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La Fille aux yeux d’or

La Fille aux yeux d’or

d’ Honoré de Balzac

Chapitre 1 Physionomies Parisiennes

Un des spectacles où se rencontre le plus d’épouvantement est certes l’aspect général de la population parisienne, peuple horrible à voir, hâve, jaune, tanné. Paris n’est-il pas un vaste champ incessamment remué par une tempête d’intérêts sous laquelle tourbillonne une moisson d’hommes que la mort fauche plus souvent qu’ailleurs et qui renaissent toujours aussi serrés, dont les visages contournés, tordus, rendent par tous les pores l’esprit,les désirs, les poisons dont sont engrossés leurs cerveaux ;non pas des visages, mais bien des masques : masques de faiblesse,masques de force, masques de misère, masques de joie, masques d’hypocrisie ; tous exténués, tous empreints des signes ineffaçables d’une haletante avidité ? Que veulent-ils ?De l’or, ou du plaisir ?

Quelques observations sur l’âme de Paris peuvent expliquer les causes de sa physionomie cadavéreuse qui n’a que deux âges, ou la jeunesse ou la caducité : jeunesse blafarde et sans couleur,caducité fardée qui veut paraître jeune. En voyant ce peuple exhumé, les étrangers, qui ne sont pas tenus de réfléchir,éprouvent tout d’abord un mouvement de dégoût pour cette capitale,vaste atelier de jouissance, d’où bientôt eux-mêmes ils ne peuvent sortir et, restent à s’y déformer volontiers. Peu de mots suffiront pour justifier physiologiquement la teinte presque infernale des figures parisiennes, car ce n’est pas seulement par plaisanterie que Paris a été nommé un enfer. Tenez ce mot pour vrai. Là, tout fume, tout brûle, tout brille, tout bouillonne, tout flambe,s’évapore, s’éteint, se rallume, étincelle, pétille et se consume.Jamais vie en aucun pays ne fut plus ardente, ni plus cuisante.Cette nature sociale toujours en fusion semble se dire après chaque œuvre finie : – A une autre ! comme se le dit la nature elle-même. Comme la nature, cette nature sociale s’occuped’insectes, de fleurs d’un jour, de bagatelles, d’éphémères, etjette aussi feu et flamme par son éternel cratère. Peut-être avantd’analyser les causes qui font une physionomie spéciale à chaquetribu de cette nation intelligente et mouvante, doit-on signaler lacause générale qui en décolore, blêmit, bleuit et brunit plus oumoins les individus.

A force de s’intéresser à tout, le Parisien finit par nes’intéresser à rien. Aucun sentiment ne dominant sur sa face uséepar le frottement, elle devient grise comme 1e plâtre des maisonsqui a reçu toute espèce de poussière et de fumée. En effet,indifférent la veille à ce dont il s’enivrera le lendemain, leParisien vit en enfant quel que soit son âge. Il murmure de tout,se console de tout, se moque de tout, oublie tout, veut tout, goûteà tout, prend tout avec passion, quitte tout avecinsouciance ; ses rois, ses conquêtes, sa gloire, son idole,qu’elle soit de bronze ou de verre ; comme il jette ses bas,ses chapeaux et sa fortune. A Paris, aucun sentiment ne résiste aujet des choses, et leur courant oblige à une lutte qui détend lespassions : l’amour y est un désir, et la haine une velléité : iln’y a là de vrai parent que le billet de mille francs, d’autre amique le Mont-de-Piété. Ce laissez-aller général porte sesfruits ; et, dans le salon, comme dans la rue personne n’y estde trop, personne n’y est absolument utile, ni absolument nuisible: les sots et les fripons comme les gens d’esprit ou de probité.Tout y est toléré, le gouvernement et la guillotine, la religion etle choléra. Vous convenez toujours à ce monde, vous n’y manquezjamais. Qui donc domine en ce pays sans mœurs, sans croyance, sansaucun sentiment ; mais d’où partent et où aboutissent tous lessentiments, toutes les croyances et toutes les mœurs ? L’or etle plaisir. Prenez ces deux mots comme une lumière et parcourezcette grande cage de plâtre, cette ruche à ruisseaux noirs, etsuivez-y les serpenteaux de cette pensée qui l’agite, la soulève,la travaille ? Voyez. Examinez d’abord le monde qui n’a rien.L’ouvrier, le prolétaire, l’homme qui remue ses pieds, ses mains,sa langue, son dos, son seul bras, ses cinq doigts pourvivre ; eh ! bien, celui-là qui, le premier, devraitéconomiser le principe de sa vie, il outrepasse ses forces, attellesa femme à quelque machine, use son enfant et le cloue à un rouage.Le fabricant, le je ne sais quel fil secondaire dont le branleagite ce peuple qui, de ses mains sales, tourne et dore lesporcelaines, coud les habits et les robes, amincit le fer, amenuisele bois, tisse l’acier, solidifie le chanvre et le fil, satine lesbronzes, festonne le cristal, imite les fleurs, brode la laine,dresse les chevaux, tresse les harnais et les galons. découpe lecuivre, peint les voitures, arrondit les vieux ormeaux, vaporise lecoton, souffle les tuls, corrode le diamant, polit les métaux,transforme en feuilles le marbre, lèche les cailloux, toilette lapensée, colore, blanchit et noircit tout ; hé ! bien, cesous-chef est venu promettre à ce monde de sueur et de volonté,d’étude et de patience, un salaire excessif, soit au nom descaprices de la ville, soit à la voix du monstre nommé Spéculation.Alors ces quadrumanes se sont mis à veiller, pâtir, travailler,jurer, jeûner, marcher ; tous se sont excédés pour gagner cetor qui les fascine. Puis, insouciants de l’avenir, avides dejouissances, comptant sur leurs bras comme le peintre sur lapalette, ils jettent, grands seigneurs d’un jour, leur argent lelundi dans les cabarets, qui font une enceinte de boue à laville ; ceinture de la plus impudique des Vénus, incessammentpliée et dépliée, où se perd comme au jeu la fortune périodique dece peuple, aussi féroce au plaisir qu’il est tranquille au travail.Pendant cinq jours donc, aucun repos pour cette partie agissante deParis ! Elle se livre à des mouvements qui la font se gauchir,se grossir, maigrir, pâlir, jaillir en mille jets de volontécréatrice. Puis son plaisir, son repos est une lassante débauche,brune de peau, noire de tapes, blême d’ivresse, ou jauned’indigestion, qui ne dure que deux jours, mais qui vole le pain del’avenir, la soupe de la semaine, les robes de la femme, les langesde l’enfant tous en haillons. Ces hommes, nés sans doute pour êtrebeaux, car toute créature a sa beauté relative, se sontenrégimentés, dès l’enfance, sous le commandement de la force, sousle règne du marteau, des cisailles, de la filature, et se sontpromptement vulcanisés. Vulcain, avec sa laideur et sa force,n’est-il pas l’emblème de cette laide et forte nation, sublimed’intelligence mécanique, patiente à ses heures, terrible un jourpar siècle, inflammable comme la poudre, et préparée à l’incendierévolutionnaire par l’eau-de-vie, enfin assez spirituelle pourprendre feu sur un mot captieux qui signifie toujours pour elle :or et plaisir ! En comprenant tous ceux qui tendent la mainpour une aumône, pour de légitimes salaires ou pour les cinq francsaccordés à tous les genres de prostitution parisienne, enfin pourtout argent bien ou mal gagné, ce peuple compte trois cent milleindividus. Sans les cabarets, le gouvernement, ne serait-il pasrenversé tous les mardis ? Heureusement, le mardi, ce peupleest engourdi, cuve son plaisir, n’a plus le sou, et retourne autravail, au pain sec, stimulé par un besoin de procréationmatérielle qui, pour lui, devient une habitude. Néanmoins ce peuplea ses phénomènes de vertu, ses hommes complets, ses Napoléonsinconnus, qui sont le type de ses forces portées à leur plus hauteexpression, et résument sa portée sociale dans une existence où lapensée et le mouvement se combinent moins pour y jeter de la joieque pour y régulariser l’action de la douleur.

Le hasard a fait un ouvrier économe, le hasard l’a gratifiéd’une pensée, il a pu jeter les yeux sur l’avenir, il a rencontréune femme, il s’est trouvé père, et après quelques années deprivations dures il entreprend un petit commerce de mercerie, loueune boutique. Si ni la maladie ni le vice ne l’arrêtent en sa voie,s’il a prospéré, voici le croquis de cette vie normale.

Et, d’abord, saluez ce roi du mouvement parisien, qui s’estsoumis le temps et l’espace. Oui, saluez cette créature composée desalpêtre et de gaz qui donne des enfants à la France pendant sesnuits laborieuses, et remultiplie pendant le jour son individu pourle service, la gloire et le plaisir de ses concitoyens. Cet hommerésout le problème de suffire, à la fois, à une femme aimable, àson ménage, au Constitutionnel, à son bureau, à la Garde nationale,à l’Opéra, à Dieu ; mais pour transformer en écus leConstitutionnel, le Bureau, l’Opéra, la Garde nationale, la femmeet Dieu. Enfin, saluez un irréprochable cumulard. Levé tous lesjours à cinq heures, il a franchi comme un oiseau l’espace quisépare son domicile de la rue Montmartre. Qu’il vente ou tonne,pleuve ou neige, il est au Constitutionnel et y attend la charge dejournaux dont il a soumissionné la distribution. Il reçoit ce painpolitique avec avidité, le prend et le porte. A neuf heures, il estau sein de son ménage, débite un calembour à sa femme, lui dérobeun gros baiser, déguste une tasse de café ou gronde ses enfants. Adix heures moins un quart, il apparaît à la mairie. Là, posé sur unfauteuil, comme un perroquet sur son bâton, chauffé par la ville deParis, il inscrit jusqu’à quatre heures, sans leur donner une larmeou un sourire, les décès et les naissances de tout unarrondissement. Le bonheur, le malheur du quartier passe par le becde sa plume, comme l’esprit du Constitutionnel voyageait naguèresur ses épaules. Rien ne lui pèse ! Il va toujours droitdevant lui, prend son patriotisme tout fait dans le journal, necontredit personne, crie ou applaudit avec tout le monde, et vit enhirondelle. A deux pas de sa paroisse, il peut, en cas d’unecérémonie importante, laisser sa place à un surnuméraire, et allerchanter un requiem au lutrin de l’église, dont il est, le dimancheet les jours de fête, le plus bel ornement, la voix la plusimposante, où il tord avec énergie sa large bouche en faisanttonner un joyeux Amen. Il est chantre. Libéré à quatre heures deson service officiel, il apparaît pour répandre la joie et lagaieté au sein de la boutique la plus célèbre qui soit en la Cité.Heureuse est sa femme, il n’a pas le temps d’être jaloux ; ilest plutôt homme d’action que de sentiment. Aussi, dès qu’ilarrive, agace-t-il les demoiselles de comptoir, dont les yeux vifsattirent force chalands ; se gaudit au sein des parures, desfichus, de la mousseline façonnée par ces habiles ouvrières ;ou, plus souvent encore avant de dîner, il sert une pratique, copieune page du journal ou porte chez l’huissier quelque effet enretard. A six heures, tous les deux jours, il est fidèle à sonposte. Inamovible basse-taille des chœurs, il se trouve à l’Opéra,prêt à y devenir soldat, Arabe, prisonnier, sauvage, paysan, ombre,patte de chameau, lion, diable, génie, esclave, eunuque noir oublanc, toujours expert à produire de la joie, de la douleur, de lapitié, de l’étonnement, à pousser d’invariables cris, à se taire, àchasser, à se battre, à représenter Rome ou l’Égypte ; maistoujours –?in petto, mercier. A minuit, il redevient bon mari,homme, tendre père, il se glisse dans le lit conjugal,l’imagination encore tendue par les formes décevantes des nymphesde l’Opéra, et fait ainsi tourner, au profit de l’amour conjugal,les dépravations du monde et les voluptueux ronds de jambe de laTaglioni. Enfin, s’il dort, il dort vite, et dépêche son sommeilcomme il a dépêché sa vie. N’est-ce pas le mouvement fait homme,l’espace incarné, le protée de la civilisation ? Cet hommerésume tout : histoire, littérature, politique, gouvernement,religion, art militaire. N’est-ce pas une encyclopédie vivante, unatlas grotesque, sans cesse en marche comme Paris et qui jamais nerepose ? En lui tout est jambes. Aucune physionomie ne sauraitse conserver pure en de tels travaux. Peut-être l’ouvrier qui meurtvieux à trente ans, l’estomac tanné par les doses progressives deson eau-de-vie, sera-t-il trouvé, au dire de quelques philosophesbien rentés, plus heureux que ne l’est le mercier. L’un périt d’unseul coup et l’autre en détail. De ses huit industries, de sesépaules, de son gosier, de ses mains, de sa femme et de soncommerce, celui-ci retire, comme d’autant de fermes, des enfants,quelques mille francs et le plus laborieux bonheur qui ait jamaisrecréé cœur d’homme. Cette fortune et ces enfants, ou les enfantsqui résument tout pour lui, deviennent la proie du monde supérieur,auquel il porte ses écus et sa fille, ou son fils élevé au collège,qui, plus instruit que ne l’est son père, jette plus haut sesregards ambitieux. Souvent le cadet d’un petit détaillant veut êtrequelque chose dans l’État.

Cette ambition introduit la pensée dans la seconde des sphèresparisiennes. Montez donc un étage et allez à l’entresol ; oudescendez du grenier et restez au quatrième ; enfin, pénétrezdans le monde qui a quelque chose : là, même résultat. Lescommerçants en gros et leurs garçons, les employés, les gens de lapetite banque et de grande probité, les fripons, les âmes damnées,les premiers et les derniers commis, les clercs de l’huissier, del’avoué, du notaire, enfin les membres agissants, pensants,spéculants de cette petite bourgeoisie qui triture les intérêts deParis et veille à son grain, accapare les denrées, emmagasine lesproduits fabriqués par les prolétaires, encaque les fruits du Midi,les poissons de l’Océan, les vins de toute côte aimée dusoleil ; qui étend les mains sur l’Orient, y prend les châlesdédaignés par les Turcs et les Russes ; va récolter jusquedans les Indes, se couche pour attendre la vente, aspire après lebénéfice, escompte les effets, roule et encaisse toutes lesvaleurs ; emballe en détail Paris tout entier, le voiture,guette les fantaisies de l’enfance, épie les caprices et les vicesde l’âge mur, en pressure les maladies ; eh bien, sans boirede l’eau-de-vie comme l’ouvrier, ni sans aller se vautrer dans lafange des barrières, tous excèdent aussi leurs forces ;tendant outre-mesure leur corps et leur moral, l’un parl’autre ; se dessèchent de désirs, s’abîment de coursesprécipitées. Chez eux, la torsion physique s’accomplit sous lefouet des intérêts, sous le fléau des ambitions qui tourmentent lesmondes élevés de cette monstrueuse cité, comme celle desprolétaires s’est accomplie sous le cruel balancier desélaborations matérielles incessamment désirées par le despotisme duje le veux aristocrate. Là donc aussi, pour obéir à ce maîtreuniversel, le plaisir ou l’or, il faut dévorer le temps, presser letemps, trouver plus de vingt-quatre heures dans le jour et la nuit,s’énerver, se tuer, vendre trente ans de vieillesse pour deux ansd’un repos maladif. Seulement l’ouvrier meurt à l’hôpital, quandson dernier terme de rabougrissement s’est opéré, tandis que lepetit bourgeois persiste à vivre et vit, mais crétinisé : vous lerencontrez la face usée, plate, vieille, sans lueur aux yeux, sansfermeté dans la jambe, se traînant d’un air hébété sur leboulevard, la ceinture de sa Vénus, de sa ville chérie. Que voulaitle bourgeois ? le briquet du garde national, un immuablepot-au-feu, une place décente au Père-Lachaise, et pour savieillesse un peu d’or légitimement gagné. Son lundi, à lui, est ledimanche ; son repos est la promenade en voiture de remise, lapartie de campagne, pendant laquelle femme et enfants avalentjoyeusement de la poussière ou se rôtissent au soleil ; sabarrière est le restaurateur dont le vénéneux dîner a du renom, ouquelque bal de famille où l’on étouffe jusqu’à minuit. Certainsniais s’étonnent de la Saint-Guy dont sont atteints les monades quele microscope fait apercevoir dans une goutte d’eau, mais quedirait le Gargantua de Rabelais, figure d’une sublime audaceincomprise, que dirait ce géant, tombé des sphères célestes, s’ils’amusait à contempler le mouvement de cette seconde vieparisienne, dont voici l’une des formules ? Avez-vous vu cespetites baraques, froides en été, sans autre foyer qu’unechaufferette en hiver, placées sous la vaste calotte de cuivre quicoiffe la halle au blé ? Madame est là dès le matin, elle estfactrice aux halles et gagne à ce métier douze mille francs par an,dit-on. Monsieur, quand madame se lève, passe dans un sombrecabinet, où il prête à la petite semaine, aux commerçants de sonquartier. A neuf heures, il se trouve au bureau des passeports,dont il est un des sous-chefs. Le soir, il est à la caisse duThéâtre Italien, ou de tout autre théâtre qu’il vous plairachoisir. Les enfants sont mis en nourrice, et en reviennent pouraller au collège ou dans un pensionnat. Monsieur et madamedemeurent à un troisième étage, n’ont qu’une cuisinière, donnentdes bals dans un salon de douze pieds sur huit, et éclairé par desquinquets ; mais ils donnent cent cinquante mille francs àleur fille, et se reposent à cinquante ans, âge auquel ilscommencent à paraître aux troisièmes loges à l’Opéra, dans unfiacre à Longchamp, ou en toilette fanée, tous les jours de soleil,sur les boulevards, l’espalier de ces fructifications. Estimés dansle quartier, aimés du gouvernement, alliés à la haute bourgeoisie,Monsieur obtient à soixante-cinq ans la croix de la Légiond’Honneur, et le père de son gendre, maire d’un arrondissementl’invite à ses soirées. Ces travaux de toute une vie profitent doncà des enfants que cette petite bourgeoisie tend fatalement à éleverjusqu’à la haute. Chaque sphère jette ainsi tout son frai dans sasphère supérieure. Le fils du riche épicier se fait notaire, lefils du marchand de bois devient magistrat. Pas une dent ne manqueà mordre sa rainure, et tout stimule le mouvement ascensionnel del’argent.

Nous voici donc amenés au troisième cercle de cet enfer, qui,peut-être un jour, aura son DANTE. Dans ce troisième cercle social,espèce de ventre parisien, où se digèrent les intérêts de la villeet où ils se condensent sous la forme dite affaires, se remue ets’agite par un âcre et fielleux mouvement intestinal, la foule desavoués, médecins, notaires, avocats, gens d’affaires, banquiers,gros commerçants, spéculateurs, magistrats. Là, se rencontrentencore plus de causes pour la destruction physique et morale quepartout ailleurs. Ces gens vivent, presque tous, en d’infectesétudes, en des salles d’audiences empestées, dans de petitscabinets grillés, passent le jour courbés sous le poids desaffaires, se lèvent dès l’aurore pour être en mesure, pour ne passe laisser dévaliser, pour tout gagner ou pour ne rien perdre, poursaisir un homme ou son argent, pour emmancher ou démancher uneaffaire, pour tirer parti d’une circonstance fugitive, pour fairependre ou acquitter un homme. Ils réagissent sur les chevaux, ilsles crèvent, les surmènent, leur vieillissent, aussi à eux, lesjambes avant le temps. Le temps est leur tyran, il leur manque, illeur échappe ; ils ne peuvent ni l’étendre, ni le resserrer.Quelle âme peut rester grande, pure, morale, généreuse, etconséquemment quelle figure demeure belle dans le dépravantexercice d’un métier qui force à supporter le poids des misèrespubliques, à les analyser, les peser, les estimer, les mettre encoupe réglée ? Ces gens-là déposent leur cœur, où ?… jene sais ; mais ils le laissent quelque part, quand ils en ontun, avant de descendre tous les matins au fond des peines quipoignent les familles. Pour eux, point de mystères, ils voientl’envers de la société dont ils sont les confesseurs, et laméprisent. Or, quoi qu’ils fassent, à force de se mesurer avec lacorruption, ils en ont horreur et s’attristent ; ou parlassitude, par transaction secrète, ils l’épousent ; enfin,nécessairement, ils se blasent sur tous les sentiments, eux que leslois, les hommes, les institutions font voler comme des choucas surles cadavres. Ils s’usent et se démoralisent. Ni le grandnégociant, ni le juge, ni l’avocat ne conservent leur sens droit :ils ne sentent plus, ils appliquent les règles que faussent lesespèces. Emportés par leur existence torrentueuse, ils ne sont niépoux, ni pères, ni amants ; ils glissent à la ramasse sur leschoses de la vie, et vivent à toute heure, poussés par les affairesde la grande cité. Quand ils rentrent chez eux, ils sont requisd’aller au bal, à l’Opéra, dans les fêtes où ils vont se faire desclients, des connaissances, des protecteurs. Tous mangentdémesurément, jouent, veillent, et leurs figures s’arrondissent,s’aplatissent, se rougissent. A de si terribles dépenses de forcesintellectuelles, à des contractions morales si multipliées, ilsopposent non pas le plaisir, il est trop pâle et ne produit aucuncontraste, mais la débauche, débauche secrète, effrayante, car ilspeuvent disposer de tout, et font la morale de la société. Leurstupidité réelle se cache sous une science spéciale. Ils saventleur métier, mais ils ignorent tout ce qui n’en est pas. Alors,pour sauver leur amour-propre, ils mettent tout en question,critiquent à tort et à travers ; paraissent douteurs et sontgobe-mouches en réalité, noient leur esprit dans leursinterminables discussions. Presque tous adoptent commodément lespréjugés sociaux, littéraires ou politiques pour se dispenserd’avoir une opinion ; de même qu’ils mettent leurs consciencesà l’abri du code, ou du tribunal de commerce. Partis de bonne heurepour être des hommes remarquables, ils deviennent médiocres, etrampent sur les sommités du monde. Aussi leurs figuresoffrent-elles cette pâleur aigre, ces colorations fausses, ces yeuxternis, cernés, ces bouches bavardes et sensuelles où l’observateurreconnaît les symptômes de l’abâtardissement de la pensée et sarotation dans le cirque d’une spécialité qui tue les facultésgénératives du cerveau, le don de voir en grand, de généraliser etde déduire. Ils se ratatinent presque tous dans la fournaise desaffaires. Aussi jamais un homme qui s’est laissé prendre dans lesconquassations ou dans l’engrenage de ces immenses machines, nepeut-il devenir grand. S’il est médecin, ou il a peu fait lamédecine, ou il est une exception, un Bichat qui meurt jeune. Si,grand négociant, il reste quelque chose, il est presque JacquesCœur. Robespierre exerça-t-il ? Danton était un paresseux quiattendait. Mais qui d’ailleurs a jamais envié les figures de Dantonet de Robespierre, quelque superbes qu’elles puissent être ?Ces affairés par excellence attirent à eux l’argent et l’entassentpour s’allier aux familles aristocratiques. Si l’ambition del’ouvrier est celle du petit bourgeois, ici, mêmes passions encore.A Paris, la vanité résume toutes les passions. Le type de cetteclasse serait soit le bourgeois ambitieux, qui, après une vied’angoisses et de manœuvres continuelles, passe au Conseil d’Étatcomme une fourmi passe par une fente ; soit quelque rédacteurde journal, roué d’intrigues, que le roi fait Pair de France,peut-être pour se venger de la noblesse ; soit quelque notairedevenu Maire de son arrondissement, tous gens laminés par lesaffaires et qui, s’ils arrivent à leur but, y arrivent tués. EnFrance, l’usage est d’introniser la perruque. Napoléon, Louis XIV,les grands rois seuls ont toujours voulu des jeunes gens pour menerleurs desseins.

Au-dessus de cette sphère, vit le monde artiste. Mais là encore,les visages, marqués du sceau de l’originalité, sont noblementbrisés, mais brisés, fatigués, sinueux. Excédés par un besoin deproduire, dépassés par leurs coûteuses fantaisies, lassés par ungénie dévoreur, affamés de plaisir, les artistes de Paris veulenttous regagner par d’excessifs travaux les lacunes laissées par laparesse, et cherchent vainement à concilier le monde et la gloire,l’argent et l’art. En commençant, l’artiste est sans cesse haletantsous le créancier ; ses besoins enfantent les dettes, et sesdettes lui demandent ses nuits. Après le travail, le plaisir. Lecomédien joue jusqu’à minuit, étudie le matin, répète à midi ;le sculpteur plie sous sa statue ; le journaliste est unepensée en marche comme le soldat en guerre ; le peintre envogue est accablé d’ouvrage, le peintre sans occupation se rongeles entrailles s’il se sent homme de génie. La concurrence, lesrivalités, les calomnies assassinent ces talents. Les uns,désespérés, roulent dans les abîmes du vice, les autres meurentjeunes et ignorés pour s’être escompté trop tôt leur avenir. Peu deces figures, primitivement sublimes, restent belles. D’ailleurs labeauté flamboyante de leurs têtes demeure incomprise. Un visaged’artiste est toujours exorbitant, il se trouve toujours en dessusou en dessous des lignes convenues pour ce que les imbécilesnomment le beau idéal. Quelle puissance les détruit ? Lapassion. Toute passion à Paris se résout par deux termes : or etplaisir.

Maintenant, ne respirez-vous pas ? Ne sentez-vous pas l’airet l’espace purifiés ? Ici, ni travaux ni peines. Latournoyante volute de l’or a gagné les sommités. Du fond dessoupiraux où commencent ses rigoles, du fond des boutiques oùl’arrêtent de chétifs batardeaux, du sein des comptoirs et desgrandes officines où il se laisse mettre en barres, l’or, sousforme de dots ou de successions, amené par la main des jeunesfilles ou par les mains ossues du vieillard, jaillit vers la gentaristocratique où il va reluire, s’étaler, ruisseler. Mais avant dequitter les quatre terrains sur lesquels s’appuie la hautepropriété parisienne, ne faut-il pas, après les causes moralesdites, déduire les causes physiques, et faire observer une peste,pour ainsi dire sous-jacente, qui constamment agit sur les visagesdu portier, du boutiquier, de l’ouvrier ; signaler unedélétère influence dont la corruption égale celle desadministrateurs parisiens qui la laissent complaisammentsubsister ! Si l’air des maisons où vivent la plupart desbourgeois est infect, si l’atmosphère des rues crache des miasmescruels en des arrière-boutiques où l’air se raréfie ; sachezqu’outre cette pestilence, les quarante mille maisons de cettegrande ville baignent leurs pieds en des immondices que le pouvoirn’a pas encore voulu sérieusement enceindre de murs en béton quipussent empêcher la plus fétide boue de filtrer à travers le sol,d’y empoisonner les puits et de continuer souterrainement à Lutèceson nom célèbre. La moitié de Paris couche dans les exhalaisonsputrides des cours, des rues et des basses œuvres. Mais abordonsles grands salons aérés et dorés, les hôtels à jardins, le monderiche, oisif, heureux, renté. Les figures y sont étiolées etrongées par la vanité. La rien de réel. Chercher le plaisir,n’est-ce pas trouver l’ennui ? Les gens du monde ont de bonneheure fourbu leur nature. N’étant occupés qu’à se fabriquer de lajoie, ils ont promptement abusé de leurs sens, comme l’ouvrierabuse de l’eau-de-vie. Le plaisir est comme certaines substancesmédicales : pour obtenir constamment les mêmes effets, il fautdoubler les doses, et la mort ou l’abrutissement est contenu dansla dernière. Toutes les classes inférieures sont tapies devant lesriches et en guettent les goûts pour en faire des vices et lesexploiter. Comment résister aux habiles séductions qui se tramenten ce pays ? Aussi Paris a-t-il ses thériakis, pour qui lejeu, la gastrolâtrie ou la courtisane sont un opium. Aussivoyez-vous de bonne heure à ces gens-là des goûts et non despassions, des fantaisies romanesques et des amours frileux. Làrègne l’impuissance ; là plus d’idées, elles ont passé commel’énergie dans les simagrées du boudoir, dans les singeriesféminines. Il y a des blancs becs de quarante ans, de vieuxdocteurs de seize ans. Les riches rencontrent à Paris de l’esprittout fait, la science toute mâchée, des opinions toutes formuléesqui les dispensent d’avoir esprit, science ou opinion. Dans cemonde, la déraisonest égale à la faiblesse et au libertinage. On yest avare de temps à force d’en perdre. N’y cherchez pas plusd’affections que d’idées. Les embrassades couvrent une profondeindifférence, et la politesse un mépris continuel. On n’y aimejamais autrui. Des saillies sans profondeur, beaucoupd’indiscrétions, des commérages, par-dessus tout des lieuxcommuns ; tel est le fond de leur langage ; mais cesmalheureux Heureux prétendent qu’ils ne se rassemblent pas pourdire et faire des maximes à la façon de La Rochefoucauld ;comme s’il n’existait pas un milieu, trouvé par le dix-huitièmesiècle, entre le trop plein et le vide absolu. Si quelques hommesvalides usent d’une plaisanterie fine et légère, elle estincomprise ; bientôt fatigués de donner sans recevoir, ilsrestent chez eux et laissent régner les sots sur leur terrain.Cette vie creuse, cette attente continuelle d’un plaisir quin’arrive jamais, cet ennui permanent, cette inanité d’esprit, decœur et de cervelle, cette lassitude du grand raout parisien sereproduisent sur les traits, et confectionnent ces visages decarton, ces rides prématurées, cette physionomie des riches oùgrimace l’impuissance, où se reflète l’or, et d’où l’intelligence afui.

Cette vue de Paris moral prouve que le Paris physique ne sauraitêtre autrement qu’il n’est. Cette ville à diadème est une reinequi, toujours grosse, a des envies irrésistiblement furieuses.Paris est la tête du globe, un cerveau qui crève de génie etconduit la civilisation humaine, un grand homme, un artisteincessamment créateur, un politique à seconde vue qui doitnécessairement avoir les rides du cerveau, les vices du grandhomme, les fantaisies de l’artiste et les blasements du politique.Sa physionomie sous-entend la germination du bien et du mal, lecombat et la victoire, la bataille morale de 89 dont les trompettesretentissent encore dans tous les coins du monde ; et aussil’abattement de 1814. Cette ville ne peut donc pas être plusmorale, ni plus cordiale, ni plus propre que ne l’est la chaudièremotrice de ces magnifiques pyroscaphes que vous admirez fendant lesondes ! Paris n’est-il pas un sublime vaisseau chargéd’intelligence ? Oui, ses armes sont un de ces oracles que sepermet quelquefois la fatalité. La Ville de Paris a son grand mâttout de bronze, sculpté de victoires, et pour vigie Napoléon. Cettenauf a bien son tangage et son roulis ; mais elle sillonne lemonde, y fait feu par les cent bouches de ses tribunes, laboure lesmers scientifiques, y vogue à pleines voiles, crie du haut de seshuniers par la voix de ses savants et de ses artistes : – « Enavant, marchez ! suivez-moi ! » Elle porte un équipageimmense qui se plaît à la pavoiser de nouvelles banderoles. Ce sontmousses et gamins riant dans les cordages ; lest de lourdebourgeoisie ; ouvriers et matelots goudronnés ; dans sescabines, les heureux passagers ; d’élégants midshipmen fumentleurs cigares, penchés sur le bastingage ; puis sur le tillac,ses soldats, novateurs ou ambitieux, vont aborder à tous lesrivages, et, tout en y répandant de vives lueurs, demandent de lagloire qui est un plaisir, ou des amours qui veulent de l’or.

Donc le mouvement exorbitant des prolétaires, donc ladépravation des intérêts qui broient les deux bourgeoisies, doncles cruautés de la pensée artiste, et les excès du plaisirincessamment cherché par les grands, expliquent la laideur normalede la physionomie parisienne. En Orient seulement, la race humaineoffre un buste magnifique ; mais il est un effet du calmeconstant affecté par ces profonds philosophes à longue pipe, àpetites jambes, à torses carrés, qui méprisent le mouvement etl’ont en horreur ; tandis qu’à Paris, Petits, Moyens et Grandscourent, sautent et cabriolent, fouettés par une impitoyabledéesse, la Nécessité : nécessité d’argent, de gloire oud’amusement. Aussi quelque visage frais, reposé, gracieux, vraimentjeune y est-il la plus extraordinaire des exceptions : il s’yrencontre rarement. Si vous en voyez un, assurément il appartient :à un ecclésiastique jeune et fervent, ou à quelque bon abbéquadragénaire, à triple menton ; à une jeune personne de mœurspures comme il s’en élève dans certaines famillesbourgeoises ; à une mère de vingt ans, encore pleined’illusions et qui allaite son premier-né ; à un jeune hommefrais débarqué de province, et confié à une douairière dévote quile laisse sans un sou ; ou peut-être à quelque garçon deboutique, qui se couche à minuit, bien fatigué d’avoir plié oudéplié du calicot, et qui se lève à sept heures pour arrangerl’étalage ; ou souvent à un homme de science ou de poésie, quivit monastiquement en bonne fortune avec une belle idée, quidemeure sobre, patient et chaste ; ou à quelque sot, contentde lui-même, se nourrissant de bêtise, crevant de santé, toujoursoccupé de se sourire à lui-même ; ou à l’heureuse et molleespèce des flâneurs, les seuls gens réellement heureux à Paris, etqui en dégustent à chaque heure les mouvantes poésies. Néanmoins,il est à Paris une portion d’êtres privilégiés auxquels profite cemouvement excessif des fabrications, des intérêts, des affaires,des arts et de l’or. Ces êtres sont les femmes. Quoiqu’elles aientaussi mille causes secrètes qui, là plus qu’ailleurs, détruisentleur physionomie, il se rencontre, dans le monde féminin, depetites peuplades heureuses qui vivent à l’orientale, et peuventconserver leur beauté ; mais ces femmes se montrent rarement àpied dans les rues, elles demeurent cachées, comme des plantesrares qui ne déploient leurs pétales qu’à certaines heures, et quiconstituent de véritables exceptions exotiques. Cependant Paris estessentiellement aussi le pays des contrastes. Si les sentimentsvrais y sont rares, il se rencontre aussi, là comme ailleurs, denobles amitiés, des dévouements sans bornes. Sur ce champ debataille des intérêts et des passions, de même qu’au milieu de cessociétés en marche où triomphe l’égoïsme, où chacun est obligé dese défendre lui seul, et que nous appelons des armées, il sembleque les sentiments se plaisent à être complets quand ils semontrent, et sont sublimes par juxtaposition. Ainsi des figures. AParis, parfois, dans la haute aristocratie, se voient clairsemésquelques ravissants visages de jeunes gens, fruits d’une éducationet de mœurs tout exceptionnelles. A la juvénile beauté du sanganglais ils unissent la fermeté des traits méridionaux, l’espritfrançais, la pureté de la forme. Le feu de leurs yeux, unedélicieuse rougeur de lèvres, le noir lustré de leur chevelurefine, un teint blanc, une coupe de visage distinguée les rendent debelles fleurs humaines, magnifiques à voir sur la masse des autresphysionomies, ternies, vieillottes, crochues, grimaçantes. Aussi,les femmes admirent-elles aussitôt ces jeunes gens avec ce plaisiravide que prennent les hommes à regarder une jolie personne,décente, gracieuse, décorée de toutes les virginités dont notreimagination se plaît à embellir la fille parfaite. Si ce coupd’oeil rapidement jeté sur la population de Paris a fait concevoirla rareté d’une figure raphaëlesque, et l’admiration passionnéequ’elle y doit inspirer à première vue, le principal intérêt denotre histoire se trouvera justifié. Quod erat demonstrandum, cequi était à démontrer, s’il est permis d’appliquer les formules dela scolastique à la science des mœurs.

Or, par une de ces belles matinées de printemps, où les feuillesne sont pas vertes encore, quoique dépliées ; où le soleilcommence à faire flamber les toits et où le ciel est bleu ; oùla population parisienne sort de ses alvéoles, vient bourdonner surles boulevards, coule comme un serpent à mille couleurs, par la ruede la Paix vers les Tuileries, en saluant les pompes de l’hyménéeque recommence la campagne ; dans une de ces joyeuses journéesdonc, un jeune homme, beau comme était le jour de ce jour-là, misavec goût, aisé dans ses manières (disons le secret) un enfant del’amour, le fils naturel de lord Dudley et de la célèbre marquisede Vordac, se promenait dans la grande allée des Tuileries. CetAdonis, nommé Henri de Marsay, naquit en France, où lord Dudleyvintmarier la jeune personne, déjà mère d’Henri, à un vieuxgentilhomme appelé monsieur de Marsay. Ce papillon déteint etpresque éteint reconnut l’enfant pour sien, moyennant l’usufruitd’une rente de cent mille francs définitivement attribuée à sonfils putatif ; folie qui ne coûta pas fort cher à lord Dudley: les rentes françaises valaient alors dix-sept francs cinquantecentimes. Le vieux gentilhomme mourut sans avoir connu sa femme.Madame de Marsay épousa depuis le marquis de Vordac ; mais,avant de devenir marquise, elle s’inquiéta peu de son enfant et delord Dudley. D’abord, la guerre déclarée entre la France etl’Angleterre avait séparé les deux amants, et la fidélité quandmême n’était pas et ne sera guère de mode à Paris. Puis les succèsde la femme élégante, jolie, universellement adorée étourdirentdans la Parisienne le sentiment maternel. Lord Dudley ne fut pasplus soigneux de sa progéniture, que ne l’était la mère. La prompteinfidélité d’une jeune fille ardemment aimée lui donna peut-êtreune sorte d’aversion pour tout ce qui venait d’elle. D’ailleurs,peut-être aussi, les pères n’aiment-ils que les enfants aveclesquels ils ont fait une ample connaissance ; croyancesociale de la plus haute importance pour le repos des familles, etque doivent entretenir tous les célibataires, en prouvant que lapaternité est un sentiment élevé en serre chaude par la femme, parles mœurs et les lois.

Le pauvre Henri de Marsay ne rencontra de père que dans celuides deux qui n’était pas obligé de l’être. La paternité de monsieurde Marsay fut naturellement très incomplète. Les enfants n’ont,dans l’ordre naturel, de père que pendant peu de moments ; etle gentilhomme imita la nature. Le bonhomme n’eût pas vendu son noms’il n’avait point eu de vices. Alors il mangea sans remords dansles tripots, et but ailleurs le peu de semestres que payait auxrentiers le trésor national. Puis il livra l’enfant à une vieillesœur, une demoiselle de Marsay, qui en eut grand soin, et luidonna, sur la maigre pension allouée par son frère, un précepteur,un abbé sans sou ni maille, qui toisa l’avenir du jeune homme etrésolut de se payer, sur les cent mille livres de rente, des soinsdonnés à son pupille, qu’il prit en affection. Ce précepteur setrouvait par hasard être un vrai prêtre, un de ces ecclésiastiquestaillés pour devenir cardinaux en France ou Borgia sous la tiare.Il apprit en trois ans à l’enfant ce qu’on lui eût appris en dixans au collège. Puis ce grand homme, nommé l’abbé de Maronis,acheva l’éducation de son élève en lui faisant étudier lacivilisation sous toutes ses faces : il le nourrit de sonexpérience, le traîna fort peu dans les églises, alorsfermées ; le promena quelquefois dans les coulisses, plussouvent chez les courtisanes ; il lui démonta les sentimentshumains pièce à pièce lui enseigna la politique au cœur des salonsoù elle se rôtissait alors ; il lui numérota les machines dugouvernement, et tenta, par amitié pour une belle nature délaissée,mais riche en espérance, de remplacer virilement la mère : l’Églisen’est-elle pas la mère des orphelins ? L’élève répondit à tantde soins. Ce digne homme mourut évêque en 18l2, avec lasatisfaction d’avoir laissé sous le ciel un enfant dont le cœur etl’esprit étaient à seize ans si bien façonnés, qu’il pouvait jouersous jambe un homme de quarante. Qui se serait attendu à rencontrerun cœur de bronze, une cervelle alcoolisée sous les dehors les plusséduisants que les vieux peintres, ces artistes naïfs, aient donnéau serpent dans le paradis terrestre ? Ce n’est rien encore.De plus, le bon diable violet avait fait faire à son enfant deprédilection certaines connaissances dans la haute société de Parisqui pouvaient équivaloir comme produit, entre les mains du jeunehomme à cent autres mille livres de rente. Enfin, ce prêtre,vicieux mais politique, incrédule mais savant, perfide mais aimablefaible en apparence mais aussi vigoureux de tête que de corps, futsi réellement utile à son élève, si complaisant à ses vices, si boncalculateur de toute espèce de force, si profond quand il fallaitfaire quelque décompte humain si jeune à table, à Frascati, à… jene sais où, que le reconnaissant Henri de Marsay ne s’attendrissaitplus guère, en 1814, qu’en voyant le portrait de son cher évêque,seule chose mobilière qu’ait pu lui léguer ce prélat, admirabletype des hommes dont le génie sauvera l’Église catholique,apostolique et romaine, compromise en ce moment par la faiblesse deses recrues, et par la vieillesse de ses pontifes ; mais siveut l’Église. La guerre continentale empêcha le jeune de Marsay deconnaître son vrai père dont il est douteux qu’il sût le nom.Enfant abandonné, il ne connut pas davantage madame de Marsay.Naturellement il regretta fort peu son père putatif. Quant àmademoiselle de Marsay, sa seule mère, il lui fit élever dans lecimetière du Père-Lachaise lorsqu’elle mourut un fort joli petittombeau. Monseigneur de Maronis avait garanti à ce vieux bonnet àcoques l’une des meilleures places dans le ciel, en sorte que, lavoyant heureuse de mourir, Henri lui donna des larmes égoïstes, ilse mit à la pleurer pour lui-même. Voyant cette douleur, l’abbésécha les larmes de son élève, en lui faisant observer que la bonnefille prenait bien dégoûtamment son tabac, et devenait si laide, sisourde, si ennuyeuse, qu’il devait des remerciments à la mort.L’évêque avait fait émanciper son élève en 1811. Puis quand la mèrede monsieur de Marsay se remaria, le prêtre choisit, dans unconseil de famille, un de ces honnêtes acéphales triés par lui surle volet du confessionnal, et le chargea d’administrer la fortunedont il appliquait bien les revenus au besoin de la communauté,mais dont il voulait conserver le capital.

Vers la fin de 1814, Henri de Marsay n’avait donc sur terreaucun sentiment obligatoire et se trouvait libre autant quel’oiseau sans compagne. Quoiqu’il eût vingt-deux ans accomplis, ilparaissait en avoir à peine dix-sept. Généralement, les plusdifficiles de ses rivaux le regardaient comme le plus joli garçonde Paris. De son père, lord Dudley, il avait pris les yeux bleusles plus amoureusement décevants ; de sa mère, les cheveuxnoirs les plus touffus ; de tous deux, un sang pur, une peaude jeune fille, un air doux et modeste, une taille fine etaristocratique, de fort belles mains. Pour une femme, le voir,c’était en être folle ; vous savez ? concevoir un de cesdésirs qui mordent le cœur, mais qui s’oublient par impossibilitéde le satisfaire, parce que la femme est vulgairement à Paris sansténacité. Peu d’entre elles se disent à la manière des hommes le :JE MAINTIENDRAI de la maison d’Orange. Sous cette fraîcheur de vie,et malgré l’eau limpide de ses yeux, Henri avait un courage delion, une adresse de singe. Il coupait une balle à dix pas dans lalame d’un couteau, montait à cheval de manière à réaliser la fabledu centaure ; conduisait avec grâce une voiture à grandesguides ; était leste comme Chérubin et tranquille comme unmouton ; mais il savait battre un homme du faubourg auterrible jeu de la savate ou du bâton ; puis, il touchait dupiano de manière à pouvoir se faire artiste s’il tombait dans lemalheur, et possédait une voix qui lui aurait valu de Barbajacinquante mille francs par saison. Hélas, toutes ces bellesqualités, ces jolis défauts étaient ternis par un épouvantable vice: il ne croyait ni aux hommes ni aux femmes, ni à Dieu ni audiable. La capricieuse nature avait commencé à le douer ; unprêtre l’avait achevé. Pour rendre cette aventure compréhensible,il est nécessaire d’ajouter ici que lord Dudley trouvanaturellement beaucoup de femmes disposées à tirer quelquesexemplaires d’un si délicieux portrait. Son second chef-d’œuvre ence genre fut une jeune fille nommée Euphémie, née d’une dameespagnole, élevée à la Havane, ramenée à Madrid avec une jeunecréole des Antilles, avec les goûts ruineux des colonies ;mais heureusement mariée à un vieux et puissamment riche seigneurespagnol, don Hijos, marquis de San-Réal qui, depuis l’occupationde l’Espagne par les troupes françaises, était venu habiter Paris,et demeurait rue Saint-Lazare. Autant par insouciance que parrespect pour l’innocence du jeune âge, lord Dudley ne donna pointavis à ses enfants des parentés qu’il leur créait partout. Ceci estun léger inconvénient de la civilisation, elle a tant d’avantages,il faut lui passer ses malheurs en faveur de ses bienfaits. LordDudley, pour n’en plus parler, vint, en 1816, se réfugier à Paris,afin d’éviter les poursuites de la justice anglaise, qui, del’Orient, ne protège que la marchandise. Le lord voyageur demandaquel était ce beau jeune homme en voyant Henri. Puis, enl’entendant nommer :

– Ah ! c’est mon fils. Quel malheur ! dit-il.

Telle était l’histoire du jeune homme qui, vers le milieu dumois d’avril, en 1815, parcourait nonchalamment la grande allée desTuileries, à la manière de tous les animaux qui, connaissant leursforces, marchent dans leur paix et leur majesté ; lesbourgeoises se retournaient tout naïvement pour le revoir, lesfemmes ne se retournaient point, elles l’attendaient au retour, etgravaient dans leur mémoire, pour s’en souvenir à propos, cettesuave figure qui n’eût pas déparé le corps de la plus belle d’entreelles.

– Que fais-tu donc ici le dimanche ? dit à Henri le marquisde Ronquerolles en passant.

– Il y a du poisson dans la nasse, répondit le jeune homme.

Cet échange de pensées se fit au moyen de deux regardssignificatifs et sans que ni Ronquerolles ni de Marsay eussentl’air de se reconnaître. Le jeune homme examinait les promeneurs,avec cette promptitude de coup d’oeil et d’ouïe particulière auParisien qui paraît, au premier aspect, ne rien voir et ne rienentendre, mais qui voit et entend tout. En ce moment, un jeunehomme vint à lui, lui prit familièrement le bras, en lui disant : –Comment cela va-t-il, mon bon de Marsay ?

– Mais très bien, lui répondit de Marsay de cet air affectueuxen apparence, mais qui entre les jeunes gens parisiens, ne prouverien, ni pour le présent ni pour l’avenir.

En effet, les jeunes gens de Paris ne ressemblent aux jeunesgens d’aucune autre ville. Ils se divisent en deux classes : lejeune homme qui a quelque chose, et le jeune homme qui n’arien ; ou le jeune homme qui pense et celui qui dépense. Maisentendez-le bien, il ne s’agit ici que de ces indigènes qui mènentà Paris le train délicieux d’une vie élégante. Il y existe bienquelques autres jeunes gens, mais ceux-là sont des enfants quiconçoivent très tard l’existence parisienne et en restent lesdupes. Ils ne spéculent pas, ils étudient, ils piochent, disent lesautres. Enfin il s’y voit encore certains jeunes gens, riches oupauvres, qui embrassent des carrières et les suivent toutuniment ; ils sont un peu l’Émile de Rousseau, de la chair àcitoyen, et n’apparaissent jamais dans le monde. Les diplomates lesnomment impoliment des niais. Niais ou non, ils augmentent lenombre de ces gens médiocres sous le poids desquels plie la France.Ils sont toujours là ; toujours prêts à gâcher les affairespubliques ou particulières, avec la plate truelle de la médiocrité,en se targuant de leur impuissance qu’ils nomment mœurs et probité.Ces espèces de Prix d’excellence sociaux infestentl’administration, l’armée, la magistrature, les chambres, la cour.Ils amoindrissent, aplatissent le pays et constituent en quelquesorte dans le corps politique une lymphe qui le surcharge et lerend mollasse. Ces honnêtes personnes nomment les gens de talent,immoraux, ou fripons. Si ces fripons font payer leurs services, dumoins ils servent ; tandis que ceux-là nuisent et sontrespectés par la foule ; mais heureusement pour la France, lajeunesse élégante les stigmatise sans cesse du nom de ganaches.

Donc, au premier coup d’oeil, il est naturel de croire trèsdistinctes les deux espèces de jeunes gens qui mènent une vieélégante ; aimable corporation à laquelle appartenait Henri deMarsay. Mais les observateurs qui ne s’arrêtent pas à la superficiedes choses sont bientôt convaincus que les différences sontpurement morales, et que rien n’est trompeur comme l’est cettejolie écorce. Néanmoins tous prennent également le pas sur tout lemonde ; parlent, à tort et à travers, des choses, des hommes,de littérature, de beaux arts ; ont toujours à la bouche lePitt et Cobourg de chaque année ; interrompent uneconversation par un calembour ; tournent en ridicule lascience et le savant ; méprisent tout ce qu’ils ne connaissentpas ou tout ce qu’ils craignent ; puis se mettent au-dessus detout, en s’instituant juges suprêmes de tout. Tous mystifieraientleurs pères, et seraient prêts à verser dans le sein de leurs mèresdes larmes de crocodile ; mais généralement ils ne croient àrien, médisent des femmes, ou jouent la modestie, et obéissent enréalité à une mauvaise courtisane, ou à quelque vieille femme. Toussont également cariés jusqu’aux os par le calcul, par ladépravation, par une brutale envie de parvenir, et s’ils sontmenacés de la pierre, en les sondant on la leur trouverait à tous,au cœur. A l’état normal, ils ont les plus jolis dehors, mettentl’amitié à tout propos en jeu, sont également entraînants. Le mêmepersiflage domine leurs changeants jargons ; ils visent à labizarrerie dans leurs toilettes, se font gloire de répéter lesbêtises de tel ou tel acteur en vogue, et débutent avec qui que cesoit par le mépris ou l’impertinence pour avoir en quelque sorte lapremière manche à ce jeu ; mais malheur à qui ne sait pas selaisser crever un oeil pour leur en crever deux. Ils paraissentégalement indifférents aux malheurs de la patrie, et à ses fléaux.Ils ressemblent bien enfin tous à la jolie écume blanche quicouronne le flot des tempêtes. Ils s’habillent, dînent, dansent,s’amusent le jour de la bataille de Waterloo, pendant le choléra,ou pendant une révolution. Enfin, ils font bien tous la mêmedépense ; mais ici commence le parallèle. De cette fortuneflottante et agréablement gaspillée, les uns ont le capital, et lesautres l’attendent ; ils ont les mêmes tailleurs, mais lesfactures de ceux-là sont à solder. Puis si les uns, semblables àdes cribles, reçoivent toutes espèces d’idées, sans en garderaucune ; ceux-là les comparent et s’assimilent toutes lesbonnes. Si ceux-ci croient savoir quelque chose, ne savent rien etcomprennent tout ; prêtent tout à ceux qui n’ont besoin derien et n’offrent rien à ceux qui ont besoin de quelquechose ; ceux-là étudient secrètement les pensées d’autrui, etplacent leur argent aussi bien que leurs folies à gros intérêts.Les uns n’ont plus d’impressions fidèles, parce que leur âme, commeune glace dépolie par l’user, ne réfléchit plus aucune image ;les autres économisent leur sens et leur vie tout en paraissant lajeter, comme ceux-là, par les fenêtres. Les premiers, sur la foid’une espérance, se dévouent sans conviction à un système qui a levent et remonte le courant, mais ils sautent sur une autreembarcation politique, quand la première va en dérive ; lesseconds toisent l’avenir, le sondent et voient dans la fidélitépolitique ce que les Anglais voient dans la probité commerciale, unélément de succès. Mais là où le jeune homme qui a quelque chosefait un calembour ou dit un bon mot sur le revirement dutrône ; celui qui n’a rien, fait un calcul public, ou unebassesse secrète, et parvient tout en donnant des poignées de mainà ses amis. Les uns ne croient jamais de facultés à autrui,prennent toutes leurs idées comme neuves, comme si le monde étaitfait de la veille, ils ont une confiance illimitée en eux, et n’ontpas d’ennemi plus cruel que leur personne. Mais les autres sontarmés d’une défiance continuelle des hommes qu’ils estiment à leurvaleur, et sont assez profonds pour avoir une pensée de plus queleurs amis qu’ils exploitent ; alors le soir, quand leur têteest sur l’oreiller, ils pèsent les hommes comme un avare pèse sespièces d’or. Les uns se fâchent d’une impertinence sans portée etse laissent plaisanter par les diplomates qui les font poser devanteux en tirant le fil principal de ces pantins l’amour-propre ;tandis que les autres se font respecter et choisissent leursvictimes et leurs protecteurs. Alors, un jour, ceux qui n’avaientrien, ont quelque chose ?– et ceux qui avaient quelque chose,n’ont rien. Ceux-ci regardent leurs camarades parvenus à uneposition comme des sournois, des mauvais cœurs, mais aussi commedes hommes forts. – Il est très fort !… est l’immense élogedécerné à ceux qui sont arrivés, quibuscumque viis, à la politique,à une femme ou à une fortune. Parmi eux, se rencontrent certainsjeunes gens qui jouent ce rôle en le commençant avec desdettes ; et naturellement, ils sont plus dangereux que ceuxqui le jouent sans avoir un sou. Le jeune homme qui s’intitulaitami de Henri de Marsay était un étourdi, arrivé de province etauquel les jeunes gens alors à la mode apprenaient l’art d’écornerproprement une succession, mais il avait un dernier gâteau à mangerdans sa province, un établissement certain. C’était tout simplementun héritier passé sans transition de ses maigres cent francs parmois à toute la fortune paternelle, et qui, s’il n’avait pas assezd’esprit pour s’apercevoir que l’on se moquait de lui, savait assezde calcul pour s’arrêter aux deux tiers de son capital. Il venaitdécouvrir à Paris, moyennant quelques billets de mille francs, lavaleur exacte des harnais, l’art de ne pas trop respecter sesgants, y entendre de savantes méditations sur les gages à donneraux gens, et chercher quel forfait était le plus avantageux àconclure avec eux ; il tenait beaucoup à pouvoir parler enbons termes de ses chevaux, de son chien des Pyrénées, àreconnaître d’après la mise, le marcher, le brodequin, à quelleespèce appartenait une femme ; étudier l’écarté, retenirquelques mots à la mode, et conquérir, par son séjour dans le mondeparisien, l’autorité nécessaire pour importer plus tard en provincele goût du thé, l’argenterie à forme anglaise, et se donner ledroit de tout mépriser autour de lui pendant le reste de ses jours.De Marsay l’avait pris en amitié pour s’en servir dans le monde,comme un hardi spéculateur se sert d’un commis de confiance.L’amitié fausse ou vraie de de Marsay était une question socialepour Paul de Manerville qui, de son côté, se croyait fort enexploitant à sa manière son ami intime. Il vivait dans le reflet deson ami, se mettait constamment sous son parapluie, en chaussaitles bottes, se dorait de ses rayons. En se posant près de Henri, oumême en marchant à ses cotés, il avait l’air de dire : – Ne nousinsultez pas, nous sommes de vrais tigres. Souvent il se permettaitde dire avec fatuité : – Si je demandais telle ou telle chose àHenri, il est assez mon ami pour le faire… Mais il avait soin de nelui jamais rien demander. Il le craignait, et sa crainte, quoiqueimperceptible, réagissait sur les autres, et servait de Marsay. –C’est un fier homme que de Marsay, disait Paul. Ha, ha, vousverrez, il sera ce qu’il voudra être. Je ne m’étonnerais pas de letrouver un jour ministre des affaires étrangères. Rien ne luirésiste. Puis il faisait de de Marsay ce que le caporal Trimfaisait de son bonnet, un enjeu perpétuel. Demandez à de Marsay, etvous verrez !

Ou bien : – L’autre jour, nous chassions, de Marsay et moi, ilne voulait pas me croire, j’ai sauté un buisson sans bouger de moncheval !

Ou bien : – Nous étions, de Marsay et moi, chez des femmes, et,ma parole d’honneur, j’étais, etc. Ainsi Paul de Manerville nepouvait se classer que dans la grande, l’illustre et puissantefamille des niais qui arrivent. Il devait être un jour député. Pourle moment il n’était même pas un jeune homme. Son ami de Marsay ledéfinissait ainsi : – Vous me demandez ce que c’est que Paul. MaisPaul ?… c’est Paul de Manerville.

– Je m’étonne, mon bon, dit-il à de Marsay, que vous soyez là,le dimanche.

– J’allais te faire la même question.

– Une intrigue ?

– Une intrigue.

– Bah !

– Je puis bien te dire cela à toi, sans compromettre ma passion.Puis une femme qui vient le dimanche aux Tuileries n’a pas devaleur, aristocratiquement parlant.

–Ha ! ha !

– Tais-toi donc, ou je ne te dis plus rien. Tu ris trop haut, tuvas faire croire que nous avons trop déjeuné. Jeudi dernier, ici,sur la terrasse des Feuillants, je me promenais sans penser à riendu tout. Mais en arrivant à la grille de la rue Castiglione parlaquelle je comptais m’en aller, je me trouve nez à nez avec unefemme, ou plutôt avec une jeune personne qui, si elle ne m’a passauté au cou, fut arrêtée, je crois, moins par le respect humainque par un de ces étonnements profonds qui coupent bras et jambes,descendent le long de l’épine dorsale et s’arrêtent dans la plantedes pieds pour vous attacher au sol. J’ai souvent produit deseffets de ce genre, espèce de magnétisme animal qui devient trèspuissant lorsque les rapports sont respectivement crochus. Mais,mon cher, ce n’était ni une stupéfaction, ni une fille vulgaire.Moralement parlant, sa figure semblait dire : – Quoi, te voilà, monidéal, l’être de mes pensées, de mes rêves du soir et du matin.Comment es-tu là pourquoi ce matin ? pourquoi pas hier ?Prends-moi, je suis à toi, et cetera ! – Bon, me dis-je enmoi-même, encore une ! Je l’examine donc. Ah ! mon cher,physiquement parlant, l’inconnue est la personne la plusadorablement femme que j’aie jamais rencontrée. Elle appartient àcette variété féminine que les Romains nommaient fulva, flava, lafemme de feu. Et d’abord, ce qui m’a le plus frappé, ce dont jesuis encore épris, ce sont deux yeux jaunes comme ceux destigres ; un jaune d’or qui brille, de l’or vivant, de l’or quipense, de l’or qui aime et veut absolument venir dans votregousset !

– Nous ne connaissons que ça, mon cher ! s’écria Paul. Ellevient quelquefois ici, c’est la Fille aux yeux d’or. Nous lui avonsdonné ce nom-là. C’est une jeune personne d’environ vingt-deux ans,et que j’ai vue ici quand les Bourbons y étaient, mais avec unefemme qui vaut cent mille fois mieux qu’elle.

– Tais-toi, Paul ! Il est impossible à quelque femme que cesoit de surpasser cette fille semblable à une chatte qui veut venirfrôler vos jambes, une fille blanche à cheveux cendrés, délicate enapparence, mais qui doit avoir des fils cotonneux sur la troisièmephalange de ses doigts ; et le long des joues un duvet blancdont la ligne, lumineuse par un beau jour, commence aux oreilles etse perd sur le col.

– Ah ! l’autre ! mon cher de Marsay. Elle vous a desyeux noirs qui n’ont jamais pleuré, mais qui brûlent ; dessourcils noirs qui se rejoignent et lui donnent un air de duretédémentie par le réseau de ses lèvres, sur lesquelles un baiser nereste pas, des lèvres ardentes et fraîches ; un teintmauresque auquel un homme se chauffe comme au soleil ; mais,ma parole d’honneur, elle te ressemble…

– Tu la flattes !

– Une taille cambrée, la taille élancée d’une corvetteconstruite pour faire la course, et qui se rue sur le vaisseaumarchand avec une impétuosité française, le mord et le coule bas endeux temps.

–Enfin, mon cher, que me fait celle que je n’ai point vue !reprit de Marsay. Depuis que j’étudie les femmes, mon inconnue estla seule dont le sein vierge, les formes ardentes et voluptueusesm’aient réalisé la seule femme que j’aie rêvée, moi ! Elle estl’original de la délirante peinture, appelée la femme caressant sachimère, la plus chaude, la plus infernale inspiration du génieantique ; une sainte poésie prostituée par ceux qui l’ontcopiée pour les fresques et les mosaïques ; pour un tas debourgeois qui ne voient dans ce camée qu’une breloque, et lamettent à leurs clefs de montre, tandis que c’est toute la femme,un abîme de plaisirs où l’on roule sans en trouver la fin, tandisque c’est une femme idéale qui se voit quelquefois en réalité dansl’Espagne, dans l’Italie, presque jamais en France. Hé ! bien,j’ai revu cette fille aux yeux d’or, cette femme caressant sachimère, je l’ai revue ici, vendredi. Je pressentais que lelendemain elle reviendrait à la même heure. Je ne me trompaispoint. Je me suis plu à la suivre sans qu’elle me vît, à étudiercette démarche indolente de la femme inoccupée, mais dans lesmouvements de laquelle se devine la volupté qui dort. Eh !bien, elle s’est retournée, elle m’a vu, m’a de nouveau adoré, a denouveau tressailli, frissonné. Alors j’ai remarqué la véritableduègne espagnole qui la garde, une hyène à laquelle un jaloux a misune robe, quelque diablesse bien payée pour garder cette suavecréature… Oh ! alors, la duègne m’a rendu plus qu’amoureux, jesuis devenu curieux. Samedi, personne. Me voilà, aujourd’hui,attendant cette fille dont je suis la chimère, et ne demandant pasmieux que de me poser comme le monstre de la fresque.

– La voilà, dit Paul, tout le monde se retourne pour lavoir…

L’inconnue rougit, ses yeux scintillèrent en apercevant Henri,elle les ferma, et passa.

–Tu dis qu’elle te remarque ? s’écria plaisamment Paul deManerville. La duègne regarda fixement et avec attention les deuxjeunes gens. Quand l’inconnue et Henri se rencontrèrent de nouveau,la jeune fille le frôla, et de sa main serra la main du jeunehomme. Puis, elle se retourna, sourit avec passion ; mais laduègne l’entraînait fort vite, vers la grille de la rueCastiglione. Les deux amis suivirent la jeune fille en admirant latorsion magnifique de ce cou auquel la tête se joignait par unecombinaison de lignes vigoureuses, et d’où se relevaient avec forcequelques rouleaux de petits cheveux. La fille aux yeux d’or avaitce pied bien attaché, mince, recourbé, qui offre tant d’attraitsaux imaginations friandes. Aussi était-elle élégamment chaussée, etportait-elle une robe courte. Pendant ce trajet, elle se retournade moments en moments pour revoir Henri, et parut suivre à regretla vieille dont elle semblait être tout à la fois la maîtresse etl’esclave : elle pouvait la faire rouer de coups, mais non la fairerenvoyer. Tout cela se voyait. Les deux amis arrivèrent à lagrille. Deux valets en livrée dépliaient le marchepied d’un coupéde bon goût, chargé d’armoiries. La fille aux yeux d’or y monta lapremière, prit le côté où elle devait être vue quand la voiture seretournerait ; mit sa main sur la portière, et agita sonmouchoir, à l’insu de la duègne, en se moquant du qu’en dira-t-ondes curieux et disant à Henri publiquement à coups de mouchoir : –Suivez-moi…

– As-tu jamais vu mieux jeter le mouchoir ? dit Henri àPaul de Manerville. Puis apercevant un fiacre prêt à s’en alleraprès avoir amené du monde, il fit signe au cocher de rester.

– Suivez ce coupé, voyez dans quelle rue, dans quelle maison ilentrera, vous aurez dix francs. – Adieu, Paul.

Le fiacre suivit le coupé. Le coupé rentra rue Saint-Lazare,dans un des plus beaux hôtels de ce quartier.

Chapitre 2Singulière Bonne Fortune

De Marsay n’était pas un étourdi. Tout autre jeune homme auraitobéi au désir de prendre aussitôt quelques renseignements sur unefille qui réalisait si bien les idées les plus lumineuses expriméessur les femmes par la poésie orientale ; mais, trop adroitpour compromettre ainsi l’avenir de sa bonne fortune, il avait dità son fiacre de continuer la rue Saint-Lazare, et de le ramener àson hôtel. Le lendemain, son premier valet de chambre nomméLaurent, garçon rusé comme un Frontin de l’ancienne comédie,attendit aux environs de la maison habitée par l’inconnue, l’heureà laquelle se distribuent les lettres. Afin de pouvoir espionner àson aise et rôder autour de l’hôtel, il avait, suivant la coutumedes gens de police qui veulent se bien déguiser, acheté sur placela défroque d’un Auvergnat, en essayant d’en prendre laphysionomie. Quand le facteur qui pour cette matinée faisait leservice de la rue Saint-Lazare vint à passer, Laurent feignitd’être un commissionnaire en peine de se rappeler le nom d’unepersonne à laquelle il devait remettre un paquet, et consulta lefacteur. Trompé d’abord par les apparences, ce personnage sipittoresque au milieu de la civilisation parisienne lui apprit quel’hôtel où demeurait la Fille aux yeux d’or appartenait à DonHijos, marquis de San-Réal, Grand d’Espagne. Naturellementl’Auvergnat n’avait pas affaire au marquis.

– Mon paquet, dit-il, est pour la marquise.

– Elle est absente, répondit le facteur. Ses lettres sontretournées sur Londres.

– La marquise n’est donc pas une jeune fille qui…

– Ah ! dit le facteur en interrompant le valet de chambreet le regardant avec attention, tu es un commissionnaire comme jedanse.

Laurent montra quelques pièces d’or au fonctionnaire àclaquette, qui se mit à sourire.

– Tenez, voici le nom de votre gibier, dit-il en prenant dans saboite de cuir une lettre qui portait le timbre de Londres et surlaquelle cette adresse :

A Mademoiselle

PAQUITA VALDES,

Rue Saint-Lazare, hôtel de San-Réal.

PARIS.

était écrite en caractères allongés et menus qui annonçaient unemain de femme.

– Seriez-vous cruel à une bouteille de vin de Chablis,accompagnée d’un filet sauté aux champignons, et précédée dequelques douzaines d’huîtres ? dit Laurent qui voulaitconquérir la précieuse amitié du facteur.

– A neuf heures et demie, après mon service. Où ?

– Au coin de la rue de la Chaussée-d’Antin et de la rueNeuve-des-Mathurins, AU PUITS SANS VIN, dit Laurent.

– Écoutez, l’ami, dit le facteur en rejoignant le valet dechambre, une heure après cette rencontre, si votre maître estamoureux de cette fille, il s’inflige un fameux travail ! Jedoute que vous réussissiez à la voir. Depuis dix ans que je suisfacteur à Paris, j’ai pu y remarquer bien des systèmes deporte ! mais je puis bien dire, sans crainte d’être démentipar aucun de mes camarades, qu’il n’y a pas une porte aussimystérieuse que l’est celle de monsieur de San-Réal. Personne nepeut pénétrer dans l’hôtel sans je ne sais quel mot d’ordre, etremarquez qu’il a été choisi exprès entre cour et jardin pouréviter toute communication avec d’autres maisons. Le suisse est unvieil Espagnol qui ne dit jamais un mot de français ; mais quivous dévisage les gens, comme ferait Vidocq, pour savoir s’ils nesont pas des voleurs. Si ce premier guichetier pouvait se laissertromper par un amant, par un voleur ou par vous, sans comparaison,eh ! bien, vous rencontreriez dans la première salle, qui estfermée par une porte vitrée, un majordome entouré de laquais, unvieux farceur encore plus sauvage et plus bourru que ne l’est lesuisse. Si quelqu’un franchit la porte cochère, mon majordome sort,vous l’attend sous le péristyle et te lui fait subir uninterrogatoire comme à un criminel. Ça m’est arrivé, à moi, simplefacteur. Il me prenait pour un hémisphère déguisé, dit-il en riantde son coq-à-l’âne. Quant aux gens, n’en espérez rien tirer, je lescrois muets, personne dans le quartier ne connaît la couleur deleurs paroles ; je ne sais pas ce qu’on leur donne de gagespour ne point parler et pour ne point boire ; le fait estqu’ils sont inabordables, soit qu’ils aient peur d’être fusillés,soit qu’ils aient une somme énorme à perdre en cas d’indiscrétion.Si votre maître aime assez mademoiselle Paquita Valdès poursurmonter tous ces obstacles, il ne triomphera certes pas de donaConcha Marialva, la duègne qui l’accompagne et qui la mettrait sousses jupes plutôt que de la quitter. Ces deux femmes ont l’aird’être cousues ensemble.

– Ce que vous me dites, estimable facteur, reprit Laurent aprèsavoir dégusté le vin, me confirme ce que je viens d’apprendre. Foid’honnête homme, j’ai cru que l’on se moquait de moi. La fruitièred’en face m’a dit qu’on lâchait pendant la nuit, dans les jardins,des chiens dont la nourriture est suspendue à des poteaux, demanière qu’ils ne puissent pas y atteindre. Ces damnés animauxcroient alors que les gens susceptibles d’entrer en veulent à leurmanger, et les mettraient en pièces. Vous me direz qu’on peut leurjeter des boulettes, mais il paraît qu’ils sont dressés à ne rienmanger que de la main du concierge.

– Le portier de monsieur le baron de Nucingen, dont le jardintouche par en haut à celui de l’hôtel San-Réal, me l’a diteffectivement, reprit le facteur.

– Bon, mon maître le connaît, se dit Laurent. Savez-vous,reprit-il en guignant le facteur, que j’appartiens à un maître quiest un fier homme, et s’il se mettait en tête de baiser la plantedes pieds d’une impératrice, il faudrait bien qu’elle en passât parlà ? S’il avait besoin de vous, ce que je vous souhaite, caril est généreux, pourrait-on compter sur vous ?

– Dame, monsieur Laurent, je me nomme Moinot. Mon nom s’écritabsolument comme un moineau : M-o-i-n-o-t, not, Moinot.

– Effectivement, dit Laurent.

– Je demeure rue des Trois-Frères, n° 1l, au cintième, repritMoinot j’ai une femme et quatre enfants. Si ce que vous voudrez demoi ne dépasse pas les possibilités de la conscience et mes devoirsadministratifs, vous comprenez ! je suis le vôtre.

– Vous êtes un brave homme, lui dit Laurent en lui serrant lamain.

– Paquita Valdès est sans doute la maîtresse du marquis deSan-Réal, l’ami du roi Ferdinand. Un vieux cadavre espagnol dequatre-vingts ans est seul capable de prendre des précautionssemblables, dit Henri quand son valet de chambre lui eut raconté lerésultat de ses recherches.

– Monsieur, lui dit Laurent, à moins d’y arriver en ballon,personne ne peut entrer dans cet hôtel-là.

– Tu es une bête ! Est-il donc nécessaire d’entrer dansl’hôtel pour avoir Paquita, du moment où Paquita peut ensortir ?

– Mais, monsieur, et la duègne ?

– On la chambrera pour quelques jours, ta duègne.

– Alors, nous aurons Paquita ! dit Laurent en se frottantles mains.

– Drôle ! répondit Henri, je te condamne à la Concha si tupousses l’insolence jusqu’à parler ainsi d’une femme avant que jene l’aie eue. Pense à m’habiller, je vais sortir.

Henri resta pendant un moment plongé dans de joyeusesréflexions. Disons-le à la louange des femmes, il obtenait toutescelles qu’il daignait désirer. Et que faudrait-il donc penser d’unefemme sans amant, qui aurait su résister à un jeune homme armé dela beauté qui est l’esprit du corps, armé de l’esprit qui est unegrâce de l’âme, armé de la force morale et de la fortune qui sontles deux seules puissances réelles ? Mais en triomphant aussifacilement, de Marsay devait s’ennuyer de ses triomphes ;aussi, depuis environ deux ans s’ennuyait-il beaucoup. En plongeantau fond des voluptés, il en rapportait plus de gravier que deperles. Donc il en était venu, comme les souverains, à implorer duhasard quelque obstacle à vaincre, quelque entreprise qui demandâtle déploiement de ses forces morales et physiques inactives.Quoique Paquita Valdès lui présentât le merveilleux assemblage desperfections dont il n’avait encore joui qu’en détail, l’attrait dela passion était presque nul chez lui. Une satiété constante avaitaffaibli dans son cœur le sentiment de l’amour. Comme lesvieillards et les gens blasés, il n’avait plus que des capricesextravagants, des goûts ruineux, des fantaisies qui, satisfaites,ne lui laissaient aucun bon souvenir au cœur. Chez les jeunes gens,l’amour est le plus beau des sentiments, il fait fleurir la viedans l’âme, il épanouit par sa puissance solaire les plus bellesinspirations et leurs grandes pensées : les prémices en toute choseont une délicieuse saveur. Chez les hommes, l’amour devient unepassion : la force mène à l’abus. Chez les vieillards, il se tourneau vice : l’impuissance conduit à l’extrême. Henri était à la foisvieillard, homme et jeune. Pour lui rendre les émotions d’unvéritable amour, il lui fallait comme à Lovelace une ClarisseHarlowe. Sans le reflet magique de cette perle introuvable, il nepouvait plus avoir que, soit des passions aiguisées par quelquevanité parisienne, soit des partis pris avec lui-même de fairearriver telle femme à tel degré de corruption, soit des aventuresqui stimulassent sa curiosité. Le rapport de Laurent, son valet dechambre, venait de donner un prix énorme à la Fille aux yeux d’or.Il s’agissait de livrer bataille à quelque ennemi secret, quiparaissait aussi dangereux qu’habile ; et, pour remporter lavictoire, toutes les forces dont Henri pouvait disposer n’étaientpas inutiles. Il allait jouer cette éternelle vieille comédie quisera toujours neuve, et dont les personnages sont un vieillard, unejeune fille et un amoureux : don Hijos, Paquita, de Marsay. SiLaurent valait Figaro, la duègne paraissait incorruptible. Ainsi,la pièce vivante était plus fortement nouée par le hasard qu’ellene l’avait jamais été par aucun auteur dramatique ! Mais aussile hasard n’est-il pas un homme de génie ?

– Il va falloir jouer serré, se dit Henri.

– Hé ! bien, lui dit Paul de Manerville en entrant, où ensommes-nous ? Je viens déjeuner avec toi.

– Soit, dit Henri. Tu ne te choqueras pas si je fais ma toilettedevant toi ?

– Quelle plaisanterie !

– Nous prenons tant de choses des Anglais en ce moment que nouspourrions devenir hypocrites et prudes comme eux, dit Henri.

Laurent avait apporté devant son maître tant d’ustensiles, tantde meubles différents, et de si jolies choses, que Paul ne puts’empêcher de dire : – Mais, tu vas en avoir pour deuxheures ?

– Non ! dit Henri, deux heures et demie.

– Eh ! bien, puisque nous sommes entre nous et que nouspouvons tout nous dire, explique-moi pourquoi un homme supérieurautant que tu l’es, car tu es supérieur, affecte d’outrer unefatuité qui ne doit pas être naturelle en lui. Pourquoi passer deuxheures et demie à s’étriller, quand il suffit d’entrer un quartd’heure dans un bain, de se peigner en deux temps, et de sevêtir ? Là, dis-moi ton système.

– Il faut que je t’aime bien, mon gros balourd, pour te confierde si hautes pensées, dit le jeune homme qui se faisait en cemoment brosser les pieds avec une brosse douce frottée de savonanglais.

– Mais je t’ai voué le plus sincère attachement, répondit Paulde Manerville, et je t’aime en te trouvant supérieur à moi…

– Tu as dû remarquer, si toutefois tu es capable d’observer unfait moral, que la femme aime le fat, reprit de Marsay sansrépondre autrement que par un regard à la déclaration de Paul.Sais-tu pourquoi les femmes aiment les fats ? Mon ami, lesfats sont les seuls hommes qui aient soin d’eux-mêmes. Or, avoirtrop soin de soi, n’est-ce pas dire qu’on soigne en soi-même lebien d’autrui ? L’homme qui ne s’appartient pas estprécisément l’homme dont les femmes sont friandes. L’amour estessentiellement voleur. Je ne te parle pas de cet excès de propretédont elles raffolent. Trouves-en une qui se soit passionnée pour unsans-soin, fût-ce un homme remarquable ? Si le fait a eu lieu,nous devons le mettre sur le compte des envies de femme grosse, cesidées folles qui passent par la tête à tout le monde. Au contraire,j’ai vu des gens fort remarquables plantés net pour cause de leurincurie. Un fat qui s’occupe de sa personne s’occupe d’uneniaiserie, de petites choses. Et qu’est-ce que la femme ? Unepetite chose, un ensemble de niaiseries. Avec deux mots dits enl’air, ne la fait-on pas travailler pendant quatre heures ?Elle est sûre que le fat s’occupera d’elle, puisqu’il ne pense pasà de grandes choses. Elle ne sera jamais négligée pour la gloire,l’ambition, la politique, l’art, ces grandes filles publiques qui,pour elle, sont des rivales. Puis les fats ont le courage de secouvrir de ridicule pour plaire à la femme, et son cœur est pleinde récompenses pour l’homme ridicule par amour. Enfin, un fat nepeut être fat que s’il a raison de l’être. C’est les femmes quinous donnent ce grade-là. Le fat est le colonel de l’amour, il ades bonnes fortunes, il a son régiment de femmes à commander !Mon cher ! à Paris, tout se sait, et un homme ne peut pas yêtre fat gratis. Toi qui n’as qu’une femme et qui peut-être asraison de n’en avoir qu’une, essaie de faire le fat ?… tu nedeviendras même pas ridicule, tu seras mort. Tu deviendrais unpréjugé à deux pattes, un de ces hommes condamnés inévitablement àfaire une seule et même chose. Tu signifierais ?sottise commemonsieur de La Fayette signifie Amérique ; monsieur deTalleyrand, diplomatie ; Désaugiers, chanson ; monsieurde Ségur, romance. S’ils sortent de leur genre, on ne croit plus àla valeur de ce qu’ils font. Voilà comme nous sommes en France,toujours souverainement injustes ! Monsieur de Talleyrand estpeut-être un grand financier, monsieur de La Fayette un tyran, etDésaugiers un administrateur. Tu aurais quarante femmes l’annéesuivante, on ne t’en accorderait pas publiquement une seule. Ainsidonc la fatuité, mon ami Paul, est le signe d’un incontestablepouvoir conquis sur le peuple femelle. Un homme aimé par plusieursfemmes passe pour avoir des qualités supérieures ; et alorsc’est à qui l’aura, le malheureux ! Mais crois-tu que ce nesoit rien aussi que d’avoir le droit d’arriver dans un salon, d’yregarder tout le monde du haut de sa cravate, ou à travers unlorgnon, et de pouvoir mépriser l’homme le plus supérieur s’ilporte un gilet arriéré ? Laurent, tu me fais mal ! Aprèsdéjeuner, Paul, nous irons aux Tuileries voir l’adorable Fille auxyeux d’or.

Quand, après avoir fait un excellent repas, les deux jeunes genseurent arpenté la terrasse des Feuillants et la grande allée desTuileries, ils ne rencontrèrent nulle part la sublime PaquitaValdès pour le compte de laquelle se trouvaient cinquante des plusélégants jeunes gens de Paris, tous musqués, haut cravatés, bottés,éperonnaillés, cravachant, marchant, parlant, riant, et se donnantà tous les diables.

– Messe blanche, dit Henri ; mais il m’est venu la plusexcellente idée du monde. Cette fille reçoit des lettres deLondres, il faut acheter ou griser le facteur, décacheter unelettre, naturellement la lire, y glisser un petit billet doux, etla recacheter. Le vieux tyran, crudel tiranno, doit sans douteconnaître la personne qui écrit les lettres venant de Londres et nes’en défie plus.

Le lendemain, de Marsay vint encore se promener au soleil sur laterrasse des Feuillants, et y vit Paquita Valdès : déjà pour lui lapassion l’avait embellie. Il s’affola sérieusement de ces yeux dontles rayons semblaient avoir la nature de ceux que lance le soleilet dont l’ardeur résumait celle de ce corps parfait où tout étaitvolupté. De Marsay brûlait de frôler la robe de cette séduisantefille quand ils se rencontraient dans leur promenade ; maisses tentatives étaient toujours vaines. En un moment où il avaitdépassé la duègne et Paquita, pour pouvoir se trouver du côté de laFille aux yeux d’or quand il se retournerait, Paquita, non moinsimpatiente, s’avança vivement, et de Marsay se sentit presser lamain par elle d’une façon tout à la fois si rapide et sipassionnément significative, qu’il crut avoir reçu le choc d’uneétincelle électrique. En un instant toutes ses émotions de jeunesselui sourdirent au cœur. Quand les deux amants se regardèrent,Paquita parut honteuse ; elle baissa les yeux pour ne pasrevoir les yeux d’Henri, mais son regard se coula par en dessouspour regarder les pieds et la taille de celui que les femmesnommaient avant la révolution leur vainqueur.

– J’aurai décidément cette fille comme maîtresse, se ditHenri.

En la suivant au bout de la terrasse, du côté de la place LouisXV, il aperçut le vieux marquis de San-Réal qui se promenait appuyésur le bras de son valet de chambre, en marchant avec toute laprécaution d’un goutteux et d’un cacochyme. Dona Concha, qui sedéfiait d’Henri, fit passer Paquita entre elle et le vieillard.

– Oh ! toi, se dit de Marsay en jetant un regard de méprissur la duègne, si l’on ne peut pas te faire capituler, avec un peud’opium l’on t’endormira. Nous connaissons la Mythologie et lafable d’Argus.

Avant de monter en voiture, la Fille aux yeux d’or échangea avecson amant quelques regards dont l’expression n’était pas douteuseet dont Henri fut ravi ; mais la duègne en surprit un, et ditvivement quelques mots à Paquita, qui se jeta dans le coupé d’unair désespéré. Pendant quelques jours Paquita ne vint plus auxTuileries. Laurent, qui, par ordre de son maître, alla faire leguet autour de l’hôtel, apprit par les voisins qui ni les deuxfemmes ni le vieux marquis n’étaient sortis depuis le jour où laduègne avait surpris un regard entre la jeune fille commise à sagarde et Henri. Le lien si faible qui unissait les deux amantsétait donc déjà rompu.

Quelques jours après, sans que personne sût par quels moyens, deMarsay était arrivé à son but, il avait un cachet et de la cireabsolument semblables au cachet et à la cire qui cachetaient leslettres envoyées de Londres à mademoiselle Valdès, du papier pareilà celui dont se servait le correspondant, puis tous les ustensileset les fers nécessaires pour y apposer les timbres des postesanglaise et française. Il avait écrit la lettre suivante, àlaquelle il donna toutes les façons d’une lettre envoyée deLondres.

« Chère Paquita, je n’essaierai pas de vous peindre, par desparoles, la passion que vous m’avez inspirée. Si, pour mon bonheur,vous la partagez, sachez que j’ai trouvé les moyens de correspondreavec vous. Je me nomme Adolphe de Gouges, et demeure rue del’Université, n° 54. Si vous êtes trop surveillée pour m’écrire, sivous n’avez ni papier ni plumes, je le saurai par votre silence.Donc, si demain, de huit heures du matin à dix heures du soir, sivous n’avez pas jeté de lettre par-dessus le mur de votre jardindans celui du baron de Nucingen, où l’on attendra pendant toute lajournée, un homme qui m’est entièrement dévoué vous glisserapar-dessus le mur, au bout d’une corde, deux flacons, à dix heuresdu matin, le lendemain. Soyez à vous promener vers ce moment-là,l’un des deux flacons contiendra de l’opium pour endormir votreArgus, il suffira de lui en donner six gouttes. L’autre contiendrade l’encre. Le flacon à l’encre est taillé, l’autre est uni. Tousdeux sont assez plats pour que vous puissiez les cacher dans votrecorset. Tout ce que j’ai fait déjà pour pouvoir correspondre avecvous doit vous dire combien je vous aime. Si vous en doutiez, jevous avoue que, pour obtenir un rendez vous d’une heure, jedonnerais ma vie. »

– Elles croient cela pourtant, ces pauvres créatures ! sedit de Marsay ; mais elles ont raison. Que penserions-nousd’une femme qui ne se laisserait pas séduire par une lettre d’amouraccompagnée de circonstances si probantes ?

Cette lettre fut remise par le sieur Moinot, facteur, lelendemain, vers huit heures du matin, au concierge de l’hôtelSan-Réal. Pour se rapprocher du champ de bataille, de Marsay étaitvenu déjeuner chez Paul, qui demeurait rue de la Pépinière. A deuxheures, au moment où les deux amis se contaient en riant ladéconfiture d’un jeune homme qui avait voulu mener le train de lavie élégante sans une fortune assise, et qu’ils lui cherchaient unefin, le cocher d’Henri vint chercher son maître jusque chez Paul,et lui présenta un personnage mystérieux, qui voulait absolumentlui parler à lui-même. Ce personnage était un mulâtre dont Talma seserait certes inspiré pour jouer Othello s’il l’avait rencontré.Jamais figure africaine n’exprima mieux la grandeur dans lavengeance, la rapidité du soupçon, la promptitude dans l’exécutiond’une pensée, la force du Maure et son irréflexion d’enfant. Sesyeux noirs avaient la fixité des yeux d’un oiseau de proie, et ilsétaient enchâssés, comme ceux d’un vautour, par une membranebleuâtre dénuée de cils. Son front, petit et bas, avait quelquechose de menaçant. Évidemment cet homme était sous le joug d’uneseule et même pensée. Son bras nerveux ne lui appartenait pas. Ilétait suivi d’un homme que toutes les imaginations, depuis cellesqui grelottent au Groënland jusqu’à celles qui suent à laNouvelle-Angleterre, se peindront d’après cette phrase c’était unhomme malheureux. A ce mot, tout le monde le devinera, se lereprésentera d’après les idées particulières à chaque pays. Maisqui se figurera son visage blanc, ridé, rouge aux extrémités, et sabarbe longue ? qui verra sa cravate jaunasse en corde, son colde chemise gras, son chapeau tout usé, sa redingote verdâtre, sonpantalon piteux, son gilet recroquevillé, son épingle en faux or,ses souliers crottés, dont les rubans avaient barboté dans laboue ? qui le comprendra dans toute l’immensité de sa misèreprésente et passée ? Qui ? le Parisien seulement. L’hommemalheureux de Paris est l’homme malheureux complet, car il trouveencore de la joie pour savoir combien il est malheureux. Le mulâtresemblait être un bourreau de Louis XI tenant un homme à pendre.

– Qu’est-ce qui nous a pêché ces deux drôles-là ? ditHenri.

– Pantoufle ! il y en a un qui me donne le frisson,répondit Paul.

– Qui es-tu, toi qui as l’air d’être le plus chrétien desdeux ? dit Henri en regardant l’homme malheureux.

Le mulâtre resta les yeux attachés sur ces deux jeunes gens, enhomme qui n’entendait rien, et qui cherchait néanmoins à devinerquelque chose d’après les gestes et le mouvement des lèvres.

– Je suis écrivain public et interprète. Je demeure au Palais deJustice et me nomme Poincet.

– Bon ! Et celui-là ? dit Henri à Poincet en montrantle mulâtre.

– Je ne sais pas ; il ne parle qu’une espèce de patoisespagnol, et m’a emmené ici pour pouvoir s’entendre avec vous.

Le mulâtre tira de sa poche la lettre écrite à Paquita parHenri, et la lui remit, Henri la jeta dans le feu.

– Eh ! bien, voilà qui commence à se dessiner, se dit enlui-même Henri. Paul, laisse-nous seuls un moment.

– Je lui ai traduit cette lettre, reprit l’interprète lorsqu’ilsfurent seuls. Quand elle fut traduite, il a été je ne sais où. Puisil est revenu me chercher pour m’amener ici en me promettant deuxlouis.

– Qu’as-tu à me dire, Chinois ? demanda Henri.

– Je ne lui ai pas dit Chinois, dit l’interprète en attendant laréponse du mulâtre.

– Il dit, monsieur, reprit l’interprète après avoir écoutél’inconnu, qu’il faut que vous vous trouviez demain soir, à dixheures et demie, sur le boulevard Montmartre, auprès du café. Vousy verrez une voiture, dans laquelle vous monterez en disant à celuiqui sera prêt à ouvrir la portière le mot cortejo, un mot espagnolqui veut dire amant, ajouta Poincet en jetant un regard defélicitation à Henri.

– Bien !

Le mulâtre voulut donner deux louis ; mais de Marsay ne lesouffrit pas et récompensa l’interprète ; pendant qu’il lepayait, le mulâtre proféra quelques paroles.

– Que dit-il ?

– Il me prévient, répondit l’homme malheureux, que, si je faisune seule indiscrétion, il m’étranglera. Il est gentil, et il atrès fort l’air d’en être capable.

– J’en suis sûr, répondit Henri. Il le ferait comme il ledit.

-Il ajoute, reprit l’interprète, que la personne dont il estl’envoyé vous supplie, pour vous et pour elle, de mettre la plusgrande prudence dans vos actions, parce que les poignards levés survos têtes tomberaient dans vos cœurs, sans qu’aucune puissancehumaine pût vous en garantir.

– Il a dit cela ! Tant mieux, ce sera plus amusant.

– Mais tu peux entrer, Paul ! cria-t-il à son ami.

Le mulâtre, qui n’avait cessé de regarder l’amant de PaquitaValdès avec une attention magnétique, s’en alla suivi del’interprète.

– Enfin, voici donc une aventure bien romanesque, se dit Henriquand Paul revint. A force de participer à quelques-unes, j’ai finipar rencontrer dans ce Paris une intrigue accompagnée decirconstances graves, de périls majeurs. Ah ! diantre, combienle danger rend la femme hardie ! Gêner une femme, la vouloircontraindre, n’est-ce pas lui donner le droit et le courage defranchir en un moment des barrières qu’elle mettrait des années àsauter ? Gentille créature, va, saute. Mourir ? pauvreenfant ! Des poignards ? imagination de femmes !Elles sentent toutes le besoin de faire valoir leur petiteplaisanterie. D’ailleurs on y pensera, Paquita ! on y pensera,ma fille ! Le diable m’emporte, maintenant que je sais quecette belle fille, ce chef-d’œuvre de la nature est à moi,l’aventure a perdu de son piquant.

Malgré cette parole légère, le jeune homme avait reparu chezHenri. Pour attendre jusqu’au lendemain sans souffrances, il eutrecours à d’exorbitants plaisirs : il joua, dîna, soupa avec sesamis ; il but comme un fiacre, mangea comme un Allemand, etgagna dix ou douze mille francs. Il sortit du Rocher de Cancale àdeux heures du matin, dormit comme un enfant, se réveilla lelendemain frais et rose, et s’habilla pour aller aux Tuileries, ense proposant de monter à cheval après avoir vu Paquita pour gagnerde l’appétit et mieux dîner, afin de pouvoir brûler le temps.

A l’heure dite, Henri fut sur le boulevard, vit la voiture etdonna le mot d’ordre à un homme qui lui parut être le mulâtre. Enentendant ce mot, l’homme ouvrit la portière et déplia vivement lemarchepied. Henri fut si ra pidement emporté dans Paris, et sespensées lui laissèrent si peu de faculté de faire attention auxrues par lesquelles il passait, qu’il ne sut où la voitures’arrêta. Le mulâtre l’introduisit dans une maison où l’escalier setrouvait près de la porte cochère. Cet escalier était sombre, aussibien que le palier sur lequel Henri fut obligé d’attendre pendantle temps que le mulâtre mit à ouvrir la porte d’un appartementhumide, nauséabond, sans lumière, et dont les pièces, à peineéclairées par la bougie que son guide trouva dans l’antichambre,lui parurent vides et mal meublées, comme le sont celles d’unemaison dont les habitants sont en voyage. Il reconnut cettesensation que lui procurait la lecture d’un de ces romans d’AnneRadcliffe où le héros traverse les salles froides, sombres,inhabitées, de quelque lieu triste et désert. Enfin le mulâtreouvrit la porte d’un salon. L’état des vieux meubles et desdraperies passées dont cette pièce était ornée la faisaitressembler au salon d’un mauvais lieu. C’était la même prétention àl’élégance et le même assemblage de choses de mauvais goût, depoussière et de crasse. Sur un canapé couvert en velours d’Utrechtrouge, au coin d’une cheminée qui fumait, et dont le feu étaitenterré dans les cendres, se tenait une vieille femme assez malvêtue, coiffée d’un de ces turbans que savent inventer les femmesanglaises quand elles arrivent à un certain âge, et qui auraientinfiniment de succès en Chine, où le beau idéal des artistes est lamonstruosité. Ce salon, cette vieille femme, ce foyer froid, touteût glacé l’amour, si Paquita n’avait pas été là sur une causeusedans un voluptueux peignoir, libre de jeter ses regards d’or et deflamme, libre de montrer son pied recourbé, libre de ses mouvementslumineux. Cette première entrevue fut ce que sont tous les premiersrendez-vous que se donnent des personnes passionnées qui ontrapidement franchi les distances et qui se désirent ardemment, sansnéanmoins se connaître. Il est impossible qu’il ne se rencontre pasd’abord quelques discordances dans cette situation, gênantejusqu’au moment où les âmes se sont mises au même ton. Si le désirdonne de la hardiesse à l’homme et le dispose à ne rienménager ; sous peine de ne pas être femme, la maîtresse,quelque extrême que soit son amour, est effrayée de se trouver sipromptement arrivée au but et face à face avec la nécessité de sedonner, qui pour beaucoup de femmes équivaut à une chute dans unabîme, au fond duquel elles ne savent pas ce qu’elles trouveront.La froideur involontaire de cette femme contraste avec sa passionavouée et réagit nécessairement sur l’amant le plus épris. Cesidées, qui souvent flottent comme des vapeurs à l’alentour desâmes, y déterminent donc une sorte de maladie passagère. Dans ledoux voyage que deux êtres entreprennent à travers les bellescontrées de l’amour, ce moment est comme une lande à traverser, unelande sans bruyères, alternativement humide et chaude, pleine desables ardents, coupée par des marais, et qui mène aux riantsbocages vêtus de roses où se déploient l’amour et son cortège deplaisirs sur des tapis de fine verdure. Souvent l’homme spirituelse trouve doué d’un rire bête qui lui sert de réponse à tout ;son esprit est comme engourdi sous la glaciale compression de sesdésirs. Il ne serait pas impossible que deux êtres également beaux,spirituels et passionnés, parlassent d’abord des lieux communs lesplus niais, jusqu’à ce que le hasard, un mot, le tremblement d’uncertain regard, la communication d’une étincelle, leur ait faitrencontrer l’heureuse transition qui les amène dans le sentierfleuri où l’on ne marche pas, mais où l’on roule sans néanmoinsdescendre. Cet état de l’âme est toujours en raison de la violencedes sentiments. Deux êtres qui s’aiment faiblement n’éprouvent riende pareil. L’effet de cette crise peut encore se comparer à celuique produit l’ardeur d’un ciel pur. La nature semble au premieraspect couverte d’un voile de gaze, l’azur du firmament paraîtnoir, l’extrême lumière ressemble aux ténèbres. Chez Henri, commechez l’Espagnole, il se rencontrait une égale violence : et cetteloi de la statique en vertu de laquelle deux forces identiquess’annulent en se rencontrant pourrait être vraie aussi dans lerègne moral. Puis l’embarras de ce moment fut singulièrementaugmenté par la présence de la vieille momie. L’amour s’effraie ous’égaie de tout, pour lui tout a un sens, tout lui est présageheureux ou funeste. Cette femme décrépite était là comme undénoûment possible, et figurait l’horrible queue de poisson parlaquelle les symboliques génies de la Grèce ont terminé lesChimères et les Sirènes, si séduisantes, si décevantes par lecorsage, comme le sont toutes les passions au début. Quoique Henrifût, non pas un esprit fort, ce mot est toujours une raillerie,mais un homme d’une puissance extraordinaire, un homme aussi grandqu’on peut l’être sans croyance, l’ensemble de toutes cescirconstances le frappa. D’ailleurs les hommes les plus forts sontnaturellement les plus impressionnés, et conséquemment les plussuperstitieux, si toutefois l’on peut appeler superstition lepréjugé du premier mouvement, qui sans doute est l’aperçu durésultat dans les causes cachées à d’autres yeux, mais perceptiblesaux leurs.

L’Espagnole profitait de ce moment de stupeur pour se laisseraller à l’extase de cette adoration infinie qui saisit d’une femmequand elle aime véritablement et qu’elle se trouve en présenced’une idole vainement espérée. Ses yeux étaient tout joie, toutbonheur, et il s’en échappait des étincelles. Elle était sous lecharme, et s’enivrait sans crainte d’une félicité longtemps rêvée.Elle parut alors si merveilleusement belle à Henri que toute cettefantasmagorie de haillons, de vieillesse, de draperies rougesusées, de paillassons verts devant les fauteuils, que le carreaurouge mal frotté, que tout ce luxe infirme et souffrant disparutaussitôt. Le salon s’illumina, il ne vit plus qu’à travers un nuagela terrible harpie, fixe, muette sur son canapé rouge, et dont lesyeux jaunes trahissaient les sentiments serviles que le malheurinspire ou que cause un vice sous l’esclavage duquel on est tombécomme sous un tyran qui vous abrutit sous les flagellations de sondespotisme. Ses yeux avaient l’éclat froid de ceux d’un tigre encage qui sait son impuissance et se trouve obligé de dévorer sesenvies de destruction.

– Quelle est cette femme ? dit Henri à Paquita.

Mais Paquita ne répondit pas. Elle fit signe qu’elle n’entendaitpas le français, et demanda à Henri s’il parlait anglais. De Marsayrépéta sa question en anglais.

– C’est la seule femme à laquelle je puisse me fier, quoiqu’ellem’ait déjà vendue, dit Paquita tranquillement. Mon cher Adolphe,c’est ma mère, une esclave achetée en Géorgie pour sa rare beauté,mais dont il reste peu de chose aujourd’hui. Elle ne parle que salangue maternelle.

L’attitude de cette femme et son envie de deviner, par lesmouvements de sa fille et d’Henri, ce qui se passait entre euxfurent expliquées soudain au jeune homme, que cette explication mità l’aise.

– Paquita, lui dit-il, nous ne serons donc pas libres ?

– Jamais ! dit-elle d’un air triste. Nous avons même peu dejours à nous.

Elle baissa les yeux, regarda sa main, et compta de sa maindroite sur les doigts de sa main gauche, en montrant ainsi les plusbelles mains qu’Henri eût jamais vues.

– Un, deux, trois.

Elle compta jusqu’à douze.

– Oui, dit elle, nous avons douze jours.

– Et après ?

– Après, dit-elle en restant absorbée comme une femme faibledevant la hache du bourreau et tuée d’avance par une crainte qui ladépouillait de cette magnifique énergie que la nature semblait nelui avoir départie que pour agrandir les voluptés et pour convertiren poèmes sans fin les plaisirs les plus grossiers. – Après,répétait elle. Ses yeux devinrent fixes ; elle parutcontempler un objet éloigné, menaçant. – Je ne sais pas, ditelle.

– Cette fille est folle, se dit Henri, qui tomba lui-même en desréflexions étranges.

Paquita lui parut occupée de quelque chose qui n’était pas lui,comme une femme également contrainte et par le remords et par lapassion. Peut-être avait-elle dans le cœur un autre amour qu’elleoubliait et se rappelait tour à tour. En un moment, Henri futassailli de mille pensées contradictoires. Pour lui cette filledevint un mystère ; mais, en la contemplant avec la savanteattention de l’homme blasé, affamé de voluptés nouvelles, comme ceroi d’Orient qui demandait qu’on lui créât un plaisir, soifhorrible, dont les grandes âmes sont saisies, Henri reconnaissaitdans Paquita la plus riche organisation que la nature se fût compluà composer pour l’amour. Le jeu présumé de cette machine, l’âmemise à part, eût effrayé tout autre homme que de Marsay ; maisil fut fasciné par cette riche moisson de plaisirs promis, parcette constante variété dans le bonheur, le rêve de tout homme, etque toute femme aimante ambitionne aussi. Il fut affolé parl’infini rendu palpable et transporté dans les plus excessivesjouissances de la créature. Il vit tout cela dans cette fille plusdistinctement qu’il ne l’avait encore vu, car elle se laissaitcomplaisamment voir, heureuse d’être admirée. L’admiration de deMarsay devint une rage secrète, et il la dévoila tout entière enlançant un regard que comprit l’Espagnole, comme si elle étaithabituée à en recevoir de semblables.

– Si tu ne devais pas être à moi seul, je te tuerais !s’écria-t-il.

En entendant ce mot, Paquita se voila le visage de ses mains ets’écria naïvement : –Sainte Vierge, où me suis-jefourrée !

Elle se leva, s’alla jeter sur le canapé rouge, se plongea latête dans les haillons qui couvraient le sein de sa mère, et ypleura. La vieille reçut sa fille sans sortir de son immobilité,sans lui rien témoigner. La mère possédait au plus haut degré cettegravité des peuplades sauvages, cette impassibilité de la statuairesur laquelle échoue l’observation. Aimait-elle, n’aimait-elle passa fille ? Nulle réponse. Sous ce masque couvaient tous lessentiments humains, les bons et les mauvais, et l’on pouvait toutattendre de cette créature. Son regard allait lentement des beauxcheveux de sa fille, qui la couvraient comme d’une mantille, à lafigure d’Henri, qu’elle observait avec une inexprimable curiosité.Elle semblait se demander par quel sortilège il était là, par quelcaprice la nature avait fait un homme si séduisant.

– Ces femmes se moquent de moi ! se dit Henri.

En ce moment, Paquita leva la tête, jeta sur lui un de cesregards qui vont jusqu’à l’âme et la brûlent. Elle lui parut sibelle, qu’il se jura de posséder ce trésor de beauté.

– Ma Paquita, sois à moi !

– Tu veux me tuer ? dit-elle peureuse, palpitante,inquiète, mais ramenée à lui par une force inexplicable.

– Te tuer, moi ! dit-il en souriant.

Paquita jeta un cri d’effroi, dit un mot à la vieille, qui pritd’autorité la main d’Henri, celle de sa fille, les regardalongtemps, les leur rendit en hochant la tête d’une façonhorriblement significative.

– Sois à moi ce soir, à l’instant, suis-moi, ne me quitte pas,je le veux, Paquita ! m’aimes-tu ? viens !

En un moment, il lui dit mille paroles insensées avec larapidité d’un torrent qui bondit entre des rochers, et répète lemême son, sous mille formes différentes.

– C’est la même voix ! dit Paquita mélancoliquement, sansque de Marsay pût l’entendre, et… la même ardeur,ajouta-t-elle.

– Eh ! bien, oui, dit elle avec un abandon de passion querien ne saurait exprimer. Oui, mais pas ce soir. Ce soir, Adolphe,j’ai donné trop peu d’opium à la Concha, elle pourrait seréveiller, je serais perdue. En ce moment, toute la maison me croitendormie dans ma chambre. Dans deux jours, sois au même endroit,dis le même mot au même homme. Cet homme est mon père nourricier,Christemio m’adore et mourrait pour moi dans les tourments sansqu’on lui arrachât une parole contre moi. Adieu, dit-elle ensaisissant Henri par le corps et s’entortillant autour de lui commeun serpent. Elle le pressa de tous les côtés à la fois, lui apportasa tête sous la sienne, lui présenta ses lèvres, et prit un baiserqui leur donna de tels vertiges à tous deux, que de Marsay crut quela terre s’ouvrait, et que Paquita cria : – « Va t’en ! »d’une voix qui annonçait assez combien elle était peu maîtressed’elle-même. Mais elle le garda tout en lui criant toujours : «Va-t’en ! » et le mena lentement jusqu’à l’escalier.

Là, le mulâtre, dont les yeux blancs s’allumèrent à la vue dePaquita, prit le flambeau des mains de son idole, et conduisitHenri jusqu’à la rue. Il laissa le flambeau sous la voûte, ouvritla portière, remit Henri dans la voiture, et le déposa sur leboulevard des Italiens avec une rapidité merveilleuse. Les chevauxsemblaient avoir l’enfer dans le corps.

Cette scène fut comme un songe pour de Marsay, mais un de cessonges qui, tout en s’évanouissant, laissent dans l’âme unsentiment de volupté surnaturelle, après laquelle un homme courtpendant le reste de sa vie. Un seul baiser avait suffi. Aucunrendez-vous ne s’était passé d’une manière plus décente, ni pluschaste, ni plus froide peut-être, dans un lieu plus horrible parles détails, devant une plus hideuse divinité ; car cette mèreétait restée dans l’imagination d’Henri comme quelque chosed’infernal, d’accroupi, de cadavéreux, de vicieux, de sauvagementféroce, que la fantaisie des peintres et des poètes n’avait pasencore deviné. En effet, jamais rendez-vous n’avait plus irrité sessens, n’avait révélé de voluptés plus hardies, n’avait mieux faitjaillir l’amour de son centre pour se répandre comme une atmosphèreautour d’un homme. Ce fut quelque chose de sombre, de mystérieux,de doux, de tendre, de contraint et d’expansif, un accouplement del’horrible et du céleste, du paradis et de l’enfer, qui rendit deMarsay comme ivre. Il ne fut plus lui-même, et il était assez grandcependant pour pouvoir résister aux enivrements du plaisir.

Pour bien comprendre sa conduite au dénoûment de cette histoire,il est nécessaire d’expliquer comment son âme s’était élargie àl’âge où les jeunes gens se rapetissent ordinairement en se mêlantaux femmes ou en s’en occupant trop. Il avait grandi par unconcours de circonstances secrètes qui l’investissaient d’unimmense pouvoir inconnu. Ce jeune homme avait en main un sceptreplus puissant que ne l’est celui des rois modernes presque tousbridés par les lois dans leurs moindres volontés. De Marsayexerçait le pouvoir autocratique du despote oriental. Mais cepouvoir, si stupidement mis en œuvre dans l’Asie par des hommesabrutis, était décuplé par l’intelligence européenne, par l’espritfrançais, le plus vif, le plus acéré de tous les instrumentsintelligentiels. Henri pouvait ce qu’il voulait dans l’intérêt deses plaisirs et de ses vanités. Cette invisible action sur le mondesocial l’avait revêtu d’une majesté réelle, mais secrète, sansemphase et repliée sur lui-même. Il avait de lui, non pas l’opinionque Louis XIV pouvait avoir de soi, mais celle que les plusorgueilleux des Kalifes, des Pharaons, des Xersès qui se croyaientde race divine, avaient d’eux-mêmes, quand ils imitaient Dieu en sevoilant à leurs sujets, sous prétexte que leurs regards donnaientla mort. Ainsi, sans avoir aucun remords d’être à la fois juge etpartie, de Marsay condamnait froidement à mort l’homme ou la femmequi l’avait offensé sérieusement. Quoique souvent prononcé presquelégèrement, l’arrêt était irrévocable. Une erreur était un malheursemblable à celui que cause la foudre en tombant sur une Parisienneheureuse dans quelque fiacre, au lieu d’écraser le vieux cocher quila conduit à un rendez-vous. Aussi la plaisanterie amère etprofonde qui distinguait la conversation de ce jeune hommecausait-elle assez généralement de l’effroi ; personne ne sesentait l’envie de le choquer. Les femmes aiment prodigieusementces gens qui se nomment pachas eux-mêmes, qui semblent accompagnésde lions, de bourreaux, et marchent dans un appareil de terreur. Ilen résulte chez ces hommes une sécurité d’action, une certitude depouvoir, une fierté de regard, une conscience léonine qui réalisepour les femmes le type de force qu’elles rêvent toutes. Ainsiétait de Marsay.

Heureux en ce moment de son avenir, il redevint jeune etflexible, et ne songeait qu’à aimer en allant se coucher. Il rêvade la Fille aux yeux d’or comme rêvent les jeunes gens passionnés.Ce fut des images monstrueuses, des bizarreries insaisissables,pleines de lumière, et qui révèlent les mondes invisibles, maisd’une manière toujours incomplète, car un voile interposé changeles conditions de l’optique. Le lendemain et le surlendemain, ildisparut sans que l’on pût savoir où il était allé. Sa puissance nelui appartenait qu’à de certaines conditions, et heureusement pourlui, pendant ces deux jours, il fut simple soldat au service dudémon dont il tenait sa talismanique existence. Mais à l’heuredite, le soir, sur le boulevard, il attendit la voiture, qui ne sefit pas attendre. Le mulâtre s’approcha d’Henri pour lui dire enfrançais une phrase qu’il paraissait avoir apprise par cœur : – Sivous voulez venir, m’a-t-elle dit, il faut consentir à vous laisserbander les yeux.

Et Christemio montra un foulard de soie blanche.

– Non ! dit Henri dont la toute-puissance se révoltasoudain.

Et il voulut monter. Le mulâtre fit un signe ; la voiturepartit.

– Oui ! cria de Marsay furieux de perdre un bonheur qu’ils’était promis. D’ailleurs, il voyait l’impossibilité de capituleravec un esclave dont l’obéissance était aveugle autant que celled’un bourreau. Puis, était-ce sur cet instrument passif que devaittomber sa colère ?

Le mulâtre siffla, la voiture revint. Henri montaprécipitamment. Déjà quelques curieux s’amassaient niaisement surle boulevard. Henri était fort, il voulut se jouer du mulâtre.Lorsque la voiture partit au grand trot, il lui saisit les mainspour s’emparer de lui et pouvoir garder, en domptant sonsurveillant, l’exercice de ses facultés afin de savoir où ilallait. Tentative inutile. Les yeux du mulâtre étincelèrent dansl’ombre. Cet homme poussa des cris que la fureur faisait expirerdans sa gorge, se dégagea, rejeta de Marsay par une main de fer, etle cloua, pour ainsi dire, au fond de la voiture ; puis, de samain libre, il tira un poignard triangulaire, en sifflant. Lecocher entendit le sifflement, et s’arrêta. Henri était sans armes,il fut forcé de plier ; il tendit la tête vers le foulard. Cegeste de soumission apaisa Christemio, qui lui banda les yeux avecun respect et un soin qui témoignaient une sorte de vénération pourla personne de l’homme aimé par son idole. Mais, avant de prendrecette précaution, il avait serré son poignard avec défiance dans sapoche de côté, et se boutonna jusqu’au menton.

– Il m’aurait tué, ce Chinois-là ! se dit de Marsay.

La voiture roula de nouveau rapidement. Il restait une ressourceà un jeune homme qui connaissait aussi bien Paris que leconnaissait Henri. Pour savoir où il allait, il lui suffisait de serecueillir, de compter, par le nombre des ruisseaux franchis, lesrues devant lesquelles on passerait sur les boulevards tant que lavoiture continuerait d’aller droit. Il pouvait ainsi reconnaîtrepar quelle rue latérale la voiture se dirigerait, soit vers laSeine, soit vers les hauteurs de Montmartre, et deviner le nom oula position de la rue où son guide le ferait arrêter. Maisl’émotion violente que lui avait causée sa lutte, la fureur où lemettait sa dignité compromise, les idées de vengeance auxquelles ilse livrait, les suppositions que lui suggérait le soin minutieuxque prenait cette fille mystérieuse pour le faire arriver à elle,tout l’empêcha d’avoir cette attention d’aveugle, nécessaire à laconcentration de son intelligence, et à la parfaite perspicacité dusouvenir. Le trajet dura une demi-heure. Quand la voiture s’arrêta,elle n’était plus sur le pavé. Le mulâtre et le cocher prirentHenri à bras le corps, l’enlevèrent, le mirent sur une espèce decivière, et le transportèrent à travers un jardin dont il sentitles fleurs et l’odeur particulière aux arbres et à la verdure. Lesilence qui y régnait était si profond qu’il put distinguer lebruit que faisaient quelques gouttes d’eau en tombant des feuilleshumides. Les deux hommes le montèrent dans un escalier, le firentlever, le conduisirent à travers plusieurs pièces, en le guidantpar les mains, et le laissèrent dans une chambre dont l’atmosphèreétait parfumée, et dont il sentit sous ses pieds le tapis épais.Une main de femme le poussa sur un divan et lui dénoua le foulard.Henri vit Paquita devant lui, mais Paquita dans sa gloire de femmevoluptueuse.

La moitié du boudoir où se trouvait Henri décrivait une lignecirculaire mollement gracieuse, qui s’opposait à l’autre partieparfaitement carrée, au milieu de laquelle brillait une cheminée enmarbre blanc et or. Il était entré par une porte latérale quecachait une riche portière en tapisserie, et qui faisait face à unefenêtre. Le fer-à-cheval était orné d’un véritable divan turc,c’est-à-dire un matelas posé par terre, mais un matelas large commeun lit, un divan de cinquante pieds de tour, en cachemire blanc,relevé par des bouffettes en soie noire et ponceau, disposées enlosanges. Le dossier de cet immense lit s’élevait de plusieurspouces au-dessus des nombreux coussins qui l’enrichissaient encorepar le goût de leurs agréments. Ce boudoir était tendu d’une étofferouge, sur laquelle était posée une mousseline des Indes canneléecomme l’est une colonne corinthienne, par des tuyauxalternativement creux et ronds, arrêtés en haut et en bas dans unebande d’étoffe couleur ponceau sur laquelle étaient dessinées desarabesques noires. Sous la mousseline, le ponceau devenait rose,couleur amoureuse que répétaient les rideaux de la fenêtre quiétaient en mousseline des Indes doublée de taffetas rose, et ornésde franges ponceau mélangé de noir. Six bras en vermeil, supportantchacun deux bougies, étaient attachés sur la tenture à d’égalesdistances pour éclairer le divan. Le plafond, au milieu duquelpendait un lustre en vermeil mat, étincelait de blancheur, et lacorniche était dorée. Le tapis ressemblait à un châle d’Orient, ilen offrait les dessins et rappelait les poésies de la Perse, où desmains d’esclaves l’avaient travaillé. Les meubles étaient couvertsen cachemire blanc, rehaussé par des agréments noirs et ponceau. Lapendule, les candélabres, tout était en marbre blanc et or. Laseule table qu’il y eût avait un cachemire pour tapis. D’élégantesjardinières contenaient des roses de toutes les espèces, des fleursou blanches ou rouges. Enfin le moindre détail semblait avoir étél’objet d’un soin pris avec amour. Jamais la richesse ne s’étaitplus coquettement cachée pour devenir de l’élégance, pour exprimerla grâce, pour inspirer la volupté. Là tout aurait réchauffé l’êtrele plus froid. Les chatoiements de la tenture, dont la couleurchangeait suivant la direction du regard, en devenant ou touteblanche, ou toute rose, s’accordaient avec les effets de la lumièrequi s’infusait dans les diaphanes tuyaux de la mousseline, enproduisant de nuageuses apparences. L’âme a je ne sais quelattachement pour le blanc, l’amour se plaît dans le rouge, et l’orflatte les passions, il a la puissance de réaliser leursfantaisies. Ainsi tout ce que l’homme a de vague et de mystérieuxen lui-même, toutes ses affinités inexpliquées se trouvaientcaressées dans leurs sympathies involontaires. Il y avait danscette harmonie parfaite un concert de couleurs auquel l’âmerépondait par des idées voluptueuses, indécises, flottantes.

Ce fut au milieu d’une vaporeuse atmosphère chargée de parfumsexquis que Paquita, vêtue d’un peignoir blanc, les pieds nus, desfleurs d’oranger dans ses cheveux noirs, apparut à Henriagenouillée devant lui, l’adorant comme le dieu de ce temple où ilavait daigné venir. Quoique de Marsay eût l’habitude de voir lesrecherches du luxe parisien, il fut surpris à l’aspect de cettecoquille, semblable à celle où naquit Vénus. Soit effet ducontraste entre les ténèbres d’où il sortait et la lumière quibaignait son âme, soit par une comparaison rapidement faite entrecette scène et celle de la première entrevue, il éprouva une de cessensations délicates que donne la vraie poésie. En apercevant, aumilieu de ce réduit éclos par la baguette d’une fée, lechef-d’œuvre de la création, cette fille dont le teint chaudementcoloré, dont la peau douce, mais légèrement dorée par les refletsdu rouge et par l’effusion de je ne sais quelle vapeur d’amourétincelait comme si elle eût réfléchi les rayons des lumières etdes couleurs, sa colère, ses désirs de vengeance, sa vanitéblessée, tout tomba. Comme un aigle qui fond sur sa proie, il laprit à plein corps, l’assit sur ses genoux, et sentit avec uneindicible ivresse la voluptueuse pression de cette fille dont lesbeautés si grassement développées l’enveloppèrent doucement.

– Viens, Paquita ! dit-il à voix basse.

– Parle ! parle sans crainte, lui dit elle. Cette retraitea été construite pour l’amour. Aucun son ne s’en échappe, tant on yveut ambitieusement garder les accents et les musiques de la voixaimée. Quelque forts que soient des cris, ils ne sauraient êtreentendus au delà de cette enceinte. On y peut assassiner quelqu’un,ses plaintes y seraient vaines comme s’il était au milieu duGrand-Désert.

– Qui donc a si bien compris la jalousie et sesbesoins ?

– Ne me questionne jamais là-dessus, répondit elle en défaisantavec une incroyable gentillesse de geste la cravate du jeune homme,sans doute pour en bien voir le col.

– Oui, voilà ce cou que j’aime tant ! dit elle. Veux-tu meplaire ?

Cette interrogation, que l’accent rendait presque lascive, tirade Marsay de la rêverie où l’avait plongé la despotique réponse parlaquelle Paquita lui avait interdit toute recherche sur l’êtreinconnu qui planait comme une ombre au-dessus d’eux.

– Et si je voulais savoir qui règne ici ?

Paquita le regarda en tremblant.

– Ce n’est donc pas moi, dit-il en se levant et se débarrassantde cette fille qui tomba la tête en arrière. Je veux être seul, làoù je suis.

– Frappant ! frappant ! dit la pauvre esclave en proieà la terreur.

– Pour qui me prends-tu donc ? Répondras-tu ?

Paquita se leva doucement, les yeux en pleurs, alla prendre dansun des deux meubles d’ébène un poignard et l’offrit à Henri par ungeste de soumission qui aurait attendri un tigre.

– Donne-moi une fête comme en donnent les hommes quand ilsaiment, dit-elle, et pendant que je dormirai, tue-moi, car je nesaurais te répondre. Écoute : je suis attachée comme un pauvreanimal à son piquet ; je suis étonnée d’avoir pu jeter un pontsur l’abîme qui nous sépare. Enivre-moi, puis tue-moi. Oh !non, non, dit-elle en joignant les mains, ne me tue pas !j’aime la vie ! La vie est si belle pour moi ! Si je suisesclave, je suis reine aussi. Je pourrais t’abuser par des paroles,te dire que je n’aime que toi, te le prouver, profiter de monempire momentané pour te dire : – Prends-moi comme on goûte enpassant le parfum d’une fleur dans le jardin d’un roi. Puis, aprèsavoir déployé l’éloquence rusée de la femme et les ailes duplaisir, après avoir désaltéré ma soif, je pourrais te faire jeterdans un puits où personne ne te trouverait, et qui a été construitpour satisfaire la vengeance sans avoir à redouter celle de lajustice, un puits plein de chaux qui s’allumerait pour te consumersans qu’on retrouvât une parcelle de ton être. Tu resterais dansmon cœur, à moi pour toujours.

Henri regarda cette fille sans trembler, et ce regard sans peurla combla de joie.

– Non, je ne le ferai pas ! tu n’es pas tombé ici dans unpiège, mais dans un cœur de femme qui t’adore, et c’est moi quiserai jetée dans le puits.

– Tout cela me paraît prodigieusement drôle, lui dit de Marsayen l’examinant. Mais tu me parais une bonne fille, une naturebizarre ; tu es, foi d’honnête homme, une charade vivante dontle mot me semble bien difficile à trouver.

Paquita ne comprit rien à ce que disait le jeune homme ;elle le regarda doucement en ouvrant des yeux qui ne pouvaientjamais être bêtes, tant il s’y peignait de volupté.

– Tiens, mon amour, dit-elle en revenant à sa première idée,veux-tu me plaire ?

– Je ferai tout ce que tu voudras, et même ce que tu ne voudraspas, répondit en riant de Marsay qui retrouva son aisance de fat enprenant la ré solution de se laisser aller au cours de sa bonnefortune sans regarder ni en arrière ni en avant. Puis peut-êtrecomptait-il sur sa puissance et sur son savoir-faire d’homme àbonnes fortunes pour dominer quelques heures plus tard cette fille,et en apprendre tous les secrets.

– Eh ! bien, lui dit-elle, laisse-moi t’arranger à mongoût.

– Mets-moi donc à ton goût, dit Henri.

Paquita joyeuse alla prendre dans un des deux meubles une robede velours rouge, dont elle habilla de Marsay, puis elle le coiffad’un bonnet de femme et l’entortilla d’un châle. En se livrant àses folies, faites avec une innocence d’enfant, elle riait d’unrire convulsif, et ressemblait à un oiseau battant des ailes ;mais elle ne voyait rien au delà.

S’il est impossible de peindre les délices inouïes querencontrèrent ces deux belles créatures faites par le ciel dans unmoment où il était en joie, il est peut-être nécessaire de traduiremétaphysiquement les impressions extraordinaires et presquefantastiques du jeune homme. Ce que les gens qui se trouvent dansla situation sociale où était de Marsay et qui vivent comme ilvivait savent le mieux reconnaître, est l’innocence d’une fille.Mais, chose étrange ! si la Fille aux yeux d’or était vierge,elle n’était certes pas innocente. L’union si bizarre du mystérieuxet du réel, de l’ombre et de la lumière, de l’horrible et du beau,du plaisir et du danger, du paradis et de l’enfer, qui s’était déjàrencontrée dans cette aventure, se continuait dans l’êtrecapricieux et sublime dont se jouait de Marsay. Tout ce que lavolupté la plus raffinée a de plus savant, tout ce que pouvaitconnaître Henri de cette poésie des sens que l’on nomme l’amour,fut dépassé par les trésors que déroula cette fille dont les yeuxjaillissants ne mentirent à aucune des promesses qu’ils faisaient.Ce fut un poème oriental, où rayonnait le soleil que Saadi, Hafizont mis dans leurs bondissantes strophes. Seulement, ni le rythmede Saadi, ni celui de Pindare n’auraient exprimé l’extase pleine deconfusion et la stupeur dont cette délicieuse fille fut saisiequand cessa l’erreur dans laquelle une main de fer la faisaitvivre.

– Morte ! dit-elle, je suis morte ! Adolphe,emmène-moi donc au bout de la terre, dans une île où personne nenous sache. Que notre fuite ne laisse pas de traces ! Nousserions suivis dans l’enfer. Dieu ! voici le jour. Sauve-toi.Te reverrai-je jamais Oui, demain, je veux te revoir, dussé-je,pour avoir ce bonheur, donner la mort à tous mes surveillants. Ademain.

Elle le serra dans ses bras par une étreinte où il y avait laterreur de la mort. Puis elle poussa un ressort qui devait répondreà une sonnette, et supplia de Marsay de se laisser bander lesyeux.

– Et si je ne voulais plus, et si je voulais rester ici.

– Tu causerais plus promptement ma mort, dit-elle ; carmaintenant je suis sûre de mourir pour toi.

Henri se laissa faire. Il se rencontre en l’homme qui vient dese gorger de plaisir une pente à l’oubli, je ne sais quelleingratitude, un désir de liberté, une fantaisie d’aller sepromener, une teinte de mépris et peut-être de dégoût pour sonidole, il se rencontre enfin d’inexplicables sentiments qui lerendent infâme et ignoble. La certitude de cette affection confuse,mais réelle chez les âmes qui ne sont ni éclairées par cettelumière céleste, ni parfumées de ce baume saint d’où nous vient lapertinacité du sentiment, a dicté sans doute à Rousseau lesaventures de milord Édouard, par lesquelles sont terminées leslettres de la Nouvelle Héloïse. Si Rousseau s’est évidemmentinspiré de l’œuvre de Richardson, il s’en est éloigné par milledétails qui laissent son monument magnifiquement original ; ill’a recommandé à la postérité par de grandes idées qu’il estdifficile de dégager par l’analyse, quand, dans la jeunesse, on litcet ouvrage avec le dessein d’y trouver la chaude peinture du plusphysique de nos sentiments, tandis que les écrivains sérieux etphilosophes n’en emploient jamais les images que comme laconséquence ou la nécessité d’une vaste pensée ; et lesaventures de milord Édouard sont une des idées les pluseuropéennement délicates de cette œuvre.

Henri se trouvait donc sous l’empire de ce sentiment confus quene connaît pas le véritable amour. Il fallait en quelque sorte lepersuasif arrêt des comparaisons et l’attrait irrésistible dessouvenirs pour le ramener à une femme. L’amour vrai règne surtoutpar la mémoire. La femme qui ne s’est gravée dans l’âme ni parl’excès du plaisir, ni par la force du sentiment, celle-làpeut-elle jamais être aimée ? A l’insu d’Henri, Paquitas’était établie chez lui par ces deux moyens. Mais en ce moment,tout entier à la fatigue du bonheur, cette délicieuse mélancolie ducorps, il ne pouvait guère s’analyser le cœur en reprenant sur seslèvres le goût des plus vives voluptés qu’il eût encore égrappées.Il se trouva sur le boulevard Montmartre au petit jour, regardastupidement l’équipage qui s’enfuyait, tira deux cigares de sapoche, en alluma un à la lanterne d’une bonne femme qui vendait del’eau-de-vie et du café aux ouvriers, aux gamins, aux maraîchers, àtoute cette population parisienne qui commence sa vie avant lejour ; puis il s’en alla, fumant son cigare, et mettant sesmains dans les poches de son pantalon avec une insouciance vraimentdéshonorante.

– La bonne chose qu’un cigare ! Voilà ce dont un homme nese lassera jamais, se dit-il.

Cette Fille aux yeux d’or dont raffolait à cette époque toute lajeunesse élégante de Paris, il y songeait à peine ! L’idée dela mort exprimée à travers les plaisirs, et dont la peur avait àplusieurs reprises rembruni le front de cette belle créature quitenait aux houris de l’Asie par sa mère, à l’Europe par sonéducation, aux Tropiques par sa naissance, lui semblait être une deces tromperies par lesquelles toutes les femmes essaient de serendre intéressantes.

– Elle est de la Havane, du pays le plus espagnol qu’il y aitdans le Nouveau-Monde ; elle a donc mieux aimé jouer laterreur que de me jeter au nez de la souffrance, de la difficulté,de la coquetterie ou le devoir, comme font les Parisiennes. Par sesyeux d’or, j’ai bien envie de dormir.

Il vit un cabriolet de place, qui stationnait au coin deFrascati, en attendant quelques joueurs, il le réveilla, se fitconduire chez lui, se coucha, et s’endormit du sommeil des mauvaissujets, lequel, par une bizarrerie dont aucun chansonnier n’aencore tiré parti, se trouve être aussi profond que celui del’innocence. Peut-être est-ce un effet de cet axiome proverbial,les extrêmes se touchent.

Chapitre 3La Force du Sang

Vers midi, de Marsay se détira les bras en se réveillant, etsentit les atteintes d’une de ces faims canines que tous les vieuxsoldats peuvent se souvenir d’avoir éprouvée au lendemain de lavictoire. Aussi vit-il devant lui Paul de Manerville avec plaisir,car rien n’est alors plus agréable que de manger en compagnie.

– Eh ! bien, lui dit son ami, nous imaginions tous que tut’étais enfermé depuis dix jours avec la Fille aux yeux d’or.

– La Fille aux yeux d’or ! je n’y pense plus. Ma foi !j’ai bien d’autres chats à fouetter.

– Ah ! ! tu fais le discret.

– Pourquoi pas ? dit en riant de Marsay. Mon cher, ladiscrétion est le plus habile des calculs. Écoute… Mais non, je nete dirai pas un mot. Tu ne m’apprends jamais rien, je ne suis pasdisposé à donner en pure perte les trésors de ma politique. La vieest un fleuve qui sert à faire du commerce. Par tout ce qu’il y ade plus sacré sur la terre, par les cigares, je ne suis pas unprofesseur d’économie sociale mise à la portée des niais.Déjeunons. Il est moins coûteux de te donner une omelette au thonque de te prodiguer ma cervelle.

– Tu comptes avec tes amis ?

– Mon cher, dit Henri qui se refusait rarement une ironie, commeil pourrait t’arriver cependant tout comme à un autre d’avoirbesoin de discrétion, et que je t’aime beaucoup… Oui, jet’aime ! Ma parole d’honneur, s’il ne te fallait qu’un billetde mille francs pour t’empêcher de te brûler la cervelle, tu letrouverais ici, car nous n’avons encore rien hypothéqué là-bas,hein, Paul ? Si tu te battais demain, je mesurerais ladistance et chargerais les pistolets, afin que tu sois tué dans lesrègles. Enfin, si une personne autre que moi s’avisait de dire dumal de toi en ton absence, il faudrait se mesurer avec un rudegentilhomme qui se trouve dans ma peau, voilà ce que j’appelle uneamitié à toute épreuve. Eh ! bien, quand tu auras besoin dediscrétion, mon petit, apprends qu’il existe deux espèces dediscrétions : discrétion active et discrétion négative. Ladiscrétion négative est celle des sots qui emploient le silence, lanégation, l’air renfrogné, la discrétion des portes fermées,véritable impuissance ! La discrétion active procède paraffirmation. Si ce soir, au Cercle, je disais : – Foi d’honnêtehomme, la Fille aux yeux d’or ne valait pas ce qu’elle m’acoûté ! tout le monde, quand je serais parti, s’écrierait : –Avez-vous entendu ce fat de de Marsay qui voudrait nous fairecroire qu’il a déjà eu la Fille aux yeux d’or ? il voudraitainsi se débarrasser de ses rivaux, il n’est pas maladroit. Maiscette ruse est vulgaire et dangereuse. Quelque grosse que soit lasottise qui nous échappe, il se rencontre toujours des niais quipeuvent y croire. La meilleure des discrétions est celle dont usentles femmes adroites quand elles veulent donner le change à leursmaris. Elle consiste à compromettre une femme à laquelle nous netenons pas, ou que nous n’aimons pas, ou que nous n’avons pas, pourconserver l’honneur de celle que nous aimons assez pour larespecter. C’est ce que j’appelle la femme-écran. – Ha ! voiciLaurent. Que nous apportes-tu ?

– Des huîtres d’Ostende, monsieur le comte…

– Tu sauras quelque jour, Paul, combien il est amusant de sejouer du monde en lui dérobant le secret de nos affections.J’éprouve un immense plaisir d’échapper à la stupide juridiction dela masse qui ne sait jamais ni ce qu’elle veut ni ce qu’on lui faitvouloir, qui prend le moyen pour le résultat, qui tour à tour adoreet maudit, élève et détruit ! Quel bonheur de lui imposer desémotions et de n’en pas recevoir, de la dompter, de ne jamais luiobéir ! Si l’on peut être fier de quelque chose, n’est-ce pasd’un pouvoir acquis par soi-même, dont nous sommes à la fois lacause, l’effet, le principe et le résultat ? Eh ! bien,aucun homme ne sait qui j’aime, ni ce que je veux. Peut-êtresaura-t-on qui j’ai aimé, ce que j’aurai voulu, comme on sait lesdrames accomplis ; mais laisser voir dans mon jeu ? Šfaiblesse, duperie. Je ne connais rien de plus méprisable que laforce jouée par l’adresse. Je m’initie tout en riant au métierd’ambassadeur, si toutefois la diplomatie est aussi difficile quel’est la vie ! J’en doute. As-tu de l’ambition ? veux-tudevenir quelque chose ?

– Mais, Henri, tu te moques de moi, comme si je n’étais pasassez médiocre pour arriver à tout.

– Bien ! Paul. Si tu continues à te moquer de toi-même, tupourras bientôt te moquer de tout le monde.

En déjeunant, de Marsay commença, quand il en fut à fumer sescigares, à voir les événements de sa nuit sous un singulier jour.Comme beaucoup de grands esprits, sa perspicacité n’était passpontanée, il n’entrait pas tout à coup au fond des choses. Commechez toutes les natures douées de la faculté de vivre beaucoup dansle présent, d’en exprimer pour ainsi dire le jus et de le dévorer,sa seconde vue avait besoin d’une espèce de sommeil pours’identifier aux causes. Le cardinal de Richelieu était ainsi, cequi n’excluait pas en lui le don de prévoyance nécessaire à laconception des grandes choses. De Marsay se trouvait dans toutesces conditions, mais il n’usa d’abord de ses armes qu’au profit deses plaisirs, et ne devint l’un des hommes politiques les plusprofonds du temps actuel quand il se fut saturé des plaisirsauxquels pense tout d’abord un jeune homme lorsqu’il a de l’or etle pouvoir. L’homme se bronze ainsi : il use la femme, pour que lafemme ne puisse pas l’user. En ce moment donc, de Marsay s’aperçutqu’il avait été joué par la Fille aux yeux d’or, en voyant dans sonensemble cette nuit dont les plaisirs n’avaient que graduellementruisselé pour finir par s’épancher à torrents. Il put alors liredans cette page si brillante d’effet, en deviner le sens caché.L’innocence purement physique de Paquita, l’étonnement de sa joie,quelques mots d’abord obscurs et maintenant clairs, échappés aumilieu de la joie, tout lui prouva qu’il avait posé pour une autrepersonne. Comme aucune des corruptions sociales ne lui étaitinconnue, qu’il professait au sujet de tous les caprices uneparfaite indifférence, et les croyait justifiés par cela mêmequ’ils se pouvaient satisfaire, il ne s’effaroucha pas du vice, ille connaissait comme on connaît un ami, mais il fut blessé de luiavoir servi de pâture. Si ses présomptions étaient justes, il avaitété outragé dans le vif de son être. Ce seul soupçon le mit enfureur, il laissa éclater le rugissement du tigre dont une gazellese serait moquée, le cri d’un tigre qui joignait à la force de labête l’intelligence du démon.

– Eh ! bien, qu’as-tu donc ? lui dit Paul.

– Rien !

– Je ne voudrais pas, si l’on te demandait si tu as quelquechose contre moi, que tu répondisses un rien semblable, il faudraitsans doute nous battre le lendemain.

– Je ne me bats plus, dit de Marsay.

– Ceci me semble encore plus tragique. Tu assassinesdonc ?

– Tu travestis les mots. J’exécute.

– Mon cher ami, dit Paul, tes plaisanteries sont bien pousséesau noir, ce matin.

– Que veux-tu ? la volupté mène à la férocité.Pourquoi ? je n’en sais rien, et je ne suis pas assez curieuxpour en chercher la cause. – Ces cigares sont excellents. Donne duthé à ton ami. – Sais-tu, Paul, que je mène une vie de brute ?Il serait bien temps de se choisir une destinée, d’employer sesforces à quelque chose qui valût la peine de vivre. La vie est unesingulière comédie. Je suis effrayé, je ris de l’inconséquence denotre ordre social. Le gouvernement fait trancher la tête à depauvres diables qui ont tué un homme, et il patente des créaturesqui expédient, médicalement parlant, une douzaine de jeunes genspar hiver. La morale est sans force contre une douzaine de vicesqui détruisent la société, et que rien ne peut punir. – Encore unetasse ? – Ma parole d’honneur ! l’homme est un bouffonqui danse sur un précipice. On nous parle de l’immoralité desLiaisons Dangereuses, et de je ne sais quel autre livre qui a unnom de femme de chambre ; mais il existe un livre horrible,sale, épouvantable, corrupteur, toujours ouvert, qu’on ne fermerajamais, le grand livre du monde, sans compter un autre livre millefois plus dangereux, qui se compose de tout ce qui se dit àl’oreille, entre hommes, ou sous l’éventail entre femmes, le soir,au bal.

– Henri, certes il se passe en toi quelque chosed’extraordinaire, et cela se voit malgré ta discrétion active.

– Oui ! tiens, il faut que je dévore le temps jusqu’à cesoir. Allons au jeu. Peut-être aurai-je le bonheur de perdre.

De Marsay se leva, prit une poignée de billets de banque, lesroula dans sa boîte à cigares, s’habilla et profita de la voiturede Paul pour aller au Salon des Étrangers où, jusqu’au dîner, ilconsuma le temps dans ces émouvantes alternatives de perte et degain qui sont la dernière ressource des organisations fortes, quandelles sont contraintes de s’exercer dans le vide. Le soir, il vintau rendez-vous, et se laissa complaisamment bander les yeux. Puis,avec cette ferme volonté que les hommes vraiment forts ont seuls lafaculté de concentrer, il porta son attention et appliqua sonintelligence à deviner par quelles rues passait la voiture. Il eutune sorte de certitude d’être mené rue Saint-Lazare, et d’êtrearrêté à la petite porte du jardin de l’hôtel San-Réal. Quand ilpassa, comme la première fois, cette porte et qu’il fut mis sur unbrancard porté sans doute par le mulâtre et par le cocher, ilcomprit, en entendant crier le sable sous leurs pieds, pourquoil’on prenait de si minutieuses précautions. Il aurait pu, s’ilavait été libre, ou s’il avait marché, cueillir une branched’arbuste, regarder la nature du sable qui se serait attaché à sesbottes ; tandis que, transporté pour ainsi dire aériennementdans un hôtel inaccessible, sa bonne fortune devait être ce qu’elleavait été jusqu’alors, un rêve. Mais, pour le désespoir de l’homme,il ne peut rien faire que d’imparfait, soit en bien soit en mal.Toutes ses œuvres intellectuelles ou physiques sont signées par unemarque de destruction. Il avait plu légèrement, la terre étaithumide. Pendant la nuit certaines odeurs végétales sont beaucoupplus fortes que pendant le jour, Henri sentait donc les parfums duréséda le long de l’allée par laquelle il était convoyé. Cetteindication devait l’éclairer dans les recherches qu’il sepromettait de faire pour reconnaître l’hôtel où se trouvait leboudoir de Paquita. Il étudia de même les détours que ses porteursfirent dans la maison, et crut pouvoir se les rappeler. I1 se vitcomme la veille sur l’ottomane, devant Paquita qui lui défaisaitson bandeau ; mais il la vit pâle et changée. Elle avaitpleuré. Agenouillée comme un ange en prière, mais comme un angetriste et profondément mélancolique, la pauvre fille ne ressemblaitplus à la curieuse, à l’impatiente, à la bondissante créature quiavait pris de Marsay sur ses ailes pour le transporter dans leseptième ciel de l’amour. Il y avait quelque chose de si vrai dansce désespoir voilé par le plaisir, que le terrible de Marsay sentiten lui-même une admiration pour ce nouveau chef-d’œuvre de lanature, et oublia momentanément l’intérêt principal de cerendez-vous.

– Qu’as-tu donc, ma Paquita ?

– Mon ami, dit-elle, emmène-moi, cette nuit même !Jette-moi quelque part où l’on ne puisse pas dire en me voyant :Voici Paquita ; où personne ne réponde : Il y a ici une filleau regard doré, qui a de longs cheveux. Là je te donnerai desplaisirs tant que tu voudras en recevoir de moi. Puis, quand tu nem’aimeras plus, tu me laisseras, je ne me plaindrai pas, je nedirai rien ; et mon abandon ne devra te causer aucun remords,car un jour passé près de toi, un seul jour pendant lequel jet’aurai regardé, m’aura valu toute une vie. Mais si je reste ici,je suis perdue.

– Je ne puis pas quitter Paris, ma petite, répondit Henri. Je nem’appartiens pas, je suis lié par un serment au sort de plusieurspersonnes qui sont à moi comme je suis à elles. Mais je puis tefaire dans Paris un asile où nul pouvoir humain n’arrivera.

– Non, dit-elle, tu oublies le pouvoir féminin.

Jamais phrase prononcée par une voix humaine n’exprima pluscomplètement la terreur.

– Qui pourrait donc arriver à toi, si je me mets entre toi et lemonde ?

– Le poison ! dit-elle. Déjà dona Concha te soupçonne. Et,reprit-elle en laissant couler des larmes qui brillèrent le long deses joues, il est bien facile de voir que je ne suis plus la même.Eh ! bien, si tu m’abandonnes à la fureur du monstre qui medévorera, que ta sainte volonté soit faite ! Mais viens, faisqu’il y ait toutes les voluptés de la vie dans notre amour.D’ailleurs, je supplierai, je pleurerai, je crierai, je medéfendrai, je me sauverai peut-être.

– Qui donc imploreras-tu ? dit-il.

– Silence ! reprit Paquita. Si j’obtiens ma grâce, ce serapeut-être à cause de ma discrétion.

– Donne-moi ma robe, dit insidieusement Henri.

– Non, non, répondit-elle vivement, reste ce que tu es, un deces anges qu’on m’avait appris à haïr, et dans lesquels je nevoyais que des monstres, tandis que vous êtes ce qu’il y a de plusbeau sous le ciel, dit-elle en caressant les cheveux d’Henri. Tuignores à quel point je suis idiote ? je n’ai rien appris.Depuis l’âge de douze ans, je suis enfermée sans avoir vu personne.Je ne sais ni lire ni écrire, je ne parle que l’anglais etl’espagnol.

– Comment se fait-il donc que tu reçoives des lettres deLondres ?

– Mes lettres ! tiens, les voici ! dit-elle en allantprendre quelques papiers dans un long vase du Japon.

Elle tendit à de Marsay des lettres où le jeune homme vit avecsurprise des figures bizarres semblables à celles des rébus,tracées avec du sang, et qui exprimaient des phrases pleines depassion.

– Mais, s’écria-t-il en admirant ces hiéroglyphes créés par unehabile jalousie, tu es sous la puissance d’un infernalgénie ?

– Infernal, répéta-t-elle.

– Mais comment donc as-tu pu sortir…

– Ha ! dit-elle, de là vient ma perte. J’ai mis dona Conchaentre la peur d’une mort immédiate et une colère à venir. J’avaisune curiosité de démon, je voulais rompre ce cercle d’airain quel’on avait décrit entre la création et moi, je voulais voir ce quec’était que des jeunes gens, car je ne connais d’hommes que lemarquis et Christemio. Notre cocher et le valet qui nous accompagnesont des vieillards…

– Mais, tu n’étais pas toujours enfermée ? Ta santévoulait…

– Ha ! reprit-elle, nous nous promenions, mais pendant lanuit et dans la campagne, au bord de la Seine, loin du monde.

– N’es-tu pas fière d’être aimée ainsi ?

– Non, dit-elle, plus ! Quoique bien remplie, cette viecachée n’est que ténèbres en comparaison de la lumière.

– Qu’appelles-tu la lumière ?

– Toi, mon bel Adolphe ! toi, pour qui je donnerais ma vie.Toutes les choses de passion que l’on m’a dites et que j’inspirais,je les ressens pour toi ! Pendant certains moments je necomprenais rien à l’existence, mais maintenant je sais comment nousaimons, et jusqu’à présent j’étais aimée seulement, moi je n’aimaispas. Je quitterais tout pour toi, emmène-moi. Si tu le veux,prends-moi comme un jouet, mais laisse-moi près de toi jusqu’à ceque tu me brises.

– Tu n’auras pas de regret ?

– Pas un seul ! dit-elle en laissant lire dans ses yeuxdont la teinte d’or resta pure et claire.

– Suis-je le préféré ? se dit en lui-même Henri qui, s’ilentrevoyait la vérité, se trouvait alors disposé à pardonnerl’offense en faveur d’un amour si naïf. – Je verrai bien,pensa-t-il.

Si Paquita ne lui devait aucun compte du passé, le moindresouvenir devenait un crime à ses yeux. Il eut donc la triste forced’avoir une pensée à lui, de juger sa maîtresse, de l’étudier touten s’abandonnant aux plaisirs les plus entraînants que jamais Péridescendue des cieux ait trouvés pour son bien-aimé. Paquitasemblait avoir été créée pour l’amour, avec un soin spécial de lanature. D’une nuit à l’autre, son génie de femme avait fait lesplus rapides progrès. Quelle que fût la puissance de ce jeunehomme, et son insouciance en fait de plaisirs, malgré sa satiété dela veille, il trouva dans la Fille aux yeux d’or ce sérail que saitcréer la femme aimante et à laquelle un homme ne renonce jamais.Paquita répondait à cette passion que sentent tous les hommesvraiment grands pour l’infini, passion mystérieuse sidramatiquement exprimée dans Faust, si poétiquement traduite dansManfred, et qui poussait Don Juan à fouiller le cœur des femmes, enespérant y trouver cette pensée sans bornes à la recherche delaquelle se mettent tant de chasseurs de spectres, que les savantscroient entrevoir dans la science, et que les mystiques trouvent enDieu seul. L’espérance d’avoir enfin l’Être idéal avec lequel lalutte pouvait être constante sans fatigue, ravit de Marsay qui,pour la première fois, depuis longtemps, ouvrit son cœur. Ses nerfsse détendirent, sa froideur se fondit dans l’atmosphère de cetteâme brûlante, ses doctrines tranchantes s’envolèrent, et le bonheurlui colora son existence, comme l’était ce boudoir blanc et rose.En sentant l’aiguillon d’une volupté supérieure, il fut entraînépar delà les limites dans lesquelles il avait jusqu’alors enferméla passion. Il ne voulut pas être dépassé par cette fille qu’unamour en quelque sorte artificiel avait formée par avance auxbesoins de son âme, et alors il trouva, dans cette vanité quipousse l’homme à rester en tout vainqueur, des forces pour domptercette fille ; mais aussi, jeté par delà cette ligne où l’âmeest maîtresse d’elle-même, il se perdit dans ces limbes délicieusesque le vulgaire nomme si niaisement les espaces imaginaires. Il futtendre, bon et communicatif. Il rendit Paquita presque folle.

– Pourquoi n’irions-nous pas à Sorente, à Nice, à Chiavari,passer toute notre vie ainsi ? Veux-tu ? disait-il àPaquita d’une voix pénétrante.

– As-tu donc jamais besoin de me dire : –Veux-tu ?s’écria-t-elle. Ai-je une volonté ? Je ne suis quelque chosehors de toi qu’afin d’être un plaisir pour toi. Si tu veux choisirune retraite digne de nous, l’Asie est le seul pays où l’amourpuisse déployer ses ailes…

– Tu as raison, reprit Henri. Allons aux Indes, là où leprintemps est éternel, où la terre n’a jamais que des fleurs, oùl’homme peut déployer l’appareil des souverains, sans qu’on englose comme dans les sots pays où l’on veut réaliser la platechimère de l’égalité. Allons dans la contrée où l’on vit au milieud’un peuple d’esclaves, où le soleil illumine toujours un palaisqui reste blanc, où l’on sème des parfums dans l’air, où lesoiseaux chantent l’amour, et où l’on meurt quand on ne peut plusaimer…

– Et où l’on meurt ensemble ! dit Paquita. Mais ne partonspas demain, partons à l’instant, emmenons Christemio.

– Ma foi, le plaisir est le plus beau dénoûment de la vie.Allons en Asie, mais pour partir, enfant ! il faut beaucoupd’or, et pour avoir de l’or, il faut arranger ses affaires. Elle necomprenait rien à ces idées.

– De l’or, il y en a ici haut comme ça ¡ dit-elle en levant lamain.

– Il n’est pas à moi.

– Qu’est-ce que cela fait ? reprit elle, si nous en avonsbesoin, prenons-le.

– Il ne t’appartient pas.

– Appartenir ! répéta-t-elle. Ne m’as-tu pas prise ?Quand nous l’aurons pris, il nous appartiendra. Il se mit àrire.

– Pauvre innocente ! tu ne sais rien des choses de cemonde.

– Non, mais voilà ce que je sais, s’écria-t-elle en attirantHenri sur elle.

Au moment même où de Marsay oubliait tout, et concevait le désirde s’approprier à jamais cette créature il reçut au milieu de sajoie un coup de poignard qui traversa de part en part son cœurmortifié pour la première fois. Paquita, qui l’avait enlevévigoureusement en l’air comme pour le contempler, s’était écriée:

– Oh ! Mariquita !

– Mariquita ! cria le jeune homme en rugissant, je saismaintenant tout ce dont je voulais encore douter.

Il sauta sur le meuble où était renfermé le long poignard.Heureusement pour elle et pour lui, l’armoire était fermée. Sa rages’accrut de cet obstacle ; mais il recouvra sa tranquillité,alla prendre sa cravate et s’avança vers elle d’un air siférocement significatif, que, sans connaître de quel crime elleétait coupable, Paquita comprit néanmoins qu’il s’agissait pourelle de mourir. Alors elle s’élança d’un seul bond au bout de lachambre pour éviter le nœud fatal que de Marsay voulait lui passerautour du cou. Il y eut un combat. De part et d’autre la souplesse,l’agilité, la vigueur furent égales. Pour finir la lutte, Paquitajeta dans les jambes de son amant un coussin qui le fit tomber, etprofita du répit que lui laissa cet avantage pour pousser ladétente du ressort auquel répondait un avertissement. Le mulâtrearriva brusquement. En un clin d’oeil Christemio sauta sur deMarsay, le terrassa, lui mit le pied sur la poitrine, le talontourné vers la gorge. De Marsay comprit que s’il se débattait ilétait à l’instant écrasé sur un seul signe de Paquita.

– Pourquoi voulais-tu me tuer, mon amour ? luidit-elle.

De Marsay ne répondit pas.

– En quoi t’ai-je déplu ? lui dit-elle. Parle,expliquons-nous.

Henri garda l’attitude flegmatique de l’homme fort qui se sentvaincu ; contenance froide, silencieuse, tout anglaise, quiannonçait la conscience de sa dignité par une résignationmomentanée. D’ailleurs il avait déjà pensé, malgré l’emportement desa colère, qu’il était peu prudent de se commettre avec la justiceen tuant cette fille à l’improviste et sans en avoir préparé lemeurtre de manière à s’assurer l’impunité.

– Mon bien-aimé, reprit Paquita, parle-moi ; ne me laissepas sans un adieu d’amour ! Je ne voudrais pas garder dans moncœur l’effroi que tu viens d’y mettre. Parleras-tu ? dit-elleen frappant du pied avec colère. De Marsay lui jeta pour réponse unregard qui signifiait si bien : tu mourras ! que Paquita seprécipita sur lui.

– Eh ! bien, veux-tu me tuer ? Si ma mort peut tefaire plaisir, tue-moi !

Elle fit un signe à Christemio, qui leva son pied de dessus lejeune homme et s’en alla sans laisser voir sur sa figure qu’ilportât un jugement bon ou mauvais sur Paquita.

– Voilà un homme ! dit de Marsay en montrant le mulâtre parun geste sombre. Il n’y a de dévouement que le dévouement qui obéità l’amitié sans la juger. Tu as en cet homme un véritable ami.

– Je te le donnerai si tu veux, répondit-elle ; il teservira avec le même dévouement qu’il a pour moi si je le luirecommande.

Elle attendit un mot de réponse, et reprit avec un accent pleinde tendresse : – Adolphe, dis-moi donc une bonne parole. Voicibientôt le jour.

Henri ne répondit pas. Ce jeune homme avait une triste qualité,car on regarde comme une grande chose tout ce qui ressemble à de laforce, et souvent les hommes divinisent des extravagances. Henri nesavait pas pardonner. Le savoir-revenir, qui certes est une desgrâces de l’âme, était un non-sens pour lui. La férocité des hommesdu Nord, dont le sang anglais est assez fortement teint, lui avaitété transmise par son père. Il était inébranlable dans ses bonscomme dans ses mauvais sentiments. L’exclamation de Paquita futd’autant plus horrible pour lui qu’il avait été détrôné du plusdoux triomphe qui eût jamais agrandi sa vanité d’homme.L’espérance, l’amour et tous les sentiments s’étaient exaltés chezlui, tout avait flambé dans son cœur et dans sonintelligence ; puis ces flambeaux, allumés pour éclairer savie, avaient été soufflés par un vent froid. Paquita, stupéfaite,n’eut dans sa douleur que la force de donner le signal dudépart.

– Ceci est inutile, dit-elle en jetant le bandeau. S’il nem’aime plus, s’il me hait, tout est fini.

Elle attendit un regard, ne l’obtint pas, et tomba demi-morte.Le mulâtre jeta sur Henri un coup d’oeil si épouvantablementsignificatif qu’il fit trembler, pour la première fois de sa vie,ce jeune homme, à qui personne ne refusait le don d’une rareintrépidité. – « Si tu ne l’aimes pas bien, si tu lui fais lamoindre peine, je te tuerai. » Tel était le sens de ce rapideregard. De Marsay fut conduit avec des soins presque serviles lelong d’un corridor éclairé par des jours de souffrance, et au boutduquel il sortit par une porte secrète dans un escalier dérobé quiconduisait au jardin de l’hôtel San-Réal. Le mulâtre le fit marcherprécautionneusement le long d’une allée de tilleuls qui aboutissaità une petite porte donnant sur une rue déserte à cette époque. DeMarsay remarqua bien tout, la voiture l’attendait ; cette foisle mulâtre ne l’accompagna point ; et, au moment où Henri mitla tête à la portière pour revoir les jardins et l’hôtel, ilrencontra les yeux blancs de Christemio, avec lequel il échangea unregard. De part et d’autre ce fut une provocation, un défi,l’annonce d’une guerre de sauvages, d’un duel où cessaient les loisordinaires, où la trahison, où la perfidie était un moyen admis.Christemio savait qu’Henri avait juré la mort de Paquita. Henrisavait que Christemio voulait le tuer avant qu’il ne tuât Paquita.Tous deux s’entendirent à merveille.

– L’aventure se complique d’une façon assez intéressante, se ditHenri.

– Où monsieur va-t-il ? lui demanda le cocher.

De Marsay se fit conduire chez Paul de Manerville.

Pendant plus d’une semaine Henri fut absent de chez lui, sansque personne pût savoir ni ce qu’il fit pendant ce temps, ni dansquel endroit il demeura. Cette retraite le sauva de la fureur dumulâtre, et causa la perte de la pauvre créature qui avait mistoute son espérance dans celui qu’elle aimait comme jamais aucunecréature n’aima sur cette terre. Le dernier jour de cette semaine,vers onze heures du soir, Henri revint en voiture à la petite portedu jardin de l’hôtel San-Réal. Trois hommes l’accompagnaient. Lecocher était évidemment un de ses amis, car il se leva droit surson siège, en homme qui voulait, comme une sentinelle attentive,écouter le moindre bruit. L’un des trois autres se tint en dehorsde la porte, dans la rue ; le second resta debout dans lejardin, appuyé sur le mur ; le dernier, qui tenait à la mainun trousseau de clefs, accompagna de Marsay.

– Henri, lui dit son compagnon, nous sommes trahis.

– Par qui, mon bon Ferragus ?

– Ils ne dorment pas tous, répondit le chef des Dévorants : ilfaut absolument que quelqu’un de la maison n’ait ni bu ni mangé.Tiens, vois cette lumière.

– Nous avons le plan de la maison, d’où vient-elle ?

– Je n’ai pas besoin du plan pour le savoir, réponditFerragus ; elle vient de la chambre de la marquise.

– Ah ! cria de Marsay. Elle sera sans doute arrivée deLondres aujourd’hui. Cette femme m’aura pris jusqu’à mavengeance ! Mais, si elle m’a devancé, mon bon Gratien, nousla livrerons à la justice.

– Écoute donc ! l’affaire est faite, dit Ferragus àHenri.

Les deux amis prêtèrent l’oreille et entendirent des crisaffaiblis qui eussent attendri des tigres.

– Ta marquise n’a pas pensé que les sons sortiraient par letuyau de la cheminée, dit le chef des Dévorants avec le rire d’uncritique enchanté de découvrir une faute dans une belle œuvre.

– Nous seuls, nous savons tout prévoir, dit Henri. Attends-moi,je veux aller voir comment cela se passe là-haut, afin d’apprendrela manière dont se traitent leurs querelles de ménage. Par le nomde Dieu, je crois qu’elle la fait cuire à petit feu.

De Marsay grimpa lestement l’escalier qu’il connaissait etreconnut le chemin du boudoir. Quand il en ouvrit la porte, il eutle frissonnement involontaire que cause à l’homme le plus déterminéla vue du sang répandu. Le spectacle qui s’offrit à ses regards eutd’ailleurs pour lui plus d’une cause d’étonnement. La marquiseétait femme : elle avait calculé sa vengeance avec cette perfectionde perfidie qui distingue les animaux faibles. Elle avait dissimulésa colère pour s’assurer du crime avant de le punir.

– Trop tard, mon bien-aimé ! dit Paquita mourante dont lesyeux pâles se tournèrent vers de Marsay.

La Fille aux yeux d’or expirait noyée dans le sang. Tous lesflambeaux allumés, un parfum délicat qui se faisait sentir, certaindésordre où l’oeil d’un homme à bonnes fortunes devait reconnaîtredes folies communes à toutes les passions, annonçaient que lamarquise avait savamment questionné la coupable. Cet appartementblanc, où le sang paraissait si bien, trahissait un long combat.Les mains de Paquita étaient empreintes sur les coussins. Partoutelle s’était accrochée à la vie, partout elle s’était défendue, etpartout elle avait été frappée. Des lambeaux entiers de la tenturecannelée étaient arrachés par ses mains ensanglantées, qui sansdoute avaient lutté longtemps. Paquita devait avoir essayéd’escalader le plafond. Ses pieds nus étaient marqués le long dudossier du divan, sur lequel elle avait sans doute couru. Soncorps, déchiqueté à coups de poignard par son bourreau, disait avecquel acharnement elle avait disputé une vie qu’Henri lui rendait sichère. Elle gisait à terre, et avait, en mourant, mordu les musclesdu cou-de-pied de madame de San-Réal, qui gardait à la main sonpoignard trempé de sang. La marquise avait les cheveux arrachés,elle était couverte de morsures, dont plusieurs saignaient, et sarobe déchirée la laissait voir à demi-nue, les seins égratignés.Elle était sublime ainsi. Sa tête avide et furieuse respiraitl’odeur du sang. Sa bouche haletante restait entr’ouverte, et sesnarines ne suffisaient pas à ses aspirations. Certains animaux, misen fureur, fondent sur leur ennemi, le mettent à mort, et,tranquilles dans leur victoire, semblent avoir tout oublié. Il enest d’autres qui tournent autour de leur victime, qui la gardent encraignant qu’on ne la leur vienne enlever, et qui, semblables àl’Achille d’Homère, font neuf fois le tour de Troie en traînantleur ennemi par les pieds. Ainsi était la marquise. Elle ne vit pasHenri. D’abord, elle se savait trop bien seule pour craindre destémoins ; puis, elle était trop enivrée de sang chaud, tropanimée par la lutte, trop exaltée pour apercevoir Paris entier, siParis avait formé un cirque autour d’elle. Elle n’aurait pas sentila foudre. Elle n’avait même pas entendu le dernier soupir dePaquita, et croyait qu’elle pouvait encore être écoutée par lamorte.

– Meurs sans confession ! lui disait-elle ; va enenfer, monstre d’ingratitude ; ne sois plus à personne qu’audémon. Pour le sang que tu lui as donné, tu me dois tout letien ! Meurs, meurs, souffre mille morts, j’ai été trop bonne,je n’ai mis qu’un moment à te tuer, j’aurais voulu te faireéprouver toutes les douleurs que tu me lègues. Je vivrai,moi ! je vivrai malheureuse, je suis réduite à ne plus aimerque Dieu ! Elle la contempla. – Elle est morte ! sedit-elle après une pause en faisant un violent retour surelle-même. Morte, ah ! j’en mourrai de douleur ! Lamarquise voulut s’aller jeter sur le divan accablée par undésespoir qui lui ôtait la voix, et ce mouvement lui permit alorsde voir Henri de Marsay.

– Qui es-tu ? lui dit-elle en courant à lui le poignardlevé. Henri lui arrêta le bras, et ils purent ainsi se contemplertous deux face à face. Une surprise horrible leur fit couler à tousdeux un sang glacé dans les veines, et ils tremblèrent sur leursjambes comme des chevaux effrayés. En effet, deux Ménechmes ne seseraient pas mieux ressemblé. Ils dirent ensemble le même mot : –Lord Dudley doit être votre père ?

Chacun d’eux baissa la tête affirmativement.

– Elle est fidèle au sang, dit Henri en montrant Paquita.

– Elle était aussi peu coupable qu’il est possible, repritMargarita-Euphémia Porrabéril, qui se jeta sur le corps de Paquitaen poussant un cri de désespoir. – Pauvre fille ! oh ! jevoudrais te ranimer ! J’ai eu tort, pardonne-moi,Paquita ! Tu es morte, et je vis, moi ! Je suis la plusmalheureuse.

En ce moment apparut l’horrible figure de la mère dePaquita.

– Tu vas me dire que tu ne l’avais pas vendue pour que je latuasse, s’écria la marquise. Je sais pourquoi tu sors de tatanière. Je te la payerai deux fois. Tais-toi.

Elle alla prendre un sac d’or dans le meuble d’ébène et le jetadédaigneusement aux pieds de cette vieille femme. Le son de l’oreut le pouvoir de dessiner un sourire sur l’immobile physionomie dela Géorgienne.

– J’arrive à temps pour toi, ma sœur, dit Henri. La justice vate demander…

– Rien, répondit la marquise. Une seule personne pouvaitdemander compte de cette fille. Christemio est mort.

– Et cette mère, demanda Henri en montrant la vieille, ne terançonnera-t-elle pas toujours ?

– Elle est d’un pays où les femmes ne sont pas des êtres, maisdes choses dont on fait ce qu’on veut, que l’on vend, que l’onachète, que l’on tue, enfin dont on se sert pour ses caprices,comme vous vous servez ici de vos meubles. D’ailleurs, elle a unepassion qui fait capituler toutes les autres, et qui aurait anéantison amour maternel, si elle avait aimé sa fille ; unepassion…

– Laquelle ? dit vivement Henri en interrompant sasœur.

– Le jeu, dont Dieu te garde ! répondit la marquise.

– Mais par qui vas-tu te faire aider, dit Henri en montrant laFille aux yeux d’or, pour enlever les traces de cette fantaisie,que la justice ne te passerait pas ?

– J’ai sa mère, répondit la marquise, en montrant la vieilleGéorgienne à qui elle fit signe de rester.

– Nous nous reverrons, dit Henri, qui songeait à l’inquiétude deses amis et sentait la nécessité de partir.

– Non, mon frère, dit-elle, nous ne nous reverrons jamais. Jeretourne en Espagne pour m’aller mettre au couvent de losDolores.

– Tu es encore trop jeune, trop belle, dit Henri en la prenantdans ses bras et lui donnant un baiser.

– Adieu, dit-elle, rien ne console d’avoir perdu ce qui nous aparu être l’infini.

Huit jours après, Paul de Manerville rencontra de Marsay auxTuileries, sur la terrasse des Feuillants.

– Eh ! bien, qu’est donc devenue notre belle FILLE AUX YEUXD’OR, grand scélérat ?

– Elle est morte.

– De quoi ?

– De la poitrine.

Paris, mars 1834-avril 1835.

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