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La Femme au collier de velours

La Femme au collier de velours

d’ Alexandre Dumas
Chapitre 1 L’arsenal.

Le 4 décembre 1846, mon bâtiment étant à l’ancre depuis la veille dans la baie de Tunis, je me réveillai vers cinq heures du matin avec une de ces impressions de profonde mélancolie qui font, pour tout un jour, l’œil humide et la poitrine gonflée.

Cette impression venait d’un rêve.

Je sautai en bas de mon cadre, je passai un pantalon à pieds, je montai sur le pont, et je regardai en face et autour de moi.

J’espérais que le merveilleux passage qui se déroulait sous mes yeux allait distraire mon esprit de cette préoccupation, d’autant plus obstinée qu’elle avait une cause moins réelle.

J’avais devant moi, à une portée de fusil, la jetée qui s’étendait du fort de la Goulette au fort de l’Arsenal,laissant un étroit passage aux bâtiments qui veulent pénétrer du golfe dans le lac. Ce lac, aux eaux bleues comme l’azur du ciel qu’elles réfléchissaient, était tout agité, dans certains endroits,par les battements d’ailes d’une troupe de cygnes, tandis que, sur des pieux plantés de distance en distance pour indiquer des bas-fonds, se tenait immobile, pareil à ces oiseaux qu’on sculpte sur les sépulcres, un cormoran qui, tout à coup, se laissait tomber à la surface de l’eau avec un poisson au travers du bec, avalait ce poisson, remontait sur son pieu, et reprenait sa taciturne immobilité jusqu’à ce qu’un nouveau poisson, passant à sa portée,sollicitât son appétit, et, l’emportant sur sa paresse, le fit disparaître de nouveau pour reparaître encore.

Et pendant ce temps, de cinq minutes en cinqminutes, l’air était rayé par une file de flamants dont les ailesde pourpre se détachaient sur le blanc mat de leur plumage, et,formant un dessin carré, semblaient un jeu de cartes composé d’asde carreau seulement, et volant sur une seule ligne.

À l’horizon était Tunis, c’est-à-dire un amasde maisons carrées, sans fenêtres, sans ouvertures, montant enamphithéâtre, blanches comme de la craie et se détachant sur leciel avec une netteté singulière. À gauche s’élevaient, comme uneimmense muraille à créneaux, les montagnes de Plomb, dont le nomindique la teinte sombre ; à leur pied rampaient le maraboutet le village des Sidi-Fathallah ; à droite on distinguait letombeau de saint Louis et la place où fut Carthage, deux des plusgrands souvenirs qu’il y ait dans l’histoire du monde. Derrièrenous se balançait à l’ancre le Montézuma, magnifiquefrégate à vapeur de la force de quatre cent cinquante chevaux.

Certes, il y avait bien là de quoi distrairel’imagination la plus préoccupée. À la vue de toutes ces richesses,on eût oublié la veille, le jour et le lendemain. Mais mon espritétait, à dix ans de là, fixé obstinément sur une seule pensée qu’unrêve avait clouée dans mon cerveau.

Mon œil devint fixe. Tout ce splendidepanorama s’effaça peu à peu dans la vacuité de mon regard. Bientôtje ne vis plus rien de ce qui existait. La réalité disparut ;puis, au milieu de ce vide nuageux, comme sous la baguette d’unefée, se dessina un salon aux lambris blancs, dans l’enfoncementduquel, assise devant un piano où ses doigts erraient négligemment,se tenait une femme inspirée et pensive à la fois, une muse et unesainte. Je reconnus cette femme, et je murmurai comme si elle eûtpu m’entendre :

– Je vous salue, Marie, pleine de grâces,mon esprit est avec vous.

Puis, n’essayant plus de résister à cet angeaux ailes blanches qui, me ramenant aux jours de ma jeunesse, etcomme une vision charmante, me montrait cette chaste figure dejeune fille, de jeune femme et de mère, je me laissai emporter aucourant de ce fleuve qu’on appelle la mémoire, et qui remonte lepassé au lieu de descendre vers l’avenir.

Alors je fus pris de ce sentiment si égoïste,et par conséquent si naturel à l’homme, qui le pousse à ne pointgarder sa pensée à lui seul, à doubler l’étendue de ses sensationsen les communiquant, et à verser enfin dans une autre âme laliqueur douce ou amère qui remplit son âme.

Je pris une plume et j’écrivis :

« À bord du Véloce, en vue deCarthage et de Tunis, le 4 décembre 1846.

« Madame,

« En ouvrant une lettre datée de Carthageet de Tunis, vous vous demanderez qui peut vous écrire d’un pareilendroit, et vous espérerez recevoir un autographe de Régulus ou deLouis IX. Hélas ! madame, celui qui met de si loin son humblesouvenir à vos pieds n’est ni un héros ni un saint, et s’il ajamais eu quelque ressemblance avec l’évêque d’Hippone, dont il y atrois jours il visitait le tombeau, ce n’est qu’à la premièrepartie de la vie de ce grand homme que cette ressemblance peut êtreapplicable. Il est vrai que, comme lui, il peut racheter cettepremière partie de la vie par la seconde. Mais il est déjà bientard, pour faire pénitence, et selon toute probabilité, il mourracomme il a vécu, n’osant pas même laisser après lui sesconfessions, qui, à la rigueur, peuvent se laisser raconter, maisqui ne peuvent guère se lire.

« Vous avez déjà couru à la signature,n’est-ce pas, madame, et vous savez à qui vous avez affaire ;de sorte que maintenant vous vous demandez comment, entre cemagnifique lac qui est le tombeau d’une ville et le pauvre monumentqui est le sépulcre d’un roi, l’auteur des Mousquetaireset de Monte-Cristo a songé à vous écrire, à vousjustement, quand à Paris, à votre porte, il demeure quelquefois unan tout entier sans aller vous voir.

« D’abord, madame, Paris est Paris,c’est-à-dire une espèce de tourbillon où l’on perd la mémoire detoutes choses, au milieu du bruit que fait le monde en courant etla terre en tournant. À Paris, voyez-vous, je vais comme le mondeet comme la terre ; je cours et je retourne, sans compter que,lorsque je ne tourne ni ne cours, j’écris. Mais alors, madame,c’est autre chose, et, quand j’écris, je ne suis déjà plus siséparé de vous que vous le pensez, car vous êtes une de ces rarespersonnes pour lesquelles j’écris, et il est bien extraordinaireque je ne me dise pas lorsque j’achève un chapitre dont je suiscontent ou un livre qui est bien venu : Marie Nodier, cetesprit rare et charmant, lira cela ; et je suis fier, madame,car j’espère qu’après que vous aurez lu ce que je viens d’écrire,je grandirai peut-être encore de quelques lignes dans votrepensée.

« Tant il y a, madame, pour en revenir àma pensée, que cette nuit j’ai rêvé, je n’ose pas dire à vous, maisde vous, oubliant la houle qui balançait un gigantesque bâtiment àvapeur que le gouvernement me prête, et sur lequel je donnel’hospitalité à un de vos amis et à un de vos admirateurs, àBoulanger et à mon fils, sans compter Giraud, Maquet, Chancel etDesbarolles, qui se rangent au nombre de vos connaissances ;tant il y a, disais-je, que je me suis endormi sans songer à rien,et comme je suis presque dans le pays des Mille et Une Nuits, ungénie m’a visité et m’a fait entrer dans un rêve dont vous avez étéla reine. Le lieu où il m’a conduit, ou plutôt ramené, madame,était bien mieux qu’un palais, était bien mieux qu’unroyaume ; c’était cette bonne et excellente maison del’Arsenal au temps de sa joie et de son bonheur, quand notrebien-aimé Charles en faisait les honneurs avec toute la franchisede l’hospitalité antique, et notre bien respectée Marie avec toutela grâce de l’hospitalité moderne.

« Ah ! croyez bien, madame, qu’enécrivant ces lignes, je viens de laisser échapper un bon grossoupir. Ce temps a été un heureux temps pour moi. Votre espritcharmant en donnait à tout le monde, et quelquefois, j’ose le dire,à moi plus qu’à tout autre. Vous voyez que c’est un sentimentégoïste qui me rapproche de vous. J’empruntais quelque chose àvotre adorable gaieté, comme le caillou du poète Saadi empruntaitune part du parfum de la rose.

« Vous rappelez-vous le costume d’archerde Paul ? vous rappelez-vous les souliers jaunes de FrancisqueMichel ? vous rappelez-vous mon fils en débardeur ? vousrappelez-vous cet enfoncement où était le piano et où vous chantiezLazzara, cette merveilleuse mélodie, que vous m’avezpromise et que, soit dit sans reproches, vous ne m’avez jamaisdonnée ?

« Oh ! puisque je fais appel à vossouvenirs, allons plus loin encore : vous rappelez-vousFontaney et Alfred Johannot, ces deux figures voilées qui restaienttoujours tristes au milieu de nos rires, car il y a dans les hommesqui doivent mourir jeunes un vague pressentiment du tombeau ?Vous rappelez-vous Taylor, assis dans un coin, immobile, muet etrêvant dans quel voyage nouveau il pourra enrichir la France d’untableau espagnol, d’un bas-relief grec ou d’un obélisqueégyptien ? Vous rappelez-vous de Vigny, qui, à cette époque,doutait peut-être de sa transfiguration et daignait encore se mêlerà la foule des hommes ? Vous rappelez-vous Lamartine, deboutdevant la cheminée, et laissant rouler jusqu’à vos pieds l’harmoniede ses beaux vers ? Vous rappelez-vous Hugo le regardant etl’écoutant comme Étéocle devait regarder et écouter Polynice, seulparmi nous avec le sourire de l’égalité sur les lèvres, tandis quemadame Hugo, jouant avec ses beaux cheveux, se tenait à demicouchée sur le canapé, comme fatiguée de la part de gloire qu’elleporte ?

« Puis, au milieu de tout cela, votremère, si simple, si bonne, si douce ; votre tante, madame deTercy, si spirituelle et si bienveillante ; Dauzats, sifantasque, si hâbleur, si verbeux ; Barye, si isolé au milieudu bruit, que sa pensée semble toujours envoyée par son corps à larecherche d’une des sept merveilles du monde ; Boulanger,aujourd’hui si mélancolique, demain si joyeux, toujours si grandpeintre, toujours si grand poète, toujours si bon ami dans sagaieté comme dans sa tristesse ; puis enfin cette petite fillese glissant entre les poètes, les peintres, les musiciens, lesgrands hommes, les gens d’esprit et les savants, cette petite filleque je prenais dans le creux de ma main et que je vous offraiscomme une statuette de Barre ou de Pradier ? Oh ! monDieu ! qu’est devenu tout cela, madame ?

« Le seigneur a soufflé sur la clef devoûte, et l’édifice magique s’est écroulé, et ceux qui lepeuplaient se sont enfuis, et tout est désert à cette même place oùtout était vivant, épanoui, florissant.

« Fontaney et Alfred Johannot sont morts,Taylor a renoncé aux voyages, de Vigny s’est fait invisible,Lamartine est député, Hugo pair de France, et Boulanger, mon filset moi sommes à Carthage d’où je vous vois, madame, en poussant cebon gros soupir dont je vous parlais tout à l’heure, et malgré levent qui emporte comme un nuage la fumée mouvante de notrebâtiment, ne rattrapera jamais ces chers souvenirs que le temps auxailes sombres entraîne silencieusement dans la brume grisâtre dupassé.

« Ô printemps, jeunesse de l’année !ô jeunesse, printemps de la vie !

« Eh bien ! voilà le monde évanouiqu’un rêve m’a rendu, cette nuit, aussi brillant, aussi visible,mais en même temps, hélas ! aussi impalpable que ces atomesqui dansent au milieu d’un rayon de soleil infiltré dans unechambre sombre par l’ouverture d’un contrevent entrebâillé.

« Et maintenant, madame, vous ne vousétonnez plus de cette lettre, n’est-ce pas ? Le présentchavirerait sans cesse s’il n’était maintenu en équilibre par lepoids de l’espérance et le contrepoids des souvenirs, etmalheureusement ou heureusement peut-être, je suis de ceux chezlesquels les souvenirs l’emportent sur les espérances.

« Maintenant parlons d’autre chose ;car il est permis d’être triste, mais à la condition qu’onn’embrunira pas les autres de sa tristesse. Que fait mon amiBoniface ? Ah ! j’ai, il y a huit ou dix jours, visitéune ville qui lui vaudra bien des pensums quand il trouvera son nomdans le livre de ce méchant usurier qu’on nomme Salluste. Cetteville, c’est Constantine, la vieille Cirta, merveille bâtie en hautd’un rocher, sans doute par une race d’animaux fantastiques ayantdes ailes d’aigle et des mains d’homme comme Hérodote etLevaillant, ces deux grands voyageurs, en ont vu.

« Puis, nous avons passé un peu à Utiqueet beaucoup à Bizerte. Giraud a fait dans cette dernière ville leportrait d’un notaire turc, et Boulanger de son maître clerc. Jevous les envoie, madame, afin que vous puissiez les comparer auxnotaires et aux maîtres clercs de Paris. Je doute que d’avantagereste à ces derniers.

« Moi, j’y suis tombé à l’eau en chassantles flamants et les cygnes, accident qui, dans la Seine, geléeprobablement à cette heure, aurait pu avoir des suites fâcheuses,mais qui, dans le lac de Caton, n’a eu d’autre inconvénient que deme faire prendre un bain tout habillé, et cela au grand étonnementd’Alexandre, de Giraud et du gouverneur de la ville, qui du hautd’une terrasse suivaient notre barque des yeux, et qui ne pouvaientcomprendre un événement qu’ils attribuaient à un acte de mafantaisie et qui n’était que la perte de mon centre de gravité.

« Je m’en suis tiré comme les cormoransdont je vous parlais tout à l’heure, madame ; comme eux j’aidisparu, comme eux je suis revenu sur l’eau ! seulement, jen’avais pas, comme eux, un poisson dans le bec.

« Cinq minutes après je n’y pensais plus,et j’étais sec comme M. Valéry, tant le soleil a mis decomplaisance à me caresser.

« Oh ! je voudrais, partout où vousêtes, madame, conduire un rayon de ce beau soleil, ne fût-ce quepour faire éclore sur votre fenêtre une touffe de myosotis.

« Adieu, madame ; pardonnez-moicette longue lettre ; je ne suis pas coutumier de la chose,et, comme l’enfant qui se défendait d’avoir fait le monde, je vouspromets que je ne le ferai plus ; mais aussi pourquoi leconcierge du ciel a-t-il laissé ouverte cette porte d’ivoire parlaquelle sortent les songes dorés ?

« Veuillez agréer, madame, l’hommage demes sentiments les plus respectueux. « ALEXANDRE DUMAS.

« Je serre bien cordialement la main deJules. »

Maintenant, à quel propos cette lettre toutintime ? C’est que, pour raconter à mes lecteurs l’histoire dela femme au collier de velours, il me fallait leur ouvrir lesportes de l’Arsenal, c’est-à-dire de la demeure de CharlesNodier.

Et maintenant que cette porte m’est ouvertepar la main de sa fille, et que par conséquent nous sommes sûrsd’être les bienvenus, « Qui m’aime me suive ».

À l’extrémité de Paris, faisant suite au quaides Célestins, adossé à la rue Morland, et dominant la rivière,s’élève un grand bâtiment sombre et triste d’aspect nommél’Arsenal.

Une partie du terrain sur lequel s’étend cettelourde bâtisse s’appelait, avant le creusement des fossés de laville, le Champ-au-Plâtre. Paris, un jour qu’il se préparait à laguerre, acheta le champ et fit construire des granges pour y placerson artillerie.

Vers 1533, François Ier s’aperçutqu’il manquait de canons et eut l’idée d’en faire fondre. Ilemprunta donc une de ces granges à sa bonne ville, avec promessebien entendu de la rendre dès que la fonte serait achevée ;puis, sous prétexte d’accélérer le travail, il en emprunta uneseconde, puis une troisième, toujours avec la même promesse ;puis, en vertu du proverbe qui dit que ce qui est bon à prendre estbon à garder il garda sans façon les trois granges empruntées.

Vingt ans après, le feu prit à une vingtainede milliers de poudre qui s’y trouvaient enfermés. L’explosion futterrible ; Paris trembla comme tremble Catane les jours oùEncelade se remue. Des pierres furent lancées jusqu’au bout dufaubourg Saint-Marceau ; les roulements de ce terribletonnerre allèrent ébranler Melun. Les maisons du voisinageoscillèrent un instant, comme si elles étaient ivres, puiss’affaissèrent sur elles-mêmes. Les poissons périrent dans larivière, tués par cette commotion inattendue ; enfin, trentepersonnes, enlevées par l’ouragan de flammes, retombèrent enlambeaux : cent cinquante furent blessées. D’où venait cesinistre ? Quelle était la cause de ce malheur ? Onl’ignora toujours : et, en vertu de cette ignorance, onl’attribua aux protestants.

Charles IX fit reconstruire sur un plus vasteplan les bâtiments détruits. C’était un bâtisseur que CharlesIX : il faisait sculpter le Louvre, tailler la fontaine desInnocents par Jean Goujon, qui y fut tué, comme chacun sait, parune balle perdue. Il eût certainement mis fin à tout, le grandartiste et le grand poète, si Dieu, qui avait certains comptes àlui demander à propos du 24 août 1572, ne l’eût rappelé.

Ses successeurs reprirent les constructions oùil les avait laissées, et les continuèrent. Henri III fit sculpter,en 1584, la porte qui fait face au quai des Célestins : elleétait accompagnée de colonnes en forme de canons et sur la table demarbre qui la surmontait, on lisait ce distique de Nicolas Bourbon,que Santeuil demandait à acheter au prix de la potence :

Aetna hic Henrico vulcania tela minestrat.

Tela giganteos debellatura furores.

Ce qui veut dire en français :

« L’Etna prépare ici les traits aveclesquels Henri doit foudroyer la fureur des géants. »

Et, en effet, après avoir foudroyé les géantsde la Ligue, Henri planta ce beau jardin qu’on y voit sur lescartes du temps de Louis XIII, tandis que Sully y établissait sonministère et faisait peindre et dorer les beaux salons qui fontencore aujourd’hui la bibliothèque de l’Arsenal.

En 1823, Charles Nodier fut appelé à ladirection de cette bibliothèque, et quitta la rue de Choiseul, oùil demeurait, pour s’établir dans son nouveau logement.

C’était un homme adorable que Nodier ;sans un vice, mais plein de défauts, de ces défauts charmants quifont l’originalité de l’homme de génie, prodigue, insouciant,flâneur, flâneur comme Figaro était paresseux ! avecdélices.

Nodier savait à peu près tout ce qu’il étaitdonné à l’homme de savoir ; d’ailleurs, Nodier avait leprivilège de l’homme de génie ; quand il ne savait pas ilinventait, et ce qu’il inventait était bien autrement ingénieux,bien autrement coloré, bien autrement probable que la réalité.

D’ailleurs, plein de systèmes, paradoxal, avecenthousiasme, mais pas le moins du monde propagandiste, c’étaitpour lui-même que Nodier était paradoxal, c’était pour lui seul queNodier se défaisait des systèmes ; ses systèmes adoptés, sesparadoxes reconnus, il en eût changé, et s’en fût immédiatementfait d’autres.

Nodier était l’homme de Térence, à qui riend’humain n’est étranger. Il aimait pour le bonheur d’aimer :il aimait comme le soleil luit, comme l’eau murmure, comme la fleurparfume. Tout ce qui était bon, tout ce qui était beau, tout ce quiétait grand lui était sympathique ; dans le mauvais même, ilcherchait ce qu’il y avait de bon, comme, dans la plante vénéneuse,le chimiste, du sein du poison même, tire un remède salutaire.

Combien de fois Nodier avait-il aimé ?c’est ce qu’il lui eût été impossible de dire à lui-même ;d’ailleurs, le grand poète qu’il était ! il confondaittoujours le rêve avec la réalité. Nodier avait caressé avec tantd’amour les fantaisies de son imagination, qu’il avait fini parcroire à leur existence. Pour lui, Thérèse Aubert, laFée aux miettes, Inès de las Sierras, avaientexisté. C’étaient ses filles, comme Marie ; c’étaient lessœurs de Marie ; seulement, madame Nodier n’avait été pourrien dans leur création ; comme Jupiter, Nodier avait tirétoutes ces Minerves-là de son cerveau.

Mais ce n’étaient pas seulement des créatureshumaines, ce n’étaient pas seulement des filles d’Ève et des filsd’Adam que Nodier animait, de son souffle créateur. Nodier avaitinventé un animal, il l’avait baptisé. Puis, il l’avait de sapropre autorité, sans s’inquiéter de ce que Dieu en dirait, doté dela vie éternelle.

Cet animal c’était le taratantaleo.

Vous ne connaissez pas le taratantaleo,n’est-ce pas ? ni moi non plus ; mais Nodier leconnaissait, lui ; Nodier le savait par cœur. Il vousracontait les mœurs, les habitudes, les caprices du taratantaleo.Il vous eût raconté ses amours si, du moment où il s’était aperçuque le taratantaleo portait en lui le principe de la vie éternelle,il ne l’eût condamné au célibat, la reproduction étant inutile làoù existe la résurrection.

Comment Nodier avait-il découvert letaratantaleo ?

Je vais vous le dire.

À dix-huit ans, Nodier s’occupaitd’entomologie. La vie de Nodier s’est divisée en six phasesdifférentes :

D’abord, il fit de l’histoire naturelle :la Bibliographie entomologique ;

Puis de la linguistique : leDictionnaire des Onomatopées ;

Puis de la politique : laNapoléone ;

Puis de la philosophie religieuse : lesMéditations du cloître ;

Puis des poésies : les Essais d’unjeune barde ;

Puis du roman : Jean Sbogar,Smarra, Trilby, le Peintre de Salzbourg,Mademoiselle de Marsan, Adèle, leVampire, le Songe d’or, les Souvenirs deJeunesse, le Roi de Bohême et ses sept châteaux, lesFantaisies du docteur Néophobus, et mille chosescharmantes encore que vous connaissez, que je connais, et dont lenom ne se retrouve pas sous ma plume.

Nodier en était donc à la première phase deses travaux ; Nodier s’occupait d’entomologie, Nodierdemeurait au sixième, – un étage plus haut que Béranger ne loge lepoète. Il faisait des expériences au microscope sur les infinimentpetits, et, bien avant Raspail, il avait découvert tout un monded’animalcules invisibles. Un jour, après avoir soumis à l’examenl’eau, le vin, le vinaigre, le fromage, le pain, tous les objetsenfin sur lesquels on fait habituellement des expériences, il pritun peu de sable mouillé dans la gouttière, et le posa dans la cagede son microscope, puis il appliqua son œil sur la lentille.

Alors il vit se mouvoir un animal étrange,ayant la forme d’un vélocipède, armé de deux roues qu’il agitaitrapidement. Avait-il une rivière à traverser ? ses roues luiservaient comme celles d’un bateau à vapeur ; avait-il unterrain sec à franchir ? ses roues lui servaient comme cellesd’un cabriolet. Nodier le regarda, le détailla, le dessina,l’analysa si longtemps, qu’il se souvint tout à coup qu’il oubliaitun rendez-vous, et qu’il se sauva, laissant là son microscope, sapincée de sable, et le taratantaleo dont elle était le monde.

Quand Nodier rentra, il était tard ; ilétait fatigué, il se coucha, et dormit comme on dort à dix-huitans. Ce fut donc le lendemain seulement, en ouvrant les yeux, qu’ilpensa à la pincée de sable, au microscope et au taratantaleo.

Hélas ! pendant la nuit le sable avaitséché, et le pauvre taratantaleo, qui sans doute avait besoind’humidité pour vivre, était mort, son petit cadavre était couchésur le côté, ses roues étaient immobiles. Le bateau à vapeurn’allait plus, le vélocipède était arrêté.

Mais, tout mort qu’il était, l’animal n’enétait pas moins une curieuse variété des éphémères, et son cadavreméritait d’être conservé aussi bien que celui d’un mammouth ou d’unmastodonte ; seulement, il fallait prendre, on le comprend,des précautions bien autrement grandes pour manier un animal centfois plus petit qu’un citron, qu’il n’en faut prendre pour changerde place un animal dix fois gros comme un éléphant.

Ce fut donc avec la barbe d’une plume queNodier transporta sa pincée de sable de la cage de son microscopedans une petite boîte de carton, destinée à devenir le sépulcre dutaratantaleo.

Il se promettait de faire voir ce cadavre aupremier savant qui se hasarderait à monter ses six étages.

Il y a tant de choses auxquelles on pense àdix-huit ans, qu’il est bien permis d’oublier le cadavre d’unéphémère. Nodier oublia pendant trois mois, dix mois, un anpeut-être, le cadavre du taratantaleo.

Puis, un jour, la boîte lui tomba sous lamain. Il voulut voir quel changement un an avait produit sur sonanimal. Le temps était couvert, il tombait une grosse pluied’orage. Pour mieux voir, il approcha le microscope de la fenêtre,et vida dans la cage le contenu de la petite boîte.

Le cadavre était toujours immobile et couchésur le sable ; seulement le temps, qui a tant de prise sur lescolosses, semblait avoir oublié l’infiniment petit.

Nodier regardait donc son éphémère, quand toutà coup une goutte de pluie, chassée par le vent, tombe dans la cagedu microscope et humecte la pincée de sable.

Alors, au contact de cette fraîcheurvivifiante, il semble à Nodier que son taratantaleo se ranime,qu’il remue une antenne, puis l’autre ; qu’il fait tourner unede ses roues, qu’il fait tourner ses deux roues, qu’il reprend soncentre de gravité, que ses mouvements se régularisent, qu’il vitenfin.

Le miracle de la résurrection vient des’accomplir, non pas au bout de trois jours, mais au bout d’unan.

Dix fois Nodier renouvela la même épreuve, dixfois le sable sécha et le taratantaleo mourut, dix fois le sablefut humecté et dix fois le taratantaleo ressuscita.

Ce n’était pas un éphémère que Nodier avaitdécouvert, c’était un immortel, selon toute probabilité, sontaratantaleo avait vu le Déluge et devait assister au Jugementdernier.

Malheureusement, un jour que Nodier, pour lavingtième fois peut-être, s’apprêtait à renouveler son expérience,un coup de vent emporta le sable séché, et, avec le sable, lecadavre du phénoménal taratantaleo.

Nodier reprit bien des pincées de sablemouillé sur sa gouttière et ailleurs, mais ce fut inutilement,jamais il ne retrouva l’équivalent de ce qu’il avait perdu :le taratantaleo était le seul de son espèce, et, perdu pour tousles hommes, il ne vivait plus que dans les souvenirs de Nodier.

Mais aussi là vivait-il de manière à ne jamaiss’en effacer.

Nous avons parlé des défauts de Nodier ;son défaut dominant, aux yeux de madame Nodier du moins, c’était sabibliomanie ; ce défaut, qui faisait le bonheur de Nodier,faisait le désespoir de sa femme.

C’est que tout l’argent que Nodier gagnaitpassait en livres.

Combien de fois Nodier, sorti pour allerchercher deux ou trois cents francs absolument nécessaires à lamaison, rentra-t-il avec un volume rare, avec un exemplaireunique !

L’argent était resté chez Techener ouGuillemot.

Madame Nodier voulait gronder ; maisNodier tirait son volume de sa poche, il l’ouvrait, le fermait, lecaressait, montrait à sa femme une faute d’impression qui faisaitl’authenticité du livre, et cela tout en disant :

– Songe donc, ma bonne amie, que jeretrouverai trois cents francs, tandis qu’un pareil livre,hum ! un pareil livre, hum ! un pareil livre estintrouvable ; demande plutôt à Pixérécourt.

Pixérécourt, c’était la grande admiration deNodier, qui a toujours adoré le mélodrame. Nodier appelaitPixérécourt le Corneille des boulevards.

Presque tous les matins, Pixérécourt venaitrendre visite à Nodier.

Le matin, chez Nodier, était consacré auxvisites des bibliophiles. C’était là que se réunissaient le marquisde Ganay, le marquis de Château-Giron, le marquis de Chalabre, lecomte de Labédoyère, Bérard, l’homme des Elzévirs, qui, dans sesmoments perdus, refit la Charte de 1830 ; le bibliophileJacob, le savant Weiss de Besançon, l’universel Peignot deDijon ; enfin les savants étrangers qui, aussitôt leur arrivéeà Paris, se faisaient présenter ou se présentaient seuls à cecénacle, dont la réputation était européenne.

Là on consultait Nodier, l’oracle de laréunion ; là on lui montrait des livres ; là on luidemandait des notes : c’était sa distraction favorite. Quantaux savants de l’Institut, ils ne venaient guère à cesréunions ; ils voyaient Nodier avec jalousie. Nodier associaitl’esprit et la poésie à l’érudition, et c’était un tort quel’Académie des sciences ne pardonne pas plus que l’Académiefrançaise.

Puis Nodier raillait souvent, Nodier mordaitquelquefois. Un jour il avait fait le Roi de Bohême et ses septchâteaux ; cette fois-là, il avait emporté la pièce. Oncrut Nodier à tout jamais brouillé avec l’Institut. Pas dutout ; l’Académie de Tombouctou fit entrer Nodier à l’Académiefrançaise.

On se doit quelque chose entre sœurs.

Après deux ou trois heures d’un travailtoujours facile ; après avoir couvert dix ou douze pages depapier de six pouces de haut sur quatre de large, à peu près d’uneécriture lisible, régulière, sans rature aucune, Nodiersortait.

Une fois sorti, Nodier rôdait à l’aventure,suivant néanmoins presque toujours la ligne des quais, mais passantet repassant la rivière, selon la situation topographique desétalagistes ; puis des étalagistes, il entrait dans lesboutiques de libraires, et des boutiques de libraires dans lesmagasins de relieurs.

C’est que Nodier se connaissait non seulementen livres, mais en couvertures. Les chefs-d’œuvre de Gaseon sousLouis XIII, de Desseuil sous Louis XIV, de Pasdeloup sous Louis XVet de Derome sous Louis XV et Louis XVI, lui étaient si familiers,que, les yeux fermés, au simple toucher, il les connaissait.C’était Nodier qui avait fait revivre la reliure, qui, sous laRévolution et l’Empire, cessa d’être un art ; c’est lui quiencouragea, qui dirigea les restaurateurs de cet art, le Thouvenin,les Bradel, les Niedrée, les Bozonnet et les Legrand. Thouvenin,mourant de la poitrine, se levait de son lit d’agonie pour jeter undernier coup d’œil aux reliures qu’il faisait pour Nodier.

La course de Nodier aboutissait presquetoujours chez Crozet ou Techener, ces deux beaux-frères réunis parla rivalité, et entre lesquels son placide génie venaits’interposer. Là, il y avait réunion de bibliophiles ; là, onfaisait des échanges ; puis, dès que Nodier paraissait,c’était un cri ; mais, dès qu’il ouvrait la bouche, silenceabsolu. Alors Nodier narrait, Nodier paradoxait de omnirescibili et quibusdam aliis.

Le soir, après le dîner de famille, Nodiertravaillait d’ordinaire dans la salle à manger, entre trois bougiesposées en triangle, jamais plus, jamais moins ; nous avons ditsur quel papier et de quelle écriture, toujours avec des plumesd’oie. Nodier avait horreur des plumes de fer, comme, en général,de toutes les inventions nouvelles ; le gaz le mettait enfureur, la vapeur l’exaspérait ; il voyait la fin du mondeinfaillible et prochaine dans la destruction des forêts et dansl’épuisement des mines de houille. C’est dans ces fureurs contre leprogrès de la civilisation que Nodier était resplendissant de verveet foudroyant d’entrain.

Vers neuf heures et demie du soir, Nodiersortait ; cette fois, ce n’était plus la ligne des quais qu’ilsuivait, c’était celle des boulevards ; il entrait à laPorte-Saint-Martin, à l’Ambigu ou aux Funambules, aux Funambules depréférence. C’est Nodier qui a divinisé Debureau ; pourNodier, il n’y avait que trois acteurs au monde : Debureau,Potier et Talma ; Potier et Talma étaient morts, mais Debureaurestait et consolait Nodier de la perte des deux autres.

Tous les dimanches, Nodier déjeunait chezPixérécourt. Là, il retrouvait ses visiteurs : le bibliophileJacob, roi tant que Nodier n’était pas là, vice-roi quand Nodierparaissait ; le marquis de Ganay, le marquis de Chalabre.

Le marquis de Ganay, esprit changeant, amateurcapricieux, amoureux d’un livre comme un roué du temps de laRégence était amoureux d’une femme, pour l’avoir ; puis, quandil l’avait, fidèle un mois, non pas fidèle, enthousiaste, leportant sur lui, et arrêtant ses amis pour le leur montrer ;le mettant sous son oreiller le soir, et se réveillant la nuit,rallumant sa bougie pour le regarder, mais ne le lisantjamais ; toujours jaloux des livres de Pixérécourt, quePixérécourt refusait de lui vendre à quelque prix que ce fût ;se vengeant de son refus en achetant, à la vente de madame deCastellane, un autographe que Pixérécourt ambitionnait depuis dixans.

– N’importe ! disait Pixérécourtfurieux, je l’aurai.

– Quoi ? demandait le marquis deGanay.

– Votre autographe.

– Et quand cela ?

– À votre mort, parbleu !

Et Pixérécourt eût tenu sa parole si lemarquis de Ganay n’eût jugé à propos de survivre à Pixérécourt.

Quant au marquis de Chalabre, iln’ambitionnait qu’une chose : c’était une Bible que personnen’eût, mais aussi il l’ambitionnait ardemment. Il tourmenta tantNodier pour que Nodier lui indiquât un exemplaire unique, queNodier finit par faire mieux encore que ne désirait le marquis deChalabre : il lui indiqua un exemplaire qui n’existaitpas.

Aussitôt le marquis de Chalabre se mit à larecherche de cet exemplaire.

Jamais Christophe Colomb ne mit plusd’acharnement à découvrir l’Amérique. Jamais Vasco de Gama ne mitplus de persistance à retrouver l’Inde que le marquis de Chalabre àpoursuivre sa Bible. Mais l’Amérique existait entre le70e degré de latitude nord et les 53e et54e de latitude sud. Mais l’Inde gisait véritablement endeçà et au-delà du Gange, tandis que la Bible du marquis deChalabre n’était située sous aucune latitude, ni ne gisait ni endeçà ni au-delà de la Seine. Il en résulta que Vasco de Gamaretrouva l’Inde, que Christophe Colomb découvrit l’Amérique, maisque le marquis eut beau chercher, du nord au sud, de l’orient àl’occident, il ne trouva pas sa Bible.

Plus la Bible était introuvable, plus lemarquis de Chalabre mettait d’ardeur à la trouver.

Il en avait offert cinq cents francs ; ilen avait offert mille francs ; il en avait offert deux mille,quatre mille, dix mille francs. Tous les bibliographes étaient sensdessus dessous à l’endroit de cette malheureuse Bible. On écriviten Allemagne et en Angleterre. Néant. Sur une note du marquis deChalabre, on ne se serait pas donné tant de peine, et on eûtsimplement répondu : Elle n’existe pas. Mais, sur unenote de Nodier, c’était autre chose. Si Nodier avait dit :« La Bible existe », incontestablement la Bible existait.Le pape pouvait se tromper ; mais Nodier étaitinfaillible.

Les recherches durèrent trois ans. Tous lesdimanches, le marquis de Chalabre, en déjeunant avec Nodier chezPixérécourt, lui disait :

– Eh bien ! cette Bible, mon cherCharles…

– Eh bien ?

– Introuvable !

– Quœre et invenies, répondaitNodier. Et, plein d’une nouvelle ardeur, le bibliomane se remettaità chercher, mais ne trouvait pas.

Enfin on apporta au marquis de Chalabre uneBible.

Ce n’était pas la Bible indiquée par Nodier,mais il n’y avait que la différence d’un an dans la date ;elle n’était pas imprimée à Kehl mais elle était imprimée àStrasbourg, il n’y avait que la distance d’une lieue ; ellen’était pas unique, il est vrai, mais le second exemplaire, le seulqui existât, était dans le Liban, au fond d’un monastère druse. Lemarquis de Chalabre porta la Bible à Nodier et lui demanda sonavis :

– Dame ! répondit Nodier, qui voyaitle marquis prêt à devenir fou s’il n’avait pas une Bible, prenezcelle-là, mon cher ami, puisqu’il est impossible de trouverl’autre.

Le marquis de Chalabre acheta la Biblemoyennant la somme de deux mille francs, la fit relier d’une façonsplendide et la mit dans une cassette particulière.

Quand il mourut, le marquis de Chalabre laissasa bibliothèque, à mademoiselle Mars, qui n’était rien moins quebibliomane, pria Merlin de classer les livres du défunt et d’enfaire la vente. Merlin, le plus honnête homme de la terre, entra unjour chez mademoiselle Mars avec trente ou quarante mille francs debillets de banque à la main.

Il les avait trouvés dans une espèce deportefeuille pratiqué dans la magnifique reliure de cette Biblepresque unique.

– Pourquoi, demandai-je à Nodier,avez-vous fait cette plaisanterie au pauvre marquis de Chalabre,vous si peu mystificateur ?

– Parce qu’il se ruinait, mon ami, etque, pendant les trois ans qu’il a cherché sa Bible, il n’a paspensé à autre chose ; au bout de ces trois ans il a dépensédeux mille francs, pendant ces trois ans là il en eût dépensécinquante mille.

Maintenant que nous avons montré notrebien-aimé Charles pendant la semaine et le dimanche matin, disonsce qu’il était le dimanche depuis six heures du soir jusqu’àminuit.

Comment avais-je connu Nodier ?

Comme on connaissait Nodier. Il m’avait renduun service. C’était en 1827, je venais d’acheverChristine ; je ne connaissais personne dans lesministères, personne au théâtre ; mon administration, au lieude m’être une aide pour arriver à la Comédie Française, m’était unempêchement. J’avais écrit, depuis deux ou trois jours, ce derniervers, qui a été si fort sifflé et si fort applaudi :

« Eh bien… j’en ai pitié, mon père :qu’on l’achève ! »

En dessous de ce vers, j’avais écrit le motFIN : il ne me restait plus rien à faire que de lire ma pièceà messieurs les comédiens du roi et à être reçu ou refusé pareux.

Malheureusement, à cette époque, legouvernement de la Comédie-Française était, comme le gouvernementde Venise, républicain, mais aristocratique, et n’arrivait pas quivoulait près des sérénissimes seigneurs du Comité.

Il y avait bien un examinateur chargé de lireles ouvrages des jeunes gens qui n’avaient encore rien fait, etqui, par conséquent, n’avaient droit à une lecture qu’aprèsexamen ; mais il existait dans les traditions dramatiques desi lugubres histoires de manuscrits attendant leur tour de lecturependant un ou deux ans, et même trois ans, que moi, familier duDante et de Milton, je n’osais point affronter ces limbes,tremblant que ma pauvre Christine n’allât augmenter toutsimplement le nombre de :

Questi sciaurati che mai non fur vivi.

J’avais entendu parler de Nodier commeprotecteur-né de tout poète à naître. Je lui demandai un motd’introduction près du baron Taylor. Il me l’envoya. Huit joursaprès j’avais lecture au Théâtre-Français, et j’étais à peu prèsreçu.

Je dis à peu près, parce qu’il y avait dansChristine, relativement au temps où nous vivions,c’est-à-dire à l’an de grâce 1827, de telles énormités littéraires,que messieurs les comédiens ordinaires du roi n’osèrent me recevoird’emblée, et subordonnèrent leur opinion à celle de M. Picard,auteur de la Petite Ville.

M. Picard était un des oracles dutemps.

Firmin me conduisit chez M. Picard.M. Picard me reçut dans une bibliothèque garnie de toutes leséditions de ses œuvres et ornée de son buste. Il prit monmanuscrit, me donna rendez-vous à huit jours, et nous congédia.

Au bout de huit jours, heure pour heure, je meprésentai à la porte de M. Picard. M. Picard m’attendaitévidemment ; il me reçut avec le sourire de Rigobert dansMaison à vendre.

– Monsieur, me dit-il en me tendant monmanuscrit proprement roulé, avez-vous quelque moyend’existence ? Le début n’était pas encourageant.

– Oui, monsieur, répondis-je ; j’aiune petite place chez monsieur le duc d’Orléans.

– Eh bien ! mon enfant, fit-il en memettant affectueusement mon rouleau entre les deux mains et en meprenant les mains du même coup, allez à votre bureau.

Et, enchanté d’avoir fait un mot, il se frottales mains en m’indiquant du geste que l’audience étaitterminée.

Je n’en devais pas moins un remerciement àNodier. Je me présentai à l’Arsenal. Nodier me reçut, comme ilrecevait, avec un sourire aussi… Mais il y a sourire et sourire,comme dit Molière.

Peut-être oublierai-je un jour le sourire dePicard, mais je n’oublierai jamais celui de Nodier.

Je voulus prouver à Nodier que je n’étais pastout à fait aussi indigne de sa protection qu’il eût pu le croired’après la réponse que Picard m’avait faite. Je lui laissai monmanuscrit. Le lendemain, je reçus une lettre charmante, qui merendait tout mon courage, et qui m’invitait aux soirées del’Arsenal.

Ces soirées de l’Arsenal, c’était quelquechose de charmant, quelque chose qu’aucune plume ne rendrajamais.

Elles avaient lieu le dimanche, etcommençaient en réalité à six heures.

À six heures, la table était mise. Il y avaitdes dîneurs de la fondation : Cailleux, Taylor, Francis Wey,que Nodier aimait comme un fils ; puis, par hasard, un ou deuxinvités ; puis qui voulait.

Une fois admis à cette charmante intimité dela maison, on allait dîner chez Nodier à son plaisir. Il y avaittoujours deux ou trois couverts attendant les convives de hasard.Si ces trois couverts étaient insuffisants, on en ajoutait unquatrième, un cinquième, un sixième. S’il fallait allonger latable, on l’allongeait. Mais malheur à celui qui arrivait letreizième ! Celui-là dînait impitoyablement à une petitetable, à moins qu’un quatorzième ne vînt le relever de sapénitence.

Nodier avait ses manies : il préférait lepain bis au pain blanc, l’étain à l’argenterie, la chandelle à labougie.

Personne n’y faisait attention que madameNodier, qui le servait à sa guise.

Au bout d’une année ou deux, j’étais un de cesintimes dont je parlais tout à l’heure. Je pouvais arriver sansprévenir, à l’heure du dîner ; on me recevait avec des crisqui ne me laissaient pas de doute sur ma bienvenue, et l’on memettait à table, ou plutôt je me mettais à table entre madameNodier et Marie.

Au bout d’un certain temps, ce qui n’étaitqu’un point de fait devint un point de droit. Arrivais-je troptard, était-on à table, ma place était-elle prise : on faisaitun signe d’excuse au convive usurpateur, ma place m’était rendue,et, ma foi ! se mettait où il pouvait celui que j’avaisdéplacé.

Nodier alors prétendait que j’étais une bonnefortune pour lui, en ce que je le dispensais de causer. Mais, sij’étais une bonne fortune pour lui, j’étais une mauvaise fortunepour les autres. Nodier était le plus charmant causeur qu’il y eûtau monde. On avait beau faire à ma conversation tout ce qu’on faità un feu pour qu’il flambe, l’éveiller, l’attiser, y jeter cettelimaille qui fait jaillir les étincelles de l’esprit comme cellesde la forge ; c’était de la verve, c’était de l’entrain,c’était de la jeunesse ; mais ce n’était point cette bonhomie,ce charme inexprimable, cette grâce infinie, où, comme dans unfilet tendu, l’oiseleur prend tout, grands et petits oiseaux. Cen’était pas Nodier.

C’était un pis-aller dont on se contentait,voilà tout.

Mais parfois je boudais, parfois je ne voulaispas parler, et, à mon refus de parler, il fallait bien, comme ilétait chez lui, que Nodier parlât ; alors tout le mondeécoutait, petits enfants et grandes personnes. C’était à la foisWalter Scott et Perrault, c’était le savant aux prises avec lepoète, c’était la mémoire en lutte avec l’imagination. Nonseulement alors Nodier était amusant à entendre, mais encore Nodierétait charmant à voir. Son long corps efflanqué, ses longs brasmaigres, ses longues mains pâles, son long visage plein d’unemélancolique bonté, tout cela s’harmonisait avec sa parole un peutraînante, que modulait sur certains tons ramenés périodiquement unaccent franc-comtois que Nodier n’a jamais entièrement perdu.Oh ! alors le récit était chose inépuisable, toujoursnouvelle, jamais répétée. Le temps, l’espace, l’histoire, lanature, étaient pour Nodier cette bourse de Fortunatus d’où PierreSchlemihl tirait ses mains toujours pleines. Il avait connu tout lemonde. Danton, Charlotte Corday, Gustave III, Cagliostro, Pie VI,Catherine II, le grand Frédéric, que sais-je ? Comme le comtede Saint-Germain et le taratantaleo, il avait assisté à la créationdu monde et traversé les siècles en se transformant. Il avait même,sur cette transformation, une théorie des plus ingénieuses. selonNodier, les rêves n’étaient qu’un souvenir des jours écoulés dansune autre planète, une réminiscence de ce qui avait été jadis.Selon Nodier, les songes les plus fantastiques correspondaient àdes faits accomplis autrefois dans Saturne, dans Vénus ou dansMercure : les images les plus étranges n’étaient que l’ombredes formes qui avaient imprimé leurs souvenirs dans notre âmeimmortelle. En visitant pour la première fois le Musée fossile duJardin des Plantes, il s’est écrié, retrouvant des animaux qu’ilavait vus dans le déluge de Deucalion et de Pyrrha, et parfois illui échappait d’avouer que, voyant la tendance des Templiers à lapossession universelle, il avait donné à Jacques de Molay leconseil de maîtriser son ambition. Ce n’était pas sa faute siJésus-Christ avait été crucifié ; seul parmi ses auditeurs, ill’avait prévenu des mauvaises intentions de Pilate à son égard.C’était surtout le Juif errant que Nodier avait eu l’occasion derencontrer : la première fois à Rome du temps de GrégoireVII ; la seconde fois à Paris, la veille de laSaint-Barthélemy, et la dernière fois à Vienne en Dauphiné, et surlequel il avait des documents les plus précieux. Et à ce propos ilrelevait une erreur dans laquelle étaient tombés les savants et lespoètes, et particulièrement Edgar Quinet : ce n’était pasAhasvérus, qui est un nom moitié grec moitié latin, que s’appelaitl’homme aux cinq sous, c’était Isaac Laquedem : de cela ilpouvait en répondre, il tenait le renseignement de sa proprebouche. Puis de la politique, de la philosophie, de la tradition,il passait à l’histoire naturelle. Oh ! comme dans cette scèneNodier distançait Hérodote, Pline, Marco Polo, Buffon etLacépède ! Il avait connu des araignées près desquellesl’araignée de Pélisson n’était qu’une drôlesse ; il avaitfréquenté des crapauds près desquels Mathusalem n’était qu’unenfant ; enfin il avait été en relation avec des caïmans prèsdesquels la tarasque n’était qu’un lézard.

Aussi il tombait à Nodier de ces hasards commeil n’en tombe qu’aux hommes de génie. Un jour qu’il cherchait deslépidoptères, c’était pendant son séjour en Styrie, pays des rochesgranitiques et des arbres séculaires, il monta contre un arbre afind’atteindre une cavité qu’il apercevait, fourra sa main dans cettecavité, comme il avait l’habitude de le faire, et cela assezimprudemment, car un jour il retira d’une cavité pareille son brasenrichi d’un serpent qui s’était enroulé à l’entour ; un jourdonc qu’ayant trouvé une cavité il fourrait sa main dans cettecavité, il sentit quelque chose de flasque, et de gluant qui cédaità la pression de ses doigts. Il ramena vivement sa main à lui, etregarda : deux yeux brillaient d’un feu terne au fond de cettecavité. Nodier croyait au diable ; aussi, en voyant ces deuxyeux qui ne ressemblaient pas mal aux yeux de braise de Charon,comme dit Dante, Nodier commença par s’enfuir, puis il réfléchit,se ravisa, prit une hachette, et, mesurant la profondeur du trou,il commença de faire une ouverture à l’endroit où il présumait quedevait se trouver cet objet inconnu. Au cinquième ou sixième coupde hache qu’il frappa, le sang coula de l’arbre, ni plus ni moinsque, sous l’épée de Tancrède, le sang coula de la forêt enchantéedu Tasse. Mais ce ne fut pas une belle guerrière qui lui apparut,ce fut un énorme crapaud encastré dans l’arbre où, sans doute, ilavait été emporté par le vent quand il était de la taille d’uneabeille. Depuis combien de temps était-il là ? Depuis deuxcents ans, trois cents ans, cinq cents ans peut-être. Il avait cinqpouces de long sur trois de large.

Une autre fois, c’était en Normandie, du tempsoù il faisait avec Taylor le voyage pittoresque de la France :il entra dans une église à la voûte de cette église étaientsuspendus une gigantesque araignée et un énorme crapaud. Ils’adressa à un paysan pour demander des renseignements sur cesingulier couple.

Et voici ce que le vieux paysan lui raconta,après l’avoir mené près d’une des dalles de l’église sur laquelleétait sculpté un chevalier couché dans son armure.

Ce chevalier était un ancien baron, lequelavait laissé dans le pays de si méchants souvenirs, que les plushardis se détournaient afin de ne pas mettre le pied sur sa tombe,et cela, non point par respect, mais par terreur. Au-dessus decette tombe, à la suite d’un vœu fait par ce chevalier à son lit demort, une lampe devait brûler nuit et jour, une pieuse fondationayant été faite par le mort qui subvenait à cette dépense et bienau-delà.

Un beau jour, ou plutôt une belle nuit,pendant laquelle, par hasard, le curé ne dormait pas, il vit de lafenêtre de sa chambre, qui donnait sur celle de l’église, la lampepâlir et s’éteindre. Il attribua la chose à un accident et n’y fitpas cette nuit une grande attention.

Mais, la nuit suivante, s’étant réveillé versles deux heures du matin, l’idée lui vint de s’assurer si la lampebrûlait. Il descendit de son lit, s’approcha de la fenêtre, etconstata de visu que l’église était plongée dans la plusprofonde obscurité.

Cet événement, reproduit deux fois enquarante-huit heures, prenait une certaine gravité. Le lendemain,au point du jour, le curé fit venir le bedeau, et l’accusa toutsimplement d’avoir mis l’huile dans sa salade au lieu de l’avoirmise dans la lampe. Le bedeau jura ses grands dieux qu’il n’enétait rien ; que tous les soirs, depuis quinze ans qu’il avaitl’honneur d’être bedeau, il remplissait consciencieusement lalampe, et qu’il fallait que ce fût un tour de ce méchant chevalierqui, après avoir tourmenté les vivants pendant sa vie, recommençaità les tourmenter trois cents ans après sa mort.

Le curé déclara qu’il se fiait parfaitement àla parole du bedeau, mais qu’il n’en désirait pas moins assister lesoir au remplissage de la lampe ; en conséquence, à la nuittombante, en présence du curé, l’huile fut introduite dans lerécipient, et la lampe allumée ; la lampe allumée, le curéferma lui-même la porte de l’église, mit la clef dans sa poche, etse retira chez lui.

Puis il prit un bréviaire, s’accommoda près desa fenêtre dans un grand fauteuil, et, les yeux alternativementfixés sur le livre et sur l’église, il attendit.

Vers minuit, il vit la lumière qui illuminaitles vitraux diminuer, pâlir et s’éteindre.

Cette fois, il y avait une cause étrangère,mystérieuse, inexplicable, à laquelle le pauvre bedeau ne pouvaitavoir aucune part.

Un instant, le curé pensa que des voleurss’introduisaient dans l’église et volaient l’huile. Mais ensupposant le méfait commis par des voleurs, c’étaient des gaillardsbien honnêtes de se borner à voler l’huile, quand ils épargnaientles vases sacrés.

Ce n’étaient donc pas des voleurs ;c’était donc une autre cause qu’aucune de celles qu’on pouvaitimaginer, une cause surnaturelle peut-être. Le curé résolut dereconnaître cette cause, quelle qu’elle fût.

Le lendemain soir, il versa lui-même l’huilepour bien se convaincre qu’il n’était pas dupe d’un tour depasse-passe ; puis, au lieu de sortir comme il l’avait fait laveille, il se cacha dans un confessionnal.

Les heures s’écoulèrent, la lampe éclairaitd’une lueur calme et égale : minuit sonna…

Le curé crut entendre un léger bruit, pareil àcelui d’une pierre qui se déplace, puis il vit l’ombre d’un animalavec des pattes gigantesques, laquelle ombre monta contre unpilier, courut le long de la corniche, apparut un instant à lavoûte, descendit le long de la corde, et fit une station sur lalampe, qui commença de pâlir, vacilla et s’éteignit.

Le curé se trouva dans l’obscurité la pluscomplète. Il comprit que c’était une expérience à renouveler, en serapprochant du lieu où se passait la scène.

Rien de plus facile : au lieu de semettre dans le confessionnal qui était dans le côté de l’égliseopposé à la lampe, il n’avait qu’à se cacher dans le confessionnalqui était placé à quelques pas d’elle seulement.

Tout fut donc fait le lendemain comme laveille ; seulement le curé changea de confessionnal et semunit d’une lanterne sourde.

Jusqu’à minuit, même calme, même silence, mêmehonnêteté de la lampe à remplir ses fonctions. Mais aussi, audernier coup de minuit, même craquement que la veille. Seulement,comme le craquement se produisait à quatre pas du confessionnal,les yeux du curé purent immédiatement se fixer sur l’emplacementd’où venait le bruit. C’était la tombe du chevalier quicraquait.

Puis la dalle sculptée qui recouvrait lesépulcre se souleva lentement, et, par l’entrebâillement dutombeau, le curé vit sortir une araignée de la taille d’un barbet,avec un poil long de six pouces, des pattes longues d’une aune,laquelle se mit incontinent, sans hésitation, sans chercher unchemin qu’on voyait lui être familier, à gravir le pilier, à courirsur sa corniche, à descendre le long de la corde, et, arrivée là, àboire l’huile de la lampe, qui s’éteignit.

Mais alors le curé eut recours à sa lanternesourde, dont il dirigea les rayons vers la tombe du chevalier.

Alors il s’aperçut que l’objet qui la tenaitentrouverte était un crapaud gros comme une tortue de mer, lequel,en s’enflant, soulevait la pierre et donnait passage à l’araignée,qui allait incontinent pomper l’huile, qu’elle revenait partageravec son compagnon.

Tous deux vivaient ainsi depuis des sièclesdans cette tombe, où ils habiteraient probablement encoreaujourd’hui si un accident n’eût révélé au curé la présence d’unvoleur quelconque dans son église.

Le lendemain, le curé avait requis main-forte,on avait soulevé la pierre du tombeau, et l’on avait mis à mortl’insecte et le reptile, dont les cadavres étaient suspendus auplafond et faisaient foi de cet étrange événement.

D’ailleurs, le paysan qui racontait la chose àNodier était un de ceux qui avaient été appelés par le curé pourcombattre ces deux commensaux de la tombe du chevalier, et commelui s’était acharné particulièrement au crapaud, une goutte de sangde l’immonde animal, qui avait jailli sur sa paupière, avait faillile rendre aveugle comme Tobie.

Il en était quitte pour être borgne.

Pour Nodier, les histoires de crapauds ne sebornaient pas là ; il y avait quelque chose de mystérieux dansla longévité de cet animal qui plaisait à l’imagination de Nodier.Aussi toutes les histoires de crapauds centenaires ou millénaires,les savait-il ; tous les crapauds découverts dans des pierres,ou dans des troncs d’arbres, depuis le crapaud trouvé en 1756 parle sculpteur Le Prince, à Eretteville, au milieu d’une pierre dureoù il était encastré, jusqu’au crapaud enfermé par Hérifsant, en1771, dans une case de plâtre, et qu’il retrouva parfaitementvivant en 1774, étaient-ils de sa compétence. Quand on demandait àNodier de quoi vivaient les malheureux prisonniers : Ilsavaient leur peau, répondait-il. Il avait étudié un crapaudpetit-maître qui avait fait six fois peau neuve dans un hiver, etqui six fois avait avalé la vieille. Quant à ceux qui étaient dansdes pierres de formation primitive, depuis la création du monde,comme le crapaud que l’on trouva dans la carrière de Boursick, enGothie, l’inaction totale dans laquelle ils avaient été obligés dedemeurer, la suspension de la vie dans une température qui nepermettait aucune dissolution et qui ne rendait nécessaire laréparation d’aucune perte, l’humidité du lieu, qui entretenaitcelle de l’animal et qui empêchait sa destruction par ledessèchement, tout cela paraissait à Nodier des raisons suffisantesà une conviction dans laquelle il y avait autant de foi que descience.

D’ailleurs Nodier avait, nous l’avons dit, unecertaine humilité naturelle, une certaine pente à se faire petitlui-même qui l’entraînait vers les petits et les humbles. Nodierbibliophile trouvait parmi les livres des chefs-d’œuvre ignorés,qu’il tirait de la tombe des bibliothèques ; Nodierphilanthrope trouvait parmi les vivants des poètes inconnus, qu’ilmettait au jour et qu’il conduisait à la célébrité ; touteinjustice, toute oppression le révoltait, et, selon lui, onopprimait le crapaud, on était injuste envers lui, on ignorait oul’on ne voulait pas connaître les vertus du crapaud. Le crapaudétait bon ami ; Nodier l’avait déjà prouvé par l’associationdu crapaud et de l’araignée, et, à la rigueur, il le prouvait deuxfois en racontant une autre histoire de crapaud et de lézard nonmoins fantastique que la première ; le crapaud était donc, nonseulement bon ami, mais encore bon père et bon époux. En accouchantlui-même sa femme, le crapaud avait donné aux maris, les premièresleçons d’amour conjugal ; en enveloppant les œufs de safamille autour de ses pattes de derrière ou en les portant sur sondos, le crapaud avait donné aux chefs de famille la première leçonde paternité ; quant à cette bave que le crapaud répand oulance même quand on le tourmente, Nodier assurait que c’était laplus innocente substance qu’il y eût au monde, et il la préférait àla salive de bien des critiques de sa connaissance.

Ce n’était pas que ces critiques ne fussentreçus chez lui comme les autres, et ne fussent même bien reçus,mais, peu à peu, ils se retiraient d’eux-mêmes, ils ne se sentaientpoint à l’aise au milieu de cette bienveillance qui étaitl’atmosphère naturelle de l’Arsenal, et à travers laquelle nepassait la raillerie que comme passe la luciole au milieu de cesbelles nuits de Nice et de Florence, c’est-à-dire pour jeter unelueur et s’éteindre aussitôt.

On arrivait ainsi à la fin d’un dînercharmant, dans lequel tous les accidents, excepté le renversementdu sel, excepté un pain posé à l’envers, étaient pris du côtéphilosophique ; puis on servait le café à table. Nodier étaitsybarite au fond, il appréciait parfaitement ce sentiment desensualité parfaite qui ne place aucun mouvement, aucundéplacement, aucun dérangement entre le dessert et le couronnementdu dessert. Pendant ce moment de délices asiatiques, madame Nodierse levait et allait faire allumer le salon. Souvent moi, qui neprenais point de café, je l’accompagnais. Ma longue taille luiétait d’une grande utilité pour éclairer le lustre sans monter surles chaises.

Alors, le salon s’illuminait, car avant ledîner et les jours ordinaires on n’était jamais reçu que dans lachambre à coucher de madame Nodier ; alors le salons’illuminait et éclairait des lambris peints en blanc avec desmoulures Louis XV, un ameublement des plus simples, se composant dedouze fauteuils et d’un canapé en Casimir rouge, de rideaux decroisée de même couleur, d’un buste d’Hugo, d’une statue d’HenriIV, d’un portrait de Nodier et d’un paysage alpestre deRégnier.

Dans ce salon, cinq minutes après sonéclairage, entraient les convives, Nodier venant le dernier, appuyésoit au bras de Dauzats, soit au bras de Bixio, soit au bras deFrancis Wey, soit au mien, Nodier toujours soupirant et seplaignant comme s’il n’eût eu que le souffle ; alors il allaits’étendre dans un grand fauteuil à droite de la cheminée, lesjambes allongées, les bras pendants, ou se mettre debout devant lechambranle, les mollets au feu, le dos à la glace. S’il s’étendaitdans le fauteuil, tout était dit : Nodier, plongé dans cetinstant de béatitude que donne le café, voulait jouir en égoïste delui-même, et suivre silencieusement le rêve de son esprit ;s’il s’adossait au chambranle, c’était autre chose : c’estqu’il allait conter ; alors tout le monde se taisait, alors sedéroulait une de ces charmantes histoires de sa jeunesse quisemblent un roman de Longu, une idylle de Théocrite ; ouquelque sombre drame de la Révolution, dont un champ de bataille dela Vendée ou la place de la Révolution était toujours lethéâtre ; ou enfin quelque mystérieuse conspiration deCadoudal ou d’Oudet, de Staps ou de Lahorie ; alors ceux quientraient faisaient silence, saluaient de la main, et allaients’asseoir dans un fauteuil ou s’adosser contre le lambris ;puis l’histoire finissait, comme finit toute chose. Onn’applaudissait pas ; pas plus qu’on n’applaudit le murmured’une rivière, le chant d’un oiseau ; mais, le murmure éteint,mais, le chant évanoui, on écoutait encore. Alors Marie, sans riendire, allait se mettre à son piano, et, tout à coup, une brillantefusée de notes s’élançait dans les airs comme le prélude d’un feud’artifice : alors les joueurs, relégués dans des coins, semettaient à des tables et jouaient.

Nodier n’avait longtemps joué qu’à labataille, c’était son jeu de prédilection, et il s’y prétendaitd’une force supérieure ; enfin, il avait fait une concessionau siècle et jouait à l’écarté.

Alors Marie chantait des paroles d’Hugo, deLamartine ou de moi, mises en musique par elle ; puis, aumilieu de ces charmantes mélodies, toujours trop courtes, onentendait tout à coup éclore la ritournelle d’une contredanse,chaque cavalier courait à sa danseuse, et un bal commençait.

Bal charmant dont Marie faisait tous lesfrais, jetant, au milieu de trilles rapides brodés par ses doigtssur les touches du piano, un mot à ceux qui s’approchaient d’elle,à chaque traversée, à chaque chaîne des dames, à chaquechassé-croisé. À partir de ce moment, Nodier disparaissait,complètement oublié, car lui, ce n’était pas un de ces maîtresabsolus et bougons dont on sent la présence et dont on devinel’approche ; c’était l’hôte de l’Antiquité, qui s’efface pourfaire place à celui qu’il reçoit, et qui se contentait d’êtregracieux, faible et presque féminin.

D’ailleurs Nodier, après avoir disparu un peu,disparaissait bientôt tout à fait. Nodier se couchait de bonneheure, ou plutôt on couchait Nodier de bonne heure. C’était madameNodier qui était chargée de ce soin. L’hiver elle sortait lapremière du salon ; puis quelquefois, quand il n’y avait pasde braise dans la cuisine, on voyait une bassinoire passer,s’emplir et entrer dans la chambre à coucher. Nodier suivait labassinoire, et tout était dit.

Dix minutes après, madame Nodier rentrait.Nodier était couché, et s’endormait aux mélodies de sa fille, et aubruit des piétinements et aux rires des danseurs.

Un jour nous trouvâmes Nodier bien autrementhumble que de coutume. Cette fois, il était embarrassé, honteux.Nous lui demandâmes avec inquiétude ce qu’il avait.

Nodier venait d’être nommé académicien.

Il nous fit ses excuses bien humbles, à Hugoet à moi.

Mais il n’y avait pas de sa faute, l’Académiel’avait nommé au moment où il s’y attendait le moins.

C’est que Nodier, aussi savant à lui seul quetous les académiciens ensemble, démolissait pierre à pierre ledictionnaire de l’Académie. Il racontait que l’Immortel chargé defaire l’article écrevisse lui avait un jour montré cetarticle, en lui demandant ce qu’il en pensait.

L’article était conçu dans cestermes :

« Écrevisse, petit poisson rouge quimarche à reculons. »

– Il n’y a qu’une erreur dans votredéfinition, répondit Nodier, c’est que l’écrevisse n’est pas unpoisson, c’est que l’écrevisse n’est pas rouge, c’est quel’écrevisse ne marche pas à reculons… le reste est parfait.

J’oublie de dire qu’au milieu de tout cela,Marie Nodier s’était mariée, était devenue madame Ménessier ;mais ce mariage n’avait absolument rien changé à la vie del’Arsenal. Jules était un ami à tous : on le voyait venirdepuis longtemps dans la maison ; il y demeura au lieu d’yvenir, voilà tout.

Je me trompe, il y eut un grand sacrificeaccompli : Nodier vendit sa bibliothèque ; Nodier aimaitses livres, mais il adorait Marie.

Il faut dire une chose aussi, c’est quepersonne ne savait faire la réputation d’un livre comme Nodier.Voulait-il vendre ou faire vendre un livre, il le glorifiait par unarticle : avec ce qu’il découvrait dedans, il en faisait unexemplaire unique. Je me rappelle l’histoire d’un volume intituléle Zombi du grand Pérou, que Nodier prétendit être impriméaux colonies, et dont il détruisit l’édition de son autoritéprivée ; le livre valait cinq francs, il monta à centécus.

Quatre fois Nodier vendit ses livres, mais ilgardait toujours un certain fonds, un noyau précieux à l’aideduquel, au bout de deux ou trois ans, il avait reconstruit sabibliothèque.

Un jour, toutes ces charmantes fêtess’interrompirent. Depuis un mois ou deux, Nodier était plussouffreteux, plus plaintif. Au reste, l’habitude qu’on avaitd’entendre plaindre Nodier faisait qu’on n’attachait pas une grandeattention à ses plaintes. C’est qu’avec le caractère de Nodier ilétait assez difficile de séparer le mal réel d’avec les souffranceschimériques. Cependant, cette fois, il s’affaiblissait visiblement.Plus de flâneries sur les quais, plus de promenades sur lesboulevards, un lent acheminement seulement, quand du ciel grisfiltrait un dernier rayon du soleil d’automne, un lent acheminementvers Saint-Mandé.

Le but de la promenade était un méchantcabaret, où, dans les beaux jours de sa bonne santé, Nodier serégalait de pain bis. Dans ses courses, d’ordinaire, toute lafamille l’accompagnait, excepté Jules, retenu à son bureau. C’étaitmadame Nodier, c’était Marie, c’étaient les deux enfants, Charleset Georgette ; tout cela ne voulait plus quitter le mari, lepère et le grand-père. On sentait qu’on n’avait plus que peu detemps à rester avec lui, et l’on en profitait.

Jusqu’au dernier moment, Nodier insista pourla conversation du dimanche ; puis, enfin, on s’aperçut que desa chambre le malade ne pouvait plus supporter le bruit et lemouvement qui se faisaient dans le salon. Un jour, Marie nousannonça tristement que, le dimanche suivant, l’Arsenal seraitfermé ; puis tout bas elle dit aux intimes :

– Venez, nous causerons. Nodier s’alitaenfin pour ne plus se relever. J’allai le voir.

– Oh ! mon cher Dumas, me dit-il enme tendant les bras du plus loin qu’il m’aperçut, du temps où je meportais bien, vous n’aviez en moi qu’un ami ; depuis que jesuis malade, vous avez en moi un homme reconnaissant. Je ne puisplus travailler, mais je puis encore lire, et, comme vous voyez, jevous lis, et quand je suis fatigué, j’appelle ma fille, et ma fillevous lit.

Et Nodier me montra effectivement mes livresépars sur son lit et sur sa table.

Ce fut un de mes moments d’orgueil réel.Nodier isolé du monde, Nodier ne pouvant plus travailler, Nodier,cet esprit immense, qui savait tout, Nodier me lisait et s’amusaiten me lisant.

Je lui pris les mains, j’eusse voulu lesbaiser, tant j’étais reconnaissant.

À mon tour, j’avais lu la veille une chose delui, un petit volume qui venait de paraître en deux livraisons dela Revue des Deux Mondes.

C’était Inès de las Sierras. J’étaisémerveillé. Ce roman, une des dernières publications de Charles,était si frais, si coloré, qu’on eût dit une œuvre de sa jeunesseque Nodier avait retrouvée et mise au jour à l’autre horizon de savie. Cette histoire d’Inès, c’était une histoire d’apparition despectres, de fantômes ; seulement, toute fantastique durant lapremière partie, elle cessait de l’être dans la seconde ; lafin expliquait le commencement. Oh ! de cette explication jeme plaignis amèrement à Nodier.

– C’est vrai, me dit-il, j’ai eutort ; mais j’en ai une autre ; celle-là je ne la gâteraipas, soyez tranquille.

– À la bonne heure, et quand vous ymettrez-vous, à cette œuvre-là ? Nodier me prit la main.

– Celle-là, je ne la gâterai pas, parceque ce n’est pas moi qui l’écrirai, dit-il.

– Et qui l’écrira ?

– Vous.

– Comment ! moi, mon bonCharles ? mais je ne la sais pas, votre histoire.

– Je vous la raconterai. Oh !celle-là, je la gardais pour moi, ou plutôt pour vous.

– Mon bon Charles, vous me la raconterez,vous l’écrirez, vous l’imprimerez. Nodier secoua la tête.

– Je vais vous la dire, fit-il ;vous me la rendrez si j’en reviens.

– Attendez à ma prochaine visite, nousavons le temps.

– Mon ami, je vous dirai ce que je disaisà un créancier quand je lui donnais un acompte : Preneztoujours. Et il commença. Jamais Nodier n’avait raconté d’une façonsi charmante. Oh ! si j’avais eu une plume, si j’avais eu dupapier, si j’avais pu écrire aussi vite que la parole !L’histoire était longue, je restai à dîner. Après le dîner, Nodiers’était assoupi. Je sortis de l’Arsenal sans le revoir. Je ne lerevis plus.

Nodier, que l’on croyait si facile à laplainte, avait au contraire caché jusqu’au dernier moment sessouffrances à sa famille.

Lorsqu’il découvrit la blessure, on reconnutque la blessure était mortelle.

Nodier était non seulement chrétien, mais bonet vrai catholique. C’était à Marie qu’il avait fait promettre delui envoyer chercher un prêtre lorsque l’heure serait venue.L’heure était venue, Marie envoya chercher le curé deSaint-Paul.

Nodier se confessa. Pauvre Nodier ! ildevait y avoir bien des péchés dans sa vie, mais il n’y avaitcertes pas une faute.

La confession achevée, toute la familleentra.

Nodier était dans une alcôve sombre, d’où ilétendait les bras sur sa femme, sur sa fille et sur sespetits-enfants.

Derrière la famille étaient lesdomestiques.

Derrière les domestiques, la bibliothèque,c’est-à-dire ces amis qui ne changent jamais, les livres.

Le curé dit à haute voix les prièresauxquelles Nodier répondit aussi à haute voix, en homme familieravec la liturgie chrétienne. Puis, les prières finies, il embrassatout le monde, rassura chacun sur son état, affirma qu’il sesentait encore de la vie pour un jour ou deux, surtout si on lelaissait dormir pendant quelques heures.

On laissa Nodier seul, et il dormit cinqheures.

Le 26 janvier au soir, c’est-à-dire la veillede sa mort, la fièvre augmenta et produisit un peu de délire ;vers minuit, il ne reconnaissait personne, sa bouche prononça desparoles sans suite, dans lesquelles on distingua les noms de Taciteet de Fénelon.

Vers deux heures, la mort commençait defrapper à la porte : Nodier fut secoué par une crise violente,sa fille était penchée sur son chevet et lui tendait une tassepleine d’une potion calmante ; il ouvrit les yeux, regardaMarie et la reconnut à ses larmes ; alors il prit la tasse deses mains et but avec avidité le breuvage qu’elle contenait.

– Tu as trouvé cela bon ? demandaMarie.

– Oh oui ! mon enfant, comme tout cequi vient de toi.

Et la pauvre Marie laissa tomber sa tête surle chevet du lit, couvrant de ses cheveux le front humide dumourant.

– Oh ! si tu restais ainsi, murmuraNodier, je ne mourrais jamais [1]. La mortfrappait toujours.

Les extrémités commençaient à serefroidir ; mais, au fur et à mesure que la vie remontait,elle se concentrait au cerveau et faisait à Nodier un esprit pluslucide qu’il ne l’avait jamais eu.

Alors il bénit sa femme et ses enfants, puisil demanda le quantième du mois.

– Le 27 janvier, dit madame Nodier.

– Vous n’oublierez pas cette date,n’est-ce pas, mes amis ? dit Nodier. Puis, se tournant vers lafenêtre :

– Je voudrais bien voir encore une foisle jour, fit-il avec un soupir. Puis il s’assoupit. Puis sonsouffle devint intermittent.

Puis enfin, au moment où le premier rayon dujour frappa les vitres il rouvrit les yeux, fit du regard un signed’adieu et expira.

Avec Nodier tout mourut à l’Arsenal, joie, vieet lumière ; ce fut un deuil qui nous prit tous ; chacunperdait une portion de lui-même en perdant Nodier.

Moi, pour mon compte, je ne sais comment direcela, mais j’ai quelque chose de mort en moi depuis que Nodier estmort.

Ce quelque chose ne vit que lorsque je parlede Nodier.

Voilà pourquoi j’en parle si souvent.

Maintenant, l’histoire qu’on a lue, c’estcelle que Nodier m’a racontée.

Chapitre 2La famille d’Hoffmann.

Au nombre de ces ravissantes cités quis’éparpillent au bord du Rhin, comme les grains d’un chapelet dontle fleuve serait le fil, il faut compter Mannheim, la secondecapitale du grand-duché de Bade, Mannheim, la seconde résidence dugrand-duc.

Aujourd’hui que les bateaux à vapeur quimontent et descendent le Rhin passent à Mannheim, aujourd’hui qu’unchemin de fer conduit à Mannheim, aujourd’hui que Mannheim, aumilieu du pétillement de la fusillade, a secoué, les cheveux éparset la robe teinte de sang, l’étendard de la rébellion contre songrand-duc, je ne sais plus ce qu’est Mannheim ; mais, àl’époque où commence cette histoire, c’est-à-dire il y a bientôtcinquante-six ans, je vais vous dire ce qu’elle était.

C’était la ville allemande par excellence,calme et politique à la fois, un peu triste, ou plutôt un peurêveuse : c’était la ville des romans d’Auguste Lafontaine etdes poèmes de Gœthe, d’Henriette Belmann et de Werther.

En effet, il ne s’agit que de jeter un coupd’œil sur Mannheim pour juger à l’instant, en voyant ses maisonshonnêtement alignées, sa division en quatre quartiers, ses rueslarges et belles où pointe l’herbe, sa fontaine mythologique, sapromenade ombragée d’un double rang d’acacias qui la traverse d’unbout à l’autre ; pour juger, dis-je, combien la vie seraitdouce et facile dans un semblable paradis, si parfois les passionsamoureuses ou politiques n’y venaient mettre un pistolet à la mainde Werther[2] ou un poignard à la main de Sand[3].

Il y a surtout une place qui a un caractèretout particulier, c’est celle où s’élèvent à la fois l’église et lethéâtre.

Église et théâtre ont dû être bâtis en mêmetemps, probablement par le même architecte ; probablementencore vers le milieu de l’autre siècle, quand les caprices d’unefavorite influaient sur l’art à ce point que tout un côté de l’artprenait son nom, depuis l’église jusqu’à la petite maison, depuisla statue de bronze de dix coudées jusqu’à la figurine enporcelaine de Saxe.

L’église et le théâtre de Mannheim sont doncdans le style Pompadour.

L’église a deux niches extérieures : dansl’une de ces deux niches est une Minerve, et dans l’autre est uneHébé.

La porte du théâtre est surmontée de deuxsphinx. Ces deux sphinx représentent, l’un la Comédie, l’autre laTragédie.

Le premier de ces deux sphinx tient sous sapatte un masque, le second un poignard. Tous deux sont coiffés enracine droite avec un chignon poudré ce qui ajoute merveilleusementà leur caractère égyptien.

Au reste, toute la place, maisons contournées,arbres frisés, murailles festonnées, est dans le même caractère, etforme un ensemble des plus réjouissants.

Eh bien ! C’est dans une chambre situéeau premier étage d’une maison dont les fenêtres donnent de biaissur le portail de l’église des Jésuites, que nous allons conduirenos lecteurs, en leur faisant seulement observer que nous lesrajeunissons de plus d’un demi-siècle, et que nous en sommes, commemillésime, à l’an de grâce ou de disgrâce 1793, et comme quantièmeau dimanche 10 du mois de mai. Tout est donc en train defleurir : les algues au bord du fleuve, les marguerites dansla prairie, l’aubépine dans les haies, la rose dans les jardins,l’amour dans les cœurs.

Maintenant ajoutons ceci : c’est qu’undes cœurs qui battaient le plus violemment dans la ville deMannheim et dans les environs était celui du jeune homme quihabitait cette petite chambre dont nous venons de parler, et dontles fenêtres donnaient de biais sur le portail de l’église desJésuites.

Chambre et jeune homme méritent chacun unedescription particulière.

La chambre, à coup sûr, était celle d’unesprit capricieux et pittoresque tout ensemble, car elle avait à lafois l’aspect d’un atelier, d’un magasin de musique et d’un cabinetde travail.

Il y avait une palette, des pinceaux et unchevalet, et sur ce chevalet une esquisse commencée.

Il y avait une guitare, une viole d’amour etun piano, et sur ce piano une sonate ouverte.

Il y avait une plume, de l’encre et du papier,et sur ce papier un commencement de ballade griffonné.

Puis, le long des murailles, des arcs, desflèches, des arbalètes du quinzième, des instruments de musique dudix-septième, des bahuts de tous les temps, des pots à boire detoutes les formes, des aiguières de toutes les espèces, enfin descolliers de verre, des éventails de plumes, des lézards empaillés,des fleurs sèches, tout un monde enfin ; mais tout un monde nevalant pas vingt cinq thalers de bon argent.

Celui qui habitait cette chambre était-il unpeintre, un musicien ou un poète ? Nous l’ignorons.

Mais, à coup sûr, c’était un fumeur ;car, au milieu de toutes ces collections, la collection la pluscomplète, la plus en vue, la collection occupant la place d’honneuret s’épanouissant au soleil au-dessus d’un vieux canapé, à laportée de la main, était une collection de pipes.

Mais, quel qu’il fût, poète, musicien, peintreou fumeur, pour le moment, il ne fumait, ni ne peignait, ni nenotait, ni ne composait.

Non, il regardait.

Il regardait, immobile, debout, appuyé contrela muraille, retenant son souffle ; il regardait par safenêtre ouverte, après s’être fait un rempart du rideau, pour voirsans être vu ; il regardait comme on regarde quand les yeux nesont que la lunette du cœur !

Que regardait-il ?

Un endroit parfaitement solitaire pour lemoment, le portail de l’église des Jésuites.

Il est vrai que ce portail était solitaireparce que l’église était pleine.

Maintenant quel aspect avait celui quihabitait cette chambre, celui qui regardait derrière ce rideau,celui dont le cœur battait ainsi en regardant ?

C’était un jeune homme de dix-huit ans tout auplus, petit de taille, maigre de corps, sauvage d’aspect. Ses longscheveux noirs tombaient de son front jusqu’au-dessous de ses yeux,qu’ils voilaient quand il ne les écartait pas de la main, et, àtravers le voile de ses cheveux, son regard brillait fixe et fauve,comme le regard d’un homme dont les facultés mentales ne doiventpas toujours demeurer dans un parfait équilibre.

Ce jeune homme, ce n’était ni un poète, ni unpeintre, ni un musicien : c’était un composé de toutcela ; c’était la peinture, la musique et la poésieréunies ; c’était un tout bizarre, fantasque, bon et mauvais,brave et timide, actif et paresseux : ce jeune homme, enfin,c’était Ernest-Théodore-Guillaume Hoffmann.

Il était né par une rigoureuse nuit d’hiver,en 1776, tandis que le vent sifflait, tandis que la neige tombait,tandis que tout ce qui n’est pas riche souffrait : il était néà Kœnigsberg, au fond de la Vieille-Prusse ; né si faible, sigrêle, si pauvrement bâti, que l’exiguïté de sa personne fit croireà tout le monde qu’il était bien plus pressant de lui commander unetombe que de lui acheter un berceau ; il était né la mêmeannée où Schiller, écrivant son drame des Brigands,signait Schiller, esclave de Klopstock ; né au milieud’une de ces vieilles familles bourgeoises comme nous en avions enFrance du temps de la Fronde, comme il y en a encore en Allemagne,mais comme il n’y en aura bientôt plus nulle part ; né d’unemère au tempérament maladif, mais d’une résignation profonde, cequi donnait à toute sa personne souffrante l’aspect d’une adorablemélancolie ; né d’un père à la démarche et à l’esprit sévères,car ce père était conseiller criminel et commissaire de justiceprès le tribunal supérieur provincial. Autour de cette mère et dece père, il y avait des oncles juges, des oncles baillis, desoncles bourgmestres, des tantes jeunes encore, belles encore,coquettes encore ; oncles et tantes, tous musiciens, tousartistes, tous pleins de sève, tous allègres. Hoffmann disait lesavoir vus ; il se les rappelait exécutant autour de lui,enfant de six, de huit, de dix ans, des concerts étranges où chacunjouait d’un de ces vieux instruments dont on ne sait même plus lesnoms aujourd’hui : tympanons, rebecs, cithares, cistres,violes d’amour, violes de gambe. Il est vrai que personne autrequ’Hoffmann n’avait jamais vu ces oncles musiciens, ces tantesmusiciennes, et qu’oncles et tantes s’étaient retirés les uns aprèsles autres comme des spectres, après avoir éteint, en se retirant,la lumière qui brûlait sur leurs pupitres.

De tous ces oncles, cependant, il en restaitun. De toutes ces tantes, cependant, il en restait une.

Cette tante, c’était un des souvenirscharmants d’Hoffmann.

Dans la maison où Hoffmann avait passé sajeunesse, vivait une sœur de sa mère, une jeune femme aux regardssuaves et pénétrant au plus profond de l’âme ; une jeune femmedouce, spirituelle, pleine de finesse, qui, dans l’enfant quechacun tenait pour un fou, pour un maniaque, pour un enragé, voyaitun esprit éminent ; qui plaidait seule pour lui, avec sa mère,bien entendu ; qui lui prédisait le génie, la gloire ;prédiction qui plus d’une fois fit venir les larmes aux yeux de lamère d’Hoffmann ; car elle savait que le compagnon inséparabledu génie et de la gloire, c’est le malheur.

Cette tante, c’était la tante Sophie.

Cette tante était musicienne comme toute lafamille, elle jouait du luth. Quand Hoffmann s’éveillait dans sonberceau, il s’éveillait inondé d’une vibrante harmonie ; quandil ouvrait les yeux, il voyait la forme gracieuse de la jeune femmemariée à son instrument. Elle était ordinairement vêtue d’une robevert d’eau avec nœuds roses, elle était ordinairement accompagnéed’un vieux musicien à jambes torses et à perruque blanche quijouait d’une basse plus grande que lui, à laquelle il secramponnait, montant et descendant comme fait un lézard le longd’une courge. C’est à ce torrent d’harmonie tombant comme unecascade de perles des doigts de la belle Euterpe qu’Hoffmann avaitbu le philtre enchanté qui l’avait lui-même fait musicien.

Aussi la tante Sophie, avons-nous dit, étaitun des charmants souvenirs d’Hoffmann.

Il n’en était pas de même de son oncle.

La mort du père d’Hoffmann, la maladie de samère, l’avaient laissé aux mains de cet oncle.

C’était un homme aussi exact que le pauvreHoffmann était décousu, aussi bien ordonné que le pauvre Hoffmannétait bizarrement fantasque, et dont l’esprit d’ordre etd’exactitude s’était éternellement exercé sur son neveu, maistoujours aussi inutilement que s’était exercé sur ses pendulesl’esprit de l’empereur Charles Quint : l’oncle avait beaufaire, l’heure sonnait à la fantaisie du neveu, jamais à lasienne.

Au fond, ce n’était point cependant, malgréson exactitude et sa régularité, un trop grand ennemi des arts etde l’imagination que cet oncle d’Hoffmann ; il tolérait mêmela musique, la poésie et la peinture ; mais il prétendaitqu’un homme sensé ne devait recourir à de pareils délassementsqu’après son dîner, pour faciliter la digestion. C’était sur cethème qu’il avait réglé la vie d’Hoffmann : tant d’heures pourle sommeil, tant d’heures pour l’étude du barreau, tant d’heurespour le repas, tant de minutes pour la musique, tant de minutespour la peinture, tant de minutes pour la poésie.

Hoffmann eût voulu retourner tout cela, lui,et dire : tant de minutes pour le barreau, et tant d’heurespour la poésie, la peinture et la musique ; mais Hoffmannn’était pas le maître ; il en était résulté qu’Hoffmann avaitpris en horreur le barreau et son oncle, et qu’un beau jour ils’était sauvé de Kœnigsberg avec quelques thalers en poche, avaitgagné Heidelberg, où il avait fait une halte de quelques instants,mais où il n’avait pu rester, vu la mauvaise musique que l’onfaisait au théâtre.

En conséquence, de Heidelberg il avait gagné Mannheim, dont lethéâtre, près duquel, comme on le voit, il s’était logé, passaitpour être le rival des scènes lyriques de France et d’Italie ;nous disons de France et d’Italie, parce qu’on n’oubliera point quec’est cinq ou six ans seulement avant l’époque à laquelle noussommes arrivés qu’avait eu lieu, à l’Académie royale de musique, lagrande lutte contre Gluck et Piccinni.

Hoffmann était donc à Mannheim, où il logeaitprès du théâtre, et où il vivait du produit de sa peinture, de samusique et de sa poésie, joint à quelques frédérics d’or que sabonne mère lui faisait passer de temps en temps, au moment où, nousarrogeant le privilège du Diable boiteux, nous venons de lever leplafond de sa chambre et de le montrer à nos lecteurs debout,appuyé à la muraille, immobile derrière son rideau, haletant, lesyeux fixés sur le portail de l’église des Jésuites.

Chapitre 3Un amoureux et un fou.

Dans l’instant où quelques personnes, sortantde l’église des Jésuites, quoique la messe fût à peine à moitié desa célébration, rendaient l’attention d’Hoffmann plus vive quejamais, on heurta à sa porte. Le jeune homme secoua la tête etfrappa du pied avec un mouvement d’impatience, mais ne réponditpas.

On heurta une seconde fois.

Un regard torve alla foudroyer l’indiscret àtravers la porte.

On frappa une troisième fois.

Cette fois, le jeune homme demeura tout à faitimmobile ; il était visiblement décidé à ne pas ouvrir.

Mais, au lieu de s’obstiner à frapper, levisiteur se contenta de prononcer un des prénoms d’Hoffmann.

– Théodore, dit-il.

– Ah ! c’est toi, Zacharias Werner,murmura Hoffmann.

– Oui, c’est moi ; tiens-tu à êtreseul ?

– Non, attends.

Et Hoffmann alla ouvrir.

Un grand jeune homme, pâle, maigre et blond,un peu effaré, entra. Il pouvait avoir trois ou quatre ans de plusqu’Hoffmann. Au moment où la porte s’ouvrait, il lui posa la mainsur l’épaule et les lèvres sur le front, comme eût pu faire unfrère aîné.

C’était, en effet, un véritable frère pourHoffmann. Né dans la même maison que lui, Zacharias Werner, lefutur auteur de Martin Luther, de l’Attila, du24 Février, de La Croix de la Baltique, avaitgrandi sous la double protection de sa mère et de la mèred’Hoffmann.

Les deux femmes, atteintes toutes deux d’uneaffection nerveuse qui se termina par la folie, avaient transmis àleurs enfants cette maladie, qui, atténuée par la transmission, setraduisit en imagination fantastique chez Hoffmann, et endisposition mélancolique chez Zacharias. La mère de ce dernier secroyait, à l’instar de la Vierge, chargée d’une mission divine. Sonenfant, son Zacharie, devait être le nouveau Christ, le futur Siloépromis par les Écritures. Pendant qu’il dormait, elle lui tressaitdes couronnes de bleuets, dont elle ceignait son front ; elles’agenouillait devant lui, chantant, de sa voix douce etharmonieuse, les plus beaux cantiques de Luther, espérant à chaqueverset, voir la couronne de bleuets se changer en auréole.

Les deux enfants furent élevés ensemble ;c’était surtout parce que Zacharie habitait Heidelberg, où ilétudiait, qu’Hoffmann s’était enfui de chez son oncle, et à sontour Zacharie, rendant à Hoffmann amitié pour amitié, avait quittéHeidelberg et était venu rejoindre Hoffmann à Mannheim, quandHoffmann était venu chercher à Mannheim une meilleure musique quecelle qu’il trouvait à Heidelberg.

Mais, une fois réunis, une fois à Mannheim,loin de l’autorité de cette mère si douce, les deux jeunes gensavaient pris appétit aux voyages, ce complément indispensable del’éducation de l’étudiant allemand, et ils avaient résolu devisiter Paris.

Werner, à cause du spectacle étrange quedevait présenter la capitale de la France au milieu de la périodede Terreur où elle était parvenue.

Hoffmann, pour comparer la musique française àla musique italienne, et surtout pour étudier les ressources del’Opéra français comme mise en scène et décors, Hoffmann ayant dèscette époque l’idée qu’il caressa toute sa vie de se fairedirecteur de théâtre.

Werner, libertin par tempérament, quoiquereligieux par éducation, comptait bien en même temps profiter pourson plaisir de cette étrange liberté de mœurs à laquelle on étaitarrivé en 1793, et dont un de ses amis, revenu depuis peu d’unvoyage à Paris, lui avait fait une peinture si séduisante, quecette peinture avait tourné la tête du voluptueux étudiant.

Hoffmann comptait voir les musées dont on luiavait dit force merveilles, et, flottant encore dans sa manière,comparer la peinture italienne à la peinture allemande.

Quels que fussent d’ailleurs les motifssecrets qui poussassent les deux amis, le désir de visiter laFrance était égal chez tous deux.

Pour accomplir ce désir, il ne leur manquaitqu’une chose, l’argent. Mais, par une coïncidence étrange, lehasard avait voulu que Zacharie et Hoffmann eussent le même jourreçu chacun de sa mère cinq frédérics d’or.

Dix frédérics d’or faisaient à peu près deuxcents livres, c’était une jolie somme pour deux étudiants, quivivaient, logés, chauffés et nourris, pour cinq thalers par mois.Mais cette somme était bien insuffisante pour accomplir le fameuxvoyage projeté.

Il était venu une idée aux deux jeunes gens,et, comme cette idée leur était venue à tous deux à la fois, ilsl’avaient prise pour une inspiration du ciel.

C’était d’aller au jeu et de risquer chacunles cinq frédérics d’or.

Avec ces dix frédérics il n’y avait pas devoyage possible. En risquant ces dix frédérics on pouvait gagnerune somme à faire le tour du monde.

Ce qui fut dit fut fait : la saison deseaux approchait, et puis le 1er mai, les maisons de jeuétaient ouvertes ; Werner et Hoffmann entrèrent dans unemaison de jeu.

Werner tenta le premier la fortune, et perditen cinq coups ses cinq frédérics d’or.

Le tour d’Hoffmann était venu.

Hoffmann hasarda en tremblant son premierfrédéric d’or et gagna.

Encouragé par ce début, il redoubla. Hoffmannétait dans un jour de veine ; il gagnait quatre coups surcinq, et le jeune homme était de ceux qui ont confiance dans lafortune. Au lieu d’hésiter, il marcha franchement de parolis enparolis ; on eût pu croire qu’un pouvoir surnaturel lesecondait : sans combinaison arrêtée, sans calcul aucun, iljetait son or sur une carte, et son or se doublait, se triplait, sequintuplait. Zacharie, plus tremblant qu’un fiévreux, plus pâlequ’un spectre, Zacharie murmurait : « Assez, Théodore,assez » : mais le joueur raillait cette timidité puérile.L’or suivait l’or, et l’or engendrait l’or. Enfin, deux heures dumatin sonnèrent, c’était l’heure de la fermeture del’établissement, le jeu cessa ; les deux jeunes gens, sanscompter, prirent chacun une charge d’or. Zacharie, qui ne pouvaitcroire que toute cette fortune était à lui, sortit lepremier : Hoffmann allait le suivre, quand un vieil officier,qui ne l’avait pas perdu de vue pendant tout le temps qu’il avaitjoué, l’arrêta comme il allait franchir le seuil de la porte.

– Jeune homme, dit-il en lui posant lamain sur l’épaule et en le regardant fixement, si vous y allez dece train-là, vous ferez sauter la banque, j’en conviens ; maisquand la banque aura sauté, vous n’en serez qu’une proie plus sûrepour le diable.

Et, sans attendre la réponse d’Hoffmann, ildisparut. Hoffmann sortit à son tour, mais il n’était plus le même.La prédiction du vieux soldat l’avait refroidi comme un bain glacé,et cet or, dont ses poches étaient pleines, lui pesait. Il luisemblait porter son fardeau d’iniquités.

Werner l’attendait joyeux. Tous deux revinrentensemble chez Hoffmann, l’un riant, dansant, chantant ;l’autre rêveur, presque sombre.

Celui qui riait, dansait, chantait, c’étaitWerner ; celui qui était rêveur et presque sombre, c’étaitHoffmann.

Tous deux, au reste, décidèrent de partir lelendemain soir pour la France.

Ils se séparèrent en s’embrassant.

Hoffmann, resté seul, compta son or.

Il avait cinq mille thalers, vingt-trois ouvingt-quatre mille francs.

Il réfléchit longtemps et sembla prendre unerésolution difficile.

Pendant qu’il réfléchissait à la lueur d’unelampe de cuivre éclairant la chambre, son visage était pâle et sonfront ruisselait de sueur.

À chaque bruit qui se faisait autour de lui,ce bruit fût-il aussi insaisissable que le frémissement de l’ailedu moucheron, Hoffmann tressaillait, se retournait et regardaitautour de lui avec terreur.

La prédiction de l’officier lui revenait àl’esprit, il murmurait tout bas des vers de Faust, et illui semblait voir, sur le seuil de la porte, le rat rongeur ;dans l’angle de sa chambre, le barbet noir.

Enfin son parti fut pris.

Il mit à part mille thalers, qu’il regardaitcomme la somme grandement nécessaire pour son voyage, fit un paquetdes quatre mille autres thalers ; puis, sur le paquet, collaune carte avec de la cire, et écrivit sur cette carte :

À Monsieur le bourgmestre de Kœnigsberg,pour être partagé entre les familles les plus pauvres de laville.

Puis, content de la victoire qu’il venait deremporter sur lui-même, rafraîchi par ce qu’il venait de faire, ilse déshabilla, se coucha, et dormit tout d’une pièce jusqu’aulendemain à sept heures du matin.

À sept heures il se réveilla, et son premierregard fut pour ses mille thalers visibles et ses quatre millethalers cachetés. Il croyait avoir fait un rêve.

La vue des objets l’assura de la réalité de cequi lui était arrivé la veille.

Mais ce qui était une réalité surtout, pourHoffmann, quoique aucun objet matériel ne fût là pour la luirappeler, c’était la prédiction du vieil officier.

Aussi, sans regret aucun, s’habilla-t-il commede coutume ; et, prenant ses quatre mille thalers sous sonbras, alla-t-il les porter lui-même à la diligence de Kœnigsberg,après avoir pris le soin cependant de serrer les mille thalersrestants dans son tiroir.

Puis, comme il était convenu, on s’ensouvient, que les deux amis partiraient le même soir pour laFrance, Hoffmann se mit à faire ses préparatifs de voyage.

Tout en allant, tout en venant, tout enépoussetant un habit, en pliant une chemise, en assortissant deuxmouchoirs, Hoffmann jeta les yeux dans la rue et demeura dans lapose où il était.

Une jeune fille de seize à dix-sept ans,charmante, étrangère bien certainement à la ville de Mannheim,puisque Hoffmann ne la connaissait pas, venait de l’extrémitéopposée de la rue et s’acheminait vers l’église.

Hoffmann, dans ses rêves de poète, de peintreet de musicien, n’avait jamais rien vu de pareil.

C’était quelque chose qui dépassait nonseulement tout ce qu’il avait vu, mais encore tout ce qu’ilespérait voir.

Et cependant, à la distance où il était, il nevoyait qu’un ravissant ensemble : les détails luiéchappaient.

La jeune fille était accompagnée d’une vieilleservante.

Toutes deux montèrent lentement les marches del’église des Jésuites, et disparurent sous le portail.

Hoffmann laissa sa malle à moitié faite, unhabit lie-de-vin à moitié battu, sa redingote à brandebourgs àmoitié pliée, et resta immobile derrière son rideau.

C’est là que nous l’avons trouvé, attendant lasortie de celle qu’il avait vue entrer.

Il ne craignait qu’une chose : c’est quece ne fût un ange, et qu’au lieu de sortir par la porte, elle nes’envolât par la fenêtre pour remonter aux cieux.

C’est dans cette situation que nous l’avonspris, et que son ami Zacharias Werner vint le prendre aprèsnous.

Le nouveau venu appuya du même coup, commenous l’avons dit, sa main sur l’épaule et ses lèvres sur le frontde son ami.

Puis il poussa un énorme soupir.

Quoique Zacharias Werner fût toujours trèspâle, il était cependant encore plus pâle que d’habitude.

– Qu’as-tu donc ? lui demandaHoffmann avec une inquiétude réelle.

– Oh ! mon ami, s’écria Werner… Jesuis un brigand ! je suis un misérable ! je mérite lamort… fends-moi la tête avec une hache… perce-moi le cœur avec uneflèche. Je ne suis plus digne de voir la lumière du ciel.

– Bah ! demanda Hoffmann avec laplacide distraction de l’homme heureux ; qu’est-il doncarrivé, cher ami ?

– Il est arrivé… Ce qui est arrivé,n’est-ce pas ?… tu me demandes ce qui est arrivé ?… Ehbien ! mon ami, le diable m’a tenté !

– Que veux-tu dire ?

– Que quand j’ai vu tout mon or ce matin,il y en avait tant, qu’il me semble que c’est un rêve.

– Comment ! un rêve ?

– Il y en avait une pleine table, toutecouverte, continua Werner. Eh bien ! quand j’ai vu cela, unevéritable fortune, mille frédérics d’or, mon ami. Eh bien !quand j’ai vu cela, quand de chaque pièce j’ai vu rejaillir unrayon, la rage m’a repris, je n’ai pas pu y résister, j’ai pris letiers de mon or et j’ai été au jeu.

– Et tu as perdu ?

– Jusqu’à mon dernier kreutzer.

– Que veux-tu ? c’est un petitmalheur, puisqu’il te reste les deux tiers.

– Ah bien oui, les deux tiers ! Jesuis revenu chercher le second tiers, et…

– Et tu l’as perdu comme lepremier ?

– Plus vite, mon ami, plus vite.

– Et tu es revenu chercher ton troisièmetiers ?

– Je ne suis pas revenu, j’ai volé :j’ai pris les quinze cents thalers restants, et je les ai posés surla rouge.

– Alors, dit Hoffmann, la noire estsortie, n’est-ce pas ?

– Ah ! mon ami, la noire, l’horriblenoire, sans hésitation, sans remords, comme si en sortant elle nem’enlevait pas mon dernier espoir ! Sortie, mon ami,sortie !

– Et tu ne regrettes les mille frédéricsqu’à cause du voyage ?

– Pas pour autre chose. Oh ! sij’eusse seulement mis de côté de quoi aller à Paris, cinq centsthalers !

– Tu te consolerais d’avoir perdu lereste ?

– À l’instant même.

– Eh bien ! qu’à cela ne tienne, moncher Zacharias, dit Hoffmann en le conduisant vers sontiroir ; tiens, voilà les cinq cents thalers, pars.

– Comment ! que je parte ?s’écria Werner, et toi ?

– Oh ! moi, je ne pars plus.

– Comment ! tu ne parsplus ?

– Non, pas dans ce moment-ci dumoins.

– Mais pourquoi ? pour quelleraison ? qui t’empêche de partir ? qui te retient àMannheim ?

Hoffmann entraîna vivement son ami vers lafenêtre. On commençait à sortir de l’église, la messe étaitfinie.

– Tiens, regarde, regarde, dit-il endésignant du doigt quelqu’un à l’attention de Werner.

Et, en effet, la jeune fille inconnueapparaissait au haut du portail, descendant lentement les degrés del’église, son livre de messe posé contre sa poitrine, sa têtebaissée, modeste et pensive comme la Marguerite de Gœthe.

– Vois-tu, murmurait Hoffmann,vois-tu ?

– Certainement que je vois.

– Eh bien ! que dis-tu ?

– Je dis qu’il n’y a pas de femme aumonde qui vaille qu’on lui sacrifie le voyage de Paris, fût-ce labelle Antonia, fût-ce la fille du vieux Gottlieb Murr, le nouveauchef d’orchestre du théâtre de Mannheim.

– Tu la connais donc ?

– Certainement.

– Tu connais donc son père ?

– Il était chef d’orchestre au théâtre deFrancfort.

– Et tu peux me donner une lettre pourlui ?

– À merveille.

– Mets-toi là, Zacharias, et écris.

Zacharias se mit à la table et écrivit.

Au moment de partir pour la France, ilrecommandait son jeune ami Théodore Hoffmann à son vieil amiGottlieb Murr.

Hoffmann donna à peine à Zacharias le tempsd’achever sa lettre ; la signature apposée, il la lui prit,et, embrassant son ami, il s’élança hors de la chambre.

– C’est égal, lui cria une dernière foisZacharias Werner, tu verras qu’il n’y a pas de femme, si joliequ’elle soit, qui puisse te faire oublier Paris.

Hoffmann entendit les paroles de son ami, maisil ne jugea pas même à propos de se retourner pour lui répondre,même par un signe d’approbation ou d’improbation.

Quant à Zacharias Werner, il mit ses cinqcents thalers dans sa poche, et, pour n’être plus tenté par ledémon du jeu, il courut aussi vite vers l’hôtel des Messageriesqu’Hoffmann courait vers la maison du vieux chef d’orchestre.

Hoffmann frappait à la porte du maîtreGottlieb Murr juste au même moment où Zacharias Werner montait dansla diligence de Strasbourg.

Chapitre 4Maître Gottlieb Murr.

Ce fut le chef d’orchestre qui vint ouvrir enpersonne à Hoffmann.

Hoffmann n’avait jamais vu maître Gottlieb, etcependant il le reconnut.

Cet homme, tout grotesque qu’il était, nepouvait être qu’un artiste, et même un grand artiste.

C’était un petit vieillard de cinquante-cinq àsoixante ans, ayant une jambe tordue, et cependant ne boitant pastrop de cette jambe, qui ressemblait à un tire-bouchon. Tout enmarchant, ou plutôt tout en sautillant, et son sautillementressemblait fort à celui d’un hochequeue, tout en sautillant et endevançant les gens qu’il introduisait chez lui, il s’arrêtait,faisant une pirouette sur sa jambe torse, ce qui lui donnait l’aird’enfoncer une vrille dans la terre, et continuait son chemin.

Tout en le suivant, Hoffmann l’examinait etgravait dans son esprit un de ces fantastiques et merveilleuxportraits dont il nous a donné, dans ses œuvres, une si complètegalerie.

Le visage du vieillard était enthousiaste, finet spirituel à la fois, recouvert d’une peau parcheminée, mouchetéede rouge et de noir comme une page de plain-chant. Au milieu de cetétrange faciès brillaient deux yeux vifs dont on pouvait d’autantmieux apprécier le regard aigu, que les lunettes qu’il portait etqu’il n’abandonnait jamais, même dans son sommeil, étaientconstamment relevées sur son front ou abaissées sur le bout de sonnez. C’était seulement quand il jouait du violon en redressant latête et en regardant à distance, qu’il finissait par utiliser cepetit meuble qui paraissait être chez lui plutôt un objet de luxeque de nécessité.

Sa tête était chauve et constamment abritéesous une calotte noire, qui était devenue une partie inhérente à sapersonne. Jour et nuit maître Gottlieb apparaissait aux visiteursavec sa calotte. Seulement, lorsqu’il sortait, il se contentait dela surmonter d’une petite perruque à la Jean-Jacques. De sorte quela calotte se trouvait prise entre le crâne et la perruque. Il vasans dire que jamais maître Gottlieb ne s’inquiétait le moins dumonde de la portion de velours qui apparaissait sous ses fauxcheveux, lesquels ayant plus d’affinité avec le chapeau qu’avec latête, accompagnaient le chapeau dans son excursion aérienne, toutesles fois que maître Gottlieb saluait.

Hoffmann regarda tout autour de lui, mais nevit personne.

Il suivit donc maître Gottlieb où maîtreGottlieb, qui, comme nous l’avons dit, marchait devant lui, voulutle mener.

Maître Gottlieb s’arrêta dans un grand cabinetplein de partitions empilées et de feuilles de musiquevolantes : sur une table étaient dix ou douze boîtes plus oumoins ornées, ayant toutes cette forme à laquelle un musicien ne setrompe pas, c’est-à-dire la forme d’un étui de violon.

Pour le moment, maître Gottlieb était en trainde disposer pour le théâtre de Mannheim, sur lequel il voulaitfaire un essai de musique italienne, le Matrimonio segretode Cimarosa.

Un archet, comme la batte d’Arlequin, étaitpassé dans sa ceinture, ou plutôt maintenu par le gousset boutonnéde sa culotte, une plume se dressait fièrement derrière sonoreille, et ses doigts étaient tachés d’encre.

De ces doigts tachés d’encre il prit la lettreque lui présentait Hoffmann, puis, jetant un coup d’œil surl’adresse, et reconnaissant l’écriture :

– Ah ! Zacharias Werner, dit-il,poète, poète celui-là, mais joueur. Puis, comme si la qualitécorrigeait un peu le défaut, il ajouta : Joueur, joueur, maispoète.

Puis, décachetant la lettre :

– Parti, n’est-ce pas ?parti !

– Il part, monsieur, en ce momentmême.

– Dieu le conduise ! ajouta Gottlieben levant les yeux au ciel comme pour recommander son ami à Dieu.Mais il a bien fait de partir. Les voyages forment la jeunesse, et,si je n’avais pas voyagé, je ne connaîtrais pas, moi, l’immortelPasiello, le divin Cimarosa.

– Mais, dit Hoffmann, vous n’enconnaîtriez pas moins bien leurs œuvres, maître Gottlieb.

– Oui, leurs œuvres, certainement :mais qu’est-ce que connaître l’œuvre sans l’artiste ? C’estconnaître l’âme sans le corps ; l’œuvre, c’est le spectre,c’est l’apparition ; l’œuvre, c’est ce qui reste de nous aprèsnotre mort. Mais le corps, voyez-vous, c’est ce qui a vécu :vous ne comprendrez jamais entièrement l’œuvre d’un homme si vousn’avez pas connu l’homme lui-même.

Hoffmann fit un signe de la tête.

– C’est vrai, dit-il, et je n’ai jamaisapprécié complètement Mozart qu’après avoir vu Mozart.

– Oui, oui, dit Gottlieb, Mozart a dubon ; mais pourquoi a-t-il du bon ? parce qu’il a voyagéen Italie. La musique allemande, jeune homme, c’est la musique deshommes ; mais retenez bien ceci, la musique italienne, c’estla musique des dieux.

– Ce n’est pourtant pas, reprit Hoffmannen souriant, ce n’est pourtant pas en Italie que Mozart a faitle Mariage de Figaro et Don Juan, puisqu’il afait l’un à Vienne pour l’empereur, et l’autre à Prague pour lethéâtre italien.

– C’est vrai, jeune homme, c’est vrai, etj’aime à voir en vous cet esprit national qui vous fait défendreMozart. Oui, certainement, si le pauvre diable eût vécu, et s’ileût fait encore un ou deux voyages en Italie, c’eût été un maître,un très grand maître. Mais ce Don Juan, dont vous parlez,ce Mariage de Figaro, dont vous parlez, sur quoi lesa-t-il faits ? Sur des libretti italiens, sur des parolesitaliennes, sous un reflet du soleil de Bologne, de Rome ou deNaples. Croyez-moi, jeune homme, ce soleil, il faut l’avoir vu,l’avoir senti, pour l’apprécier à sa valeur. Tenez, moi, j’aiquitté l’Italie depuis quatre ans ; depuis quatre ans jegrelotte, excepté quand je pense à l’Italie ; la pensée seuleme réchauffe ; je n’ai plus besoin de manteau quand je pense àl’Italie ; je n’ai plus besoin d’habit, je n’ai plus besoin decalotte même. Le souvenir me ravive : ô musique deBologne ! ô soleil de Naples ! oh !…

Et la figure du vieillard exprima un momentune béatitude suprême, et tout son corps parut frissonner d’unejouissance infinie, comme si les torrents du soleil méridional,inondant encore sa tête ruisselaient de son front chauve sur sesépaules, et de ses épaules sur toute sa personne.

Hoffmann se garda bien de le tirer de sonextase, seulement il en profita pour regarder tout autour de lui,espérant toujours voir Antonia. Mais les portes étaient fermées etl’on n’entendait aucun bruit derrière aucune de ces portes qui ydécelât la présence d’un être vivant.

Il lui fallut donc revenir à maître Gottlieb,dont l’extase se calmait peu à peu, et qui finit par en sortir avecune espèce de frissonnement.

– Brrrou ! jeune homme, dit-il, etvous dites donc ? Hoffmann tressaillit.

– Je dis, maître Gottlieb, que je viensde la part de mon ami Zacharias Werner, lequel m’a parlé de votrebonté pour les jeunes gens, et comme je suis musicien !

– Ah ! vous êtes musicien !

Et Gottlieb se redressa, releva la tête, larenversa en arrière, et, à travers ses lunettes, momentanémentposées sur les derniers confins de son nez, il regardaHoffmann.

– Oui, oui, ajouta-t-il, tête demusicien, front de musicien, œil de musicien ; etqu’êtes-vous ? compositeur ou instrumentiste ?

– L’un et l’autre, maître Gottlieb.

– L’un et l’autre ! dit maîtreGottlieb, l’un et l’autre ! cela ne doute de rien, ces jeunesgens ! Il faudrait toute la vie d’un homme, de deux hommes, detrois hommes pour être seulement l’un ou l’autre ! et ils sontl’un et l’autre !

Et il fit un tour sur lui-même, levant lesbras au ciel et ayant l’air d’enfoncer dans le parquet letire-bouchon de sa jambe droite.

Puis, après la pirouette achevée s’arrêtantdevant Hoffmann :

– Voyons, jeune présomptueux, dit-il,qu’as-tu fait en composition ?

– Mais des sonates, des chants sacrés,des quintetti.

– Des sonates après Jean-SébastienBach ! des chants sacrés après Pergolèse ! des quintettiaprès François-Joseph Haydn ! Ah ! jeunesse !jeunesse !

Puis, avec un sentiment de profondepiété :

– Et comme instrumentiste, continua-t-il,comme instrumentiste, de quel instrument jouez-vous ?

– De tous à peu près, depuis le rebecjusqu’au clavecin, depuis la viole d’amour jusqu’au théorbe ;mais l’instrument dont je me suis particulièrement occupé, c’est leviolon.

– En vérité, dit maître Gottlieb d’un airrailleur, en vérité tu lui as fait cet honneur-là, au violon !C’est, ma foi ! bien heureux pour lui, pauvre violon !Mais, malheureux ! ajouta-t-il en revenant vers Hoffmann ensautillant sur une seule jambe pour aller plus vite, sais-tu ce quec’est que le violon ? Le violon ! et maître Gottliebbalança son corps sur cette seule jambe dont nous avons parlé,l’autre restant en l’air comme celle d’une grue ; leviolon ! mais c’est le plus difficile de tous les instruments.Le violon a été inventé par Satan lui-même pour damner l’homme,quand Satan a perdu plus d’âmes qu’avec les sept péchés capitauxréunis. Il n’y a que l’immortel Tartini, Tartini, mon maître, monhéros, mon dieu ! il n’y a que lui qui ait jamais atteint laperfection sur le violon ; mais lui seul sait ce qu’il lui acoûté dans ce monde et dans l’autre pour avoir joué toute une nuitavec le violon du diable lui-même, et pour avoir gardé son archet.Oh ! le violon ! sais-tu, malheureux profanateur !que cet instrument cache sous sa simplicité presque misérable lesplus inépuisables trésors d’harmonie qu’il soit possible à l’hommede boire à la coupe des dieux ? As-tu étudié ce bois, cescordes, cet archet, ce crin, ce crin surtout ? espères-turéunir, assembler, dompter sous tes doigts ce tout merveilleux, quidepuis deux siècles résiste aux efforts des plus savants, qui seplaint, qui gémit, qui se lamente sous leurs doigts, et qui n’ajamais chanté que sous les doigts de l’immortel Tartini, monmaître ? Quand tu as pris un violon pour la première fois,as-tu bien pensé à ce que tu faisais, jeune homme ! Mais tun’es pas le premier, ajouta maître Gottlieb avec un soupir tiré duplus profond de ses entrailles, et tu ne seras pas le dernier quele violon aura perdu ; violon, tentateur éternel !d’autres que toi aussi ont cru à leur vocation, et ont perdu leurvie à racler le boyau, et tu vas augmenter le nombre de cesmalheureux, si nombreux, si inutiles à la société, siinsupportables à leurs semblables.

Puis, tout à coup, et sans transition aucune,saisissant un violon et un archet comme un maître d’escrime prenddeux fleurets, et les présentant à Hoffmann :

– Eh bien ! dit-il d’un air de défi,joue-moi quelque chose : voyons, joue, et je te dirai où tu enes, et, s’il est encore temps de te retirer du précipice, je t’entirerai, comme j’en ai tiré le pauvre Zacharias Werner. Il enjouait aussi, lui, du violon ; il en jouait avec fureur, avecrage. Il rêvait des miracles, mais je lui ai ouvert l’intelligence.Il brisa son violon en morceaux, et il en fit un feu. Puis je luimis une basse entre les mains, et cela acheva de le calmer. Là, ily avait de la place pour ses longs doigts maigres. Au commencement,il leur faisait faire dix heures à l’heure, et maintenant,maintenant, il joue suffisamment de la basse pour souhaiter la fêteà son oncle, tandis qu’il n’eût jamais joué du violon que poursouhaiter la fête au diable. Allons, allons, jeune homme, voici unviolon, montre-moi ce que tu sais faire.

Hoffmann prit le violon et l’examina.

– Oui, oui, dit maître Gottlieb, tuexamines de qui il est, comme le gourmet flaire le vin qu’il vaboire. Pince une corde, une seule, et si ton oreille ne te dit pasle nom de celui qui a fait le violon, tu n’es pas digne de letoucher.

Hoffmann pinça une corde, qui rendit un sonvibrant, prolongé, frémissant.

– C’est un AntonioStradivarius.

– Allons, pas mal ; mais de quelleépoque de la vie de Stradivarius ? Voyons un peu ; il ena fait beaucoup de violons de 1698 à 1728.

– Ah ! quant à cela, dit Hoffmann,j’avoue mon ignorance, et il me semble impossible…

– Impossible, blasphémateur !impossible ! c’est comme si tu me disais, malheureux, qu’ilest impossible de reconnaître l’âge du vin en le goûtant. Écoutebien : aussi vrai que nous sommes aujourd’hui le 10 mai 1793,ce violon a été fait pendant le voyage que l’immortel Antonio fitde Crémone à Mantoue en 1705, et où il laissa son atelier à sonpremier élève. Aussi, vois-tu, ce Stradivarius-là, je suis bienaise de te le dire, n’est que de troisième ordre ; mais j’aibien peur que ce ne soit encore trop bon pour un pauvre écoliercomme toi. Ça va, va !

Hoffmann épaula le violon, et, non sans un vifbattement de cœur, commença les variations sur le thème de DonJuan

« La ci darem’ la mano ».

Maître Gottlieb était debout près d’Hoffmann,battant à la fois la mesure avec sa tête et avec le bout du pied desa jambe torse. À mesure qu’Hoffmann jouait, sa figure s’animait,ses yeux brillaient, sa mâchoire supérieure mordait la lèvreinférieure, et, aux deux côtés de cette lèvre aplatie, sortaientdeux dents, que dans la position ordinaire elle était destinée àcacher, mais qui en ce moment se dressaient comme deux défenses desanglier. Enfin, un allégro, dont Hoffmann triompha assezvigoureusement, lui attira de la part de maître Gottlieb unmouvement de tête qui ressemblait à un signe d’approbation.

Hoffmann finit par un démanché qu’il croyaitdes plus brillants, mais qui, loin de satisfaire le vieux musicien,lui fit faire une affreuse grimace.

Cependant sa figure se rasséréna peu à peu, etfrappant sur l’épaule du jeune homme :

– Allons, allons, dit-il, c’est moins malque je ne croyais ; quand tu auras oublié tout ce que tu asappris, quand tu ne feras plus de ces bonds à la mode, quand tuménageras ces traits sautillants et ces démanchés criards, on feraquelque chose de toi.

Cet éloge, de la part d’un homme aussidifficile que le vieux musicien, ravit Hoffmann, puis il n’oubliaitpas, tout noyé qu’il était dans l’océan musical, que maîtreGottlieb était le père de la belle Antonia.

Aussi, prenant au bond les paroles quivenaient de tomber de la bouche du vieillard :

– Et qui se chargera de faire quelquechose de moi ? demanda-t-il, est-ce vous, maîtreGottlieb ?

– Pourquoi pas, jeune homme ?pourquoi pas, si tu veux écouter le vieux Murr ?

– Je vous écouterai, maître, et tant quevous voudrez.

– Oh ! murmura le vieillard avecmélancolie, car son regard se rejetait dans le passé, car samémoire remontait les ans révolus, c’est que j’en ai bien connu desvirtuoses ! J’ai connu Corelli, par tradition, c’estvrai ; c’est lui qui a ouvert la route, qui a frayé lechemin ; il faut jouer à la manière de Tartini ou y renoncer.Lui, le premier, il a deviné que le violon était, sinon un dieu, dumoins le temple d’où un dieu pouvait sortir. Après lui vientPugnani, violon passable, intelligent, mais mou, trop mou, surtoutdans certains appoggiamenti ; puis Germiniani,vigoureux celui-là, mais vigoureux par boutades, sanstransition ; j’ai été à Paris exprès pour le voir, comme tuveux, toi, aller à Paris pour voir l’Opéra : un maniaque, monami, un somnambule, mon ami, un homme qui gesticulait en rêvant,entendant assez bien le tempo rubato, fatal temporubato, qui tue plus d’instrumentistes que la petite vérole,que la fièvre jaune, que la peste ! Alors je lui jouai messonates à la manière de l’immortel Tartini, mon maître, et alors ilavoua son erreur. Malheureusement l’élève était enfoncé jusqu’aucou dans sa méthode. Il avait soixante et onze ans, le pauvreenfant ! Quarante ans plus tôt, je l’eusse sauvé, commeGiardini ; celui-là je l’avais pris à temps, maismalheureusement il était incorrigible ; le diable en personnes’était emparé de sa main gauche, et alors il allait, il allait, ilallait un tel train, que sa main droite ne pouvait pas le suivre.C’étaient des extravagances, des sautillements, des démanchés àdonner la danse de Saint-Guy à un Hollandais. Aussi, un jour qu’enprésence de Jomelli il gâtait un morceau magnifique, le bonJomelli, qui était le plus brave homme du monde, lui allongea-t-ilun rude soufflet, que Giardini en eut la joue enflée pendant unmois, Jomelli le poignet luxé pendant trois semaines. C’est commeLulli, un fou, un véritable fou, un danseur de corde, un faiseur desauts périlleux, un équilibriste sans balancier et auquel ondevrait mettre dans la main un balancier au lieu d’un archet.Hélas ! hélas ! hélas ! s’écria douloureusement levieillard, je le dis avec un profond désespoir, avec Nardini etavec moi s’éteindra le bel art de jouer du violon : cet artavec lequel notre maître à tous, Orpheus, attirait les animaux,remuait les pierres et bâtissait les villes. Au lieu de bâtir commele violon divin, nous démolissons comme les trompettes maudites. Siles Français entrent jamais en Allemagne, ils n’auront pour fairetomber les murailles de Philippsbourg, qu’ils ont assiégé tant defois, ils n’auront qu’à faire exécuter, par quatre violons de maconnaissance, un concert devant ses portes.

Le vieillard reprit haleine et ajouta d’un tonplus doux :

– Je sais bien qu’il y a Viotti, un demes élèves, un enfant plein de bonnes dispositions, mais impatient,mais dévergondé, mais sans règle. Quant à Giarnowicki, c’est un fatet un ignorant, et la première chose que j’ai dite à ma vieilleLisbeth, c’était, si elle entendait jamais ce nom-là prononcé à maporte, de fermer ma porte avec acharnement. Il y a trente ans queLisbeth est avec moi, eh bien, je vous le dis, jeune homme, jechasse Lisbeth si elle laisse entrer chez moi Giarnowicki ; unSarmate, un Welche, qui s’est permis de dire du mal du maître desmaîtres, de l’immortel Tartini. Oh ! à celui qui m’apporterala tête de Giarnowicki, je promets des leçons et des conseils tantqu’il en voudra. Quant à toi, mon garçon, continua le vieillard enrevenant à Hoffmann, quant à toi, tu n’es pas fort ; c’estvrai ; mais Rode et Kreutzer, mes élèves, n’étaient pas plusforts que toi ; quant à toi je disais donc qu’en venantchercher maître Gottlieb, qu’en t’adressant à maître Gottlieb,qu’en te faisant recommander à lui par un homme qui le connaît etqui l’apprécie, par ce fou de Zacharie Werner, tu prouves qu’il y adans cette poitrine là un cœur d’artiste. Aussi maintenant, jeunehomme, voyons, ce n’est plus un Antonio Stradivarius queje veux mettre entre tes mains ; non, ce n’est même plus unGramulo, ce vieux maître que l’immortel Tartini estimaitsi fort qu’il ne jouait jamais que sur des Gramulo ;non, c’est sur un Antonio Amati, c’est sur l’aïeul, c’estsur l’ancêtre, c’est sur la tige première de tous les violons quiont été faits, c’est sur l’instrument qui sera la dot de ma filleAntonia, que je veux t’entendre. C’est l’arc d’Ulysse, vois-tu, etqui pourra bander l’arc d’Ulysse est digne de Pénélope.

Et alors le vieillard ouvrit la boîte develours toute galonnée d’or, et en tira un violon comme il semblaitqu’il ne dût jamais avoir existé de violons, et comme Hoffmann seulpeut-être se rappelait en avoir vu dans les concerts fantastiquesde ses grands-oncles et de ses grandes-tantes.

Puis il s’inclina sur l’instrument vénérable,et le présentant à Hoffmann :

– Prends, dit-il, et tâche de ne pas êtretrop indigne de lui.

Hoffmann s’inclina, prit l’instrument avecrespect, et commença une vieille étude de Jean-Sébastien Bach.

– Bach, Bach, murmura Gottlieb ;passe encore pour l’orgue, mais il n’entendait rien au violon.N’importe.

Au premier son qu’Hoffmann avait tiré del’instrument, il avait tressailli, car lui, l’éminent musicien, ilcomprenait quel trésor d’harmonie on venait de mettre entre sesmains.

L’archet, semblable à un arc, tant il étaitcourbé, permettait à l’instrumentiste d’embrasser les quatre cordesà la fois, et la dernière de ces cordes s’élevait à des tonscélestes si merveilleux, que jamais Hoffmann n’avait pu songerqu’un son si divin s’éveillât sous une main humaine.

Pendant ce temps, le vieillard se tenait prèsde lui, la tête renversée en arrière, les yeux clignotants, disantpour tout encouragement :

– Pas mal, pas mal, jeune homme ; lamain droite, la main droite ! la main gauche n’est que lemouvement, la main droite c’est l’âme. Allons, de l’âme ! del’âme ! de l’âme ! ! !

Hoffmann sentait bien que le vieux Gottlieb avait raison, et ilcomprenait, comme il lui avait dit à la première épreuve, qu’ilfallait désapprendre tout ce qu’il avait appris ; et, par unetransition insensible, mais soutenue, mais croissante, il passaitdu pianissimo au fortissimo, de la caresse à la menace, de l’éclairà la foudre, et il se perdait dans un torrent d’harmonie qu’ilsoulevait comme un nuage, et qu’il laissait retomber en cascadesmurmurantes, en perles liquides, en poussière humide, et il étaitsous l’influence d’une situation nouvelle, d’un état touchant àl’extase, quand tout à coup sa main gauche s’affaissa sur lescordes, l’archet mourut dans sa main, le violon glissa de sapoitrine, ses yeux devinrent fixes et ardents.

La porte venait de s’ouvrir, et dans la glacedevant laquelle il jouait, Hoffmann avait vu apparaître, pareille àune ombre évoquée par une harmonie céleste, la belle Antonia, labouche entrouverte, la poitrine oppressée, les yeux humides.

Hoffmann jeta un cri de plaisir, et maîtreGottlieb n’eut que le temps de retenir le vénérable AntonioAmati, qui s’échappait de la main du jeune instrumentiste.

Chapitre 5Antonia.

Antonia avait paru mille fois plus belleencore à Hoffmann, au moment où il lui avait vu ouvrir la porte eten franchir le seuil, qu’au moment où il lui avait vu descendre lesdegrés de l’église.

C’est que, dans la glace où la jeune fillevenait de réfléchir son image et qui était à deux pas seulementd’Hoffmann, Hoffmann avait pu rétablir d’un seul coup d’œil toutesles beautés qui lui avaient échappé à distance.

Antonia avait dix-sept ans à peine ; elleétait de taille moyenne, plutôt grande que petite, mais si mincesans maigreur, si flexible sans faiblesse, que toutes lescomparaisons de lis se balançant sur leur tige, de palmier secourbant au vent, eussent été insuffisantes pour peindre cettemorbidezza italienne, seul mot de la langue exprimant àpeu près l’idée de douce langueur qui s’éveillait à son aspect. Samère était, comme Juliette, une des plus belles fleurs du printempsde Vérone, et l’on retrouvait dans Antonia, non pas fondues, maisheurtées, et c’est ce qui faisait le charme de cette jeune fille,les beautés des deux races qui se disputent la palme de la beauté.Ainsi, avec la finesse de peau des femmes du Nord, elle avait lamatité de peaux des femmes du Midi ; ainsi ses cheveux blonds,épais et légers à la fois, flottant au moindre vent, comme unevapeur dorée, ombrageaient des yeux et des sourcils de veloursnoir. Puis, chose singulière encore, c’était dans sa voix surtoutque le mélange harmonieux des deux langues était sensible. Aussi,lorsque Antonia parlait allemand, la douceur de la belle langue où,comme dit Dante, résonne le si, venait adoucir la rudesse del’accent germanique, tandis qu’au contraire, quand elle parlaititalien, la langue un peu trop molle de Métastase et de Goldoniprenait une fermeté qui lui donnait la puissante accentuation de lalangue de Schiller et de Gœthe.

Mais ce n’était pas seulement au physique quese faisait remarquer cette fusion ; Antonia était au moral untype merveilleux et rare de ce que peuvent réunir de poésie opposéele soleil de l’Italie et les brumes de l’Allemagne. On eût dit à lafois une muse et une fée, la Lorelei de la ballade et la Béatricede La Divine Comédie.

C’est qu’Antonia, l’artiste par excellence,était fille d’une grande artiste. Sa mère, habituée à la musiqueitalienne, s’était un jour prise corps à corps avec la musiqueallemande. La partition de l’Alceste de Gluck lui étaittombée entre les mains, et elle avait obtenu de son mari, maîtreGottlieb, de lui faire traduire le poème en italien, et, le poèmetraduit en italien, elle était venue le chanter à Vienne ;mais elle avait trop présumé de ses forces, ou plutôt, l’admirablecantatrice, elle ne connaissait pas la mesure de sa sensibilité. Àla troisième représentation de l’opéra qui avait eu le plus grandsuccès, à l’admirable solo d’Alceste :

Divinités du Styx, ministres de la mort,

Je n’invoquerai pas votre pitié réelle.

J’enlève un tendre époux à son funeste sort,

Mais je vous abandonne une épouse fidèle.

quand elle atteignit le ré, qu’elledonna à pleine poitrine, elle pâlit, chancela, s’évanouit ; unvaisseau s’était brisé, dans cette poitrine si généreuse : lesacrifice aux dieux infernaux s’était accompli en réalité : lamère d’Antonia était morte.

Le pauvre maître Gottlieb dirigeait l’orchestre ; de sonfauteuil, il vit chanceler, pâlir, tomber celle qu’il aimaitpar-dessus toute chose ; bien plus, il entendit se briser danssa poitrine cette fibre à laquelle tenait sa vie, et il jeta un criterrible qui se mêla au dernier soupir de la virtuose.

De là venait peut-être cette haine de maîtreGottlieb pour les maîtres allemands ; c’était le chevalierGluck qui, bien innocemment, avait tué sa Térésa, mais il n’envoulait pas moins au chevalier Gluck mal de mort, pour cettedouleur profonde qu’il avait ressentie, et qui ne s’était calméequ’au fur et à mesure qu’il avait reporté sur Antonia grandissantetout l’amour qu’il avait pour sa mère.

Maintenant, à dix-sept ans qu’elle avait, lajeune fille en était arrivée à tenir lieu de tout auvieillard ; il vivait par Antonia, il respirait par Antonia.Jamais l’idée de la mort d’Antonia ne s’était présentée à sonesprit ; mais, si elle se fût présentée, il ne s’en serait pasfort inquiété, attendu que l’idée ne lui fût pas même venue qu’ilpouvait survivre à Antonia.

Ce n’était donc pas avec un sentiment moinsenthousiaste qu’Hoffmann, quoique ce sentiment fût bien autrementpur encore, qu’il avait vu apparaître Antonia sur le seuil de laporte de son cabinet.

La jeune fille s’avança lentement ; deuxlarmes brillaient à sa paupière ; et, faisant trois pas versHoffmann, elle lui tendit la main.

Puis, avec un accent de chaste familiarité, etcomme si elle eût connu le jeune homme depuis dix ans :

– Bonjour, frère, dit-elle.

Maître Gottlieb, du moment où sa fille avaitparu, était resté muet et immobile ; son âme, comme toujours,avait quitté son corps, et, voltigeant autour d’elle, chantait auxoreilles d’Antonia toutes les mélodies d’amour et de bonheur quechante l’âme d’un père à la vue de sa fille bien-aimée.

Il avait donc posé son cher AntonioAmati sur la table, et, joignant les deux mains comme il eûtfait devant la Vierge, il regardait venir son enfant.

Quant à Hoffmann, il ne savait s’il veillaitou dormait, s’il était sur la terre ou au ciel, si c’était unefemme qui venait à lui, ou un ange qui lui apparaissait.

Aussi fit-il presque un pas en arrièrelorsqu’il vit Antonia s’approcher de lui et lui tendre la main enl’appelant son frère.

– Vous, ma sœur ! dit-il d’une voixétouffée.

– Oui, dit Antonia : ce n’est pas lesang qui fait la famille, c’est l’âme. Toutes les fleurs sont sœurspar le parfum, tous les artistes sont frères par l’art. Je ne vousai jamais vu, c’est vrai, mais je vous connais ; votre archetvient de me raconter votre vie. Vous êtes poète, un peu fou, pauvreami ! Hélas, c’est cette étincelle ardente que Dieu enfermedans notre tête ou dans notre poitrine qui nous brûle le cerveau ouqui nous consume le cœur.

Puis, se tournant vers maîtreGottlieb :

– Bonjour, père, dit-elle ; pourquoin’avez-vous pas encore embrassé votre Antonia ? Ah !voilà, je comprends, Il Matrimonio segreto, le Stabatmater. Cimarosa, Pergolèse ? Porpora ! qu’est-cequ’Antonia auprès de ces grands génies, une pauvre enfant qui vousaime, mais que vous oubliez pour eux.

– Moi, t’oublier ! s’écria Gottlieb,le vieux Murr oublier Antonia ! Le père oublier safille ! Pourquoi ! pour quelques méchantes notes demusique, pour un assemblage de rondes et de croches, de noires etde blanches, de dièses et de bémols ! Ah bien oui !regarde comme je t’oublie !

En tournant sur sa jambe torse avec uneagilité étonnante, de son autre jambe et de ses deux mains levieillard fit voler les parties d’orchestration del Matrimoniosegreto toutes prêtes à être distribuées aux musiciens del’orchestre.

– Mon père ! mon père ! ditAntonia.

– Du feu ! du feu ! cria maîtreGottlieb, du feu, que je brûle tout cela ; du feu, que jebrûle Pergolèse ! du feu, que je brûle Cimarosa ! du feu,que je brûle Pasiello ! du feu, que je brûle mesStradivarius ! mes Gramulo ! du feu,que je brûle mon Antonio Amati ! Ma fille, monAntonia n’a-t-elle pas dit que j’aimais mieux des cordes, du boiset du papier, que ma chair et mon sang ! Du feu ! dufeu ! du feu ! ! !

Et le vieillard s’agitait comme un fou etsautait sur sa jambe comme le diable boiteux, faisait aller sesbras comme un moulin à vent.

Antonia regardait cette folie du vieillardavec ce doux sourire d’orgueil filial satisfait. Elle savait bien,elle qui n’avait jamais fait de coquetterie qu’avec son père, ellesavait bien qu’elle était toute-puissante sur le vieillard, que soncœur était un royaume où elle régnait en souveraine absolue. Aussiarrêta-t-elle le vieillard au milieu de ses évolutions, etl’attirant à elle, déposa-t-elle un simple baiser sur sonfront.

Le vieillard jeta un cri de joie, prit safille dans ses bras, l’enleva comme il eût fait d’un oiseau, etalla s’abattre, après avoir tourné trois ou quatre fois surlui-même, sur un grand canapé où il commença de la bercer comme unemère fait de son enfant.

D’abord Hoffmann avait regardé maître Gottliebavec effroi ; en lui voyant jeter les partitions en l’air, enlui voyant enlever sa fille entre ses bras, il l’avait cru foufurieux enragé. Mais, au sourire paisible d’Antonia, il s’étaitpromptement rassuré, et, ramassant respectueusement les partitionséparses, il les replaçait sur les tables et sur les pupitres, touten regardant du coin de l’œil ce groupe étrange, où le vieillardlui-même avait sa poésie.

Tout à coup, quelque chose de doux, de suave,d’aérien, passa dans l’air, c’était une vapeur, c’était unemélodie, c’était quelque chose de plus divin encore : c’étaitla voix d’Antonia qui attaquait, avec sa fantaisie d’artiste, cettemerveilleuse composition de Stradella qui avait sauvé la vie à sonauteur, le Pieta, Signore.

Aux premières vibrations de cette voix d’ange,Hoffmann demeura immobile, tandis que le vieux Gottlieb, soulevantdoucement sa fille de dessus ses genoux, la déposait, toute couchéecomme elle était, sur le canapé ; puis courant à sonAntonio Amati, et accordant l’accompagnement avec lesparoles, commença de son côté à faire passer l’harmonie de sonarchet sous le chant d’Antonia, et à le soutenir comme un angesoutient l’âme qu’il porte au ciel.

La voix d’Antonia était une voix de soprano,possédant toute l’étendue que la prodigalité divine peut donner,non pas à une voix de femme, mais à une voix d’ange. Antoniaparcourait cinq octaves et demie ; elle donnait avec la mêmefacilité le contre-ut, cette note divine qui semble n’appartenirqu’aux concerts célestes, et l’ut de la cinquième octave des notesbasses. Jamais Hoffmann n’avait entendu rien de si velouté que cesquatre premières mesures chantées sans accompagnement, Pieta,Signore, di me dolente. Cette aspiration de l’âme souffrantevers Dieu, cette prière ardente au Seigneur d’avoir pitié de cettesouffrance qui se lamente, prenaient dans la bouche d’Antonia unpressentiment de respect divin qui ressemblait à la terreur. De soncôté l’accompagnement, qui avait reçu la phrase flottant entre leciel et la terre, qui l’avait, pour ainsi dire, prise entre sesbras, après le la expiré, et qui, piano, piano,répétait comme un écho de la plainte, l’accompagnement était entout digne de la voix lamentable, et douloureux comme elle. Ildisait, lui, non pas en italien, non pas en allemand, non pas enfrançais, mais dans cette langue universelle qu’on appelle lamusique :

« Pitié, Seigneur, pitié de moi,malheureuse, pitié, Seigneur, et, si ma prière arrive à toi, que larigueur se désarme et que tes regards se retournent vers moi moinssévères et plus cléments ! »

Et cependant, tout en suivant, tout enemboîtant la voix, l’accompagnement lui laissait toute sa liberté,toute son étendue ; c’était une caresse et non pas uneétreinte, un soutien et non une gêne ; et quand, au premiersforzando, c’est-à-dire quand, lassée de l’effort, la voixretomba comme pour essayer de monter au ciel, l’accompagnementparut craindre alors de lui peser comme une chose terrestre, etl’abandonna presque aux ailes de la foi, pour ne la soutenir qu’aumi bécarre, c’est-à-dire au diminuendo,c’est-à-dire quand, lassée de l’effort, la voix retombado, quand, sur le ré et les deux fa, lavoix se souleva comme affaissée sur elle-même, et, pareille à lamadone de Canova, à genoux, assise sur ses genoux, et chez laquelletout plie, âme et corps, affaissés sous ce doute terrible que lamiséricorde du Créateur soit assez grande pour oublier la faute dela créature.

Puis, quand d’une voix tremblante ellecontinua : Qu’il n’arrive jamais que je sois damnée etprécipitée dans le feu éternel de ta vigueur, ô grandDieu ! Alors l’accompagnement se hasarda à mêler sa voixà la voix frémissante qui, entrevoyant les flammes éternelles,priait le Seigneur de l’en éloigner. Alors l’accompagnement pria deson côté, supplia, gémit, monta avec elle jusqu’au fa,descendit avec elle jusqu’à l’ut, l’accompagnant dans safaiblesse, la soutenant dans sa terreur ; puis, tandis quehaletante et sans force, la voix mourait dans les profondeurs de lapoitrine d’Antonia, l’accompagnement continua seul après la voixéteinte, comme après l’âme envolée et déjà sur la route du ciel,continuent murmurantes et plaintives les prières dessurvivants.

Alors aux supplications du violon de maîtreGottlieb commença de se mêler une harmonie inattendue, douce etpuissante à la fois, presque céleste. Antonia se souleva sur soncoude, maître Gottlieb se tourna à moitié et demeura l’archetsuspendu sur les cordes de son violon. Hoffmann, d’abord étourdi,enivré, en délire, avait compris qu’aux élancements de cette âme ilfallait un peu d’espoir, et qu’elle se briserait si un rayon divinne lui montrait le ciel, et il s’était élancé vers un orgue, et ilavait étendu ses dix doigts sur les touches frémissantes, etl’orgue, poussant un long soupir, venait de se mêler au violon deGottlieb et à la voix d’Antonia.

Alors ce fut une chose merveilleuse que ceretour du motif Pieta, Signore, accompagné par cette voixd’espoir, au lieu d’être poursuivi comme dans la prière partie parla terreur, et quand, pleine de foi dans son génie comme dans saprière, Antonia attaqua avec toute la vigueur de sa voix, lefadu volgi, un frisson passa dans les veinesd’Hoffmann, qui, écrasant l’Antonio Amati sous lestorrents d’harmonie qui s’échappaient de son orgue, continua lavoix d’Antonia après qu’elle eut expiré, et sur les ailes, non plusd’un ange, mais d’un ouragan, sembla porter le dernier soupir decette âme aux pieds du Seigneur tout-puissant et toutmiséricordieux.

Puis il se fit un moment de silence ;tous trois se regardèrent, et leurs mains se joignirent dans uneétreinte fraternelle, comme leurs âmes s’étaient jointes dans unecommune harmonie.

Et, à partir de ce moment, ce fut nonseulement Antonia qui appela Hoffmann son frère, mais le vieuxGottlieb Murr qui appela Hoffmann son fils !

Chapitre 6Le serment.

Peut-être le lecteur se demandera-t-il, ouplutôt nous demandera-t-il, comment, la mère d’Antonia étant morteen chantant, maître Gottlieb Murr permettait que sa fille,c’est-à-dire que cette âme de son âme, courût le risque d’un dangersemblable à celui auquel avait succombé la mère.

Et d’abord, quand il avait entendu Antoniaessayer son premier chant, le pauvre père avait tremblé comme lafeuille près de laquelle chante un oiseau. Mais c’était unvéritable oiseau qu’Antonia, et le vieux musicien s’aperçut bientôtque le chant était sa langue naturelle, aussi Dieu, en lui donnantune voix si étendue qu’elle n’avait peut-être pas son égale aumonde, avait-il indiqué que sous ce rapport maître Gottlieb n’avaitdu moins rien à craindre : en effet, quand à ce don naturel duchant était jointe l’étude de la musique, quand les difficultés lesplus exagérées du solfège avaient été mises sous les yeux de lajeune fille et vaincues aussitôt avec une merveilleuse facilité,sans grimaces, sans efforts, sans une seule corde au cou, sans unseul clignotement d’yeux, il avait compris la perfection del’instrument, et, comme Antonia, en chantant les morceaux notéspour les voix les plus hautes, restait toujours en deçà de cequ’elle pouvait faire, il s’était convaincu qu’il n’y avait aucundanger à laisser aller le doux rossignol au penchant de samélodieuse vocation.

Seulement maître Gottlieb avait oublié que lacorde de la musique n’est pas la seule qui résonne dans le cœur desjeunes filles, et qu’il y a une autre corde bien autrement frêle,bien autrement vibrante, bien autrement mortelle : celle del’amour !

Celle-là s’était éveillée chez la pauvreenfant au son de l’archet d’Hoffmann ; inclinée sur sabroderie dans la chambre à côté de celle où se tenaient le jeunehomme et le vieillard, elle avait relevé la tête au premierfrémissement qui avait passé dans l’air. Elle avait écouté ;puis peu à peu une sensation étrange avait pénétré dans son âme,avait couru en frissons inconnus dans ses veines. Elle s’étaitalors soulevée lentement, appuyant une main à sa chaise, tandis quel’autre laissait échapper la broderie de ses doigts entrouverts.Elle était restée un instant immobile ; puis, lentement, elles’était avancée vers la porte, et, comme nous l’avons dit, ombreévoquée de la vie matérielle, elle était apparue, poétique vision,à la porte du cabinet de maître Gottlieb Murr.

Nous avons vu comment la musique avait fondu àson ardent creuset ces trois âmes en une seule, et comment, à lafin du concert, Hoffmann était devenu commensal de la maison.

C’était l’heure où le vieux Gottlieb avaitl’habitude de se mettre à table. Il invita Hoffmann à dîner aveclui, invitation qu’Hoffmann accepta avec la même cordialité qu’elleétait faite.

Alors, pour quelques instants la belle etpoétique vierge des cantiques divins se transforma en une bonneménagère. Antonia versa le thé comme Clarisse Harlow, fit destartines de beurre comme Charlotte, et finit par se mettreelle-même à table et par manger comme une simple mortelle.

Les Allemands n’entendent pas la poésie commenous. Dans nos données de monde maniéré, la femme qui mange et quiboit se dépoétise. Si une jeune et jolie femme se met à table,c’est pour y fourrer ses gants, si toutefois elle ne conserve passes gants ; si elle a une assiette, c’est pour y égrainer, àla fin du repas, une grappe de raisin, dont l’immatérielle créatureconsent parfois à sucer les grains les plus dorés, comme fait uneabeille d’une fleur.

On comprend, d’après la façon dont Hoffmannavait été reçu chez maître Gottlieb, qu’il y revint le lendemain,le surlendemain et les jours suivants. Quant à maître Gottlieb,cette fréquence des visites d’Hoffmann ne paraissait aucunementl’inquiéter : Antonia était trop pure, trop chaste, tropconfiante dans son père, pour que le soupçon vînt au vieillard quesa fille pût commettre une faute. Sa fille, c’était sainte Cécile,c’était la Vierge Marie, c’était un ange des cieux ; l’essencedivine l’emportait tellement en elle sur la matière terrestre, quele vieillard n’avait jamais jugé à propos de lui dire qu’il y avaitplus de danger dans le contact de deux corps que dans l’union dedeux âmes.

Hoffmann était donc heureux, c’est-à-direaussi heureux qu’il est donné à une créature mortelle de l’être. Lesoleil de la joie n’éclaire jamais entièrement le cœur, une tachesombre qui rappelle à l’homme que le bonheur complet n’existe pasen ce monde, mais seulement au ciel.

Mais Hoffmann avait un avantage sur le communde l’espèce. Souvent l’homme ne peut pas expliquer la cause decette douleur qui passe au milieu de son bien-être, de cette ombrequi se projette, obscure et noire, sur sa rayonnante félicité.

Hoffmann, lui, savait ce qui le rendaitmalheureux.

C’était cette promesse faite à ZachariasWerner d’aller le rejoindre à Paris ; c’était ce désir étrangede visiter la France, qui s’effaçait dès qu’Hoffmann se trouvait enprésence d’Antonia, mais qui reprenait tout le dessus aussitôtqu’Hoffmann se retrouvait seul ; il y avait même plus :c’est qu’au fur et à mesure que le temps s’écoulait et que leslettres de Zacharias, réclamant la parole de son ami, étaient pluspressantes, Hoffmann s’attristait davantage.

En effet, la présence de la jeune fillen’était plus suffisante à chasser le fantôme qui poursuivaitmaintenant Hoffmann jusqu’aux côtés d’Antonia. Souvent, prèsd’Antonia, Hoffmann tombait dans une rêverie profonde. À quoirêvait-il ? à Zacharias Werner, dont il lui semblait entendrela voix. Souvent son œil, distrait d’abord, finissait par se fixersur un point de l’horizon. Que voyait cet œil, ou plutôt quecroyait-il voir ? La route de Paris, puis, à un des tournantsde cette route, Zacharias marchant devant lui et faisant signe dele suivre.

Peu à peu, le fantôme qui était apparu àHoffmann à des intervalles rares et inégaux revint avec plus derégularité et finit par le poursuivre d’une obsessioncontinuelle.

Hoffmann aimait Antonia de plus en plus.Hoffmann sentait qu’Antonia était nécessaire à sa vie, que c’étaitle bonheur de son avenir ; mais Hoffmann sentait aussiqu’avant de se lancer dans ce bonheur, et pour que ce bonheur fûtdurable, il lui fallait accomplir le pèlerinage projeté, ou, sanscela, le désir renfermé dans son cœur, si étrange qu’il fût, lerongerait.

Un jour qu’assis près d’Antonia, pendant quemaître Gottlieb notait dans son cabinet le Stabat dePergolèse, qu’il voulait exécuter à la société philharmonique deFrancfort, Hoffmann était tombé dans une de ses rêveriesordinaires, Antonia, après l’avoir regardé longtemps, lui prit lesdeux mains.

– Il faut y aller, mon ami, dit-elle.

Hoffmann la regarda avec étonnement.

– Y aller ? répéta-t-il, et oùcela ?

– En France, à Paris.

– Et qui vous a dit, Antonia, cettesecrète pensée de mon cœur, que je n’ose m’avouer àmoi-même ?

– Je pourrais m’attribuer près de vous lepouvoir d’une fée, Théodore, et vous dire : J’ai lu dans votrepensée, j’ai lu dans vos yeux, j’ai lu dans votre cœur ; maisje mentirais. Non, je me suis souvenue, voilà tout.

– Et de quoi vous êtes-vous souvenue, mabien-aimée Antonia ?

– Je me suis souvenue que, la veille dujour où vous êtes venu chez mon père, Zacharias Werner y était venuet nous avait raconté votre projet de voyage, votre désir ardent devoir Paris ; désir nourri depuis près d’un an, et tout prêt às’accomplir. Depuis, vous m’avez dit ce qui vous avait empêché departir. Vous m’avez dit comment, en me voyant pour la premièrefois, vous avez été pris de ce sentiment irrésistible dont j’ai étéprise moi-même en vous écoutant, et maintenant il vous reste à medire ceci : que vous m’aimez toujours autant.

Hoffmann fit un mouvement.

– Ne vous donnez pas la peine de me ledire, je le sais, continua Antonia, mais il y a quelque chose deplus puissant que cet amour, c’est le désir d’aller en France, derejoindre Zacharias, de voir Paris enfin.

– Antonia ! s’écria Hoffmann, toutest vrai dans ce que vous venez de dire, hors un point ; c’estqu’il y avait quelque chose au monde de plus fort que monamour ! Non, je vous le jure, Antonia, ce désir-là, désirétrange auquel je ne comprends rien, je l’eusse enseveli dans moncœur si vous ne l’en aviez tiré vous-même. Vous ne vous trompezdonc pas. Antonia ! Oui, il y a une voix qui m’appelle àParis, une voix plus forte que ma volonté, et cependant, je vous lerépète, à laquelle je n’eusse pas obéi ; cette voix est cellede la destinée !

– Soit, accomplissons notre destinée, monami. Vous partirez demain. Combien voulez-vous de temps ?

– Un mois, Antonia ; dans un mois,je serai de retour.

– Un mois ne vous suffira pas,Théodore ; en un mois vous n’aurez rien vu ; je vous endonne deux ; je vous en donne trois ; je vous donne letemps que vous voudrez, enfin ; mais j’exige une chose, ouplutôt deux choses de vous.

– Lesquelles, chère Antonia,lesquelles ? dites vite.

– Demain, c’est dimanche ; demain,c’est jour de messe ; regardez par votre fenêtre comme vousavez regardé le jour du départ de Zacharias Werner, et, comme cejour-là, mon ami, seulement plus triste, vous me verrez monter lesdegrés de l’église ; alors venez me rejoindre à ma placeaccoutumée, alors asseyez-vous près de moi, et, au moment où leprêtre consacrera le sang de Notre-Seigneur, vous me ferez deuxserments, celui de me demeurer fidèle, celui de ne plus jouer.

– Oh ! tout ce que vous voudrez, àl’instant même, chère Antonia ! je vous jure…

– Silence, Théodore, vous jurerezdemain.

– Antonia, Antonia, vous êtes unange !

– Au moment de nous séparer, Théodore,n’avez-vous pas quelque chose à dire à mon père ?

– Oui, vous avez raison. Mais, en vérité,je vous avoue, Antonia, que j’hésite, que je tremble. MonDieu ! que suis-je donc pour oser espérer ?

– Vous êtes l’homme que j’aime, Théodore.Allez trouver mon père, allez.

Et, faisant à Hoffmann un signe de la main,elle ouvrit la porte d’une petite chambre transformée par elle enoratoire.

Hoffmann la suivit des yeux jusqu’à ce que laporte fût refermée, et, à travers la porte, il lui envoya, avectous les baisers de sa bouche, tous les élans de son cœur.

Puis il entra dans le cabinet de maîtreGottlieb.

Maître Gottlieb était si bien habitué au pasd’Hoffmann, qu’il ne souleva même pas les yeux de dessus le pupitreoù il copiait leStabat. Le jeune homme entra et se tintdebout derrière lui.

Au bout d’un instant, maître Gottliebn’entendant plus rien, même la respiration du jeune homme, maîtreGottlieb se retourna.

– Ah ! c’est toi, garçon, dit-il enrenversant sa tête en arrière pour arriver à regarder Hoffmann àtravers ses lunettes. Que viens-tu me dire ?

Hoffmann ouvrit la bouche, mais il la refermasans avoir articulé un son.

– Es-tu devenu muet ? demanda levieillard ; peste ! ce serait malheureux ; ungaillard qui en découd comme toi lorsque tu t’y mets ne peut pasperdre la parole comme cela, à moins que ce ne soit par punitiond’en avoir abusé !

– Non, maître Gottlieb, non je n’ai pointperdu la parole, Dieu merci ! Seulement, ce que j’ai à vousdire…

– Eh bien !

– Eh bien !… me semble chosedifficile.

– Bah ! est-ce donc bien difficileque de dire : maître Gottlieb, j’aime votre fille ?

– Vous savez cela, maîtreGottlieb ?

– Ah ça ! mais je serais bien fou,ou plutôt bien sot, si je ne m’en étais pas aperçu, de tonamour.

– Et cependant, vous avez permis que jecontinuasse de l’aimer.

– Pourquoi pas ? puisqu’ellet’aime.

– Mais, maître Gottlieb, vous savez queje n’ai aucune fortune.

– Bah ! les oiseaux du ciel ont-ilsune fortune ? Ils chantent, ils s’accouplent, ils bâtissent unnid, et Dieu les nourrit. Nous autres artistes, nous ressemblonsfort aux oiseaux ; nous chantons et Dieu vient à notre aide.Quand le chant ne suffira pas, tu te feras musicien. Je n’étais pasplus riche que toi quand j’ai épousé ma pauvre Térésa ; ehbien ! ni le pain, ni l’abri ne nous ont jamais fait faute.J’ai toujours eu besoin d’argent, et je n’en ai jamais manqué.Es-tu riche d’amour ? voilà tout ce que je te demande ;mérites-tu le trésor que tu convoites ? voilà tout ce que jedésire savoir. Aimes-tu Antonia plus que ta vie, plus que tonâme ? alors je suis tranquille, Antonia ne manquera jamais derien. Ne l’aimes-tu point ? c’est autre chose ; eusses-tucent mille livres de rentes elle manquera toujours de tout.

Hoffmann était près de s’agenouiller devantcette adorable philosophie de l’artiste. Il s’inclina sur la maindu vieillard, qui l’attira à lui et le pressa contre son cœur.

– Allons, allons, lui dit-il, c’estconvenu ; fais ton voyage, puisque la rage d’entendre cettehorrible musique de M. Méhul et de M. Dalayrac tetourmente ; c’est une maladie de la jeunesse qui sera viteguérie. Je suis tranquille ; fais ce voyage, mon ami, etreviens ici, tu y retrouveras Mozart, Beethoven, Cimarosa,Pergolèse, Pasiello, le Porpora, et, de plus, maître Gottlieb et safille, c’est-à-dire un père et une femme. Va, mon enfant, va.

Et maître Gottlieb embrassa de nouveauHoffmann, qui, voyant venir la nuit, jugea qu’il n’avait pas detemps à perdre, et se retira chez lui pour faire ses préparatifs dedépart.

Le lendemain, dès le matin, Hoffmann était àsa fenêtre.

Au fur et à mesure que le moment de quitterAntonia approchait, cette séparation lui semblait de plus en plusimpossible. Toute cette ravissante période de sa vie qui venait des’écouler, ces sept mois qui avaient passé comme un jour et qui sereprésentaient à sa mémoire, tantôt comme un vaste horizon qu’ilembrassait d’un coup d’œil, tantôt comme une série de jours joyeux,venaient les uns après les autres, souriants, couronnés defleurs ; ces doux chants d’Antonia, qui lui avaient fait unair tout semé de douces mélodies ; tout cela était un trait sipuissant, qu’il luttait presque avec l’inconnu, ce merveilleuxenchanteur qui attire à lui les cœurs les plus forts, les âmes lesplus froides.

À dix heures, Antonia parut au coin de la rueoù, à pareille heure, sept mois auparavant, Hoffmann l’avait vuepour la première fois. La bonne Lisbeth la suivait comme decoutume, toutes deux montèrent les degrés de l’église. Arrivée audernier degré, Antonia se retourna, aperçut Hoffmann, lui fit de lamain un signe d’appel et entra dans l’église.

Hoffmann s’élança hors de la maison et y entraaprès elle.

Antonia était déjà agenouillée et enprière.

Hoffmann était protestant, et ces chants dansune autre langue lui avaient toujours paru assez ridicules ;mais lorsqu’il entendit Antonia psalmodier ce chant d’église sidoux et si large à la fois, il regretta de ne pas en savoir lesparoles pour mêler sa voix à la voix d’Antonia, rendue plus suaveencore par la profonde mélancolie à laquelle la jeune fille étaiten proie.

Pendant tout le temps que dura le saintsacrifice, elle chanta de la même voix dont là-haut doivent chanterles anges ; puis enfin, quand la sonnette de l’enfant de chœurannonça la consécration de l’hostie, au moment où les fidèles secourbaient devant le Dieu qui, aux mains du prêtre, s’élevaitau-dessus de leurs têtes, seule Antonia redressa son front.

– Jurez, dit-elle.

– Je jure, dit Hoffmann d’une voixtremblante, je jure de renoncer au jeu.

– Est-ce le seul serment que vous vouliezme faire, mon ami ?

– Oh ! non, attendez. Je jure devous rester fidèle de cœur et d’esprit, de corps et d’âme.

– Et sur quoi jurez-vous cela ?

– Oh ! s’écria Hoffmann, au comblede l’exaltation, sur ce que j’ai de plus cher, sur ce que j’ai deplus sacré, sur votre vie !

– Merci ! s’écria à son tourAntonia, car si vous ne tenez pas votre serment, je mourrai.

Hoffmann tressaillit, un frisson passa partout son corps, il ne se repentit pas, seulement, il eut peur. Leprêtre descendait les degrés de l’autel, emportant le SaintSacrement dans la sacristie.

Au moment où le corps divin de Notre-Seigneurpassait, elle saisit la main d’Hoffmann.

– Vous avez entendu son serment, n’est-cepas, mon Dieu ? dit Antonia.

Hoffmann voulut parler.

– Plus une parole, plus une seule ;je veux que celles dont se composait votre serment, étant lesdernières que j’aurai entendues de vous, bruissent éternellement àmon oreille. Au revoir, mon ami, au revoir.

Et, s’échappant, légère comme une ombre, lajeune fille laissa un médaillon dans la main de son amant.

Hoffmann la regarda s’éloigner comme Orphéedut regarder Eurydice fugitive ; puis lorsque Antonia eutdisparu, il ouvrit le médaillon.

Le médaillon renfermait le portrait d’Antonia,tout resplendissant de jeunesse et de beauté.

Deux heures après, Hoffmann prenait sa placedans la même diligence que Zacharias Werner en répétant :

– Sois tranquille, Antonia, oh !non, je ne jouerai pas ! oh ! oui, je te seraifidèle !

Chapitre 7Une barrière de Paris en 1793.

Le voyage du jeune homme fut assez triste danscette France qu’il avait tant désirée. Ce n’était pas qu’en serapprochant du centre il éprouvât autant de difficultés qu’il enavait rencontré pour se rendre aux frontières ; non, laRépublique française faisait meilleur accueil aux arrivants qu’auxpartants.

Toutefois on n’était admis au bonheur desavourer cette précieuse forme de gouvernement qu’après avoiraccompli un certain nombre de formalités passablementrigoureuses.

Ce fut le temps où les Français surent lemoins écrire, mais ce fut le temps où ils écrivirent le plus. Ilparaissait donc, à tous les fonctionnaires de fraîche date,convenable d’abandonner leurs occupations domestiques ouplastiques, pour signer des passeports, composer des signalements,donner des visas, accorder des recommandations, et faire, en unmot, tout ce qui concerne l’état de patriote.

Jamais la paperasserie n’eut autant dedéveloppement qu’à cette époque. Cette maladie endémique del’administration française, se greffant sur le terrorisme,produisit les plus beaux échantillons de calligraphie grotesquedont on eût pu parler jusqu’à ce jour.

Hoffmann avait sa feuille de route d’uneexiguïté remarquable. C’était le temps des exiguïtés :journaux, livres, publications de colportage, tout se réduisait ausimple in-octavo pour les plus grandes mesures. La feuille de routedu voyageur, disons-nous, fut envahie dès l’Alsace par dessignatures de fonctionnaires qui ne ressemblaient pas mal à ceszigzags d’ivrognes qui toisent diagonalement les rues en battantl’une et l’autre muraille.

Force fut donc à Hoffmann de joindre unefeuille à son passeport, puis, une autre en Lorraine, où surtoutles écritures prirent des proportions colossales. Là où lepatriotisme était le plus chaud, les écrivains étaient plus naïfs.Il y eut un maire qui employa deux feuilles, recto et verso, pourdonner à Hoffmann un autographe ainsi conçu :

Auphemann, chune Allemans, ami de lalibreté se rendan à Pari ha pié.

« Signé, GOLIER. »

Muni de ce parfait document sur sa patrie, sonâge, ses principes, sa destination et ses moyens de transport,Hoffmann ne s’occupa plus que du soin de coudre ensemble tous ceslambeaux civiques, et nous devons dire qu’en arrivant à Paris, ilpossédait un assez joli volume, que, disait-il, il ferait relier enfer-blanc, si jamais il tentait un nouveau voyage, parce que, forcéd’avoir toujours ces feuilles à la main, elles risquaient trop dansun simple carton.

Partout on lui répétait :

– Mon cher voyageur, la province estencore habitable, mais Paris est bien remué. Défiez-vous, citoyen,il y a une police bien pointilleuse à Paris, et, en votre qualitéd’Allemand, vous pourriez n’être pas traité en bon Français.

À quoi Hoffmann répondait par un sourire fier,réminiscence des fiertés spartiates quand les espions de Thessaliecherchaient à grossir les forces de Xerxès, roi des Perses.

Il arriva devant Paris : c’était le soir,les barrières étaient fermées.

Hoffmann parlait passablement la languefrançaise, mais on est allemand ou on ne l’est pas ; si on nel’est pas, on a un accent qui, à la longue, réussit à passer pourl’accent d’une de nos provinces ; si on l’est, on passetoujours pour un Allemand.

Il faut expliquer comment se faisait la policeaux barrières.

D’abord, elles étaient fermées ; ensuite,sept ou huit sectionnaires, gens oisifs et pleins d’intelligence,Lavaters amateurs, rôdaient par escouades, en fumant leurs pipes,autour de deux ou trois agents de police municipale.

Ces braves gens, qui, de députation endéputation, avaient fini par hanter toutes les salles de clubs,tous les bureaux de districts, tous les endroits où la politiques’était glissée par le côté actif ou le côté passif ; cesgens, qui avaient vu à l’Assemblée nationale ou à la Conventionchaque député, dans les tribunes tous les aristocrates mâles etfemelles, dans les promenades tous les élégants signalés, dans lesthéâtres toutes les célébrités suspectes, dans les revues tous lesofficiers, dans les tribunaux tous les accusés plus ou moinslibérés d’accusation, dans les prisons tous les prêtresépargnés ; ces dignes patriotes savaient si bien leur Paris,que tout visage de connaissance devait les frapper au passage, et,disons-le, les frappait presque toujours.

Ce n’était pas chose aisée que de se déguiseralors : trop de richesse dans le costume appelait l’œil, tropde simplicité appelait le soupçon. Comme la malpropreté était undes insignes de civisme les plus répandus, tout porteur d’eau, toutmarmiton pouvait cacher un aristocrate ; et puis la mainblanche aux beaux ongles, comment la dissimuler entièrement ?Cette démarche aristocratique qui n’est plus sensible de nos jours,où les plus humbles portent les plus hauts talons, comment lacacher à vingt paires d’yeux plus ardents que ceux du limier enquête ?

Un voyageur était donc, dès son arrivée,fouillé, interrogé, dénudé, quant au moral, avec une facilité quedonnait l’usage, et une liberté que donnait… la liberté.

Hoffmann parut devant ce tribunal vers sixheures du soir, le 7 décembre. Le temps était gris, rude, mêlé debrume et de verglas ; mais les bonnets d’ours et de loutreemprisonnant les têtes patriotes leur laissaient assez de sangchaud à la cervelle et aux oreilles pour qu’ils possédassent touteleur présence d’esprit et leurs précieuses facultésinvestigatrices.

Hoffmann fut arrêté par une main qui se posadoucement sur sa poitrine.

Le jeune voyageur était vêtu d’un habit grisde fer, d’une grosse redingote, et ses bottes allemandes luidessinaient une jambe assez coquette, car il n’avait pas rencontréde boue depuis la dernière étape, et le carrosse ne pouvait plusmarcher à cause du grésil. Hoffmann avait fait six lieues à pied,sur une route légèrement saupoudrée de neige durcie.

– Où vas-tu comme cela, citoyen, avec tesbelles bottes ? dit un agent au jeune homme.

– Je vais à Paris, citoyen.

– Tu n’es pas dégoûté, jeune Prussien, répliqua lesectionnaire, en prononçant cette épithète de Prussien avec uneprodigalité d’s qui fit accourir dix curieux autour duvoyageur.

Les Prussiens n’étaient pas à ce moment demoins grands ennemis pour la France que les Philistins pour lescompatriotes de Samson l’Israélite.

– Eh bien ! oui, je suis pruzien,répondit Hoffmann, en changeant les cinq s du sectionnaire en unz ; après ?

– Alors, si tu es prussien, tu es bien enmême temps un petit espion de Pitt et Cobourg, hein ?

– Lisez mes passeports, répondit Hoffmann en exhibant sonvolume à l’un des lettrés de la barrière.

– Viens, répliqua celui-ci en tournantles talons pour emmener l’étranger au corps de garde.

Hoffmann suivit ce guide avec une tranquillitéparfaite.

Quand, à la lueur des chandelles fumeuses, lespatriotes virent ce jeune homme nerveux, l’œil ferme, les cheveuxmal ordonnés, hachant son français avec le plus de consciencepossible, l’un d’eux s’écria :

– Il ne se niera pas aristocrate,celui-là ; a-t-il des mains et des pieds !

– Vous êtes un bête, citoyen, réponditHoffmann ; je suis patriote autant que vous, et de plus, jesuis une artiste.

En disant ces mots, il tira de sa poche une deces pipes effrayantes dont un plongeur de l’Allemagne peut seultrouver le fond.

Cette pipe fit un effet prodigieux sur lessectionnaires, qui savouraient leur tabac dans leurs petitsréceptacles.

Tous se mirent à contempler le petit jeunehomme qui entassait dans cette pipe, avec une habileté fruit d’ungrand usage, la provision de tabac d’une semaine.

Il s’assit ensuite, alluma le tabacméthodiquement jusqu’à ce que le fourneau présentât une largecroûte de feu à sa surface, puis il aspira à temps égaux des nuagesde fumée qui sortirent gracieusement, en colonnes bleuâtres, de sonnez et de ses lèvres.

– Il fume bien, dit un dessectionnaires.

– Et il paraît que c’est un fameux, ditun autre ; vois donc ses certificats.

– Qu’es-tu venu faire à Paris ?demanda un troisième.

– Étudier la science et la liberté,répliqua Hoffmann.

– Et quoi encore ? ajouta leFrançais peu ému de l’héroïsme d’une telle phrase, probablement àcause de sa grande habitude.

– Et la peinture, ajouta Hoffmann.

– Ah ! tu es peintre, comme lecitoyen David ?

– Absolument.

– Tu sais faire les patriotes romainstout nus comme lui ?

– Je les fais tout habillés, ditHoffmann.

– C’est moins beau.

– C’est selon, répliqua Hoffmann avec unimperturbable sang-froid.

– Fais-moi donc mon portrait, dit lesectionnaire avec admiration.

– Volontiers.

Hoffmann prit un tison au poêle, en éteignit àpeine l’extrémité rutilante, et, sur le mur blanchi à la chaux, ildessina un des plus laids visages qui eussent jamais déshonoré lacapitale du monde civilisé. Le bonnet à poils et la queue derenard, la bouche baveuse, les favoris épais, la courte pipe, lementon fuyant furent imités avec un si rare bonheur de vérité danssa charge, que tout le corps de garde demanda au jeune homme lafaveur d’être portraituré par lui.

Hoffmann s’exécuta de bonne grâce et croquasur le mur une série de patriotes aux visages bien réussis, maismoins nobles, assurément, que les bourgeois de la Rondenocturne de Rembrandt.

Les patriotes une fois en belle humeur, il nefut plus question de soupçons : l’Allemand fut naturaliséparisien ; on lui offrit la bière d’honneur, et lui, en garçonbien pensant, il offrit à ses hôtes du vin de Bourgogne, que cesmessieurs acceptèrent de grand cœur.

Ce fut alors que l’un d’eux, plus rusé que lesautres, prit son nez épais dans le crochet de son index, et dit àHoffmann en clignant l’œil gauche :

– Avoue-nous une chose, citoyenallemand.

– Laquelle, notre ami ?

– Avoue-nous le but de ta mission.

– Je te l’ai dit : la politique etla peinture.

– Non, non, autre chose.

– Je t’assure, citoyen.

– Tu comprends bien que nous net’accusons pas ; tu nous plais, et nous te protégerons ;mais voici deux délégués du club des Cordeliers, deux desJacobins ; moi, je suis des Frères et Amis ; choisisparmi nous celui de ces clubs auquel tu feras ton hommage.

– Quel hommage ? dit Hoffmannsurpris.

– Oh ! ne t’en cache pas, c’est sibeau que tu devrais t’en pavaner partout.

– Vrai, citoyen, tu me fais rougir,explique-toi.

– Regarde et juge si je sais deviner, ditle patriote. Et, ouvrant le livre des passeports, il montra, de sondoigt gras, sur une page, sous la rubrique Strasbourg, les lignessuivantes :

« Hoffmann, voyageur, venant de Mannheim,a pris à Strasbourg une caisse étiquetée ainsi qu’il suit :O.B. »

– C’est vrai, dit Hoffmann.

– Eh bien ! que contient cettecaisse ?

– J’ai fait ma déclaration à l’octroi deStrasbourg.

– Regardez, citoyens, ce que ce petitsournois apporte ici… Vous souvenez-vous de l’envoi de nospatriotes d’Auxerre ?

– Oui, dit l’un d’eux, une caisse delard.

– Pour quoi faire ?

– Pour graisser la guillotine, s’écria unchœur de voix satisfaites.

– Eh bien ! dit Hoffmann, un peupâle, quel rapport cette caisse que j’apporte peut-elle avoir avecl’envoi des patriotes d’Auxerre ?

– Lis, dit le Parisien en lui montrantson passeport : lis, jeune homme : « Voyageant pourla politique et pour l’art. » C’est écrit !

– Ô République ! murmuraHoffmann.

– Avoue donc, jeune ami de la liberté,lui dit son protecteur.

– Ce serait me vanter d’une idée que jen’ai pas eue, répliqua Hoffmann. Je n’aime pas la faussegloire ; non, la caisse que j’ai prise à Strasbourg, et quim’arrivera par le roulage, ne contient qu’un violon, une boîte àcouleurs et quelques toiles roulées.

Ces mots diminuèrent beaucoup l’estime quecertains avaient conçue d’Hoffmann. On lui rendit ses papiers, onfit raison à ses rasades mais on cessa de le regarder comme unsauveur des peuples esclaves.

L’un des patriotes ajouta même :

– Il ressemble à Saint-Just, mais j’aimemieux Saint-Just.

Hoffmann replongé dans sa rêverie,qu’échauffaient le poêle, le tabac et le vin de Bourgogne, demeuraquelque temps silencieux. Mais soudain relevant la tête :

– On guillotine donc beaucoup ici ?dit-il.

– Pas mal, pas mal ; cela a baisséun peu depuis les Brissotins, mais c’est encore satisfaisant.

– Savez-vous où je trouverais un bongîte, mes amis ?

– Partout.

– Mais pour tout voir.

– Ah ! alors loge-toi du côté duquai aux Fleurs.

– Bien.

– Sais-tu où cela se trouve, le quai auxFleurs ?

– Non, mais ce mot de fleurs me plaît. Jem’y vois déjà installé, au quai aux Fleurs. Par où yva-t-on ?

– Tu vas descendre tout droit la rued’Enfer, et tu arriveras au quai.

– Quai, c’est-à-dire que l’on touche àl’eau ! dit Hoffmann.

– Tout juste.

– Et l’eau, c’est la Seine ?

– C’est la Seine.

– Le quai aux Fleurs borde la Seine,alors ?

– Tu connais Paris mieux que moi, citoyenallemand.

– Merci. Adieu ; puis-jepasser ?

– Tu n’as plus qu’une petite formalité àaccomplir.

– Dis.

– Tu passeras chez le commissaire depolice, et tu te feras délivrer un permis de séjour.

– Très bien ! Adieu.

– Attends encore. Avec ce permis ducommissaire, tu iras à la police.

– Ah ! ah !

– Et tu donneras l’adresse de tonlogement.

– Soit ! c’est fini ?

– Non, tu te présenteras à lasection.

– Pour quoi faire ?

– Pour justifier de tes moyensd’existence.

– Je ferai tout cela ; et ce seratout ?

– Pas encore ; il faudra faire desdons patriotiques.

– Volontiers.

– Et ton serment de haine aux tyransfrançais et étrangers.

– De tout mon cœur. Merci de ces précieuxrenseignements.

– Et puis, tu n’oublieras pas d’écrirelisiblement tes nom et prénoms sur une pancarte, à ta porte.

– Cela sera fait.

– Va-t’en, citoyen, tu nous gênes.

Les bouteilles étaient vides.

– Adieu, citoyens ; grand merci devotre politesse.

Et Hoffmann partit, toujours en société de sapipe, plus allumée que jamais.

Voilà comment il fit son entrée dans lacapitale de la France républicaine.

Ce mot charmant « quai aux Fleurs »l’avait affriandé. Hoffmann se figurait déjà une petite chambredont le balcon donnait sur ce merveilleux quai aux Fleurs.

Il oubliait décembre et les vents de bise, iloubliait la neige et cette mort passagère de toute la nature. Lesfleurs venaient éclore dans son imagination sous la fumée de seslèvres ; il ne voyait plus que les jasmins et la rose, malgréles cloaques du faubourg.

Il arriva, neuf heures sonnant, au quai auxFleurs, lequel était parfaitement sombre et désert, ainsi que lesont les quais du Nord en hiver. Toutefois, cette solitude était,ce soir, plus noire et plus sensible qu’autre part.

Hoffmann avait trop faim, il avait trop froidpour philosopher en chemin ; mais pas d’hôtellerie sur cequai.

Levant les yeux, il aperçut enfin, au coin duquai et de la rue de la Barillerie, une grosse lanterne rouge, dansles vitres de laquelle tremblait un lumignon crasseux.

Ce fanal pendait et se balançait au bout d’unepotence de fer, fort propre, en ces temps d’émeute, à suspendre unennemi politique.

Hoffmann ne vit que ces mots écrits en lettresvertes sur le verre rouge :

Logis à pied. – Chambres et cabinetsmeublés.

Il heurta vivement à la porte d’uneallée ; la porte s’ouvrit ; le voyageur entra entâtonnant.

Une voix rude lui cria :

– Fermez votre porte.

Et un gros chien, aboyant, sembla luidire :

– Gare à vos jambes !

Prix fait avec une hôtesse assez avenante,chambre choisie, Hoffmann se trouva possesseur de quinze pieds delong sur huit de large, formant ensemble une chambre à coucher etun cabinet, moyennant trente sous par jour, payables chaque matin,au lever.

Hoffmann était si joyeux, qu’il paya quinzejours d’avance, de peur qu’on ne vînt lui contester la possessionde ce logement précieux.

Cela fait, il se coucha dans un lit assezhumide ; mais tout lit est lit pour un voyageur de dix-huitans.

Et puis, comment se montrer difficile quand ona le bonheur de loger quai aux Fleurs ?

Hoffmann invoqua d’ailleurs le souvenird’Antonia, et le paradis n’est-il pas toujours là où l’on invoqueles anges ?

Chapitre 8Comment les musées et les bibliothèques étaient fermés, maiscomment la place de la Révolution était ouverte.

La chambre qui, pendant quinze jours, devaitservir de paradis terrestre à Hoffmann renfermait un lit, nous leconnaissons, une table et deux chaises.

Elle avait une cheminée ornée de deux vases deverre bleu meublés de fleurs artificielles. Un génie de la Libertéen sucre s’épanouissait sous une cloche de cristal, dans laquellese reflétaient son drapeau tricolore et son bonnet rouge.

Un chandelier en cuivre, une encoignure envieux bois de rose, une tapisserie du douzième siècle pour rideau,voilà tout l’ameublement tel qu’il apparut aux premiers rayons dujour.

Cette tapisserie représentait Orphéus jouantdu violon pour reconquérir Eurydice, et le violon rappela toutnaturellement Zacharias Werner à la mémoire d’Hoffmann.

« Cher ami, pensa notre voyageur, il està Paris, moi aussi ; nous sommes ensemble, et je le verraiaujourd’hui ou demain au plus tard. Par où vais-je commencer ?Comment vais-je m’y prendre pour ne pas perdre le temps du bonDieu, et pour tout voir en France ? Depuis plusieurs jours jene vois que des tableaux vivants très laids, allons au salon duLouvre de l’ex-tyran, je verrai tous les beaux tableaux qu’ilavait, les Rubens, les Poussin. Allons vite. »

Il se leva pour examiner, en attendant, letableau panoramique de son quartier.

Un ciel gris, terne, de la boue noire sous desarbres blancs, une population affairée, avide de courir, et uncertain bruit, pareil au murmure de l’eau qui coule. Voilà tout cequ’il découvrit.

C’était peu fleuri. Hoffmann ferma sa fenêtre,déjeuna, et sortit pour voir d’abord l’ami Zacharias Werner.

Mais, sur le point de prendre une direction,il se rappela que Werner n’avait jamais donné son adresse, sanslaquelle il était difficile de le rencontrer.

Ce ne fut pas un mince désappointement pourHoffmann.

Mais bientôt :

« Fou que je suis !pensa-t-il ; ce que j’aime, Zacharias l’aime aussi. J’ai enviede voir de la peinture, il aura eu envie de voir de la peinture. Jetrouverai lui ou sa trace dans le Louvre. Allons auLouvre. »

Le Louvre, on le voyait du parapet. Hoffmannse dirigea vers le monument.

Mais il eut la douleur d’apprendre à la porteque les Français, depuis qu’ils étaient libres, ne s’amollissaientpas à voir de la peinture d’esclaves, et que, en admettant, ce quin’est pas probable, que la Commune de Paris n’eût pas déjà rôtitoutes les croûtes pour allumer les fonderies d’armes de guerre, onse garderait bien de ne pas nourrir de toute cette huile des ratsdestinés à la nourriture des patriotes, du jour où les Prussiensviendraient assiéger Paris.

Hoffmann sentit que la sueur lui montait aufront ; l’homme qui lui parlait ainsi avait une certaine façonde parler qui sentait son importance.

On saluait fort ce beau diseur.

Hoffmann apprit d’un des assistants qu’ilavait eu l’honneur de parler au citoyen Simon, gouverneur desenfants de France et conservateur des musées royaux.

« Je ne verrai point de tableaux, dit-ilen soupirant ; ah ! c’est dommage ! mais je m’enirai à la Bibliothèque du feu roi, et, à défaut de peinture, j’yverrai des estampes, des médailles et des manuscrits ; j’yverrai le tombeau de Childéric, père de Clovis, et les globescéleste et terrestre du père Coronelli. »

Hoffmann eut la douleur, en arrivant,d’apprendre que la nation française, regardant comme une source decorruption et d’incivisme la science et la littérature, avait fermétoutes les officines où conspiraient de prétendus savants et deprétendus littérateurs, le tout par mesure d’humanité, pours’épargner la peine de guillotiner ces pauvres diables. D’ailleurs,même sous le tyran, la Bibliothèque n’était ouverte que deux foispar semaine.

Hoffmann dut se retirer sans avoir rienvu ; il dut même oublier de demander des nouvelles de son amiZacharias.

Mais, comme il était persévérant, il s’obstinaet voulut voir le musée Saint-Avoye.

On lui apprit alors que le propriétaire avaitété guillotiné l’avant-veille.

Il s’en alla jusqu’au Luxembourg ; maisce palais était devenu prison.

À bout de forces et de courage, il reprit lechemin de son hôtel, pour reposer un peu ses jambes, rêver àAntonia, à Zacharias, et fumer dans la solitude une bonne pipe dedeux heures.

Mais, à prodige ! ce quai aux Fleurs sicalme, si désert, était noir d’une multitude de gens rassemblés,qui se démenaient et vociféraient d’une façon inharmonieuse.

Hoffmann, qui n’était pas grand, ne voyaitrien par-dessus les épaules de tous ces gens-là ; il se hâtade percer la foule avec ses coudes pointus et de rentrer dans sachambre.

Il se mit à sa fenêtre.

Tous les regards se tournèrent aussitôt verslui, et il en fut embarrassé un moment, car il remarqua combien peude fenêtres étaient ouvertes. Cependant la curiosité des assistantsse porta bientôt sur un autre point que la fenêtre d’Hoffmann, etle jeune homme fit comme les curieux, il regarda le porche d’ungrand bâtiment noir à toits aigus, dont le clocheton surmontait unegrosse tour carrée.

Hoffmann appela l’hôtesse.

– Citoyenne, dit-il, qu’est-ce que cetédifice, je vous prie ?

– Le Palais, citoyen.

– Et que fait-on au Palais ?

– Au palais de justice, citoyen, on yjuge.

– Je croyais qu’il n’y avait plus detribunaux.

– Si fait, il y a le tribunalrévolutionnaire.

– Ah ! c’est vrai… et tous cesbraves gens ?

– Attendent l’arrivée des charrettes.

– Comment, des charrettes ? je necomprends pas bien ; excusez-moi, je suis étranger.

– Citoyen, les charrettes, c’est commequi dirait des corbillards pour les gens qui vont mourir.

– Ah ! mon Dieu !

– Oui, le matin arrivent les prisonniersqui viennent se faire juger au tribunal révolutionnaire.

– Bien.

– À quatre heures, tous les prisonnierssont jugés, on les emballe dans les charrettes que le citoyenFouquier a requises à cet effet.

– Qu’est-ce que cela, le citoyenFouquier ?

– L’accusateur public.

– Fort bien, et alors ?

– Et alors les charrettes s’en vont aupetit trot à la place de la Révolution, où la guillotine est enpermanence.

– En vérité !

– Quoi ! vous êtes sorti et vousn’êtes pas allé voir la guillotine ! c’est la première choseque les étrangers visitent en arrivant ; il paraît que nousautres Français nous avons seuls des guillotines.

– Je vous en fais mon compliment,madame.

– Dites citoyenne.

– Pardon.

– Tenez, voici les charrettes quiarrivent…

– Vous vous retirez, citoyenne.

– Oui, je n’aime plus voir cela. Etl’hôtesse se retira. Hoffmann la prit doucement par le bras.

– Excusez-moi si je vous fais unequestion, dit-il.

– Faites.

– Pourquoi dites-vous que vous n’aimezplus voir cela ? J’aurais dit, moi, je n’aimepas.

– Voici l’histoire, citoyen. Dans lecommencement, on guillotinait des aristocrates très méchants, à cequ’il paraît. Ces gens-là portaient la tête si droite, ils avaienttous l’air si insolent, si provocateur, que la pitié ne venait pasfacilement mouiller nos yeux. On regardait donc volontiers. C’étaitun beau spectacle que cette lutte des courageux ennemis de lanation contre la mort. Mais voilà qu’un jour j’ai vu monter sur lacharrette un vieillard dont la tête battait les ridelles de lavoiture. C’était douloureux. Le lendemain je vis des religieuses.Un autre jour je vis un enfant de quatorze ans, et enfin je vis unejeune fille dans une charrette, sa mère était dans l’autre, et cesdeux pauvres femmes s’envoyaient des baisers sans dire une parole.Elles étaient si pâles, elles avaient le regard si sombre, un sifatal sourire aux lèvres, ces doigts qui remuaient seuls pourpétrir le baiser sur leur bouche étaient si tremblants et sinacrés, que jamais je n’oublierai cet horrible spectacle, et quej’ai juré de ne plus m’exposer à le voir jamais.

– Ah ! ah ! dit Hoffmann ens’éloignant de la fenêtre, c’est comme cela ?

– Oui, citoyen. Eh bien ! quefaites-vous ?

– Je ferme la fenêtre.

– Pour quoi faire ?

– Pour ne pas voir.

– Vous ! un homme.

– Voyez-vous, citoyenne, je suis venu àParis pour étudier les arts et respirer un air libre. Ehbien ! si par malheur je voyais un de ces spectacles, dontvous venez de me parler, si je voyais une jeune fille ou une femmetraînée à la mort en regrettant la vie, citoyenne, je penserais àma fiancée, que j’aime, et qui, peut-être… Non, citoyenne, je neresterai pas plus longtemps dans cette chambre ; en avez-vousune sur les derrières de la maison ?

– Chut ! malheureux, vous parleztrop haut ; si mes officieux vous entendent…

– Vos officieux ! qu’est-ce quecela, officieux ?

– C’est un synonyme républicain devalet.

– Eh bien ! si vos valetsm’entendent, qu’arrivera-t-il ?

– Il arrivera que, dans trois ou quatrejours, je pourrai vous voir de cette fenêtre sur une descharrettes, à quatre heures de l’après-midi.

Cela dit avec mystère, la bonne dame descenditprécipitamment, et Hoffmann l’imita.

Il se glissa hors de la maison, résolu à toutpour échapper au spectacle populaire.

Quand il fut au coin du quai, le sabre desgendarmes brilla, un mouvement se fit dans la foule, les masseshurlèrent et se prirent à courir.

Hoffmann à toutes jambes gagna la rueSaint-Denis, dans laquelle il s’enfonça comme un fou ; il fit,pareil au chevreuil, plusieurs voltes dans différentes petitesrues, et disparut dans ce dédale de ruelles qui s’embrouillententre le quai de la Ferraille et les halles.

Il respira enfin en se voyant rue de laFerronnerie, où, avec la sagacité du poète et du peintre, il devinala place célèbre par l’assassinat d’Henri IV.

Puis, toujours marchant, toujours cherchant,il arriva au milieu de la rue Saint-Honoré. Partout les boutiquesse fermaient sur son passage. Hoffmann admirait la tranquillité dece quartier ; les boutiques ne se fermaient pas seules, lesfenêtres de certaines maisons se calfeutraient avec mesure, commesi elles eussent reçu un signal.

Cette manœuvre fut bientôt expliquée àHoffmann ; il vit les fiacres se détourner et prendre les rueslatérales ; il entendit un galop de chevaux et reconnut desgendarmes ; puis, derrière eux, dans la première brume dusoir, il entrevit un pêle-mêle affreux de haillons, de bras levés,de piques brandies et d’yeux flamboyants.

Au-dessus de tout cela, une charrette.

De ce tourbillon qui venait à lui sans qu’ilpût se cacher ou s’enfuir, Hoffmann entendit sortir des cristellement aigus, tellement lamentables, que rien de si affreuxn’avait jusqu’à ce soir-là frappé ses oreilles.

Sur la charrette était une femme vêtue deblanc. Ces cris s’exhalaient des lèvres, de l’âme, de tout le corpssoulevé de cette femme.

Hoffmann sentit ses jambes lui manquer. Ceshurlements avaient rompu les faisceaux nerveux. Il tomba sur uneborne, la tête adossée à des contrevents de boutique mal jointsencore, tant la fermeture de cette boutique avait étéprécipitée.

La charrette arriva au milieu de son escortede bandits et de femmes hideuses, ses satellites ordinaires ;mais, chose étrange ! toute cette lie ne bouillonnait pas,tous ces reptiles ne coassaient pas, la victime seule se tordaitentre les bras de deux hommes et criait au ciel, à la terre, auxhommes et aux choses.

Hoffmann entendit soudain dans son oreille,par la fente du volet, ces mots prononcés tristement par une voixd’homme jeune :

– Pauvre Du Barry ! te voilàdonc !

– Madame Du Barry ! s’écriaHoffmann, c’est elle, c’est elle qui passe là sur cettecharrette.

– Oui, monsieur, répondit la voix basseet dolente à l’oreille du voyageur, et de si près qu’à travers lesplanches il sentait le souffle chaud de son interlocuteur.

La pauvre Du Barry se tenait droite etcramponnée au col mouvant de la charrette ; ses cheveuxchâtains, l’orgueil de sa beauté, avaient été coupés sur la nuque,mais retombaient sur les tempes en longues mèches trempées desueur ; belle avec ses grands yeux hagards, avec sa petitebouche, trop petite pour les cris affreux qu’elle poussait, lamalheureuse femme secouait de temps en temps la tête par unmouvement convulsif, pour dégager son visage des cheveux qui lemasquaient.

Quand elle passa devant la borne où Hoffmanns’était affaissé, elle cria : « Au secours !sauvez-moi ! je n’ai pas fait de mal ! ausecours ! » et faillit renverser l’aide du bourreau quila soutenait.

Ce cri : Au secours ! elle ne cessade le pousser au milieu du plus profond silence des assistants. Cesfuries, accoutumées à insulter les braves condamnés, se sentaientremuées par l’irrésistible élan de l’épouvante d’une femme ;elles sentaient que leurs vociférations n’eussent pas réussi àcouvrir les gémissements de cette fièvre qui touchait à la folie etatteignait le sublime du terrible.

Hoffmann se leva, ne sentant plus son cœurdans sa poitrine ; il se mit à courir après la charrette commeles autres, ombre nouvelle ajoutée à cette procession de spectresqui faisaient la dernière escorte d’une favorite royale.

Madame Du Barry, le voyant, criaencore :

– La vie ! la vie !… je donnetout mon bien à la nation ! Monsieur !…sauvez-moi !

« Oh ! pensa le jeune homme, ellem’a parlé ! Pauvre femme, dont les regards ont valu si cher,dont les paroles n’avaient pas de prix : elle m’aparlé »

Il s’arrêta. La charrette venait d’atteindrela place de la Révolution. Dans l’ombre épaissie par une pluiefroide, Hoffmann ne distinguait plus que deux silhouettes :l’une blanche, c’était celle de la victime, l’autre rouge, c’étaitl’échafaud.

Il vit les bourreaux traîner la robe blanchesur l’escalier. Il vit cette forme tourmentée se cambrer pour larésistance, puis soudain, au milieu de ses horribles cris, lapauvre femme perdit l’équilibre et tomba sur la bascule.

Hoffmann l’entendit crier : « Grâce,monsieur le bourreau, encore une minute, monsieur lebourreau… » Et ce fut tout, le couteau tomba, lançant unéclair fauve.

Hoffmann s’en alla rouler dans le fossé quiborde la place.

C’était un beau tableau pour un artiste quivenait en France chercher des impressions et des idées.

Dieu venait de lui montrer le trop cruelchâtiment de celle qui avait contribué à perdre la monarchie.

Cette lâche mort de la Du Barry lui parutl’absolution de la pauvre femme. Elle n’avait donc jamais eud’orgueil, puisqu’elle ne savait même pas mourir ! Savoirmourir, hélas ! en ce temps-là ce fut la vertu suprême de ceuxqui n’avaient jamais connu le vice.

Hoffmann réfléchit ce jour-là que, s’il étaitvenu en France pour voir des choses extraordinaires, son voyagen’était pas manqué.

Alors, un peu consolé par la philosophie del’histoire :

« Il reste le théâtre, se dit-il, allonsau théâtre. Je sais bien qu’après l’actrice que je viens de voir,celles de l’Opéra ou de la tragédie ne me feront pas d’effet, maisje serai indulgent. Il ne faut pas trop demander à des femmes quine meurent que pour rire.

« Seulement, je vais tâcher de bienreconnaître cette place pour n’y plus jamais passer de mavie »

Chapitre 9 «Le jugement de Pâris ».

Hoffmann était l’homme des transitionsbrusques. Après la place de la Révolution et le peuple tumultueuxgroupé autour d’un échafaud, le ciel sombre et le sang, il luifallait l’éclat des lustres, la foule joyeuse, les fleurs, la vieenfin. Il n’était pas bien sûr que le spectacle auquel il avaitassisté s’effacerait de sa pensée par ce moyen, mais il voulait aumoins donner une distraction à ses yeux, et se prouver qu’il yavait encore dans le monde des gens qui vivaient et quiriaient.

Il s’achemina donc vers l’Opéra ; mais ily arriva sans savoir comment il y était arrivé. Sa déterminationavait marché devant lui, et il l’avait suivie comme un aveugle suitson chien, tandis que son esprit voyageait dans un chemin opposé, àtravers des impressions toutes contraires.

Comme sur la place de la Révolution, il yavait foule sur le boulevard où se trouvait à cette époque lethéâtre de l’Opéra, là où est aujourd’hui le théâtre de laPorte-Saint-Martin.

Hoffmann s’arrêta devant cette foule etregarda l’affiche.

On jouait le Jugement de Pâris,ballet-pantomime en trois actes, de M. Gardel jeune, fils dumaître de danse de Marie-Antoinette, et qui devint plus tard maîtredes ballets de l’empereur.

– Le Jugement de Pâris, murmurale poète en regardant fixement l’affiche comme pour se graver dansl’esprit, à l’aide des yeux et de l’ouïe, la signification de cestrois mots, Le Jugement de Pâris !

Et il avait beau répéter les syllabes quicomposaient le titre du ballet, elles lui paraissaient vides desens, tant sa pensée avait de peine à rejeter les souvenirsterribles dont elle était pleine, pour donner place à l’œuvreempruntée par M. Gardel jeune à l’Iliaded’Homère.

Quelle étrange époque que cette époque, où,dans une même journée, on pouvait voir condamner le matin, voirexécuter à quatre heures, voir danser le soir, et où l’on couraitla chance d’être arrêté soi-même en revenant de toutes cesémotions !

Hoffmann comprit que, si un autre que lui nelui disait pas ce qu’on jouait, il ne parviendrait pas à le savoir,et que peut-être il deviendrait fou devant cette affiche.

Il s’approcha donc d’un gros monsieur quifaisait queue avec sa femme, car de tout temps les gros hommes onteu la manie de faire queue avec leur femme, et il luidit :

– Monsieur, que joue-t-on cesoir ?

– Vous le voyez bien sur l’affiche,monsieur, répondit le gros homme ; on joue Le Jugement dePâris.

– Le Jugement de Pâris… répéta Hoffmann.Ah ! oui, le jugement de Pâris, je sais ce que c’est.

Le gros monsieur regarda cet étrangequestionneur, et leva les épaules avec l’air du plus profond méprispour ce jeune homme qui, dans ce temps tout mythologique, avait puoublier un instant ce que c’était que le jugement de Pâris.

– Voulez-vous l’explication du ballet,citoyen ? dit un marchand de livrets en s’approchantd’Hoffmann.

– Oui, donnez !

C’était pour notre héros une preuve de plusqu’il allait au spectacle, et il en avait besoin.

Il ouvrit le livret et jeta les yeuxdessus.

Ce livret était coquettement imprimé sur beaupapier blanc, et enrichi d’un avant-propos de l’auteur.

« Quelle chose merveilleuse quel’homme ! pensa Hoffmann en regardant les quelques lignes decet avant-propos, lignes qu’il n’avait pas encore lues, mais qu’ilallait lire, et comme, tout en faisant partie de la masse communedes hommes, il marche seul, égoïste et indifférent, dans le cheminde ses intérêts et de ses ambitions ! Ainsi, voici un homme,M. Gardel jeune, qui a fait représenter ce ballet le 5 mars1793, c’est-à-dire six semaines après un des plus grands événementsdu monde ; eh bien ! le jour où ce ballet a étéreprésenté, il a eu des émotions particulières dans les émotionsgénérales ; le cœur lui a battu quand on a applaudi ; etsi, en ce moment, on était venu lui parler de cet événement quiébranlait encore le monde, et qu’on lui eût nommé le roi Louis XVI,il se fût écrié : Louis XVI, de qui voulez-vous parler ?Puis, comme si, à partir du jour où il avait livré son ballet aupublic, la terre entière n’eût plus dû être préoccupée que de cetévénement chorégraphique, il a fait un avant-propos à l’explicationde sa pantomime. Eh bien ! lisons-le, son avant-propos, etvoyons si, en cachant la date du jour où il a été écrit, j’yretrouverai la trace des choses au milieu desquelles il venait aujour. »

Hoffmann s’accouda à la balustrade du théâtre,et voici ce qu’il lut.

« J’ai toujours remarqué dans les balletsd’action que les effets de décorations et les divertissementsvariés et agréables étaient ce qui attirait le plus la foule et lesvifs applaudissements. »

« Il faut avouer que voilà un homme qui afait là une remarque curieuse, pensa Hoffmann, sans pouvoirs’empêcher de sourire à la lecture de cette première naïveté.Comment ! il a remarqué que ce qui attire dans les ballets, cesont les effets de décorations et les divertissements variés etagréables. Comme cela est poli pour MM. Haydn, Pleyel etMéhul, qui ont fait la musique du Jugement de Pâris !Continuons. »

« D’après cette remarque, j’ai cherché unsujet qui pût se plier à faire valoir les grands talents quel’Opéra de Paris seul possède en danse, et qui me permît d’étendreles idées que le hasard pourrait m’offrir. L’histoire poétique estle train inépuisable que le maître de ballet doit cultiver ;ce terrain n’est pas sans épines ; mais il faut savoir lesécarter pour cueillir la rose. »

– Ah ! par exemple ! voilà unephrase à mettre dans un cadre d’or ! s’écria Hoffmann. Il n’ya qu’en France qu’on écrive ces choses-là.

Et il se mit à regarder le livret, s’apprêtantà continuer cette intéressante lecture qui commençait àl’égayer ; mais son esprit, détourné de sa véritablepréoccupation, y revenait peu à peu ; les caractères sebrouillèrent sous les yeux du rêveur, il laissa tomber la main quitenait Le Jugement de Pâris, il fixa les yeux sur laterre, et murmura :

– Pauvre femme !

C’était l’ombre de madame Du Barry qui passaitencore une fois dans le souvenir du jeune homme. Alors il secoua latête comme pour en chasser violemment les sombres réalités, et,mettant dans sa poche le livret de M. Gardel jeune, il pritune place et entra dans le théâtre.

La salle était comble et ruisselante defleurs, de pierreries, de soie et d’épaules nues. Un immensebourdonnement, bourdonnement de femmes parfumées, de proposfrivoles, semblable au bruit que feraient un millier de mouchesvolant dans une boîte de papier, et plein de ces mots qui laissentdans l’esprit la même trace que les ailes des papillons aux doigtsdes enfants qui les prennent et qui, deux minutes après, ne sachantplus qu’en faire, lèvent les mains en l’air et leur rendent laliberté.

Hoffmann prit une place à l’orchestre et,dominé par l’atmosphère ardente de la salle, il parvint à croire uninstant qu’il y était depuis le matin, et que ce sombre décès queregardait sans cesse sa pensée était un cauchemar et non pas uneréalité. Alors sa mémoire, qui, comme la mémoire de tous leshommes, avait deux verres réflecteurs, l’un dans le cœur, l’autredans l’esprit, se tourna insensiblement, et par la gradationnaturelle des impressions joyeuses, vers cette douce jeune fillequ’il avait laissée là-bas et dont il sentait le médaillon battre,comme un autre cœur, contre les battements du sien. Il regardatoutes les femmes qui l’entouraient, toutes ces blanches épaules,tous ces cheveux blonds et bruns, tous ces bras souples, toutes cesmains jouant avec les branches d’un éventail ou ajustantcoquettement les fleurs d’une coiffure, et il se sourit à lui-mêmeen prononçant le nom d’Antonia, comme si ce nom eût suffi pourfaire disparaître toute comparaison entre celle qui le portait etles femmes qui se trouvaient là, et pour le transporter dans unmonde de souvenirs mille fois plus charmants que toutes cesréalités, si belles qu’elles fussent. Puis, comme si ce n’eût pointété assez, comme s’il eût eu à craindre que le portrait, qu’àtravers la distance lui retraçait sa pensée, ne s’effaçât dansl’idéal par où il lui apparaissait, Hoffmann glissa doucement lamain dans sa poitrine, y saisit le médaillon comme une fillecraintive saisit un oiseau dans un nid, et après s’être assuré quenul ne pouvait le voir, et ternir d’un regard la douce image qu’ilprenait dans sa main, il amena doucement le portrait de la jeunefille, le monta à la hauteur de ses yeux, l’adora un instant duregard, puis, après l’avoir posé pieusement sur ses lèvres, il lecacha de nouveau tout près de son cœur, sans que personne pûtdeviner la joie que venait d’avoir, en faisant le mouvement d’unhomme qui met la main dans son gilet, ce jeune spectateur auxcheveux noirs et au teint pâle.

En ce moment on donnait le signal, et lespremières notes de l’ouverture commencèrent à courir gaiement dansl’orchestre, comme des pinsons querelleurs dans un bosquet.

Hoffmann s’assit, et tâchant de redevenir unhomme comme tout le monde, c’est-à-dire un spectateur attentif, ilouvrit ses deux oreilles à la musique.

Mais, au bout de cinq minutes, il n’écoutaitplus et ne voulait plus entendre : ce n’était pas avec cettemusique-là qu’on fixait l’attention d’Hoffmann, d’autant plus qu’ill’entendait deux fois, vu qu’un voisin, habitué sans doute del’Opéra, et admirateur de MM. Haydn, Pleyel et Méhul,accompagnait d’une petite voix en demi-ton de fausset, et avec uneexactitude parfaite, les différentes mélodies de ces messieurs. Ledilettante joignait à cet accompagnement de la bouche un autreaccompagnement des doigts, en frappant en mesure avec une charmantedextérité, ses ongles longs et effilés sur la tabatière qu’iltenait dans sa main gauche.

Hoffmann, avec cette habitude de curiosité quiest naturellement la première qualité de tous les observateurs, semit à examiner ce personnage qui se faisait un orchestreparticulier greffé sur l’orchestre général.

En vérité, le personnage méritaitl’examen.

Figurez-vous un petit homme portant habit,gilet et culotte noirs, chemise et cravate blanches, mais d’unblanc plus que blanc, presque aussi fatigant pour les yeux que lereflet argenté de la neige. Mettez sur la moitié des mains de cepetit homme, mains maigres, transparentes comme la cire et sedétachant sur la culotte noire comme si elles eussent étéintérieurement éclairées, mettez des manchettes de fine batiste,plissées avec le plus grand soin, et souples comme des feuilles delis, et vous aurez l’ensemble du corps. Regardez la tête,maintenant, et regardez-la comme faisait Hoffmann, c’est-à-direavec une curiosité mêlée d’étonnement. Figurez-vous un visage deforme ovale, au front poli comme l’ivoire, aux cheveux rares etfauves ayant poussé de distance en distance comme des touffes debuisson dans une plaine. Supprimez les sourcils, et, au-dessous dela place où ils devraient être, faites deux trous, dans lesquelsvous mettrez un œil froid comme du verre, presque toujours fixe, etqu’on croirait d’autant plus volontiers inanimé qu’on chercheraitvainement en eux le point lumineux que Dieu a mis dans l’œil commeune étincelle de foyer de la vie. Ces yeux sont bleus comme lesaphir, sans douceur, sans dureté. Ils voient, cela est certain,mais ils ne regardent pas. Un nez sec, mince, long et pointu, unebouche petite, aux lèvres entrouvertes sur des dents non pasblanches, mais de la même couleur cireuse que la peau, comme sielles eussent reçu une légère infiltration de sang pâle et s’enfussent colorées, un menton pointu, rasé avec le plus grand soin,des pommettes saillantes, des joues creusées chacune par une cavitéà y mettre une noix, tels étaient les traits caractéristiques duspectateur voisin d’Hoffmann.

Cet homme pouvait aussi bien avoir cinquanteou trente ans. Il en eût eu quatre-vingts que la chose n’eût pasété extraordinaire ; il n’en eût eu que douze que ce n’eût pasété bien invraisemblable. Il semblait qu’il eût dû venir au mondetel qu’il était. Il n’avait sans doute jamais été plus jeune, et ilétait possible qu’il parût plus vieux.

Il était probable qu’en touchant sa peau oneût éprouvé la même sensation de froid qu’en touchant la peau d’unserpent ou d’un mort.

Mais, par exemple, il aimait bien lamusique.

De temps à autre, sa bouche s’écartait un peuplus sous une pression de volupté mélophile, et trois petits plis,identiquement les mêmes de chaque côté, décrivaient un demi-cercleà l’extrémité de ses lèvres, et y restaient imprimés pendant cinqminutes, puis ils s’effaçaient graduellement comme les ronds quefait une pierre qui tombe dans l’eau et qui vont s’élargissanttoujours jusqu’à ce qu’ils se confondent tout à fait avec lasurface.

Hoffmann ne se lassait pas de regarder cethomme, qui se sentait examiné, mais qui n’en bougeait pas plus pourcela. Cette immobilité était telle, que notre poète, qui avaitdéjà, à cette époque, le germe de l’imagination qui devait enfanterCoppélius, appuya ses deux mains sur le dossier de lastalle qui était devant lui, pencha son corps en avant, et,tournant la tête à droite, essaya de voir de face celui qu’iln’avait encore vu que de profil.

Le petit homme regarda Hoffmann sansétonnement, lui sourit, lui fit un petit salut amical, et continuade fixer les yeux sur le même point, point invisible pour toutautre que pour lui, et d’accompagner l’orchestre.

– C’est étrange ! fit Hoffmann en serasseyant, j’aurais parié qu’il ne vivait pas.

Et comme si, quoiqu’il eût vu remuer la têtede son voisin, le jeune homme n’eût pas été bien convaincu que lereste du corps était animé, il jeta de nouveau les yeux sur lesmains de ce personnage. Une chose le frappa alors, c’est que sur latabatière sur laquelle jouaient ces mains, tabatière d’ébène,brillait une petite tête de mort en diamants.

Tout, ce jour-là, devait prendre des teintesfantastiques aux yeux d’Hoffmann ; mais il était résolu à envenir à ses fins, et, se penchant en bas comme il s’était penché enavant, il colla ses yeux sur cette tabatière au point que seslèvres touchaient presque les mains de celui qui la tenait.

L’homme ainsi examiné, voyant que sa tabatièreétait d’un si grand intérêt pour son voisin, la lui passasilencieusement, afin qu’il pût la regarder tout à son aise.

Hoffmann la prit, la tourna et la retournavingt fois, puis il l’ouvrit.

Il y avait du tabac dedans !

Chapitre 10Arsène.

Après avoir examiné la tabatière avec la plusgrande attention, Hoffmann la rendit à son propriétaire en leremerciant, d’un signe silencieux de la tête, auquel lepropriétaire répondit par un signe aussi courtois, mais, s’il estpossible, plus silencieux encore.

« Voyons maintenant s’il parle », sedemanda Hoffmann, et se tournant vers son voisin, il luidit :

– Je vous prie d’excuser monindiscrétion, monsieur, mais cette petite tête de mort en diamantsqui orne votre tabatière m’avait étonné tout d’abord, car c’est unornement rare sur une boîte à tabac.

– En effet, je crois que c’est la seulequ’on ait faite, répliqua l’inconnu d’une voix métallique, et dontles sons imitaient assez le bruit des pièces d’argent qu’on empileles unes sur les autres ; elle me vient d’héritiersreconnaissants dont j’avais soigné le père.

– Vous êtes médecin ?

– Oui, monsieur.

– Et vous aviez guéri le père de cesjeunes gens ?

– Au contraire, monsieur, nous avons eule malheur de le perdre.

– Je m’explique le motreconnaissance.

Le médecin se mit à rire.

Ses réponses ne l’empêchaient pas de fredonnertoujours, et, tout en fredonnant :

– Oui, reprit-il, je crois bien que j’aitué ce vieillard.

– Comment tué ?

– J’ai fait sur lui l’essai d’un remèdenouveau. Oh ! mon Dieu ! au bout d’une heure il étaitmort. C’est vraiment fort drôle.

Et il se remit à chantonner.

– Vous paraissez aimer la musique,monsieur ? demanda Hoffmann.

– Celle-ci surtout ; oui,monsieur.

« Diable ! pensa Hoffmann, voilà unhomme qui se trompe en musique comme en médecine.

En ce moment on leva la toile.

L’étrange docteur huma une prise de tabac, ets’adossa le plus commodément possible dans sa stalle, comme unhomme qui ne veut rien perdre du spectacle auquel il vaassister.

Cependant, il dit à Hoffmann, comme parréflexion :

– Vous êtes allemand, monsieur ?

– En effet.

– J’ai reconnu votre pays à votre accent.Beau pays, vilain accent.

Hoffmann s’inclina devant cette phrase faited’une moitié de compliment et d’une moitié de critique.

– Et vous êtes venu en France,pourquoi ?

– Pour voir.

– Et qu’est-ce que vous avez déjàvu ?

– J’ai vu guillotiner, monsieur.

– Étiez-vous aujourd’hui à la place de laRévolution ?

– J’y étais.

– Alors vous avez assisté à la mort demadame Du Barry ?

– Oui, fit Hoffmann avec un soupir.

– Je l’ai beaucoup connue, continua ledocteur avec un regard confidentiel, et qui poussait le motconnue jusqu’au bout de sa signification. C’était unebelle fille, ma foi !

– Est-ce que vous l’avez soignéeaussi ?

– Non, mais j’ai soigné son Noir,Zamore.

– Le misérable ! on m’a dit quec’est lui qui a dénoncé sa maîtresse.

– En effet, il était fort patriote, cepetit négrillon.

– Vous auriez bien dû faire de lui ce quevous avez fait du vieillard, vous savez, du vieillard à latabatière.

– À quoi bon ? il n’avait pointd’héritiers, lui.

Et le rire du docteur tinta de nouveau.

– Et vous, monsieur, vous n’assistiez pasà cette exécution tantôt ? reprit Hoffmann, qui se sentaitpris d’un irrésistible besoin de parler de la pauvre créature dontl’image sanglante ne le quittait pas.

– Non. Était-elle maigrie ?

– Qui ?

– La comtesse.

– Je ne puis vous le dire, monsieur.

– Pourquoi cela ?

– Parce que je l’ai vue pour la premièrefois sur la charrette.

– Tant pis. J’aurais voulu le savoir,car, moi, je l’avais connue très grasse ; mais demain j’iraivoir son corps. Ah ! tenez, regardez cela.

Et en même temps le médecin montrait la scèneoù, en ce moment, M. Vestris, qui jouait le rôle de Pâris,apparaissait sur le mont Ida, et faisait toutes sortes demarivaudages avec la nymphe Œnone.

Hoffmann regarda ce que lui montrait sonvoisin mais après s’être assuré que ce sombre médecin étaitréellement attentif à la scène, et que ce qu’il venait d’entendreet de dire n’avait laissé aucune trace dans son esprit :

« Cela serait curieux de voir pleurer cethomme-là, se dit Hoffmann.

– Connaissez-vous le sujet de lapièce ? reprit le docteur, après un silence de quelquesminutes.

– Non, monsieur.

– Oh ! c’est très intéressant. Il ya même des situations touchantes. Un de mes amis et moi, nousavions l’autre fois les larmes aux yeux.

– Un de mes amis, murmura le poète ;qu’est-ce que cela peut être que l’ami de cet homme-là ? Celadoit être un fossoyeur.

– Ah ! bravo ! bravo !Vestris, criota le petit homme en tapotant dans ses mains.

Le médecin avait choisi pour manifester sonadmiration le moment où Pâris, comme le disait le livre qu’Hoffmannavait acheté à la porte, saisit son javelot et vole au secours despasteurs qui fuient épouvantés devant un lion terrible.

– Je ne suis pas curieux, mais j’auraisvoulu voir le lion.

Ainsi se terminait le premier acte.

Alors le docteur se leva, se retourna,s’adossa à la stalle placée devant la sienne, et substituant unepetite lorgnette à sa tabatière, il commença à lorgner les femmesqui composaient la salle.

Hoffmann suivait machinalement la direction dela lorgnette, et il remarquait avec étonnement que la personne surqui elle se fixait tressaillait instantanément et tournait aussitôtles yeux vers celui qui la lorgnait, et cela comme si elle y eûtété contrainte par une force invisible. Elle gardait cette positionjusqu’à ce que le docteur cessât de la lorgner.

– Est-ce que cette lorgnette vous vientencore d’un héritier, monsieur ? demanda Hoffmann.

– Non, elle me vient deM. de Voltaire.

– Vous l’avez donc connu aussi ?

– Beaucoup, nous étions très liés.

– Vous étiez son médecin ?

– Il ne croyait pas à la médecine. Il estvrai qu’il ne croyait pas à grand-chose.

– Est-il vrai qu’il soit mort en seconfessant ?

– Lui, monsieur, lui ! Arouet !allons donc ! non seulement il ne s’est pas confessé, maisencore il a joliment reçu le prêtre qui était venu l’assister. Jepuis vous en parler savamment, j’étais là.

– Que s’est-il donc passé ?

– Arouet allait mourir ; Tersac, soncuré, arrive et lui dit tout d’abord, comme un homme qui n’a pas detemps à perdre : Monsieur, reconnaissez-vous la trinité deJésus-Christ ?

– Monsieur, laissez-moi mourir tranquille, jevous prie, lui répond Voltaire.

– Cependant, monsieur, continue Tersac, ilimporte que je sache si vous reconnaissez Jésus-Christ comme filsde Dieu.

– Au nom du diable ! s’écrie Voltaire, neme parlez plus de cet homme-là. Et, réunissant le peu de force quilui restait, il flanque un coup de poing sur la tête du curé, et ilmeurt. Ai-je ri, mon Dieu ! ai-je ri !

– En effet, c’était risible, fit Hoffmannd’une voix dédaigneuse, et c’est bien ainsi que devait mourirl’auteur de La Pucelle.

– Ah oui, La Pucelle !s’écria l’homme noir, quel chef d’œuvre ! monsieur, quelleadmirable chose ! Je ne connais qu’un livre qui puisserivaliser avec celui-là.

– Lequel ?

– Justine, deM. de Sade ; connaissez-vousJustine ?

– Non, monsieur.

– Et le marquis de Sade ?

– Pas davantage.

– Voyez-vous, monsieur, reprit le docteuravec enthousiasme, Justine, c’est tout ce qu’on peut lirede plus immoral, c’est du Crébillon fils tout nu, c’estmerveilleux. J’ai soigné une jeune fille qui l’avait lu.

– Et elle est morte comme votrevieillard ?

– Oui, monsieur, mais elle est morte bienheureuse.

Et l’œil du médecin pétilla d’aise au souvenirdes causes de cette mort.

On donna le signal du second acte. Hoffmannn’en fut pas fâché, son voisin l’effrayait.

– Ah ! fit le docteur en s’asseyant,et avec un sourire de satisfaction, nous allons voir Arsène.

– Qui est-ce, Arsène ?

– Vous ne la connaissez pas ?

– Non, monsieur.

– Ah ça ! vous ne connaissez doncrien, jeune homme ? Arsène, c’est Arsène, c’est toutdire ; d’ailleurs, vous allez voir.

Et, avant que l’orchestre eût donné une note,le médecin avait recommencé à fredonner l’introduction du secondacte.

La toile se leva.

Le théâtre représentait un berceau de fleurset de verdure, que traversait un ruisseau qui prenait sa source aupied d’un rocher.

Hoffmann laissa tomber sa tête dans samain.

Décidément, ce qu’il voyait, ce qu’ilentendait ne pouvait parvenir à le distraire de la douloureusepensée et du lugubre souvenir qui l’avaient amené là où ilétait.

« Qu’est-ce que cela eût changé ?pensa-t-il en rentrant brusquement dans les impressions de lajournée, qu’est-ce que cela eût changé dans le monde, si l’on eûtlaissé vivre cette malheureuse femme ? Quel mal cela aurait-ilfait si ce cœur eût continué de battre, cette bouche derespirer ? Quel malheur en fût-il advenu ? Pourquoiinterrompre brusquement tout cela ? De quel droit arrêter lavie au milieu de son élan ? Elle serait bien au milieu detoutes ces femmes, tandis qu’à cette heure son pauvre corps, lecorps qui fut aimé d’un roi, gît dans la boue d’un cimetière, sansfleurs, sans croix, sans tête. Comme elle criait, mon Dieu !comme elle criait ! Puis tout à coup… »

Hoffmann cacha son front dans ses mains.

« Qu’est-ce que je fais ici, moi ?se dit-il ; oh ! je vais m’en aller. »

Et il allait peut-être s’en aller en effet,quand, en relevant la tête, il vit sur la scène une danseuse quin’avait pas paru au premier acte, et que la salle entière regardaitdanser sans faire un mouvement, sans exhaler un souffle.

– Oh ! que cette femme estbelle ! s’écria Hoffmann assez haut pour que ses voisins et ladanseuse même l’entendissent.

Celle qui avait éveillé cette admirationsubite regarda le jeune homme qui avait, malgré lui, poussé cetteexclamation, et Hoffmann crut qu’elle le remerciait du regard.

Il rougit et tressaillit comme s’il eût ététouché par de l’étincelle électrique.

Arsène, car c’était elle, c’est-à-dire cettedanseuse dont le petit vieillard avait prononcé le nom, Arsèneétait réellement une bien admirable créature, et d’une beauté quin’avait rien de la beauté traditionnelle.

Elle était grande, admirablement faite, etd’une pâleur transparente sous le rouge qui couvrait ses joues. Sespieds étaient tout petits, et quand elle retombait sur le parquetdu théâtre, on eût dit que la pointe de son pied reposait sur unnuage car on n’entendait pas le plus petit bruit. Sa taille étaitsi mince, si souple, qu’une couleuvre ne se fût pas retournée surelle-même comme cette femme le faisait. Chaque fois que, secambrant, elle se penchait en arrière, on pouvait croire que soncorset allait éclater, et l’on devinait, dans l’énergie de sa danseet dans l’assurance de son corps, et la certitude d’une beautécomplète et cette ardente nature qui, comme celle de la Messalineantique, peut être quelquefois lassée, mais jamais assouvie. Ellene souriait pas comme sourient ordinairement les danseuses, seslèvres de pourpre ne s’entrouvraient presque jamais, non pasqu’elles eussent de vilaines dents à cacher, non, car, dans lesourire qu’elle avait adressé à Hoffmann quand il l’avait sinaïvement admirée tout haut, notre poète avait pu voir une doublerangée de perles si blanches, si pures, qu’elle les cachait sansdoute derrière ses lèvres pour que l’air ne les ternît point. Dansses cheveux noirs et luisants, avec des reflets bleus,s’enroulaient de larges feuilles d’acanthe, et se suspendaient desgrappes de raisin dont l’ombre courait sur ses épaules nues. Quantaux yeux, ils étaient grands, limpides, noirs, brillants, à cepoint qu’ils éclairaient tout autour d’eux, et qu’eût-elle dansédans la nuit, Arsène eût illuminé la place où elle eût dansé. Cequi ajoutait encore à l’originalité de cette fille, c’est que, sansraison aucune, elle portait dans ce rôle de nymphe, car elle jouaitou plutôt elle dansait une nymphe, elle portait, disons-nous, unpetit collier de velours noir, fermé par une boucle, ou, du moins,par un objet qui paraissait avoir la forme d’une boucle, et qui,fait en diamants, jetait des feux éblouissants.

Le médecin regardait cette femme de tous sesyeux, et son âme, l’âme qu’il pouvait avoir, semblait suspendue auvol de la jeune femme. Il est bien évident que, tant qu’elledansait, il ne respirait pas.

Alors Hoffmann put remarquer une chosecurieuse : qu’elle allât à droite, à gauche, en arrière ou enavant, jamais les yeux d’Arsène ne quittaient la ligne des yeux dudocteur et une visible corrélation était établie entre les deuxregards. Bien plus, Hoffmann voyait très distinctement les rayonsque jetait la boucle du collier d’Arsène et ceux que jetait la têtede mort du docteur se rencontrer à moitié chemin dans une lignedroite, se heurter, se repousser et rejaillir en une même gerbefaite de milliers d’étincelles blanches, rouges et or.

– Voulez-vous me prêter votre lorgnette,monsieur ? dit Hoffmann, haletant et sans détourner la tête,car il lui était impossible à lui aussi de cesser de regarderArsène.

Le docteur étendit la main vers Hoffmann sansfaire le moindre mouvement de la tête, si bien que les mains desdeux spectateurs se cherchèrent quelques instants dans le videavant de se rencontrer.

Hoffmann saisit enfin la lorgnette et y collases yeux.

– C’est étrange, murmura-t-il.

– Quoi donc ? demanda ledocteur.

– Rien, rien, reprit Hoffmann qui voulaitdonner toute son attention à ce qu’il voyait ; en réalité cequ’il voyait était étrange.

La lorgnette rapprochait tellement les objetsà ses yeux, que deux ou trois fois Hoffmann étendit la main,croyant saisir Arsène qui ne paraissait plus être au bout du verrequi la reflétait, mais bien entre les deux verres de la lorgnette.Notre Allemand ne perdait donc aucun détail de la beauté de ladanseuse, et ses regards, déjà si brillants de loin, entouraientson front d’un cercle de feu, et faisaient bouillir le sang dansles veines de ses tempes.

L’âme du jeune homme faisait un effroyablebruit dans son corps.

– Quelle est cette femme ? dit-ild’une voix faible sans quitter la lorgnette et sans remuer.

– C’est Arsène, je vous l’ai déjà dit,répliqua le docteur, dont les lèvres seules semblaient vivantes etdont le regard immobile était rivé à la danseuse.

– Cette femme a un amant, sansdoute ?

– Quoi ?

– Qu’elle aime ?

– On le dit.

– Et il est riche ?

– Très riche.

– Qui est-ce ?

– Regardez à gauche dans l’avant-scène durez-de-chaussée.

– Je ne puis pas tourner la tête.

– Faites un effort.

Hoffmann fit un effort si douloureux, qu’ilpoussa un cri, comme si les nerfs de son cou étaient devenus demarbre et se fussent brisés dans ce moment.

Il regarda dans l’avant-scène indiquée.

Dans cette avant-scène il n’y avait qu’unhomme, mais, cet homme, accroupi comme un lion sur la balustrade develours, semblait à lui seul remplir cette avant-scène.

C’était un homme de trente-deux outrente-trois ans, au visage labouré par les passions ; on eûtdit que, non pas la petite vérole, mais l’éruption d’un volcanavait creusé les vallées dont les profondeurs s’entrecroisaient surcette chair toute bouleversée ; ses yeux avaient dû êtrepetits, mais ils s’étaient ouverts par une espèce de déchirement del’âme ; tantôt ils étaient atones et vides comme un cratèreéteint, tantôt ils versaient des flammes comme un cratèrerayonnant. Il n’applaudissait pas en rapprochant ses mains l’une del’autre, il applaudissait en frappant sur la balustrade, et, àchaque applaudissement, il semblait ébranler la salle.

– Oh ! fit Hoffmann, est-ce un hommeque je vois là ?

– Oui, oui, c’est un homme, répondit lepetit homme noir ; oui, c’est un homme, et un fier hommemême.

– Comment s’appelle-t-il ?

– Vous ne le connaissez pas ?

– Mais non, je suis arrivé hierseulement.

– Eh bien ! c’est Danton.

– Danton ! fit Hoffmann entressaillant. Oh ! oh ! Et c’est l’amantd’Arsène ?

– C’est son amant.

– Et sans doute il l’aime ?

– À la folie. Il est d’une jalousieféroce.

Mais si intéressant que fût Danton, Hoffmannavait déjà reporté les yeux sur Arsène, dont la danse silencieuseavait une apparence fantastique.

– Encore un renseignement, monsieur.

– Parlez.

– Quelle forme a l’agrafe qui ferme soncollier ?

– C’est une guillotine.

– Une guillotine !

– Oui. On en fait de charmantes, ettoutes nos élégantes en portent au moins une. Celle que porteArsène, c’est Danton qui la lui a donnée.

– Une guillotine, une guillotine au coud’une danseuse ! répéta Hoffmann, qui sentait son cerveau segonfler ; une guillotine, pourquoi ?…

Et notre Allemand, qu’on eût pu prendre pourun fou, allongeait les bras devant lui, comme pour saisir un corps,car, par un effet étrange d’optique, la distance qui le séparaitd’Arsène disparaissait par moments, et il lui semblait sentirl’haleine de la danseuse sur son front, et entendre la brûlanterespiration de cette poitrine, dont les seins, à moitié nus, sesoulevaient comme sous une étreinte de plaisir. Hoffmann en était àcet état d’exaltation où l’on croit respirer du feu, et où l’oncraint que les sens ne fassent éclater le corps.

– Assez ! assez !disait-il.

Mais la danse continuait, et l’hallucinationétait telle, que, confondant ses deux impressions les plus fortesde la journée, l’esprit d’Hoffmann mêlait à cette scène le souvenirde la place de la Révolution, et que tantôt il croyait voir madameDu Barry, pâle et la tête tranchée, danser à la place d’Arsène, ettantôt Arsène arriver en dansant jusqu’au pied de la guillotine etjusqu’aux mains du bourreau.

Il se faisait dans l’imagination exaltée dujeune homme un mélange de fleurs et de sang, de danse et d’agonie,de vie et de mort.

Mais ce qui dominait tout cela, c’étaitl’attraction électrique qui le poussait vers cette femme. Chaquefois que ces deux jambes fines passaient devant ses yeux, chaquefois que cette jupe transparente se soulevait un peu plus, unfrémissement parcourait tout son être, sa lèvre devenait sèche, sonhaleine brûlante, et le désir entrait en lui comme il entre dans unhomme de vingt ans.

Dans cet état, Hoffmann n’avait plus qu’unrefuge, c’était le portrait d’Antonia, c’était le médaillon qu’ilportait sur sa poitrine, c’était l’amour pur à opposer à l’amoursensuel ; c’était la force du chaste souvenir à mettre en facede l’exigeante réalité.

Il saisit ce portrait et le porta à seslèvres ; mais, à peine avait-il fait ce mouvement, qu’ilentendit le ricanement aigu de son voisin qui le regardait d’un airrailleur.

– Laissez-moi sortir, s’écria-t-il,laissez-moi sortir ; je ne saurais rester plus longtempsici !

Et, semblable à un fou, il quitta l’orchestre,marchant sur les pieds, heurtant les jambes des tranquillesspectateurs, qui maugréaient contre cet original à qui il prenaitainsi fantaisie de sortir au milieu d’un ballet.

Chapitre 11La deuxième représentation du « Jugement de Paris ».

Mais l’élan d’Hoffmann ne le poussa pas bienloin. Au coin de la rue Saint-Martin il s’arrêta.

Sa poitrine était haletante, son frontruisselant de sueur.

Il passa la main gauche sur son front, appuyasa main droite sur sa poitrine et respira.

En ce moment on lui toucha sur l’épaule.

Il tressaillit.

– Ah ! pardieu, c’est lui ! ditune voix.

Il se retourna et laissa échapper un cri.

C’était son ami Zacharias Werner. Les deuxjeunes gens se jetèrent dans les bras l’un de l’autre.

Puis ces deux questions secroisèrent :

– Que faisais-tu là ?

– Où vas-tu ?

– Je suis arrivé d’hier, dit Hoffmann,j’ai vu guillotiner Mme Du Barry, et, pour me distraire, je suisvenu à l’Opéra.

– Moi, je suis arrivé depuis six mois,depuis cinq je vois guillotiner tous les jours vingt ou vingt-cinqpersonnes, et, pour me distraire, je vais au jeu.

– Ah !

– Viens-tu avec moi ?

– Non, merci.

– Tu as tort, je suis en veine ;avec ton bonheur habituel, tu ferais fortune. Tu dois t’ennuyerhorriblement à l’Opéra, toi qui es habitué à de la vraiemusique ; viens avec moi, je t’en ferai entendre.

– De la musique ?

– Oui, celle de l’or ; sans compterque là où je vais tous les plaisirs sont réunis : des femmescharmantes, des soupers délicieux, un jeu féroce !

– Merci, mon ami, impossible ! j’aipromis, mieux que cela, j’ai juré.

– À qui ?

– À Antonia.

– Tu l’as donc vue ?

– Je l’aime, mon ami, je l’adore.

– Ah ! je comprends, c’est cela quit’a retardé, et tu lui as juré ?…

– Je lui ai juré de ne pas jouer, et…

Hoffmann hésita.

– Et puis quoi encore ?

– Et de lui rester fidèle,balbutia-t-il.

– Alors il ne faut pas venir au 113.

– Qu’est-ce que le 113 ?

– C’est la maison dont je te parlais toutà l’heure ; moi, comme je n’ai rien juré, j’y vais. Adieu,Théodore.

– Adieu, Zacharias.

Et Werner s’éloigna, tandis qu’Hoffmanndemeurait cloué à sa place.

Quand Werner fut à cent pas, Hoffmann serappela qu’il avait oublié de demander à Zacharias son adresse, etque la seule adresse que Zacharias lui eût donnée, c’était celle dela maison de jeu.

Mais cette adresse était écrite dans lecerveau d’Hoffmann comme sur la porte de la maison fatale, enchiffres de feu !

Cependant ce qui venait de se passer avait unpeu calmé les remords d’Hoffmann. La nature humaine est ainsifaite, toujours indulgente pour soi, attendu que son indulgencec’est de l’égoïsme.

Il venait de sacrifier le jeu à Antonia, et ilse croyait quitte de son serment : oubliant que c’était parcequ’il était tout prêt à manquer à la moitié la plus importante dece serment, qu’il était là cloué au coin du boulevard et de la rueSaint-Martin.

Mais, je l’ai dit, sa résistance à l’endroitde Werner lui avait donné de l’indulgence à l’endroit d’Arsène. Ilrésolut donc de prendre un terme moyen, et, au lieu de rentrer dansla salle de l’Opéra, action à laquelle le poussait de toutes sesforces son démon tentateur, d’attendre à la porte des acteurs pourla voir sortir.

Cette porte des acteurs, Hoffmann connaissaittrop la topographie des théâtres pour ne pas la trouver bientôt. Ilvit, rue de Bondy, un long couloir éclairé à peine, sale et humide,dans lequel passaient, comme des ombres, des hommes aux vêtementssordides, et il comprit que c’était par cette porte qu’entraient etsortaient les pauvres mortels que le rouge, le blanc, le bleu, lagaze, la soie et les paillettes transformaient en dieux etdéesses.

Le temps s’écoulait, la neige tombait, maisHoffmann était si agité par cette étrange apparition, qui avaitquelque chose de surnaturel, qu’il n’éprouvait pas cette sensationde froid qui semblait poursuivre les passants. Vainementcondensait-il en vapeurs presque palpables le souffle qui sortaitde sa bouche, ses mains n’en restaient pas moins brûlantes et sonfront humide. Il y a plus : arrêté contre la muraille, il yétait resté immobile, les yeux fixés sur le corridor ; desorte que la neige, qui allait toujours tombant en flocons plusépais, couvrait lentement le jeune homme comme d’un linceul ;et du jeune étudiant coiffé de sa casquette et vêtu de la redingoteallemande, faisait peu à peu une statue de marbre. Enfincommencèrent à sortir, par ce vomitoire, les premiers libérés parle spectacle, c’est-à-dire la garde de la soirée, puis lesmachinistes, puis tout ce monde sans nom qui vit du théâtre, puisles artistes mâles, moins longs à s’habiller que les femmes, puisenfin les femmes, puis enfin là belle danseuse, qu’Hoffmannreconnut non seulement à son charmant visage, mais à ce souplemouvement de hanches qui n’appartenait qu’à elle, mais encore à cepetit collier de velours qui serrait son col, et sur lequelétincelait l’étrange bijou que la Terreur venait de mettre à lamode.

À peine Arsène apparut-elle sur le seuil de laporte, qu’avant même qu’Hoffmann eût le temps de faire unmouvement, une voiture s’avança rapidement, la portière s’ouvrit,la jeune fille s’y élança aussi légère que si elle bondissaitencore sur le théâtre. Une ombre apparut à travers les vitres,qu’Hoffmann crut reconnaître pour celle de l’homme del’avant-scène, laquelle ombre reçut la belle nymphe dans sesbras ; puis, sans qu’aucune voix eût eu besoin de désigner unbut au cocher, la voiture s’éloigna au galop.

Tout ce que nous venons de raconter en quinzeou vingt lignes s’était passé aussi rapidement que l’éclair.

Hoffmann jeta une espèce de cri en voyant fuirla voiture, se détacha de la muraille, pareil à une statue quis’élance de sa niche, et, secouant par le mouvement la neige dontil était couvert, se mit à la poursuite de la voiture.

Mais elle était emportée par deux troppuissants chevaux, pour que le jeune homme, si rapide que fût sacourse irréfléchie, pût les rejoindre.

Tant qu’elle suivit le boulevard, tout allabien ; tant qu’elle suivit même la rue de Bourbon-Villeneuve,qui venait d’être débaptisée pour prendre le nom de rueNeuve-Égalité, tout alla bien encore ; mais, arrivéeà la place des Victoires, devenue la place de la VictoireNationale, elle prit à droite, et disparut aux yeuxd’Hoffmann.

N’étant plus soutenue ni par le bruit ni parla vue, la course du jeune homme faiblit un instant. Il s’arrêta aucoin de la rue Neuve-Eustache, s’appuya à la muraille pourreprendre haleine, puis, ne voyant plus rien, n’entendant plusrien, il s’orienta, jugeant qu’il était temps de rentrer chezlui.

Ce ne fut pas chose facile pour Hoffmann quede se tirer de ce dédale de rues, qui forment un réseau presqueinextricable de la pointe Saint-Eustache au quai de la Ferraille.Enfin, grâce aux nombreuses patrouilles qui circulaient dans lesrues, grâce à son passeport bien en règle, grâce à la preuve qu’iln’était arrivé que la veille, preuve que le visa de la barrière luidonnait la facilité de fournir, il obtint de la milice citoyennedes renseignements si précis, qu’il parvint à regagner son hôtel età retrouver sa petite chambre, où il s’enferma seul en apparence,mais, en réalité, avec le souvenir ardent de ce qui s’étaitpassé.

À partir de ce moment, Hoffmann fut éminemmenten proie à deux visions : dont l’une s’effaçait peu à peu,dont l’autre prenait peu à peu plus de consistance.

La vision qui s’effaçait, c’était la figurepâle et échevelée de la Du Barry, traînée de la Conciergerie à lacharrette et de la charrette à l’échafaud.

La vision qui prenait de la réalité, c’étaitla figure animée et souriante de la belle danseuse, bondissant dufond du théâtre à la rampe, et tourbillonnant de la rampe à l’uneet à l’autre avant-scène.

Hoffmann fit tous ses efforts pour sedébarrasser de cette vision. Il tira ses pinceaux de sa malle etpeignit ; il tira son violon de sa boîte et joua duviolon ; il demanda une plume et de l’encre et fit des vers.Mais ces vers qu’il composait, c’étaient des vers à la louanged’Arsène ; cet air qu’il jouait, c’était l’air sur lequel ellelui était apparue, et dont les notes bondissantes la soulevaient,comme si elles eussent eu des ailes ; enfin, les esquissesqu’il faisait, c’était son portrait avec ce même collier develours, étrange ornement fixé au cou d’Arsène par une si étrangeagrafe.

Pendant toute la nuit, pendant toute lajournée du lendemain, pendant toute la nuit et toute la journée dusurlendemain, Hoffmann ne vit qu’une chose ou plutôt que deuxchoses : c’était, d’un côté, la fantastique danseuse, et, del’autre côté, le non moins fantastique docteur. Il y avait entreces deux êtres une telle corrélation, qu’Hoffmann ne comprenait pasl’un sans l’autre. Aussi n’était-ce pas, pendant cettehallucination qui lui offrait Arsène toujours bondissant sur lethéâtre, l’orchestre qui bruissait à ses oreilles ; non,c’était le petit chantonnement du docteur, c’était le petittambourinement de ses doigts sur la tabatière d’ébène ; puis,de temps en temps, un éclair passait devant ses yeux, l’aveuglantd’étincelles jaillissantes ; c’était le double rayon quis’élançait de la tabatière du docteur et du collier de ladanseuse ; c’était l’attraction sympathique de cetteguillotine de diamants avec cette tête de mort en diamants ;c’était enfin la fixité des yeux du médecin qui semblaient à savolonté attirer et repousser la charmante danseuse, comme l’œil duserpent attire et repousse l’oiseau qu’il fascine.

Vingt fois, cent fois, mille fois, l’idées’était présentée à Hoffmann de retourner à l’Opéra ; mais,tant que l’heure n’était pas venue, Hoffmann s’était bien promis dene pas céder à la tentation ; d’ailleurs, cette tentation, ill’avait combattue de toutes manières, en ayant recours à sonmédaillon d’abord, puis ensuite en essayant d’écrire àAntonia ; mais le portrait d’Antonia semblait avoir pris unvisage si triste, qu’Hoffmann refermait le médaillon presqueaussitôt qu’il l’avait ouvert ; mais les premières lignes dechaque lettre qu’il commençait étaient si embarrassées, qu’il avaitdéchiré dix lettres avant d’être au tiers de la première page.

Enfin, ce fameux surlendemain s’écoula ;enfin l’ouverture du théâtre s’approcha ; enfin sept heuressonnèrent, et, à ce dernier appel, Hoffmann, enlevé comme malgrélui, descendit tout courant son escalier, et s’élança dans ladirection de la rue Saint-Martin.

Cette fois, en moins d’un quart d’heure, cettefois, sans avoir besoin de demander son chemin à personne, cettefois, comme si un guide invisible lui eût montré sa route, en moinsde dix minutes il arriva à la porte de l’Opéra.

Mais, chose singulière ! cette porte,comme deux jours auparavant, n’était pas encombrée de spectateurs,soit qu’un incident inconnu d’Hoffmann eût rendu le spectacle moinsattrayant, soit que les spectateurs fussent déjà dans l’intérieurdu théâtre.

Hoffmann jeta son écu de six livres à laburaliste, reçut son carton et s’élança dans la salle.

Mais l’aspect de la salle était bien changé.D’abord elle n’était qu’à moitié pleine ; puis, à la place deces femmes charmantes, de ces hommes élégants qu’il avait crurevoir, il ne vit que des femmes en casaquin et des hommes encarmagnole ; pas de bijoux, pas de fleurs, pas de seins nuss’enflant et se désenflant sous cette atmosphère voluptueuse desthéâtres aristocratiques ; des bonnets ronds et des bonnetsrouges, le tout orné d’énormes cocardes nationales ; descouleurs sombres dans les vêtements, un nuage triste sur lesfigures ; puis, des deux côtés de la salle, deux busteshideux, deux têtes grimaçant, l’une le rire, l’autre la douleur,les bustes de Voltaire et de Marat enfin.

Enfin, à l’avant-scène, un trou à peineéclairé, une ouverture sombre et vide. La caverne toujours, maisplus de lion.

Il y avait à l’orchestre deux places vacantesà côté l’une de l’autre. Hoffmann gagna l’une de ces deux places,c’était celle qu’il avait occupée. L’autre était celle qu’avaitoccupée le docteur, mais, comme nous l’avons dit, cette place étaitvacante.

Le premier acte fut joué sans qu’Hoffmann fitattention à l’orchestre ou s’occupât des acteurs.

Cet orchestre, il le connaissait et l’avaitapprécié à une première audition.

Ces acteurs lui importaient peu, il n’étaitpas venu pour les voir, il était venu pour voir Arsène.

La toile se leva sur le second acte, et leballet commença.

Toute l’intelligence, toute l’âme, tout lecœur du jeune homme étaient suspendus.

Il attendait l’entrée d’Arsène.

Tout à coup Hoffmann jeta un cri.

Ce n’était plus Arsène qui remplissait le rôlede Flore.

La femme qui apparaissait était une femmeétrangère, une femme comme toutes les femmes.

Toutes les fibres de ce corps haletant sedétendirent ; Hoffmann s’affaissa sur lui-même en poussant unlong soupir, et regarda autour de lui.

Le petit homme noir était à sa place ;seulement il n’avait plus ses boucles en diamants, ses bagues endiamants, sa tabatière à tête de mort en diamants.

Ses boucles étaient en cuivre, ses bagues enargent doré, sa tabatière en argent mat. Il ne chantonnait plus, ilne battait plus la mesure. Comment était-il venu là ? Hoffmannn’en savait rien : il ne l’avait ni vu venir, ni sentipasser.

– Oh ! monsieur ! s’écriaHoffmann.

– Dites citoyen, mon jeune ami, et mêmetutoyez-moi… si c’est possible, répondit le petit homme noir, ouvous me ferez couper la tête et à vous aussi.

– Mais où est-elle donc ? demandaHoffmann.

– Ah ! voilà… Où est-elle ? Ilparaît que son tigre, qui ne la quitte pas des yeux, s’est aperçuqu’avant-hier elle a correspondu par signes avec un jeune homme del’orchestre. Il paraît que ce jeune homme a couru après lavoiture ; de sorte que depuis hier il a rompu l’engagementd’Arsène, et qu’Arsène n’est plus au théâtre.

– Et comment le directeur a-t-ilsouffert ?…

– Mon jeune ami, le directeur tient àconserver sa tête sur ses épaules, quoique ce soit une assezvilaine tête ; mais il prétend qu’il a l’habitude de cettetête-là et qu’une autre plus belle ne reprendrait peut-être pasbouture.

– Ah ! mon Dieu ! voilà doncpourquoi cette salle est si triste ! s’écria Hoffmann. Voilàpourquoi il n’y a plus de fleurs, plus de diamants, plus debijoux ! voilà pourquoi vous n’avez plus vos boucles endiamants ! Voilà pourquoi il y a, enfin, aux deux côtés de lascène, au lieu des bustes d’Apollon et de Terpsichore, ces deuxaffreux bustes ! Pouah !

– Ah çà ! mais, que me dites-vousdonc là, demanda le docteur, et où avez-vous vu une salle telle quevous dites ? Où m’avez-vous vu des bagues en diamants, destabatières en diamants ? où avez-vous vu enfin les bustesd’Apollon et de Terpsichore ? Mais il y a deux ans que lesfleurs ne fleurissent plus, que les diamants sont tournés enassignats, et que les bijoux sont fondus sur l’autel de la patrie.Quant à moi, Dieu merci ! je n’ai jamais eu d’autres bouclesque ces boucles de cuivre, d’autres bagues que cette méchante baguede vermeil, et d’autre tabatière que cette pauvre tabatièred’argent ; pour les bustes d’Apollon et de Terpsichore, ils yont été autrefois, mais les amis de l’humanité sont venus casser lebuste d’Apollon et l’ont remplacé par celui de l’apôtreVoltaire ; mais les amis du peuple sont venus briser le bustede Terpsichore et l’ont remplacé par celui du dieu Marat.

– Oh ! s’écria Hoffmann, c’estimpossible. Je vous dis qu’avant-hier j’ai vu une salle parfumée defleurs, resplendissante de riches costumes, ruisselante dediamants, et des hommes élégants à la place de ces harengères encasaquin et de ces goujats en carmagnole. Je vous dis que vousaviez des boucles de diamants à vos souliers, des bagues endiamants à vos doigts, une tête de mort en diamants sur votretabatière ; je vous dis…

– Et moi, jeune homme, à mon tour, jevous dis, reprit le petit homme noir, je vous dis qu’avant-hierelle était là, je vous dis que sa présence illuminait tout, je vousdis que son souffle faisait naître les roses, faisait reluire lesbijoux, faisait étinceler les diamants de votre imagination ;je vous dis que vous l’aimez, jeune homme, et que vous avez vu lasalle à travers le prisme de votre amour. Arsène n’est plus là,votre cœur est mort, vos yeux sont désenchantés, et vous voyez dumolleton, de l’indienne, du gros drap, des bonnets rouges, desmains sales et des cheveux crasseux. Vous voyez enfin le monde telqu’il est, les choses telles qu’elles sont.

– Oh ! mon Dieu ! s’écriaHoffmann, en laissant tomber sa tête dans ses mains, tout celaest-il vrai, et suis-je donc si près de devenir fou ?

Chapitre 12L’estaminet.

Hoffmann ne sortit de cette léthargie qu’ensentant une main se poser sur son épaule.

Il leva la tête. Tout était noir et éteintautour de lui : le théâtre, sans lumière, lui apparaissaitcomme le cadavre du théâtre qu’il avait vu vivant. Le soldat degarde s’y promenait seul et silencieux comme le gardien de lamort ; plus de lustres, plus d’orchestre, plus de rayon, plusde bruit.

Une voix seulement qui marmottait à sonoreille :

– Mais, citoyen, mais, citoyen, quefaites-vous donc ? vous êtes à l’Opéra, citoyen ; on dortici, c’est vrai, mais on n’y couche pas.

Hoffmann regarda enfin du côté d’où venait lavoix, et il vit une petite vieille qui le tirait par le collet desa redingote.

C’était l’ouvreuse de l’orchestre, qui, neconnaissant pas les intentions de ce spectateur obstiné, ne voulaitpas se retirer sans l’avoir vu sortir devant elle.

Au reste, une fois tiré de son sommeil,Hoffmann ne fit aucune résistance ; il poussa un soupir et seleva en murmurant le mot :

– Arsène !

– Ah oui ! Arsène, dit la petitevieille. Arsène ! vous aussi, jeune homme, vous en êtesamoureux comme tout le monde. C’est une grande perte pour l’Opéra,surtout pour nous autres ouvreuses.

– Pour vous autres ouvreuses, demandaHoffmann, heureux de se rattacher à quelqu’un qui lui parlât de ladanseuse, et comment donc est-ce une perte pour vous qu’Arsène soitou ne soit plus au théâtre ?

– Ah dame ! c’est bien facile àcomprendre cela : d’abord, toutes les fois qu’elle dansait,elle faisait salle comble ; alors c’était un commerce detabourets, de chaises et de petits bancs ; à l’Opéra, tout sepaye. On payait les petits bancs, les chaises et les tabourets desupplément, c’étaient nos petits profits. Je dis petits profits,ajouta la vieille d’un air malin, parce qu’à côté de ceux-là,citoyen, vous comprenez, il y avait les grands.

– Les grands profits ?

– Oui.

Et la vieille cligna de l’œil.

– Et quels étaient les grandsprofits ? voyons, ma bonne femme.

– Les grands profits venaient de ceux quidemandaient des renseignements sur elle, qui voulaient savoir sonadresse, qui lui faisaient passer des billets. Il y avait prix pourtout, vous comprenez ; tant pour les renseignements, tant pourl’adresse, tant pour le poulet ; on faisait son petitcommerce, enfin, et l’on vivait honnêtement.

Et la vieille poussa un soupir qui, sansdésavantage, pouvait être comparé au soupir poussé par Hoffmann aucommencement du dialogue que nous venons de rapporter.

– Ah ! ah ! fit Hoffmann, vousvous chargiez de donner des renseignements, d’indiquer l’adresse,de remettre les billets ; vous en chargez-voustoujours ?

– Hélas, monsieur, les renseignements queje vous donnerais vous seraient inutiles maintenant ; personnene sait plus l’adresse d’Arsène, et le billet que vous me donneriezpour elle serait perdu. Si vous voulez pour une autre ? MmeVestris, mlle Bigottini, mlle…

– Merci, ma bonne femme, merci ; jene désirais rien savoir que sur mademoiselle Arsène.

Puis, tirant un petit écu de sapoche :

– Tenez, dit Hoffmann, voilà pour lapeine que vous avez prise de m’éveiller.

Et, prenant congé de la vieille, il repritd’un pas lent le boulevard, avec l’intention de suivre le mêmechemin qu’il avait suivi la surveille, l’instinct qui l’avait guidépour venir n’existait plus.

Seulement, ses impressions étaient biendifférentes, et sa marche se ressentait de la différence de cesimpressions.

L’autre soir, sa marche était celle d’un hommequi a vu passer l’Espérance et qui court après elle, sans réfléchirque Dieu lui a donné ses longues ailes d’azur pour que les hommesne l’atteignent jamais. Il avait la bouche ouverte et haletante, lefront haut, les bras étendus ; cette fois, au contraire, ilmarchait lentement, comme l’homme qui, après l’avoir poursuivieinutilement, vient de la perdre de vue ; sa bouche étaitserrée, son front abattu, ses bras tombants. L’autre fois il avaitmis cinq minutes à peine pour aller de la porte Saint-Martin à larue Montmartre ; cette fois il mit plus d’une heure, et plusd’une heure encore pour aller de la rue Montmartre à sonhôtel ; car, dans l’espèce d’abattement où il était tombé, peului importait de rentrer tôt ou tard, peu lui importait même de nepas rentrer du tout.

On dit qu’il y a un Dieu pour les ivrognes etles amoureux ; ce Dieu-là, sans doute, veillait sur Hoffmann.Il lui fit éviter les patrouilles ; il lui fit trouver lesquais, puis les ponts, puis son hôtel, où il rentra, au grandscandale de son hôtesse, à une heure et demie du matin.

Cependant, au milieu de tout cela, une petitelueur dorée dansait au fond de l’imagination d’Hoffmann, comme unfeu follet dans la nuit. Le médecin lui avait dit, si toutefois cemédecin existait, si ce n’était pas son imagination, unehallucination de son esprit ; le médecin lui avait ditqu’Arsène avait été enlevée au théâtre par son amant, attendu quecet amant avait été jaloux d’un jeune homme placé à l’orchestre,avec lequel Arsène avait échangé de trop tendres regards.

Ce médecin avait ajouté, en outre, que ce quiavait porté la jalousie du tyran à son comble, c’est que ce mêmejeune homme avait été vu embusqué en face de la porte de sortie desartistes ; c’est que ce même jeune homme avait couru endésespéré derrière la voiture ; or, ce jeune homme qui avaitéchangé de l’orchestre des regards passionnés avec Arsène, c’étaitlui, Hoffmann ; or, ce jeune homme qui s’était embusqué à laporte de sortie des artistes, c’était toujours lui, Hoffmann. DoncArsène l’avait remarqué, puisqu’elle payait la peine de sadistraction ; donc Arsène souffrait pour lui ; il étaitentré dans la vie de la belle danseuse par la porte de la douleur,mais il y était entré, c’était le principal ; à lui de s’ymaintenir. Mais comment ? par quel moyen ? par quellevoie correspondre avec Arsène, lui donner de ses nouvelles, luidire qu’il l’aimait ? C’eût été déjà une grande tâche pour unParisien pur sang, que de retrouver cette belle Arsène perdue danscette immense ville. C’était une tâche impossible pour Hoffmann,arrivé depuis trois jours et ayant grand-peine à se retrouverlui-même.

Hoffmann ne se donna donc même pas la peine dechercher ; il comprenait que le hasard seul pouvait venir àson aide. Tous les deux jours, il regardait l’affiche de l’Opéra,et tous les deux jours il avait la douleur de voir que Parisrendait son jugement en l’absence de celle qui méritait la pommebien autrement que Vénus.

Dès lors il ne songea pas à aller àl’Opéra.

Un instant il eut bien l’idée d’aller soit àla Convention, soit aux Cordeliers, de s’attacher aux pas de Dantonet, en l’épiant jour et nuit, de deviner où il avait caché la belledanseuse. Il alla même à la Convention, il alla même auxCordeliers ; mais Danton n’y était plus ; las de la luttequ’il soutenait depuis deux ans, vaincu par l’ennui bien plus quepar la supériorité, Danton paraissait s’être retiré de l’arènepolitique.

Danton, disait-on, était à sa maison decampagne. Où était cette maison de campagne ? on n’en savaitrien ; les uns disaient à Rueil, les autres à Auteuil.

Danton était aussi introuvable qu’Arsène.

On eût cru peut-être que cette absenced’Arsène eût dû ramener Hoffmann à Antonia ; mais, choseétrange ! il n’en était rien. Hoffmann avait beau faire tousses efforts pour ramener son esprit à la pauvre fille du chefd’orchestre de Mannheim : un instant, par la puissance de savolonté, tous ses souvenirs se concentraient sur le cabinet demaître Gottlieb Murr ; mais, au bout d’un moment, partitionsentassées sur les tables et sur les pianos, maître Gottliebtrépignant devant son pupitre, Antonia couchée sur son canapé, toutcela disparaissait pour faire place à un grand cadre éclairé, danslequel se mouvaient d’abord des ombres ; puis ces ombresprenaient du corps, puis ces corps affectaient des formesmythologiques, puis enfin toutes ces formes mythologiques, tous ceshéros, toutes ces nymphes, tous ces dieux, tous ces demi-dieuxdisparaissaient pour faire place à une seule déesse, à la déessedes jardins, à la belle Flore, c’est-à-dire à la divine Arsène, àla femme au collier de velours et à l’agrafe de diamants ;alors Hoffmann tombait non plus dans une rêverie, mais dans uneextase dont il ne venait à sortir qu’en se rejetant dans la vieréelle, qu’en coudoyant les paysans dans la rue, qu’en se roulantenfin dans la foule et dans le bruit.

Lorsque cette hallucination, à laquelleHoffmann était en proie, devenait trop forte, il sortait donc, selaissait aller à la pente du quai, prenait le Pont-Neuf, et nes’arrêtait presque jamais qu’au coin de la rue de la Monnaie. Là,Hoffmann avait trouvé un estaminet, rendez-vous des plus rudesfumeurs de la capitale. Là, Hoffmann pouvait se croire dans quelquetaverne anglaise, dans quelque musico hollandais ou dans quelquetable d’hôte allemande, tant la fumée de la pipe y faisait uneatmosphère impossible à respirer pour tout autre que pour un fumeurde première classe.

Une fois entré dans l’estaminet de laFraternité, Hoffmann gagnait une petite table sise à l’angle leplus enfoncé, demandait une bouteille de bière de la brasserie deM. Santerre, qui venait de se démettre, en faveur deM. Henriot, de son grade de général de la garde nationale deParis, chargeait jusqu’à la gueule cette immense pipe que nousconnaissons déjà, et s’enveloppait en quelques instants d’un nuagede fumée aussi épais que celui dont la belle Vénus enveloppait sonfils Énée, chaque fois que la tendre mère jugeait urgent d’arracherson fils bien-aimé à la colère de ses ennemis.

Huit ou dix jours étaient écoulés depuisl’aventure d’Hoffmann à l’Opéra, et, par conséquent, depuis ladisparition de la belle danseuse ; il était une heure del’après-midi ; Hoffmann, depuis une demi-heure, à peu près, setrouvait dans son estaminet, s’occupant, de toute la force de sespoumons, à établir autour de lui cette enceinte de fumée qui leséparait de ses voisins, quand il lui sembla, dans la vapeur,distinguer comme une forme humaine, puis, dominant tous les bruits,entendre le double bruit du chantonnement et du tambourinementhabituel au petit homme noir ; de plus, au milieu de cettevapeur, il lui semblait qu’un point lumineux dégageait desétincelles ; il rouvrit ses yeux à demi fermés par une doucesomnolence, écarta ses paupières avec peine, et, en face de lui,assis sur un tabouret, il reconnut son voisin de l’Opéra, et celad’autant mieux que le fantastique docteur avait, ou plutôt semblaitavoir, ses boucles en diamants à ses souliers, ses bagues endiamants à ses doigts et sa tête de mort sur sa tabatière.

– Bon, dit Hoffmann, voilà que jeredeviens fou.

Et il ferma rapidement les yeux.

Mais, les yeux une fois fermés, plus ils lefurent hermétiquement, plus Hoffmann entendit, et le petitaccompagnement de chant, et le petit tambourinement desdoigts ; le tout de la façon la plus distincte, si distinctequ’Hoffmann comprit qu’il y avait un fond de réalité dans toutcela, et que la différence était du plus au moins. Voilà tout.

Il rouvrit donc un œil, puis l’autre ; lepetit homme noir était toujours à sa place.

– Bonjour, jeune homme, dit-il àHoffmann ; vous dormez, je crois ; prenez une prise, celavous réveillera.

Et, ouvrant sa tabatière, il offrit du tabacau jeune homme.

Celui-ci, machinalement, étendit la main, pritune prise et l’aspira.

À l’instant même, il lui sembla que les paroisde son esprit s’éclairaient.

– Ah ! s’écria Hoffmann ! c’estvous, cher docteur ? que je suis aise de vousrevoir !

– Si vous êtes aise de me revoir, demandale docteur, pourquoi ne m’avez-vous pas cherché ?

– Est-ce que je savais votreadresse ?

– Oh ! la belle affaire ! aupremier cimetière venu on vous l’eût donnée.

– Est-ce que je savais votrenom ?

– Le docteur à la tête de mort, tout lemonde me connaît sous ce nom-là. Puis il y avait un endroit où vousétiez toujours sûr de me trouver.

– Où cela ? À l’Opéra, dit Hoffmannen secouant la tête et en poussant un soupir.

– Oui, vous n’y retournez plus ?

– Je n’y retourne plus, non.

– Depuis que ce n’est plus Arsène quiremplit le rôle de Flore ?

– Vous l’avez dit, et tant que ce ne serapas elle, je n’y retournerai pas.

– Vous l’aimez, jeune homme, vousl’aimez.

– Je ne sais pas si la maladie quej’éprouve s’appelle de l’amour, mais je sais que si je ne la revoispas, ou je mourrai de son absence, ou je deviendrai fou.

– Peste ! il ne faut pas devenirfou ! peste ! il ne faut pas mourir ! À la folie ily a peu de remède, à la mort il n’y en a pas du tout.

– Que faut-il faire alors ?

– Dame ! il faut la revoir.

– Comment cela, la revoir ?

– Sans doute !

– Avez-vous un moyen ?

– Peut-être.

– Lequel ?

– Attendez.

Et le docteur se mit à rêver en clignotant desyeux et en tambourinant sur sa tabatière.

Puis, après un instant, rouvrant les yeux etlaissant ses doigts suspendus sur l’ébène :

– Vous êtes peintre, m’avez-vousdit ?

– Oui, peintre, musicien, poète.

– Nous n’avons besoin que de la peinturepour le moment.

– Eh bien !

– Eh bien ! Arsène m’a chargé de luichercher un peintre.

– Pour quoi faire ?

– Pourquoi cherche-t-on un peintre,pardieu ! pour lui faire son portrait.

– Le portrait d’Arsène ! s’écriaHoffmann en se levant, oh ! me voilà ! mevoilà !

– Chut ! pensez donc que je suis unhomme grave.

– Vous êtes mon sauveur ! s’écriaHoffmann en jetant ses bras autour du cou du petit homme noir.

– Jeunesse, jeunesse ! murmuracelui-ci en accompagnant ces deux mots du même rire dont eût ricanésa tête de mort si elle eût été de grandeur naturelle.

– Allons ! allons ! répétaitHoffmann.

– Mais il vous faut une boîte à couleurs,des pinceaux, une toile.

– J’ai tout cela chez moi,allons !

– Allons ! dit le docteur. Et tousdeux sortirent de l’estaminet.

Chapitre 13Le portrait.

En sortant de l’estaminet, Hoffmann fit unmouvement pour appeler un fiacre ; mais le docteur frappa sesmains sèches l’une contre l’autre, et à ce bruit, pareil à celuiqu’eussent fait deux mains de squelette, une voiture tendue denoir, attelée de deux chevaux noirs, et conduite par un cocher toutvêtu de noir, accourut. Où stationnait-elle ? d’où était-ellesortie ? C’eût été aussi difficile à Hoffmann de le dire qu’ileût été difficile à Cendrillon de dire d’où venait le char danslequel elle se rendait au bal du prince Mirliflore.

Un petit groom, non seulement noir d’habits,mais de peau, ouvrit la portière. Hoffmann et le docteur ymontèrent, s’assirent l’un à côté de l’autre, et tout aussitôt lavoiture se mit à rouler sans bruit vers l’hôtelleried’Hoffmann.

Arrivé à la porte, Hoffmann hésita pour savoirs’il monterait chez lui ; il lui semblait qu’aussitôt qu’ilallait avoir le dos tourné, la voiture, les chevaux, le docteur etses deux domestiques allaient disparaître comme ils étaientapparus. Mais à quoi bon, docteur, chevaux, voiture et domestiquesse fussent-ils dérangés pour conduire Hoffmann de l’estaminet de larue de la Monnaie au quai aux Fleurs ? Ce dérangement n’avaitpas de but.

Hoffmann, rassuré par le simple sentiment dela logique, descendit donc de la voiture, entra dans l’hôtellerie,monta vivement l’escalier, se précipita dans sa chambre, y pritpalette, pinceaux, boîte à couleurs, choisit la plus grande de sestoiles, et redescendit du même pas qu’il était monté.

La voiture était toujours à la porte.

Pinceaux, palette et boîte à couleurs furentmis dans l’intérieur du carrosse : le groom fut chargé deporter la toile.

Puis la voiture se mit à rouler avec la mêmerapidité et le même silence.

Au bout de dix minutes, elle s’arrêta en faced’un charmant petit hôtel situé rue de Hanovre, 15.

Hoffmann remarqua la rue et le numéro, afin,le cas échéant, de pouvoir revenir sans l’aide du docteur.

La porte s’ouvrit : le docteur étaitconnu sans doute, car le concierge ne lui demanda pas même où ilallait ; Hoffmann suivit le docteur avec ses pinceaux, saboîte à couleurs, sa palette, sa toile, et passa par-dessus lemarché.

On monta au premier, et l’on entra dans uneantichambre qu’on eût pu croire le vestibule de la maison du poèteà Pompéia.

On s’en souvient, à cette époque la mode étaitgrecque ; l’antichambre d’Arsène était peinte à fresque, ornéede candélabres et de statues de bronze.

De l’antichambre, le docteur et Hoffmannpassèrent dans le salon.

Le salon était grec comme l’antichambre, tenduavec du drap de Sedan à soixante-dix francs l’aune ; le tapisseul coûtait six mille livres ; le docteur fit remarquer cetapis à Hoffmann ; il représentait la bataille d’Arbellescopiée sur la fameuse mosaïque de Pompéia.

Hoffmann, ébloui de ce luxe inouï, necomprenait pas que l’on fit de pareils tapis pour marcherdessus.

Du salon, on passa dans le boudoir ; leboudoir était tendu de cachemire. Au fond, dans un encadrement,était un lit bas faisant canapé, pareil à celui sur lequelM. Guérin coucha depuis Didon écoutant les aventures d’Énéas.C’était là qu’Arsène avait donné l’ordre de faire attendre.

– Maintenant, jeune homme, dit ledocteur, vous voilà introduit, c’est à vous de vous conduire d’unefaçon convenable. Il va sans dire que si l’amant en titre voussurprenait ici, vous seriez un homme perdu.

– Oh ! s’écria Hoffmann, que je larevoie, que je la revoie seulement, et…

La parole s’éteignit sur les lèvresd’Hoffmann ; il resta les yeux fixés, les bras étendus, lapoitrine haletante.

Une porte cachée dans la boiserie venait des’ouvrir, et, derrière une glace tournante, apparaissait Arsène,véritable divinité du temple dans lequel elle daignait se fairevisible à son adorateur.

C’était le costume d’Aspasie dans tout sonluxe antique, avec ses perles dans les cheveux, son manteau depourpre brodé d’or, sa longue robe blanche maintenue à la taillepar une simple ceinture de perles, des bagues aux pieds et auxmains, et, au milieu de tout cela, cet étrange ornement quisemblait inséparable de sa personne, ce collier de velours, largede quatre lignes à peine, et retenu par la lugubre agrafe dediamants.

– Ah ! c’est vous, citoyen, qui vouschargez de me faire mon portrait ? dit Arsène.

– Oui, balbutia Hoffmann ; oui,madame, et le docteur a bien voulu se charger de répondre demoi.

Hoffmann chercha autour de lui comme pourdemander un appui au docteur, mais le docteur avait disparu.

– Eh bien ! s’écria Hoffmann touttroublé ; eh bien !

– Que cherchez-vous, que demandez-vous,citoyen ?

– Mais, madame, je cherche, je demande…je demande le docteur, la personne enfin qui m’a introduit ici.

– Qu’avez-vous besoin de votreinterlocuteur, dit Arsène, puisque vous voilà introduit ?

– Mais, cependant, le docteur, ledocteur ? fit Hoffmann.

– Allons ! dit avec impatienceArsène, n’allez-vous pas perdre le temps à le chercher ? Ledocteur est à ses affaires, occupons-nous des nôtres.

– Madame, je suis à vos ordres, ditHoffmann tout tremblant.

– Voyons, vous consentez donc à faire monportrait ?

– C’est-à-dire que je suis l’homme leplus heureux du monde d’avoir été choisi pour une tellefaveur ; seulement je n’ai qu’une crainte.

– Bon ! vous allez faire de lamodestie. Eh bien ! si vous ne réussissez pas, j’essayerai unautre. Il veut avoir un portrait de moi. J’ai vu que vous meregardiez en homme qui devait garder ma ressemblance dans votremémoire, et je vous ai donné la préférence.

– Merci, merci cent fois ! s’écriaHoffmann dévorant Arsène des yeux. Oh ! oui, oui, j’ai gardévotre ressemblance dans ma mémoire : là, là, là.

Et il appuya sa main sur son cœur.

Tout à coup il chancela et pâlit.

– Qu’avez-vous ? demanda Arsène d’unpetit air tout dégagé.

– Rien, répondit Hoffmann, rien ;commençons.

En mettant sa main sur son cœur, il avaitsenti entre sa poitrine et sa chemise le médaillon d’Antonia.

– Commençons, poursuivit Arsène. C’estbien aisé à dire. D’abord, ce n’est point sous ce costume qu’ilveut que je me fasse peindre.

Ce mot il, qui était déjà revenu deuxfois, passait à travers le cœur d’Hoffmann comme eût fait une deces aiguilles d’or qui soutenaient la coiffure de la moderneAspasie.

– Et comment donc alors veut-il que vousvous fassiez peindre ? demanda Hoffmann avec une amertumesensible.

– En Érigone.

– À merveille ! La coiffure depampre vous ira à merveille.

– Vous croyez ? fit Arsène enminaudant. Mais je crois que la peau de panthère ne m’enlaidira pasnon plus.

Et elle frappa sur un timbre.

Une femme de chambre entra.

– Eucharis, dit Arsène, apportez lethyrse, les pampres et la peau de tigre.

Puis, tirant les deux ou trois épingles quisoutenaient sa coiffure, et, secouant la tête, Arsène s’enveloppad’un flot de cheveux noirs qui tomba en cascade sur son épaule,rebondit sur ses hanches, et s’épandit, épais et onduleux, jusquesur le tapis.

Hoffmann jeta un cri d’admiration.

– Hein ! qu’y a-t-il ? demandaArsène.

– Il y a, s’écria Hoffmann, il y a que jen’ai jamais vu pareils cheveux.

– Aussi veut-il que j’en tireparti, c’est pour cela que nous avons choisi le costume d’Érigone,qui me permet de poser les cheveux épars.

Cette fois le il et le nousavaient frappé le cœur d’Hoffmann de deux coups au lieu d’un.

Pendant ce temps, Melle Eucharis avait apportéles raisins, le thyrse et la peau de tigre.

– Est-ce tout ce dont nous avonsbesoin ? demanda Arsène.

– Oui, oui, je crois, balbutiaHoffmann.

– C’est bien, laissez-nous seuls, et nerentrez que si je vous sonne.

Mlle Eucharis sortit et referma la portederrière elle.

– Maintenant, citoyen, dit Arsène,aidez-moi un peu à poser cette coiffure ; cela vous regarde.Je me fie beaucoup, pour m’embellir, à la fantaisie du peintre.

– Et vous avez raison ! s’écriaHoffmann. Mon Dieu ! mon Dieu ! que vous allez êtrebelle !

Et, saisissant la branche de pampre, il latordit autour de la tête d’Arsène avec cet art du peintre qui donneà chaque chose une valeur et un reflet ; puis il prit, toutfrissonnant d’abord, et du bout des doigts, ces longs cheveuxparfumés, en fit jouer le mobile ébène, parmi les grains de topaze,parmi les feuilles d’émeraudes et de rubis de la vigned’automne ; et, comme il l’avait promis, sous sa main, main depoète, de peintre et d’amant, la danseuse s’embellit de tellefaçon, qu’en se regardant dans la glace elle jeta un cri de joie etd’orgueil.

– Oh ! vous avez raison, dit Arsène,oui, je suis belle, bien belle. Maintenant, continuons.

– Quoi ? que continuons-nous ?demanda Hoffmann.

– Eh bien ! mais ma toilette debacchante ?

Hoffmann commençait à comprendre.

– Mon Dieu ! murmura-t-il, monDieu !

Arsène détacha en souriant son manteau depourpre, qui demeura retenu par une seule épingle, à laquelle elleessaya vainement d’atteindre.

– Mais aidez-moi donc ! dit-elleavec impatience, ou faut-il que je rappelle Eucharis ?

– Non, non ! s’écria Hoffmann.

Et s’élançant vers Arsène, il enleva l’épinglerebelle : le manteau tomba aux pieds de la belle Grecque.

– Là ! dit le jeune homme enrespirant.

– Oh ! dit Arsène, croyez-vous doncque cette peau de tigre fasse bien sur cette longue robe demousseline ? moi je ne crois pas ; d’ailleurs il veut unevraie bacchante, non pas comme on les voit au théâtre, mais commeelles sont dans les tableaux des Carrache et de l’Albane.

– Mais, dans les tableaux des Carrache etde l’Albane, s’écria Hoffmann, les bacchantes sont nues !

– Eh bien, il me veut ainsi, àpart la peau de tigre que vous draperez comme vous voudrez, celavous regarde.

La demande avait été faite d’un ton si calmeet si froid, qu’Hoffmann se renversa en arrière, en appuyant lesdeux mains sur son front.

– Rien, rien, balbutia-t-il ;pardonnez-moi, je deviens fou.

– Oui, en effet, dit-elle.

– Voyons, s’écria Hoffmann, pourquoim’avez-vous fait venir ? dites, dites !

– Mais pour que vous fassiez monportrait, pas pour autre chose.

– Oh ! c’est bien, dit Hoffmann,oui, vous avez raison ; pour faire votre portrait, pas pourautre chose.

Et, imprimant une profonde secousse à savolonté, Hoffmann posa sa toile sur le chevalet, prit sa palette,ses pinceaux, et commença d’esquisser l’enivrant tableau qu’ilavait sous les yeux.

Mais l’artiste avait trop présumé de sesforces : lorsqu’il vit le voluptueux modèle posant, nonseulement dans son ardente réalité, mais encore reproduit par lesmille glaces du boudoir ; quand, au lieu d’une Érigone, il setrouva au milieu de dix bacchantes ; lorsqu’il vit chaquemiroir répéter ce sourire enivrant, reproduire les ondulations decette poitrine que l’ongle d’or de la panthère ne couvrait qu’àmoitié, il sentit qu’on demandait de lui au-delà des forceshumaines, et, jetant palette et pinceaux, il s’élança vers la bellebacchante, et appuya sur son épaule un baiser où il y avait autantde rage que d’amour.

Mais, au même instant, la porte s’ouvrit, etla nymphe Eucharis se précipita dans le boudoir encriant :

– Lui ! lui ! lui !

Et, en disant ces mots, elle avait dénoué leruban de sa taille et ouvert l’agrafe de son col, de sorte que larobe glissait le long de son beau corps, qu’elle laissait nu, aufur et à mesure qu’elle descendait des épaules aux pieds.

– Oh ! dit Hoffmann, tombant àgenoux, ce n’est pas une mortelle, c’est une déesse.

Arsène poussa du pied le manteau de larobe.

Puis, prenant la peau de tigre :

– Voyons, dit-elle, que faisons-nous decela ? Mais aidez-moi donc, citoyen peintre, je n’ai pasl’habitude de m’habiller seule.

La naïve danseuse appelait celas’habiller.

Hoffmann approcha chancelant, ivre, ébloui,prit la peau de tigre, agrafa ses ongles d’or sur l’épaule de labacchante, la fit asseoir ou plutôt coucher sur le lit de cachemirerouge, où elle eût semblé une statue de marbre de Paros si sarespiration n’eût soulevé son sein, si le sourire n’eût entrouvertses lèvres.

– Suis-je bien ainsi ?demanda-t-elle en arrondissant son bras au-dessous de sa tête et enprenant une grappe de raisins qu’elle parut presser sur seslèvres.

– Oh ! oui, belle, belle,belle ! murmura Hoffmann.

Et l’amant l’emportant sur le peintre il tombaà genoux, et, d’un mouvement rapide comme la pensée, il prit lamain d’Arsène et la couvrit de baisers.

Arsène retira sa main avec plus d’étonnementque de colère.

– Eh bien ! que faites-vousdonc ? demanda-t-elle au jeune homme.

Au même instant, avant qu’il eût eu le tempsde se reconnaître, Hoffmann, poussé par les deux femmes, se trouvalancé hors du boudoir, dont la porte se referma derrière lui, etcette fois, véritablement fou d’amour, de rage et de jalousie, iltraversa le salon tout chancelant, glissa le long de la rampeplutôt qu’il ne descendit l’escalier, et, sans savoir comment ilétait arrivé là, il se trouva dans la rue, ayant laissé dans leboudoir d’Arsène ses pinceaux, sa boîte à couleurs et sa palette,ce qui n’était rien, mais aussi son chapeau, ce qui pouvait êtrebeaucoup.

Chapitre 14Le tentateur.

Ce qui rendait la situation d’Hoffmann plusterrible encore, en ce qu’elle ajoutait l’humiliation à la douleur,c’est qu’il n’avait pas, la chose était évidente pour lui, étéappelé chez Arsène comme un homme qu’elle avait remarqué àl’orchestre de l’Opéra, mais purement et simplement comme unpeintre, comme une machine à portrait, comme un miroir quiréfléchit les corps qu’on lui présente. De là cette insoucianced’Arsène à laisser tomber l’un après l’autre tous ses vêtementsdevant lui ; de là cet étonnement quand il lui avait baisé lamain ; de là cette colère quand, au milieu de l’âcre baiserdont il lui avait rougi l’épaule, il lui avait dit qu’ill’aimait.

Et, en effet, n’était-ce pas folie à lui,simple étudiant allemand, venu à Paris avec trois ou quatre centsthalers, c’est-à-dire avec une somme insuffisante à payer le tapisde son antichambre, n’était-ce pas une folie à lui d’aspirer à ladanseuse à la mode, à la fille entretenue par le prodigue etvoluptueux Danton ! Cette femme, ce n’était point le son desparoles qui la touchait, c’était le son de l’or ; son amant,ce n’était pas celui qui l’aimait le plus, c’était celui qui lapayait davantage. Qu’Hoffmann ait plus d’argent que Danton, et ceserait Danton que l’on mettrait à la porte lorsque Hoffmannarriverait.

En attendant, ce qu’il y avait de plus clair,c’est que celui qu’on avait mis à la porte, ce n’était pas Danton,mais Hoffmann.

Hoffmann reprit le chemin de la petitechambre, plus humble et plus attristé qu’il ne l’avait jamaisété.

Tant qu’il ne s’était pas trouvé en faced’Arsène, il avait espéré ; mais ce qu’il venait de voir,cette insouciance vis-à-vis de lui comme homme, ce luxe au milieuduquel il avait trouvé la belle danseuse, et qui était nonseulement sa vie physique, mais sa vie morale, tout cela, à moinsd’une somme folle inouïe, qui tombât entre les mains d’Hoffmann,c’est-à-dire à moins d’un miracle, rendait impossible au jeunehomme, même l’espérance de la possession.

Aussi rentra-t-il accablé ; le singuliersentiment qu’il éprouvait pour Arsène, sentiment tout physique,tout attractif, et dans lequel le cœur n’était pour rien, s’étaittraduit jusque-là par les désirs, par l’irritation, par lafièvre.

À cette heure, désirs, irritation et fièvres’étaient changés en un profond accablement.

Un seul espoir restait à Hoffmann, c’était deretrouver le docteur noir et de lui demander avis sur ce qu’ildevait faire, quoiqu’il y eût dans cet homme quelque chosed’étrange, de fantastique, de surhumain, qui lui fit croirequ’aussitôt qu’il le côtoyait il sortait de la vie réelle pourentrer dans une espèce de rêve où ne le suivait ni sa volonté nison libre arbitre, et où il devenait le jouet d’un monde quiexistait pour lui sans exister pour les autres.

Aussi, à l’heure accoutumée, retourna-t-il lelendemain à son estaminet de la rue de la Monnaie ; mais ileut beau s’envelopper d’un nuage de fumée nul visage ressemblant àcelui du docteur n’apparut au milieu de cette fumée ; mais ileut beau fermer les yeux, nul, lorsqu’il les rouvrit, n’était assissur le tabouret qu’il avait placé de l’autre côté de la table.

Huit jours s’écoulèrent ainsi.

Le huitième jour, Hoffmann, impatient, quittal’estaminet de la rue de la Monnaie une heure plus tôt que decoutume, c’est-à-dire vers quatre heures de l’après-midi, et parSaint-Germain-l’Auxerrois et le Louvre gagna machinalement la rueSaint-Honoré.

À peine y fut-il, qu’il s’aperçut qu’un grandmouvement se faisait du côté du cimetière des Innocents, et allaits’approchant vers la place du Palais-Royal. Il se rappela ce quilui était arrivé le lendemain du jour de son entrée à Paris, etreconnut le même bruit, la même rumeur qui l’avait déjà frappé lorsde l’exécution de madame Du Barry. En effet, c’étaient lescharrettes de la Conciergerie, qui, chargées de condamnés, serendaient à la place de la Révolution.

On sait l’horreur qu’Hoffmann avait pour cespectacle ; aussi, comme les charrettes avançaient rapidement,s’élança-t-il dans un café placé au coin de la rue de la Loi,tournant le dos à la rue, fermant les yeux et se bouchant lesoreilles, car les cris de madame Du Barry retentissaient encore aufond de son cœur ; puis, quand il supposa que les charrettesétaient passées, il se retourna et vit, à son grand étonnement,descendant d’une chaise où il était monté pour mieux voir, son amiZacharias Werner.

– Werner ! s’écria Hoffmann ens’élançant vers le jeune homme, Werner !

– Tiens, c’est toi, fit le poète, oùétais-tu donc ?

– Là, là, mais les mains sur mes oreillespour ne pas entendre les cris de ces malheureux, mais les yeuxfermés pour ne pas les voir.

– En vérité, cher ami, tu as tort, ditWerner, tu es peintre ! Et ce que tu eusses vu t’eût fourni lesujet d’un merveilleux tableau. Il y avait dans la troisièmecharrette, vois-tu, il y avait une femme, une merveille, un cou,des épaules et des cheveux ! coupés par-derrière, c’est vrai,mais de chaque côté tombant jusqu’à terre.

– Écoute, dit Hoffmann, j’ai vu sous cerapport tout ce que l’on peut voir de mieux ; j’ai vu madameDu Barry, et je n’ai pas besoin d’en voir d’autres. Si jamais jeveux faire un tableau, crois-moi, cet original-là me suffira ;d’ailleurs, je ne veux plus faire de tableaux.

– Et pourquoi cela ? demandaWerner.

– J’ai pris la peinture en horreur.

– Encore quelque désappointement.

– Mon cher Werner, si je reste à Paris,je deviendrai fou.

– Tu deviendras fou partout où tu seras,mon cher Hoffmann ; ainsi autant vaut à Parisqu’ailleurs ; en attendant, dis-moi quelle chose te rendfou.

– Oh ! mon cher Werner, je suisamoureux.

– D’Antonia, je sais cela, tu me l’asdit.

– Non ; Antonia, fit Hoffmann entressaillant, Antonia, c’est autre chose, je l’aime !

– Diable ! la distinction estsubtile ; conte-moi cela. Citoyen officieux, de la bière etdes verres !

Les deux jeunes gens bourrèrent leurs pipes,et s’assirent aux deux côtés de la table la plus enfoncée dansl’angle du café.

Là, Hoffmann raconta à Werner tout ce qui luiétait arrivé depuis le jour où il avait été à l’Opéra et où ilavait vu danser Arsène, jusqu’au moment où il avait été poussé parles deux femmes hors du boudoir.

– Eh bien ! fit Werner quandHoffmann eut fini.

– Eh bien ! répéta celui-ci, toutétonné que son ami ne fût pas aussi abattu que lui.

– Je demande, reprit Werner, ce qu’il y ade désespérant dans tout cela.

– Il y a, mon cher, que maintenant que jesais qu’on ne peut avoir cette femme qu’à prix d’argent, il y a quej’ai perdu tout espoir.

– Et pourquoi as-tu perdu toutespoir ?

– Parce que je n’aurai jamais cinq centslouis à jeter à ses pieds.

– Et pourquoi ne les aurais-tu pas ?je les ai bien eus, moi, cinq cents louis, mille louis, deux millelouis.

– Et où veux-tu que je les prenne ?bon Dieu ! s’écria Hoffmann.

– Mais dans l’Eldorado dont je t’aiparlé, à la source du Pactole, mon cher, au jeu.

– Au jeu ! fit Hoffmann entressaillant. Mais tu sais bien que j’ai juré à Antonia de ne plusjouer.

– Bah ! dit Werner en riant, tuavais bien juré de lui être fidèle !

Hoffmann poussa un long soupir, et pressa lemédaillon contre son cœur.

– Au jeu, mon ami ! continua Werner.Ah ! voilà une banque ! Ce n’est pas comme celle deMannheim ou de Hambourg, qui menace de sauter pour quelques pauvresmille livres. Un million ! mon ami, un million ! desmeules d’or ! C’est là que s’est réfugié, je crois, tout lenuméraire de la France : pas de ces mauvais papiers, pas deces pauvres assignats démonétisés, qui perdent les trois quarts deleur valeur… de beaux louis, de beaux doubles louis, de beauxquadruples ! Tiens, en veux-tu voir ?

Et Werner tira de sa poche une poignée delouis qu’il montra à Hoffmann, et dont les rayons rejaillirent àtravers le miroir de ses yeux jusqu’au fond de son cerveau.

– Oh, non ! non ! jamais !s’écria Hoffmann, se rappelant à la fois la prédiction du vieilofficier et la prière d’Antonia, jamais je ne jouerai !

– Tu as tort ; avec le bonheur quetu as au jeu, tu ferais sauter la banque.

– Et Antonia ! Antonia !

– Bah ! mon cher ami, qui le luidira, à Antonia, que tu as joué, que tu as gagné un million ?qui le lui dira qu’avec vingt cinq mille livres tu t’es passé lafantaisie de ta belle danseuse ? Crois-moi, retourne àMannheim avec neuf cent soixante quinze mille livres, et Antonia nete demandera ni où tu as eu tes quarante-huit mille cinq centslivres de rentes, ni ce que tu as fait des vingt-cinq mille livresmanquantes.

Et en disant ces mots Werner se leva.

– Où vas-tu ? lui demandaHoffmann.

– Je vais voir une maîtresse à moi, unedame de la Comédie-Française qui m’honore de ses bontés, et que jegratifie de la moitié de mes bénéfices. Dame ! je suis poète,moi, je m’adresse à un théâtre littéraire ; tu es musicien,toi, tu fais ton choix dans un théâtre chantant et dansant. Bonnechance au jeu, cher ami, tous mes compliments à Mlle Arsène.N’oublie pas le numéro de la banque, c’est le 113. Adieu.

– Oh ! murmura Hoffmann, tu mel’avais dit et je ne l’avais pas oublié.

Et il laissa s’éloigner son ami Werner, sansplus songer à lui demander son adresse qu’il ne l’avait fait lapremière fois qu’il l’avait rencontré.

Mais, malgré l’éloignement de Werner, Hoffmannne resta point seul. Chaque parole de son ami s’était faite pourainsi dire visible et palpable : elle était là brillante à sesyeux, murmurant à ses oreilles.

En effet, où Hoffmann pouvait-il aller puiserde l’or, si ce n’était à la source de l’or ! La seule réussitepossible à un désir impossible n’était-elle pas trouvée ?Eh ! mon Dieu ! Werner l’avait dit. Hoffmann n’était-ilpas déjà infidèle à une partie de son serment ? qu’importaitdonc qu’il le devînt à l’autre ?

Puis, Werner l’avait dit, ce n’étaient pasvingt-cinq mille livres, cinquante mille livres, cent mille livres,qu’il pouvait gagner. Les horizons matériels des champs, des bois,de la mer elle-même, ont une limite : l’horizon du tapis vertn’en a pas.

Le démon du jeu est comme Satan : il a lepouvoir d’emporter le joueur sur la plus haute montagne de laterre, et de lui montrer de là tous les royaumes du monde.

Puis, quel bonheur, quelle joie, quel orgueil,quand Hoffmann rentrerait chez Arsène, dans ce même boudoir dont onl’avait chassé ! de quel suprême dédain il écraserait cettefemme et son terrible amant, quand, pour toute réponse à cesmots : Que venez-vous faire ici ? il laisserait, nouveauJupiter, tomber une pluie d’or sur la nouvelle Danaé !

Et tout cela n’était plus une hallucination deson esprit, un rêve de son imagination, tout cela, c’était laréalité, c’était le possible. Les chances étaient égales pour legain comme pour la perte ; plus grandes pour le gain ;car, on le sait, Hoffmann était heureux au jeu.

Oh ! ce numéro 113, ce numéro 113, avecson chiffre ardent, comme il appelait Hoffmann, comme il leguidait, phare infernal, vers cet abîme au fond duquel hurle leVertige en se roulant sur une couche d’or !

Hoffmann lutta pendant plus d’une heure contrela plus ardente de toutes les passions. Puis, au bout d’une heure,sentant qu’il lui était impossible de résister plus longtemps, iljeta une pièce de quinze sous sur la table, en faisant don àl’officieux de la différence, et tout courant, sans s’arrêter gagnale quai aux Fleurs, monta dans sa chambre, prit les trois centsthalers qui lui restaient, et, sans se donner le temps deréfléchir, sauta dans une voiture en criant :

– Au Palais-Égalité !

Chapitre 15Le numéro 113.

Le Palais-Royal, qu’on appelait à cette époquele Palais-Égalité, et qu’on a nommé aussi le Palais-National, car,chez nous, la première chose que font les révolutionnaires, c’estde changer les noms des rues et des places, quitte à leur rendreaux restaurations ; le Palais-Royal, disons-nous, c’est sousce nom qu’il nous est le plus familier, n’était pas à cette époquece qu’il est aujourd’hui ; mais comme pittoresque, commeétrangeté même, il n’y perdait rien, surtout le soir, surtout àl’heure où Hoffmann y arrivait.

Sa disposition différait peu de celle que nousvoyons maintenant, à cette exception que ce qui s’appelleaujourd’hui la galerie d’Orléans était occupé par une doublegalerie de charpente, galerie qui devait faire place plus tard à unpromenoir de six rangs de colonnes doriques ; qu’au lieu detilleuls, il y avait des marronniers dans le jardin, et que là oùest le bassin, se trouvait un cirque, vaste édifice tapissé detreillages, bordé de carreaux, et dont le comble était couronnéd’arbustes et de fleurs.

N’allez pas croire que ce cirque fût ce qu’estle spectacle auquel nous avons donné ce nom. Non, les acrobates etles faiseurs de tours qui s’escrimaient dans celui duPalais-Égalité, étaient d’un autre genre que cet acrobate anglais,M. Price, qui, quelques années auparavant, avait tantémerveillé la France, et qui a enfanté les Mazurier et lesAuriol.

Le cirque était occupé dans ce temps-là parles Amis de la Vérité, qui y donnaient desreprésentations, et que l’on pouvait voir fonctionner pourvu qu’onfût abonné au journal la Bouche de fer. Avec son numéro dumatin, on était admis le soir dans ce lieu de délices, et l’onentendait les discours de tous les fédérés, réunis, disaient-ils,dans le louable but de protéger les gouvernants et les gouvernés,d’impartialiser les lois, et d’aller chercher dans tousles coins du monde un ami de la vérité, de quelque pays, de quelquecouleur, de quelque opinion qu’il fût, puis, la vérité découverte,on l’enseignait aux hommes.

Comme vous le voyez, il y a toujours eu enFrance des gens convaincus que c’était à eux qu’il appartenaitd’éclairer les masses, et que le reste de l’humanité n’était qu’unepeuplade absurde.

Qu’a fait le vent, qui a passé, du nom, desidées et des vanités de ces gens-là ?

Cependant le Cirque faisait son bruit dans lePalais-Égalité, au milieu du bruit général, et mêlait sa partiecriarde au grand concert qui s’éveillait chaque soir dans cejardin.

Car, il faut le dire, en ces temps de misère,d’exil, de terreurs et de proscriptions, le Palais-Royal étaitdevenu le centre où la vie, comprimée tout le jour dans lespassions et dans les luttes, venait, la nuit, chercher le rêve ets’efforcer d’oublier cette vérité à la recherche de laquelles’étaient mis les membres du Cercle Social et les actionnaires duCirque. Tandis que tous les quartiers de Paris étaient sombres etdéserts, tandis que les sinistres patrouilles, faites des geôliersdu jour et des bourreaux du lendemain, rôdaient comme des bêtesfauves cherchant une proie quelconque, tandis qu’autour du foyerprivé d’un ami ou d’un parent mort ou émigré, ceux qui étaientrestés chuchotaient tristement leurs craintes ou leurs douleurs, lePalais-Royal rayonnait, lui, comme le dieu du mal ; ilallumait ses cent quatre-vingts arcades, il étalait ses bijoux auxvitraux des joailliers. Il jetait enfin au milieu des carmagnolespopulaires et à travers la misère générale ses filles perdues,ruisselantes de diamants, couvertes de blanc et de rouge, vêtuesjuste ce qu’il fallait pour l’être, de velours ou de soie, etpromenant sous les arbres et dans les galeries leur splendideimpudeur. Il y avait dans ce luxe de la prostitution une dernièreironie contre le passé, une dernière insulte faite à lamonarchie.

Exhiber ces créatures avec ces costumesroyaux, c’était jeter la boue après le sang au visage de cettecharmante cour de femmes si luxueuses, dont Marie-Antoinette avaitété la reine et que l’ouragan révolutionnaire avait emportées deTrianon à la place de la guillotine, comme un homme ivre qui s’enirait traînant dans la boue la robe blanche de sa fiancée.

Le luxe était abandonné aux filles les plusviles ; la vertu devait marcher couverte de haillons.

C’était là une des vérités trouvées par leCercle Social.

Et cependant ce peuple, qui venait de donnerau monde une impulsion si violente, ce peuple parisien, chezlequel, malheureusement, le raisonnement ne vient qu’aprèsl’enthousiasme, ce qui fait qu’il n’a jamais assez de sang-froidque pour se souvenir des sottises qu’il a faites, le peuple,disons-nous, pauvre, dévêtu, ne se rendait pas parfaitement comptede la philosophie de cette antithèse, et ce n’était pas avecmépris, mais avec envie, qu’il coudoyait ces reines de bouges, ceshideuses majestés du vice. Puis quand, les sens animés par ce qu’ilvoyait, quand, l’œil en feu, il voulait porter la main sur cescorps qui appartenaient à tout le monde, on lui demandait de l’or,et, s’il n’en avait pas, on le repoussait ignominieusement. Ainsise heurtait partout ce grand principe d’égalité proclamé par lahache, écrit avec le sang, et sur lequel avaient le droit decracher en riant ces prostituées du Palais-Royal.

Dans des jours comme ceux-là, la surexcitationmorale était arrivée à un tel degré, qu’il fallait à la réalité cesétranges oppositions. Ce n’était plus sur le volcan, c’était dansle volcan même que l’on dansait, et les poumons, habitués à un airde soufre et de lave, ne se fussent plus contentés des tièdesparfums d’autrefois.

Ainsi le Palais-Royal se dressait tous lessoirs, éclairant tout avec sa couronne de feu. Entremetteur depierre, il hurlait au-dessus de la grande cité morne :

– Voici la nuit, venez ! J’ai touten moi, la fortune et l’amour, le jeu et les femmes ! Je vendsde tout, même le suicide et l’assassinat. Vous qui n’avez pas mangédepuis hier, vous qui souffrez, vous qui pleurez, venez chezmoi ; vous verrez comme nous sommes riches, vous verrez commenous rions. Avez-vous une conscience ou une fille à vendre ?venez ! vous aurez de l’or plein les yeux, des obscénitésplein les oreilles ; vous marcherez à pleins pieds dans levice, dans la corruption et dans l’oubli. Venez ici ce soir, vousserez peut-être morts demain.

C’était là, la grande raison. Il fallait vivrecomme on mourait, vite !

Et l’on venait.

Au milieu de tout cela, le lieu le plusfréquenté était naturellement celui où se tenait le jeu. C’était làqu’on trouvait de quoi avoir le reste.

De tous ces ardents soupiraux, c’était donc len° 113 qui jetait le plus de lumière avec sa lanterne rouge, œilimmense de ce cyclope ivre qu’on appelait le Palais-Égalité.

Si l’enfer a un numéro, ce doit être le n°113.

Oh ! tout y était prévu.

Au rez-de-chaussée, il y avait unrestaurant ; au premier étage, il y avait le jeu : lapoitrine du bâtiment renfermait le cœur, c’était toutnaturel ; au second, il y avait de quoi dépenser la force quele corps avait prise au rez-de-chaussée, l’argent que la pocheavait gagné au-dessus.

Tout était prévu, nous le répétons, pour quel’argent ne sortît pas de la maison.

Et c’était vers cette maison que couraitHoffmann, le poétique amant d’Antonia.

Le 113 était où il est aujourd’hui, à quelquesboutiques de la maison Corcelet.

À peine Hoffmann eut-il sauté à bas de savoiture et mis le pied dans la galerie du palais, qu’il fut accostépar les divinités du lieu, grâce à son costume d’étranger, qui, ence temps comme de nos jours, inspirait plus de confiance que lecostume national.

Un pays n’est jamais tant méprisé que parlui-même.

– Où est le n° 113 ? demandaHoffmann à la fille qui lui avait pris le bras.

– Ah ! c’est là que tu vas, fitl’Aspasie avec dédain. Eh bien ! mon petit, c’est là où estcette lanterne rouge. Mais tâche de garder deux louis, etsouviens-toi du 115.

Hoffmann se plongea dans l’allée indiquéecomme Curtius dans le gouffre, et, une minute après, il était dansle salon de jeu.

Il s’y faisait le même bruit que dans unevente publique.

Il est vrai qu’on y vendait beaucoup dechoses.

Les salons rayonnaient de dorures, de lustres,de fleurs et de femmes plus belles, plus somptueuses, plusdécolletées que celles d’en bas.

Le bruit qui dominait tous les autres était lebruit de l’or. C’était là le battement de ce cœur immonde.

Hoffmann laissa à sa droite la salle où l’ontaillait le trente et quarante, et passa dans le salon de laroulette.

Autour d’une grande table verte étaient rangésles joueurs, tous gens réunis pour le même but et dont pas unn’avait la même physionomie.

Il y en avait de jeunes, il y en avait devieux, il y en avait dont les coudes s’étaient usés sur cettetable. Parmi ces hommes, il y en avait qui avaient perdu leur pèrela veille, ou le matin, ou le soir même, et dont toutes les penséesétaient tendues vers la bille qui tournait. Chez le joueur, un seulsentiment continue à vivre, c’est le désir, et ce sentiment senourrit et s’augmente au détriment de tous les autres.M. de Bassompierre, à qui l’on venait dire, au moment oùil commençait à danser avec Marie de Médicis : « Votremère est morte », et qui répondait : « Ma mère nesera morte que quand j’aurai dansé »,M. de Bassompierre était un fils pieux à côté d’unjoueur. Un joueur en état de jeu, à qui l’on viendrait direpareille chose, ne répondrait même pas le mot du marquis :d’abord parce que ce serait du temps perdu, et ensuite parce qu’unjoueur, s’il n’a jamais de cœur, n’a jamais non plus d’esprit quandil joue.

Quand il ne joue pas, c’est la même chose, ilpense à jouer.

Le joueur a toutes les vertus de son vice. Ilest sobre, il est patient, il est infatigable. Un joueur quipourrait tout à coup détourner au profit d’une passion honnête,d’un grand sentiment, l’énergie incroyable qu’il met au service dujeu, deviendrait instantanément un des plus grands hommes du monde.Jamais César, Annibal ou Napoléon n’ont eu, au milieu même del’exécution de leurs plus grandes choses, une force égale à laforce du joueur le plus obscur. L’ambition, l’amour, les sens, lecœur, l’esprit, l’ouïe, l’odorat, le toucher, tous les ressortsvitaux de l’homme enfin, se réunissent sur un seul mot et sur unseul but : jouer. Et n’allez pas croire que le joueur jouepour gagner ; il commence par là d’abord, mais il finit parjouer pour jouer, pour voir des cartes, pour manipuler de l’or,pour éprouver ces émotions étranges qui n’ont leur comparaison dansaucune des autres passions de la vie, qui font que, devant le gainou la perte, ces deux pôles de l’un à l’autre desquels le joueur vaavec la rapidité du vent, dont l’un brûle comme le feu, dontl’autre gèle comme la glace, qui font, disons-nous, que son cœurbondit dans sa poitrine sous le désir ou la réalité, comme uncheval sous l’éperon, absorbe comme une éponge toutes les facultésde l’âme, les comprime, les retient, et, le coup joué, les rejettebrusquement autour de lui pour les ressaisir avec plus deforce.

Ce qui fait la passion du jeu plus forte quetoutes les autres, c’est que ne pouvant jamais être assouvie, ellene peut jamais être lassée. C’est une maîtresse qui se promettoujours et qui ne se donne jamais. Elle tue, mais ne fatiguepas.

La passion du jeu c’est l’hystérie del’homme.

Pour le joueur tout est mort : famille,amis, patrie. Son horizon, c’est la carte et la bille. Sa patrie,c’est la chaise où il s’assied, c’est le tapis vert où il s’appuie.Qu’on le condamne au gril comme saint Laurent, et qu’on l’y laissejouer, je parie qu’il ne sent pas le feu ! et qu’il ne seretourne même pas.

Le joueur est silencieux. La parole ne peutlui servir à rien. Il joue, il gagne, il perd ; ce n’est plusun homme : c’est une machine. Pourquoi parlerait-il ?

Le bruit qui se faisait dans les salons neprovenait donc pas des joueurs, mais des croupiers qui ramassaientl’or et qui criaient d’une voix nasillarde :

– Faites vos jeux.

En ce moment, Hoffmann n’était plus unobservateur, la passion le dominait trop, sans quoi il eût eu làune série d’études curieuses à faire.

Il se glissa rapidement au milieu des joueurset arriva à la lisière du tapis. Il se trouva là entre un hommedebout, vêtu d’une carmagnole, et un vieillard assis et faisant descalculs avec un crayon sur du papier.

Ce vieillard qui avait usé sa vie à chercherune martingale, usait ses derniers jours à la mettre en œuvre, etses dernières pièces à la voir échouer.

La martingale est introuvable comme l’âme.

Entre les têtes de tous ces hommes, assis etdebout, apparaissaient des têtes de femmes qui s’appuyaient surleurs épaules, qui pataugeaient dans leur or, et qui, avec unehabileté sans pareille et ne jouant pas, trouvaient moyen de gagnersur le gain des uns et sur la perte des autres.

À voir ces gobelets pleins d’or et cespyramides d’argent, on eût eu bien de la peine à croire que lamisère publique était si grande, et que l’or coûtait si cher.

L’homme en carmagnole jeta un paquet depapiers sur un numéro.

– Cinquante livres, dit-il pour annoncerson jeu.

– Qu’est-ce que c’est que cela ?demanda le croupier en amenant ces papiers avec son râteau et enles prenant avec le bout des doigts.

– Ce sont des assignats, réponditl’homme.

– Vous n’avez pas d’autre argent quecelui-là ? fit le croupier.

– Non, citoyen.

– Alors vous pouvez faire place à unautre.

– Pourquoi ?

– Parce que nous ne prenons pas ça.

– C’est la monnaie du gouvernement.

– Tant mieux pour le gouvernement s’ils’en sert ! Nous, nous n’en voulons pas.

– Ah ! bien ! dit l’homme enreprenant ses assignats, en voilà un drôle d’argent, on ne peutmême pas le perdre.

Et il s’éloigna en tortillant ses assignatsdans ses mains.

– Faites vos jeux ! cria lecroupier.

Hoffmann était joueur, nous le savons ;mais cette fois ce n’était pas pour le jeu, c’était pour l’argentqu’il venait.

La fièvre qui le brûlait faisait bouillir sonâme dans son corps comme de l’eau dans un vase.

– Cent thalers au 26 !cria-t-il.

Le croupier examina la monnaie allemande commeil avait examiné les assignats.

– Allez changer, dit-il à Hoffmann ;nous ne prenons que l’argent français.

Hoffmann descendit comme un fou, entra chez unchangeur qui se trouvait justement être un Allemand, et changea sestrois cents thalers contre de l’or, c’est-à-dire contre quarantelouis environ.

La roulette avait tourné trois fois pendant cetemps.

– Quinze louis au 26 ! cria-t-il ense précipitant vers la table, et en s’en tenant, avec cetteincroyable superstition des joueurs, au numéro qu’il avait d’abordchoisi par hasard, et parce que c’était celui sur lequel l’hommeaux assignats avait voulu jouer.

– Rien ne va plus ! cria lecroupier.

La boule tourna.

Le voisin d’Hoffmann ramassa deux poignéesd’or et les jeta dans son chapeau qu’il tenait entre ses jambes,mais le croupier ratissa les quinze louis d’Hoffmann et biend’autres.

C’était le numéro 16 qui avait passé.

Hoffmann sentit une sueur froide lui couvrirle front comme un filet aux mailles d’acier.

– Quinze louis au 26 !répéta-t-il.

D’autres voix dirent d’autres numéros, et labille tourna encore une fois.

Cette fois, tout était à la banque. La billeavait roulé dans le zéro.

– Dix louis au 26 ! murmura Hoffmannd’une voix étranglée ; puis, se reprenant, il dit : Non,neuf seulement ; et il ressaisit une pièce d’or pour selaisser un dernier coup à jouer, une dernière espérance àavoir.

Ce fut le 30 qui sortit.

L’or se retira du tapis, comme la maréesauvage pendant le reflux.

Hoffmann, dont le cœur haletait, et qui, àtravers les battements de son cerveau, entrevoyait la têterailleuse d’Arsène et le visage triste d’Antonia ; Hoffmann,disons-nous, posa d’une main crispée son dernier louis sur le26.

Le jeu fut fait en une minute :

– Rien ne va plus ! cria lecroupier.

Hoffmann suivit d’un œil ardent la bille quitournait, comme si c’eût été sa propre vie qui eût tourné devantlui.

Tout à coup il se rejeta en arrière, cachantsa tête dans ses deux mains.

Non seulement il avait perdu, mais il n’avaitplus un denier, ni sur lui, ni chez lui.

Une femme qui était là, et qu’on eût pu avoirpour vingt francs une minute auparavant, poussa un cri de joiesauvage et ramassa une poignée d’or qu’elle venait de gagner.

Hoffmann eût donné dix ans de sa vie pour undes louis de cette femme.

Par un mouvement plus rapide que la réflexion,il tâta et fouilla ses poches, comme pour n’avoir aucun doute surla réalité.

Les poches étaient bien vides, mais il sentitquelque chose de rond comme un écu sur sa poitrine, et le saisitbrusquement.

C’était le médaillon d’Antonia qu’il avaitoublié.

– Je suis sauvé ! cria-t-il ;et il jeta le médaillon d’or comme enjeu sur le numéro 26.

Chapitre 16Le médaillon.

Le croupier prit le médaillon d’or etl’examina :

– Monsieur, dit-il à Hoffmann, car au n°113 on s’appelait encore monsieur ; monsieur, allez vendrecela si vous voulez, et jouez-en l’argent ; mais, je vous lerépète, nous ne prenons que l’or ou l’argent monnayé.

Hoffmann saisit son médaillon, et, sans direune syllabe, il quitta la salle de jeu.

Pendant le temps qu’il lui fallut pourdescendre l’escalier, bien des pensées, bien des conseils, bien despressentiments bourdonnaient autour de lui ; mais il se fitsourd à toutes ces rumeurs vagues, et entra brusquement chez lechangeur qui venait, un instant auparavant, de lui donner des louispour ses thalers.

Le brave homme lisait, appuyé nonchalammentsur son large fauteuil de cuir, ses lunettes posées sur le bout deson nez éclairé par une lampe basse aux rayons ternes, auxquelsvenait se joindre le fauve reflet des pièces d’or couchées dansleurs cuvettes de cuivre, et encadrées par un fin treillage de filde fer, garni de petits rideaux de soie verte, et orné d’une petiteporte à hauteur de la table, laquelle porte ne laissait passer quela main.

Jamais Hoffmann n’avait tant admiré l’or.

Il ouvrait des yeux émerveillés, comme s’ilfût entré dans un rayon de soleil, et cependant il venait de voirau jeu plus d’or qu’il n’en voyait là ; mais ce n’était pas lemême or, philosophiquement parlant. Il y avait entre l’or bruyant,rapide, agité du 113, et l’or tranquille, grave, muet du changeur,la différence qu’il y a entre les bavards creux et sans esprit, etles penseurs pleins de méditation. On ne peut rien faire de bonavec l’or de la roulette ou des cartes, il n’appartient pas à celuiqui le possède ; mais celui qui le possède lui appartient.Venu d’une source corrompue, il doit aller à un but impur. Il a lavie en lui, mais la mauvaise vie, et il a hâte de s’en aller commeil est venu. Il ne conseille que le vice et ne fait le bien, quandil le fait, que malgré lui ; il inspire des désirs quatrefois, vingt fois plus grands que ce qu’il vaut, et, une foispossédé, il semble qu’il diminue de valeur ; bref, l’argent dujeu, selon qu’on le gagne ou qu’on l’envie, selon qu’on le perd ouqu’on le ramasse, a une valeur toujours fictive. Tantôt une poignéed’or ne représente rien, tantôt une seule pièce renferme la vied’un homme ; tandis que l’or commercial, l’or du changeur,l’or comme celui que venait chercher Hoffmann chez son compatriote,vaut réellement le prix qu’il porte sur sa face, il ne sort de sonnid de cuivre que contre une valeur égale et même supérieure à lasienne ; il ne se prostitue pas en passant, comme unecourtisane sans pudeur, sans préférence, sans amour, de la main del’un à la main de l’autre ; il a l’estime de lui-même ;une fois sorti de chez le changeur, il peut se corrompre, il peutfréquenter la mauvaise société, ce qu’il faisait peut-être avantd’y venir, mais tant qu’il y est, il est respectable et doit êtreconsidéré. Il est l’image du besoin et non du caprice. Onl’acquiert, on ne le gagne pas ; il n’est pas jeté brusquementcomme de simples jetons par la main du croupier. Il estméthodiquement compté pièce à pièce, lentement par le changeur, etavec tout le respect qui lui est dû. Il est silencieux, et c’est làsa grande éloquence ; aussi Hoffmann, dans l’imaginationduquel une comparaison de ce genre ne mettait qu’une minute àpasser, se mit-il à trembler que le changeur ne voulût jamais luidonner de l’or si réel contre son médaillon. Il se crut donc forcé,quoique ce fût une perte de temps, de prendre des périphrases etdes circonlocutions pour en arriver à ce qu’il voulait, d’autantplus que ce n’était pas une affaire qu’il venait proposer, mais unservice qu’il venait demander à ce changeur.

– Monsieur, lui dit-il, c’est moi qui,tout à l’heure, suis venu changer des thalers pour de l’or.

– Oui, monsieur, je vous reconnais, fitle changeur.

– Vous êtes allemand, monsieur ?

– Je suis d’Heidelberg.

– C’est là que j’ai fait mes études.

– Quelle charmante ville !

– En effet.

Pendant ce temps, le sang d’Hoffmannbouillait. Il lui semblait que chaque minute qu’il donnait à cetteconversation banale était une année de sa vie qu’il perdait.

Il reprit donc en souriant :

– J’ai pensé qu’à titre de compatriotevous voudriez bien me rendre un service.

– Lequel ? demanda le changeur, dontla figure se rembrunit à ce mot.

Le changeur n’est pas plus prêteur que lafourmi.

– C’est de me prêter trois louis sur cemédaillon d’or.

En même temps, Hoffmann passait le médaillonau commerçant, qui, le mettant dans une balance, le pesa :

– N’aimeriez-vous pas mieux levendre ? demanda le changeur.

– Oh ! non, s’écria Hoffmann ;non, c’est déjà bien assez de l’engager ; je vous prieraimême, monsieur, si vous me rendez ce service, de vouloir bien megarder ce médaillon avec le plus grand soin, car j’y tiens plusqu’à ma vie, et je viendrai le reprendre dès demain : il fautune circonstance comme celle où je me trouve pour que jel’engage.

– Alors, je vais vous prêter trois louis,monsieur. Et le changeur, avec toute la gravité qu’il croyaitdevoir à une pareille action, prit trois louis et les aligna devantHoffmann.

– Oh ! merci, monsieur, mille foismerci ! s’écria le poète, et, s’emparant des trois piècesd’or, il disparut.

Le changeur reprit silencieusement sa lectureaprès avoir déposé le médaillon dans un coin de son tiroir.

Ce n’est pas à cet homme que fût venue l’idéed’aller risquer son or contre l’or du 113.

Le joueur est si près d’être sacrilège,qu’Hoffmann, en jetant sa première pièce d’or sur le n° 26, car ilne voulait les risquer qu’une à une, qu’Hoffmann, disons-nous,prononça le nom d’Antonia.

Tant que la bille tourna Hoffmann n’eut pasd’émotions ; quelque chose lui disait qu’il allait gagner.

Le 26 sortit.

Hoffmann, rayonnant, ramassa trente-sixlouis.

La première chose qu’il fit fut d’en mettretrois à part dans le gousset de sa montre pour être sûr de pouvoirreprendre le médaillon de sa fiancée, au nom de laquelle il devaitévidemment ce premier gain. Il laissa trente-trois louis sur lemême numéro, et le même numéro sortit.

C’étaient donc trente-six fois trente-troislouis qu’il gagnait, c’est-à-dire onze cent quatre-vingt-huitlouis, c’est-à-dire plus de vingt-cinq mille francs.

Alors Hoffmann, puisant à pleines mains dansle Pactole solide, et le prenant par poignées, joua au hasard, àtravers un éblouissement sans fin. À chaque coup qu’il jouait, lemonceau de son gain grossissait, semblable à une montagne sortanttout à coup de l’eau.

Il en avait dans ses poches, dans son habit,dans son gilet, dans son chapeau, dans ses mains, sur la table,partout enfin. L’or coulait devant lui de la main des croupierscomme le sang d’une large blessure. Il était devenu le Jupiter detoutes les Danaés présentes, et le caissier de tous les joueursmalheureux.

Il perdit bien ainsi une vingtaine de millefrancs.

Enfin, ramassant tout l’or qu’il avait devantlui, quand il crut en avoir assez, il s’enfuit, laissant pleinsd’admiration et d’envie tous ceux qui se trouvaient là, et courutdans la direction de la maison d’Arsène.

Il était une heure du matin, mais peu luiimportait.

Venant avec une pareille somme, il luisemblait qu’il pouvait venir à toute heure de la nuit, et qu’ilserait toujours le bienvenu.

Il se faisait une joie de couvrir de tout cetor ce beau corps qui s’était dévoilé devant lui, et qui, resté demarbre devant son amour, s’animerait devant sa richesse, comme lastatue de Prométhée quand il eut trouvé son âme véritable.

Il allait entrer chez Arsène, vider ses pochesjusqu’à la dernière pièce, et lui dire : « Maintenant,aimez-moi. » Puis le lendemain, il repartirait, pour échapper,si cela était possible, au souvenir de ce rêve fiévreux etintense.

Il frappa à la porte d’Arsène comme un maîtrequi rentre chez lui.

La porte s’ouvrit.

Hoffmann courut vers le perron del’escalier.

– Qui est là ? cria la voix duportier.

Hoffmann ne répondit pas.

– Où allez-vous, citoyen ? répéta lamême voix, et une ombre, vêtue comme les ombres le sont la nuit,sortit de la loge et courut après Hoffmann.

En ce temps on aimait fort à savoir quisortait et surtout qui entrait.

– Je vais chez Mlle Arsène, réponditHoffmann en jetant au portier trois ou quatre louis pour lesquelsune heure plus tôt il eût donné son âme.

Cette façon de s’exprimer plut àl’officieux.

– Mademoiselle Arsène n’est plus ici,monsieur, répondit-il, pensant avec raison qu’on devait substituerle mot citoyen quand on avait affaire à un homme qui avait la mainsi facile.

Un homme qui demande peut dire : Citoyen,mais un homme qui reçoit ne peut dire que : Monsieur.

– Comment ! s’écria Hoffmann, Arsènen’est plus ici.

– Non, monsieur.

– Vous voulez dire qu’elle n’est pasrentrée ce soir ?

– Je veux dire qu’elle ne rentreraplus.

– Où est-elle, alors ?

– Je n’en sais rien.

– Mon Dieu ! mon Dieu ! fitHoffmann ; et il prit sa tête dans ses deux mains comme pourcontenir sa raison près de lui échapper.

Tout ce qui lui arrivait depuis quelque tempsétait si étrange qu’à chaque instant il disait :« Allons, voilà le moment où je vais devenirfou ! »

– Vous ne savez donc pas lanouvelle ? reprit le portier.

– Quelle nouvelle ?

– M. Danton a été arrêté.

– Quand ?

– Hier. C’est M. Robespierre qui afait cela. Quel grand homme que le citoyen Robespierre !

– Eh bien !

– Eh bien ! Melle Arsène a étéforcée de se sauver ; car, comme maîtresse de Danton, elleaurait pu être compromise dans toute cette affaire.

– C’est juste. Mais comment s’est-ellesauvée ?

– Comme on se sauve quand on a peurd’avoir le cou coupé : tout droit devant soi.

– Merci, mon ami, merci, fit Hoffmann, etil disparut après avoir encore laissé quelques pièces dans la maindu portier.

Quand il fut dans la rue, Hoffmann se demandace qu’il allait devenir, et à quoi allait maintenant lui servirtout son or ; car, comme on le pense bien, l’idée qu’ilpourrait retrouver Arsène ne lui vint pas à l’esprit, pas plus quel’idée de rentrer chez lui et de prendre du repos.

Il se mit donc, lui aussi, à marcher toutdroit devant lui, faisant résonner le pavé des rues mornes sous letalon de ses bottes, et marchant tout éveillé dans son rêvedouloureux.

La nuit était froide, les arbres étaientdécharnés et tremblaient au vent de la nuit, comme des malades endélire qui ont quitté leur lit et dont la fièvre agite les membresamaigris.

Le givre fouettait le visage des promeneursnocturnes, et à peine si, de temps en temps, dans les maisons quiconfondaient leur masse avec le ciel sombre, une fenêtre éclairéetrouait l’ombre.

Cependant cet air froid lui faisait du bien.Son âme se dépensait peu à peu dans cette course rapide, et, sil’on peut s’exprimer ainsi, son effervescence morale sevolatilisait. Dans une chambre il eût étouffé ; puis, à forced’aller en avant, il rencontrerait peut-être Arsène ; quisait ? En se sauvant, elle avait peut-être pris le même cheminque lui en sortant de chez elle.

Il longea ainsi le boulevard désert, traversala rue Royale comme si, à défaut de ses yeux qui ne regardaientpas, ses pieds eussent reconnu d’eux-mêmes le lieu où ilétait ; il leva la tête, et il s’arrêta en s’apercevant qu’ilmarchait droit vers la place de la Révolution, vers cette place oùil avait juré de ne jamais revenir.

Tout sombre qu’était le ciel, une silhouetteplus sombre encore se détachait sur l’horizon noir comme del’encre. C’était la silhouette de la hideuse machine, dont le ventde la nuit séchait la bouche humide de sang, et qui dormait enattendant sa file quotidienne.

C’était pendant le jour qu’Hoffmann ne voulaitplus revoir cette place ; c’était à cause du sang qui ycoulait qu’il ne voulait plus s’y trouver ; mais, la nuit, cen’était plus la même chose ; il y avait pour le poète, chezqui, malgré tout, l’instinct poétique veillait sans cesse, il yavait de l’intérêt à voir, à toucher du doigt, dans le silence etdans l’ombre, le sinistre échafaudage dont l’image sanglantedevait, à l’heure qu’il était, se présenter à bien des esprits.

Quel plus beau contraste, en sortant de lasalle bruyante du jeu, que cette place déserte, et dont l’échafaudétait l’hôte éternel, après le spectacle de la mort, de l’abandon,de l’insensibilité ?

Hoffmann marchait donc vers la guillotinecomme attiré par une force magnétique.

Tout à coup, et sans presque savoir commentcela s’était fait, il se trouva face à face avec elle.

Le vent sifflait dans les planches.

Hoffmann croisa ses mains sur sa poitrine etregarda.

Que de choses durent naître dans l’esprit decet homme, qui, les poches pleines d’or, et comptant sur une nuitde volupté, passait solitairement cette nuit en face d’unéchafaud !

Il lui sembla, au milieu de ses pensées,qu’une plainte humaine se mêlait aux plaintes du vent.

Il pencha la tête en avant et prêtal’oreille.

La plainte se renouvela, venant non pas deloin, mais de bas.

Hoffmann regarda autour de lui, et ne vitpersonne.

Cependant un troisième gémissement arrivajusqu’à lui.

– On dirait une voix de femme,murmura-t-il, et l’on dirait que cette voix sort de dessous cetéchafaud.

Alors se baissant pour mieux voir, il commençaà faire le tour de la guillotine. Comme il passait devant leterrible escalier, son pied heurta quelque chose ; il étenditles mains et toucha un être accroupi sur les premières marches decet escalier et tout vêtu de noir.

– Qui êtes-vous, demanda Hoffmann, vousqui dormez la nuit auprès d’un échafaud ?

Et en même temps il s’agenouillait pour voirle visage de celle à qui il parlait.

Mais elle ne bougeait pas, et, les coudesappuyés sur les genoux, elle reposait sa tête sur ses mains.

Malgré le froid de la nuit, elle avait lesépaules presque entièrement nues, et Hoffmann put voir une lignenoire qui cerclait son cou blanc.

Cette ligne, c’était un collier develours.

– Arsène, cria-t-il.

– Eh bien ! oui ! Arsène !murmura d’une voix étrange la femme accroupie, en relevant la têteet regardant Hoffmann.

Chapitre 17Un hôtel de la rue Saint-Honoré.

Hoffmann recula épouvanté ; malgré lavoix, malgré le visage, il doutait encore. Mais, en relevant latête, Arsène laissa tomber ses mains sur ses genoux, et dégageantson col, ses mains laissèrent voir l’étrange agrafe de diamants quiréunissait les deux bouts du collier de velours et qui étincelaitdans la nuit.

– Arsène ! Arsène ! répétaHoffmann.

Arsène se leva.

– Que faites-vous ici, à cetteheure ? demanda le jeune homme. Comment ! vêtue de cetterobe grise ! Comment ! les épaules nues !

– Il a été arrêté hier, dit Arsène ;on est venu pour m’arrêter moi-même, je me suis sauvée commej’étais et cette nuit, à onze heures, trouvant ma chambre troppetite et mon lit trop froid, j’en suis sortie, et suis venueici.

Ces paroles étaient dites avec un singulieraccent, sans gestes, sans inflexions ; elles sortaient d’unebouche pâlie qui s’ouvrait et se refermait comme par unressort : on eût dit un automate qui parlait.

– Mais, s’écria Hoffmann, vous ne pouvezrester ici !

– Où irais-je ? Je ne veux rentrerd’où je sors que le plus tard possible ; j’ai eu tropfroid.

– Alors, venez avec moi, s’écriaHoffmann.

– Avec vous ! fit Arsène.

Et il sembla au jeune homme que de cet œilmorne tombait sur lui, à la lueur des étoiles, un regarddédaigneux, pareil à celui dont il avait déjà été écrasé dans lecharmant boudoir de la rue de Hanovre.

– Je suis riche, j’ai de l’or, s’écriaHoffmann.

L’œil de la danseuse jeta un éclair.

– Allons, dit-elle, mais où ?

– Où !

En effet, où Hoffmann allait-il conduire cettefemme de luxe et de sensualité qui, une fois sortie des palaismagiques et des jardins enchantés de l’Opéra, était habituée àfouler les tapis de Perse et à se rouler dans les cachemires del’Inde ?

Certes, ce n’était pas dans sa petite chambred’étudiant qu’il pouvait la conduire ; elle eût été là aussi àl’étroit et aussi froidement que dans cette demeure inconnue dontelle parlait tout à l’heure, et où elle paraissait craindre si fortde rentrer.

– Où, en effet ? demanda Hoffmann,je ne connais point Paris.

– Je vais vous conduire, dit Arsène.

– Oh ! oui, oui, s’écriaHoffmann.

– Suivez-moi, dit la jeune femme.

Et de cette même démarche raide et automatiquequi n’avait rien de commun avec cette souplesse ravissantequ’Hoffmann avait admirée dans la danseuse, elle se mit à marcherdevant lui.

Il ne vint pas l’idée au jeune homme de luioffrir le bras ; il la suivit.

Arsène prit la rue Royale, que l’on appelait àcette époque la rue de la Révolution, tourna à droite, dans la rueSaint-Honoré, que l’on appelait rue Honoré tout court, ets’arrêtant devant la façade d’un magnifique hôtel, elle frappa.

La porte s’ouvrit aussitôt.

Le concierge regarda avec étonnementArsène.

– Parlez, dit-elle au jeune homme, ou ilsne me laisseront pas entrer, et je serai obligée de retournerm’asseoir au pied de la guillotine.

– Mon ami, dit vivement Hoffmann enpassant entre la jeune femme et le concierge, comme je traversaisles Champs-Élysées, j’ai entendu crier au secours ; je suisaccouru à temps pour empêcher Madame d’être assassinée, mais troptard pour l’empêcher d’être dépouillée. Donnez-moi vite votremeilleure chambre ; faites-y allumer un grand feu, servir unbon souper. Voici un louis pour vous.

Et il jeta un louis d’or sur la table où étaitposée la lampe, dont tous les rayons semblèrent se concentrer surla face étincelante de Louis XV.

Un louis était une grosse somme à cetteépoque ; il représentait neuf cent vingt-cinq francs enassignats.

Le concierge ôta son bonnet crasseux et sonna.Un garçon accourut à cette sonnette du concierge.

– Vite ! vite ! unechambre ! la plus belle de l’hôtel, pour Monsieur etMadame.

– Pour Monsieur et Madame, reprit legarçon, étonné, en portant alternativement son regard du costumeplus que simple d’Hoffmann, au costume plus que léger d’Arsène.

– Oui, dit Hoffmann, la meilleure, laplus belle ; surtout qu’elle soit bien chauffée et bienéclairée : voici un louis pour vous.

Le garçon parut subir la même influence que leconcierge, se courba devant le louis, et montrant un grandescalier, à moitié éclairé seulement à cause de l’heure avancée dela nuit, mais sur les marches duquel, par un luxe bienextraordinaire à cette époque, était étendu un tapis.

– Montez, dit-il, et attendez à la portedu n° 3.

Puis il disparut tout courant.

À la première marche de l’escalier, Arsènes’arrêta.

Elle semblait, la légère sylphide, éprouverune difficulté invincible à lever le pied.

On eût dit que sa légère chaussure de satinavait des semelles de plomb.

Hoffmann lui offrit lebras.

Arsène appuya sa main sur le bras que luiprésentait le jeune homme, et quoiqu’il ne sentît pas la pressiondu poignet de la danseuse, il sentit le froid qui se communiquaitde ce corps au sien.

Puis, avec un effort violent, Arsène monta lapremière marche et successivement les autres ; mais chaquedegré lui arrachait un soupir.

– Oh ! pauvre femme, murmuraHoffmann, comme vous avez dû souffrir !

– Oui, oui, répondit Arsène, beaucoup…J’ai beaucoup souffert.

Ils arrivèrent à la porte du n° 3.

Mais, presque aussitôt qu’eux arriva le garçonporteur d’un véritable brasier ; il ouvrit la porte de lachambre, et en un instant la cheminée s’enflamma et les bougiess’allumèrent.

– Vous devez avoir faim ? demandaHoffmann.

– Je ne sais pas, répondit Arsène.

– Le meilleur souper que l’on pourra nousdonner, garçon, dit Hoffmann.

– Monsieur, fit observer le garçon, on nedit plus garçon, mais officieux. Après cela, Monsieur paye si bienqu’il peut dire comme il voudra.

Puis, enchanté de la facétie, il sortit endisant :

– Dans cinq minutes le souper !

La porte refermée derrière l’officieux,Hoffmann jeta avidement les yeux sur Arsène.

Elle était si pressée de se rapprocher du feu,qu’elle n’avait pas pris le temps de tirer un fauteuil près de lacheminée ; elle s’était seulement accroupie au coin de l’âtre,dans la même position où Hoffmann l’avait trouvée devant laguillotine, et là, les coudes sur ses genoux, elle semblait occupéeà maintenir de ses deux mains sa tête droite sur ses épaules.

– Arsène ! Arsène ! dit lejeune homme, je t’ai dit que j’étais riche, n’est-ce pas ?Regarde, et tu verras que je ne t’ai pas menti.

Hoffmann commença par retourner son chapeauau-dessus de la table ; le chapeau était plein de louis et dedoubles louis, et ils ruisselèrent du chapeau sur le marbre, avecce bruit d’or si remarquable et si facile à distinguer entre tousles bruits.

Puis, après le chapeau, il vida ses poches, etl’une après l’autre ses poches dégorgèrent l’immense butin qu’ilvenait de faire au jeu.

Un monceau d’or mobile et resplendissants’entassa sur la table.

À ce bruit, Arsène sembla se ranimer ;elle tourna la tête, et la vue parut achever la résurrectioncommencée par l’ouïe.

Elle se leva, toujours raide etimmobile ; mais sa lèvre pâle souriait, mais ses yeux vitreux,s’éclaircissant, lançaient des rayons qui se croisaient avec ceuxde l’or.

– Oh ! dit-elle, c’est à toi toutcela ?

– Non, pas à moi, mais à toi, Arsène.

– À moi ! fit la danseuse.

Et elle plongea dans le monceau de métal sesmains pâles.

Les bras de la jeune fille disparurentjusqu’au coude.

Alors cette femme, dont l’or avait été la vie,sembla reprendre vie au contact de l’or.

– À moi ! disait-elle, à moi !et elle prononçait ces paroles d’un accent vibrant et métalliquequi se mariait d’une incroyable façon avec le cliquetis deslouis.

Deux garçons entrèrent, portant une tabletoute servie, qu’ils faillirent laisser tomber en apercevant cetamas de richesses que pétrissaient les mains crispées de la jeunefille.

– C’est bien, dit Hoffmann, du vin deChampagne, et laissez-nous.

Les garçons apportèrent plusieurs bouteillesde vin de Champagne, et se retirèrent.

Derrière eux, Hoffmann alla pousser la porte,qu’il ferma au verrou.

Puis, les yeux ardents de désir, il revintvers Arsène, qu’il retrouva près de la table, continuant de puiserla vie, non pas à cette fontaine de Jouvence, mais à cette sourcedu Pactole.

– Eh bien ? lui demanda-t-il.

– C’est beau, l’or ! dit-elle ;il y avait longtemps que je n’en avais touché.

– Allons, viens souper, fit Hoffmann, etpuis après, tout à ton aise, Danaé, tu te baigneras dans l’or si tuveux.

Et il l’entraîna vers la table.

– J’ai froid ! dit-elle.

Hoffmann regarda autour de lui ; lesfenêtres et le lit étaient tendus en damas rouge : il arrachaun rideau de la fenêtre et le donna à Arsène.

Arsène s’enveloppa dans le rideau, qui semblase draper de lui-même comme les plis d’un manteau antique, et souscette draperie rouge sa tête pâle redoubla de caractère.

Hoffmann avait presque peur.

Il se mit à table, se versa et but deux outrois verres de vin de Champagne coup sur coup. Alors il lui semblaqu’une légère coloration montait aux yeux d’Arsène.

Il lui versa à son tour, et à son tour ellebut.

Puis il voulut la faire manger ; maiselle refusa.

Et comme Hoffmann insistait :

– Je ne pourrais avaler, dit-elle.

– Buvons, alors.

Elle tendit son verre.

– Oui, buvons.

Hoffmann avait à la fois faim et soif ;il but et mangea.

Il but surtout ; il sentait qu’il avaitbesoin de hardiesse ; non pas qu’Arsène, comme chez elle,parût disposée à lui résister, soit par la force, soit par ledédain, mais parce que quelque chose de glacé émanait du corps dela belle convive.

À mesure qu’il buvait, à ses yeux du moins,Arsène s’animait ; seulement, quand, à son tour, Arsène vidaitson verre, quelques gouttes rosées roulaient de la partieinférieure du collier de velours sur la poitrine de la danseuse.Hoffmann regardait sans comprendre puis, sentant quelque chose deterrible et de mystérieux là-dessous, il combattit ses frissonsintérieurs en multipliant les toasts qu’il portait aux beaux yeux,à la belle bouche, aux belles mains de la danseuse.

Elle lui faisait raison, buvant autant quelui, et paraissant s’animer, non pas du vin qu’elle buvait, mais duvin que buvait Hoffmann.

Tout à coup un tison roula du feu.

Hoffmann suivit des yeux la direction dubrandon de flamme, qui ne s’arrêta qu’en rencontrant le pied nud’Arsène.

Sans doute, pour se réchauffer, Arsène avaittiré ses bas et ses souliers ; son petit pied, blanc comme lemarbre, était posé sur le marbre de l’âtre, blanc aussi comme lepied avec lequel il semblait ne faire qu’un.

Hoffmann jeta un cri.

– Arsène ! Arsène ! dit-il,prenez garde !

– À quoi ? demanda la danseuse.

– Ce tison… ce tison qui touche votrepied…

Et en effet, il couvrait à moitié le piedd’Arsène.

– Ôtez-le, dit-elle tranquillement.

Hoffmann se baissa, enleva le tison, ets’aperçut avec effroi que ce n’était pas la braise qui avait brûléle pied de la jeune fille, mais le pied de la jeune fille qui avaitéteint la braise.

– Buvons ! dit-il.

– Buvons ! dit Arsène.

Et elle tendit son verre.

La seconde bouteille fut vidée.

Cependant Hoffmann sentait que l’ivresse duvin ne lui suffisait pas.

Il aperçut un piano.

– Bon !… s’écria-t-il.

Il avait compris la ressource que lui offraitl’ivresse de la musique.

Il s’élança vers le piano.

Puis sous ses doigts naquit tout naturellementl’air sur lequel Arsène dansait ce pas de trois dans l’opéra dePâris, lorsqu’il l’avait vue pour la première fois.

Seulement, il semblait à Hoffmann que lescordes du piano étaient d’acier. L’instrument à lui seul rendait unbruit pareil à celui de tout un orchestre.

– Ah ! fit Hoffmann, à la bonneheure !

Il venait de trouver dans ce bruitl’enivrement qu’il cherchait ; de son côté, Arsène se leva auxpremiers accords.

Ces accords, comme un réseau de feu, avaientsemblé envelopper toute sa personne.

Elle rejeta loin d’elle le rideau de damasrouge, et, chose étrange, comme un changement magique s’opère authéâtre, sans que l’on sache par quel moyen, un changement s’étaitopéré en elle, et au lieu de sa robe grise, au lieu de ses épaulesveuves d’ornements, elle reparut avec le costume de Flore, toutruisselant de fleurs, tout vaporeux de gaze, tout frissonnant devolupté.

Hoffmann jeta un cri, puis, redoublantd’énergie, il sembla faire jaillir une vigueur infernale de cettepoitrine du clavecin, toute résonnante sous ses fibres d’acier.

Alors le même mirage revint troubler l’espritd’Hoffmann. Cette femme bondissante, qui s’était animée par degrés,opérait sur lui avec une attraction irrésistible. Elle avait prispour théâtre tout l’espace qui séparait le piano de l’alcôve, et,sur le fond rouge du rideau, elle se détachait comme une apparitionde l’enfer. Chaque fois qu’elle revenait du fond vers Hoffmann,Hoffmann se soulevait sur sa chaise ; chaque fois qu’elles’éloignait vers le fond, Hoffmann se sentait entraîné sur ses pas.Enfin, sans qu’Hoffmann comprît comment la chose se faisait, lemouvement changea sous ses doigts ; ce ne fut plus l’air qu’ilavait entendu qu’il joua, ce fut une valse ; cette valsec’était le Désir de Beethoven ; elle était venue,comme une expression de sa pensée, se placer sous ses doigts. Deson côté, Arsène avait changé de mesure ; elle tourna surelle-même d’abord, puis, peu à peu élargissant le rond qu’elletraçait, elle se rapprocha d’Hoffmann. Hoffmann, haletant, lasentait venir, la sentait se rapprocher ; il comprenait qu’audernier cercle elle allait le toucher, et qu’alors force lui seraitde se lever à son tour, et de prendre part à cette valse brûlante.C’était à la fois chez lui du désir et de l’effroi. Enfin Arsène,en passant, étendit la main, et du bout des doigts l’effleura.Hoffmann poussa un cri, bondit comme si l’étincelle électriquel’eût touché, s’élança sur la trace de la danseuse, la joignit,l’enlaça dans ses bras, continuant dans sa pensée l’air interrompuen réalité, pressant contre son cœur ce corps qui avait repris sonélasticité, aspirant les regards de ses yeux, le souffle de sabouche, dévorant de ses aspirations à lui ce cou, ces épaules, cesbras ; tournant non plus dans un air respirable, mais dans uneatmosphère de flamme qui, pénétrant jusqu’au fond de la poitrinedes deux valseurs, finit par les jeter, haletants et dansl’évanouissement du délire, sur le lit qui les attendait.

Quand Hoffmann se réveilla le lendemain, un deces jours blafards des hivers de Paris venait de se lever, etpénétrait jusqu’au lit par le rideau arraché de la fenêtre. Ilregarda autour de lui, ignorant où il était, et sentit qu’une masseinerte pesait à son bras gauche. Il se pencha du côté oùl’engourdissement gagnait son cœur, et reconnut, couchée près delui, non plus la belle danseuse de l’Opéra, mais la pâle jeunefille de la place de la Révolution.

Alors il se rappela tout, tira de dessous cecorps raidi son bras glacé, et voyant que ce corps demeuraitimmobile, il saisit un candélabre où brûlaient encore cinq bougies,et, à la double lueur du jour et des bougies, il s’aperçutqu’Arsène était sans mouvement, pâle et les yeux fermés.

Sa première idée fut que la fatigue avait étéplus forte que l’amour, que le désir, que la volonté, et que lajeune fille s’était évanouie. Il prit sa main, sa main étaitglacée ; il chercha les battements de son cœur, son cœur nebattait plus.

Alors une idée horrible lui traversal’esprit ; il se pendit au cordon d’une sonnette, qui serompit entre ses mains, puis s’élança vers la porte, il ouvrit, etse précipita par les degrés en criant :

– À l’aide ! au secours !

Un petit homme noir montait justement à lamême minute l’escalier que descendait Hoffmann. Il leva latête ; Hoffmann jeta un cri. Il venait de reconnaître lemédecin de l’Opéra.

– Ah ! c’est vous, mon chermonsieur, dit le docteur en reconnaissant Hoffmann à sontour ; qu’y a-t-il donc, et pourquoi tout ce bruit ?

– Oh ! venez, venez, dit Hoffmann neprenant pas la peine d’expliquer au médecin ce qu’il attendait delui, et espérant que la vue d’Arsène inanimée ferait plus sur ledocteur que toutes ses paroles. Venez !

Et il l’entraîna dans la chambre.

Puis, le poussant vers le lit, tandis que del’autre main, il saisissait le candélabre qu’il approcha du visaged’Arsène :

– Tenez, dit-il, voyez.

Mais, loin que le médecin parûteffrayé :

– Ah ! c’est bien à vous, jeunehomme, dit-il, c’est bien à vous d’avoir racheté ce corps afinqu’il ne pourrît pas dans une fosse commune… Très bien ! jeunehomme, très bien !

– Ce corps… murmura Hoffmann, racheté… lafosse commune… Que dites-vous là ? mon Dieu !

– Je dis que notre pauvre Arsène, arrêtéehier à huit heures du matin, a été jugée hier à deux heures del’après-midi, et a été exécutée hier à quatre heures du soir.

Hoffmann crut qu’il allait devenir fou ;il saisit le docteur à la gorge.

– Exécutée hier à quatre heures !cria-t-il en s’étranglant lui-même ; Arsèneexécutée !

Et il éclata de rire, mais d’un rire siétrange, si strident, si en dehors de toutes les modulations durire humain, que le docteur fixa sur lui des yeux presqueeffarés.

– En doutez-vous ? demanda-t-il.

– Comment ! s’écria Hoffmann, sij’en doute ! Je le crois bien. J’ai soupé, j’ai valsé, j’aicouché cette nuit avec elle.

– Alors, c’est un cas étrange et que jeconsignerai dans les annales de la médecine, dit le docteur, etvous signerez au procès-verbal, n’est-ce pas ?

– Mais je ne puis signer, puisque je vousdémens, puisque je dis que cela est impossible, puisque je dis quecela n’est pas.

– Ah ! vous dites que cela n’estpas, reprit le docteur ; vous dites cela à moi, le médecin desprisons ; à moi, qui ai fait tout ce que j’ai pu pour lasauver, et qui n’ai pu y parvenir ; à moi qui lui ai dit adieuau pied de la charrette ! Vous dites que cela n’est pas !Attendez !

Alors le médecin étendit le bras, pressa lepetit ressort en diamant qui servait d’agrafe au collier develours, et tira le velours à lui.

Hoffmann poussa un cri terrible. Cessantd’être maintenue par le seul lien qui la rattachait aux épaules, latête de la suppliciée roula du lit à terre, et ne s’arrêta qu’ausoulier d’Hoffmann, comme le tison ne s’était arrêté qu’au piedd’Arsène.

Le jeune homme fit un bond en arrière, et seprécipita par les escaliers en hurlant :

– Je suis fou !

L’exclamation d’Hoffmann n’avait riend’exagéré : cette faible cloison qui, chez le poète exerçantoutre mesure ses facultés cérébrales, cette faible cloison,disons-nous, qui, séparant l’imagination de la folie, sembleparfois prête à se rompre, craquait dans sa tête avec le bruitd’une muraille qui se lézarde.

Mais, à cette époque, on ne courait paslongtemps dans les rues de Paris sans dire pourquoi l’oncourait ; les Parisiens étaient devenus très curieux en l’ande grâce 1793 ; et, toutes les fois qu’un homme passait encourant, on arrêtait cet homme pour savoir après qui il courait ouqui courait après lui.On arrêta donc Hoffmann en face de l’églisede l’Assomption, dont on avait fait un corps de garde, et on leconduisit devant le chef du poste.

Là, Hoffmann comprit le danger réel qu’ilcourait : les uns le tenaient pour un aristocrate prenant sacourse afin de gagner plus vite la frontière ; les autrescriaient : À l’agent de Pitt et Cobourg !Quelques-uns criaient : À la lanterne ! ce quin’était pas gai ; d’autres criaient : Au tribunalrévolutionnaire !ce qui était moins gai encore. Onrevenait quelquefois de la lanterne, témoin l’abbé Maury ; dutribunal révolutionnaire, jamais.

Alors Hoffmann essaya d’expliquer ce qui luiétait arrivé depuis la veille au soir. Il raconta le jeu, le gain.Comment, de l’or plein ses poches, il avait couru rue deHanovre ; comment la femme qu’il cherchait n’y étaitplus ; comment, sous l’empire de la passion qui le brûlait, ilavait couru les rues de Paris ; comment, en passant sur laplace de la Révolution, il avait trouvé cette femme assise au piedde la guillotine ; comment elle l’avait conduit dans un hôtelde la rue Saint-Honoré, et comment là, après une nuit pendantlaquelle tous les enivrements s’étaient succédé, il avait trouvénon seulement reposant entre ses bras une femme morte, mais encoreune femme décapitée.

Tout cela était bien improbable ; aussile récit d’Hoffmann obtint-il peu de croyance : les plusfanatiques de vérité crièrent au mensonge, les plus modéréscrièrent à la folie.

Sur ces entrefaites, un des assistants ouvritcet avis lumineux :

– Vous avez passé, dites-vous, la nuitdans un hôtel de la rue Saint-Honoré ?

– Oui.

– Vous y avez vidé vos poches pleinesd’or sur une table ?

– Oui.

– Vous y avez couché et soupé avec lafemme dont la tête, roulant à vos pieds, vous a causé ce grandeffroi dont vous étiez atteint quand nous vous avonsarrêté ?

– Oui.

– Eh bien ! cherchons l’hôtel ;on ne trouvera peut-être plus l’or, mais on trouvera la femme.

– Oui, cria tout le monde, cherchons,cherchons !

Hoffmann eût bien voulu ne pas chercher ;mais force lui fut d’obéir à l’immense volonté résumée autour delui par ce mot cherchons.

Il sortit donc de l’église, et continua dedescendre la rue Saint-Honoré en cherchant.

La distance n’était pas longue de l’église del’Assomption à la rue Royale. Et cependant Hoffmann eut beauchercher, négligemment d’abord, puis avec plus d’attention, puisenfin avec volonté de trouver, il ne trouva rien qui lui rappelâtl’hôtel où il était entré la veille, où il avait passé la nuit,d’où il venait de sortir. Comme ces palais féeriques quis’évanouissent quand le machiniste n’a plus besoin d’eux, l’hôtelde la rue Saint-Honoré avait disparu après que la scène infernaleque nous avons essayé de décrire avait été jouée.

Tout cela ne faisait pas l’affaire des badaudsqui avaient accompagné Hoffmann et qui voulaient absolument unesolution quelconque à leur dérangement ; or, cette solution nepouvait être que la découverte du cadavre d’Arsène ou l’arrestationd’Hoffmann comme suspect.

Mais, comme on ne retrouvait pas le corpsd’Arsène, il était fortement question d’arrêter Hoffmann, quandtout à coup celui-ci aperçut dans la rue le petit homme noir etl’appela à son secours, invoquant son témoignage sur la vérité durécit qu’il venait de faire.

La voix du médecin a toujours une grandeautorité sur la foule. Celui-ci déclina sa profession, et on lelaissa s’approcher d’Hoffmann.

– Ah ! pauvre jeune homme !dit-il en lui prenant la main sous prétexte de lui tâter le pouls,mais en réalité, pour lui conseiller, par une pressionparticulière, de ne pas le démentir ; pauvre jeune homme, ils’est donc échappé !

– Échappé d’où ? échappé dequoi ? s’écrièrent vingt voix toutes ensemble.

– Oui, échappé d’où ? demandaHoffmann, qui ne voulait pas accepter la voie de salut que luioffrait le docteur et qu’il regardait comme humiliante.

– Parbleu ! dit le médecin, échappéde l’hospice.

– De l’hospice ! s’écrièrent lesmêmes voix, et quel hospice ?

– De l’hospice des fous !

– Ah ! docteur, docteur, s’écriaHoffmann, pas de plaisanterie !

– Le pauvre diable ! s’écria ledocteur sans paraître écouter Hoffmann, le pauvre diable aura perdusur l’échafaud quelque femme qu’il aimait.

– Oh ! oui, oui, dit Hoffmann, jel’aimais bien, mais pas comme Antonia cependant.

– Pauvre garçon ! dirent plusieursfemmes qui se trouvaient là et qui commençaient à plaindreHoffmann.

– Oui, depuis ce temps, continua ledocteur, il est en proie à une hallucination terrible ; ilcroit jouer… il croit gagner… Quand il a joué et qu’il a gagné, ilcroit pouvoir posséder celle qu’il aime ; puis, avec son or,il court les rues ; puis il rencontre une femme au pied de laguillotine, puis il l’emmène dans quelque magnifique palais, dansquelque splendide hôtellerie, où il passe la nuit à boire, àchanter, à faire de la musique avec elle ; après quoi il latrouve morte. N’est-ce pas cela qu’il vous a raconté ?

– Oui, oui, cria la foule, mot pourmot.

– Eh bien ! eh bien ! ditHoffmann, le regard étincelant, direz-vous que ce n’est pas vrai,vous, docteur ? vous qui avez ouvert l’agrafe de diamants quifermait le collier de velours. Oh ! j’aurais dû me douter dequelque chose quand j’ai vu le vin de Champagne suinter sous lecollier, quand j’ai vu le tison enflammé rouler sur son pied nu, etson pied nu, son pied de morte, au lieu d’être brûlé par le tison,l’éteindre.

– Vous voyez, vous voyez, dit le docteuravec des yeux pleins de pitié et avec une voix lamentable, voilà safolie qui le reprend.

– Comment, ma folie ! s’écriaHoffmann ; comment, vous osez dire que ce n’est pasvrai ! vous osez dire que ce n’est pas vrai ! vous osezdire que je n’ai pas passé la nuit avec Arsène qui a étéguillotinée hier ! Vous osez dire que son collier de veloursn’était pas la seule chose qui maintînt sa tête sur sesépaules ! Vous osez dire que, lorsque vous avez ouvertl’agrafe et enlevé le collier, la tête n’a pas roulé sur letapis ! Allons donc, docteur, allons donc, vous savez bien quece que je dis est vrai, vous.

– Mes amis, dit le docteur, vous êtesbien convaincus maintenant, n’est-ce pas ?

– Oui, oui, crièrent les cent voix de lafoule.

Ceux des assistants qui ne criaient pasremuaient mélancoliquement la tête en signe d’adhésion.

– Eh bien ! alors, dit le docteur,faites avancer un fiacre, afin que je le reconduise.

– Où cela ? cria Hoffmann ; oùvoulez-vous me reconduire ?

– Où ? dit le docteur, à la maisondes fous, dont vous vous êtes échappé, mon bon ami.

Puis, tout bas :

– Laissez-vous faire, morbleu ! ditle docteur, ou je ne réponds pas de vous. Ces gens-là croiront quevous vous êtes moqué d’eux, et ils vous mettront en pièces.

Hoffmann poussa un soupir et laissa tomber sesbras.

– Tenez, vous voyez bien, dit le docteur,maintenant le voilà doux comme un agneau. La crise est passée…Là ! mon ami, là !…

Et le docteur parut calmer Hoffmann de lamain, comme on calme un cheval emporté ou un chien rageur.

Pendant ce temps, on avait arrêté un fiacre eton l’avait amené.

– Montez vite, dit le médecin àHoffmann.

Hoffmann obéit ; toutes ses forcess’étaient usées dans cette lutte.

– À Bicêtre ! dit tout haut ledocteur en montant derrière Hoffmann.

Puis, tout bas au jeune homme :

– Où voulez-vous qu’on vousdescende ? demanda-t-il.

– Au Palais-Égalité, articula péniblementHoffmann.

– En route, cocher, cria le docteur.

Puis il salua la foule.

– Vive le docteur ! cria lafoule.

Il faut toujours que la foule, lorsqu’elle estsous l’empire d’une passion, crie vive quelqu’un ou meurequelqu’un.

Au Palais-Égalité le docteur fit arrêter lefiacre.

– Adieu, jeune homme, dit le docteur àHoffmann, et si vous m’en croyez, partez pour l’Allemagne le plusvite possible ; il ne fait pas bon en France pour les hommesqui ont une imagination comme la vôtre.

Et il poussa hors du fiacre Hoffmann, qui,tout abasourdi encore de ce qui venait de lui arriver, s’en allaittout droit sous une charrette qui faisait chemin en sens inverse dufiacre, si un jeune homme qui passait ne se fût précipité et n’eûtretenu Hoffmann dans ses bras au moment où, de son côté, lecharretier faisait un effort pour arrêter ses chevaux.

Le fiacre continua son chemin.

Les deux jeunes gens, celui qui avait faillitomber et celui qui l’avait retenu, poussèrent ensemble un seul etmême cri :

– Hoffmann !

– Werner !

Puis, voyant l’état d’atonie dans lequel setrouvait son ami, Werner l’entraîna dans le jardin duPalais-Royal.

Alors la pensée de tout ce qui s’était passérevint plus vive au souvenir d’Hoffmann, et il se rappela lemédaillon d’Antonia mis en gage chez le changeur allemand.

Aussitôt il poussa un cri en songeant qu’ilavait vidé toutes ses poches sur la table de marbre de l’hôtel.Mais en même temps il se souvint qu’il avait mis, pour le dégager,trois louis à part dans le gousset de sa montre.

Le gousset avait fidèlement gardé sondépôt ; les trois louis y étaient toujours.

Hoffmann s’échappa des bras de Werner en luicriant : Attends-moi ! et s’élança dans la direction dela boutique du changeur.

À chaque pas qu’il faisait, il lui semblait,sortant d’une vapeur épaisse, s’avancer, à travers un nuagetoujours s’éclaircissant, vers une atmosphère pure etresplendissante.

À la porte du changeur, il s’arrêta pourrespirer ; l’ancienne vision, la vision de la nuit avaitpresque disparu.

Il reprit haleine un instant et entra.

Le changeur était à sa place, les sébiles encuivre étaient à leur place.

Au bruit que fit Hoffmann en entrant, lechangeur leva la tête.

– Ah ! ah ! dit-il, c’est vous,mon jeune compatriote ; ma foi ! je vous l’avoue, je necomptais pas vous revoir.

– Je présume que vous ne me dites pascela parce que vous avez disposé du médaillon ! s’écriaHoffmann.

– Non, je vous avais promis de vous legarder, et, m’en eût on donné vingt-cinq louis, au lieu des troisque vous me devez, le médaillon ne serait pas sorti de maboutique.

– Voici les trois louis, dit timidementHoffmann ; mais je vous avoue que je n’ai rien à vous offrirpour les intérêts.

– Pour les intérêts d’une nuit, dit lechangeur, allons donc, vous voulez rire ; les intérêts detrois louis pour une nuit, et à un compatriote ! jamais.

Et il lui rendit le médaillon.

– Merci, monsieur, dit Hoffmann ; etmaintenant, continua-t-il avec un soupir, je vais chercher del’argent pour retourner à Mannheim.

– À Mannheim, dit le changeur, tiens,vous êtes de Mannheim ?

– Non, monsieur, je ne suis pas deMannheim, mais j’habite Mannheim : ma fiancée est àMannheim ; elle m’attend, et je retourne à Mannheim pourl’épouser.

– Ah ! fit le changeur.

Puis, comme le jeune homme avait déjà la mainsur le bouton de la porte :

– Connaissez-vous, dit le changeur, àMannheim, un ancien ami à moi, un vieux musicien ?

– Nommé Gottlieb Murr ? s’écriaHoffmann.

– Justement ! Vous leconnaissez ?

– Si je le connais ! je le croisbien, puisque c’est sa fille qui est ma fiancée.

– Antonia ! s’écria à son tour lechangeur.

– Oui, Antonia, répondit Hoffmann.

– Comment, jeune homme ! c’est pourépouser Antonia que vous retourniez à Mannheim ?

– Sans doute.

– Restez à Paris, alors, car vous feriezun voyage inutile.

– Pourquoi cela ?

– Parce que voilà une lettre de son pèrequi m’annonce qu’il y a huit jours, à trois heures de l’après-midi,Antonia est morte subitement en jouant de la harpe.

C’était juste le jour où Hoffmann était alléchez Arsène pour faire son portrait ; c’était juste l’heure oùil avait pressé de ses lèvres son épaule nue.

Hoffmann, pâle, tremblant, anéanti, ouvrit lemédaillon pour porter l’image d’Antonia à ses lèvres, mais l’ivoireen était redevenu aussi blanc et aussi pur que s’il était viergeencore du pinceau de l’artiste.

Il ne restait rien d’Antonia à Hoffmann deuxfois infidèle à son serment, pas même l’image de celle à qui ilavait juré un amour éternel.

Deux heures après, Hoffmann, accompagné deWerner et du bon changeur, montait dans la voiture de Mannheim, oùil arriva juste pour accompagner au cimetière le corps de GottliebMurr, qui avait recommandé en mourant qu’on l’enterrât côte à côtede sa chère Antonia.

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