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La Femme de cire

La Femme de cire

de René de Pont-Jest

Partie 1
UN CADAVRE ANONYME

Chapitre 1 UN BAL CHEZ ADA RICARD

Un soir de l’hiver de 1805, il y avait grand bal au n° 17 de la 23e rue Est.

Ce mode de désignation des rues indique assez que nous sommes dans l’Amérique du Nord, où, sans doute par mesure de précaution contre les réactions politiques, on numérote presque toujours les voies de communication, au lieu de leur donner des noms de personnages qui, célèbres et bienfaiteurs de l’humanité aujourd’hui, pourraient être voués aux gémonies par leurs remplaçants de demain.

Nous ajouterons, pour préciser davantage encore, que notre drame se passe à New-York, la capitale commerciale de cette gigantesque république fédérative que les démocrates nous citent comme un modèle d’institutions libérales,bien qu’on y pende ceux qui rêvent l’émancipation des esclaves, et que les noirs, les hommes de couleur eux-mêmes, ne puissent s’asseoir, ni au théâtre ni dans les voitures publiques, là où se placent les blancs.

Mais, aux États-Unis, contrée par excellence des contradictions sociales, politiques et religieuses ; pays où vivent côte à côte toutes les civilisations et toutes les barbaries ; où la faillite est une institution et le revolver un article du code ; où on se marie le soir pour divorcer vingt-quatre heures plus tard ; où un dentiste se fait à son gré chef de secte ou banquier ; où la population se double tous les vingt ans depuis un siècle ; où on met en actions des lacs de pétrole et des sources de lait condensé ; où il paraît quotidiennement un milliard d’exemplaires de journaux, c’est-à-dire trente et trente-cinq exemplaires par habitant ; où le plus ignare se proclame impunément jurisconsulte ou médecin ; où la vie humaine n’est rien, mais l’argent tout ; où la fin justifie les moyens ; où la jeune fille présente à son père l’homme qu’elle a épousé, alors même que le chef de famille n’ajamais entendu prononcer le nom de son gendre ; où le flirtageest l’école de la prostitution ; mais aux États-Unis,disons-nous, terre promise des aventuriers et des déclassés, on nedemande à nul d’où il vient ni ce qu’il a été ; on nes’informe que de ce qu’il a et de ce qu’il veut être. À ce titre,les démagogues ont cent raisons pour une d’en admirer les coutumeset les mœurs.

C’est donc à New-York que nous conduisonscette fois nos lecteurs, au no 17 de la23e rue, chez miss Ada Ricard, la nouvelle étoile dumonde galant de la grande cité américaine, mais étoile dont lesprofanes ne connaissaient l’éclat que par reflet, car son existenceétait enveloppée de mystère et on ne la rencontrait jamais dansaucun lieu public.

Tout ce qu’on savait du passé d’Ada Ricard,c’est qu’elle avait été mariée à un riche négociant de Buffalo,James Gobson, personnage ivrogne et brutal, dont elle étaitparvenue à secouer le joug grâce la cour des divorces, mais qui luiavait laissé certains souvenirs ineffaçables de sa tendresse.

Gobson, en effet, qui adorait sa femme et enétait fort jaloux, l’avait un jour si maltraitée qu’elle n’étaitsortie de cette scène violente qu’avec une oreille déchirée et unedent de moins.

Ada Ricard cachait, il est vrai, sous un grosdiamant, la cicatrice de sa mignonne oreille ; mais elle avaittoujours refusé de remplacer la perle qui manquait à l’écrin de seslèvres roses.

– De cette façon, disait-elle, jen’oublierai jamais ce que peut coûter un mari, et lorsque quelquefolle ambition ou quelque sot amour serait sur le point de me faireperdre la mémoire, il me suffira de m’adresser à moi-même unsourire dans une glace pour me rappeler le passé.

Armée de la sorte contre ses propresfaiblesses, la jeune femme s’était lancée hardiment dans la viegalante. Riche de dix à douze mille dollars que son mari avait dûlui restituer, elle avait débuté par les dépenser jusqu’auxderniers pour s’installer luxueusement, sachant bien que leshommes, dans leur orgueil, n’attachent pas moins de prix à lasplendeur du temple qu’aux charmes de l’idole.

Cela fait, n’ayant plus pour tout capital quesa beauté, elle s’était bien gardée d’en disposer en faveur dupremier venu ; elle avait attendu patiemment, se montrant àpeine, refusant absolument tous les hommages, jusqu’au jour où uncertain Thomas Cornhill, propriétaire d’inépuisables puits depétrole, lui avait paru digne de son cœur.

Malheureusement, moins de trois mois après cemariage de la main gauche, Thomas Cornhill avait passé subitementde vie à trépas, et miss Ada s’était trouvée veuve, avec cent milledollars d’argent comptant, il est vrai, et une somme égale enbijoux, tant elle avait bien employé son temps.

Ada porta le deuil de ce premier amant pendantquelques semaines, puis d’un esprit essentiellement pratique, ellerenouvela le personnel de sa maison, avant d’accepter pour nouveauseigneur et maître Willie Saunders, richissime fabricant debiscuits, qui s’était immédiatement présenté pour succéder aupauvre Cornhill.

Elle remplaça même sa femme de chambre par unebelle et intelligente fille, Mary Thompson, qui était arrivée del’Ouest peu de temps après la mort de Cornhill, ne connaissaitpersonne à New-York, ni rien des anciennes amours de l’ex-MadameGobson, et s’était présentée juste à point au moment où la placeétait vacante.

Lorsque Willie Saunders apprit que seshommages et ses bank-notes étaient enfin agréés, il entra donc dansune maison relativement vierge, ce qui le flatta beaucoup.

C’était un gros homme d’une cinquantained’années, sensible, simple et vaniteux. Il adorait vraiment Ada ets’en crut bientôt tendrement aimé.

Aussi, tout à ses caprices, n’avait-il faitquelques observations que pour la forme, lorsque sa maîtresse luiavait parlé du bal qu’elle voulait donner.

D’abord, c’était là une fête qu’autorisaientmédiocrement les mœurs américaines ; de plus, Saunders étaitfort jaloux. Il savait la jeune femme poursuivie par maintssoupirants, surtout par un certain Edward Forster, colonel del’armée fédérale et l’un des plus séduisants gentlemen du high-lifenew-yorkais.

Or, si convaincu que voulût être le bravemarchand de biscuits de l’amour et de la fidélité d’Ada, ilsupposait naturellement que ses adorateurs, Forster tout lepremier, profiteraient de la soirée pour se rapprocher d’elle plusqu’il ne le désirait, et cela le troublait fort.

Mais la jolie pécheresse s’y prit siadroitement que le gros Saunders ne résista pas longtemps.

C’était d’ailleurs une merveilleuse fille etle millionnaire bourgeois avait affaire à forte partie.

Grande, admirablement campée sur les hanches,blonde avec de grands yeux d’un bleu d’acier, des pieds et desmains d’enfant, une bouche sensuelle et rieuse, effrontée et necraignant rien, Ada Ricard était bien faite pour plaire à cesacheteurs d’amour qui, de l’autre côté de l’Océan pas plus qu’enEurope, n’ont de temps à perdre en marivaudage.

Une seule chose inquiétait parfois la jeunefemme au milieu de sa nouvelle existence, c’était le souvenir deson ex-mari. Ayant gardé mémoire de ses brutales amours et de sajalousie, elle ne se rappelait pas sans terreur qu’il avait juré dese venger de son abandon.

Cependant, depuis le règlement de ses comptes,elle n’avait plus entendu parler de lui.

Ses amis de Buffalo eux-mêmes ne savaient tropce qu’il était devenu. Un beau matin, il avait réalisé sa fortuneet s’était dirigé vers l’Ouest. Les dernières nouvelles qu’on enavait eues étaient datées de San Francisco, où il vivait,disait-on, dans le plus grand désordre, courant les tripots et lesmauvais lieux, cherchant bien évidemment à s’étourdir, àoublier.

Ada Ricard, qui tenait du brave Saunders cesrenseignements, était donc dans la quiétude la plus parfaite. Aussijamais n’avait-elle été plus gaie ni plus séduisante que ce soir-làoù elle recevait ses invités.

Le bal de la courtisane étant travesti etmasqué, maintes femmes du vrai monde s’y étaient hasardées afin devoir de près cette mystérieuse et dangereuse beauté qui menaçait decoûter à chacune d’elles un mari ou un amant.

Vers onze heures, les salons de l’ex-mistressGobson présentaient un coup d’œil vraiment pittoresque.

Toutes les époques, toutes les classes de lasociété, toutes les légendes y avaient leurs représentants, depuisles compagnons d’armes de Christophe Colomb jusqu’aux trappeurs duFar-West, depuis Méphistophélès jusqu’à l’arlequin vénitien. Ducôté des femmes, c’était un chatoyement de dominos de toutes lescouleurs et un éblouissement de pierreries.

Ada Ricard portait, elle, un splendide costumed’Indienne du temps de la conquête espagnole. Elle avait auxoreilles des diamants de 10,000 dollars ; au cou, un triplecollier de perles d’une valeur au moins égale, et, aux bras ainsiqu’aux chevilles, d’énormes bracelets d’or massif.

Tous ces hommes, qui la connaissaient à peinede vue, et toutes ces femmes, qui en avaient tant entendu parler,la dévoraient littéralement du regard et l’admiraient. Saunders, àqui cette fête allait coûter cinq ou six mille dollars, ne quittaitpas sa maîtresse des yeux.

Absolument grotesque sous l’uniforme d’unhighlander, il tentait à chaque instant de se rapprocherd’elle ; mais Ada lui rappelait d’un mot, d’un geste ou d’uncoup d’œil, qu’elle entendait être entièrement à ses invitéspendant toute la nuit, et le gros homme s’éloignait docilement, enpoussant un soupir auquel répondaient charitablement par des éclatsde rire ceux de ses amis qui étaient au courant de sesfaiblesses.

Assez calme pendant deux ou trois heures, lebal devint ensuite fort animé et la gaieté se fit bruyante, commecela arrive trop souvent dans les réunions américaines, où, siépurées qu’elles puissent être, se glissent toujours les gensgrossiers et communs auxquels l’argent donne partout droit de citédans ce pays.

Bientôt les buffets furent mis au pillage, lechampagne coula à flots, quelques masques tombèrent, et miss AdaRicard, renonçant volontiers à rappeler ses invités au bon ton, cartout ce bruit ne pouvait faire que le plus grand honneur à saréputation, ne songea qu’à s’éloigner autant que possible de labagarre.

Elle venait de prendre le bras de l’un de sesadorateurs, au lieu de celui que l’infortuné Saunders lui avaitoffert, et elle se dirigeait vers un petit boudoir où quelques gensraisonnables s’étaient réfugiés, lorsqu’un formidable hourrah fittourner toutes les têtes du côté de la porte du grand salon.

C’était l’entrée de trois Indiens Sioux quiavait soulevé l’enthousiasme de la foule.

Ils méritaient d’ailleurs cet accueil, car ilsétaient réellement superbes dans leurs costumes d’une horriblevérité.

Rien n’y manquait, ni la coiffure de plumes,ni le tomahaw, ni le couteau à scalper, ni même, à la ceinture, unedemi-douzaine de longues chevelures, trophées sinistres desderniers combats.

Ada Ricard revint sur ses pas et joignit sesapplaudissements à ceux de ses hôtes ; puis, comme cesderniers, elle s’efforça de reconnaître ceux qui avaient choisi cecurieux déguisement ; mais elle n’y parvint pas.

Se souciant peu sans doute de se tatouer levisage, les trois mystérieux personnages portaient des masques quicachaient complètement leurs traits, et à toutes les questionsqu’on leur adressait, ils ne répondaient que par des cris et desexclamations gutturales qui devaient transformer tout à fait letimbre de leurs voix.

Après s’être ouvert un passage à travers lafoule, ils parvinrent auprès de la maîtresse de la maison, et,l’isolant de l’ami qui l’accompagnait, ils se mirent à décrireautour d’elle une ronde fantastique qui, peu à peu, la rapprocha duvestibule du grand escalier.

Supposant, comme tout le monde, que lesIndiens Sioux étaient trois soupirants, Ada Ricard prenait gaiementleurs contorsions et leurs danses, et elle fut la première àéclater de rire, lorsque le plus grand des trois masques la saisitdans ses bras et, la soulevant ainsi qu’il l’eût fait d’un enfant,l’emporta jusque sur le seuil de la porte.

Placés devant le ravisseur, ses deuxcompagnons avaient entonné un chant de guerre et faisaient tournerleurs tomahawks comme pour protéger sa fuite.

On eût dit un grand chef enlevant sa fiancée,selon la coutume des Indiens des plaines.

C’était là une plaisanterie si complètementaméricaine que la foule l’accompagnait de bravos retentissants.

Soudain, le guerrier qui portait la jeunefemme fit volte-face, et, franchissant d’un bond l’escalier,s’élança sur le pas de la porte de l’hôtel, ouverte à deuxbattants, puis, de là, dans un splendide landau qui stationnaitdevant la maison.

Les deux autres Indiens, qui l’avaient suivi,s’étaient hissés rapidement sur le siège, et la voiture, dont lecocher sans doute avait des ordres, était aussitôt partie au triplegalop de son attelage.

Cet enlèvement s’était si rapidement exécutéque, lors même qu’on eût voulu s’y opposer, personne n’aurait eu letemps de le faire.

Les invités d’Ada Ricard n’y avaient pas songéd’ailleurs, sauf le malheureux Saunders, dont la jalousie, toujoursen éveil, trouvait fort inconvenante cette conduite des troismasques.

Aussi avait-il tenté de se rapprocher de samaîtresse, mais ses amis eux-mêmes s’y étaient opposés, malgré sesgrotesques supplications ; et lorsque la jeune femme avaitdisparu dans les bras de l’Indien, on s’était précipité sur lebalcon de l’hôtel, où l’enthousiasme était devenu du délire audépart de l’équipage.

Un gigantesque hourrah avait couvert l’éclatde rire argentin qu’avait lancé miss Ada en se sentant enveloppéepar la pelisse de fourrures qu’un des Sioux lui avait jetée sur lesépaules, et l’infortuné fabricant de biscuits, arraché du balcon,était aussitôt devenu le pivot d’une ronde des plus comiques, aumilieu du salon de celle qu’on venait de lui enlever sihardiment.

Ce que personne n’avait entendu, c’est le cride stupéfaction ou d’épouvante jeté par miss Ada Ricard, au momentoù la voiture qui l’emportait s’était ébranlée sur le pavé de la23e rue.

Chapitre 2CE QU’ÉTAIT DEVENUE L’HÉROÏNE DE CE RÉCIT

Lorsque les amis de Saunders, fatiguéseux-mêmes de leurs cris et de leurs danses, daignèrent accorder unpeu de répit à leur victime, en ouvrant l’impitoyable cercle qu’ilsavaient formé autour d’elle, le gros homme, affolé, ahuri, selaissa tomber sur un divan, ne prêtant qu’une oreille distraite àceux qui tentaient de le consoler.

Le malheureux ne souffrait pas que dans sonamour ; sa vanité était également touchée au vif, car il nedoutait pas que sa mésaventure serait connue le lendemain de toutNew-York, et qu’il deviendrait l’objet de la risée publique.

Ce qui lui paraissait impossible, c’est qu’Adane fût pas de connivence avec ses ravisseurs.

Son aveuglement n’allait pas jusqu’à supposerqu’on lui eût fait violence. Mais quels étaient ces hommes dontl’infidèle avait accepté d’être la complice dans cette scène qui lecouvrait de ridicule ? Au profit de qui cet enlèvements’était-il fait ? De l’un de ses adorateurs, sans doute !Mais, lequel ?

L’infortuné marchand de biscuits était sicomplètement absorbé dans ses réflexions et son désespoir qu’il nes’aperçut pas que les invités disparaissaient un à un.

Ce fut seulement à la voix de Mary qu’ilrevint à lui.

Il leva les yeux. Les salons étaientdéserts ; il était seul dans cet appartement dont la maîtresseavait si étrangement disparu.

En reconnaissant la femme de chambre d’Ada, iléprouva la satisfaction d’un homme dont la colère, longtempscontenue, peut enfin retomber sur quelqu’un.

– Ah ! tu vas au moins m’expliquerce que cela signifie ! s’écria-t-il, en se levant brusquementet en saisissant Mary par le bras.

– Moi ! répondit la camériste,médiocrement effrayée et cherchant à se dégager de l’étreinte deSaunders, moi ! Est-ce que j’en sais plus que vous !

– Tu n’as pas reconnu cesmasques ?

– Je suis arrivée au moment où ilsdisparaissaient avec madame.

– Ada n’avait pas reçu de lettres dans lajournée ?

– Aucune.

– Ni de visite ?

– Vous savez bien qu’elle ne reçoit quevous.

– Alors tu ne te doutes derien ?

– De rien.

– Ce n’est pas possible. Ta maîtresse ettoi, vous êtes deux coquines !

En disant ces mots, le négociant avaitrepoussé Mary, et, s’étant levé aussi vivement que le luipermettait sa corpulence, il arpentait à grands pas le salon.

Au contraste complètement grotesque quefaisaient entre eux la physionomie bouleversée du gros homme et soncostume de highlander, dont la cotte écourtée laissait voir sesénormes jambes nues, la femme de chambre ne put retenir pluslongtemps son sérieux, et elle éclata de rire, en décriantirrévérencieusement :

– Mon Dieu ! monsieur, que vous êtesdrôle ! Si madame vous voyait, comme elle se moquerait devous !

Furieux de cette apostrophe, qui retournaitcomme à plaisir le poignard dans sa plaie, Saunders se rapprocha del’insolente fille pour la châtier ; mais il comprit sans douteque, par les menaces et la violence, il n’en obtiendrait rien, caril s’adoucit tout à coup et lui dit :

– Voyons, ma petite Mary, sois gentille.Est-ce que je n’ai pas toujours été bon pour toi ? Si tu veuxme dire où est allée madame, je te donnerai cent dollars.

– Vous m’en promettriez mille, monsieur,répondit effrontément la femme de chambre, que je ne saurais vousrenseigner exactement, puisque je ne sais rien moi-même ; maisdonnez toujours les cent dollars, et je vous dirai quelque chosequi vous rassurera.

L’amoureux marchand s’empressa d’extraire dupetit sac de peau qui lui dansait sur le ventre, de sonfillibey écossais, la somme en question et la tendit àMary.

La servante s’en saisit, la glissa dans soncorsage et poursuivit :

– Voyez-vous, monsieur, j’ai idée qu’iln’y a dans toute cette histoire qu’un pari. Vous savez combien degens sont amoureux de madame, mais elle vous aime trop pour voustromper et elle a toujours refusé les plus splendides propositions.Trois de ses adorateurs ont alors voulu se venger d’elle en mêmetemps que de vous, et ils l’ont enlevée. Ça ne les avancera pasbeaucoup, car vous savez si madame est femme à ne faire que cequ’elle veut. On l’a sans doute conduite dans quelque maison duvoisinage, d’où elle saura bien s’échapper si on veut la retenir deforce. Avant midi, elle sera de retour.

– Oui, tu as raison, répondit Saunders,un peu consolé ; ça doit être ça, mais je te jure que lesmauvais plaisants me le payeront. Si j’allais prévenir lapolice ?

– Êtes-vous fou ? Madame serarevenue avant qu’un détective ait même trouvé sa trace. Je neserais pas étonnée s’il y avait du Forster là-dessous.

– Le colonel Edward ?

– Lui-même. Il est fort épris de madame,bien qu’elle n’ait jamais voulu le recevoir.

– Je vais courir chez lui.

– Ce serait absurde, car ce n’estcertainement pas dans sa maison que le colonel a emporté miss Ada.Vous savez bien qu’il est marié et père de famille.

– Que faire alors ?

– Aller vous coucher tout simplement,mais d’abord vous déshabiller. Vous n’avez pasl’intention, je suppose, de vous promener toute lajournée dans ce costume-là.

Mary, pour ne pas éclater de rire une secondefois, se mordait les lèvres jusqu’au sang.

– C’est vrai, fit l’infortuné négocianten jetant les yeux vers une glace qui lui renvoya sa burlesqueimage ; mais tu me feras prévenir dès que miss Ada sera deretour.

– Je vous le promets.

– Alors envoie chercher une voiture.

Il serait impossible de rendre l’accent à lafois désespéré et comique avec lequel Saunders avait prononcé cesderniers mots. Ils disaient assez combien, quelques heuresauparavant, il comptait peu terminer aussi tristement sa nuit. Iln’avait donc pas donné l’ordre à son cocher de venir leprendre.

Mary s’empressa d’expédier un des domestiquesde la maison à la station voisine, et quelques instants après, nonsans avoir fait encore mille recommandations à la jeune fille, lepauvre amoureux se décida, soigneusement enveloppé dans son manteauet en poussant un gigantesque soupir, à se blottir dans le fiacrequi allait le reconduire chez lui.

– Imbécile ! avait murmuré Mary enforme d’adieu en voyant Saunders s’éloigner ; si tu revois tamaîtresse aujourd’hui, j’en serai bien étonnée !

Et sans se préoccuper de ce qui se passait àl’office, où se continuait bruyamment la fête interrompue dans lessalons, la servante rentra dans l’appartement d’Ada Ricard et s’yenferma.

Pendant les scènes que nous venons deraconter, le landau qui emportait la jeune femme avait quitté la23e rue et, tournant à gauche, avait enfilé la1re avenue pour se diriger vers l’est de la ville.

Le silence le plus profond n’avait cessé derégner dans l’intérieur de la voiture, et elle roulait depuis prèsd’une demi-heure lorsque le cocher arrêta tout à coup seschevaux.

Les environs étaient silencieux et noyés dansles ténèbres.

Les deux Indiens qui s’étaient hissés sur lesiège sautèrent sur la chaussée, échangèrent quelques mots avec lemasque auprès duquel était toujours miss Ada, et, s’élançant versune ruelle voisine, disparurent dans la brume.

Le landau reprit sa course et atteignitbientôt les premières maisons de Yorkville, faubourg mal famé oùcroupit, dans de sordides shantees, masures de bois et deboue, toute une population misérable, composée en grande partied’Irlandais.

C’est le repaire des innombrables filous,malfaiteurs et chiffonniers de la grande cité américaine. C’est,attachée à l’un de ses flancs, comme une lèpre inguérissable.

Les honnêtes gens osent à peine se hasarder enplein jour au milieu de cet horrible quartier, qui descend jusqu’aurivage de Est-River, presque en face de l’Île de Blackwell, où setrouvent les prisons et les hôpitaux.

Le hasard semble avoir placé vis-à-vis l’un del’autre, comme par une ironie amère, le point de départ et le pointd’arrivée : la misère et le vice en face de la dalled’amphithéâtre et du lieu de détention.

Parvenue à l’entrée du faubourg de Yorkville,la voiture s’arrêta une seconde fois ; l’homme qui en occupaitl’intérieur descendit, portant dans ses bras la jeune femme àlaquelle il dit, en jurant contre le mauvais temps, qu’ils étaientenfin arrivés ; puis il donna un ordre au cocher, et celui-ci,faisant tourner ses chevaux, reprit au galop la route qu’il venaitde parcourir. Quant à l’inconnu, toujours chargé de son précieuxfardeau, il se dirigea rapidement vers une ruelle dont il n’étaitéloigné que de quelques pas.

L’endroit lui était évidemment familier, car,sans avoir hésité un instant, bien que la nuit fût profonde, ilatteignit une petite maison dont la porte s’ouvrit à sa premièrepression et qu’il referma derrière lui.

Moins d’un quart d’heure plus tard, le mêmepersonnage reparaissait dans la rue, mais, cette fois, il s’étaitrevêtu d’un large caban qui cachait son déguisement et il neportait plus sa compagne.

Celle-ci marchait à ses côtés, choisissant,autant que le lui permettait l’obscurité, les pavés les pluspropres de la chaussée et s’enveloppant soigneusement dans safourrure, car la nuit était glaciale.

Ils cheminèrent ainsi tous deux pendantplusieurs centaines de mètres, sans échanger un seul mot, en sedirigeant vers le fleuve.

Bientôt ils en atteignirent la rive.

Elle était déserte et on n’apercevait sur leEst-River que les panaches enflammés des bateaux à vapeur qui lesillonnent nuit et jour.

L’inconnu descendit jusqu’au bord de l’eau, ydécouvrit le long du quai un petit canot qu’il savait trouver làsans doute, y sauta le premier, puis offrit sa main à la jeunefemme, qui s’embarqua sans hésitation et s’assit à l’arrière,pendant que son compagnon s’emparait des avirons.

Dix minutes après, habilement manœuvré par sonunique rameur, le canot filait en dérivant le long deBlackwell-Island. De là, appuyant sur la gauche, il se dirigea versla rive opposée.

Afin de pouvoir nager à son aise, le matelotimprovisé s’était débarrassé de son caban, et c’était vraimentchose fantastique que cette embarcation, qui, montée seulement parun Indien et par une femme en costume du temps des Incas,traversait à pareille heure ce véritable bras de mer, dont lecourant et la nuit rendaient la navigation doublementdangereuse.

La voyageuse était évidemment inquiète, carelle s’efforçait de sonder le brouillard qui l’entourait. Nepouvant y parvenir, elle finit par demander à soncompagnon :

– Est-ce que nous en avons pour longtempsencore ?

– Pour une demi-heure à peine, réponditcelui-ci en se garant, par un vigoureux coup d’aviron, d’un steamerqui descendait vers New-York à toute vapeur, en crachant la suie etle feu.

– Quelle idée d’avoir pris cechemin ?

– Il n’y en a point d’autre ; lecolonel nous a donné rendez-vous de l’autre côté, à GreenPoint.

– Il était donc bien certain que vousréussiriez ?

– Dame ! il paraît ! Avouez, dureste, amour-propre d’auteur à part, que c’est un enlèvementadroitement exécuté.

– Certes ! mais Saunders sera dèsdemain à notre recherche, et, si bien que vous ayez payé le cocher,comme il le payera plus généreusement encore, cet homme n’hésiterapas à dire où il a arrêté sa voiture.

– C’est le moindre de mes soucis ;car, lors même que ce gros imbécile découvrirait la maison d’oùnous sortons, il n’y trouvera plus personne. Vous pensez bien queje ne vais pas retourner l’y attendre.

– Où le colonel Forster va-t-il meconduire ?

– Ah ! ça, c’est son affaire et lavôtre. Il m’a promis mille dollars si j’enlevais Ada Ricard, dontil est amoureux fou.

– Sans l’avoir vue !

– Suffisamment, à ce qu’il paraît ;j’ai enlevé Ada Ricard, je vais toucher mes mille dollars, le restene me regarde pas.

– Je ne puis cependant rester avec cecostume.

– Oh ! le colonel est un parfaitgentleman ; vous allez trouver chez lui, j’en suis certain,une garde-robe complète. Tenez, voilà les lumières deWilliams-Burgh ; encore dix coups d’aviron et nous seronsarrivés.

On apercevait, en effet, à l’avant du canot,les fabriques éclairées de cet important faubourg de New-York.

Le nageur se courba sur ses rames et, cinqminutes après, l’embarcation accostait la rive de Green-Point.

Avant de débarquer, le mystérieux personnagefit entendre un sifflement aigu. Un autre sifflement lui réponditaussitôt.

– Venez, dit-il à la jeune femme.

Et, sautant sur la berge, il l’aida à mettrepied à terre ; puis, la prenant par la main, il la conduisitvers la route, où brillaient les lanternes d’une voiture.

– C’est vous ? leur demanda tout àcoup un homme en faction le long du mur d’un chantier.

– Nous-même, colonel, répondit l’Indien.Tout s’est bien passé ; miss Ada ne s’est pas troprévoltée.

– Oh ! madame, reprit vivement lecolonel Forster, car c’était lui-même qui était venu au-devant decelle qu’il avait fait enlever, me pardonnerez-vous cetteviolence ?

– Je n’en sais rien encore, monsieur,répondit la jeune femme, mais, pour le moment, je vous déteste.Vous m’avouerez que le procédé est brutal ! C’est un véritablerapt, et au milieu de mes invités qui, les niais, n’ont vu làqu’une plaisanterie de carnaval. D’abord, j’ai eu très peur,maintenant, je suis gelée.

– Rejoignons vite mon coupé ; plustard je m’excuserai et réparerai tous mes torts.

– Comment, votre coupé ! Oùallons-nous donc ?

– À bord de mon yacht, qui nous attend àBrooklyn. Ensuite, où vous voudrez.

– Excepté chez moi ?

– Excepté chez vous, répéta galammentl’officier américain.

En échangeant ces mots, nos trois personnagesavaient atteint la voiture, dont les chevaux piaffaientd’impatience.

Le colonel y fit monter la jolie New-Yorkaise,et, après avoir pris place auprès d’elle, dit au pseudo-Indien, enlui tendant un portefeuille :

– Tenez, voici ce que je vous aipromis ; surtout, pas un mot ! Vous savez que si j’aiSaunders ou la police sur mes talons, c’est à vous que je m’enprendrai ; tandis que si vous êtes discret, j’ai encore lamême somme à votre disposition.

– Comptez sur moi, colonel, affirmal’inconnu ; j’ai tout intérêt à me taire.

Puis, au moment de fermer la portière, ilajouta :

– Dites-moi, miss Ada, n’avez-vous pasquelque commission à me donner pour la 23e rue ?Vos gens sont peut-être inquiets.

– Non, c’est inutile, répondit l’étrangefille ; j’écrirai aujourd’hui même un mot à ma femme dechambre pour lui demander ce dont je puis avoir besoin. J’ai touteconfiance en Mary. D’ailleurs, j’espère bien que le colonel ne vapas me retenir longtemps prisonnière.

L’officier protesta contre cette suppositionen se rapprochant amoureusement de sa compagne.

– Alors, all right ! et bonvoyage ! termina l’Indien en fermant la portière du coupé,dont le cocher enleva immédiatement l’attelage.

Et, regagnant rapidement la berge, il sautadans son canot, qu’il poussa au large, pour reprendre ensuite laroute qu’il avait déjà parcourue quelques instants auparavant.

Pendant ce temps-là, la voiture d’EdwardForster traversait Williams-Burgh et se dirigeait versBrooklyn.

En moins de vingt-cinq minutes, elle atteignitcette seconde ville qui s’étend en face de New-York, de l’autrecôté de l’Est-River.

Le colonel avait employé la route en milleprotestations d’amour auxquelles, seulement peut-être parcoquetterie sa compagne avait répondu à peine.

Lorsque le coupé s’arrêta enfin sur le quai deBrooklyn, il était à dix pas d’un grand yacht qui attendaitévidemment des passagers, car il était sous vapeur.

– Nous sommes arrivés, miss Ada, ditForster ; venez.

Il avait sauté à terre et offrait son bras àla jeune femme pour lui faire franchir la passerelle qui reliait leyacht avec le quai.

– Avez-vous de la pression ?demanda-t-il à l’officier qui s’était présenté à la coupée pour lerecevoir abord.

– Oui, colonel, répondit le marin.

– Alors, débordez de suite. Vous ferezroute vers Staten-Island.

Staten-Island est une petite île, située àl’entrée de la rade de New-York. C’est là que les millionnaires dela grande cité américaine ont leurs maisons de campagne. Pendant labelle saison, c’est une des plus charmantes stations balnéaires dunord de l’Amérique.

Ses ordres donnés, Forster entraîna doucementsa victime, résignée, vers l’escalier qui conduisait dansl’intérieur du bâtiment.

Quelques secondes après, il l’introduisaitdans une cabine spacieuse et délicieusement meublée, et lui disait,en s’agenouillant devant elle :

– Miss Ada, vous êtes encore plus belleque je ne vous rêvais ; dites-moi que vous me pardonnez.

La jeune femme s’était laissée tomber sur undivan et sa fourrure avait glissé de ses épaules. Le colonel ladévorait des yeux.

Edward Forster était un fort beau garçon, eton comprenait aisément la jalousie que ses tentatives auprès de samaîtresse avaient inspirée au gros Saunders.

Âgé de trente-cinq ans à peine, blond, élancé,mais de charpente à la fois élégante et robuste, l’officieraméricain représentait bien cette race anglo saxonne, dont un troppetit nombre de Yankees ont gardé les qualités morales et ladistinction physique.

De plus, il était colossalement riche et l’undes plus remarquables officiers de l’armée fédérale.

C’est là, probablement, et ce que savait saprisonnière et l’effet qu’il produisait sur elle, car ce ne futqu’après un instant de silence qu’elle se décida à lui répondre,mais avec un sourire :

– Je crois, colonel, qu’il est temps denous expliquer. Vous m’avez enlevée, c’est très militaire,maintenant, qu’allez-vous faire de moi ?

– Le bonheur de ma vie ! interrompitForster. Vous savez que je vous adore.

– Cela, c’est entendu ; mais commentvous est venue cette idée extravagante ? Ce ne peut êtresimplement parce que j’ai refusé de vous recevoir.

– Vous n’étiez pas à New-York depuisquinze jours que je vous aimais déjà, et Cornhill, véritable roi deCandaule, faisait bien d’ailleurs ce qu’il fallait pour éveiller lacuriosité de tous et augmenter encore mon amour pour vous. Il étaitde mon club et il ne se passait pas un jour sans qu’il nous parlâtde votre esprit et de votre beauté. C’est de ce moment que datentmes premières démarches pour vous rencontrer ; mais, vous vousen souvenez, c’est à peine si, à trois ou quatre reprisesdifférentes, je pus vous entrevoir et vous parler pendant quelquesinstants. Lorsque Cornhill mourut, j’étais absent de New-York,j’avais été envoyé en mission dans la Louisiane, mission que jemaudis à mon retour, quand j’appris que vous aviez été libre et quevous ne l’étiez plus. Chercher querelle à Saunders, qui n’est pasde mon monde, m’eût rendu absolument ridicule.

– De plus, vous êtes marié et aviez peurdu scandale.

– C’est vrai ! Ne sachant alors quefaire, car je sentais que chaque jour je vous aimais davantage,j’allais certainement me décider à quelque folie, puisque vous nerépondiez pas à mes lettres et que votre porte me restaitimpitoyablement fermée, lorsqu’un matin, un homme que je neconnaissais pas vint me proposer de vous enlever et de vous amenerici, à bord de mon yacht. J’avoue que je ne m’inquiétai pas uninstant de la façon dont cet individu avait appris ma passion pourvous ; je ne vis que le but à atteindre. Il me parla avec unetelle assurance que j’acceptai ses offres ; nous convînmes denos faits et gestes, je lui promis une certaine somme d’argent s’ilréussissait et une somme égale s’il se taisait. Il a réussi :voilà comment nous descendons en ce moment l’Est-River et pourquoije suis à vos genoux, vous demandant pardon et vous priant dem’aimer un peu.

– Nous en reparlerons.

– J’ai obtenu du ministre de la guerre uncongé de trois mois et j’ai prévenu ma famille que je m’absentaispour faire une excursion dans le Sud ; nous sommes libres, parconséquent, pour aussi longtemps que vous le voudrez.

– Ce plan est parfaitement combiné ;il n’y manque plus que mon approbation.

– Il est bien tard pour me larefuser.

– Le croyez-vous ?

– Je l’espère.

– Et ce pauvre Saunders ?

– Oh ! je vous en supplie, neprononcez pas ce nom.

– Vous savez qu’il vous tuera, lorsqu’ilapprendra ce qui s’est passé.

– Ce ne serait un malheur que s’il metuait avant que j’aie été heureux.

La courtisane ne tint pas contre cettechevaleresque boutade du colonel ; aussi lui répondit-elle, enlui tendant ses deux petites mains, qu’il pressa vivement dans lessiennes :

– Allons, je suis vaincue. Touchezlà ; on ne fait ni plus brusquement ni plus galamment leschoses. Seulement je ne puis rester dans cette toilette decarnaval.

La coquette fille, en se dépouillantcomplètement de sa fourrure, se fit voir dans toute la richesse desa luxuriante beauté.

– J’ai prévu cela, répondit le colonel ense relevant, complètement ébloui ; vous avez là – il luiindiquait une cabine dont la porte était entr’ouverte – tout cequ’il vous faut. S’il vous manque quelque chose, nous pourronsenvoyer demain un de mes gens à New-York.

– Décidément vous êtes charmant, réponditla jeune femme avec son plus gracieux sourire. À tout àl’heure !

– Moi, en vous attendant, je vais donnerl’ordre qu’on nous serve à souper. Vous devez mourir de faim.

– Ma foi, oui ! Vous n’oubliezrien.

Et la charmeuse disparut dans la cabinevoisine, mais non sans s’être laissé prendre un baiser aupassage.

Moins d’un quart d’heure plus tard, ellerevenait enveloppée dans une ravissante robe de chambre de soiebleue ; les deux amoureux prenaient place l’un près de l’autreà une table délicatement servie, et le colonel Forster, follementépris, préludait à son repas de fiançailles par un toast passionnéà la beauté de sa passagère.

Le yacht filait à toute vapeur vers la granderade, et pendant ce temps-là le malheureux Saunders, qui avaitréintégré son domicile légal et dépouillé son uniforme dehighlander, se désespérait en se demandant ce que pouvait êtredevenue sa bien-aimée miss Ada Ricard.

Chapitre 3ROBERTSON BROTHERS AND C°

Cependant, malgré tout son chagrin,l’honorable Saunders avait fini par succomber à la fatigue ets’était endormi.

Lorsqu’il se réveilla, vers une heure del’après-midi, et que son valet de chambre lui apprit que personnen’était venu, qu’il n’avait été apporté aucune lettre à son adresseparticulière, il bondit de son lit, s’habilla à la hâte et, sans sepermettre d’autre déjeuner qu’une douzaine de sandwichs arrosésd’une demi-douzaine de tasses de thé, il sauta dans un cab, enordonnant de le conduire au n° 17 de la 23erue.

Dix minutes plus tard, il était arrivé.

– Rien de nouveau ? demanda-t-il audomestique qui vint lui ouvrir.

– Rien, monsieur, répondit cet homme, quieût été fort embarrassé pour faire une plus longue phrase, car ilétait encore ivre à demi, grâce à la façon dont la fête de laveille s’était prolongée à l’office.

Saunders s’en aperçut et monta rapidement aupremier étage.

Il y trouva Mary dans l’appartement d’Ada.

Elle y rangeait tranquillement des robes et dulinge.

– Eh bien ! lui demanda-t-il ens’affaissant dans un fauteuil, madame n’est pas deretour ?

– Non, répondit la femme dechambre ; mais j’ai reçu de ses nouvelles.

– Et tu ne me le dis pas desuite !

Le gros marchand avait fait un mouvement pourse lever.

Mary l’arrêta d’un geste en luidisant :

– Oh ! monsieur, c’est que cesnouvelles-là ne vont pas vous faire beaucoup de plaisir.

– Quoi, qu’y a-t-il ? Unmalheur ?

– Non, il n’est rien arrivé de fâcheux àmadame.

– Mais, alors, parle donc ; tu mefais bouillir.

– Il n’y a pas plus d’un quart d’heure,j’ai reçu une lettre de miss Ada ; la voici.

Saunders arracha des mains de la camériste lalettre qu’elle lui tendait, et, lorsqu’il l’eut parcourue, il jetaun cri de colère.

Ce billet ne se composait que de cinq lignes,mais elles étaient bien de nature à faire perdre tout à fait latête à l’amoureux Yankee.

« Ma bonne Mary, avait-il lu, mettez del’ordre dans la maison, congédiez les domestiques, en leur donnantquinze jours de gratification à chacun, et attendez-moi patiemment.Je serai absente un mois au moins, peut-être deux ou trois. Jecompte sur vous. – Ada Ricard. »

– Qu’est-ce que cela veut dire ?s’écria-t-il enfin, lorsqu’il eut recouvré la parole.

– Je ne le sais pas plus que vous,monsieur, répondit la femme de chambre. Vous voyez, j’exécute lesordres de madame.

– Et pas un mot pour moi ! gémit lemalheureux froissant la maudite lettre. Ah ! la coquine me lepayera ! Qui a apporté ce billet ?

– Un commissionnaire que je ne connaispas ; il doit être d’un autre quartier.

– Tu ne lui as pas demandé d’où ilvenait ?

– C’est au cuisinier qu’il s’est adresséet il est reparti immédiatement. Sa course était sans doute payéed’avance.

Saunders avait laissé tomber sa tête dans sesgrosses mains et murmurait :

– Oh ! oui, je me vengerai, maiscomment !

Mary avait repris son travail, en haussant lesépaules.

Une idée, qu’il pensait excellente, surgitévidemment tout à coup dans l’esprit troublé du marchand debiscuits, car, se levant brusquement et sans adresser la parole àl’insensible servante, il sortit de l’appartement et quitta lamaison de son infidèle maîtresse.

– À l’office central de la police !commanda-t-il à son cocher en se hissant dans sa voiture.

Le chef de la police métropolitaine était àcette époque M. Kelly – qu’on n’appelait pas autrement, que le« gros Kelly » – énorme personnage bourru, souventgrossier, mais fort intelligent et possédant, de plus, tout lescepticisme indispensable à ses importantes fonctions.

Saunders lui fit passer son nom ; maisavant de le recevoir, le « gros Kelly » sonna un de sessecrétaires pour lui demander quelques renseignements sur sonvisiteur.

Cinq minutes après, cet employé remettait àson chef une note ainsi conçue :

« Willie Saunders, riche fabricant debiscuits, vaniteux, d’une intelligence médiocre, très épris d’unefille, Ada Ricard, qu’il entretient depuis trois mois et qui luicoûte déjà plus de cent mille dollars. Willie Saunders vaut aumoins un million et demi de dollars. »

– Très bien, faites entrer, ordonna ledirecteur de la police après avoir pris connaissance de ce dossiersi peu flatteur dont Saunders ignorait certainementl’existence.

Averti par un garçon de bureau, l’infortunénégociant se précipita comme une avalanche dans le cabinet deM. Kelly.

Ce dernier ne put dissimuler le sourirebienveillant et spontané qui dérida ses lèvres à la vue d’un hommepresque aussi épais que lui ; mais, le naturel reprenantimmédiatement le dessus, il s’empressa de dire sèchement augrotesque personnage :

– Que voulez-vous ? Faites vite, jesuis surchargé de besogne.

Sans être trop déconcerté, car il était sicomplètement à ses propres soucis que tout le reste lui demeuraitétranger, Saunders répondit :

– Monsieur, je viens solliciter votretoute puissante protection ; je suis la victime…

– D’un vol ? Où, comment ? Dequelle somme ? Le coupable, ou celui que vous supposezcoupable est-il un de vos employés ?

– Non, monsieur, je…

– Tant mieux, car le vol par un serviteurà gages est une circonstance aggravante.

– Mais, monsieur, il ne s’agit pas d’unvol.

– Ah ! de quoi s’agit-ildonc ?

– D’un enlèvement, monsieur, d’unvéritable rapt.

– On vous a enlevé votre femme, votrefille…

– Je ne suis pas marié.

– Qui alors ? Votre sœur, votrecousine, votre mère, votre tante ? Précisez, que diable !Je ne puis cependant deviner ni passer en revue toute votrefamille.

– On m’a enlevé miss Ada !

– Miss Ada ? une fille que vousentretenez, qui vous coûte beaucoup d’argent, cent mille dollarsdepuis trois mois, et qui vous trompe, naturellement.

– Monsieur, vous ne connaissez pas…

– Et qui vous a enlevé cette intéressantepersonne ? Un de ses amants ? Que voulez-vous que j’yfasse ? Il n’y a pas eu violence.

– Mais si, au contraire.

– Non, c’est improbable,inadmissible ; par conséquent, je n’ai pas à m’occuper devotre affaire. Bien le bonjour ! Allez réclamer miss Adaailleurs. Est-ce que ces choses-là me regardent ! Vous êtesriche ; cette dame vous reviendra un de ces matins, soyez-encertain. Et vous la recevrez, et elle vous fera croire tout cequ’elle voudra ; et… vous lui demanderez pardon. Vous êtestous aussi bêtes les uns que les autres !

Et l’énorme Kelly, attirant à lui une liassede papiers, se mit à les feuilleter furieusement, sans pluss’occuper de son visiteur.

Saunders, malgré son intelligence médiocre,comme disait son dossier, comprit cependant qu’il n’obtiendraitrien du chef de la police, et, sans le saluer, ce dont celui-cis’inquiéta du reste fort peu, mais très humilié et bougonnant avecune liberté toute américaine, il sortit du cabinet de l’intraitablefonctionnaire.

Seulement, arrivé sur le seuil de cetteadministration où il avait cru trouver assistance et protection ilse demanda ce qu’il devait faire, et peut-être allait-il se déciderà se diriger du côté de l’hôtel du colonel Forster, lorsqu’unindividu l’accosta et lui dit avec politesse :

– Monsieur semble vivementcontrarié ?

– Que vous importe ! fit-ildurement.

– Mais, reprit l’inconnu sans s’émouvoirde ce mauvais accueil, c’est que si monsieur n’avait pu obtenir del’office central quelque renseignement qui l’intéresse, je pourraispeut-être le lui donner ?

– Vous !

– Ou du moins l’importante maisonRobertson brothers and C°, dont j’ai l’honneur d’être un despremiers employés.

– La maison Robertson and C° ?

– Oui, monsieur, l’agence la plushonorable, la plus sûre, la plus discrète…

Le gros Saunders se frappa le front : ilavait compris !

Son interlocuteur était tout simplement un deces dépisteurs par lesquels les agences de renseignements fontbattre la ville. Fort habile entre toutes ses rivales, la maisonRobertson brothers and C° avait toujours un de ses hommes auxenvirons des bureaux de M. Kelly afin de recruter au passage,au profit de sa police occulte, quelque client dont la policeofficielle avait refusé de devenir l’instrument.

C’était évidemment le ciel qui lui envoyaitcet auxiliaire.

– Où est votre office ? demandait-ilà l’agent.

– Dans la dix-neuvième rue, numéro 22,répondit l’employé.

– Tout près d’elle ! murmuraSaunders avec un soupir.

– Vous dites ?

– Rien, montez dans mon cab, donnezl’adresse au cocher et conduisez-moi.

L’homme obéit et, moins d’un quart d’heureplus tard, la voiture s’arrêtait devant une maison de fort honnêteapparence dont la porte d’acajou portait, sur une large plaque decuivre : Robertson brothers and C°, solicitors.

Toutes les professions libérales étantabsolument libres aux États-Unis, il n’était pas extraordinaire queles directeurs de cet honorable établissement se fussent ornés dutitre d’avocats.

Du reste, dans les grandes villes duNord-Amérique, il existe quantité d’agences de ce genre. Ellesfonctionnent ouvertement et vivent en excellents termes avec lapolice, qui fait souvent avec elles échange de renseignementsutiles.

Certaines servent même de trait d’union entreles voleurs et les volés. Il suffit parfois d’aller déclarer à unede ces agences qu’un pick-pocket vous a pris tel ou tel bijou etque vous donnerez tant s’il vous est restitué, pour rentrer enpossession de l’objet dans les vingt-quatre heures.

Le filou, qui préfère la prime de larestitution à la chance de mal vendre ou d’être trahi, est d’accordavec les directeurs de ces offices, qui se contentent de préleversur les primes 15, 20 ou 25 pour cent, selon l’importance de cetteprime et celle du larcin, plus, une petite commission de la part duvolé.

Aussi, ces établissements, en dépit ou plutôten raison même de l’immoralité de leurs agissements, font-ilspresque tous de très bonnes affaires.

MM. Robertson brothers and C° gagnaientdonc beaucoup d’argent, mais ils avaient moins mauvaise réputationque leurs confrères.

Ils passaient même pour d’honnêtes gens etcela s’explique, car tout New-York connaissait les causes de lacréation de leur agence, création qui, à l’époque où se passent lesévénements dont il s’agit ici, ne remontait qu’à trois ou quatreannées.

On savait que M. Robertson aîné n’avaitfondé son établissement que par dépit politique et haine contreM. Kelly, le chef de la police métropolitaine. Candidat auxélections en même temps que Kelly, Edward Robertson avait été battupar son rival, après une lutte acharnée et un échange toutaméricain des invectives les plus grossières. Robertson reprochaità Kelly d’être un ignorant, un brutal et un ivrogne ; Kellyaccusait son compétiteur d’être un ambitieux, un esclavagiste et undébauché.

Les électeurs yankees préféraient sans douteles défauts de Kelly à ceux de Robertson, puisqu’ils nommèrentKelly ; mais lorsque Robertson apprit que son ennemi étaitappelé aux importantes fonctions de chef de la police, il jugea quele moment était venu de se venger. Quittant alors l’industrie, ilorganisa son agence de police occulte, afin de lutter d’adresseavec la police officielle de son ancien adversaire.

Il comptait bien que les occasions ne luimanqueraient pas pour démontrer la supériorité de son intelligencesur celle de son vainqueur aux élections, et il espérait que sesvictoires lui permettraient un jour de prendre sa revanche dans unenouvelle lutte politique.

Déjà plusieurs fois, en effet, là où le grosKelly avait échoué malgré l’aide de tous ses policemen et de tousses détectives, MM. Robertson avaient réussi ; et oncomprend aisément si Robertson aîné s’était enorgueilli de sesvictoires et s’il les avait fait sonner bien haut dans l’intérêt dela réputation de sa maison.

Parfaitement au courant de cette rivalitépolicière et de ces mœurs étranges, Saunders franchit sans nullerépugnance le seuil de la maison Robertson brothers and C°.

Après l’avoir conduit au rez-de-chaussée, dansun petit salon d’attente sévèrement meublé, son guide le quitta,mais pour l’introduire, quelques secondes plus tard, dans lecabinet de travail de l’un des chefs de l’agence.

L’amoureux fabricant de biscuits était enprésence d’un homme d’une trentaine d’années à peine, rasé defrais, frisé, pommadé, coquettement vêtu et n’ayant certes dans saphysionomie rien du policier interlope.

À demi couché dans un large fauteuil de cuir,en face d’un grand bureau chargé de dossiers, la main blanche etles lèvres souriantes, on l’eût prit volontiers pour un jeunemembre du parlement.

– Monsieur Robertson ? demandaSaunders.

– Robertson junior, répondit le secondchef de la maison, en s’inclinant légèrement et en invitant dugeste son visiteur à s’asseoir. À qui ai-je l’honneur deparler ?

– Willie Saunders, monsieur.

– M. Willie Saunders, lepropriétaire des grandes usines de Brooklyn, le notableM. Saunders ?

– Lui-même, monsieur.

Très flatté d’être si bien connu, le bonhommeavait pris un fauteuil et s’efforçait de mettre un peu d’ordre dansses idées.

– Voici, monsieur, ce qui m’amène,dit-il, après quelques secondes de réflexion : une jeune femmeà laquelle je m’intéresse beaucoup, miss Ada Ricard, a été enlevéehier pendant un bal qu’elle donnait chez elle, au n° 17 de la23e rue Est.

– Enlevée ! interrompit Robertsonjunior.

– Oui, monsieur, enlevée !

Et Saunders raconta dans tous ses détailsl’événement dont il avait été témoin ; puis, avec forcegémissements, ce que lui avait dit la femme de chambre de samaîtresse et sa démarche inutile au bureau central de la policemétropolitaine.

– Vous pensez alors, lui dit le jeunehomme, qui l’avait écouté sans l’interrompre, que le colonelForster est l’auteur de cet enlèvement ?

– Je le crois, répondit le jaloux avec unéclair de colère dans les yeux.

– Vous voudriez en acquérir lacertitude ?

– Oui, et savoir ce que miss Ada estdevenue. Est-ce possible ?

– Tout nous est possible ; ce n’estqu’une question de prix.

– Faites le vôtre.

– Il faudrait d’abord que j’eusse unportrait de cette dame.

– J’en ai toujours un sur moi.

Le pauvre Saunders tira de son portefeuilleune photographie qu’il présenta à Robertson.

– Elle est fort jolie, fit galamment cedernier.

– Hélas ! oui, soupira le groshomme.

– Permettez-moi maintenant de vousdemander quelques renseignements.

– Faites, monsieur.

– Êtes-vous marié, avez-vous des enfants,des filles surtout ?

– Pourquoi cette question ?

– Vous allez me comprendre. Si vous avezdes enfants, des filles surtout, nous serons obligés d’agir avec laplus grande réserve, afin d’éviter le bruit, le scandale, dans unintérêt de décence qui s’explique. Alors nos frais seront plusconsidérables et, conséquemment, notre commission devra être plusélevée.

– Ah ! fort bien. Non, je suiscélibataire.

– C’est parfait. Autre chose. Combienvous coûtait en moyenne, par mois, cette ravissante missAda ?

– Comment, il faut…

– Eh ! sans doute et vous allezsaisir. Vous êtes fort riche et très généreux. Si vous dépensiezpeu pour miss Ada, c’est que vous n’y teniez que médiocrement,conséquemment, vous ne tenez que médiocrement à la retrouver. Si,au contraire, vous lui ouvriez largement votre caisse, c’est quevous en étiez fort épris ; donc, non moins conséquemment, vousavez le plus grand désir de la revoir. Or, nos recherches, nosefforts, nos tentatives, nos démarches devant être en raisondirecte de vos sentiments, il est indispensable que nous soyonsexactement renseignés.

Le digne Robertson junior s’exprimait d’un tonsi froid, si calme, mais aussi avec une telle précision et, deplus, avec une telle logique, vu son estimable industrie, queSaunders ne put qu’approuver du geste en répondant :

– Oui, vous avez raison. Eh bien !miss Ada me coûtait fort cher, et, soit parce que je l’aimetoujours, soit parce que je veux me venger d’elle et de sonravisseur, je souscris d’avance à vos conditions.

– Le colonel Forster, si c’est lui qui aenlevé cette jeune dame, est un adversaire redoutable, observa lejeune homme.

– Alors ?

– Alors, cher monsieur, c’est cinq centsdollars d’avance, puis vous nous en donnerez cinq cents autres lejour où j’aurai le plaisir de vous faire savoir ce qu’est devenuemiss Ada Ricard en sortant de chez elle, et où il faut vousprésenter pour la retrouver.

Pour toute réponse, Willie Saunders tira de sapoche son carnet de chèques, en fit un de la somme demandée, leremit majestueusement à M. Robertson junior et luidit :

– Quant aux cinq cents autres dollars, enm’envoyant les renseignements que vous me promettez, vous pourrezles faire toucher à ma caisse.

– J’espère que ce sera dans peu de jours.Surtout ne tentez rien de votre côté ; vous pourriez, sans levouloir, contrecarrer quelques-uns de mes plans.

– Je m’en garderai bien, monsieur.Ah ! ne m’égarez pas cette photographie, je vous en prie,c’est la seule que je possède. J’ai détruit tous les autresexemplaires.

– Je vous la renverrai en même temps quema note.

– Je ne voulais pas que miss Ada pût endonner une seule.

– C’était prudent.

– Ça m’a bien servi !

– Eh ! n’accusez pas trop vite cettecharmante femme ; qui sait si elle n’a pas été victime dequelque violence ?

– Mais sa lettre, monsieur, sa lettre àsa femme de chambre !

– Qui pourrait affirmer qu’on ne l’a pasforcée de l’écrire ? Soyez calme, patient ; resteztranquillement chez vous et ayez confiance en la maison Robertsonbrothers and C° ; elle a résolu des problèmes plus difficilesque le vôtre. Dès aujourd’hui vos intérêts sont les siens.

Touché de ces bonnes paroles, l’infortunémarchand daigna tendre la main à M. Robertson junior, et ils’en retourna chez lui moins désespéré.

Cependant, à partir de ce moment, les journéeslui semblèrent interminables, et quoiqu’il ne trouvât pas dans Maryun écho bien fidèle à ses douleurs, il ne pût s’empêcher d’allertrois ou quatre fois par vingt-quatre heures au n° 17 de la23e rue.

Mais, à chacune de ses visites, la femme dechambre d’Ada lui répondait invariablement :

– Puisque madame a écrit qu’elle seraitabsente un mois au moins, faites comme moi : attendez.

Le gros Saunders s’en allait alors le long dela 23e rue, s’accrochant aux grilles des maisons ettrébuchant sur les trottoirs.

L’aventure s’était ébruitée ; grâce auxdomestiques congédiés, on en connaissait les moindres détails et lemalheureux amant de miss Ada était la fable du quartier. Onguettait son passage, mais il était si complètement absorbé dansses douloureuses pensées qu’il ne s’apercevait de rien.

Rentré chez lui, l’instinct des affairesl’arrachait un peu à ses préoccupations, mais il y revenait bienvite et changeait à vue d’œil. Il faisait vraiment peine à voir.Ceux de ses amis qui l’avaient le plus impitoyablement plaisantéd’abord en avaient maintenant pitié.

Les choses duraient ainsi depuis quatre jourset Saunders, fort inquiet du silence de MM. Robertson brothersand C° se préparait à leur rendre visite, lorsqu’un matin on luiapporta de leur part une large enveloppe portant orgueilleusementle timbre de cette honorable maison.

Il se hâta de l’ouvrir. Elle contenait leportrait de miss Ada, une lettre de quelques lignes et une notefort longue, qualifiée en tête de :« Confidentielle. »

La lettre était ainsi conçue :

« Monsieur, le document ci-joint vousprouve que nous avons réussi selon vos désirs. Nous n’avons épargnéni notre intelligence ni nos démarches, et nous avons l’honneur devous rappeler que, contre la remise dudit document, vous avez ànous compter une somme de 500 dollars. Notre employé, porteur de cepli, vous en donnera quittance.

» Nous n’avons pas oublié, pour suivrevotre recommandation, de mettre sous cette même enveloppe leportrait de miss Ada Ricard que vous nous aviez confié.

» Il est entendu, monsieur, que noussommes toujours à vos ordres pour suivre cette affaire.

» Daignez agréer, etc., etc. »

Willie Saunders, fort ému, passa bien vite àla lecture de la note de MM. Robertson brothers and C°,solicitors.

Cette note était rédigée de la façonsuivante :

« Miss Ada Ricard, enlevée dans la nuitde mardi dernier de sa maison, est partie dans une voiture louéepar un inconnu depuis la veille, chez M. Thomson,6e avenue, n° 4, au prix de 25 dollars pourvingt-quatre heures.

» En faisant cette location, cet étrangera dit que cette voiture aurait à le conduire dans plusieurs balstravestis, qu’il ne voulait pas de valets de pied, car les siensl’accompagneraient, et qu’il viendrait prendre lui-même la voitureà l’heure où il en aurait besoin. On la lui tint prête et il arrivavers une heure et demie du matin, avec deux hommes enveloppés delarges dominos et masqués.

» Quant à lui, il était couvert d’unépais manteau, mais, bien qu’il fût également masqué, il était aiséde reconnaître à sa coiffure qu’il était costumé en Indien.

» Le cocher était le nommé Tom Katters.Sur l’ordre de l’inconnu, il se dirigea vers la 23e rueEst, où il s’arrêta à la file des voitures qui stationnaient devantle n° 17.

» Un des dominos mit alors pied à terreet disparut à peu près une demi-heure. Ce laps de temps écoulé, ilrevint et échangea quelques mots en langue étrangère avec les deuxautres masques qui descendirent du landau. Ils avaient quitté leursdominos et étaient tous trois déguisés en Indiens Sioux.

» Avant de s’éloigner, celui des troisindividus qui semblait commander aux deux autres donna sesinstructions à Tom Katters. Celui-ci devait se tenir tout à faitdevant la porte de la maison et, dès que ses trois voyageursreviendraient, lancer ses chevaux au galop. On lui donna cinqdollars de gratification pour l’engager à exécuter exactement cesordres, et on lui en promit autant s’il se montraitintelligent.

» Moins de vingt minutes après leurdépart, les trois masques revinrent. Le plus grand portait dans sesbras une femme qui riait ; il monta avec elle dans lelandau ; les deux autres Indiens se hissèrent sur le siègeauprès de Katters, qui, selon leur ordre, partit à fond de train enremontant la 23e rue, jusqu’à la première avenue.

» Un peu au delà de Hill Gate, les deuxhommes sautèrent sur la chaussée et, après avoir dit à Katters depoursuivre sa course jusqu’à l’entrée de Yorkville, ilsdisparurent.

» Katters obéit et ne s’arrêta plus qu’àl’endroit indiqué. Là, l’unique voyageur qui lui restait mit à sontour pied à terre. Il portait la jeune femme dans ses bras, ce quise comprend, car le sol était détrempé par la pluie, et il larassurait sans doute, car Katters l’entendit prononcer cesmots : « Il fait un temps de chien, mais nous voilàarrivés. »

– Misérable coquine, murmura Saunders,dont la colère croissait à chacun de ces détails ; elle étaitd’accord avec ses ravisseurs. Oh ! je me vengerai !

Et, ce serment arrosé d’un grand verre desherry, il reprit sa lecture.

Le rapport poursuivait en cestermes :

« Avant de s’éloigner, cet inconnu donnaau cocher les cinq dollars promis, et celui-ci, sans s’inquiéterautrement de ce que devenait son généreux client, fit tourner seschevaux et revint en ville.

» Il paraît certain que l’homme et lafemme se dirigèrent immédiatement du côté de Est River, pours’embarquer dans un canot qui les attendait, car James Davis,lieutenant du steamer le Liberia se souvient d’avoiraperçu, pendant qu’il était de quart, dans la nuit du mardi aumercredi, vers trois heures et en dessous de Blackwell, une yoleque dirigeait un Indien et à l’arrière de laquelle était assise unefemme.

» Cette yole passa même si près duLiberia qu’elle faillit chavirer, et que la passagèreeffrayée poussa un cri de frayeur.

» Nos renseignements nous permettentd’ajouter que le colonel Forster fit conduire lundi son yachtle Gleam au quai de Brooklyn, qu’il vint le visiter mardiet que ce même yacht était approvisionné pour une excursion d’unecertaine durée.

» Le mercredi, dans la journée, leGleam est passé devant Castle Garden et on a parfaitementaperçu une femme élégante et jeune à bord. Puis il a fait routepour Staten-Island. Là, il a dû mouiller, à cause d’une avarie dansun de ses cylindres. Le capitaine Reynolds, qui commande leGleam, ayant envoyé chercher des ouvriers à terre, un demes agents s’est glissé adroitement parmi ces hommes, et il aaisément reconnu miss Ada, grâce à la photographie qu’il avaitentre les mains.

» Le même agent a appris qu’aussitôt sonavarie réparée, le Gleam prendrait le large pour unedestination inconnue. Il serait impossible de dire combien de tempsdurera ce voyage ou cette promenade, car le colonel Forster, quin’a pas bougé de son bord, a un congé de trois mois.

» Si M. Willie Saunders le désire,la maison Robertson brothers and C° peut louer un bateau à vapeur,et l’un de ses plus intelligents agents se mettra à la poursuitedes fugitifs. M. Robertson junior attendra, pour agir ainsi,les instructions de M. Willie Saunders, à qui la location dece steamer coûtera 100 dollars par jour. M. Willie Saundersdevra déposer 1,000 dollars d’avance, qui seront acquis àMM. Robertson brothers and C° quels que soient le résultat etla durée de l’expédition. »

– Eh ! mais, c’est une idée !murmura le gros homme, que la colère et le désir de vengeancerendaient prêt à tout ; MM. Robertson brothers and C°sont des gens habiles. Oui, quand il devrait m’en coûter le doubleet le triple de ce qu’ils me demandent, je confondrai la misérable.Ah ! ce brutal Kelly s’imagine que je lui pardonnerai. Ehbien ! nous verrons ça !

Et dans un véritable état d’exaltationfurieuse, Saunders prit son chapeau et s’élança vers la porte deson bureau.

– Pardon, monsieur, lui dit en l’arrêtantau passage un individu qui était là depuis longtemps et qu’il avaittout à fait oublié, pardon, vous avez 500 dollars à meremettre.

– Ah ! c’est vrai, répondit lemarchand de biscuits en reconnaissant l’employé de l’agence. Tenez,passez à la caisse.

Il avait griffonné un bon sur une des feuillesde son carnet de chèques et le tendait à cet homme.

Puis, poursuivant sa route, il bondit dans lepremier cab qu’il aperçut devant sa porte et se fit conduire aubureau de renseignements.

Ainsi que lors de sa première visite, ce futde nouveau Robertson junior qui le reçut.

– Monsieur, lui dit Saunders, votre idéede poursuivre le ravisseur de miss Ada me paraît excellente, jel’adopte, mais hâtons-nous. Suivant les renseignements que vousm’avez envoyés, le yacht du colonel Forster peut encore être àl’ancre devant Staten-Island, et si je pouvais arriver là avant sondépart !

– Comment, vous voulez allervous-même ? observa l’élégant Robertson.

– Oui, monsieur, moi-même ! Je veuxprovoquer cet insolent officier et me venger ensuite de celle quis’est moquée de moi.

– Vous connaissez nosconditions ?

– Voici les 1,000 dollars d’avance.

Il avait déchiré une nouvelle feuille de soncarnet et l’avait transformée en un bon à vue de ladite somme.

– C’est parfait, dit l’agent en glissantle chèque dans sa caisse, soyez dans deux heures au quai de laBatterie ; nous partirons ensemble. Je m’intéresse vraiment àcette affaire et veux vous accompagner moi-même.

Saunders se confondit en remerciements etretourna bien vite chez lui pour prendre ses dispositions.

Chapitre 4OÙ L’HONORABLE WILLIE SAUNDERS DEVIENT TOUT À FAIT ENRAGÉ

Deux heures plus tard, lorsqu’il arriva aulieu du rendez-vous, serrant convulsivement contre sa poitrinel’énorme revolver à six coups qu’il avait caché dans la poche deson paletot, le fabricant de biscuits aperçut M. Robertsonjunior qui l’attendait.

– Vous voyez, lui dit-il, qu’avec lamaison Robertson brothers and C° il suffit d’émettre un désir.

– Et un chèque, aurait pu répondre WillieSaunders.

Mais, sans dire un mot, il s’était dirigé versle petit steamer que lui montrait le jeune homme et qui était sousvapeur, bord à quai.

C’était un léger bateau à hélice, fin del’avant, élégant de forme, qui devait fournir aisément ses douzemilles à l’heure.

– Le Fire-Fly était justementarmé et libre, reprit l’agent en rejoignant le pauvre amoureux demiss Ada. Son propriétaire s’est montré exigeant, mais je n’ai pashésité.

– Embarquons alors, embarquons, dit legros Saunders, qui avait toutes les allures d’un mouton enragé.

– Embarquons, répéta M. Robertsonjunior.

Et, montrant le chemin à sa victime, ilfranchit tranquillement la passerelle, dont le plancher gémit sousle poids infiniment plus considérable de l’énorme Yankee.

Le Fire-Fly démarra aussitôt. Deuxminutes plus tard, il filait en grande rade pour aller doubler lapointe de Brooklyn.

– Trois heures, dit l’agent du fastueuxclient, après avoir consulté un superbe chronomètre que retenait àson gilet une solide chaîne de sûreté, précaution qui prouvaitl’esprit pratique de M. Robertson junior ; la nuit seratombée avant que nous n’arrivions à Staten-Island.

– Tant mieux, répondit Saunders ;nous pourrons mouiller plus près du Gleam sans êtrereconnus ! Ce sera bien le diable si, dans la soirée oupendant la nuit, la coquine ne trahit pas sa présence à bord dubateau de son amant ! Alors, demain matin, je vous le jure, ilfaudra bien que ce colonel de malheur échange avec moi quelquescoups de revolver…, ou je le tuerai comme un chien, et elleaprès !

– Oh ! oh ! cher monsieur,n’allez pas vous livrer à quelque acte de violence, en ma présencedu moins ; je ne tiendrais pas à être accusé de complicité ensemblable affaire. Voyons, un peu de calme ! D’abord, si vousm’en croyez, soyez moins expansif et ne racontez pas ainsi vosaffaires tout haut. Il est inutile que les hommes de l’équipagesachent les causes de ce petit voyage.

– Oui, vous avez raison ; mais c’estque vraiment je suis hors de moi ! Avoir été joué de cettefaçon !

C’est en se promenant sur le pont duFire-Fly que ces messieurs échangeaient ainsi leurspensées. Ils y restèrent jusqu’au moment où le maître d’hôtel vintles avertir que le dîner était servi.

Le premier mouvement de Saunders fut derefuser de descendre dans la salle à manger, mais Robertson juniortrouva des paroles si concluantes pour lui prouver que la dièteétait chose également nuisible à l’esprit et à la matière, quel’infortuné négociant finit par se mettre à table et manger de fortbon appétit.

Le dîner venait à peine de finir, lorsque lecapitaine du steamer avertit ses passagers qu’on arrivait àStaten-Island et que le Gleamétait sur rade.

Le gros New-Yorkais ne fit qu’un bond de lasalle sur le pont.

La nuit était venue ; l’état del’atmosphère annonçait qu’elle allait être sombre et orageuse.

Néanmoins, on y voyait encore assez pourdistinguer et reconnaître le yacht du colonel Forster. Il était àl’ancre, tout près du rivage.

Après avoir pris le temps de s’envelopper dansson pardessus ; froid, compassé, méthodique comme d’ordinaire,M. Robertson junior avait, le cigare aux lèvres, rejointl’irascible Saunders.

– Si nous abordions carrément leGleam ? lui proposa ce dernier.

– Y pensez-vous, cher monsieur, luirépondit l’agent. D’abord, je crois que notre capitaine s’yrefuserait, le code maritime ayant prévu ce genre de collision dela part d’un bâtiment en marche contre un navire aumouillage ; de plus, à quoi cela vous avancerait-il ?Vous ne voulez pas, je suppose, reconquérir miss Ada Ricard àl’abordage ?

– Je veux la voir !

– Patience ! D’ailleurs, je ne pensepas qu’elle soit à bord en ce moment. Vous remarquerez que laclaire-voie de la grande cabine ne laisse passer aucune lumière. Jene serais pas surpris que le colonel Forster fût en ce moment à samaison de campagne. Il a une villa à Staten-Island, là-bas, à centpas de la côte.

– Il faut nous en assurer.

– C’est pour cela que nous allonsmouiller ici.

Sans consulter davantage son malheureuxclient, M. Robertson junior courut donner ses instructions aucommandant du Fire-Flyqui se tenait à l’arrière, auprès del’homme de barre.

Deux minutes s’étaient à peine écoulées que lachaîne filait par les écubiers et que l’ancre du yacht mordait lefond de la baie.

Il n’était guère qu’à une demi-encâblure,c’est-à-dire une centaine de mètres, du Gleam.

– Ainsi vous croyez que lecolonel Forster n’est pas à son bord ? demanda Saunders àl’agent, une fois la manœuvre terminée.

– J’en suis certain, répondit celui-ci.Si votre rival était sur le Gleam, il n’y régnerait pas unpareil silence, car il se serait inquiété de notre arrivée et denotre mouillage aussi près de lui.

– Une idée, cher monsieur.

– Laquelle ?

– Vous savez où se trouve la villa ducolonel ?

– Parfaitement. S’il ne faisait pas unebrume aussi épaisse, nous en apercevrions d’ici les fenêtreséclairées.

– Que penseriez-vous alors d’une petitepromenade à terre ? Si Forster est chez lui, il me sera bienplus facile de le joindre là qu’à son bord.

– Cela est certain, mais vous remarquerezque la nuit est fort noire et la mer assez dure.

– Si vous avez peur, j’irai seul.

– Les chefs de la maison Robertson and C°n’ont peur de rien, ni de personne, monsieur Saunders ; jevais faire armer une embarcation et ne vous quitterai pas.

Et donnant aussitôt les ordres nécessaires, lejeune homme précéda le gros Yankee sur l’échelle, au pied delaquelle un canot accosta presque instantanément.

C’était une gracieuse et solide baleinièreavec laquelle on aurait pu braver les plus mauvais temps.

Quatre vigoureux matelots la montaient.

Robertson junior et Saunders se placèrent àl’arrière, et ce dernier, qui avait été marin dans sa jeunesse,s’empara de la barre, en commandant aux hommes de pousser aularge.

L’embarcation se mit en marche, le cap sur laterre.

L’agent, se guidant sur les feux de l’île,indiquait la route à son compagnon, mais le brouillard devintbientôt si épais qu’au moment d’entrer dans la passe qui conduit auport, les nageurs durent lever les avirons.

– Écoutez, dit tout à coup Saunders, ense penchant au ras de l’eau pour chercher à percer la brume.

Robertson prêta l’oreille.

On entendait distinctement, venant de terre,le bruit régulier des rames d’un canot vigoureusement lancé.

– Ah ! dit l’agent, voilà desgaillards qui connaissent leur route mieux que nous ne connaissonsla nôtre.

L’embarcation, en effet, se rapprochaitrapidement.

Soudain un éclat de rire métallique, argentin,répercuté par les ondes sonores, fit bondir le gros Saunders.

– C’est elle, la coquine !grondait-il. Nagez, mes garçons, nagez ! Arrivons avant eux àl’entrée de la passe. Cent dollars pour vous si nous y donnons lespremiers.

Stimulés par cette promesse, les matelots duFire-Fly se courbèrent sur leurs avirons et la baleinièrepartit comme une flèche.

Mais le canot du colonel Forster, car c’étaitbien lui qui retournait à son bord, était moins éloigné que ne lepensait le fabricant de biscuits. Noyé dans le banc de brume, il nele vit pas venir, ou plutôt peut-être ne voulut-il pas le voir, etavant que l’agent ait pu l’éviter par un coup de barre, uneépouvantable collision se produisit entre les deuxembarcations.

Le choc fut si rude pour la baleinière, quiavait été prise par le travers à l’avant, qu’elle pivota surelle-même pour aller faire tête sur la rive, dont quelques mètresseulement la séparaient et où la mer déferlait avec violence.

Quant à la yole, rejetée de l’autre côté de lapasse, sa situation devait être plus grave encore.

Au même instant, comme pour le prouver, un criterrible se fit entendre, cri de femme dont le timbre glaçad’effroi l’énorme Saunders, qui, renversé de son banc, couvertd’eau et d’écume, avait été jeté sur le sable.

Puis il lui sembla qu’un second cri, étouffécomme un sanglot, succédait au premier. Alors, l’œil hagard, lescheveux hérissés, il voulut s’élancer au milieu des flots.

Robertson l’arrêta au passage.

– Mais c’est elle, c’est elle ! Jeveux au moins tenter de la sauver ! s’écria-t-il ens’efforçant de se dégager.

– Êtes-vous fou ! répondit le jeunehomme en le maintenant solidement. S’il est arrivé un malheur,est-ce que vous savez dans quelle direction ! Si miss Ada n’apas été sauvée par ceux qui l’accompagnaient, il est trop tard, carle courant porte au large.

L’agent disait vrai, le brouillard étaitdevenu tellement opaque qu’on ne distinguait rien à deux pas dedistance. De plus, sous l’influence de la marée descendante, la merétait si dure à cet endroit de la passe que le meilleur nageurn’aurait pu y lutter un seul instant contre le courant et lesvagues.

Désespéré de son impuissance, épouvanté desconséquences de son acte de colère, l’infortuné Yankee s’étaitaffaissé sur le sol.

Là, oppressé, haletant, il prêtaitattentivement l’oreille aux bruits du large, dans l’espoir d’ysaisir quelque indice de nature à le rassurer. Mais rien desemblable ne lui parvenait. Il n’entendait que le murmure des lamessur le rivage. Le banc de brume s’étendait autour de lui comme unlinceul ; il régnait un silence de mort sur la baieentière.

Pendant ce temps-là, les matelots duFire-Fly, heureux d’en être quittes pour un demi-bainfroid, étanchaient la voie d’eau que le choc avait ouverte dans lesflancs de la baleinière et la remettaient à flot.

Ils y parvinrent après une heure de travail.Saunders s’imagina qu’il s’était passé tout un siècle, lorsqueRobertson, le tirant de son affaissement, lui dit d’embarquer.

Le brouillard s’était un peu levé et onapercevait au large, comme une nébuleuse dans le ciel gris, le feude position du Fire-Fly.

Transporté si brusquement de sa vie paisibledans le plus affreux drame, le malheureux industriel obéit et gagnale canot en trébuchant.

Une fois embarqué, il tomba lourdement sur lecaisson de l’arrière, mais il se garda bien de saisir de nouveau labarre. Se rappelant avec horreur l’usage qu’il en avait fait uneheure auparavant, il craignait qu’elle ne lui brûlât les mains.

– God’s blood ! s’écria tout à coupM. Robertson junior, le Gleam a filé !

Tiré de son accablement par ces quelques mots,Saunders fouilla la baie de ses regards affolés.

Le Fire-Fly seul s’y balançait aumouillage.

– Voilà une vilaine excursion et unetriste affaire, dit l’agent à son compagnon.

– Horrible ! cher monsieur,horrible ! répéta ce dernier d’une voix étranglée.

– Évidemment, il est arrivé un malheur etle colonel Forster, afin de ne pas être compromis, car il nepouvait supposer que nous fussions là pour lui, a pris le large,sans quoi il serait resté en rade. En tout cas, comment connaîtrela vérité ?

– Oui, comment ?

Puis saisi d’une inspiration subite, Saunderspoursuivit en s’adressant aux matelots :

– Mes garçons, il y a cent dollars pourchacun de vous si vous ne dites pas un mot de ce qui vient de sepasser.

– C’est entendu, bourgeois, répondirenten chœur les marins qui, du reste, ne connaissaient pas les causesde la présence de ce gros passager à bord du steamer et n’avaientvu, dans la rencontre des deux embarcations, qu’un de ces accidentsde mer dont ils étaient presque quotidiennement acteurs ou témoins.Ils ne se doutaient qu’il y eût une femme en jeu et peut-être noyéeavec ses autres compagnons que par les exclamations mêmes deSaunders.

Dix minutes plus tard, la baleinière accostaitle Fire-Flyet Robertson y apprenait que le Gleamavait levé l’ancre depuis une demi-heure à peu près.

La brume n’avait pas permis de voir de quelcôté il s’était dirigé.

Toutefois, retenu par l’espérance d’apercevoirson rival au point du jour, Saunders ne voulut pas quitter larade ; mais le lendemain le steamer fit vainement le tour deStaten-Island ; le Gleam avait bien disparu tout àfait.

Il n’y avait plus qu’un parti à prendre :rentrer à New-York et garder le plus profond silence sur cetteépouvantable scène, où le fabricant de biscuits avait joué un rôlesi compromettant.

L’infortuné Yankee le comprit ; il fitremettre à chacun des hommes de la baleinière les cent dollarspromis, et le cœur bourrelé de remords, il se blottit dans sacabine, pour n’en sortir que lorsque Robertson vint l’avertir quele Fire-Fly était amarré de nouveau au quai de laBatterie.

La nuit lui permit de débarquer et de gagnerson hôtel sans être reconnu, mais lorsqu’il arriva dans sonappartement, ce fut pour s’y enfermer, comme s’il avait déjà à sestrousses tous les agents de M. Kelly, et pour y tomber dansune prostration véritablement inquiétante.

Sa nuit fut terrible et le lendemain ildéfendit rigoureusement sa porte, ne voulut lire aucun journal,n’échangea pas une parole avec ses gens. Il refusa même d’entendreparler d’affaires.

Cela durait depuis quatre grands jours et ilcommençait à se calmer un peu, lorsque son valet de chambre,violant la consigne, lui remit, vers trois heures, un pli« urgent et personnel » portant le timbre de l’officecentral de la police.

Le malheureux Saunders n’ouvrit cette lettrequ’en tremblant, et, lorsqu’il en eut parcouru les cinq lignes, ilse sentit pâlir d’épouvante.

Il avait lu :

« Le chef de la police métropolitaineinvite M. Willie Saunders à se rendre toutes choses cessantesà l’office central, pour lui fournir tous les renseignements à saconnaissance sur la disparition de miss Ada Ricard. »

Qu’allait-il dire à ce brutal Kelly, dont ilavait déjà éprouvé la grossièreté ? Pourrait-il conserverassez de sang-froid pour ne pas se compromettre ? L’événementde Staten-Island était-il connu ou toujours ignoré ? Pourquoile chef de la police, qui n’avait pas voulu l’écouter lorsqu’ilétait allé le prier de rechercher Ada Ricard, s’inquiétait-ilaujourd’hui de sa disparition ?

Toutes ces questions, auxquelles il ne savaitque répondre, se succédaient dans le cerveau ébranlé de l’ex-amantde miss Ada, et il se sentait trembler par avance à l’idée de cetinterrogatoire qu’il allait subir.

Toutefois, comme, même pour un Américain, uneinvitation du genre de celle dont il s’agissait ressemblait fort àun ordre, il se résigna à obéir, et après s’être tracé un thèmedont il se promettait bien de ne pas se départir, après avoir faitprovision de calme, il se rendit chez le terrible Kelly.

Le chef de la police le reçut aussitôt ;mais, cinq minutes plus tard à peine, le gros Saunders sortait entitubant de l’office central, et, pâle, les traits bouleversés, lefront inondé d’une sueur glacée, il se hissait dans son cab, endisant à son cocher, avec un accent d’épouvante :

– À l’hôpital de Bellevue !

C’est qu’il s’était produit, quarante-huitheures auparavant, un événement qui surexcitait étrangement lacuriosité publique, événement que l’important industriel ignorait,puisque, depuis sa dramatique expédition, il ne sortait pas de chezlui et ne lisait aucun journal, mais dont nous allons, nous,instruire nos lecteurs, en faisant un pas en arrière.

Chapitre 5SHAKESPEARE’S TAVERN

L’enseigne de cette taverne n’était pasprécisément orthographiée ainsi que nous l’indiquons en tête de cechapitre ; Shakespeare y était écrit en deux mots, ce quifaisait que si elle rappelait le célèbre poète tragique anglais auxrares lettrés qui franchissaient le seuil du cabaret, elle nevoulait dire que la « taverne de l’Épieu agile » auxmatelots, gardiens de wharfs, débardeurs et autres gens decatégories moins recommandables encore, les habitués ordinaires decet assez mauvais lieu.

Située sur le quai, dans South street, en facede Brooklyn, cette taverne était admirablement placée au point devue de la clientèle. De plus, la police la voyait d’assez bon œil,car les rixes, les détonations de revolver et les scènes violentesy étaient moins fréquentes que partout ailleurs.

Cela tenait à ce qu’elle était administrée pardeux gaillards, qui n’avaient besoin de personne pour maintenir ouramener le bon ordre dans leur établissement : les honorablesThomas Bright et Davidson, deux des plus célèbres boxeurs desÉtats-Unis, jadis adversaires acharnés et maintenant excellentsamis et associés, tant il est vrai que la paix la meilleure estcelle qui se fait entre gens qui se sont battus.

Après s’être réciproquement cassé les dents etadministré les plus terribles black eyes – enfrançais : yeux noirs – Thomas Bright et Davidson s’étaientdit qu’ils avaient fait assez pour le public et leur réputation,mais trop peu pour leur fortune ; et, réunissant leurséconomies, ils avaient fondé Shakespeare’s tavern, quidevint bientôt le plus achalandé des bouges de ce genre.

L’établissement se composait aurez-de-chaussée d’une grande salle garnie de lourdes tables et debancs solidement scellés dans la muraille et au sol, afin qu’ils nepussent se transformer en armes meurtrières entre les mains desivrognes, puis d’un gigantesque comptoir avec sa carapace d’étainet son armée de pintes de même métal.

C’était là que se groupaient la clientèleflottante, les passants, les intrus, ceux enfin qui n’étaient pasinitiés aux délices du oysters-room – salledes huîtres – où on ne parvenait qu’en glissant le long d’unescalier doublement dangereux, car les marches en étaient humideset il y régnait, même en plein jour, une obscurité presquecomplète.

Dès les premiers pas sous la voûte de cettecrypte, on était saisi à la gorge par une atmosphère épaisse etchaude, chargée de mille émanations diverses, et les yeux neparvenaient qu’après quelques instants à percer le brouillard épaisque formait, au pied de l’escalier, l’air qui cherchait, en raisondes lois physiques, à se renouveler au dehors.

Cette seconde salle était moins sommairementmeublée que celle du rez-de-chaussée. Il s’y trouvait des tables etdes chaises mobiles, un immense buffet chargé de viandes et desalaisons, puis, au dessus d’un énorme fourneau, un gril de tailleà recevoir un bœuf tout entier.

Le sol était macadamisé et les murs, jadisblancs, étaient devenus noirs, sauf aux endroits où, grâce aucontact des épaules, ils apparaissaient presque gris et illustrésde dessins primitifs et de devises que nous pensons inutile detraduire.

Une douzaine de becs de gaz, noyés dans lafumée comme des nébuleuses dans la brume, éclairaient tant bien quemal, mais plutôt mal que bien, ce sous-sol, que les clients intimesenvahissaient dès que leur journée était finie.

Au moment où nous prions nos lecteurs de noussuivre dans l’oysters-room de Shakespeare’stavern, c’est-à-dire quarante-huit heures après latriste expédition de Willie Saunders à Staten-Island, la chambréeétait encore complète, bien que la nuit fût fort avancée.

Mais l’atmosphère humide et froide chassait duquai tous les travailleurs dont la présence n’y était pasindispensable ; il n’y était resté que les maraudeurs.Certains gardiens de wharfs eux-mêmes avaient déserté leurspostes.

De plus, çà et là, on reconnaissait, autour detables couvertes de verres de gin brûlant, des matelots de tous lespays, qui attendaient l’heure de rentrer à bord.

Un de ces groupes avait si victorieusementlutté contre l’intempérie du dehors qu’il y régnait une bruyantegaieté. C’étaient les matelots du Fire-Fly, qui faisaientgaiement passer de leurs poches dans le comptoir de Thomas Brightet de Davidson les dollars du pauvre Saunders : le prix deleur silence.

– Allons ! encore une tournée, ditl’un des marins, en frappant bruyamment sur la table. Garçon, duwhisky, et du bon !

– Non, observa son voisin, c’est assezpour aujourd’hui, il y a deux heures que nous devrions êtrerentrés. Que diable ! il fera jour demain. Tu es ivre,James !

– Ivre ! riposta ce dernier. Ehbien ! Charly, après ? Le gros homme ne nous a pas donnécent dollars à chacun pour nous faire des rentes !

– C’est tout au moins pour nous taire,riposta vivement Charly. Or, manquer à sa parole n’est pas d’un bonmatelot américain.

Les deux autres marins approuvèrent du regardet du geste, en désignant les tables voisines d’où les autresclients de Shakespeare’s tavern pouvaient entendre.

– Allons ! suffit ! grondaJames ; on sera muet comme un cachalot ; mais j’aisoif.

Et attrapant au passage un des garçons, il luiintima l’ordre d’apporter quatre verres de whisky.

Le mieux, pour les amis de l’ivrogne, était decéder. Ils firent donc signe au domestique de se hâter de lesservir, mais ils se levèrent et Charly murmura :

– Et si, pendant que nous flânons, onvole à bord comme on a volé Toby l’autre nuit sur son wharf,pendant qu’il était à boire au lieu de surveiller sesmarchandises ?

– De quoi ! hurla un grand gaillardenveloppé de toile cirée de la tête aux pieds ; de quoi ?Toby volé ! C’est son voleur qui a été volé !

– Comment donc ? s’écrièrent lesmatelots.

– Eh ! sans doute ! au lieu deprendre un baril d’eau-de-vie, comme il en avait sans doutel’intention, il a enlevé un baril de goudron ! S’il ne lui apas collé aux pattes, il a dû le jeter à l’eau ! À la santé decet imbécile, quoiqu’il m’ait fait donner mon compte. Je m’enmoque, car je me suis rapproché de Shakespeare’s tavern. Or, c’estplus gai ici que dans le haut de la rivière.

Et, après avoir bruyamment trinqué avec leshommes du Fire-Fly,le gardien du wharf, car c’étaitlui-même, avala d’un seul trait son verre de gin !

– C’est égal, je n’ai pas confiance,reprit Charly ; depuis quelque temps c’est une véritable rafleà bord et le long du fleuve. Allons, en route, mesgarçons !

En disant ces mots, le marin avait pris sousson bras celui de James et il l’entraînait vers l’escalier.

Toby les suivit.

Ils arrivèrent ainsi sur le quai, l’unpoussant l’autre.

Le jour commençait à poindre, mais la rivièreétait encore enveloppée dans la brume. Les mâtures des bâtiments àl’ancre s’esquissaient indécises au-dessus de leurs coquesinvisibles. On eût dit qu’elles étaient suspendues dansl’atmosphère.

Le canot du Fire-Fly était amarré àl’un des pilotis du wharf dont Toby était le gardien depuisseulement deux jours.

– Embarquons, garçons, dit Charly enhâlant la yole.

– Tiens ! qu’est-ce que c’est queça ? demanda tout à coup Toby, qui s’était avancé sur le borddu quai et désignait de la main un objet flottant que le remous ducanot avait poussé jusqu’à la rive : un pied !

– Mais oui, un pied ! fit le mateloten soulevant le membre avec l’extrémité de sa gaffe. Un pied et unejambe !

– Et le reste ! poursuivit legardien ; c’est un noyé. Nom de nom, qu’il est lourd ! Ila quelque pierre au cou pour être ainsi la tête en bas. Voyons,aidez-moi, vous autres !

Les matelots se penchèrent sur la rivière et,unissant leurs efforts, amenèrent à la surface un corpscomplètement nu, dont la pesanteur inaccoutumée leur fut bientôtexpliquée. Un baril de goudron était attaché à sa jambe gauche.

C’était par ce baril à demi défoncé que cecadavre avait été retenu entre deux eaux et s’était présenté d’unefaçon si anormale à ceux qui l’avaient aperçu.

– C’est une femme, s’écria Charly.

– Et une superbe !

– En voilà une idée de la jeter à larivière avec un baril de goudron.

– C’est drôle, tout de même !

– Un baril de goudron ? C’estpeut-être bien celui qu’on m’a volé !

Tout en échangeant ces exclamations, lesmarins, aidés par Toby, avaient soulevé le corps et l’avaientétendu sur les planches du wharf, sans détacher de sa jambe lebaril qu’une corde solide y retenait.

C’était, en effet, le cadavre d’une femmetoute jeune. Il n’offrait pas de traces de blessures et n’était pasdécomposé. Le visage seul était un peu boursouflé, mais nullementdéfiguré.

Si bronzés qu’ils fussent contre toutes lesémotions, les matelots regardaient ce corps avec stupeur. Sa vueavait dégrisé l’ivrogne. Ces hommes comprenaient qu’ils avaient là,sous les yeux, la victime de quelque drame horrible.

La découverte d’un noyé, ouvrier ou marin, leseût laissés à peu près insensibles. Mais cette femme, jeune, belle,complètement dépouillée de ses vêtements, les épouvantait.

– Nous ne pouvons pas cependant lalaisser là, dit enfin Charly. Allez donc prévenir à Shakespeare’stavern !

Celui de ses camarades auquel s’adressait lematelot s’élança de l’autre côté du quai.

Toby, avec ce sentiment de décence plus communqu’on ne le croit chez les gens du peuple, se dépouilla de savareuse de toile cirée et l’étendit sur le cadavre.

Deux minutes après, Thomas Bright, Davidson etles clients attardés dans leur établissement se précipitaient surle wharf.

Charly les mit au courant de ce qui s’étaitpassé.

– Et bien ! mes garçons, il n’y aqu’une chose à faire, dit Davidson : aller prévenir le coronerde Saint-Vincent et l’attendre sans toucher au corps.

Un des spectateurs partit aussitôt pour lebureau de police du quartier, bureau qui se trouvait d’ailleursdans une des rues voisines, et plusieurs policemen, que cerassemblement avait attirés, se firent les gardiens du cadavre,après avoir repoussé les curieux sur le quai et ne gardant auprèsd’eux que les hommes du Fire-Fly et Toby.

Le jour s’était levé ; le brouillardétait moins intense.

C’était une étrange scène que celle queprésentait ce wharf sur lequel étaient groupés, immobiles et muets,quelques individus autour de ce corps nu et inanimé.

– C’est bizarre, murmura Toby, deretrouver là mon baril de goudron. C’est bien le mien, j’enreconnais la marque.

– Tais-toi donc, imbécile ! lui ditCharly à demi-voix ; il y aura certainement une prime pourceux qui mettront la police sur la voie des assassins ; ilsera temps, alors, de parler.

Le gardien comprit, remercia d’un sourire etredevint silencieux.

Moins d’un quart d’heure plus tard, le coronerarrivait avec son secrétaire.

Furieux, sans doute, d’avoir été dérangéd’aussi bonne heure, il interrompit Charly, qui avait commencé lerécit de sa triste découverte, et dit :

– C’est bon ! je vois bien ce quec’est. Allons, deux hommes de bonne volonté pour porter ce corps àla morgue de la station. Vous autres, qui l’avez tiré de l’eau,suivez-moi pour faire votre déposition.

La station-morgue est un de ces tristes asilesinstallés sur les quais de New-York comme sur ceux de Paris poursoigner les blessés et recevoir provisoirement les morts.

La station-morgue du quartier Saint-Vincentétait à peine à deux cents mètres de Shakespeare’s tavern.

Deux hommes soulevèrent le corps ; untroisième se chargea du baril que le coroner avait recommandé de nepas détacher, puis, précédé du fonctionnaire de la policequ’accompagnaient les matelots du Fire-Flyet Toby, etescorté par les curieux, le lugubre cortège se mit en route.

Après dix minutes de marche, il arriva àdestination.

La porte de la morgue s’ouvrit pour lesporteurs et les témoins, et se referma sur la foule.

En quelques instants le coroner reçut lesdépositions des matelots et du gardien, puis, après avoir prisleurs noms et adresses, il les renvoya.

Les hommes du yacht se hâtèrent de rejoindreleur embarcation pour retourner à bord.

Quant à Toby, qui s’était gardé de reconnaîtrele baril de goudron, mais qui avait endossé de nouveau sa vareusecirée, il reprit le chemin du quai, où la foule, devenueconsidérable, se groupa aussitôt autour de lui.

Il lui fallut recommencer vingt fois sonrécit, et cet événement se répandit si rapidement que Shakespeare’stavern, à la grande joie de ses honorables propriétaires, futbientôt assiégée comme en un jour de fête.

Pendant ce temps-là, le coroner deSaint-Vincent faisait son rapport, expédiait le corps de la noyée àla morgue centrale, à Bellevue-Hospital, et se rendait à l’officegénéral de la police, chez M. Kelly.

Le gros fonctionnaire écouta sans l’ombred’émotion son subalterne, approuva ce qu’il avait fait et envoyaimmédiatement au directeur de la morgue l’ordre de fairephotographier la noyée.

Le cadavre devait ensuite être livré audocteur O’Nell, afin que l’autopsie en fût pratiquée sans nulretard. Cette opération terminée, l’exposition du corps aurait lieuainsi que le voulaient les règlements.

Ces instructions données et le coronercongédié, l’honorable Kelly gagna tranquillement sa salle à manger,où, comme de coutume, il prolongea longuement son déjeuner.

À trois heures seulement, il se souvint de lanoyée et monta dans un cab pour se rendre à Bellevue-Hospital.

Chapitre 6 ÀLA MORGUE DE BELLEVUE-HOSPITAL.

L’événement ayant fait grand bruit, grâce auxjournaux parus à midi, les abords de la morgue étaient envahis parune foule immense qu’une vingtaine de policemen contenaientdifficilement.

Le corps était déjà exposé ; lesimpatients se bousculaient pour satisfaire leur curiosité.

Nous ne ferons pas ici la description de lamorgue centrale de New-York : elle ressemble absolument àcelle de Paris, que nous avons exactement dépeinte dans unprécédent récit : le N° 13 de la rueMarlot.

D’ailleurs, ces sortes d’établissements sontfatalement voués à une architecture uniforme dans tous les pays. Siexcentriques qu’ils soient, les Anglais eux-mêmes n’ont pas encoresongé à mettre au concours la construction d’une morgue.

En Amérique, ainsi qu’en France, la partievisible de ces tristes lieux se compose d’une grande pièce éclairéepar le haut et divisée en deux par un large vitrage.

D’un côté, les morts étendus sur leurs lits depierre inclinés et faisant face à la foule ; de l’autre, lesvivants qui, presque tous, viennent à cette horrible maisnécessaire exhibition comme à un spectacle.

Du reste, ainsi que le vestibule d’un théâtre,la portion de la salle ouverte au public a deux portes garnies detambours, afin que, du dehors, on ne puisse rien voir. On entre parune de ces portes et on sort par l’autre.

Les jours où l’exposition cause une viveémotion, lorsqu’il s’agit de la victime d’un crime, des policemenfont faire la queue à la foule, toujours comme au spectacle, et onfait au cadavre exposé les honneurs du milieu de la salle. On isoledes autres son lit glacé, on le place bien en vue ; de mêmeque, sur une affiche, on met en vedette la pièce qui fait recette,la great attraction !

C’est ainsi que les choses se passaient aumoment où l’énorme Kelly descendait de sa voiture à la porte deBellevue-Hospital.

Le corps trouvé dans la rivière quelquesheures auparavant par les matelots occupait le milieu de la salled’exposition ; à un mètre à peine du vitrage devant lequeldéfilaient les curieux.

Complètement nu, tel qu’il avait été tiré del’eau, sauf un tablier de cuir qui le recouvrait depuis les seinsjusqu’aux genoux, ce cadavre était celui d’une femme de vingt-cinqans à peine, qui avait du être remarquablement belle.

D’une taille au-dessus de la moyenne, deformes riches sans exagération, ses épaules, ses bras et ses jambesétaient admirablement modelés. Ses mains étaient petites ; sespieds moins grands que ceux d’une fillette de quinze ans. Autour desa tête se déroulaient ses longs cheveux blonds.

Ses traits étaient à peine défigurés. Saphysionomie ne trahissait aucune lutte douloureuse, sauf peut-êtreautour de la bouche dont la lèvre supérieure était un peucontournée. Bien qu’ils fussent ouverts, il était difficile depréciser la couleur de ses yeux, car ils commençaient à devenirvitreux, mais on pouvait deviner que ces prunelles éteintes avaienteu des regards charmants, de même que ce corps de femme, auxteintes plombées, avait tressailli de désirs et de voluptés.

C’était là ce que se disaient ces gens qui leparcouraient cyniquement des yeux, la plupart avec plus decuriosité que de pitié, et les policemen n’activaient pas sanspeine cet horrible défilé de la foule, pour laquelle la noyéerestait une inconnue.

Au même moment, le chef de police recevait dudocteur O’Nell son rapport et, après être allé jeter un coup d’œilindifférent sur la morte, il retournait à son bureau.

Là, confortablement installé dans son grandfauteuil de cuir, il se mit à parcourir le travail du médecinlégiste.

Ce document s’exprimait ainsi :

« Le corps soumis à mon examen et dontj’ai fait l’autopsie aujourd’hui mercredi, est celui d’une femme devingt-deux à vingt-cinq ans, qui n’a jamais été mère, mais quin’était pas vierge.

» Malgré son état parfait deconservation, il me serait impossible de dire à deux ou trois joursprès le temps de son séjour dans l’eau, car l’usage que la vivantedevait faire de l’arsenic, ainsi que bon nombre de femmesaméricaines, dans le but d’entretenir la fraîcheur de leur teint etl’ampleur de leurs formes, retarde, on le sait, d’une façon notablela décomposition des cadavres.

» Ce que je puis affirmer, c’est que lecorps n’est pas celui d’une noyée. En effet, j’ai constaté qu’iln’y a pas trace d’écume dans le larynx. Les poumons sontcongestionnés, mais ils ne sont pas augmentés de volume ni dedensité. Or, l’absence d’une mousse écumeuse dans les voiesaériennes est la preuve incontestable que la mort n’est pas due àla submersion.

» Cette femme avait cessé de vivrelorsqu’elle a été jetée à l’eau.

» À quel genre de mort a-t-ellesuccombé ? Il m’est impossible de le préciser. Ce n’est ni àla strangulation ni à l’empoisonnement. Le cou n’offre aucunemarque de violence, et l’examen chimique de l’estomac, du foie etdes intestins n’a pas démontré jusqu’ici la présence dans cesorganes d’une substance vénéneuse ; mais il faut attendreplusieurs jours encore pour avoir sur ce point spécial unecertitude absolue.

» Nulle blessure, nulle contusion sur lecorps, sauf au-dessus du genou droit la trace bleuâtre de la corderetenant au cadavre le baril de goudron qui, dans l’idée dumeurtrier, devait maintenir sa victime au fond de l’eau.

» C’est, au contraire, ce baril degoudron, défoncé par la fermentation ou par le choc, qui a faitflotter le corps plus tôt que cela ne se serait produit.

» Cette femme était bien conformée, d’uneconstitution robuste, sans aucune affection organique. Elle avaitgrand soin d’elle-même et était d’habitudes élégantes. Cela se voità l’examen de sa chevelure, à ses pieds et à ses mains.

» J’ai remarqué qu’il manque à sadenture, fort belle, la seconde canine de droite, et que le lobeinférieur de son oreille gauche porte la cicatrice d’une déchiruredéjà ancienne.

» Pour me résumer, je pense que cettefemme, surprise pendant son sommeil, a dû succomber à l’inhalationde quelque narcotique puissant : éther ou chloroforme.Toutefois, je n’ai découvert dans les organes aucun désordre denature à asseoir mon hypothèse d’une façon absolue. Trois ou quatreheures s’étaient écoulées entre la mort et le dernier repas de lavictime.

» Signé : O’NELL.

» Chirurgien en chef à Bellevue-Hospital. »

– Oh ! oh ! tout cela estcurieux, murmura le gros Kelly ; lorsque cette femme serareconnue, master Young se mettra en campagne. Si on ne la reconnaîtpas, alors ce sera l’affaire de ce cher William Dow.

Master Young, comme l’appelait familièrementle chef de la police métropolitaine, était le capitaine desdétectives. William Dow, que désignait si affectueusement Kelly,était ce personnage étrange et mystérieux que nos lecteursconnaissent déjà par le rôle qu’il a joué dans leN° 13 de la rue Marlot.

Moins de deux ans avant l’époque où se passece récit, William Dow était un des médecins les plus distingués,les plus riches et les plus honorables de Philadelphie ; mais,un jour, il avait brusquement quitté cette ville pour venirs’installer à New-York.

Là, il s’était lié avec le chef de la policeet, peu à peu, était devenu un de ses auxiliaires ; maisauxiliaire volontaire, désintéressé et fort utile.

Déjà plusieurs fois, il avait obtenu desrésultats merveilleux, cela sans bruit, à l’aide de ses seulsmoyens, de son intelligence, de son courage, de sa persistance, deson énergie.

Pourquoi cet avatar de docteur enpolicier ?

C’était un mystère pour tout le monde, mêmepour M. Kelly. Nous le révélerons quelque jour.

En attendant, revenons à l’honorable chef dela police métropolitaine de New-York.

Il avait sonné son secrétaire et lui avaitdonné l’ordre de faire venir le capitaine Young.

Celui-ci parut quelques minutes plus tard.

C’était un grand gaillard d’une quarantained’années, bâti comme un colosse, brave comme un lion, mais d’uneintelligence médiocre et d’un entêtement de mulet. Lorsqu’il étaitsur une mauvaise piste, il s’y acharnait, quoi qu’on fît pour leremettre dans le droit chemin.

Si l’administration lui conservait son poste,c’est qu’il était précieux pour un coup de main, c’est que personnen’avait plus d’intrépidité dans une lutte corps à corps.

Les pick-pockets et les malfaiteurs de laville et de l’État de New-York le craignaient lui seul plus quetoute sa brigade. Quand il s’élançait à la tête de quelques-uns deses hommes, dans un des quartiers les plus dangereux de la grandecité, au milieu d’une rixe ou d’une révolte d’ouvriers, c’était unsauve-qui-peut général.

Mais dès qu’il s’agissait de quelque délicatemission, d’une de ces recherches qui exigent de la finesse, duflair, de la patience, master Young ne faisait plus que dessottises ; le gibier lui glissait entre les mains.

Il était alors enchanté de voir apparaîtrel’intelligent William Dow, dont il était bien un peu jaloux, maisil avait du moins le bon esprit de reconnaître sa supériorité.

– Capitaine, dit Kelly, en donnant àYoung le rapport du coroner de Saint-Vincent, lisez cela etmettez-vous en campagne. Il s’agit de la noyée trouvée près duwharf 32, en face de Shakespeare’s tavern. Faites surveillerl’établissement de Bright et battez tous les mauvais lieux desquais. Il est probable que c’est là quelque fille dont lesvêtements et les bijoux ont tenté les assassins.

– Je vais donner des instructions à meshommes, répondit le détective en prenant les papiers.

– N’oubliez pas de placer quelques agentsintelligents à la Morgue et aux abords de l’hôpital.

– C’était mon intention, monsieur.

– De plus, il sera bon de mettre un devos agents en faction sur le wharf même, en costume de gardien. Lesmalfaiteurs résistent difficilement au désir de revoir les lieux deleur forfait, et bien que la femme n’ait certainement pas été jetéeà l’eau là où elle a été trouvée, il pourrait se faire que lesintéressés vinssent rôder de ce côté. Surtout, tenez-moi au courantdes moindres incidents qui se produiront à l’égard de cetteaffaire. Si le corps n’est reconnu ni aujourd’hui ni demain, jeverrai à prendre certaines mesures. Allez, capitaine !

Young salua militairement et sortit pourexécuter ces ordres.

Quant à l’honorable chef de la police,attirant à lui d’autres dossiers, il se remit au travail, sanssonger plus longtemps au cadavre devant lequel la foule, de plus enplus nombreuse, continuait à défiler.

La nuit vint sans que la noyée eût étéreconnue et les portes de la Morgue se fermèrent ; maisl’événement fut la conversation du soir de la ville entière, etShakespeare’s tavern ne désemplit pas.

Le lendemain au point du jour, plus de dixmille personnes se pressaient aux abords de Bellevue-Hospital et àhuit heures la lugubre visite recommença.

Tout à coup, vers midi, un des curieuxs’écria :

– Mais, je la reconnais, c’est miss AdaRicard ! Oui, c’est bien elle !

– Ada Ricard ? interrogèrent lesassistants.

Sans lui laisser le temps de répondre à quique ce fût, les agents en surveillance à la Morgue se précipitèrentvers celui qui, le premier, avait prononcé ce nom et l’entraînèrentau greffe.

Quoiqu’un peu ému, cet individu étaitd’ailleurs assez calme et paraissait n’avoir rien à redouter.

C’était un homme d’une trentaine d’années,correctement vêtu. Il avait l’air d’un domestique de bonnemaison.

– Vous reconnaissez la morte ? luidemanda le greffier, auquel l’un des détectives avait fait part dece qui venait de se passer.

– Oui, monsieur, réponditl’inconnu ; je le crois du moins. Il me semble bien que c’estmiss Ada Ricard, qui demeurait au n° 17 de la 23erue Est.

– Que faisait cette dame ?

– Lorsque j’étais à son service, elleétait la maîtresse de Thomas Cornhill. J’ai quitté la maison à lamort de celui-ci, il y a quatre ou cinq mois.

– Votre nom ?

– Robert Fowl ; j’étais le cocher demiss Ada.

– Alors vous vous rappelez bien sestraits ?

– Sans aucun doute.

– Et vous êtes certain de lareconnaître !

– Pour en être absolument certain, ilfaudrait que je la visse de plus près. Vous sentez bien que j’aiété surpris.

– Cela se comprend. Je vais donnerl’ordre qu’on tire les rideaux.

Du côté des morts, il existe à la Morgue deNew-York de grands rideaux de serge verte dont on couvre le vitragedans des circonstances identiques à celle qui se produisait.

Afin de n’avoir pas besoin de le déplacerlorsqu’il est reconnu, on isole le corps de la foule en laissanttomber les tentures.

C’est ce qu’un des employés courut faireimmédiatement.

Quelques secondes après, pendant que lescurieux, privés de leur spectacle, se livraient à toutes lessuppositions et murmuraient un peu, le greffier, le directeur etFowl pénétrèrent dans la salle d’exposition et s’approchèrent ducadavre.

– Oh ! oui, c’est bien elle, ditavec une certaine émotion le cocher, en se penchant sur le visagede la noyée. Pauvre femme !

– Vous avez dit : miss Ada ?demanda le greffier.

– Miss Ada Ricard,oui ! Du reste, j’ai un moyen de m’enassurer ; j’ai souvent remarqué, lorsque miss Ada riait, etelle était fort gaie, qu’il lui manquait une dent du côtédroit.

– Et celle-ci a une dent de moins àdroite, affirma le directeur de la Morgue, en désignant du doigt labouche de la morte, dont la lèvre supérieure, un peu relevée,permettait justement de constater le fait indiqué par Fowl, faitque le docteur O’Nell avait déjà signalé dans son rapport.

– C’est bien elle alors, c’est bienelle ! murmura l’ancien domestique de la courtisane.

Convaincu que cet homme ne pouvait se tromper,le greffier le conduisit dans son bureau, et après avoir pris sesnom et prénoms, ainsi que l’adresse de la victime, il télégraphiaaussitôt ces renseignements à M. Kelly.

– Ada Ricard, s’écria le chef de policeaprès avoir lu la dépêche ; mais c’est cette fille dont lepesant Saunders voulait que je m’occupasse, il y a huit jours. Onla lui avait donc vraiment enlevée !

Appelant son secrétaire, il lui ordonnad’inviter l’honorable fabricant de biscuits à passer immédiatementà son cabinet.

Nous savons l’effet qu’avait produit cetteinvitation sur l’impressionnable Yankee, et nous savons dans quelétat d’épouvante il avait bégayé à son cocher, en sortant de chezM. Kelly et en remontant en voiture :

– À l’hôpital de Bellevue !

C’est que le chef de la police lui avait ditsans nul ménagement :

– On me signale comme étant Ada Ricardune femme qui a été retirée de la rivière hier matin. Elle estexposée à la Morgue ; allez voir si c’est bien elle. Vous nevous y tromperez pas, vous !

Et l’infortuné Saunders, sans oser prononcerun mot, était parti.

Lorsqu’il arriva à la porte de l’hospice, ilfut épouvanté à la vue de tout ce monde que les policemenrepoussaient, car depuis la déclaration de Fowl, les rideaux de lasalle d’exposition n’avaient pas été relevés.

Il descendit cependant de voiture, et quand ileut balbutié à l’un des agents le motif qui l’amenait, cet hommelui fit livrer passage.

Saunders franchit rapidement la galeriepublique, mais lorsqu’il atteignit la porte du greffe, il sentitque ses jambes se dérobaient sous lui.

Sans un bras qui le soutint au même instant,il serait tombé à terre.

Pour remercier celui qui le secourait si àpropos, le gros homme se retourna. Alors il étouffa un cri deterreur.

Il reconnaissait à ses côtés, lui mettant lamain sur l’épaule, comme à un criminel, le terrible capitaineYoung.

– Entrez, monsieur Saunders, entrez, luidit de sa voix rude le chef des détectives, qui connaissait de vuele fabricant de biscuits et savait ce qu’il venait faire à laMorgue. Cet homme s’est peut-être trompé, tandis que vous…

Tout en lui donnant un faible espoir, cestrois mots de Young rappelèrent au malheureux les dernières parolesque lui avait adressées M. Kelly avec une espèce d’ironiesinistre : « Vous ne vous y tromperez pas,vous ! » et il s’élança tête baissée dans le greffe, puisde là, suivi de l’administrateur, du capitaine Young et de deux outrois autres personnes, dans la salle d’exposition.

Mais arrivé sur le seuil de cet horrible lieu,et quand il aperçut ce corps immobile qu’on disait être celui decelle qu’il avait tant aimée, de celle dont il se reprochait lamort, il porta ses mains à son front, se voila les yeux et sespieds se scellèrent aux dalles humides.

– Allons, du courage, avancez ! luidit l’administrateur de la Morgue.

Le pauvre Saunders, appelant à son aide toutce qui lui restait d’énergie, se jeta en avant ; mais, dèsqu’il se trouva face à face avec le cadavre, il poussa un criinarticulé et tomba à genoux en murmurant :

– Ada, mon Ada, pardon !Malheureux ! c’est moi qui l’ai tuée !

Et il s’affaissa sur le sol.

– Par saint Georges ! gronda lecapitaine Young sans dissimuler sa satisfaction, nous faisons coupdouble ! Nous trouvons, en même temps, le nom de la victime etle meurtrier.

Il ajouta en s’adressant à deux agents quil’accompagnaient :

– Holà ! vous autres, surveillez-moice gros gaillard-là. Lorsqu’il aura repris connaissance, vous leconduirez à l’office central. Je vais, moi, prévenirM. Kelly.

Les policemen soulevèrent Saunders et leportèrent dans le greffe.

– Pardon, mon cher capitaine, dit à cemoment à Young un personnage que celui-ci n’avait pas aperçu, vousallez peut-être bien vite en besogne.

– Tiens, c’est vous, monsieur Dow !répondit le chef des détectives. Comment pensez-vous que je vaistrop vite ? Vous n’avez donc pas entendu l’aveu involontaireet spontané de cet individu ?

C’était en effet William Dow, que nous n’avonspas besoin de représenter à nos lecteurs. Ayant, ainsi que tout lemonde, entendu parler de la noyée, il était à la Morgue en simplecurieux, lorsqu’il avait aperçu le capitaine et Saunders au momentoù ils pénétraient dans le greffe.

Il les avait suivis là, puis dans la salled’exposition, où, toujours froid, calme, observateur, ainsi quenous l’avons connu, il avait assisté à la scène que nous venons deraconter.

– Ce que vous appelez l’aveu de l’ancienamant de miss Ada, répondit-il à Young, ne prouve rien. J’ai peineà croire que ce gros homme-là ait tué sa maîtresse. Or, c’est unnégociant honorable, fort riche, et l’arrêter sur un soupçon estpeut-être imprudent.

– Que faire alors ? demanda ledétective visiblement embarrassé.

– Si c’est un conseil que vous medemandez ?…

– Absolument.

– Eh bien ! moi, à votre place, jeferais reconduire chez lui M. Saunders, qui me paraît menacéd’une attaque d’apoplexie. S’il n’est pas le meurtrier, c’est untémoin important. Ne le tuez pas avant qu’il vous ait dit tout cequ’il sait ou pense sur cet étrange événement.

– Vous avez raison, monsieur Dow,toujours raison.

Le long Young s’élança dans le bureau oùSaunders commençait à reprendre connaissance.

– Ada, pauvre Ada ! balbutia-il enjetant autour de lui des regards effarés.

Puis il ajoutait à demi-voix :

– Oh ! ce colonel, je letuerai ! Il est cause de tout. Ce n’est pas moi, messieurs, cen’est pas moi ! Je l’aimais trop. Oh ! les misérablesmasques, les Indiens !

– Vous voyez, il bat la campagne, murmuraWilliam Dow à l’oreille du chef des détectives.

Et, se rapprochant du négociant, il luidit :

– Allons, monsieur, du courage. C’est unmalheur, mais que voulez-vous y faire ? Un homme doit avoirplus d’énergie. Il faut maintenant trouver l’assassin. Retournezchez vous, le magistrat chargé de l’affaire vous interrogeralorsqu’il sera temps. Voulez-vous que je vous accompagne ?

– Oui, monsieur, oui, bégaya Saunders, enfaisant un effort pour se lever.

William Dow le soutint par le bras, et,sortant tous deux du greffe, ils traversèrent la foule, quiconnaissait déjà le nom de la noyée et s’écarta respectueusementdevant celui qu’elle prenait pour le père ou l’un des prochesparents de la victime.

Le jeune homme aida le fabricant de biscuits àmonter dans sa voiture, y prit place auprès de lui, et ilspartirent.

Le capitaine Young, lui, sauta dans un cabpour aller rendre compte à M. Kelly de ce dont il venaitd’être témoin.

Chapitre 7SAUNDERS PERD À PEU PRÈS LA TÊTE, PENDANT QUE LE CAPITAINE YOUNG,LUI, PERD TOUT À FAIT SON TEMPS

Dès que le capitaine Young lui eut rapporté cequi s’était passé à la Morgue, le premier soin de M. Kelly futde faire dire au sheriff du district de le rejoindre au n° 17de la 23e rue Est, et il partit immédiatement pour cemême endroit en compagnie du détective.

Le chef de la police voulait voir les chosespar lui-même et aussi profiter de l’occasion qui lui était offertede visiter l’hôtel de cette Ada Ricard, dont il avait tant entenduparler.

Ces deux messieurs trouvèrent sur le seuil dela maison le sheriff Mortimer qui les attendait.

En quelques mots ils le mirent au courant dela situation, puis sonnèrent.

Mary, qui vint ouvrir de suite, ne put sedéfendre d’un mouvement de terreur à la vue de ces trois hommesd’aspect sévère qui lui étaient inconnus.

Le sheriff se nomma et les visiteurs entrèrentau rez-de-chaussée, dans un petit salon d’attente.

– Qui êtes-vous ? demanda alors legros Kelly à la jeune fille, en se laissant tomber sur unsiège.

– La femme de chambre de miss Ada Ricard,répondit Mary avec un certain calme.

– Eh bien ! miss Ada Ricard, votremaîtresse, est à la Morgue ; elle a été trouvée noyée dans larivière, lui dit brusquement son interlocuteur.

– Miss Ada noyée ! s’écria laservante ; c’est impossible !

– Pourquoi impossible ? repritKelly ; vous saviez donc où elle était ?

– Non, pas au juste, mais je la croyaisen voyage, car le lendemain de l’enlèvement de ma maîtresse, ellem’a écrit qu’elle serait absente un mois au moins, peut-êtredavantage.

– Elle est revenue plus vite, maismorte ! Vous dites qu’elle vous a écrit. Où est cettelettre ?

– Je l’ai remise à M. Saunders, quiest arrivé au moment où je venais de la recevoir.

– M. Saunders entretenait missAda ?

– Oui, monsieur.

– Votre maîtresse ne recevait pasd’autres personnes ?

– Jamais.

– Sortait-elle souvent ?

– Très rarement, au contraire, et je suiscertaine qu’elle n’avait aucune relation en ville. Elle avaitconfiance en moi et me disait tout.

– Vous n’avez pas eu de ses nouvellespostérieurement à cette lettre dont vous parlez ?

– Non, monsieur, et j’étais forttranquille. Miss Ada m’avait chargée de renvoyer les domestiques etde garder la maison en attendant son retour. Je ne puis croireencore qu’elle soit morte.

– Il faudra aller à la Morgue pour lareconnaître.

– Je suis à vos ordres.

– D’abord faites-nous voir la maison. Yêtes-vous seule ?

– Toute seule.

En disant ces mots, Mary fit passer lesmagistrats dans la salle à manger ; puis, pendant que leterrible Young visitait les cuisines placées au sous-sol, ellemonta au premier avec Kelly et le sheriff.

– Eh ! eh ! c’est fort beauici ; ce riche Saunders fait bien les choses, ne puts’empêcher de dire le sceptique Kelly en traversant les salons oùnous avons conduit nos lecteurs dès le premier chapitre de cerécit. Continuons.

On passa dans la chambre à coucher.

C’était un délicieux nid tendu de satin bleubrodé de fleurs et d’oiseaux. Le lit était une merveille derichesse et de goût ; le parquet disparaissait sous unmoelleux tapis d’Orient.

– C’est tout ? dit le chef de lapolice.

– Si ces messieurs veulent voir lecabinet de toilette et la salle de bain ? proposa la jeunefille.

– Parbleu ! répondit Kelly enadressant à Mortimer un sourire grivois.

Mary souleva une lourde portière etintroduisit les deux magistrats dans une pièce voisine dont la vuearracha un aoh ! admiratif au grave sherifflui-même.

Il était impossible d’ailleurs de rêver riende plus coquet que cette chambre tout intime.

À l’imitation de la plupart des femmes de saclasse, Ada Ricard en avait fait un véritable boudoir. Les moindresustensiles de toilette étaient des objets d’art, ainsi que lesglaces de Venise et le petit lustre de Bohème qui tombait d’unplafond tendu d’une précieuse étoffe japonaise.

Quant à la salle de bain qui communiquait avecle cabinet de toilette, elle était marbre blanc et argent. Pourcette seule installation on avait dû dépenser une sommeconsidérable.

C’est là que le capitaine Young rejoignit lesdeux fonctionnaires.

Après avoir fouillé le sous-sol, le chef desdétectives avait visité l’étage supérieur, étage occupé par lalingerie et les chambres de domestiques, et il y avait constaté,ainsi que dans les cuisines, qu’il ne s’y trouvait personne et quetout y était en ordre.

L’hôtel, en effet, n’offrait en rien l’aspectd’une maison abandonnée. On eût dit une demeure dont la maîtresseallait revenir d’un instant à l’autre. Lorsqu’on savait que cettemaîtresse était étendue sur les dalles glacées de la Morgue, celavraiment faisait froid au cœur.

Mais Kelly ne péchait pas par la sensibilité.La vue de ces richesses n’avait éveillé en son esprit qu’une seulepensée : Qui devait hériter de tout cela ?

Cette pensée l’amena tout naturellement à direà Mary :

– Les bijoux de votre maîtresse, oùsont-ils ?

– Ceux que madame ne portait pas le jourde son départ, répondit la jeune femme, sont dans un petitcoffre-fort scellé dans l’armoire de sa chambre à coucher. Miss Adaen avait sans doute la clef sur elle, car je ne l’ai pas trouvée enrangeant. C’est dans cette même caisse que doivent être sesbank-notes et son argent. Il n’y avait sur la table de toilette quecent vingt dollars en or. Je m’en suis servie en partie pour réglerles comptes des domestiques. Le restant de cette somme est en hautdans ma chambre.

– Vous ne connaissez pas la famille demiss Ada ?

– Non, monsieur ; je sais que mamaîtresse a été mariée, mais j’ignore le nom de son mari, ilhabitait, je crois, Buffalo. Elle ne m’a jamais parlé d’aucun deses parents.

– Il faudra cependant les trouver.Aujourd’hui, tout cela leur appartient.

– Oh ! ils se présenteront bien, sivraiment madame est morte.

– Vous n’en douterez plus dans uninstant.

– Comment cela ?

– Eh ! parce que vous allez vousrendre à la Morgue pour reconnaître le corps. Le capitaine Youngvous accompagnera et vous conduira ensuite chez le juge pour fairevotre déclaration. Après vous reviendrez prendre vos effets etrecevoir mes ordres.

– Bien, monsieur.

Très visiblement impressionnée, soit par leseul fait de la terrible nouvelle qu’elle venait d’apprendre, soitaussi en raison de la façon dont lui parlait ce gros hommerébarbatif, Mary monta dans sa chambre en compagnie du terribleYoung qui ne disait pas un mot, mais la troublait en arrêtant surelle des regards qu’il croyait scrutateurs et en grommelant desparoles sans suite.

Chez elle, la jeune fille mit précipitammentun chapeau et jeta un manteau sur ses épaules, puis elle rejoignitles magistrats dans le grand salon de premier étage.

M. Mortimer prenait des notes sur soncarnet.

– D’abord, ordonna Kelly à la femme dechambre, fermez soigneusement tous les meubles et remettez-en lesclefs à monsieur le sheriff.

Toujours accompagnée du colossal détective,Mary parcourut de nouveau, du sous-sol aux combles, cette maisonsilencieuse et, un instant après, elle revint et tendit untrousseau de clefs à Mortimer.

– Maintenant, dit le chef de la police,nous pouvons partir.

Ils descendirent tous quatre et, une fois dansla rue, le sheriff ferma à double tour les portes de l’hôtel ;puis, après avoir appelé un policeman qui passait de l’autre côtédu trottoir et lui avoir commandé de surveiller la maison, ils’éloigna avec Kelly.

Quant au capitaine Young, après avoir arrêtéune voiture au passage il y était monté avec la femme de chambre,en criant au cocher de sa voix de stentor :

– À la Morgue centrale,Bellevue-Hospital.

Un quart d’heure après ils étaientarrivés.

La nuit commençait à tomber ; il régnaitune certaine obscurité dans la salle d’exposition lorsque Mary ypénétra avec Young et le greffier.

À la vue de ce cadavre qu’on lui affirmaitêtre celui de sa maîtresse, la jeune fille, déjà fort émue, se mità trembler. Le détective dut la soutenir.

– Voyons, lui dit-il avec rudesse,approchez et regardez.

– Mais, monsieur, je n’y vois pas,murmura-t-elle.

Le directeur de la Morgue avait prévu le cas.Il fit un signe à un de ses gardiens qui s’était muni d’unfanal.

Cet homme en projeta les rayons sur le visagede la noyée.

Cette tête de morte qui se détachait en pleinelumière, tandis que le corps restait à peu près dans l’ombre, étaithorrible à voir, non pas qu’elle fût défigurée, mais en raison desconditions d’optique dans lesquelles elle apparaissait.

Mary, que le capitaine, en la tenant toujourspar le bras, avait conduite jusqu’à toucher le cadavre, jeta un crid’épouvante.

– Allons, lui dit son impitoyable guide,finissons-en. C’est bien là votre maîtresse, n’est-cepas ?

La jeune fille, s’armant de courage, se décidaà fixer la noyée, et elle répondit aussitôt :

– Non, non, cette femme n’est pas missAda !

– Comment ! s’écrièrent ensemble legreffier et Young, avec un accent de stupéfaction impossible àrendre, ce n’est pas miss Ada ! Son ancien cocherFowl l’a reconnue immédiatement.

– Moi, je ne la reconnais pas, repritMary avec une certaine assurance. Cette femme lui ressemblebeaucoup, mais je ne crois pas que ce soit elle. Du moins, je nepourrais pas l’affirmer. Cependant, c’est étrange ! Et puis,j’ai peur, messieurs, laissez-moi sortir d’ici !

– Il faut nous faire une réponsepositive, dit le capitaine. Faites un effort, que diable !Examinez bien !

– Je ne peux pas, ma pensée, mes yeux setroublent, la tête me tourne, emmenez-moi, balbutia la jeune filleen détournant la tête.

En disant ces mots, elle était en effetdevenue fort pâle. Sans l’aide du détective elle serait tombée àterre.

Comprenant qu’ils n’en tireraient pasdavantage, pour le moment du moins, ceux qui l’accompagnaient laconduisirent dans le greffe.

Là, Mary redevint plus calme et, quelquesinstants après, elle put remonter en voiture avec le capitaineYoung.

Celui-ci se fit mener chez le sheriff.

La femme de chambre, qui avait retrouvé toutson sang-froid, déclara à ce magistrat qu’elle n’avait paspositivement reconnu sa maîtresse dans la noyée, mais que sonémotion, il est vrai, ne lui avait point permis de regarder avecune attention suffisante.

M. Mortimer lui fit signer unprocès-verbal dans ce sens, et ils retournèrent ensuite à l’hôtelde la pauvre Ada, d’où la jeune fille emporta ses effetspersonnels.

En attendant que, d’accord avec le coroner, ledigne sheriff eût nommé un gardien de la maison, gardien auquelMary serait adjointe afin de reconnaître les personnes quipourraient se présenter, il avait été décidé qu’elle demeureraitdans un hôtel du voisinage, où elle se tiendrait à la dispositionde la justice.

Ces formalités accomplies et Mary casée àWashington-hotel, M. Mortimer courut chez le chef de la policepour lui raconter comment les choses s’étaient passées à laMorgue.

– Oh ! oh ! dit le gros Kelly,l’affaire se complique ! Cette sotte fille a eu peur sansdoute, mais nous saurons bientôt à quoi nous en tenir. J’ai donnél’ordre de faire comparaître à la Morgue, demain à la premièreheure, tous les anciens domestiques d’Ada Ricard.

Cette mesure, qui nécessiterait chez nous desrecherches longues et difficiles, était à New-York d’une exécutionsimple et rapide, en raison du moyen fort intelligent qu’emploie lapolice américaine pour avoir toujours sous la main la presquetotalité des gens de maison.

Tout domestique, à quelque catégorie qu’ilappartienne, touche un dollar lorsqu’il vient déclarer chez lecoroner de son quartier qu’il entre dans telle ou telle place, eton lui remet également un dollar quand il change de condition etdonne l’adresse de la nouvelle maison où il prend du service.

Dans des circonstances identiques à celles quefaisait naître la mort violente d’Ada Ricard, la police et lemagistrat chargé des poursuites savent ainsi où trouverimmédiatement des gens dont les renseignements et les explicationspeuvent avoir leur importance.

M. Kelly était donc à peu près certainque la plupart des anciens serviteurs de la morte viendraient lelendemain à Bellevue-Hospital, et comme le docteur O’Nell lui avaitfait savoir que, sous l’influence du grand air et du milieu où ilétait exposé, le cadavre pourrait se décomposer rapidement, ilavait donné rendez-vous à la Morgue à Albert Moor, l’habile mouleurdu musée anatomique de l’École de médecine.

Quant au malheureux Saunders, que nous avonsquitté à la fin du chapitre précédent, au moment où il partait del’hôpital en compagnie de William Dow, il était rentré chez luidans un état complet d’hébétement.

Son médecin, qu’on avait fait appelerimmédiatement, craignait une congestion cérébrale. Il lui avaitdéfendu de recevoir qui que ce fût.

Malgré cet ordre, vers huit heures, un hommeviola la consigne et pénétra jusqu’à la chambre à coucher oùl’infortuné fabricant de biscuits, affaissé dans un fauteuil, lalèvre pendante et les yeux injectés, murmurait en attachant sesregards sur un portrait de la noyée :

– Poor Ada, poorAda ! Pourquoi ne me suis-je pas jeté à l’eau pourte sauver !

Cet homme était Robertson junior.

Saunders le reconnut à peine, mais sonvisiteur ne lui dit pas moins, en s’efforçant de se fairecomprendre :

– C’est un grand malheur, cher monsieur,et il faut en prendre votre parti. Mais, vous le savez, lescommunications que nous faisons à nos clients sont absolumentconfidentielles et les démarches que nous tentons dans leur intérêtdoivent rester secrètes. Je n’ai donc pas l’honneur de vousconnaître, je n’ai jamais eu le plaisir de vous voir, ni de faire,où que ce soit, la plus petite promenade avec vous. Que la policecherche, trouve ou ne trouve pas, c’est son affaire et non pas lanôtre !

– Ah ! oui, Staten-Island, là-bas,la nuit ! bégaya Saunders.

– Je ne sais pas ce que vous voulez dire,reprit tranquillement le jeune chef de la maison Robertson brothersand C°.

Le gros homme leva sur son interlocuteur unœil idiot, fit visiblement un effort de volonté pour luirépondre ; mais il laissa bientôt retomber sa lourde têteentre ses mains en répétant :

– Poor Ada ! poorAda !

M. Robertson junior haussa les épaules etsortit. Ses lèvres esquissaient un sourire de satisfaction. Dans sapensée, l’ex-protecteur de la noyée n’avait plus pour vingt-quatreheures de raison dans le cerveau.

Pendant ce temps-là, l’intrépide Young semaitses agents tout le long des quais et fouillait les innombrablesbouges échelonnés depuis Shakespeare’s tavern jusqu’à Harlem, maisvainement, sans trouver nul indice, sans recueillir aucunrenseignement utile.

Chapitre 8LE MOULAGE D’UNE MORTE

Le lendemain, avant midi, ainsi que l’avaitespéré M. Kelly, la plupart des anciens domestiques de missAda s’étaient présentés à la Morgue, et tous, sans hésitation, saufdeux de ces gens, qui avaient fini par se ranger à l’avisgénéral ; tous, disons-nous, avaient reconnu lamalheureuse.

La fille July, que Mary avait remplacée enqualité de femme de chambre au n° 17 de la 23e rue,fournit un renseignement qui, à lui seul, eût suffi pour dissiperles doutes, s’il en eût pu rester encore dans quelques esprits,après ces affirmations successives.

July se souvenait d’avoir remarqué, encoiffant sa maîtresse, que son oreille gauche était déchirée. Orcette cicatrice n’avait pas échappé au docteur O’Nell ; elleétait signalée dans son rapport d’autopsie.

La noyée était bien miss Ada Ricard. C’étaitlà un premier point indiscutable acquis à l’enquête dont étaitchargé le coroner Davis.

Il n’y avait donc plus à se préoccuper del’identité de la victime, mais à rechercher son assassin.

Avant tout, l’état du cadavre le nécessitant,il fallait procéder à son inhumation, mais non sans en avoir prisune image absolument fidèle, afin de se réserver la possibilitéd’autres reconnaissances ou même celle d’une espèce deconfrontation, lorsque le meurtrier serait découvert.

C’était dans ce but que le chef de la policeavait donné rendez-vous à Albert Moor, le mouleur.

Ou avait bien photographié la noyée et sesportraits allaient être reproduits et distribués à un grand nombred’exemplaires, mais c’était insuffisant, M. Kelly voulaitdavantage.

Albert Moor était à la Morgue depuis longtempsdéjà lorsque celui qui l’avait fait appeler y arriva.

M. Kelly expliqua au statuaire qu’ildésirait un moulage de la tête de la femme noyée qui avait été AdaRicard.

L’artiste, qui avait déjà examiné le cadavre,promit de se mettre au travail sans nul retard. Il étaitnécessaire, en effet, si on voulait une bonne épreuve, de ne pasrenvoyer au jour suivant l’exécution de ce moulage, car le corpscommençait à se décomposer, quoiqu’il fût incessamment arrosé avecune eau désinfectante.

Certain que ses instructions seraientfidèlement suivies, le chef de police donna l’ordre àl’administrateur de la Morgue de faire transporter la noyée dans lasalle d’autopsie et de la tenir à la disposition du mouleur, puisil retourna à l’office central pour s’entendre avec le sheriff etle coroner sur les primes qu’il conviendrait d’accorder à ceux quifourniraient à la justice des renseignements importants.

On sait que c’est le moyen constamment employéen Amérique et en Angleterre lorsque les malfaiteurs échappent auxpremières recherches de la police, tandis qu’il répugne autempérament français d’y avoir recours.

C’est là, selon nous, une délicatesse nonseulement déplacée, mais illogique, puisqu’on accorde des primesaux gendarmes, aux douaniers, aux gardes champêtres, et même auxagents de police qui constatent de simples contraventions.

Mais, en France, nous ne sommes pas genspratiques, et longtemps encore nous nous payerons de grands mots,vides de sens. Beccaria ne s’acclimate que difficilement chez nous.Si on accepte en principe sa théorie de l’impunité pour le délateurcomplice du crime de fausse monnaie, nous savons les efforts quefait toujours l’accusation pour enlever le bénéfice de l’art. 138du code pénal à celui qui a aidé la justice.

C’est là un sentiment que nous puisons nonseulement dans notre propre caractère, mais encore dans le coderomain, cela par suite d’une confusion regrettable pour lesintérêts réels de la chose publique.

À Rome, la délation avait pris des proportionsodieuses, grâce au bénéfice que la loi accordait auxdélateurs : ils avaient, dans certains cas, le quart de lafortune de leurs victimes. Aussi les princes eux-mêmes finirent-ilspar avoir honte de se servir de pareils instruments. À Venise, enEspagne pendant l’Inquisition, en France pendant la Terreur, onsait quel épouvantable usage les gouvernements faisaient de ladélation, et comment les particuliers l’appelaient à leur secourspour se défaire de leurs ennemis.

Il est certain que, jouant un semblable rôle,les délateurs doivent être repoussés avec indignation. Mais cen’est pas de ces délateurs qu’il s’agit, c’est de l’homme qui, sanshaine personnelle, sans intérêt direct, sans passion, uniquementpour se rendre utile à la société menacée, signale un fait odieuxou livre un malfaiteur, soit en l’arrêtant de sa propre main, soiten indiquant son refuge.

Cet homme-là, ce dernier surtout, rend àl’État un service réel et il est juste de le payer, non seulementen raison de la valeur de son service, mais aussi parce qu’il sepeut que, pour la tranquillité de tous, il risque son repos et savie.

Est-ce que calmer l’émotion publique, fairecesser les terreurs, mettre un terme à la lutte scandaleuse entrela police et l’assassin, lutte que le public suit avec unecuriosité malsaine, qui le conduit parfois à applaudirinconsciemment aux ruses et à l’énergie du fugitif et à n’apprendrequ’avec une espèce de regret son arrestation ; est-ce ques’opposer à toutes ces choses ne vaut pas le sacrifice d’un préjugépar trop chevaleresque et quelques billets de millefrancs ?

M. Kelly, comme Américain, comme préfetde police et comme jurisconsulte, était trois fois de cet avis. Iln’hésita donc pas à faire connaître au public, par des affiches etpar la voie de la presse, qu’une prime de cent dollars seraitaccordée à tout individu qui fournirait un renseignement précis surles circonstances particulières concernant le crime, et que celuiqui arrêterait ou livrerait l’assassin toucherait milledollars.

L’intelligent fonctionnaire se réservait dedoubler ou de tripler cette prime s’il n’obtenait aucun résultatdans un bref délai.

Tout cela fait, convaincu qu’il avait, ainsique Titus, bien employé sa journée, l’honorable chef de la policemétropolitaine se mit gaiement à table et s’en fut ensuite à sonclub.

À la même heure Albert Moor et son aidearrivaient à la Morgue, munis de tous les engins nécessaires à leurtravail.

L’administrateur de l’établissement lesintroduisit dans la salle d’autopsie, où, après, y avoir faitallumer le gaz par l’un de ses gardiens, car la nuit était venue,il les laissa seuls.

Selon l’ordre donné, la noyée avait ététransportée de son lit de pierre d’exposition sur une des grandestables de métal qui servent aux opérations médico-légales.

Sa tête était intacte et ses traits n’étaientpresque pas altérés ; mais il existait, du haut de la poitrineau bas-ventre, une longue solution de continuité, horrible, à demibéante, car le chirurgien qui avait fouillé ce cadavre pour ydécouvrir les causes de la mort n’en avait rapprochéqu’imparfaitement les chairs.

Çà et là elles s’affaissaient tachées deplaques noirâtres.

Les seins avaient cependant conservé unecertaine fermeté ; les épaules semblaient de marbre etl’abondante chevelure de la morte dissimulait si complètement lesouvertures pratiquées dans la boîte osseuse du crâne, que toutecette partie supérieure du corps rappelait, d’une façonsaisissante, les luxuriantes beautés de celle qui avait été missAda.

Les extrémités étaient restées parfaites deforme, ainsi que les bras et les jambes.

Après avoir examiné un instant son sujet avecune véritable curiosité d’artiste, Albert Moor prépara sontravail.

Il glissa d’abord sous la tête un coussin afinqu’elle fût légèrement soulevée, releva les cheveux et lesemprisonna dans une pièce d’étoffe, puis il lava la figure et toutle sommet du buste avec le soin qu’apportent à cette opération lespeuples de l’extrême Orient.

Cela fini, à l’aide d’un gros pinceau demaître, il badigeonna ces mêmes parties du corps d’un liquideonctueux destiné à empêcher l’adhésion du plâtre, et il étendit, dusommet de la tête au menton, puis dans divers autres sens, des filsqui devaient lui permettre de diviser le moule, avant qu’il ne fûtrefroidi, en autant de parties qu’il le jugeait nécessaire pour labonne exécution de son œuvre.

Pendant qu’Albert Moor se livrait à cespréparatifs, son aide gâchait, dans une grande sébile de bois, unplâtre fin comme de l’amidon.

Le statuaire en couvrit d’abord d’une couchelégère le visage de la morte et toutes les parties qu’il voulaitmouler, puis il épaissit cette première couche par des couchessuccessives, sous lesquelles les formes de la noyée disparurent peuà peu.

Il en était là de son travail lorsqu’ilentendit ouvrir doucement la porte de la salle d’autopsie.

Pensant que c’était l’administrateur de laMorgue que la curiosité ramenait auprès de lui, le mouleur, tout àson œuvre, ne se retourna même pas ; aussi ne put-il retenirun mouvement de surprise quand il aperçut, au-dessus de la tête dela morte, un visage qui lui était inconnu.

Comment cet étranger avait-il pu s’introduiredans ce triste lieu dont l’entrée était si rigoureusementinterdite ?

Albert Moor eut immédiatement la clef de cetteénigme, car le nouveau venu se nomma en saluant.

C’était William Dow !

Or, si le statuaire ne connaissait pas de vuele célèbre détective, il le connaissait parfaitement de nom, cardans une précédente affaire criminelle, il n’avait été questionpendant plusieurs mois que de l’ex-docteur.

Grâce à lui, la police de New-York avait finipar mettre la main sur une bande de faux-monnayeurs qui, depuisplus de deux ans, puisaient impunément dans les coffres del’Union.

Bien qu’il ne se rendit pas compte du motif decette visite nocturne, l’opérateur répondit donc au salut deWilliam Dow avec une expression de physionomie qui disait combienil était flatté de se trouver avec un homme pour lequel ilprofessait une véritable admiration.

Tous deux, chacun en leur genre, étaientartistes.

– Monsieur, dit alors le détective, voussavez combien je suis curieux de tout ce qui touche de près ou deloin à la découverte d’un crime ; vous ne vous étonnerez doncpas de mon indiscrétion. Vous rendez en ce moment à la justice ungrand service, et j’ai désiré voir par moi-même comment vousexécutez cette délicate opération.

Le mouleur s’empressa d’expliquer à sonvisiteur ce qu’il y avait déjà fait, et après s’être assuré que leplâtre était dans un état de cohésion suffisante, il saisitl’extrémité du fil qui était tendu le long du visage de la morteet, soulevant ce fil adroitement, coupa le masque en deux. Il fitde même à l’égard des autres fils disposés dans divers sens etdit :

– Maintenant, il me faut attendre que leplâtre soit pris suffisamment. J’enlèverai alors chacun de cesfragments qui, réunis, me donneront un moule dans lequel il ne merestera qu’à couler la matière dont je dois faire le buste. Si jeveux avoir une chose plus finie, complètement bonne, je retoucheraice buste à l’ébauchoir pour en corriger les imperfections, et m’enservirai pour obtenir un second moule, d’où il sortira une œuvred’art à laquelle l’artiste n’aura plus qu’à donner le dernier coupde main.

– C’est fort ingénieux, monsieur,répondit William Dow ; mais, lorsque j’examine ce corps, jeregrette vraiment que vous n’en ayez moulé que la partiesupérieure. Ne trouvez-vous pas que cette femme est un des plusbeaux modèles de statuaire qui se puisse rencontrer ?

– Ce corps est en effet admirable deforme et de proportions.

– Pourquoi n’en prenez-vous pas uneempreinte entière ?

– M. Kelly ne m’en a demandé que latête. En faire davantage serait un travail considérable et, deplus, très difficile, car le docteur O’Nell, qui a fait l’autopsiede cette malheureuse femme, en a laissé le corps ouvert. Après yavoir comblé les vides qui proviennent de l’enlèvement des viscèreset causent l’affaissement des chairs, il faudrait donc enrapprocher les parties séparées afin d’avoir un modèle sanssolutions de continuité. Voyez ?

En disant ce dernier mot, Albert Moor avaitenlevé la pièce d’étoffe qui recouvrait le milieu du cadavre afinque William Dow pût juger lui-même de l’état des choses.

– C’est vrai, répondit le détective, enexaminant, avec le sang-froid d’un praticien, cette morteentr’ouverte, mais il ne me paraît pas impossible de remédier à cetobstacle. J’ai quelques connaissances chirurgicales et je croispouvoir remettre moi-même ce corps en état satisfaisant. Je vousdemande cinq minutes, le temps de monter jusque chez le docteur deservice à Bellevue-Hospital, pour y chercher les instrumentsnécessaires. Si vous jugez ensuite la chose possible, je vousprierai de faire pour mon propre compte – votre prix sera le mien –le moulage entier de cette femme. Je pense que, dans l’intérêt del’art, ce sera là une œuvre utile.

– Je le crois comme vous, monsieur,répondit le statuaire, fort enchanté de trouver l’occasion degagner une somme importante. Mon plâtre est suffisamment sec ;pendant votre absence je vais l’enlever. Nous pourrons ensuiterecommencer sur le corps tout entier.

William Dow sortit.

Il était sans doute fort connu dansl’établissement, car quelques minutes après, il rentrait dans lasalle d’autopsie en compagnie d’un infirmier qui portait tous lesobjets nécessaires à l’étrange opération qu’il voulaitexécuter.

Albert Moor avait dégagé de son enveloppe depierre la tête de la morte, dont le visage apparaissait de nouveauavec des teintes d’ivoire jauni. Le moulage avait parfaitementréussi.

Le détective se mit aussitôt au travail.

Après avoir comblé les cavités de l’estomac etde l’abdomen avec de l’étoupe imbibée d’une solution aromatique etde sublimé corrosif afin de retarder la décomposition, il rapprochales lèvres béantes de l’épouvantable section par une suturetellement habile que le corps eut bientôt repris sa formepremière.

Il agit de même à l’égard des autres solutionsde continuité que le docteur O’Nell avait pratiquées à la gorge etau sommet du crâne, pour y trouver la preuve que la pauvre femmen’avait pas été asphyxiée par la submersion, et celle qu’ellen’avait pas succombé à une attaque d’apoplexie ; puis ilramena et disposa l’opulente chevelure de la morte avec un tel artque sa tête ne présentait plus la moindre trace d’autopsie.

C’était vraiment un spectacle émouvant etbizarre que celui dont cette petite pièce silencieuse était lethéâtre au milieu du calme de la nuit.

– Est-ce bien comme cela ? demandaWilliam Dow au statuaire, lorsqu’il eut terminé son horribletâche.

– Parfaitement, monsieur, répondit AlbertMoor.

Et, se remettant alors lui-même à l’œuvre, lemouleur prépara le corps de la noyée comme il en avait précédemmentpréparé la tête.

Le détective le suivait attentivement desyeux.

En moins d’une heure, tout fut achevé. Lecadavre avait disparu sous une épaisse couche de plâtre, quel’enlèvement des fils avait divisée en une vingtaine de fragments.Ont eût dit un bloc de neige.

– Dans la matinée, dit l’artiste, jeviendrai relever mon moule ; nous pourrons ensuite en tirer leparti qui vous conviendra le mieux.

– Nous nous entendrons à ce sujet. Enattendant, il ne me reste qu’à vous remercier et à vouscomplimenter de l’habileté avec laquelle vous avez exécuté cetravail difficile.

Pendant qu’ils échangeaient ces paroles, ilsavaient fait leurs préparatifs de départ, mais Albert Moor nevoulut s’éloigner qu’après avoir recommandé au gardien de la Morguede ne pas toucher et de ne laisser toucher par personne au moulageavant son retour.

Quant à William Dow, avant de sortir de lasalle d’autopsie, il attacha longuement son regard intelligent surcette masse inerte et murmura :

– Qui sait s’il ne sortira de là qu’uneœuvre d’art, et si cette femme de pierre n’accusera pas elle-mêmeun jour ?

Chapitre 9CE QUE PENSAIT L’HONORABLE CORONER DAVIS ET CE DONT ÉTAIT CONVAINCUM. ROBERTSON JUNIOR.

M. Davis, le coroner chargé de cettemystérieuse affaire, était un homme intelligent, laborieux, mais,ainsi que tous ses collègues de la magistrature américaine, ilavait éprouvé si souvent les difficultés dont sont hérissées lesenquêtes judiciaires dans le Nord-Amérique qu’il n’espérait guèreobtenir un prompt résultat.

Dans nul pays, en effet, les malfaiteurs nesont aussi complètement protégés par les lois elles-mêmes ;nulle part la police n’est aussi médiocrement armée contre lescriminels, à quelque catégorie qu’ils appartiennent.

Ennemis, au nom de la liberté, de toutecontrainte administrative, les citoyens des États-Unis semblentapporter comme à plaisir mille entraves à la justiceofficielle ; ce qui les a conduits jadis à l’organisation desregulators, associations volontaires pour la répressiondes crimes et délits, et à cette terrible et sommaire loi du Lynch,que le peuple applique encore çà et là, lorsqu’il craint lafaiblesse, la lenteur ou l’impuissance des tribunaux réguliers.

Chaque État a ses lois et ses coutumes. Lesjuges sont nommés, selon les provinces, de diverses manières. Ladurée de leurs fonctions varie. Les juges de paix font fonctionsd’officiers de police judiciaire et ne peuvent être révoqués qu’envertu d’une décision prise par l’Assemblée législative de leurÉtat.

Quant au code américain, si tant est qu’onpuisse donner ce nom aux innombrables lois en usage, il est composéd’emprunts faits à tous les pays. Ici, c’est le droit communanglais, common law ; là, l’ancien droit français.Dans une province voisine, le droit espagnol ; puis des loisspéciales basées sur la constitution de l’Union et sur lesconstitutions particulières des États.

Le plus savant des magistrats américains seperd dans ce dédale. Dans les questions correctionnelles etcriminelles, grâce à l’organisation du jury, les choses marchentplus rapidement, mais seulement lorsque le prévenu est arrêté,qu’il est devenu accusé et que la procédure est terminée, carjusqu’à ce point les sheriffs, coroners et juges de paix ont àlutter contre des coutumes, des traditions, des privilègesinvétérés qui multiplient les difficultés de leur tâche.

C’est ce qui explique l’importance etl’influence des avocats de l’Union. La jurisprudence de chacun desÉtats leur fournit des armes, et Dieu sait comment ils s’en serventpour éterniser les causes, embarrasser la justice et soustraire descoupables reconnus à la pénalité.

Le coroner Davis, qui était un légistedistingué, n’ignorait rien de tout cela, mais il ne s’en mit pasmoins bravement à l’œuvre et, quinze jours plus tard, l’enquêteavait déjà fait un grand pas, grâce à la publicité donnée àl’affaire, grâce aussi à la prime de cent dollars promise à toutindividu qui fournirait un renseignement utile à la justice.

Toby, tout naturellement, s’était présenté lepremier, pour déclarer que le baril de goudron attaché à la jambede la noyée était celui qui lui avait été volé pendant la nuit dubal, de deux à trois heures du matin. Il en était certain, carc’est à ce seul moment-là qu’il avait quitté sa faction sur lewharf 43, pour aller se réchauffer à Anchor-tavern.

Ce cabaret était sur le quai, sept ou huitcents mètres plus haut que Shakespeare’s tavern, en montant versYorkville.

Après Toby, ce fut le loueur de voituresThompson et son cocher Tom Katters ; mais ce dernier ne putraconter au magistrat que son voyage en compagnie de trois Indienset d’une femme jusqu’aux premières maisons de Yorkville.

Au delà de ce point d’arrêt, la justiceperdait les traces de la malheureuse miss Ada et de sesravisseurs.

Le capitaine Young et ses plus habiles agentsavaient eu beau fouiller toutes les tavernes, tous leslodging-houses, tous les bouges, tous les lieux suspects enfin desbords de la rivière et de Yorkville, ils n’avaient rien découvertde nature à les renseigner.

Cette campagne ne leur avait servi qu’àarrêter une centaine de repris de justice, gens de bonne prise,mais absolument étrangers au crime qui surexcitait au plus hautpoint l’opinion publique.

Interrogée plusieurs fois, Mary avait faitinvariablement le même récit : celui de l’enlèvement dont elleavait été témoin, ainsi que tous les invités de la jeune femme.

Comme tout le monde, affirmait la servante, etrien ne permettait de supposer qu’elle mentît, elle avait priscette scène pour une plaisanterie de carnaval.

Mary s’était bien gardée de prononcer le nomdu colonel Forster, qu’elle devait évidemment soupçonner, ellel’avait dit à M. Saunders ; mais elle craignait d’êtrecompromise par quelque accusation de complicité. De plus, il sepouvait parfaitement que son silence fût motivé par l’impossibilitéqu’elle voyait à ce que le brillant officier fût pour quelque chosedans le crime dont sa maîtresse avait été victime, en admettant quela noyée fût vraiment, quoi qu’elle en eût dit, la malheureuse missAda.

De plus, lorsque le coroner lui avait proposéde retourner à la Morgue pour examiner de nouveau le cadavre, lajeune fille s’était mise à trembler, à pleurer, à dire queprobablement elle s’était trompée, mais qu’à aucun prix ellen’aurait le courage d’affronter une seconde fois un semblablespectacle.

M. Davis s’était donc résigné à en resterlà avec la femme de chambre, mais il l’avait soumise, sans qu’elles’en doutât, à une surveillance de tous les instants.

Du reste, les interrogatoires de cette fillen’avaient pas été inutiles, car M. Davis lui devaitl’énumération et la description détaillée des bijoux que miss Adaportait sur elle le jour de son enlèvement.

Mary fournit ce renseignement d’une importancecapitale avec une telle mémoire et une si grande intelligence quele coroner put faire estimer, dessiner et photographier – onretrouva aisément ceux qui les avaient vendus – chacun de cesbijoux, de façon à prévenir les principaux joailliers d’Amérique etd’Europe.

L’assassin pourrait, il est vrai, démonter lescolliers, les bracelets et les bagues, mais le coroner comptaitbeaucoup sur les boutons d’oreilles de la victime pour fairedécouvrir son meurtrier. Il savait que ces diamants étaient dessolitaires d’une valeur de 10,000 dollars. Or, il est difficile dese défaire de pierres de cette taille sans éveiller les soupçons,même en Amérique.

Ce qui déroutait l’honorable magistrat, c’estque miss Ada avait été conduite bien au delà du wharf où le barilde goudron avait été volé. Or, comme le rapport du docteur O’Nelldémontrait que la victime avait cessé de vivre avant d’être jetée àl’eau, il en concluait que le meurtrier était revenu sur ses pasavec le cadavre et que, ne s’étant pas muni d’une pierre pour fairecouler le corps, il s’était alors emparé du premier objet qu’ilavait pu saisir.

Cette première déduction conduisait forcémentle coroner à cette seconde : que l’assassin n’avait pudescendre que par eau, depuis l’endroit où Tom Katters s’en étaitséparé – miss Ada étant encore vivante, puisque le cocher avaitentendu lui parler l’individu qui la portait – jusqu’au wharf 43,d’où avait été enlevé le baril.

M. Davis arrivait ainsi à établir cepremier point : en quittant la voiture l’inconnu s’étaitembarqué avec la jeune femme, l’avait étouffée, empoisonnée ouasphyxiée à l’aide d’un poison ou d’un stupéfiant impossible àpréciser, et c’était ensuite qu’il l’avait précipitée dans larivière.

Le lieutenant du Liberia était venufaire à l’intelligent magistrat la déclaration qu’il avait faiteprécédemment à l’Agence Robertson, c’est-à-dire que, dans la nuitdu mardi au mercredi, nuit de l’enlèvement, il avait failli coulerun canot où se trouvaient un Indien et une femme, canot sedirigeant vers Williams-Burgh, et que cette femme avait jeté un cride frayeur ; mais cela permettait seulement de supposer que lecrime avait été commis de l’autre côté du fleuve, car, tous cesparages étant soumis à la marée, le corps pouvait aussi bien avoirété rapporté du large par le flot qu’être descendu du haut de larivière avec le courant.

Sur la rive opposée, en effet, à Green-Point,à Williams-Burgh, à Brooklyn, les perquisitions n’avaient pas donnéde meilleurs résultats qu’à Yorkville.

Aucun des hommes du Fire-Fly, pasmême ceux de l’embarcation que nous avons vue faire côte àStaten-Island, n’était venu au secours de la police. D’abord,l’équipage du yacht ignorait absolument le but de l’excursion quenous avons racontée, et, de plus, si les matelots du canot savaientbien que, dans la brume, ils avaient abordé une yole, c’étaittout.

Dans leur précipitation naturelle à se sauver,ils s’étaient aussi peu inquiétés de ceux qui leur avaient faitcourir un aussi grand danger que de ce gros homme qui, sans douteseulement pour s’excuser du bain froid qu’il leur avait faitprendre, leur avait donné cent dollars à chacun.

Les marins n’aiment pas, en général, à semêler des affaires de la justice, et ces braves gens, sans sedemander pourquoi on leur avait fait promettre de garder le silencesur leur promenade nocturne, ne se doutaient guère d’ailleursqu’ils avaient été les instruments inconscients d’un amoureux à lapoursuite de sa maîtresse.

Du reste, ils l’eussent supposé un instant,que l’endroit où la noyée avait été trouvée et le baril de goudronattaché à l’une de ses jambes, ces deux faits seuls auraient chassécette idée de leur esprit.

Quant à Saunders, il était impossible d’enobtenir quoi que ce fût.

À deux ou trois reprises différentes,M. Davis s’était transporté chez lui et l’avait questionnéavec tous les ménagements possibles ; mais l’infortuné, auseul nom de miss Ada, roulait des yeux hagards, balbutiait des motssans suite, s’accusait de sa mort, demandait pardon, éclatait ensanglots, puis offrait dix mille dollars à celui qui découvriraitson assassin.

Il battait enfin si bien la campagne que lecoroner, d’accord avec MM. Kelly et Mortimer, avait renoncé àle tourmenter, et cela malgré les jurons du capitaine Young qui, sesouvenant de la reconnaissance dont il avait été témoin à laMorgue, pariait mille dollars contre deux cents que le richenégociant était le meurtrier de sa maîtresse.

Le malheureux fabricant de biscuits nerecevait sans terreur qu’une seule visite : celle de WilliamDow. Il se rappelait que celui-ci lui avait offert son bras poursortir de Bellevue-Hospital et, en sa présence, il divaguait un peumoins.

Aussi le gentleman détective venait-il le voirde temps en temps, sous le prétexte de s’informer de sa santé.

M. Robertson junior, lui, qui ne suivaitpas sans intérêt, cela se comprend, la marche de l’enquête,raisonnait tout autrement que M. Davis, et il faut bien lereconnaître, ses déductions, vu les faits à sa connaissancepersonnelle, n’étaient pas moins logiques que celles de l’honorablemagistrat.

Selon l’intelligent agent, c’était bien sur lacôte de Staten-Island que miss Ada s’était noyée accidentellement.Son corps, entraîné par le courant, n’était revenu à la surface del’eau qu’au large, où même quelque pêcheur l’avait relevé dans sesfilets, et, tenté par les bijoux précieux que portait la jeunefemme, cet homme l’avait complètement dépouillée, puis rejetée à lamer, après lui avoir attaché à la jambe un baril de goudron dont laprésence dans son bateau de pêche était bien naturelle.

Ce baril de goudron pouvait être celui qu’onavait volé à Toby, soit que le pêcheur l’eut volé lui-même quelquesjours auparavant, soit qu’on le lui eût vendu ; mais cepouvait être aussi seulement un baril portant la même marque queceux en dépôt sur le wharf 43 et non pas précisément celui quiavait disparu de ce wharf.

On voit que MM. Davis et Robertson, touten partant chacun d’un point différent, arrivaient au mêmerésultat : à la constatation de l’identité du cadavre de lanoyée.

Le coroner avait aussi donné tous ses soins àreconstruire le passé d’Ada Ricard, et, à l’aide de quelquesrenseignements sommaires recueillis à New-York, puis complétés parles anciens domestiques de la jeune femme et les amis de sonpremier amant, Thomas Cornhill, il avait pu remonter ainsi jusqu’àson mariage avec James Gobson, mariage qui s’était accompli àBuffalo, mais, on le sait, pour être rompu au bout d’un an par lacour des divorces.

Le dossier relatif à ce procès relatait lesbrutalités de Gobson envers sa femme, son ivrognerie, sesdissipations, tous les motifs enfin qui avaient amené la séparationdes deux époux, et il était aussi question dans ce document desparoles de vengeance prononcées par le mari, lorsque le tribunall’avait condamné à restituer à miss Ada une somme relativementconsidérable.

Tous ces détails étaient bien de nature àfaire soupçonner Gobson, et quand il apprit que cet homme, quiavait disparu pendant plus de six mois, avait été vu quelques joursavant le crime à Jefferson, c’est-à-dire à quarante-huit heures deNew-York, M. Davis ne douta plus que ce ne fût lui lecoupable.

C’était également l’avis de William Dow,envers et contre tous les raisonnements du terrible capitaineYoung.

Il ne s’agissait plus que d’arrêter JamesGobson, mais ce n’était pas chose facile, car il était bien évidentque, le crime commis et en possession des bijoux de sa victime,l’assassin avait fait diligence pour mettre entre lui et la justicela plus grande distance possible.

Or, par malheur, on n’avait de lui qu’un deces signalements insuffisants qui ne servent à rien, et pas lamoindre photographie.

William Dow, qui était allé à Buffalo, n’yavait rien recueilli d’intéressant, sauf ce détail qui restaitgravé dans sa mémoire : c’est que l’ex-mari d’Ada Ricard avaitparlé d’une excursion qu’il voulait faire chez les Siouxméridionaux.

L’intelligent détective s’était égalementefforcé d’obtenir quelques renseignements sur les antécédents de lamalheureuse Ada, mais personne n’avait pu lui en donner.

Gobson, qui, lorsqu’il habitait Buffalo,s’absentait souvent pour ses affaires, était arrivé un jour del’Ouest avec celle dont il avait fait sa femme, et, comme cetteunion avec une fille dont on ignorait le passé et la famille avaitséparé le négociant de ses parents ainsi que de la plupart de sesamis, il devenait presque impossible de retrouver miss Ada au delàde l’époque de son mariage.

Ce nom de Ricard, qu’elle avait pris ou reprisen arrivant à New-York, était-il même le sien ? M. Davisn’aurait osé l’affirmer et William Dow en doutait.

Les choses, on le voit, marchaient lentementet le mystère semblait se faire de jour en jour plusimpénétrable.

Albert Moor seul avait mené son œuvre à bonnefin. Douze ou quinze jours après sa nuit à la Morgue avec WilliamDow, il avait livré à M. Kelly une tête en cire qui, selontous ceux qui avaient connu Ada Ricard, était son imagefrappante.

Cette tête, véritable objet d’art, avait étéplacée par ordre dans une vitrine en dehors de la salled’exposition, dans la grande galerie publique, et elle attiraitencore chaque jour une foule considérable.

Elle devait rester là jusqu’à ce que l’affairefût terminée, d’une façon ou d’une autre, pour prendre placeensuite dans le curieux musée où l’on conserve, àBellevue-Hospital, les têtes des assassins et celles de leursvictimes.

Chapitre 10OÙ LE GROS KELLY REÇOIT UNE VISITE À LAQUELLE IL ÉTAIT LOIN DES’ATTENDRE, ET COMMENT WILLIAM DOW TRANSFORME UN VISITEUR ENPRISONNIER.

Un mois déjà s’était écoulé sans que l’enquêteeût fait un pas de plus, et, très préoccupé du mouvement quis’accentuait contre lui dans l’opinion publique, l’irascible Kellycommençait à donner à tous les diables Young et ses agents, ilétait presque tenté même de douter de l’habileté de William Dow,lorsqu’un matin, au moment ou il s’entretenait avec ce dernier, ungarçon de bureau vint lui apporter une carte sur laquelle était unnom qui le fit bondir.

L’honorable chef de la police avait lu :James Gobson, de Buffalo.

– By God ! nous noussommes donc trompés, s’écria-t-il en passant la carte audétective.

Celui-ci la lut et répondit aussitôt avec sonfin sourire :

– Oh ! cela ne prouve rien, ou dumoins pas grand’chose.

– Faites entrer, commanda aussitôt lefonctionnaire.

Quelques secondes après, le visiteur étaitintroduit.

C’était un grand gaillard d’une quarantained’années, plutôt bien que mal, portant la barbe à l’américaine,c’est-à-dire sans moustache et ne paraissant nullementembarrassé.

– Cette carte est la vôtre ? luidemanda brusquement M. Kelly, qui n’avait pas ces qualités sinécessaires à sa situation : le sang-froid et l’empire sursoi-même.

– C’est la mienne, répondit l’étrangeravec beaucoup d’assurance. J’ai lu, il y a soixante-douze heures, àSaint-Louis, où j’étais pour mes affaires, qu’une femme nommée AdaRicard a été trouvée noyée. Or, comme la femme avec laquelle j’aidivorcé, il y a un an, s’appelait ainsi, j’ai pris immédiatement letrain. Me voici, tout prêt à vous donner mon concours, s’il peutvous être utile pour arriver à la découverte de l’assassin.

– Qui vous fait supposer que cette femmea été assassinée ?

– Tous les articles de journaux. Ilsracontent que, lorsqu’elle a été retirée de la rivière, elle étaitcomplètement nue et avait un baril de goudron attaché à l’une deses jambes. Sa mort ne peut donc être un suicide.

– C’est vrai. Avez-vous été voir sa têteà la Morgue ?

– Non, monsieur ; j’ai pensé que monpremier soin devait être de venir vous trouver.

– Mais vous avez vu tout au moins l’unedes photographies de la morte ? Ces portraits doivent êtreaffichés partout.

– C’est le matin même de mon arrivée àSaint-Louis que j’ai appris l’événement et aucun de ces portraitsne m’est tombé sous les yeux.

– D’où venez-vous ?

– D’une longue excursion dans lesMontagnes-Rocheuses, où j’étais allé visiter des mines.

– Je pense alors que la première chose àfaire pour vous est d’aller à la Morgue.

– Je vais m’y rendre immédiatement.

– Avec moi, si vous le voulez bien.

– Je vous ai dit, monsieur, que j’étais àvos ordres.

M. Kelly avait sonné et dit quelques motsà voix basse au secrétaire qui était accouru à son appel.

Presque immédiatement deux agents seprésentèrent dans le cabinet de leur chef.

James Gobson n’avait pas fait un gested’étonnement à l’arrivée de ce renfort. Son sang-froid était celuid’un homme parfaitement sûr de lui.

– Partons, monsieur, lui dit le chef dela police en se levant et en glissant dans sa poche le revolver quitoujours était à sa portée, sur son bureau.

William Dow, qui ne quittait pas des yeuxl’ex-mari d’Ada Ricard, s’était levé également.

– Partons, monsieur, répondit l’étrangeren remettant sur sa tête le chapeau qu’il tenait à la main.

Ils descendirent tous trois, suivis desagents, et trouvèrent dans la cour de l’office central deuxvoitures attelées et les cochers sur leurs sièges.

Kelly, William Dow et James Gobson montèrentdans l’une, les policemen dans l’autre.

Le chef de la police avait recommandé à cesderniers de ne pas le perdre de vue un seul instant, et il avaitenvoyé un de ses secrétaires à M. Davis, pour le prier de serendre immédiatement à la Morgue.

Moins d’un quart d’heure plus tard, nospersonnages mettaient pied à terre devant Bellevue-Hospital.

Montrant le chemin à ses compagnons,M. Kelly se dirigea vers le greffe sans passer par la galeriepublique, où les curieux étaient nombreux, et il ordonna àl’administrateur de faire retirer la foule et de fermer lesportes.

Quelques minutes après, il n’y avait pluspersonne là où était exposée, ainsi que nous l’avons raconté, latête de la noyée.

– Venez, dit le fonctionnaire à Jameslorsque le greffier l’eût prévenu que la galerie était libre.

Sans l’ombre d’hésitation, James Gobsonemboîta le pas à son interlocuteur et, suivi de William Dow ainsique des deux agents, arriva jusqu’en face de la vitrine.

À la vue de ce visage de cire, d’une admirableexécution et d’une beauté vraiment vivante, l’Américain eut unpremier mouvement que William Dow, qui le surveillaitattentivement, hésita à interpréter ; puis il se tournaaussitôt vers M. Kelly et lui dit avec le plus grandcalme :

– C’est réellement extraordinaire,monsieur ; je ne croyais pas qu’une pareille ressemblance fûtpossible.

– Vous reconnaissez bien alors missAda ? demanda le chef de la police, indigné, malgré sonscepticisme, de la physionomie presque souriante de cet homme enprésence de la tête moulée de celle qui avait été sa femme.

– Mais du tout, monsieur, du tout,répondit vivement James Gobson, vous me comprenez mal. Ce sont bienlà les traits, l’expression même de celle qui a porté monnom ; mais la malheureuse sur laquelle on a fait ce moulagen’était pas miss Ada.

Au ton avec lequel il avait prononcé ces mots,on eût pu penser vraiment qu’il regrettait un peu de ne pasretrouver là madame Gobson.

– Comment ! ce n’était pas missAda ? Mais regardez donc bien, reprit M. Kelly. À traversses lèvres entr’ouvertes on voit qu’il lui manque une dent et, àl’oreille gauche, on reconnaît une cicatrice. Or les deux servantesqui se sont succédé chez votre femme…

– Pardon, mon ancienne femme.

– Soit ! votre ancienne femme ;or, les deux servantes qui se sont succédé chez elle se sontparfaitement rappelé ces deux détails si décisifs pour laconstatation d’identité.

– Elles ont reconnu toutes deux missAda ?

– Certes, oui !

M. Kelly ne disait pas l’exacte vérité,puisque Mary, on se souvient, avait d’abord nié que la noyée fût samaîtresse, et qu’elle n’avait ensuite admis son identité qu’avechésitation et pour ne pas être contrainte à revenir à la Morgue.Mais l’honorable magistrat n’en était pas à cela près d’un petitmensonge.

– Eh bien ! répondit James Gobson au« certes » de l’impétueux fonctionnaire, moi je ne lareconnais pas.

Stupéfait et ne sachant trop que faire, lechef de la police s’était adressé du regard à William Dow.

L’ex-mari d’Ada Ricard surprit au passagecette interrogation muette et reprit aussitôt :

– Notez bien, monsieur, que j’aurais toutintérêt à être de votre avis.

– Comment cela ? fit Kelly, quimarchait de surprise en surprise.

– Tout simplement parce qu’entre cellequi a été ma femme et moi, il existe un contrat d’assurance que lacour des divorces n’a pu rompre, et que ce contrat est fait enfaveur du dernier vivant. Si vous voulez absolument que lamalheureuse victime dont voici la tête ait été mistress Gobson, jeserais vraiment bien sot de m’y opposer plus longtemps, car avecl’acte de décès que vous avez dû dresser et dont vous ne merefuserez pas une copie, je n’aurai qu’à me présenter à lacompagnie du Gresham pour toucher immédiatement vingt milledollars.

Pendant que le veuf malgré lui s’exprimaitainsi avec le plus parfait sang-froid et le sourire sur les lèvres,M. Davis avait pénétré dans la galerie et s’était joint auxacteurs de cette scène bizarre.

– Mon Dieu, dit alors William Dow, ens’adressant en même temps au chef de la police et au coroner, jecrois que ce qu’il y a de plus simple à faire, maintenant du moins,c’est de dresser procès-verbal de la déclaration que vous venezd’entendre et de délivrer à monsieur le certificat qu’il demande.L’acte de décès doit être à la Morgue.

Le détective avait accompagné cetteproposition d’un coup d’œil que MM. Kelly et Davis avaientcompris, car ils le suivirent aussitôt dans le bureau del’administrateur, mais après avoir recommandé du geste James Gobsonaux deux policemen qu’ils laissaient auprès de lui.

Quant à James, à la voix ferme et grave de cethomme qu’il n’avait pas remarqué jusque-là, il n’avait pudissimuler un léger tressaillement.

On eût dit qu’il pressentait un adversaire.Aussi s’était-il tourné vivement vers celui dont la propositionétait cependant si conforme à ses désirs, mais il avait déjàdisparu.

Toutefois, après le départ des magistrats etde leur compagnon, il s’était mis à arpenter à grands pas, dans lebut évident de se réchauffer, cette galerie humide et glacée.

On entendait au dehors la foule qui, devenueplus considérable, se plaignait bruyamment d’être aussi longtempsprivée du spectacle auquel elle avait droit, et se livrait à toutesles suppositions sur les causes de la fermeture des portes de laMorgue.

Après avoir traversé le greffe, William Dowconduisit MM. Kelly et Davis jusque dans le cabinetparticulier de l’administrateur, absent en ce moment. Là, une foisseul avec eux, il leur dit :

– Cet individu est l’assassin de missAda, j’en suis convaincu.

– C’est bien possible, répondit Kelly.J’ai mauvaise opinion de lui. Et vous, cher monsieurDavis ?

– Moi, dit le coroner, vous savez quej’ai toujours pensé coupable le mari de miss Ada, mais lacomparution volontaire de cet homme et ce que je viens d’entendretroublent un peu ma conscience. Je n’ose me prononcer.

– Suivez-moi un instant, reprit ledétective, et sans nous livrer à des hypothèses, ne raisonnonsjustement que d’après ce que nous avons vu et entendu.

Le brave Kelly qui n’aimait rien tant qued’entendre son ami Dow et qui, de plus, ne demandait pas mieux qued’être débarrassé de toute cette affaire, se laissa tomber dans unfauteuil en se croisant les bras.

Le coroner fit signe qu’il écoutait.

– Voilà un personnage, repritl’ex-docteur, qui prétend n’avoir connu qu’à Saint-Louis, il y asoixante-douze heures, la mort violente de celle dont il a été lemari, et dans cette ville, où les photographies de la noyée setrouvent partout, il ne cherche pas à s’assurer, par l’examen del’un de ces portraits, qu’il s’agit bien de sa femme. Puis cethomme, qui a certainement eu connaissance, par les mêmes journauxoù il a lu l’événement, des soupçons dont il est l’objet et de laprime promise pour son arrestation, cet homme arrive ici, affectede ne rien savoir de ce fait qui l’intéresse cependant sidirectement, et au lieu de se rendre bien vite à la Morgue, où iln’ignore pas que la tête de la morte est exposée, il ne s’inquiètepas un instant de l’identité de la victime, il va tout droit à lapolice. Est-ce que cette façon de faire ne trahit pas d’une façonévidente un système adopté par avance et mûrement réfléchi, systèmedont une des bases est la non-reconnaissance de la noyée, commecela vient d’avoir lieu ?

– Eh ! eh ! murmura en souriantKelly, c’est assez bien raisonné, cela.

– Gobson, en votre présence, est calme,parfaitement maître de lui, poursuivit William Dow, et lorsque vouslui demandez comment il se fait qu’il ait appris cet événementdepuis si peu de temps, il vous répond qu’il vient desMontagnes-Rocheuses où il est resté plusieurs mois. OrM. Davis sait que quelques jours avant le crime, c’est-à-direil y a six semaines à peine, James Gobson a été rencontré àJefferson, dans le Missouri. Pourquoi ce mensonge ?

– C’est vrai, dit à son tour lecoroner ; il y a là une contradiction qui est bien de nature àéveiller les soupçons.

– Ce n’est pas tout. Quand tout àl’heure, alors qu’il venait de dire qu’il ne reconnaissait pas missAda, vous avez insisté sur ce point qu’elle avait été reconnue parles deux femmes de chambre, Gobson a commis l’imprudence de vousadresser cette question : « Elles ont reconnu toutesdeux, vous entendez, toutes deux, miss Ada ? » Pourquoice doute à l’égard de cette double reconnaissance ? L’uned’elles l’étonnait donc ! Laquelle ? Bien certainementcelle de Mary, qui, en effet, a refusé tout d’abord de reconnaîtreson ancienne maîtresse, dont les traits devaient être cependanttrès présents à sa mémoire. Est-ce que cette coïncidence ne vousfrappe pas ? Est-ce qu’il n’y a pas là comme un commencementde preuve d’un accord entre ces deux individus ?

– C’est indiscutable ! dit Kellytout radieux.

– C’est bien possible, avouaM. Davis plus prudent.

– Gobson vous dit, il est vrai, qu’ilserait de son intérêt de reconnaître miss Ada, puisque sa mort luirapporterait vingt mille dollars ; mais il a en ce moment unepréoccupation infiniment plus grave que le gain de cettesomme : il a le souci d’échapper à toute accusation, et cetteespèce de désintéressement est une des armes qu’il se proposed’employer. D’abord le vol des bijoux de sa victime est unecompensation à l’abandon de ces vingt mille dollars ; de plus,il espère sans doute que cet argent ne sera pas perdu pour lui,car, en matière de contrat d’assurance sur la vie, la déchéanceétant à très long terme, il se réserve bien certainement de fairevaloir ses droits lorsque, soit par la prescription, soit parl’inutilité de l’enquête, soit par son acquittement, – car il a dûtout prévoir, – il sera à l’abri des poursuites criminelles.Reconnaître sa femme était donc plus dangereux pour lui à tous lespoints de vue que de ne pas la reconnaître.

– Très juste, très juste ! observale chef de police ; mais pourquoi cet imbécile est-il venu selivrer lui-même ?

– Cher monsieur Kelly, répondit Dow,parce que c’est un homme habile et hardi. Ce qui se passe entrenous lui donne raison. Hier encore, M. Davis et vous nedoutiez pas de sa culpabilité, tandis qu’en ce moment, justementparce qu’il est venu vous trouver, vous hésitez à y croire. Est-cequ’il ne devait pas craindre d’être arrêté un jour oul’autre ? Pour se défaire impunément plus tard des bijouxqu’il a volés, pour toucher la prime de son contrat d’assurance,est-ce qu’il ne faut pas qu’il se débarrasse d’abord de lajustice ? C’est un beau joueur qui vient au-devant du danger.J’ignore si on obtiendra sa condamnation, mais ma raison et maconscience me disent qu’il est l’assassin ou tout au moins lecomplice des assassins.

– À propos de complices, interrompit legros fonctionnaire, comment se fait-il que, malgré la primeofferte, prime que j’ai élevée à deux mille dollars, les deuxindividus qui ont aidé à l’enlèvement de miss Ada ne se soient pasencore présentés ? Sachant, grâce à la déclaration du cocher,qu’ils ont quitté la voiture avant qu’elle ne fût arrivée au termede sa course et, par conséquent, qu’ils ne sont pas complices del’assassinat, j’ai cependant fait répéter par les journaux qu’ilsn’avaient aucune poursuite à craindre.

– Le silence de ces deux individus,riposta le détective, peut être causé par deux motifs toutdifférents. D’abord, il ne serait pas impossible que cesauxiliaires fussent complices du crime dans l’acception complète dumot, c’est-à-dire qu’ils aient retrouvé miss Ada et son ravisseuraprès le départ de la voiture, pour recevoir leur part des bijoux.On comprend alors aisément qu’ils se soucient peu de votre prime.Ensuite, il se pourrait bien aussi, et cette idée m’a été suggéréepar certains renseignements que je me promets de contrôler et decompléter, que ces deux auxiliaires, comme vous les appelez trèsjustement, n’eussent été que des auxiliaires inconscients, amenésde loin par James Gobson pour l’aider dans son entreprise, sansconnaître son véritable but, puis renvoyés ensuite par lui là oùcertes n’arrivent ni nos journaux, ni même le bruit de nosvilles.

– Que voulez-vous dire ?

– Que si ces Indiens, si bien costumés,si vrais dans leurs chants et dans leurs danses, étaient de vraisIndiens des plaines, cela ne m’étonnerait pas. Or vous pensez bienqu’on ignore chez les Sioux ou chez les Comanches l’histoire del’assassinat de miss Ada.

– Par saint Georges, mon cher Dow, vousêtes admirable ! s’écria Kelly au comble del’enthousiasme.

– Alors vous allez arrêterGobson ?

– Je le crois bien, si c’est l’opinion deM. Davis.

– C’est absolument mon avis, répondit lecoroner, dont l’esprit plus fin que celui du chef de la police n’enétait pas moins émerveillé des déductions du détective. Maintenantje suis convaincu, et comme j’ai là, dans mon portefeuille, lemandat d’amener que j’ai décerné contre James Gobson, sonarrestation est la chose la plus simple du monde. Venez, je m’encharge.

– Voilà, mon cher William, un coup defilet que mon brave Young ne vous pardonnera jamais, observa Kellyen riant et en ouvrant la porte du greffe. Tiens ! levoici !

Le grand Young était, en effet, dans la piècevoisine.

Averti par un de ses agents que la fouledevenait plus nombreuse et plus bruyante que de coutume aux abordsde la Morgue, le capitaine des détectives s’était hâté d’accourir,et, voyant les portes du lugubre établissement fermées, il avaitpénétré dans le greffe pour s’informer des causes de cetattroupement et de ce bruit.

– Alors, laissons-lui le plaisir etl’honneur de l’arrestation de Gobson, proposa Dow.

– Soit ! dit le coroner, qui netenait peut-être pas outre mesure à accomplir lui-même cettemission.

Et il mit rapidement Young au courant de cequi s’était passé et de ce qui avait été décidé.

Puis il lui donna le mandat d’arrêt.

Le capitaine, bien qu’il tînt toujours pour laculpabilité de Saunders, ne se permit aucune observation ; iltourna sur ses talons et se dirigea vers la porte qui communiquaitdu greffe dans la galerie publique.

– Un mot, mon brave Young, lui ditWilliam Dow en l’arrêtant du geste. Prenez vos précautions, legaillard est solide et je ne m’étonnerais pas qu’il fût armé.

Il n’en fallait pas davantage pour exciter lahardiesse du terrible détective. Il répondit par un sourireorgueilleux et ouvrit brusquement la porte.

Appuyé contre la grosse barre de fer quidéfend contre la brutalité des curieux le vitrage derrière lequelsont exposés les corps, James Gobson lisait tranquillement leNew-York Herald, mais il ne lisait que d’un œil, car, aubruit des gens qui sortaient du greffe, il se redressa, laissatomber son journal et fit quelques pas en arrière.

Cependant son visage était resté siparfaitement calme qu’on n’eût pu dire qu’il se mettait sur ladéfensive.

Mais lorsqu’il vit s’avancer vers lui ce granddiable qu’il ne connaissait pas, il gagna d’un bond l’extrémité dela galerie, et en entendant Young lui crier de sa voix destentor :

– Il est inutile de résister, monsieur,j’ai l’ordre de vous arrêter.

Il tira de sa poche un revolver, mit en jouele capitaine, et lui répondit d’un ton qui ne pouvait laisser aucundoute sur ses intentions :

– Pourquoi m’arrêter ? Si vousapprochez, je vous tue. On n’arrête pas ainsi un citoyen de lalibre Amérique.

– Voilà ce que je craignais, murmura legros Kelly qui, bien que fort brave, se souciait peu de risquer savie dans une semblable aventure.

Aussi, croyant plus sage de parlementer,prit-il Young par le bras en répondant à Gobson :

– Comme Américain, votre réflexion nemanque pas de justesse : mais, comme ex-mari d’Ada Ricard,elle n’a pas le sens commun, car vous êtes soupçonné d’être sonmeurtrier et il existe contre vous un mandat d’amener qui doit êtreexécuté.

– Moi, l’assassin ! c’est faux,s’écria James Gobson.

Et son arme conservait toujours sa directionhorizontale. Au même moment, de grands cris s’élevèrent au dehors.La foule avait deviné ce qui se passait ; elle voulait qu’onlui livrât le meurtrier et menaçait, malgré les policemen,d’envahir la Morgue.

– Vous entendez, reprit le chef de lapolice ; si vous ne vous rendez pas de bonne grâce, j’ordonned’ouvrir les portes.

L’ex-mari de miss Ada pâlit un peu, car ilsavait bien comment le peuple s’y prend en Amérique pour fairejustice ; cependant il ne riposta pas moins d’une voixferme :

– Je suis innocent ! Tout plutôt quede me livrer lâchement !

Mais il venait à peine de prononcer ces motsqu’une détonation retentit, qu’il jeta un cri et que son revolverbrisé s’échappa de sa main.

Tout cela grâce à William Dow, qui s’étaitintroduit dans la salle d’exposition, s’était glissé derrière lerideau jusqu’à ce qu’il fût par le travers de James Gobson, et delà, d’une balle adroitement lancée, l’avait désarmé sans même leblesser.

Comprenant que toute résistance devenaitinutile, l’Américain se rendit aussitôt au capitaine Young quis’était élancé sur lui.

M. Kelly ordonna de conduire leprisonnier du côté de l’hôpital, à travers le greffe et les coursintérieures. Il ne lui paraissait pas prudent d’affronter la foule,dont le coup de feu avait encore augmenté la surexcitation.

Puis il s’élança au dehors pour annoncerlui-même l’arrestation de l’assassin de miss Ada Ricard.

À cette nouvelle, mille hurrahs enthousiastess’élevèrent, et l’honorable chef de la police éprouva la doucesatisfaction d’avoir les oreilles brisées par les cris de :« Vivat Kelly ! Kelly for ever ! »cris qui non seulement flattaient son amour-propre, mais aussiassuraient sa réélection.

Quelques minutes après, William Dow lerejoignit et Kelly lui serra affectueusement la main, car c’étaitbien à son intelligence et à son adresse qu’il devait cettenouvelle victoire.

Quant au capitaine Young, bien qu’à demiconvaincu de la culpabilité de son prisonnier, il l’avait faitmonter en voiture pour le confier, un quart d’heure plus tard, avecforce recommandations, au directeur des Tumbs – les Tombes.

C’est le nom sinistre du colossal bâtimentd’architecture égyptienne qui sert, à New-York, tout à la fois deprison et de palais de justice.

Toutes les parties de cette massiveconstruction communiquent entre elles par de longs et sombrescouloirs qu’on dirait creusés dans une pyramide.

À l’une des extrémités de l’un de cescouloirs : la grande salle où la chambre criminelle tient sesaudiences quatre fois par an ; à l’autre : bornée par dehautes murailles, la petite cour où master Meyer, l’exécuteur deshautes-œuvres pour l’État de New-York, lance ses malheureuxpatients dans l’éternité.

Chapitre 11UNE AUDIENCE CRIMINELLE DANS L’ÉTAT DE NEW-YORK.

Le jour même, l’arrestation de James Gobsonfut connue de la ville entière, et dans la soirée les principauxjournaux mirent en vente des suppléments où était racontée, avecles détails les plus fantaisistes, la scène de la Morgue.

Le coup de pistolet tiré par William Dow étaittransformé par certaines de ces feuilles en une véritablemousqueterie. Les unes disaient que l’assassin de miss Ada nes’était rendu qu’après avoir abattu une demi-douzaine depolicemen ; les autres qu’il avait fallu le blesser pours’emparer de lui.

Nous savons ce qu’il y avait de vrai dans tousces récits.

Le lendemain seulement, les faits furent plusexactement connus, cela grâce à l’empressement que la police met enAmérique à bien renseigner le public, à lui livrer tous les moyensde contrôle, non seulement en lui communiquant les rapportsofficiels, mais encore en autorisant les journalistes à visiter lesprisonniers.

On veut que celui auquel la loi va demandercompte de ses actes puisse faire publier tout ce qui lui sembleutile.

Nous verrons bientôt, d’ailleurs, combien sontsans limites aux États-Unis les droits de la défense, et quelleleçon pourraient puiser dans cette partie des mœurs américainescertains magistrats français que leur zèle entraîne à devenir lesaccusateurs des individus dont ils ne sont que les juges.

Chez nous, dès qu’un homme paraît devant untribunal, sous quelque inculpation que ce soit, même du plus légerdélit, de la moindre contravention, il a tout à craindre. Lesmagistrats fouillent impitoyablement dans son passé, dans celui desa famille, dans celui de ses amis.

Est-il accusé d’outrage à la moralepublique ? on s’informe de la régularité qu’il apporte dansses affaires commerciales. Est-il prévenu de coups et blessures,s’est-il battu simplement en duel ? on recherche s’il a debonnes mœurs, si sa mère est une honnête femme, si son père n’ajamais failli ; et le magistrat qui, du haut de son siège,sait qu’il ne pourra peut-être condamner son malheureux justiciablequ’à six jours de prison ou à cinquante francs d’amende, ledéshonore par ses révélations, lui et les siens, pour toujours.

De l’autre côté de l’Océan, de même qu’enAngleterre, les choses ne se passent pas ainsi. Un magistratn’oserait jamais appeler à son aide un fait étranger à la cause.Sauf dans le cas de récidive, le passé du prévenu n’appartient pasà son juge.

De plus, pas d’interrogatoire direct, pas demise au secret, pas de pièges, pas de torture morale enfin. Dèsqu’un homme est arrêté, il peut choisir son avocat, et c’est cetavocat seul qui répond pour son client au juge de paix ou aucoroner faisant fonctions de juge d’instruction.

James Gobson vit donc bientôt sa celluleassiégée par une nuée de reporters, mais le récit qu’il fit aupremier d’entre eux eût pu servir pour tous les autres, car il nevaria pas d’une syllabe.

Il raconta ce qu’il avait déjà affirmé àM. Kelly, c’est-à-dire que soixante-douze heures auparavant ilignorait l’événement, qu’il l’avait appris à Saint-Louis, d’où,convaincu que la noyée était bien son ancienne femme, il étaitaccouru aussitôt ; mais qu’à la Morgue il avait immédiatementreconnu l’erreur générale.

S’il s’était révolté tout d’abord contre ceuxqui voulaient l’arrêter, c’est qu’il était indigné de se voirl’objet d’une pareille accusation, accusation qui n’était qu’unecalomnie dont son avocat, M. Macready, aurait aisément raison.Maintenant il avait recouvré le calme et attendait sans crainte lasolution de cette sotte affaire.

L’ex-mari d’Ada Ricard avait en effet repristout son sang-froid ; il mangeait, buvait et fumait comme unhomme dont la conscience est parfaitement tranquille. Quand illisait dans les journaux quelque passage dur à son endroit, il secontentait de hausser les épaules.

Lorsqu’il avait été confronté avec les témoinsgroupés fort habilement par MM. Mortimer et Davis :Thomson le loueur de voitures et Tom Katters, son cocher, quil’avaient reconnu à ses traits et à sa voix, puis avec dix desinvités de miss Ada Ricard, qui avaient assuré que sa taille et satournure étaient bien celles de l’Indien dans les bras duquel lamalheureuse femme avait disparu, il leur avait répondu avec fermetémais sans colère qu’ils se trompaient.

Quant à Mary, elle ne put rien dire,puisqu’elle n’avait aperçu le ravisseur que de loin, au delà de lamasse des danseurs.

Mais James Gobson n’avait convaincu personnede son innocence, M. Davis moins que tout autre, car il refusade le mettre en liberté sous caution ; et malgré les effortsde l’avocat Macready, qui appela à son aide toutes les ruses quefournit l’arsenal des lois américaines, l’instruction arriva sirapidement à son terme que, moins d’un mois après son arrestation,le prisonnier fut informé de sa prochaine comparution devant lacour criminelle.

Le grand jury, qui fait fonction auxÉtats-Unis de chambre des mises en accusation, l’avait renvoyédevant le jury de jugement.

– Plaiderons-nous coupable ou noncoupable ? lui demanda son défenseur en lui apportant cettenouvelle.

– Non coupable, monsieur Macready, noncoupable ! répondit vivement le détenu. Doutez-vous de moninnocence, après toutes les preuves que je vous en aidonnées ?

– Dieu m’en garde ! j’en suiscertain, au contraire, et je vous promets que l’avocat de l’État,l’illustre O’Brien, passera de vilains quarts d’heure.

Et laissant son client sur cette bonnepromesse, M. Macready s’en fut revoir une dernière fois sondossier.

Quant à James Gobson, nous devons l’avouer,lorsqu’il était seul dans sa cellule, il dissimulait moinsl’inquiétude qui s’était emparée de lui depuis quelques jours etgrandissait visiblement au fur et à mesure que l’heure de sonjugement approchait.

L’opinion publique, qui pèse d’un si grandpoids sur la justice aux États-Unis, ne lui était pasfavorable ; il le savait, et il lui manquait à lui, accusé,une arme défensive, souvent toute-puissante : il ne faisaitpartie d’aucun parti politique, d’aucune secte religieuse.

C’est que parfois, dans le Nord-Amérique, iln’en faut pas davantage pour obtenir l’acquittement du plus fieffécoquin. Qu’il y ait, par exemple, entre le jury et l’avocat del’État antagonisme politique, et le bon droit n’est plus pourgrand’chose dans l’affaire.

Or James Gobson n’avait pas cette chance deson côté : la politique sommeillait et, sans trop dedifficultés, malgré les chicanes de son défenseur, on avait réuniles douze jurés nécessaires, opération plus délicate aux États-Unisque partout ailleurs.

Là, il faut, en effet, que les hommes appelésà juger un autre homme puissent jurer avant de siéger qu’ils neconnaissent rien de la cause, qu’ils n’ont lu dans les journauxaucun article la concernant, qu’il n’en ont jamais parlé avec leursamis, qu’ils y sont, en un mot, absolument étrangers.

Puis, ils devront ensuite rendre leur verdictà l’unanimité, ce qui fait que, lorsqu’il se trouve parmi les jurésun membre récalcitrant ou entêté, la délibération dure plusieursjours. Parfois même, ces messieurs ne pouvant s’entendre, lasolution des débats est renvoyée à une autre session.

On voit que, dans nul pays, l’honneur, la vieet la liberté d’un accusé ne sont entourés de telles garanties.Aussi, en Amérique, les plus petits avocats ne désespèrent-ilsjamais des plus mauvaises causes, en raison de l’abus où conduisentces mœurs et ces coutumes.

M. Macready, qui, lui, était un habile,avait donc pleine confiance dans l’issue du procès, et ilcommuniqua si bien cette conviction à son client, que le matin dujour où il devait comparaître devant la cour criminelle, JamesGobson déjeuna avec un excellent appétit.

Vers onze heures, lorsque les gardes vinrentle prendre pour le conduire à l’audience, il se gantatranquillement, les suivit d’un pas ferme, et prit place, plutôtcomme un curieux que comme un accusé, en face de ses juges.

Nous ne ferons pas à nos lecteurs ladescription d’une salle d’assises aux États-Unis ; ces sallesne diffèrent en rien des nôtres.

Sur une estrade, les magistrats ; à leurgauche, dans un large box, les jurés ; en face de ceux-ci,l’accusé, ses défenseurs et les journalistes : puis, en avantde l’auditoire, une rangée de banquettes pour les témoins.

Seulement, en Amérique, pas de costumesofficiels, ni pour les juges ni pour les avocats. Tout le monde esten tenue de ville, et à peine deux ou trois policemen pourmaintenir le bon ordre, ce qui n’empêche pas que les choses s’ypassent dans le plus grand calme.

C’est une justice à rendre à la magistraturedes États-Unis : elle juge sans morgue, sans mise en scène, etprocède avec la plus parfaite urbanité, en même temps qu’avecbeaucoup de dignité.

La foule était immense et, tout occupéequ’elle fût de la tête en cire d’Ada Ricard, qui avait été placéesur une petite table au milieu du prétoire, elle en détournabientôt ses regards pour les attacher sur James Gobson, que pas undes assistants peut-être ne connaissait de vue.

Mais ce mouvement de curiosité ne troubla pasun instant l’accusé, qui s’était assis auprès de son avocat etcausait tout bas avec lui.

James Gobson ne releva la tête que lorsque leprésident de la cour, M. Douglas, annonça que l’audience étaitouverte.

Inutile de dire que M. Mortimer et lecoroner Davis y assistaient, ainsi que nos amis William Dow etYoung. Une fois les formalités ordinaires accomplies,M. O’Brien, l’avocat de l’État, prit la parole pour retracerles faits sur lesquels reposait l’accusation.

S’il existait parmi les auditeurs quelquespersonnes doutant encore de la culpabilité de James Gobson, ellesen furent bientôt convaincues, car, après avoir pris l’accusé àl’époque de son mariage, pour rappeler sa conduite envers sa femme,son divorce, ses mœurs, ses serments de vengeance et son existenceaventureuse, M. O’Brien le montra quelques jours avant lecrime à Jefferson, préparant tout pour son exécution.

Puis il le retrouva chez le loueur devoitures, le suivit au bal chez miss Ada, l’accompagna jusqu’àYorkville, et prenant ensuite comme base les déductions ingénieusesauxquelles il s’était livré, l’avocat de l’État s’embarqua avecJames Gobson et sa femme, pour faire assister ceux qui l’écoutaientà la scène terrible qui s’était passée sur le fleuve pendant lanuit.

On vit l’assassin étouffer miss Ada, ladépouiller de ses bijoux et de ses vêtements, ne lui rien laissersur elle qui pût faire reconnaître son corps si plus tard ilrevenait sur l’eau, attacher à une de ses jambes le baril degoudron volé sur le wharf 43, afin que le cadavre, retenu par cepoids au fond de la rivière, ne pût flotter avant que ladécomposition l’eût rendu tout à fait méconnaissable, et enfinprécipiter dans le gouffre la malheureuse victime de cetépouvantable attentat.

– Son forfait accompli, dit ensuitel’accusateur, James Gobson n’a plus qu’un souci : se préparerun alibi pour échapper à tous soupçons. Il part alors pour lesMontagnes-Rocheuses, où il est resté non pas trois mois, comme ille prétend, mais un mois seulement ; et lorsqu’il revient,lorsqu’il se présente hardiment à l’office central de la police,c’est pour affirmer qu’il ne connaît le crime que depuis quelquesheures et que la femme noyée n’est pas celle qui a porté son nom.Heureusement pour la justice que deux honorables habitants deJefferson ont vu James Gobson dans cette ville quelques jours avantle crime, et que dix témoins retrouvent en lui les traits, la voix,la stature de l’individu qui a loué une voiture, donné des ordresau cocher Tom Katters et enlevé si audacieusement miss Ada Ricardau milieu de ses invités. Quant à ses complices, s’ils ne l’ont pastrahi, c’est qu’ils ont reçu leur part du butin et que le silencepeut seul les sauver.

Après cette exposition si nette et siconcluante de M. O’Brien, la cour entendit les témoins. Tousconfirmèrent leurs précédentes dépositions, tous reconnurent denouveau la pauvre femme dans la tête de cire, sauf Mary qui, sansoser lever les yeux, murmura :

– Je n’ai pas reconnu ma maîtresse à lamorgue, comment voulez-vous que je la reconnaisse ici ?

Un seul témoin faisait défaut, c’était le grosSaunders ; mus, à la suite d’un rapport médical, la cour etM. Macready lui-même avaient renoncé à le fairecomparaître.

Depuis le jour où nous l’avons vu pour ladernière fois, l’état du riche fabricant de biscuits ne s’était pasamélioré. Lorsque M. Davis avait fait une dernière tentativeauprès de lui, Saunders s’était jeté à genoux ens’écriant :

– C’est moi qui suis cause de sa mort,mais je ne voulais pas la noyer. Oh ! ce colonel ! je letuerai.

Et ne voyant dans ces exclamationsinexplicables que le désespoir d’un amant affolé par la perte de samaîtresse, le coroner s’était dit que Saunders ne tarderait pas àperdre tout à fait la raison.

Si accablante qu’eût été pour lui cettepremière partie des débats, James Gobson n’avait rien perdu de soncalme. Il n’avait interrompu ni M. O’Brien ni lestémoins ; il s’était contenté par moments de sourire.

La loi ne permettant aux magistratsd’interroger les accusés que s’ils demandent eux-mêmes à donner desexplications, l’honorable président de la cour, M. Douglas,n’avait donc pas adressé la parole à James Gobson, et il allait ladonner à M. Macready, lorsque l’ex-mari d’Ada Ricard se levatout à coup et dit d’une voix ferme :

– Messieurs les juges, messieurs lesjurés, mon avocat, j’en ai la certitude, va vous démontrer sansbeaucoup de peine combien est peu fondée l’accusation que vousvenez d’entendre ; je ne veux, moi, vous dire que ceci :Tous les témoins qui affirment me reconnaître pour l’individu dontils parlent sont abusés par une étrange ressemblance, ainsi queceux qui retrouvent sur cette tête de cire les traits del’ex-mistress Gobson. Je ne suis pas plus le meurtrier de la noyéesur laquelle a été fait ce moulage que cette noyée n’était AdaRicard.

Ces mots prononcés, sans s’inquiéter dumurmure avec lequel l’auditoire les avait accueillis, l’accusé serassit.

M. Macready prit alors la parole et, bienque sa tâche parût difficile, ou eût dit, dès ses premièresphrases, que l’acquittement de son client ne faisaitpas, pour lui, l’ombre d’un doute.

– Que la victime de cet événementmystérieux, s’écria-t-il en débutant, soit ou ne soit pas celle quis’est appelée Ada Ricard après avoir été mistress Gobson, peum’importe ! Les uns la reconnaissent, les autres ne lareconnaissent pas, et celui qui aurait le plus grand intérêt àretrouver les traits de sa femme sur ce visage de cire n’y voitqu’une ressemblance qui ne l’a pas trompé un instant. Oui,messieurs, le plus grand intérêt, car si miss Ada Ricard étaitmorte, son ex-mari, James Gobson, toucherait 20,000 dollars de lacompagnie d’assurances sur la vie le Gresham.

» Je sais bien, et James Gobson le saitcomme moi, que l’assassinat de l’un par l’autre des contractantsannule le contrat ; c’est alors de complicité que vous auriezdû accuser mon client, car, habile et hardi comme vous le voulezcroire, il n’aurait jamais été assez naïf pour se rendre indigne duseul bénéfice qu’il eût à tirer de la mort de celle qui avait étésa femme. C’est la situation même que vous lui avez faite qui ledéfend : il n’avait aucun intérêt à commettre ce crime. Ill’aurait donc commis par vengeance. Pour se donner cette cruellesatisfaction, il aurait risqué son honneur, sa vie, et 20,000dollars. C’est beaucoup !

» Ah ! je sais bien que monadversaire veut que James Gobson ne soit pas qu’un assassin, maisaussi un voleur. Non seulement il a tué sa femme, mais encore ill’a dépouillée de ses bijoux, et c’est là le bénéfice de son crime,bénéfice qui compense et de beaucoup la perte de 20,000dollars.

» Eh bien ! où sont-ils cesbijoux ? Les a-t-il vendus ? À qui ? Les avez-voustrouvés chez lui, dans ses malles ? Il ne suffit pas de dired’un homme : il a volé ; il faut encore, si on ne l’a paspris en flagrant délit, démontrer ce qu’il a fait des objets volésou découvrir leur trace.

» Ici, vous accusez d’un vol et le corpsdu délit n’existe nulle part. J’affirme donc que vous ne pouvez pasdavantage le condamner comme assassin, car, le vol écarté, il eûtagi comme un fou s’il s’était fait le meurtrier de sa femme.

» Voyons, s’il avait assassiné etdépouillé Ada Ricard, dans quel but se serait-il présenté lui-mêmeà M. Kelly ? Comment ! voilà un homme qui, ayantencore une certaine fortune, a commis un crime qui lui rapporteprès de cent mille dollars, il peut échapper à toutes lesrecherches, et il se livre à la police ! Est-ce que cela estadmissible un seul instant ?

» Non, la vérité est celle-ci, c’estqu’en apprenant la mort de l’ex-mistress Gobson, James s’estsouvenu de son contrat d’assurance et que son seul but, en venant àNew-York, était de lever un acte de ce décès pour bénéficier desclauses de ce contrat. Et c’est lui-même, alors qu’il ne peut sedouter de vos soupçons prêts à devenir une accusation, c’estlui-même qui s’écrie, sacrifiant ses propres intérêts :« Vous vous trompez tous, ce n’est pas là AdaRicard ! »

» Est-ce que le bon sens, la logique, laraison, ne renversent pas tout votre échafaudage romanesque ?À moins qu’il ne soit commis par une brute altérée de sang, est-ceque tout crime n’est pas une spéculation ? Spéculationmonstrueuse, mais spéculation. Eh bien ! est-ce que JamesGobson est une brute ? Non ! alors quelle eût été saspéculation ?

» Passons maintenant à ces faits quel’avocat de l’État enchaîne avec une si grande habileté ; ille croit du moins. Ils ne résistent pas un instant àl’examen ; il n’est pas un homme sage qui puisse lesaccepter.

» Vous voulez que James Gobson ait tué safemme parce qu’il vous dit qu’il était dans les Montagnes-Rocheusesau moment du crime, et que deux personnes l’ont vu quelques joursavant à Jefferson. D’abord ces personnes ne se sont-elles pointtrompées ? Mais admettons qu’elles disent vrai, je ne vousarrête pas moins.

» James Gobson, poursuivit l’infatigabledéfenseur, est-il donc forcé de se rappeler, sous peine d’être uncriminel, ce qu’il faisait pendant cette nuit que miss Adaemployait à fêter ses amis ? Je vous avoue, pour ma part, que,s’il me fallait dire ce que je faisais et où j’étais il y a troismois à cette heure, je serais bien embarrassé ; et je défiequi que ce soit ici d’affirmer sur l’honneur qu’il peut répondred’une manière précise à une semblable question.

» Et puis, est-ce que j’ai mission deprouver que mon client est innocent ? C’est une erreur, c’estvous qui avez celle de prouver qu’il est coupable. Or, vous ne leprouvez pas. Vous me présentez un homme travesti, masqué. Vous nelui arrachez pas son masque. Vous lui donnez des complices et neles retrouvez pas. Vous dites qu’il a volé et vous ne savez ce quesont devenus les objets volés ! Tout cela est-il bien sérieuxet n’ai-je pas le droit de m’écrier : Il a été commis uncrime, crime mystérieux, dont la victime n’est même pas absolumentreconnue, crime qui a vivement ému l’opinion publique, et à cetteopinion publique, que vous voulez ramener à vous et calmer, vousjugez indispensable d’offrir un coupable ; quel qu’il soit,fût-ce même, ainsi que James Gobson, un homme parfaitementinnocent. »

Ce n’est là, on le comprend, que le résumé dela plaidoirie de M. Macready, qui parla pendant plus de cinqheures et parvint souvent à séduire une partie de son auditoire.Mais son action fut moindre sur les jurés, car, après moins d’uneheure de délibération, ils rapportèrent un verdict affirmatif.

En entendant déclarer par le chef du jury queson client était reconnu coupable d’assassinat, – de circonstancesatténuantes, il n’en pouvait être question, cette dispositionn’existant pas dans le Code américain, – M. Macready, quis’était levé, se laissa retomber atterré sur son siège. Quant àJames Gobson, il n’eut pas même un mouvement de surprise ; seslèvres esquissèrent seulement un sourire de mépris.

L’honorable M. Douglas prit alors laparole, lut à haute voix les divers articles du Code pénal serapportant à la cause et prononça la condamnation de l’accusé à lapeine de mort.

Puis, après avoir consulté un almanach, ilajouta :

– James Gobson, à moins que vous n’ayezquelque objection sérieuse à opposer au choix de ce jour, vousserez pendu le 23 de ce mois. Nous sommes aujourd’hui mardi, cesera donc de demain en quinze.

– Je préférerais, monsieur le président,répondit le condamné avec beaucoup de sang-froid, vivre un peu pluslongtemps, mais je n’ai pas d’autre observation à faire ; lemercredi n’éveille en mon esprit aucune répugnance. Ce jour-là,vous ferez mourir un innocent.

Et, après avoir remis son chapeau sur sa têteet serré la main de son défenseur, James Gobson se retira, aussicalme qu’il était venu.

Quant à la foule, qui n’avait pas faitentendre le moindre murmure d’approbation ou d’improbation, elles’écoula tranquillement. Il était évident néanmoins queM. Macready avait gagné un certain nombre de ses auditeurs.Dans l’esprit de quelques-uns d’entre eux, il restait un doute àl’égard de la culpabilité de l’ex-mari de miss Ada Ricard.

L’intrépide Young était de ces derniers, carau moment où il quittait la salle d’audience, en compagnie deWilliam Dow, celui-ci lui demandant :

– Eh bien ! êtes-vousconvaincu ?

Il répondit :

– Pas tout à fait. Ce diable d’homme nes’est pas trahi une seule minute ; il avait le calme d’uninnocent. De plus, ce qui me contrarie, c’est que nous ne puissionsmettre la main ni sur ses complices ni sur les bijoux de miss Ada.M. Macready a raison : s’il a volé ces bijoux, pourquoiest-il venu se livrer ?

– Vous, pour croire les choses, il vousfaut les voir.

– Dame ! du moins, j’aime mieuxça.

– Alors, lorsque le vent emporte votrechapeau, vous ne croyez pas au vent par ce qu’il n’est pasvisible ? Tenez, mon cher capitaine, vous êtes le plus bravesoldat que je connaisse, mais vous ne serez jamais qu’un médiocrepolicier. Eh bien ! pour vous faire plaisir et calmer votreconscience, je vous promets de retrouver les complices de JamesGobson et les bijoux de sa femme.

– Ah ! ce jour-là, mon admirationpour vous n’aura plus de bornes.

William Dow accueillit cette flatteusepromesse avec un triste sourire, qui disait combien il poursuivaitun tout autre but qu’une puérile satisfaction d’amour-propre ;puis il serra la main que lui offrait le chef des détectives ets’éloigna en murmurant :

– Oui, certes, je retrouverai lescomplices ou plutôt les auxiliaires de James Gobson, cela, avantpeu de temps, je l’espère.

Chapitre 12COMMENT LE BRAVE M. MIDLER EXHORTAIT SES PÉNITENTS À BIENMOURIR.

William Dow habitait dans la 6eavenue une jolie petite maison dont l’installation était d’unconfortable du meilleur goût. Il vivait là, fort retiré, avec unecharmante enfant de seize ans, miss Jane, qui l’appelait « monami » et lui témoignait la plus tendre affection.

Que lui était cette jeune fille ? Onl’ignorait, et les curieux qui avaient tenté de questionnermistress Vanwright, sa gouvernante, n’étaient guère renseignés, carcette brave et intelligente femme répondait invariablement à toutequestion de ce genre : « Miss Jane est la fille d’une desparentes éloignées de mon maître ; elle est devenue orphelineet il l’a adoptée. »

Quoi qu’il en fût, miss Jane était uneadorable jeune fille, adorable au moral et au physique. Elle eût puservir de modèle à l’un de ces dessinateurs anglais qui ornent desi ravissantes têtes de femmes les kepseakes de leur pays.

Blonde, svelte sans être frêle, avec unebouche rose et rieuse, de grands yeux bleus, doux et vifs tout à lafois, miss Jane était vraiment jolie à faire rêver le moinspoétique des Yankees. Quand on avait éprouvé la bonté de son cœur,la justesse de son esprit, la délicatesse de ses sentiments, ilfallait l’adorer.

C’est ce que faisait William Dow, mais commeavec une espèce de réserve, une teinte de mélancolie, une sorte delutte contre ses entraînements affectueux.

Lorsque miss Jane arrêtait sur lui ses longset purs regards ; lorsque, le revoyant après l’une de sesfréquentes absences, elle lui sautait au cou, couvrait son front etses joues de ses baisers naïfs, le grondait doucement de la quittersi souvent, William, dont nous connaissons la force de volonté,avait des pâleurs soudaines et des tressaillements douloureux.

Quand il fixait à la dérobée cette enfant quisouriait à la vie, son front s’assombrissait et ses yeux devenaienthumides. On eût dit que miss Jane était pour lui en même temps unbonheur et un remords.

La jeune fille occupait tout le premier étagede la maison. Elle avait là une chambre à coucher coquette et ungrand salon parfumé de fleurs et peuplé d’oiseaux. MistressVanwright habitait une petite chambre auprès de l’appartement deson élève.

William Dow s’était réservé lerez-de-chaussée, dont la pièce principale était son cabinet detravail. Il y recevait le chef de la police, le capitaine Young etquelques rares amis, mais il y passait le plus souvent de longuesheures dans la solitude, n’ayant pour compagnons que les livres quicomposaient sa bibliothèque.

Il arrivait parfois à miss Jane de venirarracher son ami à ses travaux, et il s’empressait alors de sourirepour éloigner de sa fille tant aimée le moindre souci.

De temps en temps ils sortaient ensemble, soità cheval, soit à pied, et il complétait son éducation, pendant cespromenades, en abordant toujours avec la jeune Américaine desconversations intéressantes et instructives.

Il s’était fait, en un mot, entre ces deuxêtres qu’un événement mystérieux avait réunis, une intimité touted’admiration et d’amour de la part de l’enfant, toute de protectionet de devoir de la part de l’homme.

– Que vous êtes savant, mon ami !s’écriait Jane, lorsque, de sa parole nette et précise, sonprofesseur lui avait expliqué quelque phénomène physique ou quelquepoint d’histoire controversé.

Et William Dow alors, détournant la tête,rougissait comme si ce compliment éveillait en son esprit undouloureux souvenir.

Bien que tenue soigneusement à l’écart descuriosités malsaines, miss Jane avait appris comme tout New-Yorkl’histoire de la femme noyée, l’arrestation de James Gobson et sonrenvoi devant la cour criminelle. Aussi attendait-elle impatiemmentWilliam, et lorsqu’elle l’entendit rentrer – en quittant lecapitaine Young, il avait repris le chemin de sa maison –s’élança-t-elle au-devant de lui pour avoir bien vite desnouvelles.

– Avouez que c’était justice ! ditle détective. Le misérable est condamné à mort.

La jeune fille, dans la bonté de son cœur, neput retenir un cri de pitié, et, sans doute, elle allait demanderquelques détails, mais William Dow mit adroitement la conversationsur un autre terrain, et miss Jane n’insista pas.

Dans la ville, on le comprend, il ne futquestion, au contraire, pendant toute la soirée, que de lacondamnation de James Gobson ; et le lendemain, lorsque lesjournaux reproduisirent les débats, il se forma immédiatement,comme à l’audience, deux courants opposés.

La majorité trouvait la chose bienjugée ; la minorité tenait pour les explications de l’avocatMacready, c’est-à-dire pour l’innocence du condamné ou, tout aumoins, pour le doute dont il aurait dû bénéficier.

Mais, comme James Gobson n’était nirépublicain, ni démocrate, ni conservateur, ni progressiste, niesclavagiste, ni abolitionniste, ni sécessionniste, ni quaker, nipresbytérien, ni méthodiste, ni anglican, ni mormon ; qu’iln’appartenait enfin à aucun clan politique, à aucune sectereligieuse, à aucune petite église, et que personne, enconséquence, n’avait un intérêt direct, par esprit de parti, à sefaire son défenseur, l’émotion se calma rapidement, quitte à seréveiller la veille de l’exécution.

Pendant ce temps-là, Mary, adjointe au gardiende l’hôtel abandonné, dressait un inventaire de la garde-robe de lamalheureuse miss Ada, et le condamné passait assez bravement lesderniers jours qui lui avaient été accordés par l’honorableprésident Douglas.

– C’est un pensionnaire fort agréable,disait M. Peters, le directeur de la prison des Tumbs ;ce James Gobson a reçu une excellente éducation ; je le visitetrès volontiers. Les choses se passeront fort tranquillement entremaster Meyer et lui !

Et l’aimable M. Peters souriait enfaisant cette plaisanterie lugubre, puisque ce Meyer, ainsi quenous l’avons dit, était l’exécuteur des hautes-œuvres pour l’Étatde New-York.

C’était un petit homme de quarante-cinq ans,très brun, avec des yeux noirs et un grand nez, un peu bossu,extrêmement bavard, cumulant ses fonctions de bourreau avec cellesde saigneur et poseur de ventouses, prétentieux, médecin paroccasion et juif, ainsi que l’indique son nom, comme le sontd’ailleurs presque tous les exécuteurs aux États-Unis ; celatout simplement parce que la masse des citoyens du Nord-Amériqueest fort religieuse et que l’Église réformée défend de tuer sonprochain sans provocation.

Master Meyer était de plus un novateur, unprogressiste. Il rêvait d’abandonner la routine, d’inventer unnouveau moyen d’exécution, et il y réussit, ce qui lui valut sarévocation peu de temps après l’époque où nous sommes.

Chargé d’envoyer dans l’autre monde un coquinIrlandais du nom de Ryan, il imagina d’inaugurer en cettecirconstance un instrument de mort de sa façon. Il remplaçait lapendaison par la strangulation, strangulation rapide, instantanée.Meyer, pour un rien, eût ajouté : et nullementdouloureuse.

Les autorités et les principaux médecins deNew-York voulurent assister à l’opération.

Au pied d’un poteau, il y avait un siège surlequel le condamné fut placé, le bonnet noir rabattu sur les yeux.Meyer lui passa au cou une petite corde dont l’extrémitédisparaissait dans une rainure du poteau ; il poussa unressort, et un poids énorme, entraînant la corde, la serrabrusquement autour de la gorge du patient.

Cela tenait tout à la fois, on le voit, dugarrot espagnol et de la guillotine ; seulement, comme lepoids était trop considérable et la corde trop mince, celle-ci, aulieu d’étrangler Ryan, déchira ses chairs, et la tête del’infortuné roula sur la plate-forme de l’échafaud.

C’est après cette horrible décapitation quemaster Meyer fut remercié ; mais, au moment où se passe cerécit, il exerçait encore. C’était à lui que James Gobson devaitavoir affaire dans fort peu de jours.

Eu attendant ce vilain quart d’heure, leprisonnier paraissait prendre assez philosophiquement les choses.Quand le digne M. Midler, le révérend méthodiste qui étaitchargé de préparer les condamnés à la mort, venait lui rendrevisite, James le priait poliment de le laisser tranquille, puis iloffrait au brave homme, aux lieu et place d’un entretien religieux,un verre de sherry qu’il acceptait toujours.

Ce pasteur était un de ces types originauxqu’on rencontre assez fréquemment parmi les ministres de l’Égliseanglicane, où le libre examen a donné naissance à tant de sectesdiverses, depuis celle des farouches puritains jusqu’à celle despacifiques quakers, depuis ce qu’il y a de plus élevé en matièrereligieuse jusqu’à ce que l’orgueil et la sottise peuvent enfanterde plus ridicule.

M. Midler n’appartenait à aucun de cesextrêmes. C’était un brave homme, doux, indulgent, d’uneintelligence ordinaire, et d’un excellent estomac ; ce qui luifaisait oublier parfois l’un des préceptes fondamentaux de la secteà laquelle il appartenait : donner l’exemple du jeûne. Ilaimait la bonne chère et les bons vins, ce qui lui profitait, caril était frais et dodu, rose et souriant.

À part cela, le révérend Midler remplissaitexactement ses fonctions, qui consistaient – c’est encore une deslois de l’Église des méthodistes – à visiter les prisonniers et àaccompagner les condamnés jusqu’au seuil de l’éternité. Tel étaitle consolateur que James Gobson recevait poliment, mais dont ilrepoussait philosophiquement les saintes exhortations.

Cependant, lorsqu’une semaine se fut écoulée,le condamné perdit un peu de son calme ; par moments, il parutne réprimer qu’avec effort des mouvements de colère, et quandM. Mortimer, le sheriff, qui devait assister à son exécution,vint le voir la veille du jour fatal, il se leva et s’en fut droità lui.

L’honorable magistrat put croire un instantque le prisonnier allait lui faire quelque révélationimportante.

Mais, comme s’il eût eu honte de sa faiblesse,James Gobson reprit brusquement sa physionomie ordinaire et secontenta de demander à son visiteur :

– C’est pour demain, n’est-cepas ?

– Oui, pour demain à neuf heures dumatin, répondit le sheriff, et je viens vous offrir monintermédiaire dans le cas où vous auriez quelques dispositionslégales à prendre ou quelques papiers à faire remettre à votrefamille.

– Je vous suis reconnaissant ; voustrouverez mon testament dans ma poche ; il renferme mesdernières volontés.

– Vous n’avez rien autre à medire ?

– Rien ; si ce n’est, chose bieninutile, à protester encore une dernière fois de mon innocence.

– Désirez-vous recevoir la visite dupasteur Midler ?

– Demain matin, certes. Le dignechapelain m’aidera dabord à terminer la bouteilled’excellent whisky que M. le directeur a bien voulum’envoyer ; de plus, lorsqu’on a une route désagréable àfaire, il est toujours bon d’être accompagné et encouragé, aussilongtemps que possible, par un brave homme.

Comprenant qu’il n’obtiendrait rien ducondamné, M. Mortimer lui souhaita bon courage et sortit.

James Gobson, lui, retourna auprès de sa tableet s’y accouda en cachant entre ses mains son visage qui étaitdevenu fort pâle. Si le sheriff avait pu le voir, il aurait comprisqu’il y avait plus de fanfaronnade que de vrai courage dansl’attitude de l’ex-mari de miss Ada. On eût dit que, soutenujusqu’alors par une espérance chimérique, elle venait de lui êtreenlevée tout à fait.

Cependant, il dîna comme d’habitude, passa lanuit sans se plaindre, et, le lendemain, vers sept heures, lorsqueM. Midler pénétra près de lui, il ne manifesta aucune émotion.Or, il ne lui restait plus que deux heures à vivre.

James Gobson avait cette conviction et ilécoutait les exhortations religieuses du pasteur méthodiste avecplus de recueillement que celui-ci ne l’avait espéré, lorsque toutà coup la porte de la cellule s’ouvrit pour livrer passage audirecteur de la prison qu’accompagnaient MM. Mortimer etDavis.

Le condamné pâlit légèrement ; maisreprenant brusquement cet énergique empire sur lui-même dont ilavait déjà donné tant de preuves, il leur dit d’une voix ferme eten tirant sa montre de sa poche :

– Mais, messieurs, vous êtes enavance : il est huit heures à peine et l’arrêt qui me condamnene doit être exécuté qu’à neuf heures.

– Vous ne serez pas pendu aujourd’hui,James Gobson, répondit le sheriff.

– Pourquoi donc ? S’est-il produitsoudain quelque preuve de mon innocence ? Il étaittemps !

– Non, mais il est arrivé un accidentgrave à Meyer.

– Meyer ? Ah ! je sais.

– Il s’est cassé la jambe, il y a uninstant.

– Le pauvre homme !

– Comme son aide est un jeune hommeinexpérimenté, j’ai dû télégraphier à Washington pour que lecollègue de Meyer me fût envoyé. Or, il ne peut arriver que cesoir.

– Alors ce sera pour demain ?

– Ce sera pour demain.

Et saluant le prisonnier ainsi que le pasteur,les fonctionnaires sortirent de la cellule.

– Si nous continuions notreentretien ? dit, après leur départ, le révérend à JamesGobson.

– Non, répondit vivement celui-ci, dontla physionomie avait retrouvé subitement toute son expressionsceptique, non, monsieur Midler, nous le reprendrons demain matinseulement, si vous le voulez bien. Je me suis levé aujourd’hui plustôt que de coutume et toutes ces émotions successives m’ont creusél’estomac. Voulez-vous me faire l’honneur de déjeuner avecmoi ? J’ai là deux bouteilles de porto exquis que jen’espérais pas boire ; nous les viderons ensemble. Je vouspromets de vous écouter en mangeant. Nous fortifierons en mêmetemps l’âme et le corps.

– Soit, monsieur Gobson, soupira le digneministre un peu scandalisé de la plaisanterie, mais évidemmenttouché de la proposition. J’ai mission de rester près de vousjusqu’à…

– Jusqu’à la corde. Eh bien !puisque l’accident arrivé à master Meyer me donne vingt-quatreheures de plus, déjeunons.

James Gobson avait appelé le gardien à l’aidedu mécanisme qui permet à tout prisonnier de communiquer avec ledehors, et il lui commanda de faire apporter un jambon, quelquesviandes froides et du chester.

En Amérique, ainsi qu’en France, on accordevolontiers au condamné à mort tout ce qu’il désire, sauf la libertéet la vie. D’ailleurs, comme l’ex-mari de miss Ada payaitgénéreusement, moins d’un quart d’heure plus tard il étaitservi.

Le bon M. Midler s’assit en face de sonétrange pénitent.

– À votre santé, lui dit ce dernier,après avoir rempli le verre de l’excellent homme.

– Au salut de votre âme, répondit lepasteur, avec une véritable onction.

Et levant les yeux au ciel, il dégustareligieusement le porto, puis attaqua bravement le perdreau à laglace que son hôte avait placé devant lui.

James Gobson s’escrimait de son côté ; lesilence s’était fait momentanément entre les deux convives.

William Dow lui-même eût été émerveillé de laphilosophie et du sang-froid de celui qu’il avait fait arrêter, etM. Davis, à la vue du calme de son condamné, se fût rappeléses premiers doutes, doutes que les débats, il est vrai, avaientchassés rapidement de son esprit.

Son perdreau disparu et son verre vidé uneseconde fois, le méthodiste se renversa en arrière en poussant ungros soupir.

– Qu’avez-vous donc, mon révérend ?lui demanda affectueusement le prisonnier.

– Quel malheur ! réponditM. Midler, que je ne vous aie pas connu plus tôt ; jevous aurais certes arrêté par mes conseils dans la voie où vousêtes entré.

– Croyez que je ne le regrette pas moinsque vous. Une tranche de ce jambon ?

– Il a fort bonne mine. Résister à sespenchants ! Tout est là, monsieur Gobson. Ce jambon estexcellent.

– Il vient d’York et fait trouver le vinmeilleur encore.

– Le vôtre est délicieux. Nous sommestous prédestinés à la félicité éternelle, et…

– Un verre de porto ?

– Volontiers. Et ce sont les premièresconcessions que nous faisons à nos passions, à nos goûts, qui nousentraînent, mais…

– Un peu de ce chester, c’est un digestifparfait.

– Oui, les gourmets en font grand cas.Mais si notre misérable nature nous fait tomber, Dieu rend la foijustifiante et la conversion a lieu instantanément…

– Aimez-vous le café ?

– Je le considère comme le complémentindispensable de tous les repas.

– Je n’ai pas omis d’en demander. Tenez,on dirait que mon gardien n’attendait que le moment de nous lefaire apporter.

En effet, le domestique attaché au service duprisonnier entrait au même moment dans la cellule avec unplateau.

Il le mit sur la table et sortit.

James Gobson remplit la tasse du digneM. Midler, qui le remercia d’un coup d’œil attendri.

– Fumez-vous ? lui demanda lecondamné.

– Non, merci, répondit le ministre ;mistress Midler ne me le permet pas.

– Mais la fumée ne vous incommodepas ?

– En aucune façon. Que disais-jedonc ?

– Que Dieu rend la foi justifiante et quela conversion a lieu instantanément.

– Ah ! oui. Il y a plaisir à vousexhorter.

– Parlez, monsieur le pasteur, parlez, jevous écoute avec la plus respectueuse attention ; mais nelaissez pas refroidir votre café. Il faut le prendre brûlant ouglacé ; sans quoi, c’est une boisson détestable.

– Vous avez raison.

Et tout en buvant à petites gorgées, le braveMidler reprit :

– La conversion est instantanée… la forcemiraculeuse de Dieu opère toujours… l’âme s’élève, et s’il nousreste un compte à régler avec les hommes… la grâce nous rend dignesde cette félicité éternelle pour laquelle nous sommes tousprédestinés.

Mais Gobson ne l’écoutait plus, si tant estqu’il l’eût jamais écouté sérieusement. Le dossier de sa chaiserenversé contre la muraille, et lui renversé sur sa chaise, ilenvoyait flegmatiquement au plafond les spirales de fumée de soncigare, pendant que son prédicateur, subissant l’influence de ladigestion, baissait de plus en plus la voix, fermait doucement lespaupières, croisait dévotement les bras sur sa poitrine ets’assoupissait dans sa sieste accoutumée en murmurant :

– Excellent porto… la grâce instantanée…jambon d’York… félicité éternelle !

Chapitre 13OÙ MIRACULEUSEMENT, JAMES GOBSON ÉCHAPPE À LA POTENCE ETL’HONORABLE CORONER DAVIS AUX REMORDS.

Par une coïncidence étrange, pendant que sepassait aux Tumbs cette scène qui peint exactement les mœursaméricaines, on faisait l’inventaire du mobilier et de lagarde-robe de miss Ada.

Le propriétaire de l’hôtel de la23e rue voulant rentrer en possession de son immeuble,la justice avait décidé que tout ce qui avait appartenu à lamalheureuse femme serait vendu, et que la somme provenant de cettevente serait tenue pendant trois ans à la disposition deshéritiers. Ce délai expiré, cet argent serait versé dans lescaisses de l’État.

Le greffier de M. Mortimer, le sheriff,présidait à cet inventaire. Mary, qui, nous l’avons dit, avait étéadjointe au gardien de la maison, aidait ces messieurs.

Ils venaient de quitter le salon pour passerdans la chambre à coucher et la jeune fille énumérait, avec dessanglots dans la voix, chacun des objets que le secrétaire de lajustice de paix inscrivait sur son interminable liste, lorsque lesopérateurs entendirent une voiture qui s’arrêtait devant la portede la maison.

– M. le sheriff, sans doute, dit legreffier à Mary ; il faudrait aller lui ouvrir.

– Le gardien est en bas, répondit lafemme de chambre.

– Alors, hâtons-nous.

Mais la jeune fille, qui venait de tirer del’une des armoires un paquet de dentelles, resta tout à coupimmobile et son visage se couvrit d’une affreuse pâleur.

Elle entendait dans le vestibule, et legreffier ainsi que son secrétaire l’entendaient comme elle, unevoix de femme dont le timbre s’élevait irrité.

Puis, des pas précipités retentirent dans lesalon, la porte de la chambre à coucher s’ouvrit brusquement, unefemme apparut, et Mary, l’œil hagard, jeta un cri épouvantable ens’appuyant contre un meuble pour ne pas tomber.

– Qu’est-ce que tout cela signifie ?demanda la nouvelle venue en interrogeant également du regardchacun des acteurs de cette scène.

– Madame ! miss Ada ! balbutiala servante.

– Miss Ada ! répéta le greffier enbondissant du fauteuil où il était étendu.

– Eh bien, oui ! miss Ada, dit lajeune femme. Est-ce que vous êtes tous fous ! Et toi, l’es-tudonc plus encore que les autres ?

En disant ces mots, elle s’était avancéerapidement vers Mary, qui se jeta dans ses bras ens’écriant :

– Je disais bien qu’elle n’était pasmorte !

– Comment, morte ?

– Mais oui, morte ! reprit legreffier à son tour ; on a pendu votre assassin ce matin.

– Mon assassin ?

– Oui, James Gobson.

– James Gobson, mon ancienmari ?

– Lui-même, qui vous a tuée et jetée àl’eau, il y a trois mois.

– Tuée, jetée à l’eau ! À moins quece ne soit une odieuse plaisanterie que vous faites là, messieurs,c’est épouvantable ! Viens ; Mary, courons.

– Oh ! il est trop tard, observa lesheriff : Master Meyer doit avoir fini sa besogne. C’étaitpour neuf heures, aux Tumbs, comme de coutume.

L’Américaine jeta un cri d’horreur ets’affaissa sur un siège ; mais elle se releva aussitôt pours’élancer dans l’escalier et, de là, dans la rue.

Sans prendre le temps de mettre un chapeau etun châle, Mary la suivit.

La voiture qui avait amené la voyageusel’attendait sur le pas de la porte ; elles y montèrent toutesdeux en ordonnant au cocher de les conduire à la prison. Le chevalpartit au galop.

Mais au moment où, une demi-heure plus tard,elles arrivaient sur la grande place dont les Tumbs occupent un desdeux côtés, la voiture se trouva en présence d’une foule sicompacte qu’elle dut s’arrêter.

– Impossible d’aller plus loin, dit lecocher.

Mary sauta à terre. Elle venait d’apercevoirle capitaine Young qui s’efforçait, avec l’aide de ses agents, dedissiper les curieux.

– Capitaine, lui cria-t-elle, au nom deDieu, laissez-nous passer !

– Serait-il trop tard ? Oh !ces gens m’épouvantent ! Je vous en prie, monsieur, supplia àson tour la jeune femme qui avait rejoint sa domestique.

– Quoi, trop tard ? demanda le chefdes détectives de sa voix rude en s’avançant vers sesinterlocutrices. Que voulez-vous ? Il n’y a pas d’exécutionaujourd’hui.

– Comment, pas d’exécution ?s’écrièrent en même temps la maîtresse et la servante. James Gobsonvit encore !

– C’est remis à demain.

– Dieu soit loué ! dit la caméristeavec un soupir de soulagement.

– Dieu soit loué ! Qu’est-ce quecela vous fait ? reprit Young.

– Ce que cela nous fait, capitaine ?répondit Mary ; voici miss Ada !

– Miss Ada ! exclama ledétective.

Et après avoir regardé attentivement cellequ’on lui désignait, il ajouta :

– My God ! miss Ada ! myGod !

La stupeur ne lui permettant pas d’en direplus long, il entraîna les deux femmes dont la foule serapprochait, car les plus voisins d’entre les curieux avaiententendu les quelques mots qui venaient d’être échangés, et ils lesrépétaient tout haut en se montrant la jeune femme.

Les agents livrèrent passage à leur chef qui,après avoir donné un ordre à l’un de ses hommes, introduisitimmédiatement la maîtresse et la camériste dans le préau de laprison, puis, de là, dans le cabinet du directeur.

M. Peters, qui était courbé sur sonbureau, leva la tête à l’entrée bruyante du capitaine, et à la vuede ses deux protégées, ne comprenant rien à cette visiteinattendue, il ouvrit de grands yeux.

– Miss Ada Ricard ! ditl’officier.

L’intrépide Young n’était pas encore assezremis de sa stupéfaction pour prononcer d’autres mots.

– Miss Ada Ricard ! redit lefonctionnaire en se levant brusquement, la femme de…

– Elle-même, monsieur, affirma lavisiteuse ; la femme divorcée de ce malheureux James Gobsonqui a failli payer ce matin de sa vie une épouvantable erreur.

M. Peters ne fit qu’un bond vers cellequi venait de lui parler ainsi et, la reconnaissant immédiatement,il ne trouva pas une expression pour rendre son étonnement. Sesregards affolés allaient de l’Américaine au chef des détectives,qui répétait :

– My God, myGod ! Quelle aventure ! je l’avais bien dit àM. Dow !

– Il faut prévenir immédiatementMM. Kelly et Mortimer, dit enfin au capitaine M. Peterslorsqu’il fut un peu revenu à lui.

– J’ai envoyé de suite un de mes agents àl’office central, répondit Young.

– En attendant, messieurs, est-ce quemiss Ada ne pourrait pas voir M. Gobson ? demanda lajeune fille.

– Ce serait une cruauté, ajouta samaîtresse, que de le laisser plus longtemps dans l’horriblesituation où il se trouve.

– Vous avez raison, madame, fit ledirecteur en se dirigeant vers la porte. Je n’ai d’ailleurs ledroit de refuser aucune visite au condamné ! Quelscandale ! Venez. Accompagnez-nous, capitaine.

Et, passant le premier, M. Peterstraversa le greffe pour gagner la partie de la prison ou setrouvait la cellule des condamnés à mort.

Le brave fonctionnaire allait si vite, hochantla tête et gesticulant, que les deux femmes avaient peine à lesuivre.

Quant au capitaine Young, qui fermait lamarche, grâce à sa construction d’échassier, il ouvrait seulementles jambes un peu plus que de coutume et murmurait :

– Ah ! voilà pour l’ami Dow unetriste histoire.

Ils gagnèrent ainsi presqu’en courant lecouloir sur lequel ouvrait la cellule de James Gobson.

Lorsqu’il en eut atteint la porte, ledirecteur se la fit ouvrir par le gardien qui s’était immédiatementapproché de lui, et il se précipita à l’intérieur.

Le prisonnier était toujours dans la positionoù nous l’avons laissé. Renversé sur sa chaise, il terminait sonsecond cigare, et le digne M. Midler, qui était à peu prèsréveillé, psalmodiait avec tendresse :

– Oui, mon cher monsieur Gobson, uneseconde de repentir de la part du pécheur suffit pour racheter sesfautes, et…

Mais l’entrée subite de M. Peters coupala parole au brave méthodiste, et lorsqu’il aperçut les deux femmesqui accompagnaient le directeur, il se frotta les yeux, s’imaginantpeut-être qu’il dormait encore.

Quant à James Gobson, à la vue des visiteurs,sa physionomie trahit plus vivement qu’elle ne l’avait fait depuissa condamnation une émotion violente ; mais, par un énergiqueeffort de volonté, il ne fit pas un geste, ne poussa pas un cri,et, après avoir fixé un instant la jeune femme, il se retourna versson convive en lui disant d’une voix parfaitement calme :

– Cher monsieur Midler, permettez-moi devous présenter l’ex-mistress Gobson, miss Ada Ricard, mamalheureuse victime !

Le révérend ne pensa plus qu’il dormait, ilcrut qu’il devenait fou.

– Pardonnez-moi, James, cet horriblemalheur dont, involontairement, j’ai failli être cause, dit alorscelle que le prisonnier n’avait pas hésité à reconnaître.Heureusement que je viens à temps.

– Si master Meyer ne s’était pas cassé lajambe, vous seriez arrivée trop tard, répondit le condamnésèchement.

– Je vous en prie, pardonnez-moi, suppliala jeune femme en s’approchant de Gobson et en lui tendant lamain.

– Ma foi, oui, je vous pardonne, puisquevous voilà !

Et, se levant, il prit dans les siennes etserra affectueusement les mains de celle qui lui sauvait lavie.

Au même instant, le capitaine Young livraitrespectueusement passage à un nouvel arrivant.

C’était M. Mortimer, que l’envoyé du chefdes détectives avait rencontré à quelques pas de la prison.L’honorable sheriff était fort pâle, et c’est en balbutiant qu’ildemanda à la jolie Américaine :

– Vous êtes miss Ada Ricard ?

– Je le pense, monsieur, réponditcelle-ci en souriant.

S’il avait voulu appeler à son aide, pourcette constatation d’identité, un des détails si connus del’ex-mistress Gobson, détail signalé par le docteur O’Nell dans sonrapport d’autopsie, le magistrat eût aperçu, à travers ce sourire,le léger vide qui existait dans la superbe denture de la jeunefemme ; mais il n’y pensait guère ; le doute même ne luiétait pas permis.

– Vous arrivez bien à point, madame,reprit-il, pour empêcher un irréparable malheur ; en attendantque la justice ait avisé, veuillez, je vous prie, nous expliquervotre longue absence.

– Volontiers, monsieur ; mais pasici, fit-elle en rougissant.

M. Mortimer comprit que celle dont toutNew-York connaissait les mœurs légères avait peut-être à fairequelque révélation difficile, et il l’invita à le suivre jusqu’augreffe.

– Je suis tout à vos ordres, monsieur,dit miss Ada ; mais, James Gobson, qu’allez-vous enfaire ? Nous n’allons pas le laisser ici ?

– Oh ! je ne m’ennuie pas du toutdans la société du digne M. Midler, observa le condamné avecun sourire à l’adresse de son consolateur.

Le bon méthodiste ne remercia que par uneprofonde inclinaison de tête. Il ne savait plus du tout où il enétait.

– Madame, dit le sheriff, je ne puisdonner aucun ordre à propos du prisonnier.

– Je le conçois, la loi n’a pas prévu moncas, interrompit James.

– Il faut, poursuivit le magistrat, quele jugement de condamnation soit revisé, mais j’estime que JamesGobson pourra être mis en liberté immédiate sous caution.

– Quelque somme qui sera fixée, je ladébourserai, dit vivement la jeune femme ; c’est le moins queje puisse faire pour un homme auquel mon absence a failli coûter lavie. À bientôt, James, je l’espère. Viens, Mary.

En disant ces mots, l’ex-mistress Gobsons’était dirigée vers le couloir où M. Mortimer l’attendait.Quant au prisonnier, il avait tendu la main au pasteur en luidisant :

– Cela ne m’empêche pas de vous être toutreconnaissant de vos saintes exhortations, mon révérend ;mais, c’est égal, vous ne vous attendiez pas à ce qui vient de sepasser ; ni moi non plus, d’ailleurs. Si nous terminions notreentretien spirituel par un verre de brandy ?

– Les desseins de Dieu sontimpénétrables, cher monsieur Gobson, répondit dévotement le bravehomme en tendant son verre ; mais gardez toujours le souvenirdu danger que vous avez couru, bien certainement pour la punitionde vos erreurs.

– Oh ! je ne l’oublierai jamais. Àma résurrection et à votre santé !

En trinquant avec M. Midler, le condamnéreprit sur son siège cette position essentiellement américaine danslaquelle l’avait surpris sa libératrice.

Celle-ci, pendant ce temps-là, disait àM. Mortimer, avec qui le directeur l’avait laissée seule dansson bureau :

– À moins qu’il ne soit indispensable defaire autrement, je préférerais beaucoup, monsieur, ne pas avouerles motifs de mon voyage, car ce récit me forcerait à nommerquelqu’un qui désire vivement rester inconnu. Qu’il vous suffise desavoir que cet enlèvement, mis sur le compte de mes assassins,était chose concertée à l’avance, et que j’ai passé les deux moiset demi qui se sont écoulés depuis cette époque en partie en mer eten partie à la Havane. Le seul point intéressant pour la justiceest que me voilà, vivante et bien vivante. Le reste est de la vieprivée, et personne n’a le droit de m’en demander compte, puisqueje ne suis pas ou plutôt ne suis plus mariée.

– Vous avez raison, madame, répondit lesheriff : vous avouerez cependant que cela est bienextraordinaire.

– Ce qui l’est plus encore, c’est votresingulière erreur.

– L’erreur a été générale !

– Non pas, puisque ni M. Gobson niMary ne m’avaient reconnue dans cette malheureuse femme.

– Vous verrez le moulage qui en a étéfait, et vous même serez stupéfaite.

– M. Saunders n’aurait pas dû s’yméprendre.

– M. Saunders ? Il est à peuprès fou. Nous n’avons pu rien en tirer.

– Le pauvre homme ! Cette nouvelleme peine vraiment.

– Il s’accusait lui-même de votre mort. Àle croire, il vous avait tuée !

– Lui !

– Autant du moins qu’il était possible dele comprendre.

– Mais, tout d’abord, j’espère que vousallez me laisser rentrer chez moi.

– Sans aucun doute. J’ai fait prévenirM. Davis, le coroner de votre quartier. Dans un instant ilsera ici et nous remplirons de suite les formalitésnécessaires.

M. Mortimer ne croyait pas si bien dire,car au même moment la porte du bureau s’ouvrit pour laisser passerMM. Kelly et Davis.

Chez chacun des deux magistrats, l’émotion setraduisait selon leur tempérament respectif.

Le gros chef de la police était rouge etcongestionné ; le coroner était d’une pâleur livide.

Après avoir fixé pendant quelques secondes lecharmant visage de la jeune femme, ils échangèrent des regardsdésespérés. Il n’y avait plus à en douter, c’était pour tous deuxle ridicule.

M. Davis, dont l’esprit élevé ne voyaitque l’erreur commise, se demandait avec épouvante ce que seraitdevenu son honneur de magistrat si l’absente ne s’était pasprésentée à temps. Il n’aurait certes pas supporté cette honte.

M. Kelly, plus positif, ne voyait danstout cet étrange événement qu’un échec de nature à entraversingulièrement sa carrière politique.

Lorsque, un peu remis, les deux fonctionnairesinterrogèrent miss Ada, elle leur fit le récit qu’elle avait déjàfait à M. Mortimer.

– C’est fort bien, madame, lui réponditle chef de la police, en domptant avec peine sa colère ; maisvous auriez pu vous dispenser d’exécuter ce voyage mystérieux. Quediable ! personne ne pouvait s’opposer à votre départ. Vousétiez bien libre de remplacer ce stupide Saunders comme vous avezremplacé Cornhill ! By God, qui peut être cette femmequi vous ressemblait tant ? Elle était même encore plus jolieque vous ! On lui avait donc aussi cassé une dent et déchiréune oreille tout exprès, à celle-là ; car vous avez une dentde moins et une cicatrice à l’oreille droite !

L’énorme Kelly était si furieux que, peugalant d’ordinaire, il devenait grossier.

Pour toute réponse à ces questions brutales,celle à laquelle il s’adressait lui envoya un gracieux sourire quidécouvrit l’écrin où il manquait une perle, et, s’approchant delui, elle souleva d’un doigt mignon le gros diamant sous lequel secachait la petite cicatrice qu’elle avait à son oreille rose etdélicieusement ourlée.

Tout cela avait été si coquettement fait quele bourru fonctionnaire ne put s’empêcher de murmurer :

– Par saint Georges, c’est une superbefille !

Puis il ajouta en s’adressant à Young, quiassistait muet à cette scène bizarre :

– Capitaine, vous allez, avec M. lesheriff, reconduire madame chez elle et la remettre en possessionde son hôtel. Vous viendrez ensuite me rejoindre à l’office centralet vous ferez prévenir M. William Dow. Pour cette fois, il aété moins malin que tout le monde. Sa maladresse me coûterapeut-être cher.

Ne jugeant pas prudent de défendre son ami, lechef des détectives salua militairement et, montrant le chemin àmiss Ada qui avait pris le bras de Mary, il sortit avec elles de laprison.

Sur la place, la foule était immense ;elle savait déjà l’erreur commise par la justice, erreur qui eûtété irréparable sans l’accident arrivé à l’exécuteur deshautes-œuvres, et ce fut avec des hurrahs enthousiastes qu’elleaccueillit la jeune femme.

Si le capitaine n’avait pas tenu à distanceles plus exaltés par ses agents, ils auraient certainement dételéles chevaux de la voiture dans laquelle il avait pris place encompagnie de M. Mortimer, de miss Ada et de Mary.

Se doutant bien qu’une réception toutedifférente l’attendait, M. Kelly s’était empressé de prendreun autre chemin avec M. Davis :

– Dieu soit loué ! dit le coroner,en franchissant le seuil des Tumbs ; je ne me serais paspardonné cette erreur.

– Par saint Georges, moi, soupira le chefde la police, ce que je crains, c’est que mes électeurs ne me lapardonnent pas. Que le diable emporte William Dow !

Chapitre 14OÙ WILLIE SAUNDERS PASSE DU DÉSESPOIR À LA STUPÉFACTION ET DE LASTUPÉFACTION À LA COLÈRE.

Rapidement connu, le retour d’une femme dontcent mille personnes avaient vu le cadavre causa, cela se comprend,une émotion difficile à décrire.

Tout d’abord l’événement parut tellementimpossible qu’on n’y voulut pas croire ; et on accusa lajustice d’avoir, d’accord avec la police, tout arrangé pour sauverla vie du condamné. Mais lorsque, le jour même, les journauxpublièrent en détail, dans des suppléments spéciaux, la scène quis’était passée aux Tumbs, les plus incrédules furent bien obligésde se rendre à l’évidence.

Les rares défenseurs que James Gobson avaitconservés dans le peuple eurent alors beau jeu, et l’effervescencegrandit si rapidement que, réunis en conseil, le ministre de lajustice, le président de la cour criminelle, M. Kelly, lesheriff et le coroner, jugèrent prudent de mettre sans plus deretard le condamné en liberté sous caution.

Par politique, ils fixèrent, séance tenante,cette caution au chiffre insignifiant de cent dollars. Ils savaientd’ailleurs que, s’ils en avaient demandé dix mille, cent individus,pour se faire un peu de popularité, seraient venus les offrir.

Cette décision prise, M. Mortimer courutimmédiatement aux Tumbs pour lever l’écrou.

James était en train de faire une partied’échecs avec le bon M. Midler.

Lorsque le magistrat lui eut appris ce quiavait été arrêté, il fit tranquillement ses préparatifs, descenditau greffe, compta les cent dollars à l’honorable directeur de laprison, M. Peters, et après avoir serré les mains du braveméthodiste, dont les yeux étaient humides, il sortit par la portequ’avaient franchie, quelques heures auparavant, MM. Kelly etDavis, pour éviter d’affronter la foule.

– Où allez-vous loger ? demanda àJames Gobson le sheriff qui l’avait, accompagné.

– À l’hôtel des États-Unis où je suisconnu, monsieur, répondit-il ; mais je crois poli de consacrermes premiers instants de liberté à miss Ada Ricard. Bien qu’il s’ensoit fallu de peu qu’elle n’arrivât trop tard, je lui doisnéanmoins une visite de remerciement.

Et, hélant un cocher au passage, James saluale sheriff, puis monta en voiture en ordonnant de le conduire aun° 17 de la 23e rue.

Au même instant, William Dow arrivait àl’office central de la police. Prévenu par la voix publique duretour de la noyée, il n’avait pas attendu que M. Kelly le fîtdemander.

– Eh bien ! lui dit ce dernier, quepensez-vous de ce sot événement ?

– Je pense, monsieur Kelly, répondit-il,que c’est une étrange méprise et qu’il est fort heureux qu’elle nesoit pas devenue une irréparable erreur.

– C’est un peu vous qui en êtescause.

– Moi ! Est-ce que c’est moi qui aireconnu dans la morte miss Ada, que je n’avais jamaisvue !

– Non, mais c’est vous qui avez faitarrêter James Gobson.

– Qui l’ai fait arrêter plus tôtpeut-être que vous n’en auriez donné l’ordre, voilà tout !Avouez que, le cadavre étant celui de mistress Gobson, laculpabilité de son mari ne pouvait faire aucun doute pourpersonne.

– Évidemment ; l’avocat de l’Étatl’a prouvé clair comme le jour. Jamais O’Brien n’avait été aussiéloquent !

– C’est surtout pour M. Davis, qui afait l’instruction, que l’échec est grave.

– Ça, c’est le moindre de mes soucis. Cedont je m’inquiète, c’est de ma réputation et de ma situation quisont en jeu. Mais, aussi, a-t-on jamais vu pareille ressemblance,jusque dans ses moindres détails ? C’est à croire que quelqueennemi politique a choisi ce cadavre tout exprès pour me perdre.Non seulement ce sont les mêmes traits, mais encore il faut qu’ontrouve chez la noyée et chez la vivante une dent de moins et uneoreille déchirée. C’est vraiment à en perdre la tête !

– Il est certain que c’est inexplicableet que ce concours de circonstances trouble l’esprit.

– Me voilà bien avec ce cadavre sur lesbras ! Ce n’est pas le tout d’avoir retrouvé cette coureuseque le diable aurait bien dû emporter, et de n’avoir pas pendu ceGobson, que le diable aurait pris volontiers, j’en suisconvaincu ; il nous faut maintenant découvrir le nom de lanoyée et celui de ses assassins.

– Nous trouverons tout cela.

– Si nous n’y parvenons pas, mon cherDow, je suis un homme perdu.

– Nous y arriverons. Laissez-moi étudierun peu ce mystère. Vous, en attendant, faites bonne contenancedevant l’orage.

Et serrant la main du gros Kelly, qui nesavait positivement à quel saint se vouer, William Dow reprit, plussoucieux qu’il ne voulait le paraître, le chemin de chez lui. Ilcomprenait bien que le chef de la police avait raison et quel’émotion publique, doublement excitée, exigeait doublesatisfaction : la révision du procès de James Gobson etl’explication du mystère dont était entourée la mort du cadavreanonyme trouvé près du wharf 32.

Pendant ce temps-là, la foule encombrait lavingt-troisième rue et les reporters assiégeaient littéralement lepetit hôtel de miss Ada Ricard.

La jeune femme avait dû recevoir aussiplusieurs de ses anciens domestiques qui s’étaient hâtés, parcuriosité et par intérêt, d’accourir à la première nouvelle de sonretour. Après avoir généreusement récompensé ces gens de leursympathie, elle les avait congédiés en leur disant qu’elle neréorganiserait sa maison que dans quelques jours.

Puis les fournisseurs étaient venus, les unsaprès les autres, protester du chagrin qu’ils avaient éprouvé et duplaisir qu’ils ressentaient ; et cette procession durait déjàdepuis deux heures, lorsque de formidables hurrahs s’élevèrent toutà coup dans la rue.

– Vois donc ce que c’est, Mary, dit missAda, en pâlissant un peu.

La femme de chambre s’élança à la fenêtre etrépondit aussitôt en riant :

– C’est M. Gobson, madame, que lafoule a reconnu et qu’elle accompagne de ses applaudissements.

Au même instant, un coup de sonnette se fitentendre.

Mary courut ouvrir, et James, après avoirpoussé lui-même trois sonores hurrahs en forme de remerciement,franchit le seuil de l’hôtel.

Mais cela n’était pas assez pour les curieux,car les cris mille fois répétés de « Miss Ada ! missAda ! » retentirent aussitôt.

– Il faut vous montrer, madame, conseillal’un des journalistes qui se trouvaient là.

Au même instant, James Gobson entrait dans lesalon et tendait la main à son ancienne femme.

– Et vous montrer avec M. Gobson,ajouta le reporter.

– Monsieur a parfaitement raison, dit lecondamné, sans quoi ces gens-là sont capables d’enfoncer votreporte.

Prenant alors le bras de la jeune femme quiparaissait ne tenir que médiocrement à cette exhibition, il seprésenta avec elle sur le balcon.

Ce fut alors un enthousiasme indescriptible,un vacarme à rendre fou.

Les cris de « Miss Ada, Gobson forever ! » se mêlaient à des grognements et auxépithètes les moins flatteuses à l’adresse du gros Kelly.

Cela dura un grand quart d’heure. La foule nese tut que lorsque Gobson fit signe qu’il allait parler.

– Citoyens, dit-il d’une voix de stentor,miss Ada et moi nous vous remercions sincèrement de cettedémonstration sympathique ; elle prouve que les fils de lalibre Amérique sont toujours les défenseurs du droit ; qu’ilsne veulent pas qu’on touche au privilège sacré de l’habeascorpus qui est la garantie de tous contre les abus du pouvoir,et qu’ils réprouvent une puissance administrative qui peutcommettre des erreurs telles que celle dont j’ai failli être lavictime. Sans l’accident arrivé à master Meyer, l’exécuteur deshautes-œuvres, et sans le retour de miss Ada, au moment où je vousparle, je serais pendu, ce qui eût été regrettable, vousl’avouerez, non-seulement pour moi, mais encore pour l’honneur dela justice américaine. Cette tache est épargnée à la gloire del’Union. Hurrah ! pour les États-Unis d’Amérique,hurrah !

– Hurrah ! hurrah ! répéta lafoule en délire.

Et James Gobson, après avoir salué unedernière fois, offrit galamment le bras à sa femme pour rentrerdans l’intérieur de la maison.

Un personnage qui n’avait pas été moins émuque ceux dont nous venons de parler de la réapparition de la jeunefemme, c’était M. Robertson junior, qu’un de ses agents avaitinstruit de l’événement dès la première heure.

Lui aussi s’était donc trompé comme un simplepolicier ! Son amour-propre en était vivement piqué, quelquejoie que manifestât son frère aîné, qui avait été, on s’ensouvient, le rival de M. Kelly aux dernières élections.

L’honorable chef de l’agence ne voyait dansl’erreur du chef de la police que la promesse d’une revanchepolitique éclatante, et il s’en félicitait ; maisM. Robertson junior, plus artiste, ne se pardonnait pas des’être livré, d’une façon si habile, selon lui, aux déductions quenous avons mises sous les yeux de nos lecteurs.

Ce qui le consolait un peu, c’est qu’afind’éviter d’être appelé comme témoin et pour ne pas compromettre sonétablissement, il n’avait fait de confidence à personne, pas même àSaunders, qui, d’ailleurs, eût été hors d’état de le comprendre,poursuivi qu’il était, le malheureux, par l’idée fixe d’être lemeurtrier de miss Ada.

Toutefois, jugeant pratique de se faire unmérite auprès du fabricant de biscuits de l’avoir empêché de sedénoncer lui-même, M. Robertson junior résolut de l’aller voirimmédiatement.

M. Saunders était plus calme que nous nel’avons quitté il y a quelques semaines.

Il avait fini par se persuader que, si samaîtresse était tombée à l’eau dans la rade de Staten-Island, ellene s’était pas noyée à cet endroit, mais qu’elle avait été lavictime d’un crime dont le colonel Forster était peut-êtrecoupable.

Plus tard, lorsque les débats démontrèrentd’une manière si convaincante la culpabilité de James Gobson, lebrave commerçant ne chercha pas à s’expliquer comment il pouvait sefaire que miss Ada fût tombée du yacht du colonel entre les mainsde son premier mari ; son cerveau n’aurait pu se livrer sansdanger à un semblable travail ; il adopta les conclusions del’avocat de l’État et imposa silence à sa conscience, pour ne pluslaisser parler que son cœur, c’est-à-dire pour être tout entier auxregrets que lui causait la mort de sa bien-aimée.

Ses amis auraient voulu qu’il se remît auxaffaires, mais il ne pouvait s’y décider ; il passait presquetoutes ses journées chez lui, buvant, mangeant et soupirant.

C’est à cette dernière occupation que lesurprit M. Robertson junior. Rien du retour de la jeune femmen’était encore arrivé jusqu’à lui.

– Soyez le bienvenu, dit-il àl’agent ; racontez-moi comment cet infâme assassin a marché àla potence.

– Cher monsieur, répondit le jeune homme,l’exécution ayant dû être renvoyée à demain parce que Meyer s’estcassé la jambe, ce retard a sauvé le condamné.

– Comment, sauvé ! répéta Saunderssans comprendre.

– Oui, sauvé, car miss Ada Ricard, lavictime, est revenue.

Le gros homme fit un bond dans son fauteuil etouvrit des yeux énormes en bégayant :

– Miss Ada, revenue ! MissAda ?

– Elle-même, repritRobertson junior. Soyez calme, que diable ! Vous voyez quej’ai eu bien raison de vous recommander le silence sur l’aventurede Staten-Island. Nous nous serions compromis inutilement. Oui,miss Ada est de retour ; elle était simplement en voyage.

– En compagnie de ce damné Forster !mais l’autre, l’autre ?

– La noyée ? On ignore toujours quielle est.

– Vous avez vu miss Ada ?

– Non, mais un de mes agents, qui étaitsur la place des Tumbs au moment où elle y est arrivée, l’a suiviejusqu’à sa porte.

– Elle est rentrée dans sonhôtel ?

– Il y a déjà deux heures au moins.

– Et Mary, cette coquine, ne m’a pasprévenu !

– Qui ça, Mary ?

– Sa femme de chambre !

En disant ces mots, Saunders avait pris unchapeau et s’était élancé au dehors de son salon.

– Où allez-vous donc ? lui demandaM. Robertson en courant après lui.

– Où je vais ? Mais chez Ada ;je veux dire à la misérable ce que je pense de sa conduite.

– Ou tomber à ses genoux !

Le malheureux fabricant de biscuits s’arrêtabrusquement. L’agent secret venait de frapper juste. C’était bienplus l’amour que la colère qui entraînait vers l’infidèlel’inflammable Yankee.

– Eh bien ! oui, dit-il, je l’aimetoujours, je veux la voir, répondit-il avec un gros soupir.

– Alors je vous accompagne, proposaRobertson.

– Si vous voulez.

Le jeune homme était enchanté de profiter del’occasion pour voir vivante celle qu’il ne connaissait que par lecadavre de la morgue.

Ils sautèrent en voiture et furent bientôt aun17 de la 23e rue.

Satisfaite par le speech que lui avait adresséJames Gobson, la foule s’était dissipée ; il ne restait plusaux abords de la maison que quelques groupes de curieux.

M. Robertson aida son compagnon à mettrepied à terre et sonna.

Ce fut Mary qui vint ouvrir.

À la vue de la figure congestionnée deSaunders, se sentant la conscience peu tranquille, la servantepoussa un cri et se sauva prévenir sa maîtresse.

Celle-ci était en tête-à-tête avec JamesGobson.

– Parbleu ! recevez-le, conseillal’ex-mari avec complaisance, et tâchez de vous en débarrasser sivous le pouvez, surtout si vous le voulez.

La jeune femme sortit de sa chambre, en fermala porte derrière elle et passa dans le salon. Il étaittemps : le gros Saunders, qui avait grimpé l’escalier avec uneagilité toute juvénile, franchissait lui-même le seuil de cettepièce.

– Ada ! ma chère Ada !s’écria-t-il en se précipitant vers elle.

Le pauvre homme avait oublié sa colère ;il ne se souvenait plus que de son amour. Les bras ouverts, il nesongeait qu’à pardonner.

Mais, à sa stupéfaction, l’ingrate se déroba àcette étreinte et se contenta de lui tendre la main endisant :

– Mon cher Saunders, vous m’avez donccrue morte, vous aussi ? je ne vous pardonnerai jamais unesemblable erreur. Cependant, je n’en suis pas moins enchantée devous revoir.

Tout cela avait été dit d’un ton si calme, siglacial, que l’infortuné fabricant de biscuits, déjà essoufflé,haletant, sentit ses jambes se dérober sous lui.

Heureusement que M. Robertson junior lesoutint et le conduisit jusqu’à un divan, sur lequel il se laissatomber lourdement.

Ses gros yeux humides fixés sur celle qu’ilavait tant pleurée et qui le recevait ainsi, il faisait vraimentpeine à voir.

Miss Ada s’assit auprès de lui et lui prit lamain.

– Voyons, mon brave Saunders, dit-elle,un peu de courage. Je vous aime toujours beaucoup, mais plus de lamême façon. Et puis je veux en finir avec l’existence peu honorableque je menais. D’ailleurs je vais quitter New-York.

– Pour retourner avec le colonelForster ? Oh ! je le tuerai, murmura le négociant.

– Avec le colonel Forster ! Je nesais pas ce que vous voulez dire.

– Est-il possible ! Mais, Robertson,dites-lui donc que nous savons tout.

– Moi ! je ne sais rien, réponditl’agent, qui tenait beaucoup à ne jouer dans cette visite qu’unrôle de curieux.

C’en était trop pour le malheureux, dont latête n’était pas encore bien solide : sa maîtresse lerepoussait et son ami Robertson le reniait.

Exaspéré, furieux, il se releva brusquementet, jetant un regard de mépris à la jeune femme, il sortit du salonavec une espèce de dignité.

Robertson junior, qui n’avait rien de plus àfaire dans la maison, s’inclina devant miss Ada et suivit Saunders,à qui il dit, lorsqu’il l’eut rejoint sur le pas de la porte del’hôtel :

– Pardonnez-moi de vous avoir donné undémenti, cher monsieur ; mais il est bien inutile qu’on nousfasse comparaître tous deux comme témoins dans le procès enrévision qui va s’ouvrir. Voulez-vous un conseil ? Resteztranquillement chez vous et oubliez miss Ada ; elle n’est pasdigne de votre amour.

– C’est une coquine, bégaya le groshomme, en forme de péroraison et se parlant à lui-même bien plusqu’il ne répondait à son interlocuteur.

Et, laissant celui-ci s’éloigner, il remontaen voiture. Quelques instants après, sur le seuil de sa porte, ilaperçut William Dow et jeta un cri de joie.

– Oh ! mon seul ami, dit-il audétective en tombant presque dans ses bras. Elle est vivante, jeviens de chez elle. Quelle misérable ! Il faut que vous merendiez le service d’aller trouver ce maudit colonel Forster ;je veux me battre avec lui ! S’il refuse, je le tuerai.

– Du calme, cher monsieur Saunders,répondit William, en aidant le pauvre homme à monter son escalier.D’abord je n’irai pas chez Forster, et cela pour une bonne raison,c’est qu’il n’est pas à New-York. Si c’est lui qui a enlevé missAda et s’ils sont restés ensemble jusqu’à ces derniers jours, cequi n’est pas certain, car ils peuvent fort bien s’être séparés ily a déjà longtemps ; mais enfin, si elle est restée avec lecolonel jusqu’au moment de son retour, il ne l’a pas ramenée. Noussavons en effet que son yacht n’est pas sur rade et que miss AdaRicard est rentrée en ville par le chemin de fer de Harlem. Vouscomprenez que M. Edward Forster, qui doit maintenant être aucourant de tout ce scandale, se soucie fort peu de donner desexplications fort compromettantes pour lui.

– C’est vrai, cher monsieur Dow, murmuraSaunders en se laissant tomber dans un fauteuil, car, en échangeantces paroles, les deux amis avaient gagné le salon du négociant.

– De plus, à quoi cela vous servirait-ilde vous battre, poursuivit le détective, vous, bourgeois paisible,avec cet officier ? Un duel ne vous rendra pas votremaîtresse.

– Et ce voleur de Robertson, qui, aprèsm’avoir pris je ne sais combien de mille dollars, pour desrenseignements absurdes, semble trouver toute naturelle la conduitede cette fille.

– Qui ça, Robertson ? l’un des chefsde l’agence Robertson and C° ?

– Oui, Robertson junior. Ma foi, tantpis, je veux vous dire tout ce qui s’est passé entre lui etmoi.

Et le brave Saunders, dont le cœur débordait,raconta à William Dow tout ce que savent nos lecteurs de sesrapports avec l’agent secret ; puis il termina en luiremettant ce fameux rapport qui avait provoqué l’expédition àStaten-Island.

– Tout cela est vraiment extraordinaire,fit le policier en hochant la tête, après avoir lu attentivement cedocument. Confiez-moi ce rapport.

– Volontiers, répondit le fabricant debiscuits. Qu’en voulez-vous faire ?

– Oh ! rien contre l’agenceRobertson, mais il renferme des détails qui peuvent m’être utilesun jour ou l’autre. Je voudrais aussi le portrait de miss Ada. Vousdevez en avoir un ?

– Un seul, cher monsieur, un seul ;le voici. Tenez, voici en même temps la lettre que cettemalheureuse a écrite à sa femme de chambre pour lui dire de ne pass’inquiéter de son absence. Ne pas s’en inquiéter ! Lamisérable !

Le pauvre amoureux avait tiré de sonportefeuille une photographie de l’infidèle, photographie qui étaitenveloppée dans ce billet que Mary lui avait donné quelquesinstants après l’avoir reçu de sa maîtresse. Il tendit le tout audétective en poussant un gros soupir.

William Dow passa encore plus d’une heure avecSaunders, et lorsqu’il se retira, ce fut le sourire sur les lèvreset en disant à la stupéfaction du bonhomme, qui d’ailleurs necomptait plus ses étonnements :

– Patience ! je crois que jecommence à comprendre.

Chapitre 15LE SERMENT DE WILLIAM DOW

Afin de calmer l’opinion publique, en partiedu moins, en lui donnant une des deux satisfactions qu’elleréclamait, le ministre de la justice invita la haute courcriminelle à presser la révision du procès de James Gobson, quiétait devenu un homme tout à fait important. Tous les journauxillustrés avaient publié son portrait ; sa photographie ornaitla vitrine de tous les libraires.

Lorsque la première instruction s’était faite,MM. Mortimer et Davis avaient bien recueilli certains bruitsconcernant le rôle que le colonel Forster avait dû jouer dansl’enlèvement d’Ada Ricard, mais ils s’en étaient peu préoccupés,d’abord parce que rien ne leur avait démontré que ce bruit eût unebase sérieuse, ensuite parce que l’officier était un homme tropconsidérable pour qu’il fût possible de le compromettre sur desimples soupçons.

Plus tard, lorsque le cadavre avait étédécouvert, le docteur O’Nell avait assigné à la mort de la victimeune date postérieure au départ du yacht, qui pour tout le monde, eneffet, s’était éloigné le lendemain même du bal donné au n° 17de la 23e rue.

Puis étaient venues l’arrestation de Gobson etla démonstration de sa culpabilité, et les magistrats s’étaientapplaudis de la perspicacité dont ils avaient fait preuve, en neprononçant pas le nom du colonel Forster, que, seuls, quelquesennemis politiques auraient été enchantés de voir figurer danscette scandaleuse et dramatique affaire.

Mais, après ce qui s’était passé et le retourde miss Ada, retour qui n’avait précédé que de quelques jours larentrée du Gleam sur la rade de New-York, la complicité dugalant officier dans l’enlèvement de la jolie New-Yorkaise n’étaitplus douteux.

Or, bien que ni la justice ni la policen’eussent rien à voir dans cet acte, puisque miss Ada ne seplaignait pas, MM. Mortimer et Davis jugèrent qu’ils nepouvaient faire autrement que d’interroger le colonel, afind’obtenir de lui une déclaration de nature à éclairer lesmagistrats chargés de la révision du procès, à propos de l’emploidu temps de celle dont l’absence avait causé cette fâcheuse erreurjudiciaire.

Ce qu’il pourrait arriver de pire, c’est quele colonel Forster refusât de rien dire, et nulle loi alors nesaurait l’y contraindre, car ce qu’il avait fait n’était passibled’aucune peine et appartenait essentiellement à la vie privée.

Dans ce cas, il faudrait bien se passer delui. Sur Ada Ricard, on ne pouvait compter. Interrogée déjà deuxfois, elle avait répondu :

– Je ne puis vous faire connaîtrel’emploi de mon temps sans compromettre quelqu’un à qui j’ai promisle silence. Si cette personne me dégage de mon serment, jeparlerai, bien que je ne voie pas en quoi cela intéresse lajustice. Je ne suis pas morte, me voilà : il me semble quec’est le point essentiel.

MM. Mortimer et Davis savaient si bienque la jeune femme était dans le vrai qu’ils usèrent de tous lesménagements avant de demander quelques renseignements àM. Forster ; mais, à leur grande joie, dès leurspremières ouvertures à ce sujet, l’officier leur dit :

– Vous comprenez, messieurs, que je tiensbeaucoup à ne figurer à aucun titre dans ces débats auxquels jesuis absolument étranger, sauf par le fait seul de l’erreurcommise ; cependant, comme je suis d’avis que nul ne doitrefuser son aide à la justice de son pays, je suis prêt à tout vousdire, pourvu que vous preniez l’engagement d’honneur de ne pasprononcer mon nom, de ne livrer ni moi ni l’aventure elle-même à lapublicité.

Le sheriff et le coroner s’empressèrent depromettre tout ce que désirait le colonel, et le lendemain de cetteconvention, M. Forster se rendit chez M. Douglas, leprésident de la cour criminelle.

Il y trouva MM. Kelly, Mortimer et Davis,et lorsque ces magistrats l’eurent remercié de sa bonne volonté àse mettre à leur disposition, lorsqu’ils se furent aussi engagés denouveau à la plus entière discrétion, on introduisit miss AdaRicard, qui avait été invitée à se trouver à ce rendez-vous.

L’élégant officier s’empressa de tendre lamain à la jeune femme ; elle répondit à cette étreinte avec uncharmant sourire, qui prouvait assez que les amoureux s’étaientquittés dans les meilleurs termes, et le colonel Forster fit alorsd’un ton rempli de franchise le récit suivant :

– Fort épris de miss Ada et toujoursrepoussé, j’étais résolu à user de ruse, du moins dans la mesurepermise à un galant homme, lorsqu’un individu que je ne connaissaispas et que quelques amis indiscrets sans doute avaient mis aucourant de mes intentions, vint me proposer d’enlever madame.J’acceptai, pourvu qu’il ne lui fût fait aucune violence. Voussavez comment l’enlèvement a eu lieu. Miss Ada, elle me permet delui dire avec reconnaissance, ne se défendit pas. Je l’attendais àWilliams-Burgh ; nous nous embarquâmes sur mon yachtle Gleam, et après une station de vingt-quatreheures à Staten-Island, où j’ai une maison de campagne, nous prîmesla mer. Quinze jours plus tard, après nous être arrêtés çà et là lelong de la côte, nous étions à la Havane, puis le Gleamfit route vers les Açores. Enfin, je gardai ma prisonnière à monbord pendant plus de deux mois, qui me parurent bien courts, et ily a une dizaine de jours, mon yacht mouilla devant Baltimore, oùmiss Ada et moi nous nous séparâmes. Vous comprenez, messieurs, queje n’ai pas eu l’indiscrétion de lui demander ce qu’elle a faitdepuis qu’elle est débarquée.

– Vous êtes le plus galant homme que jeconnaisse, colonel, fit vivement la jeune femme en offrant sapetite main à Forster.

– Et nous, monsieur, nous vous remercionssincèrement, dit M. Douglas. Ainsi que la promesse vous en aété faite, votre nom ne sera pas prononcé. La disparition de madamequi coïncidait d’une façon si fatale avec le crime qui nouspréoccupe, et cette ressemblance si extraordinaire entre elle et lavictime, tout cela explique la regrettable erreur dont nouspoursuivons la réparation.

La réunion se termina sur ces mots ; etaprès avoir dit adieu à miss Ada d’un geste amical, le colonel seretira d’un côté pendant que la jeune femme s’éloignait del’autre.

Moins de quinze jours plus tard, la courcriminelle se réunit pour la revision du procès de James Gobson,qui demeurait, ainsi qu’il l’avait dit à M. Mortimer, àl’hôtel des États-Unis, mais qui voyait presque tous les jourscelle qui avait porté son nom.

On eût dit que les événements si graves aumilieu desquels s’étaient retrouvés les deux époux divorcés avaientamoindri leurs anciens griefs, qu’ils s’étaient pardonné leurstorts mutuels, et que la femme oubliait les brutalités du maricomme le mari oubliait les infidélités de la femme.

On savait que cette dernière devaitcomparaître devant la justice pour défendre James contre lessoupçons qui avaient amené son arrestation, puis sa condamnation,et cette perspective donnait aux nouveaux débats un attraitdoublement piquant.

Aussi, le jour de l’audience, la salle de lacour fut-elle promptement envahie.

À l’entrée de James Gobson, qui dut prendreplace, ainsi que le voulait la loi, sur le banc des accusés, unesalve d’applaudissements retentit, et lorsque miss Ada Ricard parutau bras de l’avocat Macready, la foule leur fit à tous deux unevéritable ovation.

Cependant la cour entra en séance et l’avocatde l’État exposa la cause, en expliquant avec une grande clarté etune parfaite loyauté comment la justice avait été conduite à uneerreur qui, heureusement, était réparable. Il termina en demandantau jury de rendre un verdict négatif et à la cour d’acquitter, etde réhabiliter l’homme si injustement condamné.

Les choses auraient pu finir ainsi, mais celan’eût pas fait le compte de l’avocat Macready. L’occasion étaittrop belle pour critiquer la police, l’instruction criminelle, laloi et la justice.

Pour le défenseur de James Gobson, ce procèspouvait être le point de départ de sa carrière politique. Ils’agissait donc d’en profiter.

D’abord, ainsi que cela avait été convenu, lajeune femme se leva et prononça, d’une voix suffisamment émue, lesparoles suivantes :

– Messieurs, je regrette vivement que lajustice soit allée chercher dans mon existence conjugale avecM. Gobson des griefs de nature à éveiller ses soupçons. Si,pour des motifs que je n’ai point à rappeler, j’ai dû demander ledivorce, je dois protester contre le caractère que les besoins del’instruction ont donné à celui dont j’ai été la femme.M. Gobson n’a jamais cessé d’être un honnête homme et il eûtété facile, en s’adressant à ceux qui l’ont connu autrefois,d’acquérir la conviction qu’il ne pouvait être devenu un voleur ouun assassin. Pour ma part, en attendant la juste réparation àlaquelle il a droit, je lui demande pardon d’avoir été la causeinvolontaire du malheur qui l’a frappé.

On pense aisément avec quels bravosl’auditoire accueillit ce petit discours. M. Macready luilaissa le temps de se calmer, puis il prit à son tour laparole.

Nous ne dirons pas ce plaidoyer ; il futécrasant pour MM. Mortimer et Davis, et surtout pour le chefde la police.

M. Kelly était un ennemi politique ;le défenseur fut impitoyable. Il le signala aux électeurs commeindigne d’être réélu, et il termina en disant, ce qui étaitd’ailleurs absolument exact au point de vue de la loi, que lesmagistrats qui avaient failli faire pendre un innocent devaients’estimer fort heureux que James Gobson ne leur demandât pasd’énormes dommages-intérêts.

Cette terrible mercuriale n’eut pas moins desuccès que les quelques mots de miss Ada, et moins d’un quartd’heure après, le jury s’étant prononcé négativement à l’unanimité,la cour acquittait et réhabilitait James Gobson.

Bien qu’attendu, cet arrêt excita un véritableenthousiasme qui devint du délire, lorsqu’on vit la jeune femme sediriger, le sourire aux lèvres, vers son ancien mari et lui tendreamicalement la main.

Parmi les assistants se trouvaient William Dowet le capitaine Young, dissimulés derrière les curieux privilégiésqui avaient trouvé place sur l’estrade de la cour.

– Eh bien ! monsieur Dow, dit lechef des détectives à son ami, dès que tout fut terminé, voilà quiest fait ; j’en suis enchanté. Cette affaire-là me pesait, àmoi aussi, un peu sur la conscience.

– Mon cher Young, répondit William endésignant de la main James Gobson et miss Ada qui s’éloignaient parla porte des magistrats afin d’éviter la foule, je crois que cesdeux gaillards-là viennent tout simplement de se moquer de lajustice.

– Que voulez-vous dire ?

– Rien que vous puissiez comprendre en cemoment.

Et le détective officieux, sans ajouter unmot, se sépara du capitaine, qui se permit de leverirrévérencieusement les épaules.

Il était évident que, par le fait de l’erreurjudiciaire qu’il avait provoquée, notre mystérieux personnage nesemblait plus que fort peu digne d’admiration au terribleYoung.

Mais celui qui en voulait le plus à WilliamDow, c’était le gros Kelly. Aussi le reçut-il assez froidementlorsque, huit jours plus tard, il se présenta à son bureau.

– Vous aurez beau vous excuser, luidit-il d’un ton bourru, et me donner les meilleures explications,il n’en est pas moins vrai que, politiquement, je suis un hommeperdu. Si encore nous pouvions arriver à l’identité de cette noyéeet à la découverte de son assassin, je me rattraperais ; maisrien, rien ! Cet imbécile de Young arrête tous les soirs unevingtaine d’ivrognes et autant de pickpockets en guise dedédommagement. C’est à en perdre la tête ! Je n’ai plus qu’àdonner ma démission.

– Gardez-vous-en bien, cher monsieurKelly, dit notre héros, après avoir laissé le chef de la policeexhaler toute sa bile. Vous savez que Gobson et Ada Ricard ontquitté New-York ce matin.

– Que Satan les emporte et qu’ils aillentse faire pendre ailleurs !

– Pour quelle époque sont lesélections ?

– Dans quatre mois, byGod ! dans quatre mois !

– Pouvez-vous donner un congé de quinzejours au capitaine Young ?

– Parbleu oui. Pour ce qu’il fait de bonà New-York ! Où l’envoyez-vous ?

– Je ne l’envoie nulle part, jel’emmène !

– Où cela ?

– Ah ! c’est mon secret !

– Si vous en aviez un pour me rendre mesélecteurs !

– Par combien de voix avez-vous éténommé ?

– Par 45,000 !

– Eh bien ! mon cher monsieur Kelly,dans quatre mois, vous aurez dix mille suffrages de plus. C’est moiqui vous le promets. J’en suis à ce point certain que je vous enfais le serment.

– Par saint Georges ! dites-moi, aumoins…

– Rien, si vous me le permettez. Faitesdonner à Young son congé et comptez sur moi. Tout ce que je vousdemande, ce sont des lettres de recommandation très pressantes pourvos collègues de Boston, de Buffalo, de Jefferson et de SanFrancisco.

– Ce soir même ces lettres seront chezvous.

William Dow s’était levé. Le chef de la policevoulut le reconduire jusqu’à la porte de son cabinet.

– C’est que ce diable d’homme est capablede le faire comme il le dit, murmura ensuite Kelly en reprenantpossession de son fauteuil. Seulement, pourquoi emmène-t-il lecapitaine, qui n’est bon à rien ? Après tout, je m’en souciepeu. Qu’il tienne sa promesse, que dans quatre mois je batte uneseconde fois ce Robertson de malheur, et je ne lui demanderai riende plus, pas même ce qu’est devenu cette brute de Young, s’il nel’a pas ramené avec lui.

Partie 2
LA REVANCHE DE WILLIAM DOW

Chapitre 1 ÀLA RECHERCHE DE L’INCONNU

Quinze jours à peu près s’étaient écoulésdepuis les scènes par lesquelles se termine la première partie dece récit, et New-York avait oublié déjà le procès de James Gobson,bien que l’identité de la femme noyée n’eût pas été découverte etque son assassin fût resté inconnu, lorsqu’un soir l’omnibus duchemin de fer amena à l’hôtel de l’Union, à Jefferson, capitale del’État de Missouri ; trois voyageurs que le sort paraissaitavoir réunis comme à plaisir par amour des contrastes.

L’un était de taille moyenne, d’unephysionomie intelligente et de tournure distinguée. L’autre étaitlong, de charpente osseuse et de mine rébarbative. Le troisième,gros, coloré, avait une bonne figure placide et des regardsnaïfs.

Nos lecteurs ont déjà reconnu William Dow, lecapitaine Young et le pauvre Saunders.

Ces trois voyageurs n’avaient quitté New-Yorkque trois jours auparavant, dans les circonstances suivantes.

Un matin, William Dow vint rendre au fabricantde biscuits une visite bien inattendue, car celui-ci ne l’avaitplus revu depuis l’arrêt qui avait acquitté et réhabilité JamesGobson.

– Vous, monsieur Dow, vous ! s’écriaSaunders. Vous ne m’avez donc pas oublié tout à fait ?

– Je n’ai jamais pensé si souvent à vous,au contraire, répondit le détective en serrant la main que luitendait le négociant.

– Qu’êtes-vous devenu ?

– Je suis allé faire un voyage àBuffalo.

– À Buffalo ?

– Oui, la ville où demeuraient miss Adaet son mari avant leur divorce. Je vous raconterai cette petiteexcursion plus tard. En ce moment ce n’est pas cela dont il s’agit.Voulez-vous toujours vous venger du ravisseur de votremaîtresse ?

– Certes ! Je veux aussi me vengerde la coquine.

Toute la colère et aussi peut-être toute lapassion de l’amoureux Yankee se réveillaient au souvenir del’infidèle et du sans-gêne avec lequel il avait été abandonné.

– Alors, reprit Dow, réglez vos affairespour une absence d’une dizaine de jours ; je vous emmène.

Le bon Saunders n’avait même pas demandé à sonami où il voulait le conduire ; il était allé tout simplement,sa valise à la main et son portefeuille bourré de banknotes, lerejoindre à la gare qu’il lui avait désignée, celle deWashington.

Avec Young, les choses s’étaient passées demême.

M. Kelly ayant averti le chef desdétectives qu’il pourrait s’absenter en compagnie de William Dowquand celui-ci le désirerait, le terrible capitaine n’avait pashasardé l’ombre d’une réflexion. Lorsque l’ordre de se trouver à lagare lui était parvenu, il s’était contenté d’annoncer son départ àl’office central, et c’est à peine si, en retrouvant le fabricantde biscuits au chemin de fer, il avait esquissé un mouvement desurprise.

Durant la route, de New-York à Washington, deWashington à Saint-Louis et de Saint-Louis à Jefferson, Saundersavait bien tenté de temps à autre quelques questions, mais WilliamDow était resté impénétrable.

Le seul renseignement qu’il n’eût pas refusé àl’ex-amant de miss Ada, c’est qu’ils s’arrêteraient àJefferson.

Le brave négociant aspirait donc doublementaprès le moment de l’arrivée, d’abord parce qu’il tenait beaucoup àses aises et que le voyage, si confortables que soient les wagonsaméricains, l’avait extrêmement fatigué, ensuite parce qu’ilespérait que son ami Dow ne tarderait pas davantage à l’instruiredu but de ce long voyage.

Aussi, à peine installé à l’hôtel, lepressa-t-il d’interrogations.

– Cher monsieur, lui répondit notrepersonnage, j’avais besoin d’avoir auprès de moi, pendant lacampagne que j’entreprends, deux auxiliaires et deux témoins. Vouset Young étiez, entre tous, ceux qui me convenaient le mieux parleur caractère, leur énergie, leur honorabilité. Voilà pourquoivous êtes avec moi.

Intérieurement flatté de ces épithèteslouangeuses dont il avait le droit de prendre sa part, Saunderssourit en disant :

– Sans doute, sans doute ! maisauxiliaires, comment ? témoins, de quoi ?

– Je n’en sais rien encore, tout dépendrades circonstances. Nous ne sommes qu’à la première station de notreexcursion.

– La première station ! Où doncallons-nous ?

– Je ne puis vous le dire en cemoment.

– Je suppose cependant que nous ne feronspas le tour du monde.

– Oh ! pas tout à fait.

– Comment, pas tout à fait ! mais jene veux pas même le faire en partie.

Le gros homme avait prononcé ces mots avec unephysionomie tellement bouleversée et un accent d’épouvante sicomique que William Dow, toujours si grave, ne put s’empêcher desourire en lui répondant :

– Calmez-vous, mon cher ami ; c’estvous-même qui, dès demain, me prierez de ne pas interrompre notrevoyage. En attendant, dînons.

Un peu rassuré, mais non convaincu, Saundersse décida alors à se mettre à table, et il s’y comporta si bien quedeux heures après, il passa directement de la salle à manger dansson lit, pour oublier instantanément qu’il était à trois centslieues de New-York, à la recherche d’un problème dont il neconnaissait pas le premier mot.

Le lendemain matin, après une excellente nuitet au moment où il se disposait à rejoindre Dow et Young, ceux-cise firent annoncer par un des domestiques de l’hôtel et montèrentdans sa chambre.

Avant qu’ils n’en eussent fermé la porte, legros Yankee crut voir que ses compagnons de route étaient suivispar une demi-douzaine d’individus qui s’étaient arrêtés dans levestibule.

Il allait s’informer de ce que voulaient cesgens, mais il n’en eut pas le temps, car William Dow lui ditaussitôt, en lui serrant la main :

– Cher monsieur, voulez-vous nouspermettre de recevoir chez vous quelques visites ?

– Parfaitement, répondit le fabricant debiscuits, qui s’était sagement décidé à ne plus demander aucuneexplication à son mystérieux ami.

Celui-ci s’était assis auprès d’une table etavait tiré de sa poche un large pli, dans lequel se trouvaient despapiers et des photographies.

– Vous connaissez cet homme ?demanda-t-il à Saunders en lui présentant un des portraits.

– Non, fit le négociant après un instantd’examen.

– Et vous, mon brave Young ?

– Parbleu ! s’écria le chef desdétectives, c’est James Gobson !

– Lui-même, le mari de miss Ada.

– Le mari de miss Ada ! répétaSaunders.

Il avait arraché la photographie des mains dudétective et dévorait de ses regards furieux cet homme que sajalousie lui représentait aux pieds de l’infidèle.

– Capitaine, dit William Dow, faites-moile plaisir d’introduire l’un après l’autre chacun des individus quisont là dans le vestibule. Commencez par Thomas Bernett.

– Thomas Bernett, appela Young de sa plusbelle voix de commandement, en ouvrant la porte.

L’homme dont c’était le nom s’empressa deparaître. C’était le portier de l’hôtel de l’Union.

– Au mois de janvier dernier, lui demandaDow, vous étiez déjà dans cet établissement ?

– Il y a un an que j’en suis leconcierge-interprète, répondit Bernett.

– Vous avez, alors, affaire à tous lesvoyageurs ?

– À tous.

– Vous rappelez-vous celui-ci ?

Il lui présentait le portrait de JamesGobson.

– Parfaitement, affirma l’employé. Autantque je puis m’en souvenir, j’ai vu ce monsieur dans les premiersjours de janvier. Il est resté ici trois ou quatre jours.

– Merci, mon ami, à un autre : TomByng !

Tom Byng était le conducteur de l’omnibus del’hôtel. Cet employé, ainsi que son camarade, reconnutimmédiatement dans la photographie du mari d’Ada Ricard, unvoyageur qu’il avait conduit au chemin de fer du Nord dans lespremiers jours du mois de janvier.

Puis vinrent ensuite le sommelier, le maîtred’hôtel, le coiffeur de l’établissement et un armurier, quin’hésitèrent pas à retrouver, dans le portrait de James Gobson, lestraits d’un individu avec lequel ils avaient eu divers rapports àl’époque dont parlait leur interrogateur.

– Mon cher monsieur Saunders, dit ledétective après avoir pris note de ces renseignements, faites-moile plaisir de donner dix dollars à chacun de ces braves gens.

Sans se permettre l’ombre d’une réflexion, lefabricant de biscuits déboursa ladite somme, et il attenditpatiemment le départ de ses cinquante dollars pour avoir le mot del’énigme.

– Vous ne comprenez pas, lui demandaWilliam.

– Non, répondit franchement le bravehomme.

– Et vous, Young ?

– Pas davantage, fit à son tour lecapitaine avec un sourire qu’il s’efforçait de rendre moqueur.

– Eh bien, mes chers amis, je ne vousdemande que de vous souvenir exactement des paroles que vous venezd’entendre : James Gobson était ici, à Jefferson, aucommencement de janvier, c’est-à-dire quelques jours avantl’enlèvement de miss Ada et la découverte de cette noyée dont onignore toujours le nom. De cette ville, le même personnage estparti pour Omaha ; le conducteur de l’omnibus s’en rappelleparfaitement.

– D’où vous concluez ? hasarda lesceptique Young.

– Je ne conclus pas ; jeconstate ; et, ce premier point assuré, je décide notre départpour Omaha.

– Pour Omaha ! s’écria Saunders.

– Où, je l’espère, nous trouveronsquelque piste plus intéressante encore. Le train part à midi ;nous y serons rendus demain de bonne heure.

En disant ces mots, William Dow avait remisprécieusement le portrait de James Gobson dans son portefeuille etil s’était levé.

Le marchand de biscuits, n’ayant aucuneobjection à faire, regardait le capitaine ; celui-ci haussales épaules.

Ne comprenant pas où son ami voulait en venir,le terrible mais peu intelligent chef des détectives trouvait plussimple d’affecter avec lui une sorte de condescendanceironique ; mais comme il ne lui obéissait pas moinsaveuglément que Saunders, ils montèrent tous trois en wagon aprèsle déjeuner.

Le lendemain matin ils étaient à Omaha, ladernière station, à cette époque, du chemin de fer qui allaitbientôt s’élancer dans l’Ouest, à travers le désert et lesMontagnes-Rocheuses jusqu’à San-Francisco.

C’est dans cette ville que se rejoignenttoutes les lignes de l’Erie railway et que commence le manche de ceque les Américains appellent prosaïquement laFourchette.

Nulle figure, en effet, ne représente mieuxque celle de cet instrument de table ce gigantesque réseau dont lesdiverses voies partent d’Omaha pour se diriger vers l’Estc’est-à-dire vers Chicago, Philadelphie, New-York, Saint-Louis etWashington, tandis qu’une ligne unique court jusqu’auPacifique.

Situé au confluent de la rivière Plate et duMissouri, à moitié route à peu près de New-York et deSan-Francisco, c’est-à-dire à plus de cinq cents lieues des deuxOcéans, sur les confins du désert, en plein pays indien, Omahaétait déjà une grande ville par ses usines, ses chantiers, sesmagasins, ses hôtels, mais il restait un caravansérail étrange parla population flottante qui le traversait et par le voisinage desIndiens Paunies, Ottoes, Winebageos et Sioux, qui campaient auxenvirons dans les réservessur les rives boueuses duMissouri, dans les plaines, en formant autour de ce point civilisécomme une ceinture primitive et sauvage.

C’était aux forts Calhoun et Croghan, et unpeu plus au Nord, à Dakota, sur la rive gauche du Missouri, que lesIndiens venaient échanger les produits de leurs chasses et leursbestiaux contre des armes, de la poudre, des vêtements et del’eau-de-vie ; mais ils avaient aussi avec Omaha des rapportsdirects, par l’intermédiaire des agents des grandes compagnies defourrures et par les trappeurs et les pionniers qui trafiquaientpour leur propre compte.

Ces individus, batteurs d’estrade,aventuriers, repris de justice pour la plupart, apparaissaient enville à intervalles presque réguliers.

Certains y avaient des relations officielles,car c’était par eux que les autorités militaires étaient instruitesdes dispositions pacifiques ou belliqueuses de ces peuplades, quidéfendent si énergiquement pied à pied ce territoire dont lacivilisation et l’industrie leur prend chaque jour une nouvellepartie.

Si peu au courant qu’il fût de toutes cesquestions, Saunders ne les ignorait pas totalement, et laissé seulpar William Dow, sous la galerie de l’hôtel où ils étaientdescendus, il se demandait, sans se pouvoir répondre, ce que sonami venait chercher dans ce pays perdu, lorsqu’il l’aperçuttraversant le jardin de l’établissement en compagnie de Young etd’un second personnage singulièrement accoutré.

On eût dit un héros de Fenimore Cooper ou ducapitaine Meyne-Reyd.

Il était chaussé de fortes bottes d’oùsortaient ses pantalons de velours brun à côtes, que retenait unelarge ceinture de cuir paraissant être tout à la fois son arsenalet son coffre-fort, car elle était ornée de deux revolvers et d’unlong couteau, et son épaisseur révélait la présence d’une quantitérespectable de pièces de monnaie.

Sa veste de chasse entr’ouverte laissait voirsa chemise de laine rouge et sa poitrine velue. Il était coifféd’un chapeau de feutre mou à grands bords, et portait fièrement enbandoulière une carabine à deux coups.

Autant que le permettait d’en juger sa barbeépaisse, d’un blond fauve, cet homme devait avoir une quarantained’années. Ce qu’il était facile de deviner, à ses regards, à savoix, à ses larges épaules, c’étaient son énergie et savigueur.

Pendant que le fabricant de biscuitsl’examinait, l’inconnu, tout en causant avec ses compagnons, avaitgagné la galerie.

– Monsieur Saunders, dit le détectivelorsqu’ils l’eurent rejoint tous trois, je vous présente JohnButtler, le plus intrépide trappeur des rives du Missouri.

Le bonhomme se souleva poliment du fauteuil derotins dans lequel il était étendu, et toute sa physionomie se fità ce point interrogative que William Dow comprit combien ilimplorait une explication.

Aussi reprit-il aussitôt, en faisant signe autrappeur et à Young de s’asseoir et en prenant lui-même unsiège :

– Nous sommes parfaitement ici pourcauser. M. Buttler, cher monsieur, connaît mieux qu’un Indienmême toutes les peuplades qui occupent les réserves aunord d’Omaha et les chefs des Sioux de Dakota sont particulièrementses amis. Or, comme c’est chez ces braves gens que nous avonsaffaire, je l’ai prié de nous servir de guide.

Saunders, qui s’était étendu de nouveau dansson fauteuil, en bondit épouvanté.

– Chez les Sioux, répétait-il ; chezles Sioux !

D’un geste fort expressif, il décrivait autourde sa tête le mouvement circulaire de l’opération du scalp.

– Oh ! ne craignez rien, monsieur,dit John Buttler en souriant. Avec moi, il n’y a nul danger de cegenre à courir.

Le pacifique Yankee, qui parcourait de sesregards affolés l’attirail meurtrier du trappeur, paraissait sibien dire que ce n’était pas des Indiens seuls dont il étaiteffrayé, que le capitaine Young lui-même éclata de rire. MaisButtler, sans s’offenser des soupçons du gros homme, reprit avec lemême calme :

– Non, monsieur, vous n’aurez rien àredouter ; nous sommes en ce moment en paix avec les Indiensde la plaine. Les chefs qui sont allés à Washington au mois dejanvier, sont revenus satisfaits ; on peut parcourir sansl’ombre de péril le Dakota et l’Iowa.

– Vous entendez, cher monsieur Saunders,observa Dow : les chefs qui sont allés à Washington au mois dejanvier. Retenez bien ces mots : au mois de janvier.

– Par le diable ! J’entends bien,répondit l’ex-amant de miss Ada, mais je ne comprends pas. Quevoulez-vous aller faire chez les Sioux ?

– Ceci, c’est mon secret. Refusez-vous dem’accompagner ?

– Pardieu, non ; vous diriez quej’ai eu peur. Cependant si je saisis un traître mot, je veux êtrependu un jour.

– Ce n’est pas vous qui le serez.

– Je l’espère bien ; mais quidonc ?

– James Gobson en personne.

– James Gobson ! Alors miss Adaredeviendra libre. Je suis certain, voyez-vous, que c’est laterreur seule qui l’unit à ce misérable. James Gobson pendu !Mais pourquoi faut-il, pour obtenir ce résultat, que nous allionschez les Indiens ?

– Parce que c’est là que se trouve lacorde que je lui destine.

– Tenez, cher ami, je préfère ne plusvous interroger, car vous me répondez de façon à me faire perdre latête une seconde fois. Eh ! bien ! soit, en route pour laPrairie. Ah ! si jamais on m’avait dit que je deviendraistrappeur ! Quand partons-nous ?

– Demain, au point du jour, réponditButtler, à qui s’adressait spécialement cette question ; lechemin de fer nous laissera le soir même à Sioux-City. Noustrouverons là des chevaux, et, en quelques heures, nous serons surles réserves.

Les réserves sont les territoireslaissés aux Indiens. Ils ne doivent pas en dépasser les limites, dumoins en troupes nombreuses et en armes.

– À demain alors, fit Saunders avec ungeste héroïque.

– À demain, messieurs, répéta letrappeur. C’est moi qui viendrai vous réveiller.

Et rejetant sur son épaule sa carabine qu’ilavait placée entre ses jambes, John Buttler salua ses futurscompagnons et sortit de la galerie.

– Monsieur Dow, dit le brave fabricant,en montrant du doigt l’aventurier qui traversait le jardin, est-ceque vous êtes bien sûr de ce gaillard-là ?

– Mon cher ami, riposta le détective,j’ai pris tous les renseignements utiles sur Buttler ; il y adix ans qu’il parcourt la prairie, chassant, faisant des échanges,servant souvent d’intermédiaire entre les commandants des forts etles Indiens, et jamais on n’a eu à se plaindre de lui. D’ailleursquel intérêt aurait-il à nous trahir ? Je lui donnerai demain100 dollars en arrivant à Sioux-City, 100 autres lorsque nous yrentrerons et enfin 100 autres encore si les renseignements qu’ilm’a fournis sont exacts et si je rapporte de notre excursion ce queje vais chercher. De plus, comme tout me permet de supposer quemaître Buttler a sur la conscience quelque peccadille qui l’aconduit à cette vie aventureuse, je lui ai promis d’arranger sonaffaire à ma rentrée à New-York. Il a ma parole et celleM. Young.

– Absolument, répondit le capitaine. Etd’abord, est-ce que nous avons besoin de prendre toutes cesprécautions ? Est-ce qu’à nous trois nous ne valons pas tousles aventuriers et tous les Indiens de la prairie !

Cette énergique déclaration de l’intrépidecapitaine coupa court à quelque dernière observation qu’auraitpeut-être hasardée volontiers le pauvre Saunders. Faisant contremauvaise fortune bon visage, il se campa sur les hanches et dit auchef des détectives d’un ton délibéré :

– Bien parlé, monsieur Young ! Jecontinue à ne pas comprendre pourquoi nous allons là bas, mais jesuis des vôtres. Lorsque je reverrai miss Ada, je veux qu’ellesache ce que j’ai fait pour elle.

Le lendemain, les choses se passèrent commeelles avaient été arrêtées. Accompagnés de John Buttler, les troisvoyageurs prirent le premier train qui les conduisit en quelquesheures à Sioux-City, une des stations du chemin de fer qui relieOmaha à Chicago, en traversant l’Iowa et l’Illinois.

Après avoir passé la nuit dans cette ville, lejour suivant, au lever du soleil, ils la quittèrent pour suivre laroute que côtoie la rivière des Sioux, en remontant jusqu’au fortDakota.

William Dow avait une lettre de recommandationpour le commandant de ce poste avancé.

Les quatre excursionnistes montaientd’excellents chevaux que Buttler avait trouvés assez facilement, etSaunders était superbe dans son attirail guerrier.

Lui aussi, à l’instar d’un trappeur, il avaitfait de sa ceinture un véritable arsenal, et il caressait souventdu regard la carabine qui était attachée à sa selle. On eût ditqu’il partait à la conquête d’un territoire ennemi.

Mais, vers le milieu de la matinée, au fur età mesure que le soleil devenait plus perpendiculaire et plusardent, cette belle ardeur commença à décroître, et Dow y mit bonordre en disant au fabricant de biscuits :

– Mon cher monsieur, si nous continuonsde ce train-là, nos chevaux seront fourbus avant d’avoir franchiles vingt-cinq lieues que nous avons à parcourir.

– D’ailleurs, observa Buttler, nous nepouvons arriver au fort aujourd’hui. Le plus sage est donc de nepas nous presser et de ménager nos montures. Nous en aurons surtoutbesoin dans la prairie.

Ces quelques mots rappelèrent le bon bourgeoisau calme, et la petite troupe poursuivit sa marche avec une allureplus modérée.

Vers midi, elle fit halte sur le bord de larivière, à l’abri de quelques arbres maladifs, et Saunders, prit defort bon appétit sa part des provisions dont le trappeur n’avaitpas manqué de se munir ; puis, après quelques heures de repos,nos voyageurs se remirent en route.

Le soir venu, ils trouvèrent, moyennantdollars, l’hospitalité dans une ferme allemande, et, le lendemain,après avoir traversé à gué un des bras de la rivière des Sioux, ilsarrivèrent enfin au fort Dakota.

Le capitaine Semmes qui commandait cetteposition militaire reçut à merveille William Dow et ses compagnons,et comme le fort était admirablement approvisionné, Saunders, quela longueur de la route avait un peu assombri, reprit bientôt sonhumeur guerrière.

Le lendemain matin, il était équipé depuislongtemps déjà lorsque Buttler donna le signal du départ.

Une heure plus tard, après avoir piqué droitau nord, nos héros étaient dans la Prairie.

Ils n’avaient plus autour d’eux pour horizonqu’une plaine immense sans ondulations de terrain, d’un vert sombreet d’une tristesse désespérante.

C’est à peine si, çà et là, quelquesarbrisseaux brisaient la monotonie du paysage, en s’élevantau-dessus de l’herbe épaisse dans laquelle les chevauxdisparaissaient jusqu’à mi-jambe.

Dédaignant, malgré le brouillard, les sentiersfrayés par les bœufs, le trappeur avait lancé ses compagnons àtravers la plaine, n’ayant pour guide, dans ce véritable désert,que des points de repère connus de lui seul.

– Eh ! master John, lui demanda toutà coup Saunders, après avoir gardé le silence autant que le luiavait permis sa patience, est-ce que nous en avons encore pourlongtemps de cette sotte promenade ?

– Pour deux heures au moins, réponditButtler, qui le précédait, et je vous engage à marcher sur mes pas,car, en vous écartant, vous pourriez rencontrer quelque tourbièredans laquelle vous disparaîtriez, vous et votre cheval.

– My God ! s’écria lebonhomme effrayé de ce nouveau danger qu’il courait sans le savoirdepuis son entrée dans la prairie, vous auriez pu me prévenir plustôt.

– Voyons, un peu de calme, cher monsieurSaunders, lui conseilla William Dow ; écoutez les conseils dece brave garçon et prenez modèle sur le capitaine et moi.

– Ce brave garçon ! Ça vous plaît àdire ! Mais vous, monsieur Dow, vous savez où vousallez ; vous avez votre but ; moi, je ne sais rien dutout. Quant à M. Young, c’est son métier de risquer sapeau ; tandis que ce n’est pas le mien.

Nous ignorons si le chef des détectives étaitde cet avis. Le voyage ne le rendait pas plus causeur qued’ordinaire. Solidement campé sur sa selle, le cigare à la bouche,il ne s’occupait ni de ses compagnons, ni de la route, ni du termede l’excursion. M. Kelly lui avait dit : « Vousaccompagnerez M. William Dow » ; Young accompagnaitWilliam Dow. Il l’eût accompagné de la sorte jusqu’auPacifique !

Le capitaine ne répondit donc pas àl’irascible fabricant de biscuits.

Cependant, au bout d’une heure, l’aspect de laprairie se modifia peu à peu. L’herbe était moins épaisse et lescavaliers pouvaient distinguer devant eux un bouquet de grandsarbres, qui indiquaient comme une oasis au milieu de ce désert deverdure.

Bientôt, en effet, ils aperçurent des champscultivés, des bestiaux, tous les indices enfin d’un village quidevait s’élever non loin de là, probablement derrière le petitmonticule dont ils n’étaient séparés que par quelques centaines demètres.

Le front de Saunders était redevenu joyeux, etil s’élançait déjà en avant lorsque Buttler s’arrêtabrusquement.

Un homme, qui venait de surgir des hautesherbes la carabine à l’épaule, semblait vouloir empêcher lesvoyageurs d’aller plus loin.

À cette apparition menaçante, le prudentindustriel se rappela tout à coup que le trappeur lui avaitrecommandé de marcher sur ses pas et il reprit la file.

Buttler sauta à terre, s’approcha de l’Indien,qui n’était pas autre chose qu’une de ces sentinelles dont sonttoujours entourés, dans un large rayon, les villages sioux, et illui dit quelques mots qui transformèrent immédiatement sonattitude.

Relevant son arme, il tendit la main àl’aventurier.

Celui-ci remonta immédiatement à cheval, et lapetite troupe, escortée du Sioux, se dirigea au pas, à travers deschamps de maïs, vers le village dont elle aperçut bientôt lespremières tentes.

Chapitre 2UN SOUVENIR D’AMOUR

Le bon Saunders avait bien entendu parler deces villages indiens composés de tentes faites de peaux de bisons,et il n’ignorait pas tout à fait qu’il existât toujours despeuplades nomades que la civilisation repoussait dans ledésert ; mais tout cela, jusqu’alors, l’avait peu intéressé,et voilà que lui, paisible négociant, homme positif et espritpratique, il se trouvait transporté au milieu de ce mondebizarre.

Aussi examinait-il avec autant de stupéfactionque de curiosité ces demeures primitives et ces individusétrangement accoutrés qui s’étaient groupés, au nombre d’unetrentaine au moins, en avant des cases, pour recevoir lesvoyageurs.

Ceux-ci mirent pied à terre et s’avancèrentvers les Sioux.

Buttler, qui marchait le premier, s’approchad’un des Indiens, le chef ; lui fit un petit discours quiparut obtenir l’approbation générale ; le Sioux lui réponditpar quelques mots prononcés d’une voix gutturale, et le trappeur,se tournant vers ses compagnons leur dit :

– Jimïn, l’Élan-Rapide, chef de cevillage, donne la bienvenue à ses frères de l’Est, lesvisages-pâles, et il leur offre l’hospitalité sous sa tente.

Puis Buttler ajouta, cessant de traduire lesparoles du Sioux et n’exprimant plus que sa proprepensée :

– J’ai dit à Jimïn que vous êtes deriches marchands de fourrures ayant l’intention de fonder uncomptoir à Omaha et que votre seul but, en venant dans la Prairie,est d’établir des rapports directs avec sa peuplade, afin de luiacheter les peaux à un prix supérieur à celui qu’en donnent lesagents des compagnies.

– C’est très ingénieux, répondit WilliamDow.

– Bon ! me voilà maintenant marchandde fourrures, murmura Saunders.

Quant à Young, son intrépidité s’humiliait decette nouvelle situation sociale, et, sans sortir de son mutismeaccoutumé, il protestait en tortillant sa longue moustache d’ungeste plus guerrier que jamais.

Cependant, la présentation terminée, lesexcursionnistes se dirigèrent vers la tente du chef, à travers lapopulation entière du village, hommes, femmes et enfants, qui sepressait curieusement autour d’eux.

Cette tente de Jimïn ressemblait à toutes lesautres, sauf qu’elle était un peu plus grande. Faite de peaux debisons grossièrement cousues, elle était divisée en deuxparties : l’une occupée par la famille du chef, l’autredestinée aux réceptions officielles, lorsque Jimïn réunissait sesguerriers en conseil.

C’est dans cette seconde partie de la tenteque les voyageurs furent introduits.

De grosses nattes de paille de maïs entapissaient le sol ; les parois en étaient ornées d’armes etd’ustensiles de pêche ; il ne s’y trouvait pas d’autres siègesque des caisses et des paquets de peaux si mal préparées qu’ellesexhalaient une détestable odeur.

Ainsi que ses compagnons, Saunders dut secontenter de ces divans primitifs ; il s’y assit ou plutôt s’ylaissa tomber ; on servit immédiatement du lait et des gâteauxde maïs, puis le chef alluma sa longue pipe, et après avoir fumésilencieusement pendant un grand quart d’heure, il entama avecButtler une conversation que celui-ci traduisait au fur et àmesure.

Jimïn s’informait des dispositions dugouvernement à l’égard des Indiens, du prix des denrées, et il seplaignait amèrement des agents des grandes compagnies de fourruresqui, en échange du produit de la chasse des Indiens, ne leurlivraient que de la poudre éventée, de mauvaises armes, del’eau-de-vie frelatée et du tabac exécrable.

Le trappeur lui affirmait au nom de ses amisque ses justes griefs seraient transmis au président de l’Union,qui ne manquerait pas de faire une enquête, et il lui conseillaitde se rendre lui-même à Washington pour y formuler sesplaintes.

– À quoi cela nous servira-t-il ?reprit Jimïn en hochant tristement la tête ; nos frères lesvisages-pâles promettent mais oublient leurs serments. Il y aquatre lunes, je suis allé avec dix de mes guerriers àWashington ; on nous a juré qu’il serait fait droit à nosréclamations, et rien n’est changé. Le Grand-Esprit abandonne sesenfants.

– Demandez-lui, dit à Buttler WilliamDow, qui écoutait attentivement les moindres paroles du chef sioux,s’il n’est pas revenu émerveillé de la splendeur de nos villes.

Le trappeur traduisit fidèlement cettequestion.

– L’Indien, répondit Jimïn, ne voit rienlorsqu’il va dans vos villes ; ses regards comme son cœurfranchissent l’espace pour retrouver son wigwam et ses prairies. Jene serais resté à Washington qu’un seul jour, si je n’avais dûattendre deux de mes guerriers qui s’étaient égarés.

– Lesquels ? interrogea Buttler à laprière du détective.

– Washali et Winka, fit le chef endésignant de la main deux Sioux accroupis à sa droite. Un desvôtres, dont la femme avait été ravie, leur a demandé le secours deleurs bras. Il savait que l’Indien, opprimé lui-même, est toujoursau service de celui qui souffre. Le visage-pâle n’a pas été ingrat,car avec l’or qu’il a donné à Washali et à Winka, ils ont achetédes armes supérieures à celles que les agents nous vendent sicher.

Chacun des deux guerriers avait, en effet,auprès de lui, une solide carabine à double canon.

Au fur et à mesure que le trappeur luitraduisait ces dernières phrases de Jimïn, la physionomie deWilliam Dow exprimait une satisfaction de plus en plus vive.

– Cher monsieur, dit-il en s’adressant àSaunders lorsque l’interprète eut terminé, et en désignant les deuxSioux, dont les regards brillaient d’orgueil, vous ne reconnaissezpas deux de vos invités ?

– Hein ! quoi ? répondit lenégociant que la fatigue, la fumée, l’odeur de peaux et surtout lepeu d’intérêt qu’il portait à la conversation avaient à moitiéendormi.

– Ces deux indiens, là, à la droite duchef, reprit le détective.

– Oui, eh bien ?

– Vous ne les reconnaissez pas ?

– Où diable voulez-vous que j’aie jamaisvu ces singes-là ?

– Chez vous.

– Chez moi !

– Ou plutôt chez miss Ada Ricard.

– Chez Ada ? Voyons, cher monsieurDow… Ah !

Le pauvre Saunders exprimant assez, par cecri, qu’il commençait à comprendre, son ami eut pitié de soncerveau déjà si ébranlé et poursuivit :

– Oui, chez miss Ada Ricard, au bal. CesIndiens sont deux des trois masques qui ont enlevé votremaîtresse.

– Mais le troisième ?

– C’est son mari !

– James Gobson ?

– Lui-même, ce n’est pas douteux.

– Celui qui l’a enlevée l’a conduite aucolonel Forster, ce ne peut être son mari ; il l’aurait gardéepour lui !

– Vous allez trop vite ; ceci est unautre ordre d’idées ; nous y viendrons plus tard. Enattendant, voulez-vous vous assurer du rôle qu’ont joué ces deuxhommes dans cette fameuse nuit ?

– Je le crois bien ; maishâtons-nous, car je vous jure que je n’y suis plus du tout.

Le bonhomme, en effet, prenait sa tête à deuxmains et implorait de ses gros yeux hébétés le capitaine Young qui,fort intéressé par cette scène inattendue, ne quittait pas duregard Willam Dow.

– Vos deux vaillants guerriers, ditcelui-ci à Jimïn, par l’organe de Buttler, ont rendu ce jour-là ungrand service à l’un de mes amis. Sachant que venais dans lesRéserves, il m’a chargé de les remercier une seconde fois, sesouviennent-ils au moins de ses traits ?

– L’Indien n’oublie jamais celui dont ila reçu un bienfait, répondit sentencieusement le chef.

Les deux Sioux, en forme d’affirmation, firentrésonner leurs carabines.

Le détective avait tiré de son portefeuille laphotographie de James Gobson ; il la remit à Jimïn, qui la fitpasser à ses guerriers.

Ceux-ci s’écrièrent aussitôt :

– Oui, c’est bien le visage-pâle que nousavons aidé à reprendre sa femme à un infâme ravisseur.

À cette épithète, qu’il lui fallait bienaccepter pour lui, Saunders eut un air si complètement ahuri queses deux compagnons, et Buttler lui-même, eurent de la peine àgarder leur sérieux.

Dow, qui avait remis le portrait du mari demiss Ada dans sa poche, se leva, et après avoir fait dire à Jimïn,en son nom et au nom de ses amis, qu’il le remerciait de sonhospitalité, mais qu’ils ne pouvaient en user davantage, car ilsvoulaient rentrer au fort Dakota le soir même, il le priad’accepter, comme souvenir, un de ses revolvers.

Le chef se saisit de l’arme que lui tendaitson hôte et, sans dissimuler le plaisir que lui faisait ce cadeau,il le remercia avec une kyrielle de métaphores tout à fait dignesde l’Indien des prairies.

– Regardez donc là, derrière vous, dit àce moment le capitaine Young à William Dow, au bras de cette jeunefille !

Il lui montrait une Indienne assez jolieaccroupie et les deux mains sur ses genoux.

À son poignet gauche brillait un gros braceletd’or.

– C’est la femme ou la fille de l’un devous ? demanda le détective à Washali et à Winka.

– C’est ma femme, répondit le dernier deces Sioux.

– Permets-moi de voir le cercle d’orqu’elle porte au bras ?

Visiblement embarrassé, le guerrier prononçaquelques mots, et l’Indienne, levant sur l’étranger ses grands yeuxnoirs, le laissa lui prendre la main.

– Voyez donc, monsieur Saunders, fitWilliam en montrant le bracelet au fabricant de biscuits, si vousne connaissez pas ce bijou ?

Le gros homme se pencha sur la jeune femme ets’écria :

– Mais c’est un des bracelets de missAda ; c’est moi qui le lui ai donné ; je lui en avaisoffert deux semblables. Ils sortaient de chez Jefferie Muller. Nosinitiales entrelacées sont gravées en dedans.

Le tendre Yankee était tout ému à la vue de cegage de son amour à l’infidèle.

– Si cette femme voulait me levendre ? hasarda-t-il avec un soupir.

Buttler transmit cette proposition àl’Indienne, qui retira aussitôt sa main.

– C’est la femme du visage pâle qui m’adonné ce cercle d’or, dit le Sioux ; je l’ai donné àMaheni ; il lui appartient.

– Ou cet homme l’a tout simplement volé àmiss Ada, répondit Young, lorsque le trappeur eut traduit laréponse du guerrier.

– La femme du visage pâle est morte, ditWilliam Dow, et il serait bien heureux si nous lui rapportions dela Prairie ce souvenir de sa compagne. Je t’en offre vingt livresde poudre, trente de tabac, vingt-cinq bouteilles d’eau-de-vie. Tuviendras avec nous au fort où tout cela te sera remis. De plus, aunom du Grand-Esprit, je m’engage à envoyer à Maheni, par Buttler, àson premier voyage aux Réserves un bracelet plus lourdencore que celui-ci.

C’était un marché d’or qu’offrait là ledétective au guerrier Sioux. Aussi se hâta-il de l’accepter. Surson ordre, la jeune Indienne, les yeux humides de larmes, fitglisser le bijou de son bras de bronze.

Saunders s’en saisit, l’ouvrit et montra àDow, gravées à l’intérieur du joyau, deux initiales amoureusemententrelacées et une date : celle du jour où il avait fait cecadeau à miss Ada.

Pendant qu’il restait les yeux fixés sur cesinitiales et sur cette date qui lui rappelaient des souvenirs sidivers, la physionomie du brave négociant exprimait tout à la foistant de colère et tant d’amour, que Young, n’y tenant pas pluslongtemps, éclata de rire, à la stupéfaction des Indiens.

Mais William Dow, lui, pour qui tout étaitsérieux, conservait sa gravité, et il dit à Saunders :

– Confiez-moi ce bracelet, je vous lerendrai plus tard.

Sans prononcer un seul mot, mais non sanspousser un soupir de regret, le bonhomme remit le bijou audétective, qui donna aussitôt le signal du départ.

Il avait été décidé que Washali et Winkaaccompagneraient les étrangers jusqu’au fort Dakota, afin d’yrecevoir les objets promis.

Cinq minutes plus tard, tout le monde était enselle, et les voyageurs, après avoir serré les mains de Jimïn etsalué le village par une décharge de leurs carabines, s’élançaientde nouveau dans la Prairie.

Montés sur d’excellents petits chevaux, lesdeux guerriers sioux les escortaient sur les flancs.

En deux heures la petite troupe franchit ladistance qui séparait la réserve du poste américain.

Là, William Dow se procura aisément le tabac,la poudre et l’eau-de-vie qu’il désirait ; il remit le toutaux Indiens, en renouvelant à Winka sa promesse d’un bracelet d’orpour sa femme, et, sans se reposer un instant, les Sioux reprirentle chemin de leur village.

La nuit commençait à tomber et Saunders, briséde fatigue, n’adressa ce soir-là aucune question audétective ; mais le lendemain matin, lorsque celui-ci vintl’avertir qu’il fallait se remettre en route, le fabricant debiscuits crut pouvoir lui demander quelques explications.

– Mon cher monsieur, lui répondit lemystérieux personnage, nous causerons de tout cela à Sioux-City, oùnous nous séparerons. En attendant, croyez-en ma parole : nousn’avons pas fait une excursion inutile à travers la Prairie. J’enai bien rapporté, comme je l’espérais, un bout de la corde àlaquelle sera suspendu James Gobson.

Sans insister davantage, car il savait quec’eût été inutile, Willie Saunders remonta à cheval et les quatrevoyageurs quittèrent le fort Dakota.

Quarante-huit heures plus tard ils étaientrentrés à Sioux-City.

– Ici, dit le lendemain William Dow à sescompagnons, après le déjeuner, nous allons nous séparer ; nousavons terminé tout ce que nous avions à faire ensemble ; vousêtes libres !

Puis il ajouta en s’adressant autrappeur :

– Quand à vous, Buttler, votre concoursm’a été précieux ; voici les cent dollars que je vous avaispromis de vous donner au retour de notre petite expédition, etvoici de plus cent dollars de gratification, car j’ai réellementrapporté de chez les Indiens tout ce que j’y allais chercher.M. Saunders n’oubliera pas de vous faire parvenirprochainement, à l’hôtel de l’Union à Jefferson, le braceletdestiné à la femme de Winka.

L’ex-amant de miss Ada confirma la promesse dudétective et le trappeur, qui avait glissé dans sa ceinture lesdeux cents dollars, serra les mains aux trois amis et les laissaseuls.

– Alors, demanda Saunders à William, vousne rentrez pas avec nous à New-York ?

– Non, répondit celui-ci, je me dirige ducôté opposé ; je vais à San-Francisco.

– À San-Francisco !

– Oui, c’est là que je compte trouver lerestant de la corde que je destine à James Gobson. Vous aurezbientôt de mes nouvelles, dans un mois au plus tard ; maispromettez-moi, à ma première dépêche, de venir me rejoindre.

– Si ça n’est pas trop loin.

– Vous n’en aurez que pour quelquesheures de chemin de fer. Maintenant, avant de nous séparer,résumons-nous.

– J’avoue que je ne demande pas mieux. Ilserait temps que je comprisse un peu. Je suis sûr que le capitaineest de mon avis.

Young, qui, renversé sur sa chaise et lespieds sur la table, fumait son cigare, opina de la tête, et Dowpoursuivit :

– Nous avons acquis à Jefferson lacertitude que James Gobson s’y trouvait quelques jours avantl’enlèvement de miss Ada, et, chez les Sioux, celle que c’est bienlui qui a exécuté cet enlèvement.

– Oui, c’est incontestable, ditSaunders ; cela prouve que, si cet homme est un misérable, sonancienne femme ne vaut pas mieux que lui, puisque, après avoir étélivrée à un amant par son mari, non seulement elle a sauvé cegredin de la potence, mais encore lui a pardonné.

– Mieux que cela, cher monsieur, elle estredevenue sa femme, sa femme légitime.

– Sa femme légitime ! Gobson aépousé Ada ?

– En secondes noces, puisqu’ils avaientdivorcé. Vous n’ignorez pas que les lois américaines autorisent cesmariages, tandis que, dans tous les autres pays où le divorceexiste, la seule femme qu’on ne puisse pas épouser est précisémentcelle dont on a été séparé judiciairement.

– Les misérables !

Le pauvre Willie Saunders n’en put diredavantage. Toujours amoureux, il avait conservé l’espoir deretrouver Miss Ada, et voilà qu’une nouvelle barrière s’élevaitmaintenant entre elle et lui.

– Mais alors, mon cher Dow, observaYoung, en prenant à son tour la parole, à quoi diable vousserviront ces constatations que nous venons de faire !

– Oui, à quoi ? murmuraSaunders.

– Ce Gobson, reprit le capitaine, aenlevé une femme, qu’elle ait été ou n’ait pas été la sienne, peuimporte ; il l’a vendue à un amoureux ; puis cette femme,lui pardonnant et les mauvais traitements qu’elle en a reçus jadiset cette dernière conduite, qui n’est pas précisément celle d’ungalant homme, cette femme, lui pardonnant tout cela, a accepté uneseconde fois son nom. C’est odieux, ignoble, mais la justice n’arien à y voir. Il n’y a là ni crime ni délit ; et, ce qu’il ya de plus curieux, c’est que, lors même qu’il y aurait là crime oudélit, ce James Gobson ne pourrait plus être inquiété, puisque lacour a revisé son procès et l’a acquitté.

Il y avait des semaines, peut-être des moisque le capitaine ne s’était permis un discours d’une telle longueuret qu’il n’avait raisonné avec autant de logique.

Il était émerveillé lui-même et attendait d’unair vainqueur la réponse de son ami Dow.

– Mon cher Young, dit ce dernier, vousparlez d’or. James Gobson a été acquitté par le jury, c’est vrai,mais il n’a pas été acquitté par William Dow, et William Dow vousréserve, ainsi qu’à lui, une surprise. Ne m’en demandez pasdavantage ni l’un ni l’autre, retournez à New-York et tenez-vousprêts à me rejoindre lorsque je vous ferai signe.

Le capitaine et Saunders connaissaient tropbien leur ami pour lui adresser d’autres questions, et c’est aprèsce dernier entretien que les trois voyageurs se séparèrent.

Quelques heures plus tard, Young et lefabricant de biscuits prenaient à Sioux-City la voie ferrée quiallait les reconduire à New-York en passant par le Nord, et ledétective, au contraire, refaisait la route qu’il avait déjàparcourue, descendant au Sud.

Le lendemain, au moment où Saunders, enchantéde retrouver toutes ses aises, faisait servir pour le capitaine etlui un excellent dîner dans la luxueuse salle à manger de l’hôtelSherman, à Chicago, William Dow montait à Omaha dans le train qu’ilne devait quitter qu’à Benton, dans le territoire de Wyoming.

Benton était à cette époque la dernièrestation de l’Erie railway ; c’était le terminus commedisent les Américains.

Ceux qui voulaient aller au delà dans l’Ouestn’avaient d’autre moyen de locomotion que le stage,horrible et massif véhicule, qui ne pouvait contenir plus de septou huit voyageurs et n’arrivait à destination qu’après avoirtraversé mille obstacles et couru tous les périls.

Non seulement les chemins étaient mauvais, lesauberges détestables et les compagnons de route dangereux, mais, deplus, on avait souvent à repousser les attaques des Indiens.

Tout cela, sans doute, inquiétait peu WilliamDow, dont l’âme était de bronze et qui allait droit à son but, caril monta dans la diligence du désert avec autant de calme que s’ileût pris place dans un de ces splendides wagons-salons quepossèdent tous les chemins de fer américains.

Dix jours après son départ de Benton, alorsque Young et Saunders peut-être ne pensaient déjà plus à lui, ilarrivait à San-Francisco.

Chapitre 3DEUX VILLAS À PRAIRIE-FIELDS

Ainsi que l’avait annoncé William Dow àM. Kelly, c’était bien à Boston, la ville qui, la première detoutes les cités américaines, s’est révoltée contre l’Angleterre en1773, c’était bien à Boston que James Gobson était venu s’installeraprès avoir quitté New-York, dans le but de fuir la curiositéindiscrète et fatigante de ses habitants.

Mais le bruit de l’erreur judiciaire dont ilavait failli être victime l’avait si bien précédé dans le chef-lieudu Massachusetts que huit jours après son arrivée, lorsqu’il épousamiss Ada Ricard, sa femme divorcée, les démocrates lui offrirent unbanquet et qu’il fut reçu avec acclamations au Parker-club, lecercle à la mode.

À l’imitation des désœuvrés et des richesindustriels, Gobson n’habitait pas la ville même ; il avaitloué à cinq milles de là, à Prairie-Fields, le Saint-Cloud deBoston, une jolie villa qui était devenue une somptueuse demeure,grâce au mobilier de miss Ada.

Cette habitation, ainsi que la plupart decelles de Prairie-Fields, était une élégante construction àl’italienne, au milieu d’un petit parc dont la grille ouvrait surune avenue.

Les murs qui la séparaient des propriétéscontiguës disparaissaient sous des plantes grimpantes, sauf dansune étendue de quelques mètres, à droite, où il existait une porteque les locataires précédents avaient fait ouvrir, pour pouvoircommuniquer, sans passer dehors, avec la maison voisine qui étaitoccupée alors par des personnes de leur famille. Mais ceslocataires avaient quitté Prairie-Fields, et comme James Gobsonn’habitait qu’une des deux villas, on avait condamné cetteporte.

Les deux époux vivaient bien sous le mêmetoit, mais à peu près séparés, ce qui aurait fort calmé la jalousiedu malheureux Saunders, s’il avait connu ce détail de l’existencede celle dont son cœur maudissait l’ingratitude.

La jeune femme occupait au premier étage de lamaison un ravissant appartement composé d’un grand salon, d’unboudoir, d’une chambre à coucher et d’un cabinet de toilette. Laporte de cette dernière pièce se trouvait à la tête du lit,dissimulée par une portière de soie bleue. La chambre étaitentièrement tendue de la même étoffe.

James Gobson ne mettait, pour ainsi dire,jamais les pieds dans cette partie de la maison, car une foisinstallé et reçu dans le monde viveur de Boston, il avait reprisson existence et ses vices d’autrefois.

Sans se rappeler ce que ses habitudesd’ivresse, le jeu et ses mœurs brutales lui avaient coûté, depuisson divorce jusqu’aux soupçons qui l’avaient conduit au pied de lapotence, il était retombé dans les mêmes excès.

Il passait ses journées aux courses et sessoirées au club. Neuf fois sur dix, il était ivre lorsqu’ilrentrait chez lui au milieu de la nuit. Mistress Gobson avait alorstout à craindre des colères de son mari, et il fallait que cettefrayeur fut extrême, car elle n’osait ni répondre quand ill’injuriait, ni lui refuser l’argent qu’il gaspillait des deuxmains.

Si Saunders avait pu assister à une de cesscènes, il n’aurait certes pas reconnu la belle maîtressecapricieuse, fantasque et volontaire qui le menait jadis tambourbattant.

Cette vie était doublement pénible pourl’ex-miss Ada, car elle n’avait même plus Mary auprès d’elle. Aprèsavoir généreusement récompensé cette fille, Gobson l’avaitcongédiée, puis remplacée par une servante à laquelle iln’inspirait pas moins de frayeur qu’à sa femme.

Les autres domestiques de ce triste ménageétaient une cuisinière et un jardinier, gens qui s’intéressaientfort peu aux querelles conjugales des époux et qui, d’ailleurs, n’yassistaient que bien rarement, puisqu’elles se passaient fort tard,alors que, leur service étant terminé, ils s’étaient retirés dansle pavillon où ils logeaient.

Mistress Gobson vivait donc dans une solitudeabsolue. Sauf sa couturière, sa modiste et quelques autresfournisseurs, elle ne connaissait ni ne recevait personne, et cetisolement lui était douloureux, cela se lisait sur son visage.

Elle était toujours belle, mais son teintavait pâli, ses yeux s’étaient cernés. Toute sa physionomieexprimait le chagrin, la lassitude, le découragement.

Parfois, cependant, lorsque son maris’éloignait après quelque grossièreté ou quelque acte de violence,les regards de la jeune femme se faisaient éclairs et ses lèvres secrispaient dans un sourire menaçant.

On eût dit qu’en ces moments-là, il sesoulevait en elle un levain de révolte et de vengeance. Mais celane durait qu’un instant ; quelque pensée secrète et terriblefaisait passer en elle comme un frisson et elle éclatait ensanglots.

Ce qui augmentait encore le martyre de lajolie délaissée, ce qui lui rendait son existence plus horrible etson isolement plus cruel, c’était le spectacle qu’elle avait sousles yeux, lorsque, cachée derrière les rideaux de sa chambre àcoucher, au premier étage, elle plongeait ses regards dans le parcde la villa voisine.

Là, tout était calme, bonheur, pureté.

Cette maison était habitée par un homme d’unequarantaine d’années, d’une grande distinction, d’une physionomieparticulièrement intelligente, et par une jeune fille de seize ansà peine, d’une ravissante et douce beauté, qui avait auprès d’elle,en qualité d’institutrice ou de gouvernante, une femme déjà d’uncertain âge.

L’abandonnée mistress Gobson avait cru devinerlà d’abord un ménage dans la lune de miel et son cœur, sans qu’ellepût se dire pourquoi, en avait éprouvé un tressaillementdouloureux ; mais, s’étant renseignée, elle avait appris queson voisin s’appelait Charles Murray et que la jeune personne, quise nommait Jane, était sa fille ou sa pupille, et elle en avaitressenti comme un soulagement inespéré.

Dès ce moment, ce fut sans cette jalousieinconsciente des premiers jours qu’elle poursuivit ses observationsindiscrètes, et bientôt elle comprit, au despotisme avec lequel sapensée la ramenait à Charles Murray, qu’elle aimait cet inconnu quele hasard avait amené si près d’elle.

Peu disposée par son passé, son tempérament etses habitudes, aux amours platoniques et patientes, l’ex-Ada Ricardfit si bien que son voisin s’aperçut rapidement de l’attention dontil était l’objet, et il en fut évidemment aussi flatté que touché,car, moins de quinze jours après les premiers regards échangés,mistress Gobson, les lèvres humides et le sein oppressé, dévoraitfiévreusement ces deux lignes, qui lui étaient parvenues par dessusle mur, dans un bouquet de roses :

« Vous êtes adorablement belle et je vousaime. Comment me rapprocher de vous ? »

Son mari venait de partir pour son club ;il devait y dîner et y passer, selon sa coutume, la soirée et unepartie de la nuit ; mistress Gobson monta dans sa chambre, où,de sa fenêtre, elle aperçut son voisin, qui, feignant d’êtreabsorbé dans la lecture d’un journal, l’interrogeait des yeux.

Elle écrivit aussitôt quelques mots, lesglissa sous une enveloppe, dans laquelle elle enferma en même tempsun dollar pour lui donner le poids nécessaire, et lança le tout siadroitement que, franchissant l’espace, le projectile amoureuxtomba aux pieds de Charles Murray.

Celui-ci s’en saisit et lut :

« À huit heures, ce soir, au bout del’avenue. »

Il remercia d’un long regard, qui fit rougirde bonheur la jeune femme, et disparut pour rentrer dans sonappartement.

Charles Murray avait abandonné à miss Jane lepremier étage de sa villa, mais il s’était réservé aurez-de-chaussée deux pièces qui avaient une entréeparticulière.

L’une de ces pièces, la première, était unechambre à coucher ; la seconde, un cabinet de travail. Laporte de cette pièce était toujours soigneusement fermée ;personne n’y pénétrait jamais, pas même les domestiques de lamaison.

Murray, qui s’occupait de sciences, avait là,disait-il, des produits dangereux et des appareils fragiles qu’iltenait à défendre contre toute curiosité et tout contact. Lorsqu’ilétait venu s’installer à Prairie-Fields, lui seul avait reçu etouvert les caisses qui contenaient ces objets.

Ses ordres étaient rigoureusement respectés.Lorsque son ami ou tuteur était chez lui et qu’elle désirait levoir, miss Jane elle-même ne franchissait pas le seuil de cetappartement mystérieux ; elle l’appelait du dehors.

C’est dans son cabinet de travail que Murrayse rendit en quittant mistress Gobson, et si celle-ci l’avaitsuivi, elle eût été étrangement surprise, car, au lieu de couvrirson billet de baisers amoureux, comme elle le pensait peut-être,son voisin, une fois chez lui, prit dans son bureau un volumineuxdossier, en tira une lettre toute froissée, et, comparant cettelettre avec les lignes de la jeune femme, murmura :

– C’est bien la même écriture !

Pendant ce temps-là, Ada était plongée dansses rêves d’amour. Le moment de son dîner venu, elle se mit àtable, mais pour manger à peine. À huit heures, profitant de ce queses gens étaient à l’office, elle sortit furtivement de savilla.

La nuit commençait à tomber, l’atmosphèreétait tiède et parfumée. Mistress Gobson, enveloppée dans unemantille, pressa le pas, et bientôt elle aperçut, sous un desgrands arbres de l’avenue, celui qu’elle venait rejoindre.

Murray, qui l’avait reconnue, s’avançavivement à sa rencontre et lui dit d’une voix émue :

– Madame, pardonnez-moi d’avoir osétroubler votre solitude.

– Je vous pardonne, monsieur,répondit-elle, puisque me voici.

– Merci, merci de tout cœur !

Il lui offrit son bras ; elle le prit enlui disant :

– Vous m’avez écrit que vous m’aimiez,savez-vous qui je suis ?

– Je pourrais vous répondre non ;mais ce serait indigne de vous et de moi. Oui, je sais qui vousêtes. Le nom de votre mari m’a appris que vous étiez l’héroïne decet événement étrange dont tout New-York s’est occupé pendant deuxmois.

– Et c’est pour cela que vous m’avezadressé une déclaration ?

Elle avait prononcé ces mots d’un tonpiqué ; son bras s’était détaché de celui de son cavalier.

Après avoir pensé que l’homme vers lequel ellese sentait si violemment attirée ne connaissait rien de son passéet n’avait vu en elle que sa beauté et sa tristesse, la courtisanese disait qu’elle ne devait cet amour ou plutôt ce désir qu’à lavictoire facile que promettait sa réputation. La déception étaitcruelle !

Comprenant ce qui se passait dans l’esprit demistress Gobson, Charles Murray s’empressa de lui répondre, ens’emparant doucement de nouveau de son bras :

– Oh ! vous ne le croyez pas,madame ; je vous aime parce que vous êtes isolée, que je vousai jugée malheureuse, que vous êtes belle et que mon cœur, avided’affection, s’est lancé au devant du vôtre.

– C’est bien vrai, tout cela ?

Ada, qui ne demandait qu’à être convaincue,souriait.

– C’est bien vrai, répéta Murray, enpressant tendrement la petite main que la jeune femme s’étaitlaissé prendre.

– Et où nous conduira cet amour ? Jesuis mariée. M. Gobson est violent et jaloux.

– Comment avez-vous épousé une secondefois cet homme dont vous aviez eu tant à vous plaindre ?

– Ah ! je ne sais. La situationbizarre que la justice nous avait faite, le dégoût de l’existenceque je menais, la faiblesse !

– Divorcez une seconde fois.

– Impossible !

– Impossible ! pourquoi ?

– Parce que, sur le simple soupçon d’uneintention semblable de ma part, mon mari me tuerait. Vous le voyez,si je suis venue vous trouver, c’est surtout pour vous avertir dudanger auquel vous m’exposez. J’ai pu m’échapper aujourd’hui, maisdes sorties renouvelées sembleraient étranges à mesdomestiques ; nous ne recevons personne. M. Gobson nevous connaît pas.

– Je puis me lier avec lui.

– Je ne le crois pas et j’espère que non,pour vous.

– Si c’est le seul moyen de vous voir, devous parler, de vous dire que je vous aime.

– Oui, ce serait le seul ! Vousm’aimez donc ?

– Je n’ai jamais rencontré une femme plusséduisante que vous. Donnez-moi un peu d’espoir et je serai l’amide votre mari dans moins de huit jours.

– Faites cela et nous verrons. Enattendant, laissez-moi partir, mon absence pourrait êtreremarquée.

Charles Murray et la jeune femme retournèrentsur leurs pas, puis se séparèrent à une centaine de mètres de leursvillas, mais non sans avoir échangé un serrement de main rempli depromesses.

De retour chez elle, mistress Gobson gagnaimmédiatement sa chambre, où son premier regard fut pour une glacequi lui renvoya son sourire.

Les quelques instants qu’elle venait de passerdans un tête-à-tête amoureux lui avaient rendu toute sa beauté. Soncœur de courtisane ne battait pas moins de l’espoir de tromper qued’amour. Sa passion était faite autant de vengeance que d’appétitssensuels. Chacune des brutalités, chacun des mots blessants de sonmari lui seraient payés, à elle, par une caresse de son amant. Elleallait donc pouvoir se venger ! Tout son être en tressaillaitde joie.

Quant à Murray, après avoir refermé sans bruitla porte de son jardin qu’il avait laissée ouverte en sortant, ilétait rentré dans son cabinet de travail.

Tout à ses pensées, il n’avait pas aperçu, àdeux pas de la grille et dissimulée derrière un massif, une jeunefille qui le guettait sans doute, car l’émotion qui la saisit à savue fut si violente qu’elle dut se couvrir le visage de ses deuxmains pour étouffer un sanglot.

C’était cette jolie enfant dont la chastebeauté, éveillant la jalousie de mistress Gobson, avait, plusencore peut-être que tout autre sentiment, fait naître en son cœurde fille l’impérieux désir d’être aimée.

Chapitre 4EN SORTANT DU PARKER-CLUB

Moins de quinze jours après sa réception auParker-Club, James Gobson en était un des membres les plus assidus.Grand buveur et gros joueur, il avait trouvé là des adversairesdignes de lui, dont il était bientôt devenu l’intime et quil’avaient entraîné, sans nulle difficulté, dans tous les excès.

On le savait riche ; peu importait lasource de sa fortune. On lui faisait excellent visage, il était detoutes les courses, de tous les paris, de toutes les fêtes, etcomme certains autres viveurs du même cercle, il avait fini parprendre une chambre au club, afin d’avoir un lit tout prêt, pourles jours où l’ivresse ne lui permettrait plus de rentrer chez lui,à moins qu’il ne s’y fît porter.

Master Gobson menait donc une existence desplus joyeuses et des plus décousues, pendant que sa femme restaitseule dans sa villa de Prairie-Fields. C’eût été pourl’inconsolable Saunders une véritable satisfaction que de voircombien était délaissée celle qui, pour se marier une seconde fois,avait repoussé son amour.

Fort gai, même lorsqu’il était complètementgris, le mari d’Ada Ricard acceptait toutes les plaisanteries, saufcelles qui avaient trait à son procès. Il n’aimait pas qu’on luirappelât les jours critiques qu’il avait passés aux Tumbs, et ilaimait encore moins à parler de celle qui portait son nom.

Lorsqu’on s’étonnait de ne le voir jamais avecla belle mistress Gobson, qui lui avait sauvé la vie et donné unevéritable preuve d’amour en l’épousant une seconde fois malgré lepassé, il répondait d’une façon évasive. Si on insistait sur cemême point, il pâlissait et ses regards prenaient une expressionhaineuse qu’on ne pouvait s’expliquer.

Mais ces questions, on le comprend, n’eurentqu’un temps. Au bout d’un mois, ses compagnons de plaisirs’occupèrent aussi peu de la jeune femme que si elle n’existaitpas. James fut alors tout à fait heureux.

C’est ainsi qu’il atteignit le jour où nousavons vu mistress Gobson répondre avec empressement au billet deCharles Murray et se rendre, sans hésitation, au rendez-vousqu’elle lui avait donné.

Ce soir-là, Gobson passa toute la nuit à soncercle, mais, le lendemain, il lui fallut bien rentrer à la maison,car le jeu avait absolument vidé ses poches. Tout naturellement ils’attendait à des reproches, ainsi que de coutume en semblableoccurrence. À sa stupéfaction, Ada le reçut d’une façoncharmante.

Que pouvaient lui faire désormais les folieset les absences de celui qu’elle allait tromper !

Certaines femmes ne deviennent douces etbonnes que lorsqu’elles commettent une faute, soit parce qu’ellesveulent rendre aveugle le mari ou l’amant, soit parce que leurpitié féminine leur ordonne d’accorder une compensation à celui quiest leur dupe.

Mais James se souciait trop peu de mistressGobson pour ce demander d’où provenait ce changement subit.Froidement sceptique, profondément égoïste, il accepta l’effet sanschercher à remonter à la cause. Ce fut dans le plus parfait accordque les deux époux passèrent la journée, et vers cinq heures, quandson mari, le portefeuille regarni, lui annonça qu’il retournait àson cercle, Ada lui dit amicalement adieu.

Gobson tenait beaucoup à dîner ce soir-là auParker, car on y recevait un nouveau membre, et cette cérémoniedonnait toujours lieu à un banquet auquel ne manquaient jamaisd’assister les plus importants personnages du club.

Ce nouvel élu, qui s’appelait Harris Burnett,était arrivé à Boston avec les plus chaudes recommandations etprécédé d’une réputation de buveur intrépide.

On lui présenta James Gobson, qu’on mit à sadroite, et ces deux messieurs se lièrent si rapidement le verre enmain, qu’à dix heures, au moment de se lever de table, ils étaientintimes.

De la salle à manger, on passa dans lesalon ; mais là, au lieu de prendre place à une table de jeu,ainsi que l’y invitait le mari d’Ada Ricard, Harris demanda uninstant de liberté, sous le prétexte d’aller jusqu’à son hôtel.

Il y courut en effet. Un homme l’attendait surle pas de la porte.

C’était Charles Murray.

– Eh bien ! lui demanda celui-ci, oùen êtes-vous ?

– À la plus tendre amitié, réponditHarris Burnett ; seulement, je ne crois pas qu’il sorte cettenuit du Parker. Il va jouer et il est tellement gris qu’il coucheraprobablement au cercle.

– Tant mieux ; je ne suis pas prêt,et cela nous assure sa rentrée pour demain à Prairie-Fields. Maisdemain, il ne faudra pas qu’il sorte avant minuit et demi. Ne legrisez pas trop ; qu’il lui reste encore assez de jambes pourmonter dans la voiture qui stationnera à deux portes plus loin quele club. Surtout, s’il a un revolver, comme c’est possible,prenez-le lui ou, mieux, déchargez-le. Le reste me regarde.

– Comment vous préviendrai-je ?

– Je serai ici demain à la même heure.S’il se présente quelque obstacle imprévu, ce sera pour le joursuivant.

Ces étranges instructions reçues, Burnettretourna au Parker et Charles Murray, remontant dans la voiture quil’attendait, prit le chemin de Prairie-Fields.

Les choses se passèrent comme les avaitprévues le voisin d’Ada : James Gobson joua une partie de lanuit et coucha à son club.

Le lendemain, son nouvel ami vint levoir ; ils allèrent ensemble aux courses, puis rentrèrent auParker pour dîner, puis, à dix heures, ils commencèrent à joueravec des adversaires qu’on avait désignés à Harris comme neveillant jamais fort tard.

Aussi, vers minuit, ces messieursexprimèrent-ils le désir de cesser la partie, et James Gobson, qui,tout en jouant, n’avait cessé de boire, se disposa lui-même à seretirer.

– Retournez-vous chez vous ? luidemanda Burnett, qui, à l’heure convenue, s’était absenté uninstant pour avertir Charles Murray de ce qui se passait.

– Ma foi oui, répondit James ; voilàquarante-huit heures que je n’y ai mis les pieds.

– Alors descendons ensemble ?

– Parfaitement.

Ils entrèrent au vestiaire, où Harris, nepouvant exécuter plus complètement les ordres qu’il avait reçus, secontenta d’enlever fort adroitement de la poche du paletot deGobson le revolver qui s’y trouvait.

Cela fait, il prit le bras de son nouvel amiqui titubait un peu et ils sortirent.

La rue était déserte.

– My God, murmura l’ivrogne, pasde voiture ! Je remonte au club, je n’ai pas envie d’aller surmes jambes à Prairie-Fields ; d’abord elles se refuseraient àm’y conduire.

– Voici une voiture, au contraire,répondit Harris Burnett en riant de la plaisanterie de son ami.

Il lui montrait un cab dont le cocherattendait évidemment un client, car il fit avancer son cheval ducôté de ceux qui venaient à lui.

Le mari d’Ada Ricard se hissa dans la voiture,serra énergiquement la main de son nouveau compagnon de table,bégaya son adresse et s’étendit dans un coin en fermant lesyeux.

Le cheval partit au grand trot.

Le cab roulait déjà depuis près de troisquarts d’heure et n’était plus qu’à quelques centaines de mètres del’avenue où se trouvaient les villas que connaissent nos lecteurs,lorsque Gobson, qui s’était endormi, se réveilla tout à coup auxjurons que débitait son automédon.

Cet homme avait quitté son siège et examinaitattentivement une des roues de sa voiture.

– Qu’y a-t-il donc ? lui demandaJames que ces quelques instants de sommeil avaient à peu prèsdégrisé.

– Il y a qu’un des écrous est parti etque je ne puis aller plus loin, répondit l’individu.

– Baste ! c’est un petit malheur,reprit Gobson en sautant sur la chaussée ; j’irai bien à piedjusque chez moi. Tenez, voilà pour vous.

Il lui donna un dollar, le cocher remercia,et, pendant que son voyageur se dirigeait en sifflant versl’avenue, il fit tourner son cab, puis, conduisant son cheval parla bride, reprit le chemin de la ville.

Mais cinq minutes après, il tiraittranquillement un écrou de sa poche, le mettait en place, sautaitsur son siège et s’éloignait au galop.

Quant à James, sans se douter du tour dont ilétait victime, il avait atteint l’avenue où, grâce aux grandsarbres qui la bordaient, régnait une certaine obscurité.

Soudain, au moment où il longeait le mur d’unvaste parc, deux hommes s’élancèrent sur lui et cela sibrusquement, qu’il eut à peine le temps de jeter un cri.

L’un de ses agresseurs l’avait saisi à lagorge ; l’autre s’efforçait de le coucher à terre en luidisant :

– Si vous appelez, vous êtes mort. Vite,votre argent et votre montre !

Mais Gobson était brave et robuste. Contenantd’une main le bras du voleur qui le menaçait de son couteau etdonnant un vigoureux coup de tête dans le visage de celui quil’étranglait, il se dégagea suffisamment pour pouvoir pousser unsecond appel au secours.

– Tenez bon, voilà ! lui cria-t-onaussitôt.

Et il entendit courir vers lui.

Comprenant immédiatement que leur coup étaitmanqué, les deux bandits lâchèrent leur victime et bondirent del’autre côté de la chaussée ; mais le sauveur de James nevoulait pas sans doute qu’ils en fussent quittes à si bon marché,car deux coups de feu retentirent et l’un des deux misérables jetaun cri, cri que Gobson, s’il avait été moins gris, ne se seraitguère expliqué, car son libérateur avait tout simplement tiré enl’air.

Mais le mari d’Ada Ricard, à peine délivré,avait voulu, lui aussi, se venger ; seulement, à sastupéfaction, il n’avait plus trouvé dans la poche de son pardessusle revolver qu’il était cependant certain d’y avoir mis.

Du reste, les voleurs avaient disparu, etl’homme qui était venu si heureusement à son aide s’étaitapproché.

– Vous n’êtes pas blessé, monsieur ?lui demanda cet inconnu.

– Non, répondit Gobson ; mais, sansvotre arrivée, je crois bien que c’en était fait de moi. Lesgredins ! L’un d’eux m’a presque étranglé ! Nom denom ! Je n’ai pas besoin de vous dire combien je vous suisreconnaissant.

Tout en prononçant ces mots, James rajustaitun peu sa toilette dont cette agression avait singulièrementtroublé l’harmonie, et il fouillait inutilement ses poches endisant :

– C’est singulier ! Je suiscependant certain de l’avoir pris hier chez moi.

– Quoi donc ? interrogea sonsauveur.

– Mon revolver ! Enfin ! grâceau vôtre, l’un de ces bandits a payé son audace. Mais, unequestion, monsieur ; comment vous trouvez-vous à pareilleheure dans cette avenue ?

– Je rentrais chez moi.

– Chez vous ?

– Oui, je demeure à deux cents pas d’ici,au n° 67.

– Par exemple ! Nous sommes voisinsalors. J’habite la villa 66.

– Vous êtes monsieur JamesGobson !

– Lui-même ! Mais vous êtes plusavancé que moi ; j’ignore votre nom.

– Je me nomme Charles Murray.

– Et bien ! monsieur Charles Murray,je vous dois la vie, je ne l’oublierai pas ; et puisque noussommes voisins, nous ne nous séparerons pas ainsi. Vous allez mefaire le plaisir d’entrer chez moi prendre un verre dechampagne.

– Il est bien tard.

– Une heure à peine.

– N’êtes-vous pas marié ? Nousallons éveiller Mme Gobson.

– Peuh ! Et puis mistress Gobsonsera enchantée de voir le sauveur de son mari ! À moins que cene soit elle qui ait voulu me faire assassiner !

James avait prononcé ce dernier mot en riant,mais d’un rire ironique, qui semblait exprimer combien il croyaitsa femme parfaitement capable d’un acte de ce genre.

Charles Murray n’eut pas l’air decomprendre ; il se contenta de faire observer à son voisin queles hommes qui l’avaient attaqué semblaient n’avoir eu d’autreintention que de le dévaliser.

– Oui, c’est vrai, fit Gobson en riant denouveau. D’ailleurs, vous pensez bien que ce n’est là de ma partqu’une plaisanterie.

Tout en causant ainsi, les deux Américainss’étaient remis en marche.

Ils atteignirent bientôt la première des deuxvillas.

– Comment ! vous voulez vraiment quej’entre chez vous à cette heure ? demanda Murray à celui quiavait ouvert la grille et s’effaçait pour le laisser passer.

– Certes oui, cher monsieur, répondit lemari de miss Ada, j’y tiens absolument. Vous me désobligeriezbeaucoup en refusant.

– Qu’il soit fait alors selon votredésir.

Et suivant le maître de la villa qui leprécédait pour lui montrer le chemin, Charles Murray traversa lejardin et pénétra dans la maison.

– Ohé, Betsy, Betsy, descendez !appela bruyamment Gobson du bas de l’escalier.

Betsy était la femme de chambre d’Ada.

Elle venait de se coucher, mais ne dormait pasencore. Elle répondit aussitôt et James, s’emparant de la lampe quiéclairait le vestibule, fit entrer son voisin dans la salle àmanger.

La servante arriva presque immédiatement.

– Allumez le gaz, lui commanda sonmaître, donnez-nous du champagne, des cigares et des biscuits, etdites à mistress Gobson de nous rejoindre.

– Madame dort, observa Betsy.

– Réveillez-la, riposta durement lebrutal.

– Non, je vous en prie, supplia Murray,j’aurai l’honneur de voir Mme Gobson demain.

– Du tout, du tout ! Elle aura letemps de se remettre au lit ; elle na rien demieux à faire. Allons, vite, stupide créature !

Ces derniers mots s’adressaient à la femme dechambre, qui, sans doute accoutumée à ce ton grossier, ne hasardapas d’autre réflexion. Elle donna de la lumière, servit duchampagne et se hâta de disparaître pour obéir.

Gobson déboucha la bouteille en homme experten ce genre d’opérations, remplit les verres et vida le sien d’unseul coup, après avoir salué son sauveur.

Murray fit raison à son hôte, qui lui dit enremplissant de nouveau les verres :

– C’est vraiment une bonne fortune pourmoi de vous avoir pour voisin. Est-ce qu’il y a longtemps que voushabitez l’avenue ?

– À peu près un mois. L’air de cequartier a été recommandé à ma nièce. C’est à cause d’elle que jesuis venu m’installer ici.

– Vous n’êtes pas marié ?

– Non.

– Vous êtes bien heureux !

– Vous l’êtes davantage ; on ditmistress Gobson remarquablement jolie.

– Oui ! c’est possible, mais,voyez-vous, cher monsieur Murray, la meilleure femme… légitime nevaut pas le diable. C’est une gêne, un obstacle. Moi, j’aime laliberté.

Le frou-frou d’une robe dans l’escalierinterrompit cette boutade grossière de James, qui reprenaitrapidement le chemin de l’ivresse ; et, quelques secondesaprès, la maîtresse de la maison parut sur le seuil de la salle àmanger.

Ada était plus jolie que jamais. Enveloppéedans un long peignoir de satin bleu, ses beaux cheveux relevéssimplement sur sa tête, on ne pouvait rêver rien de plus charmant,rien de plus désirable.

En reconnaissant, dans le compagnon de sonmari, celui qu’elle aimait, elle s’arrêta un instant sur le pas dela porte ; mais, comprenant qu’il y avait là quelque mystèrequi lui serait expliqué plus tard, elle imposa silence auxbattements de son cœur, redevint maîtresse d’elle-même et, saluantM. Murray comme elle eût salué un étranger, elle s’avança endisant sèchement à James :

– Betsy m’a réveillée en affirmant quevous me demandiez. Que pouvez-vous me vouloir à pareilleheure ?

– Eh parbleu ! répondit Gobson d’unton railleur, je veux tout simplement, ma chère amie, vousprésenter l’homme qui vient de me sauver la vie :M. Murray, notre voisin. Sans son aide, deux gredins allaientme faire un mauvais parti.

– Je ne vous comprends pas, fit la jeunefemme en haussant légèrement les épaules.

– Oh ! je sais bien, répliqual’ivrogne qui avait surpris ce mouvement, que, si ces gaillards-làm’avaient planté six pouces de fer dans le ventre, vous n’en auriezéprouvé qu’un médiocre déplaisir. J’ai été attaqué, on voulait medévaliser, mais mon sauveur est arrivé. Il était temps, j’étaisdéjà à demi étranglé.

– Madame, dit Charles Murray, qui s’étaitlevé à l’arrivée d’Ada, votre mari exagère un peu le service que jelui ai rendu. Je crois qu’il se serait tiré d’affaire sans moi.Quoi qu’il en soit, je m’excuse d’avoir troublé votre repos. Je nevoulais pas entrer chez vous, mais M. Gobson a insisté.

– Eh ! certes, oui, j’ai insisté,reprit vivement James, et je compte bien que nous n’en resteronspas là ; vous m’avez l’air d’un joyeux compagnon. Encore unverre de champagne ! Voyons, Ada, buvez avec nous ; ou jecroirai, Dieu me damne ! que vous êtes désolée que je soisrentré sain et sauf.

– Je ne demande pas mieux, répondit ensouriant mistress Gobson qui devinait que cette agression dont sonmari avait été victime n’était qu’une comédie. Quoi que vous enpensiez, je suis heureuse, au contraire, qu’il ne vous soit rienarrivé. J’en remercie bien sincèrement monsieur, monsieur…

– M. Murray.

– J’en remercie bien sincèrementM. Murray. Et, prenant le verre plein que lui tendait sonmari, elle y trempa ses lèvres roses en échangeant un long regardavec son voisin.

– Maintenant, dit celui-ci, vous mepermettrez, cher monsieur Gobson, de ne pas être indiscret pluslongtemps ; nous nous reverrons, puisque vous voulez bienm’ouvrir votre maison.

– Laissez-moi vous reconduire.

– C’est inutile, je vous en prie.

C’était surtout à peu près impossible pourJames, car les quatre ou cinq verres de champagne qu’il venait deboire l’avaient grisé de nouveau.

– Alors, balbutia-t-il, que Betsy vousmontre au moins le chemin.

– Je vais le faire moi-même, proposa lajeune femme.

Gobson approuva du geste et tendit la main àson hôte, en lui faisant promettre de revenir le lendemain.

Ada était déjà sur le perron ; CharlesMurray la rejoignit ; ils traversèrent ensemble le jardin.

– Eh bien ! lui dit-il lorsqu’ilseurent atteint la grillé, vous voyez que j’ai tenu mapromesse ; me voilà l’ami de votre mari. Ne me donnerez-vouspas un mot d’espoir ?

– Vous êtes charmant, répondit mistressGobson avec un éclair de passion dans ses beaux yeux. Àdemain !

Et fermant la grille sur celui auquel ellevenait de se promettre, Ada remonta rapidement chez elle sansentrer dans la salle à manger, où James, les coudes sur la table etle regard haineux, murmurait :

– Oh ! si je croyais que gens-làaient été apostés par elle, je la tuerais comme un chien !

Chapitre 5PASSION DE FILLE ; AMOUR DE VIERGE

Dans les conditions que nous venons d’exposer,les amours de Charles Murray et de mistress Gobson devaient marcherà grands pas. Émerveillée de l’adresse de ce bel inconnu, car ellecomprenait bien que c’était pour se rapprocher d’elle que sonvoisin avait imaginé cette agression dont il avait délivré sonmari, et, de plus, humiliée des grossièretés de James en présencede son hôte, Ada ne songeait qu’à se venger.

Certaine que Gobson tiendrait à ses relationsavec son sauveur en raison directe de la répugnance qu’elletémoignerait pour cette intimité, le lendemain, lorsqu’on l’avertitque M. Murray déjeunerait à la villa, la jeune femme ne manquapas d’accueillir fort mal cette nouvelle ; puis elle se mit àtable avec une physionomie boudeuse et s’esquiva avant la fin durepas, sous le prétexte le plus futile, malgré les observationsbrutales de son mari.

Mais peu importait à ce dernier ; il n’enfit pas moins si complètement fête à son convive, qu’au dessert ilétait gris et ne voulait plus entendre parler de se séparer jamaisde son nouvel ami.

– Que cela plaise ou non à mistressGobson, lui dit-il dans un mouvement d’expansion, il faut nous voirsouvent. Faites-vous recevoir au Parker-Club, je serai votreparrain. Nous reviendrons ensemble à Prairie-Fields lorsqu’il nousplaira d’y revenir et quand, par hasard, nous rentrerons de bonneheure, nous terminerons gaiement la nuit ici.

– J’accepte, répondit Murray, en choquantpour la dixième fois son verre contre celui de l’ivrogne. Ah !vous entendez bien la vie.

– Mieux encore : je veux que nosdeux villas n’en fassent qu’une. Elles communiquaient jadis par uneporte en ce moment condamnée ; demain elle sera ouverte denouveau. Ça vous va-t-il ?

– Parfaitement.

– Hurrah ! alors. La table, le jeuet les amis ! Voilà tout ce qu’il y a de vrai. Au diable lesfemmes, surtout les femmes légitimes !

Charles Murray, que l’ivresse semblait nepouvoir atteindre, – il est vrai qu’il ne faisait le plus souventque le simulacre de boire, – soutint le choc tant que cela convintà son hôte, et ils ne se séparèrent que lorsque ce dernier, quivoulait aller à son club, jugea nécessaire de se jeter sur son litpour se reposer quelques heures avant que de sortir.

À la tombée de la nuit, après son dîner, quandson mari se fut éloigné, mistress Gobson guetta son voisin ;mais, à sa stupéfaction et à son grand chagrin, il ne lui donna passigne d’existence. Elle ne le revit que le lendemain, lorsqueGobson, ayant fait ouvrir la porte de communication des deuxvillas, lui fit les honneurs de sa maison et de son parc.

Pendant cette visite, Murray trouva l’occasionde dire à la jeune femme ; « À ce soir ! » etelle oublia alors, dans l’espérance de cette entrevue, son attenteinutile de la veille.

Ada fut exacte à ce rendez-vous qui ne pouvaitêtre troublé, car James était déjà parti. Elle attendit Murray à laporte du jardin et le conduisit sous un berceau de verdure, où nepouvaient les observer nuls regards indiscrets.

– Je vous ai attendu vainement hier, luidit-elle avec un doux accent de reproche, dès qu’ils eurent prisplace sur un large banc de rotins.

– Ada, écoutez-moi, réponditM. Murray d’une voix grave, mais en pressant amoureusementdans les siennes les deux petites mains que lui avait abandonnéesmistress Gobson. Je me sens entraîné vers vous par un véritableamour, mais je sens en même temps que cet amour est si profondqu’il hésite devant un odieux partage. Je vous voudrais pour moiseul. La pensée que cet être grossier et commun est votre maître medésespère ; je rêve de rompre le lien fatal qui vous unit àlui. N’est-ce pas possible ?

– Je ne crois pas, répondit tristementAda, que ces paroles enivraient, car, peu faite aux passionsdélicates, elle trouvait un charme infini à se sentir aussijalousement aimée.

– Pourquoi est-ce impossible ?

– Oh ! je ne puis vous le dire. Nem’interrogez pas si vous m’aimez.

La jeune femme avait prononcé ces mots avec uninexprimable accent de terreur. Ses mains tremblaient dans cellesde Murray ; elle s’était courbée sur lui comme pour lesupplier de la défendre ; des larmes brillaient dans ses beauxyeux chargés d’éclairs passionnés ; il entendait lesbattements précipités de son cœur.

Mais on eût dit que cet homme était debronze ; rien ne frémissait en lui. Et cependant celle quil’appelait ainsi du cœur, des sens et de la voix étaitadmirablement belle.

Il l’éloigna doucement, s’efforça de laconsoler par de bonnes paroles, et sans lui avoir accordé unecaresse, la reconduisit jusqu’au perron, en lui murmuranttendrement :

– À demain !

Ada, affolée d’amour et de tentationsinassouvies, rentra chez elle, où, désespérée, elle se jeta sur sonlit en prononçant contre son mari d’étranges paroles de haine.

Les jours suivants se passèrent de même. Lesheures que Charles Murray ne consacrait pas à Gobson, il lesdonnait à sa femme, dont la passion prit si rapidement unephysionomie sauvage qu’un soir, seule dans son boudoir avec celuiqu’elle adorait et qui la repoussait, elle lui dit :

– Mais, je vous en conjure, indiquez-moidu moins ce qu’il faut que je fasse pour que vous m’aimiez unpeu !

– Je vous le répète, Ada, réponditMurray, il faut vous séparer de cet homme, puisque vous avez eu lafaiblesse de l’épouser une seconde fois.

– Une seconde fois ! fit la jeunefemme dans un sourire que l’ironie transformait en sanglot et en selaissant glisser aux genoux de son voisin ; une secondefois ! Oh ! si vous saviez !

Il avait appuyé contre sa poitrine lacharmante tête d’Ada ; il effleurait son front de ses lèvres.Les yeux à demi fermés, la bouche entr’ouverte, tout son êtrefrémissant de désirs, la courtisane murmurait :

– Et ne pouvoir rien dire ! Êtrerivée à ce misérable, n’oser briser sa chaîne ! Oh !c’est le châtiment ! Je vous en prie, aimez-moi ; je suissi malheureuse !

– Mais expliquez-vous. Ne suis-je pas làpour vous défendre ? Quel secret vous lie donc à cethomme ? Ayez confiance en moi. Cherchons tous deux le moyen devous rendre libre.

– Oh ! non, non, jamais !s’écria mistress Gobson avec un accent d’indicible terreur.Dussé-je mourir de mon amour et de votre mépris, je ne parleraipas. Adieu !

En prononçant ce dernier mot avec uneexpression déchirante, elle s’était relevée et, sans détourner latête, elle se précipita dans sa chambre à coucher dont elle fermabrusquement la porte derrière elle.

Murray, qui s’attendait peu sans doute à unesortie aussi brusque, resta un moment stupéfait et désappointé,mais cependant il ne tenta ni un mouvement ni un appel pour ramenerla fugitive. Il prit son chapeau, descendit lentement l’escalier,sortit de la maison et se dirigea vers la porte qui mettait encommunication les deux villas.

Il allait l’atteindre lorsque tout à coup unbruit de pas précipités et un frou-frou de robe lui indiquèrentqu’on courait après lui. Il se retourna.

C’était Ada qui, franchissant d’un seul bondla distance qui la séparait de celui qu’elle voulait à tout prix,jeta les bras autour de son cou en lui disant :

– Non, je ne veux pas que nous nousséparions ainsi. Demain, je vous dirai tout et vous me délivrerezde cet homme. Mais vous m’aimerez ! Tu m’aimeras, n’est-cepas ?

– Eh ! comment ne vous aimerai-jepas lorsque vous m’aurez donné cette preuve d’amour ?répondit-il en détachant doucement le lien brûlant quil’étreignait ; je vous aime tant déjà !

Au même instant, un gémissement douloureux sefit entendre de l’autre côté de la porte.

– Qu’est-ce ? demanda mistressGobson effrayée.

– Rien, rien, dit Charles Murray, dontl’obscurité de la nuit cachait la pâleur. Rentrez chez vous.

– Mais encore ?

– Partez, partez, je vous en prie ;je le veux !

Et sans s’occuper plus longtemps de la jeunefemme, il s’élança dans son jardin dont il tira vivement laporte.

À deux pas de cette porte, il faillittrébucher contre un corps étendu le long d’un massif.

– Jane ! s’écria-t-il enreconnaissant la jeune fille qui vivait sous son toit.

Miss Jane ne répondit pas ; elle étaitévanouie.

Il la prit dans ses bras et, chargé de ceprécieux fardeau, courut vers la maison.

Tout ce bruit était parvenu jusqu’à lagouvernante. Murray la rencontra sur le haut du perron.

– Oh ! mon Dieu ! missJane ! qu’est-il arrivé ? s’écria la bonne femme enreconnaissant son élève. Elle était auprès de moi, il y à cinqminutes à peine.

– Peu de chose, je l’espère, réponditl’Américain, en montant l’escalier aussi légèrement que s’il n’eûtporté qu’un enfant.

Arrivé dans la chambre à coucher de Jane, ill’étendit doucement sur une chaise-longue et s’assura aussitôtqu’il ne s’agissait que d’une syncope.

Un instant plus tard, en effet, grâce auxsoins les plus sommaires, la jeune fille revint à elle.

En ouvrant ses grands yeux et après lesquelques secondes qu’il fallut à son cerveau pour retrouver sonéquilibre, elle reconnut celui qu’elle appelait son ami et, touterougissante, elle lui dit en joignant ses petites mains :

– Oh ! pardonnez-moi, Charles,pardonnez-moi ; je suis assez punie.

Et elle éclata en sanglots.

– Vous pardonner, Jane ! Et quoidonc ? Mais pleurez, cela vous soulagera ; vousm’expliquerez tout plus tard. En attendant, chère petite,calmez-vous. Je vous pardonne de grand cœur, bien que j’ignorequelle faute vous avez pu commettre, et je vous aime.

À ce dernier mot, la jeune fille redevinttoute pâle et, comme si elle allait se trouver mal de nouveau, sespaupières se rejoignirent lentement.

– Votre femme de chambre, poursuivitMurray après avoir effleuré de ses lèvres le front de l’enfant, vavous déshabiller ; votre institutrice et moi nous reviendronsensuite vous endormir.

Il avait fait signe à la gouvernante, etlaissant la malade aux soins de sa domestique, ils passèrent dansle boudoir.

Là, ils étaient assez loin pour que, de lachambre à coucher, on ne pût les entendre.

– Qu’est-ce que cela veut dire,mistress ? demanda Murray à la vieille dame.

– Ça devait arriver un jour ou l’autre,monsieur, répondit l’institutrice ; je ne me reproche qu’unechose, c’est d’avoir gardé le silence.

– Le silence ! Expliquez-vous ;vous m’épouvantez.

– Miss Jane vous aime, monsieur.

– Miss Janem’aime !

En répétant ces mots, Murray avait porté lesmains à son visage qu’une pâleur livide avait envahi.

– Oui, elle vous aime et est jalouse.

– Jalouse ! De qui, bonDieu ?

Mais reconstruisant immédiatement, avec lalucidité ordinaire de son esprit, toute la scène dont le dénouementavait été le cri de douleur et l’évanouissement de la jeune fille,l’Américain comprit que miss Jane le guettait dans le jardin aumoment même où Ada était venue le rejoindre auprès de la porte, etque c’est aux paroles de tendresse qu’elle lui avait entenduadresser à cette fille que la vierge s’était trouvée mal.

– Oh ! cela est affreux,murmura-t-il.

– Ce n’est pas tout, monsieur ; jene dois rien vous cacher, reprit l’institutrice.

– Qu’y a-t-il encore ?

– Avant-hier, au commencement de lasoirée, miss Jane, qui m’avait quittée depuis à peu près un quartd’heure, est remontée ici en proie à une horrible crise de nerfs.J’ai voulu vous appeler, mais elle s’y est opposée en medisant : « Il ne viendrait pas ; il est avec elledans sa bibliothèque. Je m’en doutais, mais j’ai voulu voir.Oh ! je suis bien cruellement punie de macuriosité ! »

– Elle m’avait vu avec mistressGobson ? interrogea Murray avec stupeur et d’une voixétrangement émue.

– Voici comment, poursuivit lagouvernante ; mais je vous demande pardon de vous parler deces choses qui ne me regardent pas.

– Allez, allez, au contraire.

– Miss Jane vous guettait-elle ?vous avait-t-elle entendu rentrer ? Je ne sais, c’estprobable ! En tout cas, elle était descendue doucement,s’était glissée sans bruit dans votre chambre à coucher dont vousaviez seulement laissé retomber les tentures sans en fermerintérieurement la porte, et à travers les rideaux, elle a reconnucette femme couchée sur un divan. Elle s’est alors sauvée de peurd’être surprise. Voilà ce qu’elle est venue me raconter ensanglotant.

– Pauvre petite ! dit l’Américainavec un étrange sourire ; je suis désespéré. Remontez prèsd’elle, ne la quittez pas d’un seul instant, consolez-la, dites-luiqu’elle s’est trompée, que je lui expliquerai tout cela un jour.Surtout recommandez-lui plus de calme, moins d’exaltation.

Puis il ajouta en se parlant à lui-même,pendant que l’institutrice s’éloignait pour rejoindre sonélève :

– Voilà le châtiment ; c’est l’amourde cet ange. Allons, accomplissons mon œuvre ; Dieu fera lereste !

Et descendant aussitôt dans son cabinet detravail, il écrivit rapidement les lignes suivantes :

« Mon cher ami,

« L’heure est arrivée ; au reçu decette lettre, courez chez M. Kelly et qu’il demande àM. Davis un mandat d’arrêt contre James Gobson et sa femme.Dites à ces messieurs que je réponds sur mon honneur de cettemesure. Puis prenez, avec M. Saunders le premier train pourBoston et descendez à l’hôtel d’Angleterre où vous attendrez,

« Tout à vous,

« WILLIAM. »

Cette lettre terminée et adressée au capitaineYoung, à l’office central de la police, New-York, Charles Murray,ou plutôt William Dow, que le lecteur a déjà reconnu, sortit de soncabinet de travail plus calme qu’il n’y était entré quelquesminutes auparavant.

Il ordonna à un de ses gens d’allerimmédiatement jeter sa missive à la poste et monta prendre desnouvelles de Jane.

Tout à fait remise, la jeune fille s’étaitendormie.

En redescendant, il jeta un coup d’œil pleinde menaces sur les fenêtres éclairées de mistress Gobson qui, sansdoute, pensait amoureusement à lui, et il rentra dans sonappartement en murmurant :

– Young aura ma lettre demain ; dansquarante-huit heures, il arrivera ; j’ai plus de temps qu’ilne m’en faut. D’ici là, tout sera prêt !

Chapitre 6L’ASSASSIN D’UNE MORTE

Depuis le jour de l’agression à laquelle ilavait échappé grâce à son voisin, James Gobson était devenu plusbrutal, plus grossier encore que par le passé envers sa femme.

Bien qu’il eût semblé ne lui reprocher qu’enplaisantant d’avoir aposté des malfaiteurs sur sa route, l’idéed’un guet-apens provoqué par Ada s’était enracinée dans son esprit,et il craignait à ce point, si brave qu’il fût, que cette tentativene se renouvelât, qu’il ne rentrait plus jamais à Prairie-Fieldspendant la nuit. Lorsqu’il avait prolongé sa soirée au club, il ycouchait pour ne revenir à la villa que le lendemain dans lajournée.

Son premier soin, en arrivant chez lui, étaitinvariablement d’y faire quelque scène, soit à ses gens, soit àmistress Gobson ; puis, ce devoir d’ivrogne accompli, ilcourait chez Charles Murray, dont il avait fait son confident.

Ce dernier s’efforçait de le calmer, mais ils’y prenait si étrangement que James sortait toujours de sesentretiens avec lui plus haineux contre Ada.

Le lendemain de l’événement qui termine leprécédent chapitre, James rentra chez lui vers trois heures ;il vint ainsi que de coutume trouver son voisin, et il s’exprima detelle sorte, à propos de sa femme, que celui-ci luirépondit :

– C’est un véritable enfer qu’unesemblable existence ; pourquoi ne vous séparez-vous pas demistress Gobson ? Ça vaudrait mieux que quelque scandale, carcertainement elle se sauvera un de ces matins. Un beau soir, enrevenant chez vous, vous ne la retrouverez plus !

– Me séparer ! est-ce que c’estpossible ? gronda le mari ; mais si je pensais qu’elleeût quelque idée de fuite, je jure bien qu’elle ne sortirait d’icique les pieds en avant. Tout ça finira mal ! Elle ne vousparle jamais de rien ?

– Je me suis trouvé seul avec elle àpeine deux fois depuis que nous nous connaissons, et vous comprenezqu’elle ne m’aime guère.

– Parbleu ! vous m’avez sauvé lavie !

– Non, ce n’est pas pour ce motif ;mais elle sait que j’ai beaucoup d’amitié pour vous. Cependant, ilest bien certain qu’elle a quelque projet en tête. N’avez-vous parun parent ou un ami du nom de Davis ?

– Davis ? Non. Pourquoi ?

– J’avais lieu de le penser, car l’autresoir, au moment où vous veniez de la traiter assez mal, il faut lereconnaître, je l’entendis qui murmurait en vous suivant desyeux : « Et dire que je n’aurais qu’à écrire un mot àM. Davis pour en terminer ! »

– Davis ! Ah ! lamisérable !

Ce nom venait sans doute de réveiller tout àcoup de terribles souvenirs dans l’esprit de Gobson, car enpoussant cette exclamation, il était devenu fort pâle et s’étaitlevé.

– Vous n’allez pas, me trahir, aumoins ! lui dit Charles Murray. Voyons, un peu de calme. Avecles femmes, la violence ne sert à rien. Il faut user de ruse etsurtout ne pas se laisser surprendre. Ce Davis ou un autre ami ouparent, peu vous importe ! Personne ne saurait vouseffrayer ; vous êtes le maître chez vous. À votre place, jelaisserais mistress Gobson vivre à sa guise ; jel’autoriserais à prendre toutes les distractions qui luiconviendraient ; je l’engagerais même à rester moinsrenfermée. Il n’en faudrait pas davantage pour la satisfaire etvous rendre le repos à tous deux.

– Oui, vous avez peut-être raison,répondit James avec un effort visible pour demeurer maître delui.

– Et surtout je ne lui parlerais de rien.Si vous agissez autrement, elle se tiendra sur ses gardes, vousjouera comme un enfant et fera quelque coup de tête. Voulez-vousque nous allions la trouver ensemble ?

– Ma foi, non, pas aujourd’hui, ni demainprobablement. Ce soir je dîne au club, et demain nous allons auxcourses avec un joyeux compagnon qui est depuis peu desnôtres : Harris Burnett. Or, vous le savez, les jours decourses, il y a grand banquet au Parker. Après-demain, dans deux outrois jours, nous verrons ce qu’il y a de mieux à faire. Enattendant, puisque vous ne voulez pas venir avec nous, sermonnezAda, et, si vous vous aperceviez de quelque chose, promettez-moi deme prévenir.

– Je n’y manquerai pas.

– Et puis, voyez-vous, au fond je ne lacrois pas capable de me jouer un vilain tour. Ce n’est paslorsqu’on a sauvé la vie à un homme !… Enfin, je mecomprends !

James Gobson avait prononcé ces derniers motsd’un ton bizarre, et, les deux amis s’étant séparés après cetentretien, l’ivrogne repartit pour Boston sans même voir safemme.

Celle-ci cependant, bien qu’elle fût seule,attendit vainement Charles Murray toute la soirée. La porte decommunication des deux villas resta fermée et la jeune femme passaune nuit terrible, ne comprenant pas pourquoi, après ce qu’elle luiavait promis, celui qu’elle aimait ne venait pas la rejoindre.

Folle d’amour et de désespoir, elle nes’endormit que bien avant dans la nuit, et le lendemain matin elleécrivit à la hâte un billet qu’elle fit porter chez son voisin, dèsqu’elle crut pouvoir lui envoyer sa femme de chambre sans éveillerles soupçons.

En lisant cette lettre, Murray ne putdissimuler un sourire de triomphe. Ada ne lui avait cependant écritque ces deux lignes ; mais sans doute il n’en désirait pasdavantage :

« Je vous en conjure, venez ; jevous dirai tout ! Je ne puis vivre ainsi ; je ne veux pasque M. Gobson me trouve demain à Prairie-Fields. »

Une heure plus tard, Charles Murray recevaitdans ses bras la jeune femme qu’il était allé rejoindre dans sonboudoir.

– Ada, lui dit-il, en s’arrachantdoucement à cette étreinte passionnée ; je ne veux pasconnaître vos secrets ; de vous, je ne veux que vous.Voulez-vous fuir avec moi ?

– Si je le veux ! répondit lacourtisane dans un cri de joie.

– Eh bien ! il faut avant toutéloigner votre mari pour un ou deux jours, mais l’éloigner d’unefaçon certaine, de Boston, car, de son club, il peut revenir àchaque instant et vous surprendre tout à coup dans vos préparatifsde départ. Or, vous le connaissez.

– Il me tuerait ! Mais comment fairepour l’éloigner ?

– Il faudrait provoquer son départ pourune ville voisine. Cherchons. N’a-t-il pas quelques amis àBuffalo ?

– Je ne lui en connais pas.

– Ah ! je crois que j’ai trouvé.Comment se nommaient donc les magistrats qui se sont si sottementtrompés en accusant votre mari de vous avoir assassinée ?

– Messieurs Mortimer et Davis. Ce dernierétait le coroner de mon quartier.

Mistress Gobson avait prononcé ces deux nomsen rougissant et d’une voix étranglée.

Mais son voisin ne parut pas remarquer sonémotion et reprit :

– Le coroner Davis ! Parfait !je tiens mon moyen. Écrivez-moi donc ce nom et cette adresse pourque je ne les oublie pas. Tenez, sur cette enveloppe.

Murray avait pris un buvard sur la table etl’avait mis sur les genoux de miss Ada. Celle-ci obéit entremblant.

– Vous ne me comprenez pas ? lutdemanda-t-il.

– Non, répondit-elle.

– C’est cependant fort simple. Je m’envais faire écrire à M. Gobson, par un de mes amis de New-York,une lettre dans laquelle M. Davis sera supposé avoir quelquerenseignement à lui demander.

– Oh ! ne faites pas ça, s’écria lajeune femme avec épouvante.

– Pourquoi ? Qu’a-t-il àcraindre ? Absolument rien.

Mais voyant mistress Gobson les yeux hagardset le visage empreint d’une indicible terreur, il repritdoucement :

– Eh bien ! cherchons autre chose.Ou plutôt, non, nous chercherons ce soir ; maiscalmez-vous.

Il avait pris ses deux petites mains dans lessiennes et les serrait tendrement. Le mot « ce soir »avait ramené subitement le sourire sur les lèvres de l’amoureusecréature.

– Oui, ce soir, répétait-elle enl’interrogeant du regard.

– Mais jusque-là il faudra m’obéir.

– Aveuglément.

– Vous aurez soin d’éloigner vosgens ; je me soucie peu d’être trahi par l’un d’eux.

– Le jardinier est aux courses et nerentrera pas. La cuisinière est malade et j’enverrai ma femme dechambre en ville.

– Alors, ce soir, à neuf heures.Tenez-vous auprès de la porte de communication, je viendrai vousprendre.

– Embrassez-moi au moins, suppliamistress Gobson.

Murray, qui s’était levé, effleura de seslèvres le front de la jeune femme et se sauva précipitamment, commes’il voulait fuir une tentation dont il craignait de ne plus restervainqueur.

Mais il ne fit qu’une station de quelquesminutes dans son appartement. Il en sortit bientôt pour monter dansune voiture qui l’attendait devant sa villa.

Une heure après, il était à l’hôteld’Angleterre et serrait les mains de Saunders et de Young quivenaient d’arriver.

Le chef des détectives était toujours le même,amical et bourru, ne parlant toujours que d’arrêter tout lemonde.

William Dow lui demanda des nouvelles deM. Kelly.

– Je l’ai vu hier, répondit le terriblecapitaine ; il attend impatiemment que vous teniez votrepromesse.

– Les élections n’auront pas lieu avantquinze jours ; or, demain matin, je l’espère, tout serafini.

Quant à Saunders, il s’était fait en lui ungrand changement, tout à son avantage. L’amour avait disparu ;il ne restait plus dans son cœur que la colère et l’humiliationd’avoir été joué ! Au physique, il allait à merveille. Sonteint avait repris toute sa fraîcheur ; le gros homme avaitencore engraissé.

Inutile d’ajouter qu’il fit à son ami Dowtoutes les tendresses, surtout lorsqu’il eût appris de lui que lemoment de la vengeance approchait.

Vers six heures, les voyageurs se firentservir à dîner dans leur appartement, et le détective les quitta uninstant pour recevoir dans un salon voisin un visiteur qui ledemandait.

C’était Harris Burnett.

– Eh bien, lui demanda William Dow, où enest notre homme ?

– Il a perdu beaucoup aux courses, ce quil’a rendu d’une humeur détestable ; de plus, il est ivre àdemi, répondit Burnett.

– Il ne faut pas qu’il se grise tout àfait. Écoutez-moi bien. À onze heures et demie, c’est-à-dire alorsqu’il sera encore possible pour Gobson de prendre le train dePrairie-Fields, vous lui ferez remettre ce pli par un desdomestiques du club, en recommandant à ce domestique de répondre,si on lui demande qui l’a apporté, que c’est un commissionnaire.Soyez près de James lorsqu’il lira cette lettre. Il sortiraaussitôt du Parker. S’il vous prie de l’accompagner, vous ferezroute avec lui ; s’il ne vous a rien dit, vous le suivrezjusqu’ici ; s’il ferme sa porte derrière lui, vous passerezpar ma grille que vous trouverez ouverte et attendrez derrière lapetite porte de communication des deux villas que je vous appelle.Vous m’avez bien compris ?

– Parfaitement, monsieur.

– Alors retournez vite auprès de Gobson,de crainte qu’il ne s’aperçoive de votre absence.

Harris Burnett se hâta de reprendre le chemindu club, et William Dow rejoignit à table Young et Saunders.

À huit heures il donna le signal dudépart.

Les trois amis montèrent en voiture et,quelques minutes avant neuf heures, Dow introduisait le chef desdétectives et le fabricant de biscuits dans son appartementparticulier, au rez-de-chaussée de sa maison.

Là, après les avoir priés de l’attendre sanstrop d’impatience, il les laissa seuls et monta chez miss Jane.

La jeune fille, encore pâle de son émotion dela veille, était avec son institutrice.

– Ma chère enfant, lui dit William, jeviens vous prier de ne pas descendre ce soir dans le jardin et,quelque bruit que vous entendiez, de ne pas bouger de chezvous.

Jane avait levé sur son ami un regard empreintd’une telle tendresse inquiète que celui-ci poursuivit :

– Ne craignez rien pour moi, je ne coursaucun danger ; mais j’ai besoin que vous fassiez ce que jedésire. Si je puis accomplir, ainsi que je l’espère, l’œuvre quitouche à sa fin, vous-même me remercierez. Je compte sur vous,n’est-ce pas, ainsi que sur vous, mistress ?

La gouvernante et son élève, sans même sepermettre une question, promirent aussitôt qu’elles ne sortiraientpas de leur appartement avant que William Dow fut venu leur rendrela liberté, et celui-ci les quitta en adressant à miss Jane unaffectueux sourire.

Neuf heures venaient de sonner. Il courut à laporte de communication et l’ouvrit. Exacte au rendez-vous, Adal’attendait.

– Venez, lui dit-il.

Et prenant la main de la jeune femme enivréed’amour, il la conduisit jusqu’au vestibule de sonappartement ; puis, de là, sans passer par la chambre àcoucher où se tenaient Young et Saunders, il l’introduisit dans sabibliothèque.

Mais la porte de cette pièce était à peinerefermée sur ceux qui venaient d’y pénétrer qu’un horrible criretentit, cri de femme affolée tout à la fois de terreur et dedésespoir, et suivi du bruit de la chute d’un corps sur le parquet.Puis des gémissements, des plaintes, des sanglots se succédèrent,et le silence se fit de nouveau sur cette partie de la villa siétrangement troublée.

Deux heures plus tard, portant une masseinerte, William Dow et Young sortaient du rez-de-chaussée,traversaient le jardin et gravissaient l’escalier qui conduisait àl’appartement de mistress Gobson.

Parvenus dans la chambre à coucher, ilsdéposèrent leur fardeau sur le lit et se retirèrent.

Quelques instants après, ils faisaient denouveau le même chemin, accompagnés cette fois de Saunders, quiparaissait vivement ému, et d’une femme enveloppée dans un grandmanteau et qui semblait ne pouvoir se soutenir.

Presque au même moment, un domestiqueremettait à James Gobson, au Parker-Club, une lettre qu’uncommissionnaire venait d’apporter.

Surexcité par la perte et le vin, l’ivrogneouvrit ce pli avec colère.

Il renfermait un billet de deux lignes et unelettre fermée.

Le billet, signé Murray, était ainsiconçu :

« Voici ce que je viens de trouver sur lepas de votre porte, et comme cette lettre, de vous sans doute etque vous avez perdue, peut être pressante, je vous l’envoie par unexprès. »

– Qu’est-ce que cela veut dire ? sedemanda James.

Mais comme, en s’adressant cette question, ilavait jeté les yeux sur l’enveloppe de la lettre, il devintaussitôt fort pâle.

Il lisait sur cette enveloppe, écrit de lamain de sa femme : « Monsieur Davis, coroner du quartierde Saint-Vincent, New-York. »

La lettre, qu’il s’empressa d’ouvrir, augmentaencore son épouvante, car, sans prononcer un mot, il s’élançadehors du salon où il se trouvait, bondit jusqu’à la rue, sautadans une voiture et donna une adresse au cocher.

Il ne s’était pas aperçu qu’il était suivi parHarris Burnett, qui se trouvait à quelques pas de lui lorsque lalettre lui avait été remise et qui ne l’avait plus quitté desyeux.

Vingt minutes après, Gobson enfilait encourant l’avenue de Prairie-Fields ; mais, arrivé sur le pasde sa porte, il s’arrêta un instant.

Son front était inondé d’une sueurglacée ; sa physionomie hideuse exprimait une implacablerésolution, et il murmurait avec un sinistre sourire :

– Oh ! non, misérable ! tu net’échapperas pas ainsi !

La villa était plongée dans le plus profondsilence ; les ténèbres enveloppaient le jardin.

Lorsqu’il fut remis de la rapidité de sacourse, il ouvrit sa grille sans bruit, se glissa le long du murjusqu’à la maison et gagna doucement, grâce aux tapis quiétouffaient ses pas, le seuil de l’appartement de sa femme.

Il tenait à la main un revolver ; mais,au moment de traverser le salon, il se dit à lui-même :

– Non, pas ainsi, onentendrait !

Et remettant le pistolet dans sa poche, ils’arma d’un court et solide poignard, sans lequel il ne sortait pasdepuis l’agression dont il avait failli être victime.

La porte qui conduisait du salon dans lachambre à coucher était ouverte.

Il y arriva bientôt et là, en soulevant lestentures qui formaient portières et bien que la pièce ne fûtéclairée que par une lampe d’albâtre à la lumière douce et tamisée,il reconnut Ada qui, couchée dans son lit, semblait dormir d’unprofond sommeil.

La luxuriante chevelure de la jeune femmeroulait sur ses coussins de dentelle autour de sa têtecharmante ; un de ses bras nus, orné d’un de ces grosbracelets d’or dont elle aimait tant à se parer, étaitgracieusement étendu sur sa couverture. Accablée de fatigue, elleavait oublié, sans doute, de se défaire d’une partie de ses bijoux,car de là, oh, comme une bête fauve, il caressait sa proie de sesyeux injectés, Gobson voyait briller, ainsi qu’une étoile de feu,l’un des admirables diamants que l’ancienne maîtresse de Saundersportait à ses mignonnes oreilles.

Ce tableau enchanteur n’était pas de nature àcalmer celui qui voulait se venger. On eut dit qu’il ne l’avaitparcouru du regard que pour y puiser au contraire plus de haineencore, car, après une seconde d’hésitation, il s’élança et sonpoignard, d’un coup à traverser sa victime de part en part, frappacelle qui reposait à la gorge, en même temps que lui, le meurtrier,murmurait :

– Non, Ketty Bell, tu ne parleraspas !

Mais l’infâme jeta aussitôt un épouvantablecri et fit un bond en arrière.

Son arme avait rencontré une incompréhensiblerésistance, et au chevet du lit, s’était subitement dressée unefemme en costume indien qui lui criait :

– Assassin, assassin, une secondefois !

– Miss Ada ! hurla James Gobson àcette apparition terrible.

Et l’œil hagard, la bouche écumante, lestraits bouleversés, tout son être frissonnant d’horreur etd’épouvante, il saisit son pistolet et fit feu sur ce fantôme quil’accusait.

Mais sa balle, mal dirigée, frappa la murailleau-dessus de la tête de la jeune femme, et le meurtrier n’eut pasle temps de renouveler sa tentative homicide, car saisi aussitôt etdésarmé par Young et Dow, qui avaient bondi des tentures derrièrelesquelles ils s’étaient tenus cachés, il fut bientôt renversé surle parquet et hors d’état de nuire.

Au même instant, un sanglot se fitentendre.

Le pauvre Saunders s’était jeté sur cettestatue de cire, image si fidèle de celle qu’il avait tant aimée, etil lui disait à travers ses larmes, en serrant dans sa mainbrûlante la main glacée de l’œuvre d’Albert Moor :

– Poor Ada ! poorAda, je savais bien qu’elle ne m’avait pastrompé !

Chapitre 7LE RÉCIT DE KETTY-BELL

Si nous retournons sur nos pas pour entrerdans le cabinet de travail de William Dow, au moment où il yintroduisait mistress Gobson qui pensait venir chez un amant, nousassisterons à la scène qui explique comment s’étaient préparés lesévénements que nous venons de raconter.

Ada, affolée de passion, venait de franchir leseuil de cette pièce, lorsque l’homme, de qui elle n’attendait quedes sourires, prit soudain une physionomie sévère et, s’effaçant,lui montra du regard et du geste un corps de femme à demi-nu quireposait sur un divan.

– Miss Ada, miss Ada ! s’écriamistress Gobson.

– Vous avouez donc ? Ketty Bell, luidit William Dow.

C’est alors que la malheureuse poussa ce cride terreur et de désespoir dont nous avons parlé et que, ne pouvantrésister à une semblable émotion, elle s’affaissa comme une massesur le parquet.

À ce bruit, Young et Saunders s’élancèrent dela chambre à coucher dans la bibliothèque.

Rien ne saurait peindre la stupéfaction dufabricant de biscuits.

Il s’était précipité d’abord vers mistressGobson pour la secourir ; mais le détective l’avait arrêté enlui désignant le divan où était étendue la femme de cire, et lepauvre homme, les yeux hagards, la physionomie bouleversée, restaitimmobile, se demandant laquelle de ces deux femmes était son Ada àlui.

Craignant qu’une pareille secousse ne fût tropviolente pour le cerveau mal équilibré de Saunders, William Dow sehâta de lui dire :

– Calmez-vous, mon ami, votre maîtresseest bien morte ; ce corps n’est que le moulage que j’en aifait exécuter dans l’espérance secrète qu’il me servirait un jour.Quant à cette femme, son étrange ressemblance avec miss Ada en afait la complice de James Gobson ; mais c’est elle qui vadevenir notre instrument de justice et de vengeance.

Et pour que le trop impressionnable Yankeen’eût pas plus longtemps sous les yeux cette image qui lefascinait, il la recouvrit tout entière de la longue pièce d’étoffedont elle n’était qu’à demi enveloppée.

À ce spectacle inattendu, Young lui, n’avaitmanifesté aucune sensibilité : mais devinant, malgré sonintelligence médiocre, que son ami Dow allait prendre sa revanche,il avait eu pour lui un regard d’admiration.

Puis il s’était penché sur mistress Gobson etl’avait prise dans ses bras pour la porter sur un fauteuil, où,quelques minutes après, elle commença à reprendre connaissance.

– Ketty Bell, lui dit William, lorsqu’ilvit qu’elle était en état de le comprendre, revenez à vous. Votresort est entre vos mains.

– Ketty Bell ? Murray, pourquoim’appelez-vous ainsi ? balbutia la jeune femme.

– Parce que c’est là votre nom. Moi, jeme nomme William Dow, et, regardez bien ces messieurs, vous lesreconnaîtrez peut-être !

Mistress Gobson porta ses regardsalternativement sur Young et sur Saunders, et son visage quicommençait à reprendre ses tons rosés, redevint livide. Ellecomprenait qu’elle était perdue.

– Écoutez la lecture de ces quelqueslignes, reprit le détective, qui avait tiré de son carnet unefeuille de papier couverte de caractères imprimés etmanuscrits :

« Aujourd’hui, 20 février 184., par nous,Armand Rebours, vicaire de la paroisse de Saint-Joseph, ont étébaptisées selon les rites de la Sainte-Église catholique,apostolique et romaine, les nommées Ketty et Anna Bell, nées le 13de ce même mois, sœurs jumelles et filles légitimes des époux Bellen présence des témoins : les sieurs Jack Howey, Bernard Loweet les dames Mary Kellen et Lucy Molden, parrains et marraines.

» Signé : ARMAND REBOURS, prêtre.

» Pour copie conforme dudit extrait debaptême :

» ÉDOUARD BERNEY, curé de la paroisse deSaint-Joseph ;

» ROBERT HALL, coroner de la diteparoisse.

» New-Orléans, 14 juin186. »

Mistress Gobson était en proie à une siviolente émotion qu’elle ne pouvait prononcer une parole, mais sesyeux interrogeaient avec une telle angoisse que William Dowpoursuivit :

– Vous êtes Ketty Bell et cette statue decire c’est tout ce qui reste d’Anna votre sœur, que Gobson aassassinée et dont vous avez pris le nom et la place, grâce à votreincroyable ressemblance avec elle.

– Ma sœur ! s’écria la jeune femmeen recouvrant aussitôt la voix à cette horrible révélation ;ma sœur ! Oh ! messieurs, vous ne me croyez pas complicede cet épouvantable crime !

Elle s’était jetée à genoux en étendant versses juges ses mains suppliantes et répétait à travers sessanglots :

– Non, non, ne le croyez pas, je vous enconjure !

Il y avait un tel accent de vérité dans cetteprière que William lui-même en fut ému.

Il se pencha vers Ketty, la releva, la forçade reprendre place dans le fauteuil qu’elle venait de quitter, etsachant que les larmes sont le meilleur des calmants, il la laissapleurer pendant quelques instants, puis il lui dit :

– Soit ! je vous crois, mais il fautnous avouer toute la vérité, ne rien nous cacher. Ensuite il faudram’obéir.

– Disposez de moi, messieurs, gémit lamalheureuse. Ma pauvre Anna ! depuis plus de dix ans jen’avais pas entendu parler d’elle. Je la croyais toujours à laNouvelle Orléans, au milieu de notre famille que j’ai quittée poursuivre le misérable qui m’a perdue. Nous n’avions plus de mère,notre père s’inquiétait peu de nous. Je n’ai pas su le mariaged’Anna. Et c’est cet infâme, ce Gobson qui l’avait épousée !Et moi, moi ! j’ai été sa maîtresse, je suis devenue sa femme.Oh ! c’est horrible ! Laissez-moi.

En disant ces mots, Ketty Bell se débattaitentre les bras de William Dow et de Young, qui l’avaient arrêtée aumoment où elle s’élançait pour se jeter par la fenêtre.

Ils la portèrent dans la chambre à coucher etl’étendirent sur une chaise longue.

Saunders, qui assistait à cette scène avec unestupéfaction et un hébétement impossibles à rendre, les suivit.

Quelques minutes après, mistress Gobsonredevint un peu plus calme, et, William Dow l’ayant invitée à luifaire connaître les moindres détails de ses relations avec JamesGobson, elle dit en pleurant :

– C’est à San-Francisco, il y a six moisà peu près, que je fis la connaissance de James Gobson. J’étaisbar-maid (demoiselle de comptoir) dans un établissementdont cet homme était un des habitués. Il me fit la cour, je luicédai et il m’emmena chez lui, où j’étais relativement heureuse,malgré les scènes qu’il me faisait lorsqu’il était ivre.

« Un jour je voulus le quitter, parceque, dans un accès de colère, il m’avait blessée en m’arrachantbrusquement une de mes boucles d’oreilles, mais il s’excusa sihumblement de sa brutalité et me fit si bien soigner que je luipardonnai. Pourquoi ai-je eu cette faiblesse !

– Poursuivez, Ketty ; surtoutn’oubliez rien ! lui recommanda le détective.

– Je restai donc avec Gobson ; maisil y avait moins de quinze jours que s’était passé ce que je viensde vous raconter, lorsqu’un matin, après avoir pris une tasse dethé ; je m’endormis d’un étrange sommeil. Il dura trois ouquatre heures au moins. Quand je me réveillai, cet homme était prèsde moi, me regardant avec inquiétude. « Vous vous êtesévanouie, me dit-il, et en tombant vous avez failli vous tuer. Cene sera rien heureusement. » Je ressentais, en effet, à labouche une vive douleur. J’y portai la main, et, l’ayant retiréepleine de sang, je m’élançai devant une glace. Il me manquait unedent du côté droit. Je jetai un cri de désespoir, et le misérables’efforça de me consoler. Je m’étais cassé cette dent,affirmait-il, en glissant contre un meuble. Cet accident me causaune véritable épouvante, car je n’étais nullement sujette auxévanouissements. Mais, à partir de ce moment-là, Gobson devint sidoux, si empressé, si généreux, il n’attendait pas même quej’exprimasse un désir pour le satisfaire, que j’oubliai bientôt cetinexplicable événement.

– Vous comprenez maintenant quel était lebut de Gobson ?

– Oh ! oui ! l’infâme ! Mapauvre Anna ! Nous nous ressemblions à ce point lorsque nousvivions l’une auprès de l’autre que notre père lui-même, pour nousdistinguer, nous faisait porter des colliers de velours de couleursdifférentes.

– Or, comme Gobson avait déchiré uneoreille et cassé une dent à sa femme, il fallait que celle quidevait la remplacer eût également une dent de moins et unecicatrice à l’oreille. Arrivez à votre départ de San-Francisco.

– Nous quittâmes San-Francisco vers lemois de novembre de l’année dernière pour venir habiter une petitemaison de campagne auprès de Washington. Là, je vivais dans unisolement complet. Gobson me défendait d’aller en ville et nerecevait jamais personne. Lui, il s’absentait souvent des semainesentières. Comme il me témoignait beaucoup d’affection et merépétait à chacun de ses retours qu’il travaillait à mon bonheur,qu’il voulait faire de moi sa femme, je lui obéissais. Cependant,instinctivement je le craignais ; j’aurais voulu le fuir.

« C’est dans ces conditions que nousavions atteint le mois de janvier lorsqu’un jour James rentra à lamaison dans un état d’exaltation qui m’épouvanta. Ce qu’il me ditalors. Oh ! je ne sais si je pourrai jamais m’en souvenir.

– C’est indispensable, observa sévèrementWilliam Dow, car c’est de la franchise que vous apporterez dans cequi vous reste à nous faire connaître que dépend votre sort. Deplus, est-ce que vous ne voulez pas que votre sœur soitvengée ?

– Oh ! oui, oui, il le faut,répondit Ketty vivement en relevant sa tête qu’elle tenait cachéeentre ses deux mains.

Et, précipitant alors ses paroles, ellepoursuivit :

– Il me parla d’une femme à laquelle jeressemblais d’une façon tellement extraordinaire que tout le mondeme prenait pour elle. Elle s’appelait Ada Ricard. Un homme, lecolonel Forster, en était amoureux ; il voulait la faireenlever et partir avec elle pour un long voyage. Avec de l’audaceet du sang-froid, je pourrais me faire passer pour cette femme.Gobson se chargeait de me conduire lui-même auprès du colonel, quilui avait promis une somme considérable. « M. Forster,ajouta l’infâme, connaît à peine miss Ada, son erreur seracomplète, il vous adorera ; et comme il est généreux et riche,vous en aurez tout ce que vous voudrez. » C’était horrible,ignoble, mais j’étais une femme perdue : une fille qui s’étaitvendue. Une semblable proposition ne pouvait me répugner beaucoup.Et puis, j’y voyais l’occasion de me séparer enfin de cet homme.J’acceptai. Il me raconta les moindres particularités de la vied’Ada Ricard, il les connaissait par quelqu’un qui vivaitcertainement dans sa maison ; enfin il m’apprit ce rôle quej’allais jouer sans savoir tout ce qu’il avait d’odieux. Je me tinsprête et un matin nous partîmes pour New-York, où nous arrivâmespendant la nuit. Il me logea dans une maison que je ne pourraismême reconnaître, car si nous y allâmes à pied, ce fut à travers unépais brouillard. Je crois seulement que c’était dans un horriblequartier ; les rues y étaient étroites et boueuses. La rivièreétait à deux cents pas de là. Après avoir fermé la porte de machambre, où il m’avait d’ailleurs apporté toutes les provisionsnécessaires, il me laissa seule dans cette maison pendant toute lajournée du lendemain. Ce lendemain, un mardi, je m’en souviens, ilarriva vers deux heures du matin. Il portait un paquet qu’il ouvritdevant moi. Il contenait un costume d’Indienne du temps des Incas.Il m’ordonna de m’en revêtir. J’eus alors un pressentiment lugubre,car Gobson était pâle et beaucoup plus ému qu’il ne voulait leparaître.

» Mais il me dit d’un ton simenaçant : « Finissons-en ; c’est avec cedéguisement que miss Ada a été enlevée, il faut donc que vousarriviez habillée comme elle auprès du colonel Forster », quej’eus peur, que je n’osai demander ce qu’était devenue la femmedont j’allais prendre la place. Je m’habillai ainsi que mel’ordonnait Gobson et selon ses indications. Il avait tout prévu. Àchacune des stations du yacht du colonel, je devais lui envoyer unmot aux initiales A. Z., à Baltimore, poste restante, et luiannoncer mon retour de la même façon. S’il lui arrivait malheur, jedevais, en rentrant à New-York, me présenter hardiment aun° 17 de la 23e rue Est, où je trouverais unefemme, Mary, qui me reconnaîtrait pour être miss Ada. »

Ketty Bell avait éprouvé en prononçant cedernier mot, le nom de sa sœur, une telle émotion que les sanglotsétouffaient sa voix.

Après lui avoir laissé quelques instants pourse remettre, William Dow lui ordonna de continuer son récit.

« Cette domestique, poursuivit la jeunefemme en pleurant, était la complice de ce misérable. Tout se passacomme l’avait prévu Gobson : dès que je fus prête, il me fittraverser la rivière et me livra au colonel Forster, avec qui j’aivoyagé plus de deux mois sans qu’il ait eu jamais le moindresoupçon. Lorsqu’en débarquant à Baltimore, j’ai appris ce crimemystérieux par les journaux, j’ai compris, mais je n’ai pas osédire la vérité, j’ai eu peur. Seulement, je l’avoue, entraînée,affolée, j’ai voulu jouer mon rôle jusqu’au bout pour me venger deJames Gobson.

» Sans l’accident du bourreau Meyer, jeserais arrivée trop tard. Je savais quel jour avait été fixé pourl’exécution, et c’est pourquoi je ne suis rentrée à New-York qu’àl’heure où je croyais tout terminé. Mais la fatalité avait décidéqu’il en serait autrement, et il m’a fallu arracher l’infâme à lapotence. Vous savez le reste, mais je vous jure sur mon salutéternel, – Oh ! si bas tombée que soit une fille comme moi,elle n’oserait faire un pareil serment, – je vous jure que, lorsquej’ai été livrée au colonel Forster, j’ignorais que miss Ada eût étéassassinée, et que c’est seulement là, dans cette chambre, que j’aisu que la victime de Gobson était sa femme, ma sœur, ma malheureuseAnna !

» Maintenant, faites de moi ce que vousvoudrez ; livrez-moi à la justice ; tuez-moi oulaissez-moi mourir !

– Non, Ketty Bell, répondit William Dowvous ne mourrez pas et la justice sera indulgente pour vous ;mais il faut nous aider à punir.

– Ordonnez !

– Ce costume d’indienne qui vous a permisde tromper un galant homme, vous allez le revêtir de nouveau pourque nous puissions atteindre le coupable.

En disant ces mots, le détective avait tiréd’un coffre une toilette absolument semblable à celle que portaitAda Ricard la nuit de son enlèvement, et, pendant que Ketty Bells’habillait, il avait transporté, avec l’aide de Young, la statuede cire sur le lit de mistress Gobson.

Ils étaient ensuite revenus chercher celle-ciainsi que Saunders, qui avait assisté avec des étonnementsinénarrables à ces diverses scènes ; et le lecteur saitcomment James Gobson, attiré chez lui par cette lettre de sa femmequ’il devait croire adressée au coroner Davis, avait donné dans lepiège si habilement tendu par le héros de ce récit.

Retournons maintenant dans cette chambre oùnous avons laissé James Gobson, assassin pour la seconde fois demiss Ada, entre les mains de Young et de William Dow.

Chapitre 8SOUS LE WHARF 32

Harris Burnett, qui n’était autre qu’un agentmis par M. Kelly aux ordres de William Dow, avait exactementsuivi les instructions de ce dernier.

Après être arrivé sur les pas de James Gobsonjusque sur le seuil de sa villa, il avait passé par la grille de lamaison voisine, était venu se blottir contre la porte decommunication et, au coup de feu, il s’était élancé au premierétage, où il s’était empressé de prêter main forte à ses chefs.

Malgré le courage et la vigueur du capitaineet du détective, ce renfort n’était pas de trop, car James Gobson,fou de colère, devenait difficile à contenir. Il écumait, poussaitdes cris horribles, lançait contre sa femme d’épouvantablesmalédictions, se roulait sur le parquet et, à défaut d’autresarmes, se servait de ses dents comme une bête fauve.

Cependant, ses trois adversaires parvinrent às’en rendre maîtres, et il fut bientôt si solidement garrotté etbâillonné qu’on eût pu, sans danger, le laisser seul.

Quand à Ketty Bell, elle s’était affaissée surle chevet du lit et sanglotait.

– Madame, lui dit William Dow, je suisobligé de vous mettre en état d’arrestation, mais je vousrenouvelle la promesse que je vous ai faite : je parlerai devous à vos juges de telle sorte qu’en raison de votre franchise etdes services que vous nous avez rendus, ils auront pour vous toutel’indulgence possible.

– Ah ! faites de moi ce que vousvoudrez, monsieur, répondit la jeune femme.

– M. Young va vous accompagner chezmoi, afin que vous puissiez reprendre vos vêtements ; il vousramènera ensuite ici, où vous vous reposerez quelques heures. Nouspartirons pour New-York par le premier train du matin.

Mistress Gobson prit docilement le bras deYoung, car, sans cet appui, elle n’aurait pu se soutenir, et ellesortit de la chambre sans oser jeter un regard en arrière.

Quant à Saunders, son amour pour miss Adaétait revenu et il pleurait, toujours agenouillé auprès du lit.

William Dow le força de se relever et leconduisit dans le boudoir afin de l’arracher, autant que possible,à ses tristes souvenirs, en l’éloignant de cette statue qui luirappelait si cruellement le passé.

Le capitaine et mistress Gobson revinrent unquart d’heure après.

Épuisée, la jeune femme se laissa tomber surune chaise-longue, en se cachant la tête dans ses deux mains.C’était un singulier tableau que présentait cette chambre à coucherélégante et mystérieuse, nid d’amour et de volupté transformé en unchamp de combat. Celui dont l’intelligence en avait fait aussirapidement le théâtre de sa justice la parcourait du regard avec unjuste orgueil.

D’un côté, mistress Gobson, qui peut-êtrepleurait plus encore ses rêves évanouis qu’elle ne craignait laréalité ; d’un autre, réduit à l’impuissance, le misérable quiavait été vaincu par les mêmes armes dont il s’était servi.

– Burnett, dit William Dow à l’agentaprès quelques instants de silence, surveillez cet homme ;nous reviendrons dans un instant.

Et laissant alors le prisonnier et sa femmesous la garde de Burnett, William et le chef des détectivesenlevèrent la Femme de Cire et la reportèrent dans la villavoisine, sur le même divan où Ketty Bell l’avait aperçue.

– Maintenant, Young, dit William Dow àson ami, retournez auprès de Gobson ; dans quelques minutesj’irai vous rejoindre.

Le capitaine obéit et le détective monta chezmiss Jane.

La jeune fille était pâle et tremblante ;ainsi que sa gouvernante, elle avait entendu le coup de feu tirédans la maison voisine, et elle se demandait s’il n’était pasarrivé quelque malheur à son ami.

En l’apercevant elle jeta un cri de joie ets’élança dans ses bras.

– Venez, ma chère enfant, lui dit-il, etvous aussi, mistress Vanwright ; j’ai une explication à vousdonner.

Et, précédant l’institutrice et l’élève qui lesuivaient sans comprendre ce dont il s’agissait, il les conduisitdans son cabinet de travail.

À la vue de cette femme à demi nue sur undivan, miss Jane fit un pas en arrière.

– Non, ne craignez rien, dit-il, en luiprenant la main ; approchez, au contraire. Voici, Jane, lamistress Gobson que vous avez aperçue dans un jour de curiosité. Cen’est que la statue de miss Ada Ricard, la victime de ce mystérieuxattentat dont j’ai enfin découvert l’auteur.

Honteuse de savoir William aussi bien instruitde l’indiscrétion que sa jalousie lui avait fait commettre, lajolie enfant baissa la tête en rougissant ; mais elle lareleva bientôt pour arrêter sur son ami un long regard dereconnaissance et de bonheur, et elle murmura un :« Pardon ! » que celui qu’elle aimait paya aussitôtd’un sourire et d’une affectueuse caresse.

Puis, après avoir averti miss Jane et sagouvernante qu’il allait s’absenter pendant quelques jours, il lespria de remonter dans leur appartement et s’en fut rejoindre ceuxqui l’avaient aidé à l’accomplissement de son œuvre de justice.

Young et Burnett avaient traîné James Gobsoncontre la muraille et, par humanité, lui avaient glissé sous latête un coussin. Le misérable écumait de rage ; ses yeuxétaient injectés, mais il ne cherchait plus ni à crier ni à sedébattre.

Le capitaine et l’agent le veillèrent à tourde rôle pendant le reste de la nuit, et au point du jour WilliamDow courut chez le chef de la police de Boston pour le mettre aucourant de ce qui s’était passé et pour réclamer son aide, afin depouvoir transporter sans nul retard le prisonnier à New-York.

Ce fonctionnaire, auprès duquel notre hérosétait accrédité, donna immédiatement les ordres nécessaires et,vers midi, sans que la scène de la nuit précédente fût connue àPrairie-Fields, car Young avait consigné les domestiques à lamaison, James Gobson était transporté en chemin de fer et embarquésous la garde de Burnett, à qui on avait adjoint deux agents deBoston.

L’assassin était plus calme, mais ce qu’onsavait de son passé ordonnait de se défier constamment de lui.Aussi lui avait-on laissé les menottes, en lui promettant qu’aupremier cri, à la première tentative de révolte, on lui lierait lesjambes et on le bâillonnerait de nouveau.

Young prit place dans un compartiment réservéavec mistress Gobson, qui d’ailleurs était résignée à sonsort ; et William Dow, après avoir télégraphié à Kelly, montadans un coupé avec le gros Saunders, dont l’esprit était, denouveau, singulièrement ébranlé.

Le voyage se fit sans nul incident. À huitheures du soir, le même jour, tous nos personnages arrivèrent àNew-York.

La première figure que William reconnut sur lequai fut le visage épanoui du gros Kelly. Il était accompagné deMM. Mortimer et Davis, qu’il avait fait prévenir.

Inutile de dire comment ces messieurs reçurentl’habile détective. James Gobson était pris, c’était làcertainement le plus important ; mais ils étaient avides deconnaître les détails de cette capture. Aussi pressèrent-ilsWilliam Dow d’interrogations.

– Pardon, messieurs, leur réponditcelui-ci en souriant ; occupons-nous d’abord du prisonnier, ouplutôt des prisonniers ; nous causerons ensuite.

Le chef de la police fit évacuer la gare, et,dès que la foule eut disparu, Gobson et Ketty Bell descendirent àleur tour de leur compartiment.

James Gobson avait renoncé à toute résistance,mais il était sombre, et il serait impossible de rendre le coupd’œil qu’il jeta sur sa femme. Celle-ci se soutenait à peine. Ondut la transporter dans la salle d’attente.

Quant à l’assassin, après que son identité eutété constatée, il monta dans la voiture spéciale qui l’attendait,et M. Kelly ordonna à Young de le conduire immédiatement à laprison de Blackwell. Il devait rester là jusqu’au moment decomparaître une seconde fois devant la cour criminelle.

Nos lecteurs se souviennent que cette prisonde Blackwell s’élève sur l’île de ce nom, dans le North River,presqu’en face du faubourg de Yorkville, où s’est passée l’une despremières scènes de ce récit.

Le brave Saunders qui, lui aussi, avait mispied à terre, ne savait trop que devenir, lorsque William Dow luidit :

– Mon cher monsieur, retournez chez vous,remettez-vous à vos affaires et ne songez à tout ce drame que commeà un mauvais songe, jusqu’au jour où la justice aura besoin devous. Mais, d’ici là, j’irai vous voir.

Et serrant la main que le gros homme luitendait en soupirant, le détective s’en fut rejoindreMM. Kelly, Davis et Mortimer qui l’attendaientimpatiemment.

Ils avaient décidé que, vu son état de santéet en raison du service qu’elle avait rendu à la justice, mistressGobson resterait en liberté provisoire, mais sous la surveillancede deux agents, et la jeune femme était déjà partie pour len° 17 de la 23e rue.

Toute choses ainsi réglées, M. Kellyemmena bien vite William Dow à l’office central.

Il avait hâte, ainsi que MM. Mortimer etDavis, de connaître les moindres détails de cette chasse aucoupable, qui n’avait pas duré moins de trois mois et s’était siheureusement terminée.

Notre héros la leur raconta tout entière,depuis son excursion à Jefferson et chez les Sioux en compagnie deYoung et de Saunders, jusqu’à son voyage à San-Francisco pour yretrouver les traces de Ketty Bell, et son autre voyage à laNouvelle-Orléans, où il s’était procuré l’extrait de baptême desdeux sœurs jumelles.

Ensuite, il conduisit ses auditeurs,émerveillés de cette énergie, à Boston, et les fit assister à sesscènes d’amour avec mistress Gobson ; puis, terminant par lerécit du drame de la précédente nuit, il dit à Kelly qui luiserrait les mains à les lui briser :

– Eh bien, avais-je raison, ai-je tenumon serment ?

– Vous êtes un homme admirable, mon cherDow, répondit le chef de la police. Mais comment diable vous sontvenus vos soupçons ? Maintenant vous pouvez bien le dire.

– Certes oui ; d’ailleurs, rienn’est plus simple ni moins mystérieux. Je dois d’abord vous avouerque j’avais en ma possession certain rapport de votre rivalRobertson qui renfermait des renseignements précieux. Ah ! sesagents sont habiles !

– Ils n’ont pas de peine à l’être plusque ce grand niais de Young, observa M. Kelly en haussant lesépaules.

– Soit ! poursuivit William Dow.J’avais donc ce rapport, et, tandis que, dans le vôtre, on perdaitla trace de miss Ada à l’entrée de Yorkville, dans celui deRobertson, au contraire, on signalait cette malheureuse sur leyacht du colonel Forster, à Staten-Island, soixante-douze heuresavant le jour où a été trouvé, devant Shakespeare-Tavern, lecadavre de la femme noyée.

« Saunders m’avait bien raconté qu’à lasuite d’un abordage une embarcation que montaient le colonel etmiss Ada avait chaviré et que cette dernière s’était noyée ;mais j’interrogeai les meilleurs marins de la rade ; je fismoi-même des expériences avec des objets flottants, et tout entenant compte des courants sous-marins, j’obtins la certitudepresque complète qu’un corps humain n’avait pu être ramené en aussipeu de temps de Staten-Island dans le haut de la rivière. Du reste,rien n’était moins certain que les suites funestes de l’accidentdont s’accusait Saunders. Je conclus de là, ou que miss Ada nes’était pas noyée à Staten-Island, ou que, si elle avait péri dansces parages, son corps ne pouvait avoir été ramené par le courantjusqu’au wharf 32. Donc, la femme qui se trouvait dans la yole deForster n’était pas miss Ada, bien que l’agent de Robertson quiavait sa photographie, l’unique que possédât Saunders, l’eûtreconnue à bord du Gleam. À moins qu’il n’y eût deuxfemmes sur le yacht, mais le colonel n’a parlé que d’uneseule : de miss Ada qu’il avait fait enlever.

– C’est parfaitement raisonné !

– Il y avait donc, soit près du colonelForster, soit noyée à Staten-Island, une femme qui était ou n’étaitpas miss Ada, au moment même où gisait au fond de Est-River unefemme qu’on allait reconnaître bientôt pour être également miss AdaRicard. Cette coïncidence était trop étrange, trop complète, tropinvraisemblable, pour qu’elle ne me conduisît pas immédiatement àpenser que j’étais en présence d’un crime admirablement combiné,d’une substitution de personne. Or, comme ce n’était pas à une Adavivante qu’on avait pu substituer une Ada morte, car où eût été lebut ? c’était donc à une Ada morte qu’on avait substitué uneAda vivante.

– Très juste, monsieur Dow, trèsjuste ! dirent les magistrats s’inclinant devant cettelogique.

– Ce premier raisonnement, continua ledétective, m’amena tout naturellement à supposer que c’était bienJames Gobson, le mari jaloux, qui avait conduit au colonel Forsterune femme, mais non pas miss Ada, sa femme, qu’il avait vendue à unamant. Ce ne pouvait être qu’une autre femme ; et, puisquej’admettais que c’était lui le ravisseur, ce devait être luil’assassin.

« Quant à l’heure où le crime avait étécommis, rien n’était plus facile à préciser : c’était dans lavoiture même, puisque dans le canot avec lequel James Gobson atraversé Est-River se trouvait une seule femme et que cette femmeétait vivante. L’officier de quart du Libérial’a entenduejeter un cri de frayeur lorsque le steamer a failli la fairechavirer.

« Ce que m’a dit plus tard Ketty Bell, lafausse miss Ada, m’a prouvé que j’avais raisonné juste et m’a toutà fait fixé sur le lieu et le moment du crime, Gobson a asphyxié savictime dans la voiture même, et, s’il a prononcé les motsrapportés par le cocher Katters, cela n’a rien d’étonnant, sonhabileté étant connue : il voulait que cet homme pût affirmerun jour, si cela devenait nécessaire, que miss Ada vivaitlorsqu’elle a quitté la voiture, mais elle était morte. Ketty Bellattendant James Gobson dans une maison de Yorkville, le meurtriern’aurait jamais commis la maladresse d’introduire dans cette maisonune femme vivante qui aurait pu crier, appeler à son secours,trahir sa présence enfin, et faire craindre, à celle qui allait laremplacer, de se rendre complice d’un assassinat. Mais, Ada morte,il l’a déshabillée à son aise, lui a enlevé tous ses bijoux, saufle bracelet d’or que nous avons retrouvé chez les Sioux et qu’un deces Indiens a sans doute ramassé sur le pas de la porte de la jeunefemme, qui l’aura laissé tomber au moment de son enlèvement ;puis, tout cela fait, Gobson a revêtu Ketty Bell des vêtements desa victime, il a conduit la fausse miss Ada à Forster et est revenuaccomplir le dernier acte de son forfait : c’est-à-dire qu’ila emporté le cadavre, s’est embarqué de nouveau avec lui et l’ajeté à l’eau, après lui avoir attaché ce baril de goudron qu’il atrouvé dans son embarcation ou qu’il a volé, peu importe !

« Lorsque, plus tard, après avoir échappéà la potence, malgré Ketty Bell, qui eût été ravie de le trouverpendu, James Gobson épousa cette femme, ce fut tout à la fois pouravoir sa part de la fortune de miss Ada et pour s’assurer dusilence de sa complice. Mistress Gobson ne pouvait dénoncer sonmari sans se perdre elle-même ! Ce mariage seul eût suffi pourme donner l’éveil. Est-ce que c’était féminin, ce que faisait làcelle qu’on croyait la première épouse de Gobson ? Miss Adaeût laissé pendre son mari, car elle le craignait, et, l’eût-ellesauvé, qu’elle ne serait jamais redevenue sa femme. Entre Gobson,qui se serait souvenu, et Saunders, qui ne demandait qu’àpardonner, elle n’aurait pas hésité.

« Voilà, messieurs, comment les choses sesont passées ; vous savez le reste.

– Vous êtes un policier étonnant, moncher Dow, s’écria le gros Kelly au comble de l’enthousiasme.

– C’est peut-être beaucoup dire, repritWilliam en souriant, mais ce qui est plus certain, c’est que jesuis un homme et, comme tel, je n’en puis plus. Je vous demanderaidonc, ainsi qu’à ces messieurs, la permission de rentrer chez moi.Voilà quarante-huit heures que je ne me suis mis sur un lit.

– Certes oui, mon ami ; un seul motencore. Puisque vous saviez tout cela, pourquoi n’avez-vous pastout simplement arrêté ce Gobson, sans vous donner la peined’amener cet épisode dramatique de Prairie-Fields ?

– Cher monsieur Kelly, je vais vousl’expliquer, mais je suis certain que MM. Mortimer et Davis,qui sont des jurisconsultes, ont déjà deviné.

Les deux magistrats s’inclinèrent en souriantet le détective poursuivit :

– Acquitté et réhabilité par la courcriminelle, Gobson ne pouvait plus être poursuivi pour le mêmecrime, si évident que fut devenue sa culpabilité, lors même qu’ilaurait tout avoué. Or, moi, William Dow, je m’étais juré que cethomme serait puni parce qu’il avait assassiné miss Ada, et je lalui ai fait assassiner une seconde fois. En frappant de son couteaucette statue de cire qu’il a prise pour sa femme, James Gobsons’est rendu coupable d’une tentative de meurtre dont l’effet n’aété suspendu que par une circonstance indépendante de sa volonté.Il est donc justiciable de la cour criminelle et comme je levoulais, ce meurtre a été tenté réellement sur miss Ada.Comprenez-vous, maintenant ?

– My God, mon cherami, fit le chef de la police en se levant, je ne suis qu’un niaiscomme ce stupide Young ; et vous, vous…

– Moi, j’ai tout simplement tenu mapromesse envers vous et le serment que je m’étais fait à moi.

MM. Mortimer et Davis joignirent leursfélicitations et leurs remercîments à ceux de Kelly et, comprenantque William Dow avait besoin de repos, ils lui rendirent laliberté.

Le lendemain, cela se conçoit aisément, il nefut question à New-York que de la nouvelle arrestation de JamesGobson ; car les journaux, exactement renseignés par lesordres du chef de la police, purent satisfaire complètement lacuriosité de leurs lecteurs, en leur racontant les moindrescirconstances des événements qui s’étaient passés à Boston.

Le mystère dont était resté enveloppél’assassinat d’Ada Ricard était enfin dévoilé ; cet horriblecrime allait donc être puni ! La conscience publique étaitsatisfaite, et Kelly qui, depuis la réhabilitation de James Gobson,avait perdu tant de terrain auprès de ses électeurs, était en passede devenir un grand homme. Car, si tout avait été dit sur le dramede Prairie-Fields, le nom de William Dow était resté secret ;il l’avait exigé.

Seuls, les adversaires politiques du chef dela police étaient désespérés ; et le chef de l’agenceRobertson brothers and C°, qui s’était mis sur les rangs pour leParlement, comprenait qu’il n’avait plus nulle chance desuccès.

Les partisans de Kelly profitèrent si bien del’événement que, au fur à mesure que le jour des électionsapprochait, la victoire du chef de la police devenait pluscertaine.

Pendant ce temps-là, MM. Davis etMortimer instruisaient le procès de James Gobson qui était toujoursà la prison de Blackwell, en attendant qu’il fût transféré auxTumbs, mais seulement quelques jours avant sa comparution devant lejury.

Ketty Bell avait renouvelé ses aveux devantles magistrats instructeurs, et l’audience avait été fixée aulendemain des élections, lorsqu’un matin le capitaine Young seprécipita comme une avalanche dans le cabinet du gros Kelly, ens’écriant :

– Ah ! monsieur, quelmalheur !

– Quoi ? demanda le chef de lapolice.

– James Gobson s’est noyé.

– Comment, noyé ?

– Oui, au moment où il traversait lapasserelle pour embarquer à Blackwell sur le bateau de service quidevait l’amener aux Tumbs, il a bousculé ses gardiens et s’est jetéà l’eau en entraînant un de ces malheureux.

– Et cet homme a égalementdisparu ?

– Non, heureusement, on l’a sauvé ;mais on n’a pu repêcher Gobson.

– C’est dommage, car j’aurais eu vraimentplaisir à le voir au bout d’une corde ; mais qu’y faire ?A-t-on sondé la rivière au moins ?

– On y travaille toujours.

– Eh bien ! qu’on cherche, et, si ontrouve le corps de ce chenapan, vous l’enverrez àBellevue-Hospital, au docteur O’Nell. Il servira au moins à quelquechose après sa mort.

Ces mots prononcés, Kelly congédia lecapitaine, qui ne comprenait pas la philosophie avec laquelle sonchef prenait le suicide de James Gobson.

C’est que l’honorable fonctionnaire s’étaitimmédiatement fait cette réflexion ; que l’assassin se seraitlivré devant ses juges à des révélations qui auraient pu mettre enlumière William Dow et réduit à fort peu de chose son rôle à lui,Kelly. Il était donc enchanté que l’accusé eût disparu.

Il restait bien Ketty Bell, mais il savaitqu’en promettant l’indulgence de la cour à la jeune femme, elle nedirait que ce qu’il voudrait.

Néanmoins, à la nouvelle de ce suicide, ledésappointement fut général et les adversaires du chef de la policetentèrent d’en profiter, mais l’élan était donné et le jour del’élection fut, pour le gros Kelly, un jour de triomphe.

William Dow était dans son cabinet lorsqu’onvint lui annoncer le résultat du scrutin. Il était élu avec vingtmille voix de plus que la dernière fois.

– C’est à vous que je dois cettevictoire, mon cher ami, dit-il au détective en l’embrassant aveceffusion ; comment pourrai-je vous prouver mareconnaissance ?

– En me fournissant le plus tôt possiblel’occasion d’être utile, répondit William avec un triste sourire.En faisant vos affaires, je fais aussi les miennes.

– Ah ! oui ! ce mystère devotre vie, mystère dans lequel la jolie et charmante miss Jane doitjouer un rôle. Voyons, quand aurez-vous assez de confiance en monamitié pour me juger digne d’être votre confident ?

– Plus tard, mon cher Kelly, plus tard.Jane est rentrée à New-York avec sa gouvernante, mais je vais lafaire voyager, car elle est souffrante. Je vous dirai un jour quellien terrible m’attache à cette chère enfant, pour laquelle jedonnerais ma vie et que je fais souffrir, hélas ! d’un malqui, pour tout autre que moi, serait une joie immense, car ilpourrait la guérir.

Fort intrigué par ces paroles que soninterlocuteur avait prononcées avec un accent plein de tristesse,M. Kelly allait peut-être insister pour avoir la clef de cetteénigme, lorsque, après s’être fait annoncer, le capitaine Youngparut.

– Monsieur, dit-il à son chef, aprèsavoir serré la main de son visiteur, on vient de retrouver le corpsde Gobson.

– Ah ! fit le fonctionnaire ;où ça ?

– Sous le wharf 32, en face deShakespeare-Tavern.

– Sous le wharf 32, s’écria William Dow.Eh bien, mes chers amis, avais-je raison en affirmant qu’Ada Ricardavait été jetée à l’eau à la hauteur de Blackwell et de ce côté dela rivière ? On dirait que le ciel lui-même a voulu fournir lapreuve de ma démonstration. Tombé dans le fleuve à peu près àl’endroit où il y a précipité sa femme, James Gobson, et,remarquez-le, après le même intervalle de temps, James Gobson areparu juste là où le cadavre de la malheureuse a été découvert,sous le wharf 32.

– C’est prodigieux ! exclamaM. Kelly.

Quant au terrible Young, il ne trouvait pas unmot pour exprimer sa pensée ; seulement ses regards disaientassez que son admiration de jadis pour l’intelligent détectiveétait devenue de l’enthousiasme.

Quelques jours après cet entretien, Ketty Bellcomparut seule devant la cour criminelle, car la femme de chambre,Mary, qu’on supposait bien complice de Gobson, restait introuvable,mais la jeune femme ne fut traduite devant le jury que sous lasimple accusation de complicité de vol, et ses juges, quin’ignoraient pas le service qu’elle avait rendu à la justice, ne lacondamnèrent qu’à une année d’emprisonnement.

Quant à ce qui restait de la fortune de missAda ou plutôt d’Anna Bell, elle alla à son père, qui vivait encoreà cette époque.

Six mois plus tard, à la demande deM. Kelly, Ketty Bell fut graciée et entra comme demoiselle decomptoir, à New-York même, dans un café dont elle fit la fortune enmoins d’un an, parodiant ainsi, sans s’en douter, le rôle qu’ajoué, sous le règne de Louis-Philippe, Nina Lasave, la maîtresse deFieschi, qui trôna au café du Vaudeville après l’exécution de sonamant.

Puis, mise en goût par son succès de l’autrecôté de l’Océan, la toujours jolie mistress Gobson vint tenterfortune à Paris, où nous l’avons rencontrée chez le directeur del’une de nos scènes d’opérette qui a failli l’engager. C’eût été làévidemment une great attraction, mais l’imprésario n’a pasosé risquer l’aventure, et la belle Américaine a disparu.

Peut-être se retrouvera-t-elle un jour avec legros Saunders, qui, après avoir conservé chez lui pendant quelquessemaines la Femme de Cire, en a fait un jour le sacrifice en faveurdu musée de Barnum… et s’est consolé avec une danseuse de sesamours tragiques d’autrefois.

Quant à William Dow, il resta l’ami etl’auxiliaire de M. Kelly jusqu’à l’époque où se produisit danssa vie un événement que nous raconterons un jour, événement qui luipermit de reprendre enfin dans le monde la place qu’une horribleaventure, suivie d’un serment, lui avait fait abandonner.

FIN.

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