La divine comédie – Tome 2 – Le Purgatoire

La divine comédie – Tome 2 – Le Purgatoire

de Dante Alighieri

 

CHANT I

 

L’esquif de mon génie à présent tend la voile

et s’apprête à courir sur des ondes plus belles,

laissant derrière lui cette mer trop cruelle.

 

Je suis prêt à chanter le royaume second,

où l’esprit des humains vient se purifier

et se rend digne ainsi de monter jusqu’au Ciel.

 

Faites ressusciter ici, célestes Muses,

puisque je suis à vous, la morte poésie ;

et que Calliope enfle encore plus la voix

 

et vienne accompagner mon chant de ces doux sons

dont l’effet fut senti par les dolentes Pies

lorsqu’il leur enleva tout espoir depardon[2].

 

L’agréable couleur du saphir d’Orient

qui baignait de l’azur la pureté sereine,

limpide jusqu’aux bords du lointainhorizon,

 

s’offrit une autre fois à mes regardscharmés,

sitôt que je sortis de l’atmosphère morte

qui peinait à la fois et mes yeux et moncœur.

 

Et l’astre souriant qui nous parled’amour[3]

faisait déjà briller le bord de l’Orient

et pâlir les Poissons qui forment sonescorte.

 

Et moi, j’avais tourné mon regard vers ladroite,

pour mieux voir l’autre pôle, où brillaientquatre étoiles

que les premiers humains ont pu seulscontempler[4].

 

Le Ciel en paraissait plus heureux et plusgai ;

oh ! comme notre Nord est veuf de toutejoie,

lui qui n’a pas le droit d’admirer leuréclat !

 

Puis, ayant détaché mon regard de ce point

et m’étant retourné vers notre pôle ànous,

où l’on ne voyait plus les étoiles del’Ourse,

 

je vis à mes côtés un vieillardsolitaire[5]

dont l’air et le maintien inspiraient lerespect,

comme celui que doit un enfant à son père.

 

Sa longue barbe était de poils blancsparsemée,

d’une couleur pareille à celle des deuxtresses

que formaient ses cheveux tombant sur sapoitrine.

 

Le quadruple rayon des étoiles sacrées

mettait sur son visage une telle clarté,

qu’il me semblait le voir mieux qu’avec lesoleil.

 

« D’où venez-vous ? Fit-il dans lesflots de sa barbe ;

comment avez-vous fui la prison éternelle,

pour venir remonter le fleuve desténèbres ?

 

Et qui donc vous guidait ? Qui fut votrelanterne,

pour vous faire sortir de la profonde nuit

qui rend toujours obscurs les vallons del’Enfer ?

 

Est-ce ainsi qu’on enfreint les lois de votreabîme ?

ou bien le Ciel a-t-il si fortementchangé,

que vous pouvez entrer, damnés, dans mesdomaines ?

 

Mon guide, à ce discours, me prenant par lamain,

par ses mots, par ses mains, par les signesqu’il fit

me le fit révérer des yeux et du genou,

 

et dit : « Je ne viens pasjusqu’ici, de mon chef ;

mais une dame vint du Ciel, dont lesprières

m’ont fait accompagner celui-ci, pourl’aider.

 

Mais si tu veux savoir avec plus de détail

quelle est la vérité de nos conditions,

ma volonté ne peut que répondre à latienne.

 

Cet homme n’a point vu venir sa nuitdernière ;

mais grâce à sa folie il la frôla de près

et par un pur miracle il put s’enressaisir.

 

Comme je te l’ai dit, je fus mandé verslui

afin de le sauver ; mais je n’ai pu lefaire

que par ce seul chemin que nous avonssuivi.

 

Je viens de lui montrer toute la gentperverse ;

je pense maintenant lui montrer lesesprits

qui, surveillés par toi, se purgent de leurstorts.

 

Comment je m’y suis pris, serait trop long àdire ;

suffit qu’une vertu descende du Ciel, quim’aide

à le conduire ici, pour t’entendre et tevoir.

 

Que sa visite donc ne te déplaisepas :

il va reconquérir la liberté si chère

que beaucoup de mortels l’aiment mieux que lavie.

 

Et tu le sais bien, toi, qu’Utique a vu pourelle

trouver la mort plus douce et perdre sansregret

l’habit qui brillera si fort, lors du grandjour[6].

 

Nous n’avons pas enfreint les décretséternels ;

celui-ci vit ; Minos n’a pas de droit surmoi,

car j’appartiens au cercle où sont les chastesyeux

 

de Marcia[7], qui sembleencor te supplier

de la tenir pour tienne, ô cœur plein denoblesse !

Sois-nous donc bienveillant, au nom de sonamour,

 

et laisse-nous passer par tous tes septroyaumes[8] ;

et je lui conterai cette faveur insigne,

si tu veux que ton nom soit prononcélà-bas. »

 

« Marciac fut jadis à mon âme sichère,

pendant que je vivais, répondit levieillard,

qu’elle obtenait de moi tout ce qu’ellevoulait.

 

Mais elle ne peut plus m’émouvoir,maintenant

qu’elle reste au-delà de ce fleuve maudit

que j’ai franchi jadis, car telle est notreloi.

 

Cependant, si du Ciel cette dame te guide,

comme tu dis, pourquoi chercher à meflatter ?

Il suffit qu’en son nom tu viennes me ledire.

 

Va donc ; que celui-ci se mette uneceinture

faite d’un jonc ténu ; lave-lui levisage,

pour le débarrasser de toutes sessouillures ;

 

car il ne convient pas qu’il vienne àcontempler

le premier serviteur venu du Paradis,

avec les yeux couverts d’un reste debrouillard.

 

Autour de cet îlot, sur ses bords les plusbas,

à l’endroit où les flots se brisent sur lacôte,

au-dessus du limon pousse une joncheraie.

 

Nulle plante, ni celle à la tige endurcie,

ni celle qui produit des feuilles, n’y prendpied,

ne pouvant pas plier pour supporter leschocs.

N’allez pas revenir ensuite par ici ;

le soleil qui paraît vous montrera bientôt

l’endroit où le monter vous sera plusaisé. »

 

Il disparut ensuite. Alors je me levai

sans prononcer un mot, en me serrant deprès

au guide et en cherchant de mes yeux sonregard.

 

« Mon fils, commença-t-il à me dire,suis-moi !

Revenons sur nos pas : c’est par là quela plaine

descend et nous conduit du côté le plusbas. »

 

L’aube chassait déjà les ombres du matin

qui fuyaient devant elle, en sorte que deloin

je croyais deviner le long frisson desvagues.

 

Nous allions tout au long de la plainedéserte,

comme celui qui cherche un bon cheminperdu

et ne croit pas marcher tant qu’il n’a pastrouvé.

 

À la fin, arrivés au point où la rosée

lutte avec le soleil et lui résiste mieux,

car la fraîcheur du lieu la défend desrayons,

 

mon seigneur, doucement, vint poser ses deuxmains

ouvertes largement sur ce joligazon ;

et moi, qui devinais quelle était sapensée,

 

je tendis mon visage encor baigné delarmes :

c’est de cette façon qu’il mit à découvert

les couleurs que l’Enfer m’avait commeembuées.

 

Puis, nous vînmes au bord de la plagedéserte

dont les flots n’ont jamais ballotté denavire

d’un marin qui connût le chemin duretour[9].

 

C’est là qu’il me ceignit, comme l’autre avaitdit.

Miracle ! au même instant qu’ill’arrachait de terre,

un autre rejeton, pareil à l’humbleplante,

 

apparut aussitôt à l’endroit dévasté[10].

CHANT II

 

Déjà l’astre du jour touchait cet horizon

dont le méridien, dans son point le plushaut,

passe au-dessus du site où gît Jérusalem,

 

cependant que la nuit, tournant àl’opposé,

sortait des eaux du Gange avec cetteBalance

qui lui tombe des mains lorsqu’elle a tropvieilli ;[11]

 

en sorte qu’à l’endroit où je restaisalors

le beau visage blanc et vermeil del’aurore

prenait, avec le temps, des tons de feuillemorte.

 

Nous nous trouvions toujours au bord de cettemer,

comme qui pense tant à son prochainvisage,

qu’il chemine en esprit dès avant ledépart,

 

quand voici que soudain, comme au seuil dumatin

on voit Mars rougeoyer sous une brumeépaisse

qui s’élève des flots au-dessus du Ponant,

 

j’ai vu (puissé-je encor le voir !) ungrand éclat

qui s’approchait de nous si vite sur lamer,

que nul vol ne saurait ressembler à sacourse.

 

J’en détournai les yeux, l’espace d’unmoment,

afin d’interroger mon guide, et je le vis,

lorsque j’y retournai, plus grand et plusbrillant.

 

De chacun des côtés luisait autour de lui

je ne sais quoi de blanc ; et comme ils’approchait,

une blancheur pareille apparut sous sespieds.

 

Mon maître cependant attendait sansbroncher

et, dans les blancs premiers distinguant lesdeux ailes

il reconnut enfin quel était le nocher

 

et me dit aussitôt : « Vite, vite, àgenoux !

Voici l’ange de Dieu : tu dois joindreles mains.

Tu reverras souvent, ici, de telsministres.

 

Vois comment, dédaignant les moyens deshumains,

il se passe de rame et ne veut d’autrevoile,

pour venir de si loin, que celle de sesailes.

 

Tu vois comme il les tend vers le ciel,battant l’air

de la plume éternelle et qui ne connaîtpas

ce que c’est que muer comme un mortelplumage ! »

 

Plus cet oiseau divin se rapprochait denous,

plus on lui distinguait clairement levisage,

mais l’œil pouvait à peine supporter sonéclat.

 

Je baissai le regard ; et lui, venant aubord,

toujours sur son bateau si rapide etléger,

il effleurait à peine la surface de l’eau.

 

Le céleste nocher se tenait à lapoupe ;

on lisait dans ses traits son étatbienheureux,

et plus de cent esprits remplissaient sonesquif.

 

In exit Israël de Ægypto[12]

chantaient-ils tous en chœur, d’une communevoix,

avec tout ce qui fait la suite de cepsaume.

 

puis de la sainte croix il fit sur eux lesigne

et dès qu’ils prirent pied sur le rivage,l’ange

s’éloigna promptement, comme il étaitvenu.

Les nouveaux arrivants semblaient toutignorer

je l’endroit : leurs regards sepromenaient partout,

comme de gens qui vont de surprise ensurprise.

 

Le soleil nous dardait ses rayons departout,

et il avait déjà, de l’éclat de sesflèches,

chassé le Capricorne à l’autre bout duciel[13],

 

quand cette gent nouvelle leva les yeux versnous,

nous disant : « Si jamais vouspouvez nous le dire,

montrez-nous le chemin pour gravir lamontagne ! »

 

« Sans doute pensez-vous, leur réponditVirgile,

que nous connaissons bien cet endroit où noussommes :

nous sommes, comme vous, de simplespèlerins.

 

Nous venons d’arriver, peu d’instants avantvous,

par un autre chemin, si rude et siterrible

qu’à présent le monter va nous paraître unjeu. »

 

Cependant les esprits, qui s’étaient renducompte,

à me voir respirer, que je n’étais pasmort,

pâlirent de surprise et tremblèrentd’effroi.

 

Comme on court au-devant du messager quiporte

le rameau d’olivier, pour avoir desnouvelles,

sans que personne pense aux hasards de lapresse,

 

ainsi rivaient alors leurs regards dans lesmiens

les esprits bienheureux qui se trouvaientlà-bas,

Presque oubliant le soin de leur félicité.

 

Entre autres, j’en vis un qui s’approchait demoi

et qui vint m’embrasser avec tantd’amitié,

que j’aurais bien voulu lui rendre lapareille.

 

Ombres, où l’on ne voit qu’une vaineapparence !

Par trois fois je ceignis son corps avec mesbras,

et ne fis que croiser mes bras sur mapoitrine.

 

Je crois que dans mes yeux on lisait masurprise,

car l’ombre eut un sourire et recula d’unpas,

et moi, le poursuivant, je voulus lerejoindre.

 

Il me dit doucement de ne plusm’avancer ;

et, l’ayant reconnu, je lui dis la prière

de s’arrêter un peu pour causer avecmoi[14].

 

Alors il répondit : « Autant que jet’aimais

avec mon corps mortel, je t’aime, délivré,

et je vais m’arrêter ; mais toi, quefais-tu là ? »

 

Je dis : « Cher Casella, j’entreprisce voyage

afin de retourner plus tard à cetendroit ;

mais toi, qui t’a donc fait si longuementtarder ? »

 

Et sa réponse fut : « Je n’ai pas àme plaindre,

si celui qui conduit quand il veut ceux qu’ilveut[15]

m’avait jusqu’à présent refusé ce passage,

 

puisque sa volonté n’est que pure justice.

Voici bientôt trois mois[16]qu’il a permis l’entrée

à celui qui l’implore, et n’en rebuteaucun ;

 

et moi, qui me trouvais tourné vers lerivage

où le Tibre écumant va se charger de sel,

je fus bienveillamment accueilli dans sonsein.

 

Il vole maintenant vers cette même rive,

car c’est toujours là-bas que vont serassembler

ceux qu’on n’a pas voués au profondAchéron. »[17]

 

« Si de nouvelles lois, lui dis-je, net’enlèvent

de ces chansons d’amour qui me faisaientjadis

supporter mieux mon mal, l’usage ou lamémoire,

 

viens consoler, veux-tu ? Pour un instantmon âme

que le tourment poursuit comme il l’a toujoursfait,

du moment où je vins avec mon corpsici. »

 

Amour qui dit au cœur ses raisons[18], se mit-il

à chanter, d’une voix si douce et siprenante,

que sa douceur revient toujours dans monesprit.

 

Mon seigneur et moi-même et toute cettefoule

qui venait avec lui, nous étions sicontents,

qu’aucun autre penser ne venait metroubler.

 

Nous étions tout ouïe, écoutanttransportés

les accents de sa voix, lorsque le bonvieillard

cria : « Que faites-vous, espritstrop paresseux ?

 

Quel sens ont cet arrêt et cettenonchalance ?

Courez vers la montagne et lavez cettecroûte

qui cache à vos regards le visage deDieu ! »

 

Comme un vol de pigeons qui cherchent leurpâture

et picorent en paix et sans se rengorger

selon leur habitude, ou le grain oul’ivraie,

 

si quelque objet survient, dont ils sonteffrayés,

abandonne aussitôt le repas commencé,

pressé qu’il est soudain par de plus grandssoucis ;

 

tels je voyais les gens fraîchementarrivés

abandonner le chant et foncer vers lacôte,

comme celui qui court sans savoir oùcourir ;

 

et nous ne fûmes pas les moins pressés detous.

 

CHANT III

 

Voyant s’éparpiller à travers la campagne

tout ce monde assemblé, dans sa fuiteéperdue,

et courir vers le mont des justespénitences,

 

je me collai plus fort à mon sûrcompagnon.

Comment aurais-je pu, d’ailleurs, courir sanslui ?

Qui pouvait diriger mes pas sur lamontagne ?

 

Lui-même, il paraissait se faire desreproches ;

car pour toi, délicate et pure conscience,

la plus légère faute est un amerremords !

 

Il ralentit enfin sa marche, car la hâte

ternit la dignité de tous nosmouvements ;

et l’esprit, jusqu’alors content de peu dechose,

 

ressentit l’aiguillon de la soif deconnaître

et me fit diriger le regard vers la cime

qui s’élance des eaux vers le ciel le plushaut.

 

Le soleil, qui brillait ardent comme labraise,

était interrompu devant moi par mon corps,

dont son rayon venait dessiner lescontours :

 

mais je me retournai soudain, saisi decrainte,

croyant que j’étais seul, puisquej’apercevais

ma seule ombre noircir le sol devant mespas.

 

« Que crains-tu cette fois ? Se mitalors à dire

celui qui me console, en se tournant versmoi ;

ne suis-je pas toujours ici, pour teguider ?

 

L’étoile du berger luit déjà sur la tombe

du corps avec lequel, jadis, j’ai fait del’ombre

et que de Brindisi l’on fit porter àNaples[19].

 

Si rien ne se projette à présent devantmoi,

n’en sois pas plus surpris que d’observer lescieux,

dont l’un n’arrête pas la lumière desautres.

 

Car le vouloir divin fait que nos corps sontaptes

à souffrir les tourments et le chaud et lefroid,

sans permettre qu’on sache comment il yparvient[20].

 

Et bien fol est celui qui croit que notreesprit

peut comprendre et saisir les cheminsinfinis

de la seule substance unie à troispersonnes.

 

Contentez-vous, mortels, du plus simplequia[21] ;

car si vous aviez pu tout savoir etconnaître,

point n’eût été besoin que Marieenfantât ;

 

et vous avez bien vu que la recherche estvaine,

de certains dont l’envie eût étésatisfaite,

alors qu’elle leur sert de souffrance sansfin.

 

Je veux dire Platon aussi bien qu’Aristote

et bien d’autres encor. » Penchant sonfront pensif,

il mit de cette sorte un terme à sondiscours.

 

Nous étions arrivés au pied de lamontagne,

mais on n’y pouvait voir qu’un rocher siscabreux,

qu’en vain on prétendrait l’escalader àpied.

 

Allant de La Turbide à Lerici[22], l’abîme

le plus infranchissable est en comparaison

un escalier commode et plus queconfortable.

 

« Qui donc pourrait nous dire de quelcôté la pente

s’abaisse, dit alors mon maître ens’arrêtant,

pour que puisse y monter celui qui n’a pasd’ailes ? »

 

Tandis qu’il se tenait le visage baissé,

supputant en silence un chemin à choisir,

et que, moi, j’explorais les hauteurs duregard,

 

je vis venir à gauche une foule d’esprits

qui dirigeaient leurs pas vers nous, silentement

qu’ils semblaient demeurer à la mêmedistance.

 

« Maître, lui dis-je alors, regarde donclà-bas !

Voici venir des gens qui vont nousconseiller,

si jamais tu ne peux te suffire àtoi-même. »

 

Il regarda vers eux et dit, plussoulagé :

« Allons au-devant d’eux : ils vonttrop lentement.

Quant à toi, mon doux fils, ne perds pas lecourage ! »

 

Lorsque nous eûmes fait à peu près millepas,

leur troupe se trouvait encore loin denous,

autant qu’un bon tireur peut jeter unepierre.

 

Ils venaient se serrer contre le murrocheux

de cet escarpement, et s’y tenaientblottis,

comme des voyageurs incertains de leurroute.

 

« Esprits élus déjà, morts de la bellemort,

commença lors Virgile, au nom de cettepaix

que vous espérez tous, à ce que jesuppose,

 

dites-nous, où trouver le côté de la pente

par où l’on peut monter pour arriverlà-haut ;

car plus on sait, et moins on aime leretard. »

 

Pareils à des moutons sortant de leurenclos,

un par un, deux par deux, pendant que letroupeau

les attend, l’œil craintif et le museaubaissé,

 

et ne font qu’imiter ce que fait lepremier

et se rangent sur lui, si celui-cis’arrête,

silencieux et doux, sans savoir lepourquoi,

 

tels j’aperçus alors s’ébranler tout àcoup

le premier rang tout seul du troupeaubienheureux

à l’aspect recueilli, noble dans sadémarche.

 

Mais lorsque les premiers virent que lalumière

restait interceptée à ma droite et au sol

par l’ombre qui poussait sous moi vers lafalaise,

 

ils s’arrêtèrent tous en reculant d’unpas ;

tous les autres alors, qui les suivaient deprès,

firent pareillement, sans comprendrepourquoi.

 

« Je vous confesserai sans qu’on me ledemande

que ce que vous voyez est bien le corps d’unhomme ;

et c’est pourquoi s’y rompt la clarté dusoleil.

 

N’en soyez pas surpris, mais croyezcependant

que c’est par un décret de la Vertu divine

qu’il prétend surmonter cette rudeparoi. »

 

Ainsi parla mon maître, et cette gentheureuse

dit, faisant du revers de la main certainsigne :

« Retournez-vous alors, et passez devantnous ! »

L’un d’eux me dit : « Ô toi, que jene connais pas,

regarde un peu vers moi, pendant que nousmarchons,

et pense si là-bas tu ne m’as jamaisvu ! »

 

Je me tournai vers lui, pour mieuxl’examiner :

il était blond et beau et d’aimableprésence,

mais le sourcil fendu par un grand coupd’épée.

 

Lorsque modestement je me fus excusé

de ne point le connaître, il dit :« Regarde encore ! »

montrant une blessure en haut de lapoitrine.

 

« Je suis Manfred, dit-il ensuite, ensouriant[23],

et mon aïeule était Constanceimpératrice :

de retour chez les tiens, veuille aller de mapart

 

devers ma belle fille, à qui doit sanaissance

la gloire de Sicile et d’Aragon[24], lui dire

la vérité, qu’on peut lui conterautrement.

 

Après avoir senti ma personne blessée

par les deux coups mortels, en pleurantj’implorai

la bonté de Celui qui volontiers pardonne.

 

Mes péchés ont été des plusimpardonnables ;

mais la grâce divine ouvre si grands lesbras,

qu’ils accueillent tous ceux qui se tournentvers elle.

 

Et si de Cosenza le pasteur, que Clément

avait lors dépêché pour me donner lachasse,

pouvait apercevoir ce visage de Dieu,

 

les restes de mon corps reposeraientencore

à la tête du pont qui mène à Bénévent,

défendus par le poids d’un lourd monceau depierres[25].

Le vent sèche mes os, que lave l’eau depluie ;

ils sont hors du royaume et pas très loin duVerden,

jetés là sur son ordre et à ciergeséteints.

 

Leur malédiction n’est pourtant pascapable

d’empêcher le retour de l’amour éternel

aussi longtemps qu’il reste une lueurd’espoir.

 

Mais il est vrai que ceux qui meurent commemoi,

même en se repentant, hors de la sainteÉglise,

demeurent sur les bords, loin de cettemontagne,

 

trente fois plus de temps que ne dure leurpeine,

pour faire pénitence, à moins que l’on nesache

abréger cette loi par de bonnes prières.

 

Pense donc si tu peux me rendre plusheureux,

en allant révéler à ma chère Constance

comment tu m’as trouvé, quelle loi nousrégit ;

 

car nous gagnons beaucoup par ceux qui sontlà-bas. »

 

CHANT IV

 

Lorsque, par un effet des douleurs et desjoies,

nous nous sentons atteints dans quelquefaculté

où l’on dirait que l’âme est soudainconcentrée,

 

celle-ci n’obéit à nulle autrepuissance :

ce qui prouve l’erreur de ceux quis’imaginent

qu’une âme peut en nous céder la place àl’autre[26].

 

Ainsi, lorsqu’on écoute et qu’on voit quelquechose

qui retient fortement toute l’attention,

le temps s’écoule vite et on ne le sentpas,

 

le pouvoir de l’entendre étant une autrechose

que celui de l’esprit compris comme unentier :

l’un se rattache à l’âme et l’autre restelibre[27].

 

Je fis de tout ceci l’expérience sure,

en écoutant l’esprit et en m’émerveillant,

car le soleil fit plus de cinquantedegrés[28],

 

et je ne m’aperçus de rien, lorsque nousvînmes

jusqu’à certain endroit où les ombres enchœur

nous crièrent : « Voici ce que vousdésirez ! »

 

Souvent le campagnard, lorsque l’automnearrive,

mûrissant le raisin qui prend des tons plussombres,

d’une seule fourchée emplit de roncessèches

 

des trous beaucoup plus grands que le mincesentier

par où mon guide et moi nous partîmes toutseuls,

car les autres esprits prenaient d’autreschemins.

 

On monte à San Léo, l’on descend à Noli

et de Bisannualité l’on atteint le sommet

à pied[29] ;mais c’est ici qu’il convient de voler ;

 

j’entends, avec le vol rapide, avec lesplumes

de mon ardent désir, suivant les pas duguide

qui m’ouvrait le chemin, me donnant del’espoir.

 

Nous montions tout au long des rocherséboulés

dont l’étroite paroi nous pressait departout,

et j’employais les pieds aussi bien que lesmains.

 

Arrivés à la fin sur le replat d’enhaut[30]

du profond précipice, à l’endroitdécouvert :

« Ô maître, demandai-je, où va-t-onmaintenant ? »

 

« Ce sera désormais, dit-il, toujoursplus haut.

Suis mes pas sur ce mont, jusqu’à ce qu’onrencontre

le guide qui saura nous montrer lechemin. »

 

Le sommet est si haut, qu’on ne l’aperçoitpas ;

sa pente me semblait être plus raideencore

que l’angle que décrit la moitié ducadran[31].

 

Comme j’étais déjà bien fatigué, jedis :

« Tourne-toi, mon doux père, et regardevers moi :

si tu ne m’attends pas, je vais rester toutseul ! »

 

« Traîne-toi jusqu’ici, mon fils »,dit-il alors,

en me montrant du doigt un palierau-dessus,

qui, partant de ce point, faisait le tour dumont.

 

Sa voix était pour moi d’un si douxréconfort,

que je parvins, grimpant toujours derrièrelui,

à prendre pied enfin sur la forteceinture.

 

Et là-haut, tous les deux, nous nous mîmes parterre,

tournés vers le levant d’où nous étionsvenus,

car on aime à revoir le chemin déjà fait.

 

J’examinai d’abord le bas de lamontagne ;

ensuite je levai mes yeux vers le soleil,

étonné de le voir briller à ma maingauche[32].

 

Le poète vit bien quelle était masurprise,

de regarder comment le char de la lumière

s’avançait lentement entre nous et lenord.

 

« Si Castor et Polluer, finit-il par medire,

avaient fait maintenant escorte à cemiroir

qui répand sa splendeur ici comme là-bas,

 

tu pourrais contempler le zodiaque enflammes

poursuivant son chemin au plus près des deuxOurses,

à moins de le voir prendre un sentierdifférent[33].

 

Et si tu veux savoir comment cela se fait,

réfléchis un instant : imagine Sion,

ainsi que ce mont-ci, situés sur la terre

 

en des endroits qui font qu’ils ont deuxhémisphères

et un seul horizon : ce qui fait que laroute

que jadis Phaéton avait si mal suivie

 

se dirige, pour ceux qui regardent d’ici,

d’un côté qui s’oppose à celui de là-bas,

si ton intelligence a bien su mecomprendre. »

 

« Maître, certainement, me pris-je alorsà dire,

je n’ai jamais compris avec tant de clarté

ce qui semblait avant trop dur à monesprit ;

 

que le cercle au milieu de la sphèrecéleste

que les gens du métier appellent Équateur,

et qui reste toujours entre hiver et été,

 

pour la même raison que tu viens de medire,

est aussi loin d’ici, remontant vers leNord,

qu’il l’était des Hébreux, vers la chaleur duSud.

 

Mais je voudrais savoir, si tu le trouvesbon,

combien on va marcher, puisque ce pic sedresse

plus haut que je ne puis élever leregard. »

 

Il répondit alors : « Cette montagneest telle,

que son flanc est bien dur pour celui quis’engage ;

mais plus on l’a gravi, plus il devientaisé.

 

Lorsqu’il te semblera qu’il est enfin plusdoux

et que monter là-haut est chose aussifacile[34]

qu’à la nef d’avancer par un ventfavorable,

 

nous serons arrivés au bout de cesentier ;

là, tu peux espérer de voir finir tapeine,

Je ne t’en dis pas plus, c’est tout ce quej’en sais. »

 

Comme il venait de mettre un terme à sondiscours,

près de nous une voix nous dit :« En attendant,

tu ferais aussi bien de t’asseoir tant soitpeu. »

 

Nous étant retournés au son de cette voix,

nous vîmes un grand roc qui se trouvait àgauche,

et que je n’avais pas tout d’abord aperçu.

Nous fûmes vers ce point, et vîmes desesprits

qui paraissaient attendre à l’abri durocher,

nonchalamment couchés comme des fainéants.

 

L’un surtout, qui semblait plus qu’un autreaccablé,

restait assis là-bas, s’embrassant lesgenoux

sur lesquels se cachait son visage penché.

 

« Regarde, doux seigneur, dis-je alors àmon guide,

celui-là, qu’on dirait plus paresseuxencore

que si dame Indolence était sa propresœur ! »

 

Et ce ne fut qu’alors qu’il daignaregarder,

ramenant son visage en biais, sur lacuisse,

et disant : « Va plus haut, toi quifais le malin ! »

 

Lors je le reconnus, et cette grandeangoisse

qui me pressait encore au creux de lapoitrine

ne put pas m’empêcher de courir jusqu’àlui.

 

Et quand je l’eus rejoint, à peine s’illeva

la tête pour parler : « Comprends-tumaintenant

le pourquoi du soleil sur ton épaulegauche ? »

 

Sa même nonchalance et son discours tropbref

amenaient sur ma lèvre un début de sourire

et je dis : « Belacqua[35], je ne suis plus en peine

 

de toi dorénavant ; mais pourquoirestes-tu

ici précisément ? Attends-tu quelqueguide,

ou bien as-tu repris tes vieilleshabitudes ? »

 

« Frère, à quoi bon, dit-il, monterjusque là-haut,

puisque l’oiseau de Dieu qui veille surl’entrée

ne me permettrait pas d’aller chercher lespeines ?

 

Il me convient d’attendre ici que le cieltourne

autant autour de moi qu’il le fit dans mavie,

car le bon repentir s’était trop faitattendre ;

 

à moins de l’obtenir au moyen de prières

qui jaillissent d’un cœur visité par lagrâce ;

des autres, peu me chaut, car le Ciel n’enveut pas.

 

Cependant le poète s’avançait jusqu’à nous

et me disait : « Viens donc !Regarde le soleil

à son méridien ; et de l’autre côté

 

la nuit foule déjà sous ses pieds leMaroc. »

CHANT V

 

Nous nous étions déjà séparés de cesombres,

et j’allais en dernier sur les pas de monguide,

lorsque soudain quelqu’un cria derrièremoi,

 

en me montrant du doigt :« Tiens ! il me semble bien

que celui d’en bas tue à sa gauche lesrais :

on dirait qu’il agit comme un êtrevivant ! »

 

Je tournai le regard au son de cette voix

et vis qu’avec surprise il me dévisageait

moi seul, toujours moi seul et le rayonbrisé.

 

« Pourquoi donc ton esprits’embourbe-t-il si vite ?

me dit alors mon maître ; et pourquoit’arrêter ?

Qu’importe ce qu’on peut déblatérerlà-bas ?

 

Suis-moi toujours de près et laisse dire auxgens,

ferme comme une tour, qui n’incline jamais

le front, pour fort que soit le souffle del’archer ;

 

car celui dont l’esprit va d’un objet àl’autre

éloigne constamment la cible de soi-même,

et le dernier souci fait oublier lesautres. »

 

Qu’aurais-je pu répondre alors, sinon :« Je viens ! »

Et, le disant, je crus sentir sur monvisage

les couleurs qui parfois méritent lepardon.

 

Cependant sur la côte et pas très loin denous

montaient certaines gens, le long d’unraccourci,

verset après verset chantant leMiserere[36].

 

Mais, s’étant aperçus que moi, grâce à moncorps,

je ne permettais pas aux rayons de passer,

leur chant devint un oh ! aussi rauqueque long ;

 

et deux de ces esprits, faisant lesmessagers,

coururent jusqu’à nous, afin dedemander :

« Expliquez-nous quelle est votrecondition ! »

 

Mon maître leur parla : « Vouspouvez retourner

et raconter à ceux qui vous ont envoyés

que celui-ci possède un vrai corps de chairvraie.

 

S’ils se sont arrêtés pour avoir vu sonombre,

comme je pense, alors la réponsesuffit :

vous pouvez l’estimer, car il peut êtreutile. »[37]

 

Une étoile en filant fend moins vitel’azur

au début de la nuit, ou l’éclair un nuage,

au coucher du soleil, quand l’été bat sonplein,

 

que je n’ai vu courir ces ombres vers leursrangs,

et de là revenir vers nous, avec lesautres,

comme des cavaliers lancés à toute bride.

 

« Ceux qui viennent vers nous meparaissent nombreux ;

ils voudront te parler, dit alors lepoète.

Va donc les écouter, mais toujours enmarchant ! »

 

« Âme qui suis ainsi le chemin de lajoie,

avec les membres vrais reçus à lanaissance,

criaient-ils en venant, attends-nous donc unpeu !

 

Regarde si jamais tu vis quelqu’un denous,

pour ensuite là-bas en porter lanouvelle !

Hélas ! pourquoi vas-tu sans vouloirt’arrêter ?

 

Nous avons tous trouvé la mort parviolence

et restâmes pécheurs jusqu’au dernierinstant,

où la grâce du Ciel nous vint ouvrir lesyeux ;

 

ainsi, nous repentant et pardonnant auxautres,

nous quittâmes la vie et partîmes versDieu,

pressés par le désir de voir sa sainteface. »[38]

 

Je répondis : « J’ai beau regardervos visages,

je n’en connais aucun ; mais si vousdésirez

quelque chose de moi, esprits bienfortunés,

 

dites : je vais le faire, au nom de cettepaix

qu’il me faut rechercher ainsi, de monde enmonde,

en marchant sur les pas d’un guide aussifameux. »

 

Alors l’un d’eux parla : « Nousavons confiance

quant à ta bonne foi, même sans tesserments,

si, comme tu le veux, tu le puis en effet.

 

Je te demande, moi qui parle avant lesautres[39],

si jamais tu reviens pour revoir lescontrées

qui vont de la Romagne à celle où règneCharles[40],

 

d’obtenir à Fanon, par ta courtoiseinstance,

qu’on rappelle mon nom dans toutes lesprières,

pour que je puisse ainsi purger mes grandesfautes.

 

C’est de là que je suis ; mais le profondpertuis

par où s’enfuit mon sang, ma premièredemeure,

est venu me chercher au paysd’Anténor[41],

 

où je pensais pourtant me trouver àl’abri.

Celui d’Este est l’auteur, qui m’avait enhorreur,

bien trop loin au-delà de ce que veut ledroit.

 

Mais si j’avais pu fuir du côté de Mira,

quand dans Oriane l’on mit la main surmoi,

je serais à cette heure au monde où l’onrespire[42].

 

Je courus au marais ; mais les joncs etla vase

m’empêtrèrent si bien, qu’il me falluttomber

et de mes veines voir jaillir un lac desang. »

 

Puis, un autre parla : « Si le vœus’accomplit,

qui t’attire au sommet de la sainteMontagne,

viens au secours du mien, avec tes bonnesœuvres !

 

Je suis de Monte Feltre et mon nom estBuonconte[43] ;

mais Jeanne et tous les miens m’ont si bienoublié

qu’entre ceux-ci je marche en baissant leregard. »

 

« Quelle force, lui dis-je, ou sinon quelhasard

t’avait donc entraîné si loin de Campaldin,

que l’on n’a jamais pu retrouver toncadavre ? »

 

« Hélas, répondit-il ; aux pieds duCassin

il existe un cours d’eau du nomd’Archiatre,

qui naît dans l’Apennin, plus haut quel’ermitage[44].

 

C’est là que j’arrivai, la gorgetranspercée ;

à peu près à l’endroit où cette eau perd sonnom[45],

je fuyais seul, tachant la plaine de monsang.

 

Là, j’ai perdu la vue ; et ma paroleultime

fut le nom de Marie ; et c’est en cetendroit

que je tombai, laissant ma chairabandonnée.

 

Telle est la vérité, rapporte-la là-haut.

L’ange de Dieu m’a pris ; mais celui del’Enfer

criait : « Ô toi du Ciel, pourquoim’en prives-tu ?

 

Tu remportes ainsi, pour une seule larme

qui fait que je le perds, ce qu’il ad’éternel ;

mais je saurai, du moins, comment traiter sesrestes !

 

Tu dois savoir comment s’amoncelle dansl’air

cette humide vapeur qui se transforme eneau

dès qu’elle monte assez pour rencontrer lefroid.

 

Il joignit sa malice et sa soif de malfaire

à son savoir, mêlant la vapeur et le vent,

par le pouvoir qu’il tient de sa seulenature.

 

Puis, à la nuit tombante, il a faitrecouvrir

le vallon de brouillards, de Prato Magne aujoug[46],

épaississant si fort le ciel au-dessusd’elle,

 

que cet air condensé devint bientôt del’eau :

il plut alors à verse ; et les ruisseauxreçurent

toute l’eau que le sol se lassaitd’avaler ;

 

et, la réunissant dans de grandesrivières,

il la précipita dans le fleuve royal

si promptement, que rien n’aurait pul’arrêter.

 

Archiatre gonflé, trouvant à l’embouchure

mon corps tout refroidi, le poussa dansl’Arno,

décroisant mes deux bras, que j’avais mismoi-même

 

en croix sur ma poitrine, avant desuccomber ;

ensuite il me roula sur son fond, sur saberge,

et il m’ensevelit enfin dans sesdépôts. »

« De grâce, lorsqu’au monde enfin tureviendras

et te reposeras de ton si long voyage,

dit un troisième esprit, qui suivait lesecond,

 

rappelle-toi mon nom : je suis cetteAPia

que Sienne fit, et puis que défit laMaremme :

celui-là le sait bien, qui m’avaitépousée,

 

m’ayant passé l’anneau comme une chaîne audoigt.[47]

 

CHANT VI

 

« Lorsque du jeu de dés la partie a prisfin,

celui qui vient de perdre en sort triste etpenaud

et, répétant les coups, s’instruit à sesdépens ;

 

mais l’assistance suit et flatte legagnant :

l’un emboîte le pas, l’autre suit lecortège

ou marche à ses côtés, lui parlant àl’oreille ;

 

mais lui, sans s’arrêter, complaisammentécoute,

et s’il donne à quelqu’un, celui-là seretire,

en sorte qu’il parvient à sortir de lapresse.

 

Tel me trouvais-je alors au milieu de lafoule,

tournant tantôt vers l’un les yeux, tantôtvers l’autre,

et je m’en dégageais à force de promesses.

 

Là, j’ai vu l’Arétin à qui donna la mort

le bras droit trop cruel de Gino deTacco[48],

et l’autre qui périt en chassant sescontraires[49].

 

Là me priaient aussi, tendant leurs bras versmoi,

Frédéric le Nouvel avec celui de Pise,

qui du bon Marzucco fit voir la fortetrempe[50].

 

J’y vis le comte Orso[51] et l’âmequi disait

que par haine et envie elle fut expulsée

de son corps, et non pas par l’effet de sesfautes :

 

c’est Pierre de la Brosse[52] : il faut qu’elle y pourvoie,

la dame de Brabant, tant qu’elle estici-bas,

ou qu’elle aille grossir le troupeau desméchants.

 

Dès que je fus enfin délivré de cesombres,

qui priaient pour avoir les prières desautres,

tant le désir les point d’être plus vitesaintes,

 

je me mis à parler : « Il semble, ôma lumière,

qu’en un de tes écrits tu repousses l’idée

que la prière peut fléchir la loi duCiel[53].

 

Pourtant, c’est bien cela que ces gens-cidemandent :

comment se peut-il donc que leur espoir soitvain ?

ou n’ai-je point compris au juste tesparoles ? »

 

Il répondit : « Le sens de mon écritest clair,

et l’espoir de ces gens n’est nullementtrompeur,

si l’on veut y penser d’un espritreposé ;

 

car on ne fausse pas la suprême justice,

si la flamme d’amour liquide en un clind’œil

la dette de quiconque héberge en cetendroit.

 

Cependant, à l’époque où j’ai dit lecontraire,

l’oraison n’aurait pu racheter lespécheurs,

puisque Dieu n’était pas présent dans lesprières.

 

Mais ne t’empêche pas de doutes sisubtils,

s’ils ne te sont pas dits par celle quifera

jaillir dans ton esprit la lumière duvrai.

 

Je veux, si tu m’entends, parler deBéatrice :

tu vas la voir bientôt là-haut, sur lesommet

de la haute montagne, heureuse etsouriante. »

 

« Seigneur, lui dis-je alors, allons-ydonc plus vite,

car je me sens déjà moins fatiguéqu’avant,

et tu vois bien que l’ombre augmente au pieddu mont. »

 

« Nous allons avancer avant la fin dujour,

répondit-il alors, le plus que nouspourrons ;

mais n’imagine pas que la chose est sisimple.

 

Avant d’y parvenir, tu verras le retour

de l’astre que déjà le flanc du mont nouscache,

en sorte que ton corps ne lui sert plusd’écran.

 

Mais observe là-bas cette âme toute seule,

qui semble attendre assise et regarde versnous :

elle nous montrera le chemin le pluscourt. »

 

Nous fûmes la chercher : âme du grandLombard,

comme tu restais là, dédaigneuse etaltière,

et quelle dignité dans ton profondregard !

 

Pas un mot ne tombait de ses lèvresfermées :

elle nous regardait avancer, en silence,

et paraissait de loin un lion au repos.

 

Virgile cependant s’approcha davantage

pour demander l’endroit où l’on monteaisément ;

mais elle, sans vouloir répondre à saprière,

 

d’abord nous demanda nos noms et nospatries ;

et mon doux maître à peine avait-ilcommencé :

« Mantoue… »  et déjà l’ombre,absente auparavant,

 

bondit soudain vers lui du lieu qu’elleoccupait,

disant : « Ô Mantouan, mon nom estSordello[54] ;

je suis de ton pays ! » Et tousdeux s’embrassèrent.

 

Ah ! Italie esclave, auberge dedouleur,

navire sans nocher au milieu destourmentes,

reine jadis du monde, et maintenantbordel !

 

Ainsi, ce noble esprit se montraitdisposé,

en entendant le nom de sa douce patrie,

à faire bonne chère à son compatriote,

 

cependant qu’en ton sein tes fils vivants nerestent

pas un seul jour en paix, se déchirant l’unl’autre,

quoiqu’ils se disent fils d’une mêmecité !

 

Regarde, infortunée, autour de tesfrontières,

le long de ta marine, et jusque dans tonsein,

et dis-moi si l’on trouve un seul endroit enpaix !

 

En vain Justinien t’a raccoutré lesrênes[55],

puisque l’on ne voit pas qui saurait s’enservir :

s’il ne l’avait pas fait, ta honte seraitmoindre.

 

Et vous, qui ne devriez penser qu’auxoraisons

et laisser le César se tenir ferme enselle,

si vous entendez bien ce que Dieu vousordonne,

 

regardez la cavale, elle devient rétive

depuis qu’elle a perdu la peur del’éperon,

le jour où votre main s’empara de labride !

 

Oh ! Albert Allemand[56],qui délaisses ainsi

celle qu’on a rendue indomptable etsauvage,

juste quand il faudrait enfourcher lesarçons,

 

qu’un juste châtiment retombe sur tonsang,

et que le Ciel le rende exemplaire etvisible,

pour remplir de terreur jusqu’à tonsuccesseur !

 

Car ton père, et puis toi, vous aveztoléré,

Retenus outre-monts par votre convoitise,

on changeât en désert le jardin del’Empire.

 

Viens voir les Capulets avec lesMontaigut,

viens voir les Monadique et lesFilipacchi,[57]

les uns vêtus de deuil, les autres dansl’angoisse ! »

 

Viens, ô cruel, pour voir la dureoppression

que souffrent tes féaux, et guéris leursblessures !

Vois la prospérité de ceux deSantarem ![58]

 

Viens voir Rome pleurer, la veuveabandonnée

qui t’appelle et gémit sans cesse, jour etnuit :

« Ô mon César, pourquoi m’abandonnerainsi ? »[59]

 

Viens voir comment les gens s’aiment les unsles autres :

si jamais la pitié ne peut pas t’émouvoir,

au moins viens pour rougir de ton tristerenom !

 

Et si j’ose en parler, souverain Jupiter

qui pour nous ici-bas as souffert sur lacroix,

où regardent-ils donc, les yeux de taJustice ?

 

Peut-être en son tréfonds ta sagesseinsondable

prépare-t-elle ainsi quelque nouveaubienfait

dont nous sommes trop loin pour nousapercevoir ?

 

Pourquoi, sinon, partout les villesd’Italie

regorgent de tyrans, et le premier vilain

qui commence à briguer se croit unMarcellus ?[60]

 

Ô ma douce Florence, immense est tonbonheur,

car ces digressions ne sauraient tetoucher,

grâce aux sages efforts de tous tescitoyens !

 

La justice est au cœur, qui part comme uneflèche,

que la raison parfois ralentit ouretient :

mais les tiens l’ont toujours sur le bout deleurs lèvres.

 

Les offices publics sont un honneur quipèse ;

mais ton peuple empressé répond sans qu’onl’appelle,

et chacun de crier : « Je connaismon devoir ! »

 

Sois contente à présent, car tout t’y donnedroit,

toi, la riche et la sage et la trèspacifique :

et l’effet montre assez si je ne dis pasvrai.

 

Athènes ou bien Sparte à la belle police,

à qui le monde doit les lois du tempsjadis,

sont, quand aux bonnes mœurs, de petitsapprentis

 

auprès de toi, qui suis des règles sisubtiles

qu’au milieu de novembre il ne te resterien

de ce que tu faisais filer au moisd’octobre.

 

Que de fois, du plus loin que l’on sait tonhistoire,

n’as-tu pas tout changé, les lois et lamonnaie,

les mœurs et les tarifs, renouvelant tesmembres ?[61]

 

Et si tu te souviens et sais juger leschoses,

tu verras que tu fais comme certainsmalades

qui, ne pouvant trouver le repos sur leurcouche,

 

se tournent sans arrêt, pour oublier leurmal.

 

CHANT VII

 

Après que cet accueil affectueux et digne

se fut renouvelé par trois ou quatre fois,

Sordide recula : « Et qui doncêtes-vous ? »

 

« Avant qu’aux flancs du mont fissentretour les âmes

à qui l’on a permis de monter jusqu’àDieu,

Octavien a mis mes cendres au tombeau.

 

Je suis Virgile : et seul m’a fait perdrele Ciel

le défaut d’ignorer la véritablefoi. »

C’est par ces mêmes mots que répondit monmaître.

 

Comme qui voit soudain surgir devant lesyeux

quelque objet surprenant, dont il resteébaubi,

y croit et n’y croit pas, se tâte etdit : « C’est vrai ! »

 

tel restait l’autre ; et puis, enbaissant le regard,

il vint plus près de lui et lui ceignit lataille,

humble comme l’enfant qui s’accroche à sonpère.

 

« Ô gloire des Latins, s’exclama-t-il,par qui

notre langue a montré ce qu’elle peutproduire,

ornement de la ville où j’ai reçu le jour,

 

quel mérite ou faveur me permet de tevoir ?

Dis-moi, si d’écouter tes propos je suisdigne,

viendrais-tu de l’Enfer ? et duquel deses cloîtres ? »

 

« Je monte jusqu’ici, répondit-ilalors,

traversant les girons de l’empire despeines ;

la volonté du Ciel m’accompagne et mepousse.

 

Et je n’ai pas perdu le soleil où tu tends

pour ce que j’avais fait, mais pour n’avoirrien fait,

puisque je l’ai connu lorsqu’il était troptard.

 

Il se trouve là-bas un lieu dont lesténèbres

sont le seul châtiment, un endroit où lesplaintes

ne sont pas des clameurs, mais de simplessoupirs.

 

Je suis son prisonnier, avec les innocents

que la dent de la mort touche avant qu’ilsaient pu

purifier en eux la faute originelle.

 

Je suis son prisonnier, avec ceux qui n’ontpas

les trois saintes vertus[62],mais qui, fuyant le vice,

ont eu les autres dons et les aimèrenttous.

 

Mais si tu sais et peux le dire,donne-nous

quelques renseignements pour arriver plusvite

à l’endroit où vraiment l’on entre auPurgatoire. »

 

Il dit : « Nous n’avons pas deséjour établi ;

il m’est permis d’aller tout autour et plushaut ;

jusqu’où je puis monter, je serai donc tonguide.

 

Mais tu vois que le jour commence àdécliner,

et nous ne pouvons pas monter pendant lanuit,

ce qui fait qu’il vaut mieux penser à quelquegîte.

 

Vois à droite, là-bas, des âmesisolées ;

je vais, si tu veux bien, te mener auprèsd’elles ;

non sans quelque plaisir, tu pourras lesconnaître. »

 

Ou Virgile dit : « Comment ? Siquelqu’un essayait

monter dans la nuit, qui viendraitl’empêcher ?

bien, serait-ce donc qu’il ne le pourraitpas ? »

 

Lors le bon Sordide traça du doigt parterre

une ligne, en disant :« Vois-tu ? Je ne saurais

dépasser cette ligne, après le crépuscule.

 

Pourtant, rien ne vient faire obstacle à lamontée,

à part l’obscurité, qui la rend impossible

et supprime par là le désir d’avancer.

 

Retournons donc plus bas, c’est ce qui reste àfaire ;

pour voir les alentours, nous parcourrons lacôte,

pendant que l’horizon nous cache lesoleil. »

Alors mon maître dit, non sansétonnement :

 

« Mène-nous à l’endroit que tu viens denous dire,

pour y passer le temps plusagréablement ! »

Nous nous étions à peine éloignés delà-bas,

 

lorsque je vis le flanc du mont quis’affaissait,

comme on voit ici-bas se creuser quelqueval[63].

« C’est là que nous irons, nous dit alorscette ombre,

 

où la côte se creuse en forme degiron ;

et nous attendrons là le retour dumatin. »

Un sentier tortueux s’offrait pour yconduire,

 

se dirigeant en bas jusqu’au flanc duvallon,

où son bord descendait de plus de lamoitié.

 

L’or ou le fin argent, l’écarlate et leblanc,

le bleu d’Inde, le bois lumineux etbrillant

et la fraîche émeraude au point de sacassure,

 

posés parmi les fleurs et l’herbe de cepré,

seraient facilement vaincus par leurscouleurs,

comme le plus petit doit céder au plusfort.

 

La nature y servait non seulement depeintre,

mais y mêlait aussi mille douces odeurs,

dans de nouveaux parfums, à nul autrepareils.

 

Parmi l’herbe et les fleurs j’apercevais desâmes

assises, entonnant le SalveRegina[64],

que d’abord le ravin nous empêchait devoir.

 

« Tant que nous disposons d’un reste delumière,

nous dit le Mantouan qui nous avaitguidés,

ne me demandez pas de vous mener prèsd’elles.

 

Du haut de l’éperon vous pourrezdistinguer

les gestes et les traits de tous ceux delà-bas,

mieux qu’accueillis par eux au fond de lavallée.

 

Celui qui reste assis sur la plus hauteplace

et qui semble avoir trop négligé sesdevoirs,

ne mêlant pas sa voix avec le chant desautres,

 

fut Rodolphe empereur, qui pouvait bienguérir

la blessure qui met l’Italie autombeau ;

et l’autre vint trop tard pour pouvoir lasauver[65].

 

Celui qui, devant lui, semble le consoler,

régna sur le pays baigné par l’eau quicoule

de la Moldave à l’Elbe et de l’Elbe à lamer :

 

c’est ce même Ottonien qui déjà dans leslanges

valait mieux que son fils, le barbuWenceslas,

 

vautré dans la paresse et dans lesvoluptés[66].

 

À côté, le camus qui discute à l’écart

avec cet autre esprit au visage bonhomme,

mourut en s’enfuyant et flétrissant seslis[67].

 

Vous le voyez d’ailleurs se frapper lapoitrine !

Et voyez son voisin, qui soupire à côté,

le visage enfoncé dans le creux de samain :

 

du malheur de la France ils $ont père etbeau-père ;

ils connaissent sa vie abjecte etcorrompue :

de là cette douleur qui les travailleainsi.

 

L’homme à la forte épaule et dont le chantrépond

à la voix de cet autre au nezproéminent[68],

a porté le cordon des plus rares mérites.

 

Après lui, si son trône avait pu demeurer

au jeune homme qui reste assis derrièrelui[69],

la vertu n’aurait fait que changer devaisseau.

 

Je n’en dis pas autant des autreshéritiers,

car Jacques et Frédéric, qui règnent à saplace,

n’ont pas su conserver le meilleur del’hoirie[70].

 

L’honnêteté des gens ne passe pas souvent

aux rejetons ; Celui qui la donne leveut,

afin que nous sachions que nous la luidevons.

Cette allusion vaut autant pour ce grandnez

que pour Pierre, qu’on voit chanter àl’unisson

et qui fit tant pleurer la Provence et laPouille[71].

 

Le fruit de sa semence a bien dégénéré,

d’autant plus que Constance[72] eutun meilleur mari

que ne l’eut Béatrice, ou Margueriteensuite.

 

Voyez là-bas Henri, qui fut roid’Angleterre

et vécut simplement, assis seul, àl’écart :

il eut, lui, plus de chance avec sonrejeton[73].

 

Et celui qui, plus bas, reste étendu parterre,

regardant vers le haut, est le marquisGuillaume,

pour qui le Montferrat avec le Canavèse

 

ont été mis à sac par ceuxd’Alexandrie. »[74]

CHANT VIII

 

C’était l’heure où s’empare un désir derentrer

de l’âme des marins et attendrit leurscœurs,

rappelant les adieux des doux amisabsents,

 

et qui trouble d’amour le pèlerin nouveau,

lorsqu’il lui semble entendre un son lointainde cloches

pleurant la mort du jour qui s’éteintlonguement ;

 

lorsque, l’oreille enfin devenue inutile,

je m’aperçus qu’une âme s’était soudaindressée,

d’un signe de la main demandant audience.

 

Elle joignit ensuite et leva les deuxpaumes,

dirigeant son regard du côté du Levant,

comme pour dire à Dieu : « Tu faismon seul souci ! »

 

De ses lèvres jaillit un Te lucisante[75]

avec tant de douceur et si dévotement,

qu’il finit par me faire oublier quij’étais ;

 

et les esprits dévots, aussi pieusement,

firent chœur avec lui jusqu’à la fin del’hymne,

avec les yeux fixés sur les sphères d’enhaut.

 

Lecteur, aiguise bien maintenant leregard,

car je te rends du vrai si transparent levoile,

qu’il devrait t’être aisé d’en pénétrer lesens.

 

Comme je regardais la noble compagnie

contempler longuement le ciel en setaisant,

comme semblant attendre humblement quelquechose

 

je vis surgir d’en haut et descendre deuxanges

qui portaient à la main des glaivesflamboyants

à la pointe émoussée et privés detranchant.

 

Leur tunique semblait plus verte que lesfeuilles

écloses fraîchement, et leurs deux ailesvertes

la faisaient voltiger derrière eux, dans lesairs.

 

L’un d’eux vint se placer au-dessus de nostêtes,

et l’autre descendit sur la berge opposée,

si bien que les esprits restaient entre lesdeux.

 

D’où j’étais, je voyais très bien leurs têtesblondes,

mais l’œil ne pouvait pas supporter leursregards,

comme une faculté soumise à rude épreuve.

 

« Ils arrivent, les deux, du giron deMarie,

expliqua Sordello, pour garder ce vallon

contre l’ancien serpent, qui doit venirbientôt. »

 

Et moi, qui ne savais quel était sonchemin,

je regardais partout, et courus meblottir,

glacé par la terreur, contre l’épauleamie.

 

Sordello poursuivait : « Descendonsmaintenant

parmi ces grands esprits, et allons leurparler !

C’est avec grand plaisir qu’ils vont vousrecevoir. »

 

En trois pas que je fis, j’étais déjàlà-bas,

et j’y vis un esprit qui m’observait moiseul,

comme s’il eût voulu connaître quij’étais.

 

C’était à l’heure où l’air devient épais etnoir,

pas assez cependant pour cacher à nos yeux

ce qu’il semblait d’abord vouloir nousrefuser.

 

Il s’avança vers moi ; moi, je partisvers lui :

noble juge Nino[76], quel nefut mon plaisir,

de voir que tu n’es pas parmi la gentdamnée !

 

Nous n’oubliâmes lors aucun salutcourtois :

puis il dit : « Depuis quand es-tuvenu chez nous,

sur l’infini des eaux, au pied de lamontagne ? »

 

Je lui dis : « J’ai passé par letriste séjour

ce matin ; mais je suis dans ma premièrevie,

et j’aspire à gagner par ce voyage unautre. »

 

Et m’ayant entendu répondre ainsi,lui-même

ainsi que Sordello reculèrent d’un pas,

comme ceux qu’assaillit un troubleinattendu.

 

L’un courut vers Virgile, l’autre vers unesprit

qui l’attendait assis et lui dit :« Viens, Conrad ![77]

Viens, pour voir ce qu’a fait la volonté deDieu ! »

 

Puis, se tournant vers moi : « Parla rare faveur

que tu dois à Celui qui sait si biencacher

son mobile premier, qu’on n’en voit pas laclef,

quand tu seras chez toi, par-delà l’océan,

vois ma Jeanne[78] etdis-lui qu’elle implore pour moi

au trône où l’innocent est toujoursécouté.

 

Je pense que sa mère a cessé de m’aimer,

depuis qu’elle a quitté les blancs bandeauxdes veuves,

Qu’elle ne peut qu’en vain regretter àprésent[79].

 

Son exemple suffit pour montrer clairement

combien peu, chez les femmes, dure le feud’amour

que n’entretiennent plus les regards, lescaresses.

 

Le Milanais qui met dans ses armes laguivre

ne lui fera jamais de plus belles obsèques

que celles que le coq lui promit àGallure. »[80]

 

C’est ainsi qu’il parlait ; et il portaitla marque,

visible sur le front, de la juste colère

qui prend au cœur prudent de façonmodérée.

 

Moi, je portais souvent mon regard curieux

vers le ciel, où tournait l’étoile la pluslente,

comme le fait la roue au plus près del’essieu.

 

« Que cherches-tu là-haut, monfils ? » me dit mon guide.

« Je regarde, lui dis-je alors, les troisflambeaux

dont la splendeur paraît embrasser tout lepôle. »

 

« Les quatre astres, dit-il, dont labelle lumière

t’apparut ce matin, se sont cachés là-bas,

et tu vois maintenant d’autres qui lesremplacent. »[81]

 

À ce même moment, Sordello lui fit signe

en lui disant : « Vois-tu là-basnotre ennemi ? »

et en pointant du doigt l’endroit qu’il luimontrait.

 

Au bout où s’évasait la petite vallée,

un serpent s’avançait, pareil sans doute àl’autre

dont Ève prit jadis le fruit le plus amer.

 

Cet animal abject rampait parmi lesfleurs,

tournant parfois la tête et se léchant ledos,

comme les bêtes font, pour se lisser lepoil.

 

Comme je n’ai pas vu, je ne pourrais pasdire

comment prirent leur vol les deux oiseauxcélestes,

mais je les ai bien vus l’un et l’autrevoler.

 

Sentant passer dans l’air le vol des ailesvertes,

le serpent prit la fuite ; et les angesrevinrent,

d’un vol toujours égal, et reprirent leursplaces.

 

Pendant ce même temps, l’esprit qui s’étaitjoint

au juge, lorsqu’il l’eut appelé par sonnom,

ne m’avait pas quitté du regard uninstant.

 

« Puisse, dit-il enfin, la torche qui teguide

trouver dans ton esprit l’alimentnécessaire

pour te faire arriver au suprêmeséjour !

 

Si tu veux par hasard me donner desnouvelles

soit du val de Magra, soit du pays voisin,

dis-moi ce que tu sais, car j’en fus leseigneur.

 

On me nommait jadis Conrad Malaspina[82] ;

je ne suis pas l’Ancien, mais je descends delui ;

j’épure ici l’amour que je portais auxmiens. »

 

« Oh ! répondis-je alors, je n’aijamais été

dans votre région ; mais quel endroitd’Europe

ignore-t-il encor sa granderenommée ?

 

La réputation dont jouit votre nom

a prôné les seigneurs et leur contrée, ensorte

que sans la visiter on pense laconnaître ;

 

et je crois aussi fort qu’en l’espoir delà-haut

que ta noble maison n’est pas en train deperdre

la gloire qu’elle obtint par la bourse et leglaive[83].

 

La nature et le droit lui font ceprivilège ;

car si le chef pervers met le monde àl’envers,

seule elle marche droit et se rit desécueils. »[84]

 

« Va donc ! dit-il alors ; lesoleil n’ira point

coucher plus de sept fois au lit que leBélier

lui prépare et lui couvre avec ses quatrepattes[85],

 

avant que cette même opinion courtoise

ne se fixe à jamais dans ta tête et secloue

avec des clous plus forts que les discoursd’autrui,

 

si Dieu ne suspend pas le cours de sesdécrets. »

CHANT IX

 

Du décrépit Tithon déjà la concubine[86]

commençait à blanchir au bord de l’Orient

et de son doux ami semblait fuir lesétreintes.

 

Son front resplendissait des pierresprécieuses

qui forment le portrait de ce froid animal

qui du bout de sa queue attaque leshumains ;[87]

 

et à ce même endroit où nous restionsassis

la nuit avait déjà fait deux pas vers lejour

et semblait mettre en train le départ dutroisième,[88]

 

lorsque moi, qui traînais le premier dond’Adam,

vaincu par le sommeil, je me couchai dansl’herbe

où restaient au repos les autres quatre,assis.

 

À l’heure où l’hirondelle, aux approches dujour,

commence à dégoiser une triste complainte,

pleine du souvenir de ses premièrespeines,[89]

 

et lorsque notre esprit, débarrassé deschaînes

du poids de notre chair et de notrepensée,

se livre aux visions et presqueprophétise,

 

il me semblait en songe apercevoir au ciel

un aigle aux plumes d’or, suspendu dans lesairs,

prêt à foncer sur nous, les ailesdéployées.

 

Ensuite je pensais me trouver dans ce lieu

où l’enfant Ganymède abandonna les siens,

lorsqu’il fut enlevé pour le palais desDieux.

 

Je disais en moi-même : « Il esthabitué

à ne faire qu’ici sa chasse, et n’aime pas

s’agripper à la proie ailleurs qu’en cetendroit. »

 

Et puis il me semblait qu’il tournoyait dansl’air

et se précipitait sur moi comme un éclair

et m’enlevait là-haut, au célestefoyer[90].

 

Ensuite il me semblait que nous brûlions tousdeux

et le brasier du songe étaitinsupportable,

à tel point qu’il finit par me faireéveiller.

 

Comme Achille jadis tressaillit en jetant

partout autour de lui des regards étonnés,

sans savoir quel était le lieu qu’ilregardait,

 

lorsque sa mère vint le reprendre àChiron,

l’emportant endormi dans ses bras àScyros,

d’où les Grecs par la suite allaient leretirer ;

 

ainsi je tressaillis, lorsque de mespaupières

s’absenta le sommeil, et perdis lescouleurs,

sous le frisson glacé qui m’étreignait lecœur.

 

Seul restait près de moi celui qui meconsole ;

le soleil était haut l’espace de deuxheures[91] ;

je tenais le regard tourné vers le rivage.

 

« Ne crains rien maintenant, dit alorsmon seigneur.

Nous sommes arrivés à bon port ; prendscourage !

Ne te relâche pas, fais un nouveleffort !

 

Nous sommes arrivés au seuil duPurgatoire :

regarde le rebord de rochers quil’entoure,

et l’endroit où l’on voit qu’il demeureentr’ouvert !

 

À l’heure où le matin est devancé parl’aube,

alors que ton esprit plongeait dans lesommeil,

au-dessus de ces fleurs qui parent lavallée,

 

une dame survint, qui dit : – « Jesuis Lucie.

Laissez-moi transporter celui qui dortlà-bas,

afin que le monter lui coûte moinsd’effort. »

 

Sordello reste en bas, avec les noblesâmes ;

elle t’a pris ensuite et s’est mise àmonter,

dès que le jour fut clair : moi, j’aisuivi ses pas.

 

Elle t’a déposé, non sans m’avoir montré

avec son beau regard la porte quevoilà ;

puis, elle et son sommeil sont disparusensemble. »

 

Comme celui qui voit se dissiper sesdoutes

et sent se convertir ses frayeurs enespoir,

après avoir enfin appris la vérité,

 

tel je devins moi-même ; et aussitôt monguide,

me voyant rassuré, partit vers la falaise,

dont je gravis la pente à quelques pas delui.

 

Lecteur, tu comprendras qu’à présent mamatière

commence à s’élever : ne t’étonne doncpas,

si je vais l’habiller avec plusd’artifice.

 

Nous nous étions déjà rapprochés del’endroit

où je croyais d’abord distinguer une fente

qui semblait séparer deux pans de lamuraille ;

 

et j’y vis une porte à laquelle on pouvait

monter par trois gradins de couleursdifférentes,

et dont le seul gardien demeuraitimmobile.

 

Et comme j’ouvrais grands les yeux, pourregarder,

je l’ai bien vu, debout sur la marche d’enhaut,

mais je n’ai pu souffrir l’éclat de sonvisage.

 

Il tenait à la main toute nue une épée

dont les brillants reflets resplendissaient sifort,

que souvent mon regard en restait ébloui.

 

« Écoutez-moi, là-bas : qu’est-ceque vous voulez ?

commença-t-il à dire ; où reste votreescorte ?

Gardez que ce chemin ne vous coûte tropcher ! »

 

« Une dame du Ciel, qui connaît bien ceschoses,

répondit mon seigneur, nous envoya tantôt,

nous disant : « Allez là, la porteest devant vous ! »

 

« Qu’elle soit avec vous sur la route dubien !

répondit aussitôt le gardien tropcourtois ;

venez, avancez-vous, venez monter nosmarches ! »

 

Alors nous avançâmes jusqu’au premierdegré,

construit en marbre blanc si lisse et sipoli,

que je m’y vis tout tel que je suis eneffet.

 

Le second était teint des couleurs de lanuit,

fait en pierre rugueuse et qui semblaitbrûlée,

en long et en travers sillonné decrevasses.

 

Le troisième gradin, qui dominait lesautres,

paraissait d’un porphyre aussi haut encouleur

que le sang qui jaillit lorsqu’on ouvre uneveine[92].

 

C’était sur ce dernier que reposaient lesplantes

du messager de Dieu, qui défendait leseuil

et paraissait briller plus que le diamant.

 

Mon guide m’entraîna, visiblement content,

le long des trois gradins, en me disant :« Demande,

mais bien modestement, qu’on ouvre laserrure ! »

 

Me jetant aux saints pieds avec dévotion,

j’implorai par pitié que l’on m’ouvrît laporte,

après avoir frappé par trois fois mapoitrine.

 

Il me marqua sept P sur le front, à lapointe

de son épée, et dit : « Ne négligedonc pas,

quand tu seras entré, de laver ces septplaies ! »[93]

 

La couleur de la cendre ou de la terresèche

est tout à fait pareille à celle de sarobe[94] ;

et de l’un de ses plis il retira deuxclefs.

 

La première était d’or et l’autre étaitd’argent[95] ;

et avec la clef blanche, ensuite avec lajaune,

il fit ce qu’il fallait pour moncontentement.

 

« Chaque fois que faillit l’une de cesdeux clefs

et ne tourne pas rond au trou de laserrure,

nous dit-il, on ne peut obtenir lepassage.

 

L’une est plus chère ; l’autre exige plusd’adresse

et beaucoup de savoir, avant qu’on puisseouvrir,

car elle seule peut délier tous les nœuds.

 

Pierre me les donna jadis, en me disant

qu’il fallait ouvrir trop plutôt que tropfermer,

pourvu qu’on vînt toujours implorer àgenoux. »

 

Ensuite il poussa l’huis de la portesacrée,

en nous disant : « Entrez !mais je vous fais savoir

qu’on expulse celui qui regarde enarrière. »[96]

 

Lorsque, l’instant d’après, nous avons vutourner

sur leurs gonds les pivots de la portesacrée,

qui sont faits d’un métal sonore etrésistant,

 

la Porte Tarpéienne a dû grincer moinsfort

et céder bien plus vite, quand le bonMetellus

fut enlevé de force, et le trésorvidé[97].

 

Et m’étant retourné quand j’entendis cebruit,

je crus entendre aussi Te Deumlaudamus[98]

que chantait une voix à ces doux sonsmêlée.

 

Ce que j’en entendais me rappelait assez

l’effet que nous produit quelquefois lamusique

quand le texte paraît tantôt être couvert

 

et tantôt renforcé par les accords del’orgue.

 

CHANT X

 

Après avoir franchi le seuil de cetteporte

que les mauvais penchants nous empêchentd’atteindre,

faisant passer pour droit le chemintortueux,

 

je compris, grâce au bruit, qu’on l’avaitrefermée ;

et si j’avais tourné la tête pour la voir,

ma faute aurait-elle eu quelque excusedécente ?

 

Et déjà nous montions par la brèche d’unroc

qui formait des détours allant de touscôtés,

comme l’onde qui fuit et court par millebras.

 

« Il faut, en cet endroit, user d’un peud’adresse,

me dit alors mon maître, et parmi cesdétours

profiter de celui qui nous aide àmonter. »

 

Cela ralentissait à ce point notre marche,

que la lune en décours avait déjà gagné

le lit où d’habitude elle va se coucher,

 

avant que nous fussions dégagés dugoulot ;

et lorsque au ciel ouvert nous sortîmesenfin,

où la côte, là-haut, forme comme unpalier,

 

moi presque à bout de force et les deuxincertains

quant au chemin à suivre, un plateau nousreçut,

plus solitaire encor qu’un sentier audésert[99].

 

À partir de son bord qui confine à l’abîme

jusqu’au pied du rocher qui monte vers lacime,

la stature d’un homme aurait tenu troisfois[100] ;

 

et aussi loin que l’œil pouvaits’aventurer,

à ma droite aussi bien qu’à gauche, il mesemblait

voir que cette corniche était partoutpareille.

 

Nous n’avions pas encor fait un seul paslà-haut,

lorsque je m’aperçus que le flanc durocher,

dont le pourtour formait un mur tombant àpic,

 

était de marbre blanc, orné dehauts-reliefs

si beaux, que Polyclète et même la nature

devraient, en les voyant, se tenir pourvaincus.

 

L’ange qui vint sur terre apporter lanouvelle

de la paix si longtemps ardemmentsouhaitée,

ouvrant le Ciel fermé par le longinterdit,

 

y paraissait sculpté devant nous, sivivant

dans sa belle attitude empreinte dedouceur,

qu’on ne croyait pas voir une imagemuette.

 

On eût presque juré qu’il prononçait Ave,

car à côté de lui on apercevait Celle

qui d’un seul tour de clef ouvrit l’amoursuprême :

 

et par sa contenance elle illustrait cesmots :

Ecce ancilla Dei[101],bien plus fidèlement

que l’empreinte du sceau s’imprimant dans lacire.

 

« Ne reste pas fixé toujours au mêmeendroit ! »

me dit mon doux seigneur, me gardant près delui,

du côté qui ressent les battements ducœur.

 

À ces mots, je tournai les yeux et je pusvoir

au-delà de Marie et du même côté,

où se tenait celui qui dirigeait mes pas,

 

un sujet différent gravé dans le rocher.

Je dépassai Virgile et m’approchai de lui,

afin de mieux pouvoir l’embrasser duregard.

 

On voyait entaillés dans la paroi demarbre

le char avec les bœufs qui traînaient l’Archesainte,

dure à qui s’ingérait dans l’office desautres[102].

 

La foule allait devant ; et comme ellesemblait

répartie en sept chœurs, le regard medisait :

« Ils chantent ! » etl’oreille : « On ne les entend pas ! »

 

De la même façon, l’encens et sa fumée,

qu’on y représentait, mettaient encontroverse,

pour un oui, pour un non, les yeux avec lenez.

 

Là, marchant au-devant du sacréréceptacle,

on voyait, court vêtu, danser l’humblepsalmiste,

s’y montrant à la fois et plus et moins qu’unroi.

 

À côté se montrait, assise à la fenêtre

d’une belle maison, Michol, qu’on devinait

à la fois étonnée et pleine de mépris[103].

 

En poussant au-delà de l’endroit oùj’étais,

je contemplais de près une nouvellehistoire,

dont la blancheur brillait au-delà deMichol.

 

J’y voyais retracer l’image des hautsfaits

de ce prince romain dont le rare mérite

fit gagner à Grégoire une grandevictoire[104] :

 

je parle du portrait de l’empereur Trajan.

Une veuve avait pris son cheval par lefrein ;

son geste exprimait bien ses larmes et sapeine.

 

Autour de lui piaffait une fouleinnombrable

de cavaliers romains ; et le ventagitait

par-dessus leurs cimiers les aigles sur campd’or.

 

Parmi tous ces soldats, la pauvre vieillefemme

semblait dire : « Seigneur, jedemande justice

pour le meurtre d’un fils, dont j’ai le cœurbrisé. »

 

Il semblait lui répondre : « Nousallons au retour

voir cela. » Mais alors elledisait : « Seigneur

(et l’on sentait la peine étouffer sespropos),

 

si tu ne reviens pas ? » – « Unautre aura ma place :

Il te fera justice. » – « Et que tesert, dit-elle,

le bien qu’un autre fait, s’il ne te chaut dutien ? »

 

Il dit alors : « Courage ! Ilfaut que je remplisse

ce devoir sur-le-champ, avant de m’enaller :

la justice le veut et la pitiél’exige. »

 

Celui qui n’a rien vu qui fût nouveau pourlui

peut seul représenter ce langage sensible

et nouveau pour nous seuls, qui n’en possédonspas.

 

Comme je regardais avec un vif plaisir

l’exemple édifiant de tant de modestie,

plus chère encore, grâce à son divinauteur :

 

« Voici venir des gens, murmura lepoète,

qui s’approchent de nous, marchant auralenti :

ils diront le chemin que l’on suit pourmonter. »

 

Mes yeux, toujours contents de tout fouillerpartout,

afin de contempler les nouveautés qu’ilsaiment,

s’étaient déjà pressés d’aller à leurrencontre.

 

Je m’en voudrais pourtant, si tu voulaislaisser

ton bon propos, lecteur, en apprenant ici

comment Dieu nous oblige à payer notredette.

 

Ne regarde donc pas la forme destourments :

pense à ce qui s’ensuit, pense qu’au pisaller

ils ne sauraient durer que jusqu’au grandprocès[105].

 

Moi, je lui dis alors : « Maître,ceux que je vois

venir ainsi vers nous ne semblent pas deshommes :

je ne sais ce que c’est, ni s’il faut croireaux yeux. »

 

Et il me répondit : « La naturesévère

de leur punition les tient ployés à terre

tant que j’en ai douté moi-même toutd’abord.

 

Mais regarde-les bien, tâche de distinguer

ceux qui se traînent là, courbés sous lesrochers :

tu peux les voir déjà se frapper lapoitrine. »

 

Chrétien présomptueux, ô pauvre malheureux

dont l’esprit mal portant a si courte lavue

qu’il prend pour de l’avance une marche àrebours,

 

n’as-tu donc pas compris que nous sommes desvers

d’où se dégagera le papillon céleste

pour voler droit vers Dieu, sans craindre lesécueils ?

 

D’où vient que ton orgueil lève si haut lacrête,

oubliant que tu n’es qu’un avortond’insecte,

un ver dont la nature a raté lafaçon ?

 

Comme ces corps humains qui servent deconsoles

et soutiennent parfois le toit ou lebalcon,

ployant jusqu’à toucher du genou leurpoitrine,

 

font par leur fausse peine à celui quiregarde

une peine réelle, ainsi je les voyais

venir, quand je pris soin de mieux lesobserver.

 

Ils étaient, il est vrai, plus ou moinsaccablés,

selon qu’au dos leur charge était plus oumoins lourde ;

mais celui qui montrait le plus depatience

semblait dire en pleurant : « Hélas,je n’en peux plus ! »

 

CHANT XI

 

« Notre Père qui es au royaume descieux,

préférant leur séjour, bien que tu sois sansbornes,

pour l’amour qui t’attache au royaume d’enhaut,

 

que ton nom soit loué partout, et tapuissance,

par toute créature, et que chacuns’empresse

de rendre toujours grâce à ton divinesprit.

 

Que descende entre nous la paix de tonroyaume,

car nous ne pouvons pas la rapprocher denous,

et tout notre art est vain, si tu ne nous ladonnes ;

 

et tout comme là-haut les anges te dédient

chacun de leurs pensers, en chantanthosanna,

devant ta volonté que les hommess’inclinent.

 

Donne-nous aujourd’hui et tous les jours lamanne

sans laquelle, au milieu de cet âpredésert,

tel recule, qui pense arriver le premier.

 

Comme nous pardonnons aux autres tout lemal

qu’ils nous ont fait souffrir, pardonne-nousaussi

par grâce, sans peser notre peu de mérite.

 

Veuille ne pas tenter notre frêle vertu,

qui trop aisément cède à l’antiqueadversaire,

mais délivre-la-nous de ses tentations.

 

Ô Seigneur bien-aimé, le dernier de cesvœux

n’était pas fait pour nous, qui sommes àl’abri,

mais pour ceux qui là-bas restent derrièrenous. »

 

Ces ombres, récitant ainsi leurs oraisons,

pour elles et pour nous, s’avançaient sousleur poids,

semblables à celui dont nous accable unsonge

 

parfois ; et, châtiés de façoninégale,

tous ces esprits longeaient la premièrecorniche

pour se purifier des brumes d’ici-bas.

 

Et si l’on sait si bien prier pour nous chezeux,

que ne pourraient pas faire et dire ici poureux

ceux dont la volonté pousse en terrefertile ?

 

Il nous faut les aider à laver lesstigmates

qu’ils ont portés ici, pour qu’ils puissentmonter,

légers et lumineux, au monde des étoiles.

 

« Que justice et pitié puissent vousalléger,

vous permettant bientôt d’utiliser vosailes,

pour monter jusqu’en haut, au gré de vosdésirs ;

 

mais dites-moi, par où gagne-t-onl’escalier

plus vite ? et si l’on peut prendre plusd’un chemin,

dites, de quel côté la pente est moinsabrupte ?

 

Car comme celui-ci, qui m’accompagne,porte

tout le poids de la chair d’Adam, dont ils’habille,

il est lent malgré lui lorsqu’il lui fautmonter. »

 

Ce qui fut dit par eux, pour répondre audiscours

que prononçait celui dont je suivais lespas,

ne nous permettait pas de savoir quiparlait ;

 

mais on nous dit : « À droite, ensuivant le rebord,

venez donc avec nous ; vous trouverezl’endroit

par où peut bien passer un homme encorvivant.

 

Et si je n’étais pas empêché par la roche

qui dompte maintenant mon front troporgueilleux,

m’obligeant à porter mon regard vers lebas,

 

j’aimerais bien savoir si je peuxreconnaître

celui qui vient ici vivant, et tait sonnom,

pour mieux l’apitoyer avec ce lourdfardeau.

 

Moi, je suis d’Italie, et fils d’un grandToscan[106] ;

mon père s’appelait GuillaumeAldobrandesque :

je ne sais si ce nom arriva jusqu’à vous.

 

Pourtant, le noble sang et les oeuvresillustres

de mes nombreux aïeux m’avaient rendu sivain

que, sans penser assez à notre mère àtous,

 

je méprisai si fort tous les êtreshumains,

qu’à la fin j’en mourus, Sienne sait biencomment,

et dans Campagnatique un enfant le dirait.

 

Moi, je m’appelle Humbert. La superbe aperdu

bien d’autres avant moi, car tous mescompagnons

en furent entraînés dans le même désastre.

 

C’est pour cette raison que je porteaujourd’hui

ce poids parmi les morts, pour satisfaire àDieu,

puisque je n’ai pas su le porter dans lavie. »

 

J’avais baissé les yeux, pour pouvoirl’écouter ;

et l’un d’eux, différent de celui quiparlait,

se tordit tant qu’il put sous son pesantfardeau,

 

me vit, me reconnut et voulut m’appeler,

maintenant le regard péniblement fixé

sur moi, qui m’avançais aussi courbé qu’euxtous[107].

 

« Oh ! dis-je, n’es-tu pasl’illustre Oderisi,

gloire de Gubbio, l’ornement de cet art

qu’on désigne à Paris du nomd’enluminure ? »[108]

 

« Frère, répondit-il, les feuillets quecolore

Franco le Bolonais[109] sontbien plus souriants :

à lui tout le renom, je n’en ai que lesmiettes.

 

Mais, naturellement, je n’aurais sul’admettre

du temps où je vivais, mettant l’ambition

de mon cœur à vouloir être partoutpremier.

 

C’est ici que l’on sent l’effet de cetorgueil ;

et je ne serais pas ici, si ce n’était

qu’au milieu de l’erreur je fis retour àDieu.

 

Ô des rêves humains vanitéglorieuse !

Que leurs frêles couleurs durent peu sur lescimes,

si les âges suivants deviennent moinsgrossiers !

 

Cimabué semblait sans rival en peinture,

et c’est du seul Giotto que l’on parleaujourd’hui,

reléguant dans l’oubli le renom dupremier[110].

 

Un nouveau Guide aussi vient d’enlever àl’autre

la palme de la langue[111] ; et peut-être un troisième

est né, qui chassera l’un et l’autre dunid[112].

 

La gloire de là-bas n’est qu’un faiblesoupir

de vent, soufflant tantôt de-ci, tantôtdelà,

et qui change de nom tout comme il changed’aire.

 

Ton renom sera-t-il plus grand d’ici milleans,

si ta chair t’abandonne étant déjàflétrie,

que si tu la perdras lorsque tu ne saisdire

 

que dodo et papa ? Car mille ans sontbien moins,

aux yeux de l’Éternel, qu’un battement decils

face au cercle d’en haut qui tourne le moinsvite.

 

Celui que tu peux voir cheminer devant moi

du bruit de son renom a rempli laToscane ;

à peine maintenant s’en souvient-on àSienne,

 

dont il était seigneur lorsque fut abattu

le dépit florentin, qui semblait en cetemps

aussi bouffi d’orgueil qu’il est lâcheaujourd’hui.

 

Oui, votre renommée a la couleur del’herbe,

qui vient et disparaît, lentement délavée

par Celui qui la sort du sein de l’âpreterre. »

 

Je dis : « Ton bon discours a semédans mon cœur

la juste humilité, vidant tout monorgueil.

Mais qui donc est celui dont tu parlaistantôt ? »

 

« C’est, me répondit-il, ProvenzalSalvani.

Il se trouve avec nous pour avoir prétendu

que Sienne devait être à lui seul toutentière[113].

 

C’est pour l’avoir pensé qu’il n’a plus derepos

du jour de son trépas ; car c’est là larançon

qu’on exige de ceux qui sur terre osenttrop. »

 

« Mais, dis-je, si l’esprit qui pour serepentir

attend d’être arrivé jusqu’au bord de sesjours

doit demeurer en bas et n’est admis ici

 

(à moins de l’en sortir par de bonnesprières)

un laps de temps égal à celui de sa vie,

comment s’explique-t-il qu’on l’ait laissémonter ? »

 

« C’est que, lorsqu’il était au comble desa gloire,

fit l’autre, il se rendit sur le Champ desSiennois[114],

sans qu’on l’eut obligé, déposant sonorgueil ;

 

et là, pour délivrer un ami des tourments

qu’il supportait alors dans les prisons deCharles[115],

il demandait l’aumône, en frissonnantd’angoisse.

 

Je ne t’en dis pas plus. Mon parler estobscur ;

cependant tes voisins feront bientôt ensorte

que tu sauras très bien commentl’interpréter[116] ;

ce fut ce geste-là qui lui ouvrit nosportes. »

 

CHANT XII

 

Je marchais de concert avec l’âmeaccablée,

comme avancent deux bœufs tirant le mêmejoug,

pendant que m’attendait mon gentilpédagogue.

 

Mais lorsqu’il dit : « Pressons,laissons leur compagnie ;

par ici, chacun doit pousser sa proprebarque,

en s’aidant, s’il le peut, des voiles et desrames »,

 

je me suis redressé, comme on fait quand onmarche

regardant devant soi, bien que par lapensée

je demeurais toujours confus et accablé.

 

J’avais repris la marche et suivaisvolontiers

les traces de mon maître ; et déjà tousles deux

nous éprouvions combien la route étaitfacile[117],

 

lorsqu’il me dit : « Dirige tonregard vers le bas !

Il est bon, si tu veux assurer ton voyage,

d’examiner le lit où se posent tespas. »

 

Comme, pour conserver à jamais leurmémoire,

les tombeaux élevés sur la terre auxdéfunts

de ce qu’ils ont été représentent l’image,

 

ce qui fait qu’à leur vue on sent monter leslarmes,

tant du ressouvenir nous piquel’aiguillon,

qui presse seulement le cœur des genssensibles,

 

je vis là des portraits, infiniment plusbeaux,

conformes aux canons de l’art, et quitenaient

tout le bord du chemin, du côté duravin[118].

 

J’y voyais d’un côté celui qui fut créé

plus noble que tout être ayant jamaisété[119],

précipité du Ciel plus vite que la foudre.

 

D’autre part, j’y voyais le géant Briarée,

qui gisait transpercé par le célestetrait,

plaqué contre le sol par le froid de lamort[120] ;

 

j’y vis Mars et Pallas et le géantThymbrée,

armés, serrant les rangs à l’entour de leurpère,

contemplant les débris des Titans abattus.

 

J’y vis Nemrod au pied de l’énormeédifice,

d’un regard égaré considérant les peuples

qui furent orgueilleux avec lui dansSennar.

 

Toi-même, Niobé, que tes yeux étaienttristes,

tels que je les ai vus figurés sur maroute,

entre tes deux fois sept enfantsexterminés !

 

Ô Saûl, que ta mort me semblait éloquente,

venant de ton épée, là-bas, à Gelboé,

qu’ignorent depuis lors la pluie et larosée !

 

Et toi, folle Arachné, je t’y voyaisaussi,

tout éplorée, déjà changée en araignée,

au-dessus des lambeaux tissés pour tonmalheur[121].

 

Ô Roboam[122], icitu n’es plus menaçant,

emporté par ton char et remplid’épouvanté,

quoiqu’on ne songe plus à te donner lachasse !

 

On pouvait voir aussi sur le rude pavé

Alcméon, qui jadis exigea de sa mère

un prix trop élevé pour son fatalbijou[123].

 

Et de Sennachérib on pouvait voir les fils

se jetant sur leur père enfermé dans letemple,

et puis abandonnant en ce lieu soncadavre[124].

 

On voyait le désastre et le cruel massacre

qu’infligea Thomyris à Cyrus, luidisant :

« N’as-tu pas soif de sang ? Je vaisdonc t’en gaver ! »

 

On y voyait aussi fuir les Assyriens,

après avoir appris qu’Holopherne étaitmort,

et l’on y distinguait les restes de soncorps.

 

On voyait Troie enfin en ruine et encendre :

ô superbe Ilion, que ton image, telle

qu’on peut la voir là-bas, me semble ignobleet vile !

 

Quel maître de la plume ou, sinon, dupinceau

pourrait représenter ces ombres, cesimages,

dont les plus entendus resteraientétonnés ?

 

Les morts y semblaient morts et les vivants,vivants.

J’ai mieux vu que celui qui voitréellement

tout ce que je foulais, marchant la têtebasse.

 

Bouffissez-vous toujours d’orgueil, rejetonsd’Ève !

Cherchez toujours en haut, sans regarder auxpieds

si vous vous engagez dans un mauvaissentier !

 

Mais nous étions montés plus haut, tout enmarchant,

et le soleil déjà consommait sa carrière

plus que l’esprit distrait ne l’avaitestimé,

 

quand celui qui marchait en regardanttoujours

vers l’avant, m’avertit : «Il faut leverla tête :

c’est fini maintenant d’aller enrêvassant !

 

Vois comme de là-haut un ange se prépare

à descendre vers nous : et la sixièmeesclave

du jour vient de finir le temps de sonservice[125].

 

Que ton geste et tes traits traduisent tonrespect,

pour qu’il nous soit permis de monter jusqu’enhaut :

pense que ce jour-ci ne reviendrajamais ! »

 

J’avais plus d’une fois écouté sessemonces

sur la perte du temps : ce thèmefamilier

n’était donc plus pour moi difficile àcomprendre.

 

Droit sur nous s’avançait la bellecréature,

toute de blanc vêtue et portant au visage

l’éclatante splendeur de l’astre du matin.

 

Elle ouvrit ses deux bras et déploya sesailes

en nous disant : « Venez ! Lesgradins sont tout près :

le monter, désormais, vous sera plusfacile. »

 

Bien peu pourront un jour répondre à cetappel.

Hommes, faits pour monter jusqu’en haut envolant,

pourquoi le moindre vent vous fait-il donctomber ?

 

Puis il nous conduisit où le rocher sefend

et caressa mon front d’un battement del’aile[126],

m’assurant que j’allais voyager sansencombre.

 

Comme sur la main droite allant vers lamontagne,

plus loin que Rubaconte, où se trouvel’église

dominant la cité sagement gouvernée,

 

le flanc qui tombe à pic devient plusaccessible

grâce aux gradins qu’on fit du temps où lesfaussaires

et les gens sans aveu n’y faisaient point leurnid[127] ;

 

telle se radoucit en ce point la montée,

qui dresse ailleurs un mur jusqu’à l’autrereplain[128] ;

mais deux hautes parois la pressent sur lesflancs.

 

Juste au moment d’entrer l’on entendit desvoix

qui chantaient : Beati pauperesspiritu[129],

avec plus de douceur qu’on ne saurait ledire.

 

Ah ! combien cet endroit me semblaitdifférent

de l’Enfer ! Car on entre ici parmi leschants,

et là-bas, au milieu de sauvages clameurs.

 

Et déjà nous montions sur ces gradinssacrés,

dont l’accès me semblait maintenant plusfacile

que la marche d’avant dans la platecampagne.

 

« Oh ! maître, dis-je alors,explique-moi, quel poids

vient-on de m’enlever, qui fait que je nesens

nulle fatigue en moi, malgré cettemontée ? »

 

Et sa réponse fut : « Lorsque les Pqui restent

encore sur ton front, effacés à moitié,

auront tous disparu, ainsi que le premier,

 

tes pieds sauront si bien servir ton bonvouloir,

qu’outre qu’ils ne sauront ce que c’est quefatigue,

ils auront du plaisir à marcher vers lehaut. »

 

Je me sentis alors comme certains passants

qui portent sur leur dos quelque objet qu’ilsignorent

et, s’en apercevant par les signes desautres,

 

ils s’aident de leurs mains pour savoir ce quec’est

et cherchent à tâtons, leurs doigts faisantl’office

que leurs yeux n’avaient pas le moyend’assurer.

 

Tâtant avec les doigts de la droiteécartés,

je ne découvris plus que six de ces septsignes

que traça sur mon front l’ange porteur declefs ;

et mon guide ne put s’empêcher d’ensourire.

 

CHANT XIII

 

Nous venions de monter en haut del’escalier

où se repose un peu, pour la seconde fois,

la montagne où l’on vient se laver despéchés[130].

 

Faisant le tour du pic, une longuecorniche

nous apparut là-haut, pareille à lapremière,

sauf qu’elle forme un rond qui paraît pluspetit.

 

On n’y voit pas d’image ou de signevisible[131] ;

la route et le ravin et tout ce qui s’ytrouve

ont les pâles couleurs de la pierre polie.

 

« S’il faut attendre ici des gens quinous renseignent,

disait pendant ce temps le poète, jecrains

qu’on n’ait trop de retard à la fin del’attente. »

 

Puis il leva les yeux du côté du soleil

et, son propre flanc droit lui servant commed’axe,

il fit faire à son corps un tour complet àgauche.

 

« Toi, sur la foi de qui j’entreprends cechemin

nouveau pour moi, dit-il, conduis-nous donc,doux astre,

comme aussi tu conduis ceux qui viennentici !

 

Tu réchauffes le monde et fournis salumière ;

si quelque autre raison n’y vient pascontredire,

dirige maintenant nos pas de tesrayons ! »

 

Nous avions à peu près parcouru ladistance

qu’on désigne ici-bas sous le nom d’unemille,

en quelques brefs instants, telle était notrehâte,

 

quand j’entendis soudain des esprits quivolaient

sur nous, sans qu’on les vît, et faisaient enpassant

au festin de l’amour des invitescourtoises[132].

 

La première des voix qui passait en volant

dit : Vinum non habent[133], qui sonna fort et clair,

et le redit encore en s’éloignant de nous.

 

Son écho n’était pas tout à fait effacé,

qu’une autre voix survint, disant :« Je suis Oreste »[134],

et s’en fut aussitôt, sans vouloirs’arrêter.

 

« Oh ! père, dis-je alors, quellessont donc ces voix ? »

Je n’avais pas fini, quand voici latroisième

qui nous disait : « Aimez ceux quivous font le mal ! »[135]

 

Mon bon maître me dit : « C’est lepéché d’envie

que l’on punit ainsi dans ce cercle, enprenant

notre amour du prochain pour mèche dufouet.

 

Le frein, pour mieux agir, travaille en senscontraire ;

tu vas t’en rendre compte, à ce que jecomprends,

avant que d’arriver sur le seuil dupardon.

 

Mais tâche de fixer ton regard devant toi,

et tu verras des gens qui sont assis parterre,

formant une enfilade au bord de lafalaise. »,

 

Alors, ouvrant les yeux plus grandsqu’auparavant

pour chercher devant moi, j’aperçus desesprits

qui portaient des manteaux de la couleur despierres.

 

Nous nous étions à peine approchés de leurtroupe,

que j’entendis crier : « Priez pournous, Marie ! »

et appeler Michel et Pierre et tous lessaints.

 

Je crois que sur la terre il n’est pas un seulhomme,

de nos jours, assez dur pour ne paséprouver

un serrement de cœur, sachant ce que j’yvis ;

 

car, arrivant enfin assez près de leurgroupe

pour mieux me renseigner sur leursagissements,

mes yeux firent les frais de la peine ducœur.

 

On les voyait couverts de miséreuxcilices ;

chacun soutenait l’autre et l’aidait del’épaule,

s’adossant au rocher qui les soutenaittous.

 

Les aveugles qui n’ont aucun moyen devivre

font ainsi, lorsqu’ils vont quêter dans lespardons,

chacun d’eux appuyant sur son voisin latête,

 

dans le but d’attendrir les passants qui lesvoient,

aussi bien par le son de leurs dolentesvoix

que par leur triste aspect, qui touche au fonddu cœur.

 

Comme pour les berlus le soleil dorttoujours,

pour ces ombres de même, à l’endroit dont jeparle,

la lumière du ciel refuse ses bienfaits,

 

car leur paupière était d’un fil de ferpercée,

cousue ainsi qu’on fait à l’épervierhagard,

quand on veut l’obliger à se tenirtranquille.

 

J’eus peur, en m’avançant, de ne pas faireoutrage

à ceux que je voyais sans qu’ils me pussentvoir,

et je me retournai vers mon sage conseil.

 

Sans doute comprit-il le sens de monsilence,

car il n’attendit pas que je le luidemande

et il dit : « Parle-leur ; maissois bref et précis ! »

 

Virgile se tenait du côté de la route

par où l’on peut rouler facilement en bas,

puisque aucun garde-fou ne lui sert derempart ;

 

et les esprits dévots, assis sur l’autrebord,

arrosaient, à travers leurs horriblescoutures,

de longs ruisseaux de pleurs leurs visageséteints.

 

Je me tournai vers eux et leur dis :« Âmes sûres

de contempler un jour la céleste lumière,

la seule vers laquelle aspire votreardeur,

 

que la grâce d’en haut réduise les écumes

de votre conscience, afin que sans retard

puisse descendre en vous le fleuve del’oubli ![136]

 

Dites-moi, car j’aurais du plaisir àl’entendre,

ne trouve-t-on ici nul qui soitd’Italie ?

Peut-être aimerait-il que le monde lesût. »

 

« Frère, tous les esprits ont le droit decité

dans une seule ville ; sans doute veux-tudire,

qui vécurent les jours d’exil enItalie. »

 

Une ombre avait parlé, qui paraissaitattendre ;

et si l’on me demande à quoi je l’aicompris,

au menton soulevé, comme chez lesaveugles.

 

« Esprit qui pour monter, ainsi tedisciplines,

lui dis-je, si c’est toi qui viens de merépondre,

permets-moi de savoir ton nom et tonpays. »

 

« J’étais, dit-elle alors, deSienne ; et nous purgeons,

moi-même et tous ceux-ci, notre méchantevie,

priant Dieu qu’il nous laisse arriver jusqu’àlui.

 

Bien que j’eusse porté le nom deSapia[137],

je n’ai pas été sage ; et le mal duprochain

plus que mon propre bien me remplissait dejoie.

 

Et si jamais tu crois que je veux tetromper,

écoute si je fus folle au point que jedis,

quand déjà de mes ans s’infléchissait lacourbe.

 

Tous mes concitoyens se trouvaient près deColle[138],

en bataille rangée avec leursennemis :

moi, j’implorais du Ciel un arrêt déjàpris.

 

Ils y furent défaits et contraints à lafuite

par trop amère ; et moi, les voyantpoursuivis,

j’éprouvais une joie à nulle autrepareille,

 

au point que, cherchant Dieu d’un regardtéméraire,

je lui dis : « Désormais je n’aiplus peur de toi ! »

comme un merle qui voit un signe de beautemps.

 

Sur la fin de mes jours, je voulus avecDieu

me réconcilier ; mais je n’aurais paspu

entrer pour faire ici la juste pénitence,

 

si ce n’avait été par l’intercession

de Pier Pettinajo, dont les saintesprières

vinrent, par charité, m’apporter leursecours[139].

 

Mais dis, qui donc es-tu, toi qui nousinterroges

sur les temps d’autrefois, et vas les yeuxouverts,

à ce que je comprends, et en parlantrespires ? »

 

« Un jour, dis-je, à mon tour j’aurai lesyeux cousus ;

pour peu de temps, je crois, car j’ai méfait àpeine,

jetant sur le prochain des regardsenvieux.

 

Mais une peur plus grande assaille monesprit,

aussitôt que je pense aux tourmentsd’au-dessous,

dont je sens le fardeau peser déjà surmoi. »[140]

 

Elle me demanda : « Qui t’enseignala route,

et qui te fait penser que tu vasretourner ? »

« Celui qui m’accompagne et qui se tait,lui dis-je.

 

Je suis encor vivant ; partant, espritélu,

tu n’as qu’à demander, si tu veux quelà-bas

je cherche à te servir avec mes piedsmortels. »

 

« Cela, dit-elle alors, sort bien del’ordinaire !

Le signe est évident, qui fait voir que Dieut’aime ;

ainsi, veuille parfois m’aider de tesprières !

 

Par ton plus cher désir je t’en fais lademande :

si tu foules jamais la terre de Toscane,

de ceux de ma maison regagne-moil’estime !

 

Tu les retrouveras parmi ce peuple vain

qui met dans Talamon son espoir[141], pour y perdre

plus qu’il n’en a perdu pour chercher laDiane[142] ;

 

mais les entrepreneurs y perdront plus quetous. »

 

CHANT XIV

 

« Qui donc est celui-ci, qui fait le tourdu mont

avant que de sa main la mort ne l’aitpoussé,

et qui, comme il veut, baisse et soulève lescils ? »

 

« Je ne le connais pas ; j’entendsqu’il n’est pas seul ;

ais demande-le-lui, puisqu’il est près detoi ;

prends-le doucement, pour le faireparler ! »

 

Ainsi disaient plus loin deux âmes, sepenchant

l’une vers l’autre, à droite et au-delà denous ;

puis, levant le visage afin de me parler,

 

l’une d’elles me dit : « Âme qui vasainsi

vers le Ciel, en gardant tous les liens ducorps,

veuille par charité nous consoler et dire

 

d’où viens-tu ? qui fus-tu ? car tunous as produit

un émerveillement plus grand, avec tagrâce,

que nul autre miracle auparavantconnu. »

 

Lors je dis : « Au milieu de laToscane passe

un cours d’eau qui commence auprès deFalterone[143]

et parcourt pour le moins cent milles dechemin.

 

J’apporte de ses bords cette chair quevoici ;

de dire qui je suis, c’est parler sans riendire,

puisque, jusqu’à présent, mon nom n’est pasconnu. »

 

« Si mon intelligence arrive à biensaisir

le sens de ton discours, me répondit alors

le premier des esprits, tu parles del’Arno. »

 

Et l’autre d’ajouter : « Maispourquoi donc cet homme

aime-t-il mieux cacher le nom de larivière,

comme s’il s’agissait d’un objetrépugnant ? »

 

L’ombre à qui paraissait s’adresser lademande

répliqua : « Je ne sais ; maisil me semble juste

que le nom d’un tel fleuve à jamaisdisparaisse,

 

puisque depuis sa source, où la chaîne desmonts

dont se détache au bout Pélore, s’enfle etcroît

si haut que peu d’endroits pourraient ledépasser[144],

 

et jusqu’à l’embouchure où la mer récupère

l’élément que le ciel sèche de sa surface

et qui forme le corps de toutes lesrivières,

 

on fuit comme un serpent la vertu, que l’ontient

pour ennemie, à cause ou bien d’unmaléfice

qui s’attache à ces lieux, ou des mauvaisesmœurs,

 

finissant par changer tellement la nature

de tous les habitants de ces tristesvallées,

qu’on dirait que leur pâtre est la mêmeCircé.

 

Parmi de sales porcs, à qui les glandsconviennent

mieux que nul aliment conçu pour leshumains,

il dirige d’abord son modeste chemin[145].

 

Plus loin, en descendant, il trouve desroquets

qui savent aboyer plus qu’ils ne peuventmordre,

et il détourne d’eux son museau, pardédain[146].

 

Il s’enfonce plus bas, et plus il devientgros,

plus il y voit les chiens se transformer enloups,

cet égout de malheur et malédiction[147].

 

Lorsqu’il arrive enfin aux terres les plusbasses,

il trouve des renards remplis de tellefourbe,

qu’aucun engin connu ne les peutattraper[148].

 

Je ne laisserai pas de dire, et qu’onm’entende :

cet homme fera bien de ne pas oublier,

plus tard, ce que l’esprit de véritém’inspire.

 

Je vois ton petit-fils[149]en train de devenir

le chasseur de ces loups, là-bas, sur lesbords mêmes

de ce fleuve sauvage, et les mettre auxabois.

 

Il me semble le voir qui vend leur chair surpied,

en fauve qui connaît son métier, et lestue,

et, les privant de vie, il se prived’honneur.

 

Il sort rempli de sang de la triste forêt,

qu’il laisse en tel état, que même dans milleans

on ne la pourra plus reboiser commeavant. »

 

Comme lorsqu’on prédit des dommagesprochains

celui qui les écoute en demeure accablé,

quel que soit le danger qui peut lemenacer,

 

tel je vis l’autre esprit, qui s’étaitretourné,

afin d’entendre mieux, frémir et setroubler,

sitôt qu’il entendit la fin de cediscours.

 

Les paroles de l’un et le maintien del’autre

me rendaient curieux de connaître leursnoms,

que je leur demandai, les prianthumblement.

 

Celui qui le premier venait de me parler

répondit : « Ainsi donc, tu voudraisque pour toi

je fasse ce que toi, tu n’as pas fait pournous.

 

Mais du moment où Dieu fait resplendir entoi

de sa grâce l’éclat, je ne serai paschiche :

apprends donc que mon nom est Guido delDuca[150].

 

Une si rude envie empoisonnait mon sang,

que, dès que j’observais des signesd’allégresse

chez quelqu’un, l’on voyait mon visagepâlir.

 

De ce que j’ai semé tu peux voir lamoisson.

Ô genre humain, pourquoi choisis-tu tesplaisirs

de façon à tenir les autres àl’écart ?[151]

 

Celui-ci, c’est Renier, l’ornement etl’honneur

des Calboli[152],maison dont aucun descendant

n’a su, depuis sa mort, hériter sesvertus.

 

Des montagnes au Pô, de la mer à Reno,

son sang n’est pas le seul où se soitdélayé

ce bien qui nous acquiert le bonheur et levrai ;

 

puisque de bout en bout la terre estenvahie

de plantons vénéneux, et ce n’est qu’àgrand-peine

qu’on peut, par le labeur, les en fairearracher.

 

Où sont le bon Lizio et Henri Mainardi,

Pierro Traversaro, et Guido deCarpigne ?[153]

Vous êtes devenus, Romagnols, desbâtards !

 

Quand verra-t-on encore un Fabbro, dansBologne,

ou bien un Bernardin de Fosco dansFaïence[154],

la grande et noble plante aux grainesavortées ?

 

Ne sois pas étonné si je pleure, ô Toscan,

lorsque je me souviens de Guido de Prata

et d’Ugolin d’Azzo, qui furent de montemps,

 

Frédéric le Teigneux avec tous ses amis,

la maison Traversare et les Anastagi[155],

dont les deux noms se sont pareillementéteints ;

 

dames et chevaliers, plaisirs et aventures

qu’Amour et Courtoisie à l’envi nousoffraient

au pays[156] oùles cœurs sont devenus bâtards.

 

Pourquoi, Brettinoro, ne disparais-tu pas,

puisque s’en sont allés tes ancienschâtelains,

avec beaucoup des leurs, pour mourir sansdéchoir ?[157]

 

Bagnacaval fait bien de ne plusengendrer ;

Castrocaro fait mal, Conia pis encore,

qui vont perpétuer la race de telscomtes[158].

 

Les Pagan feraient mieux d’arrêter, quand leurdiable

aura fini son temps, mais sans que pourautant

on garde jamais d’eux un meilleursouvenir[159].

 

Pour toi-même, Ugolin de Fantolin, ton nom

ne redoute plus rien, car personne nereste,

qui puisse l’obscurcir par quelqueforlignage[160].

 

Mais va-t’en maintenant, Toscan, quoique leslarmes,

bien plus que les discours, sont faites pourme plaire,

tellement ces propos m’ont opprimé lecœur ! »

 

Nous savions tous les deux que ces espritsaimés

nous entendaient marcher ; ce fut doncleur silence

qui nous vint confirmer le choix de notreroute.

 

À peine avions-nous fait quelques pasau-delà,

que soudain, fendant l’air plus vite que lafoudre,

une voix résonna puissamment devantnous :

 

« Quiconque me saisit pourra me mettre àmort ! »[161]

s’effaçant aussitôt, comme un coup detonnerre

qui roule tout à coup à travers lesnuages.

 

Son bruit s’était à peine éteint dans mesoreilles,

qu’une autre voix survint, dans un si grandfracas

qu’on eût dit qu’un tonnerre avait roulé deuxfois.

 

« Je suis, dit-elle, Aglaure, et jedevins rocher. »[162]

Et lors, pour me serrer de plus près aupoète,

je fis un pas à droite au lieu dem’avancer.

 

Mais déjà l’air semblait se calmer departout ;

et il me dit alors : « C’est là lefrein terrible

qui devrait maintenir les hommes dans leursbornes.

 

Mais on mord à l’appât, et l’antiqueennemi

vous prend à l’hameçon et vous tire verslui :

et alors, à quoi bon le frein ou bienl’appeau ?

 

Le Ciel qui vous appelle est au-dessus destêtes,

pour mieux vous faire voir ses beautéséternelles,

et pourtant vos regards ne quittent pas laterre :

c’est pourquoi vous punit Celui qui connaîttout. »

 

CHANT XV

 

Un espace semblable à celui que la sphère

découvre entre la tierce et la pointe dujour

en tournant sans arrêt, comme un enfant quijoue,

 

semblait en ce moment rester à parcourir

au soleil sur sa route, avantl’obscurité ;

c’était vêpres là-haut, et parmi nousminuit[163],

 

et j’avais les rayons en plein dans lafigure,

car nous avions si bien fait tout le tour dumont,

que nous allions déjà tournés vers lecouchant,

 

quand je sentis peser comme un poids sur monfront

un éclat bien plus fort que celui desrayons

et dont la nouveauté me remplit destupeur.

 

J’élevai mes deux mains au-dessus dessourcils,

tâchant de m’en servir pour me faire unécran

et limer avec lui l’excès de la lumière.

 

Comme un rayon qui tombe au-dessus d’uneglace

ou sur l’eau rebondit dans un sens opposé

et monte vers le haut de la même façon

 

qu’il descend, et s’écarte à la mêmedistance

de la ligne que suit la chute d’unepierre,

comme l’ont démontré l’expérience etl’art,

 

ainsi j’imaginais que ce que je voyais

était quelque splendeur devant moiréfractée,

et mon regard fuyait le choc de sesrayons.

 

« Quel est donc cet objet, douxpère ? demandai-je ;

car je ne puis trouver protection quivaille

pour mes yeux, et je sens qu’il avance versnous. »

 

« Ce n’est pas étonnant, dit-il, si tonregard

ne peut pas supporter la famille duCiel :

ce messager nous dit que nous pouvonsmonter.

 

L’heure viendra bientôt, où l’aspect de ceschoses

te sera plus facile et deviendra la source

d’un plaisir sans pareil, qui comblera tessens. »

 

Quand nous fûmes enfin près de l’angebéni[164],

il dit joyeusement : « Entrez,entrez ici,

pour prendre un escalier moins raide que lesautres ! »

 

Nous montions près de là, lorsque nousentendîmes

derrière nous sa voix qui chantait :« Beati

miséricordes » et :« Réjouis-toi, vainqueur ! »[165]

 

Mon maître et moi, tout seuls, nous cheminionsensemble

vers le haut ; je pensai, pendant quenous marchions,

tirer quelque profit de ses enseignements.

 

Je me retournai donc vers lui, pourdemander :

« Maître, qu’entendait-il, cet esprit deRomagne,

en parlant de tenir les autres àl’écart ? »[166]

 

« Il connaît maintenant, me dit-il, ledommage

de sa plus grave erreur ; ne t’étonnedonc pas,

s’il la reprend ainsi, pour qu’on en souffremoins.

 

Comme tous vos désirs convergentd’habitude

vers ce qui s’amoindrit, s’il le fautpartager,

l’envie en naît, ouvrant la vanne à vossoupirs.

 

Cependant, si l’amour de la suprême sphère

par contre dirigeait vos regards vers lehaut,

votre cœur se verrait délivré de cescraintes,

 

car là-haut, plus on est nombreux à dire« notre »,

plus s’accroît de chacun pris à part larichesse,

et plus brûle d’amour le célestetroupeau. »

 

« Je suis, lui dis-je alors, plus loind’avoir compris,

que si j’avais choisi de ne riendemander :

un autre doute vient assaillir mon esprit.

 

Car comment se peut-il qu’un bien que l’onpartage

entre plusieurs arrive à faire plus deriches

que s’il était gardé par un plus petitnombre ? »

 

Il répondit alors : « Si tu neconsidères

avec l’œil de l’esprit que les chosesterrestres,

tu ne fais que changer la lumière enténèbres.

 

Ce grand bien infini que l’on ne sauraitdire

et qui règne là-haut, va rencontrerl’amour

tout comme le rayon s’unit aux corpsbrillants.

 

Et de lui-même il rend la même ardeur qu’iltrouve,

et cela fait que plus s’accroît lacharité,

plus augmente et s’accroît l’éternelleVertu,

 

plus on trouve d’esprits là-haut pour biens’aimer,

plus on trouve d’objets pour l’amour, plus ons’aime,

et l’un le rend à l’autre, à l’instar dumiroir.

 

Si ces raisonnements n’enlèvent pas tasoif,

tu verras Béatrice, elle saura bien mieux

contenter cette envie et n’importe quelleautre.

 

Applique-toi, pour toi, pour que s’effacentvite,

comme les deux l’ont fait, tes cinq autresblessures,

qui ne se fermeront qu’à force desouffrir. »

 

Avant de prononcer : « Tu m’as ôtéd’un doute »,

je vis que nous étions sur un nouveaupalier[167],

et le soin de tout voir me fit fermer labouche.

 

J’aurais dit que j’étais tout à couptransporté

parmi les visions qui peuplent uneextase ;

je crus apercevoir un temple plein demonde

 

et je vis sur le seuil une femme, disant

avec cette douceur qu’ont les mères :« Mon fils,

pourquoi donc avec nous t’es-tu conduitainsi ?

 

Tu vois, ton père et moi, nous te cherchonspartout,

le cœur en peine. »[168]Et puis, comme elle se taisait,

ce que j’avais cru voir s’était évanoui.

 

Une autre m’apparut, dont on voyait lesjoues

se baignant dans cette eau que la douleurdistille,

quand quelque grand chagrin s’est emparé ducœur,

 

et qui disait : « Es-tu le seigneurde la ville

dont le nom provoqua le grand débat desdieux

et d’où tout le savoir rayonna sur lemonde ?[169]

 

De ces bras trop hardis venge-toi,Pisistrate,

puisqu’ils se sont permis d’embrasser notrefille ! »

Et lui, il répondait, ce bon et douxseigneur,

 

sans s’être départi de son maintienpaisible :

« Et que ferons-nous d’autre à qui nousveut du mal,

s’il me faut condamner celui-ci, qui nousaime ? »

 

Puis je vis d’autres gens, qui semblaientenragés

et qui mettaient à mort, en lui jetant despierres,

un jeune homme, en criant sans cesse : «Àmort ! À mort ! »[170]

 

Et lui, je le voyais se courber vers lesol,

sous le poids de la mort de plus en pluspesant,

mais refléter toujours le Ciel dans sonregard,

 

priant le haut Seigneur, au milieu de sespeines,

afin qu’il pardonnât à sespersécuteurs ;

et ce tableau poignant me transperçait lecœur.

 

Lorsque enfin mon esprit revint vers ledehors,

vers les objets réels qu’il trouvait hors delui,

je pus m’apercevoir de mon exacteerreur[171].

 

Mon guide, en me voyant agir commequelqu’un

qui se dérobe à peine aux ombres dusommeil,

me demanda : « Qu’as-tu ? Tu netiens pas debout !

 

Tu viens de parcourir plus d’unedemi-lieue,

un voile sur les yeux, les jambesvacillantes,

comme un homme que vainc le vin ou lesommeil. »

 

« Si tu veux m’écouter, lui dis-je, ô mondoux père,

je te raconterai ce qui m’est apparu

pendant que je perdais l’usage de mesjambes. »

 

« Même si tu couvrais ta face de centmasques,

répondit-il alors, je lirais aisément

chacun de tes pensers, pour mince qu’ilparût.

 

Ce que tu viens de voir a pour butd’obtenir

que ton cœur s’ouvre enfin aux ondes de lapaix

qui jaillissent toujours de la sourceéternelle.

 

Je n’ai pas demandé :« Qu’as-tu ? » comme le fait

celui qui voit d’un œil qui cesse deservir

aussitôt que l’esprit abandonne soncorps ;

 

mais si je te l’ai dit, c’était pour tepresser :

c’est ainsi qu’il nous faut pousser lesparesseux

trop lents à profiter du retour de leursveilles. »

 

Nous allions cependant dans le soir quitombait,

observant aussi loin qu’arrivaient nosregards,

à travers la lueur de ses derniers rayons,

 

quand voici tout à coup qu’une vapeurs’avance

et s’en vient droit sur nous, comme une nuitépaisse,

sans qu’on trouve à l’entour quelque endroitoù la fuir,

 

et nous prive à la fois de lumière et d’airpur.

 

CHANT XVI

 

Aucune obscurité de l’Enfer ou des nuits

où sous un pauvre ciel on ne voit nulleétoile

dans l’air que rend épais la noirceur desnuages,

 

n’a mis devant mes yeux un voile plusopaque

ou plus rêche de poil, que la sombre fumée

qui dans ce même endroit nous vintenvelopper.

 

On arrivait à peine à tenir l’œilouvert ;

et c’est pourquoi ma sage et bien fidèleescorte

vint s’approcher de moi, pour m’offrir sonépaule.

 

Comme un aveugle suit de près sonconducteur,

de peur qu’il ne s’égare ou qu’il n’aillebuter

contre un objet qui peut le blesser outuer,

 

j’avançais lentement dans l’air impur etacre

et je prêtais l’oreille au guide quidisait :

« Prends garde à ne pas trop te séparerde moi ! »

 

Moi, j’entendais des voix, et chacunesemblait

prier l’Agneau de Dieu qui lave lespéchés,

pour implorer sa paix et sa miséricorde.

 

L’Agnus Dei formait chaque fois leurexorde[172] ;

et, sur le même ton disant les mêmes mots,

dans leur concert régnait la plus grandeharmonie.

 

« Maître, ceux que j’entends sont-ils desâmes ? » dis-je.

« Tu l’as très bien compris, répondit-ilalors :

elles défont ainsi le nœud de leurcolère. »

 

« Et toi, qui donc es-tu, qui fends notrefumée

et qui parles de nous, comme si tu tenais

le compte de tes jours par ides etcalendes ? »

 

C’est ainsi que parlait l’une de cesvoix-là ;

et mon seigneur alors me dit :« Réponds-lui donc !

Demande si c’est bien par ici que l’onmonte ! »

 

« Âme, lui dis-je, ô toi qui te lavesainsi

pour retourner plus belle à Celui qui t’afaite,

tu vas, si tu me suis, entendre desmerveilles. »

 

« Je vais t’accompagner aussi loin que jepuis

et, quoique la fumée empêche qu’on sevoie,

dit-il, le son des voix maintiendra lecontact. »

 

Alors je commençai : « Je m’en vaisvers là-haut,

avec tous les liens dont la mort nousdétache ;

j’ai déjà traversé les peines de l’Enfer.

 

Et puisque Dieu voulut me dispenser sagrâce,

au point de me permettre un voyage à sacour,

de façon tellement peu couranteaujourd’hui,

 

ne me cache donc pas qui tu fus dans lavie,

mais dis-le-moi ; dis-moi si je vaisdroit au but,

et nous nous laisserons guider par tesparoles. »

 

« J’avais été Lombard, et mon nom étaitMarc[173] ;

je connaissais le monde et j’aimais cesvertus

qui, depuis, ont cessé d’être des points demire.

 

C’est bien par ce chemin que l’on monte ausommet. »

Ce fut tout ce qu’il dit, ajoutant :« Je te prie,

veuille prier pour moi, quand tu seraslà-haut ! »

 

« Je t’engage ma foi, lui répondis-jealors,

d’accomplir ton désir ; mais je sens quej’éclate,

si je n’explique point un doute quim’oppresse.

 

Naguère il était un, mais il a redoublé

du fait de ton discours, qui me vientconfirmer

ce qu’on m’a dit ailleurs sur le mêmesujet.

 

C’est un fait que le monde est en traind’oublier,

ainsi que tu le dis, ce qu’était la vertu,

et la méchanceté la recouvre etl’accable ;

 

cependant, je t’en prie, explique-m’en lacause,

afin de la connaître et l’enseigner auxautres,

car l’un la cherche au Ciel, l’autre dans leshumains ».

 

Il concentra d’abord sa peine en un :« Hélas ! »

sorti du fond du cœur. « Le monde estplein d’aveugles,

frère, dit-il ensuite ; et toi, tu l’esaussi.

 

Vous autres, les vivants, vous rapportez lescauses

uniquement au Ciel, comme s’il entraînait

tout sans exception et nécessairement.

 

S’il en était ainsi, comme il ne resterait

nul libre arbitre en vous, il ne serait pasjuste

d’offrir aux bons la gloire et la peine auxméchants.

 

Oui, de vos mouvements le Ciel est leprincipe ;

pas de tous, je sais bien ; mais même enl’admettant,

sur le bien, sur le mal vous avez deslumières

 

et votre volonté qui, quoiqu’elles’essouffle

dans les premiers combats livrés contre lescieux,

lorsqu’on la mène bien, finira par toutvaincre.

 

Une plus grande force et meilleure nature

vous régit librement ; c’est elle quivous donne

le jugement, qui reste indépendant duCiel.

 

Ainsi donc, si le monde à présentdégénère,

la cause en est en vous, cherchez-la dans voscœurs ;

pour ma part, je veux bien t’en montrer lechemin.

 

De la main de Celui qui l’aime dès avant

qu’elle n’existe, sort, pareille à lafillette

qui s’amuse au milieu des rires et desfleurs,

 

notre âme simple et pure et qui ne connaîtrien,

sauf que, sortant des mains d’un Créateurheureux,

elle court volontiers vers tout ce qui luiplaît.

 

Elle apprend tout d’abord le goût des faussesjoies

et, s’en laissant séduire, elle en devientesclave

si quelque guide ou frein ne retient sespenchants.

 

C’est pour cela qu’il faut des lois qui vouscontraignent ;

et il vous faut un roi, qui puisse pour lemoins

de la cité divine apercevoir les tours.

 

Bien sûr, les lois sont là ; mais qui devous y pense ?

Personne : le berger qui marche lepremier

rumine, et cependant n’a pas le piedfourchu.[174]

 

Ainsi les gens, voyant leur guide serepaître

uniquement des biens qu’ils convoitenteux-mêmes,

s’en contentent aussi, sans regarder plusloin.

 

Tu comprends maintenant que la seulesemence

de la perte du monde est le guide mauvais

et non pas la nature en vous décomposée.

 

Rome, qui vous donna le bon gouvernement,

eut jadis deux soleils[175],qui montraient à chacun

la route de ce monde et la route de Dieu.

 

Il n’en reste plus qu’un ; le bâtonpastoral

s’est saisi de l’épée ; et les deux misensemble

ne peuvent forcément produire rien de bon,

 

puisque ainsi réunis, l’un ne craindra plusl’autre.

Si tu ne me crois pas, regarde la moisson,

car on connaît la plante aux fruits qu’elle aproduits.

 

Dans le pays baigné par l’Adige et le Pô

on trouvait autrefois courage etcourtoisie,

avant que Frédéric ne se heurtât au pape.

 

Si l’on veut maintenant ignorer ce quec’est

qu’honnête compagnie et conversation,

on peut le traverser de bout en bout, sansrisque.

 

On n’y saurait trouver que trois vieillards,reproche

de jadis au présent, et qui ne fontqu’attendre

l’heure où Dieu doit les mettre en un mondemeilleur.

 

Conrad de Palazzo, le bon Gérard aussi,

et Guido de Castel, qu’on nomme avecraison,

comme on dit en français, le LombardBonne-Chère[176].

 

Reconnais désormais que l’Église de Rome,

pour avoir confondu les deux pouvoirs enun,

s’embourbe et se salit elle-même et sacharge. »

 

« Tu raisonnes, cher Marc, répondis-je, àmerveille ;

je comprends maintenant pourquoi del’héritage

étaient toujours exclus les enfants deLévi[177].

 

Mais quel est ce Gérard, dont tu dis qu’ilnous reste

comme exemple vivant du monde d’autrefois,

pour servir de reproche à ce siècle defer ? »

 

« Ou tu veux me tenter, dit-il, ou tun’es pas

Italien : comment peut-on parlertoscan,

sans avoir entendu le nom du bonGérard ?

 

Pour moi, je ne saurais lui donner d’autrenom,

à moins de l’appeler le père de Gaïa[178].

Que Dieu soit avec vous, car je m’arrêteici !

 

Vois, la lueur qui perce à travers lafumée

est en train d’augmenter : un ange attendlà-bas ;

il faut que je m’en aille avant qu’il ne m’aitvu. »

Et il fit demi-tour, sans vouloirm’écouter.

 

CHANT XVII

 

Rappelle-toi, lecteur, si jamais enmontagne

tu t’es vu tout à coup surpris par lebrouillard,

plus épais que ne l’est la taie aux yeux destaupes,

 

rappelle-toi comment, lorsque la brumehumide

commence à s’éclaircir, le globe du soleil

pénètre faiblement au sein de cesvapeurs ;

 

et de cette façon ton esprit parviendra

à voir plus aisément comment j’ai retrouvé

tout d’abord le soleil en train de secoucher.

 

Puis, suivant pas à pas la marche dévouée

du maître, je sortis hors de cette buée

pendant que la lumière expirait sur lesbords.

 

Imagination, ô toi qui nous entraînes

si loin de nous parfois, qu’on ne s’en rendplus compte,

même si près de nous cent trompetteséclatent,

 

qui t’émeut, quand les sens ne t’offrent nulleprise ?[179]

Sans doute une clarté qui prend sa forme auciel,

seule, ou par un vouloir d’un haut, qui nousl’infuse.

 

Soudain le changement de cette femme impie

transformée en oiseau qui chante mieux quetous,

sur l’écran de l’esprit apparut comme uneombre[180] ;

 

et alors celui-ci se referma si bien

sur lui-même, que rien de ce qui luivenait

du monde extérieur n’aurait pu ledistraire.

 

Et puis sur mon esprit tomba comme unepluie

la vision d’un homme orgueilleux etfarouche

qui, mis en croix, mourait comme il avaitvécu[181].

 

Près de lui se tenait le grand Assuérus

avec sa femme Esther, le juste Mardochée,

également intègre en parole et en fait.

 

Et comme ce tableau s’était évanoui,

se brisant de lui-même, comme il arrive auxbulles,

lorsque l’eau qui les fait commence à leurmanquer,

 

de mes rêves surgit certaine jeune fille

pleurant amèrement, et qui disait :« Ô reine,

pourquoi ta rage a-t-elle aimé mieux lenon-être ?

 

Tu t’es donné la mort pour garderLavinie !

Tu ne l’as pas gardée ; et me voici quipleure,

avant celui d’un autre, ô mère, cetrépas ! »[182]

 

Comme le prompt rayon tombant sur lespaupières

descelle le visage et brise le sommeil

qui, tout cassé, frétille et se meurtdoucement,

 

ainsi mes visions s’estompèrent ensuite,

sitôt que mon regard perçut une lumière

plus grande que les feux dont on useici-bas[183].

 

J’allais me retourner pour mieux voir oùj’étais,

lorsqu’une voix me dit : « C’est parici qu’on monte »,

me distrayant ainsi de toute autre pensée

 

et faisant naître en moi si fortementl’envie

de savoir quel était celui qui me parlait,

que je n’eus pas de trêve avant de l’avoirvu.

 

Mais comme le regard soutient mal lesoleil

et l’excès de lumière empêche de le voir,

ma force défaillit en sentant sa présence.

 

« C’est un esprit divin qui nous montrela voie

pour aller vers le haut, sans se faireprier,

et sa propre splendeur empêche qu’on levoie.

 

Il agit avec nous comme on fait poursoi-même ;

car au besoin qui presse on n’attend laprière

que pour mieux préparer un refusmalveillant.

 

Mettons d’accord nos pas et l’offre qu’il nousfait :

hâtons-nous de monter avant qu’il fassenoir ;

sinon, nous attendrons jusqu’au retour dujour. »

 

Ainsi parla mon guide ; et d’un communaccord

nous partîmes tous deux vers certainescalier ;

et à peine arrivés sur la première marche,

 

quelque chose passa comme un battementd’aile,

me frôlant le visage[184], etme dit : « Beati

pacifici, fuyant la mauvaisecolère. »

 

Les tout derniers rayons qui font place à lanuit

montaient déjà si haut au-dessus de nostêtes,

que l’on voyait pointer par endroits lesétoiles.

 

« Ô ma vigueur, pourquoi vacilles-tu sifort ? »

me disais-je tout bas, car je croyaissentir

la force de mes pieds m’abandonnersoudain.

 

Arrivés à l’endroit où finit la montée,

en haut de l’escalier, nous restions sansbouger,

semblables à la nef qui vient d’entrer auport.

 

J’attendis un instant, pour voir sij’entendais

le moindre bruit venir de ce nouveaupalier[185],

puis je me retournai vers mon maître et luidis :

 

« Doux père, explique-moi, quelle espèced’offense

purge-t-on dans l’enceinte où nous venonsd’entrer ?

Suspendons notre marche, et poursuis tondiscours ! »

 

Il répondit alors : « L’amour dubien, qui manque

de pouvoir agissant, est iciredressé ;

c’est ici qu’on punit le rameur négligent.

 

Mais afin de pouvoir me comprendre encormieux,

pense à ce que je dis, et tu verras ainsi

que ce petit repos n’est pas sansavantage.

 

Mon fils, poursuivit-il, jamais lecréateur

et jamais le créé n’ont été sans amour,

naturel ou voulu[186] : cela, tu le sais bien.

 

Notre amour naturel ne connaît pasd’erreur ;

l’autre peut se tromper, si l’objet estindigne

et s’il contient en lui trop ou trop peud’ardeur.

 

Aussi longtemps qu’il reste adscrit au Bienpremier[187]

et cherche sagement les autres biensseconds,

il ne peut inspirer aucun désir coupable.

 

Mais lorsqu’il vise mal, ou qu’il court versle bien

avec un souci moindre ou plus grand qu’il nefaut,

il dresse le créé contre le créateur.

 

Tu comprendras de là que l’amour est envous

la semence à la fois de toutes les vertus

et l’aiguillon premier des actesréprouvés.

 

Or, sachant que l’amour ne sauraitdétourner

son regard du bonheur de celui qui leporte,

il s’ensuit qu’on ne peut se détestersoi-même ;

 

et comme, d’autre part, on ne conçoit nulêtre

existant par lui seul, si ce n’est lepremier,

celui-ci ne peut être objet d’aucunehaine.

 

Il en résulte donc, si je m’explique bien,

que le mal que l’on aime est celui duprochain,

que le fumier humain produit de troisfaçons.

 

L’un pense quelquefois que la perted’autrui

serait un avantage, et c’est pourquoi sonrêve

est de le voir tomber du haut de sagrandeur.

 

Un autre a peur de perdre honneur, puissance,gloire

ou faveur, dès qu’il voit quelqu’un le vent enpoupe,

et s’en afflige au point d’aimer mieux sonmalheur.

 

Un autre est révolté par l’injustice, aupoint

qu’il n’appartient à rien qu’à sa soif devengeance

et pourchasse avant tout le mal de sonprochain.

 

C’est ce triforme amour qu’on déplore plusbas[188] ;

mais il te faut savoir qu’il en existe unautre,

l^qui recherche le bien par des moyenspervers.

 

Chacun porte en son cœur confusémentl’idée

d’un bien dont l’âme rêve et qui lui rend lapaix ;

, partant, chacun s’efforce à s’approcher delui.

 

Si l’amour est trop lent, qui s’applique à levoir

ou cherche à le gagner, c’est dans cettecorniche

qu’on en reçoit la peine après lerepentir.

 

Il est un autre bien qui ne rend pasheureux[189] ;

ce n’est pas le bonheur, ni cette bonneessence

qui fait de tous les biens la racine et lefruit.

 

L’amour qui s’abandonne à ce bien est lacause

que l’on pleure au-dessus, dans trois cerclessuivis ;

mais comme une raison tripartite ypréside,

 

je préfère me taire et te laisserchercher. »

 

CHANT XVIII

 

Lors mon sage docteur, ayant ainsi mis fin

à son raisonnement, me scruta longuement,

pour lire dans mes yeux si j’étaissatisfait.

 

Et moi, que tourmentait une nouvelleenvie,

me taisant au-dehors, je disais enmoi-même :

« Je crains d’être importun avec mesquestions. »

 

Mais lui, comme un vrai père, devinantaussitôt

le timide vouloir qui n’osait pass’ouvrir,

il me parla, pour mieux me pousser àparler.

 

« Ma vue est, dis-je alors, pluspénétrante, ô maître,

du fait de ta lumière, et je discerne bien

tout ce que ton discours m’explique ou medécrit.

 

C’est pourquoi, cher doux père, il faut que jete prie

d’analyser pour moi l’amour dont tu déduis

ce qui fait la bonne œuvre, ainsi que soncontraire. »

 

« Darde sur moi, dit-il, le regardpénétrant

de ton intelligence, et tu verras l’erreur

des aveugles qui font profession deguides.

 

L’âme, qui par nature est faite pourl’amour,

sent aisément l’attrait de tout ce qui luiplaît,

sitôt que le plaisir l’éveille et la faitacte.

 

Partant d’objets réels, la conscienceforge

au début une image, et la déroule en vous,

obligeant votre esprit à se tourner verselle.

 

Si, comme résultat, il se sent attiré,

cet attrait est l’amour, un lien naturel

qu’un plaisir rénové rend plus puissant envous.

 

Comme une flamme tend forcément à monter,

car son principe est tel, qui la pousse àrejoindre

la sphère qui la met dans son propreélément[190],

 

l’âme éprise ressent un semblable désir,

mouvement de l’esprit et qui n’a point detrêve

avant de posséder l’objet de son amour.

 

Tu peux voir à quel point ceux qui tiennentpour vrai

que l’amour est toujours une chose louable

en soi, sont ignorants du vrai mot de lafin ;

 

car on peut supposer que la matière estbonne

dans n’importe quel cas ; mais si la cireest bonne,

il ne s’en ensuit pas que l’empreinte doitl’être. »

 

Je lui dis : « Ton discours, que monintelligence

suivit de près, suffit pour m’expliquerl’amour ;

cela ne fait pourtant qu’augmenter l’autredoute.

 

Car si l’amour nous vient comme un don dudehors,

et l’âme, pour sa part, se contented’attendre,

qu’elle aille droit ou non, je n’y serai pourrien. »

 

Et sa réponse fut : « Je pourrait’expliquer

ce qu’en voit la raison ; Béatrice peutseule

t’enseigner au-delà, car c’est œuvre defoi.

 

Tout ce qu’on peut nommer formesubstantielle[191],

unie à la matière et distincte à la fois

de celle-ci, contient sa vertu spécifique,

 

qu’on ne peut découvrir avant qu’ellen’opère

et qui se laisse voir par l’effetseulement,

comme aux plantes la vie par la verdeur desfeuilles.

 

C’est pour cela que l’homme ignore lemoyen

par lequel il acquiert les notionspremières

et le penchant qui mène aux premiersappétits

 

et qui se trouve en vous, comme chez lesabeilles

l’instinct de butiner : ces tendancesinnées

se passent de louange aussi bien que deblâme.

 

Or, pour que ce penchant s’accorde avec lesautres,

vous avez tous reçu la vertu de juger,

qui tient la haute main sur votreassentiment.

 

Il faudrait donc peser le poids de vosmérites

sur ce principe seul, considérant toujours

si ce qu’il prend ou laisse est bon ou bienmauvais.

 

Ceux dont l’étude allait jusqu’au cœur duproblème

s’étaient bien aperçus du libre choixinné,

et c’est de là qu’est né l’enseignementmoral.

 

Si donc nous admettons que tout l’amour quiprend

dans votre cœur y fut mis nécessairement,

vous avez le pouvoir de le répudier.

 

C’est la noble vertu que Béatrice appelle

libre arbitré : il te faut essayer del’avoir

bien présent, si jamais elle veut t’enparler. »

 

La lune, qui sortait environ à minuit

et qu’on aurait prise alors pour un plateau debraise,

nous cachait la plupart des étoiles duciel

 

et montait le chemin que le soleilenflamme

sur la voûte d’azur, à l’heure où leRomain

le voit plonger dans l’onde, entre Corse etSardaigne,

 

pendant que la chère ombre à quiPiétola[192] doit

la gloire, plus qu’aucune autre ville àMantoue,

m’aidait à déposer le fardeau de mesdoutes.

 

Après avoir ainsi recueilli la réponse

limpide et manifeste à toutes mesdemandes,

je m’étais assoupi quelque peu dans mesrêves.

 

Je fus bientôt tiré de cette somnolence

par des gens qui, sortant tout à couppar-derrière,

venaient de nous rejoindre en marchant sur nospas.

 

Tels que jadis l’Ismène et l’Asope[193] avaient vu

sur leurs bords la fureur et la nocturnepresse,

du temps où les Thébains couraient prierBacchus,

 

tels, autant que j’ai pu les voir sur lacorniche,

ils accouraient vers nous, en allongeant lepas,

pressés par leur amour et leur justevouloir.

 

Ils eurent vite fait d’arriver près denous,

tant leur foule marchait d’un pas leste etpressé ;

et deux venaient en tête et criaient enpleurant :

 

« Marie avait couru bien vite à lamontagne »;

et : « César, désirant soumettreLérida,

frappa d’un coup Marseille et courut enEspagne. »[194]

 

« Vite, plus vite encor ! Ne perdonspas, criaient

les autres, derrière eux, le temps par peud’amour !

La grâce reverdit par l’ardeur du bienfaire. »

 

« Ô vous, dont maintenant la suprêmefaveur

compense la lenteur ou quelque négligence

que l’ancienne tiédeur mettait aux bonnesœuvres,

 

ce vivant que voici (je ne vous trompepas)

veut monter aussitôt que le soleil semontre :

dites-nous où se trouve un passage, iciprès ! »

 

À peine mon seigneur prononça-t-il cesmots,

que l’un de ces esprits lui répondit :« Suis-nous ;

si tu viens sur nos pas, tu verras lepassage.

 

Le désir d’avancer nous presse tellement

que nous ne pouvons pas attendre ; ainsi,pardonne

si notre juste ardeur peut paraîtreincivile.

 

À Vérone j’étais abbé de Saint-Zénon[195] ;

Barberousse le Bon tenait alors l’Empire,

dont Milan se rappelle encore avecdouleur.

 

Et tel qui tient déjà le pied dans letombeau

devra pleurer bientôt sur le sort ducouvent

et se repentira d’en avoir eu la charge,

 

car il a mis son fils, quoique imparfait decorps,

pire quant à l’esprit et de vilenaissance,

au lieu que l’on réserve au seul et vraipasteur. »[196]

 

Je ne sais s’il en dit davantage ou setut,

car il me dépassait et s’éloignait déjà,

mais j’entendis ceci, que je veuxconserver.

 

Puis celui qui m’aidait dans la nécessité

dit : « Regarde en arrière et voisceux-là, qui viennent

mordant à belles dents leur proprenégligence ! »

 

Ils marchaient les derniers, en disant :« Tous les hommes

devant lesquels la mer s’est ouverte, sontmorts

avant que le Jourdain eût vu leursrejetons.

 

Et ceux qui n’avaient pas supporté letravail

de rester jusqu’au bout avec le filsd’Anchise,

ont été condamnés à l’oubli pareux-mêmes. »[197]

Pendant que ces esprits s’éloignaient de lasorte,

 

assez pour qu’on ne pût les suivre duregard,

dans mon esprit germait une nouvelle idée,

qui produisit bientôt des pensersdifférents ;

 

et perdu dans mon rêve, allant de l’un àl’autre,

je fermai la paupière afin de mieux lesvoir,

et ma réflexion sombra dans le sommeil.

 

CHANT XIX

 

À l’heure où la chaleur du soleil ne peutplus

tempérer les effets de la fraîcheurlunaire

et la terre et Saturne ont été les plusforts[198],

 

alors que les devins, avant que le jourpointe,

voient surgir d’Orient leur majeurefortune[199],

à l’endroit où bientôt s’effaceront lesombres,

 

je vis dans mon sommeil une certainefemme[200]

bègue, aux yeux de travers et les jambestordues,

le visage, livide et deux moignons pourmains.

 

En l’observant, pareil au soleil quidétend

les membres engourdis que la nuitrefroidit,

mon regard paraissait lui dégourdir lalangue

 

et puis la remettait complètement d’aplomb

en peu de temps, peignant sur son visagepâle

les couleurs que l’amour y placed’habitude.

 

Dès qu’elle eut recouvré l’usage desparoles,

elle chanta pour moi tout seul, sidoucement

que je n’en aurais su détourner monesprit.

 

Elle disait : « Je suis cette belleSirène

qui fait perdre aux marins leur route enpleine mer,

tant il leur semble doux de m’entendrechanter.

 

C’est aux sons de ma voix qu’Ulysseabandonna

sa route errante ; et ceux qui hantentavec moi

ne s’en vont plus jamais, tant je les saischarmer. »

 

Elle n’eut pas le temps de refermer labouche,

car une sainte dame[201]apparut tout à coup

si près de moi, que l’autre en restaconfondue.

 

« Oh ! Virgile, Virgile, et quelleest cette femme ? »

lui dit-elle en colère ; et lui, venantvers elle,

les yeux toujours fixés sur cette digneimage,

 

et prenant l’autre femme, il l’entrouvritdevant,

lui déchirant la robe, et me montra sonventre,

qui puait à ce point, que j’en fusréveillé.

 

Je cherchais du regard ; et mon bonmaître dit :

« Je t’appelai trois fois au moins ;allons, debout !

et cherchons cette brèche où tu pourraspasser ! »

 

Je me levai. Les flancs de la saintemontagne

étaient déjà partout éclairés d’un grandjour

et le soleil nouveau nous poussait dans ledos.

 

Je marchais cependant, tenant le frontpenché,

comme lorsqu’on se sent si chargé deproblèmes

qu’on en devient voûté, pareil à l’arc d’unpont,

 

quand j’entendis : « Venez, c’estpar ici qu’on passe !

mais dit d’une façon plus douce etbienveillante

qu’on ne saurait le dire au séjour desmortels.

 

Ouvrant son aile double et qui semblait decygne,

celui qui nous parlait ainsi[202] nous fit monter

entre les deux parois du rocher escarpé.

 

Puis il battit de l’aile en nous faisant duvent

et dit que qui lugent, qui portentdans leur âme

leur consolation, sont parmi les heureux.

 

« Qu’as-tu donc, à tenir toujours lesyeux en terre ? »

me demanda mon guide, alors que tous lesdeux

nous étions arrivés un peu plus haut quel’ange.

 

« Un doute, répondis-je, a pris tantôtnaissance

d’un rêve et me poursuit, m’occupant à cepoint

que je ne parviens pas à l’ôter del’esprit. »

 

« Tu viens de voir, dit-il, cettesorcière antique,

seule cause des pleurs que l’on verseau-dessous,

et tu sais maintenant comment on s’endélivre.

 

Que cela te suffise ; et presse un peu lepas !

Tourne-toi vers l’appât que le PèreÉternel

fait rouler sans arrêt sur la grandemachine ! »

 

Comme un faucon regarde à ses pieds toutd’abord,

puis obéit à l’ordre et se lance àl’assaut,

poussé par le désir qui l’attache à saproie,

 

tel je pris mon élan et franchis lepassage

qui permet de monter à ceux qui vont plushaut,

pour trouver le chemin qui ceinture lemont.

 

Sortant au découvert sur le cinquièmecercle[203],

j’y vis un peu partout des esprits quipleuraient

et qui gisaient par terre, étendus sur leventre.

 

« Adhaesit anima pavimentomea[204],

entendais-je gémir parmi de gros soupirs,

qui me laissaient à peine entendre leursparoles.

 

« Ô les élus de Dieu, vous à qui lajustice

et l’espérance font les peines moinsamères,

montrez-nous le chemin vers les plus hautsgradins ! »

 

« Si vous pouvez passer les gisants enfranchise,

afin de retrouver votre route au plusvite,

il faut garder toujours votre droiteau-dehors. »

 

C’est ce que le poète avait dit et reçu

en réponse, qui vint d’un peu plus enavant ;

et je sus qui parlait, sans que l’on pût levoir,

 

et je cherchais des yeux les yeux de monseigneur,

qui daigna m’octroyer, d’un regardgracieux,

tout ce que mon désir demandait par mabouche.

 

Aussitôt que je pus agir à ma manière,

je vins jusqu’au-dessus de cette créature

dont j’avais tout d’abord remarqué lespropos,

 

et je lui dis : « Esprit dont leslarmes mûrissent

ce qui t’avait manqué pour retourner àDieu,

suspends un peu pour moi ton souci le plusgrand !

 

Qui fus-tu ? Dis-le-moi. Pourquoi donctournez-vous

le dos au ciel ? Veux-tu que j’impètrepour toi

quelque chose là-bas, d’où j’arrivevivant ? »

 

Il dit : « Pourquoi le ciel aretourné nos fesses

vers lui, tu le sauras bientôt ; enattendant,

scias quod ego fui successorPétri[205].

 

Un bel et frais ruisseau descend entreSestri

et Chiavari, là-bas ; et du nom de cetteeau

ma maison s’était fait un titre pleind’orgueil.

 

Un mois et quelques jours j’ai connu ce quepèse

la grande chape à qui la garde de la boue,

car tous les autres poids ne sont rien auprèsd’elle.

 

Hélas, mon repentir ne vint que sur letard ;

mais du jour où je fus élu pasteur romain,

je découvris soudain les leurres de lavie.

 

Là, je vis que mon cœur restaitinsatisfait

et qu’on ne peut, sur terre, demanderdavantage,

et j’éprouvai la soif de la vie éternelle.

 

J’avais été d’abord une âme misérable,

oublieuse de Dieu, âprement convoiteuse,

et, comme tu peux voir, j’en porte ici lapeine.

 

C’est ici que paraît l’effet del’avarice ;

les âmes à l’envers font ainsi pénitence,

et tout ce mont n’a pas de peine plusamère.

 

Comme alors mes regards ne cherchaient pas leciel,

pour ne pas s’éloigner des choses de laterre,

la justice les tient ici cloués au sol.

 

Et comme l’avarice avait éteint en nous

l’amour du bien, rendant toutes nos œuvresvaines,

la justice nous garde étroitement ici,

 

pieds et poings attachés, comme desprisonniers ;

tant qu’au juste Seigneur il plaît de nousgarder,

nous devons y rester étendus sansbouger. »

 

Je me mis à genoux et voulus luiparler ;

mais dès que j’eus ouvert la bouche, enm’entendant,

il comprit la façon dont je le révérais.

 

« Quelle raison, dit-il, te fait penchersi bas ? »

« À cause, dis-je alors, de votredignité,

j’éprouvais du remords à vous parlerdebout. »

 

« Redresse-toi, dit-il ; lève-toidonc, mon frère !

Ne fais pas cette erreur ! Je suiscoserviteur,

comme toi, comme tous, d’une mêmepuissance.

 

Si le message saint transmis parl’Évangile

qui dit neque nubent[206] fut bien compris par toi,

tu t’expliques assez pourquoi je parleainsi.

 

Mais va-t’en maintenant ! Il ne faut plusrester

car tu m’empêcherais de répandre meslarmes

et de faire mûrir ce dont tu me parlais.

 

J’avais laissé là-bas une nièce,Alagia[207] ;

son naturel est bon, si ceux de notre race

ne la font devenir mauvaise à leurexemple ;

et c’est le seul objet qui me reste surterre. »

 

CHANT XX

 

Le désir lutte mal contre un désirmeilleur[208] :

ainsi, contre mon goût, pour lui faireplaisir,

je dus tirer de l’eau l’épongeinsatisfaite :

 

je partis ; et mon guide avançait encherchant

les endroits dégagés, le long de lafalaise,

comme on va sur les murs en collant auxcréneaux,

 

car les gens qui là-bas distillent goutte àgoutte

par les yeux tout le mal qui règne sur lemonde,

s’approchaient trop du bord qui regardeau-dehors.

 

Que maudite sois-tu, louve antique, quifais,

seule, plus de dégâts que tout autreanimal,

vouée aux profondeurs de ta faiminfinie !

 

Et toi, ciel, dont le cours paraît nousindiquer

qu’il transforme ici-bas notre condition,

quand donc viendra celui qui doitl’exterminer ?[209]

 

Ainsi, nous avancions à pas lents etcomptés,

et je prêtais l’oreille aux ombres, dontmontaient

tristement jusqu’à nous les pleurs et lessoupirs.

 

J’entendis par hasard quelqu’un qui, devantnous,

clamait : « DouceMarie ! » au milieu de ses larmes,

comme une bonne femme sur le pointd’accoucher,

 

et puis il poursuivait : « Tapauvreté fut telle,

qu’on peut la reconnaître au gîte danslequel

tu vins te délivrer de ton fardeausacré. »

 

Ensuite j’entendis : « BraveFabricius,

qui préféras avoir pauvreté vertueuse

plutôt que de grands biens enveloppés device ! »[210]

 

Le ton de ces propos me paraissait sidoux,

que je me rapprochai pour mieux merenseigner

sur l’âme qui semblait les avoirprononcés.

 

Cependant celle-ci parlait de la largesse

faite par Nicolas aux pauvres jeunesfilles,

pour guider leur jeunesse au sentier del’honneur[211].

 

« Âme, lui dis-je alors, qui sais si bienparler,

dis-moi, qui donc es-tu ? pourquoirestes-tu seule

à répéter ici de si dignes louanges ?

 

Sache que tes propos auront pourrécompense,

si je reviens chez moi, parfaire le voyage

de cette brève vie où tout tend vers lafin. »

 

« Je répondrai, non pas pour espérer,dit-elle,

quelque soulagement de là-bas, mais àcause

de la grâce qui brille avant ta mort entoi.

 

C’est moi qui fus le tronc de la mauvaiseplante

qui se répand si loin en terre deschrétiens,

qu’on n’y peut presque plus recueillir debeaux fruits.

 

Pourtant, si ceux de Gand, Lille, Bruges etDouai

le pouvaient, tout de suite ils en prendraientvengeance :

c’est ce que je demande à Dieu qui jugetout.

 

Le monde m’a connu comme HuguesCapet ;

et de moi sont issus les Louis, lesPhilippe

qui régnèrent en France pendant ces tempsderniers.

 

J’avais été le fils d’un boucher deParis[212] ;

lorsque des rois anciens la race futéteinte,

et que le tout dernier fut réduit à labure[213],

 

je me suis vu soudain tenant en main lefrein

qui régit le royaume ; et ce nouvelacquêt

me rendit si puissant et bien pourvud’amis,

 

que la couronne veuve à la fin fut posée

sur le front de mon fils[214],qui fut ainsi le tronc

du lignage sacré de tous ceuxd’aujourd’hui.

 

Jusqu’à la grande dot du pays deProvence[215],

où ma race a perdu tout reste de pudeur,

elle valait bien peu, mais ne fit point demal.

 

C’est là qu’ont commencé, par la force et lafraude,

ses pillages premiers ; et puis,pieusement,

elle rafla Ponthieu, Gascogne etNormandie[216].

 

Charles en Italie, aussi pieusement,

supprima Corradin[217] ; à la suite de quoi

il envoya Thomas au Ciel, pieusement[218].

 

Je vois venir le temps, qui ne tarderaguère

et qui fera sortir de France un autreCharles,

qui fera mieux connaître et lui-même et lessiens[219].

 

Il partira sans arme, avec la seule lance

dont s’est servi Judas, et l’usera si bien

qu’il fera de Florence un cadavre éventré.

 

Il n’y gagnera pas par ces hauts faits desterres,

mais opprobre et péché, d’autant plus lourdspour lui,

qu’il fera peu de cas de ce genre defautes.

 

L’autre, pris sur les nefs et depuisracheté,

je le vois marchander sa fille et puis lavendre[220],

comme fait le corsaire avec sesprisonniers.

 

Que pourrais-tu nous faire, Avarice, deplus,

après avoir si bien avili tous les miens,

que de leur propre chair ils ont perdu lesoin ?

 

Pour que le mal futur ou fait paraissemoindre,

je vois la fleur de lis entrer dans Anagni

et faire prisonnier le Christ en sonvicaire[221].

 

Je le vois à nouveau soumis auxmoqueries ;

je vois renouveler le vinaigre et lefiel ;

je le vois mettre à mort, où les larrons sontsaufs.

 

Ce Pilate nouveau, je le vois si cruel

qu’il n’en est pas content et pousse jusqu’auTemple,

sans jugement, la nef de sa cupidité[222].

 

Quand aurai-je, ô Seigneur, la consolation

de voir le châtiment qui, loin de nosregards,

dans tes intentions radoucit tacolère ?

 

Quant à ce que j’ai dit de cette uniqueÉpouse

de l’Esprit sacro-saint, qui t’a faitretourner

vers moi, pour recevoir quelqueexplication,

 

ce répons-là revient dans toutes nosprières,

tant que dure le jour ; mais lorsque lanuit tombe,

à sa place on choisit des exemplescontraires.

 

Lors, de Pygmalion nous répétons le nom,

qui, dans sa soif de l’or toujoursinextinguible,

est devenu voleur et traître etparricide[223] ;

 

ainsi que le malheur de l’avare Midas,

qui fut le résultat d’un désir trop goulu,

dont on se moquera toujours à juste titre.

 

Ensuite, nous citons l’aveuglementd’Acham,

qui vola le butin, faisant que Josué

jusqu’ici le poursuit des rais de sacolère[224].

 

Nous accusons aussi Saphire et sonmari[225],

louant les coups de pied eus parHéliodore[226] ;

du vil Polymnestor, qui tua Polydore[227],

 

l’horrible trahison fait tout le tour dumont :

et nous crions en chœur, pour terminer :« Crassus,

dis-le, toi qui le sais, quel est le goût del’or ? »[228]

 

Parfois, l’un parle haut et l’autre parlebas,

selon notre penchant qui nous pousse àmarcher

tantôt plus doucement et tantôt à grandspas.

 

Ainsi, je n’étais pas le seul à réciter

le bien qu’on dit de jour ; mais là, toutprès de moi,

nul autre n’élevait en ce moment lavoix. »

 

Nous étions depuis peu partis de cetendroit,

et nous nous efforcions d’arriver aussiloin

que notre résistance allait nous lepermettre,

 

quand je sentis soudain la montagnetrembler

comme un roc qui s’écroule, et une sueurfroide

qui m’envahit, pareille aux affres de lamort.

 

Délos ne subit pas de plus fortessecousses

avant d’avoir servi de refuge àLatone[229],

lorsqu’elle mit au monde les deux yeux de lavoûte.

 

Ensuite un cri jaillit de toutes parts, sifort

que mon maître crut bon de s’approcher demoi,

me disant : « Ne crains rien, tantque je t’accompagne ! »

 

On chantait Gloria in excelsis Deo

de partout, à juger par les âmes plusproches

dont j’avais le moyen d’entendre lesparoles.

 

Nous restions sans bouger, suspendus à cechant,

pareils à ces bergers, les premiers àl’entendre[230],

tout le temps qu’ont duré la secousse et lechant.

 

Puis nous avons repris le saintpèlerinage,

regardant les esprits qui gisaient sur lesol

et renouaient déjà leur plaintehabituelle.

 

Je n’ai jamais senti plus fort monignorance,

qui faisait croître en moi le désir decomprendre

(si pourtant en ce point ne faillit mamémoire),

 

que je la crus alors sentir dans mapensée ;

la hâte m’empêchait d’interrogerquelqu’un,

et je ne pouvais rien comprendre parmoi-même,

 

et j’avançais, absent, plongé dans mespensers.

CHANT XXI

 

Cette soif naturelle et qu’on n’épuisepas,

si ce n’est avec l’eau dont la Samaritaine

avait sollicité la faveur autrefois.

 

me travaillait ; la hâte en même tempspressait,

sur le chemin comblé, mes pas dans ceux duguide,

et je compatissais au justechâtiment ;

 

lorsque soudainement, ainsi que Luc écrit

que le Christ apparut aux deux sur leurchemin[231]

après qu’il fut sorti de son profondsépulcre,

 

un esprit apparut, qui venait après nous,

évitant de marcher sur la foulecouchée ;

mais nous ne l’avons vu que lorsqu’il nousparla.

 

« Frères, commença-t-il, Dieu vous donnela paix ! »

Lors, en nous retournant tous les deux à lafois,

Virgile lui rendit le salut dont on use,

 

et lui dit : « Puisse-t-il teconcéder la paix

au chœur des bienheureux, ce justetribunal

qui me relègue, moi, dans l’exiléternel ! »

 

« Comment ? dit-il, pendant que nouspressions le pas ;

si vous êtes de ceux dont Dieu n’a pasvoulu,

là-haut, qui vous conduit si loin sur sesdegrés ? »

 

Et mon docteur lui dit : « Si tuprends garde aux signes

qui marquent celui-ci, tracés des mains del’ange,

tu verras qu’il peut bien régner avec lesjustes[232].

 

Mais comme la fileuse à l’ouvrage sansfin[233]

pour lui n’a pas encore épuisé laquenouille

que Chlotos élabore et assigne à chacun,

 

son esprit, qui du tien comme du mien estfrère,

n’aurait pu s’élever tout seul jusqu’à celieu,

parce qu’il ne sait pas regarder commenous.

 

Aussi fus-je tiré hors de la vaste gueule

d’Enfer, pour le guider ; et je leguiderai

aussi loin que le peut conduire madoctrine.

 

Mais dis-moi, si tu sais, pourquoi le montvient-il

de s’ébranler si fort ? et pourquoi tousensemble

paraissent s’écrier, jusqu’aux flots qui lebaignent ? »

 

Sa demande avait su si bien trouver lacible

de ma soif de savoir, que rien quel’espérance

suffit pour que l’envie en devînt moinspressante.

 

Et l’autre commença : « Ce n’est pasune chose

qui survient au hasard, pour romprel’ordonnance

de ce mont, ou qui soit hors de saison cheznous.

 

Les changements du temps n’ont pas de placeici ;

ce que le Ciel reçoit en lui, comme delui[234],

c’est tout ce qui pourrait se produire en celieu.

 

La grêle ou le frimas, la pluie ou larosée,

le givre n’ont jamais dépassé la limite

que trace l’escalier composé de troismarches.

 

On ne voit pas de nue, épaisse ouvaporeuse ;

nous ignorons l’éclair, la fille deThaunas[235],

que l’on voit si souvent changer là-bas deplace.

 

Et la vapeur aride est aussi retenue

par ces mêmes gradins dont je viens deparler

et où se tient debout le vicaire dePierre.

 

Il peut trembler plus bas, peu ou prou, je nesais ;

mais, quel que soit le vent qui se cache sousterre,

rien ne parvient chez nous, sans qu’on sachepourquoi.

 

S’il tremble, c’est qu’une âme enfin se sentsi pure

qu’elle monte, ou du moins se prépare àmonter,

et tu viens d’écouter le cri quil’accompagne.

 

Le seul vouloir suffit à cette pureté

qui, libre enfin d’aller vers une autredemeure,

surprend l’âme et la rend heureuse devouloir.

 

Avant, sa volonté se trouvait empêchée

par cet autre désir que le juge divin

lui donne du tourment, comme on l’eût dupéché.

 

Pour moi, j’avais souffert pendant plus decinq siècles

la peine des couchés[236], etje viens de sentir

le désir spontané d’un refuge meilleur.

 

De là vient la secousse, et les âmespieuses

entonnaient sur le mont l’éloge duSeigneur,

pour obtenir de lui qu’elles montentlà-haut. »

 

Il dit ; et comme on sent d’autant plusde désir

à boire, que la soif devenait pluspressante,

je ne saurais montrer combien j’en fuscontent.

 

« Oui, dit mon sage guide, oui, je voisle filet

où vous êtes tous pris, comment on s’endégage,

pourquoi ce tremblement et ces hymnes degloire.

 

Mais fais-nous maintenant comprendre qui tufus,

et que par ton discours je puisse enfinapprendre

pourquoi tu dus rester tant de sièclescouché. »

 

« Du temps où, soutenu par le plus granddes rois,

le bon Titus tirait vengeance desblessures

par où coulait le sang qu’avait venduJudas,

 

je me trouvais là-bas, répondit cetesprit ;

j’avais le nom qui dure et honore leplus[237] ;

j’étais alors célèbre, et n’avais pasencore

 

reçu la foi. Mon chant semblait à tous sidoux,

que Rome m’adopta, quoique né Toulousain,

et me fit mériter la couronne de myrte.

 

Le monde se rappelle encor le nom deStace ;

Thèbes fut mon sujet, et puis le grandAchille ;

mais le second fardeau m’avait faittrébucher.

 

Mon ardeur s’échauffait au gré desétincelles

que sema dans mon cœur cette divine flamme

qui donne sa lumière à mille autrepoètes ;

 

je pense à l’Énéide, elle fut une mère

pour moi comme pour tous, nourrice enpoésie,

et je n’aurais écrit, sans elle, un souvaillant.

 

Et pour avoir vécu là-bas en même temps

que Virgile, j’aurais accepté de payer

tout un soleil de plus, avant d’aller plushaut. »

 

Virgile, à ce discours, s’était tourné versmoi

et, tout en se taisant, semblait dire :« Tais-toi ! »

Mais le fait de vouloir ne suffit pastoujours,

 

car le rire et les pleurs suivent sipromptement

aux divers sentiments dont chacun prend sasource,

que plus on est sincère et moins on lescontient.

 

Un sourire flotta sur ma lèvre uninstant ;

l’ombre se tut alors et chercha du regard

mes yeux, pour deviner mon penser, endisant :

 

« Puisses-tu voir finir heureusement tespeines !

Pourquoi sur ton visage ai-je aperçutantôt

passer comme un éclair le soupçon d’unsourire ? »

 

Me voilà maintenant coincé des deuxcôtés :

l’un veut que je me taise, et l’autre meconjure

de parler. Je ne puis qu’en soupirer ;alors

 

mon maître, qui m’entend, me dit :« Pourquoi crains-tu

de lui parler ? Tu peux lui répondre etlui dire

; qu’il t’a demandé sur un ton sipressant. »

 

Je répondis alors : « Tu t’étonnessans doute

de ce petit sourire, ô vénérableesprit ;

mais tu seras bientôt encor plus étonné.

 

Celui-ci, qui guida mon regard vers lehaut,

est Virgile, celui de qui tu dis tenir

le pouvoir de chanter les hommes et lesdieux.

 

Si tu crois que mon rire avait d’autresraisons,

rien ne serait moins vrai, sois-enpersuadé :

ce n’est que pour les mots que tu disais delui. »

 

Il s’inclinait déjà, pour embrasser lespieds

de l’illustre docteur ; mais celui-cidit : « Frère,

laisse, tu n’es qu’une ombre, et moi, j’ensuis une autre !

 

Et l’autre, en se levant : « Tu peuxdonc mesurer

la grandeur de l’amour qui m’attache à tonnom,

puisque ayant oublié notre commun néant,

 

je prétendais traiter l’ombre comme lecorps. »

CHANT XXII

 

L’ange était demeuré bien loin derrièrenous,

qui nous avait montré le sixième cercle

et m’avait enlevé du visage une marque,

 

après avoir nommé beati ceux quisont

de justice affamés, mais sans que sesparoles

eussent compris de verbe autre quesitiunt[238].

 

Pour moi, je m’avançais maintenant plusléger

qu’aux passages d’avant, en sorte que sanspeine

je montais sur les pas de ces espritslégers,

 

quand Virgile se mit à discourir :« L’amour

qu’inspire la vertu se voit correspondu

aussitôt que sa flamme apparaît au-dehors.

 

C’est pourquoi, depuis l’heure où le limbed’enfer

vit Juvénal descendre et se joindre à nosombres,

sitôt qu’il m’eut instruit de tonaffection,

 

j’ai cru sentir pour toi la plus forteamitié

qu’on éprouva jamais pour quelqu’und’inconnu,

si bien que la montée est à mon gré tropcourte.

 

Mais dis-moi cependant (et pardonne àl’ami

à qui la confiance a relâché labride) ;

réponds à ma demande aussi comme unami :

 

Comment as-tu pu faire une place en toncœur

au vice d’avarice, alors que par tes soins

ce cœur ne paraissait rempli que desagesse ? »

 

Ce discours amena sur les lèvres de Stace

tout d’abord un sourire, ensuite ilrépondit :

« Tous tes mots sont pour moi des gagesd’amitié.

 

Il est vrai que l’on voit assez souvent deschoses

qui fournissent matière au doute, bien qu’àtort,

tant que leur vrai motif nous demeureinconnu.

 

Ainsi, ta question me fait voir que tupenses

que je fus dans la vie entaché d’avarice,

je suppose, en raison du cercle où tu m’asvu.

 

Sache que rien ne fut plus éloigné de moi

et que c’est justement pour un excèscontraire

que l’on m’avait puni tant de milliers demois[239].

 

Et si je n’avais pas corrigé ce défaut

quand j’entendis les mots qui dans ton œuvreaccusent,

pleins d’un juste courroux, la nature deshommes :

 

« Que ne règles-tu pas, maudite faim del’or,

l’appétit des mortels ? »[240] je roulerais des poids[241]

et j’aurais à souffrir la plus dure desguerres.

 

Combien au jour dernier se verront sanscheveux,

pour avoir ignoré qu’un repentir rachète,

tant au dernier instant que lorsqu’on en estloin !

 

Apprends en même temps que, comme lepéché,

toute erreur qui se place à l’exact opposé

vieillit et se dessèche ici même, aveclui ;

 

et, bien que séjournant parmi ceux quidéplorent

l’avarice d’antan, j’y restais, pour mapart,

pour me purger là-bas de la fautecontraire. »

 

« Pourtant, quand tu chantais cetteguerre cruelle

et le double malheur de la triste Jocaste,

dit alors le poète aux chansonsbucoliques,

 

ce que Clio voulait chanter par ton organe

ne semble pas prouver l’accord avec lafoi,

sans laquelle le bien qu’on fait n’est pasassez[242].

 

Et s’il en est ainsi, quel soleil, quellelampe

t’a tiré de la nuit et a conduit ta barque

dans le nouveau sillon tracé par lePêcheur ? »[243]

 

Il répondit : « C’est toi quim’envoyas d’abord

monter sur le Parnasse et boire à safontaine ;

c’est toi qui m’as donné la lumière, aprèsDieu.

 

Oui, tu fis comme ceux qui portent unflambeau

derrière eux, dans la nuit, et n’en profitentpas,

mais montrent le chemin à celui qui lessuit,

 

quand tu dis : « Il se lève uneépoque nouvelle :

la justice revient, ramenant l’âge d’or,

et du ciel va descendre un nouveaurejeton. »[244]

 

C’est par toi que je fus et poète etchrétien.

Mais pour mieux te montrer le dessin que jetrace,

je vais lui ajouter les nuances qu’ilfaut.

 

Le monde était déjà tout conquis par lafoi

faite de vérité, qu’y venaient apporter

les nouveaux messagers du royaumeéternel ;

 

et ton propre discours, que je viens deciter,

répondait aux propos de ces nouveauxprêcheurs ;

et je me mis bientôt à fréquenter chezeux.

 

Comme j’eus vite fait de les trouver toussaints,

du fier Domitien les cruelles poursuites

me firent mélanger mes larmes à leurspleurs ;

 

et pendant tout le temps que j’ai passélà-bas,

je les ai soutenus, depuis que leurs mœurspures

m’avaient fait mépriser tous les autrespartis.

 

Et dès avant qu’en vers j’eusse conduit lesGrecs

vers les fleuves thébains, j’ai reçu lebaptême ;

mais la crainte me fit maintenir lesecret.

 

Je fis toujours semblant d’être restépaïen ;

et pour cette tiédeur, pendant quatre centsans[245],

j’ai dû faire le tour du quatrième descercles.

 

Mais toi, qui soulevas pour moi le lourdcouvercle

sous lequel se cachait tout le bien que jedis,

pendant que le monter nous laisse durépit,

 

dis-moi ce que tu sais de notre vieuxTérence

et de Cécilius, de Varius, dePlaute :

dis-moi s’ils sont damnés, dans quel coin del’Enfer ? »

 

« Tous ceux-là, Perse aussi, moi-même etbeaucoup

répondit mon seigneur, sommes avec ce Grec[d’autres,

que plus que nul au monde allaitèrent lesMuses,

 

dans le premier enclos de la prisonobscure ;

et souvent nos discours ont pour uniqueobjet

le mont où fait séjour le chœur de nosnourrices.

 

Euripide, Antiphon se trouvent parmi nous,

Simonide, Agathon et beaucoup d’autresGrecs

dont le front fut jadis couronné dulaurier.

 

On y retrouve aussi tes proprespersonnages ;

on y voit Déiphile, Antigone et Argie,

avec Ismène aussi, triste comme toujours.

 

Celle qui découvrit Langie est avec nous,

et de Tirésias la fille, avec Thétis,

avec Déidamie et ses nombreusessœurs. »[246]

 

Les deux poètes, lors, se turent à lafois,

occupés à chercher du regard autour d’eux,

une fois le couloir et l’escalier finis.

 

Nous avions dépassé quatre filles dujour ;

la cinquième déjà tenait le gouvernail

et dirigeait toujours plus haut sa pointeardente[247],

 

lorsque mon guide dit : « Je croisqu’il faut encore

tourner l’épaule gauche du côté quidescend

et, comme auparavant, faire le tour dumont. »

 

Ainsi, l’expérience étant notre seulguide,

presque sans hésiter nous prîmes cechemin,

et l’âme bienheureuse fut d’accord avecnous.

 

Ils allaient en avant et moi, je lessuivais,

et derrière eux, tout seul, j’écoutais leursdiscours

qui de la poésie ouvraient pour moi lesportes.

 

Mais ces doux entretiens furentinterrompus

quand nous vîmes un arbre au milieu duchemin,

aux fruits d’une suave et agréable odeur.

 

Comme un sapin s’affile et rétrécit sesbranches

vers le haut, celui-ci se rétrécit en bas,

afin que nul ne puisse y grimper, jesuppose.

 

Les poètes alors s’approchèrent de l’arbre

et une voix leur dit, qui sortait dufeuillage :

« Vous la regretterez, l’absence de sesfruits ! »

 

Vers l’endroit où le roc limitait notreroute,

une eau claire tombait du haut de la paroi

et allait se répandre au-dessus dufeuillage.

 

« Marie, ajoutait-on, pensait plus à lanoce,

qu’elle voulait parfaite et ne manquant derien,

qu’à sa bouche, qui prie à présent pour voustous.

 

Les Romaines, jadis, savaient se contenter

de l’eau comme boisson ; pour sa part,Daniel

méprisa l’aliment et acquit le savoir.

 

Pendant l’âge premier, qui fut beau commel’or,

la faim faisait trouver les glands un mets dechoix,

et la soif transformait les ruisseaux ennectar.

 

Sauterelles et miel furent la nourriture

dont s’est alimenté Jean-Baptiste audésert ;

c’est ce qui rend son nom si grand etglorieux,

 

ainsi que vous pouvez le voir dansl’Évangile. »[248]

 

CHANT XXIII

 

Tandis que je fouillais d’un regardcurieux

dans le feuillage vert, comme fontd’habitude

ceux qui perdent leur temps à chasser lesoiseaux,

 

celui qui m’était plus qu’un père dit :« Mon fils,

allons-nous-en d’ici, car le temps qui nousreste

doit être dépensé plusraisonnablement. »

 

Alors je ramenai mon regard et mes pas

auprès des deux savants, qui discouraient sibien

que la marche pour moi n’était plus uneffort.

 

Soudain on entendit chanter parmi despleurs

Domine, labia mea[249], de telle sorte

que cela produisait peine et plaisirensemble.

 

« Qu’est-ce que l’on entend là-bas, ô mondoux père ? »

lui demandai-je alors ; et lui :« Ce sont des ombres

qui peut-être ont fini leur temps depénitence. »

 

Comme des pèlerins qui vont pensantailleurs

et rejoignent en route un grouped’inconnus,

se tournent pour les voir, mais ne s’arrêtentpas,

 

de même, allant plus vite et sur nos mêmestraces,

dans un pieux silence, une foule d’esprits

nous dépassait, jetant des regardsétonnés.

 

Ces esprits avaient tous des yeux creusés etsombres

et leur visage pâle était si décharné

que la peau copiait la forme de leurs os.

 

Je n’imagine pas qu’Erysichtonparvint[250]

jusqu’à l’extrême bord d’une maigreurpareille,

même lorsqu’il avait le plus souffert defaim.

 

Pour moi, je méditais, me disant enmoi-même :

« Ces gens avaient perdu Jérusalem, sansdoute,

quand Myriam se mit son enfant sous ladent. »[251]

 

Leurs yeux semblaient autant de bagues sanschaton ;

ceux qui lisent OMO sur la face des hommes

n’auraient fait nul effort pour reconnaîtrel’M[252].

 

Qui croirait que c’était le parfum d’unepomme

ou le bruit de cette eau qui, produisantl’envie,

les faisait arriver à ce point, sanssavoir ?

 

Je cherchais, étonné, qui les affamaittant,

car la raison pour moi demeurait inconnue

autant de leur maigreur que de leur tristecroûte ;

 

quand voici que soudain, du profond de latête,

une ombre vint jeter un long regard surmoi,

et dit ensuite : « À quoi dois-jedonc cette grâce ? »

 

Je ne l’aurais pas su reconnaître auvisage ;

mais au son de sa voix j’ai retrouvé desuite

tout ce que son aspect rendaitméconnaissable.

 

L’étincelle suffit pour rallumer la flamme

du souvenir pendant à ces lèvres flétries,

car j’avais reconnu les traits de monForèse[253].

CHANT XXIII

 

« Tu ne dois regarder ni cette galesèche

qui décolore ainsi ma peau, me disait-il,

ni ce reste de chair qui traîne encor surmoi ;

 

mais parle-moi de toi ; dis-moi qui sontaussi

ces deux ombres là-bas, qui te fontcompagnie ;

et ne t’éloigne pas sans m’avoir toutconté ! »

 

« Ta face, que ta mort m’avait tant faitpleurer,

me cause maintenant presque autant dechagrin,

lui répondis-je alors, à la voir sitordue.

 

Dis, pour l’amour de Dieu, qui te l’effeuilleainsi ?

Dissipe ma surprise avant que je ne parle,

car on s’explique mal, si l’esprit estailleurs. »

 

« Le vouloir éternel, me dit-il, aplacé

dans l’arbre et dans les eaux qui restent enarrière

une vertu qui fait que je m’étire ainsi.

 

Toutes ces ombres-ci, qui chantent enpleurant

pour avoir trop suivi les plaisirs de labouche,

par la faim et la soif deviennent enfinpures.

 

L’appétit de manger et de boire s’excite

au parfum dégagé par l’arbre et le fild’eau

qui se fraie un chemin d’en haut, parmi lesfeuilles.

 

Et c’est plus d’une fois que nous faisons letour

de l’endroit que tu vois, qui rafraîchit nospeines ;

cependant, je dis peine et devrais direjoie,

 

car le même désir nous conduit vers cetarbre,

qui portait autrefois le Christ à dire :« Eli ! »

lorsqu’il nous racheta, joyeux, avec sonsang. »

 

« Depuis ce jour, Forèse, où tu laissasle monde,

lui répondis-je alors, pour un mondemeilleur,

il ne s’est pas encore écoulé cinq années.

 

Mais puisque tu perdis le pouvoir depécher

avant que l’heure vînt de la bonne douleur

qui refait l’union de notre âme avec Dieu,

 

comment es-tu monté jusqu’ici ? Jepensais

que tu serais encore à l’étage d’en bas,

où le temps de l’erreur se paie avec letemps. »[254]

 

« C’est que je fus aidé, telle fut saréponse,

à déguster la douce absinthe de la peine

par tous les pleurs versés par ma bonneNella[255].

 

Ses larmes, ses soupirs, ses dévotesprières

m’ont tiré de la côte où les âmesattendent,

m’évitant le séjour dans les cerclessuivants.

 

Elle est d’autant plus chère au Ciel et plusaimée,

ma veuve que jadis j’aimais si tendrement,

qu’aux bonnes actions elle a moins decompagnes,

 

puisque la Barbagia de Sardaignepossède[256]

plus de femmes sachant ce que c’est quepudeur,

que l’autre Barbagia qui la garde àprésent.

 

Doux frère, que veux-tu que je te diseencore ?

Je crois apercevoir déjà ce temps futur

(et l’heure d’aujourd’hui n’en est pas bienlointaine)

 

où du haut de la chaire il faudra prohiber

aux femmes sans pudeur qui remplissentFlorence

de s’en aller montrant leur sein à toutvenant.

 

Dis-moi, quelle barbare ou quelleSarrasine

fallut-il menacer, pour la faire habiller,

de quelque châtiment, spirituel ounon ?

 

Mais si ces femmes-là pouvaient imaginer

ce que le Ciel prépare à leur intention,

on les verrait déjà hurler à pleinebouche.

 

Car, si de l’avenir je vois bien lesmystères,

avant que de l’enfant que l’on berceaujourd’hui

s’emplume le menton, elles seront damnées.

 

Mon frère, maintenant ne me cache plusrien !

Vois, je ne suis pas seul, puisque tous cesesprits

regardent le soleil que ton corpsintercepte. »

 

Je répondis alors : « Si tu gardesmémoire

de tout ce que jadis nous fûmes l’un pourl’autre[257],

le souvenir lui-même ici nous sera dur.

 

Celui qui me précède est venu me tirer

de la vie où j’étais, pas plus loinqu’avant-hier

(lui montrant le soleil), lorsque vous vîtespleine

 

la sœur de celui-ci. C’est lui qui m’aconduit

dans la profonde nuit des véritablesmorts,

et j’ai partout suivi ses pas avec machair.

 

Ensuite, ses conseils m’ont mené vers lehaut,

où j’ai fait la montée et le tour de cemont

qui vous redresse, vous que le monde atordus.

 

Il m’a dit qu’il voulait me tenircompagnie

jusqu’à ce que j’arrive où resteBéatrice ;

ensuite il me faudra me séparer de lui.

 

C’est de lui que je sais tout cela, c’estVirgile,

dis-je en montrant du doigt ; quant àl’autre, c’est l’ombre

pour qui votre royaume, en le laissantpartir,

avait tremblé si fort, l’instantd’auparavant. »

 

CHANT XXIV

 

Nos pas et nos propos n’empêchaient pas l’unl’autre,

mais, tout en discourant, nous avancions bienvite,

comme un vaisseau poussé par des ventsfavorables,

 

pendant que les esprits qui semblaient plusque morts

me montraient par les trous des yeuxl’étonnement

qu’ils ressentaient de voir que j’étais bienvivant.

 

Et sans perdre le fil du discours, jedisais :

« Peut-être monte-t-il[258]un peu plus lentement

qu’il n’en aurait envie, à cause de cetautre.

 

Mais dis-moi, si tu sais, où se trouvePicarde ;

montre-moi, s’il se peut, quelqu’un de digne àvoir

parmi toutes ces gens qui n’ont d’yeux quepour moi. »

 

« Ma sœur, dont la beauté fut sœur de labonté,

est en train de jouir de sa digne couronne

dans l’éternel bonheur, au plus haut del’Olympe.[259]

 

Il dit, puis il reprit : « Il n’estpas inutile

de te dire les noms de tous, car nosvisages

ne rappellent plus rien, à force dejeûner.

 

Voici là-bas, dit-il, me le montrant dudoigt,

Bonagiunta de Lucques[260], etau-delà de lui

le visage qu’on voit plus sillonné qued’autres

 

a jadis sur ses bras porté la sainteÉglise :

il est venu de Tours, et purge par la faim

l’anguille de Bolsène et le vin degrenache. »[261]

 

Les montrant tour à tour, il m’en nomma biend’autres ;

ils paraissaient contents d’être ainsidésignés,

en sorte qu’aucun d’eux ne fronçait lesourcil[262].

 

Je vis comme, de faim, rongeaient leurs dentsà vide

Ubaldin de la Pile[263], avecce Boniface

dont la crosse a fourni de plantureuxrepas[264],

 

et messire Marchese, à qui ne manquait pas

le boire dans Forli, lorsqu’il avait moinssoif,

et qui pensait pourtant ne jamais boireassez[265].

 

Mais comme l’on s’arrête à l’un plutôt qu’àl’autre

en regardant les gens, je vins près duLucquois[266],

qui semblait désireux de m’entendreparler.

 

Dans ce qu’il marmottait j’entendiss’échapper

le nom de Gentucca de ses lèvres, queronge

le juste châtiment dont il est tenaillé.

 

« Âme, lui dis-je alors, qui semblésdésireuse

de parler avec moi, dis-moi ce que tuveux ;

mets fin par tes propos à ton doute et aumien ! »

 

« Une femme là-bas, qui n’a pas lebandeau,

commença-t-il alors, saura te rendre doux

l’abri de ma cité, quoi que le monde endise.

 

Tu rentreras chez toi muni de ceprésage ;

si tu lis autre chose à travers monmurmure,

ce sont les mêmes faits qui le rendront plusclair[267].

 

Mais dis-moi si je suis devant cet hommemême

auteur des vers nouveaux qui commencentainsi :

Dames qui comprenez ce que c’est quel’amour ? »[268]

 

Je dis : « Je suis quelqu’un qui nefait que noter

lorsque l’amour m’inspire, et traduire enparoles

à mesure qu’il dicte au-dedans de moncœur. »

 

Il dit : « Frère, à présent je saisce qui manquait

au Notaire, à Guitton[269] ! et à mes propres vers

pour atteindre au doux style à la modeaujourd’hui.

Et je comprends aussi comment avec vosplumes

vous suivez au plus près celui qui vousinspire,

ce qui certainement n’était pas notre cas.

 

Cependant, pour celui qui regarde de près,

passant d’un style à l’autre, c’est tout cequ’il verrait. »

Il se tut sur cela, d’un air presquecontent.

 

Tels les oiseaux qui vont hiberner sur leNil

forment de temps en temps des bandes dans lesairs,

et puis, prenant leur vol, se disposent enfile,

 

ainsi toutes ces gens qui s’étaientassemblés

détournèrent les yeux et pressèrent lamarche,

l’envie et la maigreur les rendant pluslégers.

 

Mais comme lorsqu’on est fatigué detrotter

on aime ralentir, laissant passer lesautres

et s’apaiser au cœur la longue oppression,

 

se laissant dépasser par tout le sainttroupeau,

Forese était venu se rapprocher de moi

pour me dire : « Quand donc tereverrai-je encore ? »

 

« Je ne sais pas combien je vais vivre,lui dis-je ;

mais mon retour ne peut se produire plusvite

que je ne reviendrai vers toi par lapensée.

 

L’endroit où l’on m’a mis pour y passer mavie[270]

devient de jour en jour plus dénué de bien

et, si mon œil voit bien, la ruine leguette. »

 

« Laisse donc ! me dit-il. Je voisle plus coupable

que traîne derrière elle une bête enragée

jusqu’au fond du vallon qui jamais nepardonne.

 

Toujours plus emporté, courant toujours plusvite,

cet animal finit par lui donner la mort

et par abandonner son corpsdéchiqueté[271].

 

Ces cercles-là, dit-il en me montrant leCiel,

à peine auront roulé, que tu sauras déjà

ce que je ne pourrais t’expliquerdavantage.

 

Je te laisse à présent, car le temps est tropcher

pour ceux de notre règne, et j’en ai tropperdu

voulant t’accompagner et marcher commetoi. »

 

Comme le cavalier qui se lance parfois

et s’éloigne au galop des rangs quil’accompagnent,

pour mériter l’honneur de heurter lepremier,

 

tel il se sépara de nous à pas pressés,

tandis que je restais en route avec cesdeux

qui furent ici-bas de si grandsluminaires.

 

Lorsqu’il fut arrivé devant nous assezloin

pour que seul le regard du dedans[272] le pût suivre,

comme en esprit déjà je suivais sesparoles,

 

les rameaux verdoyants et les fruits d’unautre arbre

m’apparurent soudain, et pas très loin denous,

m’étant tourné vers lui seulement à lafin.

 

Sous ces arbres je vis des gens lever lesbras,

et crier vers le haut je ne sais pas tropquoi,

pareils à des enfants impatients etsimples,

 

lorsque ne répond pas celui qu’ilssollicitent,

quoique, pour exciter plus encor leurenvie,

il leur montre de loin l’objet qu’ilsconvoitaient.

 

Cette foule à la fin s’en alla, détrompée,

et nous vînmes alors plus près de ce grandarbre

qui rejette les pleurs et les humblesprières.

 

« Passez votre chemin sans trop vousapprocher !

L’arbre est plus haut, dont Ève voulut tâterle fruit,

et c’est de celui-là que provient ceplanton »,

 

disait dans ce feuillage une voixinconnue.

Alors Virgile et Stace et moi, serrant lescoudes,

nous passâmes plus loin, longeant toujours lacôte.

 

« Souvenez-vous, disait la voix, de cesmaudits

engendrés par la nue et qui, dans leurivresse,

opposaient à Thésée une doublepoitrine ;

 

de ces Hébreux aussi, qui buvaientmollement,

si bien que Gédéon les chassa de satroupe,

alors qu’il descendait des monts versMadian. »[273]

 

C’est ainsi que, suivant l’un des bords de laroute,

nous passions, écoutant les péchés de labouche

qui reçurent bientôt d’assez tristessalaires.

 

Puis, nous éparpillant sur la routedéserte,

nous fîmes en avant bien plus de millepas,

et chacun regardait sans prononcer un mot.

 

« Qu’allez-vous donc pensant tous lestrois, à l’écart »,

dit soudain une voix ; et j’eus unsoubresaut,

comme une bête lâche et sujette àl’ombrage.

 

Je dressai le regard, pour voir qui venaitlà ;

et je crois que personne n’a vu dans lafournaise

le verre et le métal plus rouge etfulgurant

 

que l’être que je vis, qui nous dit :« S’il vous plaît

d’aller plus haut, il faut que vous passiezpar là :

c’est là que doit tourner qui va chercher lapaix. »

 

J’étais, à son aspect, resté commeébloui ;

et je pris le tournant conduit par mondocteur,

comme celui qui marche en suivant quelquebruit.

 

Comme la brise en mai déverse dessenteurs,

et se met à courir au-devant de l’aurore,

se chargeant du parfum des herbes et desfleurs,

 

tel un souffle venait me caresser lefront,

et je l’ai bien senti qui battait des deuxailes,

répandant tout autour des parfumsd’ambroisie.

 

Et une voix disait : « Heureux ceuxque la grâce

illumine si bien, que les plaisirs du goût

n’éveillent dans leur cœur nul désirexcessif.,

et qui n’ont d’autre faim que la faim dejustice. »[274]

 

CHANT XXV

 

Cependant le monter n’admettait nulretard,

car déjà le soleil laissait au Scorpion

la nuit, et au Taureau le cercle demidi[275].

 

Comme celui que rien ne saurait retenir

et qui va son chemin, quoi qu’il rencontre enroute,

si l’aiguillon le point de quelque soinpressant,

 

tels nous sommes entrés dans cet étroitpassage,

l’un sur les pas de l’autre, et prîmesl’escalier

dont l’étroitesse oblige à le monter enfile.

 

Et comme le petit des cigognes bat l’aile,

s’essayant à voler, mais la rabat bienvite

et ne s’enhardit pas à sortir hors du nid,

 

tel je sentais s’éteindre et s’allumerl’envie

de les questionner, mais sans aller plusloin

que le geste d’ouvrir la bouche pourparler.

 

La marche était rapide ; et pourtant mondoux père

m’avait déjà compris, car il me dit :« Décoche

l’arc du parler : je vois que tu le tiensfin prêt ! »

 

Pour mieux ouvrir la bouche alors je priscourage

et je lui demandai : « Commentpeut-on maigrir,

quand le fait de manger cesse d’être unbesoin ? »[276]

 

« Si tu te souvenais, dit-il, comme àmesure

que brûlait un tison, s’éteignaitMéléagre,

ce que tu viens de voir te paraîtrait moinsdur[277].

 

Si tu pensais aussi qu’avec chaque clind’oeil

l’image cligne aussi de l’œil dans lemiroir,

ce qui te semble noir deviendraittransparent.

 

Mais pour mieux contenter ton désir desavoir,

voilà Stace, je vais l’appeler et prier

d’être le médecin qui panse tesblessures. »

 

« Si je vais expliquer pour lui, réponditStace,

les décrets éternels, bien que tu soisprésent,

le désir de te plaire est mon uniqueexcuse. »

 

Puis il continua : « Mon fils, siton esprit

consent à recevoir et garder mes paroles,

ce sera la réponse au « comment » detantôt.

 

Notre sang le plus pur, que nos veinesavides

ne peuvent absorber et laissent sanstoucher,

un peu comme un relief qu’on enlève detable,

 

acquiert dans notre cœur la vertu deformer

tous les membres du corps[278] : ce n’est que dans ce but

qu’il court dans chaque veine et se transformeen membre.

 

En s’épurant encore, il descend où mieuxvaut

ne pas nommer ; et puis, projeté hors ducorps,

se mêle au sang d’un autre, au vasenaturel[279].

 

Et là, se rencontrant l’un l’autre, ils secombinent,

l’un prêt à recevoir, l’autre fait pouragir,

grâce à ce noble organe où les deux sontformés.

 

Une fois mélangé, son action commence,

en se coagulant d’abord ; puis il faitvivre

ce qu’il fit exister matériellement.

 

Cette active vertu devient ensuite uneâme,

comme dans une plante, avec la différence

qu’elle fait des progrès, et l’autre n’en faitpas[280].

 

Puis elle œuvre si bien qu’elle se meut etsent

comme un polype en mer[281],et commence à fournir

les organes qu’il faut aux sens qu’elle aproduits.

 

C’est ainsi que s’étale et se détend, monfils,

la vertu qui s’engendre au cœur dugénérant,

où déjà la nature a prévu tous lesmembres.

 

Cependant, tu ne vois pas encore comment

l’animal se transforme en enfant : c’estun point

où vinrent trébucher de plus savants quetoi,

 

parce que leur doctrine entendait séparer

les facultés de l’âme et l’intellectpossible,

qu’ils ne pouvaient placer dans aucun desorganes[282].

 

Toi, reçois dans ton sein la vérité quivient :

apprends qu’à l’instant même où le fœtus setrouve

posséder un cerveau parfaitement formé,

 

le Premier Moteur tourne un regardsatisfait

vers cette œuvre de choix de Nature, et luisouffle

un esprit neuf, fertile en puissantesvertus.

 

Celui-ci tire à lui des principesactifs ;

il en fait sa substance et devient l’âmeunique

qui vit et qui ressent et se penseelle-même ;

 

et pour que mes propos ne te surprennentpas

pense que la chaleur du soleil se faitvin,

lorsqu’elle se mélange avec le suc desvignes.

 

Et lorsque Lachésis épuise sa quenouille,

l’âme, en se séparant de notre chair,emporte

tous les dons qu’elle avait, tant humains quedivins

 

Les autres facultés sont et restentinertes,

tandis que volonté, mémoire, intelligence

s’aiguisent au-delà de ce qu’ellesétaient.

 

L’âme va sans tarder et tombe d’elle-même

miraculeusement sur l’une des deux rives

où d’abord elle apprend quel sera sonchemin[283].

 

Sitôt qu’on lui désigne une place là-bas,

la vertu formative autour d’elle rayonne,

comme elle l’avait fait dans les membresperdus.

 

Et comme on voit dans l’air saturé par lapluie

qu’un rayon du dehors le perce et seréfracte,

l’agrémentant ainsi de diverses couleurs,

 

de la même façon l’espace avoisinant

emprunte les contours qui lui sontimprimés

par la vertu de l’âme en ce point arrêtée.

 

C’est ainsi qu’à l’instar de la flamme quisuit

le feu qui la produit, lorsqu’il change deplace,

cette forme nouvelle accompagne l’esprit.

 

Comme l’âme par elle enfin devientvisible,

on l’appelle ombre ; ensuite ellepourvoit d’organes

chacun de ses sens, jusque et y compris lavue.

 

C’est pourquoi nous avons la parole et lerire ;

c’est ce qui donne un corps aux soupirs et auxlarmes

que l’on entend partout sur les pentes dumont.

 

Dès lors, à chaque fois que les désirsl’assiègent

ou d’autres passions, l’ombre en ressent lescoups :

et voilà la raison de tonétonnement. »

 

Nous étions arrivés au dernier desdétours,

et nous avions tourné en avançant àdroite,

et déjà d’autres soins occupaient nosregards[284].

 

Là-haut, du flanc du mont jaillit un mur deflammes ;

mais la corniche lance un souffle dans lesairs,

qui les rabat et fraie un couloir depassage.

 

Nous fûmes obligés de passer à la file

par ce dégagement ; j’avais bien peur dufeu

d’une part, et de l’autre un ravin meguettait.

 

Mon guide me disait : « C’est iciqu’il te faut

une vue assez prompte à te bien seconder,

car il te suffirait d’un seul pas pour toutperdre. »

 

On entendait Summae Deus clementiae[285]

que l’on chantait du sein de ce grandincendie,

et je voulus savoir, malgré tout, quichantait.

 

J’aperçus des esprits qui marchaient dans lesflammes

et, regardant toujours vers eux et sous mespieds,

mes yeux de çà de là ne faisaient quecourir.

 

À peine venaient-ils de terminer leurchant,

qu’ils crièrent bien fort :« Virum non cognosco »[286]

et reprirent bientôt leur hymne à voix plusbasse.

 

Puis, terminant leur chant, ilss’écriaient : « Diane,

qui vivait dans les bois, chassa loin d’elleHélice[287],

qui du fruit de Vénus avait senti legoût. »

 

Ensuite, reprenant leur antienne, ilsnommaient

les femmes, les maris qui demeurèrentchastes,

comme le mariage et la vertu le veulent.

 

Je pense que cela remplit suffisamment

tout l’espace de temps où le feu lesrôtit ;

car tel est l’aliment, telles sont lespratiques

 

qui peuvent corriger, à la longue,l’erreur.

 

CHANT XXVI

 

Pendant que nous marchions ainsi, l’un devantl’autre,

sur le bord de la route, et que souvent monmaître

disait : « Attention ! Ne sorspas du sentier ! »

 

le soleil qui tombait sur mon épaulegauche

baignait de ses rayons le bord del’Occident,

sur sa couleur d’azur mettant des teintesblanches,

 

et mon ombre ajoutait à la flamme des tons

plus sombres ; et je vis que beaucoup deces âmes

avaient, tout en marchant, remarqué cedétail.

 

C’est la raison qui fit qu’à la fin ilsparlèrent,

et le commencement fut de se dire entreelles :

« Celui-ci n’a pas l’air d’avoir un corpsfictif. »

 

Ensuite certains d’eux s’approchèrent demoi

d’aussi près qu’on pouvait, tout en prenantbien soin

de ne pas esquiver le feu qui les brûlait.

 

« Ô toi qui marches seul après les autresdeux,

sans doute par respect et non pas parparesse,

réponds-nous, les brûlés dans la soif et lefeu !

 

Je ne suis pas le seul qui désiret’entendre ;

nous pendons à ta lèvre avec bien plusd’envie

qu’on n’a d’eau fraîche en Inde ou dansl’Éthiopie.

 

Dis-nous, comment fais-tu pour nous cacherainsi

le soleil ? on dirait que tu n’es pasencore

tombé dans les filets que dispose lamort. »

 

C’est ainsi que parlait l’un d’entreeux ; j’aurais dit

qui j’étais, quand soudain m’apparut,surprenante,

une autre nouveauté qui m’appelaitailleurs.

 

En effet, au milieu de la route embrasée

s’en venaient d’autres gens au-devant deceux-ci

et, pour les observer, je gardai lesilence.

 

Je vis des deux côtés les ombres sepresser,

courir à la rencontre, échanger desbaisers,

sans s’arrêter, au gré de leurs brèvesrencontres :

 

telles, lorsque leurs rangs noirâtress’entrecroisent,

s’accolent les fourmis, et dans leurtête-à-tête

semblent se raconter leur route et leurmoisson.

 

Et tout de suite après cet accueil amical,

avant le premier pas qui les doit séparer,

chaque troupeau s’écrie aussi fort qu’il lepeut.

 

La foule d’arrivants dit : « Sodomeet Gomorrhe ! »

l’autre : « Pasiphaé s’abrita dansla vache,

afin que le taureau contentât saluxure. »[288]

 

Puis, comme se sépare une bande de grues

pour partir vers le sable ou vers les montsRiphées[289],

selon qu’elles vont loin du froid ou dusoleil,

 

les uns vont d’un côté et les autres del’autre,

les hymnes reprenant aussi bien que leslarmes

et le cri qui convient le mieux à leurétat.

 

Lors les mêmes esprits qui m’avaientdemandé

de parler avec eux s’en revinrent versmoi,

et dans leurs yeux brillait leur désird’écouter.

 

Moi, qui savais déjà quelle était leurenvie,

je leur dis donc : « Esprits queremplit l’assurance

de trouver tôt ou tard la paix desbienheureux,

 

mes membres ne sont pas restés là-bas, surterre,

tendres ni mûrs : ils font avec moicompagnie,

ainsi que tout mon sang et toutes mesjointures.

 

Je vais ainsi là-haut, pour ne plus êtreaveugle ;

je dois aux oraisons d’une dame du Ciel

de promener chez vous ma dépouillemortelle.

 

Et puisse être comblé votre plus granddésir

bien vite, et que le Ciel vous reçoive àdemeure,

lui, si riche en amour et qui n’a pas debornes !

 

Dites-moi cependant, car je voudraisl’écrire,

qui vous êtes vous-mêmes, et quelle est cettefoule

qui s’éloigne de vous en vous tournant ledos. »

 

Pareil au montagnard qui se trouble,ahuri,

et regarde partout, lorsqu’il descend enville

de son hameau sauvage, et ne peut dire unmot,

 

tel me parut alors l’aspect de cesesprits ;

mais, ayant quelque peu secoué leurstupeur,

qui ne dure jamais dans les âmes biennées,

 

celui qui tout d’abord m’avait parlé medit :

« Que tu peux être heureux, toi qui dansnos provinces

t’en viens pour tout savoir de l’art de bienmourir !

 

La foule qui s’éloigne a commis autrefois

le péché pour lequel César, dans sontriomphe,

s’entendait appeler reine par sessoldats[290].

 

C’est ce qui fait qu’au cri de :« Sodome ! » ils s’en vont,

se réprouvant tout seuls, comme tu vistantôt,

et l’aveu de leur honte augmente leursbrûlures.

 

Et quant à nos péchés, ils sonthermaphrodites[291] ;

nous n’avons pas gardé la loi d’humanité,

suivant notre appétit comme desanimaux ;

 

et nous disons tout haut, pour accroîtrel’opprobre,

quand nous partons d’ici, le nom de cettefemme

qui devint animal sous l’airain de labête.

 

Ainsi, tu sais de quoi nous sommes touscoupables ;

et si tu veux savoir par nos noms qui nousfûmes,

je n’en ai pas le temps et ne saurais lesdire.

 

Je te réponds, du moins, pour ce qui meconcerne :,

Guido Guinizelli fut mon nom[292] ; le regret

que j’eus de ma conduite, avant ma mort, mesauve. »

 

Comme, lors de ce deuil dont fut frappéLycurgue,

accouraient les deux fils pour rejoindre leurmère[293],

j’aurais voulu courir, mais sans pouvoir lefaire,

 

quand j’entendis ainsi dire son propre nom

mon père et de tous ceux qui, bien mieux quemoi-même,

ont composé de doux et jolis vers d’amour.

 

Pendant de longs instants je poursuivis lamarche,

et je le regardais sans parler nil’entendre ;

mais le feu m’empêchait de m’avancer verslui.

 

Et lorsque de le voir je fus rassasié,

je finis par lui faire offre de messervices,

en choisissant les mots qui font que l’on vouscroit.

 

Il répondit alors : « Ce que tuviens de dire

s’imprime en moi si fort et sivisiblement,

que Léthé ne le peut supprimer ou ternir.

 

Si tout est aussi vrai que le dit tonserment,

dis, pour quelle raison m’aimes-tu doncautant

que le montre ton dire, ainsi que tonregard ? »

 

Et moi, je répondis : « Ce sont tesvers si doux

que, tant que durera l’usaged’aujourd’hui,

l’encre qui les écrit en deviendra sansprix. »

 

« Frère, dit-il alors, celui que je temontre

du doigt (me désignant un esprit devantlui)

du parler maternel fut bien meilleurorfèvre.

 

Soit qu’il chante l’amour ou conte desromans,

il les dépasse tous : et laisse dire auxsots

qui prétendent donner la palme auLimousin[294].

 

Ils restent bouche bée au bruit plutôt qu’aufond,

et de cette façon fondent leur jugement

sans vouloir écouter la règle ou laraison.

 

C’est ce qu’ont fait beaucoup d’anciens, avecGuitton[295],

dont le renom croissait, passant de bouche enbouche ;

pourtant, la vérité finit par l’emporter.

 

Mais puisque tu détiens un pareilprivilège

qui te permet ainsi d’arriver jusqu’aucloître

du couvent dont le Christ est lui-mêmel’abbé.

 

devant lui pense dire un Pater pourmoi-même,

jusqu’à l’endroit qui sert pour le monded’ici,

qui ne possède plus le pouvoir depécher. »[296]

 

Puis, désirant peut-être à ceux qui lesuivaient

laisser la place libre, il plongea dans lefeu,

comme un poisson dans l’eau pique et descendau fond.

 

Je vins près de l’esprit qu’il m’avaitdésigné[297]

et lui dis qu’à son nom je préparais déjà,

du moins dans mes souhaits, un séjour plusheureux.

 

Alors il commença courtoisement àdire :

« Tan m’abellis vostre cortesdeman

qu’ieu no me puesc ni voill a voscobrir.

 

Ieu sui Arnaut, que plor e vaucantan ;

consiros vei la pasadafolor

e vei jausen lo joi qu’esper,denan.

 

Ara vos prec, per aqueîavalor

que vos guida aï sont deVescalina,

sovenha vos a temps de madolor ! »[298]

 

Et il s’en fut plonger au feu qui purifie.

 

CHANT XXVII

 

À l’heure où le soleil darde ses premiersrais

à l’endroit où coula le sang de sonauteur,

où l’Èbre se retrouve en bas de laBalance,

 

et du Gange les flots s’échauffent sous lanone ;

bref, la lumière était en train dedécliner[299],

lorsque l’ange de Dieu apparut dans sajoie[300].

 

Il se tenait au bord du feu, sur lamontée,

en chantant Beati mundo corde, et savoix

vibrait plus puissamment que la voix deshumains.

 

« On ne dépasse pas cet endroit, âmessaintes,

sans que le feu vous morde ; entrez doncdans les flammes

et ne restez pas sourds au chant qui vient delà ! »

 

dit-il lorsqu’il nous vit arriver près delui ;

et quand je l’entendis, je devins toutpareil

à celui que l’on fait descendre dans lafosse.

 

Je tendis vers le haut mes deux mainssuppliantes

et je croyais revoir, à regarder cesflammes,

des corps qu’auparavant j’ai déjà vusbrûler.

 

Mes deux guides alors se tournèrent versmoi

et Virgile me dit aussitôt : « Cherenfant,

c’est peut-être un tourment, mais ce n’est pasla mort !

 

Souviens-toi, souviens-toi ! Si j’ai sute conduire

à bon port, sur le dos de Géryon lui-même,

que crains-tu, maintenant qu’on est plus prèsde Dieu ?

 

Sois donc persuadé qu’au milieu de cesflammes,

quand même tu devrais rester plus de milleans,

tu ne saurais laisser un seul de tescheveux.

 

Si tu penses jamais que je veux tetromper,

viens plus près de la flamme et convaincs-toitoi-même,

exposant de tes mains le pan de ton habit.

 

Éloigne, éloigne donc de ton cœur cettecrainte !

Tourne-toi par ici, lance-toihardiment ! »

Mais je restais figé, bien qu’avec duremords.

 

Me voyant rester ferme et si dur à plier,

il dit, un peu troublé : « Penses-ybien, mon fils :

pour trouver Béatrice, il faut franchir cemur ! »

 

Comme jadis Pyrame, au seul nom de Thisbé,

ouvrit un œil mourant et voulut la revoir,

le jour où le mûrier se teignit de sonsang,

 

ainsi, ma résistance aussitôt amollie,

je regardais mon guide, en entendant lenom

dont la musique chante encor dans mamémoire.

 

Alors, hochant la tête, il reprit :« Comment donc ?

Préférons-nous rester sur place ? »Et il sourit,

comme on fait à l’enfant qu’on gagne avec unfruit.

 

Ceci dit, il entra le premier dans le feu,

non sans avoir d’abord prié Staced’attendre,

qui l’avait séparé de moi pendantlongtemps.

 

Dès que j’y pénétrai, je me serais jeté

dans du verre fondu, pour chercher lafraîcheur,

tellement la chaleur dépassait touteborne.

 

Mon très doux père alors, pour mieuxm’encourager,

parlait de Béatrice en poursuivant samarche :

« Il me semble déjà, dit-il, voir sonvisage. »

 

Une voix qui chantait au-delà nousguidait ;

et nous, en la prenant comme point derepère,

nous sortîmes du feu à l’endroit où l’onmonte.

 

« Venite, benedicti patrismei »[301],disait

une voix s’élevant d’un éclat que j’y vis,

mais qui brillait si fort, que j’en fusébloui.

 

« Le soleil part, dit-il encore, et lanuit vient ;

ne vous arrêtez pas, mais pressez votremarche,

avant que l’occident ne s’habille denoir. »

 

Une route montait tout droit dans lerocher,

en sorte que mon corps me cachait devantmoi

les rayons d’un soleil très bas surl’horizon.

 

Nous n’avions fait l’essai que de quelquesgradins,

que mes sages et moi nous vîmes à monombre

qui s’effaçait déjà, que le soleilmourait.

 

Avant que ne s’accrût sur l’horizonimmense

une seule couleur dans toutes ses parties

et que la nuit n’obtînt une entièrefranchise,

 

chacun de nous choisit un gradin pour sonlit,

car la loi de ce mont nous avait enlevé

l’envie et le pouvoir de monterdavantage[302].

 

Comme les chèvres vont avant d’avoirbrouté,

pétulantes, grimper sur les plus hautsrochers

et, un instant plus tard, on les voitruminer

 

à l’ombre, mollement, sous un soleil deplomb,

et le chevrier surveille, appuyé sur sacrosse,

et tout en s’appuyant ne cesse deveiller ;

 

ou comme le berger qui demeure au serein

passe la nuit auprès du paisible troupeau,

empêchant les brebis de s’éloigner dugîte ;

 

tels nous paraissions être en ce moment lestrois ;

moi, pareil à la chèvre ; eux, comme desbergers,

pressés de toutes parts par le mur desrochers.

 

On ne voyait de là qu’un bref morceau deCiel ;

mais par cette échappée on voyait lesétoiles

plus grandes qu’ici-bas et bien pluslumineuses. >

 

Et lors, en ruminant et en les contemplant,/

le sommeil me saisit, ce sommeil quisouvent,

avant qu’un fait n’arrive, en porte lanouvelle.

 

Je pense que c’était à l’heure où d’Orient

rayonne tout d’abord sur le montCythérée[303],

qu’embrase chaque fois le même feud’amour,

 

lorsqu’une dame belle et jeune m’apparut

en songe, qui semblait aller parmi lesprés

en y cueillant des fleurs, et disait enchantant :

 

« Que quiconque voudrait savoir quel estmon nom,

apprenne que je suis Lia, qui de mes mains

travaille sans arrêt à faire uneguirlande[304].

 

Pour me plaire au miroir, je m’en pare icimême ;

pourtant, ma sœur Rachel n’abandonnejamais

sa glace, où tous les jours elle demeureassise,

 

heureuse seulement d’y contempler sesyeux,

qui sont beaux, comme moi de me parermoi-même :

sa joie est de se voir, et la mienned’agir. »

 

Déjà, grâce aux splendeurs qui précèdentl’aurore,

qui semble au voyageur d’autant plusagréable

qu’il se trouve, en rentrant, plus près de sademeure,

 

les ombres de la nuit fuyaient de toutesparts,

emportant mon sommeil ; et m’étantéveillé,

je vis déjà debout, près de moi, mes grandsmaîtres.

 

« Ce fruit si savoureux, que le soin desmortels

s’en va chercher par tant de cheminsdifférents,

apaisera ta faim pas plus tardqu’aujourd’hui. »

 

Celui qui m’adressait des parolespareilles

était mon bon Virgile ; et je crois quejamais

des étrennes n’ont pu me plaire davantage.

 

Au désir que j’avais d’être déjà là-haut

s’ajoutait un désir nouveau, qui medonnait

des ailes pour voler à chaque pas nouveau.

 

Lorsque tout l’escalier resta derrièrenous,

arrivés tous les trois à son point le plushaut,

Virgile s’arrêta pour mieux me regarder

 

et dit : « Tu viens de voir le feuque l’on traverse

et l’éternel, mon fils : te voilàmaintenant

à cet endroit où moi, je ne vois plus bienclair[305].

 

Mon esprit et mon art t’avaient servi deguides ;

que ton propre plaisir soit désormais leseul,

car ton chemin n’est plus étroit etpérilleux.

 

Regarde le soleil qui brille sur tonfront,

regarde l’herbe fraîche et les fleurs, lesbosquets

que la terre d’ici produit sans aucunsoin.

 

Tu peux, en attendant les beaux yeuxbienheureux

dont les larmes m’ont fait venir à tarencontre,

te promener partout ou t’asseoir quelquepart.

 

Tu ne dépendras plus de mes signes oudires :

ton jugement est droit, libre etjudicieux,

et ce serait erreur que de ne pas lesuivre :

 

je mets donc sur ton front la couronne et lamitre. »[306]

CHANT XXVIII

 

Dans mon désir de voir au-dedans et dehors

la divine forêt épaisse et frissonnante

qui rendait à mes yeux plus doux le journouveau[307],

 

sans perdre plus de temps, je partis de cebord,

pénétrant lentement dans la belle campagne

dont le sol répandait de partout dessenteurs.

 

Une brise légère et qui jamais ne change

venait me caresser sans cesse le visage

d’un souffle encor plus doux que le plus douxzéphyr.

 

Les feuilles, sous le vent, frissonnaientdoucement

et d’un seul mouvement se penchaient ducôté

où l’ombre du mont saint se projetted’abord,

 

sans ployer pour autant ou subir desecousse,

en sorte que du haut des branches, lesoiseaux

pouvaient continuer leur office et leursjeux,

 

recevant, au contraire, au sein de leurfeuillage,

d’où venaient leurs gais chants, les premièreshaleines

qui servaient de bourdon à leur propreconcert,

 

pareil au bruissement qui court de branche enbranche

sur les bords de Chiassi, le long de lapinède[308],

lorsque Éole a lâché la bride au Sirocco.

 

Et j’étais parvenu, dans cette promenade,

assez loin au-dedans de l’antique forêt,

pour ne plus distinguer par où j’étaisvenu,

 

quand soudain un ruisseau m’empêchad’avancer,

car ses modestes flots se dirigeaient àgauche,

faisant ployer les fleurs qui poussaient surson bord[309].

 

Les sources que l’on tient chez nous pour pluslimpides

sembleraient contenir quelque mélangeimpur

au prix de celle-ci, tant elle esttransparente,

 

quoique à la vérité son cours se glisse,obscur,

sous l’ombre permanente et qui ne laissepas

pénétrer jusqu’à lui la lune ou le soleil.

 

Me voyant arrêté, je passai du regard

au-delà du ruisseau, pensant y contempler

l’émail bariolé de tout ce fraisprintemps,

 

et j’aperçus alors, comme l’on voitparfois

des objets qui nous font comme par unmiracle

oublier tout à coup tous nos autrespensers,

 

une dame passer par là, toute seulette,

qui s’en allait chantant et choisissant desfleurs,

parmi les prés sans fin qui couvraient sonchemin[310].

 

« Ô belle dame, toi que baignent lesrayons

d’amour, s’il est permis d’en croire levisage

qui semble d’ordinaire interprète du cœur,

 

fais-moi cette faveur de venir plus avant,

me mis-je à la prier, près de cetterivière,

pour que je puisse mieux entendre tachanson.

 

Je vois, en te voyant, Proserpine et safable,

les lieux et le moment où la perdit samère,

tandis qu’elle perdait, elle aussi, sonprintemps. »

 

Pareille à la danseuse esquissant unevolte

et qui joint les talons et glisse et sereplie,

si bien qu’à peine un pied se place devantl’autre,

 

elle se retourna vers moi, du beau milieu

de toutes ces fleurs d’or et de sang, enbaissant

d’un geste virginal son pudique regard.

 

Elle accepta pourtant d’exaucer ma prière,

s’approchant de façon que la douce musique

avec son sens complet arrivait jusqu’àmoi.

 

Lorsqu’elle fut venue à l’endroit où lesondes

de ce joli ruisseau baignent l’herbe desbords,

elle me fit le don de lever le regard.

 

Je ne saurais penser qu’un aussi fortéclat

a brillé sous les cils de Vénus, àl’instant

où son fils la blessa d’une flècheimprévue.

 

Elle restait debout sur la rive et riait

et tressait de ses mains les diversescouleurs

qu’offre spontanément ce mont, le toit dumonde.

 

L’eau mettait entre nous l’espace de troispas ;

et pourtant l’Hellespont, qu’a traverséXerxès,

mettant un frein qui dure à l’orgueil deshumains,

 

ne dut pas être autant abhorré de Léandre,

pour barrer le chemin d’Abydos à Sestos,

que ce ruisseau de moi, pour ne pas s’êtreouvert.

 

« Vous venez d’arriver ; et voyantque je ris,

commença-t-elle alors, dans cet endroitélu

pour être le berceau de la nature humaine,

 

peut-être éprouvez-vous quelque surprise oudoute ;

mais le psaume qui dit Delectasti contient

la lumière qui peut dégager votreesprit[311].

 

Toi, qui viens le premier et qui m’avaispriée, h

dis si tu veux savoir autre chose ;j’arrive

prête à te contenter sur chacun de tesdoutes. »

 

« Cette eau, lui dis-je alors, et lesbruits de ce bois

semblent un fait nouveau et qui combat enmoi

d’autres faits opposés, que je connaisd’ailleurs. »[312]

 

Elle me répondit : « Je t’en diraila cause,

et d’où vient cet effet qui produit tasurprise,

et je dissiperai le brouillard quit’offusque.

 

Le souverain Bien, seul à se plaire enlui-même,

ayant fait l’homme bon et pour le bien, lemit

en ce lieu qui promet une paix éternelle.

 

Mais l’homme n’y resta que bien peu, par safaute,

et dut changer bientôt en pleurs et enmisère

le sourire innocent et les jeux amusants.

 

Pour que les mouvements que produisent plusbas

les perturbations de la terre et de l’eau

et que la chaleur porte aussi haut qu’ellepeut

 

ne fassent pas la guerre à l’hommejusqu’ici,

ce mont s’est élevé tellement vers lescieux,

qu’à partir de la porte il s’en trouveaffranchi.

 

Mais comme tout au long de ce vastecircuit

l’air tourne en même temps que le premiermobile,

à moins qu’en quelque point le cercle ne sebrise[313],

 

sur ce sommet, plongeant dans l’air vivant etlibre,

s’engendre un mouvement tel que tu viens devoir

et qui fait frissonner l’épaisseur de cebois.

 

Le feuillage agité possède ce pouvoir,

que ses propriétés vont imprégner le vent,

qui les répand partout, pendant qu’il tourneen rond.

 

Le reste de la terre, autant que lepermettent

le sol et le climat, conçoit et met aujour

des arbres différents, de différentsusages.

 

Il ne faudrait donc pas s’émerveillerlà-bas,

en sachant tout cela, si parfois quelqueplante

y germe sans sortir de semence visible.

 

Tu dois savoir aussi que la saintecampagne

où nous sommes, contient en elle tous lesgermes

et même certain fruit qui ne prend paslà-bas.

 

L’eau que tu vois ici ne sourd pas d’unesource

procédant des vapeurs que le froidprécipite,

comme un fleuve qui perd et qui reprendhaleine,

 

mais jaillit d’une source éternelle etpuissante,

et qui puise autant d’eau dans le vouloirdivin

que son double canal épanche par ailleurs.

 

Celui qui passe ici possède une vertu

qui des anciens péchés efface lamémoire ;

l’autre, de nos bienfaits retient lesouvenir.

 

De ce côté, son nom est Léthé ; quant àl’autre,

on l’appelle Eunoé ; mais sa vertun’opère

qu’après qu’on a goûté l’eau de chacun desdeux.

 

Leur exquise saveur n’est à nullepareille.

Mais, quoique de ta soif tu puisses tedéfaire

avant qu’il soit besoin d’en savoirdavantage,

 

je t’offre un corollaire outre ce que j’aidit,

dans l’espoir que mon dire aura l’heur de teplaire,

même si je l’allonge plus que je n’aipromis.

 

Tous ceux qui dans leurs vers chantaient autemps

le souvenir heureux de l’âge d’or, sans doute[jadis

au Parnasse ont rêvé de l’endroit que tuvois.

 

La souche des humains y vécutinnocente ;

un éternel printemps y porte tous lesfruits ;

et voici le nectar dont on a tantparlé. »

 

Alors je retournai du côté des poètes

tout le poids de mon corps, et les visécouter

avec contentement ces dernièresparoles ;

 

puis mon regard revint chercher la belledame.

 

CHANT XXIX

 

En chantant de la voix d’une femmeamoureuse,

elle mettait un terme à son discours,disant

le Beati quorum tecta suntpeccata[314].

 

Et puis, comme parfois les nymphes vontseulettes

sous l’ombre des grands bois, désireuses lesunes

de revoir le soleil, les autres de lefuir,

 

elle se mit en marche en remontant lefleuve

tout le long de la rive ; et moi, je fisde même,

suivant d’un petit pas les petits pas del’autre.

 

Nous n’en avions pas fait plus de cent à nousdeux

qu’un tournant apparut, formé par les deuxrives,

dirigeant mon chemin du côté du levant.

 

Mais nous n’allâmes pas bien loin de cecôté,

quand la dame soudain se retourna vers moi

et me dit : « Frère, écoute etregarde avec soin ! »

 

Et voici qu’un éclat se mit à parcourir

tout à coup, en tous sens, cette immenseforêt,

si vif, que je pensai que c’était unéclair.

 

Pourtant, comme l’éclair est égal àlui-même,

tandis que celui-ci durait ets’augmentait,

je me disais tout seul : « Qu’est-cedonc que ceci ? »

 

Un murmure très doux commençait à glisser

dans les airs transparents ; et, mû parun beau zèle,

je blâmais dans mon cœur la téméritéd’Ève,

 

puisque, à l’endroit où terre et cielobéissaient,

la femme, quoique seule et fraîchementformée,

s’est ainsi refusée à se plier aux ordres,

 

alors, que, si, pieuse, elle s’étaitsoumise,

j’aurais pu savourer ce plaisir ineffable

très tôt auparavant et pendant pluslongtemps.

 

Pendant que j’avançais parmi tant deprémices

de l’éternel bonheur, mon esprit ensuspens,

et désirant encor de plus grandes délices,

 

au-devant de nos pas, sous la verteramure,

le ciel prenait les tons des flammes quirougeoient

et dans cet air fluet on devinait unchant.

 

Si jamais j’ai souffert, ô viergessacro-saintes,

pour vous la faim, le froid ou les longuesveillées,

c’est ici qu’il me faut en obtenir leprix !

 

Il faut que l’Hélicon emplisse ici macoupe,

et qu’Uranie aussi m’assiste avec sonchœur,

pour chanter ces objets que l’on conçoit àpeine.

 

Je crus apercevoir de loin sept arbresd’or,

m’étant laissé tromper par la grandedistance

qui séparait alors notre groupe du leur.

 

Cependant, quand je pus arriver assez près

pour que l’objet commun[315]où se trompaient nos sens

ne perdît nul détail par l’effet desdistances,

 

la faculté qui fraie à la raison saroute[316]

dans ces arbres connut autant decandélabres

et dans le bruit des voix découvritl’hosanna[317].

 

Un éclat entourait ce splendide cortège,

de beaucoup plus brillant que la lune àminuit

au milieu de son mois et par un cielserein.

 

La surprise me fit me tourner du côté

du bon Virgile, et lui ne fit que merépondre

par l’émerveillement de son propre regard.

 

Ensuite je revins vers l’étonnantspectacle

qui s’avançait vers nous d’une marche silente

qu’à l’épouse nouvelle il céderait despoints.

 

La dame me gronda : « Pourquoi tantd’intérêt,

s’il ne va pas plus loin que ces viveslumières

et ne remarque rien de tout ce qui lessuit ? »

 

Je vis alors des gens tout de blanchabillés

qui suivaient ces splendeurs comme l’on suitdes chefs,

et ce monde jamais n’a vu blancheurpareille.

 

Les ondes du ruisseau resplendissaient àgauche

et de ma gauche à moi me renvoyaientl’image,

quand je m’y regardais comme dans unmiroir.

 

Ayant enfin trouvé sur ma rive un endroit

tel que le seul courant me séparait desautres,

je suspendis la marche, afin de mieux lesvoir,

 

et je vis des flambeaux qui marchaientau-devant

en laissant derrière eux des traces decouleur

qui ressemblaient aux traits échappés dupinceau,

 

en sorte qu’au-dessus, sept bandesparallèles

unissaient en faisceaux les couleurs dontDélie[318]

se ceint, et le soleil forme sonarc-en-ciel.

 

Le septuple étendard s’étalaitpar-derrière,

plus loin que le regard ; ceux des bordsse trouvaient,

si je calcule bien, à dix pas de distance.

 

C’est sous un ciel plus beau que je ne sauraisdire

que vingt-quatre vieillards s’avançaient, deuxpar deux,

qui portaient sur leurs fronts des couronnesde lis[319].

 

Ils chantaient tous en chœur :« Entre toutes les filles

d’Adam sois à jamais bénie ; et quebénie,

soit aussi ta beauté pendantl’éternité ! »

 

Et lorsque enfin les fleurs et l’herbe fraîcheet tendre

qui recouvraient le sol sur la riveopposée

cessèrent de sentir les pas de ces élus,

 

tout comme sur le ciel une étoile suitl’autre,

je vis quatre animaux paraissant à leursuite[320],

tous quatre enguirlandés de franges defeuillage.

 

Chacun était pourvu de six ailes pennées,

les plumes peintes d’yeux qui paraîtraientsans doute

pareils aux yeux d’Argos, si celui-civivait.

 

Je ne gaspille pas davantage mes rimes,

lecteur, pour les décrire : un autre soinme presse,

si fort, que sur ce point je ne peux plusm’étendre.

 

Mais lis Ezéchiel, qui les décrit si bien,

tels qu’il les vit venir des régions dufroid,

accompagnés du vent, de la nue et du feu,

 

et comme tu pourras les trouver dans sespages,

tels ils étaient ici, sauf sur le point desailes,

sur lequel je suis Jean, qui l’écritautrement.

 

L’espace qui restait entre eux quatre étaitpris

par un char triomphal monté sur ses deuxroues,

que traînait un griffon attelé par lecou[321].

 

Ses deux ailes pointant vers le cielencadraient

la bande médiane, à leur tour encadrées

par les trois des côtés, qu’ellesn’accrochaient pas.

 

Elles montaient si haut, qu’on les perdait devue,

et les membres d’oiseau paraissaient faits enor,

les autres étaient blancs mélangés devermeil.

 

Non seulement à Rome on n’a jamais fêté

Auguste ou l’Africain avec un char sibeau,

mais celui du soleil paraîtrait pauvre, auprix,

 

ce même char du jour qui, s’étant égaré,

brûla par le décret du juste Jupiter,

comme pieusement le demandait la Terre.

 

À côté de la roue à droite étaient troisfemmes

qui venaient en dansant en rond ; l’uneétait rouge,

si bien qu’on ne l’eût pu distinguer dans lefeu.

 

On eût facilement de la seconde femme

pris la chair et les os pour autantd’émeraudes ;

l’autre avait la couleur de la neige quitombe.

 

Elles semblaient tantôt conduites par lablanche

et tantôt par la rouge, et leurs pas lents ouvifs

paraissaient mesurés au rythme de leurchant.

 

À gauche, également, dansaient quatre autresfemmes

dans leurs habits de pourpre, et suivaient lamesure

de l’une, dont la tête avait au front troisyeux.

 

À la suite du groupe ainsi décrit par moi

cheminaient deux vieillards aux habitsdissemblables,

mais respirant la même honnête fermeté.

 

L’un d’eux appartenait sans doute à lafamille

de ce grand Hippocrate, offert par lanature

à tous ceux qui lui sont les plus chers, commeun don ;

 

et l’autre témoignait d’un souci biencontraire

et portait une épée aiguë et si brillante

que, bien que séparés par l’eau, j’enfrissonnai.

 

J’en vis ensuite quatre au maintien plusmodeste,

et seul, derrière tous, j’aperçus unvieillard

s’avancer en dormant, le visagecrispé[322].

 

Ils portaient tous les sept les mêmesvêtements

du groupe des premiers, mais autour de leursfronts

ils n’avaient pas, comme eux, des couronnes delis,

 

mais de rosés de sang et d’autres fleurspareilles ;

et à les voir de loin on aurait pu jurer

que leur tête était flamme à partir dusourcil.

 

Quand le char arriva juste en face de moi,

on entendit gronder le tonnerre, et cesgens,

comme s’il eût été défendu d’avancer,

 

s’arrêtèrent soudain, avec tous leursdrapeaux.

 

CHANT XXX

 

Quand le Septentrion de la premièresphère[323]

(qui n’a jamais connu l’aurore ou lecouchant

ni d’autre obscurité que celle du péché,

 

et qui montrait là-haut à chacun le chemin

du devoir, comme en bas l’autre le faitaussi

pour celui qui dirige au port songouvernail)

 

eut arrêté son cours, la troupe véridique

qui venait après lui, au-devant dugriffon,

se tourna vers le char comme vers sonrepos.

 

Et l’un d’eux, qu’on eût dit envoyé par leCiel,

lança trois fois Veni, sponsa, deLibano[324],

et son chant fut repris par les autres enchœur.

 

Comme les bienheureux, lors du dernierappel,

surgiront tout à coup, chacun de sonsépulcre,

chantant l’alléluia d’une voix retrouvée,

 

tels sur ce char divin venaient de selever

plus de cent, ad vocem tantisenis[325], ministres

et messagers aussi de la vie éternelle.

 

Benedictus, disaient tous en chœur, quivenis,

et Manibus date lilia plenisd’autres,

tout en faisant pleuvoir les fleurs de toutesparts.

 

J’ai déjà vu parfois, à la pointe du jour,

les bords de l’Orient se baignant dans lesrosés

et le reste du ciel dans l’azur le pluspur ;

 

et j’ai vu le soleil se lever dans desvoiles

si bien que, les vapeurs modérant sonéclat,

l’œil pouvait soutenir longuement salumière.

 

Telle, parmi les fleurs tombant comme unenue

qui prenait sa naissance entre les doigts desanges

et pleuvait tout autour et au-dessus duchar,

 

le front ceint d’olivier sous un voilecandide,

une dame apparut, qui, sous un vertmanteau,

portaient des vêtements couleur de flammevive.

 

Et soudain mon esprit, qui depuis troplongtemps

s’était vu maintenir si loin de saprésence

qu’il avait oublié la surprise et la peur,

 

sans avoir eu besoin de la voir davantage,

par la vertu secrète émanant de ses yeux,

retombait en pouvoir de son ancien amour.

 

Aussitôt que mes yeux sentirent les effets

de la grande vertu dont j’ai reçul’atteinte

avant que mon jeune âge abandonnâtl’enfance

 

cherchant protection, je regardais àgauche,

comme un petit enfant qui court vers samaman

quand il prend peur, ou bien lorsqu’il a duchagrin,

 

voulant dire à Virgile : « À peines’il me reste

quelque goutte de sang dans les veines quitremblent,

car de mes feux anciens je reconnais lessignes. »[326]

 

Virgile cependant venait de me priver

de sa présence, lui, Virgile, mon douxpère,

Virgile à qui j’avais confié monsalut !

 

Tout ce qu’avait perdu notre première mère

n’empêcha pas mes yeux mouillés par larosée

de se baigner alors de nouveau dans meslarmes.

 

« Dante, pour dur que soit le départ deVirgile,

il est tôt pour pleurer, il est tôt pour leslarmes,

car il te faut pleurer sur une autreblessure. »

 

Comme va l’amiral de la poupe à la proue,

pour mieux voir les marins travaillant à sesordres

sur les autres vaisseaux, et les pousse à bienfaire,

 

tel, la cherchant des yeux lorsqu’elle eut ditmon nom

que je suis obligé d’écrire en cetendroit,

mon regard reconnut au bord gauche du char

 

la dame qui m’était tout d’abord apparue,

le visage voilé par la fête des anges,

me fixer du regard par-dessus la rivière,

 

quoique les voiles blancs qui tombaient de satête

et que fixaient au front les feuilles deMinerve

ne m’eussent pas permis de la voirclairement.

 

Sur un ton souverain et hautaine en sondire,

elle continuait, comme celui qui parle

en gardant pour la fin la pointe dudiscours :

 

« Regarde bien ! Je suis, oui, jesuis Béatrice !

Qui te rend si hardi d’escalader descimes ?

Ne savais-tu donc pas qu’ici l’on estheureux ? »

 

Je baissais mon regard vers la sourcelimpide ;

mais, n’y voyant que moi, je le tournai versl’herbe,

tel était sur mon front le poids de lavergogne.

 

Une mère est parfois trop dure avec sonfils :

et telle elle semblait alors, car la pitié

que n’accompagne pas la douceur est amère.

 

Elle se tut enfin, et les anges chantèrent

soudain, en chœur : « In te,Domine, speravi » ;

mais leur chanson prit fin avec pedesmeos[327].

 

Comme parmi les mâts encor vivants desbois

la neige vient durcir le dos de l’Italie

sous le souffle glacé de tous les ventsslavons,

 

puis après elle fond et coule goutte àgoutte,

dès qu’arrive un vent chaud de la terre sansombre

comme une flamme fond le suif de lachandelle,

 

je demeurais ainsi, sans larmes nisoupirs,

pendant le chant divin de ceux dont lamusique

suit toujours le concert des sphères delà-haut.

 

Mais lorsque j’eus compris qu’ils mecompatissaient

dans leur suave accord mieux que s’ilsn’avaient dit :

« Dame, pourquoi donc être envers lui sisévère ? »

 

la glace qui d’abord accablait ma poitrine

devint soupir et larme, et angoisseusement

rejaillit de mon cœur par la bouche et lesyeux.

 

Mais elle, se tenant toujours aussi rigide

de ce côté du char, après un long silence

adressa la parole à ce chœur depitié :

 

Elle dit : « Vous veillez dans unjour éternel ;

le sommeil ou la nuit ne vous volentjamais

un seul pas que le monde esquisse dans samarche.

 

Ma réponse n’est pas pour vous, mais ellevise

celui qui pleure là, car il doit bienm’entendre,

pour que la pénitence égale ses erreurs.

 

Non seulement du fait de ces sphèrescélestes

qui mènent les mortels vers une fincertaine,

selon qu’elle est écrite au concours desétoiles,

 

mais aussi par l’effet de la faveurdivine,

dont la source descend de si hautesvapeurs

que les regards mortels ne sauraient latrouver,

 

cet homme-ci fut tel, du temps de sajeunesse,

que virtuellement les bonnes habitudes

auraient pu le conduire aux meilleursrésultats.

 

Mais une terre inculte, aux mauvaisessemences,

est d’autant plus sauvage et devient plusmaligne

qu’elle cache en son sein plus de force etvigueur.

 

Je l’ai pourtant, un temps, aidé de maprésence,

et en lui faisant voir de mes yeux lajeunesse,

j’obtins qu’il me suivît le long du droitchemin.

 

Cependant, arrivé à peine sur le seuil

de mon âge second, j’ai dû changer de vie,

et il m’abandonna, pour se donner àd’autres.

 

Alors que je montais de la chair àl’esprit

et qu’augmentaient d’autant ma vertu, mabeauté,

je devins à ses yeux moins chère et moinsaimable ;

 

Et il porta ses pas sur une fausse route,

poursuivant le reflet de ce bonheurtrompeur

qui ne donne jamais ce qu’il nous apromis.

 

En vain j’ai demandé des inspirations,

par lesquelles je l’ai bien souvent visité

en songe et autrement, car il n’en avaitcure.

 

Il est tombé si bas, qu’enfin tous lesmoyens

paraissaient impuissants pour obtenir sagrâce,

si ce n’est en voyant les racescondamnées.

 

C’est pour cela qu’au seuil des morts j’aifait visite,

pour porter à celui qui l’a conduit ici

les larmes de mes yeux à l’appui desprières.

 

Pourtant, c’est transgresser l’ordonnancedivine,

que de vouloir goûter, franchissant leLéthé,

un pareil aliment, sans avoir à payer

 

l’écot d’un repentir qui coûte bien despleurs. »[328]

 

CHANT XXXI

 

« Toi, qui restes au bord de la sainterivière,

reprit, tournant vers moi la pointe d’undiscours

dont déjà le tranchant m’atteignaitdurement,

 

la dame, et poursuivant sans s’êtreinterrompue,

dis, dis si tout cela n’est pas vrai !Que l’aveu

s’ajoute maintenant auxaccusations ! »

 

Mon esprit se trouvait tellement confondu,

que je voulus parler, mais ma voixs’éteignit

avant de se lancer hors de son propreorgane.

 

Bien vite elle épuisa sa patience etdit :

« Que penses-tu ? Réponds ! Lesmauvais souvenirs

en toi n’ont pas encore été touchés parl’eau ».

 

La crainte qui se mêle à la confusion

arracha de mes lèvres un « oui » simal formé,

qu’on l’entendait des yeux bien mieux que parl’ouïe.

 

Et comme ayant bandé trop fort unearbalète,

lorsqu’il faut décocher, la corde et l’arc secassent

et les flèches s’en vont sans force vers lebut,

 

à la fin j’éclatai sous ce poidsaccablant,

faisant place soudain aux soupirs et auxlarmes,

cependant que ma voix s’étouffait dans magorge.

 

Elle me dit alors : « Au milieu demes vœux

qui devaient te conduire vers l’amour de cebien

auprès duquel plus rien n’est digne qu’on enrêve,

 

quelle chaîne ou fossé sur ta route tendus

avais-tu rencontrés, qui t’ont fait ainsiperdre

tout espoir de poursuivre en avant tonchemin ?

 

Quelles facilités, ou bien quel avantage

avais-tu découverts, écrits au front desautres,

pour ressentir si fort le besoin de leurplaire ? »

 

Avalant avec peine un soupir d’amertume,

ce n’est qu’avec effort que j’ai pu luirépondre,

et ma bouche forma péniblement des mots.

 

Je lui dis en pleurant : « Lesobjets corporels

avec leurs faux plaisirs détournèrent mespas,

dès que votre regard se fut caché pourmoi. »

 

« Que tu taises, dit-elle, ou même que tunies

ce que tu reconnais, ta faute pour autant

n’en est pas moins connue, et ton juge lasait.

 

Mais lorsque des péchés l’aveu sort delui-même

des lèvres du pécheur, la meule seretourne,

dans notre tribunal, contre le fil duglaive.

 

Et pour que maintenant tu ressentes lahonte

de ton erreur passée, et pour qu’une autrefois

tu te montres plus fort avec d’autressirènes,

 

laisse à présent sécher tes larmes, etécoute :

tu comprendras comment ma chair ensevelie

aurait dû te montrer un tout autre chemin.

 

La nature ni l’art ne t’ont jamais offert

de plaisir comparable à celui des beauxmembres

qui me portaient jadis, et sont cendre àprésent.

 

Or, puisque tu perdis ce suprême plaisir

par suite de ma mort, quel autre objetmortel

pouvait paraître encor désirable à tesyeux ?

 

Ne devais-tu plutôt, quand les chosestrompeuses

venaient de te porter ce premier coup,lever

ton esprit jusqu’à moi, qui lors ne trompaisplus ?

 

À quoi sert-il d’attendre, avec du plomb auxailes,

des déboires nouveaux, de quelque jeunefille

ou d’autres vanités dont le temps est sicourt ?

 

On trompe un jeune oiseau deux ou trois foisde suite :

mais à partir du jour qu’il a toutes lesplumes,

il saura reconnaître et la flèche et lesrets. »

 

Pareil à ces enfants qui, muets ethonteux,

restent à écouter et, le regard bien bas,

reconnaissent leur faute et en ont duremords,

 

tel j’étais demeuré : « Si turessens, dit-elle,

tant de peine à m’entendre, allons, lève labarbe :

tu seras plus navré de m’avoirregardée. »

 

Le chêne le plus fort fait moins derésistance

à l’heure où l’ouragan chez nous ledéracine,

ou le vent de la terre où régnaitIarbas[329],

 

que j’en fis, pour lever la tête à sesparoles ;

et lorsqu’elle eut dit « barbe » aulieu de dire « tête »,

je sentis aussitôt la pointe envenimée.

 

Mais dès que je levai ma face vers lehaut,

je sentis d’un regard que les êtrespremiers

avaient déjà cessé de parsemer des fleurs,

 

et mes yeux, qui n’étaient pas encoreassurés,

virent que Béatrice était alors tournée

vers la bête qui joint en elle deuxnatures.

 

Elle, malgré son voile et malgré ladistance,

surpassait d’aussi loin sa beauté dejadis,

que sa beauté, jadis, a surpassé lesautres.

 

Je sentis me piquer du repentir l’ortie

si fort, que les plaisirs qui m’avaientéloigné

le plus de mon amour m’étaient les plusodieux.

 

Le remords me poignait si durement lecœur,

que je tombai pâmé ; celle à qui je ledois

peut seule raconter ce qu’il advint demoi.

 

Puis, lorsqu’un peu de force enfin revint aucœur,

cette dame apparut, que d’abord je visseule

et qui dit, se penchant sur moi :« Serre-moi bien ! »

 

Elle m’avait plongé jusqu’au cou dans lefleuve

et s’avançait sur l’eau, me traînant aprèselle

aussi facilement qu’une simple nacelle.

 

Quand j’arrivai tout près de la rivebénie,

j’ouïs l’Asperges me[330], chanté si doucement

qu’il m’en souvient à peine et je ne puisl’écrire.

 

La belle dame alors me tendit ses deuxbras,

me prenant par la tête, et me plongea sousl’onde,

si bien qu’il me fallut avaler de son eau.

 

Puis elle m’en sortit et, bien que touttrempé,

me fit entrer en danse avec les quatrebelles

et chacune à son tour me couvrit de sonbras.

 

« Nymphes dans cet endroit et dans leciel étoiles,

avant que Béatrice au monde ne descende

on nous vint désigner pour lui servird’esclaves.

 

Nous allons te mener sous ses yeux ; cestrois femmes

au regard plus profond aiguiseront letien,

pour qu’il reçoive mieux son heureuseclarté. »

 

Elles chantaient ainsi ; puis elles memenèrent

au-devant du poitrail du griffon, où déjà

Béatrice tournait son visage vers nous.

 

Elles dirent alors : « Ouvre biengrands les yeux !

Voici, nous t’avons mis devant lesémeraudes

d’où l’Amour t’a déjà décoché de sesflèches ! »

 

Un millier de désirs plus brûlants que laflamme

attachèrent mes yeux aux yeuxresplendissants

qui demeuraient toujours fixés sur legriffon.

 

Et comme le miroir réfléchit le soleil,

tel le double animal rayonnait dans cesyeux

et montrait tour à tour l’une et l’autrenature.

 

Lecteur, tu peux penser si j’étais étonné

de voir un tel objet, immobile enlui-même,

et dont, pourtant, l’image ainsi setransformait.

 

Alors, tandis que plein de stupeur et dejoie,

mon esprit savourait le céleste aliment

qui peut rassasier sans jamais fatiguer,

 

soudain les autres trois s’avancèrent versnous,

montrant par leur maintien leur plus grandenoblesse

et dansant aux accords de leur célestechant.

 

« Tourne ton saint regard, tourne-le,Béatrice

(c’est ainsi que disait leur chant), vers tonfidèle

qui, pour te retrouver, fit un si longvoyage !

 

Fais-nous la grâce aussi de vouloirdévoiler

ton sourire pour lui, afin qu’il ycontemple

la seconde beauté que tu gardescouverte ! »[331]

 

Splendeur de l’éternelle et vivantelumière,

qui donc pâlit assez à l’ombre duParnasse,

qui donc se soûle assez de l’eau de tafontaine,

 

pour qu’on ne pense pas qu’il a perdul’esprit,

s’il prétend te montrer telle que tuparus,

à l’endroit où les chœurs du Ciel te font uncadre,

 

lorsque tu découvris ton visage au grandjour ?

 

CHANT XXXII

 

J’avais si fortement appliqué mon regard

à calmer cette soif vieille de dixannées[332],

que tous les autres sens m’avaientabandonné ;

 

outre que mes yeux même avaient des deuxcôtés

des murs de nonchaloir, tant ce souriresaint

les retenait lui seul dans ses rets dejadis ;

 

quand mon regard se vit tourné par cesdéesses

soudain du côté gauche, et presque par laforce,

quand je les entendis dire : « Tufixes trop ! »

 

Et la difficulté de voir clair, quipersiste

après que le soleil nous donne dans lesyeux,

fit que pour un instant je restai sans rienvoir.

 

Mais l’œil s’habituant avec moins delumière

(je dis « moins », seulement parrapport à l’éclat

suprême dont je fus séparé par la force),

 

je vis le groupe heureux qui venaitd’esquisser

un demi-tour à droite et qui seretournait,

faisant face au soleil et aux septcandélabres.

 

Comme sous les pavois qui lui font unrempart

tourne le bataillon avec son étendard,

avant que tous les rangs puissent changer defront,

 

de même ces soldats du royaume céleste

qui venaient les premiers passèrent devantnous,

avant que le timon du char tournât àgauche.

 

Les dames furent lors se placer près desroues

et le griffon tira la charge bienheureuse,

sans qu’un seul mouvement fît frissonner sesplumes.

 

Celle qui m’avait fait traverser larivière,

jointe à Stace et à moi, nous suivîmes laroue

qui traçait, en tournant, le petit arc decercle.

 

Traversant le haut bois déserté par lafaute

de la femme qui fut trop crédule auserpent,

d’angéliques concerts nous mesuraient lespas.

 

Une flèche en trois vols traverseraitpeut-être

la distance qu’à peine nous avionsparcourue,

alors que de son char descendit Béatrice.

 

Puis, j’entendis le chœur qui murmurait :« Adam ! »

et tous vinrent au pied d’un arbre dont lesbranches

de feuilles et de fleurs se trouvaientdépouillées[333].

 

Sa couronne, pourtant, s’évasait d’autantplus

qu’elle montait plus haut, et l’onadmirerait

hautement sa grandeur dans la forêt desIndes.

 

« Que tu peux être heureux, Griffon, toidont le bec

n’arrache rien de l’arbre au goût sisavoureux,

mais amer par la suite, et qui tord lesentrailles ! »

 

Ainsi criaient, autour de cet arbrerobuste,

tous les autres ; alors l’animal deuxfois né :

« C’est ainsi qu’on maintient la sourcede justice ! »

 

Retournant au timon qu’il venait de tirer,

il le mit près du pied de l’arbredépouillé,

l’attachant à son tronc et l’y laissantenfin[334].

 

Les plantes ici-bas, lorsque tombe surelles

tout l’éclat du soleil et des rayons issus

du signe qui fait suite aux célestesPoissons,

 

se gonflent sous la sève, et chacunereprend

ses anciennes couleurs, avant que lesoleil

n’attelle ses coursiers sous un signenouveau.

 

Tel cet arbre reprit sa force et futcouvert

par des fleurs moins que rosé et plus queviolette,

lui qui, l’instant d’avant, n’était quebranches nues.

 

Mais je n’ai pas compris, et l’on ignoreici

l’hymne qui fut chanté par ces gens à lasuite,[335]

et que je n’avais pas écouté jusqu’aubout.

 

Si je savais conter comment s’était fermée

la paupière cruelle au conte deSyrinx[336],

celle qui dut payer chèrement sa veillée,

 

je ferais comme un peintre imitant sonmodèle,

et je raconterais comment jem’endormis :

mais qui peut expliquer comment vient lesommeil ?

 

Je passerai donc vite à l’heure duréveil :

je dis qu’une blancheur vint déchirer levoile

du sommeil, et le cri :« Lève-toi ! Que fais-tu ? »

 

Lors qu’ils furent conduits près des fleurs dupommier

qui fait avec ses fruits les délices desanges

et offre dans le ciel des noceséternelles,

 

Pierre et Jacques et Jean, endormis tous lestrois,

s’éveillèrent soudain, au bruit de laparole

qui sut vaincre jadis des sommeils plusprofonds,

 

et virent tout à coup leur collège réduit

d’une part de Moïse et d’autre partd’Élie,

et prendre un autre aspect l’étole de leurmaître.

 

Tel je revins à moi ; et je vis sepencher

sur moi la bonne dame à qui je dois déjà

d’avoir conduit mes pas le long de larivière.

 

L’âme en suspens, je dis : « Où doncest Béatrice ? »

« Regarde, elle est là-bas, sous lesfeuilles nouvelles ;

tu peux la voir, dit-elle, assise auprès dutronc.

 

Tu vois aussi le chœur qui fait cercle autourd’elle ;

les autres vont là-haut, derrière leGriffon,

aux sons d’un autre chant, plus doux et plusprofond. »

 

Et si dans son discours elle en ditdavantage,

je ne sais, car mes yeux ne voyaient plus queCelle

qui m’empêchait d’entendre ou de voir d’autresqu’elle.

 

Seule, elle était restée assise sur lesol,

comme voulant monter la garde auprès duchar

que je vis attacher par la Bête biforme.

 

Les sept nymphes en cercle autour d’elleformaient

un chapitre, portant dans les mains cesflambeaux

qui restent à l’abri d’Aquilon etd’Auster.

 

« Tu ne resteras pas longtemps dans cesforêts ;

avec moi, tu seras à jamais citoyen

de cette Rome vraie où le Christ estRomain.

 

Cependant, pour le bien du monde qui vitmal,

observe donc ce char ; et tout ce que tuvois,

une fois de retour, conte-le parécrit ! »

 

Ainsi dit Béatrice ; et moi, qui nevoulais

que me montrer soumis à ses commandements,

des yeux et de l’esprit j’obéis à sesordres.

 

Jamais feu n’a jailli des épaisses nuées

aussi rapidement, lorsque descend la pluie

des régions du ciel qui se trouvent plushaut,

 

que j’ai vu lors piquer l’oiseau deJupiter

tout le long de cet arbre, déchirant sonécorce

aussi bien que les fleurs et les feuillesnouvelles.

 

Et de toute sa force il fonça sur le char,

qui vacilla soudain, comme au vent levaisseau

ballotté par les flots de bâbord àtribord[337].

 

Après cela, je vis se glisser dans lacaisse

par-derrière ce char de triomphe un renard

qui semblait ignorer la bonnenourriture ;

 

mais, en lui reprochant la laideur de sesfautes,

Béatrice le fit déguerpir aussi vite

que ses pieds décharnés semblaient le luipermettre.

 

Et suivant le chemin qu’il avait prisd’abord,

sur la caisse du char je vis descendrel’aigle,

mais il y dut laisser une part de sesplumes.

 

Aussitôt une voix comme d’un cœur en peine

parut sortir du Ciel et dire cesparoles :

« Que l’on t’a mal chargée, ô ma pauvrenacelle ! »

 

Je crus ensuite voir, juste entre les deuxroues,

que la terre s’ouvrait, et je vis undragon

en sortir et percer tout le char de saqueue ;

 

et, pareil au frelon qui retire son dard,

il ramenait vers lui la pointe envenimée,

avec un bout du fond, et s’en futsatisfait.

 

Le reste fut couvert comme une terregrasse

qu’habille le gazon, par les plumesoffertes[338]

dans une bonne et sainte intention, sansdoute,

 

si bien que le timon et l’une et l’autreroue

furent entièrement noyés en moins de temps

que la bouche ne met à lâcher un soupir.

 

De l’édifice saint transformé de la sorte

je vis surgir ensuite un peu partout destêtes,

trois au bout du timon et une à chaquecoin[339].

 

Les trois, comme les bœufs, s’affublaient dedeux cornes ;

le front des autres quatre en portait uneseule,

et l’on n’aura jamais vu des monstrespareils.

 

Tranquille comme un roc au sommet desmontagnes,

je vis une putain assise sur ce monstre,

au maintien indécent et aux regardslascifs[340] ;

 

et, comme pour veiller à ce qu’on ne lachasse,

auprès d’elle un géant semblait monter lagarde

et tous les deux, parfois, échangeaient desbaisers.

 

Son regard dissolu s’étant posé sur moi

l’espace d’un instant, cet amant furieux

se mit à la frapper, des pieds jusqu’à latête ;

 

puis, mû par la colère et les cruelssoupçons,

il détacha le monstre et l’emmena si loin

au fond du bois, que seul celui-ci fitrempart

 

entre moi, la putain et cette étrangebête[341].

 

CHANT XXXIII

 

« Deux, veneruntgentes »[342],commencèrent les dames,

chantant tantôt à trois, tantôt à quatrevoix

et alternant en pleurs la douce psalmodie.

 

Béatrice, pieuse et soupirant aussi,

semblait les écouter, tellement altérée

que l’on eût dit Marie à côté de la croix.

 

Sitôt le chant fini, dès que les autresvierges

la laissèrent parler, elle leur répondit,

se dressant tout debout, rouge comme lefeu :

 

« Modicum et non videbitisme ;

et iterum, vous dis-je, ô mes sœursbien-aimées,

modicum et vos videbitisme. »[343]

 

Ensuite elle les mit toutes sept devantelle

et nous plaça d’un signe à sa suite, enpartant,

le sage qui restait et la dame etmoi-même.

 

Elle se mit en marche ; et je ne pensepas

qu’elle eut plus de dix fois touché du pied laterre,

que soudain son regard vint rencontrer lemien

 

et, pleine de douceur : « Viens plusvite ! dit-elle ;

pour me bien écouter, si pendant notremarche

je voulais te parler, reste plus près demoi ! »

 

Lorsque je fus près d’elle, ainsi qu’ilconvenait,

elle me dit : « Pourquoi n’oses-tupas, mon frère,

pendant que nous marchons, m’exposer tesproblèmes ? »

 

Je me sentis alors comme ceux qui setrouvent

devant de plus grands qu’eux, lorsque, voulantparler,

leur voix n’arrive plus vivante jusqu’auxdents,

 

et, trop intimidé, je lui dis d’une voix

étranglée à demi : « Ma dame, voussavez

quelle est mon indigence et ce qui luiconvient. »

 

Elle me dit : « Je veux quedésormais tes craintes

et ta timidité soient à jamaisbannies :

cesse donc de parler comme un homme quidort !

 

Il fut, mais il n’est plus, ce char que ledragon

brisait ; que les fauteurs le sachentcependant,

la vengeance de Dieu n’a pas peur de lasoupe[344].

 

Il ne restera pas toujours sans héritier,

l’aigle qui dut laisser ses plumes sur lechar[345],

le transformant en monstre et ensuite enrapine,

 

car je vois clairement (c’est pourquoi jel’annonce)

des astres s’approcher, libres de touteentrave

et de tout autre obstacle, et préparer letemps

 

où Cinq Cent Dix et Cinq, envoyé sur laterre

par Dieu[346],viendra pour mettre à mort la courtisane,

ainsi que le géant qui fornique avec elle.

 

Sans doute, mon récit te semble plusobscur

que Thémis et le Sphinx, et ne te convaincpas,

parce que, tout comme eux, il blessel’intellect ;

 

mais les événements seront lesLaïades[347]

qui fourniront la clef de cette énigmeardue,

sans qu’en doivent souffrir les moissons oules bêtes.

 

Toi, retiens tout ceci ; telles que jeles dis,

ces paroles, dis-les à ceux qui là-basvivent

ce qu’ils croient vie, et n’est qu’une courseà la mort.

 

Quand tu raconteras ceci, rappelle-toi,

ne dissimule pas le pitoyable état

où tu vis l’arbrisseau par deux foissaccagé.

 

Quiconque le dépouille ou lui fait dudégât

est coupable envers Dieu d’offense et deblasphème,

puisque, s’il l’a fait saint, c’est pour sonseul usage.

 

Et pour l’avoir touché, la première desâmes

implora cinq mille ans et plus, parmi lespeines,

Celui qui vint venger la morsure enlui-même.

 

Et ton esprit s’endort, s’il ne veut pascomprendre

que, si la plante est haute et s’évase ausommet,

ce n’est pas un hasard, mais un dessein duCiel.

 

Et si de vains pensers n’avaient été pourtoi

comme les eaux de l’Else[348],et pareils à Pyrame

noircissant le mûrier, chacun de tesplaisirs,

 

rien qu’à considérer toutes cescirconstances

sans doute verrais-tu dans l’interdit del’arbre

la justice de Dieu qui s’applique aumoral.

 

Je remarque pourtant que ton intelligence

s’est transformée en roc si noir et sicompact,

que l’éclat de mon dire a l’air det’éblouir.

 

Il te le faut porter en toi, sinon écrit,

du moins représenté, de la même manière

que porte un pèlerin le bourdon ceint depalmes. »

 

Je dis : « Comme la cire où l’on amis le sceau

ne change plus jamais l’empreinte qu’on luidonne,

mon cerveau maintenant reste marqué parvous.

 

Mais pourquoi vos propos longuementdésirés

s’envolent-ils si haut au-dessus de mavue,

que plus je fais d’efforts, et moins je lesatteins ? »

 

« Pour mieux te rappeler, dit-elle, cetteécole

dont tu sais les leçons, et mieux te fairevoir

que son enseignement ne suit pas maparole ;

 

que tu saches aussi que du chemin de Dieu

au vôtre, la distance est plus grande quecelle

qui s’étend de la terre à la plus hautesphère. »

 

Je répondis alors : « Je ne mesouviens pas

d’avoir jamais pensé de façon différente,

et je ne me sens pas remordre laconscience. »

 

« Mais si tu ne peux pas en avoirsouvenir,

dit-elle en souriant, tu dois te rappeler

que tu viens de goûter les ondes duLéthé ;

 

et si par la fumée on devine le feu,

cet oubli montre assez que tu commis lafaute

d’avoir voulu porter ton appétit ailleurs.

 

Dorénavant, pourtant, je n’envelopperai

de voiles mes propos, qu’autant qu’ilconviendra

pour que ta courte vue y puissepénétrer. »

 

Cependant, plus brillant, d’une marche pluslente,

le soleil occupait le cercle de midi,

qui selon les endroits peut varier saplace,

 

quand, comme un éclaireur qui va devant latroupe

s’arrête, s’il découvre ou simplementsoupçonne

quelque chose d’étrange en chemin, les septdames

s’arrêtèrent au bord d’une petite ombrée,

comme les frais ruisseaux en forment dans lesAlpes

sous le feuillage vert et sous les noirsrameaux.

 

Au-devant j’ai cru voir le Tigre avecl’Euphrate

qui sortaient tous les deux d’une mêmefontaine

et comme deux amis se quittaient àregret[349].

 

« Ô toi, gloire et splendeur de notrerace humaine,

quel est donc ce ruisseau qui se diviseici

d’un seul commencement, s’éloignant delui-même ? »

 

J’obtins comme réponse à cettequestion :

« Demande à Matelda qu’ellet’explique ! » Alors,

comme celle qui cherche à se justifier,

 

la belle dame dit : « Il s’étaitfait déjà

expliquer ce détail, avec d’autres encore

que les eaux du Léthé ne peuventeffacer. »

 

« Peut-être un soin plus grand, réponditBéatrice,

qui semble quelquefois nous priver demémoire,

obscurcit le regard de son intelligence.

 

Mais voici l’Eunoé, qui coule parlà-bas :

conduis-le vers ses eaux et, selonl’habitude

que tu connais, rends-lui sa vertudéfaillante ! »[350]

 

Et comme un cœur bien né qui, sans chercherd’excuse,

fait son propre désir du désir du prochain

sitôt qu’il s’est traduit par un signequelconque,

 

telle la belle dame, ayant saisi ma main,

se mit en marche et dit, en se tournant versStace

d’un geste gracieux : « Viens,accompagne-le ! »

 

Lecteur, si je pouvais disposer del’espace,

je dirais quelques mots pour chanter cebreuvage

dont je ne me serais jamais rassasié.

 

Mais puisque les feuillets que j’avaisconsacrés

à ce second cantique ont été tous remplis,

le frein de l’art me dit que je doism’arrêter.

 

Ensuite je revins de cette onde sacrée,

régénéré, pareil à la plante nouvelle

qu’un feuillage nouveau vient derenouveler,

 

pur enfin, et tout prêt à monter auxétoiles.

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