Categories: Contes et nouvelles

La Faute de l’abbé Mouret

La Faute de l’abbé Mouret

d’ Émile Zola
Partie 1

Chapitre 1

La Teuse, en entrant, posa son balai et son plumeau contre l’autel. Elle s’était attardée à mettre en train la lessive du semestre. Elle traversa l’église, pour sonner l’Angelus,boitant davantage dans sa hâte, bousculant les bancs. La corde,près du confessionnal, tombait du plafond, nue, râpée, terminée par un gros nœud, que les mains avaient graissé ; et elle s’y pendit de toute sa masse, à coups réguliers, puis s’y abandonna,roulant dans ses jupes, le bonnet de travers, le sang crevant sa face large.

Après avoir ramené son bonnet d’une légère tape, essoufflée, la Teuse revint donner un coup de balai devant l’autel. La poussière s’obstinait là, chaque jour, entre les planches mal jointes de l’estrade. Le balai fouillait les coins avec un grondement irrité.Elle enleva ensuite le tapis de la table, et se fâcha, en constatant que la grande nappe supérieure, déjà reprisée en vingt endroits, avait un nouveau trou d’usure au beau milieu ; onapercevait la seconde nappe, pliée en deux, si émincée, si claireelle-même, qu’elle laissait voir la pierre consacrée, encadrée dansl’autel de bois peint. Elle épousseta ces linges roussis parl’usage, promena vigoureusement le plumeau le long du gradin,contre lequel elle releva les cartons liturgiques. Puis, montantsur une chaise, elle débarrassa la croix et deux des chandeliers deleurs housses de cotonnade jaune. Le cuivre était piqué de tachesternes.

– Ah bien ! murmura la Teuse à demi-voix, ils ontjoliment besoin d’un nettoyage ! Je les passerai autripoli.

Alors, courant sur une jambe, avec des déhanchements et dessecousses à enfoncer les dalles, elle alla à la sacristie chercherle Missel, qu’elle plaça sur le pupitre, du côté de l’Épître, sansl’ouvrir, la tranche tournée vers le milieu de l’autel. Et ellealluma les deux cierges. En emportant son balai, elle jeta un coupd’œil autour d’elle, pour s’assurer que le ménage du bon Dieu étaitbien fait. L’église dormait ; la corde seule, près duconfessionnal, se balançait encore, de la voûte au pavé, d’unmouvement long et flexible.

L’abbé Mouret venait de descendre à la sacristie, une petitepièce froide, qui n’était séparée de la salle à manger que par uncorridor.

– Bonjour, monsieur le curé, dit la Teuse en sedébarrassant. Ah ! vous avez fait le paresseux, cematin ! Savez-vous qu’il est six heures un quart.

Et sans donner au jeune prêtre qui souriait le temps derépondre :

– J’ai à vous gronder, continua-t-elle. La nappe est encoretrouée. Ça n’a pas de bon sens ! Nous n’en avons qu’une derechange, et je me tue les yeux depuis trois jours à laraccommoder… Vous laisserez le pauvre Jésus tout nu, si vous yallez de ce train.

L’abbé Mouret souriait toujours. Il dit gaiement :

– Jésus n’a pas besoin de tant de linge, ma bonne Teuse. Ila toujours chaud, il est toujours royalement reçu, quand on l’aimebien.

Puis, se dirigeant vers une petite fontaine, ildemanda :

– Est-ce que ma sœur est levée ? Je ne l’ai pasvue.

– Il y a beau temps que mademoiselle Désirée est descendue,répondit la servante, agenouillée devant un ancien buffet decuisine, dans lequel étaient serrés les vêtements sacrés. Elle estdéjà à ses poules et à ses lapins… Elle attendait hier des poussinsqui ne sont pas venus. Vous pensez quelle émotion !

Elle s’interrompit, disant :

– La chasuble d’or, n’est-ce pas ?

Le prêtre, qui s’était lavé les mains, recueilli, les lèvresbalbutiant une prière, fit un signe de tête affirmatif. La paroissen’avait que trois chasubles, une violette, une noire et uned’étoffe d’or. Cette dernière, servant les jours où le blanc, lerouge ou le vert étaient prescrits, prenait une importanceextraordinaire. La Teuse la souleva religieusement de la planchegarnie de papier bleu, où elle la couchait après chaquecérémonie ; elle la posa sur le buffet, enlevant avecprécaution les linges fins qui en garantissaient les broderies. Unagneau d’or y dormait sur une croix d’or, entouré de larges rayonsd’or. Le tissu, limé aux plis, laissait échapper de minceshouppettes ; les ornements en relief se rongeaient ets’effaçaient. C’était, dans la maison, une continuelle inquiétudeautour d’elle, une tendresse terrifiée, à la voir s’en aller ainsipaillette à paillette. Le curé devait la mettre presque tous lesjours. Et comment la remplacer, comment acheter les trois chasublesdont elle tenait lieu, lorsque les derniers fils d’or seraientusés !

La Teuse, par-dessus la chasuble, étala l’étole, le manipule, lecordon, l’aube et l’amict. Mais elle continuait à bavarder, tout ens’appliquant à mettre le manipule en croix sur l’étole, et àdisposer le cordon en guirlande, de façon à tracer l’initialerévérée du saint nom de Marie.

– Il ne vaut plus grand’chose, ce cordon, murmurait-elle.Il faudra vous décider à en acheter un autre, monsieur le curé… Cen’est pas l’embarras, je vous en tisserais bien un moi-même, sij’avais du chanvre.

L’abbé Mouret ne répondait pas. Il préparait le calice sur unepetite table, un grand vieux calice d’argent doré, à pied debronze, qu’il venait de prendre au fond d’une armoire de boisblanc, où étaient enfermés les vases et les linges sacrés, lesSaintes Huiles, les Missels, les chandeliers, les croix. Il posa entravers de la coupe un purificatoire propre, mit par-dessus celinge la patène d’argent doré, contenant une hostie, qu’ilrecouvrit d’une petite pale de lin. Comme il cachait le calice, enpinçant les deux plis du voile d’étoffe d’or, appareillé à lachasuble, la Teuse s’écria :

– Attendez, il n’y a pas de corporal dans la bourse… J’aipris hier soir tous les purificatoires, les pales et les corporauxsales pour les blanchir, à part bien sûr, pas dans la lessive… Jene vous ai pas dit, monsieur le curé : je viens de la mettreen train, la lessive. Elle est joliment grasse ! Elle serameilleure que la dernière fois.

Et pendant que le prêtre glissait un corporal dans la bourse, etqu’il posait sur le voile la bourse, ornée d’une croix d’or sur unfond d’or, elle reprit vivement :

– À propos, j’oubliais ! ce galopin de Vincent n’estpas venu. Voulez-vous que je serve la messe, monsieur lecuré ?

Le jeune prêtre la regarda sévèrement.

– Eh ! ce n’est pas un péché, continua-t-elle avec sonbon sourire. Je l’ai servie une fois, la messe, du temps demonsieur Caffin. Je la sers mieux que des polissons qui rient commedes païens pour une mouche volant dans l’église… Allez, j’ai beauporter un bonnet, avoir soixante ans, être grosse comme une tour,je respecte plus le bon Dieu que ces vermines d’enfants, que j’aisurpris encore, l’autre jour, jouant à saute-mouton derrièrel’autel.

Le prêtre continuait à la regarder, refusant de la tête.

– Un trou, ce village, gronda-t-elle. Ils ne sont pas centcinquante… Il y a des jours, comme aujourd’hui, où vous netrouveriez pas âme qui vive aux Artaud. Jusqu’aux enfants aumaillot qui vont dans les vignes ! Si je sais ce qu’on faitdans les vignes, par exemple ! Des vignes qui poussent sousles cailloux, sèches comme des chardons ! Et un pays de loups,à une lieue de toute route !… À moins qu’un ange ne descendela servir, votre messe, monsieur le curé, vous n’avez que moi, maparole ! ou un des lapins de mademoiselle Désirée, sauf votrerespect !

Mais, juste à ce moment, Vincent, le cadet des Brichet, poussadoucement la porte de la sacristie. Ses cheveux rouges enbroussaille, ses minces yeux gris qui luisaient, fâchèrent laTeuse.

– Ah ! le mécréant ! cria-t-elle, je parie qu’ilvient de faire quelque mauvais coup !… Avance donc, polisson,puisque monsieur le curé a peur que je ne salisse le bonDieu !

En voyant l’enfant, l’abbé Mouret avait pris l’amict. Il baisala croix brodée au milieu, posa le linge un instant sur satête ; puis, le rabattant sur le collet de sa soutane, ilcroisa et attacha les cordons, le droit par-dessus le gauche. Ilpassa ensuite l’aube, symbole de pureté, en commençant par le brasdroit. Vincent, qui s’était accroupi, tournait autour de lui,ajustant l’aube, veillant à ce qu’elle tombât également de tous lescôtés, à deux doigts de terre. Ensuite, il présenta le cordon auprêtre, qui s’en ceignit fortement les reins, pour rappeler ainsiles liens dont le Sauveur fut chargé dans sa Passion.

La Teuse restait debout, jalouse, blessée, faisant effort pourse taire ; mais la langue lui démangeait tellement, qu’ellereprit bientôt :

– Frère Archangias est venu… Il n’aura pas un enfant, àl’école, aujourd’hui. Il est parti comme un coup de vent, pouraller tirer les oreilles à cette marmaille, dans les vignes… Vousferez bien de le voir. Je crois qu’il a quelque chose à vousdire.

L’abbé Mouret lui imposa silence de la main. Il n’avait plusouvert les lèvres. Il récitait les prières consacrées, en prenantle manipule, qu’il baisa, avant de le mettre à son bras gauche,au-dessous du coude, comme un signe indiquant le travail des bonnesœuvres, et en croisant sur sa poitrine, après l’avoir égalementbaisée, l’étole, symbole de sa dignité et de sa puissance. La Teusedut aider Vincent à fixer la chasuble, qu’elle attacha à l’aide deminces cordons, de façon à ce qu’elle ne retombât pas enarrière.

– Sainte Vierge ! j’ai oublié les burettes !balbutia-t-elle, se précipitant vers l’armoire. Allons, vite,galopin !

Vincent emplit les burettes, des fioles de verre grossier,tandis qu’elle se hâtait de prendre un manuterge propre, dans untiroir. L’abbé Mouret, tenant le calice de la main gauche par lenœud, les doigts de la main droite posés sur la bourse, saluaprofondément, sans ôter sa barrette, un Christ de bois noir penduau-dessus du buffet. L’enfant s’inclina également ; puis,passant le premier, tenant les burettes recouvertes du manuterge,il quitta la sacristie, suivi du prêtre qui marchait les yeuxbaissés, dans une dévotion profonde.

Chapitre 2

 

L’église, vide, était toute blanche, par cette matinée de mai.La corde, près du confessionnal, pendait de nouveau, immobile. Laveilleuse, dans un verre de couleur, brûlait, pareille à une tacherouge, à droite du tabernacle, contre le mur. Vincent, après avoirporté les burettes sur la crédence, revint s’agenouiller à gauche,au bas du degré, tandis que le prêtre, ayant salué leSaint-Sacrement d’une génuflexion sur le pavé, montait à l’autel etétalait le corporal, au milieu duquel il plaçait le calice. Puis,ouvrant le Missel, il redescendit. Une nouvelle génuflexion leplia ; il se signa à voix haute, joignit les mains devant lapoitrine, commença le grand drame divin, d’une face toute pâle defoi et d’amour.

– Introibo ad altare Dei.

– Ad Deum qui laetificat juventutem meam,bredouilla Vincent, qui mangea les répons de l’antienne et dupsaume, le derrière sur les talons, occupé à suivre la Teuse rôdantdans l’église.

La vieille servante regardait un des cierges d’un air inquiet.Sa préoccupation parut redoubler, pendant que le prêtre, inclinéprofondément, les mains jointes de nouveau, récitait leConfiteor. Elle s’arrêta, se frappant à son tour lapoitrine, la tête penchée, continuant à guetter le cierge. La voixgrave du prêtre et les balbutiements du servant alternèrent encorependant un instant.

– Dominus vobiscum.

– Et cum spiritu tuo.

Et le prêtre, élargissant les mains, puis les rejoignant, ditavec une componction attendrie :

– Oremus…

La Teuse ne put tenir davantage. Elle passa derrière l’autel,atteignit le cierge, qu’elle nettoya, du bout de ses ciseaux. Lecierge coulait. Il y avait déjà deux grandes larmes de cireperdues. Quand elle revint, rangeant les bancs, s’assurant que lesbénitiers n’étaient pas vides, le prêtre, monté à l’autel, lesmains posées au bord de la nappe, priait à voix basse. Il baisal’autel.

Derrière lui, la petite église restait blafarde des pâleurs dela matinée. Le soleil n’était encore qu’au ras des tuiles. LesKyrie, eleison coururent comme un frisson dans cette sorted’étable, passée à la chaux, au plafond plat, dont on voyait lespoutres badigeonnées. De chaque côté, trois hautes fenêtres, àvitres claires, fêlées, crevées pour la plupart, ouvraient desjours d’une crudité crayeuse. Le plein air du dehors entrait làbrutalement, mettant à nu toute la misère du Dieu de ce villageperdu. Au fond, au-dessus de la grande porte, qu’on n’ouvraitjamais, et dont des herbes barraient le seuil, une tribune enplanches, à laquelle on montait par une échelle de meunier, allaitd’une muraille à l’autre, craquant sous les sabots les jours defête. Près de l’échelle, le confessionnal, aux panneaux disjoints,était peint en jaune citron. En face, à côté de la petite porte, setrouvait le baptistère, un ancien bénitier, posé sur un pied enmaçonnerie. Puis, à droite et à gauche, au milieu, étaient plaquésdeux minces autels, entourés de balustrades de bois. Celui degauche, consacré à la sainte Vierge, avait une grande Mère de Dieuen plâtre doré, portant royalement une couronne d’or fermée sur sescheveux châtains ; elle tenait, assis sur son bras gauche, unJésus, nu et souriant, dont la petite main soulevait le globeétoilé du monde ; elle marchait au milieu de nuages, avec destêtes d’anges ailées sous les pieds. L’autel de droite, où sedisaient les messes de mort, était surmonté d’un Christ en cartonpeint, faisant pendant à la Vierge ; le Christ, de la grandeurd’un enfant de dix ans, agonisait d’une effrayante façon, la têterejetée en arrière, les côtes saillantes, le ventre creusé, lesmembres tordus, éclaboussés de sang. Il y avait encore la chaire,une caisse carrée, où l’on montait par un escabeau de cinq degrés,qui s’élevait vis-à-vis d’une horloge à poids, enfermée dans unearmoire de noyer, et dont les coups sourds ébranlaient l’égliseentière, pareils aux battements d’un cœur énorme, caché quelquepart, sous les dalles. Tout le long de la nef, les quatorzestations du chemin de la Croix, quatorze images grossièrementenluminées, encadrées de baguettes noires, tachaient du jaune, dubleu et du rouge de la Passion, la blancheur crue des murs.

– Deo gratias, bégaya Vincent, à la fin del’Épître.

Le mystère d’amour, l’immolation de la sainte victime sepréparait. Le servant prit le Missel, qu’il porta à gauche, du côtéde l’Évangile, en ayant soin de ne point toucher les feuillets dulivre. Chaque fois qu’il passait devant le tabernacle, il faisaitde biais une génuflexion qui lui déjetait la taille. Puis, revenu àdroite, il se tint debout, les bras croisés, pendant la lecture del’Évangile. Le prêtre, après avoir fait un signe de croix sur leMissel, s’était signé lui-même : au front, pour dire qu’il nerougirait jamais de la parole divine ; sur la bouche, pourmontrer qu’il était toujours prêt à confesser sa foi ; sur soncœur, pour indiquer que son cœur appartenait à Dieu seul.

– Dominus vobiscum, dit-il en se tournant, leregard noyé, en face des blancheurs froides de l’église.

– Et cum spiritu tuo, répondit Vincent, quis’était remis à genoux.

Après avoir récité l’Offertoire, le prêtre découvrit le calice.Il tint un instant, à la hauteur de sa poitrine, la patènecontenant l’hostie, qu’il offrit à Dieu, pour lui, pour lesassistants, pour tous les fidèles vivants ou morts. Puis, l’ayantfait glisser au bord du corporal, sans la toucher des doigts, ilprit le calice, qu’il essuya soigneusement avec le purificatoire.Vincent était allé chercher sur la crédence les burettes, qu’ilprésenta l’une après l’autre, la burette du vin d’abord, ensuite laburette de l’eau. Le prêtre offrit alors, pour le monde entier, lecalice à demi plein, qu’il remit au milieu du corporal, où il lerecouvrit de la pale. Et, ayant prié encore, il revint se faireverser de l’eau par minces filets sur les extrémités du pouce et del’index de chaque main, afin de se purifier des moindres taches dupéché. Quand il se fut essuyé au manuterge, la Teuse, quiattendait, vida le plateau des burettes dans un seau de zinc, aucoin de l’autel.

– Orate, fratres, reprit le prêtre à voix haute,tourné vers les bancs vides, les mains élargies et rejointes, dansun geste d’appel aux hommes de bonne volonté.

Et, se retournant devant l’autel, il continua, en baissant lavoix. Vincent marmotta une longue phrase latine dans laquelle il seperdit. Ce fut alors que des flammes jaunes entrèrent par lesfenêtres. Le soleil, à l’appel du prêtre, venait à la messe. Iléclaira de larges nappes dorées la muraille gauche, leconfessionnal, l’autel de la Vierge, la grande horloge. Uncraquement secoua le confessionnal ; la Mère de Dieu, dans unegloire, dans l’éblouissement de sa couronne et de son manteau d’or,sourit tendrement à l’enfant Jésus, de ses lèvres peintes ;l’horloge, réchauffée, battit l’heure, à coups plus vifs. Il semblaque le soleil peuplait les bancs des poussières qui dansaient dansses rayons. La petite église, l’étable blanchie, fut comme pleined’une foule tiède. Au dehors, on entendait les petits bruits duréveil heureux de la campagne, les herbes qui soupiraient d’aise,les feuilles s’essuyant dans la chaleur, les oiseaux lissant leursplumes, donnant un premier coup d’ailes. Même la campagne entraitavec le soleil : à une des fenêtres, un gros sorbier sehaussait, jetant des branches par les carreaux cassés, allongeantses bourgeons, comme pour regarder à l’intérieur ; et, par lesfentes de la grande porte, on voyait les herbes du perron, quimenaçaient d’envahir la nef. Seul, au milieu de cette vie montante,le grand Christ, resté dans l’ombre, mettait la mort, l’agonie desa chair barbouillée d’ocre, éclaboussée de laque. Un moineau vintse poser au bord d’un trou ; il regarda, puis s’envola ;mais il reparut presque aussitôt, et, d’un vol silencieux,s’abattit entre les bancs, devant l’autel de la Vierge. Un secondmoineau le suivit. Bientôt, de toutes les branches du sorbier, desmoineaux descendirent, se promenant tranquillement à petits sauts,sur les dalles.

– Sanctus, Sanctus, Sanctus, Dominus, Deus,Sabaoth, dit le prêtre à demi-voix, les épaules légèrementpenchées.

Vincent donna les trois coups de clochette. Mais les moineaux,effrayés de ce tintement brusque, s’envolèrent avec un tel bruitd’ailes, que la Teuse, rentrée depuis un instant dans la sacristie,reparut, en grondant :

– Les gueux ! ils vont tout salir… Je parie quemademoiselle Désirée est encore venue leur mettre des mies depain.

L’instant redoutable approchait. Le corps et le sang d’un Dieuallaient descendre sur l’autel. Le prêtre baisait la nappe,joignait les mains, multipliait les signes de croix sur l’hostie etsur le calice. Les prières du canon ne tombaient plus de ses lèvresque dans une extase d’humilité et de reconnaissance. Ses attitudes,ses gestes, ses inflexions de voix, disaient le peu qu’il était,l’émotion qu’il éprouvait à être choisi pour une si grande tâche.Vincent vint s’agenouiller derrière lui ; il prit la chasublede la main gauche, la soutint légèrement, apprêtant la clochette.Et lui, les coudes appuyés au bord de la table, tenant l’hostieentre le pouce et l’index de chaque main, prononça sur elle lesparoles de la consécration : Hoc est enim corpusmeum. Puis, ayant fait une génuflexion, il l’éleva lentement,aussi haut qu’il put, en la suivant des yeux, pendant que leservant sonnait, à trois fois, prosterné. Il consacra ensuite levin : Hic est enim calix, les coudes de nouveau surl’autel, saluant, élevant le calice, le suivant à son tour desyeux, la main droite serrant le nœud, la gauche soutenant le pied.Le servant donna trois derniers coups de clochette. Le grandmystère de la Rédemption venait d’être renouvelé, le Sang adorablecoulait une fois de plus.

– Attendez, attendez, gronda la Teuse, en tâchantd’effrayer les moineaux, le poing tendu.

Mais les moineaux n’avaient plus peur. Ils étaient revenus, aubeau milieu des coups de clochette, effrontés, voletant sur lesbancs. Les tintements répétés les avaient même mis en joie. Ilsrépondirent par de petits cris, qui coupaient les paroles latinesd’un rire perlé de gamins libres. Le soleil leur chauffait lesplumes, la pauvreté douce de l’église les enchantait. Ils étaientlà chez eux, comme dans une grange, dont on aurait laissé unelucarne ouverte, piaillant, se battant, se disputant les miesrencontrées à terre. Un d’eux alla se poser sur le voile d’or de laVierge qui souriait ; un autre vint, lestement, reconnaîtreles jupes de la Teuse, que cette audace mit hors d’elle. À l’autel,le prêtre anéanti, les yeux arrêtés sur la sainte hostie, le pouceet l’index joints, n’entendait point cet envahissement de la nefpar la tiède matinée de mai, ce flot montant de soleil, deverdures, d’oiseaux, qui débordait jusqu’au pied du Calvaire où lanature damnée agonisait.

– Per omnia saecula saeculorum, dit-il.

– Amen, répondit Vincent.

Le Pater achevé, le prêtre, mettant l’hostie au-dessusdu calice, la rompit au milieu. Il détacha ensuite, de l’une desmoitiés, une particule qu’il laissa tomber dans le précieux Sang,pour marquer l’union intime qu’il allait contracter avec Dieu parla communion. Il dit à haute voix l’Agnus Dei, récita toutbas les trois Oraisons prescrites, fit son acte d’indignité ;et, les coudes sur l’autel, la patène sous le menton, il communiades deux parties de l’hostie à la fois. Puis, après avoir joint lesmains à la hauteur de son visage, dans une fervente méditation, ilrecueillit sur le corporal, à l’aide de la patène, les saintesparcelles détachées de l’hostie, qu’il mit dans le calice. Uneparcelle s’étant également attachée à son pouce, il le frotta dubout de son index. Et, se signant avec le calice, portant denouveau la patène sous son menton, il prit tout le précieux Sang,en trois fois, sans quitter des lèvres le bord de la coupe,consommant jusqu’à la dernière goutte le divin Sacrifice.

Vincent s’était levé pour retourner chercher les burettes sur lacrédence. Mais la porte du couloir qui conduisait au presbytères’ouvrit toute grande, se rabattit contre le mur, livrant passage àune belle fille de vingt-deux ans, l’air enfant, qui cachaitquelque chose dans son tablier.

– Il y en a treize ! cria-t-elle. Tous les œufsétaient bons !

Et entr’ouvrant son tablier, montrant une couvée de poussins quigrouillaient, avec leurs plumes naissantes et les points noirs deleurs yeux :

– Regardez donc ! sont-ils mignons, les amours !…Oh ! le petit blanc qui monte sur le dos des autres ! Etcelui-là, le moucheté, qui bat déjà des ailes !… Les œufsétaient joliment bons. Pas un de clair !

La Teuse, qui aidait à la messe quand même, passant les burettesà Vincent pour les ablutions, se tourna, dit à hautevoix :

– Taisez-vous donc, mademoiselle Désirée ! Vous voyezbien que nous n’avons pas fini.

Une odeur forte de basse-cour venait par la porte ouverte,soufflant comme un ferment d’éclosion dans l’église, dans le soleilchaud qui gagnait l’autel. Désirée resta un instant debout, touteheureuse du petit monde qu’elle portait, regardant Vincent verserle vin de la purification, regardant son frère boire ce vin, pourque rien des saintes espèces ne restât dans sa bouche. Et elleétait encore là, lorsqu’il revint tenant le calice à deux mains,afin de recevoir sur le pouce et sur l’index, le vin et l’eau del’ablution, qu’il but également. Mais la poule, cherchant sespetits, arrivait en gloussant, menaçait d’entrer dans l’église.Alors, Désirée s’en alla, avec des paroles maternelles pour lespoussins, au moment où le prêtre, après avoir appuyé lepurificatoire sur ses lèvres, le passait sur les bords, puis dansl’intérieur du calice.

C’était la fin, les actions de grâce rendues à Dieu. Le servantalla chercher une dernière fois le Missel, le rapporta à droite. Leprêtre remit sur le calice le purificatoire, la patène, lapale ; puis, il pinça de nouveau les deux larges plis duvoile, et posa la bourse, dans laquelle il avait plié le corporal.Tout son être était un ardent remerciement. Il demandait au ciel larémission de ses péchés, la grâce d’une sainte vie, le mérite de lavie éternelle. Il restait abîmé dans ce miracle d’amour, dans cetteimmolation continue qui le nourrissait chaque jour du sang et de lachair de son Sauveur.

Après avoir lu les Oraisons, il se tourna, disant :

– Ite, missa est.

– Deo gratias, répondit Vincent.

Puis, s’étant retourné pour baiser l’autel, il revint, la maingauche au-dessous de la poitrine, la main droite tendue, bénissantl’église pleine des gaietés du soleil et du tapage desmoineaux.

– Benedicat vos omnipotens Deus, Pater et Filius, etSpiritus Sanctus.

– Amen, dit le servant en se signant.

Le soleil avait grandi, et les moineaux s’enhardissaient.Pendant que le prêtre lisait, sur le carton de gauche, l’Évangilede Saint-Jean, annonçant l’éternité du Verbe, le soleil enflammaitl’autel, blanchissait les panneaux de faux marbre, mangeait lesclartés des deux cierges, dont les courtes mèches ne faisaient plusque deux taches sombres. L’astre triomphant mettait dans sa gloirela croix, les chandeliers, la chasuble, le voile du calice, toutcet or pâlissant sous ses rayons. Et lorsque le prêtre, prenant lecalice, faisant une génuflexion, quitta l’autel pour retourner à lasacristie, la tête couverte, précédé du servant qui remportait lesburettes et le manuterge, l’astre demeura seul maître de l’église.Il s’était posé à son tour sur la nappe, allumant d’une splendeurla porte du tabernacle, célébrant les fécondités de mai. Unechaleur montait des dalles. Les murailles badigeonnées, la grandeVierge, le grand Christ lui-même, prenaient un frisson de sève,comme si la mort était vaincue par l’éternelle jeunesse de laterre.

Chapitre 3

 

La Teuse se hâta d’éteindre les cierges. Mais elle s’attarda àvouloir chasser les moineaux. Aussi, quand elle rapporta le Misselà la sacristie, ne trouva-t-elle plus l’abbé Mouret, qui avaitrangé les ornements sacrés, après s’être lavé les mains. Il étaitdéjà dans la salle à manger, debout, déjeunant d’une tasse delait.

– Vous devriez bien empêcher votre sœur de jeter du paindans l’église, dit la Teuse en entrant. C’est l’hiver dernierqu’elle a inventé ce joli coup-là. Elle disait que les moineauxavaient froid, que le bon Dieu pouvait bien les nourrir… Vousverrez qu’elle finira par nous faire coucher avec ses poules et seslapins.

– Nous aurions plus chaud, répondit gaiement le jeuneprêtre. Vous grondez toujours, la Teuse. Laissez donc notre pauvreDésirée aimer ses bêtes. Elle n’a pas d’autre plaisir, la chèreinnocente.

La servante se planta au milieu de la pièce.

– Oh ! vous ! reprit-elle, vous accepteriez queles pies elles-mêmes bâtissent leurs nids dans l’église. Vous nevoyez rien, vous trouvez tout parfait… Votre sœur est jolimentheureuse que vous l’ayez prise avec vous, au sortir du séminaire.Pas de père, pas de mère. Je voudrais savoir qui lui permettrait depatauger comme elle le fait, dans une basse-cour ?

Puis, changeant de ton, s’attendrissant :

– Ça, bien sûr, ce serait dommage de la contrarier. Elleest sans malice aucune. Elle n’a pas dix ans d’âge, bien qu’ellesoit une des plus fortes filles du pays… Vous savez, je la coucheencore, le soir, et il faut que je lui raconte des histoires pourl’endormir, comme à une enfant.

L’abbé Mouret était resté debout, achevant sa tasse de lait, lesdoigts un peu rougis par la fraîcheur de la salle à manger, unegrande pièce carrelée, peinte en gris, sans autres meubles qu’unetable et des chaises. La Teuse enleva une serviette, qu’elle avaitétalée sur un coin de la table, pour le déjeuner.

– Vous ne salissez guère de linge, murmura-t-elle. Ondirait que vous ne pouvez pas vous asseoir, que vous êtes toujourssur le point de partir… Ah ! si vous aviez connu monsieurCaffin, le pauvre défunt curé que vous avez remplacé ! Voilàun homme qui était douillet ! Il n’aurait pas digéré, s’ilavait mangé debout… C’était un Normand, de Canteleu, comme moi.Oh ! je ne le remercie pas de m’avoir amenée dans ce pays deloups. Les premiers temps, nous sommes-nous ennuyés, bonDieu ! Le pauvre curé avait eu des histoires bien désagréableschez nous… Tiens ! monsieur Mouret, vous n’avez donc pas sucrévotre lait ? Voilà les deux morceaux de sucre.

Le prêtre posait sa tasse.

– Oui, j’ai oublié, je crois, dit-il.

La Teuse le regarda en face, en haussant les épaules. Elle pliadans la serviette une tartine de pain bis qui était égalementrestée sur la table. Puis, comme le curé allait sortir, elle courutà lui, s’agenouilla, en criant :

– Attendez, les cordons de vos souliers ne sont seulementpas noués… Je ne sais pas comment vos pieds résistent, dans cessouliers de paysans. Vous, si mignon, qui avez l’air d’avoir étédrôlement gâté !… Allez, il fallait que l’évêque vous connûtbien, pour vous donner la cure la plus pauvre du département.

– Mais, dit le prêtre en souriant de nouveau, c’est moi quiai choisi les Artaud… Vous êtes bien mauvaise, ce matin, la Teuse.Est-ce que nous ne sommes pas heureux, ici ? Nous avons toutce qu’il nous faut, nous vivons dans une paix de paradis.

Alors, elle se contint, elle rit à son tour,répondant :

– Vous êtes un saint homme, monsieur le curé… Venez voircomme ma lessive est grasse. Ça vaudra mieux que de nousdisputer.

Il dut la suivre, car elle menaçait de ne pas le laisser sortir,s’il ne la complimentait sur sa lessive. Il quittait la salle àmanger, lorsqu’il se heurta à un plâtras, dans le corridor.

– Qu’est-ce donc ? demanda-t-il.

– Rien, répondit la Teuse, de son air terrible. C’est lepresbytère qui tombe. Mais vous vous trouvez bien, vous avez toutce qu’il vous faut… Ah ! Dieu, les crevasses ne manquent pas.Regardez-moi ce plafond. Est-il assez fendu ! Si nous nesommes pas écrasés un de ces jours, nous devrons un fameux cierge ànotre ange gardien. Enfin, puisque ça vous convient… C’est commel’église. Il y a deux ans qu’on aurait dû remettre les carreauxcassés. L’hiver, le bon Dieu gèle. Puis, ça empêcherait d’entrerces gueux de moineaux. Je finirai par coller du papier, moi, jevous en avertis.

– Eh ! c’est une idée, murmura le prêtre, on pourraitcoller du papier… Quant aux murs, ils sont plus solides qu’on necroit. Dans ma chambre, le plancher a fléchi seulement devant lafenêtre. La maison nous enterrera tous.

Arrivé sous le petit hangar, près de la cuisine, il s’extasiasur l’excellence de la lessive, voulant faire plaisir à laTeuse ; il fallut même qu’il la sentît, qu’il mît les doigtsdedans. Alors, la vieille femme, enchantée, se montra maternelle.Elle ne gronda plus, elle courut chercher une brosse,disant :

– Vous n’allez peut-être pas sortir avec de la boue d’hierà votre soutane ! Si vous l’aviez laissée sur la rampe, elleserait propre… Elle est encore bonne, cette soutane. Seulement,relevez-la bien, quand vous traversez un champ. Les chardonsdéchirent tout.

Et elle le faisait tourner, comme un enfant, le secouant despieds à la tête, sous les coups violents de la brosse.

– Là, là, c’est assez, dit-il en s’échappant. Veillez surDésirée, n’est-ce pas ? Je vais lui dire que je sors.

Mais, à ce moment, une voix claire appela :

– Serge ! Serge !

Désirée arrivait en courant, toute rouge de joie, tête nue, sescheveux noirs noués puissamment sur la nuque, avec des mains et desbras couverts de fumier, jusqu’aux coudes. Elle nettoyait sespoules. Quand elle vit son frère sur le point de sortir, sonbréviaire sous le bras, elle rit plus fort, l’embrassant à pleinebouche, rejetant les mains en arrière, pour ne pas le toucher.

– Non, non, balbutiait-elle, je te salirais… Oh ! jem’amuse ! Tu verras les bêtes, quand tu reviendras.

Et elle se sauva. L’abbé Mouret dit qu’il rentrerait vers onzeheures, pour le déjeuner. Il partait, lorsque la Teuse, qui l’avaitaccompagné jusqu’au seuil, lui cria ses dernièresrecommandations.

– N’oubliez pas de voir Frère Archangias… Passez aussi chezles Brichet ; la femme est venue hier, toujours pour cemariage… Monsieur le curé, écoutez donc ! J’ai rencontré laRosalie. Elle ne demanderait pas mieux, elle, que d’épouser legrand Fortuné. Parlez au père Bambousse, peut-être qu’il vousécoutera maintenant… Et ne revenez pas à midi, comme l’autre jour.À onze heures, dites, à onze heures, n’est-ce pas ?

Mais le prêtre ne se tournait plus. Elle rentra, en disant entreses dents :

– Si vous croyez qu’il m’écoute !… Ça n’a pasvingt-six ans, et ça n’en fait qu’à sa tête. Bien sûr, il enremontrerait pour la sainteté à un homme de soixante ans ;mais il n’a point vécu, il ne sait rien, il n’a pas de peine à êtresage comme un chérubin, ce mignon-là.

Chapitre 4

 

Quand l’abbé Mouret ne sentit plus la Teuse derrière lui, ils’arrêta, heureux d’être enfin seul. L’église était bâtie sur untertre peu élevé, qui descendait en pente douce jusqu’auvillage ; elle s’allongeait, pareille à une bergerieabandonnée, percée de larges fenêtres, égayée par des tuilesrouges. Le prêtre se retourna, jetant un coup d’œil sur lepresbytère, une masure grisâtre, collée au flanc même de lanef ; puis, comme s’il eût craint d’être repris parl’intarissable bavardage bourdonnant à ses oreilles depuis lematin, il remonta à droite, il ne se crut en sûreté que devant legrand portail, où l’on ne pouvait l’apercevoir de la cure. Lafaçade de l’église, toute nue, rongée par les soleils et lespluies, était surmontée d’une étroite cage en maçonnerie, au milieude laquelle une petite cloche mettait son profil noir ; onvoyait le bout de la corde, entrant dans les tuiles. Six marchesrompues, à demi enterrées par un bout, menaient à la haute porteronde, crevassée, mangée de poussière, de rouille, de toilesd’araignées, si lamentable sur ses gonds arrachés, que les coups devent semblaient devoir entrer, au premier souffle. L’abbé Mouret,qui avait des tendresses pour cette ruine, alla s’adosser contre undes vantaux, sur le perron. De là, il embrassait d’un coup d’œiltout le pays. Les mains aux yeux, il regarda, il chercha àl’horizon.

En mai, une végétation formidable crevait ce sol de cailloux.Des lavandes colossales, des buissons de genévriers, des nappesd’herbes rudes, montaient sur le perron, plantaient des bouquets deverdure sombre jusque sur les tuiles. La première poussée de lasève menaçait d’emporter l’église, dans le dur taillis des plantesnoueuses. À cette heure matinale, en plein travail de croissance,c’était un bourdonnement de chaleur, un long effort silencieuxsoulevant les roches d’un frisson. Mais l’abbé ne sentait pasl’ardeur de ces couches laborieuses ; il crut que la marchebasculait, et s’adossa contre l’autre battant de la porte.

Le pays s’étendait à deux lieues, fermé par un mur de collinesjaunes, que des bois de pins tachaient de noir ; pays terribleaux landes séchées, aux arêtes rocheuses déchirant le sol. Lesquelques coins de terre labourable étalaient des mares saignantes,des champs rouges, où s’alignaient des files d’amandiers maigres,des têtes grises d’oliviers, des traînées de vignes, rayant lacampagne de leurs souches brunes. On aurait dit qu’un immenseincendie avait passé là, semant sur les hauteurs les cendres desforêts, brûlant les prairies, laissant son éclat et sa chaleur defournaise dans les creux. À peine, de loin en loin, le vert pâled’un carré de blé mettait-il une note tendre. L’horizon restaitfarouche, sans un filet d’eau, mourant de soif, s’envolant pargrandes poussières aux moindres haleines. Et, tout au bout, par uncoin écroulé des collines de l’horizon, on apercevait un lointainde verdures humides, une échappée de la vallée voisine, quefécondait la Viorne, une rivière descendue des gorges de laSeille.

Le prêtre, les yeux éblouis, abaissa les regards sur le village,dont les quelques maisons s’en allaient à la débandade, au bas del’église. Misérables maisons, faites de pierres sèches et deplanches maçonnées, jetées le long d’un étroit chemin, sans ruesindiquées. Elles étaient au nombre d’une trentaine, les unestassées dans le fumier, noires de misère, les autres plus vastes,plus gaies, avec leurs tuiles roses. Des bouts de jardin, conquissur le roc, étalaient des carrés de légumes, coupés de haies vives.À cette heure, les Artaud étaient vides ; pas une femme auxfenêtres, pas un enfant vautré dans la poussière ; seules, desbandes de poules allaient et venaient, fouillant la paille, quêtantjusqu’au seuil des maisons, dont les portes laissées ouvertesbâillaient complaisamment au soleil. Un grand chien noir, assis surson derrière, à l’entrée du village, semblait le garder.

Une paresse engourdissait peu à peu l’abbé Mouret. Le soleilmontant le baignait d’une telle tiédeur, qu’il se laissait allercontre la porte de l’église, envahi par une paix heureuse. Ilsongeait à ce village des Artaud, poussé là, dans les pierres,ainsi qu’une des végétations noueuses de la vallée. Tous leshabitants étaient parents, tous portaient le même nom, si bienqu’ils prenaient des surnoms dès le berceau, pour se distinguerentre eux. Un ancêtre, un Artaud, était venu, qui s’était fixé danscette lande, comme un paria ; puis, sa famille avait grandi,avec la vitalité farouche des herbes suçant la vie desrochers ; sa famille avait fini par être une tribu, unecommune, dont les cousinages se perdaient, remontaient à dessiècles. Ils se mariaient entre eux, dans une promiscuitééhontée ; on ne citait pas un exemple d’un Artaud ayant amenéune femme d’un village voisin ; les filles seules s’enallaient, parfois. Ils naissaient, ils mouraient, attachés à cecoin de terre, pullulant sur leur fumier, lentement, avec unesimplicité d’arbres qui repoussaient de leur semence, sans avoirune idée nette du vaste monde, au delà de ces roches jaunes, entrelesquelles ils végétaient. Et pourtant déjà, parmi eux, setrouvaient des pauvres et des riches ; des poules ayantdisparu, les poulaillers, la nuit, étaient fermés par de groscadenas ; un Artaud avait tué un Artaud, un soir, derrière lemoulin. C’était, au fond de cette ceinture désolée de collines, unpeuple à part, une race née du sol, une humanité de trois centstêtes qui recommençait les temps.

Lui, gardait toute l’ombre morte du séminaire. Pendant desannées, il n’avait pas connu le soleil. Il l’ignorait même encore,les yeux fermés, fixés sur l’âme, n’ayant que du mépris pour lanature damnée. Longtemps, aux heures de recueillement, lorsque laméditation le prosternait, il avait rêvé un désert d’ermite,quelque trou dans une montagne, où rien de la vie, ni être, niplante, ni eau, ne le viendrait distraire de la contemplation deDieu. C’était un élan d’amour pur, une horreur de la sensationphysique. Là, mourant à lui-même, le dos tourné à la lumière, ilaurait attendu de n’être plus, de se perdre dans la souveraineblancheur des âmes. Le ciel lui apparaissait tout blanc, d’un blancde lumière, comme s’il neigeait des lis, comme si toutes lespuretés, toutes les innocences, toutes les chastetés flambaient.Mais son confesseur le grondait, quand il lui racontait ses désirsde solitude, ses besoins de candeur divine ; il le rappelaitaux luttes de l’Église, aux nécessités du sacerdoce. Plus tard,après son ordination, le jeune prêtre était venu aux Artaud, sur sapropre demande, avec l’espoir de réaliser son rêve d’anéantissementhumain. Au milieu de cette misère, sur ce sol stérile, il pourraitse boucher les oreilles aux bruits du monde, il vivrait dans lesommeil des saints. Et, depuis plusieurs mois, en effet, ildemeurait souriant ; à peine un frisson du village letroublait-il de loin en loin ; à peine une morsure plus chaudedu soleil le prenait-elle à la nuque, lorsqu’il suivait lessentiers, tout au ciel, sans entendre l’enfantement continu aumilieu duquel il marchait.

Le grand chien noir qui gardait les Artaud venait de se déciderà monter auprès de l’abbé Mouret. Il s’était assis de nouveau surson derrière, à ses pieds. Mais le prêtre restait perdu dans ladouceur du matin. La veille, il avait commencé les exercices duRosaire de Marie ; il attribuait la grande joie qui descendaiten lui à l’intercession de la Vierge auprès de son divin Fils. Etque les biens de la terre lui semblaient méprisables ! Avecquelle reconnaissance il se sentait pauvre ! En entrant dansles ordres, ayant perdu son père et sa mère le même jour, à lasuite d’un drame dont il ignorait encore les épouvantes, il avaitlaissé à un frère aîné toute la fortune. Il ne tenait plus au mondeque par sa sœur. Il s’était chargé d’elle, pris d’une sorte detendresse religieuse pour sa tête faible. La chère innocente étaitsi puérile, si petite fille, qu’elle lui apparaissait avec lapureté de ces pauvres d’esprit, auxquels l’Évangile accorde leroyaume des cieux. Cependant, elle l’inquiétait depuis quelquetemps ; elle devenait trop forte, trop saine ; ellesentait trop la vie. Mais c’était à peine un malaise. Il passaitses journées dans l’existence intérieure qu’il s’était faite, ayanttout quitté pour se donner entier. Il fermait la porte de ses sens,cherchait à s’affranchir des nécessités du corps, n’était plusqu’une âme ravie par la contemplation. La nature ne lui présentaitque pièges, qu’ordures ; il mettait sa gloire à lui faireviolence, à la mépriser, à se dégager de sa boue humaine. Le justedoit être insensé selon le monde. Aussi se regardait-il comme unexilé sur la terre ; il n’envisageait que les biens célestes,ne pouvant comprendre qu’on mît en balance une éternité de félicitéavec quelques heures d’une joie périssable. Sa raison le trompait,ses désirs mentaient. Et, s’il avançait dans la vertu, c’étaitsurtout par son humilité et son obéissance. Il voulait être ledernier de tous, soumis à tous, pour que la rosée divine tombât surson cœur comme sur un sable aride ; il se disait couvertd’opprobre et de confusion, indigne à jamais d’être sauvé du péché.Être humble, c’est croire, c’est aimer. Il ne dépendait même plusde lui-même, aveugle, sourd, chair morte. Il était la chose deDieu. Alors, de cette abjection où il s’enfonçait, un hosannahl’emportait au-dessus des heureux et des puissants, dans leresplendissement d’un bonheur sans fin.

Aux Artaud, l’abbé Mouret avait ainsi trouvé les ravissements ducloître, si ardemment souhaités jadis, à chacune de ses lectures del’Imitation. Rien en lui n’avait encore combattu. Il étaitparfait, dès le premier agenouillement, sans lutte, sans secousse,comme foudroyé par la grâce, dans l’oubli absolu de sa chair.Extase de l’approche de Dieu que connaissent quelques jeunesprêtres ; heure bienheureuse où tout se tait, où les désirs nesont qu’un immense besoin de pureté. Il n’avait mis sa consolationchez aucune créature. Lorsqu’on croit qu’une chose est tout, on nesaurait être ébranlé, et il croyait que Dieu était tout, que sonhumilité, son obéissance, sa chasteté, étaient tout. Il sesouvenait d’avoir entendu parler de la tentation comme d’unetorture abominable qui éprouve les plus saints. Lui, souriait. Dieune l’avait jamais abandonné. Il marchait dans sa foi, ainsi quedans une cuirasse qui le protégeait contre les moindres soufflesmauvais. Il se rappelait qu’à huit ans il pleurait d’amour, dansles coins ; il ne savait pas qui il aimait ; il pleurait,parce qu’il aimait quelqu’un, bien loin. Toujours il était restéattendri. Plus tard, il avait voulu être prêtre, pour satisfaire cebesoin d’affection surhumaine qui faisait son seul tourment. Il nevoyait pas où aimer davantage. Il contentait là son être, sesprédispositions de race, ses rêves d’adolescent, ses premiersdésirs d’homme. Si la tentation devait venir, il l’attendait avecsa sérénité de séminariste ignorant. On avait tué l’homme en lui,il le sentait, il était heureux de se savoir à part, créaturechâtrée, déviée, marquée de la tonsure ainsi qu’une brebis duSeigneur.

Chapitre 5

 

Cependant, le soleil chauffait la grande porte de l’église. Desmouches dorées bourdonnaient autour d’une grande fleur qui poussaitentre deux des marches du perron. L’abbé Mouret, un peu étourdi, sedécidait à s’éloigner, lorsque le grand chien noir s’élança, enaboyant violemment, vers la grille du petit cimetière, qui setrouvait à gauche de l’église. En même temps une voix âprecria :

– Ah ! vaurien, tu manques l’école, et c’est dans lecimetière qu’on te trouve !… Ne dis pas non ! Il y a unquart d’heure que je te surveille.

Le prêtre s’avança. Il reconnut Vincent, qu’un Frère des écoleschrétiennes tenait rudement par une oreille. L’enfant se trouvaitcomme suspendu au-dessus d’un gouffre qui longeait le cimetière, etau fond duquel coulait le Mascle, un torrent dont les eaux blanchesallaient, à deux lieues de là, se jeter dans la Viorne.

– Frère Archangias ! dit doucement l’abbé, pourinviter le terrible homme à l’indulgence.

Mais le Frère ne lâchait pas l’oreille.

– Ah ! c’est vous, monsieur le curé, gronda-t-il.Imaginez-vous que ce gredin est toujours fourré dans le cimetière.Je ne sais pas quel mauvais coup il peut faire ici… Je devrais lelâcher pour qu’il allât se casser la tête, là-bas, au fond. Ceserait bien fait.

L’enfant ne soufflait mot, cramponné aux broussailles, ses yeuxsournoisement fermés.

– Prenez garde, Frère Archangias, reprit le prêtre ;il pourrait glisser.

Et il aida lui-même Vincent à remonter.

– Voyons, mon petit ami, que faisais-tu là ? On nedoit pas jouer dans les cimetières.

Le galopin avait ouvert les yeux, s’écartant peureusement duFrère, se mettant sous la protection de l’abbé Mouret.

– Je vais vous dire, murmura-t-il en levant sa tête futéevers celui-ci. Il y a un nid de fauvettes dans les ronces, dessouscette roche. Voici plus de dix jours que je le guette… Alors, commeles petits sont éclos, je suis venu, ce matin, après avoir servivotre messe…

– Un nid de fauvettes ! dit Frère Archangias. Attends,attends !

Il s’écarta, chercha sur une tombe une motte de terre, qu’ilrevint jeter dans les ronces. Mais il manqua le nid. Une secondemotte lancée plus adroitement bouscula le frêle berceau, jeta lespetits au torrent.

– De cette façon, continua-t-il en se tapant les mains pourles essuyer, tu ne viendras peut-être plus rôder ici comme unpaïen… Les morts iront te tirer les pieds, la nuit, si tu marchesencore sur eux.

Vincent, qui avait ri de voir le nid faire le plongeon, regardaautour de lui, avec le haussement d’épaules d’un esprit fort.

– Oh ! je n’ai pas peur, dit-il. Les morts, ça nebouge plus.

Le cimetière, en effet, n’avait rien d’effrayant. C’était unterrain nu, où d’étroites allées se perdaient sous l’envahissementdes herbes. Des renflements bossuaient la terre, de place en place.Une seule pierre, debout, toute neuve, la pierre de l’abbé Caffin,mettait sa découpure blanche, au milieu. Rien autre que des bras decroix arrachés, des buis séchés, de vieilles dalles fendues,mangées de mousse. On n’enterrait pas deux fois l’an. La mort nesemblait point habiter ce sol vague, où la Teuse venait, chaquesoir, emplir son tablier d’herbe pour les lapins de Désirée. Uncyprès gigantesque, planté à la porte, promenait seul son ombre surle champ désert. Ce cyprès, qu’on voyait de trois lieues à laronde, était connu de toute la contrée sous le nom duSolitaire.

– C’est plein de lézards, ajouta Vincent, qui regardait lemur crevassé de l’église. On s’amuserait joliment…

Mais il sortit d’un bond, en voyant le Frère allonger le pied.Celui-ci fit remarquer au curé le mauvais état de la grille. Elleétait toute rongée de rouille, un gond descellé, la serrurebrisée.

– On devrait réparer cela, dit-il.

L’abbé Mouret sourit, sans répondre. Et, s’adressant à Vincent,qui se battait avec le chien :

– Dis, petit ? demanda-t-il, sais-tu où travaille lepère Bambousse, ce matin ?

L’enfant jeta un coup d’œil sur l’horizon.

– Il doit être à son champ des Olivettes, répondit-il, lamain tendue vers la gauche… D’ailleurs, Voriau va vous conduire,monsieur le curé. Il sait sûrement où est son maître, lui.

Alors, il tapa dans ses mains, criant :

– Eh ! Voriau ! eh !

Le grand chien noir hésita un instant, la queue battante,cherchant à lire dans les yeux du gamin. Puis, aboyant de joie, ildescendit vers le village. L’abbé Mouret et Frère Archangias lesuivirent, en causant. Cent pas plus loin, Vincent les quittaitsournoisement, remontant vers l’église, les surveillant, prêt à sejeter derrière un buisson, s’ils tournaient la tête. Avec unesouplesse de couleuvre, il se glissa de nouveau dans le cimetière,ce paradis où il y avait des nids, des lézards, des fleurs.

Cependant, tandis que Voriau les devançait sur la routepoudreuse, Frère Archangias disait au prêtre, de sa voixirritée :

– Laissez donc ! monsieur le curé, de la graine dedamnés, ces crapauds-là ! On devrait leur casser les reins,pour les rendre agréables à Dieu. Ils poussent dans l’irréligion,comme leurs pères. Il y a quinze ans que je suis ici, et je n’aipas encore pu faire un chrétien. Dès qu’ils sortent de mes mains,bonsoir ! Ils sont tout à la terre, à leurs vignes, à leursoliviers. Pas un qui mette le pied à l’église. Des brutes qui sebattent avec leurs champs de cailloux !… Menez-moi ça à coupsde bâton, monsieur le curé, à coups de bâton !

Puis, reprenant haleine, il ajouta, avec un gesteterrible :

– Voyez-vous, ces Artaud, c’est comme ces ronces quimangent les rocs, ici. Il a suffi d’une souche pour que le pays fûtempoisonné. Ça se cramponne, ça se multiplie, ça vit quand même. Ilfaudra le feu du ciel, comme à Gomorrhe, pour nettoyer ça.

– On ne doit jamais désespérer des pécheurs, dit l’abbéMouret, qui marchait à petits pas, dans sa paix intérieure.

– Non, ceux-là sont au diable, reprit plus violemment leFrère. J’ai été paysan comme eux. Jusqu’à dix-huit ans, j’ai piochéla terre. Et plus tard, à l’Institution, j’ai balayé, épluché deslégumes, fait les plus gros travaux. Ce n’est pas leur rude besogneque je leur reproche. Au contraire, Dieu préfère ceux qui viventdans la bassesse… Mais les Artaud se conduisent en bêtes,voyez-vous ! Ils sont comme leurs chiens qui n’assistent pas àla messe, qui se moquent des commandements de Dieu et de l’Église.Ils forniqueraient avec leurs pièces de terre, tant ils lesaiment !

Voriau, la queue au vent, s’arrêtait, reprenait son trot, aprèss’être assuré que les deux hommes le suivaient toujours.

– Il y a des abus déplorables, en effet, dit l’abbé Mouret.Mon prédécesseur, l’abbé Caffin…

– Un pauvre homme, interrompit le Frère. Il nous est arrivéde Normandie, à la suite d’une vilaine histoire. Ici, il n’a songéqu’à bien vivre ; il a tout laissé aller à la débandade.

– Non, l’abbé Caffin a certainement fait ce qu’il apu ; mais il faut avouer que ses efforts sont restés à peuprès stériles. Les miens eux-mêmes demeurent le plus souvent sansrésultat.

Frère Archangias haussa les épaules. Il marcha un instant ensilence, déhanchant son grand corps maigre taillé à coups de hache.Le soleil tapait sur sa nuque, au cuir tanné, mettant dans l’ombresa dure face de paysan, en lame de sabre.

– Écoutez, monsieur le curé, reprit-il enfin, je suis tropbas pour vous adresser des observations ; seulement, j’aipresque le double de votre âge, je connais le pays, ce quim’autorise à vous dire que vous n’arriverez à rien par la douceur…Entendez-vous, le catéchisme suffit. Dieu n’a pas de miséricordepour les impies. Il les brûle. Tenez-vous-en à cela.

Et comme l’abbé Mouret, la tête penchée, n’ouvrait point labouche, il continua :

– La religion s’en va des campagnes, parce qu’on la faittrop bonne femme. Elle a été respectée, tant qu’elle a parlé enmaîtresse sans pardon… Je ne sais ce qu’on vous apprend dans lesséminaires. Les nouveaux curés pleurent comme des enfants avecleurs paroissiens. Dieu semble tout changé… Je jurerais, monsieurle curé, que vous ne savez même plus votre catéchisme parcœur ?

Le prêtre, blessé de cette volonté qui cherchait à s’imposer sirudement, leva la tête, disant avec quelque sécheresse :

– C’est bien, votre zèle est louable… Mais n’avez-vous rienà me dire ? Vous êtes venu ce matin à la cure, n’est-cepas ?

Frère Archangias répondit brutalement :

– J’avais à vous dire ce que je vous ai dit… Les Artaudvivent comme leurs cochons. J’ai encore appris hier que Rosalie,l’aînée du père Bambousse, est grosse. Toutes attendent ça pour semarier. Depuis quinze ans, je n’en ai pas connu une qui ne soitallée dans les blés avant de passer à l’église… Et elles prétendenten riant que c’est la coutume du pays !

– Oui, murmura l’abbé Mouret, c’est un grand scandale… Jecherche justement le père Bambousse pour lui parler de cetteaffaire. Il serait désirable, maintenant, que le mariage eût lieuau plus tôt… Le père de l’enfant, paraît-il, est Fortuné, le grandfils des Brichet. Malheureusement les Brichet sont pauvres.

– Cette Rosalie ! poursuivit le Frère, elle a justedix-huit ans. Ça se perd sur les bancs de l’école. Il n’y a pasquatre ans, je l’avais encore. Elle était déjà vicieuse… J’aimaintenant sa sœur Catherine, une gamine de onze ans qui prometd’être plus éhontée que son aînée. On la rencontre dans tous lestrous avec ce petit misérable de Vincent… Allez, on a beau leurtirer les oreilles jusqu’au sang, la femme pousse toujours enelles. Elles ont la damnation dans leurs jupes. Des créaturesbonnes à jeter au fumier, avec leurs saletés quiempoisonnent ! Ça serait un fameux débarras, si l’onétranglait toutes les filles à leur naissance.

Le dégoût, la haine de la femme le firent jurer comme uncharretier. L’abbé Mouret, après l’avoir écouté, la face calme,finit par sourire de sa violence. Il appela Voriau, qui s’étaitécarté dans un champ voisin.

– Et, tenez ! cria Frère Archangias, en montrant ungroupe d’enfants jouant au fond d’une ravine, voilà mes garnementsqui manquent l’école, sous prétexte d’aller aider leurs parentsdans les vignes !… Soyez sûr que cette gueuse de Catherine estau milieu. Elle s’amuse à glisser. Vous allez voir ses jupespar-dessus sa tête. Là, qu’est-ce que je vous disais !… À cesoir, monsieur le curé… Attendez, attendez, gredins !

Et il partit en courant, son rabat sale volant sur l’épaule, sagrande soutane graisseuse arrachant les chardons. L’abbé Mouret leregarda tomber au milieu de la bande des enfants, qui se sauvèrentcomme un vol de moineaux effarouchés. Mais il avait réussi à saisirpar les oreilles Catherine et un autre gamin. Il les ramena du côtédu village, les tenant ferme de ses gros doigts velus, lesaccablant d’injures.

Le prêtre reprit sa marche. Frère Archangias lui causait parfoisd’étranges scrupules ; il lui apparaissait dans sa vulgarité,dans sa crudité, comme le véritable homme de Dieu, sans attacheterrestre, tout à la volonté du ciel, humble, rude, l’ordure à labouche contre le péché. Et il se désespérait de ne pouvoir sedépouiller davantage de son corps, de ne pas être laid, immonde,puant la vermine des saints. Lorsque le Frère l’avait révolté pardes paroles trop crues, par quelque brutalité trop prompte, ils’accusait ensuite de ses délicatesses, de ses fiertés de nature,comme de véritables fautes. Ne devait-il pas être mort à toutes lesfaiblesses de ce monde ? Cette fois encore, il sourittristement, en songeant qu’il avait failli se fâcher de la leçonemportée du Frère. C’était l’orgueil, pensait-il, qui cherchait àle perdre, en lui faisant prendre les simples en mépris. Mais,malgré lui, il se sentait soulagé d’être seul, de s’en aller àpetits pas, lisant son bréviaire, délivré de cette voix âpre quitroublait son rêve de tendresse pure.

Chapitre 6

 

La route tournait entre des écroulements de rocs, au milieudesquels les paysans avaient, de loin en loin, conquis quatre oucinq mètres de terre crayeuse, plantée de vieux oliviers. Sous lespieds de l’abbé, la poussière des ornières profondes avait delégers craquements de neige. Parfois, en recevant à la face unsouffle plus chaud, il levait les yeux de son livre, cherchant d’oùlui venait cette caresse ; mais son regard restait vague,perdu sans le voir, sur l’horizon enflammé, sur les lignes torduesde cette campagne de passion, séchée, pâmée au soleil, dans unvautrement de femme ardente et stérile. Il rabattait son chapeausur son front, pour échapper aux haleines tièdes ; ilreprenait sa lecture, paisiblement ; tandis que sa soutane,derrière lui, soulevait une petite fumée, qui roulait au ras duchemin.

– Bonjour, monsieur le curé, lui dit un paysan quipassa.

Des bruits de bêche, le long des pièces de terre, le sortaientencore de son recueillement. Il tournait la tête, apercevait aumilieu des vignes de grands vieillards noueux, qui le saluaient.Les Artaud, en plein soleil, forniquaient avec la terre, selon lemot de Frère Archangias. C’étaient des fronts suants apparaissantderrière les buissons, des poitrines haletantes se redressantlentement, un effort ardent de fécondation, au milieu duquel ilmarchait de son pas si calme d’ignorance. Rien de troublant nevenait jusqu’à sa chair du grand labeur d’amour dont la splendidematinée s’emplissait.

– Eh ! Voriau, on ne mange pas le monde ! criagaiement une voix forte, faisant taire le chien qui aboyaitviolemment.

L’abbé Mouret leva la tête.

– C’est vous, Fortuné, dit-il, en s’avançant au bord duchamp, dans lequel le jeune paysan travaillait. Je voulaisjustement vous parler.

Fortuné avait le même âge que le prêtre. C’était un grandgarçon, l’air hardi, la peau dure déjà. Il défrichait un coin delande pierreuse.

– Par rapport, monsieur le curé ? demanda-t-il.

– Par rapport à ce qui s’est passé entre Rosalie et vous,répondit le prêtre.

Fortuné se mit à rire. Il devait trouver drôle qu’un curés’occupât d’une pareille chose.

– Dame, murmura-t-il, c’est qu’elle a bien voulu. Je nel’ai pas forcée… Tant pis si le père Bambousse refuse de me ladonner ! Vous avez bien vu que son chien cherchait à me mordretout à l’heure. Il le lance contre moi.

L’abbé Mouret allait continuer, lorsque le vieil Artaud, ditBrichet, qu’il n’avait pas vu d’abord, sortit de l’ombre d’unbuisson, derrière lequel il mangeait avec sa femme. Il était petit,séché par l’âge, la mine humble.

– On vous aura conté des menteries, monsieur le curé,s’écria-t-il. L’enfant est tout prêt à épouser la Rosalie… Cesjeunesses sont allées ensemble. Ce n’est la faute de personne. Il yen a d’autres qui ont fait comme eux et qui n’en ont pas moins bienvécu pour cela… L’affaire ne dépend pas de nous. Il faut parler àBambousse. C’est lui qui nous méprise, à cause de son argent.

– Oui, nous sommes trop pauvres, gémit la mère Brichet, unegrande femme pleurnicheuse, qui se leva à son tour. Nous n’avonsque ce bout de champ, où le diable fait grêler les cailloux, biensûr. Il ne nous donne pas du pain… Sans vous, monsieur le curé, lavie ne serait pas possible.

La mère Brichet était la seule dévote du village. Quand elleavait communié, elle rôdait autour de la cure, sachant que la Teuselui gardait toujours une paire de pains de la dernière cuisson.Parfois même, elle emportait un lapin ou une poule, que lui donnaitDésirée.

– Ce sont de continuels scandales, reprit le prêtre. Ilfaut que ce mariage ait lieu au plus tôt.

– Mais tout de suite, quand les autres voudront, dit lavieille femme, très inquiète sur les cadeaux qu’elle recevait.N’est-ce pas ? Brichet, ce n’est pas nous qui serons assezmauvais chrétiens pour contrarier monsieur le curé.

Fortuné ricanait.

– Moi, je suis tout prêt, déclara-t-il, et la Rosalieaussi… Je l’ai vue hier, derrière le moulin. Nous ne sommes pasfâchés, au contraire. Nous sommes restés ensemble, à rire…

L’abbé Mouret l’interrompit :

– C’est bien. Je vais parler à Bambousse. Il est là, auxOlivettes, je crois.

Le prêtre s’éloignait, lorsque la mère Brichet lui demanda cequ’était devenu son cadet Vincent, parti depuis le matin pour allerservir la messe. C’était un galopin qui avait bien besoin desconseils de monsieur le curé. Et elle accompagna le prêtre pendantune centaine de pas, se plaignant de sa misère, des pommes de terrequi manquaient, du froid qui avait gelé les oliviers, des chaleursqui menaçaient de brûler les maigres récoltes. Elle le quitta, enlui affirmant que son fils Fortuné récitait ses prières, matin etsoir.

Voriau, maintenant, devançait l’abbé Mouret. Brusquement, à untournant de la route, il se lança dans les terres. L’abbé dutprendre un petit sentier qui montait sur un coteau. Il était auxOlivettes, le quartier le plus fertile du pays, où le maire de lacommune, Artaud, dit Bambousse, possédait plusieurs champs de blé,des oliviers et des vignes. Cependant, le chien s’était jeté dansles jupes d’une grande fille brune, qui eut un beau rire, enapercevant le prêtre.

– Est-ce que votre père est là, Rosalie ? lui demandace dernier.

– Là, tout contre, dit-elle, étendant la main, sans cesserde sourire.

Puis, quittant le coin du champ qu’elle sarclait, elle marchadevant lui. Sa grossesse, peu avancée, s’indiquait seulement dansun léger renflement des hanches. Elle avait le dandinement puissantdes fortes travailleuses, nu-tête au soleil, la nuque roussie, avecdes cheveux noirs plantés comme des crins. Ses mains, verdies,sentaient les herbes qu’elle arrachait.

– Père, cria-t-elle, voici monsieur le curé qui vousdemande.

Et elle ne s’en retourna pas, effrontée, gardant son riresournois de bête impudique. Bambousse, gras, suant, la face ronde,lâcha sa besogne pour venir gaiement à la rencontre de l’abbé.

– Je jurerais que vous voulez me parler des réparations del’église, dit-il, en tapant ses mains pleines de terre. Ehbien ! non, monsieur le curé, ce n’est pas possible. Lacommune n’a pas le sou… Si le bon Dieu fournit le plâtre et lestuiles, nous fournirons les maçons.

Cette plaisanterie de paysan incrédule le fit éclater d’un rireénorme. Il se frappa sur les cuisses, toussa, faillitétrangler.

– Ce n’est pas pour l’église que je suis venu, réponditl’abbé Mouret. Je voulais vous parler de votre fille Rosalie…

– Rosalie ? qu’est-ce qu’elle vous a donc fait ?demanda Bambousse, en clignant les yeux.

La paysanne regardait le jeune prêtre avec hardiesse, allant deses mains blanches à son cou de fille, jouissant, cherchant à lefaire devenir tout rose. Mais lui, crûment, la face paisible, commeparlant d’une chose qu’il ne sentait point :

– Vous savez ce que je veux dire, père Bambousse. Elle estgrosse. Il faut la marier.

– Ah ! c’est pour ça, murmura le vieux, de son airgoguenard. Merci de la commission, monsieur le curé. Ce sont lesBrichet qui vous envoient, n’est-ce pas ? La mère Brichet va àla messe, et vous lui donnez un coup de main pour caser sonfils ; ça se comprend… Mais moi, je n’entre pas là-dedans.L’affaire ne me va pas. Voilà tout.

Le prêtre, surpris, lui expliqua qu’il fallait couper court auscandale, qu’il devait pardonner à Fortuné, puisque celui-civoulait bien réparer sa faute, enfin que l’honneur de sa filleexigeait un prompt mariage.

– Ta, ta, ta, reprit Bambousse en branlant la tête, que deparoles ! Je garde ma fille, entendez-vous. Tout ça ne meregarde pas… Un gueux, ce Fortuné. Pas deux liards. Ce seraitcommode, si, pour épouser une jeune fille, il suffisait d’alleravec elle. Dame ! entre jeunesses, on verrait des noces matinet soir… Dieu merci ! je ne suis pas en peine deRosalie : on sait ce qui lui est arrivé ; ça ne la rendni bancale, ni bossue, et elle se mariera avec qui elle voudra dansle pays.

– Mais son enfant ? interrompit le prêtre.

– L’enfant ? il n’est pas là, n’est-ce pas ? Iln’y sera peut-être jamais… Si elle fait le petit, nous verrons.

Rosalie, voyant comment tournait la démarche du curé, crutdevoir s’enfoncer les poings dans les yeux en geignant. Elle selaissa même tomber par terre, montrant ses bas bleus qui luimontaient au-dessus des genoux.

– Tu vas te taire, chienne ! cria le père devenufurieux.

Et il la traita ignoblement, avec des mots crus, qui lafaisaient rire en-dessous, sous ses poings fermés.

– Si je te trouve avec ton mâle, je vous attache ensemble,je vous amène comme ça devant le monde… Tu ne veux pas tetaire ? Attends, coquine !

Il ramassa une motte de terre, qu’il lui jeta violemment, àquatre pas. La motte s’écrasa sur son chignon, glissant dans soncou, la couvrant de poussière. Étourdie, elle se leva d’un bond, sesauva, la tête entre les mains pour se garantir. Mais Bambousse eutle temps de l’atteindre encore avec deux autres mottes : l’unene fit que lui effleurer l’épaule gauche ; l’autre lui arrivaen pleine échine, si rudement, qu’elle tomba sur les genoux.

– Bambousse ! s’écria le prêtre, en lui arrachant unepoignée de cailloux, qu’il venait de prendre.

– Laissez donc ! monsieur le curé, dit le paysan.C’était de la terre molle. J’aurais dû lui jeter ces cailloux… Onvoit bien que vous ne connaissez pas les filles. Elles sontjoliment dures. Je tremperais celle-là au fond de notre puits, jelui casserais les os à coups de trique, qu’elle n’en irait pasmoins à ses saletés ! Mais je la guette, et si je lasurprends !… Enfin, elles sont toutes comme cela.

Il se consolait. Il but un coup de vin, à une grande bouteilleplate, garnie de sparterie, qui chauffait sur la terre ardente. Et,retrouvant son gros rire :

– Si j’avais un verre, monsieur le curé, je vous enoffrirais de bon cœur.

– Alors, demanda de nouveau le prêtre, cemariage ?…

– Non, ça ne peut pas se faire, on rirait de moi… Rosalieest gaillarde. Elle vaut un homme, voyez-vous. Je serai obligé delouer un garçon, le jour où elle s’en ira… On reparlera de lachose, après la vendange. Et puis, je ne veux pas être volé.Donnant, donnant, n’est-ce pas ?

Le prêtre resta encore là une grande demi-heure à prêcherBambousse, à lui parler de Dieu, à lui donner toutes les raisonsque la situation comportait. Le vieux s’était remis à labesogne ; il haussait les épaules, plaisantait, s’entêtantdavantage. Il finit par crier :

– Enfin, si vous me demandiez un sac de blé, vous medonneriez de l’argent… Pourquoi voulez-vous que je laisse aller mafille contre rien !

L’abbé Mouret, découragé, s’en alla. Comme il descendait lesentier, il aperçut Rosalie se roulant sous un olivier avec Voriau,qui lui léchait la figure, ce qui la faisait rire. Elle disait auchien, les jupes volantes, les bras battant la terre :

– Tu me chatouilles, grande bête. Finis donc !

Puis, quand elle vit le prêtre, elle fit mine de rougir, elleramena ses vêtements, les poings de nouveau dans les yeux. Lui,chercha à la consoler, en lui promettant de tenter de nouveauxefforts auprès de son père. Et il ajouta qu’en attendant, elledevait obéir, cesser tout rapport avec Fortuné, ne pas aggraver sonpéché davantage.

– Oh ! maintenant, murmura-t-elle en souriant de sonair effronté, il n’y a plus de risque, puisque ça y est.

Il ne comprit pas, il lui peignit l’enfer, où brûlent lesvilaines femmes. Puis, il la quitta, ayant fait son devoir, reprispar cette sérénité qui lui permettait de passer sans un trouble aumilieu des ordures de la chair.

Chapitre 7

 

La matinée devenait brûlante. Dans ce vaste cirque de roches, lesoleil allumait, dès les premiers beaux jours, un flamboiement defournaise. L’abbé Mouret, à la hauteur de l’astre, comprit qu’ilavait tout juste le temps de rentrer au presbytère, s’il voulaitêtre là à onze heures, pour ne pas se faire gronder par la Teuse.Son bréviaire lu, sa démarche auprès de Bambousse faite, il s’enretournait à pas pressés, regardant au loin la tache grise de sonéglise, avec la haute barre noire que le grand cyprès, leSolitaire, mettait sur le bleu de l’horizon. Il songeait, dansl’assoupissement de la chaleur, à la façon la plus riche possible,dont il décorerait, le soir, la chapelle de la Vierge, pour lesexercices du mois de Marie. Le chemin allongeait devant lui untapis de poussière doux aux pieds, une pureté d’une blancheuréclatante.

À la Croix-Verte, comme l’abbé allait traverser la route quimène de Plassans à la Palud, un cabriolet qui descendait la rampel’obligea à se garer derrière un tas de cailloux. Il coupait lecarrefour, lorsqu’une voix l’appela.

– Eh ! Serge, eh ! mon garçon !

Le cabriolet s’était arrêté, un homme se penchait. Alors, lejeune prêtre reconnut un de ses oncles, le docteur Pascal Rougon,que le peuple de Plassans, où il soignait les pauvres gens pourrien, nommait « monsieur Pascal » tout court. Bienqu’ayant à peine dépassé la cinquantaine, il était déjà d’un blancde neige, avec une grande barbe, de grands cheveux, au milieudesquels sa belle figure régulière prenait une finesse pleine debonté.

– C’est à cette heure-ci que tu patauges dans la poussière,toi ! dit-il gaiement, en se penchant davantage pour serrerles deux mains de l’abbé. Tu n’as donc pas peur des coups desoleil ?

– Mais pas plus que vous, mon oncle, répondit le prêtre enriant.

– Oh ! moi, j’ai la capote de ma voiture. Puis, lesmalades n’attendent pas. On meurt par tous les temps, mongarçon.

Et il lui conta qu’il courait chez le vieux Jeanbernat,l’intendant du Paradou, qu’un coup de sang avait frappé dans lanuit. Un voisin, un paysan qui se rendait au marché de Plassans,était venu le chercher.

– Il doit être mort à l’heure qu’il est, continua-t-il.Enfin, il faut toujours voir… Ces vieux diables-là ont la viejoliment dure.

Il levait le fouet, lorsque l’abbé Mouret l’arrêta.

– Attendez… Quelle heure avez-vous, mon oncle ?

– Onze heures moins un quart.

L’abbé hésitait. Il entendait à ses oreilles la voix terrible dela Teuse, lui criant que le déjeuner allait être froid. Mais il futbrave, il reprit aussitôt :

– Je vais avec vous, mon oncle… Ce malheureux voudrapeut-être se réconcilier avec Dieu, à sa dernière heure.

Le docteur Pascal ne put retenir un éclat de rire.

– Lui ! Jeanbernat ! dit-il, ah !bien ! si tu le convertis jamais, celui-là !… Ça ne faitrien, viens toujours. Ta vue seule est capable de le guérir.

Le prêtre monta. Le docteur, qui parut regretter saplaisanterie, se montra très affectueux, tout en jetant au chevalde légers claquements de langue. Il regardait son neveucurieusement, du coin de l’œil, de cet air aigu des savants quiprennent des notes. Il l’interrogea, par petites phrases, avecbonhomie, sur sa vie, sur ses habitudes, sur le bonheur tranquilledont il jouissait aux Artaud. Et, à chaque réponse satisfaisante,il murmurait, comme se parlant à lui-même, d’un tonrassuré :

– Allons, tant mieux, c’est parfait.

Il insista surtout sur l’état de santé du jeune curé. Celui-ci,étonné, lui assurait qu’il se portait à merveille, qu’il n’avait nivertiges, ni nausées, ni maux de tête.

– Parfait, parfait, répétait l’oncle Pascal. Au printemps,tu sais, le sang travaille. Mais tu es solide, toi… À propos, j’aivu ton frère Octave, à Marseille, le mois passé. Il va partir pourParis, il aura là-bas une belle situation dans le haut commerce.Ah ! le gaillard, il mène une jolie vie !

– Quelle vie ? demanda naïvement le prêtre.

Le docteur, pour éviter de répondre, claqua de la langue. Puis,il reprit :

– Enfin, tout le monde se porte bien, ta tante Félicité,ton oncle Rougon, et les autres… Ça n’empêche pas que nous ayonsbon besoin de tes prières. Tu es le saint de la famille, monbrave ; je compte sur toi pour faire le salut de toute labande.

Il riait, mais avec tant d’amitié, que Serge lui-même arriva àplaisanter.

– C’est qu’il y en a, dans le tas, continua-t-il, qui neseront pas aisés à mener en paradis. Tu entendrais de bellesconfessions, s’ils venaient à tour de rôle… Moi, je n’ai pas besoinqu’ils se confessent, je les suis de loin, j’ai leurs dossiers chezmoi, avec mes herbiers et mes notes de praticien. Un jour, jepourrai établir un tableau d’un fameux intérêt… On verra, onverra !

Il s’oubliait, pris d’un enthousiasme juvénile pour la science.Un coup d’œil jeté sur la soutane de son neveu, l’arrêta net.

– Toi, tu es curé, murmura-t-il ; tu as bien fait, onest très heureux, curé. Ça t’a pris tout entier, n’est-cepas ? de façon que te voilà tourné au bien… Va, tu ne teserais jamais contenté ailleurs. Tes parents, qui partaient commetoi, ont eu beau faire des vilenies ; ils sont encore à sesatisfaire… Tout est logique là-dedans, mon garçon. Un prêtrecomplète la famille. C’était forcé, d’ailleurs. Notre sang devaitaboutir là… Tant mieux pour toi, tu as eu le plus de chance.

Mais il se reprit, souriant étrangement.

– Non, c’est ta sœur Désirée qui a eu le plus dechance.

Il siffla, donna un coup de fouet, changea de conversation. Lecabriolet, après avoir monté une côte assez roide, filait entre desgorges désolées ; puis, il arriva sur un plateau, dans unchemin creux, longeant une haute muraille interminable. Les Artaudavaient disparu ; on était en plein désert.

– Nous approchons, n’est-ce pas ? demanda leprêtre.

– Voici le Paradou, répondit le docteur, en montrant lamuraille. Tu n’es donc point encore venu par ici ? Nous nesommes pas à une lieue des Artaud… Une propriété qui a dû êtresuperbe, ce Paradou. La muraille du parc, de ce côté, a bien deuxkilomètres. Mais, depuis plus de cent ans, tout y pousse àl’aventure.

– Il y a de beaux arbres, fit remarquer l’abbé, en levantla tête, surpris des masses de verdure qui débordaient.

– Oui, ce coin-là est très fertile. Aussi le parc est-ilune véritable forêt, au milieu des roches pelées qui l’entourent…D’ailleurs, c’est de là que le Mascle sort. On m’a parlé de troisou quatre sources, je crois.

Et, en phrases hachées, coupées d’incidentes étrangères ausujet, il raconta l’histoire du Paradou, une sorte de légende quicourait le pays. Du temps de Louis XV, un seigneur y avaitbâti un palais superbe, avec des jardins immenses, des bassins, deseaux ruisselantes, des statues, tout un petit Versailles perdu dansles pierres, sous le grand soleil du Midi. Mais il n’y était venupasser qu’une saison, en compagnie d’une femme adorablement belle,qui mourut là sans doute, car personne ne l’avait vue en sortir.L’année suivante, le château brûla, les portes du parc furentclouées, les meurtrières des murs elles-mêmes s’emplirent deterre ; si bien que, depuis cette époque lointaine, pas unregard n’était entré dans ce vaste enclos, qui tenait tout un deshauts plateaux des Garrigues.

– Les orties ne doivent pas manquer, dit en riant l’abbéMouret… Ça sent l’humide tout le long de ce mur, vous ne trouvezpas, mon oncle ?

Puis, après un silence :

– Et à qui appartient le Paradou, maintenant ?demanda-t-il.

– Ma foi, on ne sait pas, répondit le docteur. Lepropriétaire est venu dans le pays, il y a une vingtaine d’années.Mais il a été tellement effrayé par ce nid à couleuvres, qu’il n’aplus reparu… Le vrai maître est le gardien de la propriété, cevieil original de Jeanbernat, qui a trouvé le moyen de se logerdans un pavillon, dont les pierres tiennent encore… Tiens, tu vois,cette masure grise, là-bas, avec ces grandes fenêtres mangées delierre.

Le cabriolet passa devant une grille seigneuriale, toutesaignante de rouille, garnie à l’intérieur de planches maçonnées.Les sauts-de-loup étaient noirs de ronces. À une centaine demètres, le pavillon habité par Jeanbernat se trouvait enclavé dansle parc, sur lequel une de ses façades donnait. Mais le gardiensemblait avoir barricadé sa demeure, de ce côté ; il avaitdéfriché un étroit jardin, sur la route ; il vivait là, aumidi, tournant le dos au Paradou, sans paraître se douter del’énormité des verdures débordant derrière lui.

Le jeune prêtre sauta à terre, regardant curieusement,interrogeant le docteur qui se hâtait d’attacher le cheval à unanneau scellé dans le mur.

– Et ce vieillard vit seul, au fond de ce trou perdu ?demanda-t-il.

– Oui, complètement seul, répondit l’oncle Pascal.

Mais il se reprit.

– Il a avec lui une nièce qui lui est tombée sur les bras,une drôle de fille, une sauvage… Dépêchons. Tout a l’air mort dansla maison.

Chapitre 8

 

Au soleil de midi, la maison dormait, les persiennes closes,dans le bourdonnement des grosses mouches qui montaient le long dulierre, jusqu’aux tuiles. Une paix heureuse baignait cette ruineensoleillée. Le docteur poussa la porte de l’étroit jardin, qu’unehaie vive, très élevée, entourait. Là, à l’ombre d’un pan de mur,Jeanbernat, redressant sa haute taille, fumait tranquillement sapipe, dans le grand silence, en regardant pousser ses légumes.

– Comment ! vous êtes debout, farceur ! cria ledocteur stupéfait.

– Vous veniez donc m’enterrer, vous ! gronda levieillard rudement. Je n’ai besoin de personne. Je me suissaigné…

Il s’arrêta net en apercevant le prêtre, et eut un geste siterrible, que l’oncle Pascal s’empressa d’intervenir.

– C’est mon neveu, dit-il, le nouveau curé des Artaud, unbrave garçon… Que diable ! nous n’avons pas couru les routes àpareille heure pour vous manger, père Jeanbernat.

Le vieux se calma un peu.

– Je ne veux pas de calotin chez moi, murmura-t-il. Çasuffit pour faire crever les gens. Entendez-vous, docteur, pas dedrogues et pas de prêtres, quand je m’en irai ; autrement,nous nous fâcherions… Qu’il entre tout de même, celui-là, puisqu’ilest votre neveu.

L’abbé Mouret, interdit, ne trouva pas une parole. Il restaitdebout, au milieu d’une allée, à examiner cette étrange figure, cesolitaire couturé de rides, à la face de brique cuite, aux membresséchés et tordus comme des paquets de cordes, qui semblait porterses quatre-vingts ans avec un dédain ironique de la vie. Le docteurayant tenté de lui prendre le pouls, il se fâcha de nouveau.

– Laissez-moi donc tranquille ! Je vous dis que je mesuis saigné avec mon couteau ! C’est fini, maintenant… Quelleest la brute de paysan qui est allé vous déranger ? Lemédecin, le prêtre, pourquoi pas les croque-morts !… Enfin,que voulez-vous, les gens sont bêtes. Ça ne va pas nous empêcher deboire un coup.

Il servit une bouteille et trois verres, sur une vieille table,qu’il sortit, à l’ombre. Les verres remplis jusqu’au bord, ilvoulut trinquer. Sa colère se fondait dans une gaietégoguenarde.

– Ça ne vous empoisonnera pas, monsieur le curé, dit-il. Unverre de bon vin n’est pas un péché… Par exemple, c’est bien lapremière fois que je trinque avec une soutane, soit dit sans vousoffenser. Ce pauvre abbé Caffin, votre prédécesseur, refusait dediscuter avec moi… Il avait peur.

Et il eut un large rire, continuant :

– Imaginez-vous qu’il s’était engagé à me prouver que Dieuexiste… Alors, je ne le rencontrais plus sans le défier. Lui,filait l’oreille basse, je vous assure.

– Comment, Dieu n’existe pas ! s’écria l’abbé Mouret,sortant de son mutisme.

– Oh ! comme vous voudrez, reprit railleusementJeanbernat. Nous recommencerons ensemble, si cela peut vous faireplaisir… Seulement, je vous préviens que je suis très fort. Il y alà-haut, dans une chambre, quelques milliers de volumes sauvés del’incendie du Paradou, tous les philosophes du dix-huitième siècle,un tas de bouquins sur la religion. J’en ai appris de belles,là-dedans. Depuis vingt ans, je lis ça… Ah ! dame, voustrouverez à qui parler, monsieur le curé.

Il s’était levé. D’un long geste, il montra l’horizon entier, laterre, le ciel, en répétant solennellement :

– Il n’y a rien, rien, rien… Quand on soufflera sur lesoleil, ça sera fini.

Le docteur Pascal avait donné un léger coup de coude à l’abbéMouret. Il clignait les yeux, étudiant curieusement le vieillard,approuvant de la tête pour le pousser à parler.

– Alors, père Jeanbernat, vous êtes un matérialiste ?demanda-t-il.

– Eh ! je ne suis qu’un pauvre homme, répondit levieux en rallumant sa pipe. Quand le comte de Corbière, dontj’étais le frère de lait, est mort d’une chute de cheval, lesenfants m’ont envoyé garder ce parc de la Belle-au-Bois-dormant,pour se débarrasser de moi. J’avais soixante ans, je me croyaisfini. Mais la mort m’a oublié. Et j’ai dû m’arranger un trou…Voyez-vous, lorsqu’on vit tout seul, on finit par voir les chosesd’une drôle de façon. Les arbres ne sont plus des arbres, la terreprend des airs de personne vivante, les pierres vous racontent deshistoires. Des bêtises, enfin. Je sais des secrets qui vousrenverseraient. Puis, que voulez-vous qu’on fasse, dans ce diablede désert ? J’ai lu les bouquins, ça m’a plus amusé que lachasse… Le comte, qui sacrait comme un païen, m’avait toujoursrépété : « Jeanbernat, mon garçon, je compte bien teretrouver en enfer, pour que tu me serves là-bas comme tu m’aurasservi là-haut. »

Il fit de nouveau son large geste autour de l’horizon, enreprenant :

– Entendez-vous, rien, il n’y a rien… Tout ça, c’est de lafarce.

Le docteur Pascal se mit à rire.

– Une belle farce, en tous cas, dit-il. Père Jeanbernat,vous êtes un cachottier. Je vous soupçonne d’être amoureux, avecvos airs blasés. Vous parliez bien tendrement des arbres et despierres, tout à l’heure.

– Non, je vous assure, murmura le vieillard, ça m’a passé.Autrefois, c’est vrai, quand je vous ai connu et que nous allionsherboriser ensemble, j’étais assez bête pour aimer toutes sortes dechoses, dans cette grande menteuse de campagne. Heureusement queles bouquins ont tué ça… Je voudrais que mon jardin fût pluspetit ; je ne sors pas sur la route deux fois par an. Vousvoyez ce banc. Je passe là mes journées, à regarder pousser messalades.

– Et vos tournées dans le parc ? interrompit ledocteur.

– Dans le parc ! répéta Jeanbernat d’un air deprofonde surprise, mais il y a plus de douze ans que je n’y ai misles pieds ! Que voulez-vous que j’aille faire, au milieu de cecimetière ? C’est trop grand. C’est stupide, ces arbres quin’en finissent plus, avec de la mousse partout, des statuesrompues, des trous dans lesquels on manque de se casser le cou àchaque pas. La dernière fois que j’y suis allé, il faisait si noirsous les feuilles, ça empoisonnait si fort les fleurs sauvages, dessouffles si drôles passaient dans les allées, que j’ai eu commepeur. Et je me suis barricadé, pour que le parc n’entrât pas ici…Un coin de soleil, trois pieds de laitue devant moi, une grandehaie qui me barre tout l’horizon, c’est déjà trop pour êtreheureux. Rien, voilà ce que je voudrais, rien du tout, quelquechose de si étroit, que le dehors ne pût venir m’y déranger. Deuxmètres de terre, si vous voulez, pour crever sur le dos.

Il donna un coup de poing sur la table, haussant brusquement lavoix, criant à l’abbé Mouret :

– Allons, encore un coup, monsieur le curé. Le diable n’estpas au fond de la bouteille, allez !

Le prêtre éprouvait un malaise. Il se sentait sans force pourramener à Dieu cet étrange vieillard, dont la raison lui parutsingulièrement détraquée. Maintenant, il se rappelait certainsbavardages de la Teuse sur le Philosophe, nom que les paysans desArtaud donnaient à Jeanbernat. Des bouts d’histoires scandaleusestraînaient vaguement dans sa mémoire. Il se leva, faisant un signeau docteur, voulant quitter cette maison, où il croyait respirerune odeur de damnation. Mais, dans sa crainte sourde, unesingulière curiosité l’attardait. Il restait là, allant au bout dupetit jardin, fouillant le vestibule du regard, comme pour voir audelà, derrière les murs. Par la porte grande ouverte, iln’apercevait que la cage noire de l’escalier. Et il revenait,cherchant quelque trou, quelque échappée sur cette mer de feuilles,dont il sentait le voisinage, à un large murmure qui semblaitbattre la maison d’un bruit de vagues.

– Et la petite va bien ? demanda le docteur en prenantson chapeau.

– Pas mal, répondit Jeanbernat. Elle n’est jamais là. Elledisparaît pendant des matinées entières… Peut-être tout de mêmequ’elle est dans les chambres du haut.

Il leva la tête, il appela :

– Albine ! Albine !

Puis, haussant les épaules :

– Ah bien ! oui, c’est une fameuse gourgandine… Aurevoir, monsieur le curé. Tout à votre disposition.

Mais l’abbé Mouret n’eut pas le temps de relever ce défi duPhilosophe. Une porte venait de s’ouvrir brusquement, au fond duvestibule ; une trouée éclatante s’était faite, dans le noirde la muraille. Ce fut comme une vision de forêt vierge, unenfoncement de futaie immense, sous une pluie de soleil. Dans cetéclair, le prêtre saisit nettement, au loin, des détailsprécis : une grande fleur jaune au centre d’une pelouse, unenappe d’eau qui tombait d’une haute pierre, un arbre colossal emplid’un vol d’oiseaux ; le tout noyé, perdu, flambant, au milieud’un tel gâchis de verdure, d’une débauche telle de végétation, quel’horizon entier n’était plus qu’un épanouissement. La porteclaqua, tout disparut.

– Ah ! la gueuse ! cria Jeanbernat, elle étaitencore dans le Paradou !

Albine riait sur le seuil du vestibule. Elle avait une jupeorange, avec un grand fichu rouge attaché derrière la taille, cequi lui donnait un air de bohémienne endimanchée. Et ellecontinuait à rire, la tête renversée, la gorge toute gonflée degaieté, heureuse de ses fleurs, des fleurs sauvages tressées dansses cheveux blonds, nouées à son cou, à son corsage, à ses brasminces, nus et dorés. Elle était comme un grand bouquet d’une odeurforte.

– Va, tu es belle ! grondait le vieux. Tu sensl’herbe, à empester… Dirait-on qu’elle a seize ans, cettepoupée !

Albine, effrontément, riait plus fort. Le docteur Pascal, quiétait son grand ami, se laissa embrasser par elle.

– Alors, tu n’as pas peur dans le Paradou, toi ? luidemanda-t-il.

– Peur ? de quoi donc ? dit-elle avec des yeuxétonnés. Les murs sont trop hauts, personne ne peut entrer… Il n’ya que moi. C’est mon jardin, à moi toute seule. Il est jolimentgrand. Je n’en ai pas encore trouvé le bout.

– Et les bêtes ? interrompit le docteur.

– Les bêtes ? elles ne sont pas méchantes, elles meconnaissent bien.

– Mais il fait noir sous les arbres ?

– Pardi ! il y a de l’ombre ; sans cela, lesoleil me mangerait la figure… On est bien à l’ombre, dans lesfeuilles.

Et elle tournait, emplissant l’étroit jardin du vol de sesjupes, secouant cette âpre senteur de verdure qu’elle portait surelle. Elle avait souri à l’abbé Mouret, sans honte aucune, sanss’inquiéter des regards surpris dont il la suivait. Le prêtres’était écarté. Cette enfant blonde, à la face longue, ardente devie, lui semblait la fille mystérieuse et troublante de cette forêtentrevue dans une nappe de soleil.

– Dites, j’ai un nid de merles, le voulez-vous ?demanda Albine au docteur.

– Non, merci, répondit celui-ci en riant. Il faudra ledonner à la sœur de monsieur le curé, qui aime bien les bêtes… Aurevoir, Jeanbernat.

Mais Albine s’était attaquée au prêtre.

– Vous êtes le curé des Artaud, n’est-ce pas ? Vousavez une sœur ? J’irai la voir… Seulement, vous ne me parlerezpas de Dieu. Mon oncle ne veut pas.

– Tu nous ennuies, va-t’en, dit Jeanbernat en haussant lesépaules.

D’un bond de chèvre, elle disparut, laissant une pluie de fleursderrière elle. On entendit le claquement d’une porte, puis desrires derrière la maison, des rires sonores qui allèrent en seperdant, comme au galop d’une bête folle lâchée dans l’herbe.

– Vous verrez qu’elle finira par coucher dans le Paradou,murmura le vieux de son air indifférent.

Et, comme il accompagnait les visiteurs :

– Docteur, reprit-il, si vous me trouviez mort, un de cesquatre matins, rendez-moi donc le service de me jeter dans le trouau fumier, là, derrière mes salades… Bonsoir, messieurs.

Il laissa retomber la barrière de bois qui fermait la haie. Lamaison reprit sa paix heureuse, au soleil de midi, dans lebourdonnement des grosses mouches qui montaient le long du lierre,jusqu’aux tuiles.

Chapitre 9

 

Cependant, le cabriolet suivait de nouveau le chemin creux, lelong de l’interminable mur du Paradou. L’abbé Mouret, silencieux,levait les yeux, regardait les grosses branches qui se tendaientpar-dessus ce mur, comme des bras de géants cachés. Des bruitsvenaient du parc, des frôlements d’ailes, des frissons de feuilles,des bonds furtifs cassant les branches, de grands soupirs ployantles jeunes pousses, toute une haleine de vie roulant sur les cimesd’un peuple d’arbres. Et, parfois, à certain cri d’oiseau quiressemblait à un rire humain, le prêtre tournait la tête avec unesorte d’inquiétude.

– Une drôle de gamine ! disait l’oncle Pascal, enlâchant un peu les guides. Elle avait neuf ans, lorsqu’elle esttombée chez ce païen. Un frère à lui, qui s’est ruiné, je ne saisplus dans quoi. La petite se trouvait en pension quelque part,quand le père s’est tué. C’était même une demoiselle, savante déjà,lisant, brodant, bavardant, tapant sur les pianos. Et coquettedonc ! Je l’ai vue arriver, avec des bas à jour, des jupesbrodées, des guimpes, des manchettes, un tas de falbalas… Ahbien ! les falbalas ont duré longtemps !

Il riait. Une grosse pierre faillit faire verser lecabriolet.

– Si je ne laisse pas une roue de ma voiture dans ce gredinde chemin ! murmura-t-il. Tiens-toi ferme, mon garçon.

La muraille continuait toujours. Le prêtre écoutait.

– Tu comprends, reprit le docteur, que le Paradou, avec sonsoleil, ses cailloux, ses chardons, mangerait une toilette parjour. Il n’a fait que trois ou quatre bouchées des belles robes dela petite. Elle revenait nue… Maintenant, elle s’habille comme unesauvage. Aujourd’hui, elle était encore possible. Mais il y a desfois où elle n’a guère que ses souliers et sa chemise… Tu asentendu ? le Paradou est à elle. Dès le lendemain de sonarrivée, elle en a pris possession. Elle vit là, sautant par lafenêtre, lorsque Jeanbernat ferme la porte, s’échappant quand même,allant on ne sait où, au fond de trous perdus, connus d’elle seule…Elle doit mener un joli train, dans ce désert.

– Écoutez donc, mon oncle, interrompit l’abbé Mouret. Ondirait un trot de bête, derrière cette muraille.

L’oncle Pascal écouta.

– Non, dit-il au bout d’un silence, c’est le bruit de lavoiture, contre les pierres… Va, la petite ne tape plus sur lespianos, à présent. Je crois même qu’elle ne sait plus lire.Imagine-toi une demoiselle retournée à l’état de vaurienne libre,lâchée en récréation dans une île abandonnée. Elle n’a gardé queson fin sourire de coquette, quand elle veut… Ah ! parexemple, si tu sais jamais une fille à élever, je ne te conseillepas de la confier à Jeanbernat. Il a une façon de laisser agir lanature tout à fait primitive. Lorsque je me suis hasardé à luiparler d’Albine, il m’a répondu qu’il ne fallait pas empêcher lesarbres de pousser à leur gré. Il est, dit-il, pour le développementnormal des tempéraments… N’importe, ils sont bien intéressants tousles deux. Je ne passe pas dans les environs sans leur rendrevisite.

Le cabriolet sortait enfin du chemin creux. Là, le mur duParadou faisait un coude, se développant ensuite à perte de vue,sur la crête des coteaux. Au moment où l’abbé Mouret tournait latête pour donner un dernier regard à cette barre grise, dont lasévérité impénétrable avait fini par lui causer un singulieragacement, des bruits de branches violemment secouées se firententendre, tandis qu’un bouquet de jeunes bouleaux semblaient saluerles passants, du haut de la muraille.

– Je savais bien qu’une bête courait là derrière, dit leprêtre.

Mais, sans qu’on vît personne, sans qu’on aperçût autre chose,en l’air, que les bouleaux balancés de plus en plus furieusement,on entendit une voix claire, coupée de rires, qui criait :

– Au revoir, docteur ! au revoir, monsieur lecuré !… J’embrasse l’arbre, l’arbre vous envoie mesbaisers.

– Eh ! c’est Albine, dit le docteur Pascal. Elle aurasuivi notre voiture au trot. Elle n’est pas embarrassée pour sauterles buissons, cette petite fée !

Et criant, à son tour :

– Au revoir, mignonne !… Tu es joliment grande, pournous saluer comme ça.

Les rires redoublèrent, les bouleaux saluèrent plus bas, semantles feuilles au loin, jusque sur la capote du cabriolet.

– Je suis grande comme les arbres, toutes les feuilles quitombent sont des baisers, reprit la voix, changée parl’éloignement, si musicale, si fondue dans les haleines roulantesdu parc, que le jeune prêtre resta frissonnant.

La route devenait meilleure. À la descente, les Artaudreparurent, au fond de la plaine brûlée. Quand le cabriolet coupale chemin du village, l’abbé Mouret ne voulut jamais que son onclele reconduisît à la cure. Il sauta à terre en disant :

– Non, merci, j’aime mieux marcher, cela me fera dubien.

– Comme il te plaira, finit par répondre le docteur.

Puis, lui serrant la main :

– Hein ! si tu n’avais que des paroissiens comme cetanimal de Jeanbernat, tu n’aurais pas souvent à te déranger. Enfin,c’est toi qui as voulu venir… Et porte-toi bien. Au moindre bobo,de nuit ou de jour, envoie-moi chercher. Tu sais que je soignetoute la famille pour rien… Adieu, mon garçon.

Chapitre 10

 

Quand l’abbé Mouret se retrouva seul, dans la poussière duchemin, il se sentit plus à l’aise. Ces champs pierreux lerendaient à son rêve de rudesse, de vie intérieure vécue au désert.Le long du chemin creux, les arbres avaient laissé tomber sur sanuque des fraîcheurs inquiétantes, que maintenant le soleil ardentséchait. Les maigres amandiers, les blés pauvres, les vignesinfirmes, aux deux bords de la route, l’apaisaient, le tiraient dutrouble où l’avaient jeté les souffles trop gras du Paradou. Et, aumilieu de la clarté aveuglante qui coulait du ciel sur cette terrenue, les blasphèmes de Jeanbernat ne mettaient même plus une ombre.Il eut une joie vive lorsque, en levant la tête, il aperçut àl’horizon la barre immobile du Solitaire, avec la tache des tuilesroses de l’église.

Mais, à mesure qu’il avançait, l’abbé était pris d’une autreinquiétude. La Teuse allait le recevoir d’une belle façon, avec sondéjeuner froid qui devait attendre depuis près de deux heures. Ils’imaginait son terrible visage, le flot de paroles dont ellel’accueillerait, les bruits irrités de vaisselle qu’il entendraitl’après-midi entière. Quand il eut traversé les Artaud, sa peurdevint si vive, qu’il hésita, pris de lâcheté, se demandant s’il neserait pas plus prudent de faire le tour et de rentrer parl’église. Mais, comme il se consultait, la Teuse en personne parut,au seuil du presbytère, le bonnet de travers, les poings auxhanches. Il courba le dos, il dut monter la pente sous ce regardgros d’orage, qu’il sentait peser sur ses épaules.

– Je crois bien que je suis en retard, ma bonne Teuse,balbutia-t-il, dès le dernier coude du sentier.

La Teuse attendit qu’il fût en face d’elle, tout près. Alors,elle le regarda entre les deux yeux, furieusement ; puis, sansrien dire, elle se tourna, elle marcha devant lui, jusque dans lasalle à manger, en tapant ses gros talons, si roidie par la colère,qu’elle ne boitait presque plus.

– J’ai eu tant d’affaires ! commença le prêtre que cetaccueil muet épouvantait. Je cours depuis ce matin…

Mais elle lui coupa la parole d’un nouveau regard, si fixe, sifâché, qu’il eut les jambes comme rompues. Il s’assit, il se mit àmanger. Elle le servait, avec des sécheresses d’automate, risquantde casser les assiettes, tant elle les posait avec violence. Lesilence devenait si formidable, qu’il ne put avaler la troisièmebouchée, étranglé par l’émotion.

– Et ma sœur a déjeuné ? demanda-t-il. Elle a bienfait. Il faut toujours déjeuner, lorsque je suis retenu dehors.

Pas de réponse. La Teuse, debout, attendait qu’il eût vidé sonassiette pour la lui enlever. Alors, sentant qu’il ne pourraitmanger sous cette paire d’yeux implacables qui l’écrasaient, ilrepoussa son couvert. Ce geste de colère fut comme un coup defouet, qui tira la Teuse de sa roideur entêtée. Elle bondit.

– Ah ! c’est comme ça ! cria-t-elle. C’est encorevous qui vous fâchez ! Eh bien ! je m’en vais ! Vousallez me payer mon voyage, pour que je m’en retourne chez moi. J’enai assez des Artaud, et de votre église ! et detout !

Elle retirait son tablier de ses mains tremblantes.

– Vous deviez bien voir que je ne voulais pas parler…Est-ce une vie, ça ! Il n’y a que les saltimbanques, monsieurle curé, qui font ça ! Il est onze heures, n’est-ce pas ?Vous n’avez pas honte, d’être encore à table à près de deuxheures ? Ce n’est pas d’un chrétien, non, ce n’est pas d’unchrétien !

Puis, se plantant devant lui :

– Enfin, d’où venez-vous ? qui avez-vous vu ?quelle affaire a pu vous retenir ?… Vous seriez un enfantqu’on vous donnerait le fouet. Un prêtre n’est pas à sa place surles routes, au grand soleil, comme les gueux qui n’ont pas de toit…Ah ! vous êtes dans un bel état, les souliers tout blancs, lasoutane perdue de poussière ! Qui vous la brossera, votresoutane ? qui vous en achètera une autre ?… Mais parlezdonc, dites ce que vous avez fait ! Ma parole ! si l’onne vous connaissait pas, on finirait par croire de drôles dechoses. Et, voulez-vous que je vous le dise ? eh bien !je n’en mettrais pas la main au feu. Quand on déjeune à des heurespareilles, on peut tout faire.

L’abbé Mouret, soulagé, laissait passer l’orage. Il éprouvaitcomme une détente nerveuse, dans les paroles emportées de lavieille servante.

– Voyons, ma bonne Teuse, dit-il, vous allez d’abordremettre votre tablier.

– Non, non, cria-t-elle, c’est fini, je m’en vais.

Mais lui, se levant, lui noua le tablier à la taille, en riant.Elle se débattait, elle bégayait :

– Je vous dis que non !… Vous êtes un enjôleur. Je lisdans votre jeu, je vois bien que vous voulez m’endormir, avec vosparoles sucrées… Où êtes-vous allé ? Nous verrons ensuite.

Il se remit à table, gaiement, en homme qui a victoiregagnée.

– D’abord, reprit-il, il faut me permettre de manger… Jemeurs de faim.

– Sans doute, murmura-t-elle, apitoyée. Est-ce qu’il y a dubon sens !… Voulez-vous que j’ajoute deux œufs sur leplat ? Ce ne serait pas long. Enfin, si vous avez assez… Ettout est froid ! Moi qui avais tant soigné vosaubergines ! Elles sont propres, maintenant ! On diraitde vieilles semelles… Heureusement que vous n’êtes pas sur votrebouche, comme ce pauvre monsieur Caffin… Oh ! çà, vous avezdes qualités, je ne le nie pas.

Elle le servait, avec des attentions de mère, tout en bavardant.Puis, quand il eut fini, elle courut à la cuisine voir si le caféétait encore chaud. Elle s’abandonnait, elle boitait d’une façonextravagante, dans la joie du raccommodement. D’ordinaire, l’abbéMouret redoutait le café, qui lui occasionnait de grands troublesnerveux ; mais, en cette circonstance, voulant sceller lapaix, il accepta la tasse qu’elle lui apporta. Et comme ils’oubliait un instant à table, elle s’assit devant lui, elle répétadoucement, en femme que la curiosité torture :

– Où êtes-vous allé, monsieur le curé ?

– Mais, répondit-il en souriant, j’ai vu les Brichet, j’aiparlé à Bambousse…

Alors, il fallut qu’il lui racontât ce que les Brichet avaientdit, ce qu’avait décidé Bambousse, et la mine qu’ils faisaient, etl’endroit où ils travaillaient. Lorsqu’elle connut la réponse dupère de Rosalie :

– Pardi ! cria-t-elle, si le petit mourait, lagrossesse ne compterait pas.

Puis, joignant les mains d’un air d’admirationenvieuse :

– Avez-vous dû bavarder, monsieur le curé ! Plus d’unedemi-journée pour arriver à ce beau résultat !… Et vous êtesrevenu tout doucement ? Il devait faire diablement chaud surla route ?

L’abbé, qui s’était levé, ne répondit pas. Il allait parler duParadou, demander des renseignements. Mais la crainte d’êtrequestionné trop vivement, une sorte de honte vague qu’il nes’avouait pas à lui-même, le firent garder le silence sur sa visiteà Jeanbernat. Il coupa court à tout nouvel interrogatoire, endemandant :

– Et ma sœur, où est-elle donc ? Je ne l’entendspas.

– Venez, monsieur, dit la Teuse qui se mit à rire, un doigtsur la bouche.

Ils entrèrent dans la pièce voisine, un salon de campagne,tapissé d’un papier à grandes fleurs grises déteintes, meublé dequatre fauteuils et d’un canapé tendus d’une étoffe de crin. Sur lecanapé, Désirée dormait, jetée tout de son long, la tête soutenuepar ses deux poings fermés. Ses jupes pendaient, lui découvrant lesgenoux ; tandis que ses bras levés, nus jusqu’aux coudes,remontaient les lignes puissantes de la gorge. Elle avait unsouffle un peu fort, entre ses lèvres rouges entr’ouvertes,montrant les dents.

– Hein ? dort-elle ! murmura la Teuse. Elle nevous a seulement pas entendu me crier vos sottises, tout à l’heure…Dame ! elle doit être joliment fatiguée. Imaginez qu’elle anettoyé ses bêtes jusqu’à près de midi… Quand elle a eu mangé, elleest venue tomber là comme un plomb. Elle n’a plus bougé.

Le prêtre la regarda un instant, avec une grande tendresse.

– Il faut la laisser reposer tant qu’elle voudra,dit-il.

– Bien sûr… Est-ce malheureux qu’elle soit siinnocente ! Voyez donc, ces gros bras ! Quand jel’habille, je pense toujours à la belle femme qu’elle seraitdevenue. Allez, elle vous aurait donné de fiers neveux, monsieur lecuré… Vous ne trouvez pas qu’elle ressemble à cette grande dame depierre qui est à la halle au blé de Plassans ?

Elle voulait parler d’une Cybèle, allongée sur des gerbes, œuvred’un élève de Puget, sculptée au fronton du marché. L’abbé Mouret,sans répondre, la poussa doucement hors du salon, en luirecommandant de faire le moins de bruit possible. Et, jusqu’ausoir, le presbytère resta dans un grand silence. La Teuse achevaitsa lessive, sous le hangar. Le prêtre, au fond de l’étroit jardin,son bréviaire tombé sur les genoux, était abîmé dans unecontemplation pieuse, pendant que des pétales roses pleuvaient despêchers en fleurs.

Chapitre 11

 

Vers six heures, ce fut un brusque réveil. Un tapage de portesouvertes et refermées, au milieu d’éclats de rire, ébranla toute lamaison, et Désirée parut, les cheveux tombant, les bras toujoursnus jusqu’aux coudes, criant :

– Serge ! Serge !

Puis, quand elle eut aperçu son frère dans le jardin, elleaccourut, elle s’assit un instant par terre, à ses pieds, lesuppliant :

– Viens donc voir les bêtes !… Tu n’as pas encore vules bêtes, dis ! Si tu savais comme elles sont belles,maintenant !

Il se fit beaucoup prier. La basse-cour l’effrayait un peu. Maisvoyant des larmes dans les yeux de Désirée, il céda. Alors, elle sejeta à son cou, avec une joie soudaine de jeune chien, riant plusfort, sans même s’essuyer les joues.

– Ah ! tu es gentil ! balbutia-t-elle enl’entraînant. Tu verras les poules, les lapins, les pigeons, et mescanards qui ont de l’eau fraîche, et ma chèvre, dont la chambre estaussi propre que la mienne, à présent… Tu sais, j’ai trois oies etdeux dindes. Viens vite. Tu verras tout.

Désirée avait alors vingt-deux ans. Grandie à la campagne, chezsa nourrice, une paysanne de Saint-Eutrope, elle avait poussé enplein fumier. Le cerveau vide, sans pensées graves d’aucune sorte,elle profitait du sol gras, du plein air de la campagne, sedéveloppant toute en chair, devenant une belle bête, fraîche,blanche, au sang rose, à la peau ferme. C’était comme une ânesse derace qui aurait eu le don du rire. Bien que pataugeant du matin ausoir, elle gardait ses attaches fines, les lignes souples de sesreins, l’affinement bourgeois de son corps de vierge ; si bienqu’elle était une créature à part, ni demoiselle, ni paysanne, unefille nourrie de la terre, avec une ampleur d’épaules et un frontborné de jeune déesse.

Sans doute, ce fut sa pauvreté d’esprit qui la rapprocha desanimaux. Elle n’était à l’aise qu’en leur compagnie, entendaitmieux leur langage que celui des hommes, les soignait avec desattendrissements maternels. Elle avait, à défaut de raisonnementsuivi, un instinct qui la mettait de plain-pied avec eux. Aupremier cri qu’ils poussaient, elle savait où était leur mal. Elleinventait des friandises sur lesquelles ils tombaientgloutonnement. Elle mettait la paix d’un geste dans leursquerelles, semblait connaître d’un regard leur caractère bon oumauvais, racontait des histoires considérables, donnait des détailssi abondants, si précis, sur les façons d’être du moindre poussin,qu’elle stupéfiait profondément les gens pour lesquels un petitpoulet ne se distingue en aucune façon d’un autre petit poulet. Sabasse-cour était ainsi devenue tout un pays, où elle régnait enmaîtresse absolue ; un pays d’une organisation trèscompliquée, troublé par des révolutions, peuplé des êtres les plusdifférents, dont elle seule connaissait les annales. Cettecertitude de l’instinct allait si loin, qu’elle flairait les œufsvides d’une couvée, et qu’elle annonçait à l’avance le nombre despetits, dans une portée de lapins.

À seize ans, lorsque la puberté était venue, Désirée n’avaitpoint eu les vertiges ni les nausées des autres filles. Elle pritune carrure de femme faite, se porta mieux, fit éclater ses robessous l’épanouissement splendide de sa chair. Dès lors, elle eutcette taille ronde qui roulait librement, ces membres largementassis de statue antique, toute cette poussée d’animal vigoureux. Oneût dit qu’elle tenait au terreau de sa basse-cour, qu’elle suçaitla sève par ses fortes jambes, blanches et solides comme de jeunesarbres. Et, dans cette plénitude, pas un désir charnel ne monta.Elle trouva une satisfaction continue à sentir autour d’elle unpullulement. Des tas de fumier, des bêtes accouplées, se dégageaitun flot de génération, au milieu duquel elle goûtait les joies dela fécondité. Quelque chose d’elle se contentait dans la ponte despoules ; elle portait ses lapines au mâle, avec des rires debelle fille calmée ; elle éprouvait des bonheurs de femmegrosse à traire sa chèvre. Rien n’était plus sain. Elles’emplissait innocemment de l’odeur, de la chaleur, de la vie.Aucune curiosité dépravée ne la poussait à ce souci de lareproduction, en face des coqs battant des ailes, des femelles encouches, du bouc empoisonnant l’étroite écurie. Elle gardait satranquillité de belle bête, son regard clair, vide de pensées,heureuse de voir son petit monde se multiplier, ressentant unagrandissement de son propre corps, fécondée, identifiée à ce pointavec toutes ces mères, qu’elle était comme la mère commune, la mèrenaturelle, laissant tomber de ses doigts, sans un frisson, unesueur d’engendrement.

Depuis que Désirée était aux Artaud, elle passait ses journéesen pleine béatitude. Enfin, elle contentait le rêve de sonexistence, le seul désir qui l’eût tourmentée, au milieu de sapuérilité de faible d’esprit. Elle possédait une basse-cour, untrou qu’on lui abandonnait, où elle pouvait faire pousser des bêtesà sa guise. Dès lors, elle s’enterra là, bâtissant elle-même descabanes pour les lapins, creusant la mare aux canards, tapant desclous, apportant de la paille, ne tolérant pas qu’on l’aidât. LaTeuse en était quitte pour la débarbouiller. La basse-cour setrouvait située derrière le cimetière ; souvent même, Désiréedevait rattraper, au milieu des tombes, quelque poule curieuse,sautée par-dessus le mur. Au fond, se trouvait un hangar où étaientla lapinière et le poulailler ; à droite, logeait la chèvre,dans une petite écurie. D’ailleurs, tous les animaux vivaientensemble, les lapins lâchés avec les poules, la chèvre prenant desbains de pieds au milieu des canards, les oies, les dindes, lespintades, les pigeons fraternisant en compagnie de trois chats.Quand elle se montrait à la barrière de bois qui empêchait tout cemonde de pénétrer dans l’église, un vacarme assourdissant lasaluait.

– Hein ! les entends-tu ? dit-elle à son frère,dès la porte de la salle à manger.

Mais, lorsqu’elle l’eut fait entrer, en refermant la barrièrederrière eux, elle fut assaillie si violemment, qu’elle disparutpresque. Les canards et les oies, claquant du bec, la tiraient parses jupes ; les poules goulues sautaient à ses mains qu’ellespiquaient à grands coups, les lapins se blottissaient sur sespieds, avec des bonds qui lui montaient jusqu’aux genoux ;tandis que les trois chats lui sautaient sur les épaules, et que lachèvre bêlait, au fond de l’écurie, de ne pouvoir la rejoindre.

– Laissez-moi donc, bêtes ! criait-elle, toute sonorede son beau rire, chatouillée par ces plumes, ces pattes, ces becsqui la frôlaient.

Et elle ne faisait rien pour se débarrasser. Comme elle ledisait, elle se serait laissé manger, tant cela lui était doux, desentir cette vie s’abattre contre elle et la mettre dans unechaleur de duvet. Enfin, un seul chat s’entêta à vouloir rester surson dos.

– C’est Moumou, dit-elle. Il a des pattes comme duvelours.

Puis, orgueilleusement, montrant la basse-cour à son frère, elleajouta :

– Tu vois comme c’est propre !

La basse-cour, en effet, était balayée, lavée, ratissée. Mais deces eaux sales remuées, de cette litière retournée à la fourche,s’exhalait une odeur fauve, si pleine de rudesse, que l’abbé Mouretse sentit pris à la gorge. Le fumier s’élevait contre le mur ducimetière en un tas énorme qui fumait.

– Hein ! quel tas ! reprit Désirée, en menant sonfrère dans la vapeur âcre. J’ai tout mis là, personne ne m’a aidée…Va, ce n’est pas sale. Ça nettoie. Regarde mes bras.

Elle allongeait ses bras, qu’elle avait simplement trempés aufond d’un seau d’eau, des bras royaux, d’une rondeur superbe,poussés comme des roses blanches et grasses, dans ce fumier.

– Oui, oui, murmura le prêtre, tu as bien travaillé. C’esttrès joli, maintenant.

Il se dirigeait vers la barrière ; mais elle l’arrêta.

– Attends donc ! Tu vas tout voir. Tu ne te doutespas…

Elle l’entraîna sous le hangar, devant la lapinière.

– Il y a des petits dans toutes les cases, dit-elle, entapant les mains d’enthousiasme.

Alors, longuement, elle lui expliqua les portées. Il fallutqu’il s’accroupît, qu’il mît le nez contre le treillage, pendantqu’elle donnait des détails minutieux. Les mères, avec leursgrandes oreilles anxieuses, les regardaient de biais, soufflantes,clouées de peur. Puis, c’était, dans une case, un trou de poils, aufond duquel grouillait un tas vivant, une masse noirâtre,indistincte, qui avait une grosse haleine, comme un seul corps. Àcôté, les petits se hasardaient au bord du trou, portant des têtesénormes. Plus loin, ils étaient déjà forts, ils ressemblaient à dejeunes rats, furetant, bondissant, le derrière en l’air, taché dubouton blanc de la queue. Ceux-là avaient des grâces joueuses debambins, faisant le tour des cases au galop, les blancs aux yeux derubis pâle, les noirs aux yeux luisants comme des boutons de jais.Et des paniques les emportaient brusquement, découvrant à chaquesaut leurs pattes minces, roussies par l’urine. Et ils seremettaient en un tas, si étroitement, qu’on ne voyait plus lestêtes.

– C’est toi qui leur fais peur, disait Désirée. Moi, ils meconnaissent bien.

Elle les appelait, elle tirait de sa poche quelque croûte depain. Les petits lapins se rassuraient, venaient un à un,obliquement, le nez frisé, se mettant debout contre le grillage. Etelle les laissait là, un instant, pour montrer à son frère le duvetrose de leur ventre. Puis, elle donnait la croûte au plus hardi.Alors, toute la bande accourait, se coulait, se serrait, sans sebattre ; trois petits, parfois, mordaient à la mêmecroûte ; d’autres se sauvaient, se tournaient contre le mur,pour manger tranquilles ; tandis que les mères, au fond,continuaient à souffler, méfiantes, refusant les croûtes.

– Ah ! les gourmands ! cria Désirée, ilsmangeraient comme cela jusqu’à demain matin !… La nuit, on lesentend qui croquent les feuilles oubliées.

Le prêtre s’était relevé, mais elle ne se lassait point desourire aux chers petits.

– Tu vois, le gros, là-bas, celui qui est tout blanc, avecles oreilles noires… Eh bien ! il adore les coquelicots. Illes choisit très bien, parmi les autres herbes… L’autre jour, il aeu des coliques. Ça le tenait sous les pattes de derrière. Alors,je l’ai pris, je l’ai gardé au chaud, dans ma poche. Depuis cetemps-là, il est joliment gaillard.

Elle allongeait les doigts entre les mailles du treillage, elleleur caressait l’échine.

– On dirait un satin, reprit-elle. Ils sont habillés commedes princes. Et coquets avec cela ! Tiens, en voilà un qui esttoujours à se débarbouiller. Il use ses pattes… Si tu savais commeils sont drôles ! Moi je ne dis rien, mais je m’aperçois biende leurs malices. Ainsi, par exemple, ce gris qui nous regarde,détestait une petite femelle, que j’ai dû mettre à part. Il y a eudes histoires terribles entre eux. Ça serait trop long à conter.Enfin, la dernière fois qu’il l’a battue, comme j’arrivaisfurieuse, qu’est-ce que je vois ? ce gredin-là, blotti dans lefond, qui avait l’air de râler. Il voulait me faire croire quec’était lui qui avait à se plaindre d’elle…

Elle s’interrompit ; puis, s’adressant au lapin :

– Tu as beau m’écouter, tu n’es qu’un gueux !

Et se tournant vers son frère :

– Il entend tout ce que je dis, murmura-t-elle, avec unclignement d’yeux.

L’abbé Mouret ne put tenir davantage, dans la chaleur quimontait des portées. La vie, grouillant sous ce poil arraché duventre des mères, avait un souffle fort, dont il sentait le troubleà ses tempes. Désirée, comme grisée peu à peu, s’égayait davantage,plus rose, plus carrée dans sa chair.

– Mais rien ne t’appelle ! cria-t-elle ; tu asl’air de toujours te sauver… Et mes petits poussins, donc !Ils sont nés de cette nuit.

Elle prit du riz, elle en jeta une poignée devant elle. Lapoule, avec des gloussements d’appel, s’avança gravement, suivie detoute la bande des poussins, qui avaient un gazouillis et descourses folles d’oiseaux égarés. Puis, quand ils furent au beaumilieu des grains de riz, la mère donna de furieux coups de bec,rejetant les grains qu’elle cassait, tandis que les petitspiquaient devant elle, d’un air pressé. Ils étaient adorablesd’enfance, demi-nus, la tête ronde, les yeux vifs comme des pointesd’acier, le bec planté si drôlement, le duvet retroussé d’une façonsi plaisante, qu’ils ressemblaient à des joujoux de deux sous.Désirée riait d’aise, à les voir.

– Ce sont des amours ! balbutiait-elle.

Elle en prit deux, un dans chaque main, les couvrant d’une ragede baisers. Et le prêtre dut les regarder partout, tandis qu’elledisait tranquillement :

– Ce n’est pas facile de reconnaître les coqs. Moi, je neme trompe pas… Ça, c’est une poule, et ça, c’est encore unepoule.

Elle les remit à terre. Mais les autres poules arrivaient, pourmanger le riz. Un grand coq rouge, aux plumes flambantes, lessuivait, en levant ses larges pattes avec une majestécirconspecte.

– Alexandre devient superbe, dit l’abbé pour faire plaisirà sa sœur.

Le coq s’appelait Alexandre. Il regardait la jeune fille de sonœil de braise, la tête tournée, la queue élargie. Puis, il vint seplanter au bord de ses jupes.

– Il m’aime bien, dit-elle. Moi seule peux le toucher…C’est un bon coq. Il a quatorze poules, et je ne trouve jamais unœuf clair dans les couvées… N’est-ce pas, Alexandre ?

Elle s’était baissée. Le coq ne se sauva pas sous sa caresse. Ilsembla qu’un flot de sang allumait sa crête. Les ailes battantes,le cou tendu, il lança un cri prolongé, qui sonna comme soufflé parun tube d’airain. À quatre reprises, il chanta, tandis que tous lescoqs des Artaud répondaient, au loin. Désirée s’amusa beaucoup dela mine effarée de son frère.

– Hein ! il te casse les oreilles, dit-elle. Il a unfameux gosier… Mais, je t’assure, il n’est pas méchant. Ce sont lespoules qui sont méchantes… Tu te rappelles la grosse mouchetée,celle qui faisait des œufs jaunes ? Avant-hier, elle s’étaitécorché la patte. Quand les autres ont vu le sang, elles sontdevenues comme folles. Toutes la suivaient, la piquaient, luibuvaient le sang, si bien que le soir elles lui avaient mangé lapatte… Je l’ai trouvée la tête derrière une pierre, comme uneimbécile, ne disant rien, se laissant dévorer.

La voracité des poules la laissait riante. Elle raconta d’autrescruautés, paisiblement : de jeunes poulets le derrièredéchiqueté, les entrailles vidées, dont elle n’avait retrouvé quele cou et les ailes ; une portée de petits chats mangée dansl’écurie, en quelques heures.

– Tu leur donnerais un chrétien, continua-t-elle, qu’ellesen viendraient à bout… Et dures au mal ! Elles vivent trèsbien avec un membre cassé. Elles ont beau avoir des plaies, destrous dans le corps à y fourrer le poing, elles n’en avalent pasmoins leur soupe. C’est pour cela que je les aime ; leur chairrepousse en deux jours, leur corps est toujours chaud comme sielles avaient une provision de soleil sous les plumes… Quand jeveux les régaler, je leur coupe de la viande crue. Et les versdonc ! Tu vas voir si elles les aiment.

Elle courut au tas de fumier, trouva un ver qu’elle prit sansdégoût. Les poules se jetaient sur ses mains. Mais elle, tenant lever très haut, s’amusait de leur gloutonnerie. Enfin, elle ouvritles doigts. Les poules se poussèrent, s’abattirent ; puis, uned’elles se sauva, poursuivie par les autres, le ver au bec. Il futainsi pris, perdu, repris, jusqu’à ce qu’une poule, donnant ungrand coup de gosier, l’avalât. Alors, toutes s’arrêtèrent net, lecou renversé, l’œil rond, attendant un autre ver. Désirée,heureuse, les appelait par leurs noms, leur disait des motsd’amitié ; tandis que l’abbé Mouret reculait de quelques pas,en face de cette intensité de vie vorace.

– Non, je ne suis pas rassuré, dit-il à sa sœur qui voulaitlui faire peser une poule qu’elle engraissait. Ça m’inquiète, quandje touche des bêtes vivantes.

Il tâchait de sourire. Mais Désirée le traita de poltron.

– Eh bien ! et mes canards, et mes oies, et mesdindes ! Qu’est-ce que tu ferais, si tu avais tout cela àsoigner ?… C’est ça qui est sale, les canards. Tu les entendsclaquer du bec, dans l’eau ? Et quand ils plongent, on ne voitplus que leur queue, droite comme une quille… Les oies et lesdindes non plus ne sont pas faciles à gouverner. Hein ! est-ceamusant, lorsqu’elles marchent, les unes toutes blanches, lesautres toutes noires, avec leurs grands cous. On dirait desmessieurs et des dames… En voilà encore auxquels je ne teconseillerais pas de confier un doigt. Ils te l’avaleraientproprement, d’un seul coup… Moi, ils me les embrassent, les doigts,tu vois !

Elle eut la parole coupée par un bêlement joyeux de la chèvre,qui venait enfin de forcer la porte mal fermée de l’écurie. En deuxsauts, la bête fut près d’elle, pliant sur ses jambes de devant, lacaressant de ses cornes. Le prêtre lui trouva un rire de diable,avec sa barbiche pointue et ses yeux troués de biais. Mais Désiréela prit par le cou, l’embrassa sur la tête, jouant à courir,parlant de la téter. Ça lui arrivait souvent, disait-elle. Quandelle avait soif, dans l’écurie, elle se couchait, elle tétait.

– Tiens, c’est plein de lait, ajouta-t-elle en soulevantles pis énormes de la bête.

L’abbé battit des paupières, comme si on lui eût montré uneobscénité. Il se souvenait d’avoir vu, dans le cloître deSaint-Saturnin, à Plassans, une chèvre de pierre décorant unegargouille, qui forniquait avec un moine. Les chèvres, puant lebouc, ayant des caprices et des entêtements de filles, offrantleurs mamelles pendantes à tout venant, étaient restées pour luides créatures de l’enfer, suant la lubricité. Sa sœur n’avaitobtenu d’en avoir une qu’après des semaines de supplications. Etlui, quand il venait, évitait le frôlement des longs poils soyeuxde la bête, défendait sa soutane de l’approche de ses cornes.

– Va, je vais te rendre la liberté, dit Désirée quis’aperçut de son malaise croissant. Mais, auparavant, il faut queje te montre encore quelque chose… Tu promets de ne pas megronder ? Je ne t’en ai pas parlé, parce que tu n’aurais pasvoulu… Si tu savais comme je suis contente !

Elle se faisait suppliante, joignant les mains, posant la têtecontre l’épaule de son frère.

– Quelque folie encore, murmura celui-ci, qui ne puts’empêcher de sourire.

– Tu veux bien, dis ? reprit-elle, les yeux luisantsde joie. Tu ne te fâcheras pas ?… Il est si joli !

Et, courant, elle ouvrit une porte basse, sous le hangar. Unpetit cochon sauta d’un bond dans la cour.

– Oh ! le chérubin ! dit-elle d’un air de profondravissement, en le regardant s’échapper.

Le petit cochon était charmant, tout rose, le groin lavé par leseaux grasses, avec le cercle de crasse que son continuelbarbotement dans l’auge lui laissait près des yeux. Il trottait,bousculant les poules, accourant pour leur manger ce qu’on leurjetait, emplissant l’étroite cour de ses détours brusques. Sesoreilles battaient sur ses yeux, son groin ronflait à terre ;il ressemblait, sur ses pattes minces, à une bête à roulettes. Et,par derrière, sa queue avait l’air du bout de ficelle qui servait àl’accrocher.

– Je ne veux pas ici de cet animal ! s’écria le prêtretrès contrarié.

– Serge, mon bon Serge, supplia de nouveau Désirée, ne soispas méchant… Vois comme il est innocent, le cher petit. Je ledébarbouillerai, je le tiendrai bien propre. C’est la Teuse qui sel’est fait donner pour moi. On ne peut pas le renvoyer maintenant…Tiens, il te regarde, il te sent. N’aie pas peur, il ne te mangerapas.

Mais elle s’interrompit, prise d’un rire fou. Le petit cochon,ahuri, venait de se jeter dans les jambes de la chèvre, qu’il avaitculbutée. Il reprit sa course, criant, roulant, effarant toute labasse-cour. Désirée, pour le calmer, dut lui donner une terrined’eau de vaisselle. Alors, il s’enfonça dans la terrine jusqu’auxoreilles ; il gargouillait, il grognait, tandis que de courtsfrissons passaient sur sa peau rose. Sa queue, défrisée,pendait.

L’abbé Mouret eut un dernier dégoût à entendre cette eau saleremuée. Depuis qu’il était là, un étouffement le gagnait, deschaleurs le brûlaient aux mains, à la poitrine, à la face. Peu àpeu sa tête avait tourné. Maintenant, il sentait dans un mêmesouffle pestilentiel la tiédeur fétide des lapins et des volailles,l’odeur lubrique de la chèvre, la fadeur grasse du cochon. C’étaitcomme un air chargé de fécondation, qui pesait trop lourdement àses épaules vierges. Il lui semblait que Désirée avait grandi,s’élargissant des hanches, agitant des bras énormes, balayant deses jupes, au ras du sol, cette senteur puissante dans laquelle ils’évanouissait. Il n’eut que le temps d’ouvrir la claie de bois.Ses pieds collaient au pavé humide encore de fumier, à ce pointqu’il se crut retenu par une étreinte de la terre. Et le souvenirdu Paradou lui revint tout d’un coup, avec les grands arbres, lesombres noires, les senteurs puissantes, sans qu’il pût s’endéfendre.

– Te voilà tout rouge, à présent, dit Désirée en lerejoignant de l’autre côté de la barrière. Tu n’es pas contentd’avoir tout vu ?… Les entends-tu crier ?

Les bêtes, en la voyant partir, se poussaient contre lestreillages, jetaient des cris lamentables. Le petit cochon surtoutavait un gémissement prolongé de scie qu’on aiguise. Mais, elle,leur faisait des révérences, leur envoyait des baisers du bout desdoigts, riant de les voir tous là, en tas, comme amoureux d’elle.Puis, se serrant contre son frère, l’accompagnant aujardin :

– Je voudrais une vache, lui dit-elle à l’oreille, touterougissante.

Il la regarda, refusant déjà du geste.

– Non, non, pas maintenant, reprit-elle vivement. Plustard, je t’en reparlerai… Il y aurait de la place dans l’écurie.Une belle vache blanche, avec des taches rousses. Tu verrais commenous aurions du bon lait. Une chèvre, ça finit par être trop petit…Et quand la vache ferait un veau !

Elle dansait, elle tapait des mains, tandis que le prêtreretrouvait en elle la basse-cour qu’elle avait emportée dans sesjupes. Aussi la laissa-t-il au fond du jardin, assise par terre, enplein soleil, devant une ruche dont les abeilles ronflaient commedes balles d’or sur son cou, le long de ses bras nus, dans sescheveux, sans la piquer.

Chapitre 12

 

Frère Archangias dînait à la cure tous les jeudis. Il venait debonne heure, d’ordinaire, pour causer de la paroisse. C’était luiqui, depuis trois mois, mettait l’abbé au courant, le renseignaitsur toute la vallée. Ce jeudi-là, en attendant que la Teuse lesappelât, ils allèrent se promener à petits pas, devant l’église. Leprêtre, lorsqu’il raconta son entrevue avec Bambousse, fut trèssurpris d’entendre le Frère trouver naturelle la réponse dupaysan.

– Il a raison, cet homme, disait l’ignorantin. On ne donnepas son bien comme ça… La Rosalie ne vaut pas grand’chose ;mais c’est toujours dur de voir sa fille se jeter à la tête d’ungueux.

– Cependant, reprit l’abbé Mouret, il n’y a que le mariagepour faire cesser le scandale.

Le Frère haussa ses fortes épaules. Il eut un rireinquiétant.

– Si vous croyez, cria-t-il, que vous allez guérir le pays,avec ce mariage !… Avant deux ans, Catherine seragrosse ; puis, les autres viendront, toutes y passeront. Dumoment qu’on les marie, elles se moquent du monde… Ces Artaudpoussent dans la bâtardise, comme dans leur fumier naturel. Il n’yaurait qu’un remède, je vous l’ai dit, tordre le cou aux femelles,si l’on voulait que le pays ne fût pas empoisonné… Pas de mari, descoups de bâton, monsieur le curé, des coups de bâton !

Il se calma, il ajouta :

– Laissons chacun disposer de son bien comme ill’entend.

Et il parla de régler les heures du catéchisme. Mais l’abbéMouret répondait d’une façon distraite. Il regardait le village, àses pieds, sous le soleil couchant. Les paysans rentraient, deshommes muets, marchant lentement, du pas des bœufs harassés quiregagnent l’écurie. Devant les masures, les femmes debout jetaientun appel, causaient violemment d’une porte à une autre, tandis quedes bandes d’enfants emplissaient la route du tapage de leurs grossouliers, se poussant, se roulant, se vautrant. Une odeur humainemontait de ce tas de maisons branlantes. Et le prêtre se croyaitencore dans la basse-cour de Désirée, en face d’un pullulement debêtes sans cesse multipliées. Il retrouvait là la même chaleur degénération, les mêmes couches continues, dont la sensation luiavait causé un malaise. Vivant depuis le matin dans cette histoirede la grossesse de Rosalie, il finissait par penser à cela, auxsaletés de l’existence, aux poussées de la chair, à la reproductionfatale de l’espèce semant les hommes comme des grains de blé. LesArtaud étaient un troupeau parqué entre les quatre collines del’horizon, engendrant, s’étalant davantage sur le sol, à chaqueportée des femelles.

– Tenez, cria Frère Archangias, qui s’interrompit pourmontrer une grande fille se laissant embrasser par son amoureux,derrière un buisson, voilà encore une gueuse, là-bas !

Il agita ses longs bras noirs, jusqu’à ce qu’il eût mis lecouple en fuite. Au loin, sur les terres rouges, sur les rochespelées, le soleil se mourait, dans une dernière flambée d’incendie.Peu à peu, la nuit tomba. L’odeur chaude des lavandes devint plusfraîche, apportée par les souffles légers qui se levaient. Il yeut, par moments, un large soupir, comme si cette terre terrible,toute brûlée de passions, se fût enfin calmée, sous la pluie grisedu crépuscule. L’abbé Mouret, son chapeau à la main, heureux dufroid, sentait la paix de l’ombre redescendre en lui.

– Monsieur le curé ! Frère Archangias ! appela laTeuse. Vite ! la soupe est servie.

C’était une soupe aux choux, dont la vapeur forte emplissait lasalle à manger du presbytère. Le Frère s’assit, vidant lentementl’énorme assiette que la Teuse venait de poser devant lui. Ilmangeait beaucoup, avec un gloussement du gosier qui laissaitentendre la nourriture tomber dans l’estomac. Les yeux sur lacuiller, il ne soufflait mot.

– Ma soupe n’est donc pas bonne, monsieur le curé ?demanda la vieille servante. Vous êtes là, à chipoter dans votreassiette.

– Je n’ai guère faim, ma bonne Teuse, répondit le prêtre ensouriant.

– Pardi ! ce n’est pas étonnant, quand on fait lescent dix-neuf coups !… Vous auriez faim, si vous n’aviez pasdéjeuné à deux heures passées.

Frère Archangias, après avoir versé dans sa cuiller les quelquesgouttes de bouillon restées au fond de son assiette, ditposément :

– Il faut être régulier dans ses repas, monsieur lecuré.

Cependant, Désirée qui avait, elle aussi, mangé sa soupe,sérieusement, sans ouvrir les lèvres, venait de se lever poursuivre la Teuse à la cuisine. Le Frère, resté seul avec l’abbéMouret, se taillait de longues bouchées de pain, qu’il avalait,tout en attendant le plat.

– Alors, vous avez fait une grande tournée ?demanda-t-il.

Le prêtre n’eut pas le temps de répondre. Un bruit de pas,d’exclamations, de rires sonores, s’éleva au bout du corridor, ducôté de la cour. Il y eut comme une courte dispute. Une voix deflûte qui troubla l’abbé, se fâchait, parlant vite, se perdant aumilieu d’une bouffée de gaieté.

– Qu’est-ce donc ? dit-il en quittant sa chaise.

Désirée rentra d’un bond. Elle cachait quelque chose sous sajupe retroussée. Elle répétait vivement :

– Est-elle drôle ! Elle n’a pas voulu venir. Je latenais par sa robe ; mais elle est joliment forte, elle m’aéchappé.

– De qui parle-t-elle ? interrogea la Teuse, quiaccourait de la cuisine, apportant un plat de pommes de terre, surlequel s’allongeait un morceau de lard.

La jeune fille s’était assise. Avec des précautions infinies,elle tira de dessous sa jupe un nid de merles, où dormaient troispetits. Elle le posa sur son assiette. Dès que les petitsaperçurent la lumière, ils allongèrent des cous frêles, ouvrantleurs becs saignants, demandant à manger. Désirée tapa des mains,charmée, prise d’une émotion extraordinaire, en face de ces bêtesqu’elle ne connaissait pas.

– C’est cette fille du Paradou ! s’écria l’abbé, sesouvenant brusquement.

La Teuse s’était approchée de la fenêtre.

– C’est vrai, dit-elle. J’aurais dû la reconnaître à savoix de cigale… Ah ! la bohémienne ! Tenez, elle estrestée là-bas, à nous espionner.

L’abbé Mouret s’avança. Il crut voir, en effet, derrière ungenévrier, la jupe orange d’Albine. Mais Frère Archangias se haussaviolemment derrière lui, allongeant le poing, branlant sa têterude, tonnant :

– Que le diable te prenne, fille de bandit ! Je tetraînerai par les cheveux autour de l’église, si je t’attrape àvenir jeter ici tes maléfices !

Un éclat de rire, frais comme une haleine de la nuit, monta dusentier. Puis, il y eut une course légère, un murmure de robecoulant sur l’herbe, pareil à un frôlement de couleuvre. L’abbéMouret, debout devant la fenêtre, suivait au loin une tache blondeglissant entre les bois de pins, ainsi qu’un reflet de lune. Lessouffles qui lui arrivaient de la campagne, avaient ce puissantparfum de verdure, cette odeur de fleurs sauvages qu’Albinesecouait de ses bras nus, de sa taille libre, de ses cheveuxdénoués.

– Une damnée, une fille de perdition ! grondasourdement Frère Archangias, en se remettant à table.

Il mangea gloutonnement son lard, avalant des pommes de terreentières en guise de pain. Jamais la Teuse ne put décider Désirée àfinir de dîner. La grande enfant restait en extase devant le nid demerles, questionnant, demandant ce que ça mangeait, si ça faisaitdes œufs, à quoi on reconnaissait les coqs, chez ces bêtes-là.

Mais la vieille servante eut comme un soupçon. Elle se posa sursa bonne jambe, regardant le jeune curé dans les yeux.

– Vous connaissez donc les gens du Paradou ?dit-elle.

Alors, simplement, il dit la vérité, il raconta la visite qu’ilavait faite au vieux Jeanbernat. La Teuse échangeait des regardsscandalisés avec Frère Archangias. Elle ne répondit d’abord rien.Elle tournait autour de la table, boitant furieusement, donnant descoups de talon à fendre le plancher.

– Vous auriez bien pu me parler de ces gens, depuis troismois, finit par dire le prêtre. J’aurais su au moins chez qui je meprésentais.

La Teuse s’arrêta net, les jambes comme cassées.

– Ne mentez pas, monsieur le curé, bégaya-t-elle ; nementez pas, ça augmenterait encore votre péché… Comment osez-vousdire que je ne vous ai pas parlé du Philosophe, de ce païen qui estle scandale de toute la contrée ! La vérité est que vous nem’écoutez jamais, quand je cause. Ça vous entre par une oreille, çasort par l’autre… Ah ! si vous m’écoutiez, vous vous éviteriezbien des regrets !

– Je vous ai dit aussi un mot de ces abominations, affirmale Frère.

L’abbé Mouret eut un léger haussement d’épaules.

– Enfin, je ne me suis plus souvenu, reprit-il. C’est auParadou seulement que j’ai cru me rappeler certaines histoires…D’ailleurs, je me serais rendu quand même auprès de ce malheureux,que je croyais en danger de mort.

Frère Archangias, la bouche pleine, donna un violent coup decouteau sur la table, criant :

– Jeanbernat est un chien. Il doit crever comme unchien.

Puis, voyant le prêtre protester de la tête, lui coupant laparole :

– Non, non, il n’y a pas de Dieu pour lui, pas depénitence, pas de miséricorde… Il vaudrait mieux jeter l’hostie auxcochons que de la porter à ce gredin.

Il reprit des pommes de terre, les coudes sur la table, lementon dans son assiette, mâchant d’une façon furibonde. La Teuse,les lèvres pincées, toute blanche de colère, se contenta de diresèchement :

– Laissez, monsieur le curé n’en veut faire qu’à sa tête,monsieur le curé a des secrets pour nous, maintenant.

Un gros silence régna. Pendant un instant, on n’entendit que lebruit des mâchoires du Frère, accompagné de l’étrange ronflement deson gosier. Désirée, entourant de ses bras nus le nid de merlesresté sur son assiette, la face penchée, souriant aux petits, leurparlait longuement, tout bas, dans un gazouillis à elle, qu’ilssemblaient comprendre.

– On dit ce qu’on fait, quand on n’a rien à cacher !cria brusquement la Teuse.

Et le silence recommença. Ce qui exaspérait la vieille servante,c’était le mystère que le prêtre semblait lui avoir fait de savisite au Paradou. Elle se regardait comme une femme indignementtrompée. Sa curiosité saignait. Elle se promena autour de la table,ne regardant pas l’abbé, ne s’adressant à personne, se soulageanttoute seule.

– Pardi, voilà pourquoi on mange si tard !… On s’en vasans rien dire courir la pretentaine, jusqu’à des deux heures del’après-midi. On entre dans des maisons si mal famées, qu’on n’osepas même ensuite raconter ce qu’on a fait. Alors, on ment, ontrahit tout le monde…

– Mais, interrompit doucement l’abbé Mouret, quis’efforçait de manger, pour ne pas fâcher la Teuse davantage,personne ne m’a demandé si j’étais allé au Paradou, je n’ai pas euà mentir.

La Teuse continua, comme si elle n’avait pas entendu :

– On abîme sa soutane dans la poussière, on revient faitcomme un voleur. Et, si une bonne personne s’intéressant à vous,vous questionne pour votre bien, on la bouscule, on la traite enfemme de rien qui n’a pas votre confiance. On se cache comme unsournois, on préférerait crever que de laisser échapper un mot, onn’a pas même l’attention d’égayer son chez soi en disant ce qu’on avu.

Elle se tourna vers le prêtre, le regarda en face.

– Oui, c’est pour vous, tout ça… Vous êtes un cachottier,vous êtes un méchant homme !

Et elle se mit à pleurer. Il fallut que l’abbé la consolât.

– Monsieur Caffin me disait tout, cria-t-elle encore.

Mais elle se calmait. Frère Archangias achevait un gros morceaude fromage, sans paraître le moins du monde dérangé par cettescène. Selon lui, l’abbé Mouret avait besoin d’être menédroit ; la Teuse faisait bien de lui faire sentir la bride. Ilvida un dernier verre de piquette, se renversa sur sa chaise,digérant.

– Enfin, demanda la vieille servante, qu’est-ce que vousavez vu, au Paradou ? Racontez-nous, au moins.

L’abbé Mouret, souriant, dit en peu de mots la singulière façondont Jeanbernat l’avait reçu. La Teuse, qui l’accablait dequestions, poussait des exclamations indignées. Frère Archangiasserra les poings, les brandit en avant.

– Que le ciel l’écrase ! dit-il ; qu’il lesbrûle, lui et sa sorcière !

Alors, l’abbé, à son tour, tâcha d’avoir de nouveaux détails surles gens du Paradou. Il écoutait avec une attention profonde leFrère qui racontait des faits monstrueux.

– Oui, cette diablesse est venue un matin s’asseoir àl’école. Il y a longtemps, elle pouvait avoir dix ans. Moi, je lalaissai faire ; je pensai que son oncle l’envoyait pour sapremière communion. Pendant deux mois, elle a révolutionné laclasse. Elle s’était fait adorer, la coquine ! Elle savait desjeux, elle inventait des falbalas avec des feuilles d’arbre et desbouts de chiffon. Et intelligente, avec cela, comme toutes cesfilles de l’enfer ! Elle était la plus forte sur lecatéchisme… Voilà qu’un matin, le vieux tombe au beau milieu desleçons. Il parlait de casser tout, il criait que les prêtres luiavaient pris l’enfant. Le garde champêtre a dû venir pour leflanquer à la porte. La petite s’était sauvée. Je la voyais, par lafenêtre, dans un champ, en face, rire de la fureur de son oncle…Elle venait d’elle-même à l’école, depuis deux mois, sans qu’ils’en doutât. Histoire de faire battre les montagnes.

– Jamais elle n’a fait sa première communion, dit la Teuse,à demi-voix, avec un léger frisson.

– Non, jamais, reprit Frère Archangias. Elle doit avoirseize ans. Elle grandit comme une bête. Je l’ai vue courir à quatrepattes, dans un fourré, du côté de la Palud.

– À quatre pattes, murmura la servante, qui se tourna versla fenêtre, prise d’inquiétude.

L’abbé Mouret voulut émettre un doute ; mais le Frères’emporta.

– Oui, à quatre pattes ! Et elle sautait comme un chatsauvage, les jupes troussées, montrant ses cuisses. J’aurais eu unfusil que j’aurais pu l’abattre. On tue des bêtes qui sont plusagréables à Dieu… Et, d’ailleurs, on sait bien qu’elle vientmiauler toutes les nuits autour des Artaud. Elle a des miaulementsde gueuse en chaleur. Si jamais un homme lui tombait dans lesgriffes, à celle-là, elle ne lui laisserait certainement pas unmorceau de peau sur les os.

Et toute sa haine de la femme parut. Il ébranla la table d’uncoup de poing, il cria ses injures accoutumées :

– Elles ont le diable dans le corps. Elles puent lediable ; elles le puent aux jambes, aux bras, au ventre,partout… C’est ce qui ensorcelle les imbéciles.

Le prêtre approuva de la tête. La violence de Frère Archangias,la tyrannie bavarde de la Teuse, étaient comme des coups delanières, dont il goûtait souvent le cinglement sur ses épaules. Ilavait une joie pieuse à s’enfoncer dans la bassesse, entre cesmains pleines de grossièretés populacières. La paix du ciel luisemblait au bout de ce mépris du monde, de cet encanaillement detout son être. C’était une injure qu’il se réjouissait de faire àson corps, un ruisseau dans lequel il se plaisait à traîner sanature tendre.

– Il n’y a qu’ordure, murmura-t-il, en pliant saserviette.

La Teuse desservait la table. Elle voulut enlever l’assiette oùDésirée avait posé le nid de merles.

– Vous n’allez pas coucher là, mademoiselle, dit-elle.Laissez donc ces vilaines bêtes.

Mais Désirée défendit l’assiette. Elle couvrait le nid de sesbras nus, ne riant plus, s’irritant d’être dérangée.

– J’espère qu’on ne va pas garder ces oiseaux, s’écriaFrère Archangias. Ça porterait malheur… Il faut leur tordre lecou.

Et il avançait déjà ses grosses mains. La jeune fille se leva,recula, frémissante, serrant le nid contre sa poitrine. Elleregardait le Frère fixement, les lèvres gonflées, d’un air de louveprête à mordre.

– Ne touchez pas les petits, bégaya-t-elle. Vous êteslaid !

Elle accentua ce mot avec un si étrange mépris, que l’abbéMouret tressaillit, comme si la laideur du Frère l’eût frappé pourla première fois. Celui-ci s’était contenté de grogner. Il avaitune haine sourde contre Désirée, dont la belle poussée animalel’offensait. Lorsqu’elle fut sortie, à reculons, sans le quitterdes yeux, il haussa les épaules, en mâchant entre les dents uneobscénité que personne n’entendit.

– Il vaut mieux qu’elle aille se coucher, dit la Teuse.Elle nous ennuierait, tout à l’heure, à l’église.

– Est-ce qu’on est venu ? demanda l’abbé Mouret.

– Il y a beau temps que les filles sont là dehors, avec desbrassées de feuillages… Je vais allumer les lampes. On pourracommencer quand vous voudrez.

Quelques secondes après, on l’entendit jurer dans la sacristie,parce que les allumettes étaient mouillées. Frère Archangias, restéseul avec le prêtre, demanda d’une voix maussade :

– C’est pour le Mois de Marie ?

– Oui, répondit l’abbé Mouret. Ces jours derniers, lesfilles du pays, qui avaient de gros travaux, n’ont pu venir, selonl’usage, orner la chapelle de la Vierge. La cérémonie a été remiseà ce soir.

– Un joli usage, marmotta le Frère. Quand je les voisdéposer chacune leurs rameaux, j’ai envie de les jeter par terre,pour qu’elles confessent au moins leurs vilenies, avant de toucherà l’autel… C’est une honte de souffrir que des femmes promènentleurs robes si près des saintes reliques.

L’abbé s’excusa du geste. Il n’était aux Artaud que depuis peu,il devait obéir aux coutumes.

– Quand vous voudrez, monsieur le curé ? cria laTeuse.

Mais Frère Archangias le retint un instant encore.

– Je m’en vais, reprit-il. La religion n’est pas une fille,pour qu’on la mette dans les fleurs et dans les dentelles.

Il marchait lentement vers la porte. Il s’arrêta de nouveau,levant un de ses doigts velus, ajoutant :

– Méfiez-vous de votre dévotion à la Vierge.

Chapitre 13

 

Dans l’église, l’abbé Mouret trouva une dizaine de grandesfilles, tenant des branches d’olivier, de laurier, de romarin. Lesfleurs de jardin ne poussant guère sur les roches des Artaud,l’usage était de parer l’autel de la Vierge d’une verdurerésistante qui durait tout le mois de mai. La Teuse ajoutait desgiroflées de muraille, dont les queues trempaient dans de vieillescarafes.

– Voulez-vous me laisser faire, monsieur le curé ?demanda-t-elle. Vous n’avez pas l’habitude… Tenez, mettez-vous là,devant l’autel. Vous me direz si la décoration vous plaît.

Il consentit, et ce fut elle qui dirigea réellement lacérémonie. Elle était montée sur un escabeau ; elle rudoyaitles grandes filles qui s’approchaient tour à tour, avec leursfeuillages.

– Pas si vite, donc ! Vous me laisserez bien le tempsd’attacher les branches. Il ne faut pas que tous ces fagots tombentsur la tête de monsieur le curé… Eh bien ! Babet, c’est tontour. Quand tu me regarderas, avec tes gros yeux ! Il estjoli, ton romarin ! il est jaune comme un chardon. Toutes lesbourriques du pays ont donc pissé dessus !… À toi, la Rousse.Ah ! voilà du beau laurier, au moins ! Tu as pris ça danston champ de la Croix-Verte.

Les grandes filles posaient leurs rameaux sur l’autel, qu’ellesbaisaient. Elles restaient un instant contre la nappe, passant lesbranches à la Teuse, oubliant l’air sournoisement recueilliqu’elles avaient pris pour monter le degré ; elles finissaientpar rire, elles butaient des genoux, ployaient les hanches au bordde la table, enfonçaient la gorge en plein dans le tabernacle. Et,au-dessus d’elles, la grande Vierge de plâtre doré inclinait saface peinte, souriait de ses lèvres roses au petit Jésus tout nuqu’elle portait sur son bras gauche.

– C’est ça, Lisa ! cria la Teuse, assieds-toi surl’autel, pendant que tu y es ! Veux-tu bien baisser tesjupes ! Est-ce qu’on montre ses jambes comme ça !… Qu’unede vous s’avise de se vautrer ! je lui envoie ses branches àtravers la figure… Vous ne pouvez donc pas me passer celatranquillement !

Et se tournant :

– Est-ce à votre goût, monsieur le curé ? Trouvez-vousque ça aille ?

Elle établissait, derrière la Vierge, une niche de verdure, avecdes bouts de feuillage qui dépassaient, formant berceau, retombanten façon de palmes. Le prêtre approuvait d’un mot, hasardait uneobservation.

– Je crois, murmura-t-il, qu’il faudrait un bouquet defeuilles plus tendres, en haut.

– Sans doute, gronda la Teuse. Elles ne m’apportent que dulaurier et du romarin… Quelle est celle qui a de l’olivier ?Pas une, allez ! Elles ont peur de perdre quatre olives, cespaïennes-là !

Mais Catherine monta le degré, avec une énorme branched’olivier, sous laquelle elle disparaissait.

– Ah ! tu en as, toi, gamine, reprit la vieilleservante.

– Pardi, dit une voix, elle l’a volé. J’ai vu Vincent quicassait la branche, pendant qu’elle faisait le guet.

Catherine, furieuse, jura que ce n’était pas vrai. Elle s’étaittournée, sans lâcher sa branche, dégageant sa tête brune du buissonqu’elle portait ; elle mentait avec un aplomb extraordinaire,inventait une longue histoire pour prouver que l’olivier était bienà elle.

– Et puis, conclut-elle, tous les arbres appartiennent à lasainte Vierge.

L’abbé Mouret voulut intervenir. Mais la Teuse demanda si on semoquait d’elle, à lui laisser si longtemps les bras en l’air. Etelle attacha solidement la branche d’olivier, pendant queCatherine, grimpée sur l’escabeau, derrière son dos, contrefaisaitla façon pénible dont elle tournait sa taille énorme, à l’aide desa bonne jambe ; ce qui fit sourire le prêtre lui-même.

– Là, dit la Teuse, en descendant auprès de celui-ci, pourdonner un coup d’œil à son œuvre ; voilà le haut terminé…Maintenant, nous allons mettre des touffes entre les chandeliers, àmoins que vous ne préfériez une guirlande qui courrait le long desgradins.

Le prêtre se décida pour de grosses touffes.

– Allons, avancez, reprit la servante, montée de nouveausur l’escabeau. Il ne faut pas coucher ici… Veux-tu bien baiserl’autel, Miette ! Est-ce que tu t’imagines être dans tonécurie ?… Monsieur le curé, voyez donc ce qu’elles font,là-bas ? Je les entends qui rient comme des crevées.

On éleva une des deux lampes, on éclaira le bout noir del’église. Sous la tribune, trois grandes filles jouaient à sepousser ; une d’elles était tombée la tête dans le bénitier,ce qui faisait tant rire les autres, qu’elles se laissaient allerpar terre pour rire à leur aise. Elles revinrent, regardant le curéen dessous, l’air heureux d’être grondées, avec leurs mainsballantes qui leur tapaient sur les cuisses.

Mais ce qui fâcha surtout la Teuse, ce fut d’apercevoirbrusquement la Rosalie montant à l’autel comme les autres, avec sonfagot.

– Veux-tu bien descendre ! lui cria-t-elle. Ce n’estpas l’aplomb qui te manque, ma fille !… Voyons, plus vite,emporte-moi ton paquet.

– Tiens, pourquoi donc ? dit hardiment Rosalie. On nem’accusera peut-être pas de l’avoir volé.

Les grandes filles se rapprochaient, faisant les bêtes,échangeant des coups d’œil luisants.

– Va-t’en, répétait la Teuse ; ta place n’est pas ici,entends-tu !

Puis, perdant son peu de patience, brutalement, elle lâcha unmot très gros, qui fit courir un rire d’aise parmi lespaysannes.

– Après ? dit Rosalie. Est-ce que vous savez ce quefont les autres ? Vous n’êtes pas allée y voir, n’est-cepas ?

Et elle crut devoir éclater en sanglots. Elle jeta ses rameaux,elle se laissa emmener à quelques pas par l’abbé Mouret, qui luiparlait très sévèrement. Il avait tenté de faire taire la Teuse, ilcommençait à être gêné au milieu de ces grandes filles éhontées,emplissant l’église, avec leurs brassées de verdure. Elles sepoussaient jusqu’au degré de l’autel, l’entouraient d’un coin deforêt vivante, lui apportaient le parfum rude des bois odorants,comme un souffle monté de leurs membres de fortestravailleuses.

– Dépêchons, dépêchons, dit-il en tapant légèrement dansses mains.

– Pardi ! j’aimerais mieux être dans mon lit, murmurala Teuse ; si vous croyez que c’est commode d’attacher tousces bouts de bois !

Cependant, elle avait fini par nouer entre les chandeliers dehauts panaches de feuillage. Elle plia l’escabeau, que Catherinealla porter derrière le maître-autel. Elle n’eut plus qu’à planterdes massifs, aux deux côtés de la table. Les dernières bottes deverdure suffirent à ce bout de parterre ; même il resta desrameaux, dont les filles jonchèrent le sol, jusqu’à la balustradede bois. L’autel de la Vierge était un bosquet, un enfoncement detaillis, avec une pelouse verte, sur le devant.

La Teuse consentit alors à laisser la place à l’abbé Mouret.Celui-ci monta à l’autel, tapa de nouveau légèrement dans sesmains.

– Mesdemoiselles, dit-il, nous continuerons demain lesexercices du Mois de Marie. Celles qui ne pourront venir, devronttout au moins dire leur chapelet chez elles.

Il s’agenouilla, tandis que les paysannes, avec un grand bruitde jupes, se mettaient par terre, s’asseyant sur leurs talons.Elles suivirent son oraison d’un marmottement confus, où perçaientdes rires. Une d’elles, se sentant pincée par derrière, laissaéchapper un cri, qu’elle tâcha d’étouffer dans un accès detoux ; ce qui égaya tellement les autres, qu’elles restèrentun instant à se tordre, après avoir dit Amen, le nez surles dalles, sans pouvoir se relever.

La Teuse renvoya ces effrontées, pendant que le prêtre, quis’était signé, demeurait absorbé devant l’autel, comme n’entendantplus ce qui se passait derrière lui.

– Allons, déguerpissez, maintenant, murmurait-elle. Vousêtes un tas de propres à rien, qui ne savez même pas respecter lebon Dieu… C’est une honte, ça ne s’est jamais vu, des filles qui seroulent par terre dans une église, comme des bêtes dans un pré…Qu’est-ce que tu fais là-bas, la Rousse ? Si je t’en voispincer une, tu auras affaire à moi ! Oui, oui, tirez-moi lalangue, je dirai tout à monsieur le curé. Dehors, dehors,coquines !

Elle les refoulait lentement vers la porte, galopant autourd’elles, boitant d’une façon furibonde. Elle avait réussi à lesfaire sortir jusqu’à la dernière, lorsqu’elle aperçut Catherinetranquillement installée dans le confessionnal avec Vincent ;ils mangeaient quelque chose, d’un air ravi. Elle les chassa. Etcomme elle allongeait le cou hors de l’église, avant de fermer laporte, elle vit la Rosalie se pendre aux épaules du grand Fortunéqui l’attendait ; tous deux se perdirent dans le noir, du côtédu cimetière, avec un bruit affaibli de baisers.

– Et ça se présente à l’autel de la Vierge !bégaya-t-elle, en poussant les verrous. Les autres ne valent pasmieux, je le sais bien. Toutes des gourgandines qui sont venues cesoir, avec leurs fagots, histoire de rire et de se faire embrasserpar les garçons, à la sortie ! Demain, pas une ne sedérangera ; monsieur le curé pourra bien dire ses Avetout seul… On n’apercevra plus que les gueuses qui auront desrendez-vous.

Elle bousculait les chaises, les remettait en place, regardaitsi rien de suspect ne traînait, avant de monter se coucher. Elleramassa dans le confessionnal une poignée de pelures de pomme,qu’elle jeta derrière le maître-autel. Elle trouva également unbout de ruban arraché de quelque bonnet, avec une mèche de cheveuxnoirs, dont elle fit un petit paquet, pour ouvrir une enquête. Àcela près, l’église lui parut en bon ordre. La veilleuse avait del’huile pour la nuit, les dalles du chœur pouvaient aller jusqu’ausamedi sans être lavées.

– Il est près de dix heures, monsieur le curé, dit-elle ens’approchant du prêtre toujours agenouillé. Vous feriez bien demonter.

Il ne répondit pas, il se contenta d’incliner doucement latête.

– Bon, je sais ce que ça veut dire, continua la Teuse. Dansune heure, il sera encore là, sur la pierre, à se donner descoliques… Je m’en vais, parce que je l’ennuie. N’importe, ça n’aguère de bon sens : déjeuner quand les autres dînent, secoucher à l’heure où les poules se lèvent !… Je vous ennuie,n’est-ce pas ? monsieur le curé. Bonsoir. Vous n’êtes guèreraisonnable, allez !

Elle se décidait à partir ; mais elle revint éteindre unedes deux lampes, en murmurant que de prier si tard « c’étaitla mort à l’huile ». Enfin, elle s’en alla, après avoir essuyéde sa manche la nappe du maître-autel, qui lui parut grise depoussière. L’abbé Mouret, les yeux levés, les bras serrés contre lapoitrine, était seul.

Chapitre 14

 

Éclairée d’une seule lampe brûlant sur l’autel de la Vierge, aumilieu des verdures, l’église s’emplissait, aux deux bouts, degrandes ombres flottantes. La chaire jetait un pan de ténèbresjusqu’aux solives du plafond. Le confessionnal faisait une massenoire, découpant sous la tribune le profil étrange d’une guéritecrevée. Toute la lumière, adoucie, comme verdie par les feuillages,dormait sur la grande Vierge dorée, qui semblait descendre d’un airroyal, portée par le nuage où se jouaient des têtes d’anges ailées.On eût dit, à voir la lampe ronde luire au milieu des branches, unelune pâle se levant au bord d’un bois, éclairant quelque souveraineapparition, une princesse du ciel, couronnée d’or, vêtue d’or, quiaurait promené la nudité de son divin enfant au fond du mystère desallées. Entre les feuilles, le long des hauts panaches, dans lelarge berceau ogival, et jusque sur les rameaux jetés à terre, desrayons d’astres coulaient, assoupis, pareils à cette pluie laiteusequi pénètre les buissons, par les nuits claires. Des bruits vagues,des craquements venaient des deux bouts sombres de l’église ;la grande horloge, à gauche du chœur, battait lentement, avec unehaleine grosse de mécanique endormie. Et la vision radieuse, laMère aux minces bandeaux de cheveux châtains, comme rassurée par lapaix nocturne de la nef, descendait davantage, courbait à peinel’herbe des clairières, sous le vol léger de son nuage.

L’abbé Mouret la regardait. C’était l’heure où il aimaitl’église. Il oubliait le Christ lamentable, le supplicié barbouilléd’ocre et de laque, qui agonisait derrière lui, à la chapelle desMorts. Il n’avait plus la distraction de la clarté crue desfenêtres, des gaietés du matin entrant avec le soleil, de la vie dudehors, des moineaux et des branches envahissant la nef par lescarreaux cassés. À cette heure de nuit, la nature était morte,l’ombre tendait de crêpe les murs blanchis, la fraîcheur luimettait aux épaules un cilice salutaire ; il pouvaits’anéantir dans l’amour absolu, sans que le jeu d’un rayon, lacaresse d’un souffle ou d’un parfum, le battement d’une ailed’insecte, vînt le tirer de sa joie d’aimer. Sa messe du matin nelui avait jamais donné les délices surhumains de ses prières dusoir.

Les lèvres balbutiantes, l’abbé Mouret regardait la grandeVierge. Il la voyait venir à lui, du fond de sa niche verte, dansune splendeur croissante. Ce n’était plus un clair de lune roulantà la cime des arbres. Elle lui semblait vêtue de soleil, elles’avançait majestueusement, glorieuse, colossale, sitoute-puissante, qu’il était tenté, par moments, de se jeter laface contre terre, pour éviter le flamboiement de cette porteouverte sur le ciel. Alors, dans cette adoration de tout son être,qui faisait expirer les paroles sur sa bouche, il se souvint dudernier mot de Frère Archangias, comme d’un blasphème. Souvent leFrère lui reprochait cette dévotion particulière à la Vierge, qu’ildisait être un véritable vol fait à la dévotion de Dieu. Selon lui,cela amollissait les âmes, enjuponnait la religion, créait touteune sensiblerie pieuse indigne des forts. Il gardait rancune à laVierge d’être femme, d’être belle, d’être mère ; il se tenaiten garde contre elle, pris de la crainte sourde de se sentir tentépar sa grâce, de succomber à sa douceur de séductrice. « Ellevous mènera loin ! » avait-il crié un jour au jeuneprêtre, voyant en elle un commencement de passion humaine, unepente aux délices des beaux cheveux châtains, des grands yeuxclairs, du mystère des robes tombant du col à la pointe des pieds.C’était la révolte d’un saint, qui séparait violemment la Mère duFils, en demandant comme celui-ci : « Femme, qu’y a-t-ilde commun entre vous et moi ? » Mais l’abbé Mouretrésistait, se prosternait, tâchait d’oublier les rudesses du Frère.Il n’avait plus que ce ravissement dans la pureté immaculée deMarie, qui le sortît de la bassesse où il cherchait à s’anéantir.Lorsque, seul en face de la grande Vierge dorée, il s’hallucinaitjusqu’à la voir se pencher pour lui donner ses bandeaux à baiser,il redevenait très jeune, très bon, très fort, très juste, toutenvahi d’une vie de tendresse.

La dévotion de l’abbé Mouret pour la Vierge datait de sajeunesse. Tout enfant, un peu sauvage, se réfugiant dans les coins,il se plaisait à penser qu’une belle dame le protégeait, que deuxyeux bleus, très doux, avec un sourire, le suivaient partout.Souvent, la nuit, ayant senti un léger souffle lui passer sur lescheveux, il racontait que la Vierge était venue l’embrasser. Ilavait grandi sous cette caresse de femme, dans cet air plein d’unfrôlement de jupe divine. Dès sept ans, il contentait ses besoinsde tendresse, en dépensant tous les sous qu’on lui donnait àacheter des images de sainteté, qu’il cachait jalousement, pour enjouir seul. Et jamais il n’était tenté par les Jésus portantl’agneau, les Christ en croix, les Dieu le Père se penchant avecune grande barbe au bord d’une nuée ; il revenait toujours auxtendres images de Marie, à son étroite bouche riante, à ses finesmains tendues. Peu à peu, il les avait toutes collectionnées :Marie entre un lis et une quenouille, Marie portant l’enfant commeune grande sœur, Marie couronnée de roses, Marie couronnéed’étoiles. C’était pour lui une famille de belles jeunes filles,ayant une ressemblance de grâce, le même air de bonté, le mêmevisage suave, si jeunes sous leurs voiles, que, malgré leur nom demère de Dieu, il n’avait point peur d’elles comme des grandespersonnes. Elles lui semblaient avoir son âge, être les petitesfilles qu’il aurait voulu rencontrer, les petites filles du cielavec lesquelles les petits garçons morts à sept ans doivent joueréternellement, dans un coin du paradis. Mais il était gravedéjà ; il garda, en grandissant, le secret de son religieuxamour, pris des pudeurs exquises de l’adolescence. Marievieillissait avec lui, toujours plus âgée d’un ou deux ans, commeil convient à une amie souveraine. Elle avait vingt ans, lorsqu’ilen avait dix-huit. Elle ne l’embrassait plus la nuit sur lefront ; elle se tenait à quelques pas, les bras croisés, dansson sourire chaste, adorablement douce. Lui, ne la nommait plus quetout bas, éprouvant comme un évanouissement de son cœur, chaquefois que le nom chéri lui passait sur les lèvres, dans ses prières.Il ne rêvait plus des jeux enfantins, au fond du jardin céleste,mais une contemplation continue, en face de cette figure blanche,si pure, à laquelle il n’aurait pas voulu toucher de son souffle.Il cachait à sa mère elle-même qu’il l’aimât si fort.

Puis, à quelques années de là, lorsqu’il fut au séminaire, cettebelle tendresse pour Marie, si droite, si naturelle, eut de sourdesinquiétudes. Le culte de Marie était-il nécessaire au salut ?Ne volait-il pas Dieu, en accordant à Marie une part de son amour,la plus grande part, ses pensées, son cœur, son tout ?Questions troublantes, combat intérieur qui le passionnait, quil’attachait davantage. Alors, il s’enfonça dans les subtilités deson affection. Il se donna des délices inouïes à discuter lalégitimité de ses sentiments. Les livres de dévotion à la Viergel’excusèrent, le ravirent, l’emplirent de raisonnements, qu’ilrépétait avec des recueillements de prière. Ce fut là qu’il apprità être l’esclave de Jésus en Marie. Il allait à Jésus par Marie. Etil citait toutes sortes de preuves, il distinguait, il tirait desconséquences : Marie, à laquelle Jésus avait obéi sur laterre, devait être obéie par tous les hommes ; Marie gardaitsa puissance de mère dans le ciel, où elle était la grandedispensatrice des trésors de Dieu, la seule qui pût l’implorer, laseule qui distribuât les trônes ; Marie, simple créatureauprès de Dieu, mais haussée jusqu’à lui, devenait ainsi le lienhumain du ciel à la terre, l’intermédiaire de toute grâce, de toutemiséricorde ; et la conclusion était toujours qu’il fallaitl’aimer par-dessus tout, en Dieu lui-même. Puis, c’étaient descuriosités théologiques plus ardues, le mariage de l’Époux céleste,le Saint-Esprit scellant le vase d’élection, mettant la Vierge Mèredans un miracle éternel, donnant sa pureté inviolable à la dévotiondes hommes ; c’était la Vierge victorieuse de toutes leshérésies, l’ennemie irréconciliable de Satan, l’Ève nouvelleannoncée comme devant écraser la tête du serpent, la Porte augustede la grâce, par laquelle le Sauveur était entré une première fois,par laquelle il entrerait de nouveau, au dernier jour, prophétievague, annonce d’un rôle plus large de Marie, qui laissait Sergesous le rêve de quelque épanouissement immense d’amour. Cette venuede la femme dans le ciel jaloux et cruel de l’Ancien Testament,cette figure de blancheur, mise au pied de la Trinité redoutable,était pour lui la grâce même de la religion, ce qui le consolait del’épouvante de la foi, son refuge d’homme perdu au milieu desmystères du dogme. Et quand il se fut prouvé, points par points,longuement, qu’elle était le chemin de Jésus, aisé, court, parfait,assuré, il se livra de nouveau à elle, tout entier, sansremords ; il s’étudia à être son vrai dévot, mourant àlui-même, s’abîmant dans la soumission.

Heure de volupté divine. Les livres de dévotion à la Viergebrûlaient entre ses mains. Ils lui parlaient une langue d’amour quifumait comme un encens. Marie n’était plus l’adolescente voilée deblanc, les bras croisés, debout à quelques pas de son chevet ;elle arrivait au milieu d’une splendeur, telle que Jean la vit,vêtue de soleil, couronnée de douze étoiles, ayant la lune sous lespieds ; elle l’embaumait de sa bonne odeur, l’enflammait dudésir du ciel, le ravissait jusque dans la chaleur des astresflambant à son front. Il se jetait devant elle, se criait sonesclave ; et rien n’était plus doux que ce mot d’esclave,qu’il répétait, qu’il goûtait davantage, sur sa bouche balbutiante,à mesure qu’il s’écrasait à ses pieds, pour être sa chose, sonrien, la poussière effleurée du vol de sa robe bleue. Il disaitavec David : « Marie est faite pour moi. » Ilajoutait avec l’évangéliste : « Je l’ai prise pour toutmon bien. » Il la nommait : « Ma chèremaîtresse, » manquant de mots, arrivant à un babillaged’enfant et d’amant, n’ayant plus que le souffle entrecoupé de sapassion. Elle était la Bienheureuse, la Reine du ciel célébrée parles neuf chœurs des Anges, la Mère de la belle dilection, le Trésordu Seigneur. Les images vives s’étalaient, la comparaient à unparadis terrestre, fait d’une terre vierge, avec des parterres defleurs vertueuses, des prairies vertes d’espérance, des toursimprenables de force, des maisons charmantes de confiance. Elleétait encore une fontaine que le Saint-Esprit avait scellée, unsanctuaire où la très sainte Trinité se reposait, le trône de Dieu,la cité de Dieu, l’autel de Dieu, le temple de Dieu, le monde deDieu. Et lui, se promenait dans ce jardin, à l’ombre, au soleil,sous l’enchantement des verdures ; lui, soupirait après l’eaude cette fontaine ; lui, habitait le bel intérieur de Marie,s’y appuyant, s’y cachant, s’y perdant sans réserve, buvant le laitd’amour infini qui tombait goutte à goutte de ce sein virginal.

Chaque matin, dès son lever, au séminaire, il saluait Marie decent révérences, le visage tourné vers le pan de ciel qu’ilapercevait par sa fenêtre ; le soir, il prenait congé d’elle,en s’inclinant le même nombre de fois, les yeux sur les étoiles.Souvent, en face des nuits sereines, lorsque Vénus luisait touteblonde et rêveuse dans l’air tiède, il s’oubliait, il laissaittomber de ses lèvres, ainsi qu’un léger chant, l’Ave marisstella, l’hymne attendrie qui lui déroulait au loin des plagesbleues, une mer douce, à peine ridée d’un frisson de caresse,éclairée par une étoile souriante, aussi grande qu’un soleil. Ilrécitait encore le Salve Regina, le Regina cœli,l’O gloriosa Domina, toutes les prières, tous lescantiques. Il lisait l’Office de la Vierge, les livres de saintetéen son honneur, le petit Psautier de saint Bonaventure, d’unetendresse si dévote, que les larmes l’empêchaient de tourner lespages. Il jeûnait, il se mortifiait, pour lui faire l’offrande desa chair meurtrie. Depuis l’âge de dix ans, il portait sa livrée,le saint scapulaire, la double image de Marie, cousue sur drap,dont il sentait la chaleur à son dos et à sa poitrine, contre sapeau nue, avec des tressaillements de bonheur. Plus tard, il avaitpris la chaînette, afin de montrer son esclavage d’amour. Mais songrand acte restait toujours la Salutation angélique, l’AveMaria, la prière parfaite de son cœur. « Je vous salueMarie, » et il la voyait s’avancer vers lui, pleine de grâce,bénie entre toutes les femmes ; il jetait son cœur à sespieds, pour qu’elle marchât dessus, dans la douceur. Cettesalutation, il la multipliait, il la répétait de cent façons,s’ingéniant à la rendre plus efficace. Il disait douzeAve, pour rappeler la couronne de douze étoiles, ceignantle front de Marie ; il en disait quatorze, en mémoire de sesquatorze allégresses ; il en disait sept dizaines, enl’honneur des années qu’elle a vécues sur la terre. Il roulaitpendant des heures les grains du chapelet. Puis, longuement, àcertains jours de rendez-vous mystique, il entreprenait lechuchotement infini du Rosaire.

Quand, seul dans sa cellule, ayant le temps d’aimer, ils’agenouillait sur le carreau, tout le jardin de Marie poussaitautour de lui, avec ses hautes floraisons de chasteté. Le Rosairelaissait couler entre ses doigts sa guirlande d’Ave coupéede Pater, comme une guirlande de roses blanches, mêléesdes lis de l’Annonciation, des fleurs saignantes du Calvaire, desétoiles du Couronnement. Il avançait à pas lents, le long desallées embaumées, s’arrêtant à chacune des quinze dizainesd’Ave, se reposant dans le mystère auquel ellecorrespondait ; il restait éperdu de joie, de douleur, degloire, à mesure que les mystères se groupaient en trois séries,les joyeux, les douloureux, les glorieux. Légende incomparable,histoire de Marie, vie humaine complète, avec ses sourires, seslarmes, son triomphe, qu’il revivait d’un bout à l’autre, en uninstant. Et d’abord il entrait dans la joie, dans les cinq mystèressouriants, baignés des sérénités de l’aube : c’étaient lasalutation de l’archange, un rayon de fécondité glissé du ciel,apportant la pâmoison adorable de l’union sans tache ; lavisite à Élisabeth, par une claire matinée d’espérance, à l’heureoù le fruit de ses entrailles donnait pour la première fois à Mariecette secousse qui fait pâlir les mères ; les couches dans uneétable de Bethléem, avec la longue file des bergers venant saluerla maternité divine ; le nouveau-né porté au Temple, sur lesbras de l’accouchée, qui sourit, lasse encore, déjà heureused’offrir son enfant à la justice de Dieu, aux embrassements deSiméon, aux désirs du monde ; enfin, Jésus grandi, se révélantdevant les docteurs, au milieu desquels sa mère inquiète leretrouve, fière de lui et consolée. Puis après ce matin, d’unelumière si tendre, il semblait à Serge que le ciel se couvraitbrusquement. Il ne marchait plus que sur des ronces, s’écorchaitles doigts aux grains du Rosaire, se courbait sous l’épouvantementdes cinq mystères de douleur : Marie agonisant dans son filsau Jardin des Oliviers, recevant avec lui les coups de fouet de laflagellation, sentant à son propre front le déchirement de lacouronne d’épines, portant l’horrible poids de sa croix, mourant àses pieds sur le Calvaire. Ces nécessités de la souffrance, cemartyre atroce d’une Reine adorée, pour qui il eût donné son sangcomme Jésus, lui causaient une révolte d’horreur, que dix annéesdes mêmes prières et des mêmes exercices n’avaient pu calmer. Maisles grains coulaient toujours, une trouée soudaine se faisait dansles ténèbres du crucifiement, la gloire resplendissante des cinqderniers mystères éclatait avec une allégresse d’astre libre.Marie, transfigurée, chantait l’alléluia de la résurrection, lavictoire sur la mort, l’éternité de la vie ; elle assistait,les mains tendues, renversée d’admiration, au triomphe de son fils,qui s’élevait au ciel, parmi des nuées d’or frangées depourpre ; elle rassemblait autour d’elle les Apôtres, goûtantcomme au jour de la conception l’embrasement de l’esprit d’amour,descendu en flammes ardentes ; elle était à son tour ravie parun vol d’anges, emportée sur des ailes blanches ainsi qu’une archeimmaculée, déposée doucement au milieu de la splendeur des trônescélestes ; et là, comme gloire suprême, dans une clarté siéblouissante, qu’elle éteignait le soleil, Dieu la couronnait desétoiles du firmament. La passion n’a qu’un mot. En disant à la fileles cent cinquante Ave, Serge ne les avait pas répétés uneseule fois. Ce murmure monotone, cette parole sans cesse la mêmequi revenait, pareille au : « Je t’aime » desamants, prenait chaque fois une signification plus profonde ;il s’y attardait, causait sans fin à l’aide de l’unique phraselatine, connaissait Marie tout entière, jusqu’à ce que, le derniergrain du Rosaire s’échappant de ses mains, il se sentit défaillir àla pensée de la séparation.

Bien des fois le jeune homme avait ainsi passé les nuits,recommençant à vingt reprises les dizaines d’Ave,retardant toujours le moment où il devrait prendre congé de sachère maîtresse. Le jour naissait, qu’il chuchotait encore. C’étaitla lune, disait-il pour se tromper lui-même, qui faisait pâlir lesétoiles. Ses supérieurs devaient le gronder de ces veilles dont ilsortait alangui, le teint si blanc, qu’il semblait avoir perdu dusang. Longtemps il avait gardé au mur de sa cellule une gravurecoloriée du Sacré-Cœur de Marie. La Vierge, souriant d’une façonsereine, écartait son corsage, montrait dans sa poitrine un trourouge, où son cœur brûlait, traversé d’une épée, couronné de rosesblanches. Cette épée le désespérait ; elle lui causait cetteintolérable horreur de la souffrance chez la femme, dont la seulepensée le jetait hors de toute soumission pieuse. Il l’effaça, ilne garda que le cœur couronné et flambant, arraché à demi de cettechair exquise pour s’offrir à lui. Ce fut alors qu’il se sentitaimé. Marie lui donnait son cœur, son cœur vivant, tel qu’ilbattait dans son sein, avec l’égouttement rose de son sang. Il n’yavait plus là une image de passion dévote, mais une matérialité, unprodige de tendresse, qui, lorsqu’il priait devant la gravure, luifaisait élargir les mains pour recevoir religieusement le cœursautant de la gorge sans tache. Il le voyait, il l’entendaitbattre. Et il était aimé, le cœur battait pour lui ! C’étaitcomme un affolement de tout son être, un besoin de baiser le cœur,de se fondre en lui, de se coucher avec lui au fond de cettepoitrine ouverte. Elle l’aimait activement, jusqu’à le vouloir dansl’éternité auprès d’elle, toujours à elle. Elle l’aimaitefficacement, sans cesse occupée de lui, le suivant partout, luiévitant les moindres infidélités. Elle l’aimait tendrement, plusque toutes les femmes ensemble, d’un amour bleu, profond, infinicomme le ciel. Où aurait-il jamais trouvé une maîtresse sidésirable ? Quelle caresse de la terre était comparable à cesouffle de Marie dans lequel il marchait ? Quelle unionmisérable, quelle jouissance ordurière pouvaient être mises enbalance avec cette éternelle fleur du désir montant toujours sanss’épanouir jamais ? Alors, le Magnificat, ainsiqu’une bouffée d’encens, s’exhalait de sa bouche. Il chantait lechant d’allégresse de Marie, son tressaillement de joie àl’approche de l’Époux divin. Il glorifiait le Seigneur quirenversait les puissants de leurs trônes, et qui lui envoyaitMarie, à lui, un pauvre enfant nu, se mourant d’amour sur lecarreau glacé de sa cellule.

Et, lorsqu’il avait tout donné à Marie, son corps, son âme, sesbiens terrestres, ses biens spirituels, lorsqu’il était nu devantelle, à bout de prières, les litanies de la Vierge jaillissaient deses lèvres brûlées, avec leurs appels répétés, entêtés, acharnés,dans un besoin suprême de secours céleste. Il lui semblait qu’ilgravissait un escalier de désir ; à chaque saut de son cœur,il montait une marche. D’abord, il la disait Sainte. Ensuite, ill’appelait Mère, très pure, très chaste, aimable, admirable. Et ilreprenait son élan, lui criant six fois sa virginité, la bouchecomme rafraîchie chaque fois par ce mot de vierge, auquel iljoignait des idées de puissance, de bonté, de fidélité. À mesureque son cœur l’emportait plus haut, sur les degrés de lumière, unevoix étrange, venue de ses veines, parlait en lui, s’épanouissanten fleurs éclatantes. Il aurait voulu se fondre en parfum,s’épandre en clarté, expirer en un soupir musical. Tandis qu’il lanommait Miroir de justice, Temple de la sagesse, Source de sa joie,il se voyait pâle d’extase dans ce miroir, il s’agenouillait surles dalles tièdes de ce temple, il buvait à longs traits l’ivressede cette source. Et il la transformait encore, lâchant la bride àsa folie de tendresse pour s’unir à elle d’une façon toujours plusétroite. Elle devenait un Vase d’honneur choisi par Dieu, un Seind’élection où il souhaitait de verser son être, de dormir à jamais.Elle était la Rose mystique, une grande fleur éclose au paradis,faite des Anges entourant leur Reine, si pure, si odorante, qu’illa respirait du bas de son indignité avec un gonflement de joiedont ses côtes craquaient. Elle se changeait en Maison d’or, enTour de David, en Tour d’ivoire, d’une richesse inappréciable,d’une pureté jalousée des cygnes, d’une taille haute, forte, ronde,à laquelle il aurait voulu faire de ses bras tendus une ceinture desoumission. Elle se tenait debout à l’horizon, elle était la Portedu ciel, qu’il entrevoyait derrière ses épaules, lorsqu’un soufflede vent écartait les plis de son voile. Elle grandissait derrièrela montagne, à l’heure où la nuit pâlit, Étoile du matin, secoursdes voyageurs égarés, aube d’amour. Puis, à cette hauteur, manquantd’haleine, non rassasié encore, mais les mots trahissant les forcesde son cœur, il ne pouvait plus que la glorifier du titre de Reinequ’il lui jetait neuf fois comme neuf coups d’encensoir. Soncantique se mourait d’allégresse dans ces cris du triomphefinal : Reine des vierges, Reine de tous les saints, Reineconçue sans péché ! Elle, toujours plus haut, resplendissait.Lui, sur la dernière marche, la marche que les familiers de Marieatteignent seuls, restait là un instant, pâmé au milieu de l’airsubtil qui l’étourdissait, encore trop loin pour baiser le bord dela robe bleue, se sentant déjà rouler, avec l’éternel désir deremonter, de tenter cette jouissance surhumaine.

Que de fois les litanies de la Vierge, récitées en commun, dansla chapelle, avaient ainsi laissé le jeune homme, les genouxcassés, la tête vide, comme après une grande chute ! Depuis sasortie du séminaire, l’abbé Mouret avait appris à aimer la Viergedavantage encore. Il lui vouait ce culte passionné où FrèreArchangias flairait des odeurs d’hérésie. Selon lui, c’était ellequi devait sauver l’Église par quelque prodige grandiose dontl’apparition prochaine charmerait la terre. Elle était le seulmiracle de notre époque impie, la dame bleue se montrant aux petitsbergers, la blancheur nocturne vue entre deux nuages, et dont lebord du voile traînait sur les chaumes des paysans. Quand FrèreArchangias lui demandait brutalement s’il l’avait jamais aperçue,il se contentait de sourire, les lèvres serrées, comme pour garderson secret. La vérité était qu’il la voyait toutes les nuits. Ellene lui apparaissait plus ni sœur joueuse, ni belle jeune fillefervente ; elle avait une robe de fiancée, avec des fleursblanches dans les cheveux, les paupières à demi baissées, laissantcouler des regards humides d’espérance qui lui éclairaient lesjoues. Et il sentait bien qu’elle venait à lui, qu’elle luipromettait de ne plus tarder, qu’elle lui disait : « Mevoici, reçois-moi. » Trois fois chaque jour, lorsquel’Angelus sonnait, au réveil de l’aube, dans la maturitéde midi, à la tombée attendrie du crépuscule, il se découvrait, ildisait un Ave en regardant autour de lui, cherchant si lacloche ne lui annonçait pas enfin la venue de Marie. Il avaitvingt-cinq ans. Il l’attendait.

Au mois de mai, l’attente du jeune prêtre était pleine d’unheureux espoir. Il ne s’inquiétait même plus des gronderies de laTeuse. S’il restait si tard à prier dans l’église, c’était avecl’idée folle que la grande Vierge dorée finirait par descendre. Etpourtant, il la redoutait, cette Vierge qui ressemblait à uneprincesse. Il n’aimait pas toutes les Vierges de la même façon.Celle-là le frappait d’un respect souverain. Elle était la Mère deDieu ; elle avait l’ampleur féconde, la face auguste, les brasforts de l’Épouse divine portant Jésus. Il se la figurait ainsi aumilieu de la cour céleste, laissant traîner parmi les étoiles laqueue de son manteau royal, trop haute pour lui, si puissante,qu’il tomberait en poudre, si elle daignait abaisser les yeux surles siens. Elle était la Vierge de ses jours de défaillance, laVierge sévère qui lui rendait la paix intérieure par la redoutablevision du paradis.

Ce soir-là, l’abbé Mouret resta plus d’une heure agenouillé dansl’église vide. Les mains jointes, les regards sur la Vierge d’or selevant comme un astre au milieu des verdures, il cherchaitl’assoupissement de l’extase, l’apaisement des troubles étrangesqu’il avait éprouvés pendant la journée. Mais il ne glissait pas audemi-sommeil de la prière avec l’aisance heureuse qui lui étaitaccoutumée. La maternité de Marie, toute glorieuse et pure qu’ellese révélât, cette taille ronde de femme faite, cet enfant nuqu’elle portait sur un bras, l’inquiétaient, lui semblaientcontinuer au ciel la poussée débordante de génération au milieu delaquelle il marchait depuis le matin. Comme les vignes des coteauxpierreux, comme les arbres du Paradou, comme le troupeau humain desArtaud, Marie apportait l’éclosion, engendrait la vie. Et la prières’attardait sur ses lèvres, il s’oubliait à des distractions,voyant des choses qu’il n’avait point encore vues, la courbe molledes cheveux châtains, le léger gonflement du menton, barbouillé derose. Alors, elle devait se faire plus sévère, l’anéantir sousl’éclat de sa toute-puissance, pour le ramener à la phrase del’oraison interrompue. Ce fut enfin par sa couronne d’or, par sonmanteau d’or, par tout l’or qui la changeait en une princesseterrible, qu’elle acheva de l’écraser dans une soumissiond’esclave, la prière coulant régulière de la bouche, l’esprit perduau fond d’une adoration unique. Jusqu’à onze heures, il dormitéveillé de cet engourdissement extatique, ne sentant plus sesgenoux, se croyant suspendu, balancé ainsi qu’un enfant qu’onendort, se laissant aller à ce repos, tout en gardant la conscienced’un poids qui lui alourdissait le cœur. Autour de lui, l’églises’emplissait d’ombre, la lampe charbonnait, les hauts feuillagesassombrissaient le visage verni de la grande Vierge.

Quand l’horloge, avant de sonner l’heure, grinça, d’une voixarrachée, l’abbé Mouret eut un frisson. Il n’avait pas senti lafraîcheur de l’église lui tomber sur les épaules. Maintenant, ilgrelottait. Comme il se signait, un rapide souvenir traversa lastupeur de son réveil ; le claquement de ses dents luirappelait les nuits passées sur le carreau de sa cellule, en facedu Sacré-Cœur de Marie, le corps tout secoué de fièvre. Il se levapéniblement, mécontent de lui. D’ordinaire, il quittait l’autel, lachair sereine, avec la douceur du souffle de Marie sur le front.Cette nuit-là, lorsqu’il prit la lampe pour monter à sa chambre, illui sembla que ses tempes éclataient : la prière était restéeinefficace, il retrouvait, après un court soulagement, la mêmechaleur grandie depuis le matin de son cœur à son cerveau. Puis,arrivé à la porte de la sacristie, au moment de sortir, il setourna, il éleva la lampe, d’un mouvement machinal, cherchant àvoir une dernière fois la grande Vierge. Elle était noyée sous lesténèbres descendues des poutres, enfoncée dans les feuillages, nelaissant passer que la croix d’or de sa couronne.

Chapitre 15

 

La chambre de l’abbé Mouret, située à un angle du presbytère,était une vaste pièce, trouée sur deux de ses faces de deuximmenses fenêtres carrées ; l’une de ces fenêtres s’ouvraitau-dessus de la basse-cour de Désirée ; l’autre donnait sur levillage des Artaud, avec la vallée au loin, les collines, toutl’horizon. Le lit tendu de rideaux jaunes, la commode de noyer, lestrois chaises de paille, se perdaient sous le haut plafond àsolives blanchies. Une légère âpreté, cette odeur un peu aigre desvieilles bâtisses campagnardes, montait du carreau, passé au rouge,luisant comme une glace. Sur la commode, une grande statuette del’Immaculée Conception mettait une douceur grise, entre deux potsde faïence que la Teuse avait emplis de lilas blancs.

L’abbé Mouret posa la lampe devant la Vierge, au bord de lacommode. Il se sentait si mal à l’aise, qu’il se décida à allumerle feu de souches de vignes qui était tout préparé. Et il resta là,les pincettes à la main, regardant brûler les tisons, la faceéclairée par la flamme. Au-dessous de lui, il entendait le grossommeil de la maison. Le silence, qui bourdonnait à ses oreilles,finissait par prendre des voix chuchotantes. Lentement,invinciblement, ces voix l’envahissaient, redoublaient l’anxiétédont il avait, dans la journée, senti plusieurs fois le serrement àla gorge. D’où venait donc cette angoisse ? quel pouvait êtrece trouble inconnu, grossi doucement, devenu intolérable ? Iln’avait pas péché cependant. Il lui semblait être sorti la veilledu séminaire, avec toute l’ardeur de sa foi, si fort contre lemonde, qu’il marchait au milieu des hommes en ne voyant queDieu.

Alors, il se crut dans sa cellule, un matin, à cinq heures, aumoment du lever. Le diacre de service passait en donnant un coup debâton dans sa porte, avec le cri réglementaire :

– Benedicamus Domino !

– Deo gratias ! répondait-il, mal réveillé,les yeux enflés de sommeil.

Et il sautait sur l’étroit tapis, se débarbouillait, faisait sonlit, balayait sa chambre, renouvelait l’eau de son cruchon. Cepetit ménage était une joie, dans le frisson matinal qui luicourait sur la peau. Il entendait les pierrots des platanes de lacour se lever en même temps que lui, au milieu d’un tapage d’aileset de gosiers assourdissant. Il pensait qu’ils disaient leursprières, à leur façon. Lui, descendait dans la salle desMéditations, où, après les oraisons, il restait une demi-heureagenouillé, à méditer sur cette pensée d’Ignace : « Quesert à l’homme de conquérir l’univers, s’il perd sonâme ? » C’était un sujet fertile en bonnes résolutions,qui le faisait renoncer à tous les biens de la terre, avec le rêvesi souvent caressé d’une vie au désert, sous la seule richesse d’ungrand ciel bleu. Au bout de dix minutes, ses genoux, meurtris surla dalle, devenaient tellement douloureux, qu’il éprouvait peu àpeu un évanouissement de tout son être, une extase dans laquelle ilse voyait grand conquérant, maître d’un empire immense, jetant sacouronne, brisant son sceptre, foulant aux pieds un luxe inouï, descassettes d’or, des ruissellements de bijoux, des étoffes cousuesde pierreries, pour aller s’ensevelir au fond d’une Thébaïde, vêtud’une bure qui lui écorchait l’échine. Mais la messe le tirait deces imaginations, dont il sortait comme d’une belle histoireréelle, qui lui serait arrivée en des temps anciens. Il communiait,il chantait le psaume du jour, très ardemment, sans entendre aucuneautre voix que sa voix, d’une pureté de cristal, si claire, qu’illa sentait s’envoler jusqu’aux oreilles du Seigneur. Et lorsqu’ilremontait à sa chambre, il ne gravissait qu’une marche à la fois,ainsi que le recommandent saint Bonaventure et saint Thomasd’Aquin ; il marchait lentement, l’air recueilli, la têtelégèrement penchée, trouvant à suivre les moindres prescriptionsune jouissance indicible. Ensuite, venait le déjeuner. Auréfectoire, les croûtons de pain, alignés le long des verres de vinblanc, l’enchantaient ; car il avait bon appétit, il étaitd’humeur gaie, il disait par exemple que le vin était bon chrétien,allusion très audacieuse à l’eau qu’on accusait l’économe de mettredans les bouteilles. Cela ne l’empêchait pas de retrouver son airgrave pour entrer en classe. Il prenait des notes sur ses genoux,tandis que le professeur, les poignets au bord de la chaire,parlait un latin usuel, coupé parfois d’un mot français, quand ilne trouvait pas mieux. Une discussion s’élevait ; les élèvesargumentaient en un jargon étrange, sans rire. Puis, c’était, à dixheures, une lecture de l’Écriture sainte, pendant vingt minutes. Ilallait chercher le livre sacré, relié richement, doré sur tranche.Il le baisait avec une vénération particulière, le lisait tête nue,en saluant chaque fois qu’il rencontrait les noms de Jésus, deMarie ou de Joseph. La seconde méditation le trouvait alors toutpréparé à supporter, pour l’amour de Dieu, un nouvelagenouillement, plus long que le premier. Il évitait de s’asseoirune seule seconde sur ses talons ; il goûtait cet examen deconscience de trois quarts d’heure, s’efforçant de découvrir en luides péchés, arrivant à se croire damné pour avoir oublié la veilleau soir de baiser les deux images de son scapulaire, ou pour s’êtreendormi sur le côté gauche ; fautes abominables, qu’il auraitvoulu racheter en usant jusqu’au soir ses genoux, fautes heureusesqui l’occupaient, sans lesquelles il n’aurait su de quoi entretenirson cœur candide, endormi par la blanche vie qu’il menait. Ilentrait au réfectoire tout soulagé, comme s’il s’était débarrasséla poitrine d’un grand crime. Les séminaristes de service, lesmanches de la soutane retroussées, un tablier de coutil bleu noué àla ceinture, apportaient le potage au vermicelle, le bouilli coupépar petits carrés, les portions de gigot aux haricots. Il y avaitdes bruits terribles de mâchoires, un silence glouton, unacharnement de fourchettes seulement interrompu par des coups d’œilenvieux jetés sur la table en fer à cheval, où les directeursmangeaient des viandes plus tendres, buvaient des vins plusrouges ; pendant que la voix empâtée de quelque fils depaysan, aux poumons solides, ânonnait sans points ni virgules,au-dessus de cette rage d’appétit, quelque lecture pieuse, deslettres de missionnaires, des mandements d’évêques, des articles dejournaux religieux. Lui, écoutait, entre deux bouchées. Ces boutsde polémiques, ces récits de voyages lointains le surprenaient,l’effrayaient même, en lui révélant, au delà des murailles duséminaire, une agitation, un immense horizon, auxquels il nepensait jamais. On mangeait encore, qu’un coup de claquoirannonçait la récréation. La cour était sablée, plantée de huit grosplatanes qui, l’été, jetaient une ombre fraîche ; au midi, ily avait une muraille, haute de cinq mètres, hérissée de culs debouteille, au-dessus de laquelle on ne voyait de Plassans quel’extrémité du clocher de Saint-Marc, une courte aiguille depierre, dans le ciel bleu. D’un bout de la cour à l’autre,lentement, il se promenait avec un groupe de camarades, sur uneseule ligne ; et chaque fois qu’il revenait, le visage vers lamuraille, il regardait le clocher, qui était pour lui toute laville, toute la terre, sous le vol libre des nuages. Des cerclesbruyants, au pied des platanes, discutaient ; des amiss’isolaient, deux à deux, dans les coins, épiés par quelquedirecteur caché derrière les rideaux de sa fenêtre ; desparties de paume et de quilles s’organisaient violemment,dérangeant de tranquilles joueurs de loto à demi couchés par terre,devant leurs cartons, qu’une boule ou une balle lancée trop fortcouvrait de sable. Quand la cloche sonnait, le bruit tombait, unenuée de moineaux s’envolait des platanes, les élèves encore toutessoufflés se rendaient au cours de plain-chant, les bras croisés,la nuque grave. Et il achevait la journée au milieu de cettepaix ; il retournait en classe ; il goûtait à quatreheures, reprenant son éternelle promenade, en face de la flèche deSaint-Marc ; il soupait au milieu des mêmes bruits demâchoires, sous la grosse voix achevant la lecture du matin ;il montait à la chapelle dire les actions de grâce du soir, et secouchait à huit heures un quart, après avoir aspergé son lit d’eaubénite, pour se préserver des mauvais rêves.

Que de belles journées semblables il avait passées, dans cetancien couvent du vieux Plassans, tout plein d’une odeur séculairede dévotion ! Pendant cinq ans, les jours s’étaient suivis,coulant avec le même murmure d’eau limpide. À cette heure, il sesouvenait de mille détails qui l’attendrissaient. Il se rappelaitson premier trousseau, qu’il était allé acheter avec sa mère :ses deux soutanes, ses deux ceintures, ses six rabats, ses huitpaires de bas noirs, son surplis, son tricorne. Et comme son cœuravait battu, ce doux soir d’octobre, lorsque la porte du séminaires’était refermée sur lui ! Il venait là, à vingt ans, aprèsses années de collège, pris d’un besoin de croire et d’aimer. Dèsle lendemain, il avait tout oublié, comme endormi au fond de lagrande maison silencieuse. Il revoyait la cellule étroite où ilavait passé ses deux années de philosophie, une case meublée d’unlit, d’une table et d’une chaise, séparée des cases voisines pardes planches mal jointes, dans une immense salle qui contenait unecinquantaine de réduits pareils. Il revoyait sa cellule dethéologien, habitée pendant trois autres années, plus grande, avecun fauteuil, une toilette, une bibliothèque, heureuse chambreemplie des rêves de sa foi. Le long des couloirs interminables, lelong des escaliers de pierre, à certains angles, il avait eu desrévélations soudaines, des secours inespérés. Les hauts plafondslaissaient tomber des voix d’anges gardiens. Pas un carreau dessalles, pas une pierre des murs, pas une branche des platanes, quine lui parlaient des jouissances de sa vie contemplative, sesbégayements de tendresse, sa lente initiation, les caresses reçuesen retour du don de son être, tout ce bonheur des premières amoursdivines. Tel jour, en s’éveillant, il avait vu une vive lueur quil’avait baigné de joie. Tel soir, en fermant la porte de sacellule, il s’était senti saisir au cou par des mains tièdes, sitendrement, qu’en reprenant connaissance, il s’était trouvé parterre, pleurant à gros sanglots. Puis, parfois, surtout sous lapetite voûte qui menait à la chapelle, il avait abandonné sa tailleà des bras souples qui l’enlevaient. Tout le ciel s’occupait alorsde lui, marchait autour de lui, mettait dans ses moindres actes,dans la satisfaction de ses besoins les plus vulgaires, un sensparticulier, un parfum surprenant dont ses vêtements, sa peauelle-même, semblaient garder à jamais la lointaine odeur. Et il sesouvenait encore des promenades du jeudi. On partait à deux heurespour quelque coin de verdure, à une lieue de Plassans. C’était leplus souvent au bord de la Viorne, dans le bout d’un pré, avec dessaules noueux qui laissaient tremper leurs feuilles au fil del’eau. Il ne voyait rien, ni les grandes fleurs jaunes du pré, niles hirondelles buvant au vol, rasant des ailes la nappe de lapetite rivière. Jusqu’à six heures, assis par bandes sous lessaules, ses camarades et lui récitaient en chœur l’Office de laVierge, ou lisaient, deux à deux, les Petites Heures, lebréviaire facultatif des jeunes séminaristes.

L’abbé Mouret eut un sourire, en rapprochant les tisons. Il netrouvait dans ce passé qu’une grande pureté, une obéissanceparfaite. Il était un lis, dont la bonne odeur charmait sesmaîtres. Il ne se rappelait pas un mauvais acte. Jamais il neprofitait de la liberté absolue des promenades, pendant que lesdeux directeurs de surveillance allaient causer chez un curé duvoisinage, pour fumer derrière une haie ou courir boire de la bièreavec quelque ami. Jamais il ne cachait des romans sous sapaillasse, ni n’enfermait des bouteilles d’anisette au fond de satable de nuit. Longtemps même, il ne s’était pas douté de tous lespéchés qui l’entouraient, des ailes de poulets et des gâteauxintroduits en contrebande pendant le carême, des lettres coupablesapportées par les servants, des conversations abominables tenues àvoix basse, dans certains coins de la cour. Il avait pleuré àchaudes larmes, le jour où il s’était aperçu que peu de sescamarades aimaient Dieu pour lui-même. Il y avait là des fils depaysans entrés dans les ordres par terreur de la conscription, desparesseux rêvant un métier de fainéantise, des ambitieux quetroublait déjà la vision de la crosse et de la mitre. Et lui, enretrouvant les ordures du monde au pied des autels, s’était repliéencore sur lui-même, se donnant davantage à Dieu, pour le consolerde l’abandon où on le laissait.

Pourtant, l’abbé se rappela qu’un jour il avait croisé lesjambes, à la classe. Le professeur lui en ayant fait le reproche,il était devenu très rouge, comme s’il avait commis une indécence.Il était un des meilleurs élèves, ne discutant pas, apprenant lestextes par cœur. Il prouvait l’existence et l’éternité de Dieu pardes preuves tirées de l’Écriture sainte, par l’opinion des Pères del’Église, et par le consentement universel de tous les peuples. Lesraisonnements de cette nature l’emplissaient d’une certitudeinébranlable. Pendant sa première année de philosophie, iltravaillait son cours de logique avec une telle application, queson professeur l’avait arrêté, en lui répétant que les plus savantsne sont pas les plus saints. Aussi, dès sa seconde année,s’acquittait-il de son étude de la métaphysique, ainsi que d’undevoir réglementé, entrant pour une très faible part dans lesexercices de la journée. Le mépris de la science lui venait ;il voulait rester ignorant, afin de garder l’humilité de sa foi.Plus tard, en théologie, il ne suivait plus le cours d’Histoireecclésiastique, de Rorbacher, que par soumission ; ilallait jusqu’aux arguments de Gousset, jusqu’à l’Instructionthéologique, de Bouvier, sans oser toucher à Bellarmin, àLiguori, à Suarez, à saint Thomas d’Aquin. Seule, l’Écrituresainte le passionnait. Il y trouvait le savoir désirable, unehistoire d’amour infini qui devait suffire comme enseignement auxhommes de bonne volonté. Il n’acceptait que les affirmations de sesmaîtres, se débarrassant sur eux de tout souci d’examen, n’ayantpas besoin de ce fatras pour aimer, accusant les livres de voler letemps à la prière. Il avait même réussi à oublier ses années decollège. Il ne savait plus, il n’était plus qu’une candeur, qu’uneenfance ramenée aux balbutiements du catéchisme.

Et c’était ainsi qu’il était pas à pas monté jusqu’à laprêtrise. Ici, les souvenirs se pressaient, attendris, chaudsencore de joies célestes. Chaque année, il avait approché Dieu deplus près. Il passait saintement les vacances, chez un oncle, seconfessant tous les jours, communiant deux fois par semaine. Ils’imposait des jeûnes, cachait au fond de sa malle des boîtes degros sel, sur lesquelles il s’agenouillait des heures entières, lesgenoux mis à nu. Il restait à la chapelle, pendant les récréations,ou montait dans la chambre d’un directeur, qui lui racontait desanecdotes pieuses, extraordinaires. Puis, quand approchait le jourde la Sainte-Trinité, il était récompensé au delà de toute mesure,envahi par cette émotion dont s’emplissent les séminaires à laveille des ordinations. C’était la grande fête, le ciel s’ouvrantpour laisser les élus gravir un nouveau degré. Lui, quinze jours àl’avance, se mettait au pain et à l’eau. Il fermait les rideaux desa fenêtre, pour ne plus même voir le jour, se prosternant dans lesténèbres, suppliant Jésus d’accepter son sacrifice. Les quatrederniers jours, il était pris d’angoisses, de scrupules terriblesqui le jetaient hors de son lit, au milieu de la nuit, pour allerfrapper à la porte du prêtre étranger dirigeant la retraite,quelque carme déchaussé, souvent un protestant converti, sur lequelcourait une merveilleuse histoire. Il lui faisait longuement laconfession générale de sa vie, la voix coupée de sanglots.L’absolution seule le tranquillisait, le rafraîchissait, comme s’ilavait pris un bain de grâce. Il était tout blanc, au matin du grandjour ; il avait une si vive conscience de cette blancheur,qu’il lui semblait faire de la lumière autour de lui. Et la clochedu séminaire sonnait de sa voix claire, tandis que les odeurs dejuin, les quarantaines en fleurs, les résédas, les héliotropes,venaient par-dessus la haute muraille de la cour. Dans la chapelle,les parents attendaient, en grande toilette, émus à ce point, queles femmes sanglotaient sous leurs voilettes. Puis, c’était ledéfilé : les diacres, qui allaient recevoir la prêtrise, enchasuble d’or ; les sous-diacres, en dalmatique ; lesminorés, les tonsurés, le surplis flottant sur les épaules, labarrette noire à la main. L’orgue ronflait, épanouissait les notesde flûte d’un chant d’allégresse. À l’autel, l’évêque, assisté dedeux chanoines, officiait, crosse en main. Le chapitre était là,les prêtres de toutes les paroisses se pressaient, au milieu d’unluxe inouï de costumes, d’un flamboiement d’or allumé par le largerayon de soleil qui tombait d’une fenêtre de la nef. Aprèsl’épître, l’ordination commençait.

À cette heure, l’abbé Mouret se rappelait encore le froid desciseaux, lorsqu’on l’avait marqué de la tonsure, au commencement desa première année de théologie. Il avait eu un léger frisson. Maisla tonsure était alors bien étroite, à peine ronde comme une piècede deux sous. Plus tard, à chaque nouvel ordre reçu, elle avaitgrandi, toujours grandi, jusqu’à le couronner d’une tache blanche,aussi large qu’une grande hostie. Et l’orgue ronflait plusdoucement, les encensoirs retombaient avec le bruit argentin deleurs chaînettes, en laissant échapper un flot de fumée blanche,qui se déroulait comme de la dentelle. Lui, se voyait en surplis,jeune tonsuré, amené à l’autel par le maître des cérémonies ;il s’agenouillait, baissait profondément la tête, tandis quel’évêque, avec des ciseaux d’or, lui coupait trois mèches decheveux, une sur le front, les deux autres près des oreilles. À unan de là, il se voyait de nouveau, dans la chapelle pleined’encens, recevant les quatre ordres mineurs : il allait,conduit par un archidiacre, fermer avec fracas la grande porte,qu’il rouvrait ensuite, pour montrer qu’il était commis à la gardedes églises ; il secouait une clochette de la main droite,annonçant par là qu’il avait le devoir d’appeler les fidèles auxoffices ; il revenait à l’autel, où l’évêque lui conférait denouveaux privilèges, ceux de chanter les leçons, de bénir le pain,de catéchiser les enfants, d’exorciser le démon, de servir lesdiacres, d’allumer et d’éteindre les cierges. Puis, le souvenir del’ordination suivante lui revenait, plus solennel, plus redoutable,au milieu du même chant des orgues, dont le roulement semblait êtrela foudre même de Dieu ; ce jour-là, il avait la dalmatique desous-diacre aux épaules, il s’engageait à jamais par le vœu dechasteté, il tremblait de toute sa chair, malgré sa foi, auterrible : Accedite, de l’évêque, qui mettait enfuite deux de ses camarades, pâlissant à son côté ; sesnouveaux devoirs étaient de servir le prêtre à l’autel, de préparerles burettes, de chanter l’épître, d’essuyer le calice, de porterla croix dans les processions. Et, enfin, il défilait une dernièrefois dans la chapelle, sous le rayonnement du soleil de juin ;mais, cette fois, il marchait en tête du cortège, il avait l’aubenouée à la ceinture, l’étole croisée sur la poitrine, la chasubletombant du cou ; défaillant d’une émotion suprême, ilapercevait la figure pâle de l’évêque qui lui donnait la prêtrise,la plénitude du sacerdoce, par une triple imposition des mains.Après son serment d’obéissance ecclésiastique, il se sentait commesoulevé des dalles, lorsque la voix pleine du prélat disait laphrase latine : « Accipe Spiritum sanctum :quorum remiseris peccata, remittuntur eis, et quorum retineris,retenta sunt. »

Chapitre 16

 

Cette évocation des grands bonheurs de sa jeunesse avait donnéune légère fièvre à l’abbé Mouret. Il ne sentait plus le froid. Illâcha les pincettes, s’approcha du lit comme s’il allait secoucher, puis revint appuyer son front contre une vitre, regardantla nuit, sans voir. Était-il donc malade, qu’il éprouvait ainsi unelangueur des membres, tandis que le sang lui brûlait lesveines ? Au séminaire, à deux reprises, il avait eu desmalaises semblables, une sorte d’inquiétude physique qui le rendaittrès malheureux ; une fois même, il s’était mis au lit, avecun gros délire. Puis, il songea à une jeune fille possédée, queFrère Archangias racontait avoir guérie d’un simple signe de croix,un jour qu’elle était tombée raide devant lui. Cela le fit penseraux exorcismes spirituels qu’un de ses maîtres lui avaitrecommandés autrefois : la prière, la confession générale, lacommunion fréquente, le choix d’un directeur sage, ayant un grandempire sur l’esprit de son pénitent. Et, sans transition, avec unebrusquerie qui l’étonna lui-même, il aperçut au fond de sa mémoirela figure ronde d’un de ses anciens amis, un paysan, enfant dechœur à huit ans, dont la pension au séminaire était payée par unedame qui le protégeait. Il riait toujours, il jouissait naïvement àl’avance des petits bénéfices du métier : les douze centsfrancs d’appointement, le presbytère au fond d’un jardin, lescadeaux, les invitations à dîner, les menus profits des mariages,des baptêmes, des enterrements. Celui-là devait être heureux, danssa cure.

Le regret mélancolique que lui apportait ce souvenir, surprit leprêtre extrêmement. N’était-il pas heureux, lui aussi ?Jusqu’à ce jour, il n’avait rien regretté, rien désiré, rien envié.Et même, en ce moment, il s’interrogeait, il ne trouvait en luiaucun sujet d’amertume. Il était, croyait-il, tel qu’aux premierstemps de son diaconat, lorsque l’obligation de lire son bréviaire,à des heures déterminées, avait empli ses journées d’une prièrecontinue. Depuis cette époque, les semaines, les mois, les annéescoulaient, sans qu’il eût le loisir d’une mauvaise pensée. Le doutene le tourmentait point ; il s’anéantissait devant lesmystères qu’il ne pouvait comprendre, il faisait aisément lesacrifice de sa raison, qu’il dédaignait. Au sortir du séminaire,il avait eu la joie de se voir étranger parmi les autres hommes, dene plus marcher comme eux, de porter autrement la tête, d’avoir desgestes, des mots, des sentiments d’être à part. Il se sentaitféminisé, rapproché de l’ange, lavé de son sexe, de son odeurd’homme. Cela le rendait presque fier, de ne plus tenir à l’espèce,d’avoir été élevé pour Dieu, soigneusement purgé des ordureshumaines par une éducation jalouse. Il lui semblait encore êtredemeuré pendant des années dans une huile sainte, préparée selonles rites, qui lui avait pénétré les chairs d’un commencement debéatification. Certains de ses organes avaient disparu, dissous peuà peu ; ses membres, son cerveau, s’étaient appauvris dematière, pour s’emplir d’âme, d’un air subtil qui le grisaitparfois d’un vertige, comme si la terre lui eût manqué brusquement.Il montrait des peurs, des ignorances, des candeurs de fillecloîtrée. Il disait parfois en souriant qu’il continuait sonenfance, s’imaginant être resté tout petit, avec les mêmessensations, les mêmes idées, les mêmes jugements ; ainsi, àsix ans, il connaissait Dieu autant qu’à vingt-cinq ans, il avaitpour le prier des inflexions de voix semblables, des joiesenfantines à joindre les mains bien exactement. Le monde luisemblait pareil au monde qu’il voyait jadis, lorsque sa mère lepromenait par la main. Il était né prêtre, il avait grandi prêtre.Lorsqu’il faisait preuve, devant la Teuse, de quelque grossièreignorance de la vie, elle le regardait stupéfaite, entre les deuxyeux, en disant avec un singulier sourire « qu’il était bienle frère de mademoiselle Désirée. » Dans son existence, il nese rappelait qu’une secousse honteuse. C’était pendant ses dernierssix mois de séminaire, entre le diaconat et la prêtrise. On luiavait fait lire l’ouvrage de l’abbé Craisson, supérieur du grandséminaire de Valence : De rebus venereis ad usumconfessariorum. Il était sorti épouvanté, sanglotant, de cettelecture. Cette casuistique savante du vice, étalant l’abominationde l’homme, descendant jusqu’aux cas les plus monstrueux despassions hors nature, violait brutalement sa virginité de corps etd’esprit. Il restait à jamais sali, comme une épousée, initiéed’une heure à l’autre aux violences de l’amour. Et il revenaitfatalement à ce questionnaire de honte, chaque fois qu’ilconfessait. Si les obscurités du dogme, les devoirs du sacerdoce,la mort de tout libre arbitre, le laissaient serein, heureux den’être que l’enfant de Dieu, il gardait malgré lui l’ébranlementcharnel de ces saletés qu’il devait remuer, il avait conscienced’une tache ineffaçable, quelque part, au fond de son être, quipouvait grandir un jour et le couvrir de boue.

La lune se levait, derrière les Garrigues. L’abbé Mouret, que lafièvre brûlait davantage, ouvrit la fenêtre, s’accouda, pourrecevoir au visage la fraîcheur de la nuit. Il ne savait plus àquelle heure exacte l’avait pris ce malaise. Il se souvenaitpourtant que, le matin, en disant sa messe, il était très calme,très reposé. Ce devait être plus tard, peut-être pendant sa longuemarche au soleil, ou sous le frisson des arbres du Paradou, ou dansl’étouffement de la basse-cour de Désirée. Et il revécut lajournée.

En face de lui, la vaste plaine s’étendait, plus tragique sousla pâleur oblique de la lune. Les oliviers, les amandiers, lesarbres maigres faisaient des taches grises, au milieu du chaos desgrandes roches, jusqu’à la ligne sombre des collines de l’horizon.C’étaient de larges pans d’ombre, des arêtes bossuées, des mares deterre sanglantes où les étoiles rouges semblaient se regarder, desblancheurs crayeuses pareilles à des vêtements de femme rejetés,découvrant des chairs noyées de ténèbres, assoupies dans lesenfoncements des terrains. La nuit, cette campagne ardente prenaitun étrange vautrement de passion. Elle dormait, débraillée,déhanchée, tordue, les membres écartés, tandis que de gros soupirstièdes s’exhalaient d’elle, des arômes puissants de dormeuse ensueur. On eût dit quelque forte Cybèle tombée sur l’échine, lagorge en avant, le ventre sous la lune, soûle des ardeurs dusoleil, et rêvant encore de fécondation. Au loin, le long de cegrand corps, l’abbé Mouret suivait des yeux le chemin desOlivettes, un mince ruban pâle qui s’allongeait comme le lacetflottant d’un corset. Il entendait Frère Archangias, relevant lesjupes des gamines qu’il fouettait au sang, crachant aux visages desfilles, puant lui-même l’odeur d’un bouc qui ne se serait jamaissatisfait. Il voyait la Rosalie rire en-dessous, de son air de bêtelubrique, pendant que le père Bambousse lui jetait des mottes deterre dans les reins. Et là encore, croyait-il, il était bienportant, à peine chauffé à la nuque par la belle matinée. Il nesentait qu’un frémissement derrière son dos, ce murmure confus devie, qu’il avait entendu vaguement dès le matin, au milieu de samesse, lorsque le soleil était entré par les fenêtres crevées.Jamais, comme à cette heure de nuit, la campagne ne l’avaitinquiété, avec sa poitrine géante, ses ombres molles, ses luisantsde peau ambrée, toute cette nudité de déesse, à peine cachée sousla mousseline argentée de la lune.

Le jeune prêtre baissa les yeux, regarda le village des Artaud.Le village s’écrasait dans le sommeil lourd de fatigue, dans lenéant que dorment les paysans. Pas une lumière. Les masuresfaisaient des tas noirs, que coupaient les raies blanches desruelles transversales, enfilées par la lune. Les chiens eux-mêmesdevaient ronfler, au seuil des portes closes. Peut-être les Artaudavaient-ils empoisonné le presbytère de quelque fléauabominable ? Derrière lui, il écoutait toujours grossir lesouffle dont l’approche était si pleine d’angoisse. Maintenant, ilsurprenait comme un piétinement de troupeau, une volée de poussièrequi lui arrivait, grasse des émanations d’une bande de bêtes. Sespensées du matin lui revenaient sur cette poignée d’hommesrecommençant les temps, poussant entre les rocs pelés ainsi qu’unepoignée de chardons que les vents ont semés ; il se sentaitassister à l’éclosion lente d’une race. Lorsqu’il était enfant,rien ne le surprenait, ne l’effrayait davantage, que ces myriadesd’insectes qu’il voyait sourdre de quelque fente, quand ilsoulevait certaines pierres humides. Les Artaud, même endormis,éreintés au fond de l’ombre, le troublaient de leur sommeil, dontil retrouvait l’haleine dans l’air qu’il respirait. Il n’auraitvoulu que des roches sous sa fenêtre. Le village n’était pas assezmort ; les toits de chaume se gonflaient comme despoitrines ; les gerçures des portes laissaient passer dessoupirs, des craquements légers, des silences vivants, révélantdans ce trou la présence d’une portée pullulante, sous le bercementnoir de la nuit. Sans doute, c’était cette senteur seule qui luidonnait une nausée. Souvent il l’avait pourtant respirée aussiforte, sans éprouver d’autre besoin que de se rafraîchir dans laprière.

Les tempes en sueur, il alla ouvrir l’autre fenêtre, cherchantun air plus vif. En bas, à gauche, s’étendait le cimetière, avec lahaute barre du Solitaire, dont pas une brise ne remuait l’ombre. Ilmontait du champ vide une odeur de pré fauché. Le grand mur gris del’église, ce mur tout plein de lézards, planté de giroflées, serefroidissait sous la lune ; tandis qu’une des larges fenêtresluisait, les vitres pareilles à des plaques d’acier. L’égliseendormie ne devait vivre à cette heure que de la vie extra-humainedu Dieu de l’hostie, enfermé dans le tabernacle. Il songeait à latache jaune de la veilleuse, mangée par l’ombre, avec une tentationde redescendre, pour soulager sa tête malade, au milieu de cesténèbres pures de toute souillure. Mais une terreur étrange leretint : il crut tout d’un coup, les yeux fixés sur les vitresallumées par la lune, voir l’église s’éclairer intérieurement d’unéclat de fournaise, d’une splendeur de fête infernale, oùtournaient le mois de mai, les plantes, les bêtes, les filles desArtaud, qui prenaient furieusement des arbres entre leurs bras nus.Puis, en se penchant, au-dessous de lui, il aperçut la basse-courde Désirée, toute noire, qui fumait. Il ne distinguait pasnettement les cases des lapins, les perchoirs des poules, la cabanedes canards. C’était une seule masse tassée dans la puanteur,dormant de la même haleine pestilentielle. Sous la porte del’étable, la senteur aigre de la chèvre passait ; pendant quele petit cochon, vautré sur le dos, soufflait grassement, prèsd’une écuelle vide. De son gosier de cuivre, le grand coq fauveAlexandre jeta un cri, qui éveilla au loin, un à un, les appelspassionnés de tous les coqs du village.

Brusquement, l’abbé Mouret se souvint. La fièvre dont ilentendait la poursuite, l’avait atteint dans la basse-cour deDésirée, en face des poules chaudes encore de leur ponte et desmères lapines s’arrachant le poil du ventre. Alors, la sensationd’une respiration sur son cou fut si nette, qu’il se tourna, pourvoir enfin qui le prenait ainsi à la nuque. Et il se rappela Albinebondissant hors du Paradou, avec la porte qui claquait surl’apparition d’un jardin enchanté ; il se la rappela galopantle long de l’interminable muraille, suivant le cabriolet à lacourse, jetant des feuilles de bouleau au vent comme autant debaisers ; il se la rappela encore, au crépuscule, qui riaitdes jurons de Frère Archangias, les jupes fuyantes au ras duchemin, pareilles à une petite fumée de poussière roulée par l’airdu soir. Elle avait seize ans ; elle était étrange, avec saface un peu longue ; elle sentait le grand air, l’herbe, laterre. Et il avait d’elle une mémoire si précise, qu’il revoyaitune égratignure, à l’un de ses poignets souples, rose sur la peaublanche. Pourquoi donc riait-elle ainsi, en le regardant de sesyeux bleus ? Il était pris dans son rire, comme dans une ondesonore qui résonnait partout contre sa chair ; il larespirait, il l’entendait vibrer en lui. Oui, tout son mal venaitde ce rire qu’il avait bu.

Debout au milieu de la chambre, les deux fenêtres ouvertes, ilresta grelottant, pris d’une peur qui lui faisait cacher la têteentre les mains. La journée entière aboutissait donc à cetteévocation d’une fille blonde, au visage un peu long, aux yeuxbleus ? Et la journée entière entrait par les deux fenêtresouvertes. C’étaient, au loin, la chaleur des terres rouges, lapassion des grandes roches, des oliviers poussés dans les pierres,des vignes tordant leurs bras au bord des chemins ; c’étaient,plus près, les sueurs humaines que l’air apportait des Artaud, lessenteurs fades du cimetière, les odeurs d’encens de l’église,perverties par des odeurs de filles aux chevelures grasses ;c’étaient encore des vapeurs de fumier, la buée de la basse-cour,les fermentations suffocantes des germes. Et toutes ces haleinesaffluaient à la fois, en une même bouffée d’asphyxie, si rude,s’enflant avec une telle violence, qu’elle l’étouffait. Il fermaitses sens, il essayait de les anéantir. Mais, devant lui, Albinereparut comme une grande fleur, poussée et embellie sur ce terreau.Elle était la fleur naturelle de ces ordures, délicate au soleil,ouvrant le jeune bouton de ses épaules blanches, si heureuse devivre, qu’elle sautait de sa tige et qu’elle s’envolait sur sabouche, en le parfumant de son long rire.

Le prêtre poussa un cri. Il avait senti une brûlure à seslèvres. C’était comme un jet ardent qui avait coulé dans sesveines. Alors, cherchant un refuge, il se jeta à genoux devant lastatuette de l’Immaculée-Conception, en criant, les mainsjointes :

– Sainte Vierge des Vierges, priez pour moi !

Chapitre 17

 

L’Immaculée-Conception, sur la commode de noyer, souriaittendrement, du coin de ses lèvres minces, indiquées d’un trait decarmin. Elle était petite, toute blanche. Son grand voile blanc,qui lui tombait de la tête aux pieds, n’avait, sur le bord, qu’unfilet d’or, imperceptible. Sa robe, drapée à longs plis droits surun corps sans sexe, la serrait au cou, ne dégageait que ce couflexible. Pas une seule mèche de ses cheveux châtains ne passait.Elle avait le visage rose, avec des yeux clairs tournés vers leciel ; elle joignait des mains roses, des mains d’enfant,montrant l’extrémité des doigts sous les plis du voile, au-dessusde l’écharpe bleue, qui semblait nouer à sa taille deux boutsflottants du firmament. De toutes ses séductions de femme, aucunen’était nue, excepté ses pieds, des pieds adorablement nus, foulantl’églantier mystique. Et, sur la nudité de ses pieds, poussaientdes roses d’or, comme la floraison naturelle de sa chair deux foispure.

– Vierge fidèle, priez pour moi ! répétaitdésespérément le prêtre.

Celle-là ne l’avait jamais troublé. Elle n’était pas mèreencore ; ses bras ne lui tendaient point Jésus, sa taille neprenait point les lignes rondes de la fécondité. Elle n’était pasla reine du ciel, qui descendait couronnée d’or, vêtue d’or, ainsiqu’une princesse de la terre, portée triomphalement par un vol dechérubins. Celle-là ne s’était jamais montrée redoutable, ne luiavait jamais parlé avec la sévérité d’une maîtressetoute-puissante, dont la vue seule courbe les fronts dans lapoussière. Il osait la regarder, l’aimer, sans craindre d’être émupar la courbe molle de ses cheveux châtains ; il n’avait quel’attendrissement de ses pieds nus, ses pieds d’amour, quifleurissaient comme un jardin de chasteté, trop miraculeusementpour qu’il contentât son envie de les couvrir de caresses. Elleparfumait la chambre de son odeur de lis. Elle était le lisd’argent planté dans un vase d’or, la pureté précieuse, éternelle,impeccable. Dans son voile blanc, si étroitement serré autourd’elle, il n’y avait plus rien d’humain, rien qu’une flamme viergebrûlant d’un feu toujours égal. Le soir à son coucher, le matin àson réveil, il la trouvait là, avec son même sourire d’extase. Illaissait tomber ses vêtements devant elle, sans une gêne, commedevant sa propre pudeur.

– Mère très pure, Mère très chaste, Mère toujours vierge,priez pour moi ! balbutia-t-il peureusement, se serrant auxpieds de la Vierge, comme s’il avait entendu derrière son dos legalop sonore d’Albine. Vous êtes mon refuge, la source de ma joie,le temple de ma sagesse, la tour d’ivoire où j’ai enfermé mapureté. Je me remets dans vos mains sans tache, je vous supplie deme prendre, de me recouvrir d’un coin de votre voile, de me cachersous votre innocence, derrière le rempart sacré de votre vêtement,pour qu’aucun souffle charnel ne m’atteigne là. J’ai besoin devous, je me meurs sans vous, je me sens à jamais séparé de vous, sivous ne m’emportez entre vos bras secourables, loin d’ici, aumilieu de la blancheur ardente que vous habitez. Marie conçue sanspéché, anéantissez-moi au fond de la neige immaculée tombant dechacun de vos membres. Vous êtes le prodige d’éternelle chasteté.Votre race a poussé sur un rayon, ainsi qu’un arbre merveilleuxqu’aucun germe n’a planté. Votre fils Jésus est né du souffle deDieu, vous-même êtes née sans que le ventre de votre mère fûtsouillé, et je veux croire que cette virginité remonte ainsi d’âgeen âge, dans une ignorance sans fin de la chair. Oh ! vivre,grandir, en dehors de la honte des sens ! Oh !multiplier, enfanter, sans la nécessité abominable du sexe, sous laseule approche d’un baiser céleste !

Cet appel désespéré, ce cri épuré de désir, avait rassuré lejeune prêtre. La Vierge, toute blanche, les yeux au ciel, semblaitsourire plus doucement de ses minces lèvres roses. Il reprit d’unevoix attendrie :

– Je voudrais encore être enfant. Je voudrais n’être jamaisqu’un enfant marchant à l’ombre de votre robe. J’étais tout petit,je joignais les mains pour dire le nom de Marie. Mon berceau étaitblanc, mon corps était blanc, toutes mes pensées étaient blanches.Je vous voyais distinctement, je vous entendais m’appeler, j’allaisà vous dans un sourire, sur des roses effeuillées. Et rien autre,je ne sentais pas, je ne pensais pas, je vivais juste assez pourêtre une fleur à vos pieds. On ne devrait point grandir. Vousn’auriez autour de vous que des têtes blondes, un peuple d’enfantsqui vous aimeraient, les mains pures, les lèvres saines, lesmembres tendres, sans une souillure, comme au sortir d’un bain delait. Sur la joue d’un enfant, on baise son âme. Seul un enfantpeut dire votre nom sans le salir. Plus tard, la bouche se gâte,empoisonne les passions. Moi-même, qui vous aime tant, qui me suisdonné à vous, je n’ose à toute heure vous appeler, ne voulant pasvous faire rencontrer avec mes impuretés d’homme. J’ai prié, j’aicorrigé ma chair, j’ai dormi sous votre garde, j’ai vécuchaste ; et je pleure, en voyant aujourd’hui que je ne suispas encore assez mort à ce monde pour être votre fiancé. Ô Marie,Vierge adorable, que n’ai-je cinq ans, que ne suis-je restél’enfant qui collait ses lèvres sur vos images ! Je vousprendrais sur mon cœur, je vous coucherais à mon côté, je vousembrasserais comme une amie, comme une fille de mon âge. J’auraisvotre robe étroite, votre voile enfantin, votre écharpe bleue,toute cette enfance qui fait de vous une grande sœur. Je nechercherais pas à baiser vos cheveux, car la chevelure est unenudité qu’on ne doit point voir ; mais je baiserais vos piedsnus, l’un après l’autre, pendant des nuits entières, jusqu’à ce quej’aie effeuillé sous mes lèvres les roses d’or, les roses mystiquesde vos veines.

Il s’arrêta, attendant que la Vierge abaissât ses yeux bleus,l’effleurât au front du bord de son voile. La Vierge restaitenveloppée dans la mousseline jusqu’au cou, jusqu’aux ongles,jusqu’aux chevilles, tout entière au ciel, avec cet élancement ducorps qui la rendait fluette, dégagée déjà de la terre.

– Eh bien, continua-t-il plus follement, faites que jeredevienne enfant, Vierge bonne, Vierge puissante. Faites que j’aiecinq ans. Prenez mes sens, prenez ma virilité. Qu’un miracleemporte tout l’homme qui a grandi en moi. Vous régnez au ciel, rienne vous est plus facile que de me foudroyer, que de sécher mesorganes, de me laisser sans sexe, incapable du mal, si dépouillé detoute force, que je ne puisse même plus lever le petit doigt sansvotre consentement. Je veux être candide, de cette candeur qui estla vôtre, que pas un frisson humain ne saurait troubler. Je ne veuxplus sentir ni mes nerfs, ni mes muscles, ni le battement de moncœur, ni le travail de mes désirs. Je veux être une chose, unepierre blanche à vos pieds, à laquelle vous ne laisserez qu’unparfum, une pierre qui ne bougera pas de l’endroit où vous l’aurezjetée, sans oreilles, sans yeux, satisfaite d’être sous votretalon, ne pouvant songer à des ordures avec les autres pierres duchemin. Oh ! alors quelle béatitude ! J’atteindrai sanseffort, du premier coup, à la perfection que je rêve. Je meproclamerai enfin votre véritable prêtre. Je serai ce que mesétudes, mes prières, mes cinq années de lente initiation n’ont pufaire de moi. Oui, je nie la vie, je dis que la mort de l’espèceest préférable à l’abomination continue qui la propage. La fautesouille tout. C’est une puanteur universelle gâtant l’amour,empoisonnant la chambre des époux, le berceau des nouveau-nés, etjusqu’aux fleurs pâmées sous le soleil, et jusqu’aux arbreslaissant éclater leurs bourgeons. La terre baigne dans cetteimpureté dont les moindres gouttes jaillissent en végétationshonteuses. Mais pour que je sois parfait, ô Reine des anges, Reinedes vierges, écoutez mon cri, exaucez-le ! Faites que je soisun de ces anges qui n’ont que deux grandes ailes derrière lesjoues ; je n’aurai plus de tronc, plus de membres ; jevolerai à vous, si vous m’appelez ; je ne serai plus qu’unebouche qui dira vos louanges, qu’une paire d’ailes sans tache quibercera vos voyages dans les cieux. Oh ! la mort, la mort,Vierge vénérable, donnez-moi la mort de tout ! Je vous aimeraidans la mort de mon corps, dans la mort de ce qui vit et de ce quise multiplie. Je consommerai avec vous l’unique mariage dontveuille mon cœur. J’irai plus haut, toujours plus haut, jusqu’à ceque j’aie atteint le brasier où vous resplendissez. Là, c’est ungrand astre, une immense rose blanche dont chaque feuille brûlecomme une lune, un trône d’argent d’où vous rayonnez avec un telembrasement d’innocence, que le paradis entier reste éclairé de laseule lueur de votre voile. Tout ce qu’il y a de blanc, lesaurores, la neige des sommets inaccessibles, les lis à peine éclos,l’eau des sources ignorées, le lait des plantes respectées dusoleil, les sourires des vierges, les âmes des enfants morts auberceau, pleuvent sur vos pieds blancs. Alors, je monterai à voslèvres, ainsi qu’une flamme subtile ; j’entrerai en vous, parvotre bouche entr’ouverte, et les noces s’accompliront, pendant queles archanges tressailleront de notre allégresse. Être vierge,s’aimer vierge, garder au milieu des baisers les plus doux sablancheur vierge ! Avoir tout l’amour, couché sur des ailes decygne, dans une nuée de pureté, aux bras d’une maîtresse de lumièredont les caresses sont des jouissances d’âme ! Perfection,rêve surhumain, désir dont mes os craquent, délices qui me mettentau ciel ! Ô Marie, Vase d’élection, châtrez en moi l’humanité,faites-moi eunuque parmi les hommes, afin de me livrer sans peur letrésor de votre virginité !

Et l’abbé Mouret, claquant des dents, terrassé par la fièvre,s’évanouit sur le carreau.

Partie 2

Chapitre 1

 

Devant les deux larges fenêtres, des rideaux de calicot,soigneusement tirés, éclairaient la chambre de la blancheur tamiséedu petit jour. Elle était haute de plafond, très vaste, meubléed’un ancien meuble Louis XV, à bois peint en blanc, à fleursrouges sur un semis de feuillage. Dans le trumeau, au-dessus desportes, aux deux côtés de l’alcôve, des peintures laissaient encorevoir les ventres et les derrières roses de petits Amours volant parbandes, jouant à des jeux qu’on ne distinguait plus ; tandisque les boiseries des murs, ménageant des panneaux ovales, lesportes à double battant, le plafond arrondi, jadis à fond bleu deciel, avec des encadrements de cartouches, de médaillons, de nœudsde rubans couleur chair, s’effaçaient, d’un gris très doux, un grisqui gardait l’attendrissement de ce paradis fané. En face desfenêtres, la grande alcôve, s’ouvrant sous des enroulements denuages, que des Amours de plâtre écartaient, penchés, culbutés,comme pour regarder effrontément le lit, était fermée, ainsi queles fenêtres, par des rideaux de calicot, cousus à gros points,d’une innocence singulière au milieu de cette pièce restée toutetiède d’une lointaine odeur de volupté.

Assise près d’une console où une bouilloire chauffait sur unelampe à esprit-de-vin, Albine regardait les rideaux de l’alcôve,attentivement. Elle était vêtue de blanc, les cheveux serrés dansun fichu de vieille dentelle, les mains abandonnées, veillant d’unair sérieux de grande fille. Une respiration faible, un souffled’enfant assoupi s’entendait, dans le grand silence. Mais elles’inquiéta, au bout de quelques minutes ; elle ne puts’empêcher de venir, à pas légers, soulever le coin d’un rideau.Serge, au bord du grand lit, semblait dormir, la tête appuyée surl’un de ses bras repliés. Pendant sa maladie, ses cheveux s’étaientallongés, sa barbe avait poussé. Il était très blanc, les yeuxmeurtris de bleu, les lèvres pâles ; il avait une grâce defille convalescente.

Albine, attendrie, allait laisser retomber le coin durideau.

– Je ne dors pas, dit Serge d’une voix très basse.

Et il restait la tête appuyée, sans bouger un doigt, commeaccablé d’une lassitude heureuse. Ses yeux s’étaient lentementouverts ; sa bouche soufflait légèrement sur l’une de sesmains nues, soulevant le duvet de sa peau blonde.

– Je t’entendais, murmura-t-il encore. Tu marchais toutdoucement.

Elle fut ravie de ce tutoiement. Elle s’approcha, s’accroupitdevant le lit, pour mettre son visage à la hauteur du sien.

– Comment vas-tu ? demanda-t-elle.

Et elle goûtait à son tour la douceur de ce « tu »,qui lui passait pour la première fois sur les lèvres.

– Oh ! tu es guéri, maintenant, reprit-elle. Sais-tuque je pleurais tout le long du chemin, lorsque je revenais delà-bas avec de mauvaises nouvelles. On me disait que tu avais ledélire, que cette mauvaise fièvre, si elle te faisait grâce,t’emporterait la raison… Comme j’ai embrassé ton oncle Pascal,lorsqu’il t’a amené ici, pour ta convalescence !

Elle bordait le lit, elle était maternelle.

– Vois-tu, ces roches brûlées, là-bas, ne te valaient rien.Il te faut des arbres, de la fraîcheur, de la tranquillité… Ledocteur n’a pas même raconté qu’il te cachait ici. C’est un secretentre lui et ceux qui t’aiment. Il te croyait perdu… Va, personnene nous dérangera. L’oncle Jeanbernat fume sa pipe devant sessalades. Les autres feront prendre de tes nouvelles en cachette. Etle docteur lui-même ne reviendra plus, parce que, à cette heure,c’est moi qui suis ton médecin… Il paraît que tu n’as plus besoinde drogues. Tu as besoin d’être aimé, comprends-tu ?

Il semblait ne pas entendre, le crâne encore vide. Comme sesyeux, sans qu’il remuât la tête, fouillaient les coins de lachambre, elle pensa qu’il s’inquiétait du lieu où il setrouvait.

– C’est ma chambre, dit-elle. Je te l’ai donnée. Elle estjolie, n’est-ce pas ? J’ai pris les plus beaux meubles dugrenier ; puis, j’ai fait ces rideaux de calicot, pour que lejour ne m’aveuglât pas… Et tu ne me gênes nullement. Je coucheraiau second étage. Il y a encore trois ou quatre pièces vides.

Mais il restait inquiet.

– Tu es seule ? demanda-t-il.

– Oui. Pourquoi me fais-tu cette question ?

Il ne répondit pas, il murmura d’un air d’ennui :

– J’ai rêvé, je rêve toujours… J’entends des cloches, etc’est cela qui me fatigue.

Au bout d’un silence, il reprit :

– Va fermer la porte, mets les verrous. Je veux que tu soisseule, toute seule.

Quand elle revint, apportant une chaise, s’asseyant à sonchevet, il avait une joie d’enfant, il répétait :

– Maintenant, personne n’entrera. Je n’entendrai plus lescloches… Toi, quand tu parles, cela me repose.

– Veux-tu boire ? demanda-t-elle.

Il fit signe qu’il n’avait pas soif. Il regardait les mainsd’Albine d’un air si surpris, si charmé de les voir, qu’elle enavança une, au bord de l’oreiller, en souriant. Alors, il laissaglisser sa tête, il appuya une joue sur cette petite main fraîche.Il eut un léger rire, il dit :

– Ah ! c’est doux comme de la soie. On dirait qu’ellesouffle de l’air dans mes cheveux… Ne la retire pas, je t’enprie.

Puis, il y eut un long silence. Ils se regardaient avec unegrande amitié. Albine se voyait paisiblement dans les yeux vides duconvalescent. Serge semblait écouter quelque chose de vague que lapetite main fraîche lui confiait.

– Elle est très bonne, ta main, reprit-il. Tu ne peux past’imaginer comme elle me fait du bien… Elle a l’air d’entrer aufond de moi, pour m’enlever les douleurs que j’ai dans les membres.C’est une caresse partout, un soulagement, une guérison.

Il frottait doucement sa joue, il s’animait commeressuscité.

– Dis ? tu ne me donneras rien de mauvais à boire, tune me tourmenteras pas avec toutes sortes de remèdes ?… Tamain me suffit, vois-tu. Je suis venu pour que tu la mettes là,sous ma tête.

– Mon bon Serge, murmura Albine, tu as bien souffert,n’est-ce pas ?

– Souffert ? oui, oui ; mais il y a longtemps…J’ai mal dormi, j’ai eu des rêves épouvantables. Si je pouvais, jete raconterais tout cela.

Il ferma un instant les yeux, il fit un grand effort demémoire.

– Je ne vois que du noir, balbutia-t-il. C’est singulier,j’arrive d’un long voyage. Je ne sais plus même d’où je suis parti.J’avais la fièvre, une fièvre qui galopait dans mes veines commeune bête… C’est cela, je me souviens. Toujours le même cauchemar mefaisait ramper, le long d’un souterrain interminable. À certainesgrosses douleurs, le souterrain, brusquement, se murait ; unamas de cailloux tombait de la voûte, les parois se resserraient,je restais haletant, pris de la rage de vouloir passer outre ;et j’entrais dans l’obstacle, je travaillais des pieds, des poings,du crâne, en désespérant de pouvoir jamais traverser cet éboulementde plus en plus considérable… Puis, souvent, il me suffisait de letoucher du doigt ; tout s’évanouissait, je marchais librement,dans la galerie élargie, n’ayant plus que la lassitude de lacrise.

Albine voulut lui poser la main sur la bouche.

– Non, cela ne me fatigue pas de parler. Tu vois, je teparle à l’oreille. Il me semble que je pense, et que tu m’entends…Le plus drôle, dans mon souterrain, c’est que je n’avais pas lamoindre idée de retourner en arrière ; je m’entêtais, tout enpensant qu’il me faudrait des milliers d’années pour déblayer unseul des éboulements. C’était une tâche fatale, que je devaisaccomplir sous peine des plus grands malheurs. Les genoux meurtris,le front heurtant le roc, je mettais une conscience pleined’angoisse à travailler de toutes mes forces, pour arriver le plusvite possible. Arriver où ?… je ne sais pas, je ne saispas…

Il ferma les yeux, rêvant, cherchant. Puis, il eut une moued’insouciance, il s’abandonna de nouveau sur la main d’Albine, endisant avec un rire :

– Tiens ! c’est bête, je suis un enfant.

Mais la jeune fille, pour voir s’il était bien à elle, toutentier, l’interrogea, le ramena aux souvenirs confus qu’il tentaitd’évoquer. Il ne se rappelait rien, il était réellement dans uneheureuse enfance. Il croyait être né la veille.

– Oh ! je ne suis pas encore fort, dit-il. Vois-tu, leplus loin que je me souvienne, c’était dans un lit qui me brûlaitpartout le corps ; ma tête roulait sur l’oreiller ainsi quesur un brasier ; mes pieds s’usaient l’un contre l’autre, à sefrotter, continuellement… Va ! j’étais bien mal ! Il mesemblait qu’on me changeait le corps, qu’on m’enlevait tout, qu’onme raccommodait comme une mécanique cassée…

Ce mot le fit rire de nouveau. Il reprit :

– Je vais être tout neuf. Ça m’a joliment nettoyé, d’êtremalade… Mais qu’est-ce que tu me demandais ? Non, personnen’était là. Je souffrais tout seul, au fond d’un trou noir.Personne, personne. Et, au delà, il n’y a rien, je ne vois rien… Jesuis ton enfant, veux-tu ? Tu m’apprendras à marcher. Moi, jene vois que toi, maintenant. Ça m’est bien égal, tout ce qui n’estpas toi. Je te dis que je ne me souviens plus. Je suis venu, tum’as pris, c’est tout.

Et il dit encore, apaisé, caressant :

– Ta main est tiède, à présent ; elle est bonne commedu soleil… Ne parlons plus. Je me chauffe.

Dans la grande chambre, un silence frissonnant tombait duplafond bleu. La lampe à esprit-de-vin venait de s’éteindre,laissant la bouilloire jeter un filet de vapeur de plus en plusmince. Albine et Serge, tous deux la tête sur le même oreiller,regardaient les grands rideaux de calicot tirés devant lesfenêtres. Les yeux de Serge surtout allaient là, comme à la sourceblanche de la lumière. Il s’y baignait, ainsi que dans un jourpâli, mesuré à ses forces de convalescent. Il devinait le soleilderrière un coin plus jaune du calicot, ce qui suffisait pour leguérir. Au loin, il écoutait un large roulement defeuillages ; tandis que, à la fenêtre de droite, l’ombreverdâtre d’une haute branche, nettement dessinée, lui donnait lerêve inquiétant de cette forêt qu’il sentait si près de lui.

– Veux-tu que j’ouvre les rideaux ? demanda Albine,trompée par la fixité de son regard.

– Non, non, se hâta-t-il de répondre.

– Il fait beau. Tu aurais le soleil. Tu verrais lesarbres.

– Non, je t’en supplie… Je ne veux rien du dehors. Cettebranche qui est là me fatigue, à remuer, à pousser, comme si elleétait vivante… Laisse ta main, je vais dormir. Il fait tout blanc…C’est bon.

Et il s’endormit candidement, veillé par Albine, qui luisoufflait sur la face, pour rafraîchir son sommeil.

Chapitre 2

 

Le lendemain, le beau temps s’était gâté, il pleuvait. Serge,repris par la fièvre, passa une journée de souffrance, les yeuxfixés désespérément sur les rideaux, d’où ne tombait qu’une lueurde cave, louche, d’un gris de cendre. Il ne devinait plus lesoleil, il cherchait cette ombre dont il avait eu peur, cettebranche haute qui, noyée dans la buée blafarde de l’averse, luisemblait avoir emporté la forêt en s’effaçant. Vers le soir, agitéd’un léger délire, il cria en sanglotant à Albine que le soleilétait mort, qu’il entendait tout le ciel, toute la campagne pleurerla mort du soleil. Elle dut le consoler comme un enfant, luipromettre le soleil, l’assurer qu’il reviendrait, qu’elle le luidonnerait. Mais il plaignait aussi les plantes. Les semencesdevaient souffrir sous le sol, à attendre la lumière ; ellesavaient ses cauchemars, elles rêvaient qu’elles rampaient le longd’un souterrain, arrêtées par des éboulements, luttant furieusementpour arriver au soleil. Et il se mit à pleurer à voix plus basse,disant que l’hiver était une maladie de la terre, qu’il allaitmourir en même temps que la terre, si le printemps ne lesguérissait tous deux.

Pendant trois jours encore, le temps resta affreux. Des ondéescrevaient sur les arbres, dans une lointaine clameur de fleuvedébordé. Des coups de vent roulaient, s’abattaient contre lesfenêtres, avec un acharnement de vagues énormes. Serge avait vouluqu’Albine fermât hermétiquement les volets. La lampe allumée, iln’avait plus le deuil des rideaux blafards, il ne sentait plus legris du ciel entrer par les plus minces fentes, couler jusqu’à lui,ainsi qu’une poussière qui l’enterrait. Il s’abandonnait, les brasamaigris, la tête pâle, d’autant plus faible que la campagne étaitplus malade. À certaines heures de nuages d’encre, lorsque lesarbres tordus craquaient, que la terre laissait traîner ses herbessous l’averse, comme des cheveux de noyée, il perdait jusqu’ausouffle, il trépassait, battu lui-même par l’ouragan. Puis, à lapremière éclaircie, au moindre coin de bleu, entre deux nuées, ilrespirait, il goûtait l’apaisement des feuillages essuyés, dessentiers blanchissants, des champs buvant leur dernière gorgéed’eau. Albine, maintenant, implorait à son tour le soleil ;elle se mettait vingt fois par jour à la fenêtre du palier,interrogeant l’horizon, heureuse des moindres taches blanches,inquiète des masses d’ombre, cuivrées, chargées de grêle, redoutantquelque nuage trop noir qui lui tuerait son cher malade. Elleparlait d’envoyer chercher le docteur Pascal. Mais Serge ne voulaitpersonne. Il disait :

– Demain, il y aura du soleil sur les rideaux, je seraiguéri.

Un soir qu’il était au plus mal, Albine lui donna sa main, pourqu’il y posât la joue. Et, la main ne le soulageant pas, ellepleura de se voir impuissante. Depuis qu’il était retombé dansl’assoupissement de l’hiver, elle ne se sentait plus assez fortepour le tirer à elle seule du cauchemar où il se débattait. Elleavait besoin de la complicité du printemps. Elle-même dépérissait,les bras glacés, l’haleine courte, ne sachant plus lui souffler lavie. Pendant des heures, elle rôdait dans la grande chambreattristée. Quand elle passait devant la glace, elle se voyaitnoire, elle se croyait laide.

Puis, un matin, comme elle relevait les oreillers, sans osertenter encore le charme rompu de ses mains, elle crut retrouver lesourire du premier jour sur les lèvres de Serge, dont elle venaitd’effleurer la nuque, du bout des doigts.

– Ouvre les volets, murmura-t-il.

Elle pensa qu’il parlait dans la fièvre ; car, une heureauparavant, elle n’avait aperçu, de la fenêtre du palier, qu’unciel en deuil.

– Dors, reprit-elle tristement ; je t’ai promis det’éveiller, au premier rayon… Dors encore, le soleil n’est paslà.

– Si, je le sens, le soleil est là… Ouvre les volets.

Chapitre 3

 

Le soleil était là, en effet. Quand Albine eut ouvert lesvolets, derrière les grands rideaux, la bonne lueur jaune chauffade nouveau un coin de la blancheur du linge. Mais ce qui fitasseoir Serge sur son séant, ce fut de revoir l’ombre de labranche, le rameau qui lui annonçait le retour à la vie. Toute lacampagne ressuscitée, avec ses verdures, ses eaux, son large cerclede collines, était là pour lui, dans cette tache verdâtrefrissonnante au moindre souffle. Elle ne l’inquiétait plus. Il ensuivait le balancement, d’un air avide, ayant le besoin des forcesde la sève qu’elle lui annonçait ; tandis que, le soutenantdans ses bras, Albine, heureuse, disait :

– Ah ! mon bon Serge, l’hiver est fini… Nous voilàsauvés.

Il se recoucha, les yeux déjà vifs, la voix plus nette.

– Demain, dit-il, je serai très fort… Tu tireras lesrideaux. Je veux tout voir.

Mais, le lendemain, il fut pris d’une peur d’enfant. Jamais ilne consentit à ce que les fenêtres fussent grandes ouvertes. Ilmurmurait : « Tout à l’heure, plus tard. » Ildemeurait anxieux, il avait l’inquiétude du premier coup de lumièrequ’il recevrait dans les yeux. Le soir arriva, qu’il n’avait puprendre la décision de revoir le soleil en face. Il était resté levisage tourné vers les rideaux, suivant sur la transparence dulinge le matin pâle, l’ardent midi, le crépuscule violâtre, toutesles couleurs, toutes les émotions du ciel. Là, se peignait jusqu’aufrisson que le battement d’ailes d’un oiseau donne à l’air tiède,jusqu’à la joie des odeurs, palpitant dans un rayon. Derrière cevoile, derrière ce rêve attendri de la vie puissante du dehors, ilécoutait monter le printemps. Et même il étouffait un peu, parmoments, lorsque l’afflux du sang nouveau de la terre, malgrél’obstacle des rideaux, arrivait à lui trop rudement.

Et, le matin suivant, il dormait encore, lorsque Albine,brusquant la guérison, lui cria :

– Serge ! Serge ! voici le soleil !

Elle tirait vivement les rideaux, elle ouvrait les fenêtrestoutes larges. Lui, se leva, se mit à genoux sur son lit,suffoquant, défaillant, les mains serrées contre sa poitrine, pourempêcher son cœur de se briser. En face de lui, il avait le grandciel, rien que du bleu, un infini bleu ; il s’y lavait de lasouffrance, il s’y abandonnait, comme dans un bercement léger, il ybuvait de la douceur, de la pureté, de la jeunesse. Seule, labranche dont il avait vu l’ombre, dépassait la fenêtre, tachait lamer bleue d’une verdure vigoureuse ; et c’était déjà là un jettrop fort pour ses délicatesses de malade, qui se blessaient de lasalissure des hirondelles volant à l’horizon. Il naissait. Ilpoussait de petits cris involontaires, noyé de clarté, battu pardes vagues d’air chaud, sentant couler en lui tout un engouffrementde vie. Ses mains se tendirent, et il s’abattit, il retomba surl’oreiller, dans une pâmoison.

Quelle heureuse et tendre journée ! Le soleil entrait àdroite, loin de l’alcôve. Serge, pendant toute la matinée, leregarda s’avancer à petits pas. Il le voyait venir à lui, jaunecomme de l’or, écornant les vieux meubles, s’amusant aux angles,glissant parfois à terre, pareil à un bout d’étoffe déroulé.C’était une marche lente, assurée, une approche d’amoureuse,étirant ses membres blonds, s’allongeant jusqu’à l’alcôve d’unmouvement rythmé, avec une lenteur voluptueuse qui donnait un désirfou de sa possession. Enfin, vers deux heures, la nappe de soleilquitta le dernier fauteuil, monta le long des couvertures, s’étalasur le lit, ainsi qu’une chevelure dénouée. Serge abandonna sesmains amaigries de convalescent à cette caresse ardente ; ilfermait les yeux à demi, il sentait courir sur chacun de ses doigtsdes baisers de feu, il était dans un bain de lumière, dans uneétreinte d’astre. Et comme Albine était là qui se penchait ensouriant :

– Laisse-moi, balbutia-t-il, les yeux complètementfermés ; ne me serre plus si fort… Comment fais-tu donc pourme tenir ainsi, tout entier, entre tes bras ?

Puis, le soleil redescendit du lit, s’en alla à gauche, de sonpas ralenti. Alors, Serge le regarda de nouveau tourner, s’asseoirde siège en siège, avec le regret de ne l’avoir pas retenu sur sapoitrine. Albine était restée au bord des couvertures. Tous deux,un bras passé au cou, virent le ciel pâlir peu à peu. Par moments,un immense frisson semblait le blanchir d’une émotion soudaine. Leslangueurs de Serge s’y promenaient plus à l’aise, y trouvaient desnuances exquises qu’il n’avait jamais soupçonnées. Ce n’était pastout du bleu, mais du bleu rose, du bleu lilas, du bleu jaune, unechair vivante, une vaste nudité immaculée qu’un souffle faisaitbattre comme une poitrine de femme. À chaque nouveau regard, auloin, il avait des surprises, des coins inconnus de l’air, dessourires discrets, des rondeurs adorables, des gazes cachant aufond de paradis entrevus de grands corps superbes de déesses. Et ils’envolait, les membres allégés par la souffrance, au milieu decette soie changeante, dans ce duvet innocent de l’azur ; sessensations flottaient au-dessus de son être défaillant. Le soleilbaissait, le bleu se fondait dans de l’or pur, la chair vivante duciel blondissait encore, se noyait lentement de toutes les teintesde l’ombre. Pas un nuage, un effacement de vierge qui se couche, undéshabillement ne laissant voir qu’une raie de pudeur à l’horizon.Le grand ciel dormait.

– Ah ! le cher bambin ! dit Albine, en regardantSerge qui s’était endormi à son cou, en même temps que le ciel.

Elle le coucha, elle ferma les fenêtres. Mais le lendemain, dèsl’aube, elles étaient ouvertes. Serge ne pouvait plus vivre sans lesoleil. Il prenait des forces, il s’habituait aux bouffées de grandair qui faisaient envoler les rideaux de l’alcôve. Même le bleu,l’éternel bleu commençait à lui paraître fade. Cela le lassaitd’être un cygne, une blancheur, et de nager sans fin sur le laclimpide du ciel. Il en arrivait à souhaiter un vol de nuages noirs,quelque écroulement de nuées qui rompît la monotonie de cettegrande pureté. À mesure que la santé revenait, il avait des besoinsde sensations plus fortes. Maintenant, il passait des heures àregarder la branche verte ; il aurait voulu la voir pousser,la voir s’épanouir, lui jeter des rameaux jusque dans son lit. Ellene lui suffisait plus, elle ne faisait qu’irriter ses désirs, enlui parlant de ces arbres dont il entendait les appels profonds,sans qu’il pût en apercevoir les cimes. C’étaient un chuchotementinfini de feuilles, un bavardage d’eaux courantes, des battementsd’ailes, toute une voix haute, prolongée, vibrante.

– Quand tu pourras te lever, disait Albine, tu t’assoirasdevant la fenêtre… Tu verras le beau jardin !

Il fermait les yeux, il murmurait :

– Oh ! je le vois, je l’écoute… Je sais où sont lesarbres, où sont les eaux, où poussent les violettes.

Puis, il reprenait :

– Mais je le vois mal, je le vois sans lumière… Il faut queje sois très fort pour aller jusqu’à la fenêtre.

D’autres fois, lorsqu’elle le croyait endormi, Albinedisparaissait pendant des heures. Et, lorsqu’elle rentrait, elle letrouvait les yeux luisants de curiosité, dévoré d’impatience. Illui criait :

– D’où viens-tu ?

Et il la prenait par les bras, lui sentait les jupes, lecorsage, les joues.

– Tu sens toutes sortes de bonnes choses… Hein ? tu asmarché sur de l’herbe ?

Elle riait, elle lui montrait ses bottines mouillées derosée.

– Tu viens du jardin ! tu viens du jardin !répétait-il, ravi. Je le savais. Quand tu es entrée, tu avais l’aird’une grande fleur… Tu m’apportes tout le jardin dans ta robe.

Il la gardait auprès de lui, la respirant comme un bouquet. Ellerevenait parfois avec des ronces, des feuilles, des bouts de boisaccrochés à ses vêtements. Alors, il enlevait ces choses, il lescachait sous son oreiller, ainsi que des reliques. Un jour, ellelui apporta une touffe de roses. Il fut si saisi, qu’il se mit àpleurer. Il baisait les fleurs, il les couchait avec lui, entre sesbras. Mais, lorsqu’elles se fanèrent, cela lui causa un telchagrin, qu’il défendit à Albine d’en cueillir d’autres. Il lapréférait, elle, aussi fraîche, aussi embaumée ; et elle ne sefanait pas, elle gardait toujours l’odeur de ses mains, l’odeur deses cheveux, l’odeur de ses joues. Il finit par l’envoyer lui-mêmeau jardin, en lui recommandant de ne pas remonter avant uneheure.

– Vois-tu, comme cela, disait-il, j’ai du soleil, j’ai del’air, j’ai des roses, jusqu’au lendemain.

Souvent, en la voyant rentrer, essoufflée, il la questionnait.Quelle allée avait-elle prise ? S’était-elle enfoncée sous lesarbres, ou avait-elle suivi le bord des prés ? Avait-elle vudes nids ? S’était-elle assise, derrière un églantier, ou sousun chêne, ou à l’ombre d’un bouquet de peupliers ? Puis,lorsqu’elle répondait, lorsqu’elle tâchait de lui expliquer lejardin, il lui mettait la main sur la bouche.

– Non, non, tais-toi, murmurait-il. J’ai tort. Je ne veuxpas savoir… J’aime mieux voir moi-même.

Et il retombait dans le rêve caressé de ces verdures qu’ilsentait près de lui, à deux pas. Pendant plusieurs jours, il nevécut que de ce rêve. Les premiers temps, disait-il, il avait vu lejardin plus nettement. À mesure qu’il prenait des forces, son rêvese troublait sous l’afflux du sang qui chauffait ses veines. Ilavait des incertitudes croissantes. Il ne pouvait plus dire si lesarbres étaient à droite, si les eaux coulaient au fond, si degrandes roches ne s’entassaient pas sous les fenêtres. Il encausait tout seul, très bas. Sur les moindres indices, ilétablissait des plans merveilleux qu’un chant d’oiseau, uncraquement de branche, un parfum de fleur, lui faisaient modifier,pour planter là un massif de lilas, pour remplacer plus loin unepelouse par des plates-bandes. À chaque heure, il dessinait unnouveau jardin, aux grands rires d’Albine, qui répétait,lorsqu’elle le surprenait :

– Ce n’est pas ça, je t’assure. Tu ne peux pas t’imaginer.C’est plus beau que tout ce que tu as vu de beau… Ne te casse doncpas la tête. Le jardin est à moi, je te le donnerai. Va, il ne s’enira pas.

Serge, qui avait déjà eu peur de la lumière, éprouva uneinquiétude, lorsqu’il se trouva assez fort pour aller s’accouder àla fenêtre. Il disait de nouveau : « Demain, »chaque soir. Il se tournait vers la ruelle, frissonnant, lorsqueAlbine rentrait et lui criait qu’elle sentait l’aubépine, qu’elles’était griffé les mains en se creusant un trou dans une haie pourlui apporter toute l’odeur. Un matin, elle dut le prendrebrusquement entre les bras. Elle le porta presque à la fenêtre, lesoutint, le força à voir.

– Es-tu poltron ! disait-elle avec son beau riresonore.

Et elle agitait une de ses mains à tous les points de l’horizon,en répétant d’un air de triomphe, plein de promessestendres :

– Le Paradou ! le Paradou !

Serge, sans voix, regardait.

Chapitre 4

 

Une mer de verdure, en face, à droite, à gauche, partout. Unemer roulant sa houle de feuilles jusqu’à l’horizon, sans l’obstacled’une maison, d’un pan de muraille, d’une route poudreuse. Une merdéserte, vierge, sacrée, étalant sa douceur sauvage dansl’innocence de la solitude. Le soleil seul entrait là, se vautraiten nappe d’or sur les prés, enfilait les allées de la courseéchappée de ses rayons, laissait pendre à travers les arbres sesfins cheveux flambants, buvait aux sources d’une lèvre blonde quitrempait l’eau d’un frisson. Sous ce poudroiement de flammes, legrand jardin vivait avec une extravagance de bête heureuse, lâchéeau bout du monde, loin de tout, libre de tout. C’était une débauchetelle de feuillages, une marée d’herbes si débordante, qu’il étaitcomme dérobé d’un bout à l’autre, inondé, noyé. Rien que des pentesvertes, des tiges ayant des jaillissements de fontaine, des massesmoutonnantes, des rideaux de forêts hermétiquement tirés, desmanteaux de plantes grimpantes traînant à terre, des volées derameaux gigantesques s’abattant de tous côtés.

À peine pouvait-on, à la longue, reconnaître sous cetenvahissement formidable de la sève l’ancien dessin du Paradou. Enface, dans une sorte de cirque immense, devait se trouver leparterre, avec ses bassins effondrés, ses rampes rompues, sesescaliers déjetés, ses statues renversées dont on apercevait lesblancheurs au fond des gazons noirs. Plus loin, derrière la lignebleue d’une nappe d’eau, s’étalait un fouillis d’arbresfruitiers ; plus loin encore, une haute futaie enfonçait sesdessous violâtres, rayés de lumière, une forêt redevenue vierge,dont les cimes se mamelonnaient sans fin, tachées du vert-jaune, duvert pâle, du vert puissant de toutes les essences. À droite, laforêt escaladait des hauteurs, plantait des petits bois de pins, semourait en broussailles maigres, tandis que des roches nuesentassaient une rampe énorme, un écroulement de montagne barrantl’horizon ; des végétations ardentes y fendaient le sol,plantes monstrueuses immobiles dans la chaleur comme des reptilesassoupis ; un filet d’argent, un éclaboussement quiressemblait de loin à une poussière de perles, y indiquait unechute d’eau, la source de ces eaux calmes qui longeaient siindolemment le parterre. À gauche enfin, la rivière coulait aumilieu d’une vaste prairie, où elle se séparait en quatreruisseaux, dont on suivait les caprices sous les roseaux, entre lessaules, derrière les grands arbres ; à perte de vue, despièces d’herbage élargissaient la fraîcheur des terrains bas, unpaysage lavé d’une buée bleuâtre, une éclaircie de jour se fondantpeu à peu dans le bleu verdi du couchant. Le Paradou, le parterre,la forêt, les roches, les eaux, les prés, tenaient toute la largeurdu ciel.

– Le Paradou ! balbutia Serge ouvrant les bras commepour serrer le jardin tout entier contre sa poitrine.

Il chancelait. Albine dut l’asseoir dans un fauteuil. Là, ilresta deux heures sans parler. Le menton sur les mains, ilregardait. Par moments, ses paupières battaient, une rougeurmontait à ses joues. Il regardait lentement, avec des étonnementsprofonds. C’était trop vaste, trop complexe, trop fort.

– Je ne vois pas, je ne comprends pas, cria-t-il en tendantses mains à Albine, avec un geste de suprême fatigue.

La jeune fille alors s’appuya au dossier du fauteuil. Elle luiprit la tête, le força à regarder de nouveau. Elle lui disait àdemi-voix :

– C’est à nous. Personne ne viendra. Quand tu seras guéri,nous nous promènerons. Nous aurons de quoi marcher toute notre vie.Nous irons où tu voudras… Où veux-tu aller ?

Il souriait, il murmurait :

– Oh ! pas loin. Le premier jour, à deux pas de laporte. Vois-tu, je tomberais… Tiens, j’irai là, sous cet arbre,près de la fenêtre.

Elle reprit doucement :

– Veux-tu aller dans le parterre ? Tu verras lesbuissons de roses, les grandes fleurs qui ont tout mangé, jusqu’auxanciennes allées qu’elles plantent de leurs bouquets… Aimes-tumieux le verger où je ne puis entrer qu’à plat ventre, tant lesbranches craquent sous les fruits ?… Nous irons plus loinencore, si tu te sens des forces. Nous irons jusqu’à la forêt, dansdes trous d’ombre, très loin, si loin que nous coucherons dehors,lorsque la nuit viendra nous surprendre… Ou bien, un matin, nousmonterons là-haut, sur ces rochers. Tu verras des plantes qui mefont peur. Tu verras les sources, une pluie d’eau, et nous nousamuserons à en recevoir la poussière sur la figure… Mais si tupréfères marcher le long des haies, au bord d’un ruisseau, ilfaudra prendre par les prairies. On est bien sous les saules, lesoir, au coucher du soleil. On s’allonge dans l’herbe, on regardeles petites grenouilles vertes sauter sur les brins de jonc.

– Non, non, dit Serge, tu me lasses, je ne veux pas voir siloin… Je ferai deux pas. Ce sera beaucoup.

– Et moi-même, continua-t-elle, je n’ai encore pu allerpartout. Il y a bien des coins que j’ignore. Depuis des années queje me promène, je sens des trous inconnus autour de moi, desendroits où l’ombre doit être plus fraîche, l’herbe plus molle…Écoute, je me suis toujours imaginé qu’il y en avait un surtout oùje voudrais vivre à jamais. Il est certainement quelque part ;j’ai dû passer à côté, ou peut-être se cache-t-il si loin, que jene suis pas allée jusqu’à lui, dans mes courses continuelles…N’est-ce pas ? Serge, nous le chercherons ensemble, nous yvivrons.

– Non, non, tais-toi, balbutia le jeune homme. Je necomprends pas ce que tu me dis. Tu me fais mourir.

Elle le laissa un instant pleurer dans ses bras, inquiète,désolée de ne pas trouver les paroles qui devaient le calmer.

– Le Paradou n’est donc pas aussi beau que tu l’avaisrêvé ? demanda-t-elle encore.

Il dégagea sa face, il répondit :

– Je ne sais plus. C’était tout petit, et voilà que çagrandit toujours… Emporte-moi, cache-moi.

Elle le ramena à son lit, le tranquillisant comme un enfant, leberçant d’un mensonge.

– Eh bien ! non, ce n’est pas vrai, il n’y a pas dejardin. C’est une histoire que je t’ai contée. Dors tranquille.

Chapitre 5

 

Chaque jour, elle le fit ainsi asseoir devant la fenêtre, auxheures fraîches. Il commençait à hasarder quelques pas, ens’appuyant aux meubles. Ses joues avaient des lueurs roses, sesmains perdaient leur transparence de cire. Mais, dans cetteconvalescence, il fut pris d’une stupeur des sens qui le ramena àla vie végétative d’un pauvre être né de la ville. Il n’étaitqu’une plante, ayant la seule impression de l’air où il baignait.Il restait replié sur lui-même, encore trop pauvre de sang pour sedépenser au-dehors, tenant au sol, laissant boire toute la sève àson corps. C’était une seconde conception, une lente éclosion, dansl’œuf chaud du printemps. Albine, qui se souvenait de certainesparoles du docteur Pascal, éprouvait un grand effroi, à le voirdemeurer ainsi, petit garçon, innocent, hébété. Elle avait entenduconter que certaines maladies laissaient derrière elles la foliepour guérison. Et elle s’oubliait des heures à le regarder,s’ingéniant comme les mères à lui sourire, pour le faire sourire.Il ne riait pas encore. Quand elle lui passait la main devant lesyeux, il ne voyait pas, il ne suivait pas cette ombre. À peine,lorsqu’elle lui parlait, tournait-il légèrement la tête du côté dubruit. Elle n’avait qu’une consolation : il poussaitsuperbement, il était un bel enfant.

Alors, pendant une semaine, ce furent des soins délicats. Ellepatientait, attendant qu’il grandît. À mesure qu’elle constataitcertains éveils, elle se rassurait, elle pensait que l’âge enferait un homme. C’étaient de légers tressaillements, lorsqu’ellele touchait. Puis, un soir, il eut un faible rire. Le lendemain,après l’avoir assis devant la fenêtre, elle descendit dans lejardin, où elle se mit à courir et à l’appeler. Elle disparaissaitsous les arbres, traversait des nappes de soleil, revenait,essoufflée, tapant des mains. Lui, les yeux vacillants, ne la vitpoint d’abord. Mais, comme elle reprenait sa course, jouant denouveau à cache-cache, surgissant derrière chaque buisson, en luijetant un cri, il finit par suivre du regard la tache blanche de sajupe. Et quand elle se planta brusquement sous la fenêtre, la facelevée, il tendit les bras, il fit mine de vouloir aller à elle.Elle remonta, l’embrassa, toute fière.

– Ah ! tu m’as vue, tu m’as vue ! criait-elle. Tuveux bien venir dans le jardin avec moi, n’est-ce pas ?… Si tusavais comme tu me désoles, depuis quelques jours, à faire la bête,à ne pas me voir, à ne pas m’entendre !

Il semblait l’écouter, avec une légère souffrance qui lui pliaitle cou, d’un mouvement peureux.

– Tu vas mieux, pourtant, continuait-elle. Te voilà assezfort pour descendre, quand tu voudras… Pourquoi ne me dis-tu plusrien ? Tu as donc perdu ta langue ? Ah ! quelmarmot ! Vous verrez qu’il me faudra lui apprendre àparler !

Et, en effet, elle s’amusa à lui nommer les objets qu’iltouchait. Il n’avait qu’un balbutiement, il redoublait lessyllabes, ne prononçant aucun mot avec netteté. Cependant, ellecommençait à le promener dans la chambre. Elle le soutenait, lemenait du lit à la fenêtre. C’était un grand voyage. Il manquait detomber deux ou trois fois en route, ce qui la faisait rire. Unjour, il s’assit par terre, et elle eut toutes les peines du mondeà le relever. Puis, elle lui fit entreprendre le tour de la pièce,en l’asseyant sur le canapé, les fauteuils, les chaises, tour de cepetit monde, qui demandait une bonne heure. Enfin, il put risquerquelques pas tout seul. Elle se mettait devant lui, les mainsouvertes, reculait en l’appelant, de façon à ce qu’il traversât lachambre pour retrouver l’appui de ses bras. Quand il boudait, qu’ilrefusait de marcher, elle ôtait son peigne qu’elle lui tendaitcomme un joujou. Alors, il venait le prendre, et il restaittranquille, dans un coin, à jouer pendant des heures avec lepeigne, à l’aide duquel il grattait doucement ses mains.

Un matin, Albine trouva Serge debout. Il avait déjà réussi àouvrir un volet. Il s’essayait à marcher, sans s’appuyer auxmeubles.

– Voyez-vous, le gaillard ! dit-elle gaiement. Demain,il sautera par la fenêtre, si on le laisse faire… Nous sommes donctout à fait solide, maintenant ?

Serge répondit par un rire de puérilité. Ses membres avaitrepris la santé de l’adolescence, sans que des sensations plusconscientes se fussent éveillées en lui. Il restait des après-midientiers en face du Paradou, avec sa moue d’enfant qui ne voit quedu blanc, qui n’entend que le frisson des bruits. Il gardait sesignorances de gamin, son toucher si innocent encore, qu’il ne luipermettait pas de distinguer la robe d’Albine de l’étoffe des vieuxfauteuils. Et c’était toujours un émerveillement d’yeux grandsouverts qui ne comprennent pas, une hésitation de gestes ne sachantpoint aller où ils veulent, un commencement d’existence, purementinstinctif, en dehors de la connaissance du milieu. L’homme n’étaitpas né.

– Bien, bien, fais la bête, murmura Albine. Nous allonsvoir.

Elle ôta son peigne, elle le lui présenta.

– Veux-tu mon peigne, dit-elle. Viens le chercher.

Puis, quand elle l’eut fait sortir de la chambre, en reculant,elle lui passa un bras à la taille, elle le soutint, à chaquemarche. Elle l’amusait, tout en remettant son peigne, luichatouillait le cou du bout de ses cheveux, ce qui l’empêchait decomprendre qu’il descendait. Mais, en bas, avant qu’elle eût ouvertla porte, il eut peur, dans les ténèbres du corridor.

– Regarde donc ! cria-t-elle.

Et elle poussa la porte toute grande.

Ce fut une aurore soudaine, un rideau d’ombre tiré brusquement,laissant voir le jour dans sa gaieté matinale. Le parc s’ouvrait,s’étendait, d’une limpidité verte, frais et profond comme unesource. Serge, charmé, restait sur le seuil, avec le désir hésitantde tâter du pied ce lac de lumière.

– On dirait que tu as peur de te mouiller, dit Albine. Va,la terre est solide.

Il avait hasardé un pas, surpris de la résistance douce dusable. Ce premier contact de la terre lui donnait une secousse, unredressement de vie, qui le planta un instant debout, grandissant,soupirant.

– Allons, du courage, répéta Albine. Tu sais que tu m’aspromis de faire cinq pas. Nous allons jusqu’à ce mûrier qui estsous la fenêtre… Là, tu te reposeras.

Il mit un quart d’heure pour faire les cinq pas. À chaqueeffort, il s’arrêtait comme s’il lui avait fallu arracher lesracines qui le tenaient au sol. La jeune fille, qui le poussait,lui dit encore en riant :

– Tu as l’air d’un arbre qui marche.

Et elle l’adossa contre le mûrier, dans la pluie de soleiltombant des branches. Puis, elle le laissa, elle s’en alla d’unbond, en lui criant de ne pas bouger. Serge, les mains pendantes,tournait lentement la tête, en face du parc. C’était une enfance.Les verdures pâles se noyaient d’un lait de jeunesse, baignaientdans une clarté blonde. Les arbres restaient puérils, les fleursavaient des chairs de bambin, les eaux étaient bleues d’un bleunaïf de beaux yeux grands ouverts. Il y avait, jusque sous chaquefeuille, un réveil adorable.

Serge s’était arrêté à une trouée jaune qu’une large alléefaisait devant lui, au milieu d’une masse épaisse defeuillage ; tout au bout, au levant, des prairies trempéesd’or semblaient le champ de lumière où descendait le soleil ;et il attendait que le matin prît cette allée pour couler jusqu’àlui. Il le sentait venir dans un souffle tiède, très faibled’abord, à peine effleurant sa peau, puis s’enflant peu à peu, sivif, qu’il en tressaillait tout entier. Il le goûtait venir, d’unesaveur de plus en plus nette, lui apportant l’amertume saine dugrand air, mettant à ses lèvres le régal des aromates sucrés, desfruits acides, des bois laiteux. Il le respirait venir avec lesparfums qu’il cueillait dans sa course, l’odeur de la terre,l’odeur des bois ombreux, l’odeur des plantes chaudes, l’odeur desbêtes vivantes, tout un bouquet d’odeurs, dont la violence allaitjusqu’au vertige. Il l’entendait venir, du vol léger d’un oiseau,rasant l’herbe, tirant du silence le jardin entier, donnant desvoix à ce qu’il touchait, lui faisant sonner aux oreilles lamusique des choses et des êtres. Il le voyait venir, du fond del’allée, des prairies trempées d’or, l’air rose, si gai, qu’iléclairait son chemin d’un sourire, au loin gros comme une tache dejour, devenu en quelques bonds la splendeur même du soleil. Et lematin vint battre le mûrier contre lequel Serge s’adossait. Sergenaquit dans l’enfance du matin.

– Serge ! Serge, cria la voix d’Albine, perduederrière les hauts buissons du parterre. N’aie pas peur, je suislà.

Mais Serge n’avait plus peur. Il naissait dans le soleil, dansce bain pur de lumière qui l’inondait. Il naissait à vingt-cinqans, les sens brusquement ouverts, ravi du grand ciel, de la terreheureuse, du prodige de l’horizon étalé autour de lui. Ce jardin,qu’il ignorait la veille, était une jouissance extraordinaire. Toutl’emplissait d’extase, jusqu’aux brins d’herbe, jusqu’aux pierresdes allées, jusqu’aux haleines qu’il ne voyait pas et qui luipassaient sur les joues. Son corps entier entrait dans lapossession de ce bout de nature, l’embrassait de ses membres ;ses lèvres le buvaient, ses narines le respiraient ; ill’emportait dans ses oreilles, il le cachait au fond de ses yeux.C’était à lui. Les roses du parterre, les branches hautes de lafutaie, les rochers sonores de la chute des sources, les prés où lesoleil plantait ses épis de lumière, étaient à lui. Puis, il fermales yeux, il se donna la volupté de les rouvrir lentement, pouravoir l’éblouissement d’un second réveil.

– Les oiseaux ont mangé toutes les fraises, dit Albine, quiaccourait, désolée. Tiens, je n’ai pu trouver que ces deux-là.

Mais elle s’arrêta, à quelques pas, regardant Serge avec unétonnement ravi, frappée au cœur.

– Comme tu es beau ! cria-t-elle.

Et elle s’approcha davantage ; elle resta là, noyée en lui,murmurant :

– Jamais je ne t’avais vu.

Il avait certainement grandi. Vêtu d’un vêtement lâche, il étaitplanté droit, un peu mince encore, les membres fins, la poitrinecarrée, les épaules rondes. Son cou blanc, taché de brun à lanuque, tournait librement, renversait légèrement la tête enarrière. La santé, la force, la puissance, étaient sur sa face. Ilne souriait pas, il était au repos, avec une bouche grave et douce,des joues fermes, un nez grand, des yeux gris, très clairs,souverains. Ses longs cheveux, qui lui cachaient tout le crâne,retombaient sur ses épaules en boucles noires ; tandis que sabarbe, légère, frisait à sa lèvre et à son menton laissant voir leblanc de la peau.

– Tu es beau, tu es beau ! répétait Albine, lentementaccroupie devant lui, levant des regards caressants. Mais pourquoime boudes-tu, maintenant ? Pourquoi ne me dis-turien ?

Lui, sans répondre, demeurait debout. Il avait les yeux au loin,il ne voyait pas cette enfant à ses pieds. Il parla seul. Il dit,dans le soleil :

– Que la lumière est bonne !

Et l’on eût dit que cette parole était une vibration même dusoleil.

Elle tomba, à peine murmurée, comme un souffle musical, unfrisson de la chaleur et de la vie. Il y avait quelques jours déjàqu’Albine n’avait plus entendu la voix de Serge. Elle laretrouvait, ainsi que lui, changée. Il lui sembla qu’elles’élargissait dans le parc avec plus de douceur que la phrase desoiseaux, plus d’autorité que le vent courbant les branches. Elleétait reine, elle commandait. Tout le jardin l’entendit, bienqu’elle eût passé comme une haleine, et tout le jardin tressaillitde l’allégresse qu’elle lui apportait.

– Parle-moi, implora Albine. Tu ne m’as jamais parlé ainsi.En haut, dans la chambre, quand tu n’étais pas encore muet, tucausais avec un babillage d’enfant… D’où vient donc que je nereconnais plus ta voix ? Tout à l’heure, j’ai cru que ta voixdescendait des arbres, qu’elle m’arrivait du jardin entier, qu’elleétait un de ces soupirs profonds qui me troublaient la nuit, avantta venue… Écoute, tout se tait pour t’entendre parler encore.

Mais il continuait à ne pas la savoir là. Et elle se faisaitplus tendre.

– Non, ne parle pas, si cela te fatigue. Assois-toi à moncôté. Nous resterons sur ce gazon, jusqu’à ce que le soleil tourne…Et, regarde, j’ai trouvé deux fraises. J’ai eu bien de la peine,va ! Les oiseaux mangent tout. Il y en a une pour toi, lesdeux si tu veux ; ou bien nous les partagerons, pour goûter àchacune… Tu me diras merci, et je t’entendrai.

Il ne voulut pas s’asseoir, il refusa les fraises qu’Albine jetaavec dépit. Elle-même n’ouvrit plus les lèvres. Elle l’auraitpréféré malade, comme aux premiers jours, lorsqu’elle lui donnaitsa main pour oreiller et qu’elle le sentait renaître sous lesouffle dont elle lui rafraîchissait le visage. Elle maudissait lasanté, qui maintenant le dressait dans la lumière pareil à un jeunedieu indifférent. Allait-il donc rester ainsi, sans regard pourelle ? Ne guérirait-il pas davantage, jusqu’à la voir et àl’aimer ? Et elle rêvait de redevenir sa guérison, d’acheverpar la seule puissance de ses petites mains cette cure de secondejeunesse. Elle voyait bien qu’une flamme manquait au fond de sesyeux gris, qu’il avait une beauté pâle, semblable à celle desstatues tombées dans les orties du parterre. Alors, elle se leva,elle vint le reprendre à la taille, lui soufflant sur la nuque pourl’animer. Mais, ce matin-là, Serge n’eut pas même la sensation decette haleine qui soulevait sa barbe soyeuse. Le soleil avaittourné, il fallut rentrer. Dans la chambre, Albine pleura.

À partir de cette matinée, tous les jours, le convalescent fitune courte promenade dans le jardin. Il dépassa le mûrier, il allajusqu’au bord de la terrasse, devant le large escalier dont lesmarches rompues descendaient au parterre. Il s’habituait au grandair, chaque bain de soleil l’épanouissait. Un jeune marronnier,poussé d’une graine tombée, entre deux pierres de la balustrade,crevait la résine de ses bourgeons, déployait ses éventails defeuilles avec moins de vigueur que lui. Même un jour, il avaitvoulu descendre l’escalier ; mais, trahi par ses forces, ils’était assis sur une marche, parmi des pariétaires grandies dansles fentes des dalles. En bas, à gauche, il apercevait un petitbois de roses. C’était là qu’il rêvait d’aller.

– Attends encore, disait Albine. Le parfum des roses esttrop fort pour toi. Je n’ai jamais pu m’asseoir sous les rosiers,sans me sentir toute lasse, la tête perdue, avec une envie trèsdouce de pleurer… Va, je te mènerai sous les rosiers, et jepleurerai, car tu me rends bien triste.

Chapitre 6

 

Un matin enfin, elle put le soutenir jusqu’au bas de l’escalier,foulant l’herbe du pied devant lui, lui frayant un chemin au milieudes églantiers qui barraient les dernières marches de leurs brassouples. Puis, lentement, ils s’en allèrent dans le bois de roses.C’était un bois, avec des futaies de hauts rosiers à tige, quiélargissaient des bouquets de feuillage grands comme des arbres,avec des rosiers en buissons, énormes, pareils à des taillisimpénétrables de jeunes chênes. Jadis, il y avait eu là, la plusadmirable collection de plants qu’on pût voir. Mais, depuisl’abandon du parterre, tout avait poussé à l’aventure, la forêtvierge s’était bâtie, la forêt de roses, envahissant les sentiers,se noyant dans les rejets sauvages, mêlant les variétés à ce pointque des roses de toutes les odeurs et de tous les éclats semblaients’épanouir sur les mêmes pieds. Des rosiers qui rampaient faisaientà terre des tapis de mousse, tandis que des rosiers grimpantss’attachaient à d’autres rosiers, ainsi que des lierres dévorants,montaient en fusées de verdure, laissaient retomber, au moindresouffle, la pluie de leurs fleurs effeuillées. Et des alléesnaturelles s’étaient tracées au milieu du bois, d’étroits sentiers,de larges avenues, d’adorables chemins couverts, où l’on marchait àl’ombre, dans le parfum. On arrivait ainsi à des carrefours, à desclairières, sous des berceaux de petites roses rouges, entre desmurs tapissés de petites roses jaunes. Certains coins de soleilluisaient comme des étoffes de soie verte brochées de tachesvoyantes ; certains coins d’ombre avaient des recueillementsd’alcôve, une senteur d’amour, une tiédeur de bouquet pâmé auxseins d’une femme. Les rosiers avaient des voix chuchotantes. Lesrosiers étaient pleins de nids qui chantaient.

– Prenons garde de nous perdre, dit Albine en s’engageantdans le bois. Je me suis perdue, une fois. Le soleil était couché,quand j’ai pu me débarrasser des rosiers qui me retenaient par lesjupes, à chaque pas.

Mais ils marchaient à peine depuis quelques minutes, lorsqueSerge, brisé de fatigue, voulut s’asseoir. Il se coucha, ils’endormit d’un sommeil profond. Albine, assise à côté de lui,resta songeuse. C’était au débouché d’un sentier, au bord d’uneclairière. Le sentier s’enfonçait très loin, rayé de coups desoleil, s’ouvrant à l’autre bout sur le ciel, par une étroiteouverture ronde et bleue. D’autres petits chemins creusaient desimpasses de verdure. La clairière était faite de grands rosiersétagés, montant avec une débauche de branches, un fouillis delianes épineuses tels, que des nappes épaisses de feuillages’accrochaient en l’air, restaient suspendues, tendaient d’unarbuste à l’autre les pans d’une tente volante. On ne voyait, entreces lambeaux découpés comme de la fine guipure, que des trous dejour imperceptibles, un crible d’azur laissant passer la lumière enune impalpable poussière de soleil. Et de la voûte, ainsi que desgirandoles, pendaient des échappées de branches, de grosses touffestenues par le fil vert d’une tige, des brassées de fleursdescendant jusqu’à terre, le long de quelque déchirure du plafond,qui traînait, pareille à un coin de rideau arraché.

Cependant, Albine regardait Serge dormir. Elle ne l’avait pointencore vu dans un tel accablement des membres, les mains ouvertessur le gazon, la face morte. Il était ainsi mort pour elle, ellepensait qu’elle pouvait le baiser au visage, sans qu’il sentît mêmeson baiser. Et, triste, distraite, elle occupait ses mains oisivesà effeuiller les roses qu’elle trouvait à sa portée. Au-dessus desa tête, une gerbe énorme retombait, effleurant ses cheveux,mettant des roses à son chignon, à ses oreilles, à sa nuque, luijetant aux épaules un manteau de roses. Plus haut, sous ses doigts,les roses pleuvaient, de larges pétales tendres, ayant la rondeurexquise, la pureté à peine rougissante d’un sein de vierge. Lesroses, comme une tombée de neige vivante, cachaient déjà ses piedsrepliés dans l’herbe. Les roses montaient à ses genoux, couvraientsa jupe, la noyaient jusqu’à la taille ; tandis que troisfeuilles de rose égarées, envolées sur son corsage, à la naissancede la gorge, semblaient mettre là trois bouts de sa nuditéadorable.

– Oh ! le paresseux ! murmura-t-elle, prised’ennui, ramassant deux poignées de roses et les jetant sur la facede Serge pour le réveiller.

Il resta appesanti, avec des roses qui lui bouchaient les yeuxet la bouche. Cela fit rire Albine. Elle se pencha. Elle lui baisade tout son cœur les deux yeux, elle lui baisa la bouche, soufflantses baisers pour faire envoler les roses ; mais les roses luirestaient aux lèvres, et elle eut un rire plus sonore, tout amuséepar cette caresse dans les fleurs.

Serge s’était soulevé lentement. Il la regardait, frappéd’étonnement, comme effrayé de la trouver là. Il luidemanda :

– Qui es-tu, d’où viens-tu, que fais-tu à moncôté ?

Elle, souriait toujours, ravie de le voir ainsi s’éveiller.Alors, il parut se souvenir, il reprit, avec un geste de confianceheureuse :

– Je sais, tu es mon amour, tu viens de ma chair, tuattends que je te prenne entre mes bras, pour que nous ne fassionsplus qu’un… Je rêvais de toi. Tu étais dans ma poitrine, et je tedonnais mon sang, mes muscles, mes os. Je ne souffrais pas. Tu meprenais la moitié de mon cœur, si doucement, que c’était en moi unevolupté de me partager ainsi. Je cherchais ce que j’avais demeilleur, ce que j’avais de plus beau, pour te l’abandonner. Tuaurais tout emporté, que je t’aurais dit merci… Et je me suisréveillé, quand tu es sortie de moi. Tu es sortie par mes yeux etpar ma bouche, je l’ai bien senti. Tu étais toute tiède, touteparfumée, si caressante que c’est le frisson même de ton corps quim’a mis sur mon séant.

Albine, en extase, l’écoutait parler. Enfin, il la voyait ;enfin, il achevait de naître, il guérissait. Elle le supplia decontinuer, les mains tendues :

– Comment ai-je fait pour vivre sans toi ?murmura-t-il. Mais je ne vivais pas, j’étais pareil à une bêteensommeillée… Et te voilà à moi, maintenant ! Et tu n’es autreque moi-même ! Écoute, il faut ne jamais me quitter ; cartu es mon souffle, tu emporterais ma vie. Nous resterons en nous.Tu seras dans ma chair, comme je serai dans la tienne. Si jet’abandonnais un jour, que je sois maudit, que mon corps se sècheainsi qu’une herbe inutile et mauvaise !

Il lui prit les mains, en répétant d’une voix frémissanted’admiration :

– Comme tu es belle !

Albine, dans la poussière du soleil qui tombait, avait une chairde lait, à peine dorée d’un reflet de jour. La pluie de roses,autour d’elle, sur elle, la noyait dans du rose. Ses cheveuxblonds, que son peigne attachait mal, la coiffaient d’un astre àson coucher, lui couvrant la nuque du désordre de ses dernièresmèches flambantes. Elle portait une robe blanche, qui la laissaitnue, tant elle était vivante sur elle, tant elle découvrait sesbras, sa gorge, ses genoux. Elle montrait sa peau innocente,épanouie sans honte ainsi qu’une fleur, musquée d’une odeur propre.Elle s’allongeait, point trop grande, souple comme un serpent, avecdes rondeurs molles, des élargissements de lignes voluptueux, touteune grâce de corps naissant, encore baigné d’enfance, déjà renfléde puberté. Sa face longue, au front étroit, à la bouche un peuforte, riait de toute la vie tendre de ses yeux bleus. Et elleétait sérieuse pourtant, les joues simples, le menton gras, aussinaturellement belle que les arbres sont beaux.

– Et que je t’aime ! dit Serge, en l’attirant àlui.

Ils restèrent l’un à l’autre, dans leurs bras. Ils ne sebaisaient point, ils s’étaient pris par la taille, mettant la jouecontre la joue, unis, muets, charmés de n’être plus qu’un. Autourd’eux, les rosiers fleurissaient. C’était une floraison folle,amoureuse, pleine de rires rouges, de rires roses, de rires blancs.Les fleurs vivantes s’ouvraient comme des nudités, comme descorsages laissant voir les trésors des poitrines. Il y avait là desroses jaunes effeuillant des peaux dorées de filles barbares, desroses paille, des roses citron, des roses couleur de soleil, toutesles nuances des nuques ambrées par les cieux ardents. Puis, leschairs s’attendrissaient, les roses thé prenaient des moiteursadorables, étalaient des pudeurs cachées, des coins de corps qu’onne montre pas, d’une finesse de soie, légèrement bleuis par leréseau des veines. La vie rieuse du rose s’épanouissaitensuite : le blanc rose, à peine teinté d’une pointe de laque,neige d’un pied de vierge qui tâte l’eau d’une source ; lerose pâle, plus discret que la blancheur chaude d’un genou entrevu,que la lueur dont un jeune bras éclaire une large manche ; lerose franc, du sang sous du satin, des épaules nues, des hanchesnues, tout le nu de la femme, caressé de lumière ; le rosevif, fleurs en boutons de la gorge, fleurs à demi ouvertes deslèvres, soufflant le parfum d’une haleine tiède. Et les rosiersgrimpants, les grands rosiers à pluie de fleurs blanches,habillaient tous ces roses, toutes ces chairs, de la dentelle deleurs grappes, de l’innocence de leur mousseline légère ;tandis que, çà et là, des roses lie-de-vin, presque noires,saignantes, trouaient cette pureté d’épousée d’une blessure depassion. Noces du bois odorant, menant les virginités de mai auxfécondités de juillet et d’août ; premier baiser ignorant,cueilli comme un bouquet, au matin du mariage. Jusque dans l’herbe,des roses mousseuses, avec leurs robes montantes de laine verte,attendaient l’amour. Le long du sentier, rayé de coups de soleil,des fleurs rôdaient, des visages s’avançaient, appelant les ventslégers au passage. Sous la tente déployée de la clairière, tous lessourires luisaient. Pas un épanouissement ne se ressemblait. Lesroses avaient leurs façons d’aimer. Les unes ne consentaient qu’àentrebâiller leur bouton, très timides, le cœur rougissant, pendantque d’autres, le corset délacé, pantelantes, grandes ouvertes,semblaient chiffonnées, folles de leur corps au point d’en mourir.Il y en avait de petites, alertes, gaies, s’en allant à la file, lacocarde au bonnet ; d’énormes, crevant d’appas, avec desrondeurs de sultanes engraissées ; d’effrontées, l’air fille,d’un débraillé coquet, étalant des pétales blanchis de poudre deriz ; d’honnêtes, décolletées en bourgeoises correctes ;d’aristocratiques, d’une élégance souple, d’une originalitépermise, inventant des déshabillés. Les roses épanouies en coupeoffraient leur parfum comme dans un cristal précieux ; lesroses renversées en forme d’urne le laissaient couler goutte àgoutte ; les roses rondes, pareilles à des choux, l’exhalaientd’une haleine régulière de fleurs endormies ; les roses enboutons serraient leurs feuilles, ne livraient encore que le soupirvague de leur virginité.

– Je t’aime, je t’aime, répétait Serge à voix basse.

Et Albine était une grande rose, une des roses pâles, ouvertesdu matin. Elle avait les pieds blancs, les genoux et les brasroses, la nuque blonde, la gorge adorablement veinée, pâle, d’unemoiteur exquise. Elle sentait bon, elle tendait des lèvres quioffraient dans une coupe de corail leur parfum faible encore. EtSerge la respirait, la mettait à sa poitrine.

– Oh ! dit-elle en riant, tu ne me fais pas mal, tupeux me prendre tout entière.

Serge resta ravi de son rire, pareil à la phrase cadencée d’unoiseau.

– C’est toi qui as ce chant, dit-il ; jamais je n’enai entendu d’aussi doux… Tu es ma joie.

Et elle riait, plus sonore, avec des gammes perlées de petitesnotes de flûte, très aiguës, qui se noyaient dans un ralentissementde sons graves. C’était un rire sans fin, un roucoulement de gorge,une musique sonnante, triomphante, célébrant la volupté du réveil.Tout riait, dans ce rire de femme naissant à la beauté et àl’amour, les roses, le bois odorant, le Paradou entier. Jusque-là,il avait manqué un charme au grand jardin, une voix de grâce, quifût la gaieté vivante des arbres, des eaux, du soleil. Maintenant,le grand jardin était doué de ce charme du rire.

– Quel âge as-tu ? demanda Albine, après avoir éteintson chant sur une note filée et mourante.

– Bientôt vingt-six ans, répondit Serge.

Elle s’étonna. Comment ! il avait vingt-six ans !Lui-même était tout surpris d’avoir répondu cela, si aisément. Illui semblait qu’il n’avait pas un jour, pas une heure.

– Et toi, quel âge as-tu ? demanda-t-il à sontour.

– Moi, j’ai seize ans.

Et elle repartit, toute vibrante, répétant son âge, chantant sonâge. Elle riait d’avoir seize ans, d’un rire très fin, qui coulaitcomme un filet d’eau, dans un rythme tremblé de la voix. Serge laregardait de tout près, émerveillé de cette vie du rire, dont laface de l’enfant resplendissait. Il la reconnaissait à peine, lesjoues trouées de fossettes, les lèvres arquées, montrant le rosehumide de la bouche, les yeux pareils à des bouts de ciel bleus’allumant d’un lever d’astre. Quand elle se renversait, elle lechauffait de son menton gonflé de rire, qu’elle lui appuyait surl’épaule.

Il tendit la main, il chercha derrière sa nuque, d’un gestemachinal.

– Que veux-tu ? demanda-t-elle.

Et, se souvenant, elle cria :

– Tu veux mon peigne ! tu veux mon peigne !

Alors, elle lui donna le peigne, elle laissa tomber les natteslourdes de son chignon. Ce fut comme une étoffe d’or dépliée. Sescheveux la vêtirent jusqu’aux reins. Des mèches qui lui coulèrentsur la poitrine achevèrent de l’habiller royalement. Serge, à ceflamboiement brusque, avait poussé un léger cri. Il baisait chaquemèche, il se brûlait les lèvres à ce rayonnement de soleilcouchant.

Mais Albine, à présent, se soulageait de son long silence. Ellecausait, questionnait, ne s’arrêtait plus.

– Ah ! que tu m’as fait souffrir ! Je n’étaisplus rien pour toi, je passais mes journées, inutile, impuissante,me désespérant comme une propre à rien… Et pourtant, les premiersjours, je t’avais soulagé. Tu me voyais, tu me parlais… Tu ne terappelles pas, lorsque tu étais couché et que tu t’endormais contremon épaule, en murmurant que je te faisais du bien ?

– Non, dit Serge, non, je ne me rappelle pas… Je ne t’avaisjamais vue. Je viens de te voir pour la première fois, belle,rayonnante, inoubliable.

Elle tapa dans ses mains, prise d’impatience, serécriant :

– Et mon peigne ? Tu te souviens bien que je tedonnais mon peigne, pour avoir la paix, lorsque tu étais redevenuenfant ? Tout à l’heure, tu le cherchais encore.

– Non, je ne me souviens pas… Tes cheveux sont une soiefine. Jamais je n’avais baisé tes cheveux.

Elle se fâcha, précisa certains détails, lui conta saconvalescence dans la chambre au plafond bleu. Mais lui, rianttoujours, finit par lui mettre la main sur les lèvres, en disantavec une lassitude inquiète :

– Non, tais-toi, je ne sais plus, je ne veux plus savoir…Je viens de m’éveiller, et je t’ai trouvée là, pleine de roses.Cela suffit.

Et il la reprit entre ses bras, longuement, rêvant tout haut,murmurant :

– Peut-être ai-je déjà vécu. Cela doit être bien loin… Jet’aimais, dans un songe douloureux. Tu avais tes yeux bleus, taface un peu longue, ton air enfant. Mais tu cachais tes cheveux,soigneusement, sous un linge ; et moi je n’osais écarter celinge, parce que tes cheveux étaient redoutables et qu’ilsm’auraient fait mourir… Aujourd’hui, tes cheveux sont la douceurmême de ta personne. Ce sont eux qui gardent ton parfum, qui melivrent ta beauté assouplie, tout entière entre mes doigts. Quandje les baise, quand j’enfonce ainsi mon visage, je bois ta vie.

Il roulait les longues boucles dans ses mains, les pressant surses lèvres, comme pour en faire sortir tout le sang d’Albine. Aubout d’un silence, il continua :

– C’est étrange, avant d’être né, on rêve de naître…J’étais enterré quelque part. J’avais froid. J’entendais s’agiterau-dessus de moi la vie du dehors. Mais je me bouchais lesoreilles, désespéré, habitué à mon trou de ténèbres, y goûtant desjoies terribles, ne cherchant même plus à me dégager du tas deterre qui pesait sur ma poitrine… Où étais-je donc ? Qui doncm’a mis enfin à la lumière ?

Il faisait des efforts de mémoire, tandis qu’Albine, anxieuse,redoutait maintenant qu’il ne se souvînt. Elle prit en souriant unepoignée de ses cheveux, la noua au cou du jeune homme, qu’elleattacha à elle. Ce jeu le fit sortir de sa rêverie.

– Tu as raison, dit-il, je suis à toi, qu’importe lereste !… C’est toi, n’est-ce pas, qui m’as tiré de laterre ? Je devais être sous ce jardin. Ce que j’entendais,c’étaient tes pas roulant les petits cailloux du sentier. Tu mecherchais, tu apportais sur ma tête des chants d’oiseaux, desodeurs d’œillets, des chaleurs de soleil… Et je me doutais bien quetu finirais par me trouver. Je t’attendais, vois-tu, depuislongtemps. Mais je n’espérais pas que tu te donnerais à moi sanston voile, avec tes cheveux dénoués, tes cheveux redoutables quisont devenus si doux.

Il la prit sur lui, la renversa sur ses genoux, en mettant sonvisage à côté du sien.

– Ne parlons plus. Nous sommes seuls à jamais. Nous nousaimons.

Ils demeurèrent innocemment aux bras l’un de l’autre. Longtempsencore, ils s’oublièrent là. Le soleil montait, une poussière dejour plus chaude tombait des hautes branches. Les roses jaunes, lesroses blanches, les roses rouges, n’étaient plus qu’un rayonnementde leur joie, une de leurs façons de se sourire. Ils avaientcertainement fait éclore des boutons autour d’eux. Les roses lescouronnaient, leur jetaient des guirlandes aux reins. Et le parfumdes roses devenait si pénétrant, si fort d’une tendresse amoureuse,qu’il semblait être le parfum même de leur haleine.

Puis, ce fut Serge qui recoiffa Albine. Il prit ses cheveux àpoignée, avec une maladresse charmante, et planta le peigne detravers, dans l’énorme chignon tassé sur la tête. Or, il arrivaqu’elle était adorablement coiffée. Il se leva ensuite, lui tenditles mains, la soutint à la taille pour qu’elle se mît debout. Tousdeux souriaient toujours, sans parler. Doucement, ils s’en allèrentpar le sentier.

Chapitre 7

 

Albine et Serge entrèrent dans le parterre. Elle le regardaitavec une sollicitude inquiète, craignant qu’il ne se fatiguât. Maislui, la rassura d’un léger rire. Il se sentait fort à la porterpartout où elle voudrait aller. Quand il se retrouva en pleinsoleil, il eut un soupir de joie. Enfin, il vivait ; iln’était plus cette plante soumise aux agonies de l’hiver. Aussiquelle reconnaissance attendrie ! Il aurait voulu éviter auxpetits pieds d’Albine la rudesse des allées ; il rêvait de lapendre à son cou, comme une enfant que sa mère endort. Déjà, il laprotégeait en gardien jaloux, écartait les pierres et les ronces,veillait à ce que le vent ne volât pas sur ses cheveux adorés descaresses qui n’appartenaient qu’à lui. Elle s’était blottie contreson épaule, elle s’abandonnait, pleine de sérénité.

Ce fut ainsi qu’Albine et Serge marchèrent dans le soleil, pourla première fois. Le couple laissait une bonne odeur derrière lui.Il donnait un frisson au sentier, tandis que le soleil déroulait untapis d’or sous ses pas. Il avançait, pareil à un ravissement,entre les grands buissons fleuris, si désirable que les alléesécartées, au loin, l’appelaient, le saluaient d’un murmured’admiration, comme les foules saluent les rois longtemps attendus.Ce n’était qu’un être, souverainement beau. La peau blanched’Albine n’était que la blancheur de la peau brune de Serge. Ilspassaient lentement, vêtus de soleil ; ils étaient le soleillui-même. Les fleurs, penchées, les adoraient.

Dans le parterre, ce fut alors une longue émotion. Le vieuxparterre leur faisait escorte. Vaste champ poussant à l’abandondepuis un siècle, coin de paradis où le vent semait les fleurs lesplus rares. L’heureuse paix du Paradou, dormant au grand soleil,empêchait la dégénérescence des espèces. Il y avait là unetempérature égale, une terre que chaque plante avait longuementengraissée pour y vivre dans le silence de sa force. La végétationy était énorme, superbe, puissamment inculte, pleine de hasards quiétalaient des floraisons monstrueuses, inconnues à la bêche et auxarrosoirs des jardiniers. Laissée à elle-même, libre de grandirsans honte, au fond de cette solitude que des abris naturelsprotégeaient, la nature s’abandonnait davantage à chaque printemps,prenait des ébats formidables, s’égayait à s’offrir en toutessaisons des bouquets étranges, qu’aucune main ne devait cueillir.Et elle semblait mettre une rage à bouleverser ce que l’effort del’homme avait fait ; elle se révoltait, lançait des débandadesde fleurs au milieu des allées, attaquait les rocailles du flotmontant de ses mousses, nouait au cou les marbres qu’elle abattaità l’aide de la corde flexible de ses plantes grimpantes ; ellecassait les dalles des bassins, des escaliers, des terrasses, en yenfonçant des arbustes ; elle rampait jusqu’à ce qu’ellepossédât les moindres endroits cultivés, les pétrissait à sa guise,y plantait comme drapeau de rébellion quelque graine ramassée enchemin, une verdure humble dont elle faisait une gigantesqueverdure. Autrefois, le parterre, entretenu pour un maître qui avaitla passion des fleurs, montrait en plates-bandes, en borduressoignées, un merveilleux choix de plantes. Aujourd’hui, onretrouvait les mêmes plantes, mais perpétuées, élargies en famillessi innombrables, courant une telle pretentaine aux quatre coins dujardin, que le jardin n’était plus qu’un tapage, une écolebuissonnière battant les murs, un lieu suspect où la nature ivreavait des hoquets de verveine et d’œillet.

C’était Albine qui conduisait Serge, bien qu’elle parût selivrer à lui, faible, soutenue à son épaule. Elle le mena d’abord àla grotte. Au fond d’un bouquet de peupliers et de saules, unerocaille se creusait, effondrée, des blocs de rochers tombés dansune vasque, des filets d’eau coulant à travers les pierres. Lagrotte disparaissait sous l’assaut des feuillages. En bas, desrangées de roses trémières semblaient barrer l’entrée d’une grillede fleurs rouges, jaunes, mauves, blanches, dont les bâtons senoyaient dans des orties colossales, d’un vert de bronze, suanttranquillement les brûlures de leur poison. Puis, c’était un élanprodigieux, grimpant en quelques bonds : les jasmins, étoilésde leurs fleurs suaves ; les glycines, aux feuilles dedentelle tendre ; les lierres épais, découpés comme de la tôlevernie ; les chèvrefeuilles souples, criblés de leurs brins decorail pâle ; les clématites amoureuses, allongeant les bras,pomponnées d’aigrettes blanches. Et d’autres plantes, plus frêles,s’enlaçaient encore à celles-ci, les liaient davantage, lestissaient d’une trame odorante. Des capucines, aux chairs verdâtreset nues, ouvraient des bouches d’or rouge. Des haricots d’Espagne,forts comme des ficelles minces, allumaient de place en placel’incendie de leurs étincelles vives. Des volubilis élargissaientle cœur découpé de leurs feuilles, sonnaient de leurs milliers declochettes un silencieux carillon de couleurs exquises. Des pois desenteur, pareils à des vols de papillons posés, repliaient leursailes fauves, leurs ailes roses, prêts à se laisser emporter plusloin, par le premier souffle de vent. Chevelure immense de verdure,piquée d’une pluie de fleurs, dont les mèches débordaient de toutesparts, s’échappaient en un échevellement fou, faisaient songer àquelque fille géante, pâmée au loin sur les reins, renversant latête dans un spasme de passion, dans un ruissellement de crinssuperbes, étalés comme une mare de parfums.

– Jamais je n’ai osé entrer dans tout ce noir, dit Albine àl’oreille de Serge.

Il l’encouragea, il la porta par-dessus les orties ; etcomme un bloc fermait le seuil de la grotte, il la tint un instantdebout, entre ses bras, pour qu’elle pût se pencher sur le trou,béant à quelques pieds du sol.

– Il y a, murmura-t-elle, une femme de marbre tombée toutde son long dans l’eau qui coule. L’eau lui a mangé la figure.

Alors, lui, voulut voir à son tour. Il se haussa à l’aide despoignets. Une haleine fraîche le frappa aux joues. Au milieu desjoncs et des lentilles d’eau, dans le rayon de jour glissant dutrou, la femme était sur l’échine, nue jusqu’à la ceinture, avecune draperie qui lui cachait les cuisses. C’était quelque noyée decent ans, le lent suicide d’un marbre que des peines avaient dûlaisser choir au fond de cette source. La nappe claire qui coulaitsur elle avait fait de sa face une pierre lisse, une blancheur sansvisage, tandis que ses deux seins, comme soulevés hors de l’eau parun effort de la nuque, restaient intacts, vivants encore, gonflésd’une volupté ancienne.

– Elle n’est pas morte, va ! dit Serge enredescendant. Un jour, il faudra venir la tirer de là.

Mais Albine, qui avait un frisson, l’emmena. Ils revinrent ausoleil, dans le dévergondage des plates-bandes et des corbeilles.Ils marchaient à travers un pré de fleurs, à leur fantaisie, sanschemin tracé. Leurs pieds avaient pour tapis des plantescharmantes, les plantes naines bordant jadis les allées,aujourd’hui étalées en nappes sans fin. Par moments, ilsdisparaissaient jusqu’aux chevilles dans la soie mouchetée dessirènes roses, dans le satin panaché des œillets mignardises, dansle velours bleu des myosotis, criblé de petits yeux mélancoliques.Plus loin, ils traversaient des résédas gigantesques qui leurmontaient aux genoux, comme un bain de parfums ; ils coupaientpar un champ de muguets pour épargner un champ voisin de violettes,si douces qu’ils tremblaient d’en meurtrir la moindre touffe ;puis, pressés de toutes parts, n’ayant plus que des violettesautour d’eux, ils étaient forcés de s’en aller à pas discrets surcette fraîcheur embaumée, au milieu de l’haleine même du printemps.Au-delà des violettes, la laine verte des lobelias se déroulait, unpeu rude, piquée de mauve clair ; les étoiles nuancées dessélaginoïdes, les coupes bleues des nemophilas, les croix jaunesdes saponaires, les croix roses et blanches des juliennes de Mahondessinaient des coins de tapisserie riche, étendaient à l’infinidevant le couple un luxe royal de tenture, pour qu’il s’avançâtsans fatigue dans la joie de sa première promenade. Et c’étaientles violettes qui revenaient toujours, une mer de violettes coulantpartout, leur versant sur les pieds des odeurs précieuses, lesaccompagnant du souffle de leurs fleurs cachées sous lesfeuilles.

Albine et Serge se perdaient. Mille plantes, de tailles plushautes, bâtissaient des haies, ménageaient des sentiers étroitsqu’ils se plaisaient à suivre. Les sentiers s’enfonçaient avec debrusques détours, s’embrouillaient, emmêlaient des bouts de taillisinextricables : des ageratums à houppettes bleu céleste ;des aspérules, d’une délicate odeur de musc ; des mimulus,montrant des gorges cuivrées, ponctuées de cinabre ; des phloxécarlates, des phlox violets, superbes, dressant des quenouilles defleurs que le vent filait ; des lins rouges aux brins finscomme des cheveux ; des chrysanthèmes pareils à des lunespleines, des lunes d’or, dardant de courts rayons éteints,blanchâtres, violâtres, rosâtres.

Le couple enjambait les obstacles, continuait sa marche heureuseentre les deux haies de verdure. À droite, montaient lesfraxinelles légères, les centranthus retombant en neige immaculée,les cynoglosses grisâtres ayant une goutte de rosée dans chacunedes coupes minuscules de leurs fleurs. À gauche, c’était une longuerue d’ancolies, toutes les variétés de l’ancolie, les blanches, lesroses pâles, les violettes sombres, ces dernières presque noires,d’une tristesse de deuil, laissant pendre d’un bouquet de hautestiges leurs pétales plissés et gaufrés comme un crêpe. Et plusloin, à mesure qu’ils avançaient, les haies changeaient, alignaientles bâtons fleuris de pieds-d’alouettes énormes, perdus dans lafrisure des feuilles, laissaient passer les gueules ouvertes desmufliers fauves, haussaient le feuillage grêle des schizanthus,plein d’un papillonnage de fleurs aux ailes de soufre tachées delaque tendre. Des campanules couraient, lançant leurs clochesbleues à toute volée, jusqu’au haut de grands asphodèles, dont latige d’or leur servait de clocher. Dans un coin, un fenouil géantressemblait à une dame de fine guipure renversant son ombrelle desatin vert d’eau. Puis, brusquement, le couple se trouvait au fondd’une impasse ; il ne pouvait plus avancer, un tas de fleursbouchait le sentier, un jaillissement de plantes tel, qu’il mettaitlà comme une meule à panache triomphal. En bas, des acanthesbâtissaient un socle, d’où s’élançaient des benoîtes écarlates, desrhodantes dont les pétales secs avaient des cassures de papierpeint, des clarkias aux grandes croix blanches, ouvragées,semblables aux croix d’un ordre barbare. Plus haut,s’épanouissaient les viscarias roses, les leptosiphons jaunes, lescolinsias blancs, les lagurus plantant parmi les couleurs vivesleurs pompons de cendre verte. Plus haut encore, des digitalesrouges, les lupins bleus s’élevaient en colonnettes minces,suspendaient une rotonde byzantine, peinturlurée violemment depourpre et d’azur ; tandis que, tout en haut, un ricincolossal, aux feuilles sanguines, semblait élargir un dôme decuivre bruni.

Et comme Serge avançait déjà les mains, voulant passer, Albinele supplia de ne pas faire de mal aux fleurs.

– Tu casserais les branches, tu écraserais les feuilles,dit-elle. Moi, depuis des années que je vis ici, je prends biengarde de ne tuer personne… Viens, je te montrerai les pensées.

Elle l’obligea à revenir sur ses pas, elle l’emmena hors dessentiers étroits, au centre du parterre, où se trouvaient autrefoisde grands bassins. Les bassins, comblés, n’étaient plus que devastes jardinières, à bordure de marbre émiettée et rompue. Dans undes plus larges, un coup de vent avait semé une merveilleusecorbeille de pensées. Les fleurs de velours semblaient vivantes,avec leurs bandeaux de cheveux violets, leurs yeux jaunes, leursbouches plus pâles, leurs délicats mentons couleur chair.

– Quand j’étais plus jeune, elles me faisaient peur,murmura Albine. Vois-les donc. Ne dirait-on pas des milliers depetits visages qui vous regardent, à ras de terre ?… Et ellestournent leurs figures, toutes ensemble. On dirait des poupéesenterrées qui passent la tête.

Elle l’entraîna de nouveau. Ils firent le tour des autresbassins. Dans le bassin voisin, des amarantes avaient poussé,hérissant des crêtes monstrueuses qu’Albine n’osait toucher,songeant à de gigantesques chenilles saignantes. Des balsamines,jaune paille, fleur de pêcher, gris de lin, blanc lavé de rose,emplissaient une autre vasque, où les ressorts de leurs grainespartaient avec de petits bruits secs. Puis, c’était au milieu desdébris d’une fontaine une collection d’œillets splendides :des œillets blancs débordaient de l’auge moussue ; des œilletspanachés plantaient dans les fentes des pierres le bariolage deleurs ruches de mousseline découpée ; tandis que, au fond dela gueule du lion qui jadis crachait l’eau, un grand œillet rougefleurissait, en jets si vigoureux que le vieux lion mutilésemblait, à cette heure, cracher des éclaboussures de sang. Et, àcôté, la pièce d’eau principale, un ancien lac où des cygnesavaient nagé, était devenue un bois de lilas, à l’ombre duquel desquarantaines, des verveines, des belles-de-jour, protégeaient leurteint délicat, dormant à demi, toutes moites de parfums.

– Et nous n’avons pas traversé la moitié du parterre !dit Albine orgueilleusement. Là-bas sont les grandes fleurs, deschamps où je disparais tout entière, comme une perdrix dans unchamp de blé.

Ils y allèrent. Ils descendirent un large escalier dont lesurnes renversées flambaient encore des hautes flammes violettes desiris. Le long des marches coulait un ruissellement de girofléespareil à une nappe d’or liquide. Des chardons, aux deux bords,plantaient des candélabres de bronze vert, grêles, hérissés,recourbés en becs d’oiseaux fantastiques, d’un art étrange, d’uneélégance de brûle-parfum chinois. Des sedums, entre les balustresbrisés, laissaient pendre des tresses blondes, des cheveluresverdâtres de fleuve toutes tachées de moisissures. Puis, au bas, unsecond parterre s’étendait, coupé de buis puissants comme deschênes, d’anciens buis corrects, autrefois taillés en boules, enpyramides, en tours octogonales, aujourd’hui débraillésmagnifiquement, avec de grands haillons de verdure sombre, dont lestrous montraient des bouts de ciel bleu.

Et Albine mena Serge, à droite, dans un champ qui était comme lecimetière du parterre. Des scabieuses y mettaient leur deuil. Descortèges de pavots s’en allaient à la file, puant la mort,épanouissant leurs lourdes fleurs d’un éclat fiévreux. Des anémonestragiques faisaient des foules désolées, au teint meurtri, toutterreux de quelque souffle épidémique. Des daturas trapusélargissaient leurs cornets violâtres, où des insectes, las devivre, venaient boire le poison du suicide. Des soucis, sous leursfeuillages engorgés, ensevelissaient leurs fleurs, des corpsd’étoiles agonisants, exhalant déjà la peste de leur décomposition.Et c’étaient encore d’autres tristesses : les renonculescharnues, d’une couleur sourde de métal rouillé ; lesjacinthes et les tubéreuses exhalant l’asphyxie, se mourant dansleur parfum. Mais les cinéraires surtout dominaient, toute unepoussée de cinéraires qui promenaient le demi-deuil de leurs robesviolettes et blanches, robes de velours rayé, robes de velours uni,d’une sévérité riche. Au milieu du champ mélancolique, un Amour demarbre restait debout, mutilé, le bras qui tenait l’arc tombé dansles orties, souriant encore sous les lichens dont sa nuditéd’enfant grelottait.

Puis, Albine et Serge entrèrent jusqu’à la taille dans un champde pivoines. Les fleurs blanches crevaient, avec une pluie delarges pétales qui leur rafraîchissaient les mains, pareilles auxgouttes larges d’une pluie d’orage. Les fleurs rouges avaient desfaces apoplectiques, dont le rire énorme les inquiétait. Ilsgagnèrent, à gauche, un champ de fuchsias, un taillis d’arbustessouples, déliés, qui les ravirent comme des joujoux du Japon,garnis d’un million de clochettes. Ils traversèrent ensuite deschamps de véroniques aux grappes violettes, des champs de géraniumset de pélargoniums, sur lesquels semblaient courir des flammèchesardentes, le rouge, le rose, le blanc incandescent d’un brasier,que les moindres souffles du vent ravivaient sans cesse. Ils durenttourner des rideaux de glaïeuls, aussi grands que des roseaux,dressant des hampes de fleurs qui brûlaient dans la clarté, avecdes richesses de flamme de torches allumées. Ils s’égarèrent aumilieu d’un bois de tournesols, une futaie faite de troncs aussigros que la taille d’Albine, obscurcie par des feuilles rudes,larges à y coucher un enfant, peuplée de faces géantes, de facesd’astre, resplendissantes comme autant de soleils. Et ilsarrivèrent enfin dans un autre bois, un bois de rhododendrons, sitouffu de fleurs que les branches et les feuilles ne se voyaientpas, étalant des bouquets monstrueux, des hottées de calicestendres qui moutonnaient jusqu’à l’horizon.

– Va, nous ne sommes pas au bout ! s’écria Albine.Marchons, marchons toujours.

Mais Serge l’arrêta. Ils étaient alors au centre d’une anciennecolonnade en ruine. Des fûts de colonne faisaient des bancs, parmides touffes de primevères et de pervenches. Au loin, entre lescolonnes restées debout, d’autres champs de fleurs s’étendaient deschamps de tulipes, aux vives panachures de faïences peintes ;des champs de calcéolaires, légères soufflures de chair, ponctuéesde sang et d’or ; des champs de zinnias, pareils à de grossespâquerettes courroucées ; des champs de pétunias, aux pétalesmolles comme une batiste de femme, montrant le rose de lapeau ; des champs encore, des champs à l’infini, dont on nereconnaissait plus les fleurs, dont les tapis s’étalaient sous lesoleil, avec la bigarrure confuse des touffes violentes, noyée dansles verts attendris des herbes.

– Jamais nous ne pourrons tout voir, dit Serge, la maintendue, avec un sourire. C’est ici qu’il doit être bon des’asseoir, dans l’odeur qui monte.

À côté d’eux était un champ d’héliotropes, d’une haleine devanille, si douce, qu’elle donnait au vent une caresse de velours.Alors, ils s’assirent sur une des colonnes renversées, au milieud’un bouquet de lis superbes qui avaient poussé là. Depuis plusd’une heure, ils marchaient. Ils étaient venus des roses dans leslis, à travers toutes les fleurs. Les lis leur offraient un refugede candeur, après leur promenade d’amants, au milieu de lasollicitation ardente des chèvrefeuilles suaves, des violettesmusquées, des verveines exhalant l’odeur fraîche d’un baiser, destubéreuses soufflant la pâmoison d’une volupté mortelle. Les lis,aux tiges élancées, les mettaient dans un pavillon blanc, sous letoit de neige de leurs calices, seulement égayés des gouttes d’orlégères des pistils. Et ils restaient, ainsi que des fiancésenfants, souverainement pudiques, comme au centre d’une tour depureté, d’une tour d’ivoire inattaquable, où ils ne s’aimaientencore que de tout le charme de leur innocence.

Jusqu’au soir, Albine et Serge demeurèrent avec les lis. Ils yétaient bien ; ils achevaient d’y naître. Serge y perdait ladernière fièvre de ses mains. Albine y devenait toute blanche, d’unblanc de lait qu’aucune rougeur ne teintait de rose. Ils ne virentplus qu’ils avaient les bras nus, le cou nu, les épaules nues.Leurs chevelures ne les troublèrent plus, comme des nuditésdéployées. L’un contre l’autre, ils riaient, d’un rire clair,trouvant de la fraîcheur à se serrer. Leurs yeux gardaient un calmelimpide d’eau de source, sans que rien d’impur montât de leur chairpour en ternir le cristal. Leurs joues étaient des fruits veloutés,à peine mûrs, auxquels ils ne songeaient point à mordre. Quand ilsquittèrent les lis, ils n’avaient pas dix ans ; il leursemblait qu’ils venaient de se rencontrer, seuls au fond du grandjardin, pour y vivre dans une amitié et dans un jeu éternels. Et,comme ils traversaient de nouveau le parterre, rentrant aucrépuscule, les fleurs parurent se faire discrètes, heureuses deles voir si jeunes, ne voulant pas débaucher ces enfants. Les boisde pivoines, les corbeilles d’œillets, les tapis de myosotis, lestentures de clématites, n’agrandissaient plus devant eux une alcôved’amour, noyés à cette heure de l’air du soir, endormis dans uneenfance aussi pure que la leur. Les pensées les regardaient encamarades, de leurs petits visages candides. Les résédas, alanguis,frôlés par la jupe blanche d’Albine, semblaient pris de compassion,évitant de hâter leur fièvre d’un souffle.

Chapitre 8

 

Le lendemain, dès l’aube, ce fut Serge qui appela Albine. Elledormait dans une chambre de l’étage supérieur, où il n’eut pasl’idée de monter. Il se pencha à la fenêtre, la vit qui poussaitses persiennes, au saut du lit. Et tous deux rirent beaucoup, de seretrouver ainsi.

– Aujourd’hui, tu ne sortiras pas, dit Albine, quand ellefut descendue. Il faut nous reposer… Demain, je veux te mener loin,bien loin, quelque part où nous serons joliment à notre aise.

– Mais nous allons nous ennuyer, murmura Serge.

– Oh ! que non !… Je vais te raconter deshistoires.

Ils passèrent une journée charmante. Les fenêtres étaientgrandes ouvertes, le Paradou entrait, riait avec eux, dans lachambre. Serge prit enfin possession de cette heureuse chambre, oùil s’imaginait être né. Il voulut tout voir, tout se faireexpliquer. Les Amours de plâtre, culbutés au bord de l’alcôve,l’égayèrent au point qu’il monta sur une chaise pour attacher laceinture d’Albine au cou du plus petit d’entre eux, un boutd’homme, le derrière en l’air, la tête en bas, qui polissonnait.Albine tapait des mains, criait qu’il ressemblait à un hannetontenu par un fil. Puis, comme prise de pitié :

– Non, non, détache-le… Ça l’empêche de voler.

Mais ce furent surtout les Amours peints au-dessus des portesqui occupèrent vivement Serge. Il se fâchait de ne pouvoircomprendre à quels jeux ils jouaient, tant les peintures étaientpâlies. Aidé d’Albine, il roula une table, sur laquelle ilsgrimpèrent tous les deux. Albine donnait des explications.

– Regarde, ceux-ci jettent des fleurs. Sous les fleurs, onne voit plus que trois jambes nues. Je crois me souvenir qu’enarrivant ici, j’ai pu distinguer encore une dame couchée. Mais,depuis le temps, elle s’en est allée.

Ils firent le tour des panneaux, sans que rien d’impur leur vîntde ces jolies indécences de boudoir. Les peintures, quis’émiettaient comme un visage fardé du dix-huitième siècle, étaientassez mortes pour ne laisser passer que les genoux et les coudesdes corps pâmés dans une luxure aimable. Les détails trop crus,auxquels paraissait s’être complu l’ancien amour dont l’alcôvegardait la lointaine odeur, avaient disparu, mangés par le grandair ; si bien que la chambre, ainsi que le parc, étaitnaturellement redevenue vierge, sous la gloire tranquille dusoleil.

– Bah ! ce sont des gamins qui s’amusent, dit Serge,en redescendant de la table… Est-ce que tu sais jouer à la mainchaude, toi ?

Albine savait jouer à tous les jeux. Seulement, il fallait êtreau moins trois pour jouer à la main chaude. Cela les fit rire. MaisSerge s’écria qu’on était trop bien deux, et ils jurèrent de n’êtretoujours que deux.

– On est tout à fait chez soi, on n’entend rien, reprit lejeune homme, qui s’allongea sur le canapé. Et les meubles ont uneodeur de vieux qui sent bon… C’est doux comme dans un nid. Voilàune chambre où il y a du bonheur.

La jeune fille hochait gravement la tête.

– Si j’avais été peureuse, murmura-t-elle, j’aurais eu bienpeur, dans les premiers temps… C’est justement cette histoire-làque je veux te raconter. Je l’ai entendue dans le pays. On mentpeut-être. Enfin, ça nous amusera.

Et elle s’assit à côté de Serge.

– Il y a des années et des années… Le Paradou appartenait àun riche seigneur qui vint s’y enfermer avec une dame très belle.Les portes du château étaient si bien fermées, les murailles dujardin avaient une telle hauteur, que jamais personne n’apercevaitle moindre bout des jupes de la dame.

– Je sais, interrompit Serge, la dame n’a jamaisreparu.

Comme Albine le regardait toute surprise, fâchée de voir sonhistoire connue, il continua à demi-voix, étonné lui-même.

– Tu me l’as déjà racontée, ton histoire.

Elle protesta. Puis, elle parut se raviser, elle se laissaconvaincre. Ce qui ne l’empêcha pas de terminer son récit en cestermes :

– Quand le seigneur s’en alla, il avait les cheveux blancs.Il fit barricader toutes les ouvertures, pour qu’on n’allât pasdéranger la dame… La dame était morte dans cette chambre.

– Dans cette chambre ! s’écria Serge. Tu ne m’avaispas dit cela… Es-tu sûre qu’elle soit morte dans cettechambre ?

Albine se fâcha. Elle répétait ce que tout le monde savait. Leseigneur avait fait bâtir le pavillon, pour y loger cette inconnuequi ressemblait à une princesse. Les gens du château, plus tard,assuraient qu’il y passait les jours et les nuits. Souvent aussi,ils l’apercevaient dans une allée, menant les petits pieds del’inconnue au fond des taillis les plus noirs. Mais, pour rien aumonde, ils ne se seraient hasardés à guetter le couple, qui battaitle parc pendant des semaines entières.

– Et c’est là qu’elle est morte, répéta Serge, l’espritfrappé. Tu as pris sa chambre, tu te sers de ses meubles, tucouches dans son lit.

Albine souriait.

– Tu sais bien que je ne suis pas peureuse, dit-elle. Puis,toutes ces choses, c’est si vieux… La chambre te semblait pleine debonheur.

Ils se turent, ils regardèrent un instant l’alcôve, le hautplafond, les coins d’ombre grise. Il y avait comme unattendrissement amoureux, dans les couleurs fanées des meubles.C’était un soupir discret du passé, si résigné, qu’il ressemblaitencore à un remerciement tiède de femme adorée.

– Oui, murmura Serge, on ne peut pas avoir peur. C’est troptranquille.

Et Albine reprit en se rapprochant de lui :

– Ce que peu de personnes savent, c’est qu’ils avaientdécouvert dans le jardin un endroit de félicité parfaite, où ilsfinissaient par vivre toutes leurs heures. Moi, je tiens cela d’unesource certaine… Un endroit d’ombre fraîche, caché au fond debroussailles impénétrables, si merveilleusement beau, qu’on youblie le monde entier. La dame a dû y être enterrée.

– Est-ce dans le parterre ? demanda Sergecurieusement.

– Ah ! je ne sais pas, je ne sais pas ! dit lajeune fille, avec un geste découragé. J’ai cherché partout, je n’aiencore pu trouver nulle part cette clairière heureuse… Elle n’estni dans les roses, ni dans les lis, ni sur le tapis desviolettes.

– Peut-être est-ce ce coin de fleurs tristes, où tu m’asmontré un enfant debout, le bras cassé ?

– Non, non.

– Peut-être est-ce au fond de la grotte, près de cette eauclaire, où s’est noyée cette grande femme de marbre, qui n’a plusde visage ?

– Non, non.

Albine resta un instant songeuse. Puis, elle continua, comme separlant à elle-même :

– Dès les premiers jours, je me suis mise en quête. Si j’aipassé des journées dans le Paradou, si j’ai fouillé les moindrescoins de verdure, c’était uniquement pour m’asseoir une heure aumilieu de la clairière. Que de matinées perdues vainement à meglisser sous les ronces, à visiter les coins les plus reculés duparc !… Oh ! je l’aurais vite reconnue, cette retraiteenchantée, avec son arbre immense qui doit la couvrir d’un toit defeuilles, avec son herbe fine comme une peluche de soie, avec sesmurs de buissons verts que les oiseaux eux-mêmes ne peuventpercer !

Elle jeta l’un de ses bras au cou de Serge, élevant la voix, lesuppliant :

– Dis ? nous sommes deux maintenant, nous chercherons,nous trouverons… Toi qui es fort, tu écarteras les grosses branchesdevant moi, pour que j’aille jusqu’au fond des fourrés. Tu meporteras, lorsque je serai lasse ; tu m’aideras à sauter lesruisseaux, tu monteras aux arbres, si nous venons à perdre notreroute… Et quelle joie, lorsque nous pourrons nous asseoir côte àcôte, sous le toit de feuilles, au centre de la clairière ! Onm’a raconté qu’on vivait là dans une minute toute une vie…Dis ? mon bon Serge, dès demain, nous partirons, nous battronsle parc broussailles à broussailles, jusqu’à ce que nous ayonscontenté notre désir.

Serge haussait les épaules, en souriant.

– À quoi bon ! dit-il. N’est-on pas bien dans leparterre ? Il faudra rester avec les fleurs, vois-tu, sanschercher si loin un bonheur plus grand.

– C’est là que la morte est enterrée, murmura Albine,retombant dans sa rêverie. C’est la joie de s’être assise là quil’a tuée. L’arbre a une ombre dont le charme fait mourir… Moi, jemourrais volontiers ainsi. Nous nous coucherions aux bras l’un del’autre ; nous serions morts, personne ne nous trouveraitplus.

– Non, tais-toi, tu me désoles, interrompit Serge inquiet.Je veux que nous vivions au soleil, loin de cette ombre mortelle.Tes paroles me troublent, comme si elles nous poussaient à quelquemalheur irréparable. Ça doit être défendu de s’asseoir sous unarbre dont l’ombrage donne un tel frisson.

– Oui, c’est défendu, déclara gravement Albine. Tous lesgens du pays m’ont dit que c’était défendu.

Un silence se fit. Serge se leva du canapé où il était restéallongé. Il riait, il prétendait que les histoires ne l’amusaientpas. Le soleil baissait, lorsque Albine consentit enfin à descendreun instant au jardin. Elle le mena, à gauche, le long du mur declôture, jusqu’à un champ de décombres, tout hérissé de ronces.C’était l’ancien emplacement du château, encore noir de l’incendiequi avait abattu les murs. Sous les ronces, des pierres cuites sefendaient, des éboulements de charpentes pourrissaient. On eût ditun coin de roches stériles, raviné, bossué, vêtu d’herbe rude, delianes rampantes qui se coulaient dans chaque fente comme descouleuvres. Et ils s’égayèrent à traverser en tous sens cettefondrière, descendant au fond des trous, flairant les débris,cherchant s’ils ne devineraient rien de ce passé en cendre. Ilsn’avouaient pas leur curiosité, ils se poursuivaient au milieu desplanchers crevés et des cloisons renversées ; mais, à lavérité, ils ne songeaient qu’aux légendes de ces ruines, à cettedame plus belle que le jour, qui avait traîné sa jupe de soie surces marches, où les lézards seuls aujourd’hui se promenaientparesseusement.

Serge finit par se planter sur le plus haut tas de décombres,regardant le parc qui déroulait ses immenses nappes vertes,cherchant entre les arbres la tache grise du pavillon. Albine setaisait, debout à son côté, redevenue sérieuse.

– Le pavillon est là, à droite, dit-elle, sans qu’ill’interrogeât. C’est tout ce qui reste des bâtiments… Tu le voisbien, au bout de ce couvert de tilleuls ?

Ils gardèrent de nouveau le silence. Et comme continuant à voixhaute les réflexions qu’ils faisaient mentalement tous les deux,elle reprit :

– Quand il allait la voir, il devait descendre par cetteallée ; puis, il tournait les gros marronniers, et il entraitsous les tilleuls… Il lui fallait à peine un quart d’heure.

Serge n’ouvrit pas les lèvres. Lorsqu’ils revinrent, ilsdescendirent l’allée, ils tournèrent les gros marronniers, ilsentrèrent sous les tilleuls. C’était un chemin d’amour. Surl’herbe, ils semblaient chercher des pas, un nœud de ruban tombé,une bouffée de parfum ancien, quelque indice qui leur montrâtclairement qu’ils étaient bien dans le sentier menant à la joied’être ensemble. La nuit venait, le parc avait une grande voixmourante qui les appelait du fond des verdures.

– Attends, dit Albine, lorsqu’ils furent revenus devant lepavillon. Toi, tu ne monteras que dans trois minutes.

Elle s’échappa gaiement, s’enferma dans la chambre au plafondbleu. Puis, après avoir laissé Serge frapper deux fois à la porte,elle l’entrebâilla discrètement, le reçut avec une révérence àl’ancienne mode.

– Bonjour, mon cher seigneur, dit-elle en l’embrassant.

Cela les amusa extrêmement. Ils jouèrent aux amoureux, avec unepuérilité de gamins. Ils bégayaient la passion qui avait jadisagonisé là. Ils l’apprenaient comme une leçon qu’ils ânonnaientd’une adorable manière, ne sachant point se baiser aux lèvres,cherchant sur les joues, finissant par danser l’un devant l’autre,en riant aux éclats, par ignorance de se témoigner autrement leplaisir qu’ils goûtaient à s’aimer.

Chapitre 9

 

Le lendemain matin, Albine voulut partir dès le lever du soleil,pour la grande promenade qu’elle ménageait depuis la veille. Elletapait des pieds joyeusement, elle disait qu’ils ne rentreraientpas de la journée.

– Où me mènes-tu donc ? demanda Serge.

– Tu verras, tu verras !

Mais il la prit par les poignets, la regarda en face.

– Il faut être sage, n’est-ce pas ? Je ne veux pas quetu cherches ni ta clairière, ni ton arbre, ni ton herbe où l’onmeurt. Tu sais que c’est défendu.

Elle rougit légèrement, en protestant, en disant qu’elle nesongeait pas même à ces choses. Puis, elle ajouta :

– Pourtant, si nous trouvions, sans chercher, par hasard,est-ce que tu ne t’assoirais pas ?… Tu m’aimes donc bienpeu !

Ils partirent. Ils traversèrent le parterre tout droit, sanss’arrêter au réveil des fleurs, nues dans leur bain de rosée. Lematin avait un teint de rose, un sourire de bel enfant ouvrant lesyeux au milieu des blancheurs de son oreiller.

– Où me mènes-tu ? répétait Serge.

Et Albine riait, sans vouloir répondre. Mais, comme ilsarrivaient devant la nappe d’eau qui coupait le jardin au bout duparterre, elle resta toute consternée. La rivière était encoregonflée des dernières pluies.

– Nous ne pourrons jamais passer, murmura-t-elle. J’ôte messouliers, je relève mes jupes d’ordinaire. Mais, aujourd’hui, nousaurions de l’eau jusqu’à la taille.

Ils longèrent un instant la rive, cherchant un gué. La jeunefille disait que c’était inutile, qu’elle connaissait tous lestrous. Autrefois, un pont se trouvait là, un pont dontl’écroulement avait semé la rivière de grosses pierres, entrelesquelles l’eau passait avec des tourbillons d’écume.

– Monte sur mon dos, dit Serge.

– Non, non, je ne veux pas. Si tu venais à glisser, nousferions un fameux plongeon tous les deux… Tu ne sais pas comme cespierres-là sont traîtres.

– Monte donc sur mon dos.

Cela finit par la tenter. Elle prit son élan, sauta comme ungarçon, si haut, qu’elle se trouva à califourchon sur le cou deSerge. Et, le sentant chanceler, elle cria qu’il n’était pas encoreassez fort, qu’elle voulait descendre. Puis, elle sauta de nouveau,à deux reprises. Ce jeu les ravissait.

– Quand tu auras fini ! dit le jeune homme, qui riait.Maintenant, tiens-toi ferme. C’est le grand coup.

Et, en trois bonds légers, il traversa la rivière, la pointe despieds à peine mouillée. Au milieu, pourtant, Albine crut qu’ilglissait. Elle eut un cri, en se rattrapant des deux mains à sonmenton. Lui, l’emportait déjà, dans un galop de cheval, sur lesable fin de l’autre rive.

– Hue ! Hue ! criait-elle, rassurée, amusée parce jeu nouveau.

Il courut ainsi tant qu’elle voulut, tapant des pieds, imitantle bruit des sabots. Elle claquait de la langue, elle avait prisdeux mèches de ses cheveux, qu’elle tirait comme des guides, pourle lancer à droite ou à gauche.

– Là, là, nous y sommes, dit-elle, en lui donnant depetites claques sur les joues.

Elle sauta à terre, tandis que lui, en sueur, s’adossait contreun arbre pour reprendre haleine. Alors, elle le gronda, elle menaçade ne pas le soigner, s’il retombait malade.

– Laisse donc ! Ça m’a fait du bien, répondit-il.Quand j’aurai retrouvé toutes mes forces, je te porterai desmatinées entières… Où me mènes-tu ?

– Ici, dit-elle en s’asseyant avec lui sous un gigantesquepoirier.

Ils étaient dans l’ancien verger du parc. Une haie vived’aubépine, une muraille de verdure, trouée de brèches, mettait làun bout de jardin à part. C’était une forêt d’arbres fruitiers, quela serpe n’avait pas taillés depuis un siècle. Certains troncs sedéjetaient puissamment, poussaient de travers, sous les coupsd’orage qui les avaient pliés ; tandis que d’autres, bossuésde nœuds énormes, crevassés de cavités profondes, ne semblaientplus tenir au sol que par les ruines géantes de leur écorce. Leshautes branches, que le poids des fruits courbait à chaque saison,étendaient au loin des raquettes démesurées ; même, les pluschargées, qui avaient cassé, touchaient la terre, sans qu’elleseussent cessé de produire, raccommodées par d’épais bourrelets desève. Entre eux, les arbres se prêtaient des étais naturels,n’étaient plus que des piliers tordus, soutenant une voûte defeuilles qui se creusait en longues galeries, s’élançaitbrusquement en halles légères, s’aplatissait presque au ras du solen soupentes effondrées. Autour de chaque colosse, des rejetssauvages faisaient des taillis, ajoutaient l’emmêlement de leursjeunes tiges, dont les petites baies avaient une aigreur exquise.Dans le jour verdâtre, qui coulait comme une eau claire, dans legrand silence de la mousse, retentissait seule la chute sourde desfruits que le vent cueillait.

Et il y avait des abricotiers patriarches, qui portaientgaillardement leur grand âge, paralysés déjà d’un côté, avec uneforêt de bois mort, pareil à un échafaudage de cathédrale, mais sivivants de leur autre moitié, si jeunes, que des pousses tendresfaisaient éclater l’écorce rude de toutes parts. Des pruniersvénérables, tout chenus de mousse, grandissaient encore pour allerboire l’ardent soleil, sans qu’une seule de leurs feuilles pâtît.Des cerisiers bâtissaient des villes entières, des maisons àplusieurs étages, jetant des escaliers, établissant des planchersde branches, larges à y loger dix familles. Puis, c’étaient despommiers, les reins cassés, les membres contournés, comme de grandsinfirmes, la peau râcheuse, maculée de rouille verte ; despoiriers lisses, dressant une mâture de hautes tiges minces,immense, semblable à l’échappée d’un port, rayant l’horizon debarres brunes ; des pêchers rosâtres, se faisant faire placedans l’écrasement de leurs voisins, par un rire aimable et unepoussée lente de belles filles égarées au milieu d’une foule.Certains pieds, anciennement en espaliers, avaient enfoncé lesmurailles basses qui les soutenaient ; maintenant, ils sedébauchaient, libres des treillages dont les lambeaux arrachéspendaient encore à leurs bras ; ils poussaient à leur guise,n’ayant conservé de leur taille particulière que des apparencesd’arbres comme il faut, traînant dans le vagabondage les loques deleur habit de gala. Et, à chaque tronc, à chaque branche, d’unarbre à l’autre, couraient des débandades de vigne. Les cepsmontaient comme des rires fous, s’accrochaient un instant à quelquenœud élevé, puis repartaient en un jaillissement de rires plussonores, éclaboussant tous les feuillages de l’ivresse heureuse despampres. C’était un vert tendre doré de soleil qui allumait d’unepointe d’ivrognerie les têtes ravagées des grands vieillards duverger.

Puis, vers la gauche, des arbres plus espacés, des amandiers aufeuillage grêle, laissaient le soleil mûrir à terre des citrouillespareilles à des lunes tombées. Il y avait aussi, au bord d’unruisseau qui traversait le verger, des melons couturés de verrues,perdus dans des nappes de feuilles rampantes, ainsi que despastèques vernies, d’un ovale parfait d’œuf d’autruche. À chaquepas, des buissons de groseilliers barraient les anciennes allées,montrant les grappes limpides de leurs fruits, des rubis dontchaque grain s’éclairait d’une goutte de jour. Des haies deframboisiers s’étalaient comme des ronces sauvages ; tandisque le sol n’était plus qu’un tapis de fraisiers, une herbe toutesemée de fraises mûres, dont l’odeur avait une légère fumée devanille.

Mais le coin enchanté du verger était plus à gauche encore,contre la rampe de rochers qui commençait là à escalader l’horizon.On entrait en pleine terre ardente, dans une serre naturelle, où lesoleil tombait d’aplomb. D’abord, il fallait traverser des figuiersgigantesques, dégingandés, étirant leurs branches comme des brasgrisâtres las de sommeil, si obstrués du cuir velu de leursfeuilles, qu’on devait, pour passer, casser les jeunes tigesrepoussant des pieds séchés par l’âge. Ensuite, on marchait entredes bouquets d’arbousiers, d’une verdure de buis géants, que leursbaies rouges faisaient ressembler à des maïs ornés de pompons desoie écarlate. Puis, venait une futaie d’aliziers, d’azeroliers, dejujubiers, au bord de laquelle des grenadiers mettaient une lisièrede touffes éternellement vertes ; les grenades se nouaient àpeine, grosses comme un poing d’enfant ; les fleurs depourpre, posées sur le bout des branches, paraissaient avoir lebattement d’ailes des oiseaux des îles, qui ne courbent pas lesherbes sur lesquelles ils vivent. Et l’on arrivait enfin à un boisd’orangers et de citronniers, poussant vigoureusement en pleineterre. Les troncs droits enfonçaient des enfilades de colonnesbrunes ; les feuilles luisantes mettaient la gaieté de leurclaire peinture sur le bleu du ciel, découpaient l’ombre nettementen minces lames pointues, qui dessinaient à terre les millions depalmes d’une étoffe indienne. C’était un ombrage au charme toutautre, auprès duquel les ombrages du verger d’Europe devenaientfades : une joie tiède de la lumière tamisée en une poussièred’or volante, une certitude de verdure perpétuelle, une force deparfum continu, le parfum pénétrant de la fleur, le parfum plusgrave du fruit, donnant aux membres la souplesse pâmée des payschauds.

– Et nous allons déjeuner ! cria Albine, en tapantdans ses mains. Il est au moins neuf heures. J’ai une bellefaim !

Elle s’était levée. Serge confessait qu’il mangerait volontiers,lui aussi.

– Grand bêta ! reprit-elle, tu n’as donc pas comprisque je te menais déjeuner. Hein ! nous ne mourrons pas defaim, ici ? Tout est pour nous.

Ils entrèrent sous les arbres, écartant les branches, se coulantau plus épais des fruits. Albine qui marchait la première, lesjupes entre les jambes, se retournait, demandait à son compagnon,de sa voix flûtée :

– Qu’est-ce que tu aimes, toi ? les poires, lesabricots, les cerises, les groseilles ?… Je te préviens queles poires sont encore vertes ; mais elles sont jolimentbonnes tout de même.

Serge se décida pour les cerises. Albine dit qu’en effet onpouvait commencer par ça. Mais, comme il allait sottement grimpersur le premier cerisier venu, elle lui fit faire encore dix bonnesminutes de chemin, au milieu d’un gâchis épouvantable de branches.Ce cerisier-là avait de méchantes cerises de rien du tout ;les cerises de celui-ci étaient trop aigres ; les cerises decet autre ne seraient mûres que dans huit jours. Elle connaissaittous les arbres.

– Tiens, monte là-dedans, dit-elle enfin, en s’arrêtantdevant un cerisier si chargé de fruits, que des grappes pendaientjusqu’à terre comme des colliers de corail accrochés.

Serge s’établit commodément entre deux branches, et se mit àdéjeuner. Il n’entendait plus Albine ; il la croyait dans unautre arbre, à quelques pas, lorsque, baissant les yeux, ill’aperçut tranquillement couchée sur le dos, au-dessous de lui.Elle s’était glissée là, mangeant sans même se servir des mains,happant des lèvres les cerises que l’arbre tendait jusqu’à sabouche.

Quand elle se vit découverte, elle eut des rires prolongés,sautant sur l’herbe comme un poisson blanc sorti de l’eau, semettant sur le ventre, rampant sur les coudes, faisant le tour ducerisier, tout en continuant à happer les cerises les plusgrosses.

– Figure-toi, elles me chatouillent ! criait-elle.Tiens, en voilà encore une qui vient de me tomber dans le cou.C’est qu’elles sont joliment fraîches !… Moi, j’en ai dans lesoreilles, dans les yeux, sur le nez, partout ! Si je voulais,j’en écraserais une pour me faire des moustaches… Elles sont bienplus douces en bas qu’en haut.

– Allons donc ! dit Serge en riant. C’est que tun’oses pas monter.

Elle resta muette d’indignation.

– Moi ! moi ! balbutia-t-elle.

Et, serrant sa jupe, la rattachant par-devant à sa ceinture,sans voir quelle montrait ses cuisses, elle prit l’arbrenerveusement, se hissa sur le tronc, d’un seul effort des poignets.Là, elle courut le long des branches, en évitant même de se servirdes mains ; elle avait des allongements souples d’écureuil,elle tournait autour des nœuds, lâchait les pieds, tenue seulementen équilibre par le pli de la taille. Quand elle fut tout en haut,au bout d’une branche grêle, que le poids de son corps secouaitfurieusement :

– Eh bien ! cria-t-elle, est-ce que j’osemonter ?

– Veux-tu vite descendre ! implorait Serge pris depeur. Je t’en prie. Tu vas te faire du mal.

Mais, triomphante, elle alla encore plus haut. Elle se tenait àl’extrémité même de la branche, à califourchon, s’avançant petit àpetit au-dessus du vide, empoignant des deux mains des touffes defeuilles.

– La branche va casser, dit Serge éperdu.

– Qu’elle casse, pardi ! répondit-elle avec un grandrire. Ça m’évitera la peine de descendre.

Et la branche cassa, en effet ; mais lentement, avec une silongue déchirure, qu’elle s’abattit peu à peu, comme pour déposerAlbine à terre d’une façon très douce. Elle n’eut pas le moindreeffroi, elle se renversait, elle agitait ses cuisses demi-nues, enrépétant :

– C’est joliment gentil. On dirait une voiture.

Serge avait sauté de l’arbre pour la recevoir dans ses bras.Comme il restait tout pâle de l’émotion qu’il venait d’avoir, ellele plaisanta.

– Mais ça arrive tous les jours de tomber des arbres.Jamais on ne se fait de mal… Ris donc, gros bêta ! Tiens,mets-moi un peu de salive sur le cou. Je me suis égratignée.

Il lui mit un peu de salive, du bout des doigts.

– Là, c’est guéri, cria-t-elle, en s’échappant, avec unegambade de gamine. Nous allons jouer à cache-cache,veux-tu ?

Elle se fit chercher. Elle disparaissait, jetait le cri :Coucou ! coucou ! du fond de verdures connues d’elleseule, où Serge ne pouvait la trouver. Mais ce jeu de cache-cachen’allait pas sans une maraude terrible de fruits. Le déjeunercontinuait dans les coins où les deux grands enfants sepoursuivaient. Albine, tout en filant sous les arbres, allongeaitla main, croquait une poire verte, s’emplissait la jupe d’abricots.Puis, dans certaines cachettes, elle avait des trouvailles quil’asseyaient par terre, oubliant le jeu, occupée à mangergravement. Un moment, elle n’entendit plus Serge, elle dut lechercher à son tour. Et ce fut pour elle une surprise, presque unefâcherie, de le découvrir sous un prunier, un prunier qu’elle-mêmene savait pas là, et dont les prunes mûres avaient une délicateodeur de musc. Elle le querella de la belle façon. Voulait-il donctout avaler, qu’il n’avait soufflé mot ? Il faisait la bête,mais il avait le nez fin, il sentait de loin les bonnes choses.Elle était surtout furieuse contre le prunier, un arbre sournoisqu’on ne connaissait seulement pas, qui devait avoir poussé dans lanuit, pour ennuyer les gens. Serge, comme elle boudait, refusant decueillir une seule prune, imagina de secouer l’arbre violemment.Une pluie, une grêle de prunes tomba. Albine, sous l’averse, reçudes prunes sur les bras, des prunes dans le cou, des prunes au beaumilieu du nez. Alors, elle ne put retenir ses rires ; elleresta dans ce déluge, criant : Encore ! encore !amusée par les balles rondes qui rebondissaient sur elle, tendantla bouche et les mains, les yeux fermés, se pelotonnant à terrepour se faire toute petite.

Matinée d’enfance, polissonnerie de galopins lâchés dans leParadou. Albine et Serge passèrent là des heures puériles d’écolebuissonnière, à courir, à crier, à se taper, sans que leurs chairsinnocentes eussent un frisson. Ce n’était encore que la camaraderiede deux garnements, qui songeront peut-être plus tard à se baisersur les joues, lorsque les arbres n’auront plus de dessert à leurdonner. Et quel joyeux coin de nature pour cette premièreescapade ! Un trou de feuillage, avec des cachettesexcellentes. Des sentiers le long desquels il n’était pas possibled’être sérieux, tant les haies laissaient tomber de riresgourmands. Le parc avait, dans cet heureux verger, une gaminerie debuissons s’en allant à la débandade, une fraîcheur d’ombre invitantà la faim, une vieillesse de bons arbres pareils à des grands-pèrespleins de gâteries. Même, au fond des retraites vertes de mousse,sous les troncs cassés qui les forçaient à ramper l’un derrièrel’autre, dans des corridors de feuilles, si étroits, que Serges’attelait en riant aux jambes nues d’Albine, ils ne rencontraientpoint la rêverie dangereuse du silence. Rien de troublant ne leurvenait du bois en récréation.

Et quand ils furent las des abricotiers, des pruniers, descerisiers, ils coururent sous les amandiers grêles, mangeant lesamandes vertes, à peine grosses comme des pois, cherchant lesfraises parmi le tapis d’herbe, se fâchant de ce que les pastèqueset les melons n’étaient pas mûrs. Albine finit par courir de toutesses forces, suivie de Serge, qui ne pouvait l’attraper. Elles’engagea dans les figuiers, sautant les grosses branches,arrachant les feuilles qu’elle jetait par-derrière à la figure deson compagnon. En quelques bonds, elle traversa les bouquetsd’arbousiers, dont elle goûta en passant les baies rouges ; etce fut dans la futaie des aliziers, des azeroliers et des jujubiersque Serge la perdit. Il la crut d’abord cachée derrière ungrenadier ; mais c’était deux fleurs en bouton qu’il avaitpris pour les deux nœuds roses de ses poignées. Alors, il battit lebois d’orangers, ravi du beau temps qu’il faisait là, s’imaginantentrer chez les fées du soleil. Au milieu du bois, il aperçutAlbine qui, ne le croyant pas si près d’elle, furetait vivement,fouillait du regard les profondeurs vertes.

– Qu’est-ce que tu cherches donc là ? cria-t-il. Tusais bien que c’est défendu.

Elle eut un sursaut, elle rougit légèrement, pour la premièrefois de la journée. Et, s’asseyant à côté de Serge, elle lui parlades jours heureux où les oranges mûrissaient. Le bois alors étaittout doré, tout éclairé de ces étoiles rondes, qui criblaient deleurs feux jaunes la voûte verte.

Puis, quand ils s’en allèrent enfin, elle s’arrêta à chaquerejet sauvage, s’emplissant les poches de petites poires âpres, depetites prunes aigres, disant que ce serait pour manger en route.C’était cent fois meilleur que tout ce qu’ils avaient goûtéjusque-là. Il fallut que Serge en avalât, malgré les grimaces qu’ilfaisait à chaque coup de dent. Ils rentrèrent éreintés, heureux,ayant tant ri, qu’ils avaient mal aux côtes. Même, ce soir-là,Albine n’eut pas le courage de remonter chez elle ; elles’endormit aux pieds de Serge, en travers sur le lit, rêvantqu’elle montait aux arbres, achevant de croquer en dormant lesfruits des sauvageons, qu’elle avait cachés sous la couverture, àcôté d’elle.

Chapitre 10

 

Huit jours plus tard, il y eut de nouveau un grand voyage dansle parc. Il s’agissait d’aller plus loin que le verger, à gauche,du côté des larges prairies que quatre ruisseaux traversaient. Onferait plusieurs lieues en pleine herbe ; on vivrait de sapêche, si l’on venait à s’égarer.

– J’emporte mon couteau, dit Albine, en montrant un couteaude paysan, à lame épaisse.

Elle mit de tout dans ses poches, de la ficelle, du pain, desallumettes, une petite bouteille de vin, des chiffons, un peigne,des aiguilles. Serge dut prendre une couverture ; mais, aubout des tilleuls, lorsqu’ils arrivèrent devant les décombres duchâteau, la couverture l’embarrassait déjà à un tel point, qu’il lacacha sous un pan de mur écroulé.

Le soleil était plus fort. Albine s’était attardée à sespréparatifs. Dans la matinée chaude, ils s’en allèrent côte à côte,presque raisonnables. Ils faisaient jusqu’à des vingtaines de pas,sans se pousser, pour rire. Ils causaient.

– Moi, je ne m’éveille jamais, dit Albine. J’ai bien dormi,cette nuit. Et toi ?

– Moi aussi, répondit Serge.

Elle reprit :

– Qu’est-ce que ça signifie, quand on rêve un oiseau quivous parle ?

– Je ne sais pas… Et que disait-il, ton oiseau ?

– Ah ! j’ai oublié… Il disait des choses très bien,beaucoup de choses qui me semblaient drôles… Tiens, vois donc cegros coquelicot, là-bas. Tu ne l’auras pas ! Tu ne l’auraspas !

Elle prit son élan ; mais Serge, grâce à ses longuesjambes, la devança, cueillit le coquelicot qu’il agitavictorieusement. Alors, elle resta les lèvres pincées, sans riendire, avec une grosse envie de pleurer. Lui, ne sut que jeter lafleur. Puis, pour faire la paix :

– Veux-tu monter sur mon dos ? Je te porterai, commel’autre jour.

– Non, non.

Elle boudait. Mais elle n’avait pas fait trente pas, qu’elle seretournait, toute rieuse. Une ronce la retenait par la jupe.

– Tiens ! je croyais que c’était toi qui marchaisexprès sur ma robe… C’est qu’elle ne veut pas me lâcher !Décroche-moi, dis !

Et, quand elle fut décrochée, ils marchèrent de nouveau à côtél’un de l’autre, très sagement. Albine prétendait que c’était plusamusant, de se promener ainsi, comme des gens sérieux. Ils venaientd’entrer dans les prairies. À l’infini, devant eux, se déroulaientde larges pans d’herbes, à peine coupés de loin en loin par lefeuillage tendre d’un rideau de saules. Les pans d’herbes seduvetaient, pareils à des pièces de velours ; ils étaient d’ungros vert peu à peu pâli dans les lointains, se noyant de jaunevif, au bord de l’horizon, sous l’incendie du soleil. Les bouquetsde saules, tout là-bas, semblaient d’or pur, au milieu du grandfrisson de la lumière. Des poussières dansantes mettaient auxpointes des gazons un flux de clartés, tandis qu’à certainssouffles de vent, passant librement sur cette solitude nue, lesherbes se moiraient d’un tressaillement de plantes caressées. Et,le long des prés les plus voisins, des foules de petitespâquerettes blanches, en tas, à la débandade, par groupes, ainsiqu’une population grouillant sur le pavé pour quelque fêtepublique, peuplaient de leur joie répandue le noir des pelouses.Des boutons-d’or avaient une gaieté de grelots de cuivre poli, quel’effleurement d’une aile de mouche allait faire tinter ; degrands coquelicots isolés éclataient avec des pétards rouges, s’enallaient plus loin, en bandes, étaler des mares réjouissantes commedes fonds de cuvier encore pourpres de vin ; de grands bleuetsbalançaient leurs légers bonnets de paysanne ruchés de bleu,menaçant de s’envoler par-dessus les moulins à chaque souffle. Puisc’étaient des tapis de houques laineuses, de flouves odorantes, delotiers velus, des nappes de fétuques, de crételles, d’agrostis, depâturins. Le sainfoin dressait ses longs cheveux grêles, le trèfledécoupait ses feuilles nettes, le plantain brandissait des forêtsde lances, la luzerne faisait des couches molles, des édredons desatin vert d’eau broché de fleurs violâtres. Cela, à droite, àgauche, en face, partout, roulant sur le sol plat, arrondissant lasurface moussue d’une mer stagnante, dormant sous le ciel quiparaissait plus vaste. Dans l’immensité des herbes, par endroits,les herbes étaient limpidement bleues, comme si elles avaientréfléchi le bleu du ciel.

Cependant, Albine et Serge marchaient au milieu des prairies,ayant de la verdure jusqu’aux genoux. Il leur semblait avancer dansune eau fraîche qui leur battait les mollets. Ils se trouvaient parinstants au travers de véritables courants, avec des ruissellementsde hautes tiges penchées dont ils entendaient la fuite rapide entreleurs jambes. Puis, des lacs calmes sommeillaient, des bassins degazons courts, où ils trempaient à peine plus haut que leschevilles. Ils jouaient en marchant ainsi, non plus à tout casser,comme dans le verger, mais à s’attarder, au contraire, les piedsliés par les doigts souples des plantes goûtant là une pureté, unecaresse de ruisseau, qui calmait en eux la brutalité du premierâge. Albine s’écarta, alla se mettre au fond d’une herbe géante quilui arrivait au menton. Elle ne passait que la tête. Elle se tintun instant bien tranquille, appelant Serge.

– Viens donc ! On est comme dans un bain. On a del’eau verte partout.

Puis, elle s’échappa d’un saut, sans même l’attendre, et ilssuivirent la première rivière qui leur barra la route. C’était uneeau plate, peu profonde, coulant entre deux rives de cressonsauvage. Elle s’en allait ainsi mollement, avec des détoursralentis, si propre, si nette, qu’elle reflétait comme une glace lemoindre jonc de ses bords. Albine et Serge durent, pendantlongtemps, en descendre le courant, qui marchait moins vite qu’eux,avant de trouver un arbre dont l’ombre se baignât dans ce flot deparesse. Aussi loin que portaient leurs regards, ils voyaient l’eaunue, sur le lit des herbes, étirer ses membres purs, s’endormir enplein soleil du sommeil souple, à demi dénoué, d’une couleuvrebleuâtre. Enfin, ils arrivèrent à un bouquet de trois saules ;deux avaient les pieds dans l’eau, l’autre était planté un peu enarrière ; troncs foudroyés, émiettés par l’âge, quecouronnaient des chevelures blondes d’enfant. L’ombre était siclaire, qu’elle rayait à peine de légères hachures la riveensoleillée. Cependant, l’eau si unie en amont et en aval avait làun court frisson, un trouble de sa peau limpide, qui témoignait desa surprise à sentir ce bout de voile traîner sur elle. Entre lestrois saules, un coin de pré descendait par une pente insensible,mettant des coquelicots jusque dans les fentes des vieux troncscrevés. On eût dit une tente de verdure, plantée sur trois piquets,au bord de l’eau, dans le désert roulant des herbes.

– C’est ici, c’est ici ! cria Albine, en se glissantsous les saules.

Serge s’assit à côté d’elle, les pieds presque dans l’eau. Ilregardait autour de lui, il murmurait :

– Tu connais tout, tu sais les meilleurs endroits… Ondirait une île de dix pieds carrés, rencontrée en pleine mer.

– Oui, nous sommes chez nous, reprit-elle, si joyeuse,qu’elle tapa les herbes de son poing. C’est une maison à nous… Nousallons tout faire.

Puis, comme prise d’une idée triomphante, elle se jeta contrelui, lui dit dans la figure, avec une explosion de joie :

– Veux-tu être mon mari ? Je serai ta femme.

Il fut enchanté de l’invention ; il répondit qu’il voulaitbien être le mari, riant plus haut qu’elle. Alors, elle, tout d’uncoup, devint sérieuse ; elle affecta un air pressé deménagère.

– Tu sais, dit-elle, c’est moi qui commande… Nousdéjeunerons quand tu auras mis la table.

Et elle lui donna des ordres impérieux. Il dut serrer tout cequ’elle tira de ses poches dans le creux d’un saule, qu’elleappelait « l’armoire ». Les chiffons étaient lelinge ; le peigne représentait le nécessaire detoilette ; les aiguilles et la ficelle devaient servir àraccommoder les vêtements des explorateurs. Quant aux provisions debouche, elles consistaient dans la petite bouteille de vin et lesquelques croûtes de la veille. À la vérité, il y avait encore lesallumettes pour faire cuire le poisson qu’on devait prendre.

Comme il achevait de mettre la table, la bouteille au milieu,les trois croûtes alentour, il hasarda l’observation que le régalserait mince. Mais elle haussait les épaules, en femme supérieure.Elle se mit les pieds à l’eau, disant sévèrement :

– C’est moi qui pêche. Toi, tu me regarderas.

Pendant une demi-heure, elle se donna une peine infinie pourattraper des petits poissons avec les mains. Elle avait relevé sesjupes, nouées d’un bout de ficelle. Elle s’avançait prudemment,prenant des précautions infinies afin de ne pas remuer l’eau ;puis, lorsqu’elle était tout près du petit poisson, tapi entre deuxpierres, elle allongeait son bras nu, faisait un barbotageterrible, ne tenait qu’une poignée de graviers. Serge alors riaitaux éclats, ce qui la ramenait à la rive, courroucée, lui criantqu’il n’avait pas le droit de rire.

– Mais, finit-il par dire, avec quoi le feras-tu cuire, tonpoisson ? Il n’y a pas de bois.

Cela acheva de la décourager. D’ailleurs, ce poisson-là ne luiparaissait pas fameux. Elle sortit de l’eau, sans songer à remettreses bas. Elle courait dans l’herbe, les jambes nues, pour sesécher. Et elle retrouvait son rire, parce qu’il y avait des herbesqui la chatouillaient sous la plante des pieds.

– Oh ! de la pimprenelle ! dit-elle brusquement,en se jetant à genoux. C’est ça qui est bon ! Nous allons nousrégaler.

Serge dut mettre sur la table un tas de pimprenelle. Ilsmangèrent de la pimprenelle avec leur pain. Albine affirmait quec’était meilleur que de la noisette. Elle servait en maîtresse demaison, coupait le pain de Serge, auquel elle ne voulut jamaisconfier son couteau.

– Je suis la femme, répondait-elle sérieusement à toutesles révoltes qu’il tentait.

Puis, elle lui fit reporter dans « l’armoire » lesquelques gouttes de vin qui restaient au fond de la bouteille. Ilfallut même qu’il balayât l’herbe, pour qu’on pût passer de lasalle à manger dans la chambre à coucher. Albine se coucha lapremière, tout de son long, en disant :

– Tu comprends, maintenant, nous allons dormir… Tu dois tecoucher à côté de moi, tout contre moi.

Il s’allongea ainsi qu’elle le lui ordonnait. Tous deux setenaient très raides, se touchant des épaules aux pieds, les mainsvides, rejetées en arrière, par-dessus leurs têtes. C’étaientsurtout leurs mains qui les embarrassaient. Ils conservaient unegravité convaincue. Ils regardaient en l’air, de leurs yeux grandsouverts, disant qu’ils dormaient et qu’ils étaient bien.

– Vois-tu, murmurait Albine, quand on est marié, on achaud… Tu ne me sens pas ?

– Si, tu es comme un édredon… Mais il ne faut pas parler,puisque nous dormons. C’est meilleur de ne pas parler.

Ils restèrent longtemps silencieux, toujours très graves. Ilsavaient roulé leurs têtes, les éloignant insensiblement, comme sila chaleur de leurs haleines les eût gênés. Puis, au milieu dugrand silence, Serge ajouta cette seule parole :

– Moi, je t’aime bien.

C’était l’amour avant le sexe, l’instinct d’aimer qui plante lespetits hommes de dix ans sur le passage des bambines en robesblanches. Autour d’eux, les prairies largement ouvertes lesrassuraient de la légère peur qu’ils avaient l’un de l’autre. Ilsse savaient vus de toutes les herbes, vus du ciel dont le bleu lesregardait à travers le feuillage grêle ; et cela ne lesdérangeait pas. La tente des saules, sur leurs têtes, était unsimple pan d’étoffe transparente, comme si Albine avait pendu là uncoin de sa robe. L’ombre restait si claire, qu’elle ne leursoufflait pas les langueurs des taillis profonds, lessollicitations des trous perdus, des alcôves vertes. Du bout del’horizon, leur venait un air libre, un vent de santé, apportant lafraîcheur de cette mer de verdure, où il soulevait une houle defleurs ; tandis que, à leurs pieds, la rivière était uneenfance de plus, une candeur dont le filet de voix fraîche leursemblait la voix lointaine de quelque camarade qui riait. Heureusesolitude, toute pleine de sérénité, dont la nudité s’étalait avecune effronterie adorable d’ignorance ! Immense champ, aumilieu duquel le gazon étroit qui leur servait de première coucheprenait une naïveté de berceau.

– Voilà, c’est fini, dit Albine en se levant. Nous avonsdormi.

Lui, resta un peu surpris que cela fût fini si vite. Il allongeale bras, la tira par la jupe, comme pour la ramener contre lui. Etelle tomba sur les genoux, riant, répétant :

– Quoi donc ? Quoi donc ?

Il ne savait pas. Il la regardait, lui prenait les coudes. Uninstant, il la saisit par les cheveux, ce qui la fit crier. Puis,lorsqu’elle fut de nouveau debout, il s’enfonça la face dansl’herbe qui avait gardé la tiédeur de son corps.

– Voilà, c’est fini, dit-il en se levant à son tour.

Jusqu’au soir, ils coururent les prairies. Ils allaient devanteux, pour voir. Ils visitaient leur jardin. Albine marchait enavant, avec le flair d’un jeune chien, ne disant rien, toujours enquête de la clairière heureuse, bien qu’il n’y eût pas là lesgrands arbres qu’elle rêvait. Serge avait toutes sortes degalanteries maladroites ; il se précipitait si rudement pourécarter les hautes herbes, qu’il manquait la faire tomber ; illa soulevait à bras-le-corps, d’une étreinte qui la meurtrissait,lorsqu’il voulait l’aider à sauter les ruisseaux. Leur grande joiefut de rencontrer les trois autres rivières. La première coulaitsur un lit de cailloux, entre deux files continues de saules, sibien qu’ils durent se laisser glisser à tâtons au beau milieu desbranches, avec le risque de tomber dans quelque gros troud’eau ; mais Serge, roulé le premier, ayant de l’eau jusqu’auxgenoux seulement, reçut Albine dans ses bras, la porta à la riveopposée pour qu’elle ne se mouillât point. L’autre rivière étaittoute noire d’ombre, sous une allée de hauts feuillages, où ellepassait languissante, avec le froissement léger, les cassuresblanches d’une jupe de satin, traînée par quelque dame rêveuse, aufond d’un bois ; nappe profonde, glacée, inquiétante, qu’ilseurent la chance de pouvoir traverser à l’aide d’un tronc abattud’un bord à l’autre, s’en allant à califourchon, s’amusant àtroubler du pied le miroir d’acier bruni, puis se hâtant, effrayésdes yeux étranges que les moindres gouttes qui jaillissaientouvraient dans le sommeil du courant. Et ce fut surtout la dernièrerivière qui les retint. Celle-là était joueuse comme eux ;elle se ralentissait à certains coudes, partait de là en riresperlés, au milieu de grosses pierres, se calmait à l’abri d’unbouquet d’arbustes, essoufflée, vibrante encore ; ellemontrait toutes les humeurs du monde, ayant tour à tour pour litdes sables fins, des plaques de rochers, des graviers limpides, desterres grasses, que les sauts des grenouilles soulevaient enpetites fumées jaunes. Albine et Serge y pataugèrent adorablement.Les pieds nus, ils remontèrent la rivière pour rentrer, préférantle chemin de l’eau au chemin des herbes, s’attardant à chaque îlequi leur barrait le passage. Ils y débarquaient, ils y conquéraientdes pays sauvages, ils s’y reposaient au milieu de grands joncs, degrands roseaux, qui semblaient bâtir exprès pour eux des huttes denaufragés. Retour charmant, amusé par les rives qui déroulaientleur spectacle, égayé de la belle humeur des eaux vivantes.

Mais, comme ils quittaient la rivière, Serge comprit qu’Albinecherchait toujours quelque chose, le long des bords, dans les îles,jusque parmi les plantes dormant au fil du courant. Il dut l’allerenlever du milieu d’une nappe de nénuphars, dont les largesfeuilles mettaient à ses jambes des collerettes de marquise. Il nelui dit rien, il la menaça du doigt, et ils rentrèrent enfin, toutanimés du plaisir de la journée, bras dessus, bras dessous, enjeune ménage qui revient d’une escapade. Ils se regardaient, setrouvaient plus beaux et plus forts ; ils riaient pour sûrd’une autre façon que le matin.

Chapitre 11

 

– Nous ne sortons donc plus ? demanda Serge, àquelques jours de là.

Et la voyant hausser les épaules d’un air las, il ajouta commepour se moquer d’elle :

– Tu as donc renoncé à chercher ton arbre ?

Ils tournèrent cela en plaisanterie pendant toute la journée.L’arbre n’existait pas. C’était un conte de nourrice. Ils enparlaient pourtant avec un léger frisson. Et, le lendemain, ilsdécidèrent qu’ils iraient faire une promenade au fond du parc, sousles hautes futaies, que Serge ne connaissait pas encore. Le matindu départ, Albine ne voulut rien emporter ; elle étaitsongeuse, même un peu triste, avec un sourire très doux. Ilsdéjeunèrent, ils ne descendirent que tard. Le soleil, déjà chaud,leur donnait une langueur, les faisait marcher lentement l’un prèsde l’autre, cherchant les filets d’ombre. Ni le parterre, ni leverger, qu’ils durent traverser, ne les retinrent. Quand ilsarrivèrent sous la fraîcheur des grands ombrages, ils ralentirentencore leurs pas, ils s’enfoncèrent dans le recueillement attendride la forêt, sans une parole, avec un gros soupir, comme s’ilseussent éprouvé un soulagement à échapper au plein jour. Puis,lorsqu’il n’y eut que des feuilles autour d’eux, lorsque aucunetrouée ne leur montra les lointains ensoleillés du parc, ils seregardèrent, souriants, vaguement inquiets.

– Comme on est bien ! murmura Serge.

Albine hocha la tête, ne pouvant répondre, tant elle étaitserrée à la gorge. Ils ne se tenaient point à la taille, ainsiqu’ils en avaient l’habitude. Les bras ballants, les mainsouvertes, ils marchaient, sans se toucher, la tête un peubasse.

Mais Serge s’arrêta, en voyant des larmes tomber des jouesd’Albine et se noyer dans son sourire.

– Qu’as-tu ? cria-t-il. Souffres-tu ? T’es-tublessée ?

– Non, je ris, je t’assure, dit-elle. Je ne sais pas, c’estl’odeur de tous ces arbres qui me fait pleurer.

Elle le regarda, elle reprit :

– Tu pleures aussi, toi. Tu vois bien que c’est bon.

– Oui, murmura-t-il, toute cette ombre, ça vous surprend.On dirait, n’est-ce pas ? qu’on entre dans quelque chose de siextraordinairement doux, que cela vous fait mal… Mais il faudraitme le dire, si tu avais quelque sujet de tristesse. Je ne t’ai pascontrariée, tu n’es pas fâchée contre moi ?

Elle jura que non. Elle était bien heureuse.

– Alors, pourquoi ne t’amuses-tu pas ?… Veux-tu quenous jouions à courir ?

– Oh ! non, pas à courir, répondit-elle en faisant unemoue de grande fille.

Et comme il lui parlait d’autres jeux, de monter aux arbres pourdénicher des nids, de chercher des fraises ou des violettes, ellefinit par dire avec quelque impatience :

– Nous sommes trop grands. C’est bête de toujours jouer.Est-ce que ça ne te plaît pas davantage, de marcher ainsi, à côtéde moi, bien tranquille ?

Elle marchait, en effet, d’une si agréable façon, qu’il prenaitle plus beau plaisir du monde à entendre le petit claquement de sesbottines sur la terre dure de l’allée. Jamais il n’avait faitattention au balancement de sa taille, à la traînée vivante de sajupe, qui la suivait d’un frôlement de couleuvre. C’était une joiequ’il n’épuiserait pas, de la voir ainsi s’en aller posément à côtéde lui, tant il découvrait de nouveaux charmes dans la moindresouplesse de ses membres.

– Tu as raison, cria-t-il. C’est plus amusant que tout. Jet’accompagnerais au bout de la terre, si tu voulais.

Cependant, à quelques pas de là, il la questionna pour savoir sielle n’était pas lasse. Puis, il laissa entendre qu’il sereposerait lui-même volontiers.

– Nous pourrions nous asseoir, balbutia-t-il.

– Non, répondit-elle, je ne veux pas !

– Tu sais, nous nous coucherions comme l’autre jour, aumilieu des prés. Nous aurions chaud, nous serions à notre aise.

– Je ne veux pas ! Je ne veux pas !

Elle s’était écartée d’un bond, avec l’épouvante de ces brasd’homme qui se tendaient vers elle. Lui, l’appela grande bête,voulut la rattraper. Mais, comme il la touchait à peine du bout desdoigts, elle poussa un cri, si désespéré, qu’il s’arrêta, touttremblant.

– Je t’ai fait du mal ?

Elle ne répondit pas tout de suite, étonnée elle-même de soncri, souriant déjà de sa peur.

– Non, laisse-moi, ne me tourmente pas… Qu’est-ce que nousferions, quand nous serions assis ? J’aime mieux marcher.

Et elle ajouta, d’un air grave qui feignait deplaisanter :

– Tu sais bien que je cherche mon arbre.

Alors, il se mit à rire, offrant de chercher avec elle. Il sefaisait très doux, pour ne pas l’effrayer davantage : car ilvoyait qu’elle était encore frissonnante, bien qu’elle eût reprissa marche lente, à son côté. C’était défendu, ce qu’ils allaientfaire là, ça ne leur porterait pas chance ; et il se sentaitému, comme elle, d’une terreur délicieuse, qui le secouait d’untressaillement, à chaque soupir lointain de la forêt. L’odeur desarbres, le jour verdâtre qui tombait des hautes branches, lesilence chuchotant des broussailles, les emplissaient d’uneangoisse, comme s’ils allaient, au détour du premier sentier,entrer dans un bonheur redoutable.

Et, pendant des heures, ils marchèrent à travers les arbres. Ilsgardaient leur allure de promenade ; ils échangeaient à peinequelques mots, ne se séparant pas une minute, se suivant au fonddes trous de verdure les plus noirs. D’abord, ils s’engagèrent dansdes taillis dont les jeunes troncs n’avaient pas la grosseur d’unbras d’enfant. Ils devaient les écarter, s’ouvrir une route parmiles pousses tendres qui leur bouchaient les yeux de la dentellevolante de leurs feuilles. Derrière eux, leur sillage s’effaçait,le sentier, ouvert, se refermait ; et ils avançaient auhasard, perdus, roulés, ne laissant de leur passage que lebalancement des hautes branches. Albine, lasse de ne pas voir àtrois pas, fut heureuse, lorsqu’elle put sauter hors de ce buissonénorme dont ils cherchaient depuis longtemps le bout. Ils étaientau milieu d’une éclaircie de petits chemins ; de tous côtés,entre des haies vives, se distribuaient des allées étroites,tournant sur elles-mêmes, se coupant, se tordant, s’allongeantd’une façon capricieuse. Ils se haussaient pour regarder par-dessusles haies ; mais ils n’avaient aucune hâte pénible, ilsseraient restés volontiers là, s’oubliant en détours continuels,goûtant la joie de marcher toujours sans arriver jamais, s’ilsn’avaient eu devant eux la ligne fière des hautes futaies. Ilsentrèrent enfin sous les futaies, religieusement, avec une pointede terreur sacrée, comme on entre sous la voûte d’une église. Lestroncs, droits, blanchis de lichens, d’un gris blafard de vieillepierre, montaient démesurément, alignaient à l’infini desenfoncements de colonnes. Au loin, des nefs se creusaient, avecleurs bas-côtés plus étouffés ; des nefs étrangement hardies,portées par des piliers très minces, dentelées, ouvragées, sifinement fouillées, qu’elles laissaient passer de toutes parts lebleu du ciel. Un silence religieux tombait des ogivesgéantes ; une nudité austère donnait au sol l’usure desdalles, le durcissait, sans une herbe, semé seulement de la poudreroussie des feuilles mortes. Et ils écoutaient la sonorité de leurspas, pénétrés de la grandiose solitude de ce temple.

C’était là certainement que devait se trouver l’arbre tantcherché, dont l’ombre procurait la félicité parfaite. Ils lesentaient proche, au charme qui coulait en eux, avec le demi-jourdes hautes voûtes. Les arbres leur semblaient des êtres de bonté,pleins de force, pleins de silence, pleins d’immobilité heureuse.Ils les regardaient un à un, ils les aimaient tous, ils attendaientde leur souveraine tranquillité quelque aveu qui les ferait grandircomme eux, dans la joie d’une vie puissante. Les érables, lesfrênes, les charmes, les cornouillers, étaient un peuple decolosses, une foule d’une douceur fière, des bonshommes héroïquesqui vivaient de paix, lorsque la chute d’un d’entre eux auraitsuffi pour blesser et tuer tout un coin du bois. Les ormes avaientdes corps énormes, des membres gonflés, engorgés de sève, à peinecachés par les bouquets légers de leurs petites feuilles. Lesbouleaux, les aunes, avec leurs blancheurs de fille, cambraient destailles minces, abandonnaient au vent des chevelures de grandesdéesses, déjà à moitié métamorphosées en arbres. Les platanesdressaient des torses réguliers, dont la peau lisse, tatouée derouge, semblait laisser tomber des plaques de peinture écaillée.Les mélèzes, ainsi qu’une bande barbare, descendaient une pente,drapés dans leurs sayons de verdure tissée, parfumés d’un baumefait de résine et d’encens. Et les chênes étaient rois, les chênesimmenses, ramassés carrément sur leur ventre trapu, élargissant desbras dominateurs qui prenaient toute la place au soleil ;arbres titans, foudroyés, renversés dans des poses de lutteursinvaincus, dont les membres épars plantaient à eux seuls une forêtentière.

N’était-ce pas un de ces chênes gigantesques ? Ou bien unde ces beaux platanes, un de ces bouleaux blancs comme des femmes,un de ces ormes dont les muscles craquaient ? Albine et Serges’enfonçaient toujours, ne sachant plus, noyés au milieu de cettefoule. Un instant, ils crurent avoir trouvé : ils étaient aumilieu d’un carré de noyers, dans une ombre si froide, qu’ils engrelottaient. Plus loin, ils eurent une autre émotion, en entrantsous un petit bois de châtaigniers, tout vert de mousse, avec desélargissements de branches bizarres, assez vastes pour y bâtir desvillages suspendus. Plus loin encore, Albine découvrit uneclairière, où ils coururent tous deux, haletants. Au centre d’untapis d’herbe fine, un caroubier mettait comme un écroulement deverdure, une Babel de feuillages, dont les ruines se couvraientd’une végétation extraordinaire. Des pierres restaient prises dansle bois, arrachées du sol par le flot montant de la sève. Lesbranches hautes se recourbaient, allaient se planter au loin,entouraient le tronc d’arches profondes, d’une population denouveaux troncs, sans cesse multipliés. Et sur l’écorce, toutecrevée de déchirures saignantes, des gousses mûrissaient. Le fruitmême du monstre était un effort qui lui trouait la peau. Ils firentlentement le tour, entrèrent sous les branches étalées où secroisaient les rues d’une ville, fouillèrent du regard les fentesbéantes des racines dénudées. Puis, ils s’en allèrent, n’ayant passenti là le bonheur surhumain qu’ils cherchaient.

– Où sommes-nous donc ? demanda Serge.

Albine l’ignorait. Jamais elle n’était venue de ce côté du parc.Ils se trouvaient alors dans un bouquet de cytises et d’acacias,dont les grappes laissaient couler une odeur très douce, presquesucrée.

– Nous voilà perdus, murmura-t-elle avec un rire. Bien sûr,je ne connais pas ces arbres.

– Mais, reprit-il, le jardin a un bout, pourtant. Tuconnais bien le bout du jardin ?

Elle un eut geste large.

– Non, dit-elle.

Ils restèrent muets, n’ayant pas encore eu jusque-là unesensation aussi heureuse de l’immensité du parc. Cela lesravissait, d’être seuls, au milieu d’un domaine si grand,qu’eux-mêmes devaient renoncer à en connaître les bords.

– Eh bien ! nous sommes perdus, répéta Serge gaiement.C’est meilleur, lorsqu’on ne sait pas où l’on va.

Il se rapprocha, humblement.

– Tu n’as pas peur ?

– Oh ! non. Il n’y a que toi et moi, dans le jardin…De qui veux-tu que j’aie peur ? Les murailles sont trophautes. Nous ne les voyons pas, mais elles nous gardent,comprends-tu ?

Il était tout près d’elle. Il murmura :

– Tout à l’heure, tu as eu peur de moi.

Mais elle le regardait en face, sereine, sans un battement depaupière.

– Tu me faisais du mal, répondit-elle. Maintenant, tu asl’air très bon. Pourquoi aurais-je peur de toi ?

– Alors, tu me permets de te prendre comme cela ? Nousretournerons sous les arbres.

– Oui. Tu peux me serrer, tu me fais plaisir. Et marchonslentement, n’est-ce pas ? pour ne pas retrouver notre chemintrop vite.

Il lui avait passé un bras à la taille. Ce fut ainsi qu’ilsrevinrent sous les hautes futaies, où la majesté des voûtesralentit encore leur promenade de grands enfants qui s’éveillaientà l’amour. Elle se dit un peu lasse, elle appuya la tête contrel’épaule de Serge. Ni l’un ni l’autre pourtant ne parla des’asseoir. Ils n’y songeaient pas, cela les aurait dérangés. Quellejoie pouvait leur procurer un repos sur l’herbe, comparée à la joiequ’ils goûtaient en marchant toujours, côte à côte ? L’arbrelégendaire était oublié. Ils ne cherchaient plus qu’à rapprocherleur visage, pour se sourire de plus près. Et c’étaient les arbres,les érables, les ormes, les chênes, qui leur soufflaient leurspremiers mots de tendresse, dans leur ombre claire.

– Je t’aime ! disait Serge d’une voix légère quisoulevait les petits cheveux dorés des tempes d’Albine.

Il voulait trouver une autre parole, il répétait :

– Je t’aime ! Je t’aime !

Albine écoutait avec un beau sourire. Elle apprenait cettemusique.

– Je t’aime ! Je t’aime ! soupirait-elle plusdélicieusement, de sa voix perlée de jeune fille.

Puis, levant ses yeux bleus, où une aube de lumière grandissait,elle demanda :

– Comment m’aimes-tu ?

Alors, Serge se recueillit. Les futaies avaient une douceursolennelle, les nefs profondes gardaient le frisson des pasassourdis du couple.

– Je t’aime plus que tout, répondit-il. Tu es plus belleque tout ce que je vois le matin en ouvrant ma fenêtre. Quand je teregarde, tu me suffis. Je voudrais n’avoir que toi, et je seraisbien heureux.

Elle baissait les paupières, elle roulait la tête commebercée.

– Je t’aime, continua-t-il. Je ne te connais pas, je nesais qui tu es, je ne sais d’où tu viens ; tu n’es ni ma mère,ni ma sœur ; et je t’aime, à te donner tout mon cœur, à n’enrien garder pour le reste du monde… Écoute, j’aime tes jouessoyeuses comme un satin, j’aime ta bouche qui a une odeur de rose,j’aime tes yeux dans lesquels je me vois avec mon amour, j’aimejusqu’à tes cils, jusqu’à ces petites veines qui bleuissent lapâleur de tes tempes… C’est pour te dire que je t’aime, que jet’aime, Albine.

– Oui, je t’aime, reprit-elle. Tu as une barbe très finequi ne me fait pas mal, lorsque j’appuie mon front sur ton cou. Tues fort, tu es grand, tu es beau. Je t’aime, Serge.

Un moment, ils se turent, ravis. Il leur semblait qu’un chant deflûte les précédait, que leurs paroles leur venaient d’un orchestresuave qu’ils ne voyaient point. Ils ne s’en allaient plus qu’à toutpetits pas, penchés l’un vers l’autre, tournant sans fin entre lestroncs gigantesques. Au loin, le long des colonnades, il y avaitdes coups de soleil couchant, pareils à un défilé de filles enrobes blanches, entrant dans l’église, pour des fiançailles, ausourd ronflement des orgues.

– Et pourquoi m’aimes-tu ? demanda de nouveauAlbine.

Il sourit, il ne répondit pas d’abord. Puis il dit :

– Je t’aime parce que tu es venue. Cela dit tout…Maintenant, nous sommes ensemble, nous nous aimons. Il me sembleque je ne vivrais plus, si je ne t’aimais pas. Tu es monsouffle.

Il baissa la voix, parlant dans le rêve.

– On ne sait pas cela tout de suite. Ça pousse en vous avecvotre cœur. Il faut grandir, il faut être fort… Tu te souvienscomme nous nous aimions ! Mais nous ne le disions pas. On estenfant, on est bête. Puis, un beau jour, cela devient trop clair,cela vous échappe… Va, nous n’avons pas d’autre affaire ; nousnous aimons parce que c’est notre vie de nous aimer.

Albine, la tête renversée, les paupières complètement fermées,retenait son haleine. Elle goûtait le silence encore chaud de cettecaresse de paroles.

– M’aimes-tu ? M’aimes-tu ? balbutia-t-elle, sansouvrir les yeux.

Lui, resta muet, très malheureux, ne trouvant plus rien à dire,pour lui montrer qu’il l’aimait. Il promenait lentement le regardsur son visage rose, qui s’abandonnait comme endormi ; lespaupières avaient une délicatesse de soie vivante ; la bouchefaisait un pli adorable, humide d’un sourire ; le front étaitune pureté, noyée d’une ligne dorée à la racine des cheveux. Etlui, aurait voulu donner tout son être dans le mot qu’il sentaitsur ses lèvres, sans pouvoir le prononcer. Alors, il se penchaencore, il parut chercher à quelle place exquise de ce visage ilposerait le mot suprême. Puis, il ne dit rien, il n’eut qu’un petitsouffle. Il baisa les lèvres d’Albine.

– Albine, je t’aime !

– Je t’aime Serge !

Et ils s’arrêtèrent, frémissants de ce premier baiser. Elleavait ouvert les yeux très grands. Il restait la bouche légèrementavancée. Tous deux, sans rougir, se regardaient. Quelque chose depuissant, de souverain les envahissait ; c’était comme unerencontre longtemps attendue, dans laquelle ils se revoyaientgrandis, faits l’un pour l’autre, à jamais liés. Ils s’étonnèrentun instant, levèrent les regards vers la voûte religieuse desfeuillages, parurent interroger le peuple paisible des arbres, pourretrouver l’écho de leur baiser. Mais, en face de la complaisancesereine de la futaie, ils eurent une gaieté d’amoureux impunis, unegaieté prolongée, sonnante, toute pleine de l’éclosion bavarde deleur tendresse.

– Ah ! conte-moi les jours où tu m’as aimée. Dis-moitout… M’aimais-tu, lorsque tu dormais sur ma main ?M’aimais-tu, la fois que je suis tombée du cerisier, et que tuétais en bas, si pâle, les bras tendus ? M’aimais-tu, aumilieu des prairies, quand tu me prenais à la taille pour me fairesauter les ruisseaux ?

– Tais-toi, laisse-moi dire. Je t’ai toujours aimée… Ettoi, m’aimais-tu ? M’aimais-tu ?

Jusqu’à la nuit, ils vécurent de ce mot aimer qui, sans cesse,revenait avec une douceur nouvelle. Ils le cherchaient, leramenaient dans leurs phrases, le prononçaient hors de propos, pourla seule joie de le prononcer. Serge ne songea pas à mettre unsecond baiser sur les lèvres d’Albine. Cela suffisait à leurignorance, de garder l’odeur du premier. Ils avaient retrouvé leurchemin, sans s’être souciés des sentiers le moins du monde. Commeils sortaient de la forêt, le crépuscule était tombé, la lune selevait, jaune, entre les verdures noires. Et ce fut un retouradorable, au milieu du parc, avec cet astre discret qui lesregardait par tous les trous des grands arbres. Albine disait quela lune les suivait. La nuit était très douce, chaude d’étoiles. Auloin, les futaies avaient un grand murmure, que Serge écoutait, ensongeant : « Elles causent de nous. »

Lorsqu’ils traversèrent le parterre, ils marchèrent dans unparfum extraordinairement doux, ce parfum que les fleurs ont lanuit, plus alangui, plus caressant, qui est comme la respirationmême de leur sommeil.

– Bonne nuit, Serge.

– Bonne nuit, Albine.

Ils s’étaient pris les mains, sur le palier du premier étage,sans entrer dans la chambre, où ils avaient l’habitude de sesouhaiter le bonsoir. Ils ne s’embrassèrent pas. Quand il fut seul,assis au bord de son lit, Serge écouta longuement Albine qui secouchait, en haut, au-dessus de sa tête. Il était las d’un bonheurqui lui endormait les membres.

Chapitre 12

 

Mais, les jours suivants, Albine et Serge restèrent embarrassésl’un devant l’autre. Ils évitèrent de faire aucune allusion à leurpromenade sous les arbres. Ils n’avaient pas échangé un baiser, ilsne s’étaient pas dit qu’ils s’aimaient. Ce n’était point une hontequi les empêchait de parler, mais une crainte, une peur de gâterleur joie. Et, lorsqu’ils n’étaient plus ensemble, ils ne vivaientque du bon souvenir ; ils s’y enfonçaient, ils revivaient lesheures qu’ils avaient passées, les bras à la taille, à se caresserle visage de leur haleine. Cela avait fini par leur donner unegrosse fièvre. Ils se regardaient, les yeux meurtris, très tristes,causant de choses qui ne les intéressaient pas. Puis, après delongs silences, Serge demandait à Albine d’une voixinquiète :

– Tu es souffrante ?

Mais elle hochait la tête ; elle répondait :

– Non, non. C’est toi qui ne te portes pas bien. Tes mainsbrûlent.

Le parc leur causait une sourde inquiétude qu’ils nes’expliquaient pas. Il y avait un danger au détour de quelquesentier, qui les guettait, qui les prendrait à la nuque pour lesrenverser par terre et leur faire du mal. Jamais ils n’ouvraient labouche de ces choses ; mais, à certains regards poltrons, ilsse confessaient cette angoisse, qui les rendait singuliers, commeennemis. Cependant, un matin, Albine hasarda, après une longuehésitation :

– Tu as tort de rester toujours enfermé. Tu retomberasmalade.

Serge eut un rire gêné.

– Bah ! murmura-t-il, nous sommes allés partout, nousconnaissons tout le jardin.

Elle dit non de la tête ; puis, elle répéta trèsbas :

– Non, non… Nous ne connaissons pas les rochers, nous nesommes pas allés aux sources. C’est là que je me chauffais,l’hiver. Il y a des coins où les pierres elles-mêmes semblentvivre.

Le lendemain, sans avoir ajouté un mot, ils sortirent. Ilsmontèrent à gauche, derrière la grotte où dormait la femme demarbre. Comme ils posaient le pied sur les premières pierres, Sergedit :

– Ça nous avait laissé un souci. Il faut voir partout.Peut-être serons-nous tranquilles après.

La journée était étouffante, d’une chaleur lourde d’orage. Ilsn’avaient pas osé se prendre à la taille. Ils marchaient l’underrière l’autre, tout brûlants de soleil. Elle profita d’unélargissement du sentier pour le laisser passer devant elle ;car elle était inquiétée par son haleine, elle souffrait de lesentir derrière son dos, si près de ses jupes. Autour d’eux, lesrochers s’élevaient par larges assises ; des rampes doucesétageaient des champs d’immenses dalles, hérissés d’une rudevégétation. Ils rencontrèrent d’abord des genêts d’or, des nappesde thym, des nappes de sauge, des nappes de lavande, toutes lesplantes balsamiques, et les genévriers âpres, et les romarinsamers, d’une odeur si forte qu’elle les grisait. Aux deux côtés duchemin, des houx, par moments, faisaient des haies, quiressemblaient à des ouvrages délicats de serrurerie, à des grillesde bronze noir, de fer forgé, de cuivre poli, très compliquéesd’ornements, très fleuries de rosaces épineuses. Puis, il leurfallut traverser un bois de pins, pour arriver aux sources ;l’ombre maigre pesait à leurs épaules comme du plomb ; lesaiguilles sèches craquaient à terre, sous leurs pieds, avec unelégère poussière de résine, qui achevait de leur brûler leslèvres.

– Ton jardin ne plaisante pas, par ici, dit Serge en setournant vers Albine.

Ils sourirent. Ils étaient au bord des sources. Ces eaux clairesfurent un soulagement pour eux. Elles ne se cachaient pourtant passous des verdures, comme les sources des plaines, qui plantentautour d’elles d’épais feuillages, afin de dormir paresseusement àl’ombre. Elles naissaient en plein soleil, dans un trou du roc,sans un brin d’herbe qui verdît leur eau bleue. Elles paraissaientd’argent, toutes trempées de la grande lumière. Au fond d’elles, lesoleil était sur le sable, en une poussière de clarté vivante quirespirait. Et, du premier bassin, elles s’en allaient, ellesallongeaient des bras d’une blancheur pure ; ellesrebondissaient, pareilles à des nudités joueuses d’enfant ;elles tombaient brusquement en une chute, dont la courbe mollesemblait renverser un torse de femme, d’une chair blonde.

– Trempe tes mains, cria Albine. Au fond, l’eau estglacée.

En effet, ils purent se rafraîchir les mains. Ils se jetèrent del’eau au visage ; ils restèrent là, dans la buée de pluie quimontait des nappes ruisselantes. Le soleil était comme mouillé.

– Tiens, regarde ! cria de nouveau Albine. Voilà leparterre, voilà les prairies, voilà la forêt.

Un moment, ils regardèrent le Paradou étalé à leurs pieds.

– Et tu vois, continua-t-elle, on n’aperçoit pas le moindrebout de muraille. Tout le pays est à nous, jusqu’au bord duciel.

Ils s’étaient, enfin, pris à la taille, sans le savoir, d’ungeste rassuré et confiant. Les sources calmaient leur fièvre. Mais,comme ils s’éloignaient, Albine parut céder à un souvenir ;elle ramena Serge, en disant :

– Là, au bas des rochers, j’ai vu la muraille, une fois. Ily a longtemps.

– Mais on ne voit rien, murmura Serge, légèrement pâle.

– Si, si… Elle doit être derrière l’avenue des marronniers,après ces broussailles.

Puis, sentant le bras de Serge qui la serrait plus nerveusement,elle ajouta :

– Je me trompe peut-être… Pourtant, je me rappelle que jel’ai trouvée tout d’un coup devant moi, en sortant de l’allée. Elleme barrait le chemin, si haute, que j’en ai eu peur… Et, à quelquespas de là, j’ai été bien surprise. Elle était crevée, elle avait untrou énorme, par lequel on apercevait tout le pays d’à côté.

Serge la regarda, avec une supplication inquiète dans les yeux.Elle eut un haussement d’épaules pour le rassurer.

– Oh ! mais j’ai bouché le trou ! Va, je te l’aidit, nous sommes bien seuls… Je l’ai bouché tout de suite. J’avaismon couteau. J’ai coupé des ronces, j’ai roulé de grosses pierres.Je défie bien à un moineau de passer… Si tu veux, nous irons voir,un de ces jours. Ça te tranquillisera.

Il dit non de la tête. Puis, ils s’en allèrent, se tenant à lataille ; mais ils étaient redevenus anxieux. Serge abaissaitdes regards de côté sur le visage d’Albine, qui souffrait, lespaupières battantes, à être ainsi regardée. Tous deux auraientvoulu redescendre, s’éviter le malaise d’une promenade plus longue.Et, malgré eux, comme cédant à une force qui les poussait, ilstournèrent un rocher, ils arrivèrent sur un plateau, où lesattendait de nouveau l’ivresse du grand soleil. Ce n’était plusl’heureuse langueur des plantes aromatiques, le musc du thym,l’encens de la lavande. Ils écrasaient des herbes puantes :l’absinthe, d’une griserie amère ; la rue, d’une odeur dechair fétide ; la valériane, brûlante, toute trempée de sasueur aphrodisiaque. Des mandragores, des ciguës, des hellébores,des belladones, montait un vertige à leurs tempes, unassoupissement, qui les faisait chanceler aux bras l’un de l’autre,le cœur sur les lèvres.

– Veux-tu que je te prenne ? demanda Serge à Albine,en la sentant s’abandonner contre lui.

Il la serrait déjà entre ses deux bras. Mais elle se dégagea,respirant fortement.

– Non, tu m’étouffes, dit-elle. Laisse. Je ne sais ce quej’ai. La terre remue sous mes pieds… Vois-tu, c’est là que j’aimal.

Elle lui prit une main qu’elle posa sur sa poitrine. Alors, lui,devint tout blanc. Il était plus défaillant qu’elle. Et tous deuxavaient des larmes au bord des yeux, de se voir ainsi, sans trouverde remède à leur grand malheur. Allaient-ils donc mourir là, de cemal inconnu ?

– Viens à l’ombre, viens t’asseoir, dit Serge. Ce sont cesplantes qui nous tuent, avec leurs odeurs.

Il la conduisit par le bout des doigts, car elle tressaillait,lorsqu’il lui touchait seulement le poignet. Le bois d’arbres vertsoù elle s’assit était fait d’un beau cèdre, qui élargissait à plusde dix mètres les toits plats de ses branches. Puis, en arrière,poussaient les essences bizarres des conifères ; les cupressusau feuillage mou et plat comme une épaisse guipure ; lesabiès, droits et graves, pareils à d’anciennes pierres sacrées,noires encore du sang des victimes ; les taxus, dont les robessombres se frangeaient d’argent ; toutes les plantes àfeuillage persistant, d’une végétation trapue, à la verdure foncéede cuir verni, éclaboussée de jaune et de rouge, si puissante, quele soleil glissait sur elle sans l’assouplir. Un araucaria surtoutétait étrange, avec ses grands bras réguliers, qui ressemblaient àune architecture de reptiles, entés les uns sur les autres,hérissant leurs feuilles imbriquées comme des écailles de serpentsen colère. Là, sous ces ombrages lourds, la chaleur avait unsommeil voluptueux. L’air dormait, sans un souffle, dans unemoiteur d’alcôve. Un parfum d’amour oriental, le parfum des lèvrespeintes de la Sunamite, s’exhalait des bois odorants.

– Tu ne t’assois pas ? dit Albine.

Et elle s’écartait un peu, pour lui faire place. Mais lui,recula, se tint debout. Puis, comme elle l’invitait de nouveau, ilse laissa glisser sur les genoux, à quelques pas. Ilmurmurait :

– Non, j’ai plus de fièvre que toi, je te brûlerais…Écoute, si je n’avais pas peur de te faire du mal, je te prendraisdans mes bras, si fort, si fort, que nous ne sentirions plus nossouffrances.

Il se traîna sur les genoux, il s’approcha un peu.

– Oh ! t’avoir dans mes bras, t’avoir dans ma chair…Je ne pense qu’à cela. La nuit, je m’éveille, serrant le vide,serrant ton rêve. Je voudrais ne te prendre d’abord que par le boutdu petit doigt ; puis, je t’aurais tout entière, lentement,jusqu’à ce qu’il ne reste rien de toi, jusqu’à ce que tu soisdevenue mienne, de tes pieds au dernier de tes cils. Je tegarderais toujours. Ce doit être un bien délicieux, de posséderainsi ce qu’on aime. Mon cœur fondrait dans ton cœur.

Il s’approcha encore. Il aurait touché le bord de ses jupes,s’il avait allongé les mains.

– Mais, je ne sais pas, je me sens loin de toi… Il y aquelque mur entre nous que mes poings fermés ne sauraient abattre.Je suis fort pourtant, aujourd’hui ; je pourrais te lier demes bras, te jeter sur mon épaule, t’emporter comme une chose àmoi. Et ce n’est pas cela. Je ne t’aurais pas assez. Quand mesmains te prennent, elles ne tiennent qu’un rien de ton être… Oùes-tu donc tout entière, pour que j’aille t’y chercher ?

Il était tombé sur les coudes, prosterné, dans une attitudeécrasée d’adoration. Il posa un baiser au bord de la jupe d’Albine.Alors, comme si elle avait reçu ce baiser sur la peau, elle se levatoute droite. Elle portait les mains à ses tempes, affolée,balbutiante.

– Non, je t’en supplie, marchons encore.

Elle ne fuyait pas. Elle se laissait suivre par Serge,lentement, éperdument, les pieds butant contre les racines, la têtetoujours entre les mains, pour étouffer la clameur qui montait enelle. Et quand ils sortirent du petit bois, ils firent quelques passur des gradins de rocher, où s’accroupissait tout un peuple ardentde plantes grasses. C’était un rampement, un jaillissement de bêtessans nom entrevues dans un cauchemar, de monstres tenant del’araignée, de la chenille, du cloporte, extraordinairementgrandis, à peau nue et glauque, à peau hérissée de duvets immondes,traînant des membres infirmes, des jambes avortées, des brascassés, les uns ballonnés comme des ventres obscènes, les autresavec des échines grossies d’un pullulement de gibbosités, d’autresdégingandés, en loques, ainsi que des squelettes aux charnièresrompues. Les mamillaria entassaient des pustules vivantes, ungrouillement de tortues verdâtres, terriblement barbues de longscrins plus durs que des pointes d’acier. Les échinocactus, montrantdavantage de peau, ressemblaient à des nids de jeunes vipèresnouées. Les échinopsis n’étaient qu’une bosse, une excroissance aupoil roux, qui faisait songer à quelque insecte géant roulé enboule. Les opuntias dressaient en arbres leurs feuilles charnues,poudrées d’aiguilles rougies, pareilles à des essaims d’abeillesmicroscopiques, à des bourses pleines de vermine et dont lesmailles crevaient. Les gastérias élargissaient des pattes de grandsfaucheux renversés, aux membres noirâtres, pointillés, striés,damassés. Les cereus plantaient des végétations honteuses, despolypiers énormes, maladies de cette terre trop chaude, débauchesd’une sève empoisonnée. Mais les aloès surtout épanouissaient enfoule leurs cœurs de plantes pâmées ; il y en avait de tousles verts, de tendres, de puissants, de jaunâtres, de grisâtres, debruns éclaboussés de rouille, de verts foncés bordés d’orpâle ; il y en avait de toutes les formes, aux feuilles largesdécoupées comme des cœurs, aux feuilles minces semblables à deslames de glaive, les uns dentelés d’épines, les autres finementourlés ; d’énormes portant à l’écart le haut bâton de leursfleurs, d’où pendaient des colliers de corail rose ; de petitspoussés en tas sur une tige, ainsi que des floraisons charnues,dardant de toutes parts des langues agiles de couleuvre.

– Retournons à l’ombre, implora Serge. Tu t’assoiras commetout à l’heure, et je me mettrai à genoux, et je te parlerai.

Il pleuvait là de larges gouttes de soleil. L’astre ytriomphait, y prenait la terre nue, la serrait contre l’embrasementde sa poitrine. Dans l’étourdissement de la chaleur, Albinechancela, se tourna vers Serge.

– Prends-moi, dit-elle d’une voix mourante.

Dès qu’ils se touchèrent, ils s’abattirent, les lèvres sur leslèvres, sans un cri. Il leur semblait tomber toujours, comme si leroc se fût enfoncé sous eux, indéfiniment. Leurs mains errantescherchaient sur leur visage, sur leur nuque, descendaient le longde leurs vêtements. Mais c’était une approche si pleine d’angoisse,qu’ils se relevèrent presque aussitôt, exaspérés, ne pouvant allerplus loin dans le contentement de leurs désirs. Et ils s’enfuirent,chacun par un sentier différent. Serge courut jusqu’au pavillon, sejeta sur son lit, la tête en feu, le cœur au désespoir. Albine nerentra qu’à la nuit, après avoir pleuré toutes ses larmes, dans uncoin du jardin. Pour la première fois, ils ne revenaient pasensemble, las de la joie des longues promenades. Pendant troisjours, ils se boudèrent. Ils étaient horriblement malheureux.

Chapitre 13

 

Cependant, à cette heure, le parc entier était à eux. Ils enavaient pris possession, souverainement. Pas un coin de terre quine leur appartînt. C’était pour eux que le bois de rosesfleurissait, que le parterre avait des odeurs douces, alanguies,dont les bouffées les endormaient, la nuit, par leurs fenêtresouvertes. Le verger les nourrissait, emplissait de fruits les jupesd’Albine, les rafraîchissait de l’ombre musquée de ses branches,sous lesquelles il faisait si bon déjeuner, après le lever dusoleil. Dans les prairies, ils avaient les herbes et leseaux : les herbes qui élargissaient indéfiniment leur royaume,en déroulant sans cesse devant eux des tapis de soie ; leseaux qui étaient la meilleure de leurs joies, leur grande pureté,leur grande innocence, le ruissellement de fraîcheur où ilsaimaient à tremper leur jeunesse. Ils possédaient la forêt, depuisles chênes énormes que dix hommes n’auraient pu embrasser,jusqu’aux bouleaux minces qu’un enfant aurait cassé d’uneffort ; la forêt avec tous ses arbres, toute son ombre, sesavenues, ses clairières, ses trous de verdure, inconnus aux oiseauxeux-mêmes ; la forêt dont ils disposaient à leur guise, commed’une tente géante, pour y abriter, à l’heure de midi, leurtendresse née du matin. Ils régnaient partout, même sur lesrochers, sur les sources, sur ce sol terrible, aux plantesmonstrueuses, qui avait tressailli sous le poids de leurs corps, etqu’ils aimaient, plus que les autres couches molles du jardin, pourl’étrange frisson qu’ils y avaient goûté. Ainsi, maintenant, enface, à gauche, à droite, ils étaient les maîtres, ils avaientconquis leur domaine, ils marchaient au milieu d’une nature amie,qui les connaissait, les saluant d’un rire au passage, s’offrant àleurs plaisirs, en servante soumise. Et ils jouissaient encore duciel, du large pan bleu étalé au-dessus de leurs têtes ; lesmurailles ne l’enfermaient pas, mais il appartenait à leurs yeux,il entrait dans leur bonheur de vivre, le jour avec son soleiltriomphant, la nuit avec sa pluie chaude d’étoiles. Il lesravissait à toutes les minutes de la journée, changeant comme unechair vivante, plus blanc au matin qu’une fille à son lever, doré àmidi d’un désir de fécondité, pâmé le soir dans la lassitudeheureuse de ses tendresses. Jamais il n’avait le même visage.Chaque soir, surtout, il les émerveillait, à l’heure des adieux. Lesoleil glissant à l’horizon trouvait toujours un nouveau sourire.Parfois, il s’en allait, au milieu d’une paix sereine, sans unnuage, noyé peu à peu dans un bain d’or. D’autres fois, il éclataiten rayons de pourpre, il crevait sa robe de vapeur, s’échappait enondées de flammes qui barraient le ciel de queues de comètesgigantesques, dont les chevelures incendiaient les cimes des hautesfutaies. Puis, c’étaient, sur des plages de sable rouge, sur desbancs allongés de corail rose, un coucher d’astre attendri,soufflant un à un ses rayons ; ou encore un coucher discret,derrière quelque gros nuage, drapé comme un rideau d’alcôve de soiegrise, ne montrant qu’une rougeur de veilleuse, au fond de l’ombrecroissante ; ou encore un coucher passionné, des blancheursrenversées, peu à peu saignantes sous le disque embrasé qui lesmordait, finissant par rouler avec lui derrière l’horizon, aumilieu d’un chaos de membres tordus qui s’écroulait dans de lalumière.

Les plantes seules n’avaient pas fait leur soumission. Albine etSerge marchaient royalement dans la foule des animaux qui leurrendaient obéissance. Lorsqu’ils traversaient le parterre, des volsde papillons se levaient pour le plaisir de leurs yeux, leséventaient de leurs ailes battantes, les suivaient comme le frissonvivant du soleil, comme des fleurs envolées secouant leur parfum.Au verger, ils se rencontraient, en haut des arbres, avec lesoiseaux gourmands ; les pierrots, les pinsons, les loriots,les bouvreuils, leur indiquaient les fruits les plus mûrs, toutcicatrisés des coups de leur bec ; et il y avait là un vacarmed’écoliers en récréation, une gaieté turbulente de maraude, desbandes effrontées qui venaient voler des cerises à leurs pieds,pendant qu’ils déjeunaient, à califourchon sur les branches. Albines’amusait plus encore dans les prairies, à prendre les petitesgrenouilles vertes accroupies le long des brins de jonc, avec leursyeux d’or, leur douceur de bêtes contemplatives ; tandis que,à l’aide d’une paille sèche, Serge faisait sortir les grillons deleurs trous, chatouillait le ventre des cigales pour les engager àchanter, ramassait des insectes bleus, des insectes roses, desinsectes jaunes, qu’il promenait ensuite sur ses manches, pareils àdes boutons de saphir, de rubis et de topaze ; puis, là étaitla vie mystérieuse des rivières, les poissons à dos sombre filantdans le vague de l’eau, les anguilles devinées au trouble léger desherbes, le frai s’éparpillant au moindre bruit comme une fumée desable noirâtre, les mouches montées sur de grands patins ridant lanappe morte de larges ronds argentés, tout ce pullulementsilencieux qui les retenait le long des rives leur donnait l’enviesouvent de se planter, les jambes nues, au beau milieu du courant,pour sentir le glissement sans fin de ces millions d’existences.D’autres jours, les jours de langueur tendre, c’était sous lesarbres de la forêt, dans l’ombre sonore, qu’ils allaient écouterles sérénades de leurs musiciens, la flûte de cristal desrossignols, la petite trompette argentine des mésanges,l’accompagnement lointain des coucous ; ils s’émerveillaientdu vol brusque des faisans, dont la queue mettait comme une raie desoleil au milieu des branches ; ils s’arrêtaient, souriants,laissant passer à quelques pas une bande joueuse de jeuneschevreuils, ou des couples de cerfs sérieux qui ralentissaient leurtrot pour les regarder. D’autres jours encore, lorsque le cielbrûlait, ils montaient sur les roches, ils prenaient plaisir auxnuées de sauterelles que leurs pieds faisaient lever des landes dethym, avec le crépitement d’un brasier qui s’effare ; lescouleuvres déroulées au bord des buissons roussis, les lézardsallongés sur les pierres chauffées à blanc, les suivaient d’un œilamical ; les flamants roses, qui trempaient leurs pattes dansl’eau des sources, ne s’envolaient pas à leur approche, rassurantpar leur gravité confiante les poules d’eau assoupies au milieu dubassin.

Cette vie du parc, Albine et Serge ne la sentaient grandirautour d’eux que depuis le jour où ils s’étaient senti vivreeux-mêmes, dans un baiser. Maintenant, elle les assourdissait parinstants, elle leur parlait une langue qu’ils n’entendaient pas,elle leur adressait des sollicitations, auxquelles ils ne savaientcomment céder. C’était cette vie, toutes ces voix et ces chaleursd’animaux, toutes ces odeurs et ces ombres de plantes, qui lestroublaient, au point de les fâcher l’un contre l’autre. Et,cependant, ils ne trouvaient dans le parc qu’une familiaritéaffectueuse. Chaque herbe, chaque bestiole, leur devenaient desamies. Le Paradou était une grande caresse. Avant leur venue,pendant plus de cent ans, le soleil seul avait régné là, en maîtrelibre, accrochant sa splendeur à chaque branche. Le jardin, alors,ne connaissait que lui. Il le voyait, tous les matins, sauter lemur de clôture de ses rayons obliques, s’asseoir d’aplomb à midisur la terre pâmée, s’en aller le soir, à l’autre bout, en unbaiser d’adieu rasant les feuillages. Aussi le jardin n’avait-ilplus honte, il accueillait Albine et Serge, comme il avait silongtemps accueilli le soleil, en bons enfants avec lesquels on nese gêne pas. Les bêtes, les arbres, les eaux, les pierres,restaient d’une extravagance adorable, parlant tout haut, vivanttout nus, sans un secret, étalant l’effronterie innocente, la belletendresse des premiers jours du monde. Ce coin de nature riaitdiscrètement des peurs d’Albine et de Serge, il se faisait plusattendri, déroulait sous leurs pieds ses couches de gazon les plusmolles, rapprochait les arbustes pour leur ménager des sentiersétroits. S’il ne les avait pas encore jetés aux bras l’un del’autre, c’était qu’il se plaisait à promener leurs désirs, às’égayer de leurs baisers maladroits, sonnant sous les ombragescomme des cris d’oiseaux courroucés. Mais eux, souffrant de lagrande volupté qui les entourait, maudissaient le jardin.L’après-midi où Albine avait tant pleuré, à la suite de leurpromenade dans les rochers, elle avait crié au Paradou, en lesentant si vivant et si brûlant autour d’elle :

– Si tu es notre ami, pourquoi nous désoles-tu ?

Chapitre 14

 

Dès le lendemain, Serge se barricada dans sa chambre. L’odeur duparterre l’exaspérait. Il tira les rideaux de calicot, pour ne plusvoir le parc, pour l’empêcher d’entrer chez lui. Peut-êtreretrouverait-il la paix de l’enfance, loin de ces verdures, dontl’ombre était comme un frôlement sur sa peau. Puis, dans leurslongues heures de tête-à-tête, Albine et lui ne parlèrent plus nides roches, ni des eaux, ni des arbres, ni du ciel. Le Paradoun’existait plus. Ils tâchaient de l’oublier. Et ils le sentaientquand même là, tout-puissant, énorme, derrière les rideauxminces ; des odeurs d’herbe pénétraient par les fentes desboiseries ; des voix prolongées faisaient sonner lesvitres ; toute la vie du dehors riait, chuchotait, embusquéesous les fenêtres. Alors, pâlissants, ils haussaient la voix, ilscherchaient quelque distraction qui leur permît de ne pasentendre.

– Tu n’as pas vu ? dit Serge un matin, dans une de cesheures de trouble ; il y a là, au-dessus de la porte, unefemme peinte qui te ressemble.

Il riait bruyamment. Et ils revinrent aux peintures ; ilstraînèrent de nouveau la table le long des murs, cherchant às’occuper.

– Oh ! non, murmura Albine, elle est bien plus grosseque moi. Puis, on ne peut pas savoir : elle est si drôlementcouchée, la tête en bas !

Ils se turent. De la peinture déteinte, mangée par le temps, selevait une scène qu’ils n’avaient point encore aperçue. C’était unerésurrection de chairs tendres sortant du gris de la muraille, uneimage ravivée, dont les détails semblaient reparaître un à un, dansla chaleur de l’été. La femme couchée se renversait sous l’étreinted’un faune aux pieds de bouc. On distinguait nettement les brasrejetés, le torse abandonné, la taille roulante de cette grandefille nue, surprise sur des gerbes de fleurs, fauchées par depetits Amours, qui, la faucille en main, ajoutaient sans cesse à lacouche de nouvelles poignées de roses. On distinguait aussil’effort du faune, sa poitrine soufflante qui s’abattait. Puis, àl’autre bout, il n’y avait plus que les deux pieds de la femme,lancés en l’air, s’envolant comme deux colombes roses.

– Non, répéta Albine, elle ne me ressemble pas… Elle estlaide.

Serge ne dit rien. Il regardait la femme, il regardait Albine,ayant l’air de comparer. Celle-ci retroussa une de ses manchesjusqu’à l’épaule, pour montrer qu’elle avait le bras plus blanc. Etils se turent une seconde fois, revenant à la peinture, ayant surles lèvres des questions qu’ils ne voulaient pas se faire. Leslarges yeux bleus d’Albine se posèrent un instant sur les yeux grisde Serge, où luisait une flamme.

– Tu as donc repeint toute la chambre ?s’écria-t-elle, en sautant de la table. On dirait que ce monde-làse réveille.

Ils se mirent à rire, mais d’un rire inquiet, avec des coupsd’œil jetés aux Amours qui polissonnaient et aux grandes nuditésétalant des corps presque entiers. Ils voulurent tout revoir, parbravade, s’étonnant à chaque panneau, s’appelant pour se montrerdes membres de personnages qui n’étaient certainement pas là lemois passé. C’étaient des reins souples pliés sur des bras nerveux,des jambes se dessinant jusqu’aux hanches, des femmes reparues dansdes embrassades d’hommes, dont les mains élargies ne serraientauparavant que le vide. Les Amours de plâtre de l’alcôve semblaienteux-mêmes se culbuter avec une effronterie plus libre. Et Albine neparlait plus d’enfants qui jouaient, Serge ne hasardait plus deshypothèses à voix haute. Ils devenaient graves, ils s’attardaientdevant les scènes, souhaitant que la peinture retrouvât d’un couptout son éclat, alanguis et troublés davantage par les derniersvoiles qui cachaient les crudités des tableaux. Ces revenants de lavolupté achevaient de leur apprendre la science d’aimer.

Mais Albine s’effraya. Elle échappa à Serge dont elle sentait lesouffle plus chaud sur son cou. Elle vint s’asseoir à un bout ducanapé, en murmurant :

– Ils me font peur, à la fin. Les hommes ressemblent à desbandits, les femmes ont des yeux mourants de personnes qu’ontue.

Serge se mit à quelques pas d’elle, dans un fauteuil, parlantd’autre chose. Ils étaient très las tous les deux, comme s’ilsavaient fait une longue course. Et ils éprouvaient un malaise, àcroire que les peintures les regardaient. Les grappes d’Amoursroulaient hors des lambris, avec un tapage de chairs amoureuses,une débandade de gamins éhontés leur jetant leurs fleurs, lesmenaçants de les lier ensemble, à l’aide des faveurs bleues dontils enchaînaient étroitement deux amants, dans un coin du plafond.Les couples s’animaient, déroulaient l’histoire de cette grandefille nue aimée d’un faune, qu’ils pouvaient reconstruire depuis leguet du faune derrière un buisson de roses, jusqu’à l’abandon de lagrande fille au milieu des roses effeuillées. Est-ce qu’ilsallaient tous descendre ? N’était-ce pas eux qui soupiraientdéjà, et dont l’haleine emplissait la chambre de l’odeur d’unevolupté ancienne ?

– On étouffe, n’est-ce pas ? dit Albine. J’ai eu beaudonner de l’air, la chambre a toujours senti le vieux.

– L’autre nuit, raconta Serge, j’ai été réveillé par unparfum si pénétrant, que je t’ai appelée, croyant que tu venaisd’entrer dans la chambre. On aurait dit la tiédeur de tes cheveux,lorsque tu piques dedans des brins d’héliotrope… Les premiersjours, cela arrivait de loin, comme un souvenir d’odeur. Mais àprésent, je ne puis plus dormir, l’odeur grandit jusqu’à mesuffoquer. Le soir surtout, l’alcôve est si chaude que je finiraipar coucher sur le canapé.

Albine mit un doigt à ses lèvres, murmurant :

– C’est la morte, tu sais, celle qui a vécu ici.

Ils allèrent flairer l’alcôve plaisantant, très sérieux au fond.Assurément, jamais l’alcôve n’avait exhalé une senteur sitroublante. Les murs semblaient encore frissonnants d’un frôlementde jupe musquée. Le parquet avait gardé la douceur embaumée de deuxpantoufles de satin tombées devant le lit. Et, sur le lit lui-même,contre le bois du chevet, Serge prétendait retrouver l’empreinted’une petite main, qui avait laissé là son parfum persistant deviolette. De tous les meubles, à cette heure, se levait le fantômeodorant de la morte.

– Tiens ! voilà le fauteuil où elle devait s’asseoir,cria Albine. On sent ses épaules, dans le dossier.

Et elle s’assit elle-même, elle dit à Serge de se mettre àgenoux pour lui baiser la main.

– Tu te souviens, le jour où je t’ai reçu, en tedisant : « Bonjour, mon cher seigneur… » Mais cen’était pas tout, n’est-ce pas ? Il lui baisait les mains,quand ils avaient refermé la porte… Les voilà, mes mains. Ellessont à toi.

Alors, ils tentèrent de recommencer leurs anciens jeux, pouroublier le Paradou dont ils entendaient le grand rire croissant,pour ne plus voir les peintures, pour ne plus céder aux langueursde l’alcôve. Albine faisait des mines, se renversait, riait de lafigure sotte que Serge avait à ses pieds.

– Gros bêta, prends-moi la taille, dis-moi des chosesaimables, puisque tu es censé mon amoureux… Tu ne sais donc pasm’aimer ?

Mais dès qu’il la tenait, qu’il la soulevait brutalement, ellese débattait, elle s’échappait, toute fâchée.

– Non, laisse-moi, je ne veux pas !… On meurt danscette chambre.

À partir de ce jour, ils eurent peur de la chambre, de mêmequ’ils avaient peur du jardin. Leur dernier asile devenait un lieuredoutable, où ils ne pouvaient se trouver ensemble, sans sesurveiller d’un regard furtif. Albine n’y entrait presqueplus ; elle restait sur le seuil, la porte grande ouvertederrière elle, comme pour se ménager une fuite prompte.

Serge y vivait seul, dans une anxiété douloureuse, étouffantdavantage, couchant sur le canapé, tâchant d’échapper aux soupirsdu parc, aux odeurs des vieux meubles. La nuit, les nudités despeintures lui donnaient des rêves fous, dont il ne gardait auréveil qu’une inquiétude nerveuse. Il se crut malade denouveau ; sa santé avait un dernier besoin pour se rétablircomplètement, le besoin d’une plénitude suprême, d’une satisfactionentière qu’il ne savait où aller chercher. Alors, il passa sesjournées, silencieux, les yeux meurtris, ne s’éveillant d’un légertressaillement qu’aux heures où Albine venait le voir. Ilsdemeuraient en face l’un de l’autre, à se regarder gravement, avecde rares paroles très douces, qui les navraient. Les yeux d’Albineétaient encore plus meurtris que ceux de Serge, et ilsl’imploraient.

Puis, au bout d’une semaine, Albine ne resta plus que quelquesminutes. Elle paraissait l’éviter. Elle arrivait, toute soucieuse,se tenait debout, avait hâte de sortir. Quand il l’interrogeait,lui reprochant de n’être plus son amie, elle détournait la tête,pour ne pas avoir à répondre. Jamais elle ne voulait lui conterl’emploi des matinées qu’elle vivait loin de lui. Elle secouait latête d’un air gêné, parlait de sa paresse. S’il la pressaitdavantage, elle se retirait d’un bond, lui jetait le soir un simpleadieu au travers de la porte. Cependant, lui, voyait bien qu’elledevait pleurer souvent. Il suivait sur son visage les phases d’unespoir toujours déçu, la continuelle révolte d’un désir acharné àse satisfaire. Certains jours, elle était mortellement triste, laface découragée, avec une marche lente qui hésitait à tenter pluslongtemps la joie de vivre. D’autres jours, elle avait des rirescontenus, la figure rayonnante d’une pensée de triomphe, dont ellene voulait pas parler encore, les pieds inquiets, ne pouvant teniren place, ayant hâte de courir à une dernière certitude. Et, lelendemain, elle retombait à ses désolations, pour se remettre àespérer le jour suivant. Mais ce qu’il lui devint bientôtimpossible de cacher, ce fut une immense fatigue, une lassitude quilui brisait les membres. Même aux instants de confiance, ellefléchissait, elle glissait au sommeil, les yeux ouverts.

Serge avait cessé de la questionner, comprenant qu’elle nevoulait pas répondre. Maintenant, dès qu’elle entrait, il laregardait avec anxiété, craignant qu’elle n’eût plus la force unsoir de revenir jusqu’à lui. Où pouvait-elle se lasser ainsi ?Quelle lutte de chaque heure la rendait si désolée et siheureuse ? Un matin, un léger pas qu’il entendit sous sesfenêtres le fit tressaillir. Ce ne pouvait être un chevreuil qui sehasardait de la sorte. Il connaissait trop bien ce pas rythmé dontles herbes n’avaient pas à souffrir. Albine courait sans lui leParadou. C’était du Paradou qu’elle lui rapportait desdécouragements, qu’elle lui rapportait des espérances, tout cecombat, toute cette lassitude dont elle se mourait. Et il sedoutait bien de ce qu’elle cherchait, seule, au fond desfeuillages, sans une parole, avec un entêtement muet de femme quis’est juré de trouver. Dès lors, il écouta son pas. Il n’osaitsoulever le rideau, la suivre de loin à travers les branches ;mais il goûtait une singulière émotion, presque douloureuse, àsavoir si elle allait à gauche ou à droite, si elle s’enfonçaitdans le parterre, et jusqu’où elle poussait ses courses. Au milieude la vie bruyante du parc, de la voix roulante des arbres, duruissellement des eaux, de la chanson continue des bêtes, ildistinguait le petit bruit de ses bottines, si nettement, qu’ilaurait pu dire si elle marchait sur le gravier des rivières, ou surla terre émiettée de la forêt, ou sur les dalles des roches nues.Même il en arriva à reconnaître, au retour, les joies ou lestristesses d’Albine au choc nerveux de ses talons. Dès qu’ellemontait l’escalier, il quittait la fenêtre, il ne lui avouait pasqu’il l’avait ainsi accompagnée partout. Mais elle avait dû devinersa complicité, car elle lui contait ses recherches, désormais, d’unregard.

– Reste, ne sors plus, lui dit-il à mains jointes, un matinqu’il la voyait essoufflée encore de la veille. Tu medésespères.

Elle s’échappa, irritée. Lui, commençait à souffrir davantage dece jardin tout sonore des pas d’Albine. Le petit bruit des bottinesétait une voix de plus qui l’appelait, une voix dominante dont leretentissement grandissait en lui. Il se ferma les oreilles, il nevoulut plus entendre, et le pas, au loin, gardait un écho, dans lebattement de son cœur. Puis, le soir, lorsqu’elle revenait, c’étaittout le parc qui rentrait derrière elle, avec les souvenirs deleurs promenades, le lent éveil de leurs tendresses, au milieu dela nature complice. Elle semblait plus grande, plus grave, commemûrie par ses courses solitaires. Il ne restait rien en elle del’enfant joueuse, tellement qu’il claquait des dents parfois, en laregardant, à la voir si désirable.

Ce fut un jour, vers midi, que Serge entendit Albine revenir augalop. Il s’était défendu de l’écouter, lorsqu’elle était partie.D’ordinaire, elle ne rentrait que tard. Et il demeura surpris dessauts qu’elle devait faire, allant droit devant elle, brisant lesbranches qui barraient les sentiers. En bas, sous les fenêtres,elle riait. Lorsqu’elle fut dans l’escalier, elle soufflait sifortement, qu’il crut sentir la chaleur de son haleine sur sonvisage. Et elle ouvrit la porte toute grande, elle cria :

– J’ai trouvé !

Elle s’était assise, elle répétait doucement, d’une voixsuffoquée :

– J’ai trouvé ! J’ai trouvé !

Mais Serge lui mit la main sur les lèvres, éperdu,balbutiant :

– Je t’en prie, ne me dis rien. Je ne veux rien savoir.Cela me tuerait, si tu parlais.

Alors, elle se tut, les yeux ardents, serrant les lèvres pourque les paroles n’en jaillissent pas malgré elle. Et elle restadans la chambre jusqu’au soir, cherchant le regard de Serge, luiconfiant un peu de ce qu’elle savait, dès qu’elle parvenait à lerencontrer. Elle avait comme de la lumière sur la face. Ellesentait si bon, elle était si sonore de vie, qu’il la respirait,qu’elle entrait en lui autant par l’ouïe que par la vue. Tous sessens la buvaient. Et il se défendait désespérément contre cettelente possession de son être.

Le lendemain, lorsqu’elle fut descendue, elle s’installa de mêmedans la chambre.

– Tu ne sors pas ? demanda-t-il, se sentant vaincu, sielle demeurait là.

Elle répondit que non, qu’elle ne sortirait plus. À mesurequ’elle se délassait, il la sentait plus forte, plus triomphante.Bientôt elle pourrait le prendre par le petit doigt, le mener àcette couche d’herbe, dont son silence contait si haut la douceur.Ce jour-là, elle ne parla pas encore, elle se contenta de l’attirerà ses pieds, assis sur un coussin. Le jour suivant seulement, ellese hasarda à dire :

– Pourquoi t’emprisonnes-tu ici ? Il fait si bon sousles arbres !

Il se souleva, les bras tendus, suppliant. Mais elle riait.

– Non, non, nous n’irons pas, puisque tu ne veux pas… C’estcette chambre qui a une si singulière odeur ! Nous serionsmieux dans le jardin, plus à l’aise, plus à l’abri. Tu as tort d’envouloir au jardin.

Il s’était remis à ses pieds, muet, les paupières baissées, avecdes frémissements qui lui couraient sur la face.

– Nous n’irons pas, reprit-elle, ne te fâche pas. Maisest-ce que tu ne préfères pas les herbes du parc à cespeintures ? Tu te rappelles tout ce que nous avons vuensemble… Ce sont ces peintures qui nous attristent. Elles sontgênantes, à nous regarder toujours.

Et comme il s’abandonnait peu à peu contre elle, elle lui passaun bras au cou, elle lui renversa la tête sur ses genoux, murmurantencore, à voix plus basse :

– C’est comme cela qu’on serait bien, dans un coin que jeconnais. Là, rien ne nous troublerait. Le grand air guérirait tafièvre.

Elle se tut, sentant qu’il frissonnait. Elle craignait qu’un mottrop vif ne le rendît à ses terreurs. Lentement, elle leconquérait, rien qu’à promener sur son visage la caresse bleue deson regard. Il avait relevé les paupières, il reposait sanstressaillements nerveux, tout à elle.

– Ah ! si tu savais ! souffla-t-elle doucement àson oreille.

Elle s’enhardit, en voyant qu’il ne cessait pas de sourire.

– C’est un mensonge, ce n’est pas défendu, murmura-t-elle.Tu es un homme, tu ne dois pas avoir peur… Si nous allions là, etque quelque danger me menaçât, tu me défendrais, n’est-cepas ? Tu saurais bien m’emporter à ton cou ? Moi, je suistranquille, quand je suis avec toi… Vois donc comme tu as des brasforts. Est-ce qu’on redoute quelque chose, lorsqu’on des bras aussiforts que les tiens !

D’une main, elle le flattait, longuement, sur les cheveux, surla nuque, sur les épaules.

– Non, ce n’est pas défendu, reprit-elle. Cette histoire-làest bonne pour les bêtes. Ceux qui l’ont répandue, autrefois,avaient intérêt à ce qu’on n’allât pas les déranger dans l’endroitle plus délicieux du jardin… Dis-toi que, dès que tu seras assissur ce tapis d’herbe, tu seras parfaitement heureux. Alorsseulement nous connaîtrons tout, nous serons les vrais maîtres…Écoute-moi, viens avec moi.

Il refusa de la tête, mais sans colère, en homme que ce jeuamusait.

Puis, au bout d’un silence, désolé de la voir bouder, voulantqu’elle le caressât encore, il ouvrit enfin les lèvres, ildemanda :

– Où est-ce ?

Elle ne répondit pas d’abord. Elle semblait regarder auloin.

– C’est là-bas, murmura-t-elle. Je ne puis pas t’indiquer.Il faut suivre la longue allée, puis on tourne à gauche, et encoreà gauche. Nous avons dû passer à côté vingt fois… Va, tu auraisbeau chercher, tu ne trouverais pas, si je ne t’y menais par lamain. Moi, j’irais tout droit, bien qu’il me soit impossible det’enseigner le chemin.

– Et qui t’a conduite ?

– Je ne sais pas… Les plantes, ce matin-là, avaient toutesl’air de me pousser de ce côté. Les branches longues me fouettaientpar-derrière, les herbes ménageaient des pentes, les sentierss’offraient d’eux-mêmes. Et je crois que les bêtes s’en mêlaientaussi, car j’ai vu un cerf qui galopait devant moi comme pourm’inviter à le suivre, tandis qu’un vol de bouvreuils allaitd’arbre en arbre, m’avertissant par de petits cris, lorsque j’étaistentée de prendre une mauvaise route.

– Et c’est très beau ?

De nouveau, elle ne répondit pas. Une profonde extase noyait sesyeux. Et quand elle put parler :

– Beau comme je ne saurais le dire… J’ai été pénétrée d’untel charme, que j’ai eu simplement conscience d’une joie sans nom,tombant des feuillages, dormant sur les herbes. Et je suis revenueen courant, pour te ramener avec moi, pour ne pas goûter sans toile bonheur de m’asseoir dans cette ombre.

Elle lui reprit le cou entre ses bras, le suppliant ardemment,de tout près, les lèvres presque sur ses lèvres.

– Oh ! tu viendras, balbutia-t-elle. Songe que jevivrais désolée, si tu ne venais pas… C’est une envie que j’ai, unbesoin lointain, qui a grandi chaque jour, qui maintenant me faitsouffrir. Tu ne peux pas vouloir que je souffre ?… Et quandmême tu devrais en mourir, quand même cette ombre nous tuerait tousles deux, est-ce que tu hésiterais, est-ce que tu aurais le moindreregret ? Nous resterions couchés ensemble, au pied del’arbre ; nous dormirions toujours, l’un contre l’autre. Celaserait très bon, n’est-ce pas ?

– Oui, oui, bégaya-t-il, gagné par l’affolement de cettepassion toute vibrante de désir.

– Mais nous ne mourrons pas, continua-t-elle, haussant lavoix, avec un rire de femme victorieuse ; nous vivrons pournous aimer… C’est un arbre de vie, un arbre sous lequel nous seronsplus forts, plus sains, plus parfaits. Tu verras, tout nousdeviendra aisé. Tu pourras me prendre, ainsi que tu rêvais de lefaire, si étroitement, que pas un bout de mon corps ne sera hors detoi. Alors, j’imagine quelque chose de céleste qui descendra ennous… Veux-tu ?

Il pâlissait, il battait des paupières, comme si une grandeclarté l’eût gêné.

– Veux-tu ? Veux-tu ? répéta-t-elle, plusbrûlante, déjà soulevée à demi.

Il se mit debout, il la suivit, chancelant d’abord, puis attachéà sa taille, ne pouvant se séparer d’elle. Il allait où elleallait, entraîné dans l’air chaud coulant de sa chevelure. Et commeil venait un peu en arrière, elle se tournait à demi ; elleavait un visage tout luisant d’amour, une bouche et des yeux detentation, qui l’appelaient, avec un tel empire, qu’il l’auraitainsi accompagnée partout, en chien fidèle.

Chapitre 15

 

Ils descendirent, ils marchèrent au milieu du jardin, sans queSerge cessât de sourire. Il n’aperçut les verdures que dans lesmiroirs clairs des yeux d’Albine. Le jardin, en les voyant, avaiteu comme un rire prolongé, un murmure satisfait volant de feuilleen feuille, jusqu’au bout des avenues les plus profondes. Depuisdes journées, il devait les attendre, ainsi liés à la taille,réconciliés avec les arbres, cherchant sur les couches d’herbe leuramour perdu. Un chut solennel courut sous les branches. Le ciel dedeux heures avait un assoupissement de brasier. Des plantes sehaussaient pour les regarder passer.

– Les entends-tu ? demandait Albine à demi-voix. Ellesse taisent quand nous approchons. Mais, au loin, elles nousattendent, elles se confient de l’une à l’autre le chemin qu’ellesdoivent nous indiquer… Je t’avais bien dit que nous n’aurions pas ànous inquiéter des sentiers. Ce sont les arbres qui me montrent laroute, de leurs bras tendus.

En effet, le parc entier les poussait doucement. Derrière eux,il semblait qu’une barrière de buissons se hérissât, pour lesempêcher de revenir sur leurs pas ; tandis que, devant eux, letapis des gazons se déroulait, si aisément, qu’ils ne regardaientmême plus à leurs pieds, s’abandonnant aux pentes douces desterrains.

– Et les oiseaux nous accompagnent, reprenait Albine. Cesont des mésanges, cette fois. Les vois-tu ?… Elles filent lelong des haies, elles s’arrêtent à chaque détour, pour veiller à ceque nous ne nous égarions pas. Ah ! si nous comprenions leurchant, nous saurions qu’elles nous invitent à nous hâter.

Puis, elle ajoutait :

– Toutes les bêtes du parc sont avec nous. Ne les sens-tupas ? Il y a un grand frôlement qui nous suit : ce sontles oiseaux dans les arbres, les insectes dans les herbes, leschevreuils et les cerfs dans les taillis, et jusqu’aux poissons,dont les nageoires battent les eaux muettes… Ne te retourne pas,cela les effrayerait ; mais je suis sûre que nous avons unbeau cortège.

Cependant, ils marchaient toujours, d’un pas sans fatigue.Albine ne parlait que pour charmer Serge de la musique de sa voix.Serge obéissait à la moindre pression de la main d’Albine. Ilsignoraient l’un et l’autre où ils passaient, certains d’aller droitoù ils voulaient aller. Et, à mesure qu’ils avançaient, le jardinse faisait plus discret, retenait le soupir de ses ombrages, lebavardage de ses eaux, la vie ardente de ses bêtes. Il n’y avaitplus qu’un grand silence frissonnant, une attente religieuse.

Alors, instinctivement, Albine et Serge levèrent la tête. Enface d’eux était un feuillage colossal. Et, comme ils hésitaient,un chevreuil, qui les regardait de ses beaux yeux doux, sauta d’unbond dans les taillis.

– C’est là, dit Albine.

Elle s’approcha la première, la tête de nouveau tournée, tirantà elle Serge ; puis, ils disparurent derrière le frisson desfeuilles remuées, et tout se calma. Ils entraient dans une paixdélicieuse.

C’était, au centre, un arbre noyé d’une ombre si épaisse, qu’onne pouvait en distinguer l’essence. Il avait une taille géante, untronc qui respirait comme une poitrine, des branches qu’il étendaitau loin, pareilles à des membres protecteurs. Il semblait bon,robuste, puissant, fécond ; il était le doyen du jardin, lepère de la forêt, l’orgueil des herbes, l’ami du soleil qui selevait et se couchait chaque jour sur sa cime. De sa voûte verte,tombait toute la joie de la création : des odeurs de fleurs,des chants d’oiseaux, des gouttes de lumière, des réveils fraisd’aurore, des tiédeurs endormies de crépuscule. Sa sève avait unetelle force, qu’elle coulait de son écorce ; elle le baignaitd’une buée de fécondation ; elle faisait de lui la virilitémême de la terre. Et il suffisait à l’enchantement de la clairière.Les autres arbres, autour de lui, bâtissaient le mur impénétrablequi l’isolait au fond d’un tabernacle de silence et dedemi-jour ; il n’y avait là qu’une verdure, sans un coin deciel, sans une échappée d’horizon, qu’une rotonde, drapée partoutde la soie attendrie des feuilles, tendue à terre du velours satinédes mousses. On y entrait comme dans le cristal d’une source, aumilieu d’une limpidité verdâtre, nappe d’argent assoupie sous unreflet de roseaux. Couleurs, parfums, sonorités, frissons, toutrestait vague, transparent, innommé, pâmé d’un bonheur allantjusqu’à l’évanouissement des choses. Une langueur d’alcôve, unelueur de nuit d’été mourant sur l’épaule nue d’une amoureuse, unbalbutiement d’amour à peine distinct, tombant brusquement à ungrand spasme muet, traînaient dans l’immobilité des branches quepas un souffle n’agitait. Solitude nuptiale, toute peuplée d’êtresembrassés, chambre vide, où l’on sentait quelque part, derrière desrideaux tirés, dans un accouplement ardent, la nature assouvie auxbras du soleil. Par moments, les reins de l’arbre craquaient ;ses membres se raidissaient comme ceux d’une femme encouches ; la sueur de vie qui coulait de son écorce pleuvaitplus largement sur les gazons d’alentour, exhalant la mollesse d’undésir, noyant l’air d’abandon, pâlissant la clairière d’unejouissance. L’arbre alors défaillait avec son ombre, ses tapisd’herbe, sa ceinture d’épais taillis. Il n’était plus qu’unevolupté.

Albine et Serge restaient ravis. Dès que l’arbre les eut prissous la douceur de ses branches, ils se sentirent guéris del’anxiété intolérable dont ils avaient souffert. Ils n’éprouvaientplus cette peur qui les faisait se fuir, ces luttes chaudes,désespérées, dans lesquelles ils se meurtrissaient, sans savoircontre quel ennemi ils résistaient si furieusement. Au contraire,une confiance absolue, une sérénité suprême les emplissaient ;ils s’abandonnaient l’un à l’autre, glissant lentement au plaisird’être ensemble, très loin, au fond d’une retraite miraculeusementcachée. Sans se douter encore de ce que le jardin exigeait d’eux,ils le laissaient libre de disposer de leur tendresse ; ilsattendaient, sans trouble, que l’arbre leur parlât. L’arbre lesmettait dans un aveuglement d’amour tel, que la clairièredisparaissait, immense, royale, n’ayant plus qu’un bercementd’odeur.

Ils s’étaient arrêtés, avec un léger soupir, saisis par lafraîcheur musquée.

– L’air a le goût d’un fruit, murmura Albine.

Serge, à son tour, dit très bas :

– L’herbe est si vivante, que je crois marcher sur un coinde ta robe.

Ils baissaient la voix par un sentiment religieux. Ils n’eurentpas même la curiosité de regarder en l’air, pour voir l’arbre. Ilsen sentaient trop la majesté sur leurs épaules. Albine, d’unregard, demandait si elle avait exagéré l’enchantement desverdures. Serge répondait par deux larmes claires, qui coulaientsur ses joues. Leur joie d’être enfin là restait indicible.

– Viens, dit-elle à son oreille, d’une voix plus légèrequ’un souffle.

Et elle alla, la première, se coucher au pied même de l’arbre.Elle lui tendit les mains avec un sourire, tandis que lui, debout,souriait aussi, en lui donnant les siennes. Lorsqu’elle les tint,elle l’attira à elle, lentement. Il tomba à son côté. Il la prittout de suite contre sa poitrine. Cette étreinte les laissa pleinsd’aise.

– Ah ! tu te rappelles, dit-il, ce mur qui semblaitnous séparer… Maintenant, je te sens, il n’y a plus rien entrenous… Tu ne souffres pas ?

– Non, non, répondit-elle. Il fait bon.

Ils gardèrent le silence, sans se lâcher. Une émotiondélicieuse, sans secousse, douce comme une nappe de lait répandue,les envahissait. Puis, Serge promena les mains le long du corpsd’Albine. Il répétait :

– Ton visage est à moi, tes yeux, ta bouche, tes joues… Tesbras sont à moi, depuis tes ongles jusqu’à tes épaules… Tes piedssont à moi, tes genoux sont à moi, toute ta personne est à moi.

Et il lui baisait le visage, sur les yeux, sur la bouche, surles joues. Il lui baisait les bras, à petits baisers rapides,remontant des doigts jusqu’aux épaules. Il lui baisait les pieds,il lui baisait les genoux. Il la baignait d’une pluie de baisers,tombant à larges gouttes, tièdes comme les gouttes d’une aversed’été, partout, lui battant le cou, les seins, les hanches, lesflancs. C’était une prise de possession sans emportement, continue,conquérant les plus petites veines bleues sous la peau rose.

– C’est pour me donner que je te prends, reprit-il. Je veuxme donner à toi tout entier, à jamais ; car, je le sais bien àcette heure, tu es ma maîtresse, ma souveraine, celle que je doisadorer à genoux. Je ne suis ici que pour t’obéir, pour rester à tespieds, guettant tes volontés, te protégeant de mes bras étendus,écartant du souffle les feuilles volantes qui troubleraient tapaix… Oh ! daigne permettre que je disparaisse, que jem’absorbe dans ton être, que je sois l’eau que tu bois, le pain quetu manges. Tu es ma fin. Depuis que je me suis éveillé au milieu dece jardin, j’ai marché à toi, j’ai grandi pour toi. Toujours, commebut, comme récompense, j’ai vu ta grâce. Tu passais dans le soleil,avec ta chevelure d’or ; tu étais une promesse m’annonçant quetu me ferais connaître, un jour, la nécessité de cette création, decette terre, de ces arbres, de ces eaux, de ce ciel, dont le motsuprême m’échappe encore… Je t’appartiens, je suis esclave, jet’écouterai, les lèvres sur tes pieds.

Il disait ces choses, courbé à terre, adorant la femme. Albine,orgueilleuse, se laissait adorer. Elle tendait les doigts, lesseins, les lèvres, aux baisers dévots de Serge. Elle se sentaitreine, à le regarder si fort et si humble devant elle. Elle l’avaitvaincu, elle le tenait à sa merci, elle pouvait d’un seul motdisposer de lui. Et ce qui la rendait toute-puissante, c’étaitqu’elle entendait autour d’eux le jardin se réjouir de sontriomphe, l’aider d’une clameur lentement grossie.

Serge n’avait plus que des balbutiements. Ses baiserss’égaraient. Il murmura encore :

– Ah ! je voudrais savoir… Je voudrais te prendre, tegarder, mourir peut-être, ou nous envoler, je ne puis pas dire…

Tous deux, renversés, restèrent muets, perdant haleine, la têteroulante. Albine eut la force de lever un doigt, comme pour inviterSerge à écouter.

C’était le jardin qui avait voulu la faute. Pendant dessemaines, il s’était prêté au lent apprentissage de leur tendresse.Puis, au dernier jour, il venait de les conduire dans l’alcôveverte. Maintenant, il était le tentateur, dont toutes les voixenseignaient l’amour. Du parterre, arrivaient des odeurs de fleurspâmées, un long chuchotement, qui contait les noces des roses, lesvoluptés des violettes ; et jamais les sollicitations deshéliotropes n’avaient eu une ardeur plus sensuelle. Du verger,c’étaient des bouffées de fruits mûrs que le vent apportait, unesenteur grasse de fécondité, la vanille des abricots, le musc desoranges. Les prairies élevaient une voix plus profonde, faite dessoupirs des millions d’herbes que le soleil baisait, large plainted’une foule innombrable en rut, qu’attendrissaient les caressesfraîches des rivières, les nudités des eaux courantes, au borddesquelles les saules rêvaient tout haut de désir. La forêtsoufflait la passion géante des chênes, les chants d’orgue deshautes futaies, une musique solennelle, menant le mariage desfrênes, des bouleaux, des charmes, des platanes, au fond dessanctuaires de feuillage ; tandis que les buissons, les jeunestaillis étaient pleins d’une polissonnerie adorable, d’un vacarmed’amants se poursuivant, se jetant au bord des fossés, se volant leplaisir, au milieu d’un grand froissement de branches. Et, dans cetaccouplement du parc entier, les étreintes les plus rudess’entendaient au loin, sur les roches, là où la chaleur faisaitéclater les pierres gonflées de passion, où les plantes épineusesaimaient d’une façon tragique, sans que les sources voisinespussent les soulager, tout allumées elles-mêmes par l’astre quidescendait dans leur lit.

– Que disent-ils ? murmura Serge, éperdu. Queveulent-ils de nous, à nous supplier ainsi ?

Albine, sans parler, le serra contre elle.

Les voix étaient devenues plus distinctes. Les bêtes du jardin,à leur tour, leur criaient de s’aimer. Les cigales chantaient detendresse à en mourir. Les papillons éparpillaient des baisers, auxbattements de leurs ailes. Les moineaux avaient des caprices d’uneseconde, des caresses de sultans vivement promenées au milieu d’unsérail. Dans les eaux claires, c’étaient des pâmoisons de poissonsdéposant leur frai au soleil, des appels ardents et mélancoliquesde grenouilles, toute une passion mystérieuse, monstrueusementassouvie dans la fadeur glauque des roseaux. Au fond des bois, lesrossignols jetaient des rires perlés de volupté, les cerfsbramaient, ivres d’une telle concupiscence, qu’ils expiraient delassitude à côté des femelles presque éventrées. Et, sur les dallesdes rochers, au bord des buissons maigres, des couleuvres, nouéesdeux à deux, sifflaient avec douceur, tandis que de grands lézardscouvaient leurs œufs, l’échine vibrante d’un léger ronflementd’extase. Des coins les plus reculés, des nappes de soleil, destrous d’ombre, une odeur animale montait, chaude du rut universel.Toute cette vie pullulante avait un frisson d’enfantement. Souschaque feuille, un insecte concevait ; dans chaque touffed’herbe, une famille poussait ; des mouches volantes, colléesl’une à l’autre, n’attendaient pas de s’être posées pour seféconder. Les parcelles de vie invisibles qui peuplent la matière,les atomes de la matière eux-mêmes, aimaient, s’accouplaient,donnaient au sol un branle voluptueux, faisaient du parc une grandefornication.

Alors, Albine et Serge entendirent. Il ne dit rien, il la lia deses bras, toujours plus étroitement. La fatalité de la générationles entourait. Ils cédèrent aux exigences du jardin. Ce fut l’arbrequi confia à l’oreille d’Albine ce que les mères murmurent auxépousées, le soir des noces.

Albine se livra. Serge la posséda.

Et le jardin entier s’abîma avec le couple, dans un dernier cride passion. Les troncs se ployèrent comme sous un grand vent ;les herbes laissèrent échapper un sanglot d’ivresse ; lesfleurs, évanouies, les lèvres ouvertes, exhalèrent leur âme ;le ciel lui-même, tout embrasé d’un coucher d’astre, eut des nuagesimmobiles, des nuages pâmés, d’où tombait un ravissement surhumain.Et c’était une victoire pour les bêtes, les plantes, les choses,qui avaient voulu l’entrée de ces deux enfants dans l’éternité dela vie. Le parc applaudissait formidablement.

Chapitre 16

 

Lorsque Albine et Serge s’éveillèrent de la stupeur de leurfélicité, ils se sourirent. Ils revenaient d’un pays de lumière.Ils redescendaient de très haut. Alors, ils se serrèrent la main,pour se remercier. Ils se reconnurent et se dirent :

– Je t’aime, Albine.

– Serge, je t’aime.

Et jamais ce mot : « Je t’aime » n’avait eu poureux un sens si souverain. Il signifiait tout, il expliquait tout.Pendant un temps qu’ils ne purent mesurer, ils restèrent là, dansun repos délicieux, s’étreignant encore. Ils éprouvaient uneperfection absolue de leur être. La joie de la création lesbaignait, les égalait aux puissances mères du monde, faisait d’euxles forces mêmes de la terre. Et il y avait encore, dans leurbonheur, la certitude d’une loi accomplie, la sérénité du butlogiquement trouvé, pas à pas.

Serge disait, la reprenant dans ses bras forts :

– Vois, je suis guéri ; tu m’as donné toute tasanté.

Albine répondait, s’abandonnant :

– Prends-moi toute, prends ma vie.

Une plénitude leur mettait de la vie jusqu’aux lèvres. Sergevenait, dans la possession d’Albine, de trouver enfin son sexed’homme, l’énergie de ses muscles, le courage de son cœur, la santédernière qui avait jusque-là manqué à sa longue adolescence.Maintenant, il se sentait complet. Il avait des sens plus nets, uneintelligence plus large. C’était comme si, tout d’un coup, il sefût réveillé lion, avec la royauté de la plaine, la vue du ciellibre. Quand il se leva, ses pieds se posèrent carrément sur lesol, son corps se développa, orgueilleux de ses membres. Il pritles mains d’Albine, qu’il mit debout à son tour. Elle chancelait unpeu, et il dut la soutenir.

– N’aie pas peur, dit-il. Tu es celle que j’aime.

Maintenant, elle était la servante. Elle renversait la tête surson épaule, le regardant d’un air de reconnaissance inquiète. Nelui en voudrait-il jamais de ce qu’elle l’avait amené là ? Nelui reprocherait-il pas un jour cette heure d’adoration danslaquelle il s’était dit son esclave ?

– Tu n’es point fâché ? demanda-t-elle humblement.

Il sourit, renouant ses cheveux, la flattant du bout des doigtscomme une enfant. Elle continua :

– Oh ! tu verras, je me ferai toute petite. Tu nesauras même pas que je suis là. Mais tu me laisseras ainsi,n’est-ce pas ? dans tes bras, car j’ai besoin que tum’apprennes à marcher… Il me semble que je ne sais plus marcher, àcette heure.

Puis elle devint très grave.

– Il faut m’aimer toujours, et je serai obéissante, jetravaillerai à tes joies, je t’abandonnerai tout, jusqu’à mes plussecrètes volontés.

Serge avait comme un redoublement de puissance, à la voir sisoumise et si caressante. Il lui demanda :

– Pourquoi trembles-tu ? Qu’ai-je donc à tereprocher ?

Elle ne répondit pas. Elle regarda presque tristement l’arbre,les verdures, l’herbe qu’ils avaient foulée.

– Grande enfant ! reprit-il avec un rire. As-tu doncpeur que je ne te garde rancune du don que tu m’as fait ? Va,ce ne peut être une faute. Nous nous sommes aimés comme nousdevions nous aimer… Je voudrais baiser les empreintes que tes pasont laissées, lorsque tu m’as amené ici, de même que je baise teslèvres qui m’ont tenté, de même que je baise tes seins qui viennentd’achever la cure, commencée, tu te souviens ? par tes petitesmains fraîches.

Elle hocha la tête. Et, détournant les yeux, évitant de voirl’arbre davantage :

– Emmène-moi, dit-elle à voix basse.

Serge l’emmena à pas lents. Lui, largement, regarda l’arbre unedernière fois. Il le remerciait. L’ombre devenait plus noire dansla clairière ; un frisson de femme surprise à son couchertombait des verdures. Quand ils revirent, au sortir des feuillages,le soleil, dont la splendeur emplissait encore un coin del’horizon, ils se rassurèrent, Serge surtout, qui trouvait à chaqueêtre, à chaque plante, un sens nouveau. Autour de lui, touts’inclinait, tout apportait un hommage à son amour. Le jardinn’était plus qu’une dépendance de la beauté d’Albine, et ilsemblait avoir grandi, s’être embelli, dans le baiser de sesmaîtres.

Mais la joie d’Albine restait inquiète. Elle interrompait sesrires, pour prêter l’oreille, avec des tressaillementsbrusques.

– Qu’as-tu donc ? demandait Serge.

– Rien, répondait-elle, avec des coups d’œil jetésfurtivement derrière elle.

Ils ne savaient dans quel coin perdu du parc ils étaient.D’ordinaire, cela les égayait, d’ignorer où leur caprice lespoussait. Cette fois, ils éprouvaient un trouble, un embarrassingulier. Peu à peu, ils hâtèrent le pas. Ils s’enfonçaient deplus en plus, au milieu d’un labyrinthe de buissons.

– N’as-tu pas entendu ? dit peureusement Albine, quis’arrêta essoufflée.

Et comme il écoutait, pris à son tour de l’anxiété qu’elle nepouvait plus cacher :

– Les taillis sont pleins de voix, continua-t-elle. Ondirait des gens qui se moquent… Tiens, n’est-ce pas un rire quivient de cet arbre ? Et, là-bas, ces herbes n’ont-elles pas euun murmure, quand je les ai effleurées de ma robe ?

– Non, non, dit-il, voulant la rassurer ; le jardinnous aime. S’il parlait, ce ne serait pas pour t’effrayer. Ne terappelles-tu pas toutes les bonnes paroles chuchotées dans lesfeuilles ?… Tu es nerveuse, tu as des imaginations.

Mais elle hocha la tête, murmurant :

– Je sais bien que le jardin est notre ami… Alors, c’estque quelqu’un est entré. Je t’assure que j’entends quelqu’un. Jetremble trop ! Ah ! je t’en prie, emmène-moi,cache-moi.

Ils se remirent à marcher, surveillant les taillis, croyant voirdes visages apparaître derrière chaque tronc. Albine jurait qu’unpas, au loin, les cherchait.

– Cachons-nous, cachons-nous, répétait-elle d’un tonsuppliant.

Et elle devenait toute rose. C’était une pudeur naissante, unehonte qui la prenait comme un mal, qui tachait la candeur de sapeau, où jusque-là pas un trouble du sang n’était monté. Serge eutpeur, à la voir ainsi toute rose, les joues confuses, les yeux grosde larmes. Il voulait la reprendre, la calmer d’une caresse ;mais elle s’écarta, elle lui fit signe, d’un geste désespéré,qu’ils n’étaient plus seuls. Elle regardait, rougissant davantage,sa robe dénouée qui montrait sa nudité, ses bras, son cou, sagorge. Sur ses épaules, les mèches folles de ses cheveux mettaientun frisson. Elle essaya de rattacher son chignon ; puis, ellecraignit de découvrir sa nuque. Maintenant, le frôlement d’unebranche, le heurt léger d’une aile d’insecte, la moindre haleine duvent, la faisaient tressaillir, comme sous l’attouchementdéshonnête d’une main invisible.

– Tranquillise-toi, implorait Serge. Il n’y a personne… Tevoilà rouge de fièvre. Reposons-nous un instant, je t’ensupplie.

Elle n’avait point la fièvre, elle voulait rentrer tout desuite, pour que personne ne pût rire, en la regardant. Et, hâtantle pas de plus en plus, elle cueillait, le long des haies, desverdures dont elle cachait sa nudité. Elle noua sur ses cheveux unrameau de mûrier ; elle s’enroula aux bras des liserons,qu’elle attacha à ses poignets ; elle se mit au cou uncollier, fait de brins de viorne, si longs, qu’ils couvraient sapoitrine d’un voile de feuilles.

– Tu vas au bal ? demanda Serge, qui cherchait à lafaire rire.

Mais elle lui jeta les feuillages qu’elle continuait decueillir. Elle lui dit à voix basse, d’un air d’alarme :

– Ne vois-tu pas que nous sommes nus ?

Et il eut honte à son tour, il ceignit les feuillages sur sesvêtements défaits.

Cependant, ils ne pouvaient sortir des buissons. Tout d’un coup,au bout d’un sentier, ils se trouvèrent en face d’un obstacle,d’une masse grise, haute, grave. C’était la muraille.

– Viens, viens ! cria Albine.

Elle voulait l’entraîner. Mais ils n’avaient pas fait vingt pas,qu’ils retrouvèrent la muraille. Alors, ils la suivirent encourant, pris de panique. Elle restait sombre, sans une fente surle dehors. Puis, au bord d’un pré, elle parut subitements’écrouler. Une brèche ouvrait sur la vallée voisine une fenêtre delumière. Ce devait être le trou dont Albine avait parlé, un jour,ce trou qu’elle disait avoir bouché avec des ronces et despierres ; les ronces traînaient par bouts épars comme descordes coupées, les pierres étaient rejetées au loin, le trousemblait avoir été agrandi par quelque main furieuse.

Chapitre 17

 

– Ah ! je le sentais ! dit Albine, avec un cri desuprême désespoir. Je te suppliais de m’emmener… Serge, par grâce,ne regarde pas !

Serge regardait, malgré lui, cloué au seuil de la brèche. Enbas, au fond de la plaine, le soleil couchant éclairait d’une napped’or le village des Artaud, pareil à une vision surgissant ducrépuscule dont les champs voisins étaient déjà noyés. Ondistinguait nettement les masures bâties à la débandade le long dela route, les petites cours pleines de fumier, les jardins étroitsplantés de légumes. Plus haut, le grand cyprès du cimetièredressait son profil sombre. Et les tuiles rouges de l’églisesemblaient un brasier, au-dessus duquel la cloche, toute noire,mettait comme un visage d’un dessin délié ; tandis que levieux presbytère, à côté, ouvrait ses portes et ses fenêtres àl’air du soir.

– Par pitié, répétait Albine, en sanglotant, ne regardepas, Serge !… Souviens-toi que tu m’as promis de m’aimertoujours. Ah ! m’aimeras-tu jamais assez, maintenant !…Tiens, laisse-moi te fermer les yeux de mes mains. Tu sais bien quece sont mes mains qui t’ont guéri… Tu ne peux me repousser.

Il l’écartait lentement. Puis, pendant qu’elle lui embrassaitles genoux, il se passa les mains sur la face, comme pour chasserde ses yeux et de son front un reste de sommeil. C’était donc là lemonde inconnu, le pays étranger auquel il n’avait jamais songé sansune peur sourde. Où avait-il donc vu ce pays ? De quel rêves’éveillait-il, pour sentir monter de ses reins une angoisse sipoignante, qui grossissait peu à peu dans sa poitrine, jusqu’àl’étouffer ? Le village s’animait du retour des champs. Leshommes rentraient, la veste jetée sur l’épaule, d’un pas de bêtesharassées ; les femmes, au seuil des maisons, avaient desgestes d’appel ; tandis que les enfants, par bandes,poursuivaient les poules à coups de pierre. Dans le cimetière, deuxgalopins se glissaient, un garçon et une fille, qui marchaient àquatre pattes, le long du petit mur, pour ne pas être vus. Des volsde moineaux se couchaient sous les tuiles de l’église. Une jupe decotonnade bleue venait d’apparaître sur le perron du presbytère, silarge, qu’elle bouchait la porte.

– Ah ! misère ! balbutiait Albine, il regarde, ilregarde… Écoute-moi. Tu jurais de m’obéir tout à l’heure. Je t’ensupplie, tourne-toi, regarde le jardin… N’as-tu pas été heureux,dans le jardin ? C’est lui qui m’a donnée à toi. Et qued’heureuses journées il nous réserve, quelle longue félicité,maintenant que nous connaissons tout le bonheur de l’ombre !…Au lieu que la mort entrera par ce trou, si tu ne te sauves pas, situ ne m’emportes pas. Vois, ce sont les autres, c’est tout ce mondequi va se mettre entre nous. Nous étions si seuls, si perdus, sigardés par les arbres !… Le jardin, c’est notre amour. Regardele jardin, je t’en prie à genoux.

Mais Serge était secoué d’un tressaillement. Il se souvenait. Lepassé ressuscitait. Au loin, il entendait nettement vivre levillage. Ces paysans, ces femmes, ces enfants, c’était le maireBambousse, revenant de son champ des Olivettes, en chiffrant laprochaine vendange ; c’étaient les Brichet, l’homme traînantles pieds, la femme geignant de misère ; c’était la Rosalie,derrière un mur, se faisant embrasser par le grand Fortuné. Ilreconnaissait aussi les deux galopins, dans le cimetière, cevaurien de Vincent et cette effrontée de Catherine, en train deguetter les grosses sauterelles volantes, au milieu destombes ; même ils avaient avec eux Voriau, le chien noir, quiles aidait, quêtant parmi les herbes sèches, soufflant à chaquefente des vieilles dalles. Sous les tuiles de l’église, lesmoineaux se battaient, avant de se coucher ; les plus hardisredescendaient, entraient d’un coup d’aile, par les carreauxcassés, si bien qu’en les suivant des yeux, il se rappelait leurbeau tapage, au bas de la chaire, sur la marche de l’estrade, où ily avait toujours du pain pour eux. Et, au seuil du presbytère, laTeuse, en robe de cotonnade bleue, semblait avoir encoregrossi ; elle tournait la tête, souriant à Désirée, quirevenait de la basse-cour, avec de grands rires, accompagnée detout un troupeau. Puis, elles disparurent toutes deux. Alors,Serge, éperdu, tendit les bras.

– Il est trop tard, va ! murmura Albine, ens’affaissant au milieu des bouts de ronces coupés. Tu ne m’aimerasjamais assez.

Elle sanglotait. Lui, ardemment, écoutait, cherchant à saisirles moindres bruits lointains, attendant qu’une voix l’éveillâttout à fait. La cloche avait eu un léger saut. Et, lentement, dansl’air endormi du soir, les trois coups de l’Angelusarrivèrent jusqu’au Paradou. C’étaient des souffles argentins, desappels très doux, réguliers. Maintenant, la cloche semblaitvivante.

– Mon Dieu ! cria Serge, tombé à genoux, renversé parles petits souffles de la cloche.

Il se prosternait, il sentait les trois coups del’Angelus lui passer sur la nuque, lui retentir jusqu’aucœur. La cloche prenait une voix plus haute. Elle revint,implacable, pendant quelques minutes qui lui parurent durer desannées. Elle évoquait toute sa vie passée, son enfance pieuse, sesjoies du séminaire, ses premières messes, dans la vallée brûlée desArtaud, où il rêvait la solitude des saints. Toujours elle luiavait parlé ainsi. Il retrouvait jusqu’aux moindres inflexions decette voix de l’église, qui sans cesse s’était élevée à sesoreilles, pareille à une voix de mère grave et douce. Pourquoi nel’avait-il plus entendue ? Autrefois, elle lui promettait lavenue de Marie. Était-ce Marie qui l’avait emmené, au fond desverdures heureuses, où la voix de la cloche n’arrivait pas ?Jamais il n’aurait oublié, si la cloche n’avait cessé de sonner.Et, comme il se courbait davantage, la caresse de sa barbe sur sesmains jointes lui fit peur. Il ne se connaissait pas ce poil long,ce poil soyeux qui lui donnait une beauté de bête. Il tordit sabarbe, il prit ses cheveux à deux mains, cherchant la nudité de latonsure ; mais ses cheveux avait poussé puissamment, latonsure était noyée sous un flot viril de grandes boucles rejetéesdu front jusqu’à la nuque. Toute sa chair, jadis rasée, avait unhérissement fauve.

– Ah ! tu avais raison, dit-il, en jetant un regarddésespéré à Albine ; nous avons péché, nous méritons quelquechâtiment terrible… Moi, je te rassurais, je n’entendais pas lesmenaces qui te venaient à travers les branches.

Albine tenta de le reprendre dans ses bras, enmurmurant :

– Relève-toi, fuyons ensemble… Il est peut-être tempsencore de nous aimer.

– Non, je n’ai plus la force, le moindre gravier me feraittomber… Écoute. Je m’épouvante moi-même. Je ne sais quel homme esten moi. Je me suis tué, et j’ai de mon sang plein les mains. Si tum’emmenais, tu n’aurais plus jamais de mes yeux que des larmes.

Elle baisa ses yeux qui pleuraient. Elle reprit avecemportement :

– N’importe ! M’aimes-tu ?

Lui, terrifié, ne put répondre. Un pas lourd, derrière lamuraille, faisait rouler les cailloux. C’était comme l’approchelente d’un grognement de colère. Albine ne s’était pas trompée,quelqu’un était là, troublant la paix des taillis d’une haleinejalouse. Alors, tous deux voulurent se cacher derrière unebroussaille, pris d’un redoublement de honte. Mais déjà, debout auseuil de la brèche, Frère Archangias les voyait.

Le Frère resta un instant, les poings fermés, sans parler. Ilregardait le couple, Albine réfugiée au cou de Serge, avec undégoût d’homme rencontrant une ordure au bord d’un fossé.

– Je m’en doutais, mâcha-t-il entre ses dents. On avait dûle cacher là.

Il fit quelques pas, il cria :

– Je vous vois, je sais que vous êtes nus… C’est uneabomination. Êtes-vous une bête, pour courir les bois avec cettefemelle ? Elle vous a mené loin, dites ! Elle vous atraîné dans la pourriture, et vous voilà tout couvert de poilscomme un bouc… Arrachez donc une branche pour la lui casser sur lesreins !

Albine, d’une voix ardente, disait tout bas :

– M’aimes-tu ? M’aimes-tu ?

Serge, la tête basse, se taisait, sans la repousser encore.

– Heureusement que je vous ai trouvé, continua FrèreArchangias. J’avais découvert ce trou… Vous avez désobéi à Dieu,vous avez tué votre paix. Toujours la tentation vous mordra de sadent de flamme, et désormais vous n’aurez plus votre ignorance pourla combattre… C’est cette gueuse qui vous a tenté, n’est-cepas ? Ne voyez-vous pas la queue du serpent se tordre parmiles mèches de ses cheveux ? Elle a des épaules dont la vueseule donne un vomissement… Lâchez-la, ne la touchez plus, car elleest le commencement de l’enfer… Au nom de Dieu, sortez de cejardin !

– M’aimes-tu ? M’aimes-tu ? répétait Albine.

Mais Serge s’était écarté d’elle, comme véritablement brûlé parses bras nus, par ses épaules nues.

– Au nom de Dieu ! Au nom de Dieu ! criait leFrère d’une voix tonnante.

Serge, invinciblement, marchait vers la brèche. Quand FrèreArchangias, d’un geste brutal, l’eut tiré hors du Paradou, Albine,glissée à terre, les mains follement tendues vers son amour quis’en allait, se releva, la gorge brisée de sanglots. Elle s’enfuit,elle disparut au milieu des arbres, dont elle battait les troncs deses cheveux dénoués.

Partie 3

Chapitre 1

 

Après le Pater, l’abbé Mouret, s’étant incliné devantl’autel, alla du côté de l’Épître. Puis, il descendit, il vintfaire un signe de croix sur le grand Fortuné et sur la Rosalie,agenouillés côte à côte, au bord de l’estrade.

– Ego conjugo vos in matrimonium ; in nominePatris, et Filii, et Spiritus sancti.

– Amen, répondit Vincent, qui servait la messe, enregardant la mine de son grand frère, curieusement, du coin del’œil.

Fortuné et Rosalie baissaient le menton, un peu émus, bienqu’ils se fussent poussés du coude en s’agenouillant, pour se fairerire. Cependant, Vincent était allé chercher le bassin etl’aspersoir. Fortuné mit l’anneau dans le bassin, une grosse bagued’argent tout unie. Quand le prêtre l’eut béni en l’aspergeant enforme de croix, il le rendit à Fortuné qui le passa à l’annulairede Rosalie, dont la main restait verdie de taches d’herbe que lesavon n’avait pu enlever.

– Il nomine Patris, et Filii, et Spiritus sancti,murmura de nouveau l’abbé Mouret, en leur donnant une dernièrebénédiction.

– Amen, répondit Vincent.

Il était de grand matin. Le soleil n’entrait pas encore par leslarges fenêtres de l’église. Au-dehors, sur les branches dusorbier, dont la verdure semblait avoir enfoncé les vitres, onentendait le réveil bruyant des moineaux. La Teuse, qui n’avait paseu le temps de faire le ménage du bon Dieu, époussetait les autels,se haussait sur sa bonne jambe pour essuyer les pieds du Christbarbouillé d’ocre et de laque, rangeait les chaises le plusdiscrètement possible, s’inclinant, se signant, se frappant lapoitrine, suivant la messe, tout en ne perdant pas un seul coup deplumeau. Seule, au pied de la chaire, à quelques pas des époux, lamère Brichet assistait au mariage ; elle priait d’une façonoutrée ; elle restait à genoux, avec un balbutiement si fort,que la nef était comme pleine d’un vol de mouches. Et, à l’autrebout, à côté du confessionnal, Catherine tenait sur ses bras unenfant au maillot ; l’enfant s’étant mis à pleurer, elle avaitdû tourner le dos à l’autel, le faisant sauter, l’amusant avec lacorde de la cloche qui lui pendait juste sur le nez.

– Dominus vobiscum, dit le prêtre, se tournant,les mains élargies.

– Et cum spiritu tuo, répondit Vincent.

À ce moment, trois grandes filles entrèrent. Elles sepoussaient, pour voir, sans oser pourtant trop avancer. C’étaienttrois amies de la Rosalie, qui, en allant aux champs, venaient des’échapper, curieuses d’entendre ce que monsieur le curé dirait auxmariés. Elles avaient de gros ciseaux pendus à la ceinture. Ellesfinirent par se cacher derrière le baptistère, se pinçant, setordant avec des déhanchements de grandes vauriennes, étouffant desrires dans leurs poings fermés.

– Ah bien ! dit à demi-voix la Rousse, une fillesuperbe, qui avait des cheveux et une peau de cuivre, on ne sebattra pas à la sortie !

– Tiens ! le père Bambousse a raison, murmura Lisa,toute petite, toute noire, avec des yeux de flamme ; quand ona des vignes, on les soigne… Puisque monsieur le curé a absolumentvoulu marier Rosalie, il peut bien la marier tout seul.

L’autre, Babet, bossue, les os trop gros, ricanait.

– Il y a toujours la mère Brichet, dit-elle. Celle-là estdévote pour toute la famille… Hein ! entendez-vous comme elleronfle ! Ça va lui gagner sa journée. Elle sait ce qu’ellefait, allez !

– Elle joue de l’orgue, reprit la Rousse.

Et elles partirent de rire toutes les trois. La Teuse, de loin,les menaça de son plumeau. À l’autel, l’abbé Mouret communiait.Quand il alla du côté de l’Épître se faire verser par Vincent, surle pouce et sur l’index, le vin et l’eau de l’ablution, Lisa ditplus doucement :

– C’est bientôt fini. Il leur parlera tout à l’heure.

– Comme ça, fit remarquer la Rousse, le grand Fortunépourra encore aller à son champ, et la Rosalie n’aura pas perdu sajournée de vendange. C’est commode de se marier matin… Il a l’airbête, le grand Fortuné.

– Pardi ! murmura Babet, ça l’ennuie, ce garçon, de setenir si longtemps sur les genoux. Bien sûr que ça ne lui était pasarrivé depuis sa première communion.

Mais elles furent tout d’un coup distraites par le marmot queCatherine amusait. Il voulait la corde de la cloche, il tendait lesmains, bleu de colère, s’étranglant à crier.

– Eh ! le petit est là, dit la Rousse.

L’enfant pleurait plus haut, se débattait comme un diable.

– Mets-le sur le ventre, fais-le téter, souffla Babet àCatherine.

Celle-ci, avec son effronterie de gueuse de dix ans, leva latête et se prit à rire.

– Ça ne m’amuse pas, dit-elle, en secouant l’enfant.Veux-tu te taire, petit cochon !… Ma sœur me l’a lâché sur lesgenoux.

– Je crois bien, reprit méchamment Babet. Elle ne pouvaitpas le donner à garder à monsieur le curé, peut-être !

Cette fois, la Rousse faillit tomber à la renverse, tant elleéclata. Elle se laissa aller contre le mur, les poings aux côtes,riant à se crever. Lisa s’était jetée contre elle, se soulageantmieux, en lui prenant aux épaules et aux reins des pincées dechair. Babet avait un rire de bossue, qui passait entre ses lèvresserrées avec un bruit de scie.

– Sans le petit, continua-t-elle, monsieur le curé perdaitson eau bénite… Le père Bambousse était décidé à marier Rosalie aufils Laurent, du quartier des Figuières.

– Oui, dit la Rousse, entre deux rires, savez-vous ce qu’ilfaisait, le père Bambousse ? Il jetait des mottes de terredans le dos de Rosalie, pour empêcher le petit de venir.

– Il est joliment gros, tout de même, murmura Lisa. Lesmottes lui ont profité.

Du coup, elles se mordaient toutes trois, dans un accèsd’hilarité folle, lorsque la Teuse s’avança en boitantfurieusement. Elle était allée prendre son balai derrière l’autel.Les trois grandes filles eurent peur, reculèrent, se tinrentsages.

– Coquines ! bégaya la Teuse. Vous venez encore direvos saletés, ici !… Tu n’as pas honte, toi, la Rousse !Ta place serait là-bas, à genoux devant l’autel, comme la Rosalie…Je vous jette dehors, entendez-vous ! si vous bougez.

Les joues cuivrées de la Rousse eurent une légère rougeur,pendant que Babet lui regardait la taille, avec un ricanement.

– Et toi, continua la Teuse en se tournant vers Catherine,veux-tu laisser cet enfant tranquille ! Tu le pinces pour lefaire crier. Ne dis pas non !… Donne-le-moi.

Elle le prit, le berça un instant, le posa sur une chaise, où ildormit, dans une paix de chérubin. L’église retomba au calmetriste, que coupaient seuls les cris des moineaux, sur le sorbier.À l’autel, Vincent avait reporté le Missel à droite, l’abbé Mouretvenait de replier le corporal et de le glisser dans la bourse.Maintenant, il disait les dernières oraisons, avec un recueillementsévère, que n’avaient pu troubler ni les pleurs de l’enfant ni lesrires des grandes filles. Il paraissait ne rien entendre, être toutaux vœux qu’il adressait au ciel pour le bonheur du couple dont ilavait béni l’union. Ce matin-là, le ciel restait gris d’unepoussière de chaleur, qui noyait le soleil. Par les carreauxcassés, il n’entrait qu’une buée rousse, annonçant un jour d’orage.Le long des murs, les gravures violemment enluminées du chemin dela Croix étalaient la brutalité assombrie de leurs taches jaunes,bleues et rouges. Au fond de la nef, les boiseries séchées de latribune craquaient ; tandis que les herbes du perron, devenuesgéantes, laissaient passer sous la grand-porte de longues paillesmûres, peuplées de petites sauterelles brunes. L’horloge, dans sacaisse de bois, eut un arrachement de mécanique poitrinaire, commepour s’éclaircir la voix, et sonna sourdement le coup de six heureset demie.

– Ite, missa est, dit le prêtre, se tournant versl’église.

– Deo gratias, répondit Vincent.

Puis, après avoir baisé l’autel, l’abbé Mouret se tourna denouveau, murmurant, au-dessus de la nuque inclinée des époux, laprière finale :

– Deus Abraham, Deus Isaac, et Deus Jacob vobiscumsit…

Sa voix se perdait dans une douceur monotone.

– Voilà, il va leur parler, souffla Babet à ses deuxamies.

– Il est tout pâle, fit remarquer Lisa. Ce n’est pas commemonsieur Caffin dont la grosse figure semblait toujours rire… Mapetite sœur Rose m’a conté qu’elle n’ose rien lui dire, àconfesse.

– N’importe, murmura la Rousse, il n’est pas vilain homme.La maladie l’a un peu vieilli ; mais ça lui va bien. Il a desyeux plus grands, avec deux plis aux coins de la bouche qui luidonnent l’air d’un homme… Avant sa fièvre, il était trop fille.

– Moi, je crois qu’il a un chagrin, reprit Babet. On diraitqu’il se mine. Son visage semble mort, mais ses yeux luisent,allez ! Vous ne le voyez pas, lorsqu’il baisse lentement lespaupières, comme pour éteindre ses yeux.

La Teuse agita son balai.

– Chut ! siffla-t-elle, si énergiquement, qu’un coupde vent parut s’être engouffré dans l’église.

L’abbé Mouret s’était recueilli. Il commença à voix presquebasse :

– Mon cher frère, ma chère sœur, vous êtes unis en Jésus.L’institution du mariage est la figure de l’union sacrée de Jésuset de son Église. C’est un lien que rien ne peut rompre, que Dieuveut éternel, pour que l’homme ne sépare pas ce que le ciel ajoint. En vous faisant l’os de vos os, Dieu vous a enseigné quevous avez le devoir de marcher côte à côte, comme un couple fidèle,selon les voies préparées par sa toute puissance. Et vous devezvous aimer dans l’amour même de Dieu. La moindre amertume entrevous serait une désobéissance au Créateur qui vous a tirés d’unseul corps. Restez donc à jamais unis, à l’image de l’Église queJésus a épousée, en nous donnant à tous sa chair et son sang.

Le grand Fortuné et la Rosalie, le nez curieusement levé,écoutaient.

– Que dit-il ? demanda Lisa qui entendait mal.

– Pardi ! il dit ce qu’on dit toujours, répondit laRousse. Il a la langue bien pendue, comme tous les curés.

Cependant, l’abbé Mouret continuait à réciter, les yeux vagues,regardant, par-dessus la tête des époux, un coin perdu de l’église.Et peu à peu sa voix mollissait, il mettait un attendrissement dansces paroles, qu’il avait autrefois apprises, à l’aide d’un manueldestiné aux jeunes desservants. Il s’était légèrement tourné versla Rosalie ; il disait, ajoutant des phrases émues, lorsque lamémoire lui manquait :

– Ma chère sœur, soyez soumise à votre mari, comme l’Égliseest soumise à Jésus. Rappelez-vous que vous devez tout quitter pourle suivre, en servante fidèle. Vous abandonnerez votre père etvotre mère, vous vous attacherez à votre époux, vous lui obéirez,afin d’obéir à Dieu lui-même. Et votre joug sera un joug d’amour etde paix. Soyez son repos, sa félicité, le parfum de ses bonnesœuvres, le salut de ses heures de défaillance. Qu’il vous trouvesans cesse à son côté, ainsi qu’une grâce. Qu’il n’ait qu’à étendrela main pour rencontrer la vôtre. C’est ainsi que vous marchereztous les deux, sans jamais vous égarer, et que vous rencontrerez lebonheur dans l’accomplissement des lois divines. Oh ! ma chèresœur, ma chère fille, votre humilité est toute pleine de fruitssuaves ; elle fera pousser chez vous les vertus domestiques,les joies du foyer, les prospérités des familles pieuses. Ayez pourvotre mari les tendresses de Rachel, ayez la sagesse de Rébecca, lalongue fidélité de Sara. Dites-vous qu’une vie pure mène à tous lesbiens. Demandez à Dieu chaque matin la force de vivre en femme quirespecte ses devoirs ; car la punition serait terrible, vousperdriez votre amour. Oh ! vivre sans amour, arracher la chairde sa chair, n’être plus à celui qui est la moitié de vous-même,agoniser loin de ce qu’on a aimé ! Vous tendriez les bras, etil se détournerait de vous. Vous chercheriez vos joies, et vous netrouveriez que de la honte au fond de votre cœur. Entendez-moi, mafille, c’est en vous, dans la soumission, dans la pureté, dansl’amour, que Dieu a mis la force de votre union.

À ce moment, il y eut un rire, à l’autre bout de l’église.L’enfant venait de se réveiller sur la chaise où l’avait couché laTeuse. Mais il n’était plus méchant ; il riait tout seul,ayant enfoncé son maillot, laissant passer des petits pieds rosesqu’il agitait en l’air. Et c’étaient ses petits pieds qui lefaisaient rire.

Rosalie, que l’allocution du prêtre ennuyait, tourna vivement latête, souriant à l’enfant. Mais quand elle le vit gigotant sur lachaise, elle eut peur ; elle jeta un regard terrible àCatherine.

– Va, tu peux me regarder, murmura celle-ci. Je ne lereprends pas… Pour qu’il crie encore !

Et elle alla, sous la tribune, guetter un trou de fourmis, dansl’encoignure cassée d’une dalle.

– Monsieur Caffin n’en racontait pas tant, dit la Rousse.Lorsqu’il a marié la belle Miette, il ne lui a donné que deux tapessur la joue, en lui disant d’être sage.

– Mon cher frère, reprit l’abbé Mouret, à demi tourné versle grand Fortuné, c’est Dieu qui vous accorde aujourd’hui unecompagne ; car il n’a pas voulu que l’homme vécût solitaire.Mais, s’il a décidé qu’elle serait votre servante, il exige de vousque vous soyez un maître plein de douceur et d’affection. Vousl’aimerez, parce qu’elle est votre chair elle-même, votre sang etvos os. Vous la protégerez, parce que Dieu ne vous a donné vos brasforts que pour les étendre au-dessus de sa tête, aux heures dedanger. Rappelez-vous qu’elle vous est confiée ; elle est lasoumission et la faiblesse dont vous ne sauriez abuser sans crime.Oh ! mon cher frère, quelle fierté heureuse doit être lavôtre ! Désormais, vous ne vivrez plus dans l’égoïsme de lasolitude. À toute heure, vous aurez un devoir adorable. Rien n’estmeilleur que d’aimer, si ce n’est de protéger ceux qu’on aime.Votre cœur s’y élargira, vos forces d’homme s’y centupleront.Oh ! être un soutien, recevoir une tendresse en garde, voirune enfant s’anéantir en vous, en disant : « Prends-moi,fais de moi ce qu’il te plaira ; j’ai confiance dans taloyauté ! » Et que vous soyez damné, si vous ladélaissiez jamais ! Ce serait le plus lâche abandon que Dieueût à punir. Dès qu’elle s’est donnée, elle est vôtre, pourtoujours. Emportez-la plutôt entre vos bras, ne la posez à terreque lorsqu’elle devra y être en sûreté. Quittez tout, mon cherfrère…

L’abbé Mouret, la voix profondément altérée, ne fit plusentendre qu’un murmure indistinct. Il avait baissé complètement lespaupières, la figure toute blanche, parlant avec une émotion sidouloureuse, que le grand Fortuné lui-même pleurait, sanscomprendre.

– Il n’est pas encore remis, dit Lisa. Il a tort de sefatiguer… Tiens ! Fortuné qui pleure !

– Les hommes, c’est plus tendre que les femmes, murmuraBabet…

– Il a bien parlé tout de même, conclut la Rousse. Cescurés, ça va chercher un tas de choses auxquelles personne nesonge.

– Chut ! cria la Teuse, qui s’apprêtait déjà àéteindre les cierges.

Mais l’abbé Mouret balbutiait, tâchait de trouver les phrasesfinales.

– C’est pourquoi, mon cher frère, ma chère sœur, vous devezvivre dans la foi catholique, qui seule peut assurer la paix devotre foyer. Vos familles vous ont certainement appris à aimerDieu, à le prier matin et soir, à ne compter que sur les dons de samiséricorde…

Il n’acheva pas. Il se tourna pour prendre le calice surl’autel, et rentra à la sacristie, la tête penchée, précédé deVincent, qui faillit laisser tomber les burettes et le manuterge,en cherchant à voir ce que Catherine faisait, au fond del’église.

– Oh ! la sans-cœur ! dit Rosalie, qui planta làson mari pour venir prendre son enfant entre les bras.

L’enfant riait. Elle le baisa, elle rattacha son maillot, touten menaçant du poing Catherine.

– S’il était tombé, je t’aurais allongé une belle paire desoufflets.

Le grand Fortuné arrivait, en se dandinant. Les trois filless’étaient avancées, avec des pincements de lèvres.

– Le voilà fier, maintenant, murmura Babet à l’oreille desdeux autres. Ce gueux-là, il a gagné les écus du père Bamboussedans le foin, derrière le moulin… Je le voyais tous les soirs s’enaller avec Rosalie, à quatre pattes, le long du petit mur.

Elles ricanèrent. Le grand Fortuné, debout devant elles, ricanaplus haut. Il pinça la Rousse, se laissa traiter de bête par Lisa.C’était un garçon solide et qui se moquait du monde. Le curél’avait ennuyé.

– Hé ! la mère ! appela-t-il de sa grossevoix.

Mais la vieille Brichet mendiait à la porte de la sacristie.Elle se tenait là, toute pleurarde, toute maigre, devant la Teuse,qui lui glissait des œufs dans les poches de son tablier. Fortunén’eut pas la moindre honte. Il cligna les yeux, endisant :

– Elle est futée, la mère !… Dame ! puisque lecuré veut du monde dans son église !

Cependant, Rosalie s’était calmée. Avant de s’en aller, elledemanda à Fortuné s’il avait prié monsieur le curé de venir le soirbénir leur chambre, selon l’usage du pays. Alors, Fortuné courut àla sacristie, traversant la nef à gros coups de talon, comme ilaurait traversé un champ. Et il reparut, en criant que le curéviendrait. La Teuse, scandalisée du tapage de ces gens, quisemblaient se croire sur une grande route, tapait légèrement dansses mains, les poussait vers la porte.

– C’est fini, disait-elle, retirez-vous, allez autravail.

Et elle les croyait tous dehors, lorsqu’elle aperçut Catherine,que Vincent était venu rejoindre. Tous les deux se penchaientanxieusement au-dessus du trou de fourmis. Catherine, avec unelongue paille, fouillait dans le trou, si violemment, qu’un flot defourmis effarées coulait sur la dalle. Et Vincent disait qu’ilfallait aller jusqu’au fond, pour trouver la reine.

– Ah ! les brigands ! cria la Teuse. Qu’est-ceque vous faites là ? Voulez-vous bien laisser ces bêtestranquilles !… C’est le trou de fourmis à mademoiselleDésirée. Elle serait contente, si elle vous voyait.

Les enfants se sauvèrent.

Chapitre 2

 

L’abbé Mouret, en soutane, la tête nue, était revenus’agenouiller au pied de l’autel. Dans la clarté grise tombant desfenêtres, sa tonsure trouait ses cheveux d’une tache pâle, trèslarge, et le léger frisson qui lui pliait la nuque semblait venirdu froid qu’il devait éprouver là. Il priait ardemment, les mainsjointes, si perdu au fond de ses supplications, qu’il n’entendaitpoint les pas lourds de la Teuse, tournant autour de lui, sans oserl’interrompre. Celle-ci paraissait souffrir, à le voir écraséainsi, les genoux cassés. Un moment, elle crut qu’il pleurait.Alors, elle passa derrière l’autel, pour le guetter. Depuis sonretour, elle ne voulait plus le laisser seul dans l’église, l’ayantun soir trouvé évanoui par terre, les dents serrées, les jouesglacées, comme mort.

– Venez donc, mademoiselle, dit-elle à Désirée, quiallongeait la tête par la porte de la sacristie. Il est encore là,à se faire du mal… Vous savez bien qu’il n’écoute que vous.

Désirée souriait.

– Pardi ! il faut déjeuner, murmura-t-elle. J’ai trèsfaim.

Et elle s’approcha du prêtre, à pas de loup. Quand elle fut toutprès, elle lui prit le cou, elle l’embrassa.

– Bonjour, frère, dit-elle. Tu veux donc me faire mourir defaim, aujourd’hui ?

Il leva un visage si douloureux, qu’elle l’embrassa de nouveau,sur les deux joues ; il sortait d’une agonie. Puis, il lareconnut, il chercha à l’écarter doucement ; mais elle tenaitune de ses mains, elle ne la lâchait pas. Ce fut à peine si ellelui permit de se signer. Elle l’emmenait.

– Puisque j’ai faim, viens donc. Tu as faim aussi, toi.

La Teuse avait préparé le déjeuner, au fond du petit jardin,sous deux grands mûriers, dont les branches étalées mettaient làune toiture de feuillage. Le soleil, vainqueur enfin des buéesorageuses du matin, chauffait les carrés de légumes, tandis que lemûrier jetait un large pan d’ombre sur la table boiteuse, oùétaient servies deux tasses de lait, accompagnées d’épaissestartines.

– Tu vois, c’est gentil, dit Désirée, ravie de manger enplein air.

Elle coupait déjà d’énormes mouillettes, qu’elle mordait avec unappétit superbe. Comme la Teuse restait debout devanteux :

– Alors, tu ne manges pas, toi ? demanda-t-elle.

– Tout à l’heure, répondit la vieille servante. Ma soupechauffe.

Et, au bout d’un silence, émerveillée des coups de dents decette grande enfant, elle reprit, s’adressant au prêtre :

– C’est un plaisir, au moins… Ça ne vous donne pas faim,monsieur le curé ? Il faut vous forcer.

L’abbé Mouret souriait, en regardant sa sœur.

– Oh ! elle se porte bien, murmura-t-il. Elle grossittous les jours.

– Tiens ! c’est parce que je mange !s’écria-t-elle. Toi, si tu mangeais, tu deviendrais très gros… Tues donc encore malade ? Tu as l’air tout triste… Je ne veuxpas que ça recommence, entends-tu ? Je me suis trop ennuyée,pendant qu’on t’avait emmené pour te guérir.

– Elle a raison, dit la Teuse. Vous n’avez pas de bon sens,monsieur le curé ; ce n’est point une existence, de vivre dedeux ou trois miettes par jour, comme un oiseau. Vous ne vousfaites plus de sang, parbleu ! C’est ça qui vous rend toutpâle… Est-ce que vous n’avez pas honte de rester plus maigre qu’unclou, lorsque nous sommes si grasses, nous autres, qui ne sommesque des femmes ? On doit croire que nous ne vous laissons riendans les plats.

Et toutes deux, crevant de santé, le grondaient amicalement. Ilavait des yeux très grands, très clairs, derrière lesquels onvoyait comme un vide. Il souriait toujours.

– Je ne suis pas malade, répondit-il. J’ai presque fini monlait. Il avait bu deux petites gorgées, sans toucher auxtartines.

– Les bêtes, dit Désirée songeuse, ça se porte mieux queles gens.

– Eh bien ! c’est joli pour nous, ce que vous aveztrouvé là ! s’écria la Teuse en riant.

Mais cette chère innocente de vingt ans n’avait aucunemalice.

– Bien sûr, continua-t-elle. Les poules n’ont pas mal à latête, n’est-ce-pas ? Les lapins, on les engraisse tant qu’onveut. Et mon cochon, tu ne peux pas dire qu’il ait jamais l’airtriste.

Puis, se tournant vers son frère, d’un air ravi :

– Je l’ai appelé Mathieu, parce qu’il ressemble à ce groshomme qui apporte les lettres ; il est devenu joliment fort…Tu n’es pas aimable de refuser toujours de le voir. Un de cesjours, tu voudras bien que je te le montre, dis ?

Tout en se faisant caressante, elle avait pris les tartines deson frère, qu’elle mordait à belles dents. Elle en avait achevéune, elle entamait la seconde, lorsque la Teuse s’en aperçut.

– Mais ce n’est pas à vous, ce pain-là ! Voilà quevous lui retirez les morceaux de la bouche, maintenant !

– Laissez, dit l’abbé Mouret doucement, je n’y aurais pastouché… Mange, mange tout, ma chérie.

Désirée était demeurée un instant confuse, regardant le pain, secontenant pour ne pas pleurer. Puis, elle se mit à rire, achevantla tartine. Et elle continuait :

– Ma vache non plus n’est pas triste comme toi… Tu n’étaispas là, lorsque l’oncle Pascal me l’a donnée, en me faisantpromettre d’être sage. Autrement, tu aurais vu comme elle a étécontente, quand je l’ai embrassée, la première fois.

Elle tendit l’oreille. Un chant de coq venait de la basse-cour,un vacarme grandissait, des battements d’ailes, des grognements,des cris rauques, toute une panique de bêtes effarouchées.

– Ah ! tu ne sais pas, reprit-elle brusquement entapant dans ses mains, elle doit être pleine… Je l’ai menée autaureau, à trois lieues d’ici, au Béage. Dame ! c’est qu’iln’y a pas des taureaux partout !… Alors, pendant qu’elle étaitavec lui, j’ai voulu rester, pour voir.

La Teuse haussait les épaules, en regardant le prêtre, d’un aircontrarié.

– Vous feriez mieux, mademoiselle, d’aller mettre la paixparmi vos poules… Tout votre monde s’assassine là-bas.

Mais Désirée tenait à son histoire.

– Il est monté sur elle, il l’a prise entre ses pattes… Onriait. Il n’y a pourtant pas de quoi rire ; c’est naturel. Ilfaut bien que les mères fassent des petits, n’est-ce pas ?…Dis ? Crois-tu qu’elle aura un petit ?

L’abbé Mouret eut un geste vague. Ses paupières s’étaientbaissées devant les regards clairs de la jeune fille.

– Eh ! courez donc ! cria la Teuse. Ils semangent.

La querelle devenait si violente, dans la basse-cour, qu’ellepartait avec un grand bruit de jupes, lorsque le prêtre larappela.

– Et le lait, chérie, tu n’as pas fini le lait ?

Il lui tendait sa tasse, à laquelle il avait à peine touché.

Elle revint, but le lait sans le moindre scrupule, malgré lesyeux irrités de la Teuse. Puis, elle reprit son élan, courut à labasse-cour, où on l’entendit mettre la paix. Elle devait s’êtreassise au milieu de ses bêtes ; elle chantonnait doucement,comme pour les bercer.

Chapitre 3

 

– Maintenant ma soupe est trop chaude, gronda la Teuse, quirevenait de la cuisine avec une écuelle, dans laquelle une cuillerde bois était plantée debout.

Elle se tint devant l’abbé Mouret, en commençant à manger sur lebout de la cuiller, avec précaution. Elle espérait l’égayer, letirer du silence accablé où elle le voyait. Depuis qu’il étaitrevenu du Paradou, il se disait guéri, il ne se plaignaitjamais ; souvent même, il souriait d’une si tendre façon, quela maladie, selon les gens des Artaud, semblait avoir redoublé sasainteté. Mais, par moments, des crises de silence leprenaient ; il semblait rouler dans une torture qu’il mettaittoutes ses forces à ne point avouer ; et c’était une agoniemuette qui le brisait, qui le rendait, pendant des heures, stupide,en proie à quelque abominable lutte intérieure, dont la violence nese devinait qu’à la sueur d’angoisse de sa face. La Teuse alors nele quittait plus, l’étourdissant d’un flot de paroles, jusqu’à cequ’il eût repris peu à peu son air doux, comme vainqueur de larévolte de son sang. Ce matin-là, la vieille servante pressentaitune attaque plus rude encore que les autres. Elle se mit à parlerabondamment, tout en continuant à se méfier de la cuiller qui luibrûlait la langue.

– Vraiment, il faut vivre au fond d’un pays de loups pourvoir des choses pareilles. Est-ce que, dans les villages honnêtes,on se marie jamais aux chandelles ? Ça montre assez que tousces Artaud sont des pas-grand-chose… Moi, en Normandie, j’ai vu desnoces qui mettaient les gens en l’air, à deux lieues à la ronde. Onmangeait pendant trois jours. Le curé en était ; le maireaussi ; même, à la noce d’une de mes cousines, les pompierssont venus. Et l’on s’amusait donc !… Mais faire lever unprêtre avant le soleil pour s’épouser à une heure où les pouleselles-mêmes sont encore couchées, il n’y a pas de bon sens ! Àvotre place, monsieur le curé, j’aurais refusé… Pardi ! vousn’avez pas assez dormi, vous avez peut-être pris froid dansl’église. C’est ça qui vous a tout retourné. Ajoutez qu’on aimeraitmieux marier des bêtes que cette Rosalie et son gueux, avec leurmioche qui a pissé sur une chaise… Vous avez tort de ne pas me direoù vous vous sentez mal. Je vous ferais quelque chose de chaud…Hein ? monsieur le curé, répondez-moi ?

Il répondit faiblement qu’il était bien, qu’il n’avait besoinque d’un peu d’air. Il venait de s’adosser à un des mûriers, larespiration courte, s’abandonnant.

– Bien, bien ! n’en faites qu’à votre tête, reprit laTeuse. Mariez les gens, lorsque vous n’en avez pas la force, etlorsque cela doit vous rendre malade. Je m’en doutais, je l’avaisdit hier… C’est comme, si vous m’écoutiez, vous ne resteriez paslà, puisque l’odeur de la basse-cour vous incommode. Ça puejoliment, dans ce moment-ci. Je ne sais pas ce que mademoiselleDésirée peut encore remuer. Elle chante, elle ; elle s’enmoque, ça lui donne des couleurs… Ah ! je voulais vous dire.Vous savez que j’ai tout fait pour l’empêcher de rester là, quandle taureau a pris la vache. Mais elle vous ressemble, elle est d’unentêtement ! Heureusement que, pour elle, ça ne tire pas àconséquence. C’est sa joie, les bêtes avec les petits… Voyons,monsieur le curé, soyez raisonnable. Laissez-moi vous conduire dansvotre chambre. Vous vous coucherez, vous vous reposerez un peu…Non, vous ne voulez pas ? Eh bien ! c’est tant pis, sivous souffrez ! On ne garde pas ainsi son mal sur laconscience, jusqu’à en étouffer.

Et, de colère, elle avala une grande cuillerée de soupe, aurisque de s’emporter la gorge. Elle tapait le manche de bois contreson écuelle, grognant, se parlant à elle-même.

– On n’a jamais vu un homme comme ça. Il crèverait plutôtque de lâcher un mot… Ah ! il peut bien se taire. J’en saisassez long. Ce n’est pas malin de deviner le reste… Oui, oui, qu’ilse taise. Ça vaut mieux.

La Teuse était jalouse. Le docteur Pascal lui avait livré unvéritable combat, pour lui enlever son malade, lorsqu’il avait jugéle jeune prêtre perdu, s’il le laissait au presbytère. Il dut luiexpliquer que la cloche redoublait sa fièvre, que les images desainteté, dont sa chambre était pleine, hantaient son cerveaud’hallucinations, qu’il lui fallait, enfin, un oubli complet, unmilieu autre, où il pût renaître, dans la paix d’une existencenouvelle. Et elle hochait la tête, elle disait que nulle part« le cher enfant » ne trouverait une garde-malademeilleure qu’elle. Pourtant, elle avait fini par consentir ;elle s’était même résignée à le voir aller au Paradou, tout enprotestant contre ce choix du docteur, qui la confondait. Mais ellegardait contre le Paradou une haine solide. Elle se trouvaitsurtout blessée du silence de l’abbé Mouret sur le temps qu’il yavait vécu. Souvent, elle s’était vainement ingéniée à le fairecauser. Ce matin-là, exaspérée de le voir tout pâle, s’entêtant àsouffrir sans une plainte, elle finit par agiter sa cuiller commeun bâton, elle cria :

– Il faut retourner là-bas, monsieur le curé, si vous yétiez si bien… Il y a là-bas une personne qui vous soignera sansdoute mieux que moi.

C’était la première fois qu’elle hasardait une allusion directe.Le coup fut si cruel, que le prêtre laissa échapper un léger cri,en levant sa face douloureuse. La bonne âme de la Teuse eutregret.

– Aussi, murmura-t-elle, c’est la faute de votre onclePascal. Allez, je lui en ai dit assez. Mais ces savants, ça tient àleurs idées. Il y en a qui vous font mourir, pour vous regarderdans le corps après… Moi, ça m’avait mise dans une telle colère,que je n’ai voulu en parler à personne. Oui, monsieur, c’est grâceà moi, si personne n’a su où vous étiez, tant je trouvais çaabominable. Quand l’abbé Guyot, de Saint-Eutrope, qui vous aremplacé pendant votre absence, venait dire la messe ici, ledimanche, je lui racontais des histoires, je lui jurais que vousétiez en Suisse. Je ne sais seulement pas où ça est, la Suisse…Certes, je ne veux point vous faire de la peine, mais c’estsûrement là-bas que vous avez pris votre mal. Vous voilà drôlementguéri. On aurait bien mieux fait de vous laisser avec moi qui ne meserais pas avisée de vous tourner la tête.

L’abbé Mouret, le front de nouveau penché, ne l’interrompaitpas. Elle s’était assise par terre, à quelques pas de lui, pourtâcher de rencontrer ses yeux. Elle reprit maternellement, ravie dela complaisance qu’il semblait mettre à l’écouter.

– Vous n’avez jamais voulu connaître l’histoire de l’abbéCaffin. Dès que je parle, vous me faites taire… Eh bien !l’abbé Caffin, dans notre pays, à Canteleu, avait eu des ennuis.C’était pourtant un bien saint homme, et qui possédait un caractèred’or. Mais, voyez-vous, il était très douillet, il aimait leschoses délicates. Si bien qu’une demoiselle rôdait autour de lui,la fille d’un meunier, que ses parents avaient mise en pension.Bref, il arriva ce qui devait arriver, vous me comprenez, n’est-cepas ? Alors, quand on a su la chose, tout le pays s’est fâchécontre l’abbé. On le cherchait pour le tuer à coups de pierres. Ils’est sauvé à Rouen, il est allé pleurer chez l’archevêque. Et onl’a envoyé ici. Le pauvre homme était bien assez puni de vivre dansce trou… Plus tard, j’ai eu des nouvelles de la fille. Elle aépousé un marchand de bœufs. Elle est très heureuse.

La Teuse, enchantée d’avoir placé son histoire, vit unencouragement dans l’immobilité du prêtre. Elle se rapprocha, ellecontinua :

– Ce bon monsieur Caffin ! Il n’était pas fier avecmoi, il me parlait souvent de son péché. Ça ne l’empêche pas d’êtredans le ciel, je vous en réponds ! Il peut dormir tranquille,là, à côté, sous l’herbe, car il n’a jamais fait de tort àpersonne… Moi, je ne comprends pas qu’on en veuille tant à unprêtre, quand il se dérange. C’est si naturel ! Ce n’est pasbeau, sans doute, c’est une saleté qui doit mettre Dieu en colère.Mais il vaut encore mieux faire ça que d’aller voler. On seconfesse donc, et on est quitte !… N’est-ce pas, monsieur lecuré, lorsqu’on a un vrai repentir, on fait son salut tout demême ?

L’abbé Mouret s’était lentement redressé. Par un effort suprême,il venait de dompter son angoisse. Pâle encore, il dit d’une voixferme :

– Il ne faut jamais pécher, jamais, jamais !

– Ah ! tenez, s’écria la vieille servante, vous êtestrop fier, monsieur ! Ce n’est pas beau non plus,l’orgueil !… À votre place, moi, je ne me raidirais pas commecela. On cause de son mal, on ne se coupe pas le cœur en quatretout d’un coup, on s’habitue à la séparation, enfin ! Ça sepasse petit à petit… Au lieu que vous, voilà que vous évitez mêmede prononcer le nom des gens. Vous défendez qu’on parle d’eux, ilssont comme s’ils étaient morts. Depuis votre retour, je n’ai pasosé vous donner la moindre nouvelle. Eh bien ! je causeraimaintenant, je dirai ce que je saurai, parce que je vois bien quec’est tout ce silence qui vous tourne sur le cœur.

Il la regardait sévèrement, levant un doigt pour la fairetaire.

– Oui, oui, continua-t-elle, j’ai des nouvelles de là-bas,très souvent même, et je vous les donnerai… D’abord, la personnen’est pas plus heureuse que vous.

– Taisez-vous ! dit l’abbé Mouret, qui trouva la forcede se mettre debout pour s’éloigner.

La Teuse se leva aussi, lui barrant le passage de sa masseénorme. Elle se fâchait, elle criait :

– Là, vous voilà déjà parti !… Mais vous m’écouterez.Vous savez que je n’aime guère les gens de là-bas, n’est-cepas ? Si je vous parle d’eux, c’est pour votre bien… Onprétend que je suis jalouse. Eh bien, je rêve de vous mener un jourlà-bas. Vous seriez avec moi, vous ne craindriez pas de mal faire…Voulez-vous ?

Il l’écarta du geste, la face calmée, en disant :

– Je ne veux rien, je ne sais rien… Nous avons unegrand-messe demain. Il faudra préparer l’autel.

Puis, s’étant mis à marcher, il ajouta avec unsourire :

– Ne vous inquiétez pas, ma bonne Teuse. Je suis plus fortque vous ne croyez. Je me guérirai tout seul.

Et il s’éloigna, l’air solide, la tête droite, ayant vaincu. Sasoutane, le long des bordures de thym, avait un frôlement trèsdoux. La Teuse, qui était restée plantée à la même place, ramassason écuelle et sa cuiller de bois, en bougonnant. Elle mâchaitentre ses dents des paroles qu’elle accompagnait de grandshaussements d’épaules.

– Ça fait le brave, ça se croit bâti autrement que lesautres hommes, parce que c’est curé… La vérité est que celui-là estjoliment dur. J’en ai connu qu’on n’avait pas besoin de chatouillersi longtemps. Et il est capable de s’écraser le cœur, comme onécrase une puce. C’est son bon Dieu qui lui donne cette force.

Elle rentrait à la cuisine, lorsqu’elle aperçut l’abbé Mouretdebout, devant la porte à claire-voie de la basse-cour. Désiréel’avait arrêté pour lui faire peser un chapon qu’elle engraissaitdepuis quelques semaines. Il disait complaisamment qu’il était trèslourd, ce qui donnait un rire d’aise à la grande enfant.

– Les chapons, eux aussi, s’écrasent le cœur comme unepuce, bégaya la Teuse, tout à fait furieuse. Ils ont des raisonspour cela. Alors, il n’y a pas de gloire à bien vivre.

Chapitre 4

 

L’abbé Mouret passait les journées au presbytère. Il évitait leslongues promenades qu’il faisait avant sa maladie. Les terresbrûlées des Artaud, les ardeurs de cette vallée où ne poussaientque des vignes tordues, l’inquiétaient. À deux reprises, il avaitessayé de sortir, le matin, pour lire son bréviaire, le long desroutes ; mais il n’avait pas dépassé le village, il étaitrentré, troublé par les odeurs, le plein soleil, la largeur del’horizon. Le soir seulement, dans la fraîcheur de la nuittombante, il hasardait quelques pas devant l’église, surl’esplanade qui s’étendait jusqu’au cimetière. L’après-midi, pours’occuper, pris d’un besoin d’activité qu’il ne savait commentsatisfaire, il s’était donné la tâche de coller des vitres depapier aux carreaux cassés de la nef. Cela, pendant huit jours,l’avait tenu sur une échelle, très attentif à poser les vitresproprement, découpant le papier avec des délicatesses de broderie,étalant la colle de façon à ce qu’il n’y eût pas de bavure. LaTeuse veillait au pied de l’échelle. Désirée criait qu’il fallaitne pas boucher tous les carreaux, afin que les moineaux pussententrer ; et, pour ne pas la faire pleurer, le prêtre enoubliait deux ou trois, à chaque fenêtre. Puis, cette réparationfinie, l’ambition lui avait poussé d’embellir l’église, sansappeler ni maçon, ni menuisier, ni peintre. Il ferait toutlui-même. Ces travaux manuels, disait-il, l’amusaient, luirendaient des forces. L’oncle Pascal, chaque fois qu’il passait àla cure, l’encourageait, en assurant que cette fatigue-là valaitmieux que toutes les drogues du monde. Dès lors, l’abbé Mouretboucha les trous des murs avec des poignées de plâtre, recloua lesautels à grands coups de marteau, broya des couleurs pour donnerune couche à la chaire et au confessionnal. Ce fut un événementdans le pays. On en causait à deux lieues. Des paysans venaient,les mains derrière le dos, voir travailler monsieur le curé. Lui,un tablier bleu serré à la taille, les poignets meurtris,s’absorbait dans cette rude besogne, avait un prétexte pour ne plussortir. Il vivait ses journées au milieu des plâtras, plustranquille, presque souriant, oubliant le dehors, les arbres, lesoleil, les vents tièdes, qui le troublaient.

– Monsieur le curé est bien libre, du moment que ça necoûte rien à la commune, disait le père Bambousse avec unricanement, en entrant chaque soir pour constater où en étaient lestravaux.

L’abbé Mouret dépensa là ses économies du séminaire. C’étaient,d’ailleurs, des embellissements dont la naïveté maladroite eût faitsourire. La maçonnerie le rebuta vite. Il se contenta de recrépirle tour de l’église, à hauteur d’homme. La Teuse gâchait le plâtre.Quand elle parla de réparer aussi le presbytère, qu’elle craignaittoujours, disait-elle, de voir tomber sur leurs têtes, il luiexpliqua qu’il ne saurait pas, qu’il faudrait un ouvrier ; cequi amena une querelle terrible entre eux. Elle criait qu’iln’était pas raisonnable de faire si belle une église où personne necouchait, lorsqu’il y avait à côté des chambres dans lesquelles onles trouverait sûrement morts, un de ces matins, écrasés par lesplafonds.

– Moi, d’abord, grondait-elle, je finirai par venir fairemon lit ici, derrière l’autel. J’ai trop peur, la nuit.

Le plâtre manquant, elle ne parla plus du presbytère. Puis, lavue des peintures qu’exécutait monsieur le curé la ravissait. Cefut le grand charme de toute cette besogne. L’abbé, qui avait remisdes bouts de planche partout, se plaisait à étaler sur lesboiseries une belle couleur jaune, avec un gros pinceau. Il yavait, dans le pinceau, un va-et-vient très doux, dont le bercementl’endormait un peu, le laissait sans pensée pendant des heures, àsuivre les traînées grasses de la peinture. Lorsque tout fut jaune,le confessionnal, la chaire, l’estrade, jusqu’à la caisse del’horloge, il se risqua à faire des raccords de faux marbre pourrafraîchir le maître-autel. Et, s’enhardissant, il le repeignittout entier. Le maître-autel, blanc, jaune et bleu, était superbe.Des gens qui n’avaient pas assisté à une messe depuis cinquante ansvinrent en procession pour le voir.

Les peintures, maintenant, étaient sèches. L’abbé Mouret n’avaitplus qu’à encadrer les panneaux d’un filet brun. Aussi, dèsl’après-midi, se mit-il à l’œuvre, voulant que tout fût terminé lesoir même, le lendemain étant un jour de grand-messe, ainsi qu’ill’avait rappelé à la Teuse. Celle-ci attendait pour faire latoilette de l’autel ; elle avait déjà posé sur la crédence leschandeliers et la croix d’argent, les vases de porcelaine plantésde roses artificielles, la nappe garnie de dentelle des grandesfêtes. Mais les filets furent si délicats à faire proprement, qu’ils’attarda jusqu’à la nuit. Le jour tombait, au moment où ilachevait le dernier panneau.

– Ce sera trop beau, dit une voix rude, sortie de lapoussière grise du crépuscule, dont l’église s’emplissait.

La Teuse, qui s’était agenouillée pour mieux suivre le pinceaule long de la règle, eut un tressaillement de peur.

– Ah ! c’est Frère Archangias, dit-elle en tournant latête ; vous êtes donc entré par la sacristie ?… Mon sangn’a fait qu’un tour. J’ai cru que la voix venait de dessous lesdalles.

L’abbé Mouret s’était remis au travail, après avoir salué leFrère d’un léger signe de tête. Celui-ci se tint debout,silencieux, ses grosses mains nouées devant sa soutane. Puis, aprèsavoir haussé les épaules, en voyant le soin que mettait le prêtre àce que les filets fussent bien droits, il répéta :

– Ce sera trop beau.

La Teuse, en extase, tressaillit une seconde fois.

– Bon, cria-t-elle, j’avais oublié que vous étiez là,vous ! Vous pourriez bien tousser, avant de parler. Vous avezune voix qui part brusquement, comme celle d’un mort.

Elle s’était relevée, elle se reculait pour admirer.

– Pourquoi, trop beau ? reprit-elle. Il n’y a rien detrop beau, quand il s’agit du bon Dieu… Si monsieur le curé avaiteu de l’or, il y aurait mis de l’or, allez !

Le prêtre ayant fini, elle se hâta de changer la nappe, en ayantbien soin de ne pas effacer les filets. Puis, elle disposasymétriquement la croix, les chandeliers et les vases. L’abbéMouret était allé s’adosser à côté de Frère Archangias, contre labarrière de bois qui séparait le chœur de la nef. Ils n’échangèrentpas une parole. Ils regardaient la croix d’argent qui, dans l’ombrecroissante, gardait des gouttes de lumière, sur les pieds, le longdu flanc gauche et à la tempe droite du crucifié. Quand la Teuseeut fini, elle s’avança triomphante :

– Hein ! dit-elle, c’est gentil. Vous verrez le monde,demain, à la messe ! Ces païens ne viennent chez Dieu quelorsqu’ils le croient riche… Maintenant, monsieur le curé, ilfaudra en faire autant à l’autel de la Vierge.

– De l’argent perdu, gronda Frère Archangias.

Mais la Teuse se fâcha. Et, comme l’abbé Mouret continuait à setaire, elle les emmena tous deux devant l’autel de la Vierge, lespoussant, les tirant par leur soutane.

– Mais regardez donc ! Ça jure trop, maintenant que lemaître-autel est propre. On ne sait plus même s’il y a eu despeintures. J’ai beau essuyer, le matin, le bois garde toute lapoussière. C’est noir, c’est laid… Vous ne savez pas ce qu’on dira,monsieur le curé ? On dira que vous n’aimez pas la sainteVierge, voilà tout.

– Et après ? demanda Frère Archangias.

La Teuse resta toute suffoquée.

– Après, murmura-t-elle, ça serait un péché, pardi !…L’autel est comme une de ces tombes qu’on abandonne dans lescimetières. Sans moi, les araignées y feraient leurs toiles, lamousse y pousserait. De temps en temps, quand je peux mettre unbouquet de côté, je le donne à la Vierge… Toutes les fleurs denotre jardin étaient pour elle, autrefois.

Elle était montée devant l’autel, elle avait pris deux bouquetsséchés, oubliés sur les gradins.

– Vous voyez bien que c’est comme dans les cimetières,ajouta-t-elle, en les jetant aux pieds de l’abbé Mouret.

Celui-ci les ramassa, sans répondre. La nuit était complètementvenue. Frère Archangias s’embarrassa au milieu des chaises, manquatomber. Il jurait, il mâchait des phrases sourdes, où revenaientles noms de Jésus et de Marie. Quand la Teuse, qui était alléechercher une lampe, rentra dans l’église, elle demanda simplementau prêtre :

– Alors, je puis mettre les pots et les pinceaux augrenier ?

– Oui, répondit-il, c’est fini. Nous verrons plus tard pourle reste.

Elle marcha devant eux, emportant tout, se taisant, de peur d’entrop dire. Et, comme l’abbé Mouret avait gardé les deux bouquetsséchés à la main, Frère Archangias lui cria, en passant devant labasse-cour :

– Jetez donc ça !

L’abbé fit encore quelques pas, la tête penchée ; puis, iljeta les fleurs dans le trou au fumier, par-dessus laclaire-voie.

Chapitre 5

 

Le Frère, qui avait mangé, resta là, à califourchon sur unechaise retournée, pendant le dîner du prêtre. Depuis que ce dernierétait de retour aux Artaud, il venait ainsi presque tous les soirss’installer au presbytère. Jamais il ne s’y était imposé plusrudement. Ses gros souliers écrasaient le carreau, sa voix tonnait,ses poings s’abattaient sur les meubles, tandis qu’il racontait lesfessées données le matin aux petites filles, ou qu’il résumait samorale en formules dures comme des coups de bâton. Puis,s’ennuyant, il avait imaginé de jouer aux cartes avec la Teuse. Ilsjouaient à la bataille, interminablement, la Teuse n’ayant jamaispu apprendre un autre jeu. L’abbé Mouret, qui souriait auxpremières cartes abattues rageusement sur la table, tombait peu àpeu dans une rêverie profonde ; et, pendant des heures, ils’oubliait, il s’échappait, sous les coups d’œil défiants de FrèreArchangias.

Ce soir-là, la Teuse était d’une telle humeur, qu’elle parlad’aller se coucher, dès que la nappe fut ôtée. Mais le Frèrevoulait jouer. Il lui donna des tapes sur les épaules, finit parl’asseoir, et si violemment, que la chaise craqua. Il battait déjàles cartes. Désirée, qui le détestait, avait disparu avec sondessert, qu’elle montait presque tous les soirs manger dans sonlit.

– Je veux les rouges, dit la Teuse.

Et la lutte s’engagea. La Teuse enleva d’abord quelques bellescartes au Frère. Puis, deux as tombèrent en même temps sur latable.

– Bataille ! cria-t-elle avec une émotionextraordinaire.

Elle jeta un neuf, ce qui la consterna ; mais le Frèren’ayant jeté qu’un sept, elle ramassa les cartes, triomphante. Aubout d’une demi-heure, elle n’avait plus de nouveau que deux as,les chances se trouvaient rétablies. Et, vers le troisième quartd’heure, c’était elle qui perdait un as. Le va-et-vient des valets,des dames et des rois, avait toute la furie d’un massacre.

– Hein ! elle est fameuse, cette partie ! ditFrère Archangias, en se tournant vers l’abbé Mouret.

Mais il le vit si perdu, si loin, ayant aux lèvres un sourire siinconscient, qu’il haussa brutalement la voix.

– Eh bien ! monsieur le curé, vous ne nous regardezdonc pas ? Ce n’est guère poli… Nous ne jouons que pour vous.Nous cherchons à vous égayer… Allons, regardez le jeu. Ça vousvaudra mieux que de rêvasser. Où étiez-vous encore ?

Le prêtre avait eu un tressaillement. Il ne répondit pas, ils’efforça de suivre le jeu, les paupières battantes. La partiecontinuait avec acharnement. La Teuse regagna son as, puis lereperdit. Certains soirs, ils se disputaient ainsi les as pendantquatre heures ; et souvent même ils allaient se coucher,furibonds, n’ayant pu se battre.

– Mais j’y songe ! cria tout d’un coup la Teuse, quiavait une grosse peur de perdre, monsieur le curé devait sortir cesoir. Il a promis au grand Fortuné et à la Rosalie d’aller bénirleur chambre, comme il est d’usage… Vite, monsieur le curé !Le Frère vous accompagnera.

L’abbé Mouret était déjà debout, cherchant son chapeau. MaisFrère Archangias, sans lâcher ses cartes, se fâchait.

– Laissez donc ! Est-ce que ça a besoin d’être béni,ce trou à cochons ! Pour ce qu’ils vont y faire de propre,dans leur chambre !… Encore un usage que vous devriez abolir.Un prêtre n’a pas à mettre son nez dans les draps des nouveauxmariés… Restez. Finissons la partie. Ça vaudra mieux.

– Non, dit le prêtre, j’ai promis. Ces braves genspourraient se blesser… Restez, vous. Finissez la partie, enm’attendant.

La Teuse, très inquiète, regardait Frère Archangias.

– Eh bien ! oui, je reste, cria celui-ci. C’est tropbête !

Mais l’abbé Mouret n’avait pas ouvert la porte, qu’il se levaitpour le suivre, jetant violemment ses cartes. Il revint, il dit àla Teuse :

– J’allais gagner… Laissez les paquets tels qu’ils sont.Nous continuerons la partie demain.

– Ah bien, tout est brouillé, maintenant, répondit lavieille servante qui s’était empressée de mêler les cartes. Si vouscroyez que je vais le mettre sous verre, votre paquet ! Etpuis je pouvais gagner, j’avais encore un as.

Frère Archangias, en quelques enjambées, rejoignit l’abbé Mouretqui descendait l’étroit sentier conduisant aux Artaud. Il s’étaitdonné la tâche de veiller sur lui. Il l’entourait d’un espionnagede toutes les heures, l’accompagnant partout, le faisant suivre parun gamin de son école, lorsqu’il ne pouvait s’acquitter lui-même dece soin. Il disait, avec son rire terrible, qu’il était « legendarme de Dieu ». Et, à la vérité, le prêtre semblait uncoupable emprisonné dans l’ombre noire de la soutane du Frère, uncoupable dont on se méfie, que l’on juge assez faible pourretourner à sa faute, si on le perdait des yeux une minute. C’étaitune âpreté de vieille fille jalouse, un souci minutieux de geôlierqui pousse son devoir jusqu’à cacher les coins de ciel entrevus parles lucarnes. Frère Archangias se tenait toujours là, à boucher lesoleil, à empêcher une odeur d’entrer, à murer si complètement lecachot, que rien du dehors n’y venait plus. Il guettait lesmoindres faiblesses de l’abbé, reconnaissait, à la clarté de sonregard, les pensées tendres, les écrasait d’une parole, sans pitié,comme des bêtes mauvaises. Les silences, les sourires, les pâleursdu front, les frissons des membres, tout lui appartenait.D’ailleurs, il évitait de parler nettement de la faute. Sa présenceseule était un reproche. La façon dont il prononçait certainesphrases leur donnait le cinglement d’un coup de fouet. Il mettaitdans un geste toute l’ordure qu’il crachait sur le péché. Comme cesmaris trompés qui plient leurs femmes sous des allusionssanglantes, dont ils goûtent seuls la cruauté, il ne reparlait pasde la scène du Paradou, il se contentait de l’évoquer d’un mot,pour anéantir, aux heures de crise, cette chair rebelle. Lui aussiavait été trompé par ce prêtre, tout souillé de son adultère divin,ayant trahi ses serments, rapportant sur lui des caressesdéfendues, dont la senteur lointaine suffisait à exaspérer sacontinence de bouc qui ne s’était jamais satisfait.

Il était près de dix heures. Le village dormait ; mais, àl’autre bout, du côté du moulin, un tapage montait d’une desmasures, vivement éclairée. Le père Bambousse avait abandonné à safille et à son gendre un coin de la maison, se réservant pour luiles plus belles pièces. On buvait là un dernier coup, en attendantle curé.

– Ils sont soûls, gronda Frère Archangias. Lesentendez-vous se vautrer ?

L’abbé Mouret ne répondit pas. La nuit était superbe, toutebleue d’un clair de lune qui changeait au loin la vallée en un lacdormant. Et il ralentissait sa marche, comme baigné d’un bien-êtrepar ces clartés douces ; il s’arrêtait même devant certainesnappes de lumière, avec le frisson délicieux que donne l’approched’une eau fraîche. Le Frère continuait ses grandes enjambées, legourmandant, l’appelant.

– Venez donc… Ce n’est pas sain, de courir la campagne àcette heure. Vous seriez mieux dans votre lit.

Mais, brusquement, à l’entrée du village, il se planta au milieude la route. Il regardait vers les hauteurs, où les lignes blanchesdes ornières se perdaient dans les taches noires des petits bois depins. Il avait un grognement de chien qui flaire un danger.

– Qui descend de là-haut, si tard ? murmura-t-il.

Le prêtre, n’entendant rien, ne voyant rien, voulut à son tourlui faire presser le pas.

– Laissez donc, le voici, reprit vivement Frère Archangias.Il vient de tourner le coude. Tenez, la lune l’éclaire. Vous levoyez bien, à présent… C’est un grand, avec un bâton.

Puis, au bout d’un silence, il reprit, la voix rauque, étoufféepar la fureur :

– C’est lui, c’est ce gueux !… Je le sentais.

Alors, le nouveau venu étant au bas de la côte, l’abbé Mouretreconnut Jeanbernat. Malgré ses quatre-vingts ans, le vieux tapaitsi dur des talons, que ses gros souliers ferrés tiraient desétincelles des silex de la route. Il marchait droit comme un chêne,sans même se servir de son bâton, qu’il portait sur son épaule, enmanière de fusil.

– Ah ! le damné ! bégaya le Frère cloué surplace, en arrêt. Le diable lui jette toute la braise de l’enfersous les pieds.

Le prêtre, très troublé, désespérant de faire lâcher prise à soncompagnon, tourna le dos pour continuer sa route, espérant encoreéviter Jeanbernat, en se hâtant de gagner la maison des Bambousse.Mais il n’avait pas fait cinq pas, que la voix railleuse du vieuxs’éleva, presque derrière son dos.

– Eh ! curé, attendez-moi. Je vous fais doncpeur ?

Et l’abbé Mouret s’étant arrêté, il s’approcha, ilcontinua :

– Dame ! vos soutanes, ça n’est pas commode, çaempêche de courir. Puis, il a beau faire nuit, on vous reconnaît deloin… Du haut de la côte, je me suis dit : « Tiens !c’est le petit curé qui est là-bas. » Oh ! j’ai encore debons yeux… Alors, vous ne venez plus nous voir ?

– J’ai eu tant d’occupations, murmura le prêtre, trèspâle.

– Bien, bien, tout le monde est libre. Ce que je vous endis, c’est pour vous montrer que je ne vous garde pas rancuned’être curé. Nous ne parlerions même pas de votre bon Dieu, çam’est égal… La petite croit que c’est moi qui vous empêche derevenir. Je lui ai répondu : « Le curé est unebête. » Et ça, je le pense. Est-ce que je vous ai mangé,pendant votre maladie ? Je ne suis même pas monté vous voir…Tout le monde est libre.

Il parlait avec sa belle indifférence, en affectant de ne pass’apercevoir de la présence de Frère Archangias. Mais celui-ciayant poussé un grognement plus menaçant, il reprit :

– Eh ! curé, vous promenez donc votre cochon avecvous ?

– Attends, brigand ! hurla le Frère, les poingsfermés.

Jeanbernat, le bâton levé, feignit de le reconnaître.

– Bas les pattes ! cria-t-il. Ah ! c’est toi,calotin ! J’aurais dû te flairer à l’odeur de ton cuir… Nousavons un compte à régler ensemble. J’ai juré d’aller te couper lesoreilles au milieu de ta classe. Ça amusera les gamins que tuempoisonnes.

Le Frère, devant le bâton, recula, la gorge pleine d’injures. Ilbalbutiait, il ne trouvait plus les mots.

– Je t’enverrai les gendarmes, assassin ! Tu as crachésur l’église, je t’ai vu ! Tu donnes le mal de la mort aupauvre monde, rien qu’en passant devant les portes. ÀSaint-Eutrope, tu as fait avorter une fille en la forçant à mâcherune hostie consacrée que tu avais volée. Au Béage, tu es allédéterrer des enfants que tu as emportés sur ton dos pour tesabominations… Tout le monde sait cela, misérable ! Tu es lescandale du pays. Celui qui t’étranglerait gagnerait du coup leparadis.

Le vieux écoutait, ricanant, faisant le moulinet avec son bâton.Entre deux injures de l’autre, il répétait à demi-voix :

– Va, va, soulage-toi, serpent ! Tout à l’heure, je tecasserai les reins.

L’abbé Mouret voulut intervenir. Mais Frère Archangias lerepoussa, en criant :

– Vous êtes avec lui, vous ! Est-ce qu’il ne vous apas fait marcher sur la croix, dites le contraire !

Et se tournant de nouveau vers Jeanbernat :

– Ah ! Satan, tu as dû bien rire, quand tu as tenu unprêtre ! Le ciel écrase ceux qui t’ont aidé à cesacrilège !… Que faisais-tu, la nuit, pendant qu’ildormait ? Tu venais avec ta salive, n’est-ce pas ? luimouiller la tonsure, afin que ses cheveux grandissent plus vite. Tului soufflais sur le menton et sur les joues, pour que la barbe ypoussât d’un doigt en une nuit. Tu lui frottais tout le corps detes maléfices, tu lui soufflais dans la bouche la rage d’un chien,tu le mettais en rut… Et c’est ainsi que tu l’avais changé en bête,Satan !

– Il est stupide, dit Jeanbernat, en reposant son bâton surl’épaule. Il m’ennuie.

Le Frère, enhardi, vint lui allonger ses deux poings sous lenez.

– Et ta gueuse ! cria-t-il. C’est toi qui l’a fourréetoute nue dans le lit du prêtre !

Mais il poussa un hurlement, en faisant un bond en arrière. Lebâton du vieux, lancé à toute volée, venait de se casser sur sonéchine. Il recula encore, ramassa dans un tas de cailloux, au bordde la route, un silex gros comme les deux poings, qu’il lança à latête de Jeanbernat. Celui-ci avait le front fendu, s’il ne s’étaitcourbé. Il courut au tas de cailloux voisin, s’abrita, prit despierres. Et, d’un tas à l’autre, un terrible combat s’engagea. Lessilex grêlaient. La lune, très claire, découpait nettement lesombres.

– Oui, tu l’as fourrée dans son lit, répétait le Frèreaffolé ! Et tu avais mis un Christ sous le matelas, pour quel’ordure tombât sur lui… Ha ! ha ! tu es étonné que jesache tout. Tu attends quelque monstre de cet accouplement-là. Tufais chaque matin les treize signes de l’enfer sur le ventre de tagueuse, pour qu’elle accouche de l’Antéchrist. Tu veuxl’Antéchrist, bandit !… Tiens, que ce caillout’éborgne !

– Et que celui-ci te ferme le bec, calotin ! repritJeanbernat, redevenu très calme. Est-il bête, cet animal, avec seshistoires !… Va-t-il falloir que je te casse la tête pourcontinuer ma route ? Est-ce ton catéchisme qui t’a tourné surla cervelle ?

– Le catéchisme ! Veux-tu connaître le catéchismequ’on enseigne aux damnés de ton espèce ? Oui, je t’apprendraià faire le signe de croix… Ceci est pour le Père, et ceci pour leFils, et ceci pour le Saint-Esprit… Ah ! tu es encore debout.Attends, attends !… Ainsi soit-il !

Il lui jeta une volée de petites pierres en façon de mitraille.Jeanbernat, atteint à l’épaule, lâcha les cailloux qu’il tenait ets’avança tranquillement, pendant que Frère Archangias prenait dansle tas deux nouvelles poignées, en bégayant :

– Je t’extermine. C’est Dieu qui le veut. Dieu est dans monbras.

– Te tairas-tu ! dit le vieux en l’empoignant à lanuque.

Alors, il y eut une courte lutte dans la poussière de la route,bleuie par la lune. Le Frère, se voyant le plus faible, cherchait àmordre. Les membres séchés de Jeanbernat étaient comme des paquetsde cordes qui le liaient, si étroitement, qu’il en sentait lesnœuds lui entrer dans la chair. Il se taisait, étouffant, rêvantquelque traîtrise. Quand il l’eut mis sous lui, le vieux reprit enraillant :

– J’ai envie de te casser un bras pour casser ton bon Dieu…Tu vois bien qu’il n’est pas le plus fort, ton bon Dieu. C’est moiqui t’extermine… Maintenant, je vais te couper les oreilles. Tum’as trop ennuyé.

Et il tirait paisiblement un couteau de sa poche. L’abbé Mouret,qui, à plusieurs reprises, s’était en vain jeté entre lescombattants, s’interposa si vivement, qu’il finit par consentir àremettre cette opération à plus tard.

– Vous avez tort, curé, murmura-t-il. Ce gaillard a besoind’une saignée. Enfin, puisque ça vous contrarie, j’attendrai. Je lerencontrerai bien encore dans un petit coin.

Le Frère ayant poussé un grognement, il s’interrompit pour luicrier :

– Ne bouge pas ou je te les coupe tout de suite.

– Mais, dit le prêtre, vous êtes assis sur sa poitrine.Ôtez-vous de là pour qu’il puisse respirer.

– Non, non, il recommencerait ses farces. Je le lâcherai,lorsque je m’en irai… Je vous disais donc, curé, quand ce gredins’est jeté entre nous, que vous seriez le bienvenu là-bas. Lapetite est maîtresse, vous savez. Je ne la contrarie pas plus quemes salades. Tout ça pousse… Il n’y a que des imbéciles comme cecalotin-là pour voir le mal… Où as-tu vu le mal, coquin !C’est toi qui as inventé le mal, brute !

Il secouait le Frère de nouveau.

– Laissez-le se relever, supplia l’abbé Mouret.

– Tout à l’heure… La petite n’est pas à son aise depuisquelque temps. Je ne m’apercevais de rien. Mais elle me l’a dit.Alors je vais prévenir votre oncle Pascal, à Plassans. La nuit, onest tranquille, on ne rencontre personne… Oui, oui, la petite ne seporte pas bien.

Le prêtre ne trouva pas une parole. Il chancelait, la têtebasse.

– Elle était si contente de vous soigner, continua levieux. En fumant ma pipe, je l’entendais rire. Ça me suffisait. Lesfilles, c’est comme les aubépines : quand elles font desfleurs, elles font tout ce qu’elles peuvent… Enfin, vous viendrez,si le cœur vous en dit. Peut-être que ça amuserait la petite.Bonsoir, curé.

Il s’était relevé avec lenteur, serrant les poings du Frère, seméfiant d’un mauvais coup. Et il s’éloigna, sans tourner la tête,en reprenant son pas dur et allongé. Le Frère, en silence, rampajusqu’au tas de cailloux. Il attendit que le vieux fût à quelquedistance. Puis, à deux mains, il recommença, furieusement. Mais lespierres roulaient dans la poussière de la route. Jeanbernat, nedaignant plus se fâcher, s’en allait, droit comme un arbre, au fondde la nuit sereine.

– Le maudit ! Satan le pousse ! balbutia le FrèreArchangias, en faisant ronfler une dernière pierre. Un vieux qu’unechiquenaude devrait casser ! Il est cuit au feu de l’enfer.J’ai senti ses griffes.

Sa rage impuissante piétinait sur les cailloux épars.Brusquement, il se tourna contre l’abbé Mouret.

– C’est votre faute ! cria-t-il. Vous auriez dûm’aider, et à nous deux nous l’aurions étranglé.

À l’autre bout du village, le tapage avait grandi dans la maisonde Bambousse. On entendait distinctement les culs de verres tapésen mesure sur la table. Le prêtre s’était remis à marcher, sanslever la tête, se dirigeant vers la grande clarté que jetait lafenêtre, pareille à la flambée d’un feu de sarments. Le Frère lesuivit, sombre, la soutane souillée de poussière, une joue saignantde l’effleurement d’un caillou.

Puis, de sa voix dure, après un silence :

– Irez-vous ? demanda-t-il.

Et, l’abbé Mouret ne répondant pas, il continua :

– Prenez garde ! vous retournez au péché… Il a suffique cet homme passât, pour que toute votre chair eût untressaillement. Je vous ai vu sous la lune, pâle comme une fille…Prenez garde, entendez-vous ! Cette fois Dieu ne pardonneraitpas. Vous tomberiez dans la pourriture dernière… Ah !misérable boue, c’est la saleté qui vous emporte !

Alors, le prêtre leva enfin la face. Il pleurait à grosseslarmes, silencieusement. Il dit avec une douceur navrée :

– Pourquoi me parlez-vous ainsi ?… Vous êtes toujourslà, vous connaissez mes luttes de chaque heure. Ne doutez pas demoi, laissez-moi la force de me vaincre.

Ces paroles si simples, baignées de larmes muettes, prenaientdans la nuit un tel caractère de douleur sublime, que FrèreArchangias lui-même, malgré sa rudesse, se sentit troublé. Iln’ajouta pas un mot, secouant sa soutane, essuyant sa jouesaignante. Lorsqu’ils furent devant la maison des Bambousse, ilrefusa d’entrer. Il s’assit, à quelques pas, sur la caisserenversée d’une vieille charrette, où il attendit avec une patiencede dogue.

– Voilà monsieur le curé ! crièrent tous les Bambousseet tous les Brichet attablés.

Et l’on remplit de nouveau les verres. L’abbé Mouret dut enprendre un. Il n’y avait pas eu de noce. Seulement, le soir, aprèsle dîner, on avait posé sur la table une dame-jeanne d’unecinquantaine de litres, qu’il s’agissait de vider, avant d’aller semettre au lit. Ils étaient dix, et déjà le père Bambousserenversait d’une seule main la dame-jeanne, d’où ne coulait plusqu’un mince filet rouge. La Rosalie, très gaie, trempait le mentondu petit dans son verre, tandis que le grand Fortuné faisait destours, soulevait des chaises, avec les dents. Tout le monde passadans la chambre. L’usage voulait que le curé y bût le vin qu’on luiavait versé. C’était là ce qu’on appelait bénir la chambre. Çaportait bonheur, ça empêchait le ménage de se battre. Du temps deM. Caffin, les choses se passaient joyeusement, le vieuxprêtre aimant à rire ; il était même réputé pour la façon dontil vidait le verre, sans laisser une goutte au fond ; d’autantplus que les femmes, aux Artaud, prétendaient que chaque gouttelaissée était une année d’amour en moins pour les époux. Avecl’abbé Mouret, on plaisantait moins haut. Il but pourtant d’untrait, ce qui parut flatter beaucoup le père Bambousse. La vieilleBrichet regarda avec une moue le fond du verre, où un peu de vinrestait. Devant le lit, un oncle, qui était garde champêtre,risquait des gaudrioles très raides, dont riait la Rosalie, que legrand Fortuné avait déjà poussée à plat ventre au bord des matelas,par manière de caresse. Et quand tous eurent trouvé un motgaillard, on retourna dans la salle. Vincent et Catherine y étaientdemeurés seuls. Vincent, monté sur une chaise, penchant l’énormedame-jeanne, entre ses bras, achevait de la vider dans la boucheouverte de Catherine.

– Merci, monsieur le curé, cria Bambousse en reconduisantle prêtre. Eh bien ! les voilà mariés, vous êtes content.Ah ! les gueux ! si vous croyez qu’ils vont dire desPater et des Ave, tout à l’heure… Bonne nuit,dormez bien, monsieur le curé.

Frère Archangias avait lentement quitté le cul de la charrette,où il s’était assis.

– Que le diable, murmura-t-il, jette des pelletées decharbons entre leurs peaux, et qu’ils en crèvent !

Il n’ouvrit plus les lèvres, il accompagna l’abbé Mouretjusqu’au presbytère. Là, il attendit qu’il eût refermé la porte,avant de se retirer ; même il se retourna, à deux reprises,pour s’assurer qu’il ne ressortait pas. Quand le prêtre fut dans sachambre, il se jeta tout habillé sur son lit, les mains auxoreilles, la face contre l’oreiller, pour ne plus entendre, pour neplus voir. Il s’anéantit, il s’endormit d’un sommeil de mort.

Chapitre 6

 

Le lendemain était un dimanche. L’Exaltation de la Sainte-Croixtombant un jour de grand-messe, l’abbé Mouret avait voulu célébrercette fête religieuse avec un éclat particulier. Il s’était prisd’une dévotion extraordinaire pour la Croix, il avait remplacé danssa chambre la statuette de l’Immaculée Conception par un grandcrucifix de bois noir, devant lequel il passait de longues heuresd’adoration. Exalter la Croix, la planter devant lui, au-dessus detoutes choses, dans une gloire, comme le but unique de sa vie, luidonnait la force de souffrir et de lutter. Il rêvait de s’yattacher à la place de Jésus, d’y être couronné d’épines, d’y avoirles membres troués, le flanc ouvert. Quel lâche était-il donc pouroser se plaindre d’une blessure menteuse, lorsque son Dieu saignaitlà de tout son corps, avec le sourire de la Rédemption auxlèvres ? Et, si misérable qu’elle fût, il offrait sa blessureen holocauste, il finissait par glisser à l’extase, par croire quele sang lui ruisselait réellement du front, des membres, de lapoitrine. C’étaient des heures de soulagement, toutes ses impuretéscoulaient par ses plaies. Il se redressait avec des héroïsmes demartyr, il souhaitait des tortures effroyables pour les endurersans un seul frisson de sa chair.

Dès le petit jour, il s’agenouilla devant le crucifix. Et lagrâce vint, abondante comme une rosée. Il ne fit pas d’effort, iln’eut qu’à plier les genoux, pour la recevoir sur le cœur, pour enêtre trempé jusqu’aux os, d’une façon délicieusement douce. Laveille, il avait agonisé, sans qu’elle descendît. Elle restaitlongtemps sourde à ses lamentations de damné ; elle lesecourait souvent, lorsque, d’un geste d’enfant, il ne savait plusque joindre les mains. Ce fut, ce matin-là, une bénédiction, unrepos absolu, une foi entière. Il oublia ses angoisses des joursprécédents. Il se donna tout à la joie triomphale de la Croix. Unearmure lui montait aux épaules, si impénétrable, que le mondes’émoussait sur elle. Quand il descendit, il marchait dans un airde victoire et de sérénité. La Teuse émerveillée alla chercherDésirée, pour qu’il l’embrassât. Toutes deux tapaient des mains, encriant qu’il n’avait pas eu si bonne mine depuis six mois.

Dans l’église, pendant la grand-messe, le prêtre acheva deretrouver Dieu. Il y avait longtemps qu’il ne s’était approché del’autel avec un tel attendrissement. Il dut se contenir, pour nepas éclater en larmes, la bouche collée sur la nappe. C’était unegrand-messe solennelle. L’oncle de la Rosalie, le garde champêtre,chantait au lutrin, d’une voix de basse dont le ronflementemplissait d’un chant d’orgue la voûte écrasée. Vincent, habilléd’un surplis trop large, qui avait appartenu à l’abbé Caffin,balançait un vieil encensoir d’argent, prodigieusement amusé par lebruit des chaînettes, encensant très haut pour obtenir beaucoup defumée, regardant derrière lui si ça ne faisait tousser personne.L’église était presque pleine. On avait voulu voir les peintures demonsieur le curé. Des paysannes riaient, parce que ça sentaitbon ; tandis que les hommes, au fond, debout sous la tribune,hochaient la tête, à chaque note plus creuse du chantre. Par lesfenêtres, le grand soleil de dix heures, que tamisaient les vitresde papier, entrait, étalant sur les murs recrépis de grandes moirestrès gaies, où l’ombre des bonnets de femme mettait des vols degros papillons. Et les bouquets artificiels, posés sur les gradinsde l’autel, avaient eux-mêmes une joie humide de fleurs naturelles,fraîchement cueillies. Lorsque le prêtre se tourna, pour bénir lesassistants, il éprouva un attendrissement plus vif encore, à voirl’église si propre, si pleine, si trempée de musique, d’encens etde lumière.

Après l’offertoire, un murmure courut parmi les paysannes.Vincent, qui avait levé curieusement la tête, faillit envoyer toutela braise de son encensoir sur la chasuble du prêtre. Et commecelui-ci le regardait sévèrement, il voulut s’excuser, ilmurmura :

– C’est l’oncle de monsieur le curé qui vient d’entrer.

Au fond de l’église, contre une des minces colonnettes de boisqui soutenaient la tribune, l’abbé Mouret aperçut le docteurPascal. Celui-ci n’avait pas sa bonne face souriante, légèrementrailleuse. Il s’était découvert, grave, fâché, suivant la messeavec une visible impatience. Le spectacle du prêtre à l’autel, sonrecueillement, ses gestes ralentis, la sérénité parfaite de sonvisage, parurent peu à peu l’irriter davantage. Il ne put attendrela fin de la messe. Il sortit, alla tourner autour de son cabrioletet de son cheval, qu’il avait attaché à un des volets dupresbytère.

– Eh bien ! ce gaillard-là n’en finira donc plus, dese faire encenser ? demanda-t-il à la Teuse, qui revenait dela sacristie.

– C’est fini, répondit-elle. Entrez au salon… Monsieur lecuré se déshabille. Il sait que vous êtes là.

– Pardi ! à moins qu’il ne soit aveugle, murmura ledocteur, en la suivant dans la pièce froide, aux meubles durs,qu’elle appelait pompeusement le salon.

Il se promena quelques minutes, de long en large. La pièce,d’une tristesse grise, redoublait sa mauvaise humeur. Tout enmarchant, il donnait du bout de sa canne de petits coups sur lecrin mangé des sièges, qui avaient le son cassant de la pierre.Puis, fatigué, il s’arrêta devant la cheminée, où un grand saintJoseph, abominablement peinturluré, tenait lieu de pendule.

– Ah ! ce n’est pas malheureux ! dit-il,lorsqu’il entendit le bruit de la porte.

Et s’avançant vers l’abbé :

– Sais-tu que tu m’as fait avaler la moitié d’unemesse ? Il y a longtemps que ça ne m’était arrivé… Enfin, jetenais absolument à te voir aujourd’hui. Je voulais causer avectoi.

Il n’acheva pas. Il regardait le prêtre avec surprise. Il y eutun silence.

– Tu te portes bien, toi ? reprit-il enfin d’une voixchangée.

– Oui, je vais beaucoup mieux, dit l’abbé Mouret ensouriant. Je ne vous attendais que jeudi. Ce n’est pas votre jour,le dimanche… Vous avez quelque chose à me communiquer ?

Mais l’oncle Pascal ne répondit pas sur-le-champ. Il continuaitd’examiner l’abbé. Celui-ci était encore tout trempé des tiédeursde l’église ; il apportait dans ses cheveux l’odeur del’encens ; il gardait au fond de ses yeux la joie de la Croix.L’oncle hocha la tête, en face de cette paix triomphante.

– Je sors du Paradou, dit-il brusquement. Jeanbernat estvenu me chercher cette nuit… J’ai vu Albine. Elle m’inquiète. Ellea besoin de beaucoup de ménagements.

Il étudiait toujours le prêtre en parlant. Il ne vit pas mêmeses paupières battre.

– Enfin, elle t’a soigné, ajouta-t-il plus rudement. Sanselle, mon garçon, tu serais peut-être à cette heure dans un cabanondes Tulettes, avec la camisole de force aux épaules… Eh bien !j’ai promis que tu irais la voir. Je t’emmène avec moi. C’est unadieu. Elle veut partir.

– Je ne puis que prier pour la personne dont vous parlez,dit l’abbé Mouret avec douceur.

Et comme le docteur s’emportait, allongeant un grand coup decanne sur le canapé :

– Je suis prêtre, je n’ai que des prières, acheva-t-ilsimplement, d’une voix très ferme.

– Ah ! tiens, tu as raison ! cria l’oncle Pascal,se laissant tomber dans un fauteuil, les jambes cassées. C’est moiqui suis un vieux fou. Oui, j’ai pleuré dans mon cabriolet envenant ici, tout seul, ainsi qu’un enfant… Voilà ce que c’est quede vivre au milieu des bouquins. On fait de bellesexpériences ; mais on se conduit en malhonnête homme… Est-ceque j’allais me douter que tout cela tournerait si mal ?

Il se leva, se remit à marcher, désespéré.

– Oui, oui, j’aurais dû m’en douter. C’était logique. Etavec toi ça devenait abominable. Tu n’es pas un homme comme lesautres… Mais écoute, je t’assure que tu étais perdu. L’air qu’ellea mis autour de toi pouvait seul te sauver de la folie. Enfin, tum’entends, je n’ai pas besoin de te dire où tu en étais. C’est unede mes plus belles cures. Et je n’en suis pas fier, va ! car,maintenant, voilà que la pauvre fille en meurt !

L’abbé Mouret était resté debout, très calme, avec sonrayonnement tranquille de martyr, que rien d’humain ne peut plusabattre.

– Dieu lui fera miséricorde, dit-il.

– Dieu ! Dieu ! murmura le docteur sourdement, ilferait mieux de ne pas se jeter dans nos jambes. On arrangeraitl’affaire.

Puis, haussant la voix, il reprit :

– J’avais tout calculé. C’est là le plus fort !Oh ! l’imbécile !… Tu restais un mois en convalescence.L’ombre des arbres, le souffle frais de l’enfant, toute cettejeunesse te remettait sur pied. D’un autre côté, l’enfant perdaitsa sauvagerie, tu l’humanisais, nous en faisions à nous deux unedemoiselle que nous aurions mariée quelque part. C’était parfait…Aussi pouvais-je m’imaginer que ce vieux philosophe de Jeanbernatne quitterait pas ses salades d’un pouce ! Il est vrai que moinon plus je n’ai pas bougé de mon laboratoire. J’avais des étudesen train… Et c’est ma faute ! Je suis un malhonnêtehomme !

Il étouffait, il voulait sortir. Il chercha partout son chapeauqu’il avait sur la tête.

– Adieu, balbutia-t-il, je m’en vais… Alors, tu refuses devenir ? Voyons, fais-le pour moi ; tu vois combien jesouffre. Je te jure qu’elle partira ensuite. C’est convenu… J’aimon cabriolet. Dans une heure, tu seras de retour… Viens, je t’enprie.

Le prêtre eut un geste large, un de ces gestes que le docteurlui avait vu faire à l’autel.

– Non, dit-il, je ne puis.

En accompagnant son oncle, il ajouta :

– Dites-lui qu’elle s’agenouille et qu’elle implore Dieu…Dieu l’entendra comme il m’a entendu ; il la soulagera commeil m’a soulagé. Il n’y a pas d’autre salut.

Le docteur le regarda en face, haussa terriblement lesépaules.

– Adieu, répéta-t-il. Tu te portes bien. Tu n’as plusbesoin de moi.

Mais, comme il détachait son cheval, Désirée, qui venaitd’entendre sa voix, arriva en courant. Elle adorait l’oncle. Quandelle était plus jeune, il écoutait son bavardage de gamine pendantdes heures, sans se lasser. Maintenant encore, il la gâtait,s’intéressait à sa basse-cour, restait très bien un après-midi avecelle, au milieu des poules et des canards, à lui sourire de sesyeux aigus de savant. Il l’appelait « la grande bête »,d’un ton d’admiration caressante. Il paraissait la mettre bienau-dessus des autres filles. Aussi se jeta-t-elle à son cou, d’unélan de tendresse. Elle cria :

– Tu restes ? Tu déjeunes ?

Mais il l’embrassa, refusant, se débarrassant de son étreinted’un air bourru. Elle avait un rire clair ; elle se pendit denouveau à ses épaules.

– Tu as bien tort, reprit-elle. J’ai des œufs tout chauds.Je guettais les poules. Elles en ont fait quatorze, ce matin… Etnous aurions mangé un poulet, le blanc, celui qui bat les autres.Tu étais là, jeudi, quand il a crevé un œil au grand moucheté.

L’oncle restait fâché. Il s’irritait contre le nœud de la bride,qu’il ne parvenait pas à défaire. Alors, elle se mit à sauterautour de lui, tapant des mains, chantonnant, sur un air deflûte :

– Si, si, tu restes… Nous le mangerons, nous lemangerons !

Et la colère de l’oncle ne put tenir davantage. Il leva la tête,il sourit. Elle était trop saine, trop vivante, trop vraie. Elleavait une gaieté trop large, naturelle et franche comme la nappe desoleil qui dorait sa chair nue.

– La grande bête ! murmura-t-il, charmé. Puis, laprenant par les poignets, pendant qu’elle continuait àsauter :

– Écoute, pas aujourd’hui. J’ai une pauvre fille qui estmalade. Mais je reviendrai un autre matin… Je te le promets.

– Quand ? jeudi ? insista-t-elle. Tu sais, lavache est grosse. Elle n’a pas l’air à son aise, depuis deux jours…Tu es médecin, tu pourrais peut-être lui donner un remède.

L’abbé Mouret, qui était demeuré là, paisible, ne put retenir unléger rire. Le docteur monta gaiement dans son cabriolet, endisant :

– C’est ça, je soignerai la vache… Approche, que jet’embrasse, la grande bête ! Tu sens bon, tu sens la santé. Ettu vaux mieux que tout le monde. Si tout le monde était comme magrande bête, la terre serait trop belle.

Il jeta à son cheval un léger claquement de la langue, etcontinua à parler tout seul, pendant que le cabriolet descendait lapente.

– Oui, des brutes, il ne faudrait que des brutes. On seraitbeau, on serait gai, on serait fort. Ah ! c’est lerêve !… Ça a bien tourné pour la fille, qui est aussi heureuseque sa vache. Ça a mal tourné pour le garçon, qui agonise dans sasoutane. Un peu plus de sang, un peu plus de nerfs, va tepromener ! On manque sa vie… De vrais Rougon et de vraisMacquart, ces enfants-là ! La queue de la bande, ladégénérescence finale.

Et poussant son cheval, il monta au trot le coteau quiconduisait au Paradou.

Chapitre 7

 

Le dimanche était un jour de grande occupation pour l’abbéMouret. Il avait les vêpres, qu’il disait généralement devant leschaises vides, la Brichet elle-même ne poussant pas la dévotion aupoint de revenir à l’église l’après-midi. Puis, à quatre heures,Frère Archangias amenait les galopins de son école pour quemonsieur le curé leur fît réciter leur leçon de catéchisme. Cetterécitation se prolongeait parfois fort tard. Lorsque les enfants semontraient par trop indomptables, on appelait la Teuse, qui leurfaisait peur avec son balai.

Ce dimanche-là, vers quatre heures, Désirée se trouva seule aupresbytère. Comme elle s’ennuyait, elle alla arracher de l’herbepour ses lapins, dans le cimetière, où poussaient des coquelicotssuperbes, que les lapins adoraient. Elle se traînait à genoux entreles tombes, elle rapportait de pleins tabliers de verdures grasses,sur lesquelles ses bêtes tombaient goulûment.

– Oh ! les beaux plantains ! murmura-t-elle ens’accroupissant devant la pierre de l’abbé Caffin, ravie de satrouvaille.

Là, en effet, dans la fissure même de la pierre, des plantainsmagnifiques étalaient leurs larges feuilles. Elle avait achevéd’emplir son tablier, lorsqu’elle crut entendre un bruit singulier.Un froissement de branches, un glissement de petits caillouxmontaient du gouffre qui longeait un des côtés du cimetière, et aufond duquel coulait le Mascle, un torrent descendu des hauteurs duParadou. La pente était si rude, si impraticable, que Désiréesongea à quelque chien perdu, à quelque chèvre échappée. Elles’avança vivement. Et, comme elle se penchait elle restastupéfaite, en apercevant au milieu des ronces une fille quis’aidait des moindres creux du roc avec une agilitéextraordinaire.

– Je vais vous donner la main, lui cria-t-elle. Il y a dequoi se rompre le cou.

La fille, se voyant découverte, eut un saut de peur, comme sielle allait redescendre. Mais elle leva la tête, elle s’enharditjusqu’à accepter la main qu’on lui tendait.

– Oh ! je vous reconnais, reprit Désirée, heureuse,lâchant son tablier pour la prendre à la taille, avec sa câlineriede grande enfant. Vous m’avez donné des merles. Ils sont morts, leschers petits. J’ai eu bien du chagrin… Attendez, je sais votre nom,je l’ai entendu. La Teuse le dit souvent, quand Serge n’est pas là.Elle m’a bien défendu de le répéter… Attendez, je vais mesouvenir.

Elle faisait des efforts de mémoire, qui la rendaient toutesérieuse. Puis, ayant trouvé, elle redevint très gaie, elle goûta àplusieurs reprises la musique du nom.

– Albine ! Albine !… C’est très doux. J’avais crud’abord que vous étiez une mésange, parce que j’ai eu une mésangeque j’appelais à peu près comme cela, je ne sais plus bien.

Albine ne sourit pas. Elle était toute blanche, avec une flammede fièvre dans les yeux. Quelques gouttes de sang roulaient sur sesmains. Quand elle eut repris haleine, elle ditrapidement :

– Non, laissez. Vous allez tacher votre mouchoir àm’essuyer. Ce n’est rien, quelques piqûres… Je n’ai pas voulu venirpar la route, on m’aurait vue. J’ai préféré suivre le torrent…Serge est là ?

Ce nom prononcé familièrement, avec une ardeur sourde, ne choquapoint Désirée. Elle répondit qu’il était là, dans l’église, à fairele catéchisme.

– Il ne faut pas parler haut, ajouta-t-elle, en mettant undoigt sur ses lèvres. Serge me défend de parler haut, quand il faitle catéchisme. Autrement, on viendrait nous gronder… Nous allonsnous mettre dans l’écurie, voulez-vous ? Nous seronsbien ; nous causerons.

– Je veux voir Serge, dit simplement Albine.

La grande enfant baissa encore la voix. Elle jetait des coupsd’œil furtifs sur l’église, murmurant :

– Oui, oui… Serge sera bien attrapé. Venez avec moi. Nousnous cacherons, nous ne ferons pas de bruit. Oh ! que c’estamusant !

Elle avait ramassé le tas d’herbes glissé de son tablier. Ellesortit du cimetière, rentra à la cure, avec des précautionsinfinies, en recommandant bien à Albine de se cacher derrière elle,de se faire toute petite. Comme elles se réfugiaient toutes deux encourant dans la basse-cour, elles aperçurent la Teuse, quitraversait la sacristie, et qui ne parut pas les voir.

– Chut ! Chut ! répétait Désirée, enchantée,quand elles se furent blotties au fond de l’écurie. Maintenant,personne ne nous trouvera plus… Il y a de la paille. Allongez-vousdonc.

Albine dut s’asseoir sur une botte de paille.

– Et Serge ? demanda-t-elle, avec l’entêtement del’idée fixe.

– Tenez, on entend sa voix… Quand il tapera dans ses mains,ça sera fini, les petits s’en iront… Écoutez, il leur raconte unehistoire.

La voix de l’abbé Mouret arrivait, en effet, très adoucie, parla porte de la sacristie, que la Teuse, sans doute, venaitd’ouvrir. Ce fut comme une bouffée religieuse, un murmure où passaà trois fois le nom de Jésus. Albine frissonna. Elle se levait pourcourir à cette voix aimée, dont elle reconnaissait la caresse,lorsque le son parut s’envoler, étouffé par la porte, qui étaitretombée. Alors, elle se rassit, elle sembla attendre, les mainsserrées l’une contre l’autre, tout à la pensée brûlant au fond deses yeux clairs. Désirée, couchée à ses pieds, la regardait avecune admiration naïve.

– Oh ! vous êtes belle, murmura-t-elle. Vousressemblez à une image que Serge avait dans sa chambre. Elle étaittoute blanche comme vous. Elle avait de grandes boucles qui luiflottaient le cou. Et elle montrait son cœur rouge, là, à la placeoù je sens battre le vôtre… Vous ne m’écoutez pas, vous êtestriste. Jouons, voulez-vous ?

Mais elle s’interrompit, criant entre ses dents, contenant savoix :

– Les gueuses ! elles vont nous faire surprendre.

Elle n’avait pas lâché son tablier d’herbes, et ses bêtes laprenaient d’assaut. Une bande de poules était accourue, gloussant,s’appelant, piquant les brins verts qui pendaient. La chèvrepassait sournoisement la tête sous son bras, mordait aux largesfeuilles. La vache elle-même, attachée au mur, tirait sur sa corde,allongeait son mufle, soufflait son haleine chaude.

– Ah ! les voleuses ! répétait Désirée. C’estpour les lapins !… Voulez-vous bien me laissertranquille ! Toi tu vas recevoir une calotte. Et toi, si jet’y prends encore, je te retrousse la queue… Les poisons !elles me mangeraient plutôt les mains !

Elle souffletait la chèvre, elle dispersait les poules à coupsde pied, elle tapait de toute la force de ses poings sur le muflede la vache. Mais les bêtes se secouaient, revenaient plus goulues,sautaient sur elle, l’envahissaient, arrachaient son tablier. Etclignant les yeux, elle murmurait à l’oreille d’Albine, comme siles bêtes avaient pu l’entendre :

– Sont-elles drôles, ces amours ! Attendez, vous allezles voir manger.

Albine regardait de son air grave.

– Allons, soyez sages, reprit Désirée. Vous en aureztoutes. Mais chacune son tour… La grande Lise, d’abord. Hein !tu aimes joliment le plantain, toi !

La grande Lise, c’était la vache. Elle broya lentement unepoignée des feuilles grasses poussées sur la tombe de l’abbéCaffin. Un léger filet de bave pendait de son mufle. Ses gros yeuxbruns avaient une douceur gourmande.

– À toi, maintenant, continua Désirée, en se tournant versla chèvre. Oh ! je sais que tu veux des coquelicots. Et tu lespréfères fleuris, n’est-ce pas ? avec des boutons qui éclatentsous tes dents comme des papillotes de braise rouge… Tiens, envoilà de joliment beaux. Ils viennent du coin à gauche, où l’onenterrait l’année dernière.

Et, tout en parlant, elle présentait à la chèvre un bouquet defleurs saignantes, que la bête broutait. Quand elle n’eut plus dansles mains que les tiges, elle les lui mit entre les dents.Par-derrière, les poules furieuses lui déchiquetaient les jupes.Elle leur jeta des chicorées sauvages et des pissenlits, qu’elleavait cueillis autour des vieilles dalles rangées le long du mur del’église. Les poules se disputèrent surtout les pissenlits, avecune telle voracité, une telle rage d’ailes et d’ergots, que lesautres bêtes de la basse-cour entendirent. Alors, ce fut unenvahissement. Le grand coq fauve, Alexandre, parut le premier. Ilpiqua un pissenlit, le coupa en deux, sans l’entamer. Il cacardait,appelant les poules restées dehors, se reculant pour les inviter àmanger. Et une poule blanche entra, puis une poule noire, puistoute une file de poules, qui se bousculaient, se montaient sur laqueue, finissaient par couler comme une mare de plumes folles.Derrière les poules vinrent les pigeons, et les canards, et lesoies, enfin les dindes. Désirée riait au milieu de ce flot vivant,noyée, perdue, répétant :

– Toutes les fois que j’apporte de l’herbe du cimetière,c’est comme ça. Elles se tueraient pour en manger… L’herbe doitavoir un goût.

Et elle se débattait, levant les dernières poignées de verdure,afin de les sauver de ces becs gloutons qui se levaient vers elle,répétant qu’il fallait en garder pour les lapins, qu’elle allait sefâcher, qu’elle les mettrait tous au pain sec. Mais ellefaiblissait. Les oies tiraient les coins de son tablier, sirudement, qu’elle manquait tomber sur les genoux. Les canards luidévoraient les chevilles. Deux pigeons avaient volé sur sa tête.Des poules montaient jusqu’à ses épaules. C’était une férocité debêtes sentant la chair, les plantains gras, les coquelicotssanguins, les pissenlits engorgés de sève, où il y avait un peu dela vie des morts. Elle riait trop, elle se sentait sur le point deglisser, de lâcher les deux dernières poignées, lorsqu’ungrognement terrible vint mettre la panique autour d’elle.

– C’est toi, mon gros, dit-elle ravie. Mange-les,délivre-moi.

Le cochon entrait. Ce n’était plus le petit cochon, rose commeun joujou fraîchement peint, le derrière planté d’une queuepareille à un bout de ficelle ; mais un fort cochon, bon àtuer, rond comme une bedaine de chantre, l’échine couverte de soiesrudes qui pissaient la graisse. Il avait le ventre couleur d’ambre,pour avoir dormi dans le fumier. Le groin en avant, roulant sur sespattes, il se jeta au milieu des bêtes, ce qui permit à Désirée des’échapper et de courir donner aux lapins les quelques herbesqu’elle avait si vaillamment défendues. Quand elle revint, la paixétait faite. Les oies balançaient le cou mollement, stupides,béates ; les canards et les dindes s’en allaient le long desmurs, avec des déhanchements prudents d’animaux infirmes ; lespoules caquetaient à voix basse, piquant un grain invisible dans lesol dur de l’écurie ; tandis que le cochon, la chèvre, lagrande vache, comme peu à peu ensommeillés, clignaient lespaupières. Au-dehors, une pluie d’orage commençait à tomber.

– Ah bien ! voilà une averse, dit Désirée, qui serassit sur la paille avec un frisson. Vous ferez bien de rester là,mes amours, si vous ne voulez pas être trempées.

Elle se tourna vers Albine, en ajoutant :

– Hein ! ont-elles l’air godiche ! Elles ne seréveillent que pour tomber sur la nourriture, cesbêtes-là !

Albine était restée silencieuse. Les rires de cette belle fillese débattant au milieu de ces cous voraces, de ces becs goulus, quila chatouillaient, qui la baisaient, qui semblaient vouloir luimanger la chair, l’avaient rendue plus blanche. Tant de gaieté,tant de santé, tant de vie, la désespérait. Elle serrait ses brasfiévreux, elle pressait le vide sur sa poitrine, séchée parl’abandon.

– Et Serge ? demanda-t-elle de sa même voix, nette etentêtée.

– Chut ! dit Désirée, je viens de l’entendre, il n’apas fini… Nous avons fait joliment du bruit tout à l’heure. Il fautque la Teuse soit sourde, ce soir… Tenons-nous tranquilles,maintenant. C’est bon d’entendre tomber la pluie.

L’averse entrait par la porte laissée ouverte, battait le seuilà larges gouttes. Des poules, inquiètes, après s’être hasardées,avaient reculé jusqu’au fond de l’écurie. Toutes les bêtes seréfugiaient là, autour des jupes des deux filles, sauf troiscanards qui s’en étaient allés sous la pluie se promenertranquillement. La fraîcheur de l’eau, ruisselant au-dehors,semblait refouler à l’intérieur les buées ardentes de labasse-cour. Il faisait très chaud dans la paille. Désirée attiradeux grosses bottes, s’y étala comme sur des oreillers, s’yabandonna. Elle était à l’aise, elle jouissait par tout soncorps.

– C’est bon, c’est bon, murmura-t-elle. Couchez-vous donccomme moi. J’enfonce, je suis appuyée de tous les côtés, la pailleme fait des minettes dans le cou… Et quand on se frotte, ça vouscourt le long des membres, on dirait que des souris se sauvent sousvotre robe.

Elle se frottait, elle riait seule, donnant des tapes à droiteet à gauche, comme pour se défendre contre les souris. Puis, ellerestait la tête en bas, les genoux en l’air, reprenant :

– Est-ce que vous vous roulez dans la paille, chezvous ? Moi, je ne connais rien de meilleur… Des fois, je mechatouille sous les pieds. C’est bien drôle aussi… Dites, est-ceque vous vous chatouillez ?

Mais le grand coq fauve, qui s’était approché gravement, en lavoyant vautrée, venait de lui sauter sur la gorge.

– Veux-tu t’en aller, Alexandre ! cria-t-elle. Est-ilbête, cet animal ! Je ne puis pas me coucher, sans qu’il seplante là… Tu me serres trop, tu me fais mal avec tes ongles,entends-tu !… Je veux bien que tu restes, mais tu seras sage,tu ne me piqueras pas les cheveux, hein !

Et elle ne s’en inquiéta plus. Le coq se tenait ferme à soncorsage, ayant l’air par instants de la regarder sous le menton,d’un œil de braise. Les autres bêtes se rapprochaient de ses jupes.Après s’être encore roulée, elle avait fini par se pâmer, dans uneposition heureuse, les membres écartés, la tête renversée. Ellecontinua :

– Ah ! c’est trop bon, ça me fatigue tout de suite. Lapaille, ça donne sommeil, n’est-ce pas ?… Serge n’aime pas ça.Vous non plus, peut-être. Alors, qu’est-ce que vous pouvezaimer ?… Racontez un peu, pour que je sache.

Elle s’assoupissait lentement. Un instant, elle tint ses yeuxgrands ouverts, ayant l’air de chercher quel plaisir elle ignorait.Puis, elle baissa les paupières, avec un sourire tranquille, commepleinement contentée. Elle paraissait dormir, lorsque, au bout dequelques minutes, elle rouvrit les yeux, disant :

– La vache va faire un petit… Voilà qui est bon aussi. Çam’amusera plus que tout.

Et elle glissa à un sommeil profond. Les bêtes avaient fini parmonter sur elle. C’était un flot de plumes vivantes qui lacouvrait. Des poules semblaient couver ses pieds. Les oiesmettaient le duvet de leur cou le long de ses cuisses. À gauche, lecochon lui chauffait le flanc ; pendant que la chèvre, àdroite, allongeait sa tête barbue jusque sous son aisselle. Un peupartout, des pigeons nichaient, dans ses mains ouvertes, au creuxde sa taille, derrière ses épaules tombantes. Et elle était touterose, en dormant, caressée par le souffle plus fort de la vache,étouffée sous le poids du grand coq accroupi, qui était descenduplus bas que la gorge, les ailes battantes, la crête allumée, etdont le ventre fauve la brûlait d’une caresse de flamme, à traversses jupes.

La pluie, au-dehors, tombait plus fine. Une nappe de soleil,échappée du coin d’un nuage, trempait d’or la poussière d’eauvolante. Albine, restée immobile, regardait dormir Désirée, cettebelle fille qui contentait sa chair en se roulant sur la paille.Elle souhaitait d’être ainsi lasse et pâmée, endormie dejouissance, pour quelques fétus qui lui auraient chatouillé lanuque. Elle jalousait ces bras forts, cette poitrine dure, cettevie toute charnelle dans la chaleur fécondante d’un troupeau debêtes, cet épanouissement purement animal, qui faisait de l’enfantgrasse la tranquille sœur de la grande vache blanche et rousse.Elle rêvait d’être aimée du coq fauve et d’aimer elle-même commeles arbres poussent, naturellement, sans honte, en ouvrant chacunede ses veines aux jets de la sève. C’était la terre quiassouvissait Désirée, lorsqu’elle se vautrait sur le dos.Cependant, la pluie avait complètement cessé. Les trois chats de lamaison, l’un derrière l’autre, filaient dans la cour, le long dumur, en prenant des précautions infinies pour ne pas se mouiller.Ils allongèrent le cou dans l’écurie, ils vinrent droit à ladormeuse, ronronnant, se couchant contre elle, les pattes sur unpeu de sa peau. Moumou, le gros chat noir, blotti près d’une de sesjoues, se mit à lui lécher le menton avec douceur.

– Et Serge ? murmura machinalement Albine.

Où était donc l’obstacle ? Qui l’empêchait de se contenterainsi, heureuse, en pleine nature ? Pourquoi n’aimait-ellepas, pourquoi n’était-elle pas aimée, au grand soleil, librement,comme les arbres poussent ? Elle ne savait pas, elle sesentait abandonnée, à jamais meurtrie. Et elle avait un entêtementfarouche, un besoin de reprendre son bien dans ses bras, de lecacher, d’en jouir encore. Alors, elle se leva. La porte de lasacristie venait d’être rouverte ; un léger claquement demains se fit entendre, suivi du vacarme d’une bande d’enfantstapant leurs sabots sur les dalles ; le catéchisme était fini.Elle quitta doucement l’écurie, où elle attendait, depuis uneheure, dans la buée chaude de la basse-cour. Comme elle se glissaitle long du couloir de la sacristie, elle aperçut le dos de laTeuse, qui rentra dans sa cuisine, sans tourner la tête. Et,certaine de n’être pas vue, elle poussa la porte, l’accompagnant dela main pour qu’elle retombât sans bruit. Elle était dansl’église.

Chapitre 8

 

D’abord, elle ne vit personne. Au-dehors, la pluie tombait denouveau, une pluie fine, persistante. L’église lui parut toutegrise. Elle passa derrière le maître-autel, s’avança jusqu’à lachaire. Il n’y avait, au milieu de la nef, que des bancs laissés endéroute par les galopins du catéchisme. Le balancier de l’horlogebattait sourdement, dans tout ce vide. Alors, elle descendit pouraller frapper à la boiserie du confessionnal, qu’elle apercevait àl’autre bout. Mais, comme elle passait devant la chapelle desMorts, elle trouva l’abbé Mouret prosterné au pied du grand Christsaignant. Il ne bougeait pas, il devait croire que la Teuserangeait les bancs, derrière lui. Albine lui posa la main surl’épaule.

– Serge, dit-elle, je viens te chercher.

Le prêtre leva la tête, très pâle, avec un tressaillement. Ilresta à genoux, il se signa, les lèvres balbutiantes encore de saprière.

– J’ai attendu, continua-t-elle. Chaque matin, chaque soir,je regardais si tu n’arrivais pas. J’ai compté les jours, puis jen’ai plus compté. Voilà des semaines… Alors, quand j’ai su que tune viendrais pas, je suis venue, moi. Je me suis dit :« Je l’emmènerai… » Donne-moi tes mains, allons-nousen.

Et elle lui tendait les mains, comme pour l’aider à se relever.Lui, se signa de nouveau. Il priait toujours, en la regardant. Ilavait calmé le premier frisson de sa chair. Dans la grâce quil’inondait depuis le matin, ainsi qu’un bain céleste, il puisaitdes forces surhumaines.

– Ce n’est pas ici votre place, dit-il gravement.Retirez-vous… Vous aggravez vos souffrances.

– Je ne souffre plus, reprit-elle avec un sourire. Je meporte mieux, je suis guérie, puisque je te vois… Écoute, je mefaisais plus malade que je n’étais, pour qu’on vînt te chercher. Jeveux bien l’avouer, maintenant. C’est comme cette promesse departir, de quitter le pays, après t’avoir retrouvé, tu ne t’es pasimaginé peut-être que je l’aurais tenue. Ah bien ! je t’auraisplutôt emporté sur mes épaules… Les autres ne savent pas ;mais toi tu sais bien qu’à présent je ne puis vivre ailleurs qu’àton cou.

Elle redevenait heureuse, elle se rapprochait avec des caressesd’enfant libre, sans voir la rigidité froide du prêtre. Elles’impatienta, tapa joyeusement dans ses mains, en criant :

– Voyons, décide-toi ! Serge. Tu nous fais perdre untemps, là ! Il n’y a pas besoin de tant de réflexions. Jet’emmène, pardi ! c’est simple… Si tu désires ne pas être vu,nous nous en irons par le Mascle. Le chemin n’est pascommode ; mais je l’ai bien pris toute seule ; nous nousaiderons, quand nous serons deux… Tu connais le chemin, n’est-cepas ? Nous traversons le cimetière, nous descendons au bord dutorrent, puis nous n’avons plus qu’à le suivre, jusqu’au jardin. Etcomme l’on est chez soi, là-bas, au fond ! Il n’y a personne,va ! rien que des broussailles et de belles pierres rondes. Lelit est presque à sec. En venant, je pensais « Lorsqu’il seraavec moi, tout à l’heure, nous marcherons doucement, en nousembrassant… » Allons, dépêche-toi. Je t’attends, Serge.

Le prêtre semblait ne plus entendre. Il s’était remis enprières, demandant au ciel le courage des saints. Avant d’engagerla lutte suprême, il s’armait des épées flamboyantes de la foi. Uninstant, il craignit de faiblir. Il lui avait fallu un héroïsme demartyr pour laisser ses genoux collés à la dalle, pendant quechaque mot d’Albine l’appelait : son cœur allait vers elle,tout son sang se soulevait, le jetait dans ses bras, avecl’irrésistible désir de baiser ses cheveux. Elle avait, de l’odeurseule de son haleine, éveillé et fait passer en une seconde lessouvenirs de leur tendresse, le grand jardin, les promenades sousles arbres, la joie de leur union. Mais la grâce le trempa de sarosée plus abondante ; ce ne fut que la torture d’un moment,qui vida le sang de ses veines ; et rien d’humain ne demeuraen lui. Il n’était plus que la chose de Dieu.

Albine dut le toucher de nouveau à l’épaule. Elle s’inquiétait,elle s’irritait peu à peu.

– Pourquoi ne réponds-tu pas ? Tu ne peux refuser, tuvas me suivre… Songe que j’en mourrais, si tu refusais. Mais non,cela n’est pas possible. Rappelle-toi. Nous étions ensemble, nousne devions jamais nous quitter. Et vingt fois tu t’es donné. Tu medisais de te prendre tout entier, de prendre tes membres, deprendre ton souffle, de prendre ta vie… Je n’ai point rêvé,peut-être. Il n’y a pas une place de ton corps que tu ne m’aieslivrée, pas un de tes cheveux dont je ne sois la maîtresse. Tu asun signe à l’épaule gauche, je l’ai baisé, il est à moi. Tes mainssont à moi, je les ai serrées pendant des jours dans les miennes.Et ton visage, tes lèvres, tes yeux, ton front, tout cela est àmoi, j’en ai disposé pour mes tendresses… Entends-tu,Serge ?

Elle se dressait devant lui, souveraine, allongeant les bras.Elle répéta d’une voix plus haute :

– Entends-tu, Serge ? tu es à moi !

Alors, lentement, l’abbé Mouret se leva. Il s’adossa à l’autel,en disant :

– Non, vous vous trompez, je suis à Dieu.

Il était plein de sérénité. Sa face nue ressemblait à celle d’unsaint de pierre, que ne trouble aucune chaleur venue desentrailles. Sa soutane tombait à plis droits, pareille à un suairenoir, sans rien laisser deviner de son corps. Albine recula à lavue du fantôme sombre de son amour. Elle ne retrouvait point sabarbe libre, sa chevelure libre. Maintenant, au milieu de sescheveux coupés, elle apercevait une tache blême, la tonsure, quil’inquiétait comme un mal inconnu, quelque plaie mauvaise, grandielà pour manger la mémoire des jours heureux. Elle ne reconnaissaitni ses mains autrefois tièdes de caresses, ni son cou souple toutsonore de rires, ni ses pieds nerveux dont le galop l’emportait aufond des verdures. Était-ce donc là le garçon aux muscles forts, lecol dénoué montrant le duvet de la poitrine, la peau épanouie parle soleil, les reins vibrants de vie, dans l’étreinte duquel elleavait vécu une saison ? À cette heure, il ne semblait plusavoir de chair, le poil lui était honteusement tombé, toute savirilité se séchait sous cette robe de femme qui le laissait sanssexe.

– Oh ! murmura-t-elle, tu me fais peur… M’as-tu crumorte, que tu as pris le deuil ? Enlève ce noir, mets uneblouse. Tu retrousseras les manches, nous pêcherons encore desécrevisses… Tes bras étaient aussi blonds que les miens.

Elle avait porté la main sur la soutane, comme pour en arracherl’étoffe. Lui, la repoussa du geste, sans la toucher. Il laregardait, il s’affermissait contre la tentation, en ne la quittantpas des yeux. Elle lui paraissait grandie. Elle n’était plus lagamine aux bouquets sauvages, jetant au vent ses rires debohémienne, ni l’amoureuse vêtue de jupes blanches, pliant sataille mince, ralentissant sa marche attendrie derrière les haies.Maintenant, un duvet de fruit blondissait sa lèvre, ses hanchesroulaient librement, sa poitrine avait un épanouissement de fleurgrasse. Elle était femme, avec sa face longue, qui lui donnait ungrand air de fécondité. Dans ses flancs élargis, la vie dormait.Sur ses joues, à fleur de peau, venait l’adorable maturité de sachair. Et le prêtre, tout enveloppé de son odeur passionnée defemme faite, prenait une joie amère à braver la caresse de sabouche rouge, le rire de ses yeux, l’appel de sa gorge, l’ivressequi coulait d’elle au moindre mouvement. Il poussait la téméritéjusqu’à chercher sur elle les places qu’il avait baisées follement,autrefois, les coins des yeux, les coins des lèvres, les tempesétroites, douces comme du satin, la nuque d’ambre, soyeuse comme duvelours. Jamais, même au cou d’Albine, il n’avait goûté lesfélicités qu’il éprouvait à se martyriser, en regardant en facecette passion qu’il refusait. Puis, il craignit de céder là àquelque nouveau piège de la chair. Il baissa les yeux, il dit avecdouceur :

– Je ne puis vous entendre ici. Sortons, si vous tenez àaccroître nos regrets à tous deux… Notre présence en cet endroitest un scandale. Nous sommes chez Dieu.

– Qui ça, Dieu ? cria Albine affolée, redevenue lagrande fille lâchée en pleine nature. Je ne le connais pas, tonDieu, je ne veux pas le connaître, s’il te vole à moi, qui ne luiai jamais rien fait. Mon oncle Jeanbernat a donc raison de dire queton Dieu est une invention de méchanceté, une manière d’épouvanterles gens et de les faire pleurer… Tu mens, tu ne m’aimes plus, tonDieu n’existe pas.

– Vous êtes chez lui, répéta l’abbé Mouret avec force. Vousblasphémez. D’un souffle, il pourrait vous réduire enpoussière.

Elle eut un rire superbe. Elle levait les bras, elle défiait leciel.

– Alors, dit-elle, tu préfères ton Dieu à moi ! Tu lecrois plus fort que moi. Tu t’imagines qu’il t’aimera mieux quemoi… Tiens ! tu es un enfant. Laisse donc ces bêtises. Nousallons retourner au jardin ensemble, et nous aimer, et êtreheureux, et être libres. C’est la vie.

Cette fois, elle avait réussi à le prendre à la taille. Ellel’entraînait. Mais il se dégagea, tout frissonnant, de sonétreinte ; il revint s’adosser à l’autel, s’oubliant, latutoyant comme autrefois.

– Va-t’en, balbutia-t-il. Si tu m’aimes encore, va-t’en…Oh ! Seigneur, pardonnez-lui, pardonnez-moi de salir votremaison. Si je passais la porte derrière elle, je la suivraispeut-être. Ici, chez vous, je suis fort. Permettez que je reste là,à vous défendre.

Albine demeura un instant silencieuse. Puis, d’une voixcalmée :

– C’est bien, restons ici… Je veux te parler. Tu ne peuxêtre méchant. Tu me comprendras. Tu ne me laisseras pas partirseule… Non, ne te défends pas. Je ne te prendrai plus, puisque celate fait mal. Tu vois, je suis très calme. Nous allons causer,doucement, comme lorsque nous nous perdions, et que nous necherchions pas notre chemin, pour causer plus longtemps.

Elle souriait, elle continua :

– Moi, je ne sais pas. L’oncle Jeanbernat me défendait devenir à l’église. Il me disait : « Bête, puisque tu as unjardin, qu’est-ce que tu irais faire dans une masure où l’onétouffe ?… » J’ai grandi bien contente. Je regardais dansles nids, sans toucher aux œufs. Je ne cueillais pas même lesfleurs, de peur de faire saigner les plantes. Tu sais que jamais jen’ai pris un insecte pour le tourmenter… Alors, pourquoi Dieuserait-il en colère contre moi ?

– Il faut le connaître, le prier, lui rendre à chaque heureles hommages qui lui sont dus, répondit le prêtre.

– Cela te contenterait, n’est-ce pas ? reprit-elle. Tume pardonnerais, tu m’aimerais encore ?… Eh bien ! jeveux tout ce que tu veux. Parle-moi de Dieu, je croirai en lui, jel’adorerai. Chacune de tes paroles sera une vérité que j’écouteraià genoux. Est-ce que jamais j’ai eu une pensée autre que latienne ?… Nous reprendrons nos longues promenades, tum’instruiras, tu feras de moi ce qu’il te plaira. Oh !consens, je t’en prie !

L’abbé Mouret montra sa soutane.

– Je ne puis, dit-il simplement ; je suis prêtre.

– Prêtre ! répéta-t-elle en cessant de sourire. Oui,l’oncle prétend que les prêtres n’ont ni femme, ni sœur, ni mère.Alors, cela est vrai… Mais pourquoi es-tu venu ? C’est toi quim’as prise pour ta sœur, pour ta femme. Tu mentais donc ?

Il leva sa face pâle, où perlait une sueur d’angoisse.

– J’ai péché, murmura-t-il.

– Moi, continua-t-elle, lorsque je t’ai vu si libre, j’aicru que tu n’étais plus prêtre. J’ai pensé que c’était fini, que turesterais sans cesse là, pour moi, avec moi… Et maintenant, queveux-tu que je fasse, si tu emportes toute ma vie ?

– Ce que je fais, répondit-il : vous agenouiller,mourir à genoux, ne pas vous relever avant que Dieu pardonne.

– Tu es donc lâche ? dit-elle encore, reprise par lacolère, les lèvres méprisantes.

Il chancela, il garda le silence. Une souffrance abominable leserrait à la gorge ; mais il demeurait plus fort que ladouleur. Il tenait la tête droite, il souriait presque des coins desa bouche tremblante. Albine, de son regard fixe, le défia uninstant. Puis, avec un nouvel emportement :

– Eh ! réponds, accuse-moi, dis que c’est moi qui suisallée te tenter. Ce sera le comble… Va, je te permets de t’excuser.Tu peux me battre, je préférerais tes coups à ta raideur decadavre. N’as-tu plus de sang ? N’entends-tu pas que jet’appelle lâche ? Oui, tu es lâche, tu ne devais pas m’aimer,puisque tu ne peux être un homme… Est-ce ta robe noire qui tegêne ? Arrache-la. Quand tu seras nu, tu te souviendraspeut-être.

Le prêtre, lentement, répéta les mêmes paroles :

– J’ai péché, je n’ai pas d’excuse. Je fais pénitence de mafaute, sans espérer de pardon. Si j’arrachais mon vêtement,j’arracherais ma chair, car je me suis donné à Dieu tout entier,avec mon âme, avec mes os. Je suis prêtre.

– Et moi ! et moi ! cria une dernière foisAlbine.

Il ne baissa pas la tête.

– Que vos souffrances me soient comptées comme autant decrimes ! Que je sois éternellement puni de l’abandon où jedois vous laisser ! Ce sera juste… Tout indigne que je suis,je prie pour vous chaque soir.

Elle haussa les épaules, avec un immense découragement. Sacolère tombait. Elle était presque prise de pitié.

– Tu es fou, murmura-t-elle. Garde tes prières. C’est toique je veux… Jamais tu ne comprendras. J’avais tant de choses à tedire ! Et tu es là, à me mettre toujours en colère, avec teshistoires de l’autre monde… Voyons, soyons raisonnables tous lesdeux. Attendons d’être plus calmes. Nous causerons encore… Il n’estpas possible que je m’en aille comme ça. Je ne peux te laisser ici.C’est parce que tu es ici que tu es comme mort, la peau si froide,que je n’ose te toucher… Ne parlons plus. Attendons.

Elle se tut, elle fit quelques pas. Elle examinait la petiteéglise. La pluie continuait à mettre aux vitres son ruissellementde cendre fine. Une lumière froide, trempée d’humidité, semblaitmouiller les murs. Du dehors, pas un bruit ne venait, que leroulement monotone de l’averse. Les moineaux devaient s’êtreblottis sous les tuiles, le sorbier dressait des branches vagues,noyées dans la poussière d’eau. Cinq heures sonnèrent, arrachéescoup à coup de la poitrine fêlée de l’horloge ; puis, lesilence grandit encore, plus sourd, plus aveugle, plus désespéré.Les peintures, à peine sèches, donnaient au maître-autel et auxboiseries une propreté triste, l’air d’une chapelle de couvent oùle soleil n’entre pas. Une agonie lamentable emplissait la nef,éclaboussée du sang qui coulait des membres du grand Christ ;tandis que, le long des murs, les quatorze images de la Passionétalaient leur drame atroce, barbouillé de jaune et de rouge, suantl’horreur. C’était la vie qui agonisait là, dans ce frisson demort, sur ces autels pareils à des tombeaux, au milieu de cettenudité de caveau funèbre. Tout parlait de massacre, de nuit, deterreur, d’écrasement, de néant. Une dernière haleine d’encenstraînait, pareille au dernier souffle attendri de quelquetrépassée, étouffée jalousement sous les dalles.

– Ah ! dit enfin Albine, comme il faisait bon ausoleil, tu te rappelles !… Un matin, c’était à gauche duparterre, nous marchions le long d’une haie de grands rosiers. Jeme souviens de la couleur de l’herbe ; elle était presquebleue, avec des moires vertes. Quand nous arrivâmes au bout de lahaie, nous revînmes sur nos pas, tant le soleil avait là une odeurdouce. Et ce fut toute notre promenade, cette matinée-là, vingt pasen avant, vingt pas en arrière, un coin de bonheur dont tu nevoulais plus sortir. Les mouches à miel ronflaient ; unemésange ne nous quitta pas, sautant de branche en branche ;des processions de bêtes, autour de nous, s’en allaient à leursaffaires. Tu murmurais : « Que la vie estbonne ! » La vie, c’était les herbes, les arbres, leseaux, le ciel, le soleil, dans lequel nous étions tout blonds, avecdes cheveux d’or.

Elle rêva un instant encore, elle reprit :

– La vie, c’était le Paradou. Comme il nous paraissaitgrand ! Jamais nous ne savions en trouver le bout. Lesfeuillages y roulaient jusqu’à l’horizon, librement, avec un bruitde vagues. Et que de bleu sur nos têtes ! Nous pouvionsgrandir, nous envoler, courir comme les nuages, sans rencontrerplus d’obstacles qu’eux. L’air était à nous.

Elle s’arrêta, elle montra d’un geste les murs écrasés del’église.

– Et, ici, tu es dans une fosse. Tu ne pourrais élargir lesbras sans t’écorcher les mains à la pierre. La voûte te cache leciel, te prend ta part de soleil. C’est si petit, que tes membress’y raidissent, comme si tu étais couché vivant dans la terre.

– Non, dit le prêtre, l’église est grande comme le monde.Dieu y tient tout entier.

D’un nouveau geste, elle désigna les croix, les christsmourants, les supplices de la Passion.

– Et tu vis au milieu de la mort. Les herbes, les arbres,les eaux, le soleil, le ciel, tout agonise autour de toi.

– Non, tout revit, tout s’épure, tout remonte à la sourcede lumière.

Il s’était redressé, avec une flamme dans les yeux. Il quittal’autel, invincible désormais, embrasé d’une telle foi, qu’ilméprisait les dangers de la tentation. Et il prit la main d’Albine,il la tutoya comme une sœur, il l’emmena devant les imagesdouloureuses du chemin de la Croix.

– Tiens, dit-il, voici ce que mon Dieu a souffert… Jésusest battu de verges. Tu vois, ses épaules sont nues, sa chair estdéchirée, son sang coule jusque sur ses reins… Jésus est couronnéd’épines. Des larmes rouges ruissellent de son front troué. Unegrande déchirure lui a fendu la tempe… Jésus est insulté par lessoldats. Ses bourreaux lui ont jeté par dérision un lambeau depourpre au cou, et ils couvrent sa face de crachats, ils lesoufflettent, ils lui enfoncent à coups de roseau sa couronne dansle front…

Albine détournait la tête, pour ne pas voir les images, rudementcoloriées, où des balafres de laque coupaient les chairs d’ocre deJésus. Le manteau de pourpre semblait, à son cou, un lambeau de sapeau écorchée.

– À quoi bon souffrir, à quoi bon mourir !répondit-elle. Ô Serge ! si tu te souvenais !… Tu medisais, ce jour-là, que tu étais fatigué. Et je savais bien que tumentais, parce que le temps était frais et que nous n’avions pasmarché plus d’un quart d’heure. Mais tu voulais t’asseoir, pour meprendre dans tes bras. Il y avait, tu sais bien, au fond du verger,un cerisier planté sur le bord d’un ruisseau, devant lequel tu nepouvais passer sans éprouver le besoin de me baiser les mains, àpetits baisers qui montaient le long de mes épaules jusqu’à meslèvres. La saison des cerises était passée, tu mangeais mes lèvres…Les fleurs qui se fanaient nous faisaient pleurer. Un jour que tutrouvas une fauvette morte dans l’herbe, tu devins tout pâle, tu meserras contre ta poitrine, comme pour défendre à la terre de meprendre.

Le prêtre l’entraînait devant les autres stations.

– Tais-toi ! cria-t-il, regarde encore, écoute encore.Il faut que tu te prosternes de douleur et de pitié… Jésus succombesous le poids de sa croix. La montée du Calvaire est rude. Il esttombé sur les genoux. Il n’essuie pas même la sueur de son visage,et il se relève, il continue sa marche… Jésus, de nouveau, succombesous le poids de sa croix. À chaque pas, il chancelle. Cette fois,il est tombé sur le flanc, si violemment, qu’il reste un momentsans haleine. Ses mains déchirées ont lâché la croix. Ses piedsendoloris laissent derrière lui des empreintes sanglantes. Unelassitude abominable l’écrase, car il porte sur ses épaules lespéchés du monde…

Albine avait regardé Jésus, en jupe bleue, étendu sous la croixdémesurée, dont la couleur noire coulait et salissait l’or de sonauréole. Puis, les regards perdus, elle murmura :

– Oh ! les sentiers des prairies !… Tu n’as doncplus de mémoire, Serge ? Tu ne connais plus les cheminsd’herbe fine, qui s’en vont à travers les prés, parmi de grandesmares de verdure ?… L’après-midi dont je te parle, nousn’étions sortis que pour une heure. Puis, nous allâmes toujoursdevant nous, si bien que les étoiles se levaient, lorsque nousmarchions encore. Cela était si doux, ce tapis sans fin, souplecomme de la soie ! Nos pieds ne rencontraient pas un gravier.On eût dit une mer verte, dont l’eau moussue nous berçait. Et noussavions bien où nous conduisaient ces sentiers si tendres qui nemenaient nulle part. Ils nous conduisaient à notre amour, à la joiede vivre les mains à nos tailles, à la certitude d’une journée debonheur… Nous rentrâmes sans fatigue. Tu étais plus léger qu’audépart, parce que tu m’avais donné tes caresses et que je n’avaispu te les rendre toutes.

De ses mains tremblantes d’angoisse, l’abbé Mouret indiquait lesdernières images. Il balbutiait :

– Et Jésus est attaché à la croix. À coups de marteau, lesclous entrent dans ses mains ouvertes. Un seul clou suffit pour sespieds, dont les os craquent. Lui, tandis que sa chair tressaille,sourit, les yeux au ciel… Jésus est entre les deux larrons. Lepoids de son corps agrandit horriblement ses blessures. De sonfront, de ses membres, ruisselle une sueur de sang. Les deuxlarrons l’injurient, les passants le raillent, les soldats separtagent ses vêtements. Et les ténèbres se répandent, et le soleilse cache… Jésus meurt sur la croix. Il jette un grand cri, il rendl’esprit. Ô mort terrible ! Le voile du temple fut déchiré endeux, du haut en bas ; la terre trembla, les pierres sefendirent, les sépulcres s’ouvrirent…

Il était tombé à genoux, la voix coupée par des sanglots, lesyeux sur les trois croix du Calvaire, où se tordaient des corpsblafards de suppliciés, que le dessin grossier décharnaitaffreusement. Albine se mit devant les images pour qu’il ne les vîtplus.

– Un soir, dit-elle, par un long crépuscule, j’avais poséma tête sur tes genoux… C’était dans la forêt, au bout de cettegrande allée de châtaigniers, que le soleil couchant enfilait d’undernier rayon. Ah ! quel adieu caressant ! Le soleils’attardait à nos pieds, avec un bon sourire ami nous disant aurevoir. Le ciel pâlissait lentement. Je te racontais en riant qu’ilôtait sa robe bleue, qu’il mettait sa robe noire à fleurs d’or,pour aller en soirée. Toi, tu guettais l’ombre, impatient d’êtreseul, sans le soleil qui nous gênait. Et ce n’était pas de la nuitqui venait, c’était une douceur discrète, une tendresse voilée, uncoin de mystère, pareil à un de ces sentiers très sombres, sous lesfeuilles, dans lesquels on s’engage pour se cacher un moment, avecla certitude de retrouver, à l’autre bout, la joie du plein jour.Ce soir-là, le crépuscule apportait, dans sa pâleur sereine, lapromesse d’une splendide matinée… Alors, moi, je feignis dem’endormir, voyant que le jour ne s’en allait pas assez vite à tongré. Je puis bien le dire maintenant, je ne dormais pas, pendantque tu m’embrassais sur les yeux. Je goûtais tes baisers. Je meretenais pour ne pas rire. J’avais une haleine régulière que tubuvais. Puis, lorsqu’il fit noir, ce fut comme un long bercement.Les arbres, vois-tu, ne dormaient pas plus que moi… La nuit, tu tesouviens, les fleurs avaient une odeur plus forte.

Et comme il restait à genoux, la face inondée de larmes, ellelui saisit les poignets, elle le releva, reprenant avecpassion :

– Oh ! si tu savais, tu me dirais de t’emporter, tulierais tes bras à mon cou pour que je ne pusse m’en aller sanstoi… Hier, j’ai voulu revoir le jardin. Il est plus grand, plusprofond, plus insondable. J’y ai trouvé des odeurs nouvelles, sisuaves qu’elles m’ont fait pleurer. J’ai rencontré, dans lesallées, des pluies de soleil qui me trempaient d’un frisson dedésir. Les roses m’ont parlé de toi. Les bouvreuils s’étonnaient deme voir seule. Tout le jardin soupirait… Oh ! viens, jamaisles herbes n’ont déroulé des couches plus douces. J’ai marqué d’unefleur le coin perdu où je veux te conduire. C’est, au fond d’unbuisson, un trou de verdure large comme un grand lit. De là, onentend le jardin vivre, avec ses arbres, ses eaux, son ciel. Larespiration même de la terre nous bercera… Oh ! viens, nousnous aimerons dans l’amour de tout.

Mais il la repoussa. Il était revenu devant la chapelle desMorts, en face du grand Christ de carton peint, de la grandeur d’unenfant de dix ans, qui agonisait avec une vérité si effroyable. Lesclous imitaient le fer, les blessures restaient béantes, atrocementdéchirées.

– Jésus qui êtes mort pour nous, cria-t-il, dites-lui doncnotre néant ! Dites-lui que nous sommes poussière, ordure,damnation ! Ah ! tenez ! permettez que je couvre matête d’un cilice, que je pose mon front à vos pieds, que je restelà immobile, jusqu’à ce que la mort me pourrisse. La terren’existera plus. Le soleil sera éteint. Je ne verrai plus, je nesentirai plus, je n’entendrai plus. Rien de ce monde misérable neviendra déranger mon âme de votre adoration.

Il s’exaltait de plus en plus. Il marcha vers Albine, les mainslevées.

– Tu avais raison, c’est la mort qui est ici, c’est la mortque je veux, la mort qui délivre, qui sauve de toutes lespourritures… Entends-tu ! je nie la vie, je la refuse, jecrache sur elle. Tes fleurs puent, ton soleil aveugle, ton herbedonne la lèpre à qui s’y couche, ton jardin est un charnier où sedécomposent les cadavres des choses. La terre sue l’abomination. Tumens, quand tu parles d’amour, de lumière, de vie bienheureuse, aufond de ton palais de verdure. Il n’y a chez toi que des ténèbres.Tes arbres distillent un poison qui change les hommes enbête ; tes taillis sont noirs du venin des vipères ; tesrivières roulent la peste sous leurs eaux bleues. Si j’arrachais àta nature sa jupe de soleil, sa ceinture de feuillage, tu laverrais hideuse comme une mégère, avec des côtes de squelette,toute mangée de vices… Et même quand tu dirais vrai, quand tuaurais les mains pleines de jouissances, quand tu m’emporterais surun lit de roses pour m’y donner le rêve du paradis, je medéfendrais plus désespérément encore contre ton étreinte. C’est laguerre entre nous, séculaire, implacable. Tu vois, l’église estbien petite ; elle est pauvre, elle est laide, elle a unconfessionnal et une chaire de sapin, un baptistère de plâtre, desautels faits de quatre planches, que j’ai repeints moi-même.Qu’importe ! elle est plus grande que ton jardin, que lavallée, que toute la terre. C’est une forteresse redoutable querien ne renversera. Les vents, et le soleil, et les forêts, et lesmers, tout ce qui vit, aura beau lui livrer assaut, elle resteradebout, sans même être ébranlée. Oui, que les broussaillesgrandissent, qu’elles secouent les murs de leurs bras épineux, etque des pullulements d’insectes sortent des fentes du sol pourvenir ronger les murs, l’église, si ruinée qu’elle soit, ne serajamais emportée dans ce débordement de la vie ! Elle est lamort inexpugnable… Et veux-tu savoir ce qui arrivera, un jour. Lapetite église deviendra si colossale, elle jettera une telle ombre,que toute ta nature crèvera. Ah ! la mort, la mort de tout,avec le ciel béant pour recevoir nos âmes, au-dessus des débrisabominables du monde !

Il criait, il poussait Albine violemment vers la porte.Celle-ci, très pâle, reculait pas à pas. Quand il se tut, la voixétranglée, elle dit gravement :

– Alors, c’est fini, tu me chasses ?… Je suis ta femmepourtant. C’est toi qui m’as faite. Dieu, après avoir permis cela,ne peut nous punir à ce point.

Elle était sur le seuil. Elle ajouta :

– Écoute, tous les jours, quand le soleil se couche, jevais au bout du jardin, à l’endroit où la muraille est écroulée… Jet’attends.

Et elle s’en alla. La porte de la sacristie retomba avec unsoupir étouffé.

Chapitre 9

 

L’église était silencieuse. Seule, la pluie, qui redoublait,mettait sous la nef un frisson d’orgue. Dans ce calme brusque, lacolère du prêtre tomba ; il se sentit pris d’unattendrissement. Et ce fut le visage baigné de larmes, les épaulessecouées par des sanglots, qu’il revint se jeter à genoux devant legrand Christ. Un acte d’ardent remerciement s’échappait de seslèvres.

– Oh ! merci mon Dieu, du secours que vous avez bienvoulu m’envoyer. Sans votre grâce, j’écoutais la voix de ma chair,je retournais misérablement à mon péché. Votre grâce me ceignaitles reins comme une ceinture de combat ; votre grâce était monarmure, mon courage, le soutien intérieur qui me tenait debout,sans une faiblesse. Ô mon Dieu, vous étiez en moi ; c’étaitvous qui parliez en moi, car je ne reconnaissais plus ma lâcheté decréature, je me sentais fort à couper tous les liens de mon cœur.Et voici mon cœur tout saignant ; il n’est plus à personne, ilest à vous. Pour vous, je l’ai arraché au monde. Mais ne croyezpas, ô mon Dieu, que je tire quelque vanité de cette victoire. Jesais que je ne suis rien sans vous. Je m’abîme à vos pieds, dansmon humilité.

Il s’était affaissé, à demi assis sur la marche de l’autel, netrouvant plus de paroles, laissant son haleine fumer comme unencens, entre ses lèvres entrouvertes. L’abondance de la grâce lebaignait d’une extase ineffable. Il se repliait sur lui-même, ilcherchait Jésus au fond de son être, dans le sanctuaire d’amourqu’il préparait à chaque minute pour le recevoir dignement. EtJésus était présent, il le sentait là, à la douceur extraordinairequi l’inondait. Alors, il entama avec Jésus une de cesconversations intérieures, pendant lesquelles il était ravi à laterre, causant bouche à bouche avec son Dieu. Il balbutiait leverset du cantique : « Mon bien-aimé est à moi, et jesuis à lui ; il repose entre les lis, jusqu’à ce que l’aurorese lève et que les ombres déclinent. » Il méditait les mots del’Imitation : « C’est un grand art que de savoir causeravec Jésus, et une grande prudence que de savoir le retenir près desoi. » Puis, c’était une familiarité adorable. Jésus sebaissait jusqu’à lui, l’entretenait pendant des heures de sesbesoins, de ses bonheurs, de ses espoirs. Et deux amis qui, aprèsune séparation, se retrouvent, s’en vont à l’écart, au bord dequelque rivière solitaire, ont des confidences moinsattendries ; car Jésus, à ces heures d’abandon divin, daignaitêtre son ami, le meilleur, le plus fidèle, celui qui ne letrahissait jamais, qui lui rendait pour un peu d’affection tous lestrésors de la vie éternelle. Cette fois surtout, le prêtre voulutle posséder longtemps. Six heures sonnaient dans l’église muette,qu’il l’écoutait encore, au milieu du silence des créatures.

Confession de l’être entier, entretien libre, sans l’embarras dela langue, effusion naturelle du cœur, s’envolant avant la penséeelle-même. L’abbé Mouret disait tout à Jésus, comme à un Dieu venudans l’intimité de sa tendresse, et qui peut tout entendre. Ilavouait qu’il aimait toujours Albine ; il s’étonnait d’avoirpu la maltraiter, la chasser, sans que ses entrailles se fussentrévoltées ; cela l’émerveillait, il souriait d’une façonsereine, comme mis en présence d’un acte miraculeusement fort,accompli par un autre. Et Jésus répondait que cela ne devait pasl’étonner, que les plus grands saints étaient souvent des armesinconscientes aux mains de Dieu. Alors, l’abbé exprimait undoute : n’avait-il pas eu moins de mérite à se réfugier aupied de l’autel et jusque dans la Passion de son Seigneur ?N’était-il pas encore d’un faible courage, puisqu’il n’osaitcombattre seul ? Mais Jésus se montrait tolérant ; ilexpliquait que la faiblesse de l’homme est la continuelleoccupation de Dieu, il disait préférer les âmes souffrantes, danslesquelles il venait s’asseoir comme un ami au chevet d’un ami.Était-ce une damnation d’aimer Albine ? Non, si cet amourallait au-delà de la chair, s’il ajoutait une espérance au désir del’autre vie. Puis, comment fallait-il l’aimer ? Sans uneparole, sans un pas vers elle, en laissant cette tendresse toutepure s’exhaler ainsi qu’une bonne odeur, agréable au ciel. Là,Jésus avait un léger rire de bienveillance, se rapprochant,encourageant les aveux, si bien que le prêtre peu à peus’enhardissait à lui détailler la beauté d’Albine. Elle avait lescheveux blonds des anges. Elle était toute blanche avec de grandsyeux doux, pareille aux saintes qui ont des auréoles. Jésus setaisait, mais riait toujours. Et qu’elle avait grandi ! Elleressemblait à une reine, maintenant, avec sa taille ronde, sesépaules superbes. Oh ! la prendre à la taille, ne fût-cequ’une seconde, et sentir ses épaules se renverser sous cetteétreinte ! Le rire de Jésus pâlissait, mourait comme un rayond’astre au bord de l’horizon. L’abbé Mouret parlait seul, àprésent. Vraiment, il s’était montré trop dur. Pourquoi avoirchassé Albine, sans un mot de tendresse, puisque le ciel permettaitd’aimer ?

– Je l’aime, je l’aime ! cria-t-il tout haut, d’unevoix éperdue, qui emplit l’église.

Il la voyait encore là. Elle lui tendait les bras, elle étaitdésirable, à lui faire rompre tous ses serments. Et il se jetaitsur sa gorge, sans respect pour l’église ; il lui prenait lesmembres, il la possédait sous une pluie de baisers. C’était devantelle qu’il se mettait à genoux, implorant sa miséricorde, luidemandant pardon de ses brutalités. Il expliquait qu’à certainesheures, il y avait en lui une voix qui n’était pas la sienne.Est-ce que jamais il l’aurait maltraitée ! La voix étrangèreseule avait parlé. Ce ne pouvait être lui, qui n’aurait pas, sansun frisson, touché à un de ses cheveux. Et il l’avait chassée,l’église était bien vide ! Où devait-il courir, pour larejoindre, pour la ramener, en essuyant ses larmes sous descaresses ? La pluie tombait plus fort. Les chemins étaient deslacs de boue. Il se l’imaginait battue par l’averse, chancelant lelong des fossés, avec des jupes trempées, collées à sa peau. Non,non, ce n’était pas lui, c’était l’autre, la voix jalouse, quiavait eu cette cruauté de vouloir la mort de son amour.

– Ô Jésus ! cria-t-il plus désespérément, soyez bon,rendez-la-moi.

Mais Jésus n’était plus là… Alors l’abbé Mouret, s’éveillantcomme en sursaut, devint horriblement pâle. Il comprenait. Iln’avait pas su garder Jésus. Il perdait son ami, il restait sansdéfense contre le mal. Au lieu de cette clarté intérieure, dont ilétait tout éclairé, et dans laquelle il avait reçu son Dieu, il netrouvait plus en lui que des ténèbres, une fumée mauvaise, quiexaspérait sa chair. Jésus, en se retirant, avait emporté la grâce.Lui, si fort depuis le matin du secours du ciel, il se sentait toutd’un coup misérable, abandonné, d’une faiblesse d’enfant. Et quelleatroce chute, quelle immense amertume ! Avoir luttéhéroïquement, être resté debout invincible, implacable, pendant quela tentation était là, vivante, avec sa taille ronde, ses épaulessuperbes, son odeur de femme passionnée ; puis, succomberhonteusement, haleter d’un désir abominable, lorsque la tentations’éloignait, ne laissant derrière elle qu’un frisson de jupe, unparfum envolé de nuque blonde ! Maintenant, avec les seulssouvenirs, elle rentrait toute-puissante, elle envahissaitl’église.

– Jésus ! Jésus ! cria une dernière fois leprêtre, revenez, rentrez en moi, parlez-moi encore !

Jésus restait sourd. Un instant, l’abbé Mouret implora le cielde ses bras éperdument levés. Ses épaules craquaient de l’élanextraordinaire de ses supplications. Et bientôt ses mainsretombèrent, découragées. Il y avait au ciel un de ces silencessans espoir que les dévots connaissent. Alors, il s’assit denouveau sur la marche de l’autel, écrasé, le visage terreux, seserrant les flancs de ses coudes, comme pour diminuer sa chair. Ilse rapetissait sous la dent de la tentation.

– Mon Dieu ! vous m’abandonnez, murmura-t-il. Quevotre volonté soit faite !

Et il ne prononça plus une parole, soufflant fortement, pareil àune bête traquée, immobile dans la peur des morsures. Depuis safaute, il était ainsi le jouet des caprices de la grâce. Elle serefusait aux appels les plus ardents ; elle arrivait,imprévue, charmante, lorsqu’il n’espérait plus la posséder avantdes années. Les premières fois, il s’était révolté, parlant enamant trahi, exigeant le retour immédiat de cette consolatrice,dont le baiser le rendait si fort. Puis, après des crises stérilesde colère, il avait compris que l’humilité le meurtrissait moins etpouvait seule l’aider à supporter son abandon. Alors, pendant desheures, pendant des journées, il s’humiliait, dans l’attente d’unsoulagement qui ne venait pas. Il avait beau se remettre entre lesmains de Dieu, s’anéantir devant lui, répéter jusqu’à satiété lesprières les plus efficaces : il ne sentait plus Dieu ; sachair, échappée, se soulevait de désir ; les prières,s’embarrassant sur ses lèvres, s’achevaient en un balbutiementordurier. Agonie lente de la tentation, où les armés de la foitombaient, une à une, de ses mains défaillantes, où il n’était plusqu’une chose inerte aux griffes des passions, où il assistait,épouvanté, à sa propre ignominie, sans avoir le courage de lever lepetit doigt pour chasser le péché. Telle était sa vie maintenant.Il connaissait toutes les attaques du péché. Pas un jour ne passaitsans qu’il fût éprouvé. Le péché prenait mille formes, entrait parses yeux, par ses oreilles, le saisissait de face à la gorge, luisautait traîtreusement sur les épaules, le torturait jusque dansses os. Toujours, la faute était là, la nudité d’Albine, éclatantecomme un soleil, éclairant les verdures du Paradou. Il ne cessa dela voir qu’aux rares instants où la grâce voulait bien lui fermerles paupières de ses caresses fraîches. Et il cachait son mal ainsiqu’un mal honteux. Il s’enfermait dans ces silences blêmes, qu’onne savait comment lui faire rompre, emplissant le presbytère de sonmartyre et de sa résignation, exaspérant la Teuse, qui, derrièrelui, montrait le poing au ciel.

Cette fois, il était seul, il pouvait agoniser sans honte. Lepéché venait de l’abattre d’un tel coup, qu’il n’avait pas la forcede quitter la marche de l’autel, où il était tombé. Il continuait ày haleter d’un souffle fort, brûlé par l’angoisse, ne trouvant pasune larme. Et il pensait à sa vie sereine d’autrefois. Ah !quelle paix, quelle confiance, lors de son arrivée auxArtaud ! Le salut lui semblait une belle route. Il riait, àcette époque, quand on parlait de la tentation. Il vivait au milieudu mal, sans le connaître, sans le craindre, avec la certitude dele décourager. Il était un prêtre parfait, si chaste, si ignorantdevant Dieu, que Dieu le menait par la main, ainsi qu’un petitenfant. Maintenant, toute cette puérilité était morte. Dieu levisitait le matin, et aussitôt il l’éprouvait. La tentationdevenait sa vie sur la terre. Avec l’âge, avec la faute, il entraitdans le combat éternel. Était-ce donc que Dieu l’aimait davantage,à cette heure ? Les grands saints ont tous laissé des lambeauxde leurs corps aux épines de la voie douloureuse. Il tâchait de sefaire une consolation de cette croyance. À chaque déchirement de sachair, à chaque craquement de ses os, il se promettait desrécompenses extraordinaires. Jamais le ciel ne le frapperait assez.Il allait jusqu’à mépriser son ancienne sérénité, sa facileferveur, qui l’agenouillait dans un ravissement de fille, sansqu’il sentît même la meurtrissure du sol à ses genoux. Ils’ingéniait à trouver une volupté au fond de la souffrance, à s’ycoucher, à s’y endormir. Mais, pendant qu’il bénissait Dieu, sesdents claquaient avec plus d’épouvante, la voix de son sang révoltélui criait que tout cela était un mensonge, que la seule joiedésirable était de s’allonger aux bras d’Albine, derrière une haieen fleurs du Paradou.

Cependant, il avait quitté Marie pour Jésus, sacrifiant soncœur, afin de vaincre sa chair, rêvant de mettre de la virilitédans sa foi. Marie le troublait trop, avec ses minces bandeaux, sesmains tendues, son sourire de femme. Il ne pouvait s’agenouillerdevant elle, sans baisser les yeux, de peur d’apercevoir le bord deses jupes. Puis, il l’accusait de s’être faite trop douce pour lui,autrefois ; elle l’avait si longtemps gardé entre les plis desa robe, qu’il s’était laissé glisser de ses bras dans ceux de lacréature, en ne s’apercevant même pas qu’il changeait de tendresse.Et il se rappelait les brutalités de Frère Archangias, son refusd’adorer Marie, le regard méfiant dont il semblait la surveiller.Lui, désespérait de se hausser jamais à cette rudesse ; il ladélaissait simplement, cachait ses images, désertait son autel.Mais elle restait au fond de son cœur, comme un amour inavoué,toujours présente. Le péché, par un sacrilège dont l’horreurl’anéantissait, se servait d’elle pour le tenter. Lorsqu’ill’invoquait encore, à certaines heures d’attendrissementinvincible, c’était Albine qui se présentait, dans le voile blanc,l’écharpe bleue nouée à la ceinture, avec des roses d’or sur sespieds nus. Toutes les Vierges, la Vierge au royal manteau d’or, laVierge couronnée d’étoiles, la Vierge visitée par l’Ange del’Annonciation, la Vierge paisible entre un lis et une quenouille,lui apportaient un ressouvenir d’Albine, les yeux souriants, ou labouche délicate, ou la courbe molle des joues. Sa faute avait tuéla virginité de Marie. Alors, d’un effort suprême, il chassait lafemme de la religion, il se réfugiait dans Jésus, dont la douceurl’inquiétait même parfois. Il lui fallait un Dieu jaloux, un Dieuimplacable, le Dieu de la Bible, environné de tonnerres, ne semontrant que pour châtier le monde épouvanté. Il n’y avait plus desaints, plus d’anges, plus de mère de Dieu ; il n’y avait queDieu, un maître omnipotent, qui exigeait pour lui toutes leshaleines. Il sentait la main de ce Dieu lui écraser les reins, letenir à sa merci dans l’espace et dans le temps, comme un atomecoupable. N’être rien, être damné, rêver l’enfer, se débattrestérilement contre les monstres de la tentation, cela était bon. DeJésus, il ne prenait que la croix. Il avait cette folie de lacroix, qui a usé tant de lèvres sur le crucifix. Il prenait lacroix et il suivait Jésus. Il l’alourdissait, la rendaitaccablante, n’avait pas de plus grande joie que de succomber souselle, de la porter à genoux, l’échine cassée. Il voyait en elle laforce de l’âme, la joie de l’esprit, la consommation de la vertu,la perfection de la sainteté. Tout se trouvait en elle, toutaboutissait à mourir sur elle. Souffrir, mourir, ces mots sonnaientsans cesse à ses oreilles, comme la fin de la sagesse humaine. Et,lorsqu’il s’était attaché sur la croix, il avait la consolationsans bornes de l’amour de Dieu. Ce n’était plus Marie qu’il aimaitd’une tendresse de fils, d’une passion d’amant. Il aimait, pouraimer, dans l’absolu de l’amour. Il aimait Dieu au-dessus delui-même, au-dessus de tout, au fond d’un épanouissement delumière. Il était ainsi qu’un flambeau qui se consume en clarté. Lamort, quand il la souhaitait, n’était à ses yeux qu’un grand éland’amour.

Que négligeait-il donc, pour être soumis à des épreuves sirudes ? Il essuya de la main la sueur qui coulait de sestempes, il songea que, le matin encore, il avait fait son examen deconscience, sans trouver en lui aucune offense grave. Ne menait-ilpas une vie d’austérités et de macérations ? N’aimait-il pasDieu seul, aveuglément ? Ah ! qu’il l’aurait béni, s’illui avait enfin rendu la paix, en le jugeant assez puni de safaute. Mais jamais peut-être cette faute ne pourrait être expiée.Et, malgré lui, il revint à Albine, au Paradou, aux souvenirscuisants. D’abord, il chercha des excuses. Un soir, il tombait surle carreau de sa chambre, foudroyé par une fièvre cérébrale.Pendant trois semaines, il appartenait à cette crise de sa chair.Son sang, furieusement, lavait ses veines, jusqu’au bout de sesmembres, grondait au travers de lui avec un vacarme de torrentlâché ; son corps, du crâne à la plante des pieds, étaitnettoyé, renouvelé, battu par un tel travail de la maladie, quesouvent, dans son délire, il avait cru entendre les marteaux desouvriers reclouant ses os. Puis, il s’éveillait, un matin, commeneuf. Il naissait une seconde fois, débarrassé de ce que vingt-cinqans de vie avait déposé successivement en lui. Ses dévotionsd’enfant, son éducation du séminaire, sa foi de jeune prêtre, touts’en était allé, submergé, emporté, laissant la place nette.Certes, l’enfer seul l’avait préparé ainsi pour le péché, ledésarmant, faisant de ses entrailles un lit de mollesse, où le malpouvait entrer et dormir. Et lui, restait inconscient,s’abandonnait à ce lent acheminement vers la faute. Au Paradou,lorsqu’il rouvrait les yeux, il se sentait baigné d’enfance, sansmémoire du passé, n’ayant plus rien du sacerdoce. Ses organesavaient un jeu doux, un ravissement de surprise, à recommencer lavie, comme s’ils ne la connaissaient pas et qu’ils eussent une joieextrême à l’apprendre. Oh ! l’apprentissage délicieux, lesrencontres charmantes, les adorables retrouvailles ! CeParadou était une grande félicité. En le mettant là, l’enfer savaitbien qu’il y serait sans défense. Jamais, dans sa premièrejeunesse, il n’avait goûté à grandir une pareille volupté. Cettepremière jeunesse, s’il l’évoquait maintenant, lui apparaissaittoute noire, passée loin du soleil, ingrate, blême, infirme. Aussicomme il avait salué le soleil, comme il s’était émerveillé dupremier arbre, de la première fleur, du moindre insecte aperçu, duplus petit caillou ramassé ! Les pierres elles-mêmes lecharmaient. L’horizon était un prodige extraordinaire. Ses sens,une matinée claire dont ses yeux s’emplissaient, une odeur dejasmin respirée, un chant d’alouette écouté, lui causaient desémotions si fortes, que ses membres défaillaient. Il avait pris unlong plaisir à s’enseigner jusqu’aux plus légers tressaillements dela vie. Et le matin où Albine était née, à son côté, au milieu desroses ! Il riait encore d’extase à ce souvenir. Elle se levaitainsi qu’un astre nécessaire au soleil lui-même. Elle éclairaittout, expliquait tout. Elle l’achevait. Alors, il recommençait avecelle leurs promenades, aux quatre coins du Paradou. Il se rappelaitles petits cheveux qui s’envolaient sur sa nuque, lorsqu’ellecourait devant lui. Elle sentait bon, elle balançait des jupestièdes, dont les frôlements ressemblaient à des caresses.Lorsqu’elle le prenait entre ses bras nus, souples comme descouleuvres, il s’attendait à la voir, tant elle était mince,s’enrouler à son corps, s’endormir là, collée à sa peau. C’étaitelle qui marchait en avant. Elle le conduisait par un sentierdétourné, où ils s’attardaient, pour ne pas arriver trop vite. Ellelui donnait la passion de la terre. Il apprenait à l’aimer, enregardant comment s’aiment les herbes ; tendresse longtempstâtonnante, et dont un soir enfin ils avaient surpris la grandejoie, sous l’arbre géant, dans l’ombre suant la sève. Là, ilsétaient au bout de leur chemin. Albine, renversée, la tête rouléeau milieu de ses cheveux, lui tendait les bras. Lui, la prenaitd’une étreinte. Oh ! la prendre, la posséder encore, sentirson flanc tressaillir de fécondité, faire de la vie, êtreDieu !

Le prêtre, brusquement, poussa une plainte sourde. Il se dressa,comme sous un coup de dent invisible ; puis, il s’abattit denouveau. La tentation venait de le mordre. Dans quelle ordures’égaraient donc ses souvenirs ? Ne savait-il pas que Satan atoutes les ruses, qu’il profite même des heures d’examen intérieurpour glisser jusqu’à l’âme sa tête de serpent ? Non, non, pasd’excuse ! La maladie n’autorisait point le péché. C’était àlui de se garder, de retrouver Dieu, au sortir de la fièvre. Aucontraire, il avait pris plaisir à s’accroupir dans sa chair. Etquelle preuve de ses appétits abominables ! Il ne pouvaitconfesser sa faute, sans glisser malgré lui au besoin de lacommettre encore en pensée. N’imposerait-il pas silence à safange ! Il rêvait de se vider le crâne, pour ne pluspenser ; de s’ouvrir les veines, pour que son sang coupable nele tourmentât plus. Un instant, il resta la face entre les mains,grelottant, cachant les moindres bouts de sa peau, comme si lesbêtes qui rôdaient autour de lui, lui eussent hérissé le poil deleur haleine chaude.

Mais il pensait quand même, et le sang battait quand même dansson cœur. Ses yeux, qu’il fermait de ses poings, voyaient, sur lenoir des ténèbres, les lignes souples du corps d’Albine, tracéesd’un trait de flamme. Elle avait une poitrine nue aveuglante commeun soleil. À chaque effort qu’il faisait pour enfoncer ses yeux,pour chasser cette vision, elle devenait plus lumineuse, elles’accusait avec des renversements de reins, des appels de brastendus, qui arrachaient au prêtre un râle d’angoisse. Dieul’abandonnait donc tout à fait, qu’il n’y avait plus pour lui derefuge ? Et, malgré la tension de sa volonté, la fauterecommençait toujours, se précisait avec une effrayante netteté. Ilrevoyait les moindres brins d’herbe, au bord des jupesd’Albine ; il retrouvait, accrochée à ses cheveux, une petitefleur de chardon, à laquelle il se souvenait d’avoir piqué seslèvres. Jusqu’aux odeurs, les sucres un peu âcres des tigesécrasées, qui lui revenaient ; jusqu’aux sons lointains qu’ilentendait encore, le cri régulier d’un oiseau, un grand silence,puis un soupir passant sur les arbres. Pourquoi le ciel ne lefoudroyait-il pas tout de suite ? Il aurait moins souffert. Iljouissait de son abomination avec une volupté de damné. Une rage lesecouait, en écoutant les paroles scélérates qu’il avait prononcéesaux pieds d’Albine. Elles retentissaient, à cette heure, pourl’accuser devant Dieu. Il avait reconnu la femme comme sasouveraine. Il s’était donné à elle en esclave, lui baisant lespieds, rêvant d’être l’eau qu’elle buvait, le pain qu’ellemangeait. Maintenant, il comprenait pourquoi il ne pouvait plus sereprendre. Dieu le laissait à la femme. Mais il la battrait, il luicasserait les membres, pour qu’elle le lâchât. C’était ellel’esclave, la chair impure, à laquelle l’Église aurait dû refuserune âme. Alors, il se roidit, il leva les poings sur Albine. Et lespoings s’ouvraient, les mains coulaient le long des épaules nues,avec une caresse molle, tandis que la bouche, pleine d’injures, secollait sur les cheveux dénoués, en balbutiant des parolesd’adoration.

L’abbé Mouret ouvrit les yeux. La vision ardente d’Albinedisparut. Ce fut un soulagement brusque, inespéré. Il put pleurer.Des larmes lentes rafraîchirent ses joues, pendant qu’il respiraitlonguement, n’osant encore remuer, de crainte d’être repris à lanuque. Il entendait toujours un grondement fauve derrière lui.Puis, cela était si doux de ne plus tant souffrir, qu’il s’oublia àgoûter ce bien-être. Au-dehors, la pluie avait cessé. Le soleil secouchait dans une grande lueur rouge, qui semblait pendre auxfenêtres des rideaux de satin rose. L’église, maintenant, étaittiède, toute vivante de cette dernière haleine du soleil. Le prêtreremerciait vaguement Dieu du répit qu’il voulait bien lui donner.Un large rayon, une poussière d’or, qui traversait la nef, allumaitle fond de l’église, l’horloge, la chaire, le maître-autel.Peut-être était-ce la grâce qui lui revenait sur ce sentier delumière, descendant du ciel ? Il s’intéressait aux atomesallant et venant le long du rayon, avec une vitesse prodigieuse,pareils à une foule de messagers affairés portant sans cesse desnouvelles du soleil à la terre. Mille cierges allumés n’auraientpas rempli l’église d’une telle splendeur. Derrière lemaître-autel, des draps d’or étaient tendus ; sur les gradins,des ruissellements d’orfèvrerie coulaient, des chandelierss’épanouissant en gerbes de clartés, des encensoirs où brûlait unebraise de pierreries, des vases sacrés peu à peu élargis, avec desrayonnements de comètes ; et, partout, c’était une pluie defleurs lumineuses au milieu de dentelles volantes, des nappes, desbouquets, des guirlandes de roses, dont les cœurs en s’ouvrantlaissaient tomber des étoiles. Jamais il n’avait souhaité unepareille richesse pour sa pauvre église. Il souriait, il faisait lerêve de fixer là ces magnificences, il les arrangeait à son gré.Lui, aurait préféré voir les rideaux de drap d’or attachés plushaut ; les vases lui paraissaient aussi trop négligemmentjetés ; il ramassait encore les fleurs perdues, renouant lesbouquets, donnant aux guirlandes une courbe molle. Mais quelémerveillement, lorsque toute cette pompe était ainsi étalée !Il devenait le pontife d’une église d’or. Les évêques, les princes,des femmes traînant des manteaux royaux, des foules dévotes, lefront dans la poussière, la visitaient, campaient dans la vallée,attendaient des semaines à la porte, avant de pouvoir entrer. Onlui baisait les pieds, parce que ses pieds, eux aussi, étaient enor, et qu’ils accomplissaient des miracles. L’or montait jusqu’àses genoux. Un cœur d’or battait dans sa poitrine d’or avec un sonmusical si clair, que les foules, du dehors, l’entendaient. Alors,un orgueil immense le ravissait. Il était idole. Le rayon de soleilmontait toujours, le maître-autel flambait, le prêtre se persuadaitque c’était bien la grâce qui lui revenait, pour qu’il éprouvât unetelle jouissance intérieure. Le grondement fauve, derrière lui, sefaisait câlin. Il ne sentait plus sur sa nuque que la douceur d’unepatte de velours, comme si quelque chat géant l’eût caressé.

Et il continua sa rêverie. Jamais il n’avait vu les choses sousun jour aussi éclatant. Tout lui semblait aisé, à présent, tant ilse jugeait fort. Puisque Albine l’attendait, il irait la rejoindre.Cela était naturel. Le matin, il avait bien marié le grand Fortunéà la Rosalie. L’Église ne défendait pas le mariage. Il les voyaitencore se souriant, se poussant du coude sous ses mains qui lesbénissaient. Puis, le soir, on lui avait montré leur lit. Chacunedes paroles qu’il leur avait adressées éclatait plus haut à sesoreilles. Il disait au grand Fortuné que Dieu lui envoyait unecompagne, parce qu’il n’a pas voulu que l’homme vécût solitaire. Ildisait à la Rosalie qu’elle devait s’attacher à son mari, ne lequitter jamais, être sa servante soumise. Mais il disait aussi ceschoses pour lui et pour Albine. N’était-elle pas sa compagne, saservante soumise, celle que Dieu lui envoyait, afin que sa viriliténe se séchât pas dans la solitude ? D’ailleurs, ils étaientliés. Il restait très surpris de ne pas avoir compris cela tout desuite, de ne pas s’en être allé avec elle, comme le devoirl’exigeait. Mais c’était chose décidée, il la rejoindrait, dès lelendemain. En une demi-heure, il serait auprès d’elle. Iltraverserait le village, il prendrait le chemin du coteau ;c’était de beaucoup le plus court. Il pouvait tout, il était lemaître, personne ne lui dirait rien. Si on le regardait, il ferait,d’un geste, baisser toutes les têtes. Puis, il vivrait avec Albine.Il l’appellerait sa femme. Ils seraient très heureux. L’or montaitde nouveau, ruisselait entre ses doigts. Il rentrait dans un baind’or. Il emportait les vases sacrés pour les besoins de son ménage,menant grand train, payant ses gens avec des fragments de calicequ’il tordait entre ses doigts, d’un léger effort. Il mettait à sonlit de noces les rideaux de drap d’or de l’autel. Comme bijoux, ildonnait à sa femme les cœurs d’or, les chapelets d’or, les croixd’or, pendus au cou de la Vierge et des Saintes. L’église même,s’il l’élevait d’un étage, pourrait leur servir de palais. Dieun’aurait rien à dire, puisqu’il permettait d’aimer. Du reste, quelui importait Dieu ! N’était-ce pas lui, à cette heure, quiétait Dieu, avec ses pieds d’or que la foule baisait, et quiaccomplissait des miracles.

L’abbé Mouret se leva. Il fit ce geste large de Jeanbernat, cegeste de négation embrassant tout l’horizon.

– Il n’y a rien, rien, rien, dit-il. Dieu n’existe pas.

Un grand frisson parut passer dans l’église. Le prêtre, effaré,redevenu d’une pâleur mortelle, écoutait. Qui donc avaitparlé ? Qui avait blasphémé ? Brusquement la caresse develours, dont il sentait la douceur sur sa nuque, était devenueféroce ; des griffes lui arrachaient la chair, son sangcoulait une fois encore. Il resta debout pourtant, luttant contrela crise. Il injuriait le péché triomphant, qui ricanait autour deses tempes, où tous les marteaux du mal recommençaient à battre. Neconnaissait-il pas ses traîtrises ? ne savait-il pas qu’il sefait un jeu souvent d’approcher avec des pattes douces, pour lesenfoncer ensuite comme des couteaux jusqu’aux os de sesvictimes ? Et sa rage redoublait, à la pensée d’avoir été prisà ce piège, ainsi qu’un enfant. Il serait donc toujours par terre,avec le péché accroupi victorieusement sur sa poitrine !Maintenant, voilà qu’il niait Dieu. C’était la pente fatale. Lafornication tuait la foi. Puis, le dogme croulait. Un doute de lachair, plaidant son ordure, suffisait à balayer tout le ciel. Larègle divine irritait, les mystères faisaient sourire ; dansun coin de la religion abattue, on se couchait en discutant sonsacrilège, jusqu’à ce qu’on se fût creusé un trou de bête cuvant saboue. Alors venaient les autres tentations : l’or, lapuissance, la vie libre, une nécessité irrésistible de jouir, quiramenait tout à la grande luxure, vautrée sur un lit de richesse etd’orgueil. Et l’on volait Dieu. On cassait les ostensoirs pour lespendre à l’impureté d’une femme. Eh bien ! il était damné.Rien ne le gênait plus, le péché pouvait parler haut en lui. Celaétait bon de ne plus lutter. Les monstres qui avaient rôdé derrièresa nuque se battaient dans ses entrailles, à cette heure. Ilgonflait les flancs pour sentir leurs dents davantage. Ils’abandonnait à eux avec une joie affreuse. Une révolte lui faisaitmontrer les poings à l’église. Non, il ne croyait plus à ladivinité de Jésus, il ne croyait plus à la sainte Trinité, il necroyait qu’à lui, qu’à ses muscles, qu’aux appétits de ses organes.Il voulait vivre. Il avait le besoin d’être un homme. Ah !courir au grand air, être fort, n’avoir pas de maître jaloux, tuerses ennemis à coups de pierre, emporter à son cou les filles quipassent ! Il ressusciterait du tombeau où des mains rudesl’avaient couché. Il éveillerait sa virilité, qui ne devait êtrequ’endormie. Et qu’il expirât de honte, s’il trouvait sa virilitémorte ! Et que Dieu fût maudit, s’il l’avait retiré d’entreles créatures, en le touchant de son doigt, afin de le garder pourson service seul !

Le prêtre était debout, halluciné. Il crut qu’à ce nouveaublasphème l’église croulait. La nappe de soleil qui inondait lemaître-autel avait grandi lentement, allumant les murs d’unerougeur d’incendie. Des flammèches montèrent encore, léchèrent leplafond, s’éteignirent dans une lueur saignante de braise.L’église, brusquement, devint toute noire. Il sembla que le feu dece coucher d’astre venait de crever la toiture, de fendre lesmurailles, d’ouvrir de toutes parts des brèches béantes auxattaques du dehors. La carcasse sombre branlait, dans l’attente dequelque assaut formidable. La nuit, rapidement, grandissait.

Alors, de très loin, le prêtre entendit un murmure monter de lavallée des Artaud. Autrefois, il ne comprenait pas l’ardent langagede ces terres brûlées, où ne se tordaient que des pieds de vignesnoueux, des amandiers décharnés, de vieux oliviers se déhanchantsur leurs membres infirmes. Il passait au milieu de cette passion,avec les sérénités de son ignorance. Mais, aujourd’hui, instruitdans la chair, il saisissait jusqu’aux moindres soupirs desfeuilles pâmées sous le soleil. Ce furent d’abord, au fond del’horizon, les collines, chaudes encore de l’adieu du couchant, quitressaillirent et qui parurent s’ébranler avec le piétinement sourdd’une armée en marche. Puis, les roches éparses, les pierres deschemins, tous les cailloux de la vallée, se levèrent, eux aussi,roulant, ronflant, comme jetés en avant par le besoin de semouvoir. À leur suite, les mares de terre rouge, les rares champsconquis à coups de pioche, se mirent à couler et à gronder, ainsique des rivières échappées, charriant dans le flot de leur sang desconceptions de semences, des éclosions de racines, des copulationsde plantes. Et bientôt tout fut en mouvement ; les souches desvignes rampaient comme de grands insectes ; les blés maigres,les herbes séchées, faisaient des bataillons armés de hauteslances ; les arbres s’échevelaient à courir, étiraient leursmembres, pareils à des lutteurs qui s’apprêtent au combat ;les feuilles tombées marchaient, la poussière des routes marchait.Multitude recrutant à chaque pas des forces nouvelles, peuple enrut dont le souffle approchait, tempête de vie à l’haleine defournaise, emportant tout devant elle, dans le tourbillon d’unaccouchement colossal. Brusquement, l’attaque eut lieu. Du bout del’horizon, la campagne entière se rua sur l’église, les collines,les cailloux, les terres, les arbres. L’église, sous ce premierchoc, craqua. Les murs se fendirent, des tuiles s’envolèrent. Maisle grand Christ, secoué, ne tomba pas.

Il y eut un court répit. Au-dehors, les voix s’élevaient, plusfurieuses. Maintenant, le prêtre distinguait des voix humaines.C’était le village, les Artaud, cette poignée de bâtards pousséssur le roc, avec l’entêtement des ronces, qui soufflaient à leurtour un vent chargé d’un pullulement d’êtres. Les Artaudforniquaient par terre, plantaient de proche en proche une forêtd’hommes, dont les troncs mangeaient autour d’eux toute la place.Ils montaient jusqu’à l’église, ils en crevaient la porte d’unepoussée, ils menaçaient d’obstruer la nef des branchesenvahissantes de leur race. Derrière eux, dans le fouillis desbroussailles, accouraient les bêtes, des bœufs cherchant à enfoncerles murs de leurs cornes, des troupeaux d’ânes, de chèvres, debrebis, battant l’église en ruine, comme des vagues vivantes, desfourmilières de cloportes et de grillons attaquant les fondations,les émiettant de leurs dents de scie. Et il y avait encore, del’autre côté, la basse-cour de Désirée, dont le fumier exhalait desbuées d’asphyxie ; le grand coq Alexandre y sonnait l’assautde son clairon, les poules descellaient les pierres à coups de bec,les lapins creusaient des terriers jusque sous les autels, afin deles miner et de les abîmer, le cochon, gras à ne pas bouger,grognait, attendait que les ornements sacrés ne fussent plus qu’unepoignée de cendre chaude, pour y vautrer son ventre. Une rumeurformidable roula, un second assaut fut donné. Le village, lesbêtes, toute cette marée de vie qui débordait, engloutit un instantl’église sous une rage de corps faisant ployer les poutres. Lesfemelles, dans la mêlée, lâchaient de leurs entrailles unenfantement continu de nouveaux combattants. Cette fois, l’égliseeut un pan de muraille abattu ; le plafond fléchissait, lesboiseries des fenêtres étaient emportées, la fumée du crépuscule,de plus en plus noire, entrait par les brèches bâillantaffreusement. Sur la croix, le grand Christ ne tenait plus que parle clou de sa main gauche.

L’écroulement du pan de muraille fut salué d’une clameur. Maisl’église restait encore solide, malgré ses blessures. Elles’entêtait d’une façon farouche, muette, sombre, se cramponnant auxmoindres pierres de ses fondations. Il semblait que cette ruine,pour demeurer debout, n’eût besoin que du pilier le plus mince,portant, par un prodige d’équilibre, la toiture crevée. Alors,l’abbé Mouret vit les plantes rudes du plateau se mettre à l’œuvre,ces terribles plantes durcies dans la sécheresse des rocs, noueusescomme des serpents, d’un bois dur, bossué de muscles. Les lichens,couleur de rouille, pareils à une lèpre enflammée, mangèrentd’abord les crépis de plâtre. Ensuite, les thyms enfoncèrent leursracines entre les briques, ainsi que des coins de fer. Les lavandesglissaient leurs longs doigts crochus sous chaque maçonnerieébranlée, les tiraient à elles, les arrachaient d’un effort lent etcontinu. Les genévriers, les romarins, les houx épineux, montaientplus haut, donnaient des poussées invincibles. Et jusqu’aux herbeselles-mêmes, ces herbes dont les brins séchés passaient sous lagrand-porte, qui se raidissaient comme des piques d’acier,éventrant la grand-porte, s’avançant dans la nef, où ellessoulevaient les dalles de leurs pinces puissantes. C’était l’émeutevictorieuse, la nature révolutionnaire dressant des barricades avecdes autels renversés, démolissant l’église qui lui jetait tropd’ombre depuis des siècles. Les autres combattants laissaient faireles herbes, les thyms, les lavandes, les lichens, ce rongement despetits plus destructeur que les coups de massue des forts, cetémiettement de la base dont le travail sourd devait acheverd’abattre tout l’édifice. Puis, brusquement, ce fut la fin. Lesorbier, dont les hautes branches pénétraient déjà sous la voûte,par les carreaux cassés, entra violemment, d’un jet de verdureformidable. Il se planta au milieu de la nef. Là, il granditdémesurément. Son tronc devint colossal, au point de faire éclaterl’église, ainsi qu’une ceinture trop étroite. Les branchesallongèrent de toutes parts des nœuds énormes, dont chacunemportait un morceau de muraille, un lambeau de toiture ; etelles se multipliaient toujours, chaque branche se ramifiant àl’infini, un arbre nouveau poussant de chaque nœud, avec une tellefureur de croissance, que les débris de l’église, trouée comme uncrible, volèrent en éclats, en semant aux quatre coins du ciel unecendre fine. Maintenant, l’arbre géant touchait aux étoiles. Saforêt de branches était une forêt de membres, de jambes, de bras,de torses, de ventres, qui suaient la sève ; des chevelures defemmes pendaient ; des têtes d’hommes faisaient éclaterl’écorce, avec des rires de bourgeons naissants ; tout enhaut, les couples d’amants, pâmés au bord de leurs nids,emplissaient l’air de la musique de leur jouissance et de l’odeurde leur fécondité. Un dernier souffle de l’ouragan qui s’était ruésur l’église en balaya la poussière, la chaire et le confessionnalen poudre, les images saintes lacérées, les vases sacrés fondus,tous ces décombres que piquait avidement la bande des moineaux,autrefois logée sous les tuiles. Le grand Christ, arraché de lacroix, resté pendu un moment à une des chevelures de femmeflottantes, fut emporté, roulé, perdu, dans la nuit noire, au fondde laquelle il tomba avec un retentissement. L’arbre de vie venaitde crever le ciel. Et il dépassait les étoiles.

L’abbé Mouret applaudit furieusement, comme un damné, à cettevision. L’église était vaincue. Dieu n’avait plus de maison. Àprésent, Dieu ne le gênerait plus. Il pouvait rejoindre Albine,puisqu’elle triomphait. Et comme il riait de lui, qui, une heureauparavant, affirmait que l’église mangerait la terre de sonombre ! La terre s’était vengée en mangeant l’église. Le rirefou qu’il poussa le tira en sursaut de son hallucination. Stupide,il regarda la nef lentement noyée de crépuscule ; par lesfenêtres, des coins de ciel se montraient, piqués d’étoiles. Et ilallongeait les bras, avec l’idée de tâter les murs, lorsque la voixde Désirée l’appela, du couloir de la sacristie.

– Serge ! es-tu là ?… Parle donc ! Il y aune demi-heure que je te cherche.

Elle entra. Elle tenait une lampe. Alors, le prêtre vit quel’église était toujours debout. Il ne comprit plus, il resta dansun doute affreux, entre l’église invincible, repoussant de sescendres, et Albine toute-puissante, qui ébranlait Dieu d’une seulede ses haleines.

Chapitre 10

 

Désirée approchait, avec sa gaieté sonore.

– Tu es là ! tu es là ! cria-t-elle. Ahbien ! tu joues donc à cache-cache ? Je t’ai appelé plusde dix fois de toutes mes forces… Je croyais que tu étaissorti.

Elle fouillait les coins d’ombre du regard, d’un air curieux.Elle alla même jusqu’au confessionnal, sournoisement, comme si elles’apprêtait à surprendre quelqu’un, caché en cet endroit. Ellerevint, désappointée, reprenant :

– Alors, tu es seul ? Tu dormais peut-être ? Àquoi peux-tu t’amuser tout seul, quand il fait noir ?… Allons,viens, nous nous mettons à table.

Lui, passait ses mains fiévreuses sur son front, pour effacerdes pensées que tout le monde sûrement allait lire. Il cherchaitmachinalement à reboutonner sa soutane, qui lui semblait défaite,arrachée, dans un désordre honteux. Puis, il suivit sa sœur, laface sévère, sans un frisson, raidi dans cette volonté de prêtrecachant les agonies de sa chair sous la dignité du sacerdoce.Désirée ne s’aperçut pas même de son trouble. Elle dit simplement,en entrant dans la salle à manger :

– Moi, j’ai bien dormi. Toi, tu as trop bavardé, tu es toutpâle.

Le soir, après le dîner, Frère Archangias vint faire sa partiede bataille avec la Teuse. Il avait, ce soir-là, une gaieté énorme.Quand le Frère était gai, il allongeait des coups de poing dans lescôtes de la Teuse, qui lui rendait des soufflets, à toute volée.Cela les faisait rire, d’un rire dont les plafonds tremblaient.Puis, il inventait des farces extraordinaires : il cassaitavec son nez des assiettes posées à plat, il pariait de fendre àcoup de derrière la porte de la salle à manger, il jetait tout letabac de sa tabatière dans le café de la vieille servante, ou bienapportait une poignée de cailloux qu’il lui glissait dans la gorge,en les enfonçant avec la main, jusqu’à la ceinture. Cesdébordements de joie sanguine éclataient pour un rien, au milieu deses colères accoutumées ; souvent un fait dont personne neriait lui donnait une véritable attaque de folie bruyante, tapantdes pieds, tournant comme une toupie, se tenant le ventre.

– Alors, vous ne voulez pas me dire pourquoi vous êtesgai ? demanda la Teuse.

Il ne répondit pas. Il s’était assis à califourchon sur unechaise, il faisait le tour de la table en galopant.

– Oui, oui, faites la bête, reprit-elle. Mon Dieu !que vous êtes bête ! Si le bon Dieu vous voit, il doit êtrecontent de vous !

Le Frère venait de se laisser aller à la renverse, l’échine surle carreau, les jambes en l’air. Sans se relever, il ditgravement :

– Il me voit, il est content de me voir. C’est lui qui veutque je sois gai… Quand il consent à m’envoyer une récréation, ilsonne la cloche dans ma carcasse. Alors, je me roule. Ça fait riretout le paradis.

Il marcha sur l’échine jusqu’au mur ; puis, se dressant surla nuque, il tambourina des talons, le plus haut qu’il pût. Sasoutane, qui retombait, découvrait son pantalon noir raccommodé auxgenoux avec des carrés de drap vert. Il reprenait :

– Monsieur le curé, voyez donc où j’arrive. Je parie quevous ne faites pas ça… Allons, riez un peu. Il vaut mieux setraîner sur le dos, que de souhaiter pour matelas la peau d’unecoquine. Vous m’entendez, hein ! On est une bête pour unmoment, on se frotte, on laisse sa vermine. Ça repose. Moi, lorsqueje me frotte, je m’imagine être le chien de Dieu, et c’est ça quime fait dire que tout le paradis se met aux fenêtres, riant de mevoir… Vous pouvez rire aussi, monsieur le curé. C’est pour lessaints et pour vous. Tenez, voici une culbute pour saint Joseph, envoici une autre pour saint Jean, une autre pour saint Michel, unepour saint Marc, une pour saint Mathieu…

Et il continua, défilant tout un chapelet de saints, culbutantautour de la pièce. L’abbé Mouret, resté silencieux, les poignetsau bord de la table, avait fini par sourire. D’ordinaire, les joiesdu Frère l’inquiétaient. Puis, comme celui-ci passait à la portéede la Teuse, elle lui allongea un coup de pied.

– Voyons, dit-elle, jouons-nous, à la fin ?

Frère Archangias répondit par des grognements. Il s’était mis àquatre pattes. Il marchait droit à la Teuse, faisant le loup.Lorsqu’il l’eut atteinte, il enfonça la tête sous ses jupons, illui mordit le genou droit.

– Voulez-vous bien me lâcher ! criait-elle. Est-ce quevous rêvez des saletés, maintenant !

– Moi ! balbutia le Frère, si égayé par cette idée,qu’il resta sur la place, sans pouvoir se relever. Eh !regarde, j’étrangle, rien que d’avoir goûté à ton genou. Il esttrop salé, ton genou… Je mords les femmes, puis je les crache, tuvois.

Il la tutoyait, il crachait sur ses jupons. Quand il eut réussià se mettre debout, il souffla un instant, en se frottant lescôtes. Des bouffées de gaieté secouaient encore son ventre, commeune outre qu’on achève de vider. Il dit enfin, d’une grosse voixsérieuse :

– Jouons… Si je ris, c’est mon affaire. Vous n’avez pasbesoin de savoir pourquoi, la Teuse.

Et la partie s’engagea. Elle fut terrible. Le Frère abattait lescartes avec des coups de poing. Quand il criait :Bataille ! les vitres sonnaient. C’était la Teuse qui gagnait.Elle avait trois as depuis longtemps, elle guettait le quatrièmed’un regard luisant. Cependant, Frère Archangias se livrait àd’autres plaisanteries. Il soulevait la table, au risque de casserla lampe ; il trichait effrontément, se défendant à l’aide demensonges énormes, pour la farce, disait-il ensuite. Brusquement,il entonna les Vêpres, qu’il chanta d’une voix pleine dechantre au lutrin. Et il ne cessa plus, ronflant lugubrement,accentuant la chute de chaque verset en tapant ses cartes, sur lapaume de sa main gauche. Quand sa gaieté était au comble, quand ilne trouvait plus rien pour l’exprimer, il chantait ainsi lesVêpres, pendant des heures. La Teuse, qui le connaissaitbien, se pencha pour lui crier, au milieu du mugissement dont ilemplissait la salle à manger :

– Taisez-vous, c’est insupportable !… Vous êtes tropgai, ce soir.

Alors, il entama les Complies. L’abbé Mouret était allés’asseoir près de la fenêtre. Il semblait ne pas voir, ne pasentendre ce qui se passait autour de lui. Pendant le dîner, ilavait mangé comme à son ordinaire, il était même parvenu à répondreaux éternelles questions de Désirée. Maintenant, il s’abandonnait,à bout de force ; il roulait, brisé, anéanti, dans la querellefurieuse qui continuait en lui, sans trêve. Le courage même luimanquait pour se lever et monter à sa chambre. Puis, il craignaitque, s’il tournait la face du côté de la lampe, on ne vît seslarmes, qu’il ne pouvait plus retenir. Il appuya le front contreune vitre, il regarda les ténèbres du dehors, s’endormant peu àpeu, glissant à une stupeur de cauchemar.

Frère Archangias, psalmodiant toujours, cligna les yeux, enmontrant le prêtre endormi, d’un mouvement de tête.

– Quoi ? demanda la Teuse.

Le Frère répéta son jeu de paupière, en l’accentuant.

– Eh ! quand vous vous démancherez le cou ! ditla servante. Parlez, je vous comprendrai… Tenez, un roi. Bon !je prends votre dame.

Il posa un instant ses cartes, se courba sur la table, luisouffla dans la figure :

– La gueuse est venue.

– Je le sais bien, répondit-elle. Je l’ai vue avecmademoiselle entrer dans la basse-cour.

Il la regarda terriblement, il avança les poings.

– Vous l’avez vue, vous l’avez laissée entrer ! Ilfallait m’appeler, nous l’aurions pendue par les pieds à un clou devotre cuisine.

Mais elle se fâcha, tout en contenant sa voix, pour ne pasréveiller l’abbé Mouret.

– Ah bien ! bégaya-t-elle, vous êtes encore bon,vous ! Venez donc pendre quelqu’un dans ma cuisine !…Sans doute, je l’ai vue. Et même, j’ai tourné le dos, quand elleest allée rejoindre monsieur le curé dans l’église, après lecatéchisme. Ils ont bien pu y faire ce qu’ils ont voulu. Est-ce queça me regarde ? Est-ce que je n’avais pas à mettre mesharicots sur le feu ?… Moi, je l’abomine, cette fille. Mais dumoment qu’elle est la santé de monsieur le curé… Elle peut bienvenir à toutes les heures du jour et de la nuit. Je les enfermeraiensemble, s’ils veulent.

– Si vous faisiez cela, la Teuse, dit le Frère avec unerage froide, je vous étranglerais.

Elle se mit à rire, en le tutoyant à son tour.

– Ne dis donc pas des bêtises, petit ! Les femmes, tusais bien que ça t’est défendu comme le Pater aux ânes. Essaye dem’étrangler un jour, tu verras ce que je te ferai… Sois sage,finissons la partie. Tiens, voilà encore un roi.

Lui, tenant sa carte levée, continuait à gronder :

– Il faut qu’elle soit venue par quelque chemin connu dudiable seul, pour m’avoir échappé aujourd’hui. Je vais pourtanttous les après-midi me poster là-haut, au Paradou. Si je lessurprends encore ensemble, je ferai faire connaissance à la gueused’un bâton de cornouiller, que j’ai taillé exprès pour elle…Maintenant, je surveillerai aussi l’église.

Il joua, se laissa enlever un valet par la Teuse, puis serenversa sur sa chaise, repris par son rire énorme. Il ne pouvaitse fâcher sérieusement, ce soir-là. Il murmurait :

– N’importe, si elle l’a vu, elle n’en est pas moins tombéesur le nez… Je veux tout de même vous conter ça, la Teuse. Voussavez, il pleuvait. Moi, j’étais sur la porte de l’école, quand jel’ai aperçue qui descendait de l’église. Elle marchait toutedroite, avec son air orgueilleux, malgré l’averse. Et voilà qu’enarrivant à la route, elle s’est étalée tout de son long, à cause dela terre qui devait être glissante. Oh ! j’ai ri, j’airi ! Je tapais dans mes mains… Lorsqu’elle s’est relevée, elleavait du sang à un poignet. Ça m’a donné de la joie pour huitjours. Je ne puis pas me l’imaginer par terre, sans avoir à lagorge et au ventre des chatouillements qui me font éclaterd’aise.

Et enflant les joues, tout à son jeu désormais, il chanta leDe profundis. Puis, il le recommença. La partie s’achevaau milieu de cette lamentation, qu’il grossissait par moments,comme pour la goûter mieux. Ce fut lui qui perdit, mais il n’enéprouva pas la moindre contrariété. Quand la Teuse l’eut misdehors, après avoir réveillé l’abbé Mouret, on l’entendit se perdreau milieu du noir de la nuit, en répétant le dernier verset dupsaume : Et ipse redimet Israel ex omnibus iniquitatibusejus, d’un air d’extraordinaire jubilation.

Chapitre 11

 

L’abbé Mouret dormit d’un sommeil de plomb. Lorsqu’il ouvrit lesyeux, plus tard que de coutume, il se trouva la face et les mainsbaignées de larmes ; il avait pleuré toute la nuit, endormant. Il ne dit point sa messe, ce matin-là. Malgré son longrepos, sa lassitude de la veille au soir était devenue telle, qu’ildemeura jusqu’à midi dans sa chambre, assis sur une chaise, au piedde son lit. La stupeur, qui l’envahissait de plus en plus, luiôtait jusqu’à la sensation de la souffrance. Il n’éprouvait plusqu’un grand vide ; il restait soulagé, amputé, anéanti. Lalecture de son bréviaire lui coûta un suprême effort ; lelatin des versets lui paraissait une langue barbare, dont il neparvenait même plus à épeler les mots. Puis, le livre jeté sur lelit, il passa des heures à regarder la campagne par la fenêtreouverte, sans avoir la force de venir s’accouder à la barred’appui. Au loin, il apercevait le mur blanc du Paradou, un mincetrait pâle courant à la crête des hauteurs, parmi les tachessombres des petits bois de pins. À gauche, derrière un de ces bois,se trouvait la brèche ; il ne la voyait pas, mais il la savaitlà ; il se souvenait des moindres bouts de ronce épars aumilieu des pierres. La veille encore, il n’aurait point osé leverainsi les regards sur cet horizon redoutable. Mais, à cette heure,il s’oubliait impunément à reprendre, après chaque bouquet deverdure, le fil interrompu de la muraille, pareille au liséré d’unejupe accroché à tous les buissons. Cela n’activait même pas lebattement de ses veines. La tentation, comme dédaigneuse de lapauvreté de son sang, avait abandonné sa chair lâche. Elle lelaissait incapable d’une lutte, dans la privation de la grâce,n’ayant même plus la passion du péché, prêt à accepter parhébétement tout ce qu’il repoussait furieusement la veille.

Il se surprit un moment à parler haut. Puisque la brèche étaittoujours là, il rejoindrait Albine, au coucher du soleil. Ilressentait un léger ennui de cette décision. Mais il ne croyaitpouvoir faire autrement. Elle l’attendait, elle était sa femme.Quand il voulait évoquer son visage, il ne le voyait plus que trèspâle, très lointain. Puis, il était inquiet sur la façon dont ilsvivraient ensemble. Il leur serait difficile de rester dans lepays ; il leur faudrait fuir, sans que personne s’endoutât ; ensuite, une fois cachés quelque part, ils auraientbesoin de beaucoup d’argent pour être heureux. À vingt reprises, iltenta d’arrêter un plan d’enlèvement, d’arranger leur existenced’amants heureux. Il ne trouva rien. Maintenant que le désir nel’affolait plus, le côté pratique de la situation l’épouvantait, lemettait avec ses mains débiles en face d’une besogne compliquée,dont il ne savait pas le premier mot. Où prendraient-ils deschevaux pour se sauver ? S’ils s’en allaient à pied, ne lesarrêterait-on pas ainsi que des vagabonds ? D’ailleurs,serait-il capable d’être employé, de découvrir une occupationquelconque qui pût assurer du pain à sa femme ? Jamais on nelui avait appris ces choses. Il ignorait la vie ; il nerencontrait, en fouillant dans sa mémoire, que des lambeaux deprière, des détails de cérémonial, des pages de l’Instructionthéologique, de Bouvier, apprises autrefois par cœur au séminaire.Même des choses sans importance l’embarrassaient beaucoup. Il sedemanda s’il oserait donner le bras à sa femme, dans la rue.Certainement, il ne saurait pas marcher, avec une femme au bras. Ilparaîtrait si gauche, que le monde se retournerait. On devineraitun prêtre, on insulterait Albine. Vainement il tâcherait de selaver du sacerdoce, toujours il en emporterait avec lui la pâleurtriste, l’odeur d’encens. Et s’il avait des enfants, un jour ?Cette pensée inattendue le fit tressaillir. Il éprouva unerépugnance étrange. Il croyait qu’il ne les aimerait pas.Cependant, ils étaient deux, un petit garçon et une petite fille.Lui, les écartait de ses genoux, souffrant de sentir leurs mains seposer sur ses vêtements, ne prenant point à les faire sauter lajoie des autres pères. Il ne s’habituait pas à cette chair de sachair, qui lui semblait toujours suer son impureté d’homme. Lapetite fille surtout le troublait, avec ses grands yeux, au fonddesquels s’allumaient déjà des tendresses de femme. Mais non, iln’aurait point d’enfant, il s’éviterait cette horreur qu’iléprouvait, à l’idée de voir ses membres repousser et revivreéternellement. Alors, l’espoir d’être impuissant lui fut très doux.Sans doute, toute sa virilité s’en était allée pendant sa longueadolescence. Cela le détermina. Dès le soir, il fuirait avecAlbine.

Le soir, pourtant, l’abbé Mouret se sentit trop las. Il remitson départ au lendemain. Le lendemain, il se donna un nouveauprétexte : il ne pouvait abandonner sa sœur ainsi seule avecla Teuse ; il laisserait une lettre pour qu’on la conduisîtchez l’oncle Pascal. Pendant trois jours, il se promit d’écrirecette lettre ; la feuille de papier, la plume et l’encreétaient prêtes, sur la table, dans sa chambre. Et, le troisièmejour, il s’en alla, sans écrire la lettre. Tout d’un coup, il avaitpris son chapeau, il était parti pour le Paradou, par bêtise,obsédé, se résignant, allant là comme à une corvée qu’il ne savaitde quelle façon éviter. L’image d’Albine s’était encoreeffacée ; il ne la voyait plus, il obéissait à d’anciennesvolontés, mortes en lui à cette heure, mais dont la pousséepersistait dans le grand silence de son être.

Dehors il ne prit aucune précaution pour se cacher. Il s’arrêta,au bout du village, à causer un instant avec la Rosalie ; ellelui annonçait que son enfant avait des convulsions, et elle riaitpourtant, de ce rire du coin des lèvres qui lui était habituel.Puis il s’enfonça au milieu des roches, il marcha droit vers labrèche. Par habitude, il avait emporté son bréviaire. Comme lechemin était long, s’ennuyant, il ouvrit le livre, il lut lesprières réglementaires. Quand il le remit sous son bras, il avaitoublié le Paradou. Il allait toujours devant lui, songeant à unechasuble neuve qu’il voulait acheter pour remplacer la chasubled’étoffe d’or qui, décidément, tombait en poussière ; depuisquelque temps, il cachait des pièces de vingt sous, et il calculaitqu’au bout de sept mois il aurait assez d’argent. Il arrivait surles hauteurs, lorsqu’un chant de paysan, au loin, lui rappela uncantique qu’il avait su autrefois, au séminaire. Il chercha lespremiers vers de ce cantique, sans pouvoir les trouver. Celal’ennuyait d’avoir si peu de mémoire. Aussi, ayant fini par sesouvenir, éprouva-t-il une joie très douce à chanter à demi-voixles paroles qui lui revenaient une à une. C’était un hommage àMarie. Il souriait, comme s’il eut reçu au visage un souffle fraisde sa jeunesse. Qu’il était heureux, dans ce temps-là !Certes, il pouvait être heureux encore ; il n’avait pasgrandi, il ne demandait toujours que les mêmes bonheurs, une paixsereine, un coin de chapelle où la place de ses genoux fût marquée,une vie de solitude égayée par des puérilités adorables d’enfance.Il élevait peu à peu la voix, il chantait le cantique avec des sonsfilés de flûte, quand il aperçut la brèche, brusquement, en face delui.

Un instant, il parut surpris. Puis, cessant de sourire, ilmurmura simplement :

– Albine doit m’attendre. Le soleil baisse déjà.

Mais, comme il montait écarter les pierres pour passer, unsouffle terrible l’inquiéta. Il dut redescendre, ayant faillimettre le pied en plein sur la figure de Frère Archangias, vautrépar terre, dormant profondément. Le sommeil l’avait surpris sansdoute, pendant qu’il gardait l’entrée du Paradou. Il en barrait leseuil, tombé tout de son long, les membres écartés, dans uneposture honteuse. Sa main droite, rejetée derrière sa tête, n’avaitpas lâché le bâton de cornouiller, qu’il semblait encore brandir,ainsi qu’une épée flamboyante. Et il ronflait au milieu des ronces,la face au soleil, sans que son cuir tanné eût un frisson. Unessaim de grosses mouches volaient au-dessus de sa boucheouverte.

L’abbé Mouret le regarda un moment. Il enviait ce sommeil desaint roulé dans la poussière. Il voulut chasser les mouches ;mais les mouches, entêtées, revenaient, se collaient aux lèvresviolettes du Frère, qui ne les sentait seulement pas. Alors, l’abbéenjamba ce grand corps. Il entra dans le Paradou.

Chapitre 12

 

Derrière la muraille, à quelques pas, Albine était assise sur untapis d’herbe. Elle se leva, en apercevant Serge.

– Te voilà ! cria-t-elle toute tremblante.

– Oui, dit-il paisiblement, je suis venu.

Elle se jeta à son cou. Mais elle ne l’embrassa pas. Elle avaitsenti le froid des perles du rabat sur son bras nu. Ellel’examinait, inquiète déjà, reprenant :

– Qu’as-tu ? Tu ne m’as pas baisé sur les joues commeautrefois, tu sais, lorsque tes lèvres chantaient… Va, si tu essouffrant, je te guérirai encore. Maintenant que tu es là, nousallons recommencer notre bonheur. Il n’y a plus de tristesse… Tuvois, je souris. Il faut sourire, Serge.

Et comme il restait grave :

– Sans doute, j’ai eu aussi bien du chagrin. Je suis encoretoute pâle, n’est-ce pas ? Depuis huit jours, je vivais là,sur l’herbe où tu m’as trouvée. Je ne voulais qu’une chose, te voirentrer par ce trou de la muraille. À chaque bruit, je me levais, jecourais à ta rencontre. Et ce n’était pas toi, c’étaient desfeuilles que le vent emportait… Mais je savais bien que tuviendrais. J’aurais attendu des années.

Puis, elle lui demanda :

– Tu m’aimes encore ?

– Oui, répondit-il, je t’aime encore.

Ils restèrent en face l’un de l’autre, un peu gênés. Un grossilence tomba entre eux. Serge, tranquille, ne cherchait pas à lerompre. Albine, à deux reprises, ouvrit la bouche, mais la refermaaussitôt, surprise des choses qui lui montaient aux lèvres. Elle netrouvait plus que des paroles amères. Elle sentait des larmes luimouiller les yeux. Qu’éprouvait-elle donc, pour ne pas êtreheureuse, lorsque son amour était de retour ?

– Écoute, dit-elle enfin, il ne faut pas rester là. C’estce trou qui nous glace… Rentrons chez nous. Donne-moi ta main.

Et ils s’enfoncèrent dans le Paradou. L’automne venait, lesarbres étaient soucieux, avec leurs têtes jaunies qui sedépouillaient feuille à feuille. Dans les sentiers, il y avait déjàun lit de verdure morte, trempé d’humidité, où les pas semblaientétouffer des soupirs. Au fond des pelouses, une fumée flottait,noyant de deuil les lointains bleuâtres. Et le jardin entier setaisait, ne soufflant plus que des haleines mélancoliques, quipassaient pareilles à des frissons.

Serge grelottait sous l’avenue de grands arbres qu’ils avaientprise. Il dit à demi-voix :

– Comme il fait froid, ici !

– Tu as froid, murmura tristement Albine. Ma main ne techauffe plus. Veux-tu que je te couvre d’un pan de ma robe ?…Viens, nous allons revivre toutes nos tendresses.

Elle le mena au parterre. Le bois de roses restait odorant, lesdernières fleurs avaient des parfums amers ; tandis que lesfeuillages, grandis démesurément, couvraient la terre d’une maredormante. Mais Serge témoigna une telle répugnance à entrer dansces broussailles, qu’ils restèrent sur le bord, cherchant de loinles allées où ils avaient passé au printemps. Elle se rappelait lesmoindres coins ; elle lui montrait du doigt la grotte oùdormait la femme de marbre, les chevelures pendantes deschèvrefeuilles et des clématites, les champs de violettes, lafontaine qui crachait des œillets rouges, le grand escalier emplid’un ruissellement de giroflées fauves, la colonnade en ruine aucentre de laquelle les lis bâtissaient un pavillon blanc. C’étaitlà qu’ils étaient nés tous les deux, dans le soleil. Et elleracontait les plus petits détails de cette première journée, lafaçon dont ils marchaient, l’odeur que l’air avait à l’ombre. Lui,semblait écouter ; puis, d’une question, il prouvait qu’iln’avait pas compris. Le léger frisson qui le pâlissait ne lequittait point.

Elle le mena au verger, dont ils ne purent même approcher. Larivière avait grossi, Serge ne songeait plus à prendre Albine surson dos, pour la porter en trois sauts à l’autre bord. Et pourtant,là-bas, les pommiers et les poiriers étaient encore chargés defruits ; la vigne, aux feuilles plus rares, pliait sous desgrappes blondes, dont chaque grain gardait la tache rousse dusoleil. Comme ils avaient gaminé à l’ombre gourmande de ces arbresvénérables ! Ils étaient des galopins alors. Albine souriaitencore de la manière effrontée dont elle montrait ses jambes,lorsque les branches cassaient. Se souvenait-il au moins des prunesqu’ils avaient mangées ? Serge répondait par des hochements detête. Il paraissait las déjà. Le verger, avec son enfoncementverdâtre, son pêle-mêle de tiges moussues, pareil à quelqueéchafaudage éventré et ruiné, l’inquiétait, lui donnait le rêved’un lieu humide, peuplé d’orties et de serpents.

Elle le mena aux prairies. Là, il dut faire quelques pas dansles herbes. Elles montaient à ses épaules, maintenant. Elles luisemblaient autant de bras minces qui cherchaient à le lier auxmembres, pour le rouler et le noyer au fond de cette mer verte,interminable. Et il supplia Albine de ne pas aller plus loin. Ellemarchait en avant, elle ne s’arrêta pas ; puis, voyant qu’ilsouffrait, elle se tint debout à son côté, peu à peu assombrie,finissant par être prise de frissons comme lui. Pourtant, elleparla encore. D’un geste large, elle indiqua les ruisseaux, lesrangées de saules, les nappes d’herbe étalées jusqu’au bout del’horizon. Tout cela était à eux, autrefois. Ils y vivaient desjournées entières. Là-bas, entre ces trois saules, au bord de cetteeau, ils avaient joué aux amoureux. Alors, ils auraient voulu queles herbes fussent plus grandes qu’eux, afin de se perdre dans leurflot mouvant, d’être plus seuls, d’être loin de tout, comme desalouettes voyageant au fond d’un champ de blé. Pourquoi donctremblait-il aujourd’hui, rien qu’à sentir le bout de son piedtremper et disparaître dans le gazon ?

Elle le mena à la forêt. Les arbres effrayèrent Serge davantage.Il ne les connaissait pas, avec cette gravité de leur tronc noir.Plus qu’ailleurs, le passé lui semblait mort, au milieu de cesfutaies sévères, où le jour descendait librement. Les premièrespluies avaient effacé leurs pas sur le sable des allées ; lesvents emportaient tout ce qui restait d’eux aux branches basses desbuissons. Mais Albine, la gorge serrée de tristesse, protestait duregard. Elle retrouvait sur le sable les moindres traces de leurspromenades. À chaque broussaille, l’ancienne tiédeur du frôlementqu’ils avaient laissé là lui remontait au visage. Et, les yeuxsuppliants, elle cherchait encore à évoquer les souvenirs de Serge.Le long de ce sentier, ils avaient marché en silence, très émus,sans oser se dire qu’ils s’aimaient. Dans cette clairière, ilss’étaient oubliés un soir, fort tard, à regarder les étoiles, quipleuvaient sur eux comme des gouttes de chaleur. Plus loin, sous cechêne, ils avaient échangé leur premier baiser. Le chêne conservaitl’odeur de ce baiser ; les mousses elles-mêmes en causaienttoujours. C’était un mensonge de dire que la forêt devenait muetteet vide. Et Serge tournait la tête, pour éviter les yeux d’Albine,qui le fatiguaient.

Elle le mena aux grandes roches. Peut-être là nefrissonnerait-il plus de cet air débile qui la désespérait. Seules,les grandes roches, à cette heure, étaient encore chaudes de labraise rouge du soleil couchant. Elles avaient toujours leurpassion tragique, leurs lits ardents de cailloux, où se roulaientdes plantes grasses, monstrueusement accouplées. Et, sans parler,sans même tourner la tête, Albine entraînait Serge le long de larude montée, voulant le mener plus haut, encore plus haut, au-delàdes sources, jusqu’à ce qu’ils fussent de nouveau tous les deuxdans le soleil. Ils retrouveraient le cèdre sous lequel ils avaientéprouvé l’angoisse du premier désir. Ils se coucheraient par terre,sur les dalles ardentes, en attendant que le rut de la terre lesgagnât. Mais, bientôt, les pieds de Serge se heurtèrentcruellement. Il ne pouvait plus marcher. Une première fois, iltomba sur les genoux. Albine, d’un effort suprême, le releva,l’emporta un instant. Et il retomba, il resta abattu, au milieu duchemin. En face, au-dessous de lui, le Paradou immenses’étendait.

– Tu as menti ! cria Albine, tu ne m’aimesplus !

Et elle pleurait, debout à son côté, se sentant impuissante àl’emporter plus haut. Elle n’avait pas de colère encore, ellepleurait leurs amours agonisantes. Lui, restait écrasé.

– Le jardin est mort, j’ai toujours froid,murmura-t-il.

Mais elle lui prit la tête, elle lui montra le Paradou, d’ungeste.

– Regarde donc !… Ah ! ce sont tes yeux qui sontmorts, ce sont tes oreilles, tes membres, ton corps entier. Tu astraversé toutes nos joies, sans les voir, sans les entendre, sansles sentir. Et tu n’as fait que trébucher, tu es venu tomber ici delassitude et d’ennui… Tu ne m’aimes plus.

Il protestait doucement, tranquillement. Alors, elle eut unepremière violence.

– Tais-toi ! Est-ce que le jardin mourra jamais !Il dormira, cet hiver ; il se réveillera en mai, il nousrapportera tout ce que nous lui avons confié de nostendresses ; nos baisers refleuriront dans le parterre, nosserments repousseront avec les herbes et les arbres… Si tu levoyais, si tu l’entendais, il est plus profondément ému, il aimed’une façon plus doucement poignante, à cette saison d’automne,lorsqu’il s’endort dans sa fécondité… Tu ne m’aimes plus, tu nepeux plus savoir.

Lui, levait les yeux sur elle, la suppliant de ne pas se fâcher.Il avait un visage aminci, que pâlissait une peur d’enfant. Unéclat de voix le faisait tressaillir. Il finit par obtenir d’ellequ’elle se reposât un instant, près de lui, au milieu du chemin.Ils causeraient paisiblement, ils s’expliqueraient. Et tous deux,en face du Paradou, sans même se prendre le bout des doigts,s’entretinrent de leur amour.

– Je t’aime, je t’aime, dit-il de sa voix égale. Si je net’aimais pas, je ne serais pas venu… C’est vrai, je suis las.J’ignore pourquoi. J’aurais cru retrouver ici cette bonne chaleurdont le souvenir seul était une caresse. Et j’ai froid, le jardinme semble noir, je n’y vois rien de ce que j’y ai laissé. Mais cen’est point ma faute. Je m’efforce d’être comme toi, je voudrais tecontenter.

– Tu ne m’aimes plus, répéta encore Albine.

– Si, je t’aime. J’ai beaucoup souffert, l’autre jour,après t’avoir renvoyée… Oh ! je t’aimais avec un telemportement, sais-tu, que je t’aurais brisée d’une étreinte, si tuétais revenue te jeter dans mes bras. Jamais je ne t’ai désirée sifurieusement. Pendant des heures, tu es restée vivante devant moi,me tenaillant de tes doigts souples. Quand je fermais les yeux, tut’allumais comme un soleil, tu m’enveloppais de ta flamme… Alors,j’ai marché sur tout, je suis venu.

Il garda un court silence, songeur ; puis, ilcontinua :

– Et maintenant mes bras sont comme brisés. Si je voulaiste prendre contre ma poitrine, je ne saurais point te tenir, je telaisserais tomber… Attends que ce frisson m’ait quitté. Tu medonneras tes mains, je les baiserai encore. Sois bonne, ne meregarde pas de tes yeux irrités. Aide-moi à retrouver mon cœur.

Et il avait une tristesse si vraie, une envie si évidente derecommencer leur vie tendre, qu’Albine fut touchée. Un instant,elle redevint très douce. Elle le questionna avec sollicitude.

– Où souffres-tu ? Quel est ton mal ?

– Je ne sais. Il me semble que tout le sang de mes veiness’en va… Tout à l’heure, en venant, j’ai cru qu’on me jetait surles épaules une robe glacée, qui se collait à ma peau, et qui, dela tête aux pieds, me faisait un corps de pierre… J’ai déjà senticette robe sur mes épaules… Je ne me souviens plus.

Mais elle l’interrompit d’un rire amical.

– Tu es un enfant, tu auras pris froid, voilà tout… Écoute,ce n’est pas moi qui te fais peur, au moins ? L’hiver, nous neresterons pas au fond de ce jardin, comme deux sauvages. Nous ironsoù tu voudras, dans quelque grande ville. Nous nous aimerons, aumilieu du monde, aussi tranquillement qu’au milieu des arbres. Ettu verras que je ne suis pas qu’une vaurienne, sachant dénicher desnids, marchant des heures sans être lasse… Quand j’étais petite, jeportais des jupes brodées, avec des bas à jour, des guimpes, desfalbalas. Personne ne t’a conté cela, peut-être ?

Il ne l’écoutait pas, il dit brusquement, en poussant un légercri :

– Ah ! je me souviens !

Et, quand elle l’interrogea, il ne voulut pas répondre. Ilvenait de se rappeler la sensation de la chapelle du séminaire surses épaules. C’était là cette robe glacée qui lui faisait un corpsde pierre. Alors, il fut repris invinciblement par son passé deprêtre. Les vagues souvenirs qui s’étaient éveillés en lui, le longde la route, des Artaud au Paradou, s’accentuèrent, s’imposèrentavec une souveraine autorité. Pendant qu’Albine continuait à luiparler de la vie heureuse qu’ils mèneraient ensemble, il entendaitdes coups de clochette sonnant l’élévation, il voyait desostensoirs traçant des croix de feu au-dessus de grandes foulesagenouillées.

– Eh bien ! dit-elle, pour toi, je remettrai mes jupesbrodées… Je veux que tu sois gai. Nous chercherons ce qui pourra tedistraire. Tu m’aimeras davantage peut-être, lorsque tu me verrasbelle, mise comme les dames. Je n’aurai plus mon peigne enfoncé detravers, avec des cheveux dans le cou. Je ne retrousserai plus mesmanches jusqu’aux coudes. J’agraferai ma robe pour ne plus montrermes épaules. Et je sais encore saluer, je sais marcher posément,avec de petits balancements de menton. Va, je serai une jolie femmeà ton bras, dans les rues.

– Es-tu entrée dans les églises, parfois, quand tu étaispetite ? lui demanda-t-il, à demi-voix, comme s’il eûtcontinué tout haut malgré lui, la rêverie qui l’empêchait del’entendre. Moi, je ne pouvais passer devant une église sans yentrer. Dès que la porte retombait silencieusement derrière moi, ilme semblait que j’étais dans le paradis lui-même, avec des voixd’ange qui me contaient à l’oreille des histoires de douceur, avecl’haleine des saints et des saintes dont je sentais la caresse partout mon corps… Oui, j’aurais voulu vivre là, toujours, perdu aufond de cette béatitude.

Elle le regarda, les yeux fixes, tandis qu’une courte flammes’allumait dans la tendresse de son regard. Elle reprit, soumiseencore :

– Je serai comme il plaira à tes caprices. Je faisais de lamusique, autrefois ; j’étais une demoiselle savante, qu’onélevait pour tous les charmes… Je retournerai à l’école, je meremettrai à la musique. Si tu désires m’entendre jouer un air quetu aimes, tu n’auras qu’à me l’indiquer, je l’apprendrai pendantdes mois, pour te le faire entendre, un soir chez nous, dans unechambre bien close, dont nous aurons tiré toutes les draperies. Ettu me récompenseras d’un seul baiser… Veux-tu ? Un baiser surles lèvres qui te rendra ton amour. Tu me prendras et tu pourras mebriser entre tes bras.

– Oui, oui, murmura-t-il, ne répondant toujours qu’à sespropres pensées, mes grands plaisirs ont d’abord été d’allumer lescierges, de préparer les burettes, de porter le Missel, les mainsjointes. Plus tard, j’ai goûté l’approche lente de Dieu, et j’aicru mourir d’amour… Je n’ai pas d’autres souvenirs. Je ne saisrien. Quand je lève la main, c’est pour une bénédiction. Quandj’avance les lèvres, c’est pour un baiser donné à l’autel. Si jecherche mon cœur, je ne le trouve plus : je l’ai offert àDieu, qui l’a pris.

Elle devint très pâle, les yeux ardents. Elle continua, avec untremblement dans la voix :

– Et je veux que ma fille ne me quitte pas. Tu pourras, situ le juges bon, envoyer le garçon au collège. Je garderai la chèreblondine dans mes jupes. C’est moi qui lui apprendrai à lire.Oh ! je me souviendrai, je prendrai des maîtres, si j’aioublié mes lettres… Nous vivrons avec tout ce petit monde dans lesjambes. Tu seras heureux, n’est-ce pas ? Réponds, dis-moi quetu auras chaud, que tu souriras, que tu ne regretterasrien ?

– J’ai pensé souvent aux saints de pierre qu’on encensedepuis des siècles, au fond de leur niche, dit-il à voix trèsbasse. À la longue, ils doivent être baignés d’encens jusqu’auxentrailles… Et moi je suis comme un de ces saints. J’ai de l’encensjusque dans le dernier pli de mes organes. C’est cet embaumementqui fait ma sérénité, la mort tranquille de ma chair, la paix queje goûte à ne pas vivre… Ah ! que rien ne me dérange de monimmobilité ! Je resterai froid, rigide, avec le sourire sansfin de mes lèvres de granit, impuissant à descendre parmi leshommes. Tel est mon seul désir.

Elle se leva, irritée, menaçante. Elle le secoua, encriant :

– Que dis-tu ? Que rêves-tu là, tout haut ?… Nesuis-je pas ta femme ? N’es-tu pas venu pour être monmari ?

Lui, tremblait plus fort, se reculait.

– Non, laisse-moi, j’ai peur, balbutia-t-il.

– Et notre vie commune, et notre bonheur, et nosenfants ?

– Non, non, j’ai peur.

Puis, il jeta ce cri suprême :

– Je ne peux pas ! je ne peux pas !

Alors, pendant un instant, elle resta muette, en face dumalheureux, qui grelottait à ses pieds. Une flamme sortait de sonvisage. Elle avait ouvert les bras, comme pour le prendre, leserrer contre elle, dans un élan courroucé de désir. Mais elleparut réfléchir ; elle ne lui saisit que la main, elle le mitdebout.

– Viens ! dit-elle.

Et elle le mena sous l’arbre géant, à la place même où elles’était livrée, et où il l’avait possédée. C’était la même ombre defélicité, le même tronc qui respirait ainsi qu’une poitrine, lesmêmes branches qui s’étendaient au loin, pareilles à des membresprotecteurs. L’arbre restait bon, robuste, puissant, fécond. Commeau jour de leurs noces, une langueur d’alcôve, une lueur de nuitd’été mourant sur l’épaule nue d’une amoureuse, un balbutiementd’amour à peine distinct, tombant brusquement à un grand spasmemuet, traînaient dans la clairière, baignée d’une limpiditéverdâtre. Et, au loin, le Paradou, malgré le premier frisson del’automne, retrouvait, lui aussi, ses chuchotements ardents. Ilredevenait complice. Du parterre, du verger, des prairies, de laforêt, des grandes roches, du vaste ciel, arrivait de nouveau unrire de volupté, un vent qui semait sur son passage une poussièrede fécondation. Jamais le jardin, aux plus tièdes soirées deprintemps, n’avait des tendresses si profondes qu’aux derniersbeaux jours, lorsque les plantes s’endormaient en se disant adieu.L’odeur des germes mûrs charriait une ivresse de désir, à traversles feuilles plus rares.

– Entends-tu, entends-tu ? balbutiait Albine àl’oreille de Serge, qu’elle avait laissé tomber sur l’herbe, aupied de l’arbre.

Serge pleurait.

– Tu vois bien que le Paradou n’est pas mort. Il nous criede nous aimer. Il veut toujours notre mariage… Oh !souviens-toi ! Prends-moi à ton cou. Soyons l’un àl’autre.

Serge pleurait.

Elle ne dit plus rien. Elle le prit elle-même, d’une étreintefarouche. Ses lèvres se collèrent sur ce cadavre pour leressusciter. Et Serge n’eut encore que des larmes.

Au bout d’un grand silence, Albine parla. Elle était debout,méprisante, résolue.

– Va-t’en ! dit-elle à voix basse.

Serge se leva d’un effort. Il ramassa son bréviaire qui avaitroulé dans l’herbe. Il s’en alla.

– Va-t’en ! répétait Albine qui le suivait, lechassant devant elle, haussant la voix.

Et elle le poussa ainsi de buisson en buisson, elle lereconduisit à la brèche, au milieu des arbres graves. Et là, commeSerge hésitait, le front bas, elle lui cria violemment :

– Va-t’en ! va-t’en !

Puis, lentement, elle rentra dans le Paradou, sans tourner latête. La nuit tombait, le jardin n’était plus qu’un grand cercueild’ombre.

Chapitre 13

 

Frère Archangias, réveillé, debout sur la brèche, donnait descoups de bâton contre les pierres, en jurant abominablement.

– Que le diable leur casse les cuisses ! Qu’il lescloue au derrière l’un de l’autre comme des chiens ! Qu’il lestraîne par les pieds, le nez dans leur ordure !

Mais quand il vit Albine chassant le prêtre, il resta un moment,surpris. Puis, il tapa plus fort, il fut pris d’un rireterrible.

– Adieu, la gueuse ! Bon voyage ! Retourneforniquer avec tes loups… Ah ! tu n’as pas assez d’un saint.Il te faut des reins autrement solides. Il te faut des chênes.Veux-tu mon bâton ? Tiens ! couche avec ! Voilà legaillard qui te contentera.

Et, à toute volée, il jeta son bâton derrière Albine, dans lecrépuscule. Puis, regardant l’abbé Mouret, il gronda.

– Je vous savais là-dedans. Les pierres étaient dérangées…Écoutez, monsieur le curé, votre faute a fait de moi votresupérieur, Dieu vous dit par ma bouche que l’enfer n’a pas detourments assez effroyables pour les prêtres enfoncés dans lachair. S’il daigne vous pardonner, il sera trop bon, il gâtera sajustice.

À pas lents, tous deux redescendaient vers les Artaud. Le prêtren’avait pas ouvert les lèvres. Peu à peu, il relevait la tête, ilne tremblait plus. Quand il aperçut, au loin, sur le ciel violâtre,la barre noire du Solitaire, avec la tache rouge des tuiles del’église, il eut un faible sourire. Dans ses yeux clairs, se levaitune grande sérénité.

Cependant, le Frère, de temps à autre, donnait un coup de pied àun caillou. Puis, il se tournait, il apostrophait soncompagnon.

– Est-ce fini, cette fois ?… Moi, quand j’avais votreâge, j’étais possédé ; un démon me mangeait les reins. Etpuis, il s’est ennuyé, il s’en est allé. Je n’ai plus de reins. Jevis tranquille… Oh ! je savais bien que vous viendriez. Voilàtrois semaines que je vous guette. Je regardais dans le jardin, parle trou du mur. J’aurais voulu couper les arbres. Souvent, j’aijeté des pierres. Quand je cassais une branche, j’étais content…Dites, c’est donc extraordinaire, ce qu’on goûtelà-dedans ?

Il avait arrêté l’abbé Mouret au milieu de la route, en leregardant avec des yeux luisant d’une terrible jalousie. Lesdélices entrevues du Paradou le torturaient. Depuis des semaines,il était resté sur le seuil, flairant de loin les jouissancesdamnables. Mais l’abbé restant muet, il se remit à marcher,ricanant, grognant des paroles équivoques. Et, haussant le ton.

– Voyez-vous, quand un prêtre fait ce que vous avez fait,il scandalise tous les autres prêtres… Moi-même, je ne me sentaisplus chaste, à marcher à côté de vous. Vous empoisonniez le sexe… Àcette heure, vous voilà raisonnable. Allez, vous n’avez pas besoinde vous confesser. Je connais ce coup de bâton-là. Le ciel vous acassé les reins comme aux autres. Tant mieux ! tantmieux !

Il triomphait, il tapait des mains. L’abbé ne l’écoutait pas,perdu dans une rêverie. Son sourire avait grandi. Et quand le Frèrel’eut quitté devant la porte du presbytère, il fit le tour, ilentra dans l’église. Elle était toute grise, comme par ce terriblesoir de pluie, où la tentation l’avait si rudement secoué. Maiselle restait pauvre et recueillie, sans ruissellement d’or, sanssouffles d’angoisse, venus de la campagne. Elle gardait un silencesolennel. Seule, une haleine de miséricorde semblait l’emplir.

Agenouillé devant le grand Christ de carton peint, pleurant deslarmes qu’il laissait couler sur ses joues comme autant de joies,le prêtre murmurait :

– Ô mon Dieu, il n’est pas vrai que vous soyez sans pitié.Je le sens, vous m’avez déjà pardonné. Je le sens à votre grâce,qui, depuis des heures, redescend en moi, goutte à goutte, enm’apportant le salut d’une façon lente et certaine… Ô mon Dieu,c’est au moment où je vous abandonnais, que vous me protégiez avecle plus d’efficacité. Vous vous cachiez de moi pour mieux meretirer du mal. Vous laissiez ma chair aller en avant, afin de meheurter contre son impuissance… Et, maintenant, ô mon Dieu, je voisque vous m’aviez à jamais marqué de votre sceau, ce sceauredoutable, plein de délices, qui met un homme hors des hommes, etdont l’empreinte est si ineffaçable, qu’elle reparaît tôt ou tard,même sur les membres coupables. Vous m’avez brisé dans le péché etdans la tentation. Vous m’avez dévasté de votre flamme. Vous avezvoulu qu’il n’y eût plus que des ruines en moi, pour y descendre ensécurité. Je suis une maison vide où vous pouvez habiter… Soyezbéni, ô mon Dieu !

Il se prosternait, il balbutiait dans la poussière. L’égliseétait victorieuse ; elle restait debout, au-dessus de la têtedu prêtre, avec ses autels, son confessionnal, sa chaire, sescroix, ses images saintes. Le monde n’existait plus. La tentations’était éteinte, ainsi qu’un incendie désormais inutile à lapurification de cette chair. Il entrait dans la paix surhumaine. Iljetait ce cri suprême :

– En dehors de la vie, en dehors des créatures, en dehorsde tout, je suis à vous, ô mon Dieu, à vous seul,éternellement !

Chapitre 14

 

À cette heure, Albine, dans le Paradou, rôdait encore, traînantl’agonie muette d’une bête blessée. Elle ne pleurait plus. Elleavait un visage blanc, traversé au front d’un grand pli. Pourquoidonc souffrait-elle toute cette mort ? De quelle fauteétait-elle coupable, pour que, brusquement, le jardin ne lui tîntplus les promesses qu’il lui faisait depuis l’enfance. Et elles’interrogeait, allant devant elle, sans voir les allées où l’ombrecoulait peu à peu. Pourtant, elle avait toujours obéi aux arbres.Elle ne se souvenait pas d’avoir cassé une fleur. Elle était restéela fille aimée des verdures, les écoutant avec soumission,s’abandonnant à elles, pleine de foi dans les bonheurs qu’elles luiréservaient. Lorsque, au dernier jour, le Paradou lui avait crié dese coucher sous l’arbre géant, elle s’était couchée, elle avaitouvert les bras, répétant la leçon soufflée par les herbes. Alors,si elle ne trouvait rien à se reprocher, c’était donc le jardin quila trahissait, qui la torturait, pour la seule joie de la voirsouffrir.

Elle s’arrêta, elle regarda autour d’elle. Les grandes massessombres des feuillages gardaient un silence recueilli, lessentiers, où des murs noirs se bâtissaient, devenaient des impassesde ténèbres ; les nappes de gazon, au loin, endormaient lesvents qui les effleuraient. Et elle tendit les mains désespérément,elle eut un cri de protestation. Cela ne pouvait finir ainsi. Maissa voix s’étouffa sous les arbres silencieux. Trois fois, elleconjura le Paradou de répondre, sans qu’une explication lui vîntdes hautes branches, sans qu’une seule feuille la prît en pitié.Puis, quand elle se fut remise à rôder, elle se sentit marcher dansla fatalité de l’hiver. Maintenant qu’elle ne questionnait plus laterre en créature révoltée, elle entendait une voix basse courantau ras du sol, la voix d’adieu des plantes, qui se souhaitaient unemort heureuse. Avoir bu le soleil de toute une saison, avoir vécutoujours en fleurs, s’être exhalé en un parfum continu, puis s’enaller au premier tourment, avec l’espoir de repousser quelque part,n’était-ce pas une vie assez longue, une vie bien remplie, quegâterait un entêtement à vivre davantage ? Ah ! comme ondevait être bien, morte, ayant une nuit sans fin devant soi, poursonger à la courte journée vécue, pour en fixer éternellement lesjoies fugitives !

Elle s’arrêta de nouveau, mais elle ne protesta plus, au milieudu grand recueillement du Paradou. Elle croyait comprendre, à cetteheure. Sans doute, le jardin lui ménageait la mort comme unejouissance suprême. C’était à la mort qu’il l’avait conduite d’unesi tendre façon. Après l’amour, il n’y avait plus que la mort. Etjamais le jardin ne l’avait tant aimée ; elle s’était montréeingrate en l’accusant, elle restait sa fille la plus chère. Lesfeuillages silencieux, les sentiers barrés de ténèbres, lespelouses où le vent s’assoupissait, ne se taisaient que pourl’inviter à la joie d’un long silence. Ils la voulaient avec eux,dans le repos du froid ; ils rêvaient de l’emporter, rouléeparmi les feuilles sèches, les yeux glacés comme l’eau des sources,les membres raidis comme les branches nues, le sang dormant lesommeil de la sève. Elle vivrait leur existence jusqu’au bout,jusqu’à leur mort. Peut-être avaient-ils déjà résolu qu’à la saisonprochaine elle serait un rosier du parterre, un saule blond desprairies, ou un jeune bouleau de la forêt. C’était la grande loi dela vie : elle allait mourir.

Alors, une dernière fois, elle reprit sa course à travers lejardin, en quête de la mort. Quelle plante odorante avait besoin deses cheveux pour accroître le parfum de ses feuilles ? Quellefleur lui demandait le don de sa peau de satin, la blancheur purede ses bras, la laque tendre de sa gorge ? À quel arbustemalade devait-elle offrir son jeune sang ? Elle aurait vouluêtre utile aux herbes qui végétaient sur le bord des allées, setuer là, pour qu’une verdure poussât d’elle, superbe, grasse,pleine d’oiseaux en mai et ardemment caressée du soleil. Mais leParadou resta muet longtemps encore, ne se décidant pas à luiconfier dans quel dernier baiser il l’emporterait. Elle dutretourner partout, refaire le pèlerinage de ses promenades. La nuitétait presque entièrement tombée, et il lui semblait qu’elleentrait peu à peu dans la terre. Elle monta aux grandes roches, lesinterrogeant, leur demandant si c’était sur leurs lits de caillouxqu’il lui fallait expirer. Elle traversa la forêt, attendant, avecun désir qui ralentissait sa marche, que quelque chêne s’écroulâtet l’ensevelît dans la majesté de sa chute. Elle longea lesrivières des prairies, se penchant presque à chaque pas, regardantau fond des eaux si une couche ne lui était pas préparée, parmi lesnénuphars. Nulle part, la mort ne l’appelait, ne lui tendait sesmains fraîches. Cependant, elle ne se trompait point. C’était bienle Paradou qui allait lui apprendre à mourir, comme il lui avaitappris à aimer. Elle recommença à battre les buissons, plus affaméequ’aux matinées tièdes où elle cherchait l’amour. Et, tout d’uncoup, au moment où elle arrivait au parterre, elle surprit la mort,dans les parfums du soir. Elle courut, elle eut un rire de volupté.Elle devait mourir avec les fleurs.

D’abord, elle courut au bois de roses. Là, dans la dernièrelueur du crépuscule, elle fouilla les massifs, elle cueillit toutesles roses qui s’alanguissaient aux approches de l’hiver. Elle lescueillait à terre, sans se soucier des épines ; elle lescueillait devant elle, des deux mains ; elle les cueillaitau-dessus d’elle, se haussant sur les pieds, ployant les arbustes.Une telle hâte la poussait, qu’elle cassait les branches, elle quiavait le respect des moindres brins d’herbe. Bientôt elle eut desroses plein les bras, un fardeau de roses sous lequel ellechancelait. Puis, elle rentra au pavillon, ayant dépouillé le bois,emportant jusqu’aux pétales tombés ; et quand elle eut laisséglisser sa charge de roses sur le carreau de la chambre au plafondbleu, elle redescendit dans le parterre.

Alors, elle chercha les violettes. Elle en faisait des bouquetsénormes qu’elle serrait un à un contre sa poitrine. Ensuite, ellechercha les œillets, coupant tout jusqu’aux boutons, liant desgerbes géantes d’œillets blancs, pareilles à des jattes de lait,des gerbes géantes d’œillets rouges, pareilles à des jattes desang. Et elle chercha encore les quarantaines, les belles-de-nuit,les héliotropes, les lis ; elle prenait à poignée lesdernières tiges épanouies des quarantaines, dont elle froissaitsans pitié les ruches de satin ; elle dévastait les corbeillesde belles-de-nuit, ouvertes à peine à l’air du soir ; ellefauchait le champ des héliotropes, ramassant en tas sa moisson defleurs ; elle mettait sous ses bras des paquets de lis, commedes paquets de roseaux. Lorsqu’elle fut de nouveau chargée, elleremonta au pavillon jeter, à côté des roses, les violettes, lesœillets, les quarantaines, les belles-de-nuit, les héliotropes, leslis. Et, sans reprendre haleine, elle redescendit.

Cette fois, elle se rendit à ce coin mélancolique qui étaitcomme le cimetière du parterre. Un automne brûlant y avait mis uneseconde poussée des fleurs du printemps. Elle s’acharna surtout surdes plates-bandes de tubéreuses et de jacinthes, à genoux au milieudes herbes, menant sa récolte avec des précautions d’avare. Lestubéreuses semblaient pour elle des fleurs précieuses, qui devaientdistiller goutte à goutte de l’or, des richesses, des biensextraordinaires. Les jacinthes, toutes perlées de leurs grainsfleuris, étaient comme des colliers dont chaque perle allait luiverser des joies ignorées aux hommes. Et, bien qu’elle disparûtdans la brassée de jacinthes et de tubéreuses qu’elle avait coupée,elle ravagea plus loin un champ de pavots, elle trouva moyen deraser encore un champ de soucis. Par-dessus les tubéreuses,par-dessus les jacinthes, les soucis et les pavots s’entassèrent.Elle revint en courant se décharger dans la chambre au plafondbleu, veillant à ce que le vent ne lui volât pas un pistil. Elleredescendit.

Qu’allait-elle cueillir maintenant ? Elle avait moissonnéle parterre entier. Quand elle se haussait sur les pieds, elle nevoyait plus, sous l’ombre encore grise, que le parterre mort,n’ayant plus les yeux tendres de ses roses, le rire rouge de sesœillets, les cheveux parfumés de ses héliotropes. Pourtant, elle nepouvait remonter les bras vides. Et elle s’attaqua aux herbes, auxverdures ; elle rampa, la poitrine contre le sol, cherchantdans une suprême étreinte de passion à emporter la terre elle-même.Ce fut la moisson des plantes odorantes, les citronnelles, lesmenthes, les verveines, dont elle emplissait sa jupe. Ellerencontra une bordure de baume et n’en laissa pas une feuille. Elleprit même deux grands fenouils, qu’elle jeta sur ses épaules, ainsique deux arbres. Si elle avait pu, entre ses dents serrées, elleaurait emmené derrière elle toute la nappe verte du parterre. Puis,au seuil du pavillon, elle se tourna, elle jeta un dernier regardsur le Paradou. Il était noir ; la nuit, tombée complètement,lui avait jeté un drap noir sur la face. Et elle monta, pour neplus redescendre.

La grande chambre, bientôt, fut parée. Elle avait posé une lampeallumée sur la console. Elle triait les fleurs amoncelées au milieudu carreau, elle en faisait de grosses touffes qu’elle distribuaità tous les coins. D’abord, derrière la lampe sur la console, ellemit les lis, une haute dentelle qui attendrissait la lumière de sapureté blanche. Puis, elle porta des poignées d’œillets et dequarantaines sur le vieux canapé, dont l’étoffe peinte était déjàsemée de bouquets rouges, fanés depuis cent ans ; et l’étoffedisparut, le canapé allongea contre le mur un massif dequarantaines hérissé d’œillets. Elle rangea alors les quatrefauteuils devant l’alcôve ; elle emplit le premier de soucis,le second de pavots, le troisième de belles-de-nuit, le quatrièmed’héliotropes ; les fauteuils, noyés, ne montrant que desbouts de leurs bras, semblaient des bornes de fleurs. Enfin, ellesongea au lit. Elle roula près du chevet une petite table, surlaquelle elle dressa un tas énorme de violettes. Et, à largesbrassées, elle couvrit entièrement le lit de toutes les jacintheset de toutes les tubéreuses qu’elle avait apportées ; lacouche était si épaisse, qu’elle débordait sur le devant, auxpieds, à la tête, dans la ruelle, laissant couler des traînées degrappes. Le lit n’était plus qu’une grande floraison. Cependant,les roses restaient. Elle les jeta au hasard, un peu partout ;elle ne regardait même pas où elles tombaient ; la console, lecanapé, les fauteuils, en reçurent ; un coin du lit en futinondé. Pendant quelques minutes, il plut des roses, à grossestouffes, une averse de fleurs lourdes comme des gouttes d’orage,qui faisaient des mares dans les trous du carreau. Mais le tas nediminuant guère, elle finit par en tresser des guirlandes qu’ellependit aux murs. Les Amours de plâtre qui polissonnaient au-dessusde l’alcôve eurent des guirlandes de roses au cou, aux bras, autourdes reins ; leurs ventres nus, leurs culs nus furent touthabillés de roses. Le plafond bleu, les panneaux ovales encadrés denœuds de ruban couleur chair, les peintures érotiques mangées parle temps, se trouvèrent tendus d’un manteau de roses, d’unedraperie de roses. La grande chambre était parée. Maintenant, ellepouvait y mourir.

Un instant, elle resta debout, regardant autour d’elle. Ellesongeait, elle cherchait si la mort était là. Et elle ramassa lesverdures odorantes, les citronnelles, les menthes, les verveines,les baumes, les fenouils ; elle les tordit, les plia, enfabriqua des tampons, à l’aide desquels elle alla boucher lesmoindres fentes, les moindres trous de la porte et des fenêtres.Puis, elle tira les rideaux de calicot blanc, cousus à gros points.Et, muette, sans un soupir, elle se coucha sur le lit, sur lafloraison des jacinthes et des tubéreuses.

Là, ce fut une volupté dernière. Les yeux grands ouverts, ellesouriait à la chambre. Comme elle avait aimé, dans cettechambre ! Comme elle y mourait heureuse ! À cette heure,rien d’impur ne lui venait plus des Amours de plâtre, rien detroublant ne descendait plus des peintures, où des membres de femmese vautraient. Il n’y avait, sous le plafond bleu, que le parfumétouffant des fleurs. Et il semblait que ce parfum ne fût autre quel’odeur d’amour ancien dont l’alcôve était toujours restée tiède,une odeur grandie, centuplée, devenue si forte, qu’elle soufflaitl’asphyxie. Peut-être était-ce l’haleine de la dame morte là, il yavait un siècle. Elle se trouvait ravie à son tour, dans cettehaleine. Ne bougeant point, les mains jointes sur son cœur, ellecontinuait à sourire, elle écoutait les parfums qui chuchotaientdans sa tête bourdonnante. Ils lui jouaient une musique étrange desenteurs qui l’endormait lentement, très doucement. D’abord,c’était un prélude gai, enfantin : ses mains, qui avaienttordu les verdures odorantes, exhalaient l’âpreté des herbesfoulées, lui contaient ses courses de gamine au milieu dessauvageries du Paradou. Ensuite, un chant de flûte se faisaitentendre, de petites notes musquées qui s’égrenaient du tas deviolettes posé sur la table, près du chevet ; et cette flûte,brodant sa mélodie sur l’haleine calme, l’accompagnement régulierdes lis de la console, chantait les premiers charmes de son amour,le premier aveu, le premier baiser sous la futaie. Mais ellesuffoquait davantage, la passion arrivait avec l’éclat brusque desœillets, à l’odeur poivrée, dont la voix de cuivre dominait unmoment toutes les autres. Elle croyait qu’elle allait agoniser dansla phrase maladive des soucis et des pavots, qui lui rappelait lestourments de ses désirs. Et, brusquement, tout s’apaisait, ellerespirait plus librement, elle glissait à une douceur plus grande,bercée par une gamme descendante des quarantaines, se ralentissant,se noyant, jusqu’à un cantique adorable des héliotropes, dont leshaleines de vanille disaient l’approche des noces. Lesbelles-de-nuit piquaient çà et là un trille discret. Puis, il y eutun silence. Les roses, languissamment, firent leur entrée. Duplafond coulèrent des voix, un chœur lointain. C’était un ensemblelarge, qu’elle écouta au début avec un léger frisson. Le chœurs’enfla, elle fut bientôt toute vibrante des sonorités prodigieusesqui éclataient autour d’elle. Les noces étaient venues, lesfanfares des roses annonçaient l’instant redoutable. Elle, lesmains de plus en plus serrées contre son cœur, pâmée, mourante,haletait. Elle ouvrait la bouche, cherchant le baiser qui devaitl’étouffer, quand les jacinthes et les tubéreuses fumèrent,l’enveloppèrent d’un dernier soupir, si profond, qu’il couvrit lechœur des roses. Albine était morte dans le hoquet suprême desfleurs.

Chapitre 15

 

Le lendemain, vers trois heures, la Teuse et Frère Archangias,qui causaient sur le perron du presbytère, virent le cabriolet dudocteur Pascal traverser le village, au grand galop du cheval. Deviolents coups de fouet sortaient de la capote baissée.

– Où court-il donc comme ça ? murmura la vieilleservante. Il va se casser le cou.

Le cabriolet était arrivé au bas du tertre, sur lequel l’égliseétait bâtie. Brusquement, le cheval se cabra, s’arrêta ; et latête du docteur, toute blanche, toute ébouriffée, s’allongea sousla capote.

– Serge est-il là ? cria-t-il d’une voix furieuse.

La Teuse s’était avancée au bord du tertre.

– Monsieur le curé est dans sa chambre, répondit-elle. Ildoit lire son bréviaire… Vous avez quelque chose à lui dire ?Voulez-vous que je l’appelle ?

L’oncle Pascal, dont le visage paraissait bouleversé, eut ungeste terrible de sa main droite, qui tenait le fouet. Il reprit,se penchant davantage, au risque de tomber :

– Ah ! il lit son bréviaire !… Non, ne l’appelezpas. Je l’étranglerais, et c’est inutile… J’ai à lui dire qu’Albineest morte, entendez-vous ! Dites-lui qu’elle est morte, de mapart !

Et il disparut, il lança à son cheval un si rude coup de fouet,que la bête s’emporta. Mais, vingt pas plus loin, il l’arrêta denouveau, allongeant encore la tête, criant plus fort :

– Dites-lui aussi de ma part qu’elle était enceinte !Ça lui fera plaisir.

Le cabriolet reprit sa course folle. Il montait avec des cahotsinquiétants la route pierreuse des coteaux, qui menait au Paradou.La Teuse était restée toute suffoquée. Frère Archangias ricanait,en fixant sur elle des yeux où flambait une joie farouche. Et ellele poussa, elle faillit le faire tomber, le long des marches duperron.

– Allez-vous-en, bégayait-elle, se fâchant à son tour, sesoulageant sur lui. Je finirai par vous détester, vous !…Est-il possible de se réjouir de la mort du monde ! Moi, je nel’aimais pas cette fille. Mais quand on meurt à son âge, ce n’estpas gai… Allez-vous-en, tenez ! Ne riez plus comme ça, ou jevous jette mes ciseaux à la figure !

C’était vers une heure seulement qu’un paysan, venu à Plassanspour vendre ses légumes, avait appris au docteur Pascal la mortd’Albine, en ajoutant que Jeanbernat le demandait. Maintenant, ledocteur se sentait un peu soulagé par le cri qu’il venait de jeter,en passant devant l’église. Il s’était détourné de son chemin, afinde se donner cette satisfaction. Il se reprochait cette mort commeun crime dans lequel il aurait trempé. Tout le long de la route, iln’avait cessé de s’accabler d’injures, s’essuyant les yeux pourvoir clair à conduire son cheval, poussant le cabriolet sur les tasde pierres, avec la sourde envie de culbuter et de se casserquelque membre. Lorsqu’il se fut engagé dans le chemin creuxlongeant la muraille interminable du parc, une espérance lui vint.Peut-être qu’Albine n’était qu’en syncope. Le paysan lui avaitconté qu’elle s’était asphyxiée avec des fleurs. Ah ! s’ilarrivait à temps, s’il pouvait la sauver ! Et il tapaitférocement sur son cheval, comme s’il eût tapé sur lui.

La journée était fort belle. Ainsi qu’aux beaux jours de mai, lepavillon lui apparut tout baigné de soleil. Mais le lierre quimontait jusqu’au toit avait des feuilles tachées de rouille, et lesmouches à miel ne ronflaient plus autour des giroflées, grandiesentre les fentes. Il attacha vivement son cheval, il poussa labarrière du petit jardin. C’était toujours ce grand silence, danslequel Jeanbernat fumait sa pipe. Seulement, le vieux n’était pluslà, sur son banc, devant ses salades.

– Jeanbernat ! appela le docteur.

Personne ne répondit. Alors, en entrant dans le vestibule, ilvit une chose qu’il n’avait jamais vue. Au fond du couloir, au basde la cage noire de l’escalier, une porte était ouverte sur leParadou ; l’immense jardin, sous le soleil pâle, roulait sesfeuilles jaunes, étendait sa mélancolie d’automne. Il franchit leseuil de cette porte, il fit quelques pas sur l’herbe humide.

– Ah ! c’est vous, docteur ! dit la voix calme deJeanbernat.

Le vieux, à grands coups de bêche, creusait un trou, au piedd’un mûrier. Il avait redressé sa haute taille, en entendant despas. Puis, il s’était remis à la besogne, enlevant d’un seul effortune motte énorme de terre grasse.

– Que faites-vous donc là ? demanda le docteurPascal.

Jeanbernat se redressa de nouveau. Il essuyait la sueur de sonfront sur la manche de sa veste.

– Je fais un trou, répondit-il simplement. Elle a toujoursaimé le jardin. Elle sera bien là pour dormir.

Le docteur sentit l’émotion l’étrangler. Il resta un instant aubord de la fosse, sans pouvoir parler. Il regardait Jeanbernatdonner ses rudes coups de bêche.

– Où est-elle ? dit-il enfin.

– Là-haut, dans sa chambre. Je l’ai laissée sur le lit. Jeveux que vous lui écoutiez le cœur, avant de la mettre là-dedans…Moi, j’ai écouté je n’ai rien entendu.

Le docteur monta. La chambre n’avait pas été touchée. Seule, unefenêtre était ouverte. Les fleurs, fanées, étouffées dans leurpropre parfum, ne mettaient plus là que la senteur fade de leurchair morte. Au fond de l’alcôve, pourtant, restait une chaleurd’asphyxie, qui semblait couler dans la chambre et s’échapperencore par minces filets de fumée. Albine, très blanche, les mainssur son cœur, dormait avec un sourire, au milieu de sa couche dejacinthes et de tubéreuses. Et elle était bien heureuse, elle étaitbien morte. Debout devant le lit, le docteur la regarda longuement,avec cette fixité des savants qui tentent des résurrections. Puis,il ne voulut pas même déranger ses mains jointes ; il la baisaau front, à cette place que sa maternité avait déjà tachée d’uneombre légère. En bas, dans le jardin, la bêche de Jeanbernatenfonçait toujours ses coups sourds et réguliers.

Cependant, au bout d’un quart d’heure, le vieux monta. Il avaitfini sa besogne. Il trouva le docteur assis devant le lit, plongédans une telle songerie, qu’il paraissait ne pas sentir les grosseslarmes coulant une à une sur ses joues. Les deux hommesn’échangèrent qu’un regard. Puis, après un silence :

– Allez, j’avais raison, dit lentement Jeanbernat, répétantson geste large, il n’y a rien, rien, rien… Tout ça, c’est de lafarce.

Il restait debout, il ramassait les roses tombées du lit, qu’iljetait une à une sur les jupes d’Albine.

– Les fleurs, ça ne vit qu’un jour, dit-il encore ;tandis que les mauvaises orties comme moi, ça use les pierres où çapousse… Maintenant, bonsoir, je puis crever. On m’a soufflé mondernier coin de soleil. C’est de la farce.

Et il s’assit à son tour. Il ne pleurait pas, il avait ledésespoir raide d’un automate dont la mécanique se casse.Machinalement, il allongea la main, il prit un livre sur la petitetable couverte de violettes. C’était un des bouquins du grenier, unvolume dépareillé d’Holbach, qu’il lisait depuis le matin, enveillant le corps d’Albine. Comme le docteur se taisait toujours,accablé, il se remit à tourner les pages. Mais une idée lui vinttout d’un coup.

– Si vous m’aidiez, dit-il au docteur, nous la descendrionsà nous deux, nous l’enterrerions avec toutes ces fleurs.

L’oncle Pascal eut un frisson. Il expliqua qu’il n’était paspermis de garder ainsi les morts.

– Comment, ce n’est pas permis ! cria le vieux. Ehbien ! je me le permettrai !… Est-ce qu’elle n’est pas àmoi ? Est-ce que vous croyez que je vais me la laisser prendrepar les curés ? Qu’ils essayent, s’ils veulent être reçus àcoups de fusil.

Il s’était levé, il brandissait terriblement son livre. Ledocteur lui saisit les mains, les serra contre les siennes, en leconjurant de se calmer. Pendant longtemps, il parla, disant tout cequi lui venait aux lèvres ; il s’accusait, il laissaitéchapper des lambeaux d’aveux, il revenait vaguement à ceux quiavaient tué Albine.

– Écoutez, dit-il enfin, elle n’est plus à vous, il faut laleur rendre.

Mais Jeanbernat hochait la tête, refusant du geste. Il étaitébranlé, cependant. Il finit par dire :

– C’est bien. Qu’ils la prennent et qu’elle leur casse lesbras ! Je voudrais qu’elle sortît de leur terre pour les tuertous de peur… D’ailleurs, j’ai une affaire à régler là-bas. J’iraidemain… Adieu, docteur. Le trou sera pour moi.

Et, quand le docteur fut parti, il se rassit au chevet de lamorte, et reprit gravement la lecture de son livre.

Chapitre 16

 

Ce matin-là, il y avait un grand remue-ménage, dans labasse-cour du presbytère. Le boucher des Artaud venait de tuerMathieu, le cochon, sous le hangar. Désirée, enthousiasmée, avaittenu les pieds de Mathieu, pendant qu’on le saignait, le baisantsur l’échine pour qu’il sentît moins le couteau, lui disant qu’ilfallait bien qu’on le tuât, maintenant qu’il était si gras.Personne comme elle ne tranchait la tête d’une oie d’un seul coupde hachette, ou n’ouvrait le gosier d’une poule avec une paire deciseaux. Son amour des bêtes acceptait très gaillardement cemassacre. C’était nécessaire, disait-elle ; ça faisait de laplace aux petits qui poussaient. Et elle était très gaie.

– Mademoiselle, grondait la Teuse à chaque minute, vousallez vous faire mal. Ça n’a pas de bon sens, de se mettre dans unétat pareil, parce qu’on tue un cochon. Vous êtes rouge comme sivous aviez dansé tout un soir.

Mais Désirée tapait des mains, tournait, s’occupait. La Teuse,elle, avait les jambes qui lui rentraient dans le corps, ainsiqu’elle le disait. Depuis le matin six heures, elle roulait samasse énorme, de la cuisine à la basse-cour. Elle devait faire leboudin. C’était elle qui avait battu le sang, deux larges terrinestoutes roses au grand soleil. Et jamais elle n’aurait fini, parceque mademoiselle l’appelait toujours, pour des riens. Il faut direqu’à l’heure même où le boucher saignait Mathieu, Désirée avait euune grosse émotion, en entrant dans l’écurie. Lise, la vache, étaiten train d’y accoucher. Alors, saisie d’une joie extraordinaire,elle avait achevé de perdre la tête.

– Un s’en va, un autre arrive ! cria-t-elle, sautant,pirouettant sur elle-même. Mais viens donc voir, laTeuse !

Il était onze heures. Par moments, un chant sortait de l’église.On saisissait un murmure confus de voix désolées, un balbutiementde prière, d’où montaient brusquement des lambeaux de phraseslatines, jetés à pleine voix.

– Viens donc ! répéta Désirée pour la vingtièmefois.

– Il faut que j’aille sonner, murmura la vieilleservante ; jamais je n’aurai fini… Qu’est-ce que vous voulezencore, mademoiselle ?

Mais elle n’attendit pas la réponse. Elle se jeta au milieud’une bande de poules, qui buvaient goulûment le sang, dans lesterrines. Elle les dispersa à coups de pied, furieuse. Puis ellecouvrit les terrines, en disant :

– Ah bien ! au lieu de me tourmenter, vous feriezmieux de veiller sur ces gueuses… Si vous les laissez faire, vousn’aurez pas de boudin, comprenez-vous !

Désirée riait. Quand les poules auraient bu un peu de sang, legrand mal ! Ça les engraissait. Puis, elle voulut emmener laTeuse auprès de la vache. Celle-ci se débattait.

– Il faut que j’aille sonner… L’enterrement va sortir. Vousentendez bien.

À ce moment, dans l’église, les voix grandirent, trônèrent surun ton mourant. Un bruit de pas arriva, très distinct.

– Non, regarde, insistait Désirée en la poussant versl’écurie. Dis-moi ce qu’il faut que je fasse.

La vache, étendue sur la litière, tourna la tête, les suivit deses gros yeux. Et Désirée prétendait qu’elle avait pour sûr besoinde quelque chose. Peut-être qu’on aurait pu l’aider, pour qu’ellesouffrît moins. La Teuse haussait les épaules. Est-ce que les bêtesne savaient pas faire leurs affaires elles-mêmes ! Il nefallait pas la tourmenter, voilà tout. Elle se dirigeait enfin versla sacristie, lorsqu’en repassant devant le hangar, elle jeta unnouveau cri.

– Tenez, tenez ! dit-elle, le poing tendu. Ah !la gredine !

Sous le hangar, Mathieu, en attendant qu’on le grillât,s’allongeait, tombé sur le dos, les pattes en l’air. Le trou ducouteau, à son cou, était tout frais, avec des gouttes de sang quiperlaient. Et une petite poule blanche, l’air très délicat, piquaitune à une les gouttes de sang.

– Pardi ! elle se régale, dit simplement Désirée.

Elle s’était penchée, elle donnait des tapes sur le ventreballonné du cochon, en ajoutant :

– Hein ! mon gros, tu leur as assez de fois volé leursoupe pour qu’elles te mangent un peu le cou maintenant.

La Teuse ôta rapidement son tablier, dont elle enveloppa le coude Mathieu. Ensuite, elle se hâta, elle disparut dans l’église. Lagrande porte venait de crier sur ses gonds rouillés, une bouffée dechant s’élargissait en plein air, au milieu du soleil calme. Et,tout d’un coup, la cloche se mit à sonner, à coups réguliers.Désirée, qui était restée agenouillée devant le cochon, lui tapanttoujours sur le ventre, avait levé la tête, écoutait, sans cesserde sourire. Puis, se voyant seule, ayant regardé sournoisementautour d’elle, elle se glissa dans l’écurie, dont elle referma laporte sur elle. Elle allait aider la vache.

La petite grille du cimetière, qu’on avait voulu ouvrir toutegrande, pour laisser passer le corps, pendait contre le mur, à demiarrachée. Dans le champ vide, le soleil dormait, sur les herbessèches. Le convoi entra, en psalmodiant le dernier verset duMiserere. Et il y eut un silence.

– Requiem æternam dona ei, Domine, reprit d’unevoix grave l’abbé Mouret.

– Et lux perpetua luceat ei, ajouta FrèreArchangias, avec un mugissement de chantre.

D’abord, Vincent s’avançait, en surplis, portant la croix, unegrande croix de cuivre à moitié désargentée, qu’il levait à deuxmains, très haut. Puis, marchait l’abbé Mouret, pâle dans sachasuble noire, la tête droite, chantant sans un tremblement deslèvres, les yeux fixés au loin, devant lui. Le cierge allumé qu’iltenait tachait à peine le plein jour d’une goutte chaude. Et, àdeux pas, le touchant presque, venait le cercueil d’Albine, quequatre paysans portaient sur une sorte de brancard peint en noir.Le cercueil mal recouvert par un drap trop court montrait, auxpieds, le sapin neuf de ses planches, dans lequel les têtes desclous mettaient des étincelles d’acier. Au milieu du drap, desfleurs étaient semées, des poignées de roses blanches, de jacintheset de tubéreuses, prises au lit même de la morte.

– Faites donc attention ! cria Frère Archangias auxpaysans, lorsque ceux-ci penchèrent un peu le brancard, pour qu’ilpût passer, sans s’accrocher à la grille. Vous allez tout flanquerpar terre !

Et il retint le cercueil de sa grosse main. Il portaitl’aspersoir, faute d’un second clerc ; et il remplaçaitégalement le chantre, le garde-champêtre, qui n’avait pu venir.

– Entrez aussi, vous autres, dit-il en se tournant.

C’était un autre convoi, le petit de la Rosalie, mort la veille,dans une crise de convulsions. Il y avait là, la mère, le père, lavieille Brichet, Catherine, et deux grandes filles, la Rousse etLisa. Ces dernières tenaient le cercueil du petit, chacune par unbout.

Brusquement, les voix tombèrent. Il y eut un nouveau silence. Lacloche sonnait toujours, sans se presser, d’une façon navrée. Leconvoi traversa tout le cimetière, se dirigeant vers l’angle queformaient l’église et le mur de la basse-cour. Des vols desauterelles s’envolaient, des lézards rentraient vivement dansleurs trous. Une chaleur, lourde encore, pesait sur ce coin deterre grasse. Les petits bruits des herbes cassées sous lepiétinement du cortège prenaient un murmure de sanglotsétouffés.

– Là, arrêtez-vous, dit le Frère en barrant le chemin auxdeux grandes filles qui tenaient le petit. Attendez votre tour.Vous n’avez pas besoin d’être dans nos jambes.

Et les grandes filles posèrent le petit à terre. La Rosalie,Fortuné et la vieille Brichet s’arrêtèrent au milieu du cimetière,tandis que Catherine suivait sournoisement Frère Archangias. Lafosse d’Albine était creusée à gauche de la tombe de l’abbé Caffin,dont la pierre blanche semblait au soleil toute semée de paillettesd’argent. Le trou béant, frais du matin, s’ouvrait parmi de grossestouffes d’herbe ; sur le bord, de hautes plantes, à demiarrachées, penchaient leurs tiges ; au fond, une fleur étaittombée, tachant le noir de la terre de ses pétales rouges. Lorsquel’abbé Mouret s’avança, la terre molle céda sous ses pieds ;il dut reculer, pour ne pas rouler dans la fosse.

– Ego sum… entonna-t-il d’une voix pleine, quidominait les lamentations de la cloche.

Et, pendant l’antienne, les assistants instinctivement jetaientdes coups d’œil furtifs au fond du trou, vide encore. Vincent, quiavait planté la croix au pied de la fosse, en face du prêtre,poussait du soulier de petits filets de terre, qu’il s’amusait àregarder tomber ; et cela faisait rire Catherine, penchéederrière lui, pour mieux voir. Les paysans avaient posé la bièresur l’herbe. Ils s’étiraient les bras, pendant que Frère Archangiaspréparait l’aspersoir.

– Ici, Voriau ! appela Fortuné.

Le grand chien noir, qui était allé flairer la bière, revint enrechignant.

– Pourquoi a-t-on amené ce chien ? s’écriaRosalie.

– Pardi ! il nous a suivis, dit Lisa, en s’égayantdiscrètement.

Tout ce monde causait à demi-voix, autour du cercueil du petit.Le père et la mère l’oubliaient par moments ; puis, ils setaisaient, quand ils le retrouvaient là, entre eux, à leurspieds.

– Et le père Bambousse n’a pas voulu venir ? demandala Rousse.

La vieille Brichet leva les yeux au ciel.

– Il parlait de tout casser, hier, quand le petit est mort,murmura-t-elle. Non, ce n’est pas un bon homme, je le dis devantvous, Rosalie… Est-ce qu’il n’a pas failli m’étrangler, en criantqu’on l’avait volé, qu’il aurait donné un de ses champs de blé,pour que le petit mourût trois jours avant la noce !

– On ne pouvait pas savoir, dit d’un air malin le grandFortuné.

– Qu’est-ce que ça fait que le vieux se fâche ! ajoutaRosalie. Nous sommes mariés tout de même, maintenant.

Ils se souriaient par-dessus la petite bière, les yeux luisants.Lisa et la Rousse se poussèrent du coude. Tous redevinrent trèssérieux. Fortuné avait pris une motte de terre pour chasser Voriau,qui rôdait à présent parmi les vieilles dalles.

– Ah ! voilà que ça va être fini, souffla très bas laRousse.

Devant la fosse, l’abbé Mouret achevait le Deprofundis. Puis, il s’approcha du cercueil, à pas lents, seredressa, le regarda un instant, sans un battement de paupières. Ilsemblait plus grand, il avait une sérénité de visage qui letransfigurait. Et il se baissa, il ramassa une poignée de terrequ’il sema sur la bière en forme de croix. Il récitait, d’une voixsi claire, que pas une syllabe ne fut perdue :

– Revertitur in terram suam unde erat, et spiritusredit ad Deum qui dedit illum.

Un frisson avait couru parmi les assistants. Lisa réfléchissait,disant d’un air ennuyé :

– Ça n’est pas gai tout de même, quand on pense qu’on ypassera à son tour.

Frère Archangias avait tendu l’aspersoir au prêtre. Celui-ci lesecoua au-dessus du corps, à plusieurs reprises. Ilmurmura :

– Requiescat in pace.

– Amen, répondirent à la fois Vincent et le Frère, d’un tonsi aigu et d’un ton si grave, que Catherine dut se mettre le poingsur la bouche, pour ne pas éclater.

– Non, non, ce n’est pas gai, continuait Lisa… Il n’y aseulement personne, à cet enterrement. Sans nous, le cimetièreserait vide.

– On raconte qu’elle s’est tuée, dit la vieilleBrichet.

– Oui, je sais, interrompit la Rousse. Le Frère ne voulaitpas qu’on l’enterrât avec les chrétiens. Mais monsieur le curé arépondu que l’éternité était pour tout le monde. J’étais là…N’importe, le Philosophe aurait pu venir.

Mais la Rosalie les fit taire en murmurant :

– Eh ! regardez, le voilà, le Philosophe !

En effet, Jeanbernat entrait dans le cimetière. Il marcha droitau groupe qui se tenait autour de la fosse. Il avait son pasgaillard, si souple encore, qu’il ne faisait aucun bruit. Quand ilse fut avancé, il demeura debout derrière Frère Archangias, dont ilsembla couver un instant la nuque des yeux. Puis, comme l’abbéMouret achevait les oraisons, il tira tranquillement un couteau desa poche, l’ouvrit, et abattit, d’un seul coup, l’oreille droite duFrère.

Personne n’avait eu le temps d’intervenir. Le Frère poussa unhurlement.

– La gauche sera pour une autre fois, dit paisiblementJeanbernat en jetant l’oreille par terre.

Et il repartit. La stupeur fut telle, qu’on ne le poursuivitmême pas. Frère Archangias s’était laissé tomber sur le tas deterre fraîche retirée du trou. Il avait mis son mouchoir en tamponsur sa blessure. Un des quatre porteurs voulut l’emmener, lereconduire chez lui. Mais il refusa du geste. Il resta là,farouche, attendant, voulant voir descendre Albine dans letrou.

– Enfin, c’est notre tour, dit la Rosalie avec un légersoupir.

Cependant, l’abbé Mouret s’attardait près de la fosse, àregarder les porteurs qui attachaient le cercueil d’Albine avec descordes, pour le faire glisser sans secousse. La cloche sonnaittoujours ; mais la Teuse devait se fatiguer, car les coupss’égaraient, comme irrités de la longueur de la cérémonie. Lesoleil devenait plus chaud, l’ombre du Solitaire se promenaitlentement, au milieu des herbes toutes bossuées de tombes. Lorsquel’abbé Mouret dut se reculer, afin de ne point gêner, ses yeuxrencontrèrent le marbre de l’abbé Caffin, ce prêtre qui avait aiméet qui dormait là, si paisible, sous les fleurs sauvages.

Puis, tout d’un coup, pendant que le cercueil descendait,soutenu par les cordes, dont les nœuds lui arrachaient descraquements, un tapage effroyable monta de la basse-cour, derrièrele mur. La chèvre bêlait. Les canards, les oies, les dindes,claquaient du bec, battaient des ailes. Les poules chantaientl’œuf, toutes ensemble. Le coq fauve Alexandre jetait son cri declairon. On entendait jusqu’aux bonds des lapins, ébranlant lesplanches de leurs cabines. Et, par-dessus toute cette vie bruyantedu petit peuple des bêtes, un grand rire sonnait. Il y eut unfroissement de jupes. Désirée, décoiffée, les bras nus jusqu’auxcoudes, la face rouge de triomphe, parut, les mains appuyées auchaperon du mur. Elle devait être montée sur le tas de fumier.

– Serge ! Serge ! appela-t-elle.

À ce moment, le cercueil d’Albine était au fond du trou. Onvenait de retirer les cordes. Un des paysans jetait une premièrepelletée de terre.

– Serge ! Serge ! cria-t-elle plus fort, entapant des mains, la vache a fait un veau !

Share
Tags: Emile Zola