La divine comédie – Tome 1 – L’Enfer

La divine comédie – Tome 1 – L’Enfer

de Dante Alighieri
CHANT I

 

Quand j’étais au milieu du cours de notre vie,

je me vis entouré d’une sombre forêt,

après avoir perdu le chemin le plus droit.

 

Ah ! qu’elle est difficile à peindre avec des mots,

cette forêt sauvage, impénétrable et drue

dont le seul souvenir renouvelle ma peur !

 

À peine si la mort me semble plus amère.

Mais, pour traiter du bien qui m’y fut découvert,

il me faut raconter les choses que j’ai vues.

 

Je ne sais plus comment je m’y suis engagé,

car j’étais engourdi par un pesantsommeil[4],

lorsque je m’écartai du sentier véritable.

 

Je sais que j’ai gagné le pied d’unecolline[5]

à laquelle semblait aboutir ce vallon

dont l’aspect remplissait mon âme deterreur,

 

et, regardant en haut, j’avais vu que sapente

resplendissait déjà sous les rayons del’astre

qui montre en tout endroit la route auvoyageur ;

 

et je sentis alors s’apaiser la tempête

qui n’avait pas eu cesse aux abîmes ducœur

pendant l’horrible nuit que j’avaistraversée[6].

 

Et comme à bout de souffle on arriveparfois

à s’échapper des flots et, retrouvant laterre,

on jette un long regard sur l’onde et sesdangers,

 

telle mon âme alors, encor tout éperdue,

se retourna pour voir le sinistre passage

où nul homme n’a pu se maintenirvivant[7].

 

Puis, ayant reposé quelque peu mon corpslas,

je partis, en longeant cette côte déserte

et en gardant toujours mon pied ferme plusbas[8].

 

Mais voici que soudain, au pied de lamontée,

m’apparut un guépard agile, au flancétroit

et couvert d’un pelage aux couleursbigarrées[9].

 

Il restait devant moi, sans vouloirdéguerpir,

et il avait si bien occupé le passage,

que j’étais sur le point de rebrousserchemin.

 

C’était l’heure où le jour commence sacarrière,

et le soleil montait parmi les mêmesastres

qui l’escortaient jadis, lorsque l’Amourdivin

 

les mit en mouvement pour la premièrefois[10] ;

et je croyais trouver des raisonsd’espérer,

sans trop craindre le fauve à la bellefourrure,

 

dans l’heure matinale et la bellesaison ;

mais je fus, malgré tout, encor pluseffrayé

à l’aspect d’un lion qui surgit tout àcoup.

 

On eût dit que la bête avançait droit surmoi,

avec la rage au ventre et la crinière auvent,

si bien qu’il me semblait que l’air enfrémissait.

 

Une louve survint ensuite, que la faim

paraissait travailler au plus creux de sonflanc

et par qui tant de gens ont connu ladétresse.

 

La terreur qu’inspirait l’aspect de cettebête

me glaça jusqu’au fond des entrailles, sibien

que je perdis l’espoir d’arriver jusqu’enhaut.

 

Et comme le joueur que transportait tantôt

l’espoir joyeux du gain ne fait ques’affliger,

se plaint et se morfond, si la chance atourné,

 

tel me fit devenir cette bête inquiète

qui gagnait du terrain et, insensiblement,

me refoulait vers l’ombre où le soleil setait.

 

Tandis que je glissais ainsi vers lesabîmes,

devant mes yeux quelqu’un apparut tout àcoup,

qui, l’air mal assuré, sortait d’un longsilence.

 

Dès que je l’aperçus au sein du granddésert,

je me mis à crier : « Ô toi, qui quetu sois,

ombre ou, sinon, vivant, prends pitié de mapeine ! »[11]

 

« Je ne suis pas vivant, dit-il, mais jele fus.

J’étais Lombard de père aussi bien que demère ;

leur terre à tous les deux avait étéMantoue.

 

Moi-même, je naquis sub Julio, maistard[12] ;

et je vivais à Rome, au temps du bonAuguste,

à l’époque des dieux mensongers ettrompeurs.

 

J’étais alors poète et j’ai chantéd’Anchise

le juste rejeton, qui s’est enfui deTroie,

quand la Grèce eut brûlé le superbe Ilion.

 

Mais toi, pourquoi veux-tu retourner vers lespeines ?

Pourquoi ne pas gravir cette heureusemontagne

qui sert au vrai bonheur de principe et decause ? »

 

« Ainsi donc, c’est bien toi, Virgile,cette source

qui nous répand des flots si vastesd’éloquence ?

dis-je alors, en baissant timidement lesyeux.

 

Toi, qui fus l’ornement, le phare despoètes,

aide-moi, pour l’amour et pour la longueétude

que j’ai mis à chercher et à lire tonœuvre !

 

Car c’est toi, mon seigneur et monautorité ;

c’est toi qui m’enseignas comment on faitusage

de ce style élevé dont j’ai tiré magloire.

 

Regarde l’animal qui m’a faitreculer ![13]

Ô fameux philosophe, aide-moi contre lui,

car rien que de le voir, je me sensfrissonner ! »

 

« Il te faut emprunter un chemindifférent,

répondit-il, voyant des larmes dans mesyeux,

si tu veux t’échapper de cet horribleendroit ;

 

car la bête cruelle, et qui t’a fait sipeur,

ne permet pas aux gens de suivre leurchemin,

mais s’acharne contre eux et les fait touspérir.

 

Par sa nature, elle est si méchante etperverse,

qu’on ne peut assouvir son affreuxappétit,

car plus elle dévore, et plus sa faims’accroît.

 

On la voit se croiser avec bien d’autresbêtes,

dont le nombre croîtra, jusqu’à ce qu’unLévrier[14]

vienne, qui la fera mourir dans lestourments.

 

Il ne se repaîtra de terres ni d’argent,

mais d’amour, de sagesse et de bénignité,

et son premier berceau sera de feutre àfeutre[15].

 

Il sera le salut de cette humble Italie

pour laquelle sont morts en combattant lavierge

Camille avec Turnus, Euryale et Nissus.

 

C’est lui qui chassera la bête de partout

et la refoulera jusqu’au fond des Enfers,

d’où le Malin envieux l’avait d’abordtirée.

 

Allons, tout bien pesé, je pense que mesuivre

sera pour toi le mieux : je serai doncton guide ;

nous sortirons d’ici par le règneéternel[16] ;

 

là, tu vas écouter les cris du désespoir

et contempler le deuil des ombresaffligées

qui réclament en vain une secondemort[17].

 

Ensuite, tu verras des esprits satisfaits,

quoique enrobés de feu, car ils gardentl’espoir

d’être un jour appelés au séjour desheureux.

 

Et si tu veux enfin monter vers cesderniers,

une autre âme plus digne y pourvoira pourmoi[18],

et je te laisserai sous sa garde, enpartant,

 

puisque cet Empereur qui séjourne là-haut

et à la loi duquel je ne fus point soumis

ne veut pas que l’on entre en sa cité parmoi.

 

Il gouverne partout, mais c’est là-haut qu’ilrègne

et c’est là que l’on voit sa demeure et sontrône :

oh ! bienheureux celui qu’il admet prèsde lui ! »

 

Lors je lui répondis : « Poète, jet’implore,

pour l’amour de ce Dieu que tu n’as pasconnu,

pour me faire échapper à ce mal et aupire[19],

 

conduis-moi vers l’endroit que tu viens de medire,

pour que je puisse voir la porte de saintPierre[20]

et ceux dont tu dépeins les terriblestourments ! »

 

Lors il se mit en marche, et je suivis sespas.

CHANT II

 

Le jour mourait, et l’ombre où commençait lanuit

apportait le repos de toutes leursfatigues

aux êtres de la terre ; et cependant moiseul

 

je m’apprêtais au mieux à soutenir lespeines

du voyage, aussi bien que du tristespectacle

que veut représenter ma mémoire fidèle.

 

Muses, venez m’aider, et toi, sublimeEsprit !

Mémoire où s’est gravé tout ce que j’aiconnu,

c’est ici qu’il te faut démontrer tanoblesse !

 

Je dis, pour commencer : « Poète quime guides,

regarde bien ma force, est-elle suffisante

pour le pénible effort où tu veuxm’engager ?

 

De Sylvius le père a bien vu, me dis-tu,

le royaume éternel, sous formecorruptible,

et il a pu s’y rendre avec son corpssensible[21].

 

Si l’ennemi du Mal a voulu cependant

se montrer bienveillant envers lui, vu lefruit

qui devait en sortir, le comment et lequi[22],

 

cela paraît très juste à la réflexion,

car il était prévu qu’il devait êtreancêtre

de Rome l’admirable et de son vasteempire ;

 

et déjà tous les deux (pour dire envérité)

avaient été choisis pour le siège futur

du successeur sacré du plus illustrePierre.

 

C’est grâce à ce chemin, dont tu m’as faitl’éloge,

qu’il apprit certains faits, qui furent par lasuite

source de son triomphe et du manteaupapal.

 

Plus tard, celui qu’on dit Vase d’Élection

s’y rendit à son tour[23], pourconfirmer la foi

par laquelle on accède au chemin de salut.

 

Mais moi, comment irai-je ? et qui lepermettrait ?

je ne suis point Énée, et moins encorePaul :

tous m’en croiraient indigne, et moi le toutpremier.

 

Donc, si j’accepte ainsi de partir avectoi,

je crains que ce départ ne soit unefolie :

ta sagesse entend mieux que je ne sais tedire. »

 

Comme celui qui freine un premiermouvement

et qui, changeant d’avis, porte ses vœuxailleurs,

abandonnant soudain ce qu’il vientd’entamer,

 

je m’étais arrêté sur la sombre montée,

car la réflexion épuisait l’appétit

auquel j’avais d’abord si promptementcédé.

 

« Si j’ai bien pénétré le sens de tondiscours,

me répondit alors cette âme généreuse,

ton cœur ressent déjà les assauts de lapeur,

 

qui souvent engourdit la volonté deshommes,

leur faisant délaisser les bellesentreprises,

comme les faux-semblants les bêtesombrageuses.

 

 

Mais, pour mieux dissiper tes craintes, jedirai

pourquoi je viens t’aider, et ce quej’entendis

quand j’eus pitié de toi pour la premièrefois.

 

Je me trouvais tantôt parmi les interdits,

quand je fus appelé par une dameheureuse[24],

si belle, qu’obéir me semblait un bonheur.

 

Son doux regard brillait bien plus fort quel’étoile,

et elle me parlait avec bénignité,

disant en son parler, d’une voixangélique :

 

« Ô généreux esprit, illustreMantouan

dont le vaste renom dure toujours au monde

et doit durer autant que la voûte descieux,

 

mon ami (qui n’est pas celui de laFortune)

se trouve retenu sur la côte déserte,

et la crainte l’oblige à rebrousserchemin ;

 

et j’ai peur qu’il ne soit déjà tropégaré ;

et peut-être j’arrive à son secours troptard,

selon ce que j’entends qu’on en dit dans leciel.

 

Va le trouver, sers-toi de ta bellefaconde

et de tout ce qui peut servir à son salut,

et soulage, en l’aidant, mesappréhensions.

 

Mon nom est Béatrice ; et pour t’y fairealler

j’arrive de l’endroit où j’aspire àrentrer ;

c’est au nom de l’amour que je te parleainsi ;

 

et lorsque je serai là-haut, près duSeigneur,

je pourrai lui vanter plus d’une fois tonzèle. »

Elle se tut alors, et je luirépondis :

 

« Ô dame de vertu, toi la seule quifais

que notre genre humain l’emporte sur lesêtres

de la sphère qui ceint le ciel le plusétroit[25],

 

je cours pour t’obéir avec un tel plaisir,

qu’il me tarde déjà de t’avoir obéi,

et tu n’as pas besoin d’en dire davantage.

 

Explique-moi pourtant comment cela peutêtre,

que tu descendes ainsi, sans peur, jusqu’à cecentre,

de l’immense séjour dont tu rêvesdéjà ? »

 

« Puisque tu veux savoir jusqu’au moindredétail,

je vais en quelques mots t’expliquer, medit-elle,

pourquoi je n’ai pas craint de venirjusqu’ici.

 

On ne doit avoir peur, si ce n’est desobjets

qui pourraient engendrer le malheur duprochain :

pour le reste, aucun mal n’est digne qu’on lecraigne.

 

Or, la bonté de Dieu m’a faite en tellesorte

que rien ne m’éclabousse au sein de vosmisères,

et je suis à l’abri du feu de vosbrasiers.

 

Une dame bien noble, au ciel[26], s’est attendrie

aux peines de celui vers qui je t’aimandé,

et radoucit là-haut la sévère sentence.

 

Elle a fait appeler auprès d’elleLucie[27],

pour lui dire : « Tu vois tonserviteur, là-bas !

Il a besoin de toi, je te lerecommande ! »

 

Et Lucie à son tour, de tout mal ennemie,

est venue à l’endroit où j’avais prismoi-même

une place aux côtés de l’antique Rachel.

 

« Béatrice, dit-elle, éloge vrai deDieu,

pourquoi n’aides-tu pas celui qui t’aimaittant,

qu’il est sorti, pour toi, du vulgairetroupeau ?

 

Comment n’entends-tu pas sa peine et sadétresse ?

Ne vois-tu pas assez que la mort lepoursuit

sur ce fleuve aux remous plus affreux que lamer ? »

 

Et l’on n’a jamais vu d’autre personne aumonde

qui courût à son bien, s’éloignant de saperte,

plus vite que moi-même, au son de cesparoles.

 

Je descendis ici, de l’heureusedemeure ;

et je fais confiance à ton langagehonnête,

qui t’honore aussi bien que ceux qui l’ontsuivi. »

 

Puis, après avoir mis un terme à sondiscours,

elle voulut cacher ses yeux mouillés delarmes

et ne fit qu’augmenter ma hâte d’obéir.

 

Je suis venu vers toi, comme elle me l’adit,

et je t’ai délivré de la bête qui garde

le chemin le plus court de la bellemontagne.

 

Que te faut-il encore ? et pourquoit’arrêter ?

Pourquoi de lâcheté nourrir toujours toncœur ?

Et pourquoi n’es-tu pas confiant et hardi,

 

si tu sais que là-haut, ces trois si saintesfemmes

au tribunal du ciel intercèdent pour toi

et qu’ici mon récit te promet tant debien ? »

 

Comme les fleurs des champs, que la fraîcheurnocturne

penche à terre et flétrit, dressent soudain latête

quand le soleil les dore, et s’ouvrent auxrayons,

 

tel je repris alors mes forces presqueéteintes

et sentis revenir mon courage, si bien

que je lui dis, rempli d’une belleassurance :

 

« Combien celle qui m’aime est bonne etgénéreuse !

Combien tu fus courtois, toi qui courus sivite

pour obéir aux lois qu’elle t’avaitdictées !

 

Tu réveilles en moi, par tes bonnesparoles,

un si puissant désir de partir avec toi,

que je reviens de suite à mon premierdessein.

 

Partons donc : nous voulons, les deux, lamême chose.

Toi, tu seras le chef et le guide et lemaître. »

Et sur ce, reprenant la marcheinterrompue,

 

j’entrai dans le pénible et sauvagechemin.

 

CHANT III

 

« Par moi, vous pénétrez dans la cité despeines ;

par moi, vous pénétrez dans la douleur sansfin ;

par moi, vous pénétrez parmi la gentperdue.

 

La justice guidait la main de monauteur[28] ;

le pouvoir souverain m’a fait venir aumonde,

la suprême sagesse et le premieramour[29].

 

Nul autre objet créé n’existait avant moi,

à part les éternels[30] ;et je suis éternelle[31].

Vous, qui devez entrer, abandonnezl’espoir. »

 

Je vis ces mots, tracés d’une couleurobscure,

écrits sur le fronton d’une porte, et jedis :

« Maître, leur sens paraît terrible etdifficile. »

 

Il répondit alors comme doit faire unsage :

« Il te faut maintenant oublier tous lesdoutes,

car ce n’est pas ici qu’un lâche peutentrer.

 

Nous sommes arrivés à l’endroit où j’aidit

que tu rencontreras des hommes dont lapeine

est de perdre à jamais le bien del’intellect. »[32]

 

Ensuite il vint me prendre une main dans lessiennes,

et me rendit courage avec un doux sourire,

me faisant pénétrer au sein de ce mystère.

 

Là, des pleurs, des soupirs, deslamentations

résonnent de partout dans l’air privéd’étoiles,

si bien qu’avant d’entrer j’en eus le cœurserré.

 

Des langages confus et des discourshorribles,

les mots de la douleur, l’accent de lacolère,

les complaintes, les cris, les claquements desmains

 

y font une clameur qui sans cesse tournoie

au sein de cette nuit à tout jamaisobscure,

pareille aux tourbillons des tourmentes desable.

 

Et moi, de qui l’horreur ceignait déjà lestempes :

« Ô maître, dis-je alors, qu’est-ce quel’on entend ?

Qui sont ces gens, plongés si fort dans ladouleur ? »

 

« C’est là, répondit-il, la tristedestinée

qui guette les esprits de tous lesmalheureux

dont la vie a coulé sans blâme et sanslouange.[33]

 

Ils demeurent ici, mêlés au chœur mauvais

des anges qui, jadis, ne furent nirebelles

ni fidèles à Dieu, mais n’aimèrentqu’eux-mêmes.

 

Le Ciel n’a pas admis d’en ternir sabeauté,

et l’Enfer à son tour leur refusel’entrée,

car les autres damnés s’en feraient unegloire. »

 

« Maître, repris-je encor, quelle raisonles fait

se lamenter si fort et geindre ainsi sanscesse ? »

« Je te l’expliquerai, dit-il, en peu demots.

 

Ceux-ci ne peuvent plus attendre une autremort ;

et leur vile existence est à ce pointabjecte,

qu’ils auraient mieux aimé n’importe queldestin.

 

Le monde ne veut pas garder leur souvenir,

la Pitié les dédaigne, ainsi que laJustice.

C’est assez parlé d’eux : jette un regardet passe ! »

 

En arrivant plus près, je vis une bannière

qui tournait tout en rond, et qui courait sivite

qu’elle semblait haïr tout espoir derepos.

 

Derrière elle venait une si longue file

de coureurs83, que je n’eusseimaginé jamais

que la mort en pouvait faucher un si grandnombre.

 

Je reconnus certains des esprits de laronde,

les ayant observés, et l’ombre de celui

qui fit par lâcheté le grandrenoncement[34].

 

Et ce ne fut qu’alors que je susclairement

que j’avais devant moi la foule desindignes

que le démon et Dieu repoussent à la fois.

 

Ces gens, qui n’ont jamais vécuréellement,

étaient tout à fait nus, pour mieux êtrepiqués

des guêpes et des taons qu’on voyaitaccourir.

 

Leur visage baignait dans des ruisseaux desang

qui se mêlaient aux pleurs et tombaient àleurs pieds,

alimentant au sol une hideuse vermine.

 

Ensuite, ayant porté mon regard au-delà,

j’aperçus une foule au bord d’un grand coursd’eau.

« Maître, lui dis-je alors, voudrais-tum’expliquer

 

qui sont ceux de là-bas ? Quelle loi lesoblige

a se presser ainsi, pour chercher unpassage,

si dans l’obscurité mes yeux voient assezclair ? »

 

Il me dit seulement : « Tu le verrastoi-même,

puisque notre chemin nous mènera toutdroit

sur le rivage affreux du funesteAchéron. »

 

J’en eus si honte alors, que je baissai lesyeux,

craignant que mon discours ne lui fûtimportun,

et je ne dis plus mot jusqu’aux berges dufleuve.

 

Là, je vis s’avancer vers nous, dans unesquif,

un vieillard aux cheveux aussi blancs que laneige,

qui criait : « Gare à vous, perversesprits damnés !

 

Perdez dorénavant l’espoir de voir leCiel !

Je viens pour vous mener là-bas, sur l’autrerive,

dans l’éternelle nuit, les flammes ou legel.

 

Et toi, qu’attends-tu donc, âme vivante,ici ?

Éloigne-toi, dit-il, des autres qui sontmorts ! »

Et s’étant aperçu que j’attendaistoujours,

 

il dit : « Par d’autres ports et pard’autres chemins

tu pourras traverser, mais non parcelui-ci,

car il faut pour ton corps une nef pluslégère. »

 

« Ne te courrouce point, Caron, lui ditmon guide.

On veut qu’il soit ainsi, dans l’endroit oùl’on peut

ce que l’on veut : pourquoi demanderdavantage ? »

 

Le silence revint sur la bouche aux poilsblancs

de ce vieux nautonier du livide marais,

aux deux yeux paraissant deux bouches defournaise.

 

Pourtant les esprits nus et recrus defatigue

changèrent de visage et claquèrent desdents,

dès qu’il eut prononcé son barbarediscours.

 

Ils commencèrent tous à maudire le Ciel,

l’engeance des humains, le lieu, le jour etl’heure

de leur enfantement, et toute leursemence.

 

Leur foule vint ensuite, en une seulefois,

pleurant amèrement, sur la rive fatale

où dévalent tous ceux qui ne craignent pasDieu.

 

Pendant ce temps, Caron, le diable aux yeux debraise,

rassemble leur troupeau, les range avec dessignes,

frappant de l’aviron ceux qui semblent troplents.

 

Comme tombent, l’automne, et s’envolent auvent

les feuilles tour à tour, en sorte que labranche

finit par enrichir le sol de sa dépouille,

 

ces mauvais héritiers de l’engeance d’Adam

se détachent des bords, répondant à sessignes

comme l’oiseau des bois obéit à l’appeau.

 

Ensuite ils partent tous sur les ondesnoirâtres ;

et ils n’ont pas rejoint le rivage d’enface,

qu’une nouvelle file a remplacé la leur.

 

« Mon cher enfant, me dit courtoisementmon maître,

ceux que la mort surprend dans le courroux deDieu

arrivent tous ici, quel que soit leurpays.

 

Ils courent aussitôt pour traverser lefleuve ;

la justice de Dieu les y pousse si fort,

que leur même terreur se transforme endésir.

 

Jamais une âme juste ici n’estdescendue ;

donc, si Caron s’émeut de te voir arriver,

tu comprends maintenant le sens de sasurprise. »

 

Il venait de parler, quand l’étendueobscure

trembla soudain si fort, que le seulsouvenir

de ma frayeur d’alors me baigne de sueur.

 

De la terre des pleurs surgit unetourmente

qui jetait des lueurs rouges comme lafoudre,

si fort, que j’en perdis le contrôle dessens,

et je tombai par terre, comme un homme quidort.

 

CHANT IV

 

Je fus soudain tiré de mon profond sommeil

par un coup de tonnerre[35], etje revins à moi

comme lorsqu’on vous vient réveiller ensursaut.

 

Je promenais partout un regard frais etneuf

et, debout, je tâchais de tout bienobserver,

pour reconnaître mieux l’endroit où nousétions.

 

Je pus m’apercevoir que j’étais sur lebord

du vallon douloureux de l’abîme où nerègne

que le bruit infini des lamentations.

 

Il était si profond et si plein deténèbres

que, malgré mes efforts pour regarder aufond,

je ne puis distinguer aucun de sesdétails[36].

 

« Nous descendons au sein de la nuitéternelle,

dit alors le poète au visage decire ;

j’entrerai le premier, tu seras lesecond. »

 

Mais moi, m’apercevant soudain de sapâleur,

je dis : « Comment entrer, si tu lecrains toi-même,

qui devrais cependant me donner ducourage ? »

 

« La pitié, me dit-il, que je sens pourles gens

perdus dans cette fosse a peint sur monvisage

la couleur que tu prends pour un signe depeur.

 

Allons ! Un grand chemin nous attenddésormais ! »

C’est ainsi qu’il entrait et qu’il me fitentrer

dans le cercle premier qui fait le tour dupuits[37].

 

Là, si je puis juger par ce qu’onentendait,

personne ne pleurait, mais de nombreuxsoupirs

y faisaient frissonner une briseéternelle.

 

Leur source à tous était la douleur sanstourment

qu’éprouvait cette foule aux vaguesinfinies,

d’hommes entremêlés de femmes etd’enfants.

 

Le bon maître me dit : « Ne veux-tupas savoir

qui sont tous ces esprits que tu vois de siprès ?

Or, il te faut savoir, avant d’aller plusloin,

 

qu’ils n’avaient pas péché. S’ils eurent dumérite,

il n’est pas suffisant : ils n’ont pas lebaptême,

seule porte d’entrée à la foi qui tesauve.

 

La vérité chrétienne arrivant après eux,

ils ne purent aimer Dieu comme ils ledevaient ;

et moi-même, d’ailleurs, j’appartiens à leurtroupe.

 

C’est pour ce seul défaut, et non pourd’autres crimes,

que nous sommes perdus ; et notre seulepeine

est de vivre et d’attendre et d’ignorerl’espoir. »

 

Je me sentis frémir de douleur, àl’entendre,

car je reconnaissais des hommes de valeur

parmi les condamnés compris dans ce grandlimbe.

 

« Dis-moi donc, mon seigneur, dis-moi,mon maître,

commençai-je à lui dire, afin de mieuxconnaître alors,

la croyance qui seule supprime touteerreur,

 

nul n’est sorti d’ici pour aller aubonheur,

par son propre mérite ou par l’œuvre desautres ? »

Et lui, qui pénétrait le sens de mespropos,

 

il dit : « J’étais nouveau dansl’endroit que voici,

quand j’y vis arriver un Seigneurtout-puissant[38]

et qui portait le nimbe en signe devictoire.

 

Il en a fait sortir l’ombre du premierpère,

celle d’Abel son fils et celle de Noé,

Moïse auteur des lois obéissant à Dieu,

 

Abraham patriarche, avec le roi David,

Israël et son père, avec tous ses enfants

et Rachel pour laquelle il avait tantpeiné,

 

avec d’autres encor, dont il fit desheureux ;

et il te faut savoir qu’avant ceux dont jeparle

aucun esprit humain n’avait pu sesauver. »

 

Nous cheminions toujours pendant qu’il meparlait,

avançant tous les deux dans l’épaisseforêt

que formaient les troupeaux des âmesentassées ;

 

et depuis mon réveil nous n’avionsparcouru

qu’un tout petit chemin, quand je crusentrevoir

comme un feu qui perçait la sphère desténèbres,

 

et, malgré la distance où je l’apercevais,

je compris aussitôt que c’était un endroit

réservé pour des gens d’une classemeilleure.

 

« Toi, le plus grand honneur des scienceset des arts,

qui donc jouit là-bas d’un pareilprivilège,

qui semble distinguer leur troupe au sein desautres ? »

 

« La gloire de leur nom, répondit-ilalors,

qui retentit encore au monde d’où tuviens,

intercède pour eux, et le Ciel lesprotège. »

 

À ce même moment, j’entendis une voix

dire : « Rendons hommage àl’illustre poète :

son ombre rentre enfin aux lieux qu’elle aquittés. »

 

À peine cette voix achevait de parler,

que je vis s’avancer vers nous quatre ombresgrandes

dont l’aspect ne montrait ni tristesse nijoie.

 

Et mon maître crut bon de m’expliquerencore :

« Tu vois celui qui tient une épée à lamain

et marche comme un prince à la tête desautres :

 

ce souverain poète est le célèbre Homère,

et celui qui le suit, le satiriqueHorace ;

le suivant est Ovide, et le dernier,Lucain.

 

Comme ils sont, en effet, tous les quatre mespairs

dans cette qualité que la voix vient dedire,

ils me font cet honneur, et d’ailleurs ilsfont bien. »

 

C’est ainsi que je vis le beau chœurassemblé

de ce puissant seigneur du chant le plusillustre,

qui plane comme un aigle au-dessus de sespairs[39].

 

Après avoir parlé quelques instants entreeux,

ils se tournèrent tous vers moi, pourm’accueillir,

et mon maître observait ma mine ensouriant.

 

Ils me firent alors un honneur bien plusgrand,

car je fus même admis parmi leurcompagnie,

moi sixième au milieu de ce conseil desages.

 

Nous marchions en causant vers la clartélointaine ;

mais le silence seul pourrait être aussibeau

que tout ce qui s’est dit en cetteoccasion.

 

Les murs d’un grand château se dressaientdevant nous,

formant une septuple enceinte demurailles,

que les flots d’un grand fleuve entouraient departout[40].

 

Nous pûmes cependant les franchir sansencombre

et passer les sept huis, avec cesphilosophes,

pour arriver enfin dans un pré verdoyant.

 

On y voyait des gens absorbés et absents,

et leur aspect semblait inspirer lerespect ;

ils parlaient rarement, et d’une voix trèsdouce.

 

Je me mis à l’écart un peu sur le côté,

en un lieu découvert qui dominait le site,

afin de les pouvoir observer à mon aise.

 

Et c’est là, devant moi, sur cette herbefleurie,

que j’ai vu tour à tour tant d’âmesmagnanimes

que je suis orgueilleux d’avoir pucontempler.

 

Électre était là-bas avec ses compagnons,

et j’ai bien reconnu Hector auprès d’Énée

et de César armé les yeux d’oiseau deproie.

 

Un peu plus loin de là j’ai vu Penthésilée

et la vierge Camille et le roi Latinus

ayant à ses côtés sa fille Lavinie[41].

 

Et j’ai vu ce Brutus qui renversa Tarquin,

Lucrèce et Marcia, Julie et Cornélie[42],

et le grand Saladin, qui restait àl’écart.

 

Puis, en levant un peu le regard vers lehaut,

j’aperçus le Seigneur de tous lesphilosophes[43],

au milieu d’un grand chœur de sagesassemblés.

 

Tous se tournaient vers lui et lui rendaienthommage ;

j’y reconnus surtout et Socrate et Platon,

placés plus près de lui que les autresprésents ;

 

Démocrite, qui fait du monde un coup dedés[44],

Diogène et Thaïes avec Anaxagore,

Zenon et Empédocle assis près d’Héraclite.

 

J’y vis le sage aussi qui décrivit lessimples,

je veux dire par là Dioscoride, Orphée,

Sénèque moraliste, avec Tulle et Linus,

 

Euclide géomètre auprès de Ptolémée,

et plus loin Hippocrate, Avicenne etGalien,

avec Averroès, l’auteur ducommentaire[45].

 

Je ne saurais écrire ici le nom de tous,

car un vaste sujet me presse tellement,

que très souvent les mots ne peuvent pas toutdire.

 

Notre groupe de six se réduit vite àdeux ;

mon guide me conduit par de nouveauxsentiers ;

nous laissons le beau temps pour le vent quifrissonne,

et nous entrons enfin aux lieux où rien neluit.

 

 

CHANT V

 

Je descendis ainsi du premier de cescercles

au deuxième[46], quisemble occuper moins de place,

mais d’autant plus d’horreur, et dont l’aspectfait peur.

 

C’est là qu’attend Minos à l’horriblegrimace.

Il se tient à l’entrée et soupèse lesfautes,

il juge et il condamne en un seul tour dequeue.[47]

 

Chaque esprit qu’on destine aux peinesinfernales

se montre en sa présence et vient seconfesser ;

et ce grand connaisseur, expert en tous lescrimes,

 

considère quel coin de l’Enfer luiconvient

et enroule à son corps sa queue autant defois

qu’il veut que le damné descende dedegrés.

 

Les âmes devant lui forment de longuesfiles ;

chacun passe à son tour devant sontribunal,

déclare, entend son sort et roule vers lefond.

 

« Toi, qui prétends entrer dans le séjourdes peines,

cria vers moi Minos, dès qu’il m’eutaperçu,

interrompant soudain son misérable office,

 

vois d’abord où tu vas, à qui tu teconfies,

sans te laisser tromper par l’accès tropfacile. »

Mais mon guide intervint :« Pourquoi crier ainsi ?

 

N’empêche pas en vain son voyage fatal.

On veut qu’il soit ainsi, dans l’endroit oùl’on peut

ce que l’on veut : pourquoi demanderdavantage ? »[48]

 

C’est à partir de là que j’entendisvraiment

les cris du désespoir, et que le bruit despleurs

commença tout d’abord à frapper monoreille.

 

Je voyais devant nous un antre sanslumière

dont le rugissement ressemble à la tempête

qui soulève parfois les vagues de la mer.

 

L’infernal tourbillon, tournoyant sansarrêt,

emporte les esprits mêlés dans sontumulte,

les frappe, les culbute, les presse departout,

 

les faisant tous rouler au bord duprécipice,

où l’on sent redoubler leur angoisse et leurscris,

et ils insultent tous la divine bonté.

 

Et je compris enfin que c’est par cesupplice

que l’on punit là-bas le péché de lachair,

qui nourrit l’appétit aux frais de laraison.

 

Comme les étourneaux s’en vont à tired’aile,

lorsque le froid descend, formant de longuesfiles,

ainsi ce vent horrible emporte lesesprits.

 

De çà, de là, partout son souffle lesrepousse ;

pour consoler leur mal, nul espoir ne leuroffre

l’image du repos ou d’un moindre tourment.

 

Comme les cris plaintifs de quelque envol degrues

qui forment dans les airs des filesinfinies,

telles je vis venir, pleurant etgémissant,

 

les ombres qu’emportait au loin cettetempête.

Te demandai : « Qui sont, maître,toutes ces gens

nue le noir tourbillon s’acharne àchâtier ? »

 

« La première de ceux que tu prétendsconnaître,

se mit à m’expliquer mon guide sanstarder,

avait jadis régné sur des peuplesnombreux.

 

Mais elle avait plongé si loin dans laluxure,

qu’elle imposa des lois qui permettaient cevice,

pour ne plus encourir un blâme mérité.

 

Elle est Sémiramis, dont l’histoireraconte

qu’elle a suivi Ninus et qu’elle était safemme ;

elle eut jadis la terre où règne leSultan.

 

L’autre[49] s’étaitdonné la mort par trop d’amour,

oubliant la foi due aux cendres deSichée ;

Cléopâtre la suit, cette luxurieuse.

 

Tu vois Hélène aussi, qui fut jadis lacause

de si constants tourments ; voici legrand Achille,

que l’Amour seul guidait à la fin de laguerre[50].

 

Vois Paris et Tristan… » Il me fit voirencore,

en m’indiquant leurs noms, plus de milleautres ombres

qui perdirent la vie à cause de l’amour.

 

D’entendre mon docteur qui désignait ainsi

ces vaillants chevaliers et ces damesantiques,

je sentais se serrer mon cœur dans mapoitrine.

 

Ensuite je lui dis : « Poète,j’aimerais

parler à ces deux-là, qui vont l’un près del’autre

et qui semblent tous deux si légers dans levent. »[51]

 

Il répondit : « Attends qu’ilsarrivent plus près ;

appelle-les ensuite, au nom de cet amour

qui les conduit toujours, et ils terépondront. »

 

Aussitôt que le vent les eut poussés versnous,

je leur fis signe et dis : « Âmesinconsolées,

parlez-nous un instant, si rien nel’interdit ! »

 

Et comme vers le nid se pressent lescolombes

qu’appelle le désir, les ailes déployées,

plutôt que par leur vol, par l’amouremportées,

du groupe de Didon tels ils se séparèrent

et s’en vinrent vers nous à travers l’airinfect,

forcés par le pouvoir de l’appel amoureux.

 

« Ô gracieux esprit, si plein decourtoisie,

qui nous viens visiter au sein de cesténèbres,

nous, dont le sang jadis avait souillé lemonde,

si nous étions amis du roi de l’univers,

nous le supplierions qu’il te donne lapaix,

pour t’être apitoyé sur nos cruelstourments.

 

Dis-nous ce que tu veux écouter ou parler,

car nous t’écouterons et nous teparlerons,

si le vent veut tenir le repos qu’ilpromet.

 

La terre où je naquis est une ville assise

au bout de cette plage où le Pô vientmourir,

ou mieux trouver la paix, avec sestributaires[52].

 

Amour, qui vite prend dans les cœursgénéreux,

séduisit celui-ci, grâce à ce beausemblant

que j’ai perdu depuis si douloureusement.

 

Amour, qui fait autant d’aimés qued’amoureux,

vint enflammer si fort mon cœur pourcelui-ci,

qu’il est, tu le vois bien, loin dem’abandonner.

 

Amour nous conduisit vers une seulemort :

Caïne attend celui qui nous quitta lavie. »[53]

Et ce fut sur ces mots que son discours pritfin.

 

Pendant que j’écoutais ces âmestourmentées,

je baissais le regard et je restaismuet ;

mais le poète dit : « À quoi doncpenses-tu ? »

 

Alors je commençai par lui répondre :« Hélas !

combien de doux pensers, de désirsamoureux

ont conduit ces deux-ci vers cette tristeimpasse ! »

 

Puis, me tournant vers eux, je repris laparole :

« Francesca, le récit de ton tristemartyre

n’a laissé dans mon cœur que douleur etpitié.

 

Mais dis-moi cependant : au temps desdoux soupirs,

comment, par quel moyen l’amour vouspermit-il

de comprendre, les deux, vos passionsnaissantes ? »

 

Elle me répondit : « La plus grandedouleur

est de se rappeler les instants de bonheur

au temps de la misère ; et ton docteur lesait[54].

 

Cependant, si tu veux savoir les origines

de notre affection, je veux bien te lesdire,

même s’il me fallait pleurer en racontant.

 

Un jour, nous avons pris du plaisir enlisant

de Lancelot, qui fut esclave del’amour ;

nous étions seuls tous deux et sans aucunsoupçon.

 

Souvent notre regard se cherchaitlonguement

durant notre lecture, et nous devînmespâles ;

pourtant, un seul détail a suffi pour nousperdre.

 

Arrivés à l’endroit où cette belle bouche

était baisée enfin par cet illustreamant[55],

celui-ci, dont plus rien ne peut meséparer,

 

vint cueillir en tremblant un baiser sur meslèvres.

Le livre et son auteur furent monGalehaut ;

et pour cette fois-là la lecture a prisfin. »

 

Pendant qu’un des esprits me racontaitcela,

l’autre pleurait si fort que, mû par lapitié,

je défaillis moi-même et me sentis mourir,

et finis par tomber comme tombe uncadavre.

 

CHANT VI

 

Recouvrant mes esprits, après ladéfaillance

qui me vint par pitié pour ces deuxamoureux

et qui me fit sombrer dans leur mêmedouleur,

 

je vis autour de moi beaucoup d’autrestourments

et d’autres tourmentés, s’étendant aussiloin

que je pouvais tourner les yeux etregarder.

 

Je me trouvais alors dans le troisièmecercle[56],

châtié par la pluie éternelle et glacée

qui ne cesse jamais de tomber en ce lieu.

 

La grosse grêle et l’eau qui se mêle à laneige

retombent sans répit dans l’air chargé denoir,

transformant en marais la terre empuantie.

 

Cerbère guette là, bête étrange etcruelle,

aboyant comme un chien de son triplegosier

contre les gens plongés dans les eaux delà-bas.

 

Il a des yeux de braise et le mentonpoisseux,

un énorme poitrail et des pattes griffues

dont il bat les esprits, les lacère etécorche.

 

Comme des animaux ils hurlent sous lapluie ;

les malheureux gourmands se couvrent de leurscorps

et, pour se protéger, se retournentsouvent.

 

Dès qu’il nous aperçut, le grand dragonCerbère

ouvrit sa triple gueule et nous fit voir sescrocs,

tandis qu’un long frisson parcourait tout soncorps.

 

Mon guide cependant étendit ses deuxmains,

ramassa de la terre et par pleinespoignées

il s’en fut la jeter dans ces gueulesbéantes.

 

Comme le chien enrage en voyant le manger,

et s’apaise aussitôt qu’il mord à lapâture

et ne regarde qu’elle, abandonnant lereste,

 

S’apaisèrent soudain les trois hideusestêtes

de Cerbère, démon qui fait si peur auxâmes,

qu’elles auraient aimé cent fois mieux êtresourdes.

 

Nous marchions au milieu des ombres quefustige

cette pluie accablante, et nous mettions nospieds

sur leur vaine apparence où l’on croit voirdes corps.

 

Elles gisaient au sol, les unes sur lesautres ;

l’une d’elles pourtant se levapromptement,

lorsqu’elle nous eut vus arriver auprèsd’elle.

 

« Ô toi que l’on conduit à travers cetEnfer,

reconnais-moi, dit-elle, si cela t’estpossible :

je n’étais pas défait quand tu fus faittoi-même. »

 

Moi, je lui répondis : « Sans douteton tourment

a si bien effacé tes traits de ma mémoire,

qu’il me semble te voir pour la premièrefois.

 

Dis-moi ton nom, pourtant, toi que l’on faitsouffrir

dans ce séjour du mal, parmi de telssupplices

que, s’il en est de pire, aucun n’est plusaffreux. »

 

« Ta ville, me dit-il, où le poisond’envie

a pénétré si loin que le sac en déborde,

m’avait eu dans son sein pendant la doucevie.

 

Pour tes concitoyens je m’appelaisCiacco ;

je vice de la gueule est l’erreur pourlaquelle

je m’amenuise ainsi sous cette horriblepluie[57].

 

Je ne suis pas le seul que l’on tourmenteainsi ;

les autres que tu vois souffrent la mêmepeine

pour le même péché. » Ce fut tout cequ’il dit.

 

Et je lui répondis : « Ô Ciacco, tadétresse

me chagrine si fort qu’elle me faitpleurer.

Mais dis-moi, si tu sais, que deviendra plustard

 

la ville divisée, avec ses citoyens ?

Ne peut-on y trouver aucun juste ? etpourquoi

une telle discorde y fait-elleséjour ? »

 

Il répondit alors : « Après delongues rixes

ils répandront leur sang, et le partisauvage

l’emportera sur l’autre[58],avec de lourdes pertes.

 

Ils finiront pourtant par tomber à leurtour ;

les autres monteront au bout de troisannées,

grâce à l’appui d’un tel qui les trompe àprésent.

 

Ces derniers garderont longtemps les bonnesplaces,

et ils opprimeront le parti descontraires,

bien que leur ennemi s’en plaigne et s’enrévolte.

 

Ils ont deux justes, oui : mais qui doncles écoute ?[59]

L’orgueil et l’avarice, aussi bien quel’envie,

sont les trois seuls brandons où s’allumentles cœurs. »

 

Il mit ensuite un terme à son affreuxdiscours ;

mais je lui dis : « Il faut m’endire davantage ;

fais-moi la grâce encor de ne past’arrêter !

 

L’honnête Tegghiajo, le bon Farinata

et Arrigo, Mosca, Jacques Rusticucci,

tous ceux qu’on a connus par leurs nombreuxbienfaits[60],

 

où sont-ils maintenant ? Fais-les-moidonc connaître,

puisque aussi bien j’éprouve un grand désird’apprendre

si le Ciel les régale ou si l’Enfer lescuit. »

 

« Ils sont mêlés, dit-il, aux âmes lesplus noires ;

des crimes différents les ont conduits aufond,

et tu pourras les voir, si tu vas jusqu’enbas.

 

Mais quand tu reviendras à la doucelumière,

rafraîchis ma mémoire au monde desvivants.

J’ai fini de parler et ne te répondsplus. »

 

Ses yeux, fixés sur moi, se troublèrentsoudain

et, le regard hagard, il alla s’enfoncer,

la tête la première, en cette merd’aveugles.

 

Et mon guide me dit : « Il nes’éveillera

que lorsque sonnera la trompetteangélique,

ouvrant le tribunal du puissantjusticier :

 

chacun retrouvera sa triste sépulture,

et chacun reprendra sa chair et sa figure,

pour ouïr des décrets le tonnerreéternel. »

 

Nous avons traversé cet horrible mélange

fait d’ombres et d’averse, en marchant à paslents

et nous entretenant de la vie à venir.

 

Et je lui demandai : « Maître, tousces tourments

seront-ils donc accrus, ou tels qu’ils sontici,

lors du grand jugement, ou bien seront-ilsmoindres ? »

 

Il répondit : « Retourne aux textesdu savoir,

qui te diront que, plus une chose estparfaite,

mieux elle sent le bien, donc la douleuraussi.

 

Et, bien que dans ce cas la triste gentmaudite

ne puisse pas atteindre à la perfection,

elle en sera plus près alors quemaintenant. »

 

Nous prîmes un chemin qui fait le tourcomplet,

parlant d’autres sujets que je préfèretaire,

pour arriver enfin au point où l’ondescend

et où guettait Pluton, le sinistreennemi[61].

 

 

CHANT VII

 

« Pape satan pape satanaleppe »[62],

cria vers nous Pluton d’une voixéraillée ;

et le sage courtois, à qui rienn’échappait,

 

dit, pour m’encourager : « N’en soispas effrayé,

car, pour grand que puisse être ici-bas sonpouvoir,

il ne peut t’empêcher de descendre cesbords. »

 

Puis il se retourna vers la gueule bouffie

et il lui répondit : « Ô loupmaudit, tais-toi,

ou ronge-toi toi-même avec ta proprerage !

 

Ce n’est pas sans raison qu’il descend dans cegouffre :

on le veut à l’endroit où l’archangeMichel

a bien su se venger de l’orgueilleuxtroupeau. »

 

Comme un voile que gonfle et que soutient levent

tombe confusément lorsque le mât se brise,

cette bête maudite alors tomba par terre.

 

Nous pûmes donc descendre dans la quatrièmefosse

et pénétrer plus loin dans l’horriblevallon

regorgeant comme un sac de tous les maux dumonde[63]

 

Qui peut amonceler, ô divine justice,

tant de nouveaux tourments et peines que j’aivus ?

Et pourquoi notre erreur coûte-t-elle sicher ?

 

Comme la vague monte à Charybde sanscesse,

brisant tour à tour, se heurtant auxsuivantes,

telle la gent d’ici se mêle ets’entrecroise.

 

J’ai vu là plus de gens que nulle partailleurs,

hurlant terriblement, divisés en deuxbandes

et poussant devant eux des fardeauxinouïs.

 

À la fin de leur course ils se heurtaiententre eux,

reprenant aussitôt leur pénibletravail ;

les uns criaient :« Radin ! » les autres :« Gaspilleur ! »

 

Ils tournaient tous en rond dans leur cerclelugubre,

allant des deux côtés vers des pointsopposés,

et s’offensaient toujours avec les mêmesmots.

 

Chacun, après leur choc, faisait undemi-tour,

à l’autre bout duquel régnaient d’autresmêlées.

Et moi, sentant déjà mon cœur qui seserrait,

 

je me tournai pour dire : « Ômaître, explique-moi

qui sont ces hommes-là ? Furent-ils tousdes clercs,

ces nombreux tonsurés que je vois à lagauche ? »

 

Il répondit alors : « Tous ceux quetu vois là

eurent, de leur vivant, l’esprit trop maltourné

et n’ont jamais voulu mesurer leurdépense.

 

D’ailleurs, leur cri le dit assezdistinctement,

lorsqu’ils arrivent tous aux deux endroits ducercle

où des torts différents les fonts’entrechoquer.

 

Et ceux qui sur leurs chefs n’ont pas tousleurs cheveux

furent clercs, cardinaux, ou bien même despapes,

dont souvent l’avarice outrepasse lesbornes. »

 

« Ô maître, dis-je alors, parmi toutesces ombres

sans doute je pourrais reconnaîtrequelqu’un

de ceux qui sont tombés dans cette tristeerreur. »

 

Mais il me répondit : « Tonespérance est vaine,

puisque leur vie ignoble, en les rendantopaques

aux rayons du savoir, les rend obscursici.

 

Ils iront se heurter jusqu’à la fin dessiècles,

et les uns surgiront un jour de leursépulcre

avec le poing fermé, les autres sanscheveux[64].

 

Le donner et garder mal entendus lesprivent

de l’espoir du salut, les mettant auxtourments

que tu peux voir d’ici, sans que je te lesdise.

 

Regarde donc, mon fils, et vois la brèvefarce

de ces biens qui, commis aux jeux de laFortune,

sont recherchés par vous avec tantd’âpreté,

 

puisque tout l’or trouvé sous la lune, etcelui

que l’on n’a pas trouvé, ne sauraientassurer

le repos de l’un seul de ces espritsperdus. »

 

« Maître, lui dis-je encore, un seuldétail de plus :

quelle est cette Fortune à qui tu teréfères

et qui dispose ainsi de tous les biens dumonde ? »

 

Il s’en montra surpris : « Ôcréatures folles,

combien votre ignorance offusque votreesprit !

Goutte à goutte, voici le lait de madoctrine :

 

Celui dont le savoir dépasse toute chose

donna les cieux en garde à quelqu’un qui lesguide,

pour qu’ils brillent partout dans toutes leursparties

 

et pour que de leurs feux soit égal lepartage.

Les richesses du monde ont eu le mêmesort,

car il mit à leur garde une grandepuissance[65],

 

qui fait que tous les biens passent en tempsvoulu

je l’un aux mains de l’autre, ou bien de raceen race,

sans jamais prendre garde aux projets desmortels.

 

C’est ainsi que l’un règne et que l’autrevégète,

suivant le bon plaisir de cette seuleforce

qui se cache partout, comme un serpent dansl’herbe.

 

Votre savoir ne peut lui faire résistance,

car elle ordonne, juge, exécute chez elle

comme le font chez eux d’autres pouvoirscélestes.

 

Ses transmutations ne finissentjamais ;

le dur besoin l’oblige à toujours sepresser,

ce qui rend si fréquents ses hauts comme sesbas.

 

C’est elle que, souvent, choisissent pourvictime

ceux qui, devant plutôt entonner seslouanges,

préfèrent l’accuser et décrier à tort.

 

Mais elle n’entend rien, ou n’en fait aucuncas,

créature première en tout semblable auxautres,

et sans que rien l’émeuve elle roule sasphère.

 

Mais passons maintenant à de plus grandstourments !

Les astres qu’au départ nous avons vusmonter

sont en train de descendre[66], etil faut nous presser. »

 

Nous coupâmes le cercle, allant vers l’autrebord,

près de l’endroit où sourd bouillonnante unesource

dont l’eau dévale et forme un torrentécumant.

 

Son onde paraissait plus noire que lenoir ;

et c’est par ce ravin, suivant son coursmorose,

que nous sommes entrés dans un nouveauchemin.

 

Plus bas est un marais qu’on appelle leStyx

et qu’alimente l’eau de ce tristeruisseau,

quand celui-ci rejoint les campagnesmaudites[67].

 

Moi, qui dardais mes yeux pour mieux leregarder,

je vis dans ce bourbier plonger des hommesnus,

recouverts par la fange et bouillant decourroux.

 

Ils échangeaient des coups, non seulement desmains,

mais aussi de la tête et des pieds et ducorps,

mordant à belles dents ets’entre-déchirant.

 

Le bon maître me dit :« Regarde-les, mon fils,

ceux qui se sont laissé vaincre par lacolère !

Et il convient d’ailleurs que tu te rendescompte

 

que d’autres sont cachés, sous l’eau, dont lessoupirs

font partout bouillonner la surface dulac,

selon ce que tu peux observer partoi-même.

 

Dans leur bourbe on entend : « Nousfûmes mécontents

là-haut, dans le doux air qu’échauffe lesoleil,

dans un sommeil fumeux grisés parl’indolence[68] :

 

nous pleurons maintenant dans cet obscurbourbier ! »

Dans leur gosier noyé voilà ce qu’ilsgargouillent,

car ils ne sauraient pas le direclairement. »

 

Nous fîmes tout le tour de cette mareimmonde,

tournant entre l’escarpe et la terremoisie

et regardant toujours les avaleurs defange,

pour arriver enfin jusqu’au pied d’unetour.

 

CHANT VIII

 

Reprenant mon récit[69], je disque dès avant

d’arriver sous le mur de cette hautetour[70],

tout à coup mon regard, qui montait vers sonfaîte,

 

y vit deux lumignons qu’on venait d’yplacer

et un autre plus loin, qui semblait luirépondre[71],

si loin, que je pouvais l’apercevoir àpeine.

 

Alors je me tournai vers la mer de sagesse

et je dis : « Qu’est ceci ?Qu’est-ce qu’elle répond,

la flamme de là-bas ? Qui l’a doncallumée ? »

 

Il répondit : « Déjà sur les ondescrasseuses

tu peux apercevoir celui que l’on attend,

si tu perces des yeux la brume dumarais. »

 

Jamais sans doute un arc n’a décoché laflèche

plus vite et plus légère à travers lesespaces,

que la petite nef que j’aperçus alors

 

s’avancer droit vers nous, sur l’eau dumarécage ;

et un seul nautonier tenait le gouvernail,

qui criait : « Je te tiens enfin,esprit félon ! »

 

« Phlégias, Phlégias[72],c’est en vain que tu cries

en cette occasion, répondit mon seigneur,

car tu ne nous tiendras que le temps depasser. »

 

Alors, comme celui qui s’aperçoit troptard

qu’on vient de le jouer et s’en afflige envain,

tel devint Phlégias, dévoré par sa rage.

 

Mon guide cependant descendit dans labarque

et m’y fit une place où je vinsaussitôt ;

et ce ne fut qu’alors qu’elle parutchargée :

 

dès que mon guide et moi nous montâmes àbord,

soudain l’antique esquif fendit et déplaça

plus d’eau que jusqu’alors il n’a jamaischassé.

 

Pendant que ce vaisseau glissait sur l’ondemorte,

un damné se dressa près de moi, plein defange,

disant : « Qui donc es-tu, toi quiviens avant l’heure ? »

 

Je répondis : « Je viens, mais dumoins je repars.

Mais toi, qui donc es-tu, pour être sicrasseux ? »

« Tu vois, dit-il : je suis un desesprits qui pleurent. »

 

« Reste donc, répondis-je alors, avec tespleurs

et tes gémissements, âme à jamais maudite,

car je te connais bien, malgré tasaleté ! »

 

Il voulut tendre alors ses deux mains vers lanef ;

mais le maître avisé le repoussait auloin,

en lui disant : « Va-t’en avec lesautres chiens ![73]

 

Ensuite il m’entoura le cou de ses deuxbras

et dit en me baisant au visage :« Âme altière,

qu’à jamais soit béni le sein qui t’aporté !

 

Celui-là fut jadis bouffi par tantd’orgueil,

que nulle œuvre ne pare aujourd’hui samémoire ;

et la justice veut qu’ici son ombreenrage.

 

Combien sont-ils là-haut, vivant comme desprinces,

nui deviendront un jour des porcs dans lebourbier,

laissant pour souvenir un horriblemépris ! »

 

Moi : « Je serais bien aise, ômaître, de le voir

obligé de plonger dans cette saleté,

avant d’avoir, les deux, fini latraversée. »

 

Et il me répondit : « Avant d’avoiratteint

l’autre rive, ton vœu sera réalité,

car ton juste désir s’accomplirabientôt. »

 

Quelques instants plus tard, je vis ceux de laboue

prendre de cet esprit une telle vengeance,

que je ne cesse pas d’en remercier Dieu.

 

Ils s’écriaient tous : « Sus àPhilippe Argenti ! »

Et l’esprit iracond du Florentin tournait,

de colère, ses dents contre sa proprechair.

 

Nous le laissâmes là ; je n’en parleraiplus,

car de plus tristes sons frappèrent monoreille

et me firent darder mon regard en avant.

 

Mon bon maître me dit : « Monenfant, désormais

tu verras de plus près Dite, la grandeville[74],

et de ses citoyens l’immense et tristefoule. »

 

Et moi : « Maître, il me sembleapercevoir déjà

au fond de ce vallon clairement sesmosquées,

si rouges, qu’on dirait qu’elles sortent dufeu. »

 

Alors il m’expliqua : « C’estl’éternel brasier

Qui, brûlant au-dedans, les fait paraîtretelles

que tu les aperçois au bout de cesbas-fonds. »

 

Nous parvînmes enfin au fond des grandsfossés

qui gardent de partout la villeinconsolée,

au pied des murs pareils aux blocs de ferforgé.

 

Et, non sans avoir fait un assez longdétour,

nous vînmes à l’endroit où l’horriblenocher

nous cria : « Descendez ! C’estpar ici qu’on entre ! »

 

Sur les portes je vis plus d’un millierd’esprits

précipités du Ciel, disant avecmépris :

« Qui donc est celui-ci, qui, sans mourirlui-même,

 

au royaume des morts entre comme chezlui ? »

Mais mon sage docteur leur montra par dessignes

qu’il leur ferait savoir certaine chose àpart.

 

Ils réprimèrent donc un peu leur granddépit

et dirent : « Viens toi seul, et quel’autre s’en aille,

puisqu’il eut le toupet d’entrer dans noscontrées.

 

Qu’il refasse tout seul son voyageinsensé !

Qu’il retourne, s’il peut ! car tu restesici,

toi, qui nous l’amenas dans nos noiresprovinces ! »

 

Considère, lecteur, si je sentais le cœur

me défaillir, au son de ce mauditdiscours,

car je pensais vraiment ne jamais revenir.

 

« Ô mon cher guide, dis-je, ô toi, quipar sept fois

m’as rendu le courage et m’as toujourstiré

des plus graves périls dressés à monencontre,

 

ne m’abandonne pas dans cetteinquiétude !

Et, s’il n’est pas permis de dépasser cepoint,

revenons tous les deux promptement sur nostraces !

 

Mais le sage seigneur qui me guidait medit :

« Courage ! on ne saurait nousarrêter ici :

je pouvoir est plus grand, de celui qui nousmène.

 

Attends-moi donc ici ; ranime enattendant

et nourris ton esprit de la douceespérance :

je ne te laisse pas au mondesouterrain. »

 

C’est ainsi que s’en fut le pèrebien-aimé,

en m’abandonnant là, tout seul avec mescraintes

dont les non et les oui se heurtaient dans matête.

 

Je n’ai rien entendu de ce qu’il leurdisait ;

mais il n’eut que le temps de placer quelquesmots,

qu’ils se sauvèrent tous derrière leursmurailles.

 

Ces ennemis de l’homme ayant fermé laporte

au nez de mon seigneur, qui demeuraitdehors,

il s’en revint ensuite assez penaud versmoi.

 

Il me semblait soudain triste etdécouragé ;

il murmurait tout bas, avec les yeuxbaissés :

« M’interdire l’accès de l’horriblecité ! »

 

Mais il dit, se tournant vers moi :« Si je m’altère,

toi, ne redoute rien ! Nous en viendronsà bout,

quiconque soit celui qui nous veutrésister.

 

Oui, cette outrecuidance ici n’est pasnouvelle :

jadis ils l’ont usée aux portes moinssecrètes

qui, depuis ce jour-là, perdirent leurserrure[75].

 

C’est celle où tu lisais tantôt les lettresnoires ;

mais tel est en deçà, qui descend àl’instant

et traverse déjà les cercles sans escorte,

et tu verras s’ouvrir les portes de cebourg. »

 

 

CHANT IX

 

La couleur que la peur peignait sur monvisage,

au moment où je vis mon guide revenir,

eut l’effet d’effacer sa pâleur insolite.

 

Il restait sans bouger, comme épiant unbruit,

nos yeux ne pouvant pas s’aventurer bienloin

à travers l’air obscur et le brouillardopaque.

 

« Il nous faut à tout prix gagner cettebataille,

commença-t-il, sinon… pourtant on m’apromis…

je suis impatient de le voirarriver ! »

 

Je vis, à sa façon d’enchaîner sa pensée,

qu’il voulait corriger par les mots de lafin

l’effet bien différent des premièresparoles.

 

Mais, malgré tout cela, son discoursm’effrayait,

car j’avais accordé des sens aux motstronqués,

plus graves que celui qu’il voulait leurdonner.

 

Je dis : « Voit-on jamais descendreà ces bas-fonds

de la triste caverne, aucun du premiercercle,

dont le seul châtiment est de ne rienattendre ? »

 

Il répondit de suite à cettequestion :

« Il n’est pas très fréquent quequelqu’un d’entre nous

emprunte le chemin que j’ai suivimoi-même.

 

« Il est vrai cependant que j’y vinsautrefois,

obligé par les sorts d’Erichto la cruelle,

qui savait rappeler les esprits dans leurscorps[76].

 

J’étais nouvellement dépouillé de machair,

alors qu’elle me fit entrer dans cesmurailles,

pour enlever quelqu’un du cercle de Judas.

 

C’est l’endroit le plus bas et le plusténébreux

et le plus éloigné du Ciel qui comprendtout ;

mais j’en sais le chemin et tu n’as rien àcraindre.

 

Ce marais, qui produit de si mauvaisrelents,

entoure de partout cette grande cité,

où nous ne pourrons plus pénétrer sansfracas. »

 

Je ne me souviens plus de ses autrespropos,

car je tenais alors l’attention fixée

sur le haut de la tour à la cime embrasée,

 

où je vis tout à coup se dresser troisFuries,

engeance de l’Enfer, toutes teintes desang,

ayant pourtant l’aspect et les membres defemmes.

 

Elles ceignaient leurs flancs avec des hydresvertes ;

des touffes de serpents, pour toutechevelure,

venaient s’entortiller sur leurs horriblestempes.

 

Lui, qui reconnaissait déjà lesdomestiques

de la reine des pleurs et du deuiléternel,

il dit : « Regarde bien, ce sont lesÉrynnies.

 

Mégère est celle-là, que tu vois à tagauche ;

celle qui se lamente à droite estAlecto ;

Ctésiphone au milieu. » Là-dessus il setut.

 

Elles fendaient leur sein de leurs griffespointues,

se frappant de leurs mains avec des crisperçants

qui me firent coller de peur à mon poète.

 

« Apportez la Méduse ! On lelaissera raide !

criaient-elles ensemble, en regardant versnous.

Ne faisons plus l’erreur qui servit àThésée ! »[77]

 

« Détourne ton regard et tourne tonvisage,

puisque, si l’on te fait regarder laGorgone[78],

tu peux perdre l’espoir de retournerlà-haut ! »

 

Ainsi parla mon maître. Il me tournalui-même

et, sans se contenter de l’abri de mesmains,

il me ferma les yeux, de plus, avec lessiennes.

 

Vous tous, qui jouissez d’un esprit clair etsain,

réfléchissez quel est l’enseignement caché

sous le voile léger des versmystérieux ![79]

 

Cependant, au-dessus des vaguesténébreuses

montait en s’approchant un terrible fracas

qui faisait retentir l’un et l’autrerivage.

 

Il s’avançait vers nous ainsi qu’unetourmente

que soulèvent parfois des ardeursopposées,

qui frappe la forêt et, sans que rienl’arrête,

 

fait tomber bruyamment les branches qu’elleemporte,

formant dans la poussière un tourbillonimmense,

et remplit de terreur la bête et leberger.

 

Il découvrit mes yeux et me dit :« Maintenant

regarde devant toi, sur cette vieilleécume,

où tu vois s’amasser plus épais lebrouillard ! »

 

Or, comme la grenouille en voyant lacouleuvre,

son ennemi, bondit rapidement dans l’eau,

cherchant de tous côtés l’endroit où setapir,

 

telles je vis alors mille âmes éperdues

s’enfuir devant quelqu’un qui glissait sur lesondes

et qui passait le Styx sans se mouiller lespieds.

 

Pour chasser l’air épais qui couvrait sonvisage,

il semblait s’éventer souvent de sa maingauche,

et au sein des douleurs c’était son seulsouci.

 

Je compris que c’était un envoyé duCiel[80],

et j’allais le nommer ; mais le maîtrefit signe

que je devais me taire et montrer durespect.

 

Ah ! comme il me parut superbe, soncourroux !

D’un seul coup de baguette il fit ouvrir laporte,

sans que personne osât lui fairerésistance.

 

« Vous, les bannis du Ciel, engeanceméprisable,

prononça-t-il d’abord sur ce seuilrepoussant,

d’où vient dans votre cœur pareilleoutrecuidance ?

 

Pourquoi vous rebeller contre la volonté

dont personne ne peut interrompre le cours

et qui plus d’une fois augmenta vosmisères ?

 

À quoi sert de cosser contre votredestin ?

Si ce n’est qu’un oubli, demandez àCerbère,

puisqu’il en porte encor le goître toutpelé ! »[81]

 

Ensuite il repartit sur le chemin infect,

sans jeter un regard sur nous, car ilsemblait,

au contraire, occupé par bien d’autrespensers

 

que celui de savoir qui nous étionsnous-mêmes.

Nous guidâmes alors nos pas vers la cité,

tout à fait rassurés par les saintesparoles.

 

Nous entrâmes enfin, sans combat, sansencombre ;

et moi, comme toujours, désireux de savoir

l’état et la raison de cette forteresse,

 

je me mis, dès l’entrée, à scruter lepaysage

et je vis tout autour une immense campagne

où semblaient habiter le deuil et lestourments[82].

 

Comme là-bas, près d’Arles où le Rhônes’endort,

ou bien comme à Pola, tout près duQuarnaro,

qui finit l’Italie et baigne ses confins,

 

on voit de vastes champs parsemés detombeaux[83],

telle on voyait partout cette immenseétendue,

bien que d’une façon mille fois plushorrible ;

 

car parmi les tombeaux des feux éparpillés

les chauffait jusqu’au point de les rendre siblancs,

que le fer ne l’est pas autant sur lesenclumes.

 

Les couvercles pourtant demeuraientrelevés,

et l’on en entendait de si tristessoupirs,

que l’on comprenait bien leur deuil et leurmisère.

 

Alors je demandai : « Maître, quisont ces gens

qui sont ensevelis dans ces coffres depierre

et qu’on entend pousser de si cuisantssoupirs. »

 

« Ici, répondit-il, sont leshérésiarques,

avec leurs sectateurs de toutes lescouleurs ;

les tombeaux en sont pleins plus que tu nepeux croire.

 

Les semblables sont là, mis avec lessemblables[84]

et leurs cercueils sont tous plus ou moinséchauffés. »

Après cette réponse, il tourna vers ladroite,

passant entre le mur et le champ dessupplices.

 

CHANT X

 

Mon maître s’engagea dans un sentierétroit,

pris entre la muraille et les suppliciés,

pendant que je suivais dans l’ombre de sespas.[85]

 

« Suprême sage, toi qui me faisparcourir

selon ton bon plaisir ce néfaste giron,

contente, dis-je alors, mon désir desavoir !

 

Pourrait-on regarder les gens ensevelis

dans ces tombeaux ? J’en vois lescouvercles levés,

et personne n’est là, qui puissel’interdire. »

 

Il répondit alors : « Ils resterontouverts

jusqu’au jour où viendront, retour deJosaphat,

les corps qu’ils ont jadis abandonnéslà-haut.

 

Regarde par ici : de ce côté setrouvent

les tombeaux d’Épicure et de tous sesdisciples,

qui veulent que l’esprit finisse avec lecorps[86].

 

Quant à la question que tu viens de poser,

tu seras satisfait ici même et bientôt,

comme l’autre désir que tu ne veux pasdire. »[87]

 

« Bon guide, dis-je alors, je ne te cèlepoint

mon penser, si ce n’est afin de moinsparler :

tu me l’as conseillé plus d’une foistoi-même. »

 

Toscan qui sais parler un si courtoislangage

et traverses, vivant, cet empire du feu,

arrête-toi, de grâce, à l’endroit où noussommes,

 

puisque j’ai vite fait de voir à tondiscours

que tu dois être fils de la noble patrie

pour laquelle peut-être ai-je été tropsévère. »

 

Une voix qui sortait de l’un dessarcophages

dit ces mots tout à coup ; et ma peur futsi grande,

que je vins me coller de plus près à monguide.

 

Lui, pourtant, il me dit :« Retourne, que fais-tu ?

Voici Farinata[88] :tu vois comme il se dresse,

dépassant son tombeau de la tête et dubuste ! »

 

Je m’enhardis assez pour regarder comment

sa poitrine et son front s’étaient soudaindressés,

comme pour mépriser de plus haut toutl’Enfer.

 

Et la main bienveillante et prompte de monguide

me poussait doucement vers lui, parmi lestombes,

pendant qu’il me disait : « Net’entretiens pas trop ! »

 

Sitôt que j’arrivai plus près de sonsépulcre,

me toisant un instant, il finit par medire,

non sans quelque dédain : « Quelsétaient tes ancêtres ?

 

Moi, qui ne demandais que lui faireplaisir,

je lui dis promptement ce qu’il voulaitsavoir,

ce qui fit qu’à la fin il fronça lesourcil.

 

« C’étaient, dit-il alors, des ennemisterribles

pour moi, pour ma maison et pour tout monparti,

en sorte que j’ai dû les chasser par deuxfois. »

 

« Si tu les as chassés, ils sont bienrevenus

et l’une et l’autre fois, lui répondis-jealors,

cependant que les tiens n’ont pas appris cetart. »

 

À ces mots se dressa sous le mêmecouvercle

un esprit découvert jusqu’au ras du menton

et qui devait rester sans douteagenouillé[89].

 

Il scruta tout d’abord les alentours,voulant

s’assurer qu’avec moi personne ne venait,

et sitôt qu’il eut vu ses doutes dissipés,

 

il me dit en pleurant : « Si tu puspénétrer

dans nos noires prisons grâce à ton belesprit,

où se trouve mon fils ? pourquoi viens-tusans lui ? »

 

« Je ne suis pas venu de moi-même, luidis-je ;

celui qui m’attend là m’a conduitjusqu’ici ;

peut-être ton Guido ne l’aimait pasautant. »[90]

 

Son discours, en effet, ainsi que sonsupplice,

m’avait déjà rendu manifeste son nom,

et je sus lui répondre assez pertinemment.

 

Il se dressa d’un coup, en s’écriant :« Comment ?

Ne l’aimait pas ? Alors, il n’est doncplus vivant ?

Le doux éclat du jour ne baigne plus sesyeux ? »

 

Et comme il s’aperçut qu’avant de luirépondre

je m’étais arrêté, cherchant uneréponse[91],

il tomba de son long et ne se montra plus.

 

L’autre esprit généreux, pour lequel jevenais

de m’arrêter tantôt, se tenait toujourslà,

sans trembler, s’émouvoir ou changer devisage.

 

Il dit, en reprenant le fil de nospropos :

« S’il est vrai que les miens n’ont pasappris cet art,

cela me peine plus que cette sépulture.

 

Cependant, le flambeau de la dame quirègne

ici-bas brillera moins de cinquante fois,

que tu pourras savoir si cet art coûtecher[92].

 

Et, puisses-tu sortir à la douce lumière,

explique-moi pourquoi ce peuple est sicruel

envers ceux de mon sang, dans les lois qu’il afaites ? »[93]

 

Je répondis alors : « Le terriblemassacre

qui fit jadis rougir les flots de l’Arbia

dans notre temple a mis ce genred’oraisons. »

 

Il me dit, en hochant la tête etsoupirant :

« Je n’y fus pas le seul ; et si,parmi tant d’autres,

j’étais là, malgré tout, ce n’est pas sansraison.

 

Vous oubliez, pourtant, que je fus bien leseul,

lorsque l’on prétendait anéantir Florence,

à vouloir m’opposer, envers et contretous. »

 

« Par cette longue paix que je souhaiteaux tiens,

lui demandai-je alors, ôte-moi de ce doute

qui ne me permet pas de juger librement.

 

Car, si j’ai bien compris, je vois que vouspouvez

prévoir ce que le temps doit amener plustard,

mais vous ne voyez pas ce qu’on faitaujourd’hui. »[94]

 

« Nous ne voyons, dit-il, tout comme lesvieillards

que les objets qui sont plus éloignés denous :

c’est là tout l’horizon que le Ciel nousconcède.

 

Nous ne pouvons pas voir les objetsrapprochés

ou présents, et il faut que quelqu’un nous lesdise,

sans quoi nous ignorons ce qui se passe aumonde.

 

Pourtant, tu comprends bien que de notrescience

il ne va rien rester, à partir du moment

où de tout le futur se fermeront lesportes. »

 

Plein de contrition pour la faute commise

je dis alors : « Explique à celuiqui tomba

que son fils est toujours au nombre desvivants ;

 

et si je me taisais, au lieu de luirépondre,

dis-lui bien que c’était à cause del’erreur

où j’étais, et qu’enfin tu viens dedissiper. »[95]

 

Mais mon maître déjà m’appelait par dessignes,

et je dus me presser de demander à l’âme

quels étaient les esprits qui l’entouraientlà-bas.

 

Il répondit : « J’y reste avec bienplus de mille :

le second Frédéric se trouve là-dedans,

avec le cardinal[96] ;des autres peu me chaut. »

 

Il se laissa tomber, et je me dirigeai

vers le poète ancien, en pensant à sesmots,

où je croyais trouver l’annonce d’unmalheur.

 

Il partit le premier et, tout encheminant,

mon maître dit : « Pourquoi cedécouragement ? »

Et moi, je contentai sa curiosité.

 

Alors ce sage dit : « Conserve en tamémoire

la menace du mal que l’on t’arévélé ;

et maintenant écoute (et il leva ledoigt) :

 

quand tu seras enfin devant le doux regard

de celle dont les yeux découvrent touteschoses,

elle t’enseignera de tes jours levoyage. »[97]

 

Puis il prit un chemin qui descendait àgauche ;

nous laissâmes le mur et passâmes aucentre,

par un sentier qui tombe et débouche auvallon

 

dont montait jusqu’à nous l’immensepuanteur.

 

CHANT XI

 

Ayant gagné le bord d’une haute falaise,

où les éboulements des rochers font uncercle,

nous fûmes au-dessus d’un pays plusmaudit[98].

 

Là, pour fuir l’excessive, l’horriblepuanteur

qui s’élève du fond de ce profond abîme,

nous cherchâmes l’abri qu’offrait unsarcophage

 

portant sur le dessus l’inscriptionsuivante :

« Je garde en ma prison Anastase lepape,

que Photin fit marcher sur de mauvaischemins. »[99]

 

« Il nous faudra d’abord descendredoucement,

pour laisser que tes sens s’accoutument unpeu

à cette odeur ; plus tard, nous n’entiendrons plus compte.

 

Ainsi disait le maître. « En attendant,lui dis-je,

pour employer le temps, trouve autre chose àfaire. »

« J’y pensais justement, répondit-il desuite.

 

Au centre, me dit-il, de tout cet éboulis,

de plus en plus petits, tu trouveras troiscercles,

étages et pareils à ceux qu’on vient devoir[100].

 

Ils sont tous habités par des âmesmaudites ;

mais pour qu’en arrivant tu comprennes plusvite,

apprends dès maintenant comment lesdistinguer.

 

Tous les maux qui se font détester dans leCiel

ont pour but une offense, et ce butd’ordinaire

afflige le Prochain par la force ou lafraude.

 

La dernière, la fraude, est un mal propre àl’homme,

donc plus désagréable au Ciel ; et c’estpourquoi

les traîtres sont placés plus bas, et pluspunis.

 

Les violents sont mis au premier des troiscercles ;

comme la violence a trois buts différents,

il est sous-divisé lui-même en troisgirons.

 

On peut offenser Dieu, soi-même et leprochain ;

l’offense peut toucher les biens ou lapersonne,

comme tu le comprends par raison évidente,

 

puisqu’on peut infliger une mort violente

au prochain, le blesser, le voler, luicauser,

des pertes, la ruine ou bien quelqueincendie ;

 

et tous les assassins, agresseurs,homicides,

voleurs et destructeurs, reçoivent leurstourments,

par ordre des méfaits, dans le premiergiron.

 

On peut lever aussi la main contresoi-même

ou contre sa fortune ; et le secondgiron

oblige en conséquence à de vains repentirs

 

celui qui met lui-même une fin à sesjours,

qui brelande et dissipe et détruit sesrichesses,

pleurant quand il avait de quoi seréjouir.

 

Quant à la violence à la divinité,

on la fait reniant du cœur et de la bouche

ou par l’oubli du bien et des lois denature ;

 

et c’est pour ce motif que le petit giron

scelle du même sceau Sodome avecCahors[101]

et ceux qu’on voit crier tout leur mépris auCiel.

 

La fraude, qui s’attaque à touteconscience,

peut s’employer, ou bien contre ceux qui sefient,

ou contre ceux qui sont méfiants jusqu’aubout.

 

Le second de ces cas ne semble violer

que les liens d’amour formés par lanature :

c’est pour cette raison qu’au deuxième descercles

 

se nichent les flatteurs avec leshypocrites,

charlatans et trompeurs, voleurs,simoniaques,

entremetteurs, escrocs, avec leur saleengeance.

 

Mais de l’autre manière on oublie à lafois

cet amour du prochain, et celui quis’ajoute

et fait le fondement des accordsmutuels :

 

c’est pour cette raison qu’au plus petit descercles,

juste au milieu du monde, où Dite a sonséjour[102],

on punit à jamais toutes lestrahisons. »

 

Je dis : « Maître, je vois que tondiscours est clair,

et grâce à lui je pense avoir très biensaisi

le sens de cet abîme et de ses occupants.

 

Explique-moi pourtant : ceux du marais deboue,

ceux qu’emporte le vent et que la pluieafflige

et ceux qui, se heurtant, se disent desaffronts[103],

 

pourquoi ne sont-ils pas punis commeceux-ci,

dans la cité de feu, puisque Dieu lesabhorre ?

ou, s’il ne les hait pas, pourquoi sont-ilspunis ? »

 

Il répondit alors : « Je crois queton esprit

divague encore plus qu’il ne faitd’habitude ;

ou, sinon, rêve-t-il à quelque autresujet ?

 

As-tu donc oublié les mots dont se servait

ton manuel d’Éthique[104], ente représentant

les trois penchants que Dieu ne veut pas dansles hommes,

 

qui sont incontinence et malice etcoupable

brutalité ? et puis, que c’estl’incontinence

qui déplaît moins au Ciel et paraît moinsblâmable ?

 

Or, si tu regardais cette affirmation,

te rappelant aussi qui sont ceux quilà-bas

prennent leur châtiment au-delà de laporte,

 

tu verrais la raison qui les fait séparer

des félons d’ici-bas, et pourquoi lajustice

les fustige d’en haut avec moins decourroux. »

 

« Lumière qui secours ma vueinsuffisante,

tes explications sont un si grand plaisir,

que j’en aime mon doute autant que tonsavoir.

 

Mais revenons, lui dis-je, et reprenons plushaut,

où tu dis que l’usure offensait elle aussi

la divine bonté : dissipe-moi cedoute. »

 

« Le philosophe prouve à celui quicomprend,

répondit-il alors, et dans plus d’unendroit,

que le commencement premier de la nature

 

est dans l’intelligence et dans l’œuvre deDieu.

D’autre part, si tu lis plus à fond taPhysique,

tu pourras y trouver, presque sur ledébut,

 

que votre art reproduit tant qu’il peut lanature,

comme un disciple imite et suit les pas dumaître,

en sorte que votre art est petit-fils deDieu.

 

Et si tu sais comment la Genèsecommence[105],

c’est par ces deux moyens que tous les hommesdoivent

chercher leur nourriture et se faire unchemin.

 

Cependant l’usurier, qui poursuit d’autresbuts,

méprise la nature en même temps que l’art,

du fait qu’il place ailleurs tout son espoirdu gain.

 

Et maintenant, suis-moi, nous devonsrepartir.

Regarde, à l’horizon frétillent lesPoissons[106] ;

déjà l’Ourse se couche au-dessus duPonant,

 

et, pour pouvoir descendre, il faut aller plusloin. »

 

 

CHANT XII

 

L’endroit que nous cherchions pour descendrela côte

était, grâce à celui qui surveillaitl’entrée,

si hideux, qu’il vaut mieux ne jamais l’avoirvu.

 

Comme l’éboulement qui, du côté de Trente,

s’est jadis effondré dans le lit del’Adige,

soit par l’effet des eaux ou de quelquesecousse,

 

en sorte qu’en partant du haut de lamontagne

les rochers disloqués s’étalent jusqu’enbas,

ménageant un passage à travers leurruine[107],

 

ainsi l’on descendait vers le fond de cegouffre ;

et sur le bord pointu de la rocheeffondrée

on voyait affalé le déshonneur de Crète

 

qui fut jadis conçu dans une faussevache[108].

Aussitôt qu’il nous vit, il mordit dans sesmains,

comme ceux qu’au-dedans dévore la colère.

 

Mon sage guide alors lui cria :« Par hasard

crois-tu que c’est toujours le même ducd’Athènes

qui là-haut, dans le monde, a mis fin à tesjours ?[109]

 

Retire-toi de là ! Celui-ci ne vientpas,

comme l’autre, jadis, renseigné par tasœur,

mais seulement pour voir et connaître vospeines. »

 

Comme enrage un taureau qui brise sesattaches,

à l’instant où l’atteint le coup dont ilmourra

et, sans pouvoir courir, se trémousse etbondit,

 

je voyais faire ainsi des bonds auMinotaure ;

et l’autre me cria prestement :« Passe vite !

Il faut te faufiler, profitant de sarage ! »

 

Je descendis alors dans le ravin rempli

de cailloux qui souvent se déplaçaient sousmoi,

étonnés de sentir passer ce poids nouveau.

 

Je marchais en silence ; et il medit : « Tu penses

sans doute à cet endroit, gardé par lafureur

du monstre que je viens d’obliger à setaire ?

 

Il te faut donc savoir que la dernièrefois

où je passai par là, vers le bas del’Enfer,

la brèche de ce roc était encor fermée.

 

Mais, si je me souviens, c’était un peu plustard

que devait arriver Celui qui prit à Dite

tout l’énorme butin du premier de cescercles[110].

 

L’immense abîme alors trembla sur sesassises,

de toutes parts, si fort que je crus que lemonde

ressentait cet amour qui, selon ce qu’ondit,

 

changea plus d’une fois l’univers enchaos[111] :

ce fut sans doute alors que cette vieilleroche

s’est effondrée, ici comme dans d’autrespoints.

 

Regarde maintenant en bas : nousapprochons

du fleuve aux flots de sang où sont punis tousceux

qui contre leur prochain usent deviolence. »[112]

 

 

Aveugle convoitise et toi, coupable rage

qui nous piques si fort pendant nos brèvesvies,

combien tu coûtes cher dans la vieéternelle !

 

Je vis un grand fossé, comme un arcrebondi

qui semble dessiner un cercle tout entier,

comme venait d’ailleurs de l’expliquer monguide.

 

Je vis entre la fosse et le pied de lacôte

des centaures trotter, armés d’arcs et deflèches,

tels qu’ils allaient chasser lorsqu’ilsétaient au monde.

 

En nous voyant descendre, ils restèrent surplace,

et bientôt trois d’entre eux sortirent deleurs rangs,

en préparant déjà leurs cordes et leursarcs.

 

L’un d’eux cria de loin vers nous :« À quel supplice

venez-vous ici, vous, qui descendez lacôte ?

Répondez sans bouger, sinon, je vaistirer ! »

 

Mon maître répondit : « Nous allonsrendre compte

de tout ce qu’il faudra, quand nous verronsChiron.

Je vois que ta colère est loin des’émousser. »

 

Puis il me fit du coude en disant :« C’est Nessus,

que fit mourir d’amour la belle Déjanire,

et qui sut, malgré tout, venger tout seul samort.

 

Et l’autre qui contemple, au milieu, sonpoitrail,

est l’illustre Chiron, le professeurd’Achille ;

le troisième est Pholus, connu par sescolères[113].

 

Ils s’en vont par milliers autour de cefossé

et criblent de leurs traits les âmes qui selèvent

du sang, un peu plus haut qu’il ne sied à leurcrime. »

 

Nous parvînmes auprès de ces rapidesbêtes.

Chiron prit une flèche, et avec sonencoche

qui lui servait de peigne, il se grattait labarbe ;

 

Puis, ayant mis enfin à nu l’énormebouche,

il dit aux compagnons : « Avez-vousremarqué

que le dernier des deux fait bouger ce qu’iltouche ?

 

Les pieds des morts font-ils autant de bruitque lui ? »

Mais mon guide arrivait tout près de leurspoitrails,

où leur double nature est confondue, etdit :

 

« C’est un homme vivant, en effet ;et il faut

que je le guide, seul, dans la sombrevallée : nécessité l’oblige, et non pas son plaisir.

 

Quelqu’un[114]interrompit l’alléluia d’en haut

pour venir me commettre à cet étrangeoffice ;

et nous ne sommes pas voleurs, ni lui nimoi[115].

 

Au nom de ce pouvoir qui m’oblige à porter

mes pas sur d’aussi durs et sauvagessentiers,

donne-nous l’un des tiens, qui nous puisseconduire,

 

qui nous montre l’endroit où l’on franchit legué,

et qui puisse emporter celui-ci sur sacroupe,

car il n’est pas esprit, pour voler dans lesairs. »

 

À ce discours, Chiron se tourna sur sadroite

pour parler à Nessus : « Va lesaccompagner ;

si quelqu’un vous rencontre, empêche-le denuire ! »

 

Nous partîmes, suivis de la fidèleescorte,

et longeâmes le bord de ce bouillonvermeil

où cuisaient les esprits, poussant des crisaffreux.

 

De leur nombre, certains plongeaient jusqu’ausourcil,

et le centaure dit : « Ce sont devils tyrans,

Qui n’ont jamais eu soif que de sang etconquêtes.

 

C’est ici qu’on punit leurs trop sanglantsméfaits ;

regardez Alexandre et le cruel Denis

que la Sicile avait si longuementsouffert[116].

 

Cette crinière noire où se cache une tête

est celle d’Ezzelin ; et l’autre têteblonde

est celle d’Obizzon d’Esté, que mit à mort

 

un enfant naturel indigne de cenom. »[117]

Comme je me tournais vers le poète, ildit :

« Qu’il soit premier ici, je lui cède laplace ! »

 

À quelques pas de là s’arrêta le centaure,

près de quelques esprits qui, plongés jusqu’aucou,

semblaient vouloir sortir de cebouillonnement.

 

Dans un coin, à l’écart, il nous fit voir uneombre,

nous disant : « Celui-ci perçadevant l’autel

le cœur que l’on vénère aux bords de laTamise. »[118]

 

Bien d’autres, au-delà, sortaient des flots desang,

dressant toute la tête, et d’autres tout lebuste ;

et quelques-uns d’entre eux n’étaient pointinconnus.

 

Le sang semblait pourtant décroître enprofondeur,

s’abaissant jusqu’au point de ne cuire qu’auxpieds ;

et c’est à cet endroit que nous l’avonsfranchi.

 

« Tout comme tu le vois baisser de cecôté,

diminuant toujours ses ondes écumantes,

dit encor le centaure, il est bon desavoir

 

que de l’autre côté sa profondeur augmente

et s’accroît toujours plus, jusqu’à ce qu’ilarrive

à l’endroit où Dieu veut que les tyransgémissent.

 

C’est là que la justice à tout jamaispunit

cet Attila qui fut le fléau de la terre

et Pyrrhus et Sextus[119], etfait jaillir sans cesse

 

les larmes que produit ce même châtiment

à Renier de Comète et à Renier Pazzo[120],

qui troublèrent si fort la paix des grandschemins. »

 

Puis, en se retournant, il nous passa legué.

CHANT XIII

 

Nessus n’eut pas le temps d’atteindre l’autrerive,

que déjà nous entrions dans un grand boisépais,

où l’on n’apercevait nulle trace depas[121].

 

Son feuillage semblait d’un vert plutôtnoirâtre ;

et ses rameaux rugueux et noueux et tordus

portaient, au lieu de fruits, des roncesvénéneuses.

 

De Cécine à Comète[122], unanimal sauvage

qui s’éloigne le plus des endroits habités

n’a pas, pour s’abriter, de plus épaisfourré.

 

C’est là que font leur nid les immondesHarpies

que les Troyens jadis chassèrent desStrophades,

quand les malheurs futurs perçaient dans lesprésages[123].

 

Elles ont l’aile large, et le cou et latête

humains, les pieds griffus et le ventred’oiseau,

et poussent de grands cris sur ces arbresétranges.

 

Le bon maître me dit : « Avantd’aller plus loin,

sache que nous entrons au deuxième giron

et (me dit-il encor) que nous y resterons

 

jusqu’à mettre le pied sur les horriblessables[124].

Regarde, en attendant, et tu verras deschoses

que tu ne croirais pas, si je te lesdisais. »

 

On entendait monter de toutes parts desplaintes ;

pourtant, je ne voyais personne autour denous,

et j’arrêtai mes pas, assez déconcerté.

 

Je crois qu’il avait cru que je croyais sansdoute

que tant de tristes voix qui sortaient de cestroncs

venaient de quelques gens qui se cachaient denous,

 

car il finit par dire : « Il suffitde casser

une branche quelconque de n’importe quelarbre,

pour mieux te rendre compte à quel point tu tetrompes. »

 

Lors je tendis un bras pour en fairel’essai

et je pris un rameau d’un énorme sorbier.

« Pourquoi me fais-tu mal ? »cria soudain le tronc.

 

Je vis presque aussitôt couler un sangnoirâtre

et il continuait : « Pourquoi medéchirer ?

Ton cœur serait-il donc à ce pointendurci ?

 

Nous fûmes des humains, qui sommes deschicots,

et ta main aurait dû se montrer plusclémente,

même si nous étions des âmes deserpents ! »

 

Comme un tison trop vert qui se met àbrûler

par l’un de ses deux bouts, tandis que l’autresuinte,

sifflant et gémissant avec l’air quis’enfuit,

 

par la fente du bois tels jaillissaientensemble

le sang avec les mots ; et je laissaitomber

la branche de ma main, en reculantd’horreur.

 

Mon sage guide alors lui dit : « Âmeblessée,

s’il avait pu me croire avant del’éprouver,

sur ce qu’il vient de voir, en lisant monpoème[125],

 

 

il n’aurait pas porté sa main ainsi surtoi ;

c’était pourtant si dur à croire, que j’aidû

moi-même l’y pousser, ce dont je suisnavré.

 

Mais dis-lui qui tu fus, afin que, parmanière

de réparation, il rappelle ton nom

au monde, car il a le droit d’yremonter. »

 

« Tu me flattes, lui dit le tronc, pardes discours

si doux, que je ne puis me taire ;souffre donc

que je perde un instant à vous entretenir.

 

Je suis celui qui tint autrefois les deuxclefs

du cœur de Frédéric[126],l’ouvrant et le fermant ;

et je le manœuvrais avec tant de douceur,

 

que j’éloignais de lui toute autreconfiance ;

et je fus si fidèle au glorieux office,

que j’en avais perdu la paix et la santé.

 

Mais l’infâme putain qui surveille sanscesse

le palais de César de son regard vénal,

la mort commune à tous et le vice descours,

 

finit par émouvoir contre moi tous lescœurs ;

les émus à leur tour émurent l’empereur,

transformant en douleur mon bonheurinsolent.

 

Alors mon triste cœur, choisissant ledédain,

évita le dédain des autres par la mort

et fut, quoique innocent, coupable enverslui-même.

 

Cependant, par ce tronc et ses racinesneuves,

je jure que jamais je ne fus infidèle

à mon seigneur aimé, digne de toutegloire.

 

Et si quelqu’un de vous doit retourner aumonde,

qu’il défende là-haut ma mémoire, ternie

par les coups que l’envie a déchargés contreelle. »

 

Le poète attendit un instant, puis ildit :

« Ne perdons pas de temps, puisqu’ilvient de se taire :

vite, demande-lui ce que tu veuxsavoir ! »

 

Je répondis alors : « Fais-le pourmoi, toi-même ;

dis-lui ce que tu sais qui me feraitplaisir :

je ne saurais parler, tant la pitiém’étreint. »

 

Il reprit aussitôt : « Cet hommeaccomplira

très ponctuellement ce que tu luidemandes,

esprit emprisonné ; mais dis-nouscependant

 

par quel moyen l’esprit se trouve rattaché

à sa souche noueuse, et dis-nous, si tupeux,

s’il s’en détache aucun de ses membrestordus. »

 

Alors sortit du tronc un souffle quidevint

presque au même moment une voix quidisait :

« Je vais, en peu de mots, te donner laréponse.

 

Lorsqu’une âme trop fière est enfinséparée ;

du corps dont elle s’est elle-mêmearrachée,

Minos la précipite au septième descercles. ;

 

Elle tombe en ce bois, mais sans choisir saplace,

au point où le hasard l’a voulu projeter,

et finit par germer, pareille au graind’épeautre.

 

Un rejeton en sort, qui devient bientôtarbre ;

et, en venant ronger ses feuilles, lesHarpies

ouvrent un seul chemin à la peine et auxpleurs.

 

Nous aussi, nous irons chercher notredépouille,

mais sans qu’aucun de nous s’en puisserevêtir,

car on ne peut ravoir ce qu’on jettesoi-même.

 

Nous devons la traîner dans l’affreuseforêt ;

ensuite, chaque corps sera pendu surplace,

au sorbier de l’esprit qui lui futennemi. »

 

Nous restâmes encore attentifs à sa voix,

pensant qu’il n’avait pas fini de nousparler,

lorsque soudainement on entendit un bruit

 

dont nous fûmes surpris, comme un chasseur quisent

se rapprocher la meute avec le sanglier,

dans le fracas des chiens et le bruit desbroussailles.

 

Tout à coup deux esprits débouchèrent àgauche,

dévêtus, écorchés, et qui couraient sifort

que les rameaux cassés craquaient sur leurpassage m.

 

Le premier s’écriait : « Viens vite,ô mort, arrive ! »

Et l’autre, qui courait tant qu’il pouvait,lui dit :[127]

« Il me semble, Lano, qu’au combat deToppo

 

tes pieds n’ont pas été plus légersqu’aujourd’hui ! »

Et, sentant que le souffle allait luidéfaillir,

il voulut se tapir à l’ombre d’un buisson.

 

Je vis que derrière eux, partout, des chiennesnoires

remplissaient la forêt et couraientaffamées,

pareilles aux lévriers délivrés de leurlaisse ;

 

et tombant sur celui qui s’était aplati,

mordant à belles dents, elles ledépecèrent

et s’en furent traînant ses membreslacérés.

 

Alors mon compagnon me prit par une main,

me conduisant au pied du buisson, dont lesplaies

saignaient par les rameaux, et qui pleurait envain :

 

« Jacques de Saint-André, dit-il ensanglotant,

à quoi te servit-il de chercher monabri ?

et quelle était ma part dans ta coupablevie ? »

 

Mon maître, s’arrêtant à quelques pas delui,

lui dit : « Qui donc es-tu, toi, quipar tes blessures

répands avec ton sang de si tristesdiscours ? »

 

Le buisson répondit : « Âmes, vousarrivez

à temps pour contempler l’outrage immérité

qui fait se détacher mes feuilles de montronc.

 

Ramassez-les au pied de cette tristesouche !

Je naquis dans la ville où l’on aimaitBaptiste

mieux que l’ancien patron[128],qui s’en est bien vengé

 

en l’affligeant, depuis, des suites de sonart ;

et s’ils n’avaient pas eu sur le pont del’Arno

un certain monument qui rappelle son nom,

 

les citoyens qui l’ont autrefois rebâtie

sur les débris fumants qu’y laissaitAttila,

se seraient vainement fatigués autravail[129].

 

Et quant à moi, j’ai fait de ma maisongibet. »[130]

CHANT XIV

 

Le commun souvenir de notre lieu natal

fit que je ramassai les branches détachées

et les rendis au tronc qui venait de setaire.

 

Nous passâmes ensuite aux confins oùdébouche

le deuxième giron, pour entrer autroisième,

où s’offrait aux regards une affreusejustice.

 

Pour dire clairement des choses aussineuves,

je dis que nous étions dans un désert desable

dont le sol ne portait aucun brin deverdure[131].

 

La forêt des douleurs l’entourait departout,

tout comme le fossé contournait laforêt ;

et nous, nous fîmes halte au bord de cedésert.

 

Le sol en était fait d’un sable épais etsec,

tout à fait ressemblant à l’autre, quijadis

avait été foulé par les pieds de Caton.

 

Ô vengeance de Dieu, combien tu doisparaître

redoutable au lecteur qui peut imaginer

ce que j’ai vu là-bas avec mes propresyeux !

 

Je vis de grands troupeaux d’esprits tout àfait nus,

qui se lamentaient tous bien misérablement

et paraissaient soumis à des loisdifférentes.

 

Certains de ces esprits gisaient couchés parterre,

d’autres restaient assis, ramassés sureux-mêmes,

et puis d’autres encor ne cessaient demarcher.

 

Ceux qui rôdaient ainsi formaient le plusgrand nombre ;

et quoique les couchés fussent les moinsnombreux,

leurs lamentations paraissaient les plusfortes.

 

Sur cette mer de sable il pleuvaitlentement

de grands flocons de feu qui tombaient sansarrêt,

comme les jours sans vent il neige à lamontagne.

 

Et tout comme Alexandre au chaud pays desIndes

vit tomber sur ses gens les flammes parondées

qui ne s’éteignaient pas, même en touchant laterre,

 

et se vit obligé de les faire fouler

aux pieds de ses soldats, pour mieux lesétouffer

et éviter qu’en naisse un océan defeu[132],

 

telle descend là-bas cette ardeuréternelle

où s’allume le sable comme au briquet lamèche,

et qui fait redoubler leurs cuisantesdouleurs.

 

Et l’on voyait toujours les misérablesmains

se mettre en mouvement, pour écarter ducorps

les brûlures nouvelles qui pleuvaient departout.

 

Je ne pus m’empêcher de demander :« Ô maître,

toi qui vaincs tout au monde, hormis les dursdémons

qui vinrent devant nous pour nous fermer laporte,

 

qui donc est celui-ci, qui si peu sesoucie

du feu, qu’il reste là, dédaigneux ettordu,

si bien que l’on dirait qu’il ne sent mêmepas ? »

 

Cependant cet esprit semblait avoircompris

que c’était bien de lui que je parlais auguide,

car il dit : « Je suis mort tel quej’étais vivant.

 

Que Jupiter harasse encor son forgeron

à qui, dans sa colère, il prit la foudreaiguë

qui vint me transpercer au dernier de mesjours ;

 

et que, l’un après l’autre, il épuise à latâche,

au fond de Mongibel, la troupe descyclopes,

en criant : « Bon Vulcain, j’attendston coup de main !

 

ainsi qu’il fit jadis, au combat dePhlégra[133],

ou qu’il me frappe encor de ses coups les plusdurs :

il ne trouvera pas de joie à sevenger ! »

 

Lors mon guide lui dit, avec tant decolère

que je ne l’avais vu jamais sicourroucé :

« Te voilà plus puni que d’autres,Capanée[134],

 

du fait de ton orgueil qui ne veut pascéder.

Pour une rage égale à celle qui te ronge,

la peine la plus dure est la rageelle-même. »

 

Puis, se tournant vers moi :« Celui-ci, me dit-il

avec plus de douceur, est l’un de ces septrois

qui luttaient contre Thèbes ; il eut etgarde encore

 

un grand mépris de Dieu, dont il ne fait querire ;

mais, comme je l’ai dit, sa colèreelle-même

est l’ornement qui sied le mieux sur sapoitrine.

 

Mais suis-moi maintenant ; et surtoutgarde-toi

de toucher de ton pied le sableincandescent,

mais tâche de rester en bordure dubois. »

 

Nous vînmes, en marchant en silence, àl’endroit

d’où sourd de la forêt un modeste ruisseau

dont la couleur de sang me fait frémirencore.

 

Comme la nappe d’eau qui sort du Bulicame

et dont tirent profit toutes lespécheresses[135],

ce ruisseau se creusait un lit parmi lessables ;

 

et le fond de ce lit, avec les deuxversants

ainsi que ses deux bords, étaient construitsen pierre :

je sus par ce détail qu’on était aupassage.

 

« De tout ce que j’ai pu te montrerjusqu’ici,

depuis que nous venons d’entrer par cetteporte

dont quiconque pourra franchir un jour leseuil,

 

aucun objet n’était plus digne d’intérêt

que ce petit ruisseau qui reçoit et éteint

tous les flocons de feu pleuvant sur sonparcours. »

 

Et, m’ayant dit ces mots, mon guides’arrêta ;

mais je lui demandai de m’accorder le mets

dont il m’avait d’abord excité l’appétit.

 

« Au milieu de la mer se trouve, medit-il,

un pays dévasté que l’on appelleCrète ;

le monde fut jadis innocent sous sonroi[136].

 

Là s’élève un sommet qu’égayaientautrefois

des sources et des bois, et qui s’appelleIda ;

maintenant il est triste et nu comme lamort.

 

Rhéa l’avait choisi pour servir en secret

de berceau pour son fils ; et pour mieuxle cacher,

elle faisait couvrir ses pleurs par desclameurs[137].

 

Un grand vieillard se dresse au creux de lamontagne,

qui tient le dos tourné du côté deDamiette[138]

et regarde vers Rome ainsi qu’en unmiroir[139].

 

Sa tête fut forgée avec l’or le plus fin

et son buste est d’argent, comme le sont sesbras ;

ensuite il est d’airain jusqu’à sonenfourchure.

 

Tout le bas de son corps est fait en ferchoisi,

excepté le pied droit, qu’il a de terrecuite ;

et c’est surtout ce pied qui supporte sonpoids.

 

Chaque métal, moins l’or, présente desfissures

par où, de toutes parts, suintent toujours deslarmes

dont le ruissellement traverse le rocher.

 

Puis, leur cours se poursuit jusqu’à cettevallée ;

il forme l’Achéron, le Styx, le Phlégéton,

et il descend plus bas par ce canalétroit,

 

jusqu’à ne plus pouvoir descendredavantage ;

et le Cocyte y naît ; tu verras ce quec’est ;

il est encor trop tôt pour en parlerici. »

 

Alors je demandai : « S’il est vraique cette eau

descend de notre monde, ainsi que tu ledis,

pourquoi la vois-je ici pour la premièrefois ? »

 

Il répondit : « Tu sais que cetteplace est ronde ;

et, bien que le chemin fait jusqu’ici soitlong,

toujours en descendant et toujours vers lagauche,

 

nous n’avons pas fini de refermer laboucle[140] :

si tu vois des objets qui te semblentnouveaux,

tu ne dois le trouver nullementétonnant. »

 

Je dis encore : « Maître, où sont,explique-moi,

Phlégéton et Léthé ? Tu n’as rien dit del’un,

et l’autre, d’après toi, sort de cetterivière. »[141]

 

« Toutes tes questions me font un grandplaisir,

répondit-il alors ; mais lebouillonnement

de l’eau rouge fournit la premièreréponse.

 

Tu verras le Léthé, mais hors de cetendroit,

là-haut, où les esprits s’en vont pour selaver,

lorsque le repentir rachète leurserreurs. »

 

Ensuite il poursuivit : « Il esttemps de partir

de ce bois ; tâche donc de bien suivremes pas ;

marche sur ce rebord, qui ne doit pasbrûler,

 

car la flamme s’éteint au-dessus duruisseau. »

 

CHANT XV

 

Nous marchons à présent sur le rebord depierre

que la vapeur de l’eau recouvre comme untoit,

pour protéger du feu le fleuve et sonrempart.

 

Comme font les Flamands, entre Wissant etBruges,

pour contenir les flots qui leur menacentguerre,

des digues, de façon qu’ils arrêtent lamer,

 

ou comme celles qui, le long de la Brenta,

protègent les villas et manoirs de Padoue,

quand la neige a fondu sur laChiarentana[142],

 

tels étaient les remparts qui bordaient larivière,

bien qu’ils fussent moins gros et d’unemoindre hauteur,

quiconque fût celui qui les avait bâtis.

 

Nous nous trouvions déjà si loin de laforêt,

que je n’en pouvais plus apercevoir laplace,

quand, pour la regarder, je retournais latête.

 

Nous croisâmes alors un long convoid’esprits

qui longeaient la rivière ; et chacun, enpassant,

nous toisait en silence, ainsi qu’on fait lesoir,

 

sous l’éclat incertain de la lunenouvelle,

et nous dévisageait en fronçant lesourcil,

comme le vieux tailleur enfilant sonaiguille.

 

Pesé par les regards de la triste famille,

l’un d’eux[143] mereconnut et me saisit soudain

par un pan de l’habit, s’écriant :« Ô merveille ! »

 

Et moi, voyant le bras qui s’allongeait versmoi,

j’examinai de près ce visage trop cuit,

et ses traits calcinés ne purentm’empêcher

 

de le trouver enfin parmi mes souvenirs,

et, baissant doucement ma main vers safigure,

je dis : « Sire Brunet, vous étiezdonc ici ? »

 

Il répondit alors : « Mon fils,souffre un instant

que Brunet Latini retourne sur ses pas,

abandonnant pour toi le cortège desautres. »

 

« Du profond de mon cœur, dis-je, je vousen prie ;

et si vous désirez vous asseoir avec moi,

je le veux bien, s’il plaît à celui qui memène. »

 

« Mon enfant, me dit-il, si quelqu’un dema troupe

s’arrête un seul instant, il reste ensuite unsiècle

sans pouvoir secouer le feu qui pleut surlui.

 

Mais poursuis ton chemin, jet’accompagnerai ;

et puis, je rejoindrai la triste compagnie

qui chemine en pleurant sur son malheur sansfin. »

 

Comme je n’osais pas descendre du rempart,

pour marcher près de lui, j’avançais têtebasse,

comme celui qui veut témoigner du respect.

 

Alors il commença : « Quel destin oufortune,

avant ton jour dernier, t’a conduitjusqu’ici ?

Qui donc est celui-ci, qui te montre lavoie ? »

 

Je répondis : « Là-haut, dans lemonde serein,

j’ai perdu mon chemin au fond d’unevallée,

avant d’avoir atteint mon âge le plus mûr.

 

Ce n’est qu’hier matin que j’ai faitdemi-tour :

je voulais en sortir, quand celui-cisurvint,

qui doit me ramener chez moi par cetteroute. »

 

Il reprit son discours : « Si tusuis ton étoile,

tu ne manqueras pas le havre de la gloire,

si je t’ai bien connu dans la trop doucevie.

 

Hélas, pour moi la mort est trop tôtarrivée !

car, ayant vu comment le Ciel te favorise,

je t’aurais pu sans doute aider dans tontravail.

 

Cependant, cette engeance ingrate etmaléfique

qui sortit autrefois des forêts deFiésole[144],

mais reste, comme alors, incivile etbarbare,

 

verra d’un mauvais œil ta trop belleconduite :

et ce sera raison, car il ne convient pas

que le doux figuier prenne au milieu descormiers.

 

Le bruit commun les dit depuis longtempsaveugles ;

ce peuple est envieux, avare etorgueilleux :

ne te laisse pas prendre à sacorruption !

 

Ton destin te réserve un honneur précieux,

de voir ses deux partis vouloir tedévorer :

mais de l’herbe à la bouche est bien long lechemin.

 

Qu’elles se vautrent donc, les bêtesfiésolaines,

dans leur propre fumier, mais sans toucher laplante

(s’il s’en produit encor quelquefois dans leurfange)

 

dans laquelle revit la semence sacrée

des Romains qui se sont établis dans laville,

le jour où fut fondé ce repaire ducrime. »

 

« Oh ! si j’avais pu voir ma prièreexaucée,

lui répondis-je alors, vous n’auriez pasété

mis si vite à l’écart de l’humaineexistence,

 

car je garde en mon cœur avec mélancolie

cette si chère et douce image paternelle

du maître qui, là-haut, m’enseignait chaquejour

 

par quels moyens un homme atteintl’éternité ;

et ma reconnaissance, autant que jevivrai,

sera facile à voir dans toutes mesparoles.

 

Je retiens vos propos au sujet de mavie ;

je les ferai gloser, avec un autretexte[145],

par celle qui sait tout, si j’arrive à lavoir.

 

En attendant ce jour, je veux que voussachiez

que, pourvu que je reste en paix avecmoi-même,

j’attends sans sourciller les assauts de monsort.

 

Ces gages ne sont pas nouveaux pour mesoreilles ;

que la Fortune, enfin, fasse tourner saroue

selon son bon plaisir, et le vilain sahoue ! »

 

Mon maître m’écoutait en renversant latête

pour mieux me regarder, à droite et versl’arrière.

Il dit ; « Qui se souvient n’écoutepas en vain ! »

 

Je continue ainsi de parler longuement

à messire Brunet, et lui demande enfin

qui sont ses compagnons, du moins les plusillustres.

 

Il me répond : « Certains méritentqu’on en parle ;

quant au reste, il vaut mieux les passer soussilence

car le temps serait court pour un si longdiscours.

 

Bref, sache que ceux-ci furent jadis desclercs

et d’insignes lettrés jouissant d’un grandnom,

mais le même péché souillait leurexistence.

 

Ainsi, vois Priscien dans cette fouleobscure ;

voici François Accurse[146] ; et si tu veux aussi

abaisser ton regard sur de pareillesteignes,

 

vois celui que le serf des serviteurs deDieu

a fait passer de l’Âme aux bords duBacchglione,

où pourrissent encor ses nerfs trop maltendus[147].

 

Je ne t’en dis pas plus, et je dois mettrefin

à notre causerie et marche, car des sables

je vois se soulever de nouvelles fumées.

 

Je ne peux me mêler avec les gens quiviennent.

Il reste mon Trésor, je te lerecommande :

par lui, je vis encore ; il ne m’en fautpas plus. »

 

Il se mit à courir, comme ceux quis’efforcent,

là-bas, sur le terrain des courses àVérone,

de gagner le drap vert[148] ; et il ressemblait plus

 

à celui qui l’obtient qu’à celui qui leperd.

 

CHANT XVI

 

Nous étions à l’endroit où parvenait lebruit

de l’eau qui dévalait dans le cerclesuivant,

pareil au bruissement d’un grand essaimd’abeilles,

 

quand je vis s’éloigner trois ombres[149], en courant,

d’une troupe d’esprits qui justementpassaient,

pendant que leur tourment pleuvait sur euxd’en haut.

 

Elles venaient vers nous et criaient toutestrois :

« De grâce, arrête-toi, toi dont l’habitnous montre

que ton pays pervers était aussi lenôtre. »

 

Hélas, combien je vis sur leurs membres deplaies

vieilles ou de tantôt, que les flammesgrillaient

et dont je garde encore un cuisantsouvenir !

 

En entendant leurs cris, mon docteurs’arrêta,

se retournant vers moi pour me dire :« Attends-les,

car il convient d’avoir des égards pourceux-ci ;

 

et si tu ne craignais le fléau de cesflammes

qui font ici la loi, j’ajouterais aussi

que ce ne sont pas eux, mais toi qui doiscourir. »

 

Ils avaient, pour leur part, déjà repris leurcourse,

en nous voyant attendre ; et dès qu’ilsarrivèrent

près de nous, tous les trois ils formèrent uncercle ;

 

et comme les lutteurs, tout nus et enduitsd’huile,

se surveillent entre eux, cherchant leuravantage,

avant de s’empoigner et d’échanger descoups,

 

tels ils tournaient en rond, sans me perdre devue,

si bien que l’on eût dit que leurs têtestournaient

sur un cercle contraire à celui de leurspieds.

 

Enfin, l’un d’eux me dit :« Peut-être la misère

de ce terrain mouvant et de nos corpsbrûlés

rend-elle ma prière et mes nomsméprisables.

 

Que notre gloire ancienne au moins t’oblige àdire

quel est ton nom à toi, qui sitranquillement

portes tes pas vivants jusqu’au cœur del’Enfer.

 

Celui qui va devant, dont j’emboîte lepas,

tel qu’il se montre aux yeux, tout nu, presqueécorché,

fut bien plus important que tu ne sembléscroire.

 

Il est le petit-fils de la bonneGualdrade[150] ;

c’est ce Guido Guerra, qui fut jadisillustre

tant par son bon conseil que grâce à sonépée.

 

L’autre, qu’on voit fouler derrière moi lesable,

est cet Aldobrandi, Tegghiajo, dont lemonde

doit prononcer le nom avecreconnaissance[151].

 

Je suis, moi qui pâtis le même châtiment,

Jacques Rusticucci ; c’est ma méchantefemme

qui fut en premier lieu la cause de monmal. »[152]

 

Si je n’avais pas craint de me brûler commeeux,

je me serais jeté jusqu’en bas, avec eux,

et je crois que mon guide aussi me l’eûtpermis ;

 

mais comme je craignais d’être cuit etgrillé,

la peur vainquit en moi la bonne intention

qui de les embrasser m’inspirait le désir.

 

Je leur dis cependant : « Ce n’estpas du mépris,

mais bien de la douleur que j’ai pour vosmisères,

et je la porte au cœur pour longtempsimprimée,

 

dès le premier instant où celui qui meguide

m’a fait, par ses propos, comprendre qu’ilvenait

des gens aussi fameux que vous, à notreencontre.

 

Je suis de votre ville ; et c’est plusd’une fois

que j’ai depuis toujours, pleind’admiration,

redit et entendu vos noms et vos grandsfaits.

 

Moi, je laisse le fiel et vais vers les douxfruits

promis par mon Seigneur, qui jamais ne metrompe ;

mais il me faut d’abord descendre jusqu’aufond. »

 

« Puisses-tu longuement garder avec tonâme

tes membres, répondit l’esprit qui meparlait ;

et puisse ton renom briller après tesjours !

 

Mais dis-nous, le courage avec lacourtoisie[153]

se logent-ils toujours, comme avant, dans laville,

ou sont-ils, au contraire, entièrementbannis ?

 

Car Guillaume Borsier[154], quidepuis peu de temps

partage nos tourments et va là, parmid’autres,

nous fait beaucoup de peine avec tous sesdiscours. »

 

« Les gens nouveaux venus, les richessesfaciles,

Florence, ont engendré dans ton sein lasuperbe,

avec tous les excès qui te coûtent sicher ! »

 

J’avais crié ces mots, en regardant enhaut ;

et les trois, comprenant que c’était maréponse,

se regardaient l’un l’autre, accablés par monton.

 

« S’il t’en coûte si peu, me dirent-ilsensuite,

chaque fois que tu dis aux gens la vérité,

que tu peux être heureux de parlerlibrement !

 

Mais si tu peux sortir de ce lieu deténèbres

et t’en retournes voir les trop bellesétoiles,

quand tu seras content de dire :« J’étais là ! »

 

rappelle notre nom au souvenir desgens ! »

Ils rompirent alors leur cercle ; et dansleur fuite

on eût dit que leurs pieds étaient plutôt desailes.

 

Et l’on n’avait pas eu le temps de dire :« Amen ! »

que déjà tous les trois venaient dedisparaître ;

et le maître aussitôt jugea bon de partir.

 

Je le suivais de près ; nous parvînmesbientôt

à l’endroit où l’eau tombe avec un telfracas,

que nous pouvions à peine entendre nosparoles.

 

Pareil à ce cours d’eau qui fait tout seul sonlit

depuis le mont Veso, se dirigeant à l’est,

et suit de l’Apennin les pentes sur lagauche[155],

 

et qui porte là-haut le nom d’Acquacheta,

avant de pénétrer dans la plate campagne

et de perdre à Forli le nom qu’il eutd’abord,

 

et se précipitant du haut de la montagne

auprès de Saint-Benoît, il forme unecascade

si grande, qu’on dirait qu’on en voit plus demille[156] ;

 

telle tombait là-bas, d’une roche enruine,

la bruyante cascade aux flots couleur desang,

qui rendait presque sourd celui quil’entendait.

 

Je portais un cordon ceint autour de mesreins,

celui dont je voulais me servir toutd’abord,

pour prendre le guépard à la peautachetée[157].

 

Je m’en défis alors et, l’ayant dénoué,

ainsi que mon seigneur me l’avait demandé,

j’en fis une pelote et la mis dans sesmains.

 

Et lui, s’étant tourné tout de suite à sadroite[158]

et reculant d’un pas pour s’éloigner dubord,

il jeta cette corde au fond du noir abîme.

 

« Je dois m’attendre à voir, me disais-jeen moi-même,

quelque chose d’étrange, à juger par cegeste

dont le bon maître guette ainsi lerésultat. »

 

Ah ! comme il est aisé de faire uneimprudence

étant avec quelqu’un qui voit plus que leschoses

et dont l’esprit pénètre au fond de nospensées !

 

« Tu le verras monter, dit-il, dans uninstant,

celui que j’attends là, comme tul’imagines,

et qui se montrera tantôt à tesregards. »

 

On devrait prendre soin à bien fermer labouche,

lorsque le vrai ressemble au mensonge deprès,

de peur de s’attirer un injuste mépris.

 

Je ne saurais pourtant me taire, et je tejure,

ô lecteur, par les vers de cette Comédie

(puissent-ils obtenir une faveurdurable !)

 

que je vis à travers cet air épais etnoir,

un monstre qui montait vers nous comme ennageant

et dont l’aspect ferait trembler les plusvaillants,

 

comme on remonte à bord, après avoirplongé,

pour dégager une ancre accrochée auxrochers

ou à quelque autre objet sur le fond de lamer.

 

en étendant les bras et pliant les genoux.

 

CHANT XVII

 

« Voici venir la bête à la queueaffilée

qui traverse les monts, les murs et lesarmures

et remplit l’univers de sa mauvaiseodeur ! »[159]

 

C’est ainsi que parla mon guide ; et toutde suite

il fit signe à la bête et la fit aborder

au bout de ces rochers sur lesquels nousmarchions[160].

 

Le dégoûtant symbole où la fraude estdépeinte

s’en vint toucher au bord de la tête et dubuste,

mais sans avoir tiré sur la rive sa queue.

 

Son visage semblait celui d’un honnêtehomme,

tant il avait l’aspect bienveillantau-dehors ;

le reste de son corps était comme undragon.

 

Il avait les deux pieds velus jusqu’auxaisselles ;

son dos et sa poitrine, ainsi que ses deuxflancs,

étaient tout tachetés de nœuds et derouelles.

 

Les beaux tapis que font les Turcs et lesTartares,

tramés ou bien brodés des plus bellescouleurs,

ou d’Arachné la toile, ont bien moinsd’agrément.

 

Comme on haie parfois la barque sur larive,

en sorte qu’elle reste à moitié dans lesflots,

ou bien comme là-bas, chez les goinfrestudesques,

 

le castor se prépare à guetter le poisson,

tel l’immonde animal restait à nousattendre

sur le bord dont les rocs entouraient ledésert.

 

Il semblait fouetter le vide avec sa queue

et dresser dans les airs sa fourchevenimeuse

aux aiguillons pareils à ceux desscorpions.

 

Mon maître dit alors : « Il nousfaut maintenant

faire un petit détour, afin d’allertrouver

l’animal malfaisant qui nous attendcouché. »

 

Nous descendîmes donc, allant toujours àdroite,

et nous fîmes deux pas sur l’extrêmerebord,

pour éviter le sable et le feu quipleuvait.

 

Quand nous fûmes enfin auprès de cettebête,

je vis un peu plus loin, dans le désert desable,

des gens rester assis auprès duprécipice[161].

 

Alors le maître dit : « Afin que turemportes

de ce giron d’avant un souvenir exact,

va donc te renseigner sur leurcondition !

 

Tâche de limiter le temps de tesdiscours ;

et moi, pendant ce temps, je vais dire à labête

de nous porter en bas sur sa puissanteépaule. »

 

Ainsi je m’éloignai tout seul, restanttoujours

sur l’extrême rebord de ce septièmecercle,

vers l’endroit où gisait cette gentdouloureuse.

 

La voix de leur douleur jaillissait de leursyeux ;

ils s’aidaient de leurs mains autant qu’ils lepouvaient,

pour éviter la flamme et la cuisson dusol.

 

C’est ainsi que les chiens se défendentl’été

en secouant tantôt le cou, tantôt lapatte,

des piqûres des taons, des puces et desmouches.

 

Ayant dévisagé de près certains d’entreeux

qui supportaient ainsi l’avalanche desflammes,

je n’en connus aucun ; je m’aperçuspourtant

 

que chacun d’eux portait une escarcelle aucou,

chacune de couleur et marque différentes,

et qui semblait former leur unique souci.

 

Et comme je passais, en regardant leurtroupe,

je vis soudain un sac jaune et chargé d’unmeuble

d’azur, qui me semblait devoir être unlion[162].

 

Puis, promenant ainsi mon regard toutautour,

plus rouge que le sang je vis une autrebourse

où, blanche comme beurre, on pouvait voir uneoie[163].

 

L’un de ces hommes-là, dont la bourse étaitblanche

et sur un fond d’azur portait pleine unetruie[164],

me dit : « Que viens-tu faire ici,dans cette fosse ?

 

Déguerpis ! Mais apprends, puisque tu visencore,

que ce Vitalien dont j’étais levoisin[165]

doit bientôt nous rejoindre et s’asseoir à magauche.

 

Parmi ces Florentins, je suis seul dePadoue ;

et ils m’ont maintes fois rebattu lesoreilles,

criant : « Quand viendra-t-il,l’illustre chevalier,

 

possesseur du sachet qui porte les troisboucs ? »[166]

Lors il tordit la bouche et me tira lalangue,

tout à fait comme un bœuf qui lèche sesnaseaux.

 

De peur que mon retard à la longue nefâche

celui qui m’avait dit de ne pas troprester,

je rebroussai chemin, laissant cesmalheureux.

 

Je trouvai que mon maître était déjà monté

à cheval sur le dos de l’horrible animal,

et il dit : « Il te faut un cœurbien accroché !

 

Nous n’aurons désormais que ce genred’échelles[167].

Monte devant ; je veux me placer aumilieu,

pour l’empêcher de nuire, entre la queue ettoi. »

 

Comme celui qui sent, dans un accès defièvre,

un frisson qui paraît paralyser lesmembres

et se met à trembler dès qu’il voit un boutd’ombre,

 

tel je devins moi-même, en entendant cesmots ;

mais de ma propre honte ayant tiré courage

– car l’exemple du maître oblige le valet—

 

cherchant un bon endroit sur cette croupeimmense,

je voulus prononcer, mais sans me rendrecompte

que la voix me manquait :« Tiens-moi bien dans tes bras !

 

Mais lui, qui tant de fois m’avait si bienaidé

dans des besoins plus forts, sitôt que jem’assis,

il me prit dans ses bras, pour mieux mesoutenir,

 

et il dit : « Géryon, en routemaintenant !

Mais descends doucement, et fais les cercleslarges :

tu portes, souviens-t’en, un tout autrefardeau ! »

 

Et comme, en reculant par à-coups, sedétache

le navire du bord, tel il partitenfin ;

mais dès qu’il put donner libre cours à sonvol,

 

il ramena la queue où se tenait la tête,

l’étendit et la fit glisser comme uneanguille,

pendant qu’il fendait l’air au rythme de sespattes.

 

Et je crois que personne au monde n’eut sipeur,

ni lorsque Phaéton laissa tomber lesrênes,

faisant brûler le Ciel tel qu’on le voitencore[168],

 

ni quand le pauvre Icare aperçut ses deuxailes

se détacher des flancs et fondre avec lacire,

et son père crier : « Tu ne tienspas le coup ! »

 

qu’au moment où je vis que je plongeaissoudain

dans l’air de toutes parts, et qu’onn’apercevait

plus rien autour de moi, si ce n’était labête.

 

Elle ne cessait pas de nager doucement,

tournant et descendant ; je ne m’enrendais compte

que par l’air qui venait d’en face etd’au-dessous.

 

À ma main droite, en bas, j’entendais lacascade,

faire au-dessous de nous un horriblefracas,

et pour la regarder je voulus me pencher.

 

Ce fut alors que j’eus bien plus peur detomber,

car j’aperçus des feux et j’entendis desplaintes

qui me firent trembler et tapir de monmieux.

 

Je m’aperçus enfin qu’on descendait enrond

(ce dont je ne pouvais me douter toutd’abord),

rien qu’à voir les tourments qui montaient departout.

 

Comme un faucon resté trop longtemps sur sesailes,

sans avoir vu le leurre ou rapporté deproie,

fait dire au fauconnier : « Hélas,je perds mon temps ! »

 

et descend mollement, lui qui montait sivite,

faisant de longs détours et se posant bienloin

du maître mécontent, qui se met en colère,

 

ainsi nous déposa Géryon tout au fond,

exactement au pied de l’abruptefalaise ;

et, sitôt qu’il se vit défait de notrepoids,

 

il partit, plus pressé qu’un trait ne part del’arc.

 

CHANT XVIII

 

Il existe en Enfer un lieu dit Malefosse,

composé de rochers de la couleur du fer,

comme le cercle entier qui l’étreintalentour[169].

 

Tout à fait au milieu de cette tristeplaine

s’ouvre un trou comme un puits très large ettrès profond,

dont je dois dire ailleurs l’état etl’ordonnance.

 

Une assez large enceinte entoure tout cesite,

entre le bord du puits et le pied de laroche,

et son fond se divise en dix gironsdistincts.

 

Comme l’on voit parfois certainesforteresses

qui, pour mieux protéger leurs murailles,s’entourent

de multiples fossés qui forment leurceinture,

 

tel est aussi l’aspect des girons delà-bas ;

et tout comme l’on voit le pont d’un châteaufort,

qui s’élance du seuil jusqu’au bord del’escarpe,

 

tels se lançaient là-bas, du bord duprécipice,

des rochers qui, coupant les talus et lesfosses,

formaient autant de ponts se rejoignant aupuits.

 

Ce fut dans cet endroit que nous nousretrouvâmes,

en débarquant du dos de Géryon ; monguide

prit tout de suite à gauche, et je suivis sespas.

 

T’aperçus à ma droite de nouveauxchâtiments

et de nouveaux tourments et de nouveauxbourreaux

nui remplissaient d’horreur cette nouvellefosse[170].

 

Tous les pécheurs d’en bas étaient nus. Ilsmarchaient

en deçà du milieu, comme à notrerencontre,

et les autres vers eux, mais d’un pas pluspressé.

 

C’est ainsi que dans Rome, en raison de lapresse

pendant le jubilé[171] futétabli cet ordre

suivant lequel les gens doivent passer lepont,

 

si bien que d’un côté les passantsaperçoivent

devant eux le château, comme ils vont versSaint-Pierre,

et les autres s’en vont tournés vers lamontagne[172].

 

Sur les mornes rochers on voyait parendroits

certains démons cornus et armés de fouets,

qui frappaient durement les ombrespar-derrière.

 

Comme ils les font jouer sans cesse destalons,

du premier coup, si bien qu’aucune n’attendplus

que le second coup pleuve, et bien moins letroisième !

 

En cheminant ainsi, mon regard s’arrêta

sur l’un d’eux, et je dis aussitôt enmoi-même :

« Cette figure-là n’est certes pasnouvelle ! »

 

Je suspendis mes pas, pour mieux lereconnaître ;

mon doux guide à son tour s’arrêta pourm’attendre,

me laissant revenir quelques pas enarrière.

 

Ce flagellé pensait passer sans qu’on levît,

car il baissait les yeux ; mais cela n’yfit rien,

car je lui dis : « Ô toi, quiregardes à terre,

 

si quelque faux-semblant ne trompe pas messens,

n’es-tu pas VenedicCaccianemico ?[173]

Qui donc t’a préparé des sauces sipiquantes ? »

 

Il dit : « De te parler je n’avaisnulle envie ;

mais j’y suis obligé par ton langage clair

qui me fait souvenir du monde d’autrefois.

 

C’est à cause de moi que Guisolabella

se montra complaisante aux désirs dumarquis,

malgré tout ce qu’en dit la honteusenouvelle.

 

Je ne suis pas le seul qui pleure enbolonais ;

car cette place en est tellementsurpeuplée,

qu’on ne saurait trouver, de Savène àReno,

 

de gens disant sipa des foules aussigrandes[174] ;

si tu veux en savoir la preuve ou laraison,

rappelle à ton esprit notre amour del’argent ! »

 

Je rejoignis alors celui qui me menait

et quelques pas plus loin nous vîmes devantnous

un roc qui s’avançait, surplombant leravin.

 

Nous gravîmes ses flancs assez facilement

et, ayant pris ensuite à droite sur sacrête[175],

nous tournâmes le dos à ces rondes sansfin.

 

Arrivés à l’endroit où le pont fait uncreux

pour laisser aux damnés un passageau-dessous,

mon escorte me dit : « Arrête-toi,pour voir

 

de face le semblant des enfants de malheur

dont tu n’avais pas pu rencontrer leregard,

car leur direction était aussi lanôtre. »

 

pu haut de ce vieux pont nous regardions lafile

nui, de l’autre côté, venait à notreencontre,

poussée également par la peur du fouet.

 

Avant que j’eusse pu lui parler, le bonmaître

me dit : « Regarde donc ce grand-là,qui s’en vient

sans une larme à l’œil, malgré ce qu’ilressent !

 

Vois comme son maintien reste toujoursroyal !

C’est Jason : son courage, ainsi que sonastuce,

avait privé Colchos de sa belle toison.

 

Ensuite il vint passer par l’île deLemnos,

dont les femmes, au cœur aussi cruel quebrave,

avaient déjà donné la mort à tous leurshommes.

 

Là, par son bel aspect, par ses discoursfleuris,

il séduisit bientôt la trop jeuneHypsiphyle,

qui pourtant avait su tromper toutes lesautres[176].

 

Il l’a laissée ensuite, enceinte etesseulée ;

c’est ce qui fait qu’il souffre ici-bas cetourment,

qui venge en même temps l’abandon deMédée.

 

Ceux qui vont près de lui faisaient les mêmescrimes.

C’est tout ce que tu dois savoir sur cegiron,

ainsi que sur les gens qu’il presse dans sesflancs. »

 

Nous parvînmes au point où cet étroitsentier

commence à traverser le deuxième talus

et fait de celui-ci le départ d’une autrearche[177].

 

Nous entendîmes là des gens quigémissaient

au fond de l’autre fosse et bouffaientbruyamment,

en se donnant tout seuls des coups avec lesmains.

 

Les bords étaient poisseux, comme demoisissures,

du souffle qui montait d’en bas et s’ycollait,

irritant le regard autant que les narines.

 

Le fond se trouve loin, et l’œil n’arrivepas

à bien le distinguer, si ce n’est sur ledos

de l’arc, où le rocher surplombedavantage.

 

Me plaçant au milieu, je vis dans ce fossé

des tas d’hommes plongeant dans une saleté

telle qu’elle semblait sortir de noslatrines.

 

Examinant ainsi de l’œil ces profondeurs,

j’en vois un dont la tête est si pleine demerde

qu’on ne peut distinguer s’il est clerc oubien lai.

 

Il se mit à crier : « D’où te vientl’insolence

de me regarder, moi, plus que d’autresbreneux ? »

« C’est que, lui dis-je alors, si mamémoire est bonne,

 

j’ai dû te voir ailleurs, mais les cheveuxplus secs :

tu fus Alessio Intermini, de Lucques[178] :

c’est pourquoi mes yeux vont vers toi plus quevers d’autres. »

 

Il dit, en se tapant rudement lacaboche :

« Tu vois où m’ont conduit les bassesflatteries

que je portais toujours sur le bout de lalangue ! »

 

À quelques pas de là, mon maître dit :« Approche

et tâche de pousser ton regard plus aufond,

car je veux que tes yeux découvrent lafigure

 

de cette vieille carne, immonde etdébraillée,

qui d’un ongle merdeux se gratouilletantôt,

tantôt après se couche ou se remetdebout :

 

C’est Thaïs la putain, celle qui répondit,

quand son amant lui dit : « Est-ceque mon cadeau[179]

eut l’heur d’être à ton goût ? » –« Oui, merveilleusement !

 

Si tu vois celle-ci, nous aurons assez vu.

 

CHANT XIX

 

Ô toi, Simon le Mage, et vous, sesmisérables

disciples, qui souillez, avec votreavarice,

pour l’or et pour l’argent, ce qui, n’étantqu’à Dieu,

 

devrait s’accompagner de vertu seulement,

c’est pour vous maintenant que sonne latrompette,

puisqu’on vous a logés dans la troisièmefosse ![180]

 

Nous venions de passer à la tombesuivante,

et nous étions alors à cet endroit du pont

d’où l’on voit sous les pieds le milieu de lafosse.

 

Que ton ordre est parfait, souveraineSagesse,

dans le ciel, sur la terre et au mondemauvais !

Que ton divin décret sait bien faire leschoses !

 

Je vis le rocher gris qui recouvrait lespentes

et le fond du vallon, tout perforé detrous

d’une même grandeur et parfaitement ronds.

 

Ils ne me semblaient pas plus grands ni plusprofonds

que ceux que l’on peut voir dans mon joliSaint-Jean[181]

et qui servent de fonts pour donner lebaptême :

 

un jour, j’avais brisé moi-même un de cesfonts,

pour sauver un enfant qui s’y serait noyé

— et que ceci détrompe qui le penseautrement !

 

Par la bouche des trous l’on voyaitdépasser

les jambes d’un pécheur jusqu’au gras dumollet,

et le reste du corps était plongé dedans.

 

Les plantes des deux pieds de chacun d’euxbrûlaient,

ce qui les obligeait à tordre leursjointures

si fort, qu’aucun lien n’aurait pu lestenir.

 

Comme brûle d’en haut la mèche enduited’huile,

que la flamme paraît ne vouloirqu’effleurer,

telles brûlaient, des doigts jusqu’aux talons,ces plantes.

 

« Maître, dis-je, quel est celui qui setrémousse

et se débat plus fort que tous sescompagnons,

pourléché par un feu plus rouge que lesautres ? »[182]

 

Il répondit alors : « Veux-tu que jet’emmène

là-bas, par cette escarpe où la pente estmoins raide ?

Lui-même, il te dira son nom et sonpéché. »

 

« J’aime, lui dis-je alors, tout ce quipeut te plaire ;

n’es-tu pas mon seigneur ? Tu sais que jet’écoute ;

tu connais mes désirs avant qu’ils ne soientdits. »

 

Ainsi, nous fûmes donc sur la quatrièmedigue,

pour descendre de là, tournant à notregauche,

jusqu’à ce fond étroit et troué departout.

 

Le bon maître voulut m’accompagnerlui-même

jusqu’à me déposer auprès de cette fosse

où le damné pleurait en frétillant despieds.

 

« Ô toi, qui que tu sois, me mis-je alorsà dire,

inconsolable esprit qui tiens le haut enbas,

fiché comme un poteau, réponds-moi, si tupeux ! »

 

J’étais là, comme un moine en train deconfesser

le perfide assassin qui, fourré dans safosse,

le rappelle souvent, pour retarder samort[183].

 

Il dit : « C’est déjà toi, quirestes là, debout ?

C’est déjà toi qui viens là, debout,Boniface ?

L’écrit m’avait menti de quelques ans enplus[184].

 

T’es-tu rassasié si vite des richesses

dont la soif t’a poussé à t’emparer parfraude

de notre belle Dame, afin d’enabuser ? »[185]

 

J’étais resté confus, au son de cesparoles,

comme reste celui qui, ne pouvantcomprendre

ce qu’on prétend de lui, ne sait commentrépondre.

 

Alors Virgile dit : « Réponds-lui,dis-lui vite :

« Je ne suis pas, oh ! Non, ce quetu t’imagines ! »

Et je lui répondis comme il m’étaitenjoint.

 

L’esprit, en m’entendant, tordit plus fort sespieds,

et, soupirant ensuite, il dit presque enpleurant :

« Si c’est ainsi, dis-moi, que veux-tudonc de moi ?

 

S’il t’importe à ce point de savoir qui jesuis,

que tu viens pour cela seulementjusqu’ici,

sache que j’ai porté là-haut le grandmanteau.

 

J’étais le fils de l’Ourse, et si pressé defaire

le bonheur des oursons, que j’ai mis dans unsac

la richesse là-haut, et moi-mêmeici-bas[186].

 

Au-dessous de mon chef sont couchés tous lesautres

qui, m’ayant précédé, péchaient parsimonie,

écrasés et sertis dans les fentes du roc.

 

J’y vais tomber aussi, le jour où doitdescendre

celui pour qui je viens de te prendred’abord,

lorsque je t’adressai la trop brusquedemande.

 

Mais depuis plus longtemps je sens mes piedsbrûlés,

demeurant de la sorte, avec la tête enbas,

qu’il ne doit, lui, rester fiché les pieds aurouge ;

 

car après lui viendra, du côté du ponant,

un berger sans aveu[187], quinous recouvrira

l’un et l’autre à la fois, par ses vilainesœuvres.

 

Nouveau Jahson, pareil à celui qui ne sut

rien refuser au roi, du temps desMacchabées[188],

il usera de même avec le roi deFrance. »

 

L’audace, je ne sais, fut peut-être tropgrande,

cependant je ne pus m’empêcher derépondre :

« Eh bien ! alors, dis-moi, quellequantité d’or

 

le Seigneur voulut-il exiger de saintPierre,

avant de déposer la clef entre sesmains ?

Il ne lui disait rien, sinon :« Viens, et suis-moi ! »

 

Et Pierre avait-il pris, avec sescompagnons,

de l’or et de l’argent à Matthieu, pourl’élire

au siège que perdit l’apôtrecriminel ?

 

Tais-toi, puisque tu n’as que ce que tumérites !

Et jouis, si tu peux, de l’argent malacquis

qui te rendait, jadis, si hardi contreCharles ![189]

 

D’ailleurs, si le respect, que malgré tout jeporte

aux souveraines clefs dont tu fus legardien

pendant que tu vivais, ne mel’interdisait,

 

j’userais volontiers d’un langage plusdur,

car votre convoitise a désolé le monde,

foulant les bons aux pieds, exaltant lesméchants.

 

C’est pour de tels pasteurs qu’écritl’Évangéliste,

lorsqu’il dit avoir vu celle qui tient lesmers

se conduire en putain avec lestout-puissants ;

 

je dis. celle qui vint au monde avec septtêtes

et se laissa d’abord régir par les dixcornes,

du temps où la vertu plaisait à sonmari[190].

 

Voilà que vous forgez un Dieu d’or etd’argent ?

en quoi différez-vous alors de l’idolâtre,

si ce n’est qu’il adore une idole, et vouscent ?

 

Ah ! Constantin, combien les maux étaientnombreux,

que devait engendrer, non ta conversion,

mais le don que tu fis au premier pèreriche ! »

 

Pendant que, près de lui, j’entonnais cetteantienne,

poussé par la colère, ou bien par leremords,

l’autre, tant qu’il pouvait, dansait des piedsla gigue.

 

Mon guide paraissait y prendre du plaisir,

pendant qu’il écoutait d’un airapprobateur

toutes les vérités que je venais dedire ;

 

car ensuite il s’en vint me prendre dans sesbras

et, m’ayant fortement serré sur sapoitrine,

remonta le talus qu’on venait dedescendre.

 

C’est ainsi que sans cesse il me tint dans sesbras,

jusqu’à me mettre enfin tout en haut de cettearche

qui conduit du quatrième au cinquièmetalus[191].

 

C’est là qu’il déposa tout doucement sacharge,

doucement, sur le bord de la penteescarpée,

et telle qu’une chèvre y grimperait àpeine ;

 

et l’on pouvait, de là, voir un autregiron.

 

CHANT XX

 

Il me faut dire en vers des peinesdifférentes

qui forment l’argument de mon vingtièmechant

du poème premier, qui parle des damnés.

 

Je m’étais bien placé, pour mieux examiner

ce que l’on pouvait voir du fond de cefossé[192]

qui semblait submergé sous des larmesd’angoisse.

 

Je vis donc un vallon comme un cercle, où desgens

cheminaient en pleurant silencieusement,

du pas dont parmi nous vont lesprocessions.

 

Et comme mon regard tombait sur eux à pic,

je vis dans chacun d’eux un changementétrange

à partir du menton jusqu’au bas de leurtronc.

 

Ils tournaient le regard du côté de leurdos

et, voulant avancer, marchaient àreculons,

puisqu’ils n’auraient pas pu regarder devanteux.

 

Peut-être sous le coup d’une paralysie

quelqu’un aura pu voir des corps aussitordus,

mais je ne le crois pas et n’en ai jamaisvu.

 

Lecteur, si Dieu permet que tu tiresprofit

de ta lecture, pense, en jugeant partoi-même,

si je devais avoir des larmes plein lesyeux,

 

au spectacle voisin de notre propre image

contrefaite à ce point, que les ruisseaux delarmes

qui tombaient de leurs yeux allaient mouillerleurs fesses.

 

je pleurais avec eux, debout sur unsaillant

de ce rude rocher, ce qui fit que monguide

nie dit : « N’étais-tu donc qu’unsot comme les autres ?

 

Car c’est pitié pour eux, que de n’en pasavoir ;

c’est un trop grand péché, que des’apitoyer

sur ceux qu’a condamnés la justice deDieu.

 

Lève, lève la tête et vois celui pour qui,

sous les yeux des Thébains, la terre s’estouverte,

pendant qu’ils criaient tous : « Oùdescends-tu si vite ?

 

Oh ! Amphiaraùs, laisses-tu labataille ? »[193]

Mais il ne cessa pas de rouler jusqu’aufond,

chez Minos, dont aucun n’évite lasentence.

 

Vois-le : de son épaule il a fait sapoitrine

et, pour avoir voulu voir trop loin enavant,

il regarde en arrière et marche àreculons.

 

Voici Tirésias, qui changea de nature

et qui, mâle d’abord, devint une femelle,

transformant tour à tour ses membres etorganes ;

 

tu sais qu’il dut frapper une seconde fois

les deux serpents noués, du bout de sonbâton,

avant de retrouver son visage demâle.[194]

 

Aruns le suit[195],collant le dos à son nombril :

dans les monts de Luni, dont les gens deCarrare,

habitants de ses vaux, défrichent laforêt,

 

parmi les marbres blancs il avait unegrotte

dont il fit sa demeure et d’où ses yeuxpouvaient

observer librement la mer et les étoiles.

 

Et celle qui là-bas recouvre ses deuxseins

que tu ne peux pas voir, les cachant sous sesnattes,

et dont l’endroit poilu maintenant estenvers,

 

est Manto, qui passa par des pays sansnombre,

pour s’arrêter enfin au lieu qui m’a vunaître[196] ;

c’est pourquoi j’aimerais raconter sonhistoire.

 

Après la fin des jours de son père caduc,

la cité de Bacchus tombant dansl’esclavage,

celle-ci dut errer longuement dans lemonde.

 

Un lac se trouve en haut de la belleItalie,

appelé Benaco[197], prèsde cette montagne

qui finit l’Allemagne en marge du Tyrol.

 

Le mont Pennin s’y voit baigner par millesources

qui coulent entre Garde et Valcamonica

et qui viennent mourir dans les eaux de celac.

 

Il existe en son centre un point[198] où les évêques

de Trente et de Brescia et celui de Vérone

pourraient également bénir, s’ils yvenaient.

 

L’aimable Peschiera, qui forme un beaurempart

du côté de Bergame ainsi que de Brescia,

en occupe l’endroit où la rive est plusbasse.

 

C’est là que s’accumule une nappeimportante

que le bassin du lac ne peut pluscontenir,

et débouche en cours d’eau qui s’en va par lesprés.

 

Dès le premier moment où l’eau devientcourante,

on ne l’appelle plus Benaco, mais Mincio,

et devant Governol elle rejoint le Pô.

 

Auparavant, son cours traverse unecampagne

où son eau s’alanguit et forme un marécage

que les longs mois d’été rendent souventmalsain.

 

Passant par cet endroit, cette viergefarouche

vit un îlot de terre au milieu du marais,

sans trace d’habitants et tout à faitinculte.

 

Elle y resta, fuyant le commerce deshommes,

avec les serviteurs qui l’aidaient dans sescharmes :

c’est là qu’elle vécut et perdit sadépouille.

 

Les gens éparpillés sur les terresvoisines

se sont fait un abri de cette place forte,

à cause du marais qui la ceint de partout.

 

Ils fondèrent la ville au-dessus de sesos ;

et comme elle a choisi cet endroit lapremière,

sans plus tirer au sort[199],on l’appela Mantoue.

 

Ses premiers habitants étaient bien plusnombreux

avant Casalodi, qui, par sa balourdise,

devint de Pinamont la victime facile[200].

 

Or bien, tu dois savoir, si quelqu’un teraconte

de quelque autre façon l’histoire de maville,

distinguer clairement mensonge etvérité. »

 

« Ô maître, dis-je alors, ta raison estsi claire,

quand je t’entends parler, qu’elle embrase mafoi,

et ce qu’en dit un autre est un tisonéteint.

 

Mais dis-moi maintenant, qui sont les gens quipassent ?

N’ont-ils pas avec eux des hommes demérite ?

car mon attention ne s’occupe qued’eux. »

 

Il répondit alors : « Celui-là, dontla barbe

retombe du menton sur ses noires épaules,

fut augure en ce temps où la Grèce, vidée

 

de mâles, n’en voyait si ce n’est auberceau ;

il fut, avec Chalcas, celui qui désigna,

en Aulide, l’instant de couper lesamarres.

 

Eurypyle est son nom ; ma grandetragédie

fait aussi mention en quelque endroit delui[201] :

tu dois t’en souvenir, puisque tu la saistoute.

 

Et cet autre, plus loin, dont les flancs sontsi grêles,

est Michel Scott, quelqu’un qui semble avoirconnu

vraiment les jeux trompeurs de lasorcellerie[202].

 

Voici Gui Bonatti, et Asdent près delui[203],

qui donnerait bien cher — mais il y pense tard—

pour n’avoir fabriqué, là-haut que dessavates.

 

Ces malheureuses-ci abandonnaientl’aiguille,

la laine et la navette, et lisaientl’avenir

ou faisaient quelque philtre ou bien dessortilèges.

 

Mais partons ; car déjà Caïn et sesépines

se trouvent sur le bord, entre deuxhémisphères,

et touchent l’océan au-dessous de Séville.

 

Pendant la nuit d’hier c’était la pleinelune.

Tu n’as pas oublié, car dans ce boistouffu

elle te fut utile à plus d’unereprise. »

 

C’est ainsi qu’il parlait, pendant que nousmarchions.

 

CHANT XXI

 

Nous avancions ainsi, d’un pont jusqu’ausuivant,

tout en parlant d’objets que ne racontepas

ma Comédie. Enfin, étant en haut du pont,

 

nous fîmes un arrêt, pour voir deMalefosse

la nouvelle crevasse[204] etses pleurs inutiles.

Elle me paraissait cruellement obscure.

 

Comme dans l’arsenal de Venise en hiver

les marins font bouillir à flots la poixvisqueuse,

afin de radouber leurs bateaux mal enpoint,

 

profitant du repos ; et sur cesentrefaites,

l’un va remettre à neuf sa barque, l’autreétoupe

les flancs de cette nef qui vit plus d’unemer,

 

l’un tape sur la proue et l’autre sur lapoupe,

ou fait des avirons, ou rapièce les voiles

d’artimon, de misaine, ou bien tord descordages ;

 

ainsi bouillait sans feu, mais par un artdivin,

au-dessous de mes pieds, un lac de poixépaisse

qui collait de partout aux pentes dugiron.

 

Je pouvais bien le voir, mais n’observais enlui

que les bulles qu’y forme un grandbouillonnement

qui tour à tour le gonfle et le faits’affaisser.

 

J’exerçais mon regard à bien voir cemarais,

quand mon guide se mit à crier :« Gare à toi ! »

et me tira vers lui, de la place oùj’étais.

 

Alors je me tournai, désireux de savoir

quel était ce danger qu’il fallait éviter,

faisant comme celui que la peur déconcerte

 

et qui voudrait bien voir, mais aime mieuxs’enfuir ;

et je vis par-derrière un diable noirsurgir,

qui courait lestement sur le haut durocher.

 

Ah ! combien son aspect étaitépouvantable !

Et comme il paraissait intraitable etcruel !

Qu’il avait le pied leste et l’ailedéployée !

 

Sur son épaule large et finissant enpointe

il portait un pécheur mis à califourchon,

qu’il tenait fortement au tendon deschevilles.

 

Du haut de notre pont il dit :« Tiens, Malegriffe ! [205]

Je t’amène un ancien de la sainteZita[206] :

occupez-vous de lui, car pour moi, jeretourne

 

toujours au même endroit, où ce gibierabonde :

ce sont tous des filous, Bonturo mis àpart[207] ;

là, pour un peu d’argent, d’un non onfait ita. »[208]

 

Il le laissa tomber et par la rocheabrupte

il rebroussa chemin : jamais mâtin qu’onlâche

n’a couru comme lui sur les pas d’unvoleur.

 

L’esprit fit un plongeon et ressortit enboule ;

mais les diables cachés sous le pont luicrièrent :

« Crois-tu t’agenouiller devant la SainteFace ?[209]

 

Tu nageais autrement dans les eaux duSerchio ;

mais, si tu ne veux pas tâter de noscrochets,

ne te montre jamais au-dessus de lapoix ! »

 

Ils le mirent dedans, le lardant de centcoups

et disant : « Si tu veux, danse,mais à couvert !

Extorque, si tu peux, l’argent sans qu’on tevoie ! »

 

Ainsi les maîtres queux obligent lesvalets

à toujours enfoncer la viande avec lescrocs,

l’empêchant de flotter au-dessus desmarmites.

 

Le bon maître me dit : « Il ne fautpas qu’ils voient

que tu viens avec moi : tâche de tetapir

derrière ce rocher, qui te cache auxregards ;

 

et quoi qu’on puisse dire ou faire contremoi,

toi, ne crains rien pour toi, car je connaisl’endroit

et, l’ayant visité, je sais ce qu’en vautl’aune. »

 

Puis, ayant dit ces mots, il traversa lepont ;

et sitôt arrivé sur la sixième rive,

il eut vraiment du mal à demeurer serein.

 

Avec cette fureur, ce même emportement

d’une meute qui saute au dos d’un pauvrevieux,

dès qu’il s’est arrêté pour demanderl’aumône,

 

tous les diables sortis de l’abri duponceau

retournèrent vers lui leurs crochets d’un seulgeste ;

mais il cria : « Qu’aucun d’entrevous ne s’excède !

 

Avant de me montrer la pointe de voscrocs,

que l’un de vous s’avance et écoute mondire ;

on pourra m’embrocher ensuite, s’il lefaut. »

 

Ils s’écrièrent tous : « Vas-y, toi,Malequeue ! »

Et cependant qu’eux tous demeuraientimmobiles,

l’un d’eux s’en vint vers lui, luidisant : « Que veux-tu ? »

 

« Crois-tu donc, Malequeue, argumenta monmaître,

que tu me vois ainsi arriver jusqu’à vous,

à l’abri, tu le vois, de toutes vosoffenses,

 

sans que Dieu le permette et le destinl’ordonne ?

Laisse-nous donc passer, puisque l’on veut auCiel

que je montre à quelqu’un cet horriblechemin ! »

 

L’orgueil du diable alors tomba soudain sibas,

qu’il laissa le crochet s’échapper de samain

et il dit aussitôt : « Qu’on ne letouche point ! »

 

Mon guide dit alors : « Toi, qui tetiens tapi

sous la roche du pont qui te sert decachette,

tu peux tranquillement t’avancer jusqu’àmoi ! »

 

Je sortis de mon trou, courant vers lui bienvite ;

les diables cependant se portaient enavant

d’un air tel, que j’eus peur qu’ils ne rompentle pacte.

 

C’est ainsi que j’ai vu trembler lesfantassins

qui sortaient de Caprone avec unsauf-conduit,

se voyant entourés par une foulehostile[210].

 

Je me blottissais donc autant que jepouvais

auprès de mon seigneur, mais sans quitter desyeux

leur troupe et leurs façons, qui n’avaientrien de bon.

 

Ils allongeaient leurs crocs, et l’un disait àl’autre :

« Veux-tu que je lui tâte un peu lecroupion ? »

« Vas-y, répondait l’autre, embroche-le,pour voir ! »

 

Cependant le démon qui venait de parler

avec mon conducteur se retourna bien vite

et lui dit : « Remets ça !Va-t’en, l’Ébouriffé ! »

 

Puis, se tournant vers nous, il dit :« Vous ne pouvez

poursuivre le chemin par le rocher d’enhaut,

puisque l’arche sixième est tombée enruine.

 

Partant, si vous voulez continuer laroute,

vous pourrez avancer en prenant par ladigue :

plus loin, un autre roc vous permet lepassage.

 

Douze cents et soixante et six ans ontpassé,

avec le jour d’hier, moins cinq heures quimanquent,

depuis qu’en cet endroit le pont s’esteffondré[211].

 

Je fais précisément partir des gens là-bas

pour veiller qu’on ne cherche à se tirer ausec :

allez donc avec eux, ils ne sont pointméchants !

 

Mets-toi sur le devant, Aillette !cria-t-il ;

avec toi, Fouleblanc, et avec toi,Cagneux ;

le Frisé, tu seras le chef de la dizaine.

 

Que Noiriquet soit prêt, et Dragogrinceaussi ;

Verraton aux grands crocs avecÉcorchechien ;

allez-y, Farfadet, et l’enragéRoussard !

 

Allez faire une ronde autour du lacbouillant

et les conduire à sauf jusqu’à l’autrejetée

qui passe sans arrêt au-dessus destanières. »

 

« Oh ! maître, dis-je alors,qu’est-ce donc que je vois ?

Pourquoi n’allons-nous pas tout seuls et sansescorte,

si tu sais le chemin ? Pour moi, je n’enveux pas !

 

Car si tu restes sage autant qued’habitude,

n’observes-tu donc pas comment grincent leursdents

et comment leurs regards ne disent rien debon ? »

 

Il ne fit que répondre : « Il nefaut pas les craindre ;

laisse leurs dents grincer autant qu’ils levoudront,

leur menace n’atteint que ceux qu’on faitbouillir. »

 

Ils prirent un détour par le rempart degauche ;

mais ils firent d’abord un signe aucapitaine,

en lui tirant la langue entre les dentsserrée ;

 

et il se mit en marche, en trompetant ducul.

 

CHANT XXII

 

J’ai vu des cavaliers lever parfois lecamp,

charger dans les combats, marcher dans lesparades

ou bien se retirer pour se mettre àl’abri ;

 

et chez vous, Arétins, j’ai vu desfourragers

battre les champs, ou bien l’escadrondéfiler,

courir le carrousel, heurter dans lestournois,

 

au son de quelque cloche ou bien de latrompette,

du tambour ou, parfois, d’un signal duchâteau,

à la mode d’ailleurs ou bien comme cheznous ;

 

mais je n’ai jamais vu de signal plusétrange

mettre en branle une troupe à cheval oupédestre,

ou guider quelque nef par la côte ou lesastres.

 

Nous nous mîmes en marche avec les dixdémons :

hélas, je le sais bien, l’horriblecompagnie !

mais le saint sur l’autel, l’ivrogne aucabaret.

 

Cependant, je fixais du regard cette poix,

pour mieux examiner ce que contient lafosse

et l’état des esprits que l’on y faisaitcuire.

 

Comme fait le dauphin, alors qu’il faitentendre,

en montrant aux marins la courbe de sondos,

qu’il faut penser à mettre à l’abri leurbateau,

 

ainsi, de temps en temps, quelque pécheurmontrait

un bout du dos à l’air, pour alléger sapeine,

et plongeait aussitôt, plus vite quel’éclair.

 

Et comme au bord de l’eau qui remplit larigole,

les museaux à fleur d’eau, se tiennent lesgrenouilles,

en cachant au-dessous les pattes et lecorps,

 

de même les pécheurs affleuraient departout ;

et s’ils voyaient venir la troupe duFrisé,

ils piquaient de la tête au fin fond dubouillon.

 

J’ai vu (mon cœur frémit lorsque je m’ensouviens)

l’un d’eux rester dehors, pareil à lagrenouille

qu’on voit parfois tarder, lorsque l’autre aplongé.

 

Alors Écorchechien, qui passait près delui,

accrochant le harpon dans ses cheveuxpoisseux,

le traîna sur la rive, aussi noir qu’uneloutre.

 

Je connaissais déjà les noms de tous lesdiables,

pour les avoir notés lorsqu’on lesdésignait,

ainsi que chaque fois qu’ils s’appelaiententre eux.

 

« Vas-y, Roussard, un peu, tâte-le de lagaffe

et montre-nous un coup comment tu nousl’écorches ! »

dit d’une seule voix cette engeancemaudite.

 

Alors je demandai : « Maître, s’ilest possible,

renseigne-toi d’abord, qui fut cemalheureux

qui vint tomber aux mains de sespersécuteurs ? »

 

Lors, s’approchant de lui, mon maîtredemanda

quelle était sa patrie, et l’autrerépondit :

« J’ai reçu la lumière au règne deNavarre[212].

 

Ma mère m’avait fait servir chez unseigneur,

car elle m’avait eu d’un ribaud scélérat

qui se perdit lui-même et toute safortune.

 

Puis, je fus serviteur chez le bon roiThibaud[213] ;

et là, je m’adonnais au trafic desfaveurs,

dont je dois rendre compte ici, dans lafournaise. »

 

Verraton, dont le mufle avait des deuxcôtés,

comme un groin de sanglier, de puissantesdéfenses,

lui fit alors savoir comment l’unedéchire.

 

La souris se trouvait à la merci deschats.

Cependant le Frisé le couvrait de sesbras,

disant : « Laissez-le donc, pendantque je le tiens ! »

 

Ensuite il se tourna vers mon maître et luidit :

« Pose tes questions, si tu veux ensavoir

encore davantage, avant qu’on ledépèce. »

 

« Parle-moi, lui dit-il, des autrescondamnés :

en sais-tu, sous la poix, qui viennentd’Italie ? »

L’autre lui répondit : « L’instantauparavant,

 

je viens d’en laisser un, qui venait de parlà ;

et je voudrais bien être à couvert, commelui,

sans être menacé par leurs crocs et leursgriffes. »

 

« Allons, c’est trop parlé ! »dit alors Noiriquet.

Ce disant, il planta la gaffe dans sonbras,

qu’il fendit, emportant tout le gras de lachair.

 

Dragogrince voulait l’attaquer à son tour

par le bas, au mollet ; mais leurdécurion

se retourna vers eux, menaçant du regard.

 

Dès qu’ils furent enfin tant bien que malcalmés,

mon guide se remit en quête de savoir

de lui, qui cependant contemplait sablessure :

 

« Dis-nous, quel est celui dont tu t’esséparé

malencontreusement, pour jeter l’ancreici ? »

Il répondit alors : « C’est frèreGomita,

 

du district de Gallure, champion desescrocs[214].

Il eut les ennemis de son seigneur en main

et s’arrangea si bien, que chacun d’eux s’enloue.

 

S’étant fait bien payer, il les mit hors decause,

selon ce qu’il en dit ; et dans toutesses charges

il s’est toujours montré le premier desfilous.

 

Il se voit très souvent avec don MichelZanche,

qui vient de Logodore[215] ; et ils ne sont jamais

fatigués de parler de leur chèreSardaigne.

 

J’en vois un autre, hélas ! qui me montreles dents !

J’en dirais plus encor, si je n’avais paspeur

qu’il va bientôt se mettre à me gratter lateigne. »

 

Alors le grand prévôt fit signe àFarfadet,

qui louchait vers l’esprit, cherchant àl’attaquer :

« Ici ! Ne bouge pas, mauvais oiseaude proie ! »

 

« Si vous voulez entendre et connaîtreles autres,

dit, après un répit, l’esprit plusrassuré,

je peux faire sortir des Toscans, desLombards,

 

si tu tiens à l’écart ces mauditsMalegriffes,

pour qu’ils n’en puissent pas redouter lavengeance ;

et moi, sans m’éloigner de l’endroit où jesuis,

 

pour un seul que je suis, j’en ferai sortirsept,

en donnant le signal, comme c’est notreusage

toujours, quand l’un de nous met la têtedehors. »

 

À ce discours, Cagneux, en levant lemuseau,

hocha la tête et dit : « Oh !la belle malice,

i’imaginer cela pour faire leplongeon ! »

 

Mais l’autre, qui cachait plus d’un tour dansson sac,

lui dit : « C’est, en effet, unebelle malice,

de vouloir augmenter les peines desamis. »

 

Aillette n’y tint plus et, malgré tous lesautres,

il lui dit : « Si jamais tu prétendste sauver,

ce n’est pas au galop que je tepoursuivrai,

 

mais en battant de l’aile au-dessus de lapoix.

Nous laisserons la berge et, cachés derrièreelle,

nous verrons si, toi seul, tu vaux plus quenous tous ! »

 

Ici tu peux, lecteur, apprendre un jeunouveau,

fils tournèrent le dos au lac, pour secacher,

et le plus méfiant s’en allait le premier.

 

Alors le Navarrais, ayant bien pris sontemps,

se raidit sur ses pieds et, faisant un seulbond,

il se mit à l’abri de ses persécuteurs.

 

Ils furent bien marris de se voirattrapés ;

et plus que tous, celui qu’on rendaitresponsable :

il bondit pour le suivre, en criant :« Je t’aurai ! »

 

Mais ce fut bien en vain, car la peurl’emporta

sur l’aile, cette fois : l’un piqua droitau fond

et l’autre, en le perdant, dut redresser sonvol,

 

de même que soudain plonge un canardsauvage

sous l’eau, quand le faucon fonce pourl’attraper,

et l’oblige à rentrer furieux et penaud.

 

Fouleblanc enrageait d’avoir été roulé

et, volant après lui, fut content de leperdre,

pour avoir des raisons de dispute avecl’autre.

 

À peine le filou venait de disparaître,

qu’il retourna ses crocs contre soncompagnon,

l’attaquant tout à coup au-dessus de lafosse.

 

Mais l’autre l’accrocha si bien avec sesongles,

avec l’habileté d’un aigle ou d’unvautour,

que dans l’étang bouillant ils tombèrent enboule.

 

La chaleur se chargea de rétablir lapaix ;

mais pour sortir de là, c’était une autreaffaire,

car la masse de poix leur engluait lesailes.

 

Le malheureux Frisé, pleurant sur samalchance,

dépêcha de son bord quatre de ses démons

armés de leurs harpons, et ils s’en furentvite

 

descendre de partout sur les lieux dudésastre :

ils tendirent enfin leurs crocs auxbarbouillés

qui semblaient cuits à point au-dessous deleur croûte ;

 

et nous avons filé parmi tous leursmalheurs.

 

CHANT XXIII

 

Seuls et silencieux, sans compagnieaucune,

nous allions, l’un devant, l’autre marchantderrière,

comme des franciscains lorsqu’ils vont envoyage.

 

Quant à moi, ce combat que nous venions devoir

me faisait souvenir de la fable d’Ésope

où l’on entend parler la grenouille et lerat[216].

 

En effet, or et donc[217] nesont pas plus pareils

que ces deux contes-là, si nous nousrapportons

à la conclusion comme au commencement.

 

Après, comme une idée appelle une autreidée,

partant de ces détails, il me vint unsoupçon

qui redoubla bientôt mes premièresfrayeurs.

 

Je pensais : « Ces démons, bernéspar notre faute,

ont été maltraités si ridiculement,

qu’il est à supposer qu’ils l’ont sentipasser.

 

Si la rage s’ajoute à leur mauvaisvouloir,

ils courront après nous, plus prompts à notreperte

que n’est le chien courant pour le lièvrequ’il happe. »

 

Et je sentais déjà mes cheveux se dresser

et la peur me faisait regarder en arrière.

« Ô maître, dis-je alors, cachons-noustout de suite

 

quelque part tous les deux ! De tous cesMalegriffes

je crains n’importe quoi, car ils sont à nostrousses :

j’ai si peur, que je crois les entendredéjà ! »

 

« Si j’étais un miroir, répondit-ilalors,

ton image visible arriverait moins vite

à moi, que je ne vois l’image de ton âme.

 

Tes pensers sont venus s’entremêler auxmiens,

et ils sont si pareils de forme et defigure,

qu’ils conduisent tous deux aux mêmesrésultats.

 

Si le talus de droite est assez incliné

pour qu’on puisse passer au fond de l’autrefosse[218],

nous mettrons en défaut la chasse que tucrains. »

 

Il n’avait pas fini d’expliquer sondessein,

que je les vis venir, les ailes déployées,

et s’approcher de nous, désireux de nousprendre.

 

Sans plus attendre alors, mon seigneur mesaisit

comme fait une mère éveillée aux clameurs

et qui, voyant le feu l’entourer departout,

 

prend vite son enfant et fuit sanss’arrêter

(tant elle pense à lui, s’oubliantelle-même)

le temps qu’il lui faudrait pour mettre unechemise ;

 

et du haut de la côte il se laissa glisser

sur le dos, tout au long de cette penteraide

qui forme comme un mur autour de l’autrefosse.

 

L’eau ne court pas plus vite au bief dumoulin

pour mettre en mouvement les aubes de laroue,

même en tombant à pic d’en haut sur leschoiseaux,

 

que ne glissait mon maître au long de cetalus,

en me portant toujours serré sur sapoitrine,

comme on porte un enfant, non pas uncompagnon.

 

Ses pieds avaient touché le sol du fond àpeine,

que les autres déjà se montraient ausommet

juste au-dessus de nous ; mais nousn’avions plus peur,

 

puisque la Providence, en les fixantlà-bas,

à charge de veiller sur la cinquièmefosse,

ne leur a pas permis de dépasser sesbornes.

 

Nous rencontrâmes là[219] desgens peinturlurés

qui tournaient lentement en rond, pleuranttoujours,

et dont l’aspect disait la mornelassitude.

 

Ils portaient des manteaux aux cagoulesétroites

qui tombaient sur leurs yeux, de la mêmefaçon

que ceux qu’on voit porter aux moines deCluny.

 

Le dessus des manteaux est couvert d’or quibrille,

mais sa doublure est faite en plomb pesant silourd

que ceux de Frédéric pèseraient unféru[220].

 

Tu fatigues, manteau, pendantl’éternité !

Nous tournâmes encore à gauche et dans leurfoule,

prêtant toujours l’oreille à leur tristecomplainte ;

 

mais ces infortunés marchaient silentement,

accablés par leur poids, qu’avançant dansleurs rangs

chaque pas nous faisait de nouveauxcompagnons.

 

Je dis donc à mon chef : « Tâche dedécouvrir

quelqu’un de plus connu par son nom ou sesfaits,

en regardant autour, pendant que nousmarchons ! »

 

Une ombre avait compris mon langagetoscan,

qui dit derrière nous :« Arrêtez-vous un peu,

vous qui marchez si vite à travers lesténèbres,

 

car je peux te montrer ce que tu luidemandes. »

Mon guide s’arrêta, disant :« Attendons-le ;

et tâche de régler ta marche sur lasienne ! »

 

Je vis que deux damnés semblaient avoirenvie

d’arriver jusqu’à nous, du moins quant auvisage,

car le chemin étroit et leur poids lesfreinaient.

 

Arrivés près de nous, ils meconsidérèrent,

me mesurant de biais d’un coup d’œil, sansparler,

et s’entre-regardant, ils se direntensuite :

 

« Au rythme de sa gorge on voit qu’il estvivant :

et s’il ne l’était pas, grâce à quelprivilège

marche-t-il parmi nous, sans la pesanteétole ? »

 

L’un d’eux me dit ensuite : « ÔToscan qui nous viens

au sein de ce troupeau de tristeshypocrites,

dis-nous quel est ton nom, nous te prions degrâce. »

 

« Je suis né, répondis-je, et je fusélevé

dans une grande ville, au bord du belArno,

et je possède encor le corps que j’eustoujours.

 

Mais qui donc êtes-vous, dont je vois ladouleur

couler abondamment le long de vosvisages ?

Quel est ce châtiment qui resplendit envous ? »

 

L’un d’eux me répondit : « Ces beauxmanteaux dorés

sont fourrés au-dedans d’un plomb dont lefardeau,

comme tu peux le voir, fait gémir leurspalanches.

 

Comme Frères Joyeux nous vivions àBologne ;

Loderingue est son nom, et le mienCatalan[221] ;

et nous fûmes choisis jadis par ta cité,

 

tous les deux comme un seul, pour y garder lapaix ;

si nous l’avons bien fait, on peut en voir lespreuves

qui subsistent toujours du côté deGardingue. »[222]

 

Alors je voulus dire : « Ô frères,vos mauvais… »

Mais je ne pus finir, car je vis devantmoi

un damné mis en croix, par terre, avec troispals.

 

À peine m’eut-il vu, qu’il se mit à setordre

en poussant fortement des soupirs dans sabarbe ;

et Frère Catalan, s’en étant aperçu,

 

m’expliqua : « Celui-ci, qui resteainsi cloué,

dit aux Pharisiens qu’il étaitconseillable

de mettre un homme à mort, pour sauver lacité[223].

 

Il gît ainsi, tout nu, de travers sur laroute

comme tu viens de voir, et il lui fautsentir

tout le poids des passants qui le foulent auxpieds.

 

Son beau-père est traité de la même façon

au fond de cette fosse, avec tout leconcile

qui sema pour les Juifs la mauvaisesemence. »

 

Alors je vis Virgile étrangement surpris

de trouver celui-là, tendu les bras encroix,

à ce point avili dans l’exil éternel[224].

 

Ensuite il se tourna vers le Frère et luidit :

« Si jamais vous pouvez, dites-nous donc,de grâce,

trouve-t-on un passage, en allant vers ladroite,

 

qui nous fasse sortir hors d’ici tous lesdeux,

sans avoir à contraindre aucun des angesnoirs

à venir nous tirer du fond de cegiron ? »

 

Il répondit alors : « Tu verras lajetée

plus près que tu ne crois, qui, partant dugrand cercle,

traverse tour à tour ces sauvages vallées,

 

sauf la nôtre, où jadis le pont s’esteffondré.

Cependant, vous pourrez monter sur saruine,

qui sur la côte est basse, et s’élève aumilieu. »[225]

 

Mon guide méditait, la tête un peubaissée.

« L’autre, dit-il enfin, qui là-bas, desa gaffe,

fait la pêche aux pécheurs, nous contait mall’affaire.

 

« À Bologne, jadis, je m’étais laissédire,

fit le Frère Joyeux, beaucoup de mal dudiable,

surtout qu’il est trompeur et père dumensonge. »

 

Mon guide s’éloigna de ces lieux à grandspas ;

il semblait inquiet et le regardrevêche ;

et, quittant aussitôt ces porteurs defardeaux,

 

je suivis en courant ses plantesbien-aimées.

 

CHANT XXIV

 

À la jeune saison, alors que le Verseau

aux cheveux du soleil prodigue sescaresses

et que la nuit s’essaie à s’égaler aujour[226],

 

quand la gelée au sol, en imitant laneige,

sa belle et blanche sœur, reproduit sonimage

à l’aide d’un pinceau qui s’épuiseaussitôt,

 

le villageois, qui sait que la huche estvidée,

regarde à son lever et, voyant la campagne

blanchir de bout en bout, s’arrache lescheveux,

 

rentre dans sa maison et erre en gémissant

comme un infortuné qui ne sait plus quefaire ;

mais ressort aussitôt et renaît l’espoir,

 

en voyant que le monde a changé de visage

en peu d’heures, et s’en va reprendre sahoussine

pour mener les brebis aux lieux dupâturage.

 

Tel mon maître d’abord m’avait faitfrissonner,

lorsque je l’avais vu si fortementtroublé ;

mais il appliqua vite à ce mal le remède.

 

Aussitôt arrivés à ce pont abîmé,

je le vis, en effet, se retourner vers moi

avec cette douceur qu’il eut au pied dumont.

 

Il contempla d’abord longuement laruine ;

il réfléchit ensuite un peu ; puis, setournant

vers moi pour me cueillir, il me prit dans sesbras.

 

Comptant son moindre geste et calculant sespas

et n’en faisant aucun sans prévoir lesuivant,

il me mit au-dessus d’une première roche

 

et, avisant plus loin un autre rocsaillant,

il me dit : « Maintenant vas-y,grimpe là-haut,

en t’assurant d’abord qu’il supporte tonpoids ! »

 

Le sentier n’était pas pour des porteurs dechape,

car lui, léger, et moi, poussé par lui, nouspûmes

à grand-peine grimper de saillant ensaillant ;

 

et si par quelque hasard le sommet de cemur

n’eût pas été plus bas que de l’autrecôté,

il serait arrivé peut-être, mais sans moi.

 

Mais comme Malefosse est partout inclinée

vers le rebord du puits où se trouve soncentre,

le rempart qui finit chacun de ses vallons

 

est plus haut au-dehors et plus basau-dedans.

Nous parvînmes enfin tout à fait sur lacrête,

à l’endroit où surplombe un roc de lajetée[227].

 

Je sentais aux poumons s’épuiser monhaleine

quand nous fûmes là-haut, et, sans pouvoirbouger,

je me laissai tomber, aussitôt arrivés.

 

« Il te faut désormais atteler à lapeine,

me dit alors mon maître ; on ne parvientjamais

à la gloire en dormant mollement sur lesplumes ;

 

et celui qui prétend vivre sans l’obtenir

ne laissera de lui sur terre que la trace

de la fumée en l’air et des vagues dansl’eau.

 

Lève-toi maintenant : surmonte cetteangoisse

avec le seul esprit qui gagne lesbatailles,

avant qu’il ne succombe, accablé par lescoups !

 

Il te faudra monter de plus longsescaliers ;

il ne nous suffit pas d’avoir seméceux-ci :

si tu sais bien m’entendre, à toi d’enprofiter ! »

 

Lors je me mis debout et, voulant luimontrer

plus de courage encor que je ne m’ensentais,

je lui dis : « Partons donc !Je suis fort et vaillant ! »

 

Nous marchions tous les deux sur le dos de cepont,

qui semblait rocailleux, étroit etdélabré,

plus dur à traverser que n’était lepremier.

 

Je parlais en marchant, pour paraître plusbrave,

lorsqu’une voix sortit du fond de l’autrefosse,

malhabile à former des discours cohérents.

 

Je ne l’entendais pas, bien que je fussealors

au milieu de l’arcade enjambant lefossé ;

mais celui qui parlait paraissait encolère.

 

Je me penchai pour voir ; mais le regardd’un homme

ne saurait pénétrer le couvert desténèbres,

et c’est pourquoi je dis : « Maître,peut-on aller

 

jusqu’au prochain rempart et descendre lemur ?

Car tout comme j’entends sans rien pouvoircomprendre,

je regarde là-bas sans rienapercevoir. »

 

« Au lieu de te répondre, allons-y, medit-il ;

car lorsque la demande est honnête, il vautmieux

l’accorder aussitôt, sans parlerdavantage. »

 

Nous descendîmes donc par le chevet dupont,

au point où l’on rejoint le huitièmegiron,

et je pus contempler le tristefond-de-sac[228].

 

Ce que j’y vis n’était qu’un grouillementterrible

de serpents emmêlés de toutes les façons,

dont le seul souvenir hérisse mes cheveux.

 

Qu’on ne me vante plus les sables deLibye,

car ils ont beau fournir les chelydres, lescenchres,

amphisbènes aussi, jacules et pharées[229],

 

ils ne pourront jamais engendrer tant demonstres,

même si l’on y joint toute l’Éthiopie

et le désert qui gît au bord de la merRouge.

 

Parmi cette cruelle et horrible abondance

couraient des hommes nus, sans espoir detrouver

un brin d’héliotrope[230] ouquelque endroit couvert.

 

J’apercevais leurs mains dans le dosattachées

par des nœuds de serpents, dont la tête et laqueue

leur pendaient sur les reins ou se croisaientdevant.

 

Un serpent s’approcha d’un d’eux, qui setrouvait

juste au-dessous de nous, et le morditsoudain

à l’endroit où le cou se joint avecl’épaule.

 

On ne saurait écrire un i plus vite,ou l’o

que je le vis brûler des pieds jusqu’à latête,

et instantanément il fut réduit en cendre.

 

Et cette même cendre était tombée à peine,

qu’elle se regroupa par sa propre vertu

et devint tout à coup ce qu’elle avaitété.

 

C’est de cette façon que, suivant les grandssages,

le Phénix disparaît et ressuscite ensuite,

lorsqu’il vient d’accomplir sa cinq centièmeannée :

 

il n’entretient ses jours ni d’herbe ni degrains,

mais seulement d’amome et de larmesd’encens,

et la myrrhe et le nard sont ses dernièreslanges[231].

 

Comme celui qui tombe et ne sait pascomment,

soit que quelque démon lui fasse uncroc-en-jambe

ou qu’il soit terrassé par desconvulsions,

 

et qui, se relevant, regarde autour de lui

et, encore hébété par cette grande crise

qu’il vient de traverser, se tâte ensoupirant,

 

tel était ce pécheur qui venait de surgir.

La divine puissance est pour nous biensévère,

qui décharge des coups si durs, pour nouspunir !

 

Mon guide alors voulut savoir de lui sonnom ;

et il lui répondit : « Je fusprécipité

naguère de Toscane en cette horriblegueule.

 

J’aimais mener le train des bêtes, non deshommes,

comme un mulet. Je suis Vanni Fucci, labrute ;

Pistoie en d’autres temps fut ma dignetanière. »[232]

 

Je dis à mon seigneur : « Qu’il nes’en aille pas !

Demande quel méfait l’a mis dans cettefosse,

car je ne le savais qu’assassin etlarron. »

 

Ce pécheur m’entendit et ne s’en cachapoint,

mais dirigea vers moi son regard, et saface

s’assombrit tout à coup de honte et dedépit.

 

« Je suis plus affligé de me voirdécouvert,

dit-il, dans la misère où tu viens de mevoir,

que je n’avais été quand j’ai perdu lejour.

 

Je ne puis refuser ce que tu medemandes :

si je suis mis si bas, c’est que je suiscoupable

du vol des ornements dans une sacristie,

 

et c’est à tort qu’un autre en étaitaccusé.

Pourtant, je ne veux pas que tu t’enréjouisses,

si jamais tu ressors de ces lieuxténébreux.

 

Ouvre donc bien l’oreille, écoute monprésage :

Pistoia maigrira d’abord des Noirs ;ensuite

Florence changera de gens et de manières.

 

Mais du Val de Magra le dieu Mars tirera

un brouillard entouré de nuages épais,

et dans le tourbillon d’une fortetourmente

 

aux bords du Champ Picène il subira leurscoups ;

sa foudre cependant éclatera soudain,

en sorte qu’aucun Blanc ne pourras’échapper.

 

Je sais qu’il t’en cuira : c’est pourquoije l’ai dit ! »[233]

 

CHANT XXV

 

Puis, ayant terminé son discours, cevoleur

leva les poings au ciel et fit des deux lafigue[234],

en s’écriant : « Tiens, Dieu !vois ici mon hommage ! »

 

Ce n’est que depuis lors que j’aime lesserpents ;

car l’un d’eux vint soudain s’enrouler à soncou,

comme voulant lui dire : « Il esttemps de te taire. »

 

Un autre enveloppait étroitement ses bras,

formant autour du corps un nœud si bienserré,

qu’en vain eût-il voulu faire un seulmouvement.

 

Pistoia, Pistoia, quand décideras-tu

de te réduire en cendre et de t’anéantir,

puisque de tes aïeux tu surpasses lescrimes ?

 

Dans les sombres girons, les plus bas del’Enfer,

je n’ai pas rencontré d’ombre plusarrogante,

même en comptant celui qui s’effondra sousThèbes[235].

 

Il prit alors la fuite et ne dit plus unmot ;

mais je vis aussitôt un centaurerageur[236]

qui venait en criant : « Où donc estce rebelle ? »

 

La Maremme, je crois, ne saurait contenir

des couleuvres, autant qu’il en portaitlui-même

de la croupe à l’endroit où commencent noslèvres.

 

À cheval sur l’échiné et derrière la nuque

se tenait un dragon aux ailes déployées,

et tout ce qu’il touchait se réduisait encendre.

 

Mon maître m’expliqua : « Voicivenir Cacus,

qui fit souvent couler une mare de sang

au-dessous du rocher du vieux montAventin.

 

Il ne suit pas ici le chemin de sesfrères,

à cause du troupeau qu’il avait près delui

et que sournoisement il prétendit voler.

 

Ce fut alors qu’Hercule, armé de samassue,

mit fin à ses méfaits, lui assenant centcoups,

quatre-vingt-dix desquels étaient biensuperflus. »

 

Le monstre disparut pendant que nouscausions ;

trois âmes cependant s’arrêtèrent enbas[237],

sans que mon guide et moi les eussionsobservées,

 

et crièrent vers nous : « Dites-nousqui vous êtes ! »

Le cours de notre histoire alors futoublié,

pour observer de près les nouveauxarrivants.

 

Je n’en reconnaissais aucun ; mais iladvint

ce qui souvent arrive en d’autres caspareils,

qui fut que par hasard l’un dit le nom del’autre,

 

en voulant demander : « Où peutrester Cianfa ? »[238]

Je mis, en l’entendant, un doigt devant mabouche,

pour prier mon seigneur d’attendre sansparler.

 

Lecteur, je ne serais nullement étonné,

si tu ne croyais pas ce que je vaisconter,

puisque moi, qui l’ai vu, j’ai du mal àl’admettre.

 

pendant que du regard je les guettaisainsi,

un dragon à six pieds surgit soudain, quivint

se jeter sur l’un d’eux, s’enroulant à soncorps.

 

De ses pieds du milieu lui ceinturant leventre,

il le saisit aux bras avec ceux du devant,

mordant à pleines dents dans l’une et l’autrejoue.

 

Des pattes de derrière il le saisit auxreins

et, lui faisant passer sa queue entre lescuisses,

on la vit ressortir et pointer sur sonflanc.

 

Le lierre ne saurait s’accrocher à sonarbre

plus que ne le faisait cet horribleanimal,

s’entortillant au corps de l’autre avec sesmembres.

 

Ils se collaient enfin comme le fait lacire

que l’on vient de chauffer, mélangeant leurscouleurs,

en sorte qu’aucun d’eux n’était celuid’avant,

 

comme l’on aperçoit, lorsqu’on brûle unpapier,

courir devant la flamme une frangebrunâtre

qui noircit aussitôt, tandis que meurt leblanc.

 

Les autres, à côté, regardaient encriant :

« Hélas, Agnel, hélas, que te voilàchangé !

Regarde, en cet instant tu n’es ni deux niseul. »

 

Leurs deux têtes bientôt n’en formèrent plusqu’une,

et je vis confondus sous une seule face

les visages mêlés de ces deux malheureux.

 

On vit deux bras sortir de leurs quatreappendices ;

les flancs avec le tronc, les jambes et leventre

devenaient tour à tour des membres jamaisvus.

 

Tout ce qui rappelait leur première figure

me semblait s’effacer ; et cette horribleimage

de deux et de personne avançait lentement.

 

Comme sous le fléau des jours caniculaires

le lézard court parfois pour changer dehallier,

traversant le chemin plus vite quel’éclair,

 

tel je vis tout à coup monter vers labedaine

des deux infortunés un serpent courroucé,

petit, livide et noir comme un grain depiment.

 

Il vint mordre l’un d’eux tout près de cetendroit

par où nous recevons le premier aliment,

puis il tomba par terre, étalé sous sespieds.

 

Le mordu le voyait, mais ne pouvait riendire

et, raidi sur ses pieds, ne faisait quebâiller,

comme pris par la fièvre, ou comme ayantsommeil.

 

Lui-même et le serpent, ilss’entre-regardaient

et, l’un par sa blessure et l’autre par sabouche,

ils soufflaient deux vapeurs qui se mêlaientdans l’air.

 

Que désormais Lucain ne vante plusl’histoire

du pauvre Sabellus ou de Nasidius[239],

mais qu’il vienne plutôt écouter monrécit !

 

Le conte d’Aréthuse et Cadmus, dans Ovide,

rapporte, je sais bien, qu’ils devinrentserpent

et fontaine ; et pourtant je n’en suispoint jaloux,

 

puisqu’il ne mêle, lui, jamais les deuxnatures

présentes à la fois, en surprenant lesformes

au moment d’échanger entre elles leurssubstances.

 

Or, quant à ces deux-ci, tel était leuraccord

que, pendant que fourchait de ce dragon laqueue,

les deux pieds du blessé se fondaient en unseul.

 

Les cuisses et les flancs paraissaient sesouder

et se continuaient si bien, qu’en uninstant

on n’eût su distinguer l’endroit de leurjointure.

 

La queue, en même temps, prenait chez l’un laforme

qui se perdait chez l’autre ; et la peaudevenait

plus souple d’un côté, plus rugueuse del’autre.

 

Puis je vis les deux bras rentrer sous lesaisselles

et s’allonger les pieds trop courts de cedragon

exactement d’autant qu’ils décroissaient chezl’autre.

 

Les pattes de derrière, en se nouantensemble,

produisirent enfin le membre que l’oncache,

et l’autre vit le sien qui se fendait endeux.

 

Pendant que la vapeur qui les enveloppait

de nouvelles couleurs fournissait à l’und’eux

les cheveux qu’elle était en train de prendreà l’autre,

 

l’un se dressait debout, l’autres’aplatissait,

toujours sans détourner les malheureuxregards

sous l’empire desquels ils changeaient demuseau.

 

L’un, qui restait debout, retirait vers lestempes,

et l’excès de matière, en s’y réunissant,

à son visage lisse ajouta deuxoreilles ;

 

ce qui ne s’était pas retiré versl’arrière

forma de son surplus le nez de cette face

et épaissit la lèvre autant qu’il lefallait.

 

Et le tombé pointa son visage en avant,

et l’oreille rentra sous la peau de latête,

comme chez l’escargot se cachent les deuxcornes.

 

Enfin, sa langue unie et qui savait parler

se fendit et devint une et lisse chezl’autre,

qui l’eut d’abord fourchue, et les vapeurscessèrent.

 

À ce moment, l’esprit déjà devenu bête

prit la fuite en sifflant le long de lavallée,

pendant qu’en le suivant l’autre crachait desmots.

 

Il lui tourna bientôt son dos tout neuf etdit

au troisième[240] : « À présent c’est le tourde Buoso :

qu’il coure en se tramant comme moi, sur laroute ! »

 

Voilà comment j’ai vu cette septième lie

muer et transmuer : la nouveauté duthème

suffit pour m’excuser, si je le conte mal.

 

Et bien que mes esprits fussent en cemoment

obscurcis et surpris autant que monregard,

ils ne purent s’enfuir sans que jereconnaisse

 

Puccio Sciancato, le seul jusqu’à présent

qui, des trois compagnons que nous vîmesd’abord,

restait en son entier, sans changement ;et l’autre,

 

Gaville, était celui qui t’a fait tantpleurer[241].

CHANT XXVI

 

Tu peux t’enorgueillir de tant d’éclat,Florence,

car ton nom sonne haut par terre et sur lamer

et se répand encor jusqu’au fond del’Enfer.

 

En effet, j’ai trouvé cinq de tes citoyens

parmi tous ces voleurs, à ma très grandehonte

– et toi-même, en peux-tu tirer beaucoupd’honneur ?

 

Mais si les songes faits à l’heure où l’aubepointe

sont vrais, tu sentiras sans doute avantlongtemps

tout le mal qu’on te veut pas plus loin qu’àPrato.

 

S’il vient, il ne saurait te surprendre troptôt ;

et puisqu’il doit venir, qu’il vienne doncplus vite,

car plus je deviens vieux, plus il doit m’encoûter.

 

Nous partîmes ensuite, en profitant desroches

qui nous avaient servi de marches pourdescendre,

et mon guide, en montant, me tirait aprèslui[242].

 

Ainsi, suivant toujours le cheminsolitaire,

parmi tous les débris et les saillants dupont,

le pied n’avançait pas sans s’aider de lamain.

 

J’avais bien peur alors, mais je l’aidavantage

maintenant que je pense à tout ce que j’aivu ;

je freine mon esprit plus qu’à monordinaire

 

et je ne veux sortir du chemin de vertu,

pour que, si mon étoile ou quelqu’un demeilleur

m’a découvert le bien, j’en fasse un bonusage.

 

Car comme le vilain couché sur la colline

pendant cette saison où le flambeau dumonde

nous cache moins longtemps l’aspect de sonvisage,

 

à l’heure où fuit la mouche et paraît lemoustique,

voit un nombre infini de vers luisants aufond

du vallon où peut-être il laboure ouvendange,

 

telles je vis briller au huitième giron

des flammèches sans nombre, aussitôt que jevins

à l’endroit où la vue arrivait jusqu’aufond.

 

Et tout comme celui que les ours ontvengé[243],

au moment du départ, dut voir le chard’Élie

lorsqu’il fut emporté par ses chevaux auCiel,

 

en sorte que les yeux le suivaient sanspouvoir

rien distinguer de plus qu’une boule defeu

qui montait dans les airs comme un petitnuage,

 

tels s’agitaient ces feux sur le fond de lafosse,

sans que l’on pût, de loin, distinguer leurnoyau ;

et chaque flamme était la prison d’unpécheur.

 

Je les examinais du haut de la jetée

et me penchais sur elle, au bord d’unesaillie,

sans quoi j’aurais bien pu tomber sans qu’onme pousse.

 

Mon guide cependant, me voyant absorbé,

m’expliqua : « Ces pécheurs sont ausein de ces feux,

chacun enveloppé des flammes qui lebrûlent. »

 

« Maître, lui dis-je alors, ce que tuviens de dire

confirme mes soupçons, car j’avais crucomprendre

ce que c’était ; pourtant, j’allais tedemander

 

qui vient dans ce feu-là, qu’on voit se fendreen deux

par le haut, et qui semble échapper dubûcher

qui reçut à la fois Étéocle et sonfrère ? »[244]

 

Il répondit alors : « On punitlà-dedans

Ulysse et Diomède ; ils restentréunis

par leur commune faute et par leurchâtiment[245].

 

Ils pleurent tous les deux, dans cette doubleflamme,

l’astuce du cheval qui fraya le chemin

par où vint des Romains le généreuxancêtre.

 

Ils pleurent l’artifice auquel Déidamie

doit de verser toujours des larmes pourAchille,

et le Palladium qu’ils avaientdérobé. »

 

« S’ils peuvent, dis-je alors, du milieude leur flamme

entendre nos discours, ô maître, je t’enprie

(et que cette prière ait la force demille)

 

laisse-moi m’arrêter un peu dans cetendroit,

afin d’attendre ici cette flammecornue :

tu vois que le désir me pousse fort verselle ! »

 

Il répondit alors : « Ta demandemérite

l’éloge le plus grand, aussi jel’autorise ;

il faudra cependant t’abstenir de parler.

 

Je vais les aborder pour toi, car j’aicompris

ce que tu veux savoir ; et ce sont là desGrecs,

qui pourraient mépriser ta façon deparler. »[246]

 

Ainsi, lorsque la flamme arriva près denous

et que mon guide crut le moment favorable,

je l’entendis enfin leur tenir cediscours :

 

« Ô vous qui venez deux au sein d’un mêmefeu,

si j’ai gardé des droits sur vous, de monvivant,

si j’ai gardé des droits sur vous, beaucoup oupeu,

 

en écrivant là-haut cet illustre poème,

ne vous éloignez pas ! que l’un de vousnous dise

en quel lieu, se perdant, il fut chercher lamort ! »[247]

 

Le sommet le plus haut de cette vieilleflamme

se mit à s’agiter tout à coup, murmurant

comme si la tempête eût tourmenté sapointe.

 

Ensuite, en promenant de-çà de-là sonfaîte,

à l’instar d’une langue essayant deparler,

il émit une voix que l’on entendaitdire :

 

« Ayant abandonné Circé, qui plus d’unan

me retint dans ses rets[248],là-bas, près de Gaète

(qui n’avait pas ce nom, imposé par Énée),

 

ni le très grand amour que j’avais pour monfils,

ni l’amour filial, ni la foi conjugale

qui devait rendre heureux le cœur dePénélope

 

n’ont été suffisants pour vaincre en moi lasoif

que j’avais de savoir tous les secrets dumonde,

tous les vices de l’homme, ainsi que sesvertus.

 

Je repris donc la mer et partis vers lelarge,

avec un seul navire et la petite troupe

qui n’avait pas voulu m’abandonner alors.

 

J’ai couru les deux bords jusqu’au bout del’Espagne,

la côte du Maroc et l’île de Sardaigne

et les autres pays qu’entoure cette mer.

 

Mes compagnons et moi, nous étions vieux etlas

au moment d’arriver à cet étroit passage

qu’Hercule au temps jadis signala de sesbornes,

 

pour dire que personne au-delà nes’avance ;

nous avions dépassé Séville à notredroite,

après avoir laissé Ceuta sur notre gauche.

 

« Mes frères, dis-je alors, après centmille écueils,

nous voici parvenus au bout del’Occident !

Mais ce bref lumignon du soir de notrevie,

 

mais ce souffle dernier qui nous demeureencore,

pourront-ils reculer, devant la découverte

qui nous attend, à l’ouest, du monde sanshumains ?[249]

 

Considérez plutôt vos noblesorigines :

car vous n’êtes pas faits à l’image desbêtes

mais conçus pour aimer la science et lebien ! »

 

J’avais, par ce discours, rendu mescompagnons

tellement désireux de me suivre partout,

que je n’aurais plus su comment lesretenir.

 

Tournant la poupe alors du côté du matin,

pour notre vol de fous les rames furentailes,

et nous voguions à l’ouest en prenant sur lagauche.

 

Déjà la nuit venait nous montrer lesétoiles

d’un pôle différent, le nôtre étant sibas,

qu’il ne surgissait plus des profondeurs del’eau.[250]

 

Cinq fois s’est allumée et cinq fois s’estéteinte

la face de la lune où l’on voit lalumière,

depuis que nous glissions sur l’immenseOcéan,

 

lorsque sur l’horizon nous avons aperçu

un grand mont noir au loin, qui paraissaitplus haut

que toutes les hauteurs que j’avais déjàvues[251].

 

Nous criâmes de joie, et bientôt dedouleur,

car un orage vint de la terre nouvelle

et s’abattit soudain sur l’avant de lanef.

 

Il la fit tournoyer trois fois sur l’eaumouvante ;

à la quatrième fois il souleva la poupe,

comme un autre voulait, submergeant notreproue,

 

jusqu’à ce que la mer se refermât surnous. »

 

CHANT XXVII

 

Son discours terminé, la flamme redevint

plus droite et plus posée et s’éloigna denous,

non sans prendre congé du suave poète,

 

lorsque voici qu’une autre, arrivant derrièreelle,

nous fit tourner les yeux du côté de sapointe,

à cause du bruit sourd qui semblait ensortir.

 

Tel que mugit d’abord le bœuf sicilien,

par le moyen des pleurs (d’ailleurs bienmérités)

de celui qui le fit avec ses propresmains,

 

en sorte que les cris de cet infortuné

pouvaient faire penser que, bien qu’il fûtd’airain,

lui-même il ressentait de cuisantesdouleurs[252],

 

tel, n’ayant pu trouver à la pointe desflammes

un chemin ou pertuis, son malheureuxdiscours

empruntait, pour sortir, le langage dufeu.

 

Ayant fini pourtant par s’ouvrir unpassage

par le haut du sommet, qu’elle faisaitvibrer

comme l’eût fait la langue en prononçant desmots,

 

une voix nous parvint : « Ô toi quej’appelais

et qui parlais lombard, quelques instants plustôt,

quand tu disais : « Va-t’en ! àprésent j’ai fini ! »[253]

 

j’arrive auprès de toi peut-être un peu troptard ;

veuille attendre pourtant, pour parler avecmoi,

puisque j’attends bien, moi, qui brûlecependant.

 

Si le temps n’est pas loin, où dans le mondeaveugle

tu fus précipité de cette douce terre

latine, où j’ai commis les péchés quej’expie,

 

dis-moi si la Romagne voit la guerre ou lapaix ;

car je suis d’un endroit de là-bas, entreUrbin

et le joug sous lequel le Tibre prend sasource. »

 

J’écoutais de ma place au-dessus du giron,

quand mon guide à côté me fit du coude unsigne

en disant : « Parle-luitoi-même ! il est Latin. »

 

Moi, qui tenais déjà mon discours préparé,

je me mis à parler sans tarderdavantage :

« Âme qui dans la flamme es ainsiprisonnière,

 

ta Romagne n’est point et n’a jamais été

en paix : la guerre loge au cœur de sestyrans ;

mais je n’en sais aucune ouverte en cemoment.

 

Ravenne est ce qu’elle est depuis beaucoupd’années :

l’aigle de Polenta la couve sous ses ailes

si bien, qu’en même temps il couvreCervia[254].

 

Cette ville autrefois longuement éprouvée

et qui fit de Français un si sanglantmonceau

se trouve maintenant sous les deux griffesvertes[255].

 

À Verrucchio, le vieux et le jeune mâtin

qui firent à Montagne un si mauvais parti,

plantent toujours leurs crocs à l’endroit decoutume[256].

 

La ville de Lamone et celle de Santerne

obéissent toujours au lion au nid blanc,

qui change de parti de l’hiver auprintemps[257].

 

Celle où le Savio traverse la campagne,

de même qu’elle reste entre plaine etmontagne,

hésite entre être libre et la peur dutyran[258]

 

Veuille aussi maintenant dire quel est tonnom ;

ne sois pas plus rétif que d’autres que j’aivus,

pour que ton souvenir puisse vaincrel’oubli. »

 

Cette flamme rugit comme elle l’avaitfait,

pendant un bon moment, puis, brandissant sapointe

de-çà de-là, finit par siffler cespropos :

 

« Si jamais je pensais que celui quim’écoute

pourrait par un hasard retourner dans lemonde,

j’aurais déjà cessé de m’agiter ainsi.

 

Mais puisqu’on ne saurait remonter vers lavie,

si ce qu’on dit est vrai, du fond de cesténèbres,

je pourrai te parler sans craindrel’infamie.

 

Je fus d’abord soldat, ensuitecordelier[259],

pensant que sous l’habit je feraispénitence ;

et certes mon espoir aurait donné desfruits,

 

sans ce grand prêtre, hélas ! que le Cielle confonde !

qui vint me replonger dans mes premièresfautes ;

et voilà le comment et le pourquoi detout :

 

Tant que j’eus cet aspect formé d’os et dechair,

tel que je le reçus de ma mère, mes œuvres

ont été d’un renard plutôt que d’unlion ;

 

et je savais à fond tout l’art dessubterfuges

et des moyens couverts : j’en fis si bonusage,

que leur bruit retentit au bout del’univers.

 

Et lorsque je me vis arriver à ce point

de mon âge, où chacun devrait apprendreenfin

l’art de carguer la voile et serrer lescordages,

 

je me mis à haïr ce que j’avaisaimé :

repentant et confès, j’ai pris alorsl’habit,

et j’aurais pu, hélas ! mériter lesalut.

 

Cependant, le seigneur des nouveauxPharisiens[260]

du côté de Latran venait d’entrer enguerre,

non pas contre les juifs ou contre lespaïens,

 

car ses seuls ennemis étaient tous deschrétiens,

et qui n’avaient pourtant ni reprisSaint-Jean-d’Acre,

ni fait aucun commerce au pays du Sultan.

 

Il n’eut aucun égard pour son suprêmeoffice,

pour les ordres sacrés, pour mon pauvrecordon

qui doit mortifier la chair de ceux qu’ilceint[261] ;

 

mais, comme Constantin fit appelerSylvestre

de Soracte, espérant qu’il guérirait salèpre[262],

de même celui-ci m’élut pour médecin,

 

afin de lui guérir la fièvre de l’orgueil.

Il demandait conseil ; je ne fis que metaire,

car son discours semblait un effet del’ivresse.

 

Il me dit à la fin : « Tu n’aurasrien à craindre :

d’avance je t’absous, si tu peuxm’enseigner

le meilleur des moyens d’anéantirPréneste[263].

 

Je peux ouvrir le Ciel et je peux lefermer,

comme tu sais ; aussi sont-elles deux,les clefs

que mon prédécesseur n’a pas voulugarder. »[264]

 

Je me vis obligé par ses graves raisons,

au point que le silence aurait été lepire,

en sorte que je dis : « Puisqueainsi tu me laves,

 

Père, de ce péché que j’encours pour toiseul,

de grands serments d’abord, et peu d’effetsensuite

te feront, de ta chaire, aisémenttriompher. »

 

À ma mort, saint François m’était venuchercher,

mais l’un des anges noirs s’avança pour luidire :

« Ne me l’enlève pas ! ne me faispas ce tort !

 

Sa place est tout en bas, avec mes autresserfs :

il commit le péché du conseil de lafraude :

je l’ai toujours, depuis, tenu par lescheveux.

 

On ne peut se sauver sans s’êtrerepenti ;

on n’est pas repenti, si l’on pèche enpensée :

la contradiction des termes estflagrante. »

 

Comme je me sentais, pauvre de moi,trembler,

lorsqu’il vint me saisir en me disant :« Sans doute

ne me croyais-tu pas aussi bonlogicien. »

 

Il me vint déposer devant Minos, qui fit

le tour des reins rugueux huit fois avec saqueue

et dit, en en mordant le bout dans sacolère :

 

« Ce pécheur mérita l’enveloppe desflammes ! »

Et me voici perdu, comme tu vois, ici,

errant sous cette croûte où je pleure monsort. »

 

Et puis, ayant ainsi terminé son discours,

la flamme s’éloigna lentement, avec peine,

tordant et tourmentant la pointe de salangue.

 

Quant à mon guide et moi, nous partîmesaussi,

le long de ce grand pont, jusqu’à l’arcenjambant

la fosse où vont payer leur dette lescoupables

 

qui se sont fait damner en semant ladiscorde[265].

 

CHANT XXVIII

 

Qui pourrait raconter, même dans undiscours

sans l’entrave des vers, le sang et lesfléaux

qui se montraient là-bas ? La langue laplus riche,

 

même en le répétant, n’y saurait parvenir,

car notre intelligence et nos expressions

ne suffiront jamais pour traduire ceschoses.[266]

 

Et si quelqu’un pouvait réunir tout cemonde

qui sur le sol heureux des Pouillesd’autrefois

avait perdu la vie en luttant contre Rome,

 

ou dans le grand combat à la suite duquel

fut ramassé d’anneaux cet abondant butin

dont parle Tite-Live, écrivainvéridique ;

 

et même en ajoutant ceux qui furent tués

pour s’être soulevés contre RobertGuiscard

et ceux dont si souvent on retrouve les os

 

aux champs de Ceperane, où les gens de laPouille

se sont conduits en traîtres, et àTagliacozzo,

où le bonhomme Alard avait vaincu sansarmes,

 

afin qu’ils montrent tous leurs moignons etleurs plaies,

cela ne serait pas assez, pour égaler

le spectacle inhumain du neuvième giron.

 

Le tonneau, lorsqu’il perd quelque douve ou lefond,

ne reste pas béant, comme un que j’aperçus

ouvert depuis le cou jusqu’au trône despets.

 

Entre ses deux genoux pendillaient sesboyaux,

les entrailles à l’air, avec le sac fétide

qui prend nos aliments pour les merdifier.

 

Je tenais mon regard rivé sur cettehorreur ;

il ouvrit, m’ayant vu, de ses mains sapoitrine

et dit : « Regarde donc comme je medéchire !

 

Vois à quel triste état est réduitMahomet !

Celui qui va devant en pleurant, c’estAli,

le visage béant du toupet au menton.

 

Tous les autres esprits que tu peux voirici

dans la vie ont été des semeurs descandale

et de schisme ; et voilà ce qui les fendainsi !

 

Un diable qui se tient là-dedans nousaccoutre

de si triste façon, en nous faisantpasser,

tous ceux de notre troupe, au fil de sonépée,

 

lorsqu’on a fait le tour du chemin dedouleur ;

car nos blessures sont à chaque coupguéries,

aussitôt qu’il nous faut retourner devantlui.

 

Mais toi, qui donc es-tu, qui lambineslà-haut,

sans doute dans le but de retarder lapeine

qu’on a dû t’infliger sur taconfession ? »

 

« Pour celui-ci, la mort n’est pas encorvenue,

dit mon maître ; il n’a pas à expier desfautes ;

mais afin qu’il en ait entièreconnaissance,

 

je dois, moi qui suis mort, l’accompagnerpartout

à travers cet Enfer, de vallon envallon ;

et ce que je t’en dis est purevérité. »

 

En entendant ces mots, plus de cent de cesombres

s’arrêtèrent au fond du fossé, pour mevoir,

si surpris, qu’on eût dit qu’ils oubliaientleurs peines.

 

« Puisqu’il en est ainsi, dis à FrèreDolcin[267],

toi qui verras bientôt sourire le soleil,

s’il ne veut pas grossir trop vite notrerang,

 

qu’il prenne en quantité des vivres, car laneige

pourrait seule donner la victoire àNovare,

qui peinerait en vain pour l’avoirautrement. »

 

Ensuite, après avoir prononcé ces paroles,

qu’il dit au pied levé, sur le point departir,

Mahomet repartit et s’éloigna de nous.

 

Un autre, qui venait avec la gorge ouverte

et dont le nez coupé saignait jusqu’auxsourcils,

pendant qu’il ne gardait qu’une oreille desdeux,

 

venait de s’arrêter devant nous, parmid’autres,

pour nous voir ; il ouvrit la bouche lepremier,

toute rouge de sang, ainsi qu’uneblessure,

 

et dit : « Toi qui n’as pas de fautequi te damne

et que j’ai déjà vu sur la terre latine,

si quelque faux semblant n’abuse pas messens,

 

souviens-toi d’avoir vu Pierre deMédecine[268],

si jamais tu reviens pour voir la belleplaine

qui, partant de Verceil, descend àMarcabo.

 

Va voir messire Guide avec Angiolello,

les meilleurs de tous ceux de Fano[269], pour leur dire

qu’aussi vrai que d’ici nous voyonsl’avenir,

 

ils se verront jeter hors de nef, à lamer,

une pierre à leur cou, près de Cattolica,

grâce à la trahison d’un inique tyran.

 

Depuis l’île de Chypre à celle deMajorque,

Neptune n’a pas vu de crime plus atroce

commis par un corsaire ou par les gensd’Argos.

 

Ce traître sans aveu, qui ne voit que d’unœil

et régit ce pays qu’un de mes compagnons

eût sans doute aimé mieux n’avoir jamaisconnu,

 

sous couleur de vouloir venir à parlement,

s’arrangera si bien, qu’ils n’auront plusbesoin

de prier pour le vent qui les mène àFocare. »

 

Moi, je lui répondis : « Montre-moide plus près,

si tu veux que là-haut je porte tesnouvelles,

celui dont tu me dis qu’il eut la vueamère. »

 

À ces mots, il posa la main sur lamâchoire

d’un de ses compagnons, et lui ouvrit labouche

en disant : « Le voici ; maisil ne parle pas.

 

C’est lui qui dissipa le doute de César

dans l’exil, lui disant que celui qui, toutprêt,

prend le parti d’attendre, est toujours dansson tort. »

 

Oh ! comme il paraissait malheureux etdéfait,

Curion, sans la langue arrachée au gosier,

et qui parlait d’abord sitémérairement ![270]

 

Un autre, dont les mains avaient étécoupées,

levait dans l’air obscur les deux moignonssanglants

qui de son propre sang barbouillaient sonvisage

 

et me criait de loin :« Souviens-toi de Mosca270bis,

qui dit, le malheureux : « Le vin enest tiré »,

semant le grain d’ivraie entre ceux deToscane. »

 

Je ne fis qu’ajouter : « Et la finde ta race. »

Alors, cette douleur augmentant lapremière,

il disparut soudain, déconfit et confus.

 

Je restais cependant à regarder lesautres,

et je vis un objet que, sans d’autrestémoins,

je devrais hésiter à raconter toutseul :

 

mais j’ai ma conscience à moi, qui merassure

et enhardit mon cœur, cette noblecompagne,

sous le puissant haubert de sa propreinnocence.

 

Je vis sans en pouvoir douter, et il mesemble

que je le vois encore, un homme quimarchait

sans tête, dans les rangs de ce tristetroupeau.

 

Il portait, la tenant par les cheveux, satête

coupée, au bout du bras, en guise delanterne,

et la tête louchait et nous disait :« Hélas ! »

 

Il semblait se servir de fanal à lui-même.

Ils étaient deux et un, un et deux à lafois :

Celui d’en haut sait seul comment cela peutêtre.

 

Lorsqu’il fut sous le pont, juste au-dessousde nous,

il leva vers le haut le bras portant latête,

pour mettre ses propos plus à notreportée,

 

et il dit : « Tu peux voir la peinequi m’afflige,

toi qui viens visiter les morts et quirespires,

et dire s’il existe un tourment pluscruel.

 

Et si jamais tu veux dire au monde monnom,

tu sauras que je suis Bertrand de Born, quifus

le mauvais conseiller de mon trop jeuneroi[271].

 

J’ai fait des ennemis du père et de sonfils,

tout comme Achitophel, dont les pointesperfides

soulevaient Absalon contre David son père.

 

Pour avoir séparé deux êtres si liés,

je porte, hélas ! ainsi mon cerveauséparé

du principe vital qui siège dans ce tronc,

 

afin de m’appliquer la loi dutalion. »

 

CHANT XXIX

 

Le grand nombre de gens, les différentesplaies

avaient si fortement agi sur mon regard,

que mon cœur n’aspirait qu’au refuge deslarmes.

 

Mais Virgile me dit : « Finis deregarder !

Pourquoi toujours chercher à tout voir de siprès,

des ombres sans espoir, là-basdéchiquetées ?

 

Tu n’as pas fait ainsi dans les autresgirons :

si jamais tu prétends les compter,souviens-toi

que le tour de ce cercle occupe vingt-deuxmilles.

 

Or, la lune est déjà plus bas que notrepied[272].

Nous n’aurons désormais que peu de temps ànous,

et tu n’as pas tout vu de ce que tu doisvoir. »

 

« Si tu pouvais savoir, lui répondis-jealors,

ce qui dans cette fosse attirait monregard,

peut-être dirais-tu que j’avais bienraison. »

 

Il s’en allait déjà ; moi, je suivais sespas,

pendant que je parlais de la sorte aveclui,

ajoutant aussitôt : « Au fond de cevallon

 

que tu m’as vu tantôt fixer si longuement,

je pense qu’un esprit de ma race déplore

la faute qu’en ce cercle on doit payer sicher. »

 

« Cesse de tourmenter désormais tonesprit,

me dit alors mon maître, avec de telspensers :

qu’il reste, s’il s’y trouve, et toi, regardeailleurs !

 

Oui, je l’avais bien vu là-bas, au pied dupont,

qui menaçait du doigt et te montrait auxautres,

et j’entendis son nom : c’est Geri delBello[273].

 

Mais tu semblais alors tellement occupé

avec celui qui fut seigneur de Hautefort,

que tu ne l’aperçus que lorsqu’il s’enalla. »

 

« Ô maître, dis-je alors, sa mort siviolente

et dont jusqu’à ce jour aucun de ceux quiprennent

une part à l’affront, n’a su tirervengeance,

 

l’a rendu furieux ; c’est pour cetteraison

qu’il s’éloigna, je crois, sans vouloir meparler,

ce qui n’amoindrit pas la pitié que jesens. »

 

Nous marchâmes ainsi, discourant, jusqu’aubout

du pont, d’où l’on découvre une nouvellefosse[274],

que l’obscurité seule empêchait de bienvoir.

 

Sitôt que je parvins près de ce derniercloître

de Malefosse, au point d’où le regardpouvait

en compter un par un tous les frèresconvers,

 

je fus soudain frappé par des nombreusesplaintes,

flèches semblant porter des pointes depitié,

qui me firent boucher des deux mains mesoreilles.

 

Comme si les douleurs de tous les hôpitaux

de Valdichiana, de juillet à septembre,

et les maux de Sardaigne et ceux de laMaremme[275]

 

dans un même fossé s’assemblaientpêle-mêle,

tel montait dans le bruit la tristepuanteur

que l’on sent exhaler des membresgangrenés.

 

Nous descendîmes là, sur la première berge

de la longue falaise, à main gauchetoujours,

et de là je pus voir un peu plusclairement

 

jusqu’au fond du vallon, où la grandeservante

de l’autre souverain, l’infaillibleJustice,

fait punir tous les faux dont elle tientregistre.

 

Et je ne pense pas que le peuple malade

d’Égine pût offrir un plus tristespectacle,

lorsque l’air y devint si pestilentiel

 

que tous les animaux, jusques au moindrever,

y perdirent la vie, et la race des hommes

(les poètes, du moins, le donnent pourcertain)

 

s’y rénova depuis par des œufs defourmi[276],

que celui qu’on voyait dans la sombrevallée

où les monceaux d’esprits gisaient de toutesparts.

 

Tel restait allongé sur le ventre d’unautre,

tel autre sur le dos, ou rampait lentement

sur le triste chemin, marchant à quatrepattes.

 

Nous allions pas à pas et sans dire un seulmot,

toujours en regardant et écoutant cesombres

malades et gisant sans pouvoir selever ;

 

et j’en vis deux assis, s’appuyant l’un surl’autre,

comme on met bord à bord deux poêlons dans lefour,

et crouteux tous les deux des pieds jusqu’autoupet.

 

Et le valet qui sait que le maîtrel’attend,

ou celui qu’on oblige à veiller malgré lui

ne sauraient manier plus vite leursétrilles,

 

que chacun d’eux tournait rageur contresoi-même

la morsure de l’ongle, essayant de calmer

cette démangeaison qui n’a plus derecours ;

 

et leurs doigts, en grattant, râpaient lapourriture

comme un couteau raclant les écailles desbrèmes

ou d’un autre poisson encor plusécailleux.

 

« Ô toi, qui de tes doigts te défaismaille à maille,

demanda mon seigneur à l’un de cesdeux-là,

et semblés t’en servir comme d’autant depinces,

 

parmi tous les esprits qui se trouvent ici

connais-tu des Latins ? ainsi tes onglespuissent

suffire à ce travail pendantl’éternité. »

 

« Nous-mêmes, que tu vois ainsidécomposés,

nous sommes des Latins, nous dit l’un, enpleurant ;

mais dis-nous donc ton nom, toi qui nous ledemandes. »

 

« Je suis, répondit-il, une ombre quidescend

pour guider ce vivant de giron en giron,

et qui fais de mon mieux pour lui montrerl’Enfer. »

 

Alors prit fin soudain leur appui mutuel,

et leurs regards transis se fixèrent surmoi,

avec ceux des voisins qui l’avaiententendu.

 

Le bon maître me dit, en s’approchant demoi :

« Allons, demande-leur ce que tu veuxsavoir ! »

Et voulant obéir, je me mis à leurdire :

 

« Que votre souvenir ne s’envolejamais,

dans le monde premier, de l’esprit deshumains,

mais qu’il y vive encor sous de nombreuxsoleils,

 

si vous me déclarez vos noms et vospatries :

n’hésitez surtout pas à me fairecomprendre

le pourquoi de vos maux si durs etdéplaisants. »

 

« Moi, j’étais d’Arezzo, répondit l’undes deux[277] ;

et à Sienne Albéric m’a mis sur le bûcher,

mais pour une autre erreur que celle quej’expie.

 

Je lui dis, il est vrai, mais pour medivertir :

« Je pourrais m’élever dans les airs etvoler ; »

lui, sans y voir malice et qui mouraitd’envie,

 

insista pour savoir quel était monsecret :

comme je n’en ai pu faire un nouveauDédale,

je fus enfin brûlé par ordre de son père.

 

Mais je suis au dernier de ces dixculs-de-sac

par ordre de Minos, qui ne sauraitfaillir,

parce que j’ai, là-haut, pratiquél’alchimie. »

 

Lors je dis au poète : « Un peupleaussi futile

que le peuple de Sienne exista-t-iljamais ?

Je crois qu’aux Français même ils leurrendraient des points. »

 

Alors l’autre lépreux, qui m’avaitentendu,

répondit aussitôt : « Exceptes-enStricca,

qui sut parfaitement modérer sadépense[278] ;

 

et Niccolò, qui fut le premier à planter,

au jardin où prend bien une telle semence,

le goût dispendieux pour les clous degirofle[279].

 

Exceptes-en aussi la belle compagnie

où Caccia d’Asciano mangeait forêts etvignes

et l’Ébloui passait pour un puits desagesse[280].

 

Mais si tu veux savoir qui te soutient sibien

contre les gens de Sienne, aiguise tonregard

et tu reconnaîtras peut-être mon visage.

 

Tu verras que je suis l’ombre deCapocchio[281],

qui voulus fabriquer l’or faux paralchimie ;

et, si je te vois bien, tu dois terappeler

 

que j’ai très bien singé les œuvres denature. »

 

CHANT XXX

 

Quand Junon sévissait contre le sang deThèbes

à cause de l’amour qu’inspirait Sémélé,

comme elle le fit voir à plus d’unereprise,

 

elle mit Athamas dans une telle rage,

qu’apercevant de loin sa femme et sesenfants

qu’elle était lors en train de porter dans sesbras,

 

il cria : « Tendez-moi cesrets ! je m’en vais prendre

à ce gué la lionne avec seslionceaux ! »

Ensuite, saisissant dans ses férocesgriffes

 

l’un de ses deux enfants, qui s’appelaitLéarque,

il le fit tournoyer, le broyant contre unroc,

sa femme se noyant sous ses yeux, avecl’autre[282].

 

Quand du Destin la roue abattit à la fin

la fierté des Troyens, qui pourtant osaienttout,

et leur roi disparut avec tout sonroyaume,

 

la misérable Hécube, endeuillée etcaptive,

ayant vu trépasser sa fille Polyxène

et aperçu de loin, dans le brouillard deslarmes,

 

le corps de Polydore tendu sur le rivage,

en devint forcenée et hurla comme unchien,

tellement la douleur lui troublait lesesprits.

 

Mais la fureur de Thèbes avec celle deTroie

ne devinrent jamais féroces à ce point,

pour s’en prendre aussi bien aux bêtes qu’auxhumains,

 

comme deux ombres, là, douloureuses etnues,

qui couraient en donnant des coups de dentspartout,

comme le porc sauvage échappé de lasoue[283].

 

Ayant vu Capocchio, l’un lui planta lescrocs

dans le gras de la nuque et le fittrébucher

et caresser du ventre le terrainrocailleux.

 

Cependant l’Arétin tremblait comme unefeuille.

« Voilà Gianni Schicchi ; c’est unfou, me dit-il ;

tu vois si, dans sa rage, il nous accoutrebien ! »[284]

 

« Plût au Ciel, dis-je alors, que l’autreombre qui passe

n’en fasse pas autant, si tu veuxm’expliquer,

pendant qu’elle s’en va, quelle était sonhistoire. »

 

Et sa réponse fut : « Cette ombreest l’âme antique

de Myrrha criminelle : elle étaitdevenue,

contre la loi d’amour, l’amante de sonpère.

 

Elle put à la fin consommer le péché,

grâce à l’aspect menteur qu’elle prenait d’uneautre,

tout comme celui-là, qui passe au loin, pourprendre

 

la meilleure jument d’une belle écurie,

de Buoso Donati voulut prendre la place

et faire un testament dans les formeslégales. »

 

Quand ces deux enragés, dont je suivais desyeux

chacun des mouvements, se furent éloignés,

je posai mon regard sur les autres damnés.

 

j’en vis un, qu’on eût pu confondre avec unluth,

s’il avait eu le bas séparé des deuxmembres

qui terminaient le corps, à la hauteur del’aine.

 

Après avoir rendu ses membresdissemblables

par l’humeur difformante, enlevant à soncorps

toute proportion, la lourde hydropisie

 

l’obligeait à tenir toujours la boucheouverte,

pareil au poitrinaire à qui la soifcuisante

trousse une lèvre en bas et l’autre vers lehaut.

 

« Ô vous qui vous trouvez, sans aucunchâtiment,

au fond du monde obscur, je ne sais paspourquoi,

dit-il, regardez bien et prenez en pitié

 

le terrible malheur du pauvre maîtreAdam ![285]

J’avais, quand je vivais, tout ce dont jerêvais,

et je geins maintenant pour une goutted’eau.

 

Les si jolis ruisseaux qui des vertescollines

du Casentin s’en vont descendre dansl’Arno,

avec leur onde fraîche et leurs vallonsmoelleux,

 

je crois les voir encore ; et ce n’estpas en vain,

puisque leur souvenir me dessèche etm’afflige

bien plus que la douleur qui me creuse lestraits.

 

Pour me poindre et cingler, la terriblejustice

se sert des mêmes lieux où je péchaisjadis,

afin de mieux tirer les larmes de mesyeux.

 

C’est là qu’est Romena ; là j’aifalsifié

les pièces de monnaie au coin deJean-Baptiste,

ce qui m’a fait laisser là-haut mon corpsbrûlé.

 

Si pourtant je pouvais trouver les tristesâmes

de Guide ou d’Alexandre ou de leur frèreici,

je donnerais pour eux la fontaineBranda[286].

 

L’un d’eux est déjà là, si les ombresdamnées

qui rôdent par ici disent la vérité :

mais que me sert à moi, si je ne puisbouger ?

 

Si j’avais tant soit peu de souplesse en cesmembres,

pour ramper en cent ans l’espace d’unempan,

tu me verrais déjà partir sur ce sentier,

 

afin de le chercher parmi la foulehideuse,

bien que la fosse prenne onze milles detour

et une demi-mille au moins dans lalargeur[287].

 

C’est par eux que j’acquis cette bellefamille ;

c’est pour leur obéir que j’avais faitfrapper

des florins contenant trois carats debillon. »

 

« Qui sont, lui dis-je alors, ces deuxmalheureux-là,

fumant comme en hiver la main qu’on amouillée

et languissant à droite auprès de tondomaine ? »

 

« Lorsque je fus jeté, dit-il, dans cetabîme,

ils étaient déjà là. Ils n’en ont pasbougé,

et je ne pense pas qu’ils en bougentjamais.

 

Cette femme accusa Joseph injustement[288] ;

l’homme est le faux Sinon, le Grec menteur deTroie[289] :

la fièvre qui les cuit les fait sentirmauvais.

 

L’un des deux, qui semblait prendre enmauvaise part

cette indigne façon de prononcer son nom,

le frappa de son poing sur la pansetendue.

 

Celle-ci résonna comme une grossecaisse :

maître Adam à son tour lui cogna le visage

de son bras, qui semblait ne pas être moinsdur,

 

lui disant : « Il est vrai que je nepuis bouger,

à cause de mes pieds, qui me tiennentcloué ;

mais, s’il en est besoin, j’ai le bras assezprompt. »

 

L’autre lui répondit : « Lorsqu’onte fit monter

au bûcher, tu fus loin de l’avoir aussileste

que lorsqu’il s’agissait d’appliquer lemauvais coin. »

 

L’hydropique reprit : « Ce que tudis est vrai ;

mais que n’étais-tu pas un témoin aussisûr,

le jour où l’on voulut l’interroger, àTroie ! »

 

« Si j’ai menti, tu fis de la faussemonnaie,

dit Sinon ; et d’ailleurs, je n’ai qu’unseul péché ;

tu péchas, pour ta part, plus que milledémons. »

 

« Parjure, souviens-toi l’histoire ducheval !

répondit alors l’homme à la bedaineenflée ;

ne te suffit-il pas que le monde lesache ? »

 

« Toi, répondit le Grec, pleure donc surta soif,

qui craquelé ta langue, et sur cette eaupourrie

qui me fait de ta panse un obstacle à lavue. »

 

Le faux-monnayeur dit : « C’estainsi que ta bouche

a toujours déversé son poison sur lesautres.

En effet, si j’ai soif et que l’humeur megonfle,

 

toi, tu brûles de fièvre et la tête tetourne ;

pour te faire lécher le miroir deNarcisse,

on n’aurait pas besoin de te prier deuxfois. »

 

Moi, je les écoutais et ne voulais rienperdre,

lorsque mon maître dit : « Allons,réveille-toi !

Un peu plus, et je vais me fâcher avectoi ! »

 

En l’entendant parler sur ce ton decolère,

je me tournai vers lui, si contrit etgêné,

qu’un mauvais souvenir m’en est toujoursresté.

 

Semblable à ces dormeurs qui font un mauvaisrêve

et qui, tout en rêvant, souhaitent derêver

et désirent le vrai comme si c’était faux,

 

tel je restais alors, ne pouvant plusparler,

désirant m’excuser, m’excusant en effet,

mais sans réaliser que c’était déjà fait.

 

« Une confusion moins grandesuffirait

pour laver, dit le maître, une faute plusgrave ;

cesse donc maintenant de t’en préoccuper,

 

et pense que je suis toujours auprès detoi,

au cas où le hasard te conduirait encore

auprès de gens cherchant des noises de cegenre :

 

les vouloir écouter est un plaisir tropvil. »

CHANT XXXI

 

La même langue, donc, qui me mordaitd’abord

et qui faisait monter le rouge à mes deuxjoues,

s’empressait aussitôt de m’offrir leremède :

 

c’est ainsi que j’ai lu que la lanced’Achille

et de son père avait la suprême vertu

de semer la douleur et la chasser ensuite.

 

Nous tournâmes le dos au sinistre giron,

pour remonter le bord qui le ceint à l’entour[290]

et que, sans dire un mot, nous avonstraversé.

 

Nous ne trouvâmes là ni le jour ni lanuit,

et le regard n’osait s’aventurer auloin ;

mais j’entendis soudain sonner un cor, sihaut

 

qu’il aurait étouffé le plus bruyanttonnerre :

et mes yeux, en suivant le chemin de cebruit,

furent guidés par lui vers son point dedépart.

 

Après le dur combat dans lequelCharlemagne

perdit la sainte geste, un bruit aussiterrible

n’avait pas fait vibrer l’olifant deRoland.

 

À peine eus-je tourné de ce côté la tête,

que je crus distinguer certaines tours trèshautes.

« Maître, lui dis-je alors, quelle estcette cité ? »

 

Et sa réponse fut : « Comme tuprétends voir

à trop grande distance à travers lesténèbres,

l’imagination finit par te tromper.

 

Car tu verras bientôt, quand tu seraslà-bas,

combien mentent les sens, à cause desdistances ;

mais jusqu’à nous y voir, pressons un peu lepas ! »

 

Ensuite il me saisit doucement par le bras

et il me dit : « D’abord, avant del’approcher,

et pour que tout cela te semble moinsétrange,

 

ce ne sont pas des tours là-bas, mais desgéants

qui restent dans le puits, tout autour de sesbords,

y plongeant de leurs corps du nombril auxtalons. »

 

Comme quand le brouillard a dissipé sesbrumes,

le regard reconnaît lentement les contours

cachés par la vapeur qui rendait l’airopaque,

 

ainsi, perçant des yeux les ténèbrespâteuses,

pendant que j’avançais, au fur et à mesure

se dissipait l’erreur et s’augmentaient lescraintes.

 

Semblables aux murs ronds deMontereggioni[291]

qui portent tout autour la couronne destours,

de même sur le bord qui ceinture le puits

 

se dressaient à mi-corps, comme autant devigies,

les horribles géants que menace toujours

Jupiter, lorsqu’il fait tomber d’en haut lafoudre.

 

Je distinguais déjà la face de l’un d’eux,

l’épaule et la poitrine et le dessus duventre,

ainsi que les deux bras tombant le long desflancs.

 

La nature vraiment fut très bien inspirée

lorsqu’elle abandonna le moule de cesbrutes,

pour enlever à Mars ce genre d’acolytes.

 

C’est vrai qu’elle n’a pas supprimé lesbaleines

avec les éléphants ; mais, si l’on pensemieux,

on voit que son bon sens n’est pas moinsclairvoyant :

 

car si les facultés d’un être intelligent

s’ajoutaient à la force et au mauvaisvouloir,

l’homme ne pourrait plus suffire à sadéfense.

 

Sa face me parut à peu près grosse etlongue

comme le grand pinacle à Saint-Pierre deRome[292],

et toute sa charpente était à l’avenant,

 

en sorte que le bord qui lui faisaitceinture,

de la taille en dessous, laissait voirau-dessous

du ras du sol, son corps, si haut que troisFrisons[293]

 

n’auraient pu, l’un sur l’autre, atteindre sescheveux,

car il en dépassait bien plus de trenteempans

du point où l’on boutonne un manteau jusqu’ausol[294].

 

« Raphel mal amech zabiaïmi »[295]semit

à hurler tout à coup la boucheépouvantable

qui n’aurait su tonner de plus doucemusique.

 

Mon guide se tourna vers lui : « Toncor suffit,

âme folle, dit-il, pour ton soulagement,

quand la rage te prend ou d’autrespassions.

 

Cherche donc à ton cou, tu trouveras lasangle

qui le tient attaché ; vois-la donc, âmeen peine,

elle pend sur ton flanc, grosse comme unedouve ! »

 

Puis, s’adressant à moi : « Lui-mêmeil se trahit :

ce géant est Nemrod, dont le mauvaisdessein

fit qu’on parle aujourd’hui plus d’une langueau monde

 

Laissons-le comme il est, ne parlons plus envain !

N’importe quelle langue est, en effet, pourlui

comme il est, lui, pour nous : car nul nele comprend. »

 

Nous fîmes de là-bas un assez long chemin,

en tirant sur la gauche ; à distance d’untrait

un autre surgissait, bien plus grand et plusfier.

 

Je ne sais rapporter quel était l’artisan

qui forgea ses liens ; il étaitattaché,

le bras gauche devant et l’autre bras audos,

 

par une grosse chaîne entourant tout soncorps

à partir de son cou, qui ceinturait cinqfois

cette moitié du tronc qui surplombait lafosse.

 

« L’orgueilleux que tu vois prétenditdéfier

avec tout son pouvoir le puissant Jupiter,

me dit mon guide alors : tu vois lerésultat.

 

Il s’appelle Éphialte : il a fait desprouesses,

du temps où les géants faisaient trembler lesdieux ;

mais il n’élève plus les bras qui leservaient. »

 

Je lui dis : « Je voudrais, si celapeut se faire,

mesurer du regard l’énorme Briarée,

afin de mieux juger de sesdimensions. »

 

Et il me répondit : « Tu pourrasvoir Antée,

plus près encore ; il parle et n’est pasenchaîné,

et c’est lui qui nous doit conduire jusqu’aufond.

 

L’autre, que tu veux voir, se trouve loind’ici

et, grand comme cet autre, il est mis dans deschaînes ;

la seule différence est qu’il est plushorrible. »

 

On n’a jamais senti les tremblements deterre

ébranler une tour avec la violence

que mettait Éphialte à secouer seschaînes.

 

C’est là que je craignis plus que jamais lamort ;

et la peur toute seule eût été suffisante,

même sans avoir vu la chaîne en mêmetemps.

 

Nous pressâmes le pas pour nous enéloigner

et fûmes voir Antée émergeant de la fosse,

plus de cinquante arpents du buste, sans latête.

 

« Toi, qui des champs heureux où jadisScipion

mérita de gagner ses lauriers lesmeilleurs

et sut mettre en déroute Annibal et lessiens,

 

fis de mille lions un illustrebutin ;

et qui, si tu t’étais battu, comme lesautres,

dans l’orgueilleux combat des enfants de laterre,

 

tes frères, aurais pu gagner à toi toutseul[296] ;

transporte-nous en bas, si tu veux bien lefaire,

où le Cocyte étreint la fosse de la glace.

 

Ne nous fais pas chercher Titius ouTiphée !

Celui-ci peut donner ce qu’ici l’ondésire :

baisse-toi jusqu’à nous et ne sois pasrétif !

 

Au monde il peut encor te donner durenom ;

il vit ; des jours nombreux, si toutefoisla grâce

ne l’appelle plus tôt, lui sont promislà-haut. »

 

Ainsi parla le maître ; et dès qu’il eutfini

l’autre tendit les mains pour le prendre enses bras,

dont Hercule jadis sentit la rudeétreinte.

 

Et Virgile, ayant vu qu’il le prenaitainsi,

me dit : « Viens donc plus près, queje te prenne aussi ! »

Et nous fûmes bientôt un seul faisceau lesdeux.

 

Telle que l’on peut voir la tour deGarisende[297]

sur le côté penché, lorsqu’un nuage passe,

si bien qu’elle paraît tomber en senscontraire,

 

tel je vis le géant, pendant que jeguettais

pour le voir se pencher ; et j’en avaissi peur,

que j’aurais mieux aimé n’importe queltransport.

 

Mais il nous déposa doucement sur le fond

du gouffre qui retient Lucifer etJudas ;

et il ne resta pas longtemps ainsi courbé,

 

car il se redressa, comme un mât denavire.

 

CHANT XXXII

 

Ah ! si j’avais les vers âpres etrocailleux

qu’il faut pour évoquer le tristeprécipice

auquel vont aboutir tous les autresrochers[298],

 

je pourrais exprimer le suc de ma pensée

moins imparfaitement ; mais je ne les aipas,

et c’est en hésitant que je vais enparler.

 

Ce n’est pas une affaire à prendre à lalégère,

que de représenter le fond de l’univers,

ni faite pour qui dit : « Papa,maman » à peine[299].

 

Mais, pour aider mes vers, viennent ces mêmesdames

qui poussaient Amphion, lorsqu’il clôturaitThèbes[300],

afin que mon discours réponde auxcirconstances.

 

Ô plèbe malheureuse entre toutes lesplèbes,

qui demeures au lieu si difficile à dire,

que n’étais-tu pas chèvre ou brebis dans lavie !

 

Quand nous fûmes enfin au fond du sombrepuits,

sous les pieds du géant, mais bien plus basque lui,

je regardais toujours vers la haute paroi,

 

quand j’entendis parler : « Prendsgarde en avançant

et, en faisant des pas, ne foule pas auxpieds

de tes frères lassés les têtesmisérables ! »[301]

 

Et m’étant retourné, j’aperçus devant moi

et sous mes pieds un lac qui, couvert par laglace,

avait plutôt l’aspect du verre que del’eau.

 

L’hiver, l’eau du Danube est couverte enAutriche

de voiles moins épais que ceux qu’on voitici,

ou sous un ciel transi, là-bas, leTanaïs ;

 

car si de Tambernic la masse tout entière

ou de Pietrapana s’écroulait au-dessus,

on n’entendrait pas même un petit :crac ! au bord[302].

 

Et comme la grenouille a, lorsqu’ellecoasse,

le museau hors de l’eau, pendant cettesaison

où les riches moissons font rêver lavilaine,

 

livides jusqu’au point où rougit lavergogne,

des esprits douloureux plongeaient dans cetteglace

et leurs dents, en claquant, rappelaient lescigognes.

 

Ces esprits tenaient tous les visagesbaissés :

leur bouche était témoin du froid qu’ilsressentaient

et leurs yeux, des tourments qui se nichaientau cœur.

 

Après avoir jeté tout autour un regard,

là, presque sous mes pieds, j’en vis deux siserrés,

que jusqu’à leurs cheveux s’étaiententremêlés.

 

« Ô vous, qui vous pressez si fort survos poitrines,

qui fûtes-vous ? » leur dis-je. Ilstournèrent le cou

et, lorsque leur regard se fut levé versmoi,

 

leurs larmes, qui déjà coulaientabondamment,

s’égouttaient sur leur bouche, et le froid lesgelait,

sous une même croûte emprisonnant leurstêtes.

 

Un crochet n’a jamais rivé deux boisensemble

avec autant de force ; et les deux, decolère,

se cossèrent entre eux comme feraient deuxboucs.

 

Un autre qui, de froid, restait sans sesoreilles

et qui tenait aussi le visage baissé,

me dit : « Pourquoi veux-tu te mirertant en nous ?

 

Si tu tiens à savoir qui furent cesdeux-là,

le vallon par lequel descend le Bisenzo

fut de leur père Albert avant d’êtred’eux-mêmes[303].

 

Ils sont fils d’un seul ventre : et tupourras chercher

dans toute la Caïne, il n’existe pasd’ombre

plus digne d’être ainsi confite engélatine,

 

ni celui de là-bas, à qui le bras d’Artus

troua du même coup la poitrine et sonombre[304],

ni même Focaccia[305], nicelui dont la tête

 

me gêne ici si fort, que je ne vois plusrien

et dont le nom était SassolMascheroni[306] ;

tu dois, comme Toscan, savoir de qui jeparle.

 

Enfin, pour tout te dire en une seulefois,

apprends que je suis, moi, Camiccion dePazzi[307],

et que j’attends Carlin, qui me rendrait despoints. »[308]

 

J’ai vu plus d’un millier de facesviolettes

à cause du grand froid ; ce qui fait quedepuis

je frissonne en passant quelque gué sur laglace.

 

Tandis que nous allions vers le milieu ducercle[309]

où, par l’effet du poids, tendent tous lesobjets,

et que moi, je tremblais dans cette ombreéternelle,

 

fût-ce ma volonté, le destin, le hasard,

je ne sais ; mais, passant parmi toutesces têtes,

je heurtai fortement du pied l’un desvisages.

 

Il criait en pleurant : « Pourquoime cognes-tu ?

Et si tu ne viens pas accroître lavengeance

de ceux de Montapert, pourquoi doncm’affliger ? »

 

Je dis alors : « Ô maître, uninstant, attends-moi,

je veux que celui-ci me sorte de mondoute ;

puis, tu me presseras autant que tuvoudras ! »

 

Mon guide s’arrêta ; pour moi, je dis àl’autre,

qui n’avait toujours pas fini deblasphémer :

« Qui fus-tu, qui reprends si durementautrui ? »

 

« Et toi, qui donc es-tu, qui viens dansl’Anténore,

dit-il, heurter au nez ton prochain, aussifort

que tu l’aurais pu faire étant encorvivant ? »

 

« Je le suis, en effet, lui répondis-jealors ;

et si jamais tu veux le renom, il se peut

que j’ajoute ton nom à ceux que j’ainotés. »

 

« Le contraire serait préférable,dit-il.

Va-t’en d’ici ! Finis de m’ennuyerainsi,

car tu sais mal flatter les gens de cemarais ! »

 

J’empoignai les cheveux qui flottaient sur sanuque

et je lui dis : « Il faut que tudises ton nom,

ou bien tu resteras sans cheveux sur lecrâne ! »

 

« C’est en vain, me dit-il ; tu peuxles arracher,

je ne montrerai pas ni dirai qui je suis,

quand tu me donnerais mille coups sur latête. »

 

J’avais autour des doigts enroulé sescheveux

et j’en avais déjà tiré plus d’une mèche,

pendant qu’il aboyait, tenant la têtebasse,

 

lorsqu’un autre cria : « Qu’as-tudonc, dis, Bocca ?[310]

Ne te suffit-il pas de claquer desmâchoires ?

Aboyer maintenant ? Mais quel diable tepique ? »

 

« Or bien, lui dis-je alors, tu peux,traître maudit,

te taire désormais, puisque, pour tonopprobre,

je sais ce qu’il faudra que je dise detoi. »

 

« Va-t’en ! répondit-il ; distout ce qui te plaît ;

mais, si tu sors d’ici, rappelle aussi lenom

de cet autre, au caquet si prompt àdénoncer.

 

Il pleure ici l’argent qu’il reçut desFrançais.

Tu pourras raconter : « J’ai vulà-bas Duera[311],

au site où des pécheurs on faisait desconserves. »

 

Et si l’on veut savoir qui s’y trouvaitencore,

tu vois tout près de toi celui deBeccheria,

de qui les Florentins coupèrent lagorgère[312] ;

 

et je crois que plus loin tu pourras voirGianni

de Soldanieri, Ganelon, Tebaldel

qui rendit Faenza lorsque tout ydormait. »[313]

 

Déjà nous nous étions éloignés de ce lieu,

quand je vis deux gelés terrés dans uneniche,

le chef de l’un servant à l’autre decoiffure.

 

Et comme on mord le pain lorsque la faim nouspresse,

tel celui du dessus plantait les dents dansl’autre,

au point qui réunit la cervelle à lamoelle[314].

 

Tydée, en sa fureur, ne rongeait pas lestempes

de Ménalippe mort[315], avecplus de fureur

qu’il ne rongeait ce crâne et ce qu’il ytrouvait.

 

« Ô toi, lui dis-je alors, dont l’immondeconduite

laisse voir tant de haine envers ce que turonges,

fais-moi savoir pourquoi ; je m’engage,en échange,

 

si c’est avec raison que tu te plains delui,

et sachant qui tu fus et quelle était safaute,

à m’acquitter là-haut, dans le monde, enverstoi,

 

si la langue qui dit ne sèche pasavant. »

CHANT XXXIII

 

Ce pécheur souleva du sinistre repas

sa bouche, en l’essuyant sur les cheveux ducrâne

qu’il avait fortement entamé par-derrière,

 

et puis il commença : « Tu veux queje ravive

une immense douleur, qui m’oppresse lecœur

sitôt qu’il m’en souvient, sans que j’aie à ledire[316].

 

Pourtant, si mon récit doit être lasemence

qui germe l’infamie au traître que jeronge,

tu me verras parler et pleurer à la fois.

 

Je ne sais pas ton nom, ni de quellemanière

tu descendis ici ; mais, l’ayantécouté,

je crois avoir compris que tu viens deFlorence.

 

Tu sauras que mon nom est Ugolin, lecomte ;

celui-ci s’appelait Ruggieri,l’archevêque[317] :

voici pourquoi je suis le voisin que tuvois.

 

Comment, par un effet de ses desseinsperfides,

trompant ma confiance, il me fitprisonnier

et puis me mit à mort, je n’ai plus à ledire.

 

Mais ce que tu ne pus apprendre depersonne,

c’est-à-dire à quel point ma mort futodieuse,

écoute, et tu sauras s’il m’a bien faitsouffrir.

 

Un tout petit pertuis dans cet étroitcachot

qu’on nomme de la Faim depuis que j’ypassai

et où d’autres encor devront êtreenfermés,

 

m’avait déjà montré, par sa brèveouverture,

plus d’un mois s’écouler, lorsqu’un horriblesonge

vint soulever pour moi les voiles dufutur.

 

Je voyais celui-ci, comme seigneur etmaître,

donner la chasse au loup et à seslouveteaux

sur les pentes du mont qui cache Lucque àPise.

 

Avec des chiens dressés, aussi maigres quelestes,

il avait fait placer dans la première file

le corps des Gualandi, Lanfranc etSismondi[318]

 

La chasse a peu duré, car le père et lesfils

se fatiguèrent vite ; et il me semblaitvoir

déjà les crocs pointus qui leur ouvraient leflanc.

 

Me réveillant de suite, avant qu’il fûtdemain,

j’entendis mes enfants, prisonniers avecmoi,

pleurer dans leur sommeil et demander dupain.

 

Ah ! ton cœur est bien dur, si le tristeprésage

qui vint s’offrir au mien ne peut past’émouvoir :

si tu n’en pleures pas, quand donc as-tupleuré ?

 

Ils s’étaient réveillés, et l’heures’approchait

où l’on nous apportait d’habitude àmanger ;

nos rêves cependant nous remplissaientd’angoisse.

 

J’entendis tout à coup clouer en bas laporte

de cette horrible tour ; alors jeregardai

mes enfants dans les yeux, sans pouvoir direun mot.

 

Mon cœur s’était raidi ; je ne pus paspleurer ;

eux, ils pleuraient tout bas, et mon petitAnselme

me dit : « Père, qu’as-tu ?Comme tu nous regardes ! »

 

Je restai sans parler, sans une seulelarme,

tout le long de ce jour et de la nuitsuivante,

jusqu’au nouveau soleil qui revint sur lemonde.

 

Lorsqu’un faible rayon eut enfin pénétré

Sans la triste prison, je ne puscontempler

dans leurs quatre regards, sinon ma propreangoisse.

 

De rage et de douleur, je me mordis lespoings ;

mais eux, pensant alors que c’était parbesoin

de manger, tout de suite ils se mirentdebout

 

et dirent : « Le tourment, père, situ nous manges,

serait moindre pour nous ; c’est toi quirevêtis

nos pauvres corps de chair, tu peux lesdépouiller. »

 

Alors je m’apaisai, pour ne plus lespeiner.

Nous restâmes muets les deux jours quisuivirent.

Que ne t’ouvrais-tu pas, ô terreimpitoyable !

 

Quand le quatrième jour nous montra salumière,

Gaddo tomba soudain à mes pieds étendu.

« Ô père, criait-il, tu ne veux pasm’aider ? »

 

Et il mourut ensuite ; et comme tu mevois,

j’ai vu les autres trois tomber l’un aprèsl’autre,

la cinquième journée et la suivante ; etmoi,

 

aveugle, je cherchais leurs corps entâtonnant,

et je les appelais deux jours après leurmort ;

mais c’est la faim qui fut plus forte que lapeine. »[319]

 

Ayant fini de dire, il reprit, les yeuxtorves,

le crâne misérable et y planta ses dents

qui faisaient craquer l’os plus fort que ceuxd’un chien.

 

Ah ! Pise, déshonneur de tous leshabitants

de cette douce terre où résonne le si,

puisque de tes voisins aucun ne te punit.

 

puissent donc s’ébranler Gorgone etCapraja[320],

pour former une digue aux bouches del’Arno

afin de te noyer, toi-même et tous lestiens !

 

Si le comte Ugolin pouvait être accusé

de trahir son devoir, en livrant leschâteaux,

devais-tu donc ainsi torturer sesenfants ?

 

Le printemps de leurs ans devait, nouvelleThèbe[321],

Protéger Ugoccion et Brigate, innocents,

avec les autres deux dont mon chant dit lenom.

 

Mais nous passâmes outre, à l’endroit où laglace

amarrait rudement un autre lot de gens,

non plus la tête en bas, mais couchés sur ledos[322].

 

Ici, les larmes même empêchent de pleurer,

et la douleur, trouvant sur les yeux unobstacle,

se consume en dedans, augmentant letourment ;

 

puisque les premiers pleurs forment un bloc deglace,

placé comme un bouchon de verre sous lescils,

et remplit aussitôt tout le creux desorbites.

 

Et bien qu’en cet endroit mon visage eûtperdu

la sensibilité, par suite du grand froid,

et devînt endurci comme une peau calleuse,

 

il me semblait pourtant sentir un peu devent,

et je dis : « D’où provient, maître,ce mouvement ?

La vapeur descend-elle aussi bas quenous-mêmes ? »

 

Il répondit alors : « Tu le verrastoi-même,

arrivés à l’endroit où tes yeuxrépondront,

bientôt, en te montrant la cause de cesouffle. »

 

Alors un malheureux pris dans la croûtefroide

cria soudain vers nous : « Âmesimpitoyables

au point de mériter cette dernière place,

 

ôtez-moi du regard le voile douloureux,

que j’épanche le deuil qui me gonfle lecœur

pendant un seul instant, avant qu’il neregèle ! »

 

Je dis : « Si tu prétends que jevienne à ton aide,

dis-moi d’abord ton nom : si je ne t’ensors pas,

je veux aller moi-même au fond de cetteglace. »

 

Il répondit alors : « Je suis FrèreAlbéric[323] ;

je suis l’homme aux fruits pris dans lemauvais jardin,

qui reçois en ce lieu la datte pour lafigue. »

 

« Comment ? lui dis-je alors ;es-tu donc déjà mort ? »

Et il me répondit : « Si mon corpsvit encore

dans le monde d’en haut, je n’en sais riend’ici ;

 

car cette Ptolémée, entre autresavantages,

a celui d’accepter les damnés bien avant

qu’Atropos n’ait poussé leur corps dans letombeau.

 

Pour te faire raser avec plus d’intérêt

les pleurs vitrifiés qui couvrent monvisage,

j’ajoute que, si l’âme est, comme moi,coupable

 

de quelque trahison, son corps estaussitôt

saisi par un démon, qui le gouverneensuite

jusqu’à ce que son temps soit révolu surterre.

 

L’âme est précipitée au fin fond de cepuits ;

et peut-être là-haut voit-on toujours lecorps

dont l’ombre est là, tout près, et se faitcongeler.

 

Si tu viens de là-haut, tu le connais, sansdoute :

pour vous, il est toujours sire BrancaDoria[324] ;

mais il gèle ici-bas depuis bien desannées. »

 

« Je pense que tu veux me tromper,répondis-je ;

car Branca Doria n’est pas plus mort quemoi :

il boit et mange et dort et se vêtd’écarlate. »

 

« Un peu plus haut, dit-il, au trou desMalegriffes,

au fond duquel la poix ne cesse debouillir,

don Michel Zanche encor n’était pasdescendu[325],

 

que déjà celui-ci laissait là-haut soncorps,

qu’un diable reprenait, ainsi qu’un sienparent

qui lui avait prêté la main pour bientrahir.

 

Il suffit maintenant : étends vers moi lamain

et ouvre-moi les yeux ! » Mais je nele fis pas,

car c’était courtoisie, être envers luivilain.

 

Et vous tous, ô Génois, qui vous tenez siloin

de toutes bonnes mœurs et si près dupéché,

pourquoi n’êtes-vous pas exterminés dumonde,

 

puisque avec le plus grand criminel deRomagne

j’ai trouvé l’un de vous, dont les œuvresperverses

plongent déjà l’esprit dans les eaux duCocyte,

 

bien qu’ici-haut son corps semble toujours envie ?

CHANT XXXIV

 

« Vexilla régis prodeuntinferni[326]

vers nous ; regarde donc, dit ensuite monmaître,

pour voir si devant toi tu les peuxdistinguer. »

 

Comme lorsque le vent entraîne un grosbrouillard,

ou comme on voit de loin, quand sur notrehémisphère

la nuit tombe, un moulin que le vent faittourner,

 

tel je crus entrevoir de loin unédifice ;

et le vent m’obligeait à chercher unrefuge

derrière mon seigneur, n’ayant pas d’autreabri.

 

J’étais (et je le mets dans mes vers entremblant)

au point où les esprits enchâssés dans laglace

transparaissaient de même qu’un fétu dans leverre[327].

 

Les uns restent debout et les autrescouchés ;

l’un se tient sur la tête, l’autre sur sesdeux pieds

ou courbé comme un arc, touchant le front despieds.

 

Quand nous fûmes enfin arrivés assez près

du lieu d’où mon seigneur crut bon de memontrer

l’être dont le regard fut jadis radieux,

 

s’effaçant devant moi, qui m’étais arrêté,

il me dit : « Voici Dite[328] ; et voici le moment

où tu devras t’armer de ton meilleurcourage. »

 

Si je perdis alors l’haleine et lacouleur,

ne le demande pas, lecteur ; je nesaurais

le dire, car les mots ne pourraient ysuffire.

 

Si je ne mourus pas, j’étais resté sansvie ;

avec un peu d’esprit, considère toi-même

comment j’étais alors, sans vivre et sansmourir.

 

C’est là que l’empereur du douloureuxroyaume

de la moitié du corps se dresse hors desglaces ;

et je ressemble mieux moi-même à desgéants,

 

qu’un géant ne ressemble à l’un seul de sesbras ;

tu peux imaginer, lecteur, quel estl’ensemble

qui devrait correspondre à ce détailprécis.

 

S’il était aussi beau qu’il est laidmaintenant,

et s’il fronça le front contre son propreauteur,

c’est bien de lui que vient tout notre mal aumonde.

 

À quel point ne devais-je resterabasourdi,

lorsque je m’aperçus qu’il avait troisvisages,

l’un d’eux sur le devant et de couleurvermeille,

 

les deux autres collés aux bords de cepremier,

juste sur le milieu de l’une et l’autreépaule,

et venant se confondre au sommet de latête.

 

Pour le visage droit, il semblait jaune etblanc ;

le gauche cependant semblait de la couleur

des gens qui vivent là d’où le Nil prend soncours.

 

Au-dessous de chacun sortaient deux grandesailes,

telles qu’elles vont bien pour un pareiloiseau,

plus vastes que ne sont les voiles desnavires.

 

Elles étaient sans plume et ressemblaient auxailes

de la chauve-souris ; et il lesagitait

avec tant de fureur, que trois vents ensortaient,

 

si froids, qu’ils font geler les ondes duCocyte.

Il pleurait des six yeux, et sur ses troismentons

les pleurs coulaient, mêlés d’une bavesanguine.

 

Chaque bouche mettait un pécheur enlambeaux,

le broyant dans les dents comme avec unemacque :

il châtiait ainsi trois damnés à la fois.

 

Pour celui de devant, la morsure des dents

n’était que peu de chose, auprès des coups degriffe

qui lui laissaient souvent toute l’échiné ànu.

 

« L’âme qui doit souffrir le tourment leplus grand

est, disait mon seigneur, Judasl’Iscariote,

dont la tête est dedans et qui bat l’air despieds.

 

Et quant aux autres deux, qui restent tête enbas,

Brutus est celui-ci, qui pend au muflenoir ;

tu vois comme il se tord, sans souffler unseul mot !

 

Le dernier, qui paraît si fort, estCassius[329].

Mais voici que la nuit retourne, et il nousfaut

partir dorénavant, car nous avons toutvu. »

 

Comme il me l’ordonnait, j’enlaçai donc soncou ;

puis il choisit l’endroit et le momentpropice

et, les ailes étant suffisamment ouvertes,

 

il courut s’agripper à l’échiné velue

et se mit à descendre, en se tenant auxpoils,

entre leur masse épaisse et la croûtegelée.

 

Puis, étant arrivés à l’endroit où leflanc

s’arrondit pour former la grosseur de lahanche[330],

avec bien de fatigue et de travail, monguide

 

fit demi-tour, la tête où l’autre avait sesjambes

et s’accrochant aux poils, comme un homme quimonte,

pendant que je pensais retourner dansl’Enfer.

 

« Tiens-toi bien accroché, dit le maîtrehaletant

de fatigue ; car c’est par de telleséchelles

qu’il faut nous éloigner de la source dumal. »

 

Puis il sortit dehors, par le creux d’unrocher,

et me posa d’abord sur le rebord ;ensuite

il monta d’un pas ferme et vint auprès demoi.

 

Je cherchais du regard, et il me semblavoir

Lucifer à la place où je l’avais laissé,

mais je le vis rester avec les pieds enl’air.

 

Et si sur le moment j’en dus restertroublé,

je le laisse à penser aux espritsignorants,

qui ne comprennent pas quel point[331] j’avais passé.

 

« Allons, dit mon seigneur, debout !et repartons,

car notre route est longue et le cheminmauvais,

et le soleil est près de la tierce etdemie. »

 

L’endroit où nous étions ne ressemblait enrien

au salon d’un palais : c’était unecaverne

au sol irrégulier et presque sans lumière.

 

« Avant que, grâce à toi, je quitte cetabîme,

ô mon maître, lui dis-je, après m’êtrelevé,

parle-moi donc un peu, pour me tirerd’erreur.

 

Où reste le glacier ? Et pourquoicelui-ci

reste-t-il tête en bas ? Et comment lesoleil

peut-il passer du soir jusqu’au matin, sivite ? »

 

Il répondit alors : « Tu pensestoujours être

au-delà de ce ventre où je me tins auxpoils

de cet horrible ver qui fait au monde untrou.

 

Tu restais au-delà, tant que jedescendis :

mais, en me retournant, je t’ai faitdépasser

le point où tous les poids tendent de toutesparts.

 

Tu verras maintenant l’hémisphère opposé

à celui qui contient les grandes terressèches,

juste au-dessus du point où fut sacrifié

 

Celui qui vint au monde et vécut sanspéché ;

et tu poses les pieds sur la place précise

qui de la Giudecca fait la face opposée.

 

Or, il fait jour ici lorsqu’il fait nuitlà-bas.

Celui-ci, dont les poils nous ont servid’échelle,

reste planté toujours comme il le futd’abord.

 

C’est de ce côté-ci qu’il est tombé duCiel :

la terre, qui d’abord s’étendaitjusqu’ici,

recula d’épouvanté et se voila des mers.

 

Elle se retira dans notre autrehémisphère ;

et c’est en le fuyant, à la place desterres

qui s’éloignaient d’ici, qu’elle a produit cecreux[332].

 

Et cet endroit se trouve à la mêmedistance

des pieds de Belzébuth, que l’empire desmorts :

aucun œil n’y parvient, mais on entend lebruit

 

produit par un ruisseau qui vers lui sedirige

par les concavités que la molle descente

de son cours sinueux creusa dans lerocher. »

 

Nous partîmes tous deux par ce sentiercaché,

afin de retourner enfin au monde clair,

et sans nous soucier de prendre durepos ;

 

et nous montâmes tant, lui devant, moiderrière,

que par un rond pertuis j’aperçus à la fin

tous les jolis objets que supporte leCiel,

 

et nous pûmes sortir et revoir lesétoiles.[333]

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