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La fin du monde

La fin du monde

de Camille Flammarion

Je vis ensuite un ciel nouveau et une terre nouvelle ; car le premier ciel et la première terre étaient passés.

APOCALYPSE, XXI, 1

LA FIN DU MONDE

Partie 1

AU VINGT-CINQUIÈME SIÈCLE. – LES THÉORIES

Chapitre 1 LA MENACE CÉLESTE

Impiaque aeternam timuerunt saecula noctem.

Virgile, Géorgiques, I, 468.

Le magnifique pont de marbre qui relie la rue de Rennes à la rue du Louvre et qui, bordé par les statues des savants et des philosophes célèbres, dessine une avenue monumentale conduisant au nouveau portique de l’Institut, était absolument noir de monde. Une foule houleuse roulait, plutôt qu’elle ne marchait,le long des quais, débordant de toutes les rues et se pressant vers le portique envahi depuis longtemps par un flot tumultueux. Jamais,autrefois, avant la constitution des États-Unis d’Europe, à l’époque barbare où la force primait le droit, où le militarisme gouvernait l’humanité et où l’infamie de la guerre broyait sans arrêt l’immense bêtise humaine, jamais, dans les grandes émeutes révolutionnaires ou dans les jours de fièvre qui marquaient les déclarations de guerre, jamais les abords de la Chambre des représentants du peuple ni la place de la Concorde n’avaient présenté pareil spectacle. Ce n’étaient plus des groupes de fanatiques réunis autour d’un drapeau, marchant à quelque conquête du glaive, suivis de bandes de curieux et de désœuvrés« allant voir ce qui se passerait » ; c’était la population tout entière, inquiète, agitée, terrifiée,indistinctement composée de toutes les classes de la société,suspendue à la décision d’un oracle, attendant fiévreusement le résultat du calcul qu’un astronome célèbre devait faire connaître ce lundi là, à trois heures, à la séance de l’Académie des sciences. À travers la transformation politique et sociale des hommes et des choses, l’Institut de France durait toujours, tenant encore en Europe la palme des sciences, des lettres et des arts. Le centre de la civilisation s’était toutefois déplacé, et le foyer du progrès brillait alors dans l’Amérique du Nord, sur les bords du lac Michigan.

Nous sommes au vingt-cinquième siècle.

Ce nouveau palais de l’Institut, qui élevait dans les airs ses terrasses et ses dômes, avait été édifié à la fin du vingtième siècle sur les ruines laissées par la grande révolution sociale des anarchistes internationaux qui, en 1950,avaient fait sauter une partie de la grande métropole française,comme une soupape sur un cratère.

La veille, le dimanche, tout Paris, répandupar les boulevards et les places publiques, aurait pu être vu de lanacelle d’un ballon, marchant lentement et comme désespéré, nes’intéressant plus à rien au monde. Les joyeux aéronefs nesillonnaient plus l’espace avec leur vivacité habituelle. Lesaéroplanes, les aviateurs, les poissons aériens, les oiseauxmécaniques, les hélicoptères électriques, les machines volantes,tout s’était ralenti, presque arrêté. Les gares aéronautiquesélevées au sommet des tours et des édifices étaient vides etsolitaires. La vie humaine semblait suspendue dans son cours.L’inquiétude était peinte sur tous les visages. On s’abordait sansse connaître. Et toujours la même question sortait des lèvrespâlies et tremblantes : « C’est donc vrai !… »La plus effroyable épidémie aurait moins terrifié les cœurs que laprédiction astronomique si universellement commentée ; elleaurait fait moins de victimes, car déjà la mortalité commençait àcroître par une cause inconnue. À tout moment, chacun se sentaittraversé d’un électrique frisson de terreur. Quelques-uns, voulantparaître plus énergiques, moins alarmés, jetaient parfois une notede doute ou même d’espérance : « On peut setromper », ou bien : « Elle passera à côté »,ou encore « Ça ne sera rien, on en sera quitte pour lapeur », ou quelques autres palliatifs du même ordre.

Mais l’attente, l’incertitude est souvent plusterrible que la catastrophe même. Un coup brutal nous frappe unebonne fois et nous assomme plus ou moins. On se réveille, on enprend son parti, on se remet et l’on continue de vivre. Ici,c’était l’inconnu, l’approche d’un événement inévitable,mystérieux, extra-terrestre et formidable. On devait mourir,sûrement ; mais comment ? Choc, écrasement, chaleurincendiaire, flamboiement du globe, empoisonnement de l’atmosphère,étouffement des poumons…, quel supplice attendait les hommes ?Menace plus horripilante que la mort elle-même ! Notre âme nepeut, souffrir que jusqu’à une certaine limite. Craindre sanscesse, se demander chaque soir ce qui nous attend pour lelendemain, c’est subir mille morts. Et la Peur ! la Peur quifige le sang dans les artères et qui anéantit les âmes, la Peur,spectre invisible, hantait toutes les pensées, frissonnantes etchancelantes.

Depuis près d’un mois, toutes les transactionscommerciales étaient arrêtées ; depuis quinze jours le Comitédes Administrateurs (qui remplaçait la Chambre et le Sénatd’autrefois) avait suspendu ses séances, la divagation y ayantatteint son comble. Depuis huit jours, la Bourse était fermée àParis, à Londres, à New-York, à Chicago, à Melbourne, à Liberty, àPékin. À quoi bon s’occuper d’affaires, de politique intérieure ouextérieure, de questions de budget ou de réformes, si le monde vafinir ? Ah ! la politique ! Se souvenait-on mêmed’en avoir jamais fait ? Les outres étaient dégonflées. Lestribunaux eux-mêmes n’avaient plus aucune cause en vue : onn’assassine pas lorsqu’on attend la fin du monde. L’humanité netenait plus à rien ; son cœur précipitait ses battements,comme prêt à s’arrêter. On ne voyait partout que des visagesdéfaits, des figures hâves, abîmées par l’insomnie. Seule, lacoquetterie féminine résistait encore, mais à peine, d’une façonsuperficielle, hâtive, éphémère, sans souci du lendemain.

C’est que, du reste, la situation était grave,à peu près désespérée, même aux yeux des plus stoïques. Jamais,dans l’histoire entière de l’humanité, jamais la race d’Adam nes’était trouvée en présence d’un tel péril. Les menaces du cielposaient devant elle, sans rémission, une question de vie ou demort.

Mais remontons au début.

Trois mois environ avant le jour où noussommes, le Directeur de l’Observatoire du mont Gaorisankar avaittéléphoné aux principaux Observatoires du globe, et notamment àcelui de Paris[1], une dépêche ainsi conçue :

« Une comète télescopique a étédécouverte cette nuit par21h16m42s d’ascension droite et49°53’45 » de déclinaison boréale. Mouvement diurne très faible. Lacomète est verdâtre. »

Il ne se passait pas de mois sans que descomètes télescopiques fussent découvertes et annoncées aux diversObservatoires, surtout depuis, que des astronomes intrépidesétaient installés : en Asie, sur les hauts sommets duGaorisankar, du Dapsang et du Kintchindjinga ; dans l’Amériquedu Sud, sur l’Aconcagua, l’Illampon et le Chimborazo, ainsi qu’enAfrique sur le Kilima-N’djaro et en Europe sur l’Elbrouz et leMont-Blanc. Aussi cette annonce n’avait-elle pas plus frappé lesastronomes que toutes celles du même genre que l’on avaitl’habitude de recevoir. Un grand nombre d’observateurs avaientcherché la comète à la position indiquée et l’avaient suivie avecsoin. Les Neuastronomischenachrichten en avaient publié lesobservations, et un mathématicien allemand avait calculé unepremière orbite provisoire, avec les éphémérides du mouvement.

À peine cette orbite et ces éphéméridesavaient-elles été publiées, qu’un savant japonais avait fait uneremarque fort curieuse. D’après le calcul, la comète devaitdescendre des hauteurs de l’infini vers le Soleil, et venirtraverser le plan de : l’écliptique vers le 20 juillet, en unpoint peu éloigné de celui où devait se trouver la Terre à cetteépoque. « Il serait, disait-il, du plus haut intérêt, demultiplier les observations et de reprendre le calcul pour déciderà quelle distance la comète passera de notre planète et si elle neviendra pas heurter même la Terre ou la Lune… »

Une jeune lauréate de l’Institut, candidate àla direction de l’Observatoire, avait saisi l’insinuation au bondet s’était postée au bureau téléphonique de l’établissement centralpour capter immédiatement au passage toutes les observationscommuniquées. En moins de dix jours, elle en avait recueilli plusd’une centaine et, sans perdre un instant, avait passé trois jourset trois longues nuits à recommencer le calcul sur toute la sériedes observations. Le résultat avait été que le calculateur allemandavait commis une erreur dans la distance du périhélie et que laconclusion tirée par l’astronome japonais était inexacte quant à ladate du passage à travers le plan de l’écliptique, lequel passageétait avancé de cinq ou six jours ; mais l’intérêt du problèmedevenait encore plus grand, car la distance minimum de la comète àla Terre paraissait encore plus faible que ne l’avait cru le savantjaponais. Sans parler pour le moment de la possibilité d’unerencontre, on avait l’espoir de trouver dans l’énorme perturbationque l’astre errant allait subir de la part de la Terre et de laLune un moyen nouveau de déterminer avec une précisionextraordinaire la masse de la Lune et celle de la Terre, etpeut-être même des indications précieuses sur la répartition desdensités à l’intérieur de notre globe. Aussi la jeune calculatricerenchérissait encore sur les invitations précédentes en montrantcombien il était important d’avoir des observations nombreuses etprécises. La veille de la séance, elle avait complètement expliquél’orbite en comité académique.

C’est à l’Observatoire du Gaorisankar,toutefois, que toutes les observations de la comète étaientcentralisées. Établi sur le sommet le plus élevé du monde, à 8000mètres d’altitude, au milieu des neiges éternelles que les nouveauxprocédés de la chimie électrique avaient chassées à plusieurskilomètres tout autour du sanctuaire, dominant presque toujours deplusieurs centaines de mètres les nuages les plus élevés, planantdans une atmosphère pure et raréfiée, la vision naturelle ettélescopique y était vraiment centuplée. On y distinguait à l’œilnu les cirques de la Lune, les satellites de Jupiter et les phasesde Vénus. Depuis neuf ou dix générations déjà, plusieurs famillesd’astronomes séjournaient sur le mont asiatique, lentement etgraduellement acclimatées à la raréfaction de l’atmosphère. Lespremières avaient rapidement succombé. Mais la science etl’industrie étaient parvenues à tempérer les rigueurs du froid enemmagasinant les rayons du Soleil, et l’acclimatement s’était faitgraduellement, aussi bien que dans les temps anciens à Quito et àBogota, où l’on voyait, dès le dix-huitième ou le dix-neuvièmesiècle, des populations heureuses vivre dans l’abondance, de jeunesfemmes danser sans fatigue des nuits entières, à une altitude oùles ascensionnistes du Mont-Blanc, en Europe, pouvaient à peinefaire quelques pas sans manquer de respiration. Une petite colonieastronomique s’était progressivement installée sur les flancs del’Himalaya, et l’Observatoire avait acquis par ses travaux et parses découvertes l’honneur d’être considéré comme le premier dumonde. Son principal instrument était le fameux équatorial de centmètres de foyer à l’aide duquel on était parvenu enfin à déchiffrerles signaux hiéroglyphiques adressés inutilement à la Terre depuisplusieurs milliers d’années par les habitants de la planèteMars.

Tandis que les astronomes européensdiscutaient sur l’orbite de la nouvelle comète et constataient quevraiment cette orbite devait passer par notre planète et que lesdeux corps se rencontreraient dans l’espace, l’Observatoirehimalayen avait envoyé un nouveau phonogramme :

« La comète va devenir visible àl’œil nu. Toujours verdâtre. ELLE SE DIRIGE VERS LATERRE. »

L’accord absolu des calculs astronomiques,qu’ils vinssent d’Europe, d’Amérique ou d’Asie, ne pouvait plusoffrir le moindre doute sur leur précision.

Les journaux quotidiens lancèrent dans lepublic la nouvelle alarmante, en l’accompagnant de commentairestragiques et d’interviews multipliés dans lesquels ils faisaienttenir aux savants les discours les plus étranges.

C’était à qui renchérirait sur les donnéesexactes du calcul, en les aggravant de dissertations plus ou moinsfantaisistes. Mais, depuis longtemps, tous les journaux du monde,sans exception, étaient devenus de simples opérations mercantiles.La presse, qui avait rendu autrefois tant de services àl’affranchissement de la pensée humaine, à la liberté et auprogrès, était à la solde des gouvernants et des gros capitalistes,avilie par des compromissions financières de tout genre. Toutjournal était un mode de commerce. La seule question pour chacund’eux se résumait à vendre chaque jour le plus grand nombre defeuilles possible et à faire payer leurs lignes par des annoncesplus ou moins déguisées : « Faire des affaires», toutétait là. Ils inventaient de fausses nouvelles qu’ils démentaienttranquillement le lendemain, minaient à chaque alerte la stabilitéde l’État ; travestissaient la vérité, mettaient dans labouche des savants des propos qu’ils n’avaient jamais tenus,calomniaient effrontément, déshonoraient les hommes et les femmes,semaient des scandales, mentaient avec impudeur, expliquaient lestrucs des voleurs et des assassins et multipliaient les crimes sansparaître s’en douter, donnaient la formule des agents explosifsrécemment imaginés, mettaient en péril leurs propres lecteurs ettrahissaient à la fois toutes les classes sociales, dans le seulbut de surexciter jusqu’au paroxysme la curiosité générale et de«vendre des numéros».

Tout n’était plus qu’affaires et réclames.Sciences, arts, littérature, philosophie, études et recherches, lesjournaux ne s’en préoccupaient plus. Un acteur de second ordre, uneactrice légère, un ténor, une chanteuse de café-concert, ungymnasiarque, un coureur à pied ou à cheval, un échassier, uncyclomane ou un vélocipédiste aquatique devenait en un jour pluscélèbre que le plus éminent des savants ou le plus habile desinventeurs. Le tout était habilement masqué sous des fleurspatriotiques, qui en imposaient encore un peu. En un mot, l’intérêtpersonnel du journal dominait toujours, dans toutes lesappréciations, l’intérêt général et le souci du progrès réel descitoyens. Longtemps le public en était resté dupe… Mais, à l’époqueou nous sommes, il avait fini par se rendre à l’évidence etn’ajoutait plus aucune foi à aucun article de gazette, de tellesorte qu’il n’y avait plus de journaux proprement dits, maisseulement des feuilles d’annonces et de réclames à l’usage ducommerce. La première nouvelle lancée par toutes les publicationsquotidiennes, qu’une comète arrivait à grande vitesse et allaitrencontrer la Terre à telle date fixée d’avance, – la secondenouvelle, que l’astre vagabond pourrait amener une catastropheuniverselle en empoisonnant l’atmosphère respirable, – cette doubleprédiction n’avait été lue par personne, sinon d’un œil distrait etavec l’incrédulité la plus complète. Elle n’avait pas produit plusd’effet que l’annonce de la découverte de la Fontaine de Jouvencefaite dans les caves du palais des Fées de Montmartre (élevé surles ruines du Sacré-Cœur) qui avait été lancée en même temps.

Les littérateurs, les poètes, les artistes enavaient même pris prétexte pour célébrer, en prose, en vers, endessins, en tableaux de tous genres, les voyages cométaires àtravers les régions célestes. On y voyait la comète passant devantl’essaim des étoiles effrayées, ou bien descendant du haut descieux, se précipitant et menaçant la Terre endormie. Cespersonnifications symboliques entretenaient la curiosité publiquesans accroître les premières terreurs. On commençait presque às’habituer à l’idée d’une rencontre sans trop la redouter. La maréedes impressions populaires fluctue comme le baromètre.

Du reste, les astronomes eux-mêmes nes’étaient pas d’abord inquiétés de la rencontre au point de vue deses conséquences sur le sort de l’humanité, et les revuesastronomiques spéciales (les seules qui eussent conservé quelqueautorité) n’en avaient encore parlé que sous forme de calculs àvérifier. Les savants avaient traité le problème par lesmathématiques pures et le considéraient simplement comme un casintéressant de la mécanique céleste. Aux interviews qu’ils avaientsubis, ils s’étaient contentés de répondre que la rencontre étaitpossible, probable même, mais sans intérêt pour le public.

Tout à coup, un nouveau phonogramme, lancécette fois du Mont-Hamilton, en Californie, vint frapper leschimistes et les physiologistes :

« Les observations spectroscopiquesétablissent que la comète est une masse assez dense, composée deplusieurs gaz, dans lesquels domine l’OXYDE DECARBONE. »

L’affaire se corsait. La rencontre avec laTerre était devenue certaine. Si les astronomes ne s’enpréoccupaient pas outre mesure, étant accoutumés depuis des sièclesà considérer ces conjonctions célestes comme inoffensives ; simême les principaux d’entre eux avaient fini par mettredédaigneusement à la porte les innombrables intervieweurs quivenaient incessamment les importuner, en leur déclarant que cetteprédiction n’intéressait pas le vulgaire et que c’était là un pursujet astronomique qui ne les regardait pas, les médecins avaientcommencé à s’émouvoir et discutaient avec vivacité sur lespossibilités d’asphyxie ou d’empoisonnement. Moins indifférentspour l’opinion publique, ils n’avaient point éconduit lesjournalistes, au contraire, et en quelques jours la question avaitsubitement changé de face. D’astronomique, elle était devenuephysiologique, et les noms de tous les médecins célèbres ou fameuxbrillaient en vedette à la première page des journauxquotidiens ; leurs portraits occupaient les revues illustrées,et une rubrique spéciale annonçait un peu partout :« Consultations sur la comète. » Déjà même la variété, ladiversité, l’antagonisme des appréciations avait créé plusieurscamps hostiles se jetant mutuellement à la tête des injuresbizarres et traitant tous les médecins de « charlatans avidesde réclame ».

Cependant le Directeur de l’Observatoire deParis, soucieux des intérêts de la science, s’était ému d’un pareiltapage, dans lequel la vérité astronomique avait été plus d’unefois étrangement travestie. C’était un vieillard vénérable, quiavait blanchi dans l’étude des grands problèmes de la constitutionde l’univers. Sa voix était écoutée de tous, et il s’était décidé àtransmettre aux journaux un avis déclarant que toutes lesconjectures étaient prématurées jusqu’à ce qu’on eut entendu lesdiscussions techniques autorisées qui devaient avoir lieu àl’Institut.

Nous avons dit, je crois, que l’Observatoirede Paris, toujours à la tête du mouvement scientifique par lestravaux de ses membres, était devenu surtout, par la transformationdes méthodes d’observation, un sanctuaire d’études théoriques,d’une part, et, d’autre part, un bureau central téléphonique desobservatoires établis loin des grandes villes, sur les hauteursfavorisées d’une parfaite transparence atmosphérique. C’était unasile de paix où régnait la concorde la plus pure. Les astronomesconsacraient avec désintéressement leur vie entière aux seulsprogrès de la science, s’aimaient les uns les autres sans jamaiséprouver les aiguillons de l’envie, et chacun oubliait ses propresmérites pour ne songer qu’à mettre en évidence ceux de sescollègues. Le Directeur donnait l’exemple, et, lorsqu’il parlait,c’était au nom de tous.

Il publia une dissertation technique et savoix fut écoutée… un instant. Mais il semblait que la questionastronomique fût déjà hors de cause. Personne ne contestait et nediscutait la rencontre de la comète avec la Terre. C’était un faitacquis par la certitude mathématique du calcul. Ce qui préoccupait,c’était maintenant la constitution chimique de la comète. Si sonpassage par la Terre devait absorber l’oxygène atmosphérique,c’était la mort immédiate par asphyxie ; si c’était l’azotequi devait se combiner avec les gaz cométaires, c’était encore lamort, mais précédée d’un délire immense et d’une sorte de joieuniverselle, une surexcitation folle de tous les sens devant êtrela conséquence de l’extraction de l’azote et de l’accroissementproportionnel de l’oxygène dans la respiration pulmonaire.L’analyse spectrale signalait surtout l’oxyde de carbone [2] dans la constitution chimique de lacomète. Ce que les revues scientifiques discutaient surtout,c’était de savoir si le mélange de ce gaz délétère avecl’atmosphère respirable empoisonnerait la population entière duglobe, humanité et animaux, comme l’affirmait le président del’Académie de médecine.

L’oxyde de carbone ! On ne parlait plusque de lui. L’analyse spectrale ne pouvait pas s’être trompée. Sesméthodes étaient trop sûres, ses procédés trop précis. Tout lemonde savait que le moindre mélange de ce gaz dans l’air respiréamène rapidement la mort. Or un nouveau message téléphonique del’Observatoire du Gaorisankar avait confirmé celui duMont-Hamilton, en l’aggravant. Ce message disait :

« La Terre sera entièrement plongéedans la tête de la comète, qui est déjà trente fois plus large quele diamètre entier du globe, et qui va en s’agrandissant de jour enjour. »

Trente fois le diamètre du globeterrestre ! Lors même que la comète passerait entre la Terreet la Lune, elle les toucherait donc toutes les deux, puisqu’unpont de trente terres suffirait pour réunir notre monde à laLune.

Et puis, pendant les trois mois dont nousvenons de résumer l’histoire, la comète était descendue desprofondeurs télescopiques et devenue visible à l’œil nu : elleétait arrivée en vue de la Terre, et, comme une menace céleste,elle planait maintenant, gigantesque, toutes les nuits devantl’armée des étoiles. De nuit en nuit, elle allait ens’agrandissant. C’était la Terreur même suspendue au-dessus detoutes les têtes et s’avançant lentement, graduellement, épéeformidable, inexorablement. Un dernier essai était tenté, non pourla détourner de sa route, – idée émise par la classe des utopistesqui ne doutent jamais de rien, et qui avaient osé imaginer qu’unformidable vent électrique pourrait être produit par des batteriesdisposées sur la face du globe qu’elle devait frapper – mais pourexaminer de nouveau le grand problème sous tous ses aspects, etpeut-être rassurer les esprits, ramener l’espérance en découvrantquelque vice de forme dans les sentences prononcées, quelque causeoubliée dans les calculs ou les observations : la rencontre neserait peut-être pas aussi funeste que les pessimistes l’avaientannoncé. Une discussion générale contradictoire devait avoir lieuce lundi-là à l’Institut, quatre jours avant le moment prévu pourla rencontre, fixée au vendredi 13 juillet. L’astronome le pluscélèbre de France, alors Directeur de l’Observatoire deParis ; le Président de l’Académie de médecine, physiologisteet chimiste éminent ; le Président de la Société astronomiquede France, habile mathématicien ; d’autres orateurs encore,parmi lesquels une femme illustre, par ses découvertes dans lessciences physiques, devaient tour à tour prendre la parole. Ledernier mot n’était pas dit. Pénétrons sous la vieille coupole duvingtième siècle pour assister à la discussion.

Mais, avant d’entrer, examinons nous-mêmescette fameuse Comète, qui écrase en ce moment toutes lespensées.

Chapitre 2LA COMÈTE

Vapores qui ex candis Cometarum oriuntur incidere possunt inatmospheras planetarum et ibi condensari et converti in aquam, etsales, et sulphura, et limum, et lutum, et lapides, et substantialalias terrestres migrare.

NEWTON, Principia, III, 671.

 

L’étrange visiteur était descendu lentementdes profondeurs infinies. Au lieu d’apparaître brusquement, toutd’un coup, ce qui plus d’une fois a été observé pour les grandescomètes, soit lorsque ces astres arrivent subitement en vue de laTerre, après leur passage au périhélie, soit lorsqu’une longuesérie de nuits nuageuses ou illuminées par la Lune a interditl’observation du ciel aux chercheurs de comètes, la flottantevapeur sidérale était restée d’abord dans les espacestélescopiques, observée seulement par les astronomes. Dans lespremiers jours qui suivirent sa découverte, elle n’était encoreaccessible qu’aux puissants équatoriaux des observatoires. Mais lepublic instruit n’avait pas tardé à la chercher lui-même. Toutemaison moderne était couronnée par une terrasse supérieure,destinée, d’ailleurs, aux embarquements aériens. Un grand nombreétaient agrémentées de coupoles tournantes. On ne connaissait pasde famille aisée qui n’eut une lunette à sa disposition, et nulappartement n’était complet sans une bibliothèque bien fournie detous les livres de science. Au vingt-cinquième siècle, leshabitants de la Terre commençaient à y penser.

La comète avait été observée par tout lemonde, pour ainsi dire, dès le moment où elle était devenueaccessible aux instruments de moyenne puissance.

Quant aux classes laborieuses, pour lesquellesles loisirs sont toujours comptés, les lunettes postées sur lesplaces publiques avaient été envahies par une foule impatiente dèsla première soirée de visibilité, et tous les soirs les astronomesen plein vent avaient fait des recettes fantastiques et sansprécédent. Un grand nombre d’ouvriers, toutefois, avaient leurlunette chez eux, surtout en province, et la justice aussi bien quela vérité nous forcent à reconnaître que le premier en France quiavait su découvrir la comète (en dehors des observatoires patentés)n’avait été ni un homme du monde, ni un académicien, mais unmodeste ouvrier tailleur d’un faubourg de Soissons, qui passait laplus grande partie de ses nuits à la belle étoile et qui, sur seséconomies laborieusement épargnées, avait réussi à s’acheter uneexcellente petite lunette à l’aide de laquelle il ne cessaitd’étudier les curiosités du ciel. Remarque digne d’attention,jusqu’au vingt-quatrième siècle presque tous les habitants de laTerre avaient vécu sans savoir où ils étaient, sans même avoir lacuriosité de se le demander, à peu près comme des aveuglesuniquement préoccupés de leur appétit ; mais depuis cent ansenviron la race humaine s’était mise à regarder l’univers et àraisonner.

Si l’on veut se rendre compte de la routesuivie par la comète clans l’espace, il suffit d’examiner avecquelque attention le tracé publié ici. Il représente le plan del’orbite de la comète et son intersection avec celui de l’orbiteterrestre, la comète arrivant de l’infini, se dirigeant obliquementvers la Terre et continuant son cours en se rapprochant du Soleil,qui ne l’arrête et ne l’absorbe pas en son passage au périhélie. Onn’a pas tenu compte de la perturbation apportée par l’attraction dela Terre : cette influence aurait pour effet de ramener lacomète vers l’orbite terrestre après une révolution autour duSoleil, et de transformer l’orbite parabolique en ellipse.

Route de la comèteet rencontre avec la Terre

Toutes les comètes qui gravitent autour duSoleil décrivent des orbites analogues, plus ou moins allongées,ellipses dont l’astre radieux occupe un des foyers. Elles sontnombreuses. Le dessin que l’on voit ensuite donne une idée desintersections qu’elles offrent avec l’orbite de la Terre autour duSoleil et les autres orbites planétaires. En examinant cesintersections, on devine qu’une rencontre n’ait rien d’impossibleni même d’anormal.

Comment des comètespeuvent rencontrer la Terre et les autres planètes.

Là comète était arrivée en vue de la Terre.Une nuit de nouvelle lune, par un ciel admirablement pur, quelquesvues particulièrement perçantes étaient parvenues à la distinguer àl’œil nu, non loin du zénith, vers les bords de la Voie lactée, ausud de l’étoile omicron d’Andromède, comme une pâle nébulosité,comme une très légère bouffée de fumée, toute petite, à peineallongée dans une direction opposée au Soleil, allongement gazeuxdessinant une queue rudimentaire. C’est, du reste, sous cet aspectqu’elle se présentait au télescope depuis sa découverte. Personnen’eût pu soupçonner, à cet aspect inoffensif, le rôle si tragiqueque ce nouvel astre allait jouer dans l’histoire de l’humanité. Lecalcul seul indiquait alors sa marche vers la Terre.

Mais l’astre mystérieux avançait vite. Lelendemain déjà, la moitié des chercheurs arrivait à l’apercevoir,et, le surlendemain, il n’y avait plus que les vues basses auxbinocles insuffisants qui attendaient encore. En moins d’unesemaine, tous les regards l’avaient reconnue. Sur toutes les placespubliques, dans toutes les villes, dans tous les villages, on nevoyait que des groupes cherchant la comète ou la montrant.

Elle grandissait de jour en jour. Lesinstruments commencèrent à faire paraître en elle un noyau distinctassez lumineux, qui était l’objet de dissertations affolées. Puisla queue se partagea lentement en rayons divergeant du même noyauet prit insensiblement la forme d’un éventail. L’émotionenvahissait déjà toutes les pensées, lorsque, après le premierquartier de la lune et pendant les jours de la pleine lune, lacomète parut rester stationnaire et même perdre de son éclat. Commeon s’était attendu à la voir grandir rapidement, on espéra quequelque erreur s’était glissée dans le calcul, et il y eut un tempsd’accalmie et de tranquillité. Après la pleine lune, le baromètrebaissa tout à coup considérablement : le centre de dépressiond’une forte tempête arrivait de l’Atlantique et passait au nord desîles Britanniques. Pendant douze jours le ciel resta entièrementcouvert sur l’Europe presque entière.

Le soleil brilla de nouveau dans l’atmosphèrepurifiée, les nuages se dissipèrent, l’azur du ciel se montra puret sans mélange, et ce n’est pas sans émotion que l’on attendit cejour-là le coucher du soleil, d’autant plus que, plusieursexpéditions aériennes ayant réussi à traverser les couches denuages, les aéronautes assuraient que la comète s’étaitconsidérablement développée. Les messages téléphoniques envoyés desmontagnes d’Asie et d’Amérique annonçaient d’autre part son arrivéerapide. Mais, ô stupéfaction, lorsque, la nuit tombée, tous lesregards étaient levés au ciel pour chercher l’astre flamboyant, cen’est point une comète qu’ils eurent devant eux, une comèteclassique comme on a l’habitude de les voir : ce fut uneaurore boréale d’un nouveau genre, une sorte d’éventail célesteprodigieux, à sept branches, lançant dans l’espace sept rayonsverdâtres paraissant sortir d’un foyer caché au-dessous del’horizon.

Pour tout le monde, il n’y avait aucun douteque cette aurore boréale fantastique ne fut la comète elle-même,d’autant plus qu’on ne pouvait apercevoir l’ancienne comète enaucun point du ciel étoilé. L’apparition différait singulièrement,il est vrai, des formes cométaires connues, et l’aspect rayonnantdu mystérieux visiteur était ce qu’il y avait au monde de plusinattendu. Mais ces formations gazeuses sont si bizarres, sicapricieuses, que tout est possible. Et puis ce n’était pasabsolument la première fois qu’une comète offrait untel aspect. Lesannales de l’astronomie mentionnaient entre autres une immensecomète à six queues observée en 1744 et qui avait été à cetteépoque l’objet de nombreuses dissertations. Un dessin fortpittoresque fait de visu par l’astronome, Chéseaux, à Lausanne,l’avait autrefois popularisée. La comète de 1861, avec sa queue enéventail, offrait un autre exemple de ce genre de visiteurscélestes, et l’on rapportait aussi que, le 30 juin de cetteannée-là, il y avait eu rencontre, bien inoffensive d’ailleurs,entre la Terre et l’extrémité de la queue. Mais, lors même qu’onn’en eût jamais vu auparavant, il fallait bien se rendre àl’évidence.

Sur ces entrefaites, les discussions allaientleur train, et une véritable joute astronomique s’était établieentre les revues scientifiques du monde entier, seuls journaux quieussent, comme nous l’avons vu, gardé quelque crédit dansl’épidémie mercantile qui avait depuis longtemps envahi l’humanité.Le point capital, depuis qu’on savait à n’en pas pouvoirdouter : que l’astre marchait directement vers la Terre, étaitla distance à laquelle il se trouvait chaque jour, questioncorrélative de celle de sa vitesse. La jeune lauréate del’Institut, nommée tout récemment chéfesse du bureau des Calculs del’Observatoire, ne laissait plus passer un seul jour sans envoyerune note au Journal officiel des États-Unis d’Europe.

Une relation mathématique bien simple relie lavitesse de toute comète à sa distance au Soleil, et réciproquement.Connaissant l’une, on peut trouver l’autre en un instant. En effet,la vitesse d’une comète est tout simplement égale à la vitessed’une planète, multipliée par la racine carrée de 2. Or la vitessed’une planète, à quelque distance que ce soit, est réglée par latroisième loi de Kepler, en vertu de laquelle les carrés des tempsdes révolutions sont entre eux comme les cubes des distances. On levoit, rien n’est plus simple.

Ainsi, par exemple, à la distance de Jupiter,cette magnifique planète gravite autour du Soleil avec une vitessede 13 000 mètres par seconde. Une comète qui se trouve à cettedistance vogue donc avec la vitesse que nous venons d’inscrire,multipliée par la racine carrée de 2, c’est à dire par le nombre1,4142. Cette vitesse est par conséquent de 18 380 mètres parseconde.

La planète Mars circule autour du Soleil avecune vitesse de 24 000 mètres par seconde. À cette distance, lavitesse de la comète est de 34 000 mètres.

La vitesse moyenne de la Terre sur son orbiteest de 29 460 mètres par seconde, un peu plus lente enjuin ; un peu plus rapide en décembre. Dans le voisinage de laTerre, celle de la comète est donc de 41 660 mètres,indépendamment de l’accélération que l’attraction de la Terrepourrait d’autre part lui apporter.

Voilà ce que la lauréate de l’Institut pritsoin de rappeler au public, d’ailleurs élémentairement initié à lathéorie des mouvements célestes.

Lorsque l’astre menaçant arriva à la distancede Mars, les craintes populaires s’aggravèrent en cessant d’êtrevagues, en prenant une forme définie, fondée sur une appréciationexacte et facile de cette vitesse : 34 000 mètres parseconde, c’est 2 040 kilomètres par minute, c’est 122 400kilomètres à l’heure !

Comme la distance de l’orbite de Mars à cellede la Terre n’est que de 76 millions de kilomètres, au taux de122 400 kilomètres à l’heure, cette distance serait franchieen six cent vingt et une heures, ou en vingt-six jours environ.Mais, à mesure qu’elle approche du Soleil, la comète va de plus enplus vite, puisque à la distance de la Terre sa vitesse est de41 660 mètres par seconde. En raison de cet accroissement devitesse, la distance entre les deux orbites serait franchie en cinqcent cinquante-huit heures ou en vingt-trois jours six heures.

Mais la Terre ne devant pas être, au moment dela rencontre, précisément sur le point de son orbite traversé parune ligne allant du Soleil à la comète, puisque la comète ne seprécipitait pas sur le Soleil, la rencontre ne devait se produireque près d’une semaine plus tard, soit le vendredi 13 juillet, versminuit. Nous n’avons pas besoin d’ajouter que dans une telleoccurrence tous les préparatifs habituels de la « fêtenationale » du 14 juillet avaient été oubliés. Fêtenationale ! On n’y songeait guère. Le 14 juillet ne devait-ilpas plutôt marquer le deuil universel des hommes et deschoses ? Il y avait, du reste, déjà plus de cinq siècles quecet anniversaire d’une date fameuse était avec intermittences, ilest vrai célébré par les Français : chez les Romainseux-mêmes, les souvenirs fêtés aux « circenses »n’avaient jamais duré aussi longtemps. On entendait dire de toutesparts que le 14 juillet avait assez vécu. Il était déjà mort quinzefois, mais ne devait plus ressusciter.

Au moment où nous parlons, on était seulementau lundi 9 juillet. Depuis cinq jours le ciel restait parfaitementbeau, et toutes les nuits l’éventail cométaire planait dansl’immensité du ciel, avec sa tête, ou son noyau, bien visible,pailleté de points lumineux qui pouvaient représenter des corpssolides de plusieurs kilomètres de diamètre et qui, assuraientquelques calculateurs, devaient se précipiter les premiers sur laTerre, la queue étant toujours opposée au Soleil, et, dans le casactuel, en arrière du mouvement et sensiblement oblique. L’astreflamboyait dans la constellation des Poissons ; l’observationde la veille, 8 juillet, donnait pour sa position précise :ascension droite =23h10m32s ; déclinaisonboréale = 7°36’4″. La queue traversait tout le carré de Pégase. Lacomète se levait à 9h49m et planait toute lanuit dans le ciel.

Pendant les jours d’accalmie dont il vientd’être question, une sorte de revirement s’était opéré dansl’opinion générale. Un astronome ayant fait une série de calculsrétrospectifs avait établi que déjà plusieurs fois la Terre avaitrencontré des comètes, et que chaque fois la rencontre s’étaittraduite en une inoffensive pluie d’étoiles filantes. Mais l’un deses collègues avait répliqué que la comète actuelle était loind’être comparable à un essaim de météores, qu’elle était gazeuse,avec un noyau composé de concrétions solides, et. il avait rappeléà ce propos les observations faites sur une fameuse comètehistorique, celle de 1811.

Cette comète de 1811 ne laisse pas, en effet,de justifier à certains égards des craintes non chimériques. Onprit soin de rappeler ses dimensions. Sa longueur atteignait 180millions de kilomètres, c’est-à-dire plus que la distance de laTerre au Soleil, et, à son extrémité, sa queue avait 24 millions dekilomètres de largeur. Sa tête mesurait 1 800 000 kilomètresde diamètre, soit cent quarante fois le diamètre de la Terre, etl’on remarquait dans cette tête nébuleuse elliptique,remarquablement régulière, un noyau brillant comme une étoile,offrant à lui seul un diamètre de 200 010 kilomètres. Ce noyauparaissait extrêmement dense. Elle fut observée pendant seize moiset vingt-deux jours. Mais ce qu’il y eut peut-être de plusremarquable en elle, c’est que son immense développement futatteint sans qu’elle s’approchât du Soleil, car elle n’en arrivapas à moins de 150 millions de kilomètres. Elle demeura toujoursaussi à plus de 170 millions de kilomètres de la Terre. Si elles’était approchée davantage du Soleil, comme la dimension descomètes augmente à mesure qu’elles subissent davantage l’actionsolaire, son aspect eût certainement été plus prodigieux encore etsans doute terrifiant pour tous les regards. Et comme sa masseétait loin d’être insignifiante, si son vol l’avait conduitedirectement en plein cœur du Soleil, sa vitesse accélérée au tauxde 500 et 600 000 mètres par seconde au moment de sa rencontreavec l’astre radieux aurait pu, par la seule transformation dumouvement en chaleur, élever subitement la radiation solaire à untel degré que toute la vie végétale et animale terrestre aurait puêtre consumée en quelques jours…

Un physicien avait même fait cette remarqueassez curieuse qu’une comète, égale ou supérieure à celle de 1811,pourrait ainsi amener la fin du monde sans même toucher la Terre,par une sorte d’explosion de lumière et de chaleur solairesanalogue à celle que les étoiles temporaires ont présentée àl’observation. Le choc donnerait, en effet, naissance à unequantité de chaleur égale à six mille fois celle qui seraitengendrée par une composition d’une masse de houille égale à cellede la comète.

On avait fait ressortir que si, dans son vol,une telle comète, au lieu de se précipiter sur le Soleil,rencontrait notre planète, ce serait la fin du monde par le feu. Sielle rencontrait Jupiter, elle porterait ce globe à un degré detempérature assez élevé pour lui rendre sa lumière perdue et leramener pour un temps à l’état de soleil, de sorte que la Terre setrouverait éclairée par deux soleils, Jupiter devenant une sorte depetit soleil nocturne beaucoup plus lumineux que la Lune etbrillant de sa propre lumière… rouge, rubis ou grenat du ciel,circulant en douze ans autour de nous… Soleil nocturne ! C’estdire qu’il n’y aurait presque plus de nuits pour le globeterrestre.

Les traités astronomiques les plus classiquesavaient été consultés ; on avait relu les chapitres cométairesécrits par Newton, Halley, Maupertuis, Lalande, Laplace, Arago, lesMémoires scientifiques de Faye, Tisserand, Bouquet de la Grye,Cruls, Holden et leurs successeurs. C’était encore l’opinion deLaplace qui avait le plus frappé, et l’on avait remis en lumièreses paroles textuelles.

L’axe et le mouvement de rotation de la Terrechangés ; les mers abandonnant leur ancienne position pour seprécipiter vers le nouvel équateur ; une grande partie deshommes et des animaux noyés dans ce déluge universel ou détruitspar la violente secousse imprimée au globe terrestre ; desespèces entières anéanties ; tous les monuments de l’industriehumaine renversés tels sont les désastres que le choc d’une comètepourrait produire.

La constitution physique des noyaux cométairesétait surtout l’objet des plus savantes controverses. On avaitcherché dans les annales de l’astronomie les dessins quiindiquaient le mieux la variété de ces noyaux, leur activitélumineuse, les évolutions des aigrettes. On avait rappelé, entreautres, les points lumineux observés autrefois, en 1868, dans lacomète de Brorsen, et les radiations mouvementées observées dans latête si curieuse de la grande comète de 1861, et l’on mettait enregard les hypothèses relatives à des condensations gazeuses,pulvérulentes ou solides même, et à des décharges électriquesprodigieuses, transformant d’un jour à l’autre les têtes cheveluesde ces étranges voyageuses.

Ainsi marchaient, couraient les discussions,les recherches rétrospectives, les calculs, les conjectures. Maisce qui, en définitive, ne pouvait manquer de frapper tous lesesprits, c’était le double fait constaté par l’observation que lacomète actuelle présentait un noyau d’une densité considérable, etque l’oxyde de carbone dominait incontestablement dans saconstitution chimique. Les craintes, les terreurs étaient revenues.On ne pensait plus qu’à la comète, on ne parlait plus qued’elle.

Déjà des esprits ingénieux avaient cherché desmoyens pratiques, plus ou moins réalisables, de se soustraire à soninfluence. Des chimistes prétendaient pouvoir sauver une partie del’oxygène atmosphérique. On imaginait des méthodes pour isoler cegaz de l’azote et l’emmagasiner en d’immenses vaisseaux de verrehermétiquement fermés. Un pharmacien habile en réclames assuraitl’avoir condensé en pastilles et avait, en quinze jours, dépenséhuit millions d’annonces. Les commerçants savaient tirer parti detout, même de la mort universelle. Il s’était même formé tout d’uncoup des compagnies d’assurances s’engageant à boucherhermétiquement toutes les issues des caves et des sous-sols et àfournir pendant quatre jours et quatre nuits la quantité d’oxygènepur (et même parfumé) nécessaire à la consommation d’un nombredéterminé de poumons.

Tout espoir n’était pas perdu, surtout pourles riches. On parlait aussi de préparer les tunnels pour lepeuple. On discutait, on tremblait, on s’agitait, on frémissait, onmourait déjà…, mais on espérait encore.

Les dernières nouvelles annonçaient que lacomète, s’étant développée à mesure qu’elle approchait de lachaleur et de l’électrisation solaires, aurait au moment de larencontre un diamètre soixante-cinq fois plus grand que celui de laTerre, soit 828 000 kilomètres.

C’est au milieu de cet état d’agitationgénérale que s’ouvrit la séance de l’Institut, attendue comme lasuprême décision des oracles.

Par sa situation même, le Directeur del’Observatoire de Paris fut inscrit en tête des orateurs. Mais cequi paraissait attirer, le plus l’attention publique, c’était lediagnostic du Président de l’Académie de médecine, sur les effetsprobables de l’oxyde de carbone. D’autre part, le président de laSociété géologique de France devait aussi prendre la parole, et lebut général de la séance était de passer en revue toutes lesthéories scientifiques sur les diverses manières dont notre mondedevra fatalement finir. Mais, évidemment, la discussion de larencontre cométaire devait y tenir le premier rang.

D’ailleurs, nous venons de le voir, l’astremenaçant était suspendu sur toutes les têtes ; tout le mondele voyait ; il grandissait de jour en jour ; il arrivaitavec une vitesse croissante ; on savait qu’il n’était plusqu’à 17 992 000 kilomètres, et que cette distance. seraitparcourue en cinq jours. Chaque heure rapprochait de 149 000kilomètres la main céleste prête à frapper. Dans cinq jours,l’humanité blêmie respirerait tranquillement… ou plus du tout.

Chapitre 3LA SÉANCE DE L’INSTITUT

Facevano un tumulto, il qual s’aggira

Sempre in quell’aria senza tempo tinta,

Come l’arena quando : il turbo spire.

Drame, L’Inferno. III, 10.

 

Jamais, de mémoire d’homme, l’immensehémicycle construit à la fin du vingtième siècle n’avait été envahipar, une foule aussi pressée. Il eût été mécaniquement impossibled’y ajouter une seule personne. L’amphithéâtre, les loges, lestribunes, la corbeille, les allées, les escaliers, les couloirs,les embrasures de portes, tout, jusqu’aux marches du bureau, toutétait couvert d’auditeurs, assis ou debout. On y remarquait lePrésident des États Unis d’Europe, directeur de la Républiquefrançaise, le Directeur de la République italienne et celui de laRépublique d’Ibérie, l’ambassadrice générale des Indes, lesambassadeurs des Républiques britannique, allemande, hongroise etmoscovite, le roi du Congo, le président du Comité desAdministrateurs, tous les ministres, le préfet de la Bourseinternationale, le cardinal-archevêque de Paris, la Directricegénérale de la Téléphonoscopie, le président du Conseil desaéronefs et chemins électriques, le Directeur du Bureauinternational de la Prévision du temps, les principaux astronomes,chimistes, physiologistes et médecins de la France entière, ungrand nombre d’Administrateurs des affaires de l’État (ce qu’onappelait autrefois députés ou sénateurs), plusieurs écrivains etartistes célèbres, en un mot un ensemble rarement réuni desreprésentants de la science, de la politique, du commerce, del’industrie, de la littérature, de toutes les formes de l’activitéhumaine. Le Bureau était au complet : président,vice-présidents, secrétaires perpétuels, orateurs inscrits ;mais ils n’étaient plus costumés comme autrefois d’un habit vertperroquet, ni affublés de chapeaux à claque et d’épéesantiques : ils portaient simplement le costume civil, etdepuis deux siècles et demi toutes les décorations européennesavaient été supprimées ; celles de l’Afrique centrale étaientau contraire des plus luxueuses.

Les singes domestiqués, qui remplaçaientdepuis un demi-siècle déjà les serviteurs humains devenusintrouvables, se tenaient aux portes, plutôt par obéissance auxrèglements que pour vérifier les cartes d’entrée, car longtempsavant l’heure l’envahissement avait été irrésistible.

Le Président ouvrit la séance en cestermes[3] :

« Mesdames, Messieurs,

« Vous connaissez tous le but suprême denotre réunion. Jamais, certainement, l’humanité n’a traversé unephase pareille à celle que nous subissons en ce moment. Jamais, enparticulier, cette salle antique du vingtième siècle n’a réunipareil auditoire. Le grand problème de la fin du monde est, depuisquinze jours surtout, l’objet unique de la discussion et de l’étudedes savants. Ces discussions, ces études vont être exposées ici. Jedonne immédiatement la parole à M. le Directeur del’Observatoire. »

L’astronome se leva aussitôt, tenant quelquesnotes à la main. Il avait la parole facile, la voix agréable, lafigure jovienne, le geste sobre, le regard très doux. Son frontétait vaste, et une magnifique chevelure blanche toute boucléeencadrait sa tête. C’était un homme d’érudition et de littératureautant que de science, et sa personne entière inspirait lasympathie en même temps que le respect. Son caractère étaitmanifestement optimiste, même dans les circonstances les plusgraves. À peine eut-il dit quelques mots, que les physionomies setransformèrent, de lugubres et altérées devenant subitement calmeset rassérénées.

Mesdames, fit-il dès le début, c’est à vousque je m’adresse les premières, en vous suppliant de ne plustrembler de la sorte devant une menace qui pourrait bien n’être pasaussi terrible qu’elle le paraît. J’espère vous convaincre tout àl’heure, par les arguments que j’aurai l’honneur d’exposer devantvous, que la comète dont l’humanité entière attend la prochainerencontre n’amènera pas la ruine totale de la création terrestre.Sans doute, nous pouvons, nous devons même nous attendre à quelquecatastrophe ; mais quant à la fin du monde, vraiment, toutnous conduit à penser que ce n’est pas ainsi qu’elle arrivera. Lesmondes meurent de vieillesse et non d’accident, et vous savez mieuxque moi, mesdames, que le monde est loin d’être vieux.

« Messieurs, je vois ici desreprésentants de toutes les sphères sociales, depuis les plusélevées jusqu’aux plus humbles. On s’explique parfaitement que,devant une menace aussi apparente de la destruction de la vieterrestre, toutes les affaires aient absolument cessé. Cependant,personnellement, je vous avoue que, si la Bourse n’était pasfermée, et si j’avais jamais eu le malheur d’y faire des affaires,je n’hésiterais pas à acheter aujourd’hui les titres de rentes sisubitement tombés au minimum. »

Cette phrase n’était pas finie qu’un fameuxIsraélite américain, prince de la finance, directeur du journal leXXVe Siècle, qui occupait l’un des gradins supérieurs del’amphithéâtre, se fit un passage, on ne sait comment, à traversles rangs successifs, se précipita et roula comme une boulejusqu’au couloir d’une petite porte de sortie, par laquelle ildisparut.

Un instant interrompu par cet effet inattendud’une réflexion purement scientifique, l’orateur reprit sondiscours.

« Notre sujet, dit-il, peut se diviser entrois points : 1° La comète rencontrera-t-elle sûrement laTerre ? Dans l’affirmative nous aurons à examiner : 2°quelle est sa nature, et 3° quels pourront être les effets du choc.Je n’ai pas besoin de faire remarquer à l’auditoire éclairé quim’écoute que les mots fatidiques si souvent prononcés depuisquelque temps « Fin du monde » signifient uniquement« Fin de la Terre », laquelle terre est, d’ailleurs, sanscontredit, le monde qui nous intéresse le plus.

« Si nous pouvions répondre négativementau premier point, il serait à peu près superflu de nous, occuperdes deux autres, dont l’intérêt deviendrait tout à faitsecondaire.

« Malheureusement, je dois reconnaîtreque les calculs astronomiques sont ici comme d’habitude d’uneexactitude scrupuleuse. Oui, la comète doit rencontrer la Terre et,avec une vitesse considérable, puisqu’elle doit nous arriverpresque de face dans notre translation annuelle autour du Soleil.La vitesse de la Terre est de 29 460 mètres par seconde ;celle de l’astre cométaire est de 41 660 mètres dans la mêmeunité de temps, plus l’accélération due à l’attraction de notreplanète. Donc le choc se produirait à la vitesse de 72 000mètres pendant la première seconde, si la comète arrivait justementde face. Mais elle arrivera un peu obliquement.

« Le choc est inévitable, avec toutes sesconséquences. Mais, je vous en prie, que l’auditoire, ne se troublepas ainsi !… Ce choc ne prouve rien en lui-même. Si l’oncalculait, par exemple, qu’un train de chemin de fer doitrencontrer une nuée de moucherons, cette prédiction n’inquiéteraitpas sensiblement les voyageurs. Il pourrait en être de même pour larencontre de notre globe avec cet astre gazeux. Veuillez mepermettre d’examiner tranquillement les deux autres points.

« Et d’abord, quelle est la nature de lacomète ?

« Tout le monde ici le sait déjà :elle est gazeuse et principalement composée d’oxyde de carbone. Àla température de l’espace (273 degrés au-dessous de zéro) ce gaz,invisible dans les conditions terrestres, est à l’état debrouillard et même de poussière solide. La comète en est commesaturée. Ici encore, je ne contredirai en quoi que ce soit lesdécouvertes de la science.

Cet aveu amena une nouvelle contractiondouloureuse sur la plupart des visages, et l’on entendit çà et làde longs soupirs.

« Mais, messieurs, reprit l’astronome, enattendant que l’un de nos éminents collègues de la section dephysiologie ou de l’Académie de médecine veuille bien nousdémontrer que la densité de la comète est assez grande pourpermettre sa pénétration dans notre atmosphère respirable, jepenserai que sa rencontre ne se traduira sans doute que par unejolie pluie d’étoiles filantes, et n’exercera pas une influencefatale sur la vie humaine. Il n’y a pas ici certitude ;toutefois la probabilité est très forte : peut-êtrepourrait-on parier un million contre un. Tout au plus les poumonsfaibles en seraient-ils victimes. Ce serait une sorte d’influenza,qui pourrait tripler ou quintupler le chiffre des décès quotidiens.Simple épidémie.

« Si pourtant, comme les investigationstélescopiques et les photographies s’accordent à l’indiquer, sipourtant le noyau contient des masses minérales, sans doutemétalliques, massives, des uranolithes mesurant plusieurskilomètres de diamètre et pesant des millions de tonnes, on ne peutse refuser à admettre que les points sur lesquels ces massesarriveront avec la vitesse dont nous parlions tout à l’heure serontirrémédiablement écrasés. Mais pourquoi ces points seraient-ilsjustement habités ? Les trois quarts du globe sont couvertsd’eau. Ces masses peuvent tomber dans la mer, former peut-être desîles nouvelles extraterrestres, apporter dans tous les cas deséléments nouveaux à la science, peut-être les germes d’existencesinconnues. La géodésie, la forme et le mouvement de rotation de laTerre peuvent y être intéressés. Remarquons aussi que les désertsne manquent pas sur le globe. Le danger existe, assurément, maisn’est pas immense.

« Outre ces masses et ces gaz, peut-êtreaussi les bolides dont nous parlions, arrivant avec la nuéecéleste, porteraient-ils dans leurs flancs des causes d’incendiequ’ils sèmeraient un peu partout sur les continents ; ladynamite, la nitroglycérine, la panclastite, la royalite,l’impérialite même ne sont que des jeux d’enfants à côté de ce quipourrait nous surprendre ; mais ce ne serait pas là non plusun cataclysme universel : quelques villes en cendresn’arrêtent pas l’histoire de l’humanité.

« Vous le voyez, mesdames, messieurs, decet examen méthodique des trois points en présence, il résulte que,sans aucun doute, le danger existe et même est imminent, mais nonpas aussi désolant, aussi considérable, aussi absolu qu’on leproclame. Je dirai même plus. Cette curieuse occurrenceastronomique, qui fait battre tant de cœurs et travailler tant detêtes, change à peine aux yeux du philosophe la face habituelle deschoses. Chacun de nous est assuré de mourir un jour, et cettecertitude ne nous empêche guère de vivre tranquillement. Comment sefait-il que la menace d’une mort un peu plus prompte trouble tousles esprits ? Est-ce le désagrément de mourir tousensemble ? Ce devrait être plutôt une consolation pourl’égoïsme humain. Non. C’est de voir notre vie raccourcie dequelques jours pour les uns, de quelques années pour les autres,par un cataclysme stupéfiant. La vie est courte, et chacun tient àne pas la voir diminuée d’un iota, il semble même, d’après tout cequ’on entend, que chacun préférerait voir le monde entier crouleret rester seul vivant, plutôt que de mourir seul et de savoir lereste survivant. C’est de l’égoïsme pur. Mais, messieurs, jepersiste à croire qu’il n’y aura là qu’une catastrophe partielle,qui sera du plus haut intérêt scientifique et qui laissera aprèselle des historiens pour la raconter. Il y aura choc, rencontre,accident local, mais rien de plus sans doute. Ce sera l’histoired’un tremblement de terre, d’une éruption volcanique ou d’uncyclone. »

Ainsi parla l’illustre astronome. Son calmephilosophique, la finesse de son esprit, son désintéressementapparent du danger, tout contribua à tranquilliser l’auditoire,sans peut-être, toutefois, le convaincre entièrement. Il nes’agissait plus de la fin totale des choses, mais d’une catastropheà laquelle, en définitive, on pourrait probablement échapper. Oncommençait à se communiquer ses impressions en mille conversationsparticulières ; les commerçants et les hommes politiqueseux-mêmes paraissaient avoir exactement compris les arguments de lascience, lorsque, sur une invitation partie du Bureau, on vitarriver lentement à la tribune le Président de l’Académie demédecine.

C’était un homme grand, sec, mince, tout d’unepièce, à figure blême, l’aspect ascétique, le visage saturnien, lecrâne chauve, avec des favoris gris coupés ras. Sa voix avaitquelque chose de caverneux, et tout son aspect rappelait plutôt àl’esprit la présence d’un employé des pompes funèbres, que celled’un médecin animé de l’espérance de guérir ses malades. Saconviction sur l’état des choses était bien différente de celle del’astronome, et l’on put s’en apercevoir dès les premières parolesqu’il prononça.

« Messieurs, dit-il, je serai aussi brefque le savant éminent que nous venons d’entendre, quoique j’aiepassé de longues veilles à analyser dans leurs plus minutieuxdétails les propriétés de l’oxyde de carbone. C’est de ce gaz queje vais vous entretenir, puisqu’il est acquis à la science qu’ildomine dans la comète et que la rencontre avec la Terre estinévitable.

« Ses propriétés sont désastreuses :pourquoi ne pas l’avouer ? Il suffit d’une quantitéinfinitésimale mélangée à l’air respirable pour arrêter en troisminutes le fonctionnement normal des poumons et pour suspendre lavie.

« Tout le monde sait que l’oxyde decarbone (en chimie CO) est un gaz permanent, sans odeur, sanscouleur et sans saveur, à peu près insoluble dans l’eau. Sa densitécomparée à celle de l’air est 0,96. Il brûle à l’air en produisantde l’anhydride carbonique avec une flamme bleue très peuéclairante. C’est comme un feu funèbre.

« L’oxyde de carbone a une tendanceperpétuelle à absorber l’oxygène (l’orateur appuya fortement surces derniers mots). Dans les hauts fourneaux, par exemple, lecharbon se transforme en oxyde de carbone au contact d’une quantitéd’air insuffisante, et c’est ensuite cet oxyde qui réduit le fer àl’état métallique en s’emparant de l’oxygène auquel il étaitd’abord combiné.

« Au soleil, l’oxyde de carbone secombine avec le chlore et donne naissance à un oxychlorure(chlorure de carbonyle COCl2 qui a une odeur désagréableet suffocante et qui affecte l’état gazeux.

« Le fait qui mérite ici la plus graveattention est que ce gaz est l’un des plus vénéneux qui existent.Il est beaucoup plus toxique que l’acide carbonique. En se fixantsur l’hémoglobine, il diminue la capacité respiratoire du sang, etdes doses même très minimes, en s’accumulant dans le globule rouge,entravent, à un degré disproportionné en apparence avec les causes,l’aptitude du sang à s’oxygéner. Ainsi, tel sang qui absorbe 23 à25 centimètres cubes d’oxygène pour 100 volumes n’en absorbe plusque moitié dans une atmosphère qui contient moins d’un millièmed’oxyde de carbone. Un dix-millième est déjà délétère, et lacapacité respiratoire du sang diminue sensiblement. Il se produit,je ne dirai pas asphyxie simple, mais empoisonnement du sang,presque instantané ! L’oxyde de carbone agit directement surles globules du sang, se combine avec eux et les rend inaptes àentretenir la vie : l’hématose, la transformation du sangveineux en sang artériel, est suspendue. Trois minutes suffisentpour amener la mort. La circulation du sang s’arrête ; le sangveineux noir emplit les artères comme les veines ; lesvaisseaux veineux, surtout ceux du cerveau, sont gorgés ; lasubstance cérébrale est piquetée ; la langue, à sa base, lagorge, la trachée-artère, les bronches sont rougies par le sang, etbientôt le cadavre tout entier présente une coloration violacéecaractéristique provenant de cette suspension de l’hématose.

« Mais, messieurs, ce ne sont passeulement les propriétés délétères de l’oxyde de carbone qui sont àredouter : la seule tendance de ce gaz à absorber l’oxygènesuffirait déjà pour amener des conséquences funestes. Supprimez,que dis-je ? diminuez seulement l’oxygène, et vous amenezl’extinction du genre humain. Tout le monde connaît ici l’une desinnombrables histoires qui marquent les époques de barbarie où leshommes s’entre-assassinaient légalement sous prétexte de gloire etde patriotisme ; c’est un simple épisode de l’une des guerresdes Anglais dans les Indes. Permettez-moi de vous le rappeler.

« Cent quarante-six prisonniers avaientété enfermés dans une pièce qui n’avait d’autre ouverture que deuxpetites fenêtres prenant jour sur une galerie. Le premier effetqu’éprouvèrent ces malheureux fut une sueur abondante etcontinuelle, suivie d’une soif insupportable et bientôt d’unegrande difficulté dans la respiration. Ils essayèrent divers moyenspour être moins à l’étroit et se procurer de l’air ; ilsenlevèrent leurs vêtements, agitèrent l’air avec leurs chapeaux, etprirent enfin le parti de se mettre à genoux tous ensemble et de serelever simultanément au bout de quelques instants ; maischaque fois plusieurs d’entre eux, manquant de force, tombaient, etétaient foulés aux pieds par leurs compagnons… Ils mouraient,asphyxiés, dans une atroce agonie. Avant minuit, c’est-à-diredurant la quatrième heure de leur réclusion, tous ceux qui étaientencore vivants et qui n’avaient point respiré aux fenêtres un airmoins infect étaient tombés dans une stupeur léthargique ou dans uneffroyable délire. Quand, quelques heures plus tard, la prison futouverte, vingt-trois hommes seulement en sortirent vivants ;ils étaient dans un état véritablement effroyable, semblant sortirà peine de la mort à laquelle ils venaient d’échapper.

« Je pourrais ajouter mille autresexemples à celui-là. Ce serait fort inutile, puisque le doute nepeut pas exister. Je déclare donc, messieurs, que, d’une part,l’absorption par l’oxyde de carbone d’une quantité plus ou moinsgrande de l’oxygène atmosphérique, que, d’autre part, lespropriétés si puissamment vénéneuses de ce même gaz sur lesglobules vitaux du sang, me paraissent devoir donner à la rencontrede l’immense masse cométaire avec notre globe – lequel doit resterpendant plusieurs heures plongé dans son sein – je déclare, dis-je,que cette rencontre fatale est d’une gravité dont les conséquencespeuvent être absolument désastreuses. On verra dans les rues lesmalheureux mortels chercher inutilement de l’air respirable ettomber morts d’asphyxie. Je ne puis trouver, pour ma part, aucunechance de salut.

« Et je n’ai pas parlé de latransformation du mouvement en chaleur et des résultats mécaniqueset chimiques du choc. Je laisse ce côté de la question à lacompétence du Secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences,ainsi que du savant Président de la Société astronomique de France,qui ont fait d’importants calculs à cet égard. Pour moi, je lerépète, l’humanité terrestre est en danger de mort, et je vois nonpas une, mais deux, trois et quatre causes mortelles prêtes àfondre sur elle. Ce serait un miracle qu’elle en réchappât. Etdepuis bien des siècles personne ne compte plus sur lesmiracles. »

Ce discours prononcé avec l’accent de laconviction, d’une voix forte, calme, sombre, rejeta l’auditoiretout entier dans l’état dont la première allocution avait eu le donde le faire sortir. La certitude du cataclysme prochain se peignitsur tous les visages ; les uns étaient devenus jaunes etpresque verts ; les autres, subitement colorés d’un rougeécarlate, semblaient tout prêts pour l’apoplexie ; un trèspetit nombre d’auditeurs paraissaient avoir conservé leursang-froid, gardé quelque scepticisme ou pris philosophiquementleur parti. Un immense murmure emplissait la salle, chacun faisantpart à son voisin de ses réflexions, généralement plus optimistesque sincères : personne n’aime paraître avoir peur.

Le Président de la Société astronomique deFrance se leva à son tour et se dirigea vers la tribune. Lesconversations particulières s’arrêtèrent aussitôt. Voici lespassages essentiels de son discours : l’exorde, le centre etla péroraison :

« Mesdames, messieurs, d’après lesexposés que nous venons d’entendre, il ne peut rester aucun doutedans l’esprit de personne sur la certitude de la rencontre de lacomète avec la Terre et sur les dangers de cette rencontre. Nousdevons donc nous attendre pour samedi…

« – Pour vendredi, interrompit une voix auBureau même de l’Institut.

« – Pour samedi, continua l’orateur sanss’interrompre, à un événement extraordinaire absolument nouveaudans l’histoire de l’humanité.

Je dis samedi, quoique tous les journauxannoncent la rencontre pour vendredi, parce que la chose ne pourrase produire que le 14 juillet. Nous avons passé toute la nuitdernière, notre savante collègue et moi, à comparer lesobservations d’Asie et d’Amérique, et nous avons trouvé une erreurde transmission téléphonographique. »

Cette affirmation produisit une agréabledétente dans l’esprit de l’auditoire ; ce fut comme un légerrayon de lumière au milieu d’une nuit sombre. Un jour de répit,c’est énorme pour un condamné à mort. Déjà des velléités de projetscommençaient à s’agiter dans les cerveaux : la catastropheétait reculée, c’était une sorte de grâce. On ne songeait pas quecette diversion purement cosmographique ne portait que sur la dateet non sur le fait même de la rencontre. Mais les moindres nuancesjouent un grand rôle dans les impressions du public. Et puis…. cen’était plus le vendredi 13.

« Voici, du reste, fit-il, en allant autableau, quelle est l’orbite définitive de la comète, calculée surtoutes les observations. »

Et l’orateur traça au tableau les chiffressuivants :

Passage au périhélie : août 11, à0h 45m 44s.

Longitude du périhélie : 52°43’25 ».

Distance périhélie : 0,76017.

Inclinaison : 103°18’35 ».

Longitude du nœud ascendant : 112° 54’40 »

« La comète, reprit-il, couperal’écliptique à l’aller, au nœud descendant, le 13 juillet aprèsminuit, exactement le 14 juillet à0h18m23s, juste au moment dupassage de la Terre par le même point. L’attraction de la Terreavancera la rencontre de trente secondes seulement.

« L’événement sera, sans contredit,extraordinaire, mais je ne crois pas non plus qu’il doive offrir letragique caractère qui vient de nous être dépeint et qu’il puisseamener vraiment l’empoisonnement du sang, l’asphyxie de toutes lespoitrines humaines. Cette rencontre offrira plutôt, me semble-t-il,l’aspect brillant d’un feu d’artifice céleste, car, l’arrivée deces masses solides et gazeuses dans l’atmosphère ne pourra seproduire sans que le mouvement ainsi arrêté se transforme enchaleur : un embrasement sublime des hauteurs sera sans doutele premier phénomène de la rencontre, et des millions d’étoilesfilantes sembleront émaner d’un même point radiant.

« La quantité de chaleur ne peut manquerd’être considérable. Toute étoile filante, aussi minime qu’ellesoit, qui arrive dans les hauteurs de notre atmosphère avec unevitesse cométaire, y devient immédiatement si chaude qu’elle brûleet se consume. Vous savez, messieurs, que l’atmosphère terrestres’étend fort loin dans l’espace, tout autour de notreplanète ; elle n’est pas sans limites, comme le soutiennentcertaines hypothèses, puisque la Terre tourne sur elle-même etautour du Soleil : sa limite mathématique est la hauteur àlaquelle la force centrifuge engendrée par le mouvement de rotationdiurne devient égale à la pesanteur ; cette hauteur, c’est6,64, si nous représentons par le demi-diamètre équatorial duglobe, de 637 8310 mètres. La limite maximum de hauteur del’atmosphère est donc de 35 973 kilomètres.

« Je ne veux pas ici faire demathématiques. Mais l’auditoire qui m’écoute est trop instruit pourne pas connaître l’équivalent mécanique de la chaleur. Tout corpsarrêté dans son mouvement produit une quantité de chaleur quis’exprime en calories par la formule mv2/8338,dans laquelle m est la masse du corps en kilogrammes etv sa vitesse en mètres par seconde. Par exemple, un corpspesant 8 338 kilogrammes et avançant de 1 mètre par secondedévelopperait par son arrêt juste une calorie, c’est-à-dire laquantité de chaleur suffisante pour élever de 1 degré latempérature de 1 kilogramme d’eau.

« Si la vitesse de ce corps était de 500mètres par seconde, son arrêt produirait 250 000 fois plus dechaleur, assez pour élever de zéro à 30 degrés la température d’unemasse d’eau égale à lui-même.

« Si elle était de 5 000 mètres, lachaleur produite serait 5 millions de fois plus grande.

« Or vous savez, messieurs, que larencontre d’une comète avec la Terre peut atteindre la vitesse de72 000 mètres. À ce taux, la proportion s’élève à 5 milliardsde degrés !

« C’est là un maximum, et, ajouterai-je,un nombre pour ainsi dire inconcevable. Mais, messieurs, prenons unminimum, si vous le voulez ; admettons que les chocs seproduisent, non pas directement, de face, mais plus ou moinsobliquement, et que la vitesse moyenne ne soit que de 30 000mètres. Chaque kilogramme d’un bolide développe dans ce cas107 946 unités de chaleur lorsque, par la résistance de l’air,la vitesse a été réduite à zéro. En d’autres termes, il a développéune chaleur capable de porter de zéro à 100 degrés, c’est-à-dire dela glace à l’eau bouillante, un poids de 1 079 kilogrammesd’eau. Un uranolithe de 2 000 kilogrammes arrivant à terreavec une vitesse annulée par cette résistance de l’air auraitdéveloppé assez de chaleur pour porter à 3 000 degrés unecolonne d’air de 30 mètres carrés de section et de toute la hauteurde notre atmosphère, ou pour élever de zéro à 30 degrés une colonnede 3 000 mètres carrés.

Ces calculs, que je vous prie d’excuser,étaient nécessaires pour montrer que la conséquence immédiate de larencontre sera une énorme quantité de chaleur, un échauffementconsidérable de l’air. C’est, d’ailleurs, ce qui arrive en petitdans les chutes de bolides isolés. L’uranolithe est fondu, vitrifiésur toute sa surface et porte une sorte de couche de vernis ;mais sa chute s’est effectuée si rapidement qu’il n’a pas eu letemps de s’échauffer intérieurement : si on le casse, ontrouve l’intérieur absolument glacé. C’est l’air traversé qui s’estéchauffé.

« L’un des résultats les plus curieux del’analyse que je viens d’avoir l’honneur de résumer devant vous estque les masses solides plus ou moins grosses que l’on croitdistinguer au télescope dans le noyau de la comète éprouveront unetelle résistance en traversant notre atmosphère que, à moins de casexceptionnels, elles n’arriveront pas entières jusqu’au sol, maiséclatées en menus morceaux. Il y a compression de l’air en avant dubolide, vide en arrière, échauffement extérieur et incandescence ducorps en mouvement, bruit violent produit par la précipitation del’air venant combler le vide, roulement de tonnerre, explosions,désagrégations, chute des matériaux métalliques assez denses pouravoir résisté, et évaporation des autres. Un bolide de soufre, dephosphore, d’étain ou de zinc flamberait et s’évaporerait longtempsavant d’atteindre les couches inférieures de notre atmosphère.

« Quant aux étoiles filantes, si, commeil le semble, il y en a là une véritable nuée, elles ne produirontque l’effet d’un prodigieux feu d’artifice renversé.

« Si donc nous avons à craindre, ce n’estpas, à mes yeux, la pénétration dans notre atmosphère de la massegazeuse d’oxyde de carbone, quelle qu’elle soit, mais l’élévationconsidérable de température qui ne peut manquer d’être amenée parla transformation du mouvement en chaleur.

« Dans ce cas, le salut serait peut-êtrede se réfugier sur l’hémisphère terrestre opposé à celui qui doitrecevoir en plein le choc de la comète. L’air est fort mauvaisconducteur de la chaleur. »

Le Secrétaire perpétuel de l’Académie se levaà son tour. Digne successeur des Fontenelle et des Arago, à uneprofonde science acquise il joignait les qualités d’un écrivainélégant et d’un orateur agréable, et s’élevait parfois même à degrandes hauteurs d’éloquence.

À la savante théorie que vous venezd’entendre, dit-il, je n’ai rien à ajouter, sinon l’applicationqu’on en pourrait faire à quelque comète déjà connue. On a rappelé,ces jours-ci, l’exemple de la comète de 1811. Eh bien, supposonsqu’une comète de mêmes dimensions que celle-là nous arriveprécisément de face dans notre cours circulaire autour du Soleil.Le boulet terrestre pénétrerait dans la nébulosité cométaire sanséprouver, sans doute, de résistance bien sensible. En admettantmême que cette résistance fût très faible et que la densité dunoyau de la comète fût négligeable, pour traverser cette têtecométaire de 1 800 000 kilomètres de diamètre, notreglobe n’emploierait pas moins de vingt-cinq mille secondes, soitquatre cent dix-sept minutes, soit six heures cinquante-septminutes, ou, en nombre rond, sept heures… avec cette vitesse centvingt fois plus grande que celle d’un boulet de canon, et, encontinuant de tourner sur elle-même, dans son mouvement diurne. Larencontre commencerait vers six heures du matin pour le méridiend’avant.

« Un pareil plongeon dans l’océancométaire, quelque éthéré que puisse être cet océan céleste, nesaurait se produire sans amener, comme première et immédiateconséquence, en vertu des principes thermodynamiques que l’on vientde vous rappeler, une élévation de température telle que,vraisemblablement, toute notre atmosphère prendrait feu ! Ilme semble que dans ce cas particulier le danger serait des plusgraves.

« Mais ce serait un beau spectacle pourles habitants de Mars, ou mieux encore pour ceux de Vénus. Oui, ceserait là un spectacle céleste vraiment admirable, analogue, maisen plus merveilleux pour des voisins, aux curieuses conflagrationsd’astres temporaires que nous avons déjà observées dans leciel.

L’oxygène de l’air aurait beau jeu pouralimenter l’incendie. Mais il y a un autre gaz, auquel lesphysiciens ne pensent pas souvent, par la raison fort simple qu’ilsne l’ont jamais trouvé dans leurs analyses, c’est l’hydrogène. Quesont devenues toutes les quantités d’hydrogène émanées du solterrestre depuis les millions d’années des tempspréhistoriques ? La densité de ce gaz étant seize fois plusfaible que celle de l’air, tout cela est monté là-haut et formesans doute autour de notre atmosphère aérienne une enveloppeatmosphérique hydrogénée très raréfiée. En vertu de la loi dediffusion des gaz, une grande partie de cet hydrogène a dû semélanger intimement avec l’air, mais les couches raréfiéessupérieures ne doivent pas moins en contenir en grande proportion.C’est là que s’allument les étoiles filantes et sans doute lesaurores boréales, à plus de cent kilomètres de hauteur. Remarquonsà ce propos que l’oxygène de l’air recevant le choc de la comètecarbonée suffirait amplement pour alimenter le feu céleste.

La fin du monde arriverait donc ainsi parl’incendie atmosphérique. Pendant près de sept heures, ou plutôtpendant un temps plus long, car la résistance cométaire ne peut,pas être nulle, il y aurait transformation perpétuelle du mouvementen chaleur. Hydrogène et oxygène flamberaient, combinés avec lecarbone de la comète. L’air s’élèverait à une température deplusieurs centaines de degrés ; les bois, les jardins, lesplantes, les forêts, les demeures humaines, les édifices, lesvilles et les villages, tout serait rapidement consumé ; lamer, les lacs et les fleuves se mettraient à bouillir ; leshommes et les animaux, envahis par cette brûlante haleine de lacomète, mourraient asphyxiés avant d’être brûlés, les poumonshaletants ne respirant plus que du feu.

« Presque aussitôt tous les cadavresseraient carbonisés, incinérés et, dans l’immense incendie céleste,seul l’ange incombustible de l’Apocalypse pourrait faire entendre,dans le son déchirant de la trompette, l’antique chant mortuairetombant lentement du ciel comme un glas funèbre :

Dies irae, diesilla

Solvetsaeclum : in favilla !

« Voilà ce qui pourrait arriver si unecomète comme celle de 1811 rencontrait la Terre. »

À ces mots, le cardinal-archevêque s’étaitlevé et avait demandé la parole. Le Secrétaire perpétuel s’en étaitaperçu et, par une courtoisie toute mondaine, l’avait salué ens’inclinant légèrement et semblait attendre la réplique del’Éminence.

« Je ne veux point, fit-il, interromprel’honorable orateur. Mais, si la science annonce comme prélude mêmed’un drame qui pourrait marquer la fin des choses ici-basl’embrasement des cieux, je ne puis m’empêcher de remarquer que lacroyance universelle de l’Église sur ce point a toujours étéprécisément celle-là « Les cieux passeront », dit saintPierre, « les éléments embrasés se dissoudront, et la Terresera brûlée avec tout ce qu’elle renferme. » Saint Paulannonce la même rénovation par le feu. Et nous invoquons toujours àla messe des morts : Eum qui venturus est judicare vivoset mortuos et saeculum per ignem… Oui : Solvetsaeclum in favilla ! Dieu réduira l’univers encendres. »

– La science, répliqua le Secrétaireperpétuel, s’est accordée plus d’une fois avec la divination de nosaïeux. L’incendie dévorerait d’abord les régions terrestresfrappées par la comète. Tout le côté de la Terre atteint parl’immense masse cométaire serait brûlé avant que les habitants del’autre hémisphère se fussent rendu compte du cataclysme. Maisl’air est un mauvais conducteur de la chaleur, et celle-ci ne setransmettrait pas immédiatement au point opposé.

« Si notre côté était justement tournévers la comète aux premières minutes de la rencontre, ce serait letropique du Cancer, les habitants du Maroc, de l’Algérie, de Tunis,de l’Italie, de la Grèce, de l’Égypte, qui se trouveraient auxpremiers rangs de la bataille céleste, tandis que les citoyens del’Australie, de la Nouvelle-Calédonie, des îles de l’Océanie et nosantipodes seraient les plus favorisés. Mais il y aurait un telappel d’air par la fournaise européenne qu’un vent de tempête, plusviolent qu’il ne s’en est formé dans les ouragans les pluseffroyables qui aient jamais sévi, et plus formidable encore que lecourant de 400 kilomètres à l’heure qui règne constamment àl’équateur de Jupiter, se mettrait à souffler des antipodes versl’Europe et à tout renverser sur son passage. La Terre. en tournantsur elle-même, amènerait successivement dans l’axe du choc les payssitués à l’ouest du méridien frappé le premier. Une heure aprèsl’Autriche et l’Allemagne, ce serait la France ; puis l’OcéanAtlantique, puis l’Amérique du Nord, qui n’arriverait dans le mêmeaxe, un peu oblique par suite de la marche de la comète vers sonpérihélie, que cinq ou six heures après la France, c’est-à-direvers la fin du passage.

Malgré la vitesse inouïe de la comète et de laTerre, la pression cométaire ne serait sans doute pas énorme, étantdonnée l’extrême raréfaction de la substance traversée par laTerre ; mais cette substance renfermant surtout du carbone estcombustible, et, dans l’exaltation de leurs ardeurs périhéliques,on voit souvent ces astres ajouter une lumière propre à cellequ’ils reçoivent du Soleil : les comètes deviennentincandescentes. Que serait-ce dans le choc terrestre !L’inflammation des étoiles filantes et des bolides, la fusionsuperficielle des uranolithes qui arrivent brûlants à la surface dusol, tout nous conduit à penser que la chaleur la plus intenseserait le premier et le plus considérable effet de la rencontre, cequi n’empêcherait évidemment pas les éléments massifs formant lenoyau de la comète d’écraser les points frappés par leur passage,et peut-être même de disloquer tout un continent.

« Le globe terrestre se trouvantentièrement enveloppé par la masse cométaire, pendant sept heuresenviron, la Terre tournant dans ce gaz incandescent, l’appel d’airsoufflant avec violence vers l’incendie, la mer se mettant àbouillir et emplissant l’atmosphère de vapeurs nouvelles, une pluiechaude tombant des cataractes célestes, l’orage partout suspendu,les déflagrations électriques de la foudre lançant les éclairs detoutes parts, les roulements du tonnerre s’ajoutant aux hurlementsde la tempête, et l’antique lumière des beaux jours ayant faitplace à la lueur lugubre et blafarde de l’atmosphère, tout le globene tarderait pas être envahi par le retentissement du glas funèbreet le cataclysme deviendrait universel, quoique la mort deshabitants des antipodes fût sans doute différente de celle despremiers. Au lieu d’être immédiatement consumés par le feu céleste,ils mourraient étouffés par la vapeur ou par la prédominance del’azote – l’oxygène ayant rapidement diminué – ou empoisonnés parl’oxyde de carbone ; l’incendie ne ferait ensuite qu’incinérerleurs cadavres, tandis que les Européens et les Africains auraientété brûlés vifs.

« J’ai pris, comme exemple, la comètehistorique de 1811 ; mais je me hâte d’ajouter, en terminant,que la comète actuelle parait incomparablement moins dense. Et vousavez pu voir que j’ai traité le problème d’une façon assezdésintéressée, persuadé que, si nous sommes victimes d’un choc,nous n’en mourrons pas ».

– Est-on bien sûr, s’écria d’une loge une voixconnue (c’était celle d’un membre illustre de l’Académie deschirurgiens), est-on bien sûr que la comète soit essentiellementcomposée d’oxyde de carbone ? Les observationsspectroscopiques n’y ont-elles pas rencontré aussi les raies del’azote ? Si c’était du protoxyde d’azote, le résultat dumélange de l’atmosphère cométaire avec la nôtre pourrait êtrel’anesthésie des Terriens. Tout le monde s’endormirait, peut-êtrepour ne plus se réveiller, si la suspension des fonctions vitalesdurait seulement un peu plus longtemps que dans nos opérationschirurgicales. Il en serait de même si la comète était composée dechloroforme ou d’éther. Ce serait là une fin assez calme.

« Elle le serait moins, ajouta-t-il, sila comète absorbait l’azote au lieu de l’oxygène, car cetteextraction graduelle ou totale de l’azote amènerait en quelquesheures chez tous les habitants de la Terre, hommes, femmes,enfants, vieillards, un changement d’humeur qui n’aurait rien dedésagréable : d’abord, une sérénité charmante, ensuite unegaieté contagieuse, puis une joie universelle, une expansionbruyante – une exaltation fébrile – enfin le délire, la folie, et,selon toute probabilité, une danse fantastique aboutissant à lamort nerveuse de tous les êtres, dans l’apothéose d’une sarabandeinsensée et d’une surexcitation inouïe de tous les sens. Tout lemonde éclaterait de rire… Serait-ce une fin tragique ?…

– La discussion reste ouverte, répliqua leSecrétaire perpétuel ; ce que j’ai dit des conséquencesincendiaires possibles de la rencontre s’appliquerait à un chocdirect d’une comète analogue à celle de 1811 ; celle qui nousmenace est moins colossale, et son choc ne sera pas direct, maisoblique. Comme les astronomes qui m’ont précédé à cette tribune, jecroirais plutôt, dans le cas actuel, à un simple feud’artifice.

J’ajouterai que des phénomènes chimiques bieninattendus pourraient se produire. Ainsi, par exemple, personnen’ignore ici que l’eau et le feu se ressemblent : del’hydrogène qui brûle par sa combinaison avec l’oxygène, ou del’hydrogène combiné avec de l’oxygène, c’est fort voisin. L’eau desmers, des lacs, des fleuves est formée de deux volumes d’hydrogènecombinés avec un d’oxygène. À l’origine de notre planète, cette eauétait du feu.

Elle pourrait revenir à son ancien état si parcertains phénomènes d’électrolyse les fers magnétiques d’un noyaucométaire venaient à la décomposer en dissociant ses moléculesd’hydrogène et en les faisant brûler : toutes les merspourraient prendre feu assez vite….»

Pendant que l’orateur parlait encore, unejeune fille de l’administration centrale des téléphones étaitarrivée par une porte basse, conduite par un singe domestique, ets’était précipitée comme l’éclair jusqu’à la place du Présidentpour lui remettre directement une grande enveloppe internationalecarrée. Celle-ci avait été ouverte immédiatement. C’était unedépêche envoyée de l’Observatoire du Gaorisankar. Elle contenaitces seuls mots :

« Habitants de Mars envoient messagephotophonique. Sera déchiffré dans quelques heures. »

« Messieurs, fit le président, je viensde voir plusieurs auditeurs consulter leur montre, et je pense aveceux qu’il nous est matériellement impossible d’épuiser dans cetteséance l’ordre du jour de cette importante discussion, à laquelledoivent encore prendre part des représentants éminents de lagéologie, de l’histoire naturelle et de la géonomie[4]. De plus, la dépêche dont je viens devous donner lecture introduira sans doute un nouvel élément dans leproblème. Six heures approchent. Je propose une séancecomplémentaire pour ce soir même à neuf heures. Il est probablequ’alors nous aurons reçu d’Asie la traduction du message martien.D’ailleurs je prierai M. le Directeur de l’Observatoire devouloir bien se tenir en communication téléphonoscopique permanenteavec le Gaorisankar. Dans le cas où le message n’aurait pas étédéchiffré à neuf heures, M. le Président de la Sociétégéologique de France pourrait ouvrir la séance par l’exposé del’étude qu’il vient précisément de terminer sur « la finnaturelle du monde terrestre ». Chacun s’intéressepassionnément en ce moment à tout ce qui touche à cette questioncapitale, soit que la fin de notre monde doive vraiment dépendre dela menace mystérieuse suspendue en ce moment sur nos têtes, soitque son avènement doive se produire par d’autres causescalculables. »

Chapitre 4COMMENT LE MONDE FINIRA

L’heure de la fin viendra il n’y a point de doute la dessus, etcependant la plupart des hommes n’y croient pas.

Mahomet, Le Coran, XL, 61.

 

La foule immobilisée aux portes de l’Instituts’était écartée pour livrer passage à la sortie des auditeurs, etchacun s’empressait pour connaître le résultat de la séance. Cerésultat, d’ailleurs, avait déjà transpiré, on ne sait comment,après le discours du Directeur de l’Observatoire de Paris, et lebruit circulait que la rencontre de la comète ne seraitprobablement pas aussi fatale qu’on l’avait annoncé. De plus,d’immenses affiches venaient d’être placardées dans tout Paris,annonçant la réouverture de la Bourse de Chicago. C’était unencouragement imprévu à la reprise des affaires publiques et auxactivités de la vie normale. Voici ce qui s’était passé.

Après avoir roulé comme une boule du haut enbas de l’hémicycle, le prince de la finance dont la brusque sortiea pu frapper le lecteur de ces pages s’était précipité en aérocab àses bureaux du boulevard Saint-Cloud et avait téléphoné à sonassocié de Chicago, lui déclarant que de nouveaux calculs venaientd’être présentés à l’Institut de France, que l’événement cométairen’aurait pas la gravité annoncée, que la reprise des affaires étaitimminente, qu’il fallait à tout prix rouvrir la Bourse centraleaméricaine et acheter tous les titres qui se présenteraient, quelsqu’ils fussent. Lorsqu’il est quatre heures du soir à Paris, il estdix heures du matin à Chicago. Le financier était à déjeunerlorsqu’il reçut le phonogramme de son cousin. Il n’eut pas de peineà préparer la réouverture de la Bourse et à acheter pour plusieurscentaines de millions de titres. La réouverture de la Bourse deChicago avait été immédiatement affichée dans Paris, où il eût ététrop tard pour faire le même coup, mais où l’on pouvait préparercelui du lendemain par de nouvelles combinaisons financières. Lepublic avait cru bénévolement à un retour personnel et spontané desAméricains aux affaires, et, associant ce retour à l’impressionsatisfaisante de l’assemblée académique, s’était laissé reprendreaux rayons de l’espérance.

Il ne fut pas moins empressé, cependant, à laséance de neuf heures qu’il ne l’avait été à celle de trois heureset, sans un service spécial de gardes de France, il eut, étéimpossible aux auditeurs privilégiés de parvenir aux portes dupalais. La nuit était venue ; la comète trônait, flamboyante,plus éclatante, plus étendue, plus menaçante que jamais, et si,peut-être, la moitié des êtres humains paraissait plus ou moinstranquillisée, l’autre moitié restait agitée et frémissante.

L’auditoire était sensiblement le même que leprécédent, chacun ayant tenu à connaître immédiatement lesrésultats de cette discussion publique générale, faite par lessavants les plus autorisés et les plus éminents, sur le sortréservé à notre planète par les accidents célestes ou par l’attentetranquille d’une mort naturelle. Toutefois on y remarqua l’absencedu cardinal-archevêque de Paris, appelé subitement à Rome par lepape pour un concile œcuménique, et qui partait le soir même par letube Paris-Rome-Palerme-Tunis.

« Messieurs, dit le Président, nousn’avons pas encore reçu la traduction de la dépêche martiennesignalée par l’Observatoire du Gaorisankar, mais nous pouvonsouvrir immédiatement la séance pour entendre les importantescommunications annoncées par M. le Président de la Sociétégéologique et par M, le Secrétaire général de l’Académiemétéorologique. Je donne donc la parole au premier. »

L’orateur était déjà à la tribune. Ils’exprima dans les termes suivants, sténographiés avec fidélité parune jeune géologue de la nouvelle école :

« L’affluence si considérable qui sepresse dans cette enceinte, l’émotion que je vois peinte sur tousles visages, l’impatience avec laquelle vous attendez lesdiscussions qui doivent encore se produire ici, tout m’engagerait,messieurs, à m’abstenir d’exposer devant vous l’opinion à laquellemes études m’ont conduit en ce qui concerne le problèmeactuellement agité sur la surface entière de notre globe, et àlaisser la parole à des esprits plus imaginatifs que le mien, ouplus audacieux. Car, pour moi, la fin du monde n’est pas proche, etl’humanité, au lieu de la voir arriver cette semaine, l’attendrasans doute encore pendant… plusieurs millions d’années…, oui,messieurs, j’ai dit plusieurs millions, et non plusieursmilliers.

« Vous me voyez d’une tranquillitéparfaite, en ce moment, et je n’ai point le mérite d’Archimèdelorsque, traçant avec sérénité ses figures géométriques sur lesable, il fut égorgé par le soldat romain du siège de Syracuse.Archimède connaissait le danger et l’oubliait ; moi, je necrois pas au danger.

« Vous ne serez donc pas surpris dem’entendre exposer avec le plus grand calme devant vous la théoriede la fin naturelle de notre monde par la nivellation très lentedes continents et la submersion graduelle des terres sousl’envahissement des eaux… Mais peut-être ferais-je mieux deremettre cette dissertation à la semaine prochaine… car je ne doutepas un seul instant que nous puissions encore être tous ou presquetous ici pour nous entretenir des grandes époques de lanature. »

Ici l’orateur fit une pause d’un instant.

Le Président s’était levé : « Cheret éminent collègue, dit-il, nous sommes tous ici pour vousentendre. Fort heureusement, la panique de ces jours derniers estpartiellement calmée, et l’on espère que la journée du 14 juilletprochain se passera comme les précédentes. Néanmoins, ons’intéresse plus que jamais à tout ce qui touche au grand problème,et nulle parole ne peut être mieux écoutée que celle de l’illustreauteur du classique Traité de géologie.

« Eh bien, messieurs, reprit le Présidentde la Société géologique de France, voici comment le monde mourrade mort naturelle, si rien ne vient déranger le cours actuel deschoses, ce qui est probable, attendu que les accidents sont raresdans l’ordre du cosmos. La nature ne fait pas de sautsbrusques ; les géologues ne croient plus aux révolutionssubites, aux bouleversements du globe, car ils ont appris que toutmarche graduellement par évolution lente. En géologie, les causesactuelles sont permanentes.

« S’il est dramatique de se figurer notreglobe emporté dans une catastrophe universelle, il l’est moins,assurément, de voir la seule action des forces actuellement enœuvre menacer également notre planète d’une destruction certaine.Nos continents ne semblent-ils pas d’une stabilité indéfinie ?Comment, à moins d’une initiation particulière, songerait-on àmettre en doute la permanence indéfinie de cette terre, qui a portétant de générations avant la nôtre, et sur laquelle les monumentsde la plus haute antiquité laissent bien voir que, si nous ne lesvoyons aujourd’hui qu’à l’état de ruines, ce n’est pas que le solait refusé de les soutenir, mais c’est surtout parce qu’ils ontsubi les injures du temps et surtout celles de l’homme ?

Tempux edax, homo edacior !Aussi loin que remontent nos traditions, elles nous représententles fleuves coulant dans le même lit qu’aujourd’hui, les montagnesse dressant à la même hauteur ; et pour quelques embouchuresqui s’obstruent, pour quelques éboulements qui surviennent çà etlà, l’importance en est si faible, relativement à l’énorme massedes continents, qu’elle ne semble pas donner le pronostic d’unedestruction finale.

« Ainsi peut raisonner celui quin’arrête, sur le monde extérieur, qu’un regard superficiel etindifférent. Mais tout autre sera la conclusion d’un observateurhabitué à scruter, d’un œil attentif, les modifications, mêmed’apparence insignifiante, qui s’accomplissent autour de lui. Àchaque pas, pour peu qu’il sache voir, il prendra sur le fait lestraces d’une lutte incessante, entamée par les puissancesextérieures de la nature contre tout ce qui dépasse cet inflexibleniveau de l’océan, au-dessous duquel règnent le silence et lerepos. La pluie, la gelée, la neige, le vent, les sources, lesrivières, les fleuves, tous les agents météoriques concourent àmodifier perpétuellement la surface du globe. Les vallées sontcreusées par les cours d’eau et comblées plus tard par les terresentraînées. Tout change sans cesse. Ici, c’est la mer qui batfurieusement ses rivages et les fait reculer de siècle en siècle.Ailleurs, ce sont des portions de montagnes qui s’écroulent,engloutissant en quelques minutes plusieurs villages, et semant ladésolation au milieu des plus riantes vallées : les avalancheset les torrents désagrègent les montagnes. Ou bien ce sont descônes volcaniques, contre lesquels s’acharnent les pluiestropicales, y découpant des ravins profonds, dont les paroiss’effondrent et montrent des ruines à la place de ces géants. LesAlpes et les Pyrénées ont déjà perdu plus de la moitié de leurhauteur.

« Plus silencieuse, mais non moinsefficace, est l’action de ces grands fleuves, comme le Gange et. leMississipi, dont les. eaux sont si fortement chargées de particulesen suspension. Chaque grain de sable qui trouble la limpidité deces eaux est un fragment arraché à la terre ferme. Lentement, maissûrement, les flots conduisent au grand réservoir de la mer tout cequ’a perdu la surface du sol, et les résidus qui s’étalent au jourdans les deltas ne sont rien à côté des dépôts que la mer reçoitpour les disperser dans ses abîmes. Comment le penseur, témoind’une telle œuvre, et sachant qu’elle se poursuit pendant lessiècles, pourrait-il échapper à l’idée qu’en réalité les fleuves,comme les vagues de l’océan, mènent en permanence le deuil de laterre ferme ?

« Cette conclusion, la géologie laconfirme de tous points. Elle nous fait voir, sur l’étendue entièredes continents, la surface du sol constamment attaquée soit par lesvariations de la température, soit par les alternatives de lasécheresse et de l’humidité, de la gelée et du dégel, soit encorepar l’incessante action des vers ou des végétaux. De là unprocessus de désagrégation, qui finit par ameublir même les rochesles plus compactes. Les débris roulent d’abord sur les pentes etdans le lit des torrents, où ils s’usent et se transforment peu àpeu en graviers, sables et limons, puis dans les rivières, quigardent encore, au moins pendant leurs crues, une puissancesuffisante pour les conduire jusqu’aux embouchures.

« Il est aisé de prévoir quel doit êtrele résultat final d’une telle action. La pesanteur, toujoursagissante, n’est satisfaite que quand les matériaux soumis à sonempire ont conquis la situation la plus stable. Or une telleconquête n’est réalisée que le jour où ces matériaux ne peuventplus descendre.

Il faut donc que toute pente arrive à êtresupprimée jusqu’à l’océan, réservoir commun où vient aboutir toutepuissance de transport, et que les parcelles enlevées auxcontinents soient disséminées sur le fond de la mer. En résumé,c’est l’aplanissement complet de la terre ferme ou, pour mieuxdire, la destruction de tout relief continental.

« Nous voyons d’abord facilement qu’auvoisinage des embouchures des plaines presque horizontales devrontmarquer le relief final de la terre ferme.

« Le résultat de l’érosion par les eauxcourantes doit être de faire naître, sur les lignes de partage d’unpays, des arêtes aiguës, passant rapidement à des plaines presqueabsolument plates, entre lesquelles ne se maintiendrait, endernière analyse, aucun relief supérieur à une cinquantaine demètres.

« Mais nulle part les arêtes aiguës, quecette conception laisse subsister à la séparation des bassins, neseraient en état de se maintenir longtemps, parce que la pesanteur,l’action du vent, celle des infiltrations et des variations detempérature suffiraient à en provoquer l’éboulement. Aussi est-illégitime de dire que le terme auquel doit fatalement aboutirl’érosion continentale est l’aplanissement complet de la terreferme, ainsi ramenée à un niveau à peine différent de celui del’embouchure des cours d’eau. »

Le coadjuteur de l’archevêque de Paris, quioccupait la place de l’Éminence à la tribune des hautsfonctionnaires, se leva et interrompit l’orateur :

Par là, fit-il, seront vérifiées à la lettreles paroles de l’Écriture : « Toute vallée seracomblée ; « toute montagne et toute colline seraabaissée. »

– La Bible a tout annoncé, reprit le géologue.L’eau comme le feu, et l’on y trouve tout ce que l’on y cherche. Ceque je puis assurer, c’est que, si rien ne modifie les conditionsréciproques de la terre ferme et de l’océan, le relief continentalest fatalement destiné à disparaître.

« Combien de temps faudra-t-il pourcela ?

« La terre ferme, si l’on étalaituniformément toutes les montagnes, se présenterait comme un plateaudominant partout la mer par des falaises d’environ 700 mètres dehauteur.

« Si nous admettons que la superficietotale des continents soit de 145 millions de kilomètres carrés, ilen résultera que le volume de la masse continentale émergée peutêtre évalué à 145 000 000 x 0, 7 ou101 500 000, soit, en nombres ronds, cent millions dekilomètres cubes. Telle est la provision, assurément respectable,mais nullement indéfinie, contre laquelle va s’exercer l’action despuissances extérieures de destruction.

« Tous les fleuves ensemble peuvent êtreconsidérés comme amenant chaque année à la mer 23 000kilomètres cubes d’eau (autrement dit 23 000 fois un milliardde mètres cubes). Un tel débit, pour le rapport établi de 38parties sur 100 000, donnerait un volume de matières solideségal à 10 kilomètres cubes et 43 centièmes. Ce chiffre est à celuidu volume total des continents comme 1 est à9 730 000 : si la terre ferme était un plateauuniforme de 700 mètres d’altitude, elle perdrait, de ce seul chef,une tranche d’à peu près sept centièmes de millimètre par an, soitun millimètre en quatorze ans ou sept millimètres par siècle.

« Voilà, messieurs, un chiffre positif,qui exprime la valeur actuelle de l’érosion continentale. Enl’appliquant à l’ensemble des continents, on trouve que cetteérosion, opérant toute seule, détruirait en moins de dix millionsd’années la masse entière des terres émergées.

« Mais la pluie et les cours d’eau nesont pas seuls à l’œuvre sur le globe, et il y a d’autres acteursqui contribuent à la destruction progressive de la terre ferme. Lepremier est l’érosion marine.

« Il est difficile de choisir un meilleurtype d’érosion que celui des côtes britanniques ; car leursituation les expose à l’assaut des flots atlantiques, poussés parles vents dominants du sud-ouest, et dont la violence n’a été, surle passage, amortie par aucun obstacle. Or le recul moyen del’ensemble des côtes anglaises est certainement inférieur à troismètres par siècle. Étendons ce taux à tous les rivages maritimes etvoyons ce qui en résultera.

« On peut procéder à cette recherche dedeux manières. La première consiste à évaluer la perte de volumeque représente, pour la totalité des rivages, un recul de 3centimètres par an. Il faut pour cela connaître leur développement,ainsi que leur hauteur moyenne. Ce développement, pour tout leglobe, est d’environ 200 000 kilomètres. Quant à la hauteurdes côtes au-dessus de la mer, c’est l’exagérer que de la fixer, enmoyenne, à 100 mètres. Dès lors, un recul de 3 centimètrescorrespond à une perte annuelle de 3 mètres cubes par mètrecourant, soit, pour 200 000 kilomètres de côtes, 600 millionsde mètres cubes, ce qui fait seulement six dixièmes de kilomètrecube. En d’autres termes, l’érosion marine ne représenterait que ladix-septième partie du travail des eaux météoriques !

« On objectera peut-être à ce mode deprocéder que, l’altitude allant en croissant des rivages à lapartie centrale des continents, un même recul devrait, avec letemps, correspondre à une plus grande perte en volume. Cetteobjection serait-elle bien fondée ? Non ; car le travaildes pluies et des cours d’eau, tendant de lui-même, comme nousl’avons dit, vers l’aplanissement complet des surfaces,continuerait à marcher de pair avec l’action des vagues.

« D’autre part, la surface de la terreferme étant de 145 millions de kilomètres carrés, un cercle d’égalesuperficie devrait avoir 6800 kilomètres de rayon. Mais lacirconférence de ce cercle n’aurait que 40 000 kilomètres,c’est-à-dire que la mer aurait, sur le pourtour, cinq fois moins deprise qu’elle n’en a actuellement, grâce aux découpures qui portentà 200 000 kilomètres la longueur des côtes. On peut doncadmettre que, sur notre terre, le travail de l’érosion marinemarche cinq fois plus vite que sur un cercle équivalent. À coupsûr, cette évaluation représente un maximum ; car il estlogique de supposer que, les péninsules étroites une fois rongéespar la mer, le rapport du périmètre à la surface diminuerait deplus en plus, ce qui rendrait l’action des vagues moins efficace.En tout cas, puisque, à raison de 3 centimètres par an, un rayon de6800 kilomètres est condamné à disparaître en 226 600 000ans, le cinquième de ce chiffre, soit environ 45 millions d’années,représenterait le minimum du temps nécessaire pour la destructionde la terre ferme par les vagues marines ; ce serait à peinesupérieur, comme intensité, à la cinquième partie de l’actioncontinentale.

« L’ensemble des actions mécaniquesparaît donc faire perdre chaque année, à la terre ferme, un volumede 12 kilomètres cubes, ce qui, pour un total de 100 millions,amènerait la destruction complète en un peu plus de huit millionsd’années.

« Seulement il s’en faut de beaucoup quenous ayons épuisé l’analyse des phénomènes destructeurs de la massecontinentale. L’eau n’est pas seulement un agent mécanique ;c’est aussi un instrument de dissolution, instrument beaucoup plusactif qu’on ne le croit généralement, en raison de la proportionassez notable d’acide carbonique que contiennent toutes les eaux,soit qu’elles l’empruntent à l’atmosphère, soit qu’elles entrouvent la source dans la décomposition des matières organiques dusol. Ces eaux, qui circulent à travers tous les terrains, s’ychargent de substances qu’elles enlèvent, par une véritable attaquechimique, aux minéraux des roches traversées.

L’eau des fleuves contient, par kilomètrecube, environ 182 tonnes de substances dissoutes. L’ensemble desfleuves apporte chaque année à la mer près de cinq kilomètres cubesde substances dissoutes. Ce ne serait donc plus douze, mais biendix-sept kilomètres cubes, que perdrait chaque année la terreferme, sous les diverses influences qui travaillent à sadestruction. Dès lors, le total de cent millions disparaîtrait, nonplus en huit, mais en un peu moins de six millions d’années.« Encore, messieurs, ce chiffre doit-il subir une atténuationnotable. En effet, il ne faut pas oublier que les sédimentsintroduits dans la mer prennent la place d’une certaine quantitéd’eau et qu’ainsi, de ce chef, le niveau de l’Océan doit s’élever,allant à la rencontre de la plate-forme continentale qui s’abaisse,et dont la disparition finale se trouve accélérée d’autant.

« La mesure de ce mouvement est facile àpréciser. En effet, pour une tranche donnée que perd le plateausupposé uniforme, il faut que la mer s’élève d’une quantité telleque le volume de la couche marine correspondante soit justementégal au volume de sédiments introduit, c’est-à-dire à celui de latranche détruite. Le calcul montre que la perte en volume s’élève,en chiffres ronds, à vingt-quatre kilomètres cubes.

« – Donc nous pouvons conclure, puisque cechiffre de 24 kilomètres cubes est contenu 4 166 666 foisdans celui de 100 millions, qui représente le volume continental,que la seule action des forces actuellement à l’œuvre, si elle secontinuait sans autres mouvements du sol, suffirait pour entraîner,dans quatre millions d’années d’ici environ, la disparition totalede la terre ferme. La mer aura envahi la surface entière duglobe.

« Mais cette disparition du reliefcontinental, si elle peut préoccuper un géologue et un penseur,n’est pas un de ces événements dont nos générations aient às’inquiéter ; ce ne sont ni nos enfants, ni nos arrièrepetits-enfants, qui pourront l’apprécier d’une manière sensible. Sidonc, messieurs, vous voulez bien me permettre de terminer cetteconférence par un mot, un peu… fantaisiste, j’ajouterai que lecomble de la prévoyance serait assurément de construire dèsaujourd’hui une nouvelle arche pour pouvoir échapper auxconséquences de ce futur déluge universel. »

Telle fut la thèse savamment soutenue par lePrésident de la Société géologique de France. Cette expositionlente et calme des actions séculaires des agents naturels, ouvrantun avenir de quatre millions d’années aux espérances de la vieterrestre, avait eu pour résultat de détendre les nerfs surexcitéspar les appréhensions cométaires. L’assistance étaitmerveilleusement calmée. À peine l’orateur fut-il descendu de latribune et eut-il reçu les éloges de ses collègues, que desconversations animées s’échangèrent entre les groupes. Un aird’apaisement moral venait de passer à travers tous les cerveaux. Oncausait de la fin du monde comme de la chute d’un gouvernement oude l’arrivée des hirondelles, sans passion, avec une indifférencecomplètement désintéressée. Un événement, même fatal, reculé àquarante mille siècles, ne nous touche vraiment plus du tout.

Mais le Secrétaire général de l’Académiemétéorologique venait de monter à la tribune, et tout le monde luiprêta aussitôt la plus sympathique attention.

« Mesdames, messieurs,

« Je vais exposer devant vous une théoriediamétralement opposée à celle de mon cher et éminent collègue del’Institut, et appuyée sur des faits d’observation non moins préciset une méthode de raisonnement non moins rigoureuse.

« Oui, messieurs, diamétralementopposée…»

L’orateur, doué d’une excellente vue,s’aperçut que toutes les figures s’assombrissaient.

« … Oh ! fit-il, opposée, non pourle temps que la nature réserve à la vie de l’humanité, mais pour lamanière dont le monde finira ; car, moi aussi, je crois à unavenir de plusieurs millions d’années.

« Seulement, au lieu de voir la terrecontinentale destinée à disparaître sous l’envahissement gradueldes eaux et finir par être entièrement submergée, je la vois aucontraire destinée à mourir de sécheresse.

« J’aurais pu objecter aux études quiprécèdent le fait que, en bien des points, ce n’est pas la mer quigagne sur la terre, mais au contraire le sol qui empiète surl’élément liquide, ici par les sables, les dunes, les cordonslittoraux, là par les apports des fleuves, les deltas, lesatterrissements. Mais je ne veux pas ouvrir entre l’actioncontraire comparée de la mer et de la terre une discussion quipourrait nous entraîner trop loin ; je veux seulement appelerl’attention de l’auditoire sur un fait géologique fort intéressant,c’est que la quantité d’eau qui existe sur le globe diminuegraduellement de siècle en siècle. Un jour il n’y aura plus demers, plus de nuages, plus de pluies, plus de sources, plus d’eau,et la vie végétale comme la vie animale périra, non pas noyée, maispar manque d’eau.

« En effet, à la surface du globe, l’eaudiminue, mers, fleuves, pluies et sources. Sans aller chercher bienloin mes exemples, je vous rappellerai, messieurs, qu’autrefois, aucommencement de la période quaternaire, la place où Paris s’étendactuellement avec ses neuf millions d’habitants, du montSaint-Germain au confluent de la Marne, était presque entièrementoccupée par les eaux, puisque la colline de Passy à Montmartre etau Père-Lachaise, le plateau de Montrouge au Panthéon et àVillejuif et le massif du Mont-Valérien étaient seuls émergésau-dessus de l’immense nappe liquide. Les altitudes de ces plateauxn’ont pas augmenté, il n’y a pas eu de soulèvements ; maisl’eau a diminué. Voici, du reste, ajouta l’orateur en projetant unecarte sur le grand tableau du fond de l’amphithéâtre, voici quelleétait la Seine dans la région de Paris aux tempspréhistoriques.

« Une quantité d’eau, très faible, il estvrai, relativement à l’ensemble, mais non négligeable, pénètre àtravers les profondeurs du sol, soit au-dessous du bassin des mers,par les crevasses, les fissures, les ouvertures dues auxdislocations et aux éruptions sous-marines, soit en pleine terreferme, car toute l’eau des pluies ne rencontre pas en imbibant lesol une couche d’argile imperméable. En général, l’eau de pluieretourne à la mer par les sources, les ruisseaux, les rivières etles fleuves ; mais il faut pour cela qu’elle rencontre un litde terre glaise et qu’elle y coule, suivant les pentes. Lorsqu’iln’y a pas de couche imperméable, elle continue de descendre parinfiltration dans l’écorce poreuse du globe et vient saturer lesroches profondes. C’est ce qu’on appelle l’eau de carrière.

« Cette eau-là est perdue pour lacirculation Elle se combine chimiquement et constitue des hydrates.Si la descente est assez profonde, l’eau atteint une températureassez élevée pour être transformée en vapeur, et telle estl’origine la plus fréquente des volcans et des tremblements deterre. Les fumées volcaniques sont presque entièrement composées devapeur d’eau. Mais, dans l’intérieur du sol comme à l’air libremême, une partie non négligeable des eaux en mouvement dans lacirculation atmosphérique se transforme en hydrates et même enoxydes ; rien ne vaut l’humidité pour produire rapidement larouille. Ainsi fixés, les éléments de l’eau, l’hydrogène etl’oxygène cessent d’être combinés à l’état liquide. Les eauxthermales, d’autre part, ne constituent-elles pas toute unecirculation fluviale intérieure, et ne proviennent-elles pas de lasurface ? Elles n’y retournent guère, pas plus qu’à lamer.

« Soit en se fixant, soit en secombinant, soit en pénétrant les couches profondes du globe, l’eaudiminue donc à la surface de la Terre. Elle descendra de plus enplus à mesure que la chaleur terrestre se dissipera.

« Les puits de chaleur que l’on a creusésdepuis cent ans dans le voisinage des principales villes du monde,et qui donnent gratuitement la chaleur nécessaire aux usagesdomestiques, s’épuiseront avec la diminution de la températureintérieure. Le jour viendra où la Terre sera refroidie jusqu’à soncentre, et ce jour coïncidera avec la disparition presque totaledes eaux.

« Il semble, du reste, messieurs, que telsoit le sort des divers corps célestes de notre système solaire.Notre voisine la Lune, dont le volume et la masse sont fortinférieurs au volume et à la masse de la Terre, s’est refroidieplus rapidement et a parcouru plus vite les phases de sa vieastrale ses anciennes mers, sur lesquelles on reconnaît encoreaujourd’hui les vestiges irrécusables de l’action des eaux, sontentièrement desséchées ; on n’y remarque jamais aucune sorted’évaporation, aucun nuage, de même que le spectroscope n’ydécouvre aucune trace de vapeur d’eau. Plaines arides, rochersdéserts, cirques desséchés. D’un autre côté, la planète Mars,également plus petite que la Terre, est sans contredit plus avancéeaussi dans sa carrière, et l’on constate qu’elle ne possède plus unseul océan digne de ce titre, mais seulement des méditerranées demédiocre étendue, peu profondes, reliées entre elles par, descanaux. Qu’il y ait moins d’eau sur Mars que sur la Terre, c’est unfait constaté par l’observation ; les nuages y sont égalementbeaucoup plus rares et l’atmosphère y est plus sèche ; lesphénomènes d’évaporation et de condensation s’y effectuent plusrapidement qu’ici ; les neiges polaires montrent, suivant lessaisons, une variation beaucoup plus étendue que les neigesterrestres. D’autre part encore, la planète Vénus, plus jeune quela Terre, est entourée d’une immense atmosphère constamment chargéede nuages. Quant à l’immense Jupiter, il est encore au début de savie : nous n’y voyons pour ainsi dire que des vapeurs et desnuées. Ainsi, les quatre mondes que nous connaissons le mieuxconfirment chacun de son côté l’observation terrestre de ladiminution séculaire des eaux.

« Je suis fort heureux de faireremarquer, à ce propos, que la thèse du nivellement généralsoutenue par mon savant confrère reçoit un grand appui de l’étatactuel de la planète Mars. L’éminent géologue nous disait tout àl’heure que, par suite de l’œuvre séculaire des fleuves, desplaines presque horizontales devront marquer dans l’avenir lerelief final de la terre ferme. C’est ce qui est déjà arrivé pourMars. Les plages voisines de la mer sont si unies qu’elles sontfréquemment et facilement inondées, comme tout le monde le sait.D’une saison à l’autre, des centaines de milliers de kilomètrescarrés sont tour à tour secs ou submergés par une faible épaisseurd’eau. C’est ce qu’on observe notamment sur les plages orientalesde la mer du Sablier. Sur la Lune, pourtant, le nivellement n’a pasété fait. Le temps aura manqué, et il n’y aura plus eu ni eaux nivents avant sa consommation. D’ailleurs, la pesanteur y est presquesans action.

« Il est donc certain que, tout ensubissant de siècle en siècle un nivellement fatal, comme l’a sicomplètement exposé mon éminent confrère, la Terre subit en mêmetemps une diminution graduelle dans la quantité d’eau qu’ellepossède. Selon toute apparence, cette diminution marcheparallèlement avec le nivellement. À mesure que le globe perdra sachaleur interne et se refroidira, il subira sans doute le sort dela Lune et se crevassera. L’extinction absolue de la chaleurterrestre aura pour résultat d’opérer des retraits, de produire desvides dans l’intérieur, et l’eau des océans s’écoulera dans cesvides, sans être transformée en vapeur, et sera soit absorbée, soitcombinée avec les roches métalliques, à l’état d’hydrate d’oxyde defer. La quantité d’eau diminuera indéfiniment jusqu’à sadisparition peut-être totale. Les végétaux manqueront de leurélément essentiel, se transformeront, mais finiront par dépérir.Les espèces animales se transformeront également ; mais il yaura toujours des herbivores et des carnivores, et les premiersdisparaîtront d’abord graduellement, entraînant la mort inévitabledes autres, jusqu’à ce qu’enfin l’espèce humaine elle-même, malgréses transformations, meure de faim et de soif, sur le flanc de laterre desséchée.

« Par conséquent, messieurs, nous pouvonsconclure que la fin du monde n’arrivera point par un nouveaudéluge, mais par la diminution de l’eau. Sans eau, la vie terrestreest impossible. L’eau constitue la partie essentielle de tous lescorps vivants. Le corps humain lui-même en est formé, dans l’énormeproportion de 70 pour 100. Sans eau, il ne peut exister ni plantesni animaux. Soit â l’état liquide, soit à l’état de vapeur, c’estelle qui régit toute la vie terrestre. Sa suppression équivaut à unarrêt de mort. Et cet arrêt, la nature nous l’infligera… dans unedizaine de millions d’années. J’ajoute que le nivellement ne serapas terminé auparavant. M. le Président de la Sociétégéologique de France a pris soin lui-même de faire remarquer queses quatre millions d’années s’appliquent à l’hypothèse que lescauses actuelles de destruction de la terre ferme agiraienttoujours dans la même mesure qu’aujourd’hui, sans que rien vintjamais troubler leur action, et, d’autre part, il enseigne lui-mêmeque les manifestations de l’énergie intérieure ne peuvent pascesser dès aujourd’hui. Des soulèvements s’observeront longtempsencore ici et là, et, les accroissements continentaux par lesdeltas, les îles volcaniques et madréporiques, etc., se ferontlongtemps encore. La période indiquée ne représentait donc qu’unminimum. »

Ainsi parla le Secrétaire général del’Académie météorologique. L’auditoire avait écouté ces deuxplaidoyers avec l’attention la plus soutenue, et manifestaitd’ailleurs par son attitude qu’il était pleinement rassuré sur lesort actuel de la Terre il semblait même avoir complètement oubliéla comète.

« La parole est à Mademoiselle lachéfesse du bureau des Calculs de l’Observatoire. » À cetteinvitation, la jeune lauréate de l’Institut avec laquelle nousavons fait connaissance au début de ce livre se dirigea vers latribune.

« Mes deux savants collègues, fit-elle,sans exorde superflu, ont raison tous les deux, puisque d’une partil est incontestable que les agents météoriques, aidés par lapesanteur, nivellent insensiblement le globe terrestre, dontl’écorce s’épaissit et se solidifie de plus en plus, et que d’autrepart la quantité d’eau diminue de siècle en siècle à la surface denotre planète. Ce sont là deux points que la science peutconsidérer comme acquis. Mais, messieurs, il me semble pourtant quela fin du monde n’aura pour cause ni la submersion des continentsni le manque d’eau pour l’entretien de la vie des plantes et desanimaux. »

Cette nouvelle déclaration, cette annonced’une troisième hypothèse, parut frapper l’auditoire d’unétonnement voisin de la stupéfaction.

« Et je ne crois pas davantage, se hâtad’ajouter l’élégante oratrice, que ce soit la comète qui se chargede la catastrophe finale ; car je pense, avec mes deuxéminents prédécesseurs à cette tribune, que les mondes ne meurentpas d’accident, mais de vieillesse.

« Oui, sans doute, messieurs,continua-t-elle, l’eau diminuera, et peut-être finira-t-elle même,par disparaître entièrement ; mais ce n’est pas ce manqued’eau en lui-même qui amènera la fin des choses, ce sera saconséquence climatologique… La diminution de la vapeur d’eau dansl’atmosphère amènera le refroidissement général, et mes étudesm’ont amené à la conclusion que c’est par le froid que l’humanitépérira.

Je n’apprendrai à personne ici quel’atmosphère terrestre respirable est composée de 79 pour 100d’azote, de 20 pour 100 d’oxygène, et que le centième restant estformé par la vapeur d’eau pour un quart de centième environ, parl’acide carbonique pour 3 dix millièmes, par de l’ozone ou oxygèneélectrisé, de l’ammoniaque, de l’hydrogène et quelques autres gazen quantité infiniment petite. L’azote et l’oxygène forment donc 99centièmes, et la vapeur d’eau le quart du centième restant.

« Mais, messieurs, au point de vue de lavie végétale, animale et humaine, ce quart de centième de vapeurd’eau est de la plus haute importance, et je ne crains pasd’affirmer que, en ce qui concerne la température et le climat,cette petite quantité de vapeur d’eau est plus essentielle que toutle reste de l’atmosphère ! Et d’ailleurs, messieurs, nesont-ce pas souvent les plus petites choses qui mènent lemonde ?

« Les ondes de chaleur qui arrivent duSoleil à la Terre, qui échauffent le sol et qui en émanent ensuitepour se répandre dans l’espace en traversant l’atmosphère, seheurtent au passage contre les atomes d’oxygène et d’azote, etcontre les molécules de vapeur d’eau disséminées dans l’air. Cesmolécules sont si clairsemées (puisqu’elles ne représentent pas envolume la centième partie de l’espace occupé par les autres) quel’on pourrait croire que, si de la chaleur est conservée, c’estplutôt par l’azote et l’oxygène que par la vapeur d’eau. En effet,si nous considérons les atomes en particulier, nous voyons que pour200 d’oxygène et d’azote il y en a à peine 1 de vapeur aqueuse. Ehbien ! ce seul atome a quatre-vingts fois plus d’énergie, plusde valeur effective pour conserver la chaleur rayonnante, que les200 d’oxygène et d’azote ! Par conséquent, une molécule devapeur d’eau est seize mille fois plus efficace qu’une moléculed’air sec pour absorber la chaleur – comme pour la rayonner – carles deux pouvoirs sont réciproques et proportionnels. Diminuez dansune forte proportion ces molécules invisibles de la vapeur d’eau,et la Terre devient immédiatement inhabitable malgrél’oxygène : toutes les contrées, même l’équateur et lestropiques, perdent soudain la chaleur qui les fait vivre, et sontcondamnées au climat des hautes montagnes où sévissent des frimaséternels ; au lieu des plantes luxuriantes, des fleurs et desfruits, des oiseaux et des nids, de la vie qui pullule sur le globeet dans les eaux, au lieu des ruisseaux gazouillants, des limpidesrivières, des lacs et des mers, nous n’avons plus autour de nousque des glaces immobiles au sein d’un immense désert… Et quand jedis nous, mesdames, vous m’entendez, nous ne resterions paslongtemps là pour le voir, car notre sang lui-même se figerait dansnos artères et dans nos veines, et tous les cœurs humains auraientbientôt cessé de battre. Voilà quelles seraient les conséquences dela suppression de la vapeur aqueuse qui, répandue dans notreatmosphère, agit comme une serre protectrice et bienfaisante pourla vie terrestre tout entière.

« Les principes de la thermodynamiquedémontrent que la température de l’espace est de 273 degrésau-dessous de zéro. C’est là, messieurs, le froid plus que glacialau milieu duquel notre planète s’endormira, lorsqu’elle sera privéedu voile aérien qui l’enveloppe si chaudement aujourd’hui de sonduvet protecteur.

« C’est là le sort réservé à la Terre parla diminution graduelle de l’eau qui existe à sa surface. Cettemort par le froid est inévitable, si notre séjour dure assezlongtemps pour l’attendre.

« Une telle fin est d’autant pluscertaine que ce n’est pas seulement la vapeur d’eau qui diminue,mais encore les autres éléments de l’air, l’oxygène et l’azote, enun mot l’atmosphère tout entière. L’oxygène se fixe insensiblementpar tous les oxydes qui se forment perpétuellement à la surface duglobe ; l’azote se fixe par les plantes et les terres, et neretourne pas intégralement à l’état gazeux ; l’atmosphèrepénètre, par sa pression, les océans et les continents, et descend,elle aussi, dans les régions souterraines. Peu à peu, de siècle ensiècle, l’atmosphère diminue. Autrefois, durant la périodeprimaire, par exemple, elle était immense, les eaux couvraientpresque entièrement le globe, les premiers soulèvements granitiquesémergeaient seuls de l’océan universel et l’atmosphère étaitimprégnée d’une quantité de vapeur d’eau incomparablementsupérieure à celle des temps modernes. C’est ce qui explique lahaute température de ces époques disparues, lorsque les plantestropicales de nos jours, les fougères arborescentes, ainsi que lescalamites, les équisétacées, les sigillaires, les lépidodendrons,croissaient en opulentes forêts aux pôles aussi bien qu’àl’équateur. Aujourd’hui, l’atmosphère et la vapeur d’eau ontconsidérablement diminué. Dans l’avenir, elles sont destinées àdisparaître. Sur Jupiter, qui en est encore à son époque primaire,l’atmosphère est immense et pleine de vapeurs. Sur la Lune, ilsemble bien qu’il n’y ait presque plus d’atmosphère du tout ;aussi sa température est-elle constamment inférieure à la glace,même en plein soleil. Sur Mars, l’atmosphère est sensiblement plusraréfiée que la nôtre. Sur notre planète, dans l’avenir, lamisérable race humaine périra par le froid.

« Quant au temps nécessaire pour amenerle règne du froid causé par la diminution de l’atmosphère aqueusequi enveloppe le globe, j’adopterais aussi les dix millionsd’années calculées par l’orateur qui m’a précédé.

« Telles sont, mesdames, les étapes quela nature parait avoir tracées à la marche vitale des mondes, dumoins dans le système planétaire auquel nous appartenons. Jeconclus donc que la Terre aura le sort de la Lune et finira par lefroid, lorsqu’elle sera dépouillée de la robe aérienne qui lagarantit actuellement de la déperdition perpétuelle de la chaleurqu’elle reçoit du Soleil.

Le Chancelier de l’Académie colombienne,arrivé le jour même de Bogota, en aéronef électrique, pour assisterà ces discussions, demanda la parole.

On savait qu’il avait fondé à l’équateur même,et à trois mille mètres d’altitude, un observatoire dominant laplanète entière, d’où l’on voyait à la fois les deux pôles du ciel,et l’on se souvenait que, en témoignage de sa sympathie pour laFrance, il avait donné à ce temple d’Uranie le nom d’un astronomefrançais qui avait consacré sa vie entière à étudier les autresmondes, à les faire connaître aux consciences éclairées et àétablir le rôle souverain de l’astronomie en toute doctrinephilosophique ou religieuse. On connaissait depuis longtemps sarenommée universelle, et on l’écouta avec une attention toutespéciale.

« Messieurs, fit-il, à peine monté à latribune, nous avons entendu, dans ces deux séances, admirablementrésumées, les curieuses théories que la science moderne est endroit d’offrir à l’esprit humain sur les diverses manières dontnotre monde terrestre pourra finir. L’embrasement de l’atmosphèreou l’asphyxie de nos poumons, causés par la rencontre de la comètequi approche avec rapidité ; ou bien, pour un avenir lointain,la submersion des continents due à leur descente générale au fonddes mers ; le dessèchement de la Terre et de l’atmosphère parla diminution graduelle de l’eau ; et enfin le refroidissementde notre malheureuse planète vieillie à l’état de lune caduque etglacée. Voilà, si je ne me trompe, cinq sortes, de finspossibles.

« M. le Directeur de l’Observatoirea dit qu’il ne croyait pas aux premières fins, et que, pour lui, larencontre de la comète sera à peu près inoffensive. Je suisabsolument du même avis, et je désire ajouter maintenant qu’aprèsavoir attentivement écouté les très savantes dissertations de meséminents collègues, je ne crois pas non plus aux trois autres.

« Mesdames, continua l’astronomecolombien, vous savez comme nous que rien n’est éternel… Toutchange au sein de l’immense nature. Les bourgeons du printempss’épanouissent en fleurs, les fleurs se transforment en fruits, lesgénérations se succèdent et la vie accomplit son œuvre. Le monde oùnous sommes finira donc, de même qu’il a commencé. Mais, à mon avisdu moins, ce n’est ni la comète, ni l’eau, ni l’absence d’eau quiamèneront son agonie. Le problème gît tout entier, me semble-t-il,dans le dernier mot de l’allocution si remarquable qui vient d’êtreprononcée par notre gracieuse collègue Mademoiselle la chéfesse dubureau des Calculs.

« Oui, le SOLEIL, tout est là.

« La vie terrestre est suspendue auxrayons du Soleil. Que dis-je ? elle n’est qu’unetransformation de la chaleur solaire. C’est le Soleil quientretient l’eau à l’état liquide et l’air à l’état gazeux ;sans lui tout serait solide et mort ; c’est lui qui vaporisel’eau des mers, des lacs, des fleuves, des terres humides, formeles nuages, donne naissance, aux vents, dirige les pluies, régit laféconde circulation des eaux ; c’est grâce à la lumière et àla chaleur solaires que les plantes s’assimilent le charbon contenudans l’acide carbonique de l’air : pour séparer l’oxygène ducarbone et retenir celui-ci, la plante effectue un immensetravail ; la fraîcheur des forêts a pour cause cetteconversion de la chaleur solaire en travail végétal, jointe àl’ombre des arbres au puissant feuillage ; le bois qui nouschauffe dans l’âtre ne fait que rendre la chaleur solaireemmagasinée, et, lorsque nous brûlons du gaz ou de la houille, nousremettons aujourd’hui en liberté les rayons du soleil emprisonnésdepuis des millions d’années dans les forêts de l’époque primaire.L’électricité elle-même n’est que la transformation du travail dontle Soleil est la source première. C’est donc le Soleil qui murmuredans la source, qui souffle dans le vent, qui gémit dans latempête, qui fleurit dans la rose, qui gazouille dans le rossignol,qui étincelle dans l’éclair, qui tonne dans l’orage, qui chante ouqui gronde dans toutes les symphonies de la nature.

« Ainsi, la chaleur solaire se transformeen courants d’air ou d’eau, en puissance expansive des gaz et desvapeurs, en électricité, en bois, en fleurs, en fruits, en forcemusculaire ; aussi longtemps que cet astre brillant pourranous fournir une chaleur suffisante, la durée du monde et de la vieest assurée.

« La chaleur du Soleil a trèsprobablement pour cause la condensation de la nébuleuse qui a donnénaissance à l’astre central de notre système ; cettetransformation du mouvement a dû produire 28 millions de degréscentigrades : vous savez, messieurs, qu’un kilogramme dehouille tombant sur le Soleil d’une distance infinie produirait parson choc six mille fois plus de chaleur que n’en donnerait sacombustion. Au taux de la radiation actuelle, la provision dechaleur solaire représente le rayonnement de l’astre pendant 22millions d’années, et il est fort probable qu’il brûle depuisbeaucoup plus longtemps, car rien ne prouve que les éléments de lanébuleuse aient été absolument froids ; au contraire, ilsportaient déjà en eux-mêmes une véritable provision de chaleur.L’astre du jour ne parait avoir rien perdu de sa hautetempérature ; il continue de se condenser, et cettecondensation peut réparer les pertes de la radiation.

« Cependant tout a une fin. Si le Soleil,en continuant de se condenser, arrivait un jour à la densité de laTerre, cette condensation produirait une nouvelle quantité dechaleur suffisante pour maintenir encore pendant 17 millionsd’années la même intensité de calorique qui entretient actuellementla vie terrestre, et ce terme peut être prolongé en admettant unediminution dans le taux de la radiation, une chute de météorestombant sur l’astre dévorant, et une condensation continuée au delàde la densité terrestre. Mais, aussi loin que nous reculions ceterme, il arrivera fatalement. Les soleils qui s’éteignent dans lescieux sont autant d’exemples anticipés du sort réservé à celui quinous éclaire. Déjà, d’ailleurs, en certaines années il se couvre detaches immenses.

« Mais qui pourrait dire si d’ici àdix-sept, vingt, trente millions d’années ou davantage lesmerveilleuses facultés d’adaptation que la physiologie et lapaléontologie ont découvertes dans toutes les espèces animales etvégétales ne conduiront pas l’espèce humaine, de stage en stage, dedegré en degré, à un état de perfection physique et intellectuelleautant supérieur à notre état actuel que celui-ci l’est àl’iguanodon, au stégosaure ou au compsonote des époques géologiquesdisparues ? Qui sait si nos squelettes fossiles ne paraîtrontpas à nos successeurs aussi monstrueux que ceux desdinosauriens ? Peut-être alors la stabilité de la températurefera-t-elle douter qu’une race vraiment intelligente ait étécontemporaine d’une époque soumise comme la nôtre aux sautsinsensés du thermomètre et aux variations fantastiques de l’état duciel qui caractérisent vos burlesques saisons. Et qui sait siplusieurs fois d’ici là quelque immense révolution du globe,quelque transformation générale, n’ensevelira pas le passé en denouvelles couches géologiques pour reconstituer une nouvelle ère,de nouvelles périodes, quinquennaire, sexennaire, tout à faitdifférentes des précédentes ?

« Ce qui est certain, c’est que le Soleilfinira par perdre sa chaleur ; sa masse se condense et seresserre, sa fluidité diminue. Il arrivera une époque où lacirculation qui alimente la photosphère et qui régularise saradiation en y faisant participer l’énorme masse presque entièresera gênée et commencera à se ralentir. Alors la radiation delumière et de chaleur diminuera, la vie végétale et animale seresserrera de plus en plus vers l’équateur terrestre. Quand cettecirculation aura cessé, la brillante photosphère sera remplacée parune croûte opaque et obscure qui supprimera toute radiationlumineuse. Le Soleil deviendra un boulet rouge sombre, puis unboulet noir, et la nuit sera éternelle. La Lune, qui ne brille quepar la lumière solaire réfléchie, n’éclairera plus les nuitssolitaires. Notre planète ne recevra plus que la lumière desétoiles. La chaleur solaire étant éteinte, l’atmosphère demeureraen un calme absolu, sans qu’aucun vent puisse souffler d’aucunedirection. Si les mers existent encore, elles seront solidifiéespar le froid ; aucune évaporation ne viendra former de nuages,aucune pluie ne tombera plus, aucune source ne coulera plus.Peut-être les derniers spasmes d’un flambeau à l’agonie, comme onle voit dans les étoiles prêtes à s’éteindre, peut-être undéveloppement accidentel de chaleur, dû à quelque affaissement dela croûte solaire, réveilleront-ils un instant le vieux soleil desanciens jours, mais ce ne seraient encore là que les symptômes dela lin dernière.

«Et la Terre, boulet noir, cimetière glacé,continuera de tourner autour du Soleil noir, et de voguer dans lanuit, infinie, emportée avec tout le système solaire dans l’abîmeimmense. C’est l’extinction du Soleil qui aura amené la mort de laTerre… dans une vingtaine de millions d’années, ou même plus tard…le double, peut-être. »

L’orateur s’arrêta, et se préparait àdescendre de la tribune, quand le Directeur des Beaux-Arts demandala parole :

« Messieurs, dit-il de sa place, si j’aibien compris, la fin du monde arrivera probablement par le froid,et seulement dans plusieurs millions d’années. Si donc un peintredevait représenter la dernière scène, il devrait couvrir la Terrede glaciers et de squelettes…

–Pas précisément, répliqua le Chanceliercolombien. Ce n’est pas le froid qui est la cause première desglaciers, c’est… la chaleur.

« Si le Soleil n’évaporait pas l’eau desmers, aucun nuage ne se produirait et, sans l’astre du jour, il n’yaurait non plus aucune sorte de vent. Pour fabriquer des glaciers,il faut d’abord un soleil qui vaporise l’eau et la transporte àl’état de nuage, et ensuite un condenseur. Vous savez que chaquekilogramme de vapeur produite représente une quantité de chaleursolaire suffisante pour élever 5 kilogrammes de fonte de fer à sonpoint de fusion (1110 degrés) ! En affaiblissant suffisammentl’action du Soleil, nous tarissons la source des glaciers.

« Ainsi, ce n’est ni de la neige, ni desglaciers qui enseveliront la Terre ; mais ce qui restera, dela mer sera gelé, il n’y aura plus depuis longtemps ni fleuves nirivières, et tout, mouvement atmosphérique sera arrêté.

« À moins pourtant que le Soleil n’aitsubi, avant de rendre le dernier soupir, l’un des spasmes dont nousparlions tout à l’heure, n’ait fondu les glaces endormies, n’aitproduit de nouveau des nuages et des courants aériens, n’aitréveillé les sources, les ruisseaux et les rivières, et, aprèscette période de perfide réveil, ne soit subitement retombé dans laléthargie. Ce serait un jour sans lendemain. »

Une nouvelle voix, partie du centre del’hémicycle, se fit entendre. C’était celle d’un électriciencélèbre.

« Toutes ces causes de mort par le froid,fit-il, sont plausibles ; mais la fin du monde par lefeu ? On n’en a parlé qu’à propos de la rencontre cométaire.Elle pourrait arriver autrement.

« Sans parler de l’effondrement possibledes continents dans le feu central, amené par un tremblement deterre général ou quelque dislocation formidable des assises de laterre ferme, il me semble qu’une volonté suprême suffirait, sansaucun choc, pour arrêter le mouvement de notre planète dans soncours et transformer ce mouvement en chaleur.

– Une volonté ? interrompit une autrevoix. Mais la science positive n’admet pas de miracle dans lanature.

Ni moi non plus, répéta l’électricien. Quandje dis volonté, je veux dire force idéale et invisible. Jem’explique.

Le globe terrestre vole dans l’espace avec unevitesse de 106 000 kilomètres à l’heure ou 29 460 mètrespar seconde. Si quelque Soleil, brillant ou obscur, chaud ou froid,arrivait du fond de l’espace de manière à former avec notre Soleilune sorte de couple électro-dynamique et à placer notre planète.sur cette ligne de force en agissant sur elle comme un frein ;si, en un mot, par une cause quelconque, la Terre était subitementarrêtée dans son cours, son mouvement de masse se transformerait enmouvement moléculaire, et notre planète se trouverait subitementélevée à un tel degré de chaleur qu’elle serait à peu près toutentière réduite en vapeur…

– Il me semble, ajouta de sa place leDirecteur de l’Observatoire du Mont-Blanc, que la Terre pourraitencore mourir par le feu autrement. Nous avons observé naguère dansle ciel une étoile temporaire qui est, passée en quelques semainesdu seizième ordre d’éclat au quatrième. Ce lointain Soleil étaitdevenu subitement cinquante mille fois plus lumineux et pluschaud ! oui, cinquante mille fois ! Si pareil sortarrivait à notre Soleil, rien de vivant ne resterait sur notreplanète. Tout serait rapidement incendié, consumé, desséché ouvaporisé, planètes, animaux, race humaine avec ses œuvres.

« D’après l’analyse spectrale de lalumière émise pendant cette conflagration, il est probable que lacause de cette subite exaltation était due à l’arrivée de ce Soleilet de son système dans une sorte de nébuleuse. Notre Soleil voguelui-même avec une grande vitesse vers la constellation d’Hercule etpourrait fort bien nous ménager quelque jour une rencontre de cegenre. On pourrait donc aussi mourir de chaleur et desécheresse ! La Terre deviendrait en quelques jours un désertbrûlant, aride et desséché, où l’on ne pourrait plus respirer quel’atmosphère d’une fournaise.»

«Messieurs, fit en se levant, le Directeur del’Observatoire de Paris, voulez-vous me permettre de résumer enquelques mots ces intéressantes dissertations sur ce grand problèmede la fin du monde ?

« D’après tout ce que nous venonsd’entendre, notre planète n’aura vraiment que l’embarras du choixpour en finir avec la vie. Je ne crois pas plus que tantôt au périlapporté par la comète actuelle. Mais il faut avouer que, au pointde vue astronomique seul, ce pauvre globe errant est exposé à plusd’un piège. L’enfant qui naît en ce monde et qui est destiné àdevenir homme ou femme peut être comparé à un individu qui seraitplacé à l’entrée d’une rue assez étroite, dans le genre de ces ruespittoresques et arquebusières du seizième siècle, bordée de maisonsdont chaque fenêtre serait occupée par un chasseur armé d’un de cesjolis fusils-revolvers du siècle dernier. Il s’agit pour cetindividu de parcourir cette rue dans toute sa longueur et d’éviterla fusillade dirigée sur lui presque à bout portant. Toutes lesmaladies sont là qui nous menacent et nous guettent : ladentition, les convulsions, le croupi, la méningite, la rougeole,la petite vérole, la fièvre typhoïde, la pneumonie, l’entérite, lafièvre cérébrale, l’anévrisme, la phtisie, le diabète, l’apoplexie,le choléra, l’influenza, etc, etc. ; je veux en oublier plusd’une que nos auditeurs et nos auditrices n’auront pas de peine àadjoindre à cette énumération de premier jet. Notre infortunévoyageur arrivera-t-il sain et sauf au bout de la rue ? S’il yarrive, … ce sera pour y mourir tout de même.

« Notre planète court ainsi dans sa ruesolaire, avec une vitesse de plus de cent mille kilomètres àl’heure, et le Soleil l’emporte en même temps avec ses sœurs versla constellation d’Hercule. En résumant ce qui vient d’être dit et,en rappelant ce qui peut avoir été oublié : elle peutrencontrer une comète dix ou vingt fois plus grosse qu’elle,composée de gaz délétères qui empoisonneraient notre atmosphèrerespirable. Elle peut rencontrer un essaim d’uranolithes quiferaient sur elles l’effet d’une décharge de plomb sur unealouette. Elle peut rencontrer sur son chemin un boulet invisiblebeaucoup plus gros qu’elle, et dont le choc suffirait pour laréduire en vapeur. Elle peut rencontrer un Soleil qui laconsumerait instantanément, comme une fournaise dans laquelle onjette une pomme. Elle peut être prise dans un système de forcesélectriques qui exercerait l’action d’un frein sur ses onzemouvements et qui la fondrait ou la ferait flamber comme un fil deplatine sous l’action d’un double courant. Elle peut perdrel’oxygène qui nous fait vivre. Elle peut éclater comme le couvercled’un volcan. Elle peut s’effondrer en un immense tremblement deterre. Elle peut abîmer sa surface au-dessous des eaux et subir unnouveau déluge plus universel que le dernier. Elle peut, aucontraire, perdre toute l’eau qui constitue l’élément essentiel deson organisation vitale. Elle peut être attirée par le passage d’uncorps céleste qui la détacherait du Soleil et la jetterait dans lesabîmes glacés de l’espace. Elle peut être emportée par le Soleillui-même, devenu satellite d’un nouveau Soleil prépondérant etprise dans l’engrenage d’un système d’étoile double. Elle peutperdre, non seulement les derniers restes de sa chaleur interne,qui n’ont plus d’action à sa surface, mais encore l’enveloppeprotectrice qui maintient sa température vitale. Elle peut un beaujour n’être plus éclairée, échauffée, fécondée par le Soleilobscurci ou refroidi. Elle peut, au contraire, être grillée par undécuplement subit de la chaleur solaire analogue à ce qui a étéobservé clans les étoiles temporaires. Elle peut… Mais, messieurs,n’épuisons pas toutes les causes d’accidents ou de maladiesmortelles et laissons-en l’énumération facile aux soins deMM. les géologues, les paléontologues, les météorologistes,les physiciens, les chimistes, les biologistes, les médecins, lesbotanistes et même les vétérinaires, attendu qu’une épidémie bienétablie, ou l’arrivée invisible d’une nouvelle armée de microbesconvenablement morbifiques, pourrait suffire pour détruirel’humanité et les principales espèces animales et végétales, sansamener pour cela le moindre dommage astronomique à la planèteproprement dite. Elle n’a donc vraiment que l’embarras du choix.Fontenelle disait : « Chacun se tourmente de mourir,mais, en définitive, tout le monde s’en tire. » Il en sera demême pour notre planète. Mais ce n’est pas la comète actuelle quila tuera. Je partage l’opinion de notre jeune et savante chéfessedu bureau des Calculs : la diminution de la vapeur d’eau del’atmosphère précédera l’extinction du Soleil et la vie terrestres’éteindra par l’absence d’eau et par le froid. Ce sera lafin. »

Au moment même où l’orateur venait deprononcer ces dernières paroles, on entendit tomber subitement duplafond une voix étrange qui paraissait venir des profondeurs del’espace… Mais peut-être est-il utile de donner ici quelques motsd’explication.

Les Observatoires établis sur les plus hautesmontagnes du globe étaient, avons-nous dit, reliés téléphoniquementavec l’Observatoire de Paris, et les téléphones d’arrivée parlaientà distance, sans qu’on eût besoin de placer aucun appareilrécepteur contre l’oreille. Le lecteur se souvient sans doute qu’àla fin de la séance précédente on avait apporté un phonogramme dumont Gaorisankar annonçant un message photophonique des habitantsde Mars, que l’on allait immédiatement déchiffrer. Commel’interprétation de ce document n’avait pas encore été reçue aumoment de l’ouverture de la seconde séance, l’administration desCommunications électriques avait mis l’Institut en rapport avecl’Observatoire, et un téléphonoscope avait été suspendu au dôme del’amphithéâtre au moment même de l’ouverture des portes.

Tombant d’en haut, la voix disait :

« Les astronomes de la ville équatorialede Mars préviennent les habitants de la Terre que la comètearrivera directement sur eux avec une vitesse égale à presque ledouble de la vitesse orbitale de Mars. Mouvement transformé enchaleur et chaleur en électricité. Orage magnétique intense.S’éloigner de l’Italie. »

La voix s’arrêta au milieu du silence et del’effarement de tous les esprits, à l’exception de quelquessceptiques encore ; car l’un d’eux, directeur du journal laJoyeuse Critique, braquant un monocle sur son œil droit, s’étaitlevé de la tribune des reporters et avait crié d’une voixretentissante :

« Je crains, vénérables savants, quel’Institut ne soit dupe d’une bonne farce. On ne me fera jamaiscroire que les habitants de Mars – en admettant même qu’ilsexistent et nous envoient vraiment des avis – connaissent l’Italiepar son nom. Pour ma part, je doute qu’aucun d’eux ait lu lesCommentaires de César ou l’Histoire des papes, d’autant plusque… »

Soudain, l’orateur, qui commençait à se lancerdans un intéressant dithyrambe, fut arrêté par l’extinction subitede l’électricité. La salle se trouva plongée dans l’obscurité, àl’exception d’un grand tableau lumineux au plafond. La voix ajoutaquatre mots : « Voici la dépêche martienne », etaussitôt on vit apparaître les signes suivants sur la plaque dutéléphonoscope :

Comme on ne pouvait examiner cette dépêche auplafond qu’en tenant la tête élevée dans une position extrêmement,fatigante, le Président fit entendre une sonnerie, un appariteurarriva et à l’aide d’un appareil, de projection et d’un miroirtransporta ces hiéroglyphes sur l’écran tendu derrière le Bureau del’assemblée. De cette façon, tous les yeux eurent devant eux lacommunication céleste et purent l’analyser à leur aise.

Analyse facile, d’ailleurs, car rien n’était,plus simple que sa lecture. La figure de la comète se dénonced’elle-même. La flèche indique son mouvement vers un corps célestequi, vu de Mars, offre des phases, mais a des rayons comme uneétoile : c’est la Terre, et il est tout naturel que leshabitants de Mars la représentent sous cet aspect ; car leursyeux, s’étant formés dans un milieu moins lumineux que le nôtre,sont un peu plus sensibles et distinguent les phases de la Terre,d’autant mieux que leur atmosphère est raréfiée et transparente(les phases de Vénus sont pour nous juste à la limite de lavisibilité). On voit ensuite le globe de Mars vu du côté de la merdu Sablier, la plus caractéristique de la géographie martienne, etle trait qui le traverse indique pour la vitesse de la comète unevitesse égale au double environ de la vitesse orbitale de Mars, unpeu moins. Les flammes indiquent la transformation du mouvement enchaleur ; l’aurore boréale et les éclairs qui la suivent, latransformation en électricité et en force magnétique. Enfin, onreconnaît la botte de l’Italie, visible d’ailleurs de la distancede Mars, et l’aspect signale le point menacé, d’après leurscalculs, par l’un des éléments les plus dangereux du noyau de lacomète, en même temps que quatre flèches irradiant vers les quatrepoints cardinaux paraissent donner le conseil de s’éloigner dupoint menacé.

Le message photophonique des Martiens étaitplus long et plus compliqué. Déjà les astronomes du Gaorisankar enavaient reçu plusieurs et avaient appris qu’ils étaient envoyésd’un centre intellectuel et scientifique très important de la zoneéquatoriale de Mars, non loin de la baie du Méridien. Ce derniermessage était le plus grave et se résumait d’ailleurs dansl’interprétation précédente. Le reste ne fut pas transmis. Il étaitplus obscur et sa traduction n’était pas sûre.

Le Président agita la sonnette. Il devait, eneffet, donner une péroraison à la séance, une conclusion à tout ceque l’on venait d’entendre.

« Messieurs, fit-il, la dernière dépêchedu Gaorisankar vous frappe à juste titre. Il semble bien que leshabitants de Mars soient plus avancés que nous dans les sciences,ce qui n’aurait rien de surprenant puisqu’ils sont beaucoup plusanciens que nous et que le progrès a déjà eu là des sièclesinnombrables pour se développer. D’ailleurs, leur organisation peutêtre plus parfaite que la nôtre ; ils peuvent avoir demeilleurs yeux, des instruments plus perçants, et des facultésintellectuelles transcendantes. Nous constatons d’autre part queleurs calculs s’accordent avec les nôtres quant à larencontre ; mais ils sont plus précis puisqu’ils désignent lepoint du globe qui sera le plus violemment frappé. Le conseil des’éloigner de l’Italie peut donc être suivi, et je vaisimmédiatement le téléphoner au pape qui, en ce moment même, yréunit tous les évêques de la chrétienté.

« Ainsi, la comète va rencontrer laTerre, et nul ne peut encore prévoir ce qui en adviendra. Mais,selon toute probabilité, la commotion sera partielle, et la fin dumonde n’en sera pas la conséquence. L’oxyde de carbone, sans doute,ne pénétrera pas les couches respirables de notre atmosphère. Il yaura toutefois un énorme développement de chaleur.

« Quant à la fin réelle du monde, desdiverses hypothèses qui nous permettent dès aujourd’hui de laprésager, la plus probable est celle qui vient d’être adoptée parM. le Directeur de l’Observatoire. D’une part, la vie de notreplanète est suspendue aux rayons du Soleil et, tant que le Soleilbrillera, l’humanité est à peu près assurée de vivre ; mais,d’autre part, la diminution de l’atmosphère et de la vapeur d’eauamènera peut-être auparavant le règne du froid. Dans le premiercas, nous aurions encore une trentaine de millions d’années àvivre ; dans le second, une dizaine seulement. Mais lerésultat est le même. C’est par le froid que le monde finira.

« Attendons sans trop d’émoi l’événementdu 14 juillet. Je conseillerais cependant à ceux qui peuvent lefaire d’aller passer ces jours de fête à Chicago, ou même un peuplus loin, à San-Francisco, à Honolulu, à Liberty, ou à Nouméa. Lestransatlantiques aériens électriques sont assez nombreux et assezbien aménagés pour exporter des millions de voyageurs d’ici àsamedi.

« J’ajouterai enfin que l’on n’a pas eutort de prendre certaines précautions contre le choc cométaire etde préparer les caves, sous-sols et tunnels. Nous subirons sansdoute une terrible bourrasque qui pourra durer plusieurs heures, etpeut-être n’aurons-nous à respirer qu’une atmosphère biensuffocante. Mais, messieurs, les victimes et il n’y en aura quetrop seront surtout tuées par la Peur. Ayons donc du sang-froid, etsachons que la rencontre céleste, qui pourra d’ailleurs, nel’oublions pas, être absolument inoffensive, ne durera que quelquesheures et passera, en laissant l’humanité vivre comme précédemmentau bon Soleil de la nature. »

Chapitre 5LE CONCILE DU VATICAN

L’affliction sera si grande que jamais on n’en aura vu depareille depuis le commencement du monde.

Jésus-CHRIST, Évangiles (Matthieu, XXIV).

 

Pendant que les discussions scientifiquesprécédentes avaient lieu à Paris, des assemblées du même genreétaient tenues à Londres, à Chicago, à Saint-Pétersbourg, àYokohama, à Melbourne, à New-York, à Liberty, et dans toutes lesprincipales villes du monde, s’efforçant, chacune avec seslumières, d’envisager les diverses solutions du grand problème quipréoccupait si universellement l’attention de l’humanité. À Oxford,notamment, l’Église réformée tenait un synode théologique danslequel les traditions et les interprétations religieuses étaientlonguement controversées. Il serait interminable de rapporter etmême de résumer ici tous ces congrès. Cependant nous ne pouvonsomettre de recueillir celui du Vatican, comme le plus important aupoint de vue religieux, de même que les séances de l’Institut deParis avaient été les plus importantes au point de vuescientifique.

Un concile œcuménique de tous les évêquesavait été depuis longtemps convoqué par le Souverain Pontife PieXVIII, pour voter l’adoption d’un nouvel article de foi destiné àcompléter celui de l’infaillibilité papale, proclamé en 1870, ainsique les trois autres ajoutés depuis. Il s’agissait cette fois de ladivinité du pape. L’âme du pontife romain, élu par le conclave sousl’inspiration directe de l’Esprit-Saint, devait être déclaréeparticiper aux attributs de l’Être éternel, ne pouvoir faillir àdater de son sacerdoce papal, non seulement dans les décisionsthéologiques ex cathedra, mais encore dans toutes les affairespurement humaines, et appartenir de plein droit à l’immortalitéparadisiaque des saints qui environnent immédiatement le trône deDieu et qui partagent la gloire du Très-Haut. Un certain nombre deprélats modernes, il est vrai, ne considéraient la religion qu’aupoint de vue du rôle social qu’elle peut remplir dans l’œuvre de lacivilisation. Mais les pontifes de l’ancienne école admettaientencore la Révélation, très sincèrement, et les derniers papes,entre autres, avaient tous été de véritables modèles de sagesse, devertu et de sainteté. Le concile avait été avancé d’un mois à causede la menace cométaire ; car on espérait que la solutionthéologique de la question répandrait une vive lumière dans l’âmeagitée des fidèles, et peut-être apporterait le calme parfait dansles consciences pacifiées.

Nous n’avons pas à nous préoccuper ici desséances du concile relatives au nouvel article de foi. Disonsseulement qu’il avait été voté à une grande majorité (451 oui et 88non). On avait bien remarqué les votes négatifs de quatre cardinauxet de vingt-cinq archevêques ou évêques français ; mais lamajorité avait force de loi et, le dogme de la divinité du papeayant été solennellement proclamé, on avait vu quatre centcinquante et un prélats se prosterner au pied du trône pontificalet adorer le « Divin Père », expression qui remplaçaitdepuis longtemps déjà l’ancienne qualification de « SaintPère ».

Aux premiers siècles du christianisme, letitre honorifique donné au pape avait été « VotreApostolat » ; plus tard, on avait substitué à ce titreantique celui de « Votre Sainteté » ; désormais ondevait dire : « Votre Divinité ». L’ascension dutitre s’était continuée jusqu’au zénith.

Le concile s’était partagé en un certainnombre de sections ou de comités d’études, et la question, souventagitée d’ailleurs, de la fin du monde avait fait l’objet exclusifd’un de ces comités. Notre devoir est de reproduire ici aussiexactement que possible la physionomie de la principale séanceconsacrée à cette discussion.

Le patriarche de Jérusalem, homme de grandepiété et de foi profonde, avait pris le premier la parole. Ils’était exprimé en latin ; mais voici la traduction fidèle deses paroles.

« Vénérés Pères, je ne puis agir plussagement que d’ouvrir devant vous les saints Évangiles.Permettez-moi de lire textuellement :

« Lorsque vous verrez que l’abominationde la désolation, qui a été prédite par le prophète Daniel, seradans le lieu saint, que celui qui lit, comprenne ; que ceuxqui seront dans la Judée s’enfuient vers les montagnes ; quecelui qui sera sur son toit n’en descende point pour emporterquelque chose de sa maison ; et que celui qui sera dans sonchamp ne retourne point pour prendre ses vêtements.

« Malheur aux femmes qui seront enceintesou nourriront leurs enfants ! Priez alors que cela n’arrivepas pendant l’hiver ni au jour du Sabbat ; car l’afflictionsera si grande que jamais on n’en aura vu de pareille depuis lecommencement du monde.

« Si Dieu n’eût abrégé ces jours dedésolation, aucune chair n’eût échappé à la destruction ; maisil les abrégera à cause de ses élus.

« … Comme un éclair qui sort de l’Orientparait tout d’un coup jusqu’à l’Occident, ainsi sera l’avènement duFils de l’homme.

« Le Soleil s’obscurcira, la Lune nedonnera plus sa lumière, les étoiles tomberont du ciel, lesfondations des cieux seront ébranlées.

« Alors on verra le Fils de l’homme venirsur les nuées dans toute sa gloire, et il enverra ses anges, quiferont entendre la voix éclatante de leurs trompettes, et quirassembleront ses élus des quatre coins du monde, depuis uneextrémité de l’horizon jusqu’à l’autre. »

« Telles sont, mes vénérables frères, lesparoles de Jésus-Christ. »

« Et le Seigneur a pris soind’ajouter :

« “En vérité, je vous le dis, il y en aquelques uns de ceux qui sont ici qui n’éprouveront point la mort,qu’ils n’aient vu le Fils de l’homme venir en son règne. Cettegénération ne passera pas que ces choses ne soient arrivées.”

« Ces paroles sont prises textuellementdans les saints Évangiles. Vous savez que sur ce point lesévangélistes sont unanimes.

« Vous savez aussi, révérendissimesPères, que l’Apocalypse de saint Jean expose en termes plustragiques encore la grande catastrophe finale. Mais les saintesÉcritures sont connues de chacun de vous mot par mot, et il mesemblerait superflu, sinon même déplacé, devant l’érudition quim’écoute, d’ajouter ici des citations que vous avez tous sur leslèvres.»

Tel fut l’exorde du discours du patriarche deJérusalem. Il partagea son allocution en trois points : 1° laparole de Jésus-Christ ; 2° la tradition évangélique ; 3°le dogme de la résurrection des corps et du jugement dernier.Commencé sous forme d’exposition historique, le discours ne tardapas à se transformer en une sorte de sermon d’une vaste ampleur,et, lorsque l’orateur, ayant passé de saint Paul à Clémentd’Alexandrie, Tertullien et Origène, arriva au concile de Nicée etau dogme de la résurrection universelle, il se laissa emporter parson sujet dans une envolée sublime qui remua jusqu’aux entraillestoute l’assemblée des évêques. Plusieurs, qui n’y croyaient plus,se sentirent envahis par la foi apostolique des premiers siècles,tant est grande la force de l’éloquence. Il faut dire que le cadrede la réunion se prêtait merveilleusement au sujet. C’était à lachapelle Sixtine. L’immense et grandiose tableau de Michel-Ange sedressait comme un nouveau ciel apocalyptique devant toutes lestêtes. Le formidable entassement de corps, de bras, de jambes, auxraccourcis violents et bizarres, le Christ foudroyant, les damnésentraînés par les diables aux faces bestiales, les morts quisortent des tombeaux, les squelettes qui se recouvrent de chairs etredeviennent vivants, l’épouvante effroyable de l’humanitétremblant sous la colère de Dieu, tout cet ensemble semblait donnerune vie, une réalité aux éloquentes périodes oratoires dupatriarche, et par moments, sous certains effets de lumière, oncroyait voir s’avancer les trompettes du jugement, entendre mêmeles sons lointains du céleste appel et voir s’agiter et revivreentre ciel et terre toutes ces chairs ressuscitées !

À peine le patriarche de Jérusalem eut-ilachevé la péroraison de son discours. qu’un évêque indépendant,l’un des plus bouillants dissidents du concile, le savantMayerstross, se précipita à la tribune et se mit à soutenir qu’ilne fallait rien prendre à la lettre dans les évangiles, dans lestraditions de l’Église, et même dans les dogmes. « La lettretue, s’écria-t-il ; l’esprit vivifie ! Tout setransforme, tout subit la loi du progrès. Le monde marche. Leschrétiens éclairés ne peuvent plus admettre ni la résurrection descorps, ni le retour de Jésus sur un trône de nuées, ni le jugementdernier. Toutes ces images, ajouta-t-il, étaient bonnes pourl’Église des catacombes ! Il y a longtemps que personne n’ycroit plus. De telles idées sont antiscientifiques, et,révérendissimes Pères, vous n’ignorez pas plus que moi qu’il fautmaintenant être d’accord avec la science, qui a cessé d’être, commeau temps de Galilée, l’humble servante de la théologie :Theologiae humilis ancilla. Les corps ne peuvent pas êtrereconstitués, même par un miracle, attendu que leurs moléculesretournent à la nature et appartiennent successivement à desquantités d’êtres, végétaux, animaux et humains. Nous sommes formésde la poussière des morts, et, dans l’avenir, les moléculesd’oxygène, d’hydrogène, d’azote, de carbone, de phosphore, desoufre ou de fer, qui constituent vos chairs et vos os, serontincorporées en d’autres, organismes humains ou brutes. C’est unéchange perpétuel, même pendant la vie. Il meurt un être humain parseconde, soit plus de quatre-vingt-six mille par jour, plus detrente millions par an, plus de trois milliards par siècle. Centsiècles – et ce n’est pas énorme dans l’histoire d’une planète,cent siècles seulement donneraient trois cents milliards deressuscités. L’humanité terrestre, ne vécût-elle que cent mille anset nul n’ignore ici que les périodes géologiques et astronomiquesse chiffrent par millions d’années – qu’elle devrait jeter dans laplaine du Jugement quelque chose comme trois mille milliardsd’hommes, de femmes et d’enfants ressuscités. Et mon évaluation eston ne peut plus modeste puisque je ne tiens pas compte del’accroissement séculaire de la population terrestre. Vous pouvezme répondre que les chrétiens seuls ressusciteront ! Alors,que deviendront les autres ? Deux poids et deux mesures !La mort et la vie ! La nuit et le jour ! Le noir et leblanc ! L’injustice divine et le bon plaisir régnant sur lacréation ! Mais non, vous n’acceptez pas celte solution. Laloi éternelle est la même pour tous. Eh bien ! ces milliers demilliards de ressuscités, où les mettez-vous ? Montrez-moi lavallée de Josaphat assez vaste pour les contenir. Vous les répandeztout autour du globe ? Vous supprimez les océans et les glacesdes pôles ? Vous enveloppez la Terre d’une forêt de corpshumains ? Soit ! Comment ceux des antipodes verront-ilsl’Homme-Dieu ? Il fera le tour du monde ! Je le veuxbien. Et après ? Que va devenir cette immensepopulation ? Vous transportez les élus au ciel et les damnésen enfer Où ?… Difficultés sur difficultés, absurdités surabsurdités. Non, mes révérendissimes Pères, nos croyances nedoivent pas, ne peuvent pas être prises à la lettre. Je voudraisqu’ici il n’y eût plus de théologiens aux yeux fermés qui regardenten dedans, mais des astronomes aux yeux ouverts qui regardent audehors ! »

Ces paroles n’avaient été prononcées qu’aumilieu d’un tumulte indescriptible ; plusieurs fois on avaitvoulu interdire la parole à l’évêque croate, montré du poing ettraité de schismatique ; mais les règlements mêmes du conciles’y opposaient, et la plus grande liberté intérieure était laisséeà la discussion. Un cardinal irlandais vint appeler sur lui lesfoudres de l’Église et parla d’excommunication et d’anathème ;mais on vit l’un des prélats de l’Église gallicane, non desmoindres, l’archevêque de Paris en personne, monter à la tribune,et déclarer que le dogme de la résurrection des morts pouvait êtrediscuté, sans encourir aucun blâme canonique, et être interprétépar une conciliation entre la raison et la foi. On pouvait, selonlui, admettre le dogme, tout en reconnaissant rationnellementimpossible la résurrection de nos propres corps !

« Le Docteur angélique, dit-il en parlantde saint Thomas, assurait que la dissolution complète de tous lescorps humains sera opérée par le feu avant la résurrection(Summa theologica, III). J’ajouterai volontiers, avec domCalmet (Dissertation sur la Résurrection des morts), qu’iln’est pas impossible à la toute-puissance du Créateur de réunir lesmolécules dispersées, de telle sorte que, dans le corps ressuscité,il n’y en ait aucune qui ne lui ait appartenu à quelque époque desa vie mortelle. Mais un pareil miracle n’est pas nécessaire. SaintThomas a montré lui-même (loc. cit.) que cette identitécomplète de matière n’est nullement indispensable pour établirl’identité parfaite du corps ressuscité avec le corps détruit parla mort. Je pense donc aussi que la lettre doit faire place àl’esprit.

« Quel est le principe de l’identité descorps vivants ? Assurément, il ne consiste pas dans l’identitécomplète et persistante de la matière de ces corps. En effet, dansce flux continuel et ce renouvellement incessant qui constituent lejeu de la vie physiologique, les matériaux qui ont appartenusuccessivement à un même corps humain depuis l’enfance jusqu’à lavieillesse suffiraient pour former un corps colossal. Dans cetorrent de la vie, les matériaux passent et changent sanscesse ; mais l’organisme reste le même, malgré sesmodifications de grandeur, de forme et de constitution intime. Latige naissante du chêne, cachée entre ses deux cotylédons,aura-t-elle cessé d’être le même végétal quand elle sera devenue unchêne majestueux ? L’embryon de la chenille, encore contenudans l’œuf, aura-t-il cessé d’être le même insecte, quand il seradevenu chenille, puis chrysalide, puis papillon ? L’embryonhumain aura-t-il cessé d’être le même individu, quand il seradevenu enfant, homme, vieillard ? Non, certainement. Or, dansle chêne, dans le papillon, dans l’homme, reste-t-il une seule desmolécules pondérables de la tige naissante du chêne, de l’embryonde la chenille, de l’embryon humain ? Quel est donc leprincipe qui persiste à travers tous ces changements ? Ceprincipe est quelque chose de réel, non d’imaginaire. Ce n’est pasl’âme, car les plantes vivent et n’ont pas d’âme dans le sens quenous devons attacher à ce mot. C’est, toutefois, un agentimpondérable. Survit-il au corps ? C’est possible. SaintGrégoire de Nysse le pensait. S’il reste uni à l’âme, il peut êtreappelé à lui redonner un nouveau corps identique à celui que lamort a dissous, lors même que ce corps ne posséderait aucune desmolécules qu’il a possédées à un moment quelconque de sa vieterrestre, et ce sera aussi bien notre corps que celui que nousavons eu à cinq ans, à quinze ans, à trente ou soixante ans.

« Un tel corps s’accorde parfaitement avec lesexpressions de l’Écriture sainte, d’après laquelle il est certainque, après avoir vécu d’une vie séparée, les âmes reprendront leurscorps à la fin des temps et pour toujours.

« À saint Grégoire de Nysse, permettez-moi,révérendissimes Pères, d’adjoindre un philosophe, Leibniz, dontl’opinion était que le principe de la vie physiologique estimpondérable, mais non incorporel, et que l’âme reste unie à ceprincipe lorsqu’elle est séparée du corps pondérable et visible. Jene prétends ni accepter cette hypothèse, ni la rejeter. Je remarqueseulement qu’elle peut servir à expliquer le dogme de larésurrection, auquel tout chrétien doit croire d’une manièreabsolue.

« – Cette tentative de conciliation entre laraison et la foi, interrompit l’évêque croate, est digne d’éloges,mais elle me paraît plus ingénieuse qu’acceptable. Ces corpsressembleront-ils aux nôtres ? S’ils sont parfaits,incorruptibles, appropriés à leur nouvelle condition, ils nedoivent posséder aucun organe dont ils n’auront pas à se servir.Pourquoi une bouche, puisqu’ils ne mangeront plus ? Pourquoides jambes, puisqu’ils ne marcheront plus ? Pourquoi des bras,puisqu’ils ne travailleront plus ? Pourquoi ?… L’un denos anciens Pères, Origène, dont on n’a pas oublié l’héroïquesacrifice personnel, a pensé que ces corps devraient être desboules parfaites. Ce serait logique ; mais ce ne serait pasbeau, ni sans doute bien intéressant.

« – Il est préférable d’admettre avec saintGrégoire de Nysse et saint Augustin, répliqua l’archevêque deParis, que les corps ressuscités auront la forme humaine, voiletransparent de la beauté de l’âme.»

C’est en ces termes que fut résumée par lecardinal français l’opinion moderne de l’Église sur la résurrectiondes corps. Quant aux objections présentées sur le lieu de larésurrection, le nombre des ressuscités, l’exiguïté de la surfacedu globe terrestre, le séjour définitif des élus et des damnés, ilfut impossible de s’entendre à cause de contradictionsinsolubles.

Nous devons cependant signaler l’idée fortoriginale émise par un prédicateur de l’Oratoire devenu cardinal,que le monde futur destiné à recevoir les ressuscités sera unimmense globe creux, illuminé en son centre par un soleilinextinguible, et habité par sa face intérieure, ainsi seraitrésolu le problème du jour éternel de la vie future.

L’impression qui subsista dans les penséesfut, malgré toutes les propositions, que là aussi les chosesdevaient être prises au figuré ; que ni le ciel ni l’enfer dèsthéologiens ne doivent représenter des lieux précis ; que cesont là des états d’âme, de bonheur ou de malheur, et que la vieéternelle, quelle que soit sa forme, pourra et devra s’accomplirdans les mondes innombrables qui peuplent l’espace infini.

Ainsi semblait-il que la pensée chrétiennes’était graduellement transformée, chez les esprits éclairés,suivant les progrès de l’astronomie et de toutes les sciences.

Cependant le pape et la plupart des cardinauxtenaient toujours au sens strict et absolu des croyances ancienneset des dogmes décrétés par les anciens conciles.

Il fut peu question de la comète. Pourtant lepape ordonna, par le téléphone, à tous les diocèses du monde, encommunication constante avec lui, des prières publiques pourapaiser la colère divine et détourner de la chrétienté le bras duSouverain Juge. Des phonographes appropriés firent entendre danstoutes les églises la parole même du Pontife romain.

La séance qui précède avait eu lieu le mardisoir, c’est-à-dire le lendemain des deux séances de Parisrapportées plus haut. Le Divin Père avait transmis l’invitation duPrésident de l’institut de s’éloigner de l’Italie, pour la datecritique ; mais on n’en avait tenu aucun compte d’abord parceque la mort est une délivrance pour tous les croyants ;ensuite parce que la majorité des théologiens contestaitl’existence même des habitants de Mars ; en troisième lieuparce qu’un concile d’évêques présidé par le Divin Père ne peut pasparaître avoir peur et doit garder quelque confiance enl’efficacité de la prière, élévation des âmes vers le Dieu quidirige les corps célestes et qui est tout-puissant.

Chapitre 6LA CROYANCE À LA FIN DU MONDE À TRAVERS LES ÂGES

Je vis dans la nuée un clairon monstrueux.

Et ce clairon semblait, au seuil profond des cieux,

Calme, attendre le souffle immense de l’Archange.

Victor Hugo, la Trompette du Jugement.

 

C’est ici le lieu de faire une pause d’uninstant, au milieu des événements précipités qui nous envahissent,de comparer cette nouvelle attente de la fin du monde à toutescelles qui l’ont précédée, et de passer rapidement en revue lacurieuse histoire de l’idée de la fin du monde à travers les âges.D’ailleurs, sur le globe terrestre tout entier, dans tous les payset dans toutes les langues, il n’y avait plus d’autre sujet deconversation.

Les discours des Pères du concile de Rome sesuccédèrent, à la chapelle Sixtine, et conduisirent dans leurensemble à l’interprétation définitive résumée par lecardinal-archevêque de Paris, quant au dogme Credoresurrectionem carnis. La suite « et vitamaeternam » fut tacitement abandonnée aux découvertesfutures des astronomes et des psychologues. Ces discours avaient enquelque sorte fait l’histoire de la doctrine chrétienne de la findu monde à travers les siècles.

Cette histoire est curieuse, car ellereprésente en même temps l’histoire de la pensée humaine en face desa propre destinée définitive. Nous croyons intéressant del’exposer ici en un chapitre spécial. Nous quittons donc un instantnotre rôle de narrateur du vingt-cinquième siècle, pour revenir ànotre époque actuelle et résumer cette croyance des siècles quinous ont précédés.

Il y a eu des siècles de foi convaincue etprofonde, et, remarque digne d’attention, en dehors de la doctrinechrétienne, toutes les religions ont ouvert la même porte surl’inconnu à l’extrémité de l’avenue de la vie terrestre. C’est laporte de la Divina Commedia de Dante Aleghieri, quoiquetoutes n’aient pas imaginé, au delà de cette porte symbolique, leparadis, l’enfer et le purgatoire des chrétiens.

Zoroastre et le Zend-Avesta enseignaient quele monde devait périr par le feu. On trouve la même idée dansl’épître de saint Pierre. Il semblait que, les traditions de Noé etde Deucalion indiquant qu’une première destruction de l’humanitéavait été opérée par le déluge, la seconde devait l’être par unprocédé contraire.

Chez les Romains, Lucrèce, Cicéron, Virgile,Ovide tiennent le même langage et annoncent la destruction futurede la Terre par le feu.

Nous avons vu au chapitre précédent que, dansla pensée même de Jésus, la génération à laquelle il parlait nedevait pas mourir avant que la catastrophe annoncée fut accomplie.Saint Paul, le véritable fondateur du christianisme, présente cettecroyance en la résurrection et en la prochaine fin du monde commeun dogme fondamental de la nouvelle Église. Il y revient jusqu’àhuit et neuf fois dans sa première épître aux Corinthiens.

Malheureusement pour la prophétie, lesdisciples de Jésus, auxquels il avait assuré qu’ils ne mourraientpas avant son avènement, succombèrent les uns après les autres sousla loi commune. Saint Paul, qui n’avait pas connu personnellementJésus, mais qui était l’apôtre le plus militant de l’Églisenaissante, croyait vivre lui-même jusqu’à la grandeapparition[5]. Mais, naturellement, tous moururent, etla fin du monde annoncée, l’avènement définitif du Messie, n’arrivapas.

La croyance ne disparut pas pour cela. Ilfallut donc cesser de prendre à la lettre la prédiction du Maîtreet chercher à en interpréter l’esprit. Mais il n’y en eut pas moinslà un grand coup de porté à la croyance évangélique. Onensevelissait pieusement les morts, on les couchait avec vénérationdans le cercueil au lieu de les laisser se consumer par le feu, etl’on écrivait sur leurs tombes qu’ils dormaient là en attendant larésurrection. Jésus devait revenir « bientôt » juger« les vivants et les morts ». Le mot de reconnaissancedes chrétiens était Maranatha, « le Seigneur vavenir ».

Les apôtres Pierre et Paul moururent, selontoutes les probabilités, en l’an 64, dans l’horrible carnageordonné par Néron après l’incendie de Rome, allumé par ses ordreset dont il accusa les chrétiens pour savourer le plaisir denouveaux supplices. Saint Jean écrivit l’Apocalypse en l’an 69. Unbrouillard de sang couvre le règne de Néron : le martyreparaît le sort naturel de la vertu. L’Apocalypse semble écrite sousle coup de l’hallucination générale et représente l’antéchristNéron précédant l’avènement final du Christ. Des prodiges éclatentde toutes parts. Comètes, étoiles filantes, éclipses, pluies desang, monstres, tremblements de terre, famines, pestes, et,par-dessus tout, la guerre des Juifs, la fin de Jérusalem, jamaispeut-être tant d’horreurs, tant de cruautés, tant de folies, tantde catastrophes ne furent réunies en un si petit groupe d’années(64 à 69). La petite église de Jésus semblait entièrementdispersée. Il n’était plus possible de rester à Jérusalem. LaTerreur de 1793 et la Commune de 1871 n’ont rien été à côté deshorreurs de la guerre civile des Juifs. La famille de Jésus dutquitter la ville sainte et s’enfuir. Jacques, le frère de Jésus,avait été tué. De faux prophètes se manifestaient, complétant laprophétie. Le Vésuve préparait son effrayante éruption de l’an 79,et déjà, en l’an 63, Pompéi avait été renversée par un tremblementde terre.

Tous les signes de la fin du monde étaientdonc présents, et rien n’y manquait. L’Apocalypse l’annonce, Jésusva descendre sur un trône de nuages ; les martyrs vontressusciter les premiers. L’ange du jugement n’attend que l’ordrede Dieu.

Mais la tourmente se calme après l’orage,l’horrible guerre des Juifs est terminée, Néron tombe sous larévolution de Galba, Vespasien et Titus apportent la paix après laguerre (an 71), et… la fin du monde n’arrive pas.

Il fallut dès lors interpréter de nouveau laparole des Évangiles. L’avènement de Jésus fut retardé jusqu’à laruine du vieux monde romain, ce qui laissa un peu de marge auxcommentateurs. La catastrophe finale reste certaine, et même assezproche, in novissimo die, mais elle s’entoure de nuagesvagues qui font perdre toute précision à la lettre et même àl’esprit des prophéties. On l’attend toujours, néanmoins.

Saint Augustin consacre le XX°livre de sa Cité de Dieu (en l’an 426) à peindre le renouvellementdu monde, la résurrection, le jugement dernier et la Jérusalemnouvelle ; son XXIe livre est appliqué à ladescription du feu éternel de l’enfer. L’évêque de Carthage, devantle naufrage de Rome et de l’empire, croit assister au premier actedu drame. Mais le règne de Dieu devait durer mille ans et Satan nedevait arriver qu’après.

Saint. Grégoire, évêque de Tours (573), lepremier historien des Francs, commence son histoire en cestermes :

« Au moment de retracer les luttes desrois avec les nations ennemies, j’éprouve le désir d’exposer macroyance. L’effroi produit par l’attente prochaine de la fin dumonde me décide à recueillir dans les chroniques le nombre desannées déjà passées, afin que l’on sache clairement combien il s’enest écoulé depuis le commencement du monde. »

Le Sauveur était venu délivrer l’humanité.Qu’attendait-il pour la transporter au ciel ?

La tradition chrétienne se perpétuait,d’années en années, de siècles en siècles, malgré les démentis dela nature. Toute catastrophe : tremblement de terre, épidémie,famine, inondation, tout phénomène : éclipse, comète, orage,nuit subite, tempête, étaient regardés comme des signesavant-coureurs du cataclysme final. Les chrétiens tremblaient,feuilles agitées sous le souffle du vent, dans l’attenteperpétuelle du jugement, et les prédicateurs entretenaient avecsuccès cette crainte mystique de toutes les âmes timorées.

Les générations ayant passé et s’étantperpétuellement renouvelées, il fallut mieux définir le concept del’histoire universelle. Alors le terme de l’an 1000 se fixa dansl’esprit des commentateurs. Il y eut plusieurs sectes de« millénaires » croyant que Jésus-Christ régnerait sur laTerre avec ses saints pendant mille ans avant le jour du jugement.Saint Irénée, saint Papias, saint Sulpice Sévère partageaient cettecroyance. Plusieurs l’exagéraient en la revêtant de couleurssensuelles, annonçant une sorte de noce universelle des éluspendant cette ère de volupté. Saint Jérôme et saint Augustincontribuèrent beaucoup à discréditer ces théories, mais sans porteratteinte à la croyance au dogme de la résurrection. Lescommentaires de l’Apocalypse continuèrent de fleurir au milieu dessombres plantes du moyen âge, et l’opinion que l’an 1000 marqueraitla fin des choses et leur renouvellement se développa surtoutpendant le dixième siècle, La croyance à la fin prochaine du mondedevint, sinon universelle, du moins très générale. Plusieurschartes du temps commencent par ces mots Termino mundiappropinquante, « la fin du monde approchant ».Malgré quelques contradicteurs, il nous paraît difficile de ne paspartager l’opinion des historiens, notamment de Michelet, HenriMartin, Guizot et Duruy, sur la généralité de cette croyance dansla chrétienté. Sans doute, il ne semble pas que le moine françaisGerbert, alors pape sous le nom de Sylvestre II, ni que le roi deFrance Robert aient réglé leur vie sur cette croyance ; maiselle n’en avait pas moins pénétré au fond des consciences timorées,et le passage suivant de l’Apocalypse était le texte de bien dessermons :

« Au bout de mille ans, Satan sortira desa prison et séduira les peuples qui sont aux quatre angles de laterre… Le livre de la vie sera ouvert ; la mer rendra sesmorts, l’abîme infernal rendra ses morts ; chacun sera jugéselon ses œuvres par Celui qui est assis sur le trôneresplendissant… et il y aura un nouveau ciel et une terrenouvelle. »

Un ermite de la Thuringe, Bernard, avaitprécisément pris ces paroles énigmatiques de l’Apocalypse pourtexte de ses prédications ; vers l’an 960 il avaitpubliquement annoncé la fin du monde. Ce fut un des promoteurs lesplus actifs de la prophétie. Il fixa même le jour fatal à la dateoù l’Annonciation de la Vierge se rencontrerait avec le vendredisaint, ce qui eut lieu en 992.

Un moine de Corbie Druthmare, annonça denouveau la destruction du globe pour le 25 mars de l’an 1000.L’effroi fut si grand que le peuple, en bien des villes, allas’enfermer ce jour-là dans les églises, près des reliques dessaints, et y resta jusqu’à minuit, afin d’y attendre le signal dujugement dernier et de mourir au pied de la croix.

De cette époque datent un grand nombre dedonations. On léguait ses terres, ses biens aux monastères… qui lesacceptaient, tout en prêchant la fin prochaine des chosesd’ici-bas. Il nous reste précisément une chronique authentique fortcurieuse, écrite par un moine de l’an 1000, Raoul Glaber. On y litdès les premières pages : « Satan sera bientôt déchaîné,selon la prophétie de Jean, les mille ans étant accomplis. C’est deces années que nous allons parler. »

La fin du dixième siècle et le commencement duonzième marquent une époque vraiment étrange et sinistre. De l’an980 à l’an 1040, il semble que le spectre de la mort étende sesailes sur le monde. La famine et la peste règnent sur l’Europeentière.

Il y a d’abord le « mal desardents » qui brûle les membres et les détache du corps :la chair des malades semblait frappée par le feu, se détachait desos et tombait en pourriture. Ces malheureux couvraient les routesdes lieux de pèlerinage, venaient mourir près des églises, s’yentassaient, les emplissaient de puanteur, et restaient morts surles reliques des saints. Cette effroyable peste moissonna plus dequarante mille personnes en Aquitaine et désola tout le midi de laFrance.

La famine arriva et ravagea une partie de lachrétienté. Sur soixante-treize ans, de l’an 987 à 1060, il y eneut quarante-huit de famine et d’épidémies. La barbarie étaitrevenue. Les loups avaient quitté les bois et les hommes leurdisputaient leur vie. L’invasion des Hongrois, de 910 à 945, avaitrenouvelé les horreurs d’Attila. Puis on s’était tellement battu,de château à château, de province à province, on avait ététellement dévasté, que les champs n’étaient plus cultivés. Il plutpendant trois ans on ne put ni semer, ni récolter. La terre neproduisait plus. On l’abandonnait. « Le muid de blé, écrit RaoulGlaber, s’éleva à soixante sols d’or ; les riches maigrirentet pâlirent ; les pauvres rongèrent les racines desbois ; plusieurs se laissèrent aller à dévorer des chairshumaines. Sur les chemins, les forts saisissaient les faibles, lesdéchiraient, les rôtissaient et les mangeaient. Quelques-unsprésentaient à des enfants un œuf, un fruit, et les attiraient àl’écart pour les dévorer. Ce délire, cette rage alla au point quela bête était plus en sûreté que l’homme. Des enfants tuaient leursparents pour les manger, des mères dévoraient leurs enfants. Commesi c’eût été désormais une coutume établie de manger de la chairhumaine, il y en eut un qui osa en étaler à vendre dans le marchéde Tournus. Il ne nia point et fut brûlé. Un autre alla pendant lanuit déterrer cette même chair, la mangea et fut brûlé demême. »

C’est un contemporain, souvent un témoin, quiparle. Les peuples meurent de faim partout, mangent des reptiles,des bêtes immondes, de la chair humaine. Dans la forêt de Mâcon,près d’une église dédiée à saint Jean, perdue au fond des bois, unassassin avait construit une cabane où il égorgeait les passants etles pèlerins. Un jour, un voyageur et sa femme entrent dans lacabane pour s’y reposer. Ils aperçoivent des crânes humains, destêtes de morts jonchant le sol. Ils se lèvent pour fuir, maisl’hôte prétend les garder. Ils se défendent, se sauvent etracontent l’histoire en arrivant à Mâcon. On envoie des soldats àl’auberge sanglante ils y comptent quarante-huit têtes humaines.L’assassin est traîné à la ville, attaché à une poutre de grenieret brûlé vif. Raoul Glaber a vu l’endroit et les cendres dubûcher.

C’était la coutume de s’attaquer, de sebattre, de piller. Les fléaux du ciel eurent pourtant pour résultatd’apporter une lueur de raison. Les évêques s’assemblèrent. On leurpromit de ne pas se battre quatre jours par semaine, les jourssaints, du mercredi soir au samedi matin. C’est ce qu’on appela latrêve de Dieu.

La fin d’un monde si misérable fut à la foisl’espoir et l’effroi de celle épouvantable époque.

Cependant l’an 1000 passa comme les années quil’avaient précédé, et le monde continua d’exister. Les prophètess’étaient-ils encore trompés ? Mille ans de christianisme neconduisaient-ils pas plutôt à l’an 1033 ? On attendit. Onespéra. Mais précisément cette année-là, le 29 juin 1033, il y eutune grande éclipse de soleil. « L’astre de la lumière devintde couleur safran ; les hommes, en se regardant les uns lesautres, se voyaient pâles comme des morts ; tous les objetsprirent une teinte livide ; la stupeur s’abattit sur tous lescœurs, on s’attendit à quelque catastrophe générale… » La findu monde ne vint pas encore.

C’est à cette époque critique que l’on doit laconstruction de ces magnifiques cathédrales qui ont traversé lesâges et fait l’admiration des siècles. Des dons immenses avaientété prodigués au clergé, des donations et des successionscontinuèrent de l’enrichir. Il y eut comme une aurore nouvelle.« Après l’an 1000, écrit encore Raoul Glaber, les basiliquessacrées furent réédifiées de fond en comble dans presque toutl’univers, surtout dans l’Italie et dans les Gaules, quoique laplupart fussent encore assez solides pour ne point exiger deréparations. Mais les peuples chrétiens semblaient rivaliser entreeux de magnificence pour élever des églises plus élégantes les unesque les autres. On eût dit que le monde entier, d’un même accord,avait secoué les haillons de son antiquité pour revêtir la robeblanche. Les fidèles ne se contentèrent pas de reconstruire presquetoutes les églises épiscopales : ils embellirent aussi tousles monastères dédiés à différents saints, et jusqu’aux chapellesdes villages. »

La funèbre période de l’an 1000 avait rejointdans l’abîme du temps les siècles évanouis. Mais quellestribulations l’Église ne venait-elle pas de traverser ? Lespapes étaient le jouet tragique des empereurs saxons et des princesdu Latium, en rivalité armée [6]. Toute lachrétienté était dans un désordre inexprimable. La tourmentepassa ; mais le problème de la fin des temps n’était pasrésolu pour cela, et l’attente, pour être vague et incertaine, nedisparut pas, d’autant moins que la croyance au diable et auxprodiges devait encore rester pendant bien des siècles à la basemême des superstitions populaires. La scène suprême du jugementdernier fut sculptée aux portails de toutes les cathédrales, et nuln’entrait aux sanctuaires chrétiens sans passer sous la balance del’ange, à gauche duquel les diables et les damnés se tordaient end’étranges et fantastiques convulsions au moment d’être précipitésdans les flammes du feu éternel. Mais l’idée de la fin du monderayonnait loin au delà des églises.

Au douzième siècle, les astrologueseffrayèrent l’Europe en annonçant une conjonction de toutes lesplanètes, dans la constellation de la Balance. Elle eut lieu, eneffet, car le 15 septembre 1186 toutes les planètes se trouvèrentréunies entre 180 degrés et 190 degrés de longitude. Mais la fin dumonde n’arriva pas.

Le célèbre alchimiste Arnauld de Villeneuvel’annonça de nouveau pour l’an 1335. En 1406, sous Charles VI, uneéclipse de soleil, arrivée le 16 juin, produisit une paniquegénérale dont Juvénal des Ursins s’est fait l’historien :« C’était grande pitié, dit-il, de voir le peuple se retirerdans les églises, et croyait-on que le monde dût faillir. »Saint Vincent Ferrier écrivit en 1491 un traité intitulé : Dela fin du monde et de la science spirituelle : il donne àl’humanité chrétienne autant d’années à vivre qu’il y a de versetsdans le psautier : 2537.

Un astrologue allemand du nom de Stofflerannonça à son tour pour le 20 février 1524 un déluge universel parsuite de la conjonction des planètes. La panique fut générale. Lespropriétés situées dans les vallées, aux bords des fleuves, ouvoisines de la mer, furent vendues à vil prix à des gens moinscrédules. Un docteur de Toulouse, nommé Auriol, se fit construireune arche pour lui, sa famille et ses amis, et Bodin assure qu’ilne fut pas le seul. Il y eut peu de sceptiques. Le grand chancelierde Charles-Quint ayant consulté Pierre Martyr, celui-ci luirépondit que le mal ne serait pas aussi funeste qu’on le craignait,mais que, sans doute, ces conjonctions de planètes amèneraient degrands désordres. Le terme fatal arriva… et jamais on ne vit moisde février aussi sec ! Cela n’empêcha pas de nouveauxpronostics d’être annoncés pour l’année 1532 par l’astrologue del’électeur de Brandebourg, Jean Carion, puis pour l’an 1584 parl’astrologue Cyprien Léowiti. Il s’agissait encore ici d’uneconjonction de planètes et d’un déluge.

La frayeur populaire fut énorme, écrit uncontemporain ; Louis Guyon ; les églises ne pouvaient pascontenir ceux qui y cherchaient un refuge ; un grand nombrefaisaient leur testament sans réfléchir que c’était une choseinutile si tout le monde devait périr ; d’autres donnaientleurs biens aux ecclésiastiques, dans l’espoir que leurs prièresretarderaient le jour du jugement. »

En 1588, nouvelle prédiction astrologique,dans les termes apocalyptiques que voici :

Après mille cinq cent quatre-vingts ans àdater des couches de la Vierge, la huitième année qui viendra, seraune année étrange et pleine d’épouvante. Si dans cette terribleannée le globe ne tombe pas en poussière, si la terre et les mersne sont pas anéanties, tous les empires du monde seront bouleverséset l’affliction pèsera sur le genre humain.

On trouve dans les livres de cette époque,notamment dans la Chronique des Prodiges publiée en 1557 par ConradLycosthénes, une quantité vraiment fantastique de descriptions etde figures qui mettent bien en évidence toutes ces frayeurs dumoyen-âge. Nous en offrons ici quelques spécimens à noslecteurs : une comète, des soldats dans les nuages et uncombat dans le ciel, le tout décrit comme ayant été parfaitement vude tous les spectateurs.

La comète n’est pas trop exagérée ; mais,quant aux combattants célestes, il faut avouer que l’imagination ade bons yeux !

Le célèbre devin Nostradamus ne pouvaitmanquer de faire partie du groupe des prophètes astrologiques. Onlit dans ses Centuries le quatrain suivant, qui a été l’objet debien des commentaires :

Quand GeorgesDieu crucifiera,

Que Marc leressuscitera,

Et que SaintJean le portera,

La fin du mondearrivera.

Ce qui veut dire que, quand Pâques tombera le25 avril (fête de Saint-Marc), le vendredi saint sera le 23 (fêtede Saint-Georges) et la Fête-Dieu tombera le 24 juin (Saint-Jean).Ce quatrain ne manquait pas de malice, car du temps de Nostradamus– il est mort en 1566 – le calendrier n’était pas encore réformé(il ne l’a été qu’en 1582) et Pâques ne pouvait tomber le 25 avril.Au seizième siècle, le 25 avril correspondait au 15. Depuis laréforme grégorienne Pâques peut arriver le 25 avril : c’est sadate extrême, et c’est ce qui a eu lieu ou aura lieu en1666-1734-1886-1943-2038-2190, etc., sans que cette coïncidence aitla fin du monde pour résultat. Les conjonctions planétaires, leséclipses et les comètes semblaient se partager les sinistresprédictions. Parmi les comètes historiques les plus mémorables à cepoint de vue, signalons : celle de Guillaume le Conquérant,qui brilla en 1066 et que l’on voit représentée sur la tapisseriede la reine Mathilde, à Bayeux ; celle de l’an 1264, qui,dit-on, disparut le jour même de la mort du pape Urbain IV ;celle de l’an 1337, l’une des plus belles et des plus grandes quel’on ait vues et qui « présagea » la mort de Frédéric, roi deSicile ; celle de 1399, que Juvénal des Ursins qualifia« signe de grand mal à venir » ; celle de 1402, que l’onassocia à la mort de Jean Galéas Visconti, duc de Milan ;celle de 1456, qui jeta l’effroi dans toute la chrétienté, sous lepape Calixte III, pendant la guerre des Turcs, et qui est associéeà l’histoire de l’Angélus, et celle de 1472, qui précéda la mort dufrère de Louis XI. D’autres leur succédèrent, associées comme lesprécédentes aux catastrophes, aux guerres et surtout à la menace dela fin dernière. Celle de 1527 est représentée par Ambroise Paré etpar Simon Goulart comme formée de têtes coupées, de poignards et denuages sanglants. Celle de 1531 parut annoncer la mort de Louise deSavoie, mère de François Ier, et la princesse partageal’erreur commune sur ces astres de malheur : « Voilà,dit-elle, étant au lit, et la voyant par la fenêtre, voilà un signequi ne paraît pas pour une personne de basse qualité. Dieu le faitparaître pour nous avertir. Préparons-nous à la mort. » Troisjours après, elle était morte. Mais de toutes les comètes, celle de1556, la fameuse comète de Charles-Quint, est peut-être encore laplus mémorable. C’est elle que l’on avait identifiée à celle de1264 et dont on avait annoncé le retour pour les environs del’année 1848. Elle n’est pas revenue.

La comète de 1577, celle de 1607, celle de1652, celle de 1665 furent l’objet de dissertations interminables,dont la collection forme tout un rayon de bibliothèque. C’est àcette dernière qu’Alphonse VI, roi de Portugal, tira, dans sacolère, un coup de pistolet, en lui lançant les menaces les plusgrotesques. Sur l’ordre de Louis XIV, Pierre Petit publia uneinstruction contre les craintes chimériques – et politiques –inspirées par les comètes. Le grand roi tenait à rester, seul etsans rival, soleil unique, nec pluribus impar ! etn’admettait pas que l’on supposât que la gloire perpétuelle de laFrance pût être mise en péril, même par un phénomène céleste.

L’une des plus grandes comètes qui aientjamais frappé les regards des habitants de la Terre, c’estassurément la fameuse comète de 1680, qui fut l’objet des calculsde Newton. « Elle s’est élancée, dit Lemonnier, avec la plusgrande rapidité du fond des cieux, parut tomber perpendiculairementsur le Soleil, d’où on la vit remonter avec une vitesse pareille àcelle qu’on lui avait reconnue en tombant. On l’observa pendantquatre mois. Elle s’approcha fort de la Terre et c’est à sonapparition antérieure que Whiston attribua le déluge. » Bayleécrivit un traité pour mettre en évidence l’absurdité des anciennescroyances relatives aux signes célestes. Mme de Sévignéécrivait à son cousin le comte de Bussy-Rabutin : « Nousavons ici une comète qui est bien étendue ; c’est la plusbelle queue qu’il soit possible de voir. Tous les grandspersonnages sont alarmés et croient que le ciel, bien occupé deleur perte, leur donne des avertissements par cette comète. On ditque, le cardinal Mazarin étant désespéré des médecins, sescourtisans crurent qu’il fallait honorer son agonie d’un prodige,et lui dirent qu’il paraissait une grande comète qui leur faisaitpeur. Il eut la force de se moquer d’eux, et leur dit plaisammentque la comète lui faisait trop d’honneur. En vérité, on devrait endire autant que lui, et l’orgueil humain se fait aussi tropd’honneur de croire qu’il y ait de grandes affaires dans les astresquand on doit mourir. »

On le voit, les comètes perdaientinsensiblement leur prestige. Nous lisons toutefois dans un traitéde l’astronome Bernouilli cette remarque assez bizarre :« Si le corps de la comète n’est pas un signe visible de lacolère de Dieu, la queue pourrait bien en être un. »

La peur de la fin du monde fut encore associéeà l’apparition des comètes en 1773 ; une terreur paniqueenvahit l’Europe et même Paris. Voici ce que chacun peut lire dansles Mémoires secrets de Bachaumont :

6 mai 1773. – Dans la dernière assembléepublique de l’Académie des sciences, M. de Lalande devaitlire un mémoire beaucoup plus curieux que ceux qui ont étélus ; ce qu’il n’a pu faire par défaut de temps. Il roulaitsur les comètes qui peuvent, en s’approchant de la Terre, y causerdes révolutions, et surtout sur la plus prochaine, dont on attendle retour dans dix-huit ans. Mais, quoiqu’il ait dit qu’elle n’estpas du nombre de celles qui peuvent nuire à la Terre et qu’il aitd’ailleurs observé qu’on ne saurait fixer l’ordre de cesévénements, il en est résulté une inquiétude générale.

9 mai. – Le cabinet de M. de Lalandene désemplit pas de curieux qui vont l’interroger sur le mémoire enquestion, et sans doute il lui donnera une publicité nécessaire,afin de raffermir les têtes ébranlées par les fables qu’on adébitées à ce sujet. La fermentation a été telle que des dévotsignares sont allés solliciter M. l’archevêque de faire desprières de quarante heures pour détourner l’énorme déluge dont onétait menacé, et ce prélat était à la veille d’ordonner ces prièressi des académiciens ne lui eussent fait sentir le ridicule de cettedémarche.

14 mai. – Le mémoire deM. de Lalande paraît. Suivant lui, des soixante comètesconnues, huit pourraient, en approchant trop près de la Terre,occasionner une pression telle que la mer sortirait de son lit etcouvrirait une partie du globe.

La panique s’éteignit avec le temps. La peurdes comètes changea de nature. On cessa d’y voir des signes de lacolère de Dieu, mais on discuta scientifiquement les cas derencontre possibles et l’on craignit ces rencontres. À la fin dusiècle dernier, Laplace formulait son opinion sur ce point dans lestermes assez dramatiques que l’on a vus rapportés plus haut (ch.II).

En notre siècle, la prédiction de la fin dumonde a été plusieurs fois associée encore aux apparitionscométaires. La comète de Biéla, par, exemple, devait croiserl’orbite terrestre le 29 octobre 1832. Grande rumeur ! Denouveau, la fin des temps était proche. Le genre humain étaitmenacé. Qu’allait-on devenir ?…

On avait confondu l’orbite, c’est-à-dire laroute de la Terre, avec la Terre elle-même. Notre globe ne devaitpas du tout passer en ce point de son orbite en même temps que lacomète, mais plus d’un mois après, le 30 novembre, et la comètedevait toujours rester à plus de 20 millions de lieues de nous. Onen fut encore quitte pour la peur.

Il en fut de même en 1857. Quelque prophète demauvais augure avait annoncé pour le 13 juin de cette année leretour de la fameuse comète de Charles-Quint, à laquelle on avaitattribué une révolution de trois siècles. Plus d’une âme apeurée ycrut encore, et à Paris même les confessionnaux reçurent plus depénitents qu’à l’ordinaire.

Nouvelle prédiction en 1872, sous le nom d’unastronome qui n’y était pour rien (M. Plantamour, directeur del’Observatoire de Genève).

De même que les comètes, les grands phénomènescélestes ou terrestres, tels que les éclipses totales de soleil,les étoiles mystérieuses qui ont paru subitement au ciel, lespluies d’étoiles filantes, les éruptions volcaniques formidablesqui répandent autour d’eux l’obscurité d’une nuit profonde etsemblent devoir ensevelir le monde sous un déluge de cendres, lestremblements de terre qui renversent les cités et engloutissent leshabitations humaines dans les entrailles de la terre, tous cesévénements grandioses ou terribles ont été associés à la crainte dela fin immédiate et universelle des êtres et des choses.

Les annales des éclipses suffiraient seules àformer un volume, non moins pittoresque que l’histoire des comètes.Pour ne parler un instant que des modernes, l’une des dernièreséclipses totales de soleil dont la zone ait traversé la France,celle du 12 août 1654, avait été annoncée par les astronomes, etcette annonce avait été suivie d’une immense terreur. Pour l’un,elle présageait un grand bouleversement des États et la ruine deRome ; pour l’autre, il s’agissait d’un nouveau délugeuniversel ; pour un troisième, il n’en devait résulter rienmoins qu’un embrasement du globe ; enfin, pour les moinsexagérés, elle devait empester l’air. La croyance en ces effetstragiques était si générale que, sur l’ordre exprès des médecins,une multitude de gens épouvantés se renfermèrent dans des cavesbien closes, chauffées et parfumées, pour se mettre à l’abri del’influence pernicieuse. C’est ce qu’on peut lire notamment dansles Mondes de Fontenelle, 2e soirée. « N’eûmes-nous pas bellepeur, écrit-il, à cette éclipse qui, à la vérité, fut totale ?Une infinité de gens ne se tinrent-ils pas renfermés dans descaves ? Et les philosophes, qui écrivirent pour nous rassurer,n’écrivirent-ils pas en vain ou à peu près ? Ceux quis’étaient réfugiés dans les caves en sortirent-ils ? » Unautre auteur du même siècle, P. Petit, dont nous parlions tout àl’heure, raconte dans sa « Dissertation sur la nature descomètes », que la consternation augmenta de jour en jourjusqu’à la date fatale, et qu’un curé de campagne, ne pouvant plussuffire à confesser tous ses paroissiens qui se croyaient à leurdernière heure, se vit obligé de leur dire au prône de ne pas tantse presser, que l’éclipse était remise à quinzaine… Ces bravesparoissiens ne firent pas plus de difficultés pour croire à laremise de l’éclipse qu’ils n’en avaient fait pour croire à soninfluence.

Lors des dernières éclipses totales de soleilqui ont traversé la France, celles des 12 mai 1706, 22 mai 1724 et8 juillet 1842, et même lors des éclipses non totales, mais trèsfortes, des 9 octobre 1847, 28 juillet 1851, 15 mars 1858, 18juillet 1860 et 22 décembre 1870, il y eut encore en France desimpressions plus ou moins vives chez un certain nombre d’espritstimorés ; du moins nous savons de source certaine par desrelations concernant chacune de ces éclipses que les annoncesastronomiques de ces événements naturels ont encore étéinterprétées par une classe spéciale d’Européens comme pouvant êtreassociées à des signes de malédiction divine, et qu’à l’arrivée deces éclipses on vit dans plusieurs maisons d’éducation religieuseles élèves invités à se mettre en prière. Cette interprétationmystique tend à disparaître tout à fait chez les nationsinstruites, et sans doute la prochaine éclipse totale de soleil quipassera près de la France, sur l’Espagne, le 28 mai 1900,n’inspirera plus aucune crainte de ce coté-ci des Pyrénées ;mais peut-être ne pourrait-on émettre la même espérance pour sescontemplateurs espagnols.

Aujourd’hui encore, dans les pays noncivilisés, ces phénomènes excitent les mêmes terreurs qu’ilscausaient autrefois chez nous. C’est ce que les voyageurs ontconstaté, notamment en Afrique. Lors de l’éclipse du 18 juillet1860, on vit en Algérie les hommes et les femmes se mettre les unsà prier, les autres à s’enfuir vers leurs demeures. Pendantl’éclipse du 29 juillet 1878 qui fut totale aux États-Unis, unnègre, pris subitement d’un accès de terreur et convaincu del’arrivée de la fin du monde, égorgea subitement sa femme et sesenfants.

Il faut avouer, du reste, que de telsphénomènes sont bien faits pour frapper l’imagination. Le Soleil,le dieu du jour, l’astre aux rayons duquel notre vie est suspendue,perd sa lumière qui, avant de s’éteindre, devient d’une pâleureffrayante et lugubre. Le ciel transformé prend un ton blafard, lesanimaux sont désorientés, les chevaux refusent de marcher, lesbœufs au labour s’arrêtent comme des masses inertes, le chien seréfugie contre son maître, les poules rentrent précipitamment aupoulailler après y avoir réuni leurs poussins, les oiseaux cessentde chanter et l’on en a même vu tomber morts. Lors de l’éclipsetotale de soleil observée à Perpignan le 8 juillet 1842, Aragorapporte que vingt mille spectateurs formaient là un tableau bienexpressif. « Lorsque le Soleil réduit à un étroit filetcommença à ne plus jeter qu’une lumière très affaiblie, une sorted’inquiétude s’empara de tout le monde, chacun éprouvait le besoinde communiquer ses impressions. De là un mugissement sourd,semblable à celui d’une mer lointaine après la tempête. La rumeurdevenait de plus en plus forte, à mesure que le croissant solaires’amincissait. Le croissant disparut. Les ténèbres succédèrentsubitement à la clarté, et un silence absolu marqua cette phase del’éclipse, tout aussi nettement que l’avait fait le pendule denotre horloge astronomique. Le phénomène, dans sa magnificence,venait de triompher de la pétulance de la jeunesse, de la légèretéque certains hommes prennent pour un signe de supériorité, del’indifférence bruyante dont les soldats font ordinairementprofession. Un calme profond régna aussi dans l’air : lesoiseaux avaient cessé de chanter… Après une attente solennelled’environ deux minutes, des transports de joie, desapplaudissements frénétiques saluèrent avec le même accord, la mêmespontanéité, la réapparition des premiers rayons solaires. Aurecueillement mélancolique produit par des sentimentsindéfinissables, venait de succéder une satisfaction vive etfranche dont personne ne songeait à contenir, à modérer lesélans. »

Chacun sortait ému de l’un des plus grandiosesspectacles de la nature et en gardait l’impérissable souvenir.

Des paysans furent effrayés de l’obscurité,surtout parce qu’ils croyaient être devenus aveugles.

Un pauvre enfant gardait son troupeau.Ignorant, complètement l’événement qui se préparait, il vit avecinquiétude le soleil s’obscurcir par degrés, dans un ciel sansnuages. Lorsque la lumière disparut tout à coup, le pauvre enfant,au comble de la frayeur, se mit à pleurer et à appeler ausecours ! Ses larmes coulaient encore lorsque l’astre lançason premier rayon. Rassuré à cet aspect, l’enfant croisa les mainsen s’écriant : « O beou Souleou ! » (Ô beauSoleil !)

Le cri de cet enfant n’est-il pas celui del’humanité ?

On s’explique donc facilement que les éclipsesproduisent la plus vive impression et aient été associées à l’idéede la fin du monde tant que l’on n’a pas su qu’elles sont l’effettout naturel du mouvement de la Lune autour de la Terre et que lecalcul peut les prédire avec la précision la plus inattaquable. Ilen a été de même des grands phénomènes célestes, et notamment desapparitions subites d’étoiles inconnues, beaucoup plus raresd’ailleurs que les éclipses.

La plus célèbre de ces apparitions a, étécelle de 1572. Le 11 novembre de cette année-là, peu de mois aprèsle massacre de la Saint-Barthélemy, une étoile éclatante, depremière grandeur, apparut subitement dans la constellation deCassiopée. Stupéfaction générale, non seulement dans le public, quitous les soirs la voyait flamber au ciel, mais encore chez lessavants qui ne pouvaient s’expliquer cette apparition. Desastrologues s’avisèrent de trouver que cette énigme céleste étaitl’étoile des Mages, qui revenait annoncer le retour del’Homme-Dieu, le jugement dernier et la résurrection. De là, grandémoi parmi toutes les classes de la société… L’étoile diminuagraduellement d’éclat et finit par s’éteindre au bout de dix-huitmois – sans avoir amené aucune catastrophe autre que toutes cellesque la sottise humaine ajoute aux misères d’une planète assez malréussie.

L’histoire des sciences rapporte plusieursapparitions de ce genre, mais celle-ci a été la plus mémorable.

Des émotions du même ordre ont accompagné tousles grands phénomènes de la nature, surtout lorsqu’ils étaientimprévus. On peut lire dans les chroniques du moyen âge et, mêmedans les mémoires plus récents l’émoi que des aurores boréales, despluies d’étoiles filantes, des chutes de bolides ont produit surleurs spectateurs alarmés. Naguère encore, lors de la grande pluied’étoiles du 27 novembre 1872, qui jeta dans le ciel plus dequarante mille météores provenant de la dissolution de la comète deBiéla, on a vu, à Nice, notamment, aussi bien qu’à Rome, des femmesdu peuple se précipiter vers ceux qu’elles jugeaient en état de lesrenseigner pour s’enquérir de la cause de ce feu d’artificecéleste, qu’elles avaient immédiatement associé à l’idée de la findu monde et de la chute des étoiles annoncée comme devant précéderle dernier cataclysme.

Les tremblements de terre et les éruptionsvolcaniques atteignent parfois des proportions telles que l’effroide la fin du monde en est la conséquence toute naturelle. Que l’onse représente l’état d’esprit des habitants d’Herculanum et dePompéi lors de l’éruption du Vésuve qui vint les engloutir sous unepluie de cendres ! N’était-ce pas pour eux la fin dumonde ? Et, plus récemment, les témoins de l’éruption duKrakatoa qui purent y assister sans en être victimes n’eurent-ilspas absolument la même conviction ? Une nuit impénétrable, quidura dix-huit heures ; l’atmosphère transformée en un fourplein de cendres bouchant les yeux, le nez et les oreilles ;la canonnade sourde et incessante du volcan ; la chute despierres ponces tombant du ciel noir, la scène tragique n’étantéclairée par intermittences que par les éclairs blafards ou lesfeux follets allumés aux mâts et aux cordages du navire ; lafoudre se précipitant du ciel dans la mer avec une crépitationsatanique, puis la pluie de cendres se changeant en une pluie deboue, voilà ce que subirent pendant cette nuit de dix-huit heures,du 26 au 28 août 1883, les nombreux passagers d’un navire de Java,tandis qu’une partie de l’île de Krakatoa sautait en l’air, que lamer, après s’être reculée du rivage, arrivait sur les terres avecune hauteur de trente-cinq mètres jusqu’à une distance de un à dixkilomètres du rivage et sur une longueur de cinq cents kilomètres,et en se retirant emportait dans l’abîme quatre villes :Tjringin, Mérak, Telok-Hétong, Anjer, tout ce qui peuplait la côte,plus de quarante mille humains ! Les passagers d’un vaisseauqui croisa le détroit le lendemain virent avec effroi leur navireembarrassé dans sa marche par des grappes de cadavres entrelacés,et plusieurs semaines après on trouvait dans les poissons desdoigts avec leurs ongles, des morceaux de têtes avec leurschevelures. Ceux qui furent sauvés, ceux qui subirent lacatastrophe sur un navire et purent, le lendemain, revoir lalumière du jour qui semblait à jamais éteinte, ceux-là racontentavec terreur qu’ils attendaient avec résignation la fin du monde,convaincus d’un cataclysme universel et de l’effondrement de lacréation. Un témoin oculaire nous assurait que, pour tous les biensimaginables, il ne consentirait jamais à repasser par de tellesémotions. Le Soleil était éteint ; le deuil tombait sur lanature et la mort universelle allait régner en souveraine.

Cette éruption fantastique a d’ailleurs étéd’une telle violence qu’on l’a entendue à son antipode à travers laTerre entière ; que le jet volcanique a atteint vingt millemètres de hauteur ; que l’ondulation atmosphérique produitepar ce jet s’est étendue sur toute la surface du globe dont elle afait le tour en trente-cinq heures (à Paris même, les baromètresont baissé de quatre millimètres), et que pendant plus d’un an lesfines poussières lancées dans les hauteurs de l’atmosphère par laforce de l’explosion ont produit, éclairées par le soleil, lesmagnifiques illuminations crépusculaires que tout le monde aadmirées.

Ce sont là des cataclysmes formidables, desfins de monde partielles. Certains tremblements de terre méritentd’être comparés à ces terribles éruptions volcaniques par latragique grandeur de leurs conséquences. Lors du tremblement deterre de Lisbonne, le 18 novembre 1755, trente mille personnespérirent ; la secousse s’étendit sur une surface égale àquatre fois la superficie de l’Europe. Lors de la destruction deLima, le 28 octobre 1724, la mer s’éleva à 27 mètres au-dessus deson niveau, se précipita sur la ville et l’enleva si radicalementqu’il n’en resta plus une seule maison. On trouva des vaisseauxcouchés dans les champs, à plusieurs kilomètres du rivage. Le 10décembre 1869, les habitants de la ville d’Onlah, en Asie Mineure,effrayés par des bruits souterrains et par une première secoussetrès violente, s’étaient sauvés sur une colline voisine : ilsvirent de leurs yeux stupéfaits plusieurs crevasses s’ouvrir àtravers la ville, et la ville entière disparaître en quelquesminutes sous ce sol mouvant ! Nous tenons de témoins directsqu’en des circonstances beaucoup moins dramatiques, par exemple autremblement de terre de Nice, du 23 février 1887, l’idée de la findu monde est la première qui frappa l’esprit de ces personnes.

L’histoire du globe terrestre pourrait nousoffrir un nombre remarquable de drames du même ordre, decataclysmes partiels et de menaces de destruction finale. C’étaitici le lieu de nous arrêter un instant à ces grands phénomènescomme aux souvenirs de cette croyance à la fin du monde, qui atraversé tous les âges en se modifiant avec le progrès desconnaissances humaines. La foi a disparu en partie ; l’aspectmystique et légendaire qui frappait l’imagination de nos pères etdont on retrouve encore tant de curieuses représentations auxportails de nos belles cathédrales comme dans les sculptures et lespeintures inspirées par la tradition chrétienne, cet aspectthéologique du dernier jour de la Terre a fait place à l’étudescientifique de la durée du système solaire auquel notre patrieappartient. La conception géocentrique et anthropocentrique del’univers, qui considérait l’homme terrestre comme le centre et lebut de la création, s’est graduellement transformée et a fini pardisparaître ; car nous savons maintenant que notre humbleplanète n’est qu’une île dans l’infini, que l’histoire humaine aété jusqu’ici faite d’illusions pures, et que la dignité de l’hommeréside dans sa valeur intellectuelle et morale : la destinéede l’esprit humain n’a-t-elle pas pour but souverain laconnaissance exacte des choses, la recherche de laVérité ?

Dans le cours du dix-neuvième siècle, desprophètes de malheur, plus ou moins sincères, ont annoncévingt-cinq fois la fin du monde, d’après des calculs cabalistiquesne reposant sur aucun principe sérieux. De pareilles prédictions serenouvelleront aussi longtemps que l’humanité durera.

Mais cet intermède historique, malgré sonopportunité, nous a un instant détachés de notre récit duvingt-cinquième siècle. Hâtons-nous d’y revenir, car nous voiciprécisément arrivés au dénouement.

Chapitre 7LE CHOC

As stars with trains of fire and dews of blood.

SHAKESPEARE, Hamlet, I.

 

Inexorablement, comme une loi du destin quenulle puissance ne peut fléchir, comme un boulet sorti de la gueuledu canon et marchant vers la cible, la comète avançait toujours,suivant son orbite régulière et se précipitant avec une vitessecroissante vers le point de l’espace où notre planète devaitarriver dans la nuit du 13 au 14 juillet. Les calculs définitifs nes’étaient pas trompés d’un iota. Les deux voyageurs célestes, laTerre et la comète allaient se rencontrer, comme deux trains lancésl’un vers l’autre au fantastique et aveugle galop de la vapeur, etqui vont à corps perdu s’effondrer et se broyer dans le chocmonstrueux de deux rages inassouvies. Mais ici la vitesse de larencontre devait être 863 fois supérieure à celle de la rencontrede deux trains rapides lancés l’un sur l’autre à la vitesse de centkilomètres à l’heure chacun. Dans la nuit du 12 au 13 juillet, lacomète se développa sur presque toute l’étendue des cieux, et l’ondistinguait à l’œil nu des tourbillons de feu roulant autour d’unaxe oblique à la verticale. Il semblait que ce fût là toute unearmée de météores en conflagrations désordonnées dans lesquellesl’électricité et les éclairs devaient livrer de fantastiquescombats. L’astre flamboyant paraissait tourner sur lui-même ets’agiter intestinement comme s’il eût été doué d’une vie propre ettourmenté de douleurs. D’immenses jets de feu s’élançaient dedivers foyers, les uns verdâtres, d’autres d’un rouge sang, lesplus brillants éblouissant tous les yeux par leur éclatanteblancheur. Il était évident que l’illumination solaire agissait surle tourbillon de vapeurs, décomposant sans doute certains corps,produisant des mélanges détonants, électrisant les parties les plusproches, repoussant des fumées au delà de la tête immense quiarrivait sur nous ; mais l’astre lui-même émettait des feuxbien différents de la réflexion vaporeuse de la lumière solaire, etlançait des flammes toujours grandissantes, comme un monstre seprécipitant sur la Terre pour la dévorer par l’incendie. Ce quifrappait peut-être le plus encore en ce spectacle, c’était de nerien entendre : Paris et toutes les agglomérations humaines setaisaient instinctivement cette nuit-là, comme immobilisés par uneattention sans égale, cherchant à saisir quelque écho du tonnerrecéleste qui s’avançait et nul bruit n’arrivait du pandémoniumcométaire.

La pleine lune brillait, verte dans la rougefournaise, mais sans éclat et ne donnant plus d’ombres. La nuitn’était plus la nuit. Les étoiles avaient disparu. Le ciel restaitembrasé d’une lueur intense.

La comète approchait de la Terre avec unevitesse de cent quarante-sept mille kilomètres à l’heure, et notreplanète avançait elle-même dans l’espace au taux de cent quatremille kilomètres, de l’ouest vers l’est, obliquement à l’orbite dela comète qui, pour la position d’un méridien quelconque à minuit,planait au nord-est. La combinaison des deux vitesses rapprochaitles deux corps célestes de cent soixante-treize mille kilomètres àl’heure. Lorsque l’observation, d’accord avec le calcul, constataque les contours de la tête de l’astre n’étaient plus qu’à ladistance de la Lune, on sut que deux heures plus tard le dramedevait commencer.

Contrairement à toute attente, la journée duvendredi 13 juillet fut merveilleusement belle, comme toutes lesprécédentes : le soleil brilla dans un ciel sans nuages, l’airétait calme, la température assez élevée, mais agréablementrafraîchie par une brise légère ; la nature entière paraissaiten fête ; les campagnes étaient luxuriantes de beauté ;les ruisseaux gazouillaient dans les vallées, les oiseauxchantaient dans les bois. Seules, les cités humaines étaientnavrantes : l’humanité succombait, consternée. L’impassibilitétranquille de la nature posait devant l’angoissante anxiété descœurs le contraste le plus douloureux et le plus révoltant.

Des millions d’Européens s’étaient sauvés deParis, de Londres, de Vienne, de Berlin, de Saint-Pétersbourg, deRome, de Madrid, s’étaient réfugiés en Australie ou avaient fuijusqu’aux antipodes. À mesure que le jour de la rencontreapprochait, l’administration générale des aéronefs transatlantiquesavait dû tripler, quadrupler, décupler les trains aériensélectriques, qui allaient s’abattre comme des nuées d’oiseaux surSan Francisco, Honolulu, Nouméa, et sur les capitales australiennesde Melbourne, Sydney, Liberty, et Pax. Mais ces millions de départsne représentaient qu’une minorité privilégiée, et c’était à peinesi l’on s’apercevait de ces absences, tant les villes et lesvillages fourmillaient d’humains errants et affolés.

Déjà plusieurs nuits entières avaient étépassées sans sommeil, la terreur de l’inconnu ayant tenu toutes lespensées éveillées. Personne n’avait osé se coucher : ilsemblait qu’on eût dû s’endormir du dernier sommeil et ne plusconnaître le charme du réveil… Tous les visages étaient d’unepâleur livide, les orbites creusées, la chevelure inculte, les yeuxhagards, le teint blafard, marqués des empreintes de la pluseffroyable angoisse qui eût jamais pesé sur les destinéeshumaines.

L’air respirable devenait de plus en plus secet de plus en plus chaud. Nul n’avait songé depuis la veille àréparer par une alimentation quelconque les forces épuisées, etl’estomac, organe si peu oublieux de lui-même, ne réclamait rien.Mais une soif ardente fut le premier effet physiologique de lasécheresse de l’air, et les plus sobres ne purent se soustraire àl’obligation d’essayer de la calmer par tous les moyens possibles,sans y parvenir. La souffrance physique commençait son œuvre etdevait bientôt dominer les angoisses morales. L’atmosphère devenaitd’heure en heure plus pénible à respirer, plus fatigante, pluscruelle. Les petits enfants pleuraient, souffrant d’un mal inconnu,appelant leurs mères.

À Paris, à Londres, à Rome, à Berlin, àSaint-Petersbourg, dans toutes les capitales, dans toutes lesvilles, dans tous les villages, les populations agitées erraient audehors, comme on voit les fourmis courir éperdues dans leurs citéstroublées. Toutes les affaires de la vie normale étaient négligées,abandonnées, oubliées ; tous les projets étaient anéantis. Onne tenait plus à rien, ni à sa maison, ni à ses proches, ni à sapropre vie. C’était une dépression morale absolue, plus complète,encore que celle qui est produite par le mal de mer.

Les églises catholiques, les temples réformés,les synagogues juives, les chapelles grecques et orthodoxes, lesmosquées musulmanes, les coupoles chinoises bouddhistes, lessanctuaires des évocations spirites, les salles d’études desgroupes théosophiques, occultistes, psychosophiques etanthroposophiques, les nefs de la nouvelle religion gallicane, tousles lieux de réunion des cultes si divers, qui se partageaientencore l’humanité, avaient été envahis par leurs fidèles en cettemémorable journée du vendredi 13 juillet, et, à Paris même, lesmasses entassées sous les portails ne permettaient plus à personned’approcher des églises, à l’intérieur desquelles on aurait pu voirtous les croyants prosternés la face contre terre. Des prièresétaient marmottées à voix basse. Mais les chants, les orgues, lescloches, tout se taisait. Les confessionnaux étaient enveloppés depénitents attendant leur tour, comme en ces anciennes époques defoi sincère et naïve dont parlent les histoires du moyen âge.

Dans les rues, sur les boulevards, partoutmême silence. On ne criait plus, on ne vendait plus, on n’imprimaitplus aucun journal. Dans les airs, aviateurs, aéronefs,hélicoptères, ballons dirigeables avaient disparu. Les seulesvoitures que l’on vit passer étaient les corbillards des pompesfunèbres conduisant à l’incinération les premières victimes de lacomète, déjà innombrables.

La journée se passa sans incidentastronomique. Mais avec quelle anxiété n’attendait-on pas la nuitsuprême !

Jamais peut-être coucher du soleil ne futaussi beau, jamais ciel ne fut aussi pur. L’astre du jour semblas’ensevelir dans un lit d’or et de pourpre. Son disque rougedescendit à l’horizon. Mais les étoiles ne parurent pas. La nuitn’arriva pas. Au jour solaire succéda un jour cométaire et lunaire,éclairé d’une lumière intense, rappelant celle des auroresboréales, mais plus vive, émanant d’un large foyer incandescent,qui n’avait pas brillé pendant le jour parce qu’il était au-dessousde l’horizon, mais qui aurait certainement rivalisé d’éclat avec leSoleil.

Ce lumineux foyer se leva à l’Orient presqueen même temps que la pleine lune, qui parut monter avec lui dans leciel comme une hostie sépulcrale sur un autel funèbre, dominant ledeuil immense de la nature.

À mesure qu’elle s’élevait, la lunepâlissait ; mais le foyer cométaire grandissait en éclat avecl’abaissement du Soleil au-dessous de l’horizon occidental, etmaintenant, à l’heure de la nuit, il régnait sur le monde, nébuleuxsoleil, rouge écarlate, avec des jets de flammes jaunes et vertsqui semblaient lui ouvrir une immense envergure d’ailes. Tous lesregards terrifiés voyaient en lui un géant démesuré prenantpossession en souverain du Ciel et de la Terre.

Déjà l’avant-garde de la chevelure cométaireavait pénétré dans l’intérieur de l’orbite lunaire ; d’uninstant à l’autre, elle allait toucher les frontières raréfiées del’atmosphère terrestre, vers 200 kilomètres de hauteur.

C’est à ce moment que tous les yeux devinrenthagards et effroyablement affolés en voyant s’allumer autour del’horizon comme un vaste incendie élevant dans le ciel de petitesflammes violacées. Presque immédiatement après, la comète diminuad’éclat, sans doute parce que, sur le point de toucher la Terre,elle avait pénétré dans l’ombre de notre planète et avait perdu unepartie de sa lumière, celle qui venait du Soleil ; cetteextinction apparente était due surtout à un effet decontraste ; car, lorsque les yeux moins éblouis se furentaccoutumés à cette nouvelle clarté, elle parut presque aussiintense que la première, mais blafarde, sinistre, sépulcrale.Jamais la Terre n’avait été éclairée d’une pareille lueur :c’était comme une profondeur d’illumination blême, au delà delaquelle transparaissaient des élancements d’éclairs. La sécheressede l’air respirable devint intolérable ; la chaleur d’un fourbrûlant souffla d’en haut, et une horrible odeur de soufre, duesans doute à l’ozone surélectrisé, empesta l’atmosphère. Chacun secrut à sa dernière minute.

Un grand cri domina toutes les angoisses.

La terre brûle ! la terrebrûle ! s’écriait-on partout en une rumeurformidable…

Tout l’horizon, en effet, semblait allumémaintenant d’une couronne de flammes bleuâtres. C’était bien, commeon l’avait prévu, l’oxyde de carbone qui brûlait à l’air enproduisant de l’anhydride carbonique. Sans doute aussi, del’hydrogène cométaire s’y combinait-il lentement. Chacun croyaitvoir un feu funèbre autour d’un catafalque.

Soudain, comme l’Humanité terrifiée regardait,immobile, silencieuse, retenant son souffle, pénétrée jusqu’auxmoelles, cataleptisée par la terreur, toute la voûte du ciel semblase déchirer du haut en bas, et, par l’ouverture béante, on crutvoir une gueule énorme vomissant des gerbes de flammes vertes,éclatantes ; et l’on fut frappé d’un éblouissement sieffroyable que tous les spectateurs, sans exception, qui nes’étaient pas encore enfermés dans les caves, hommes, femmes,vieillards, enfants, les plus énergiques comme les plus timorés,tous se précipitèrent vers la première porte venue, et descendirentcomme des avalanches dans les sous-sols, déjà presque tous envahis.Il y eut une multitude de morts, par écrasement d’abord, ensuitepar apoplexies, ruptures d’anévrismes et folies subites dégénéréesen fièvres cérébrales. La Raison sembla subitement anéantie chezles hommes, et remplacée par la stupeur, folle, inconsciente,résignée, muette.

Seuls, quelques couples enlacés semblaients’isoler du cataclysme, se détacher de l’universelle terreur etvivre pour eux-mêmes, abandonnés à l’exaltation de leur seulamour.

Sur les terrasses ou dans les observatoires,les astronomes étaient pourtant restés à leurs postes, et plusieursprenaient des photographies incessantes des transformations duciel. Ce furent dès lors, mais pendant un temps bien court, lesseuls témoins de la rencontre cométaire, à part quelquesexceptionnels énergiques, qui osèrent encore regarder le cataclysmederrière les vitres des hautes fenêtres des appartementssupérieurs.

Le calcul indiquait que le globe terrestredevait pénétrer dans le sein de la comète comme un boulet dans unemasse nuageuse et que, à partir du premier contact des zonesextrêmes de l’atmosphère cométaire avec celles de l’atmosphèreterrestre, la traversée durerait quatre heures et demie, ce dont ilest facile de se rendre compte puisque la comète – étant environsoixante-cinq fois plus large que la Terre en diamètre – devaitêtre traversée non centralement, mais à un quart de la distance ducentre, à la vitesse de 173 000 kilomètres à l’heure. Il yavait environ quarante minutes que le premier contact avait eulieu, lorsque la chaleur de l’incandescente fournaise et l’horribleodeur de soufre devinrent tellement suffocantes que quelquesinstants de plus de ce supplice allaient, sans rémission, arrêtertoute vie dans son cours. Les astronomes eux-mêmes se traînèrentdans l’intérieur des observatoires, qu’ils cherchèrent à fermerhermétiquement, et descendirent aussi dans les caves ; seule,à Paris, la jeune calculatrice, avec laquelle nous avons faitconnaissance, resta quelques secondes de plus sur la terrasse,assez pour assister à l’irruption d’un bolide formidable, quinze ouvingt fois plus gros que la Lune en apparence, et qui seprécipitait vers le sud avec la vitesse de l’éclair. Mais lesforces manquaient pour toutes les observations. On ne respiraitplus. À la chaleur et à la sécheresse destructives de toutefonction vitale, s’ajoutait l’empoisonnement de l’atmosphère par lemélange de l’oxyde de carbone qui commençait à se produire.

Les oreilles tintaient d’une sorte de glassonore intérieur, les cœurs précipitaient leurs battements avecviolence, et toujours cette odeur de soufre irrespirable ! Enmême temps, une pluie de feu s’abattit du haut des cieux, une pluied’étoiles filantes et de bolides dont l’immense majoritén’arrivaient pas jusqu’au sol, mais dont un grand nombre toutefoiséclataient comme des bombes et vinrent traverser les toits, et l’ons’aperçut que des incendies s’allumaient de toutes parts. Le ciels’enflamma. Au feu du ciel répondaient maintenant les feux de laTerre, comme si une armée d’éclairs eût soudain embrasé le monde.Des coups de tonnerre étourdissants se succédaient sansinterruption, venant d’une part de l’explosion des bolides, etd’autre part d’un orage immense dans lequel il semblait que toutela chaleur atmosphérique se fût transformée en électricité. Unroulement continu, rappelant celui de tambours lointains,emplissait les oreilles d’un long ronflement sourd, entrecoupé dechocs horripilants et de sinistres sifflements de serpents ;et puis c’étaient des clameurs sauvages, le hurlement d’une immensechaudière qui bout, des explosions violentes, des canonnadesrépétées, des plaintes du vent, des heu ! heu !gémissants, des secousses du sol comme si la Terre s’effondrait. Latempête devint à ce moment si épouvantable, si étrange, si féroce,que l’Humanité se trouva cataleptisée, muette de terreur,annihilée, puis, finalement, aussi tranquille qu’une feuille morteque le vent va emporter. C’était bien, cette fois, la fin de tout.Chacun se résigna, sans chercher un seul instant aucun secours, àêtre enseveli sous les ruines de l’universel incendie. Une suprêmeétreinte embrassa les corps de ceux qui ne s’étaient pas quittés etqui n’aspiraient plus qu’à la consolation de mourir ensemble.

Mais le gros de l’armée céleste avait passé,et une sorte de raréfaction, de vide s’était produite dansl’atmosphère, peut-être à la suite d’explosions météoriques, cartout d’un coup les vitres des maisons éclatèrent, projetées audehors, et les portes s’ouvrirent d’elles-mêmes. Une tempêteformidable souffla, accélérant l’incendie et ranimant les humainsqui, du même coup aussi, revinrent à la vie et sortirent ducauchemar. Puis ce fut une pluie diluvienne…

… « Demandez le XXVeSiècle ! L’écrasement du pape et de tous les évêques. La chutede la comète à Rome. Demandez le journal ! »

Il y avait à peine une demi-heure que latourmente céleste était passée, on commençait à remonter des caveset à se sentir revivre, on sortait insensiblement du rêve et l’onne se rendait pas exactement compte encore des feux qui sedéveloppaient malgré la pluie diluvienne, que déjà la voixglapissante des jeunes crieurs remplissait Paris, Lyon, Marseille,Bruxelles, Londres, Vienne, Turin, Madrid, toutes les villes àpeine réveillées ; c’était partout la même annonce, les mêmescris, et, avant de songer à conjurer les incendies, tout le mondeachetait le grand journal populaire à un centime, l’immense feuillede seize pages illustrées, fraîchement sortie des presses.

… « Demandez l’écrasement du pape et descardinaux. Le Sacré Collège tué par la comète. Impossibilité denommer un nouveau pape. Demandez le journal ! »

Et les crieurs se succédaient, et chacundésirait savoir ce qu’il y avait de vrai dans cette annonce, etchacun achetait le grand journal socialiste populaire.

Voici ce qui s’était passé.

L’Israélite américain avec lequel nous avonsdéjà fait connaissance, et qui avait trouvé moyen, le mardiprécédent, de réaliser plusieurs milliards par la réouverture de laBourse de Paris et de Chicago, n’avait pas désespéré de la suitedes affaires, et de même qu’autrefois les monastères avaientaccepté les testaments écrits en vue de la fin du monde, de mêmenotre infatigable spéculateur avait jugé opportun de se tenir à sontéléphone, descendu pour la circonstance en une vaste galeriesouterraine hermétiquement fermée. Propriétaire de fils spéciauxreliant Paris aux principales villes du monde, il n’avait pas cesséde rester en communication avec elles.

Le noyau de la comète renfermait, noyés dansune masse de gaz incandescent, un certain nombre de concrétionsuranolithiques dont quelques-unes mesuraient plusieurs kilomètresde diamètre. L’une de ces masses avait atteint la Terre, non loinde Rome, et les phonogrammes du correspondant romain annonçaient cequi suit Tous les cardinaux, tous les prélats du concile étaientréunis à la fête solennelle donnée sous le dôme de Saint-Pierrepour la célébration du dogme de la divinité pontificale. On avait,fixé à l’heure sacrée de minuit la cérémonie de l’adoration. Aumilieu des illuminations splendides du premier temple de lachrétienté, sous les invocations pieuses élevées dans les airs parles chants des confréries, les autels fumant des parfums del’encens et les orgues roulant leurs sombres frémissementsjusqu’aux profondeurs de l’immense église, le pape assis sur sontrône d’or voyait prosterné à ses pieds son peuple de fidèlesreprésentant la chrétienté tout entière des cinq parties du monde,et se levait pour donner à tous sa bénédiction suprême, lorsque,tombant du haut des cieux, un bloc de fer massif d’une grosseurégale à la moitié de la ville de Rome avait, avec la rapidité del’éclair, écrasé le pape, l’église, et précipité le tout dans unabîme d’une profondeur inconnue, véritable chute au fond desenfers ! Toute l’Italie avait tremblé, et le roulement d’uneffroyable tonnerre avait été entendu jusqu’à Marseille.

On avait vu le bolide de toutes les villesd’Italie, au milieu de l’immense pluie d’étoiles et del’embrasement général de l’atmosphère. Il avait illuminé la terrecomme un nouveau soleil, d’un rouge éclatant, et un immensedéchirement, quelque chose d’infernal, avait suivi sa chute, commesi réellement la voûte du ciel s’était déchirée du haut en bas.(C’est ce bolide qui avait été l’objet de la dernière observationde la jeune calculatrice de l’Observatoire de Paris au moment où,malgré tout son zèle, il lui avait été impossible de rester dansl’atmosphère suffocante du cataclysme.)

Notre spéculateur recevait les dépêches,donnait ses ordres de son cabinet téléphonique et dictait lesnouvelles à sensation à son journal imprimé au même moment à Pariset dans les principales villes du monde. Tout ordre lancé par luiparaissait un quart d’heure après, en tête du XXVeSiècle, à New-York, à Saint-Pétersbourg, à Melbourne comme dans lescapitales voisines de Paris.

Une demi-heure après la première édition, uneseconde était annoncée.

… » Demandez l’incendie de Paris etde presque toutes les villes de l’Europe, la fin définitive del’Église catholique. Le pape puni de son orgueil. Rome en cendres…Demandez le XXVe Siècle, deuxième édition. »

Et, dans cette nouvelle édition, on pouvaitdéjà lire une dissertation très serrée, écrite par un correspondantcompétent, sur les conséquences de l’anéantissement du SacréCollège. Le rédacteur établissait que, d’après les constitutions duconcile de Latran de l’an 1179, du concile de Lyon de l’an 1274, duconcile de Vienne de 1312 et les ordonnances de Grégoire X etGrégoire XIII, les souverains pontifes ne peuvent être élus que parle conclave des cardinaux. Ces conciles et ces ordonnancesn’avaient pas prévu le cas de la mort de tous les cardinaux à lafois. Aux termes mêmes de la juridiction ecclésiastique, aucun papene pouvait donc plus être nommé. Par ce fait même, l’Église n’avaitplus de chef et saint Pierre n’avait plus de successeur. C’était lafin de l’Église catholique, telle qu’elle était constituée depuistant de siècles.

… « Demandez le XXVe Siècle, quatrièmeédition. L’apparition d’un nouveau volcan en Italie, une révolutionà Naples… Demandez le journal. »

Cette quatrième édition avait succédé à laseconde, sans souci de la troisième. Elle racontait qu’un bolide dupoids de cent mille tonnes, ou davantage peut-être, s’étaitprécipité, avec la vitesse signalée plus haut, sur la solfatare dePouzzoles et avait traversé la croûte légère et sonore del’ancienne arène, qui s’était effondrée ; les flammesintérieures s’étaient mises à jaillir, ajoutant un nouveau volcanau Vésuve et illuminant de leur éclat les champs Phlégréens. Larévolution qui couvait sous les terreurs napolitaines avait vu làun ordre du ciel et, conduite par des moines fanatiques, commençaità piller le « Palazzo reale ».

… « Demandez le XXVe Siècle,sixième édition. L’apparition d’une nouvelle île dans laMéditerranée, les conquêtes de l’Angleterre… »

Un fragment du noyau de la comète s’était fixédans la Méditerranée, à l’ouest de Rome, et formait une îleirrégulière émergeant de 50 mètres au-dessus du niveau des flots,longue de 1500 mètres sur 700 de largeur. La mer s’était mise àbouillir tout autour et des raz de marée considérables avaientinondé les rivages. Néanmoins, il s’était trouvé justement là unAnglais qui n’avait eu d’autre souci que de débarquer en une criquede l’île nouvelle et d’escalader le rocher pour aller planter ledrapeau britannique à son plus haut sommet.

Sur tous les points du monde, le journal dufameux spéculateur jeta ainsi pendant cette nuit du 13-14 juilletdes millions d’exemplaires, dictés téléphoniquement du cabinet dudirecteur qui avait su se monopoliser toutes les nouvelles de lacrise. Partout on s’était avidement précipité sur ces nouvelles,avant même de se mettre à combiner les efforts nécessaires pouréteindre les incendies. La pluie avait apporté dès les premiersmoments une aide inespérée, mais les ravages matériels étaientimmenses, quoique presque toutes les constructions fussent en fer.Les compagnies d’assurances invoquèrent le cas de force majeure etrefusèrent de payer. D’autre part, les assurances contre l’asphyxieavaient réalisé en huit jours des fortunes colossales.

« Demandez le XXVe Siècle, dixièmeédition. Le miracle de Rome. Demandez le journal. »

Quel miracle ? Oh ! c’était biensimple. Le XXVe Siècle déclarait, dans cette nouvelle édition, queson correspondant de Rome s’était fait l’écho d’un bruit mal fondé,et que le bolide… n’avait rien écrasé du tout à Rome, mais étaittombé assez loin de la ville. Saint-Pierre et le Vatican avaientété miraculeusement préservés. Mais le journal s’était vendu, danstous les pays du monde, à des centaines de millions. C’était uneexcellente affaire.

La crise passa. Peu à peu, l’Humanité seressaisit, tout heureuse de vivre. La nuit resta illuminée parl’étrange lueur cométaire qui planait toujours sur les têtes, parla chute des météores qui durait encore et par les incendiespartout allumés. Lorsque le jour arriva, vers trois heures etdemie, il y avait déjà plus de trois heures que le noyau de lacomète avait heurté le globe terrestre et la tête de l’astre étaitpassée dans le sud-ouest, mais notre planète restait encoreentièrement plongée dans la queue. Le choc avait eu lieu dans lanuit du 13 au 14 juillet, à minuit dix-huit minutes de Paris,c’est-à-dire à minuit cinquante-huit de Rome, selon l’exacteprévision du Président de la Société astronomique de France dontnos lecteurs n’ont peut-être pas oublié l’affirmation.

Tandis que la plus grande partie del’hémisphère terrestre tourné vers la comète à l’heure de larencontre avait été frappée par la constrictante sécheresse, lasuffocante chaleur, l’infecte odeur sulfureuse et la stupeurléthargique résultant de la résistance apportée au cours de l’astrepar l’atmosphère, de l’électrisation sursaturée de l’ozone et dumélange du protoxyde d’azote avec l’air supérieur, l’autrehémisphère terrestre était resté à peu près indemne, à part lestroubles atmosphériques inévitables déterminés par la ruptured’équilibre. Les baromètres enregistreurs avaient tracé des courbesfantastiques, avec des montagnes et des abîmes. Heureusement, lacomète n’avait fait que frôler la Terre, et le choc était loind’avoir été central. Sans doute même l’attraction du globeterrestre avait-elle énergiquement agi dans la chute des bolidessur l’Italie et la Méditerranée. Dans tous les cas, l’orbite de lacomète fut entièrement transformée par cette perturbation, tandisque la Terre et la Lune continuèrent tranquillement leur courseautour du Soleil, comme si rien ne s’était passé. De parabolique,l’orbite de la comète devint elliptique, avec son aphélie voisin dupoint de l’écliptique où elle avait été capturée par l’attractionde notre planète.

Lorsqu’on fit plus tard la statistique desvictimes de la comète, il se trouva que le nombre des mortss’élevait au quarantième de la population européenne. À Parisseulement, qui s’étendait sur une partie des anciens départementsde la Seine et de Seine-et-Oise et comptait neuf millionsd’habitants, il y avait eu pendant cet inoubliable mois de juilletplus de deux cent mille morts, qui se répartissaientainsi :

Semaine finissant le 7 juillet : 7750

Journée du dimanche 8 juillet : 1648

Lundi 9 : 1975

Mardi 10 : 1917

Mercredi 11 : 2465

Jeudi 12 : 10 098

Vendredi 13 : 100 842

Samedi 14 : 81 067

Dimanche 15 : 11 425

Lundi 16 : 3783

Mardi 17 : 1893

Les cinq jours suivants (moyenne dechacun) : 980

Après le 22 (moyenne normale) : 369

TOTAL du 1er au 31 juillet :230 084

La mortalité avait triplé dès avant la semainesinistre et avait quintuplé dans la journée du 9. La progressions’était arrêtée à la suite des séances de l’Institut qui avaienttranquillisé les esprits et calmé les imaginations affolées ;elle avait même manifesté un sensible mouvement de rétrocessiondans la journée du mardi. Malheureusement, avec l’approche del’astre menaçant, la panique avait repris de plus belle dès lelendemain et la mortalité avait sextuplé sur la moyennenormale : la plupart des constitutions faibles y avaientpassé. Le jeudi 12, à l’approche de la date fatale, avec lesprivations de tout genre, l’absence d’alimentation et de sommeil,la transpiration cutanée, la fièvre de tous les organes, lasurexcitation cardiaque et les congestions cérébrales, la mortalitéavait atteint, à Paris seulement, le chiffre désormaisdisproportionné de dix mille. Quant à l’attaque générale de la nuitdu 13 au 14, dessiccation du larynx, empoisonnement de l’air parl’oxyde de carbone, congestions pulmonaires, entassements dans lescaves, anesthésie des organes respiratoires, arrêt dans lacirculation du sang, les victimes avaient été plus nombreuses quecelles des anciennes batailles rangées, et c’est à plus de centmille que s’était élevé le chiffre des morts. Une partie des êtresfrappés mortellement vécurent jusqu’au lendemain, et même uncertain nombre prolongèrent encore pendant plusieurs jours une viedésormais condamnée. Ce n’est guère qu’une quinzaine de jours aprèsle cataclysme que la moyenne normale se rétablit. Pendant ce moisdésastreux dix-sept mille cinq cents enfants étaient nés àParis ; mais presque tous étaient morts, comme empoisonnés,leurs petits corps tout bleus.

La statistique médicale, défalquant du totalgénéral la moyenne normale calculée sur le taux alorshygiéniquement atteint de 15 morts par an pour mille habitants,soit de 135 000 par an ou 369 par jour, et retranchant dunombre précédent le chiffre de 11 439, citoyens qui seraientmorts sans la comète, attribua naturellement à celle-ci ladifférence des deux nombres, soit deux cent dix-huit milleenviron.

Sur ce nombre, la maladie qui avait fait leplus de victimes avait été : par syncopes, rupturesd’anévrisme ou congestions cérébrales.

Mais ce cataclysme n’amena point la fin dumonde. Les vides ne tardèrent pas à se réparer par une sorte desurcroît de vitalité humaine, comme il arrivait autrefois après lesguerres ; la Terre continua de tourner dans la lumièresolaire, et l’humanité continua de s’élever vers de plus hautesdestinées.

La Comète avait surtout été le prétexte detoutes les discussions possibles sur ce grand et capital sujet deLA FIN DU MONDE.

Partie 2
DANS DIX MILLIONS D’ANNÉES

Chapitre 1LES ÉTAPES DE L’AVENIR

L’homme enfin prend son sceptre et jette son bâton

Et l’on voit s’envoler le calcul de Newton

Monté sur l’ode de Pindare.

V. Hugo. Plein Ciel.

 

L’événement auquel nous venons d’assister etles discussions qu’il avait provoquées s’étaient passés auvingt-cinquième siècle de l’ère chrétienne. L’humanité terrestren’avait pas trouvé sa fin dans la rencontre cométaire, qui étaitdevenue le plus grand phénomène de son histoire entière, événementmémorable et jamais oublié, malgré les transformations de toutordre subies depuis par la race humaine. La Terre avait continué detourner ; le Soleil avait continué de briller ; lespetits enfants étaient devenus des vieillards et avaient étéincessamment remplacés dans le flux perpétuel desgénérations ; les siècles, les périodes séculaires s’étaientsuccédé ; le Progrès, loi suprême, avait conquis le mondemalgré les freins, les obstacles, les enrayements que les hommes necessent d’opposer à sa marche ; et l’humanité avait lentementgrandi dans la science et dans le bonheur, à travers millefluctuations transitoires, pour arriver à son apogée et parcourirla voie des terrestres destinées.

Mais par quelles séries de transformationsphysiques et mentales !

La population de l’Europe s’était élevée, del’an 1900 à l’an 3000, de trois cent soixante-quinze à sept centsmillions ; celle de l’Asie, de huit cent soixante-quinzemillions à un milliard ; celle des Amériques, de cent vingtmillions à un milliard et demi ; celle de l’Afrique, desoixante-quinze à deux cents millions ; celle de l’Australie,de cinq à soixante millions ; ce qui donne pour le mouvementde la population totale du globe un accroissement de quatorze centcinquante millions à trois milliards quatre cents millions. Laprogression avait continué, avec des fluctuations.

Les langues s’étaient métamorphosées. Lesprogrès incessants des sciences et de l’industrie avaient créé ungrand nombre de mots nouveaux, construits généralement sur lesanciennes étymologies grecques. En même temps, la langue anglaises’était répandue sur toute la surface du globe. Du vingt-cinquièmeau trentième siècle, la langue parlée en Europe était dérivée d’unmélange d’anglais, de français et de termes étymologiquement grecs,auxquels s’étaient ajoutées quelques expressions tirées del’allemand et de l’italien. Aucun essai de langue universelleartificiellement créée n’avait réussi.

Dès avant le vingt-cinquième siècle, déjà, laguerre avait disparu de la logique humaine, et l’on ne comprenaitplus qu’une race qui se croyait intelligente et raisonnable eût pus’imposer pendant si longtemps de plein gré un joug brutal etstupide qui la ravalait de beaucoup au-dessous de la bête. Quelquesépisodes historiques popularisés par la peinture montraient danstoute son horreur, l’ancienne barbarie. Ici, c’était Ramsès III, enÉgypte, voyant vider devant son char les paniers de mains coupéesaux vaincus pour en opérer plus facilement le dénombrement, parcentaines et par milliers ; là c’était Teglatpal-Asar, dansles plaines de la Chaldée, faisant écorcher vifs les prisonnierssous les feux cuisants du soleil, ou Assurbanipal, en Assyrie,faisant arracher la langue aux Babyloniens et empaler lesSusiens ; plus loin on voyait, devant les murs de Carthage,les otages crucifiés sur l’ordre d’Amilcar ; ailleurs, Césarfaisant rogner d’un coup de hache les poignets aux Gauloisrévoltés ; d’autres tableaux montraient Néron assistant ausupplice des chrétiens accusés de l’incendie de Rome et enduits depoix pour être brûlés vifs ; et, en regard, Philippe IId’Espagne et sa cour devant les bûchers d’hérétiques brûlés au nomde Jésus. Ailleurs on voyait Gengis Khan marquant la route de sesvictoires par des pyramides de têtes coupées ; Attilaincendiant tous les villages après les avoir pillés ; lescondamnés de l’Inquisition expirant dans les tortures ; lesChinois enterrant les condamnés jusqu’au cou et enduisant de mielles têtes pour les abandonner aux mouches, ou, à côté, suppliceplus rapide, sciant des hommes entre deux planches ; Jeanned’Arc expirant dans les flammes ; Marie Stuart, la tête sur lebillot ; Lavoisier, Baille, André Chénier sur l’échafaudrévolutionnaire ; les dragonnades des Cévennes ; lesarmées de Louis XIV ravageant le Palatinat, les soldats de Napoléonétendus morts dans les champs de neige de la Russie ; et lesvilles bombardées, et les batailles navales, et les amas de troupesfoudroyés en un éclair par les agents explosifs, et les combatsaériens précipitant des grappes d’hommes dans les profondeurs del’espace. Partout et toujours la domination brutale du plus fort etla plus effroyable barbarie. La série des guerres internationales,civiles, politiques, sociales, était passée en revue, et nul nevoulait croire que les infâmes aberrations de cette folie homicideeussent pu réellement dominer si longtemps la pauvre race humaine,arrivée enfin à l’âge de raison.

En vain les derniers souverains avaient-ilsessayé de proclamer avec une emphase retentissante que la guerreétait d’institution divine, qu’elle était le résultat naturel de lalutte pour la vie, qu’elle constituait le plus noble des exerciceset que le patriotisme était la première des vertus ; en vainles champs de bataille avaient-ils été qualifiés de champsd’honneur et les chefs victorieux avaient-ils vu leurs statuesglorieuses dominer les foules adulatrices. On avait fini parremarquer que nulle espèce animale, à part quelques races defourmis, n’avait donné l’exemple d’une bêtise aussicolossale ; que la guerre avait été l’état primitif del’espèce humaine obligée de disputer sa vie aux animaux ; quedepuis trop longtemps cet instinct primitif s’était tourné contrel’homme lui-même ; que la lutte pour la vie ne consistait pasà se poignarder soi-même, mais à conquérir la nature ; quetoutes les ressources de l’humanité étaient jetées en pure pertedans le gouffre sans fond des armées permanentes, et quel’obligation seule du service militaire inscrite dans les codesconstituait une telle atteinte à la liberté qu’elle avait rétablil’esclavage sous prétexte de dignité. Les nations gouvernées pardes rois belliqueux et sacerdotaux s’étaient révoltées, avaientemprisonné leurs souverains et les avaient embaumés, à leur mort,comme des types historiques à conserver : on les avait toustransportés à Aix-la-Chapelle et rangés comme des satellites d’unautre âge autour du vieux tombeau de Charlemagne.

Les États européens, constitués en républiqueset confédérés, reconnurent que le militarisme représentait en tempsde paix un parasitisme dévorant, l’impuissance et la stérilité, –en temps de guerre le vol et l’assassinat légalisés, le droitbrutal du plus fort, régime inintelligent, entretenu par uneobéissance passive aux ordres de diplomates spéculant uniquementsur la sottise humaine. Autrefois, dans les temps antiques, ons’était battu de village à village, pour l’avantage et la gloiredes chefs, et cette sorte de guerre durait encore au dix-neuvièmesiècle entre les villages de l’Afrique centrale, où l’on voyaitmême des jeunes hommes et des jeunes femmes, convaincus de leurrôle d’esclaves, se rendre volontairement en certaines époques auxpays où ils devaient être mangés en grande cérémonie. La barbarieprimitive ayant un peu diminué, on s’était ensuite associé enprovinces, puis battu d’une province à une autre, entre Athènes etSparte, entre Rome et Carthage, entre Paris et Dijon, entre Londreset Édimbourg, et l’histoire avait célébré les mirifiques combats duduc de Bourgogne contre le roi de France, des Normands contre lesParisiens, des Anglais contre les Écossais, des Vénitiens contreles Génois, des Saxons contre les Bavarois, etc., etc. Plus tard onavait formé des nations plus vastes, on avait supprimé par là lesdrapeaux et les divisions provinciales, mais on avait continuéd’enseigner aux enfants la haine des peuples voisins et de costumerles citoyens dans le seul but de les faire s’entre-exterminer. Il yavait eu d’interminables guerres, sans cesse renouvelées, entre laFrance, l’Angleterre, l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne, l’Autriche,la Russie, la Turquie, etc. Les engins d’extermination avaientsuivi dans leurs perfectionnements les progrès de la chimie, de lamécanique, de l’aéronautique et de la plupart des sciences, et l’onrencontrait même des théoriciens – surtout parmi les hommes d’État– déclarant que la guerre était la loi nécessaire du progrès,oubliant que la plupart des inventeurs dans les sciences etl’industrie, électricité, physique, mécanique, etc., ont tous été,au contraire, les hommes les plus pacifiques et les plusantibelliqueux qui fussent au monde. La statistique avait établique la guerre égorgeait régulièrement quarante millions d’hommespar siècle, onze cents par jour, sans trêve ni relâche, et avaitfait douze cents millions de cadavres en trois mille ans. Que lesnations s’y fussent épuisées et ruinées, il n’y avait rien là desurprenant, puisque dans le seul dix-neuvième siècle elles avaientdépensé pour ce beau résultat la somme de 700 milliards. Cesdivisions patriotiques, habilement entretenues par les hommespolitiques qui en vivaient, avaient longtemps empêché l’Europed’imiter l’Amérique en supprimant ses armées qui lui mangeaienttoutes ses forces et absorbaient désormais plus de 10 milliards paran aux ressources si péniblement acquises par les travailleurs, eten se constituant en États-Unis d’Europe, vivant dans le travailutile et dans l’abondance. Mais, comme les hommes ne se décidaientpas à secouer les oripeaux de leurs vanités nationales, c’est lesentiment féminin qui sauva l’humanité.

Sous l’inspiration d’une femme de cœur, lamajorité des mères se liguèrent, dans toute l’Europe, pour éleverleurs enfants, et surtout leurs filles, dans l’horreur de labarbarie militaire. Les conversations entre parents, les causeriesdu soir, les récits, les lectures mettaient en évidence lastupidité des hommes, la légèreté des prétextes qui avaient lancéles nations les unes contre les autres, la fourberie des diplomatesmettant tout en œuvre pour surexciter le patriotisme et aveuglerles esprits, l’inutilité finale des guerres dans l’histoire,l’équilibre européen toujours troublé, jamais établi, la ruine despeuples, les champs de bataille couverts de morts et de blessésdéchirés par la mitraille, morts et blessés qui une heureauparavant vivaient glorieusement au bon soleil de la nature, … etles veuves, et les orphelins, et les misères ! Une seulegénération de cette éducation éclairée avait suffi pour affranchirles enfants de ce restant d’animalité carnivore et pour les éleverdans un sentiment de profonde horreur contre tout ce qui pouvaitrappeler l’antique barbarie. Les femmes étaient électrices etéligibles. Elles obtinrent d’abord que la première conditiond’éligibilité des Administrateurs serait l’engagement de ne plusvoter le budget de la guerre, et ce fut en Allemagne quel’évolution se fit le plus facilement, grâce aux socialistesinternationaux, mais une fois en fonctions, plus de la moitié desdéputés oublièrent absolument leurs promesses, sous prétexte deraison d’État. Ils avouèrent qu’ils avaient aliéné leurindépendance personnelle et qu’ils ne pouvaient qu’obéir au motd’ordre des chefs de groupes parlementaires ! En réalité, lesgouvernants refusaient de désarmer, et le budget de la guerrecontinuait d’être voté chaque année. On imagina ensuite que, lesmilitaires des diverses patries se différenciant surtout par lescostumes, il suffirait peut-être de supprimer simplement cescostumes pour supprimer les armées ; mais une telleproposition était trop simple pour avoir aucune chance de succès.C’est alors que les jeunes filles se jurèrent entre elles de nejamais épouser tout homme qui aurait porté les armes ; ellesrenoncèrent au mariage, et elles tinrent leur serment.

Les premières années de cette ligue furentassez dures, même pour les jeunes filles, et, si ce n’eût été laréprobation universelle, plus d’un cœur aurait pu se laisserprendre. Les jeunes hommes ne manquaient pas de qualitéspersonnelles, et l’uniforme n’avait pas perdu les avantages d’unecertaine élégance. Il y eut, à vrai dire, quelquesdéfections ; mais, comme les couples ainsi formés furent dèsle premier jour méprisés de la société et consignés en dehors commedes parias et des renégats, ils ne furent pas nombreux. L’opinionpublique était fixée, et il eût été désormais impossible deremonter le courant. On pouvait voir un peu partout sur les placespubliques des inscriptions, et des appels en faveur de la paixuniverselle. Les belliqueux sont des assassins et desvoleurs : telle était la sentence qui se lisait le plussouvent, surtout à Berlin.

Pendant près de cinq ans, il n’y eut pourainsi dire pas un seul mariage, pas une seule union. Tous lescitoyens étaient soldats, en France, en Allemagne, en Italie, enAngleterre même, où « l’impôt du sang » avait étéégalement voté au vingtième siècle, et il en était de même danstoutes les nations de l’Europe prêtes à se confédérer enÉtats-Unis, mais reculant toujours pour leurs questions dedrapeaux. Les femmes tinrent bon. Elles sentaient que la véritéétait entre leurs mains, que leur décision délivrerait l’humanitéde l’esclavage qui l’opprimait, et qu’elles ne pouvaient manquer degagner la partie. Aux objurgations passionnées de certains hommes,elles répondaient unanimement «Non ! nous ne voulons plusd’imbéciles. » D’autres ajoutaient : « Nous refusonsd’élever des fils pour la boucherie. » Et, si la scissionavait continué, elles étaient décidées à garder leur serment ou àémigrer en Amérique où depuis tant de siècles le militarisme avaitdisparu.

Au Comité des Administrateurs des affaires del’État (ce qu’on appelait autrefois députés ou sénateurs) lescitoyennes les plus éloquentes réclamaient à chaque session ledésarmement. Enfin, la cinquième année, devant le mur d’oppositionféminine qui de jour en jour se faisait plus épais et plusinfranchissable, les députés de tous les pays, comme poussés par unmême ressort, firent assaut d’éloquence pour surenchérir encore surtous les arguments invoqués par les femmes, et la même semaine, enAllemagne, en France, en Italie, en Autriche, en Espagne, ledésarmement fut déclaré. La République allemande avait triomphé desvieux préjugés dont elle avait eu elle-même le plus à souffrir.

C’était au printemps. Il n’y eut aucunerévolution. D’innombrables mariages s’ensuivirent… La Russie etl’Angleterre étaient restées en dehors du mouvement, le suffragedes femmes n’y ayant pas été unanime. Mais, comme l’année suivantetous les peuples de l’Europe constitués en républiques seconfédérèrent en un seul État, sur l’invitation du gouvernement desÉtats-Unis d’Europe, les deux grandes nations décrétèrent, ellesaussi, le désarmement graduel et par dixièmes. Depuis longtempsdéjà les Indes n’appartenaient plus à l’Angleterre, et celle-ciétait constituée en république. Quant à la Russie, la formemonarchique y subsistait toujours. Les ministères de la guerrefurent partout supprimés comme une monstruosité sociale, effacéscomme une tache infamante. On était alors au milieu duvingt-quatrième siècle. Dès cette époque, le sentiment étroit de lapatrie fut remplacé par le sentiment général de l’humanité, et lasauvagerie internationale fit place à une fédérationintelligente.

Des institutions militaires il ne resta que lamusique, la seule fantaisie agréable qui eût été associée aumilitarisme, et que l’on se garda bien de faire disparaître. Desmilices spéciales furent conservées, uniquement pour entretenir cegenre martial d’harmonie, si gai, si brillant, si ensoleillé. Dansla suite des temps, on n’arriva jamais à comprendre que cettemusique eût été inventée pour conduire des troupeaux àl’abattoir.

Délivrée du boulet de l’esclavage militaire,l’Europe s’était immédiatement ensuite affranchie dufonctionnarisme qui avait, d’autre part, épuisé les nations,paraissant condamnées à périr de pléthore ; mais il avaitfallu pour cela une révolution radicale. Les parasites du budget sevirent inexorablement éliminés. Dès lors, l’Europe s’étaitrapidement élevée en un radieux essor, dans un merveilleux progrèssocial, scientifique, artistique et industriel.

On respirait enfin librement ; on vivait.Pour arriver à payer 700 milliards par siècle aux citoyensdétournés de tout travail productif et pour subvenir aux exigencesdu fonctionnarisme, les gouvernements s’étaient vus conduits àamonceler les impôts à des charges horripilantes. On avait fini partout imposer : l’air que l’on respire, l’eau des sources etdes pluies, la lumière et la chaleur du soleil ; le pain, levin, tous les objets de consommation ; les vêtements jusqu’àla chemise ; les habitations ; les rues des cités, leschemins des campagnes ; les animaux, chevaux, bœufs, chiens,chats, poules, lapins, oiseaux en cage ; les plantes, lesfleurs ; les instruments de musique, pianos, orgues, violons,cithares, flûtes, cors de chasse ; les métiers, les états, lescélibataires, les gens mariés, les enfants, les nourrices, lesmeubles, tout, absolument tout ; et les impôts s’étaientaccrus jusqu’au jour où leur chiffre avait égalé le produit net del’activité des travailleurs, exception faite du stricte « painquotidien ». Alors, tout travail avait cessé. Il semblaitdésormais impossible de vivre. C’est ce qui avait amené la granderévolution sociale des anarchistes internationaux dont il a étéparlé au début de ce livre, et celles qui l’avaient suivie.

Tous les États avaient fait faillite les unsaprès les autres[7].

Mais ces révolutions n’avaient pas réussi àaffranchir définitivement l’Europe de la barbarie ancienne ;les préjugés patriotiques recommençaient déjà l’endettementuniversel, et c’est à la ligue des jeunes filles que l’humanité dutcette délivrance.

On vit alors une chose inouïe, incroyable,inadmissible, sans précédent dans l’histoire : la diminutiondes impôts ! Allégé des neuf dixièmes, le budget ne servitplus qu’à l’entretien de l’ordre intérieur, à la sécurité descitoyens, aux écoles de tout genre, à l’encouragement desrecherches nouvelles, au progrès toujours grandissant des sciences,des arts, de l’industrie et de toutes les manifestations del’activité intellectuelle ; mais l’initiative individuelleavait pris le dessus sur l’ancienne centralisation officielle quipendant tant de siècles avait, tout en gaspillant les financespubliques[8], étouffé les plus ardentes tentatives, etla bureaucratie était morte de sa belle mort.

La sottise du duel avait disparu peu aprèscelle de la guerre. On cessa de concevoir que des divergencesquelconques eussent pu être considérées comme rationnellementrésolues par un coup de pistolet ou d’épée, de même que l’onn’admirait plus du tout la galanterie des officiers français de labataille de Fontenoy, invitant, le chapeau à la main,« messieurs les Anglais à tirer les premiers ». Tout celaparut, même aux yeux des enfants, d’une grande vétusté et d’uneexcessive stupidité.

Malgré les inconséquences, le scepticismevain, la nullité scientifique, l’incompétence habituelle et mêmeles prévarications de certains politiciens, la forme républicaineavait prévalu sur tous les autres types de gouvernement, mais nonla domination démocratique. On avait reconnu qu’il n’y a pasd’égalité intellectuelle et morale entre les hommes et qu’il vautmieux confier le gouvernement à un Conseil d’esprits éminents qu’àune foule d’ambitieux dont le principal mérite avait été d’êtremunis de solides poumons et doués d’une intarissable loquacité, etqui n’avaient songé qu’à faire tourner à leur profit personnel lejeu perpétuel des passions populaires. Les erreurs grossières etles excès brutaux de la démagogie avaient plus d’une fois mis laRépublique en danger de mort ; mais l’hérédité monarchique negarantissant pas davantage les devoirs d’un gouvernement rationnel,on avait fini par adopter une Constitution dirigée par un trèspetit nombre de citoyens élus sous les garanties d’un suffragerestreint et éclairé.

L’unification des peuples, des idées, deslangues avait eu pour complément celle des poids et mesures. Aucunenation n’était restée réfractaire à l’adoption du système métrique,établi sur la mesure même de la planète. Une seule monnaie futuniversellement adoptée. Un seul méridien initial régla lagéographie : ce méridien passait par l’Observatoire deGreenwich, et c’est à son antipode que le jour changeait de nom àmidi : le méridien de Paris était tombé en désuétude vers lemilieu du vingtième siècle. La sphère terrestre avait été pendantplusieurs siècles conventionnellement partagée en fuseaux de 24heures ; mais les différences avec l’heure vraie ayant eu pourconséquences des irrégularités illogiques et inutiles, les heureslocales, absolument nécessaires dans les observationsastronomiques, avaient reparu, comme des satellites de l’heureuniverselle. On compta consécutivement de 0 à 24, et non plusenfantinement, comme autrefois, deux fois douze heures.

Transformations non moins complètes dans lessciences, dans les arts, dans l’industrie surtout, et dans leslittératures. La classification des connaissances humaines au pointde vue de leur valeur intrinsèque changea avec le progrès relatifde chacune d’elles. La météorologie, par exemple, devint unescience exacte et atteignit la précision de l’astronomie :vers le trentième siècle, on arriva à prédire le temps comme nousprédisons aujourd’hui l’arrivée d’une éclipse ou le retour d’unecomète. Les almanachs antiques firent place à des annuaires précisannonçant longtemps à l’avance tous les phénomènes de la nature.Les fêtes publiques, les parties de plaisir furent toujourscouronnées d’un beau ciel, et sur les mers les navires n’allèrentplus au-devant des tempêtes.

Les forêts avaient entièrement disparu,détruites par la culture et pour la fabrication du papier.

Le taux légal de l’intérêt était descendu à undemi par 100. Les gros rentiers avaient rejoint les âgesfossiles.

L’électricité avait remplacé la vapeur. Leschemins de fer, les tubes pneumatiques fonctionnaient encore, maissurtout pour les transports de matériel… On voyageait depréférence, surtout pendant le jour, en ballons dirigeables, enaéronefs électriques, aéroplanes, hélicoptères, en appareilsaériens, les uns plus lourds que l’air, comme les oiseaux, lesautres plus légers, comme les aérostats. Les anciens wagons, sales,fumeux, poussiéreux, bruyants et trépidants, avec les siffletsfantasques et extravagants des locomotives, avaient fait place auxesquifs aériens, légers, élégants, qui fendaient les airs ensilence dans la pure atmosphère des hauteurs.

Par le seul fait de la navigation aérienne,les frontières – qui n’ont jamais existé, d’ailleurs, pour lascience, ni pour les savants dans leurs rapports réciproques –auraient été supprimées si elles ne l’eussent été par les progrèsde la raison. Les voyages perpétuels sur toute la surface du globeavaient amené l’internationalisme et le libre-échange absolu ducommerce et des idées. Les douanes avaient été abolies. Richesseuniverselle. Aucune dette publique. Ni armée, ni marine ; nidouanes, ni octrois. Tout l’organisme social était simplifié.

L’industrie avait fait d’éclatantes conquêtes.Dès le trentième siècle la mer avait été amenée à Paris par unlarge canal, et les navires électriques arrivaient de l’Atlantique– et du Pacifique par l’isthme de Panama – au débarcadère deSaint-Denis, au delà duquel la grande capitale s’étendait fort loinau nord. Les navires faisaient en quelques heures le trajet deSaint-Denis au port de Londres, et bien des voyageurs les prenaientencore, malgré les trains réguliers d’aéronefs, le tunnel et leviaduc de la Manche. Au delà de Paris régnait la mêmeactivité ; car le canal des Deux-Mers, joignant laMéditerranée à l’Atlantique, de Narbonne à Bordeaux, avait suppriméle long détour du détroit de Gibraltar, et d’autre part un tubemétallique constamment franchi par les trains à air compriméreliait la République d’Ibérie (anciennement Espagne et Portugal) àl’Algérie occidentale (ancien Maroc). Paris et Chicago avaientalors neuf millions d’habitants, Londres dix, New-York douze. Ayantcontinué sa marche séculaire vers l’ouest, Paris s’étendait duconfluent de la Marne au delà de Saint-Germain. Il ne rappelait quepar d’antiques monuments laissés en ruines le Paris du dix-neuvièmeet du vingtième siècle. Pour n’en signaler que quelques aspects, ilétait illuminé pendant la nuit par cent lunes artificielles, pharesélectriques allumés sur des tours de mille mètres ; lescheminées et la fumée avaient disparu, la chaleur étant empruntéeau globe terrestre ou à des sources électriques ; lanavigation aérienne s’était substituée aux voitures primitives desépoques barbares ; on ne voyait plus dans les rues de pluie nide boue : des auvents en verre filé étaient immédiatementabaissés à la première goutte, et les millions de parapluiesantiques se trouvaient avantageusement remplacés par un seul. Ceque nous appelons aujourd’hui civilisation n’était que barbarie àl’égard des progrès réalisés.

Toutes les grandes villes avaient progressé audétriment des campagnes ; l’agriculture était exploitée pardes usines à l’électricité ; l’hydrogène était extrait del’eau des mers ; les chutes d’eau et les marées utiliséesdonnaient au loin leur force transformée en lumière ; lesrayons solaires emmagasinés en été étaient distribués pendantl’hiver, et les saisons avaient à peu près disparu, surtout depuisque les puits souterrains amenaient à la surface du sol latempérature intérieure du globe, qui paraissait inépuisable.

Tous les habitants de la Terre pouvaientcommuniquer entre eux téléphoniquement. La téléphonoscopie faisaitimmédiatement connaître partout les événements les plus importantsou les plus intéressants. Une pièce de théâtre jouée à Chicago ou àParis s’entendait et se voyait de toutes les villes du monde. Enpressant un bouton électrique, on pouvait, à sa fantaisie, assisterà une représentation théâtrale choisie à volonté. Un commutateurtransportait immédiatement au fond de l’Asie, faisant apparaître,les bayadères d’une fête de Ceylan ou de Calcutta. Mais nonseulement on entendait et on voyait à distance : le génie del’homme était même parvenu à transmettre par des influencescérébrales la sensation du toucher ainsi que celle du nerfolfactif. L’image qui apparaissait pouvait, en certaines conditionsspéciales, reconstituer intégralement l’être absent.

Au cinquantième siècle, des instrumentsmerveilleux, en optique, en physique, furent imaginés. Une nouvellesubstance remplaça le verre et apporta à la science des résultatsabsolument inattendus. De nouvelles forces de la nature furentconquises.

Le progrès social avait marché parallèlementavec le progrès scientifique.

Les machines mues par la force électriques’étaient graduellement substituées aux travaux manuels. Pour lesusages quotidiens de la vie, on avait dû renoncer aux domestiqueshumains, parce qu’il n’en restait aucun qui n’exploitât odieusementses maîtres et n’ajoutât à des gages princiers un vol régulièrementorganisé. De plus, dans toutes les villes importantes, les marchésavaient disparu, délaissés par les clients, à cause des injures quel’on était obligé de subir de la part des vendeurs. C’est ce, quiavait conduit insensiblement à supprimer tous les intermédiaires età puiser aussi directement que possible aux sources de la nature, àl’aide d’appareils automatiques dirigés par des simiens. Il n’y eutplus d’autres domestiques que les singes apprivoisés. Ladomesticité des humains n’aurait pu, au surplus, ne pas disparaîtredes mœurs, comme autrefois l’antique esclavage.

D’ailleurs, en même temps, les modesd’alimentation s’étaient entièrement transformés. La synthèsechimique était parvenue à substituer des sucres, des albumines, desamidons, des graisses, extraits de l’air, de l’eau et des végétaux,composés des combinaisons les plus avantageuses, en proportionssavamment calculées, de carbone, d’hydrogène, d’oxygène, d’azote,etc, et les repas les plus somptueux s’effectuaient non plus autourde tables où fumaient des débris d’animaux égorgés, assommés ouasphyxiés, bœufs, veaux, moutons, porcs, poulets, poissons,oiseaux, mais en d’élégants salons ornés de plantes toujoursvertes, de fleurs toujours épanouies, au milieu d’une atmosphèrelégère que les parfums et la musique animaient de leurs harmonies.Les hommes et les femmes n’avalaient plus avec une gloutonneriebrutale des morceaux de bêtes immondes, sans même séparer l’utilede l’inutile. D’abord, les viandes avaient été distillées ;ensuite, puisque les animaux ne sont formés eux-mêmes qued’éléments puisés au règne végétal et au règne minéral, on s’enétait tenu à ces éléments. C’était en boissons exquises, en fruits,en gâteaux, en pilules, que la bouche absorbait les principesnécessaires à la réparation des tissus organiques, affranchie de lanécessité grossière de mâcher des viandes. L’électricité et leSoleil, d’ailleurs, fabriquaient perpétuellement l’analyse et lasynthèse de l’air et des eaux.

À partir du soixantième siècle surtout, lesystème nerveux s’était affiné et développé sous des aspectsinattendus. Le cerveau féminin était toujours resté un peu plusétroit que le cerveau masculin et avait toujours continué de penserun peu autrement (son exquise sensibilité étant immédiatementfrappée par des appréciations de sentiment, avant que leraisonnement intégral ait le temps de se former dans les cellulesplus profondes) et la tête de la femme était restée plus petite,avec le front moins vaste, mais si élégamment portée sur un coud’une gracieuse souplesse, si supérieurement détachée des épauleset des harmonies du buste, qu’elle captivait plus que jamaisl’admiration de l’homme. Pour être restée comparativement pluspetite que celle de l’homme, la tête de la femme avait néanmoinsgrandi, avec l’exercice des facultés intellectuelles ; maisc’étaient surtout les circonvolutions cérébrales qui étaientdevenues plus nombreuses et plus profondes, sous les crânesféminins comme sous les crânes masculins. En résumé, la tête avaitgrossi. Le corps avait diminué ; on ne rencontrait plus degéants.

Quatre causes permanentes avaient contribué àmodifier insensiblement la forme humaine : le développementdes facultés intellectuelles et du cerveau, la diminution destravaux manuels et des exercices corporels, la transformation del’alimentation et le choix des fiancés. La première avait eu poureffet d’accroître le crâne proportionnellement au reste ducorps ; la deuxième avait amoindri la force des jambes et desbras ; la troisième avait diminué l’ampleur du ventre,apetissé, affiné, perlé les dents, la quatrième avait plutôt tenduà perpétuer les formes classiques de la beauté humaine, la staturemasculine, la noblesse du visage élevé vers le ciel, les courbesfermes et gracieuses de la femme.

Vers le centième siècle de notre ère, il n’yeut plus qu’une seule race, assez petite, blanche, dans laquelleles anthropologistes auraient peut-être pu retrouver quelquesvestiges de la race anglo-saxonne et de la race chinoise.

Aucune autre race ne vint se substituer à lanôtre et la dominer. Lorsque les poètes avaient annoncé que l’hommefinirait, dans le progrès merveilleux de toutes les choses, paracquérir des ailes et par voler dans les airs par sa seule forcemusculaire, ils n’avaient pas étudié les origines de la structureanthropomorphique ; ils ne s’étaient pas souvenus que, pourque l’homme eût à la fois des bras et des ailes, il eût dûappartenir à un ordre zoologique de sextupèdes qui n’existe pas surnotre planète, tandis qu’il est issu des quadrupèdes dont le types’est graduellement transformé. Mais, si l’homme n’avait pas acquisde nouveaux organes naturels, il en avait acquis d’artificiels. Ilsavait notamment se diriger dans les airs, planer dans les hauteursdu ciel, à l’aide d’appareils légers mus par l’électricité, etl’atmosphère était devenue son domaine, comme celui des oiseaux. Ilest bien probable que, si une race de grands voiliers avait puacquérir par le développement séculaire de ses facultésd’observation un cerveau analogue à celui de l’homme même le plusprimitif, elle n’aurait pas tardé à dominer l’espèce humaine et àsubstituer une nouvelle race à la nôtre. Mais, l’intensité de lapesanteur terrestre s’opposant à ce que les races ailées acquièrentjamais un pareil développement, l’humanité perfectionnée étaitrestée la souveraine de ce monde.

Vers le deux centième siècle environ, l’espècehumaine cessa de ressembler aux singes.

Chapitre 2LES MÉTAMORPHOSES

Vidi ego, guod fœrat quandam solidissima tellus,

Esse fretum ; vidi fractas ex aequoreterras ;

Et procul a pelago conchae jâcuere marinae,

Et vetus inventa est in montibus anchors summis.

OVIDIUS, Métamorph., xv, 262.

 

On connaît la légende de l’Arabe de Kazwini,racontée par un voyageur du treizième siècle, qui n’avait pourtantencore aucune idée de l’étendue des époques de la nature.

« Passant un jour, dit-il, par une villetrès ancienne et prodigieusement peuplée, je demandai à l’un de seshabitants depuis combien de temps elle était fondée. « C’estvraiment », me répondit-il, « une cité puissante, maisnous ne savons depuis quand elle existe, et nos ancêtres, à cesujet, étaient aussi ignorants que nous. »

« Cinq siècles plus tard, je repassai parle même lieu, et ne pus apercevoir aucun vestige de la ville. Jedemandai à un paysan, occupé à cueillir des herbes sur son ancienemplacement, depuis combien de temps elle avait été détruite :« En vérité, » me dit-il, « voilà une étrange question.Ce terrain n’a jamais été autre chose que ce qu’il est àprésent. » – « Mais n’y eut-il pas ici anciennement, luirépliquai-je, une splendide cité ? » – « Jamais, »me répondit-il, « autant du moins que nous en puissions jugerpar ce que nous avons vu, et nos pères mêmes ne nous ont jamaisparlé d’une pareille chose. »

« À mon retour, cinq cents ans plus tard,dans ces mêmes lieux, je les trouvai occupés par la mer ; surle rivage stationnait un groupe de pêcheurs, à qui je demandaidepuis quand la terre avait été couverte par les eaux. «Est-ce là,» me dirent-ils, «une question à faire pour un homme commevous ? Ce lieu a toujours été ce qu’il estaujourd’hui. »

« Au bout de cinq cents années, j’yretournai encore, et la mer avait disparu ; je m’informai,d’un homme que je rencontrai seul en cet endroit, depuis combien detemps le changement avait eu lieu, et il me fit la même réponse quej’avais eue précédemment.

« Enfin, après un laps de temps égal auxprécédents, j’y retournai une dernière fois, et j’y trouvai unecité florissante, plus peuplée et plus riche en monuments que lapremière que j’avais visitée, et, lorsque je voulus me renseignersur son origine, les habitants me répondirent « La date de safondation se perd dans l’antiquité la plus reculée ; nousignorons depuis quand elle existe, et nos pères, à ce sujet, n’ensavaient pas plus que nous. »

N’est-ce pas là l’image de la brièveté de lamémoire humaine et de la petitesse de nos horizons dans le tempscomme dans l’espace ? Nous sommes portés à croire que la Terrea toujours été ce qu’elle est ; nous ne nous représentonsqu’avec difficulté les transformations séculaires qu’elle asubies ; la grandeur de ces temps nous écrase, comme enastronomie la grandeur de l’espace.

Pourtant tout change, tout se transforme, toutse métamorphose. Le jour vint où Paris, ce centre attractif detoutes les nations, vit pâlir sa lumière et cessa d’être l’astre dumonde.

Après la fusion des États-Unis d’Europe en uneseule confédération, la République russe avait formé, deSaint-Pétersbourg à Constantinople, une sorte de barrière audéveloppement de l’émigration chinoise qui déjà avait établi desvilles populeuses sur les bords de la mer Caspienne. Mais lesnationalités antiques ayant disparu avec le progrès ; lesdrapeaux européens, français, anglais, allemands, italiens,ibériques, ayant été usés, déchirés par les mêmes causes ; lescommunications de l’est à l’ouest entre l’Europe et l’Amériqueétant devenues de plus en plus faciles et la mer ayant cesséd’opposer un obstacle à la marche de l’humanité conforme à celle duSoleil, aux territoires épuisés de l’Europe occidentale l’activitéindustrieuse avait préféré les terres nouvelles du vaste continentaméricain, et déjà dès le vingt-cinquième siècle le foyer de lacivilisation brillait sur les bords du lac Michigan, en une Athènesnouvelle de neuf millions d’habitants, égale à Paris. Mais ensuitel’élégante capitale française n’avait pas tardé à suivre l’exemplede ses aînées, Rome, Athènes, Memphis, Thèbes, Ninive, Babylone.Les grandes richesses, les ressources de tout ordre, lesattractions efficaces étaient ailleurs.

L’Ibérie, l’Italie, la France, graduellementdélaissées, avaient vu les solitudes s’étendre sur les ruines desantiques cités. Lisbonne avait disparu, détruite sous lesflots ; Madrid, Rome, Naples, Florence étaient enruines ; Paris, Lyon, Marseille avaient, un peu plus tard,suivi la même destinée. Les types humains et les langues avaientsubi une telle transformation qu’il eût été impossible àl’ethnologiste ou au linguiste de retrouver quoi que ce fût dupassé. On ne parlait plus depuis longtemps, ni français, nianglais, ni allemand, ni italien, ni espagnol, ni portugais.L’Europe avait émigré au delà de l’Atlantique et l’Asie avaitémigré en Europe. Les Chinois, au nombre d’un milliard, avaientinsensiblement envahi toute l’Europe occidentale. Mélangés à larace anglo-saxonne, ils avaient en quelque sorte formé une nouvelleespèce humaine. Leur capitale principale s’était étendue comme unerue sans fin de chaque côté du canal des Deux-Mers, de Bordeaux àToulouse et à Narbonne. Les causes qui avaient fondé Lutèce dansl’île de la Seine et graduellement développé la cité des Parisiensjusqu’aux splendeurs du vingt-cinquième siècle n’existaient plus,et Paris s’était éteint avec la disparition des causes quil’avaient allumé et fait resplendir. Le commerce avait prispossession de la Méditerranée et des grands parcours océaniques, etle canal des Deux-Mers était devenu l’emporium du monde.

Les nations, que nous appelons modernes,s’étaient évanouies comme les anciennes. Après avoir vécu environdeux mille ans d’une vie bien personnelle, la France s’étaitfondue, effacée au vingt-huitième siècle dans l’État européen, etil en avait été de même de l’Allemagne au trente-deuxième et del’Italie au vingt-neuvième ; l’Angleterre s’était répandue àla surface océanique. L’antique Europe offrait aux yeux et à lapensée les mêmes spectacles que les plaines de l’Assyrie, de laChaldée, de l’Égypte et de la Grèce. Autres temps, autres hommes.Des êtres nouveaux peuplèrent les anciennes cités. Ainsi, de nosjours, Rome et Athènes vivent encore ; mais depuis longtempsles Romains et les Grecs ont disparu de la scène du monde.

Les rivages du sud et de l’ouest de l’ancienneFrance avaient été protégés par des digues contre lesenvahissements de la mer ; mais le nord-ouest et le nord ayantété négligés par l’afflux des populations au sud et au sud-ouest,l’abaissement lent et continu des rivages continentaux observédepuis l’époque de César avait fait descendre les plaines anciennesau-dessous du niveau de la mer, et l’Océan, continuant à élargir laManche et à ronger les falaises, depuis le Havre jusqu’à la pointedu Helder, les digues hollandaises cessèrent d’être entretenues, etla mer avait envahi les Pays-Bas, la Belgique et le nord de laFrance. Amsterdam, Utrecht, Rotterdam, Anvers, Bruxelles, Lille,Amiens, Rouen s’étaient vues submergées par les eaux, et lesnavires avaient flotté au-dessus de leurs ruines englouties.

Paris lui-même, après avoir été pendantlongtemps port de mer et rivage maritime, avait vu les eaux monterà la hauteur ancienne des tours Notre-Dame, et recouvrir de leursflots agités toute la plaine mémorable où pendant tant d’annéess’étaient jouées les plus brillantes destinées de la Terre[9].

Il s’était passé pour la France ce qui s’étaitpassé autrefois en Zélande dont les villages engloutis parl’irruption de la mer laissèrent apercevoir pendant longtemps leursruines au-dessous des flots.

Oui, Paris, le beau Paris, l’antique etglorieuse cité, n’était plus qu’un amas de ruines. Le sol del’Europe, surtout à l’ouest, au nord-ouest et au nord, avait,insensiblement baissé, au taux moyen de 30 centimètres par siècle,et la mer avait rongé les falaises, avançant de près de 3 mètrespar siècle à la place des terres désagrégées. La carte de Franceavait lentement changé. L’abaissement avait été de 3 mètres enmille ans, de 24 mètres en huit mille ans, et, puisque le niveau dela Seine à Paris n’est que de 25 mètres au-dessus de celui de lamer, les grandes marées étaient venues arroser de leurs vagues lesquais de Paris port de mer, au pied des falaises deSaint-Germain.

En même temps, l’érosion du continent par lamer avait enlevé 24 kilomètres de largeur à toutes les côtes.

L’usure des montagnes par les pluies, lesruisseaux, les torrents, avait, en huit mille ans, un peu rongé lerelief continental (de 56 centimètres seulement). Mais le niveau dela mer ne s’était pas élevé par cette cause, parce que la quantitéd’eau avait diminué à peu près dans la même proportion.

Dans un laps de temps du double environ, endix-sept mille ans, l’abaissement avait été de 50 mètres. Aprèsavoir été insensiblement abandonné, Paris avait fini par êtrepresque entièrement submergé. Le voyageur errant dans les ruineséparses sur les collines cherchait la place du Louvre, desTuileries, de l’Institut, de toutes les anciennes gloires de lacapitale défunte.

Il est curieux de voir quelle variationgéographique apporte une faible différence de niveau en plus ou enmoins. Traçons deux cartes de France l’une avec le sol élevé de 50mètres au-dessus de son état actuel, comme elle le futautrefois ; l’autre avec un abaissement de même valeur, commeelle parait devoir le subir dans l’avenir, et mettons-les enregard. Quelle transformation !

Tous les rivages de l’ancienne Frances’étaient découpés en sortes de presqu’îles. L’axe de la provincedes États-Unis d’Europe qui remplaçait le peuple français disparuétait géographiquement tracé de Cologne au canal des Deux-Mers. Dèslors. Paris, comme la France furent entièrement effacés del’histoire de notre planète. La Hollande, la Belgique, une partiedu nord de la France, étaient entièrement submergées. Amsterdam,Rotterdam, Anvers, Lille, étaient sous les eaux. La mer arrivait àLondres depuis longtemps. La petite Bretagne était une île.

L’aspect géographique de la France, del’Europe et de la Terre entière s’était modifié de siècle ensiècle. Les mers avaient pris la place des continents, et denouveaux dépôts au fond des eaux recouvraient les âges disparus,formant de nouvelles couches géologiques. Ailleurs, les continentsavaient pris la place des mers. Aux Bouches-du-Rhône, par exemple,la terre ferme, qui d’abord avait gagné sur la mer tous lesterrains qui s’étendent d’Arles au rivage, avait continué des’étendre au sud ; en Italie, les alluvions du Pô avaientcontinué de s’avancer dans l’Adriatique, comme celles du Nil, duTibre et de plusieurs fleuves plus récents dans la Méditerranée.Ailleurs, des dunes et des cordons littoraux avaient accru enproportions variables le domaine de la terre ferme. La figure descontinents et des mers avait été changée au point qu’il eût étéabsolument impossible de reconnaître les anciennes cartesgéographiques de l’histoire.

Ce n’est plus par périodes de cinq siècles quel’historien des époques de la nature doit compter, comme l’Arabe dutreizième siècle dont nous rappelions tout à l’heure lalégende : décupler cette période suffit à peine pour modifiersensiblement les configurations terrestres, car cinq mille annéesne sont qu’une ride sur l’océan des âges. C’est par dizaines demilliers d’années qu’il faut compter pour voir l’ensemble descontinents descendus au fond des eaux et de nouvelles terresémergées au soleil, par suite des changements séculaires du niveaude l’écorce terrestre, dont l’épaisseur et la densité varient selonles régions, et dont le poids sur le noyau planétaire, encoreplastique et mobile, fait osciller les plus vastes contrées. Unelégère variation d’équilibre, un mouvement de bascule insignifiant,de moins de cent mètres, souvent, sur les 12 000 kilomètres dediamètre du globe, suffit pour transformer la face du monde.

Et, si nous envisageons l’ensemble del’histoire de la Terre, non plus par périodes de dix, vingt outrente mille ans, mais par périodes de cent mille ans, par exemple,nous constatons qu’en une dizaine de ces grandes époques, soit enun million d’années, la surface du globe a été maintes foismétamorphosée, surtout en certaines régions d’activité des agentsintérieurs et extérieurs.

En nous avançant à un ou deux millionsd’années dans l’avenir, nous assistons à un flux et à un refluxprodigieux des êtres et des choses. Combien de fois, en cette duréede dix ou vingt mille siècles, combien de fois la mer n’est-ellepas venue rouler ses ondes sur les antiques cités humaines !Combien de fois la terre ferme n’est-elle pas sortie de nouveau,vierge et régénérée, des abîmes de l’océan ! Ces variationsavaient eu lieu jadis par révolutions brusques, affaissements dusol, déplacements du niveau, rupture des digues naturelles,tremblements de terre, convulsions du sol, éruptions volcaniques,soulèvements de montagnes, aux époques primitives où la planèteencore chaude et liquide n’était recouverte extérieurement qued’une mince pellicule figée au-dessus d’un océan brûlant. Plus tardles transformations avaient été lentes, à mesure que cette croûtesuperficielle s’était épaissie et consolidée ; la contractiongraduelle du globe avait amené la formation de vides au-dessous del’enveloppe solide, la chute des diverses parties de cetteenveloppe sur le noyau pâteux, et enfin des mouvements de basculequi avaient transformé le relief du sol. Plus tard encore, desmodifications insensibles avaient été amenées par les agentsextérieurs : d’une part, les fleuves, charriant constamment àleurs embouchures les débris des montagnes, avaient exhaussé lefond de la mer et augmenté lentement le domaine de la terre enavançant dans l’intérieur des mers, faisant remonter de siècle ensiècle les anciens ports dans la terre continentale, et, d’autrepart, l’action des vagues et des tempêtes, rongeant constamment lesfalaises, avait diminué le domaine des continents au bénéfice de lamer. Perpétuellement et sans trêve, la configuration géographiquedes rivages s’était transformée, la mer avait pris la place de laterre, et la terre avait pris la place de la mer, et plus d’unefois. Notre planète était devenue, pour l’historien, un tout autremonde. Tout avait changé. Continents, mers, configurationsgéographiques, races, langues, mœurs, corps et esprit, sentiments,idées, tout. La France sous les eaux, le fond de l’Atlantiqueémergé, une partie des États-Unis disparue, un continent à la placede l’Océanie, la Chine au-dessous de la mer ; la mortremplaçant la vie, la vie remplaçant la mort ; et l’oubliéternel de tout ce qui autrefois avait fait la gloire et lagrandeur des nations. Si l’humanité actuelle émigrait sur Mars,elle y serait peut-être moins dépaysée que si l’un quelconqued’entre nous revenait sur la Terre après ces étapes del’avenir.

En même temps, de périodes en périodes, lapopulation animale du globe s’était graduellement transformée. Lesespèces sauvages, lions, tigres, hyènes, panthères, éléphants,girafes, kangourous, aussi bien que les baleines, les cachalots,les phoques, disparurent entièrement. Il en fut de même des anciensoiseaux de proie. L’humanité avait conquis et domestiqué lesespèces qu’elle pouvait utiliser, et détruit les autres en prenantpossession complète du globe. Le domaine de la nature avaitconstamment reculé devant les victoires de la civilisation. Laplanète entière avait fini par devenir le jardin de l’humanité,jardin désormais dirigé scientifiquement, intelligemment etrationnellement : on ne vit plus les arbres fruitiers et lesvignes se mettre en fleur avant les gelées du printemps, ni lagrêle dévaster les fruits de la terre, ni les orages coucher lesblés, ni les rivières inonder les villages, ni les pluies ou lasécheresse empêcher les récoltes, ni l’excès de chaleur ou de froidtuer les êtres. On utilisa pendant l’hiver la chaleur solaireemmagasinée soigneusement pendant l’été. L’ordre naturel commel’ordre social furent organisés. Les travailleurs ne moururent plusde faim, décimés par l’indigence, et les fainéants ne moururentplus d’apoplexie ou de gastralgie pour avoir trop mangé.L’intelligence régna.

Chapitre 3L’APOGÉE

Des ailes ! des ailes !

Des ailes au-dessus de la vie !

Des ailes par delà la mort !

RUCKERT.

Le Progrès est la loi suprême imposée à tousles êtres par le Créateur. Chaque être cherche le meilleur. Nous nesavons ni d’où venons, ni où nous allons. Les systèmes solairesemportent les mondes à travers les espaces infinis. Nous ne voyonsni l’origine, ni la fin, et le but reste inconnu. Mais, dans notresphère de perception si bornée, si limitée, si incomplète, malgréla mort des individus, des espèces et des mondes, nous constatonsque le Progrès régit la nature et que tout être créé évolueconstamment vers un degré supérieur. Chacun veut monter. Nul neveut descendre.

À travers les métamorphoses séculaires de laplanète, l’humanité avait continué de grandir dans le progrès, dansce progrès qui est la loi suprême, et depuis les origines de la viesur la Terre jusqu’au jour où les conditions d’habitabilité duglobe commencèrent à décroître, tous les êtres vivants s’étaientdéveloppés en beauté, en richesse d’organes et en perfections.L’arbre de la vie terrestre, inauguré au temps des protozoairesrudimentaires, acéphales, aveugles, sourds, muets, presqueentièrement dépourvus de sensibilité, s’était élevé dans lalumière, avait acquis successivement les merveilleux organes dessens, et avait abouti à l’homme qui, perfectionné lui-même desiècle en siècle, s’était lentement transformé, depuis le sauvageprimitif, esclave de la nature, jusqu’au souverain intellectuel quiavait dominé le monde et avait fait de la Terre un paradis debonheur, d’esthétique jouissance, de science et de volupté.

La sensibilité nerveuse de l’homme avaitacquis un développement prodigieux. Les six sens anciens, la vue,l’ouïe, l’odorat, le toucher, le goût, le sens génésique s’étaientgraduellement élevés au-dessus des grossières sensations primitivespour atteindre une délicatesse exquise. Par l’étude des propriétésélectriques des êtres vivants, un septième sens, le sensélectrique, s’était pour ainsi dire créé de toutes pièces, et touthomme, toute femme, avait la faculté plus ou moins active, plus oumoins vive, selon les tempéraments, d’exercer une attraction ou unerépulsion sur les corps, soit vivants, soit inertes. Mais le sensqui dominait tous les autres et qui jouait le plus grand rôle dansles relations humaines, c’était assurément le huitième, le senspsychique, qui faisait communiquer entre elles les âmes àdistance.

Deux autres sens avaient été entrevus, maisavaient subi un arrêt fatal de développement dès leur naissancepour ainsi dire. Le premier avait eu pour objet la visibilité desrayons ultra-violets, si sensibles aux procédés chimiques, maiscomplètement obscurs pour la rétine humaine : les yeux quis’étaient exercés dans ce sens n’avaient presque rien acquis commefacultés nouvelles, et avaient beaucoup perdu comme facultésanciennes. Le second avait eu pour but l’orientation, mais n’avaitpas réussi davantage, même par les recherches d’adaptation dumagnétisme terrestre.

On n’était pas parvenu non plus à fermer sesoreilles à d’ennuyeux discours, comme on ferme ses yeux à volonté,faculté qui existe en certains mondes plus privilégiés que lenôtre. Notre organisation imparfaite s’était fatalement opposée àplus d’un progrès désirable.

La découverte de la périodicité sexuelle del’œuf féminin avait amené pendant quelque temps une perturbationmenaçante dans la proportion des naissances, car on put craindrequ’il n’y eût plus que des garçons. L’équilibre ne se rétablit quepar une véritable transformation sociale. Insensiblement, enplusieurs contrées, les femmes du monde cessèrent à peu près d’êtremères, et les charges de la maternité, dont les élégances fémininesne s’accommodèrent plus, furent abandonnées aux filles du peuple etdes campagnes.

L’amour était devenu la loi suprême, portantson propre but en lui-même, laissant dans l’ombre et dans l’oublil’antique devoir de la perpétuité de l’espèce, enveloppant l’êtresensitif de caresses et de plaisirs. La beauté et le parfum desfleurs font parfois oublier les fruits. Depuis longtemps,d’ailleurs, c’était des rangs du peuple que sortaient lesgénérations solides ; car les couches aristocratiques énervéesn’avaient que de rares descendants chétifs et infirmes, et l’onavait vu dans les resplendissantes cités une nouvelle race defemmes ramener sur le monde le charme caressant et lascif desvoluptés orientales, raffinées encore par les progrès d’un luxeextravagant.

Les mœurs et les conventions sociales avaientsubi des transformations profondes. Les enfants étaient élevés auxfrais de l’État. Les héritages avaient été entièrement supprimés.Les liens du mariage légal avaient été rompus et aucune loi nepouvait plus enchaîner deux êtres l’un à l’autre. Les femmes,électrices et éligibles, qui avaient conquis une place importantedans la législation, avaient fait tous leurs efforts pour maintenirdans son intégrité l’antique et avantageuse institution dumariage ; mais elles n’avaient pu l’empêcher de tombergraduellement en désuétude, les unions inspirées par le sentimentd’amour, ardent et partagé, ayant remplacé toutes les anciennesassociations d’intérêts. Le libre choix des fiancés, la sélectionet l’hérédité produisirent une race d’hommes régénérés, comme sielle était sortie de la terre fécondée par un nouveau déluge, etqui, de nouveau, transforma la face du monde.

De nouvelles civilisations se succédèrent,flux et reflux de l’immense marée de l’histoire humaine. La matières’humilia peu à peu sous la domination ascendante de l’esprit.

Les travailleurs intellectuels, pour lesquelsles journées passent si vite, étaient parvenus à allonger de deuxheures, sans fatigue nouvelle, le temps qu’ils consacraient auxrecherches utiles à l’humanité, en prenant ces deux heures auxhommes sans valeur intellectuelle qui demandent à « tuer letemps ». D’un commun accord, les premiers s’étaient créé desjournées de vingt-six heures et, les seconds des journées devingt-deux, en ce sens que les premiers ne dormaient plus que sixheures au lieu de huit, tandis que les seconds dormaient dixheures, pendant lesquelles d’habiles praticiens leur soutiraient,en une imperceptible opération de quelques secondes, une certainedose de force virile qu’ils transfusaient dans les artères despremiers. C’est comme s’ils avaient tous dormi huit heures ;mais il y avait réellement deux heures de gagnées en faveur deshommes utiles.

Le huitième sens surtout, le sens psychique,jouait un grand rôle dans les relations humaines.

Le développement des facultés intellectuellesde l’homme, la culture des éludes psychiques avaient complètementtransfiguré notre race. On avait découvert dans l’âme despuissances latentes qui avaient sommeillé pendant la premièrepériode des instincts grossiers, pendant plus d’un milliond’années, et, à mesure que l’alimentation, de bestiale qu’elleétait restée pendant si longtemps, était devenue d’ordre chimique,les facultés de l’âme s’étaient élevées, avivées, agrandies dans unmagique essor. Dès lors on pensa tout autrement que l’humanité nepense actuellement. Les âmes communiquèrent facilement entre ellesà distance. Les vibrations éthérées qui résultent des mouvementscérébraux se transmettaient en vertu d’un magnétisme transcendantdont les enfants mêmes savaient se servir. Toute pensée excite dansle cerveau un mouvement vibratoire ; ce mouvement donnenaissance à des ondes éthérées et, lorsque ces ondes rencontrent uncerveau en harmonie avec le premier, elles peuvent lui communiquerla pensée initiale qui leur a donné naissance, de même qu’une cordevibrante reçoit à distance l’ondulation émanée d’un son lointain etque la plaque du téléphone reconstitue la voix silencieusementtransportée par un mouvement électrique. Ces facultés, longtempslatentes dans l’organisme humain, avaient été étudiées, analyséeset développées. Il n’était pas rare de voir une pensée en évoquerune autre à distance et faire apparaître devant elle l’image del’être désiré. L’être évoquait l’être. La femme continua d’exercersur l’homme une attraction plus vive que celle de l’homme sur lafemme. L’homme resta toujours esclave de l’amour. Aux heuresd’absence, de solitude, de rêverie, il lui suffisait, à elle, depenser, de désirer, d’appeler, pour voir apparaître la douce imagedu bien-aimé. Et parfois même la communication était si complèteque l’image devenait tangible et audigible, tant les vibrations desdeux cerveaux étaient unifiées. Toute sensation est dans lecerveau, non ailleurs.

Les êtres terrestres qui vivaient ainsi dansla sphère spirituelle communiquaient même avec des êtres invisiblesqui existent autour de nous, dépourvus de corps matériel, etcommuniquaient aussi d’un monde à un autre. La premièrecommunication interastrale avait été faite avec la planète Mars, laseconde avec la planète Vénus, et elle dura jusqu’à la fin de laTerre ; mais celle de Mars s’arrêta par la mort de l’humanitémartienne, tandis que les communications avec Jupiter commencèrentseulement, et pour quelques rares initiés, vers la fin del’humanité terrestre.

Ces études ultramondaines et des sélectionsbien dirigées dans les unions avaient fini par créer une racevéritablement nouvelle, dont la forme organique ressemblaitassurément à la nôtre, mais dont les facultés intellectuellesétaient toutes différentes. La connaissance de l’hypnose, l’actionhypnotique, magnétique, psychique avait remplacé avantageusementles anciens procédés barbares et parfois si aveugles de lamédecine, de la pharmacie et même de la chirurgie. La télépathieétait devenue une science vaste et féconde.

L’humanité avait atteint un degré de raisonsuffisant pour vivre tranquillement et avec esprit. Les efforts del’intelligence et du travail avaient été appliqués à la conquête denouvelles forces de la nature et au perfectionnement constant de lacivilisation. Insensiblement, graduellement, la personne humaineavait été transformée, ou, pour mieux dire, transfigurée.

Les hommes étaient presque tous intelligents.Ils se souvenaient, en souriant, des ambitions enfantines de leursaïeux, à l’époque où, au lieu d’être « quelqu’un »,chacun cherchait à être « quelque chose » : député,sénateur, académicien, préfet, général, pontife, directeur de ceciou de cela, grand-croix d’un hochet national, etc., et combattaitsi fiévreusement dans la lutte des apparences. Ils avaient enfincompris que le bonheur est dans l’esprit, que l’étude est la plushaute satisfaction de l’âme, que l’amour est le soleil des cœurs,que la vie est courte et ne mérite pas qu’on s’attache à l’écorce,et tous étaient heureux dans l’indépendance de la pensée, sanssouci des fortunes que l’on n’emporte pas.

Les femmes avaient acquis une beauté parfaite,avec leurs tailles affinées, si différentes de l’ampleurhellénique, leur chair d’une translucide blancheur, leurs yeuxilluminés de la lumière du rêve, leurs longues chevelures soyeuses,où les brunes et les blondes d’autrefois s’étaient fondues en unchâtain roux, ensoleillé des tons fauves du soleil couchant ;modulé de reflets harmonieux ; l’antique mâchoire bestialeavait disparu, pour s’idéaliser en une bouche minuscule, et devantces gracieux sourires, à l’aspect de ces perles éclatantesenchâssées dans la tendre chair des roses, on ne comprenait pas queles amants primitifs eussent pu embrasser avec ferveur les bouchesdes premières femmes. Toujours, dans l’âme féminine, le sentimentavait dominé le jugement, toujours les nerfs avaient conservé leurauto-excitabilité si curieuse, toujours la femme avait continué depenser un peu autrement que l’homme, gardant son indomptableténacité d’impressions et d’idées ; mais l’être tout entierétait si exquis, les qualités du cœur enveloppaient l’homme d’uneatmosphère si douce et si pénétrante, il y avait tant d’abnégation,tant de dévouement et tant de bonté, que nul progrès n’était plusdésirable et que le bonheur semblait en son apogée pour l’éternité.Peut-être la jeune fille fut-elle une fleur trop viteouverte ; mais les sensations étaient si vives, décuplées,centuplées par les délicatesses de la transformation nerveusegraduellement opérée, que la journée de la vie n’avait plusd’aurore ni de crépuscule. D’ailleurs l’esprit, la pensée, le rêvedominaient l’antique matière. La beauté régnait : C’était uneère d’idéale volupté. Il semblait vraiment que ce fût là une toutautre race humaine, magnifiquement supérieure à celle des Aristote,des Kepler, des Hugo, des Phryné, des Diane de Poitiers, desPauline Borghèse. La transformation était si complète que l’onmontrait avec un étonnement voisin de l’incrédulité, dans lesmusées géologiques, les spécimens des hommes fossiles du vingtièmeau centième siècle, avec leurs dents brutales et leurs grossiersintestins : on admettait à peine que des organismes aussiépais eussent été vraiment les ancêtres de l’hommeintellectuel.

Ainsi notre race était parvenue à un état decivilisation, de grandeur intellectuelle, de bonheur physique etmoral, de perfectionnement scientifique, artistique et industrielsans comparaison possible avec tout ce que nous connaissons. Nousavons dit que la chaleur centrale du globe avait été conquise etappliquée au chauffage général de la surface terrestre en hiver,villes, villages, usines, industries diverses, pendant plusieursmillions d’années. Lorsque cette chaleur, s’étant graduellementabaissée, avait fini par disparaître, les rayons solaires avaientété captés, emmagasinés, dirigés à la fantaisie humaine ;l’hydrogène avait été extrait de l’eau des mers ; la force deschutes d’eau d’abord, puis celle des marées, avait été transforméeen force calorifique et lumineuse ; la planète terrestre toutentière était devenue la chose de la science qui jouait à volontéde tous les éléments. Les anciens sens humains élevés à un degré deraffinement que l’on qualifierait actuellementd’extra-terrestre ; les nouveaux sens dont nous avons parlé,perfectionnés de générations en générations ; l’être humaindégagé de plus en plus de la lourde matière ; le moded’alimentation transformé ; l’intelligence gouvernant lescorps ; les appétits vulgaires des temps primitifsoubliés ; les facultés psychiques en exercice perpétuel,agissant à distance sur toute la surface du globe, communiquantmême, comme nous l’avons dit, avec les habitants des planètesvoisines ; des appareils inconcevables pour nous remplaçantpour la science les anciens instruments d’optique qui avaientcommencé les progrès de l’astronomie physique ; tout un mondeentièrement nouveau de perceptions et d’études, en un état socialéclairé d’où l’envie et la jalousie avaient disparu en même tempsque le vol, la misère et l’assassinat : c’était une humanitéréelle, en chair et en os, comme la nôtre, mais aussi supérieure engrandeur intellectuelle à celle de notre temps que nous le sommesaux singes de l’époque tertiaire. L’intérêt vénal, surtout, avaitcessé d’empoisonner les pensées et les actions humaines. Lesentiment guidait les cœurs ; l’intelligence dirigeait lesesprits.

Grâce aux progrès de la physiologie, àl’hygiène universelle, aux soins méticuleux de l’antisepsie, àl’assimilation des extraits orchitiques et vertébraux, aurenouvellement du sang dans les tissus, au développement dubien-être général et à l’exercice bien équilibré de toutes lesfacultés intellectuelles, la durée de la vie humaine avait été trèsprolongée, et il n’était pas rare de voir des vieillards de centcinquante ans. On n’avait pu supprimer la mort, mais on avaittrouvé le moyen de ne pas vieillir, et les facultés de la jeunessese perpétuaient au delà de la centième année. La plupart desmaladies avaient été vaincues par la science, depuis la phtisiejusqu’au mal de dents. Et les caractères étaient presque tousaimables – à part certaines nuances inévitables – parce qu’ilsdépendent beaucoup des tempéraments et de la santé, et que lesorganismes étaient presque tous bien équilibrés.

L’humanité avait tendu à l’unité : uneseule race, une seule langue, un seul gouvernement général, uneseule religion (la philosophie astronomique), plus de systèmesreligieux officiels, la seule voix des consciences éclairées, etdans cette unité les différences anthropologiques anciennes avaientfini par se fondre. On ne rencontrait plus de têtes en pains desucre et de fanatiques crédules, ni de têtes aplaties et desceptiques aveugles. Les religions d’autrefois, le christianisme,l’islamisme, le bouddhisme, le mosaïsme avaient rejoint leslégendes mythologiques. La Trinité chrétienne habitait le cielpaïen. Les holocaustes offerts pendant tant de siècles aux dieuxanthropomorphes et à leurs prophètes, à Bouddha, à Osiris, àJéhovah, à Baal, à Jupiter, à Jésus ou à Marie, à Moïse ou àMahomet, les cultes des temps anciens et modernes, toutes cesabstractions de la pensée pieuse s’étaient envolées avec l’encensdes prières, s’étaient perdues dans le ciel terrestre, dansl’atmosphère nuageuse, sans atteindre l’Être inattingible. L’esprithumain n’avait pu connaître l’incognoscible.

L’astronomie avait atteint son but : laconnaissance de la nature des autres mondes.

Comme les langues, comme les idées, comme lesmœurs, comme les lois, la manière de supputer le temps avaitchangé. On comptait toujours par années et par siècles ; maisl’ère chrétienne avait disparu ainsi que les saints du calendrier,aussi bien que les ères musulmane, juive, chinoise, africaine etautres. Les anciennes religions d’État s’étaient éteintes avec lesbudgets des cultes, et progressivement elles avaient été remplacéesdans les cœurs par la philosophie astronomique.

Il n’y avait plus qu’un seul calendrier pourl’humanité entière, composé de douze mois partagés en quatretrimestres égaux formés de trois mois de 31, 30 et 30 jours, chaquetrimestre contenant treize semaines exactement. Le « jour del’an » était un jour de fête et ne comptait pas dans l’année.Aux années bissextiles, il y en avait deux. La semaine avait étéconservée. Toutes les années commençaient le même jour, le lundi,et les mêmes dates correspondaient indéfiniment aux mêmes jours dela semaine. L’année commençait pour tout le globe à l’ancienne datedu 20 mars. L’ère, purement astronomique, avait pour origine lacoïncidence du solstice de décembre avec le périhélie et serenouvelait tous les vingt-cinq mille sept cent soixante-cinq ans.La première ère, embrassant toute l’histoire ancienne et supprimantles dates négatives antérieures à la naissance de Jésus-Christ,avait été datée de l’année 24517 avant l’ère chrétienne. C’était làl’origine de l’histoire. La seconde ère avait été fixée à l’an 1248de notre ère ; la troisième avait commencé, par une fêteuniverselle, l’an 27013, et l’on avait continué ainsi, en tenantcompte, dans la suite, des variations astronomiques séculaires dela précession des équinoxes et de l’obliquité de l’écliptique. Lesprincipes rationnels avaient fini par avoir raison de toutes lesbizarreries fantaisistes des calendriers anciens.

La science avait su conquérir toutes lesénergies de la nature et diriger toutes les forces physiques etpsychiques au profit de l’humanité ; les seules limites de sesconquêtes avaient été celles des facultés humaines, qui,assurément, sont peu étendues, surtout lorsqu’on les compare auxfacultés de certains êtres extra-terrestres, mais qui surpassentconsidérablement celles que nous connaissons aujourd’hui.

Notre planète arriva ainsi à former une seulepatrie, illuminée d’une éclatante lumière intellectuelle, voguantdans ses hautes destinées comme un chœur qui se déroule à traversles accords d’une immense harmonie.

Toutefois chaque planète a sa sphère, et notreTerre comportait, elle aussi, un maximum qui ne pouvait êtredépassé.

Pendant les dix millions d’années del’histoire de l’humanité, l’espèce humaine, survivant à toutes lesgénérations, comme si elle eût été un être réel, avait subi toutesces grandes transformations. Au physique et au moral. Elle étaittoujours restée la souveraine de la Terre et n’avait été détrônéepar aucune race nouvelle, car nul être ne descend du ciel ni nemonte des enfers, nulle Minerve ne naît tout armée, nulle Vénus nes’éveille à l’âge nubile dans une coquille de nacre au bord desflots ; tout devient, et l’espèce humaine, issue de sesancêtres, avait été dès ses commencements le résultat naturel del’évolution vitale de la planète. La loi du progrès l’avaitautrefois fait sortir des limbes de l’animalité ; cette mêmeloi du progrès avait continué d’agir sur elle et l’avaitgraduellement perfectionnée, transformée, affinée.

Mais l’époque arriva où, les conditions de lavie terrestre commençant à décroître, l’humanité devait cesser deprogresser et entrer elle-même dans la voie de la décadence.

La chaleur intérieure du globe, encoreconsidérable au dix-neuvième siècle, mais déjà sans aucune actionsur la température de la surface, qui était uniquement entretenuepar le Soleil, avait lentement diminué, et la Terre avait fini parêtre entièrement refroidie. Ce refroidissement n’avait pasinfluencé directement les conditions physiques de la vie terrestre,qui était restée dépendante de la chaleur solaire et del’atmosphère. Le refroidissement interne de la planète ne peut pasamener la fin du monde.

Insensiblement, de siècle en siècle, le globes’était nivelé. Les pluies, les neiges, les gelées, la chaleursolaire, les vents avaient agi sur les montagnes ; les eauxdes torrents, des ruisseaux, des rivières, des fleuves avaientlentement transporté à la mer les débris de tous ces reliefscontinentaux ; le fond des mers s’était exhaussé et lesmontagnes avaient presque entièrement disparu… en neuf millionsd’années. En même temps, la planète avait vieilli plus vite que leSoleil. Elle avait perdu ses conditions de vitalité plus rapidementque l’astre du jour n’avait perdu ses facultés rayonnantes delumière et de chaleur.

Celte évolution planétaire est conforme ànotre connaissance actuelle de l’univers. Sans doute, notre logiqueest fatalement incomplète, puérile à côté de la grande Véritéuniverselle et éternelle, et elle vaut celle de deux fourmiscausant entre elles de l’histoire de France. Mais, malgré lamodestie infligée à notre sentiment par l’infinité des chosescréées, malgré l’humilité de notre être et son néant devantl’infini, nous ne pouvons pas nous soustraire à la nécessité denous paraître logiques à nous-mêmes ; nous ne pouvons pasprétendre qu’abdiquer notre raison soit une meilleure garantie dejugement que d’en faire usage. Nous croyons à une constitutionintelligente de l’univers, à une destinée des mondes et desêtres ; nous pensons que les globes importants du systèmesolaire doivent durer plus longtemps que les moindres et que, parconséquent, la vie des planètes n’est pas également suspendue auxrayons du Soleil et ne doit pas durer uniformément autant que cetastre. L’observation directe confirme d’ailleurs elle-même cettevue générale de l’univers. La Terre, soleil éteint, s’est refroidieplus vite que le Soleil ; Jupiter, immense, en est encore àson époque primordiale ; la Lune, plus petite que Mars, estplus avancée que lui dans les phases de sa vie astrale (peut-êtremême arrivée à sa fin) ; Mars, plus petit que la Terre, estplus avancé que nous et moins que la Lune. Notre planète, à sontour, doit précéder Jupiter dans sa destinée filiale et précéderégalement l’extinction du Soleil.

Considérons, en effet, la grandeur comparée dela Terre et des autres planètes : Jupiter est onze fois pluslarge que notre globe en diamètre et le Soleil environ dix foisplus large que Jupiter. Le diamètre de Saturne vaut neuf fois celuide la Terre. Il nous semble naturel de penser que Jupiter etSaturne vivront plus longtemps que notre planète, Vénus, Mars ouMercure, ces pygmées du ciel. Les événements confirmèrent cesdéductions de la science humaine. Des pièges nous étaient tendusdans l’immensité ; mille accidents pouvaient nous atteindre,comètes, corps célestes obscurs ou enflammés, nébuleuses,etc. ; mais notre planète ne mourut pas d’accident. Lavieillesse l’attendit, elle aussi, comme tous les êtres. Et ellevieillit plus vite que le Soleil ; elle perdit ses conditionsde vitalité plus vite que l’astre central ne perdit sa chaleur etsa lumière.

Pendant les périodes séculaires de sasplendeur vitale, lorsqu’elle trônait dans le chœur des mondes enportant à sa surface une humanité intellectuelle victorieuse desforces aveugles de la nature, alors une atmosphère vivifianteenveloppait ses empires d’une auréole protectrice, au sein delaquelle se jouaient tous les jeux de la vie et du bonheur. Unélément essentiel de la nature, l’eau, régissait la vieterrestre ; cette substance était entrée dès l’origine dans lacomposition de tous les corps, végétaux, animaux et humains ;elle formait la partie active de la circulation atmosphérique, elleconstituait l’organe principal des climats et des saisons ;elle était la souveraine de l’État terrestre.

De siècle en siècle, la quantité d’eau avaitdiminué dans les mers, les fleuves et l’atmosphère. Une partie deseaux de pluie avait d’abord été absorbée dans l’intérieur du sol etn’était pas revenue à la mer, parce que, au lieu d’y descendre englissant sur des couches imperméables et de former soit dessources, soit des cours d’eau souterrains et sous-marins, elles’était infiltrée profondément et avait insensiblement rempli tousles vides, toutes les fissures, saturant les roches jusqu’à unegrande profondeur. Tant que la chaleur intérieure du globe avaitété assez élevée pour s’opposer à la descente indéfinie de ces eauxet pour les convertir en vapeur, la quantité était restéeconsidérable à la surface du globe. Mais les siècles vinrent où lachaleur intérieure du globe fut entièrement dispersée dans l’espaceet cessa de s’opposer à l’infiltration des eaux dans cette masseporeuse. Elles diminuèrent graduellement de la surface ; elless’associèrent aux roches sous forme d’hydrates et sefixèrent ; elles disparurent en partie de la circulationatmosphérique.

En effet, que la diminution des eaux des merssoit seulement de quelques dixièmes de millimètre par an, et en dixmillions d’années il n’en reste plus.

L’infiltration graduelle des eaux dansl’intérieur du globe, à mesure que la chaleur primitive de ce globese perdit dans l’espace, la fixation lente des oxydes et deshydrates amenèrent, au bout de huit millions d’années environ, unediminution des trois quarts dans la quantité d’eau en circulation àla surface de la Terre. Par suite du nivellement des reliefscontinentaux, dû à l’œuvre séculaire des pluies, des neiges, desglaces, des vents, des ruisseaux, des torrents, des rivières, desfleuves, entraînant lentement tous les débris à la mer, enobéissance passive aux lois de la pesanteur, le globe terrestreapprochait d’une surface de niveau, et les mers n’avaient presqueplus de profondeur. Mais comme, dans l’évaporation et dans laformation de la vapeur d’eau atmosphérique, c’est la surface seuledes étendues d’eau qui agit, et non la profondeur, l’atmosphèreétait encore restée très riche en vapeur aqueuse. Notre planèteatteignit alors les conditions d’habitabilité que nous observonsactuellement sur le monde de Mars, où nous voyons les grands océansdisparus, les mers réduites à d’étroites méditerranées, peuprofondes, les continents aplanis, l’évaporation facile, la vapeurd’eau encore en quantité considérable dans l’atmosphère, les pluiesrares, les neiges abondantes dans les régions polaires decondensation, et leur fusion presque totale pendant les étés dechaque année, monde encore habitable par des êtres analogues à ceuxqui peuplent la Terre.

Cette époque marqua l’apogée de l’humanitéterrestre. À partir de là, les conditions de la vie s’appauvrirent.De générations en générations, les êtres subirent destransformations profondes. Espèces végétales, espèces animales,race humaine, tout changea encore. Mais, tandis que jusqu’ici lesmétamorphoses avaient enrichi, embelli, perfectionné les êtres, lejour vint où la décadence commença.

L’intelligence humaine avait si complètementconquis les forces de la nature qu’il semblait que jamais l’apogéesi glorieusement atteint ne pourrait finir. La diminution de l’eau,toutefois, commença à donner l’alarme aux plus optimistes. Lesgrands océans avaient disparu. Les pôles étaient restés gelés. Lescontinents qui occupaient les latitudes anciennes où Babylone,Ninive, Ecbatane, Thèbes, Memphis, Athènes, Rome, Paris, Londres,New York, Chicago, Liberty, Pax et tant d’autres foyers decivilisation avaient répandu un si vif éclat, étaient d’immensesdéserts sans un fleuve et sans une mer. Insensiblement, l’humanités’était rapprochée de la zone tropicale encore arrosée par descours d’eau, des lacs et des mers. Il n’y avait plus de montagnes,plus de condenseurs de neiges. La Terre était presque aplanie, etdes méditerranées peu profondes, des lacs et quelques cours d’eauconfinèrent la végétation et la vie à la zone étroite des régionséquatoriales.

Chapitre 4VANITAS VANITATUM

Éternité, néant, passé, sombres abîmes,

Que faites-vous des jours que vous engloutissez

Parlez : nous rendrez-vous ces extases sublimes

Que vous nous ravissez ?

Lamartine, Méditations.

 

Tout cet, immense progrès de l’humanité,lentement et graduellement atteint par un travail de plusieursmillions d’années, devait, ô loi mystérieuse et inconcevable pourl’homunculus terrestre ! devait aboutir, au sommet d’unecourbe, à un apogée, et s’arrêter.

Et la courbe géométrique qui pourrait tracerpour notre esprit la figure de l’histoire humaine va descendrecomme elle est montée. Partie de zéro, de la nébuleuse cosmiqueprimitive, élevée par les stages planétaires et humains jusqu’à sacime lumineuse, elle redescend ensuite pour tomber dans la nuitéternelle.

Oui, tout ce progrès, toute cette science,tout ce bonheur, toutes ces gloires devaient aboutir un jour audernier sommeil, au silence, à l’anéantissement de l’histoireelle-même. La vie terrestre était née : elle devait finir. Lesoleil de l’humanité s’était levé, autrefois, dans les espérancesde l’aurore ; il était monté glorieux à son méridien ; ilallait descendre pour s’évanouir dans une nuit sans lendemain.

À quoi donc toutes ces gloires, toutes cesluttes, toutes ces conquêtes, toutes ces vanités avaient ellesservi, puisque la lumière et la vie devaient s’éteindre ?

Les martyrs et les apôtres de toutes leslibertés avaient versé leur sang pour arroser cette terre destinéeà mourir à son tour.

Tout devait disparaître, et la Mort devaitrester la dernière souveraine du monde. Avez-vous jamais pensé, encontemplant un cimetière de village, combien ce cimetière estpetit, pour contenir toutes les générations qui se sont empilées làpendant des siècles et des siècles ? L’homme existait déjàavant la dernière époque glaciaire, antérieure à nous de deux millesiècles, et son antiquité semble remonter à plus de deux centcinquante mille ans. L’histoire écrite date d’hier. On a trouvé àParis des silex taillés et polis attestant la présence de l’hommesur les rives de la Seine longtemps avant la première originehistorique des Gaulois. Les Parisiens de la fin du dix-neuvièmesiècle marchent sur une terre sacrée par plus de dix mille annéesd’ancêtres. Que reste-t-il de tous ces êtres qui ont fourmillé dansce forum du monde ? Que reste-t-il des Romains, des Grecs, desÉgyptiens, des Asiatiques qui ont régné à travers lessiècles ? Que reste-t-il des milliards d’hommes qui ontvécu ? Pas-même une poignée de cendres.

Il meurt un être humain par seconde surl’ensemble du globe, soit environ quatre vingt-six mille par jour,et il en naît un même nombre, ou, pour mieux dire, un peu plus.Cette statistique faite au dix-neuvième siècle s’applique à unelongue époque, en augmentant le chiffre, proportionnellement autemps. Le nombre des habitants de la Terre est allé en croissant depériode en période. Au temps d’Alexandre, il y avait peut-être unmilliard d’hommes à la surface du globe. À la fin du dix-neuvièmesiècle il y en avait un milliard et demi. Au vingt-deuxième siècleil y en avait eu deux milliards, au vingt-neuvième trois milliards.À son apogée, la population terrestre avait atteint dix milliards.Puis elle avait commencé à décroître.

Des innombrables corps humains qui ont vécu,il ne reste rien. Tout est retourné aux éléments pour reformerd’autres êtres. Le ciel sourit, le champ fleurit : la Mortmoissonne.

À mesure que les jours passent, ce qui aexisté pendant ces jours tombe dans le néant. Travaux, plaisirs,chagrins, bonheurs : le temps a fui et le jour passé n’existeplus. Les gloires d’autrefois ont fait place à des ruines. Dans legouffre de l’éternité, ce qui fut a disparu. Le monde visibles’évanouit à chaque moment. Le seul réel, le seul durable, c’estl’invisible.

Les conditions de la vie terrestre avaientlentement changé. L’eau avait diminué à la surface de la planète.C’était la vapeur d’eau atmosphérique qui entretenait la chaleur etla vie ; c’est sa disparition qui amena le refroidissement etla mort. Si, dès maintenant, la vapeur d’eau disparaissait del’atmosphère, la chaleur solaire serait incapable d’entretenir lavie végétale et animale, vie qui, d’ailleurs, ne pourraitsubsister, puisque végétaux comme animaux sont essentiellementcomposés d’eau.

C’est la vapeur d’eau invisible répandue dansl’air qui exerce la plus grande influence sur la température. Sansdoute, la quantité de cette vapeur parait faible et presquenégligeable, puisque l’oxygène et l’azote forment à eux seuls les99 centièmes et demi de l’air que nous respirons, et que dans ledemi centième restant il y a, outre la vapeur d’eau, de l’acidecarbonique, de l’ammoniaque et d’autres substances. Il n’y a guèreplus d’un quart de centième de vapeur d’eau. En considérant lesatomes constitutifs de l’air, le physicien constate que, sur deuxcents atomes d’oxygène et d’azote, il y en a à peine un de vapeuraqueuse. Mais cet atome a quatre-vingts fois plus d’énergieabsorbante que les deux cents autres.

La chaleur rayonnante du Soleil vientéchauffer la surface de la Terre après avoir traversé l’atmosphère.Les ondes de chaleur qui émanent de la Terre échauffée ne vont passe perdre dans l’espace extérieur : elles se heurtent auxatomes de vapeur d’eau comme à un plafond qui les arrête et lesconserve à notre planète.

C’est là l’une des plus brillantes et des plusfécondes découvertes de la physique moderne. Les moléculesd’oxygène et d’azote d’air sec, ne s’opposent pas à la déperditionde la chaleur. Mais, comme nous venons de le dire, une molécule devapeur d’eau a quatre-vingts fois plus d’énergie absorbante que lesdeux cents autres d’air sec et, par conséquent, une telle moléculea seize mille fois plus de puissance qu’une molécule d’air sec pourconserver la chaleur ! C’est donc la vapeur d’eau, et non pasl’air proprement dit, qui règle les conditions de la vieterrestre.

Si l’on enlevait à l’air qui recouvre la Terrela vapeur d’eau qu’il contient, il se ferait à la surface du solune déperdition de chaleur semblable à celle qui a lieu auxaltitudes supérieures ; l’atmosphère aérienne n’a pas plusd’action que le vide pour conserver la chaleur. Ce serait un froidanalogue à celui qui, existe à la surface de la Lune.

Le sol pourrait encore s’échauffer directementsous l’action du Soleil ; mais, pendant le jour même, lachaleur ne serait pas conservée, et dès le coucher de l’astre laTerre serait exposée au froid ultra-glacial de l’espace, qui paraitêtre de 273 degrés au-dessous de zéro.

C’est dire que la vie végétale, animale,humaine, serait impossible, si elle ne l’était déjà par l’absencemême de l’eau.

Sans doute, nous pouvons, nous devons admettreque l’eau n’a pas été sur tous les mondes de l’infini comme sur lenôtre la condition essentielle de la vie. La nature n’a pas sapuissance bornée par la sphère de l’observation humaine. Il doitexister, il existe, dans les champs de l’immensité sans bornes, desmyriades, des millions de soleils différents du nôtre, de systèmesde mondes où d’autres substances d’autres combinaisons chimiques,d’autres conditions physiques et mécaniques, d’autres milieux ontproduit des êtres absolument différents de nous, vivant d’une autrevie, munis d’autres sens, incomparablement plus éloignés de notreorganisation que le poisson ou le mollusque des profondeursocéaniques ne le sont de l’oiseau ou du papillon. Mais ce sont lesconditions de la vie terrestre que nous étudions ici, et cesconditions sont déterminées par la constitution même de notreplanète.

À mesure que la quantité d’eau avait diminué,que les pluies avaient été plus rares, que les sources avaient ététaries, que la vapeur aqueuse de l’air s’était abaissée, lesvégétaux avaient changé d’aspect, augmenté le volume de leursfeuilles, allongé leurs racines, cherché par tous les moyens àabsorber l’humidité nécessaire à leur subsistance. Les espèces quin’avaient pu se plier au nouveau régime avaient disparu ; Lesautres s’étaient transformées. Aucun des arbres, aucune des plantesque nous connaissons, n’aurait pu être reconnu : il n’y avaitplus ni ébènes, ni frênes, ni ormes, ni peupliers ni charmes, nitilleuls, ni saules, et les paysages ne ressemblaient en rien àceux de notre époque : Les espèces rudimentaires decryptogames subsistaient seules.

Il en avait été de même dans le règne animal.Les formes avaient considérablement changé ; les anciennesraces sauvages avaient disparu ou avaient été domestiquées. Ladiminution de l’eau avait modifié le mode d’alimentation desherbivores comme des carnivores. Les espèces récentes,transformation de celles qui avaient subsisté, étaient pluspetites, moins denses en chair, plus osseuses. Le nombre desplantes ayant sensiblement diminué, l’acide carbonique de l’airétait moins absorbé, et la proportion en était un peu plusgrande.

La population humaine était graduellementdescendue de dix milliards à neuf, à huit, à sept, lorsqu’ellepouvait encore s’étendre sur la moitié de la surface du globe.Puis, à mesure que la zone habitable s’était resserrée versl’équateur, elle avait continué de s’amoindrir, en même temps quela durée moyenne de la vie avait diminué elle-même. Le jour arrivaoù elle fut réduite à quelques centaines de millions, disséminéspar groupes le long de l’équateur, et ne vivant que par lesartifices d’une industrie savante et laborieuse.

Dans les habitations humaines, le fer et leverre s’étaient substitués à la pierre et au bois, et les villescomme les villages semblaient être de cristal. Aux avantages decette architecture s’était imposée, vers la fin des temps, uneobligation climatologique ; car, la vapeur d’eau atmosphériqueayant sensiblement diminué avec la diminution des mers, l’airs’était considérablement refroidi. Le plus important avait étédésormais de capter les rayons solaires et de les conserver.Partout de hautes salles vitrées emmagasinaient la chaleur solaire.Les anciens édifices n’étaient plus que des ruines abandonnées.

Malgré les millions d’années accomplis, leSoleil versait encore sur la Terre presque la même quantité dechaleur et de lumière ; du moins cette quantité n’avait pasvarié de plus d’un dixième. L’astre était seulement un peu plusjaune et un peu plus petit. La Lune tournait toujours autour de laTerre, mais plus lentement. Elle s’était éloignée graduellement denotre globe et sa dimension apparente avait diminué (pour leSoleil, c’était sa dimension réelle qui avait changé). En mêmetemps, le mouvement de rotation de la Terre s’était ralenti. Cetriple effet – ralentissement du mouvement de rotation de notreglobe, éloignement de la Lune et allongement du mois lunaire –avait été produit par le frottement des marées, qui agissent un peuà la façon d’un frein. Si la Terre et la Lune duraient assezlongtemps, ainsi que les océans et les marées, le calcul permetmême de prévoir qu’il arriverait une époque à laquelle la rotationde notre globe serait tellement ralentie qu’elle finirait pardevenir l’égale du mois lunaire, allongé lui-même à ce point qu’iln’y aurait plus dans l’année que cinq jours un quart : laTerre présenterait alors toujours la même face à la Lune. Mais unetelle transformation de choses ne demanderait pas moins de centcinquante millions d’années pour s’accomplir. La période à laquellenous sommes arrivés (dix millions d’années) ne représente que lequinzième de cette durée ; au lieu d’être soixante-dix foisplus longue qu’aujourd’hui, la rotation de la Terre n’étaitseulement que quatre fois et demie plus longue, de cent dix heuresenviron.

Ces longs jours permettaient au Soleil dechauffer longuement la surface terrestre ; mais cette chaleurn’était plus guère efficace que dans les régions qui la recevaientde face, c’est-à-dire dans la zone équatoriale, entre les deuxcercles tropicaux l’obliquité de l’écliptique n’avait pas changé,l’axe de la Terre était toujours incliné de la même quantité (à 2degrés près) et les variations de l’excentricité de l’orbiteterrestre n’avaient produit aucun effet bien sensible sur lessaisons et les climats.

Force humaine, alimentation, respiration,fonctions organiques, vie physique et intellectuelle, idées,jugements, religions, sciences, langues, tout avait changé. Del’homme d’autrefois presque rien ne subsistait, et un peu partout,sur la surface du globe, le voyageur ne rencontrait que des ruinessilencieuses et solitaires, qui, d’années en années, allaient ens’effondrant et s’écroulaient pour ne plus jamais se relever.

Chapitre 5OMEGAR

Tu sais de quel linceul le temps couvre les hommes.

Tu sais que, tôt ou tard, dans l’ombre de l’oubli

Siècles, peuples, héros, tout dort enseveli.

Lamartine, Harmonies.

 

Le froid s’accentuait. C’était comme unéternel hiver, malgré le Soleil. Toutes les espèces animales etvégétales devenaient caduques, malgré leurs transformations, etcessaient de lutter pour la vie, comme si elles eussent comprisleur condamnation. Les merveilleuses facultés d’adaptation del’espèce humaine et une sorte d’énergie sauvage et infatigableavaient prolongé la vie physique et intellectuelle de notre raceplus longtemps que les races animales supérieures, mais dansquelques foyers de civilisation privilégiés seulement ; carl’ensemble de l’humanité, condamné à une irrémédiable misère, étaitretombé lentement à la barbarie et ne devait plus se relever.

Il ne restait plus que deux groupes dequelques centaines d’êtres humains, occupant les dernièrescapitales de l’industrie. Sur tout le reste du globe, la racehumaine avait à peu près disparu, desséchée, épuisée, dégénérée,graduellement, inexorablement, de siècle en siècle, par manqued’atmosphère assimilable comme par manque d’alimentationsuffisante. Ses derniers rejetons semblaient être revenus à labarbarie, végétant comme des sauvages sur une terre d’Esquimaux, ettous mouraient lentement de faim et de froid. Les deux foyersantiques de civilisation n’avaient subsisté, tout en dépérissantgraduellement aussi, qu’au prix de luttes incessantes du génieindustriel contre l’implacabilité de la nature.

Les dernières régions habitées du globe setrouvaient en deux points voisins de l’équateur, en deux largesvallées occupant le fond des anciennes mers depuis longtempsdesséchées, vallées peu profondes, car le nivellement général étaitpresque absolu. On ne voyait plus ni pics, ni montagnes, ni ravins,ni gorges sauvages, ni vallons boisés, ni précipices ; toutétait plaine ; fleuves et mers avaient insensiblementdisparu.

Mais comme les agents météoriques, les pluieset les torrents avaient diminué d’intensité parallèlement avec leseaux, les derniers abîmes marins n’avaient pas été entièrementcomblés, et des vallées peu profondes restaient, vestiges del’ancienne structure du globe. Là se rencontraient encore quelquesterrains humides et glacés, mais il n’y avait plus pour ainsi direaucune circulation d’eau dans l’atmosphère, et les derniers fleuvescoulaient en des cours souterrains, comme des veinesinvisibles.

L’absence de vapeur d’eau dans l’air donnaitun ciel toujours pur, sans nuages, sans pluies et sans neiges.Moins éblouissant et moins chaud qu’aux anciens jours du monde, leSoleil brillait d’un éclat jaune topaze. Le ciel était plutôt vertmarine que bleu. L’atmosphère avait considérablement diminuéd’étendue. L’oxygène et l’azote s’étaient en partie fixés auxminéraux, à l’état d’oxydes et d’azotates, et l’acide carboniqueavait légèrement augmenté à mesure que les végétaux, manquantd’eau, étaient devenus de plus en plus rares et en avaient absorbéde moins en moins. L’atmosphère était moins vaste et la couched’air moins élevée. Mais la masse de la Terre s’était accrue desiècle en siècle par la chute incessante des étoiles filantes, desbolides et des uranolithes, de sorte que l’atmosphère, tout ens’étant appauvrie, avait gardé la même densité et à peu près lamême pression.

Remarque assez inattendue, les neiges et lesglaces avaient diminué à mesure que le globe se refroidissait,parce que la cause de ce refroidissement était l’absence de vapeurd’eau dans l’atmosphère, et que cette diminution de la vapeur d’eauavait été corrélative de celle de la surface des mers. À mesure queles eaux avaient pénétré l’intérieur du globe, et que, d’abord laprofondeur, par suite du nivellement, ensuite la surface, avaientdiminué, la serre protectrice de la vie, formée par la coucheinvisible de vapeur d’eau, avait graduellement perdu de sa valeur,et le jour était venu où la chaleur reçue du Soleil, n’étant plusconservée par une garantie suffisante, se perdait dans l’espace àmesure qu’elle était reçue, comme si elle était tombée sur unmiroir incapable de s’échauffer.

Tel était l’état du globe terrestre. Lesderniers représentants de l’espèce humaine n’avaient survécu àtoutes ces transformations physiques que grâce au génie del’industrie qui, lui aussi, avait su tout transformer. Les derniersefforts avaient tendu à continuer d’extraire les substancesalimentaires de l’air, des eaux souterraines et des plantes, et àremplacer la vapeur protectrice disparue par des toits et desconstructions de verre.

Comme nous l’avons vu plus haut, il avaitfallu à tout prix capter les rayons solaires et leur interdiretoute déperdition dans l’espace. Il était facile d’en faire unegrande provision, puisque le Soleil brillait tout le jour sansqu’aucun nuage vint l’éclipser, et le jour était long :cinquante-cinq heures.

Les efforts des architectes n’avaient plus eudepuis longtemps d’autre objet que d’emprisonner les rayonssolaires et de les empêcher de se disperser pendant lescinquante-cinq heures de nuit. Ils y étaient parvenus par uneingénieuse combinaison d’ouverture et de fermeture de plusieurstoits de verre superposés, avec écrans mobiles. Depuis longtempsaussi on n’avait plus aucun genre de combustible à brûler, carl’hydrogène même des eaux n’était plus que très difficilement à laportée de l’industrie.

La température moyenne du jour, à l’air libre,n’était pas extrêmement basse, car elle ne descendait guèreau-dessous de 15 degrés de froid[10]. Malgréleurs transformations séculaires, les espèces végétales nepouvaient plus vivre, même dans cette zone équatoriale.

Quant aux autres latitudes, depuis desmilliers d’années déjà elles étaient devenues complètementinhabitables, malgré tous les efforts réalisés pour s’y maintenir.Aux latitudes où vivent aujourd’hui Paris, Nice, Rome, Naples,Alger, Tunis, l’atmosphère ayant cessé de servir de serreprotectrice, l’obliquité des rayons solaires ne pouvait plus rienéchauffer et la terre restait gelée à toutes les profondeursaccessibles, comme un véritable rocher de glace.

Entre les tropiques mêmes et à l’équateur, lesdeux derniers groupes humains qui subsistaient encore au prix demille difficultés devenant d’année en année de plus en plusinsurmontables, ne survivaient à l’humanité disparue qu’en végétantpour ainsi dire sur les derniers restes. En ces deux valléesocéaniques, situées, l’une vers les abîmes actuels de l’OcéanPacifique, l’autre vers le sud de l’île actuelle de Ceylan,s’étaient étendues, aux siècles précédents, deux immenses villes deverre, le fer et le verre étant depuis longtemps les matériauxessentiels employés pour toutes les constructions. C’étaient commed’immenses jardins d’hiver, sans étages, avec leurs plafondstransparents suspendus à de grandes hauteurs. Il restait encorequelques salles de ces anciens palais. Les dernières plantescultivées étaient là, en dehors de celles que l’on récoltait dansles galeries souterraines, qui conduisaient aux rivièresintérieures.

Partout ailleurs, à la surface de l’ancienmonde terrestre, il n’y avait que des ruines, et là aussi on neretrouvait plus que les derniers vestiges des grandeursévanouies.

Dans la première de ces antiques villes decristal, les derniers survivants étaient deux vieillards et lepetit-fils de l’un d’eux, Omegar. Le jeune homme errait désespérédans les vastes solitudes, ayant vu successivement mourir deconsomption sa mère et ses sœurs. Les deux vieillards étaient unancien philosophe, qui avait consacré sa longue carrière à l’étudede l’histoire de l’humanité mourante, et un médecin, dont lesannées avaient été vainement appliquées à sauver de la consomptionfinale les derniers habitants de la Terre. Leurs corps semblaientémaciés par l’anémie plutôt que par l’âge. Ils étaient pâles commedes spectres, avec leurs longues barbes blanches, et leur énergiemorale seule semblait les maintenir encore un instant contre ladestinée finale.

Ils étaient condamnés…

Mais ils ne purent lutter longtemps contrecette destinée ; les derniers survivants de la race étaientcondamnés comme leurs ancêtres, et un jour Omégar les trouvaétendus sans vie l’un près de L’autre. Le premier avait laissééchapper de ses mains défaillantes la dernière histoire qui eût étéécrite, un demi-siècle auparavant, des transformations ultimes del’humanité. Le second s’était éteint en cherchant à entretenir dansson laboratoire les derniers tubes alimentaires, automatiquemententretenus par des machines mues par la force solaire.

Les derniers domestiques simiens transformésdepuis longtemps par l’éducation, avaient succombé depuis plusieursannées déjà. Il en était de même de la plupart des espèces animalesapprivoisées pour le service de l’humanité. Les chiens, leschevaux, les rennes, les ours et certains grands oiseaux appliquésaux transports aériens survivaient encore, mais si singulièrementtransformés qu’ils ne ressemblaient plus du tout à leursancêtres.

La condamnation irrévocable de la race humaineétait évidente. Insensiblement, les sciences avaient disparu avecles savants, les arts avec les artistes, et les derniers êtreshumains ne vivaient plus que sur le passé. Les cœurs neconnaissaient plus l’espérance, les esprits ne connaissaient plusl’ambition. La lumière était derrière ; l’avenir tombait dansl’éternelle nuit. Plus rien ! Les gloires d’autrefois étaientpour jamais évanouies. Si quelque voyageur égaré dans les solitudesprofondes avait cru, dans les siècles précédents, retrouver laplace de Paris, de Rome, ou des brillantes capitales qui leuravaient succédé, il n’y eût eu là qu’une illusion de sonimagination, car depuis des millions d’années cette place mêmen’existait plus, ayant été balayée par les eaux de la mer. Devagues traditions étaient restées flottantes à travers les âges,grâce à la durée de l’imprimerie et aux copistes des grandes lignesde l’histoire ; mais ces traditions mêmes étaient incertaineset souvent mensongères, car, pour Paris entre autres, les annalesdes peuples n’avaient gardé quelques traces que d’un Parismaritime, et les milliers d’années de l’existence de Paris capitalede la France n’avaient laissé aucun souvenir. Les noms qui noussemblent ineffaçables de Jésus, de Moïse, de Confucius, de Platon,de Mahomet, d’Alexandre, de César, de Charlemagne, de Napoléon, dela France, de l’Italie, de la Grèce, de l’Europe, de l’Amérique,n’avaient pas surnagé, étaient annulés. L’art avait conservé debeaux souvenirs, mais ces souvenirs étaient loin de remonterjusqu’aux époques de l’enfance de l’humanité et dataient au plus dequelques millions d’années. On aurait pu croire que la planèteavait été habitée par plusieurs races consécutives séparées par desdéluges ou même par des créations nouvelles.

Omégar s’était arrêté dans l’antique galeriede tableaux léguée par les siècles antérieurs et contemplait lesimages des grandes cités disparues. La seule qui se rapportât àl’Europe ancienne montrait une vue de grande capitale consistant enun promontoire avancé dans la mer, couronné par un templeastronomique, animé par des hélicoptères aériens volant auxenvirons des terrasses des hautes tours. D’immenses naviresvoguaient sur la mer. Ce Paris classique était celui du centsoixante-dixième siècle de l’ère chrétienne, correspondant au centcinquante-septième de la première ère astronomique ; c’étaitle Paris qui avait immédiatement précédé l’envahissement définitifde l’océan : son nom même était transformé, car les motschangent, comme les êtres et les choses. À côté, d’autres tableauxreprésentaient les grandes cités moins antiques, qui avaient brillésur l’Amérique, sur l’Australie, sur l’Asie, et, plus tard, sur lesterres océaniques émergées. Et ainsi cette sorte de muséerétrospectif rappelait la succession des fastes historiques del’humanité jusqu’à la fin.

La fin ! Son heure sonnait au cadran desdestinées. Omégar savait que toute la vie de la Terre consistaitdésormais dans son passé, que nul avenir ne devait plus existerpour elle, et que le présent même allait s’évanouissant comme lesonge d’un instant. L’héritier du genre humain sentit se condenserdans sa pensée le sentiment profond de l’immense vanité des choses.Attendrait-il qu’un miracle inimaginable le sauvât de l’évidentecondamnation ? Allait-il ensevelir les vieillards et partagerleur tombeau ? Chercherait-il à conserver quelques jours,quelques semaines, quelques années peut-être, une existencesolitaire, inutile et désespérée ? Il erra tout le jour dansles vastes galeries silencieuses, et le soir s’abandonna au sommeilqui l’envahissait. Tout était noir autour de lui, comme la nuit dusépulcre.

Un doux rêve éveilla cependant sa penséeendolorie et vint entourer son âme d’une auréole d’angéliqueclarté. Le sommeil lui apporta l’illusion de la vie. Il n’étaitplus seul. Une image séduisante, qu’il avait déjà vue plus d’unefois, était venue se placer devant lui. Des yeux, caressants commeune lumière céleste et profonds comme l’infini, le regardaient,l’attiraient. C’était en un jardin rempli de fleurs parfumées. Desoiseaux chantaient dans les nids sous la feuillée. Et, au fond dupaysage, les ruines immenses des villes mortes se faisaientencadrer par les plantes et les fleurs. Puis il aperçut un lacsillonné par des oiseaux, et deux cygnes en glissant luiapportaient un berceau, dans lequel un enfant nouveau-né luitendait les bras.

Jamais un tel rayon de lumière n’avaitilluminé son âme. L’émotion fut si vive qu’il se réveilla soudain,ouvrit les yeux, et ne retrouva devant lui que la sombre réalité.Alors une tristesse plus douloureuse encore que celle des jourspassés envahit son être tout entier. Il ne put ressaisir un instantde calme. Il se leva, revint à sa couche, attendit le jour avecpeine. Il se souvint de son rêve, mais n’y crut pas. Il sentaitvaguement qu’un autre être humain existait encore ; mais sarace dégénérée avait perdu en partie les facultés psychiques, etpeut-être, sans doute, la femme exerça-t-elle toujours sur l’hommeune puissance attractive plus intense que celle de l’homme sur lafemme. Lorsque le jour reparut, lorsque le dernier homme revit lesruines de son antique cité se profiler sur la lumière de l’aurore,lorsqu’il se retrouva seul avec les deux derniers morts, il sentitplus que jamais son irrévocable destinée, et, en un instant, sedécida à terminer subitement une vie absolument misérable etdésespérée.

Se dirigeant vers le laboratoire, il cherchaun flacon dont la formule lui était bien connue, le déboucha et leporta à ses lèvres pour le vider tout entier.

Mais, au moment même où le poison allaittoucher ses lèvres, il sentit une main qui lui saisissait lebras…

Il se retourna brusquement. Il n’y avaitpersonne dans le laboratoire. Et, dans la galerie, il ne retrouvaque les deux morts.

Chapitre 6EVA

Fragilité des choses qui sont.

Éternité des choses qu’on rêve.

DARMESTETER.

 

Dans les ruines de l’autre ville équatoriale,occupant le fond de la vallée jadis sous-marine qui s’étendait ausud de l’ancienne île de Ceylan, une jeune fille restait seule,après avoir vu tomber, victimes du froid et de la consomption, sasœur aînée et sa mère. C’était la dernière famille qui eût survécuà l’extinction de toutes les autres.

Suprême épave de la ruine universelle, aprèsla décadence graduelle de toute l’espèce humaine, la dernière racearistocratique, qui s’était conservée par des efforts inouïs etavait lutté constamment contre la misère générale, dans la vaineespérance de survivre au reste du monde, se maintenait encorevivante au milieu des ruines des palais antiques, à grand’peinedisputés aux injures du temps. Un retour atavique, que les lois del’hérédité peuvent expliquer, avait donné à la dernière fleur del’arbre humain un rayon de beauté depuis longtemps évanoui dans ladécadence universelle. C’était comme une fleur qui, dansl’arrière-saison, éclôt au dernier soleil d’automne, sur l’écorced’un arbre mort. Depuis longtemps, dans les campagnes stériles, lesêtres vieillis, épuisés, rapetissés, diminués de corps et d’esprit,rétrogradés à l’état sauvage, avaient presque tous laissé leursmaigres cadavres dans les solitudes glacées. Le flambeau de la vieétait éteint. Assise sous les derniers arbustes polaires qui, dansla haute serre, mouraient les uns après les autres, la jeune filletenait dans ses mains les froides mains de sa mère, morte de laveille, consumée en pleine jeunesse. La nuit était glacée. Lapleine lune brillait comme un flambeau d’or dans les hauteurs duciel, mais ses rayons d’or étaient aussi froids que les rayonsd’argent de l’antique Séléné. Un silence profond régnait dansl’immense salle, solitude de mort que la respiration seule del’enfant animait pour elle-même d’une sorte de vie silencieuse.

Elle ne pleurait plus. Ses seize annéesrenfermaient plus d’expérience et de sagesse que soixante annéesdes époques fleuries. Elle savait qu’elle était la dernièresurvivante du groupe d’humains qui venait de s’éteindre, et quetout bonheur, toute joie, toute espérance avaient disparu pourtoujours. Ni présent, ni avenir. La solitude, le silence, ladifficulté physique et morale de vivre, et bientôt le sommeiléternel. Elle songeait aux femmes d’autrefois, à celles qui avaientvécu de la vie réelle de l’humanité, aux amantes, aux épouses, auxmères, et ses yeux rougis et asséchés ne voyaient autour d’elle queles tableaux de la mort, et au delà des murs de verre, que ledésert infertile, les dernières glaces et les dernières neiges.Parfois son cœur battait violemment dans sa poitrine juvénile, etses petites mains ne parvenaient pas à comprimer ces battementstumultueux ; parfois, au contraire, toute vie semblait arrêtéedans son sein et sa respiration même était suspendue. Lorsqu’elles’endormait un instant, elle revoyait en rêve ses jeux d’autrefois,sa sœur rieuse et insouciante, sa mère chantant encore d’une voixpure et pénétrante les belles inspirations des derniers poètes, etde loin elle croyait revoir les dernières fêtes d’une sociétébrillante, comme répercutées sur la face d’un lointain miroir.Puis, à son réveil, la magie des souvenirs s’évanouissait pourfaire place à la réalité funèbre ! Seule ! seule aumonde ! Et demain la mort, sans avoir connu la vie. Fininéluctable, révoltes inutiles, condamnation du destin, c’était laloi brutale ; il n’y avait qu’à obéir, attendre la fin qui nepouvait tarder, puisque ni l’alimentation ni la respirationn’entretenaient plus les fonctions organiques, ou bien ne pasl’attendre et se délivrer tout de suite d’une vie douloureuse etirrémédiablement condamnée.

Elle se dirigea vers la salle de bains, oùl’eau tiède circulait encore, quoique les appareils combinés parl’industrie pour tous les soins domestiques eussent cessé d’êtreentretenus depuis longtemps déjà, les derniers serviteurs (racesspéciales descendant des simiens antiques et transformées comme larace humaine avec l’appauvrissement des conditions de la vieterrestre) étant tombés, eux aussi, victimes de la diminutiongraduelle des eaux. Elle se plongea dans l’eau parfumée, fit jouerun commutateur qui laissa encore arriver la force électrique venuedes cours d’eau souterrains non encore gelés, et parut, enéprouvant un repos réparateur, oublier un instant la condamnationdu destin. Un spectateur indiscret qui l’aurait contemplée ensuitelorsque, debout sur une peau d’ours devant la haute glaceréfléchissant son image, elle se mit à tresser sur sa tête lesboucles de sa longue chevelure d’un châtain pâle et presque blond,aurait pu voir un sourire effleurer ses lèvres et montrant qu’en cemoment elle oubliait la noire destinée. Elle retrouva dans uneautre pièce les sources qui tous les jours précédents lui avaientdonné les éléments de l’alimentation moderne, extraits des eaux, del’air, des plantes et des fruits automatiquement cultivés dans lesserres par l’énergie solaire elle-même.

Tout cela marchait encore comme une horlogeremontée. Depuis plusieurs milliers d’années, tout le génie deshommes avait été presque exclusivement appliqué à dominer la loi dudestin. On avait forcé les dernières eaux à circuler en des canauxintérieurs où l’on avait également forcé la chaleur solaire àdescendre. On avait conquis les derniers animaux pour en faire lesserviteurs passifs des machines, et les dernières plantes pourdévelopper à l’extrême leurs propriétés nutritives. On avait finipar vivre de rien comme quantité, chaque substance alimentairenouvellement créée étant complètement assimilable. Les dernières,villes humaines étaient des serres ensoleillées, où arrivaienttoutes les substances aqueuses nécessaires à l’alimentation,substituées aux anciennes productions de la nature. Mais de siècleen siècle il avait été de plus en plus difficile d’obtenir lesproduits indispensables à la vie. La mine avait fini par s’épuiser.La matière avait été vaincue par l’intelligence, mais le jour étaitarrivé où l’intelligence elle-même devait être vaincue, tous lestravailleurs étaient successivement morts à la peine, la Terrecessant de pouvoir fournir. Il y avait eu là une lutte gigantesqueet d’une formidable énergie, du côté de l’homme qui ne voulait pasmourir. Mais les derniers efforts n’avaient pu empêcherl’absorption des eaux par le globe terrestre, et les dernièresprovisions ménagées par une science qui semblait plus forte que lanature même étaient arrivées à leur limite.

Éva était revenue auprès du corps de sa mère.Elle lui prit encore les mains glacées dans les siennes. Lesfacultés psychiques des êtres humains des derniers jours avaientacquis, avons nous dit, une transcendante puissance. Elle songea uninstant à évoquer sa mère du sein des ombres. Il lui semblaitqu’elle désirait d’elle, sinon une approbation, du moins unconseil. Une idée la dominait mystérieusement, l’obsédait tout enla charmant. Et c’était cette idée seule maintenant qui l’empêchaitde désirer une mort immédiate.

Elle voyait de loin la seule âme qui pûtrépondre à la sienne. Depuis sa naissance, aucun homme n’avaitexisté dans les tribus dont elle était le dernier rejeton. Là, lesfemmes avaient survécu au sexe jadis qualifié de fort. Les tableauxsuspendus le long de la grande salle de la bibliothèque luimontraient ses aïeux et les anciens personnages célèbres de lacité. Les livres, les gravures, les statues lui montraient l’homme.Mais elle n’en avait jamais vu.

Elle rêvait, pourtant, et souvent des imagesinconnues et troublantes passaient devant ses yeux fermés. Son âmeflottait parfois dans le mystère ignoré, le rêve l’emportait dansune vie nouvelle, et l’amour ne lui semblait pas encore entièrementexilé de la Terre. Depuis la domination suprême du froid, depuisplusieurs années, les communications électriques entre les derniersfoyers humains du globe étaient arrêtées. On ne se parlait plus, onne se voyait plus, on ne se sentait plus à distance. Mais elleconnaissait la ville océanienne comme si elle l’avait vue, etlorsqu’elle fixait son regard sur la grande sphère terrestre quitrônait au centre de la bibliothèque, lorsque, ensuite, ellefermait les yeux et y portait sa pensée, lorsqu’elle appliquait sonsens psychique à l’objet de sa volonté, elle agissait à distanceavec une intensité d’un ordre différent mais aussi efficace quecelle des anciens appareils électriques. Elle appelait, et ellesentait qu’une autre pensée l’entendait.

La nuit précédente, elle s’était envoléejusqu’à l’antique cité d’Omégar et, un instant, lui était apparueen rêve. Le matin même, elle avait vu de loin son acte désespéré,et, par un suprême effort de volonté, avait arrêté son bras.

Et voilà que soudain elle tomba, rêveuse etcomme assoupie, dans son fauteuil, en face de sa mère étenduemorte ; sa pensée errante alla flotter au-dessus de la citéocéanienne et son âme solitaire alla chercher pour sœur la seuleâme qui vécut encore sur la Terre. Dans la dernière citéocéanienne, Omégar l’entendit. Lentement, comme en rêvant, il montaà l’embarcadère des aéronefs. Subissant une mystérieuse influence,il obéit à la voix lointaine. L’aéronef électrique prit son volvers l’occident, traversa les froides terres tropicales quioccupaient la place de l’ancien Océan Pacifique, de la Polynésie,de la Malaisie et des îles de la Sonde, et vint s’abattre sur laplate-forme de l’antique palais cristallin où la jeune fille futtirée de son rêve par la chute du voyageur aérien qui seprécipitait à ses pieds.

Elle s’enfuit, saisie d’épouvante, jusqu’aufond de l’immense salle, et soulevait la lourde peau qui séparaitcette pièce de la bibliothèque, lorsque, arrivé tout près d’elle,il s’arrêta, mit un genou à terre, lui prit une main dans lessiennes, et lui dit simplement :

« Vous m’avez appelé : je suisvenu. »

Et il ajouta aussitôt : « Je vousconnais depuis longtemps, je savais que vous existiez, je vous aivue souvent ; vous êtes la perpétuelle attraction de mon âme.Mais je n’avais jamais osé venir. »

Elle l’avait relevé : « Mon ami,fit-elle, je sais que nous sommes seuls au monde et que nous allonsmourir. Une voix plus forte que moi-même m’a ordonné de vousappeler. Il m’a semblé que c’était la pensée suprême de ma mère,suprême, au delà de la mort. Voyez ! elle dort ainsi depuishier. Combien cette nuit est longue ! »

Le jeune homme s’était agenouillé et avaitpris la main de la morte. Ils étaient là tous deux, devant lacouche funèbre, comme en prière.

Doucement il se pencha vers la jeunefille.

Leurs têtes s’effleurèrent. Il abandonna lamain de la morte.

Éva eut un frisson :« Non ! » fit-elle.

Mais, tout d’un coup, Omégar se leva,terrifié, les yeux hagards. La morte s’était réveillée. Elle avaitretiré la main qu’il avait prise dans les siennes ; elle avaitouvert les yeux ; elle fit un mouvement ; elle lesregarda.

« Je sors d’un rêve étrange, dit-elle,sans paraître surprise de la présence d’Omégar ; tenez, mesenfants, le voici. »

Étendant la main, elle leur montra dans leciel la planète Jupiter, qui rayonnait d’un splendide éclat.

Et comme ils regardaient l’astre, ils levirent approcher d’eux, grandir démesurément, prendre la place dupaysage polaire, s’offrir dans son étendue à leur contemplationémerveillée.

Des mers immenses étaient couvertes denavires, des flottilles aériennes volaient dans les airs ; lesrivages des mers, les embouchures des grands fleuves étaient lesiège d’une activité prodigieuse ; de brillantes citésapparaissaient, peuplées de multitudes en mouvement ; on nedistinguait ni les détails de ces habitations ni la forme de cesêtres nouveaux, mais on devinait que c’était là une humanité toutedifférente de la nôtre, vivant au sein d’une autre nature, ayant àsa disposition d’autres organes, d’autres sens, et l’on devinaitaussi que c’était là un monde prodigieux, incomparablementsupérieur à la Terre.

« Voilà où nous serons demain, fit lamorte, et où nous retrouverons toute l’ancienne humanité terrestre,perfectionnée et transformée. Jupiter a reçu l’héritage de laTerre. Notre monde a accompli son œuvre. Il n’y aura plus degénérations ici-bas. Adieu ! »

Elle leur tendait les bras. Ils se penchèrentsur son pâle visage et posèrent un long baiser sur son front. Maisils s’aperçurent que ce front était resté, malgré cet étrangeréveil, froid comme un marbre. La morte avait fermé les yeux et neles rouvrit plus.

Chapitre 7DERNIER JOUR

Amour, être de l’être ! Amour, âme de l’âme

LAMARTINE, Harmonies.

 

Il est doux de vivre… L’amour remplace tout,fait oublier tout. Musique ineffable des cœurs, ta divine mélodieenveloppe l’être dans l’extase des voluptés infinies ! Quelshistoriens illustres ont célébré les héros du Progrès, la gloiredes armes, les conquêtes de l’Intelligence et les sciences del’esprit ? Après tant. de siècles de travaux et de luttes, ilne restait plus sur la Terre que les palpitations de deux cœurs,les baisers de deux êtres ; il ne restait plus que l’amour. Etl’amour demeurait le sentiment suprême, dominant comme un phareinextinguible l’immense océan des âges disparus.

Mourir ! Ils n’y songeaient guère. Ne sesuffisaient-ils pas à eux seuls ? L’envahissement du froidvenait les pénétrer jusqu’aux moelles : ne portaient-ils pasdans leur sein une ardeur assez chaude pour vaincre lanature ? Le Soleil ne brillait-il pas toujours du plus radieuxéclat, et la condamnation finale de la Terre ne pouvait-elle êtreretardée longtemps encore ? Omégar s’ingéniait à maintenirtout le merveilleux système organisé depuis longtemps pourl’extraction automatique des principes alimentaires tirés par lachimie de l’air, de l’eau et des plantes, et paraissait y réussir.Ainsi, autrefois, après la chute de l’empire romain, on vit pendantdes siècles les barbares utiliser les aqueducs, les bains, lessources thermales et toutes les créations de la civilisation dutemps des Césars et puiser en des industries disparues les élémentsde leur vitalité.

Un jour ils virent arriver, dans ce dernierpalais de la dernière capitale, un groupe d’êtres chétifs,malheureux, à demi sauvages, qui n’avaient presque plus riend’humain et qui semblaient avoir rétrogradé vers les espècessimiennes primitives, depuis si longtemps disparues. C’était unefamille errante, débris d’une race dégénérée, qui venait, chercherun refuge contre la mort. Par suite de l’appauvrissement séculairedes conditions de la vie sur la planète, l’humanité qui, pendantplusieurs millions d’années, avait régné en souveraine victorieusede la nature, ayant atteint l’unité si longuement attendue, etn’ayant désormais formé qu’une seule espèce dans le sein delaquelle toutes les anciennes variétés s’étaient confondues, cettehumanité supérieure et homogène avait graduellement perdu sa forceet sa grandeur. Les influences locales de climats et de milieuxn’avaient pas tardé à s’exercer et à disloquer l’unité acquise, etde nouvelles variétés, de nouvelles races s’étaient formées. C’està grand’peine que les deux civilisations les plus solides et lesplus énergiques avaient résisté et s’étaient maintenues, comme nousl’avons vu, dans les hauteurs de l’ordre intellectuel. Tout lereste de l’humanité avait subi le poids des années et s’étaitaffaibli en se modifiant sous l’action des influencesprépondérantes. L’antique loi du progrès avait fait place à unesorte de loi de décadence, la matière avait repris ses droits etl’homme retournait à l’animalité. Mais toutes ces races de lavieillesse du monde, caduques et désagrégées, avaientsuccessivement succombé. Quelques groupes de spectres erraient,seuls dans les ruines du passé.

Omégar essaya d’appliquer ces serviteurs d’unnouveau genre à l’entretien des appareils de chimie culinaire quifonctionnaient encore, et surtout à la conservation et àl’utilisation de la chaleur solaire. L’espérance rayonna au-dessusde l’amoureux séjour comme le brillant arc-en-ciel après la sombrepluie ; ils oublièrent le passé et devinrent insouciants del’avenir, tout entiers au bonheur présent.

Ils vécurent ainsi plusieurs mois dansl’ivresse de cette irrésistible attraction qui les unissait. On adit que l’amour est la poésie des sens et l’éternel baiser de deuxâmes. On a dit aussi que gloire, science, esprit, beauté, jeunesse,fortune, tout est impuissant à donner le bonheur sans l’amour. Nouspourrions ajouter qu’en ce dernier jour du monde, cet amour seulbrillait encore comme une étoile dans la nuit universelle. Les deuxamants ne s’apercevaient pas qu’ils s’embrassaient dans uncercueil.

Parfois, le soir, à l’heure où le soleilvenait de descendre derrière les ruines, Éva sentait son âmeoppressée en contemplant l’immense désert qui les environnait et,tout en serrant son bien-aimé dans ses bras, elle ne pouvaitrefouler les larmes qui venaient obscurcir ses yeux. Oui, elleespérait en l’avenir. Mais quelle solitude et quel silence !Quel étrange héritage d’une aussi radieuse humanité ! Lessouvenirs étaient là. Les livres de la bibliothèque racontaient lesgloires du passé, les gravures les faisaient revivre devant lesyeux émerveillés, les appareils phonographiques faisaient entendrequand on le voulait les voix des morts illustres, et l’imageelle-même de ces morts pouvait apparaître à volonté sur letranslucide écran des projections téléphotiques. Dans les vieuxcoffres métalliques, grands comme des chambres, les mains pouvaientplonger à travers des milliards de monnaies d’or de tous poids etde toutes marques, stérile héritage de richesses inutilementaccumulées. Les instruments de physique et d’astronomie qui avaienttransformé le monde gisaient dans la poussière. Maîtres du monde,de toutes ses valeurs mobilières et immobilières, possesseurs detout, ils étaient plus pauvres que les plus pauvres des anciensjours.

« À quoi donc tout a-t-il servi ?disait-elle, en laissant ses yeux errer sur tous ces brillantssouvenirs de l’humanité défunte ; oui, à quoi ont servi tousles travaux, tous les efforts, toutes les découvertes, toutes lesconquêtes, tous les crimes et toutes les vertus ? Tour à tour,chaque nation a grandi et disparu. Tour à tour, chaque cité arayonné dans la gloire et dans le plaisir et s’est émiettée enpoussière. Les voilà, ces ruines ; la Terre en est couverte.Les anciennes sont ensevelies sous les nouvelles : ruines surruines. Les dernières auront le même sort. Des milliards d’hommesqui ont vécu ici, que reste-t-il ? Rien. Et pourquoi donc, ômon adoré, toi qui sais tout, pourquoi donc Dieu a-t-il créé laTerre ?… Et pourquoi avait-il créé l’humanité ?… Dieun’est-il pas un peu fou, mon amour ? Tous ces milliardsd’hommes qui sont venus pulluler et se quereller sur cette petiteboule tournante, à quoi ont-ils servi, puisqu’il ne resterien ? Est-ce que ce n’est pas exactement maintenant commes’il n’y avait rien eu du tout ? Je sais bien que leshabitants de Mars ont eu le même sort, et quand ceux de Vénuscommuniquaient encore avec nous, il y a quelques siècles, ilss’imaginaient aussi ne jamais mourir. Voici ceux de Jupiter quicommencent, et qui n’ont pas encore été capables de comprendre nosmessages. Eux aussi subiront la même destinée. Dis-moi, est-ce unecomédie que cette création là, ou bien est-ce un drame ? LeCréateur s’amuse-t-il de ses pantins ou aime-t-il les fairesouffrir ? Est-il monstre, ou idiot, … dis, monamour ?

« – Pourquoi chercher, mon Éva ? Quetes beaux yeux ne s’égarent pas ainsi ! Viens t’asseoir surmes genoux, viens reposer ta jolie tête près de mon cœur. Dieu n’acréé le monde que pour l’amour. Oublie le reste.

« – Mais comment l’oublier, commentfermer les yeux, comment faire taire sa raison et son cœur en cesheures solennelles ? Oui, notre amour, c’est tout, absolumenttout. Mais, ma chère âme, comment ne pas penser aussi que tous lescouples qui nous ont précédés sur cette Terre depuis lecommencement du monde ont disparu, eux aussi, et que tous lesamours enchanteurs qui ont bercé les visions humaines, toutes cesbouches sur lesquelles on croyait respirer une jouissanceéternelle, tous ces divins baisers, tous ces enlacements éperdus,se sont évanouis en fumée, oui, en fumée, et qu’il n’en reste riennon plus, ni de ces amours, ni de leurs fruits adorés, rien,rien ! O mon Omégar, l’humanité a vécu dix millions d’annéespour ne rien savoir ! La science merveilleuse entre toutes, lascience de l’univers, la sublime astronomie, nous a tout appris,nous a donné la vraie religion, et ne nous a pas montré la logiquede Dieu !

– Tu veux trop en savoir. Pourtant tun’ignores pas que l’humanité terrestre a flotté dansl’inconnaissable. Nous ne pouvons pas connaître l’inconnaissable.Le rouage d’une montre sait-il pourquoi il a été fabriqué etpourquoi il tourne ? Il faut nous résigner à n’avoir été quedes rouages. Nous sommes des êtres finis. Dieu est infini. Il n’y apas de commune mesure entre le fini et l’infini. Nous sommes dansla situation d’une roue de montre qui raisonnerait dans sa boîtesur l’industrie des horlogers. À coup sûr, elle pourrait raisonneraussi pendant dix millions d’années sans trouver que l’appareildont elle fait partie a pour but de correspondre au mouvementdiurne de notre planète. Chère bien-aimée, une roue de montre n’aqu’une fonction réelle à remplir : c’est de tourner.

L’humanité terrestre n’a eu, elle aussi, qu’àtourner. Toutes les doctrines philosophiques et religieuses ont étévaines dans la recherche de l’absolu.

« Cependant, la science n’est pas tout àfait illusoire. Nous savons que le monde visible, tangible,perceptible à nos sens, n’existe pas sous les formes mensongèresqui nous frappent et n’est que le voile d’un monde réel invisible.Nous savons que l’atome constitutif de la matière estintangible ; que la lumière, la chaleur, le son, n’existentpas plus que la solidité apparente des corps. Nos sens, nos moyensde perception, nous donnent une fausse image de la réalité. C’estquelque chose que de savoir cela, et de savoir aussi que la réalitéréside dans le monde invisible, que l’âme est une force psychiqueindestructible, qui devient personnellement immortelle,c’est-à-dire qui a conscience de son immortalité, du jour où ellevit intellectuellement, où elle est dégagée des lourdeursmatérielles. Sur les milliards d’êtres humains qui ont peuplé laTerre, la proportion des âmes ayant conscience de leur immortalitéet gardant le souvenir de leurs existences passées est faible, mêmesur Jupiter, où elles vivent actuellement. Mais le progrès est laloi de la nature et toutes doivent atteindre un jour cette valeurconsciente. C’est la force psychique qui meut le monde. L’universest un dynamisme. Ce qui est visible pour l’œil du corps estcomposé d’éléments invisibles. Ce que l’on voit est fait de chosesqui ne se voient pas. Les classifications scientifiques qui ontpendant tant de millions d’années constitué la science humaine ontété fondées sur des sensations superficielles ; maisl’humanité a appris, par l’analyse même de ces sensations, parl’observation et par l’expérience, que des forces immatériellesrégissent l’univers, que les âmes sont des réalités, des êtresindestructibles, qu’elles peuvent communiquer et se manifester àdistance, que l’espace n’est pas une séparation entre les mondes,mais un lien, que la petite Terre qui termine en ce moment sonhistoire est un astre du ciel, comme ses voisines, et que sonhumanité n’aura été qu’une province de l’immense création. Etcomment cette humanité s’est-elle aussi longuement perpétuée ?Par la loi suprême de l’attraction amoureuse. C’est l’amour qui ajeté les âmes dans le creuset universel. C’est l’amour qui doitrégner au-delà des temps, comme dans l’histoire humaine. C’est luile créateur perpétuel, l’image sensible et charmante de laPuissance invisible et inconnaissable qui irradie éternellementdans l’insondable mystère… »

Ainsi, dans ces derniers jours du monde, lesdeux derniers descendants de l’humanité causaient encore entre euxdes grands problèmes qui avaient, dans tous les âges, sollicité lacuriosité humaine. Ils s’étaient rattachés à la vie et àl’espérance divine de l’au-delà, qui en cet instant suprême rayonnadans leurs cœurs comme une lumière éclatante et inextinguible.C’était là le vrai et réel soleil. Le soleil terrestre brillait etchauffait toujours. Ils se voyaient vivre longtemps encore. Lesystème de circulation des eaux et de l’extraction des principesalimentaires fonctionnait sous les efforts des serviteurs acharnés,et la dernière heure ne paraissait pas encore prête à sonner aucadran séculaire des destinées.

Mais un jour, quelque merveilleux qu’il fût,le système s’arrêta. Les eaux souterraines elles-mêmes ne coulèrentplus. Le sol fut gelé jusqu’à une grande profondeur. Les rayons duSoleil échauffaient toujours l’air dans les habitations aux toitsde verre, mais aucune plante ne pouvait plus vivre : l’eaumanquait.

Tous les efforts combinés de la science et del’industrie n’avaient pu donner à l’atmosphère terrestre desqualités nutritives, comme en est naturellement douée l’atmosphèrede certains mondes, et l’organisme humain réclamait toujours lesprincipes reconstituants que ces efforts avaient obtenus, commenous l’avons vu, de l’air, des eaux et des plantes. Désormais lessources étaient taries.

La condamnation était prononcée.

Après s’être heurté à tous les obstaclesinfranchissables et avoir reconnu l’inutilité de la lutte, ledernier couple humain ne se résigna point à attendre la mort.Autrefois, avant qu’ils se connussent, l’un et l’autre, séparément,l’attendait sans crainte. Mais maintenant chacun d’eux voulaitdisputer l’être aimé à l’impitoyable destinée. L’idée seule de voirOmégar gisant inanimé auprès d’elle frappait Éva d’un tel sentimentde douleur qu’elle ne pouvait en supporter l’image. Et lui sedésespérait de ne pouvoir enlever sa bien-aimée de ce mondecondamné au néant, s’envoler avec elle vers ce brillant Jupiter quiles attendait, et ne point laisser à la Terre ce beau corpsadoré.

Il songea que peut-être il existait encore surle globe quelque région gardant un peu de cette eau bienfaisantesans laquelle la vie s’évanouissait, et, quoique déjà sans forcesl’un et l’autre, il prit la résolution suprême de partir à cetterecherche. L’aéronef électrique fonctionnait encore. Abandonnant ladernière cité humaine, qui n’était plus qu’un tombeau, les deuxderniers descendants de l’humanité disparue oublièrent les régionsinhospitalières et partirent à la recherche de quelque oasisinconnue.

Les anciens royaumes du monde passèrent sousleurs pieds. Ils reconnurent les vestiges des derniers foyersillustrés par les splendeurs de la civilisation et qui semaient çàet là des ruines le long de la zone équatoriale. Tout était mort.Omégar revit la vieille cité qu’il avait quittée naguère, mais ilsavait que là aussi la suprême ressource de vie manquait, et ilsn’y descendirent point. Ils parcoururent ainsi, dans leur aéronefsolitaire, les régions qui avaient reçu les dernières étapes del’histoire ; mais partout les ruines et la mort, partout lesilence, partout le désert glacé. Plus de prairies, plus deplantes, même polaires ; les derniers cours d’eau sedessinaient comme sur une carte géographique et l’on sentait quesur leur parcours la vie terrestre s’était prolongée ; maisils s’étaient désormais desséchés pour toujours, et, lorsqueparfois on distinguait dans les bas-fonds quelque lac immobilisé,ce lac était de pierre : le soleil, même à l’équateur, nefondait plus les glaces éternelles. Les animaux, sortes d’ours àlongs poils, que l’on voyait encore errant sur la terre gelée,trouvaient avec peine dans les anfractuosités une maigre nourriturevégétale. On apercevait aussi de temps en temps des espèces demorses et de pingouins marchant sur les glaces, et de grandsoiseaux polaires gris voletant gauchement et s’abattanttristement.

Les condamnés ne trouvèrent en aucun pointl’oasis cherchée. La Terre était bien morte.

La nuit arrivait. Aucun nuage au ciel. Uncourant moins froid, venant du sud, les avait portés au-dessus del’ancienne Afrique, devenue terre glaciale. Le mécanisme del’aéronef avait cessé de fonctionner. Le froid, plutôt que la faimencore, les jetait sans force au fond de leur nacelle construite enpeaux d’ours polaires.

Ils crurent apercevoir une ruine et mirentpied à terre. C’était une immense base quadrangulaire montrant lesvestiges d’assises d’énormes pierres. On pouvait encore reconnaîtrel’antique pyramide égyptienne. Construction séculaire fondée pourl’éternité, elle avait d’abord survécu au milieu du désert à ladisparition de la civilisation qu’elle représentait ; plustard elle était descendue au-dessous du niveau de la mer avec toutela terre d’Égypte, de Nubie et d’Abyssinie ; ensuite elleétait remontée à la lumière et avait été luxueusement restaurée ausein d’une nouvelle capitale et d’une nouvelle civilisation pluséclatante que les splendeurs de Thèbes et de Memphis ; puisenfin elle avait été abandonnée au sein des solitudes. C’était leseul monument des premiers âges de l’humanité qui subsistât, et ille devait à la stabilité de sa forme géométrique.

« Reposons-nous, restons ici, dit Éva,s’abandonnant, souriante et plaintive. Puisque nous sommescondamnés à mort – et d’ailleurs qui ne l’a pas été ? – jeveux mourir en repos dans tes bras. »

Ils cherchèrent une anfractuosité dans lesruines et s’assirent l’un près de l’autre en face de l’immensesolitude. La jeune femme se blottissait fiévreusement, en serrantson époux dans ses bras, essayant encore de lutter par son énergiecontre l’envahissement du froid qui la pénétrait. Lui l’avaitattirée sur son cœur et la réchauffait de ses baisers.

« Je t’aime, et je meurs, fit-elle. Maisnon, tu l’as dit, nous ne mourrons pas. Vois-tu l’étoile qui nousappelle ! »

Au même moment, ils entendirent derrière eux,sortant du tombeau de Khéops, un bruit léger, rappelant celui duvent dans les feuilles. Frémissants, ils se tournèrent d’un mêmemouvement vers le côté d’où venait le bruit. Une ombre blanche, quisemblait lumineuse par elle-même, car la nuit était déjà sombre, etil n’y avait pas de clair de lune, glissait plutôt qu’elle nemarchait, s’approchant d’eux. Elle vint s’arrêter devant leurs yeuxeffrayés et stupéfaits.

« Ne craignez rien, dit-elle, je viensvous recevoir. Non, vous ne mourrez point. Personne n’est jamaismort. Le temps tombe dans l’éternité. L’éternité demeure. Je fusKhéops, roi d’Égypte, et j’ai régné ici aux anciens jours du mondeterrestre. Depuis j’ai expié mes crimes en plusieurs existencesd’esclave, et, lorsque mon âme eut mérité l’immortalité, j’aihabité Neptune, Ganymède, Rhéa, Titan, Saturne, Mars, d’autresmondes, inconnus de vous. Jupiter est actuellement mon séjour. Auxtemps de la grandeur de l’humanité terrestre, ce globe étaitinhabitable pour l’intelligence : il parcourait ses périodesde préparation. C’est ce monde immense qui reçoit maintenantl’héritage des progrès terrestres. Les mondes se succèdent dans letemps comme dans l’espace. Tout est éternel, tout se fond dans leDivin. Confiez-vous à moi. Venez ! »

Et, tandis que le vieux Pharaon parlaitencore, ils sentirent un délicieux fluide pénétrer leur êtremental, comme il arrive parfois lorsque l’oreille est entièrementséduite par une exquise mélodie. La sensation d’un bonheur calme ettranscendant coula dans leurs veines. Jamais aucun songe, jamaisaucune extase n’avait donné une telle jouissance.

Éva serra encore Omégar dans ses brasdéfaillants. « Je t’aime !… Je t’aime ! »répéta-t-elle. Sa voix n’était plus qu’un souffle. Il posa seslèvres sur sa bouche déjà glacée et l’entendit encore qui murmuraiten frissonnant : « Oh comme je l’auraisaimé !… »

L’astre de Jupiter étincelait au ciel.

Éva rouvrit les yeux, fixa son regard surl’immense planète et parut s’abîmer dans sa lumière, comme fascinéepar une vision. Tout à coup son visage s’illumina dans unerayonnante extase. On voit souvent, au moment du dernier soupir,une lueur d’ineffable tranquillité s’étendre sur la physionomie dumourant qui, délivré de ses souffrances, semble s’endormir dans unrêve enchanteur. Ainsi, et plus radieusement, en une illuminationdivine, fut transfiguré le visage de la dernière femme. Elle voulutparler. Elle étendit les bras vers Jupiter. Ranimée par une forcenouvelle, elle s’écria, transportée d’admiration :

« Oui, c’est vrai. La voilà, la Vérité, celleque tu m’as fait pressentir. Qu’ils sont beaux ! Espritsimmortels, je suis avec vous. Ah ! tu l’as dit, rien ne meurt.Je suis consolée. Omégar est avec moi. Nous continuons de vivre,nous vivons, nous vivons, toujours nous vivons ! »

Et elle s’exaltait encore. Illuminésd’enthousiasme, ses yeux se tournèrent vers Omégar. Mais elle ne levit pas. « Oui, dit-elle, il est avec moi. Nous vivons, noussentons, nous voyons. Le bonheur est dans la vie, dans la vie…éternelle. »

Poussée par une force surnaturelle, elles’était levée, comme si elle avait voulu s’envoler dans l’immensitédu ciel ; mais, tournoyant sur elle-même, elle était retombéeclans les bras d’Omégar qui s’était précipité pour la recevoir.Elle était morte en prononçant le dernier mot.

Il colla ses lèvres sur les siennes et,traversé d’un frisson glacial, sentit lui-même que sa propre vies’évanouissait. Son cœur précipita ses battements, et, tout d’uncoup, s’arrêta.

Leurs regards s’étaient éteints ensemble enrecevant les rayons de Jupiter, et doucement leurs yeux sefermèrent.

L’ombre de Khéops s’éleva dans l’espace etdisparut. Celui qui aurait pu la voir, non point avec les yeux ducorps qui ne perçoivent que les vibrations physiques, mais avecceux de l’esprit qui savent percevoir les vibrations psychiques,celui-là aurait vu, emportées par cette ombre, deux petites flammesbrillant l’une près de l’autre et mariées dans une même attraction,montant ensemble dans les cieux.

Alors il ne resta plus sur la Terre quequelques groupes humains chétifs, mourant de froid et de faim,sortes d’Esquimaux sauvages vêtus de peaux de bêtes, cherchant dansles dernières cavernes leur dernier abri, leur suprême tombeau. Larace humaine intelligente était bien finie. Des espèces animalesdégénérées survécurent encore pendant quelques milliers, d’années.Puis, insensiblement, graduellement, toute la vie terrestres’éteignit.

Ces événements se passèrent, comme nousl’avons vu, dix millions d’années après l’époque à laquelle nousvivons. Le Soleil brilla encore pendant vingt millions d’années,Jupiter et Saturne étant alors le siège de générationsflorissantes.

Mais la Terre était bien morte. Elle continuade rouler dans l’espace comme un morne cimetière sur lequel aucunoiseau ne chanta plus. Un silence éternel enveloppa les ruines del’humanité défunte. Toute l’histoire humaine s’était évanouie commeune vaine fumée.

Et dans l’abîme céleste pas une pierremortuaire, pas un souvenir ne marqua la place où notre pauvreplanète avait rendu son dernier soupir.

ÉPILOGUE – APRÈS LA FIN DU MONDETERRESTRE

Dissertation philosophique finale.

Alors l’ange jura, par Celui qui vit dans les siècles dessiècles, qu’il n’y aurait plus de temps désormais.

APOCALYPSE, X, 6.

 

La Terre était morte. Les autres planètesétaient mortes l’une après l’autre. Le Soleil était éteint. Maisles étoiles brillaient toujours : il y avait toujours dessoleils et des mondes.

Dans l’éternité sans mesure, le temps,essentiellement relatif, est déterminé par le mouvement de chacundes mondes, et même, en chaque monde il est apprécié diversement,selon les sensations personnelles des êtres. Chaque globe mesure sapropre durée. Les années de la Terre ne sont pas celles de Neptune.L’année de Neptune égale cent soixante-quatre des nôtres, et n’estpas plus longue dans l’absolu. Il n’y a pas de commune mesure entrele temps et l’éternité. Dans l’espace vide, il n’y a pas detemps : on n’est là en aucune année, en aucun siècle ;mais il y a cependant la possibilité d’une mesure qu’ydéterminerait l’arrivée d’un globe tournant.

Sans mouvement périodique, on ne peut avoiraucune notion d’un temps quelconque.

La Terre n’existait plus. Ni la Terre, ni savoisine céleste la petite île de Mars, ni le beau globe de Vénus,ni le monde colossal de Jupiter, ni l’univers étrange de Saturnequi avait perdu son auréole, ni les planètes lentes d’Uranus et deNeptune, ni même le sublime Soleil dont les feux avaient pendanttant de siècles fécondé les célestes patries gravitant dans salumière. Le Soleil était un boulet noir, les planètes étaientd’autres boulets noirs, et ce système invisible continuait decourir dans l’immensité étoilée, au sein du froid de l’espaceobscur. Au point de vue de la vie, tous ces mondes étaient morts,n’existaient plus. Ils survivaient à leur antique histoire commeles ruines des villes mortes de l’Assyrie que l’archéologuedécouvre dans le désert sauvage, et roulaient obscurs dansl’invisible et dans l’inconnu. Tout cela était ultra-glacé, à 273degrés au-dessous de zéro.

Nul génie, nul devin n’aurait pu reconstruirele temps évanoui, ressusciter les anciens jours où la Terreflottait ivre de lumière, avec ses belles plaines verdoyantess’éveillant au soleil du matin, ses rivières ondulant comme delongs serpents le long des prés verts, ses bois animés du chant desoiseaux, ses forêts profondes aux ombres mystérieuses, ses mers sesoulevant sous l’attraction des marées ou mugissant dans lestempêtes, ses montagnes dont les versants débordaient de sources etde cascades, ses sillons d’or, ses jardins émaillés de fleurs, sesnids d’oiseaux, ses berceaux d’enfants, ses populations humaineslaborieuses dont l’activité l’avait transformée et qui avaient vécusi joyeusement au soleil de la vie, perpétuées par les ravissementsd’un amour sans fin. Alors tout ce bonheur semblait éternel. Quesont devenus ces matins et ces soirs ? ces fleurs et cesamantes ? ces rayons et ces parfums ? ces harmonies etces joies ? ces beautés et ces rêves ? Tout adisparu.

La Terre morte. Toutes les planètes mortes. LeSoleil éteint. Tout le système solaire annulé. Le temps lui-mêmesuspendu !

Le temps s’écoule dans l’éternité. Maisl’éternité demeure et le temps ressuscite.

Avant l’existence de la Terre, pendant touteune éternité, il y a eu des soleils et des mondes, des humanitésvivant et agissant comme la nôtre aujourd’hui. Elles vivaient ainsidans le ciel il y a des millions et des millions d’années, et alorsnotre Terre n’existait pas. L’univers antérieur n’était pas moinsbrillant que le nôtre. Après nous, ce sera comme avant nous :notre époque n’a pas d’importance. En examinant l’histoire passéede la Terre, nous pourrions remonter d’abord à l’époque primitiveoù notre planète brillait dans l’espace, véritable soleil ;nous la verrions ensuite à l’époque où, semblable à Jupiter et àSaturne, elle a été enveloppée d’une atmosphère dense et chargée devapeurs chaudes, et nous pourrions la suivre en ses transformationsjusqu’à la période humaine. Nous venons de voir aussi que, lorsquesa chaleur fut entièrement dissipée, lorsque ses eaux furentabsorbées, lorsque la vapeur d’eau de son atmosphère eut disparu etque cette atmosphère fut plus ou moins absorbée elle-même par laplanète, notre globe dut offrir l’image de ces grands désertslunaires révélés par le télescope, avec les différencesindividuelles de la nature terrestre régie par ses propreséléments, avec ses dernières configurations géographiques, sesderniers rivages et ses derniers cours d’eau desséchés. Cadavreplanétaire ! Terre morte et glacée, elle emporte toutefoisdans son sein une énergie non perdue, celle de son mouvement detranslation autour du Soleil, laquelle énergie, transformée enchaleur par l’arrêt de ce mouvement, suffirait pour fondre le globeentier, en réduire une partie en vapeur et recommencer pour notreplanète une nouvelle histoire, mais de bien courte durée ;car, si ce mouvement de translation venait à cesser, la Terretomberait dans le Soleil et perdrait son existence propre. Arrêtéetout d’un coup, elle tomberait en ligne droite vers le Soleil, avecune vitesse croissante qui la précipiterait sur lui ensoixante-cinq jours ; arrêtée graduellement, elle tomberait enspirale et viendrait après un temps plus long s’évanouir dansl’astre central.

L’histoire entière de la vie terrestre est làdevant nos yeux, elle a son commencement et sa fin : sa durée,quelque soit le nombre des siècles qui la composent, est précédéepar une éternité, suivie par une éternité, de telle sorte qu’ellene représente, en définitive, qu’un instant perdu dans l’infini,une vague imperceptible sur l’immense océan des âges.

Longtemps après que la Terre eut cessé d’êtrele séjour de la, vie, les mondes gigantesques de Jupiter et deSaturne, arrivés plus lentement de la phase solaire à la phaseplanétaire, régnèrent à leur tour au sein du système solaire, dansle rayonnement d’une vitalité incomparablement supérieure à toutel’histoire organique de notre globe. Mais pour eux aussi les joursde la vieillesse arrivèrent, et eux aussi descendirent dans la nuitdu tombeau.

Navigateurs lancés pour n’atteindre aucunport !

SULLY PRUDHOMME, Le Zénith.

Si la Terre avait conservé assez longtemps seséléments de vitalité, comme Jupiter, par exemple, elle ne seraitmorte que par l’extinction du Soleil mère. Mais la durée de la viedes mondes est en proportion de leur grandeur et de leurs élémentsde vitalité.

La chaleur solaire est due à deux sourcesprincipales : la condensation de la nébuleuse primitive et lachute des météores. La première cause a produit, d’après lescalculs les mieux établis de la thermodynamique, une chaleursurpassant de dix-huit millions de fois celle que le Soleil rayonnepar an, en supposant que la nébuleuse primitive ait été froide, cequi n’est pas probable. En continuant de se condenser, le Soleilpeut rayonner sans rien perdre pendant des siècles et dessiècles.

La chaleur émise à chaque seconde est égale àcelle qui résulterait, de la combustion de onze quatrillions sixcent mille milliards de tonnes de charbon de terre brûlantensemble ! La Terre n’arrête au passage que lademi-milliardième partie de ce rayonnement, et ce demi-milliardièmesuffit pour entretenir l’immense feu de la vie terrestre toutentière. Sur soixante-sept millions de rayons de lumière et dechaleur que le Soleil envoie dans l’espace, un seul est reçu etutilisé par les planètes.

Eh bien, pour conserver cette source dechaleur, il suffirait que le globe solaire continuât de secondenser de telle sorte que son diamètre ne diminuât que de 77mètres par an, soit de 1 kilomètre en treize ans. Cette contractionest si lente qu’elle serait tout à fait imperceptible àl’observation. Il faudrait neuf mille cinq cents ans pour réduirele diamètre d’une seule seconde d’arc.

Si même le Soleil était encore actuellementgazeux, sa chaleur, loin de diminuer ou même de resterstationnaire, s’accroîtrait encore par la contraction seule ;car, si un corps gazeux se condense, d’une part, en serefroidissant, d’autre part, la chaleur engendrée par lacontraction est plus que suffisante pour empêcher la température des’abaisser, et la chaleur augmente jusqu’à ce que la condensationcommence sous forme liquide. Le Soleil semble arrivé à cepoint.

La condensation du globe solaire, dont ladensité n’est encore que le quart de celle du globe terrestre, peutdonc à elle seule entretenir pendant bien des siècles (au moins dixmillions d’années) la chaleur et la lumière de l’astre radieux.Mais nous venons de parler d’une seconde source d’entretien decette température : la chute des météores. Il en tombeconstamment sur la Terre : cent quarante-six milliardsd’étoiles filantes par an. Il en tombe incomparablement plus sur leSoleil, à cause de son attraction prépondérante. S’il en recevaitpar an environ la centième partie de la masse de la Terre, cettechute suffirait pour entretenir son rayonnement, non point par lacombustion de ces météores, – car, si le Soleil se consumaitlui-même, il n’aurait pas duré plus de six mille ans, – mais par latransformation en chaleur du mouvement subitement arrêté, et égal à650 000 mètres dans la dernière seconde de chute, tantl’attraction solaire est intense.

La Terre tombant sur le Soleil entretiendraitpendant 95 ans la dépense actuelle d’énergie du Soleil ;

Vénus pendant 84 ans ;

Mercure pendant 7 ans ;

Mars pendant 13 ans ;

Jupiter pendant 32254 ans ;

Saturne pendant 9652 ans ;

Uranus pendant 1610 ans ;

Et Neptune pendant 1890 ans.

C’est-à-dire que la chute de toutes lesplanètes dans le Soleil produirait assez de chaleur pour entretenirsa production pendant près de quarante-six mille ans.

Il est donc certain que la chute des météoresajoute une longue durée à l’entretien de la chaleur solaire. Untrente-trois-millionième de la masse solaire ajouté chaque annéesuffirait pour compenser la perte, et la moitié seulement si l’onadmettait que la condensation ait une part égale à celle de lachute des météores dans l’entretien de la chaleur solaire ; ilfaudrait des siècles pour que les astronomes s’en aperçussent parl’accélération des révolutions planétaires.

Nous pouvons donc admettre, au minimum, vingtmillions d’années à l’avenir solaire par ces deux causes seules. Ilne serait point exagéré d’aller jusqu’à trente. Et cette durée peutencore être augmentée par la réserve des causes inconnues, sansmême songer à la rencontre d’un essaim météorique.

Le Soleil resta donc le dernier vivant de sonsystème, le dernier animé du feu vital.

Mais lui aussi s’éteignit. Après avoir silongtemps versé sur ses filles célestes les rayons vivificateurs desa lumière, il vit ses taches augmenter en nombre et en étendue, sabrillante photosphère se ternir, et sa surface jadis étincelantes’assombrir et se figer. Un énorme boulet rouge remplaça dansl’espace l’éblouissant foyer des mondes disparus.

Longtemps l’astre énorme conserva à sa surfaceune température élevée et une sorte d’atmosphèrephosphorescente ; son sol vierge donna naissance à des floresmerveilleuses, à des faunes inconnues, à des êtres absolumentdifférents en organisation de tous ceux qui s’étaient succédé surles mondes de son système, éclairés par la lumière stellaire et pardes effluves électriques formant une sorte d’atmosphère autour del’antique foyer.

Pour lui aussi, la dernière fin arriva, etl’heure sonna à l’horloge éternelle des destinées, où le systèmesolaire tout entier fut rayé du livre de vie. Et successivementtoutes les étoiles, dont chacune est un soleil, tous les systèmessolaires, tous les mondes eurent le même sort…

Et pourtant l’univers continua d’exister commeaujourd’hui.

Tout sera, tout semble être, et tout n’est quenéant.

BOUDDHA.

La science mathématique nous dit :« Le système solaire ne parait plus posséder actuellement quela quatre cent cinquante-quatrième partie de l’énergietransformable qu’il avait lorsqu’il était à l’état de nébuleuse.Bien que ce résidu constitue encore un approvisionnement dontl’énormité confond notre imagination, il sera un jour dépenséaussi. Plus tard, la transformation sera accomplie pour l’universentier, et il finira par s’établir un équilibre général detempérature comme de pression.

L’énergie ne sera plus alors susceptible detransformation. Ce sera non pas l’immobilité absolue, puisque lamême somme d’énergie existera toujours sous forme de mouvementsatomiques, mais l’absence de tout mouvement sensible, de toutedifférence et de toute tendance, c’est-à-dire la mortdéfinitive. »

Voilà, ce que dit notre science mathématiqueactuelle.

L’observation établit, en effet, que d’unepart la quantité de matière reste constante, que d’autre part laquantité de force ou d’énergie reste aussi constante, à traverstoutes les transformations des corps et des positions, mais quel’univers tend à un état d’équilibre, à l’état de la chaleuruniformément répartie. La chaleur du Soleil et de tous les astres,paraît due à la transformation des mouvements initiaux, aux chocsdes molécules, et la chaleur actuelle provenant de cettetransformation de mouvement rayonne constamment dans l’espace, cequi durera jusqu’à ce que tous les astres soient refroidis à latempérature de l’espace même. Si nous considérons nos sciencesactuelles, la mécanique, la physique et les mathématiques, commevalables, et si nous admettons la permanence des lois qui régissentaujourd’hui la nature et notre raisonnement humain, tel est le sortréservé à l’univers.

Loin d’être éternelle, la Terre où nous vivonsa commencé. Dans l’éternité, cent millions d’années, un milliardd’années ou de siècles sont comme un jour : il y a l’éternitéavant et l’éternité après, et la longueur apparente de la durées’évanouit pour se réduire à un point. L’étude scientifique de lanature et la connaissance de ses lois nous ramènent donc à laquestion autrefois posée par les théologiens, qu’ils s’appellentZoroastre, Platon, saint Augustin ou saint Thomas d’Aquin, ou quece soit un naïf séminariste tonsuré de la veille :« Qu’est-ce que Dieu faisait avant la création du monde et quefera-t-il après sa fin ? » ou, sous une forme moinsanthropomorphique, puisque Dieu est inconnaissable :« Quel était l’état de l’univers antérieurement à l’ordreactuel des choses et que sera-t-il après ? »

La question est la même, soit que l’on admetteun Dieu personnel, raisonnant et agissant dans un certain but, soitque l’on n’admette l’existence d’aucun esprit dans la nature, maisseulement des atomes indestructibles et des forces représentant unequantité d’énergie invariable et non moins indestructible. Dans lepremier cas, pourquoi Dieu, puissance éternelle et non créée,serait-il resté d’abord inactif, ou, étant resté inactif, satisfaitde son immensité absolue que rien ne peut accroître, pourquoiaurait-il changé cet état et aurait-il créé la matière et lesforces ? Le théologien peut répondre : « Parce quecela lui a fait plaisir. » Mais le philosophe n’est passatisfait de cette variation dans l’idée divine. Dans la secondeconception du monde, puisque l’origine de l’ordre actuel des chosesne remonte qu’à une certaine date et qu’il n’y a pas d’effet sanscause, nous avons le droit de demander quel était l’état antérieurà la formation de l’univers actuel.

Il n’est pas contestable, certainement, que,quoique l’énergie soit indestructible, il y a une tendanceuniverselle à sa dissipation, qui doit amener un état de reposuniversel et de mort, et le raisonnement mathématique estimpeccable.

Cependant nous ne l’admettons pas.

Pourquoi ?

Parce que l’univers n’est pas une quantitéfinie.

Devant l’éternité tout siècle est du mêmeâge.

LAMARTINE, Harmonies.

Il est impossible de concevoir une limite àl’étendue de la matière. Nous avons devant nous, à travers unespace sans fin, la source intarissable de la transformation, del’énergie potentielle en mouvement sensible, et de là en chaleur eten autres forces, et non pas un simple mécanisme fini marchantcomme une horloge et s’arrêtant pour toujours.

L’avenir de l’univers, c’est son passé. Sil’univers devait un jour avoir une fin, il y a longtemps qu’elleserait arrivée, et nous ne serions pas ici pour étudier ceproblème.

C’est parce que nos conceptions sont finiesque nous voyons aux choses un commencement et une fin. Nous neconcevons pas qu’une série absolument sans fin de transformationspuisse exister dans l’avenir ou dans le passé, ni que des sérieségalement sans fin de combinaisons matérielles puissent se succéderde planètes en soleils, de soleils en systèmes de soleils, deceux-ci en voies lactées, en univers stellaires, etc., etc. Lespectacle actuel du ciel est pourtant là pour nous montrerl’infini. Nous ne comprenons pas davantage l’infinité de l’espaceni l’infinité du temps, et pourtant nous comprenons encore moinsune limite quelconque à l’espace ou au temps, car notre penséesaute au delà de cette limite et continue de voir. On marcheraittoujours dans une direction quelconque de l’espace sans en trouverla fin, et toujours aussi on peut imaginer un ordre de successiondans les choses futures.

Absolument parlant, ce n’est ni l’espace ni letemps que nous devons dire, sans doute, mais l’infini etl’éternité, dans le sein desquels toute mesure, quelque longuequ’elle soit, n’est plus qu’un point.

Nous ne concevons pas, nous ne comprenons pasl’infini, dans l’espace ou dans la durée, parce que nous en sommesincapables, mais cette incapacité ne prouve rien contre l’absolu.Tout en avouant que nous ne comprenons pas, nous sentons quel’infini nous environne et qu’un espace limité par un mur, par unebarrière quelconque, est une idée absurde en soi, de même qu’à unmoment quelconque de l’éternité nous ne pouvons pas ne pas admettrela possibilité de l’existence d’un système de mondes dont lesmouvements mesureraient le temps sans le créer. Est-ce que noshorloges créent le temps ? Non. Elles ne font que le mesurer.Nos mesures de temps et d’espace s’évanouissent devant l’absolu.Mais l’absolu demeure.

Nous vivons dans l’infini sans nous en douter.La main qui tient cette plume est composée d’éléments éternels etindestructibles, et les atomes qui la constituent existaient déjàdans la nébuleuse solaire dont notre planète est sortie, et au delàdes siècles ils existeront toujours. Vos poitrines respirent, voscerveaux pensent, avec des matériaux et des forces qui agissaientdéjà il y a des millions d’années, et qui agiront sans fin. Et lepetit globule que nous habitons est au fond de l’infini, – nonpoint au centre d’un univers borné, – au fond de l’infini, aussibien que l’étoile la plus lointaine que le télescope puissedécouvrir.

La meilleure définition de l’univers qui aitété donnée est encore celle que Pascal a répétée et à laquelle iln’y avait et il n’y a rien à ajouter : « Une sphère dontle centre est partout, la circonférence nulle part »

C’est cet infini qui assure l’éternité del’univers.

Étoiles après étoiles, systèmes aprèssystèmes, myriades après myriades, milliards après milliards,univers après univers, se succèdent sans fin dans tous les sens.Nous n’habitons pas vers un centre qui n’existe point, et aussibien que l’étoile la plus lointaine dont nous venons de parler, laTerre gît au fond de l’infini.

Sans fin dans l’espace. Volons par la penséedans une direction quelconque du ciel, avec une vitesse quelconque,pendant des mois, des années, des siècles, toujours, toujours,jamais nous ne serons arrêtés par une limite, jamais nousn’approcherons d’une frontière : toujours nous resterons auvestibule de l’infini ouvert devant nous…

Sans fin dans le temps. Vivons par la penséeau delà des âges futurs, ajoutons les siècles aux siècles, lespériodes séculaires aux périodes séculaires, jamais nousn’atteindrons la fin : toujours nous resterons au vestibule del’éternité ouverte devant nous…

Dans notre petite sphère d’observationterrestre, nous constatons que, à travers tous les changementsd’aspects de matière et de mouvement, la même quantité de matièreet de mouvement demeure, sous d’autres formes. Matière et forces setransforment, mais la même quantité de masse et de puissancesubsiste. Les êtres vivants nous donnent cet exempleperpétuel : ils naissent, grandissent en s’agrégeant dessubstances puisées dans le monde extérieur et, lorsqu’ils meurent,se désagrègent et rendent à la nature tous les éléments dont leurcorps avait été formé. Une loi permanente reconstitueperpétuellement d’autres corps avec ces mêmes éléments. Tout astreest comparable à un être organisé, même au point de vue de sachaleur intérieure. Un corps reste vivant tant que les diversesénergies de ses organes fonctionnent par suite des mouvements de larespiration et de la circulation. Lorsque l’équilibre et le reposarrivent, la mort en est la conséquence ; mais, après la mort,toutes les substances dont le corps a été formé vont reconstituerd’autres êtres. La dissolution est le prélude d’un renouvellementet de la formation d’êtres nouveaux. L’analogie nous porte à croirequ’il en est de même dans le système cosmique. Rien ne peut êtredétruit. Ce qui subsiste, invariable en quantité, mais toujourschangeant de forme sous les apparences sensibles que l’univers nousprésente, c’est une Puissance incommensurable que nous sommesobligés de reconnaître comme sans limite dans l’espace et sanscommencement ni fin dans le temps.

Voilà pourquoi il y aura toujours des soleilset des mondes, qui ne seront ni nos soleils ni nos mondes actuels,qui seront autres, mais qui toujours se succéderont durantl’interminable éternité.

Et cet univers visible ne doit représenterpour notre esprit que les apparences variables et changeantes de laRÉALITÉ absolue et éternelle constituée par l’universinvisible.

Il mit l’Éternité par delà tous les Ages ;

Par delà tous les cieux il jeta l’infini.

V. Hugo. Jéhovah.

C’est en vertu de cette loi transcendante que,longtemps après la mort de la Terre, des planètes géantes et del’astre central lui-même, tandis que notre vieux soleil noirvoguait toujours dans l’immensité sans bornes, emportant avec luiles mondes défunts où les humanités terrestres et planétairesavaient autrefois lutté dans les futiles combats de la viequotidienne, un autre soleil éteint, venant aussi des profondeursde l’infini, le rencontra presque de face… et l’arrêta !

Alors, dans la nuit profonde de l’espace, cesdeux, boulets formidables créèrent tout d’un coup par ce chocprodigieux un feu céleste immense, une vaste nébuleuse gazeuse, quioscilla d’abord comme une flamme folle, et s’envola ensuite versdes cieux inconnus. Sa température était de plusieurs millions dedegrés. Tout ce qui avait été terre, eaux, air, minéraux, plantes,hommes ici-bas, tout ce qui avait été chair, regards, cœurspalpitants d’amour, beautés séductrices, cerveaux pensants, mainstenant le glaive, vainqueurs ou vaincus, bourreaux ou victimes,atomes et âmes inférieures non dégagées de la matière, tout étaitdevenu feu. Et ainsi des mondes de Mars, Vénus, Jupiter, Saturne etleurs frères. C’était la résurrection de la nature visible, tandisque les âmes supérieures qui avaient acquis l’immortalitécontinuaient de vivre sans fin dans les hiérarchies de l’universpsychique invisible. La conscience de tous les êtres humains quiavaient vécu sur la Terre s’était élevée dans l’idéal ; lesêtres avaient progressé par leurs transmigrations à travers lesmondes, et tous revivaient en Dieu, dégagés des lourdeurs de lamatière, planant dans la lumière éternelle, progressant toujours.L’univers apparent, le monde visible est le creuset dans lequels’élabore incessamment l’univers psychique, le seul réel etdéfinitif.

L’effroyable choc des deux soleils éteintscréa une immense nébuleuse gazeuse, qui absorba tous les anciensmondes, transformés en vapeur, et qui, superbe, gigantesque,planant dans l’espace infini, se mit à tourner sur elle-même.

Et dans les zones de condensation de cettenébuleuse primordiale, de nouveaux globes commencèrent à naître,comme autrefois à l’aurore de la Terre.

Et ce fut là un recommencement du monde, unegenèse que de futurs Moïse et de futurs Laplace racontèrent.

Et la création se continua, nouvelle, diverse,non terrestre, non martienne, non saturnienne, non solaire, autre,extra-terrestre, surhumaine, intarissable.

Et il y eut d’autres humanités, d’autrescivilisations, d’autres vanités ; d’autres Babylones, d’autresThèbes, d’autres Athènes, d’autres Romes, d’autres Paris ;d’autres palais, d’autres temples ; d’autres gloires, d’autresamours, d’autres lumières. Mais toutes ces choses n’eurent plusrien de la Terre, dont les effigies s’étaient effacées comme desombres spectrales.

Et ces univers passèrent à leur tour.

Et d’autres leur succédèrent. À une certaineépoque perdue dans l’éternité future, toutes les étoiles de la voielactée tombèrent vers un centre commun de gravité et constituèrentun immense et formidable soleil, centre d’un système dont lesmondes énormes furent peuplés d’êtres organisés en une températureincandescente pour nous, et dont les sens vibrant sous d’autresradiations, en une autre chimie, en une autre physique, leurmontrèrent l’univers sous des aspects absolument inconnaissablespour nos yeux terrestres… Autres créations, autres êtres, autrespensées.

Et toujours l’espace infini resta peuplé demondes et d’étoiles, d’âmes et de soleils ; et toujoursl’éternité dura.

CAR IL NE PEUT YAVOIR NI FIN, NI COMMENCEMENT.

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