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La Fabrique de crimes

La Fabrique de crimes

de Paul Féval (père)

PRÉFACE

 

Voici déjà plusieurs années que les fabricants de crimes ne livrent rien. Depuis que l’on a inventé le naturalisme et le réalisme, le public honnête autant qu’intelligent crève de faim, car, au dire des marchands, la France compte un ou deux millions de consommateurs qui ne veulent plus rien manger, sinon du crime. Or, le théâtre ne donne plus que la gaudriole et l’opérette,abandonnant le mélodrame.

Une réaction était inévitable. Le crime va reprendre la hausse et faire prime. Aussi va-t-on voir des plumes délicates et vraiment françaises fermer leur écritoire élégante pour s’imbiber un peu de sang. La jeune génération va voir refleurir, sous d’autres noms, des usines d’épouvantables forfaits ! Pour la conversion radicale des charmants esprits dont nous parlions tout à l’heure, il faut un motif, et ce motif,c’est la hausse du crime. Hausse qui s’est produite si soudain et avec tant d’intensité que l’académie française a dû, tout dernièrement, repousser la bienveillante initiative d’un amateur qui voulait fonder un prix Montyon pour le crime.

Nous aurions pu, imitant de très loin l’immortel père de don Quichotte, railler les goûts de notre temps, mais ayant beaucoup étudié cette intéressante déviation du caractère national, nous préférons les flatter.

C’est pourquoi, plein de confiance, nousproclamons dès le début de cette œuvre extraordinaire, qu’on n’irapas plus loin désormais dans la voie du crime à bon marché.

Nous avons rigoureusement établi noscalculs : la concurrence est impossible.

Nous avons fait table rase de tout ce quiembarrasse un livre ; l’esprit, l’observation, l’originalité,l’orthographe même ; et ne voilà que du crime.

En moyenne, chaque chapitre contiendra,soixante-treize assassinats, exécutés avec soin, les uns frais, lesautres ayant eu le temps d’acquérir, par le séjour des victimes àla cave ou dans la saumure, un degré de montant plus propre encoreà émoustiller la gaîté des familles.

Les personnes studieuses qui cherchent desprocédés peu connus pour détruire ou seulement estropier leurssemblables, trouveront ici cet article en abondance. Sur un travailde centralisation bien entendu, nous avons rassemblé les moyens lesplus nouveaux. Soit qu’il s’agisse d’éventrer les petits enfants,d’étouffer les jeunes vierges sans défense, d’empailler lesvieilles dames ou de désosser MM. les militaires, nous opéronsnous-mêmes.

En un mot, doubler, tripler, centupler laconsommation d’assassinats, si nécessaire à la santé de cette finde siècle décadent, tel est le but que nous nous proposons. Nouseussions bien voulu coller sur toutes les murailles de la capitaleune affiche en rapport avec l’estime que nous faisons de nousmême ; mais notre peu d’aisance s’y oppose et nous en sommesréduits à glisser ici le texte de cette affiche, tel que nousl’avons mûrement rédigé :

Succès, inouï, prodigieux, stupide !

LA FABRIQUE DE CRIMES

AFFREUX ROMAN

Par un assassin

L’Europe attend l’apparition de cetteœuvre extravagante où l’intérêt concentré au delà des bornes del’épilepsie, incommode et atrophie le lecteur !

Tropmann était un polisson auprès del’auteur qui exécute des prestiges supérieurs à ceux de

LÉOTARD.

100

feuilletons, à soixante-treize assassinatsdonnent un total superbe de

7.300 victimes

qui appartiennent a la France, comme cela sedoit dans un roman national. Afin de ne pas tromperles cinq parties du monde, on reprendra, avec une perteinsignifiante, les chapitres qui ne contiendront pas la quantitévoulue de Monstruosités coupables, au nombre desquelles,ne seront pas comptés les vols, viols, substitutions d’enfants,faux en écriture privée ou authentique, détournements de mineures,effractions, escalades, abus de confiance, bris de serrures,fraudes, escroqueries, captations, vente à faux poids, ni mêmeles

ATTENTATS À LA PUDEUR,

ces différents crimes et délits se trouvantsemés à pleines mains dans cette œuvre sans précédent,saisissante, repoussante, renversante, étourdissante, incisive,convulsive, véritable, incroyable, effroyable, monumentale,sépulcrale, audacieuse, furieuse et monstrueuse,

en un mot,

CONTRE NATURE,

après laquelle, rien n’étant plus possible,pas même la

Putréfaction avancée,

il faudra

Tirer l’échelle ! ! !

Chapitre 1MESSA – SALI – LINA

 

Il était dix heures du soir…

Peut-être dix heures un quart, mais pasplus.

Du côté droit, le ciel était sombre ; ducôté gauche, on voyait à l’horizon une lueur dont l’origine est unmystère.

Ce n’était pas la lune, la lune est bienconnue. Les aurores boréales sont rares dans nos climats, et leVésuve est situé en d’autres contrées.

Qu’était-ce ?…

Trois hommes suivaient en silence le trottoirde la rue de Sévigné et marchaient un à un. C’était desinconnus !

On le voyait à leurs chaussons de lisière etaussi à la précaution qu’ils prenaient d’éviter les sergents deville.

La rue de Sévigné, centre d’un quartierpopuleux, ne présentait pas alors, le caractère de propreté qu’elleaffecte aujourd’hui ; les trottoirs étaient étroits, le pavéinégal ; on lui reprochait aussi d’être mal éclairée, et sonruisseau répandait des odeurs particulières, où l’on démêlaitaisément le sang et les larmes…

Un fiacre passa. Le Rémouleur imitale sifflement des merles ; le Joueur d’orgue et leCocher échangèrent un signe rapide. C’était Mustapha.

Il prononça quatre mots seulement :

– Ce soir ! Silvio Pellico !

Au moment même où la onzième heure sonnait àl’horloge Carnavalet, une femme jeune encore, à la physionomieravagée, mais pleine de fraîcheur, entr’ouvrit sans bruit safenêtre, située au troisième étage de la Maison du Repris dejustice. Une méditation austère était répandue sur ses traits,pâlis par la souffrance.

Elle darda un long regard à la partie du ciel,éclairée par une lueur sinistre et dit en soupirant :

– L’occident est en feu. Le Fils de laCondamnée aurait-il porté l’incendie au sein du château deMauruse !

Un cri de chouette se fit entendrepresqu’aussitôt sur le toit voisin et les trois inconnus dutrottoir s’arrêtèrent court.

Ils levèrent simultanément la tête, – entressaillant !

Le premier était bel homme en dépit d’unemplâtre de poix de Bourgogne qui lui couvrait l’œil droit, lajoue, la moitié du nez, les trois quarts de la bouche et tout lementon. Â la vue de cet emplâtre d’une dimension inusitée, unobservateur aurait conçu des doutes sur son identité. Rien, dureste, en lui, ne semblait extraordinaire. Il marchait en sautant,comme les oiseaux. Son vêtement consistait en une casquette moldaveet une blouse, taillée à la mode garibaldienne. La forme de sonpantalon disait assez qu’on l’avait coupé dans les défilés duCaucase. Il n’avait point de bas, ni de décorations étrangères.

Sous sa blouse, il portait un cercueild’enfant.

Le second, plus jeune et vêtu comme lesmarchands de contremarques, avait en outre des lunettes en similor,pour dissimuler une loupe considérable qui déparait un peu larégularité de ses traits.

Le troisième et dernier, doué d’unephysionomie insignifiante en apparence, mais féroce en réalité,portait la livrée des travailleurs de la mer, sauf l’habit noir etla cravate blanche. Le reste de son costume consistait en un giletde satin lilas et un pantalon écossais.

Évidemment, ils avaient adopté tous les troisces divers travestissements pour passer inaperçus dans la rue deSévigné.

Quels étaient leurs desseins ?

Il était facile de reconnaître à première vue,malgré le masque de tranquille indifférence attaché sur leur visageque c’était trois malfaiteurs intelligents et endurcis.

À l’instant où ils levaient les yeux vers letoit d’où le cri de chouette venait de ***ber[1], unefusée volante s’alluma et décrivit dans les airs une courbearrondie.

– C’est le signal ! dit le premierinconnu.

– La route est libre, ajouta le second, rienn’arrêtera nos pas.

Le troisième conclut :

– Mort aux malades du docteurFandango !

La fenêtre du troisième étage se referma avecprécaution et Mandina de Hachecor, l’amante du gendarme (carc’était elle), pensa tout haut :

– Mustapha tarde bien ! si le Fils de laCondamnée a réussi, tout n’est pas encore perdu !

Elle disparut après avoir jeté un dernierregard à la lueur lointaine qui rougissait la portion occidentaledu ciel.

Les trois inconnus, cependant, s’étaientretournés au son de leurs propres voix et groupés en rond d’un airimpassible.

L’école du danger leur avait appris à contenirl’expression de leurs craintes et de leurs espérances.

Tout le monde dans Paris, sait quelle est lagrandeur des véhicules de l’ancienne Compagnie Richer, appartenantaujourd’hui à MM. Lesage et Cie, industriels de la Villette.Une de ces voitures, si propres par leur taille, à cacher des armesprohibées, des trappes et des double fonds, ainsi qu’à dissimulerdes conspirateurs, était arrêtée devant le trottoir. Elle abritaitmomentanément nos trois inconnus contre tous les regards.

Ils s’examinèrent l’un l’autreminutieusement.

– Messa ! prononça avec mystère celui quiétait bel homme en dépit d’un emplâtre de dimension inusitée.

– Sali ! fît le second.

– Lina ! acheva le troisième.

Gringalet, l’enfant naturel de l’huissier dela place des Vosges, entendit ces trois étranges locutions. Il lesréunit, les dédoubla et dit en lui-même :

– Ça fait Messalina !

C’était un impubère vif, grêlé, gracieux,rieur et bancroche comme tous les gamins de Paris.

À la voiture de vidange à air comprimé, troisgrands chevaux percherons étaient attelés.

Gringalet, souple comme un serpent, eut l’idéede se glisser entre la queue et la croupe de l’un de cesanimaux.

Une fois installé là, convenablement, il prêtal’oreille. Sa curiosité était éveillée. Son intelligence précocel’avertissait que ce nom coupé en trois était le symptôme d unesituation saisissante.

En effet, celui qui avait prononcé le motMessa, tendit ses mains aux deux autres. Ils échangèrent aussitôtplusieurs signes maçonniques, connus d’eux seuls. Après quoi Salitira de son sein un pli scellé aux armes de Rudelame de Carthagène,anciens seigneurs du pays, ruinés par des cataclysmes, et Linamontra une bouteille, bouchée à l’aide d’un parchemin vert.

– Dix-huit ! prononça-t-il à voixbasse.

– Vingt-quatre ! répliqua Sali.

– Trente-trois ! gronda Messa d’un accentcaverneux : tous clients du docteur Fandango !

– Tous clients du docteur Fandango !répétèrent Sali et Lina.

Gringalet croyait rêver.

Messa poursuivit, en soulevant un peu sonemplâtre pour respirer plus commodément l’air de la nuit :

– Total général soixante-treize ! c’estnotre compte.

Les deux autres firent écho,répétant :

– Soixante-treize ! c’est notrecompte.

Et Messa avec une gaieté faroucheajouta :

– M. le duc sera content, je lui enapporte un petit par-dessus le marché.

En même temps, il frappa le cercueil d’enfant,qui rendit un son lugubre. Gringalet comprenaitvaguement.

La moelle de ses os se figeait dans sesveines !

– C’est donc bien vrai ! ce que disentles romans à un sou, pensa-t-il. Paris contient d’épouvantablesmystères !

Ces inconnus sont peut-être les trois Pieuvresmâles de l’impasse Guéménée.

Sa voix s’arrêta dans son gosier, tout soncorps trembla.

Si c’était vrai, une simple queue de chevalpercheron le séparait d’un trépas inévitable.

Sali, cependant, toucha son pli, scelléd’armes nobiliaires et murmura :

– Le Fils de la Condamnée nourrit des projets.M. le duc nous convoque pour cette nuit dans les galeries quis’étendent sur le fleuve.

– C’est bien, dit Messa. Depuis la dernièreassemblée, trois cents et quelques squelettes nouveaux ornent cessouterrains, dont Paris, ville de plaisirs insouciants, nesoupçonne pas même l’existence.

– Cette nuit, fit Sali avec un sarcasme cruel,il s’agit de la jeune et belle Elvire.

Un triple éclat de gaieté sinistre ponctuacette communication et Lina, débouchant sa bouteille de fer-blanc,ajouta :

– Donnez vos fioles ; pendant que lavoiture de vidange à air comprimé nous protège contre tous lesregards, je vais faire la distribution de l’élixirfuneste !

Chapitre 2LA MACHINE INFERNALE

 

Gringalet avait lu un grand nombre de romanscriminels. Il n’était pas sans connaître les innombrables ethorribles dangers que Paris dissimule sous le riant manteau de sesfêtes.

Mais à onze heures du soir, dans la rue deSévigné, une distribution d’élixir funeste, destiné sans nul douteà décimer les populations ! ceci dépassait toutes lesbornes !

Pour lui démontrer qu’il n’était pas le jouetd’une vaine illusion, il fallut un fait matériel.

Au moment où Lina enlevait le parchemin quifermait sa bouteille, afin de remplir les fioles de ses deuxcomplices, une odeur se répandit dans l’atmosphère, une odeurindéfinissable et si pénétrante que les trois Pieuvres mâles,malgré l’habitude invétérée qu’ils avaient de cet aromate,éternuèrent à l’unanimité.

Gringalet en eut envie, mais il se contint,craignant de dévoiler sa présence. En dépit de sa jeunesse, ilavait de la perspicacité. Loin de se laisser abattre par laposition précaire qu’il occupait entre la croupe et la queue ducheval, il se mit à fixer dans sa mémoire le nom à compartiment destrois inconnus : Messa, Sali, Lina et les divers détails decette scène inconcevable afin de les révéler au docteur Fandangoqui était son bienfaiteur et son parrain.

En effet, l’huissier de la place des Vosges,dont il avait le malheur d’être le fils illégitime, l’avaitabandonné dès sa plus tendre enfance aux soins du hasard.

Nous n’aimons pas les digressions, mais nousdéclarons qu’un homme comme il faut ne doit jamais détailler lefruit de ses débauches, surtout lorsqu’il est officierministériel.

Messa et Sali, cependant, avaient atteintchacun une fiole en métal d’Alger qu’ils portaient, attachée à leurchaîne de montre. Lina emplit les flacons et dit avec une horribleironie :

– Voilà de quoi meubler le charnier de l’archeNotre-Dame !

– Silence ! ordonna Messa qui semblaitavoir sur les deux autres une autorité morale. Nous avons uneposition agréable chez M. le duc. Ne la perdons pas par depuériles étourderies. Bien des oreilles nous guettent, bien desyeux nous observent. Nous avons contre nous, outre les agents dupouvoir, toutes les créatures du docteur Fandango : le Joueurd’orgues, le Rémouleur, et surtout Mustapha qui dissimule, sous saprofession de cocher de fiacre, une naissance féodale et uneéducation de premier ordre. Nous avons Mandina de Hachecor quis’est faite femme coupable pour nous épier. Bien plus, dans cetunique but, elle a même accueilli l’amour d’un simplegendarme ! La multiplicité de nos ennemis commande unecirconspection croissante. M. le duc n’est pas estimé dans sonquartier. Toi, Carapace, sais-tu comment on nomme la demeure, iciprès ? on l’appelle la Maison du Repris de justice ! Toi,Arbre-à-Couche, tu passes pour avoir été mal guillotiné !Moi-même, je n’ai pas conservé au nom de Boulet Rouge toute laconsidération dont l’avaient entouré mes ancêtres. Ainsi donc,soyons muets comme des soles normandes, et pour le vain plaisir defaire des mots, ne risquons pas notre aisance !

Comme tous les braves, le célèbreBoulet-Rouge, l’homme à l’emplâtre, avait de ces aphorismes etparlait avec facilité ; ses compagnons, moins lettrés,restaient sous le charme de sa faconde et oubliaient d’ouvrir l’œilde lynx.

Gringalet, au contraire, dans l’intérêt de sonbienfaiteur le docteur Fandango, était tout oreilles. Il classaitdans sa jeune mémoire, avec soin, les renseignements obtenus. Ainsidonc, le véritable nom de Messa était Boulet-Rouge ; Linas’appelait Carapace ; Sali se nommait Arbre-à-Couche et devaitavoir au cou le vestige particulier à la guillotine. Tous troispossédaient un élixir farouche et travaillaient pour un charnierinconnu du vulgaire.

Hier encore, Gringalet n’était qu’un enfantnaturel, vendant les listes des loteries autorisées, ou ouvrant laportière des fiacres, à l’entrée des lieux de réjouissance, telsque spectacles, bals et restaurants ; aujourd’hui, laconnaissance de tant de secrets le mûrissait de plusieurslustres.

Il se cramponnait à son poste bien qu’il ensentit les inconvénients.

Cette nature abrupte, mais dévouée, préféraitsa cachette incommode à un lit de roses, où il ne lui eut pas étédonné de se rendre utile, il voulait mettre un terme auxsoixante-treize meurtres quotidiens qui désolaient la France.

Ces caractères se font très rares.

Les trois Pieuvres mâles de l’impasse Guéménée(puisque nous connaissons désormais leur position sociale), avaientd’excellents motifs pour causer en toute sécurité sur le trottoirde la rue de Sévigné. Outre la voiture, déjà nommée, qui lesisolait de la chaussée, sur les toits de la Maison du Repris dejustice, une sentinelle active surveillait pour eux les alentours,prête à signaler le moindre danger à l’aide d’une fuséevolante.

C’était Tancrède, dit Chauve-Sourire, parceque les sourcils lui manquaient, ex-enfant de chœur deSaint-Eustache, congédié pour abus de burettes. Il était le neveupropre de Dinah Tête-d’Or, concubine d’Arbre-à-Couche. Il aurait pupasser pour incorruptible, sauf sa bouche, sur laquelle il étaitporté.

Nous avons besoin de poser ces détails, enapparence indifférents, pour rendre compréhensible la catastrophevraiment neuve qui va clore ce second chapitre.

 

À onze heures treize minutes, Mandina deHachecor, « l’Escarboucle de Charenton-le-Pont » commel’appelait Brissac son gendarme et son esclave, ouvrit avecprécaution la porte du réduit modeste où elle abritait son talentet sa beauté. Vous n’auriez pu la voir sans l’aimer ; elleportait son galant déshabillé de nuit et tenait à la main unecarafe de cassis et un verre à patte.

Elle monta deux étages. Tout en haut del’escalier, elle passa sa tête charmante À une lucarne qui donnaitsur le toit, et d’une voix douce elle appela Tancrède, surnomméChauve-Sourire.

Celui-ci veillait. Il avait soif, commetoujours et reconnut bien la voix douce qui l’avait appelé plusd’une fois déjà pour lui offrir du vespétro ou de l’anisette, carMandina appartenait au docteur Fandango et ne reculait devant aucunsacrifice pour servir les intérêts de cet homme remarquable.

Tancrède vint, Mandina lui offrit un verre decassis, puis, usant des innocentes séductions de son sexe, ellel’entraîna dans sa chambre où elle l’enferma à double tour, enayant soin de mettre aussi le verrou et plusieurs barres de fertrès solides.

Dès lors, Messa, Sali et Lina manquaient defactionnaire. Leur sécurité devenait chimérique.

Mandina avait ses projets. Elle se coiffa d’unchapeau de bergère, ôta sa crinoline et mit un faux nez. Ainsitravestie, elle descendit l’escalier quatre à quatre. En descendantet par surcroît de précaution, elle posa sur son faux nez, unepaire de lunettes vertes, propriété d’un jeune écrivain déjàcélèbre qui portait ombrage à Brissac. Il avait tort. On peut avoirsur soi les lunettes vertes d’un jeune homme dépourvu d’aisance,sans pour cela manquer aux lois de l’honneur.

Parvenue au rez-de-chaussée de la Maison duRepris de justice, Mandina de Hachecor enfila l’allée et se glissacomme un vent coulis derrière les trois Pieuvres mâles quicausaient toujours. Boulet-Rouge la vit, il avait un œil d’aigle,mais, trompé par son déguisement, il la prit pour un bas-bleu.

Mandina franchit la chaussée et s’élança surle trottoir opposé où se trouvaient également trois hommes, biendifférents de Messa, Sali, Lina.

Peu de personnes ont eu connaissance de cettegrande lutte entre le duc de Rudelame-Carthagène et le docteurFandango. L’autorité étendit un voile prudent sur ces horriblesmassacres, afin de ne point effrayer les touristes qui sont lafortune de Paris.

De même que les trois Pieuvres mâles del’impasse Guéménée étaient soudoyés par le duc, de même les troisbelles et robustes natures, rassemblées sur le trottoir opposétravaillaient pour Fandango.

C’était Pollux, le joueur d’orgues, Castor, lerémouleur et Mustapha, le conducteur de citadine.

Tous trois déguisés en hommes dupeuple !

Remarquez ceci : Jadis les gens du peuplese déguisaient en grands seigneurs pour faire leurs méchantstours ; aujourd’hui, ‘depuis que le roman coupable dispose desdoubles fonds de Paris, les gens de qualité se mettent en voyouspour pouvoir pénétrer dans tous ces souterrains où grouille lecrime. C’est un échange fait entre l’auvergnat à cinq centimes etl’habit noir à un sou.

Mandina ôta d’un geste rapide son faux nezavec ses lunettes ; elle arracha son chapeau de bergère. Il nelui manquait désormais que sa crinoline.

– Paris ! dit-elle, craignant de n’êtrepas reconnue.

– Palmyre ! répondirent les trois bonscœurs.

Puis, mademoiselle de Hachecor leur demandaavec énergie :

– Vous ai-je suffisamment prouvé que je suisMandina, la fille du grand chef des Ancas ! l’Escarboucle deCharenton-le-Pont ?

– Oui ! répondit Mustapha, tu as notreconfiance, parle.

Il se permit en même temps un geste régenceautant qu’indiscret, car il aimait les dames. Sans cela, il eut étéparfait. Mandina le repoussa avec décence et dit :

– J’ai examiné le ciel avec soin ; unelueur a paru du côté de Mauruse où s’est écoulée mon enfance.

Pollux, Castor et Mustapha se regardèrent sansfrémir.

– Que Dieu protège le Fils de la Condamnée,murmura le chœur des belles natures.

Et tous se serrèrent la main d’une façonparticulière.

Mandina, contenant son émotion, prit une poseplus saisissante.

– Ces voitures gigantesques, poursuivit-elleen montrant le véhicule, de MM. Lesage et Cie, sont propres àcacher tous les forfaits.

– Contient-elle des animaux dangereux ?demanda vivement Mustapha.

S’il n’avait pas d’épée, à cause de son métiercivil, néanmoins il était digne d’en porter une. Mandina eut unsourire amer.

– Je ne sais, répondit-elle, je ne fais pasallusion au dedans, mais au dehors ; sur le trottoir qui vousfait face, et à l’abri de cette volumineuse machine, j’ai vuréunis : Carapace, l’homme à l’élixir funeste ;Arbre-à-Couche, le secrétaire du duc et Boulet-Rouge, l’assassin ducent-garde !

Castor, le rémouleur, grinça aussitôt lesdents. Ce n’est pas étonnant, le cent-garde était sonpropriétaire.

Mustapha mesurait déjà de l’œil la voiture devidange. Il était dans son caractère de la franchir, au lieu d’enfaire le tour.

– Boulet-Rouge, ajouta Mandina, a sous sachemise le cercueil de l’enfant !…

Un cri d’horreur s’éleva de toutes lespoitrines.

Les vidangeurs, cependant, achevaient leurbesogne. On avait vidé et purifié la modeste fosse d’aisance de laMaison du Repris de justice, dont le rez-de-chaussée était occupépar deux industriels brevetés : un marchand de cirageinoffensif pour la chaussure et un commerçant en colle depoisson.

Pollux, Castor, Mandina et Mustapha serapprochèrent les uns des autres si étroitement que leurs haleinesse confondirent.

Elles n’étaient pas toutes agréables.

Mandina parlant d’une voix creuse et avec desinflexions étranges disait :

– L’amadou à l’usage des fumeurs est une desplus récentes inventions de ce siècle qui marche d’un pas sûr versle progrès matériel. Il a produit le télégraphe électrique et laphotographie, sans parler d’autres merveilles qu’il serait troplong d’énumérer dans des circonstances aussi graves. Plus récemmentencore, il a produit, toujours pour l’usage des fumeurs, ce petitbriquet étonnant avec lequel on parvient à enflammer les allumettesde la régie. J’en possède un. Il suffirait de se glisser jusqu’àcette voiture énorme, de présenter avec adresse à l’ouverture durobinet d’arrivée une allumette préalablement enflammée… L’esprits’étonne de ce qui arriverait !

Les compagnons de Mandina éprouvèrent unmalaise, excepté Mustapha dont l’esprit résolu et subtil était faitpour comprendre les avantages incalculables de cettecombinaison.

– Je l’oserai ! prononça-t-il avec ungeste intraduisible. Si ma mère me voit du haut des cieux, elleappréciera les motifs de cette démarche. C’est le seul moyenhonnête que nous ayons pour débarrasser l’Europe civilisée de cestrois Pieuvres mâles.

Mandina, pour cette bonne réponse, lui confiaaussitôt sa main à baiser. Castor et Pollux approuvèrent larésolution de Mustapha. Celui-ci, pâle d’émotion, mais gardant auxpommettes cette tache rouge qui indique la phtisie galopante, reçutde mademoiselle de Hachecor, le briquet récemment inventé. Muni decette arme incendiaire, il se coula comme un tigre vers la voiturede vidange.

Les employés allaient justement fermer lesrobinets. Une minute de plus et l’entreprise était manquée.

Messa, Sali et Lina avaient fini de parleraffaire ; ils se préparaient à partir en fredonnant des chantspatriotiques.

Mustapha était beau à voir au moment où pardes prodiges de patience, il réussissait à enflammer unerécalcitrante allumette de l’impôt. Aucun signe de crainte ne semanifestait en lui, sinon un tremblement général et bien naturel.Il approcha la préparation chimique du robinet enmurmurant :

– Ô ma mère !…

L’effet se fit un peu attendre ; maispour n’être pas instantané, il n’en fut pas moins remarquable. Uneexplosion majestueuse et pareille à plusieurs coups de tonnerre,fit trembler le sol, jusqu’à la rue Saint-Antoine, située non loinde là. Toutes les vitres de la rue de Sévigné, sans en excepter uneseule, furent mises en pièces. Quelques pavés même, furentdéchaussés comme des dents malades.

Une odeur nauséabonde et infectante serépandit dans l’air. Les maisons de la rue du sinistre furentmaculées du sol au faîte et les ruisseaux roulèrent des flots dedéjections putrides et asphyxiantes.

Mais là, ne se bornèrent pas les dégâts.

Soixante-treize personnes des deux sexes et detout âge, trouvèrent la mort dans cette combinaison qui leur étaitabsolument étrangère. Outre la corruption fétide, le ruisseaudéversa dans l’égout des flots de sang, tandis que la chausséeétait jonchée de lambeaux humains en différents endroits. Les amis,les parents, les domestiques vinrent pendant toute la journée dulendemain reconnaître dans ce rouge fouillis, les morceaux de ceuxqui leur étaient chers. C’était horrible, mais intéressant. Paristout entier, voulut voir cela, et il vint des gens de province enquantité. Les différentes administrations de chemins de fer avaienteu l’excellente idée d’improviser des trains de plaisir.

Anticipant sur les événements, nous dirons icique par les soins de l’autorité, ce hachis humain, ces rillettes decadavres mélangés à la vidange, ne tardèrent pas à mettre la pestenoire dans le quartier. Le nombre des victimes de cette cruellemaladie n’est pas venu à notre connaissance, la préfecture depolice en garda le secret avec un soin jaloux ; mais il futtellement considérable que 232 familles aisées émigrèrent àVersailles, ville autrefois royale, qui gagne maintenant son pain àfaire croire qu’elle a passé un traité avec les épidémies.

Telles peuvent être les suites des briquets àl’usage des fumeurs. Et chaque fois que vous détournez uneinstitution de son but, vous pouvez vous attendre à des désastressemblables.

Revenons sur nos pas : quelques détailsde la catastrophe pourront réjouir les dames.

Il ne restait plus vestige de la voiture devidange. Le conducteur, les employés avaient été réduits enpoussière impalpable ainsi que les trois chevaux percherons.

C’est ici le lieu de répondre à une lettreanonyme, fruit de la malveillance, qui nous demande comment lemalheureux produit de l’incontinence d’un huissier, Gringalet,avait pu trouver un abri commode entre la croupe et la queue d’uncheval.

À quoi servent ces plates objections ?Qu’opposer à un fait ? Nous méprisons les lettres anonymes.Tel est notre réponse.

D’ailleurs, Gringalet était de petite nature.Il avait eu occasion de rendre un service futile au percheron…Bref, le percheron s’était prêté à la chose.

De ce cheval percheron, en particulier, il neresta qu’une dent de la mâchoire inférieure. Gringalet, parvenuplus tard aux honneurs, la fit monter en épingle pour témoigner dumiracle qui préserva ses jours. Sa dame la porte.

Deux brevetés, le marchand de cirage et lecommerçant en colle furent foudroyés sur la porte de leur maison.Ils étaient ennemis, en qualité de voisins : le trépas lesréunit. Seize jeunes enfants revenant de l’école à cette heureavancée, par suite d’un gala qui avait célébré le jour de naissancede la pension Trîcot, furent massacrés péniblement. Deux amoureuxqui causaient, le mari qui les guettait, et la fille de la maisonqui profitait de la circonstance pour risquer sa première équipée,reçurent la mort également.

Enfin, ils étaient soixante-treize, pas uncentimètre humain de moins.

Un fait curieux et qui rappelle l’aventurehistorique du fameux docteur Guillotin, tué par sa propredécouverte, c’est que M. et madame Fabrice, brevetés,inventeurs du briquet, furent trouvés au nombre des victimes. Ilsétaient dans la force de l’âge, et ils s’aimaient.

Bien entendu, nous ne faisons entrer dans cefatal chiffre de 73, ni les chiens, ni les chats, ni les animauxsecondaires.

Quant aux personnages de notre histoire, uninstant avant l’explosion, Gringalet avait quitté son posted’observation. Pourquoi ? Parce que Messa, Sali et Linaavaient cessé leur conférence pour chanter. Gringalet n’aimait pasla musique.

Ne l’en blâmez pas, ce fut son salut. Aumoment même de l’explosion, on avait pu voir mademoiselle deHachecor, le Rémouleur et le Joueur d’orgues se plonger dans uneallée sombre qui faisait face à la Maison du Repris de justice,tandis que Mustapha, plus rapproché de la machine infernale,disparaissait dans un tourbillon de flamme et de fumée. Mustaphafut projeté avec une violence excessive jusqu’à la rue du ParcRoyal où se termine la rue de Sévigné. Arrivé là, il eut laprésence d’esprit de se tâter, car il croyait être mort. Rien nelui manquait, sinon une oreille emportée par la roue de la voitureà vidange. Il revint en arrière pour la chercher, mais l’obscuritél’empêcha de la rencontrer.

Pendant cela, Mandina et ses deux compagnonsmontaient un escalier étroit, situé au fond de l’allée sombre. Ilscomptèrent cent seize marches et s’arrêtèrent devant une petiteporte qui avait je ne sais quoi d’énigmatique.

Mandina mit un doigt sur sa bouche etdit :

– C’est là ! J’ai compté !

– Frappez, répliqua Pollux, vous connaissez lafaçon convenue.

La fiancée du gendarme obéit ; ellefrappa quinze coups, ainsi, espacés, 5, 4, 3, 2, 1.

Derrière la porte, on entendit un faiblebruit…

– Qui vive ? demanda une voix imposanteet cassée.

Le Rémouleur répondit :

– Les Malades du docteur Fandango !

Une clef grinça dans la serrure et la portelaissa voir en s’ouvrant une noble tête de vieillard.

C’était Silvio Pellico !

Chapitre 3LES JARDINS DE BABYLONE

 

Il nous reste à dire ce qui advint des troispersonnages chargés de crimes, contre lesquels était dirigée lamachine infernale : Messa, Sali, Lina, Boulet-Rouge,Arbre-à-Couche et Carapace, autrement dit : les trois Pieuvresmâles de l’impasse Guéménée.

Quand la voiture chargée de gaz délétèreéclata, leur première pensée fut de fuir, car jamais vous netrouverez le vrai courage dans l’âme des traîtres de mélodrame,mais ils n’en eurent pas le temps. Ils étaient, pour ainsi dire, aucentre de l’explosion qui les surprit de la façon la plus fâcheuse.Les gaz, prenant de l’air, avec une fureur inouïe, les saisirenttous trois ensemble, les soulevèrent, les firent tournoyer dansl’espace comme des brins de paille, et les lancèrent à trente-deuxmètres au dessus de la maison.

Tancrède, dit Chauve-Sourire enfermé dans lachambre de Mandina, les vit passer devant la fenêtre avec unevitesse de projectiles. Il put croire que tout était fini poureux : juste châtiment de leurs trop nombreuses faiblesses.

Mais, parvenus à trente-deux mètres au-dessusdu toit, leur pesanteur spécifique, combattant la force deprojection, détermina une triple bascule, qui s’exécutasimultanément ; puis, après être restés un millième de secondestationnaires dans l’infini, Messa, Sali et Lina commencèrent àtomber avec une vitesse graduée, triplée par le carré des distancesparcourues, ou peut-être par le carré de leurs poids. Bref, c’est àvérifier.

Quoi qu’il en soit, ils étaient bel et bienflambés. Chauve-Sourire qui les vit à travers les vitres brisées,repasser comme trois boulets de canon leur cria :

– Il m’est impossible d’allumer la fuséevolante : méfiez-vous !

Avertissement inutile et tardif.

Mais il y a en ce monde des choses bienbizarres. Ce que nous allons raconter est peut-être trop hardi. Quevoulez-vous que nous y fassions ? Les invraisemblancesproduisent des situations renversantes.

À l’étage au-dessous de la chambre de Mandina,momentanément habitée par Tancrède, il y avait un balcon. Enpassant près de ce balcon, les trois Pieuvres mâles qui fendaientl’air côte à côte, dans des attitudes diverses, étendirent leursbras par un mouvement machinal. Leurs mains rencontrèrent la grilledu balcon et s’y accrochèrent avec la ténacité du désespoir.

La grille fléchit sous leur triple poids, maiselle tint bon, en définitive, et ils se trouvèrent suspendus entrele trottoir et le ciel.

Ils étaient un peu étourdis, quoiqu’ilseussent l’habitude des émotions fortes et pénétrantes. Au-dessousd’eux, tout était silence, car la foule des curieux n’avait pas eule temps de se masser sur le lieu du sinistre.

La première voix qu’ils entendirentappartenait à un sergent de ville, qui disait, modérant la fouguedes premiers curieux :

– Tout le monde verra. Pas d’encombrement. Envoilà une histoire !

Boulet-Rouge ouvrit enfin les yeux, et voyantla situation de ses deux collègues, Arbre-à-Couche et Carapace, ildevina la sienne propre et pensa :

– Ce balcon a été notre angesauveur !

– Où suis-je ? demanda Carapace avectrouble.

Arbre-à-Couche lâcha un large soupir etgigotta[2]. Il se sentait mal à son aise.

Boulet-Rouge déposa sur la pierre, le cercueild’enfant qu’il n’avait point abandonné pendant cette péripétie. Ilétait gêné par ce petit meuble. Ayant dès lors ses deux mainslibres, il exécuta un mouvement gymnastique, en trois temps, biendétachés, et se trouva debout sur le balcon.

Déjà, en bas, le monde se battait pour voirles corps morts, des bras, des jambes, et l’oreille de Mustaphaqu’un antiquaire vola pour l’empailler dans de l’esprit de vin.

Boulet-Rouge aida ses deux compagnons àmonter, et ils se trouvèrent bientôt, tous les trois, sains etsaufs, en dedans de la balustrade.

Le balcon du second étage de la Maison duRepris de justice était un de ces jardins suspendus, modesteimitation de ceux de Babylone, qui mettent ça et là un sourire auxfaçades revêches de nos maisons. Il y avait des capucines, desharicots fleurs rouges, des pois de senteur et des cobæas, ceslianes en miniature dont le mièvre feuillage, console et repose lesyeux rougis des travailleuses de Paris.

Elles n’ont pas beaucoup d’air, dans leursmansardes, ces pauvres ouvrières, mais elles cèdent volontiers àces chers cobæas la moitié de leur air et tout leur soleil, pouravoir pendant les mois d’été, un coin vert où rafraîchirl’inflammation de leurs paupières.

Il vient parfois un moineau dans ces indignesfeuillages, et alors tout l’atelier de sourire. L’oiseau égaré leurparle vaguement du ciel libre, des grandes prairies et des haiespleines de chansons qui bordaient la route si longue, silongue…

La route qu’elles prirent un jour pouréchanger tout cela contre les puanteurs de Paris.

Nous avons pris la liberté de semer en passantces quelques phrases bien senties, pour prouver qu’il y a de lapoésie dans notre cœur et de la philosophie dans notre cerveau.Nous n’y reviendrons plus. D’ailleurs ces chères exilées ontBullier, le Moulin-Rouge, le Casino de Paris, Gugusse, Alphonse etl’absinthe.

Une lueur venait à travers les carreaux de lacroisée. L’œil perçant de Boulet-Rouge l’aperçut le premier.

– Silence ! dit-il. La destinée nous aconduits dans des lieux habités. À cette heure exceptionnelle, jedonnerais mes droits politiques pour un verre de cognac.

– Vains désirs, dit Carapace.

– Nous sommes ici séparés du monde entier,ajouta Arbre-à-Couche.

Boulet-Rouge reprit avec fierté.

– Si grand que soit le danger, je voussauverai. Après le trouble inséparable d’un pareil accident, mesesprits rentrent dans leur assiette. Je vois les événements d’unœil froid et calculateur. Nous sommes ici sur le balcon des« Piqueuses de bottines réunies », atelier libre…

– Quoi, si près de notre point dedépart ? s’écria Arbre-à-Couche avec l’accent de lasurprise.

Une idée sanguinolente traversait déjàl’esprit de Carapace. Il murmura :

– Messa, Sali !

– Lina ! répondirent les deux autres.

– Les péripéties les plus inattendues, repritCarapace, ne doivent jamais nous faire oublier notre devoir. Nousappartenons à M. le duc Rudelame-Carthagène par les lienscombinés du crime et de l’économie. J’ai confusément le soupçon quel’atelier des Piqueuses de bottines réunies appartient à laclientèle du docteur Fandango. Consulte la liste,Arbre-à-Couche.

Nous ferons remarquer ici un détail curieux.Quand les trois Pieuvres mâles de l’impasse Guéménée causaient, ilsse donnaient mutuellement leurs vrais noms, mais quand ils’agissait de travailler, ils revenaient à ces mystérieuxsobriquets composés de Messalina dédoublé : Messa,Sali, Lina.

L’attaque règle la défense. Dans le campopposé, Mandina de Hachecor, Castor, Pollux, Mustapha et legendarme avaient aussi des professions apparentes qui cachaient desrejetons de l’ancienne féodalité, des banquiers, des artistes etdes bacheliers ès-lettres.

Arbre-à-Couche, l’homme aux papiers scellésd’un cachet nobiliaire, fouilla aussitôt dans sa poche avecinquiétude. Il songeait à la culbute exécutée à trente-deux mètresau-dessus des toits. Pendant ce violent travail, ses poches avaientpu se retourner. Il n’en était rien heureusement, aussis’écria-t-il :

– Ô providence ! je n’ai rienperdu !…

Carapace répondit :

– J’ai bien gardé ma bouteille de fer-blancbouchée avec du papier gris vert.

Et Boulet-Rouge ajouta d’un air pensif enfrappant sur son cercueil d’enfant :

– Tout est étrange dans la situation où noussommes.

Le cercueil d’enfant rendit un son creuxdifficile à définir. Boulet-Rouge pâlit. L’idée d’un déficit luitraversa l’esprit comme un éclair.

– Mon cercueil se serait-il ouvert à moninsu ? s’écria-t-il.

Il l’ouvrit précipitamment et, le voyant vide,il râla d’une voix étranglée par la mauvaise humeur :

– J’ai perdu mon enfant !

En ce moment, ses yeux brillèrent d’un éclatsauvage. La prunelle des tigres de la jungle, dans l’Inde,ont[3] de ces lueurs étranges dans les nuitstropicales. Une plainte faible, un de ces cris particuliers quisortent des berceaux et qu’on appelle vagissements, avait frappéson oreille subtile à travers la fenêtre close.

– Ah ! se dit-il en lui-même, ce n’estpas la peine de se désoler. Voilà de quoi remplir ma botte.

Arbre-à-Couche, qui avait déplié sa liste auxarmes de M. le duc, mit un doigt dans sa bouche et imita lecri du coucou avec une incroyable perfection.

Les deux autres n’ignoraient point ce quesignifiait ce signal. Ils prêtèrent aussitôt une oreilleattentive.

– Ce n’était pas une coupable erreur, ditArbre-à-Couche. Les petites ainsi dénommées : Les Piqueuses debottines réunies, usent des drogues du docteur Fandango.

Il y eut un silence, comme après tout arrêtprononcé.

Boulet-Rouge prit sous son aisselle un diamantde vitrier qui ne le quittait point. D’une main sûre il scia uncarreau, le détacha et passant ses doigts par le trou, il tournal’espagnolette de la croisée.

– Les chemins sont ouverts, dit-il.

Sans perdre de temps, ils passèrent etBoulet-Rouge prononça :

– Attendez-moi un instant, ici, j’aperçois leberceau… je vais assassiner l’enfant pour utiliser moncercueil.

On ne pouvait rien objecter à une pensée sisage.

Boulet-Rouge ouvrit son coutelas…

Juste à la même minute, de l’autre côté de larue de Sévigné, une fenêtre s’ouvrit aussi au cinquième étage, Latête blanche et vénérable de Silvio Pellico se montra aux rayons del’astre des nuits.

Tancrède, dit Chauve-Sourire, était toujoursprisonnier dans la chambre de Mandina de Hachecor. Il aperçut lecélèbre vieillard, saisit son arc, le banda, y adapta une flècheempoisonnée, ajusta et tira.

La flèche partit en sifflant comme une clef.Silvio Pellico poussa un cri de soie déchirée et disparut à tousles yeux !…

Au grenier, une femme, artiste de Montmartre,qui étudiait la Tour de Nesle, lança ces mots :

– Il est minuit, la pluie tombe, parisiens,dormez !

Chapitre 4LES PIQUEUSES DE BOTTINES RÉUNIES

 

Par un contraste habilement ménagé, après tantde sang, tant de larmes, et pendant que Boulet-Rouge va assassinerl’enfant, le lecteur se reposera avec délices en un tableau pleinde fraîcheur.

Vingt-cinq piqueuses de bottines, la plupartjeunes, alertes, rieuses et débauchées, étaient réunies autourd’une table malpropre dans une chambre de derrière qui faisaitsuite à celle où les trois Pieuvres mâles de l’impasse Guéménéevenaient de s’introduire par escalade et effraction, à cellehélas ! où se trouvait le berceau.

Elles travaillaient en babillant et enchantant, les brunes, les blondes, les châtaines, les roussesaussi ; elles travaillaient très bien, très vite et de trèsbon cœur. On ne travaille ainsi qu’à Paris, où la rage du plaisirdonne la rage de la besogne.

Il y en avait beaucoup de jolies et beaucoupde laides, mais les laides avaient ce je ne sais quoi de canailleet de vif, qu’on nomme du chien, qui les faisait presquejolies. C’étaient pour la plupart des minois chiffonnés quin’eussent point supporté l’analyse des nez retroussés, des frontsbombés, des grandes bouches souvent, montrant des poignées deperles.

Leurs toilettes étaient comme leurs visages,sujettes à caution, mais avenantes et hardies. On n’eut pas vendule tout pour cinq cents francs peut-être. Hors de Paris, vous n’enauriez pas eu moitié pour un prix fou.

Les noms étaient caractéristiques : lespetits noms. Les noms de l’atelier ressemblent un peu à ceux duthéâtre : ce ne sont pas les noms de familles.

Peu de Marie, point de Françoise, ni deMadeleine, ni de Jeanne.

Des Anaïs en quantité, des Régine, des Amanda,des Athénaïs, quelques Léocadie, des Irma et des Zuléma.

Elles ont grand honte quand elles s’appellenttout uniment Joséphine.

C’est le contraire ailleurs. Nous avons connuune femme de qualité, morte avant l’âge du chagrin qu’elle avait des’appeler Léopoldine.

Les noms simples, les noms communs prouventgénéralement la race. Où diable voulez-vous que Chiquita soitnée !

Il y avait la, onze Anaïs, sur vingt-cinq, etl’on était obligé de les distinguer, par des surnoms :Chiffette, Cocarde, Colibri, Œillet d’Inde, Chou-Fleur, Lampion,etc. ; il y avait sept Amanda, quatre Reine et trois Irma.

Leurs plaisanteries, qui les faisaient rire desi bon cœur, n’étaient pas très variées ; on entendait ça etlà :

– Fallait pas qu’y aille !

– Des navets !

– Et ta sœur ?

– Ma sœur ? est à bord d’une chaloupe àvapeur ! avec le chauffeur ! qu’est sonabuseur !

– C’est rigolo !

Et autres…

C’est suffisant à les tenir en joie.

Aujourd’hui, la réunion avait un caractèreparticulier pour un double motif : d’abord on avait entendul’explosion de la voiture inodore. Anaïs Cocarde, dépêchée en bas,pour savoir ce que c’était, était revenue toute pâle, disantqu’elle n’avait jamais rien vu de si horrible dans le PetitJournal. Tout le monde avait voulu se précipiter dans lesescaliers, mais Anaïs Chou-Fleur, la gérante, retenant, d’unepoigne vigoureuse, Anaïs Chiffette, Anaïs Œillet d’Inde et AnaïsLampion, avait déclaré qu’avant tout la veille devait êtrefinie.

On obéit bien autrement à une géranted’association libre, qu’à la «demoiselle » d’une maisonordinaire.

Le second motif était plus intéressant.

Il y avait au centre de la table, une jeunefille qui ne travaillait pas. Celle-là était très belle, mais sipâle qu’elle vous eut fait pitié. Sa toilette avait une simplicitéaristocratique et quelque chose en elle rappelait les ingénues defamilles princières, persécutées par l’infortune au théâtre del’Ambigu-Comique.

Nous sommes forcés de remonter, aucommencement de cette soirée pour expliquer la présence d’Elvire,la jeune marquise fugitive, à la table des Piqueuses de bottinesréunies.

Vers sept heures et demie, longtemps parconséquent avant la catastrophe imprévue qui devait plongersoixante-treize familles dans le deuil, la gérante de l’atelierétait sortie pour acheter du thé, du sucre et du rhum ;l’habitude étant de s’accorder cette douceur quand la veillée seprolongeait jusqu’à minuit et au delà.

En allant chez l’épicier, la gérante n’avaitrien vu d’extraordinaire, sinon une jeune fille donnant le bras àun vieillard de cent et quelques années qui avait une figure dehibou.

Quant elle revint la jeune fille et levieillard avaient disparu.

Mais comme elle traversait l’allée sombre dela Maison du Repris de justice, elle entendit dans la nuit desgémissements inarticulés.

Avec son thé, son sucre, son rhum, ellerapportait une boite de ces allumettes bougies dont il seraitsuperflu de faire l’éloge, tant elles ont déjà rendu de services àl’humanité.

Elle eut l’idée candide d’en allumer une etvit alors un spectacle attachant.

La jeune fille et le vieillard de cent etquelques années étaient sous ses yeux.

La jeune fille, étendue sur les dalles del’allée, venait de mettre au jour de la nuit, au milieu dessouffrances les plus atroces, un enfant du sexe masculin, très bienconformé et très viable.

Le vieillard, dont la figure de hibouexprimait une cruauté incalculable, essayait d’une main d’étranglerl’enfant nouveau-né, et de l’autre, de poignarder la jeune filleavec un crick malais d’un travail curieux et manifestementempoisonné[4].

Une seconde encore, et c’en était fait desdeux infortunées créatures.

Anaïs le comprit ; ce n’était qu’unefaible femme, douée d’une éducation médiocre et de mœurs relâchées,mais elle avait de l’initiative. Son cœur généreux bondit dans sapoitrine. D’une main elle alluma d’un seul coup toutes ses bougies,de l’autre, elle tint en l’air ce feu d’artifice peu dangereux,mais éblouissant.

Le vieillard, épouvanté, laissa échapper ungeste de désappointement et se glissa en rampant vers la rue.

Anaïs le poursuivit pour lui demander son nomet son adresse. Elle ne le vit pas sur le trottoir, mais une voixqui n’avait rien d’humain bourdonna à son oreille :

– Femme imprudente, crains la vengeance dubisaïeul !

– Des nèfles ! répondit-elle dans lagaieté de sa vaillance populaire.

Puis elle revint dans le fond de l’allée, mitl’enfant nouveau-né dans la poche de son tablier et aida la jeuneaccouchée à monter les deux étages qui conduisaient à l’atelier.Quoique privée de sentiment, l’inconnue avait encore l’usage de sesjambes.

On doit juger de l’étonnement des Léocadie etdes Amanda, quand la gérante, ouvrant la porte de l’atelier, fitentrer la jeune mère et tira l’enfant caché dans son sein.

C’était lui qui dormait dans le berceau de lachambre au balcon ; c’était lui que menaçaient les détestablespassions de Boulet-Rouge.

S’il avait su…

La gérante dit :

– Mes petits amours, il ne faut pas que çavous empêche de travailler. Je vais installer la jeune étrangèredans un bon fauteuil et elle va nous raconter ses aventures pourpasser le temps agréablement.

– Femme généreuse, murmura la jeune filled’une voix altérée, quand je devrais vivre cent et quelques années,comme mon trop cruel bisaïeul, je n’oublierai jamais vos bienfaits…donnez-moi, je vous prie, un bouillon…

– Je n’ai que du rhum, interrompit Anaïs.

– Ça me suffira !

Elle but un verre de rhum et parut soulagéepar ce cordial.

– Bonté divine, murmura-t-elle ensuite, enversant des larmes abondantes, dans quel abîme une liaisoninnocence, mais qui a des suites, peut précipiter une jeunepersonne !

Toutes les Anaïs grillaient de savoir ;les Irma en étaient malades.

L’étrangère s’assit et poussa un soupir desoulagement.

– Femme du commun vraiment magnanime,reprit-elle, je vous dois un aveu complet. Racontez un peu à cesdemoiselles ce qui s’est passé dans l’allée sombre, cela me donnerale temps de reprendre haleine. Quand vous aurez fini, je prendraila parole, et vous connaîtrez toute l’étendue de mon malheur.

Elle arrêta la gérante au moment où celle-ciouvrait la bouche, pour dire encore avec une dignité pleine deréserve :

– Épargnez autant que possible, dans votrerécit, le noble criminel dont vous avez prévenu le dessein pervers.Outre qu’il est respectable par son âge, je lui dois tendresse etobéissance. Il est le père du père de mon père.

– Voilà comme elles sont dans la haute,s’écria Chou-Fleur avec admiration. C’est bête ! Moi, ni uneni deux, j’aurais étranglé le vieux polisson.

Puis employant le langage pittoresque et imagéde la basse classe, elle fit le récit succinct, mais complet dudrame de l’allée.

Elle eut un vrai succès et la curiosité neconnut plus de bornes dans l’atelier des Piqueuses de bottinesréunies.

Quoique faible encore, n’étant accouchée quedepuis un quart d’heure, l’étrangère commença aussitôt :

– La fortune et la naissance ne donnent pas lebonheur, j’en suis un fatal exemple.

Je reçus le jour loin de Paris, au delà de laporte jaune, entre la ville de St-Cloud et le village de Garches,département de Seine-et-Oise, dans un antique et noble châteauconnu sous le nom de Mauruse.

Loin de moi, la pensée de faire envie à votrepénurie, en vous détaillant le luxe qui entoura mon berceau. Monpère, fils aîné du marquis de Rudelame, qui lui-même était le filsaîné du duc portant le même illustre nom, avait épousé Fanchon dela Roque-Aigurande, descendante et unique héritière des captals deBuch, cadets de la maison de Foix. À l’âge de dix ans, j’avais unepoupée qui coûtait 185 louis de 24 francs et ma nourrice portaitdes boucles de rubis à ses jarretières.

Passons… Je l’ai bien payé plustard !

Le château de Mauruse est une antique demeureperchée au sommet d’une montagne et entourée de précipices sansfond qui rejoignent les fameux étangs de Ville-d’Avray par despercées souterraines. Il fut bâti par Anguerrand de Carthagène quitua en combat singulier le bailli de Chavanette, derrière Bicêtre,sous Henri II.

Passons… Si je vous disais les diversesillustrations de ma famille, ça vous humilierait et nous n’enfinirions plus.

À l’époque de la révolte des peuples, en 1789,mon bisaïeul était déjà un homme de trente et quelques années, bienvu en cour, heureux près des dames, beau joueur et tout à fait bonenfant.

La révolution le surprit à l’improviste. Quandon vint pour piller son château de Mauruse, il était à Sèvres pouracheter du tabac. Il n’eut pas le temps de rassembler ses trésorsqui furent dilapidés par la multitude. Obligé de partir pourl’émigration avec sa femme et son fils (le père de mon père), il nepossédait que son argent de poche et les boutons de son habit quiétaient en perles fines, heureusement.

Il arriva ainsi à Londres, capitale del’Angleterre. Son argent de poche, ajouté au prix de ses boutons,lui compléta une somme de 250 guinées, ou si vous le préférez 8.750francs. Ça vous semble encore un joli denier, mais ma bisaïeuledépensait 50 louis par jour. Le duc de Rudelame-Carthagènel’adorait.

Ce fut pour satisfaire à ses fantaisies qu’ilcontracta plusieurs mauvaises habitudes dont sa famille devait êtreplus tard la victime. Il se fit usurier d’abord, puis, les produitsde cette industrie ne suffisant pas aux prodigalités de sa femme,il apprit à tromper au jeu, dans les bonnes sociétés. Un jourenfin, emporté par l’envie de faire plaisir à son épouse, il se mità travailler sérieusement, passa ses examens avec succès, et futreçu membre de cette importante compagnie : La GrandeFamille des voleurs à Londres.

Il était là sur une pente glissante, ilglissa. Toujours pour procurer à sa compagne idolâtrée des bijouxprécieux, des cachemires et des liqueurs fortes, car la duchesseavait contracté un culte tout particulier pour la sobriétéanglaise, il fabriqua des poisons, inventa une nouvelle espèce depoignards, destinés à ne pas laisser de traces et se comporta en unmot comme un homme indigne de l’estime générale.

Je suis suspecte de partialité, puisqu’il estmon ancêtre, mais la vérité me force à déclarer qu’il gardatoujours une certaine tenue au sein de ses dérèglements. Il ne volajamais qu’en gros et il faisait exécuter ses meurtres par desemployés.

Mais, au moins, la personne en faveur delaquelle il se compromettait ainsi était-elle digne de tantd’amour ? Ne l’espérez pas ! Madame la duchesse avait del’éducation ; à part cela, c’était une coquine. Outre son goûtpour la boisson, elle allait avec les Écossais.

Vous entendîtes parler sans doute de MarieStuart. Si l’Écosse est l’amie de la France, ce n’est pas uneraison. M. le duc ayant appris que la compagne de sa vieprodiguait l’argent gagné avec tant de peine, à des jeunes gens àla mode, à des musiciens, à son valet de pied, trois avocats etmême à des militaires, résolut à se venger. Il achetal’Affaire Clémenceau[5] et unebarre de fer toute neuve qu’il mit rougir un feu très ardentpendant quarante-huit heures, après quoi, il l’imbiba, toutechaude, nicotine, de phénol Bobœuf et d’acqua Tafana, mélangés avecde l’assa fœtida et une composition dont notre famille gardeprécieusement le secret. Elle n’est pas dans le commerce. Ayantpris ainsi ses mesures, il rentra un soir à son domicile plus tôtque de coutume. Il apportait avec lui une corbeille remplie de vinsfins, de liqueurs fabriquées dans divers monastères, de viandesfroides, de saucisses et de petits gâteaux.

J’ai dit qu’il était bel homme. Ma bisaïeule,portée sur sa bouche, ne demanda pas mieux que de souper avec lui.Il fit dresser la table dans une certaine chambre de son hôtel quin’avait ni porte ni fenêtre.

On n’eut trouvé nul part un lieu plusfavorable à ses farouches desseins.

Madame la duchesse, sans défiance et remplied’appétit, le suivit dans cette dangereuse retraite. Le soupercommença à huit heures dix minutes. À dix heures on renvoya lesdomestiques. Au coup de minuit, alors que la coupable et infortunéefemme était ivre d’amour et d’anisette, mon bisaïeul prit, au lieud’un simple couteau à papier, la barre de fer rouge qu’il avaitcaché sous sa chemise et la lui passa quatorze fois au travers ducorps, non sans prononcer des paroles d’amère et vindicativeraillerie.

Jusqu’au treizième coup, la malheureuse criaet appela ses militaires.

Il ne me faut pas d’autres preuves pouraffirmer qu’elle avait la vie dure. Néanmoins, le duc deRudelame-Carthagène dut croire qu’il en était débarrassé pourjamais. La suite de cette anecdote montrera si c’était là unechimère…

Ici, Elvire fut prise d’une convulsion,occasionnée par son état.

Les piqueuses de bottines réunies seprécipitèrent à son secours.

C’était l’heure où la voiture de vidange,inodore arrivait dans la rue. Rien n’annonçait encore une sanglantecatastrophe. Les oiseaux dormaient dans les gouttières, la brisefaisait tourner les girouettes au sommet des monuments, et lesvieux messieurs, sur les trottoirs, suivaient les petitesouvrières.

Chapitre 5L. D. F. E. V. – I. A. T. V. – D. E. J. – T. !

 

La jeune et belle Elvire deRudelame-Carthagène reprit ses sens, but un verre de rhum etpoursuivit en ces termes :

– Ô mes chères bienfaitrices, malgré ladistance qui sépare nos positions sociales, ma reconnaissance nefinira qu’avec ma vie ! Je veux tout d’abord modérerl’étonnement que pourrait vous causer le crime de la chambre sansporte ni fenêtre.

La seule chose surprenante, c’est que monbisaïeul eût pu garder la barre de fer rouge sous sa chemise. Maisoutre que c’était pour l’empêcher de refroidir, nous sommes àLondres.

À Londres on en voit bien d’autres.

Et quant à l’atrocité du forfait, ma familleest depuis longtemps habituée à ne se rien refuser. Le marquis, monpère, s’est amusé une fois à faire le relevé des crimes et délitsappartenant en propre à notre maison, depuis le règne de Henri IIjusqu’à Louis-Philippe seulement. Il y a quatre-vingt-un meurtresdont deux parricides, sept fratricides des deux sexes, troistanticides, cinq onclicides, treize neveux ou niécicides, huitinfanticides, vingt-trois adultères, dix-neuf incestes !…

Il y a des instants, s’interrompit ici lajeune accouchée avec un désespoir impétueux, où je préféreraisavoir reçu le jour au sein de la misère. Ah ! gardez vos mœursinnocemment égrillardes, fillettes du commun. Cette atmosphère desang et de honte est loin d’être agréable, à la longue !

Le lendemain matin, mon bisaïeul chercha lecadavre de sa femme, car il voulait le faire embaumer, par undernier caprice. À sa place, il trouva un billet ainsiconçu :

« L. D. F. E. V. – I. A. T. V. – D. E. J.– T. !

Ce mystérieux écrit le remplit d’inquiétude etd’alarmes. Il se creusa la tête en vain pour en deviner lasignification.

Tant d’initiales accumulées devaient cacherune menace.

Qui donc avait pu entrer dans cette chambresans porte ni fenêtre ?

Il y avait la cheminée !

Mon bisaïeul la fit aussitôt fermer à l’aided’une grille en acier fondu ; – Mais il était trop tard.

Il fut malade dangereusement.

À peine remis sur pied, il ordonna à nombreuxdomestiques de regarder sous les lits et dans tous les tiroirs descommodes :

Le cadavre de la duchesse restaintrouvable.

Cela aigrit d’autant le caractère de bisaïeulqui déjà n’était pas trop tendre. Il devint cruel, et, dans lesilence du cabinet, ses meilleurs amis le surprirent souventtorturant des insectes ou soumettant des animaux domestiques àdifférents supplices.

En ce temps, plusieurs petits enfants de sonquartier disparurent et toutes les recherches demeurèrent sansrésultat. Il les avait coupés par morceaux sans utilité apparente.Il avait d’ailleurs bien des motifs de mauvaise humeur.

De même que le cadavre de la duchesse étaitinrencontrable, de même le mystérieux billet restait intraduisible.M. le duc s’était adressé aux hommes d’affaires les plushabiles ; aucun d’eux n’avait pu lui donner le mot del’énigme.

Il entendit parler un jour d’un personnageétonnant qui passait pour être le fameux Gagliostro[6], bien que celui-ci fut mort au château deSaint-Léon, dans la campagne de Rome, mais cela ne fait rien àl’affaire ; d’autres prétendaient qu’il était le non moinscélèbre comte de Saint-Germain, bien que ce dernier fut décédé àSleswig, qu’importe ? La chose certaine, c’est que cepersonnage faisait de nombreux miracles. Il avait guéri le catarrhede la reine et sauvé un enfant de Pitt et Cobourg qui tombait duhaut mal. Londres entier le consultait pour les objets égarés, lescors aux pieds et les engelures.

Il se nommait le docteur Fandango…

Ce nom produisit dans l’atelier des Piqueusesde bottines un effet extraordinaire. Ce fut autour de la table unlong murmure.

– Et quoi ! s’écrièrent ensembleplusieurs Anaïs, le docteur Fandango existait déjà à cette époquereculée ?

– Lui, si jeune ! ajouta la gérante. Ettout l’atelier acheva :

– Lui si beau !

Elvire de Rudelame poussa un long soupir.

– À qui dites-vous, murmura-t-elle, qu’il estjeune, beau, entraînant, irrésistible ? Vous voyez devant voussa victime !

Second effet, plus fort que le premier.

– L’enfant d’à-côté ?… commença lagérante.

– Il est à lui ! acheva Elvire enbaissant ses beaux yeux pleins de larmes.

Vous dire l’émotion qui étreignit à la foistous ces cœurs, est impossible. Le docteur Fandango était un dieupour sa clientèle.

L’atelier entier se leva, mit une main sur soncœur et s’écria :

– Nous sommes les Malades du docteurFandango…

– Permettez-moi d’en douter, répliqua Elvirequi prit aussitôt une apparence de froideur.

– Ah ! par exemple ! voulut dire laprincipale Anaïs.

Mais l’accouchée de l’allée sombrel’interrompit et dit péremptoirement :

– Alors, montrez le cachet !

Il y eut quelque chose d’étrange. LesPiqueuses de bottines réunies se levèrent toutes à la fois et sedéshabillèrent.

Les corsages, les jupes, les jupons etjusqu’aux pantalons, tombèrent simultanément.

Abdiquant toute pudeur, les vingt-cinqouvrières relevèrent ensemble leur chemise et montrèrent un peuau-dessous du nombril le triangle d’un vaccin au milieu duquelétait une empreinte chimique, de forme ovale, qui semblait être lerésultat de l’application d’un timbre sec, imbibé de matièrescaustiques. Cette empreinte présentait deux initiales : D. F.,surmontées d’un phénix sortant des flammes.

Ce tableau de vingt-cinq jeunes filles portantpour tout costume des bottines, des bas et une chemise retroussée,ne laissait pas que d’être enchanteur.

Si vous avez espéré, toutefois, nous le voirdécrire plus longuement et détailler la profusion inouïe de seinsfermes et polis, d’épaules de marbre, de cuisses blanches, dehanches rebondies, de fesses grasses, de ventres nacrés, liliacéset luisants, allant se perdre dans l’ombre duvetée formée par lescuisses, que l’on pouvait voir à ce charmant conseil de révision,c’est que bien peu vous connaissez notre réserve.

Aucun homme d’ailleurs n’était présent et nousne l’avons su que par ouï-dire. Puisse cet aveu nous servird’excuse.

Dès qu’Elvire de Rudelame eut reconnu lecachet, son visage s’éclaira d’une joie pure.

– C’est maintenant que je remercie Dieu à deuxgenoux, ô mes sœurs ! dit-elle dans le délire de sonallégresse, je suis sauvée !… Mais remettez vos vêtements pourne point offenser inutilement la décence particulière à notresexe.

Afin de contenter le désir si légitime de lanoble accouchée, les Piqueuses de bottines réunies serevêtirent.

En dépit de sa position malheureuse, Elviresautait de joie.

– Je vous reconnais ! dit-elle enfin, jesuis rassurée. Nous allons bavarder tout à notre aise. Je n’ai pasbesoin de vous apprendre désormais que Paris et sans doutel’univers entier, sont divisés en deux fractions : « lesMalades du docteur Fandango » et les « Chevaliers del’élixir funeste » appelés aussi « les Fléaux de lacapitale » ou « les Pieuvres mâles » des diversimpasses…

Elle s’animait en parlant, et si vous saviezcomme elle était belle !

Arrêtons-nous pour tracer son portrait.

Elle avait une de ces beautés saisissantes quine ressemblent à rien. Son nez rappelait celui du bisaïeul quifaisait songer au bec des hiboux, son regard était piquant,inexprimable. Rien de comparable à sa bouche, si ce n’est sonaisselle qui semblait fouillée par la main d’un sculpteur trèshabile. La brise était amoureuse de ses cheveux ; elle netrouvait pas de chaussures assez mignonnes pour son pied et lameilleure ganterie de Paris faisait des miniatures en peau de Suèdepour ses mains.

Avec cela, noble, spirituelle, instruite,riche et pure, malgré sa chute.

– Je n’ai pas besoin de vous dire,continua-t-elle plus charmante à mesure qu’elle parlait, que tousles Malades du docteur Fandango se portent bien et meurent d’unaccident mystérieux produit par l’ingestion de l’élixirfuneste.

J’ai pensé parfois que l’homme célèbre etséduisant qui marque à son cachet tous ses clients et clientes pourles reconnaître, n’avait pas réfléchi que c’était un danger, carles fléaux de la capitale profitent de ce signe pour choisir à coupsûr leurs victimes. Mais je ne puis blâmer celui qui se déguisa enporteur d’eau pour me séduire et qui est le père de mon jeuneenfant : Virtuté !

Elle reprit haleine, pendant que les filles dupeuple essuyaient leurs yeux mouillés.

– Ce qui va être intéressant pour vous,poursuivit-elle, c’est d’apprendre comment s’entama cette grandequerelle qui divisa l’univers. Prêtez-moi une oreilleattentive.

À l’époque où mon bisaïeul se présenta pour lapremière fois chez Fandango, cette individualité hors ligne avaitune cinquantaine d’années… Ne m’interrompez pas, vos étonnementssont superflus. Cinquante-sept ans après cette date, je l’ai adorésous un déguisement vulgaire.

Il ne paraissait pas alors plus jeunequ’aujourd’hui. À première vue, on lui aurait donné vingt-huit anset neuf mois. Depuis lors, il n’a pas vieilli d’une semaine.

Mon bisaïeul le trouva dans son laboratoire,entouré d’un seul livre, d’une fiole, d’une cuvette et d’un cerfvivant qui possédait des cornes d’argent massif.

Tout d’abord, M. le duc de Rudelame futfrappé de sa souveraine beauté, quoique Coriolan (vous savez quec’est le petit nom de cet idolâtré Fandango) n’eut point encorelavé ses mains, ni fait sa barbe. On était au matin, ce quiexplique suffisamment cette négligence chez un homme ordinairementpropre et même coquet de sa personne.

Le duc de Rudelame le salua et lui demanda sic’était bien au docteur Fandango qu’il avait l’honneur deparler.

À son grand étonnement, ce fut le cerf, douéde bois en argent massif, qui lui rendit son salut.

Le docteur lui-même restait immobile et muetcomme une statue de marbre de Paros.

Mon bisaïeul voulut décliner ses noms etqualités. Le cerf vivant lui ferma la bouche d’un geste froid etlui désigna la cuvette. Au fond de la cuvette, mon bisaïeul vit,avec une surprise croissante, des caractères qui se formaient sousune couche d’eau plus pure que le cristal.

Ces caractères, une fois devenusdistincts ! donnèrent les mots : Robert, Athanase,Bonaventure, duc de Rudelame-Carthagène, comte de Balamor, seigneurde Mauruse et autres lieux, présentement émigré, tourmenteur demouches et tueur de femmes !

Mon bisaïeul releva la tête, indigné qu’ilétait de ce dernier trait.

Le docteur était toujours immobile.

Le cerf vivant remua la patte et ses cornesdevinrent d’or.

M. le duc n’est pas un esprit ordinaire,il vit bien qu’il avait affaire à un enchanteur et dévoral’affront. Résolu à user d’une profonde dissimulation, il prononçales paroles suivantes avec aménité :

– Ô vous, qui êtes, au dire de l’histoire, desplus grands savants de l’Europe, je m’aperçois que votre talentn’est pas au dessous votre renommée. Je viens vous consulter et jevous prie de me marquer au timbre que vous mettez sur toutes vospratiques.

Il tressaillit et regarda tout autour de lui.Il avait prononcé ces derniers mots d’une voix insinuante. Unorgane lui répondait. Ce ne pouvait être le cerf, et les lèvres dudocteur ne remuaient point. La voix semblait sortir de la fiole,elle dit :

– Le cachet de la vertu ne prendrait pas surta peau. Cesse de feindre. Que veux-tu du maître ?

Mon bisaïeul pâlit et ses dents grincèrent,car il commençait à se fâcher.

Mettant de côté, désormais, toute vainedissimulation, il tira de sa poche le billet énigmatique composédes treize initiales : « L. D. F. E. V. – I. A. T. V. –D. E. J. – T. ! »

Au moment où le papier parut dans sa main, uneharmonie sauvage, mais douce se fit entendre. Elle venait de tousles côtés à la fois. On eut dit que les parois même de la chambrela suintaient.

Mon bisaïeul déplia le papier et lut lesinitiales distinctement, puis il demanda :

– Pouvez-vous m’expliquer ce que celasignifie ?

La voix répondit oui, dans la fiole, aprèsquoi, elle en sortit pour entrer dans le livre dont les feuilless’agitèrent vaguement.

La voix dit encore :

– Regarde au fond de la cuvette !

Et l’harmonie sauvage, mais douce se tutinstantanément.

M. le duc regarda à travers la couched’eau pure et put lire ces treize mots qui se rapportaientexactement aux treize initiales.

« Le Docteur Fandango Est Venu. – Il ATout Vu. – Dieu Est Juste. – Tremble ! »

Les cornes du cerf vivant brillèrent en cemoment d’une façon peu ordinaire. Si ce n’eut été impossible, vu leprix de la matière, le témoin de tout cela aurait juré qu’ellesétaient désormais en diamant.

Il resta un instant abasourdi, sous le coup detant de choses étranges. Mais ce n’était pas un homme à rester bienlongtemps inactif.

Le mystérieux billet avait été trouvé dans lachambre sans porte ni fenêtre, que nous pouvons appeler maintenant,la chambre du monstre. Le docteur était venu là, où tout y faisaitallusion au crime ; le docteur avait tout vu, il était maîtredu terrible secret.

Il faut rendre cette justice à ma famille onn’y a pas froid aux yeux. Le duc regarda son ennemi en face, car iln’y avait pas à en douter, Fandango était son ennemi mortel, et luidit avec calme :

– Le billet était de vous ?

Autant parler à une pierre. Ni le docteur, nisa fiole, ni sa cuvette ne répondirent cette fois ! Le cerfmême resta impassible.

Mon bisaïeul se prit à ricaner et fit touthaut cette réflexion :

– La chambre n’avait ni porte ni fenêtre. Pasde témoins !

L’eau de la cuvette se rida. Sur les treizemots placés au fond, douze s’effacèrent ; il n’en resta qu’unseul :

DIEU !

M. le duc eut froid dans le dos.

Ce fut l’affaire d’un instant ; il necroyait pas beaucoup en Dieu.

Que prouvent toutes ces momeries ? Dieusait peut-être, mais il ne dit jamais ce qu’il a vu ; c’est untémoin peu embarrassant… et si nous allions en justice, mon savantdocteur, lequel serait cru le plus aisément : d’un charlatancomme vous ou d’un gentilhomme comme moi !

Point de réponse.

– Madame la duchesse, poursuivit le grand-pèrede mon père, aimait trop les Écossais. Quatorze coups de barre defer rougie au feu et empoisonnée, donnés à travers le cœur,l’œsophage, le diaphragme, le grand sympathique et intestin grêle,suffisent à empêcher une femme de qualité de parler. Pensez-vousqu’elle viendrait témoigner contre moi ?

La chambre éclata de rire à ces mots. Je disla chambre, car ce furent les murailles elles-mêmes, le plancher etle plafond qui produisirent en apparence cette explosion de gaieté.La statue du docteur et le cerf vivant n’y prirent aucune part.

– Sambre goy ! s’écria mon bisaïeul, vousm’impatientez, à la fin. Rira bien qui rira le dernier. Je ne suispas manchot, mais comme la justice anglaise est confuse et fortimparfaite, je propose la paix… En veut-on ici ?

Le cerf brama d’une façon ironique.

– On veut donc la guerre ? demandaM. le duc.

Cette fois, le docteur Fandango lui-même remuala tête d’une façon affirmative, comme font les biscuits chinoissur les cheminées.

C’en était trop.

Depuis quatre minutes au moins mon bisaïeulméditait un nouveau forfait. Il avait dans sa poche un crick deMalaisie, empoisonné avec un art extraordinaire et dont la lame,bizautée[7] selon certaines règles mathématiques,faisait des blessures mortelles qui ne laissaient aucune trace.

Sans faire semblant de rien, il introduisit samain sous le revers de sa redingote, il y prit le crick, et crac,au moment où le docteur Fandango le croyait occupé à préparer sasortie, il lui plongea l’arme malaise dans le sein gauche jusqu’aumanche.

Le cerf bondit pour protéger son patron,mais…

Le coup était donné et d’aplomb !…

Un cri d’horreur interrompit ici la jeuneaccouchée. Ce cri appartenait à toutes les piqueuses de bottines.Il était arraché par la pensée d’un crick malais empoisonné avecsoin et perçant la poitrine du docteur Fandango !

Mais Elvire de Rudelame eut un sourireangélique.

– Jeunes filles du peuple, dit-elle,rassurez-vous. Coriolan ne mourut pas en 1793, puisqu’il est lepère putatif d’un enfant né cinquante et quelques années après,jour pour jour.

Ne cessez pas de me prêter l’oreille, voiciune situation bien étonnante : ce fut le docteur Fandango quireçut le crick dans les poumons, mais ce fut mon imprudent bisaïeulqui tomba foudroyé…

Expliquez ça !

Chapitre 6LE PORTEUR D’EAU

 

Le drame marchait, au dehors. À l’instant oùl’accouchée de l’allée sombre posait cette question à sonauditoire, l’initiative de Mustapha mettait le feu aux gazdélétères et lançait dans les airs nos trois amis, les Pieuvresmâles de l’impasse Guéménée.

C’est dire assez que nous avons rattrapél’heure voulue, et que notre histoire va bientôt marcher à pas degéant.

La formidable explosion fit dresser l’oreilleà quelques Anaïs, mais tel était l’intérêt excité que personne nebougea.

– Vous jetez votre langue aux chiens ?continua Elvire de Rudelame, employant cette expression familièrequi semble une condescendance ou une caresse dans la bouche desgrands personnages, vous avez raison, vous n’auriez jamaisdeviné.

C’est pourtant bien simple, mon bisaïeul tombafoudroyé, non par le tonnerre, c’était au mois de décembre, maispar l’étonnement.

Il y avait de quoi !

Au moment où il s’applaudissait d’avoir plongéson poignard dans la poitrine, du docteur Fandango, celui-ci tournalentement sur lui-même et montra son dos.

Son dos était ma bisaïeule, madame la duchessede Rudelame-Carthagène, habillée comme le soir du meurtre etportant, depuis la gorge jusqu’à la hauteur des hanches, lesquatorze trous produits par la barre de fer rougie au feu etempoisonnée.

La malheureuse était percée comme une poêle àrôtir les marrons de Lyon.

Et au milieu de cet écumoir[8],sortait la pointe du crick malais que le duc avait planté dans lapoitrine du docteur !

Vous sentez bien que je n’ai pas vu cela,j’étais trop jeune, le fait étant arrivé trente-huit ans avant manaissance, mais je le tiens de la bouche même de Coriolan qui nesaurait proférer un mensonge.

D’ailleurs, il y a une preuve frappante,l’horrible haine de mon bisaïeul contre le docteur Fandango date delà. Il aurait pu lui pardonner une innocente mystification, il nelui pardonnera jamais d’avoir ressuscité la duchesse.

Car la duchesse vivait.

Vous la verrez par la suite agir comme père etmère.

Si elle parla ce jour-là, M. le duc n’ensut jamais rien, car il se retrouva quelques heures après dans sonappartement où il avait été reporté, évanoui, par des mainsinconnues. Il ne demanda pas son reste et partit pour les merspolaires où il resta enseveli plusieurs années au sein des glaceséternelles pour laisser étouffer le bruit de son aventure.

En ces pays froids, il n’acquit pas une bonneréputation. Les naturels l’accusaient d’attirer chez lui les petitsenfants et même les jeunes filles pour boire leur sang et senourrir de leur chair. C’étaient des calomnies. Depuis mes plustendres années, je mange à sa table : jamais je n’y ai goûtéde chair humaine. Il faut se garder des exagérations. Hélas !ce centenaire n’est-il pas assez chargé de crimes.

Il ne mange pas les enfants ni les jeunesfilles, mais il les emploie à d’autres usages égalementdomestiques. Leur graisse lui sert à composer des onguents quiprolongent sa coupable existence ; il prend des bains de jeunesang, qui reverdissent sa vieillesse, remarquablement avancée.

Vous frémissez ; moi j’y suis faite…

La fatigue me prend, et nous n’en sommesencore qu’au commencement de la Restauration, je n’aurai pas laforce, je le sens bien, de vous raconter l’histoire du père deMustapha, ni celle de la mère infortunée de Mandina deHachecor.

Franchissons donc cinquante-six années.

C’était un soir d’automne, dans cet immensepalais qu’on nomme l’hôtel de Rudelame-Carthagène et qui décorel’une des rues les plus fréquentées du faubourg Saint-Honoré. L’airétait tiède et mou. Les dahlias élevaient vers le ciel leursparfums fades qui se mêlaient aux subtiles senteurs de l’oignon,dont on sarclait un carré, dans mon jardin, à quelques coudées dema fenêtre.

L’horloge de Saint-Philippe-du-Roule venait desonner sept heures.

Ma jeunesse avait été solitaire, je n’avaisfréquenté que Timidita, la fille de notre concierge etM. Catimini, mon professeur de piano, qui s’était permis, surma personne, une grande quantité de lâches attentats, toujoursrepoussés par ma candeur alliée à ma pudeur.

Quand mon enfant qui est une fille, aura l’âgedes passions naissantes, plutôt que de lui donner l’autre sexe pourprofesseur de piano, je la plongerai à Saint-Lazare.

Les vibrations de l’horloge se balançaientencore dans les airs, lorsqu’une voix mâle et sonore, prononça sousma fenêtre, ce cri, bien connu des ménages parisiens :

– Qui veut d’l’eau… au !

La dernière de ces deux diphthongues[9], montée à l’octave de la première.

Ce cri était d’autant plus inusité dans notreillustre demeure, que nous avions partout l’eau de Seine. Il mejeta dans une étrange rêverie.

Étais-je mûre pour la poésie ?Traversais-je un de ces quarts d’heure bénis, que l’Être suprême,dans sa sollicitude, a marqués pour le sentiment ? Je ne sais.J’ignore tout. On n’a jamais pu m’apprendre l’arithmétique, maisj’ai mon cœur.

J’appelais Olinda, la première de mes neufcaméristes, et je lui dis :

– Olinda, roule-moi une cigarette, je ne sensplus mon âme !

Elle était grecque de naissance, maisfrançaise par le goût des loteries autorisées, dont les gros lotsla rattachaient à l’espérance. Elle a perdu depuis, dans cesentreprises, son innocence et ses économies. Pour un franc vouspouvez y gagner des sommes importantes. Mais vous ne voyez jamaisarriver cette somme, ni revenir votre franc.

– Olinda, repris-je, d’où vient que la voix dece jeune porteur d’eau me brûle les bronches et met des battementsinsensés sous l’étoffe de mon corsage ?

Je ne l’avais pas vu, mais mon imaginationdésordonnée avait deviné l’homme de vingt-huit ans à son organeenchanteur.

Olinda me répondit :

– Pour faire une connaissance, autant attendreun officier ou quelqu’un de chez l’agent de change. Moi, un porteurd’eau, ça ne me chausse pas !

L’insensée ! Je ne crache ni sur lesofficiers ni sur les employés de la haute banque ; mais il y aporteur d’eau et porteur d’eau. Ma fièvre me disait que celui-ciétait un prince.

Que dis-je, un prince, c’était le Fils de laCondamnée, c’était Coriolan, le mystérieux aborigène des ruines dePalmyre, c’était le docteur Fandango !

Olinda, pure comme l’acier et fidèle autantque lui, me roula une cigarette. Je préférai une prise de tabac,puis un chou à la crème, puis n’importe quelle bagatelle peucoûteuse. J’étais hystérique et fantasque, cela peut arriver à toutle monde.

Ma seconde femme de chambre, Herminie, nativedu bois Meudon, où elle avait été trouvée au bord de l’eau, dans unfoulard démarqué, peu d’heures après sa naissance, probablemententachée d’inconséquences, entra en ce moment et déposa à mes piedsun bouquet de fleurs rares, entouré de papier glacé.

Je tressaillis, car leur odeur attaqua mesnerfs d’une façon à la fois délicieuse et irritante. Je mordis latroisième de mes suivantes et Luciole, la quatrième, une Suissessesans goitre de la plus grande beauté, ayant témoigné sa surprise,reçut de moi un dangereux coup de pied dans les lombes.

Cela était si éloigné de mon caractère que mesautres confidentes s’enfuirent et ne sont jamais revenues.

À l’intérieur du bouquet de fleurs rares étaitune lettre en chiffres, accompagnée d’un autre papier qui endonnait la clef.

Si j’avais gardé quelques doutes, ils seseraient évanouis à la vue de cette double précaution, dénotant unegrande délicatesse.

– Qui que tu sois, m’écriai-je en moi-même, ômon jeune inconnu ! tu n’appartiens pas à la simplebourgeoisie.

La lettre était ainsi conçue :

« 17, 34594, 2903549669… »

Mais il vaut mieux vous la traduire en languevulgaire :

« Ma chère demoiselle Elvire,

» La génération spontanée est une idéetoute moderne. J’ai lieu de croire que j’en suis le produit. Monberceau fut la solitude sablonneuse et aride. Je n’ai ni père, nimère, ni oncle, ni tante, ni cousin, ni cousine. Je pourraisprolonger cette énumération, je préfère vous dire en un seul motque je suis à l’abri de toute espèce de famille.

Cela me rend indépendant et pensif.

» Ma famille, c’est l’humanité !

» Vous me demanderez peut-être alorspourquoi on m’appelle « le Fils de la Condamnée ».

» Ceci monte une courte explication. Vousn’ignorez pas les soins que les Arabes accordent à leurs coursiers.Non seulement ils les nettoient avec minutie, mais encore ilspartagent avec eux leur propre nourriture. En outre, ils enéloignent avec sollicitude toute cause de maladie.

» Par une claire matinée de printemps,Saali, la plus belle jument des haras de Ben Hadour, fut accusée demaladie. Le conseil des vétérinaires du Sahara l’examina et lacondamna à être abattue, mais Abd-el-Kader, son maître, chargé del’exécution, eut pitié d’elle. Il fallait cependant qu’elledisparût, dans l’intérêt des autres cavales.

» Abd-el-Kader lui attacha au cou un sacde dattes et un panier de maïs, puis, l’ayant conduite aux confinsdu territoire, il lui dit en versant des larmes : « Ô macavale préférée, Allah est Allah ! tu es incommodée d’unemaladie incurable. Fuis jusqu’aux ruines de Palmyre où est l’herbede la guérison. »

» Palmyre, aussi nommée Cadmor, dut sonorigine au roi Salomon, célèbre par ses dérèglements et sa sagesse.Elle fit un grand commerce de commissions et de transit, sousl’incomparable Zénobie, veuve d’Odenat. Des voyageurs y trouvèrentmon berceau, je suis musulman par mon baptême.

» J’étais né depuis quelques heures ausein même des splendides décombres, sur le seuil d’un palais ruinéqui portait le n° 179 de la rue de l’Euphrate. Quel fut monétonnement de voir arriver Saali ? On naît médecin. Je laguéris malgré mon peu d’expérience. En retour, elle me nourrit deson lait.

» Saali avait été condamnée par leconseil des vétérinaires du Sahara ; j’étais le nourrisson deSaali ; ne vous étonnez plus qu’on m’ait nommé « le Filsde la Condamnée», rien de plus logique…

Ici, l’atelier des Piqueuses de bottinesmanifesta son mécontentement par des murmures et Anaïs, la gérante,crut pouvoir demander à la belle Elvire :

– Est-ce qu’elle va durer longtemps, la lettredu docteur ?

Léocadie ajouta :

– Elle est drôlement tannante !

Elvire de Rudelame-Carthagène, réprima unmouvement de colère.

– Vous eussiez mieux aimé, filles du peuple,que le suave Fandango eût reçu le jour dans les cachots del’inquisition ou au pied de la guillotine ! Il vous faut desémotions acres et poivrées ? C’est bien ! ma positionmalheureuse exige une grande prudence, je vais abréger.

Saali était musulmane. Quand Fandango fut reçudocteur, il traversa les mers avec elle et vint à Paris.

Saali traîne maintenant le fiacre de Mustapha.Elle est heureuse.

Je passe une grande quantité de pages etj’arrive à la fin :

« Mon passé est un abîme, mon présent unpoëme, mon avenir une vapeur ! » … Voilà pourquoi, machère demoiselle, j’ai pris ce déguisement de porteur d’eau, quiétait indispensable.

« Minuit sonnant, à l’aide d’un trucconnu de moi, je pénétrerai dans votre chambre à coucher par lacheminée. Si vous vous y opposez, sonnez du cor par troisfois : si au contraire, vous exaucez mes vœux, mettez unefleur de pervenche à votre boutonnière.

» Celui qui vous aime plus que lavie,

» CORIOLAN « le Fils de laCondamnée ».

Je n’ai pas besoin de spécifier que cettelettre ne calma en rien ma fièvre brûlante. Comme j’en achevais lalecture, l’organe de mon séducteur s’éleva au lointain et lança unedernière fois dans l’atmosphère ce cri caractéristique :

– Qui veut d’l’eau… au !

J’appelai Olinda et j’eus des spasmesdouloureux sur son sein.

Ma perplexité était indescriptible comme lecaméléon lui-même.

Devais-je sonner du cor ou attacher une fleurde pervenche à mon corsage ?

Ma pudeur penchait vers le cuivre, mon amourallait vers la fleur.

Je n’avais jamais vu Coriolan, il est vrai,mais sa lettre dont vous m’avez contrainte à couper la portion, laplus attachante, allumait dans mes veines un véritableincendie.

Néanmoins, la pudeur fut en moi, la plusforte. J’allais saisir le cor, lorsque Olinda qui devinait moncœur, me tendit la pervenche fatale…

– À la bonne heure ! s’écria d’une seulevoix l’atelier des Piqueuses de bottines réunies.

– Le sort en était jeté, reprit la jeuneaccouchée. Je fis un bout de toilette et j’attendis la douzièmeheure, en proie à des sensations inexprimables.

Minuit sonna. Un bruit qu’il serait malaisé dedéfinir se fit entendre dans le tuyau de ma cheminée.

Malheureusement, elle était à la prussienne,Je m’attendais à chaque instant à voir déboucher mon Coriolan,semblable à un immortel, quoiqu’un peu souillé de suie. Rien nevint. Le conduit était trop étroit.

Après une demi-heure d’angoisse, pendantlaquelle les gémissements inarticulés de mon séducteur me brisèrentl’âme cent fois, Olinda me dit :

– Il n’y a pas à tortiller, il faut allerchercher le fumiste !

L’idée d’un pareil scandale m’arracha deshurlements.

Le fumiste ! à cette heure de la nuit, elqu’allait-il trouver dans le tuyau de la cheminée ?

Il faut avoir passé par ces traverses pour ensoupçonner l’amertume.

Mais à de pareilles heures, l’âme se raidit etacquiert un ressort incalculable.

Il me restait quatre confidentes, j’ordonnai àtrois d’entre elles de parcourir les corridors de l’hôtel et deverser des narcotiques puissants à tous ceux qui n’étaient pasencore endormis.

Cette précaution me garantissait lemystère.

Quant à Olinda, je l’envoyai chez lefumiste.

Elle avait mis un masque pour n’être pointreconnue dans l’obscurité.

Moyennant une somme considérable, le fumisteconsentit à quitter les moiteurs de son lit et se laissa bander lesyeux. En cet état, on le fit monter dans un fiacre sans numéro, etaprès mille détours, on l’arrêta à la porte de l’hôtel.

Tout y dormait ; l’effet du narcotiqueavait été instantané : Olinda et le fumiste trouvèrent lescorridors jonchés de serviteurs plongés dans le repos.

Ils entrèrent chez moi par une porte dérobéedont nul ne soupçonnait l’existence, et le fumiste ayant ôté sonbandeau, je poussai un long cri de satisfaction.

C’était le Rémouleur !

– Je savais tout, me dit-il avec cordialité.J’ai éloigné le vrai fumiste sous un prétexte et j’ai pris placedans son lit, pour le cas où le Fils de la Condamnée aurait besoinde moi… À l’ouvrage !

Il se mit alors à attaquer le mur de machambre avec un marteau de maçon entouré de vieux linge, pourempêcher le bruit.

Olinda avait eu une jeunesse déréglée, maiselle n’avait jamais connu le véritable amour. Â son regard quienveloppait le faux fumiste comme une flamme, je devinai le besoinsecret de son cœur.

– Jeune Grecque, lui dis-je, veux-tu épousercet inconnu ?

Elle se jeta à mes pieds et embrassa mesgenoux pour cacher son trouble. Je la relevai en murmurant à sonoreille avec une caresse :

– Attends qu’il ait démoli le mur, je béniraivotre union.

Le Rémouleur, cependant, éprouva une certainedifficulté à percer ce vieux plâtras. Son marteau rebonditplusieurs fois contre des ossements humains, car le palais de mesancêtres était presque entièrement bâti avec les produits de leurscrimes. Il relira une grande quantité de squelettes ayant appartenuà de vieilles chanoinesses ou à de jeunes vierges. Aussitôt qu’ileut pratiqué un trou assez grand pour donner passage à un homme,une voix sonore et agréable sortit de la cheminée.

– Qui vive ? demanda-t-elle avecanxiété.

– Malade du docteur Fandango, répondit leRémouleur sans hésiter.

– Aucun des trois Pieuvres mâles de l’impasseGuéménée n’est à l’horizon ? demanda encore la voixagréable.

– Aucun.

– La fille de l’assassin de sa famillea-t-elle sonné du cor par trois fois ?

– Non, au contraire, elle a une fleur depervenche à son corsage.

– C’est bien !… Compagnons de l’humanité,sortez de votre asile !

Aussitôt s’élancèrent du trou le jeune etvaillant Mustapha, mon cousin par alliance, qui dissimule sesancêtres sous la profession de cocher de fiacre, Simon le joueurd’orgues, Mandina de Hachecor, vêtue d’un domino noir, le véritableSilvio Pellico et d’autres. L’avant-dernier était le prêtreéthiopien, dont j’ai omis de vous parler jusqu’à ce jour. Jeremarquai avec étonnement que cet ecclésiastique n’avait qu’unbras, qu une jambe et qu’un œil.

Le dernier était le Fils de la Condamnée.

Chapitre 7TRAHISON !

 

Il faudrait la plume d’or des poètes pour vousdire l’effet produit par l’anecdote des aventures du faux fumistesur les Piqueuses de bottines réunies.

– Aviez-vous cru, s’écria tout à coupmademoiselle de Rudelame en pleurant, fusse pendant le quart d’uneseconde, aviez-vous cru, jeunes filles du commun, que ladescendante de mes aïeux, l’amante de Coriolan, étaitcoupable ?

La présence seule du prêtre éthiopien doitvous dire avec quelle régularité les choses se passèrent.

Le docteur Fandango ôta son costume de porteurd’eau ; il avait par-dessous des vêtements propres et d’uneétonnante magnificence. À son médium était le diamant du Vieux dela Montagne qui lui fut donné par la reine. Tous les ordresétrangers brillaient sur sa large poitrine. Il s’était fait labarbe peu de temps auparavant.

Que dire ? Vous connaissez sa beauté.Tous les jolis garçons qui l’entouraient avaient l’air de sesdomestiques.

Il mit un genou en terre devant moi et mepassa au cou un joyau en corail aquatique, d’un prix extravagant,aussi précieux par la matière que par le travail, enmurmurant :

– Vierge adorée, ceci est la croix de mamère !

Son émotion était maladive. Ilajouta :

– Grâce aux effets du porteur d’eau, j’aisurmonté tous les dangers inséparables de mon entreprise.Désormais, soyons tout au bonheur.

Sur un geste de lui, les lambris de ma chambreà coucher furent immédiatement tendus de satin vert clair, parseméde bouquets de topaze. On répandit des parfums sur le tapis, tandisque d’autres aromates brûlaient dans les cassolettes orientales. Unautel se dressa en face de la cheminée à la prussienne.

Simon avait apporté son orgue de barbarie, etc’était justement cet objet qui n’avait pas pu passer par letuyau.

Il joua dessus plusieurs morceaux tendres etanacréontiques.

Puis, le prêtre mutilé d’Éthiopie nous unitdevant Dieu.

Il unit aussi, par la même occasion, leRémouleur et Olinda, ma première confidente.

La cérémonie se passa très bien, sauf unincident, en apparence vulgaire, mais qui aurait dû nous donner àréfléchir. Au moment où le prêtre nègre prononçait sur nos têtes desaintes paroles, en un langage incohérent, il éternua. Nous nousaperçûmes qu’un vent coulis venait du côté des fenêtres ;elles étaient restées entr’ouvertes, on courut les fermer, mais ilétait trop tard. Le prêtre d’Éthiopie qui n’avait qu’un bras,qu’une jambe et qu’un œil ajoutait maintenant un rhume de cerveau àces fâcheuses infirmités.

Est-ce pour vous entretenir de ce détail quej’ai parlé des fenêtres ouvertes ? Non ! Au travers descarreaux, le noble Mustapha crut voir une tête de hibou.

Il s’approcha pour mieux regarder et aperçutdans le feuillage des sycomores, plantés en rond autour du bassinde Mercure, une multitude d’ombres humaines et fugitives.

La lune qui se cacha sous un nuage opaque,cessa d’éclairer la nature. Mustapha crut s’être trompé. Il neparla point. Il eut tort. Un seul mot tombant de sa bouche nous eutépargné un épouvantable péril et neuf mois de tortures atroces, quime furent particulières et privatives, car mon Coriolan restalibre.

La cérémonie achevée, Mandina de Hachecor quime servait de dame d’honneur, fit comprendre au reste del’assemblée que l’heure de la retraite avait sonné. Nos amiss’éloignèrent au son de l’orgue de barbarie qui jouait un airconnu, dans les corridors, pour étouffer le bruit de leurs pas.

Coriolan était enfin seul avec son Elvire.

Ô jeunes filles, mesurez la nouveauté de cettesituation. Nous étions mariés, nous nous aimions avec délire, etc’était la première fois que nous nous rencontrions dans lemonde !

Mais il avait acheté ma photographie, et sabrillante renommée me le rendait familier,

Il prit place auprès de moi, sur lesopha[10], si jeune, si beau et surtout si bonque je m’accoutumai à lui tout de suite, puis le sommeil nous gagnatout doucement.

Puissance divine ! Quel réveil nousattendait !

La vision du noble Mustapha, dont il a étéprécédemment question, n’était pas une chimère. Le visage de hibou,aperçu à travers les carreaux, appartenait à mon bisaïeul, et lesformes sombres, perchées dans les sycomores, étaient celles de sessicaires.

Une de mes confidentes avait trahi notresecret.

Mon bisaïeul, éveillé en sursaut, vers minuit,avait vu près de sa couche cette fille sans entrailles Herminie,native du Bas-Meudon, celle-là même qui m’avait apporté le bouquetde fleurs rares, entouré de papier glacé.

– Pendant que vous dormez, lui dit-elle,imprudent vieillard, votre arrière-petite-fille est en train de semésallier à un porteur d’eau alsacien.

Le duc bondit hors de ses draps, il setrouvait devant une personne de l’autre sexe, n’importe, son grandâge le forçant à porter toujours des pantalons de flanelle, ilétait en état. Il appela ses valets ; ce fut en vain : lenarcotique faisait admirablement son office, les tenant enchaînésdans le sommeil. Alors, sachant bien qu’il ne pouvait s’attaquertout seul au Fils de la Condamnée, il monta au sommet d’une tour etalluma le phare.

Un quart d’heure après, trente-huit à quarantepieuvres mâles des divers impasses de Paris, arrivaient à l’hôtel.Vous avez deviné que le phare était un signal.

Mon bisaïeul les rassembla dans la grotte etleur dit sans préambule :

– J’ai assez vécu pour voir le déshonneur dema maison. Coriolan Fandango, natif des ruines de Palmyre, en Asie,exerçant la médecine à Paris, sans diplôme, a pénétré dans mondomicile à la faveur d’une veste de porteur d’eau, et s’est uniaussitôt à ma riche héritière.

– Qui vous a révélé ce mystère ? demandale pieuvre mâle de l’impasse Tivoli.

Mon bisaïeul montra Herminie duBas-Meudon.

Cette infortunée tomba, frappée de trente-huità quarante coups de yatagan.

– Comme cela, dit la hyène de l’impasseTivoli, elle ne fera plus de cancans dans le voisinage.

M. le duc approuva d’un signe de tête etreprit :

– Je suis dans l’embarras. Que chacun me donneson avis avec franchise.

Les Pieuvres s’assirent sur les tombes et ladélibération commença.

L’ancien professeur de la cité Jarie proposad’introduire du méphitisme pur dans la chambre nuptiale, à l’aided’un tube en gutta-percha[11] ;Carapace offrit d’inoculer aux deux époux une maladiecharbonneuse ; la hyène de l’impasse Tivoli conseilla de lesétouffer en faisant tomber sur eux le plafond de leur appartement,mais mon bisaïeul repoussa ces divers expédients comme ayant déjàservi.

Il fut interrompu par plusieurs coupsvigoureux frappés à la porte.

– Qui vive ? demanda aussitôt SilvioPellico.

–– C’est moi ! répondit une voix qui fittressaillir la jeune Grecque.

– Cet organe… commença-t-elle.

– Moi, poursuivit la voix, Frigolin de Torboy,qui, empêché il y a neuf mois par une circonstance imprévue, n’aipu venir au rendez-vous.

On pouvait l’en croire, c’était unconnaisseur.

– Dans les veines de la trop coupable enfant,dit-il en parlant de moi, est renfermée la dernière goutte du sangde Rudelame-Carthagène. Je veux la garder vivante, afin de latorturer à mon aise. Boulet-Rouge, la principale pieuvre mâle del’impasse Guéménée, n’a pas encore parlé. Son expérience m’étantconnue, je l’adjure de me fournir un truc pour anéantir le Fils dela Condamnée sans exposer les jours d’Elvire.

Boulet-Rouge se leva. Chacun connaîtl’emplâtre de dimension inusitée qu’il porte sur sont visage pouréloigner tous les soupçons. Il le repoussa un peu de côté etdit :

– En fait de procédés, on n’a qu’àchoisir.

Les inventions nouvelles offrent un champfertile. Il suffira de prendre un fil de métal, bon conducteur, etd’en isoler l’extrémité. Vous ferez passer le fil à travers lecorps des deux mariés, en ayant soin toutefois que la partie isoléesoit seule dans l’estomac de mademoiselle de Rudelame. Vousenverrez alors une dépêche qui ravira le jour à Fandango, enpassant, mais qui, arrêtée par la matière isolante, épargneral’existence de la jeune et belle Elvire.

La simplicité de cet appareil réunit tous lessuffrages. On leva la séance pour s’occuper des voies etmoyens.

Pendant que, plongés dans une sécuritétrompeuse, Fandango et moi, nous dormions, tout conspirait ainsicontre notre bonheur.

À trois heures et demie du matin, je fusréveillée par un léger bruit. Aux lueurs vacillantes de la lamped’opale, je vis un spectre à la fois fantastique et plein d’uneeffrayante réalité, Le plafond était ouvert, le plancher étaitcrevé. Trente-huit à quarante pieuvres mâles surgissaientdu sol ou descendaient en rampant le long des lambris, tendus desatin vert clair. Il y en avait qui se glissaient sur le tapiscomme des sauriens gigantesques. Il y en avait qui dégringolaientpar les colonnes de notre couche.

Au centre de la pièce, mon bisaïeul, que jereconnus seulement à son visage de hibou, car un costume de lancierpolonais dissimulait sa vétusté, mettait la dernière main àl’appareil électrique.

Je crus être le jouet d’un rêve jusqu’aumoment où on donna le signal, qui était un chant d’alouette, àcause de l’heure matinale.

Mon bisaïeul retroussa aussitôt les manches deson uniforme et se mit en devoir de passer l’appareil au travers denos corps.

Je ne pus m’empêcher de jeter un cri.

Aussitôt, les trente-huit à quarante yataganssortirent hors du fourreau, tandis que mon époux, réveillé ensursaut et comparable aux demi-dieux du paganisme, cherchait sonrevolver afin de se mettre en défense. Il ne le trouva pas,M. le duc le lui avait volé. Alors, le Fils de la Condamnéepoussa une exclamation terrible, à laquelle répondit le braiment deson cerf vivant qui l’attendait sous la charmille.

– Vampires ! dit-il avec force,coléoptères ! rebuts des civilisations et de l’histoirenaturelle, il me reste une ressource.

Et roulant avec rapidité sa cravate autour ducou de l’hyène de l’impasse Tivoli, il l’étrangla comme si c’eutété un enfant naissant.

Les autres conjurés frappés de ce tourd’adresse, reculèrent. Il n’en fallut pas davantage. Fandangos’élança dans la cheminée à la prussienne et disparut à tous lesregards.

Presque aussitôt après, on entendit le galopdu cerf dans les bosquets, et une voix terrible éclata dans lesilence de la nuit. C’était la sienne. Elle disait :

– Je m’éloigne sur mon cerf, natif comme moi,des ruines de Palmyre. Tremblez ! dans neuf mois, l’heure duchâtiment sonnera !

– Il est sauvé ! m’écriai-je, je puism’évanouir.

Et je perdis l’usage de mes sens, au moment oùnos ennemis témoignaient de leur désappointement et de leuraigreur.

Quand je revins à la vie, je cherchai en vainla lumière du jour. On avait muré les portes et les fenêtres de machambre nuptiale, qui était transformée en tombeau.

Auprès de moi, il y avait un pain de munition,une cruche d’eau saumâtre et des noisettes. J’en cassai une avecindolence. Un papier s’en échappa…

Chapitre 8ADULTÈRE, INCESTE ET BIGAMIE

 

Certes, on ne trouverait pas beaucoup dejeunes dames capables de faire, un quart d’heure après leuraccouchement, un récit de cette étendue et de cet intérêt. Ceci estune courte réflexion de l’auteur.

– C’était, poursuivit la bru de la Condamnée,car elle avait droit à ce titre, depuis son mariage avec le docteurFandango, c’était un papier très fin, couvert d’écriture. Bien queje n’eusse point de chandelle, mes yeux habitués à l’obscurité,déchiffrèrent la signature de Boulet-Rouge.

La vue de mes jeunes appas avait adouci cetteabrupte nature.

Il me marquait que, si je voulais habiter sacabane, il consentait à étouffer la mère de ses enfants entre sesdeux matelas.

Quel sauvage caractère, je méprisai sonouverture. Coriolan seul occupait mon cœur.

Où était-il ? Que faisait-il ? Enquels lieux son cerf l’avait-il transporté ? Telles étaientles questions que je m’adressais dans mon délire, Combien de foiscassai-je mes noisettes avec émotion espérant une lettre delui ! Puisque l’impur Boulet-Rouge avait bien eu l’idée dem’écrire par cette voie, Coriolan pouvait de même…

Puérile chimère ! Rien ! Masituation était pénible et monotone. Je ne voyais personne, sinonle malheureux qui m’apportait chaque matin mon pain de munition,mon eau saumâtre et mes noisettes. On l’avait choisi sourd, muet etaveugle pour m’ôter toute chance d’essayer sur lui mes moyensnaturels de séduction.

Les jours passèrent. La pensée d’abréger monexistence germa dans mon cerveau. Je la repoussai : j’étaismère !

La nuit de mes noces, au milieu des transportsde son amour, le Fils de la Condamnée m’avait adressé ces parolesremarquables :

– Si jamais, madame Fandango, tu te trouvesdans un embarras cruel, monte au dernier étage du palais de tespères. Emporte avec toi sept bougies et allume-les dans lesténèbres. Je les verrai de loin et j’accourrai à ton aide.

Il avait ajouté :

– Moi, si j’ai besoin de toi, je lancerai dansles airs sept petits ballons rouges. Cela voudra dire :« Viens, je t’attends sous les voûtes du bazar Bonne-Nouvellepour affaires. »

Hélas ! malgré sa capacité, il n’avaitprévu que je serais enterrée vivante !

Le quinzième jour du quatrième mois, Je cessaid’être seule ; mon jeune Virtuté commença à s’agiter dans monsein.

Le matin du jour suivant, je reçus une lettredu vil Boulet-Rouge. Elle était ainsi conçue :

« Toi qui a repoussé mes caresses,veux-tu connaître toute l’horreur de ton sort ? Comptedix-sept feuilles de parquet, à partir de l’endroit où tu esassise, soulève la dix-huitième planche qui recouvre un puitsprofond, descends dans le puits, tourne à gauche, prends la onzièmegalerie à droite, monte treize marches, fais le tour de la colonneet cherche un bouton de métal. Pèse dessus de droite à gauche. Lacolonne s’ouvrira et tu verras ta destinée ! »

Signé : « Celui dont tu as enflamméles caprices. »

J’attendis le soir, et poussée par unecuriosité maladive, je comptai les dix-sept planches, je soulevaila dix-huitième. Le puits profond se présenta à mes yeux. J’ydescendis et suivis dès lors de point en point l’itinéraire tracépar cet odieux libertin de Boulet-Rouge.

Quand la colonne s’ouvrit, j’aperçus unspectacle fait pour m’étonner. Un immense corridor souterrain étaitdevant mes yeux. Une lampe sépulcrale l’éclairait de lueursfugitives et montrait à perte de vue son sol carrelé de noir et deblanc comme un tombeau.

À côté de la galerie était un écriteau quiportait ces mots caractéristiques : VICTIMES APPARTENANT À LAFAMILLE DE RUDELAME-CARTHAGENE.

Au-dessous, et à droite, un second écriteaudisait : CÔTÉ DES HOMMES. À gauche, un troisième : CÔTÉDES DAMES. Il y avait à droite trente cellules creusées dans leroc, à gauche, trente. En tout, cela faisait soixante cellules.Dans les quinze premières de chaque côté se trouvaient trentecercueils. Sur les trente autres, il y en avait vingt-neuf quiétaient habitées par des créatures vivantes dont les noms étaienttracés sur les portes.

Mon nom était sur la trentième !

J’eus le courage d’ouvrir tour à tour cesvingt-neuf portes pour voir ce qu’il y avait à l’intérieur. J’ytrouvai uniformément, auprès des reclus de l’un et l’autre sexe unpain de munition, une cruche d’eau saumâtre et des noisettes.Seulement, on y ajoutait un casse-noix, quand le captif était d’ungrand âge.

Et savez-vous quels étaient les habitants deces niches ? Les fils, les filles, les gendres et les brus demon bisaïeul : mon père, ma mère que je croyais décédée, mongrand-père, ma grand’mère dont j’avais pleuré le trépas, l’oncle deMandina, la tante de Mustapha…

Ils étaient enchaînés étroitement. Aucun d’euxne me reconnut. À l’aide d’une préparation chimique, on leur avaitenlevé la mémoire.

Comme je revenais sur mes pas, car j’en avaisassez, une voix moqueuse autant que barbare sortit des profondeursdu souterrain. Elle me dit :

– Eh bien ! Elvire de Rudelame,refuses-tu encore la position modeste mais honorable de ma compagneassassinée ?

Cette voix appartenait à Boulet-Rouge.

J’y répondis par le silence de l’horreur…

Le pénultième jour du neuvième mois qui étaitavant-hier, ma tombe s’éclaira tout à coup. À sa tête de hibou, jereconnus mon bisaïeul.

Il était accompagné de trois médecins habilesqui m’examinèrent avec attention.

– Cette jeune personne, dît le premier, estdépourvue de toute infirmité. Elle accouchera sous quarante-huitheures.

Les autres prononcèrent des parolesscientifiques et l’un d’eux fit remarquer que mes attraits avaientrésisté au pain de munition et au reste.

– Ah ! m’écriai-je, ces appas sont monmalheur. Au nom du ciel, donnez-moi des nouvelles de mon époux.

Mon bisaïeul me jeta un regard perçant.

– Qu’on achète une quantité suffisanted’alcool ! commanda-t-il, et qu’on prépare un bocal, afin d’ymettre, aussitôt après sa naissance, le petit-fils de laCondamnée.

Il sortit par la brèche qui avait étépratiquée pour son entrée.

D’après un ordre émané de lui, je fus placéesur un brancard et portée au plus haut étage de la maison, afind’avoir de l’air pendant mes couches.

Vous l’avez deviné.

Quand l’obscurité eut remplacé la lumière dusoleil, j’allumai sept bougies que je plaçai derrière mes carreaux.La nuit m’empêcha de voir si les sept ballons voltigeaient dansl’atmosphère, mais, vers minuit, plusieurs chanteurs tyrolienss’arrêtèrent devant l’hôtel. Mon cœur battit. J’avais reconnuCoriolan parmi eux.

Avec une fronde, il lança un caillou jusqu’àma retraite. Le caillou était enveloppé d’un papier blanc surlequel étaient écrits ces seuls mots :

« Approchez-le d’un feuardent. »

J’obéis, et aussitôt d’autres caractèresapparurent, formant un billet ainsi conçu :

« L’encre sympathique est connue depuislongtemps ; ce n’est pas moi qui l’ai inventée, mais laprudence m’a commandé d’en faire usage.

» Pendant ces neuf mois, j’ai été fortoccupé.

» Au moment où l’incendie s’allumera,tiens-toi prête à jeter l’échelle de soie. Je monterai te chercheravec Mustapha et le gendarme.

» Tu nous reconnaîtras à ces diverssignes : Le gendarme aura une pomme d’amour à la place ducœur, Mustapha, un réséda à sa casquette, et moi, le ruban dessaints Maurice et Lazare.

» Nous murmurerons tous les trois enarrivant : Paris !

» Tu répondras à voix basse :Palmyre ! »

» Coriolan, « le Fils de laCondamnée. »

Je baisai ce papier avec ardeur, mais il mejeta dans une perplexité insurmontable. De quel incendie parlaitmon époux ? Et s’il mettait le feu au palais, quedeviendraient les vingt-neuf victimes du souterrain ?

Un adolescent, nommé Gringalet, qui est lefruit d’une faute commise par l’huissier de notre famille,descendit du toit et frappa trois coups à mes carreaux. J’ouvris mafenêtre.

Gringalet n’eut que le temps de prononcerprécipitamment ces paroles :

– Avalez les papiers. Les voilà !

En effet, j’avais encore le billet dans magorge, quand mon bisaïeul entra avec l’huissier de la place desVosges, porteur d’une liasse de parchemins considérables.

Derrière eux, venaient les trois Pieuvresmâles de l’impasse Guéménée.

Derrière encore, de nombreux domestiques arecdes tables, des tapis, des sièges, une escabelle : tout cequ’il faut enfin pour meubler une chambre destinée à servir detribunal de famille.

M. le duc prit place, sur une sorte detrône, les trois Pieuvres mâles l’entourèrent ; l’huissier dela place des Vosges s’installa à la petite table du greffier et moije dus m’asseoir sur la sellette.

Les valets furent congédiés.

– Messa, Sali, Lina, dit mon bisaïeul, vousêtes les témoins et l’auditoire. Cette coupable enfant estl’accusée. Mon huissier est le greffier, je suis le juge. Nousconstituons une cour de haute et basse justice. J’en ai le droitpar les chartes des anciens rois de France.

L’huissier frappa sur ses parchemins. C’étaitvrai.

Au dehors Gringalet, par des menaces et despieds de nez, témoignait du mépris, que lui inspirait son pèrenaturel.

– Fille ingrate et perverse, savez-vous dansquel abîme de forfaits vous vous êtes plongée ? demanda monbisaïeul.

– Je sais que je suis innocente, répliquai-jeavec l’assurance de la candeur.

– Innocente ! répéta-t-il, vous allez onjuger vous-même. Mon grand-père, le premier duc de Rudelame avaitun fils adultérin qui se nommait Inaniquet. Ce fils adultérin étantdevenu pubère, séduisit la duchesse, ma mère : je suis né decet inceste. N’êtes-vous pas la fille de mon petit-fils ?

– Si bien ! répondis-je, pour monmalheur.

– Parfait ! ce Inaniquet est marié à uneprincesse arabe qui vit en Lombardie. On le connaît dans Paris sousle nom du docteur Fandango !…

– Ô ciel ! m’écriai-je.

– Vous êtes, par conséquent, la femme du pèreincestueux, adultérin et bigame de votre bisaïeul ! Je croisqu’un pareil fait ne s’est jamais produit dans les œuvresd’imagination !

– Mais, objectai-je, l’âge de monCoriolan…

– Il doit sa jeunesse apparente aux prodigesde la chimie, interrompit le duc. Vous sentez bien que vous nepouvez rester dans un pareil état… Doutez-vous encore ?…Huissier de la place des Vosges, montrez-lui les papiers qui leprouvent.

C’était exact. On me prodigua les preuvesauthentiques de ma honte. Mon bisaïeul poursuivit :

– Heureusement, votre mariage est nul commeayant été cimenté par une moitié d’ecclésiastique ; le prêtred’Éthiopie n’a qu’une jambe, qu’un bras et qu’un œil… Voici unhomme du peuple (il montrait l’odieux Boulet Rouge) qui consent àdonner son nom à votre enfant. Trop pur pour encourir le reprochede bigamie, il s’engage à noyer sa femme instantanément.

– Avec plaisir, dit Messa.

– Et si vous refusez, acheva mon juge, on vafaire sur vous l’essai d’un supplice nouveau consistant à peler lapersonne comme une pomme, et à saupoudrer sa chair de poivrerouge…

À cet instant précis, des clameurs confusess’élevèrent au dehors, et les serviteurs épouvantés revinrent,disant :

– Fuyez, mon seigneur, le palais est enflammes !

Chapitre 9LE GRAND CHEF DES ANCAS

 

La belle Elvire s’arrêta, suffoquée.

On se souvient de cette particularité quiétait alors un mystère : Mandina avait vu le ciel rouge dansla direction de l’occident. Ce n’était pas le château de Maurusequi était la proie du feu, c’était le palais du faubourgSaint-Honoré.

– Hélas ! reprit la narratrice, jen’étais pas encore sauvée. Cet incendie, allumé par les soins demon époux, se produisit dans un moment incommode. Entourée comme jel’étais, comment jeter l’échelle de soie qui devait conduirejusqu’à moi mes libérateurs ?

Je fus enlevée par les trois Pieuvres mâles del’impasse Guéménée, qui me firent sortir du palais par desescaliers dérobés et des couloirs obscurs. Ces souterrainsaboutissent au puits de Grenelle.

On m’emmena ensuite à travers les rues. Messa,Sali et Lina nous quittèrent pour affaires ; je ne sais ce quedevint l’huissier de la place des Vosges. Rue de Sévigné, je fusprise des douleurs de l’enfantement, et vous savez le reste.Plaignez mes infortunes.

Nous renonçons à peindre la physionomiegénérale de l’atelier des Piqueuses de bottines réunies, à la finde ce récit aussi long que surprenant.

Nous préférons revenir en toute hâte à lachambre voisine où le sanguinaire Boulet-Rouge se préparait àimmoler le nouveau-né. Messa, Sali et Lina ignoraient la série descirconstances qui avaient amené Elvire et son fils, Virtuté, à laMaison du Repris de justice, Ils ne savaient même pas que lamalheureuse jeune femme fut accouchée.

En quittant M. le duc, ils étaient alléstuer quelques malades du docteur Fandango, pour accomplir le traitéqui les obligeait à fournir tous les jours soixante-treizevictimes. Ce chiffra n’avait pour eux rien d’exagéré. L’habitudeest une seconde nature.

S’ils avaient pu deviner qu’ils étaient là enprésence de Virtuté, le petit-fils de la Condamnés, destiné, dèsson entrée dans la vie, à périr dans de l’esprit de vin, ilsn’auraient pas hésité, mais ils le prenaient pour un enfant ducommun, fruit insignifiant d’une piqueuse de bottines et d’unprolétaire. Ils ne se pressaient point, d’autant que la frêlecréature ne portait pas encore la marque particulière du docteurFandango.

Boulet-Rouge était indécis sur la manière dontil allait l’immoler. Il avait le choix entre le poignard, lepoison, ou la strangulation ; il pouvait aussi lui appliquerun masque de poix sur le visage ou lui chatouiller la plante despieds jusqu’à extinction. Il préféra lui enfoncer une aiguilleanglaise dans la tempe, parce que cela ne laisse pas de trace.

Pendant qu’il prépare, en se jouant,l’exécution de ce forfait, nous passerons de l’autre côté de la ruede Sévigné et nous introduirons le lecteur dans la retraite modestedu célèbre Silvio Pellico.

Ce respectable vieillard avait été ressuscitépar le docteur Fandango au moyen d’un procédé occulte. Il avaitcompris que les détails de sa mort et de sa captivitécompromettaient son honorabilité dans sa patrie, et il était venus’établir à Paris.

Sa succession ayant été recueillie par seshéritiers, il vivait des bienfaits du généreux Mustapha qui l’avaitadopté pour aïeul.

Sa demeure servait souvent de lieu de réunionaux loyales natures qui défendaient la cause du Fils de laCondamnée.

Ce soir, nous n’avons pu l’oublier, c’étaitchez lui que Mandina de Hachecor, le Rémouleur, le Joueur d’orgueset le Cocher de citadine avaient cherché un asile, aprèsl’explosion de la machine infernale. Ils y trouvèrent le gendarmeet quelques autres bons cœurs, réunis autour d’Olinda, la jeuneGrecque, ancienne première confidente d’Elvire. Elle était en mald’enfant, parce que, mariée à la même heure que sa maîtresse, elledevait accoucher à la même époque. Telles sont les loisimprescriptible» de la science. Une scène attendrissante eut lieudans cette étroite enceinte. Quand le vénérable Silvio Pellico vitque Mustapha était veuf d’une oreille, il se livra aux marques duplus violent désespoir.

– Personne ne sortira d’ici avant d’avoir étéfouillé avec soin, s’écria-t-il en proie à une animation peuordinaire. Il faut que l’oreille de mon jeune bienfaiteur seretrouve. Et d’abord quelque traître ne se serait-il pas glisséparmi nous ?

– Nous avons déjà échangé les signes convenus,objecta Mandina.

– Jeune insensée, répliqua Silvio Pellico, lavie a-t-elle été toujours sans reproches ? Le gendarme a-t-ilà se louer de ta conduite ? Tu n’as pas la parole. Ignores-tuà quel point est aujourd’hui poussé l’art de déguisement ?Dans une assemblée secrète, il serait bon maintenant de variertoutes les dix minutes les signes et les mots d’ordre. Une pieuvremâle, un chacal, un mohican, un habit noir, une casquette verte,peut prendre à chaque instant la taille et le visage de l’un denous. Penses-tu ce qui arriverait, si les Fléaux desdivers[12] impasses parvenaient à pénétrer nossecrets !

Tout en parlant, il lavait avec son mouchoirimbibé d’un précieux vulnéraire, la place où était autrefoisl’oreille droite du loyal Mustapha. Chacun respectait sa douleur.Il reprit :

– L’homme a besoin de deux oreilles. Une seuleoreille est contraire aux lois de la symétrie. Mustapha, ou plutôtFaustin d’Apreval ! car après un pareil malheur, je ne sauraisplus dissimuler ton antique et illustre origine, quelle figurevas-tu faire auprès de la princesse ton amante ?

Les assistants écoutaient stupéfaits. Legendarme fit un pas en avant.

– Si vous êtes véritablement Faustind’Apreval, dit-il, ma mission est accomplie !

– La mienne aussi ! s’écria le Rémouleurqui ôta sa perruque rousse et laissa voir des cheveux châtains dela nuance la plus chatoyante.

L’ecclésiastique Éthiopien demanda uncouteau.

Ayant fendu sa soutane, il en retira un brasd’abord, puis une jambe, tous deux bien conformés, puis, il enlevaun appareil ingénieux qui recouvrait un de ses yeux, puis enfin,dépouillant une peau factice dans laquelle il vivait depuislongtemps, il apparut blanc et propre à tous les regards.

– Amoroso ! murmura Mandina prête à setrouver mal.

Le Joueur d’orgues, sans y songer, exécutaitsur son instrument un des morceaux les plus émouvants de laMarseillaise.

Silvio Pellico avait tout compris.

Il étendit ses mains tremblantes etdit :

– Je puis mourir à nouveau, puisque j’ai vuréunis encore une fois les cinq enfants de l’odalisque !

– Les six soupira Olinda qui avait achevé dansun coin le travail de sa délivrance et qui bondit au milieu ducercle avec un bel enfant dans ses bras.

Cela mit un froid. Silvio Pellico prononça lesparoles suivantes à voix basse :

– Si Olinda est la fille de Princessina,l’odalisque Maugrabine, elle a épousé son frère ; ce n’est pasconvenable.

– Parle ! ô mon époux, s’écria la jeunegrecque avec un sourire angélique. Hâte-toi de dissiper leurssoupçons.

Le Rémouleur fit un geste pour réclamer lesilence.

– Grâce au souverain arbitre de l’univers,dit-il, nous avons évité ce piège. La nuit des noces, et au momentmême ou j’entrais dans la couche nuptiale, ma sœur reconnut à moncou le portrait du grand chef des Ancas qui me fut légué par notremère. Elle poussa un cri et se rhabilla…

– Mais l’enfant !… interrompit Silvio nonsans défiance.

– Votre âge avancé ne vous donne pas le droitde me couper la parole, répliqua le Rémouleur.

J’allais expliquer l’enfant. Ma sœurs’agenouilla près de moi et m’avoua que, la veille, elle avait cédéà l’amour d’un inconnu, qui devait la conduire à l’autel lelendemain. Comme ce lâche imposteur manquait à ses serments,Olinda…

Il fut interrompu par plusieurs coupsvigoureux frappés à la porte.

– Qui vive ? demanda aussitôt SilvioPellico.

– C’est moi ! répondit une voix qui fittressaillir la jeune Grecque.

– Cet organe… commença-t-elle.

– Moi, poursuivit la voix, Frigolin de Torboy,qui, empêché il y a neuf mois par une circonstance imprévue, n’aipu venir au rendez-vous.

– C’est lui, s’écria Olinda, c’est le père deZêlida !

Elle pressait l’enfant contre son cœur. SilvioPellico fit remettre les divers déguisements, car il n’oubliaitjamais les conseils de la prudence, et l’on ouvrit la porte auvéritable époux d’Olinda, qui reconnut son petit, séancetenante.

Il portait le costume des droits réunis, maisc’était un mensonge. Ses parents étaient propriétaires etréférendaires à la Cour des comptes.

Silvio Pellico réfléchissait.

– Ôtez de nouveau vos déguisements !ordonna-t-il.

Et quand on lui eut obéi :

– Nous devons redoubler de précautions, parceque j’ai une importante ouverture à vous faire.

– Pour ne point blesser la pudeur,continua-t-il au bout d’un instant, messieurs, vous tournerez ledos aux dames ; mesdames, vous regarderez du côté où ne sontpoint les hommes, puis vous vous déshabillerez complètement afin deme laisser constater si vous portez tous le cachet particulier duFils de la Condamnée. J’ai été cruellement trompé en ma vie. Jetiens à n’être plus victime d’aucune erreur. Mon grand âgem’autorise à faire cette constatation, sans offenser l’un nil’autre sexe.

On lui obéit encore, mais en murmurant.

Aussitôt qu’il eut vu et contrôlé tous lescachets, il ouvrit ses bras et dit avec une émotion qui allaitjusqu’au transport :

– Dans mes bras ! sur mon cœur !tous ! tous ! Puisqu’il ne reste plus aucune énigme àdeviner, je vais vous faire une dernière surprise, ô mesenfants ! reconnaissez l’auteur de vos jours. Je suis le grandchef des Ancas ! je suis le veuf de Princessina, l’odalisqueMaugrabine !

Il est plus facile de se représenter l’effetde cette péripétie que de l’exprimer par des paroles.

– Ô mes enfants, se reprit tout à coup levieillard, que la vieillesse vous rend donc léger et abominablementinconséquent. L’état de nudité dans lequel je viens de vous mettreen est une preuve évidente. Baissez les yeux, mes filles, et neregardez pas ainsi vos frères ! Mes fils, baissez les yeux etgardez-vous de détailler ainsi vos sœurs ! Vite, reprenez vosvêtements.

Pendant qu’elles se rhabillaient, le vénérableancêtre leur expliqua que, craignant les cancans, il s’étaitréfugié au Chili, que les Araucaniens l’avaient choisi pour leurroi, etc., etc.

Mais nul n’est parfait, au milieu del’allégresse générale, ce vieillard entêté, reprit son idéefixe.

– Tout cela n’empêche pas, s’écria-t-il, quele généreux Mustapha n’a plus qu’une oreille. Maintenant qu’il estmon fils aîné, je tiens de plus en plus à ne pas le laisser danscet état.

– J’ai sur moi une colle spéciale, dit lenouvel époux d’Olinda, j’en donnerais volontiers un morceau pourêtre agréable à mon beau-frère. Si on pouvait savoir où estl’oreille…

Il n’eut pas le temps d’achever. Silvio, lestepour son âge, s’était élancé vers son armoire qui s’ouvrait, bienentendu, à l’aide d’un bouton caché dans le mur. Il en retira unelongue-vue, sur l’enveloppe de laquelle les initiales J. F. G. L.P. indiquaient qu’elle avait appartenue au malheureux navigateurJean François Galoup de la Pérouse, commandantl’Astrolabeet la Boussole, mort en 1785, aux îlesVanikoro.

L’ayant développée à son point il se mit à lafenêtre et examina le pavé de la rue de Sévigné, pour voir s’il n’ydécouvrirait point l’oreille de Mustapha.

C’était juste au moment où Messa, Sali et Linaentraient dans la chambre au berceau, chez les Piqueuses debottines réunies.

Nous avons noté comme quoi Tancrède, ditChauve-Sourire, prisonnier chez Mandina à l’étage au-dessus, bandason arc et décocha une flèche à l’adresse de Silvio Pellico.

Cette flèche ayant traversé les airs atteignitle vieillard à la tète et lui coupa net l’oreille droite.

Loin de se lamenter, il poussa un grand cri dejoie et revint vers sa famille en tenant son oreille à la main.

– Jeune étranger, dit-il à Frigolin de Torboy,ô mon gendre, préparez votre colle et que cette oreille appartiennedésormais au noble Mustapha, pour prix de ses bienfaits.

Celui-ci voulut refuser, mais Silviopoursuivit :

– Ma carrière est fort avancée. Peu importeque je la termine avec une seule oreille puisque j’ai renoncé àl’amour depuis que Princessina n’est plus. Accepte cette oreille,mon fils, c’est celle d’un vieillard, elle écoutera les conseils dela prudence. En outre, tu n’auras plus besoin désormais de faire àtout bout de champ des signes pour te faire reconnaîtra. Il noussuffira de relever les belles boucles de tes cheveux et de voir monancienne oreille, pour constater ta présence à l’instant même.

Mustapha consentit enfin. Comme le nouvelépoux d’Olinda achevait l’opération du collage, les regards deMustapha se portèrent par hasard vers les fenêtres de l’atelier quifaisait face.

– Avez-vous du vieux linge ! s’écria-t-ild’une voix de tonnerre.

On ne le comprit point d’abord.

– Avez-vous du vieux linge ? répéta-t-ilen proie à une exaltation croissante, du papier, de la laine àmatelas, des chiffons, n’importe quoi ?…

Chacun le crut fou, mais sans s’arrêter àcombattre cette erreur, il déchira les rideaux du lit et s’en fitune sorte de turban fort épais.

Puis, reculant de plusieurs pas pour prendreson élan, il dit d’une voix tonnante :

– Il faut sauver madame Fandango, oumourir !

En même temps, il sauta par la fenêtre.

La famille de Silvio Pellico, que nousappellerons maintenant Grand chef des Ancas, le vit traverserl’espace. Sa tête alla frapper la fenêtre le la croisée desPiqueuses de bottines et l’enfonça.

C’était pour éviter le choc, inséparable d’unepareille entreprise, qu’il avait demandé du vieux linge.

Chapitre 10L’EAU QUI CHANGE LES PHYSIONOMIES

 

Grâce à la précaution qu’il avait prise defaire un turban épais avec les rideaux du lit, le noble Mustaphaentrant ainsi chez ses voisines à travers le châssis brisé d’unefenêtre, n’éprouva d’autre mal qu’un léger étourdissement, et mêmeson oreille de vieillard récemment collée, ne bougea pas.

Pour expliquer la soudaineté désespérée de sonacte, il nous est indispensable de retourner un peu en arrière.

Après le récit d’Elvire de Rudelame, bru de laCondamnée, la gérante avait fait le thé, beurré les tartines et misle couvert. Pendant cela, Boulet-Rouge, toujours perplexe,repassait dans sa tête les divers moyens de détruire lenouveau-né.

Carapace et Arbre-à-Couche tournaient leurspouces en causant des multiples événements de cette journée.

Tout à coup, l’odeur du thé pénétra dans lachambre par les fissures de la porte. Boulet-Rouge ouvrit de largesnarines et dit :

– Je vais mettre l’enfant vivant dans lecercueil. M. le duc aimera peut-être mieux l’avoir ainsi, pourjouir de ses souffrances. Allons prendre une tasse de thé.

– Y penses-tu ? s’écria Lina, nos visagessont connus…

– As-tu oublié l’eau qui change lesphysionomies ? interrompit Boulet-Rouge en haussant lesépaules. Elle ne me quitte jamais. Approchez, je vais vous rendreméconnaissables.

Il tira de son gousset un flacon clissé etversa dans le creux de sa main quelques gouttes d’un liquidejaunâtre, dont rien ne saurait dire l’odeur. Il passa cettepréparation sur son visage qui prit aussitôt l’expression d’unmaraîcher.

Arbre-à-Couche et Carapace ayant subi uneopération semblable ressemblèrent incontinent, le premier à sonconcierge, le second à une poire tapée.

Boulet-Rouge remit son flacon clissée dans sapoche et dit :

– La pharmacie fait d’étranges progrès. Onvend maintenant des pilules graduées et numérotées de 1 à 43. Cen’est pas cher. Le numéro 1 tue en une seconde, le numéro 2 en deuxjours, le numéro 3 en trois, le numéro 8 en une semaine, le numéro30 en un mois, et ainsi de suite. Chaque boite est accompagnéed’une cédule werrant[13] quiassure le remboursement et une indemnité, en cas de retard…Êtes-vous prêts ?

– Que faudra-t-il dire ?

– Il faudra dire comme moi…marchons !

Les Piqueuses de bottines réunies et surtoutla jeune accouchée tressaillirent, à la vue des trois Pieuvresmâles de l’impasse Guéménée entrant ainsi dans l’atelier par unechambre qui n’avait pas d’issue. Mais l’eau qui change lesphysionomies avait produit un si merveilleux effet qu’Elvire ne lesreconnut point. Néanmoins, à tout événement, elle couvrit sonvisage d’un voile très épais.

Messa, Sali et Lina saluèrent poliment.

– Qui êtes-vous ? demanda la gérante avecdéfiance.

– Des passants, répondit Boulet-Rouge d’un airaimable.

– Êtes-vous venus par la fenêtre ?

– Précisément !

Et alors Boulet-Rouge raconta, avec une grandeaffectation de bonhomie, comme avaient été lancés par l’explosion Àtrente-deux mètres au-dessus des toits, comme quoi s’étaientaccrochés au balcon, etc., etc.

C’était aussi vraisemblable, pour le moins queles aventures consignées quotidiennement dans les œuvresd’imagination dont les Amanda les Irma et les Anaïs nourrissaientleur jeune intelligence en lisant le feuilleton d’un des cent milleexemplaires du Petit-Canard. Elles trouvèrent cela toutsimple, et la gérante se leva pour ouvrir aux trois inconnus laporte de l’escalier.

Mais ce n’était pas le compte des trois Fléauxde la capitale.

Boulet-Rouge reprit avec un sourireagréable :

– Nous sommes trois bons bourgeois, riches etmême à notre aise. Pourquoi le hasard, qui nous a conduits dans cecharmant séjour, n’aurait-il pas de suites ? Célibataires toustrois, nous cherchons des fiancées dans Paris…

– Asseyez-vous, messieurs, interrompit lagérante.

Ils prirent place à table. Boulet-Rougedissimulait avec le plus grand soin son cercueil d’enfant quiaurait pu le trahir.

Et à propos d’enfant, on s’étonnera peut-êtrede voir Elvire s’occuper si peu du sien. Elle était mère depuis uneheure à peine. Elle n’en avait pas encore l’habitude.

Une gaieté franche et pleine d’abandon régnaiten apparence dans l’atelier, mais, de temps en temps, Boulet-Rougeéchangeait, en dessous, un sanglant regard avec ses complices.

Toutes ces malheureuses jeunes personnesétaient condamnées à mort par leur imprudence.

Au bout d’un quart d’heure, Boulet-Rouges’écria :

– Vous avez pu juger l’amabilité de noscaractères. Ne faisons pas usage de l’étiquette du faubourgSaint-Germain, où l’on est des cinq et six jours avant de faireconnaissance. Marions-nous tout de suite !

– Hélas ! pensa Elvire sous son voiletrès épais, nous ne perdîmes pas beaucoup de temps non plus, leFils de la Condamnée et moi !…

Et sa tendre imagination lui rappelant tousles détails de la nuit de ses noces, elle tomba dans larêverie.

Messa, Sali et Lina étaient des scélératssensuels et déréglés qui joignaient volontiers au meurtre ladébauche la moins excusable. Ils reculèrent la grande table àouvrage afin de foire de la place, et bientôt l’atelier desPiqueuses de bottines réunies fut le théâtre d’un bal particulier,excessivement libre, où les gestes trop hardis se mêlaient auxplaisanteries du plus mauvais goût.

Cette petite fête de famille devait énormémentinfluer sur le caractère et l’avenir d’une Anaïs, d’une Irma etd’une Zuléma. Ces trois jeunes personnes se reconnurent alors untalent chorégraphique dont elles n’avaient pu jusque la se faireune idée. Elles eurent depuis un certain succès dans les bals demauvais aloi et triomphèrent bellement, grâce aux savantesexhibitions des dessous de leurs jupes, bien avant celles que ladanse décadente de nos jours a surnommé Sauterelle etGrille d’Égout.

Dans cette cohue, vous augurez quelle devaitêtre la gêne d’Elvire.

Afin de n’être point embarrassé dans sesmouvements, Boulet-Rouge déposa sous la table son cercueild’enfant. Personne n’y faisait attention. Tout le monde était auplaisir, et la gérante, nous avons le regret de l’avouer, donnaitl’exemple de l’inconvenance.

Après la polka et le quadrille, les Irma, lesAnaïs et les Amanda, demandèrent à boire.

D’un coup d’œil rapide, Boulet-Rouge rassemblaautour de lui ses compagnons et leur glissa ces mots àl’oreille :

– En avant l’élixir funeste !

Puis tout haut, il s’écria, s’adressant à cesdemoiselles :

– Il est une liqueur délicieuse inventée dansle silence du cloître par de saints religieux. Nous en portons avecnous quelques faibles échantillons. Le rhum est bu, mes charmantes,et le thé sans alcool est un breuvage des plus fades.Permettez-nous de payer notre écot en vous offrant une goutte deCarmélite, bien supérieure aux liqueurs de Chartreuse et deBénédictine que l’on trouve dans le commerce.

– Payez ce que vous voudrez, répondirent lesfolles filles. Le plus sera le meilleur.

Alors Lina tira de sa poche la sinistrebouteille de fer blanc, tandis que Messa et Sali atteignaient leurspetits flacons en métal d’Alger.

Les malheureuses tendirent leurs tasses dethé, c’en était fait d’elles. Lorsque sous la table, du sein ducercueil d’enfant, un faible cri s’éleva.

Vous ne connaissez pas le cœur desmères !

Ce cri suffit pour rappeler au souvenird’Elvire la naissance récente de son cher fils Virtuté.

Elle se mit sur ses jambes tremblantes arrachason voile et s’élança, semblable à une lionne, dans la chambrevoisine où était le berceau.

Son mouvement avait été rapide comme l’éclair,mais rien n’échappait à Boulet-Rouge.

Ce malfaiteur imita le chant de la pieuvrefemelle, appelant ses petits dans les profondeurs de l’Océan.Arbre-à-Couche et Carapace connaissaient ce signal qui annonçaitune péripétie de premier ordre, Ils ouvrirent des oreillesattentives et Boulet-Rouge leur dit :

– Le voile épais cachait la bru de laCondamnée. L’héritier combiné de l’immense fortune des Rudelame etdes magnifiques économies du docteur Fandango est dans moncercueil !

À ce moment, l’infortuné Elvire trouvant leberceau vide, poussait un cri d’horrible douleur :

– Virtuté ! Virtuté !

Mais à ce cri, de l’autre côté de la rue, dansla retraite du vénérable Silvio Pellico, un second crirépondit :

– Avez-vous du vieux linge ? avaitdemandé le généreux Mustapha.

Il avait tout vu !

D’un coup d’œil et grâce à un rayon de lune,il avait reconnu la jeune madame Fandango et dans l’atelier même,trois des plus méchants carnassiers des impasses : Messa,Sali, Lina !

Nous devons spécifier ici, que l’eau pourchanger les physionomies n’a pas un effet très durable. Il fautrenouveler souvent.

Les trois Fléaux, d’ailleurs, voyant que lacatastrophe approchait, ne prenaient plus la peine de dissimulerleurs pénibles desseins. À l’instant où le noble Mustapha lesapercevait, ils tiraient de leurs poches, sans se gêner aucunement,des poignards, des armes à feu, quelques massues, des cordons àétrangler, des boulettes et même une certaine quantité de charbond’Yonne, propre à déterminer l’asphyxie, pour le cas où tous lesautres moyens leur manqueraient.

Nous savons que l’éminent cocher de citadineayant franchi la rue de Sévigné passa au travers des châssis de lafenêtre comme un boulet de canon, sans se faire aucun mal.

Ce que nous ignorons, c’est qu’avant depénétrer dans l’atelier, il se débarrassa de ses vieux linges.

Ce que nul ne peut deviner, c’est l’effetproduit par son aspect soudain et complètement inattendu sur lestrois Fléaux de la capitale, surpris ainsi dans l’exercice de leurcoupable industrie.

Ce fut l’effet de la tête de Méduse !

Ce fut l’effet de la statue ducommandeur !

Chapitre 11LA CONDAMNÉE !

 

Dès sa plus tendre enfance, M. le duc deRudelame-Carthagène avait eu cette tête de hibou. À l’école,autrefois, avant la Révolution, ses jeunes camarades l’appelaientle grand-duc, par allusion à l’oiseau qui porte ce nom. Cesrailleries du premier âge sont dangereuses ; elles avaientpeut-être influé sur toute la carrière de l’aïeul d’Elvire. À cetégard, néanmoins, nous n’affirmons rien.

En quittant la jeune accouchée de l’alléesombre, où il n’avait pu assouvir sa cruauté, il remonta la rue deSévigné, cherchant un homme du commun à qui il put emprunter soncostume.

Il en avait besoin pour ses projets.

Non loin de là, rue du Port-Royal, il aperçutun commissionnaire assis sur une borne. Il le tua aussitôt d’uncoup de fusil à vent et le dépouilla pour se revêtir de seshardes.

L’air était tiède et lourd. Le bisaïeuld’Elvire évita un rhume grâce à cette circonstance.

Il entra dans une taverne de l’impasse dumarché Sainte-Catherine, où ses habits de duc lui auraient nui.Dans cette taverne se réunissaient habituellement les ennemis dudocteur Fandango qui demeuraient dans le quartier. Il savait yrencontrer Coloquinte, du Plat-d’Étain, Sorribel, desArts-et-Métiers et même peut-être Pile-de-Pont, le tigre del’impasse où se trouvait la taverne. Par le plus grand des hasards,il ne trouva que Montaroux, un débutant ; simple chacal à laVillette.

Il se fit connaître de lui au moyen des signesdu troisième degré.

– Maître, lui dit Montaroux, tous nos frèressont partis à la tombée de la nuit pour le palais deRudelame-Carthagène qui est devenu la proie des flammes. Ce soir, àminuit, vous les trouverez dans les souterrains qui s’étendent sousle fleuve.

Le duc lui donna une bourse pleine d’or etrépondit :

– Non loin d’ici, il existe une place defiacres. Choisis un cocher ami des libations et attire-le dans uncabaret mal famé. Fais-le boire. Quand tu l’auras plongé dansl’ivresse, cache-le sous la table, après l’avoir préalablementpoignardé…

Montaroux frissonna, car il n’était pas encoreendurci.

Le bisaïeul d’Elvire laissa échapper un gestede mépris.

– Réprime ces frémissements insensés, si tuveux parvenir, poursuivit-il. Tu prendras les vêtements ducadavre ; à l’heure où je te parle, je porte les défroques dema dernière victime qui probablement est encore chaude. On en prendl’habitude au point de ne plus pouvoir s’en passer… Te voilà toutblême, jeune homme. Si tu hésites, crains un châtiment sévère.

L’infortuné Montaroux, vit le crick malais quisortait à demi de l’une des ex-poches du défunt commissionnaire. Iltomba à genoux.

– J’assassinerai le cocher, dit-il, quoiqu’ilssoient tous père de famille !

– Très bien… Une fois couvert de tondéguisement, tu t’assoiras sur le siège du fiacre, à la place dumort et tu iras stationner au coin de la rue de Sévigné… Connais-tula Maison du Repris de justice ?

– Oui, maître.

– Tu ne perdras pas un seul instant de vue laporte de cette maison, et si tu en voyais sortir une jeune femme,portant dans ses bras un enfant nouveau-né, tu donnerais aussitôtle signal.

– Quel signal ?

– Sais-tu imiter le cri du canard ?

– Oui maître.

– Imite ?

Montaroux imita. M. le duc futsatisfait.

– Tu as plus de capacité que je croyais,dit-il. Par trois fois, tu imiteras le cri du canard. Écoute. Tusurveilleras également la maison qui fait face. Si tu y voyaisentrer Mustapha, ou quelque autre suppôt de Fandango, voici unechandelle romaine ; tu l’allumerais.

– Oui maître.

– Écoute encore. Chaque fois que tu verraspasser un des nôtres, tu produiras le sifflement d’une couleuvre,il s’approchera, tu lui diras : le maître est au café de Rohan, visà vis le palais Cardinal, à voir jouer une poule.

Après avoir prononcé ces paroles, le bisaïeuld’Elvire remit ses habits de duc et s’éloigna précipitamment.

Est-il besoin d’expliquer que les diversévènements, racontés dans nos premiers chapitres, disparurent auxyeux de Montaroux derrière l’immense voiture de vidange de lacompagnie Lesage, nouveau système diviseur et inodore?

À cet égard, le meurtre du cocher fut inutile.Nous n’aurions pas pris la peine de le mentionner, s’il ne devaitplus tard servir au développement de notre drame…

** *

Dans un salon somptueux et nobiliaire de larue de Grenelle-Saint-Germain, une femme d’un certain âge étaitdemi-couchée sur un lit de repos. Un jeune homme de vingt-huit ans,remarquable par sa beauté méditative, lui tâtait le pouls.

L’une était la princesse Troïka, propriétairedes mines d’or de Tobolsk ; dans l’autre vous eussiez reconnule faux porteur d’eau des noces précitées : Coriolan des ruines dePalmyre, connu dans l’univers sous le nom de docteur Fandango.

— Docteur, demanda-t-elle d’une voixlanguissante, avez-vous deviné le mal dont je meurs?

— Oui princesse, répondit Fandango.

Elle le regarda d’un air d’étonnement quin’excluait pas le doute.

– Princesse, reprit le docteur, commerépondant à ce regard, vous ne pouvez vous consoler de la perte devotre enfant.

– Ô ciel ! s’écria Troïka, hommesurprenant, lisez-vous donc au fond des cœurs ?

Mon art va jusque-là, madame.

Troïka soupira.

– Vous m’inspirez un tel sentiment que pour unrien je vous raconterais ma touchante histoire.

– Je suis un peu pressé… est-elle longue votrehistoire ?

– J’abrégerai.

– J’écoute.

La princesse prit une posture à la foisagréable et commode, puis elle débuta ainsi :

– Mon père possédait la moitié des mines d’orde Tobolsk, le père du prince Troïka possédait l’autre moitié. Nousnous rencontrâmes dans une société choisie. Il me plut, je fusadorée par lui, les convenances y étaient, nous nous mariâmes. Il ya de cela trente ans moins six mois.

Fandango était distrait, il ne fit nulleattention à ce chiffre qui eut dû exciter son intérêt car ce futvers la même époque que le travail de génération spontanée dûtcommencer à préparer sa naissance.

La princesse continua :

– Mon mari et moi, nous avions du goût pourles voyages. Nous résolûmes d’aller passer en Asie les derniersmois de notre lune de miel…

– En Asie, répéta Fandango qui songeaitvolontairement à son berceau.

– N’ayant pu obtenir la permission du czar,nous partîmes secrètement et nous apprîmes, sur les bords duWolga[14], que l’empereur de toutes les Russiesm’avait condamnée…

– Condamnée ! répéta encore ledocteur.

– Il me trouvait belle, murmura Troïka enbaissant les yeux, et il avait contre ma vertu des desseinscoupables… Condamnée à mort, disais-je. Nous passâmes la frontièreet parvînmes, après de longues traversées, jusqu’aux rives del’Euphrate. Nous entrâmes en Arabie ; c’était là que le plusaffreux malheur m’attendait.

Un soir, il y a de cela juste vingt-huit anset neuf mois…

Fandango tressaillit si visiblement que laprincesse s’interrompit pour lui demander :

– Docteur, qu’avez-vous ?

– Rien, fit-il, poursuivez !

– Je fus prise des douleurs de l’enfantementdans un lieu désert, peu éloigné des fameuses ruines dePalmyre…

Pour la troisième fois, le docteur interrompitet répéta :

– Les ruines de Palmyre !

Il devint plus pensif.

– Pendant que je souffrais, continua laprincesse, notre caravane fut attaquée par les habitants voleurs dece pernicieux pays, qui hachèrent en pièces notre escorte et seportèrent sur mes femmes de chambre à d’atroces extrémités. Ilsempalèrent mon malheureux époux après l’avoir scalpé comme unMohican et ne s’arrêtèrent même pas devant cet état critique où jeme trouvais et qui inspire de l’intérêt aux cinq parties du monde.Ce fut au milieu de ces tortures que je mis au jour un enfant dusexe masculin…

– Ah ! fit Coriolan avec explosion,c’était un fils !

– L’auriez vous connu ? demanda laprincesse dans le naïf élan de son amour maternel.

Coriolan répondit d’un accentétouffé :

– J’ai fait plus !

Puis il ajouta, en proie à une indescriptibleagitation :

– Madame, je croyais être le fruit de lagénération spontanée, mais toutes ces circonstances sont tellementétranges… Mon berceau a été trouvé, il y a vingt-huit ans et neufmois dans les ruines de Palmyre…

– Prouvez-le ! s’écria laprincesse ! Fandango prit dans sa poche un petit morceau demarbre et dit :

– Voici un fragment de la colonne qui frappamon premier regard !

– Je reconnais ce porphyre ! dit Troïkaen un cri du cœur, mais j’avais pendu à ton cou un bijou de corailaquatique…

– Ma jeune épouse le porte sur son cœurinterrompit Coriolan à son tour, et qui pourrait dire ce qu’elleest devenue.

La princesse prit un air froid, elledoutait.

Mais tout à coup elle sauta sur ses pieds etdit :

– Tu avais une marque de naissance. J’avais euune envie d’écrevisses dans ces solitudes[15] oùl’absence d’eau les rend très rares… tu portais… mon fils portaitune écrevisse à peu près dessinée, non loin du cordonombilical !

L’épreuve était facile. Elle fut faite. Laprincesse Troïka et le docteur Fandango tombèrent dans les brasl’un de l’autre en murmurant des paroles inarticulées parmilesquelles on distinguait :

– Mon fils !

– Ma mère !

Cette scène attendrissante se serait prolongéepeut-être si elle n’avait été tranchée par un coup de foudre.

La porte s’ouvrit brusquement. Mandina deHachecor, couverte de transpiration, de poussière, de sang et delarmes, mais belle encore, malgré tant de malpropretés, s’élançadans l’appartement.

Elle ne portait point de déguisement.

– Au secours ! râla-t-elle d’une voixétrange.

Puis se reprenant :

– Fils de la Condamnée, dit-elle, mepermettez-vous…

– Je te le permets, répliqua Coriolan, tum’inquiètes, parle !

Mandina aussitôt se remit à crier :

– Au secours ! au secours !Ah ! quel affreux carnage ! tout est à feu et à sang dansla Maison du Repris de justice. Mustapha est blessé, le gendarmeest massacré, le Rémouleur… et Elvire…

– Ma jeune épouse ! prononça Fandango enun cri terrible.

Les nerfs, déjà fort agacés de la princesseTroïka, n’y tinrent plus, elle choisit ce moment pours’évanouir.

– Ma tendre mère ! fit Coriolan qui seprécipita sur elle.

En tout autre moment, Mandina de Hachecor eûtdonné une attention extrême à cet épisode si dramatique, mais ellen’avait qu’une idée et reprit avec force :

– Chaque minute perdue avance le trépas de labru de la Condamnée.

– Mais la voilà, la Condamnée ! s’écriaFandango dont la détresse était inouïe. C’est ma mère toutfraîchement retrouvée. Je ne l’avais pas vue depuis vingt-huit anset neuf mois. Quelle est bien conservée !… ma mère !… mamère !… elle se meurt !… et là-bas, ma jeune épouse quiespère… à laquelle entendre !… cette situation est troptendue !… ma mère !… ma femme !… ma femme !… mamère !… Pitié !… Seigneur !…

Il resta un instant comme abruti, puis, savigoureuse nature reprenant le dessus, il prit Troïka dans ses braset s’élança vers la porte en disant :

– Guide-moi, Mandina de Hachecor, j’ai résolule problème. Je n’abandonnerai ni ma femme, ni ma mère ; jeles sauverai toutes deux, ou elles mourront ensemble !

Chapitre 12ATROCE BOUCHERIE

 

Selon notre coutume invariable, nous allonsretourner en arrière.

Le lecteur n’a pu oublier les lettresbrûlantes, envoyées dans des noisettes à Elvire de Rudelame autemps où elle n’était encore que la recluse de la chambre nuptialetransformée en tombeau. Ces lettres nous ont laissé deviner l’étatdu cœur de Boulet-Rouge. Il aimait avec la fougue des bêtes féroceset jusqu’au point d’assassiner sa compagne pour convoler avecl’objet de son caprice. Cette circonstance aggravait sensiblementla position d’Elvire et c’en était fait d’elle, sans l’arrivée sibrusque du généreux Mustapha.

Elle le reconnut d’un coup d’œil et sans avoirbesoin d’autre témoin que ses yeux, parce qu’elle avait eu aveclui, antérieurement à son mariage, des privautés sansconséquence.

Mustapha, tout seul, valait très certainementtrois pieuvres mâles par son intelligence, son instruction et soncourage ; mais il était sans arme, et en outre son oreille devieillard le gênait vaguement.

Messa, Sali et Lina, au contraire, étaientarmes avec abondance, et le principal d’entre eux sentait savigueur doublée par l’aiguillon de son amour. Le combat étaitinévitable et s’annonçait comme devant être un des plusintéressants de l’ère moderne.

Mais nul n’aurait su augurer en ce moment, àquel degré d’intensité furieuse, ces circonstances allaient leporter.

N’en perdons aucun détail.

Aussitôt que leurs yeux se furent reposés surle jeune cocher de fiacre, Messa, Sali et Lina poussèrent unetriple exclamation, voisine de la stupeur. Mais Messa nommé aussiBoulet-Rouge, eut néanmoins la présence d’esprit de faire ceraisonnement :

– Son entrée n’est pas plus étonnante que lanôtre !

Pendant cela, Elvire balbutiait parmi sessanglots :

– Mon cher cousin, sauvez Virtuté ! Ilfaut à nos poumons une certaine quantité d’air respirable, fixéepar la science. Mon fils doit être gêné dans ce cercueil.

Ce serait une superfluité, croyons-nous, devouloir mentionner minutieusement l’état moral des Piqueuses debottines réunies. Ces filles du peuple étaient anéanties par laterreur.

Boulet Rouge eut d’abord l’idée de dissimuler.Il comptait sur son emplâtre de dimension inusitée pour n’êtrepoint reconnu. L’eau-qui-change-les-physionomies en avait, eneffet, modifié la forme et la couleur.

– Cocher fidèle, dit-il avec une pointe desarcasme, qu’est-ce qu’il y a pour votre service ?

– Rebuts d’une civilisation trop avancée,répondit sévèrement Mustapha, ne cherchez pas à m’abuser par desdétours. Je devrais vous punir, sans autre forme de procès, puisquevous êtes venu ici dans la coupable intention de verser l’élixirpernicieux à tout un atelier de jeunes ouvrières, mais la chancedes combats est incertaine, et mon plus sacré devoir consiste àsauver ma noble parente et son enfant. Je vous propose donc unarrangement particulier. Laissez-moi madame Fandango, née deRudelame et son jeune fils, contenu dans le cercueil, je vouspermettrai de vous retirer avec la vie sauve.

Un long éclat de rire accueillit ces paroles.Les malfaiteurs y virent une crainte cachée et cette erreur doublaleur effronterie. Boulet-Rouge ne daigna même pas répliquer. Pourbien montrer qu’il brûlait ses vaisseaux, il détacha son emplâtre,la[16] plia et la serra dans sa poche afin dene point la détériorer dans la bagarre, puis il déroula un longlasso, en cuir de buffle, fabriqué dans les parties les plussauvages de l’Amérique du Sud et le lança avec adresse autour ducou de Mustapha.

Celui-ci eut le bonheur de l’éviter par unsaut de côté qui le porta non loin de Carapace. Carapace était engarde avec une hache affilée comme un rasoir, il en asséna un coupterrible sur le généreux Mustapha qui l’esquiva et passa à portéed’Arbre-à-Couche.

Arbre-à-Couche avait choisi pour arme unescie, avec laquelle il essaya de séparer en deux parties égales lecorps de son adversaire. Mais le fils du grand chef des Ancasprofita de ce mouvement pour le saisir par les jambes et lui fairemordre la poussière.

Les Pieuvres mâles, dans leur rage insensée,imitèrent le cri de quelques animaux.

Mustapha, cependant, s’était emparé de la scieet, en trois traits, il avait verticalement coupéArbre-à-Couche.

Elvire se prosterna et bénit le Seigneur.C’était prématuré. La hallebarde de Boulet-Rouge et le kandjiar deCarapace menaçaient déjà la noble poitrine de Mustapha.

Il scia d’abord la hallebarde en se jouant,puis, ramassant à terre le bon bout, il s’en fit une arme bien pluscommode que la scie. Malheureusement, il ne put éviter l’atteintedu kandjiar qui se plongea en frémissant dans son abdomen.

Cette blessure le contraria, mais ne l’abattitpoint.

D’une main ferme, il contint les organes quivoulaient s’échapper par cette horrible plaie, et de l’autre,brandissant sa moitié de hallebarde, il fracassa les têtes de sesdeux ennemis en un clin d’œil.

Elvire, toujours prosternée, remerciaardemment l’Éternel. C’était encore prématuré. Cinq coups de feuretentirent dans la chambre voisine, et le malheureux Mustapha,après avoir tourné rapidement sur lui-même et bondi jusqu’auplafond, tomba, baigné dans son sang. Elvire poussa un cri dedétresse. Elle avait tort. La porte de l’escalier s’ouvrit, donnantpassage au rémouleur, au gendarme, au joueur d’orgues, au prêtreéthiopien et au vénérable Silvio Pellico, que nous nous sommespromis d’appeler désormais le grand chef des Ancas.

Derrière eux venait le nouveau mari de lajeune Grecque Olinda. Nous ne sommes pas parfaitement sûrs du nomque nous lui avons donné, ce doit être Faustin de Boistord ouquelque chose d’analogue.

Rien de plus facile à expliquer que la venuede tous ces bons cœurs. Ils n’avaient eu que la rue de Sévigné àtraverser et le lecteur pourrait même trouver qu’ils étaient enretard.

Mais les cinq coups de mousquet dirigés contreMustapha ?

Ceci mérite un éclaircissement.

Nous avons déjà spécifié que la faction deMontaroux, l’assassin du vrai cocher de fiacre, avait été longtempssuperflue, à cause de la voiture de vidange qui lui cachaitl’entrée de la Maison du Repris de justice. Il n’avait pas,néanmoins, complètement perdu son temps. Du haut de son siège, ilavait guetté les passants et arrêté tous ceux qui appartenaient auxténébreuses associations, maladie de la capitale. Dieu sait qu’iln’en manque pas, la nuit, dans ces quartiers populeux. Au moment del’explosion, Montaroux avait rassemblé autour de son fiacredix-sept individualités déclassées, au nombre desquelles on pouvaitcompter Coloquinte, du Plat-d’Étain, Pile-de-Pont, le tigre del’impasse du Marché Sainte-Catherine, Larribel[17],des Arts-et-Métiers et trois des onze serpents à sonnettes du pontde Notre-Dame, Croquental faisait aussi partie de ce club. C’étaitle dernier des Mohicans.

Ils étaient déjà las d’attendre et sur lepoint de se retirer, lorsqu’ils virent un corps étranger traverserla rue et percer la croisée du troisième étage de la maisonsurveillée.

Au vol, Croquental avait reconnu la taille etla démarche de Mustapha.

Montaroux alluma aussitôt sa chandelle romainequi monta, étoile sinistre, vers les cieux.

Ne vous étonnez point du temps qui s’écoulaentre ce signe et les cinq coups de mousquet tirés sur Mustapha. Ilfallut d’abord trouver des échelles de cordes, puis envoyer desémissaires dans toutes les directions : les uns pour allumerde grands feux sur les montagnes, les autres pour sonner le tocsinaux paroisses, les autres encore pour prévenir à domicile lesmembres de la criminelle association.

Chacun comprenait qu’il s’agissait d’uncataclysme.

Montaroux se chargea lui-même d’aller chercherle duc de Rudelame au café de Rohan où il regardait jouer laponte.

Ceux qui montèrent aux échelles de cordesétaient au nombre de dix. Ils portaient tous des carabines d’unnouveau système et des revolvers brevetés, le tout revêtu de labénédiction papale. Pile-de-Pont avait en outre un sabred’honneur.

Comme signe de ralliement, ils avaient adoptéla fleur de pivoine et le cri du ramoneur savoyard.

Par une coïncidence au moins étrange, ilsfirent feu sur le glorieux Mustapha au moment même où les bonscœurs débouchaient par la porte de l’escalier.

Les deux partis se trouvaient ainsi enprésence tout naturellement. Les bons cœurs, commandés par SilvioPellico, doyen d’âge, les fléaux de la capitale par Coloquinte duPlat-d’Étain, qui avait été employé d’octroi.

Silvio Pellico, récemment grand chef desAncas, dégaina le premier en criant :

– Malades du docteur Fandango !

Coloquinte arma son revolver béni enrépliquant :

– Pieuvres mâles et vampires des différentesimpasses de Paris !

– Nous venons sauver madame Fandango, ajoutaSilvio Pellico.

– Nous venons, répondit Coloquinte, vengerMessalina !

Alors, ce fut un choc effroyable, suivi d’unemêlée dont rien ne peut donner une idée, même approximative.L’affaire de l’explosion de la machine infernale n’était qu’un jeude baby auprès de ce plantureux carnage. La bataille, quiavait commencé avec une vingtaine de combattants, se nourrissaitincessamment de nouveaux venus. Olinda, la jeune Grecque, dontl’absence a pu être remarquée, était en effet partie avec Mandinaet d’autres pour battre le tambour dans les rues et avertir ainsiles Malades du docteur Fandango.

De leur côté, les animaux féroces desimpasses, au moyen du tocsin, des feux allumés sur les collines,des décharges d’artillerie et de prospectus avaient rassemblé lesinnombrables sectateurs du mal.

On accourait, on se pressait, de l’Orient etde l’Occident, du Midi et du Septentrion.

Paris, en cette nuit fatale, s’était divisé endeux vastes armées. Il ne restait dans les maisons que lesparalytiques et les personnes à l’agonie.

Parvenues dans la rue de Sévigné, les deuxqueues distinctes ne se mêlaient point. Les ennemis de la moraleéternelle et de la société montaient par l’échelle de corde, lesbonnes consciences gravissaient les marches de l’escalier. Ettoujours, et toujours !

On ne peut évaluer à moins de quatre centmille âmes les membres actifs de ce prodigieux conflit.

Et jusqu’à présent, tout s’était fait avec untel mystère, que la police n’avait pas le moindresoupçon !

Bien entendu, les malheureuses ouvrières,composant l’atelier des Piqueuses de bottines réunies, avaient étéfoulées aux pieds et écrasées dès le premier moment ; ellesétaient maintenant enfouies sous les cadavres à une très grandeprofondeur, car le résidu de la bataille s’élevait jusqu’au plafondet les nouveaux venus, pour s’entr’égorger, étaient obligés de setenir à plat ventre.

Les trois apprenties chorégraphes, toutefoisétaient parvenues à faire surnager la pointe de leur bottinedroite.

Et des deux côtés, toujours, toujours, ilarrivait du renfort, les pieuvres mâles par l’échelle, les cœursloyaux, par l’escalier.

Le sang suintait comme la cuvée dans lepressoir.

Une chose singulière et même invraisemblable,c’est que Messa, Sali et Lina, malgré leurs affreuses blessures,étaient parvenus à se dégager. C’étaient des naturesexceptionnelles. Ils s’occupaient tous trois à verser de l’élixirfuneste et pernicieux dans les plaies béantes des blessés.Boulet-Rouge avait fait un paquet d’Elvire et du cercueil d’enfant.Il avait pendu ce paquet à la fenêtre, au dehors : de sortequ’il était certain maintenant d’assouvir et ses désirs et savengeance.

Il ne restait plus qu’un espace de dix-huitpouces entre les cadavres amoncelés et le plafond, lorsqueM. le duc de Rudelame-Carthagène, revenant de voir jouer lapoule, fît son entrée à la tête de ses gardes particuliers. Cedevait être le coup de grâce, car les bons cœurs commençaient àfaiblir. Tous nos amis étaient engloutis, excepté Silvio Pellicodont la tête respectable se montrait encore au dessus du hachishumain.

Mais à cet instant suprême, un coup detonnerre éclata du côté de l’escalier. Une grande lueur sefit : c’étaient les deux prunelles du docteur Fandango.

Il arrivait sans armes et portant encore sousson bras, sa mère chérie, la princesse Troïka, des ruines dePalmyre !

Tout changea de face aussitôt. Rien n’égalaitla puissance de cet homme extraordinaire, dont nous n’avions pasabusé, parce que nous le gardions précieusement pour les effets denotre dernier chapitre.

Chapitre 13LA POUDRE À DÉVOILER LES TRUCS

 

Au seul aspect du Fils de la Condamnée, tenantson illustre mère sous son bras, tous les malfaiteurs s’enfuirentcomme une volée d’oiseaux farouches. Le duc lui-même, dissimulantsa tête de hibou sous l’austère capuchon d’un moine, disparut parle plafond.

Boulet-Rouge avait pris les devants avec unpaquet de taille considérable puisqu’il contenait, non seulement lecercueil d’enfant, mais encore l’accouchée de l’allée sombre.Fandango l’aperçut au moment où il s’évanouissait à traversl’épaisseur d’un mur. Un soupçon lui poignarda le cœur.

– Où est Mustapha ! s’écria-t-il de cettevoix mâle et sonore que nous avons connue au faux porteur d’eau dela nuit des noces.

Personne ne lui répondit.

Il n’y avait là que Mandina qui cherchaitparmi les dépouilles de quoi se composer un deuil pour la mort dugendarme, Olinda en quête de son Frigolin et le jeune Gringalet,lequel n’avait jamais connu les embrassements de l’huissier.

– Je veux Mustapha ! reprit le docteurFandango. Il est l’homme de la situation. C’est lui qui possède lapoudre pour découvrir les passages secrets.

Avec cette poudre, il faut bien le dire, ontrouvait aussi les escaliers dérobés, les trappes et lesdouble-fonds. Elle coûtait cher, mais elle était indispensable auxnatures généreuses qui poursuivaient le crime à travers lesmystères de Paris.

Silvio Pellico prit la parole, quoiqu’il eûtdes cadavres jusqu’au menton.

– Je ne sais si je m’abuse, dit-il ;peut-être mes malheurs ont-ils diminué ma sagacité, mais il mesemble que mes pieds, autrefois si agiles, sont posés, à une grandeprofondeur, sur une figure connue. La vie sauvage que j’ai menéejadis, dans l’Amérique du Sud, aiguise et développe les sens. Monorteil, encore très subtil pour son âge, croit reconnaître legénéreux nez de Mustapha.

– Déblayez ! ordonna le Fils de laCondamnée. Quiconque me retrouvera Mustapha recevra, franco, toutce qui a paru de ce roman en cours de publication.

Gringalet aimait les lectures qui exercentl’esprit en fortifiant le cœur. Il se mit à l’œuvre aussitôt, aidépar la jeune Grecque Olinda et Mandina de Hachecor. C’étaitpeu : deux femmes et un enfant, mais Fandango les électrisaitdu regard et Silvio Pellico les intéressait en racontant sesinfortunes.

En quelques minutes, l’atelier de feu lesPiqueuses de bottines réunies fut débarrassé de toutes les matièresorganiques qui l’encombraient. Sous ces ordures, on retrouva, nonseulement le noble Mustapha, mais encore le rémouleur, le joueurd’orgues, le gendarme et même Frigolin de Torboy. Ils se portaienttous aussi bien que le permettaient les circonstances.

En les voyant rassemblés encore une fois sousses yeux, Fandango fit éclater sa joie. Il mit sa mère chérie enbandoulière, pour avoir désormais l’usage de ses deux bras etdit :

– Paris !

Les bons cœurs répondirent :

– Palmyre !

– Je tiens à voir vos cachets, dit encore leFils de la Condamnée.

Ils se dépouillèrent, sauf Mustapha qui seborna à montrer son oreille de vieillard.

Fandango reprit :

– Je suis satisfait, aucun traître n’a réussià se glisser parmi nous. Écoutez-moi bien. La Maison du Repris dejustice où nous sommes est une des demeures les mieux machinées duParis nocturne et mystérieux. Le nombre des passages secrets,trappes, pierres de taille montées sur pivot, plafonds mobiles,planches à bascule, murs où l’on marche, cheminées à ressort,armoires à escaliers, sarcophages, oreilles de Denys le tyran etautres oubliettes, y est littéralement incalculable ; Nosennemis sont disparus, mais je suis sûr qu’ils sont tous cachésdans l’épaisseur des cloisons. En conséquence, c’est le moment oujamais d’utiliser la poudre à dévoiler les trucs !

– C’est le moment ! répliquèrent tous lesbons cœurs d’une seule voix.

Et Silvio Pellico ajouta :

– Ou jamais !

Mustapha avait compris. Il sortit de son seinune boîte systématique, analogue à l’appareil connu sous le nomd’insecticide Vicat. Avec une adresse consommée, il mit enmouvement le petit soufflet dont il avait préalablement dirigé labouche vers un coin de la muraille.

Au premier grain de poudre qui toucha le murune porte apparut.

Mustapha fit glisser le soufflet : uneseconde porte se montra, puis deux, puis trois, puis dix ! lemur n’était que portes, conduisant toutes dans des lieuxinconnus.

L’assemblée fit éclater sa surprise et SilvioPellico s’écria :

– Je n’ai jamais rien vu de pareil, moi qui airégné sur l’Araucanie.

Mais le docteur Fandango ayant assujetti plussolidement derrière son dos sa mère respectée, réclama le silenced’un geste.

– Partisans de la vertu, dit-il, soutiensfidèles de la probité et de la délicatesse, nous allons entamer uneœuvre difficile. Appelez les bons cœurs qui peuvent être restésdans l’escalier et attention au commandement. Je vais passer lepremier, tenant d’une main cette torche, de l’autre ce javelot. Mamère me suivra, puisque je la porte. Mustapha suivra, tenant mamère par sa jupe. Le Rémouleur suivra Mustapha en le tenant par laqueue de son habit. Le Joueur d’orgues… enfin, vous m’avez saisi.Cette façon de circuler que les enfants appellent la queue-leu-leu,nous est indispensable, pour ne pas nous perdre dans lesincommensurables détours de cet hôtel. Le but de cette excursionest de trouver madame Fandango et son fils Virtuté. Yêtes-vous ?

– Nous y sommes ! répondit le chœur desamis de la générosité.

Sans plus de paroles, parmi toutes les portes,le Fils de la Condamnée choisit la plus secrète et l’ouvrit àl’aide d’un moyen particulier qu’il serait trop long de décrire.Cette porte était en cœur de chêne, munie de contreforts en acier.Aussitôt qu’elle eut roulé sur ses gonds, un air humide et glacépénétra dans la chambre.

C’était une immense galerie et dont, certes,âme qui vive ne soupçonnait l’existence dans la rue de Sévigné. Lavoûte, en plein cintre, était supportée par un quadruple rang decolonnes qui semblaient appartenir à l’époque romane.

Au moment où le docteur Fandango mettait lepied sur la première dalle, des rires aigus éclatèrent à l’autreextrémité de la galerie. Il leva sa torche aussitôt et vit, dans unlointain confus, une sorte de danse macabre.

Parmi les figures qui s’agitaient dans cesabbat, il crut distinguer une tête de hibou et une emplâtre dedimension inusitée.

C’en était assez. Il précipita sa course,suivi par sa mère et Mustapha. En approchant, il distingua lestraits peu réguliers de Carapace et d’Arbre-à-Couche. Il put mêmevoir que Boulet-Rouge portait toujours son paquet considérable.

– Marchons, s’écria-t-il ; à travers latoile de cette enveloppe, mon imagination en délire croitreconnaître le profil de celle que j’aime. Il n’avait pas achevéque tout disparut.

– La poudre !

Mustapha aspergea les dalles. La compositionconnue sous le nom de poudre-à-dévoiler-les-trucs a lesinconvénients de ses vertus. Elle met à nu tant de mystères, qu’onest souvent très embarrassé pour choisir. Ainsi le loyal Mustaphaayant fait jouer sa petite manivelle, toutes les diverses colonnesmontrèrent, à l’intérieur de leurs fûts, des escaliers dérobés.Chaque dalle laissa voir un trou muni d’une échelle, dontquelques-unes pénétraient par leur pied jusque dans les profondeursdes eaux croupissantes.

Mais la sagacité naturelle du Fils de laCondamnée était à l’épreuve de ces détails. Il alla droit à ladernière colonne et la fendit en deux en touchant un bouton decornaline, travaillé curieusement. L’intérieur de la colonnerenfermait des degrés en colimaçon. Le docteur descendit vingt-septmarches et se trouva dans une rotonde en marbre rouge, autour delaquelle étaient rangés vingt-quatre barriques en acajou portantdifférentes étiquettes, telles que : sang de femme, sangd’enfant, sang d’officier, sang de franc-maçon, etc…

Silvio Pellico ne put s’empêcher demurmurer :

– Ce Paris est vraiment cocasse !

Le docteur Fandango ne s’arrêta même pas. Ilen avait vu bien d’autres dans sa carrière agitée.

Il traversa un pont de lianes, jeté sur untorrent tout blanc d’écume et pénétra dans une grotte de vasteétendue, dont les riches stalactites renvoyèrent en gerbes delumière la rouge flamme de sa torche. Au bout de la grotte, ilaperçut encore, au milieu d’une foule, grimaçant, M. le duc deRudelame-Carthagène, entouré de ses trois Pieuvres mâles.

– À moi ! s’écria le Rémouleur.

Il avait fait un faux pas et la basque del’habit de Mustapha lui était restée dans la main. Il prit l’autrebasque et l’incident n’eut pas de suite.

La grotte ne contenait rien d’important, sinonun dépôt de substances vénéneuses à l’état brut. C’était le grenierd’abondance de la pharmacie du mystère. Silvio Pellico toujourssoigneux, compta cent quarante-sept caisses d’arsenic et plus demille bouteilles de strychnine, non encore épurée.

Venait ensuite un long couloir, défendu dedistance en distance par des herses et des chevaux de frise. Latroupe fidèle eut quelque peine à éviter les bascules, disposéesavec beaucoup d’art. Des deux côtés du couloir, il y avait desrâteliers pleins d’armes de guerre. Il se terminait par un mur queMustapha saupoudra. Ce mur n’était qu’apparent, la compositionchimique fit voir qu’il cachait un abîme insondable. Mais une sortede sentier à pic, taillé dans le roc vif s’ouvrait à gauche duprécipice.

Le docteur en s’y engageant, ne put s’empêcherde penser tout haut :

– Je ne prendrais pas volontiers cette voiepérilleuse s’il ne s’agissait de mon fils unique Virtuté et de labru de la condamnée.

En effet, à peine nos intrépides amisavaient-ils commencé à descendre que Tancrède, dit Chauve-Sourireet quelques autres mauvais sujets, firent pleuvoir sur eux desfusées, de la poix bouillante, du plomb fondu, enfin tout ce qu’ilstrouvèrent à portée de leurs mains.

Les défenseurs de la vertu en éprouvèrentquelques désagréments légers, mais Silvio Pellico qui avaitfréquenté des Anglais nomades en Araucanie, ne marchait jamais sansson parapluie, et comme le sentier était vertical, ce meubleprotégea toute la troupe.

Ils étaient dans les souterrains de l’archeNotre-Dame !

Après avoir traversé encore de nombreuxcorridors, au bout desquels ils apercevaient sans cesse lessectateurs du mal, reconnaissantes à la tête de hibou du bisaïeulet à l’emplâtre de Boulet-Rouge, après avoir franchi desprécipices, monté et descendu une grande quantité d’escaliers, ilsarrivèrent enfin dans un asile pittoresque au plus haut point etfort original qui servira de décor à notre dernier tableau.

C’était une salle en forme de nef ogivale,au-dessus de laquelle passaient les eaux du fleuve. La nuit avaitcessé d’envelopper la terre pendant ce long voyage. À travers lavoûte de cristal qui recouvrait la nef, à travers les ondes de laSeine qui roulaient au-dessus de la voûte, on pouvait jouir d’unjoli effet de soleil levant.

Mais là ne s’arrêtaient point les étrangetésde ce curieux séjour.

La salle était entièrement bâtie avec dessquelettes entiers et à jour, posés dans des attitudes variées etreliés ensemble solidement par un ciment peu connu. Il en résultaitune architecture vraiment surprenante et qui ne manquait pas degrâce.

Les baisers du soleil marinier, caressant cesdentelles d’ossements, formaient des dessins d’une légèreté inouïeet qui rappelaient les découpures des boites de bonbons.

Vous eussiez dit un rêve de poète !

Silvio Pellico essaya de compter lessquelettes employés à cette œuvre d’art, mais il n’y put réussir.Il vit seulement à certains signes que c’étaient tous des maladesdu docteur Fandango.

C’était la fin. Après cette salle magique, iln’y avait plus rien. Aussi les pieuvres mâles des impasses,chacals, mohicans, casquettes vertes et autres fléaux de lacapitale étaient-ils rassemblés en bataille au milieu de lanef.

Devant eux se tenait le duc deRudelame-Carthagène, vêtu du costume historique de Jean-Bart.

Ce costume était de circonstance. Le bisaïeultenait en effet dans la main droite une torche allumée et poséeau-dessus de quarante tonneaux de poudre fulminante.

Dans la main gauche, il avait une chaînette deplatine, correspondant à une large soupape, ménagée dans la voûtede cristal.

Derrière lui, Boulet-Rouge tenait madameFandango renversée sur une table de marbre.

La jeune femme allaitait son enfant.

Au-dessus de ce groupe, Arbre-à-Couche etCarapace brandissaient leurs stylets damasquinés !

Chapitre 14CATASTROPHE IMPRÉVUE

 

Nous avons ménagé avec soin le crescendo. Lasituation est de plus en plus tendue.

Ces muettes et terribles menaces n’arrêtèrentnullement les bons cœurs.

Le Fils de la Condamnée fit tourneradroitement sa mère de son dos à sa poitrine et lui tâta lepouls.

– Elle est sur le point de recouvrer ses sens,dit-il. Finissons !

Il arrêta ses compagnons d’un geste et fittrois pas en avant.

– Duc de Rudelame-Carthagène, dit-il, rejetond’une race souillée par tous les crimes, tu as fait accroire àmadame Fandango que notre union était un inceste. Je te donne ledémenti le plus formel. Ma jeunesse en sa fleur ne peut pas être lepère de ta décrépitude. Veux-tu accepter contre moi un combatsingulier ?

– Flûte ! répondit l’ancêtre. On vousprie de repasser !

Il ajouta d’une voix sarcastique :

– Où est ton livre, enchanteur à la douzaine,où est ta fiole qui parle ? où est ton cerf vivant qui a descornes en strass ? Tu es ici chez moi, et tu vas mourir !Ces galeries sont inconnues, même aux hommes d’imagination !Elles sont bâties avec les os de tes clients, médecin de malheur,car tu as soigné et par conséquent conduit au trépas la moitié dela capitale. Regarde une dernière fois ta femme et ton enfant. J’aià ma disposition le feu (il secoua sa torche) et l’eau (il tira surla chaînette de platine et quelques chopines d’eau de Seinetombèrent de la voûte). À genoux ! charlatan ! tadernière heure a sonné !

La princesse Troïka choisit cet instant pourrouvrir les yeux.

De son côté, l’accouchée de l’allée sombrepoussa un gémissement étouffé.

– Ma mère !… ma femme !… s’écria ledocteur Fandango en levant ses deux bras vers le ciel.

Mais cet homme unique à la volonté de fer nepouvait se laisser longtemps abattre. Son esprit inventif avait deces conceptions spontanées, sublimes et renversantes.

Se dressant de toute sa hauteur, son œil lançades flammes quand il dit, répondant à la dernière parole dubisaïeul :

– Je ne plie les genoux que devant leSeigneur…

Et sa voix se fit douce comme le miel quand ilajoute :

– … et devant ma maîtresse !…

Puis son organe prenant des intonationsterribles, il continua avec fermeté :

– Cacochyme et coupable vieillard, ladiscussion ne peut durer un instant de plus sur ce ton. Rends-moima famille, je te l’ordonne… une fois, deux fois, trois fois… alorscrains ma colère… En avant tout le monde !

Il bondit le premier.

À bas les mains ! cria une voix à laporte de la cave.

Deux sergents de ville entrèrent, suivis parquelques infirmiers.

Les fléaux de la capitale et les chevaliers del’humanité se mirent à courir en tous sens, essayant de se cacherderrière les fagots…

ÉPILOGUE – LE SCARIFICATEUR

 

Le lendemain, on lisait dans leScarificateur, journal général de médecine et dechirurgie :

« L’un de nos plus renommés aliénistes,le docteur Q. K. G… directeur de la maison d’Ô… T…, nous adresse lalettre suivante :

« Monsieur le rédacteur,

» Les feuilles du soir ont fait grandbruit de certaine aventure tragi-comique qui a mis, hier, en émoi,la tranquille population de la rue de Sévigné.

» On a dit que tous les pensionnaires demon établissement avaient pris la fuite et porté la terreur dans unquartier de Paris.

» Ceci mérite explication.

» Depuis quelque temps, j’ai été obligéd’ajouter à ma maison principale un pavillon destiné au traitementd’une maladie mentale qui semble affecter plus particulièrement lespersonnes des deux sexes, livrées à la lecture habituelle decertains récits que j’appellerai les romans saignants.

» Les feuilletons duPetit-Canard, qui se débitent par centaines de mille, mefournissent spécialement la plus grande partie de ces casparticuliers.

» Ce n’est pas tout à fait de la folie,c’est un ramollissement de la pulpe cérébrale qui se rapprochedavantage de l’innocence.

» Ces malheureux voient partout despoignards, du poison, des trappes, des pièges, des embûches detoute sorte ; Paris leur apparaît comme une immense ratière oùl’on ne peut plus faire un pas sans rencontrer la mort.

» Le feuilleton traitant des avortements,des vapeurs de charbon, des suicides par amour, nous amène quantitéde jeunes filles dont l’innocence a été gâtée par ces lecturesmalsaines.

» Ceux par contre où il est parlé demorts violentes par la noyade, les sauvages embuscades, lesmorsures d’aspic à tête noire, la strangulation, etc., nous fontregorger immédiatement de vieillards et de jeunes hommes idiotiséspar ces récits pernicieux.

» D’habitude, mes pensionnaires sont bientranquilles. Hier, malheureusement, le vieil infirmier qui lesgarde était de noce. Ils se sont échappés et sont venus jouer dansun taudis une scène de leurs drames favoris.

» En somme, pour tous dégâts, il y a euun carreau de cassé et le bris d’un loquet donnant accès dans lacave d’un rôtisseur. L’indemnité a été réglée et soldée.

» Je vous prie, M. le rédacteur, deporter ces faits à la connaissance du public, en acceptantl’assurance de ma parfaite considération.

Signé :» Q… K… C…, docteur-médecin,

directeur de l’asile centrale d’O… T… pour les aliénés des deuxsexes. »

FIN

 

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