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La Deux Fois morte

La Deux Fois morte

de Jules Lermina

I

À peine eus-je posé le pied sur la terre de France – au retour de la longue mission qui m’avait retenu pendant près de trois années dans l’extrême Orient – que je me mis en route pour le coin de Sologne où s’étaient cloîtrés mes amis.

J’avais naguère trouvé assez étrange cette idée de s’aller enfermer avec une jeune femme, presque une enfant,dans une solitude morose, et cela dès le lendemain d’un mariage que j’avais d’ailleurs fort approuvé, en raison de la camaraderie qui avait unis enfants ceux qui devenaient époux.

Je les avais dès lors surnommés Paul et Virginie, et je continuerai à les désigner ainsi, estimant que l’impersonnalité convient aux faits singuliers dont je veux en ce récit conserver le souvenir.

De dix ans plus âgé que Paul, je m’étais toujours intéressé à son caractère. Sa nervosité excessive souvent m’avait effrayé, quoique en somme elle ne me parût exercer sur ses actes aucune influence mauvaise et ne se traduisît d’ordinaire que par une rare ténacité de volonté.

J’ai toujours eu grand goût pour les sciences naturelles, avant même que l’éducation et les circonstances aient fait de moi le très modeste savant que je suis. Mais je n’ai jamaisété doué que d’une mémoire très relative. Ce qui me fait surtoutdéfaut, c’est la mémoire dite visuelle. Par exemple, si jerencontre dans mes excursions de botaniste quelque fleur dontl’éclat ou l’originalité de structure m’enchantent, il m’estpresque impossible, une fois dans mon cabinet, de reconstituer enimage cérébrale la silhouette ou la couleur qui m’ont ravi tout àl’heure.

Il en allait tout autrement de Paul.S’était-il trouvé avec moi au moment de l’observation, le lendemainet même plusieurs jours après il me suffisait de lui rappeler lemoindre détail pour qu’aussitôt, du crayon et du pinceau, ilreproduisît avec une étonnante exactitude, en les plus minutieusesparticularités, la plante qui avait attiré mon attention. Bienplus, ses yeux, qui devenaient fixes et regardaient droit devantlui comme s’ils eussent percé la muraille pour retrouver le modèle,avaient, dans leur étonnante faculté de vision – rétrospective –visé, reconnu, conservé des accidents de tissus ou de teintes quim’avaient échappé. À ce point qu’il m’arrivait d’aller vérifier parmoi-même s’il n’obéissait pas à un jeu de sa fantaisie. En ce sens,jamais je ne le pris en défaut.

Aussi, lorsque je le conduisais au théâtre, àla ville voisine du château qu’habitait sa famille, pendantplusieurs jours, je le surprenais immobile, étranger à tout ce quil’entourait. À mes questions, il répondait qu’il était occupé àrevoir la pièce vue. Si je le pressais, alors il me peignait d’unevoix lente et recueillie toutes les péripéties théâtrales, leurrendant une vie que nous aurions qualifiée de factice, mais quipour lui, je l’ai compris depuis, était absolument réelle.

Ces facultés exceptionnelles ne firent que sedévelopper avec l’âge. Je pourrais dire qu’il vivait deux foischaque jour de sa vie, occupant son lendemain à revivre la veille.Peut-être plus exactement ne vivait-il que la moitié d’une vie,dépensant l’autre à se souvenir.

Oserai-je tout avouer ? En cesétrangetés, on craint toujours, quelles que soient sa conviction etsa sûreté d’intellect, de passer pour un imposteur ou une dupe. Cequi dépasse la limite de ce qu’on appelle le possible – comme si onen pouvait fixer la mesure – apparaît toujours au vulgaire comme leproduit d’une imagination malade ou imbécile !

Un jour – Paul avait alors quinze ans et cettefaculté de recommencement s’affirmait en lui de plus en plus – ilme rappela un mendiant que nous avions rencontré ensemble,tellement sordide et malingreux que jamais Callot ni Goya n’eussentdésiré modèle plus… réaliste.

Très affiné, poussant même la délicatessejusqu’à l’afféterie, il avait horreur de ces types dégradés par lamisère et l’ivrognerie. Celui-ci à qui il avait jeté une aumône luiavait causé un profond dégoût, et je puis dire que sa mémoire enétait hantée. Je m’en apercevais, et je m’efforçais de détourner lecours de ses méditations. Mais toujours il me répondait :

– Que veux-tu ? Je le vois… il estlà !

Et il ajouta, en me prenant brusquement lebras – nous nous trouvions alors dans un coin assez sombre duparc :

– Mais il est impossible que tu ne levoies pas toi-même !

En vérité, pendant un espace de temps qui futinfiniment court – je ne pourrais trouver de terme d’exactefixation – je vis, oui, je vis à quelques pas de nous le mendiantgibbeux, loqueteux, hirsute, je le vis positivement en sa forme, ensa couleur, apparition et disparition instantanées.

Très peu sentimental de ma nature et peudisposé à admettre l’inexplicable, je m’irritai contre moi-même,attribuant à ma complaisance pour ce névrosé l’influence presquefascinatrice qui m’avait dominé, et je me promis de ne plus prêtertant d’attention à des songeries morbides.

Sans grande fortune et ayant à me créer uneposition, il ne me seyait pas de jouer avec mon cerveau.

II

Virginie était orpheline de père et de mère.Elle avait été recueillie par sa famille maternelle : oncle ettante, qui l’élevaient comme leur propre enfant. Ce n’avait pas ététâche facile, car c’était bien la plus fragile créature qui se pûtimaginer.

De cinq ans plus jeune que Paul, elleparaissait encore une enfant alors qu’il entrait déjà hardimentdans l’adolescence. Nous l’appelions petite Mab, tant sa gracilité,son aériformité – si je puis employer si grand mot pour si petitepersonne – rappelait la fée écossaise, née d’un rayon de lune.

Je me souviens de la première apparition decette aimable poupée dans la maison de Paul, où je remplissaisd’abord le rôle assez ingrat de précepteur, devenu plus tard uncompagnon et un ami.

Ai-je dit que Paul, orphelin lui-même,habitait chez une cousine éloignée à qui restait seule la force,étant à demi paralytique, d’aimer et d’être indulgente ?

C’était par une de ces matinées d’été où leciel se nimbe d’une buée blanche, avec de vifs piquetages d’argent.Nous étions dans le jardin, juste au-devant de la vieille maisonqu’égayaient des lancées de vignes vierges et de glycines.

La grille extérieure, sur la route, étaitrestée entr’ouverte, après la sortie de quelque fournisseur.

La malade était étendue sur sa chaise longue,souriante, avec cette expression d’aménité naturelle à ceux qui, nepouvant plus vivre, se complaisent à voir vivre les autres.

De la grille, le panneau plein, inférieur,était assez élevé. Nous avions installé une table au bord d’unmassif où déjà perçaient les pointes roses des silènes, et,accoudés, nous étudiions, en la concentration d’esprit nécessaire,un des problèmes les plus ardus de Wronski, cet étrange savant dontLagrange disait qu’il avait inventé toutes les mathématiques et quia créé pour ses démonstrations une langue de toutes pièces,indéchiffrable pour les non initiés. J’avais besoin de condensertoute mon intention pour conserver mon attitude de maître ;car avec Paul, doué d’une merveilleuse intuition, je craignais fortparfois de descendre au rang d’élève.

– Il y a quelqu’un derrière la grille, medit Paul.

Ceci d’une voix posée, calme, comme s’il eûténoncé le fait le plus simple du monde.

Je tournai la tête, et mes yeux rencontrèrentle soubassement de la grille, plein et large.

– De l’autre côté ? fis-je. On nepeut voir à travers le métal !

Mais je ne dis rien de plus, car je m’aperçusalors que d’une giration très lente, la grille tournait surelle-même.

Paul tenait ses regards dans cette direction,et ses yeux, dont je connaissais si bien les nuances, avaient uneétonnante fixité. Enfin l’arrivante – car c’était une petite fille– se révéla tout entière : quand l’ouverture fut assez largepour qu’elle se glissât, elle se mit à courir, comme obéissant àune attraction violente et ne s’arrêta qu’à un mètre de Paul, leregardant avec une expression à la fois soumise et heureuse qui mefit sourire.

Mlle de B., la cousine dePaul, considérait elle aussi cette apparition blonde, rose, jolie,qui semblait une épave échouée de quelque féerieshakespearienne.

C’était la petite voisine à laquelle sa tanteavait dit : – Va donc faire un petit tour !

Elle était sortie de la propriété qui jouxtaitcelle de Paul, puis tout naturellement, voyant une porteentr’ouverte, l’avait poussée.

Elle avait alors douze ans.Mlle de B., regrettant peut-être son célibat,était bonne aux enfants : aussi de ce jour Virginie eut-elledroit de cité chez elle et en usa souvent, plus que souvent.

Une indéniable sympathie l’attirait versPaul : en quelque coin du parc qu’il se trouvât – et le jardinet le bois étaient vastes – tout droit elle arrivait à lui, commesi de partout elle l’apercevait, et elle s’arrêtait devant lui,souriante et mignarde.

Un jour qu’à notre grande surprise l’heure desa visite quotidienne était passée depuis longtemps, Paul, engagédans une dissertation des plus suggestives sur la prononciation duC dans les langues prélatines, eut un mouvement d’impatience ets’écria vivement :

– Pourquoi ne vient-elle pas ? Jeveux qu’elle vienne !

Quelques secondes s’écoulèrent, puisj’entendis un bruit de pas précipités, et d’une touffe de mimosas,l’enfant, ayant coupé à travers les massifs, surgit très pâle.

En même temps accourait l’oncle :

– Mais il n’y a pas de bon sens,s’écria-t-il. Comprenez-vous cette petite qui est souffrante et quenous retenions à la maison ? Elle s’est échappée de nos mainset s’est élancée dehors. Oh ! nous savions bien que nous laretrouverions ici !

III

Entre ces deux êtres – la chose ne pouvaitêtre discutée – existait une attraction intéressante qui sedéveloppait chaque jour davantage.

L’âge vint. Paul avait alors vingt-trois ans,Virginie avait atteint sa dix-huitième année. Mon élève n’avaitfait dans les sciences pratiques que des progrès très relatifs.Tout ce qui était de connaissance courante, quotidienne, lui étaitplus qu’indifférent, et, sans sa prodigieuse mémoire, on aurait pule taxer d’ignorance sur plus d’un point. Par contre, il possédaità un degré étonnant les facultés spéciales qui ont fait des Mondeuxet des Inaudi de véritables prodiges.

La mémoire persistante des formes, del’expression graphique des choses, s’accroissait : il semblaitaspirer les images extérieures pour les emporter dans lelaboratoire de sa pensée et les étudier à loisir.

Mais – et ici, je puis à peine rendre l’idéequi s’impose à moi – en cette sympathisation qui unissait les deuxjeunes gens, Paul s’emparait de Virginie, il la conquérait, sel’appropriait.

J’avais suivi jour par jour, minute parminute, ce sentiment qui était bien l’amour, en sa hantise complèteet délicieuse, mais avec un caractère tout spécial. Lui ne vivaitque pour elle, mais elle ne vivait que par lui ; même s’ilétait absent, elle restait imprégnée des effluves dont il l’avaitenveloppée. Elle absente, il la gardait près de lui, et je l’avaisbien des fois surpris, lui parlant comme si elle avait été à sescôtés, et, comme je le raillais de sa méprise :

– Comment se peut-il, disait-il enpointant son doigt dans le vide, que vous ne la voyiez pas ?Elle est là !

Phrases d’amoureux, c’est possible : maisdès lors un instinct m’avertissait qu’il y avait là autre chose,comme une évocation, à la fois intérieure et extérieure, de l’objetqui remplissait sa pensée et qui, pour lui seul, se matérialisaithors de lui. Je dis – pour lui seul – n’osant pas encore affirmerdavantage.

La bonne Mlle de B. avaitsuivi avec intérêt les progrès de cette affection qui pour elle neprésentait aucun caractère mystérieux. Paul était riche, ses goûtset ses aptitudes le destinaient évidemment à la vie placide de lacampagne. L’oncle de Virginie était mort, sa tante étaitvalétudinaire. Il parut donc très naturel que Paul manifestât lavolonté d’épouser son amie, et, toutes convenances de famille et desituation se trouvant réunies, aucun motif n’existait decontrecarrer ses désirs.

Pour moi, cette union était de longue dateindiquée. J’avais compris que Paul ne serait jamais apte à prendreun rôle dans la vie active. Étant rêveur, tout chez lui évoluaitdans le sanctuaire intérieur. Le dernier des niais, manœuvre de lacivilisation, aurait eu raison de son inexpérience. Quant àVirginie, elle ne s’appartenait plus. À mesure que leur intimités’était resserrée, elle s’était pour ainsi dire anéantie en lui,d’abord de sa propre volonté, et aussi, surtout peut-être, enraison de cette mainmise qu’il exerçait sur son être moral et quiétait une possession anticipée, plus absolue que celle du mariage.De lui à elle, il y avait échange, flux et reflux de vitalité. Ilsfaisaient plus que de s’appartenir, ils s’absorbaient l’un enl’autre.

Ce mariage, véritable consécration, dans lesens pur et élevé du mot, eut lieu.

De ma vie je n’oublierai la cérémonienuptiale, lumineuse et rayonnante, qui les fit pour jamais – je lecroyais alors – compagnons de joies et de peines, unis pour lebonheur comme pour le malheur, ainsi que dit la liturgiecalviniste.

Sous le faisceau de rais tombant des vitraux,j’eus un instant cette illusion que ces deux êtres – par un effetde synchromatisme, – se fondaient en un seul. Il y avait en cemoment équilibre entre ces deux créatures qui se donnaient l’une àl’autre avec une mutuelle abnégation du Soi.

Au matin même de la cérémonie, j’avais acceptéune mission en Orient, avec obligation de départ immédiat. Il meplaisait, ayant été témoin de leur bonheur naissant, de n’en pointgêner l’éclosion de ma présence.

Au sortir de l’église, je fis mes adieux, et,serrant leurs deux mains qui se mêlaient dans les miennes, je nepus discerner quelle était celle de l’un ou de l’autre.

Je leur jetai un dernier signe d’adieu,convaincu d’ailleurs que tôt ou tard la vie pratique s’empareraitde mes deux héros de féerie, qui, rentrés dans la norme desbanalités sociales, vieilliraient en bons époux prosaïquementassagis.

Une lettre trouvée à Hong-Kong ébranla mesespérances : ils s’en étaient allés se blottir au fond de laSologne où, paraît-il, ils vivaient complètement seuls, heureux den’entendre aucun écho de la vie vraie. Je répondis par des souhaitsde bonheur, certes bien sincères. Un an après, au pays de Laos, jereçus une lettre de Paul. Elle me frappa par son étrangeté :si bizarre qu’elle soit, elle doit faire partie de cet écrit quiest une sorte de dossier.

Je la transcris donc textuellement :

IV

– Ami, te souviens-tu de l’intéressanteétude qu’un jour tu me fis entreprendre du deuxième chapitre de laGenèse, alors que, grâce aux lumineuses restitutions de Fabred’Olivet, ce voyant de la linguistique, nous avions suivi pas à pasle mystérieux travail de la nature créatrice, cherchant le faitsous le symbole, le sens matériel sous l’énigme ésotérique.Parvenus au sublime verset qui en quelques mots manifeste lacréation de la femme, de l’Aischa, de l’Ève, nous nous étionsarrêtés, hésitant devant la suggestion intime et profonde qui noussollicitait à reconstituer cette scène, dont la beauté dépasse lesrêves les plus enthousiastes de l’imagination.

Nous passâmes outre.

Mais j’avais gardé dans l’oreille comme unécho qui ne devait plus jamais s’éteindre, le cantique rayonnant del’Adam Kadmon s’écriant :

– Wa-iaômer ha-Adam-Zoâth… Celle-là estréellement substance de ma substance et forme de ma forme…

Ce nom d’Aischa, formule véritable de laVolonté dont la femme était la Réalisation, me hantait commel’énoncé d’un problème à la solution toujours refusée.

Or cette solution, avec quelle gloire je l’aitrouvée ! Toi seul peut-être pourras me comprendre, parce queton intellect évolue sur le plan supérieur de l’Intuition. Rien neme paraît à moi plus évident et plus clair.

Vois plutôt :

En l’homme, représentation concrète del’humanité collective, toutes les aspirations existaient à l’étatlatent et pour se manifester n’attendaient que l’effort volitif, sije puis dire, la poussée du dedans au dehors.

L’Homme-Adam, alors mâle et femelle, jouissaitégoïstement de la nature extérieure, s’épanouissant dansl’éblouissement des splendeurs. Et plus il admirait de beautés, etplus il avait soif de la beauté. Et cette Beauté suprême à laquelleil aspirait, il ne la voyait pas, puisqu’elle était en lui, dans sadouble nature encore inséparée.

Comprends-tu ce supplice : sentir en soila beauté, l’Amour, en posséder la notion, la sensation intime, etne les pouvoir contempler face à face, ne les pouvoirétreindre ! Songe à ce qu’éprouverait l’avare qui aurait unlingot d’or dans la poitrine et ne pourrait s’arracher le cœur pourle posséder !

En vain autour d’Adam s’épandaient lesimmensités vibrantes, en vain flamboyaient les astres, en vainpoudroyaient les Nébuleuses en gésine des astres mondes… Qu’étaittout cela auprès de ce qu’il désirait, la Compagne, la SuprêmeBeauté, – ceci est le texte même, – qui, devant émaner de lui,alors seulement lui présenterait le reflet de sa sensationintime…

Et ce fut dans une de ces crises de Désirsublime et torturant que s’accomplit le miracle del’Extériorisation de la Beauté et de l’Amour, – qui étaient en luiet qui jaillirent de lui, en la Forme Idéale, Grâce et Harmoniecondensées en l’Être qui était vraiment substance de sa substance,Essence formellement radieuse de l’Humanité triomphante… laFemme !

Et l’Adam Kadmon s’agenouilla devant Elle,reconnaissant de l’exquise souffrance de l’arrachement, et ilbalbutia le premier Hosannah d’amour !… »

V

Ayant l’esprit positif, je ne me suis jamaisplu à ces rêveries aiguës d’une imagination surexcitée. Endirigeant Paul dans ses études d’hébraïsant, mon seul dessein avaitété de lui donner la notion claire et non routinière de la sciencedes racines et rien de plus. Si Fabre d’Olivet m’intéresse commelinguiste, j’ai toujours voulu – et je veux – m’arrêter en deçà deses hypothèses théosophico-bouddhiques.

Aussi éprouvai-je un réel chagrin enconstatant que mon élève non seulement s’entichait de ces chimères,mais encore en exagérait les outrances.

Je lui répondis quelques mots en ce sens,insistant sur les dangers que peuvent faire courir à la raison cesfantaisies dont le moindre défaut est de détourner l’esprit depréoccupations plus pratiques. Je comptais d’ailleurs sur lemariage et sur la paternité pour donner à son activité morale unepâture plus substantielle.

Ma lettre partie, j’eus même quelques remords,craignant, à cause de ses susceptibilités un peu maladives, d’avoirdonné à mes conseils un tour trop ironique.

Après tout, ne poursuivais-je pas ma chimère,moi aussi, en mes recherches sur les peuples préhistoriques,identifiant aux Cimmériens d’Hérodote les anciens Khmers duCambodge ! L’hypothèse est la grande charmeuse, et qui n’a paspoursuivi sa trace folle ignore les plus grandes joieshumaines.

Finalement, après trois ans d’absence, je medécidai à rentrer en France, fort riche d’ailleurs de notes et dedocuments à l’appui de mes thèses favorites.

Revenu dans nos ports coloniaux, j’éprouvaiune véritable déconvenue à ne point trouver de lettre de Paul.Était-ce donc que je l’eusse blessé par quelques railleriesinoffensives ? J’en aurais été marri, et je me promis bien,une fois débarqué, de m’expliquer avec lui et de lui arracher, s’ille fallait, à coups de mea culpa un amical pardon.

Je pris juste le temps nécessaire pour réglerà Paris quelques affaires indispensables. Puis, sans prévenird’ailleurs celui que je comptais surprendre en plein bonheur, jem’installai dans un wagon, filant sur Vierzon.

Je m’arrêtai, selon les indications quem’avait données Paul dans une de ses premières lettres, à lastation de Salbris, gros bourg dont le nom est lié à l’un desépisodes les plus honorables de la guerre de 1870.

Je me hâtai d’entrer à l’auberge pour ycommander un frugal repas. On touchait à la fin du mois d’octobre,et les journées, devenues courtes, me conseillaient d’arriver leplus tôt possible au château de Pierre-Sèche, où demeuraient mesamis. J’avais encore cinq heures devant moi. Je m’enquis d’unevoiture, qui me fut procurée avec la meilleure volonté dumonde.

– Où va Monsieur ? demandal’aubergiste.

Je lui nommai le château que j’ai dit. L’hommeprit une figure contrite.

– C’est à plus de quatre lieues, en pleinmarais, sur la rive gauche de la Sauldre, me dit-il.

J’avais remarqué le changement de saphysionomie : je ne m’imaginai pas que ce fussent la distanceou la mauvaise qualité des terrains qui l’eussent provoqué.

En une vague inquiétude, je repris :

– Sans doute, vous connaissez lespropriétaires ?

Cette fois son embarras fut indéniable.

– Monsieur veut parler de M. PaulX. ?

– En effet, je suis de ses amis. J’arrived’un long voyage, et il me tarde de lui serrer la main.

– Monsieur arrive de voyage ?… alorsil ne sait peut-être pas…

– Quoi donc ?

– Que M. Paul ne reçoit jamaispersonne et que nul ne se peut vanter de l’avoir vu depuis plus desix mois… Ah ! c’est une grande pitié, Monsieur, une vraiepitié !

– Que voulez-vous dire ?… Il estarrivé quelque malheur ?…

– Quand je disais que Monsieur ne savaitpas… la pauvre petite dame est morte…

– Morte ! m’écriai-je avec uneangoisse profonde. Quoi ! vous voulez parler de la femme dePaul, de cette chère et exquise créature !

– Monsieur a bien raison, ç’a été unegrande perte pour le pays. Vous me croirez si vous voulez,Monsieur, mais tout le monde l’aimait et la plaignait aussi, carelle a été longue à dépérir. Elle était si faiblotte !Voyez-vous, le château est mal placé, et on y a des fièvres. Je necomprends pas que M. Paul ait amené là une femme délicatecomme ça !

Ainsi c’était bien elle qui était morte !Jamais je n’avais ressenti heurt plus douloureux. Sa brutalitém’avait littéralement suffoqué, et des larmes tombèrent de mesyeux.

– Je vois que Monsieur est un ami, repritl’hôte. Je n’aurais peut-être pas dû lui dire la chose toutnettement, mais Monsieur l’aurait bien vite apprise. Est-ce qu’ilfaut toujours commander la voiture ?

– Certes, m’écriai-je, et pourquoinon ? Est-ce quand nos amis sont dans la douleur qu’il lesfaut abandonner ? Ah ! plût à Dieu que je fusse revenuplus tôt, j’aurais peut-être empêché cet horriblemalheur !

– C’est douteux, Monsieur, car la petitedame était bien malade. Je dois dire aussi que M. Paul l’asoignée ! Ah ! tenez, c’était beau et douloureux en mêmetemps… jamais il ne la quittait, et, quand ils se promenaient, luila soutenant, vrai, on aurait dit qu’il la buvait des yeux !Il l’aimait bien, allez ! Aussi on comprend son désespoir.Depuis le jour où on a porté la pauvre dame en terre, avec tout lepays derrière – et des vraies pleurs comme les vôtres de tout àl’heure – M. Paul s’est enfermé chez lui, et plus jamais –vous entendez – plus jamais il n’est sorti de Pierre-Sèche…

Les détails étaient navrants. Paul vivait seuldans ce château qui, disait-on, serait son tombeau – comme il avaitété celui de sa chère femme. Il n’avait avec lui qu’un vieuxdomestique qui, lui aussi – c’était l’expression de l’aubergiste –filait un mauvais coton.

Et puis… et puis il y avait autre chose.

J’eus quelque peine à obtenir de moninterlocuteur qu’il s’expliquât plus clairement : de fait,cela lui était assez difficile. Naturellement, partout où la mortpasse, elle laisse un sillage d’effroi. Voilà que des bruitsétranges s’étaient répandus dans le pays : on parlait delumières fantastiques apparaissant la nuit aux fenêtres du château.Une femme qui avait été engagée pour des services d’intérieurs’était refusée à revenir, déclarant qu’elle ne rentrerait pas dansune maison que hantaient des revenants.

Oh ! l’aubergiste ne croyait pas un motde ces folies. Mais peut-on empêcher le monde de parler ?Aussi n’était-il pas bizarre qu’un homme de l’âge de Paul secloîtrât ainsi ? Il s’était absolument refusé à recevoirpersonne, même des gens bien intentionnés qui auraient voulu luiapporter des consolations. La porte leur était restéeimpitoyablement fermée. Le vieux Jean – c’était le nom dudomestique que je connaissais bien – bousculait les gens d’un airégaré. C’était à croire que lui-même devenait fou !

– Enfin, Monsieur, continuait le bravehomme, si vous voulez entrer dans ce château de malheur, je croisque vous en serez pour votre peine.

– J’essaierai quand même,repartis-je.

Au fond, je ne doutais pas que je ne dusseêtre reçu. Connaissant l’exquise délicatesse de Paul, je nem’étonnais pas outre mesure d’une claustration qu’expliquaitsuffisamment un désespoir aussi justifié. Je le verrais, je luiparlerais, je parviendrais à galvaniser cette âme engourdie, àrevivifier ce cœur mort. C’était ma tâche d’ami, et je ne m’ysoustrairais pas.

VI

Vous souvenez-vous de la phrase glacialed’Edgar Poe :

– Comme les ombres du soir approchaient,je me trouvai en face de la morne maison Usher. Je ne sais commentcela se fit, mais, au premier coup d’œil que je jetai sur elle, uneintolérable tristesse pénétra mon âme…

Cette réminiscence – la maison Usher –m’obséda pendant toute la route, alors que sous la lourdeur grisede cette soirée d’automne je suivais, blotti dans la voiture queconduisait un silencieux Solognot, jauni par d’anciennes fièvres,la route bordée de marécages qui, sur la rive gauche de la Sauldre,conduisait à la Pierre-Sèche.

Mon conducteur n’était pas de ceux qu’oninterroge et dont on quête les racontars. C’était un de ces nonpensants qui répugnent à toute expansion intellectuelle. Il allaitdroit devant lui, sans regarder de côté ni d’autre, ruminantquelque chose de sa mâchoire prognathe et lourde.

Cette société nulle ne me déplaisait pas,laissant intacte ma rêverie qui peu à peu se condensait ensomnolence. Pourtant je n’avais pas fermé les yeux : entre mespaupières mi-closes passait la lande mate et grise où parfoiséclatait le reflet d’acier d’une mare, cinglée d’une lame. Sur laroute dure, les roues allaient sans bruit, tandis que le chevals’étirait, silhouette macabre.

Je ne pourrais dire que la route me semblâtlongue, car je n’avais plus aucune notion du temps, non plus que laclaire compréhension des choses. J’étais pris tout entier dansl’étau d’une angoisse inanalysée, mais si serrante que j’en étaisétouffé. Et dans la plaine vide et plate, entre les étangs, plaquesnoirâtres sur une peau d’un bistre sale, j’allais toujours, sanssavoir où, instinctivement inquiet.

Ce fut alors que le ressouvenir de la maisonUsher plus despotiquement s’imposa, quand en face d’une flaqued’eau, plus large de quelques mètres, à l’entrée d’un pont de boisque fermait une grille, l’homme se retourna et, parlant pour lapremière fois, dit :

– La Pierre-Sèche.

Je fus éveillé en sursaut. Pour un peu,j’aurais demandé ce que pouvait m’importer la Pierre-Sèche.

Mais une impression me saisit, bien différentede celle que j’attendais.

De l’autre côté de l’étang, dans lequeldormaient de longues herbes, oscillant de leurs grappes ainsi quedes épis murs, se dressait au sommet d’un monticule de quelquespieds, et qui semblait de rocailles et de mosaïques, une sorte decastel dont une aile se projetait en face de moi, hardimentdécoupée sur le ciel que rougeoyait le soleil couchant.

À la vision de la morte maison Usher, qui medevait apparaître, en mes prévisions attristées, comme la face d’unhypocondriaque se substituait un profil élancé, avec je ne saisquel raffinement d’élégance. Des vignes folles, à aigrettes rouges,couraient le long des murs, ayant pour canevas les nervures dulierre accroché au silex, broderie de pourpre sur velours vert.

Cette forme s’enveloppait d’une buée claire,irisée, qui estompait les contours et atténuait les angles.

En ma disposition d’esprit, ce tableautin meravit, à la fois inattendu et charmant.

Cependant l’homme restait, attendant que je medécidasse à descendre. Je compris que, son office rempli, ils’étonnait que je ne lui rendisse pas sa liberté : il n’avaitpas à compter avec mes fantaisies d’imagination. Je sautai sur lesol et lui tendis une pièce de monnaie.

– Alors, lui dis-je, ceci est bien lechâteau de Pierre-Sèche ?

– Puisque je vous l’ai dit…

– Merci donc. Vous pouvez retourner àSalbris.

Il me regardait de ses yeux sanscouleur : je crus qu’il n’était pas satisfait :

– N’est-ce pas le prix convenu ?demandai-je.

– Si… mais voici la grille. Il y a unesonnette.

Bon ! il estimait que son devoir était dene m’abandonner que lorsque je serais entré. Mais justement, dansmes vagues pressentiments d’incidents singuliers, il ne me plaisaitpas de le rendre témoin, peut-être, d’une déconvenue.

– Allez, lui dis-je. Ne vous occupez plusde moi.

Alors il se décida, le cheval tourna,s’allongea, partit.

Je restai seul en face de la grille. Ellebarrait toute la largeur du petit pont dont j’ai parlé et dont letablier sans balustrade ne pouvait être atteint du dehors.Au-dessous, l’étang, immobile et moussu.

Au delà, une allée gravissait le monticule,puis disparaissait en se contournant.

Les fenêtres – j’en comptais trois – quifaisaient face à l’étang étaient closes. Les ombres des vignes etdes lierres noircissaient les vitres ; on eût dit des yeuxtrès noirs voilés de cils. J’eus la sensation qu’ils meregardaient : mais alors, si quelqu’un de l’intérieur avaitconstaté ma présence, pourquoi nul ne se présentait-il à lagrille ?

Je me dis alors que j’étais bien fou deraisonner et que vraiment je me créais à loisir des impressions demystère, puisqu’il y avait une cloche et une chaîne. Je donnai unesecousse.

VII

Je vis la cloche s’élever et s’abaisser :elle était d’un assez fort calibre, et un instant je craignisd’avoir sonné trop fort, mais elle ne tinta pas. Je récidivai, mêmerésultat. Le battant avait été enlevé. Ceci me contraria, car cettehypothèse se présenta pour la première fois à mon esprit que je metrouverais, la nuit venant, stupidement arrêté à cette porte, ayantmanqué le but de mon voyage et presque perdu dans un pays que je neconnaissais pas.

Cependant je ne me tins pas pour battu. Jem’éloignai un peu, m’efforçant de voir quelque chose dans lechâteau ou dans le petit parc. Il n’y avait pas apparence de vie nide mouvement. Je suivis l’étang, pensant à le tourner et àatteindre Pierre-Sèche par quelque autre point, mais je m’aperçusbientôt qu’il enveloppait la propriété de tous les côtés.

L’espèce de rocher sur lequel le castel étaitconstruit formait une île véritable. De plus, le terrain étaitmarécageux à ce point que je risquais à chaque pas de m’enliserdans la vase.

Il faut avouer que ma situation était assezétrange, voire même ridicule.

Je me trouvais en pleine France, à la ported’un ami, cent fois plus embarrassé que je ne l’aurais été en paysbarbare. Le pis, c’est que la tension cérébrale qui m’énervaitnuisait à la lucidité de mon esprit et que j’eus grand-peine àtrouver un expédient, pourtant d’une imagination bien simple.

La cloche n’avait pas de battant, mais elleexistait : de plus elle était fixée au poteau même de lagrille, en dedans, il est vrai, mais non hors de portée. Je mehissai aux barreaux d’une main et, de l’autre, brandissant macanne, j’assénai sur le métal un coup vigoureux. Cette fois, je fusservi à souhait : le son vibra très clair, et le succèscouronna mon ingéniosité tardive.

À peine deux minutes s’étaient-elles écouléesque je vis quelqu’un paraître au bout de l’allée qui descendait dutertre ; seulement le personnage, qui sans doute était endéfiance, me parut placer ses mains au-dessus de ses yeux pourexaminer l’intrus, puis avec de grands gestes très significatifslui enjoindre de s’éloigner.

Ceci ne faisait pas mon affaire. Je comprisque, si l’homme disparaissait, il me serait inutile de le rappelerde nouveau, et, me souvenant que, d’après l’aubergiste, le seulhabitant de la maison, avec mon ami, était son vieux serviteur quej’avais fort bien connu naguère, j’appelai de toutes mesforces : – Jean ! eh Jean, c’est moi !

Et le « c’est moi ! » n’étantpas suffisamment suggestif, je lançai mon nom à pleins poumons.

Victoire ! Je ne m’étais pas trompé.L’homme dévala rapidement, atteignit le petit pont, arriva à lagrille et me dit :

– Vous ! c’est bien vous !Ah ! quel hasard ! mon Dieu, pourquoi n’êtes-vous pasvenu plus tôt ?

– Tôt ou tard, répliquai-je, me voici.Ouvre cette porte, mon brave, et, si je puis rendre ici quelqueservice, tu sais que l’on peut compter sur moi.

Jean était un vieillard, presqueseptuagénaire, maigre et voûté. De la main, il me fit signe demodérer les éclats de ma voix.

– Écoutez, me dit-il, j’ai l’ordreformel, absolu, de ne jamais laisser entrer personne. Mais vous,c’est autre chose, je prends sur moi de violer ma consigne.Seulement promettez-moi de m’obéir… oui, oui, je dis de m’obéir. Ily a eu de la mort ici, et je ne suis pas sûr qu’il n’y en aitplus…

L’accent du bonhomme respirait une émotionprofonde. Je fis de mon mieux pour lui donner confiance, la grilles’ouvrit et j’entrai.

– Voyez-vous, reprit-il, avant tout ilfaut que je vous parle : j’ai beaucoup, beaucoup de choses àvous dire. Vous êtes plus savant que moi, vous comprendrezpeut-être. Moi, j’ai bien peur que mon pauvre maître ait lacervelle détraquée… Pas par là, fit-il brusquement au pied duchâteau, il ne faut pas qu’il vous voie. S’il se doutait que vousêtes ici, peut-être qu’il s’enfuirait. Suivez-moi ; dans uninstant, nous allons être tranquilles.

Il prenait les plus grandes précautions pourne faire aucun bruit, et je l’imitai. Nous atteignîmes une petiteporte, seule ouverture sur la façade de l’ouest, et nous noustrouvâmes dans une sorte d’office, de fruitier plutôt. La nuitétait presque complète.

– Asseyez-vous, me dit Jean. Je vousdemande pardon de vous recevoir ainsi, mais il le faut… il le faut,répéta-t-il en secouant la tête. Je vais voir si tout est en ordreet surtout… s’il ne se doute de rien.

J’étais impatient : après tout, jeconnaissais assez mon ami Paul pour ne rien redouter d’une premièreentrevue. Dût-il avoir en me revoyant une crise de désespoir, jeprendrais sur lui l’empire nécessaire, et même cette explosion,trop longtemps contenue, lui serait salutaire.

Jean revint bientôt.

– Monsieur ne s’est aperçu de rien. Ilest dans son cabinet, comme toujours à cette heure. En voilà pourjusqu’à demain matin. Nous sommes seuls, bien seuls, nous pouvonscauser. Tenez, je me demande maintenant si vous avez bien fait devenir.

– Que j’aie eu tort ou raison, repris-jeassez vivement, c’est ce qu’il sera temps d’examiner lorsque jet’aurai entendu ; dès maintenant, je puis t’affirmer que jesaurai bien soustraire Paul à cette abominable tristesse.

Nous étions dans l’ombre, et je distinguais àpeine la physionomie du vieux Jean. Pourtant je le vis se redresseravec un sursaut de surprise :

– Triste ! fit-il. Qui vous a ditque M. Paul fût triste ?

– N’est-ce pas naturel après l’affreuxmalheur qui l’a frappé !

– Ah oui !… eh bien non ! cen’est pas ça, vous n’y êtes pas, mais du tout. Attendez que jefasse de la lumière. Je ne suis pas poltron, ayant été soldat, mais– ici – je n’aime pas rester dans la nuit.

Je commençais à me demander si le vieillardavait lui-même son bon sens et si, en me parlant du cerveaudétraqué de son maître, il ne lui attribuait pas sa proprefaiblesse d’esprit.

La lampe allumée, je le regardai : ilétait très robuste. Les traits jadis grossiers s’étaient affinéssous la patine de l’âge ; les yeux étaient clairs, trèsdroits.

– Voyons, mon brave, lui dis-je avecrondeur, ni toi ni moi ne sommes des enfants, nous savons ce quesont les douleurs humaines et combien elles peuvent troubler lesâmes les mieux organisées. Vous menez ici une vie solitaire quin’est pas faite pour vous éclaircir les idées. Moi j’arrive la têtefraîche et l’intellect bien équilibré. Dis-moi ce qui se passe,après quoi j’aviserai.

Jean s’était assis en face de moi, sans façon,les mains sur les genoux.

– Oui, Monsieur, je vous connais pour unhomme de sens, de cœur aussi ; sans cela, vous ne seriez pasentré. Mais il y a ici des choses dont vous ne pouvez pas avoiridée, et vous n’aurez besogne si aisée que vous le croyez ; çane m’étonnerait même pas que vous repartiez sans l’avoiressayée.

– Allons donc, Paul est vivant, c’est leprincipal. Est-il malade, nous le guérirons ; est-il fou…

– Ne faites donc pas de suppositions,laissez-moi tout vous raconter. Ne m’interrompez pas, j’ai déjàassez de peine à assembler tout ça dans ma tête…

Le meilleur moyen d’en finir était de lelaisser parler à sa guise.

Je me tins coi.

Des premiers temps du mariage, il ne m’appritrien qui me surprît. Virginie adorait son mari, dans la saine etprofonde acception du mot. Il lui rendait cette affection avec unenuance très accentuée de domination aimante, absorbante aussi. Cesdeux êtres étaient l’un pour l’autre tout l’univers. Leur ententeétait si parfaite, il y avait adaptation si complète de leurs deuxnatures, qu’à vrai dire – c’était le mot de Jean – ils ne faisaientqu’un à eux deux. L’intimité de leurs consciences rendait presqueinutile l’emploi des paroles. On les voyait pendant de longuesheures se contempler sans dire un mot.

– On aurait dit qu’ils ne parlaient pas,continuait Jean, mais je suis sûr qu’ils causaient ; ilss’entendaient en dedans. Bien souvent Madame me donnait un ordrequi venait de Monsieur, j’en étais sûr, et pourtant il ne lui avaitrien dit, elle l’entendait penser.

Ce qui ressortait de ces observations, plussubtiles que je ne les eusse attendues d’un ignorant, c’est queVirginie avait abdiqué toute volonté et toute initiative. L’amouravait produit ce phénomène que son individualité s’était fondue encelle de Paul.

– Ce que je vais vous dire va vousparaître drôle, mais il me semblait qu’elle ne se donnait même plusla peine de penser ; sa voix n’était qu’un souffle, comme s’illui eût été inutile de parler. Bien plus, je dirai qu’elledisparaissait physiquement : oui, quand je la regardais, je mefaisais cette idée qu’elle s’effaçait, comme ces photographiesqu’on a laissées au soleil et qui s’en vont.

Bref, sous les circonlocutions un peuphraseuses de maître Jean, il était évident que la pauvre Virginieavait été atteinte d’une maladie d’épuisement, anémie, phtisie, jene pouvais préciser. Il me parut que le bon serviteur, de parl’intérêt qu’il portait à ses maîtres, les avait vus sous descouleurs quelque peu fantastiques. Il n’y avait là que des faitsdouloureux, mais parfaitement naturels : peut-être la passionde Paul n’avait-elle pas été assez ménagère des forces de lapauvrette.

Le positif, c’est qu’elle était morte, et jem’irritais involontairement de la prolixité du bonhomme,alambiquant des incidents trop explicables.

– Enfin, repris-je, avec une impatiencemal contenue, la pauvre Virginie déclina de plus en plus, et Pauleut la douleur de la perdre. Je ne doute pas de l’intensité de sondésespoir…

– Pendant le premier mois, Monsieur, ilfut comme assommé : il passait ses journées immobile, étendu,les yeux fermés, pâle comme la morte qu’on avait emportée…

– Et cet état s’est compliqué d’uneprostration toujours plus grande, si bien qu’aujourd’hui…

– Mais non, mais non ! s’écria Jeanen essayant de m’imposer silence avec de grands gestes, Monsieur neme laisse pas parler, évidemment il croit que je veux lui enimposer. Vous supposez que M. Paul est triste, désespéré, etque c’est pour ça qu’il ne veut recevoir personne. Vous voustrompez du tout au tout. M. Paul n’est pas triste, il n’estpas malade, c’est tout autre chose…

– Mais encore, explique-toidonc !

– Environ un mois après la mort deMadame, comme j’entrais un matin dans la chambre de Monsieur, jefus tout surpris de voir qu’il ne s’était pas couché. Le plusétonnant de tout, c’est ceci, oui, il souriait pour la premièrefois depuis de longs jours. Il mangea beaucoup, avec un appétit queje ne lui connaissais plus, il but même à mon avis plus que deraison. Puis, à la fin du repas, il tomba dans un sommeil siprofond, si rapide surtout, que je le laissai étendu sur le canapéet me retirai discrètement. Plusieurs fois dans la journée, jemontai pour m’assurer qu’il n’avait besoin de rien ; il dormitainsi jusqu’au soir. Enfin il s’éveilla et je lui conseillai de semettre au lit. J’admettais fort bien que le désespoir l’eût briséau point de lui imposer un repos de vingt-quatre heures. Mais il merépondit assez vivement que j’eusse à lui épargner mes conseils.Tout ce qu’il me demandait, c’était de ne monter dans sonappartement sous aucun prétexte, à moins d’appel. Je me le tinspour dit, et, depuis ce jour-là, jamais je ne suis entré chez monmaître de six heures du soir à dix heures du matin.

– Que fait-il pendant ce temps ?

– Ah ! le sais-je ? Toujoursest-il que sa vie est ainsi réglée : à dix heures du matin, ilsonne, je viens dans sa chambre ; il est debout, toujourssouriant avec une expression de bonheur qui a quelque chose desurnaturel… oui, presque d’effrayant. Son cabinet est toujoursfermé à clef, et jamais depuis cinq mois je n’y ai pénétré. Aprèsle repas, il s’étend sur le canapé et s’endort. Vers cinq heures,il sonne de nouveau, me donne quelques ordres. Je me retire… etc’est tout !

Ceci commençait en effet à me paraîtresingulier et présentait les symptômes d’un dérangementd’esprit.

– Tu me dis que Paul paraît heureux,joyeux… Jamais il ne reçoit personne…

– Oh ! je puis vous en répondre. Lematin, je guette les fournisseurs, je les attends devant la porte,pour qu’ils ne sonnent pas. J’avais enlevé le battant, j’ôterai lacloche elle-même…

– En somme, repris-je avec assurance, ilme semble qu’il y a amélioration dans son état : il boit, ildort. Je ne vois plus que cette manie de claustration et aussi cerenversement des habitudes normales qui le fait dormir le jour etveiller la nuit.

Quel est son état physique ? Est-ilfaible ou fort, vigoureux ou anémié ?

– Il y a quelque chose qui m’épouvante,c’est sa pâleur, et puis… faut-il que je vous avoue tout ? –ici Jean baissa la voix – je crois, oui, je crois bien qu’il…

Et, sans prononcer le mot, il leva le pouceau-dessus de ses lèvres.

– Ce serait plus affreux que tout lereste, m’écriai-je. Mais tu sais bien, je suppose, s’il te demandede l’eau-de-vie, de l’absinthe…

– Non, ce n’est pas cela. Il ne me faitapporter qu’une liqueur, que je ne connais pas, d’un goût et d’uneodeur si forts… Tenez, j’en ai là un flacon que je lui monteraidemain matin…

Le flacon était bouché à l’émeri, mais l’odeurcaractéristique me frappa aussitôt : c’était de l’éther. Jefrissonnai : dans l’Extrême-Orient, j’ai rencontré des buveursd’éther, et jamais l’ivresse ne m’est apparue plus meurtrière.C’est plus que de l’empoisonnement, c’est la combustion lente,irrésistible, corrodant tous les organes…

– Mais, si tu dis vrai, tu as dûremarquer en lui des tremblements nerveux. Son haleine doit êtreimprégnée de cette odeur.

– Non, je n’ai rien remarqué de cela. Dureste, sa chambre ne sent pas cette odeur-là, je crois bien lareconnaître à travers la porte de son cabinet.

Ceci me déroutait un peu.

– Bon ! fis-je encore. On se guéritde toute passion mauvaise. Je comprends tes inquiétudes, mon ami,mais j’espère pouvoir les dissiper avant peu. Je verrai ton maître,tu vas lui annoncer mon arrivée avec telles précautions que tujugeras nécessaires. Sois tranquille, je saurai bien faire excuserta désobéissance, je reprendrai sur lui l’influence que m’assurentmon amitié et mon sang-froid. Ne perdons pas une minute. Monte, moncher Jean, je t’attends ici.

Mais, loin de m’obéir, Jean secouait latête.

– Pourquoi hésiter ? Tu ne doutespas de l’affection de Paul pour moi. Il ne reçoit personne, soit,mais moi !

Jean s’était levé, déambulant par la chambre,en proie à un visible embarras. Comme je le regardais curieusement,me demandant quelle lubie nouvelle le troublait, soudain ils’arrêta devant moi, et, me fixant de ses yeux grandsouverts :

– Monsieur, pas ce soir, pas ce soir.J’essaierai demain à dix heures, mais pas ce soir !

– Et pourquoi ?

– Parce que…

Il sembla rassembler tout soncourage :

– Parce que la nuit… il n’est passeul !

– Hein ? fis-je en bondissant surmon siège.

– Ah ! voilà ! Maintenant vousvous demandez si le vieux Jean n’est pas fou, fou à lier. Voyons,croyez-vous de bonne foi que je n’aie pas cherché à me rendrecompte. Je suis un homme… et un domestique – il ricana. –Croyez-vous que je n’aie pas espionné mon maître ?

– Espionnage très honorable, puisqu’iln’a d’autre but que son intérêt. Mais enfin, pour qu’il ne soitpas… seul, il faudrait que quelqu’un se fût introduit dans lechâteau, et tu m’affirmais…

Mais alors, courbé vers moi, Jean me dit deschoses si bizarres que je l’écoutai comme dans un cauchemar, et ceschoses étaient telles que je me décidai à ne faire cette nuit-làaucune tentative pour voir Paul.

Il fut convenu que je serais annoncé lelendemain à dix heures.

VIII

Ce fut avec une véritable anxiété que lelendemain j’attendis le vieux Jean pendant que, selon sa promesse,il avertissait son maître de ma présence.

J’avais peu et mal dormi, ce qui se seraitsuffisamment expliqué par mes préoccupations, si je n’avais été enproie à des sensations d’un ordre tout particulier. Dans le courantde la nuit, j’avais été pris d’une sorte de suffocation, comme sitout à coup l’air me manquait ou plutôt changeait de nature et neconvenait plus au jeu de mes poumons.

Il se passait autour de moi quelque chosed’incompréhensible, d’invisible aussi. – Oserai-je dire toute mapensée ? – C’était comme une impression d’autre monde, unglissement sur un plan qui n’était plus d’ordre vivant. Je n’avaisni l’énergie ni même le désir de résister, me complaisant en cetécœurement qui confinait à la syncope, avec une ineffablejouissance d’abandon.

Pourtant, le raisonnement aidant, je medemandai s’il n’y avait pas dans ma chambre quelque bottelée defleurs qui m’entêtaient. Je cherchai et ne trouvai rien :enfin, je tombai dans une prostration qui ne laissa plus subsisteren mon cerveau que des cauchemars vagues où des vapeurs diluées, àformes nuageuses, ébauches d’êtres, m’enveloppaient.

Par bonheur, le jour avait dissipé cesangoisses.

– Victoire ! fit Jean en entrantchez moi, la chose a mille fois mieux marché que je ne l’espérais.M. Paul vous attend.

– C’est au mieux. Un seul mot, mon brave.Comment va-t-il ce matin ?

– Il est comme toujours : souriant,heureux. Si ce n’était cette maudite pâleur !… On dirait qu’iln’a plus une seule goutte de sang dans les veines.

– Nous verrons cela. Confiance, mon bonJean, conduis-moi.

– Vous n’avez pas loin à aller, car vousoccupez la chambre juste au-dessus de son cabinet. Quelques marchesà descendre, et c’est tout.

Allons. J’eus un dernier embarras, medemandant quelle physionomie je devais prendre, mais je n’avais pasle temps de raisonner : une porte s’était ouverte, et Pauls’avançait vers moi, les mains tendues.

Très pâle en effet, comme exsangue ;cependant l’apparence générale n’était pas inquiétante. L’hommeétait vigoureux, je m’en convainquis à la forte étreinte de sesdoigts.

Je n’avais pas osé prononcer une seule parole,craignant de tomber à faux ; seulement je le considérais detoute mon attention.

– Oui, oui, regarde-moi, ami, me dit-il,regarde bien celui qui est devant toi et qui, toi venu, n’a plusrien à désirer.

L’accueil dépassait toutes mesespérances : j’en fus parfaitement heureux :

– Çà, me dit-il, nous allons déjeuner,et, le verre en main, nous causerons à cœur ouvert. Es-tu toujoursconnaisseur en vins ? J’ai là un certain crû dont tu me dirasdes nouvelles ! Ha, ha ! cher, bien cher ami, tu nesaurais croire combien je me sens joyeux, épanoui. C’est si bond’être hors du monde, hors de tout avec ceux que l’onaime !

Dirai-je que cette attitude me gênait. Tout enredoutant une crise de douleur, je ne m’étais pas imaginé qu’ellepût être évitée, alors que six mois à peine s’étaient écoulésdepuis la mort de la pauvre Virginie ; j’éprouvais undésappointement et aussi une vague colère contre cette si prompteguérison morale.

J’eus un instant l’idée qu’il jouait unecomédie pour rassurer mon amitié, mais je ne pus m’y arrêter, tantses effusions étaient empreintes de naturel. Il m’avait attiré surun canapé à côté de lui, et, tandis que Jean, impassible enapparence, mais en vérité très intrigué de ce qui se passait,disposait la table auprès de la haute fenêtre à vitraux, Paulm’interrogeait sur ce que j’avais fait depuis notre séparation,s’intéressant à mes travaux et à mes succès.

Je répondais de mon mieux, essayant de secouerle souci qui pesait sur moi et nuisait à la clarté de monesprit.

– Bah, fit-il, le bon vin te déliera lalangue : car en vérité tu ne sembles pas dans ton équilibreordinaire… Tu n’es pas malade, au moins ?

La chose devenait presque comique :c’était lui qui maintenant s’inquiétait de ma santé !

Jean parfois me questionnait du regard, à ladérobée. M’eût-il interrogé tout haut que j’aurais été fortembarrassé de lui répondre, tant je me sentais troublé et horsd’état de formuler une appréciation quelconque.

Paul était en parfaite liberté d’esprit, et,quand nous nous trouvâmes à table, l’un en face de l’autre, certesnul ne se fût imaginé qu’il existât entre nous un sujet de chagrin.Il me poussait à parler de moi : je crus deviner qu’iléloignait sciemment de l’entretien tout ce qui avait trait àlui-même.

Il mangeait largement, intelligemment, dois-jeajouter, en homme qui tient à défendre sa santé et à conquérir desforces. Il buvait un vin un peu capiteux mais générateurd’énergie.

Je n’étonnerai personne en disant que jesongeais continuellement à la façon d’aborder la seule question quime brûlât les lèvres. Je m’ingéniais à pressentir les motifs d’uneinsensibilité que je m’obstinais à croire apparente. Mais pourquoicette dissimulation ? Éprouvait-il quelque sotte honte àlaisser transparaître ses véritables sentiments devant sonserviteur ? Jouait-il le stoïcisme pour moi ?

Quand le café fut servi, il adressa à Jean unsigne expressif. Il voulait rester seul avec moi. Jean cligna del’œil à mon adresse : comme moi, il estimait que le moment desconfidences, des franchises, était arrivé.

Paul s’étira sur son fauteuil etdit :

– Ah ! mon cher Paul, qu’il fait bonvivre ! Voyons sincèrement, comment me trouves-tu ? Enbonne condition, n’est-ce pas ? Pour moi, je ne me suis jamaissenti plus solide. Regarde-moi et donne-moi nettement ton avis…

J’ai dit qu’à part une pâleur extraordinaire,il présentait tous les caractères de la santé. Je pus donc luirépondre en toute franchise comme il le désirait ; mais,malgré moi, prenant, comme on le dit, le taureau par les cornes,j’ajoutai :

– Je suis d’autant plus heureux de tetrouver ainsi que je redoutais tout autre chose, aprèsl’épouvantable malheur qui t’a frappé !

Prononçant cette phrase qui résumait toutesmes préoccupations, je le regardais bien en face. Il remuait en cemoment son café et de sa main libre saisissait un flacon deliqueur : il n’eut pas un tressaillement, pas le moindrefrisson de nerfs.

– Oui, oui, je sais, fit-il en souriant.De ton amitié, le contraire m’eût étonné, mais tu vois que jesupporte assez gaillardement la situation…

Décidément il était fou ! Ce ton delégèreté, presque d’ironie, était révoltant ! Pauvrepetite ! se pouvait-il que vous fussiez si promptement, siabominablement oubliée !

Il s’était versé de la chartreuse et ladégustait à petits coups.

J’eus un mouvement d’indignation que je necontins qu’à grand-peine. Je me contentai de diresèchement :

– Ma foi, c’est affaire à toi !J’avais craint, je l’avoue, que la mort de ta femme t’eût porté uncoup terrible ; mais je vois que mon amitié n’a pas à sedépenser en consolations…

Le visage épanoui, il répliqua :

– Non, non, ce serait inutile !

Je faillis bousculer la table en un gesteencoléré.

– Alors reçois mes excuses. Je constatequ’il s’est produit en toi de grands changements, car il fut untemps où la pauvre Virginie occupait en ton âme une place plusgrande. Mais enfin tu l’adorais ! m’écriai-je impuissant àjouer plus longtemps le sang-froid, tu l’adorais comme ellet’adorait elle-même. Et la pauvrette est morte, et après six moisje te trouve la lèvre souriante et l’œil sec ! Pardonne-moiquelque surprise. Je ne doute pas que tu n’aies d’excellentesraisons pour supporter si gaillardement – selon ta propreexpression – une douleur dont d’autres – sans doute moins biendoués – seraient morts ; mais, si tu daignes me les faireconnaître, du moins tu me permettras de réserver mon appréciationen toute liberté…

J’avais débité tout cela d’un trait, impatientde vider mon cœur et risquant nettement une rupture.

Lui, très calme, avec son éternel sourire, nem’avait pas interrompu.

Quand je me tus, il haussa légèrement lesépaules :

– Alors toi aussi, fit-il simplement, tucrois que Virginie est morte ?

Je tressautai sur mon siège, tandis qu’unesueur froide montait à mes tempes. L’évidence s’imposait. Lafolie ! Le malheureux avait perdu la raison… Ainsi touts’éclairait d’une lueur sinistre ! Ah ! comme j’avais étéinjuste !

Le coup avait été si violent que, ne pouvantme maîtriser instantanément, je balbutiai :

– Mais oui… je croyais… on m’avaitdit !…

– Aussi ne te fais-je pas un crime de tasortie un peu vive. Si les gens qui t’ont renseigné avaient ditvrai, je serais un grand coupable, et je mériterais les reprochesque ton amitié a trop atténués. Virginie morte !… À cetteseule pensée, regarde… mes yeux se remplissent de larmes.

– Alors… on m’a trompé, Virginie estvivante !… Je t’en prie, Paul, ne te joue pas de moi !…Je t’aime vraiment, sincèrement ; ta joie ou ta douleur sontmiennes… Au fait, la chose est possible ! Mais commentexpliquer que ces gens m’aient affirmé… ? Ils disent avoirassisté à la cérémonie funèbre, avoir suivi la pauvre enfantjusqu’au cimetière, et, à moins de supposer qu’ils aient été tousvictimes d’une hallucination, je ne pouvais douter…

Comme j’élevais la voix, Paul d’un geste meramena au calme.

– Ils ne sont pas fous, non plusmalveillants. Ils parlent d’après les apparences, leur bonne foi nefait pas question. Ce qu’ils t’ont dit de l’enterrement, ducimetière, est parfaitement exact.

Je passai mes mains sur mon front. Décidémentje m’égarais en plein cauchemar. J’avais besoin de rentrer dans laréalité, dans la logique.

– Veux-tu répondre nettement à mesquestions ? lui dis-je.

– Volontiers, pose-les.

– Dans ces obsèques auxquelles tout lepays a assisté, est-ce que la bière était vide ?

– Non pas !

– Entre les planches de chêne, était-ce,oui ou non, le corps de Virginie qui dormait son derniersommeil ?

– C’était son corps.

– L’inhumation s’est-elle accompliejusqu’au bout…

– Jusqu’au bout !

– Écoute, Paul. Je crois comprendre, etcependant j’hésite à t’interroger encore. Aurais-tu, avec uneffroyable courage, quelque nuit, dans la solitude, porté une mainsacrilège sur cette tombe à peine fermée ; lui aurais-tuarraché son dépôt sacré ?… Et alors, ainsi que le fait s’estdéjà rencontré, aurais-tu trouvé la malheureuse vivante,l’aurais-tu emportée dans tes bras, puis, en je ne sais quelleterreur qu’on ne te la reprît, l’aurais-tu cachée, séquestréeici ?

Et je regardais autour de moi, saisi d’unecrainte quasi superstitieuse.

Il rit.

– Eh donc, voilà que tu te perds en pleinroman. C’est du feuilleton, cela… sommes-nous donc des enfants pournous arrêter à pareilles billevesées…

– Mais enfin, morte ou vivante, il n’y apas de milieu…

Il redevint très grave soudainement.

– Voilà bien les parleurs, fit-il àmi-voix, se grisant de mots, posant des axiomes avec une audace quin’a d’égale que leur légèreté. Morte ou vivante !… cetou est merveilleux !

Il se tut comme craignant d’en trop dire, maisje n’entendais pas qu’il s’arrêtât en si beau chemin. Pour moi lachose était indubitable : dans ce cerveau en apparence trèssain, il y avait ce que j’appellerai irrévérencieusement unefêlure…

– Pourquoi cet ou te semble-t-ilsi singulier ?

Il me regarda bien en face.

– Parce qu’il implique antagonisme, merépliqua-t-il nettement, parce qu’il signifie incompatibilité entreles deux états…

– Oserais-tu prétendre qu’on peut être àla fois mort… et vivant ?…

Entre sa dernière réplique et la mienne, ils’était passé un fait subit, presque inquiétant. La lumière quiéclairait les yeux de Paul s’était tout à coup voilée, quasiéteinte, et les paupières brusquement alourdies étaient à demitombées sur les globes.

– Qu’as-tu donc ? m’écriai-je, ondirait que tu t’endors !

Il fit évidemment un effort violent pourrouvrir les yeux.

– Oui, oui, c’est bien cela,murmura-t-il, je n’y songeais plus. Il faut… que je dorme ! jene puis résister, et le pourrais-je que je n’en ai pas le droit…oui, ce serait un crime !

Il parlait d’une voix sourde, sans accent,comme dans un rêve.

Effrayé, je m’étais levé et approché delui.

– Ne crains rien, continua-t-il, etsurtout ne me questionne pas.

« Je ne sais encore si je pourrai tout tedire. Il faut que j’interroge, que je consulte. Tu restes ici,n’est-ce pas ? La maison t’appartient, je ne me réserve quecet appartement, je vais dormir, dormir… et puis…

Sa tête tombait sur sa poitrine ; c’étaitun affaissement brutal.

– Je suis à tes ordres, lui dis-je, jeveillerai auprès de toi.

Il tressaillit :

– Non, non, je ne veux pas. Va-t’en, jete dis…

Il étendit la main et agita violemment lasonnette. Jean accourut.

Paul s’était dressé et, s’appuyant auxmeubles, se dirigeait vers le canapé. Il parla enhaletant :

– Jean, mon ami est ici chez lui. Qu’onne cherche pas à me voir ! sous aucun prétexte, jusqu’àdemain… Mais allez-vous-en donc ! ! Je ne veux pas dormiravant que cette maudite porte soit fermée… et de ne pas dormir,cela me tue… et la tuerait !…

Il eût été cruel et imprudent de lui désobéir.J’assistais à une crise dont l’étude immédiate m’était impossible.Il était tombé sur le canapé et restait les yeux fixes, commemorts, tandis que son bras étendu nous montrait impérieusement laporte.

Nous sortîmes, et nous entendîmes derrièrenous le bruit des verrous violemment tirés.

Je passe rapidement sur la conversation quis’ensuivit entre Jean et moi. Je n’avais rien à lui apprendre, etlui-même n’apportait pas à mes appréciations d’éléments nouveaux.Il y avait chez le brave homme un fond de crédulité paysanne, et,si je l’avais poussé, il n’eût pas été éloigné d’attribuer l’étatde son maître à quelque maléfice. Je finis par me soustraire à sesbavardages.

La maison et le parc étaient à ma complètedisposition, il s’agissait maintenant de passer mon temps de lameilleure façon possible : l’inaction qui m’était imposéependant douze ou quinze heures me paraissait lourde, mais je metrouvais en somme plus avancé que je ne l’espérais la veille.C’était un important résultat que d’avoir pu causer avec Paul etd’être certain que cette causerie se renouerait le lendemain.

Je n’avais pas à me dissimuler que dansl’entretien de tout à l’heure je m’étais trouvé dans un état deréelle infériorité. Tout m’était surprise : les mots, lesactes, les idées. J’étais pareil au médecin qui voit un malade pourla première fois, ignorant de sa constitution, de ses antécédents,et qui se sent dérouté par les phénomènes morbides d’apparencecontradictoire. Il ne me déplaisait pas de prendre le temps de laréflexion. Je m’efforçai donc de débarrasser mon esprit des ombresqui l’enténébraient et de me tracer un plan pour l’entrevue dulendemain.

Il me fallait oublier que Paul était mon ami,afin de le pouvoir ausculter à loisir et sans que mes nerfs semissent de la partie.

Je fis une longue promenade, seul dans leparc, m’intéressant à cette flore curieuse, née à force de soins,comme au château de Cintra, dans un terrain de roches, et peu à peuje recouvrai dans ces observations le calme de ma raison et de maconscience.

Puis, comme était venue à tomber une finepluie d’automne, je rentrai dans la maison. Elle comprenait unrez-de-chaussée et deux étages : l’appartement de Paul setrouvait au premier, au second c’étaient des chambres d’amis dontj’occupais la plus grande.

Au rez-de-chaussée, un salon dont les fenêtresouvraient sur la campagne, invisible d’ailleurs par ce tempsgris ; puis un fumoir, une salle de jeux, avec billard, toupiehollandaise, tout cela – je dois rendre cette justice à Jean –parfaitement entretenu et dans un état d’exquise propreté.

Enfin j’avisai une petite pièce, presquecomplètement obscure, avec une fenêtre garnie de vitraux. Unebibliothèque avec rayons autour et au milieu une table de chêne. Onse sent tout de suite entre amis. À la lueur d’une lampe, jecommençai l’examen des planchettes et découvris là à ma grandesatisfaction les meilleurs et les plus récents travaux dephilosophie et de sciences naturelles, mais aussi une séried’ouvrages relatifs aux plus étranges et aux plus embrouillésproblèmes de psychologie transcendante, de psychisme et même –pourquoi reculer devant le mot – de magie, d’ésotérisme oriental etd’occultisme à haute pression.

– Ouais ! me dis-je, voilà qui medonnera très probablement la clef du mystère. Ces volumes sontcouverts de notes, de soulignages, de rappels : il est évidentque Paul les a ressassés. Il faut avoir l’esprit très net et trèséquilibré pour se pencher sur ces profondeurs sans éprouver lasensation du vide, le vertige. La tête de Paul lui aura tourné tropvite, c’est une affection guérissable, une variété de la névrosedont la suggestion aura rapidement raison.

J’étais rasséréné. Connaissant les causes, jeredoutais moins les effets. Je n’étais pas dès lors un négateurimpénitent des phénomènes mystérieux dont plusieurs – et non desmoins troublants – ont déjà acquis droit de cité dans noscliniques. Mais j’estime que rien n’est plus dangereux que de poserle pied – en touriste fantaisiste – sur ces terrains mal connus oùla folie vous guette. Paul n’était pas armé pour la lutte, lesdouleurs éprouvées l’avaient prédisposé à l’ébranlementmental ; il avait trébuché, étourdi, aux premiers pas. Je luitendrais la main et le relèverais, c’était mon devoir d’hommesensé, d’ami, et je n’y faillirais pas.

Mon souci s’allégeait. Je soupai de bonappétit, coupant court aux dissertations de Jean qui me fit toutl’effet d’avoir subi la contagion du détraquement ambiant, et je meretirai de bonne heure dans ma chambre, désireux de me reposer,pour le lendemain être en possession de toute ma luciditéd’esprit.

Je me sentais calme et je m’endormis sansfièvre. Mais, après un temps que je ne puis apprécier, jem’éveillai soudain avec un hoquet nerveux ; et, chosecurieuse, c’était exactement la même impression que la veille, uneangoisse inexplicable compliquée d’une bizarre difficulté àrespirer.

Je sautai sur le tapis, réagissant de toute maforce contre cette torpeur. Ou j’étais la victime d’une illusion, –et en ce cas la raison la dissiperait, – ou le phénomène était réelet j’en découvrirais la cause.

Or je vis que la lampe que j’avais laisséeallumée brillait d’un éclat singulier, comme si la flamme eût étéexcitée par un apport excessif d’oxygène. Aussi une vive odeurd’éther me saisit aux narines. C’étaient ces effluves qui memontaient au cerveau.

L’effet physique était si patent qu’un instantma vue troublée crut percevoir dans la chambre des formes, ondulantet girant.

Je m’habillai à la hâte et ouvris ma fenêtre.L’air me fit du bien. La nuit était noire, on n’entendait pas lemoindre bruit. Je me penchai pour mieux aspirer la fraîcheurvivifiante et, dans ce mouvement, je remarquai qu’une fenêtre del’étage inférieur était éclairée d’une lueur blanchâtre, trèsdouce : on eût dit qu’un nuage d’infinitésimales poussièress’exhalât à l’extérieur.

Or, en examinant la maison mieux que je nel’avais encore fait, je m’aperçus que ma propre fenêtre ouvrait surun balcon qui contournait une partie de l’étage, et cette pensée mevint que de l’angle le plus éloigné, je pourrais peut-être plongermes regards dans la pièce si singulièrement éclairée qui, je leconstatais maintenant, touchait à la chambre où Paul m’avait reçule matin. C’était le cabinet toujours clos dont Jean m’avaitparlé.

Sans discuter un seul instant mon droit àl’indiscrétion, je m’engageai sur le balcon, et, prenant soind’étouffer le bruit de mon pas, je suivis la rampe de fer, enpleines ténèbres, certain par conséquent de n’être pas vu, même parle vieux domestique, à supposer qu’à cette heure il ne dormît pasencore.

J’arrivai ainsi à l’angle de saillie et metrouvai à quelques mètres de la chambre en question, la voyant debiais, très nettement.

Des tentures intérieures en masquaient lamajeure partie, mais, dans leur écartement, une lueur apparaissaitpâle ou plutôt bleuâtre, tamisée, et comparable – ce fut la penséequi me vint aussitôt – à celle qui se dégage des lucioles.

Je restai accoudé, plus ému que je ne l’auraisvoulu, avec le léger battement de cœur que connaissent les enfantsen faute. Or je ne me dissimulais pas que ma curiosité fût un peucoupable.

Pendant un assez long temps, je n’observairien de plus que ce reflet d’un invisible foyer et je songeais àregagner mon lit, quand tout à coup je vis la tenture se releveret…

Deux ombres se profilèrent sur les carreaux.Je dis bien deux ombres, elles étaient penchées l’une vers l’autre,comme enlacées.

Et de ces deux silhouettes, je ne pusméconnaître l’une qui était celle de mon ami Paul. Quant à l’autre,impossible de s’y méprendre, c’était une forme de femme, un galbebyzantin, gracile.

Cette apparition dura le temps d’unéclair : le rideau retomba.

Quelle que fût la résistance de ma raison,toute objection se brisait contre le fait : il y avait unefemme dans l’appartement de Paul, et, le dirai-je, autant que messouvenirs pouvaient me servir, – et j’avais la conviction qu’ilsétaient précis, – cette silhouette fine, au dessin mystérieux,préraphaélite, rappelait étonnamment celle de Virginie.

En tous cas, Jean ne s’était pas trompé.Pendant ces nuits où l’accès de son cabinet était interdit à tous,Paul n’était pas seul. En même temps s’imposait l’hypothèse quej’avais repoussée naguère : Virginie vivante, une mortsimulée, de par on ne sait quel caprice morbide, et enfinl’isolement à deux, dans une séquestration sans doutevolontaire.

Il y avait là quelque drame macabre que lafolie de l’un ou peut-être des deux aggravait chaque jour en leprolongeant.

L’aube venait, j’avais froid, je rentrai dansma chambre et dormis jusqu’au matin.

X

– Accorde-moi deux jours, me dit Paul lelendemain, et je te révélerai mon secret.

Je ne lui avais pas avoué ma découverte de lanuit, préférant l’amener à une plus lente confidence. Mais, à magrande surprise, il venait de lui-même au-devant de mescuriosités.

Son attitude devait paraître fort étrange, ilen convenait loyalement, mais il se trouvait dans des conditionsinordinaires qui autorisaient les suppositions les plusfantastiques. Loin de me les interdire, il déclarait que jeresterais quand même au-dessous de la réalité : le mieux étaitde ne me point perdre en hypothèses inutiles. S’il ne me donnaitpas satisfaction immédiate, c’est qu’il n’était pas seul maître deses décisions : il avait de grands ménagements à garder.

– Il est des pudeurs, ajouta-t-il, dontnous autres vivants ne pouvons concevoir l’idée !

Bref, j’étais prêt à lui accorder le délaisollicité : après quarante-huit heures, il se faisait fort dem’initier au mystère de sa vie.

Le pis, c’est que je ne concevais pas lanature de ce mystère.

L’examinant attentivement, j’étais frappé del’altération de sa physionomie : ses traits étaient tirés, sesyeux cernés de bistre ; sa voix même sonnait d’un timbreétrange, diminué. Du reste, il ne dissimula pas une intense fatigueet me pria d’abréger ma visite.

Bien entendu, pendant les deux jours de répitqu’il m’imposait, je prenais l’engagement de ne pas chercher à levoir.

– Te parler, t’écouter, t’entendre mêmeserait pour moi une fatigue que je n’ai pas le droitd’affronter : je dois concentrer, synthétiser toute monénergie, sans en dépenser vainement une parcelle.

Je consentis à tout, sans même discuter, tantje redoutais, en mon ignorance, de prononcer un mot qui modifiâtses résolutions.

Seulement, craignant de ne pas rester maîtrede mes curiosités encore surexcitées par l’obscurité de sespromesses, je lui déclarai que je m’absenterais pendant ces deuxjours, m’engageant à me trouver prêt, à l’heure dite, à profiter deson bon vouloir.

– Tu me donnes ta parole, lui dis-je, quetu ne commettras aucune imprudence ?

– Aucune, fit-il avec un sourire. À tontour, je te veux donner un conseil…

– Lequel ?

– Pour que la transition entre le connuet… l’inconnu te soit moins brusque, il faut que pendant le délaique je sollicite de toi tu t’étudies à combattre en toi le vieuxscepticisme qui, en dépit de ton ouverture d’esprit, est toujoursimminent à reparaître. Médite cette belle parole d’Arago :« Hors des mathématiques pures, le mot impossible n’estpas. »

– C’est déjà mon opinion, répondis-je enlui serrant les mains, du diable si je ne crois point un peu déjàau surnaturel.

Je faisais en moi-même allusion aux étrangetésde la nuit.

Il haussa les épaules.

– N’emploie donc pas de mots sanssignification. Le surnaturel n’est pas. L’électricité paraîtsurnaturelle à un sauvage, et le phonographe à un académicien. Iln’y a que des changements de plan et de perspective. Mais nem’induis pas en discussion, c’est de la force perdue.

Jean était désolé de me voir m’éloigner :ne s’imaginait-il pas que j’abandonnais son maître à la folie, à lapossession ; il croyait très naïvement à une actiondémoniaque.

Je le rassurai de mon mieux et partis.

Je revins à Paris et, en vérité, je respirailargement. L’atmosphère de la Pierre-Sèche avait en quelque sortecontracté mes poumons, et ce fut avec délices que je vécus cesquarante-huit heures de la vie normale. Même il me vint cettepensée que, si j’étais contraint à passer quelque temps là-bas, nefût-ce que pour tenter la guérison morale de mon ami, il me fallaitfaire provision d’air parisien.

J’achetai les pièces en vogue, les romans lesplus à la mode, je m’abonnai aux journaux vivants, je priai uneamie de m’écrire souvent et de me tenir au courant des milleincidents de la vie quotidienne, bref, ne sachant pas au juste ceque l’avenir me réservait dans cette maison bizarre, je pris mesprécautions pour combattre des hantises redoutées.

Avec cela les plus récents ouvragesscientifiques me ramèneraient à mes études favorites. J’étais paré,ainsi qu’un passager qui prévoit une traversée difficile.

Muni de mon viatique intellectuel, dans lequelj’avais fait une large place aux distractions de l’imagination, jerepris le chemin de Salbris.

J’arrivai au castel avant le momentfixé ; c’était avec intention : je voulais avoir le tempsde ranger mes livres, pour les avoir sous la main en cas de besoin.Jean m’attendait à la porte dans un état d’exaltation qui d’abordm’effraya. Rien de bien grave d’ailleurs. Depuis vingt-quatreheures, Paul n’avait pas ouvert sa porte. Jean avait écouté,espionné ; ce qui l’effrayait le plus, c’est qu’il n’avaitrien découvert.

Mais Paul était vivant : c’était le seulpoint acquis et celui qui me touchait le plus.

J’étais là maintenant, la tête parfaitementsaine et décidé à tout pour triompher d’une monomaniequelconque.

Nous transportâmes mes caisses dans labibliothèque, et les livres de science occulte dont les rayonsétaient garnis durent frissonner de colère, forcés qu’ils furent dese serrer pour faire place à des œuvres de raison saine etd’imagination bien pondérée.

Cela fait, et comme je consultais ma montrequi marquait précisément six heures, la sonnette de Paul retentit.Jean monta.

Je redoutais un peu que Paul réclamât uneaugmentation de délai ; mais je n’eus pas à dépenser unenouvelle dose de patience. Paul m’attendait. Je montai rapidement àsa chambre.

Il me reçut fort bien : j’eus même lasatisfaction de constater qu’il ne paraissait pas plus affaibliqu’avant mon départ.

– Eh bien, dis-je gaiement, tu vois queje suis exact : de ton côté, tu parais disposé à tenir tapromesse. Me voici donc, l’oreille et l’esprit ouvert, prêt àécouter tes contes de fées.

– Ne prends pas ce ton léger, merépliqua-t-il, car jamais, jamais, entends-moi bien, il n’y eutdans notre vie minute plus grave.

Je lui tendis la main, il y mit la sienne.

– Avoue, reprit-il, que tu me croisfou…

– Moi, je te jure…

– Ne jure pas, car aussi bien il futtelle heure où je crus moi aussi que ma raison m’abandonnait, et tume comprendras plus tard quand tu apprécieras ce qu’il fautd’énergie pour rester maître de son cerveau, alors que, sous unsouffle venu on ne sait d’où, s’ouvre lentement la porte profondede l’inconnu.

Sa voix avait légèrement tremblé. J’étais plusému que je ne le voulais paraître.

– Je t’affirme, repris-je vivement, quetu ne te heurtes en moi à aucun préjugé, à aucun parti pris, nonplus qu’à des ironies de méchant goût. Parle-moi donc en touteconfiance. Je t’ai toujours aimé, et nous avons creusé ensemble lesproblèmes les plus ardus. Quel que soit le terrain où tum’entraîneras, tu m’y retrouveras ferme et de bonne foi…J’écoute.

Il me remercia d’un sourire reconnaissant.J’avais dit vrai, je trouve ridicule toute négation a priori.

Il pencha alors son front sur ses deux mains,et pendant une minute, je pus me demander s’il songeait encore queje fusse là. Mais il releva la tête, me regarda bien en face ;puis, allongeant la main vers un flacon de cristal, à demi pleind’une chartreuse dorée, il le plaça en pleine lumière et medit :

– Regarde ceci attentivement, de tous tesyeux, comme on dit, avec le ferme désir de te souvenir de la formeet de la couleur… Ne parle pas, ne pense pas… regarde !

Pris d’un intérêt dont je n’étais pas maîtrede me défendre, dominé aussi, je puis bien l’avouer, par l’autoritéde son geste et de sa voix, je concentrai toute mon attentionvisuelle sur le flacon qu’il me montrait.

Il était de cristal très pur, avec, autour ducol quelques tailles délicates en formes d’olives allongées. Lapanse même du flacon était d’une jolie rondeur, et vers le fondd’autres olivettes s’étiraient vers la base.

La liqueur, toute d’or, vibrait autour d’unpoint ensoleillé presque éblouissant.

Tout cela, je le vis en une seconde, en uneacuité d’attention détailleuse que je ne m’étais jamais connue.

– Ferme les yeux maintenant, me dit-il dumême ton brusque auquel j’obtempérai immédiatement.

– Encore une fois, regarde, en toi… leflacon, ne le vois-tu pas ?

– Je le vois, m’écriai-je.

Pendant un temps que je ne puis apprécier, jevis, aussi nettement que si j’avais eu les yeux ouverts, le flacon,les stries du cristal, les étincellements de la liqueur. J’eus lavolonté de retenir cette image, cette photographie intérieure. Maistout s’effaça.

– Bah ! fis-je en rouvrant les yeux,c’est le phénomène bien connu de la mémoire visuelle.

Il eut un geste d’impatience ets’écria :

– Mémoire visuelle ! Ah ! voilàbien votre méthode scientifique, des mots répondant à desmots ! Qu’est-ce que la mémoire… vous l’ignorez, mais vousavez dénommé, étiqueté une faculté ; vous l’avez catégorisée,cataloguée dans vos dictionnaires, et… vous voilà satisfaits !Bien plus, il faut que tous le soient avec vous, sous peined’anathèmes ! Voyons, parle, réponds-moi en toutesincérité ! Qu’est-ce que la mémoire ?… Comments’exerce-t-elle ?… Quel est son organe ?… Ah ! oui,l’image se forme sur la rétine, est transmise par un réseau denerfs à ton cerveau… par quel mécanisme ?

Je le voyais s’exalter ; je voulus lecalmer.

– Remarque que je ne formule aucunethéorie ; je ne suis pas un adversaire, mais un ami, peut-êtrefort ignorant, mais en tous cas de bon vouloir…

– Tu m’avais promis de ne pas userd’ironie. Eh bien, oui, je t’instruirai, malgré toi… et voici maformule : La mémoire visuelle, c’est la projection hors denous d’une forme emmagasinée en nous.

– La définition n’est pas pour medéplaire…

– J’appelle ton attention sur laprojection que j’appellerai physique, celle de la forme, de lacoque extérieure des choses. Quand tu songes à un livre, tu en voisplus ou moins nettement la forme…

– C’est vrai…

– Si tu te souviens d’un cheval, tu asdevant les yeux la silhouette plus ou moins correcte del’animal…

– C’est encore exact.

– Eh bien, suppose que tu exerces tavolonté à perfectionner, à accentuer cette silhouette, comme lefait un peintre par exemple. Tu projetteras ton souvenir hors detoi, et tu t’en serviras comme d’un modèle, adéquat, toutesproportions gardées, au modèle vivant qui se placerait devant tesyeux…

– Je ne nie pas…

– Alors admets que tu concentres de plusen plus ton énergie volitive dans le sens de ce perfectionnement,de cette accentuation. Augmente à force de contemplation, augmenteta faculté de restitution mentale, puis extérieure, tu arriveraspeu à peu à créer ce que je n’appelle encore que l’illusion del’existence réelle de la chose souvenue. Mais la vérité, c’estqu’il n’y a pas illusion, mais réalité. Cette forme que tu asabsorbée par ton attention, que tu possèdes en toi, tu la projettesréellement au dehors. Entends-tu, elle existe, elle est – voici lemot vrai – la restitution des particules d’infinitésimale matièreque tu t’es appropriées en regardant l’objet, en l’aspirant par tonattention, en les emmagasinant en toi. Cette reconstitution est nonune illusion, mais une entité existante, elle est…

Je l’interrompis :

– À mon tour, laisse-moi te dire que cene sont là que des hypothèses qui, pour ingénieuses qu’ellessoient, devraient être appuyées sur des preuves…

Il ne me laissa pas achever :

– Abandonne donc tes procédés de sophisteuniversitaire. Pourquoi la forme que tu vois hors de toiexiste-t-elle moins, qu’elle soit produite par le fait banal de laprésence ou par ce que tu appelles l’imagination ?…

– Parce que je puis toucher l’une et nonl’autre, et ainsi constater l’existence de la réalité.

J’avais prononcé ces derniers mots vivement,un peu agacé à la fin…

– Et, si je te prouve que tu peuxtoucher… ton illusion ! cria-t-il. As-tu d’ailleurs jamaispossédé en toi le souvenir d’une forme imprimé assez profondémentdans ton âme, pour qu’elle y soit réelle, vivante et pour que tupuisses la projeter hors de toi, comme elle est en toi, avec tousles attributs de la réalité et de la vie ? Ah ! il fautaimer, avoir aimé, il faut avoir aspiré, résorbé, inhalé toutes leseffluves de l’être adoré, pour qu’il soit resté vivant en vous… etqu’alors au début de la solitude, fermant les yeux, vous lepuissiez revoir en sa radieuse et parfaite réalité… Mais est-cetout ?… Non !… Parvenez à vous abîmer dans cet uniquedésir, dans cet immense vouloir de communiquer à cette forme toutce qu’il y a en vous d’énergie et de puissance vitale… et alorsvous le reconstituerez, cet être de votre âme, sang de votre sang,chair de votre chair, substance de votre substance, individualitévivante, ressuscitée, recréée, comme, de l’Adam Paradisiaque,Aischa, Ève fut évoquée sous la lumière sublime des sphèreséternelles !…

– Ami, m’écriai-je, prends garde, cetteexaltation te tue !

– Non pas, c’est ma vie ! Ah !tu as pu croire que ma Virginie était morte, et que moi, égoïste ouinsensé, j’avais le honteux courage de lui survivre. Non, non, ellen’est pas morte, je l’ai… elle vit en moi, ici, dans mon cœur, dansma poitrine, dans mon cerveau… Elle vit, je la vois adorable etsouriante, et, comme un oiseau frileux qui dort dans mon être, jepuis, quand je le veux, lui ouvrir la porte de sa cage… Viens,viens, tu la verras, toi aussi, car elle va sortir de moncœur !…

XI

Il m’avait saisi par la main,m’entraînant.

Je ne lui résistai pas, estimant qu’en cessortes de crises la contradiction est inutile et périlleuse à lafois.

Nous étions arrivés à la porte du cabinet,jusque-là toujours clos ; posant les doigts sur laclef :

– Écoute, me dit-il à voix basse et avecune extrême volubilité, pour toi, mais pour toi seul, je vaiscommettre un sacrilège ; je violerai le sublime secret, maisElle l’a permis. Surtout pas un mot. Retiens ton souffle etregarde.

Nous étions entrés en pleine obscurité. Audehors maintenant, la nuit était profonde ; pas un rayon nefiltrait à travers les épais rideaux. De longue date sans doute sesyeux étaient habitués à ces ténèbres, car sans hésitation il meconduisit au fond de la pièce et me poussa dans un fauteuil.

S’étonnera-t-on que je fusse saisi d’uneangoisse profonde ? Ainsi les Latins appelaienthorror l’émotion qui étreignait la poitrine du néophyte auseuil du bois sacré.

Je n’osais pas faire un mouvement : lebuste en avant, la tête chaude, j’attendais, dans une agonied’anxiété.

Je ne voyais pas Paul, mais peu à peu jepercevais le bruit grandissant de sa respiration ou plutôt de longssoupirs qui brusquement s’arrêtaient, pour quelques secondes aprèss’achever en une expiration profonde.

Je ne mesurais pas le temps, mais ces pausesme semblaient interminables…

Alors, d’un des points de la pièce – je visbientôt que Paul se trouvait là, sur un canapé – s’épanouit unelueur blanchâtre que je compare à la fumée très tenue d’un cigare.Cette buée condensée en un filet s’agitait indécise, tendant àmonter.

Puis elle s’élargit, s’étendit, montant encoreen un jet plus fort. Très lentement elle tournoyait sur elle-même,se multipliant maintenant d’autres poussées de buées qui venaientse fondre en elle, formant un nuage dont les particulesparaissaient animées d’un mouvement d’une intensitévertigineuse.

De ce tourbillon de molécules se dégageait unelueur faible, mais cependant suffisante pour que je visse mon amidans la position que j’ai dite, la tête appuyée sur un coussin, lesyeux fermés, comme dormant, si pâle ! d’une blancheurlunaire !

La buée se condensait : la giration quil’agitait se faisait plus lente, elle se figeait pour ainsi dire,et, peu à peu, une forme se précisait, des contours sedélinéaient : cela devenait une image d’abord très vague, d’unpastel très effacé.

À mesure que cette précision s’accentuait, dela poitrine de Paul des soupirs plus forts s’échappaient, presquedes gémissements, et la forme toujours plus nette – c’étaitclairement celle d’une femme – ondulait exactement à l’unisson desinspirations et des expirations. À chacun de ses mouvements, elleprenait plus de solidité, si je puis dire, comme si ce souffle eûtété une nourriture vitale.

Entre lui et elle courait un filet de vapeurqui paraissait avoir sa racine dans la poitrine du dormeur.

Et ce fut alors que je compris ce qu’il avaitvoulu expliquer… Elle naissait de son cœur !

Oui, c’était bien de son cœur que s’exhalait,que s’extériorisait cette forme qui prenait une vitalité… qui,d’abord spectrale, peu à peu revêtait toutes les apparences –dois-je dire les apparences ? – de la vie !

Étais-je fou moi-même quand à présent jereconnaissais Virginie, la pure et chère enfant, non pas un fantômeplus sinistre que le cadavre lui-même, mais un être qui avait unregard, qui respirait, qui avait tous les attributs del’existence ?… Non, je ne puis me mentir à moi-même, c’étaitbien elle, ressuscitée, revenue de ce monde d’où nul – croyait-on –jamais ne pouvait revenir, Virginie, l’adorée, revivifiée parl’amour.

Oui, miracle de l’amour en satoute-puissance : elle revivait de celui qui l’avait conservéeen lui et qui, par un sublime don de lui-même, restituait, animait,vitalisait la tant aimée qu’il portait toujours vivante au dedansde lui-même !

Il avait maintenant les yeux tout grandsouverts et les tenait ardemment fixés sur ses yeux à elle, ces yeuxdont je reconnaissais la teinte bleutée, avec des paillettesd’argent bruni.

Je m’étais dressé à demi, désireux dem’approcher, n’osant pas.

Il me fit un signe, et je compris qu’ilm’appelait : il me désignait un flacon qui se trouvait sur uneconsole. Je le pris et l’ouvris. L’éthylique parfum de l’éther serépandit, et je constatai, à ma grande surprise, que sous leseffluves de l’odorante substance l’apparente vitalité du fantômeplus encore s’affirmait.

La jeune femme s’était agenouillée auprès dePaul, et ses mains se mêlaient aux siennes. Se parlaient-ils ?Je n’entendais pas de mots, et pourtant je devinais qu’ils sedisaient silencieusement des choses exquises.

Comment se fit-il que je me trouvai moi aussiagenouillé auprès d’eux et que Paul souriant mit ma main dans cellede Virginie ? Elle me regardait de cet air d’entente qui estle renouement des anciennes amitiés, et je sentais dans ma main sespetits doigts si souples qui répondaient à ma discrèteétreinte.

Et aussi – Paul m’y avait autorisé sans doute– je posai ma main sur son cœur, et ce cœur battait.

XII

Pendant un mois je vécus dans ce monde derêves, sans essayer même de me soustraire à l’enveloppement quichaque jour plus étroitement me circonvenait. Le mystère est unengourdisseur, le sphinx à la fois hypnotise et enivre.

Un jour enfin, je m’éveillai de cette torpeur.Allons donc ! Est-ce que j’allais comme tant d’autres – commele Zanoni de Bulwer, – me laisser vaincre par le gardien duseuil ? Est-ce que paralysé, brisé, j’oublierais lâchement lesobligations de la vie réelle, pour me griser perpétuellement del’absinthe de l’au-delà ? Est-ce que j’avais le droit de metrahir moi-même, de me livrer pieds et poings liés à l’imbécileébriété de l’occulte ? Ces jouissances malsaines de ladéséquilibration valaient-elles les normales satisfactions quedonne l’étude positive et forte ?

J’avais assisté à des phénomènes stupéfiants,inattendus surtout, mais pourquoi après tout me troubleraient-ilsplus que les expériences étonnantes cent fois exécutées dans lelaboratoire ? Il y avait là, je le concédais, une ouverturesur un monde nouveau, mais pourquoi s’hypnotiser devantl’entrebâillement d’une porte ?

N’était-il pas indiqué au contraire de fourbiravec plus de passion tous ses outils scientifiques, afin de nepénétrer que mieux armé dans l’inconnu et saisir le secret à lagorge ?

Le surnaturel n’existe pas… il n’y a que deschangements de plans… L’homme qui le premier fit du feu ne restapas pétrifié devant ce foyer pour lui incompréhensible : il enapprit l’usage et s’en rendit maître.

Moi aussi je me rendrai maître de l’occulte,mais sans cette impatience qui trouble la raison et désorganisel’effort. Je commencerai par bien apprendre ce qui est de norme,après quoi je pousserai jusqu’à ce qui semble encore l’anormal.

Quand ces pensées – par la réaction de maconscience – s’imposèrent à moi, j’éprouvai l’ineffable bonheur dunageur en péril qui sent la terre solide sous ses pieds ; moiaussi je ressuscitais, je redevenais moi-même, je me libérais d’unehantise énervante.

Mais en même temps je compris que ma tâche nedevait pas être purement égoïste. En s’absorbant dans lacontemplation de l’inconnu, mon ami marchait évidemment à la folie.En admettant même que ses forces résistassent à une hyperexcitationquotidienne, en admettant que les ressorts de sa volonté, troptendus, ne se brisassent pas dans une catastrophe mortelle, ilétait certain que l’absorption par l’idée fixe aurait pourconséquence la monomanie sentimentale jusqu’à l’accident décisif dela désagrégation cérébrale.

Chose assez curieuse, je dus peut-être à cetteexcursion sur la limite de l’aliénation une plus inattaquablefermeté de raison et aussi une plus irréductible ténacité devolonté.

Je m’imposai une double mission.

Je n’eus point grand-peine à accomplir lapremière partie : huit jours s’étaient à peine écoulés depuisma résolution prise que j’assistais avec le plus parfait sang-froidau phénomène renouvelé de l’extériorisation. J’avais tué en moil’excessive curiosité, même le désir de soulever le voile quirecouvrait encore la genèse du mystère. Je savais qu’un jourviendrait où mes études, logiquement suivies, me conduiraient à lasolution du problème.

Le but second était plus malaisé à atteindre.On l’a deviné, je voulais guérir mon ami, je voulais l’arracher àl’au-delà – à ses illusions – oui, illusions, puisque c’était luiet lui seul qui donnait la vie à une apparence, à une coque vide,je voulais le ramener en la réalité.

Je fus par bonheur assez maître de moi pour nepas dévier de la ligne que je me traçai dès le premier jour et dontla première étape se pourrait indiquer ainsi : – la divisionde son attention.

Nous ne nous quittions plus. Le vieux Jean meregardait d’un air navré, s’avisant que j’étais aussi fou que sonmaître. Je n’avais pas cru utile de le détromper, redoutant de sapart une intervention qui aurait tout compromis.

Comme je n’élevai aucune prétention à nier laréalité de l’apparition – comme j’acceptai sans l’ombre d’unecontradiction les théories mystiques de Paul, il vint un moment oùentre nous ce sujet de conversation fut épuisé. Ce fut alors que jelui parlai de mes propres études. J’avais organisé dans lessous-sols du petit château un laboratoire de chimie, et j’avaispris pour thème de recherches la Genèse des Éléments d’après lestravaux de William Crookes.

Ces travaux me passionnaient à un tel pointque je me sentis bientôt doué de l’énergie nécessaire pour imposermon influence à mon ami. Je sus en les quelques heures dont ilpouvait disposer chaque jour éveiller d’abord, puis développer,puis surexciter ses curiosités scientifiques, pour qu’il devînt unzélé collaborateur.

Oh ! je me demandais parfois si je necommettais pas une action mauvaise, presque lâche, puisque monadversaire… c’était Elle, c’était l’aimée que je voulais chasser,c’était l’intruse que je voulais renvoyer… à la tombe de silence etd’immobilité !…

Et un jour dans une merveilleuse expérienced’analyse spectrale des métaux premiers, j’arrivai à ce résultatinouï… que Paul oublia l’heure ordinaire de son macabrerendez-vous… Il laissa passer ainsi plus de cinquante minutes.Quand il s’en aperçut il eut un véritable accès de désespoir,presque de rage. Je le calmai de mon mieux et l’accompagnai. Maisil avait dépensé une telle somme d’attention à suivre leschangements du prisme qu’il eut une peine infinie à évoquer l’imageattendue : et tel fut l’effort qu’au moment où réellement jecommençais à concevoir de graves inquiétudes sur l’issue de cetteséance, les ressorts de son énergie se détendirent et il s’endormitprofondément.

J’éprouvai la plus grande difficulté, on lecomprend du reste, à renouveler ma traîtrise. J’avais dû prendrel’engagement d’honneur de ne plus jamais permettre qu’il oubliâtl’heure de son funèbre rendez-vous.

Mais, à mesure que je l’étudiais mieux, monmachiavélisme trouvait de nouveaux moyens d’action. J’arrivais peuà peu à l’intéresser non seulement à des sciences arides, maisencore au mouvement contemporain des idées. Bien qu’il s’endéfendît d’abord, le démon de l’examen, de la discussion s’emparaitde lui. Je provoquais moi-même ses contradictions, et de cet effortcérébral résultait une diminution d’énergie qui nuisait à lanetteté de l’apparition.

J’assistais rarement à cette évocation,toujours semblable à elle-même, avec seulement une moindreprécision.

Pendant quelques jours je le vis plus triste,plus absorbé que de coutume. Je n’osais pas l’interroger, sentantbien toute ma part de responsabilité dans ses mélancolies.

Il se refusa à toute causerie, se renfermantdans sa chambre et verrouillant sa porte.

Je savais qu’il se cloîtrait de bonne heuredans le cabinet secret. Les fioles d’éther se vidaient rapidement.Il ne me demandait plus de l’accompagner. Mais je veillais à soninsu, je m’étais même procuré de doubles clefs de sa chambre et ducabinet.

Tandis qu’il se livrait à ses douloureusesexpériences, je restais de l’autre côté de la porte, l’oreillecollée au panneau, dans un état d’indicible angoisse.

Un soir, il était enfermé depuis plus de deuxheures, j’entendis un cri navré, comme un râle et en même temps lebruit d’une chute.

En une seconde je fus auprès de lui. Il étaità terre au milieu du cabinet, en proie à des convulsionsépileptiformes. Je le relevai, l’emportai dans mes bras, hors decette atmosphère saturée d’éther. Il était livide avec un masque demort…

Je parvins à le ramener : mais alors ilse dressa à demi, le visage contracté, criant :

– Elle ne m’aime plus… elle m’abandonne…Virginie, Virginie, pourquoi donc n’es-tu pas venue ?…

Puis ce fut une crise qui ressemblait à unaccès de folie furieuse.

Le lendemain Paul était pris d’une fièvreintense, compliquée d’un délire aigu.

J’appelai par télégraphe un ami, grandpraticien de Paris, qui accourut et je lui dis tout…

Il eut l’audace de prendre une résolutionviolente. À tous risques, il fallait enlever Paul au milieu quientretenait sa douloureuse passion. Il était certain que s’ilrestait à Pierre-Sèche, la hantise le ressaisirait au moindreéclair raisonnable, et la tension de sa volonté, s’exerçant sur desorganes las, amènerait infailliblement la mort.

– Transportons-le à Paris chez moi, medit ce grand médecin. Il faut abolir en lui le souvenir dupassé.

J’obéis. Ce fut un triste pèlerinage. Mais lacommotion cérébrale avait été trop forte pour que le malade serendît compte de ce qui se passait. Nous pûmes l’enlever dePierre-Sèche et l’installer dans l’appartement du docteur sans mêmequ’il eût la sensation d’un déplacement.

Pendant plus de trois mois, nous désespérâmesde le sauver. Nous étions admirablement secondés dans notre tâchepar une sœur du docteur, jeune veuve intelligente et jolie que desmalheurs prématurés avaient faite compatissante aux souffrancesd’autrui.

Elle s’était prise de sympathie pour ce grandgarçon qui maintenant semblait n’avoir pas plus de volonté qu’unenfant et qui, dans les premiers temps de sa convalescence,éprouvait d’infinies jouissances à se sentir vivre.

Naturellement j’avais écarté le vieux Jean, etmoi même je me tenais le plus possible hors de sa vue, voulant queson intelligence s’éveillât dans un milieu tout nouveau.

Oserai-je dire que j’avais eu l’audace de toutrévéler à la sœur de mon camarade, lui expliquant que Paul avaitfailli mourir de regretter une morte et que peut-être il vivrait…d’être aimé d’une vivante. On ne s’adresse jamais en vain à lapitié des femmes : d’ailleurs celle-ci ne l’aimait-elle pasdéjà de tous les dévouements qu’elle lui avait consacrés, deslongues heures passées à son chevet, des boissons approchées de seslèvres, des douces gronderies dont ne se peuvent dispenser les pluspatientes gardes-malades.

Quant à moi, si c’était un sacrilège derepousser Virginie dans sa tombe, je le commettais en toute sûretéde conscience.

Ce fut sur ce gracieux visage de femme, saineet jeune, avec dans les yeux un rayon de malice, que tout d’abordse posèrent les yeux de Paul. Le charme dont elle l’enveloppa, enun héroïsme de coquetterie miséricordieuse, empêcha, retarda leréveil du souvenir.

Je reparus moi-même à son chevet, et il semblacomme surpris de me voir. Notre intimité se renoua. Aucune allusionn’était faite aux événements de Pierre-Sèche. Je devinais bienparfois qu’il voulait m’interroger, mais aussi je comprenais queses souvenirs étaient assez vagues pour qu’il doutât de leurréalité.

Aidé de la femme, je le guidai pas à pas en sarentrée dans la vie : sans contrainte, je dirigeai ses idéesdans le sens de la pratique et de la normalité, je l’intéressai auxactualités, assez pour qu’il n’eût pas besoin de recourir àl’aliment intellectuel du souvenir.

Puis, à tout dire, mon plus puissantauxiliaire, ce fut l’amour – fait de reconnaissance et desoumission – qu’il vouait à celle qui l’avait sauvé.

Ce ne fut qu’après six mois de convalescence,au moment où ses forces étaient complètement revenues, qu’il sehasarda à me questionner sur le passé.

Il était dit que je commettrais tous lescrimes moraux. Je mentis hardiment, lui expliquant que depuis lamort de sa première femme il s’était trouvé dans un état de santéintellectuelle qui avait parfois les apparences de l’hallucination.Il n’osait pas me pousser à fond, mais j’eus l’audace de répondre àses plus secrètes pensées en lui racontant que, dans des accès dedélire, il avait cru revoir celle qu’il avait perdue.

Par bonheur son cerveau détendu n’était plusapte à renouer la chaîne des raisonnements abstrus, nécessaires auxconceptions mystiques.

Il me crut par lassitude, et parce qu’ilvoulait me croire et se libérer du passé.

Et ce fut ainsi que la pauvre Virginie – j’ail’hypocrisie de la plaindre ! – mourut une seconde fois,jamais plus évoquée, image à jamais effacée, emportée par l’éternelreflux de la mer d’oubli, selon la loi inéluctable – etbienfaisante – qui régit les êtres et les choses.

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