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La Faneuse d’amour

La Faneuse d’amour

de Georges Eekhoud

Chapitre 1

 

Lorsque, devenue comtesse d’Adembrode, Clara Mortsel s’éprit de la nature campinoise, parfois le décor oublié desa première enfance, écoulée dans une autre région rurale, revenait à sa pensée.

La famille de Clara était originaire du canton de Boom, de ces polders gras et argileux qu’alluvionnent le Rupel et l’Escaut. Sa mère, orpheline élevée par charité, sortit de l’ouvroir vers les dix-huit ans, avec quelques connaissances manuelles, outre la lecture, l’écriture et les quatre règles, et se mit, sur la recommandation des religieuses, au service d’une dame de qualité retirée à la campagne près d’Hemixem, après que, ravies de l’intelligence et de la gentillesse de la petite, les sœurs eussent vainement essayé de la coiffer du béguin. Une piquante brunette, la camériste de la douairière de Dhose ! On vantait surtout ses yeux qu’elle avait très noirs et régulièrement fendus et sa chevelure indisciplinée. Elle savait ses avantages, aimait à se les entendre énumérer. Aucun ne les lui détaillait aussi complaisamment que Nikkel Mortsel, le briquetier, un courtaud membru, âgé de vingt ans. Il avait la joue plutôt cotonneuse que barbue, la parole facile et l’œil polisson. Nikkel Mortsel, s’était bientôt accointé de cette éventée de Rikka, toujours à la rue, du côté des briqueteries, le panier au bras par contenance. Ses tabliers et ses bonnets très blancs alléchaient, dès qu’elle semontrait, le manœuvre le plus absorbé. La coquette résista auxcajoleries de Nikkel, crut le maintenir parmi ses soupirantsordinaires ; le luron ne l’entendait pas ainsi. Il commençapar l’amuser, il finit par l’émouvoir. Ce falot mal nippé, à ladégaine de casseur, trouva pour la séduire d’irrésistiblessuppliques de gestes et de regards. Un soir de kermesse qu’ill’avait énervée et pétrie à point aux spirales érotiques de lavalse, il l’entraîna dans les fours à briques, en partie éteints etdéserts les dimanches, et posséda goulûment cette femme déjà rendueet pâmée.

Cinq mois après, Mme de Dhose, prudeet rigoriste, pas mal prévenue contre les airs évaporés et lestoilettes claires de la pupille des bonnes sœurs, constatait sonembonpoint anormal et la chassait ignominieusement. La maladroitene songea pas un instant à retourner chez ses premièresprotectrices. Par bonheur Nikkel Mortsel restait absolument féru desa conquête. Le coureur de guilledou se doublait chez lui d’unesprit pratique, il devinait en Rikka des qualités de ménagère quile déterminèrent à l’épouser. La pauvresse ne s’estima que tropheureuse de s’unir chrétiennement à ce gaillard dégourdi qu’elleavait cru leurrer sans jamais faire la culbute.

Elle le suivit à Niel où naquît la petiteClara.

Chapitre 2

 

L’enfant poussa, sans raccroc, musclée etsanguine comme son père, avec la taille élancée,l’impressionnabilité nerveuse, les traits réguliers et lesinsondables yeux noirs de sa mère. De bonne heure elle se montratimide et concentrée. Elle écoutait beaucoup, mais le sens des motsla préoccupait moins que la musique des voix.

Des parents plus désœuvrés que les sienseussent certainement remarqué sa sensibilité extrême à l’action dela couleur, du parfum et du son ; ils auraient même étéalarmés plus d’une fois par la bizarrerie de ses affinités et deses répugnances sensorielles. Le claquement d’un fouet decharretier, la corne d’un garde-barrière, la ritournelle mélopiquedes haleurs, le glougloutement des gouttières, le bruit de la pluiesur les feuilles, toutes les rumeurs de l’eau, les moisissures del’automne les odeurs de brasseries, voire l’âcre puanteur du ton,la plongeaient dans des extases et provoquaient sesdélectations ; en revanche, elle dédaignait le parfum desroses, bâillait devant les murs fraîchement peints, tachait oudéchirait ses vêtements neufs et pleurait à chaudes larmeslorsqu’on jetait au rebut ses hardes usées. Toutes sesprédilections allèrent aux choses maussades, farouches,incomprises.

Ses plus grandes félicités lui venaient de larivière. Boudant la villette aux rues basses et bien lavées, avecdes façades luisantes, elle s’isolait des heures au bord du Rupelhuileux se traînant péniblement, enflé et inerte dans son lit delimon. Elle courait sur la jetée à la rencontre des bateliers ets’accrochait, avec des avidités caressantes de jeune chienne en malde dentition, à leurs bottes ruisselantes. Le bleu marin de leurstricots et de leurs grègues devint une de ses couleurs préférées,celle qu’elle choisit plus tard pour ses jerseys. Ce fut même, avecl’indigo foncé et luisant du sarrau des rustres, le seul bleuqu’elle affectionnât.

Des chalands chargeaient au pied des bermes oùs’entassaient des blocs de briques et de tuiles. L’enfant amorcéeassistait à la manœuvre, admirait ces ouvriers poudreux ou gâcheuxsuivant le temps. Qu’elle se désagrégeât en boue ou en poussière,la marchandise de ces tâcherons les passait toujours à la mêmeteinte rougeâtre. Les talus et les chantiers en étaient enduits.Rouges aussi les fours et les hangars au fil de l’eau en contrebasde la digue, rouges encore les cheminées cylindriques dépassant lesbâtiments qui s’agglomèrent alentour. Des façons de valléescreusées par le travail des hommes pour l’extraction de l’argiles’élargissaient, pénétrant toujours plus avant dans l’intérieur desterres et disputant la glèbe aux cultures. La végétation étaitreléguée aux confins, constamment reculés, de cette zoneindustrielle. Briqueteries et tuileries brunâtres par les tempsgris, rutilaient sous le ciel bleu. Une chaleur délétère ; desvapeurs azotées, âpres, lourdes et violâtres, montaient desfournaises répandant une fade odeur de terre cuite etrenchérissaient sur la radiation d’un implacable soleil. Dans cettegéhenne, les hommes travaillaient nus jusqu’à la ceinture. Et l’onne savait, par moments, ce qui fumait et grésillait le plus de leurencolure tannée ou de leurs pains de briques.

Clara bayait à ces labeurs ; terrifiéemais vaguement chatouillée dans ses transes. Impressions à la foisrudes et émollientes comme un massage de la pensée.

L’hiver, régnaient l’humidité et la fièvre.Des miasmes paludéens planaient au-dessus, des prairies lointaines,converties en baissières par les eaux extravasées du Rupel.

Le paysage gris s’alourdissait, s’embrumaitdavantage. Les flots glauques et flaves reflétaient les nuages desépia au ventre violacé. Les brouillards s’accrochaient aux drèvesdépouillées, dans les arrière-plans. Et les bâtiments industrielssaignaient sur ce fond sombre, un sang brunâtre, coagulé, alors quesur l’azur estival ils paraissaient flamber. Ce glorieux rougepourrissant jusqu’à ne plus représenter que du brun, jetait commedes, rappels tragiques dans la trame de l’atmosphèreendeuillie.

Et Clara se sentait plus touchée, le cœur plusgros, devant ces dégradations morbides que devant des couleursfranches.

Chapitre 3

 

Vers les 186…, Nikkel Mortsel apprit que lamain-d’œuvre manquait à Anvers. On entreprenait la démolition desanciens remparts de la ville. Des fossés se comblaient, desquartiers neufs s’élevaient sur les forts de l’enceinte depuislongtemps débordés par la cité comme une jaque d’enfant que faitcraquer le torse d’une fille nubile. Le génie militaire prenaitmesure à la forte pucelle d’une nouvelle ceinture crénelée.

Alléchés par un salaire plus sérieux, nombrede journaliers des campagnes s’embauchaient chez les entrepreneursurbains. Le ménage des Mortsel émigra des premiers sous les toitsd’une bicoque du quartier Saint-André, dans la ruelle du Sureau.Maintenant, au lieu de cuire les briques, Nikkel dut sefamiliariser avec leur emploi. Apprentissage probablement onéreux,car Nikkel n’avait plus douze ans. La chance intervint en faveur del’aspirant plâtrier. Débarqué d’un jour dans la grande ville, ilrencontra un de ses pays, devenu compagnon maçon, qui se l’attachad’emblée, comme manœuvre. Cette protection et aussi l’âge et labonne volonté du postulant, lui épargnèrent les vexatoires épreuvesde l’initiation. On l’accueillit même en camarade dès sonapparition.

Au début un seul l’asticotait et rôdait autourde lui pour l’essayer, mais au premier attouchement Nikkel prit àbras le corps l’expérimentateur, un échalas olivâtre et noueux, ledémolit d’un maître coup de rein et le vautra dans la boue,prouvant sans esbroufe à toute la coterie qu’il en cuirait auxmalveillants.

Intelligent, d’humeur amène, madré au fond ilconquit rapidement ses grades. Après un an, il n’aidait plus sesanciens, mais chargeait ses propres outils et s’essayait à laconstruction. Il apprenait à lever des murs entre deux lignes,plantait ses broches, prenait ses aplombs. L’œil juste, ilrecourait à peine au chas et il n’eut bientôt pas sonpareil pour hourder, plâtrer, gobeter, et enfin pour tailler lapierre.

Le matin, il emportait du café dans une gourdede fer blanc et deux grosses tartines roulées dans une gazette. Àmidi, si la distance du chantier au logis empêchait son homme derentrer, Rikka, accompagnée de la petite Clara, trimbalait jusqu’àla bâtisse la gamelle de fricot enveloppée d’une servietteappétissante. Et toutes deux s’amusaient, assises sur une pierre ousur une brouette, à lui voir engouler la portion fumante, le pleinair et le turbin aiguisant ses fringales.

Plus grande, Clara apporta seule le dîner aumaçon.

L’enfant écarquillait les yeux, prenaitplaisir, après le travail des terrassiers, à voir sortir lesfondations du sol, puis s’élever chaque jour au-dessus durez-de-chaussée. Elle reconnaissait tous ces hommes bistres qui lasaluaient rondement, la hélaient dès son approche et, après labâfrée, jonglaient avec la mioche comme avec une poupée. Clarasouriait d’un petit air sérieux à leurs tours ; juchée surleur épaule ou sur leur poing tendu, frileusement accrochée à leurcou, criait : « Encore ! Encore ! »lorsqu’on la remettait à terre, et son ravissement se marquait parune rougeur presque fébrile à ses pommettes.

Il lui arriva d’oublier l’heure et d’êtreoubliée par son père ; alors elle assistait à la reprise dutravail. Les tombereaux cahotants charriaient les matériaux ;le conducteur enlevait la planche de l’arrière-train, dételait àmoitié le cheval, la charrette trébuchait, la charge de briqueschavirait et s’écroulait avec fracas, soulevant cette poussièrerouilleuse des quais de Niel et de Boom.

Le charretier, aux tons de terre-cuitefriandement modelée, rajustait la planche à l’arrière-train dutombereau, sautait à la place des briques, démarrait et s’éloignaità hue, à dia, la longe à la main, sifflant et claquant dufouet…

Cependant reprenait l’argentine musique destruelles raclant la pierre et étendant le mortier, le grincementdes ripes, le floc-floc des rabots dans le bassin de sable, lepschitt de l’eau noyant la chaux vive.

La requéraient à présent l’installation deséchafaudages, la manœuvre des poulies, des moufles et des chèvres.Il s’agissait de guinder un de ces énormes monolythes en pierre detaille, et ce n’était par trop d’une équipe de huit hommes pourdesservir l’appareil.

Des compagnons, les uns espacés, fixaient leshaubans à des points voisins, puis les autres, ahanant, faisaientvirer le treuil. Cordages et poulies grinçaient. Suspendus, un piedsur l’échelon, les rudes gars s’exhortaient et s’interpellaient,pesaient sur les leviers, dans des poses de génies de laforce ; leurs biceps aussi tendus que les cordes ;clamant, avant de donner à la fois, le coup de collier, detraînantes onomatopées : Otayo ! ha-li-hue !Hi-ma-ho !

Et à chaque effort de leurs musculaturesréunies, la pierre ne s’élevait que de très peu. Oscillant aveclenteur au bout du câble, contrariant de toute son inertiesournoise l’impulsion intelligente de ces turbineurs, elle tiraitsur la poulie comme pour la briser et les réduire en bouillie. Maisla lourde pierre est calée, et Clara s’absorbe à présent dans lacontemplation, des gâcheurs et goujats en train de préparer lemortier : ils ont creusé le bassin pour l’éteignage de lachaux, épierré le plâtre en le passant à travers le sas, etmaintenant ils arrosent graduellement le mélange du contenu deleurs seaux d’eau. À chaque aspersion, une vapeur monte de l’aireet enveloppe de gaze les manœuvres déjà blancs comme despierrots.

Lorsque se dissipe cette vapeur sifflante,Clara les voit corroyer la mixture en se balançant sur un pied, etces mouvements cadencés d’apprentis imberbes, poupards et râblus,la bercent, la fascinent, la grisent presque et suspendent lesbattements de son cœur.

Il est temps que s’effectue la combinaison dela chaux et du sable. Les maîtres accroupis sur les massifsattendent leur augée, et, en grommelant, talonnent les gamins.

Gâcheurs de se hâter, mais il faut que lesparcelles de chaux laiteuse et le sable de la Campine, jaune commeles fleurs des genêts, se soient totalement amalgamés.

Alors le goujat gave son « oiseau »de ce mortier gras, monte à l’échelle et va ravitailler soncompagnon.

D’autres adolescents tassent des briques dansun panier ou les dressent sur une planchette horizontale fixée, àhauteur de l’épaule, sur deux montants. Le faix étant complet, lejeune atlante se place entre les deux poteaux, s’arc-boute, secambre, et l’assied sur l’épaule.

Vaguement angoissée, Clara accompagnait dansleur ascension ces petits hommes, courageux enfants, à peine plusâgés qu’elle. Équilibristes irréprochables, presque coquets, ilstraversaient des appontements dont leurs pieds déchausséscouvraient la largeur, narguant les vertiges ils passaient entreles gîtages du même pas sûr et mesuré, escaladaient des rangées depoutres, séparées par de larges vides. Et tous, sous leur apparencede mastoc, sous leur apathie d’oursons mal dégrossis, malgré leurdégaine un tantinet balourde, possédaient une adresse et unsang-froid de matelots et de funambules.

La fillette s’inquiétait lorsqu’un trumeau luimasquait durant quelques secondes le hardi grimpeur ; mais sesnerfs se détendaient lorsqu’il réapparaissait toujours d’aplomb,toujours sauf, aussi ferme qu’un somnambule, dans la baie d’unefenêtre ou sur le faîte d’un pignon.

Chapitre 4

 

Le métier battant, Nikkel passaitmaître-compagnon et gagnait de fortes semaines. La femme ramait durde son côté, réalisait des économies sans apparente lésine. Toutdans leur logement révélait une propreté de ferme hollandaise.Rikka entretenait ses nippes et celles de son enfant au point deles faire paraître neuves et bourgeoises. Leur nid formait oasisdans l’affreuse maisonnée au milieu des prolifiques tribus delogeurs rongés de vermine et de crasse. Dans le galetas de huitmètres sur quatre, avec ses deux lits de bois peint jouantl’acajou, sa huche, son poêle, sa batterie sommaire, une table etdeux chaises, il leur fallait cuisiner et dormir, repaître ets’astiquer. Tous les efforts de Rikka, tendaient à expulser de leurlogis cette odeur d’échauffé, de graillon, de loques imprégnées desueur, ces miasmes de buanderie, s’impatronisant par le trou de laserrure et les joints de la porte.

Clara se remémora toujours ce fumet du pauvre,mais plutôt comme une chose mélancolique sollicitant lacommisération. Elle garda pour jamais dans les oreilles, avec plusde complaisance que de rancune, les disputes des voisins decarreau, les dégringolades au petit jour des chambrelans ensabotés,dans l’escalier noir, auquel servait de rampe une corde poisseusecomme le ligneul, et surtout les titubements des ivrognes les soirsde la Sainte-Touche et de la Saint-Lundi, ruineuses féries ;les expectorations de jurons lardées de gravelures, le fracas desportes, les criailleries des femmes, le fausset des enfants, lescarambolages des masses humaines contre les parois et latrépidation des planchers.

Le soir, couchée avant le retour du père, ceshourvaris empêchaient la fillette de s’endormir. Silencieuse elledissimulait son insomnie, et scrutait sa mère qui ravaudait devantle pâle quinquet ou qui surveillait le miroton de Nikkel. La figureavenante et apaisée de Rikka, la décence de sa toilette, lasymétrie du mobilier, au lieu de flatter Clara, l’irritaientpresque par leur implacable régularité, leur égoïste quiétude.

Rikka, la folle soubrette, se ressentaitaujourd’hui de l’éducation du couvent. Depuis longtemps elle avaitrajusté son bonnet ; sa robe présentait des cassures desoutane et la ménagère avait des sourires vagues, en coulisse defille repentie. Clara suspectait chez sa mère un désintéressementraisonné du prochain, une étroite conscience de dévote, des méprisde bonne ménagère pour les irréguliers ; et Clara l’en aimaitmoins, instinctivement. Un jour que Rikka l’embrassait :« Tu sens trop le savon et pas assez la viande ! »faisait la petite en se dégageant. Ces soirs-là, que le pas deNikkel résonnât sur le palier, vite la mâtine de simuler le sommeilet de fermer les yeux. Et ce petit corps potelé frissonnait d’aiselorsque le plâtrier, humide et poudreux, oint de glaise ou taveléde gravats, la dénichait un moment, la palpait de ses mainscalleuses, appliquait son visage râpeux à ces joues en fleur etl’égratignait pour la caresser.

Chapitre 5

 

Clara avait pris tout particulièrement ensympathie un manœuvre arrivant chaque jour du village de Duffel parces matineux trains de banlieue qui drainent la main-d’œuvrerurale.

Il avait quatorze ans, soit cinq ans de plusque la petite Mortsel, un teint rosé de contadin, légèrementbriqueté par places, des cheveux de filasse, de bonnes jouespleines, de grosses lèvres, de grands yeux bleuâtres, humides,ahuris et comme douillets, la physionomie débonnaire, des membrespotelés, une carre robuste, l’encolure et les reins d’un goussaut,la démarche passive d’un athlète embarrassé de sa force.

C’était l’aîné de petits cultivateurs, mieuxpartagés sous le rapport de la progéniture que sous celui des écus.Ses parents le tenaient pour « innocent » ou« faible d’esprit » mais comme il était le plus grand, enattendant la croissance de ses frères ils l’envoyaient à la ville,malgré sa fêlure, gagner quelques centimes par jour.

Si la cervelle lui manquait pour devenirjamais un ouvrier passable, du moins serait-il apte au charriagedes matériaux et rendrait-il les services mécaniques d’une chèvreet d’un ascenseur.

Maîtres et compagnons l’eurent bientôt jaugéet se mirent à exploiter à outrance cette force brute et candideincapable de rancune, de colère ou même de volonté.

Flup Barend, Flupi comme ils l’appelaient,servit de bardot non seulement aux ouvriers, mais encore auxapprentis de son âge. Taillé en lutteur, il se laissait bernercomme le plus malingre des enfants de peine.

À six heures du matin, été comme hiver, par lefroid, la pluie et les ténèbres, les tapées de travailleurs rurauxguettent le passage du train en battant de leurs sabots les dallesdu quai. Un coup de sifflet prolongé annonce le convoi. Le fanalblanc, au ventre de la locomotive, grandit, s’écarquillé comme uneprunelle de cyclope. Le frein grince ; las de se morfondre, lecontingent de Duffel saute sur le marchepied avant que le trainn’ait stoppé ; s’accroche par grappes aux portières et, lesuns poussant les autres, s’enfourne dans les wagons de troisièmeclasse déjà occupés par des cohortes plus lointaines.

Flup Barend a toujours peine à se caser. Sescompagnons, après l’avoir appelé dans leur caisse se serrent demauvaise grâce, souvent les rudes espiègles le contraignent àrester debout et le repoussent à tour de rôle. Les plus avisés desgars, désireux de prolonger jusqu’à la ville leur somme interrompu,se sont emparés des bons coins, et s’allongent genou à genou. Lesturlupins envoient malicieusement Flup Barend s’empêtrer dans lesjambes des dormeurs. Alors empêchés de fermer l’œil, ceux-cisortent de leur torpeur pour dauber furieusement le manœuvre. Ousi, par exception, il parvient à s’asseoir et qu’il essaie aussi derabattre les paupières, ses voisins lui broient les côtes, letirent par le nez et les cheveux, pincent ses cuisses, et sesvis-à-vis lui insufflent dans les narines l’âcre bouffée de leurpremière bouffarde. Ces voyages fournissent le plus fréquent sujetdes conversations entre Clara et Flup, à la trêve de midi,lorsqu’elle entraîne le bénin garçon loin de ses persécuteurs et seréfugie avec lui sur le pas d’une porte. Car elle s’est éprise dusouffre-douleur attiré, de son côté, par les mines apitoyées de lafillette. Pour savoir les tribulations du trop placide Flup, sonamie doit l’interroger ; il ne se plaindrait pas du momentqu’elle l’a rejoint ; sa large face rayonne et il la mange deses yeux de chien fidèle. Clara pochette toujours, pour ce tête àtête du midi, une pomme, un sucre d’orge, un caramel au sirop ouune autre de ces friandises du pauvre qu’elle partage avec Flup ense servant de ses doigts et même, ce qu’il préfère, de ses dents.Au jeu d’osselets succédant à ces amoureuses dînettes, elle le batsans vergogne. Mais être vaincu par elle c’est de la jouissance.« Bon Flup, pauvre Flupi ! » ces mots reviennentsans cesse sur les lèvres de la petite, le bras passé autour del’encolure de cette excellente pâte de garçon. D’autres foisindignée de sa mansuétude elle le pousse à la révolte :« Fi le polton ! Pâtir avec des braspareils ! »

Flup promet de regimber, mais la premièretaloche le trouve aussi passif qu’auparavant.

Cependant Clara prend tellement à cœur lacause de son protégé qu’elle se brouille avec plusieurs maçons deses amis, et refuse désormais de jouer avec eux. Son enfantinetoquade pour le Mouton (c’est un des surnoms de Flup) amusebeaucoup l’équipe, rien moins que sentimentale, et ils punissent lagamine de ses bouderies et de ses infidélités en exerçant denouvelles brimades sur son favori.

À présent, elle passe la plus grande partie dujour au pied de la bâtisse où s’éreinte le bonasse apprenti.Trompant à tout instant la surveillance de Rikka, elle s’esquivepar un entrebâillement de la porte. Elle halète après la présencede son ami, elle n’a plus d’attention que pour Flup et les gestesde Flup : Elle l’attend dès le matin sur le chantier, àl’heure du débarquement des coteries rurales.

Le soir, au moment ou celles-ci détalent pourregagner leurs clochers, son cœur gonfle en voyant le blondinpasser la blouse bleue, par-dessus sa cotte de velours fauve etmettre en bandoulière la gourde de fer blanc.

Ces enfants prolongeaient leurs adieux commes’ils ne devaient plus se revoir ! Flup s’attardait, les yeuxrivés aux prunelles humides de sa mie et ses mains calleusesfroissaient les menottes moins gercées de la bambine.

Les journaliers de Duffel réclamaient Flupi,l’arrachaient même à ces caressantes étreintes, car ilsn’entendaient point se priver de leur principale amusoire :« Allez hop le Mouton ! Assez de tendresse. Il en fautpour demain, Marche ! »

Clara brûlait de lui baiser ces bonnes grosseslèvres de bigarreau, mais elle se retenait sous les regardsnarquois des autres, de crainte que cette caresse balsamique nerapportât de nouvelles bourrades au bien-aimé, et elle secontentait de le tâter le long du corps et de s’enfiévrer à latiédeur particulière que sa jeunesse entretenait dans ses grossiersvêtements de velours côtelé.

Il se dérobait à grand’peine à ces doucesprivautés, puis se mettait à courir pour rattraper les compagnonset s’insinuait dans leur rang, emboîtait leur pas accéléré.

Une fois deux plâtriers décoiffèrent Flup etjetant et rattrapant sa casquette sur leurs spatules, ils finirentpar plonger celle-ci dans la chaux vive.

En repêchant sa coiffure, le bardot faillitpiquer une tête dans la matière corrosive, pour le plus granddéduit des regardants.

Clara, que cette scène exaspérait depuis desminutes, n’y tenant plus, vola comme une guêpe sur l’un de cestourmenteurs, précisément ce grand échalas de Bastyns que son pèreavait si bien châtié autrefois, et l’agrippant aux jambes, se mit àle griffer, à le mordre, menaçant de lui crever les yeux.

L’autre paraît ces attaques en ricanant,n’osant molester la gamine de ce vigoureux Nikkel Mortsel. Celui-ciaccourut et fit lâcher prise à l’enfant. Mais pour éviter le retourde ces accès et mettre fin à cette ridicule amourette, Rikkaconduisit dès le lendemain la fantasque petiote à l’écolegardienne.

Ce fut le plus dur des châtiments. Clarasupplia, promit d’être très sage : « Je serai gentilleavec tous les compagnons ; je ne parlerai plus jamais à Flupi,surtout qu’ils sont devenus mauvais pour lui à cause de moi ;je resterai tranquillement assise sur le trottoir et regarderaisans bouger. »

Les parents se montrèrent inexorables. Tousles jours Clara fut écrouée dans la classe des mioches où, pourempêcher toute école buissonnière, Rikka la conduisait et venait laprendre.

Des mois passèrent.

L’enfant dolente n’entretenait qu’unepréoccupation : « À quoi pense mon Flupi ? Nem’a-t-il pas oubliée ? Souffre-t-il autant quemoi ? »

Chapitre 6

 

Le souper fumait sur la nappe proprette.Nikkel venait de rentrer, l’air soucieux, l’œil se dérobant auxmuettes interrogations de sa femme. Contre son habitude, iln’embrassa pas même sa fillette, profondément endormie et s’attablasans un mot.

Comme Rikka le questionnaitdirectement :

– Oui, fit-il en repoussant son assiettée, jeme sens tout drôle et les morceaux ne passent pas. Je bus un couppuis un autre, pour remettre le cœur à sa place. Genièvre perdu.C’est qu’on transporta cette après-midi un des nôtres à l’hôpitaloù les carabins sont sans doute en train d’étriper et de charcutersa carcasse. Voilà le quatrième accident depuis mon embauchage. Pasgaies ces culbutes. Elles finiraient par vous dégoûter du métier…La bâtisse du boulevard Léopold était sous toit. Suivant lacoutume, on la pavoise du haut en bas, on plante un mai à chaqueétage. Arrivent l’entrepreneur et le propriétaire qui, inspectionfaite, finissent par se déclarer satisfaits et nous remettent dequoi baptiser largement la cambuse. Le « vitriol » decouler par litres. On soiffe ferme, les manœuvres aussi bien queles compagnons et, ceux-ci excitant ceux-là, par bravade les gaminsen sifflent bientôt plus qu’ils ne peuvent cuver.

Il fallait encore une fois cette arsouille deBastyns, ce grand lendore à la figure de pain d’épice, pours’amuser à soûler les petits hommes si bien qu’à la reprise dutravail plusieurs de ces galopins flageolaient sur leursquilles.

Le premier gamin qui nous apporte des briques,a failli dégringoler de l’échelle. Bastyns se tient les côtes derire. Le goujat lui, se met à braire et déclare qu’il ne regrimperaplus. Les autres manœuvres se défient également du jeu. Les plusraisonnables des nôtres écoutent ma proposition de suspendre letravail. On ne fera pourtant plus rien qui vaille. Le Bastyns etdeux ou trois massacres de sa tremps s’acharnent à la besogne, pourla première fois de leur vie ; ils entendent ne pas perdre uneheure de salaire et réclament, en sacrant de plus en plus fort, lemortier et les briques. Tous les petits, nonobstant, refusent leservice. Il y a jusqu’à cet innocent de Duffel, le gars à toutfaire, tu sais le grand camarade de notre petite, qui rechigne à ladangereuse corvée. Cette grève ne fait pas le compte des mauvaisfarceurs, Bastyns à leur tête. « Mouton, vocifère cebraillard, holà vilain boudeur, vas-tu bientôt te décider à faireton service ou me faut-il descendre pour te montrer le chemin àcoups de sabots ? » Les autres aides pour gagner du tempset détourner d’eux-mêmes l’attention des tourmenteurs, harcèlent etaiguillonnent, de leur côté, le pauvre diable. « Rien qu’unemontée ! Plus qu’une charge de briques ! Ladernière ! » Le voilà qui se dévoue, qui se laisse faireet qui, riant déjà – ah l’ingénu ! – entre ses larmesd’effroi, épaule le panier abandonné par son camarade prudent.« Non, non ! intervenons-nous, assez de bêtises, n’y vaspas Flupi ! » Il était déjà parti. Il se guinde tant bienque mal jusqu’au deuxième étage. Il va monter aux combles où nousachevons les souches de la cheminée. Nous ne le voyons pas, maisnous l’entendons souffler. « Haâruh fainéant ! »hurle ce vilain Bastyns.

Ah misère ! Comment le pauvre garçon s’yest-il pris ? On ne nous le dira jamais. Tout ce que je sais,c’est qu’au moment où il approchait du toit, j’entends un fracas,comme un craquement, patatras ; puis un autre plus sourd…pardouf ! Tous nous jetons là nos outils et nous nous portonsau bord de l’échafaudage, interrogeant le sol, là, sous nous.Ah ! quelle bordée de jurons s’échappe de nos gorges ! Ahoui il est temps de jurer et de s’arracher les cheveux àprésent ! Tâchez de le rattraper, le Mouton ! Il netraîne plus, hé Bastyns ? Fini ! Capot ! Il y alongtemps qu’il est en bas. Des passants l’ont vu cogner d’abordl’arrête du toit de l’écurie voisine. Ç’a été le premier coup. Il aété touché dans le dos, sous la nuque, et il a dû se briser lacolonne comme je casserais cette latte sur mon genou. Puis ildévala la pente et s’abattit sur le pavé à côté de l’aire à chaux.Quand je fus en bas – je me jetais de l’échelle plutôt que je n’endescendais – Flupi remuait encore les bras et les jambes. Ainsi,les moineaux lapidés battent une dernière fois des ailes. Ses yeuxroulaient déplorablement ; peu à peu ils se sont éteints. Il aouvert et fermé la bouche comme un poisson retiré de l’eau. Puiscette bouche est restée béante, tout à fait la gueule du crapauddes dix-mille au jeu de tonneau… Un médecin s’est approché – ils nesont jamais loin des morgues, ces corbeaux. – La main sur le cœurdu pauvret, il comptait les battements. Il a hoché la tête :on comprenait. Nous n’avions plus qu’à charger la trop bonne piècesur la civière. En aidant à le ramasser, le camarade, – ah quellebouillie rose et blanche, de la brique pilée dans du mortier !– j’ai cru qu’il m’en resterait des morceaux dans les mains :c’étaient ses vêtements qui maintenaient encore ensemble lacarcasse et les membres ! – La tête ballottait comme celled’une poupée mal bourrée de son ; elle montrait, vers lanuque, un trou assez large pour y loger mon poing, par oùs’échappait la cervelle. Qui lui en refusait de la cervelle, à cesimple ? Nous plongions dans le sang et la moelle. Ah !chienne de vie ! Canailles de vivants ! C’est égal, je nevoudrais pas avoir cette mort sur la conscience comme ce lâcheBastyns. Ils étaient aussi blêmes, les farceurs, que la cendre deleur pipe. À qui le tour à présent ? Pauvre Flupi, pauvreMouton ! Une fichue commission que ceux de Duffel portèrent cesoir aux parents ! »

Les époux sursautèrent. Rikka empoignait sonépoux par le bras et lui montrait Clara réveillée, assise dans sonlit, un indicible martyre tiraillant son visage de petite exaltéesanguine ! De grosses larmes lui coulaient des joues.

« Flupi ! monFlupi ! »

Et tout à coup, elle fit un long cri et tombadans des convulsions si violentes que les Mortsel pensèrent, toutela nuit, la voir passer entre leurs bras.

Chapitre 7

 

Après trois ans de labeur, et en vivant deménage, les Mortsel possédaient un millier de francs placés en lotsde ville. Une de leurs obligations sortit avec une prime devingt-cinq mille francs. Pour des gens de leur trempe, pleins debonne volonté et d’adresse, c’était l’avenir assuré. Rikka, la plusambitieuse des deux, engagea son homme à s’établir. D’abord, il eutpeur. Excellent maçon, outil de choix, il redoutait les côtésthéoriques du métier, les calculs, les écritures. La partie luisemblait risquée. Mais l’industrieuse élève des Bonnes-Sœurs seraitlà pour lui servir de comptable. Il finit par entendre raison.

En gens prudents ils avaient eu le soin detaire leur aubaine. Leur établissement fut diplomatique : ilsexprimèrent des craintes, feignirent des hésitations, invoquèrentles risques et aux plus discrets ils donnaient seulement à devinerqu’un capitaliste leur avançait juste les premiers fonds pourattaquer l’entreprise.

Ils réussirent au delà des espérances deRikka.

C’était l’époque des grandes constructions,des assainissements, du luxe extérieur, de la toilette et del’apparat des rues. Les patriciens agrandissaient leurs hôtels, lesnouveaux riches se faisaient construire des demeures plussomptueuses encore ; les pignons et les jardins du négocianten denrées coloniales empêchaient le moindre épicier de dormir.Rikka, douée d’un flair israéliste, doublait, quadruplait,décuplait leur avoir. Des spéculations en terrains portaient leurfortune à un demi-million.

Nikkel, gros bourgeois, président du Conseilde prud’hommes, s’était bâti une prétentieuse maison sur une desavenues couvrant les anciens fossés de la forteresse. La façade, oùs’enchevêtraient les styles renaissance, gothique, jésuite etrococo, superposait deux étages à quatre fenêtres encorbellées,garnies de balustres. Les poignées de cuivre de la porte de chênesculpté sortaient de la bouche de mascarons joufflus. À l’angle desdeux façades, celui du boulevard et d’une rue nouvellement tracée,une rotonde s’élevait, à quelques mètres au-dessus du toit, en unetourelle à poivrière surmontée de l’immanquable girouette dorée. Ily avait aux fenêtres des rideaux rouges et sur les consoles descache-pots plantés de jacinthes et de tulipes : une despassions de Rikka.

Au fond de l’allée cochère s’ouvrait uneéchappée spacieuse bornée à droite par les écuries et les remises,à gauche par les ateliers et les magasins. Derrière verdoyaient,encloses de quatre murs chaperonnés de tuiles rouges, les pelousesd’un jardin anglais qu’une grille à claire-voie protégeait contreles incursions des ouvriers.

L’intérieur accumulait la dose de faste et deconfort qu’un millionnaire s’improvise. Plafonds, et lambris,portaient la signature d’un décorateur venu de Bruxelles. Lespoufs, les causeuses, les cabinets de laque, les guéridons deBoule, les chinoiseries, les bronzes, les tapis et les tenturesd’Orient, les glaces biseautées, les dressoirs chargés d’émaux etde nielles, de cristaux et de vaisselle aveuglante : aucun desaccessoires obligés d’un mobilier de nabab ne manquait à ces salonssans cachet et sans plus d’intimité que les cabines de premièreclasse des grands steamers.

Chapitre 8

 

Dès leur montée à la fortune, les Mortselavaient mis leur fille en pension. Elle y resta trois ans,subissant cette vie de prisonnière avec de sourdes révoltes ;camarade farouche, pupille quinteuse, au demeurant bonne écolière.La maîtresse de littérature lisait comme des modèles ses devoirsrévélant une imagination riche mais un peu excentrique, unesensibilité que les sentiments ordinaires semblaient émousser etque piquaient les causes les plus inattendues. Elle avait desintermittences de belle humeur et de mutisme. Elle s’attachaitdifficilement. « Son grand cœur en demandaittrop », écrivaient naïvement les bonnes institutrices dansleur bulletin mensuel. Elles remarquèrent que, lorsque Clara seprit d’amitié sérieuse, ce qui ne lui arriva que deux ou troisfois, durant cette période d’études, ce fut pour une compagne peujolie, peu coquette, une inférieure sous le rapport de la fortune,un souffre-douleur comme avait été le « Mouton ». Cesamitiés étaient violentes, concentrées, avec de brusquesexpansions ; elles rappelaient l’idylle de son enfanceouvrière : « Voyez cette maniaque de Clara, chuchotaientles pensionnaires, est-elle assez jalouse de ses laiderons ?Qui songe cependant à les lui disputer ? » Pour leslaiderons elle aurait arraché les yeux et les cheveux aux plusgrandes. Plus d’une de celles-ci fut traitée comme ce lâcheBastyns. En revanche, elle ne pardonnait pas la moindre trahison àses favorites. Elle aurait plutôt souffert à se briser le cœur dedésespoir et de regret que de rendre apparemment son affection àune ingrate.

Elle se brouilla avec toutes.

Gamine, elle était intéressante. Sa beauté nes’annonça qu’à dix-huit ans, au sortir de l’internat ; maisalors Clara Mortsel représenta un de ces types de jeunes filles quiperpétuent à travers les siècles la réputation du sang d’une ville.Portrait avivé et mieux en chair de Rikka, elle ajoutait auxattaches fines, à la physionomie régulière de l’ex-camériste, larobustesse sanguine, la belle santé animale de l’ancienbriquetier.

Les parents s’extasièrent devant cettetransfiguration. Nul n’aurait suspecté dans cette florissantecréature la bassesse de son origine. Eux avaient beaus’observer ; chez l’entrepreneur et sa compagne, touttrahissait la plus infime roture. Clara s’épanouissait, aucontraire, avec la grâce d’une héritière : son geste, sonport, sa mise, sa parole, revêtaient ce naturel suprême que confèreseule la longue habitude d’alentours policés. Ces glorieux dehorsdonnèrent aux Mortsel tout apaisement sur la nature de leurenfant.

Les bizarreries de la fillette à Boom, sapassion de gamine pour le goujat de Duffel ne les avaient jamaisinquiétés ; les réticences et les observations formulées dansles bulletins de la directrice de pension ne les préoccupèrent pasdavantage ; et aujourd’hui ils ne songèrent pas plusqu’auparavant à contrôler les rouages de cette nature et à liredans le tempérament derrière ses aspects. Ils subirent avec unehumilité naïve et touchante la supériorité de « leurClara ». Loin de songer à la diriger, ils se laissèrentconduire par elle, sans jamais la contrarier, heureux de se prêterà ses fantaisies. Ils la trouvèrent accomplie, irréprochable. Elleflattait leur orgueil de parvenus, elle démentait leurscommencements plébéiens. C’était la justification de leur fortune,la raison d’être de leurs millions, leurs vivants titres denoblesse.

À la vérité, Clara méritait leuraffection ; seulement, s’ils avaient été des analystescapables de se rendre compte des ressorts secrets d’un être, leuramour fut parti d’une profonde pitié plutôt que d’une admirationidolâtre.

Chez cette adolescente de formes si nobles, enqui, sauf les vertigineux yeux noirs, rien n’évoquait la petitesauvagesse de jadis, se développaient les anciens instincts. Lasociété n’eut pas plus raison de ses penchants que l’internat. Soncaractère impressionnable ne se trempa point et continua de serefuser aux impressions communes ; ses imaginations excessivesne se tempérèrent pas au frottement de la vie ; ses affinitéset ses antipathies s’accentuèrent de part et d’autre et serepoussèrent davantage au lieu de s’équilibrer.

La mansuétude de l’enfant, sa partialité pourles ouvriers, loin d’avoir été corrigée par l’éducation,croissaient, gonflaient avec l’ardeur d’une suggestion rare, d’unsentiment incompris. Du jour où, fille de millionnaire, lesconvenances adoptées par ses nouveaux pairs la forcèrent de rougirde son extraction et de mépriser ses anciens égaux, sa tendressepour le peuple ne se manifesta plus, mais la dévora d’une passionintense et inextinguible comme un feu souterrain. Peut-êtreeût-elle proclamé ses prédilections malgré le monde et les loissociales, si ce besoin de se dévouer, de se ravaler, d’êtrecomplaisante à des gens au-dessous d’elle, de consoler les gueux deleur abjection en partageant celle-ci, si ces élans de sœur decharité ne s’étaient compliqués de curiosités physiques,d’aspirations à des voluptés exceptionnelles, de désirs d’angesépris de simples hommes et anxieux de choir à n’importe quelleprofondeur pour retrouver ces êtres faits d’argile et d’ouvrir destrésors de caresses et de douceurs aux victimes de nos conventions,souvent les élus de la Nature, souvent les plus beaux et lesmeilleurs d’entre nous.

Elle était attaquée de la nostalgie de ladéchéance. Elle construisait son roman à rebours de celui querêvaient pour elle ses parents éblouis : son prince charmantserait un fruste enfant du peuple.

Elle portait à l’humanité laborieuse une sortede culte panthéiste. Une plèbe énorme, rousse et farouche comme lesfauves, hantait ses rêves.

De bonne heure elle se prêta à l’attirance desfoules. En temps de réjouissances populaires elle entraînait Rikkavers les champs de kermesses, rien n’étant comparable à la douceurde se perdre dans ce grouillement.

Pâmée comme un baigneur langoureux quis’abandonne à l’action des vagues gaillardes, elle se laissaitporter par le remous des flâneurs forains, dans la tourmente descymbales et des gongs accompagnant les parades. Soldats, ouvriers,rôdeurs, badauds de tout poil, entretenaient autour d’elle unmoutonnement de têtes animées. Elle goûtait la pression chaude descorps, le serrement des poitrines contre les poitrines,l’écrasement des gorges contre les dos, les jambes entrant l’unedans l’autre, les jupons des femmes s’ériflant aux pantalons deshommes, les poussées des drilles facétieux.

Elle n’oublia jamais la cohue d’un soir de feud’artifice, où sa mère avait failli la perdre et où elle étaitrestée, sans répondre aux cris de Rikka, enivrée par la bousculade,pleine d’un vague désir de mourir sous les souffles de toute cettehumanité bruissant au-dessus d’elle. Et sa mère l’avait ramasséecomme elle allait tomber sous les pieds d’une bande de gars éméchésfendant la cohue à coups de coude et de genoux.

En même temps, surtout depuis sa puberté,s’intensifiaient ses préférences sensorielles.

Certain timbre de voix lui rendait unpersonnage à jamais bien voulu ; elle n’eût jamais distinguéce passant sans la nuance et les plis du vêtement qu’il portait,sans tel débraillé crâne ou cet autre sans telle façon de se calersur ses hanches. Ses narines palpitaient devant un ton fané commesi elles subodoraient une capiteuse essence.

Elle devait garder toute la vie, de sapremière idylle, une prédilection maladive pour les manœuvres etparticulièrement pour les maçons. Et comme dans le rappel des êtreset des choses elle ne séparait jamais leur forme de leur couleur etde leur entourage, les teintes vagues des hardes des goujats lacaptivèrent entre toutes.

Elle en tint toujours pour le rouge briquetirant sur le brun, les blancs fatigués et blafards, les indigosbrouillés, les amadous bavochés, les roux éteints.

Aucun ragoût ne lui était comparable auxcassures et à la patine de ces vestes et de ces grègues de velours,luisantes par places, usées aux angles et aux protubérances destâcherons.

Elle savourait les subtiles dégradations deces frusques rapetassées qu’on dirait composées de feuilles mortespoudrées à blanc par le givre et qu’elle s’imaginait, au souvenirtragique et lancinant du doux manœuvre, son pitoyable ami,éclaboussées d’une pourpre plus aveuglante que celle desfrondaisons septembrales…

Chapitre 9

 

Il y avait dans Clara un être raisonnable etnormal qui répudiait les goûts exceptionnels de sa seconde nature.Tantôt elle souffrait de ne pas ressembler aux autres jeunesfilles, tantôt elle se trouvait presque heureuse de l’inédit de sesimpressions.

Elle devint forcément dissimulée et cacha sesappétences comme on tient cachées ses pudeurs. Jamais un mot ne latrahit. Pour mieux dérouter ses auteurs elle fit taire sesrépugnances et parut supporter, sinon rechercher, tout ce que lasociété invente d’agréments et de distractions. Elle feignit desourire dans les sauteries bourgeoises à de jeunes fats dont lapeau satinée et parfumée refluait le fluide sympathique sous sonépiderme ; elle écouta en minaudant à propos leurs uniformesmadrigaux.

Ah ! combien se fût-elle rendue pluspromptement à l’éloquence d’un rauque juron et d’un geste debarbare !

Elle joua cette comédie à la perfection,trouvant moyen d’éconduire, sans trop les étonner, les prétendantsles plus opiniâtres et les mieux vus de ses parents. Le pèreMortsel, doublement aveuglé par sa gloriole de parvenu et par sonculte pour son enfant, attribuait à des visées plus hautes que lessiennes les dédains et les refus de sa fille. Loin de s’en délier,il inclinait à trouver cette morgue digne de leur nouvellecondition. Tant que ne se présenterait pas un gentilhommed’authentique lignage, au moins baron, il était bien résolu à nerecommander personne à sa fille.

La nécessité de donner le change à ses parentset au monde sur ses réquisitions, prêtait souvent aux allures deMlle Mortsel quelque chose de timide, d’effaré ou de distraitdont les physiologistes les plus clairvoyants n’auraient jamais pususpecter l’origine et qui l’embellissait encore aux yeux de sespoursuivants. Ils prenaient pour de l’ingénuité et de la pudeur auxabois les effets de la contrainte.

Dans la crainte de se trahir, Clara affectaitégalement de traiter avec plus de superbe que ses parents, lesouvriers de l’entrepreneur qu’elle rencontrait sur le chantier endescendant au jardin ou qu’elle croisait sous la porte.

Le digne Nikkel qui se reprochait souventcomme un crime ses rechutes de familiarité avec ses salariés, seréjouissait des façons altières de sa Clara vis-à-vis de cespeinards et se la proposait en exemple.

Qui aurait pu détromper l’heureux père etl’édifier sur la vraie nature de sa fille en lui racontant ce quise passa souvent dans la chambre virginale dont les fenêtress’ouvraient sur les magasins ?

Une main fébrile écartait légèrement le rideaude reps bleu,  – ah ! si peu que Nikkel, Rikka oupersonne ne l’aurait remarqué – et longtemps Clara épiait leva-et-vient de cette gent infime.

Elle se délectait comme à l’époque de laruelle du Sureau et plus passionnément qu’alors aux mouvementsbrusques de ces francs travailleurs, à leurs coups de rein et dejarret, à leurs postures de gymnasiarques. Elle s’immisçait, enesprit, dans leurs chamaillis et, acceptant comme un soulas la partde gourmades et de taloches que l’un ou l’autre de ces mâles sevantait de distribuer à sa femelle, elle éprouvait des rages de sejeter à leur cou, d’être mordue et broyée, mais finalementpossédée.

Chapitre 10

 

Toujours d’aguets, à proximité des colloquespopulaires, elle avait souvent entendu parler d’un quartier oùcouraient polissonner les Anversois et se soulager les marins.

Dans ses courses inquisitoriales à travers laville, elle fut longtemps sans rencontrer ces parages réputés queson imagination se représentait sous des couleursaveuglantes : des rouges exaspérés correspondant, pour l’ouïe,aux fanfares les plus stridentes et, pour l’odorat, à des bouquetsoutrageusement vireux. Flâneuse émancipée dont aucun chaperon necontrôlait les pas, libre de ses mouvements comme les jeunesAnglaises – le père Mortsel ne jurait plus que par les Anglais –Clara n’osa jamais pourtant s’enquérir de la topographie de cesantres où les femmes honnêtes ne s’aventurent que durant lecarnaval, pilotées par leurs maris et à la faveur du domino et duloup.

Clara savait le nom bisyllabique, Rit-Dyk, deces maisons de joie, et ce nom lui venait machinalement aux lèvresdurant ses heures malconseillères. Elle apprit aussi que cet élysées’agglomérait avec le quartier maritime et les vestiges del’ancienne ville.

Longtemps elle rôda par les rues de la régionbatelière et faillit prendre pour ces lupanars les sordidesauberges où logent, s’embauchent et se débauchent les simplesmatelots. Elle épelait les enseignes : Alla cita di Genoa –Posada Espanol – In der Stadt Hamburg – In the city of London –avec des envies de suivre dans un de ces bouges les gaillards debelle encolure qui y turbulaient.

D’abord elle ne parcourait qu’avec répugnanceces rues étroites et puantes où grouillait une populationcosmopolite, mangeuse de carrelets et de harengs, les hardesgoudronnées comme la carène d’un vieux navire ; mais engagéedans ces parages elle ne les quittait qu’après en avoir longé tousles méandres. Elle entrait dans la rue Chapelle des Bateliers parla plaine Falcon, se faufilait entre les camions lèges encombrantles abords de la Maison Hanséatique. Le matin, les voituriers des« nations »[1]venaient atteler à ces chars leurs chevaux énormes et les« bacs »[2]raccoler, au Coin des Paresseux, des compagnons aussi indolents querobustes. La manutention du port commençait à sept heures, leslourds véhicules s’ébranlaient avec fracas au milieu d’un concertde jurons et d’anguillades. Et à midi, les débardeurs fatiguéss’allongeaient sur les montagnes de marchandises ou sur leurshaquets. Souverainement plastiques les poses de ces forts decorporations. Charpentés à grands coups, le torse épais, croupéscomme leurs chevaux, ils allaient lentement, en gens sûrs de leurforce, avec majesté, ces coltineurs, aussi décoratifs que lesgrands navires noirs dont les mâts quadrillaient l’horizon à pertede vue des Bassins.

Souvent Clara rougissait sous sa voilettelorsque l’œil scrutateur d’un gabelou ou la prunelle expressived’un matelot la dévisageait ; elle redoutait de passer devantle Coin des Paresseux, mais la fascination physique l’emportait surla répugnance morale.

Là, demeuraient tout le jour les lazzaroniincorrigibles, la racaille des pilotins, les travailleurshonoraires, aussi admirablement bâtis que les bons bouleux, leslions éternellement au repos, se contentant de représenter, pipant,mains en poches, éborgnés par la visière de leur casquette raffaléeet de travers, adossés à la façade du cabaret, clignant des yeux,bâillant, se querellant et n’exerçant leurs biceps que pour seprendre au collet, sous l’influence du genièvre. Ils invectivaientles passants, raillaient ceux des leurs en train d’ouvrer,intimidaient les femmes par leurs gravelures.

Après de longues circonvolutions de barque quilouvoie, Clara revenait invariablement s’exposer à ce rassemblementpicaresque. Le cœur lui battait, son pas se ralentissait et ellecôtoyait avec une terreur délicieuse l’alignement de ces bayeurs.Quel que fût leur cynisme, ces bougres n’osaient pas interpelleraussi grassement cette dame que les guenipes de leur caste. Latoilette décente de Clara ne rappelait guère la mise excentriquedes gourgandines dont plus d’un de ces copieux gaillards apaisaitles fringales. Elle les intriguait ; ils se touchaient lecoude et se la désignaient sans parler ; se contentant debraquer sur la « madame » leurs yeux de félin qui seramasse prêt à bondir. Mais à peine avait-elle atteint le bout dela rangée que déjà les turlupins échangeaient leurs réflexions surla flâneuse ; celle-ci s’éloignait plus rapidement avec desenvies de s’arrêter et d’écouter les hommages de ses admirateursmal embouchés.

Elle reprenait sa course, s’arrêtait sans but,machinale, devant des étalages de victuailliers, d’opticiens, demarchands de casquettes, étourdie par le roulement du trafic et lebruit des disputes des mégères que vomissait, par intervalles,comme une gueule béante, l’ouverture noire d’une impasse. Ellerelisait les mêmes noms aux coins des rues, noms rogues oucroustillants, surtout évocatifs en langue flamande :Klapdorp, rue de la Culotte Bleue, Leguit, Kraaiwyk, Pensgat,Pont-Cisterne, Canal des Vieux Lions, rue du Coude Tortu,Schelleken, Coin-Riche. Nulle part ne luisaient ces syllabestroublantes : Rit Dyk.

Gabariers, « commis de rivières »,« capons » des canaux, tenanciers clandestins, fripiers,rôdeurs de quais, aide-bateliers, mousses en rupture d’engagement,arrimeurs en ribote, proxénètes des deux sexes, c’était là le mondequ’elle coudoyait.

Sur les trottoirs se colletait une marmaillede bâtards ; des fils de ribaude blonde comme la blondeGermanie héritaient du teint citronneux et des sourcils noirs deleur père, le timonier italien échoué une nuit chez le logeurallemand. Une fillette grasse et potelée descendait du croisementfurtif d’un lamaneur hollandais et de la servante d’un coupe-gorgeespagnol. Enchevêtrés comme des nœuds de vipérions, les polissonsse dégageaient au passage de la jeune bourgeoise, éblouis par cebout de jupon blanc qu’elle montrait en se troussant. Elle fixaitdans sa mémoire, pour l’évoquer souvent, comme de taquins fantômes,l’apparence des plus grands de ces gueusillons : tignassesbretaudées ou crépues, frimousses jolies mais déveloutées quil’avisaient avec plus d’effronterie encore que leurs aînés de toutà l’heure et riaient, et grimaçaient, et se tortillaient, endardant sensuellement vers elle, leurs langues rouges delouveteaux.

Elle prisait fort l’élégance pleine delangueur et de sensualité de certains adolescents de professionvague, immobiles durant des heures en face des grandes nappes d’eaufluviales sur lesquelles planent des vapeurs que le soleilconvertit en pulvérin d’argent. La casquette à large visière plateet à liseré d’or coiffe fièrement les visages de cespseudo-aspirants de marine. Se sachant regardés ces éphèbesrecouraient à des postures avantageuses : ils s’étiraient,ployaient et écartaient les jambes, esquissaient lentement et commeà regret des feintes de lutteurs, quittes à retomber dans leurcagnardise quand s’éloignait la belle passante. Et à force de lesemplir de la vision lubrifiante de la rivière et des nuages, ilsemblait à Clara que l’aimant pervers de l’eau se fût communiquéaux prunelles de ces contemplatifs.

Puis elle gagnait les canaux ou bassinsremplis de bâtiments mouillés contre à contre. Un pont tournants’ouvrait pour laisser entrer ou sortir quelque navire remorqué, etelle faisait halte parmi les piétons affairés, dans un embarras devoitures et de binards. En attendant que les bateaux eussent défiléet que le pont fût rendu à la circulation, un passeur godillaitdans son bac les personnes les plus pressées.

Clara, elle, avait toujours le temps ets’oubliait longuement sous les arbres ombreux le long des quais dufleuve. Avec leurs bâches goudronnées, les amas de marchandisessemblaient d’immenses catafalques autour desquels on aurait dit queles débardeurs, le coltin drapé comme une cagoule de pénitent, sûrset solennels dans leurs manœuvres, accomplissaient les rites d’unculte redoutable.

Les brises de l’Escaut rafraîchissaient sestempes trop battues. Les chaînes des grues grinçaient, des ballotss’engloutissaient avec un bruit sourd à fond de cale destransatlantiques ; on entendait tinter les cloches despaquebots et battre les pics des calfats radoubant les carènesavariées. Les chevaux géants continuaient d’émouvoir les longschariots. D’un côté à l’autre des bassins, les navires crachant lavapeur avaient l’air de vieillards bougons, grommelant quelqueinvective à l’adresse du voisin. Au loin, des voiles gonfléesfiguraient le jabot d’énormes pigeons blancs et le panache de fuméed’un steamer gagnant la mer s’élevait là-bas, au-dessus descampagnes, visibles plus longtemps que le fleuve, qu’une courbecachait à un quart de lieue de la rade derrière les polders deWaes. Et des mouettes sautillaient avec de petits cris aigus surl’eau blonde frangée d’écume.

Cependant le carillon de la cathédraleégrenait ses notes comme édulcorées au voisinage de la granderivière.

Clara songeait à l’heure et, attardée,regagnait l’avenue du Commerce, en tournant une dernière fois lesédifices babyloniens des docks et entrepôts.

Chapitre 11

 

Un soir d’automne qu’elle avait prétexté desemplettes à faire avec une amie, mais qu’elle cédait surtout à lafantaisie de contempler, sous leur aspect nocturne, les champs deses pérégrinations, elle se trouva derrière le marché au poisson,dans une cour étroite bordée de hautes murailles d’apparenceféodale.

Une sorte de tunnel s’enfonçait sous unemanière de pont que surplombait un grand crucifix paraissant blanctant les maisons avoisinantes condensaient de ténèbres dans leurspignons de bois vermoulu. Où aboutissait ce tunnel ? L’idée duquartier mystérieux que Clara désirait connaître fit qu’au lieu detourner les talons elle s’engagea courageusement sous cette voûteobscure.

Après quelques pas elle déboucha dans uneruelle ressemblant à un étroit et profond boyau. Des toits en dentsde scie et des pignons en escalier tailladaient le ciel opaque.

Il était à peine huit heures et cependant toutdormait dans ces habitacles de bois remontant aux Espagnols et dontaujourd’hui les mareyeurs, les marchands de moules et d’anguillesimprégnaient les parois des iodures de leurs marchandises. À untournant de cette ruelle le passage lui fut barré par un immenseédifice, un vieux « steen »[3] flanqué detours et de clochetons à chaque angle de ses façades et soubassé decontreforts comme un manoir féodal.

En approchant, Clara constata qu’au bas de cemonument s’ouvrait une arche analogue à celle qu’elle venait defranchir.

Cependant elle commençait à se repentir de sonescapade et allait rebrousser chemin, lorsqu’elle perçut, dans lesilence claustral de cette région, une musique entraînante, unesymphonie de harpes, d’accordéons et d’archets.

Les sons partaient de l’autre côté de cenouveau tunnel. Ces accords précipités, rythmés comme descinglements de fouet et des coups d’éperon, vainquirent la peur dela noctambule et elle enfila en courant ce corridor louche.

À la sortie la voie s’élargissait brusquementet dévalait en pente douce. Le bruit partait du bas de la rue.Clara continua de marcher à sa rencontre.

À mesure qu’elle avançait, la rue d’abordmorne et noire comme le quartier qu’elle laissait après elle, seréveillait et se peuplait. Des groupes de rôdeurs longeaient leshautes maisons aux rez-de-chaussée illuminés et aux portesouvertes. Des ombres des deux sexes passaient et repassaient devantles carreaux mats garnis de rideaux rouges.

Sur presque chaque seuil une femme en toiletteblanche, penchée, tête à l’affût, épiait des deux côtés de la ruel’approche des clients et leur adressait de pressantes invites.

Matelots ou soldats déambulaient par coteries,bras dessus bras dessous, déjà éméchés. Parfois ils s’arrêtaientpour se concerter et se cotiser. Fallait-il entrer ? Ilsretournaient leurs poches, hésitaient encore jusqu’à ce que,affriandé par un dernier boniment de la marchande d’amour, souventl’un souvent l’autre donnât l’exemple. Le gros de la bande suivaità la file, les hardis poussant les timorés. Ceux-ci, les recrues,miliciens de la dernière levée, conscrits campagnards, fiancésnovices et croyants, que le curé avait mis en garde contre lessirènes de la ville, courbaient l’échine, riaient faux, un peuanxieux, rouges jusque derrière les oreilles. Ceux-là,esbrouffeurs, durs à cuire, remplaçants déniaisés, galants assidusde ces belles de nuit, poussaient résolument la porte du bouge. Etl’escouade s’engloutissait dans le salon violemment éclairé,retentissant de baisers, de claques et d’algarades, degraillements, de bourrées de matelots et de refrains decaserne.

D’autres, courts de quibus sinon de désirs,baguenaudaient et pour se venger de la dèche se gaussaient desappareilleuses et leur faisaient des propositions saugrenues.

Clara savait maintenant où était leRit-Dyk.

Elle se proposait de ne pas en voir davantage,chaque pas en avant serait le dernier ; puis elle se ravisaitet poursuivait encore.

La circulation devint plus difficile. Lesescouades de drilles se multipliaient en même temps que serenforçaient les théories des prêtresses. Outrageusement fardées,vêtues de la liliale tunique des vierges, les filles complaisantesse balançaient au bras de leurs seigneurs de hasard. Lessanctuaires d’amour, à droite et à gauche, se succédaient de plusen plus vastes et luxueux, de mieux en mieux achalandés ; dechapelles ils se faisaient temples. Au fronton de l’entrée de deuxbâtiments sans étage, Clara lut en lettres de feu,« Waux-Hall » et « Frascati ». C’étaient dessalles de bal. Des couples qui s’y rendaient, impatients,fringuaient dès la rue.

Une bouffée de vent frais chassa dans cet airchargé d’effluves érotiques et souleva la voilette de lapromeneuse. Inquiète, elle la rabattit sur son visage. Le fleuve, àmarée haute, se lamentait, les vagues battaient les pilotis desdébarcadères et on entendait aussi glouglouter l’eau envahissant lacale.

À présent, au lieu de longer les quais et des’éloigner de ces rues mal famées, Clara fit volte-face, rappeléepar une venelle qui débouchait dans l’artère principale et oùl’animation semblait plus furieuse encore. Elle détourna à gaucheet quittant le Fossé-du-Bourg, se trouva cette fois dans le Rit-Dykmême, au cœur de la paroisse de joie.

Ici, des façades hautes comme des casernescroisaient les feux de leurs fenêtres. Les vestibules pompéïensdallés de mosaïques, ornés de fontaines et de canéphores,renommaient les merveilles de l’intérieur. Et derrière les hautesglaces incrustées de symboles et d’emblèmes, sous les plafondspolychromes à l’égal des oratoires byzantins où dominaient lescinabres et les ors affolants, Clara devinait la débaucheéchevelée, les longues pâmoisons sur les divans de velours rouge etdans les larges lits de Boule.

La rue se saturait d’un composé d’odeursindéfinissables où l’on retrouvait, à travers les exhalaisons duvarech, de la sauvagine et du goudron, les senteurs du musc et despommades. Les fenêtres des étages ouvertes mais grillées commecelles d’un couvent, épanchaient sur la foule les relents capiteuxde l’alcôve.

Et ici, les femmes plus provoquantes que dansla grand’rue entraînaient presque de force les récalcitrants et lesbaguenaudiers. Et toujours le raclement des guitares, les pizzicatides harpes, les bourrées des musicos et les refrains desbouïs-bouïs, les cliquetis des verres et la détonation du champagnedominaient la pédale sourde de la foule.

Aux intervalles d’accalmie on entendaitpleurer l’Escaut contre ses berges, et parfois, la sirène d’ungrand steamer accoté sifflait rageusement la saturnale.

La parure sombre, l’allure dépaysée, laréserve de Clara avaient été remarqués par ce monde attentif, auxsens très aiguisés. Une sarabande de viveurs mondains qui venaientcontinuer dans ces régions gaies l’orgie commencée au restaurant,faillit l’enlever dans ses rets.

Les matrones se hélaient de porte en portepour se dénoncer cette intruse. D’horribles reproches lasouffletèrent. Des hommes avinés la regardaient sous le nez ets’acharnaient à ses trousses. Elle gagna peur et, n’osant plusreculer ou avancer, elle eut envie de se mettre sous la protectiondes argousins préposés à la surveillance de ces dédales, enprétextant d’avoir perdu son chemin.

En ce moment une lourde main s’abattit sur sonépaule, un souffle moite et brûlant courut dans son cou, et unevoix rude mais jeune prononça à son oreille quelques mots d’unelangue inconnue. Elle se retourna. Un mousse anglais, de belleencolure, emplissant bien sa culotte boucanée et son tricot bleu,la regardait de ses yeux d’enfant, des yeux qui avaient douze anscomme le corps en avait vingt ; et la bouche, non moinsfraîche et enfantine, répéta les mêmes mots d’un ton suppliant etmouillé. Du bord de son béret, campé en arrière, s’échappaient desfrisons de cheveux blonds qui offusquaient son front.

Comme Clara ne bougeait pas et se taisait, lejeune marin la prit par le bras et de l’autre main, pour mieux sefaire comprendre, il puisait rageusement dans son gousset, et luimontrait de l’or, tout le salaire d’une traversée de plusieursmois. Elle s’avoua la beauté de cet adolescent et son admirationgrandissait si impérieuse, la sympathie la gagnait à tel point quetoute lueur de raison allait s’éteindre. Mais un dernier éclairtraversa sa pensée endormie, hypnotisée par le désir ; aumoment où il l’entraînait, elle se vit perdue, salie, maudite parson père, la risée de la ville hypocrite et méchante, friande descandales ; et d’un mouvement brusque, elle échappa àl’étreinte de l’entreprenant blondin, se perdit dans la cohue, etcourut comme une dératée sans se retourner, poursuivie – luisemblait-il – par des rires et des huées, le sang affluant à sesoreilles, jusqu’à ce qu’elle arriva à la porte du logisMortsel.

Là, avant de sonner, elle s’arrêta, comprimales battements de son cœur, ses genoux se dérobant sous elle, et,moins pressée, elle se retourna vers les quartiers d’où elle venaitde s’enfuir ; presque repentante, à présent, de sa panique,tâchant de scruter les ténèbres, espérant qu’il l’avait poursuivie,le hardi camarade, qu’il allait la rejoindre, que la main dudompteur s’abattrait sur son épaule, qu’il reviendrait s’emparerd’elle et l’emporter quelque part dans un coin où ils ne seraientqu’à deux.

Chapitre 12

 

Les Mortsel achevaient de déjeuner. Après uncoup de timbre, le domestique annonça qu’une voiture de maîtrevenait d’arrêter à la porte, et qu’un monsieur mince et pâledemandait l’entrepreneur. Nikkel prit à peine le temps de s’essuyerla bouche et se précipita à la rencontre du visiteur. En ce moment,celui-ci poussait la porte de la salle à manger :

– Monsieur le comte… Quel honneur !Excusez-nous… Vous me voyez tout confus… Ma femme… Clara, ma filleunique, Monsieur le comte… Monsieur le comte d’Adembrode dont jevous entretiens tous les jours… Clara avancez un fauteuil àMonsieur le comte… Il daignera s’asseoir un instant à notre table…Oh ! ne nous refuser pas cette faveur… Un verre de vind’Espagne ?… Rikka voilà les clefs de la cave… Vrai, votreprésence nous comble de bonheur… Et plus je vous regarde, plus vousme représentez le portrait vivant de feu votre très noble mère…

Au flux de ces inepties, le compère jouaitl’affairement, convaincu que rien ne flatte autant la vanité desgrands que le trouble causé par leur simple apparition. Le comte,souriant, avait touché la main du parvenu, et salué la mère et lafille, sans accorder d’attention à l’ameublement de la pièce. Ilétait jeune encore, disgracieux, long et blême ; vêtu de noir.Des traits anguleux, le nez trop aquilin, l’exagération de ce qu’onappelle un profil de race. Après avoir formulé quelques excuses quene voulurent point entendre les Mortsel, ses prunelles grises commel’acier amati s’arrêtèrent sur Clara et c’est à elle qu’il semblaitdire l’objet de sa visite : quelques réparations à faire à sonchâteau d’Alava près de Santhoven.

Cette grande jeune fille aux saines couleurs,aux yeux expressifs, à la bouche sensuellement rouge, avait produitsur le gentilhomme une impression qui n’échappa ni à Nikkel ni à sacompagne. Il s’embrouillait dans ses explications, comme si ledonjon trois fois séculaire que l’art du père Mortsel devaitempêcher de s’écrouler, avait été à autant de lieues de sespréoccupations que de la chaise, où s’asseyait, en face de lui, lafille de l’entrepreneur. L’air d’apparente réserve de Clararenforçait le charme de son appétissante physionomie. Le comten’avait cru s’arrêter que quelques instants chez son maçon. Iln’eut pas la force de refuser le verre de sherry offert par lajeune fille. Il chercha un compliment, ne trouva qu’une banalité.Nikkel Mortsel et sa femme jabotaient à l’envi, sans prendrehaleine, sans doute pour mettre leur interlocuteur à l’aise, et serécriaient à l’évocation des moindres objets touchant de près ou deloin au noble visiteur. Clara parlait aussi peu que le comte ;mais ce n’était pas l’enthousiasme qui lui embarrassait la languedevant le premier comte vivant, le premier noble en chair et en os,qu’elle avait l’occasion d’approcher et d’entendre. Elle comparaît,à part elle, ce godelureau transi à ces preux du moyen-âge, à ceshommes de fer, figurés sur les tombeaux gothiques, ou portraicturésdans les vitraux des cathédrales.

Les quelques mots qu’elle prononça achevèrentde griser le jeune homme moins par leur signification que par leurmusique. La voix de Clara, descendant vers le contralto, présentaitun timbre chaud, voilé par instants, qui s’harmonisait avec levelours de ses noires prunelles, le moelleux de sa cheveluresombre, la moiteur de ses lèvres vivaces, la langueur caressante deson geste, les sculpturales ondulations de son corps, sa richecarnation imperceptiblement duveteuse comme celle d’un noble fruitseptembral.

Warner d’Adembrode se surprit à détaillercette plébéienne avec une obstination inéprouvée devant les femmesles plus vantées de son monde. Il remarqua le nez court, plutôtretroussé que busqué, charnu au bout, les narines trèsdilatées ; le menton grassouillet, rond, marqué d’une fossettecomme d’un coup de pouce, le col fort, cerclé de deux lignesparallèles fixes comme des fils de soie entre lesquels la chaircapitonne, la pomme d’Adam assez accentuée et un débordement de lanuque à l’attache du cou.

Elle portait ce jour-là une toilette de soielie de vin garnie de velours mordoré, et comme unique bijou uncollier de cornalines dont les reflets pelure d’oignon épandaientun hâle sur sa pulpe savoureuse. Ainsi, dans certains tableaux deJordaens, les flammes d’un vin doré rehaussent en la métallisant lanudité des bacchantes. Une demi-heure s’écoula. Le comte, cloué sursa chaise, l’air à la fois distrait et charmé, oubliait de s’enaller et ne trouvait d’autre moyen pour prolonger sa visite que dereparler du pignon et de la toiture du manoir d’Alava, endommagéspar le dernier ouragan, seulement, cette fois, dans l’intentiontransparente d’être agréable au père de Clara, il résolut d’ajouterune aile à cette demeure ; l’architecte arrêterait aussitôt unplan que Mortsel exécuterait.

Sur le seuil de la porte, où la famille lereconduisait avec force révérences, Warner s’attardait ets’obstinait à rester découvert malgré les protestations del’entrepreneur.

– Faites mieux que ce que nous avons décidé,finit par dire le comte ; lorsque vous viendrez à Santhoven,emmenez donc ces dames. Je leur montrerai le château que lesnotices des archéologues exaltent comme une des choses les pluscurieuses de la contrée… Chaque salle a sa légende, souvent uneterrible légende… D’ailleurs si ces vieilleries ne vousintéressaient pas, je crois que la promenade vous plaira. Toutautour du parc, des bois magnifiques s’étendent jusqu’à Zœrsel etMagerhalle… Ainsi, c’est convenu ; ce jour-là je vous retiensà dîner… Ne me remerciez pas ; je serai votre obligé…

Et craignant un refus, que les parentsn’avaient aucune envie et Clara aucun courage de formuler, ils’élança dans son coupé, qui détala à fond de train.

Chapitre 13

 

Warner d’Adembrode de Rohingue sortait d’uneancienne et illustre maison de cette partie du marquisat d’Anversconnue sous le nom de pays de Ryen. Sa généalogie remontait même àRohingus, premier seigneur de cette contrée, régnant en 725.

Grands batailleurs, dès l’origine desd’Adembrode figuraient parmi les paladins cités dans les vieilleschansons de geste. On trouvait plus tard des d’Adembrode mêlés auxguerres engagées par leurs suzerains, les ducs de Brabant, contreles comtes de Flandre.

Un autre d’Adembrode, sire Rombaut dit leMartyr, accompagnait en 1398 Jean de Bourgogne, alors comte deNevers, dans sa croisade contre Bajazet. Prisonnier après ledésastre de Nicopolis, l’intercession du comte de Nevers lui valaitd’être compris avec celui-ci parmi les vingt-cinq hauts baronsfrançais que le sultan consentait à épargner moyennant rançon. Maissire Rombaut déclina cette grâce, il entendait partager le sort ducommun de ses compagnons, et pendant que les janissairesmassacraient ces chevaliers désarmés, il courut se jeter sous lescimeterres des égorgeurs et il ajouta son cadavre à cette hétacombede chrétiens. C’est après cette guerre funeste qu’on appela Jean,le Sans Peur. Mais sire Rombaut avait mérité un surnom plusglorieux encore.

À la bataille de Gravelines, le comte Françoisd’Adembrode chevauchait à côté de Lamoral d’Egmont ; unearquebusade, destinée au général, l’abattait et, emporté sous satente, il expirait pieusement, consolé d’apprendre la victoire dessiens sur les Français.

À l’encontre de la généralité des autresnobles flamands, sous le régime de la Terreur, le représentant decette maison historique ne voulut pas s’exiler en Angleterre ou enAllemagne et, dans un beau mouvement de solidarité patriale, se mità la tête des simples porteblaudes révoltés contre lesdémagogues.

Le 21 octobre 1798, accompagné de quelquesgars résolus, Jean d’Adembrode, arrière-grand-père de Warner,s’était présenté sur le marché de Massenhoven, où se tenait cejour-là une foire aux chevaux, assemblant les blousiers du pays. Làil avait arraché aux sans-culottes et jeté dans le feu la cocardetricolore, puis, monté sur l’estrade d’un marchand de complaintes,tandis que ses compagnons, déjà renforcés par la bouillantejeunesse de l’endroit, faisaient bonne garde autour de lui, ilavait excité avec une éloquence de capitaine et de poète leshabitants du canton à secouer le joug des envahisseurs. À sa voix,Massenhoven et toutes les communes limitrophes, Viersel, Santhoven,Ranst, Broechem, Emblehem, Halle, Wommelghem, Grobbendonck, Schildese soulevèrent en masse. Ceux de ces paroisses qui avaient entendule comte Jean, allaient donner, enthousiasmés, chez eux le signalde la résistance aux Jacobins. Le soir même de l’appel aux armes àSanthoven, les soulevés, pour la plupart des conscritsréfractaires, brisaient à deux reprises les carreaux de vitres del’agent municipal. Partout on arrachait des parvis le fallacieuxarbre de la liberté planté par les oppresseurs. Le mouvementrayonna à des lieues comme une conflagration ; un tocsinfurieux volait de clocher en clocher et la nuit des feuxs’allumaient dans la bruyère ; bivouacs et signaux departisans ou fermes incendiées par les républicains. Ceux-ci,d’abord surpris par cette explosion de chouannerie flamande,lancèrent sur elle leurs troupes disciplinées et nombreuses. Lecomte Jean d’Adembrode tint quelque temps ces forces en échec dansson canton de Santhoven, puis il dut s’enfoncer plus avant dans leslandes campinoises ; les troupes du Directoire l’ypoursuivirent. Avec sa guérilla traquée, acculée, décimée, le comterallia à grand’peine à Diest le gros des patriotes. Il prit partaux suprêmes et héroïques efforts de l’insurrection et périt commeses féaux dans le massacre de Hasselt.

Sa femme et ses tout jeunes enfants, passés àl’étranger dès l’invasion, prolongèrent leur exil jusqu’àl’avènement de l’empire. Napoléon, voulant se concilier cetteinfluente famille, leur restitua les biens confisqués par laTerreur.

Vers les 185… la dernière comtesse d’Adembroderesta veuve avec ses deux fils, Ferrand et Warner. Ses préférencesallèrent à l’aîné, physiquement bâti en digne descendant des preux.Ce rejeton semblait avoir épuisé la dernière sève du vieil arbre deRohingus. Le second était né aussi chétif qu’un poussin éclos avantterme. La comtesse accueillit comme une calamité la venue de cethéritier et ne pardonna jamais à cet avorton de nécessiter ladivision d’une fortune ébréchée à la fois par les tentativeslibératrices du comte Jean et les spoliations jacobines.

Warner, souffreteux, rachitique, toujours unpied dans la tombe, entretint longtemps chez l’orgueilleusedouairière le vague espoir que son fils de prédilection demeureraitbientôt unique descendant de Rohingus. Cependant la frêlecomplexion du cadet se trouva d’une ténacité imprévue ; lebambin, malingre, cramponné à la vie, poussa, devint un garçonblême, déjeté, sec comme un échalas. Repoussé par sa mère, quesemblait narguer son être piteux mais viable, les heures où il neservait pas de jouet à son frère on le reléguait parmi ladomesticité.

Warner réunissait, à défaut des avantagesphysiques de ses ancêtres, leur intelligence éveillée et leur grandcœur chevaleresque jusqu’au sacrifice ; aussi devina-t-ill’aversion des siens et flattant les spéculations de la comtesse,manifesta-t-il de bonne heure un entraînement pour l’étatecclésiastique. Une fois dans les ordres, il se contenterait d’unesimple rente servie par son aîné. La comtesse se garda bien de lecontrarier dans cette vocation. Si elle devina à son tourl’abnégation de son enfant, elle ne l’en aima pas davantage. Ellelui en voulut même de l’humiliation qu’il y avait pour elle danscette générosité.

Sortis d’un collège de jésuites spécialementréservé aux nobles, Ferrand entrait à l’École militaire deBruxelles et Warner au séminaire de Malines.

Depuis ce jour, le cadet des d’Adembrode,celui que l’on appelait le chevalier ou le jonker, ne parut plusqu’à de rares intervalles à Santhoven ou à l’hôtel de la rueKipdorp, à Anvers, depuis des siècles la résidence urbaine desd’Adembrode.

Servi par ses protections, le comte Ferrand,le cancre le plus encrassé, subit pour la forme un examend’admission. Après les deux ans réglementaires à Bruxelles et sonstage à l’école de cavalerie d’Ypres, il passa avec la mêmefacilité sous-lieutenant des guides.

Il se lança, tête en avant, dans la vieturbulente de la plupart des fils de famille. La roulette et le tirau pigeon, l’écarté et le turf, le cheval et la lorette separtagèrent son temps et sa bourse. Il se fit une réputation decasse-cou et d’homme à bonnes fortunes. Une orpheline pauvre,d’excellente maison, rencontrée à la Cour où l’appelait son servicede fille d’honneur de la reine, crut aux déclarations du fêtard secompromit pour lui, et renvoyée à sa famille, devint folle d’amouret de honte. C’en fut assez avec un duel où il eut l’avantage pourposer définitivement Ferrand en lion de son régiment. Entre tempsil s’endettait jusqu’au cou. La douairière dut intervenir plusieursfois, mais c’était avec la part de Warner, et du consentement de cestoïque enfant, qu’elle « arrosait » les créanciers dudissipateur.

Mère aveugle, elle se résignait auxextravagances du bourreau d’argent, l’amour-propre peut-êtrechatouillé par ce tapage et cet éclat entourant le nom desd’Adembrode. Ces frasques cadraient dans son optique maternelleavec la belle mine, la superbe prestance, le sang vivace dubretailleur. Pour Mme d’Adembrode, ce piaffeur, sentantl’écurie et le cigare, valait tous les d’Adembrode du passé ;elle assimilait les ruineuses victoires du sportsman sur le turfaux batailles où se distinguaient les ancêtres, à la fin sublime desire Rombaut le Martyr, à la vaillance de François d’Adembrode dontle portrait en pied figurait au-dessus de la cheminée dans la salled’honneur du château, et même à l’héroïsme du bisaïeul Jean, ce LaRochejacquelin campinois, oublié de ses pairs, mais dont lescampagnards du pays ne prononçaient le nom qu’en se découvrant.

Elle réservait à ce traîneur de sabre bravacheune alliance magnifique ; sa bru serait une de Mérode, uned’Arenberg, pour le moins ; elle se prenait à chérir d’avanceles petits enfants de son Ferrand.

À l’époque où la douairière caressait cesradieuses perspectives, on ramenait un soir, à l’hôtel de la rueKipdorp, le jeune comte, le crâne escarbouillé par un coup de sabotd’un étalon vicieux qu’il s’était promis de dompter à la suited’une gageure et après un déjeuner trop copieusement arrosé.

La comtesse survécut à cette épreuveépouvantable, mais en fut pour jamais ébranlée.

Elle ne quitta plus ses larges vêtements dedeuil, et s’enferma dans son oratoire converti en une perpétuellechambre ardente ; affaissée devant une manière de cénotapherecouvert du dernier uniforme, du sabre, des éperons et de lacravache que portait le défunt cette fatale après-midi. Elle secomplaisait dans l’obscurité que piquaient seulement les languesdes cierges jaunes et ses heures se passaient dans les prières etdans les larmes. Trois jours suffirent pour vieillir de vingt ans,pour voûter cette femme hautaine, droite comme le donjond’Alava.

On avait averti Warner en toute hâte ; lelendemain de cette tragédie, il eût été voué au Seigneur.Maintenant il lui faudrait vivre pour le monde, renoncer à latonsure, empêcher l’extinction du nom.

Chapitre 14

 

La première entrevue de la châtelaine et dufils unique à présent, fut crispante. La comtesse, non encorecorrigée par ce malheur ressemblant à un châtiment du ciel,comparait ce gringalet gauche, au mince et osseux profil, à la voixmal assurée, avec le cavalier fringant dont les éperons sonnaientsi joyeusement dans les grands corridors et dont les juronspartaient avec tant de belle humeur que les saints devaient ensourire au lieu de s’en offenser.

Non, la répulsion vainquait sa conscience etsa volonté. Jamais elle ne s’habituerait à cette face exsangue etglabre, tout l’opposé du visage épanoui de son aîné. Elle n’essayapas plus qu’auparavant de cacher son aversion à Warner. Elle oubliaque cet enfant honni s’était sacrifié une première fois en entrantau séminaire ; elle ne voulut pas s’arrêter davantage à lapensée qu’il s’immolait peut-être plus cruellement aujourd’hui enrentrant dans le monde au simple appel de la mère qui voulaitd’abord l’en étranger.

Au milieu d’une crise d’égoïstes larmes, ellene cessait de répéter : « Mon pauvre Ferrand ! Etvous Warner, vous, pour lui succéder ! » Et toujours unvœu impie lui montait aux lèvres : « Pourquoi la mortn’avait-elle pas enlevé celui-ci qui ne prétendait à rien ici-bas,au lieu de l’autre, à qui tout réussissait ; cet avortonprobablement impuissant, contrefait et déjeté dès le berceau, enplace de ce vigoureux garçon digne de fairesouche ? »

Warner respecta la désolation outrée de samère. Nature évangélique, il ne se rebuta pas devant l’humeur, lescalifourchons et les injustices de la monomane ; il essaya,par son stoïcisme, de se faire pardonner le crime de survivre àFerrand.

Il passait à Santhoven, qu’elle ne quittaitplus, la plus grande partie de l’année. Leurs rapports journaliersdevenaient un supplice pour le jeune homme, et cependant elle seules’en plaignait. Lui, serait demeuré continuellement auprès d’elle,par déférence filiale, quoique en butte à ses tracasseries, maiselle l’éloignait en invoquant malignement les devoirs imposés àquiconque représentait le grand nom d’Adembrode. C’était une soiréedans laquelle il devait paraître ; un mariage ou unenterrement auquel on le priait ; une félicitation à recevoirau jour de l’an. Tantôt le réclamait un office religieux, tantôt leconvoquait un comité de politiques, ou, sur l’ordre capricieux dela douairière, il donnait un grand dîner d’apparat dans leur hôtelde la rue Kipdorp.

Elle se désintéressait des convenancessociales, mais n’entendait pas que son fils partageât sonrenoncement et s’abstînt de se rendre aux nobles assises. Elle nerecevait Warner qu’une fois par jour et cela dans cette piècelugubre où elle vivait comme une chouette, s’obstinant à s’y faireservir ses repas afin de ne plus rencontrer l’ex-séminariste àtable. Elle n’avait pas même consenti à présenter au mondepatricien d’Anvers le nouveau comte d’Adembrode, car elle redoutaitde lire, sous la physionomie obséquieuse et sous les complimentsobligés, la piètre impression que produisait le frère du brillantofficier.

Chez elle, la femme de qualité souffraitpeut-être autant que la mère en songeant que le nom des uniquesdescendants de Rohingus et des princes de Ryen allait s’éteindre.Elle affectait parfois de parler mariage au dernier comte ets’informait de ses succès dans le monde sur un ton rappelant lesplaisanteries « braques » et soldatesques de Ferrand.

Trompé dans ses affections naturelles,habitué, dès l’enfance, à ne compter pour rien, Warner avaitreporté toute son ardeur sur l’étude. Lorsque la comtesse mourut,deux ans après Ferrand, il put reprendre sa vie de bénédictin et serenfermer à l’envi dans sa bibliothèque et son laboratoire.Religieux jusqu’au fanatisme, mais convaincu de la solidité de safoi, il affronta la lecture des historiens, des philosophes et desnaturalistes de ce siècle. Ainsi, il s’initia aux travaux ou auxdécouvertes des Darwin, des Carl Vogt, des Claude Bernard et dudocteur Lucas. Le savant trouvait dans les révélations désolantesque ces physiologistes lui apportaient sur son individu, unemortification nouvelle que le croyant offrait en pénitence à sonDieu.

Il éprouvait une joie amère et cuisante àrechercher lui-même les diagnostics de ses maux, les sources de sesinfirmités, à se disséquer, à sonder toute l’insuffisance de sonêtre corporel.

L’Église recommandant de tenir son corps enmépris, les pratiques du comte Warner demeuraient de la plusorthodoxe nature.

Pourtant des scrupules s’insinuèrent en lui.Si le chrétien absolvait le savant, ce fut au gentilhomme àregimber. Avait-il le droit de se réjouir avec un amer et poignantsoulas de la dégénérescence du sang des d’Adembrode ? Avait-ilquitté l’autel pour se livrer à ce lent suicide ? Dans la paixmélancolique goûtée depuis quelques mois surgirent brusquement lesombres irritées de Ferrand et de la comtesse douairière. Cesfantômes hantèrent ses rêves pour lui reprocher sa résignation à ladéchéance. Non, il ne pouvait pas se prêter à l’extinction de larace des princes de Ryen ; il devait continuer l’illustrelignée. Même les intérêts de l’Église exigeaient qu’il y eûttoujours en Flandre des représentants de cette très catholiquefamille.

Ces considérations auraient peut-être brouilléWarner avec la science, s’il n’avait pas envisagé celle-ci commeune aide pour remplir le devoir que lui rappelaient les voiximpérieuses des aïeux. Une idée fixe se logeait maintenant dans sacervelle : conjurer la fin de la race des d’Adembrode,ravifier cette branche antique. Sur ces entrefaites il lui tombasous les yeux un passage de Charles Demailly, l’admirableroman des frères de Goncourt, celui où le médecin de Charlesthéorise à propos de l’anémie :

« L’anémie, disait le docteur, l’anémienous gagne, voilà le fait positif. Il y a dégénérescence du typehumain. C’est, étendu des familles à l’espèce, le dépérissement desraces royales à la fin des dynasties… Vous avez vu au Louvre cesrois d’Espagne… Quelle fatigue d’un vieux sang ! Peut-êtrecela a-t-il été la maladie de l’empire romain dont certainsempereurs nous montrent une face dont les traits même dans lebronze semblent avoir coulé… Mais alors, il y avait de laressource, quand une société était perdue, épuisée, au point de vuephysiologique, il lui arrivait une invasion de Barbares, qui luitransfusait le jeune sang d’Hercule. Qui sauvera le monde del’anémie du dix-neuvième siècle ? Sera-ce dans quelquescentaines d’années une invasion d’ouvriers dans lasociété ? »

Ce redoutable point d’interrogation sedressait constamment devant Warner. Au fait, tous les savantsinclinaient à une réponse affirmative. Si l’orgueil de casteprotestait chez le comte, ses études lui arrachaient lareconnaissance de l’inéluctable vérité.

Bourrelé par le désolant problème, lorsqu’ileut extrait la quintessence des ouvrages spéciaux des bibliothèquesdu pays, il voyagea, battit les cabinets de lecture et lescollections universitaires de l’étranger, s’aboucha avec leslumières de la science.

À Londres, où il passa plus d’un hiver, ils’accostait au British Muséum d’un jeune médecin français et lacommunauté des études rapprochait les deux voyageurs du moins surle terrain de la physiologie pure, car le docteur Girard étaitfortement imbu des théories philosophiques de Büchner et d’AugusteComte.

Warner s’ouvrait à sa nouvelle connaissancesur le miracle espéré. – Aide-toi de la science, le Cielt’aidera ! avait-il pris coutume de dire.

Le docteur Girard l’écoutait avecsollicitude ; il paraissait d’abord assez embarrassé deconseiller, dans une matière aussi délicate, un homme du caractèreet des opinions de M. d’Adembrode, mais pressé, supplié parson ami, à la fin, il prononçait son arrêt définitif.

Pour assurer la survivance des d’Adembrode, ilne restait plus qu’un moyen, l’infusion d’un sang riche, depréférence un sang plébéien dans les veines appauvries de l’antiquerameau ; une mésalliance qui deviendrait une sélection.

L’apparition de Clara Mortsel, de cetteadmirable fille que la Providence même semblait envoyer à Warner,vainquit les dernières hésitations du comte. L’énormité de laforfaiture prêchée par le docteur Girard diminuait en présence dela perfection plastique de cette enfant de marauds.

Clara Mortsel serait l’adjuvant du renouveaude la race d’Adembrode.

Chapitre 15

 

Deux mois après la visite de Warner àl’entrepreneur, visite suivie d’une excursion de la famille Mortselau château d’Alava, l’aristocratie anversoise criait au scandale àla nouvelle du mariage du comte d’Adembrode de Rohingue avec lafille d’un gâcheur de plâtre enrichi. En leur for intérieur, lesindignés se réjouissaient de cette mésalliance, la plus monstrueusequ’eût imaginée un conseil héraldique ; elle les vengeait desdédains et de la supériorité de ces d’Adembrode, se targuant d’unsang plus pur que celui des sept familles fondatrices du patriciatd’Anvers.

Ainsi, les plus acharnés à flétrir la fougassedu jeune misanthrope, étaient les nobles de fraîche date, desgentilshommes cosmopolites ajoutant une annexe étrangère et hybrideà leur nom patronymique flamand : les van Pulderbosch de laPoulainerie, les van den Berg y Castelar ; c’étaient lesarmateurs ou banquiers anoblis par des princes du dehors, c’étaientdes comtes du Saint-Empire, des acheteurs de titres de noblesse,précisément ceux que la hautaine douairière, ce fat de Ferrand etmême ce timide Warner tenaient à distance.

Le mariage se célébra sans le moindre apparat,à l’aube, dans la chapelle du château d’Alava.

Aucun proche, aucun ami de l’un ou de l’autredes conjoints n’y assistait.

Après la bénédiction nuptiale et lesformalités civiles, on congédia les témoins – de simples salariéscomme ceux qu’utilisent les notaires pour leurs actes – et lesportes du château se refermèrent sur les deux époux.

Les Mortsel, ces incorrigibles parvenus,parents très aimants et d’une abnégation touchante, n’avaient étéque trop heureux de souscrire aux conditions humiliantes imposéespar leur gendre ; ils ne pourraient voir leur enfant que surl’invitation du comte, et Clara oublierait le chemin de l’hôtel del’avenue du Commerce.

Clara essaya de se rebeller, sa réelleaffection filiale répugnant à ce pacte, mais cette fois le pèreMortsel s’était montré intraitable :

Jamais pareille alliance ne se retrouverait.On lui arrachait sa fille et on l’en séparait comme indigne. Labelle affaire ! Du jour où Clara devenait comtesse, ellechangeait d’essence et ses auteurs pouvaient être écartés comme desparents nourriciers ou des gouverneurs qu’on remercie après lesevrage du poupon et l’éducation du pupille.

Clara céda. Mais après quels combats et quelsdéchirements ! Dès le premier jour le comte lui avait inspiréune aversion indicible. Cet homme anguleux et séreux, aux allurestrop correctes, portant dans sa longue redingote noire quelquechose du remeugle des sacristies et de l’ammoniaque deslaboratoires, représentait l’antithèse la plus absolue de l’idéalde Clara. Ce n’était pas même ce prince charmant et troubadouresquedes contes bleus et des romans parisiens. Le comte d’Adembrodeétait laid, d’une laideur minable.

Le bizarre, c’est que l’excès même del’antipathie de Clara pour ce pâle gentilhomme, la décida àl’épouser. Elle avait couru d’inquiétantes aventures, dessollicitations répréhensibles continuaient de la chatouiller. Saraison et sa volonté triomphaient jusqu’à présent, maispourraient-elles la garantir toujours contre les impulsionsdésordonnées de son tempérament ? Elle se dit que le mariageseul la détournerait de l’abîme où l’entraînait le vertige de sessens.

Mais elle finit par se persuader, la naïve etpassionnée Clara, que la laideur et la fragilité même du mari,autant que les obligations prévues, le commerce matrimonialrégulier, émousseraient ses envies et ses curiosités illicites etdisperseraient les vols de monstrueuses chimères qui la frôlaientde leurs ailes enflammées… Elle essayerait de chérir son époux, ungalant homme et un homme instruit, certes digne d’amitié et deconfiance, et lui demanderait protection contre elle-même.

Elle attendait, en outre, la guérison ou ladéfaite de ses sens, de la campagne, du plein air, des longuescourses, des exercices du corps ; de tout un régime de sainesfatigues qu’elle s’imposerait à Santhoven ; à Santhoven qu’ilsne quitteraient plus, car le comte mettait en location l’hôtel duKipdorp, indiquant clairement, par là, l’intention de ne jamaisreparaître dans la société de ses pairs.

La première nuit de noces suffit pour ébranlerles fermes résolutions de Clara et montrer à l’effervescentecréature l’inanité des efforts entrepris. Chez le comte, le mâlesortait diminué de cette première épreuve. Il y avait eu entre lesdeux époux un de ces malentendus de l’épiderme qui décident souventde tout l’avenir d’une union. Le lendemain Clara n’était plusvierge et cependant elle n’avait pas frémi dans ses fibres intimes.Les instincts de la mariée lui révélaient des sensations furieusespar lesquelles tant d’hommes auraient pu la faire passer.

Elle dévora cette déception. Son visagerevêtit un caractère plus calme, plus pudique que jamais. Ellecachait ses fièvres derrière une immuable sérénité. Elle se montradouce, aimable, complaisante ; à tel point que Warner, quil’adorait maladroitement mais qui l’adorait, put se croire payé deretour. Il fut d’autant plus facile à Clara de tromper son mari quecelui-ci, n’ayant pas vécu, ne connaissant point de femme avant lemariage, ignorait les subtilités, les mirages et les félonies del’amour.

Chapitre 16

 

Si Clara s’était fait illusion sur l’effetapaisant du mariage, elle se méprit encore davantage sur lacampagne.

Elle n’avait appris de la vie aux champs quece qu’en révélaient quelques livres fades de la bibliothèque de lapension : les pastorales de Mme Deshouillères, de Racanet le Télémaque.

Ce qu’elle en savait de plus tangibles’embrouillait dans les souvenirs de son berceau de Niel avec lesexhalaisons de salpêtre et de chlore, les végétations et lescultures corrodées autour des fours à briques. Encore, ne seremémorait-elle pas la campagne proprement dite en se rappelant lesrives industrielles et quasi-faubouriennes du Rupel.

Depuis leur installation à la ville, commec’est généralement le cas chez les transfuges du village, sesparents avaient rompu pour jamais avec la banlieue, nourrissantmême un mépris féroce à l’endroit des blouses, des hautescasquettes, des coiffes et des cottes villageoises, de l’éternelvert et bleu de la campagne ; et une des seules objections dupère Mortsel au mariage de sa fille avec le comte d’Adembrode avaitété cet exil à perpétuité dans une crétine bourgade – c’était sonmot – de la Campine.

Clara boudait la campagne pour d’autresmotifs. Elle se la représentait retentissant de bêlementsd’agnelets à faveurs roses, pullulant de bergers classiques etmélomanes, d’Estelles et de Némorins, tapissée de myosotis, saturéede poésie laiteuse et édulcorée ; et parce qu’une campagneainsi imaginée l’ennuierait à mort, elle en avait attendu une sorted’apaisement.

Or, voilà que cette atrophie de ses sens, leschamps la lui refusaient. Elle ne dut pas séjourner longtemps àSanthoven pour revenir de son illusion et ranger la prétenduesimplicité de mœurs du paysan et l’idyllique innocence des hameauxparmi les ingénieuses fictions destinées aux sentimentalistes etaux observateurs passagers.

Habituée dès l’enfance à tout pénétrer, à nepas se fier aux apparences, Clara découvrit bientôt lesoscillations et les courants sous la surface impassible.

Comme elle, la Nature n’était qu’unehypocrite, luttant en sourdine, secouée par des spasmes intérieurs.Les convulsions printanières, l’ascension des sèves, les rivalitésdes racines pompant aux mêmes sources, les papillonnements dupollen n’altéraient pas l’apparence majestueuse de la grandeMatrice.

Une torpeur lascive s’emparait de la chairbrune et veloutée de la glèbe aussi bien que de l’argile épaisse deses laboureurs. Les pubertés accumulaient leurs trésors jusqu’aumoment de les répandre copieusement. Continence spéculative !Car plus la constriction est longue et taquine, plus, au jour de larencontre d’appétences réciproques exaspérées par l’attente, lacollision sera formidable et paroxyste la jouissance.

Oui, ce sont les passions latentes, les amoursajournées, les ruts tenus en bride, les humeurs accumulées quioppressent les détenteurs perversement chastes, et donnent auxêtres et aux choses de la campagne une apparence rassise etémoussée.

Plus tard seulement, on découvre sous cetteprétendue apathie la rage et la révolte. Ce n’est pas del’impuissance mais de la pléthore.

Cybèle secrète trop de forces. De là sonaccablement et sa torpeur. Ces réplétions exigeraient des débondesprolifiques : on n’offre à la déesse que des soulagementsdérisoires.

C’est surtout vers le Nord et en pays flamandqu’elle revêt des formes déroutantes pour le profane, maisprestigieuses pour ses vrais adorateurs.

Aussi la comtesse d’Adembrode, prédestinée,s’éprit de ces cieux plombés et pesants, de ces horizons presquetoujours guillochés d’averses sous lesquels même les scènes dubonheur provoquent de l’angoisse et comme une appréhension demirage.

Chapitre 17

 

Les d’Adembrode défrichaient depuis plusieurssiècles arpent sur arpent des sablons campinois et étaientparvenus, tout en arrondissant leur domaine, à doter le communald’une centaine d’hectares d’excellente terre, en plein rapport,digne de rivaliser avec les alluvions des Polders. Mais ces prés etces cultures se noyaient dans l’immensité des garigues et des boisd’alentour.

Clara Mortsel était arrivée à Santhoven, enaoût, lorsque les bruyères fleuries roulent à perte de vue lesvagues d’une mer rose. De distance en distance des sapinières etdes chênaies tranchent par leur feuillage sombre et velouté surcette floraison adorable, et l’arome de ces arbres à essence fortese combine avec les parfums sauvages des brandes.

Quand approche l’automne, en septembre, par untemps pluvieux, lorsque le soleil s’efforce péniblement de sourireà la nature et que ses baisers la mouillent de larmes au moment deleur séparation, cette atmosphère vous grise et vous remue. Plustard, vers le soir, des monceaux d’essarts, torchères pâles etfumeuses, cassolettes d’un farouche encens s’allument dans leslandes aux mains hiératiques des bergers et ces brûlis auxquels ilsréchauffent leurs doigts gourds, glacent, là-bas, le cœur du rarepassant.

L’habitant de ces régions correspond aucaractère grave du décor. La sève circule sous l’écorce des rouvreset affleure à la pulpe des hommes.

Ce peuple d’un terroir qui passe à juste titrepour celui où le sang anversois se sélectionne, impressionna plusprofondément la comtesse, par ses mystérieux dessous et son feuintérieur, que l’ouvrier urbain par son débraillé et son vicebravache.

Ces Campinois sont aussi plus robustes, dechair mieux tassée, mieux pétrie, moins veules que les balourds desPolders riverains de l’Escaut.

Elle se complut à les observer de près, commeelle épiait autrefois les maçons et frôlait les lazzaroni du portd’Anvers :

Les soirs d’été, principalement les lundis, labesogne terminée, les gars de la paroisse se réunissent aucarrefour près du cimetière.

Accroupis en rond, quelques-uns couchés àplat-ventre, d’autres adossés au mur, c’est à qui racontera sesaventures du dimanche, ses libations et ses amours. Ils s’exprimentavec gravité, d’une voix cuivrée et traînarde. Empêtrés dans leurrécit, ils suppléent à leur élocution pâteuse par des gestescoloriés et lents, illustrent leurs dires de postures évocativesjusqu’à la licence ; des postures qui griffaient pour des moisla rétine de Clara.

À mesure que la nuit tombe, leurs accès derire brefs et saccadés comme des hennissements de poulains, se fontrares. Par-dessus la clôture du champ des morts, les croixdeviennent moins distinctes et, pour cette raison même, plusinquiétantes. Elles tracent un geste impératif. Le narrateur lanceen pure perte ses dernières saillies.

Graduellement s’éteignent les pipes, seclairsème l’assemblée.

Au dernier coup de neuf heures il n’y a plusun vivant près de l’église. Le calme règne complet.

Obéies, les croix sont rentrées dans lesténèbres.

Chapitre 18

 

À Santhoven, sans produire le même scandalequ’à Anvers, le mariage de Warner répandit d’abord une sourdeconsternation parmi les paysans. Presque tous fermiers du domained’Alava, ils s’enorgueillissaient de la race de leurs maîtres commed’un patrimoine commun. Ce nom d’Adembrode couvrait le pays de sonprestige. L’héroïsme belliqueux de cette famille dans le passédéfrayait les longues veillées, et les cultivateurs ne savaientlesquels admirer davantage des soldats de jadis ou des agronomesd’à présent.

Dans la conviction de ces simples, Dieu nepermettait pas plus à un gentilhomme d’épouser une roturière qu’àses anges de s’unir aux filles des hommes. Et dire que cette loiavait été violée par un d’Adembrode, leur seigneur à eux, le plusnoble de tous les seigneurs ! Les braves gens en demeurèrentébaubis. « Notre jeune comte a fauté ! se répétaient-ils,que Dieu nous ait en grâce ! » Le jour dumariage un grand nombre appréhendèrent un écroulement des toursd’Alava et, tremblants sous leurs chaumes, ils craignirentlongtemps de s’aventurer au delà des sauts de loups qui bornaientle domaine. Plus tard, rassurés mais non point réconciliés, auxpremières rencontres de la nouvelle comtesse au bras de Warner, untriste reproche perçait dans leur façon de saluer le comte et unaccent légèrement rogue dans leur bonjour à sa femme. Mais labeauté de la jeune châtelaine, sa grâce et surtout sa bienfaisancedissipèrent ces derniers scrupules.

– Après tout, le Saint-Esprit épousa bien laVierge Marie ! disaient-ils, pour justifier leurindulgence.

D’ailleurs, ces pacants ne pouvaient garderlongtemps rancune à leur seigneur, leur favori de longue date. Feula comtesse douairière, la Wallonne – comme l’appelaient ceux deSanthoven, parce qu’elle parlait à contre cœur le flamand, –n’était rien moins que leur idole ; ils affectionnèrentmédiocrement aussi le comte Ferrand, ce hâbleur qui lesscandalisait durant ses rares apparitions au château par sesallures de casseur d’assiettes, et surtout par une ostentation àn’entendre que le français.

Aussi avaient-ils à peine dissimulé leur joiede l’avènement inopiné de Warner. Ils nourrissaient pour lechevalier cette compassion que les paysans flamands prodiguent auxmalades, aux innocents, aux infirmes, à tous les pauvres hères. Laconduite dénaturée de la comtesse, de Ferrand, contribuait à leurimpopularité. Warner grandissant, la pitié des villageois devint del’admiration et de l’enthousiasme pour son caractère. « Sileur jeune seigneur était un peu maltraité au physique et rappelaitsans les flatter les portraits de ses pères, des Goliaths sanguinset tout d’une pièce, au moins valait-il le meilleur de ces preux ducôté du cœur et de la tête. » Le bouillant seigneur Jeand’Adembrode, lui-même, troué par les balles des bleus dans lesfossés de Hasselt, n’aurait pas renié ce doux séminariste, fidèle àsa terre et à ses terriens.

Quelques mois après l’arrivée de Clara, lesgens de Santhoven se seraient fait hacher comme paille pour leurnouvelle comtesse. Elle visitait non seulement les fermes dudomaine, mais les burons des pauvres gens et s’occupait avec sesfemmes de la vêture des petits. Le comte approuvait ces œuvres depiété, heureux de voir le populaire ratifier par des bénédictionsle mariage que réprouvait le monde.

Cependant, spéculative et curieuse, Claraépelait et débrouillait l’âme complexe du Campinois, elles’appliquait à la dépouiller de sa gangue ; lorsqu’elle se futassimilée ces rustauds, elle apprécia leur foi ardente et leur fondde merveillosité. Elle connut leurs affres de conscience auxapproches de Pâques, leurs terreurs macabres durant l’Octave desâmes ; elle se fit raconter ou chanter avec une curiosité decatéchumène ces légendes composées par des pâtres rapsodes,mélancoliques poèmes de la garigue et du brouillard, suggestifscomme le pâle incarnat des bruyères, les regrets sonnés auxclochers lointains, la chute des feuilles et les derniers rayons dujour.

L’attachement des Campinois à leurs prêtres latoucha si intimement, qu’elle partagea leur ferveur. Pour l’amourdes ouailles, elle se prit à vénérer le pasteur.

Peu à peu, elle répudia ses dernières attachesurbaines, épousa la haine instinctive de ces primitifs contre lesraffinés des villes, et confondit dans cette réprobation les idéesque la ville évoque : le progrès, le monde banal, lesjournaux, les modes, les bureaux, les prisons, les casernes, lesécoles, les hospices, les rues rectilignes, les impostures de lacivilisation.

La guerre des paysans dans la Campine et leHageland, et surtout les gestes de Jean d’Adembrode, bisaïeul deson mari et chef de partisans, défrayèrent de fréquentes causeriesentre Clara et Warner. Si le comte lui répugnait en tant qu’époux,elle l’aimait d’une amitié raisonnable, à peu près les sentimentsd’estime d’un élève pour un professeur d’élite, elle se plaisait àsa conversation, un peu doctorale mais instructive, et ne pouvaits’empêcher de rendre hommage à sa générosité d’âme, à ses solidesconvictions patriales et chrétiennes.

Leur communion d’idées devint de plus en plusétroite. Mais ils se séparaient à partir de la manifestation de cesidées, car alors que Warner trouvait dans la foi une source desérénité et de paix, Clara n’y puisait que de nouveaux alimentsd’agitation.

Elle s’exalta jusqu’au fanatisme, regretta lestemps abolis, les époques de Croisades et de Jacqueries, les villesprises d’assaut, les pacants efflanquant les bourgeoises et lesauto-da-fé consumant les philosophes désillusionnistes.

Elle rêvait le retour des chouanneries, letriomphe des campagnes sur les villes. Les pastoureaux flamandsbroyaient sous leurs sabots et éventraient à coups de fourche lescivilisés voltairiens maîtres des cités flamandes.

Ces rustres qu’elle aimait d’une passionfatalement inassouvie, elle aurait voulu les réunir sans cesseautour d’elle, en belliqueuses et puissantes coteries. Elle seprenait à envier la destinée des voyantes guerrières, la gloirearchangélique d’une Jeanne d’Arc. Elles méritaient, ces amazoneschrétiennes, de vivre en hommes avec les hommes, en les conduisantde victoire en victoire.

Elles au moins avaient pu s’étourdir et sefatiguer dans des besognes héroïques, jusqu’au jour où le bûcheranglais dévorait leur chair chaste et intrépide.

Chapitre 19

 

Les labeurs des champs et des fermes larequirent avec plus de séduction qu’anciennement les manœuvres desmaçons. Pendant ses courses, à l’approche de l’hiver, elles’attardait à l’intérieur des chaumes, feignait de s’intéresser auxconfidences monotones et dolentes des femmes affenant le bétail outirant les vaches accroupies dans la litière. Clara s’extasiaitdevant les bêtes, faisait causer les vachères, mais était pluspréoccupée de l’aire voisine que le rythme des fléaux mettait entrépidation.

La fermière lui offrait de se rendre de cecôté. Les larges mouvements des batteurs, la gymnastique desvanneurs à moitié nus, l’auraient tenue, haletante, sur place,durant des heures. Dans cette grange où des activités musculairesse dépensaient depuis le chant du coq, où une transpirationacharnée imbibait le sol de ses gouttelettes, dans cette grangetoute imprégnée des effluves de la force, il sortait fumante, despoitrines charnues, des pieds déchaux, de tout ce cuir trempé desueur, une fauve et excitante odeur de mâle.

Les travailleurs, un peu confus d’êtreobservés, interrompaient leur corvée, saluaient, s’épongeaient enriant rouge, et cet embarras enfantin était exquis chez ces hommesrâblés.

L’air de Clara, cet air affable n’ayant riende protecteur, les modulations tendres de sa parole flamande, sapréoccupation de leur bien-être, son souci de leur personne et deleur famille, apprivoisaient et séduisaient ces tâcherons. Sansjamais soupçonner la violence de son penchant, à la longue ils sesavaient bien voulus. Sa présence, sa voix, ses regards répandaientautour d’eux une atmosphère à la fois douce et capiteuse. Telle,une de ces tièdes et longues pluies de printemps, que tamisent leslilas en fleur et dont les larges gouttes apportent aux fronts lesplus rudes la sensation d’invisibles lèvres.

Souvent au milieu du jour, par un soleiltorride, sous l’air pesant de juin, elle surprenait le travail desbotteleurs. En arrêt, elle dévisageait un instant, avec unejalousie péniblement dissimulée, les femmes rieuses râtelant lesbrindilles d’herbe laissées à leurs pieds par les garçons. Touteson attention appartenait à la besogne compliquée de ceux-ci. Elleles voyait près des meules, étreignant de leurs genoux et de leursbras la masse de foin qu’ils liaient en botte avec cet accentnerveux et volontaire inséparable d’un pareil labeur.

Un de ces ouvriers portait beau, plus que lesautres :

C’était un grand brun de vingt-trois ans,membru, large d’épaules, ferme des reins, solide sur ses jarrets.Il avait la face ronde et pleine, le teint vif ; sous lessourcils droits et épais et les cils soyeux, des prunelles brunespassant de la limpidité des hépatites aux luisants sombres dubronze ; le nez droit, les ailes dégagées, de larges narinesvibrantes ; la bouche bien meublée et bien fendue légèrementinfléchie aux commissures ; la moustache naissante ; lamâchoire accusée ; le menton imberbe presque carré ; lecou large aux attaches charnues ; les oreilles moyennes, biendessinées, un peu écartées de la tête ; un front énergiquesous un cabasset de cheveux noirs et frisés, comme de l’astrakan,plantés drus et droits, taillés assez courts. Il travaillait enchantonnant et Clara se rapprochait assez pour entendre craquer àses mouvements de jeune taureau ses bragues de coutil et sa chemiseouverte sur la poitrine.

Elle fixa pour jamais dans sa pensée lasaison, l’heure et le décor, avec, au premier plan, le personnageprincipal.

Autour de ces botteleurs en action, lacampagne s’étendait mornement belle et apaisée, comme elle l’est àcette époque des foins où les herbes des prés se décolorent, sefanent et montrent leurs têtes gonflées de gramen. Par intervallesle cri de la caille piquait à coups de bec la trame du lourdsilence et, plus rare encore que le bruit, un souffle d’air mêlaitau poivre persistant des foins le bouquet plus suave, plus calmedes sureaux.

La comtesse, qui connaissait les habitants deSanthoven et des clochers voisins, voyait cette fière graine depaysan pour la première fois. Elle regrettait de ne pas avoirabordé le jeune travailleur pour s’informer de son nom et de sontoit. Cette action et ce discours eussent semblé normaux aumoissonneur et à ses compagnons ; mais l’impression produiteavait été tellement forte que la comtesse redouta de trahir sontrouble non par ses paroles, mais par leur son.

Chapitre 20

 

Le dimanche suivant, au milieu du Salut,auquel assistaient les maîtres du château, le curé invita tous leshommes non mariés de l’assistance à rester dans l’église après labénédiction. Le comte et la comtesse allaient sortir avec le grosdes fidèles, mais le pasteur s’approcha du banc-d’œuvre et les priade demeurer. Lorsque la masse se fut écoulée lentement aux dernierssoupirs de l’orgue, le prêtre, entouré du bedeau, du sacristain etde ses acolytes, fit ranger les gars en demi-cercle, devant lui,face au tabernacle, toussa, se tamponna la bouche de son mouchoir,inclina quelques secondes sa tête blanche de septuagénaire pour serecueillir ; puis, se redressant abordant directement sonsujet, il commença d’une voix claire :

« Mes chers garçons, en présence destemps difficiles que notre sainte religion traverse, j’ai résolu,de concert avec les seigneurs d’Adembrode,  – ici, il setourna en s’inclinant vers les châtelains d’Alava, et ceux-cirépondirent de leur stalle par un signe d’assentiment,  –d’établir à Santhoven la « Société deSaint-François-Xavier. »

Un murmure favorable, un frémissementapprobateur courut parmi le groupe des blouses bleues.

Le prédicant poursuivit son allocution dansune forme familière et imagée, en racontant quelques épisodes de lavie du grand saint, le courageux apôtre des Indes et du Japon. Puisil aborda l’éloge de l’œuvre : elle constituait une sorte deforteresse élevée contre l’invasion de l’hérésie dans lescampagnes. Les « libéraux » – non plus calvinistes commeautrefois, mais franchement athées, ce qui est pire – rôdaient,ainsi que des loups, autour des paroisses fidèles. Jusqu’à présentils ne causaient pas de ravages dans les bergeries du Seigneur,mais un jour ils s’enhardiraient et arracheraient peut-être aubercail, à force de ruse et de mensonge, quelques ouailles trop peudéfiantes ; les loups d’aujourd’hui ne recourant plus à laviolence comme les anciens loups, mois rusant et caponnant à lafaçon des renards.

Le prêtre continua en semblant s’adresser auxdeux nobles auditeurs :

–  » Notre sainte milice neguerroyera pas uniquement contre d’impies compatriotes, elleenrayera l’influence de l’étranger, celle des Français sans Dieuautant que celle des Allemands hérétiques. Voyez Anvers, la grandeville ; c’est à peine si elle appartient encore aux Anversoisde race. Les Allemands y foisonnent. Débarqués sans sou ni maillesur les bords de l’Escaut, aujourd’hui ils tiennent le haut du pavéet affament les enfants de la ville. La néfaste influence wallonne,la « doctrine » comme on l’appelle, avait déjà préparécette spoliation. Je vous le dis, la conquête de la grande ville,joyau de ce royaume, résulte de la coalition des marchands wallonset allemands, avec la complicité de quelques Anversois, traîtres oudupes, ceux-ci inspirés par le mépris de l’autonomie patriale, lelucre égoïste, l’ambition d’une puissance illusoire, la haine deDieu et de son Église ; ceux-là bernés par de grands motslibérâtres.

« Mes chers frères, mes amis – ilreparlait à l’intention de ses auditeurs ruraux – si je m’occupedes Allemands et des Wallons à Anvers, c’est parce que, maîtres decette place convoitée, ils traiteront aussi en pays conquis lescampagnes environnantes. Que diriez-vous le jour où des Wallons etdes Allemands achèteraient les terres de vos aïeux, deviendraientdes propriétaires de vos fermes, et vous opprimeraient, vous autreslibres garçons, vieux chrétiens et Flamands invétérés, comme ilspressurent déjà le peuple d’Anvers ? Que diriez-vous le jouroù les protestants construiraient leur temple et logeraient leurdominé en face de votre église et du presbytère de votrepasteur ? Ne croyez pas que je veuille vous effrayer.Hérétiques de toutes sectes provignent à Anvers. Au sud de laville, plusieurs maisons de plaisance ont déjà été achetées par desjuifs allemands. Vous voyez-vous dominés par ces deïcides ?Imaginez-vous par exemple, un de ces messieurs maître du domained’Alava ?… »

Les écoutants dressaient l’oreille à cesinquiétantes hypothèses, s’agitaient, se regardaient l’un l’autre,se sentaient le coude ; déjà enrôlés, bouillants, prêts àmarcher contre l’ennemi que leur indiquerait leur pasteur. Sesdernières phrases surtout avaient porté. De sourds grondementssortaient de leurs gorges et leurs yeux fulguraient, menaçants.

L’orateur calma du geste cette effervescence,intérieurement flatté de l’effet de sa parole, et reprit :

–  » Si j’ai tardé à fonder ici lasainte milice, c’est parce que je la savais établie de fait parl’accord de tous mes paroissiens. Aujourd’hui que l’ennemiapproche, il s’agit de nous compter, de nombrer nos forces, et denous organiser régulièrement afin de nous rattacher au grand réseaudes confréries Xavériennes qui couvrira bientôt le Polder, laCampine et la Flandre jusqu’à la Mer. Je le constate avecfierté ; ma confiance en votre concours ne se trompa point.Merci d’être venus en rangs aussi pressés. »

Et s’animant, avec une chaleur attendrie. – » Oui, je reconnais bien à cet empressement lespetits-neveux de ces patriotes en sabots de nos cantons deSanthoven et Lierre, qui défendaient, sous la Furie Française,leurs églises, leurs clochers, leurs prêtres et leurs foyers contreles sans-culottes liberticides. Vous savez, Monsieur le comte,qu’un « doctrinaire » Gantois osa soutenir, il n’y a paslongtemps, en pleine Chambre, que notre pays ignora toujours laliberté avant le régime républicain ? Oui, mes amis, vous vousrefusez de croire à cette abomination, un Gantois, un Flamandsemblait regretter ce régime-là ! Vos pères la connurent etl’apprécièrent mieux cette « liberté comme enFrance » ! Quelques anciens de ce clocher pourraient enparler. Ils la reçurent comme la peste, et ils firent bien. Inutilede vous rappeler la façon dont ceux d’ici se comportèrent. Ce sontdes traditions impérissables dans notre village.

« Je termine. Jeunes gens, mes chersfils, vous vous ferez tous inscrire dans notre pieuse confrérie,prêts à vous révolter, comme les héroïques conscrits de 98 et 99,contre les ennemis de votre berceau, de vos gloires, de votre raceet de votre Dieu. Amen. »

Si un mélange de fierté, d’ardeur belliqueuse,d’enthousiasme religieux, enflammait toute cette jeunesse sanguineà cette harangue, personne dans l’auditoire ne l’avait écoutée avecune volupté plus immense que la comtesse Clara d’Adembrode. Il estvrai qu’elle entrait pour moitié dans cette levée de boucliers.Consultée par son confesseur sur ce projet de confrérie, elle yadhéra avec passion et elle-même inspira au prêtre l’esprit et luidicta les termes de cet appel aux armes, irrésistible comme unsursum corda.

On procéda sur le champ aux enrôlements. Lecuré appelait les volontaires par leurs noms : Frans Pierlo,du charron, un dégourdi, nerveux et élancé, aux yeux bleuséveillés, aux cheveux blonds comme le chanvre ; JakkePolvliet, dit le Rosse-Kop, la Tête-Rousse ; Tybaert, NandMorgel, Gile Goulus, Willem Kartous, le fils du brasseur, appelé leMerle à cause de son talent de siffleur ; Jean Broks, legarçon meunier ; Sus Wellens, le maréchal-ferrant ; StanMalcorpus, le colombophile, héritier d’un cultivateurrenforcé ; Sander Basteni ; Warré Pensgat, le tueur decochons, etc., etc.

Tous, gars de quinze à trente ans, de crânescompères, bras ballants, grimpaient d’un pas délibéré, maisrougissant sous leur hâle, les marches du chœur et s’approchaientdu sacristain qui les inscrivait sur un registre neuf, relié enrouge, doré sur tranche, à la suite d’un règlement dont il leurdonnait lecture pour la forme. Lorsque les miliciens repassaient,Warner assis dans son banc à côté de Clara, dévisageant aveccomplaisance ces francs gaillards, arrêtait ceux de saconnaissance, les félicitait et les exhortait cordialement. Ilvenait de taper sur les joues du petit Jef Malsec, un garçonnet dequatorze ans, le junior de la confrérie, lorsque le curé appelaSussel Waarloos.

Alors un grand brun, le plus fringant et lemieux bâti de ce défilé de solides cadets, escalada à son tour lesdegrés du chœur. Aucun ne portait avec plus de rondeur et d’aisancele sarrau bleu turquin fraîchement repassé et la culotte de drapnoir. Clara reconnut aussitôt dans ce jeune paysan, malgré leharnois luisant des dimanches, son botteleur au travail de l’autrejour. Il ne pouvait y avoir à Santhoven une seconde paire de cesyeux expressifs et fidèles, radieux comme l’or, et graves comme lebronze. En regagnant le rassemblement de ses camarades, il saluarespectueusement les châtelains d’Alava, mais Warner l’arrêta parla blouse :

– Un moment, Sussel, un moment, meilleur descamarades… Enchanté de vous revoir au pays… Et on s’est biencomporté au service, m’ont appris les échos… Pas une punition detout le temps, et les galons de caporal après trois mois… C’estbien, ça ! On voulait vous retenir en vous nommant sergent,mais vous préfériez votre semoir de cultivateur à la giberne ou àla sabretache… Non seulement je comprends ce choix, mais jel’approuve… Et aussitôt que vous êtes revenu ici, muni de votrecartouche libératrice, vous vous êtes mis au travail sans vouscroiser les bras et sans riboter… À la bonne heure ! De mieuxen mieux… Je vois aussi à votre mine, mon cher garçon, que lerégime de la garnison n’a pas atteint votre belle santé et conclus,avec non moins de satisfaction, de votre édifiante présence à cetteréunion, que la Ville n’a pas entamé davantage votre conscience devrai Flamand… Une poignée de main, mon garçon ! Tope !…Madame,  – fit encore le comte en s’adressant à Clara, quifeignait par moments de se retourner, redoutant cette confrontationinespérée,  – voici le descendant des fermiers les plusdévoués à notre maison. Le bisaïeul de cette tignasse friséeaccompagnait le mien, ce Jean d’Adembrode à qui vous vousintéressez tant, dans ses escarmouches contre les brigands àtravers la Campine… À en croire la fermière actuelle des Trembles,la vieille Kathelyne, Bout Waarloos avait l’âge de Sussel quevoici, et lui ressemblait comme un jumeau, le jour où il tombamortellement près des glacis de Hasselt et en même temps que notreancêtre. Lorsque ceux de Santhoven, qui faisaient partie de l’arméedu brave général Elen, ramassèrent les deux cadavres, ils setenaient enlacés et c’était comme si, dans la mort, Bout eût voulufaire au comte Jean une barrière de son corps… Ne soyez donc pasétonnée du cousinage des d’Adembrode et des Waarloos… Nos deuxsangs ont mieux fait que se lier par des alliances ordinaires, ilsont coulé ensemble, et se sont confondus dans un même holocaustepatrial ! Quelle proximité du sang vautcelle-là ? »

Comme Sussel se retirait un peu gêné par ceséloges, mais ému et radieux au fond, fier surtout de la poignée demain que, sur l’invitation de son mari, Clara, plus émue encore,avait donnée au descendant de Bout Waarloos, le comte ajouta :« La ferme des Trembles qu’ils occupent fut cédée par mon pèreaux parents de Sussel lorsqu’ils se marièrent… Nous nous chargeronsaussi, si vous voulez, de l’établissement de ce vaillant garçon.C’est presque mon frère de lait, nous avons germé côte àcôte. »

Durant cette présentation, tous les assistantss’étaient fait inscrire.

Il restait à élire les chefs de la nouvellesociété. À cet effet les nouveaux Xavériens se rendirent dans lasacristie où ils pouvaient délibérer sans troubler la majesté dusanctuaire. À l’unanimité, sans débat, ils désignèrent le comtepour président. Warner refusa en alléguant sa santé précaire etleur proposa d’appeler au fauteuil Sussel Waarloos, en accompagnantsa motion des souvenirs qu’il venait de rappeler à sa femme.« En tant que milice, proclamait-il entre autres, il faut pourvous conduire un véritable soldat. Or voici un militaireirréprochable, un caporal que son amour du pays a rappelé parminous, capable mieux que personne d’enseigner la discipline, lamarche et la manœuvre. » Mais Sussel et les autresprotestèrent. Force fut au comte d’assumer la présidence, car àcette condition seulement le jeune Waarloos accepta le grade deporte-drapeau ; Pierlo fut nommé secrétaire et Malcorpustrésorier. Après cette élection les gars allaient se séparer, quandle curé, qui avait échangé quelques mots avec Clara, lesarrêta :

« Une communication encore. Certainsd’avance que vous prendriez à cœur de composer la milice Xavériennela plus zélée et la plus nombreuse de ces cantons, le comted’Adembrode et sa noble épouse en ont accepté le haut patronage, etpour payer leur bienvenue, ils désirent vous traiter tous ce soirau château. La noble comtesse prend également l’engagement debroder de ses mains vos insignes et vos scapulaires, l’écharpe devos commissaires, le brassard de votre porte-drapeau et aussi lemédaillon à l’effigie de votre saint patron qui doit figurer aucentre d’un superbe drapeau offert encore, faut-il le dire, à votreconfrérie d’élite par nos très hauts et très aimés seigneursd’Adembrode. »

Le voisinage du tabernacle empêcha les paysansd’applaudir et de crier vivat, mais au sortir du cimetière, ilsattendirent au passage le comte et la comtesse et, massés sur leparvis, ils leur firent une ovation en agitant leurscasquettes.

Le soir, au souper servi dans la grande salledu château, l’enthousiasme des convives se donna libre carrière. Lacomtesse resta jusqu’à la fin.

Elle avait placé le curé à sa droite et Susselà sa gauche. Elle causa beaucoup avec le prêtre, mais son autrevoisin la requérait autrement, quoiqu’elle ne s’en occupâtostensiblement que pour l’engager à reprendre d’un plat. Seulement,quelle caresse il y avait dans cette voix et quel velours dans ceregard ! Sussel en oubliait l’appétit et s’il continuait dejouer des mâchoires, c’était de peur de contrarier la « bonnedame ».

Les fumées du vin généreux provoquaient chezce petit parleur des expansions extraordinaires. Il n’aurait suquelle extravagance, quel coup de tête, quelle prouesse decasse-cou, entreprendre sur-le-champ, afin de prouver sondévouement aux d’Adembrode. Et lorsque son lyrisme exceptionnelprenait en défaut son vocabulaire, suspendu aux lèvres et aux yeuxde la comtesse d’Adembrode, de cette femme si supérieure aux autresmortelles, il éprouvait des envies furieuses de l’assimiler à laMadone et d’entonner en son honneur les cantiques du mois demai.

Chapitre 21

 

Huit jours après, la comtesse se présentait àla ferme des Trembles :

– J’apporte à votre fils son brassard deporte-drapeau des Xavériens ! dit-elle à la vieille fermièreKathelyne.

– Depuis midi le garçon charge le regain ducôté de Ter Broeck, fit la paysanne, mais il ne tardera pas àrentrer. Vous plairait-il de vous asseoir quelques instants ?…Oh ! que c’est beau ! se récria-t-elle, lorsque Clara,exhibant, déployé, le brassard de velours rouge frangé d’or où deslettres gothiques retraçaient l’anagramme de la confrérie… L’étolede Monsieur le curé pour la messe d’un saint martyr n’est pas pluséclatante. Jésus ! J’en suis toute aveuglée… Vous le rendrezfier comme un dindon, notre Sussel… Heureusement, c’est un trésord’enfant…

Lorsqu’elle abordait le chapitre des qualitésde son fils, la bonne pièce ne déparlait plus. Rien ne pouvaitintéresser autant Clara et elle se garda d’interrompre le bavardagede Kathelyne. Tout en jabotant de ce ton monotone et dolent desrustres, la paysanne trottait par la grande pièce, entrait etsortait, épluchait des légumes, pelait des pommes de terre, couraitpuiser de l’eau au puits, accrochait la marmite à la crémaillèresous le profond manteau de la cheminée. Voûtée, ratatinée comme unepomme blette, presque sexagénaire, encore alerte, et ingambe, sesyeux injectés pétillaient d’alacrité. Mariée sur le tard, elleavait eu six enfants dont quatre survivaient :

– Quels gros gaillards lorsqu’ils étaientpetits ! Arrondis comme des blaireaux. Sussel montrait à troisans des jambes comme ça, ma bonne dame et pesait dix kilos. Jen’exagère pas. Et il n’a pas maigri depuis lors… C’est encore ceque nous appelons un garçon du plus riche modèle… Et brave !Chose curieuse, Madame, il court sa vingt-quatrième année et nousn’avons jamais eu à nous plaindre de lui… Souvent je le trouvaistrop tranquille pour son âge, trop accroché à mes jupes… Et ilm’arrive même aujourd’hui de devoir le mettre dehors par lesépaules, le dimanche, pour qu’il prenne un peu de bon temps avecles camarades…

Il m’est revenu de l’armée aussi honnête,aussi affectueux, que lors de son départ… Jamais il ne boit unepinte de plus que ses jambes et sa tête ne supportent… et je nesache pas qu’il ait dansé quatre fois aux kermesses, ou soit rentréaprès dix heures. Quant aux filles je donnerais ma main à couperqu’avant son départ pour la troupe il ignorait encore comme c’estfait… et – n’allez pas vous moquer de lui – je ne suis pas éloignéede croire qu’il n’en sait pas davantage aujourd’hui. De toutes lesjupes ce sont les vieilles cottes de sa mère qu’il chiffonne leplus volontiers… Oui, il y a de quoi être fière de cecadet-là : j’attends que le premier blasphème sorte de sabouche et il paraît cependant qu’à la caserne le diable en récoltedes jurons. Et des saletés donc ! Nous ne nous plaindronscertes pas de l’innocence et de la timidité de Sussel, mon homme etmoi… Les gars en savent vite plus long qu’on ne le souhaiterait… etdès qu’ils ont mordu aux bêtises, ils y prennent goût… tâchezensuite de leur tenir la bride courte. Un matin ils s’envolent sansretour, et mariés ils nous oublient pour leur nouveau nid. N’est-cepas vrai, Madame !… Sussel ne menace pas de nous quitter. Ets’il entretient une amourette, ce dont je doute, pour sûr elle nel’assote pas… Il trouverait plus d’un sabot à son pied, s’ilvoulait de cette chaussure… Il me revient d’un coin et de l’autreque les filles de la paroisse le recherchent particulièrement.

… J’en sais même de jolies, de fort honnêteset de bien loties, que je lui recommanderai lorsqu’il sera temps,avec votre consentement Madame et celui de Monsieur le comte, notremaître… Celles-là affectent de la discrétion. Mais les mères voientsi loin lorsqu’il s’agit de leur fils… D’autres, des folles, ne secontentent pas de se déclarer ; elles s’imposent… Il y a mêmelongtemps que les provocations partirent de ce côté… Et ceci merappelle une histoire plaisante… Mais je ne sais vraiment pas si jepuis vous la raconter… Me voilà en train de jacasser comme une pieet de débiter à Madame des contes dont elle n’a que faire… Mongarçon serait le premier à me gronder, s’il m’entendait…

– Et en cela il aurait bien tort, ma braveKathelyne. Je prends plaisir, au contraire, à vous entendre :tout ce qui vous concerne vous et les vôtres, ne saurait êtreindifférent à la femme du comte d’Adembrode, crut devoir protesterla comtesse, très heureuse d’entendre parler du gars vers quil’entraînaient d’impérieuses prédilections. Et elle insista,vaguement intriguée, pour connaître cette aventure extraordinaireoù Sussel jouait le principal rôle.

– Vous saurez donc, reprit la commère, qu’il ya des saisons écoulées,  – Sussel pouvait avoir quatorze ans –mon homme s’avisa d’envoyer ce gamin surveiller les ouvriersmoissonnant là-bas dans notre pièce de Ter-Broeck, à l’autre boutdu village… Nous avions hésité longtemps à le laisser seul aveccette espèce ; des mercenaires et des vagabonds, rien demieux ; il ne s’en approchait jamais qu’accompagné de sonpère… Non, vous ne vous figurez pas quelle mauvaise race s’embaucheparmi ces aoûterons !… Plus d’un a sa conscience aussi bruneque son cuir… Dans ces équipes nomades, qui passent comme lessauterelles d’un champ à l’autre après l’avoir fauché ras,aujourd’hui en pleine Bruyère, demain de l’autre côté de l’Escaut,les femmes sont, sauf respect, encore pires que les hommes. Ellesse querellent, criaillent, et provoquent leurs compagnons en pleinjour ; si turbulentes qu’elles en ressemblent par moments àdes possédées… Encore une fois, pardonnez-moi mes dires peuchrétiens, mais ce sont de véritables chiennes en folie !…Toujours à railler, jamais un mot de raison, pas plus de pudeur etde retenue que la bête ! Ce sont elles qui se déclarent àleurs voisins de travail, et il est arrivé que l’ouvrier, encorenovice et non fait à ces manières, trop peu inflammable aux appasde l’une d’elles, fut assailli pendant son sommeil par toute labande femelle, déshabillé et forcé de se rendre… Nous connaissionsces mœurs, et vous comprendrez mes répugnances de mère… Pourtant cematin-là, Waarloos, appelé d’un autre côté, se décida à se faireremplacer par le gamin… J’ai dit que Sussel avait quatorze ans cetété, mais il en paraissait vingt. Il était imberbe commeaujourd’hui, mais déjà aussi étoffé qu’à présent. – Bah ! Sesdehors tiendront ces chiennes en respect, me dit mon homme pour merassurer. – À moins qu’ils ne les excitent ! répondis-je, peucrédule… On ne négligea rien cependant pour se concilier la bande.D’après la coutume, la première fois que le fils du fermier seprésente seul aux tâcherons pour faire œuvre de maître, il paye, enguise de bien venue, quelques litres de boisson aux journaliers quile félicitent et lui font hommage de la prime gerbe d’épis fauchéeen sa présence sur le clos paternel.

Mais vous devez connaître cet usage ou enavoir entendu parler. Je le répète : on ne lésina pas… À midije leur portai même à manger d’excellente soupe au lard et aujambon. Moissonneurs et moissonneuses se moquaient bien entre euxde ce brunet crépu comme le petit Saint-Jean de la procession de laFête-Dieu, mais en retournant le soir, notre Sussel ne nous racontaaucun accident désagréable. Les moissonneurs le ramenèrent même entriomphe juché sur la dernière charretée d’ablais et il n’avait pasété invité, comme cela se pratique, à choisir une reine entre lesgaillardes de l’équipe et de l’asseoir près de lui sur son char…Nous augurâmes de cette sagesse que certaines de ces gens valaientmieux que leur renommée. En tout cas, ma bonne soupe avait achetéleurs égards. C’était la rançon du petit. Aussi laissâmes-nousSussel retourner en toute confiance au champ, le lendemain et lesdeux jours suivants. Rien d’alarmant ne se passa encore. Le gaminnous raconta plus tard que les gerbeuses le hélaient par momentspour railler sa tignasse de taupe, ses prunelles noisette et sonmaintien sérieux ; que d’autres, se plaignant de la chaleur,élargissaient, au moment où il passait, l’ouverture de leur corsagede cotonnade rose ; mais qu’aucune n’osa l’attaquer avec moinsde modestie… Or, le cinquième jour, mon homme s’avise de sepromener du côté de Ter Broeck ; aux approches de midi, àl’heure ou le soleil piquait comme une milliasse de guêpes. Enapprochant il trouve, ce qui ne l’étonne pas outre mesure, vautrésdans le chaume parmi les javelles, à côté des serpes et despiquets, derrière les meules, ici, un garçon, là, une fille, là, uncouple, plus loin, une véritable grappe, plus ou moins vêtus, plusou moins rapprochés, mais pas de Sussel dans cette traînée… Ilsecoue assez rudement et réveille deux ou trois de ces dormeurs…Aucun ne sait, ou mieux, chacun feint d’ignorer ce que devient lejeune maître. À la fin pourtant une des lieuses, une rivale sansdoute, pouffe de rire et sans déplacer la tête du botteleur, quironfle le nez plongé dans son poitrail de taure, comme sur unoreiller, elle indique de la main le bois du Winkbosch.

« Je crois, dit la rôdeuse, lorsque sagaîté est un peu passée, que la grande Jô Vitesse,  – voussavez, cette sorte qui perdit quatre dents et gagna un bec delièvre en sautant bas du train exprès dans la station de Lierre –en tient pour votre petit et l’a entraîné sous les arbres pour luiprouver cette tendresse ! » Mon mari ne prit pas le tempsde fermer la bouche à cette effrontée, et malgré l’asthme dont ilsouffre, courut vers le Winkbosch. L’herbe haute et drue empêchaitqu’on l’entendît approcher.

À peine s’engage-t-il dans les taillis qu’ilaperçoit, derrière un buisson, cette abominable Jô Vitesse, dontles trente ans avaient sonné depuis longtemps, en train debecqueter cet innocent de Sussel… Oui, Madame, il était temps quemon homme intervînt, car l’enfant allait passer par les pratiquesde cette vache…

Mais voilà que Waarloos débuche des ronces quile cachaient, klits ! klats ! baille une maîtresse pairede claques à la mauvaise guenipe, relève par le collet de sa blousenotre benêt d’héritier et lui allonge deux fois du pied dans lederrière ; si bien que le morveux escampe en geignant jusqu’àla ferme et me crie, à travers ses sanglots dès qu’il m’aperçoitsur le pas de la porte et avant de me raconter ces nouvelles :« Je n’ai rien fait ! » – Parbleu ! me dit plustard mon homme, je le crois fichtre ! bien, qu’il n’a rienfait ! Cette contrariété coupa court pour cette année et pourles deux et trois suivantes à l’initiation de notre gamin commemaître ouvrier… Mais lorsque le petit homme, ayant atteint sesseize ans, put compter pour un vrai gars, son père lui rappela enriant l’apprentissage si brusquement interrompu l’autre fois et luidonna la volée avec cette simple et dernière recommandation :« Garçon, lorsqu’on se mouche, il faut toujours vérifier lapropreté du mouchoir. »

La comtesse écoutait cette histoire grasseavec un sourire forcé, indifférente, au côté comique de l’aventure,rassurée sur les rapports de Sussel avec la repoussante Jô Vitesse,mais jalouse des initiatrices plus jeunes et plus séduisantes que,soldat émancipé, il avait dû rencontrer à la ville.

Elle ne songeait plus que rarement àl’entreprenant pilotin rencontré un soir dans les rues amoureusesd’Anvers, mais en ce moment elle se rappela les tapées de recruesamenées le même soir dans ces antres par les anciens et jetées,peureuses et novices, entre les bras des prêtresses blanches,avides grugeuses d’hommes à moelle, entreprenantes faneusesd’amour.

Chapitre 22

 

– Tiens, voilà notre Sussel ! dit lavieille femme en regardant par la porte charretière, comme lacomtesse se levait pour partir.

Le gars, pipe aux dents, la veste et lafourche sur l’épaule, venait de la grand’route et enfilait lesentier de desserte, menant à la ferme des Trembles. À côté de luicahotait un chariot chargé de regain. De temps en temps il faisait« hiuë ! » ou claquait de la langue pour exciter labête que contrariait l’ornière. Dans la lumière jaune et aux rayonshorizontaux du couchant, le paysan et le véhicule paraissaientagrandis. Aux approches du soir, une pulvérulence de moucheronsfaisait vibrer l’air, et les tilleuls autour de l’église agitaientdoucement leurs dômes.

Clara d’Adembrode, suivie de la vieille, serendit dans la cour au moment où Sussel, aidé d’un valet, semettait en devoir de déchevêtrer ses chevaux, et de garer lacharrette dans le fenil. Absorbé par cette besogne, il n’avait pasencore aperçu l’importante visiteuse et sa mère dut l’appeler. Ilvida sa pipe, essuya du revers de sa manche son front en sueur, etaccourut, la casquette à la main. Clara lui montra le brassard quil’éblouit et devant lequel il s’extasia avec une envie de lepalper, mais retenu par la crainte de le tacher à ses mainsterreuses qu’il essayait d’un geste gourd et naïf de décrasser auvelours culottant ses cuisses.

– L’occasion se présentera plus tôt que nousle croyions d’inaugurer ce beau brassard en le trempant dans unrouge plus vif encore ! prononça-t-il ensuite avec unecertaine solennité.

– Que voulez-vous dire ? firent les deuxfemmes frappées par l’accent de résolution farouche qu’il mettaitdans cette affirmation.

– Voici. Les libéraux de la ville comptentdonner dimanche en quinze à Zœrsel, au Pigeon-Blanc, chezPiet Verhulst, un concert et une conférence. Ne serait-ce pas lemoment de leur faire expier notre déroute du 8 octobre ?

Le jeune Xavérien faisait allusion à desémeutes et à un commencement de guerre civile, qui avaientbouleversé Anvers, quelques années auparavant. À la suite d’uneélection législative, favorable à leur parti, les« catholiques » de toute la province, s’étaient donnérendez-vous à la ville pour fêter leur victoire par un défilémonstre de leurs partisans. Or si l’arrondissement d’Anversassurait une majorité aux catholiques, la ville même demeuraitacquise aux libéraux. Ceux-ci considérèrent la manifestation deleurs adversaires comme un défi, et, lorsque ce 8 octobre 188… lecortège triomphal se fut déroulé à travers les rues comme unimmense serpent, des groupes de jeunes libéraux, embusqués dedistance en distance, fondirent, canne levée, sur lespaysans,  – non seulement désarmés, mais encore embarrassés deleurs vêtements de dimanche, de leurs riches bannières deconfréries, et de leurs instruments de musique ; firent unépouvantable carnage de grosses caisses, de cuivres, de cartels etd’étendards chamarrés, bâtonnèrent d’importance, musiciens,porte-drapeaux et figurants en blouse, tandis que de la foule desspectateurs massés sur les trottoirs et aux fenêtres partaient,pour achever de terroriser les cohortes rurales, d’incessantes etféroces bordées de coups de sifflet. Le serpent qui allongeait simajestueusement ses anneaux le matin, coupé et recoupé en centendroits, ne parvint plus à renouer ses tronçons et à parcourir sonitinéraire. La panique s’était mise d’emblée dans les bandes de cesvillageois, dont beaucoup n’avaient jamais quitté les bruyèresnatales, et qu’intimidaient, dès leur arrivée, ces maisons plushautes que les clochers de leurs paroisses. Pris à l’improviste,harcelés avant d’avoir eu seulement le temps de se retourner et devoir d’où partait l’attaque, ils s’exagéraient le nombre de leursennemis. Grâce aussi à une adroite tactique, quelques centainesd’étudiants, voire d’écoliers, rossèrent comme plâtre et mirent enfuite une armée de plus de dix mille campagnards. On guettait lesmanifestants aux carrefours où la voie suivie par leurs troupes serétrécissait, s’engorgeait et les forçait de doubler leurs rangs.Alors ils passaient trois ou quatre de front entre une double haied’ennemis, dont les casse-tête s’abattaient sur leurs nuques sansqu’il leur fût possible de riposter ou sans que leurs amis pussentarriver à leur rescousse et les dégager.

Sussel qui venait d’évoquer cette journée,s’anima à ce souvenir et narra ses impressions personnelles à lacomtesse : – J’avais dix-neuf ans alors et, bombardon dansnotre fanfare Cœcilia, je précédais avec la société le contingentde Santhoven. Nous nous avancions, confiants et résolus, comme devrais gaillards, embouchant nos cuivres de toute la force de nospoumons pour étouffer le vacarme du sifflet desbleus[4].

Au milieu du morceau,  – c’était, jecrois, le numéro cinq du petit cahier vert,  – voilà qu’unebousculade nous fait perdre d’abord la mesure, puis le reste ;mon bombardon cogne le tuba de Polvliet mon voisin ; collésl’un contre l’autre, nous ne parvenons plus à remuer les bras. Noussommes serrés comme des dizeaux dans une meule. Aussitôt qu’ilsnous savent matés, incapables de bouger, les lâches abattent leursgourdins sur nos têtes et nos épaules. Un coup de trique crève lagrosse caisse. O le bruit désolé et sourd ! Le porte-drapeau,attaqué par les meneurs postés sur le trottoir de droite, inclinela bannière à gauche ; dix polissons, lestes comme des singes,l’ont déjà empoignée par le bout, tirent et pèsent de tous leursefforts sur la hampe, s’accrochent à l’étoffe, la mettent enlambeaux, brisent le bois, tordent et rompent le médaillier, sedisputent les médailles qui s’en détachent – tzing !vlink ! – nos médailles de festivals et de jubilés, nos prix,presque cent ans de souvenirs ! culbutent la statuette desainte Cécile, qu’ils lancent ironiquement vers un premier étaged’où les excitent et les applaudissent des femmes grimaçantes. Rienne reste plus de ce beau drapeau de velours vert, don du comted’Adembrode, père de votre mari ! mon cœur en saigneencore ! J’écumais, je rugissais ; paralysé des bras,j’essayais de mordre ; un de ces diables me frotte la bouched’un hareng pourri suspendu par une corde à sa canne, et mecrie : « Mords donc, si tu as faim ! Mors donc, têtede pipe ! » J’étais si furieux, que je ne sentais plusles coups de canne pleuvant sur ma tête… Cela dura jusqu’au sortirde ce boyau, peut-être deux, peut-être dix minutes… La rue s’estélargie, je me précipite pour rattraper les orphéons de Santvlietet de Stabroek qui nous précédaient. Il n’y a plus trace de cortègedevant nous. C’est folie de vouloir rallier nos hommes. Unenouvelle muraille d’assommeurs nous barre le passage. Éperdu,j’avise une étroite rue de traverse. Au fond de cette ruelle fuientles débris des sociétés que nous voulions rejoindre. Nous nousengouffrons, au pas de charge à la suite de ceux du Polder. Nouscourons, bâtonnés ici, hués plus loin, lapidés à tel coin, arrosésà tel autre, sans regarder derrière nous, sans nous arrêter, commedes moutons affolés par l’orage. La terreur finissait par nousenlever tout sentiment. Chacun songeait à soi seul. Nous nousbousculions pour nous dégager. On piétinait, on foulait aux piedsceux qui tombaient par terre. Ployant l’échine, rentrant la têteentre leurs épaules les plus braves cherchaient à se préserverderrière le dos du voisin. Il y en avait de pâles comme des veauxsaignés ; j’entendais de crânes gaillards glousser à la façondes poules ; d’autres claquaient des dents, d’autrespleuraient de longues larmes qui lavaient le sang de leursjoues ; les plus jeunes criaient :« Grâce ! » et le petit Jef Malsec, notre vacher, unenfant de dix ans, ne cessait d’appeler sa mère ! Mais lesbâtonneurs n’entendaient rien, s’amusaient à taper dans le tas, ettous riaient, riaient à en grimacer comme des diables. Et aprèsavoir traité ainsi les garçons de Santhoven, ils se livrèrent auxmêmes exercices sur les bonnes gens de Halle et de Viersel qui noussuivaient. Je ne sais comment j’arrivai au fond de Borgerhout, à laVille de Tirlemont, où l’omnibus amenant notre troupeavait dételé le matin. Lorsque je me tâtai pour me reconnaître,j’avais une éraflure à la joue, l’œil droit poché ; quatrebosses au front – deux de moins que mon bombardon – et les mainscontuses, car, convoitant mon instrument, ils voulaient me fairelâcher prise… Les camarades me rejoignirent l’un après l’autre,après de longs intervalles. Mais au milieu de la nuit, quand nousnous remîmes en route, la moitié des nôtres manquait encore…Quelques-uns ne rentrèrent au village que le surlendemain ! Etdans quel état ! Éreintés, affamés, blessés, couverts de boueet de sang ! Ah ! kermesse de Satan !… Je verraitoujours notre doyen, le vieux sonneur de cloches, un octogénaire,frappé au visage par un marmot à peine plus haut qu’une borne. Direque des cadets comme Broeks du meunier, comme Kartouss du brasseur,comme mon camarade Pierlo du charron, comme Wellens du maréchal, etcomme moi-même, des paroissiens solides à déraciner des chênes,cédèrent le terrain à des morveux ! On assommait nos anciens,on tapait même sur les femmes qui nous accompagnaient ; desmarmousets cueillaient en jouant nos pieuses cocardes rouges ànotre boutonnière et les y remplaçaient par les bleuetslibéraux ; alors que je n’aurais demandé à Dieu que de merendre l’usage d’un doigt, d’un seul, pour abattre d’unechiquenaude ces gueusillons ! De leurs balcons, les gueusesnous saupoudraient d’indigo ! Ah ! pour sûr les suppôtsde l’Enfer nous tenaient ensorcelés. »

Et il baissa la voix : « Polvlietn’a-t-il pas raconté que des lutins le pourchassèrent jusqu’àWommelghem, et qu’après l’avoir taquiné et maltraité de toutesfaçons, ils le jetèrent dans un marais où, sous forme defeux-follets, ils dansèrent une ronde de sabbat jusqu’à l’aubeautour de sa tête qui sortait seule de la vase. J’appris plus tardque quelques « rouges » attaqués en des endroits où ilsavaient les coudées franches, rendirent loyalement les coupsjusqu’au moment où la police des « bleus » les arrêtapour les loger à l’amigo sous prétexte qu’ils avaient commencé… Etquelle honte, quelle humiliation ! lorsqu’il nous fallutraconter cette déroute aux vieux, qui avaient assisté dispos etguillerets, le matin, à notre départ ! Ah çà, les Anversoiss’imaginent que quatre ans suffisent pour nous faire oublier desoffenses de cette sorte… Et ils se permettront de venir narguer aucœur de nos paroisses les « têtes de pipe » les« charrues bien pensantes » ! Qu’ils se présententet, aussi vrai qu’il y a un Dieu, je déviderai comme une fourchestupide leurs entrailles intelligentes !…

– Chut, Sussel ! dit la vieille Kathelyneen se signant, ne mêlez pas le nom de la divinité à des engagementsde haine.

– Laissez ! fit la comtesse que grisaitet qu’enfiévrait cette histoire de carnage racontée avec uneexaltation contagieuse par le jeune fanatique… « Sussel araison et cette haine est légitime ! »

Jamais il n’avait parlé si longtemps etlorsqu’il se tut, interrompu par sa mère, il parut embarrassé decette débauche de discours. Mais si quelque chose pouvait le rendreplus sympathique à Clara, c’était cette belle indignation, cetterancune, cette soif de représailles !

Elle aussi, qui avait pâti dans la chair deses bien-aimés paysans, aspirait au jour de la revanche, seulementelle la rêvait complète et c’est pourquoi elle combattit l’idée deSussel de s’en prendre à la poignée de braillards annoncés àZœrsel. Cette maigre vengeance mettrait les citadins en défiance etécarterait l’occasion d’une campagne plus sérieuse et plusefficace.

Sussel parut se rendre aux considérations deMme d’Adembrode.

– C’est égal, dit-il, je ne sais pas commentles bleus oseront se rendre à Zœrsel. Je comprends encore moins quele patron du Pigeon-Blanc prête son local à leursmanœuvres. Ce Verhulst, que je tenais pour un vieux chrétien deCampine, serait donc un Judas ! Allons, demain je pousseraijusque-là et j’en aurai le cœur net… Malheur à lui si le piéton m’adit vrai, à lui comme à tous ceux qui appelleront dans noscampagnes les massacreurs des campagnards… – Amen !murmurèrent la comtesse et Kathelyne.

Chapitre 23

 

Le lendemain, à jour ouvrant, la main nouéedans la lanière de son gourdin de néflier, son bâton de marchand debétail, Sussel longeait d’un bon pas la chaussée de Lierre àOostmalle, qui traverse Santhoven et Zœrsel. Bon marcheur, il brûlatout d’une trotte, en moins d’une heure, les quelques kilomètresséparant ces deux villages et entra au Pigeon-Blanc,l’estaminet principal de Zœrsel. La femme de Verhulst se présentapour prendre sa commande et comme Sussel demandait le patron, ellecria : « Hé, mon homme ! il y a un garçon deSanthoven qui voudrait vous parler. »

Piet Verhulst, un paysan d’âge, voûté, l’œilclignant, comme une veilleuse prête à s’éteindre, dans une largeface citrouillante, la lippe narquoise, le menton en galoche,rappelant celui de Jan Klaes, le guignol flamand, arriva ensautillant du fond du jardin.

Il trouva Sussel en train d’examiner la grandeaffiche du concert accrochée parmi les annonces notarielles.

– Tiens, qui voilà ? Bonjour Sussel, mongarçon… Quel bon vent vous amène ? Un mauvais, devrais-je direpour ma part, car je sens à mon pied tricoté par la goutte, qu’ilva pleuvoir demain. Aïe ! Aïe ! Mais les jeunes gens semoquent bien de la goutte. Vous tout le premier avec votre mine depomme mûre. Ma parole, la santé risque de faire crever votre peaurose. Et comment se portent les autres âmes sous le toit de vosparents ?… Vous avez eu bon temps pour la dernière récolte…Ah ! vous regardez l’affiche… Comme on le sait déjà sans douteà Santhoven, ce sont des bleus qui nous régalent d’un petitspectacle…

Sussel se tourna sans répondre du côté ducabaretier et ne prit pas la main que celui-ci lui tendait.

– Là là ! Il ne faut pas me regarder d’unsi drôle d’air Sussel Waarloos… Chaque homme est libre dans soncommerce, n’est-ce pas ! Puis les temps sont durs. J’ai duliquide à transvaser de mes tonnes dans le goulot de la gentsoiffarde. Cette race de bleus attirera beaucoup de monde dans monestaminet. Voilà ce que je me suis dit… Et si le jeu se gâtait, sion se crossait, où serait le mal ?… Je vous promets de ne pasréclamer la moindre indemnité pour les demi-litres qu’on leurcasserait sur la tête !… Tenez, au lieu de rouler vos grandsyeux de café noir, vous devriez plutôt me remercier d’avoir attiréces tapageurs dans ces parages… Vous êtes un garçon que j’estime etcomme votre mine d’enterrement me peine, je vous dirai tout… Sansmoi, ces beaux messieurs se rendaient à Turnhout et d’autres quenous auraient eu le plaisir de les étriller… Comprenez-vous àprésent ?

Sussel commençait à se dérider :

– Vrai, tel a été votre plan ! Dans cecas, vous êtes un frère, na ! Donnez-moi la main,tope-là ! Et trinquons comme deux bons chrétiens…

Les deux hommes s’assirent en face l’un del’autre et Sussel s’attarda, les coudes appuyés sur la table, pipeen bouche, et le menton dans les mains, à écouter le malinaubergiste qui parlait à voix basse et que faisait sursauter legrincement des chaînettes de la vieille horloge au moment de sonnerl’heure.

Parti de Santhoven dans l’intention dechercher querelle au vieux Verhulst ou du moins à un répondantdigne de se mesurer avec un gaillard comme lui, le rude Sussel, lejeune Xavérien s’émerveillait à présent devant le génie de cecabaretier, comme un louveteau naïf initié à la malice durenard.

– À votre place, disait Verhulst, loin debouder la fête, je manderais ici mes compagnons de Santhoven… Il enviendra d’ailleurs de tout le canton… Moi, j’attire les souris dansla trappe ; le reste vous regarde… Le soir on dansera, nousaurons du plaisir comme à la kermesse, surtout si nous cassons lagueule à quelques citadins.

– Je me charge de les accommoder à lapaysanne. Laissez-nous, comme vous dites, ce soin, à moi et à meshommes. Il tarde aux Xavériens de Santhoven de faire leurs preuves.Tâchez qu’il n’y en ait point d’autres de la partie que les nôtreset, comme de juste, ceux de Zœrsel. Ce sont nos seigneurs qui seréjouiront ! Je crois la comtesse d’Adembrode capable de semettre à notre tête… Il aurait fallu la voir et l’entendre hier,quand je lui annonçai la visite de ces réprouvés…

– Chut ! Gardez-vous de parler de vosprojets au comte ou à la comtesse. Nous les savons de cœur avecnous ; cela suffit. Inutile de les découvrir et de lessignaler aux vengeances des bleus. Croyez-moi, ne consultons mêmepas nos pasteurs. Ceux de la ville prétendraient que nous avionsété soudoyés par les curés et les nobles, et ils commenceraient pars’en prendre à nos chefs.

Or, c’est ce qu’il faut éviter à tout prix,n’est-ce pas ? Entre nous soit dit, pour dérouter jusqu’auxgens du village, le curé de Zœrsel affecte de m’en vouloir à causede l’hospitalité que j’ai offerte aux citadins. Au fond nous sommesd’accord et il n’a pas de paroissien plus fidèle que moi.Comprenez-vous ? Nous cousinons fort bien ensemble, mais ilfaut, pour la bonne marche des affaires, que le village nous croiebrouillés… Je vous avouerai que je comptais beaucoup sur l’appointde Santhoven. Ici, le curé prêche le calme, et engage nos gens à nepas se montrer à la fête… Beaucoup de nos gars pourraient prendreces conseils à la lettre et s’en tenir à protester par l’abstentioncontre la visite des bleus. Ceux-ci échapperaient à trop boncompte…

– Soyez tranquille, ceux de Santhovensuffiraient au besoin ; Je les trierai comme du bon grain surle van… Il est entendu, ajouta Sussel en riant et en allongeant uneamicale bourrade au rusé cabaretier, qu’on ne démolira rien chezvous…

Chapitre 24

 

Quand arriva le fameux dimanche du métingue,Zœrsel déborda de monde.

Tous les blousiers du canton accoururent pours’assurer par les yeux et les oreilles de la possibilité d’unechose aussi anormale que cette conférence athée en pleine glèbe decroyants.

Le matin, l’église fut trop petite pourcontenir la cohue des fidèles. Après la messe, entendue avec plusde ferveur que jamais par ces ouailles inquiètes, les hommes serépandirent dans les cabarets. Là on discuta s’il fallait garderl’attitude calme recommandée encore une fois par le curé du haut dela chaire. Les têtes les plus chaudes parlaient de tout casser chezce renégat de Verhulst. Mais les quelques chefs, que le trigaudavait mis comme Sussel dans sa confidence, calmaient ces zélateurs.En général il régnait dans cette multitude plus de consternationque de fureur. Çà et là, on s’échauffa aux coups du genièvre etl’on faillit, en discutant l’avis du curé, s’empoigner entre amis,histoire de se faire la main pour l’après-midi, mais la plupart desporte-sarrau étaient taciturnes, expectants ; si bien quel’agitation causée par cet afflux inusité de garçons de ferme et devachers dans un village perdu et peu vaste, ne se manifestait quepar un bourdonnement sourd.

Ce fourmillement de sarraux et de casquettesrécelait le calme fallacieux des approches de l’orage, le malaiseet la sournoiserie des fulminantes et formidables colèresaccumulées dans les poitrines.

Ils bouffaient, mais se tenaient cois.

La majorité des Campinois, ruminants delongues pensées, ne connaissent pas les entretiens animés ; enconversant ils se recueillent et entrecoupent le dialogue defréquents intervalles de rêverie. Ce jour-là, ces grands taiseuxparaissaient encore plus renfermés que jamais et, sur les visagesroses ou hâlés, au fond des prunelles appelantes comme le miroirdes mares immobiles, au fond de ces grands yeux contemplatifs,mouillés comme le velours des mousses à l’aube, s’accumulait encoreplus d’énigme et d’ombre que de coutume.

Il en était venu de tous les coins de larégion, de tous ces villages aux noms sonores et farouches que deslieues séparent et que ne relient pas toujours des routes.

Les paroissiens des villages de la chausséed’Anvers avaient accourci par la Grande-Bruyère des Vanneaux, lesriverains du chemin d’Herenthals par les landes de Vorsselær et lebois du Seigneur.

Ils arrivaient des quatre côtés du vent :d’Eysterlé, de Gierlé, de Pouderlé, de Drengel, de Wyneghem, voirede Grobbendonck. On remarquait, venus de Pulle, des scieurs de longaux fortes carrures, crépus et basanés comme des moricauds ;des pandours de Wechelderzande, nerveux et bien découplés, les plushabiles tireurs à la perche de la province ; des bûcherons dePulderbosch qu’aveuglent les larges visières de leurs casquettesmais qui manœuvrent du gourdin aussi bien que les farauds de Plinkjouent de leur eustache d’un sou ; les compagnons des deuxMalle, l’Oost et la West, toujours en rivalité dans les bals dekermesses, dressés sur leurs ergots comme des coqs de combat et àqui la présence des gendarmes impose à peine plus de réserve quecelle des Trappistes de l’abbaye voisine. Ranst avait envoyé sessabotiers solides comme leurs encoches ; Gravenwezel, seslieurs de balais, aussi futés que des mulots ; Viersel, sesvachers amènes et décoratifs, portant beau comme des princesdéguisés et parlant le flamand le plus musical de toute la contrée,citée cependant pour son langage harmonieux ; Ranst sesvoituriers au service des marchands de bois de sapin, de lestescompères, le mollet guêtré de cuir, experts dans les luttes corps àcorps.

On se montrait encore une coterie venue deBroechem, renommé par ses filles sapides comme Santhoven vante sesfermes garçons, si bien qu’on dit proverbialement dans lecanton : « Avec taurelet de Santhoven il faut appariertaure de Broechem. »

Si pour la circonstance, les batailleursd’Oost et de Westmalle se coudoyaient amicalement, les cadets deHalle se rencontraient sans hostilité avec les drilles deSaint-Antoine. Le sol est si pauvre à Halle qu’on a surnommé cevillage Magerhalle ou Halle-la-Maigre. Ceux de Saint-Antoine, desgausseurs impitoyables, prétendent qu’il n’y existe sur toutel’étendue du territoire de leurs voisins qu’un seul ver de terre.Encore celui-ci serait-il enchaîné dans le jardin du presbytère decrainte qu’il ne s’échappe et n’émigre vers une glèbe moins aride.Aux marchés annuels des deux paroisses, les joyeux bougres deSaint-Antoine attachent un ver de terre au bout de leurs triques etpassent cet ironique symbole sous le nez des Hallois faméliques,jusqu’à ce que ceux-ci voient rouge et que des batteriess’ensuivent entre gras et maigres.

Le contingent le plus nombreux était celui desXavériens de Santhoven, menés par le jeune Waarloos, descendant duréfractaire de 1798.

Ils s’étaient dispersés et, mêlés auxcompagnons des autres bourgades, ils déambulaient par les rues, lesmains dans les poches de leurs culottes, lorgnant les fillescurieuses, la casquette glorieusement échafaudée, et lorsqu’ils serencontraient ils croisaient un regard d’intelligence et sesaluaient d’un mystérieux sourire.

De temps en temps on voyait Sussel se faufilerdans un rassemblement, aborder le péroreur qui excitait lesécoutants ; quelques paroles coulées à l’oreille de l’exaltéle faisaient taire, soumis et radieux ; les deux initiés seséparaient en se tapant dans la main, et le groupe se dispersait.Les Xavériens de Santhoven tenaient entre les lèvres une fleurrouge : rose trémière ou brindille de bruyère. On sut plustard que celle-ci était un signe de ralliement.

Le bourgmestre avait requis les gendarmes deSanthoven et d’Oostmalle, qui se promenaient dans la foule, lacarabine en bandoulière.

Vers les midi un landau traversa lacommune ; les paysans reconnurent le comte et la comtessed’Adembrode revenant d’une promenade à la Trappe de Westmalle. Iln’y eut pas un cri, mais tous se découvrirent.

Clara avait entrevu Sussel Waarloos, dans unattroupement. Elle eut depuis ce moment l’intuition que quelquecomplot se tramait. Pour cela il lui avait suffi de traverser cefourmillement expirant des effluves d’ozone. Le fluide de cesmarauds se communiqua du coup à la femme nerveuse. Elle en futcomme suffoquée, interdite, et elle se mit à chercher un prétextepour retenir le comte à Zœrsel, un moyen de déconcerter le complot.Mais déjà les chevaux, bons trotteurs, stimulés par l’heure dupicotin, laissaient loin derrière eux le foyer de cetteeffervescence.

La façon dont l’avait regardée leporte-drapeau des Xavériens, ce sourire faraud et de faussebonhomie lui rappelait l’air de jactance des batailleursretroussant leurs manches pour une rixe et Clara, qui souhaitait lemassacre des bleus, eut peur à présent et se reprocha de ne pasavoir repoussé avec assez d’énergie les projets belliqueux deWaarloos.

À mesure que la journée avançait, la foule desblousiers s’écrasait aux abords du Pigeon-Blanc. Un granddrapeau tricolore, loué à la ville pour la circonstance, claquaitau-dessus de l’enseigne. Le spectacle était gratuit, à conditionque l’amateur retirât sa carte d’entrée au comptoir de l’estaminet.Verhulst, la mine paterne, distribuait ces billets à tous lesconsommateurs, et ceux-ci de défiler sans cesse, leur curiositéégalant pour le moins leur haine. Beaucoup en oublièrent le manger,mais se rattrapèrent sur le boire.

Chapitre 25

 

La conférence commencerait à trois heures,moment des vêpres.

À deux heures, le petit Malsec et d’autresgamins éparpillés en éclaireurs le long du chemin de Zœrsel jusqu’àla chaussée de Turnhout, se rabattirent essoufflés sur le cœur dela paroisse, un nuage de poussière du côté de Saint-Antoine leurayant révélé l’approche des Anversois.

Quelques minutes après, un omnibus de grandmodèle tournait le cimetière et le luxuriant tilleul faisant face àl’église, et arrêtait devant le Pigeon-Blanc.

Il en sortit d’abord un grand gaillard blond,rappelant, avec sa barbiche en virgule, sa moustache en crocs, songros nez busqué, sa mine fleurie, son œil d’émerillon, certainsportraits de bourgeois de Franz Hals et de Rembrandt.

Pour compléter la ressemblance il portait unde ces tapabors de feutre mou, dont le Van Ryn coiffe sesarquebusiers et ses syndics bons vivants. C’étaitM. Vlamodder, un des plus zélés commis-voyageurs de la librepensée, un Gambetta flamand ainsi que le saluaient les gazettes,orateur de métingues houleux, grande voix, le favori des massesséduites par son beau creux, sa prestance, ses allures à la bonnefranquette, et son vocabulaire local. Il présidait la SociétéMarnix de Sainte-Aldegonde, fondée pour « émanciper lescampagnes ».

Vlamodder aida galamment Mme Blommært, lacantatrice, et Mlle Dejans, la pianiste, annoncées surl’affiche de la « solennité », à s’élancer dumarche-pied. La première, une brune majestueuse, au masque delionne, en robe de soie noire rehaussée d’agréments ponceau, trèsopulente dans les régions du corsage ; la seconde une petitepensionnaire, blonde, bistrée, fade et gracile, minaudante, lescheveux nattés, enrubannés de bleu, jouant les ingénues dans sarobe blanche à la ceinture myosotis.

Puis dévala M. Lindeblom, l’apôtreordinaire des campagnes, car l’éloquence de son ami Vlamodder étaittrop pétroleuse pour ces populations timorées. Vlamodder ne gardaitaucun ménagement, mangeait du prêtre à tout propos, s’empiffrait d’« ultramontains » au point d’en devenir apoplectique.L’autre présentait le thème de l’opportunisme, ducatholique-libéral ; citait des exemples de prêtres modèles,inventait des Jocelyns campinois ; établissait une distinctionentre la politique et la religion, les « devoirsciviques » et les « devoirs du chrétien » ;plus fin, moins hâbleur, moins tonitruant, il élevait à peine lavoix, pesait ses mots, procédait par insinuation. Au physique, unmaigrichon bilieux, sucre et citron, poisseux, les cheveux collantsur les tempes, portant lunettes, engainé comme un hermès dans sadéfroque noire ; l’air aussi cafard que l’autre avait l’airfracasse.

Derrière venait un personnage hirsute etflambant comme un archange, noir de chevelure et de prunelles,basané comme Zampa, fatal, romantique. Ce Manfred s’appelait VanCuytard et on le citait parmi les cinq ou six poètes officielsd’Anvers ; il devait sa popularité et, mieux encore, unegrasse sinécure – la direction d’un hospice de sourds-muets – à unechanson politique dans laquelle il comparait les capucins à desstercoraires ; une chanson beuglée par la ville les soirs descrutin électoral.

Après ce trio de célébrités dégringolèrent del’échelette une quinzaine de personnages de moindre importance,figurants et gardes du corps ; le mari de Mme Blommært,le père de Mlle Dejans et même M. Mestback, un reporterde journal, à qui la campagne arrachait depuis les fortificationsce mot : « Épatant ! Épatant ! » rapporté,avec la manière de s’en servir et de le moduler, d’un séjour àParis et surtout d’une soirée aux Folies-Bergère.

Les gendarmes écartaient à grand’peine lacohue pour ménager le passage aux excursionnistes. Tous les rurauxprétendaient pénétrer dans la salle. Pas un cri de bienvenue, pasun bonjour. L’omnibus s’était vidé à peu près de la façon dont sedéballent des accessoires de théâtre renfermés dans une caisse.

Le populaire Vlamodder avait essayé de séduireles rustres par la rondeur et la familiarité ; en vain lesappela-t-il ses meilleurs amis, ses frères préférés, les villageoisne lui en surent aucun gré. « Épatantes cestêtes ! » avait déclaré le journaleux, un peu inquietdevant ces mines renfermées de sphinx. Van Cuytard remarquantSussel, le compara au Conscrit d’Henri Conscience, unroman qui se passe à Zœrsel.

Les paysans se piétaient, écarquillaient lesyeux, impénétrables et équivoques.

Au passage de la belle Mme Blommært, levisage de quelques pitauds exprima avec une certaine convoitise unevague moquerie. Ils se remémoraient la façon dont le curé avaitqualifié le matin les émancipées et les femmes fortes de la ville.Ils ricanèrent, mais, malgré eux, des bouffées chaudes leurcoulaient de la nuque jusqu’au fond des reins, et leurs prunellesdilatées s’allumaient d’un feu canaille. Pierlo claqua de lalangue, donna un revers de sa main à sa casquette, qu’il poussa parlà sur son oreille, et cogna du coude son voisin Kartouss.

D’autres Xavériens, comme Malcorpus et MarisValk, mornes, impassibles en apparence, le gosier subitement sec,un tremblement dans les doigts gourds, les jambes lâches,songeaient, sans trop savoir pourquoi, à la complainte du ménétrierJak Corepain, racontant le viol et l’assassinat de Malines, etrêvaient, rien qu’une seconde, d’une flaque de sang où les baisersrâleraient comme le coassement des grenouilles.

Deux ou trois remarques grasses partirent d’ungroupe de valets de charrue, campés au premier rang. Vlamodder, lepaladin, ayant entendu et avisé les coupables, eut un mouvementpour les châtier. Une bagarre s’en serait suivie. Mais il ne fitque se cabrer ; l’attitude résolue des maroufles lui imposaitet il supputait les chances d’un conflit ; le sourireprotecteur et vaniteux, l’air de bêtise importante et satisfaite,se restéréotypa sur son masque d’orateur faubourien, et il entraînaau plus vite, à l’intérieur, l’affriolante cantatrice.

Un éclat de rire énorme, sinistre comme unehuée, rompait le grand silence des badauds. Piqués au jeu, lesloustics, pipe aux dents, casquette renversée, la main àl’enfourchure, allaient en lâcher de plus fortes à la vue de laDejans, sautillant au bras de Mestback, vêtu comme un calicotendimanché, mais Sussel Waarloos s’approcha du groupe facétieux etson intervention sympathique réussit encore à mater la verve desplaisantins.

Sur le seuil de l’auberge, Piet Verhulst,obséquieux, recevait les citadins et les conduisait dans une piècemal éclairée et sentant le remeugle, où les attendait la collationcommandée.

Pendant qu’avec un entrain affecté ils serassasiaient de l’invariable omelette au jambon, le brouhaha desspectateurs accumulés depuis des heures dans la salle de concert,une salle où l’on sabotait en temps de kermesse, leur arrivait, àtravers la cloison, comme le fracas d’une marée montante et lesvagissements de la bise dans les cheminées.

Le reporter commençait à regretter d’êtrevenu ; il ne mangeait que du bout des dents et les morceaux nepassaient pas. Van Cuytard lui allongeait de grandes tapes dans ledos, à la paysanne, pour flatter l’atmosphère ambiante, et luiparlait virilité, apostolat et éternels principes.

Les paysans s’étaient casés pêle-mêle sur desbancs disposés en gradins ainsi que dans les cirques forains. Legros de l’auditoire se composait de ruraux étrangers àZœrsel ; la plupart de ceux de ce village ayant tiré leursverrous et bâclé leurs fenêtres afin de se conformer auxinstructions du curé.

Quelques fanatiques s’étaient concertés lematin pour écharper Verhulst et faire chanter le coq rouge sur sontoit, c’est-à-dire bouter le feu à sa maison, mais Waarloos lesavait pris à part et édifiés sur la tactique du cabaretier.Certains que les bleus ne perdraient rien à attendre, les conjurésse mêlaient aux simples spectateurs et patientaient, narquois, avecune apparente belle humeur.

Enfin la séance commença. Mlle Dejans, lafillette blanche, conduite par le superbe Vlamodder, parut, unrouleau de musique à la main, avec des minauderies de perruchechiffonnée, toussota et s’assit devant le piano de louage envoyé laveille. Elle joua « comme une fée »,  – disait lesurlendemain Mestback dans son compte rendu – un de cespots-pourris lamentables sur des opéras prédestinés à cetraitement.

Les paysans s’extasiaient à voir ses doigtsosseux torturer le clavier de la discorde guimbarde ; le bruitmacabre que produisait cette gymnastique digitale, les ébaubissaitbeaucoup moins. Warrè Pensgat, le tueur de cochons, indiquait à sapromise les pédales piétinées avec rage.

Cependant les variations ne discontinuaientpas ; les mains couraient toujours, agrémentant les accorda del’instrument du cliquetis de leurs ongles, les pieds s’obstinaientdans leur jeu de bascule ; la blanchette devenaitimportune ; lorsqu’elle se décida à se lever on applauditmollement.

À présent au tour de la grosse dondon !proclama Jef Malsec, le petit vacher des Waarloos, juché au fond dela salle, sur les épaules d’un polisson de son âge et de sonemploi, en voyant s’avancer Mme Blommært, menée par« notre illustre barde » Van Cuytard. Et toute lachambrée de s’ébaudir, de se trémousser au point de faire craquerles coutures des sarraux empesés et des culottes de drap bridantles cuisses.

Pour cacher sa confusion, l’opulente matroneaffecta de donner quelques indications à la Dejans, chargée del’accompagnement.

Après le prélude et la ritournelle,Mme Blommært entonna à pleins poumons une romance flamande surdes paroles de « notre illustre barde ».

La voix belle, étoffée, savante sans artifice,subjuguait ces simples. Ils auraient oublié, sous l’impression decette musique et pour l’amour de la cantatrice, leur animosité etleur rancune contre les citadins. Ils ne comprenaient même pas lesparoles de Van Cuytard, trop didactiques et trop ampoulées pour cesesprits primitifs. Mais la musique trahissait un accent desincérité primesautière et Mme Blommært, l’interprétait enartiste. Non seulement elle donnait la note, mais elle lapassionnait.

Les rustres écoutaient bouche bée, le frontapaisé. Une influence émolliente agissait sur leur cœur, d’aucunsriaient de peur de pleurer, et les mains calleuses ne tourmentaientplus si rageusement la paume des lourds gourdins. Les drillesgrivois de tout à l’heure subissaient eux-mêmes le charme de labonne femme et mettaient une sourdine à leurs gravelures.

Pourquoi les citadins ne se retirèrent-ils pasaprès ce succès ?

L’apparition du déplaisant conférencierréveilla le mauvais gré, passagèrement engourdi. Malgré sesréticences, ses finesses, son onction, ses cajoleries à l’adressedes ruraux, sa profession de foi catholique, M. Lindeblom netrompa aucun de ses auditeurs. Ce bloc enfariné répugnaitd’instinct à ces croyants. Plusieurs fois, furieux de l’insuccès deces précautions oratoires, il se démasqua ; aussitôt desmurmures menaçants montaient et, vite, le faux apôtre de sereplonger dans sa farine.

À la fin d’un discours pénible, étayé de tousles lieux communs de la polémique de journaux, il se fit huer pouravoir dit que les curés ne devaient pas sortir de leur église.

– Et que les bleus restent à la ville !clama le petit Jef Malsec.

– Seriez-vous des chiens qui léchez les piedsde ceux qui vous chargent d’entraves ? tonitrua Vlamodder,écœuré par les feintes de son compagnon. Mais alors se déchaîna unsi formidable hourvari, que Vlamodder renonça à« repêcher » le Lindeblom, et crut urgent, lui-même, delever la séance.

Chapitre 26

 

Le chemin qui part de Zœrsel pour déboucher auvillage de Saint-Antoine sur la chaussée d’Anvers à Turhout, passed’abord entre des tênements de maisonnettes et des fermes de plusen plus éparpillées, puis traverse des sapinières, alternant avecdes rouvraies bordées de ronces. Dans ces bois, à hauteur d’unpetit viaduc jeté sur un maigre ruisseau irriguant ces bruyèresdésertes, mais ne représentant en cette saison qu’un ravindesséché, attendaient, depuis la brume, une vingtaine de garsdéterminés. Selon le vœu de Sussel Waarloos, les Xavériens deSanthoven figuraient dans cette guérilla avec le plus fort appoint,et leur porte-drapeau commandait en chef.

C’était aussi Waarloos qui leur avait donnérendez-vous en cet endroit, par où devait repasser la voiture desbleus.

Le lieu était sinistre et mal famé. Leshalliers dont les ramifications venaient se perdre de ce côté,avaient servi, au commencement de ce siècle, de quartier général àdes bandits d’une espèce particulière, connus sous le nom degrille-pieds. Disséminés dans toutes les paroisses de la région,rien ne les distinguait ostensiblement des autres villageois.Mariés, pères de famille, ils travaillaient aux champs ouexerçaient un métier. Certaines nuits, ces chauffeurs, déguisés, levisage et les mains noircis, se rendaient à l’endroit où unmystérieux avis les avait convoqués. Le coup fait et le butinpartagé, la bande se dispersait, et chacun rentrait chez soi, pourreprendre la charrue ou l’outil. Longtemps ils pillèrent et« chauffèrent » à leur aise, déconcertant et dépistantles limiers de justice ; ceux-ci n’étaient pas loin de croire,avec les paysans terrorisés, à des exploits de l’enfer. Unecirconstance fortuite trahit un de ces boute-feu qui obtint la viesauve en livrant ses compagnons. Sa femme avait payé le loyer deleur ferme avec de très anciennes monnaies. Comme elle en ignoraitla provenance, on interrogea le mari qui en savait plus long. Cespièces avaient été volées chez un vieil avare qui les reconnut. Lamalfaisante tribu finit sur l’échafaud à Anvers. Mais ces crimes etsurtout la longue impunité des grille-pieds avaient frappéviolemment l’imagination des gens de la contrée. Ils prêtèrent àces larrons hypocrites et féroces une essence surnaturelle et laforêt de Zœrsel, où ils avaient tenu leurs assises générales deleur vivant, servit encore de théâtre à leurs conventicules dedamnés. Les larves des guillotinés se promenaient la tête dansleurs mains ou bien ces têtes grimaçantes, soutenues par des ailesde vampire, voletaient d’arbre en arbre et ces oiseaux diaboliquespoussaient des hurlements si affreux que même les tristes hiboux etles funèbres chouettes prenaient peur et s’éloignaient de cerepaire.

Les charretiers revenant de la ville,baissaient la voix et cessaient de siffler au moment de s’engagerentre ces sapinières et, désireux de retrouver au plus tôt la rasecampagne, pressaient d’un coup de fouet l’allure de leurs chevaux.Après le coucher du soleil les laboureurs attardés aimaient mieuxfaire un long circuit que de se risquer dans cette zone maudite. Ilest même probable que pas un des gars embusqués ce soir entre lesarbres fées ne se serait soucié de demeurer seul une heure dans cesparages.

C’est précisément à cause de l’isolement et dela désolation de cet endroit que Sussel l’avait choisi.

Sortis l’un après l’autre de la salle duPigeon-Blanc, les Xavériens avaient pris chacun unedirection différente.

D’aucuns feignaient de se dire adieu à labifurcation des routes afin de donner le change aux gendarmes.D’autres rentrèrent chez leurs parents pour s’armer de fourches etde faux, mais la plupart avaient emprunté le nécessaire à leursamis de Zœrsel.

Vers huit heures du soir, au moment où lacampagne se noyait dans les ténèbres, leur troupe étant au complet,ils se cachèrent des deux côtés de la route, les uns couchés à platventre, les autres adossés aux arbres, d’autres encore accroupisdans le ravin.

Aucun ne bougeait. Sussel leur avait défendude fumer, de peur que le rougeoîment de leurs pipes n’avertîtl’ennemi. Dans le contingent de Santhoven on remarquait Pierlo,Morgel, Polvliet, Malcorpus, Kartouss et Bastini, autant d’enragésayant tous été mêlés à la bagarre d’Anvers et ajoutant, commeSussel, une rancune personnelle à l’aversion native du paysan pourles gens de la ville et pour les esprits forts.

Il faisait une humide soirée de la fin deseptembre. Des troupeaux de nuages noirs chassaient dans le cielsous le fouet du vent d’ouest, et offusquaient une lunerougeâtre.

Le passant aurait pu cheminer entre cesfourrés sombres sans se douter de la présence d’êtres humains.Cependant, lorsqu’à de rares intervalles la lune se dégageait, ilaurait eu la vision d’une scène du passé. Les blanches traînées derayons montraient des visages contractés et résolus, des bouchesouvertes, des mâchoires serrées ; ici, un grand blousier, lafourche plantée en terre et appuyé sur le manche ; là deuxprunelles plus luisantes que le tranchant de la faux qu’ilsreflétaient ; là, un couple étendu, tête bêche, le menton dansleur main, interrogeant de leurs yeux de braconniers les deuxdirections de la route ; plus loin une silhouette s’effaçanten partie derrière un tronc d’arbre mais avançant une tête futée,attentive. À voix basse ils s’encourageaient au carnageattendu :

– Nous les enfourcherons comme desdizeaux ! disait l’un.

– Nous leur crèverons la paillasse !

– Il se moucheront de travers et loucherontdes deux yeux !

– Ils verront une pluie d’étoiles !

Chaque fois que la lune se démasquait, leurchef, circonspect, leur imposait silence et les engageait às’enfoncer plus profondément dans les taillis. Les murmuress’apaisaient de nouveau, on n’entendait plus que le passage du ventdans les aiguilles de sapin, ou un chien de ferme hognant au loin.Le fils Waarloos, qui prêtait l’oreille à toutes les rumeurs,perçut les modulations mélancoliques d’un orgue de barbarie.

– Voici un signal, dit-il. Le bal commencechez Verhulst, les bleus ont quitté l’estaminet. Dans dix minutesils seront ici.

Il s’était aventuré sur la chaussée et, étenduventre à terre, il collait l’oreille au pavé :

– Attention, les voilà ! fit-il en seredressant et en rentrant dans le bois.

Quelques instants après, on entendait lesbattues des chevaux lancés au trot et les cahots des roues.

– Quatre hommes à la tête des chevaux !commanda Sussel.

– Malcorpus, Broeks, Polvliet et moi !dit Pierlo.

– Quatre hommes encore de chaque côté de lavoiture.

– Morgel, Goulus, Wellens et moi Maris, àgauche.

– Et moi à droite avec Malsec, Tybaert etBastini ! cria Waarloos.

– Et moi ? demanda Kartouss.

– Avec les autres tu barricaderas lesportières et empêcheras le monde de sortir.

– C’est entendu.

Les têtes se penchaient et, prêts à s’élancer,une jambe en avant et un peu ployée, en arrêt, ils tenaient leursfourches comme des fusils à baïonnette.

On distingua deux points rouges dans lelointain : les lanternes de l’omnibus ; puis,l’avant-main des chevaux s’élargit ; puis se dessinèrent lescontours de la caisse et les silhouettes de deux individus sur lesiège. Maintenant qu’ils tournaient le dos à Zœrsel, les bleusparaissaient enchantés de leur excursion. Les paysans entendaientdes rires et des refrains de fin de banquet.

Van Cuytard, séduit par la fraîcheur de lanuit septembrale, était grimpé à côté du cocher. Au moment d’entrerdans le bois, le conducteur ayant fouetté ses chevaux, le poèteprotesta contre cette accélération de vitesse en objectant que lesite méritait d’être admiré à l’aise ; le cocher, non sansrechigner, retint un peu ses bêtes.

C’était au moment où l’omnibus allaitatteindre l’embuscade.

– En avant ! cria Sussel.

Pierlo et trois hommes se jetèrent à la têtedes chevaux, tandis qu’avec des huées les autres se ruaient auxportières.

– À bas les Bleus !… Tue !…Tue !…

Les chevaux se cabrèrent, maintenus par lenerveux Pierlo qui avait dompté plus d’un étalon vicieux. Le cocherperdit la tête et n’osa jouer du fouet. Les vitres volèrent enéclats. Les fourches plongèrent à l’intérieur. Des cris de femmesstridèrent. Les assiégés à peu près aussi embarrassés dans leursmouvements que les ruraux lors du guet-apens d’Anvers, faisaientdes efforts désespérés pour ouvrir la portière devant laquelle setenaient Kartouss et ses hommes. Le grand Vlamodder parvintcependant à forcer le passage et à mettre pied à terre. D’autressortirent après lui, qui cherchèrent surtout à disputer auxassaillants l’accès de la voiture. Un coup de fourche avait atteintMme Blommært à la main et elle soutenait, défaillanteelle-même, la Dejans, tombée en syncope. Le reporter demeuraitaffalé sur les coussins, sous prétexte de mieux protéger ces dames.Le mari de la plantureuse cantatrice et le père de la pianistechlorotique ne cessaient de réclamer les gendarmes et même lessergents de ville. Lindeblom n’était pas loin de se convertir pourde bon à la religion des plus forts et il se rappelait son acte decontrition.

Sur la route, on se mêlait avec rage.Vlamodder dessinait de terribles moulinets avec sa canne, et touchaplusieurs fois Sussel qui s’acharnait, naturellement, aprèsl’adversaire le plus sérieux. À un moment la canne se brisa sur lafourche du Xavérien. Sussel poussa un hourrah de triomphe.Vlamodder se crut perdu :

– En avant ! cria le géant au cocher.Passez sur leurs corps, nom de Dieu… Sauvez les femmes.

Deux bleus accoururent à la rescousse de leurchef et en vinrent aux prises avec Waarloos.

Les chevaux refusaient toujours d’avancer. Ilsgalopaient sur place. Van Cuytard, debout sur le siège, avait prisle fouet des mains du cocher affolé et il en brida plusieurs foisle visage du blond Pierlo. Un cordon de sang festonna la joue dujeune homme depuis la tempe jusqu’à la mâchoire. Mais Frans, unpoing au mors de chaque cheval, semblait leur donner du caveçon,et, calé comme une statue de bronze, ne bronchait point d’unesemelle. Il se fût laissé écarteler plutôt que de lâcher prise.

Chez Valk, Basteni et Morgel, qui donnaientl’assaut aux occupants de la voiture, des convoitises charnelles semêlaient à la furie meurtrière. Leurs désirs de l’après-midi, à lavue de Mme Blommært, s’exaspéraient à l’entendregeindre ; coûte que coûte il leur fallait cette proie.

Vlamodder, désarmé, avait saisi par le dos lepetit Jef Malsec, le plus jeune des Xavériens, et, tandis que lescoups pleuvaient autour de lui, il s’en servit longtemps comme d’unbouclier.

– Lâchez cet enfant ! vociféraient lespaysans, forcés de mesurer leurs coups, presque réduits àl’impuissance.

À la fin, cependant, le bras de Vlamodder seraidissait. N’en pouvant plus, d’un suprême effort le colossesouleva le gamin et le brandissant ainsi qu’une massue, il enfrappa Malcorpus. Malsec et celui-ci roulèrent par terre à quelquesmètres de là.

Mais Sussel, qui avait déjà servi deuxsatellites de Vlamodder, revint à la charge, certain cette foisd’ouvrir le ventre au principal champion des Bleus :

– Un pas encore et vous êtes un hommemort ! dit Vlamodder, et, tirant un revolver de sa poche, ille dirigea vers la poitrine de Sussel.

Celui-ci continuait à avancer, Vlamodder fitfeu presque à bout portant. La fourche s’échappa des mains deSussel ; emporté par l’élan il fit encore quelques pas,trébucha, pivota sur lui-même et s’effondra. Ses fidèles, Bastenitout le premier, en train de harceler Mestback et Lindeblom,accoururent au bruit de la détonation et s’empressèrent autour deleur chef. Pierlo aussi, rendit la liberté aux chevaux, pour volerau secours de son inséparable.

Les citadins profitèrent de la diversionproduite par ce coup de feu pour remonter précipitamment en voitureet Van Cuytard put enfin enlever ses carrossiers qui partirentcomme s’ils avaient pris le mors aux dents.

Quelques enragés s’obstinèrent à escorterl’omnibus. Tybaert et Kartouss agrippaient le brancard et se firenttraîner par les chevaux sur un parcours de cinquante mètres. Unegrappe resta accrochée au marchepied d’où Vlamodder, debout à laportière, s’efforçait de les culbuter. Un de ceux-ci, Maris Valk,garçon de ferme à Halle-la-Maigre, éperdument épris deMme Blommært, avait juré de la prendre morte ou vive. Soncouteau entre les dents, il ne sentait plus les coups qui luifracassaient les doigts.

Quatre détonations retentirent encore. C’étaitVlamodder qui achevait de décharger son revolver. Cette fois aucuneballe ne porta. Et Maris Valk et ses acolytes se seraient acharnésencore et auraient fini par pénétrer dans la voiture si leurscompagnons, restés en arrière avec Waarloos, ne leur avaient donnél’alarme :

– Sauve qui peut ! Lesgendarmes !

À ce cri, les plus forcenés abandonnèrent lapartie et se jetèrent dans les fourrés.

Cette escarmouche avait à peine duré cinqminutes.

Une galopade furieuse ébranlait à présent laroute.

D’abord les gendarmes étaient restés auvillage. Il entrait dans la tactique des villageois de simuler desrixes qui devaient éclater à la nuit tombante, entre les paysansdes deux partis, car on avait inventé une seconde faction à cettefin et quelques gars de bonne volonté consentaient à jouer le rôlede Bleus et à se laisser rosser pour la frime.

On répandait adroitement le bruit qu’un coupde main serait tenté contre le « local », où la canailleurbaine s’était fait entendre.

Le bourgmestre, de connivence avec ses hommes,avait demandé que la brigade de gendarmerie, commandée par unmaréchal des logis, restât au village après le départ desétrangers.

– Nos Campinois en veulent moins aux Bleus dela ville, qu’à ceux des leurs, suspects de libéralisme !alléguait le bourgmestre. Ce soir ils attendront, pour s’écharperentre eux, la retraite des citadins !

Les gendarmes demeurèrent donc à Zœrsel, tenusen haleine par quelques chamaillis d’ivrognes et quelquessimulacres de bagarre dans les cabarets. Les paysans s’ameutaientautour de ces hourvaris et riaient sous cape de ces parades et duzèle des dignes soldats ; ils savaient à présent, lesnarquois, que la partie sérieuse se jouait à la lisière du bois.Pour garantir le plus de vraisemblance à la comédie, un semblantd’abordage s’organisa au moment du départ de l’omnibus, mais lesgendarmes balayèrent les rassemblements avec une facilité necontribuant pas peu à mettre les citadins en belle humeur.

– Ma parole ! proclamait le grandVlamodder, ces lourdauds sont aussi lâches chez eux qu’à la villeet ne valent vraiment pas la peine qu’on les arrache au joug ducuré et du nobilion !

Et au plus fort des huées, il avait mis latête au dehors et salué ironiquement les hurleurs.

Les gendarmes sautèrent en selle unedemi-heure après le départ de l’omnibus. Ils chevauchaienttranquillement, botte à botte, en conversant de la corvée et enfumant enfin à leur aise l’inséparable bouffarde. Comme ilsvenaient d’atteindre les dernières maisons du village, et qu’ilsallaient regagner Santhoven par la grand’route, ils sursautèrentsur leurs étriers au bruit des détonations du revolver deVlamodder. Alors seulement ils eurent vent d’une embuscade et,faisant demi-tour, ils piquèrent des deux, traversant le village augalop. En passant devant le Pigeon-Blanc ils constatèrent,à leur grande surprise, qu’au lieu de démolir l’auberge deVerhulst, la jeunesse de Zœrsel s’y rendait pour se trémousser auxsons de l’orgue et s’ébaudir comme à la kermesse : « Ahça, que nous chantait ce bourgmestre ? Il s’est foutu de nous,sacré nom de Dieu ! » tempêtait le brigadier.

Il n’y avait pas à dire, nos pandores avaientété bernés dans les grands prix. Les mystificateurs leurrevaudraient cela un autre jour, mais pour le moment les gendarmesn’avaient pas de temps à perdre. Dévorant leur rage, ilsdétournèrent à gauche pour enfiler le chemin d’Anvers.

Au lieu de se diviser et de pratiquer desbattues à travers les bois, ils se mirent en devoir de rejoindre lavoiture des bleus, qu’ils aperçurent, après vingt minutes de chargefurieuse, fuyant devant eux. Ils ne l’atteignirent qu’aux approchesde la banlieue. Là, ils perdirent du temps à rédiger leprocès-verbal et à « acter » les plaintes desexcursionnistes.

Aucun de ceux-ci n’avait été atteintgrièvement.

Vlamodder raconta qu’un des agresseurs étaittombé sous la balle de son revolver. Celui-là se retrouveraitfacilement. Au besoin il paierait pour tous. Forts de cetteconviction, les gendarmes repartirent pour Zœrsel et Santhoven.

L’orgue du Pigeon-Blanc s’était tu etil n’y avait plus une âme dans la rue.

Chapitre 27

 

Sussel Waarloos avait été ramassé en toutehâte par Malcorpus et Pierlo ; le premier le portait par lespieds, l’autre le soutenait sous les aisselles. Précédés du petitMalsec et de Kartouss, qui servaient d’éclaireurs, écartaient lesronces et frayaient le passage à travers les taillis de noisetiers,ils s’engagèrent dans les bois de Zœrsel, qui se développent sur lagauche, avec des intervalles de bruyères et de garigues jusqu’àHalle, Saint-Antoine et Santhoven.

Ils marchaient d’un pas aussi alerte que leleur permettaient leur charge, l’obscurité, le sol glissant.Derrière eux, venaient Polvliet, Morgel, Basteni et le reste ducontingent de Santhoven et de Zœrsel ; Maris Valk, deHalle ; Ariaan Teunis, de Viersel ; Sus Modaf, deRanst ; Nest Malyse, d’Oostmalle ; Zander Zillebeck, dePouderlée ; Vard Overpelt, de Casterlée ; Guile Gabrielset Jan Zwartlée, de Grobbendonck ; enfin, Jurg Daniels etDrisse Mabilde, de Wortel.

À dessein, ils ménageaient un intervalleconsidérable entre la tête et l’arrière-garde. Rejoints par lesgendarmes, les derniers auraient mis les bonnets à poil sur unefausse piste ou empêché la capture de leur chef blessé, enprovoquant une nouvelle escarmouche.

Pour plus de sûreté, Pierlo, le féal second deWaarloos, engagea la petite troupe à se fractionner encore ;l’escorte de Santhoven étant assez nombreuse.

Au fur et à mesure que les gars des diversesparoisses rencontraient des sentes ou des embranchements menant àleurs clochers, ils se rabattaient à gauche ou à droite, aprèsavoir fait promettre à ceux de Zœrsel de leur mander des nouvellesdu chef.

À chaque pas un peu brusque de ses rudesporteurs, la tête du blessé se renversait en arrière ou retombaitsur la poitrine. Ses amis se demandaient s’il était vivant encoreet songeaient, sombres et abattus, aux scènes que ce retourtragique provoqueraient dans la ferme des Trembles.

Ils louvoyaient constamment afin d’éviter larase campagne et ils se tenaient le plus près possible de lalisière du bois où ils se seraient rejetés à la premièrealerte.

De temps en temps, Pierlo commandait halte,pour s’orienter et prendre haleine.

Pendant un de ces courts repos, le charronexamina plus attentivement le blessé.

– C’est qu’il saigne comme un veau !constata Pierlo. Si cela continue, il n’arrivera jamais vivant à saferme !

Ils déposèrent un moment Sussel sur untalus ; ramenèrent sa blouse bleue en bourrelet sous sonmenton, défirent ses culottes et, écartant la chemise, constatèrentque le sang s’échappait d’un trou dans la hanche gauche.

Justement ils n’étaient pas loin d’unruisseau. Basteni et le petit Malsec coururent puiser de l’eau dansleurs casquettes et lavèrent la blessure avec des feuilles defougère. Ceux qui avaient des mouchoirs, Polvliet et Malcorpusentre autres, en firent des compresses ; quelques-unsvoulaient mettre leurs sarraux en pièces ou offraient leur foulardde cou. Drisse Mabilde prononçait des paroles magiques qu’il avaitapprises de la vieille sorcière de Wortel pour préserver lesmoutons de la clavelée.

– Pourquoi ce qui soulage les bêtes neguérirait-il pas les hommes ? se disait le digne Drisse.

Mais Sander Basteni le rabrouait pour sonimpiété et, s’approchant à son tour, traçait sept signes de croixsur la hanche blessée en invoquant Notre-Dame desSept-Douleurs.

S’aidant de leurs sciences réunies les frustesgaillards, plus aptes à ouvrir des plaies qu’à les fermer,parvinrent cependant à étancher le sang.

Tandis qu’ils se pressaient autour deWaarloos, pâle, les yeux fermés, la bouche entr’ouverte, lesmembres flasques, beaucoup le croyaient mort et murmuraient unDe profundis.

Stan Malcorpus, dont les doigts gourdsrajustaient maladroitement les vêtements du blessé, essayait deplaisanter.

– Hein, si sa bonne amie ou même la grossedame de tout à l’heure était ici, il y a longtemps qu’ellesl’auraient réveillé en le chatouillant ? Mais nos caresses nelui disent rien…

Pierlo, impatienté par les lenteurs et lesmaladresses de Stan, le repoussa. Le brave Frans, lui, se seraitobstiné jusqu’au matin à trouver un indice de vie chezWaarloos : il approchait l’oreille de son cœur et luisoufflait dans les narines et dans la bouche, comme il avait vufaire un jour à un enfant noyé.

Cette scène se passait à l’orée du bois desGrille-Pieds. La lune éclairait ces figures apitoyées et maculéesde sang, ces mouvements gauches d’infirmiers improvisés.

– Je jurerais qu’il vit ! clama soudainFrans Pierlo. Son haleine revient, sa poitrine se soulève, il arespiré… Nous n’avons pas de temps à perdre… À quelques arbaletéesd’ici nous débouchons dans la drève du château d’Alava. Je proposede conduire notre Sussel chez le forestier… Sussel sera mieux cachéet mieux protégé sur les terres du comte qu’à la ferme desTrembles… Vous savez l’amitié que nos seigneurs lui portent ;s’il y a moyen de nous le conserver, c’est eux qui trouveront cemoyen…

Tous se rallièrent à cet avis. Ils avaienttaillé quelques branches et ils en formèrent une civière surlaquelle ils chargèrent le blessé en ayant soin de lui faire unoreiller de feuillage. Comme leur troupe se remettait enmarche :

– Camarades, dit encore Pierlo, il s’agitd’arracher notre porte-drapeau non seulement à la mort, mais aussiaux juges de la ville, capables de le jeter en prison, tout abîméet saigné qu’il soit… Écoutez, comme on va le rechercher, ilimporte que vous déclariez tous qu’il n’était pas avec nous et quemoi je vous commandais… Ce sera aussi mon sang qui aura rougi lesbuissons…

– C’est brave ça, Frans, approuvèrent lesautres. Compte sur nous pour t’aider.

Afin de faciliter cette généreuse supercherie,le crâne garçon laboura de ses ongles l’estafilade qui luitraversait le visage et où le sang se coagulait en poissant sescheveux. Il se barbouilla les mains de ce sang qui s’était remis àcouler et il en fit pleuvoir les gouttelettes sur une grandelongueur du premier chemin qui se séparait du leur. Puis ilrejoignit ses amis.

Les tourelles en poivrière flanquant le combledu château d’Alava pointèrent enfin au-dessus des hautes futaies.Les gars ne suivirent pas la drève d’entrée, mais s’enfoncèrent parune contre-allée dans le parc et les pépinières. De la lumièrebrillait aux croisillons de la chaumière du garde. Pierlofrappa.

Au premier coup, une femme, la comtessed’Adembrode en personne, leur ouvrit.

Ses pressentiments du matin ne l’avaient pastrompée. Elle eut la force de cacher sa terrible émotion et parvintà se roidir. Ce fut d’une voix relativement calme qu’elle demanda àPierlo si Waarloos vivait. Et les yeux du féal lui répondantaffirmativement, elle étouffa ses transports de jubilation, commeelle avait réprimé son cri de désespoir.

Le village venait d’apprendre le résultat duguet-apens par le fils du garde, qui faisait partie de l’embuscade,et qui avait pris les devants. C’est à la maison forestière, oùelle s’était rendue au moins dix fois pendant le jour, que lacomtesse entendit parler de l’échauffourée. Quelles ne furent sesaffres avant l’arrivée du blessé !

La comtesse fit transporter immédiatementSussel Waarloos dans un pavillon du château.

Elle félicita le dévoué Pierlo et le remerciade sa confiance dans les sentiments des d’Adembrode.

Comme elle s’inquiétait de sa blessure àlui :

– Bah ! un simple abreuvoir àmouches ! dit Pierlo. Ne l’étanchez pas, car il me faut encoreexhiber du sang ce soir dans le pays à la ronde !

Et, pour se dérober aux marques de gratitude,lorsqu’on avait demandé un homme de bonne volonté pour aller quérirle médecin de Viersel, l’ami des d’Adembrode, c’était encore lemême Frans Pierlo qui s’était offert. Sans attendre de réponse lecrâne gaillard enfourcha le cheval sellé pour cette commission etpartit à fond de train.

À Viersel, le jeune charron cédait sa montureà l’officier de santé et regagnait Santhoven à pied. Puis,exécutant jusqu’au bout le plan de conduite arrêté avec sescompagnons, il entrait dans les cabarets fréquentés par lesgendarmes, feignait l’ivresse, affichait sa sanglade et se donnait,en tapant du poing sur les tables, pour le chef de la bagarre. Ilmanœuvra si bien, que les gendarmes s’assurèrent de lui et leconduisirent au poste.

Au château, le docteur opérait prestementl’extraction de la balle, et ayant abstergé la plaie, constataitqu’aucun organe principal n’était lésé. Sussel en réchapperait.Après quelques semaines de repos, il pourrait reprendre son trainde vie ordinaire.

Dès qu’il avait été averti de l’accident, lecomte d’Adembrode s’était empressé de se rendre auprès dublessé.

– Connaissant l’affection des d’Adembrode pourles Waarloos, lui dit la comtesse, j’ai pris sur moi d’introduirece jeune homme au château, dans la certitude qu’il serait mieuxsoigné ici que chez ses parents. Ai-je bien fait, Warner ?

Pour toute réponse, le comte prit la main desa femme et la baisa longuement.

– Si vous le permettez, ajouta-t-elleencouragée, je veillerai moi-même ce pauvre garçon ; pourcette nuit, du moins, je serai sa garde-malade et lui ferai prendresa potion ?

Le comte ne put qu’acquiescer à cetarrangement.

Tout en admirant le zèle et l’enthousiasmereligieux de son jeune fermier, il déplorait cette équipée inutileet même funeste au point de vue de leur cause.

Chapitre 28

 

Dans la chambre, où par une large baieentr’ouverte pénétrait la lourde atmosphère de la nuit deseptembre, chargée des fragrances des acacias et des ormes, lacomtesse était assise au chevet du blessé, étendu sur un grand litcontemporain de la Renaissance. Le chirurgien avait fait garder àSussel ses vêtements de dessous et du bas afin de mieux maintenirl’appareil sur la blessure.

Aucune clameur ne réveillait plus la campagnequiète, et seules, au moment de prendre leur vol, les heuresvagabondes interrompaient le silence en battant de leurs talonsailés l’horloge du village. Les lumières de la façade du château,même les fenêtres de la bibliothèque où le comte, tourmenté par defréquentes insomnies, travaillait et lisait jusqu’à l’aube,n’apparaissaient plus en rectangles de feu à travers lesmarmentaux.

Tout devait reposer au château. Sur lesinstances de son mari, la comtesse avait d’abord retenu une de sescaméristes pour passer la nuit avec elle, mais elle venait de lacongédier à son tour, certaine de résister au sommeil et à lafatigue. Il y avait d’ailleurs, à portée de sa main, un cordoncommuniquant avec la cloche d’alarme suspendue dans une destourelles supérieures du château. La domesticité serait accourue aupremier appel.

Clara avait écarté les épaisses tentures dulit et contemplait longuement, sans parvenir à s’en rassasier lesyeux, le Xavérien plongé dans un profond sommeil. C’était lapremière fois, depuis la mort du « Mouton », qu’elle sesentait le cœur si gros de tendresse. Elle ne savait pas ce que luiréservait cette nuit de veille, elle n’osait rien souhaiter endehors de la minute présente.

Ce qu’elle n’avait jamais osé évoquer commepossible se réalisait : être seule avec Sussel Waarloos. Enménageant ce tête-à-tête à la comtesse, la Providence sefaisait-elle complice de ses postulations secrètes ?

Et ce tête-à-tête ne finirait pas avec lanuit. Clara allait garder chez elle, au château, des jours entiers,peut-être des semaines, ce blessé bien voulu ; elle pourraitle soigner sans que jamais on songeât à gloser sur sa vigilance etsa sollicitude. Cette perspective suffisait pour la béatifier. Ellene demandait, n’espérait rien de plus. Elle en arrivait à promenersur son Sussel des regards de sœur, presque de mère. Le sein gonfléd’une ivresse tiède, elle répandit des larmes de bonheur et se crutforte et apaisée, et s’imagina de bonne foi que la partie étaitgagnée sur ses sens toujours stimulés.

L’hémorragie avait un peu pâli le Xavérien,sans pourtant que sa carnation fût devenue maladive. Le visageétait calme, un souffle régulier et puissant soulevait sa poitrine.Il dormait sur le dos, la tête prise entre les mains jointes, sescoudes encadrant le visage, dans l’attitude des moissonneurs auxheures de sieste, lorsqu’ils ramènent sur les yeux le large chapeaude paillasson.

Tandis qu’elle le dévisageait, épiant sesmouvements, aspirant son souffle, prête à l’aider au moindre appel,la physionomie du jeune paysan parut s’animer. Doucement, ses yeuxbrun clair s’ouvrirent. Elle le crut altéré, et elle allaitapprocher de ses lèvres une timbale d’eau citronnée, mais auprofond émoi de la dame, il rejeta ses couvertures, se souleva etmit pied à terre. Clara voulut l’arrêter, le maintenir ; ill’écarta presque brutalement et fit quelques pas dans la chambre.Des sons inarticulés se pressèrent sur ses lèvres ; puis il serépandit en un flux de paroles et se mit à gesticuler avecfrénésie.

Clara restait au milieu de la pièce, glacée deterreur, incapable du moindre mouvement.

Sussel revivait les scènes de la soirée.Cambré dans une attitude de parade et de défi, les poings fermés,semblant brandir une fourche, il fonça en avant :

« Du sang ! du sang de Bleus !clamait-il. Tuons-les tous. Hardi les camarades !… Bastini,cours de ce côté de l’omnibus… Maintiens les chevaux, mon« meilleur » Pierlo. Tiens bon ! Tiens ferme,dis-je… Bravo ! les vitres volent en éclats ! Le balcommence. Frappons dans le tas… Vlan ! À toi le grand criard…Touché, pas vrai ?…

La comtesse, terrifiée par les éclats de voixdu somnambule, par sa pantomime, par l’expression terrible de sonvisage, de ses yeux hagards, de sa bouche écumante, craignantsurtout qu’il se jetât contre la paroi ou sautât par la fenêtre,courut fermer celle-ci et songea ensuite à appeler à l’aide.

Elle avait déjà le cordon à la main, mais encet instant même le blessé recula, se rassit sur sa couche, sepassa à deux reprises la main sur le front moite comme pour enchasser une idée importune.

Clara crut que l’accès était fini et,rassurée, elle toucha l’épaule du gars et l’engagea à serecoucher.

Il ne répondit pas, demeura immobile ;ses yeux bruns qui la regardaient exprimaient à présent unedouceur, une tendresse ineffables. Tout son visage se rassérénait,la bouche souriait et comme, de son côté, elle l’interrogeait desyeux, il fit le geste de lui jeter les bras autour du cou. Ellerecula, épouvantée, d’instinct.

Ce rustre avait-il deviné ce que, messalinespéculative, la grande dame croyait avoir si bien caché ?S’était-elle trahie au point de donner à ce rude paysan l’audace dese déclarer ?

Oui, elle n’en pouvait plus douter, ill’appelait avec la désinvolture de l’homme du peuple sûr de saconquête. Le charme, l’aimant de ces franches avances étaient telsque l’anomalie n’en frappa la comtesse que bien longtemps après etque, vaincue et subjuguée, elle oublia sa haute position, l’état dublessé, l’endroit où elle se trouvait et les événements de lajournée. Elle ne voulut plus savoir que ce délice inespéré :non seulement l’homme aimé, le mâle d’élection, le maître désiré setrouvait devant elle ; mais, lui, la désirait de son côté.

Comme pour suppléer à l’éloquence del’attitude, du sourire et du regard, voici qu’au lieu de proférerdes menaces et de se démener dans le simulacre d’une tuerie, Susselse prenait à balbutier, d’un ton plaintif, de ces paroles puériles,presque enfantines, que les amants fortement épris emploient àdessein en se flattant de corriger l’accent trop chaud de leur voixpour ne pas effaroucher la femme convoitée.

Une circonstance eût frappé dès lors lacomtesse, si toute sa raison ne l’avait quittée devant cettepantomime, c’est que ce rustaud lui parlait comme à une ancienneamie, comme à une égale.

Il se leva une seconde fois. Elle compritqu’il venait à elle pour l’emporter. Elle l’attendait et elle selaisserait emmener. O elle avait fait du chemin depuis sa rencontreavec le mousse anglais, au Rit-Dyk !

Mais, il arriva cette chose déroutante :Sussel dépassa la comtesse et, arrêté au milieu de la chambre,parut accoster et saisir par la main une personne invisible. Il neregardait même plus Clara.

Celle-ci connut en ce moment la plus atrocetorture de sa vie. Elle venait de tout abdiquer en une seconde etvoilà que son sacrifice était inutile. Ces savoureuses invites etces mouvements enjôleurs du paysan s’adressaient à un fantôme… Unfantôme ? Certes pour l’instant ; mais sans doute uneréalité dans le passé, voire une réalité dans l’avenir.

La jalousie revint martyriser la comtesse, quicroyait cependant avoir épuisé toutes les tortures. Clara retombaitdes altitudes du paradis dans des profondeurs encore insondées deson enfer. Et comme pour la narguer, la brûler à petit feu, le rêveamoureux de Sussel continuait.

La jalousie de la comtesse se doublait d’uneardente curiosité. Maintenant que le blessé ne s’adressait pas àelle, elle aurait du moins voulu savoir le nom de sa rivale. Sapassion s’invétérait.

Le gars se montrait de plus en plusentreprenant auprès de son invisible amante. Par instants il serengorgeait, doucement il poussait son aimée vers le lit, marchaità petits pas, s’arrêtait pour la persuader, une main semblanttoujours tenir prisonnière celle de l’amoureuse, l’autre brasarrondi comme passé autour du cou de la belle, le visage penchévers le sien, la bouche appliquée à son oreille : la pose laplus irrésistible des galants de la campagne.

– Il l’aime ! comme il l’aime ! sedisait Clara affolée en écoutant les propos de Sussel :

– Tu sais, c’est la kermesse de Grobbendonckdans huit jours… Te rappelles-tu, celle de l’an passé, lorsque nousfîmes connaissance à la foire… O les beaux pains d’épice que jehachai en quatre sans accroc, suivant la règle… Tu étais autour denous qui nous regardais avec d’autres filles… Tes yeuxm’excitaient. J’y allai de deux sous, puis de deux autres. Jem’acharnai au jeu et ne finis qu’après avoir évincé tous mesconcurrents… O l’air de tous ces farauds quand je rassemblai monbutin !… Leur air surtout lorsque, t’ayant consultée du coinde l’œil et devinant que tu accepterais mon offrande, je laissaichoir dans ton blanc tablier tous les pains d’épice gagnés sur lesjoueurs maladroits… S’il m’avait fallu te disputer à coups decouteau ou tailler leurs visages rouges avec la même hachetteservant à diviser les gâteaux de miel, j’étais prêt. Ils lecomprirent et ne bougèrent plus… Et le soir, comme nous avons danséà la Ruche !… Viens, c’est kermesse encore… Tu aschaud, bois à mon verre… Ce n’est pas dans un verre seulement queje boirais, moi, à ma soif aujourd’hui… Sortons, veux-tu ?…L’air du soir est si bon… Ne crains rien… S’il est vrai que tu mevois volontiers, pourquoi t’apeurer ?… Je te nommerai à mamère et au comte d’Adembrode. Le père de Monsieur Warner était monparrain… Et, lorsque je ne serai plus soldat, je t’emmènerai cheznous et ferai de toi ma compagne pour toute la vie… Oh ! nedis pas non, ou je te ferme la bouche… de cette façon… Fi, méchantepièce… Un soufflet à présent ! et tu veux t’enfuir ? Nonpas… Pourquoi t’en aller… Ne sommes-nous pas mieux à deux, ici…près, … tout près l’un de l’autre ?

Et rien, sinon les attitudes dont Sussel lesaccompagnait, ne pouvait être à la fois plus crispant, et plusaffriolant que ces paroles. Ce spectacle aurait fait damner unesainte. Un vertige allait jeter Clara vers lui. Au lieu de sangc’était de la lave, du feu liquide qui coulait dans les veines dela jeune femme.

Cependant Waarloos ne prononçait pas le nom desa « bonne amie ». Ce nom, Clara pâmée de désir,suffoquée, elle l’attendait sur les lèvres du jeune fermier ;ce nom, elle le guettait presque avec la même angoisse, dans desaffres aussi effroyables, que celles du supplicié entamé, mais nonoccis par le bourreau maladroit, qui implore, en tournant vers luisa tête mal décollée, le coup de grâce !

Et l’ardeur du gars semblait croître… Ilenlaçait la paysanne trop farouche dans ses bras. Sans doute ellese débattait, et avec vaillance, car il semblait s’essouffler à lamaîtriser. Ses yeux prenaient une expression bestiale, presquemauvaise et ses paroles n’étaient plus qu’un râle. Tandis qu’ilallait et venait, qu’il se trémoussait d’un bout à l’autre du lit,la comtesse, se représentait la pataude assaillie par ce mâle, etle talus herbeux d’un fossé théâtre de leur lutte. Sussel, tantôtployé, se cambrant, et semblant presser sa conquête contre sapoitrine, tantôt soulevé pour retenir la proie prête à luiéchapper, évoquait aussi à la comtesse les rameurs du Rupel et del’Escaut qu’elle avait vus autrefois à Boom et à Anvers se pencheret se renverser sur leur banc. Et un sentiment, un seul, germaitdans la tête de Clara, et survivait à sa force d’âme : c’étaitmoins une indicible pitié physique pour l’oppression de cet homme,qu’un besoin de tromper ce patient, de prendre la place de larivale, de se venger d’elle et de lui, en s’interposant, ens’appropriant les trésors, peut-être les prémices d’amour qu’ildestinait à la paysanne.

Elle se souvint d’étranges scènes de« double vie », d’aventures racontées afin de prouver lesdegrés de la lucidité des somnambules. Ainsi elle avait entenduaffirmer par son mari, le savant, la possibilité d’arracher aunoctambule le secret le mieux celé dans son cœur.

Et en réfléchissant rapidement à cesphénomènes une idée monstrueuse jaillit dans sa cervelle ouvertedepuis longtemps aux imaginations maladives et perverses :elle se dit qu’il y aurait moyen, grâce à l’état de SusselWaarloos, de profiter de son illusion en la flattant.

Oui, elle en arrivait là ! Mais aussi,cette fois, la tentation avait été trop forte. S’il la mettait à depareilles épreuves, Dieu entendait qu’elle y succombât. Elle seraità jamais perdue, flétrie, criblée de mépris et de remords ;livrée à tous les supplices, exposée à tous les opprobres que rienne l’arrêterait dans son dessein. Elle savait qu’iln’existerait dans l’avenir de douleur comparable auregret.

Mais pourquoi se plaindre de Dieu ? Ledestin prenait plutôt pitié d’elle et lui offrait le soulagement,le péché commis avec un complice inconscient, le péché sanspersonne capable de la trahir et de la mépriser plus tard.

Ah ! qu’elle profiterait avidement de cepremier sourire d’une destinée contrariante.

De son côté, le jeune paysan, exaspéré parl’érotique mirage, ne reculait pas à l’idée d’un viol.

Clara ouït ses sommations aufantôme :

– Je te prends ce soir. J’ai bu pour oser. Jem’en voudrai demain de t’avoir fait mal, mais en attendant tum’auras appartenu toute entière…

C’était le dernier stade, la fin imminente desprestiges. Ou bien la belle invisible allait se rendre ou bien elleserait forcée.

– Prends-moi, alors !

Cette fois, une autre voix répondit à celle dusomnambule. Clara venait de se glisser dans le cercle de ces brasmusclés prêts à broyer leur capture récalcitrante. Elle n’eut pointpeur d’être étouffée sur cette poitrine de mâle ; au contraireelle passa par une mortelle seconde en craignant d’être reconnue etrepoussée. Il ne la rejeta point. Sa pression, loin de se relâcherdevint encore plus ferme ; mais maintenant qu’on se prêtait àses caresses, la douceur reparut dans ses prunelles devenuesféroces, un désir moins éperdu cessa de le faire grimacer et sonvisage s’illumina d’un béat et soulageant triomphe. Il l’étreignit,elle pantela et lèvres contre lèvres, enlacés frileusement, ils sepossédèrent sans qu’il fût revenu à la raison ou sorti dusommeil…

Vers l’aube, doucement il ouvrit les brasrobustes qui continuaient d’accoler la comtesse d’Adembrode. Lacrise était passée, bien passée cette fois ; il dormait sansplus rêver, et sa tête apaisée, presque souriante, retomba surl’oreiller.

En se dégageant la comtesse se rappelal’histoire racontée par la vieille Kathelyne, l’aventure de Sussel,assailli par les faneuses, et se trouva, elle, la grande dameinsoupçonnée, plus vile que l’affreuse Jô Vitesse.

Elle venait de se ravaler au rôle de cesfaneuses dévergondées.

Faneuse comme elles ; mais surtout, commeelles, faneuse d’amour !…

Pourtant Clara ne se repentait point. Elle seglorifiait de son geste. Elle n’aurait pas le regret épouvantablede l’occasion perdue. Et elle considérait machinalement comme unechose toute normale, un peu de sang qui avait transpiré de lablessure du Xavérien sur son peignoir blanc.

Depuis longtemps les frusques sanglantes deFlup Barend, le petit maçon, avaient cessé de draper sachimère.

Chapitre 29

 

À son réveil, le blessé manifesta une profondesurprise, et un certain embarras, en apercevant la damed’Adembrode, et surtout en apprenant où il se trouvait. Il ne serappelait plus rien des incidents de la veille à partir du momentoù ses compagnons l’avaient ramassé.

Un poids énorme débarrassa le cœur de lacomtesse. Pourtant Sussel la remercia, protesta de son dévouementdans des termes si sincères et si chauds, qu’elle en éprouvaquelque honte et quelque remords.

Le médecin fit sa visite, examina la blessure,interrogea Clara sur la nuit, renouvela l’appareil et déclara quel’état du Xavérien était aussi satisfaisant que possible. Warners’assit aussi quelques instants au chevet de Sussel.

Des jours passèrent sans que la fièvre repritle malade. L’amélioration continuait.

Quoiqu’elle en eût, la comtesse avait dû céderà la vieille Kathelyne, durant les nuits suivantes, sa place auchevet de Sussel. Maintenant que la guérison n’était qu’unequestion de temps et de soins, Clara ne pouvait plus justifier unesollicitude trop ostensible. Mais elle demeurait auprès de Waarloosla plus grande partie du jour. Souvent ils étaient seuls et alorsils s’entretenaient avec un certain abandon qui devint bientôt del’intimité. Sussel considérait Clara comme une amie d’une essencesupérieure, comme son ange gardien ; aussi sa sympathiecôtoyait-elle l’adoration.

Mme d’Adembrode, par contre, souffrait dece culte qui lui disait trop l’abîme mesuré par le jeune paysanentre leurs deux natures. Le pire c’est qu’elle n’osait pas ledétromper et lui prouver l’inanité des préjugés. Pourtant, il yavait des moments où elle regrettait que Sussel ne se fût pasréveillé pendant cette nuit à la fois si cruelle et tant ineffable.Le soulagement n’était pas venu depuis ce furtif adultère. Ellesouffrait même plus que jamais en songeant à la mystérieusebien-aimée qu’avait appelée le délire de Waarloos.

Avec ce tact et cette rouerie de la femmeamoureuse et jalouse, elle provoqua les confidences du jeune homme.Sussel avoua courtiser depuis un an, à l’insu de sa mère, TrineZwartlée, la fille d’un fermier de Grobbendonck, rencontrée à lakermesse de cette paroisse, et aux détails dans lesquels entral’amoureux, détails corroborant ceux qu’il avait révélés pendantson sommeil, la comtesse apprit à n’en plus douter que sa rivaleétait cette même Trine Zwartlée. À présent, elle voulut savoiraussi par quelles phases avaient passé leurs amours.

Sussel, adroitement interrogé, déclara que sapromise ne se laisserait jamais « toucher » avant lemariage. Et l’expansif amoureux s’anima, s’étendit sur le portraitet sur les mérites de son accordée ; il en parla silonguement, il en fit un tel éloge, mit un tel accent de sincéritédans sa parole, un tel feu dans ses yeux bruns, tant de loyautédans sa physionomie, que Clara ne douta plus de l’ardeur de sessentiments pour cette jeune paysanne. Sussel tenait surtout àconvaincre la comtesse de la pureté de leurs rapports, et revenaittoujours sur la vertu et la modestie de Trine. En parlant de sonamie, la voix du jeune homme retrouvait ces troublantes harmonieset ses regards se veloutaient de cette irrésistible tendresse quiavaient tant bouleversé la comtesse cette nuit où le somnambules’adressait au fantôme de la petite paysanne. Sussel confia encoreà Clara qu’ils comptaient s’unir dans quelques mois et la supplia,à ce propos, de bien vouloir pousser avec le comte à cemariage : « Car, disait-il, les Zwartlée ont moins debien que les Waarloos ; ils ne rencontrèrent pas comme nous degénéreux d’Adembrode pour les faire prospérer, et je crois que mamère, si jalouse de moi, commencera par s’opposer à monbonheur. »

Et la comtesse, torturée comme on doit l’êtredans l’éternelle nuit, promettait d’user de toute son influence surla vieille fermière, ce qui l’exposait aux effusionsreconnaissantes du fiancé de Trine Zwartlée.

C’est dans cette circonstance surtout qu’ellefaillit éclater et choir du haut de l’autel, inaccessible à decharnels désirs, que Sussel lui érigeait dans son cœur ; c’estalors qu’elle manqua de s’offrir à lui et se jeter brutalement àson cou. Les obstacles ragoûtaient la passion de la dévoyée. Àprésent elle aimait avec désespoir.

Une pensée seule la consolait, celle quel’autre ne se laissait pas « toucher ». Elle affectait dedouter des affirmations de Sussel rien que pour lui entendre redirecette chose calmante comme un baume.

Un jour qu’elle jouait de nouveau cetteincrédulité, le jeune métayer défendit son élue avec plusd’exaltation encore que d’habitude.

– Et ce n’est pas, déclara-t-il d’un tonrésolu, que je n’aie essayé de la séduire… J’étais beaucoup moinsraisonnable que la blondine !… Il y a des moments ou je suiscapable comme un autre de faire une bêtise – ici il rougit etbalbutia. – Oui, pour tout dire, le soir même où je me déclarai,j’ai voulu la contraindre et n’y suis parvenu !Heureusement !… Écoutez, madame, elle n’a été ma femme, mavraie femme qu’une fois… dans un rêve, un seul rêve où je crusmourir de bonheur en me fondant dans ses bras !…

Cette fois encore, Clara sachant quelle nuitil fit ce rêve, parvint à se taire et à dissimuler, mais, pour neplus s’exposer à une tentation aussi féroce, elle évita depuis lorsde douter de la vertu de Trine Zwartlée.

Comme elle l’avait promis au Xavérien ellerecommanda, malgré le vœu de son être intime, la petite vachère deGrobbendonck à la mère Waarloos et eut facilement raison desrépugnances de la vieille paysanne. Kathelyne mit même tantd’empressement à se rendre au désir de la noble dame qu’elleproposa de célébrer les noces le premier jour que Sussel pourraitse tenir debout. Mais Clara combattit cetteprécipitation :

– Le comte, ajouta-t-elle, fidèle auxtraditions de ses aïeux, s’occupe de l’établissement de son« cousin », et il désire caser le nouveau ménage Waarloosdans une ferme nouvelle ; il fera présent au jeune couple, nonseulement de leur chaume, mais encore d’un fort lopin de terre. Illeur faut donc patienter quelques mois.

Sussel, un peu marri d’abord, n’eut garde des’opposer à cette combinaison. Il avait une absolue confiance enClara. Il la vénérait trop pour suspecter un moment les vraismotifs qui lui dictaient cet ajournement. À la vérité, Clara,décidée à se rattacher Sussel à tout prix, cherchait le moyend’empêcher ce mariage, et en attendant elle avait voulu gagner dutemps.

– Je parlerai à Trine de ce que vous faitespour nous, aussitôt que je pourrai me rendre à Grobbendonck –disait Sussel. – Elle sera bien heureuse et vous chérira autant quema mère et moi. Mais, comme d’après le docteur j’en ai encore pourquelques semaines à me tenir tranquille, n’ajouteriez-vous pas auxtrésors de bontés que vous avez eues pour moi celle de permettre àTrine Zwartlée de venir me voir ici ?…

Mme d’Adembrode se garda bien de dire queTrine s’était présentée plusieurs fois à la porte du château, maisqu’on l’avait toujours renvoyée en invoquant la consigne donnée parle médecin. À présent que l’entrée en convalescence du Xavérienn’était plus un secret, force fut à la comtesse d’aquiescer audésir de Sussel.

Entrant un matin dans la chambre de Waarloos,elle le trouva conversant avec une jeune villageoise fraîche etpotelée, un peu boulotte, rieuse, les plus beaux yeux de saphir,l’air espiègle et vaillant, embaumant la santé et la vertu. C’étaitTrine Zwartlée. La comtesse s’avoua la gentillesse et lesappétissants dehors de cette contadine de dix-huit ans. À côté deClara, elle représentait un type assez vulgaire ; c’était uneplante rustique, savoureuse et vivace, plutôt qu’une fleur debeauté.

– Et pourtant, se disait la comtesse, lescharmes de la petite paysanne l’emportent sur les miens, puisque cesont ceux-là que subissait Sussel Waarloos.

Elle se fit derechef violence pour cacher sarancœur et accueillir amicalement cette friande pataude. Naïve etingénue, Trine trouva Mme la comtesse d’Adembrode aussi belleet aussi bonne qu’on la renommait jusqu’à Grobbendonck ; ellese laissa prendre aux petites attentions de la grande dame ;en fille de paysans positifs, elle se réjouit de l’arrangementproposé pour leur mariage par les châtelains d’Alava, et raillamême l’impatience de son promis. Elle revint plusieurs fois auchâteau, plus flattée et touchée que chiffonnée par l’obstinationque mettait la comtesse à assister à leurs entretiens.

La guérison de Sussel s’achevait, il étaitaussi valide, peut-être plus robuste qu’auparavant. Grâce à depuissantes interventions mises en œuvre par Warner, l’échauffouréede Zœrsel n’avait eu pour épilogue que la condamnation du généreuxPierlo à quelques heures de prison et à une amende, remboursée parles maîtres d’Alava. Aucun autre Xavérien n’avait été inquiété. Leshéros du métingue s’étaient peu souciés d’ailleurs de faire dubruit autour de l’avortement de leur apostolat en Campine.

Sussel aurait donc pu prendre la direction destravaux de la ferme paternelle, mais la comtesse, alléguant que lejeune paysan devait encore se ménager, et éviter les trop rudesbesognes des champs, le fit retenir au château par son mari, etemployer aux menus travaux du jardinage.

Des semaines se succédèrent. La comtesseconsentit enfin, de crainte de trahir ses sentiments, au retour deSussel à la Tremblaie. Il partit un jour avec sa mère, après lecoucher du soleil.

Du perron du château, Clara les vit cheminer,s’éloigner lentement. Une impression étrange la surprit. Au fur età mesure que décroissait, dans le crépuscule hivernal, la hautesilhouette du gars, elle sentait diminuer le volume de soncœur ; celui-ci semblait se fondre, ou mieux, s’enfoncer,choir lourdement de sa poitrine vers ses reins.

Une horrible faiblesse la paralysait ;elle avait froid aux extrémités, elle chancelait, et tout à coup cefut comme si son cœur battait dans ses entrailles.

Rentrée défaillante au bras de son mari, elles’alita.

Warner, très alarmé, quérit le médecin deViersel. L’homme de l’art, ayant examiné longuement la malade,annonça au comte, avec une gravité complimenteuse et un peugoguenarde, que la maladie de madame était de celles dont ilcroyait devoir les féliciter tous les deux. M. d’Adembrodepensa étouffer le médecin dans ses bras, et, débordant dejubilation, ses yeux interrogèrent le regard de la patienteallanguie.

Elle répondit par un faible « oui »,devint livide et tomba sans connaissance dans les bras de son épouxexultant.

Trois mois s’étaient écoulés depuis lemétingue de Zœrsel.

Chapitre 30

 

Le dimanche de Pentecôte, au mois de juin verssept heures du soir, une longue caravane de pèlerins suivait lachaussée bordée de ces ormes qui n’ont plus d’âge, continuantdepuis Aerschot jusqu’à Montaigu. La plupart étaient des habitantsde Lierre qui étaient partis de cette ville, à l’aube.

Leur cortège, renforcé de quelques confrériesdes villages environnants, n’avait fait étape qu’à Heyst dit opden berg – ce qui signifie sur la montagne – et à Aerschot.Devant, marchaient les hommes, presque tous en blouse et encasquette, s’appuyant sur leur rondin de cornouiller, les grègueset les chaussures poudreuses. Puis venaient les femmes,endimanichées, les matrones, les fermières, la tête prise dans cesgrands bonnets campinois, dont les ailes de dentelle badinaient auxsouffles intermittents de la brise crépusculaire et sur lesquels secabrait un chapeau en forme de cabriolet, garni de larges etlongues brides de soie gros grain et à ramages ; – les jeunesfilles en cornette blanche ornée de blondes, de guipures, debouquets de fleurs, de coques vertes ou bleues.

De poupines figures de fillettes s’encadraientencore dans ce casque de cuir foncé, coiffure délicieusementmartiale qui prêtait aux roses blondines un air de valkyriesenfants et que les modes urbaines repoussent de plus en plus de labanlieue vers les confins de la Campine jusqu’à ce qu’il aillerejoindre la kyrielle de mœurs caractéristiques, de pittoresquesusages, de costumes nationaux déjà tombés en désuétude ouabolis.

Chez toutes, un chapelet s’enroulait autour dupoignet et quelques-unes pressaient un livre de prières dans leursmains jointes contre leurs poitrines.

Des mères portaient dans leur giron lenourrisson, le culot, oscillant à leur marche hommasse de rudestravailleuses et les pères tenaient à la main des enfants plus âgésqui, fatigués, se faisaient remorquer ou, distraits par le paysage,trébuchaient et s’attiraient des rebuffades.

On avisait, parmi cette traînée, les anciensde leurs clochers, chenus et voûtés, des gars maflus dans toute larobustesse de la vie rustique, des adolescents farouchesqu’abêtissait leur puberté naissante, de roses et blondes pucellesdissimulant à peine l’éclat provoquant de leurs yeux smaragdinssous la frange ombreuse des cils – ainsi se cache la blavelle entreles faisceaux d’épis.

À la tête plusieurs prêtres : le doyen deLierre et les curés des bourgs représentés, accompagnés de leursmarguilliers et fabriciens ; ceux-ci, des vétérans engoncésdans leur longue redingote, récitaient les litanies de la Vierge.Et les ouailles répondaient sur un ton suppliant, en traînant lavoix : Ora pro nobis – Miserere – Amen.

Pleins de ferveur, ils priaient presque sansinterruption depuis leur départ, au point de s’enrouer et dechercher leur salive. La poussière soulevée par leur colonnepicotait les yeux. Les vêtements moites et chiffonnés adhéraient àla peau, la transpiration coulait de leurs fronts : ils n’yprenaient garde.

Quelques-uns, en accomplissement d’un vœu,avaient fait la route déchaux et emportaient leurs souliersattachés au cou par une corde.

Ils marchaient comme sur des braises ;les ampoules, crevées à la pointe des pavés, saignaient ; lapoussière poivrait leurs plaies ; ils traînaient la jambe,mais ne se plaignaient pas. Un rictus de martyr, exprimant plus debéatitude que de souffrance, convulsait leurs faces.

À la suite des pèlerins, cahotaient etgrinçaient trois spacieux omnibus et plusieurs charrettesmaraîchères, bâchées de toile blanche. Ces véhicules charriaientles infirmes, les malades, les variqueux et aussi plusieurspèlerins, frappés d’insolation au milieu de la bruyère nue.

Après, venait un landau armoirié, d’un modèleantique mais confortable, attelé de deux magnifiques carrossiersbai, qu’un cocher en livrée sombre maintenait difficilement aupas.

Dans la voiture sommeillait une nourrice avecson poupon emmailloté dans l’eider, les dentelles et le satin, tousdeux anonchalis par cette longue étape.

Un peu en arrière de la foule, immédiatementavant les diligences, marchaient deux personnes que leurphysionomie comme leur mise distinguaient du gros de la caravane.C’étaient les maîtres du landau, le comte et la comtessed’Adembrode. Le diagnostic favorable des médecins se vérifiait. LaVierge venait d’exaucer le vœu de Warner en lui accordant un garçonsuperbe. Reconnaissant, il avait voué le nouveau comte Jeand’Adembrode à la Gentille Dame et pour remercier la toute puissantemédiatrice, il allait avec la mère, l’enfant et tous ses féaux,fermiers et métayers, l’adorer dans un de ses templesd’élection.

La psalmodie monotone des pèlerins, toujoursreprise et toujours interrompue, semblait la respiration de laplaine oppressée. À présent, en même temps que se rabattait lapoussière, avec l’ombre, de la fraîcheur sourdait des prairies etdrapait d’une brume bleuâtre la contrée morne. Sous les arbresrégnait un suggestif clair obscur et, entre les troncs rugueux,alignés comme les fûts d’une colonnade, on découvrait à l’infini ledamier des prés et des guérets éclairé par les pâles rayons jaunesdu couchant.

L’alouette ne grisollait plus en pointantau-dessus des moissons, comme lorsqu’ils s’étaient mis enroute ; le rossignol préludait à peine. Seuls, les grillons etles grenouilles mêlaient à la lamentation des voix humaines leursappels rauques ou stridents ; et un essieu fatigué seplaignait.

À un dernier crochet de la route, ceux de latête aperçurent devant eux, aux bout de la drève, la basiliquerenommée. L’imposante rotonde se détachait sur la trame rosâtre duciel ; au bout de l’avenue obscure, le dôme parsemé d’étoilesdorées chatoyait dans les derniers prestiges du soleil.

C’était le Port.

De rauques cris d’allégresse saluèrentl’apparition du sanctuaire des Miracles. Les pacants étendaientavidement les bras vers la coupole sacrée et les agitaient commedes ailes. Quelques-uns se daubaient la poitrine, d’autresfringuaient, d’autres s’accolaient, des femmes tombaient à genouxet, prosternées, leurs lèvres allaient humecter la terre ;d’aucuns, béats, ne bougeaient plus et sentaient courir sous leurcuir le frisson de l’horreur sacrée ; des jeunes gensfaisaient le moulinet avec leur casquette, lançaient leur bâton etle rattrapaient, et des larmes coulaient le long des jouesparcheminées des vieux devant ce temple si souvent revu mais qu’ilsne reverraient plus peut-être.

Cette exaltation effaroucha les pies logéesdans les faîtes des arbres et, poussant des cris, ellestournoyèrent quelque temps au-dessus de la plaine avant de regagnerleur nid.

Haletants, après le terme de leur traite, lacaravane s’ébranlait en redoublant de jambes, mais sur l’ordre desprêtres on prit d’abord le temps de reformer les rangs un peudébandés. Il fallait pénétrer en belle ordonnance, dans la villeprivilégiée.

Le comte d’Adembrode avisa dans le groupe desXavériens de Santhoven un gars qui se distinguait par sa frénésie àla vue du sanctuaire.

– Hé Sussel Waarloos ! appela Warner.

Le jeune homme, interrompu dans sa pantomimeturbulente, accourut un peu pantois vers ses maîtres. Il allait semarier au retour du pèlerinage. Warner lui avait fait don d’uneferme et de plusieurs hectares de bonne terre. La comtesse, netrouvant plus de prétexte pour ajourner ce mariage, avait étéinvitée par son mari à en fixer elle-même la date. Depuis ce jour,elle semblait éviter les Waarloos. Elle ne se rendait plus que deloin en loin chez la vieille Kathelyne et n’adressait à son favorid’autrefois, lorsqu’elle le rencontrait dans la campagne, que derares paroles. C’est à peine si elle s’informait de Trine.

Les braves gens attribuaient cette froideur àdes lubies provenant de l’état « sanctifié » de leurbonne dame.

Sussel, tout réjoui de l’heureux événement quise préparait, avait, un des premiers, félicité Clara !

Lorsque survint la délivrance, ce fut une fêtedans toute la contrée. Au jour des relevailles, les paysansremarquèrent avec étonnement l’air triste et languissant del’heureuse mère. Le comte Warner s’en apercevait aussi, mais nes’en inquiétait pas, imputant cette langueur dolente aux suites descouches. La naissance d’un héritier l’avait littéralement rendu foude joie. Et quel fils ! Un bébé digne de rivaliser avec lesenfants les mieux en chair du pays. Rien d’étonnant que cevigoureux rejeton eût épuisé sa mère. Mais la comtesse était femmeà reprendre rapidement son opulente santé.

Au moment où Sussel s’était approché, lacasquette à la main, saluant son généreux protecteur d’un bonjoursonnant en plein la joie de vivre, Clara ne lui fit qu’une simpleflexion de la tête, et s’éloigna de quelques pas, tandis que lecomte donnait des instructions au jeune pèlerin.

Chapitre 31

 

Depuis son accouchement, la comtesse n’avaitpas recouvré sa carnation rubénienne, mais chaque fois qu’ellerevoyait Waarloos elle se sentait devenir blanche et froide commes’il ne lui restait plus une goutte de sang.

Son mari, invoquant sa faiblesse, avait voulula détourner de l’idée de participer au pèlerinage. Elle s’entêta àl’accompagner, consentant tout au plus à faire en voiture la plusgrande partie du trajet.

C’est que la présence de Sussel à ces actionsde grâce l’attirait impérieusement.

Lui se rendait à Montaigu non seulement pourremercier Marie, la grande Propitiatrice, de la naissance du jeunecomte, mais pour demander à notre Gentille Dame de bénir aussicomplaisamment son mariage avec la blonde Trine. Sa fiancée étaitdu voyage. La comtesse, n’évitant le Xavérien que parce qu’elleraffolait plus que jamais de lui, tenait à repaître son désespoirdu spectacle de leur bonheur.

Sussel, ayant conféré avec son maître, serendit auprès du cocher du landau et à eux deux ils retirèrentd’une caisse la magnifique bannière promise par les d’Adembrode auxXavériens. Ils fixèrent à la hampe dorée, surmontée d’une croix, lalourde pièce de brocart, chargée de broderies d’or nue, au milieude laquelle se détachait l’extatique figure de saint François.Cette effigie, remarquablement exécutée, était le dernier ouvragede la comtesse avant sa délivrance. Des fanons garnis de crépinependaient aux deux bouts de la traverse et aux pans dugonfalon.

L’honneur de porter l’étendard des Xavériensrevenait à Sussel Waarloos. Il ceignit le brayer, les coudes aucorps, empoigna la hampe à deux mains, et, se cambrant sur sesjarrets, le torse un peu renversé, tête haute, il se plaça, àl’exemple des autres porte-bannière, en tête de ceux de saparoisse.

Pierlo, le dévoué camarade, que balafraitencore la cicatrice de sa blessure, Kartouss, Malcorpus, Wellens,Basteni, Malsec, tous les Xavériens et toutes les bonnes gens deSanthoven s’exclamaient sur la munificence de leurs seigneurs.

Ceux des autres paroisses coulaient desregards non exempts d’envie, vers le riche présent. Toutesémerveillées, des femmes, plus expertes, tâtaient le tissu et lesapplications.

Aucune ne regardait ce guidon comme Trine, lajeune héritière du fermier Zwartlée de Grobbendonck. Le bleulimpide de ses yeux semblait vouloir se noyer dans ceséblouissantes couleurs ; la fleur de ses joues poteléess’avivait ; la rondeur plantureuse de son buste se soulevaitvisiblement. Lorsqu’elle eut levé ses claires prunelles vers lenouveau drapeau avec une expression ravie, elle les ramena, à lafois luisantes de fierté et mouillées d’attendrissement, sur lecrâne et ferme gonfalonier, et, le regard de Trine Zwartléerencontrant celui de Sussel, les deux promis rougirent comme despivoines.

La comtesse surprit de loin ce tacite échangede confidences. Ses yeux, chargés de passion, durent atteindre lesjeunes gens de leur fluide, car, simultanément, ceux-ci seretournèrent de son côté. Elle s’appuyait sur le bras de son époux.Son visage décomposé frappa les fiancés.

– Ne trouves-tu pas que notre bonne damed’Adembrode a l’air plus malade depuis ce matin ?… Si on ne laconnaissait pas, on croirait même qu’elle se ronge l’âme… Vrai, enla regardant j’aurais autant envie de la plaindre que de laféliciter…

– Tu as raison, Trinette, moi aussi je luitrouve la mine sens dessus dessous. Mais ces apparences ne doiventpas nous tromper. Écoute, nous prierons bien chaudement pour elle,pour la plus noble, pour la meilleure créature du bon Dieu.Demandons-lui de ne pas la rappeler trop vite près des anges…

Mais ils eurent beau s’exhorter à laconfiance, pour la première fois de la journée, une ombre passa surla félicité candide des promis, et tous deux pressentirent, sansoser se l’avouer l’un à l’autre, un mystère désolant.

Cependant le doyen de Lierre entonnait àpleine poitrine l’hymne Ave Maris Stella, et la processionse remettant en branle, toutes les voix se joignirent à celle dupasteur, exaltèrent à l’envi l’Étoile du marin.

Trine Zwartlée courut reprendre sa place dansles rangs de ses compagnes d’où, soprano gracile, elle entendit lavoix cuivrée de Waarloos dominer le reste du chœur.

Comme les pèlerins signalaient ainsi leurapproche, le bourdon de l’église sonna à pleine volée. On auraitdit une céleste bienvenue ; aussi clamèrent-ils encore avecplus de chaleur et d’énergie.

Pour cette dernière trotte, les malades et lesperclus étaient descendus des charrettes et des omnibus ; ilsse traînaient sur des béquilles ou bien leurs proches et leurs paysles soutenaient et les stimulaient par des exhortations filialementbourrues.

La nourrice du jeune comte d’Adembrode,portant entre ses bras le précieux poupon, marchait à présent auxcôtés de ses maîtres, derrière la « procession » deSanthoven.

À mesure qu’ils approchaient, ilsdistinguaient les détails de l’architecture, les ornements, lespilastres, les archivoltes, les statues et les stèles du portiquejésuite.

La porte béante leur permettait de plongerjusqu’au chevet du chœur, où des herses de cierges larmaient d’orles ténèbres.

Et maintenant, sur la route, des closinterrompaient les pâturages, la longue enfilée de marmenteauxcessait ; la grand’route devenait la grand’rue. Ils passèrentdevant une énorme baraque en bois, le panorama de Jérusalem, commel’annonçaient de prolixes affiches sur tous les murs et sur desécriteaux plantés à chaque carrefour. Des villageois, arrivés dansla journée, psalmodiaient avec les nouveaux venus. Un concoursénorme se pressait à Montaigu, mais les flots de blouses et demantes s’ouvraient pour livrer passage à ces renforts. Des groupesapparaissaient aussi sur le seuil et aux fenêtres deshôtelleries.

Comme la procession allait traverser le pontjeté sur les anciens remparts de la villette, dans le portailténébreux une croix d’argent jetait une fulguration bleuâtre. Puison aperçut l’acolyte, en soutanelle rouge, qui portait cette croix.Derrière l’enfant, le desservant, un vieux prêtre en rochet dedentelle et en étole d’orfroi psalmodiait, le psautier à la main.Et des vieilles marmottantes se bousculaient après le curé. Cetteprocession marcha à la rencontre de l’autre.

Lorsqu’elles s’accostèrent, l’enfant de chœuret le doyen de Montaigu firent volte-face et, la croix toujours enavant, conduisirent les Campinois dans la basilique.

Au moment où le chœur suppliant,suggestivement discord, s’épandait sous la vaste coupole, lesorgues dégonflèrent leurs poumons condensant tous les concerts dela nature, la musique des vents, des flots, des arbres, et lesgazouillis des oiseaux et les meuglements des vaches. Les pèlerinsse poussaient pour se rapprocher des tabernacles, puis tombaient àgenoux avec tant de rudesse que leurs tibias craquaient sur ladalle.

Le dernier office venait de finir ;pourtant les fidèles pullulaient encore dans la nef et lesbas-côtés ; ces contemplatifs ne pouvaient se résoudre às’arracher à ce séjour choisi par la Vierge pour être le théâtre deses merveilleuses complaisances. Le chant cessa, l’orgue se tut etau murmure rapide, martelé des Ave, succéda l’oraison desaint Bernard pressante et mélancolique comme une recommandationd’adieu.

Tous les yeux étaient amoureusement fixés versla mignonne Dame, presque noire, blottie au fond du retable dansune niche d’argent massif, derrière laquelle un arbre desséché,palissé, déployait ses branches nues en manière d’espalierhiératique. C’était le chêne dont le feuillage abritait à l’originela statue miraculeuse.

Cependant, des sacristains éteignaient leluminaire, ne laissant brûler qu’une lourde lampe ciselée dans leplus noble métal, et suspendue à la voûte par des chaînes d’argent.Le lendemain les pèlerins entendraient une messe cardinale. Mais,anticipant sur leurs dévotions, avant de s’écouler au dehors,chaque paroisse de dresser dans les candélabres un cierge colossal,pesant force livres de cire, entouré de bandelettes coloriées et àmi-hauteur duquel se détachait, en grosses lettres d’or, sur uncartel enguirlandé de fleurs, le nom de la commune donatrice. Puisils firent, en se traînant sur les genoux, et les bras en croix,les stations du Golgotha, figurées en marbre blanc autour del’église.

Chapitre 32

 

La comtesse se retira de bonne heure. Ellesuffoquait et avait hâte d’être seule. Elle ouvrit la fenêtre de sachambre et s’y accouda. L’hôtel de la Grande-Barrière, oùils étaient descendus, formait le coin des chaussées d’Aerschot etde Sichem.

Ses croisées regardaient le fossé et l’ancienglacis de la ville. Au fond, par delà le pont franchi tout àl’heure, s’élevait la basilique. Éteinte à présent, noire,redoutable, la silhouette du monument se détachait sur un cielindigo cloué d’astres. Clara distinguait encore les boutiques dechapelets et de béatilles éclairées par des quinquets à pétrolesoufflés à fur et à mesure que s’éclipsaient les clients.

Avec la fin du jour la foule se dérobait, segîtait.

Les auberges proprettes et claustrales où l’onn’entend jamais, à cause de l’édifiant voisinage, ni rixe, nidispute, ni blasphème, ni même le graillement catarrheux de l’orguede barbarie, cet accessoire obligé des grandes assemblées rurales,poussaient un à un leurs volets et leurs huis. À Montaigu, ilsemble que les fumées du houblon et de l’alcool ne fassentqu’épaissir les encens mystiques. Il faut croire que la bière mêmede ce pays, la bière de Diest, un breuvage vineux et doux, uneonction pour le palais et une griserie pour les lobes, une boissonmielleuse comme l’hydromel et perfide comme le vin de Tours,entretient les buveurs dans leurs dispositions extatiques.

Des groupes de retardataires, finalementcongédiés, évoluaient piteux, sans geindre ou tempêter comme lefont ailleurs les ivrognes expulsés de leurs derniersretranchements. Ils représentaient des traînées silencieuses,lugubres, pareils à des fantômes de buveurs condamnés à revenir,après leur mort, errer autour des estaminets. Ceux qui parlaientbaissaient aussitôt la voix, rappelés à la conscience de l’endroitsacré qu’ils hantaient. Ces larves se dissipèrent à leur tour, uneà une, ou du moins s’affalèrent, çà et là, sans plus bouger.

La nuit chaude, une nuit de lune nouvelle,éclairait assez pour permettre à la comtesse de discerner, dans lejardin entourant le temple, des formes noires amoncelées, des genscouchés sur l’herbe. Par ces jours de fêtes carillonnées, cesrustauds, n’ayant pas le choix du coucher et dépourvus la plupartde l’obole qu’il coûte, bivaquent sur la dure. Errénés, forcelieues dans les jambes ils s’endormaient lourdement, prostrés, côteà côte, confondant les sexes, mais refoulant avec terreur lesincitations charnelles, même si c’était une épouse, une fiancée,qui les frôlaient.

Clara crut un moment apercevoir, allongés dansle cimetière, les ombres de Sussel Waarloos et de TrineZwartlée ; mais sa jalousie la trompait, car elle se rappelaaussitôt que les fiancés avaient trouvé un gîte, avec leursparents, dans une auberge voisine de laGrande-Barrière.

Tout à coup une musique grêle et flûtée stridadans l’absolue accalmie. En bas dans le réfectoire de l’hôtel, unchœur de soprani, garçonnets et jeunes filles, répétait un cantiquepour la solennité du lendemain. Ces voix jeunes, aiguës, un peudissonantes, étrangement sympathiques, comme toutes les chosesprécoces et forcées, sur lesquelles agissait l’épaisseur des paroisde séparation comme une sourde pédale, de manière à en augmenter lamélancolie, accompagnèrent longtemps le cortège de pensées deClara,  – et elle faisait de ce chœur le thème accablant de sadésespérance, le chant de ses aspirations toujours refoulées, lerequiem de son amour.

Chapitre 33

 

La nuit régnait encore, lorsqu’elle seréveilla sans s’être couchée. La cloche s’ébranlait dans lecampanile du dôme. Elle se rappela que la première messe secélébrait à quatre heures à l’intention des partants matineux.

L’envie lui prit d’assister à cet office. Elles’humecta les tempes, s’enveloppa dans un long manteau dont ellerabattit le capuchon sur son visage et gagna doucement la rue.

Comme elle pénétrait dans l’église, lesacristain allumait les cierges de l’autel ; le reste duvaisseau plongeait encore dans les ténèbres compactes. On auraitdit une crypte.

La comtesse était arrivée la première. Elledemeura dans les bas côtés agenouillée près d’un pilier. Lesfidèles se tassaient d’abord à proximité du tabernacle d’argentdont la blancheur éblouissante, presque sidérale, lançait deséclairs de coupelle et sur lequel se profilait énergiquement lapetite madone noire.

Une clochette tinta et du jubé obscur, piquéseulement de deux fanaux tremblotants, des brouillards de sonsd’orgue s’abattirent, lourds, rauques, pâteux, comme les derniersbâillements d’un géant qui se réveille. Le célébrant parut, vêtu derouge, en commémoration du martyr du jour et entonnal’Introït.

Les paysans déferlaient sans cesse comme desflots à marée haute et entouraient la comtesse au point de luicouper la retraite si elle avait voulu sortir. Ils envahissaient letemple avec un empressement féroce, touchant dans son irrévérence.Ils y apportaient une piété fauve.

Quelques-uns, encore hébétés par le sommeil,déambulaient en trébuchant et, les yeux gros, ils tournaient lespoings dans les orbites.

Les pieds des chaises déplacées grinçaient surla dalle. Des toux pénibles, des expectorations séniles, desquintes de coqueluche se répercutaient en échos cassés.

L’ombre empêcha longtemps Clara de démêler lesuns des autres, les individus dans ce grouillement. Puis l’auberéveillant avec des précautions d’artiste les couleurs des vitrauxde l’abside, des rayons s’en projetèrent par faisceaux ou paréventails sur le centre de la nef, puis une teinte de grisaille,livide, froide, succéda aux ténèbres des pourtours.

En se bousculant, les bourrus n’épargnaientguère la comtesse, que personne ne reconnaissait sous son manteaude pénitente. Ses prédilections collectives pour le peuple etsurtout pour les campagnards, noyèrent un moment la passion intenseportée à l’un de ces rustres. Elle se trouvait cernée dans ungroupe de jeunes blousiers dégageant une effervescente et chaudeodeur d’étable, des effluves de corps séveux secoués par leslongues marches de la veille. Et cette atmosphère produisait surson idée fixe l’engourdissement vague d’un anesthésique.

Les reflets des verrières trempaient deteintes fantastiques ces masses d’hommes et de femmes empêtrés. Lessarraux moites et fripés se violaçaient sur les dos arrondis. Claraobservait ses voisins dans leurs dévotions ; ces têtesbaissées, ces lèvres balbutiantes, ces yeux pleins d’appel,éperdument fixés vers l’immuable et souriante Notre-Dame, cesépaules carrées, ces bras musclés, ces jambes charnues, ces croupesrenforcées, sur lesquelles bridaient des houzeaux luisants etbrunâtres comme les glèbes.

La stupeur des prières hypnotisait les facesrugueuses ou mafflues. Des oraisons jaculatoires faisaient cesfanatiques se marteler la poitrine de leurs poings gourds. Ceux quin’avaient pas trouvé de siège s’asseyaient sur leurs talons.D’autres, immobiles, le menton dans les paumes de leurs mains, lescoudes sur les cuisses, paraissaient sommeiller. Et, à côté d’unrictus d’ascète, d’un ancêtre dur et osseux, s’épanouissaient desgalbes de jeunes filles, luisants comme une couverte ; plusloin se pétrifiait l’admiration bestiale presque douloureuse d’unadolescent étranglé par l’émotion. Des rosaires cliquetaient entreles doigts durillonnés des vieilles et les mains potes desfillettes égrenaient des chapelets bleus si mignons qu’ils tenaientdans une coquille de noix.

Cependant des faussets enfantins et grêles,les voies si ténues de la veille, tombaient de la turbine. De cesgosiers d’impubères, étroits, étranglés, la note fusait comme unmince jet d’eau visant un ciel lunaire. C’étaient de ces voix quela mue voile déjà, dont la caresse griffe, qu’on dirait toujoursprêtes à se fêler, qui tiennent encore plus de l’horreur douce deslimbes que de l’éblouissance des cieux. On en dotait par la penséeces têtes d’angelets joufflus, papillonnant sans corps et sansmembres dans les gloires des Assomptions.

À l’offertoire, une pièce blanche jetéepresque au juger, du fond de l’église, vint s’abattre dans un desvastes plateaux disposés sur des troncs devant l’autel.

Ce fut le signal d’une offrande générale,terriens cossus ou valets besogneux, gros fermiers du Polder ousabotiers et lieurs de balais de la Campine se dépouillaient,ceux-là de leur superflu, ceux-ci du métal laborieusementthésaurisé. Une grêle de florins et de jaunets, une averse de grossous, commença.

La comtesse voyait des bras se lever au-dessusdu remous des têtes, viser, ajuster, – des poignets faire ressortpour jeter l’obole jusqu’au but. Les courtauds se piétaient, lesparents soulevaient et portaient en avant leurs enfants malades,afin que ceux-ci offrissent eux-mêmes la pièce rédemptrice, larançon étant alors plus agréable à Notre Gentille Dame.

La chute incessante des oboles ajoutait uneétrange et crispante sonnerie aux cantiques du jubé, au plain-chantdu prêtre, aux ouragans de l’orgue et aux tintements de laclochette.

Alors la scène devint encore plus poignante.Les maroufles, fiévreux, affamés du pain des Âmes, se pressaient,comme le remous de la barre, de tous les coins de l’église et mêmedu parvis, vers la Sainte-Table. Bougons, rogues, des syllabes dejurons retenues sur leurs lèvres par la majesté du lieu, ilsjoignaient les mains, mais distribuaient de terribles coups decoude. Les faibles et les femmes dévoraient leurs cris.D’irascibles cochets se laissaient bousculer sans colère, quitte àtraiter leurs voisins de la même façon. Le prêtre semblait abecquerune nichée d’oisillons voraces.

Le soleil se levait sur cette scène. Lesviolettes et morbides couleurs des verrines se ravivaient à cesruissellements d’or fluide. Les visages, tirés et blafards,reprenaient leur fleur de santé villageoise. Les fanfreluches desbonnets et les fichus bariolés éclataient sur le moutonnement dessarraux et des mantes.

Et la comtesse, embrassant le banc decommunion, percevait jusqu’au frémissement de ces bouches avides dela chair d’un Dieu et le mouvement haletant de ces langues aucontact de l’Holocauste.

La passion s’exaspérant jusqu’à l’éréthysme,une jalousie sacrilège indisposait Clara contre le Ciel. Elleaurait voulu, elle, l’inassouvie, se savoir désirée avec cetteferveur par ces simples ; altérer du même amour ces gosiers,provoquer cette pâmoison, cet accès de désir, ce ravissement, cetoubli de tout, sauf d’un unique objet, chez cette horde de maraudspuissants.

Quand répandrait-elle par son approche, surleurs physionomies rebourses ou cruellement placides, cetteexpression d’idolâtrie suprême ? Oui, il semblait à lacomtesse que la Vierge et son divin Fils lui eussent volé latendresse copieuse de ces violents.

Quelles délices leur procuraient-ils donc, leSaint des Saints et la Toute Sainte pour les transfigurerainsi ?

Le prêtre suffisait à peine à nourrir cesaffamés.

Rassasiés, la première rangée de communiantslaissait retomber la nappe et se relevait d’un même sursaut ;d’autres, aussi safres, guettaient les vides de la table et lescomblaient.

À une de ces oscillations de la foule,produites par le va-et-vient des attablées, la comtesse eut lavision de deux têtes juvéniles mises en pleine lumière dans laflambée conquérante du jour.

Le désespoir, la jalousie, la passionsouveraine lui firent renier aussitôt cette foule convoitée siimpérieusement une seconde auparavant. Son épouvantable désir,surchauffé depuis le commencement de la messe, fondit sur une seuleproie. Elle cessa d’envier à Dieu le culte de ses créatures, pourne plus songer qu’à disputer Sussel Waarloos à Trine Zwartlée.

Car c’était bien le Xavérien qui communiait àcôté de sa future. Clara apercevait le profil perdu du jeune hommepenché doucement vers sa bien-aimée.

La petite paysanne, de même, ne semblait pasdétacher sa pensée de la terre. Au moment de s’agenouiller, leursprunelles, noyées d’une double ferveur, s’étaient rencontrées.

Avant de monter vers Dieu, leurs prières seconfondaient amoureusement.

Chapitre 34

 

La comtesse se laissa traîner par le courantdes pèlerins et gagna l’hôtel, affolée, au paroxysme del’aberration. Elle se croisa avec le comte qui se rendait à sontour à la messe. Il ne la vit pas ; d’ailleurs, il ne l’eûtpas reconnue, enveloppée qu’elle était dans son manteau depaysanne. Clara ne réfléchissait pas à ce qu’elle allaitentreprendre ; elle ne se sentait qu’une volonté, ou mieuxqu’un instinct : parler aussitôt à Sussel Waarloos, empêcher àn’importe quel prix son mariage ; l’arracher, même par unesclandre, à cette Trine Zwartlée.

À bout de moyens elle tenteraitl’homicide : les tempêtes charnelles, les ataxies débordaientsa conscience. Tout devait éclater. Ne pouvant être à lui,éternellement frustrée dans son espoir, elle entendait qu’il ne fûtà personne.

Elle en avait assez de la comédie de sa vie.Elle ne craignait pas le déshonneur public, la mort, elle irait àsa rencontre après s’être vengée. Au moins se serait-elle montréeun moment sans masque, sous son vrai jour, telle que l’avait crééela nature. Impudique et adultère, oui ; mais menteuse plusjamais. Elle se soulagerait en disant tout ce qu’elle entretenaitde désirs dans le sang, et de nostalgies dans le cœur. Le mondel’exécuterait ensuite ; n’importe, elle aurait au moinsrespiré à l’aise quelques secondes, les premières de son longcalvaire. Une catastrophe valait mieux que ces énervantes refuiteset que cette suffocante hypocrisie.

Cette contrainte durait depuis son enfance.D’abord vagues et passagères, par la suite les tentations s’étaientaccumulées, pressantes, formidables. Pourtant, malgré leursassauts, Clara demeurait physiquement pure. Dans la luttedouloureuse, presque héroïque, que sa raison soutenait contre sachair, avant cette nuit fatale du guet-apens de Zœrsel, la raisonl’avait toujours emporté. Si la comtesse n’était pas parvenue àabroger la triste loi du corps, du moins s’était elle flattée del’éluder. Vierge jusqu’à son mariage, Clara s’était jurée de n’êtrejamais adultère qu’en pensée. Et son parjure, sa chute même, avaitété une chute honteuse, une compromission. Aujourd’hui elle ne secontenterait plus de cette lâche, incomplète et peu mutuellerencontre. Elle voulait non seulement être possédée par Sussel,mais elle entendait que cette possession fût consciente etvolontaire, le résultat d’un amour réciproque. S’il consentait – etil consentirait – ils fuiraient ensemble. C’est à peine si, dansson éréthysme, elle songea un seul instant à Warner.

Rentrée à l’hôtel, elle guetta de sa fenêtrela sortie de la messe et fit mander Sussel Waarloos par lecocher.

Lorsque le Xavérien se trouva en présence dela comtesse, il fut frappé du ravage de ses traits. Elle montraitun visage encore plus décomposé que la veille sur lagrand’route.

Avant qu’il eût eu le temps de s’informer desa santé, elle lui signifia que Trine Zwartlée ne conviendraitjamais à Sussel Waarloos et qu’elle attendait de la sagesse dujeune fermier la rupture de cette alliance.

Le gars essaya de protester. Qui avait doncprévenu la comtesse contre cette brave fille ? Il n’y en avaitpas dans le canton de plus honnête, de plus laborieuse et de plusmodeste. Quiconque disait le contraire mentait. Et s’animant àl’idée que de méchantes langues salissaient sa promise dansl’esprit de la dame, il demandait en grâce d’être confronté avecles mauvais chrétiens, il les mettait bien au défi de répéter leurspropos devant lui, car, pour sûr – foi de Waarloos – le menteur nesortirait pas vivant de ses mains.

La comtesse n’eut garde d’accepter l’épreuveque proposait le loyal garçon. Elle continua pourtant de railler lacandeur de Waarloos et persista, par des réticences et des motscouverts, à mettre en doute l’amour de Trine Zwartlée.

Sussel confirma respectueusement, mais nonsans fermeté, sa foi dans cet amour.

– Mais elle ne vous aime pas autant qu’onpourrait vous aimer ! laissa échapperMme d’Adembrode.

Sussel, peu subtil, mit quelque temps àcomprendre l’objection. Embarrassé il tournait et retournait sacasquette entre ses doigts.

– Nous nous aimons comme il convient,croyons-nous, Madame, autant que Dieu permet de s’aimer !finit-il par balbutier.

– Ne parlez pas de Dieu !interrompit-elle avec humeur. Il n’a rien à voir dans votreridicule assotement pour cette petite vachère…

Mais elle s’aperçut à l’air effarouché du garsqu’elle faisait fausse route ; aussi, quittant ce ton desarcasme, elle força le Xavérien à s’asseoir, se rapprocha de lui,et cessa de jouer un dédain bien loin de son cœur. C’est câline, del’angoisse dans les yeux, la voix sourde et mouillée, qu’ellemurmura :

– Sussel… mon brave Sussel, si une femme vousdisait, prête à vous prouver son dire : « Je vous aimeplus que Trine peut vous aimer – oui, plus que Dieu le permet, jevous aime de toutes mes forces, je vous aime tellement que je nesais vous voir uni à une autre femme ; je vous supplie au nomde cette immense tendresse de renoncer à cette Trine », Susselsi une femme vous parlait ainsi, que feriez-vous ?

Le gars ne savait que répondre, sonindignation était tombée et il éprouvait à présent une vagueinquiétude ; un mystérieux attendrissement le gagnait.Cependant la comtesse insistait.

– Elle n’a pas l’air de quelqu’un qui semoque ; elle semble plutôt souffrir ! pensait Sussel, deplus en plus interloqué.

Comme elle lui répétait pour la troisième foisl’étrange hypothèse, Sussel finit par déclarer qu’il plaindrait detoute son âme la payse qui lui tiendrait des propos aussibiscornus, mais que ces lubies d’un cerveau malade ne mettraientpas un instant obstacle au bonheur rêvé avec la compagne de sonchoix.

Malgré l’accent convaincu que le Xavérien mitdans ses paroles, la comtesse s’obstina. Elle parla plusclairement. Il n’y avait pas que des paysannes au monde. D’autresfemmes que celles de la campagne pouvaient l’avoir remarqué. Et,toujours plus enveloppante, la voix et le regard pleins de prièreset de caresses, elle en vint à parler peu à peu de certain rêveineffable, avant-goût des joies du mariage, de ce rêve où le rêveurcrut expirer de délices en fondant entre les bras d’une femme…

Et comme Sussel, comprenant l’allusion,sursautait et portait les mains devant les yeux :

– Vous rougissiez en me racontant ce rêve,comme vous rougissez à présent à ce seul souvenir ! ajouta lecomtesse. Mais j’ignore encore à quelle époque et en quel lieu cerêve vous visita ?

Ah ! combien le jeune paysan regrettaitsa confidence ! Que n’était-il en ce moment à dix pieds sousterre. Il ne savait que conclure de ce bizarre entretien. Tout cequ’il entendait était nouveau pour ses oreilles. Sa peurinstinctive augmentait et pourtant une ineffable langueur se mêlaità cet effroi.

Il essaya de faire diversion à ces influencestroublantes. Il se leva pour partir, en bredouillant uneexcuse ; la seconde messe devait être finie et les Xavériensde Santhoven attendaient sans doute leur porte-drapeau pour sereformer en bon ordre.

La comtesse n’hésita pas à le retenir par lamain et il y avait un si impérieux pouvoir dans la pressionprolongée de ces doigts de femme, le charme inéprouvé de cettesensation était tel que le paysan dut se rasseoir, sans volonté,plus gauche qu’après les libations du dimanche, une chaleur dans ledos, la gorge serrée, les yeux obstrués de vapeurs et desbattements aux tempes.

Ce trouble n’échappa point à la comtesse.

– Eh bien, Sussel, reprit-elle, je sais, sansque vous me l’ayez dit, l’endroit et l’époque de votre rêve.C’était au château d’Alava, la nuit même de la bagarre de Zœrsel…Croyez-vous toujours, Sussel, que ce bonheur presque meurtrierétait une illusion ?

Sussel demeura plus pantois que s’il avait eudevant lui la vieille sorcière de Wortel.

– Au nom de mon salut éternel, que voulez-vousdire ? bégayait-il en ébauchant un geste de terreur.

Elle ne le fit pas languir. Avant qu’il eût pus’en défendre, elle lui jeta les bras autour du cou et, haletante,la bouche collée à son oreille, elle se confessa :

– Comprenez-vous à quel point on peut vousaimer ? râlait-elle, éperdue. C’était moi la femme dans cerêve de perdition… Oh ! je t’aime à la rage. Tu ne saurasjamais combien je t’aime…

Ces bras satinés, cette haleine de femme, cecontact, ce souffle achevaient d’affoler Sussel. Lesbouillonnements de la sève l’entraînaient dans des vertiges. Lesbras robustes du paysan répondirent à l’étreinte de la jeunefemme ; il l’emportait en maître fougueux, presque brutal. Iln’y avait plus de comtesse et de paysan, il y avait un mâlepuissant et une femme altérée de cette force ; il y avait laconjonction effrénée de deux désirs.

Mais, brusquement des vagissements partirentdu fond de la chambre. Elle, pâmée retint Waarloos qui sedégageait : « Ne fais pas attention… c’est notreenfant. »

Notre enfant ! Il répéta, hébété, cesdeux mots. Et le charme se rompit. Sussel redevenait lucide. Cepetit être pour la naissance de qui Santhoven venaitprocessionnellement remercier la Vierge n’était donc pas und’Adembrode ; c’était un Waarloos. Un Waarloos ! Lacomtesse jouait une comédie infâme ; ce pèlerinage était undéfi porté au Ciel. On invoquait la Vierge au profit de l’adultère,on rendait la Madone complice d’une abominable usurpation. Et lui,Sussel, trempait dans ce crime.

À l’idée du sacrilège, le sang du gars seglaça, ses moelles refluèrent, ses nerfs se détendirent ! leressort du spasme était brisé. Le fanatisme matait la chair.

Il fut d’abord atterré, incapable du moindremouvement.

Jusqu’à ce matin, le jeune paysan ne s’étaitjamais représenté femme plus noble, plus immaculée queMme d’Adembrode ; il la vénérait à l’égal d’une sainte enréservant son amour profane et charnel pour la petite fermière deGrobbendonck et il aurait mille fois douté de la fidélité de safiancée plutôt que de soupçonner un instant la grande dame. Il serappela, en cette seconde terrible, les bontés de la comtesse, sesconvictions ardentes, sa charité sans bornes et surtout les soinsqu’elle lui avait prodigués après l’échauffourée de Zœrsel. Etvoilà que cette élue n’était plus qu’une femme, et non seulementune femme faible et peccable, mais la pire, la plus méprisable desfemmes, une menteuse, traître à son mari, traître à Dieu, uneadultère et une félone qui avait sali l’écusson des marquis deRyen, bafoué Notre Gentille Dame, renié le Saint Sacrement dumariage !

Il s’était dégagé en la repoussant avecdégoût, il éprouvait des envies de la battre et en même temps depleurer sur elle comme sur une morte.

Il voulut fuir. Elle le rattrapa par lablouse ; il le lui fallait et cette fois, bien éveillé etconscient ; cramponnée à ses hanches comme une noyée à uneépave, elle se laissa traîner par la pièce. Au risque de lesmeurtrir, il parvint à détacher les mains de la comtesse. Elle levit perdu à tout jamais pour elle. Elle se rua, le rattrapaencore :

– Pitié ! gémissait-elle, n’achève pas deme damner… Hier soir, quand je vous ai vus, cette Trine et toi, surla route, ce matin surtout à la communion, lorsque vos visagess’attiraient je suis descendue au fond de l’Enfer… Je ne te demandemême pas de m’aimer… Je deviens raisonnable vois… Nous ne nousreverrons plus… Mais renonce à cette paysanne… Je n’implore quecette grâce-là… ou, si tu tiens à cette espèce et persistes àl’épouser, tue-moi, tue-moi comme une gueuse… si tu ne veux mêmepas me tuer, un autre frappera sans hésiter, lui… Essaie plutôt…Ah ! je ne reculerai pas devant le scandale… Épouse-la cettegrosse fille, et je dirai à mon mari, au comte d’Adembrode, à tonbienfaiteur, au descendant des bienfaiteurs de tes ancêtres, je luidirai qui est le père de ce garçon adoré, le vrai père del’héritier de cette illustre maison. Et il devra me croire !Car alors sa jalousie lui révélera la ressemblance entre cet enfantet Sussel Waarloos… Toi d’abord tu ne la nieras pas cetteressemblance !… Regarde !…

Et elle écarta les rideaux du berceau dedentelles ou sommeillait le jeune comte.

Machinalement, poussé par une curiositéanxieuse, il s’approcha de la couchette et se pencha sur le petitêtre. L’enfant promettait d’être beau et vigoureux comme unWaarloos et une Mortsel, mais aucun de ses traits n’appartenait auxdescendants de Rohingus, premier prince de Ryen.

Fasciné le père ne songea plus à partir.

– Eh bien ! dit-elle, doutes-tu encore àprésent ? Persistes-tu à te marier ? Tes camarades, lecomte, Trine surtout ne croiront jamais à cette histoire desomnambulisme et de fièvre chaude, à cet homme dont une femme aabusé ? – ajouta, Clara, avec un rire effrayant de ménade, unrire qui ne passait pas le nœud de la gorge. – Est-ce que depareilles aventures arrivent ? Ils te traiteront d’ingrat etd’infidèle… je te ferai chasser par ton bienfaiteur et renier parta promise !

Elle annonçait ces intentions avec unevéritable furie, d’un ton si diabolique, qu’elle exaspéra le jeunepaysan et qu’en ce moment il ne vit plus en elle qu’uneusurpatrice, une possédée, le mauvais génie du comte Warnerd’Adembrode. Il secoua ses derniers scrupules et indigné,méprisant, il se campa devant elle, se croisa les bras, et laregarda dans le blanc des yeux : – Vrai, vous feriezcela ? – prononça-t-il terrible comme un justicier. – Lesnobles de la ville avaient donc raison lorsqu’ils condamnèrentnotre maître parce qu’il épousait une femme de votre espèce…

Clara reçut cette insulte comme unefoudroyante décharge d’électricité. Rien n’aurait pu l’atteindreplus profondément et plus cruellement que ce mépris du simplepaysan, d’un être en dessous d’elle, auprès de qui elle aspirait àdescendre et qui, non content de la rebuter pour une infimemaraude, la ravalait sous lui, qui, d’un mot, venait de l’écrasercomme une courtilière sous son sabot de manant.

Sussel, qui la dévisageait, s’effraya, à peineeut-il prononcé ces paroles, de la souffrance que trahissait laphysionomie de la malheureuse. Il avait pratiqué une opérationsuprême, son scalpel taillait en pleine chair, le coup devait latuer ou la guérir.

Mais la réaction chez le paysan fut encoreplus instantanée que chez sa victime.

Repris d’affection pour la coupable, etévoquant la généreuse et secourable comtesse d’antan, une voix luidisait même que si cette créature d’élite était tombée de sonpiédestal, c’était à cause de lui et qu’il ne lui appartenait doncpas de la marquer comme un bourreau.

Il s’agenouilla, suffoquant de tristesse et deremords.

Elle, atrocement pâle, inerte, demeuraquelques secondes sans entendre les actes de contrition du jeunepaysan ; puis, les yeux hagards, elle parut sortir d’uneévocation lointaine.

Ce fut d’une voix douce, brisée, d’une voixéteinte comme si toute une existence ancienne la séparait del’atmosphère ambiante et de la minute actuelle, qu’elle dit àSussel en le forçant de se relever :

– Moi vous pardonner, mon ami ? C’estvous qui devriez me pardonner, vous et le monde, et le ciel quej’ai offensés… Merci plutôt de m’avoir rappelée à la conscience…Va, enterrons ce terrible secret dans notre cœur ;enterrons-le, non par égard pour moi qui mérite tous les opprobres,mais par pitié pour le comte, pour toi, et surtout pour notreenfant… Va, Sussel, adieu, embrasse ce petit être innocent, tonfils… le futur maître de tes autres fils…, des fils que te donnerata Trine chérie… sois heureux en ta femme et en tes enfants, monSussel… Adieu…

Il colla ses lèvres de paysan au front dupetit Jean, et se retira l’âme déchirée, cachant mal sonbouleversement, chérissant toujours Trine, mais s’avouant l’aimeravec moins de plénitude et de sérénité.

C’était comme si l’ange de leur foyer avaitdéployé ses ailes et pris son essor pour ne plus jamaisrevenir.

Cependant, au dehors, le cortège des paysansse reformait. Les pèlerins des mêmes paroisses se groupaientderrière leurs prêtres et leurs anciens. Les chevaux, des drapeletsde papier peinturé passés dans leurs oreillères, hennissaientjoyeusement et grattaient la terre de leurs sabots. Le soleilmatinal incendiait les étoiles d’or du dôme.

Lorsque le comte et la comtesse rejoignirentceux de Santhoven, un dernier cantique à la Vierge montait de lamultitude. Tous s’agenouillèrent, le visage tourné vers l’églisepour recevoir la bénédiction du doyen de Montaigu.

Sussel priait aux côtés de Trine. L’air gravede son promis frappa la jeune fille, et elle remarqua que le fiergars n’agitait plus aussi crânement qu’à l’arrivée de la bannièredes Xavériens.

La comtesse récitait la salutation angélique,la prière des prières, avec une exaltation de naufragée qui appelleau secours. Elle disait : « Je vous salue, Marie, pleinede grâces, le Seigneur est avec vous… Vous êtes bénie entre toutesles femmes et le fruit de vos entrailles est béni… »

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