convaincu par M. Barband’Avranchel d’avoir été le complice de Combelaine, lors del’attentat dont Raymond Delorge avait failli être la victime,Grollet, le faux témoin de 1851, en fut quitte pour dix ans deréclusion…

M. de Maumussy ne connut pas cettecondamnation. Le lendemain de la mort de Combelaine, il s’était misau lit, et après quinze jours d’une maladie mal définie, ilexpirait. Une fois encore le mot poison fut prononcé. Les bruitsqui circulèrent étaient-ils fondés ? La duchesse de Maumussyseule eût pu le dire. Mais déjà elle s’occupait de tout autrechose, ayant signé un engagement avec le directeur d’un théâtreaméricain…

Déjà, à cette époque, la duchesse deMaillefert avait tenu sa parole, et la malheureuse Simone deMaillefert était devenue l’heureuse Mme RaymondDelorge.

Le même jour avait été célébré le mariage deMlle Pauline Delorge et de Jean Cornevin.

Même, en cette occasion,Mme Flora Misri avait eu un terrible crève-cœur.Elle avait voulu doter son neveu, elle avait espéré…

Le docteur Legris et M. Ducoudray avaientété obligés de lui expliquer que son argent était celui qued’honnêtes gens ne sauraient toucher, et qu’elle ne devait plusavoir qu’un but : se faire oublier !…

– Mon Dieu ! que vais-je donc fairede mes millions ! s’était-elle écriée, regrettant peut-êtreVictor…

Hélas ! les jours néfastes étaientproches.

L’Empire, avec une vitesse vertigineuse,roulait sur les pentes de l’abîme…

Aux complots et aux émeutes succédait leplébiscite, puis venait la guerre, déclarée d’un cœur léger, puisles défaites, puis Sedan.

C’en était fait. Toutes les prospéritésmensongères de dix-huit années aboutissaient à des désastres sansexemple, à l’invasion.

Engagés le même jour dans un régiment deligne, Raymond Delorge, Jean et Léon Cornevin, se trouvèrentenfermés à Belfort, et n’eurent pas à subir l’humiliation d’unecapitulation…

M. Philippe, lui, sut retrouver dans sesveines le sang de ses ancêtres…

Nommé chef d’un bataillon de mobiles, il reçutl’ordre, un jour, d’enlever une barricade prussienne…

Ses hommes hésitaient.

– Cent louis, cria-t-il, que je me faistuer !…

Ayant dit, il poussa son cheval en avant, ettomba criblé de balles. Mais la barricade fut prise…

Et si vous passez par les Rosiers, voustrouverez presque sûrement, à l’auberge du Soleil levant,M. Bizet de Chenehutte, lequel, après vous avoir conté cettehistoire, vous proposera de vous faire visiter le château deMaillefert, magnifiquement restauré, car il en a les clefs. C’estla gloire de sa vie d’être l’ami de Raymond et de sa femme, et dela famille Cornevin, et de M. de Boursonne, et du docteurLegris…

FIN

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