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La Fortune des Rougon

La Fortune des Rougon

d’ Émile Zola
Préface

Je veux expliquer comment une famille, un petit groupe d’êtres,se comporte dans une société, en s’épanouissant pour donner naissance à dix, à vingt individus qui paraissent, au premier coup d’œil, profondément dissemblables, mais que l’analyse montre intimement liés les uns aux autres. L’hérédité a ses lois, comme la pesanteur.

Je tâcherai de trouver et de suivre, en résolvant la double question des tempéraments et des milieux, le fil qui conduit mathématiquement d’un homme à un autre homme. Et quand je tiendrai tous les fils, quand j’aurai entre les mains tout un groupe social,je ferai voir ce groupe à l’œuvre, comme acteur d’une époque historique, je le créerai agissant dans la complexité de ses efforts, j’analyserai à la fois la somme de volonté de chacun de ses membres et la poussée générale de l’ensemble.

Les Rougon-Macquart, le groupe, la famille que je me propose d’étudier, a pour caractéristique le débordement des appétits, le large soulèvement de notre âge, qui se rue aux jouissances.Physiologiquement, ils sont la lente succession des accidents nerveux et sanguins qui se déclarent dans une race, à la suite d’une première lésion organique, et qui déterminent, selon les milieux, chez chacun des individus de cette race, les sentiments,les désirs, les passions, toutes les manifestations humaines,naturelles et instinctives, dont les produits prennent les noms convenus de vertus et de vices. Historiquement, ils partent du peuple, ils s’irradient dans toute la société contemporaine, ils montent à toutes les situations, par cette impulsion essentiellement moderne que reçoivent les basses classes en marcheà travers le corps social, et ils racontent ainsi le Second Empire,à l’aide de leurs drames individuels, du guet-apens du coup d’Étatà la trahison de Sedan.

Depuis trois années, je rassemblais les documents de ce grandouvrage, et le présent volume était même écrit, lorsque la chutedes Bonaparte, dont j’avais besoin comme artiste, et que toujoursje trouvais fatalement au bout du drame, sans oser l’espérer siprochaine, est venue me donner le dénouement terrible et nécessairede mon œuvre. Celle-ci est, dès aujourd’hui, complète ; elles’agite dans un cercle fini ; elle devient le tableau d’unrègne mort, d’une étrange époque de folie et de honte.

Cette œuvre, qui formera plusieurs épisodes, est donc, dans mapensée, l’Histoire naturelle et sociale d’une famille sous leSecond Empire. Et le premier épisode : La Fortune desRougon, doit s’appeler de son titrescientifique : Les Origines.

ÉMILE ZOLA. Paris, le1er juillet 1871.

Chapitre 1

 

Lorsqu’on sort de Plassans par la porte de Rome, située au sudde la ville, on trouve, à droite de la route de Nice, après avoirdépassé les premières maisons du faubourg, un terrain vague désignédans le pays sous le nom d’aire Saint-Mittre.

L’aire Saint-Mittre est un carré long, d’une certaine étendue,qui s’allonge au ras du trottoir de la route, dont une simple banded’herbe usée la sépare. D’un côté, à droite, une ruelle, qui va seterminer en cul-de-sac, la borde d’une rangée de masures ; àgauche et au fond, elle est close par deux pans de muraille rongésde mousse, au-dessus desquels on aperçoit les branches hautes desmûriers du Jas-Meiffren, grande propriété qui a son entrée plus basdans le faubourg. Ainsi fermée de trois côtés, l’aire est comme uneplace qui ne conduit nulle part et que les promeneurs seulstraversent.

Anciennement, il y avait là un cimetière placé sous laprotection de Saint-Mittre, un saint provençal fort honoré dans lacontrée. Les vieux de Plassans, en 1851, se souvenaient encored’avoir vu debout les murs de ce cimetière, qui était resté fermépendant des années. La terre, que l’on gorgeait de cadavres depuisplus d’un siècle, suait la mort, et l’on avait dû ouvrir un nouveauchamp de sépultures à l’autre bout de la ville. Abandonné, l’anciencimetière s’était épuré à chaque printemps, en se couvrant d’unevégétation noire et drue. Ce sol gras, dans lequel les fossoyeursne pouvaient plus donner un coup de bêche sans arracher quelquelambeau humain, eut une fertilité formidable. De la route, aprèsles pluies de mai et les soleils de juin, on apercevait les pointesdes herbes qui débordaient les murs ; en dedans, c’était unemer d’un vert sombre, profonde, piquée de fleurs larges, d’un éclatsingulier. On sentait en dessous, dans l’ombre des tiges pressées,le terreau humide qui bouillait et suintait la sève.

Une des curiosités de ce champ était alors des poiriers aux brastordus, aux nœuds monstrueux, dont pas une ménagère de Plassansn’aurait voulu cueillir les fruits énormes. Dans la ville, onparlait de ces fruits avec des grimaces de dégoût ; mais lesgamins du faubourg n’avaient pas de ces délicatesses, et ilsescaladaient la muraille, par bandes, le soir, au crépuscule, pouraller voler les poires, avant même qu’elles fussent mûres.

La vie ardente des herbes et des arbres eut bientôt dévoré toutela mort de l’ancien cimetière Saint-Mittre ; la pourriturehumaine fut mangée avidement par les fleurs et les fruits, et ilarriva qu’on ne sentit plus, en passant le long de ce cloaque, queles senteurs pénétrantes des giroflées sauvages. Ce fut l’affairede quelques étés.

Vers ce temps, la ville songea à tirer parti de ce biencommunal, qui dormait inutile. On abattit les murs longeant laroute et l’impasse, on arracha les herbes et les poiriers. Puis ondéménagea le cimetière. Le sol fut fouillé à plusieurs mètres, etl’on amoncela, dans un coin, les ossements que la terre voulut bienrendre. Pendant près d’un mois, les gamins, qui pleuraient lespoiriers, jouèrent aux boules avec des crânes ; de mauvaisplaisants pendirent, une nuit, des fémurs et des tibias à tous lescordons de sonnette de la ville. Ce scandale, dont Plassans gardeencore le souvenir, ne cessa que le jour où l’on se décida à allerjeter le tas d’os au fond d’un trou creusé dans le nouveaucimetière. Mais, en province, les travaux se font avec une sagelenteur, et les habitants, durant une grande semaine, virent, deloin en loin, un seul tombereau transportant des débris humains,comme il aurait transporté des plâtras. Le pis était que cetombereau devait traverser Plassans dans toute sa longueur, et quele mauvais pavé des rues lui faisait semer, à chaque cahot, desfragments d’os et des poignées de terre grasse. Pas la moindrecérémonie religieuse ; un charroi lent et brutal. Jamais villene fut plus écœurée.

Pendant plusieurs années, le terrain de l’ancien cimetièreSaint-Mittre resta un objet d’épouvante. Ouvert à tous venants, surle bord d’une grande route, il demeura désert, en proie de nouveauaux herbes folles. La ville, qui comptait sans doute le vendre et yvoir bâtir des maisons, ne dut pas trouver d’acquéreur ;peut-être le souvenir du tas d’os et de ce tombereau allant etvenant par les rues, seul, avec le lourd entêtement d’un cauchemar,fit-il reculer les gens ; peut-être faut-il plutôt expliquerle fait par les paresses de la province, par cette répugnancequ’elle éprouve à détruire et à reconstruire. La vérité est que laville garda le terrain, et qu’elle finit même par oublier son désirde le vendre. Elle ne l’entoura seulement pas d’unepalissade ; entra qui voulut. Et, peu à peu, les annéesaidant, on s’habitua à ce coin vide ; on s’assit sur l’herbedes bords, on traversa le champ, on le peupla. Quand les pieds despromeneurs eurent usé le tapis d’herbe, et que la terre battue futdevenue grise et dure, l’ancien cimetière eut quelque ressemblanceavec une place publique mal nivelée. Pour mieux effacer toutsouvenir répugnant, les habitants furent, à leur insu, conduitslentement à changer l’appellation du terrain ; on se contentade garder le nom du saint, dont on baptisa également le cul-de-sacqui se creuse dans un coin du champ ; il y eut l’aireSaint-Mittre et l’impasse Saint-Mittre.

Ces faits datent de loin. Depuis plus de trente ans, l’aireSaint-Mittre a une physionomie particulière. La ville, bien tropinsouciante et endormie pour en tirer un bon parti, l’a louée,moyennant une faible somme, à des charrons du faubourg qui en ontfait un chantier de bois. Elle est encore aujourd’hui encombrée depoutres énormes, de dix à quinze mètres de longueur, gisant çà etlà, par tas, pareilles à des faisceaux de hautes colonnesrenversées sur le sol. Ces tas de poutres, ces sortes de mâts posésparallèlement et qui vont d’un bout du champ à l’autre, sont unecontinuelle joie pour les gamins. Des pièces de bois ayant glissé,le terrain se trouve, en certains endroits, complètement recouvertpar une espèce de parquet, aux feuilles arrondies, sur lequel onn’arrive à marcher qu’avec des miracles d’équilibre. Tout le jour,des bandes d’enfants se livrent à cet exercice. On les voit sautantles gros madriers, suivant à la file les arêtes étroites, setraînant à califourchon, jeux variés qui se terminent généralementpar des bousculades et des larmes ; ou bien ils s’assoient unedouzaine, serrés les uns contre les autres, sur le bout mince d’unepoutre élevée de quelques pieds au-dessus du sol, et ils sebalancent pendant des heures. L’aire Saint-Mittre est ainsi devenuele lieu de récréation où tous les fonds de culotte des galopins dufaubourg viennent s’user depuis plus d’un quart de siècle.

Ce qui a achevé de donner à ce coin perdu un caractère étrange,c’est l’élection de domicile que, par un usage traditionnel, y fontles bohémiens de passage. Dès qu’une de ces maisons roulantes, quicontiennent une tribu entière, arrive à Plassans, elle va seremiser au fond de l’aire Saint-Mittre. Aussi la place n’est-ellejamais vide ; il y a toujours là quelque bande aux alluressingulières, quelque troupe d’hommes fauves et de femmeshorriblement séchées, parmi lesquels on voit se rouler à terre desgroupes de beaux enfants. Ce monde vit sans honte, en plein air,devant tous, faisant bouillir leur marmite, mangeant des chosessans nom, étalant leurs nippes trouées, dormant, se battant,s’embrassant, puant la saleté et la misère.

Le champ mort et désert, où les frelons autrefois bourdonnaientseuls autour des fleurs grasses, dans le silence écrasant dusoleil, est ainsi devenu un lieu retentissant, qu’emplissent debruit les querelles des bohémiens et les cris aigus des jeunesvauriens du faubourg. Une scierie, qui débite dans un coin lespoutres du chantier, grince, servant de basse sourde et continueaux voix aigres. Cette scierie est toute primitive : la piècede bois est posée sur deux tréteaux élevés, et deux scieurs delong, l’un en haut, monté sur la poutre même, l’autre en bas,aveuglé par la sciure qui tombe, impriment à une large et fortelame de scie un continuel mouvement de va-et-vient. Pendant desheures, ces hommes se plient, pareils à des pantins articulés, avecune régularité et une sécheresse de machine. Le bois qu’ilsdébitent est rangé, le long de la muraille du fond, par tas hautsde deux ou trois mètres, et méthodiquement construits, planche àplanche, en forme de cube parfait. Ces sortes de meules carrées,qui restent souvent là plusieurs saisons, rongées d’herbes au rasdu sol, sont un des charmes de l’aire Saint-Mittre. Elles ménagentdes sentiers mystérieux, étroits et discrets, qui conduisent à uneallée plus large, laissée entre les tas et la muraille. C’est undésert, une bande de verdure d’où l’on ne voit que des morceaux deciel. Dans cette allée, dont les murs sont tendus de mousse et dontle sol semble couvert d’un tapis de haute laine, règnent encore lavégétation puissante et le silence frissonnant de l’anciencimetière. On y sent courir ces souffles chauds et vagues desvoluptés de la mort qui sortent des vieilles tombes chauffées parles grands soleils. Il n’y a pas, dans la campagne de Plassans, unendroit plus ému, plus vibrant de tiédeur, de solitude et d’amour.C’est là où il est exquis d’aimer. Lorsqu’on vida le cimetière, ondut entasser les ossements dans ce coin, car il n’est pas rare,encore aujourd’hui, en fouillant du pied l’herbe humide, d’ydéterrer des fragments de crâne.

Personne, d’ailleurs, ne songe plus aux morts qui ont dormi souscette herbe. Dans le jour, les enfants seuls vont derrière les tasde bois lorsqu’ils jouent à cache-cache. L’allée verte reste viergeet ignorée. On ne voit que le chantier encombré de poutres et grisde poussière. Le matin et l’après-midi, quand le soleil est tiède,le terrain entier grouille, et au-dessus de toute cette turbulence,au-dessus des galopins jouant parmi les pièces de bois et desbohémiens attisant le feu sous leur marmite, la silhouette sèche duscieur de long monté sur sa poutre se détache en plein ciel, allantet venant avec un mouvement régulier de balancier, comme pourrégler la vie ardente et nouvelle qui a poussé dans cet ancienchamp d’éternel repos. Il n’y a que les vieux, assis sur lespoutres et se chauffant au soleil couchant, qui parfois parlentencore entre eux des os qu’ils ont vu jadis charrier dans les ruesde Plassans, par le tombereau légendaire.

Lorsque la nuit tombe, l’aire Saint-Mittre se vide, se creuse,pareille à un grand trou noir. Au fond, on n’aperçoit plus que lalueur mourante du feu des bohémiens. Par moments, des ombresdisparaissent silencieusement dans la masse épaisse des ténèbres.L’hiver surtout, le lieu devient sinistre.

Un dimanche soir, vers sept heures, un jeune homme sortitdoucement de l’impasse Saint-Mittre, et, rasant les murs, s’engageaparmi les poutres du chantier. On était dans les premiers jours dedécembre 1851. Il faisait un froid sec. La lune, pleine en cemoment, avait ces clartés aiguës particulières aux lunes d’hiver.Le chantier, cette nuit-là, ne se creusait pas sinistrement commepar les nuits pluvieuses ; éclairé de larges nappes de lumièreblanche, il s’étendait dans le silence et l’immobilité du froid,avec une mélancolie douce.

Le jeune homme s’arrêta quelques secondes sur le bord du champ,regardant devant lui d’un air de défiance. Il tenait, cachée soussa veste, la crosse d’un long fusil, dont le canon, baissé vers laterre, luisait au clair de lune. Serrant l’arme contre sa poitrine,il scruta attentivement du regard les carrés de ténèbres que lestas de planches jetaient au fond du terrain. Il y avait là comme undamier blanc et noir de lumière et d’ombre, aux cases nettementcoupées. Au milieu de l’aire, sur un morceau du sol gris et nu, lestréteaux des scieurs de long se dessinaient, allongés, étroits,bizarres, pareils à une monstrueuse figure géométrique tracée àl’encre sur du papier. Le reste du chantier, le parquet de poutres,n’était qu’un vaste lit où la clarté dormait, à peine striée deminces raies noires par les lignes d’ombres qui coulaient le longdes gros madriers. Sous cette lune d’hiver, dans le silence glacé,ce flot de mâts couchés, immobiles, comme raidis de sommeil et defroid, rappelait les morts du vieux cimetière. Le jeune homme nejeta sur cet espace vide qu’un rapide coup d’œil ; pas unêtre, pas un souffle, aucun péril d’être vu ni entendu. Les tachessombres du fond l’inquiétaient davantage. Cependant, après un courtexamen, il se hasarda, il traversa rapidement le chantier.

Dès qu’il se sentit à couvert, il ralentit sa marche. Il étaitalors dans l’allée verte qui longe la muraille, derrière lesplanches. Là, il n’entendit même plus le bruit de ses pas ;l’herbe gelée craquait à peine sous ses pieds. Un sentiment debien-être parut s’emparer de lui. Il devait aimer ce lieu, n’ycraindre aucun danger, n’y rien venir chercher, que de doux et debon. Il cessa de cacher son fusil. L’allée s’allongeait, pareille àune tranchée d’ombre ; de loin en loin, la lune, glissantentre deux tas de planches, coupait l’herbe d’une raie de lumière.Tout dormait, les ténèbres et les clartés, d’un sommeil profond,doux et triste. Rien de comparable à la paix de ce sentier. Lejeune homme le suivit dans toute sa longueur. Au bout, à l’endroitoù les murailles du Jas-Meiffren font un angle, il s’arrêta,prêtant l’oreille, comme pour écouter si quelque bruit ne venaitpas de la propriété voisine. Puis, n’entendant rien, il se baissa,écarta une planche et cacha son fusil dans un tas de bois.

Il y avait là, dans l’angle, une vieille pierre tombale, oubliéelors du déménagement de l’ancien cimetière, et qui, posée sur champet un peu de biais, faisait une sorte de banc élevé. La pluie enavait émietté les bords, la mousse la rongeait lentement. On eûtcependant pu lire encore, au clair de lune, ce fragment d’épitaphegravé sur la face qui entrait en terre : Cy-gist…Marie… morte…Le temps avait effacé le reste.

Quand il eut caché son fusil, le jeune homme, écoutant denouveau et n’entendant toujours rien, se décida à monter sur lapierre. Le mur était bas ; il posa les coudes sur le chaperon.Mais au-delà de la rangée de mûriers qui longe la muraille, il nevit qu’une plaine de lumière ; les terres du Jas-Meiffren,plates et sans arbres, s’étendaient sous la lune comme une immensepièce de linge écru ; à une centaine de mètres, l’habitationet les communs habités par le méger faisaient des taches d’un blancplus éclatant. Le jeune homme regardait de ce côté avec inquiétude,lorsqu’une horloge de la ville se mit à sonner sept heures, à coupsgraves et lents. Il compta les coups, puis il descendit de lapierre comme surpris et soulagé.

Il s’assit sur le banc en homme qui consent à une longueattente. Il ne semblait même pas sentir le froid. Pendant prèsd’une demi-heure, il demeura immobile, les yeux fixés sur une massed’ombre, songeur. Il s’était placé dans un coin noir ; mais,peu à peu, la lune qui montait le gagna, et sa tête se trouva enpleine clarté.

C’était un garçon à l’air vigoureux, dont la bouche fine et lapeau encore délicate annonçaient la jeunesse. Il devait avoirdix-sept ans. Il était beau d’une beauté caractéristique.

Sa face, maigre et allongée, semblait creusée par le coup depouce d’un sculpteur puissant ; le front montueux, les arcadessourcilières proéminentes, le nez en bec d’aigle, le menton faitd’un large méplat, les joues accusant les pommettes et coupées deplans fuyants, donnaient à la tête un relief d’une vigueursingulière. Avec l’âge, cette tête devait prendre un caractèreosseux trop prononcé, une maigreur de chevalier errant. Mais, àcette heure de puberté, à peine couverte aux joues et au menton depoils follets, elle était corrigée dans sa rudesse par certainesmollesses charmantes, par certains coins de la physionomie restésvagues et enfantins. Les yeux, d’un noir tendre, encore noyésd’adolescence, mettaient aussi de la douceur dans ce masqueénergique. Toutes les femmes n’auraient point aimé cet enfant, caril était loin d’être ce qu’on nomme un joli garçon ; maisl’ensemble de ses traits avait une vie si ardente et sisympathique, une telle beauté d’enthousiasme et de force, que lesfilles de sa province, ces filles brûlées du Midi, devaient rêverde lui, lorsqu’il venait à passer devant leur porte, par leschaudes soirées de juillet.

Il songeait toujours, assis sur la pierre tombale, ne sentantpas les clartés de la lune qui coulaient maintenant le long de sapoitrine et de ses jambes. Il était de taille moyenne, légèrementtrapu. Au bout de ses bras trop développés, des mains d’ouvrier,que le travail avait déjà durcies, s’emmanchaient solidement ;ses pieds, chaussés de gros souliers lacés, paraissaient forts,carrés du bout. Par les attaches et les extrémités, par l’attitudealourdie des membres, il était peuple ; mais il y avait enlui, dans le redressement du cou et dans les lueurs pensantes desyeux, comme une révolte sourde contre l’abrutissement du métiermanuel qui commençait à le courber vers la terre. Ce devait êtreune nature intelligente noyée au fond de la pesanteur de sa race etde sa classe, un de ces esprits tendres et exquis logés en pleinechair, et qui souffrent de ne pouvoir sortir rayonnants de leurépaisse enveloppe. Aussi, dans sa force, paraissait-il timide etinquiet, ayant honte à son insu de se sentir incomplet et de nesavoir comment se compléter. Brave enfant, dont les ignorancesétaient devenues des enthousiasmes, cœur d’homme servi par uneraison de petit garçon, capable d’abandons comme une femme et decourage comme un héros. Ce soir-là, il était vêtu d’un pantalon etd’une veste de velours de coton verdâtre à petites côtes. Unchapeau de feutre mou, posé légèrement en arrière, lui jetait aufront une raie d’ombre.

Lorsque la demie sonna à l’horloge voisine, il fut tiré ensursaut de sa rêverie. En se voyant blanc de lumière, il regardadevant lui avec inquiétude. D’un mouvement brusque, il rentra dansle noir, mais il ne put retrouver le fil de sa rêverie. Il sentitalors que ses pieds et ses mains se glaçaient, et l’impatience lereprit. Il monta de nouveau jeter un coup d’œil dans leJas-Meiffren, toujours silencieux et vide. Puis, ne sachant pluscomment tuer le temps, il redescendit, prit son fusil dans le tasde planches, où il l’avait caché, et s’amusa à en faire jouer labatterie. Cette arme était une longue et lourde carabine qui avaitsans doute appartenu à quelque contrebandier ; à l’épaisseurde la crosse et à la culasse puissante du canon, on reconnaissaitun ancien fusil à pierre qu’un armurier du pays avait transformé enfusil à piston. On voit de ces carabines-là accrochées dans lesfermes, au-dessus des cheminées. Le jeune homme caressait son armeavec amour ; il rabattit le chien à plus de vingt reprises,introduisit son petit doigt dans le canon, examina attentivement lacrosse. Peu à peu, il s’anima d’un jeune enthousiasme, auquel semêlait quelque enfantillage. Il finit par mettre la carabine enjoue, visant dans le vide, comme un conscrit qui faitl’exercice.

Huit heures ne devaient pas tarder à sonner. Il gardait son armeen joue depuis une grande minute, lorsqu’une voix, légère comme unsouffle, basse et haletante, vint du Jas-Meiffren.

« Es-tu là, Silvère ? » demanda la voix.

Silvère laissa tomber son fusil, et, d’un bond, se trouva sur lapierre tombale.

« Oui, oui, répondit-il, en étouffant également sa voix…Attends, je vais t’aider. »

Il n’avait pas encore tendu les bras, qu’une tête de jeune filleapparut au-dessus de la muraille. L’enfant, avec une agilitésingulière, s’était aidée du tronc d’un mûrier et avait grimpécomme une jeune chatte. À la certitude et à l’aisance de sesmouvements, on voyait que cet étrange chemin devait lui êtrefamilier. En un clin d’œil, elle se trouva assise sur le chaperondu mur. Alors Silvère la prit dans ses bras et la posa sur le banc.Mais elle se débattit.

« Laisse donc, disait-elle avec un rire de gamine qui joue,laisse donc… Je sais bien descendre toute seule. »

Puis, quand elle fut sur la pierre :

« Tu m’attends depuis longtemps ?… J’ai couru, je suistout essoufflée. »

Silvère ne répondit pas. Il ne paraissait guère en train derire, il regardait l’enfant d’un air chagrin. Il s’assit à côtéd’elle, en disant :

« Je voulais te voir, Miette. Je t’aurais attendue toute lanuit… Je pars demain matin, au jour. »

Miette venait d’apercevoir le fusil couché sur l’herbe. Elledevint grave, elle murmura :

« Ah !… c’est décidé… voilà ton fusil… »

Il y eut un silence.

« Oui, répondit Silvère d’une voix plus mal assurée encore,c’est mon fusil… J’ai préféré le sortir ce soir de la maison ;demain matin, tante Dide aurait pu me le voir prendre, et celal’aurait inquiétée… Je vais le cacher, je viendrai le chercher aumoment de partir. »

Et, comme Miette semblait ne pouvoir détacher les yeux de cettearme qu’il avait si sottement laissée sur l’herbe, il se leva et laglissa de nouveau dans le tas de planches.

« Nous avons appris ce matin, dit-il en se rasseyant, queles insurgés de la Palud et de Saint-Martin-de-Vaulx étaient enmarche, et qu’ils avaient passé la nuit dernière à Alboise. Il aété décidé que nous nous joindrions à eux. Cet après-midi, unepartie des ouvriers de Plassans ont quitté la ville ; demain,ceux qui restent encore iront retrouver leurs frères. »

Il prononça ce mot de frères avec une emphase juvénile. Puis,s’animant, d’une voix plus vibrante :

« La lutte devient inévitable, ajouta-t-il ; mais ledroit est de notre côté, nous triompherons. »

Miette écoutait Silvère, regardant devant elle, fixement, sansvoir. Quand il se tut :

« C’est bien », dit-elle simplement.

Et, au bout d’un silence :

« Tu m’avais avertie… cependant j’espérais encore… Enfin,c’est décidé. »

Ils ne purent trouver d’autres paroles. Le coin désert duchantier, la ruelle verte reprit son calme mélancolique ; iln’y eut plus que la lune vivante faisant tourner sur l’herbel’ombre des tas de planches. Le groupe formé par les deux jeunesgens sur la pierre tombale était devenu immobile et muet, dans laclarté pâle. Silvère avait passé le bras autour de la taille deMiette, et celle-ci s’était laissée aller contre son épaule. Ilsn’échangèrent pas de baisers, rien qu’une étreinte où l’amour avaitl’innocence attendrie d’une tendresse fraternelle.

Miette était couverte d’une grande mante brune à capuchon, quilui tombait jusqu’aux pieds et l’enveloppait tout entière. On nevoyait que sa tête et ses mains. Les femmes du peuple, lespaysannes et les ouvrières portent encore, en Provence, ces largesmantes, que l’on nomme pelisses dans le pays, et dont la mode doitremonter fort loin. En arrivant, Miette avait rejeté le capuchon enarrière. Vivant en plein air, de sang brûlant, elle ne portaitjamais de bonnet. Sa tête nue se détachait vigoureusement sur lamuraille blanchie par la lune. C’était une enfant, mais une enfantqui devenait femme. Elle se trouvait à cette heure indécise etadorable où la grande fille naît dans la gamine. Il y a alors, cheztoute adolescente, une délicatesse de bouton naissant, unehésitation de formes d’un charme exquis ; les lignes pleineset voluptueuses de la puberté s’indiquent dans les innocentesmaigreurs de l’enfance ; la femme se dégage avec ses premiersembarras pudiques, gardant encore à demi son corps de petite fille,et mettant, à son insu, dans chacun de ses traits, l’aveu de sonsexe. Pour certaines filles, cette heure est mauvaise ;celles-là croissent brusquement, enlaidissent, deviennent jaunes etfrêles comme des plantes hâtives. Pour Miette, pour toutes cellesqui sont riches de sang et qui vivent en plein air, c’est une heurede grâce pénétrante qu’elles ne retrouvent jamais. Miette avaittreize ans. Bien qu’elle fût forte déjà, on ne lui en eût pas donnédavantage, tant sa physionomie riait encore, par moments, d’un rireclair et naïf. D’ailleurs, elle devait être nubile, la femmes’épanouissait rapidement en elle grâce au climat et à la vie rudequ’elle menait. Elle était presque aussi grande que Silvère, grasseet toute frémissante de vie. Comme son ami, elle n’avait pas labeauté de tout le monde. On ne l’eût pas trouvée laide ; maiselle eût paru au moins étrange à beaucoup de jolis jeunes gens.Elle avait des cheveux superbes ; plantés rudes et droits surle front, ils se rejetaient puissamment en arrière, ainsi qu’unevague jaillissante, puis coulaient le long de son crâne et de sanuque, pareils à une mer crépue, pleine de bouillonnements et decaprices, d’un noir d’encre. Ils étaient si épais qu’elle ne savaitqu’en faire. Ils la gênaient. Elle les tordait en plusieurs brins,de la grosseur d’un poignet d’enfant, le plus fortement qu’ellepouvait, pour qu’ils tinssent moins de place, puis elle les massaitderrière sa tête. Elle n’avait guère le temps de songer à sacoiffure, et il arrivait toujours que ce chignon énorme, fait sansglace et à la hâte, prenait sous ses doigts une grâce puissante. Àla voir coiffée de ce casque vivant, de ce tas de cheveux frisésqui débordaient sur ses tempes et sur son cou comme une peau debête, on comprenait pourquoi elle allait tête nue, sans jamais sesoucier des pluies ni des gelées. Sous la ligne sombre des cheveux,le front, très bas, avait la forme et la couleur dorée d’un mincecroissant de lune. Les yeux gros, à fleur de tête ; le nezcourt, large aux narines et relevé du bout ; les lèvres, tropfortes et trop rouges, eussent paru autant de laideurs, si on leseût examinés à part. Mais, pris dans la rondeur charmante de laface, vus dans le jeu ardent de la vie, ces détails du visageformaient un ensemble d’une étrange et saisissante beauté. QuandMiette riait, renversant la tête en arrière et la penchantmollement sur son épaule droite, elle ressemblait à la Bacchanteantique, avec sa gorge gonflée de gaieté sonore, ses jouesarrondies comme celles d’un enfant, ses larges dents blanches, sestorsades de cheveux crépus que les éclats de sa joie agitaient sursa nuque, ainsi qu’une couronne de pampres. Et, pour retrouver enelle la vierge, la petite fille de treize ans, il fallait voircombien il y avait d’innocence dans ses rires gras et souples defemme faite, il fallait surtout remarquer la délicatesse encoreenfantine du menton et la pureté molle des tempes. Le visage deMiette, hâlé par le soleil, prenait, sous certains jours, desreflets d’ambre jaune. Un fin duvet noir mettait déjà au-dessus desa lèvre supérieure une ombre légère. Le travail commençait àdéformer ses petites mains courtes, qui auraient pu devenir, enrestant paresseuses, d’adorables mains potelées de bourgeoise.

Miette et Silvère restèrent longtemps muets. Ils lisaient dansleurs pensées inquiètes. Et, à mesure qu’ils descendaient ensembledans la crainte et l’inconnu du lendemain, ils se serraient d’uneétreinte plus étroite. Ils s’entendaient jusqu’au cœur, ilssentaient l’inutilité et la cruauté de toute plainte faite à voixhaute. La jeune fille ne put cependant se contenir davantage ;elle étouffait, elle dit en une phrase leur inquiétude à tousdeux.

« Tu reviendras, n’est-ce pas ? » balbutia-t-elleen se pendant au cou de Silvère.

Silvère, sans répondre, la gorge serrée et craignant de pleurercomme elle, la baisa sur la joue, en frère qui ne trouve pasd’autre consolation. Ils se séparèrent, ils retombèrent dans leursilence.

Au bout d’un instant, Miette frissonna. Elle ne s’appuyait pluscontre l’épaule de Silvère, elle sentait son corps se glacer. Laveille, elle n’eût pas frissonné de la sorte, au fond de cetteallée déserte, sur cette pierre tombale, où, depuis plusieurssaisons, ils vivaient si heureusement leurs tendresses, dans lapaix des vieux morts.

« J’ai bien froid, dit-elle, en remettant le capuchon de sapelisse.

– Veux-tu que nous marchions ? lui demanda le jeunehomme. Il n’est pas neuf heures, nous pouvons faire un bout depromenade sur la route. »

Miette pensait qu’elle n’aurait peut-être pas de longtemps lajoie d’un rendez-vous, d’une de ces causeries du soir, pourlesquelles elle vivait les journées.

« Oui, marchons, répondit-elle vivement, allons jusqu’aumoulin… Je passerais la nuit, si tu voulais. »

Ils quittèrent le banc et se cachèrent dans l’ombre d’un tas deplanches. Là, Miette écarta sa pelisse, qui était piquée à petitslosanges et doublée d’une indienne rouge sang ; puis elle jetaun pan de ce chaud et large manteau sur les épaules de Silvère,l’enveloppant ainsi tout entier, le mettant avec elle, serré contreelle, dans le même vêtement. Ils passèrent mutuellement un brasautour de leur taille pour ne faire qu’un. Quand ils furent ainsiconfondus en un seul être, quand ils se trouvèrent enfouis dans lesplis de la pelisse au point de perdre toute forme humaine, ils semirent à marcher à petits pas, se dirigeant vers la route,traversant sans crainte les espaces nus du chantier, blancs delune. Miette avait enveloppé Silvère, et celui-ci s’était prêté àcette opération d’une façon toute naturelle, comme si la pelisseleur eût, chaque soir, rendu le même service.

La route de Nice, aux deux côtés de laquelle se trouve bâti lefaubourg, était bordée, en 1851, d’ormes séculaires, vieux géants,ruines grandioses et pleines encore de puissance, que lamunicipalité proprette de la ville a remplacés, depuis quelquesannées, par de petits platanes. Lorsque Silvère et Miette setrouvèrent sous les arbres, dont la lune dessinait le long dutrottoir les branches monstrueuses, ils rencontrèrent, à deux outrois reprises, des masses noires qui se mouvaient silencieusement,au ras des maisons. C’étaient, comme eux, des couples d’amoureux,hermétiquement clos dans un pan d’étoffe, promenant au fond del’ombre leur tendresse discrète.

Les amants des villes du Midi ont adopté ce genre de promenade.Les garçons et les filles du peuple, ceux qui doivent se marier unjour, et qui ne sont pas fâchés de s’embrasser un peu auparavant,ignorent où se réfugier pour échanger des baisers à l’aise, sanstrop s’exposer aux bavardages. Dans la ville, bien que les parentsleur laissent une entière liberté, s’ils louaient une chambre,s’ils se rencontraient seul à seule, ils seraient, le lendemain, lescandale du pays ; d’autre part, ils n’ont pas le temps, tousles soirs, de gagner les solitudes de la campagne. Alors ils ontpris un moyen terme : ils battent les faubourgs, les terrainsvagues, les allées des routes, tous les endroits où il y a peu depassants et beaucoup de trous noirs. Et, pour plus de prudence,comme tous les habitants se connaissent, ils ont le soin de serendre méconnaissables, en s’enfouissant dans une de ces grandesmantes, qui abriteraient une famille entière. Les parents tolèrentces courses en pleines ténèbres ; la morale rigide de laprovince ne paraît pas s’en alarmer ; il est admis que lesamoureux ne s’arrêtent jamais dans les coins ni ne s’assoient aufond des terrains, et cela suffit pour calmer les pudeurseffarouchées. On ne peut guère que s’embrasser en marchant. Parfoiscependant une fille tourne mal : les amants se sont assis.

Rien de plus charmant, en vérité, que ces promenades d’amour.L’imagination câline et inventive du Midi est là tout entière.C’est une véritable mascarade, fertile en petits bonheurs et à laportée des misérables. L’amoureuse n’a qu’à ouvrir son vêtement,elle a un asile tout prêt pour son amoureux ; elle le cachesur son cœur, dans la tiédeur de ses habits, comme les petitesbourgeoises cachent leurs galants sous les lits ou dans lesarmoires. Le fruit défendu prend ici une saveur particulièrementdouce ; il se mange en plein air, au milieu des indifférents,le long des routes. Et ce qu’il y a d’exquis, ce qui donne unevolupté pénétrante aux baisers échangés, ce doit être la certitudede pouvoir s’embrasser impunément devant le monde, de rester dessoirées en public aux bras l’un de l’autre, sans courir le dangerd’être reconnus et montrés au doigt. Un couple n’est plus qu’unemasse brune, il ressemble à un autre couple. Pour le promeneurattardé, qui voit vaguement ces masses se mouvoir, c’est l’amourqui passe, rien de plus ; l’amour sans nom, l’amour qu’ondevine et qu’on ignore. Les amants se savent bien cachés ; ilscausent à voix basse, ils sont chez eux ; le plus souvent ilsne disent rien, ils marchent pendant des heures, au hasard, heureuxde se sentir serrés ensemble dans le même bout d’indienne. Cela esttrès voluptueux et très virginal à la fois. Le climat est le grandcoupable ; lui seul a dû d’abord inviter les amants à prendreles coins des faubourgs pour retraites. Par les belles nuits d’été,on ne peut faire le tour de Plassans sans découvrir, dans l’ombrede chaque pan de mur, un couple encapuchonné ; certainsendroits, l’aire de Saint-Mittre par exemple, sont peuplés de cesdominos sombres qui se frôlent lentement, sans bruit, au milieu destiédeurs de la nuit sereine ; on dirait les invités d’un balmystérieux que les étoiles donneraient aux amours des pauvres gens.Quand il fait trop chaud et que les jeunes filles n’ont plus leurpelisse, elles se contentent de retrousser leur première jupe.L’hiver, les plus amoureux se moquent des gelées. Tandis qu’ilsdescendaient la route de Nice, Silvère et Miette ne songeaientguère à se plaindre de la froide nuit de décembre.

Les jeunes gens traversèrent le faubourg endormi sans échangerune parole. Ils retrouvaient, avec une muette joie, le charme tièdede leur étreinte. Leurs cœurs étaient tristes, la félicité qu’ilsgoûtaient à se serrer l’un contre l’autre avait l’émotiondouloureuse d’un adieu, et il leur semblait qu’ils n’épuiseraientjamais la douceur et l’amertume de ce silence qui berçait lentementleur marche. Bientôt, les maisons devinrent plus rares, ilsarrivèrent à l’extrémité du faubourg. Là, s’ouvre le portail duJas-Meiffren, deux forts piliers reliés par une grille, qui laissevoir, entre ses barreaux, une longue allée de mûriers. En passant,Silvère et Miette jetèrent instinctivement un regard dans lapropriété.

À partir du Jas-Meiffren, la grande route descend par une pentedouce jusqu’au fond d’une vallée qui sert de lit à une petiterivière, la Viorne, ruisseau l’été et torrent l’hiver. Les deuxrangées d’ormes continuaient, à cette époque, et faisaient de laroute une magnifique avenue, coupant la côte, plantée de blé et devignes maigres, d’un large ruban d’arbres gigantesques. Par cettenuit de décembre, sous la lune claire et froide, les champsfraîchement labourés s’étendaient aux deux abords du chemin,pareils à de vastes couches d’ouate grisâtre, qui auraient amortitous les bruits de l’air. Au loin, la voix sourde de la Viornemettait seule un frisson dans l’immense paix de la campagne.

Quand les jeunes gens eurent commencé à descendre l’avenue, lapensée de Miette retourna au Jas-Meiffren, qu’ils venaient delaisser derrière eux.

« J’ai eu grand-peine à m’échapper ce soir, dit-elle… Mononcle ne se décidait pas à me congédier. Il s’était enfermé dans uncellier, et je crois qu’il y enterrait son argent, car il a parutrès effrayé, ce matin, des événements qui se préparent. »

Silvère eut une étreinte plus douce.

« Va, répondit-il, sois courageuse. Il viendra un temps oùnous nous verrons librement toute la journée… Il ne faut pas sechagriner.

– Oh ! reprit la jeune fille en secouant la tête, tuas de l’espérance, toi… Il y a des jours où je suis bien triste. Cene sont pas les gros travaux qui me désolent ; au contraire,je suis souvent heureuse des duretés de mon oncle et des besognesqu’il m’impose. Il a eu raison de faire de moi une paysanne ;j’aurais peut-être mal tourné ; car vois-tu, Silvère, il y ades moments où je me crois maudite… Alors je voudrais être morte…Je pense à celui que tu sais… »

En prononçant ces dernières paroles, la voix de l’enfant sebrisa dans un sanglot. Silvère l’interrompit d’un ton presquerude.

« Tais-toi, dit-il. Tu m’avais promis de moins songer àcela. Ce n’est pas ton crime. »

Puis il ajouta d’un accent plus doux :

« Nous nous aimons bien, n’est-ce pas ? Quand nousserons mariés, tu n’auras plus de mauvaises heures.

– Je sais, murmura Miette, tu es bon, tu me tends la main.Mais que veux-tu ? j’ai des craintes, je me sens des révoltes,parfois. Il me semble qu’on m’a fait tort, et alors j’ai des enviesd’être méchante. Je t’ouvre mon cœur, à toi. Chaque fois qu’on mejette le nom de mon père au visage, j’éprouve une brûlure par toutle corps. Quand je passe et que les gamins crient : Eh !la Chantegreil ! cela me met hors de moi ; je voudraisles tenir pour les battre. »

Et, après un silence farouche, elle reprit :

« Tu es un homme, toi, tu vas tirer des coups de fusil… Tues bien heureux. »

Silvère l’avait laissée parler. Au bout de quelques pas, il ditd’une voix triste :

« Tu as tort, Miette ; ta colère est mauvaise. Il nefaut pas se révolter contre la justice. Moi je vais me battre pournotre droit à tous ; je n’ai aucune vengeance àsatisfaire.

– N’importe, continua la jeune fille, je voudrais être unhomme et tirer des coups de fusil. Il me semble que cela me feraitdu bien. »

Et, comme Silvère gardait le silence, elle vit qu’elle l’avaitmécontenté. Toute sa fièvre tomba. Elle balbutia d’une voixsuppliante :

« Tu ne m’en veux pas ? C’est ton départ qui mechagrine et qui me jette à ces idées-là. Je sais bien que tu asraison, que je dois être humble… »

Elle se mit à pleurer. Silvère, ému, prit ses mains qu’ilbaisa.

« Voyons, dit-il tendrement, tu vas de la colère aux larmescomme une enfant. Il faut être raisonnable. Je ne te gronde pas… Jevoudrais simplement te voir plus heureuse, et cela dépend beaucoupde toi. »

Le drame dont Miette venait d’évoquer si douloureusement lesouvenir, laissa les amoureux tout attristés pendant quelquesminutes. Ils continuèrent à marcher, la tête basse, troublés parleurs pensées. Au bout d’un instant :

« Me crois-tu beaucoup plus heureux que toi ? demandaSilvère, revenant malgré lui à la conversation. Si ma grand’mère nem’avait pas recueilli et élevé, que serais-je devenu ? À partl’oncle Antoine, qui est ouvrier comme moi et qui m’a appris àaimer la République, tous mes autres parents ont l’air de craindreque je ne les salisse, quand je passe à côté d’eux. »

Il s’animait en parlant ; il s’était arrêté, retenantMiette au milieu de la route.

« Dieu m’est témoin, continua-t-il, que je n’envie et queje ne déteste personne. Mais, si nous triomphons, il faudra que jeleur dise leur fait, à ces beaux messieurs. C’est l’oncle Antoinequi en sait long là-dessus. Tu verras à notre retour. Nous vivronstous libres et heureux. »

Miette l’entraîna doucement. Ils se remirent à marcher.

« Tu l’aimes bien ta République, dit l’enfant en essayantde plaisanter. M’aimes-tu autant qu’elle ? »

Elle riait, mais il y avait quelque amertume au fond de sonrire. Peut-être se disait-elle que Silvère la quittait bienfacilement pour courir les campagnes. Le jeune homme répondit d’unton grave :

« Toi, tu es ma femme. Je t’ai donné tout mon cœur. J’aimela République, vois-tu, parce que je t’aime. Quand nous seronsmariés, il nous faudra beaucoup de bonheur, et c’est pour une partde ce bonheur que je m’éloignerai demain matin… Tu ne me conseillespas de rester chez moi ?

– Oh ! non, s’écria vivement la jeune fille. Un hommedoit être fort. C’est beau, le courage !… Il faut me pardonnerd’être jalouse. Je voudrais bien être aussi forte que toi. Tum’aimerais encore davantage, n’est-ce pas ? »

Elle garda un instant le silence, puis elle ajouta avec unevivacité et une naïveté charmantes :

« Ah ! comme je t’embrasserai volontiers, quand tureviendras. »

Ce cri d’un cœur aimant et courageux toucha profondémentSilvère. Il prit Miette entre ses bras et lui mit plusieurs baiserssur les joues. L’enfant se défendit un peu en riant. Et elle avaitdes larmes d’émotion plein les yeux.

Autour des amoureux, la campagne continuait à dormir, dansl’immense paix du froid. Ils étaient arrivés au milieu de la côte.Là, à gauche, se trouvait un monticule assez élevé, au sommetduquel la lune blanchissait les ruines d’un moulin à vent ; latour seule restait, tout écroulée d’un côté. C’était le but que lesjeunes gens avaient assigné à leur promenade. Depuis le faubourg,ils allaient devant eux, sans donner un seul coup d’œil aux champsqu’ils traversaient. Quand il eut baisé Miette sur les joues,Silvère leva la tête. Il aperçut le moulin.

« Comme nous avons marché ! s’écria-t-il. Voici lemoulin. Il doit être près de neuf heures et demie, il fautrentrer. »

Miette fit la moue.

« Marchons encore un peu, implora-t-elle, quelques passeulement, jusqu’à la petite traverse… Vrai, rien quejusque-là. »

Silvère la reprit à la taille, en souriant. Ils se mirent denouveau à descendre la côte. Ils ne craignaient plus les regardsdes curieux ; depuis les dernières maisons, ils n’avaient pasrencontré âme qui vive. Ils n’en restèrent pas moins enveloppésdans la grande pelisse. Cette pelisse, ce vêtement commun, étaitcomme le nid naturel de leurs amours. Elle les avait cachés pendanttant de soirées heureuses ! S’ils s’étaient promenés côte àcôte, ils se seraient crus tout petits et tout isolés dans la vastecampagne. Cela les rassurait, les grandissait, de ne former qu’unêtre. Ils regardaient, à travers les plis de la pelisse, les champsqui s’étendaient aux deux bords de la route, sans éprouver cetécrasement que les larges horizons indifférents font peser sur lestendresses humaines. Il leur semblait qu’ils avaient emporté leurmaison avec eux, jouissant de la campagne comme on en jouit par unefenêtre, aimant ces solitudes calmes, ces nappes de lumièredormante, ces bouts de nature, vagues sous le linceul de l’hiver etde la nuit, cette vallée entière qui, en les charmant, n’étaitcependant pas assez forte pour se mettre entre leurs deux cœursserrés l’un contre l’autre.

D’ailleurs, ils avaient cessé toute conversation suivie ;ils ne parlaient plus des autres, ils ne parlaient même plusd’eux-mêmes ; ils étaient à la seule minute présente,échangeant un serrement de mains, poussant une exclamation à la vued’un coin de paysage, prononçant de rares paroles, sans trops’entendre, comme assoupis par la tiédeur de leurs corps. Silvèreoubliait ses enthousiasmes républicains ; Miette ne songeaitplus que son amoureux devait la quitter dans une heure, pourlongtemps, pour toujours peut-être. Ainsi qu’aux jours ordinaires,lorsque aucun adieu ne troublait la paix de leurs rendez-vous, ilss’endormaient dans le ravissement de leurs tendresses.

Ils allaient toujours. Ils arrivèrent bientôt à la petitetraverse dont Miette avait parlé, bout de ruelle qui s’enfonce dansla campagne, menant à un village bâti au bord de la Viorne. Maisils ne s’arrêtèrent pas, ils continuèrent à descendre, en feignantde ne point voir ce sentier qu’ils s’étaient promis de ne pointdépasser. Ce fut seulement quelques minutes plus loin que Silvèremurmura :

« Il doit être bien tard, tu vas te fatiguer.

– Non, je te jure, je ne suis pas lasse, répondit la jeunefille. Je marcherais bien comme cela pendant des lieues. »

Puis elle ajouta d’une voix câline :

« Veux-tu ? nous allons descendre jusqu’aux présSainte-Claire… Là, ce sera fini pour tout de bon, nousrebrousserons chemin. »

Silvère, que la marche cadencée de l’enfant berçait, et quisommeillait doucement, les yeux ouverts, ne fit aucune objection.Ils reprirent leur extase. Ils avançaient d’un pas ralenti, parcrainte du moment où il leur faudrait remonter la côte ; tantqu’ils allaient devant eux, il leur semblait marcher à l’éternitéde cette étreinte qui les liait l’un à l’autre ; le retour,c’était la séparation, l’adieu cruel.

Peu à peu, la pente de la route devenait moins rapide. Le fondde la vallée est occupé par des prairies qui s’étendent jusqu’à laViorne, coulant à l’autre bout, le long d’une suite de collinesbasses. Ces prairies, que des haies vives séparent du grand chemin,sont les prés Sainte-Claire.

« Bah ! s’écria Silvère à son tour, en apercevant lespremières nappes d’herbe, nous irons bien jusqu’au pont. »

Miette eut un frais éclat de rire. Elle prit le jeune homme parle cou et l’embrassa bruyamment.

À l’endroit où commencent les haies, la longue avenue d’arbresse terminait alors par deux ormes, deux colosses plus gigantesquesencore que les autres. Les terrains s’étendent au ras de la route,nus, pareils à une large bande de laine verte, jusqu’aux saules etaux bouleaux de la rivière. Des derniers ormes au pont, il y avait,d’ailleurs, à peine trois cents mètres. Les amoureux mirent un bonquart d’heure pour franchir cette distance. Enfin, malgré toutesleurs lenteurs, ils se trouvèrent sur le pont. Ilss’arrêtèrent.

Devant eux, la route de Nice montait le versant opposé de lavallée ; mais ils ne pouvaient en voir qu’un bout assez court,car elle fait un coude brusque, à un demi-kilomètre du pont, et seperd entre des coteaux boisés. En se retournant, ils aperçurentl’autre bout de la route, celui qu’ils venaient de parcourir, etqui va en ligne droite de Plassans à la Viorne. Sous ce beau clairde lune d’hiver, on eût dit un long ruban d’argent que les rangéesd’ormes bordaient de deux lisérés sombres. À droite et à gauche,les terres labourées de la côte faisaient de larges mers grises etvagues, coupées par ce ruban, par cette route blanche de gelée,d’un éclat métallique. Tout en haut, brillaient, au ras del’horizon, pareilles à des étincelles vives, quelques fenêtresencore éclairées du faubourg. Miette et Silvère, pas à pas,s’étaient éloignés d’une grande lieue. Ils jetèrent un regard surle chemin parcouru, frappés d’une muette admiration par cet immenseamphithéâtre qui montait jusqu’au bord du ciel, et sur lequel desnappes de clartés bleuâtres coulaient comme sur les degrés d’unecascade géante. Ce décor étrange, cette apothéose colossale sedressait dans une immobilité et dans un silence de mort. Rienn’était d’une plus souveraine grandeur.

Puis les jeunes gens, qui venaient de s’appuyer contre unparapet du pont, regardèrent à leurs pieds. La Viorne, grossie parles pluies, passait au-dessous d’eux, avec des bruits sourds etcontinus. En amont et en aval, au milieu des ténèbres amassées dansles creux, ils distinguaient les lignes noires des arbres pousséssur les rives ; çà et là, un rayon de lune glissait, mettantsur l’eau une traînée d’étain fondu qui luisait et s’agitait, commeun reflet de jour sur les écailles d’une bête vivante. Ces lueurscouraient avec un charme mystérieux le long de la coulée grisâtredu torrent, entre les fantômes vagues des feuillages. On eût ditune vallée enchantée, une merveilleuse retraite où vivait d’une vieétrange tout un peuple d’ombres et de clartés.

Les amoureux connaissaient bien ce bout de rivière ; parles chaudes nuits de juillet, ils étaient souvent descendus là,pour trouver quelque fraîcheur ; ils avaient passé de longuesheures, cachés dans les bouquets de saules, sur la rive droite, àl’endroit où les prés Sainte-Claire déroulent leur tapis de gazonjusqu’au bord de l’eau. Ils se souvenaient des moindres plis de larive ; des pierres sur lesquelles il fallait sauter pourenjamber la Viorne, alors mince comme un fil ; de certainstrous d’herbe dans lesquels ils avaient rêvé leurs rêves detendresse. Aussi Miette, du haut du pont, contemplait-elle d’unregard d’envie la rive droite du torrent.

« S’il faisait plus chaud, soupira-t-elle, nous pourrionsdescendre nous reposer un peu, avant de remonter lacôte… »

Puis, après un silence, les yeux toujours fixés sur les bords dela Viorne :

« Regarde donc, Silvère, reprit-elle, cette masse noire,là-bas, avant l’écluse… Te rappelles-tu ?… C’est labroussaille dans laquelle nous nous sommes assis, à la Fête-Dieudernière.

– Oui, c’est la broussaille », répondit Silvère à voixbasse.

C’était là qu’ils avaient osé se baiser sur les joues. Cesouvenir que l’enfant venait d’évoquer, leur causa à tous deux unesensation délicieuse, émotion dans laquelle se mêlaient les joiesde la veille et les espoirs du lendemain. Ils virent, comme à lalueur d’un éclair, les bonnes soirées qu’ils avaient vécuesensemble, surtout cette soirée de la Fête-Dieu, dont ils serappelaient les moindres détails, le grand ciel tiède, le frais dessaules de la Viorne, les mots caressants de leur causerie. Et, enmême temps, tandis que les choses du passé leur remontaient au cœuravec une saveur douce, ils crurent pénétrer l’inconnu de l’avenir,se voir au bras l’un de l’autre, ayant réalisé leur rêve et sepromenant dans la vie comme ils venaient de le faire sur la granderoute, chaudement couverts d’une même pelisse. Alors le ravissementles reprit, les yeux sur les yeux, se souriant, perdus au milieudes muettes clartés.

Brusquement, Silvère leva la tête. Il se débarrassa des plis dela pelisse, il prêta l’oreille. Miette, surprise, l’imita, sanscomprendre pourquoi il se séparait d’elle d’un geste si prompt.

Depuis un instant, des bruits confus venaient de derrière lescoteaux, au milieu desquels se perd la route de Nice. C’étaientcomme les cahots éloignés d’un convoi de charrettes. La Viorne,d’ailleurs, couvrait de son grondement ces bruits encoreindistincts. Mais peu à peu ils s’accentuèrent, ils devinrentpareils aux piétinements d’une armée en marche. Puis on distingua,dans ce roulement continu et croissant, des brouhahas de foule,d’étranges souffles d’ouragan cadencés et rythmiques ; onaurait dit les coups de foudre d’un orage qui s’avançaitrapidement, troublant déjà de son approche l’air endormi. Silvèreécoutait, ne pouvant saisir ces voix de tempête que les coteauxempêchaient d’arriver nettement jusqu’à lui. Et, tout à coup, unemasse noire apparut au coude de la route ; laMarseillaise, chantée avec une furie vengeresse, éclata,formidable.

« Ce sont eux ! » s’écria Silvère dans un élan dejoie et d’enthousiasme.

Il se mit à courir, montant la côte, entraînant Miette. Il yavait, à gauche de la route, un talus planté de chênes verts, surlequel il grimpa avec la jeune fille, pour ne pas être emportéstous deux par le flot hurlant de la foule.

Quand ils furent sur le talus, dans l’ombre des broussailles,l’enfant, un peu pâle, regarda tristement ces hommes dont leschants lointains avaient suffi pour arracher Silvère de ses bras.Il lui sembla que la bande entière venait se mettre entre elle etlui. Ils étaient si heureux, quelques minutes auparavant, siétroitement unis, si seuls, si perdus dans le grand silence et lesclartés discrètes de la lune ! Et maintenant Silvère, la têtetournée, ne paraissant même plus savoir qu’elle était là, n’avaitde regards que pour ces inconnus qu’il appelait du nom defrères.

La bande descendait avec un élan superbe, irrésistible. Rien deplus terriblement grandiose que l’irruption de ces quelquesmilliers d’hommes dans la paix morte et glacée de l’horizon. Laroute, devenue torrent, roulait des flots vivants qui semblaient nepas devoir s’épuiser ; toujours, au coude du chemin, semontraient de nouvelles masses noires, dont les chants enflaient deplus en plus la grande voix de cette tempête humaine. Quand lesderniers bataillons apparurent, il y eut un éclatassourdissant. La Marseillaise emplit le ciel,comme soufflée par des bouches géantes dans de monstrueusestrompettes qui la jetaient, vibrante, avec des sécheresses decuivre, à tous les coins de la vallée. Et la campagne endormies’éveilla en sursaut ; elle frissonna tout entière, ainsiqu’un tambour que frappent les baguettes ; elle retentitjusqu’aux entrailles, répétant par tous ses échos les notesardentes du chant national. Alors ce ne fut plus seulement la bandequi chanta ; des bouts de l’horizon, des rochers lointains,des pièces de terre labourées, des prairies, des bouquets d’arbres,des moindres broussailles, semblèrent sortir des voixhumaines ; le large amphithéâtre qui monte de la rivière àPlassans, la cascade gigantesque sur laquelle coulaient lesbleuâtres clartés de la lune, étaient comme couverts par un peupleinvisible et innombrable acclamant les insurgés ; et, au fonddes creux de la Viorne, le long des eaux rayées de mystérieuxreflets d’étain fondu, il n’y avait pas un trou de ténèbres où deshommes cachés ne parussent reprendre chaque refrain avec une colèreplus haute. La campagne, dans l’ébranlement de l’air et du sol,criait vengeance et liberté. Tant que la petite armée descendit lacôte, le rugissement populaire roula ainsi par ondes sonorestraversées de brusques éclats, secouant jusqu’aux pierres duchemin.

Silvère, blanc d’émotion, écoutait et regardait toujours. Lesinsurgés qui marchaient en tête, traînant derrière eux cette longuecoulée grouillante et mugissante, monstrueusement indistincte dansl’ombre, approchaient du pont à pas rapides.

« Je croyais, murmura Miette, que vous ne deviez pastraverser Plassans ?

– On aura modifié le plan de campagne, réponditSilvère ; nous devions, en effet, nous porter sur le chef-lieupar la route de Toulon, en prenant à gauche de Plassans etd’Orchères. Ils seront partis d’Alboise cet après-midi et aurontpassé aux Tulettes dans la soirée. »

La tête de la colonne était arrivée devant les jeunes gens. Ilrégnait, dans la petite armée, plus d’ordre qu’on n’en aurait puattendre d’une bande d’hommes indisciplinés. Les contingents dechaque ville, de chaque bourg, formaient des bataillons distinctsqui marchaient à quelques pas les uns des autres. Ces bataillonsparaissaient obéir à des chefs. D’ailleurs, l’élan qui lesprécipitait en ce moment sur la pente de la côte, en faisait unemasse compacte, solide, d’une puissance invincible. Il pouvait yavoir là environ trois mille hommes unis et emportés d’un bloc parun vent de colère. On distinguait mal, dans l’ombre que les hautstalus jetaient le long de la route, les détails étranges de cettescène. Mais, à cinq ou six pas de la broussaille où s’étaientabrités Miette et Silvère, le talus de gauche s’abaissait pourlaisser passer un petit chemin qui suivait la Viorne, et la lune,glissant par cette trouée, rayait la route d’une large bandelumineuse. Quand les premiers insurgés entrèrent dans ce rayon, ilsse trouvèrent subitement éclairés d’une clarté dont les blancheursaiguës découpaient avec une netteté singulière les moindres arêtesdes visages et des costumes. À mesure que les contingentsdéfilèrent, les jeunes gens les virent ainsi, en face d’eux,farouches, sans cesse renaissants, surgir brusquement desténèbres.

Aux premiers hommes qui entrèrent dans la clarté, Miette, d’unmouvement instinctif, se serra contre Silvère, bien qu’elle sesentît en sûreté, à l’abri même des regards. Elle passa le bras aucou du jeune homme, appuya la tête contre son épaule. Le visageencadré par le capuchon de la pelisse, pâle, elle se tint debout,les yeux fixés sur ce carré de lumière que traversaient rapidementde si étranges faces, transfigurées par l’enthousiasme, la boucheouverte et noire, toute pleine du cri vengeur de laMarseillaise.

Silvère, qu’elle sentait frémir à son côté, se pencha alors àson oreille et lui nomma les divers contingents, à mesure qu’ils seprésentaient.

La colonne marchait sur un rang de huit hommes. En tête,venaient de grands gaillards, aux têtes carrées, qui paraissaientavoir une force herculéenne et une foi naïve de géants. LaRépublique devait trouver en eux des défenseurs aveugles etintrépides. Ils portaient sur l’épaule de grandes haches dont letranchant, fraîchement aiguisé, luisait au clair de lune.

« Les bûcherons des forêts de la Seille, dit Silvère. On ena fait un corps de sapeurs… Sur un signe de leurs chefs, ces hommesiraient jusqu’à Paris, enfonçant les portes des villes à coups decognée, comme ils abattent les vieux chênes-lièges de lamontagne… »

Le jeune homme parlait orgueilleusement des gros poings de sesfrères. Il continua, en voyant arriver, derrière les bûcherons, unebande d’ouvriers et d’hommes aux barbes rudes, brûlés par lesoleil :

« Le contingent de la Palud. C’est le premier bourg quis’est mis en insurrection. Les hommes en blouse sont des ouvriersqui travaillent les chênes-lièges ; les autres, les hommes auxvestes de velours, doivent être des chasseurs et des charbonniersvivant dans les gorges de la Seille… Les chasseurs ont connu tonpère, Miette. Ils ont de bonnes armes qu’ils manient avec adresse.Ah ! si tous étaient armés de la sorte ! Les fusilsmanquent. Vois, les ouvriers n’ont que des bâtons. »

Miette regardait, écoutait, muette. Quand Silvère lui parla deson père, le sang lui monta violemment aux joues. Le visagebrûlant, elle examina les chasseurs d’un air de colère et d’étrangesympathie. À partir de ce moment, elle parut peu à peu s’animer auxfrissons de fièvre que les chants des insurgés lui apportaient.

La colonne, qui venait de recommencer laMarseillaise, descendait toujours, comme fouettée par lessouffles âpres du mistral. Aux gens de la Palud avait succédé uneautre troupe d’ouvriers, parmi lesquels on apercevait un assezgrand nombre de bourgeois en paletot.

« Voici les hommes de Saint-Martin-de-Vaulx, repritSilvère. Ce bourg s’est soulevé presque en même temps que la Palud…les patrons se sont joints aux ouvriers. Il y a là des gens riches,Miette ; des riches qui pourraient vivre tranquilles chez euxet qui vont risquer leur vie pour la défense de la liberté. Il fautaimer ces riches… Les armes manquent toujours ; à peinequelques fusils de chasse… Tu vois, Miette, ces hommes qui ont aucoude gauche un brassard d’étoffe rouge ? Ce sont leschefs. »

Mais Silvère s’attardait. Les contingents descendaient la côte,plus rapides que ses paroles. Il parlait encore des gens deSaint-Martin-de-Vaulx, que deux bataillons avaient déjà traversé laraie de clarté qui blanchissait la route.

« Tu as vu ? demanda-t-il ; les insurgésd’Alboise et des Tulettes viennent de passer. J’ai reconnu Burgatle forgeron… Ils se seront joints à la bande aujourd’hui même…Comme ils courent ! »

Miette se penchait maintenant pour suivre plus longtemps duregard les petites troupes que lui désignait le jeune homme. Lefrisson qui s’emparait d’elle lui montait dans la poitrine et laprenait à la gorge. À ce moment parut un bataillon plus nombreux etplus discipliné que les autres. Les insurgés qui en faisaientpartie, presque tous vêtus de blouses bleues, avaient la tailleserrée d’une ceinture rouge ; on les eût dit pourvus d’ununiforme. Au milieu d’eux marchait un homme à cheval, ayant unsabre au côté. Le plus grand nombre de ces soldats improvisésavaient des fusils, des carabines ou d’anciens mousquets de lagarde nationale.

« Je ne connais pas ceux-là, dit Silvère. L’homme à chevaldoit être le chef dont on m’a parlé. Il a amené avec lui lescontingents de Faverolles et des villages voisins. Il faudrait quetoute la colonne fût équipée de la sorte. »

Il n’eut pas le temps de reprendre haleine.

« Ah ! voici les campagnes ! »cria-t-il.

Derrière les gens de Faverolles, s’avançaient de petits groupescomposés chacun de dix à vingt hommes au plus. Tous portaient laveste courte des paysans du Midi. Ils brandissaient en chantant desfourches et des faux ; quelques-uns même n’avaient que delarges pelles de terrassier. Chaque hameau avait envoyé ses hommesvalides.

Silvère, qui reconnaissait les groupes à leurs chefs, lesénuméra d’une voix fiévreuse.

« Le contingent de Chavanoz ! dit-il. Il n’y a quehuit hommes, mais ils sont solides ; l’oncle Antoine lesconnaît… Voici Nazères ! voici Poujols ! tous y sont, pasun n’a manqué à l’appel… Valqueyras ! Tiens, M. le curéest de la partie ; on m’a parlé de lui ; c’est un bonrépublicain. »

Il se grisait. Maintenant que chaque bataillon ne comptait plusque quelques insurgés, il lui fallait les nommer à la hâte, etcette précipitation lui donnait un air fou.

« Ah ! Miette, continua-t-il, le beau défilé !Rozan ! Vernoux ! Corbière ! et il y en a encore, tuvas voir… Ils n’ont que des faux, ceux-là, mais ils faucheront latroupe aussi rase que l’herbe de leurs prés… Saint-Eutrope !Mazet ! les Gardes ! Marsanne ! tout le versant nordde la Seille !… Va, nous serons vainqueurs ! Le paysentier est avec nous. Regarde les bras de ces hommes, ils sont durset noirs comme du fer… Ça ne finit pas. Voici Pruinas ! lesRoches-Noires ! Ce sont des contrebandiers, cesderniers ; ils ont des carabines… Encore des faux et desfourches, les contingents des campagnes continuent.Castel-le-Vieux ! Sainte-Anne ! Graille !Estourmel ! Murdaran ! »

Et il acheva, d’une voix étranglée par l’émotion, ledénombrement de ces hommes, qu’un tourbillon semblait prendre etenlever à mesure qu’il les désignait. La taille grandie, le visageen feu, il montrait les contingents d’un geste nerveux. Miettesuivait ce geste. Elle se sentait attirée vers le bas de la route,comme par les profondeurs d’un précipice. Pour ne pas glisser lelong du talus, elle se retenait au cou du jeune homme. Une ivressesingulière montait de cette foule grisée de bruit, de courage et defoi. Ces êtres entrevus dans un rayon de lune, ces adolescents, ceshommes mûrs, ces vieillards brandissant des armes étranges, vêtusdes costumes les plus divers, depuis le sarrau du manœuvre jusqu’àla redingote du bourgeois ; cette file interminable de têtes,dont l’heure et la circonstance faisaient des masques inoubliablesd’énergie et de ravissement fanatiques, prenaient à la longuedevant les yeux de la jeune fille une impétuosité vertigineuse detorrent. À certains moments, il lui semblait qu’ils ne marchaientplus, qu’ils étaient charriés par laMarseillaise elle-même, par ce chant rauque aux sonoritésformidables. Elle ne pouvait distinguer les paroles, ellen’entendait qu’un grondement continu, allant de notes sourdes à desnotes vibrantes, aiguës comme des pointes qu’on aurait, parsaccades, enfoncées dans sa chair. Ce rugissement de la révolte,cet appel à la lutte et à la mort, avec ses secousses de colère,ses désirs brûlants de liberté, son étonnant mélange de massacreset d’élans sublimes, en la frappant au cœur, sans relâche, et plusprofondément à chaque brutalité du rythme, lui causait une de cesangoisses voluptueuses de vierge martyre se redressant et souriantsous le fouet. Et toujours, roulée dans le flot sonore, la foulecoulait. Le défilé, qui dura à peine quelques minutes, parut auxjeunes gens ne devoir jamais finir.

Certes, Miette était une enfant. Elle avait pâli à l’approche dela bande, elle avait pleuré ses tendresses envolées ; maiselle était une enfant de courage, une nature ardente quel’enthousiasme exaltait aisément. Aussi l’émotion qui l’avait peu àpeu gagnée, la secouait-elle maintenant tout entière. Elle devenaitun garçon. Volontiers elle eût pris une arme et suivi les insurgés.Ses dents blanches, à mesure que défilaient les fusils et les faux,se montraient plus longues et plus aiguës, entre ses lèvres rouges,pareilles aux crocs d’un jeune loup qui aurait des envies demordre. Et lorsqu’elle entendit Silvère dénombrer d’une voix deplus en plus pressée les contingents des campagnes, il lui semblaque l’élan de la colonne s’accélérait encore, à chaque parole dujeune homme. Bientôt ce fut un emportement, une poussière d’hommesbalayée par une tempête. Tout se mit à tourner devant elle. Elleferma les yeux. De grosses larmes chaudes coulaient sur sesjoues.

Silvère avait, lui aussi, des pleurs au bord des cils.

« Je ne vois pas les hommes qui ont quitté Plassans cetaprès-midi », murmura-t-il.

Il tâchait de distinguer le bout de la colonne, qui se trouvaitencore dans l’ombre. Puis il cria avec une joietriomphante :

« Ah ! les voici !… Ils ont le drapeau, on leur aconfié le drapeau ! »

Alors il voulut sauter du talus pour aller rejoindre sescompagnons ; mais, à ce moment, les insurgés s’arrêtèrent. Desordres coururent le long de la colonne. LaMarseillaise s’éteignit dans un dernier grondement, etl’on n’entendit plus que le murmure confus de la foule, encoretoute vibrante. Silvère, qui écoutait, put comprendre les ordresque les contingents se transmettaient, et qui appelaient les gensde Plassans en tête de la bande. Comme chaque bataillon se rangeaitau bord de la route pour laisser passer le drapeau, le jeune homme,entraînant Miette, se mit à remonter le talus.

« Viens, lui dit-il, nous serons avant eux de l’autre côtédu pont. »

Et quand ils furent en haut, dans les terres labourées, ilscoururent jusqu’à un moulin dont l’écluse barre la rivière. Là, ilstraversèrent la Viorne sur une planche que les meuniers y ontjetée. Puis ils coupèrent en biais les prés Sainte-Claire, toujoursse tenant par la main, toujours courant, sans échanger une parole.La colonne faisait, sur le grand chemin, une ligne sombre qu’ilssuivirent le long des haies. Il y avait des trous dans lesaubépines. Silvère et Miette sautèrent sur la route par un de cestrous.

Malgré le détour qu’ils venaient de faire, ils arrivèrent enmême temps que les gens de Plassans. Silvère échangea quelquespoignées de main ; on dut penser qu’il avait appris la marchenouvelle des insurgés et qu’il était venu à leur rencontre. Miette,dont le visage était caché à demi par le capuchon de la pelisse,fut regardée curieusement.

« Eh ! c’est la Chantegreil, dit un homme du faubourg,la nièce de Rébufat, le méger du Jas-Meiffren.

– D’où sors-tu donc, coureuse ! » cria une autrevoix.

Silvère, gris d’enthousiasme, n’avait pas songé à la singulièrefigure que ferait son amoureuse devant les plaisanteries certainesdes ouvriers. Miette, confuse, le regardait comme pour imploreraide et secours. Mais, avant même qu’il eût pu ouvrir les lèvres,une nouvelle voix s’éleva du groupe, disant avecbrutalité :

« Son père est au bagne, nous ne voulons pas avec nous lafille d’un voleur et d’un assassin. »

Miette pâlit affreusement.

« Vous mentez, murmura-t-elle ; si mon père a tué, iln’a pas volé. »

Et comme Silvère serrait les poings, plus pâle et plusfrémissant qu’elle :

« Laisse, reprit-elle, ceci me regarde… »

Puis se retournant vers le groupe, elle répéta avecéclat :

« Vous mentez, vous mentez ! il n’a jamais pris un souà personne. Vous le savez bien. Pourquoi l’insultez-vous, quand ilne peut être là ? »

Elle s’était redressée, superbe de colère. Sa nature ardente, àdemi sauvage, paraissait accepter avec assez de calme l’accusationde meurtre ; mais l’accusation de vol l’exaspérait. On lesavait, et c’est pourquoi la foule lui jetait souvent cetteaccusation à la face, par méchanceté bête.

L’homme qui venait d’appeler son père voleur n’avait,d’ailleurs, répété que ce qu’il entendait dire depuis des années.Devant l’attitude violente de l’enfant, les ouvriers ricanèrent.Silvère serrait toujours les poings. La chose allait mal tourner,lorsqu’un chasseur de la Seille, qui s’était assis sur un tas depierres, au bord de la route, en attendant qu’on se remît enmarche, vint au secours de la jeune fille.

« La petite a raison, dit-il. Chantegreil était un desnôtres. Je l’ai connu. Jamais on n’a bien vu clair dans sonaffaire. Moi, j’ai toujours cru à la vérité de ses déclarationsdevant les juges. Le gendarme qu’il a descendu, à la chasse, d’uncoup de fusil, devait déjà le tenir lui-même au bout de sacarabine. On se défend, que voulez-vous ! Mais Chantegreilétait un honnête homme, Chantegreil n’a pas volé. »

Comme il arrive en pareil cas, l’attestation de ce braconniersuffit pour que Miette trouvât des défenseurs. Plusieurs ouvriersvoulurent avoir également connu Chantegreil.

« Oui, oui, c’est vrai, dirent-ils. Ce n’était pas unvoleur. Il y a, à Plassans, des canailles qu’il faudrait envoyer aubagne à sa place… Chantegreil était notre frère… Allons, calme-toi,petite. »

Jamais Miette n’avait entendu dire du bien de son père. On letraitait ordinairement devant elle de gueux, de scélérat, et voilàqu’elle rencontrait de braves cœurs qui avaient pour lui desparoles de pardon et qui le déclaraient un honnête homme. Alorselle fondit en larmes, elle retrouva l’émotion que laMarseillaise avait fait monter à sa gorge, elle cherchacomment elle pourrait remercier ces hommes doux aux malheureux. Unmoment, il lui vint l’idée de leur serrer la main à tous, comme ungarçon. Mais son cœur trouva mieux. À côté d’elle se tenait deboutl’insurgé qui portait le drapeau. Elle toucha la hampe du drapeauet, pour tout remerciement, elle dit d’une voixsuppliante :

« Donnez-le-moi, je le porterai. »

Les ouvriers, simples d’esprit, comprirent le côté naïvementsublime de ce remerciement.

« C’est cela, crièrent-ils, la Chantegreil portera ledrapeau. »

Un bûcheron fit remarquer qu’elle se fatiguerait vite, qu’ellene pourrait aller loin.

« Oh ! je suis forte », dit-elle orgueilleusementen retroussant ses manches, et en montrant ses bras ronds, aussigros déjà que ceux d’une femme faite.

Et comme on lui tendait le drapeau :

« Attendez », reprit-elle.

Elle retira vivement sa pelisse, qu’elle remit ensuite, aprèsl’avoir tournée du côté de la doublure rouge. Alors elle apparut,dans la blanche clarté de la lune, drapée d’un large manteau depourpre qui lui tombait jusqu’aux pieds. Le capuchon, arrêté sur lebord de son chignon, la coiffait d’une sorte de bonnet phrygien.Elle prit le drapeau, en serra la hampe contre sa poitrine, et setint droite, dans les plis de cette bannière sanglante qui flottaitderrière elle. Sa tête d’enfant exaltée, avec ses cheveux crépus,ses grands yeux humides, ses lèvres entrouvertes par un sourire,eut un élan d’énergique fierté, en se levant à demi vers le ciel. Àce moment, elle fut la vierge Liberté.

Les insurgés éclatèrent en applaudissements. Ces Méridionaux, àl’imagination vive, étaient saisis et enthousiasmés par la brusqueapparition de cette grande fille toute rouge qui serrait sinerveusement leur drapeau sur son sein. Des cris partirent dugroupe :

« Bravo, la Chantegreil ! Vive la Chantegreil !Elle restera avec nous, elle nous portera bonheur ! »

On l’eût acclamée longtemps si l’ordre de se remettre en marchen’était arrivé. Et, pendant que la colonne s’ébranlait, Miettepressa la main de Silvère, qui venait de se placer à son côté, etlui murmura à l’oreille :

« Tu entends ! je resterai avec toi. Tu veuxbien ? »

Silvère, sans répondre, lui rendit son étreinte. Il acceptait.Profondément ému, il était d’ailleurs incapable de ne pas selaisser aller au même enthousiasme que ses compagnons. Miette luiétait apparue si belle, si grande, si sainte ! Pendant toutela montée de la côte, il la revit devant lui, rayonnante, dans unegloire empourprée. Maintenant, il la confondait avec son autremaîtresse adorée, la République. Il aurait voulu être arrivé, avoirson fusil sur l’épaule. Mais les insurgés montaient lentement.L’ordre était donné de faire le moins de bruit possible. La colonnes’avançait entre les deux rangées d’ormes, pareille à un serpentgigantesque dont chaque anneau aurait eu d’étranges frémissements.La nuit glacée de décembre avait repris son silence, et seule laViorne paraissait gronder d’une voix plus haute.

Dès les premières maisons du faubourg, Silvère courut en avantpour aller chercher son fusil à l’aire Saint-Mittre, qu’il retrouvaendormie sous la lune. Quand il rejoignit les insurgés, ils étaientarrivés devant la porte de Rome. Miette se pencha et lui dit avecson sourire d’enfant :

« Il me semble que je suis à la procession de la Fête-Dieu,et que je porte la bannière de la Vierge. »

Chapitre 2

 

Plassans est une sous-préfecture d’environ dix mille âmes. Bâtiesur le plateau qui domine la Viorne, adossée au nord contre lescollines des Garrigues, une des dernières ramifications des Alpes,la ville est comme située au fond d’un cul-de-sac. En 1851, elle necommuniquait avec les pays voisins que par deux routes : laroute de Nice, qui descend à l’est, et la route de Lyon, qui monteà l’ouest, l’une continuant l’autre, sur deux lignes presqueparallèles. Depuis cette époque, on a construit un chemin de ferdont la voie passe au sud de la ville, en bas du coteau qui va enpente raide des anciens remparts à la rivière. Aujourd’hui, quandon sort de la gare, placée sur la rive droite du petit torrent, onaperçoit, en levant la tête, les premières maisons de Plassans,dont les jardins forment terrasse. Il faut monter pendant un bonquart d’heure avant d’atteindre ces maisons.

Il y a une vingtaine d’années, grâce sans doute au manque decommunications, aucune ville n’avait mieux conservé le caractèredévot et aristocratique des anciennes cités provençales. Elleavait, et a d’ailleurs encore aujourd’hui, tout un quartier degrands hôtels bâtis sous Louis XIV et sous Louis XV, unedouzaine d’églises, des maisons de jésuites et de capucins, unnombre considérable de couvents. La distinction des classes y estrestée longtemps tranchée par la division des quartiers. Plassansen compte trois, qui forment chacun comme un bourg particulier etcomplet, ayant ses églises, ses promenades, ses mœurs, seshorizons.

Le quartier des nobles, qu’on nomme quartier Saint-Marc, du nomd’une des paroisses qui le desservent, un petit Versailles aux ruesdroites, rongées d’herbe, et dont les larges maisons carréescachent de vastes jardins, s’étend au sud, sur le bord duplateau ; certains hôtels, construits au ras même de la pente,ont une double rangée de terrasses, d’où l’on découvre toute lavallée de la Viorne, admirable point de vue très vanté dans lepays. Le vieux quartier, l’ancienne ville, étage au nord-ouest sesruelles étroites et tortueuses, bordées de masuresbranlantes ; là se trouvent la mairie, le tribunal civil, lemarché, la gendarmerie ; cette partie de Plassans, la pluspopuleuse, est occupée par les ouvriers, les commerçants, tout lemenu peuple actif et misérable. La ville neuve, enfin, forme unesorte de carré long, au nord-est ; la bourgeoisie, ceux quiont amassé sou à sou une fortune, et ceux qui exercent uneprofession libérale, y habitent des maisons bien alignées, enduitesd’un badigeon jaune clair. Ce quartier, qu’embellit lasous-préfecture, une laide bâtisse de plâtre ornée de rosaces,comptait à peine cinq ou six rues en 1851 ; il est de créationrécente, et, surtout depuis la construction du chemin de fer, iltend seul à s’agrandir.

Ce qui, de nos jours, partage encore Plassans en trois partiesindépendantes et distinctes, c’est que les quartiers sont seulementbornés par de grandes voies. Le cours Sauvaire et la rue de Rome,qui en est comme le prolongement étranglé, vont de l’ouest à l’est,de la Grand-Porte à la porte de Rome, coupant ainsi la ville endeux morceaux, séparant le quartier des nobles des deux autresquartiers. Ceux-ci sont eux-mêmes délimités par la rue de laBanne ; cette rue, la plus belle du pays, prend naissance àl’extrémité du cours Sauvaire et monte vers le nord, en laissant àgauche les masses noires du vieux quartier, à droite les maisonsjaune clair de la ville neuve. C’est là, vers le milieu de la rue,au fond d’une petite place plantée d’arbres maigres, que se dressela sous-préfecture, monument dont les bourgeois de Plassans sonttrès fiers.

Comme pour s’isoler davantage et se mieux enfermer chez elle, laville est entourée d’une ceinture d’anciens remparts qui ne serventaujourd’hui qu’à la rendre plus noire et plus étroite. Ondémolirait à coups de fusil ces fortifications ridicules, mangéesde lierre et couronnées de giroflées sauvages, tout au plus égalesen hauteur et en épaisseur aux murailles d’un couvent. Elles sontpercées de plusieurs ouvertures, dont les deux principales, laporte de Rome et la Grand-Porte, s’ouvrent, la première sur laroute de Nice, la seconde sur la route de Lyon, à l’autre bout dela ville. Jusqu’en 1853, ces ouvertures sont restées garniesd’énormes portes de bois à deux battants, cintrées dans le haut, etque consolidaient des lames de fer. À onze heures en été, à dixheures en hiver, on fermait ces portes à double tour. La ville,après avoir ainsi poussé les verrous comme une fille peureuse,dormait tranquille. Un gardien, qui habitait une logette placéedans un des angles intérieurs de chaque portail, avait charged’ouvrir aux personnes attardées. Mais il fallait parlementerlongtemps. Le gardien n’introduisait les gens qu’après avoiréclairé de sa lanterne et examiné attentivement leur visage autravers d’un judas ; pour peu qu’on lui déplût, on couchaitdehors. Tout l’esprit de la ville, fait de poltronnerie, d’égoïsme,de routine, de la haine du dehors et du désir religieux d’une viecloîtrée, se trouvait dans ces tours de clef donnés aux porteschaque soir. Plassans, quand il s’était bien cadenassé, sedisait : « Je suis chez moi », avec la satisfactiond’un bourgeois dévot, qui, sans crainte pour sa caisse, certain den’être réveillé par aucun tapage, va réciter ses prières et semettre voluptueusement au lit. Il n’y a pas de cité, je crois, quise soit entêtée si tard à s’enfermer comme une nonne.

La population de Plassans se divise en trois groupes ;autant de quartiers, autant de petits mondes à part. Il faut mettreen dehors les fonctionnaires, le sous-préfet, le receveurparticulier, le conservateur des hypothèques, le directeur despostes, tous gens étrangers à la contrée, peu aimés et très enviés,vivant à leur guise. Les vrais habitants, ceux qui ont poussé là etqui sont fermement décidés à y mourir, respectent trop les usagesreçus et les démarcations établies pour ne pas se parquerd’eux-mêmes dans une des sociétés de la ville.

Les nobles se cloîtrent hermétiquement. Depuis la chute deCharles X, ils sortent à peine, se hâtent de rentrer dansleurs grands hôtels silencieux, marchant furtivement, comme en paysennemi. Ils ne vont chez personne, et ne se reçoivent même pasentre eux. Leurs salons ont pour seuls habitués quelques prêtres.L’été, ils habitent les châteaux qu’ils possèdent auxenvirons ; l’hiver, ils restent au coin de leur feu. Ce sontdes morts s’ennuyant dans la vie. Aussi leur quartier a-t-il lecalme lourd d’un cimetière. Les portes et les fenêtres sontsoigneusement barricadées ; on dirait une suite de couventsfermés à tous les bruits du dehors. De loin en loin, on voit passerun abbé dont la démarche discrète met un silence de plus le longdes maisons closes, et qui disparaît comme une ombre dansl’entrebâillement d’une porte.

La bourgeoisie, les commerçants retirés, les avocats, lesnotaires, tout le petit monde aisé et ambitieux qui peuple la villeneuve, tâche de donner quelque vie à Plassans. Ceux-là vont auxsoirées de M. le sous-préfet et rêvent de rendre des fêtespareilles. Ils font volontiers de la popularité, appellent unouvrier « mon brave », parlent des récoltes aux paysans,lisent les journaux, se promènent le dimanche avec leurs dames. Cesont les esprits avancés de l’endroit, les seuls qui se permettentde rire en parlant des remparts ; ils ont même plusieurs foisréclamé de « l’édilité » la démolition de ces vieillesmurailles, « vestige d’un autre âge ». D’ailleurs, lesplus sceptiques d’entre eux reçoivent une violente commotion dejoie chaque fois qu’un marquis ou un comte veut bien les honorerd’un léger salut. Le rêve de tout bourgeois de la ville neuve estd’être admis dans un salon du quartier Saint-Marc. Ils savent bienque ce rêve est irréalisable, et c’est ce qui leur fait crier trèshaut qu’ils sont libres penseurs, des libres penseurs tout deparoles, fort amis de l’autorité, se jetant dans les bras dupremier sauveur venu, au moindre grondement du peuple.

Le groupe qui travaille et végète dans le vieux quartier n’estpas aussi nettement déterminé. Le peuple, les ouvriers, y sont enmajorité ; mais on y compte aussi les petits détaillants etmême quelques gros négociants. À la vérité, Plassans est loind’être un centre de commerce ; on y trafique juste assez pourse débarrasser des productions du pays : les huiles, les vins,les amandes. Quant à l’industrie, elle n’y est guère représentéeque par trois ou quatre tanneries qui empestent une des rues duvieux quartier, des manufactures de chapeaux de feutre et unefabrique de savon reléguée dans un coin du faubourg. Ce petit mondecommercial et industriel, s’il fréquente, aux grands jours, lesbourgeois de la ville neuve, vit surtout au milieu des travailleursde l’ancienne ville. Commerçants, détaillants, ouvriers, ont desintérêts communs qui les unissent en une seule famille. Le dimancheseulement, les patrons se lavent les mains et font bande à part.D’ailleurs, la population ouvrière, qui compte pour un cinquième àpeine, se perd au milieu des oisifs du pays.

Une seule fois par semaine, dans la belle saison, les troisquartiers de Plassans se rencontrent face à face. Toute la ville serend au cours Sauvaire, le dimanche après les vêpres ; lesnobles eux-mêmes se hasardent. Mais, sur cette sorte de boulevardplanté de deux allées de platanes, il s’établit trois courants biendistincts. Les bourgeois de la ville neuve ne font quepasser ; ils sortent par la Grand-Porte et prennent, à droite,l’avenue du Mail, le long de laquelle ils vont et viennent, jusqu’àla tombée de la nuit. Pendant ce temps, la noblesse et le peuple separtagent le cours Sauvaire. Depuis plus d’un siècle, la noblesse achoisi l’allée placée au sud, qui est bordée d’une rangée de grandshôtels et que le soleil quitte la première ; le peuple a dû secontenter de l’autre allée, celle du nord, côté où se trouvent lescafés, les hôtels, les débits de tabac. Et, tout l’après-midi,peuple et noblesse se promènent, montant et descendant le cours,sans que jamais un ouvrier ou un noble ait la pensée de changerd’avenue. Six à huit mètres les séparent, et ils restent à millelieues les uns des autres, suivant avec scrupule deux lignesparallèles, comme ne devant pas se rencontrer en ce bas monde. Mêmeaux époques révolutionnaires, chacun a gardé son allée. Cettepromenade réglementaire du dimanche et les tours de clef donnés lesoir aux portes, sont des faits du même ordre, qui suffisent pourjuger les dix mille âmes de la ville.

Ce fut dans ce milieu particulier que végéta jusqu’en 1848 unefamille obscure et peu estimée, dont le chef, Pierre Rougon, jouaplus tard un rôle important, grâce à certaines circonstances.

Pierre Rougon était un fils de paysan. La famille de sa mère,les Fouque, comme on les nommait, possédait, vers la fin du siècledernier, un vaste terrain situé dans le faubourg, derrière l’anciencimetière Saint-Mittre ; ce terrain a été plus tard réuni auJas-Meiffren. Les Fouque étaient les plus riches maraîchers dupays ; ils fournissaient de légumes tout un quartier dePlassans. Le nom de cette famille s’éteignit quelques années avantla révolution. Une fille seule resta, Adélaïde, née en 1768, et quise trouva orpheline à l’âge de dix-huit ans. Cette enfant, dont lepère mourut fou, était une grande créature, mince, pâle, auxregards effarés, d’une singularité d’allures qu’on put prendre pourde la sauvagerie tant qu’elle resta petite fille. Mais, engrandissant, elle devint plus bizarre encore ; elle commitcertaines actions que les plus fortes têtes du faubourg ne purentraisonnablement expliquer et, dès lors, le bruit courut qu’elleavait le cerveau fêlé comme son père. Elle se trouvait seule dansla vie, depuis six mois à peine, maîtresse d’un bien qui faisaitd’elle une héritière recherchée, quand on apprit son mariage avecun garçon jardinier, un nommé Rougon, paysan mal dégrossi, venu desBasses-Alpes. Ce Rougon, après la mort du dernier des Fouque, quil’avait loué pour une saison, était resté au service de la fille dudéfunt. De serviteur à gages, il passait brusquement au titre enviéde mari. Ce mariage fut un premier étonnement pour l’opinion ;personne ne put comprendre pourquoi Adélaïde préférait ce pauvrediable, épais, lourd, commun, sachant à peine parler français, àtels et tels jeunes gens, fils de cultivateurs aisés, qu’on voyaitrôder autour d’elle depuis longtemps. Et comme en province rien nedoit rester inexpliqué, on voulut voir un mystère quelconque aufond de cette affaire, on prétendit même que le mariage étaitdevenu d’une absolue nécessité entre les jeunes gens. Mais lesfaits démentirent ces médisances. Adélaïde eut un fils au bout dedouze grands mois. Le faubourg se fâcha ; il ne pouvaitadmettre qu’il se fût trompé, il entendait pénétrer le prétendusecret ; aussi toutes les commères se mirent-elles à espionnerles Rougon. Elles ne tardèrent pas à avoir une ample matière àbavardages. Rougon mourut presque subitement, quinze mois après sonmariage, d’un coup de soleil qu’il reçut, un après-midi, ensarclant un plant de carottes. Une année s’était à peine écouléeque la jeune veuve donna lieu à un scandale inouï ; on sutd’une façon certaine qu’elle avait un amant ; elle neparaissait pas s’en cacher ; plusieurs personnes affirmaientl’avoir entendue tutoyer publiquement le successeur du pauvreRougon. Un an de veuvage au plus, et un amant ! Un pareiloubli des convenances parut monstrueux, en dehors de la saineraison. Ce qui rendit le scandale plus éclatant, ce fut l’étrangechoix d’Adélaïde. Alors demeurait au fond de l’impasseSaint-Mittre, dans une masure dont les derrières donnaient sur leterrain des Fouque, un homme mal famé, que l’on désignaitd’habitude sous cette locution : « ce gueux deMacquart. » Cet homme disparaissait pendant des semainesentières ; puis on le voyait reparaître, un beau soir, lesbras vides, les mains dans les poches, flânant ; il sifflait,il semblait revenir d’une petite promenade. Et les femmes, assisessur le seuil de leur porte, disaient en le voyant passer :« Tiens ! ce gueux de Macquart ! il aura caché sesballots et son fusil dans quelque creux de la Viorne. » Lavérité était que Macquart n’avait pas de rentes, et qu’il mangeaitet buvait en heureux fainéant, pendant ses courts séjours à laville. Il buvait surtout avec un entêtement farouche ; seul àune table, au fond d’un cabaret, il s’oubliait chaque soir, lesyeux fixés stupidement sur son verre, sans jamais écouter niregarder autour de lui. Et quand le marchand de vin fermait saporte, il se retirait d’un pas ferme, la tête plus haute, commeredressé par l’ivresse. « Macquart marche bien droit, il estivre mort », disait-on en le voyant rentrer. D’ordinaire,lorsqu’il n’avait pas bu, il allait légèrement courbé, évitant lesregards des curieux, avec une sorte de timidité sauvage. Depuis lamort de son père, un ouvrier tanneur, qui lui avait laissé pourtout héritage la masure de l’impasse Saint-Mittre, on ne luiconnaissait ni parents ni amis. La proximité des frontières et levoisinage des forêts de la Seille avaient fait de ce paresseux etsingulier garçon un contrebandier doublé d’un braconnier, un de cesêtres à figure louche dont les passants disent : « Je nevoudrais pas rencontrer cette tête-là, à minuit, au coin d’unbois. » Grand, terriblement barbu, la face maigre, Macquartétait la terreur des bonnes femmes du faubourg ; ellesl’accusaient de manger des petits enfants tout crus. À peine âgé detrente ans, il paraissait en avoir cinquante. Sous les broussaillesde sa barbe et les mèches de ses cheveux, qui lui couvraient levisage, pareilles aux touffes de poils d’un caniche, on nedistinguait que le luisant de ses yeux bruns, le regard furtif ettriste d’un homme aux instincts vagabonds, que le vin et une vie deparia ont rendu mauvais. Bien qu’on ne pût préciser aucun de sescrimes, il ne se commettait pas un vol, pas un assassinat dans lepays, sans que le premier soupçon se portât sur lui. Et c’était cetogre, ce brigand, ce gueux de Macquart qu’Adélaïde avaitchoisi ! En vingt mois, elle eut deux enfants, un garçon, puisune fille. De mariage entre eux, il n’en fut pas un instantquestion. Jamais le faubourg n’avait vu une pareille audace dansl’inconduite. La stupéfaction fut si grande, l’idée que Macquartavait pu trouver une maîtresse jeune et riche renversa à un telpoint les croyances des commères, qu’elles furent presque doucespour Adélaïde. « La pauvre ! elle est devenuecomplètement folle, disaient-elles ; si elle avait unefamille, il y a longtemps qu’elle serait enfermée. » Et, commeon ignora toujours l’histoire de ces amours étranges, ce fut encorecette canaille de Macquart qui fut accusé d’avoir abusé du cerveaufaible d’Adélaïde pour lui voler son argent.

Le fils légitime, le petit Pierre Rougon, grandit avec lesbâtards de sa mère. Adélaïde garda auprès d’elle ces derniers,Antoine et Ursule, les louveteaux, comme on les nommait dans lequartier, sans d’ailleurs les traiter ni plus ni moins tendrementque son enfant du premier lit. Elle paraissait n’avoir pas uneconscience bien nette de la situation faite dans la vie à ces deuxpauvres créatures. Pour elle, ils étaient ses enfants au même titreque son premier-né ; elle sortait parfois tenant Pierre d’unemain et Antoine de l’autre, ne s’apercevant pas de la façon déjàprofondément différente dont on regardait les chers petits.

Ce fut une singulière maison.

Pendant près d’une vingtaine d’années, chacun y vécut à soncaprice, les enfants comme la mère. Tout y poussa librement. Endevenant femme, Adélaïde était restée la grande fille étrange quipassait à quinze ans pour une sauvage ; non pas qu’elle fûtfolle, ainsi que le prétendaient les gens du faubourg, mais il yavait en elle un manque d’équilibre entre le sang et les nerfs, unesorte de détraquement du cerveau et du cœur, qui la faisait vivreen dehors de la vie ordinaire, autrement que tout le monde. Elleétait certainement très naturelle, très logique avecelle-même ; seulement sa logique devenait de la pure démenceaux yeux des voisins. Elle semblait vouloir s’afficher, chercherméchamment à ce que tout, chez elle, allât de mal en pis,lorsqu’elle obéissait avec une grande naïveté aux seules pousséesde son tempérament.

Dès ses premières couches, elle fut sujette à des crisesnerveuses qui la jetaient dans des convulsions terribles. Cescrises revenaient périodiquement tous les deux ou trois mois. Lesmédecins qui furent consultés répondirent qu’il n’y avait rien àfaire, que l’âge calmerait ces accès. On la mit seulement au régimedes viandes saignantes et du vin de quinquina. Ces secoussesrépétées achevèrent de la détraquer. Elle vécut au jour le jour,comme une enfant, comme une bête caressante qui cède à sesinstincts. Quand Macquart était en tournée, elle passait sesjournées, oisive, songeuse, ne s’occupant de ses enfants que pourles embrasser et jouer avec eux. Puis, dès le retour de son amant,elle disparaissait.

Derrière la masure de Macquart, il y avait une petite courqu’une muraille séparait du terrain des Fouque. Un matin, lesvoisins furent très surpris en voyant cette muraille percée d’uneporte, qui la veille au soir n’était pas là. En une heure, lefaubourg entier défila aux fenêtres voisines. Les amants avaient dûtravailler toute la nuit pour creuser l’ouverture et pour poser laporte. Maintenant, ils pouvaient aller librement de l’un chezl’autre. Le scandale recommença ; on fut moins doux pourAdélaïde, qui décidément était la honte du faubourg ; cetteporte, cet aveu tranquille et brutal de vie commune lui fut plusviolemment reproché que ses deux enfants. « On sauve au moinsles apparences », disaient les femmes les plus tolérantes.Adélaïde ignorait ce qu’on appelle « sauver lesapparences » ; elle était très heureuse, très fière de saporte ; elle avait aidé Macquart à arracher les pierres dumur, elle lui avait même gâché du plâtre pour que la besogne allâtplus vite ; aussi vint-elle, le lendemain, avec une joied’enfant, regarder son œuvre, en plein jour, ce qui parut le combledu dévergondage à trois commères, qui l’aperçurent, contemplant lamaçonnerie encore fraîche. Dès lors, à chaque apparition deMacquart, on pensa, en ne voyant plus la jeune femme, qu’elleallait vivre avec lui dans la masure de l’impasse Saint-Mittre.

Le contrebandier venait très irrégulièrement, presque toujours àl’improviste. Jamais on ne sut au juste quelle était la vie desamants, pendant les deux ou trois jours qu’il passait à la ville,de loin en loin. Ils s’enfermaient, le petit logis paraissaitinhabité. Le faubourg ayant décidé que Macquart avait séduitAdélaïde uniquement pour lui manger son argent, on s’étonna, à lalongue, de voir cet homme vivre comme par le passé, sans cesse parmonts et par vaux, aussi mal équipé qu’auparavant. Peut-être lajeune femme l’aimait-elle d’autant plus qu’elle le voyait à de pluslongs intervalles ; peut-être avait-il résisté à sessupplications, éprouvant l’impérieux besoin d’une existenceaventureuse. On inventa mille fables, sans pouvoir expliquerraisonnablement une liaison qui s’était nouée et se prolongeait endehors de tous les faits ordinaires. Le logis de l’impasseSaint-Mittre resta hermétiquement clos et garda ses secrets. Ondevina seulement que Macquart devait battre Adélaïde, bien quejamais le bruit d’une querelle ne sortît de la maison. À plusieursreprises, elle reparut, la face meurtrie, les cheveux arrachés.D’ailleurs, pas le moindre accablement de souffrance ni même detristesse, pas le moindre souci de cacher ses meurtrissures. Ellesouriait, elle semblait heureuse. Sans doute, elle se laissaitassommer sans souffler mot. Pendant plus de quinze ans, cetteexistence dura.

Lorsque Adélaïde rentrait chez elle, elle trouvait la maison aupillage, sans s’émouvoir le moins du monde. Elle manquaitabsolument du sens pratique de la vie. La valeur exacte des choses,la nécessité de l’ordre lui échappaient.

Elle laissa croître ses enfants comme ces pruniers qui poussentle long des routes, au bon plaisir de la pluie et du soleil. Ilsportèrent leurs fruits naturels, en sauvageons que la serpe n’apoint greffés ni taillés. Jamais la nature ne fut moins contrariée,jamais petits êtres malfaisants ne grandirent plus franchement dansle sens de leurs instincts. En attendant, ils se roulaient dans lesplants de légumes, passant leur vie en plein air, à jouer et à sebattre comme des vauriens. Ils volaient les provisions du logis,ils dévastaient les quelques arbres fruitiers de l’enclos, ilsétaient les démons familiers, pillards et criards, de cette étrangemaison de la folie lucide. Quand leur mère disparaissait pendantdes journées entières, leur vacarme devenait tel, ils trouvaientdes inventions si diaboliques pour molester les gens, que lesvoisins devaient les menacer d’aller leur donner le fouet.Adélaïde, d’ailleurs, ne les effrayait guère ; lorsqu’elleétait là, s’ils devenaient moins insupportables aux autres, c’estqu’ils la prenaient pour victime, manquant l’école régulièrementcinq ou six fois par semaine, faisant tout au monde pour s’attirerune correction qui leur eût permis de brailler à leur aise. Maisjamais elle ne les frappait, ni même ne s’emportait ; ellevivait très bien au milieu du bruit, molle, placide, l’espritperdu. À la longue même, l’affreux tapage de ces garnements luidevint nécessaire pour emplir le vide de son cerveau. Elle souriaitdoucement, quand elle entendait dire : « Ses enfants labattront, et ce sera bien fait. » À toutes choses, son allureindifférente semblait répondre :« Qu’importe ! » Elle s’occupait de son bien encoremoins que de ses enfants. L’enclos des Fouque, pendant les longuesannées que dura cette singulière existence, serait devenu unterrain vague, si la jeune femme n’avait eu la bonne chance deconfier la culture de ses légumes à un habile maraîcher. Cet homme,qui devait partager les bénéfices avec elle, la volait impudemment,ce dont elle ne s’aperçut jamais. D’ailleurs, cela eut un heureuxcôté : pour la voler davantage, le maraîcher tira le plusgrand parti possible du terrain, qui doubla presque de valeur.

Soit qu’il fût averti par un instinct secret, soit qu’il eûtdéjà conscience de la façon différente dont l’accueillaient lesgens du dehors, Pierre, l’enfant légitime, domina dès le bas âgeson frère et sa sœur. Dans leurs querelles, bien qu’il fût beaucoupplus faible qu’Antoine, il le battait en maître. Quant à Ursule,pauvre petite créature chétive et pâle, elle était frappée aussirudement par l’un que par l’autre. D’ailleurs, jusqu’à l’âge dequinze ou seize ans, les trois enfants se rouèrent de coupsfraternellement, sans s’expliquer leur haine vague, sans comprendred’une manière nette combien ils étaient étrangers. Ce fut seulementà cet âge qu’ils se trouvèrent face à face, avec leur personnalitéconsciente et arrêtée.

À seize ans, Antoine était un grand galopin, dans lequel lesdéfauts de Macquart et d’Adélaïde se montraient déjà comme fondus.Macquart dominait cependant, avec son amour du vagabondage, satendance à l’ivrognerie, ses emportements de brute. Mais, sousl’influence nerveuse d’Adélaïde, ces vices qui, chez le père,avaient une sorte de franchise sanguine, prenaient, chez le fils,une sournoiserie pleine d’hypocrisie et de lâcheté. Antoineappartenait à sa mère par un manque absolu de volonté digne, par unégoïsme de femme voluptueuse qui lui faisait accepter n’importequel lit d’infamie, pourvu qu’il s’y vautrât à l’aise et qu’il ydormît chaudement. On disait de lui : « Ah ! lebrigand ! il n’a même pas, comme Macquart, le courage de sagueuserie ; s’il assassine jamais, ce sera à coupsd’épingle. » Au physique, Antoine n’avait que les lèvrescharnues d’Adélaïde ; ses autres traits étaient ceux ducontrebandier, mais adoucis, rendus fuyants et mobiles.

Chez Ursule, au contraire, la ressemblance physique et morale dela jeune femme l’emportait ; c’était toujours un mélangeintime ; seulement la pauvre petite, née la seconde, à l’heureoù les tendresses d’Adélaïde dominaient l’amour déjà plus calme deMacquart, semblait avoir reçu avec son sexe l’empreinte plusprofonde du tempérament de sa mère. D’ailleurs, il n’y avait plusici une fusion des deux natures, mais plutôt une juxtaposition, unesoudure singulièrement étroite. Ursule, fantasque, montrait parmoments des sauvageries, des tristesses, des emportements deparia ; puis, le plus souvent, elle riait par éclats nerveux,elle rêvait avec mollesse, en femme folle du cœur et de la tête.Ses yeux, où passaient les regards effarés d’Adélaïde, étaientd’une limpidité de cristal, comme ceux des jeunes chats qui doiventmourir d’étisie.

En face des deux bâtards, Pierre semblait un étranger, ildifférait d’eux profondément, pour quiconque ne pénétrait pas lesracines mêmes de son être. Jamais enfant ne fut à pareil point lamoyenne équilibrée des deux créatures qui l’avaient engendré. Ilétait un juste milieu entre le paysan Rougon et la fille nerveuseAdélaïde. Sa mère avait en lui dégrossi son père. Ce sourd travaildes tempéraments qui détermine à la longue l’amélioration ou ladéchéance d’une race, paraissait obtenir chez Pierre un premierrésultat. Il n’était toujours qu’un paysan, mais un paysan à lapeau moins rude, au masque moins épais, à l’intelligence plus largeet plus souple. Même son père et sa mère s’étaient chez luicorrigés l’un par l’autre. Si la nature d’Adélaïde, que larébellion des nerfs affinait d’une façon exquise, avait combattu etamoindri les lourdeurs sanguines de Rougon, la masse pesante decelui-ci s’était opposée à ce que l’enfant reçût le contrecoup desdétraquements de la jeune femme. Pierre ne connaissait ni lesemportements ni les rêveries maladives des louveteaux de Macquart.Fort mal élevé, tapageur comme tous les enfants lâchés librementdans la vie, il possédait néanmoins un fond de sagesse raisonnéequi devait toujours l’empêcher de commettre une folie improductive.Ses vices, sa fainéantise, ses appétits de jouissance, n’avaientpas l’élan instinctif des vices d’Antoine ; il entendait lescultiver et les contenter au grand jour, honorablement. Dans sapersonne grasse, de taille moyenne, dans sa face longue, blafarde,où les traits de son père avaient pris certaines finesses du visaged’Adélaïde, on lisait déjà l’ambition sournoise et rusée, le besoininsatiable d’assouvissement, le cœur sec et l’envie haineuse d’unfils de paysan, dont la fortune et les nervosités de sa mère ontfait un bourgeois.

Lorsque, à dix-sept ans, Pierre apprit et put comprendre lesdésordres d’Adélaïde et la singulière situation d’Antoine etd’Ursule, il ne parut ni triste ni indigné, mais simplement trèspréoccupé du parti que ses intérêts lui conseillaient de prendre.Des trois enfants, lui seul avait suivi l’école avec une certaineassiduité. Un paysan qui commence à sentir la nécessité del’instruction, devient le plus souvent un calculateur féroce. Cefut à l’école que ses camarades, par leurs huées et la façoninsultante dont ils traitaient son frère, lui donnèrent lespremiers soupçons. Plus tard, il s’expliqua bien des regards, biendes paroles. Il vit enfin clairement la maison au pillage. Dèslors, Antoine et Ursule furent pour lui des parasites éhontés, desbouches qui dévoraient son bien. Quant à sa mère, il la regarda dumême œil que le faubourg, comme une femme bonne à enfermer, quifinirait par manger son argent, s’il n’y mettait ordre. Ce quiacheva de le navrer, ce furent les vols du maraîcher. L’enfanttapageur se transforma, du jour au lendemain, en un garçon économeet égoïste, mûri hâtivement dans le sens de ses instincts parl’étrange vie de gaspillage qu’il ne pouvait voir maintenant autourde lui sans en avoir le cœur crevé. C’était à lui ces légumes surla vente desquels le maraîcher prélevait les plus grosbénéfices ; c’était à lui ce vin bu, ce pain mangé par lesbâtards de sa mère. Toute la maison, toute la fortune était à lui.Dans sa logique de paysan, lui seul, fils légitime, devait hériter.Et comme les biens périclitaient, comme tout le monde mordaitavidement à sa fortune future, il chercha le moyen de jeter cesgens à la porte, mère, frère, sœur, domestiques, et d’hériterimmédiatement.

La lutte fut cruelle. Le jeune homme comprit qu’il devait avanttout frapper sa mère. Il exécuta pas à pas, avec une patiencetenace, un plan dont il avait longtemps mûri chaque détail. Satactique fut de se dresser devant Adélaïde comme un reprochevivant ; non pas qu’il s’emportât ni qu’il lui adressât desparoles amères sur son inconduite ; mais il avait trouvé unecertaine façon de la regarder, sans mot dire, qui la terrifiait.Lorsqu’elle reparaissait, après un court séjour au logis deMacquart, elle ne levait plus les yeux sur son fils qu’enfrissonnant ; elle sentait ses regards, froids et aigus commedes lames d’acier, qui la poignardaient, longuement, sans pitié.L’attitude sévère et silencieuse de Pierre, de cet enfant d’unhomme qu’elle avait si vite oublié, troublait étrangement sonpauvre cerveau malade. Elle se disait que Rougon ressuscitait pourla punir de ses désordres. Toutes les semaines, maintenant, elleétait prise d’une de ces attaques nerveuses qui la brisaient ;on la laissait se débattre ; quand elle revenait à elle, ellerattachait ses vêtements, elle se traînait, plus faible. Souvent,elle sanglotait, la nuit, se serrant la tête entre les mains,acceptant les blessures de Pierre comme les coups d’un dieuvengeur. D’autres fois, elle le reniait ; elle nereconnaissait pas le sang de ses entrailles dans ce garçon épais,dont le calme glaçait si douloureusement sa fièvre. Elle eût mieuxaimé mille fois être battue que d’être ainsi regardée en face. Cesregards implacables qui la suivaient partout, finirent par lasecouer d’une façon si insupportable, qu’elle forma, à plusieursreprises, le projet de ne plus revoir son amant ; mais, dèsque Macquart arrivait, elle oubliait ses serments, elle courait àlui. Et la lutte recommençait à son retour, plus muette, plusterrible. Au bout de quelques mois, elle appartint à son fils. Elleétait devant lui comme une petite fille qui n’est pas certaine desa sagesse et qui craint toujours d’avoir mérité le fouet. Pierre,en habile garçon, lui avait lié les pieds et les mains, s’en étaitfait une servante soumise, sans ouvrir les lèvres, sans entrer dansdes explications difficiles et compromettantes.

Quand le jeune homme sentit sa mère en sa possession, qu’il putla traiter en esclave, il commença à exploiter dans son intérêt lesfaiblesses de son cerveau et la terreur folle qu’un seul de sesregards lui inspirait. Son premier soin, dès qu’il fut maître aulogis, fut de congédier le maraîcher, et de le remplacer par unecréature à lui. Il prit la haute direction de la maison, vendant,achetant, tenant la caisse. Il ne chercha, d’ailleurs, ni à réglerla conduite d’Adélaïde ni à corriger Antoine et Ursule de leurparesse. Peu lui importait, car il comptait se débarrasser de cesgens à la première occasion. Il se contenta de leur mesurer le painet l’eau. Puis, ayant déjà toute la fortune dans les mains, ilattendit un événement qui lui permît d’en disposer à son gré.

Les circonstances le servirent singulièrement. Il échappa à laconscription, à titre de fils aîné d’une femme veuve. Mais, deuxans plus tard, Antoine tomba au sort. Sa mauvaise chance le touchapeu ; il comptait que sa mère lui achèterait un homme.Adélaïde, en effet, voulut le sauver du service. Pierre, qui tenaitl’argent, fit la sourde oreille. Le départ forcé de son frère étaitun heureux événement servant trop bien ses projets. Quand sa mèrelui parla de cette affaire, il la regarda d’une telle façon qu’ellen’osa même pas achever. Son regard disait : « Vous voulezdonc me ruiner pour votre bâtard ? » Elle abandonnaAntoine, égoïstement, ayant avant tout besoin de paix et deliberté. Pierre, qui n’était pas pour les moyens violents, et quise réjouissait de pouvoir mettre son frère à la porte sansquerelle, joua alors le rôle d’un homme désespéré : l’annéeavait été mauvaise, l’argent manquait à la maison, il faudraitvendre un coin de terre, ce qui était le commencement de la ruine.Puis il donna sa parole à Antoine qu’il le rachèterait l’annéesuivante, bien décidé à n’en rien faire. Antoine partit, dupé, àdemi content.

Pierre se débarrassa d’Ursule d’une façon encore plusinattendue. Un ouvrier chapelier du faubourg, nommé Mouret, se pritd’une belle tendresse pour la jeune fille, qu’il trouvait frêle etblanche comme une demoiselle du quartier Saint-Marc. Il l’épousa.Ce fut de sa part un mariage d’amour, un véritable coup de tête,sans calcul aucun. Quant à Ursule, elle accepta ce mariage pourfuir une maison où son frère aîné lui rendait la vie intolérable.Sa mère, enfoncée dans ses jouissances, mettant ses dernièresénergies à se défendre elle-même, en était arrivée à uneindifférence complète ; elle fut même heureuse de son départ,espérant que Pierre, n’ayant plus aucun sujet de mécontentement, lalaisserait vivre en paix, à sa guise. Dès que les jeunes gensfurent mariés, Mouret comprit qu’il devait quitter Plassans, s’ilne voulait entendre chaque jour des paroles désobligeantes sur safemme et sur sa belle-mère. Il partit, il emmena Ursule àMarseille, où il travailla de son état. D’ailleurs, il n’avait pasdemandé un sou de dot. Comme Pierre, surpris de cedésintéressement, s’était mis à balbutier, cherchant à lui donnerdes explications, il lui avait fermé la bouche en disant qu’ilpréférait gagner le pain de sa femme. Le digne fils du paysanRougon demeura inquiet ; cette façon d’agir lui sembla cacherquelque piège.

Restait Adélaïde. Pour rien au monde, Pierre ne voulaitcontinuer à demeurer avec elle. Elle le compromettait. C’était parelle qu’il aurait désiré commencer. Mais il se trouvait pris entredeux alternatives fort embarrassantes : la garder, et alorsrecevoir les éclaboussures de sa honte, s’attacher au pied unboulet qui arrêterait l’élan de son ambition ; la chasser, età coup sûr se faire montrer au doigt comme un mauvais fils, ce quiaurait dérangé ses calculs de bonhomie. Sentant qu’il allait avoirbesoin de tout le monde, il souhaitait que son nom rentrât en grâceauprès de Plassans entier. Un seul moyen était à prendre, celuid’amener Adélaïde à s’en aller d’elle-même. Pierre ne négligeaitrien pour obtenir ce résultat. Il se croyait parfaitement excusé deses duretés par l’inconduite de sa mère. Il la punissait comme onpunit un enfant. Les rôles étaient renversés. Sous cette féruletoujours levée, la pauvre femme se courbait. Elle était à peineâgée de quarante-deux ans, et elle avait des balbutiementsd’épouvante, des airs vagues et humbles de vieille femme tombée enenfance. Son fils continuait à la tuer de ses regards sévères,espérant qu’elle s’enfuirait, le jour où elle serait à bout decourage. La malheureuse souffrait horriblement de honte, de désirscontenus, de lâchetés acceptées, recevant passivement les coups etretournant quand même à Macquart, prête à mourir sur la placeplutôt que de céder. Il y avait des nuits où elle se serait levéepour courir se jeter dans la Viorne, si sa chair faible de femmenerveuse n’avait eu une peur atroce de la mort. Plusieurs fois,elle rêva de fuir, d’aller retrouver son amant à la frontière. Cequi la retenait au logis, dans les silences méprisants et lessecrètes brutalités de son fils, c’était de ne savoir où seréfugier. Pierre sentait que depuis longtemps elle l’aurait quitté,si elle avait eu un asile. Il attendait l’occasion de lui louerquelque part un petit logement, lorsqu’un accident, sur lequel iln’osait compter, brusqua la réalisation de ses désirs. On apprit,dans le faubourg, que Macquart venait d’être tué à la frontière parle coup de feu d’un douanier, au moment où il entrait en Francetoute une cargaison de montres de Genève. L’histoire était vraie.On ne ramena pas même le corps du contrebandier, qui fut enterrédans le cimetière d’un petit village des montagnes. La douleurd’Adélaïde fut stupide. Son fils, qui l’observa curieusement, nelui vit pas verser une larme. Macquart l’avait faite sa légataire.Elle hérita de la masure de l’impasse Saint-Mittre et de lacarabine du défunt, qu’un contrebandier, échappé aux balles desdouaniers, lui rapporta loyalement. Dès le lendemain, elle seretira dans la petite maison ; elle pendit la carabineau-dessus de la cheminée, et vécut là, étrangère au monde,solitaire, muette.

Enfin, Pierre Rougon était seul maître au logis. L’enclos desFouque lui appartenait en fait, sinon légalement. Jamais il n’avaitcompté s’y établir. C’était un champ trop étroit pour son ambition.Travailler à la terre, soigner des légumes, lui semblait grossier,indigne de ses facultés. Il avait hâte de n’être plus un paysan. Sanature, affinée par le tempérament nerveux de sa mère, éprouvaitdes besoins irrésistibles de jouissances bourgeoises. Aussi, danschacun de ses calculs, avait-il vu, comme dénouement, la vente del’enclos des Fouque. Cette vente, en lui mettant dans les mains unesomme assez ronde, devait lui permettre d’épouser la fille dequelque négociant qui le prendrait comme associé. En ce temps-là,les guerres de l’Empire éclaircissaient singulièrement les rangsdes jeunes hommes à marier. Les parents se montraient moinsdifficiles dans le choix d’un gendre. Pierre se disait que l’argentarrangerait tout, et qu’on passerait aisément sur les commérages dufaubourg ; il entendait se poser en victime, en brave cœur quisouffre des hontes de sa famille, qui les déplore, sans en êtreatteint et sans les excuser. Depuis plusieurs mois, il avait jetéses vues sur la fille d’un marchand d’huile, Félicité Puech. Lamaison Puech et Lacamp, dont les magasins se trouvaient dans unedes ruelles les plus noires du vieux quartier, était loin deprospérer. Elle avait un crédit douteux sur la place, on parlaitvaguement de faillite. Ce fut justement à cause de ces mauvaisbruits que Rougon dressa ses batteries de ce côté. Jamais uncommerçant à son aise ne lui eût donné sa fille. Il comptaitarriver lorsque le vieux Puech ne saurait plus par où passer, luiacheter Félicité et relever ensuite la maison par son intelligenceet son énergie. C’était une façon habile de gravir un échelon, des’élever d’un cran au-dessus de sa classe. Il voulait, avant tout,fuir cet affreux faubourg où l’on clabaudait sur sa famille, faireoublier les sales légendes, en effaçant jusqu’au nom de l’enclosdes Fouque. Aussi les rues puantes du vieux quartier luisemblaient-elles un paradis. Là seulement il devait faire peauneuve.

Bientôt le moment qu’il guettait arriva. La maison Puech etLacamp râlait. Le jeune homme négocia alors son mariage avec uneadresse prudente. Il fut accueilli, sinon comme un sauveur, dumoins comme un expédient nécessaire et acceptable. Le mariagearrêté, il s’occupa activement de la vente de l’enclos. Lepropriétaire du Jas-Meiffren, désirant arrondir ses terres, luiavait déjà fait des offres à plusieurs reprises ; un murmitoyen, bas et mince, séparait seul les deux propriétés. Pierrespécula sur les désirs de son voisin, homme fort riche, qui, pourcontenter un caprice, alla jusqu’à donner cinquante mille francs del’enclos. C’était le payer deux fois sa valeur. D’ailleurs, Pierrese faisait tirer l’oreille avec une sournoiserie de paysan, disantqu’il ne voulait pas vendre, que sa mère ne consentirait jamais àse défaire d’un bien où les Fouque, depuis près de deux siècles,avaient vécu de père en fils. Tout en paraissant hésiter, ilpréparait la vente. Des inquiétudes lui étaient venues. Selon salogique brutale, l’enclos lui appartenait, il avait le droit d’endisposer à son gré. Cependant, au fond de cette assurance,s’agitait le vague pressentiment des complications du Code. Il sedécida à consulter indirectement un huissier du faubourg.

Il en apprit de belles. D’après l’huissier, il avait les mainsabsolument liées. Sa mère seule pouvait aliéner l’enclos, ce dontil se doutait. Mais ce qu’il ignorait, ce qui fut pour lui un coupde massue, c’était qu’Ursule et Antoine, les bâtards, leslouveteaux, eussent des droits sur cette propriété. Comment !ces canailles allaient le dépouiller, le voler, lui, l’enfantlégitime ! Les explications de l’huissier étaient claires etprécises : Adélaïde avait, il est vrai, épousé Rougon sous lerégime de la communauté ; mais toute la fortune consistant enbiens-fonds, la jeune femme, selon la loi, était rentrée enpossession de cette fortune, à la mort de son mari ; d’unautre côté, Macquart et Adélaïde avaient reconnu leurs enfants, quidès lors devaient hériter de leur mère. Comme unique consolation,Pierre apprit que le Code rognait la part des bâtards au profit desenfants légitimes. Cela ne le consola nullement. Il voulait tout.Il n’aurait pas partagé dix sous entre Ursule et Antoine. Cetteéchappée sur les complications du Code lui ouvrit de nouveauxhorizons, qu’il sonda d’un air singulièrement songeur. Il compritvite qu’un homme habile doit toujours mettre la loi de son côté. Etvoici ce qu’il trouva, sans consulter personne, pas mêmel’huissier, auquel il craignait de donner l’éveil. Il savaitpouvoir disposer de sa mère comme d’une chose. Un matin, il la menachez un notaire et lui fit signer un acte de vente. Pourvu qu’onlui laissât son taudis de l’impasse Saint-Mittre, Adélaïde auraitvendu Plassans. Pierre lui assurait, d’ailleurs, une rente annuellede six cents francs, et lui jurait ses grands dieux qu’ilveillerait sur son frère et sa sœur. Un tel serment suffisait à labonne femme. Elle récita au notaire la leçon qu’il plut à son filsde lui souffler. Le lendemain, le jeune homme lui fit mettre sonnom au bas d’un reçu, dans lequel elle reconnaissait avoir touchécinquante mille francs, comme prix de l’enclos. Ce fut là son coupde génie, un acte de fripon. Il se contenta de dire à sa mère,étonnée d’avoir à signer un pareil reçu, lorsqu’elle n’avait pas vuun centime des cinquante mille francs, que c’était une simpleformalité ne tirant pas à conséquence. En glissant le papier danssa poche, il pensait : « Maintenant, les louveteauxpeuvent me demander des comptes. Je leur dirai que la vieille atout mangé. Ils n’oseront jamais me faire un procès. » Huitjours après, le mur mitoyen n’existait plus, la charrue avaitretourné la terre des plants de légumes ; l’enclos des Fouque,selon le désir du jeune Rougon, allait devenir un souvenirlégendaire. Quelques mois plus tard, le propriétaire duJas-Meiffren fit même démolir l’ancien logis des maraîchers, quitombait en ruine.

Quand Pierre eut les cinquante mille francs entre les mains, ilépousa Félicité Puech, dans les délais strictement nécessaires.Félicité était une petite femme noire, comme on en voit enProvence. On eût dit une de ces cigales brunes, sèches, stridentes,aux vols brusques, qui se cognent la tête dans les amandiers.Maigre, la gorge plate, les épaules pointues, le visage en museaude fouine, singulièrement fouillé et accentué, elle n’avait pasd’âge ; on lui eût donné quinze ans ou trente ans, bienqu’elle en eût en réalité dix-neuf, quatre de moins que son mari.Il y avait une ruse de chatte au fond de ses yeux noirs, étroits,pareils à des trous de vrille. Son front bas et bombé ; sonnez légèrement déprimé à la racine, et dont les narines s’évasaientensuite, fines et frémissantes, comme pour mieux goûter lesodeurs ; la mince ligne rouge de ses lèvres, la proéminence deson menton qui se rattachait aux joues par des creuxétranges ; toute cette physionomie de naine futée était commele masque vivant de l’intrigue, de l’ambition active et envieuse.Avec sa laideur, Félicité avait une grâce à elle, qui la rendaitséduisante. On disait d’elle qu’elle était jolie ou laide àvolonté. Cela devait dépendre de la façon dont elle nouait sescheveux, qui étaient superbes ; mais cela dépendait plusencore du sourire triomphant qui illuminait son teint doré,lorsqu’elle croyait l’emporter sur quelqu’un. Née avec une sorte demauvaise chance, se jugeant mal partagée par la fortune, elleconsentait le plus souvent à n’être qu’un laideron. D’ailleurs,elle n’abandonnait pas la lutte, elle s’était promis de faire unjour crever d’envie la ville entière par l’étalage d’un bonheur etd’un luxe insolents. Et si elle avait pu jouer sa vie sur une scèneplus vaste, où son esprit délié se fût développé à l’aise, elleaurait à coup sûr réalisé promptement son rêve. Elle était d’uneintelligence fort supérieure à celle des filles de sa classe et deson instruction. Les méchantes langues prétendaient que sa mère,morte quelques années après sa naissance, avait, dans les premierstemps de son mariage, été intimement liée avec le marquis deCarnavant, un jeune noble du quartier Saint-Marc. La vérité étaitque Félicité avait des pieds et des mains de marquise, et quisemblaient ne pas devoir appartenir à la race de travailleurs dontelle descendait.

Le vieux quartier s’étonna, un mois durant, de lui voir épouserPierre Rougon, ce paysan à peine dégrossi, cet homme du faubourgdont la famille n’était guère en odeur de sainteté. Elle laissaclabauder, accueillant par de singuliers sourires les félicitationscontraintes de ses amies. Ses calculs étaient faits, ellechoisissait Rougon en fille qui prend un mari comme on prend uncomplice. Son père, en acceptant le jeune homme, ne voyait quel’apport des cinquante mille francs qui allaient le sauver de lafaillite. Mais Félicité avait de meilleurs yeux. Elle regardait auloin dans l’avenir, et elle se sentait le besoin d’un homme bienportant, un peu rustre même, derrière lequel elle pût se cacher, etdont elle fit aller à son gré les bras et les jambes. Elle avaitune haine raisonnée pour les petits messieurs de province, pour cepeuple efflanqué de clercs de notaire, de futurs avocats quigrelottent dans l’espérance d’une clientèle. Sans la moindre dot,désespérant d’épouser le fils d’un gros négociant, elle préféraitmille fois un paysan qu’elle comptait employer comme un instrumentpassif, à quelque maigre bachelier qui l’écraserait de sasupériorité de collégien et la traînerait misérablement toute lavie à la recherche de vanités creuses. Elle pensait que la femmedoit faire l’homme. Elle se croyait de force à tailler un ministredans un vacher. Ce qui l’avait séduite chez Rougon, c’était lacarrure de la poitrine, le torse trapu et ne manquant pas d’unecertaine élégance. Un garçon ainsi bâti devait porter avec aisanceet gaillardise le monde d’intrigues qu’elle rêvait de lui mettresur les épaules. Si elle appréciait la force et la santé de sonmari, elle avait d’ailleurs su deviner qu’il était loin d’être unimbécile ; sous la chair épaisse, elle avait flairé lessouplesses sournoises de l’esprit ; mais elle était loin deconnaître son Rougon, elle le jugeait encore plus bête qu’iln’était. Quelques jours après son mariage, ayant fouillé par hasarddans le tiroir d’un secrétaire, elle trouva le reçu des cinquantemille francs signé par Adélaïde. Elle comprit et futeffrayée : sa nature, d’une honnêteté moyenne, répugnait à cessortes de moyens. Mais, dans son effroi, il y eut de l’admiration.Rougon devint à ses yeux un homme très fort.

Le jeune ménage se mit bravement à la conquête de la fortune. Lamaison Puech et Lacamp se trouvait moins compromise que Pierre nele pensait. Le chiffre des dettes était faible, l’argent seulmanquait. En province, le commerce a des allures prudentes qui lesauvent des grands désastres. Les Puech et Lacamp étaient sagesparmi les plus sages ; ils risquaient un millier d’écus entremblant ; aussi leur maison, un véritable trou, n’avait-elleque très peu d’importance. Les cinquante mille francs que Pierreapporta suffirent pour payer les dettes et pour donner au commerceune plus large extension. Les commencements furent heureux. Pendanttrois années consécutives, la récolte des oliviers donnaabondamment. Félicité, par un coup d’audace qui effrayasingulièrement Pierre et le vieux Puech, leur fit acheter unequantité considérable d’huile qu’ils amassèrent et gardèrent enmagasin. Les deux années suivantes, selon les pressentiments de lajeune femme, la récolte manqua, il y eut une hausse considérable,ce qui leur permit de réaliser de gros bénéfices en écoulant leurprovision.

Peu de temps après ce coup de filet, Puech et le sieur Lacamp seretirèrent de l’association, contents des quelques sous qu’ilsvenaient de gagner, mordus par l’ambition de mourir rentiers.

Le jeune ménage, resté seul maître de la maison, pensa qu’ilavait enfin fixé la fortune.

« Tu as vaincu mon guignon », disait parfois Félicitéà son mari.

Une des rares faiblesses de cette nature énergique était de secroire frappée de malchance. Jusque-là, prétendait-elle, rien neleur avait réussi, à elle ni à son père, malgré leurs efforts. Lasuperstition méridionale aidant, elle s’apprêtait à lutter contrela destinée, comme on lutte contre une personne en chair et en osqui chercherait à vous étrangler.

Les faits ne tardèrent pas à justifier étrangement sesappréhensions. Le guignon revint, implacable. Chaque année, unnouveau désastre ébranla la maison Rougon. Un banqueroutier luiemportait quelques milliers de francs ; les calculs probablessur l’abondance des récoltes devenaient faux par suite decirconstances incroyables ; les spéculations les plus sûreséchouaient misérablement. Ce fut un combat sans trêve ni merci.

« Tu vois bien que je suis née sous une mauvaiseétoile », disait amèrement Félicité.

Et elle s’acharnait cependant, furieuse, ne comprenant paspourquoi elle, qui avait eu le flair si délicat pour une premièrespéculation, ne donnait plus à son mari que des conseilsdéplorables.

Pierre, abattu, moins tenace, aurait vingt fois liquidé sansl’attitude crispée et opiniâtre de sa femme. Elle voulait êtreriche. Elle comprenait que son ambition ne pouvait bâtir que sur lafortune. Quand ils auraient quelques centaines de mille francs, ilsseraient les maîtres de la ville ; elle ferait nommer son marià un poste important, elle gouvernerait. Ce n’était pas la conquêtedes honneurs qui l’inquiétait ; elle se sentaitmerveilleusement armée pour cette lutte. Mais elle restait sansforce devant les premiers sacs d’écus à gagner. Si le maniement deshommes ne l’effrayait pas, elle éprouvait une sorte de rageimpuissante en face de ces pièces de cent sous, inertes, blancheset froides, sur lesquelles son esprit d’intrigue n’avait pas deprise, et qui se refusaient stupidement à elle.

Pendant plus de trente ans la bataille dura. Lorsque Puechmourut, ce fut un nouveau coup de massue. Félicité, qui comptaithériter d’une quarantaine de mille francs, apprit que le vieilégoïste, pour mieux dorloter ses vieux jours, avait placé sa petitefortune à fonds perdu. Elle en fit une maladie. Elle s’aigrissaitpeu à peu, elle devenait plus sèche, plus stridente. À la voirtourbillonner, du matin au soir, autour des jarres d’huile, on eûtdit qu’elle croyait activer la vente par ces vols continuels demouche inquiète. Son mari, au contraire, s’appesantissait ; leguignon l’engraissait, le rendait plus épais et plus mou. Cestrente années de lutte ne les menèrent cependant pas à la ruine. Àchaque inventaire annuel, ils joignaient à peu près les deuxbouts ; s’ils éprouvaient des pertes pendant une saison, ilsles réparaient à la saison suivante. C’était cette vie au jour lejour qui exaspérait Félicité. Elle eût préféré une belle et bonnefaillite. Peut-être auraient-ils pu alors recommencer leur vie, aulieu de s’entêter dans l’infiniment petit, de se brûler le sangpour ne gagner que leur strict nécessaire. En un tiers de siècle,ils ne mirent pas cinquante mille francs de côté.

Il faut dire que, dès les premières années de leur mariage, ilpoussa chez eux une famille nombreuse qui devint à la longue unetrès lourde charge. Félicité, comme certaines petites femmes, eutune fécondité qu’on n’aurait jamais supposée, à voir la structurechétive de son corps. En cinq années, de 1811 à 1815, elle euttrois garçons, un tous les deux ans. Pendant les quatre années quisuivirent, elle accoucha encore de deux filles. Rien ne fait mieuxpousser les enfants que la vie placide et bestiale de la province.Les époux accueillirent fort mal les deux dernières venues ;les filles, quand les dots manquent, deviennent de terriblesembarras. Rougon déclara à qui voulut l’entendre que c’était assez,que le diable serait bien fin s’il lui envoyait un sixième enfant.Félicité, effectivement, en demeura là. On ne sait pas à quelchiffre elle se serait arrêtée.

D’ailleurs, la jeune femme ne regarda pas cette marmaille commeune cause de ruine. Au contraire, elle reconstruisit sur la tête deses fils l’édifice de sa fortune, qui s’écroulait entre ses mains.Ils n’avaient pas dix ans, qu’elle escomptait déjà en rêve leuravenir. Doutant de jamais réussir par elle-même, elle se mit àespérer en eux pour vaincre l’acharnement du sort. Ilssatisferaient ses vanités déçues, ils lui donneraient cetteposition riche et enviée qu’elle poursuivait en vain. Dès lors,sans abandonner la lutte soutenue par la maison de commerce, elleeut une seconde tactique pour arriver à contenter ses instincts dedomination. Il lui semblait impossible que, sur ses trois fils, iln’y eût pas un homme supérieur qui les enrichirait tous. Ellesentait cela, disait-elle. Aussi soigna-t-elle les marmots avec uneferveur où il y avait des sévérités de mère et des tendressesd’usurier. Elle se plut à les engraisser amoureusement comme uncapital qui devait plus tard rapporter de gros intérêts.

« Laisse donc ! criait Pierre, tous les enfants sontdes ingrats. Tu les gâtes, tu nous ruines. »

Quand Félicité parla d’envoyer les petits au collège, il sefâcha. Le latin était un luxe inutile, il suffirait de leur fairesuivre les classes d’une petite pension voisine. Mais la jeunefemme tint bon ; elle avait des instincts plus élevés qui luifaisaient mettre un grand orgueil à se parer d’enfantsinstruits ; d’ailleurs, elle sentait que ses fils ne pouvaientrester aussi illettrés que son mari, si elle voulait les voir unjour des hommes supérieurs. Elle les rêvait tous trois à Paris,dans de hautes positions qu’elle ne précisait pas. Lorsque Rougoneut cédé et que les trois gamins furent entrés en huitième,Félicité goûta les plus vives jouissances de vanité qu’elle eûtencore ressenties. Elle les écoutait avec ravissement parler entreeux de leurs professeurs et de leurs études. Le jour où l’aîné fitdevant elle décliner rosa, la rose, à un de sescadets, elle crut entendre une musique délicieuse. Il faut le direà sa louange, sa joie fut alors pure de tout calcul. Rougonlui-même se laissa prendre à ce contentement de l’homme illettréqui voit ses enfants devenir plus savants que lui. La camaraderiequi s’établit naturellement entre leurs fils et ceux des plus grosbonnets de la ville acheva de griser les époux. Les petitstutoyaient le fils du maire, celui du sous-préfet, même deux outrois jeunes gentilshommes que le quartier Saint-Marc avait daignémettre au collège de Plassans. Félicité ne croyait pouvoir troppayer un tel honneur. L’instruction des trois gamins grevaterriblement le budget de la maison Rougon.

Tant que les enfants ne furent pas bacheliers, les époux, quiles maintenaient au collège, grâce à d’énormes sacrifices, vécurentdans l’espérance de leur succès. Et même, lorsqu’ils eurent obtenuleur diplôme, Félicité voulut achever son œuvre ; elle décidason mari à les envoyer tous trois à Paris. Deux firent leur droit,le troisième suivit les cours de l’École de médecine. Puis, quandils furent hommes, quand ils eurent mis la maison Rougon à bout deressources et qu’ils se virent obligés de revenir se fixer enprovince, le désenchantement commença pour les pauvres parents. Laprovince sembla reprendre sa proie. Les trois jeunes genss’endormirent, s’épaissirent. Toute l’aigreur de sa malchanceremonta à la gorge de Félicité. Ses fils lui faisaient banqueroute.Ils l’avaient ruinée, ils ne lui servaient pas les intérêts ducapital qu’ils représentaient. Ce dernier coup de la destinée luifut d’autant plus sensible qu’il l’atteignait à la fois dans sesambitions de femme et dans ses vanités de mère. Rougon lui répétadu matin au soir : « Je te l’avais bien dit ! »ce qui l’exaspéra encore davantage.

Un jour, comme elle reprochait amèrement à son aîné les sommesd’argent que lui avait coûtées son instruction, il lui dit avec nonmoins d’amertume :

« Je vous rembourserai plus tard, si je puis. Mais, puisquevous n’aviez pas de fortune, il fallait faire de nous destravailleurs. Nous sommes des déclassés, nous souffrons plus quevous. »

Félicité comprit la profondeur de ces paroles. Dès lors, ellecessa d’accuser ses enfants, elle tourna sa colère contre le sort,qui ne se lassait pas de la frapper. Elle recommença ses doléances,elle se mit à geindre de plus belle sur le manque de fortune qui lafaisait échouer au port. Quand Rougon lui disait : « Tesfils sont des fainéants, ils nous grugeront jusqu’à la fin »,elle répondait aigrement : « Plût à Dieu que j’eusseencore de l’argent à leur donner. S’ils végètent, les pauvresgarçons, c’est qu’ils n’ont pas le sou. »

Au commencement de l’année 1848, à la veille de la révolution defévrier, les trois fils Rougon avaient à Plassans des positionsfort précaires. Ils offraient alors des types curieux, profondémentdissemblables, bien que parallèlement issus de la même souche. Ilsvalaient mieux en somme que leurs parents. La race des Rougondevait s’épurer par les femmes. Adélaïde avait fait de Pierre unesprit moyen, apte aux ambitions basses ; Félicité venait dedonner à ses fils des intelligences plus hautes, capables de grandsvices et de grandes vertus.

À cette époque, l’aîné, Eugène, avait près de quarante ans.C’était un garçon de taille moyenne, légèrement chauve, tournantdéjà à l’obésité. Il avait le visage de son père, un visage long,aux traits larges ; sous la peau, on devinait la graisse quiamollissait les rondeurs et donnait à la face une blancheurjaunâtre de cire. Mais si l’on sentait encore le paysan dans lastructure massive et carrée de la tête, la physionomie setransfigurait, s’éclairait en dedans, lorsque le regards’éveillait, en soulevant les paupières appesanties. Chez le fils,la lourdeur du père était devenue de la gravité. Ce gros garçonavait d’ordinaire une attitude de sommeil puissant ; àcertains gestes larges et fatigués, on eût dit un géant qui sedétirait les membres en attendant l’action. Par un de ces prétenduscaprices de la nature où la science commence à distinguer des lois,si la ressemblance physique de Pierre était complète chez Eugène,Félicité semblait avoir contribué à fournir la matière pensante.Eugène offrait le cas curieux de certaines qualités morales etintellectuelles de sa mère enfouies dans les chairs épaisses de sonpère. Il avait des ambitions hautes, des instincts autoritaires, unmépris singulier pour les petits moyens et les petites fortunes. Ilétait la preuve que Plassans ne se trompait peut-être pas ensoupçonnant que Félicité avait dans les veines quelques gouttes desang noble. Les appétits de jouissance qui se développaientfurieusement chez les Rougon, et qui étaient comme lacaractéristique de cette famille, prenaient en lui une de leursfaces les plus élevées ; il voulait jouir, mais par lesvoluptés de l’esprit, en satisfaisant ses besoins de domination. Untel homme n’était pas fait pour réussir en province. Il y végétaquinze ans, les yeux tournés vers Paris, guettant les occasions.Dès son retour dans sa petite ville, pour ne pas manger le pain deses parents, il s’était fait inscrire au tableau des avocats. Ilplaida de temps à autre, gagnant maigrement sa vie, sans paraîtres’élever au-dessus d’une honnête médiocrité. À Plassans, on luitrouvait la voix pâteuse, les gestes lourds. Il était rare qu’ilréussît à gagner la cause d’un client ; il sortait le plussouvent de la question, il divaguait, selon l’expression des fortestêtes de l’endroit. Un jour surtout, plaidant une affaire dedommages et intérêts, il s’oublia, il s’égara dans desconsidérations politiques, à ce point que le président lui coupa laparole. Il s’assit immédiatement en souriant d’un singuliersourire. Son client fut condamné à payer une somme considérable, cequi ne parut pas lui faire regretter ses digressions le moins dumonde. Il semblait regarder ses plaidoyers comme de simplesexercices qui lui serviraient plus tard. C’était là ce que necomprenait pas et ce qui désespérait Félicité ; elle auraitvoulu que son fils dictât des lois au tribunal civil de Plassans.Elle finit par se faire une opinion très défavorable sur son filsaîné ; selon elle, ce ne pouvait être ce garçon endormi quiserait la gloire de la famille. Pierre, au contraire, avait en luiune confiance absolue, non qu’il eût des yeux plus pénétrants quesa femme, mais parce qu’il s’en tenait à la surface, et qu’il seflattait lui-même en croyant au génie d’un fils qui était sonvivant portrait. Un mois avant les journées de février, Eugènedevint inquiet ; un flair particulier lui fit deviner lacrise. Dès lors, le pavé de Plassans lui brûla les pieds. On le vitrôder sur les promenades comme une âme en peine. Puis il se décidabrusquement, il partit pour Paris. Il n’avait pas cinq cents francsdans sa poche.

Aristide, le plus jeune des fils Rougon, était opposé à Eugène,géométriquement pour ainsi dire. Il avait le visage de sa mère etdes avidités, un caractère sournois, apte aux intrigues vulgaires,où les instincts de son père dominaient. La nature a souvent desbesoins de symétrie. Petit, la mine chafouine, pareille à une pommede canne curieusement taillée en tête de Polichinelle, Aristidefuretait, fouillait partout, peu scrupuleux, pressé de jouir. Ilaimait l’argent comme son frère aîné aimait le pouvoir. Tandisqu’Eugène rêvait de plier un peuple à sa volonté et s’enivrait desa toute-puissance future, lui se voyait dix fois millionnaire,logé dans une demeure princière, mangeant et buvant bien, savourantla vie par tous les sens et tous les organes de son corps. Ilvoulait surtout une fortune rapide. Lorsqu’il bâtissait un châteauen Espagne, ce château s’élevait magiquement dans son esprit ;il avait des tonneaux d’or du soir au lendemain ; celaplaisait à ses paresses, d’autant plus qu’il ne s’inquiétait jamaisdes moyens, et que les plus prompts lui semblaient les meilleurs.La race des Rougon, de ces paysans épais et avides, aux appétits debrute, avait mûri trop vite ; tous les besoins de jouissancematérielle s’épanouissaient chez Aristide, triplés par uneéducation hâtive, plus insatiables et dangereux depuis qu’ilsdevenaient raisonnés. Malgré ses délicates intuitions de femme,Félicité préférait ce garçon ; elle ne sentait pas combienEugène lui appartenait davantage ; elle excusait les sottiseset les paresses de son fils cadet, sous prétexte qu’il seraitl’homme supérieur de la famille, et qu’un homme supérieur a ledroit de mener une vie débraillée, jusqu’au jour où la puissance deses facultés se révèle. Aristide mit rudement son indulgence àl’épreuve. À Paris, il mena une vie sale et oisive ; il fut unde ces étudiants qui prennent leurs inscriptions dans lesbrasseries du Quartier latin. D’ailleurs, il n’y resta que deuxannées ; son père, effrayé, voyant qu’il n’avait pas encorepassé un seul examen, le retint à Plassans et parla de lui chercherune femme, espérant que les soucis du ménage en feraient un hommerangé. Aristide se laissa marier. À cette époque, il ne voyait pasclairement dans ses ambitions ; la vie de province ne luidéplaisait pas ; il se trouvait à l’engrais dans sa petiteville, mangeant, dormant, flânant. Félicité plaida sa cause avectant de chaleur que Pierre consentit à nourrir et à loger leménage, à la condition que le jeune homme s’occuperait activementde la maison de commerce. Dès lors commença pour ce dernier unebelle existence de fainéantise ; il passa au cercle sesjournées et la plus grande partie de ses nuits, s’échappant dubureau de son père comme un collégien, allant jouer les quelqueslouis que sa mère lui donnait en cachette. Il faut avoir vécu aufond d’un département, pour bien comprendre quelles furent lesquatre années d’abrutissement que ce garçon passa de la sorte. Il ya ainsi, dans chaque petite ville, un groupe d’individus vivant auxcrochets de leurs parents, feignant parfois de travailler, maiscultivant en réalité leur paresse avec une sorte de religion.Aristide fut le type de ces flâneurs incorrigibles que l’on voit setraîner voluptueusement dans le vide de la province. Il joua àl’écarté pendant quatre ans. Tandis qu’il vivait au cercle, safemme, une blonde molle et placide, aidait à la ruine de la maisonRougon par un goût prononcé pour les toilettes voyantes et par unappétit formidable, très curieux chez une créature aussi frêle.Angèle adorait les rubans bleu ciel et le filet de bœuf rôti. Elleétait fille d’un capitaine retraité, qu’on nommait le commandantSicardot, bonhomme qui lui avait donné pour dot dix mille francs,toutes ses économies. Aussi Pierre, en choisissant Angèle pour sonfils, avait-il pensé conclure une affaire inespérée, tant ilestimait Aristide à bas prix. Cette dot de dix mille francs, qui ledécida, devint justement par la suite un pavé attaché à son cou.Son fils était déjà un rusé fripon ; il lui remit les dixmille francs, en s’associant avec lui, ne voulant pas garder unsou, affichant le plus grand dévouement.

« Nous n’avons besoin de rien, disait-il ; vous nousentretiendrez, ma femme et moi, et nous compterons plustard. »

Pierre était gêné, il accepta, un peu inquiet dudésintéressement d’Aristide. Celui-ci se disait que de longtempspeut-être son père n’aurait pas dix mille francs liquides à luirendre, et que lui et sa femme vivraient largement à ses dépens,tant que l’association ne pourrait être rompue. C’était là quelquesbillets de banque admirablement placés. Quand le marchand d’huilecomprit quel marché de dupe il avait fait, il ne lui était pluspermis de se débarrasser d’Aristide ; la dot d’Angèle setrouvait engagée dans des spéculations qui tournaient mal. Il dutgarder le ménage chez lui, exaspéré, frappé au cœur par le grosappétit de sa belle-fille et par les fainéantises de son fils.Vingt fois, s’il avait pu les désintéresser, il aurait mis à laporte cette vermine qui lui suçait le sang, selon son énergiqueexpression. Félicité les soutenait sourdement ; le jeunehomme, qui avait pénétré ses rêves d’ambition, lui exposait chaquesoir d’admirables plans de fortune qu’il devait prochainementréaliser. Par un hasard assez rare, elle était au mieux avec sabru ; il faut dire qu’Angèle n’avait pas une volonté et qu’onpouvait disposer d’elle comme d’un meuble. Pierre s’emportait,quand sa femme lui parlait des succès futurs de leur filscadet ; il l’accusait plutôt de devoir être un jour la ruinede leur maison. Pendant les quatre années que le ménage resta chezlui, il tempêta ainsi, usant en querelles sa rage impuissante, sansqu’Aristide ni Angèle sortissent le moins du monde de leur calmesouriant. Ils s’étaient posés là, ils y restaient, comme desmasses. Enfin, Pierre eut une heureuse chance ; il put rendreà son fils ses dix mille francs. Quand il voulut compter avec lui,Aristide chercha tant de chicanes, qu’il dut le laisser partir sanslui retenir un sou pour ses frais de nourriture et de logement. Leménage alla s’établir à quelques pas, sur une petite place du vieuxquartier, nommée la place Saint-Louis. Les dix mille francs furentvite mangés. Il fallut s’établir. Aristide, d’ailleurs, ne changearien à sa vie tant qu’il y eut de l’argent à la maison. Lorsqu’ilen fut à son dernier billet de cent francs, il devint nerveux. Onle vit rôder dans la ville d’un air louche ; il ne prit plussa demi-tasse au cercle ; il regarda jouer, fiévreusement,sans toucher une carte. La misère le rendit pire encore qu’iln’était. Longtemps il tint le coup, il s’entêta à ne rien faire. Ileut un enfant, en 1840, le petit Maxime, que sa grand-mère Félicitéfit heureusement entrer au collège, et dont elle paya secrètementla pension. C’était une bouche de moins chez Aristide ; maisla pauvre Angèle mourait de faim, le mari dut enfin chercher uneplace. Il réussit à entrer à la sous-préfecture. Il y resta près dedix années, et n’arriva qu’aux appointements de dix-huit centsfrancs. Dès lors, haineux, amassant le fiel, il vécut dansl’appétit continuel des jouissances dont il était sevré. Saposition infime l’exaspérait ; les misérables cent cinquantefrancs qu’on lui mettait dans la main, lui semblaient une ironie dela fortune. Jamais pareille soif d’assouvir sa chair ne brûla unhomme. Félicité, à laquelle il contait ses souffrances, ne fut pasfâchée de le voir affamé ; elle pensa que la misèrefouetterait ses paresses. L’oreille au guet, en embuscade, il semit à regarder autour de lui, comme un voleur qui cherche un boncoup à faire. Au commencement de l’année 1848, lorsque son frèrepartit pour Paris, il eut un instant l’idée de le suivre. MaisEugène était garçon ; lui ne pouvait traîner sa femme si loin,sans avoir en poche une forte somme. Il attendit, flairant unecatastrophe, prêt à étrangler la première proie venue.

L’autre fils Rougon, Pascal, celui qui était né entre Eugène etAristide, ne paraissait pas appartenir à la famille. C’était un deces cas fréquents qui font mentir les lois de l’hérédité. La naturedonne souvent ainsi naissance, au milieu d’une race, à un être dontelle puise tous les éléments dans ses forces créatrices. Rien aumoral ni au physique ne rappelait les Rougon chez Pascal. Grand, levisage doux et sévère, il avait une droiture d’esprit, un amour del’étude, un besoin de modestie, qui contrastaient singulièrementavec les fièvres d’ambition et les menées peu scrupuleuses de safamille. Après avoir fait à Paris d’excellentes études médicales,il s’était retiré à Plassans par goût, malgré les offres de sesprofesseurs. Il aimait la vie calme de la province ; ilsoutenait que cette vie est préférable pour un savant au tapageparisien. Même à Plassans, il ne s’inquiéta nullement de grossir saclientèle. Très sobre, ayant un beau mépris pour la fortune, il sutse contenter des quelques malades que le hasard seul lui envoya.Tout son luxe consista dans une petite maison claire de la villeneuve, où il s’enfermait religieusement, s’occupant avec amourd’histoire naturelle. Il se prit surtout d’une belle passion pourla physiologie. On sut dans la ville qu’il achetait souvent descadavres au fossoyeur de l’hospice, ce qui le fit prendre enhorreur par les dames délicates et certains bourgeois poltrons. Onn’alla pas heureusement jusqu’à le traiter de sorcier ; maissa clientèle se restreignit encore, on le regarda comme un originalauquel les personnes de la bonne société ne devaient pas confier lebout de leur petit doigt, sous peine de se compromettre. Onentendit la femme du maire dire un jour :

« J’aimerais mieux mourir que de me faire soigner par cemonsieur. Il sent le mort. »

Pascal, dès lors, fut jugé. Il parut heureux de cette peursourde qu’il inspirait. Moins il avait de malades, plus il pouvaits’occuper de ses chères sciences. Comme il avait mis ses visites àun prix très modique, le peuple lui demeurait fidèle. Il gagnaitjuste de quoi vivre, et vivait satisfait, à mille lieues des gensdu pays, dans la joie pure de ses recherches et de ses découvertes.De temps à autre, il envoyait un mémoire à l’Académie des sciencesde Paris. Plassans ignorait absolument que cet original, cemonsieur qui sentait le mort, fût un homme très connu et trèsécouté du monde savant. Quand on le voyait, le dimanche, partirpour une excursion dans les collines des Garrigues, une boîte debotaniste pendue au cou et un marteau de géologue à la main, onhaussait les épaules, on le comparait à tel autre docteur de laville, si bien cravaté, si mielleux avec les dames, et dont lesvêtements exhalaient toujours une délicieuse odeur de violette.Pascal n’était pas davantage compris par ses parents. LorsqueFélicité lui vit arranger sa vie d’une façon si étrange et simesquine, elle fut stupéfaite et lui reprocha de tromper sesespérances. Elle qui tolérait les paresses d’Aristide, qu’ellecroyait fécondes, ne put voir sans colère le train médiocre dePascal, son amour de l’ombre, son dédain de la richesse, sa fermerésolution de rester à l’écart. Certes, ce ne serait pas cet enfantqui contenterait jamais ses vanités !

« Mais d’où sors-tu ? lui disait-elle parfois. Tu n’espas à nous. Vois tes frères, ils cherchent, ils tâchent de tirerprofit de l’instruction que nous leur avons donnée. Toi, tu ne faisque des sottises. Tu nous récompenses bien mal, nous qui noussommes ruinés pour t’élever. Non, tu n’es pas à nous. »

Pascal, qui préférait rire chaque fois qu’il avait à se fâcher,répondait gaiement, avec une fine ironie :

« Allons, ne vous plaignez pas, je ne veux point vous faireentièrement banqueroute : je vous soignerai tous pour rien,quand vous serez malades. »

D’ailleurs, il voyait sa famille rarement, sans afficher lamoindre répugnance, obéissant malgré lui à ses instinctsparticuliers. Avant qu’Aristide fût entré à la sous-préfecture, ilvint plusieurs fois à son secours. Il était resté garçon. Il ne sedouta seulement pas des graves événements qui se préparaient.Depuis deux ou trois ans, il s’occupait du grand problème del’hérédité, comparant les races animales à la race humaine, et ils’absorbait dans les curieux résultats qu’il obtenait. Lesobservations qu’il avait faites sur lui et sur sa famille avaientété comme le point de départ de ses études. Le peuple comprenait sibien, avec son intuition inconsciente, à quel point il différaitdes Rougon, qu’il le nommait M. Pascal, sans jamais ajouterson nom de famille.

Trois ans avant la révolution de 1848, Pierre et Félicitéquittèrent leur maison de commerce. L’âge venait, ils avaient tousdeux dépassé la cinquantaine, ils étaient las de lutter. Devantleur peu de chance, ils eurent peur de se mettre absolument sur lapaille, s’ils s’entêtaient. Leurs fils, en trompant leursespérances, leur avaient porté le coup de grâce. Maintenant qu’ilsdoutaient d’être jamais enrichis par eux, ils voulaient au moins segarder un morceau de pain pour leurs vieux jours. Ils se retiraientavec une quarantaine de mille francs, au plus. Cette somme leurconstituait une rente de deux mille francs, juste de quoi vivre lavie mesquine de province. Heureusement, ils restaient seuls, ayantréussi à marier leurs filles, Marthe et Sidonie, dont l’une étaitfixée à Marseille et l’autre à Paris.

En liquidant, ils auraient bien voulu aller habiter la villeneuve, le quartier des commerçants retirés ; mais ilsn’osèrent. Leurs rentes étaient trop modiques ; ilscraignirent d’y faire mauvaise figure. Par une sorte de compromis,ils louèrent un logement rue de la Banne, la rue qui sépare levieux quartier du quartier neuf. Leur demeure se trouvant dans larangée de maisons qui bordent le vieux quartier, ils habitaientbien encore la ville de la canaille ; seulement ils voyaientde leurs fenêtres, à quelques pas, la ville des gens riches ;ils étaient sur le seuil de la terre promise.

Leur logement, situé au deuxième étage, se composait de troisgrandes pièces ; ils en avaient fait une salle à manger, unsalon et une chambre à coucher. Au premier, demeurait lepropriétaire, un marchand de cannes et de parapluies, dont lemagasin occupait le rez-de-chaussée. La maison, étroite et peuprofonde, n’avait que deux étages. Quand Félicité emménagea, elleeut un affreux serrement de cœur. Demeurer chez les autres, enprovince, est un aveu de pauvreté. Chaque famille bien posée àPlassans a sa maison, les immeubles s’y vendant à très bas prix.Pierre tint serrés les cordons de sa bourse ; il ne voulut pasentendre parler d’embellissements ; l’ancien mobilier, fané,usé, éclopé, dut servir sans être seulement réparé. Félicité, quisentait vivement, d’ailleurs, les raisons de cette ladrerie,s’ingénia pour donner un nouveau lustre à toutes ces ruines ;elle recloua elle-même certains meubles plus endommagés que lesautres ; elle reprisa le velours éraillé des fauteuils.

La salle à manger, qui se trouvait sur le derrière, ainsi que lacuisine, resta presque vide ; une table et une douzaine dechaises se perdirent dans l’ombre de cette vaste pièce, dont lafenêtre s’ouvrait sur le mur gris d’une maison voisine. Commejamais personne n’entrait dans la chambre à coucher, Félicité yavait caché les meubles hors de service ; outre le lit, unearmoire, un secrétaire et une toilette, on y voyait deux berceauxmis l’un sur l’autre, un buffet dont les portes manquaient, et unebibliothèque entièrement vide, ruines respectables que la vieillefemme n’avait pu se décider à jeter. Mais tous ses soins furentpour le salon. Elle réussit presque à en faire un lieu habitable.Il était garni d’un meuble de velours jaunâtre, à fleurs satinées.Au milieu se trouvait un guéridon à tablette de marbre ; desconsoles, surmontées de glaces, s’appuyaient aux deux bouts de lapièce. Il y avait même un tapis qui ne couvrait que le milieu duparquet, et un lustre garni d’un étui de mousseline blanche que lesmouches avaient piqué de chiures noires. Aux murs, étaient penduessix lithographies représentant les grandes batailles de Napoléon.Cet ameublement datait des premières années de l’Empire. Pour toutembellissement, Félicité obtint qu’on tapissât la pièce d’un papierorange à grands ramages. Le salon avait ainsi pris une étrangecouleur jaune qui l’emplissait d’un jour faux et aveuglant ;le meuble, le papier, les rideaux de fenêtre étaient jaunes ;le tapis et jusqu’aux marbres du guéridon et des consoles tiraienteux-mêmes sur le jaune. Quand les rideaux étaient fermés, lesteintes devenaient cependant assez harmonieuses, le salonparaissait presque propre. Mais Félicité avait rêvé un autre luxe.Elle voyait avec un désespoir muet cette misère mal dissimulée.D’habitude, elle se tenait dans le salon, la plus belle pièce dulogis. Une de ses distractions les plus douces et les plus amères àla fois était de se mettre à l’une des fenêtres de cette pièce, quidonnaient sur la rue de la Banne. Elle apercevait de biais la placede la Sous-Préfecture. C’était là son paradis rêvé. Cette petiteplace, nue, proprette, aux maisons claires, lui semblait un Éden.Elle eût donné dix ans de sa vie pour posséder une de ceshabitations. La maison qui formait le coin de gauche, et danslaquelle logeait le receveur particulier, la tentait surtoutfurieusement. Elle la contemplait avec des envies de femme grosse.Parfois, lorsque les fenêtres de cet appartement étaient ouvertes,elle apercevait des coins de meubles riches, des échappées de luxequi lui tournaient le sang.

À cette époque, les Rougon traversaient une curieuse crise devanité et d’appétits inassouvis. Leurs quelques bons sentimentss’aigrissaient. Ils se posaient en victimes du guignon, sansrésignation aucune, plus âpres et plus décidés à ne pas mouriravant de s’être contentés. Au fond, ils n’abandonnaient aucune deleurs espérances, malgré leur âge avancé ; Félicité prétendaitavoir le pressentiment qu’elle mourrait riche. Mais chaque jour demisère leur pesait davantage. Quand ils récapitulaient leursefforts inutiles, quand ils se rappelaient leurs trente années delutte, la défection de leurs enfants, et qu’ils voyaient leurschâteaux en Espagne aboutir à ce salon jaune dont il fallait tirerles rideaux pour en cacher la laideur, ils étaient pris de ragessourdes. Et alors, pour se consoler, ils bâtissaient des plans defortune colossale, ils cherchaient des combinaisons ; Félicitérêvait qu’elle gagnait à une loterie le gros lot de cent millefrancs ; Pierre s’imaginait qu’il allait inventer quelquespéculation merveilleuse. Ils vivaient dans une penséeunique : faire fortune, tout de suite, en quelquesheures ; être riches, jouir, ne fût-ce que pendant une année.Tout leur être tendait à cela, brutalement, sans relâche. Et ilscomptaient encore vaguement sur leurs fils, avec cet égoïsmeparticulier des parents qui ne peuvent s’habituer à la penséed’avoir envoyé leurs enfants au collège sans aucun bénéficepersonnel.

Félicité semblait ne pas avoir vieilli ; c’était toujoursla même petite femme noire, ne pouvant rester en place,bourdonnante comme une cigale. Un passant qui l’eût vue de dos, surun trottoir, l’eût prise pour une fillette de quinze ans, à samarche leste, aux sécheresses de ses épaules et de sa taille. Sonvisage lui-même n’avait guère changé, il s’était seulement creusédavantage, se rapprochant de plus en plus du museau de lafouine ; on aurait dit la tête d’une petite fille qui seserait parcheminée sans changer de traits.

Quant à Pierre Rougon, il avait pris du ventre ; il étaitdevenu un très respectable bourgeois, auquel il ne manquait que degrosses rentes pour paraître tout à fait digne. Sa face empâtée etblafarde, sa lourdeur, son air assoupi, semblaient suer l’argent.Il avait entendu dire un jour à un paysan qui ne le connaissaitpas : « C’est quelque richard, ce gros-là ; allez,il n’est pas inquiet de son dîner ! » réflexion quil’avait frappé au cœur, car il regardait comme une atroce moqueried’être resté un pauvre diable, tout en prenant la graisse et lagravité satisfaite d’un millionnaire. Lorsqu’il se rasait, ledimanche, devant un petit miroir de cinq sous pendu àl’espagnolette d’une fenêtre, il se disait que, en habit et encravate blanche, il ferait, chez M. le Sous-Préfet, meilleurefigure que tel ou tel fonctionnaire de Plassans. Ce fils de paysan,blêmi dans les soucis du commerce, gras de vie sédentaire, cachantses appétits haineux sous la placidité naturelle de ses traits,avait en effet l’air nul et solennel, la carrure imbécile qui poseun homme dans un salon officiel. On prétendait que sa femme lemenait à la baguette, et l’on se trompait. Il était d’un entêtementde brute ; devant une volonté étrangère, nettement formulée,il se serait emporté grossièrement jusqu’à battre les gens. MaisFélicité était trop souple pour le contrecarrer ; la naturevive, papillonnante de cette naine n’avait pas pour tactique de seheurter de front aux obstacles ; quand elle voulait obtenirquelque chose de son mari ou le pousser dans la voie qu’ellecroyait la meilleure, elle l’entourait de ses vols brusques decigale, le piquait de tous les côtés, revenait cent fois à lacharge, jusqu’à ce qu’il cédât, sans trop s’en apercevoir lui-même.Il la sentait, d’ailleurs, plus intelligente que lui et supportaitassez patiemment ses conseils. Félicité, plus utile que la mouchedu coche, faisait parfois toute la besogne en bourdonnant auxoreilles de Pierre. Chose rare, les époux ne se jetaient presquejamais leurs insuccès à la tête. La question de l’instruction desenfants déchaînait seule des tempêtes dans le ménage.

La révolution de 1848 trouva donc tous les Rougon sur lequi-vive, exaspérés par leur mauvaise chance et disposés à violerla fortune, s’ils la rencontraient jamais au détour d’un sentier.C’était une famille de bandits à l’affût, prêts à détrousser lesévénements. Eugène surveillait Paris ; Aristide rêvaitd’égorger Plassans ; le père et la mère, les plus âprespeut-être, comptaient travailler pour leur compte et profiter enoutre de la besogne de leurs fils ; Pascal seul, cet amantdiscret de la science, menait la belle vie indifférente d’unamoureux, dans sa petite maison claire de la ville neuve.

Chapitre 3

&|160;

À Plassans, dans cette ville close où la division des classes setrouvait si nettement marquée en 1848, le contrecoup des événementspolitiques était très sourd. Aujourd’hui même, la voix du peuples’y étouffe&|160;; la bourgeoisie y met sa prudence, la noblesseson désespoir muet, le clergé sa fine sournoiserie. Que des rois sevolent un trône ou que des républiques se fondent, la ville s’agiteà peine. On dort à Plassans, quand on se bat à Paris. Mais lasurface a beau paraître calme et indifférente, il y a, au fond, untravail caché très curieux à étudier. Si les coups de fusil sontrares dans les rues, les intrigues dévorent les salons de la villeneuve et du quartier Saint-Marc. Jusqu’en 1830, le peuple n’a pascompté. Encore aujourd’hui, on agit comme s’il n’était pas. Tout sepasse entre le clergé, la noblesse et la bourgeoisie. Les prêtres,très nombreux, donnent le ton à la politique de l’endroit&|160;; cesont des mines souterraines, des coups dans l’ombre, une tactiquesavante et peureuse qui permet à peine de faire un pas en avant ouen arrière tous les dix ans. Ces luttes secrètes d’hommes quiveulent avant tout éviter le bruit, demandent une finesseparticulière, une aptitude aux petites choses, une patience de gensprivés de passions. Et c’est ainsi que les lenteurs provinciales,dont on se moque volontiers à Paris, sont pleines de traîtrises,d’égorgillements sournois, de défaites et de victoires cachées. Cesbonshommes, surtout quand leurs intérêts sont en jeu, tuent àdomicile, à coups de chiquenaudes, comme nous tuons à coups decanon, en place publique.

L’histoire politique de Plassans, ainsi que celle de toutes lespetites villes de la Provence, offre une curieuse particularité.Jusqu’en 1830, les habitants restèrent catholiques pratiquants etfervents royalistes&|160;; le peuple lui-même ne jurait que parDieu et que par ses rois légitimes. Puis un étrange revirement eutlieu&|160;; la foi s’en alla, la population ouvrière et bourgeoise,désertant la cause de la légitimité, se donna peu à peu au grandmouvement démocratique de notre époque. Lorsque la révolution de1848 éclata, la noblesse et le clergé se trouvèrent seuls àtravailler au triomphe d’Henri&|160;V. Longtemps, ils avaientregardé l’avènement des Orléans comme un essai ridicule quiramènerait tôt ou tard les Bourbons&|160;; bien que leursespérances fussent singulièrement ébranlées, ils n’en engagèrentpas moins la lutte, scandalisés par la défection de leurs anciensfidèles et s’efforçant de les ramener à eux. Le quartierSaint-Marc, aidé de toutes les paroisses, se mit à l’œuvre. Dans labourgeoisie, dans le peuple surtout, l’enthousiasme fut grand aulendemain des journées de février&|160;; ces apprentis républicainsavaient hâte de dépenser leur fièvre révolutionnaire. Mais pour lesrentiers de la ville neuve, ce beau feu eut l’éclat et la duréed’un feu de paille. Les petits propriétaires, les commerçantsretirés, ceux qui avaient dormi leurs grasses matinées ou arrondileur fortune sous la monarchie, furent bientôt pris depanique&|160;; la République, avec sa vie de secousses, les fittrembler pour leur caisse et pour leur chère existence d’égoïstes.Aussi, lorsque la réaction cléricale de 1849 se déclara, presquetoute la bourgeoisie de Plassans passa-t-elle au particonservateur. Elle y fut reçue à bras ouverts. Jamais la villeneuve n’avait eu des rapports si étroits avec le quartierSaint-Marc&|160;; certains nobles allèrent jusqu’à toucher la mainà des avoués et à d’anciens marchands d’huile. Cette familiaritéinespérée enthousiasma le nouveau quartier, qui fit, dès lors, uneguerre acharnée au gouvernement républicain. Pour amener un pareilrapprochement, le clergé dut dépenser des trésors d’habileté et depatience. Au fond, la noblesse de Plassans se trouvait plongée,comme une moribonde, dans une prostration invincible&|160;; ellegardait sa foi, mais elle était prise du sommeil de la terre, ellepréférait ne pas agir, laisser faire le ciel&|160;; volontiers,elle aurait protesté par son silence seul, sentant vaguementpeut-être que ses dieux étaient morts et qu’elle n’avait plus qu’àaller les rejoindre. Même à cette époque de bouleversement, lorsquela catastrophe de 1848 put lui faire espérer un instant le retourdes Bourbons, elle se montra engourdie, indifférente, parlant de sejeter dans la mêlée et ne quittant qu’à regret le coin de son feu.Le clergé combattit sans relâche ce sentiment d’impuissance et derésignation. Il y mit une sorte de passion. Un prêtre, lorsqu’ildésespère, n’en lutte que plus âprement&|160;; toute la politiquede l’Église est d’aller droit devant elle, quand même, remettant laréussite de ses projets à plusieurs siècles, s’il est nécessaire,mais ne perdant pas une heure, se poussant toujours en avant, d’uneffort continu. Ce fut donc le clergé qui, à Plassans, mena laréaction. La noblesse devint son prête-nom, rien de plus&|160;; ilse cacha derrière elle, il la gourmanda, la dirigea, parvint même àlui rendre une vie factice. Quand il l’eut amenée à vaincre sesrépugnances au point de faire cause commune avec la bourgeoisie, ilse crut certain de la victoire. Le terrain était merveilleusementpréparé&|160;; cette ancienne ville royaliste, cette population debourgeois paisibles et de commerçants poltrons devait fatalement seranger tôt ou tard dans le parti de l’ordre. Le clergé, avec satactique savante, hâta la conversion. Après avoir gagné lespropriétaires de la ville neuve, il sut même convaincre les petitsdétaillants du vieux quartier. Dès lors, la réaction fut maîtressede la ville. Toutes les opinions étaient représentées dans cetteréaction&|160;; jamais on ne vit un pareil mélange de libérauxtournés à l’aigre, de légitimistes, d’orléanistes, debonapartistes, de cléricaux. Mais peu importait, à cette heure. Ils’agissait uniquement de tuer la République. Et la Républiqueagonisait. Une fraction du peuple, un millier d’ouvriers au plus,sur les dix mille âmes de la ville, saluaient encore l’arbre de laliberté, planté au milieu de la place de la Sous-Préfecture.

Les plus fins politiques de Plassans, ceux qui dirigeaient lemouvement réactionnaire, ne flairèrent l’Empire que fort tard. Lapopularité du prince Louis-Napoléon leur parut un engouementpassager de la foule dont on aurait facilement raison. La personnemême du prince leur inspirait une admiration médiocre. Ils lejugeaient nul, songe-creux, incapable de mettre la main sur laFrance et surtout de se maintenir au pouvoir. Pour eux, ce n’étaitqu’un instrument dont ils comptaient se servir, qui ferait la placenette, et qu’ils mettraient à la porte, lorsque l’heure seraitvenue où le vrai prétendant devrait se montrer. Cependant les moiss’écoulèrent, ils devinrent inquiets. Alors seulement ils eurentvaguement conscience qu’on les dupait. Mais on ne leur laissa pasle temps de prendre un parti&|160;; le coup d’État éclata sur leurstêtes, et ils durent applaudir. La grande impure, la République,venait d’être assassinée. C’était un triomphe quand même. Le clergéet la noblesse acceptèrent les faits avec résignation, remettant àplus tard la réalisation de leurs espérances, se vengeant de leurmécompte en s’unissant aux bonapartistes pour écraser les derniersrépublicains.

Ces événements fondèrent la fortune des Rougon. Mêlés auxdiverses phases de cette crise, ils grandirent sur les ruines de laliberté. Ce fut la République que volèrent ces bandits àl’affût&|160;; après qu’on l’eut égorgée, ils aidèrent à ladétrousser.

Au lendemain des journées de février, Félicité, le nez le plusfin de la famille, comprit qu’ils étaient enfin sur la bonne piste.Elle se mit à tourner autour de son mari, à l’aiguillonner, pourqu’il se remuât. Les premiers bruits de révolution avaient effrayéPierre. Lorsque sa femme lui eut fait entendre qu’ils avaient peu àperdre et beaucoup à gagner dans un bouleversement, il se rangeavite à son opinion.

«&|160;Je ne sais ce que tu peux faire, répétait Félicité, maisil me semble qu’il y a quelque chose à faire. M.&|160;de Carnavantne nous disait-il pas, l’autre jour, qu’il serait riche si jamaisHenri&|160;V revenait, et que ce roi récompenserait magnifiquementceux qui auraient travaillé à son retour. Notre fortune estpeut-être là. Il serait temps d’avoir la main heureuse.&|160;»

Le marquis de Carnavant, ce noble qui, selon la chroniquescandaleuse de la ville, avait connu intimement la mère deFélicité, venait, en effet, de temps à autre rendre visite auxépoux. Les méchantes langues prétendaient que Mme&|160;Rougon luiressemblait. C’était un petit homme, maigre, actif, alors âgé desoixante-quinze ans, dont cette dernière semblait avoir pris, envieillissant, les traits et les allures. On racontait que lesfemmes lui avaient dévoré les débris d’une fortune déjà fortentamée par son père au temps de l’émigration. Il avouaitd’ailleurs sa pauvreté de fort bonne grâce. Recueilli par un de sesparents, le comte de Valqueyras, il vivait en parasite, mangeant àla table du comte, habitant un étroit logement situé sous lescombles de son hôtel.

«&|160;Petite, disait-il souvent en tapotant les joues deFélicité, si jamais Henri&|160;V me rend une fortune, je te feraimon héritière.&|160;»

Félicité avait cinquante ans qu’il l’appelait encore«&|160;petite&|160;». C’était à ces tapes familières et à cescontinuelles promesses d’héritage que Mme&|160;Rougon pensait enpoussant son mari dans la politique. Souvent M.&|160;de Carnavants’était plaint amèrement de ne pouvoir lui venir en aide. Nul doutequ’il ne se conduisît en père à son égard, le jour où il seraitpuissant. Pierre, auquel sa femme expliqua la situation àdemi-mots, se déclara prêt à marcher dans le sens qu’on luiindiquerait.

La position particulière du marquis fit de lui, à Plassans, dèsles premiers jours de la République, l’agent actif du mouvementréactionnaire. Ce petit homme remuant, qui avait tout à gagner auretour de ses rois légitimes, s’occupa avec fièvre du triomphe deleur cause. Tandis que la noblesse riche du quartier Saint-Marcs’endormait dans son désespoir muet, craignant peut-être de secompromettre et de se voir de nouveau condamnée à l’exil, lui semultipliait, faisait de la propagande, racolait des fidèles. Il futune arme dont une main invisible tenait la poignée. Dès lors, sesvisites chez les Rougon devinrent quotidiennes. Il lui fallait uncentre d’opérations. Son parent, M.&|160;de Valqueyras, lui ayantdéfendu d’introduire des affiliés dans son hôtel, il avait choisile salon jaune de Félicité. D’ailleurs, il ne tarda pas à trouverdans Pierre un aide précieux. Il ne pouvait aller prêcher lui-mêmela cause de la légitimité aux petits détaillants et aux ouvriers duvieux quartier&|160;; on l’aurait hué. Pierre, au contraire, quiavait vécu au milieu de ces gens-là, parlait leur langue,connaissait leurs besoins, arrivait à les catéchiser en douceur. Ildevint ainsi l’homme indispensable. En moins de quinze jours, lesRougon furent plus royalistes que le roi. Le marquis, en voyant lezèle de Pierre, s’était finement abrité derrière lui. À quoi bon semettre en vue, quand un homme à fortes épaules veut bien endossertoutes les sottises d’un parti&|160;? Il laissa Pierre trôner, segonfler d’importance, parler en maître, se contentant de le retenirou de le jeter en avant, selon les nécessités de la cause. Aussil’ancien marchand d’huile fut-il bientôt un personnage. Le soir,quand ils se retrouvaient seuls, Félicité lui disait&|160;:

«&|160;Marche, ne crains rien. Nous sommes en bon chemin. Sicela continue, nous serons riches, nous aurons un salon pareil àcelui du receveur, et nous donnerons des soirées.&|160;»

Il s’était formé chez les Rougon un noyau de conservateurs quise réunissaient chaque soir dans le salon jaune pour déblatérercontre la République.

Il y avait là trois ou quatre négociants retirés qui tremblaientpour leurs rentes, et qui appelaient de tous leurs vœux ungouvernement sage et fort. Un ancien marchand d’amandes, membre duconseil municipal, M.&|160;Isidore Granoux, était comme le chef dece groupe. Sa bouche en bec de lièvre, fendue à cinq ou sixcentimètres du nez, ses yeux ronds, son air à la fois satisfait etahuri, le faisaient ressembler à une oie grasse qui digère dans lasalutaire crainte du cuisinier. Il parlait peu, ne pouvant trouverles mots&|160;; il n’écoutait que lorsqu’on accusait lesrépublicains de vouloir piller les maisons des riches, secontentant alors de devenir rouge à faire craindre une apoplexie,et de murmurer des invectives sourdes, au milieu desquellesrevenaient les mots «&|160;fainéants, scélérats, voleurs,assassins&|160;».

Tous les habitués du salon jaune, à la vérité, n’avaient pasl’épaisseur de cette oie grasse. Un riche propriétaire,M.&|160;Roudier, au visage grassouillet et insinuant, y discouraitdes heures entières, avec la passion d’un orléaniste que la chutede Louis-Philippe avait dérangé dans ses calculs. C’était unbonnetier de Paris retiré à Plassans, ancien fournisseur de lacour, qui avait fait de son fils un magistrat, comptant sur lesOrléans pour pousser ce garçon aux plus hautes dignités. Larévolution ayant tué ses espérances, il s’était jeté dans laréaction à corps perdu. Sa fortune, ses anciens rapportscommerciaux avec les Tuileries, dont il semblait faire des rapportsde bonne amitié, le prestige que prend en province tout homme qui agagné de l’argent à Paris et qui daigne venir le manger au fondd’un département, lui donnaient une très grande influence dans lepays&|160;; certaines gens l’écoutaient parler comme un oracle.

Mais la plus forte tête du salon jaune était à coup sûr lecommandant Sicardot, le beau-père d’Aristide. Taillé en hercule, levisage rouge brique, couturé et planté de bouquets de poil gris, ilcomptait parmi les plus glorieuses ganaches de la Grande Armée.Dans les journées de février, la guerre des rues seule l’avaitexaspéré&|160;; il ne tarissait pas sur ce sujet, disant aveccolère qu’il était honteux de se battre de la sorte&|160;; et ilrappelait avec orgueil le grand règne de Napoléon.

On voyait aussi, chez les Rougon, un personnage aux mainshumides, aux regards louches, le sieur Vuillet, un libraire quifournissait d’images saintes et de chapelets toutes les dévotes dela ville. Vuillet tenait la librairie classique et la librairiereligieuse&|160;; il était catholique pratiquant, ce qui luiassurait la clientèle des nombreux couvents et des paroisses. Parun coup de génie, il avait joint à son commerce la publication d’unpetit journal bi-hebdomadaire,&|160;la Gazette dePlassans, dans lequel il s’occupait exclusivement des intérêtsdu clergé. Ce journal lui mangeait chaque année un millier defrancs&|160;; mais il faisait de lui le champion de l’Église etl’aidait à écouler les rossignols sacrés de sa boutique. Cet hommeillettré, dont l’orthographe était douteuse, rédigeait lui-même lesarticles de&|160;la Gazette&|160;avec une humilité et unfiel qui lui tenaient lieu de talent. Aussi le marquis, en semettant en campagne, avait-il été frappé du parti qu’il pourraittirer de cette figure plate de sacristain, de cette plume grossièreet intéressée. Depuis février, les articles de&|160;laGazette&|160;contenaient moins de fautes&|160;; le marquis lesrevoyait.

On peut imaginer, maintenant, le singulier spectacle que lesalon jaune des Rougon offrait chaque soir. Toutes les opinions secoudoyaient et aboyaient à la fois contre la République. Ons’entendait dans la haine. Le marquis, d’ailleurs, qui ne manquaitpas une réunion, apaisait par sa présence les petites querelles quis’élevaient entre le commandant et les autres adhérents. Cesroturiers étaient secrètement flattés des poignées de main qu’ilvoulait bien leur distribuer à l’arrivée et au départ. Seul,Roudier, en libre penseur de la rue Saint-Honoré, disait que lemarquis n’avait pas un sou, et qu’il se moquait du marquis. Cedernier gardait un aimable sourire de gentilhomme&|160;; ils’encanaillait avec ces bourgeois, sans une seule des grimaces demépris que tout autre habitant du quartier Saint-Marc aurait crudevoir faire. Sa vie de parasite l’avait assoupli. Il était l’âmedu groupe. Il commandait au nom de personnages inconnus, dont il nelivrait jamais les noms. «&|160;Ils veulent ceci, ils ne veulentpas cela&|160;», disait-il. Ces dieux cachés, veillant auxdestinées de Plassans du fond de leur nuage, sans paraître se mêlerdirectement des affaires publiques, devaient être certains prêtres,les grands politiques du pays. Quand le marquis prononçait cet«&|160;ils&|160;» mystérieux, qui inspirait à l’assemblée unmerveilleux respect, Vuillet confessait par une attitude béatequ’il les connaissait parfaitement.

La personne la plus heureuse dans tout cela était Félicité. Ellecommençait enfin à avoir du monde dans son salon. Elle se sentaitbien un peu honteuse de son vieux meuble de velours jaune&|160;;mais elle se consolait en pensant au riche mobilier qu’elleachèterait, lorsque la bonne cause aurait triomphé. Les Rougonavaient fini par prendre leur royalisme au sérieux. Félicité allaitjusqu’à dire, quand Roudier n’était pas là, que, s’ils n’avaientpas fait fortune dans leur commerce d’huile, la faute en était à lamonarchie de Juillet. C’était une façon de donner une couleurpolitique à leur pauvreté. Elle trouvait des caresses pour tout lemonde, même pour Granoux, inventant chaque soir une nouvelle façonpolie de le réveiller, à l’heure du départ.

Le salon, ce noyau de conservateurs appartenant à tous lespartis, et qui grossissait journellement, eut bientôt une grandeinfluence. Par la diversité de ses membres, et surtout grâce àl’impulsion secrète que chacun d’eux recevait du clergé, il devintle centre réactionnaire qui rayonna sur Plassans entier. Latactique du marquis, qui s’effaçait, fit regarder Rougon comme lechef de la bande. Les réunions avaient lieu chez lui, celasuffisait aux yeux peu clairvoyants du plus grand nombre pour lemettre à la tête du groupe et le désigner à l’attention publique.On lui attribua toute la besogne&|160;; on le crut le principalouvrier de ce mouvement qui, peu à peu, ramenait au particonservateur les républicains enthousiastes de la veille. Il estcertaines situations dont bénéficient seuls les gens tarés. Ilsfondent leur fortune là où des hommes mieux posés et plus influentsn’auraient point osé risquer la leur. Certes, Roudier, Granoux etles autres, par leur position d’hommes riches et respectés,semblaient devoir être mille fois préférés à Pierre comme chefsactifs du parti conservateur. Mais aucun d’eux n’aurait consenti àfaire de son salon un centre politique&|160;; leurs convictionsn’allaient pas jusqu’à se compromettre ouvertement&|160;; en somme,ce n’étaient que des braillards, des commères de province, quivoulaient bien cancaner chez un voisin contre la République, dumoment où le voisin endossait la responsabilité de leurs cancans.La partie était trop chanceuse. Il n’y avait pour la jouer, dans labourgeoisie de Plassans, que les Rougon, ces grands appétitsinassouvis et poussés aux résolutions extrêmes.

En avril 1849, Eugène quitta brusquement Paris et vint passerquinze jours auprès de son père. On ne connut jamais bien le but dece voyage. Il est à croire qu’Eugène vint tâter sa ville natalepour savoir s’il y poserait avec succès sa candidature dereprésentant à l’Assemblée législative, qui devait remplacerprochainement la Constituante. Il était trop fin pour risquer unéchec. Sans doute, l’opinion publique lui parut peu favorable, caril s’abstint de toute tentative. On ignorait, d’ailleurs, àPlassans, ce qu’il était devenu, ce qu’il faisait à Paris. À sonarrivée, on le trouva moins gros, moins endormi. On l’entoura, ontâcha de le faire causer. Il feignit l’ignorance, ne se livrantpas, forçant les autres à se livrer. Des esprits plus soupleseussent trouvé, sous son apparente flânerie, un grand souci desopinions politiques de la ville. Il semblait sonder le terrain plusencore pour un parti que pour son propre compte.

Bien qu’il eût renoncé à toute espérance personnelle, il n’enresta pas moins à Plassans jusqu’à la fin du mois, très assidusurtout aux réunions du salon jaune. Dès le premier coup desonnette, il s’asseyait dans le creux d’une fenêtre, le plus loinpossible de la lampe. Il demeurait là toute la soirée, le mentonsur la paume de la main droite, écoutant religieusement. Les plusgrosses niaiseries le laissaient impassible. Il approuvait tout dela tête, jusqu’aux grognements effarés de Granoux. Quand on luidemandait son avis, il répétait poliment l’opinion de la majorité.Rien ne parvint à lasser sa patience, ni les rêves creux du marquisqui parlait des Bourbons comme au lendemain de 1815, ni leseffusions bourgeoises de Roudier, qui s’attendrissait en comptantle nombre de paires de chaussettes qu’il avait fournies jadis auroi citoyen. Au contraire, il paraissait fort à l’aise au milieu decette tour de Babel. Parfois, quand tous ces grotesques tapaient àbras raccourcis sur la République, on voyait ses yeux rire sans queses lèvres perdissent leur moue d’homme grave. Sa façon recueillied’écouter, sa complaisance inaltérable lui avaient concilié toutesles sympathies. On le jugeait nul, mais bon enfant. Lorsqu’unancien marchand d’huile ou d’amandes ne pouvait placer, au milieudu tumulte, de quelle façon il sauverait la France, s’il était lemaître, il se réfugiait auprès d’Eugène et lui criait ses plansmerveilleux à l’oreille. Eugène hochait doucement la tête, commeravi des choses élevées qu’il entendait. Vuillet seul le regardaitd’un air louche. Ce libraire, doublé d’un sacristain et d’unjournaliste, parlant moins que les autres, observait davantage. Ilavait remarqué que l’avocat causait parfois dans les coins avec lecommandant Sicardot. Il se promit de les surveiller, mais il ne putjamais surprendre une seule de leurs paroles. Eugène faisait tairele commandant d’un clignement d’yeux, dès qu’il approchait.Sicardot, à partir de cette époque, ne parla plus des Napoléonqu’avec un mystérieux sourire.

Deux jours avant son retour à Paris, Eugène rencontra sur lecours Sauvaire son frère Aristide, qui l’accompagna quelquesinstants, avec l’insistance d’un homme en quête d’un conseil.Aristide était dans une grande perplexité. Dès la proclamation dela République, il avait affiché le plus vif enthousiasme pour legouvernement nouveau. Son intelligence, assouplie par ses deuxannées de séjour à Paris, voyait plus loin que les cerveaux épaisde Plassans&|160;; il devinait l’impuissance des légitimistes etdes orléanistes, sans distinguer avec netteté quel serait letroisième larron qui viendrait voler la République. À tout hasard,il s’était mis du côté des vainqueurs. Il avait rompu tout rapportavec son père, le qualifiant en public de vieux fou, de vieilimbécile enjôlé par la noblesse.

«&|160;Ma mère est pourtant une femme intelligente, ajoutait-il.Jamais je ne l’aurais crue capable de pousser son mari dans unparti dont les espérances sont chimériques. Ils vont achever de semettre sur la paille. Mais les femmes n’entendent rien à lapolitique.&|160;»

Lui, voulait se vendre, le plus cher possible. Sa grandeinquiétude fut dès lors de prendre le vent, de se mettre toujoursdu côté de ceux qui pourraient, à l’heure du triomphe, lerécompenser magnifiquement. Par malheur, il marchait enaveugle&|160;; il se sentait perdu, au fond de sa province, sansboussole, sans indications précises. En attendant que le cours desévénements lui traçât une voie sûre, il garda l’attitude derépublicain enthousiaste prise par lui dès le premier jour. Grâce àcette attitude, il resta à la sous-préfecture&|160;; on augmentamême ses appointements. Mordu bientôt par le désir de jouer unrôle, il détermina un libraire, un rival de Vuillet, à fonder unjournal démocratique, dont il devint un des rédacteurs les plusâpres.&|160;L’Indépendant&|160;fit, sous son impulsion,une guerre sans merci aux réactionnaires. Mais le courantl’entraîna peu à peu, malgré lui, plus loin qu’il ne voulaitaller&|160;; il en arriva à écrire des articles incendiaires quilui donnaient des frissons lorsqu’il les relisait. On remarquabeaucoup, à Plassans, une série d’attaques dirigées par le filscontre les personnes que le père recevait chaque soir dans lefameux salon jaune. La richesse des Roudier et des Granouxexaspérait Aristide au point de lui faire perdre toute prudence.Poussé par ses aigreurs jalouses d’affamé, il s’était fait de labourgeoisie une ennemie irréconciliable, lorsque l’arrivée d’Eugèneet la façon dont il se comporta à Plassans vinrent le consterner.Il accordait à son frère une grande habileté. Selon lui, ce grosgarçon endormi ne sommeillait jamais que d’un œil, comme les chatsà l’affût devant un trou de souris. Et voilà qu’Eugène passait lessoirées entières dans le salon jaune, écoutant religieusement cesgrotesques que lui, Aristide, avait si impitoyablement raillés.Quand il sut, par les bavardages de la ville, que son frère donnaitdes poignées de main à Granoux et en recevait du marquis, il sedemanda avec anxiété ce qu’il devait croire. Se serait-il trompé àce point&|160;? Les légitimistes ou les orléanistes auraient-ilsquelque chance de succès&|160;? Cette pensée le terrifia. Il perditson équilibre, et, comme il arrive souvent, il tomba sur lesconservateurs avec plus de rage, pour se venger de sonaveuglement.

La veille du jour où il arrêta Eugène sur le cours Sauvaire, ilavait publié, dans&|160;l’Indépendant, un article terriblesur les menées du clergé, en réponse à un entrefilet de Vuillet,qui accusait les républicains de vouloir démolir les églises.Vuillet était la bête noire d’Aristide. Il ne se passait pas desemaine sans que les deux journalistes échangeassent les plusgrossières injures. En province, où l’on cultive encore lapériphrase, la polémique met le catéchisme poissard en beaulangage&|160;: Aristide appelait son adversaire «&|160;frèreJudas&|160;», ou encore «&|160;serviteur de saint Antoine&|160;»,et Vuillet répondait galamment en traitant le républicain de«&|160;monstre gorgé de sang dont la guillotine était l’ignoblepourvoyeuse&|160;».

Pour sonder son frère, Aristide, qui n’osait paraître inquietouvertement, se contenta de lui demander&|160;:

«&|160;As-tu lu mon article d’hier&|160;? Qu’enpenses-tu&|160;?&|160;»

Eugène eut un léger mouvement d’épaules.

«&|160;Vous êtes un niais, mon frère, répondit-ilsimplement.

–&|160;Alors, s’écria le journaliste en pâlissant, tu donnesraison à Vuillet, tu crois au triomphe de Vuillet.

–&|160;Moi&|160;!… Vuillet…&|160;»

Il allait certainement ajouter&|160;: «&|160;Vuillet est unniais comme toi.&|160;» Mais en apercevant la face grimaçante deson frère qui se tendait anxieusement vers lui, il parut pris d’unesubite défiance.

«&|160;Vuillet a du bon&|160;», dit-il avec tranquillité.

En quittant son frère, Aristide se sentit encore plus perplexequ’auparavant. Eugène avait dû se moquer de lui, car Vuillet étaitbien le plus sale personnage qu’on pût imaginer. Il se promitd’être prudent, de ne pas se lier davantage, de façon à avoir lesmains libres, s’il lui fallait un jour aider un parti à étranglerla République.

Le matin même de son départ, une heure avant de monter endiligence, Eugène emmena son père dans la chambre à coucher et eutavec lui un long entretien. Félicité, restée dans le salon, essayavainement d’écouter. Les deux hommes parlaient bas, comme s’ilseussent redouté qu’une seule de leurs paroles pût être entendue dudehors. Quand ils sortirent enfin de la chambre, ils paraissaienttrès animés. Après avoir embrassé son père et sa mère, Eugène, dontla voix traînait d’habitude, dit avec une vivacité émue&|160;:

«&|160;Vous m’avez bien compris, mon père&|160;? Là est notrefortune. Il faut travailler de toutes nos forces, dans ce sens.Ayez foi en moi.

–&|160;Je suivrai tes instructions fidèlement, répondit Rougon.Seulement n’oublie pas ce que je t’ai demandé comme prix de mesefforts.

–&|160;Si nous réussissons, vos désirs seront satisfaits, jevous le jure. D’ailleurs, je vous écrirai, je vous guiderai, selonla direction que prendront les événements. Pas de panique nid’enthousiasme. Obéissez-moi en aveugle.

–&|160;Qu’avez-vous donc comploté&|160;? demanda curieusementFélicité.

–&|160;Ma chère mère, répondit Eugène avec un sourire, vous aveztrop douté de moi pour que je vous confie aujourd’hui mesespérances, qui ne reposent encore que sur des calculs deprobabilité. Il vous faudrait la foi pour me comprendre.D’ailleurs, mon père vous instruira, quand l’heure seravenue.&|160;»

Et comme Félicité prenait l’attitude d’une femme piquée, ilajouta à son oreille, en l’embrassant de nouveau&|160;:

«&|160;Je tiens de toi, bien que tu m’aies renié. Tropd’intelligence nuirait en ce moment. Lorsque la crise arrivera,c’est toi qui devras conduire l’affaire.&|160;»

Il s’en alla&|160;; puis il rouvrit la porte, et dit encored’une voix impérieuse&|160;:

«&|160;Surtout défiez-vous d’Aristide, c’est un brouillon quigâterait tout. Je l’ai assez étudié pour être certain qu’ilretombera toujours sur ses pieds. Ne vous apitoyez pas&|160;; car,si nous faisons fortune, il saura nous voler sa part.&|160;»

Quand Eugène fut parti, Félicité essaya de pénétrer le secretqu’on lui cachait. Elle connaissait trop son mari pour l’interrogerouvertement&|160;; il lui aurait répondu avec colère que cela ne laregardait pas. Mais, malgré la tactique savante qu’elle déploya,elle n’apprit absolument rien. Eugène, à cette heure trouble où laplus grande discrétion était nécessaire, avait bien choisi sonconfident. Pierre, flatté de la confiance de son fils, exagéraencore cette lourdeur passive qui faisait de lui une masse grave etimpénétrable. Lorsque Félicité eut compris qu’elle ne saurait rien,elle cessa de tourner autour de lui. Une seule curiosité lui resta,la plus âpre. Les deux hommes avaient parlé d’un prix stipulé parPierre lui-même. Quel pouvait être ce prix&|160;? Là était le grandintérêt pour Félicité, qui se moquait parfaitement des questionspolitiques. Elle savait que son mari avait dû se vendre cher, maiselle brûlait de connaître la nature du marché. Un soir, voyantPierre de belle humeur, comme ils venaient de se mettre au lit,elle amena la conversation sur les ennuis de leur pauvreté.

«&|160;Il est bien temps que cela finisse, dit-elle&|160;; nousnous ruinons en bois et en huile, depuis que ces messieurs viennentici. Et qui payera la note&|160;? Personne peut-être.&|160;»

Son mari tomba dans le piège. Il eut un sourire de supérioritécomplaisante.

«&|160;Patience&|160;», dit-il.

Puis, il ajouta d’un air fin, en regardant sa femme dans lesyeux&|160;:

«&|160;Serais-tu contente d’être la femme d’un receveurparticulier&|160;?&|160;»

Le visage de Félicité s’empourpra d’une joie chaude. Elle se mitsur son séant, frappant comme une enfant dans ses mains sèches depetite vieille.

«&|160;Vrai&|160;?… balbutia-t-elle. ÀPlassans&|160;?…&|160;»

Pierre, sans répondre, fit un long signe affirmatif. Iljouissait de l’étonnement de sa compagne. Elle étranglaitd’émotion.

«&|160;Mais, reprit-elle enfin, il faut un cautionnement énorme.Je me suis laissé dire que notre voisin, M.&|160;Peirotte, avait dûdéposer quatre-vingt mille francs au trésor.

–&|160;Eh&|160;! dit l’ancien marchand d’huile, ça ne me regardepas. Eugène se charge de tout. Il me fera avancer le cautionnementpar un banquier de Paris… Tu comprends, j’ai choisi une place quirapporte gros. Eugène a commencé par faire la grimace. Il me disaitqu’il fallait être riche pour occuper ces positions-là, qu’onchoisissait d’habitude des gens influents. J’ai tenu bon, et il acédé. Pour être receveur, on n’a pas besoin de savoir le latin nile grec&|160;; j’aurai, comme M.&|160;Peirotte, un fondé de pouvoirqui fera toute la besogne.&|160;»

Félicité l’écoutait avec ravissement.

«&|160;J’ai bien deviné, continua-t-il, ce qui inquiétait notrecher fils. Nous sommes peu aimés ici. On nous sait sans fortune, onclabaudera. Mais baste&|160;! dans les moments de crise, toutarrive. Eugène voulait me faire nommer dans une autre ville. J’airefusé, je veux rester à Plassans.

–&|160;Oui, oui, il faut rester, dit vivement la vieille femme.C’est ici que nous avons souffert, c’est ici que nous devonstriompher. Ah&|160;! je les écraserai, toutes ces bellespromeneuses du Mail qui toisent dédaigneusement mes robes delaine&|160;!… Je n’avais pas songé à la place de receveur&|160;; jecroyais que tu voulais devenir maire.

–&|160;Maire, allons donc&|160;!… La place est gratuite&|160;!…Eugène aussi m’a parlé de la mairie. Je lui ai répondu&|160;:«&|160;J’accepte, si tu me constitues une rente de quinze millefrancs.&|160;»

Cette conversation, où de gros chiffres partaient comme desfusées, enthousiasmait Félicité. Elle frétillait, elle éprouvaitune sorte de démangeaison intérieure. Enfin elle prit une posedévote, et, se recueillant&|160;:

«&|160;Voyons, calculons, dit-elle. Combiengagneras-tu&|160;?

–&|160;Mais, dit Pierre, les appointements fixes sont, je crois,de trois mille francs.

–&|160;Trois mille, compta Félicité.

–&|160;Puis, il y a le tant pour cent sur les recettes, qui, àPlassans, peut produire une somme de douze mille francs.

–&|160;Ça fait quinze mille.

–&|160;Oui, quinze mille francs environ. C’est ce que gagnePeirotte. Ce n’est pas tout. Peirotte fait de la banque pour soncompte personnel. C’est permis. Peut-être me risquerai-je dès queje sentirai la chance venue.

–&|160;Alors mettons vingt mille… Vingt mille francs derente&|160;! répéta Félicité ahurie par ce chiffre.

–&|160;Il faudra rembourser les avances, fit remarquerPierre.

–&|160;N’importe, reprit Félicité, nous serons plus riches quebeaucoup de ces messieurs… Est-ce que le marquis et les autresdoivent partager le gâteau avec toi&|160;?

–&|160;Non, non, tout sera pour nous.&|160;»

Et, comme elle insistait, Pierre crut qu’elle voulait luiarracher son secret. Il fronça les sourcils.

«&|160;Assez causé, dit-il brusquement. Il est tard, dormons. Çanous portera malheur de faire des calculs à l’avance. Je ne tienspas encore la place. Surtout, sois discrète.&|160;»

La lampe éteinte, Félicité ne put dormir. Les yeux fermés, ellefaisait de merveilleux châteaux en Espagne. Les vingt mille francsde rente dansaient devant elle, dans l’ombre, une danse diabolique.Elle habitait un bel appartement de la ville neuve, avait le luxede M.&|160;Peirotte, donnait des soirées, éclaboussait de safortune la ville entière. Ce qui chatouillait le plus ses vanités,c’était la belle position que son mari occuperait alors. Ce seraitlui qui payerait leurs rentes à Granoux, à Roudier, à tous cesbourgeois qui venaient aujourd’hui chez elle comme on va dans uncafé, pour parler haut et savoir les nouvelles du jour. Elles’était parfaitement aperçue de la façon cavalière dont ces gensentraient dans son salon, ce qui les lui avait fait prendre engrippe. Le marquis lui-même, avec sa politesse ironique, commençaità lui déplaire. Aussi, triompher seuls, garder tout le gâteau,suivant son expression, était une vengeance qu’elle caressaitamoureusement. Plus tard, quand ces grossiers personnages seprésenteraient le chapeau bas chez M.&|160;le receveur Rougon, elleles écraserait à son tour. Toute la nuit elle remua ces pensées. Lelendemain, en ouvrant ses persiennes, son premier regard se portainstinctivement de l’autre côté de la rue, sur les fenêtres deM.&|160;Peirotte&|160;; elle sourit en contemplant les largesrideaux de damas qui pendaient derrière les vitres.

Les espérances de Félicité, en se déplaçant, ne furent que plusâpres. Comme toutes les femmes, elle ne détestait pas une pointe demystère. Le but caché que poursuivait son mari la passionna plusque ne l’avaient jamais fait les menées légitimistes de M.&|160;deCarnavant. Elle abandonna sans trop de regret les calculs fondéssur la réussite du marquis, du moment que, par d’autres moyens, sonmari prétendait pouvoir garder les gros bénéfices. Elle fut,d’ailleurs, admirable de discrétion et de prudence.

Au fond, une curiosité anxieuse continuait à la torturer&|160;;elle étudiait les moindres gestes de Pierre, elle tâchait decomprendre. S’il allait faire fausse route&|160;? Si Eugènel’entraînait à sa suite dans quelque casse-cou d’où ils sortiraientplus affamés et plus pauvres&|160;? Cependant la foi lui venait.Eugène avait commandé avec une telle autorité, qu’elle finissaitpar croire en lui. Là encore agissait la puissance de l’inconnu.Pierre lui parlait mystérieusement des hauts personnages que sonfils aîné fréquentait à Paris&|160;; elle-même ignorait ce qu’ilpouvait y faire, tandis qu’il lui était impossible de fermer lesyeux sur les coups de tête commis par Aristide à Plassans. Dans sonpropre salon, on ne se gênait guère pour traiter le journalistedémocrate avec la dernière sévérité. Granoux l’appelait brigandentre ses dents, et Roudier, deux ou trois fois par semaine,répétait à Félicité&|160;:

«&|160;Votre fils en écrit de belles. Hier encore il attaquaitnotre ami Vuillet avec un cynisme révoltant.&|160;»

Tout le salon faisait chorus. Le commandant Sicardot parlait decalotter son gendre. Pierre reniait nettement son fils. La pauvremère baissait la tête, dévorant ses larmes. Par instants, elleavait envie d’éclater, de crier à Roudier que son cher enfant,malgré ses fautes, valait encore mieux que lui et les autresensemble. Mais elle était liée, elle ne voulait pas compromettre laposition si laborieusement acquise. En voyant toute la villeaccabler Aristide, elle pensait avec désespoir que le malheureux seperdait. À deux reprises, elle l’entretint secrètement, leconjurant de revenir à eux, de ne pas irriter davantage le salonjaune. Aristide lui répondit qu’elle n’entendait rien à ceschoses-là, et que c’était elle qui avait commis une grande faute enmettant son mari au service du marquis. Elle dut l’abandonner, sepromettant bien, si Eugène réussissait, de le forcer à partager laproie avec le pauvre garçon, qui restait son enfant préféré.

Après le départ de son fils aîné, Pierre Rougon continua à vivreen pleine réaction. Rien ne parut changé dans les opinions dufameux salon jaune. Chaque soir, les mêmes hommes vinrent y fairela même propagande en faveur d’une monarchie, et le maître du logisles approuva et les aida avec autant de zèle que par le passé.Eugène avait quitté Plassans le 1er&|160;mai. Quelquesjours plus tard, le salon jaune était dans l’enthousiasme. On ycommentait la lettre du président de la République au généralOudinot, dans laquelle le siège de Rome était décidé. Cette lettrefut regardée comme une victoire éclatante, due à la ferme attitudedu parti réactionnaire. Depuis 1848, les Chambres discutaient laquestion romaine&|160;; il était réservé à un Bonaparte d’allerétouffer une République naissante par une intervention dont laFrance libre ne se fût jamais rendue coupable. Le marquis déclaraqu’on ne pouvait mieux travailler pour la cause de la légitimité.Vuillet écrivit un article superbe. L’enthousiasme n’eut plus debornes, lorsque, un mois plus tard, le commandant Sicardot entra unsoir chez les Rougon, en annonçant à la société que l’arméefrançaise se battait sous les murs de Rome. Pendant que tout lemonde s’exclamait, il alla serrer la main à Pierre d’une façonsignificative. Puis, dès qu’il se fut assis, il entama l’éloge duprésident de la République, qui, disait-il, pouvait seul sauver laFrance de l’anarchie.

«&|160;Qu’il la sauve donc au plus tôt, interrompit le marquis,et qu’il comprenne ensuite son devoir en la remettant entre lesmains de ses maîtres légitimes&|160;!&|160;»

Pierre sembla approuver vivement cette belle réponse. Quand ileut ainsi fait preuve d’ardent royalisme, il osa dire que le princeLouis Bonaparte avait ses sympathies, dans cette affaire. Ce futalors, entre lui et le commandant, un échange de courtes phrasesqui célébraient les excellentes intentions du président et qu’oneût dites préparées et apprises à l’avance. Pour la première fois,le bonapartisme entrait ouvertement dans le salon jaune.D’ailleurs, depuis l’élection du 10 décembre, le prince y étaittraité avec une certaine douceur. On le préférait mille fois àCavaignac, et toute la bande réactionnaire avait voté pour lui.Mais on le regardait plutôt comme un complice que comme unami&|160;; encore se défiait-on de ce complice, que l’on commençaità accuser de vouloir garder pour lui les marrons après les avoirtirés du feu. Ce soir-là, cependant, grâce à la campagne de Rome,on écouta avec faveur les éloges de Pierre et du commandant.

Le groupe de Granoux et de Roudier demandait déjà que leprésident fît fusiller tous ces scélérats de républicains. Lemarquis, appuyé contre la cheminée, regardait d’un air méditatifune rosace déteinte du tapis. Lorsqu’il leva enfin la tête, Pierre,qui semblait suivre à la dérobée sur son visage l’effet de sesparoles, se tut subitement. M.&|160;de Carnavant se contenta desourire en regardant Félicité d’un air fin. Ce jeu rapide échappaaux bourgeois qui se trouvaient là. Vuillet seul dit d’une voixaigre&|160;:

«&|160;J’aimerais mieux voir votre Bonaparte à Londres qu’àParis. Nos affaires marcheraient plus vite.&|160;»

L’ancien marchand d’huile pâlit légèrement, craignant de s’êtretrop avancé.

«&|160;Je ne tiens pas à «&|160;mon&|160;» Bonaparte, dit-ilavec assez de fermeté&|160;; vous savez où je l’enverrais, sij’étais le maître&|160;; je prétends simplement que l’expédition deRome est une bonne chose.&|160;»

Félicité avait suivi cette scène avec un étonnement curieux.Elle n’en reparla pas à son mari, ce qui prouvait qu’elle la pritpour base d’un secret travail d’intuition. Le sourire du marquis,dont le sens exact lui échappait, lui donnait beaucoup àpenser.

À partir de ce jour, Rougon, de loin en loin, lorsque l’occasionse présentait, glissait un mot en faveur du président de laRépublique. Ces soirs-là, le commandant Sicardot jouait le rôled’un compère complaisant. D’ailleurs, l’opinion cléricale dominaitencore en souveraine dans le salon jaune. Ce fut surtout l’annéesuivante que ce groupe de réactionnaires prit dans la ville uneinfluence décisive, grâce au mouvement rétrograde quis’accomplissait à Paris. L’ensemble de mesures antilibérales qu’onnomma l’expédition de Rome à l’intérieur, assura définitivement àPlassans le triomphe du parti Rougon. Les derniers bourgeoisenthousiastes virent la République agonisante et se hâtèrent de serallier aux conservateurs. L’heure des Rougon était venue. La villeneuve leur fit presque une ovation le jour où l’on scia l’arbre dela liberté planté sur la place de la Sous-préfecture. Cet arbre, unjeune peuplier apporté des bords de la Viorne, s’était desséché peuà peu, au grand désespoir des ouvriers républicains qui venaientchaque dimanche constater les progrès du mal, sans pouvoircomprendre les causes de cette mort lente. Un apprenti chapelierprétendit enfin avoir vu une femme sortir de la maison Rougon etvenir verser un seau d’eau empoisonnée au pied de l’arbre. Il futdès lors acquis à l’histoire que Félicité en personne se levaitchaque nuit pour arroser le peuplier de vitriol. L’arbre mort, lamunicipalité déclara que la dignité de la République commandait del’enlever. Comme on redoutait le mécontentement de la populationouvrière, on choisit une heure avancée de la soirée. Les rentiersconservateurs de la ville neuve eurent vent de la petitefête&|160;; ils descendirent tous sur la place de laSous-Préfecture, pour voir comment tomberait un arbre de laliberté. La société du salon jaune s’était mise aux fenêtres. Quandle peuplier craqua sourdement et s’abattit dans l’ombre avec laraideur tragique d’un héros frappé à mort, Félicité crut devoiragiter un mouchoir blanc. Alors il y eut des applaudissements dansla foule, et les spectateurs répondirent au salut en agitantégalement leurs mouchoirs. Un groupe vint même sous la fenêtre,criant&|160;:

«&|160;Nous l’enterrerons, nous l’enterrerons&|160;!&|160;»

Ils parlaient sans doute de la République. L’émotion faillitdonner une crise de nerfs à Félicité. Ce fut une belle soirée pourle salon jaune.

Cependant, le marquis gardait toujours son mystérieux sourire enregardant Félicité. Ce petit vieux était bien trop fin pour ne pascomprendre où allait la France. Un des premiers, il flairal’Empire. Plus tard, quand l’Assemblée législative s’usa en vainesquerelles, quand les orléanistes et les légitimistes eux-mêmesacceptèrent tacitement la pensée d’un coup d’État, il se dit quedécidément la partie était perdue. D’ailleurs, lui seul vit clair.Vuillet sentit bien que la cause d’Henri&|160;V, défendue par sonjournal, devenait détestable&|160;; mais peu lui importait&|160;;il lui suffisait d’être la créature obéissante du clergé&|160;;toute sa politique tendait à écouler le plus possible de chapeletset d’images saintes. Quant à Roudier et à Granoux, ils vivaientdans un aveuglement effaré&|160;; il n’était pas certain qu’ilseussent une opinion&|160;; ils voulaient manger et dormir en paix,là se bornaient leurs aspirations politiques. Le marquis, aprèsavoir dit adieu à ses espérances, n’en vint pas moins régulièrementchez les Rougon. Il s’y amusait. Le heurt des ambitions, l’étalagedes sottises bourgeoises, avaient fini par lui offrir chaque soirun spectacle des plus réjouissants. Il grelottait à la pensée de serenfermer dans son petit logement, dû à la charité du comte deValqueyras. Ce fut avec une joie malicieuse qu’il garda pour lui laconviction que l’heure des Bourbons n’était pas venue. Il feignitl’aveuglement, travaillant comme par le passé au triomphe de lalégitimité, restant toujours aux ordres du clergé et de lanoblesse. Dès le premier jour, il avait pénétré la nouvelletactique de Pierre, et il croyait que Félicité était sacomplice.

Un soir, étant arrivé le premier, il trouva la vieille femmeseule dans le salon.

«&|160;Eh bien&|160;! petite, lui demanda-t-il avec safamiliarité souriante, vos affaires marchent&|160;?… Pourquoi,diantre&|160;! fais-tu la cachottière avec moi&|160;?

–&|160;Je ne fais pas la cachottière, répondit Félicitéintriguée.

–&|160;Voyez-vous, elle croit tromper un vieux renard de monespèce&|160;! Eh&|160;! ma chère enfant, traite-moi en ami. Je suistout prêt à vous aider secrètement… Allons, soisfranche.&|160;»

Félicité eut un éclair d’intelligence. Elle n’avait rien à dire,elle allait peut-être tout apprendre, si elle savait se taire.

«&|160;Tu souris&|160;? reprit M.&|160;de Carnavant. C’est lecommencement d’un aveu. Je me doutais bien que tu devais êtrederrière ton mari&|160;! Pierre est trop lourd pour inventer lajolie trahison que vous préparez… Vrai, je souhaite de tout moncœur que les Bonaparte vous donnent ce que j’aurais demandé pourtoi aux Bourbons.&|160;»

Cette simple phrase confirma les soupçons que la vieille femmeavait depuis quelque temps.

«&|160;Le prince Louis a toutes les chances, n’est-ce pas&|160;?demanda-t-elle vivement.

–&|160;Me trahiras-tu si je te dis que je le crois&|160;?répondit en riant le marquis. J’en ai fait mon deuil, petite. Jesuis un vieux bonhomme fini et enterré. C’est pour toi, d’ailleurs,que je travaillais. Puisque tu as su trouver sans moi le bonchemin, je me consolerai en te voyant triompher de ma défaite…Surtout ne joue plus le mystère. Viens à moi, si tu esembarrassée.&|160;»

Et il ajouta, avec le sourire sceptique du gentilhommeencanaillé&|160;:

«&|160;Bast&|160;! je puis bien trahir un peu, moiaussi.&|160;»

À ce moment arriva le clan des anciens marchands d’huile etd’amandes.

«&|160;Ah&|160;! les chers réactionnaires&|160;! reprit à voixbasse M.&|160;de Carnavant. Vois-tu, petite, le grand art enpolitique consiste à avoir deux bons yeux, quand les autres sontaveugles. Tu as toutes les belles cartes dans ton jeu.&|160;»

Le lendemain, Félicité, aiguillonnée par cette conversation,voulut avoir une certitude. On était alors dans les premiers joursde l’année 1851. Depuis plus de dix-huit mois, Rougon recevaitrégulièrement, tous les quinze jours, une lettre de son filsEugène. Il s’enfermait dans la chambre à coucher pour lire ceslettres, qu’il cachait ensuite au fond d’un vieux secrétaire, dontil gardait soigneusement la clef dans une poche de son gilet.Lorsque sa femme l’interrogeait, il se contentait derépondre&|160;: «&|160;Eugène m’écrit qu’il se porte bien.&|160;»Il y avait longtemps que Félicité rêvait de mettre la main sur leslettres de son fils. Le lendemain matin, pendant que Pierre dormaitencore, elle se leva et alla, sur la pointe des pieds, substituer àla clef du secrétaire, dans la poche du gilet, la clef de lacommode, qui était de la même grandeur. Puis, dès que son mari futsorti, elle s’enferma à son tour, vida le tiroir et lut les lettresavec une curiosité fébrile.

M.&|160;de Carnavant ne s’était pas trompé, et ses propressoupçons se confirmaient. Il y avait là une quarantaine de lettres,dans lesquelles elle put suivre le grand mouvement bonapartiste quidevait aboutir à l’Empire. C’était une sorte de journal succinct,exposant les faits à mesure qu’ils s’étaient présentés, et tirantde chacun d’eux des espérances et des conseils. Eugène avait lafoi. Il parlait à son père du prince Louis Bonaparte comme del’homme nécessaire et fatal qui seul pouvait dénouer la situation.Il avait cru en lui avant même son retour en France, lorsque lebonapartisme était traité de chimère ridicule. Félicité comprit queson fils était depuis 1848 un agent secret très actif. Bien qu’ilne s’expliquât pas nettement sur sa situation à Paris, il étaitévident qu’il travaillait à l’Empire, sous les ordres depersonnages qu’il nommait avec une sorte de familiarité. Chacune deses lettres constatait les progrès de la cause et faisait prévoirun dénouement prochain. Elles se terminaient généralement parl’exposé de la ligne de conduite que Pierre devait tenir àPlassans. Félicité s’expliqua alors certaines paroles et certainsactes de son mari dont l’utilité lui avait échappé&|160;; Pierreobéissait à son fils, il suivait aveuglément sesrecommandations.

Quand la vieille femme eut terminé sa lecture, elle étaitconvaincue. Toute la pensée d’Eugène lui apparut clairement. Ilcomptait faire sa fortune politique dans la bagarre, et, du coup,payer à ses parents la dette de son instruction, en leur jetant unlambeau de la proie, à l’heure de la curée. Pour peu que son pèrel’aidât, se rendît utile à la cause, il lui serait facile de lefaire nommer receveur particulier. On ne pourrait rien lui refuser,à lui qui aurait mis les deux mains dans les plus secrètesbesognes. Ses lettres étaient une simple prévenance de sa part, unefaçon d’éviter bien des sottises aux Rougon. Aussi Félicitééprouva-t-elle une vive reconnaissance. Elle relut certainspassages des lettres, ceux dans lesquels Eugène parlait en termesvagues de la catastrophe finale. Cette catastrophe, dont elle nedevinait pas bien le genre ni la portée, devint pour elle une sortede fin du monde&|160;; le Dieu rangerait les élus à sa droite etles damnés à sa gauche, et elle se mettait parmi les élus.

Lorsqu’elle eut réussi, la nuit suivante, à remettre la clef dusecrétaire dans la poche du gilet, elle se promit d’user du mêmemoyen pour lire chaque nouvelle lettre qui arriverait. Elle résolutégalement de faire l’ignorante. Cette tactique était excellente. Àpartir de ce jour, elle aida d’autant plus son mari qu’elle parutle faire en aveugle. Lorsque Pierre croyait travailler seul,c’était elle qui, le plus souvent, amenait la conversation sur leterrain voulu, qui recrutait des partisans pour le moment décisif.Elle souffrait de la méfiance d’Eugène. Elle voulait pouvoir luidire, après la réussite&|160;: «&|160;Je savais tout, et, loin derien gâter, j’ai assuré le triomphe.&|160;» Jamais complice ne fitmoins de bruit et plus de besogne. Le marquis, qu’elle avait prispour confident, en était émerveillé.

Ce qui l’inquiétait toujours, c’était le sort de son cherAristide. Depuis qu’elle partageait la foi de son fils aîné, lesarticles rageursde&|160;l’Indépendant&|160;l’épouvantaient davantageencore. Elle désirait vivement convertir le malheureux républicainaux idées napoléoniennes&|160;; mais elle ne savait comment lefaire d’une façon prudente. Elle se rappelait avec quelleinsistance Eugène leur avait dit de se défier d’Aristide. Ellesoumit le cas à M.&|160;de Carnavant, qui fut absolument du mêmeavis.

«&|160;Ma petite, lui dit-il, en politique il faut savoir êtreégoïste. Si vous convertissiez votre fils etque&|160;l’Indépendant&|160;se mît à défendre lebonapartisme, ce serait porter un rude coup auparti.&|160;L’Indépendant&|160;est jugé&|160;; son titreseul suffit pour mettre en fureur les bourgeois de Plassans.Laissez le cher Aristide patauger, cela forme les jeunes gens. Ilme paraît taillé de façon à ne pas jouer longtemps le rôle demartyr.&|160;»

Dans sa rage d’indiquer aux siens la bonne voie, maintenantqu’elle croyait posséder la vérité, Félicité alla jusqu’à vouloirendoctriner son fils Pascal. Le médecin, avec l’égoïsme du savantenfoncé dans ses recherches, s’occupait fort peu de politique. Lesempires auraient pu crouler, pendant qu’il faisait une expérience,sans qu’il daignât tourner la tête. Cependant il avait fini parcéder aux instances de sa mère, qui l’accusait plus que jamais devivre en loup-garou.

«&|160;Si tu fréquentais le beau monde, lui disait-elle, tuaurais des clients dans la haute société. Viens au moins passer lessoirées dans notre salon. Tu feras la connaissance deMM.&|160;Roudier, Granoux, Sicardot, tous gens bien posés qui tepayeront tes visites quatre et cinq francs. Les pauvres net’enrichiront pas.&|160;»

L’idée de réussir, de voir toute sa famille arriver à lafortune, était devenue une monomanie chez Félicité. Pascal, pour nepas la chagriner, vint donc passer quelques soirées dans le salonjaune. Il s’y ennuya moins qu’il ne le craignait. La première fois,il fut stupéfait du degré d’imbécillité auquel un homme bienportant peut descendre. Les anciens marchands d’huile et d’amandes,le marquis et le commandant eux-mêmes, lui parurent des animauxcurieux qu’il n’avait pas eu jusque-là l’occasion d’étudier. Ilregarda avec l’intérêt d’un naturaliste leurs masques figés dansune grimace, où il retrouvait leurs occupations et leursappétits&|160;; il écouta leurs bavardages vides, comme il auraitcherché à surprendre le sens du miaulement d’un chat ou del’aboiement d’un chien. À cette époque, il s’occupait beaucoupd’histoire naturelle comparée, ramenant à la race humaine lesobservations qu’il lui était permis de faire sur la façon dontl’hérédité se comporte chez les animaux. Aussi, en se trouvant dansle salon jaune, s’amusa-t-il à se croire tombé dans une ménagerie.Il établit des ressemblances entre chacun de ces grotesques etquelque animal de sa connaissance. Le marquis lui rappelaexactement une grande sauterelle verte, avec sa maigreur, sa têtemince et futée. Vuillet lui fit l’impression blême et visqueused’un crapaud. Il fut plus doux pour Roudier, un mouton gras, etpour le commandant, un vieux dogue édenté. Mais son continuelétonnement était le prodigieux Granoux. Il passa toute une soirée àmesurer son angle facial. Quand il l’écoutait bégayer quelque vagueinjure contre les républicains, ces buveurs de sang, il s’attendaittoujours à l’entendre geindre comme un veau&|160;; et il ne pouvaitle voir se lever, sans s’imaginer qu’il allait se mettre à quatrepattes pour sortir du salon.

«&|160;Cause donc, lui disait tout bas sa mère, tâche d’avoir laclientèle de ces messieurs.

–&|160;Je ne suis pas vétérinaire&|160;», répondit-il enfin,poussé à bout.

Félicité le prit, un soir, dans un coin, et essaya de lecatéchiser. Elle était heureuse de le voir venir chez elle avec unecertaine assiduité. Elle le croyait gagné au monde, ne pouvantsupposer un instant les singuliers amusements qu’il goûtait àridiculiser des gens riches. Elle nourrissait le secret projet defaire de lui, à Plassans, le médecin à la mode. Il suffirait quedes hommes comme Granoux et Roudier consentissent à le lancer.Avant tout, elle voulait lui donner les idées politiques de lafamille, comprenant qu’un médecin avait tout à gagner en se faisantle chaud partisan du régime qui devait succéder à laRépublique.

«&|160;Mon ami, lui dit-elle, puisque te voilà devenuraisonnable, il te faut songer à l’avenir… On t’accuse d’êtrerépublicain, parce que tu es assez bête pour soigner tous les gueuxde la ville sans te faire payer. Sois franc, quelles sont tesvéritables opinions&|160;?&|160;»

Pascal regarda sa mère avec un étonnement naïf. Puis,souriant&|160;:

«&|160;Mes véritables opinions&|160;? répondit-il, je ne saistrop… On m’accuse d’être républicain, dites-vous&|160;? Ehbien&|160;! je ne m’en trouve nullement blessé. Je le suis sansdoute, si l’on entend par ce mot un homme qui souhaite le bonheurde tout le monde.

–&|160;Mais tu n’arriveras à rien, interrompit vivementFélicité. On te grugera. Vois tes frères, ils cherchent à faireleur chemin.&|160;»

Pascal comprit qu’il n’avait point à se défendre de ses égoïsmesde savant. Sa mère l’accusait simplement de ne pas spéculer sur lasituation politique. Il se mit à rire, avec quelque tristesse, etil détourna la conversation. Jamais Félicité ne put l’amener àcalculer les chances des partis, ni à s’enrôler dans celui quiparaissait devoir l’emporter. Il continua cependant à venir detemps à autre passer une soirée dans le salon jaune. Granouxl’intéressait comme un animal antédiluvien.

Cependant les événements marchaient. L’année 1851 fut, pour lespolitiques de Plassans, une année d’anxiété et d’effarement dont lacause secrète des Rougon profita. Les nouvelles les pluscontradictoires arrivaient de Paris&|160;; tantôt les républicainsl’emportaient, tantôt le parti conservateur écrasait la République.L’écho des querelles qui déchiraient l’Assemblée législativeparvenait au fond de la province, grossi un jour, affaibli lelendemain, changé au point que les plus clairvoyants marchaient enpleine nuit. Le seul sentiment général était qu’un dénouementapprochait. Et c’était l’ignorance de ce dénouement qui tenait dansune inquiétude ahurie ce peuple de bourgeois poltrons. Toussouhaitaient d’en finir. Ils étaient malades d’incertitude, ils seseraient jetés dans les bras du Grand Turc, si le Grand Turc eûtdaigné sauver la France de l’anarchie.

Le sourire du marquis devenait plus aigu. Le soir, dans le salonjaune, lorsque l’effroi rendait indistincts les grognements deGranoux, il s’approchait de Félicité, il lui disait àl’oreille&|160;:

«&|160;Allons, petite, le fruit est mûr… Mais il faut vousrendre utile.&|160;»

Souvent Félicité, qui continuait à lire les lettres d’Eugène, etqui savait que, d’un jour à l’autre, une crise décisive pouvaitavoir lieu, avait compris cette nécessité&|160;: se rendre utile,et s’était demandé de quelle façon les Rougon s’emploieraient. Ellefinit par consulter le marquis.

«&|160;Tout dépend des événements, répondit le petit vieillard.Si le département reste calme, si quelque insurrection ne vient paseffrayer Plassans, il vous sera difficile de vous mettre en vue etde rendre des services au gouvernement nouveau. Je vous conseillealors de rester chez vous et d’attendre en paix les bienfaits devotre fils Eugène. Mais si le peuple se lève et que nos bravesbourgeois se croient menacés, il y aura un bien joli rôle à jouer…Ton mari est un peu épais…

–&|160;Oh&|160;! dit Félicité, je me charge de l’assouplir…Pensez-vous que le département se révolte&|160;?

–&|160;C’est chose certaine, selon moi. Plassans ne bougerapeut-être pas&|160;; la réaction y a triomphé trop largement. Maisles villes voisines, les bourgades et les campagnes surtout, sonttravaillées depuis longtemps par des sociétés secrètes etappartiennent au parti républicain avancé. Qu’un coup d’Étatéclate, et l’on entendra le tocsin dans toute la contrée, desforêts de la Seille au plateau de Sainte-Roure.&|160;»

Félicité se recueillit.

«&|160;Ainsi, reprit-elle, vous pensez qu’une insurrection estnécessaire pour assurer notre fortune&|160;?

–&|160;C’est mon avis&|160;», répondit M.&|160;de Carnavant.

Et il ajouta avec un sourire légèrement ironique&|160;:

«&|160;On ne fonde une nouvelle dynastie que dans une bagarre.Le sang est un bon engrais. Il sera beau que les Rougon, commecertaines illustres familles, datent d’un massacre.&|160;»

Ces mots, accompagnés d’un ricanement, firent courir un frissonfroid dans le dos de Félicité. Mais elle était femme de tête, et lavue des beaux rideaux de M.&|160;Peirotte, qu’elle regardaitreligieusement chaque matin, entretenait son courage. Quand elle sesentait faiblir, elle se mettait à la fenêtre et contemplait lamaison du receveur. C’était ses Tuileries, à elle. Elle étaitdécidée aux actes les plus extrêmes pour entrer dans la villeneuve, cette terre promise sur le seuil de laquelle elle brûlait dedésirs depuis tant d’années.

La conversation qu’elle avait eue avec le marquis acheva de luimontrer clairement la situation. Peu de jours après, elle put lireune lettre d’Eugène dans laquelle l’employé au coup d’État semblaitégalement compter sur une insurrection pour donner quelqueimportance à son père. Eugène connaissait son département. Tous sesconseils avaient tendu à faire mettre entre les mains desréactionnaires du salon jaune le plus d’influence possible, pourque les Rougon pussent tenir la ville au moment critique. Selon sesvœux, en novembre 1851, le salon jaune était maître de Plassans.Roudier y représentait la bourgeoisie riche&|160;; sa conduitedéciderait à coup sûr celle de toute la ville neuve. Granoux étaitplus précieux encore&|160;; il avait derrière lui le conseilmunicipal, dont il était le membre le plus influent, ce qui donneune idée des autres membres. Enfin, par le commandant Sicardot, quele marquis était parvenu à faire nommer chef de la garde nationale,le salon jaune disposait de la force armée. Les Rougon, ces pauvreshères mal famés, avaient donc réussi à grouper autour d’eux lesoutils de leur fortune. Chacun, par lâcheté ou par bêtise, devaitleur obéir et travailler aveuglément à leur élévation. Ilsn’avaient qu’à redouter les autres influences qui pouvaient agirdans le sens de la leur, et enlever, en partie, à leurs efforts lemérite de la victoire. C’était là leur grande crainte, car ilsentendaient jouer à eux seuls le rôle de sauveurs. À l’avance, ilssavaient qu’ils seraient plutôt aidés qu’entravés par le clergé etla noblesse. Mais, dans le cas où le sous-préfet, le maire et lesautres fonctionnaires se mettraient en avant et étoufferaientimmédiatement l’insurrection, ils se trouveraient diminués, arrêtésmême dans leurs exploits&|160;; ils n’auraient ni le temps ni lesmoyens de se rendre utiles. Ce qu’ils rêvaient, c’étaitl’abstention complète, la panique générale des fonctionnaires. Sitoute administration régulière disparaissait, et s’ils étaientalors un seul jour les maîtres des destinées de Plassans, leurfortune était solidement fondée. Heureusement pour eux, il n’yavait pas dans l’administration un homme assez convaincu ou assezbesogneux pour risquer la partie. Le sous-préfet était un espritlibéral que le pouvoir exécutif avait oublié à Plassans, grâce sansdoute au bon renom de la ville&|160;; timide de caractère,incapable d’un excès de pouvoir, il devait se montrer fortembarrassé devant une insurrection. Les Rougon, qui le savaientfavorable à la cause démocratique, et qui, par conséquent, neredoutaient pas son zèle, se demandaient simplement avec curiositéquelle attitude il prendrait. La municipalité ne leur donnait guèreplus de crainte. Le maire, M.&|160;Garçonnet, était un légitimisteque le quartier Saint-Marc avait réussi à faire nommer en1849&|160;; il détestait les républicains et les traitait d’unefaçon fort dédaigneuse&|160;; mais il se trouvait trop lié d’amitiéavec certains membres du clergé, pour prêter activement la main àun coup d’État bonapartiste. Les autres fonctionnaires étaient dansle même cas. Les juges de paix, le directeur de la poste, lepercepteur, ainsi que le receveur particulier, M.&|160;Peirotte,tenant leur place de la réaction cléricale, ne pouvaient accepterl’Empire avec de grands élans d’enthousiasme. Les Rougon, sans bienvoir comment ils se débarrasseraient de ces gens-là et feraientensuite place nette pour se mettre seuls en vue, se livraientpourtant à de grandes espérances, en ne trouvant personne qui leurdisputât leur rôle de sauveurs.

Le dénouement approchait. Dans les derniers jours de novembre,comme le bruit d’un coup d’État courait et qu’on accusait le princeprésident de vouloir se faire nommer empereur&|160;:

«&|160;Eh&|160;! nous le nommerons ce qu’il voudra, s’étaitécrié Granoux, pourvu qu’il fasse fusiller ces gueux derépublicains&|160;!&|160;»

Cette exclamation de Granoux, qu’on croyait endormi, causa unegrande émotion. Le marquis feignit de ne pas avoir entendu&|160;;mais tous les bourgeois approuvèrent de la tête l’ancien marchandd’amandes. Roudier, qui ne craignait pas d’applaudir tout haut,parce qu’il était riche, déclara même, en regardant M.&|160;deCarnavant du coin de l’œil, que la position n’était plus tenable,et que la France devait être corrigée au plus tôt par n’importequelle main.

Le marquis garda encore le silence, ce qui fut pris pour unacquiescement. Le clan des conservateurs, abandonnant lalégitimité, osa alors faire des vœux pour l’Empire.

«&|160;Mes amis, dit le commandant Sicardot en se levant, unNapoléon peut seul aujourd’hui protéger les personnes et lespropriétés menacées… Soyez sans crainte, j’ai pris les précautionsnécessaires pour que l’ordre règne à Plassans.&|160;»

Le commandant avait, en effet, de concert avec Rougon, caché,dans une sorte d’écurie, près des remparts, une provision decartouches et un nombre assez considérable de fusils&|160;; ils’était en même temps assuré le concours de gardes nationaux surlesquels il croyait pouvoir compter. Ses paroles produisirent unetrès heureuse impression. Ce soir-là, en se séparant, les paisiblesbourgeois du salon jaune parlaient de massacrer «&|160;lesrouges&|160;», s’ils osaient bouger.

Le 1er&|160;décembre, Pierre Rougon reçut une lettred’Eugène qu’il alla lire dans la chambre à coucher, selon saprudente habitude. Félicité remarqua qu’il était fort agité ensortant de la chambre. Elle tourna toute la journée autour dusecrétaire. La nuit venue, elle ne put patienter davantage. Sonmari fut à peine endormi, qu’elle se leva doucement, prit la clefdu secrétaire dans la poche du gilet, et s’empara de la lettre, enfaisant le moins de bruit possible. Eugène, en dix lignes,prévenait son père que la crise allait avoir lieu et luiconseillait de mettre sa mère au courant de la situation. L’heureétait venue de l’instruire&|160;; il pourrait avoir besoin de sesconseils.

Le lendemain, Félicité attendit une confidence qui ne vint pas.Elle n’osa pas avouer ses curiosités, elle continua à feindrel’ignorance, en enrageant contre les sottes défiances de son mari,qui la jugeait sans doute bavarde et faible comme les autresfemmes. Pierre, avec cet orgueil marital qui donne à un homme lacroyance de sa supériorité dans le ménage, avait fini par attribuerà sa femme toutes les mauvaises chances passées. Depuis qu’ils’imaginait conduire seul leurs affaires, tout lui semblait marcherà souhait. Aussi avait-il résolu de se passer entièrement desconseils de sa femme, et de ne lui rien confier, malgré lesrecommandations de son fils.

Félicité fut piquée, au point qu’elle aurait mis des bâtons dansles roues, si elle n’avait pas désiré le triomphe aussi ardemmentque Pierre. Elle continua de travailler activement au succès, maisen cherchant quelque vengeance.

«&|160;Ah&|160;! s’il pouvait avoir une bonne peur,pensait-elle, s’il commettait une grosse bêtise&|160;!… Je leverrais venir me demander humblement conseil, je ferais la loi àmon tour.&|160;»

Ce qui l’inquiétait, c’était l’attitude de maître tout-puissantque Pierre prendrait nécessairement, s’il triomphait sans son aide.Quand elle avait épousé ce fils de paysan, de préférence à quelqueclerc de notaire, elle avait entendu s’en servir comme d’un pantinsolidement bâti, dont elle tirerait les ficelles à sa guise. Etvoilà qu’au jour décisif, le pantin, dans sa lourdeur aveugle,voulait marcher seul&|160;! Tout l’esprit de ruse, toute l’activitéfébrile de la petite vieille protestaient. Elle savait Pierre trèscapable d’une décision brutale, pareille à celle qu’il avait priseen faisant signer à sa mère le reçu de cinquante millefrancs&|160;; l’instrument était bon, peu scrupuleux&|160;; maiselle sentait le besoin de le diriger, surtout dans lescirconstances présentes qui demandaient beaucoup de souplesse.

La nouvelle officielle du coup d’État n’arriva à Plassans quedans l’après-midi du 3 décembre, un jeudi. Dès sept heures du soir,la réunion était au complet dans le salon jaune. Bien que la crisefût vivement désirée, une vague inquiétude se peignait sur laplupart des visages. On commenta les événements, au milieu debavardages sans fin. Pierre, légèrement pâle comme les autres, crutdevoir, par un luxe de prudence, excuser l’acte décisif du princeLouis devant les légitimistes et les orléanistes qui étaientprésents.

«&|160;On parle d’un appel au peuple, dit-il&|160;; la nationsera libre de choisir le gouvernement qui lui plaira… Le présidentest homme à se retirer devant nos maîtres légitimes.&|160;»

Seul, le marquis, qui avait tout son sang-froid de gentilhomme,accueillit ces paroles par un sourire. Les autres, dans la fièvrede l’heure présente, se moquaient bien de ce qui arriveraitensuite&|160;! Toutes les opinions sombraient. Roudier, oubliant satendresse d’ancien boutiquier pour les Orléans, interrompit Pierreavec brusquerie. Tous crièrent&|160;:

«&|160;Ne raisonnons pas. Songeons à maintenirl’ordre.&|160;»

Ces braves gens avaient une peur horrible des républicains.Cependant la ville n’avait éprouvé qu’une légère émotion àl’annonce des événements de Paris. Il y avait eu des rassemblementsdevant les affiches collées à la porte de la sous-préfecture&|160;;le bruit courait aussi que quelques centaines d’ouvriers venaientde quitter leur travail et cherchaient à organiser la résistance.C’était tout. Aucun trouble grave ne paraissait devoir éclater.L’attitude que prendraient les villes et les campagnes voisinesétait bien autrement inquiétante&|160;; mais on ignorait encore lafaçon dont elles avaient accueilli le coup d’État.

Vers neuf heures, Granoux arriva, essoufflé&|160;; il sortaitd’une séance du conseil municipal, convoqué d’urgence. D’une voixétranglée par l’émotion, il dit que le maire, M.&|160;Garçonnet,tout en faisant ses réserves, s’était montré décidé à maintenirl’ordre par les moyens les plus énergiques. Mais la nouvelle quifit le plus clabauder le salon jaune, fut celle de la démission dusous-préfet&|160;; ce fonctionnaire avait absolument refusé decommuniquer aux habitants de Plassans les dépêches du ministre del’Intérieur&|160;; il venait, affirmait Granoux, de quitter laville, et c’était par les soins du maire que les dépêches setrouvaient affichées. C’est peut-être le seul sous-préfet, enFrance, qui ait eu le courage de ses opinions démocratiques.

Si l’attitude ferme de M.&|160;Garçonnet inquiéta secrètementles Rougon, ils firent des gorges chaudes sur la fuite dusous-préfet, qui leur laissait la place libre. Il fut décidé, danscette mémorable soirée, que le groupe du salon jaune acceptait lecoup d’État et se déclarait ouvertement en faveur des faitsaccomplis. Vuillet fut chargé d’écrire immédiatement un articledans ce sens, que&|160;la Gazette&|160;publierait lelendemain. Lui et le marquis ne firent aucune objection. Ilsavaient sans doute reçu les instructions des personnages mystérieuxauxquels ils faisaient parfois une dévote allusion. Le clergé et lanoblesse se résignaient déjà à prêter main-forte aux vainqueurspour écraser l’ennemie commune, la République.

Ce soir-là, pendant que le salon jaune délibérait, Aristide eutdes sueurs froides d’anxiété. Jamais joueur qui risque son dernierlouis sur une carte n’a éprouvé une pareille angoisse. Dans lajournée, la démission de son chef lui donna beaucoup à réfléchir.Il lui entendit répéter à plusieurs reprises que le coup d’Étatdevait échouer. Ce fonctionnaire, d’une honnêteté bornée, croyaitau triomphe définitif de la démocratie, sans avoir cependant lecourage de travailler à ce triomphe en résistant. Aristide écoutaitd’ordinaire aux portes de la sous-préfecture, pour avoir desrenseignements précis&|160;; il sentait qu’il marchait en aveugle,et il se raccrochait aux nouvelles qu’il volait à l’administration.L’opinion du sous-préfet le frappa&|160;; mais il resta trèsperplexe. Il pensait&|160;: «&|160;Pourquoi s’éloigne-t-il, s’ilest certain de l’échec du prince président&|160;?&|160;» Toutefois,forcé de prendre un parti, il résolut de continuer son opposition.Il écrivit un article très hostile au coup d’État, qu’il porta lesoir même à&|160;l’Indépendant, pour le numéro dulendemain matin. Il avait corrigé les épreuves de cet article, etil revenait chez lui, presque tranquillisé, lorsque, en passant parla rue de la Banne, il leva machinalement la tête et regarda lesfenêtres des Rougon. Ces fenêtres étaient vivement éclairées.

«&|160;Que peuvent-ils comploter là-haut&|160;?&|160;» sedemanda le journaliste avec une curiosité inquiète.

Une envie furieuse lui vint alors de connaître l’opinion dusalon jaune sur les derniers événements. Il accordait à ce grouperéactionnaire une médiocre intelligence&|160;; mais ses doutesrevenaient, il était dans une de ces heures où l’on prendraitconseil d’un enfant de quatre ans. Il ne pouvait songer à entrerchez son père en ce moment, après la campagne qu’il avait faitecontre Granoux et les autres. Il monta cependant, tout en songeantà la singulière mine qu’il ferait, si l’on venait à le surprendredans l’escalier. Arrivé à la porte des Rougon, il ne put saisirqu’un bruit confus de voix.

«&|160;Je suis un enfant, dit-il&|160;; la peur me rendbête.&|160;»

Et il allait redescendre, quand il entendit sa mère quireconduisait quelqu’un. Il n’eut que le temps de se jeter dans untrou noir que formait un petit escalier menant aux combles de lamaison. La porte s’ouvrit, le marquis parut, suivi de Félicité.M.&|160;de Carnavant se retirait d’habitude avant les rentiers dela ville neuve, sans doute pour ne pas avoir à leur distribuer despoignées de main dans la rue.

«&|160;Eh&|160;! petite, dit-il sur le palier, en étouffant savoix, ces gens sont encore plus poltrons que je ne l’aurais cru.Avec de pareils hommes, la France sera toujours à qui osera laprendre.&|160;»

Et il ajouta avec amertume, comme se parlant àlui-même&|160;:

«&|160;La monarchie est décidément devenue trop honnête pour lestemps modernes. Son temps est fini.

–&|160;Eugène avait annoncé la crise à son père, dit Félicité.Le triomphe du prince Louis lui paraît assuré.

–&|160;Oh&|160;! vous pouvez marcher hardiment, répondit lemarquis en descendant les premières marches. Dans deux ou troisjours, le pays sera bel et bien garrotté. À demain,petite.&|160;»

Félicité referma la porte. Aristide, dans son trou noir, venaitd’avoir un éblouissement. Sans attendre que le marquis eût gagné larue, il dégringola quatre à quatre l’escalier et s’élança dehorscomme un fou&|160;; puis il prit sa course vers l’imprimeriedel’Indépendant. Un flot de pensées battait dans sa tête.Il enrageait, il accusait sa famille de l’avoir dupé.Comment&|160;! Eugène tenait ses parents au courant de lasituation, et jamais sa mère ne lui avait fait lire les lettres deson frère aîné, dont il aurait suivi aveuglément lesconseils&|160;! Et c’était à cette heure qu’il apprenait par hasardque ce frère aîné regardait le succès du coup d’État commecertain&|160;! Cela, d’ailleurs, confirmait en lui certainspressentiments que cet imbécile de sous-préfet lui avait empêchéd’écouter. Il était surtout exaspéré contre son père, qu’il avaitcru assez sot pour être légitimiste, et qui se révélaitbonapartiste au bon moment.

«&|160;M’ont-ils laissé commettre assez de bêtises, murmurait-ilen courant. Je suis un joli monsieur, maintenant. Ah&|160;! quelleécole&|160;! Granoux est plus fort que moi.&|160;»

Il entra dans les bureaux de&|160;l’Indépendant, avecun bruit de tempête, en demandant son article d’une voix étranglée.L’article était déjà mis en page. Il fit desserrer la forme, et nese calma qu’après avoir décomposé lui-même l’article, en mêlantfurieusement les lettres comme un jeu de dominos. Le libraire quidirigeait le journal le regarda faire d’un air stupéfait. Au fond,il était heureux de l’incident, car l’article lui avait parudangereux. Mais il lui fallait absolument de la matière, s’ilvoulait que&|160;l’Indépendant&|160;parût.

«&|160;Vous allez me donner autre chose&|160;? demanda-t-il.

–&|160;Certainement&|160;», répondit Aristide.

Il se mit à une table et commença un panégyrique très chaud ducoup d’État. Dès la première ligne, il jurait que le prince Louisvenait de sauver la République. Mais il n’avait pas écrit une page,qu’il s’arrêta et parut chercher la suite. Sa face de fouinedevenait inquiète.

«&|160;Il faut que je rentre chez moi, dit-il enfin. Je vousenverrai cela tout à l’heure. Vous paraîtrez un peu plus tard, s’ilest nécessaire.&|160;»

En revenant chez lui, il marcha lentement, perdu dans sesréflexions. L’indécision le reprenait. Pourquoi se rallier sivite&|160;? Eugène était un garçon intelligent, mais peut-être samère avait-elle exagéré la portée d’une simple phrase de sa lettre.En tout cas, il fallait mieux attendre et se taire.

Une heure plus tard, Angèle arriva chez le libraire, en feignantune vive émotion.

«&|160;Mon mari vient de se blesser cruellement, dit-elle. Ils’est pris en rentrant les quatre doigts dans une porte. Il m’a, aumilieu des plus vives souffrances, dicté cette petite note qu’ilvous prie de publier demain.&|160;»

Le lendemain,&|160;l’Indépendant, presque entièrementcomposé de faits divers, parut avec ces quelques lignes en tête dela première colonne&|160;:

«&|160;Un regrettable accident survenu à notre éminentcollaborateur, M.&|160;Aristide Rougon, va nous priver de sesarticles pendant quelque temps. Le silence lui sera cruel dans lesgraves circonstances présentes. Mais aucun de nos lecteurs nedoutera des vœux que ses sentiments patriotiques font pour lebonheur de la France.&|160;»

Cette note amphigourique avait été mûrement étudiée. La dernièrephrase pouvait s’expliquer en faveur de tous les partis. De cettefaçon, après la victoire, Aristide se ménageait une superbe rentréepar un panégyrique des vainqueurs. Le lendemain, il se montra danstoute la ville, le bras en écharpe. Sa mère étant accourue, trèseffrayée par la note du journal, il refusa de lui montrer sa mainet lui parla avec une amertume qui éclaira la vieille femme.

«&|160;Ce ne sera rien, lui dit-elle en le quittant, rassurée etlégèrement railleuse. Tu n’as besoin que de repos.&|160;»

Ce fut sans doute grâce à ce prétendu accident et au départ dusous-préfet, que&|160;l’Indépendant&|160;dut de n’être pasinquiété, comme le furent la plupart des journaux démocratiques desdépartements.

La journée du 4 se passa à Plassans dans un calme relatif. Il yeut, le soir, une manifestation populaire que la vue des gendarmessuffit à disperser. Un groupe d’ouvriers vint demander lacommunication des dépêches de Paris à M.&|160;Garçonnet, qui refusaavec hauteur&|160;; en se retirant, le groupe poussa les crisde&|160;:&|160;Vive la République&|160;! Vive laConstitution&|160;!&|160;Puis, tout rentra dans l’ordre. Lesalon jaune, après avoir commenté longuement cette innocentepromenade, déclara que les choses allaient pour le mieux.

Mais les journées du 5 et du 6 furent plus inquiétantes. Onapprit successivement l’insurrection des petites villesvoisines&|160;; tout le sud du département prenait les armes&|160;;la Palud et Saint-Martin-de-Vaulx s’étaient soulevés les premiers,entraînant à leur suite les villages, Chavanoz, Nazères, Poujols,Valqueyras, Vernoux. Alors le salon jaune commença à êtresérieusement pris de panique. Ce qui l’inquiétait surtout, c’étaitde sentir Plassans isolé au sein même de la révolte. Des bandesd’insurgés devaient battre les campagnes et interrompre toutecommunication. Granoux répétait d’un air effaré que M.&|160;lemaire était sans nouvelles. Et des gens commençaient à dire que lesang coulait à Marseille et qu’une formidable révolution avaitéclaté à Paris. Le commandant Sicardot, furieux de la poltronneriedes bourgeois, parlait de mourir à la tête de ses hommes.

Le 7, un dimanche, la terreur fut à son comble. Dès six heures,le salon jaune, où une sorte de comité réactionnaire se tenait enpermanence, fut encombré par une foule de bonshommes pâles etfrissonnants, qui causaient entre eux à voix basse, comme dans lachambre d’un mort. On avait su, dans la journée, qu’une colonned’insurgés, forte environ de trois mille hommes, se trouvait réunieà Alboise, un bourg éloigné au plus de trois lieues. On prétendait,à la vérité, que cette colonne devait se diriger sur le chef-lieu,en laissant Plassans à sa gauche&|160;; mais le plan de campagnepouvait être changé, et il suffisait, d’ailleurs, aux rentierspoltrons de sentir les insurgés à quelques kilomètres, pours’imaginer que des mains rudes d’ouvriers les serraient déjà à lagorge. Ils avaient eu, le matin, un avant-goût de la révolte&|160;:les quelques républicains de Plassans, voyant qu’ils ne sauraientrien tenter de sérieux dans la ville, avaient résolu d’allerrejoindre leurs frères de la Palud et deSaint-Martin-de-Vaulx&|160;; un premier groupe était parti, versonze heures, par la porte de Rome, en chantant&|160;laMarseillaise&|160;et en cassant quelques vitres. Une desfenêtres de Granoux se trouvait endommagée. Il racontait le faitavec des balbutiements d’effroi.

Le salon jaune, cependant, s’agitait dans une vive anxiété. Lecommandant avait envoyé son domestique pour être renseigné sur lamarche exacte des insurgés, et l’on attendait le retour de cethomme, en faisant les suppositions les plus étonnantes. La réunionétait au complet. Roudier et Granoux, affaissés dans leursfauteuils, se jetaient des regards lamentables, tandis que,derrière eux, geignait le groupe ahuri des commerçants retirés.Vuillet, sans paraître trop effrayé, réfléchissait aux dispositionsqu’il prendrait pour protéger sa boutique et sa personne&|160;; ildélibérait s’il se cacherait dans son grenier ou dans sa cave, etil penchait pour la cave. Pierre et le commandant marchaient delong en large, échangeant un mot de temps à autre. L’ancienmarchand d’huile se raccrochait à son ami Sicardot, pour luiemprunter un peu de son courage. Lui qui attendait la crise depuissi longtemps, il tâchait de faire bonne contenance, malgrél’émotion qui l’étranglait. Quant au marquis, plus pimpant et plussouriant que de coutume, il causait dans un coin avec Félicité, quiparaissait fort gaie.

Enfin, on sonna. Ces messieurs tressaillirent comme s’ilsavaient entendu un coup de fusil. Pendant que Félicité allaitouvrir, un silence de mort régna dans le salon&|160;; les faces,blêmes et anxieuses, se tendaient vers la porte. Le domestique ducommandant parut sur le seuil, tout essoufflé, et dit brusquement àson maître&|160;:

«&|160;Monsieur, les insurgés seront ici dans uneheure.&|160;»

Ce fut un coup de foudre. Tout le monde se dressa ens’exclamant&|160;; des bras se levèrent au plafond. Pendantplusieurs minutes, il fut impossible de s’entendre. On entourait lemessager, on le pressait de questions.

«&|160;Sacré tonnerre&|160;! cria enfin le commandant, nebraillez donc pas comme ça. Du calme, ou je ne réponds plus derien&|160;!&|160;»

Tous retombèrent sur leurs sièges, en poussant de gros soupirs.On put alors avoir quelques détails. Le messager avait rencontré lacolonne aux Tulettes, et s’était empressé de revenir.

«&|160;Ils sont au moins trois mille, dit-il. Ils marchent commedes soldats, par bataillons. J’ai cru voir des prisonniers aumilieu d’eux.

–&|160;Des prisonniers&|160;! crièrent les bourgeoisépouvantés.

–&|160;Sans doute&|160;! interrompit le marquis de sa voixflûtée. On m’a dit que les insurgés arrêtaient les personnesconnues pour leurs opinions conservatrices.&|160;»

Cette nouvelle acheva de consterner le salon jaune. Quelquesbourgeois se levèrent et gagnèrent furtivement la porte, songeantqu’ils n’avaient pas trop de temps devant eux pour trouver unecachette sûre.

L’annonce des arrestations opérées par les républicains parutfrapper Félicité. Elle prit le marquis à part et luidemanda&|160;:

«&|160;Que font donc ces hommes des gens qu’ilsarrêtent&|160;?

–&|160;Mais, ils les emmènent à leur suite, répondit M.&|160;deCarnavant. Ils doivent les regarder comme d’excellents otages.

–&|160;Ah&|160;!&|160;» répondit la vieille femme d’une voixsingulière.

Elle se remit à suivre d’un air pensif la curieuse scène depanique qui se passait dans le salon. Peu à peu, les bourgeoiss’éclipsèrent&|160;; il ne resta bientôt plus que Vuillet etRoudier, auxquels l’approche du danger rendait quelque courage.Quant à Granoux, il demeura également dans son coin, ses jambes luirefusant tout service.

«&|160;Ma foi&|160;! j’aime mieux cela, dit Sicardot enremarquant la fuite des autres adhérents. Ces poltrons finissaientpar m’exaspérer. Depuis plus de deux ans, ils parlent de fusillertous les républicains de la contrée, et aujourd’hui ils ne leurtireraient seulement pas sous le nez un pétard d’un sou.&|160;»

Il prit son chapeau et se dirigea vers la porte.

«&|160;Voyons, continua-t-il, le temps presse… Venez,Rougon.&|160;»

Félicité semblait attendre ce moment. Elle se jeta entre laporte et son mari, qui, d’ailleurs, ne s’empressait guère de suivrele terrible Sicardot.

«&|160;Je ne veux pas que tu sortes, cria-t-elle, en feignant unsubit désespoir. Jamais je ne te laisserai me quitter. Ces gueux tetueraient.&|160;»

Le commandant s’arrêta, étonné.

«&|160;Sacrebleu&|160;! gronda-t-il, si les femmes se mettent àpleurnicher, maintenant… Venez donc, Rougon.

–&|160;Non, non, reprit la vieille femme en affectant uneterreur de plus en plus croissante, il ne vous suivra pas&|160;; jem’attacherai plutôt à ses vêtements.&|160;»

Le marquis, très surpris de cette scène, regardait curieusementFélicité. Était-ce bien cette femme qui, tout à l’heure, causait sigaiement&|160;? Quelle comédie jouait-elle donc&|160;? CependantPierre, depuis que sa femme le retenait, faisait mine de vouloirsortir à toute force.

«&|160;Je te dis que tu ne sortiras pas&|160;», répétait lavieille, qui se cramponnait à l’un de ses bras.

Et, se tournant vers le commandant&|160;:

«&|160;Comment pouvez-vous songer à résister&|160;? Ils sonttrois mille et vous ne réunirez pas cent hommes de courage. Vousallez vous faire égorger inutilement.

–&|160;Eh&|160;! c’est notre devoir&|160;», dit Sicardotimpatienté.

Félicité éclata en sanglots.

«&|160;S’ils ne me le tuent pas, ils le feront prisonnier,poursuivit-elle, en regardant son mari fixement. Mon Dieu&|160;!que deviendrai-je, seule, dans une ville abandonnée&|160;!

–&|160;Mais, s’écria le commandant, croyez-vous que nous n’enserons pas moins arrêtés, si nous permettons aux insurgés d’entrertranquillement chez nous&|160;? Je jure bien qu’au bout d’uneheure, le maire et tous les fonctionnaires se trouverontprisonniers, sans compter votre mari et les habitués de cesalon.&|160;»

Le marquis crut voir un vague sourire passer sur les lèvres deFélicité, pendant qu’elle répondait d’un air épouvanté&|160;:

«&|160;Vous croyez&|160;?

–&|160;Pardieu&|160;! reprit Sicardot, les républicains ne sontpas assez bêtes pour laisser des ennemis derrière eux. Demain,Plassans sera vide de fonctionnaires et de bonscitoyens.&|160;»

À ces paroles, qu’elle avait habilement provoquées, Félicitélâcha le bras de son mari. Pierre ne fit plus mine de sortir. Grâceà sa femme, dont la savante tactique lui échappa d’ailleurs, etdont il ne soupçonna pas un instant la secrète complicité, ilvenait d’entrevoir tout un plan de campagne.

«&|160;Il faudrait délibérer avant de prendre une décision,dit-il au commandant. Ma femme n’a peut-être pas tort, en nousaccusant d’oublier les véritables intérêts de nos familles.

–&|160;Non, certes, madame n’a pas tort&|160;», s’écria Granoux,qui avait écouté les cris terrifiés de Félicité avec le ravissementd’un poltron.

Le commandant enfonça son chapeau sur sa tête, d’un gesteénergique, et dit, d’une voix nette&|160;:

«&|160;Tort ou raison, peu m’importe. Je suis commandant de lagarde nationale, je devrais déjà être à la mairie. Avouez que vousavez peur et que vous me laissez seul… Alors, bonsoir.&|160;»

Il tournait le bouton de la porte, lorsque Rougon le retintvivement.

«&|160;Écoutez, Sicardot&|160;», dit-il.

Et il l’entraîna dans un coin, en voyant que Vuillet tendait seslarges oreilles. Là, à voix basse, il lui expliqua qu’il était debonne guerre de laisser derrière les insurgés quelques hommesénergiques, qui pourraient rétablir l’ordre dans la ville. Et commele farouche commandant s’entêtait à ne pas vouloir déserter sonposte, il s’offrit pour se mettre à la tête du corps deréserve.

«&|160;Donnez-moi, lui dit-il, la clef du hangar où sont lesarmes et les munitions, et faites dire à une cinquantaine de noshommes de ne pas bouger jusqu’à ce que je les appelle.&|160;»

Sicardot finit par consentir à ces mesures prudentes. Il luiconfia la clef du hangar, comprenant lui-même l’inutilité présentede la résistance, mais voulant quand même payer de sa personne.

Pendant cet entretien, le marquis murmura quelques mots d’un airfin à l’oreille de Félicité. Il la complimentait sans doute sur soncoup de théâtre. La vieille femme ne put réprimer un léger sourire.Et comme Sicardot donnait une poignée de main à Rougon et sedisposait à sortir&|160;:

«&|160;Décidément, vous nous quittez&|160;? lui demanda-t-elleen reprenant son air bouleversé.

–&|160;Jamais un vieux soldat de Napoléon, répondit-il, ne selaissera intimider par la canaille.&|160;»

Il était déjà sur le palier, lorsque Granoux se précipita et luicria&|160;:

«&|160;Si vous allez à la mairie, prévenez le maire de ce qui sepasse. Moi, je cours chez ma femme pour la rassurer.&|160;»

Félicité s’était à son tour penchée à l’oreille du marquis, enmurmurant avec une joie discrète&|160;:

«&|160;Ma foi&|160;! j’aime mieux que ce diable de commandantaille se faire arrêter. Il a trop de zèle.&|160;»

Cependant Rougon avait ramené Granoux dans le salon. Roudier,qui, de son coin, suivait silencieusement la scène, en appuyant designes énergiques les propositions de mesures prudentes, vint lesretrouver. Quand le marquis et Vuillet se furent égalementlevés&|160;:

«&|160;À présent, dit Pierre, que nous sommes seuls, entre genspaisibles, je vous propose de nous cacher, afin d’éviter unearrestation certaine, et d’être libres, lorsque nous redeviendronsles plus forts.&|160;»

Granoux faillit l’embrasser&|160;; Roudier et Vuilletrespirèrent plus à l’aise.

«&|160;J’aurai prochainement besoin de vous, messieurs, continuale marchand d’huile avec importance. C’est à nous qu’est réservél’honneur de rétablir l’ordre à Plassans.

–&|160;Comptez sur nous&|160;», s’écria Vuillet avec unenthousiasme qui inquiéta Félicité.

L’heure pressait. Les singuliers défenseurs de Plassans qui secachaient pour mieux défendre la ville, se hâtèrent chacun d’allers’enfouir au fond de quelque trou. Resté seul avec sa femme, Pierrelui recommanda de ne pas commettre la faute de se barricader, et derépondre, si l’on venait la questionner, qu’il était parti pour unpetit voyage. Et comme elle faisait la niaise, feignant quelqueterreur et lui demandant ce que tout cela allait devenir, il luirépondit brusquement&|160;:

«&|160;Ça ne te regarde pas. Laisse-moi conduire seul nosaffaires. Elles n’en iront que mieux.&|160;»

Quelques minutes après, il filait rapidement le long de la ruede la Banne. Arrivé au cours Sauvaire, il vit sortir du vieuxquartier une bande d’ouvriers armés qui chantaient&|160;laMarseillaise.

«&|160;Fichtre&|160;! pensa-t-il, il était temps. Voilà la villequi s’insurge, maintenant.&|160;»

Il hâta sa marche, qu’il dirigea vers la porte de Rome. Là, ileut des sueurs froides, pendant les lenteurs que le gardien mit àlui ouvrir cette porte. Dès ses premiers pas sur la route, ilaperçut, au clair de lune, à l’autre bout du faubourg, la colonnedes insurgés, dont les fusils jetaient de petites flammes blanches.Ce fut en courant qu’il s’engagea dans l’impasse Saint-Mittre etqu’il arriva chez sa mère, où il n’était pas allé depuis de longuesannées.

Chapitre 4

&|160;

Antoine Macquart revint à Plassans après la chute de Napoléon.Il avait eu l’incroyable chance de ne faire aucune des dernières etmeurtrières campagnes de l’Empire. Il s’était traîné de dépôt endépôt, sans que rien le tirât de sa vie hébétée de soldat. Cettevie acheva de développer ses vices naturels. Sa paresse devintraisonnée&|160;; son ivrognerie, qui lui valut un nombreincalculable de punitions, fut dès lors à ses yeux une religionvéritable. Mais ce qui fit surtout de lui le pire des garnements,ce fut le beau dédain qu’il contracta pour les pauvres diables quigagnaient le matin leur pain du soir.

«&|160;J’ai de l’argent au pays, disait-il souvent à sescamarades&|160;; quand j’aurai fait mon temps, je pourrai vivrebourgeois.&|160;»

Cette croyance et son ignorance crasse l’empêchèrent d’arrivermême au grade de caporal.

Depuis son départ, il n’était pas venu passer un seul jour decongé à Plassans, son frère inventant mille prétextes pour l’entenir éloigné. Aussi ignorait-il complètement la façon adroite dontPierre s’était emparé de la fortune de leur mère. Adélaïde, dansl’indifférence profonde où elle vivait, ne lui écrivit pas troisfois, pour lui dire simplement qu’elle se portait bien. Le silencequi accueillait le plus souvent ses nombreuses demandes d’argent nelui donna aucun soupçon&|160;; la ladrerie de Pierre suffit pourlui expliquer la difficulté qu’il éprouvait à arracher, de loin enloin, une misérable pièce de vingt francs. Cela ne fit, d’ailleurs,qu’augmenter sa rancune contre son frère, qui le laissait semorfondre au service, malgré sa promesse formelle de le racheter.Il se jurait, en rentrant au logis, de ne plus obéir en petitgarçon et de réclamer carrément sa part de fortune, pour vivre à saguise. Il rêva, dans la diligence qui le ramenait, une délicieuseexistence de paresse. L’écroulement de ses châteaux en Espagne futterrible. Quand il arriva dans le faubourg et qu’il ne reconnutplus l’enclos des Fouque, il resta stupide. Il lui fallut demanderla nouvelle adresse de sa mère. Là, il y eut une scèneépouvantable. Adélaïde lui apprit tranquillement la vente desbiens. Il s’emporta, allant jusqu’à lever la main.

La pauvre femme répétait&|160;:

«&|160;Ton frère a tout pris&|160;; il aura soin de toi, c’estconvenu.&|160;»

Il sortit enfin et courut chez Pierre, qu’il avait prévenu deson retour, et qui s’était préparé à le recevoir de façon à enfinir avec lui, au premier mot grossier.

«&|160;Écoutez, lui dit le marchand d’huile qui affecta de neplus le tutoyer, ne m’échauffez pas la bile ou je vous jette à laporte. Après tout, je ne vous connais pas. Nous ne portons pas lemême nom. C’est déjà bien assez malheureux pour moi que ma mère sesoit mal conduite, sans que ses bâtards viennent ici m’injurier.J’étais bien disposé pour vous&|160;; mais, puisque vous êtesinsolent, je ne ferai rien, absolument rien.&|160;»

Antoine faillit étrangler de colère.

«&|160;Et mon argent, criait-il, me le rendras-tu, voleur, oufaudra-t-il que je te traîne devant les tribunaux&|160;?&|160;»

Pierre haussait les épaules&|160;:

«&|160;Je n’ai pas d’argent à vous, répondit-il, de plus en pluscalme. Ma mère a disposé de sa fortune comme elle l’a entendu. Cen’est pas moi qui irai mettre le nez dans ses affaires. J’airenoncé volontiers à toute espérance d’héritage. Je suis à l’abride vos sales accusations.&|160;»

Et, comme son frère bégayait, exaspéré par ce sang-froid et nesachant plus que croire, il lui mit sous les yeux le reçuqu’Adélaïde avait signé. La lecture de cette pièce achevad’accabler Antoine.

«&|160;C’est bien, dit-il d’une voix presque calmée, je sais cequ’il me reste à faire.&|160;»

La vérité était qu’il ne savait quel parti prendre. Sonimpuissance à trouver un moyen immédiat d’avoir sa part et de sevenger, activait encore sa fièvre furieuse. Il revint chez sa mère,il lui fit subir un interrogatoire honteux. La malheureuse femme nepouvait que le renvoyer chez Pierre.

«&|160;Est-ce que vous croyez, s’écria-t-il insolemment, quevous allez me faire aller comme une navette&|160;? Je saurai bienqui de vous deux a le magot. Tu l’as peut-être déjà croqué,toi&|160;?…&|160;»

Et, faisant allusion à son ancienne inconduite, il lui demandasi elle n’avait pas quelque canaille d’homme auquel elle donnaitses derniers sous. Il n’épargna même pas son père, cet ivrogne deMacquart, disait-il, qui devait l’avoir grugée jusqu’à sa mort, etqui laissait ses enfants sur la paille. La pauvre femme écoutait,d’un air hébété. De grosses larmes coulaient sur ses joues. Elle sedéfendit avec une terreur d’enfant, répondant aux questions de sonfils comme à celles d’un juge, jurant qu’elle se conduisait bien,et répétant toujours avec insistance qu’elle n’avait pas eu un sou,que Pierre avait tout pris. Antoine finit presque par lacroire.

«&|160;Ah&|160;! quel gueux&|160;! murmura-t-il&|160;; c’estpour cela qu’il ne me rachetait pas.&|160;»

Il dut coucher chez sa mère, sur une paillasse jetée dans uncoin. Il était revenu les poches absolument vides, et ce quil’exaspérait, c’était surtout de se sentir sans aucune ressource,sans feu ni lieu, abandonné comme un chien sur le pavé, tandis queson frère, selon lui, faisait de belles affaires, mangeait etdormait grassement. N’ayant pas de quoi acheter des vêtements, ilsortit le lendemain avec son pantalon et son képi d’ordonnance. Ileut la chance de trouver, au fond d’une armoire, une vieille vestede velours jaunâtre, usée et rapiécée, qui avait appartenu àMacquart. Ce fut dans ce singulier accoutrement qu’il courut laville, contant son histoire et demandant justice.

Les gens qu’il alla consulter le reçurent avec un mépris qui luifit verser des larmes de rage. En province, on est implacable pourles familles déchues. Selon l’opinion commune, les Rougon-Macquartchassaient de race en se dévorant entre eux&|160;; la galerie, aulieu de les séparer, les aurait plutôt excités à se mordre. Pierre,d’ailleurs, commençait à se laver de sa tache originelle. On rit desa friponnerie&|160;; des personnes allèrent jusqu’à dire qu’ilavait bien fait, s’il s’était réellement emparé de l’argent, et quecela serait une bonne leçon pour les personnes débauchées de laville.

Antoine rentra découragé. Un avoué lui avait conseillé, avec desmines dégoûtées, de laver son linge sale en famille, après s’êtrehabilement informé s’il possédait la somme nécessaire pour soutenirun procès. Selon cet homme, l’affaire paraissait bien embrouillée,les débats seraient très longs, et le succès était douteux.D’ailleurs, il fallait de l’argent, beaucoup d’argent.

Ce soir-là, Antoine fut encore plus dur pour sa mère&|160;; nesachant sur qui se venger, il reprit ses accusations de laveille&|160;; il tint la malheureuse jusqu’à minuit, toutefrissonnante de honte et d’épouvante. Adélaïde lui ayant appris quePierre lui servait une pension, il devint certain pour lui que sonfrère avait empoché les cinquante mille francs. Mais, dans sonirritation, il feignit de douter encore, par un raffinement deméchanceté qui le soulageait. Et il ne cessait de l’interroger d’unair soupçonneux, en paraissant continuer à croire qu’elle avaitmangé sa fortune avec des amants.

«&|160;Voyons, mon père n’a pas été le seul&|160;», dit-il enfinavec grossièreté.

À ce dernier coup, elle alla se jeter chancelante sur un vieuxcoffre, où elle resta toute la nuit à sangloter.

Antoine comprit bientôt qu’il ne pouvait, seul et sansressources, mener à bien une campagne contre son frère. Il essayad’abord d’intéresser Adélaïde à sa cause&|160;; une accusation,portée par elle, devait avoir de graves conséquences. Mais lapauvre femme, si molle et si endormie, dès les premiers motsd’Antoine, refusa avec énergie d’inquiéter son fils aîné.

«&|160;Je suis une malheureuse, balbutiait-elle. Tu as raison dete mettre en colère. Mais, vois-tu, ce serait trop de remords, sije faisais conduire un de mes enfants en prison. Non, j’aime mieuxque tu me battes.&|160;»

Il sentit qu’il n’en tirerait que des larmes, et il se contentad’ajouter qu’elle était justement punie et qu’il n’avait aucunepitié d’elle. Le soir, Adélaïde, secouée par les querellessuccessives que lui cherchait son fils, eut une de ces crisesnerveuses qui la tenaient roidie, les yeux ouverts, comme morte. Lejeune homme la jeta sur son lit&|160;; puis, sans même la délacer,il se mit à fureter dans la maison, cherchant si la malheureusen’avait pas des économies cachées quelque part. Il trouva unequarantaine de francs. Il s’en empara, et, tandis que sa mèrerestait là, rigide et sans souffle, il alla prendre tranquillementla diligence pour Marseille.

Il venait de songer que Mouret, cet ouvrier chapelier qui avaitépousé sa sœur Ursule, devait être indigné de la friponnerie dePierre, et qu’il voudrait sans doute défendre les intérêts de safemme. Mais il ne trouva pas l’homme sur lequel il comptait. Mouretlui dit nettement qu’il s’était habitué à regarder Ursule comme uneorpheline, et qu’il ne voulait, à aucun prix, avoir des démêlésavec sa famille. Les affaires du ménage prospéraient. Antoine, reçutrès froidement, se hâta de reprendre la diligence. Mais, avant departir, il voulut se venger du secret mépris qu’il lisait dans lesregards de l’ouvrier&|160;; sa sœur lui ayant paru pâle etoppressée, il eut la cruauté sournoise de dire au mari, ens’éloignant&|160;:

«&|160;Prenez garde, ma sœur a toujours été chétive, et je l’aitrouvée bien changée&|160;; vous pourriez la perdre.&|160;»

Les larmes qui montèrent aux yeux de Mouret lui prouvèrent qu’ilavait mis le doigt sur une plaie vive. Ces ouvriers étalaient aussipar trop leur bonheur.

Quand il fut revenu à Plassans, la certitude qu’il avait lesmains liées rendit Antoine plus menaçant encore. Pendant un mois,on ne vit que lui dans la ville. Il courait les rues, contant sonhistoire à qui voulait l’entendre. Lorsqu’il avait réussi à sefaire donner une pièce de vingt sous par sa mère, il allait laboire dans quelque cabaret, et là criait tout haut que son frèreétait une canaille qui aurait bientôt de ses nouvelles. En depareils endroits, la douce fraternité qui règne entre ivrognes luidonnait un auditoire sympathique&|160;; toute la crapule de laville épousait sa querelle&|160;; c’étaient des invectives sans fincontre ce gueux de Rougon qui laissait sans pain un brave soldat,et la séance se terminait d’ordinaire par la condamnation généralede tous les riches. Antoine, par un raffinement de vengeance,continuait à se promener avec son képi, son pantalon d’ordonnanceet sa vieille veste de velours jaune, bien que sa mère lui eûtoffert de lui acheter des vêtements plus convenables. Il affichaitses guenilles, les étalait le dimanche, en plein coursSauvaire.

Une de ses plus délicates jouissances fut de passer dix fois parjour devant le magasin de Pierre. Il agrandissait les trous de laveste avec les doigts, il ralentissait le pas, se mettait parfois àcauser devant la porte, pour rester davantage dans la rue. Cesjours-là, il emmenait quelque ivrogne de ses amis, qui lui servaitde compère&|160;; il lui racontait le vol des cinquante millefrancs, accompagnant son récit d’injures et de menaces, à voixhaute, de façon à ce que toute la rue l’entendît, et que ses grosmots allassent à leur adresse, jusqu’au fond de la boutique.

«&|160;Il finira, disait Félicité désespérée, par venir mendierdevant notre maison.&|160;»

La vaniteuse petite femme souffrait horriblement de ce scandale.Il lui arriva même, à cette époque, de regretter en secret d’avoirépousé Rougon&|160;; ce dernier avait aussi une famille par tropterrible. Elle eût donné tout au monde pour qu’Antoine cessât depromener ses haillons. Mais Pierre, que la conduite de son frèreaffolait, ne voulait seulement pas qu’on prononçât son nom devantlui. Lorsque sa femme lui faisait entendre qu’il vaudrait peut-êtremieux s’en débarrasser en donnant quelques sous&|160;:

«&|160;Non, rien, pas un liard, criait-il avec fureur. Qu’ilcrève&|160;!&|160;»

Cependant, il finit lui-même par confesser que l’attituded’Antoine devenait intolérable. Un jour, Félicité, voulant enfinir, appela cet homme, comme elle le nommait en faisant une mouedédaigneuse. «&|160;Cet homme&|160;» était en train de la traiterde coquine au milieu de la rue, en compagnie d’un sien camaradeencore plus déguenillé que lui. Tous deux étaient gris.

«&|160;Viens donc, on nous appelle là-dedans&|160;», dit Antoineà son compagnon d’une voix goguenarde.

Félicité recula en murmurant&|160;:

«&|160;C’est à vous seul que nous désirons parler.

–&|160;Bah&|160;! répondit le jeune homme, le camarade est unbon enfant. Il peut tout entendre. C’est mon témoin.&|160;»

Le témoin s’assit lourdement sur une chaise. Il ne se découvritpas et se mit à regarder autour de lui, avec ce sourire hébété desivrognes et des gens grossiers qui se sentent insolents. Félicité,honteuse, se plaça devant la porte de la boutique, pour qu’on nevît pas du dehors quelle singulière compagnie elle recevait.Heureusement que son mari arriva à son secours. Une violentequerelle s’engagea entre lui et son frère. Ce dernier, dont lalangue épaisse s’embarrassait dans les injures, répéta à plus devingt reprises les mêmes griefs. Il finit même par se mettre àpleurer, et peu s’en fallut que son émotion ne gagnât son camarade.Pierre s’était défendu d’une façon très digne.

«&|160;Voyons, dit-il enfin, vous êtes malheureux et j’ai pitiéde vous. Bien que vous m’ayez cruellement insulté, je n’oublie pasque nous avons la même mère. Mais si je vous donne quelque chose,sachez que je le fais par bonté et non par crainte… Voulez-vouscent francs pour vous tirer d’affaire&|160;?&|160;»

Cette offre brusque de cent francs éblouit le camaraded’Antoine. Il regarda ce dernier d’un air ravi qui signifiaitclairement&|160;: «&|160;Du moment que le bourgeois offre centfrancs, il n’y a plus de sottises à lui dire.&|160;» Mais Antoineentendait spéculer sur les bonnes dispositions de son frère. Il luidemanda s’il se moquait de lui&|160;; c’était sa part, dix millefrancs, qu’il exigeait.

«&|160;Tu as tort, tu as tort&|160;», bégayait son ami.

Enfin, comme Pierre impatienté parlait de les jeter tous lesdeux à la porte, Antoine abaissa ses prétentions et, d’un coup, neréclama plus que mille francs. Ils se querellèrent encore un grandquart d’heure sur ce chiffre. Félicité intervint. On commençait àse rassembler devant la boutique.

«&|160;Écoutez, dit-elle vivement, mon mari vous donnera deuxcents francs, et moi je me charge de vous acheter un vêtementcomplet et de vous louer un logement pour une année.&|160;»

Rougon se fâcha. Mais le camarade d’Antoine, enthousiasmé,cria&|160;:

«&|160;C’est dit, mon ami accepte.&|160;»

Et Antoine déclara, en effet, d’un air rechigné, qu’ilacceptait. Il sentait qu’il n’obtiendrait pas davantage. Il futconvenu qu’on lui enverrait l’argent et le vêtement le lendemain,et que peu de jours après, dès que Félicité lui aurait trouvé unlogement, il pourrait s’installer chez lui. En se retirant,l’ivrogne qui accompagnait le jeune homme fut aussi respectueuxqu’il venait d’être insolent&|160;; il salua plus de dix fois lacompagnie, d’un air humble et gauche, bégayant des remerciementsvagues, comme si les dons de Rougon lui eussent été destinés.

Une semaine plus tard, Antoine occupait une grande chambre duvieux quartier, dans laquelle Félicité, tenant plus que sespromesses, sur l’engagement formel du jeune homme de les laissertranquilles désormais, avait fait mettre un lit, une table et deschaises. Adélaïde vit sans aucun regret partir son fils&|160;; elleétait condamnée à plus de trois mois de pain et d’eau par le courtséjour qu’il avait fait chez elle. Antoine eut vite bu et mangé lesdeux cents francs. Il n’avait pas songé un instant à les mettredans quelque petit commerce qui l’eût aidé à vivre. Quand il fut denouveau sans le sou, n’ayant aucun métier, répugnant d’ailleurs àtoute besogne suivie, il voulut puiser encore dans la bourse desRougon. Mais les circonstances n’étaient plus les mêmes, il neréussit pas à les effrayer. Pierre profita même de cette occasionpour le jeter à la porte, en lui défendant de jamais remettre lespieds chez lui. Antoine eut beau reprendre ses accusations&|160;:la ville qui connaissait la munificence de son frère, dont Félicitéavait fait grand bruit, lui donna tort et le traita de fainéant.Cependant la faim le pressait. Il menaça de se faire contrebandiercomme son père, et de commettre quelque mauvais coup quidéshonorerait sa famille. Les Rougon haussèrent les épaules&|160;;ils le savaient trop lâche pour risquer sa peau. Enfin, plein d’unerage sourde contre ses proches et contre la société tout entière,Antoine se décida à chercher du travail.

Il avait fait connaissance, dans un cabaret du faubourg, d’unouvrier vannier qui travaillait en chambre. Il lui offrit del’aider. En peu de temps, il apprit à tresser des corbeilles et despaniers, ouvrages grossiers et à bas prix, d’une vente facile.Bientôt il travailla pour son compte. Ce métier peu fatigant luiplaisait. Il restait maître de ses paresses, et c’était là surtoutce qu’il demandait. Il se mettait à la besogne lorsqu’il ne pouvaitplus faire autrement, tressant à la hâte une douzaine de corbeillesqu’il allait vendre au marché. Tant que l’argent durait, ilflânait, courant les marchands de vin, digérant au soleil&|160;;puis, quand il avait jeûné pendant un jour, il reprenait ses brinsd’osier avec de sourdes invectives, accusant les riches, qui, eux,vivent sans rien faire. Le métier de vannier, ainsi entendu, estfort ingrat&|160;; son travail n’aurait pu suffire à payer sessoûleries, s’il ne s’était arrangé de façon à se procurer del’osier à bon compte. Comme il n’en achetait jamais à Plassans, ildisait qu’il allait faire chaque mois sa provision dans une villevoisine, où il prétendait qu’on le vendait meilleur marché. Lavérité était qu’il se fournissait dans les oseraies de la Viorne,par les nuits sombres. Le garde champêtre l’y surprit même unefois, ce qui lui valut quelques jours de prison. Ce fut à partir dece moment qu’il se posa dans la ville en républicain farouche. Ilaffirma qu’il fumait tranquillement sa pipe au bord de la rivière,lorsque le garde champêtre l’avait arrêté. Et ilajoutait&|160;:

«&|160;Ils voudraient se débarrasser de moi, parce qu’ils saventquelles sont mes opinions. Mais je ne les crains pas, ces gueux deriches&|160;!&|160;»

Cependant, au bout de dix ans de fainéantise, Macquart trouvaqu’il travaillait trop. Son continuel rêve était d’inventer unefaçon de bien vivre sans rien faire. Sa paresse ne se serait pascontentée de pain et d’eau, comme celle de certains fainéants quiconsentent à rester sur leur faim, pourvu qu’ils puissent secroiser les bras. Lui, il voulait de bons repas et de bellesjournées d’oisiveté. Il parla un instant d’entrer comme domestiquechez quelque noble du quartier Saint-Marc. Mais un palefrenier deses amis lui fit peur en lui racontant les exigences de sesmaîtres. Macquart, dégoûté de ses corbeilles, voyant venir le jouroù il lui faudrait acheter l’osier nécessaire, allait se vendrecomme remplaçant et reprendre la vie de soldat, qu’il préféraitmille fois à celle d’ouvrier, lorsqu’il fit la connaissance d’unefemme dont la rencontre modifia ses plans.

Joséphine Gavaudan, que toute la ville connaissait sous lediminutif familier de Fine, était une grande et grosse gaillarded’une trentaine d’années. Sa face carrée, d’une ampleur masculine,portait au menton et aux lèvres des poils rares, mais terriblementlongs. On la nommait comme une maîtresse femme, capable àl’occasion de faire le coup de poing. Aussi ses larges épaules, sesbras énormes imposaient-ils un merveilleux respect aux gamins, quin’osaient seulement pas sourire de ses moustaches. Avec cela, Fineavait une toute petite voix, une voix d’enfant, mince et claire.Ceux qui la fréquentaient affirmaient que, malgré son air terrible,elle était d’une douceur de mouton. Très courageuse à la besogne,elle aurait pu mettre quelque argent de côté, si elle n’avait aiméles liqueurs&|160;; elle adorait l’anisette. Souvent, le dimanchesoir, on était obligé de la rapporter chez elle.

Toute la semaine, elle travaillait avec un entêtement de bête.Elle faisait trois ou quatre métiers, vendait des fruits ou deschâtaignes bouillies à la halle, suivant la saison, s’occupait desménages de quelques rentiers, allait laver la vaisselle chez lesbourgeois les jours de gala, et employait ses loisirs à rempaillerles vieilles chaises. C’était surtout comme rempailleuse qu’elleétait connue de la ville entière. On fait, dans le Midi, une grandeconsommation de chaises de paille, qui y sont d’un usagecommun.

Antoine Macquart lia connaissance avec Fine à la halle. Quand ilallait y vendre ses corbeilles, l’hiver, il se mettait, pour avoirchaud, à côté du fourneau sur lequel elle faisait cuire seschâtaignes. Il fut émerveillé de son courage, lui que la moindrebesogne épouvantait. Peu à peu, sous l’apparente rudesse de cetteforte commère, il découvrit des timidités, des bontés secrètes.Souvent il lui voyait donner des poignées de châtaignes aux marmotsen guenilles qui s’arrêtaient en extase devant sa marmite fumante.D’autres fois, lorsque l’inspecteur du marché la bousculait, ellepleurait presque, sans paraître avoir conscience de ses grospoings. Antoine finit par se dire que c’était la femme qu’il luifallait. Elle travaillerait pour deux, et il ferait la loi aulogis. Ce serait sa bête de somme, une bête infatigable etobéissante. Quant à son goût pour les liqueurs, il le trouvait toutnaturel. Après avoir bien pesé les avantages d’une pareille union,il se déclara. Fine fut ravie. Jamais aucun homme n’avait osés’attaquer à elle. On eut beau lui dire qu’Antoine était le piredes chenapans, elle ne se sentit pas le courage de se refuser aumariage que sa forte nature réclamait depuis longtemps. Le soirmême des noces, le jeune homme vint habiter le logement de safemme, rue Civadière, près de la halle&|160;; ce logement, composéde trois pièces, était beaucoup plus confortablement meublé que lesien, et ce fut avec un soupir de contentement qu’il s’allongea surles deux excellents matelas qui garnissaient le lit.

Tout marcha bien pendant les premiers jours. Fine vaquait, commepar le passé, à ses besognes multiples&|160;; Antoine, pris d’unesorte d’amour-propre marital qui l’étonna lui-même, tressa en unesemaine plus de corbeilles qu’il n’en avait jamais fait en un mois.Mais, le dimanche, la guerre éclata. Il y avait à la maison unesomme assez ronde que les époux entamèrent fortement. La nuit,ivres tous deux, ils se battirent comme plâtre, sans qu’il leur fûtpossible, le lendemain, de se souvenir comment la querelle avaitcommencé. Ils étaient restés fort tendres jusque vers les dixheures&|160;; puis Antoine s’était mis à cogner brutalement surFine, et Fine, exaspérée, oubliant sa douceur, avait rendu autantde coups de poing qu’elle recevait de gifles. Le lendemain, elle seremit bravement au travail, comme si de rien n’était. Mais sonmari, avec une sourde rancune, se leva tard et alla le restant dujour fumer sa pipe au soleil.

À partir de ce moment, les Macquart prirent le genre de viequ’ils devaient continuer à mener. Il fut comme entendu tacitemententre eux que la femme suerait sang et eau pour entretenir le mari.Fine, qui aimait le travail par instinct, ne protesta pas. Elleétait d’une patience angélique, tant qu’elle n’avait pas bu,trouvant tout naturel que son homme fût paresseux, et tâchant delui éviter même les plus petites besognes. Son péché mignon,l’anisette, la rendait non pas méchante, mais juste&|160;; lessoirs où elle s’était oubliée devant une bouteille de sa liqueurfavorite, si Antoine lui cherchait querelle, elle tombait sur lui àbras raccourcis, en lui reprochant sa fainéantise et soningratitude. Les voisins étaient habitués aux tapages périodiquesqui éclataient dans la chambre des époux. Ils s’assommaientconsciencieusement&|160;; la femme tapait en mère qui corrige songalopin&|160;; mais le mari, traître et haineux, calculait sescoups, et, à plusieurs reprises, il faillit estropier lamalheureuse.

«&|160;Tu seras bien avancé, quand tu m’auras cassé une jambe ouun bras, lui disait-elle. Qui te nourrira,fainéant&|160;?&|160;»

À part ces scènes de violence, Antoine commençait à trouversupportable son existence nouvelle. Il était bien vêtu, mangeait àsa faim, buvait à sa soif. Il avait complètement mis de côté lavannerie&|160;; parfois, quand il s’ennuyait par trop, il sepromettait de tresser, pour le prochain marché, une douzaine decorbeilles&|160;; mais, souvent, il ne terminait seulement pas lapremière. Il garda, sous un canapé, un paquet d’osier qu’il n’usapas en vingt ans.

Les Macquart eurent trois enfants&|160;: deux filles et ungarçon.

Lisa, née la première, en 1827, un an après le mariage, restapeu au logis. C’était une grosse et belle enfant, très saine, toutesanguine, qui ressemblait beaucoup à sa mère. Mais elle ne devaitpas avoir son dévouement de bête de somme. Macquart avait mis enelle un besoin de bien-être très arrêté. Tout enfant, elleconsentait à travailler une journée entière pour avoir un gâteau.Elle n’avait pas sept ans, qu’elle fut prise en amitié par ladirectrice des postes, une voisine. Celle-ci en fit une petitebonne. Lorsqu’elle perdit son mari, en 1839, et qu’elle alla seretirer à Paris, elle emmena Lisa avec elle. Les parents la luiavaient comme donnée.

La seconde fille, Gervaise, née l’année suivante, était bancalede naissance. Conçue dans l’ivresse, sans doute pendant une de cesnuits honteuses où les époux s’assommaient, elle avait la cuissedroite déviée et amaigrie, étrange reproduction héréditaire desbrutalités que sa mère avait eu à endurer dans une heure de lutteet de soûlerie furieuse. Gervaise resta chétive, et Fine, la voyanttoute pâle et toute faible, la mit au régime de l’anisette, sousprétexte qu’elle avait besoin de prendre des forces. La pauvrecréature se dessécha davantage. C’était une grande fille fluettedont les robes, toujours trop larges, flottaient comme vides. Surson corps émacié et contrefait, elle avait une délicieuse tête depoupée, une petite face ronde et blême d’une exquise délicatesse.Son infirmité était presque une grâce&|160;; sa taille fléchissaitdoucement à chaque pas, dans une sorte de balancement cadencé.

Le fils des Macquart, Jean, naquit trois ans plus tard. Ce futun fort gaillard, qui ne rappela en rien les maigreurs de Gervaise.Il tenait de sa mère, comme la fille aînée, sans avoir saressemblance physique. Il apportait, le premier, chez lesRougon-Macquart, un visage aux traits réguliers, et qui avait lafroideur grasse d’une nature sérieuse et peu intelligente. Cegarçon grandit avec la volonté tenace de se créer un jour uneposition indépendante. Il fréquenta assidûment l’école et s’y cassala tête, qu’il avait fort dure, pour y faire entrer un peud’arithmétique et d’orthographe. Il se mit ensuite enapprentissage, en renouvelant les mêmes efforts, entêtementd’autant plus méritoire qu’il lui fallait un jour pour apprendre ceque d’autres savaient en une heure.

Tant que les pauvres petits restèrent à la charge de la maison,Antoine grogna. C’étaient des bouches inutiles qui lui rognaient sapart. Il avait juré, comme son frère, de ne plus avoir d’enfants,ces mange-tout qui mettent leurs parents sur la paille. Il fallaitl’entendre se désoler, depuis qu’ils étaient cinq à table, et quela mère donnait les meilleurs morceaux à Jean, à Lisa et àGervaise.

«&|160;C’est ça, grondait-il, bourre-les, fais-lescrever&|160;!&|160;»

À chaque vêtement, à chaque paire de souliers que Fine leurachetait, il restait maussade pour plusieurs jours. Ah&|160;! s’ilavait su, il n’aurait jamais eu cette marmaille qui le forçait à neplus fumer que quatre sous de tabac par jour, et qui ramenait partrop souvent, au dîner, des ragoûts de pommes de terre, un platqu’il méprisait profondément.

Plus tard, dès les premières pièces de vingt sous que Jean etGervaise lui rapportèrent, il trouva que les enfants avaient dubon. Lisa n’était déjà plus là. Il se fit nourrir par les deux quirestaient sans le moindre scrupule, comme il se faisait déjànourrir par leur mère. Ce fut, de sa part, une spéculation trèsarrêtée. Dès l’âge de huit ans, la petite Gervaise alla casser desamandes chez un négociant voisin&|160;; elle gagnait dix sous parjour, que le père mettait royalement dans sa poche, sans que Fineelle-même osât demander où cet argent passait. Puis, la jeune filleentra en apprentissage chez une blanchisseuse, et, quand elle futouvrière et qu’elle toucha deux francs par jour, les deux francss’égarèrent de la même façon entre les mains de Macquart. Jean, quiavait appris l’état de menuisier, était également dépouillé lesjours de paye, lorsque Macquart parvenait à l’arrêter au passage,avant qu’il eût remis son argent à sa mère. Si cet argent luiéchappait, ce qui arrivait quelquefois, il était d’une terriblemaussaderie. Pendant une semaine, il regardait ses enfants et safemme d’un air furieux, leur cherchant querelle pour un rien, maisayant encore la pudeur de ne pas avouer la cause de son irritation.À la paye suivante, il faisait le guet et disparaissait desjournées entières, dès qu’il avait réussi à escamoter le gain despetits.

Gervaise, battue, élevée dans la rue avec les garçons duvoisinage, devint grosse à l’âge de quatorze ans. Le père del’enfant n’avait pas dix-huit ans. C’était un ouvrier tanneur,nommé Lantier. Macquart s’emporta. Puis, quand il sut que la mèrede Lantier, qui était une brave femme, voulait bien prendrel’enfant avec elle, il se calma. Mais il garda Gervaise, ellegagnait déjà vingt-cinq sous, et il évita de parler mariage. Quatreans plus tard, elle eut un second garçon que la mère de Lantierréclama encore. Macquart, cette fois-là, ferma absolument les yeux.Et comme Fine lui disait timidement qu’il serait bon de faire unedémarche auprès du tanneur pour régler une situation qui faisaitclabauder, il déclara très carrément que sa fille ne le quitteraitpas, et qu’il la donnerait à son séducteur plus tard,«&|160;lorsqu’il serait digne d’elle, et qu’il aurait de quoiacheter un mobilier&|160;».

Cette époque fut le meilleur temps d’Antoine Macquart. Ils’habilla comme un bourgeois, avec des redingotes et des pantalonsde drap fin. Soigneusement rasé, devenu presque gras, ce ne futplus ce chenapan hâve et déguenillé qui courait les cabarets. Ilfréquenta les cafés, lut les journaux, se promena sur le coursSauvaire. Il jouait au monsieur, tant qu’il avait de l’argent enpoche. Les jours de misère, il restait chez lui, exaspéré d’êtreretenu dans son taudis et de ne pouvoir aller prendre sademi-tasse&|160;; ces jours-là, il accusait le genre humain toutentier de sa pauvreté, il se rendait malade de colère et d’envie,au point que Fine, par pitié, lui donnait souvent la dernière pièceblanche de la maison, pour qu’il pût passer sa soirée au café. Lecher homme était d’un égoïsme féroce. Gervaise apportait jusqu’àsoixante francs par mois dans la maison, et elle mettait de mincesrobes d’indienne, tandis qu’il se commandait des gilets de satinnoir chez un des bons tailleurs de Plassans. Jean, ce grand garçonqui gagnait de trois à quatre francs par jour, était peut-êtredévalisé avec plus d’impudence encore. Le café où son père restaitdes journées entières se trouvait justement en face de la boutiquede son patron, et, pendant qu’il manœuvrait le rabot ou la scie, ilpouvait voir, de l’autre côté de la place, «&|160;monsieur&|160;»Macquart sucrant sa demi-tasse en faisant un piquet avec quelquepetit rentier. C’était son argent que le vieux fainéant jouait. Luin’allait jamais au café, il n’avait pas les cinq sous nécessairespour prendre un gloria. Antoine le traitait en jeune fille, ne luilaissant pas un centime et lui demandant compte de l’emploi exactde son temps. Si le malheureux, entraîné par des camarades, perdaitune journée dans quelque partie de campagne, au bord de la Viorneou sur les pentes des Garrigues, son père s’emportait, levait lamain, lui gardait longtemps rancune pour les quatre francs qu’iltrouvait en moins à la fin de la quinzaine. Il tenait ainsi sonfils dans un état de dépendance intéressée, allant parfois jusqu’àregarder comme siennes les maîtresses que le jeune menuisiercourtisait. Il venait, chez les Macquart, plusieurs amies deGervaise, des ouvrières de seize à dix-huit ans, des filles hardieset rieuses dont la puberté s’éveillait avec des ardeursprovocantes, et qui, certains soirs, emplissaient la chambre dejeunesse et de gaieté. Le pauvre Jean, sevré de tout plaisir,retenu au logis par le manque d’argent, regardait ces filles avecdes yeux luisants de convoitise&|160;; mais la vie de petit garçonqu’on lui faisait mener lui donnait une timidité invincible&|160;;il jouait avec les camarades de sa sœur, osant à peine leseffleurer du bout des doigts. Macquart haussait les épaules depitié&|160;:

«&|160;Quel innocent&|160;!&|160;» murmurait-il d’un air desupériorité ironique.

Et c’était lui qui embrassait les jeunes filles sur le cou,quand sa femme avait le dos tourné. Il poussa même les choses plusloin avec une petite blanchisseuse que Jean poursuivait plusvigoureusement que les autres. Il la lui vola un beau soir, presqueentre les bras. Le vieux coquin se piquait de galanterie.

Il est des hommes qui vivent d’une maîtresse. Antoine Macquartvivait ainsi de sa femme et de ses enfants, avec autant de honte etd’impudence. C’était sans la moindre vergogne qu’il pillait lamaison et allait festoyer au dehors, quand la maison était vide. Etil prenait encore une attitude d’homme supérieur&|160;; il nerevenait du café que pour railler amèrement la misère quil’attendait au logis&|160;; il trouvait le dîner détestable&|160;;il déclarait que Gervaise était une sotte et que Jean ne seraitjamais un homme. Enfoncé dans ses jouissances égoïstes, il sefrottait les mains, quand il avait mangé le meilleur morceau&|160;;puis il fumait sa pipe à petites bouffées, tandis que les deuxpauvres enfants, brisés de fatigue, s’endormaient sur la table. Sesjournées passaient, vides et heureuses. Il lui semblait toutnaturel qu’on l’entretînt, comme une fille, à vautrer ses paressessur les banquettes d’un estaminet, à les promener, aux heuresfraîches, sur le Cours ou sur le Mail. Il finit par raconter sesescapades amoureuses devant son fils qui l’écoutait avec des yeuxardents d’affamé. Les enfants ne protestaient pas, accoutumés àvoir leur mère l’humble servante de son mari. Fine, cette gaillardequi le rossait d’importance, quand ils étaient ivres tous deux,continuait à trembler devant lui, lorsqu’elle avait son bon sens,et le laissait régner en despote au logis. Il lui volait la nuitles gros sous qu’elle gagnait au marché dans la journée, sansqu’elle se permît autre chose que des reproches voilés. Parfois,lorsqu’il avait mangé à l’avance l’argent de la semaine, ilaccusait cette malheureuse, qui se tuait de travail, d’être unepauvre tête, de ne pas savoir se tirer d’affaire. Fine, avec unedouceur d’agneau, répondait de cette petite voix claire qui faisaitun si singulier effet en sortant de ce grand corps, qu’elle n’avaitplus ses vingt ans, et que l’argent devenait bien dur à gagner.Pour se consoler, elle achetait un litre d’anisette, elle buvait lesoir des petits verres avec sa fille, tandis qu’Antoine retournaitau café. C’était là leur débauche. Jean allait se coucher&|160;;les deux femmes restaient attablées, prêtant l’oreille, pour fairedisparaître la bouteille et les petits verres au moindre bruit.Lorsque Macquart s’attardait, il arrivait qu’elles se soûlaientainsi, à légères doses, sans en avoir conscience. Hébétées, seregardant avec un sourire vague, cette mère et cette fillefinissaient par balbutier. Des taches roses montaient aux joues deGervaise&|160;; sa petite face de poupée, si délicate, se noyaitdans un air de béatitude stupide, et rien n’était plus navrant quecette enfant chétive et blême, toute brûlante d’ivresse, ayant surses lèvres humides le rire idiot des ivrognes. Fine, tassée sur sachaise, s’appesantissait. Elles oubliaient parfois de faire leguet, ou ne se sentaient plus la force d’enlever la bouteille etles verres, quand elles entendaient les pas d’Antoine dansl’escalier. Ces jours-là, on s’assommait chez les Macquart. Ilfallait que Jean se levât pour séparer son père et sa mère, et pouraller coucher sa sœur, qui, sans lui, aurait dormi sur lecarreau.

Chaque parti a ses grotesques et ses infâmes. Antoine Macquart,rongé d’envie et de haine, rêvant des vengeances contre la sociétéentière, accueillit la République comme une ère bienheureuse où illui serait permis d’emplir ses poches dans la caisse du voisin, etmême d’étrangler le voisin, s’il témoignait le moindremécontentement. Sa vie de café, les articles de journaux qu’ilavait lus sans les comprendre, avaient fait de lui un terriblebavard qui émettait en politique les théories les plus étranges dumonde. Il faut avoir entendu, en province, dans quelque estaminet,pérorer un de ces envieux qui ont mal digéré leurs lectures, pours’imaginer à quel degré de sottise méchante en était arrivéMacquart. Comme il parlait beaucoup, qu’il avait servi et qu’ilpassait naturellement pour être un homme d’énergie, il était trèsentouré, très écouté par les naïfs. Sans être un chef de parti, ilavait su réunir autour de lui un petit groupe d’ouvriers quiprenaient ses fureurs jalouses pour des indignations honnêtes etconvaincues.

Dès février, il s’était dit que Plassans lui appartenait, et lafaçon goguenarde dont il regardait, en passant dans les rues, lespetits détaillants qui se tenaient, effarés, sur le seuil de leurboutique, signifiait clairement&|160;: «&|160;Notre jour estarrivé, mes agneaux, et nous allons vous faire danser une drôle dedanse&|160;!&|160;» Il était devenu d’une insolenceincroyable&|160;; il jouait son rôle de conquérant et de despote, àce point qu’il cessa de payer ses consommations au café, et que lemaître de l’établissement, un niais qui tremblait devant sesroulements d’yeux, n’osa jamais lui présenter sa note. Ce qu’il butde demi-tasses, à cette époque, fut incalculable&|160;; il invitaitparfois les amis, et pendant des heures il criait que le peuplemourait de faim et que les riches devaient partager. Lui n’auraitpas donné un sou à un pauvre.

Ce qui fit surtout de lui un républicain féroce, ce futl’espérance de se venger enfin des Rougon, qui se rangeaientfranchement du côté de la réaction. Ah&|160;! quel triomphe&|160;!s’il pouvait un jour tenir Pierre et Félicité à sa merci&|160;!Bien que ces derniers eussent fait d’assez mauvaises affaires, ilsétaient devenus des bourgeois, et lui, Macquart, était restéouvrier. Cela l’exaspérait. Chose plus mortifiante peut-être, ilsavaient un de leurs fils avocat, un autre médecin, le troisièmeemployé, tandis que son Jean travaillait chez un menuisier, et saGervaise, chez une blanchisseuse. Quand il comparait les Macquartaux Rougon, il éprouvait encore une grande honte à voir sa femmevendre des châtaignes à la halle et rempailler, le soir, lesvieilles chaises graisseuses du quartier. Cependant, Pierre étaitson frère, il n’avait pas plus droit que lui à vivre grassement deses rentes. Et, d’ailleurs, c’était avec l’argent qu’il lui avaitvolé, qu’il jouait au monsieur aujourd’hui. Dès qu’il entamait cesujet, tout son être entrait en rage&|160;; il clabaudait pendantdes heures, répétant ses anciennes accusations à satiété, ne selassant pas de dire&|160;:

«&|160;Si mon frère était où il devrait être, c’est moi quiserais rentier à cette heure.&|160;»

Et quand on lui demandait où devrait être son frère, ilrépondait&|160;: «&|160;Au bagne&|160;!&|160;» d’une voixterrible.

Sa haine s’accrut encore, lorsque les Rougon eurent groupé lesconservateurs autour d’eux, et qu’ils prirent, à Plassans, unecertaine influence. Le fameux salon jaune devint, dans sesbavardages ineptes de café, une caverne de bandits, une réunion descélérats qui juraient chaque soir sur des poignards d’égorger lepeuple. Pour exciter contre Pierre les affamés, il alla jusqu’àfaire courir le bruit que l’ancien marchand d’huile n’était pasaussi pauvre qu’il le disait, et qu’il cachait ses trésors paravarice et par crainte des voleurs. Sa tactique tendit ainsi àameuter les pauvres gens, en leur contant des histoires à dormirdebout, auxquelles il finissait souvent par croire lui-même. Ilcachait assez mal ses rancunes personnelles et ses désirs devengeance sous le voile du patriotisme le plus pur&|160;; mais ilse multipliait tellement, il avait une voix si tonnante, quepersonne n’aurait alors osé douter de ses convictions.

Au fond, tous les membres de cette famille avaient la même raged’appétits brutaux. Félicité, qui comprenait que les opinionsexaltées de Macquart n’étaient que des colères rentrées et desjalousies tournées à l’aigre, aurait désiré vivement l’acheter pourle faire taire. Malheureusement l’argent lui manquait, et ellen’osait l’intéresser à la dangereuse partie que jouait son mari.Antoine leur causait le plus grand tort auprès des rentiers de laville neuve. Il suffisait qu’il fût leur parent. Granoux et Roudierleur reprochaient, avec de continuels mépris, d’avoir un pareilhomme dans leur famille. Aussi Félicité se demandait-elle avecangoisse comment ils arriveraient à se laver de cette tache.

Il lui semblait monstrueux et indécent que, plus tard,M.&|160;Rougon eût un frère dont la femme vendait des châtaignes,et qui lui-même vivait dans une oisiveté crapuleuse. Elle finit partrembler pour le succès de leurs secrètes menées, qu’Antoinecompromettait comme à plaisir&|160;; lorsqu’on lui rapportait lesdiatribes que cet homme déclamait en public contre le salon jaune,elle frissonnait en pensant qu’il était capable de s’acharner et detuer leurs espérances par le scandale.

Antoine sentait à quel point son attitude devait consterner lesRougon, et c’était uniquement pour les mettre à bout de patience,qu’il affectait, de jour en jour, des convictions plus farouches.Au café, il appelait Pierre «&|160;mon frère&|160;», d’une voix quifaisait retourner tous les consommateurs&|160;; dans la rue, s’ilvenait à rencontrer quelque réactionnaire du salon jaune, ilmurmurait de sourdes injures que le digne bourgeois, confondu detant d’audace, répétait le soir aux Rougon en paraissant les rendreresponsables de la mauvaise rencontre qu’il avait faite.

Un jour, Granoux arriva furieux.

«&|160;Vraiment, cria-t-il dès le seuil de la porte, c’estintolérable&|160;; on est insulté à chaque pas.&|160;»

Et, s’adressant à Pierre&|160;:

«&|160;Monsieur, quand on a un frère comme le vôtre, on endébarrasse la société. Je venais tranquillement par la place de laSous-Préfecture, lorsque ce misérable, en passant à côté de moi, amurmuré quelques paroles au milieu desquelles j’ai parfaitementdistingué le mot de vieux coquin.&|160;»

Félicité pâlit et crut devoir présenter des excuses àGranoux&|160;; mais le bonhomme ne voulait rien entendre, ilparlait de rentrer chez lui. Le marquis s’empressa d’arranger leschoses.

«&|160;C’est bien étonnant, dit-il, que ce malheureux vous aitappelé vieux coquin&|160;; êtes-vous sûr que l’injure s’adressait àvous&|160;?&|160;»

Granoux devint perplexe&|160;; il finit par convenir qu’Antoineavait bien pu murmurer&|160;: «&|160;Tu vas encore chez ce vieuxcoquin.&|160;»

M.&|160;de Carnavant se caressa le menton pour cacher le sourirequi montait malgré lui à ses lèvres.

Rougon dit alors avec le plus beau sang-froid&|160;:

«&|160;Je m’en doutais, c’est moi qui devais être le vieuxcoquin. Je suis heureux que le malentendu soit expliqué. Je vous enprie, messieurs, évitez l’homme dont il vient d’être question, etque je renie formellement.&|160;»

Mais Félicité ne prenait pas aussi froidement les choses, ellese rendait malade, à chaque esclandre de Macquart&|160;; pendantdes nuits entières, elle se demandait ce que ces messieurs devaientpenser.

Quelques mois avant le coup d’État, les Rougon reçurent unelettre anonyme, trois pages d’ignobles injures, au milieudesquelles on les menaçait, si jamais leur parti triomphait, depublier dans un journal l’histoire scandaleuse des anciennes amoursd’Adélaïde et du vol dont Pierre s’était rendu coupable, en faisantsigner un reçu de cinquante mille francs à sa mère, rendue idiotepar la débauche. Cette lettre fut un coup de massue pour Rougonlui-même. Félicité ne put s’empêcher de reprocher à son mari sahonteuse et sale famille&|160;; car les époux ne doutèrent pas uninstant que la lettre fût l’œuvre d’Antoine.

«&|160;Il faudra, dit Pierre d’un air sombre, nous débarrasser àtout prix de cette canaille. Il est par trop gênant.&|160;»

Cependant Macquart, reprenant son ancienne tactique, cherchaitdes complices contre les Rougon, dans la famille même. Il avaitd’abord compté sur Aristide, en lisant ses terribles articlesde&|160;l’Indépendant. Mais le jeune homme, bienqu’aveuglé par ses rages jalouses, n’était point assez sot pourfaire cause commune avec un homme tel que son oncle. Il ne pritmême pas la peine de le ménager et le tint toujours à distance, cequi le fit traiter de suspect par Antoine&|160;; dans lesestaminets où régnait ce dernier, on alla jusqu’à dire que lejournaliste était un agent provocateur. Battu de ce côté, Macquartn’avait plus qu’à sonder les enfants de sa sœur Ursule.

Ursule était morte en 1839, réalisant ainsi la sinistreprophétie de son frère. Les névroses de sa mère s’étaient changéeschez elle en une phtisie lente qui l’avait peu à peu consumée. Ellelaissait trois enfants&|160;: une fille de dix-huit ans, Hélène,mariée à un employé, et deux garçons, le fils aîné, François, jeunehomme de vingt-trois ans, et le dernier venu, pauvre créature àpeine âgée de six ans, qui se nommait Silvère. La mort de sa femme,qu’il adorait, fut pour Mouret un coup de foudre. Il se traîna uneannée, ne s’occupant plus de ses affaires, perdant l’argent qu’ilavait amassé. Puis, un matin, on le trouva pendu dans un cabinet oùétaient encore accrochées les robes d’Ursule. Son fils aîné, auquelil avait pu faire donner une bonne instruction commerciale, entra,à titre de commis, chez son oncle Rougon, où il remplaça Aristidequi venait de quitter la maison.

Rougon, malgré sa haine profonde pour les Macquart, accueillittrès volontiers son neveu, qu’il savait laborieux et sobre. Ilsentait le besoin d’un garçon dévoué qui l’aidât à relever sesaffaires. D’ailleurs, pendant la prospérité des Mouret, il avaitéprouvé une grande estime pour ce ménage qui gagnait de l’argent,et du coup il s’était raccommodé avec sa sœur. Peut-être aussivoulait-il, en acceptant François comme employé, lui offrir unecompensation&|160;; il avait dépouillé la mère, il s’évitait toutremords en donnant du travail au fils&|160;; les fripons ont de cescalculs d’honnêteté. Ce fut pour lui une bonne affaire. Il trouvachez son neveu l’aide qu’il cherchait. Si, à cette époque, lamaison Rougon ne fit pas fortune, on ne put en accuser ce garçonpaisible et méticuleux, qui semblait né pour passer sa vie derrièreun comptoir d’épicier, entre une jarre d’huile et un paquet demorue sèche. Bien qu’il eût une grande ressemblance physique avecsa mère, il tenait de son père un cerveau étroit et juste, aimantd’instinct la vie réglée, les calculs certains du petit commerce.Trois mois après son entrée chez lui, Pierre, continuant sonsystème de compensation, lui donna en mariage Marthe, sa fillecadette, dont il ne savait comment se débarrasser. Les deux jeunesgens s’étaient aimés tout d’un coup, en quelques jours. Unecirconstance singulière avait sans doute déterminé et grandi leurtendresse&|160;: ils se ressemblaient étonnamment, d’uneressemblance étroite de frère et de sœur. François, par Ursule,avait le visage d’Adélaïde, l’aïeule. Le cas de Marthe était pluscurieux, elle était également tout le portrait d’Adélaïde, bien quePierre Rougon n’eût aucun trait de sa mère nettement accusé&|160;;la ressemblance physique avait ici sauté par-dessus Pierre, pourreparaître chez sa fille, avec plus d’énergie. D’ailleurs, lafraternité des jeunes époux s’arrêtait au visage&|160;; si l’onretrouvait dans François le digne fils du chapelier Mouret, rangéet un peu lourd de sang, Marthe avait l’effarement, le détraquementintérieur de sa grand-mère, dont elle était à distance l’étrange etexacte reproduction. Peut-être fut-ce à la fois leur ressemblancephysique et leur dissemblance morale qui les jetèrent aux bras l’unde l’autre. De 1840 à 1844, ils eurent trois enfants. Françoisresta chez son oncle jusqu’au jour où celui-ci se retira. Pierrevoulait lui céder son fonds, mais le jeune homme savait à quoi s’entenir sur les chances de fortune que le commerce présentait àPlassans&|160;; il refusa et alla s’établir à Marseille, avec sesquelques économies.

Macquart dut vite renoncer à entraîner dans sa campagne contreles Rougon ce gros garçon laborieux, qu’il traitait d’avare et desournois, par une rancune de fainéant. Mais il crut découvrir lecomplice qu’il cherchait dans le second fils Mouret, Silvère, unenfant âgé de quinze ans. Lorsqu’on trouva Mouret pendu dans lesjupes de sa femme, le petit Silvère n’allait pas même encore àl’école. Son frère aîné, ne sachant que faire de ce pauvre être,l’emmena avec lui chez son oncle. Celui-ci fit la grimace en voyantarriver l’enfant&|160;; il n’entendait pas pousser sescompensations jusqu’à nourrir une bouche inutile. Silvère, queFélicité prit également en grippe, grandissait dans les larmes,comme un malheureux abandonné, lorsque sa grand-mère, dans une desrares visites qu’elle faisait aux Rougon, eut pitié de lui etdemanda à l’emmener. Pierre fut ravi&|160;; il laissa partirl’enfant, sans même parler d’augmenter la faible pension qu’ilservait à Adélaïde, et qui désormais devrait suffire pour deux.

Adélaïde avait alors près de soixante-quinze ans. Vieillie dansune existence monacale, elle n’était plus la maigre et ardentefille qui courait jadis se jeter au cou du braconnier Macquart.Elle s’était roidie et figée, au fond de sa masure de l’impasseSaint-Mittre, ce trou silencieux et morne où elle vivait absolumentseule, et dont elle ne sortait pas une fois par mois, senourrissant de pommes de terre et de légumes secs. On eût dit, à lavoir passer, une de ces vieilles religieuses, aux blancheursmolles, à la démarche automatique, que le cloître a désintéresséesde ce monde. Sa face blême, toujours correctement encadrée d’unecoiffe blanche, était comme une face de mourante, un masque vague,apaisé, d’une indifférence suprême. L’habitude d’un long silencel’avait rendue muette&|160;; l’ombre de sa demeure, la vuecontinuelle des mêmes objets, avaient éteint ses regards et donné àses yeux une limpidité d’eau de source. C’était un renoncementabsolu, une lente mort physique et morale, qui avait fait peu à peude l’amoureuse détraquée une matrone grave. Quand ses yeux sefixaient, machinalement, regardant sans voir, on apercevait par cestrous clairs et profonds un grand vide intérieur. Rien ne restaitde ses anciennes ardeurs voluptueuses qu’un amollissement deschairs, un tremblement sénile des mains. Elle avait aimé avec unebrutalité de louve, et de son pauvre être usé, assez décomposé déjàpour le cercueil, ne s’exhalait plus qu’une senteur fade de feuillesèche. Étrange travail des nerfs, des âpres désirs qui s’étaientrongés eux-mêmes, dans une impérieuse et involontaire chasteté. Sesbesoins d’amour, après la mort de Macquart, cet homme nécessaire àsa vie, avaient brûlé en elle, la dévorant comme une fillecloîtrée, et sans qu’elle songeât un instant à les contenter. Unevie de honte l’aurait laissée peut-être moins lasse, moins hébétée,que cet inassouvissement achevant de se satisfaire par des ravageslents et secrets, qui modifiaient son organisme.

Parfois encore, dans cette morte, dans cette vieille femme blêmequi paraissait n’avoir plus une goutte de sang, des crisesnerveuses passaient, comme des courants électriques, qui lagalvanisaient et lui rendaient pour une heure une vie atroced’intensité. Elle demeurait sur son lit, rigide, les yeuxouverts&|160;; puis des hoquets la prenaient, et elle sedébattait&|160;; elle avait la force effrayante de ces folleshystériques, qu’on est obligé d’attacher, pour qu’elles ne sebrisent pas la tête contre les murs. Ce retour à ses anciennesardeurs, ces brusques attaques, secouaient d’une façon navrante sonpauvre corps endolori. C’était comme toute sa jeunesse de passionchaude qui éclatait honteusement dans ses froideurs de sexagénaire.Quand elle se relevait, stupide, elle chancelait, elle reparaissaitsi effarée, que les commères du faubourg disaient&|160;:«&|160;Elle a bu, la vieille folle&|160;!&|160;»

Le sourire enfantin du petit Silvère fut pour elle un dernierrayon pâle qui rendit quelque chaleur à ses membres glacés. Elleavait demandé l’enfant, lasse de solitude, terrifiée par la penséede mourir seule, dans une crise. Ce bambin qui tournait autourd’elle la rassurait contre la mort. Sans sortir de son mutisme,sans assouplir ses mouvements automatiques, elle se prit pour luid’une tendresse ineffable. Roide, muette, elle le regardait jouerpendant des heures, écoutant avec ravissement le tapage intolérabledont il emplissait la vieille masure. Cette tombe était toutevibrante de bruit, depuis que Silvère la parcourait à califourchonsur un manche à balai, se cognant dans les portes, pleurant etcriant. Il ramenait Adélaïde sur cette terre&|160;; elle s’occupaitde lui avec des maladresses adorables&|160;; elle qui avait dans sajeunesse oublié d’être mère pour être amante, éprouvait lesvoluptés divines d’une nouvelle accouchée, à le débarbouiller, àl’habiller, à veiller sans cesse sur sa frêle existence. Ce fut unréveil d’amour, une dernière passion adoucie que le ciel accordaità cette femme toute dévastée par le besoin d’aimer. Touchanteagonie de ce cœur qui avait vécu dans les désirs les plus âpres etqui se mourait dans l’affection d’un enfant.

Elle était trop morte déjà pour avoir les effusions bavardes desgrand-mères bonnes et grasses&|160;; elle adorait l’orphelinsecrètement, avec des pudeurs de jeune fille, sans pouvoir trouverdes caresses. Parfois, elle le prenait sur ses genoux, elle leregardait longuement de ses yeux pâles. Lorsque le petit, effrayépar ce visage blanc et muet, se mettait à sangloter, elleparaissait confuse de ce qu’elle venait de faire, elle le remettaitvite sur le sol sans l’embrasser. Peut-être lui trouvait-elle unelointaine ressemblance avec le braconnier Macquart.

Silvère grandit dans un continuel tête-à-tête avec Adélaïde. Parune cajolerie d’enfant, il l’appelait tante Dide, nom qui finit parrester à la vieille femme&|160;; le nom de tante, ainsi employé,est en Provence une simple caresse. L’enfant eut pour sa grand-mèreune singulière tendresse mêlée d’une terreur respectueuse. Quand ilétait tout petit et qu’elle avait une crise nerveuse, il se sauvaiten pleurant, épouvanté par la décomposition de son visage&|160;;puis il revenait timidement après l’attaque, prêt à se sauverencore, comme si la pauvre vieille eût été capable de le battre.Plus tard, à douze ans, il demeura courageusement, veillant à cequ’elle ne se blessât pas en tombant de son lit. Il resta desheures à la tenir étroitement entre ses bras pour maîtriser lesbrusques secousses qui tordaient ses membres. Pendant lesintervalles de calme, il regardait avec de grandes pitiés sa faceconvulsionnée, son corps amaigri, sur lequel les jupes plaquaient,pareilles à un linceul. Ces drames secrets, qui revenaient chaquemois, cette vieille femme rigide comme un cadavre, et cet enfantpenché sur elle, épiant en silence le retour de la vie, prenaient,dans l’ombre de la masure, un étrange caractère de morne épouvanteet de bonté navrée. Lorsque tante Dide revenait à elle, elle selevait péniblement, rattachait ses jupes, se remettait à vaquerdans le logis, sans même questionner Silvère&|160;; elle ne sesouvenait de rien, et l’enfant, par un instinct de prudence,évitait de faire la moindre allusion à la scène qui venait de sepasser. Ce furent surtout ces crises renaissantes qui attachèrentprofondément le petit-fils à sa grand-mère. Mais, de même qu’ellel’adorait sans effusions bavardes, il eut pour elle une affectioncachée et comme honteuse. Au fond, s’il lui était reconnaissant del’avoir recueilli et élevé, il continuait à voir en elle unecréature extraordinaire, en proie à des maux inconnus, qu’ilfallait plaindre et respecter. Il n’y avait sans doute plus assezd’humanité dans Adélaïde, elle était trop blanche et trop roidepour que Silvère osât se pendre à son cou. Ils vécurent ainsi dansun silence triste, au fond duquel ils entendaient le frissonnementd’une tendresse infinie.

Cet air grave et mélancolique qu’il respira dès son enfancedonna à Silvère une âme forte, où s’amassèrent tous lesenthousiasmes. Ce fut de bonne heure un petit homme sérieux,réfléchi, qui rechercha l’instruction avec une sorte d’entêtement.Il n’apprit qu’un peu d’orthographe et d’arithmétique à l’école desfrères, que les nécessités de son apprentissage lui firent quitterà douze ans. Les premiers éléments lui manquèrent toujours. Mais illut tous les volumes dépareillés qui lui tombèrent sous la main, etse composa ainsi un étrange bagage&|160;; il avait des données surune foule de choses, données incomplètes, mal digérées, qu’il neréussit jamais à classer nettement dans sa tête. Tout petit, ilétait allé jouer chez un maître charron, un brave homme nommé Vian,dont l’atelier se trouvait au commencement de l’impasse, en face del’aire Saint-Mittre, où le charron déposait son bois. Il montaitsur les roues des carrioles en réparation, il s’amusait à traînerles lourds outils que ses petites mains pouvaient à peinesoulever&|160;; une de ses grandes joies était alors d’aider lesouvriers, en maintenant quelque pièce de bois ou en leur apportantles ferrures dont ils avaient besoin. Quand il eut grandi, il entranaturellement en apprentissage chez Vian, qui s’était pris d’amitiépour ce galopin qu’il rencontrait sans cesse dans ses jambes, etqui le demanda à Adélaïde sans vouloir accepter la moindre pension.Silvère accepta avec empressement, voyant déjà le moment où ilrendrait à la pauvre tante Dide ce qu’elle avait dépensé pour lui.En peu de temps, il devint un excellent ouvrier. Mais il se sentaitdes ambitions plus hautes. Ayant aperçu, chez un carrossier dePlassans, une belle calèche neuve, toute luisante de vernis, ils’était dit qu’il construirait un jour des voitures semblables.Cette calèche resta dans son esprit comme un objet d’art rare etunique, comme un idéal vers lequel tendirent ses aspirationsd’ouvrier. Les carrioles auxquelles il travaillait chez Vian, cescarrioles qu’il avait soignées amoureusement, lui semblaientmaintenant indignes de ses tendresses. Il se mit à fréquenterl’école de dessin, où il se lia avec un jeune échappé du collègequi lui prêta son ancien traité de géométrie. Et il s’enfonça dansl’étude, sans guide, passant des semaines à se creuser la tête pourcomprendre les choses les plus simples du monde. Il devint ainsi unde ces ouvriers savants qui savent à peine signer leur nom et quiparlent de l’algèbre comme d’une personne de leur connaissance.Rien ne détraque autant un esprit qu’une pareille instruction,faite à bâtons rompus, ne reposant sur aucune base solide. Le plussouvent, ces miettes de science donnent une idée absolument faussedes hautes vérités, et rendent les pauvres d’esprit insupportablesde carrure bête. Chez Silvère, les bribes de savoir volé ne firentqu’accroître les exaltations généreuses. Il eut conscience deshorizons qui lui restaient fermés. Il se fit une idée sainte de ceschoses qu’il n’arrivait pas à toucher de la main, et il vécut dansune profonde et innocente religion des grandes pensées et desgrands mots vers lesquels il se haussait, sans toujours lescomprendre. Ce fut un naïf, un naïf sublime, resté sur le seuil dutemple, à genoux devant des cierges qu’il prenait de loin pour desétoiles.

La masure de l’impasse Saint-Mittre se composait d’abord d’unegrande salle sur laquelle s’ouvrait directement la porte de larue&|160;; cette salle, dont le sol était pavé, et qui servait à lafois de cuisine et de salle à manger, avait pour uniques meublesdes chaises de paille, une table posée sur des tréteaux, et unvieux coffre qu’Adélaïde avait transformé en canapé, en étalant surle couvercle un lambeau d’étoffe de laine&|160;; dans uneencoignure, à gauche d’une vaste cheminée, se trouvait une SainteVierge en plâtre, entourée de fleurs artificielles, la bonne mèretraditionnelle des vieilles femmes provençales, si peu dévotesqu’elles soient. Un couloir menait de la salle à la petite cour,située derrière la maison, et dans laquelle se trouvait un puits. Àgauche du couloir, était la chambre de tante Dide, une étroitepièce meublée d’un lit en fer et d’une chaise&|160;; à droite, dansune pièce plus étroite encore, où il y avait juste la place d’unlit de sangle, couchait Silvère, qui avait dû imaginer tout unsystème de planches, montant jusqu’au plafond, pour garder auprèsde lui ses chers volumes dépareillés, achetés sou à sou dans laboutique d’un fripier du voisinage. La nuit, quand il lisait, ilaccrochait sa lampe à un clou, au chevet de son lit. Si quelquecrise prenait sa grand-mère, il n’avait, au premier râle, qu’unsaut à faire pour être auprès d’elle.

La vie du jeune homme resta celle de l’enfant. Ce fut dans cecoin perdu qu’il fit tenir toute son existence. Il éprouvait lesrépugnances de son père pour les cabarets et les flâneries dudimanche. Ses camarades blessaient ses délicatesses par leurs joiesbrutales. Il préférait lire, se casser la tête à quelque problèmebien simple de géométrie. Depuis que tante Dide le chargeait despetites commissions du ménage, elle ne sortait plus, elle vivaitétrangère même à sa famille. Parfois, le jeune homme songeait à cetabandon&|160;; il regardait la pauvre vieille qui demeurait à deuxpas de ses enfants, et que ceux-ci cherchaient à oublier, comme sielle fût morte&|160;; alors il l’aimait davantage, il l’aimait pourlui et pour les autres. S’il avait, par moments, vaguementconscience que tante Dide expiait d’anciennes fautes, ilpensait&|160;: «&|160;Je suis né pour lui pardonner.&|160;»

Dans un pareil esprit, ardent et contenu, les idéesrépublicaines s’exaltèrent naturellement. Silvère, la nuit, au fondde son taudis, lisait et relisait un volume de Rousseau, qu’ilavait découvert chez le fripier voisin, au milieu de vieillesserrures. Cette lecture le tenait éveillé jusqu’au matin. Dans lerêve cher aux malheureux du bonheur universel, les mots de liberté,d’égalité, de fraternité, sonnaient à ses oreilles avec ce bruitsonore et sacré des cloches qui fait tomber les fidèles à genoux.Aussi, quand il apprit que la République venait d’être proclamée enFrance, crut-il que tout le monde allait vivre dans une béatitudecéleste. Sa demi-instruction lui faisait voir plus loin que lesautres ouvriers, ses aspirations ne s’arrêtaient pas au pain dechaque jour&|160;; mais ses naïvetés profondes, son ignorancecomplète des hommes, le maintenaient en plein rêve théorique, aumilieu d’un Éden où régnait l’éternelle justice. Son paradis futlongtemps un lieu de délices dans lequel il s’oublia. Quand il cruts’apercevoir que tout n’allait pas pour le mieux dans la meilleuredes républiques, il éprouva une douleur immense&|160;; il fit unautre rêve, celui de contraindre les hommes à être heureux, mêmepar la force. Chaque acte qui lui parut blesser les intérêts dupeuple excita en lui une indignation vengeresse. D’une douceurd’enfant, il eut des haines politiques farouches. Lui qui n’auraitpas écrasé une mouche, il parlait à toute heure de prendre lesarmes. La liberté fut sa passion, une passion irraisonnée, absolue,dans laquelle il mit toutes les fièvres de son sang. Aveugléd’enthousiasme, à la fois trop ignorant et trop instruit pour êtretolérant, il ne voulut pas compter avec les hommes&|160;; il luifallait un gouvernement idéal d’entière justice et d’entièreliberté. Ce fut à cette époque que son oncle Macquart songea à lejeter sur les Rougon. Il se disait que ce jeune fou ferait uneterrible besogne, s’il parvenait à l’exaspérer convenablement. Cecalcul ne manquait pas d’une certaine finesse.

Antoine chercha donc à attirer Silvère chez lui, en affichantune admiration immodérée pour les idées du jeune homme. Dès ledébut, il faillit tout compromettre&|160;: il avait une façonintéressée de considérer le triomphe de la République, comme uneère d’heureuse fainéantise et de mangeailles sans fin, qui froissales aspirations purement morales de son neveu. Il comprit qu’ilfaisait fausse route, il se jeta dans un pathos étrange, dans uneenfilade de mots creux et sonores, que Silvère accepta comme unepreuve suffisante de civisme. Bientôt l’oncle et le neveu se virentdeux et trois fois par semaine. Pendant leurs longues discussions,où le sort du pays était carrément décidé, Antoine essaya depersuader au jeune homme que le salon des Rougon était le principalobstacle au bonheur de la France. Mais, de nouveau, il fit fausseroute en appelant sa mère «&|160;vieille coquine&|160;» devantSilvère. Il alla jusqu’à lui raconter les anciens scandales de lapauvre vieille. Le jeune homme, rouge de honte, l’écouta sansl’interrompre. Il ne lui demandait pas ces choses, il fut navréd’une pareille confidence, qui le blessait dans ses tendressesrespectueuses pour tante Dide. À partir de ce jour, il entoura sagrand-mère de plus de soins, il eut pour elle de bons sourires etde bons regards de pardon. D’ailleurs, Macquart s’était aperçuqu’il avait commis une bêtise, et il s’efforçait d’utiliser lestendresses de Silvère en accusant les Rougon de l’isolement et dela pauvreté d’Adélaïde. À l’entendre, lui avait toujours été lemeilleur des fils, mais son frère s’était conduit d’une façonignoble&|160;; il avait dépouillé sa mère, et aujourd’hui qu’ellen’avait plus le sou, il rougissait d’elle. C’était, sur ce sujet,des bavardages sans fin. Silvère s’indignait contre l’oncle Pierre,au grand contentement de l’oncle Antoine.

À chaque visite du jeune homme, les mêmes scènes sereproduisaient. Il arrivait, le soir, pendant le dîner de lafamille Macquart. Le père avalait quelque ragoût de pommes de terreen grognant. Il triait les morceaux de lard, et suivait des yeux leplat, lorsqu’il passait aux mains de Jean et de Gervaise.

«&|160;Tu vois, Silvère, disait-il avec une rage sourde qu’ilcachait mal sous un air d’indifférence ironique, encore des pommesde terre, toujours des pommes de terre&|160;! Nous ne mangeons plusque de ça. La viande, c’est pour les riches. Il devient impossiblede joindre les deux bouts, avec des enfants qui ont un appétit detous les diables.&|160;»

Gervaise et Jean baissaient le nez dans leur assiette, n’osantplus se couper du pain. Silvère, vivant au ciel dans son rêve, nese rendait nullement compte de la situation. Il prononçait d’unevoix tranquille ces paroles grosses d’orage&|160;:

«&|160;Mais, mon oncle, vous devriez travailler.

–&|160;Ah&|160;! oui, ricanait Macquart touché au vif de saplaie, tu veux que je travaille, n’est-ce pas&|160;? pour que cesgueux de riches spéculent encore sur moi. Je gagnerais peut-êtrevingt sous à m’exterminer le tempérament. Ça vaut bien lapeine&|160;!

–&|160;On gagne ce qu’on peut, répondait le jeune homme. Vingtsous, c’est vingt sous, et ça aide dans une maison… D’ailleurs vousêtes un ancien soldat, pourquoi ne cherchez-vous pas unemploi&|160;?&|160;»

Fine intervenait alors, avec une étourderie dont elle serepentait bientôt.

«&|160;C’est ce que je lui répète tous les jours, disait-elle.Ainsi l’inspecteur du marché a besoin d’un aide&|160;; je lui aiparlé de mon mari, il paraît bien disposé pour nous…&|160;»

Macquart l’interrompait en la foudroyant d’un regard.

«&|160;Eh&|160;! tais-toi, grondait-il avec une colère contenue.Ces femmes ne savent pas ce qu’elles disent&|160;! On ne voudraitpas de moi. On connaît trop bien mes opinions.&|160;»

À chaque place qu’on lui offrait, il entrait ainsi dans uneirritation profonde. Il ne cessait cependant de demander desemplois, quitte à refuser ceux qu’on lui trouvait, en alléguant lesplus singulières raisons. Quand on le poussait sur ce point, ildevenait terrible.

Si Jean, après le dîner, prenait un journal&|160;:

«&|160;Tu ferais mieux d’aller te coucher. Demain tu te lèverastard, et ce sera encore une journée de perdue… Dire que cegalopin-là a rapporté huit francs de moins la semainedernière&|160;! Mais j’ai prié son patron de ne plus lui remettreson argent. Je le toucherai moi-même.&|160;»

Jean allait se coucher, pour ne pas entendre les récriminationsde son père. Il sympathisait peu avec Silvère&|160;; la politiquel’ennuyait, et il trouvait que son cousin était«&|160;toqué&|160;». Lorsqu’il ne restait plus que les femmes, sipar malheur elles causaient à voix basse, après avoir desservi latable&|160;:

«&|160;Ah&|160;! les fainéantes&|160;! criait Macquart. Est-cequ’il n’y a rien à raccommoder ici&|160;? Nous sommes tous enloques… Écoute, Gervaise, j’ai passé chez ta maîtresse, où j’en aiappris de belles. Tu es une coureuse et une propre àrien.&|160;»

Gervaise, grande fille de vingt ans passés, rougissait d’êtreainsi grondée devant Silvère. Celui-ci, en face d’elle, éprouvaitun malaise. Un soir, étant venu tard, pendant une absence de sononcle, il avait trouvé la mère et la fille ivres mortes devant unebouteille vide. Depuis ce moment, il ne pouvait revoir sa cousinesans se rappeler le spectacle honteux de cette enfant, riant d’unrire épais, ayant de larges plaques rouges sur sa pauvre petitefigure pâlie. Il était aussi intimidé par les vilaines histoiresqui couraient sur son compte. Grandi dans une chasteté de cénobite,il la regardait parfois à la dérobée, avec l’étonnement craintifd’un collégien mis en face d’une fille.

Quand les deux femmes avaient pris leur aiguille et se tuaientles yeux à lui raccommoder ses vieilles chemises, Macquart, assissur le meilleur siège, se renversait voluptueusement, sirotant etfumant, en homme qui savoure sa fainéantise. C’était l’heure où levieux coquin accusait les riches de boire la sueur du peuple. Ilavait des emportements superbes contre ces messieurs de la villeneuve, qui vivaient dans la paresse et se faisaient entretenir parle pauvre monde. Les lambeaux d’idées communistes qu’il avait prisle matin dans les journaux devenaient grotesques et monstrueux enpassant par sa bouche. Il parlait d’une époque prochaine oùpersonne ne serait plus obligé de travailler. Mais il gardait pourles Rougon ses haines les plus féroces. Il n’arrivait pas à digérerles pommes de terre qu’il avait mangées.

«&|160;J’ai vu, disait-il, cette gueuse de Félicité qui achetaitce matin un poulet à la halle… Ils mangent du poulet, ces voleursd’héritage&|160;!

–&|160;Tante Dide, répondait Silvère, prétend que mon onclePierre a été bon pour vous, à votre retour du service. N’a-t-il pasdépensé une forte somme pour vous habiller et vous loger&|160;?

–&|160;Une forte somme&|160;! hurlait Macquart exaspéré. Tagrand-mère est folle&|160;!… Ce sont ces brigands qui ont faitcourir ces bruits-là, afin de me fermer la bouche. Je n’ai rienreçu.&|160;»

Fine intervenait encore maladroitement, rappelant à son mariqu’il avait eu deux cents francs, plus un vêtement complet et uneannée de loyer. Antoine lui criait de se taire, il continuait avecune furie croissante&|160;:

«&|160;Deux cents francs&|160;! la belle affaire&|160;! c’estmon dû que je veux, c’est dix mille francs. Ah&|160;! oui, parlonsdu bouge où ils m’ont jeté comme un chien, et de la vieilleredingote que Pierre m’a donnée, parce qu’il n’osait plus lamettre, tant elle était sale et trouée&|160;!&|160;»

Il mentait&|160;; mais personne, devant sa colère, ne protestaitplus. Puis, se tournant vers Silvère&|160;:

«&|160;Tu es encore bien naïf, toi, de les défendre&|160;!ajoutait-il. Ils ont dépouillé ta mère, et la brave femme ne seraitpas morte, si elle avait eu de quoi se soigner.

–&|160;Non, vous n’êtes pas juste, mon oncle, disait le jeunehomme, ma mère n’est pas morte faute de soins, et je sais quejamais mon père n’aurait accepté un sou de la famille de safemme.

–&|160;Baste&|160;! laisse-moi donc tranquille&|160;! Ton pèreaurait pris l’argent tout comme un autre. Nous avons été dévalisésindignement, nous devons rentrer dans notre bien.&|160;»

Et Macquart recommençait pour la centième fois l’histoire descinquante mille francs. Son neveu, qui la savait par cœur, ornée detoutes les variantes dont il l’enjolivait, l’écoutait avec quelqueimpatience.

«&|160;Si tu étais un homme, disait Antoine en finissant, tuviendrais un jour avec moi, et nous ferions un beau vacarme chezles Rougon. Nous ne sortirions pas sans qu’on nous donnât del’argent.&|160;»

Mais Silvère devenait grave et répondait d’une voixnette&|160;:

«&|160;Si ces misérables nous ont dépouillés, tant pis poureux&|160;! Je ne veux pas de leur argent. Voyez-vous, mon oncle, cen’est pas à nous qu’il appartient de frapper notre famille. Ils ontmal agi, ils seront terriblement punis un jour.

–&|160;Ah&|160;! quel grand innocent&|160;! criait l’oncle.Quand nous serons les plus forts, tu verras si je ne fais pas mespetites affaires moi-même. Le bon Dieu s’occupe bien de nous&|160;!La sale famille, la sale famille que la nôtre&|160;! Je crèveraisde faim, que pas un de ces gueux-là ne me jetterait un morceau depain sec.&|160;»

Lorsque Macquart entamait ce sujet, il ne tarissait pas. Ilmontrait à nu les blessures saignantes de son envie. Il voyaitrouge, dès qu’il venait à songer que lui seul n’avait pas eu dechance dans la famille, et qu’il mangeait des pommes de terre,quand les autres avaient de la viande à discrétion. Tous sesparents, jusqu’à ses petits-neveux, passaient alors par ses mains,et il trouvait des griefs et des menaces contre chacun d’eux.

«&|160;Oui, oui, répétait-il avec amertume, ils me laisseraientcrever comme un chien.&|160;»

Gervaise, sans lever la tête, sans cesser de tirer son aiguille,disait parfois timidement&|160;:

«&|160;Pourtant, papa, mon cousin Pascal a été bon pour nous,l’année dernière, quand tu étais malade.

–&|160;Il t’a soigné sans jamais demander un sou, reprenaitFine, venant au secours de sa fille, et souvent il m’a glissé despièces de cinq francs pour te faire du bouillon.

–&|160;Lui&|160;! il m’aurait fait crever, si je n’avais pas euune bonne constitution&|160;! s’exclamait Macquart. Taisez-vous,bêtes&|160;! Vous vous laisseriez entortiller comme des enfants.Ils voudraient tous me voir mort. Lorsque je serai malade, je vousprie de ne plus aller chercher mon neveu, car je n’étais pas déjàsi tranquille que ça, de me sentir entre ses mains. C’est unmédecin de quatre sous, il n’a pas une personne comme il faut danssa clientèle.&|160;»

Puis Macquart, une fois lancé, ne s’arrêtait plus.

«&|160;C’est comme cette petite vipère d’Aristide, disait-il,c’est un faux frère, un traître. Est-ce que tu te laisses prendre àses articles de&|160;l’Indépendant, toi, Silvère&|160;? Tuserais un fameux niais. Ils ne sont pas même écrits en français,ses articles. J’ai toujours dit que ce républicain de contrebandes’entendait avec son digne père pour se moquer de nous. Tu verrascomme il retournera sa veste… Et son frère, l’illustre Eugène, cegros bêta dont les Rougon font tant d’embarras&|160;! Est-ce qu’ilsn’ont pas le toupet de prétendre qu’il a à Paris une belleposition&|160;! Je la connais, moi, sa position. Il est employé àla rue de Jérusalem&|160;; c’est un mouchard…

–&|160;Qui vous l’a dit&|160;? Vous n’en savez rien,interrompait Silvère, dont l’esprit droit finissait par être blessédes accusations mensongères de son oncle.

–&|160;Ah&|160;! je n’en sais rien&|160;? Tu crois cela&|160;?Je te dis que c’est un mouchard… Tu te feras tondre comme unagneau, avec ta bienveillance. Tu n’es pas un homme. Je ne veux pasdire du mal de ton frère François&|160;; mais, à ta place, jeserais joliment vexé de la façon pingre dont il se conduit à tonégard&|160;; il gagne de l’argent gros comme lui, à Marseille, etil ne t’enverrait jamais une misérable pièce de vingt francs pourtes menus plaisirs. Si tu tombes un jour dans la misère, je ne teconseille pas de t’adresser à lui.

–&|160;Je n’ai besoin de personne, répondait le jeune hommed’une voix fière et légèrement altérée. Mon travail nous suffit, àmoi et à tante Dide. Vous êtes cruel, mon oncle.

–&|160;Moi je dis la vérité, voilà tout… Je voudrais t’ouvrirles yeux. Notre famille est une sale famille&|160;; c’est triste,mais c’est comme ça. Il n’y a pas jusqu’au petit Maxime, le filsd’Aristide, ce mioche de neuf ans, qui ne me tire la langue, quandil me rencontre. Cet enfant battra sa mère un jour, et ce sera bienfait. Va, tu as beau dire, tous ces gens-là ne méritent pas leurchance&|160;; mais ça se passe toujours ainsi dans lesfamilles&|160;: les bons pâtissent et les mauvais fontfortune.&|160;»

Tout ce linge sale que Macquart lavait avec tant de complaisancedevant son neveu écœurait profondément le jeune homme. Il auraitvoulu remonter dans son rêve. Dès qu’il donnait des signes tropvifs d’impatience, Antoine employait les grands moyens pourl’exaspérer contre leurs parents.

«&|160;Défends-les&|160;! défends-les&|160;! disait-il enparaissant se calmer. Moi, en somme, je me suis arrangé de façon àne plus avoir affaire à eux. Ce que je t’en dis, c’est partendresse pour ma pauvre mère, que toute cette clique traitevraiment d’une façon révoltante.

–&|160;Ce sont des misérables&|160;! murmurait Silvère.

–&|160;Oh&|160;! tu ne sais rien, tu n’entends rien, toi. Il n’ya pas d’injures que les Rougon ne disent contre la brave femme.Aristide a défendu à son fils de jamais la saluer. Félicité parlede la faire enfermer dans une maison de folles.&|160;»

Le jeune homme, pâle comme un linge, interrompait brusquementson oncle.

«&|160;Assez&|160;! criait-il, je ne veux pas en savoirdavantage. Il faudra que tout cela finisse.

–&|160;Je me tais, puisque ça te contrarie, reprenait le vieuxcoquin en faisant le bonhomme. Il y a des choses pourtant que tu nedois pas ignorer, à moins que tu ne veuilles jouer le rôle d’unimbécile.&|160;»

Macquart, tout en s’efforçant de jeter Silvère sur les Rougon,goûtait une joie exquise à mettre des larmes de douleur dans lesyeux du jeune homme. Il le détestait peut-être plus que les autres,parce qu’il était excellent ouvrier et qu’il ne buvait jamais.Aussi aiguisait-il ses plus fines cruautés à inventer des mensongesatroces qui frappaient au cœur le pauvre garçon&|160;; il jouissaitalors de sa pâleur, du tremblement de ses mains, de ses regardsnavrés, avec la volupté d’un esprit méchant qui calcule ses coupset qui a touché sa victime au bon endroit. Puis, quand il croyaitavoir suffisamment blessé et exaspéré Silvère, il abordait enfin lapolitique.

«&|160;On m’a assuré, disait-il en baissant la voix, que lesRougon préparent un mauvais coup.

–&|160;Un mauvais coup&|160;? interrogeait Silvère devenuattentif.

–&|160;Oui, on doit saisir, une de ces nuits prochaines, tousles bons citoyens de la ville et les jeter en prison.&|160;»

Le jeune homme commençait par douter. Mais son oncle donnait desdétails précis&|160;: il parlait de listes dressées, il nommait lespersonnes qui se trouvaient sur ces listes, il indiquait de quellefaçon, à quelle heure et dans quelles circonstances s’exécuteraitle complot. Peu à peu Silvère se laissait prendre à ce conte debonne femme, et bientôt il délirait contre les ennemis de laRépublique.

«&|160;Ce sont eux, criait-il, que nous devrions réduire àl’impuissance, s’ils continuent à trahir le pays. Et quecomptent-ils faire des citoyens qu’ils arrêteront&|160;?

–&|160;Ce qu’ils comptent en faire&|160;! répondait Macquartavec un petit rire sec, mais ils les fusilleront dans les bassesfosses des prisons.&|160;»

Et comme le jeune homme, stupide d’horreur, le regardait sanspouvoir trouver une parole&|160;:

«&|160;Et ce ne sera pas les premiers qu’on y assassinera,continuait-il. Tu n’as qu’à aller rôder le soir, derrière le palaisde justice, tu y entendras des coups de feu et desgémissements.

–&|160;Ô les infâmes&|160;!&|160;» murmurait Silvère.

Alors, l’oncle et le neveu se lançaient dans la haute politique.Fine et Gervaise, en les voyant aux prises, allaient se coucherdoucement, sans qu’ils s’en aperçussent. Jusqu’à minuit, les deuxhommes restaient ainsi à commenter les nouvelles de Paris, à parlerde la lutte prochaine et inévitable. Macquart déblatérait amèrementcontre les hommes de son parti&|160;; Silvère rêvait tout haut, etpour lui seul, son rêve de liberté idéale. Étranges entretiens,pendant lesquels l’oncle se versait un nombre incalculable depetits verres, et dont le neveu sortait gris d’enthousiasme.Antoine ne put cependant jamais obtenir du jeune républicain uncalcul perfide, un plan de guerre contre les Rougon&|160;; il eutbeau le pousser, il n’entendit sortir de sa bouche que des appels àla justice éternelle, qui tôt ou tard punirait les méchants.

Le généreux enfant parlait bien avec fièvre de prendre les armeset de massacrer les ennemis de la République&|160;; mais, dès queces ennemis sortaient du rêve et se personnifiaient dans son onclePierre ou dans toute autre personne de sa connaissance, il comptaitsur le ciel pour lui éviter l’horreur du sang versé. Il est àcroire qu’il aurait même cessé de fréquenter Macquart, dont lesfureurs jalouses lui causaient une sorte de malaise, s’il n’avaitgoûté la joie de parler librement chez lui de sa chère République.Toutefois, son oncle eut sur sa destinée une influencedécisive&|160;; il irrita ses nerfs par ses continuellesdiatribes&|160;; il acheva de lui faire souhaiter âprement la luttearmée, la conquête violente du bonheur universel.

Comme Silvère atteignait sa seizième année, Macquart le fitinitier à la société secrète des Montagnards, cette associationpuissante qui couvrait tout le Midi. Dès ce moment, le jeunerépublicain couva des yeux la carabine du contrebandier,qu’Adélaïde avait accrochée sur le manteau de la cheminée. Unenuit, pendant que sa grand-mère dormait, il la nettoya, la remit enétat. Puis il la replaça à son clou et attendit. Et il se berçaitdans ses rêveries d’illuminé, il bâtissait des épopéesgigantesques, voyant en plein idéal des luttes homériques, dessortes de tournois chevaleresques, dont les défenseurs de laliberté sortaient vainqueurs, et acclamés par le monde entier.

Macquart, malgré l’inutilité de ses efforts, ne se décourageapas. Il se dit qu’il suffirait seul à étrangler les Rougon, s’ilpouvait jamais les tenir dans un petit coin. Ses rages de fainéantenvieux et affamé s’accrurent encore, à la suite d’accidentssuccessifs qui l’obligèrent à se remettre au travail. Vers lespremiers jours de l’année 1850, Fine mourut presque subitementd’une fluxion de poitrine, qu’elle avait prise en allant laver unsoir le linge de la famille à la Viorne, et en le rapportantmouillé sur son dos&|160;; elle était rentrée trempée d’eau et desueur, écrasée par ce fardeau qui pesait un poids énorme, et nes’était plus relevée. Cette mort consterna Macquart. Son revenu leplus assuré lui échappait. Quand il vendit, au bout de quelquesjours, le chaudron dans lequel sa femme faisait bouillir seschâtaignes et le chevalet qui lui servait à rempailler ses vieilleschaises, il accusa grossièrement le bon Dieu de lui avoir pris ladéfunte, cette forte commère dont il avait eu honte et dont ilsentait à cette heure tout le prix. Il se rabattit sur le gain deses enfants avec plus d’avidité. Mais, un mois plus tard, Gervaise,lasse de ses continuelles exigences, s’en alla avec ses deuxenfants et Lantier, dont la mère était morte. Les amants seréfugièrent à Paris. Antoine, atterré, s’emporta ignoblement contresa fille, en lui souhaitant de crever à l’hôpital, comme sespareilles. Ce débordement d’injures n’améliora pas sa situationqui, décidément, devenait mauvaise. Jean suivit bientôt l’exemplede sa sœur. Il attendit un jour de paye et s’arrangea de façon àtoucher lui-même son argent. Il dit en partant à un de ses amis,qui le répéta à Antoine, qu’il ne voulait plus nourrir son fainéantde père, et que si ce dernier s’avisait de le faire ramener par lesgendarmes, il était décidé à ne plus toucher une scie ni un rabot.Le lendemain, lorsque Antoine l’eut cherché inutilement et qu’il setrouva seul, sans un sou, dans le logement où, pendant vingt ans,il s’était fait grassement entretenir, il entra dans une rageatroce, donnant des coups de pied aux meubles, hurlant lesimprécations les plus monstrueuses. Puis il s’affaissa, il se mit àtraîner les pieds, à geindre comme un convalescent. La crainted’avoir à gagner son pain le rendait positivement malade. QuandSilvère vint le voir, il se plaignit avec des larmes del’ingratitude des enfants. N’avait-il pas toujours été un bonpère&|160;? Jean et Gervaise étaient des monstres qui lerécompensaient bien mal de tout ce qu’il avait fait pour eux.Maintenant, ils l’abandonnaient, parce qu’il était vieux et qu’ilsne pouvaient plus rien tirer de lui.

«&|160;Mais, mon oncle, dit Silvère, vous êtes encore d’un âge àtravailler.&|160;»

Macquart, toussant, se courbant, hocha lugubrement la tête,comme pour dire qu’il ne résisterait pas longtemps à la moindrefatigue. Au moment où son neveu allait se retirer, il lui empruntadix francs. Il vécut un mois, en portant un à un chez un fripierles vieux effets de ses enfants et en vendant également peu à peutous les menus objets du ménage. Bientôt il n’eut plus qu’unetable, une chaise, son lit et les vêtements qu’il portait. Il finitmême par troquer la couchette de noyer contre un simple lit desangle. Quand il fut à bout de ressources, pleurant de rage, avecla pâleur farouche d’un homme qui se résigne au suicide, il allachercher le paquet d’osier oublié dans un coin depuis un quart desiècle. En le prenant, il parut soulever une montagne. Et il seremit à tresser des corbeilles et des paniers, accusant le genrehumain de son abandon. Ce fut alors surtout qu’il parla de partageravec les riches. Il se montra terrible. Il incendiait de sesdiscours l’estaminet, où ses regards furibonds lui assuraient uncrédit illimité. D’ailleurs, il ne travaillait que lorsqu’iln’avait pu soutirer une pièce de cent sous à Silvère ou à uncamarade. Il ne fut plus «&|160;monsieur&|160;» Macquart, cetouvrier rasé et endimanché tous les jours, qui jouait aubourgeois&|160;; il redevint le grand diable malpropre qui avaitspéculé jadis sur ses haillons. Maintenant qu’il se trouvaitpresque à chaque marché pour vendre ses corbeilles, Félicitén’osait plus aller à la halle. Il lui fit une fois une scèneatroce. Sa haine pour les Rougon croissait avec sa misère. Iljurait, en proférant d’effroyables menaces, de se faire justicelui-même, puisque les riches s’entendaient pour le forcer autravail.

Dans ces dispositions d’esprit, il accueillit le coup d’Étatavec la joie chaude et bruyante d’un chien qui flaire la curée. Lesquelques libéraux honorables de la ville n’ayant pu s’entendre etse tenant à l’écart, il se trouva naturellement un des agents lesplus en vue de l’insurrection. Les ouvriers, malgré l’opiniondéplorable qu’ils avaient fini par avoir de ce paresseux, devaientle prendre à l’occasion comme un drapeau de ralliement. Mais lespremiers jours, la ville restant paisible, Macquart crut ses plansdéjoués. Ce fut seulement à la nouvelle du soulèvement descampagnes, qu’il se remit à espérer. Pour rien au monde, iln’aurait quitté Plassans&|160;; aussi inventa-t-il un prétexte pourne pas suivre les ouvriers qui allèrent, le dimanche matin,rejoindre la bande insurrectionnelle de la Palud et deSaint-Martin-de-Vaulx. Le soir du même jour, il était avec quelquesfidèles dans un estaminet borgne du vieux quartier, lorsqu’uncamarade accourut les prévenir que les insurgés se trouvaient àquelques kilomètres de Plassans. Cette nouvelle venait d’êtreapportée par une estafette qui avait réussi à pénétrer dans laville, et qui était chargée d’en faire ouvrir les portes à lacolonne. Il y eut une explosion de triomphe. Macquart surtout parutdélirer d’enthousiasme. L’arrivée imprévue des insurgés lui semblaune attention délicate de la Providence à son égard. Et ses mainstremblaient à la pensée qu’il tiendrait bientôt les Rougon à lagorge.

Cependant Antoine et ses amis sortirent en hâte du café. Tousles républicains qui n’avaient pas encore quitté la ville setrouvèrent bientôt réunis sur le cours Sauvaire. C’était cettebande que Rougon avait aperçue en courant se cacher chez sa mère.Lorsque la bande fut arrivée à la hauteur de la rue de la Banne,Macquart, qui s’était mis à la queue, fit rester en arrière quatrede ses compagnons, grands gaillards de peu de cervelle qu’ildominait de tous ses bavardages de café. Il leur persuada aisémentqu’il fallait arrêter sur-le-champ les ennemis de la République, sil’on voulait éviter les plus grands malheurs. La vérité était qu’ilcraignait de voir Pierre lui échapper, au milieu du trouble quel’entrée des insurgés allait causer. Les quatre grands gaillards lesuivirent avec une docilité exemplaire et vinrent heurterviolemment à la porte des Rougon. Dans cette circonstance critique,Félicité fut admirable de courage. Elle descendit ouvrir la portede la rue.

«&|160;Nous voulons monter chez toi, lui dit brutalementMacquart.

–&|160;C’est bien, messieurs, montez&|160;», répondit-elle avecune politesse ironique, en feignant de ne pas reconnaître sonbeau-frère.

En haut, Macquart lui ordonna d’aller chercher son mari.

«&|160;Mon mari n’est pas ici, dit-elle de plus en plus calme,il est en voyage pour ses affaires&|160;; il a pris la diligence deMarseille, ce soir à six heures.&|160;»

Antoine, à cette déclaration faite d’une voix nette, eut ungeste de rage. Il entra violemment dans le salon, passa dans lachambre à coucher, bouleversa le lit, regardant derrière lesrideaux et sous les meubles. Les quatre grands gaillardsl’aidaient. Pendant un quart d’heure, ils fouillèrentl’appartement. Félicité s’était paisiblement assise sur le canapédu salon et s’occupait à renouer les cordons de ses jupes, commeune personne qui vient d’être surprise dans son sommeil, et qui n’apas eu le temps de se vêtir convenablement.

«&|160;C’est pourtant vrai, il s’est sauvé, lelâche&|160;!&|160;» bégaya Macquart en revenant dans le salon.

Il continua pourtant de regarder autour de lui d’un airsoupçonneux. Il avait le pressentiment que Pierre ne pouvait avoirabandonné la partie au moment décisif. Il s’approcha de Félicitéqui bâillait.

«&|160;Indique-nous l’endroit où ton mari est caché, lui dit-il,et je te promets qu’il ne lui sera fait aucun mal.

–&|160;Je vous ai dit la vérité, répondit-elle avec impatience.Je ne puis pourtant pas vous livrer mon mari, puisqu’il n’est pasici. Vous avez regardé partout, n’est-ce pas&|160;? Laissez-moitranquille maintenant.&|160;»

Macquart, exaspéré par son sang-froid, allait certainement labattre, lorsqu’un bruit sourd monta de la rue. C’était la colonnedes insurgés qui s’engageait dans la rue de la Banne.

Il dut quitter le salon jaune, après avoir montré le poing à sabelle-sœur, en la traitant de vieille gueuse et en la menaçant derevenir bientôt. Au bas de l’escalier, il prit à part un des hommesqui l’avait accompagné, un terrassier nommé Cassoute, le plus épaisdes quatre, et lui ordonna de s’asseoir sur la première marche etde n’en pas bouger jusqu’à nouvel ordre.

«&|160;Tu viendrais m’avertir, lui dit-il, si tu voyais rentrerla canaille d’en haut.&|160;»

L’homme s’assit pesamment. Quand il fut sur le trottoir,Macquart, levant les yeux, aperçut Félicité accoudée à une fenêtredu salon jaune et regardant curieusement le défilé des insurgés,comme s’il se fût agi d’un régiment traversant la ville, musique entête. Cette dernière preuve de tranquillité parfaite l’irrita aupoint qu’il fut tenté de remonter pour jeter la vieille femme dansla rue. Il suivit la colonne en murmurant d’une voixsourde&|160;:

«&|160;Oui, oui, regarde-nous passer. Nous verrons si demain tute mettras à ton balcon.&|160;»

Il était près de onze heures du soir, lorsque les insurgésentrèrent dans la ville par la porte de Rome. Ce furent lesouvriers restés à Plassans qui leur ouvrirent cette porte à deuxbattants, malgré les lamentations du gardien, auquel on n’arrachales clefs que par la force. Cet homme, très jaloux de sesfonctions, demeura anéanti devant ce flot de foule, lui qui nelaissait entrer qu’une personne à la fois, après l’avoir longuementregardée au visage&|160;; il murmurait qu’il était déshonoré. À latête de la colonne, marchaient toujours les hommes de Plassans,guidant les autres&|160;; Miette, au premier rang, ayant Silvère àsa gauche, levait le drapeau avec plus de crânerie, depuis qu’ellesentait, derrière les persiennes closes, des regards effarés debourgeois réveillés en sursaut. Les insurgés suivirent avec uneprudente lenteur les rues de Rome et de la Banne&|160;; à chaquecarrefour, ils craignaient d’être accueillis à coups de fusil, bienqu’ils connussent le tempérament calme des habitants. Mais la villesemblait morte&|160;; à peine entendait-on aux fenêtres desexclamations étouffées. Cinq ou six persiennes seulements’ouvrirent&|160;; quelque vieux rentier se montrait, en chemise,une bougie à la main, se penchant pour mieux voir&|160;; puis, dèsque le bonhomme distinguait la grande fille rouge qui paraissaittraîner derrière elle cette foule de démons noirs, il refermaitprécipitamment sa fenêtre, terrifié par cette apparitiondiabolique. Le silence de la ville endormie tranquillisa lesinsurgés, qui osèrent s’engager dans les ruelles du vieux quartier,et qui arrivèrent ainsi sur la place du Marché et sur la place del’Hôtel-de-Ville, qu’une rue courte et large relie entre elles. Lesdeux places, plantées d’arbres maigres, se trouvaient vivementéclairées par la lune. Le bâtiment de l’hôtel de ville, fraîchementrestauré, faisait, au bord du ciel clair, une grande tache d’uneblancheur crue sur laquelle le balcon du premier étage détachait enminces lignes noires ses arabesques de fer forgé. On distinguaitnettement plusieurs personnes debout sur ce balcon, le maire, lecommandant Sicardot, trois ou quatre conseillers municipaux, etd’autres fonctionnaires. En bas, les portes étaient fermées. Lestrois mille républicains, qui emplissaient les deux places,s’arrêtèrent, levant la tête, prêts à enfoncer les portes d’unepoussée.

L’arrivée de la colonne insurrectionnelle, à pareille heure,surprenait l’autorité à l’improviste. Avant de se rendre à lamairie, le commandant Sicardot avait pris le temps d’aller endosserson uniforme. Il fallut ensuite courir éveiller le maire. Quand legardien de la porte de Rome, laissé libre par les insurgés, vintannoncer que les scélérats étaient dans la ville, le commandantn’avait encore réuni à grand-peine qu’une vingtaine de gardesnationaux. Les gendarmes, dont la caserne était cependant voisine,ne purent même être prévenus. On dut fermer les portes à la hâtepour délibérer. Cinq minutes plus tard, un roulement sourd etcontinu annonçait l’approche de la colonne.

M.&|160;Garçonnet, par haine de la République, aurait vivementsouhaité de se défendre. Mais c’était un homme prudent qui compritl’inutilité de la lutte, en ne voyant autour de lui que quelqueshommes pâles et à peine éveillés. La délibération ne fut paslongue. Seul Sicardot s’entêta&|160;; il voulait se battre, ilprétendait que vingt hommes suffiraient pour mettre ces trois millecanailles à la raison. M.&|160;Garçonnet haussa les épaules etdéclara que l’unique parti à prendre était de capituler d’une façonhonorable. Comme les brouhahas de la foule croissaient, il serendit sur le balcon, où toutes les personnes présentes lesuivirent. Peu à peu le silence se fit. En bas, dans la masse noireet frissonnante des insurgés, les fusils et les faux luisaient auclair de lune.

«&|160;Qui êtes-vous et que voulez-vous&|160;?&|160;» cria lemaire d’une voix forte.

Alors, un homme en paletot, un propriétaire de la Palud,s’avança.

«&|160;Ouvrez la porte, dit-il sans répondre aux questions deM.&|160;Garçonnet. Évitez une lutte fratricide.

–&|160;Je vous somme de vous retirer, reprit le maire. Jeproteste au nom de la loi.&|160;»

Ces paroles soulevèrent dans la foule des clameursassourdissantes. Quand le tumulte fut un peu calmé, desinterpellations véhémentes montèrent jusqu’au balcon. Des voixcrièrent&|160;:

«&|160;C’est au nom de la loi que nous sommes venus.

–&|160;Votre devoir, comme fonctionnaire, est de faire respecterla loi fondamentale du pays, la Constitution, qui vient d’êtreoutrageusement violée.

–&|160;Vive la Constitution&|160;! vive laRépublique&|160;!&|160;»

Et comme M.&|160;Garçonnet essayait de se faire entendre etcontinuait à invoquer sa qualité de fonctionnaire, le propriétairede la Palud, qui était resté au bas du balcon, l’interrompit avecune grande énergie.

«&|160;Vous n’êtes plus, dit-il, que le fonctionnaire d’unfonctionnaire déchu&|160;; nous venons vous casser de vosfonctions.&|160;»

Jusque-là, le commandant Sicardot avait terriblement mordu sesmoustaches, en mâchant de sourdes injures. La vue des bâtons et desfaux l’exaspérait&|160;; il faisait des efforts inouïs pour ne pastraiter comme ils le méritaient ces soldats de quatre sous quin’avaient pas même chacun un fusil. Mais quand il entendit unmonsieur en simple paletot parler de casser un maire ceint de sonécharpe, il ne put se taire davantage, il cria&|160;:

«&|160;Tas de gueux&|160;! si j’avais seulement quatre hommes etun caporal, je descendrais vous tirer les oreilles pour vousrappeler au respect&|160;!&|160;»

Il n’en fallait pas tant pour occasionner les plus gravesaccidents. Un long cri courut dans la foule, qui se rua contre lesportes de la mairie. M.&|160;Garçonnet, consterné, se hâta dequitter le balcon, en suppliant Sicardot d’être raisonnable, s’ilne voulait pas les faire massacrer. En deux minutes, les portescédèrent, le peuple envahit la mairie et désarma les gardesnationaux. Le maire et les autres fonctionnaires présents furentarrêtés. Sicardot, qui voulut refuser son épée, dut être protégépar le chef du contingent des Tulettes, homme d’un grandsang-froid, contre l’exaspération de certains insurgés. Quandl’hôtel de ville fut au pouvoir des républicains, ils conduisirentles prisonniers dans un petit café de la place du Marché, où ilsfurent gardés à vue.

L’armée insurrectionnelle aurait évité de traverser Plassans, siles chefs n’avaient jugé qu’un peu de nourriture et quelques heuresde repos étaient pour leurs hommes d’une absolue nécessité. Au lieude se porter directement sur le chef-lieu, la colonne, par uneinexpérience et une faiblesse inexcusables du général improvisé quila commandait, accomplissait alors une conversion à gauche, unesorte de large détour qui devait la mener à sa perte. Elle sedirigeait vers les plateaux de Sainte-Roure, éloignés encore d’unedizaine de lieues, et c’était la perspective de cette longue marchequi l’avait décidée à pénétrer dans la ville, malgré l’heureavancée. Il pouvait être alors onze heures et demie.

Lorsque M.&|160;Garçonnet sut que la bande réclamait des vivres,il s’offrit pour lui en procurer. Ce fonctionnaire montra, en cettecirconstance difficile, une intelligence très nette de lasituation. Ces trois mille affamés devaient être satisfaits&|160;;il ne fallait pas que Plassans, à son réveil, les trouvât encoreassis sur les trottoirs de ses rues&|160;; s’ils partaient avant lejour, ils auraient simplement passé au milieu de la ville endormiecomme un mauvais rêve, comme un de ces cauchemars que l’aubedissipe. Bien qu’il restât prisonnier, M.&|160;Garçonnet, suivi pardeux gardiens, alla frapper aux portes des boulangers et fitdistribuer aux insurgés toutes les provisions qu’il putdécouvrir.

Vers une heure, les trois mille hommes, accroupis à terre,tenant leurs armes entre leurs jambes, mangeaient. La place duMarché et celle de l’Hôtel-de-Ville étaient transformées en devastes réfectoires. Malgré le froid vif, il y avait des traînées degaieté dans cette foule grouillante, dont les clartés vives de lalune dessinaient vivement les moindres groupes. Les pauvres affamésdévoraient joyeusement leur part, en soufflant dans leursdoigts&|160;; et, du fond des rues voisines, où l’on distinguait devagues formes noires assises sur le seuil blanc des maisons,venaient aussi des rires brusques qui coulaient de l’ombre et seperdaient dans la grande cohue. Aux fenêtres, les curieusesenhardies, des bonnes femmes coiffées de foulards, regardaientmanger ces terribles insurgés, ces buveurs de sang allant à tour derôle boire à la pompe du marché, dans le creux de leur main.

Pendant que l’hôtel de ville était envahi, la gendarmerie,située à deux pas, dans la rue Canquoin, qui donne sur la halle,tombait également au pouvoir du peuple. Les gendarmes furentsurpris dans leur lit et désarmés en quelques minutes. Les pousséesde la foule avaient entraîné Miette et Silvère de ce côté.L’enfant, qui serrait toujours la hampe du drapeau contre sapoitrine, fut collée contre le mur de la caserne, tandis que lejeune homme, emporté par le flot humain, pénétrait à l’intérieur etaidait ses compagnons à arracher aux gendarmes les carabines qu’ilsavaient saisies à la hâte. Silvère, devenu farouche, grisé parl’élan de la bande, s’attaqua à un grand diable de gendarme nomméRengade, avec lequel il lutta quelques instants. Il parvint d’unmouvement brusque à lui enlever sa carabine. Le canon de l’armealla frapper violemment Rengade au visage et lui creva l’œil droit.Le sang coula, des éclaboussures jaillirent sur les mains deSilvère, qui fut subitement dégrisé. Il regarda ses mains, il lâchala carabine&|160;; puis il sortit en courant, la tête perdue,secouant les doigts.

«&|160;Tu es blessé&|160;! cria Miette.

–&|160;Non, non, répondit-il d’une voix étouffée, c’est ungendarme que je viens de tuer.

–&|160;Est-ce qu’il est mort&|160;?

–&|160;Je ne sais pas, il avait du sang plein la figure. Viensvite.&|160;»

Il entraîna la jeune fille. Arrivé à la halle, il la fit asseoirsur un banc de pierre. Il lui dit de l’attendre là. Il regardaittoujours ses mains, il balbutiait. Miette finit par comprendre, àses paroles entrecoupées, qu’il voulait aller embrasser sagrand-mère avant de partir.

«&|160;Eh bien&|160;! va, dit-elle. Ne t’inquiète pas de moi.Lave tes mains.&|160;»

Il s’éloigna rapidement, tenant ses doigts écartés, sans songerà les tremper dans les fontaines auprès desquelles il passait.Depuis qu’il avait senti sur sa peau la tiédeur du sang de Rengade,une seule idée le poussait, courir auprès de tante Dide et se laverles mains dans l’auge du puits, au fond de la petite cour. Làseulement, il croyait pouvoir effacer ce sang. Toute son enfancepaisible et tendre s’éveillait, il éprouvait un besoin irrésistiblede se réfugier dans les jupes de sa grand-mère, ne fût-ce quependant une minute. Il arriva haletant. Tante Dide n’était pascouchée, ce qui aurait surpris Silvère en tout autre moment. Maisil ne vit pas même, en entrant, son oncle Rougon, assis dans uncoin, sur le vieux coffre. Il n’attendit pas les questions de lapauvre vieille.

«&|160;Grand-mère, dit-il rapidement, il faut me pardonner… Jevais partir avec les autres… Vous voyez, j’ai du sang… Je crois quej’ai tué un gendarme.

–&|160;Tu as tué un gendarme&|160;!&|160;» répéta tante Dided’une voix étrange.

Des clartés aiguës s’allumaient dans ses yeux fixés sur lestaches rouges. Brusquement, elle se tourna vers le manteau de lacheminée.

«&|160;Tu as pris le fusil, dit-elle&|160;; où est lefusil&|160;?&|160;»

Silvère, qui avait laissé la carabine auprès de Miette, lui juraque l’arme était en sûreté. Pour la première fois, Adélaïde fitallusion au contrebandier Macquart devant son petit-fils.

«&|160;Tu rapporteras le fusil&|160;? Tu me le promets&|160;!dit-elle avec une singulière énergie… C’est tout ce qui me reste delui… Tu as tué un gendarme&|160;; lui, ce sont les gendarmes quil’ont tué.&|160;»

Elle continuait à regarder Silvère fixement, d’un air de cruellesatisfaction, sans paraître songer à le retenir. Elle ne luidemandait aucune explication, elle ne pleurait point, comme cesbonnes grand-mères qui voient leurs petits-enfants à l’agonie pourla moindre égratignure. Tout son être se tendait vers une mêmepensée, qu’elle finit par formuler avec une curiosité ardente.

«&|160;Est-ce que c’est avec le fusil que tu as tué legendarme&|160;?&|160;» demanda-t-elle.

Sans doute Silvère entendit mal ou ne comprit pas.

«&|160;Oui, répondit-il… Je vais me laver les mains.&|160;»

Ce ne fut qu’en revenant du puits qu’il aperçut son oncle.Pierre avait entendu en pâlissant les paroles du jeune homme.Vraiment, Félicité avait raison, sa famille prenait plaisir à lecompromettre. Voilà maintenant qu’un de ses neveux tuait lesgendarmes&|160;! Jamais il n’aurait la place de receveur, s’iln’empêchait ce fou furieux de rejoindre les insurgés. Il se mitdevant la porte, décidé à ne pas le laisser sortir.

«&|160;Écoutez, dit-il à Silvère, très surpris de le trouver là,je suis le chef de la famille, je vous défends de quitter cettemaison. Il y va de votre honneur et du nôtre. Demain, je tâcheraide vous faire gagner la frontière.&|160;»

Silvère haussa les épaules.

«&|160;Laissez-moi passer, répondit-il tranquillement. Je nesuis pas un mouchard&|160;; je ne ferai pas connaître votrecachette, soyez tranquille.&|160;»

Et comme Rougon continuait de parler de la dignité de la familleet de l’autorité que lui donnait sa qualité d’aîné&|160;:

«&|160;Est-ce que je suis de votre famille&|160;! continua lejeune homme. Vous m’avez toujours renié… Aujourd’hui, la peur vousa poussé ici, parce que vous sentez bien que le jour de la justiceest venu. Voyons, place&|160;! je ne me cache pas, moi&|160;; j’aiun devoir à accomplir.&|160;»

Rougon ne bougeait pas. Alors tante Dide, qui écoutait lesparoles véhémentes de Silvère avec une sorte de ravissement, posasa main sèche sur le bras de son fils.

«&|160;Ôte-toi, Pierre, dit-elle, il faut que l’enfantsorte.&|160;»

Le jeune homme poussa légèrement son oncle et s’élança dehors.Rougon, en refermant la porte avec soin, dit à sa mère d’une voixpleine de colère et de menaces&|160;:

«&|160;S’il lui arrive malheur, ce sera de votre faute… Vousêtes une vieille folle, vous ne savez pas ce que vous venez defaire.&|160;»

Mais Adélaïde ne parut pas l’entendre&|160;; elle alla jeter unsarment dans le feu qui s’éteignait, en murmurant avec un vaguesourire&|160;:

«&|160;Je connais ça… Il restait des mois entiers dehors&|160;;puis il me revenait mieux portant.&|160;»

Elle parlait sans doute de Macquart.

Cependant Silvère regagna la halle en courant. Comme ilapprochait de l’endroit où il avait laissé Miette, il entendit unbruit violent de voix et vit un rassemblement qui lui firent hâterle pas. Une scène cruelle venait de se passer. Des curieuxcirculaient dans la foule des insurgés, depuis que ces dernierss’étaient tranquillement mis à manger. Parmi ces curieux setrouvait Justin, le fils du méger Rébufat, un garçon d’unevingtaine d’années, créature chétive et louche qui nourrissaitcontre sa cousine Miette une haine implacable. Au logis, il luireprochait le pain qu’elle mangeait, il la traitait comme unemisérable ramassée par charité au coin d’une borne. Il est à croireque l’enfant avait refusé d’être sa maîtresse. Grêle, blafard, lesmembres trop longs, le visage de travers, il se vengeait sur ellede sa propre laideur et des mépris que la belle et puissante filleavait dû lui témoigner. Son rêve caressé était de la faire jeter àla porte par son père. Aussi l’espionnait-il sans relâche. Depuisquelque temps, il avait surpris ses rendez-vous avec Silvère&|160;;il n’attendait qu’une occasion décisive pour tout rapporter àRébufat. Ce soir-là, l’ayant vue s’échapper de la maison vers huitheures, la haine l’emporta, il ne put se taire davantage. Rébufat,au récit qu’il lui fit, entra dans une colère terrible et dit qu’ilchasserait cette coureuse à coups de pied, si elle avait l’audacede revenir. Justin se coucha, savourant à l’avance la belle scènequi aurait lieu le lendemain. Puis il éprouva un âpre désir deprendre immédiatement un avant-goût de sa vengeance. Il se rhabillaet sortit. Peut-être rencontrerait-il Miette. Il se promettaitd’être très insolent. Ce fut ainsi qu’il assista à l’entrée desinsurgés et qu’il les suivit jusqu’à l’hôtel de ville, avec levague pressentiment qu’il allait retrouver les amoureux de ce côté.Il finit, en effet, par apercevoir sa cousine sur le banc où elleattendait Silvère. En la voyant vêtue de sa grande pelisse et ayantà côté d’elle le drapeau rouge, appuyé contre un pilier de lahalle, il se mit à ricaner, à la plaisanter grossièrement. La jeunefille, saisie à sa vue, ne trouva pas une parole. Elle sanglotaitsous les injures. Et tandis qu’elle était toute secouée par lessanglots, la tête basse, se cachant la face, Justin l’appelaitfille de forçat et lui criait que le père Rébufat lui ferait danserune fameuse danse si jamais elle s’avisait de rentrer auJas-Meiffren. Pendant un quart d’heure, il la tint ainsifrissonnante et meurtrie. Des gens avaient fait cercle, riantbêtement de cette scène douloureuse. Quelques insurgés intervinrentenfin et menacèrent le jeune homme de lui administrer unecorrection exemplaire, s’il ne laissait pas Miette tranquille. MaisJustin, tout en reculant, déclara qu’il ne les craignait pas. Cefut à ce moment que parut Silvère. Le jeune Rébufat, enl’apercevant, fit un saut brusque, comme pour prendre lafuite&|160;; il le redoutait, le sachant beaucoup plus vigoureuxque lui. Il ne put cependant résister à la cuisante voluptéd’insulter une dernière fois la jeune fille devant sonamoureux.

«&|160;Ah&|160;! je savais bien, cria-t-il, que le charron nedevait pas être loin&|160;! C’est pour suivre ce toqué, n’est-cepas, que tu nous as quittés&|160;? La malheureuse&|160;! elle n’apas seize ans&|160;! À quand le baptême&|160;?&|160;»

Il fit encore quelques pas en arrière, en voyant Silvère serrerles poings.

«&|160;Et surtout, continua-t-il avec un ricanement ignoble, neviens pas faire tes couches chez nous. Tu n’aurais pas besoin desage-femme. Mon père te délivrerait à coups de pied,entends-tu&|160;?&|160;»

Il se sauva, hurlant, le visage meurtri. Silvère, d’un bond,s’était jeté sur lui et lui avait porté en pleine figure unterrible coup de poing. Il ne le poursuivit pas. Quand il revintauprès de Miette, il la trouva debout, essuyant fiévreusement seslarmes avec la paume de sa main. Comme il la regardait doucement,pour la consoler, elle eut un geste de brusque énergie.

«&|160;Non, dit-elle, je ne pleure plus, tu vois… J’aime mieuxça. Maintenant, je n’ai plus de remords d’être partie. Je suislibre.&|160;»

Elle reprit le drapeau, et ce fut elle qui ramena Silvère aumilieu des insurgés. Il était alors près de deux heures du matin.Le froid devenait tellement vif, que les républicains s’étaientlevés, achevant leur pain debout et cherchant à se réchauffer enmarquant le pas gymnastique sur place. Les chefs donnèrent enfinl’ordre du départ. La colonne se reforma. Les prisonniers furentplacés au milieu&|160;; outre M.&|160;Garçonnet et le commandantSicardot, les insurgés avaient arrêté et emmenaientM.&|160;Peirotte, le receveur, et plusieurs autresfonctionnaires.

À ce moment, on vit circuler Aristide parmi les groupes. Le chergarçon, devant ce soulèvement formidable, avait pensé qu’il étaitimprudent de ne pas rester l’ami des républicains&|160;; maiscomme, d’un autre côté, il ne voulait pas trop se compromettre aveceux, il était venu leur faire ses adieux, le bras en écharpe, en seplaignant amèrement de cette maudite blessure qui l’empêchait detenir une arme. Il rencontra dans la foule son frère Pascal, munid’une trousse et d’une petite caisse de secours. Le médecin luiannonça, de sa voix tranquille, qu’il allait suivre les insurgés.Aristide le traita tout bas de grand innocent. Il finit pars’esquiver, craignant qu’on ne lui confiât la garde de la ville,poste qu’il jugeait singulièrement périlleux.

Les insurgés ne pouvaient songer à conserver Plassans en leurpouvoir. La ville était animée d’un esprit trop réactionnaire, pourqu’ils cherchassent même à y établir une commission démocratique,comme ils l’avaient déjà fait ailleurs. Ils se seraient éloignéssimplement, si Macquart, poussé et enhardi par ses haines, n’avaitoffert de tenir Plassans en respect, à la condition qu’on laissâtsous ses ordres une vingtaine d’hommes déterminés. On lui donna lesvingt hommes, à la tête desquels il alla triomphalement occuper lamairie. Pendant ce temps, la colonne descendait le cours Sauvaireet sortait par la Grand-Porte, laissant derrière elle, silencieuseset désertes, ces rues qu’elle avait traversées comme un coup detempête. Au loin s’étendaient les routes toutes blanches de lune.Miette avait refusé le bras de Silvère&|160;; elle marchaitbravement, ferme et droite, tenant le drapeau rouge à deux mains,sans se plaindre de l’onglée qui lui bleuissait les doigts.

Chapitre 5

&|160;

Au loin s’étendaient les routes toutes blanches de lune. Labande insurrectionnelle, dans la campagne froide et claire, repritsa marche héroïque. C’était comme un large courant d’enthousiasme.Le souffle d’épopée qui emportait Miette et Silvère, ces grandsenfants avides d’amour et de liberté, traversait avec unegénérosité sainte les honteuses comédies des Macquart et desRougon. La voix haute du peuple, par intervalles, grondait, entreles bavardages du salon jaune et les diatribes de l’oncle Antoine.Et la farce vulgaire, la farce ignoble, tournait au grand drame del’histoire.

Au sortir de Plassans, les insurgés avaient pris la routed’Orchères. Ils devaient arriver à cette ville vers dix heures dumatin. La route remonte le cours de la Viorne, en suivant à mi-côteles détours des collines aux pieds desquelles coule le torrent. Àgauche, la plaine s’élargit, immense tapis vert, piqué de loin enloin par les taches grises des villages. À droite, la chaîne desGarrigues dresse ses pics désolés, ses champs de pierres, ses blocscouleur de rouille, comme roussis par le soleil. Le grand chemin,formant chaussée du côté de la rivière, passe au milieu de rocsénormes, entre lesquels se montrent, à chaque pas, des bouts de lavallée. Rien n’est plus sauvage, plus étrangement grandiose, quecette route taillée dans le flanc même des collines. La nuitsurtout, ces lieux ont une horreur sacrée. Sous la lumière pâle,les insurgés s’avançaient comme dans une avenue de ville détruite,ayant aux deux bords des débris de temples&|160;; la lune faisaitde chaque rocher un fût de colonne tronqué, un chapiteau écroulé,une muraille trouée de mystérieux portiques. En haut, la masse desGarrigues dormait, à peine blanchie d’une teinte laiteuse, pareilleà une immense cité cyclopéenne dont les tours, les obélisques, lesmaisons aux terrasses hautes, auraient caché une moitié duciel&|160;; et, dans les fonds, du côté de la plaine, se creusait,s’élargissait un océan de clartés diffuses, une étendue vague, sansbornes, où flottaient des nappes de brouillard lumineux. La bandeinsurrectionnelle aurait pu croire qu’elle suivait une chausséegigantesque, un chemin de ronde construit au bord d’une merphosphorescente et tournant autour d’une Babel inconnue.

Cette nuit-là, la Viorne, au bas des rochers de la route,grondait d’une voix rauque. Dans ce roulement continu du torrent,les insurgés distinguaient des lamentations aigres de tocsin. Lesvillages épars dans la plaine, de l’autre côté de la rivière, sesoulevaient, sonnant l’alarme, allumant des feux. Jusqu’au matin,la colonne en marche, qu’un glas funèbre semblait suivre dans lanuit d’un tintement obstiné, vit ainsi l’insurrection courir lelong de la vallée comme une traînée de poudre. Les feux tachaientl’ombre de points sanglants&|160;; des chants lointains venaient,par souffles affaiblis&|160;; toute la vague étendue, noyée sousles buées blanchâtres de la lune, s’agitait confusément, avec debrusques frissons de colère. Pendant des lieues, le spectacle restale même.

Ces hommes, qui marchaient dans l’aveuglement de la fièvre queles événements de Paris avaient mise au cœur des républicains,s’exaltaient au spectacle de cette longue bande de terre toutesecouée de révolte. Grisés par l’enthousiasme du soulèvementgénéral qu’ils rêvaient, ils croyaient que la France les suivait,ils s’imaginaient voir, au-delà de la Viorne, dans la vaste mer declartés diffuses, des files d’hommes interminables qui couraient,comme eux, à la défense de la République. Et leur esprit rude, aveccette naïveté et cette illusion des foules, concevait une victoirefacile et certaine. Ils auraient saisi et fusillé comme traîtrequiconque leur aurait dit, à cette heure, que seuls ils avaient lecourage du devoir, tandis que le reste du pays, écrasé de terreur,se laissait lâchement garrotter.

Ils puisaient encore un continuel entraînement de courage dansl’accueil que leur faisaient les quelques bourgs bâtis sur lepenchant des Garrigues, au bord de la route. Dès l’approche de lapetite armée, les habitants se levaient en masse&|160;; les femmesaccouraient en leur souhaitant une prompte victoire&|160;; leshommes, à demi vêtus, se joignaient à eux, après avoir pris lapremière arme qui leur tombait sous la main. C’était, à chaquevillage, une nouvelle ovation, des cris de bienvenue, des adieuxlonguement répétés.

Vers le matin, la lune disparut derrière les Garrigues&|160;;les insurgés continuèrent leur marche rapide dans le noir épaisd’une nuit d’hiver&|160;; ils ne distinguaient plus ni la vallée,ni les coteaux&|160;; ils entendaient seulement les plaintes sèchesdes cloches, battant au fond des ténèbres, comme des tamboursinvisibles, cachés ils ne savaient où, et dont les appelsdésespérés les fouettaient sans relâche.

Cependant Miette et Silvère allaient dans l’emportement de labande. Vers le matin, la jeune fille était brisée de fatigue. Ellene marchait plus qu’à petits pas pressés, ne pouvant suivre lesgrandes enjambées des gaillards qui l’entouraient. Mais ellemettait tout son courage à ne pas se plaindre&|160;; il lui eûttrop coûté d’avouer qu’elle n’avait pas la force d’un garçon. Dèsles premières lieues, Silvère lui avait donné le bras&|160;; puis,voyant que le drapeau glissait peu à peu de ses mains roidies, ilavait voulu le prendre, pour la soulager&|160;; et elle s’étaitfâchée, elle lui avait seulement permis de soutenir le drapeaud’une main, tandis qu’elle continuerait à le porter sur son épaule.Elle garda ainsi son attitude héroïque avec une opiniâtretéd’enfant, souriant au jeune homme chaque fois qu’il lui jetait unregard de tendresse inquiète. Mais quand la lune se cacha, elles’abandonna dans le noir. Silvère la sentait devenir plus lourde àson bras. Il dut porter le drapeau et la prendre à la taille, pourl’empêcher de trébucher. Elle ne se plaignait toujours pas.

«&|160;Tu es bien lasse, ma pauvre Miette&|160;? lui demanda soncompagnon.

–&|160;Oui, un peu lasse, répondit-elle d’une voixoppressée.

–&|160;Veux-tu que nous nous reposions&|160;?&|160;»

Elle ne dit rien&|160;; seulement il comprit qu’elle chancelait.Alors il confia le drapeau à un des insurgés et sortit des rangs,en emportant presque l’enfant dans ses bras. Elle se débattit unpeu, elle était confuse d’être si petite fille. Mais il la calma,il lui dit qu’il connaissait un chemin de traverse qui abrégeait laroute de moitié. Ils pouvaient se reposer une bonne heure etarriver à Orchères en même temps que la bande.

Il était alors environ six heures. Un léger brouillard devaitmonter de la Viorne. La nuit semblait s’épaissir encore. Les jeunesgens grimpèrent à tâtons le long de la pente des Garrigues, jusqu’àun rocher, sur lequel ils s’assirent. Autour d’eux se creusait unabîme de ténèbres. Ils étaient comme perdus sur la pointe d’unrécif, au-dessus du vide. Et dans ce vide, quand le roulement sourdde la petite armée se fut perdu, ils n’entendirent plus que deuxcloches, l’une vibrante, sonnant sans doute à leurs pieds, dansquelque village bâti au bord de la route, l’autre éloignée,étouffée, répondant aux plaintes fébriles de la première par delointains sanglots. On eût dit que ces cloches se racontaient, dansle néant, la fin sinistre d’un monde.

Miette et Silvère, échauffés par leur course rapide, nesentirent pas d’abord le froid. Ils gardèrent le silence, écoutantavec une tristesse indicible ces bruits de tocsin dont frissonnaitla nuit. Ils ne se voyaient même pas. Miette eut peur&|160;; ellechercha la main de Silvère et la garda dans la sienne. Après l’élanfiévreux qui, pendant des heures, venait de les emporter horsd’eux-mêmes, la pensée perdue, cet arrêt brusque, cette solitudedans laquelle ils se retrouvaient côte à côte, les laissaientbrisés et étonnés, comme éveillés en sursaut d’un rêve tumultueux.Il leur semblait qu’un flot les avait jetés sur le bord de la routeet que la mer s’était ensuite retirée. Une réaction invincible lesplongeait dans une stupeur inconsciente&|160;; ils oubliaient leurenthousiasme&|160;; ils ne songeaient plus à cette bande d’hommesqu’ils devaient rejoindre&|160;; ils étaient tout au charme tristede se sentir seuls, au milieu de l’ombre farouche, la main dans lamain.

«&|160;Tu ne m’en veux pas&|160;? demanda enfin la jeune fille.Je marcherais bien toute la nuit avec toi&|160;; mais ils couraienttrop fort, je ne pouvais plus souffler.

–&|160;Pourquoi t’en voudrais-je&|160;? dit le jeune homme.

–&|160;Je ne sais pas. J’ai peur que tu ne m’aimes plus.J’aurais voulu faire de grands pas, comme toi, aller toujours sansm’arrêter. Tu vas croire que je suis une enfant.&|160;»

Silvère eut dans l’ombre un sourire que Miette devina. Ellecontinua d’une voix décidée&|160;:

«&|160;Il ne faut pas toujours me traiter comme une sœur&|160;;je veux être ta femme.&|160;»

Et, d’elle-même, elle attira Silvère contre sa poitrine.

Elle le tint serré entre ses bras, en murmurant&|160;:

«&|160;Nous allons avoir froid, réchauffons-nous commecela.&|160;»

Il y eut un silence. Jusqu’à cette heure trouble, les jeunesgens s’étaient aimés d’une tendresse fraternelle. Dans leurignorance, ils continuaient à prendre pour une amitié vivel’attrait qui les poussait à se serrer sans cesse entre les bras,et à se garder dans leurs étreintes, plus longtemps que ne segardent les frères et les sœurs. Mais, au fond de ces amoursnaïves, grondaient, plus hautement, chaque jour, les tempêtes dusang ardent de Miette et de Silvère. Avec l’âge, avec la science,une passion chaude, d’une fougue méridionale, devait naître decette idylle. Toute fille qui se pend au cou d’un garçon est femmedéjà, femme inconsciente, qu’une caresse peut éveiller. Quand lesamoureux s’embrassent sur les joues, c’est qu’ils tâtonnent etcherchent les lèvres. Un baiser fait des amants. Ce fut par cettenoire et froide nuit de décembre, aux lamentations aigres dutocsin, que Miette et Silvère échangèrent un de ces baisers quiappellent à la bouche tout le sang du cœur.

Ils restaient muets, étroitement serrés l’un contre l’autre.Miette avait dit&|160;: «&|160;Réchauffons-nous comme cela&|160;»,et ils attendaient innocemment d’avoir chaud. Des tiédeurs leurvinrent bientôt à travers leurs vêtements&|160;; ils sentirent peuà peu leur étreinte les brûler, ils entendirent leurs poitrines sesoulever d’un même souffle. Une langueur les envahit, qui lesplongea dans une somnolence fiévreuse. Ils avaient chaudmaintenant&|160;; des lueurs passaient devant leurs paupièrescloses, des bruits confus montaient à leur cerveau. Cet état debien-être douloureux, qui dura quelques minutes, leur parut sansfin. Et alors ce fut dans une sorte de rêve, que leurs lèvres serencontrèrent. Leur baiser fut long, avide. Il leur sembla quejamais ils ne s’étaient embrassés. Ils souffraient, ils seséparèrent. Puis, quand le froid de la nuit eut glacé leur fièvre,ils demeurèrent à quelque distance l’un de l’autre, dans une grandeconfusion.

Les deux cloches causaient toujours sinistrement entre elles,dans l’abîme noir qui se creusait autour des jeunes gens. Miette,frissonnante, effrayée, n’osa pas se rapprocher de Silvère. Elle nesavait même plus s’il était là, elle ne l’entendait plus faire unmouvement. Tous deux étaient pleins de la sensation âcre de leurbaiser&|160;; des effusions leur montaient aux lèvres, ils auraientvoulu se remercier, s’embrasser encore&|160;; mais ils étaient sihonteux de leur bonheur cuisant, qu’ils eussent mieux aimé nejamais le goûter une seconde fois, que d’en parler tout haut.Longtemps encore, si leur marche rapide n’avait fouetté leur sang,si la nuit épaisse ne s’était faite complice, ils se seraientembrassés sur les joues, comme de bons camarades. La pudeur venaità Miette. Après l’ardent baiser de Silvère, dans ces heureusesténèbres où son cœur s’ouvrait, elle se rappela les grossièretés deJustin. Quelques heures auparavant, elle avait écouté sans rougirce garçon, qui la traitait de fille perdue&|160;; il demandait àquand le baptême, il lui criait que son père la délivrerait à coupsde pied, si jamais elle s’avisait de rentrer au Jas-Meiffren, etelle avait pleuré sans comprendre, elle avait pleuré parce qu’elledevinait que tout cela devait être ignoble. Maintenant qu’elledevenait femme, elle se disait, avec ses innocences dernières, quele baiser, dont elle sentait encore la brûlure en elle, suffisaitpeut-être pour l’emplir de cette honte dont son cousin l’accusait.Alors elle fut prise de douleur, elle sanglota.

«&|160;Qu’as-tu&|160;? pourquoi pleures-tu&|160;? demandaSilvère d’une voix inquiète.

–&|160;Non, laisse, balbutia-t-elle, je ne sais pas.&|160;»

Puis, comme malgré elle, au milieu de ses larmes&|160;:

«&|160;Ah&|160;! je suis une malheureuse. J’avais dix ans, on mejetait des pierres. Aujourd’hui, on me traite comme la dernière descréatures. Justin a eu raison de me mépriser devant le monde. Nousvenons de faire le mal, Silvère.&|160;»

Le jeune homme, consterné, la reprit entre ses bras, essayant dela consoler.

«&|160;Je t’aime&|160;! murmurait-il. Je suis ton frère.Pourquoi dis-tu que nous venons de faire le mal&|160;? Nous noussommes embrassés parce que nous avions froid. Tu sais bien que nousnous embrassions tous les soirs en nous séparant.

–&|160;Oh&|160;! pas comme tout à l’heure, dit-elle d’une voixtrès basse. Il ne faut plus faire cela, vois-tu&|160;; ça doit êtredéfendu, car je me suis sentie toute singulière. Maintenant, leshommes vont rire, quand je passerai. Je n’oserai plus me défendre,ils seront dans leur droit.&|160;»

Le jeune homme se taisait, ne trouvant pas une parole pourtranquilliser l’esprit effaré de cette grande enfant de treize ans,toute frémissante et toute peureuse, à son premier baiser d’amour.Il la serrait doucement contre lui, il devinait qu’il la calmerait,s’il pouvait lui rendre le tiède engourdissement de leur étreinte.Mais elle se débattait, elle continuait&|160;:

«&|160;Si tu voulais, nous nous en irions, nous quitterions lepays. Je ne puis plus rentrer à Plassans&|160;; mon oncle mebattrait, toute la ville me montrerait au doigt…&|160;»

Puis, comme prise d’une irritation brusque&|160;:

«&|160;Non, je suis maudite, je te défends de quitter tante Didepour me suivre. Il faut m’abandonner sur une grande route.

–&|160;Miette, Miette, implora Silvère, ne dis pascela&|160;!

–&|160;Si, je te débarrasserai de moi. Sois raisonnable. On m’achassée comme une vaurienne. Si je revenais avec toi, tu tebattrais tous les jours. Je ne veux pas.&|160;»

Le jeune homme lui donna un nouveau baiser sur la bouche, enmurmurant&|160;:

«&|160;Tu seras ma femme, personne n’osera plus te nuire.

–&|160;Oh&|160;! je t’en supplie, dit-elle avec un faible cri,ne m’embrasse pas comme cela. Ça me fait mal.&|160;»

Puis, au bout d’un silence&|160;:

«&|160;Tu sais bien que je ne puis être ta femme. Nous sommestrop jeunes. Il me faudrait attendre, et je mourrais de honte. Tuas tort de te révolter, tu seras bien forcé de me laisser dansquelque coin.&|160;»

Alors Silvère, à bout de force, se mit à pleurer. Les sanglotsd’un homme ont des sécheresses navrantes. Miette, effrayée desentir le pauvre garçon secoué dans ses bras, le baisa au visage,oubliant qu’elle brûlait ses lèvres. C’était sa faute. Elle étaitune niaise de n’avoir pu supporter la douceur cuisante d’unecaresse. Elle ne savait pas pourquoi elle avait songé à des chosestristes, juste au moment où son amoureux l’embrassait comme il nel’avait jamais fait encore. Et elle le pressait contre sa poitrinepour lui demander pardon de l’avoir chagriné. Les enfants,pleurant, se serrant de leurs bras inquiets, mettaient un désespoirde plus dans l’obscure nuit de décembre. Au loin, les clochescontinuaient à se plaindre sans relâche, d’une voix plushaletante.

«&|160;Il vaut mieux mourir, répétait Silvère au milieu de sessanglots, il vaut mieux mourir…

–&|160;Ne pleure plus, pardonne-moi, balbutiait Miette. Je seraiforte, je ferai ce que tu voudras.&|160;»

Quand le jeune homme eut essuyé ses larmes&|160;:

«&|160;Tu as raison, dit-il, nous ne pouvons retourner àPlassans. Mais l’heure n’est pas venue d’être lâche. Si noussortons vainqueurs de la lutte, j’irai chercher tante Dide, nousl’emmènerons bien loin avec nous. Si nous sommesvaincus…&|160;»

Il s’arrêta.

«&|160;Si nous sommes vaincus&|160;?… répéta Miettedoucement.

–&|160;Alors, à la grâce de Dieu&|160;! continua Silvère d’unevoix plus basse. Je ne serai plus là sans doute, tu consoleras lapauvre vieille. Ça vaudrait mieux.

–&|160;Oui, tu le disais tout à l’heure, murmura la jeune fille,il vaut mieux mourir.&|160;»

À ce désir de mort, ils eurent une étreinte plus étroite. Miettecomptait bien mourir avec Silvère&|160;; celui-ci n’avait parlé quede lui, mais elle sentait qu’il l’emporterait avec joie dans laterre. Ils s’y aimeraient plus librement qu’au grand soleil. TanteDide mourrait, elle aussi, et viendrait les rejoindre. Ce fut commeun pressentiment rapide, un souhait d’une étrange volupté que leciel, par les voix désolées du tocsin, leur promettait de bientôtsatisfaire. Mourir&|160;! mourir&|160;! les cloches répétaient cemot avec un emportement croissant, et les amoureux se laissaientaller à ces appels de l’ombre&|160;; ils croyaient prendre unavant-goût du dernier sommeil, dans cette somnolence où lesreplongeaient la tiédeur de leurs membres et les brûlures de leurslèvres, qui venaient encore de se rencontrer.

Miette ne se défendait plus. C’était elle, maintenant, quicollait sa bouche sur celle de Silvère, qui cherchait avec unemuette ardeur cette joie dont elle n’avait pu d’abord supporterl’amère cuisson. Le rêve d’une mort prochaine l’avaitenfiévrée&|160;; elle ne se sentait plus rougir, elle s’attachait àson amant, elle semblait vouloir épuiser, avant de se coucher dansla terre, ces voluptés nouvelles, dans lesquelles elle venait àpeine de tremper les lèvres, et dont elle s’irritait de ne paspénétrer sur-le-champ tout le poignant inconnu. Au-delà du baiser,elle devinait autre chose qui l’épouvantait et l’attirait, dans levertige de ses sens éveillés. Et elle s’abandonnait&|160;; elle eûtsupplié Silvère de déchirer le voile, avec l’impudique naïveté desvierges. Lui, fou de la caresse qu’elle lui donnait, empli d’unbonheur parfait, sans force, sans autres désirs, ne paraissait pasmême croire à des voluptés plus grandes.

Quand Miette n’eut plus d’haleine, et qu’elle sentit faiblir leplaisir âcre de la première étreinte&|160;:

«&|160;Je ne veux pas mourir sans que tu m’aimes,murmura-t-elle&|160;; je veux que tu m’aimes encoredavantage…&|160;»

Les mots lui manquaient, non qu’elle eût conscience de la honte,mais parce qu’elle ignorait ce qu’elle désirait. Elle étaitsimplement secouée par une sourde révolte intérieure et par unbesoin d’infini dans la joie.

Elle eût, dans son innocence, frappé du pied comme un enfantauquel on refuse un jouet.

«&|160;Je t’aime, je t’aime&|160;», répétait Silvèredéfaillant.

Miette hochait la tête, elle semblait dire que ce n’était pasvrai, que le jeune homme lui cachait quelque chose. Sa naturepuissante et libre avait le secret instinct des fécondités de lavie. C’est ainsi qu’elle refusait la mort, si elle devait mourirignorante. Et, cette rébellion de son sang et de ses nerfs, ellel’avouait naïvement, par ses mains brûlantes et égarées, par sesbalbutiements, par ses supplications.

Puis, se calmant, elle posa la tête sur l’épaule du jeune homme,elle garda le silence. Silvère se baissait et l’embrassaitlonguement. Elle goûtait ces baisers avec lenteur, en cherchait lesens, la saveur secrète. Elle les interrogeait, les écoutait courirdans ses veines, leur demandait s’ils étaient tout l’amour, toutela passion. Une langueur la prit, elle s’endormit doucement, sanscesser de goûter dans son sommeil les caresses de Silvère. Celui-cil’avait enveloppée dans la grande pelisse rouge, dont il avaitégalement ramené un pan sur lui. Ils ne sentaient plus le froid.Quand Silvère, à la respiration régulière de Miette, eut comprisqu’elle sommeillait, il fut heureux de ce repos qui allait leurpermettre de continuer gaillardement leur chemin. Il se promit dela laisser dormir une heure. Le ciel était toujours noir&|160;; àpeine, au levant, une ligne blanchâtre indiquait-elle l’approche dujour. Il devait y avoir, derrière les amants, un bois de pins, dontle jeune homme entendait le réveil musical, aux souffles de l’aube.Et les lamentations des cloches devenaient plus vibrantes dansl’air frissonnant, berçant le sommeil de Miette, comme ellesavaient accompagné ses fièvres d’amoureuse.

Les jeunes gens, jusqu’à cette nuit de trouble, avaient vécu unede ces naïves idylles qui naissent au milieu de la classe ouvrière,parmi ces déshérités, ces simples d’esprit, chez lesquels onretrouve encore parfois les amours primitives des anciens contesgrecs.

Miette avait à peine neuf ans, lorsque son père fut envoyé aubagne, pour avoir tué un gendarme d’un coup de feu. Le procès deChantegreil était resté célèbre dans le pays. Le braconnier avouahautement le meurtre&|160;; mais il jura que le gendarme le tenaitlui-même au bout de son fusil. «&|160;Je n’ai fait que le prévenir,dit-il&|160;; je me suis défendu&|160;; c’est un duel et non unassassinat.&|160;» Il ne sortit pas de ce raisonnement. Jamais leprésident des assises ne parvint à lui faire entendre que, si ungendarme a le droit de tirer sur un braconnier, un braconnier n’apas celui de tirer sur un gendarme. Chantegreil échappa à laguillotine, grâce à son attitude convaincue et à ses bonsantécédents. Cet homme pleura comme un enfant, lorsqu’on lui amenasa fille, avant son départ pour Toulon. La petite, qui avait perdusa mère au berceau, demeurait avec son grand-père à Chavanoz, unvillage des gorges de la Seille. Quand le braconnier ne fut pluslà, le vieux et la fillette vécurent d’aumônes. Les habitants deChavanoz, tous chasseurs, vinrent en aide aux pauvres créatures quele forçat laissait derrière lui. Cependant le vieux mourut dechagrin. Miette, restée seule, aurait mendié sur les routes, si lesvoisines ne s’étaient souvenues qu’elle avait une tante à Plassans.Une âme charitable voulut bien la conduire chez cette tante, quil’accueillit assez mal.

Eulalie Chantegreil, mariée au méger Rébufat, était une grandediablesse noire et volontaire qui gouvernait au logis. Elle menaitson mari par le bout du nez, disait-on dans le faubourg. La véritéétait que Rébufat, avare, âpre à la besogne et au gain, avait unesorte de respect pour cette grande diablesse, d’une vigueur peucommune, d’une sobriété et d’une économie rares.

Grâce à elle, le ménage prospérait. Le méger grogna le soir où,en rentrant du travail, il trouva Miette installée. Mais sa femmelui ferma la bouche, en lui disant de sa voix rude&|160;:

«&|160;Bah&|160;! la petite est bien constituée&|160;; elle nousservira de servante&|160;; nous la nourrirons et nous économiseronsles gages.&|160;»

Ce calcul sourit à Rébufat. Il alla jusqu’à tâter les bras del’enfant, qu’il déclara avec satisfaction très forte pour son âge.Miette avait alors neuf ans. Dès le lendemain, il l’utilisa. Letravail des paysannes, dans le Midi, est beaucoup plus doux quedans le Nord. On y voit rarement les femmes occupées à bêcher laterre, à porter les fardeaux, à faire des besognes d’hommes. Elleslient les gerbes, cueillent les olives et les feuilles demûrier&|160;; leur occupation la plus pénible est d’arracher lesmauvaises herbes. Miette travailla gaiement. La vie en plein airétait sa joie et sa santé. Tant que sa tante vécut, elle n’eut quedes rires. La brave femme, malgré ses brusqueries, l’aimait commeson enfant&|160;; elle lui défendait de faire les gros travaux dontson mari tentait parfois de la charger, et elle criait à cedernier&|160;:

«&|160;Ah&|160;! tu es un habile homme&|160;! Tu ne comprendsdonc pas, imbécile, que si tu la fatigues trop aujourd’hui, elle nepourra rien faire demain&|160;!&|160;»

Cet argument était décisif. Rébufat baissait la tête et portaitlui-même le fardeau qu’il voulait mettre sur les épaules de lajeune fille.

Celle-ci eût vécu parfaitement heureuse, sous la protectionsecrète de sa tante Eulalie, sans les taquineries de son cousin,alors âgé de seize ans, qui occupait ses paresses à la détester età la persécuter sourdement. Les meilleures heures de Justin étaientcelles où il parvenait à la faire gronder par quelque rapport grosde mensonges. Quand il pouvait lui marcher sur les pieds ou lapousser avec brutalité, en feignant de ne pas l’avoir aperçue, ilriait, il goûtait cette volupté sournoise des gens qui jouissentbéatement du mal des autres. Miette le regardait alors, avec sesgrands yeux noirs d’enfant, d’un regard luisant de colère et defierté muette, qui arrêtait les ricanements du lâche galopin. Aufond, il avait une peur atroce de sa cousine.

La jeune fille allait atteindre sa onzième année, lorsque satante Eulalie mourut brusquement. Dès ce jour, tout changea aulogis. Rébufat se laissa peu à peu aller à traiter Miette en valetde ferme. Il l’accabla de besognes grossières, se servit d’ellecomme d’une bête de somme. Elle ne se plaignit même pas, ellecroyait avoir une dette de reconnaissance à payer. Le soir, briséede fatigue, elle pleurait sa tante, cette terrible femme dont ellesentait maintenant toute la bonté cachée. D’ailleurs, le travailmême dur ne lui déplaisait pas&|160;; elle aimait la force, elleavait l’orgueil de ses gros bras et de ses solides épaules. Ce quila navrait, c’était la surveillance méfiante de son oncle, sescontinuels reproches, son attitude de maître irrité. À cette heure,elle était une étrangère dans la maison. Même une étrangèren’aurait pas été aussi maltraitée qu’elle. Rébufat abusait sansscrupule de cette petite parente pauvre qu’il gardait auprès de luipar une charité bien entendue. Elle payait dix fois de son travailcette dure hospitalité, et il ne se passait pas de journée qu’il nelui reprochât le pain qu’elle mangeait. Justin, surtout, excellaità la blesser. Depuis que sa mère n’était plus là, voyant l’enfantsans défense, il mettait tout son mauvais esprit à lui rendre lelogis insupportable. La plus ingénieuse torture qu’il inventa futde parler à Miette de son père. La pauvre fille, ayant vécu hors dumonde, sous la protection de sa tante, qui avait défendu qu’onprononçât devant elle les mots de bagne et de forçat, ne comprenaitguère le sens de ces mots. Ce fut Justin qui le lui apprit, en luiracontant à sa manière le meurtre du gendarme et la condamnation deChantegreil. Il ne tarissait pas en détails odieux&|160;: lesforçats avaient un boulet au pied, ils travaillaient quinze heurespar jour, ils mouraient tous à la peine&|160;; le bagne était unlieu sinistre dont il décrivait minutieusement toutes les horreurs.Miette l’écoutait, hébétée, les yeux en larmes. Parfois desviolences brusques la soulevaient, et Justin se hâtait de faire unsaut en arrière, devant ses poings crispés. Il savourait engourmand cette cruelle initiation. Quand son père, pour la moindrenégligence, s’emportait contre l’enfant, il se mettait de lapartie, heureux de pouvoir l’insulter sans danger. Et si elleessayait de se défendre&|160;:

«&|160;Va, disait-il, bon sang ne peut mentir&|160;: tu finirasau bagne, comme ton père.&|160;»

Miette sanglotait, frappée au cœur, écrasée de honte, sansforce.

À cette époque, Miette devenait femme déjà. D’une pubertéprécoce, elle résista au martyre avec une énergie extraordinaire.Elle s’abandonnait rarement, seulement aux heures où ses fiertésnatives mollissaient sous les outrages de son cousin. Bientôt ellesupporta d’un œil sec les blessures incessantes de cet être lâche,qui la surveillait en parlant, de peur qu’elle ne lui sautât auvisage. Puis, elle savait le faire taire, en le regardant fixement.Elle eut à plusieurs reprises l’envie de se sauver du Jas-Meiffren.Mais elle n’en fit rien, par courage, pour ne pas s’avouer vaincuesous les persécutions qu’elle endurait. En somme, elle gagnait sonpain, elle ne volait pas l’hospitalité des Rébufat&|160;; cettecertitude suffisait à son orgueil. Elle resta ainsi pour lutter, seroidissant, vivant dans une continuelle pensée de résistance. Saligne de conduite fut de faire sa besogne en silence et de sevenger des mauvaises paroles par un mépris muet. Elle savait queson oncle abusait trop d’elle pour écouter aisément lesinsinuations de Justin, qui rêvait de la faire jeter à la porte.Aussi, mettait-elle une sorte de défi à ne pas s’en allerd’elle-même.

Ses longs silences volontaires furent pleins d’étrangesrêveries. Passant ses journées dans l’enclos, séparée du monde,elle grandit en révoltée, elle se fit des opinions qui auraientsingulièrement effarouché les bonnes gens du faubourg. La destinéede son père l’occupa surtout. Toutes les mauvaises paroles deJustin lui revinrent&|160;; elle finit par accepter l’accusationd’assassinat, par se dire que son père avait bien fait de tuer legendarme qui voulait le tuer. Elle connaissait l’histoire vraie dela bouche d’un terrassier qui avait travaillé au Jas-Meiffren. Àpartir de ce moment, elle ne tourna même plus la tête, les raresfois qu’elle sortait, lorsque les vauriens du faubourg la suivaienten criant&|160;:

«&|160;Eh&|160;! la Chantegreil&|160;!&|160;»

Elle pressait le pas, les lèvres serrées, les yeux d’un noirfarouche. Quand elle refermait la grille, en rentrant, elle jetaitun seul et long regard sur la bande des galopins. Elle seraitdevenue mauvaise, elle aurait glissé à la sauvagerie cruelle desparias, si parfois toute son enfance ne lui était revenue au cœur.Ses onze ans la jetaient à des faiblesses de petite fille qui lasoulageaient. Alors elle pleurait, elle était honteuse d’elle et deson père. Elle courait se cacher au fond d’une écurie poursangloter à l’aise, comprenant que, si l’on voyait ses larmes, onla martyriserait davantage. Et quand elle avait bien pleuré, elleallait baigner ses yeux dans la cuisine, elle reprenait son visagemuet. Ce n’était pas son intérêt seul qui la faisait secacher&|160;; elle poussait l’orgueil de ses forces précocesjusqu’à ne plus vouloir paraître une enfant. À la longue, toutdevait s’aigrir en elle. Elle fut heureusement sauvée, enretrouvant les tendresses de sa nature aimante.

Le puits qui se trouvait dans la cour de la maison habitée partante Dide et Silvère était un puits mitoyen. Le mur duJas-Meiffren le coupait en deux. Anciennement, avant que l’enclosdes Fouque fût réuni à la grande propriété voisine, les maraîchersse servaient journellement de ce puits. Mais depuis l’achat duterrain, comme il était éloigné des communs, les habitants du Jas,qui avaient à leur disposition de vastes réservoirs, n’y puisaientpas un seau d’eau dans un mois. De l’autre côté, au contraire,chaque matin, on entendait grincer la poulie&|160;; c’était Silvèrequi tirait pour tante Dide l’eau nécessaire au ménage.

Un jour, la poulie se fendit. Le jeune charron tailla lui-mêmeune belle et forte poulie de chêne qu’il posa le soir, après sajournée. Il lui fallut monter sur le mur. Quand il eut fini sontravail, il resta à califourchon sur le chaperon du mur, sereposant, regardant curieusement la large étendue du Jas-Meiffren.Une paysanne qui arrachait les mauvaises herbes à quelques pas delui finit par fixer son attention. On était en juillet, l’airbrûlait, bien que le soleil fût déjà au bord de l’horizon. Lapaysanne avait retiré sa casaque. En corset blanc, un fichu decouleur noué sur les épaules, les manches de chemise retrousséesjusqu’aux coudes, elle était accroupie dans les plis de sa jupe decotonnade bleue, que retenaient deux bretelles croisées derrière ledos. Elle marchait sur les genoux, arrachant activement l’ivraiequ’elle jetait dans un couffin. Le jeune homme ne voyait d’elle queses bras nus, brûlés par le soleil, s’allongeant à droite, àgauche, pour saisir quelque herbe oubliée. Il suivaitcomplaisamment ce jeu rapide des bras de la paysanne, goûtant unsingulier plaisir à les voir si fermes et si prompts. Elle s’étaitlégèrement redressée en ne l’entendant plus travailler, et avaitbaissé de nouveau la tête, avant qu’il eût pu même distinguer sestraits. Ce mouvement effarouché le retint. Il se questionnait surcette femme, en garçon curieux, sifflant machinalement et battantla mesure avec un ciseau à froid qu’il tenait à la main, lorsque leciseau lui échappa. L’outil tomba du côté du Jas-Meiffren, sur lamargelle du puits, et alla rebondir à quelques pas de la muraille.Silvère le regarda, se penchant, hésitant à descendre. Mais ilparaît que la paysanne examinait le jeune homme du coin de l’œil,car elle se leva sans mot dire, et vint ramasser le ciseau à froidqu’elle tendit à Silvère. Alors ce dernier vit que la paysanneétait une enfant. Il resta surpris et un peu intimidé. Dans lesclartés rouges du couchant, la jeune fille se haussait vers lui. Lemur, à cet endroit, était bas, mais la hauteur se trouvait encoretrop grande. Silvère se coucha sur le chaperon, la petite paysannese dressa sur la pointe des pieds. Ils ne disaient rien, ils seregardaient d’un air confus et souriant. Le jeune homme eût,d’ailleurs, voulu prolonger l’attitude de l’enfant. Elle levaitvers lui une adorable tête, de grands yeux noirs, une bouche rouge,qui l’étonnaient et le remuaient singulièrement. Jamais il n’avaitvu une fille de si près&|160;; il ignorait qu’une bouche et desyeux pussent être si plaisants à regarder. Tout lui paraissaitavoir un charme inconnu, le fichu de couleur, le corset blanc, lajupe de cotonnade bleue, que tiraient les bretelles, tendues par lemouvement des épaules. Son regard glissa le long du bras qui luiprésentait l’outil&|160;; jusqu’au coude, le bras était d’un brundoré, comme vêtu de hâle&|160;; mais plus loin, dans l’ombre de lamanche de chemise retroussée, Silvère apercevait une rondeur nue,d’une blancheur de lait. Il se troubla, se pencha davantage, et putenfin saisir le ciseau. La petite paysanne commençait à êtreembarrassée. Puis ils restèrent là, à se sourire encore, l’enfanten bas, la face toujours levée, le jeune garçon à demi couché surle chaperon du mur. Ils ne savaient comment se séparer. Ilsn’avaient pas échangé une parole. Silvère oubliait même de diremerci.

«&|160;Comment t’appelles-tu&|160;? demanda-t-il.

–&|160;Marie, répondit la paysanne&|160;; mais tout le mondem’appelle Miette.&|160;»

Elle se haussa légèrement, et de sa voix nette&|160;:

«&|160;Et toi&|160;? demanda-t-elle à son tour.

–&|160;Moi, je m’appelle Silvère&|160;», répondit le jeuneouvrier.

Il y eut un silence, pendant lequel ils parurent écoutercomplaisamment la musique de leurs noms.

«&|160;Moi j’ai quinze ans, reprit Silvère. Et toi&|160;?

–&|160;Moi, dit Miette, j’aurai onze ans à laToussaint.&|160;»

Le jeune ouvrier fit un geste de surprise.

«&|160;Ah&|160;! bien, dit-il en riant, moi qui t’avais prisepour une femme&|160;!… Tu as de gros bras.&|160;»

Elle se mit à rire, elle aussi, en baissant les yeux sur sesbras. Puis ils ne se dirent plus rien. Ils demeurèrent encore unbon moment, à se regarder et à sourire. Comme Silvère semblaitn’avoir plus de questions à lui adresser, Miette s’en alla toutsimplement et se remit à arracher les mauvaises herbes, sans leverla tête. Lui, resta un instant sur le mur. Le soleil secouchait&|160;; une nappe de rayons obliques coulait sur les terresjaunes du Jas-Meiffren&|160;; les terres flambaient, on eût dit unincendie courant au ras du sol. Et, dans cette nappe flambante,Silvère regardait la petite paysanne accroupie et dont les bras nusavaient repris leur jeu rapide&|160;; la jupe de cotonnade bleueblanchissait, des lueurs couraient le long des bras cuivrés. Ilfinit par éprouver une sorte de honte à rester là. Il descendit dumur.

Le soir, Silvère, préoccupé de son aventure, essaya dequestionner tante Dide. Peut-être saurait-elle qui était cetteMiette qui avait des yeux si noirs et une bouche si rouge. Mais,depuis qu’elle habitait la maison de l’impasse, tante Dide n’avaitplus jeté un seul coup d’œil derrière le mur de la petite cour.C’était, pour elle, comme un rempart infranchissable, qui muraitson passé. Elle ignorait, elle voulait ignorer ce qu’il y avaitmaintenant de l’autre côté de cette muraille, dans cet ancienenclos des Fouque, où elle avait enterré son amour, son cœur et sachair. Aux premières questions de Silvère, elle le regarda avec uneffroi d’enfant. Allait-il donc lui aussi remuer les cendres de cesjours éteints et la faire pleurer comme son fils Antoine&|160;?

«&|160;Je ne sais, dit-elle d’une voix rapide, je ne sors plus,je ne vois personne…&|160;»

Silvère attendit le lendemain avec quelque impatience. Dès qu’ilfut arrivé chez son patron, il fit causer ses camarades d’atelier.Il ne raconta pas son entrevue avec Miette&|160;; il parlavaguement d’une fille qu’il avait aperçue de loin, dans leJas-Meiffren.

«&|160;Eh&|160;! c’est la Chantegreil&|160;!&|160;» cria un desouvriers.

Et, sans que Silvère eût besoin de les interroger, ses camaradeslui racontèrent l’histoire du braconnier Chantegreil et de sa filleMiette, avec cette haine aveugle des foules contre les parias. Ilstraitèrent surtout cette dernière d’une sale façon&|160;; ettoujours l’insulte de fille de galérien leur venait aux lèvres,comme une raison sans réplique qui condamnait la chère innocente àune éternelle honte.

Le charron Vian, un brave et digne homme, finit par leur imposersilence.

«&|160;Eh&|160;! taisez-vous, mauvaises langues&|160;! dit-il enlâchant un brancard de carriole qu’il examinait. N’avez-vous pashonte de vous acharner après une enfant&|160;? Je l’ai vue, moi,cette petite. Elle a un air très honnête. Puis on m’a dit qu’ellene boudait pas devant le travail et qu’elle faisait déjà la besogned’une femme de trente ans. Il y a ici des fainéants qui ne lavalent pas. Je lui souhaite pour plus tard un bon mari qui fassetaire les méchants propos.&|160;»

Silvère, que les plaisanteries et les injures grossières desouvriers avaient glacé, sentit des larmes lui monter aux yeux, àcette dernière parole de Vian. D’ailleurs, il n’ouvrit pas leslèvres. Il reprit son marteau, qu’il avait posé auprès de lui, etse mit à taper de toutes ses forces sur le moyeu d’une roue qu’ilferrait.

Le soir, dès qu’il fut rentré de l’atelier, il courut grimpersur le mur. Il trouva Miette à sa besogne de la veille. Ill’appela. Elle vint à lui, avec son sourire embarrassé, sonadorable sauvagerie d’enfant grandie dans les larmes.

«&|160;Tu es la Chantegreil, n’est-ce pas&|160;?&|160;» luidemanda-t-il brusquement.

Elle recula, elle cessa de sourire, et ses yeux devinrent d’unnoir dur, luisant de défiance. Ce garçon allait donc l’insultercomme les autres&|160;! Elle tournait le dos sans répondre, lorsqueSilvère, consterné du subit changement de son visage, se hâtad’ajouter&|160;:

«&|160;Reste, je t’en prie… Je ne veux pas te faire de la peine…J’ai tant de choses à te dire&|160;!&|160;»

Elle revint, méfiante encore. Silvère, dont le cœur était pleinet qui s’était promis de le vider longuement, resta muet, nesachant par où commencer, craignant de commettre quelque nouvellemaladresse. Tout son cœur se mit enfin dans une phrase&|160;:

«&|160;Veux-tu que je sois ton ami&|160;?&|160;» dit-il d’unevoix émue.

Et comme Miette, toute surprise, levait vers lui ses yeuxredevenus humides et souriants, il continua avecvivacité&|160;:

«&|160;Je sais qu’on te fait du chagrin. Il faut que cela cesse.C’est moi qui te défendrai maintenant. Veux-tu&|160;?&|160;»

L’enfant rayonnait. Cette amitié qui s’offrait à elle la tiraitde tous ses mauvais rêves de haines muettes. Elle hocha la tête,elle répondit&|160;:

«&|160;Non, je ne veux pas que tu te battes pour moi. Tu auraistrop à faire. Puis il est des gens contre lesquels tu ne peux medéfendre.&|160;»

Silvère voulut crier qu’il la défendrait contre le monde entier,mais elle lui ferma la bouche, d’un geste câlin, enajoutant&|160;:

«&|160;Il me suffit que tu sois mon ami.&|160;»

Alors ils causèrent quelques minutes, en baissant la voix leplus possible. Miette parla à Silvère de son oncle et de soncousin. Pour rien au monde, elle n’aurait voulu qu’ils le vissentainsi à califourchon sur le chaperon du mur. Justin seraitimplacable s’il avait une arme contre elle. Elle disait sescraintes avec l’effroi d’une écolière qui rencontre une amie que samère lui a défendu de fréquenter. Silvère comprit seulement qu’ilne pourrait voir Miette à son aise. Cela l’attrista beaucoup. Ilpromit cependant de ne plus remonter sur le mur. Ils cherchaienttous deux un moyen pour se revoir, lorsque Miette le supplia des’en aller&|160;; elle venait d’apercevoir Justin qui traversait lapropriété, en se dirigeant du côté du puits. Silvère se hâta dedescendre. Quand il fut dans la petite cour, il resta au pied dumur, prêtant l’oreille, irrité de sa fuite. Au bout de quelquesminutes, il se hasarda à grimper de nouveau et à jeter un coupd’œil dans le Jas-Meiffren&|160;; mais il vit Justin qui causaitavec Miette, il retira vite la tête. Le lendemain, il ne put voirson amie, pas même de loin&|160;; elle devait avoir fini sa besognedans cette partie du Jas. Huit jours se passèrent ainsi, sans queles deux camarades eussent l’occasion d’échanger une seule parole.Silvère était désespéré&|160;; il songeait à aller carrémentdemander Miette chez les Rébufat.

Le puits mitoyen était un grand puits très peu profond. Dechaque côté du mur, les margelles s’arrondissaient en un largedemi-cercle. L’eau se trouvait à trois ou quatre mètres, au plus.Cette eau dormante reflétait les deux ouvertures du puits, deuxdemi-lunes que l’ombre de la muraille séparait d’une raie noire. Ense penchant, on eût cru apercevoir, dans le jour vague, deux glacesd’une netteté et d’un éclat singuliers. Par les matinées de soleil,lorsque l’égouttement des cordes ne troublait pas la surface del’eau, ces glaces, ces reflets du ciel se découpaient, blancs surl’eau verte, en reproduisant avec une étrange exactitude lesfeuilles d’un pied de lierre qui avait poussé le long de lamuraille, au-dessus du puits.

Un matin, de fort bonne heure, Silvère, en venant tirer laprovision d’eau de tante Dide, se pencha machinalement, au momentoù il saisissait la corde. Il eut un tressaillement, il restacourbé, immobile. Au fond du puits, il avait cru distinguer unetête de jeune fille qui le regardait en souriant&|160;; mais ilavait ébranlé la corde, l’eau agitée n’était plus qu’un miroirtrouble sur lequel rien ne se reflétait nettement. Il attendit quel’eau se fût rendormie, n’osant bouger, le cœur battant à grandscoups. Et à mesure que les rides de l’eau s’élargissaient et semouraient, il vit l’apparition se reformer. Elle oscilla longtempsdans un balancement qui donnait à ses traits une grâce vague defantôme. Elle se fixa, enfin. C’était le visage souriant de Miette,avec son buste, son fichu de couleur, son corset blanc, sesbretelles bleues. Silvère s’aperçut à son tour dans l’autre glace.Alors, sachant tous deux qu’ils se voyaient, ils firent des signesde tête. Dans le premier moment, ils ne songèrent même pas àparler. Puis ils se saluèrent.

«&|160;Bonjour, Silvère.

–&|160;Bonjour, Miette.&|160;»

Le son étrange de leurs voix les étonna. Elles avaient pris unesourde et singulière douceur dans ce trou humide. Il leur semblaitqu’elles venaient de très loin, avec ce chant léger des voixentendues le soir dans la campagne. Ils comprirent qu’il leursuffirait de parler bas pour s’entendre. Le puits résonnait aumoindre souffle. Accoudés aux margelles, penchés et se regardant,ils causèrent. Miette dit combien elle avait eu du chagrin depuishuit jours. Elle travaillait à l’autre bout du Jas et ne pouvaits’échapper que le matin de bonne heure. En disant cela, ellefaisait une moue de dépit que Silvère distinguait parfaitement, età laquelle il répondait par un balancement de tête irrité. Ils sefaisaient leurs confidences, comme s’ils se fussent trouvés face àface, avec les gestes et les expressions de physionomie quedemandaient les paroles. Peu leur importait le mur qui lesséparait, maintenant qu’ils se voyaient là-bas, dans cesprofondeurs discrètes.

«&|160;Je savais, continua Miette avec une mine futée, que tutirais de l’eau chaque jour à la même heure. J’entends, de lamaison, grincer la poulie. Alors j’ai inventé un prétexte, j’aiprétendu que l’eau de ce puits cuisait mieux les légumes. Je medisais que je viendrais en puiser tous les matins en même temps quetoi, et que je pourrais te dire bonjour, sans que personne s’endoutât.&|160;»

Elle eut un rire d’innocente qui s’applaudit de sa ruse, et elletermina en disant&|160;:

«&|160;Mais je ne m’imaginais pas que nous nous verrions dansl’eau.&|160;»

C’était là, en effet, la joie inespérée qui les ravissait. Ilsne parlaient guère que pour voir remuer leurs lèvres, tant ce jeunouveau amusait l’enfance qui était encore en eux. Aussi sepromirent-ils sur tous les tons de ne jamais manquer au rendez-vousmatinal. Quand Miette eut déclaré qu’il lui fallait s’en aller,elle dit à Silvère qu’il pouvait tirer son seau d’eau. Mais Silvèren’osait remuer la corde&|160;: Miette était restée penchée, ilvoyait toujours son visage souriant, et il lui en coûtait tropd’effacer ce sourire. À un léger ébranlement qu’il donna au seau,l’eau frémit, le sourire de Miette pâlit. Il s’arrêta, pris d’uneétrange crainte&|160;: il s’imaginait qu’il venait de la contrarieret qu’elle pleurait. Mais l’enfant lui cria&|160;: «&|160;Vadonc&|160;! va donc&|160;!&|160;» avec un rire que l’écho luirenvoyait plus prolongé et plus sonore. Et elle fit elle-mêmedescendre un seau bruyamment. Il y eut une tempête. Tout disparutsous l’eau noire. Silvère alors se décida à emplir ses deuxcruches, en écoutant les pas de Miette, qui s’éloignait, de l’autrecôté de la muraille.

À partir de ce jour, les jeunes gens ne manquèrent pas une foisde se trouver au rendez-vous. L’eau dormante, ces glaces blanchesoù ils contemplaient leur image, donnaient à leurs entrevues uncharme infini qui suffit longtemps à leur imagination joueused’enfants. Ils n’avaient aucun désir de se voir face à face, celaleur semblait bien plus amusant de prendre un puits pour miroir etde confier à son écho leur bonjour matinal. Ils connurent bientôtle puits comme un vieil ami. Ils aimaient à se pencher sur la nappelourde et immobile, pareille à de l’argent en fusion. En bas, dansun demi-jour mystérieux, des lueurs vertes couraient, quiparaissaient changer le trou humide en une cachette perdue au fonddes taillis. Ils s’apercevaient ainsi dans une sorte de nidverdâtre, tapissé de mousse, au milieu de la fraîcheur de l’eau etdu feuillage. Et tout l’inconnu de cette source profonde, de cettetour creuse sur laquelle ils se courbaient, attirés, avec de petitsfrissons, ajoutait à leur joie de se sourire une peur inavouée etdélicieuse. Il leur prenait la folle idée de descendre, d’allers’asseoir sur une rangée de grosses pierres qui formaient uneespèce de banc circulaire, à quelques centimètres de lanappe&|160;; ils tremperaient leurs pieds dans l’eau, ilscauseraient pendant des heures, sans qu’on s’avisât jamais de lesvenir chercher en cet endroit. Puis, quand ils se demandaient cequ’il pouvait bien y avoir là-bas, leurs frayeurs vaguesrevenaient, et ils pensaient que c’était assez déjà d’y laisserdescendre leur image, tout au fond, dans ces lueurs vertes quimoiraient les pierres d’étranges reflets, dans ces bruitssinguliers qui montaient des coins noirs. Ces bruits surtout, venusde l’invisible, les inquiétaient&|160;; souvent il leur semblaitque des voix répondaient aux leurs&|160;; alors ils se taisaient,et ils entendaient mille petites plaintes qu’ils ne s’expliquaientpas&|160;: travail sourd de l’humidité, soupirs de l’air, gouttesd’eau glissant sur les pierres et dont la chute avait la sonoritégrave d’un sanglot. Pour se rassurer, ils se faisaient des signesde tête affectueux. L’attrait qui les retenait accoudés auxmargelles avait ainsi, comme tout charme poignant, sa pointed’horreur secrète. Mais le puits restait leur vieil ami. Il étaitun si excellent prétexte à leur rendez-vous&|160;! Jamais Justin,qui espionnait chaque pas de Miette, ne se défia de sonempressement à aller tirer de l’eau, le matin. Parfois il laregardait de loin se pencher, s’attarder. «&|160;Ah&|160;! lafainéante&|160;! murmurait-il, dire qu’elle s’amuse à faire desronds&|160;!&|160;» Comment soupçonner que, de l’autre côté du mur,il y avait un galant qui regardait dans l’eau le sourire de lajeune fille, en lui disant&|160;: «&|160;Si cet âne rouge de Justinte maltraite, dis-le-moi, il aura de mesnouvelles&|160;!&|160;»

Pendant plus d’un mois, ce jeu dura. On était en juillet&|160;;les matinées brûlaient, blanches de soleil, et c’était une voluptéd’accourir là, dans ce coin humide. Il faisait bon de recevoir auvisage l’haleine glacée du puits, de s’aimer dans cette eau desource, à l’heure où l’incendie du ciel s’allumait. Miette arrivaittout essoufflée, traversant les chaumes&|160;; dans sa course, lespetits cheveux de son front et de ses tempes s’échevelaient&|160;;elle prenait à peine le temps de poser sa cruche&|160;; elle sepenchait, rouge, décoiffée, vibrante de rires. Et Silvère, qui setrouvait presque toujours le premier au rendez-vous, éprouvait, enla voyant apparaître dans l’eau, avec cette rieuse et folle hâte,la sensation vive qu’il aurait ressentie, si elle s’était jetéebrusquement dans ses bras, au détour d’un sentier. Autour d’eux,les gaietés de la radieuse matinée chantaient, un flot de lumièrechaude, toute sonore d’un bourdonnement d’insectes, battait lavieille muraille, les piliers et les margelles. Mais eux nevoyaient plus la matinale ondée de soleil, n’entendaient plus lesmille bruits qui montaient du sol&|160;: ils étaient au fond deleur cachette verte, sous la terre, dans ce trou mystérieux etvaguement effrayant, s’oubliant à jouir de la fraîcheur et dudemi-jour, avec une joie frissonnante.

Certains matins, Miette, dont le tempérament ne s’accommodaitpas d’une longue contemplation, se montrait taquine&|160;; elleremuait la corde, elle faisait tomber exprès des gouttes d’eau quiridaient les clairs miroirs et déformaient les images. Silvère lasuppliait de se tenir tranquille. Lui, d’une ardeur plusconcentrée, ne connaissait pas de plus vif plaisir que de regarderle visage de son amie, réfléchi dans toute la pureté de ses traits.Mais elle ne l’écoutait pas, elle plaisantait, elle faisait lagrosse voix, une voix de croque-mitaine, à laquelle l’écho donnaitune douceur rauque.

«&|160;Non, non, grondait-elle, je ne t’aime pas aujourd’hui, jete fais la grimace&|160;; vois comme je suis laide.&|160;»

Et elle s’égayait à voir les formes bizarres que prenaient leursfigures élargies, dansantes sur l’eau.

Un matin, elle se fâcha pour tout de bon. Elle ne trouva pasSilvère au rendez-vous, et elle l’attendit près d’un quart d’heure,en faisant vainement grincer la poulie. Elle allait s’éloigner,exaspérée, lorsqu’il arriva enfin. Dès qu’elle l’aperçut, elledéchaîna une véritable tempête dans le puits&|160;; elle agitait leseau d’une main irritée, l’eau noirâtre tourbillonnait avec desjaillissements sourds contre les pierres. Silvère eut beau luiexpliquer que tante Dide l’avait retenu. À toutes les excuses, ellerépondait&|160;:

«&|160;Tu m’as fait de la peine, je ne veux pas tevoir.&|160;»

Le pauvre garçon interrogeait avec désespoir ce trou sombre,plein de bruits lamentables, où l’attendait, les autres jours, unesi claire vision, dans le silence de l’eau morte. Il dut se retirersans avoir vu Miette. Le lendemain, ayant devancé l’heure durendez-vous, il regardait mélancoliquement dans le puits,n’entendant rien, se disant que la mauvaise tête ne viendraitpeut-être pas, lorsque l’enfant, qui était déjà de l’autre côté, oùelle guettait sournoisement son arrivée, se pencha tout d’un coup,en éclatant de rire. Tout fut oublié.

Il y eut ainsi des drames et des comédies dont le puits futcomplice. Ce bienheureux trou, avec ses glaces blanches et son échomusical, hâta singulièrement leur tendresse. Ils lui donnèrent unevie étrange, ils l’emplirent à tel point de leurs jeunes amoursque, longtemps après, lorsqu’ils ne vinrent plus s’accouder auxmargelles, Silvère, chaque matin, en tirant de l’eau, croyait yvoir apparaître la figure rieuse de Miette, dans le demi-jour,frissonnant et ému encore de toute la joie qu’ils avaient miselà.

Ce mois de tendresse joueuse sauva Miette de ses désespoirsmuets. Elle sentit se réveiller ses affections, ses insouciancesheureuses d’enfant, que la solitude haineuse où elle vivait avaitcomprimées en elle. La certitude qu’elle était aimée par quelqu’un,qu’elle ne se trouvait plus seule au monde, lui rendit tolérablesles persécutions de Justin et des gamins du faubourg. Il y avaitmaintenant une chanson dans son cœur qui l’empêchait d’entendre leshuées. Elle pensait à son père avec une pitié attendrie, elle nes’abandonnait plus aussi souvent à des rêveries d’implacablevengeance. Ses amours naissantes étaient comme une aube fraîchedans laquelle se calmaient ses mauvaises fièvres. Et en même tempsune rouerie de fille amoureuse lui venait. Elle s’était dit qu’elledevait garder son attitude muette et révoltée, si elle voulait queJustin n’eût aucun soupçon. Mais, malgré ses efforts, lorsque cegarçon la blessait, il lui restait de la douceur plein lesyeux&|160;; elle ne savait plus où prendre le regard noir et durd’autrefois. Il l’entendait aussi chantonner entre ses dents, lematin, au déjeuner.

«&|160;Eh&|160;! tu es bien gaie, la Chantegreil&|160;! luidisait-il avec méfiance, en l’examinant de son air louche. Je parieque tu as fait quelque mauvais coup.&|160;»

Elle haussait les épaules, mais elle tremblaitintérieurement&|160;; elle s’efforçait vite de jouer son rôle demartyre révoltée. D’ailleurs, bien qu’il flairât les joies secrètesde sa victime, Justin chercha longtemps avant d’apprendre de quellefaçon elle lui avait échappé.

Silvère, de son côté, goûtait des bonheurs profonds. Sesrendez-vous quotidiens avec Miette suffisaient pour remplir lesheures vides qu’il passait au logis. Sa vie solitaire, ses longstête-à-tête silencieux avec tante Dide furent employés à reprendreun à un ses souvenirs de la matinée, à en jouir dans leurs moindresdétails. Il éprouva dès lors une plénitude de sensations qui lemura davantage dans l’existence cloîtrée qu’il s’était faite auprèsde sa grand-mère. Par tempérament, il aimait les coins cachés, lessolitudes où il pouvait à son aise vivre avec ses pensées. À cetteépoque, il s’était déjà jeté avidement dans la lecture de tous lesbouquins dépareillés qu’il trouvait chez les brocanteurs dufaubourg, et qui devaient le mener à une généreuse et étrangereligion sociale. Cette instruction, mal digérée, sans base solide,lui ouvrait sur le monde, sur les femmes surtout, des échappées devanité, de volupté ardente, qui auraient singulièrement troublé sonesprit, si son cœur était resté inassouvi. Miette vint, il la pritd’abord comme une camarade, puis comme la joie et l’ambition de savie. Le soir, retiré dans le réduit où il couchait, après avoiraccroché sa lampe au chevet de son lit de sangle, il retrouvaitMiette à chaque page du vieux volume poudreux qu’il avait pris auhasard sur une planche, au-dessus de sa tête, et qu’il lisaitdévotement. Il ne pouvait être question, dans ses lectures, d’unejeune fille, d’une créature belle et bonne, sans qu’il la remplaçâtimmédiatement par son amoureuse. Et lui-même il se mettait enscène. S’il lisait une histoire romanesque, il épousait Miette audénouement ou mourait avec elle. S’il lisait, au contraire, quelquepamphlet politique, quelque grave dissertation sur l’économiesociale, livres qu’il préférait aux romans, par ce singulier amourque les demi-savants ont pour les lectures difficiles, il trouvaitencore moyen de l’intéresser aux choses mortellement ennuyeuses quesouvent il ne parvenait même pas à comprendre&|160;; il croyaitapprendre la façon d’être bon et aimant pour elle, quand ilsseraient mariés. Il la mêlait ainsi à ses songeries les pluscreuses. Protégé par cette pure tendresse contre les gravelures decertains contes du dix-huitième siècle qui lui tombèrent entre lesmains, il se plut surtout à s’enfermer avec elle dans les utopieshumanitaires que de grands esprits, affolés par la chimère dubonheur universel, ont rêvées de nos jours. Miette, dans sonesprit, devenait nécessaire à l’abolissement du paupérisme et autriomphe définitif de la révolution. Nuits de lectures fiévreuses,pendant lesquelles son esprit tendu ne pouvait se détacher duvolume qu’il quittait et reprenait vingt fois&|160;; nuits pleines,en somme, d’un voluptueux énervement, dont il jouissait jusqu’aujour, comme d’une ivresse défendue, le corps serré par les murs del’étroit cabinet, la vue troublée par la lueur jaune et louche dela lampe, se livrant à plaisir aux brûlures de l’insomnie etbâtissant des projets de société nouvelle, absurdes de générosité,où la femme, toujours sous les traits de Miette, était adorée parles nations à genoux. Il se trouvait prédisposé à l’amour del’utopie par certaines influences héréditaires&|160;; chez lui, lestroubles nerveux de sa grand-mère tournaient à l’enthousiasmechronique, à des élans vers tout ce qui était grandiose etimpossible. Son enfance solitaire, sa demi-instruction, avaientsingulièrement développé les tendances de sa nature. Mais iln’était pas encore à l’âge où l’idée fixe plante son clou dans lecerveau d’un homme. Le matin, dès qu’il avait rafraîchi sa têtedans un seau d’eau, il ne se souvenait plus que confusément desfantômes de sa veille, il gardait seulement de ses rêves unesauvagerie pleine de foi naïve et d’ineffable tendresse. Ilredevenait enfant. Il courait au puits, avec le seul besoin deretrouver le sourire de son amoureuse, de goûter les joies de laradieuse matinée. Et, dans la journée, si des pensées d’avenir lerendaient songeur, souvent aussi, cédant à des effusions subites,il embrassait sur les deux joues tante Dide, qui le regardait alorsdans les yeux, comme prise d’inquiétude, à les voir si clairs et siprofonds d’une joie qu’elle croyait reconnaître.

Cependant Miette et Silvère se lassaient un peu de n’apercevoirque leur ombre. Ils avaient usé leur jouet, ils rêvaient desplaisirs plus vifs, que le puits ne pouvait leur donner. Dans cebesoin de réalité qui les prenait, ils auraient voulu se voir faceà face, courir en pleins champs, revenir essoufflés, les bras à lataille, serrés l’un contre l’autre, pour mieux sentir leur amitié.Silvère parla un matin de franchir tout simplement le mur etd’aller se promener dans le Jas, avec Miette. Mais l’enfant lesupplia de ne pas faire cette folie, qui la livrerait à la merci deJustin. Il promit de chercher un autre moyen.

La muraille, dans laquelle le puits était enclavé, formait, àquelques pas, un coude brusque qui ménageait une espèced’enfoncement où les amoureux se seraient trouvés à l’abri desregards, s’ils étaient parvenus à s’y réfugier. Il s’agissaitd’arriver à cet enfoncement. Silvère ne pouvait plus songer à sonprojet d’escalade, dont Miette avait paru si effrayée. Ilnourrissait secrètement un autre projet. La petite porte queMacquart et Adélaïde avaient jadis ouverte en une nuit était restéeoubliée, dans ce coin perdu de la vaste propriété voisine&|160;; onn’avait pas même songé à la condamner&|160;; noire d’humidité,verte de mousse, la serrure et les gonds rongés de rouille, ellefaisait comme partie de la vieille muraille. Sans doute la clefétait perdue&|160;; les herbes, poussées au bas des planches,contre lesquelles s’étaient formés de légers talus, prouvaientsuffisamment que personne ne passait plus par là depuis de longuesannées. C’était cette clef perdue que comptait retrouver Silvère.Il savait avec quelle dévotion tante Dide laissait pourrir surplace les reliques du passé. Cependant il fouilla la maison pendanthuit jours sans aucun résultat. Il allait toutes les nuits, à pasde loup, voir s’il avait enfin, dans la journée, mis la main sur labonne clef. Il en essaya ainsi plus de trente, provenant sans doutede l’ancien enclos des Fouque, et qu’il ramassa un peu partout, lelong des murs, sur les planches, au fond des tiroirs. Il commençaità se décourager, lorsqu’il trouva enfin la bienheureuse clef. Elleétait tout simplement attachée par une ficelle au passe-partout dela porte d’entrée, qui restait toujours dans la serrure. Ellependait là depuis près de quarante ans. Chaque jour tante Dideavait dû la toucher de la main, sans se décider jamais à la fairedisparaître, maintenant qu’elle ne pouvait que la reporterdouloureusement à ses voluptés mortes. Quand Silvère se fut assuréqu’elle ouvrait bien la petite porte, il attendit le lendemain, enrêvant aux joies de la surprise qu’il ménageait à Miette. Il luiavait caché ses recherches.

Le lendemain, dès qu’il entendit l’enfant poser sa cruche, ilouvrit doucement la porte, dont il déblaya d’une poussée le seuilcouvert de longues herbes. En allongeant la tête, il aperçut Miettepenchée sur la margelle, regardant dans le puits, tout absorbée parl’attente. Alors, il gagna en deux enjambées l’enfoncement formépar le mur, et, de là, il appela&|160;: «&|160;Miette&|160;!Miette&|160;!&|160;» d’une voix adoucie qui la fit tressaillir.Elle leva la tête, le croyant sur le chaperon du mur. Puis, quandelle le vit dans le Jas, à quelques pas d’elle, elle eut un légercri d’étonnement, elle accourut. Ils se prirent les mains&|160;;ils se contemplaient, ravis d’être si près l’un de l’autre, setrouvant bien plus beaux ainsi, dans la lumière chaude du soleil.C’était la mi-août, le jour de l’Assomption&|160;; au loin lescloches sonnaient, dans cet air limpide des grandes fêtes, quisemble avoir des souffles particuliers de gaietés blondes.

«&|160;Bonjour, Silvère&|160;!

–&|160;Bonjour, Miette&|160;!&|160;»

Et la voix dont ils échangèrent leur salut matinal les étonna.Ils n’en connaissaient les sons que voilés par l’écho du puits.Elle leur parut claire comme un chant d’alouette. Ah&|160;! qu’ilfaisait bon dans ce coin tiède, dans cet air de fête&|160;! Ils setenaient toujours les mains, Silvère le dos appuyé contre le mur,Miette penchée un peu en arrière. Entre eux, leur sourire mettaitune clarté. Ils allaient se dire toutes les bonnes choses qu’ilsn’avaient point osé confier aux sonorités sourdes du puits, lorsqueSilvère, tournant la tête à un léger bruit, pâlit et lâcha lesmains de Miette. Il venait de voir tante Dide devant lui, droite,arrêtée sur le seuil de la porte.

La grand-mère était venue par hasard au puits. En apercevant,dans la vieille muraille noire, la trouée blanche de la porte queSilvère avait ouverte toute grande, elle reçut au cœur un coupviolent. Cette trouée blanche lui semblait un abîme de lumièrecreusé brutalement dans son passé. Elle se revit au milieu desclartés du matin, accourant, passant le seuil avec toutl’emportement de ses amours nerveuses. Et Macquart était là quil’attendait. Elle se pendait à son cou, elle restait sur sapoitrine, tandis que le soleil levant, entrant avec elle dans lacour par la porte qu’elle ne prenait pas le temps de refermer, lesbaignait de ses rayons obliques. Vision brusque qui la tiraitcruellement du sommeil de sa vieillesse, comme un châtimentsuprême, en réveillant en elle les cuissons brûlantes du souvenir.Jamais l’idée ne lui était venue que cette porte pût encores’ouvrir. La mort de Macquart, pour elle, l’avait murée. Le puits,la muraille entière auraient disparu sous terre, qu’elle ne seserait pas sentie frappée d’une stupeur plus grande. Et, dans sonétonnement, montait sourdement une révolte contre la main sacrilègequi, après avoir violé ce seuil, avait laissé derrière elle latrouée blanche comme une tombe ouverte. Elle s’avança, attirée parune sorte de fascination. Elle se tint immobile, dans l’encadrementde la porte.

Là, elle regarda devant elle, avec une surprise douloureuse. Onlui avait bien dit que l’enclos des Fouque se trouvait réuni auJas-Meiffren&|160;; mais elle n’aurait jamais pensé que sa jeunessefût morte à ce point. Un grand vent semblait avoir emporté tout cequi était resté cher à sa mémoire. Le vieux logis, le vaste jardinpotager, avec ses carrés verts de légumes, avaient disparu. Pas unepierre, pas un arbre d’autrefois. Et, à la place de ce coin, oùelle avait grandi, et que la veille elle revoyait encore en fermantles yeux, s’étendait un lambeau de sol nu, une large pièce dechaume désolée comme une lande déserte. Maintenant, lorsque, lespaupières closes, elle voudrait évoquer les choses du passé,toujours ce chaume lui apparaîtrait, pareil à un linceul de burejaunâtre jeté sur la terre où sa jeunesse était ensevelie. En facede cet horizon banal et indifférent, elle crut que son cœur mouraitune seconde fois. Tout, à cette heure, était bien fini. On luiprenait jusqu’aux rêves de ses souvenirs. Alors elle regrettad’avoir cédé à la fascination de la trouée blanche, de cette portebéante sur les jours à jamais disparus.

Elle allait se retirer, fermer la porte maudite, sans cherchermême à connaître la main qui l’avait violée, lorsqu’elle aperçutMiette et Silvère. La vue des deux enfants amoureux qui attendaientson regard, confus, la tête baissée, la retint sur le seuil, prised’une douleur plus vive. Elle comprenait maintenant. Jusqu’au bout,elle devait se retrouver, elle et Macquart, aux bras l’un del’autre, dans la claire matinée. Une seconde fois, la porte étaitcomplice. Par où l’amour avait passé, l’amour passait de nouveau.C’était l’éternel recommencement, avec ses joies présentes et seslarmes futures. Tante Dide ne vit que les larmes, et elle eut commeun pressentiment rapide qui lui montra les deux enfants saignants,frappés au cœur. Toute secouée par le souvenir des souffrances desa vie, que ce lieu venait de réveiller en elle, elle pleura soncher Silvère. Elle seule était coupable&|160;; si elle n’avait pasjadis troué la muraille, Silvère ne serait point dans ce coinperdu, aux pieds d’une fille, à se griser d’un bonheur qui irritela mort et la rend jalouse.

Au bout d’un silence, elle vint, sans dire un mot, prendre lejeune homme par la main. Peut-être les eût-elle laissés là, à jaserau pied du mur, si elle ne s’était sentie complice de ces douceursmortelles. Comme elle rentrait avec Silvère, elle se retourna, enentendant le pas léger de Miette qui s’était hâtée de reprendre sacruche et de fuir à travers le chaume. Elle courait follement,heureuse d’en être quitte à si bon marché. Tante Dide eut unsourire involontaire, à la voir traverser le champ comme une chèvreéchappée.

«&|160;Elle est bien jeune, murmura-t-elle. Elle a letemps.&|160;»

Sans doute, elle voulait dire que Miette avait le temps desouffrir et de pleurer. Puis, reportant ses yeux sur Silvère, quiavait suivi avec extase la course de l’enfant dans le soleillimpide, elle ajouta simplement&|160;:

«&|160;Prends garde, mon garçon, on en meurt.&|160;»

Ce furent les seules paroles qu’elle prononça en cette aventure,qui remua toutes les douleurs endormies au fond de son être. Elles’était fait une religion du silence. Quand Silvère fut rentré,elle ferma la porte à double tour et jeta la clef dans le puits.Elle était certaine, de cette façon, que la porte ne la rendraitplus complice. Elle revint l’examiner un instant, heureuse de luivoir reprendre son air sombre et immuable. La tombe était refermée,la trouée blanche se trouvait à jamais bouchée par ces quelquesplanches noires d’humidité, vertes de mousse, sur lesquelles lesescargots avaient pleuré des larmes d’argent.

Le soir, tante Dide eut une de ces crises nerveuses qui lasecouaient encore de loin en loin. Pendant ces attaques, elleparlait souvent à voix haute, sans suite, comme dans un cauchemar.Ce soir-là, Silvère, qui la maintenait sur son lit, navré d’unepitié poignante pour ce pauvre corps tordu, l’entendit prononcer enhaletant les mots de douanier, de coup de feu, de meurtre. Et ellese débattait, elle demandait grâce, elle rêvait de vengeance. Quandla crise toucha à sa fin, elle eut, comme il arrivait toujours, uneépouvante singulière, un frisson d’effroi qui faisait claquer sesdents. Elle se soulevait à moitié, elle regardait avec unétonnement hagard dans les coins de la pièce, puis se laissaitretomber sur l’oreiller en poussant de longs soupirs. Sans douteelle était prise d’hallucination. Alors elle attira Silvère sur sapoitrine, elle parut commencer à le reconnaître, tout en leconfondant par instants avec une autre personne.

«&|160;Ils sont là, bégaya-t-elle. Vois-tu, ils vont te prendre,ils te tueront encore… Je ne veux pas… Renvoie-les, dis-leur que jene veux pas, qu’ils me font mal, à fixer ainsi leurs regards surmoi…&|160;»

Et elle se tourna vers la ruelle, pour ne plus voir les gensdont elle parlait. Au bout d’un silence&|160;:

«&|160;Tu es auprès de moi, n’est-ce pas, mon enfant&|160;?continua-t-elle. Il ne faut pas me quitter… J’ai cru que j’allaismourir, tout à l’heure… Nous avons eu tort de percer le mur. Depuisce jour, j’ai souffert. Je savais bien que cette porte nousporterait encore malheur… Ah&|160;! les chers innocents, que delarmes&|160;! On les tuera, eux aussi, à coups de fusil, comme deschiens.&|160;»

Elle retombait dans son état de catalepsie, elle ne savait mêmeplus que Silvère était là. Brusquement elle se redressa, elleregarda au pied de son lit, avec une horrible expression deterreur.

«&|160;Pourquoi ne les as-tu pas renvoyés&|160;? cria-t-elle encachant sa tête blanchie dans le sein du jeune homme. Ils sonttoujours là. Celui qui a le fusil me fait signe qu’il vatirer…&|160;»

Peu après, elle s’endormit du sommeil lourd qui terminait lescrises. Le lendemain, elle parut avoir tout oublié. Jamais elle nereparla à Silvère de la matinée où elle l’avait trouvé avec uneamoureuse, derrière le mur.

Les jeunes gens restèrent deux jours sans se voir. Quand Mietteosa revenir au puits, ils se promirent de ne plus recommencerl’équipée de l’avant-veille. Cependant leur entrevue, sibrusquement coupée, leur avait donné un vif désir de se retrouverseule à seul, au fond de quelque heureuse solitude. Las des joiesque le puits leur offrait, et ne voulant pas chagriner tante Dide,en revoyant Miette de l’autre côté du mur, Silvère supplia l’enfantde lui donner des rendez-vous autre part. Elle ne se fit guèreprier, d’ailleurs&|160;; elle accepta cette idée avec des riressatisfaits de gamine qui ne songe pas encore au mal&|160;; ce quila faisait rire, c’était l’idée qu’elle allait jouer de finesseavec cet espion de Justin. Lorsque les amoureux furent d’accord,ils discutèrent pendant longtemps le choix d’un lieu de rencontre.Silvère proposa des cachettes impossibles&|160;; il rêvait de fairede véritables voyages, ou bien de rejoindre la jeune fille, àminuit, dans les greniers du Jas-Meiffren. Miette, plus pratique,haussa les épaules, en déclarant qu’elle chercherait à son tour. Lelendemain, elle ne demeura qu’une minute au puits, le temps desourire à Silvère et de lui dire de se trouver le soir, vers dixheures, au fond de l’aire Saint-Mittre. On pense si le jeune hommefut exact&|160;! Tout le jour, le choix de Miette l’avait fortintrigué. Sa curiosité augmenta, lorsqu’il se fut engagé dansl’étroite allée que les tas de planches ménagent au fond duterrain. «&|160;Elle viendra par là&|160;», se disait-il enregardant du côté de la route de Nice. Puis il entendit un grandbruit de branches derrière le mur, et il vit apparaître, au-dessusdu chaperon, une tête rieuse, ébouriffée, qui lui criajoyeusement&|160;:

«&|160;C’est moi&|160;!&|160;»

Et c’était Miette, en effet, grimpée comme un gamin sur un desmûriers qui longent encore aujourd’hui la clôture du Jas. En deuxsauts, elle atteignit la pierre tombale, à demi enterrée dansl’angle de la muraille, au fond de l’allée. Silvère la regardadescendre avec un étonnement ravi, sans songer seulement à l’aider.Il lui prit les deux mains, il lui dit&|160;:

«&|160;Comme tu es leste&|160;! tu grimpes mieux quemoi.&|160;»

Ce fut ainsi qu’ils se rencontrèrent pour la première fois dansce coin perdu où ils devaient passer de si bonnes heures. À partirde cette soirée, ils se virent là presque chaque nuit. Le puits neleur servit plus qu’à s’avertir des obstacles imprévus mis à leursrendez-vous, des changements d’heure, de toutes les petitesnouvelles, grosses à leurs yeux, et ne souffrant pas deretard&|160;; il suffisait que celui qui avait à faire unecommunication à l’autre, mît en mouvement la poulie, dont le bruitstrident s’entendait de fort loin. Mais bien que, certains jours,ils s’appelassent deux ou trois fois pour se dire des riens d’uneénorme importance, ils ne goûtaient leurs vraies joies que le soir,dans l’allée discrète. Miette était d’une ponctualité rare. Ellecouchait heureusement au-dessus de la cuisine, dans une chambre oùl’on serrait, avant son arrivée, les provisions d’hiver, et àlaquelle conduisait un petit escalier particulier. Elle pouvaitainsi sortir à toute heure sans être vue du père Rébufat ni deJustin. Elle comptait d’ailleurs, si ce dernier la voyait jamaisrentrer, lui faire quelque histoire, en le regardant de cet air durqui lui fermait la bouche.

Ah&|160;! quelles heureuses et tièdes soirées&|160;! On étaitalors dans les premiers jours de septembre, mois de clair soleil enProvence. Les amoureux ne pouvaient guère se rejoindre que versneuf heures. Miette arrivait par son mur. Elle acquit bientôt unetelle habileté à franchir cet obstacle, qu’elle était presquetoujours sur l’ancienne pierre tombale avant que Silvère lui eûttendu les bras. Et elle riait de son tour de force, elle restait làun instant, essoufflée, décoiffée, donnant de petites tapes sur sajupe pour la faire retomber. Son amoureux l’appelait en riant«&|160;méchant galopin&|160;». Au fond, il aimait la crânerie del’enfant. Il la regardait sauter son mur avec la complaisance d’unfrère aîné qui assiste aux exercices d’un de ses jeunes frères. Ily avait tant de puérilité dans leur tendresse naissante&|160;! Àplusieurs reprises, ils firent le projet d’aller un jour dénicherdes oiseaux, au bord de la Viorne.

«&|160;Tu verras comme je monte aux arbres&|160;! disait Mietteorgueilleusement. Quand j’étais à Chavanoz, j’allais jusqu’en hautdes noyers du père André. Est-ce que tu as jamais déniché des pies,toi&|160;? C’est ça qui est difficile&|160;!&|160;»

Et une discussion s’engageait sur la façon de grimper le longdes peupliers. Miette donnait son avis nettement, comme ungarçon.

Mais Silvère, la prenant par les genoux, l’avait descendue àterre, et ils marchaient côte à côte, les bras à la taille. Tout ense querellant sur la manière dont on doit poser les pieds et lesmains à la naissance des branches, ils se serraient davantage, ilssentaient sous leurs étreintes des chaleurs inconnues les brûlerd’une étrange joie. Jamais le puits ne leur avait procuré depareils plaisirs. Ils restaient enfants, ils avaient des jeux etdes causeries de gamins, et goûtaient des jouissances d’amoureuxsans savoir seulement parler d’amour, rien qu’à se tenir par lebout des doigts. Ils cherchaient la tiédeur de leurs mains, prisd’un besoin instinctif, ignorant où allaient leurs sens et leurcœur. À cette heure d’heureuse naïveté, ils se cachaient même lasingulière émotion qu’ils se donnaient mutuellement, au moindrecontact. Souriants, étonnés parfois des douceurs qui coulaient eneux, dès qu’ils se touchaient, ils s’abandonnaient secrètement auxmollesses de leurs sensations nouvelles, tout en continuant àcauser, comme deux écoliers, des nids de pie qui sont si difficilesà atteindre.

Et ils allaient, dans le silence du sentier, entre les tas deplanches et le mur du Jas-Meiffren. Jamais ils ne dépassaient lebout de ce cul-de-sac étroit, revenant sur leurs pas, à chaquefois. Ils étaient chez eux. Souvent, Miette, heureuse de se sentirsi bien cachée, s’arrêtait et se complimentait de sadécouverte&|160;:

«&|160;Ai-je eu la main chanceuse&|160;! disait-elle avecravissement. Nous ferions une lieue, sans trouver une si bonnecachette&|160;!&|160;»

L’herbe épaisse étouffait le bruit de leurs pas. Ils étaientnoyés dans un flot de ténèbres, bercés entre deux rives sombres, nevoyant qu’une bande d’un bleu foncé, semée d’étoiles, au-dessus deleur tête. Et, dans ce vague du sol qu’ils foulaient, dans cetteressemblance de l’allée à un ruisseau d’ombre coulant sous le cielnoir et or, ils éprouvaient une émotion indéfinissable, ilsbaissaient la voix, bien que personne ne pût les entendre. Selivrant à ces ondes silencieuses de la nuit, la chair et l’espritflottants, ils se contaient, ces soirs-là, les mille riens de leurjournée, avec des frissons d’amoureux.

D’autres fois, par les soirées claires, lorsque la lunedécoupait nettement les lignes de la muraille et des tas deplanches, Miette et Silvère gardaient leur insouciance d’enfant.L’allée s’allongeait, éclairée de raies blanches, toute gaie, sansinconnu. Et les deux camarades se poursuivaient, riaient comme desgamins en récréation, se hasardant même à grimper sur les tas deplanches. Il fallait que Silvère effrayât Miette, en lui disant queJustin était peut-être derrière le mur, qui la guettait. Alors,encore essoufflés, ils marchaient côte à côte, en se promettantd’aller un jour courir dans les prés Sainte-Claire, pour savoirlequel des deux attraperait l’autre le plus vite.

Leurs amours naissantes s’accommodaient ainsi des nuits obscureset des nuits limpides. Toujours leur cœur était en éveil, et ilsuffisait d’un peu d’ombre pour que leur étreinte fût plus douce etleur rire plus mollement voluptueux. La chère retraite, si joyeuseau clair de lune, si étrangement émue par les temps sombres, leursemblait inépuisable en éclats de gaieté et en silencesfrissonnants. Et jusqu’à minuit ils restaient là, tandis que laville s’endormait et que les fenêtres du faubourg s’éteignaient uneà une.

Jamais ils ne furent troublés dans leur solitude. À cette heureavancée, les gamins ne jouaient plus à cache-cache derrière les tasde planches. Parfois, lorsque les jeunes gens entendaient quelquebruit, un chant d’ouvriers passant sur la route, des voix venantdes trottoirs voisins, ils se hasardaient à jeter un regard surl’aire Saint-Mittre. Le champ des poutres s’étendait, vide, peupléde rares ombres. Par les soirées tièdes, ils y voyaient des couplesvagues d’amoureux, des vieillards assis sur des madriers, au borddu grand chemin. Quand les soirées devenaient plus fraîches, ilsn’apercevaient plus, dans l’aire mélancolique et déserte, qu’un feude bohémiens, devant lequel passaient de grandes ombres noires.L’air calme de la nuit leur apportait des paroles et des sonsperdus, le bonsoir d’un bourgeois fermant sa porte, le claquementd’un volet, l’heure grave des horloges, tous ces bruits mourantsd’une ville de province qui se couche. Et lorsque Plassans étaitendormi, ils entendaient encore les querelles des bohémiens, lespétillements de leur feu, au milieu desquels s’élevaientbrusquement des voix gutturales de jeunes filles chantant en unelangue inconnue, pleine d’accents rudes.

Mais les amoureux ne regardaient pas longtemps au dehors, dansl’aire Saint-Mittre&|160;; ils se hâtaient de rentrer chez eux, ilsse remettaient à marcher le long de leur cher sentier clos etdiscret. Ils se souciaient bien des autres, de la villeentière&|160;! Les quelques planches qui les séparaient desméchantes gens leur semblaient, à la longue, un rempartinfranchissable. Ils étaient si seuls, si libres dans ce coin situéen plein faubourg, à cinquante pas de la porte de Rome, qu’ilss’imaginaient parfois être bien loin, au fond de quelque creux dela Viorne, en rase campagne. De tous les bruits qui venaient à eux,ils n’en écoutaient qu’un avec une émotion inquiète, celui deshorloges battant lentement dans la nuit. Quand l’heure sonnait,parfois ils feignaient de ne pas entendre, parfois ils s’arrêtaientnet, comme pour protester. Cependant, ils avaient beau s’accorderdix minutes de grâce, il leur fallait se dire adieu. Ils auraientjoué, ils auraient bavardé jusqu’au matin, les bras enlacés, afind’éprouver ce singulier étouffement, dont ils goûtaient en secretles délices, avec de continuelles surprises. Miette se décidaitenfin à remonter sur son mur. Mais ce n’était point fini, lesadieux traînaient encore un bon quart d’heure. Quand l’enfant avaitenjambé le mur, elle restait là, les coudes sur le chaperon,retenue par les branches du mûrier qui lui servait d’échelle.Silvère, debout sur la pierre tombale, pouvait lui reprendre lesmains, se remettre à causer à demi-voix. Ils répétaient plus de dixfois&|160;: «&|160;À demain&|160;!&|160;» et trouvaient toujours denouvelles paroles. Silvère grondait.

«&|160;Voyons, descends, il est plus de minuit.&|160;»

Mais, avec des entêtements de fille, Miette voulait qu’ildescendît le premier&|160;; elle désirait le voir s’en aller. Et,comme le jeune homme tenait bon, elle finissait par direbrusquement, pour le punir, sans doute&|160;:

«&|160;Je vais sauter, tu vas voir.&|160;»

Et elle sautait du mûrier, au grand effroi de Silvère. Ilentendait le bruit sourd de sa chute&|160;; puis elle s’enfuyaitavec un éclat de rire, sans vouloir répondre à son dernier adieu.Il restait quelques instants à regarder son ombre vague s’enfoncerdans le noir, et lentement il descendait à son tour, il regagnaitl’impasse Saint-Mittre.

Pendant deux années, ils vinrent là chaque jour. Ils y jouirent,lors de leurs premiers rendez-vous, de quelques belles nuits encoretoutes tièdes. Les amoureux purent se croire en mai, au mois desfrissons de la sève, lorsqu’une bonne odeur de terre et de feuillesnouvelles traîne dans l’air chaud. Ce renouveau, ce printempstardif fut pour eux comme une grâce du ciel, qui leur permit decourir librement dans l’allée et d’y resserrer leur amitié d’unlien étroit.

Puis arrivèrent les pluies, les neiges, les gelées. Cesmauvaises humeurs de l’hiver ne les retinrent pas. Miette ne vintplus sans sa grande pelisse brune, et ils se moquèrent tous deuxdes vilains temps. Quand la nuit était sèche et claire, que depetits souffles soulevaient sous leurs pas une poussière blanche degelée, et les frappaient au visage comme à coups de baguettesminces, ils se gardaient bien de s’asseoir&|160;; ils allaient etvenaient plus vite, enveloppés dans la pelisse, les joues bleuies,les yeux pleurant de froid&|160;; et ils riaient, tout secoués degaieté par leur marche rapide dans l’air glacé. Un soir de neige,ils s’amusèrent à faire une énorme boule qu’ils roulèrent dans uncoin&|160;; elle resta là un grand mois, ce qui les fit s’étonner àchaque nouveau rendez-vous. La pluie ne les effrayait pasdavantage. Ils se virent par de terribles averses qui lesmouillaient jusqu’aux os. Silvère accourait en se disant que Miettene ferait pas la folie de venir&|160;; et quand Miette arrivait àson tour, il ne savait plus comment la gronder. Au fond, ill’attendait. Il finit par chercher un abri contre le mauvais temps,sentant bien qu’ils sortiraient quand même, malgré leur promessemutuelle de ne pas mettre les pieds dehors lorsqu’il pleuvait. Pourtrouver un toit, il n’eut qu’à creuser un des tas deplanches&|160;; il en retira quelques morceaux de bois, qu’ilrendit mobiles, de façon à pouvoir les déplacer et les replaceraisément. Dès lors, les amoureux eurent à leur disposition unesorte de guérite basse et étroite, un trou carré, où ils nepouvaient tenir que serrés l’un contre l’autre, assis sur le boutd’un madrier, qu’ils laissaient au fond de la logette. Quand l’eautombait, le premier arrivé se réfugiait là&|160;; et, lorsqu’ilss’y trouvaient réunis, ils écoutaient avec une jouissance infiniel’averse qui battait sur le tas de planches de sourds roulements detambour. Devant eux, autour d’eux, dans le noir d’encre de la nuit,il y avait un grand ruissellement qu’ils ne voyaient pas, et dontle bruit continu ressemblait à la voix haute d’une foule. Ilsétaient bien seuls cependant, au bout du monde, au fond des eaux.Jamais ils ne se sentaient aussi heureux, aussi séparés des autres,qu’au milieu de ce déluge, dans ce tas de planches, menacés àchaque instant d’être emportés par les torrents du ciel. Leursgenoux repliés arrivaient presque au ras de l’ouverture, et ilss’enfonçaient le plus possible, les joues et les mains baignéesd’une fine poussière de pluie. À leurs pieds, de grosses gouttestombées des planches clapotaient à temps égaux. Et ils avaientchaud dans la pelisse brune&|160;; ils étaient si à l’étroit, queMiette se trouvait à demi sur les genoux de Silvère. Ilsbavardaient&|160;; puis ils se taisaient, pris d’une langueur,assoupis par la tiédeur de leur embrassement et par le roulementmonotone de l’averse. Pendant des heures, ils restaient là, aveccet amour de la pluie qui fait marcher gravement les petitesfilles, par les temps d’orage, une ombrelle ouverte à la main. Ilsfinirent par préférer les soirées pluvieuses. Seule, leurséparation devenait alors plus pénible. Il fallait que Miettefranchît son mur sous la pluie battante, et qu’elle traversât lesflaques du Jas-Meiffren en pleine obscurité. Dès qu’elle quittaitses bras, Silvère la perdait dans les ténèbres, dans la clameur del’eau. Il écoutait vainement, assourdi, aveuglé. Mais l’inquiétudeoù les laissait tous deux cette brusque séparation était un charmede plus&|160;; jusqu’au lendemain, ils se demandaient s’il ne leurétait rien arrivé, par ce temps à ne pas mettre un chiendehors&|160;; ils avaient peut-être glissé, ils pouvaient s’êtreégarés, craintes qui les occupaient tyranniquement l’un de l’autre,et qui rendaient plus tendre leur entrevue suivante.

Enfin les beaux jours revinrent, avril amena des nuits douces,l’herbe de l’allée verte grandit follement. Dans ce flot de viecoulant du ciel et montant du sol, au milieu des ivresses de lajeune saison, parfois les amoureux regrettèrent leur solituded’hiver, les soirs de pluie, les nuits glacées, pendant lesquelsils étaient si perdus, si loin de tous bruits humains. Maintenantle jour ne tombait plus assez vite&|160;; ils maudissaient leslongs crépuscules et lorsque la nuit était devenue assez noire pourque Miette pût grimper sur le mur sans danger d’être vue,lorsqu’ils étaient enfin parvenus à se glisser dans leur chersentier, ils n’y trouvaient plus l’isolement qui plaisait à leursauvagerie d’enfants amoureux. L’aire Saint-Mittre se peuplait, lesgamins du faubourg restaient sur les poutres à se poursuivre, àcrier, jusqu’à onze heures&|160;; il arriva même parfois qu’und’entre eux vint se cacher derrière les tas de planches, en jetantà Miette et à Silvère le rire effronté d’un vaurien de dix ans. Lacrainte d’être surpris, le réveil, les bruits de la vie quigrandissaient autour d’eux, à mesure que la saison devenait pluschaude, rendirent leurs entrevues inquiètes.

Puis ils commençaient à étouffer dans l’allée étroite. Jamaiselle n’avait frissonné d’un si ardent frisson&|160;; jamais le sol,ce terreau où dormaient les derniers ossements de l’anciencimetière, n’avait laissé échapper des haleines plus troublantes.Et ils avaient encore trop d’enfance pour goûter le charmevoluptueux de ce trou perdu, tout enfiévré par le printemps. Lesherbes leur montaient aux genoux&|160;; ils allaient et venaientdifficilement, et, quand ils écrasaient les jeunes pousses,certaines plantes exhalaient des odeurs âcres qui les grisaient.Alors, pris d’étranges lassitudes, troublés et vacillants, lespieds comme liés par les herbes, ils s’adossaient contre lamuraille, les yeux demi-clos, ne pouvant plus avancer. Il leursemblait que toute la langueur du ciel entrait en eux.

Leur pétulance d’écolier s’accommodant mal de ces faiblessessubites, ils finirent par accuser leur retraite de manquer d’air etpar se décider à aller promener leur tendresse plus loin, en pleinecampagne. Alors ce furent, chaque soir, de nouvelles escapades.Miette vint avec sa pelisse&|160;; tous deux s’enfouissaient dansle large vêtement, ils filaient le long des murs, ils gagnaient lagrand-route, les champs libres, les champs larges où l’air roulaitpuissamment comme les vagues de la haute mer. Et ils n’étouffaientplus, ils retrouvaient là leur enfance, ils sentaient se dissiperles tournoiements de tête, les ivresses que leur causaient lesherbes hautes de l’aire Saint-Mittre.

Ils battirent pendant deux étés ce coin de pays. Chaque bout derocher, chaque banc de gazon les connut bientôt&|160;; et iln’était pas un bouquet d’arbres, une haie, un buisson, qui nedevînt leur ami. Ils réalisèrent leurs rêves&|160;: ce furent descourses folles dans les prés Sainte-Claire, et Miette couraitjoliment, et il fallait que Silvère fît ses plus grandes enjambéespour l’attraper. Ils allèrent aussi dénicher des nids de pie&|160;;Miette, entêtée, voulant montrer comment elle grimpait aux arbres,à Chavanoz, se liait les jupes avec un bout de ficelle, et montaitsur les plus hauts peupliers&|160;; en bas, Silvère frissonnait,les bras en avant, comme pour la recevoir, si elle venait àglisser. Ces jeux apaisaient leurs sens, au point qu’un soir ilsfaillirent se battre comme deux galopins qui sortent de l’école.Mais, dans la campagne large, il y avait encore des trous qui neleur valaient rien. Tant qu’ils marchaient, c’était des riresbruyants, des poussées, des taquineries&|160;; ils faisaient deslieues, allaient parfois jusqu’à la chaîne des Garrigues, suivaientles sentiers les plus étroits, et souvent coupaient à traverschamps&|160;; la contrée leur appartenait, ils y vivaient comme enpays conquis, jouissant de la terre et du ciel. Miette, avec cetteconscience large des femmes, ne se gênait même pas pour cueillirune grappe de raisins, une branche d’amandes vertes, aux vignes,aux amandiers, dont les rameaux la fouettaient au passage&|160;; cequi contrariait les idées absolues de Silvère, sans qu’il osâtd’ailleurs gronder la jeune fille, dont les rares bouderies ledésespéraient. «&|160;Ah&|160;! la mauvaise&|160;! pensait-il endramatisant puérilement la situation, elle ferait de moi unvoleur.&|160;» Et Miette lui mettait dans la bouche sa part dufruit volé. Les ruses qu’il employait – la tenant à la taille,évitant les arbres fruitiers, se faisant poursuivre le long desplants de vignes, – pour la détourner de ce besoin instinctif demaraude, le mettaient vite à bout d’imagination. Et il la forçait às’asseoir. C’était alors qu’ils recommençaient à étouffer. Lescreux de la Viorne, surtout, étaient pour eux pleins d’une ombrefiévreuse. Quand la fatigue les ramenait au bord du torrent, ilsperdaient leurs belles gaietés de gamins. Sous les saules, desténèbres grises flottaient, pareilles aux crêpes musqués d’unetoilette de femme. Les enfants sentaient ces crêpes, comme parfuméset tièdes encore des épaules voluptueuses de la nuit, les caresseraux tempes, les envelopper d’une langueur invincible. Au loin, lesgrillons chantaient dans les prés Sainte-Claire, et la Viorne avaità leurs pieds des voix chuchotantes d’amoureux, des bruits adoucisde lèvres humides. Du ciel endormi tombait une pluie chauded’étoiles. Et, sous le frisson de ce ciel, de ces eaux, de cetteombre, les enfants, couchés sur le dos, en pleine herbe, côte àcôte, pâmés et les regards perdus dans le noir, cherchaient leurmain, échangeaient une étreinte courte.

Silvère, qui comprenait vaguement le danger de ces extases, selevait parfois d’un bond en proposant de passer dans une despetites îles que les eaux basses découvraient au milieu de larivière. Tous deux, les pieds nus, s’aventuraient&|160;; Miette semoquait des cailloux, elle ne voulait pas que Silvère la soutînt,et il lui arriva une fois de s’asseoir au beau milieu ducourant&|160;; mais il n’y avait pas vingt centimètres d’eau, elleen fut quitte pour faire sécher sa première jupe. Puis, quand ilsétaient dans l’île, ils se couchaient à plat ventre sur une languede sable, les yeux au niveau de la surface de l’eau, dont ilsregardaient au loin, dans la nuit claire, frémir les écaillesd’argent. Alors Miette déclarait qu’elle était en bateau, l’îlemarchait pour sûr&|160;; elle la sentait bien quil’emportait&|160;; ce vertige que leur donnait le grandruissellement dont leurs yeux s’emplissaient les amusait uninstant, les tenait là, sur le bord, chantant à demi-voix, ainsique les bateliers dont les rames battent l’eau. D’autres fois,quand l’île avait une berge basse, ils s’y asseyaient comme sur unbanc de verdure, laissant pendre leurs pieds nus dans le courant.Et, pendant des heures, ils causaient, faisant jaillir l’eau àcoups de talon, balançant les jambes, prenant plaisir à déchaînerdes tempêtes dans le bassin paisible dont la fraîcheur calmait leurfièvre.

Ces bains de pieds firent naître dans l’esprit de Miette uncaprice qui faillit gâter leurs belles amours innocentes. Ellevoulut à toute force prendre de grands bains. Un peu en dessus dupont de la Viorne, il y avait un trou, très convenable,disait-elle, à peine profond de trois à quatre pieds, et trèssûr&|160;; il faisait si chaud, on serait si bien dans l’eaujusqu’aux épaules&|160;; puis elle mourait depuis si longtemps dudésir de savoir nager, Silvère lui apprendrait. Silvère élevait desobjections&|160;: la nuit, ce n’était pas prudent, on pouvait lesvoir, ça leur ferait peut-être du mal&|160;; mais il ne disait pasla vraie raison, il était instinctivement très alarmé à la penséede ce nouveau jeu, il se demandait comment ils se déshabilleraient,et de quelle façon il s’y prendrait pour tenir Miette sur l’eau,dans ses bras nus. Celle-ci ne semblait pas se douter de cesdifficultés.

Un soir, elle apporta un costume de bain qu’elle s’était taillédans une vieille robe. Il fallut que Silvère retournât chez tanteDide chercher son caleçon. La partie fut toute naïve. Miette nes’écarta même pas&|160;; elle se déshabilla, naturellement, dansl’ombre d’un saule, si épaisse que son corps d’enfant n’y mitpendant quelques secondes qu’une blancheur vague. Silvère, de peaubrune, apparut dans la nuit comme le tronc assombri d’un jeunechêne, tandis que les jambes et les bras de la jeune fille, nus etarrondis, ressemblaient aux tiges laiteuses des bouleaux de larive. Puis tous deux, comme vêtus des taches sombres que les hautsfeuillages laissaient tomber sur eux, entrèrent dans l’eaugaiement, s’appelant, se récriant, surpris par la fraîcheur. Et lesscrupules, les hontes inavouées, les pudeurs secrètes, furentoubliés. Ils restèrent là une grande heure, barbotant, se jetant del’eau au visage, Miette se fâchant, puis éclatant de rire, etSilvère lui donnant sa première leçon, lui enfonçant de temps àautre la tête, pour l’aguerrir. Tant qu’il la tenait d’une main parla ceinture de son costume, en lui passant l’autre main sous leventre, elle faisait aller furieusement les jambes et les bras,elle croyait nager&|160;; mais, dès qu’il la lâchait, elle sedébattait en criant, et, les mains tendues, frappant l’eau, elle serattrapait où elle pouvait, à la taille du jeune homme, à l’un deses poignets. Elle s’abandonnait un instant contre lui, elle sereposait, essoufflée, toute ruisselante, tandis que son costumemouillé dessinait les grâces de son buste de vierge. Puis ellecriait&|160;:

«&|160;Encore une fois&|160;; mais tu le fais exprès, tu ne metiens pas.&|160;»

Et rien de honteux ne leur venait de ces embrassements deSilvère penché pour la soutenir, de ces sauvetages éperdus deMiette se pendant au cou du jeune homme. Le froid du bain lesmettait dans une pureté de cristal. C’était, sous la nuit tiède, aumilieu des feuillages pâmés, deux innocences nues qui riaient.Silvère, après les premiers bains, se reprocha secrètement d’avoirrêvé le mal. Miette se déshabillait si vite, et elle était sifraîche dans ses bras, si sonore de rires&|160;!

Mais, au bout de quinze jours, l’enfant sut nager. Libre de sesmembres, bercée par le flot, jouant avec lui, elle se laissaitenvahir par les souplesses molles de la rivière, par le silence duciel, par les rêveries des berges mélancoliques.

Quand tous deux ils nageaient sans bruit, Miette croyait voir,aux deux bords, les feuillages s’épaissir, se pencher vers eux,draper leur retraite de rideaux énormes. Et les jours de lune, deslueurs glissaient entre les troncs, des apparitions douces sepromenaient le long des rives en robe blanche. Miette n’avait paspeur. Elle éprouvait une émotion indéfinissable à suivre les jeuxde l’ombre. Tandis qu’elle avançait, d’un mouvement ralenti, l’eaucalme, dont la lune faisait un clair miroir, se froissait à sonapproche comme une étoffe lamée d’argent&|160;; les rondss’élargissaient, se perdaient dans les ténèbres des bords, sous lesbranches pendantes des saules, où l’on entendait des clapotementsmystérieux&|160;; et, à chaque brassée, elle trouvait ainsi destrous pleins de voix, des enfoncements noirs devant lesquels ellepassait avec plus de hâte, des bouquets, des rangées d’arbres, dontles masses sombres changeaient de forme, s’allongeaient, avaientl’air de la suivre du haut de la berge. Quand elle se mettait surle dos, les profondeurs du ciel l’attendrissaient encore. De lacampagne, des horizons qu’elle ne voyait plus, elle entendait alorsmonter une voix grave, prolongée, faite de tous les soupirs de lanuit.

Elle n’était point de nature rêveuse, elle jouissait par toutson corps, par tous ses sens, du ciel, de la rivière, des ombres,des clartés. La rivière surtout, cette eau, ce terrain mouvant, laportait avec des caresses infinies. Elle éprouvait, quand elleremontait le courant, une grande jouissance à sentir le flot filerplus rapide contre sa poitrine et contre ses jambes&|160;; c’étaitun long chatouillement, très doux, qu’elle pouvait supporter sansrire nerveux. Elle s’enfonçait davantage, se mettait de l’eaujusqu’aux lèvres, pour que le courant passât sur ses épaules,l’enveloppât d’un trait, du menton aux pieds, de son baiser fuyant.Elle avait des langueurs qui la laissaient immobile à la surface,tandis que de petits flots glissaient mollement entre son costumeet sa peau, gonflant l’étoffe&|160;; puis elle se roulait dans lesnappes mortes, ainsi qu’une chatte sur un tapis&|160;; et elleallait de l’eau lumineuse, où se baignait la lune, dans l’eaunoire, assombrie par les feuillages, avec des frissons, comme sielle eût quitté une plaine ensoleillée et senti le froid desbranches lui tomber sur la nuque.

Maintenant, elle s’écartait pour se déshabiller, elle secachait. Dans l’eau, elle demeurait silencieuse&|160;; elle nevoulait plus que Silvère la touchât&|160;; elle se coulaitdoucement à son côté, nageant avec le petit bruit d’un oiseau dontle vol traverse un taillis&|160;; ou parfois elle tournait autourde lui, prise de craintes vagues qu’elle ne s’expliquait pas.Lui-même s’éloignait, quand il frôlait un de ses membres. Larivière n’avait plus pour eux qu’une ivresse amollie, unengourdissement voluptueux, qui les troublait étrangement. Quandils sortaient du bain, surtout, ils éprouvaient des somnolences,des éblouissements. Ils étaient comme épuisés. Miette mettait unegrande heure à s’habiller. Elle ne passait d’abord que sa chemiseet une jupe&|160;; puis elle restait là, étendue sur l’herbe, seplaignant de fatigue, appelant Silvère, qui se tenait à quelquespas, la tête vide, les membres pleins d’une étrange et excitantelassitude. Et, au retour, il y avait plus d’ardeur dans leurétreinte, ils sentaient mieux, à travers leurs vêtements, leurcorps assoupli par le bain, ils s’arrêtaient en poussant de grossoupirs. Le chignon énorme de Miette, encore tout humide, sa nuque,ses épaules avaient une senteur fraîche, une odeur pure, quiachevaient de griser le jeune homme. L’enfant, heureusement,déclara un soir qu’elle ne prendrait plus de bains, que l’eaufroide lui faisait monter le sang à la tête. Sans doute elle donnacette raison en toute vérité, en toute innocence.

Ils reprirent leurs longues causeries. Il ne resta dans l’espritde Silvère, du danger que venaient de courir leurs amoursignorantes, qu’une grande admiration pour la vigueur physique deMiette. En quinze jours, elle avait appris à nager, et souvent,quand ils luttaient de vitesse, il l’avait vue couper le courantd’un bras aussi rapide que le sien. Lui, qui adorait la force, lesexercices corporels, se sentait le cœur attendri en la voyant siforte, si puissante et si adroite de corps. Il entrait, dans soncœur, une estime singulière pour ses gros bras. Un soir, après unde ces premiers bains qui les laissaient si rieurs, ils s’étaientempoignés par la taille, sur une bande de sable, et pendant delongues minutes, ils avaient lutté, sans que Silvère parvînt àrenverser Miette&|160;; puis le jeune homme, ayant perdul’équilibre, c’était l’enfant qui était restée debout. Son amoureuxla traitait en garçon, et ce furent ces marches forcées, cescourses folles à travers les prés, ces nids dénichés à la cime desarbres, ces luttes, tous ces jeux violents, qui les protégèrent silongtemps et les empêchèrent de salir leurs tendresses. Il y avaitencore dans l’amour de Silvère, outre son admiration pour lacrânerie de son amoureuse, les douceurs de son cœur tendre auxmalheureux. Lui qui ne pouvait voir un être abandonné, un pauvrehomme, un enfant marchant nu-pieds dans la poussière des routes,sans éprouver à la gorge un serrement de pitié, il aimait Miette,parce que personne ne l’aimait, parce qu’elle menait une existencerude de paria. Quand il la voyait rire, il était profondément émude cette joie qu’il lui donnait. Puis, l’enfant était une sauvagecomme lui, ils s’entendaient dans la haine des commères dufaubourg. Le rêve qu’il faisait, lorsque, dans la journée, ilcerclait chez son patron les roues des carrioles, à grands coups demarteau, était plein de folie généreuse. Il pensait à Miette enrédempteur. Toutes ses lectures lui remontaient au cerveau&|160;;il voulait épouser un jour son amie pour la relever aux yeux dumonde&|160;; il se donnait une mission sainte, le rachat, le salutde la fille du forçat. Et il avait la tête tellement bourrée decertains plaidoyers, qu’il ne se disait pas ces chosessimplement&|160;; il s’égarait en plein mysticisme social, ilimaginait des réhabilitations d’apothéose, il voyait Miette assisesur un trône, au bout du cours Sauvaire, et toute la villes’inclinant, demandant pardon, chantant des louanges. Heureusementqu’il oubliait ces belles choses, dès que Miette sautait son mur etqu’elle lui disait sur la grande route&|160;:

«&|160;Courons, veux-tu&|160;? je parie que tu ne m’attraperaspas.&|160;»

Mais si le jeune homme rêvait tout éveillé la glorification deson amoureuse, il avait de tels besoins de justice, qu’il lafaisait souvent pleurer en lui parlant de son père. Malgré lesattendrissements profonds que l’amitié de Silvère avait mis enelle, elle avait encore de loin en loin des réveils brusques, desheures mauvaises, où les entêtements, les rébellions de sa naturesanguine la roidissaient, les yeux durs, les lèvres serrées. Alorselle soutenait que son père avait bien fait de tuer le gendarme,que la terre appartient à tout le monde, qu’on a le droit de tirerdes coups de fusil où l’on veut et quand on veut. Et Silvère, de savoix grave, lui expliquait le code comme il le comprenait, avec descommentaires étranges qui auraient fait bondir toute lamagistrature de Plassans. Ces causeries avaient lieu, le plussouvent, dans quelque coin perdu des prés Sainte-Claire. Les tapisd’herbe, d’un noir verdâtre, s’étendaient à perte de vue, sansqu’un seul arbre tachât l’immense nappe, et le ciel semblaiténorme, emplissant de ses étoiles la rondeur nue de l’horizon. Lesenfants étaient comme bercés dans cette mer de verdure. Mietteluttait longtemps&|160;; elle demandait à Silvère s’il eût mieuxvalu que son père se laissât tuer par le gendarme, et Silvèregardait un instant le silence&|160;; puis il disait que, dans untel cas, il valait mieux être la victime que le meurtrier, et quec’était un grand malheur, lorsqu’on tuait son semblable, même enétat de légitime défense. Pour lui, la loi était chose sainte, lesjuges avaient eu raison d’envoyer Chantegreil au bagne. La jeunefille s’emportait, elle aurait battu son ami, elle lui criait qu’ilavait aussi mauvais cœur que les autres. Et comme il continuait àdéfendre fermement ses idées de justice, elle finissait par éclateren sanglots, en balbutiant qu’il rougissait sans doute d’elle,puisqu’il lui rappelait toujours le crime de son père. Cesdiscussions se terminaient dans les larmes, dans une émotioncommune. Mais l’enfant avait beau pleurer, reconnaître qu’elleavait peut-être tort, elle gardait tout au fond d’elle sasauvagerie, son emportement sanguin. Une fois, elle raconta avec delongs rires comment un gendarme devant elle, en tombant de cheval,s’était cassé la jambe. D’ailleurs Miette ne vivait plus que pourSilvère. Quand celui-ci la questionnait sur son oncle et sur soncousin, elle répondait «&|160;qu’elle ne savait pas&|160;», et s’ilinsistait, par crainte qu’on la rendît trop malheureuse auJas-Meiffren, elle disait qu’elle travaillait beaucoup, que rienn’était changé. Elle croyait pourtant que Justin avait fini parsavoir ce qui la faisait chanter le matin et lui mettait de ladouceur plein les yeux. Mais elle ajoutait&|160;:

«&|160;Qu’est-ce que ça fait&|160;? S’il vient jamais nousdéranger, nous le recevrons, n’est-ce pas, de telle façon, qu’iln’aura plus l’envie de se mêler de nos affaires.&|160;»

Cependant, la campagne libre, les longues marches en plein air,les lassaient parfois. Ils revenaient toujours à l’aireSaint-Mittre, à l’allée étroite, d’où les avaient chassés lessoirées d’été bruyantes, les odeurs trop fortes des herbes foulées,les souffles chauds et troublants. Mais, certains soirs, l’allée sefaisait plus douce, des vents la rafraîchissaient, ils pouvaientdemeurer là sans éprouver de vertige. Ils goûtaient alors des reposdélicieux. Assis sur la pierre tombale, l’oreille fermée au tapagedes enfants et des bohémiens, ils se retrouvaient chez eux. Silvèreavait ramassé à plusieurs reprises des fragments d’os, des débrisde crâne, et ils aimaient à parler de l’ancien cimetière.Vaguement, avec leur imagination vive, ils se disaient que leuramour avait poussé, comme une belle plante robuste et grasse, dansce terreau, dans ce coin de terre fertilisé par la mort. Il y avaitgrandi ainsi que ces herbes folles&|160;; il y avait fleuri commeces coquelicots que la moindre brise faisait battre sur leurstiges, pareils à des cœurs ouverts et saignants. Et ilss’expliquaient les haleines tièdes passant sur leur front, leschuchotements entendus dans l’ombre, le long frisson qui secouaitl’allée&|160;: c’étaient les morts qui leur soufflaient leurspassions disparues au visage, les morts qui leur contaient leurnuit de noces, les morts qui se retournaient dans la terre, pris dufurieux désir d’aimer, de recommencer l’amour. Ces ossements, ilsle sentaient bien, étaient pleins de tendresse pour eux&|160;; lescrânes brisés se réchauffaient aux flammes de leur jeunesse, lesmoindres débris les entouraient d’un murmure ravi, d’unesollicitude inquiète, d’une jalousie frémissante. Et quand ilss’éloignaient, l’ancien cimetière pleurait. Ces herbes, qui leurliaient les pieds par les nuits de feu, et qui les faisaientvaciller, c’étaient des doigts minces, effilés par la tombe, sortisde terre pour les retenir, pour les jeter aux bras l’un de l’autre.Cette odeur âcre et pénétrante qu’exhalaient les tiges brisées,c’était la senteur fécondante, le suc puissant de la vie,qu’élaborent lentement les cercueils et qui grisent de désirs lesamants égarés dans la solitude des sentiers. Les morts, les vieuxmorts, voulaient les noces de Miette et de Silvère.

Jamais les enfants ne furent pris d’effroi. La tendresseflottante qu’ils devinaient autour d’eux les touchait, leur faisaitaimer les êtres invisibles dont ils croyaient souvent sentir lefrôlement, pareil à un léger battement d’ailes. Ils étaientsimplement attristés parfois d’une tristesse douce, et ils necomprenaient pas ce que les morts voulaient d’eux. Ils continuaientà vivre leurs amours ignorantes, au milieu de ce flot de sève, dansce bout de cimetière abandonné, où la terre engraissée suait lavie, et qui exigeait impérieusement leur union. Les voixbourdonnantes qui faisaient sonner leurs oreilles, les chaleurssubites qui leur poussaient tout le sang au visage, ne leurdisaient rien de distinct. Il y avait des jours où la clameur desmorts devenait si haute, que Miette, fiévreuse, alanguie, couchée àdemi sur la pierre tombale, regardait Silvère de ses yeux noyés,comme pour lui dire&|160;: «&|160;Que demandent-ils donc&|160;?pourquoi soufflent-ils ainsi de la flamme dans mesveines&|160;?&|160;» Et Silvère, brisé, éperdu, n’osait répondre,n’osait répéter les mots ardents qu’il croyait saisir dans l’air,les conseils fous que lui donnaient les grandes herbes, lessupplications de l’allée entière, des tombes mal fermées brûlant deservir de couche aux amours de ces deux enfants.

Ils se questionnaient souvent sur les ossements qu’ilsdécouvraient. Miette, avec son instinct de femme, adorait lessujets lugubres. À chaque nouvelle trouvaille, c’étaient dessuppositions sans fin. Si l’os était petit, elle parlait d’unebelle jeune fille poitrinaire, ou emportée par une fièvre la veillede son mariage&|160;; si l’os était gros, elle rêvait quelque grandvieillard, un soldat, un juge, quelque homme terrible. La pierretombale surtout les occupa longtemps. Par un beau clair de lune,Miette avait distingué, sur une des faces, des caractères à demirongés. Il fallut que Silvère, avec son couteau, enlevât la mousse.Alors ils lurent l’inscription tronquée&|160;:&|160;Cy gist…Marie… morte…&|160;Et Miette, en trouvant son nom sur cettepierre, était restée toute saisie. Silvère l’appela «&|160;grossebête&|160;». Mais elle ne put retenir ses larmes. Elle dit qu’elleavait reçu un coup dans la poitrine, qu’elle mourrait bientôt, quecette pierre était pour elle. Le jeune homme se sentit glacé à sontour. Cependant il réussit à faire honte à l’enfant. Comment&|160;!elle, si courageuse, rêvait de pareils enfantillages&|160;! Ilsfinirent par rire. Puis ils évitèrent de reparler de cela. Mais,aux heures de mélancolie, lorsque le ciel voilé attristait l’allée,Miette ne pouvait s’empêcher de nommer cette morte, cette Marieinconnue dont la tombe avait si longtemps facilité leursrendez-vous. Les os de la pauvre fille étaient peut-être encore là.Elle eut un soir l’étrange fantaisie de vouloir que Silvèreretournât la pierre pour voir ce qu’il y avait dessous. Il s’yrefusa comme à un sacrilège, et ce refus entretint les rêveries deMiette sur le cher fantôme qui portait son nom. Elle voulaitabsolument qu’elle fût morte à son âge, à treize ans, en pleinetendresse. Elle s’apitoyait jusque sur la pierre, cette pierrequ’elle enjambait si lestement, où ils s’étaient tant de foisassis, pierre glacée par la mort et qu’ils avaient réchauffée deleur amour. Elle ajoutait&|160;:

«&|160;Tu verras, ça nous portera malheur… Moi, si tu mourais,je viendrais mourir ici, et je voudrais qu’on roulât ce bloc surmon corps.&|160;»

Silvère, la gorge serrée, la grondait de songer à des chosestristes.

Et ce fut ainsi que, pendant près de deux années, ils s’aimèrentdans l’allée étroite, dans la campagne large. Leur idylle traversales pluies glacées de décembre et les brûlantes sollicitations dejuillet, sans glisser à la honte des amours communes&|160;; ellegarda son charme exquis de conte grec, son ardente pureté, tous sesbalbutiements naïfs de la chair qui désire et qui ignore. Lesmorts, les vieux morts eux-mêmes, chuchotèrent vainement à leursoreilles. Et ils n’emportèrent de l’ancien cimetière qu’unemélancolie attendrie, que le pressentiment vague d’une viecourte&|160;; une voix leur disait qu’ils s’en iraient, avec leurstendresses vierges, avant les noces, le jour où ils voudraient sedonner l’un à l’autre. Sans doute ce fut là, sur la pierre tombale,au milieu des ossements cachés sous les herbes grasses, qu’ilsrespirèrent leur amour de la mort, cet âpre désir de se coucherensemble dans la terre, qui les faisait balbutier au bord de laroute d’Orchères, par cette nuit de décembre, tandis que les deuxcloches se renvoyaient leurs appels lamentables.

Miette dormait paisible, la tête sur la poitrine de Silvère,pendant qu’il rêvait aux rendez-vous lointains, à ces belles annéesde continuel enchantement. Au jour, l’enfant se réveilla. Devanteux, la vallée s’étendait toute claire sous le ciel blanc. Lesoleil était encore derrière les coteaux. Une clarté de cristal,limpide et glacée comme une eau de source, coulait des horizonspâles. Au loin, la Viorne, pareille à un ruban de satin blanc, seperdait au milieu des terres rouges et jaunes. C’était une échappéesans bornes, des mers grises d’oliviers, des vignobles pareils à devastes pièces d’étoffe rayée, toute une contrée agrandie par lanetteté de l’air et la paix du froid. Le vent qui soufflait parcourtes brises avait glacé le visage des enfants. Ils se levèrentvivement, ragaillardis, heureux des blancheurs de la matinée. Et,la nuit ayant emporté leurs tristesses effrayées, ils regardaientd’un œil ravi le cercle immense de la plaine, ils écoutaient lestintements des deux cloches, qui leur semblaient sonner joyeusementl’aube d’un jour de fête.

«&|160;Ah&|160;! que j’ai bien dormi&|160;! s’écria Miette. J’airêvé que tu m’embrassais… Est-ce que tu m’as embrassée,dis&|160;?

–&|160;C’est bien possible, répondit Silvère en riant. Jen’avais pas chaud. Il fait un froid de loup.

–&|160;Moi, je n’ai froid qu’aux pieds.

–&|160;Eh bien&|160;! courons… Nous avons deux bonnes lieues àfaire. Tu te réchaufferas.&|160;»

Et ils descendirent la côte, ils regagnèrent la route encourant. Puis, quand ils furent en bas, ils levèrent la tête, commepour dire adieu à cette roche sur laquelle ils avaient pleuré, ense brûlant les lèvres d’un baiser. Mais ils ne reparlèrent point decette caresse ardente qui avait mis dans leur tendresse un besoinnouveau, vague encore, et qu’ils n’osaient formuler. Ils ne sedonnèrent même pas le bras, sous prétexte de marcher plus vite. Etils marchaient gaiement, un peu confus, sans savoir pourquoi, quandils venaient à se regarder. Autour d’eux, le jour grandissait. Lejeune homme, que son patron envoyait parfois à Orchères,choisissait sans hésiter les bons sentiers, les plus directs. Ilsfirent ainsi plus de deux lieues, dans des chemins creux, le longde haies et de murailles interminables. Miette accusait Silvère del’avoir égarée. Souvent, pendant des quarts d’heure entiers, ils nevoyaient pas un bout du pays, ils n’apercevaient, au-dessus desmurailles et des haies, que de longues files d’amandiers dont lesbranches maigres se détachaient sur la pâleur du ciel.

Brusquement, ils débouchèrent juste en face d’Orchères. Degrands cris de joie, des brouhahas de foule leur arrivaient, clairsdans l’air limpide. La bande insurrectionnelle entrait à peine dansla ville. Miette et Silvère y pénétrèrent avec les traînards.Jamais ils n’avaient vu un enthousiasme pareil. Dans les rues, oneût dit un jour de procession, lorsque le passage du dais met lesplus belles draperies aux fenêtres. On fêtait les insurgés comme onfête des libérateurs. Les hommes les embrassaient, les femmes leurapportaient des vivres. Et il y avait, sur les portes, desvieillards qui pleuraient. Allégresse toute méridionale quis’épanchait d’une façon bruyante, chantant, dansant, gesticulant.Comme Miette passait, elle fut prise dans une immense farandole quitournait sur la Grand-Place. Silvère la suivit. Ses idées de mort,de découragement, étaient loin à cette heure. Il voulait se battre,vendre du moins chèrement sa vie. L’idée de la lutte le grisait denouveau. Il rêvait la victoire, la vie heureuse avec Miette, dansla grande paix de la République universelle.

Cette réception fraternelle des habitants d’Orchères fut ladernière joie des insurgés. Ils passèrent la journée dans uneconfiance rayonnante, dans un espoir sans bornes. Les prisonniers,le commandant Sicardot, MM.&|160;Garçonnet, Peirotte et les autres,qu’on avait enfermés dans une salle de la mairie, dont les fenêtresdonnaient sur la Grand-Place, regardaient, avec une surpriseeffrayée, ces farandoles, ces grands courants d’enthousiasme quipassaient devant eux.

«&|160;Quels gueux&|160;! murmurait le commandant, appuyé à larampe d’une fenêtre, comme sur le velours d’une loge dethéâtre&|160;; et dire qu’il ne viendra pas une ou deux batteriespour me nettoyer toute cette canaille&|160;!&|160;»

Puis il aperçut Miette, il ajouta, en s’adressant àM.&|160;Garçonnet&|160;:

«&|160;Voyez donc, monsieur le maire, cette grande fille rouge,là-bas. C’est une honte. Ils ont traîné leurs créatures avec eux.Pour peu que cela continue, nous allons assister à de belleschoses.&|160;»

M.&|160;Garçonnet hochait la tête, parlant «&|160;des passionsdéchaînées&|160;» et «&|160;des plus mauvais jours de notrehistoire&|160;». M.&|160;Peirotte, blanc comme un linge, restaitsilencieux&|160;; il ouvrit une seule fois les lèvres, pour dire àSicardot, qui continuait à déblatérer amèrement&|160;:

«&|160;Plus bas donc, monsieur&|160;! vous allez nous fairemassacrer.&|160;»

La vérité était que les insurgés traitaient ces messieurs avecla plus grande douceur. Ils leur firent même servir, le soir, unexcellent dîner. Mais, pour des trembleurs comme le receveurparticulier, de pareilles attentions devenaient effrayantes&|160;:les insurgés ne devaient les traiter si bien que dans le but de lestrouver plus gras et plus tendres, le jour où ils lesmangeraient.

Au crépuscule, Silvère se rencontra face à face avec son cousin,le docteur Pascal. Le savant avait suivi la bande à pied, causantau milieu des ouvriers, qui le vénéraient. Il s’était d’abordefforcé de les détourner de la lutte&|160;; puis, comme gagné parleurs discours&|160;:

«&|160;Vous avez peut-être raison, mes amis, leur avait-il ditavec son sourire d’indifférent affectueux&|160;; battez-vous, jesuis là pour vous raccommoder les bras et les jambes.&|160;»

Et, le matin, il s’était tranquillement mis à ramasser le longde la route des cailloux et des plantes. Il se désespérait de nepas avoir emporté son marteau de géologue et sa boîte à herboriser.À cette heure, ses poches, pleines de pierres, crevaient, et satrousse, qu’il tenait sous le bras, laissait passer des paquets delongues herbes.

«&|160;Tiens, c’est toi, mon garçon&|160;! s’écria-t-il enapercevant Silvère. Je croyais être ici le seul de lafamille.&|160;»

Il prononça ces derniers mots avec quelque ironie, raillantdoucement les menées de son père et de l’oncle Antoine. Silvère futheureux de rencontrer son cousin&|160;; le docteur était le seuldes Rougon qui lui serrât la main dans les rues et qui luitémoignât une sincère amitié. Aussi, en le voyant couvert encore dela poussière de la route, et le croyant acquis à la causerépublicaine, le jeune homme montra-t-il une vive joie. Il luiparla des droits du peuple, de sa cause sainte, de son triompheassuré, avec une emphase juvénile. Pascal l’écoutait ensouriant&|160;; il examinait avec curiosité ses gestes, les jeuxardents de sa physionomie, comme s’il eût étudié un sujet, disséquéun enthousiasme, pour voir ce qu’il y a au fond de cette fièvregénéreuse.

«&|160;Comme tu vas&|160;! comme tu vas&|160;! Ah&|160;! que tues bien le petit-fils de ta grand-mère&|160;!&|160;»

Et il ajouta, à voix basse, du ton d’un chimiste qui prend desnotes&|160;:

«&|160;Hystérie ou enthousiasme, folie honteuse ou foliesublime. Toujours ces diables de nerfs&|160;!&|160;»

Puis, concluant tout haut, résumant sa pensée&|160;:

«&|160;La famille est complète, reprit-il. Elle aura unhéros.&|160;»

Silvère n’avait pas entendu. Il continuait à parler de sa chèreRépublique. À quelques pas, Miette s’était arrêtée, toujours vêtuede sa grande pelisse rouge&|160;; elle ne quittait plus Silvère,ils avaient couru la ville aux bras l’un de l’autre. Cette grandefille rouge finit par intriguer Pascal&|160;; il interrompitbrusquement son cousin, il lui demanda&|160;:

«&|160;Quelle est cette enfant qui est avec toi&|160;?

–&|160;C’est ma femme&|160;», répondit gravement Silvère.

Le docteur ouvrit de grands yeux. Il ne comprit pas. Et, commeil était timide avec les femmes, il envoya à Miette, ens’éloignant, un large coup de chapeau.

La nuit fut inquiète. Il passa un vent de malheur sur lesinsurgés. L’enthousiasme, la confiance de la veille furent commeemportés dans les ténèbres. Au matin, les figures étaientsombres&|160;; il y avait des échanges de regards tristes, dessilences longs de découragement. Des bruits effrayantscouraient&|160;; les mauvaises nouvelles, que les chefs avaientréussi à cacher depuis la veille, s’étaient répandues sans quepersonne eût parlé, soufflées par cette bouche invisible qui jetted’une haleine la panique dans les foules. Des voix disaient queParis était vaincu, que la province avait tendu les pieds et lespoings&|160;; et ces voix ajoutaient que des troupes nombreusesparties de Marseille, sous les ordres du colonel Masson et deM.&|160;de Blériot, le préfet du département, s’avançaient àmarches forcées pour détruire les bandes insurrectionnelles. Ce futun écroulement, un réveil plein de colère et de désespoir. Ceshommes, brûlant la veille de fièvre patriotique, se sentirentfrissonner dans le grand froid de la France soumise, honteusementagenouillée. Eux seuls avaient donc eu l’héroïsme du devoir&|160;!Ils étaient, à cette heure, perdus au milieu de l’épouvante detous, dans le silence de mort du pays&|160;; ils devenaient desrebelles&|160;; on allait les chasser à coups de fusil, comme desbêtes fauves. Et ils avaient rêvé une grande guerre, la révolted’un peuple, la conquête glorieuse du droit&|160;! Alors, dans unetelle déroute, dans un tel abandon, cette poignée d’hommes pleurasa foi morte, son rêve de justice évanoui. Il y en eut qui, eninjuriant la France entière de sa lâcheté, jetèrent leurs armes etallèrent s’asseoir sur le bord des routes&|160;; ils disaientqu’ils attendraient là les balles de la troupe, pour montrercomment mouraient des républicains.

Bien que ces hommes n’eussent plus devant eux que l’exil ou lamort, il y eut peu de désertions. Une admirable solidarité unissaitces bandes. Ce fut contre les chefs que la colère se tourna. Ilsétaient réellement incapables. Des fautes irréparables avaient étécommises&|160;; et maintenant, lâchés, sans discipline, à peineprotégés par quelques sentinelles, sous les ordres d’hommesirrésolus, les insurgés se trouvaient à la merci des premierssoldats qui se présenteraient.

Ils passèrent deux jours encore à Orchères, le mardi et lemercredi, perdant le temps, aggravant leur situation. Le général,l’homme au sabre, que Silvère avait montré à Miette sur la route dePlassans, hésitait, pliait sous la terrible responsabilité quipesait sur lui. Le jeudi, il jugea que décidément la positiond’Orchères était dangereuse. Vers une heure, il donna l’ordre dudépart, il conduisit sa petite armée sur les hauteurs deSainte-Roure. C’était là, d’ailleurs, une position inexpugnable,pour qui aurait su la défendre. Sainte-Roure étage ses maisons surle flanc d’une colline&|160;; derrière la ville, d’énormes blocs derochers ferment l’horizon&|160;; on ne peut monter à cette sorte decitadelle que par la plaine des Nores, qui s’élargit au bas duplateau. Une esplanade, dont on a fait un cours, planté d’ormessuperbes, domine la plaine. Ce fut sur cette esplanade que lesinsurgés campèrent. Les otages eurent pour prison une auberge,l’hôtel de la Mule-Blanche, située au milieu du cours. La nuit sepassa lourde et noire. On parla de trahison. Dès le matin, l’hommeau sabre, qui avait négligé de prendre les plus simplesprécautions, passa une revue. Les contingents étaient alignés,tournant le dos à la plaine, avec le tohu-bohu étrange descostumes, vestes brunes, paletots foncés, blouses bleues, serréespar des ceintures rouges&|160;; les armes, bizarrement mêlées,luisaient au soleil clair, les faux aiguisées de frais, les largespelles de terrassier, les canons brunis des fusils de chasse&|160;:lorsque, au moment où le général improvisé passait à cheval devantla petite armée, une sentinelle, qu’on avait oubliée dans un champd’oliviers, accourut en gesticulant, en criant&|160;:

«&|160;Les soldats&|160;! les soldats&|160;!&|160;»

Ce fut une émotion inexprimable. On crut d’abord à une faussealerte. Les insurgés, oubliant toute discipline, se jetèrent enavant, coururent au bout de l’esplanade, pour voir les soldats. Lesrangs furent rompus. Et quand la ligne sombre de la troupe apparut,correcte, avec le large éclair des baïonnettes, derrière le rideaugrisâtre des oliviers, il y eut un mouvement de recul, uneconfusion qui fit passer un frisson de panique d’un bout à l’autredu plateau.

Cependant, au milieu du cours, La Palud etSaint-Martin-de-Vaulx, s’étant reformés, se tenaient farouches etdebout. Un bûcheron, un géant dont la tête dépassait celle de sescompagnons, criait, en agitant sa cravate rouge&|160;: «&|160;Ànous, Chavanoz, Graille, Poujols, Saint-Eutrope&|160;! à nous, lesTulettes&|160;! à nous, Plassans&|160;!&|160;»

De grands courants de foule traversaient l’esplanade. L’homme ausabre, entouré des gens de Faverolles, s’éloigna, avec plusieurscontingents des campagnes, Vernoux, Corbière, Marsanne, Pruinas,pour tourner l’ennemi et le prendre de flanc. D’autres, Valqueyras,Nazères, Castel-le-Vieux, les Roches-Noires, Murdaran, se jetèrentà gauche, se dispersèrent en tirailleurs dans la plaine desNores.

Et, tandis que le cours se vidait, les villes, les villages quele bûcheron avait appelés à l’aide se réunissaient, formaient sousles ormes une masse sombre, irrégulière, groupée en dehors detoutes les règles de la stratégie, mais qui avait roulé là, commeun bloc, pour barrer le chemin ou mourir. Plassans se trouvait aumilieu de ce bataillon héroïque. Dans la teinte grise des blouseset des vestes, dans l’éclat bleuâtre des armes, la pelisse deMiette, qui tenait le drapeau à deux mains, mettait une large tacherouge, une tache de blessure fraîche et saignante.

Il y eut brusquement un grand silence. À une des fenêtres de laMule-Blanche, la tête blafarde de M.&|160;Peirotte apparut. Ilparlait, il faisait des gestes.

«&|160;Rentrez, fermez les volets, crièrent les insurgésfurieusement&|160;; vous allez vous faire tuer.&|160;»

Les volets se fermèrent en toute hâte, et l’on n’entendit plusque les pas cadencés des soldats qui approchaient.

Une minute s’écoula, interminable. La troupe avaitdisparu&|160;; elle était cachée dans un pli de terrain, et bientôtles insurgés aperçurent, du côté de la plaine, au ras du sol, despointes de baïonnettes qui poussaient, grandissaient, roulaientsous le soleil levant, comme un champ de blé aux épis d’acier.Silvère, à ce moment, dans la fièvre qui le secouait, crut voirpasser devant lui l’image du gendarme dont le sang lui avait tachéles mains&|160;; il savait, par les récits de ses compagnons, queRengade n’était pas mort, qu’il avait simplement un œilcrevé&|160;; et il le distinguait nettement, avec son orbite vide,saignant, horrible. La pensée aiguë de cet homme, auquel il n’avaitplus songé depuis son départ de Plassans, lui fut insupportable. Ilcraignit d’avoir peur. Il serrait violemment sa carabine, les yeuxvoilés par un brouillard, brûlant de décharger son arme, de chasserl’image du borgne à coups de feu. Les baïonnettes montaienttoujours, lentement.

Quand les têtes des soldats apparurent au bord de l’esplanade,Silvère, d’un mouvement instinctif, se tourna vers Miette. Elleétait là, grandie, le visage rose, dans les plis du drapeaurouge&|160;; elle se haussait sur la pointe des pieds, pour voir latroupe&|160;; une attente nerveuse faisait battre ses narines,montrait ses dents blanches de jeune loup dans la rougeur de seslèvres. Silvère lui sourit. Et il n’avait pas tourné la tête,qu’une fusillade éclata. Les soldats, dont on ne voyait encore queles épaules, venaient de lâcher leur premier feu. Il lui semblaqu’un grand vent passait sur sa tête, tandis qu’une pluie defeuilles coupées par les balles tombaient des ormes. Un bruit sec,pareil à celui d’une branche morte qui se casse, le fit regarder àsa droite. Il vit par terre le grand bûcheron, celui dont la têtedépassait celles des autres, avec un petit trou noir au milieu dufront. Alors il déchargea sa carabine devant lui, sans viser, puisil rechargea, tira de nouveau. Et cela, toujours, comme un furieux,comme une bête qui ne pense à rien, qui se dépêche de tuer. Il nedistinguait même plus les soldats&|160;; des fumées flottaient sousles ormes, pareilles à des lambeaux de mousseline grise. Lesfeuilles continuaient à pleuvoir sur les insurgés, la troupe tiraittrop haut. Par instants, dans les bruits déchirants de lafusillade, le jeune homme entendait un soupir, un râle sourd&|160;;et il y avait dans la petite bande une poussée, comme pour faire dela place au malheureux qui tombait en se cramponnant aux épaules deses voisins. Pendant dix minutes, le feu dura.

Puis, entre deux décharges, un homme cria&|160;: «&|160;Sauvequi peut&|160;!&|160;» avec un accent terrible de terreur. Il y eutdes grondements, des murmures de rage, qui disaient&|160;:«&|160;Les lâches&|160;! oh&|160;! les lâches&|160;!&|160;» Desphrases sinistres couraient&|160;: le général avait fui&|160;; lacavalerie sabrait les tirailleurs dispersés dans la plaine desNores. Et les coups de feu ne cessaient pas, ils partaientirréguliers, rayant la fumée de flammes brusques. Une voix ruderépétait qu’il fallait mourir là. Mais la voix affolée, la voix deterreur, criait plus haut&|160;: «&|160;Sauve qui peut&|160;! sauvequi peut&|160;!&|160;» Des hommes s’enfuirent, jetant leurs armes,sautant par-dessus les morts. Les autres serrèrent les rangs. Ilresta une dizaine d’insurgés. Deux prirent encore la fuite, et, surles huit autres, trois furent tués d’un coup.

Les deux enfants étaient restés machinalement, sans riencomprendre. À mesure que le bataillon diminuait, Miette élevait ledrapeau davantage&|160;; elle le tenait, comme un grand cierge,devant elle, les poings fermés. Il était criblé de balles. QuandSilvère n’eut plus de cartouches dans les poches, il cessa detirer, il regarda sa carabine d’un air stupide. Ce fut alors qu’uneombre lui passa sur la face, comme si un oiseau colossal eûteffleuré son front d’un battement d’aile. Et, levant les yeux, ilvit le drapeau qui tombait des mains de Miette. L’enfant, les deuxpoings serrés sur sa poitrine, la tête renversée, avec uneexpression atroce de souffrance, tournait lentement sur elle-même.Elle ne poussa pas un cri&|160;; elle s’affaissa en arrière, sur lanappe rouge du drapeau.

«&|160;Relève-toi, viens vite&|160;», dit Silvère lui tendant lamain, la tête perdue.

Mais elle resta par terre, les yeux tout grands ouverts, sansdire un mot. Il comprit, il se jeta à genoux.

«&|160;Tu es blessée, dis&|160;? Où es-tublessée&|160;?&|160;»

Elle ne disait toujours rien&|160;; elle étouffait&|160;; ellele regardait de ses yeux agrandis, secouée par de courts frissons.Alors il lui écarta les mains.

«&|160;C’est là, n’est-ce pas&|160;? c’est là.&|160;»

Et il déchira son corsage, mit à nu sa poitrine. Il chercha, ilne vit rien. Ses yeux s’emplissaient de larmes. Puis, sous le seingauche, il aperçut un petit trou rose&|160;; une seule goutte desang tachait la plaie.

«&|160;Ça ne sera rien, balbutia-t-il&|160;; je vais allerchercher Pascal, il te guérira. Si tu pouvais te relever… Tu nepeux pas te relever&|160;?&|160;»

Les soldats ne tiraient plus&|160;; ils s’étaient jetés àgauche, sur les contingents emmenés par l’homme au sabre. Au milieude l’esplanade vide, il n’y avait que Silvère agenouillé devant lecorps de Miette. Avec l’entêtement du désespoir, il l’avait prisedans ses bras. Il voulait la mettre debout&|160;; mais l’enfant eutune telle secousse de douleur qu’il la recoucha. Il lasuppliait&|160;:

«&|160;Parle-moi, je t’en prie. Pourquoi ne me dis-turien&|160;?&|160;»

Elle ne pouvait pas. Elle agita les mains, d’un mouvement douxet lent, pour dire que ce n’était pas sa faute. Ses lèvres serréess’amincissaient déjà sous le doigt de la mort. Les cheveux dénoués,la tête roulée dans les plis sanglants du drapeau, elle n’avaitplus que ses yeux de vivants, des yeux noirs, qui luisaient dansson visage blanc. Silvère sanglota. Les regards de ces grands yeuxnavrés lui faisaient mal. Il y voyait un immense regret de la vie.Miette lui disait qu’elle partait seule, avant les noces, qu’elles’en allait sans être sa femme&|160;; elle lui disait encore quec’était lui qui avait voulu cela, qu’il aurait dû l’aimer commetous les garçons aiment les filles. À son agonie, dans cette lutterude que sa nature sanguine livrait à la mort, elle pleurait savirginité. Silvère, penché sur elle, comprit les sanglots amers decette chair ardente. Il entendit au loin les sollicitations desvieux ossements&|160;; il se rappela ces caresses qui avaient brûléleurs lèvres, dans la nuit, au bord de la route&|160;: elle sependait à son cou, elle lui demandait tout l’amour, et lui, iln’avait pas su, il la laissait partir petite fille, désespérée den’avoir pas goûté aux voluptés de la vie. Alors, désolé de la voirn’emporter de lui qu’un souvenir d’écolier et de bon camarade, ilbaisa sa poitrine de vierge, cette gorge pure et chaste qu’ilvenait de découvrir. Il ignorait ce buste frissonnant, cettepuberté admirable. Ses larmes trempaient ses lèvres. Il collait sabouche sanglotante sur la peau de l’enfant. Ces baisers d’amantmirent une dernière joie dans les yeux de Miette. Ils s’aimaient,et leur idylle se dénouait dans la mort.

Mais lui ne pouvait croire qu’elle allait mourir. Ildisait&|160;:

«&|160;Non, tu vas voir, ça n’est rien… Ne parle pas, si tusouffres… Attends, je vais te soulever la tête&|160;; puis je teréchaufferai, tu as les mains glacées.&|160;»

La fusillade reprenait, à gauche, dans les champs d’oliviers.Des galops sourds de cavalerie montaient de la plaine des Nores.Et, par instants, il y avait de grands cris d’hommes qu’on égorge.Des fumées épaisses arrivaient, traînaient sous les ormes del’esplanade. Mais Silvère n’entendait plus, ne voyait plus. Pascal,qui descendait en courant vers la plaine, l’aperçut, vautré àterre, et s’approcha, le croyant blessé. Dès que le jeune hommel’eut reconnu, il se cramponna à lui. Il lui montrait Miette.

«&|160;Voyez donc, disait-il, elle est blessée, là, sous lesein… Ah&|160;! que vous êtes bon d’être venu&|160;; vous lasauverez.&|160;»

À ce moment, la mourante eut une légère convulsion. Une ombredouloureuse passa sur son visage, et, de ses lèvres serrées quis’ouvrirent, sortit un petit souffle. Ses yeux, tout grandsouverts, restèrent fixés sur le jeune homme.

Pascal, qui s’était penché, se releva en disant àdemi-voix&|160;:

«&|160;Elle est morte.&|160;»

Morte&|160;! ce mot fit chanceler Silvère. Il s’était remis àgenoux&|160;; il tomba assis, comme renversé par le petit soufflede Miette.

«&|160;Morte&|160;! morte&|160;! répéta-t-il, ce n’est pas vrai,elle me regarde… Vous voyez bien qu’elle me regarde.&|160;»

Et il saisit le médecin par son vêtement, le conjurant de ne pass’en aller, lui affirmant qu’il se trompait, qu’elle n’était pasmorte, qu’il la sauverait, s’il voulait. Pascal lutta doucement,disant de sa voix affectueuse&|160;:

«&|160;Je ne puis rien, d’autres m’attendent… Laisse, mon pauvreenfant&|160;; elle est bien morte, va.&|160;»

Il lâcha prise, il retomba. Morte&|160;! morte&|160;! encore cemot, qui sonnait comme un glas dans sa tête vide&|160;! Quand ilfut seul, il se traîna auprès du cadavre. Miette le regardaittoujours. Alors il se jeta sur elle, roula sa tête sur sa gorgenue, baigna sa peau de ses larmes. Ce fut un emportement. Il posaitfurieusement les lèvres sur la rondeur naissante de ses seins, illui soufflait dans un baiser toute sa flamme, toute sa vie, commepour la ressusciter. Mais l’enfant devenait froide sous sescaresses. Il sentait ce corps inerte s’abandonner dans ses bras. Ilfut pris d’épouvante&|160;; il s’accroupit, la face bouleversée,les bras pendants, et il resta là, stupide, répétant&|160;:

«&|160;Elle est morte, mais elle me regarde&|160;; elle ne fermepas les yeux, elle me voit toujours.&|160;»

Cette idée l’emplit d’une grande douceur. Il ne bougea plus. Iléchangea avec Miette un long regard, lisant encore, dans ces yeuxque la mort rendait plus profonds, les derniers regrets de l’enfantpleurant sa virginité.

Cependant, la cavalerie sabrait toujours les fuyards, dans laplaine des Nores&|160;; les galops des chevaux, les cris desmourants, s’éloignaient, s’adoucissaient, comme une musiquelointaine, apportée par l’air limpide. Silvère ne savait plus qu’onse battait. Il ne vit pas son cousin, qui remontait la pente et quitraversait de nouveau le cours. En passant, Pascal ramassa lacarabine de Macquart, que Silvère avait jetée&|160;; il laconnaissait pour l’avoir vue pendue à la cheminée de tante Dide, etsongeait à la sauver des mains des vainqueurs. Il était à peineentré dans l’hôtel de la Mule Blanche, où l’on avait porté un grandnombre de blessés, qu’un flot d’insurgés, chassés par la troupecomme une bande de bêtes, envahit l’esplanade. L’homme au sabreavait fui&|160;; c’étaient les derniers contingents des campagnesque l’on traquait. Il y eut là un effroyable massacre. Le colonelMasson et le préfet, M.&|160;de Blériot, pris de pitié, ordonnèrentvainement la retraite. Les soldats, furieux, continuaient à tirerdans le tas, à clouer les fuyards contre les murailles, à coups debaïonnette. Quand ils n’eurent plus d’ennemis devant eux, ilscriblèrent de balles la façade de la Mule-Blanche. Les voletspartaient en éclats&|160;; une fenêtre, laissée entrouverte, futarrachée, avec un bruit retentissant de verre cassé. Des voixlamentables criaient à l’intérieur&|160;: «&|160;Lesprisonniers&|160;! les prisonniers&|160;!&|160;» Mais la troupen’entendait pas, elle tirait toujours. On vit, à un moment, lecommandant Sicardot, exaspéré, paraître sur le seuil, parler enagitant les bras. À côté de lui, le receveur particulier,M.&|160;Peirotte, montra sa taille mince, son visage effaré. Il yeut encore une décharge. Et M.&|160;Peirotte tomba par terre, lenez en avant, comme une masse.

Silvère et Miette se regardaient. Le jeune homme était restépenché sur la morte, au milieu de la fusillade et des hurlementsd’agonie, sans même tourner la tête. Il sentit seulement des hommesautour de lui, et il fut pris d’un sentiment de pudeur&|160;: ilramena les plis du drapeau rouge sur Miette, sur sa gorge nue. Puisils continuèrent à se regarder.

Mais la lutte était finie. Le meurtre du receveur particulieravait assouvi les soldats. Des hommes couraient, battant tous lescoins de l’esplanade, pour ne pas laisser échapper un seul insurgé.Un gendarme, qui aperçut Silvère sous les arbres, accourut&|160;;et, voyant qu’il avait à faire à un enfant&|160;:

«&|160;Que fais-tu là, galopin&|160;?&|160;» luidemanda-t-il.

Silvère, les yeux sur les yeux de Miette, ne répondit pas.

«&|160;Ah&|160;! le bandit, il a les mains noires de poudre,s’écria l’homme, qui s’était baissé. Allons, debout,canaille&|160;! Ton compte est bon.&|160;»

Et comme Silvère, souriant vaguement, ne bougeait pas, l’hommes’aperçut que le cadavre qui se trouvait là, dans le drapeau, étaitun cadavre de femme&|160;:

«&|160;Une belle fille, c’est dommage&|160;! murmura-t-il… Tamaîtresse, hein&|160;? crapule&|160;!&|160;»

Puis il ajouta avec un rire de gendarme&|160;:

«&|160;Allons, debout&|160;!… Maintenant qu’elle est morte, tune veux peut-être pas coucher avec.&|160;»

Il tira violemment Silvère, il le mit debout, il l’emmena commeun chien qu’on traîne par une patte. Silvère se laissa traîner,sans une parole, avec une obéissance d’enfant. Il se retourna, ilregarda Miette. Il était désespéré de la laisser toute seule, sousles arbres. Il la vit de loin, une dernière fois. Elle restait là,chaste, dans le drapeau rouge, la tête légèrement penchée, avec sesgrands yeux qui regardaient en l’air.

Chapitre 6

&|160;

Rougon, vers cinq heures du matin, osa enfin sortir de chez samère. La vieille s’était endormie sur une chaise. Il s’aventuradoucement jusqu’au bout de l’impasse Saint-Mittre. Pas un bruit,pas une ombre. Il poussa jusqu’à la porte de Rome. Le trou de laporte, ouverte à deux battants, béante, s’enfonçait dans le noir dela ville endormie. Plassans dormait à poings fermés, sans paraîtrese douter de l’imprudence énorme qu’il commettait en dormant ainsiles portes ouvertes. On eût dit une cité morte. Rougon, prenantconfiance, s’engagea dans la rue de Nice. Il surveillait de loinles coins des ruelles&|160;; il frissonnait, à chaque creux deporte, croyant toujours voir une bande d’insurgés lui sauter auxépaules. Mais il arriva au cours Sauvaire sans mésaventure.Décidément, les insurgés s’étaient évanouis dans les ténèbres,comme un cauchemar.

Alors Pierre s’arrêta un instant sur le trottoir désert. Ilpoussa un gros soupir de soulagement et de triomphe. Ces gueux derépublicains lui abandonnaient donc Plassans. La ville luiappartenait, à cette heure&|160;: elle dormait comme unesotte&|160;; elle était là, noire et paisible, muette et confiante,et il n’avait qu’à étendre la main pour la prendre. Cette courtehalte, ce regard d’homme supérieur jeté sur le sommeil de toute unesous-préfecture, lui causèrent des jouissances ineffables. Il restalà, croisant les bras, prenant, seul dans la nuit, une pose degrand capitaine à la veille d’une victoire. Au loin, il n’entendaitque le chant des fontaines du cours, dont les filets d’eau sonorestombaient dans les bassins.

Puis des inquiétudes lui vinrent. Si, par malheur, on avait faitl’Empire sans lui&|160;! si les Sicardot, les Garçonnet, lesPeirotte, au lieu d’être arrêtés et emmenés par la bandeinsurrectionnelle, l’avaient jetée tout entière dans les prisons dela ville&|160;! Il eut une sueur froide, il se remit en marche,espérant que Félicité lui donnerait des renseignements exacts. Ilavançait plus rapidement, filant le long des maisons de la rue dela Banne, lorsqu’un spectacle étrange, qu’il aperçut en levant latête, le cloua net sur le pavé. Une des fenêtres du salon jauneétait vivement éclairée, et, dans la lueur, une forme noire qu’ilreconnut pour être sa femme, se penchait, agitait les bras d’unefaçon désespérée. Il s’interrogeait, ne comprenait pas, effrayé,lorsqu’un objet dur vint rebondir sur le trottoir, à ses pieds.Félicité lui jetait la clef du hangar, où il avait caché uneréserve de fusils. Cette clef signifiait clairement qu’il fallaitprendre les armes. Il rebroussa chemin, ne s’expliquant paspourquoi sa femme l’avait empêché de monter, s’imaginant des chosesterribles.

Il alla droit chez Roudier, qu’il trouva debout, prêt à marcher,mais dans une ignorance complète des événements de la nuit. Roudierdemeurait à l’extrémité de la ville neuve, au fond d’un désert oùle passage des insurgés n’avait envoyé aucun écho. Pierre luiproposa d’aller chercher Granoux, dont la maison faisait un anglede la place des Récollets, et sous les fenêtres duquel la bandeavait dû passer. La bonne du conseiller municipal parlementalongtemps avant de les introduire, et ils entendaient la voixtremblante du pauvre homme, qui criait du premier étage&|160;:

«&|160;N’ouvrez pas, Catherine&|160;! les rues sont infestées debrigands.&|160;»

Il était dans sa chambre à coucher, sans lumière. Quand ilreconnut ses deux bons amis, il fut soulagé&|160;; mais il nevoulut pas que la bonne apportât une lampe, de peur que la clarténe lui attirât quelque balle. Il semblait croire que la ville étaitencore pleine d’insurgés. Renversé sur un fauteuil, près de lafenêtre, en caleçon et la tête enveloppée d’un foulard, ilgeignait&|160;:

«&|160;Ah&|160;! mes amis, si vous saviez&|160;!… J’ai essayé deme coucher&|160;; mais ils faisaient un tapage&|160;! Alors je mesuis jeté dans ce fauteuil. J’ai tout vu, tout. Des figuresatroces, une bande de forçats échappés. Puis ils ont repassé&|160;;ils entraînaient le brave commandant Sicardot, le digneM.&|160;Garçonnet, le directeur des postes, tous ces messieurs, enpoussant des cris de cannibales&|160;!…&|160;»

Rougon eut une joie chaude. Il fit répéter à Granoux qu’il avaitbien vu le maire et les autres au milieu de ces brigands.

«&|160;Quand je vous le dis&|160;! pleurait le bonhomme&|160;;j’étais derrière ma persienne… C’est comme M.&|160;Peirotte, ilssont venus l’arrêter&|160;; je l’ai entendu qui disait, en passantsous ma fenêtre&|160;: «&|160;Messieurs, ne me faites pas demal.&|160;» Ils devaient le martyriser… C’est une honte, unehonte…&|160;»

Roudier calma Granoux en lui affirmant que la ville était libre.Aussi le digne homme fut-il pris d’une belle ardeur guerrière,lorsque Pierre lui apprit qu’il venait le chercher pour sauverPlassans. Les trois sauveurs délibérèrent. Ils résolurent d’alleréveiller chacun leurs amis et de leur donner rendez-vous dans lehangar, l’arsenal secret de la réaction. Rougon songeait toujoursaux grands gestes de Félicité, flairant un péril quelque part.Granoux, assurément le plus bête des trois, fut le premier àtrouver qu’il devait être resté des républicains dans la ville. Cefut un trait de lumière, et Rougon, avec un pressentiment qui ne letrompa pas, se dit en lui-même&|160;:

«&|160;Il y a du Macquart là-dessous.&|160;»

Au bout d’une heure, ils se retrouvèrent dans le hangar, situéau fond d’un quartier perdu. Ils étaient allés discrètement, deporte en porte, étouffant le bruit des sonnettes et des marteaux,racolant le plus d’hommes possible. Mais ils n’avaient pu en réunirqu’une quarantaine, qui arrivèrent à la file, se glissant dansl’ombre, sans cravate, avec les mines blêmes et encore toutendormies de bourgeois effarés. Le hangar, loué à un tonnelier, setrouvait encombré de vieux cercles, de barils effondrés, quis’entassaient dans les coins. Au milieu, les fusils étaient couchésdans trois caisses longues. Un rat de cave, posé sur une pièce debois, éclairait cette scène étrange d’une lueur de veilleuse quivacillait. Quand Rougon eut retiré les couvercles des troiscaisses, ce fut un spectacle d’un sinistre grotesque. Au-dessus desfusils, dont les canons luisaient, bleuâtres et commephosphorescents, des cous s’allongeaient, des têtes se penchaientavec une sorte d’horreur secrète, tandis que, sur les murs, laclarté jaune du rat de cave dessinait l’ombre de nez énormes et demèches de cheveux roidies.

Cependant la bande réactionnaire se compta, et, devant son petitnombre, elle eut une hésitation. On n’était que trente-neuf, onallait pour sûr se faire massacrer&|160;; un père de famille parlade ses enfants&|160;; d’autres, sans alléguer de prétexte, sedirigèrent vers la porte. Mais deux conjurés arrivèrentencore&|160;; ceux-là demeuraient sur la place de l’Hôtel-de-Ville,ils savaient qu’il restait, à la mairie, au plus une vingtaine derépublicains. On délibéra de nouveau. Quarante et un contre vingtparut un chiffre possible. La distribution des armes se fit aumilieu d’un petit frémissement. C’était Rougon qui puisait dans lescaisses, et chacun, en recevant son fusil, dont le canon, par cettenuit de décembre, était glacé, sentait un grand froid le pénétreret le geler jusqu’aux entrailles. Les ombres, sur les murs, prirentdes attitudes bizarres de conscrits embarrassés, écartant leurs dixdoigts. Pierre referma les caisses avec regret&|160;; il laissaitlà cent neuf fusils qu’il aurait distribués de bon cœur&|160;;ensuite il passa au partage des cartouches. Il y en avait, au fondde la remise, deux grands tonneaux, pleins jusqu’aux bords, de quoidéfendre Plassans contre une armée. Et, comme ce coin n’était paséclairé, et qu’un de ces messieurs apportait le rat de cave, unautre des conjurés – c’était un gros charcutier qui avait despoings de géant – se fâcha, disant qu’il n’était pas du toutprudent d’approcher ainsi la lumière. On l’approuva fort. Lescartouches furent distribuées en pleine obscurité. Ils s’enemplirent les poches à les faire crever. Puis, quand ils furentprêts, quand ils eurent chargé leurs armes avec des précautionsinfinies, ils restèrent là un instant, à se regarder d’un airlouche, en échangeant des regards où de la cruauté lâche luisaitdans de la bêtise.

Dans les rues, ils s’avancèrent le long des maisons, muets, surune seule file, comme des sauvages qui partent pour la guerre.Rougon avait tenu à honneur de marcher en tête&|160;; l’heure étaitvenue où il devait payer de sa personne, s’il voulait le succès deses plans&|160;; il avait des gouttes de sueur au front, malgré lefroid, mais il gardait une allure très martiale. Derrière lui,venaient immédiatement Roudier et Granoux. À deux reprises, lacolonne s’arrêta net&|160;; elle avait cru entendre des bruitslointains de bataille&|160;; ce n’était que les petits plats àbarbe de cuivre, pendus par des chaînettes, qui servent d’enseigneaux perruquiers du Midi, et que des souffles de vent agitaient.Après chaque halte, les sauveurs de Plassans reprenaient leurmarche prudente dans le noir, avec leur allure de héroseffarouchés. Ils arrivèrent ainsi sur la place de l’Hôtel-de-Ville.Là, ils se groupèrent autour de Rougon, délibérant une fois deplus. En face d’eux, sur la façade noire de la mairie, une seulefenêtre était éclairée. Il était près de sept heures, le jourallait paraître.

Après dix bonnes minutes de discussion, il fut décidé qu’onavancerait jusqu’à la porte, pour voir ce que signifiait cetteombre et ce silence inquiétants. La porte était entrouverte. Un desconjurés passa la tête et la retira vivement, disant qu’il y avait,sous le porche, un homme assis contre le mur, avec un fusil entreles jambes, et qui dormait. Rougon, voyant qu’il pouvait débuterpar un exploit, entra le premier, s’empara de l’homme et lemaintint, pendant que Roudier le bâillonnait. Ce premier succès,remporté dans le silence, encouragea singulièrement la petitetroupe, qui avait rêvé une fusillade très meurtrière. Et Rougonfaisait des signes impérieux pour que la joie de ses soldatsn’éclatât pas trop bruyamment.

Ils continuèrent à avancer sur la pointe des pieds. Puis, àgauche, dans le poste de police qui se trouvait là, ils aperçurentune quinzaine d’hommes couchés sur un lit de camp, ronflant dans lalueur mourante d’une lanterne accrochée au mur. Rougon, quidécidément devenait un grand général, laissa devant le poste lamoitié de ses hommes, avec l’ordre de ne pas réveiller lesdormeurs, mais de les tenir en respect et de les faire prisonniers,s’ils bougeaient. Ce qui l’inquiétait, c’était cette fenêtreéclairée qu’ils avaient vue de la place&|160;; il flairait toujoursMacquart dans l’affaire, et comme il sentait qu’il fallait d’abords’emparer de ceux qui veillaient en haut, il n’était pas fâchéd’opérer par surprise, avant que le bruit d’une lutte les fît sebarricader. Il monta doucement, suivi des vingt héros dont ildisposait encore. Roudier commandait le détachement resté dans lacour.

Macquart, en effet, se carrait en haut, dans le cabinet dumaire, assis dans son fauteuil, les coudes sur son bureau. Après ledépart des insurgés, avec cette belle confiance d’un homme d’espritgrossier, tout à son idée fixe et tout à sa victoire, il s’étaitdit qu’il était le maître de Plassans et qu’il allait s’y conduireen triomphateur. Pour lui, cette bande de trois mille hommes quivenait de traverser la ville était une armée invincible, dont levoisinage suffirait pour tenir ses bourgeois humbles et docilessous sa main. Les insurgés avaient enfermé les gendarmes dans leurcaserne, la garde nationale se trouvait démembrée, le quartiernoble devait crever de peur, les rentiers de la ville neuven’avaient certainement jamais touché un fusil de leur vie. Pasd’armes, d’ailleurs, pas plus que de soldats. Il ne prit seulementpas la précaution de faire fermer les portes, et tandis que seshommes poussaient la confiance plus loin encore, jusqu’às’endormir, il attendait tranquillement le jour qui allait,pensait-il, amener et grouper autour de lui tous les républicainsdu pays.

Déjà il songeait aux grandes mesures révolutionnaires&|160;: lanomination d’une Commune dont il serait le chef, l’emprisonnementdes mauvais patriotes et surtout des gens qui lui déplaisaient. Lapensée des Rougon vaincus, du salon jaune désert, de toute cetteclique lui demandant grâce, le plongeait dans une douce joie. Pourprendre patience, il avait résolu d’adresser une proclamation auxhabitants de Plassans. Ils s’étaient mis quatre pour rédiger cetteaffiche. Quand elle fut terminée, Macquart, prenant une pose dignedans le fauteuil du maire, se la fit lire, avant de l’envoyer àl’imprimerie de&|160;l’Indépendant, sur le civisme delaquelle il comptait. Un des rédacteurs commençait avecemphase&|160;: «&|160;Habitants de Plassans, l’heure del’indépendance a sonné, le règne de la justice est venu…&|160;»lorsqu’un bruit se fit entendre à la porte du cabinet, quis’ouvrait lentement.

«&|160;C’est toi, Cassoute&|160;?&|160;» demanda Macquart eninterrompant la lecture.

On ne répondit pas&|160;; la porte s’ouvrait toujours.

«&|160;Entre donc&|160;! reprit-il avec impatience. Mon brigandde frère est chez lui&|160;?&|160;»

Alors, brusquement, les deux battants de la porte, poussés avecviolence, claquèrent contre les murs, et un flot d’hommes armés, aumilieu desquels marchait Rougon, très rouge, les yeux hors desorbites, envahirent le cabinet en brandissant leurs fusils commedes bâtons.

«&|160;Ah&|160;! les canailles, ils ont des armes&|160;!&|160;»hurla Macquart.

Il voulut prendre une paire de pistolets posés sur lebureau&|160;; mais il avait déjà cinq hommes à la gorge qui lemaintenaient. Les quatre rédacteurs de la proclamation luttèrent uninstant. Il y eut des poussées, des trépignements sourds, desbruits de chute. Les combattants étaient singulièrement embarrasséspar leurs fusils, qui ne leur servaient à rien, et qu’ils nevoulaient pas lâcher. Dans la lutte, celui de Rougon, qu’un insurgécherchait à lui arracher, partit tout seul, avec une détonationépouvantable, en emplissant le cabinet de fumée&|160;; la ballealla briser une superbe glace, montant de la cheminée au plafond,et qui avait la réputation d’être une des plus belles glaces de laville. Ce coup de feu, tiré on ne savait pourquoi, assourdit toutle monde et mit fin à la bataille.

Alors, pendant que ces messieurs soufflaient, on entendit troisdétonations qui venaient de la cour. Granoux courut à une desfenêtres du cabinet. Les visages s’allongèrent, et tous, penchésanxieusement, attendirent, peu soucieux d’avoir à recommencer lalutte avec les hommes du poste, qu’ils avaient oubliés dans leurvictoire. Mais la voix de Roudier cria que tout allait bien.Granoux referma la fenêtre, rayonnant. La vérité était que le coupde feu de Rougon avait réveillé les dormeurs&|160;; ils s’étaientrendus, voyant toute résistance impossible. Seulement, dans la hâteaveugle qu’ils avaient d’en finir, trois des hommes de Roudieravaient déchargé leurs armes en l’air, comme pour répondre à ladétonation d’en haut, sans bien savoir ce qu’ils faisaient. Il y ade ces moments où les fusils partent d’eux-mêmes dans les mains despoltrons.

Cependant Rougon fit lier solidement les poings de Macquart avecles embrasses des grands rideaux verts du cabinet. Celui-ciricanait, pleurant de rage.

«&|160;C’est cela, allez toujours… balbutiait-il. Ce soir oudemain, quand les autres reviendront, nous réglerons noscomptes&|160;!&|160;»

Cette allusion à la bande insurrectionnelle fit passer unfrisson dans le dos des vainqueurs. Rougon surtout éprouva un légerétranglement. Son frère, qui était exaspéré d’avoir été surpriscomme un enfant par ces bourgeois effarés, qu’il traitaitd’abominables pékins, à titre d’ancien soldat, le regardait, lebravait avec des yeux luisants de haine.

«&|160;Ah&|160;! j’en sais de belles, j’en sais de belles&|160;!reprit-il sans le quitter du regard. Envoyez-moi donc un peu devantla cour d’assises pour que je raconte aux juges des histoires quiferont rire.&|160;»

Rougon devint blême. Il eut une peur atroce que Macquart neparlât et ne le perdît dans l’estime des messieurs qui venaient del’aider à sauver Plassans. D’ailleurs, ces messieurs, tout ahurisde la rencontre dramatique des deux frères, s’étaient retirés dansun coin du cabinet, en voyant qu’une explication orageuse allaitavoir lieu. Rougon prit une décision héroïque. Il s’avança vers legroupe et dit d’un ton très noble&|160;:

«&|160;Nous garderons cet homme ici. Quand il aura réfléchi à sasituation, il pourra nous donner des renseignementsutiles.&|160;»

Puis, d’une voix encore plus digne&|160;:

«&|160;J’accomplirai mon devoir, messieurs. J’ai juré de sauverla ville de l’anarchie, et je la sauverai, dussé-je être lebourreau de mon plus proche parent.&|160;»

On eût dit un vieux Romain sacrifiant sa famille sur l’autel dela patrie. Granoux, très ému, vint lui serrer la main d’un airlarmoyant qui signifiait&|160;: «&|160;Je vous comprends, vous êtessublime&|160;!&|160;» Il lui rendit ensuite le service d’emmenertout le monde, sous le prétexte de conduire dans la cour les quatreprisonniers qui étaient là.

Quand Pierre fut seul avec son frère, il sentit tout son aplomblui revenir. Il reprit&|160;:

«&|160;Vous ne m’attendiez guère, n’est-ce pas&|160;? Jecomprends maintenant&|160;: vous deviez avoir dressé quelqueguet-apens chez moi. Malheureux&|160;! voyez où vous ont conduitvos vices et vos désordres&|160;!&|160;»

Macquart haussa les épaules.

«&|160;Tenez, répondit-il, fichez-moi la paix. Vous êtes unvieux coquin. Rira bien qui rira le dernier.&|160;»

Rougon, qui n’avait pas de plan arrêté à son égard, le poussadans un cabinet de toilette où M.&|160;Garçonnet venait se reposerparfois. Ce cabinet, éclairé par en haut, n’avait d’autre issue quela porte d’entrée. Il était meublé de quelques fauteuils, d’undivan et d’un lavabo de marbre. Pierre ferma la porte à doubletour, après avoir délié à moitié les mains de son frère. Onentendit ce dernier se jeter sur le divan, et il entonna le Çaira&|160;! d’une voix formidable, comme pour se bercer.

Rougon, seul enfin, s’assit à son tour dans le fauteuil dumaire. Il poussa un soupir, il s’essuya le front. Que la conquêtede la fortune et des honneurs était rude&|160;! Enfin, il touchaitau but, il sentait le fauteuil moelleux s’enfoncer sous lui, ilcaressait de la main, d’un geste machinal, le bureau d’acajou,qu’il trouvait soyeux et délicat comme la peau d’une jolie femme.Et il se carra davantage, il prit la pose digne que Macquart avaitun instant auparavant, en écoutant la lecture de la proclamation.Autour de lui, le silence du cabinet lui semblait prendre unegravité religieuse qui lui pénétrait l’âme d’une divine volupté. Iln’était pas jusqu’à l’odeur de poussière et de vieux papiers,traînant dans les coins, qui ne montât comme un encens à sesnarines dilatées. Cette pièce, aux tentures fanées, puant lesaffaires étroites, les soucis misérables d’une municipalité detroisième ordre, était un temple dont il devenait le dieu. Ilentrait dans quelque chose de sacré. Lui qui, au fond, n’aimait pasles prêtres, il se rappela l’émotion délicieuse de sa premièrecommunion quand il avait cru avaler Jésus.

Mais, dans son ravissement, il éprouvait de petits soubresautsnerveux, à chaque éclat de voix de Macquart. Les motsd’aristocrate, de lanterne, les menaces de pendaison, luiarrivaient par souffles violents à travers la porte, et coupaientd’une façon désagréable son rêve triomphant. Toujours cethomme&|160;! Et son rêve, qui lui montrait Plassans à ses pieds,s’achevait par la vision brusque de la cour d’assises, des juges,des jurés et du public, écoutant les révélations honteuses deMacquart, l’histoire des cinquante mille francs et lesautres&|160;; ou bien, tout en goûtant la mollesse du fauteuil deM.&|160;Garçonnet, il se voyait tout d’un coup pendu à une lanternede la rue de la Banne. Qui donc le débarrasserait de cemisérable&|160;? Enfin Antoine s’endormit. Pierre eut dix bonnesminutes d’extase pure.

Roudier et Granoux vinrent le tirer de cette béatitude. Ilsarrivaient de la prison, où ils avaient conduit les insurgés. Lejour grandissait, la ville allait s’éveiller, il s’agissait deprendre un parti. Roudier déclara qu’avant tout il serait bond’adresser une proclamation aux habitants. Pierre, justement,lisait celle que les insurgés avaient laissée sur une table.

«&|160;Mais, s’écria-t-il, voilà qui nous convient parfaitement.Il n’y a que quelques mots à changer.&|160;»

Et, en effet, un quart d’heure suffit, au bout duquel Granouxlut, d’une voix émue&|160;:

«&|160;Habitants de Plassans, l’heure de la résistance a sonné,le règne de l’ordre est revenu…&|160;»

Il fut décidé que l’imprimerie de&|160;laGazette&|160;imprimerait la proclamation, et qu’onl’afficherait à tous les coins de rue.

«&|160;Maintenant, écoutez, dit Rougon, nous allons nous rendrechez moi&|160;; pendant ce temps, M.&|160;Granoux réunira ici lesmembres du conseil municipal qui n’ont pas été arrêtés, et leurracontera les terribles événements de cette nuit.&|160;»

Puis il ajouta, avec majesté&|160;:

«&|160;Je suis tout prêt à accepter la responsabilité de mesactes. Si ce que j’ai déjà fait paraît un gage suffisant de monamour de l’ordre, je consens à me mettre à la tête d’une commissionmunicipale, jusqu’à ce que les autorités régulières puissent êtrerétablies. Mais, pour qu’on ne m’accuse pas d’ambition, je nerentrerai à la mairie que rappelé par les instances de mesconcitoyens.&|160;»

Granoux et Roudier se récrièrent. Plassans ne serait pas ingrat.Car enfin leur ami avait sauvé la ville. Et ils rappelèrent tout cequ’il avait fait pour la cause de l’ordre&|160;: le salon jaunetoujours ouvert aux amis du pouvoir, la bonne parole portée dansles trois quartiers, le dépôt d’armes dont l’idée lui appartenait,et surtout cette nuit mémorable, cette nuit de prudence etd’héroïsme, dans laquelle il s’était illustré à jamais. Granouxajouta qu’il était sûr d’avance de l’admiration et de lareconnaissance de messieurs les conseillers municipaux. Il concluten disant&|160;:

«&|160;Ne bougez pas de chez vous&|160;; je veux aller vouschercher et vous ramener en triomphe.&|160;»

Roudier dit encore qu’il comprenait, d’ailleurs, le tact, lamodestie de leur ami, et qu’il l’approuvait. Personne, certes, nesongerait à l’accuser d’ambition, mais on sentirait la délicatessequ’il mettait à ne vouloir rien être sans l’assentiment de sesconcitoyens. Cela était très digne, très noble, tout à faitgrand.

Sous cette pluie d’éloges, Rougon baissait humblement la tête.Il murmurait&|160;: «&|160;Non, non, vous allez trop loin&|160;»,avec de petites pâmoisons d’homme chatouillé voluptueusement.Chaque phrase du bonnetier retiré et de l’ancien marchandd’amandes, placés l’un à sa droite, l’autre à sa gauche, luipassait suavement sur la face&|160;; et, renversé dans le fauteuildu maire, pénétré par les senteurs administratives du cabinet, ilsaluait à gauche, à droite, avec des allures de prince prétendantdont un coup d’État va faire un empereur.

Quand ils furent las de s’encenser, ils descendirent. Granouxpartit à la recherche du conseil municipal. Roudier dit à Rougond’aller en avant&|160;; il le rejoindrait chez lui, après avoirdonné les ordres nécessaires pour la garde de la mairie. Le jourgrandissait. Pierre gagna la rue de la Banne, en faisant sonnermilitairement ses talons sur les trottoirs encore déserts. Iltenait son chapeau à la main, malgré le froid vif&|160;; desbouffées d’orgueil lui jetaient tout le sang au visage.

Au bas de l’escalier, il trouva Cassoute. Le terrassier n’avaitpas bougé, n’ayant vu rentrer personne. Il était là, sur lapremière marche, sa grosse tête entre les mains, regardant fixementdevant lui, avec le regard vide et l’entêtement muet d’un chienfidèle.

«&|160;Vous m’attendiez, n’est-ce pas&|160;? lui dit Pierre, quicomprit tout en l’apercevant. Eh bien&|160;! allez dire àM.&|160;Macquart que je suis rentré. Demandez-le à lamairie.&|160;»

Cassoute se leva et se retira, en saluant gauchement. Il alla sefaire arrêter comme un mouton, pour la grande réjouissance dePierre, qui riait tout seul en montant l’escalier, surpris delui-même, ayant vaguement cette pensée&|160;:

«&|160;J’ai du courage, aurais-je de l’esprit&|160;?&|160;»

Félicité ne s’était pas couchée. Il la trouva endimanchée, avecson bonnet à rubans citron, comme une femme qui attend du monde.Elle était vainement restée à la fenêtre, elle n’avait rienentendu&|160;; elle se mourait de curiosité.

«&|160;Eh bien&|160;?&|160;» demanda-t-elle, en se précipitantau-devant de son mari.

Celui-ci, soufflant, entra dans le salon jaune, où elle lesuivit, en fermant soigneusement les portes derrière elle. Il selaissa aller dans un fauteuil, il dit d’une voixétranglée&|160;:

«&|160;C’est fait, nous serons receveur particulier.&|160;»

Elle lui sauta au cou&|160;; elle l’embrassa.

«&|160;Vrai&|160;? vrai&|160;? cria-t-elle. Mais je n’ai rienentendu. Ô mon petit homme, raconte-moi ça, raconte-moitout.&|160;»

Elle avait quinze ans, elle se faisait chatte, elletourbillonnait, avec ses vols brusques de cigale ivre de lumière etde chaleur. Et Pierre, dans l’effusion de sa victoire, vida soncœur. Il n’omit pas un détail. Il expliqua même ses projets futurs,oubliant que, selon lui, les femmes n’étaient bonnes à rien, et quela sienne devait tout ignorer, s’il voulait rester le maître.Félicité, penchée, buvait ses paroles. Elle lui fit recommencercertaines parties du récit, disant qu’elle n’avait pasentendu&|160;; en effet, la joie faisait un tel vacarme dans satête que, par moments, elle devenait comme sourde, l’esprit perduen pleine jouissance. Quand Pierre raconta l’affaire de la mairie,elle fut prise de rires, elle changea trois fois de fauteuil,roulant les meubles, ne pouvant tenir en place. Après quaranteannées d’efforts continus, la fortune se laissait enfin prendre àla gorge. Elle en devenait folle, à ce point qu’elle oubliaelle-même toute prudence.

«&|160;Hein&|160;! c’est à moi que tu dois tout cela&|160;!s’écria-t-elle avec une explosion de triomphe. Si je t’avais laisséagir, tu te serais fait bêtement pincer par les insurgés. Nigaud,c’était le Garçonnet, le Sicardot et les autres, qu’il fallaitjeter à ces bêtes féroces.&|160;»

Et, montrant ses dents branlantes de vieille, elle ajouta avecun rire de gamine&|160;:

«&|160;Eh&|160;! vive la République&|160;! elle a fait placenette.&|160;»

Mais Pierre était devenu maussade.

«&|160;Toi, toi, murmura-t-il, tu crois toujours avoir toutprévu. C’est moi qui ai eu l’idée de me cacher. Avec cela que lesfemmes entendent quelque chose à la politique&|160;! Va, ma pauvrevieille, si tu conduisais la barque, nous ferions vitenaufrage.&|160;»

Félicité pinça les lèvres. Elle s’était trop avancée, elle avaitoublié son rôle de bonne fée muette. Mais il lui vint une de cesrages sourdes, qu’elle éprouvait quand son mari l’écrasait de sasupériorité. Elle se promit de nouveau, lorsque l’heure seraitvenue, quelque vengeance exquise qui lui livrerait le bonhommepieds et poings liés.

«&|160;Ah&|160;! j’oubliais, reprit Rougon, M.&|160;Peirotte estde la danse. Granoux l’a vu qui se débattait entre les mains desinsurgés.&|160;»

Félicité eut un tressaillement. Elle était justement à lafenêtre, qui regardait avec amour les croisées du receveurparticulier. Elle venait d’éprouver le besoin de les revoir, carl’idée du triomphe se confondait en elle avec l’envie de ce belappartement, dont elle usait les meubles du regard, depuis silongtemps.

Elle se retourna, et, d’une voix étrange&|160;:

«&|160;M.&|160;Peirotte est arrêté&|160;?&|160;» dit-elle.

Elle sourit complaisamment&|160;; puis une vive rougeur luimarbra la face. Elle venait, au fond d’elle, de faire ce souhaitbrutal&|160;: «&|160;Si les insurgés pouvaient lemassacrer&|160;!&|160;» Pierre lut sans doute cette pensée dans sesyeux.

«&|160;Ma foi&|160;! s’il attrapait quelque balle, murmura-t-il,ça arrangerait nos affaires… On ne serait pas obligé de ledéplacer, n’est-ce pas&|160;? et il n’y aurait rien de notrefaute.&|160;»

Mais Félicité, plus nerveuse, frissonnait. Il lui semblaitqu’elle venait de condamner un homme à mort. Maintenant, siM.&|160;Peirotte était tué, elle le reverrait la nuit, il viendraitlui tirer les pieds. Elle ne jeta plus sur les fenêtres d’en faceque des coups d’œil sournois, pleins d’une horreur voluptueuse. Etil y eut, dès lors, dans ses jouissances, une pointe d’épouvantecriminelle qui les rendit plus aiguës.

D’ailleurs, Pierre, le cœur vidé, voyait à présent le mauvaiscôté de la situation. Il parla de Macquart. Comment se débarrasserde ce chenapan&|160;? Mais Félicité, reprise par la fièvre dusuccès, s’écria&|160;:

«&|160;On ne peut pas tout faire à la fois. Nous lebâillonnerons, parbleu&|160;! Nous trouverons bien quelquemoyen…&|160;»

Elle allait et venait, rangeant les fauteuils, époussetant lesdossiers. Brusquement, elle s’arrêta au milieu de la pièce et,jetant un long regard sur le mobilier fané&|160;:

«&|160;Bon Dieu&|160;! dit-elle, que c’est laid ici&|160;! Ettout ce monde qui va venir&|160;!

–&|160;Baste&|160;! répondit Pierre avec une superbeindifférence, nous changerons tout cela.&|160;»

Lui qui, la veille, avait un respect religieux pour lesfauteuils et le canapé, il serait monté dessus à pieds joints.Félicité, éprouvant le même dédain, alla jusqu’à bousculer unfauteuil dont une roulette manquait et qui ne lui obéissait pasassez vite.

Ce fut à ce moment que Roudier entra. Il sembla à la vieillefemme qu’il était d’une bien plus grande politesse. Les«&|160;monsieur&|160;», les «&|160;madame&|160;» roulaient, avecune musique délicieuse. D’ailleurs, les habitués arrivaient à lafile, le salon s’emplissait. Personne ne connaissait encore, dansleurs détails, les événements de la nuit, et tous accouraient, lesyeux hors de la tête, le sourire aux lèvres, poussés par lesrumeurs qui commençaient à courir la ville. Ces messieurs qui, laveille au soir, avaient quitté si précipitamment le salon jaune, àla nouvelle de l’approche des insurgés, revenaient, bourdonnants,curieux et importuns, comme un essaim de mouches qu’aurait disperséun coup de vent. Certains n’avaient pas même pris le temps demettre leurs bretelles. Leur impatience était grande, mais il étaitvisible que Rougon attendait quelqu’un pour parler. À chaqueminute, il tournait vers la porte un regard anxieux. Pendant uneheure, ce furent des poignées de main expressives, desfélicitations vagues, des chuchotements admiratifs, une joiecontenue, sans cause certaine, et qui ne demandait qu’un mot pourdevenir de l’enthousiasme.

Enfin Granoux parut. Il s’arrêta un instant sur le seuil, lamain droite dans sa redingote boutonnée&|160;; sa grosse faceblême, qui jubilait, essayait vainement de cacher son émotion sousun grand air de dignité. À son apparition, il se fit unsilence&|160;; on sentit qu’une chose extraordinaire allait sepasser. Ce fut au milieu d’une haie que Granoux marcha droit versRougon. Il lui tendit la main.

«&|160;Mon ami, lui dit-il, je vous apporte l’hommage du conseilmunicipal. Il vous appelle à sa tête, en attendant que notre mairenous soit rendu. Vous avez sauvé Plassans. Il faut, dans l’époqueabominable que nous traversons, des hommes qui allient votreintelligence à votre courage. Venez…&|160;»

Granoux, qui récitait là un petit discours qu’il avait préparéavec grand-peine, de la mairie à la rue de la Banne, sentit samémoire se troubler. Mais Rougon, gagné par l’émotion,l’interrompit, en lui serrant les mains, en répétant&|160;:

«&|160;Merci, mon cher Granoux, je vous remerciebien.&|160;»

Il ne trouva rien autre chose. Alors il y eut une explosion devoix assourdissante. Chacun se précipita, lui tendit la main, lecouvrit d’éloges et de compliments, le questionna avec âpreté. Maislui, digne déjà comme un magistrat, demanda quelques minutes pourconférer avec MM.&|160;Granoux et Roudier. Les affaires avant tout.La ville se trouvait dans une situation si critique&|160;! Ils seretirèrent tous trois dans un coin du salon, et là, à voix basse,ils se partagèrent le pouvoir, tandis que les habitués, éloignés dequelques pas, et jouant la discrétion, leur jetaient à la dérobéedes coups d’œil où l’admiration se mêlait à la curiosité. Rougonprendrait le titre de président de la commission municipale&|160;;Granoux serait secrétaire&|160;; quant à Roudier, il devenaitcommandant en chef de la garde nationale réorganisée. Ces messieursse jurèrent un appui mutuel, d’une solidité à toute épreuve.

Félicité, qui s’était approchée d’eux, leur demandabrusquement&|160;:

«&|160;Et Vuillet&|160;?&|160;»

Ils se regardèrent. Personne n’avait aperçu Vuillet. Rougon eutune légère grimace d’inquiétude.

«&|160;Peut-être qu’on l’a emmené avec les autres…&|160;»,dit-il pour se tranquilliser.

Mais Félicité secoua la tête. Vuillet n’était pas un homme à selaisser prendre. Du moment qu’on ne le voyait pas, qu’on nel’entendait pas, c’est qu’il faisait quelque chose de mal.

La porte s’ouvrit, Vuillet entra. Il salua humblement, avec sonclignement de paupières, son sourire pincé de sacristain. Puis ilvint tendre sa main humide à Rougon et aux deux autres. Vuilletavait fait ses petites affaires tout seul. Il s’était taillélui-même sa part du gâteau, comme aurait dit Félicité. Il avait vu,par le soupirail de sa cave, les insurgés venir arrêter ledirecteur des postes, dont les bureaux étaient voisins de salibrairie. Aussi, dès le matin, à l’heure même où Rougon s’asseyaitdans le fauteuil du maire, était-il allé s’installer tranquillementdans le cabinet du directeur. Il connaissait les employés&|160;; illes avait reçus à leur arrivée, en leur disant qu’il remplaceraitleur chef jusqu’à son retour, et qu’ils n’eussent à s’inquiéter derien. Puis il avait fouillé le courrier du matin avec une curiositémal dissimulée&|160;; il flairait les lettres&|160;; il semblait enchercher une particulièrement. Sans doute sa situation nouvellerépondait à un de ses plans secrets, car il alla, dans soncontentement, jusqu’à donner à un de ses employés un exemplairedes&|160;Œuvres badines&|160;de Piron. Vuillet avait unfonds très assorti de livres obscènes, qu’il cachait dans un grandtiroir, sous une couche de chapelets et d’images saintes&|160;;c’était lui qui inondait la ville de photographies et de gravureshonteuses, sans que cela nuisît le moins du monde à la vente desparoissiens. Cependant il dut s’effrayer, dans la matinée, de lafaçon cavalière dont il s’était emparé de l’hôtel des postes. Ilsongea à faire ratifier son usurpation. Et c’est pourquoi ilaccourait chez Rougon, qui devenait décidément un puissantpersonnage.

«&|160;Où êtes-vous donc passé&|160;?&|160;» lui demandaFélicité d’un air méfiant.

Alors il conta son histoire, qu’il enjoliva. Selon lui, il avaitsauvé l’hôtel des postes du pillage.

«&|160;Eh bien&|160;! c’est entendu, restez-y&|160;! dit Pierreaprès avoir réfléchi un moment. Rendez-vous utile.&|160;»

Cette dernière phrase indiquait la grande terreur desRougon&|160;; ils avaient peur qu’on ne se rendît trop utile, qu’onne sauvât la ville plus qu’eux. Mais Pierre n’avait trouvé aucunpéril sérieux à laisser Vuillet directeur intérimaire despostes&|160;; c’était même une façon de s’en débarrasser. Félicitéeut un vif mouvement de contrariété.

Le conciliabule terminé, ces messieurs revinrent se mêler auxgroupes qui emplissaient le salon. Ils durent enfin satisfaire lacuriosité générale. Il leur fallut détailler par le menu lesévénements de la matinée. Rougon fut magnifique. Il amplifiaencore, orna et dramatisa le récit qu’il avait conté à sa femme. Ladistribution des fusils et des cartouches fit haleter tout lemonde. Mais ce fut la marche dans les rues désertes et la prise dela mairie qui foudroyèrent ces bourgeois de stupeur. À chaquenouveau détail, une interruption partait.

«&|160;Et vous n’étiez que quarante et un, c’estprodigieux&|160;!

–&|160;Ah bien&|160;! merci, il devait faire diablementnoir.

–&|160;Non, je l’avoue, jamais je n’aurais osé cela&|160;!

–&|160;Alors, vous l’avez pris, comme ça, à la gorge&|160;!

–&|160;Et les insurgés, qu’est-ce qu’ils ontdit&|160;?&|160;»

Mais ces courtes phrases ne faisaient que fouetter la verve deRougon. Il répondait à tout le monde. Il mimait l’action. Ce groshomme, dans l’admiration de ses propres exploits, retrouvait dessouplesses d’écolier, il revenait, se répétait, au milieu desparoles croisées, des cris de surprise, des conversationsparticulières qui s’établissaient brusquement pour la discussiond’un détail&|160;; et il allait ainsi en s’agrandissant, emportépar un souffle épique. D’ailleurs, Granoux et Roudier étaient làqui lui soufflaient des faits, de petits faits imperceptibles qu’ilomettait. Ils brûlaient, eux aussi, de placer un mot, de conter unépisode, et parfois ils lui volaient la parole. Ou bien ilsparlaient tous les trois ensemble. Mais lorsque, pour garder commedénouement, comme bouquet, l’épisode homérique de la glace cassée,Rougon voulut dire ce qui s’était passé en bas dans la cour, lorsde l’arrestation du poste, Roudier l’accusa de nuire au récit enchangeant l’ordre des événements. Et ils se disputèrent un instantavec quelque aigreur. Puis Roudier, voyant l’occasion bonne pourlui, s’écria d’une voix prompte&|160;:

«&|160;Eh bien, soit&|160;! Mais vous n’y étiez pas… Laissez-moidire…&|160;»

Alors il expliqua longuement comment les insurgés s’étaientréveillés et comment on les avait mis en joue pour les réduire àl’impuissance. Il ajouta que le sang n’avait pas coulé,heureusement. Cette dernière phrase désappointa l’auditoire quicomptait sur son cadavre.

«&|160;Mais vous avez tiré, je crois, interrompit Félicité,voyant que le drame était pauvre.

–&|160;Oui, oui, trois coups de feu, reprit l’ancien bonnetier.C’est le charcutier Dubruel, M.&|160;Liévin et M.&|160;Massicot quiont déchargé leurs armes avec une vivacité coupable.&|160;»

Et, comme il y eut quelques murmures&|160;:

«&|160;Coupable, je maintiens le mot, reprit-il. La guerre adéjà de bien cruelles nécessités, sans qu’on y verse du sanginutile. J’aurais voulu vous voir à ma place… D’ailleurs, cesmessieurs m’ont juré que ce n’était pas leur faute&|160;; ils nes’expliquent pas comment leurs fusils sont partis… Et pourtant il ya eu une balle perdue qui, après avoir ricoché, est allée faire unbleu sur la joue d’un insurgé…&|160;»

Ce bleu, cette blessure inespérée satisfit l’auditoire. Surquelle joue le bleu se trouvait-il, et comment une balle, mêmeperdue, peut-elle frapper une joue sans la trouer&|160;? Cela donnasujet à de longs commentaires.

«&|160;En haut, continua Rougon de sa voix la plus forte, sanslaisser à l’agitation le temps de se calmer, en haut, nous avionsfort à faire. La lutte a été rude…&|160;»

Et il décrivit l’arrestation de son frère et des quatre autresinsurgés, très largement, sans nommer Macquart, qu’il appelait«&|160;le chef&|160;». Les mots&|160;: «&|160;Le cabinet deM.&|160;le maire, le fauteuil, le bureau de M.&|160;lemaire&|160;», revenaient à chaque instant dans sa bouche etdonnaient, pour les auditeurs, une grandeur merveilleuse à cetteterrible scène. Ce n’était plus chez le portier, mais chez lepremier magistrat de la ville qu’on se battait. Roudier étaitenfoncé. Rougon arriva enfin à l’épisode qu’il préparait depuis lecommencement, et qui devait décidément le poser en héros.

«&|160;Alors, dit-il, un insurgé se précipite sur moi. J’écartele fauteuil de M.&|160;le maire, je prends mon homme à la gorge. Etje le serre, vous pensez&|160;! Mais mon fusil me gênait. Je nevoulais pas le lâcher, on ne lâche jamais son fusil. Je le tenais,comme cela, sous le bras gauche. Brusquement, le couppart…&|160;»

Tout l’auditoire était pendu aux lèvres de Rougon. Granoux, quiallongeait les lèvres, avec une démangeaison féroce de parler,s’écria&|160;:

«&|160;Non, non, ce n’est pas cela… Vous n’avez pu voir, monami&|160;; vous vous battiez comme un lion… Mais moi qui aidais àgarrotter un des prisonniers, j’ai tout vu… L’homme a voulu vousassassiner&|160;; c’est lui qui a fait partir le coup defusil&|160;; j’ai parfaitement aperçu ses doigts noirs qu’ilglissait sous votre bras…

–&|160;Vous croyez&|160;?&|160;» dit Rougon devenu blême.

Il ne savait pas qu’il eût couru un pareil danger, et le récitde l’ancien marchand d’amandes le glaçait d’effroi… Granoux nementait pas d’ordinaire&|160;; seulement, un jour de bataille, ilest bien permis de voir les choses dramatiquement.

«&|160;Quand je vous le dis, l’homme a voulu vous assassiner,répéta-t-il avec conviction.

–&|160;C’est donc cela, dit Rougon, d’une voix éteinte, que j’aientendu la balle siffler à mon oreille.&|160;»

Il y eut une violente émotion&|160;; l’auditoire parut frappé derespect devant ce héros. Il avait entendu siffler une balle à sonoreille&|160;! Certes, aucun des bourgeois qui étaient là n’auraitpu en dire autant. Félicité crut devoir se jeter dans les bras deson mari, pour mettre l’attendrissement de l’assemblée à soncomble. Mais Rougon se dégagea tout d’un coup et termina son récitpar cette phrase héroïque qui est restée célèbre àPlassans&|160;:

«&|160;Le coup part, j’entends siffler la balle à mon oreille,et, paf&|160;! la balle va casser la glace de M.&|160;lemaire.&|160;»

Ce fut une consternation. Une si belle glace&|160;! incroyable,vraiment&|160;! Le malheur arrivé à la glace balança dans lasympathie de ces messieurs l’héroïsme de Rougon. Cette glacedevenait une personne, et l’on parla d’elle pendant un quartd’heure avec des exclamations, des apitoiements, des effusions deregret, comme si elle eût été blessée au cœur. C’était le bouquettel que Pierre l’avait ménagé, le dénouement de cette odysséeprodigieuse. Un grand murmure de voix remplit le salon jaune. Onrefaisait entre soi le récit qu’on venait d’entendre, et, de tempsà autre, un monsieur se détachait d’un groupe pour aller demanderaux trois héros la version exacte de quelque fait contesté. Leshéros rectifiaient le fait avec une minutie scrupuleuse&|160;; ilssentaient qu’ils parlaient pour l’histoire.

Cependant Rougon et ses deux lieutenants dirent qu’ils étaientattendus à la mairie. Il se fit un silence respectueux&|160;; on sesalua avec des sourires graves. Granoux crevait d’importance&|160;;lui seul avait vu l’insurgé presser la détente et casser laglace&|160;; cela le grandissait, le faisait éclater dans sa peau.En quittant le salon, il prit le bras de Roudier, d’un air de grandcapitaine brisé de fatigue, en murmurant&|160;:

«&|160;Il y a trente-six heures que je suis debout, et Dieu saitquand je me coucherai&|160;!&|160;»

Rougon, en s’en allant, prit Vuillet à part et lui dit que leparti de l’ordre comptait plus que jamais sur lui etsur&|160;la Gazette. Il fallait qu’il publiât un belarticle pour rassurer la population et traiter comme elle leméritait cette bande de scélérats qui avait traversé Plassans.

«&|160;Soyez tranquille&|160;! répondit Vuillet.&|160;LaGazette&|160;ne devait paraître que demain matin, mais je vaisla lancer dès ce soir.&|160;»

Quand ils furent sortis, les habitués du salon jaune restèrentencore un instant, bavards comme des commères qu’un serin envoléréunit sur un trottoir. Ces négociants retirés, ces marchandsd’huile, ces fabricants de chapeaux nageaient en plein drameféerique. Jamais pareille secousse ne les avait remués. Ils nerevenaient pas de ce qu’il se fût révélé, parmi eux, des héros telsque Rougon, Granoux et Roudier. Puis, étouffant dans le salon, lasde se raconter entre eux la même histoire, ils éprouvèrent une vivedémangeaison d’aller publier la grande nouvelle&|160;; ilsdisparurent un à un, piqués chacun par l’ambition d’être le premierà tout savoir, à tout dire&|160;; et Félicité, restée seule,penchée à la fenêtre, les vit qui se dispersaient dans la rue de laBanne, effarouchés, battant des bras comme de grands oiseauxmaigres, soufflant l’émotion aux quatre coins de la ville.

Il était dix heures. Plassans, éveillé, courait les rues, ahuride la rumeur qui montait. Ceux qui avaient vu ou entendu la bandeinsurrectionnelle racontaient des histoires à dormir debout, secontredisaient, avançaient des suppositions atroces. Mais le plusgrand nombre ne savait même pas ce dont il s’agissait&|160;;ceux-là demeuraient aux extrémités de la ville, et ils écoutaient,bouche béante, comme un conte de nourrice, cette histoire deplusieurs milliers de bandits envahissant les rues et disparaissantavant le jour, ainsi qu’une armée de fantômes. Les plus sceptiquesdisaient&|160;: «&|160;Allons donc&|160;!&|160;» Cependant certainsdétails étaient précis. Plassans finit par être convaincu qu’unépouvantable malheur avait passé sur lui pendant son sommeil, sansle toucher. Cette catastrophe mal définie empruntait aux ombres dela nuit, aux contradictions des divers renseignements, un caractèrevague, une horreur insondable qui faisaient frissonner les plusbraves. Qui donc avait détourné la foudre&|160;? Cela tenait duprodige. On parlait de sauveurs inconnus, d’une petite banded’hommes qui avaient coupé la tête de l’hydre, mais sans détails,comme d’une chose à peine croyable, lorsque les habitués du salonjaune se répandirent dans les rues, semant les nouvelles, refaisantdevant chaque porte le même récit.

Ce fut une traînée de poudre. En quelques minutes, d’un bout àl’autre de la ville, l’histoire courut. Le nom de Rougon vola debouche en bouche, avec des exclamations de surprise dans la villeneuve, des cris d’éloge dans le vieux quartier. L’idée qu’ilsétaient sans sous-préfet, sans maire, sans directeur des postes,sans receveur particulier, sans autorités d’aucune sorte, consternad’abord les habitants. Ils restaient stupéfaits d’avoir pu acheverleur somme et de s’être réveillés comme à l’ordinaire, en dehors detout gouvernement établi. La première stupeur passée, ils sejetèrent avec abandon dans les bras des libérateurs. Les quelquesrépublicains haussaient les épaules&|160;; mais les petitsdétaillants, les petits rentiers, les conservateurs de toute espècebénissaient ces héros modestes dont les ténèbres avaient caché lesexploits. Quand on sut que Rougon avait arrêté son propre frère,l’admiration ne connut plus de bornes&|160;; on parla deBrutus&|160;; cette indiscrétion qu’il redoutait tourna à sagloire. À cette heure d’effroi mal dissipé, la reconnaissance futunanime. On acceptait le sauveur Rougon sans le discuter.

«&|160;Songez donc&|160;! disaient les poltrons, ils n’étaientque quarante et un&|160;!&|160;»

Ce chiffre de quarante et un bouleversa la ville. C’est ainsique naquit à Plassans la légende des quarante et un bourgeoisfaisant mordre la poussière à trois mille insurgés. Il n’y eut quequelques esprits envieux de la ville neuve, des avocats sanscauses, d’anciens militaires, honteux d’avoir dormi cette nuit-là,qui élevèrent certains doutes. En somme, les insurgés étaientpeut-être partis tout seuls. Il n’y avait aucune preuve de combat,ni cadavres, ni taches de sang. Vraiment ces messieurs avaient eula besogne facile.

«&|160;Mais la glace, la glace&|160;! répétaient les fanatiques.Vous ne pouvez pas nier que la glace de M.&|160;le maire soitcassée. Allez donc la voir.&|160;»

Et, en effet, jusqu’à la nuit, il y eut une processiond’individus qui, sous mille prétextes, pénétrèrent dans le cabinet,dont Rougon laissait, d’ailleurs, la porte grande ouverte&|160;;ils se plantaient devant la glace, dans laquelle la balle avaitfait un trou rond, d’où partaient de larges cassures&|160;; puistous murmuraient la même phrase&|160;:

«&|160;Fichtre&|160;! la balle avait une fièreforce&|160;!&|160;»

Et ils s’en allaient, convaincus.

Félicité, à sa fenêtre, humait avec délices ces bruits, ces voixélogieuses et reconnaissantes qui montaient de la ville. ToutPlassans, à cette heure, s’occupait de son mari&|160;; elle sentaitles deux quartiers, sous elle, qui frémissaient, qui lui envoyaientl’espérance d’un prochain triomphe. Ah&|160;! comme elle allaitécraser cette ville qu’elle mettait si tard sous ses talons&|160;!Tous ses griefs lui revinrent, ses amertumes passées redoublèrentses appétits de jouissance immédiate.

Elle quitta la fenêtre, elle fit lentement le tour du salon.C’était là que, tout à l’heure, les mains se tendaient vers eux.Ils avaient vaincu, la bourgeoisie était à leurs pieds. Le salonjaune lui parut sanctifié. Les meubles éclopés, le velours éraillé,le lustre noir de chiures, toutes ces ruines prirent à ses yeux unaspect de débris glorieux traînant sur un champ de bataille. Laplaine d’Austerlitz ne lui eût pas causé une émotion aussiprofonde.

Comme elle se remettait à la fenêtre, elle aperçut Aristide quirôdait sur la place de la Sous-Préfecture, le nez en l’air. Ellelui fit signe de monter. Il semblait n’attendre que cet appel.

«&|160;Entre donc, lui dit sa mère sur le palier en voyant qu’ilhésitait. Ton père n’est pas là.&|160;»

Aristide avait l’air gauche d’un enfant prodigue. Depuis près dequatre ans, il n’était plus entré dans le salon jaune. Il tenaitencore son bras en écharpe.

«&|160;Ta main te fait toujours souffrir&|160;?&|160;» luidemanda railleusement Félicité.

Il rougit, il répondit avec embarras&|160;:

«&|160;Oh&|160;! ça va beaucoup mieux, c’est presqueguéri.&|160;»

Puis il resta là, tournant, ne sachant que dire. Félicité vint àson secours.

«&|160;Tu as entendu parler de la belle conduite de tonpère&|160;?&|160;» reprit-elle.

Il dit que toute la ville en causait. Mais son aplombrevenait&|160;; il rendit à sa mère sa raillerie&|160;; il laregarda en face, en ajoutant&|160;:

«&|160;J’étais venu voir si papa n’était pas blessé.

–&|160;Tiens, ne fais pas la bête&|160;! s’écria Félicité, avecsa pétulance. Moi, à ta place, j’agirais très carrément. Tu t’estrompé, là, avoue-le, en t’enrôlant avec tes gueux de républicains.Aujourd’hui tu ne serais pas fâché de les lâcher et de revenir avecnous, qui sommes les plus forts. Hé&|160;! la maison t’estouverte&|160;!&|160;»

Mais Aristide protesta. La République était une grande idée.Puis les insurgés pouvaient l’emporter.

«&|160;Laisse-moi donc tranquille&|160;! continua la vieillefemme irritée. Tu as peur que ton père te reçoive mal. Je me chargede l’affaire… Écoute-moi&|160;: tu vas aller à ton journal, turédigeras d’ici à demain un numéro très favorable au coup d’État,et demain soir, quand ce numéro aura paru, tu reviendras ici, tuseras accueilli à bras ouverts.&|160;»

Et, comme le jeune homme restait silencieux&|160;:

«&|160;Entends-tu&|160;? poursuivit-elle d’une voix plus basseet plus ardente&|160;; c’est de notre fortune, c’est de la tienne,qu’il s’agit. Ne va pas recommencer tes bêtises. Tu es déjà assezcompromis comme cela.&|160;»

Le jeune homme fit un geste, le geste de César passant leRubicon. De cette façon, il ne prenait aucun engagement verbal.Comme il allait se retirer, sa mère ajouta, en cherchant le nœud deson écharpe&|160;:

«&|160;Et d’abord, il faut m’ôter ce chiffon-là. Ça devientridicule, tu sais&|160;!&|160;»

Aristide la laissa faire. Quand le foulard fut dénoué, il leplia proprement et le mit dans sa poche. Puis il embrassa sa mèreen disant&|160;:

«&|160;À demain&|160;!&|160;»

Pendant ce temps, Rougon prenait officiellement possession de lamairie. Il n’était resté que huit conseillers municipaux&|160;; lesautres se trouvaient entre les mains des insurgés, ainsi que lemaire et les deux adjoints. Ces huit messieurs, de la force deGranoux, eurent des sueurs d’angoisse, lorsque ce dernier leurexpliqua la situation critique de la ville. Pour comprendre avecquel effarement ils vinrent se jeter dans les bras de Rougon, ilfaudrait connaître les bonshommes dont sont composés les conseilsmunicipaux de certaines petites villes. À Plassans, le maire avaitsous la main d’incroyables buses, de purs instruments d’unecomplaisance passive. Aussi, M.&|160;Garçonnet n’étant plus là, lamachine municipale devait se détraquer et appartenir à quiconquesaurait en ressaisir les ressorts. À cette heure, le sous-préfetayant quitté le pays, Rougon se trouvait naturellement, par laforce des circonstances, le maître unique et absolu de laville&|160;; crise étonnante, qui mettait le pouvoir entre lesmains d’un homme taré, auquel, la veille, pas un de ses concitoyensn’aurait prêté cent francs.

Le premier acte de Pierre fut de déclarer en permanence lacommission provisoire. Puis il s’occupa de la réorganisation de lagarde nationale, et réussit à mettre sur pied trois centshommes&|160;; les cent neuf fusils restés dans le hangar furentdistribués, ce qui porta à cent cinquante le nombre des hommesarmés par la réaction&|160;; les cent cinquante autres gardesnationaux étaient des bourgeois de bonne volonté et des soldats àSicardot. Quand le commandant Roudier passa la petite armée enrevue sur la place de l’Hôtel-de-Ville, il fut désolé de voir queles marchands de légumes riaient en dessous&|160;; tous n’avaientpas d’uniforme, et certains se tenaient bien drôlement, avec leurchapeau noir, leur redingote et leur fusil. Mais, au fond,l’intention était bonne. Un poste fut laissé à la mairie. Le restede la petite armée fut dispersé, par peloton, aux différentesportes de la ville. Roudier se réserva le commandement du poste dela Grand’Porte, la plus menacée.

Rougon, qui se sentait très fort en ce moment, alla lui-même rueCanquoin, pour prier les gendarmes de rester chez eux, de ne semêler de rien. Il fit, d’ailleurs, ouvrir les portes de lagendarmerie, dont les insurgés avaient emporté les clefs. Mais ilvoulait triompher seul, il n’entendait pas que les gendarmespussent lui voler une part de sa gloire. S’il avait absolumentbesoin d’eux, il les appellerait. Et il leur expliqua que leurprésence, en irritant peut-être les ouvriers, ne ferait qu’aggraverla situation. Le brigadier le complimenta beaucoup sur sa prudence.Lorsqu’il apprit qu’il y avait un homme blessé dans la caserne,Rougon voulut se rendre populaire, il demanda à le voir. Il trouvaRengade couché, l’œil couvert d’un bandeau, avec ses grossesmoustaches qui passaient sous le linge. Il réconforta, par debelles paroles sur le devoir, le borgne jurant et soufflant,exaspéré de sa blessure, qui allait le forcer à quitter le service.Il promit de lui envoyer un médecin.

«&|160;Je vous remercie bien, monsieur, répondit Rengade&|160;;mais, voyez-vous, ce qui me soulagerait mieux que tous les remèdes,ce serait de tordre le cou au misérable qui m’a crevé l’œil.Oh&|160;! je le reconnaîtrai&|160;; c’est un petit maigre, pâlot,tout jeune…&|160;»

Pierre se souvint du sang qui couvrait les mains de Silvère. Ileut un léger mouvement de recul, comme s’il eût craint que Rengadene lui sautât à la gorge, en disant&|160;: «&|160;C’est ton neveuqui m’a éborgné&|160;; attends, tu vas payer pour lui&|160;!&|160;»Et, tandis qu’il maudissait tout bas son indigne famille, ildéclara solennellement que, si le coupable était retrouvé, ilserait puni avec toute la rigueur des lois.

«&|160;Non, non, ce n’est pas la peine, répondit leborgne&|160;; je lui tordrai le cou.&|160;»

Rougon s’empressa de regagner la mairie. L’après-midi futemployé à prendre diverses mesures. La proclamation, affichée versune heure, produisit une impression excellente. Elle se terminaitpar un appel au bon esprit des citoyens, et donnait la fermeassurance que l’ordre ne serait plus troublé. Jusqu’au crépuscule,les rues, en effet, offrirent l’image d’un soulagement général,d’une confiance entière. Sur les trottoirs, les groupes quilisaient la proclamation disaient&|160;:

«&|160;C’est fini, nous allons voir passer les troupes envoyéesà la poursuite des insurgés.&|160;»

Cette croyance que des soldats approchaient devint telle que lesoisifs du cours Sauvaire se portèrent sur la route de Nice pouraller au-devant de la musique. Ils revinrent, à la nuit,désappointés, n’ayant rien vu. Alors, une inquiétude sourde courutla ville.

À la mairie, la commission provisoire avait tant parlé pour nerien dire que les membres, le ventre vide, effarés par leurspropres bavardages, sentaient la peur les reprendre. Rougon lesenvoya dîner, en les convoquant de nouveau pour neuf heures dusoir. Il allait lui-même quitter le cabinet, lorsque Macquarts’éveilla et frappa violemment à la porte de sa prison. Il déclaraqu’il avait faim, puis il demanda l’heure, et quand son frère luieut dit qu’il était cinq heures, il murmura, avec une méchancetédiabolique, en feignant un vif étonnement, que les insurgés luiavaient promis de revenir plus tôt et qu’ils tardaient bien à ledélivrer. Rougon, après lui avoir fait servir à manger, descendit,agacé par cette insistance de Macquart à parler du retour de labande insurrectionnelle.

Dans les rues, il éprouva un malaise. La ville lui parutchangée. Elle prenait un air singulier&|160;; des ombres filaientrapidement le long des trottoirs, le vide et le silence sefaisaient, et, sur les maisons mornes, semblait tomber, avec lecrépuscule, une peur grise, lente et opiniâtre comme une pluiefine. La confiance bavarde de la journée aboutissait fatalement àcette panique sans cause, à cet effroi de la nuit naissante&|160;;les habitants étaient las, rassasiés de leur triomphe, à ce pointqu’il ne leur restait des forces que pour rêver des représaillesterribles de la part des insurgés. Rougon frissonna dans ce courantd’effroi. Il hâta le pas, la gorge serrée. En passant devant uncafé de la place des Récollets, qui venait d’allumer ses lampes, etoù se réunissaient les petits rentiers de la ville neuve, ilentendit un bout de conversation très effrayant.

«&|160;Eh bien&|160;! monsieur Picou, disait une voix grasse,vous savez la nouvelle&|160;? le régiment qu’on attendait n’est pasarrivé.

–&|160;Mais on n’attendait pas de régiment, monsieur Touche,répondait une voix aigre.

–&|160;Faites excuse. Vous n’avez donc pas lu laproclamation&|160;?

–&|160;C’est vrai, les affiches promettent que l’ordre seramaintenu par la force, s’il est nécessaire.

–&|160;Vous voyez bien&|160;; il y a la force&|160;; la forcearmée, cela s’entend.

–&|160;Et que dit-on&|160;?

–&|160;Mais, vous comprenez, on a peur, on dit que ce retard dessoldats n’est pas naturel, et que les insurgés pourraient bien lesavoir massacrés.&|160;»

Il y eut un cri d’horreur dans le café. Rougon eut envied’entrer pour dire à ces bourgeois que jamais la proclamationn’avait annoncé l’arrivée d’un régiment, qu’il ne fallait pasforcer les textes à ce point ni colporter de pareils bavardages.Mais lui-même, dans le trouble qui s’emparait de lui, n’était pasbien sûr de ne pas avoir compté sur un envoi de troupes, et il envenait à trouver étonnant, en effet, que pas un soldat n’eût paru.Il rentra chez lui très inquiet. Félicité, toute pétulante etpleine de courage, s’emporta, en le voyant bouleversé par de tellesniaiseries. Au dessert, elle le réconforta.

«&|160;Eh&|160;! grande bête, dit-elle, tant mieux, si le préfetnous oublie&|160;! Nous sauverons la ville à nous tout seuls. Moije voudrais voir revenir les insurgés, pour les recevoir à coups defusil et nous couvrir de gloire… Écoute, tu vas fermer les portesde la ville, puis tu ne te coucheras pas&|160;; tu te donnerasbeaucoup de mouvement toute la nuit&|160;; ça te sera compté plustard.&|160;»

Pierre retourna à la mairie, un peu ragaillardi. Il lui fallutdu courage pour rester ferme au milieu des doléances de sescollègues. Les membres de la commission provisoire rapportaientdans leurs vêtements la panique, comme on rapporte avec soi uneodeur de pluie, par les temps d’orage. Tous prétendaient avoircompté sur l’envoi d’un régiment, et ils s’exclamaient, en disantqu’on n’abandonnait pas de la sorte de braves citoyens aux fureursde la démagogie. Pierre, pour avoir la paix, leur promit presqueleur régiment pour le lendemain. Puis il déclara avec solennitéqu’il allait faire fermer les portes. Ce fut un soulagement. Desgardes nationaux durent se rendre immédiatement à chaque porte,avec ordre de donner un double tour aux serrures. Quand ils furentde retour, plusieurs membres avouèrent qu’ils étaient vraiment plustranquilles&|160;; et lorsque Pierre eut dit que la situationcritique de la ville leur faisait un devoir de rester à leur poste,il y en eut qui prirent leurs petites dispositions pour passer lanuit dans un fauteuil. Granoux mit une calotte de soie noire, qu’ilavait apportée par précaution. Vers onze heures, la moitié de cesmessieurs dormaient autour du bureau de M.&|160;Garçonnet. Ceux quitenaient encore les yeux ouverts faisaient le rêve, en écoutant lespas cadencés des gardes nationaux, sonnant dans la cour, qu’ilsétaient des braves et qu’on les décorait. Une grande lampe, poséesur le bureau, éclairait cette étrange veillée d’armes. Rougon, quisemblait sommeiller, se leva brusquement et envoya chercherVuillet. Il venait de se rappeler qu’il n’avait pointreçu&|160;la Gazette.

Le libraire se montra rogue, de très méchante humeur.

«&|160;Eh bien&|160;! lui demanda Rougon en le prenant à part,et l’article que vous m’aviez promis&|160;? je n’ai pas vu lejournal.

–&|160;C’est pour cela que vous me dérangez&|160;? réponditVuillet avec colère. Parbleu&|160;!&|160;laGazette&|160;n’a pas paru&|160;; je n’ai pas envie de me fairemassacrer demain, si les insurgés reviennent.&|160;»

Rougon s’efforça de sourire, en disant que, Dieu merci&|160;! onne massacrerait personne. C’était justement parce que des bruitsfaux et inquiétants couraient, que l’article en question auraitrendu un grand service à la bonne cause.

«&|160;Possible, reprit Vuillet, mais la meilleure des causes,en ce moment, est de garder sa tête sur les épaules.&|160;»

Et il ajouta, avec une méchanceté aiguë&|160;:

«&|160;Moi qui croyais que vous aviez tué tous lesinsurgés&|160;! Vous en avez trop laissé, pour que je merisque.&|160;»

Rougon, resté seul, s’étonna de cette révolte d’un homme sihumble, si plat d’ordinaire. La conduite de Vuillet lui parutlouche. Mais il n’eut pas le temps de chercher une explication. Ils’était à peine allongé de nouveau dans son fauteuil, que Roudierentra, en faisant sonner terriblement, sur sa cuisse, un grandsabre qu’il avait attaché à sa ceinture. Les dormeurs seréveillèrent effarés. Granoux crut à un appel aux armes.

«&|160;Hein&|160;? quoi&|160;? qu’est-ce qu’il y a&|160;?demanda-t-il, en remettant précipitamment sa calotte de soie noiredans la poche.

–&|160;Messieurs, dit Roudier essoufflé, sans songer à prendreaucune précaution oratoire, je crois qu’une bande d’insurgéss’approche de la ville.&|160;»

Ces mots furent accueillis par un silence épouvanté. Rougon seuleut la force de dire&|160;:

«&|160;Vous les avez vus&|160;?

–&|160;Non, répondit l’ancien bonnetier&|160;; mais nousentendons d’étranges bruits dans la campagne&|160;; un de meshommes m’a affirmé qu’il avait aperçu des feux courant sur la pentedes Garrigues.&|160;»

Et, comme tous ces messieurs se regardaient avec des visagesblancs et muets&|160;:

«&|160;Je retourne à mon poste, reprit-il&|160;; j’ai peur dequelque attaque. Avisez de votre côté.&|160;»

Rougon voulut courir après lui, avoir d’autresrenseignements&|160;; mais il était déjà loin. Certes, lacommission n’eut pas envie de se rendormir. Des bruitsétranges&|160;! des feux&|160;! une attaque&|160;! et cela, aumilieu de la nuit&|160;! Aviser, c’était facile à dire, mais quefaire&|160;? Granoux faillit conseiller la même tactique qui leuravait réussi la veille&|160;: se cacher, attendre que les insurgéseussent traversé Plassans, et triompher ensuite dans les ruesdésertes. Pierre, heureusement, se souvenant des conseils de safemme, dit que Roudier avait pu se tromper, et que le mieux étaitd’aller voir. Certains membres firent la grimace&|160;; mais quandil fut convenu qu’une escorte armée accompagnerait la commission,tous descendirent avec un grand courage. En bas, ils ne laissèrentque quelques hommes&|160;; ils se firent entourer par une trentainede gardes nationaux&|160;; puis ils s’aventurèrent dans la villeendormie. La lune seule, glissant au ras des toits, allongeait sesombres lentes. Ils allèrent vainement le long des remparts, deporte en porte, l’horizon muré, ne voyant rien, n’entendant rien.Les gardes nationaux des différents postes leur dirent bien que dessouffles particuliers leur venaient de la campagne, par-dessus lesportails fermés&|160;; ils tendirent l’oreille sans saisir autrechose qu’un bruissement lointain, que Granoux prétendit reconnaîtrepour la clameur de la Viorne.

Cependant, ils restaient inquiets&|160;; ils allaient rentrer àla mairie très préoccupés, tout en feignant de hausser les épauleset tout en traitant Roudier de poltron et de visionnaire, lorsqueRougon, qui avait à cœur de rassurer pleinement ses amis, eutl’idée de leur offrir le spectacle de la plaine, à plusieurslieues. Il conduisit la petite troupe dans le quartier Saint-Marcet vint frapper à l’hôtel Valqueyras.

Le comte, dès les premiers troubles, était parti pour sonchâteau de Corbière. Il n’y avait à l’hôtel que le marquis deCarnavant. Depuis la veille, il s’était prudemment tenu à l’écart,non pas qu’il eût peur, mais parce qu’il lui répugnait d’être vu,tripotant avec les Rougon, à l’heure décisive. Au fond, lacuriosité le brûlait&|160;; il avait dû s’enfermer, pour ne pascourir se donner l’étonnant spectacle des intrigues du salon jaune.Quand un valet de chambre vint lui dire, au milieu de la nuit,qu’il y avait en bas des messieurs qui le demandaient, il ne putrester sage plus longtemps, il se leva et descendit en toutehâte.

«&|160;Mon cher marquis, dit Rougon en lui présentant lesmembres de la commission municipale, nous avons un service à vousdemander. Pourriez-vous nous faire conduire dans le jardin del’hôtel&|160;?

–&|160;Certes, répondit le marquis étonné, je vais vous y menermoi-même.&|160;»

Et, chemin faisant, il se fit conter le cas. Le jardin seterminait par une terrasse qui dominait la plaine&|160;; en cetendroit, un large pan des remparts s’était écroulé, l’horizons’étendait sans bornes. Rougon avait compris que ce serait là unexcellent poste d’observation. Les gardes nationaux étaient restésà la porte. Tout en causant, les membres de la commission vinrents’accouder sur le parapet de la terrasse. L’étrange spectacle quise déroula alors devant eux les rendit muets. Au loin, dans lavallée de la Viorne, dans ce creux immense qui s’enfonçait, aucouchant, entre la chaîne des Garrigues et les montagnes de laSeille, les lueurs de la lune coulaient comme un fleuve de lumièrepâle. Les bouquets d’arbres, les rochers sombres faisaient, deplace en place, des îlots, des langues de terre, émergeant de lamer lumineuse. Et l’on distinguait, selon les coudes de la Viorne,des bouts, des tronçons de rivière, qui se montraient, avec desreflets d’armures, dans la fine poussière d’argent qui tombait duciel. C’était un océan, un monde, que la nuit, le froid, la peursecrète, élargissaient à l’infini. Ces messieurs n’entendirent, nevirent d’abord rien. Il y avait dans le ciel un frisson de lumièreet de voix lointaines qui les assourdissait et les aveuglait.Granoux, peu poète de sa nature, murmura cependant, gagné par lapaix sereine de cette nuit d’hiver&|160;:

«&|160;La belle nuit, messieurs&|160;!

–&|160;Décidément, Roudier a rêvé&|160;», dit Rougon avecquelque dédain.

Mais le marquis tendait ses oreilles fines.

«&|160;Eh&|160;! dit-il de sa voix nette, j’entends letocsin.&|160;»

Tous se penchèrent sur le parapet, retenant leur souffle. Et,légers, avec des puretés de cristal, les tintements éloignés d’unecloche montèrent de la plaine. Ces messieurs ne purent nier.C’était bien le tocsin. Rougon prétendit reconnaître la cloche duBéage, un village situé à une grande lieue de Plassans. Il disaitcela pour rassurer ses collègues.

«&|160;Écoutez, écoutez, interrompit le marquis. Cette fois,c’est la cloche de Saint-Maur.&|160;»

Et il leur désignait un autre point de l’horizon. En effet, uneseconde cloche pleurait dans la nuit claire. Puis bientôt ce furentdix cloches, vingt cloches, dont leurs oreilles, accoutumées aularge frémissement de l’ombre, entendirent les tintementsdésespérés. Des appels sinistres montaient de toutes parts,affaiblis, pareils à des râles d’agonisant. La plaine entièresanglota bientôt. Ces messieurs ne plaisantaient plus Roudier. Lemarquis, qui prenait une joie méchante à les effrayer, voulut bienleur expliquer la cause de toutes ces sonneries&|160;:

«&|160;Ce sont, dit-il, les villages voisins qui se réunissentpour venir attaquer Plassans au point du jour.&|160;»

Granoux écarquillait les yeux.

«&|160;Vous n’avez rien vu, là-bas&|160;?&|160;» demanda-t-iltout à coup.

Personne ne regardait. Ces messieurs fermaient les yeux pourmieux entendre.

«&|160;Ah&|160;! tenez&|160;! reprit-il au bout d’un silence.Au-delà de la Viorne, près de cette masse noire.

–&|160;Oui, je vois, répondit Rougon, désespéré&|160;; c’est unfeu qu’on allume.&|160;»

Un autre feu fut allumé presque immédiatement en face dupremier, puis un troisième, puis un quatrième. Des taches rougesapparurent ainsi sur toute la longueur de la vallée, à desdistances presque égales, pareilles aux lanternes de quelque avenuegigantesque. La lune, qui les éteignait à demi, les faisaits’étaler comme des mares de sang. Cette illumination sinistreacheva de consterner la commission municipale.

«&|160;Pardieu&|160;! murmurait le marquis, avec son ricanementle plus aigu, ces brigands se font des signaux.&|160;»

Et il compta complaisamment les feux, pour savoir, disait-il, àcombien d’hommes environ aurait affaire «&|160;la brave gardenationale de Plassans&|160;». Rougon voulut élever des doutes, direque les villages prenaient les armes pour aller rejoindre l’arméedes insurgés, et non pour venir attaquer la ville. Ces messieurs,par leur silence consterné, montrèrent que leur opinion était faiteet qu’ils refusaient toute consolation.

«&|160;Voilà maintenant que j’entends&|160;laMarseillaise&|160;», dit Granoux d’une voix éteinte.

C’était encore vrai. Une bande devait suivre la Viorne etpasser, à ce moment, au bas même de la ville&|160;; le cri&|160;:«&|160;Aux armes, citoyens&|160;! formez vosbataillons&|160;!&|160;» arrivait, par bouffées, avec une nettetévibrante. Ce fut une nuit atroce. Ces messieurs la passèrent,accoudés sur le parapet de la terrasse, glacés par le terriblefroid qu’il faisait, ne pouvant s’arracher au spectacle de cetteplaine toute secouée par le tocsin et&|160;laMarseillaise, tout enflammée par l’illumination des signaux.Ils s’emplirent les yeux de cette mer lumineuse, piquée de flammessanglantes&|160;; ils se firent sonner les oreilles, à écoutercette clameur vague&|160;; au point que leurs sens se faussaient,qu’ils voyaient et entendaient d’effrayantes choses. Pour rien aumonde, ils n’auraient quitté la place&|160;; s’ils avaient tournéle dos, ils se seraient imaginé qu’une armée était à leurstrousses. Comme certains poltrons, ils voulaient voir venir ledanger, sans doute pour prendre la fuite au bon moment. Aussi, versle matin, quand la lune fut couchée, et qu’ils n’eurent plus devanteux qu’un abîme noir, ils éprouvèrent des transes horribles. Ils secroyaient entourés d’ennemis invisibles qui rampaient dans l’ombre,prêts à leur sauter à la gorge. Au moindre bruit, c’étaient deshommes qui se consultaient au bas de la terrasse, avant del’escalader. Et rien, rien que du noir, dans lequel ils fixaientéperdument leurs regards. Le marquis, comme pour les consoler, leurdisait de sa voix ironique&|160;:

«&|160;Ne vous inquiétez donc pas&|160;! Ils attendront le pointdu jour.&|160;»

Rougon maugréait. Il sentait la peur le reprendre. Les cheveuxde Granoux achevèrent de blanchir. L’aube parut enfin avec deslenteurs mortelles. Ce fut encore un bien mauvais moment. Cesmessieurs, au premier rayon, s’attendaient à voir une armée rangéeen bataille devant la ville. Justement, ce matin-là, le jour avaitdes paresses, se traînait au bord de l’horizon. Le cou tendu, l’œilen arrêt, ils interrogeaient les blancheurs vagues. Et, dansl’ombre indécise, ils entrevoyaient des profils monstrueux, laplaine se changeait en lac de sang, les rochers en cadavresflottant à la surface, les bouquets d’arbres en bataillons encoremenaçants et debout. Puis, lorsque les clartés croissantes eurenteffacé ces fantômes, le jour se leva, si pâle, si triste, avec desmélancolies telles, que le marquis lui-même eut le cœur serré. Onn’apercevait point d’insurgés, les routes étaient libres&|160;;mais la vallée, toute grise, avait un aspect désert et morne decoupe-gorge. Les feux étaient éteints, les cloches sonnaientencore. Vers huit heures, Rougon distingua seulement une bande dequelques hommes qui s’éloignaient le long de la Viorne.

Ces messieurs étaient morts de froid et de fatigue. Ne voyantaucun péril immédiat, ils se décidèrent à aller prendre quelquesheures de repos. Un garde national fut laissé sur la terrasse ensentinelle, avec ordre de courir prévenir Roudier, s’il apercevaitau loin quelque bande. Granoux et Rougon, brisés par les émotionsde la nuit, regagnèrent leurs demeures, qui étaient voisines, en sesoutenant mutuellement.

Félicité coucha son mari avec toutes sortes de précautions. Ellel’appelait «&|160;pauvre chat&|160;»&|160;; elle lui répétait qu’ilne devait pas se frapper l’imagination comme cela, et que toutfinirait bien. Mais lui secouait la tête&|160;; il avait descraintes sérieuses. Elle le laissa dormir jusqu’à onze heures.Puis, quand il eut mangé, elle le mit doucement dehors, en luifaisant entendre qu’il fallait aller jusqu’au bout. À la mairie,Rougon ne trouva que quatre membres de la commission&|160;; lesautres se firent excuser&|160;; ils étaient réellement malades. Lapanique, depuis le matin, soufflait sur la ville avec une violenceplus âpre. Ces messieurs n’avaient pu garder pour eux le récit dela nuit mémorable passée sur la terrasse de l’hôtel Valqueyras.Leurs bonnes s’étaient empressées d’en répandre la nouvelle, enl’enjolivant de détails dramatiques. À cette heure, c’était choseacquise à l’histoire, qu’on avait vu dans la campagne, des hauteursde Plassans, des danses de cannibales dévorant leurs prisonniers,des rondes de sorcières tournant autour de leurs marmites oùbouillaient des enfants, d’interminables défilés de bandits dontles armes luisaient au clair de lune. Et l’on parlait des clochesqui sonnaient d’elles-mêmes le tocsin dans l’air désolé, et l’onaffirmait que les insurgés avaient mis le feu aux forêts desenvirons, et que tout le pays flambait.

On était au mardi, jour de marché à Plassans&|160;; Roudieravait cru devoir faire ouvrir les portes toutes grandes pourlaisser entrer les quelques paysannes qui apportaient des légumes,du beurre et des œufs. Dès qu’elle fut assemblée, la commissionmunicipale, qui ne se composait plus que de cinq membres, encomptant le président, déclara que c’était là une imprudenceimpardonnable. Bien que la sentinelle laissée à l’hôtel Valqueyrasn’eût rien vu, il fallait tenir la ville close. Alors Rougon décidaque le crieur public, accompagné d’un tambour, irait par les ruesproclamer la ville en état de siège et annoncer aux habitants quequiconque sortirait ne pourrait plus rentrer. Les portes furentofficiellement fermées, en plein midi. Cette mesure, prise pourrassurer la population, porta l’épouvante à son comble. Et rien nefut plus curieux que cette cité qui se cadenassait, qui poussaitles verrous, sous le clair soleil, au beau milieu du dix-neuvièmesiècle.

Quand Plassans eut bouclé et serré autour de lui la ceintureusée de ses remparts, quand il se fut verrouillé comme uneforteresse assiégée aux approches d’un assaut, une angoissemortelle passa sur les maisons mornes. À chaque heure, du centre dela ville, on croyait entendre des fusillades éclater dans lesfaubourgs. On ne savait plus rien, on était au fond d’une cave,d’un trou muré, dans l’attente anxieuse de la délivrance ou du coupde grâce. Depuis deux jours, les bandes d’insurgés qui battaient lacampagne, avaient interrompu toutes les communications. Plassans,acculé dans l’impasse où il est bâti, se trouvait séparé du restede la France. Il se sentait en plein pays de rébellion&|160;;autour de lui, le tocsin sonnait,&|160;laMarseillaise&|160;grondait, avec des clameurs de fleuvedébordé. La ville, abandonnée et frissonnante, était comme uneproie promise aux vainqueurs, et les promeneurs du cours passaient,à chaque minute, de la terreur à l’espérance, en croyant apercevoirà la Grand-Porte, tantôt des blouses d’insurgés et tantôt desuniformes de soldats. Jamais sous-préfecture, dans son cachot demurs croulants, n’eut une agonie plus douloureuse.

Vers deux heures, le bruit se répandit que le coup d’État avaitmanqué&|160;; le prince-président était au donjon deVincennes&|160;; Paris se trouvait entre les mains de la démagogiela plus avancée&|160;; Marseille, Toulon, Draguignan, tout le Midiappartenait à l’armée insurrectionnelle victorieuse. Les insurgésdevaient arriver le soir et massacrer Plassans.

Une députation se rendit alors à la mairie pour reprocher à lacommission municipale la fermeture des portes, bonne seulement àirriter les insurgés. Rougon, qui perdait la tête, défendit sonordonnance avec ses dernières énergies&|160;; ce double tour donnéaux serrures lui semblait un des actes les plus ingénieux de sonadministration&|160;; il trouva pour le justifier des parolesconvaincues. Mais on l’embarrassait, on lui demandait où étaientles soldats, le régiment qu’il avait promis. Alors il mentit, ildit très carrément qu’il n’avait rien promis du tout. L’absence dece régiment légendaire, que les habitants désiraient au point d’enavoir rêvé l’approche, était la grande cause de la panique. Lesgens bien informés citaient l’endroit exact de la route où lessoldats avaient été égorgés.

À quatre heures, Rougon, suivi de Granoux, se rendit à l’hôtelValqueyras. De petites bandes, qui rejoignaient les insurgés, àOrchères, passaient toujours au loin, dans la vallée de la Viorne.Toute la journée, des gamins avaient grimpé sur les remparts, desbourgeois étaient venus regarder par les meurtrières. Cessentinelles volontaires entretenaient l’épouvante de la ville, encomptant tout haut les bandes, qui étaient prises pour autant deforts bataillons. Ce peuple poltron croyait assister, des créneaux,aux préparatifs de quelque massacre universel. Au crépuscule, commela veille, la panique souffla, plus froide.

En rentrant à la mairie, Rougon et l’inséparable Granouxcomprirent que la situation devenait intolérable. Pendant leurabsence, un nouveau membre de la commission avait disparu. Ilsn’étaient plus que quatre. Ils se sentirent ridicules, la faceblême, à se regarder, pendant des heures, sans rien dire. Puis ilsavaient une peur atroce de passer une seconde nuit sur la terrassede l’hôtel Valqueyras.

Rougon déclara gravement que, l’état des choses demeurant lemême, il n’y avait pas lieu de rester en permanence. Si quelqueévénement grave se produisait, on irait les prévenir. Et, par unedécision, dûment prise en conseil, il se déchargea sur Roudier dessoins de son administration. Le pauvre Roudier, qui se souvenaitd’avoir été garde national à Paris, sous Louis-Philippe, veillait àla Grand-Porte, avec conviction.

Pierre rentra l’oreille basse, se coulant dans l’ombre desmaisons. Il sentait autour de lui Plassans lui devenir hostile. Ilentendait, dans les groupes, courir son nom, avec des paroles decolère et de mépris. Ce fut en chancelant et la sueur aux tempes,qu’il monta l’escalier. Félicité le reçut, silencieuse, la mineconsternée. Elle aussi commençait à désespérer. Tout leur rêvecroulait. Ils se tinrent là, dans le salon jaune, face à face. Lejour tombait, un jour sale d’hiver qui donnait des teintes boueusesau papier orange à grands ramages&|160;; jamais la pièce n’avaitparu plus fanée, plus sordide, plus honteuse. Et, à cette heure,ils étaient seuls&|160;; ils n’avaient plus, comme la veille, unpeuple de courtisans qui les félicitaient. Une journée venait desuffire pour les vaincre, au moment où ils chantaient victoire. Sile lendemain la situation ne changeait pas, la partie était perdue.Félicité qui, la veille, songeait aux plaines d’Austerlitz, enregardant les ruines du salon jaune, pensait maintenant, à le voirsi morne et si désert, aux champs maudits de Waterloo.

Puis, comme son mari ne disait rien, elle alla machinalement àla fenêtre, à cette fenêtre où elle avait humé avec délice l’encensde toute une sous-préfecture. Elle aperçut des groupes nombreux enbas, sur la place&|160;; elle ferma les persiennes, voyant destêtes se tourner vers leur maison, et craignant d’être huée. Onparlait d’eux&|160;; elle en eut le pressentiment.

Des voix montaient dans le crépuscule. Un avocat clabaudait duton d’un plaideur qui triomphe.

«&|160;Je l’avais bien dit, les insurgés sont partis tout seuls,et ils ne demanderont pas la permission des quarante et un pourrevenir. Les quarante et un&|160;! quelle bonne farce&|160;! Moi jecrois qu’ils étaient au moins deux cents.

–&|160;Mais non, dit un gros négociant, marchand d’huile etgrand politique, ils n’étaient peut-être pas dix. Car, enfin, ilsne se sont pas battus&|160;; on aurait bien vu le sang, le matin.Moi qui vous parle, je suis allé à la mairie, pour voir&|160;; lacour était propre comme ma main.&|160;»

Un ouvrier qui se glissait timidement dans le groupe,ajouta&|160;:

«&|160;Il ne fallait pas être malin pour prendre la mairie. Laporte n’était pas même fermée.&|160;»

Des rires accueillirent cette phrase, et l’ouvrier, se voyantencouragé, reprit&|160;:

«&|160;Les Rougon, c’est connu, c’est des pasgrand-chose.&|160;»

Cette insulte alla frapper Félicité au cœur. L’ingratitude de cepeuple la navrait, car elle finissait elle-même par croire à lamission des Rougon. Elle appela son mari&|160;; elle voulut qu’ilprît une leçon sur l’instabilité des foules.

«&|160;C’est comme leur glace, continua l’avocat&|160;; ont-ilsfait assez de bruit avec cette malheureuse glace cassée&|160;! Voussavez que ce Rougon est capable d’avoir tiré un coup de fusildedans, pour faire croire à une bataille.&|160;»

Pierre retint un cri de douleur. On ne croyait même plus à saglace. Bientôt on irait jusqu’à prétendre qu’il n’avait pas entendusiffler une balle à son oreille. La légende des Rougons’effacerait, il ne resterait rien de leur gloire. Mais il n’étaitpas au bout de son calvaire. Les groupes s’acharnaient aussivertement qu’ils avaient applaudi la veille. Un ancien fabricant dechapeaux, vieillard de soixante-dix ans, dont la fabrique setrouvait jadis dans le faubourg, fouilla le passé des Rougon. Ilparla vaguement, avec les hésitations d’une mémoire qui se perd, del’enclos des Fouque, d’Adélaïde, de ses amours avec uncontrebandier. Il en dit assez pour donner aux commérages un nouvelélan. Les causeurs se rapprochèrent&|160;; les mots de canailles,de voleurs, d’intrigants éhontés, montaient jusqu’à la persiennederrière laquelle Pierre et Félicité suaient la peur et la colère.On en vint sur la place à plaindre Macquart. Ce fut le derniercoup. Hier Rougon était un Brutus, une âme stoïque qui sacrifiaitses affections à la patrie&|160;; aujourd’hui Rougon n’était plusqu’un vil ambitieux qui passait sur le ventre de son pauvre frère,et s’en servait comme d’un marchepied pour monter à la fortune.

«&|160;Tu entends, tu entends, murmurait Pierre d’une voixétranglée. Ah&|160;! les gredins, ils nous tuent&|160;; jamais nousne nous en relèverons.&|160;»

Félicité, furieuse, tambourinait sur la persienne du bout de sesdoigts crispés et elle répondait&|160;:

«&|160;Laisse-les dire, va. Si nous redevenons les plus forts,ils verront de quel bois je me chauffe. Je sais d’où vient le coup.La ville neuve nous en veut.&|160;»

Elle devinait juste. L’impopularité brusque des Rougon étaitl’œuvre d’un groupe d’avocats qui se trouvaient très vexés del’importance qu’avait prise un ancien marchand d’huile, illettré,et dont la maison avait risqué la faillite. Le quartier Saint-Marc,depuis deux jours, était comme mort. Le vieux quartier et la villeneuve restaient seuls en présence. Cette dernière avait profité dela panique pour perdre le salon jaune dans l’esprit des commerçantset des ouvriers. Roudier et Granoux étaient d’excellents hommes,d’honorables citoyens, que ces intrigants de Rougon trompaient. Onleur ouvrirait les yeux. À la place de ce gros ventru, de ce gueuxqui n’avait pas le sou, M.&|160;Isidore Granoux n’aurait-il pas dûs’asseoir dans le fauteuil du maire&|160;? Les envieux partaient delà pour reprocher à Rougon tous les actes de son administration quine datait que de la veille. Il n’aurait pas dû garder l’ancienconseil municipal&|160;; il avait commis une sottise grave enfaisant fermer les portes&|160;; c’était par sa bêtise que cinqmembres avaient pris une fluxion de poitrine sur la terrasse del’hôtel Valqueyras. Et ils ne tarissaient pas. Les républicains,eux aussi, relevaient la tête. On parlait d’un coup de mainpossible, tenté sur la mairie par les ouvriers du faubourg. Laréaction râlait.

Pierre, dans cet écroulement de toutes ses espérances, songeaaux quelques soutiens, sur lesquels, à l’occasion, il pourraitencore compter.

«&|160;Est-ce qu’Aristide, demanda-t-il, ne devait pas venir cesoir pour faire la paix&|160;?

–&|160;Oui, répondit Félicité. Il m’avait promis un belarticle.&|160;L’Indépendant&|160;n’a pas paru…&|160;»

Mais son mari l’interrompit en disant&|160;:

«&|160;Eh&|160;! n’est-ce pas lui qui sort de lasous-préfecture&|160;?&|160;»

La vieille femme ne jeta qu’un regard.

«&|160;Il a remis son écharpe&|160;!&|160;» cria-t-elle.

Aristide, en effet, cachait de nouveau sa main dans son foulard.L’Empire se gâtait, sans que la République triomphât, et il avaitjugé prudent de reprendre son rôle de mutilé. Il traversasournoisement la place, sans lever la tête&|160;; puis, comme ilentendit sans doute dans les groupes des paroles dangereuses etcompromettantes, il se hâta de disparaître au coude de la rue de laBanne.

«&|160;Va, il ne montera pas, dit amèrement Félicité. Noussommes à terre… Jusqu’à nos enfants qui nousabandonnent&|160;!&|160;»

Elle ferma violemment la fenêtre, pour ne plus voir, pour neplus entendre. Et quand elle eut allumé la lampe, ils dînèrent,découragés, sans faim, laissant les morceaux sur leur assiette. Ilsn’avaient que quelques heures pour prendre un parti. Il fallaitqu’au réveil ils tinssent Plassans sous leurs talons et qu’ils luifissent demander grâce, s’ils ne voulaient renoncer à la fortunerêvée. Le manque absolu de nouvelles certaines était l’unique causede leur indécision anxieuse. Félicité, avec sa netteté d’esprit,comprit vite cela. S’ils avaient pu connaître le résultat du coupd’État, ils auraient payé d’audace et continué quand même leur rôlede sauveurs, ou ils se seraient hâtés de faire oublier le pluspossible leur campagne malheureuse. Mais ils ne savaient rien deprécis, ils perdaient la tête, ils avaient des sueurs froides, àjouer ainsi leur fortune, sur un coup de dés, en pleine ignorancedes événements.

«&|160;Et ce diable d’Eugène qui ne m’écrit pas&|160;!&|160;»s’écria Rougon dans un élan de désespoir, sans songer qu’il livraità sa femme le secret de sa correspondance.

Mais Félicité feignit de ne pas avoir entendu. Le cri de sonmari l’avait profondément frappée. En effet, pourquoi Eugènen’écrivait-il pas à son père&|160;? Après l’avoir tenu sifidèlement au courant des succès de la cause bonapartiste, ilaurait dû s’empresser de lui annoncer le triomphe ou la défaite duprince Louis. La simple prudence lui conseillait la communicationde cette nouvelle. S’il se taisait, c’était que la Républiquevictorieuse l’avait envoyé rejoindre le prétendant dans les cachotsde Vincennes. Félicité se sentit glacée&|160;; le silence de sonfils tuait ses dernières espérances.

À ce moment, on apporta&|160;la Gazette, encore toutefraîche.

«&|160;Comment&|160;! dit Pierre très surpris, Vuillet a faitparaître son journal&|160;?&|160;»

Il déchira la bande, il lut l’article de tête et l’acheva, pâlecomme un linge, fléchissant sur sa chaise.

«&|160;Tiens, lis&|160;», reprit-il, en tendant le journal àFélicité.

C’était un superbe article, d’une violence inouïe contre lesinsurgés. Jamais tant de fiel, tant de mensonges, tant d’orduresdévotes n’avaient coulé d’une plume. Vuillet commençait par fairele récit de l’entrée de la bande dans Plassans. Un purchef-d’œuvre. On y voyait «&|160;ces bandits, ces facespatibulaires, cette écume des bagnes&|160;», envahissant la ville,«&|160;ivres d’eau-de-vie, de luxure et de pillage&|160;»&|160;;puis il les montrait «&|160;étalant leur cynisme dans les rues,épouvantant la population par des cris sauvages, ne cherchant quele viol et l’assassinat&|160;». Plus loin, la scène de l’hôtel deville et l’arrestation des autorités devenaient tout un drameatroce&|160;: «&|160;Alors, ils ont pris à la gorge les hommes lesplus respectables&|160;; et, comme Jésus, le maire, le bravecommandant de la garde nationale, le directeur des postes, cefonctionnaire si bienveillant, ont été couronnés d’épines par cesmisérables, et ont reçu leurs crachats au visage.&|160;» L’alinéaconsacré à Miette et à sa pelisse rouge montait en plein lyrisme.Vuillet avait vu dix, vingt filles sanglantes&|160;: «&|160;Et quin’a pas aperçu, au milieu de ces monstres, des créatures infâmesvêtues de rouge, et qui devaient s’être roulées dans le sang desmartyrs que ces brigands ont assassinés le long des routes&|160;?Elles brandissaient des drapeaux, elles s’abandonnaient, en pleinscarrefours, aux caresses ignobles de la horde tout entière.&|160;»Et Vuillet ajoutait avec une emphase biblique&|160;: «&|160;LaRépublique ne marche jamais qu’entre la prostitution et lemeurtre.&|160;» Ce n’était là que la première partie del’article&|160;; le récit terminé, dans une péroraison virulente,le libraire demandait si le pays souffrirait plus longtemps«&|160;la honte de ces bêtes fauves qui ne respectaient ni lespropriétés ni les personnes&|160;»&|160;; il faisait un appel àtous les valeureux citoyens en disant qu’une plus longue toléranceserait un encouragement, et qu’alors les insurgés viendraientprendre «&|160;la fille dans les bras de la mère, l’épouse dans lesbras de l’époux&|160;»&|160;; enfin, après une phrase dévote danslaquelle il déclarait que Dieu voulait l’extermination desméchants, il terminait par ce coup de trompette&|160;: «&|160;Onaffirme que ces misérables sont de nouveau à nos portes&|160;; ehbien&|160;! que chacun de nous prenne un fusil et qu’on les tuecomme des chiens&|160;; on me verra au premier rang, heureux dedébarrasser la terre d’une pareille vermine.&|160;»

Cet article, où la lourdeur du journalisme de province enfilaitdes périphrases ordurières, avait consterné Rougon, qui murmura,lorsque Félicité posa&|160;la Gazette&|160;sur latable&|160;:

«&|160;Ah&|160;! le malheureux&|160;! il nous donne le derniercoup&|160;; on croira que c’est moi qui ai inspiré cettediatribe.

–&|160;Mais, dit sa femme, songeuse, ne m’as-tu pas annoncé cematin qu’il refusait absolument d’attaquer les républicains&|160;?Les nouvelles l’avaient terrifié, et tu prétendais qu’il était pâlecomme un mort.

–&|160;Eh&|160;! oui, je n’y comprends rien. Comme j’insistais,il est allé jusqu’à me reprocher de ne pas avoir tué tous lesinsurgés… C’était hier qu’il aurait dû écrire son article&|160;;aujourd’hui, il va nous faire massacrer.&|160;»

Félicité se perdait en plein étonnement. Quelle mouche avaitdonc piqué Vuillet&|160;? L’image de ce bedeau manqué, un fusil àla main, faisant le coup de feu sur les remparts de Plassans, luisemblait une des choses les plus bouffonnes qu’on pût imaginer. Ily avait certainement là-dessous quelque cause déterminante qui luiéchappait. Vuillet avait l’injure trop impudente et le courage tropfacile, pour que la bande insurrectionnelle fût réellement sivoisine des portes de la ville.

«&|160;C’est un méchant homme, je l’ai toujours dit, repritRougon qui venait de relire l’article. Il n’a peut-être voulu quenous faire du tort. J’ai été bien bon enfant de lui laisser ladirection des postes.&|160;»

Ce fut un trait de lumière. Félicité se leva vivement, commeéclairée par une pensée subite&|160;; elle mit un bonnet, jeta unchâle sur ses épaules.

«&|160;Où vas-tu donc&|160;? demanda son mari étonné. Il estplus de neuf heures.

–&|160;Toi, tu vas te coucher, répondit-elle avec quelquerudesse. Tu es souffrant, tu te reposeras. Dors enm’attendant&|160;; je te réveillerai s’il le faut, et nouscauserons.&|160;»

Elle sortit, avec ses allures lestes, et courut à l’hôtel despostes. Elle entra brusquement dans le cabinet où Vuillettravaillait encore. Il eut, à sa vue, un vif mouvement decontrariété.

Jamais Vuillet n’avait été plus heureux. Depuis qu’il pouvaitglisser ses doigts minces dans le courrier, il goûtait des voluptésprofondes, des voluptés de prêtre curieux, s’apprêtant à savourerles aveux de ses pénitentes. Toutes les indiscrétions sournoises,tous les bavardages vagues des sacristies chantaient à sesoreilles. Il approchait son long nez blême des lettres, ilregardait amoureusement les suscriptions de ses yeux louches, ilauscultait les enveloppes, comme les petits abbés fouillent l’âmedes vierges. C’étaient des jouissances infinies, des tentationspleines de chatouillements. Les mille secrets de Plassans étaientlà&|160;; il touchait à l’honneur des femmes, à la fortune deshommes, et il n’avait qu’à briser les cachets, pour en savoir aussilong que le grand vicaire de la cathédrale, le confident despersonnes comme il faut de la ville. Vuillet était une de cesterribles commères, froides, aiguës, qui savent tout, se font toutdire, et ne répètent les bruits que pour en assassiner les gens.Aussi avait-il fait souvent le rêve d’enfoncer son bras jusqu’àl’épaule dans la boîte aux lettres. Pour lui, depuis la veille, lecabinet du directeur des postes était un grand confessionnal pleind’une ombre et d’un mystère religieux, dans lequel il se pâmait enhumant les murmures voilés, les aveux frissonnants qui s’exhalaientdes correspondances. D’ailleurs, le libraire faisait sa petitebesogne avec une impudence parfaite. La crise que traversait lepays lui assurait l’impunité. Si les lettres éprouvaient quelqueretard, si d’autres s’égaraient même complètement, ce serait lafaute de ces gueux de républicains, qui couraient la campagne etinterrompaient les communications. La fermeture des portes l’avaitun instant contrarié&|160;; mais il s’était entendu avec Roudierpour que les courriers pussent entrer et lui fussent apportésdirectement, sans passer par la mairie.

Il n’avait, à la vérité, décacheté que quelques lettres, lesbonnes, celles que son flair de sacristain lui avait désignéescomme contenant des nouvelles utiles à connaître avant tout lemonde. Il s’était ensuite contenté de garder dans un tiroir, pourêtre distribuées plus tard, celles qui pourraient donner l’éveil etlui enlever le mérite d’avoir du courage, quand la ville entièretremblait. Le dévot personnage, en choisissant la direction despostes, avait singulièrement compris la situation.

Lorsque Mme&|160;Rougon entra, il faisait son choix dans un tasénorme de lettres et de journaux, sous prétexte sans doute de lesclasser. Il se leva, avec son sourire humble, avançant unechaise&|160;; ses paupières rougies battaient d’une façon inquiète.Mais Félicité ne s’assit pas&|160;; elle dit brutalement&|160;:

«&|160;Je veux la lettre.&|160;»

Vuillet écarquilla les yeux d’un air de grande innocence.

«&|160;Quelle lettre, chère dame&|160;? demanda-t-il.

–&|160;La lettre que vous avez reçue ce matin pour mon mari…Voyons, monsieur Vuillet, je suis pressée.&|160;»

Et comme il bégayait qu’il ne savait pas, qu’il n’avait rien vu,que c’était bien étonnant, Félicité reprit, avec une sourde menacedans la voix&|160;:

«&|160;Une lettre de Paris, de mon fils Eugène, vous savez bience que je veux dire, n’est-ce pas&|160;?… Je vais cherchermoi-même.&|160;»

Elle fit mine de mettre la main dans les divers paquets quiencombraient le bureau. Alors il s’empressa, il dit qu’il allaitvoir. Le service était forcément si mal fait&|160;! Peut-être bienqu’il y avait une lettre, en effet. Dans ce cas, on laretrouverait. Mais, quant à lui, il jurait qu’il ne l’avait pasvue. En parlant, il tournait dans le cabinet, il bouleversait tousles papiers. Puis, il ouvrit les tiroirs, les cartons. Félicitéattendait impassible.

«&|160;Ma foi, vous avez raison, voici une lettre pour vous,s’écria-t-il enfin, en tirant quelques papiers d’un carton.Ah&|160;! ces diables d’employés, ils profitent de la situationpour ne rien faire comme il faut&|160;!&|160;»

Félicité prit la lettre et en examina le cachet attentivement,sans paraître s’inquiéter le moins du monde de ce qu’un pareilexamen pouvait avoir de blessant pour Vuillet. Elle vit clairementqu’on avait dû ouvrir l’enveloppe&|160;; le libraire, maladroitencore, s’était servi d’une cire plus foncée pour recoller lecachet. Elle eut soin de fendre l’enveloppe en gardant intact lecachet, qui devait être, à l’occasion, une preuve. Eugèneannonçait, en quelques mots, le succès complet du coupd’État&|160;; il chantait victoire, Paris était dompté, la provincene bougeait pas, et il conseillait à ses parents une attitude trèsferme en face de l’insurrection partielle qui soulevait le Midi. Illeur disait, en terminant, que leur fortune était fondée, s’ils nefaiblissaient pas.

Mme&|160;Rougon mit la lettre dans sa poche, et, lentement, elles’assit, en regardant Vuillet en face. Celui-ci, comme très occupé,avait fiévreusement repris son triage.

«&|160;Écoutez-moi, monsieur Vuillet&|160;», lui dit-elle.

Et, quand il eut relevé la tête&|160;:

«&|160;Jouons cartes sur table, n’est-ce pas&|160;? Vous aveztort de trahir, il pourrait vous arriver malheur. Si, au lieu dedécacheter nos lettres…&|160;»

Il se récria, se prétendit offensé. Mais elle, avectranquillité&|160;:

«&|160;Je sais, je connais votre école, vous n’avouerez jamais…Voyons, pas de paroles inutiles, quel intérêt avez-vous à servir lecoup d’État&|160;?&|160;»

Et, comme il parlait encore de sa parfaite honnêteté, elle finitpar perdre patience.

«&|160;Vous me prenez donc pour une bête&|160;! s’écria-t-elle.J’ai lu votre article… Vous feriez bien mieux de vous entendre avecnous.&|160;»

Alors, sans rien avouer, il confessa carrément qu’il voulaitavoir la clientèle du collège. Autrefois, c’était lui quifournissait l’établissement de livres classiques. Mais on avaitappris qu’il vendait, sous le manteau, des pornographies auxélèves, en si grande quantité, que les pupitres débordaient degravures et d’œuvres obscènes. À cette occasion, il avait mêmefailli passer en police correctionnelle. Depuis cette époque, ilrêvait de rentrer en grâce auprès de l’administration, avec desrages jalouses.

Félicité parut étonnée de la modestie de son ambition. Elle lelui fit même entendre. Violer des lettres, risquer le bagne, pourvendre quelques dictionnaires&|160;!

«&|160;Eh&|160;! dit-il d’une voix aigre, c’est une venteassurée de quatre à cinq mille francs par an. Je ne rêve pasl’impossible, comme certaines personnes.&|160;»

Elle ne releva pas le mot. Il ne fut plus question des lettresdécachetées. Un traité d’alliance fut conclu, par lequel Vuillets’engageait à n’ébruiter aucune nouvelle et à ne pas se mettre enavant, à la condition que les Rougon lui feraient avoir laclientèle du collège. En le quittant, Félicité l’engagea à ne passe compromettre davantage. Il suffisait qu’il gardât les lettres etne les distribuât que le surlendemain.

«&|160;Quel coquin&|160;!&|160;» murmura-t-elle, quand elle futdans la rue, sans songer qu’elle-même venait de mettre un interditsur les courriers.

Elle revint à pas lents, songeuse. Elle fit même un détour,passa par le cours Sauvaire, comme pour réfléchir plus longuementet plus à l’aise, avant de rentrer chez elle. Sous les arbres de lapromenade, elle rencontra M.&|160;de Carnavant, qui profitait de lanuit pour fureter dans la ville sans se compromettre. Le clergé dePlassans, auquel répugnait l’action, gardait, depuis l’annonce ducoup d’État, la neutralité la plus absolue. Pour lui, l’Empireétait fait, il attendait l’heure de reprendre, dans une directionnouvelle, ses intrigues séculaires. Le marquis, agent désormaisinutile, n’avait plus qu’une curiosité&|160;: savoir comment labagarre finirait et de quelle façon les Rougon iraient jusqu’aubout de leur rôle.

«&|160;C’est toi, petite, dit-il en reconnaissant Félicité. Jevoulais aller te voir. Tes affaires s’embrouillent.

–&|160;Mais non, tout va bien, répondit-elle, préoccupée.

–&|160;Tant mieux, tu me conteras cela, n’est-ce pas&|160;?Ah&|160;! je dois me confesser, j’ai fait une peur affreuse,l’autre nuit, à ton mari et à ses collègues. Si tu avais vu commeils étaient drôles sur la terrasse, pendant que je leur faisaisvoir une bande d’insurgés dans chaque bouquet de la vallée&|160;!…Tu me pardonnes&|160;?

–&|160;Je vous remercie, dit vivement Félicité. Vous auriez dûles faire crever de terreur. Mon mari est un gros sournois. Venezdonc un de ces matins, lorsque je serai seule.&|160;»

Elle s’échappa, marchant à pas rapides, comme décidée par larencontre du marquis. Toute sa petite personne exprimait unevolonté implacable. Elle allait enfin se venger des cachotteries dePierre, le tenir sous ses pieds, assurer pour jamais satoute-puissance au logis. C’était un coup de scène nécessaire, unecomédie dont elle goûtait à l’avance les railleries profondes, etdont elle mûrissait le plan avec des raffinements de femmeblessée.

Elle trouva Pierre couché, dormant d’un sommeil lourd&|160;;elle approcha un instant la bougie, et regarda, d’un air de pitié,son visage épais, où couraient par moments de légersfrissons&|160;; puis elle s’assit au chevet du lit, ôta son bonnet,s’échevela, se donna la mine d’une personne désespérée, et se mit àsangloter très haut.

«&|160;Hein&|160;! qu’est-ce que tu as, pourquoipleures-tu&|160;?&|160;» demanda Pierre brusquement réveillé.

Elle ne répondit pas, elle pleura plus amèrement.

«&|160;Par grâce, réponds, reprit son mari que ce muet désespoirépouvantait. Où es-tu allée&|160;? Tu as vu lesinsurgés&|160;?&|160;»

Elle fit signe que non&|160;; puis, d’une voixéteinte&|160;:

«&|160;Je viens de l’hôtel Valqueyras, murmura-t-elle. Jevoulais demander conseil à M.&|160;de Carnavant. Ah&|160;! monpauvre ami, tout est perdu.&|160;»

Pierre se mit sur son séant, très pâle. Son cou de taureau quemontrait sa chemise déboutonnée, sa chair molle était toute gonfléepar la peur. Et, au milieu du lit défait, il s’affaissait comme unmagot chinois, blême et pleurard.

«&|160;Le marquis, continua Félicité, croit que le prince Louisa succombé&|160;; nous sommes ruinés, nous n’aurons jamais unsou.&|160;»

Alors, comme il arrive aux poltrons, Pierre s’emporta. C’étaitla faute du marquis, la faute de sa femme, la faute de toute safamille. Est-ce qu’il pensait à la politique, lui, quand M.&|160;deCarnavant et Félicité l’avaient jeté dans ces bêtises-là&|160;!

«&|160;Moi, je m’en lave les mains, cria-t-il. C’est vous deuxqui avez fait la sottise. Est-ce qu’il n’était pas plus sage demanger tranquillement nos petites rentes&|160;? Toi, tu as toujoursvoulu dominer. Tu vois où cela nous a conduits.&|160;»

Il perdait la tête, il ne se rappelait plus qu’il s’était montréaussi âpre que sa femme. Il n’éprouvait qu’un immense désir, celuide soulager sa colère en accusant les autres de sa défaite.

«&|160;Et, d’ailleurs, continua-t-il, est-ce que nous pouvionsréussir avec des enfants comme les nôtres&|160;! Eugène nous lâcheà l’instant décisif&|160;; Aristide nous a traînés dans la boue, etil n’y a pas jusqu’à ce grand innocent de Pascal qui ne nouscompromette, en faisant de la philanthropie à la suite desinsurgés… Et dire que nous nous sommes mis sur la paille pour leurfaire faire leurs humanités&|160;!&|160;»

Il employait, dans son exaspération, des mots dont il n’usaitjamais. Félicité, voyant qu’il reprenait haleine, lui ditdoucement&|160;:

«&|160;Tu oublies Macquart.

–&|160;Ah&|160;! oui, je l’oublie&|160;! reprit-il avec plus deviolence, en voilà encore un dont la pensée me met hors demoi&|160;!… Mais ce n’est pas tout&|160;; tu sais, le petitSilvère, je l’ai vu chez ma mère, l’autre soir, les mains pleinesde sang&|160;; il a crevé un œil à un gendarme. Je ne t’en ai pasparlé, pour ne point t’effrayer. Vois-tu un de mes neveux en courd’assises. Ah&|160;! quelle famille&|160;!… Quant à Macquart, ilnous a gênés, au point que j’ai eu l’envie de lui casser la tête,l’autre jour, quand j’avais un fusil. Oui, j’ai eu cetteenvie…&|160;»

Félicité laissait passer le flot. Elle avait reçu les reprochesde son mari avec une douceur angélique, baissant la tête comme unecoupable, ce qui lui permettait de rayonner en dessous. Par sonattitude, elle poussait Pierre, elle l’affolait. Quand la voixmanqua au pauvre homme, elle eut de gros soupirs, feignant lerepentir&|160;; puis elle répéta d’une voix désolée&|160;:

«&|160;Qu’allons-nous faire, mon Dieu&|160;! qu’allons-nousfaire&|160;!… Nous sommes criblés de dettes.

–&|160;C’est ta faute&|160;!&|160;» cria Pierre en mettant dansce cri ses dernières forces.

Les Rougon, en effet, devaient de tous les côtés. L’espéranced’un succès prochain leur avait fait perdre toute prudence. Depuisle commencement de 1851, ils s’étaient laissés aller jusqu’àoffrir, chaque soir, aux habitués du salon jaune, des verres desirop et de punch, des petits gâteaux, des collations complètes,pendant lesquelles on buvait à la mort de la République. Pierreavait, de plus, mis un quart de son capital à la disposition de laréaction, pour contribuer à l’achat des fusils et descartouches.

«&|160;La note du pâtissier est au moins de mille francs, repritFélicité de son ton doucereux, et nous en devons peut-être ledouble au liquoriste. Puis il y a le boucher, le boulanger, lefruitier…&|160;»

Pierre agonisait. Félicité lui porta le dernier coup enajoutant&|160;:

«&|160;Je ne parle pas des dix mille francs que tu as donnéspour les armes.

–&|160;Moi, moi&|160;! balbutia-t-il, mais on m’a trompé, on m’avolé&|160;! C’est cet imbécile de Sicardot qui m’a mis dedans, enme jurant que les Napoléon seraient vainqueurs. J’ai cru faire uneavance. Mais il faudra bien que cette vieille ganache me rende monargent.

–&|160;Eh&|160;! on ne te rendra rien du tout, dit sa femme enhaussant les épaules. Nous subirons le sort de la guerre. Quandnous aurons tout payé, il ne nous restera pas de quoi manger dupain. Ah&|160;! c’est une jolie campagne&|160;!… Va, nous pouvonsaller habiter quelque taudis du vieux quartier.&|160;»

Cette dernière phrase sonna lugubrement. C’était le glas de leurexistence. Pierre vit le taudis du vieux quartier, dont sa femmeévoquait le spectacle. C’était donc là qu’il irait mourir, sur ungrabat, après avoir toute sa vie tendu vers les jouissances grasseset faciles. Il aurait vainement volé sa mère, mis la main dans lesplus sales intrigues, menti pendant des années. L’Empire nepayerait pas ses dettes, cet Empire qui seul pouvait le sauver dela ruine. Il sauta du lit, en chemise, en criant&|160;:

«&|160;Non, je prendrai un fusil, j’aime mieux que les insurgésme tuent.

–&|160;Ça, répondit Félicité avec une grande tranquillité, tupourras le faire demain ou après-demain, car les républicains nesont pas loin. C’est un moyen comme un autre d’en finir.&|160;»

Pierre fut glacé. Il lui sembla que, tout d’un coup, on luiversait un grand seau d’eau froide sur les épaules. Il se recouchalentement, et quand il fut dans la tiédeur des draps, il se mit àpleurer. Ce gros homme fondait aisément en larmes, en larmesdouces, intarissables, qui coulaient de ses yeux sans efforts. Ils’opérait en lui une réaction fatale. Toute sa colère le jetait àdes abandons, à des lamentations d’enfant. Félicité, qui attendaitcette crise, eut un éclair de joie, à le voir si mou, si vide, siaplati devant elle. Elle garda son attitude muette, son humilitédésolée. Au bout d’un long silence, cette résignation, le spectaclede cette femme plongée dans un accablement silencieux, exaspéra leslarmes de Pierre.

«&|160;Mais parle donc&|160;! implora-t-il, cherchons ensemble.N’y a-t-il vraiment aucune planche de salut&|160;?

–&|160;Aucune, tu le sais bien, répondit-elle&|160;; tu exposaistoi-même la situation tout à l’heure&|160;; nous n’avons de secoursà attendre de personne&|160;; nos enfants eux-mêmes nous onttrahis.

–&|160;Fuyons, alors… Veux-tu que nous quittions Plassans cettenuit, tout de suite&|160;?

–&|160;Fuir&|160;! mais, mon pauvre ami, nous serions demain lafable de la ville… Tu ne te rappelles donc pas que tu as faitfermer les portes&|160;?&|160;»

Pierre se débattait&|160;; il donnait à son esprit une tensionextraordinaire&|160;; puis, comme vaincu, d’un ton suppliant, ilmurmura&|160;:

«&|160;Je t’en prie, trouve une idée, toi&|160;; tu n’as encorerien dit.&|160;»

Félicité releva la tête, en jouant la surprise&|160;; et, avecun geste de profonde impuissance&|160;:

«&|160;Je suis une sotte en ces matières, dit-elle&|160;; jen’entends rien à la politique, tu me l’as répété centfois.&|160;»

Et comme son mari se taisait, embarrassé, baissant les yeux,elle continua lentement, sans reproches&|160;:

«&|160;Tu ne m’as pas mise au courant de tes affaires, n’est-cepas&|160;? J’ignore tout, je ne puis pas même te donner un conseil…D’ailleurs, tu as bien fait, les femmes sont bavardes quelquefois,et il vaut cent fois mieux que les hommes conduisent la barque toutseuls.&|160;»

Elle disait cela avec une ironie si fine, que son mari ne sentitpas la cruauté de ses railleries. Il éprouva simplement un grandremords. Et, tout d’un coup, il se confessa. Il parla des lettresd’Eugène, il expliqua ses plans, sa conduite, avec la loquacitéd’un homme qui fait son examen de conscience et qui implore unsauveur. À chaque instant, il s’interrompait pour demander&|160;:«&|160;Qu’aurais-tu fait, toi, à ma place&|160;?&|160;» ou bien ils’écriait&|160;: «&|160;N’est-ce pas&|160;? j’avais raison, je nepouvais agir autrement.&|160;» Félicité ne daignait pas même faireun signe. Elle écoutait, avec la roideur rechignée d’un juge. Aufond, elle goûtait des jouissances exquises&|160;; elle le tenaitdonc enfin, ce gros sournois&|160;; elle en jouait comme une chattejoue d’une boule de papier&|160;; et il tendait les mains pourqu’elle lui mît des menottes.

«&|160;Mais attends, dit-il en sautant vivement du lit, je vaiste faire lire la correspondance d’Eugène. Tu jugeras mieux lasituation.&|160;»

Elle essaya vainement de l’arrêter par un pan de sachemise&|160;; il étala les lettres sur la table de nuit, serecoucha, en lut des pages entières, la força à en parcourirelle-même. Elle retenait un sourire, elle commençait à avoir pitiédu pauvre homme.

«&|160;Eh bien&|160;! dit-il, anxieux, quand il eut fini,maintenant que tu sais tout, ne vois-tu pas une façon de noussauver de la ruine&|160;?&|160;»

Elle ne répondit encore pas. Elle paraissait réfléchirprofondément.

«&|160;Tu es une femme intelligente, reprit-il pour laflatter&|160;; j’ai eu tort de me cacher de toi, ça, je lereconnais…

–&|160;Ne parlons plus de ça, répondit-elle… Selon moi, si tuavais beaucoup de courage…&|160;»

Et, comme il la regardait d’un air avide, elle s’interrompit,elle dit avec un sourire&|160;:

«&|160;Mais tu me promets bien de ne plus te méfier demoi&|160;? tu me diras tout&|160;? tu n’agiras pas sans meconsulter&|160;?&|160;»

Il jura, il accepta les conditions les plus dures. AlorsFélicité se coucha à son tour&|160;; elle avait pris froid, ellevint se mettre près de lui&|160;; et, à voix basse, comme si l’onavait pu les entendre, elle lui expliqua longuement son plan decampagne. Selon elle, il fallait que la panique soufflât plusviolente dans la ville, et que Pierre gardât une attitude de hérosau milieu des habitants consternés. Un secret pressentiment,disait-elle, l’avertissait que les insurgés étaient encore loin.D’ailleurs, tôt ou tard, le parti de l’ordre l’emporterait, et lesRougon seraient récompensés. Après le rôle de sauveurs, le rôle demartyrs n’était pas à dédaigner. Elle fit si bien, elle parla avectant de conviction, que son mari, surpris d’abord de la simplicitéde son plan, qui consistait à payer d’audace, finit par y voir unetactique merveilleuse et par promettre de s’y conformer, enmontrant tout le courage possible.

«&|160;Et n’oublie pas que c’est moi qui te sauve, murmura lavieille, d’une voix câline. Tu seras gentil&|160;?&|160;»

Ils s’embrassèrent, ils se dirent bonsoir. Ce fut un renouveau,pour ces deux vieilles gens brûlés par la convoitise. Mais ni l’unni l’autre ne s’endormirent&|160;; au bout d’un quart d’heure,Pierre, qui regardait au plafond une tache ronde de la veilleuse,se tourna, et, à voix très basse, communiqua à sa femme une idéequi venait de pousser dans son cerveau.

«&|160;Oh&|160;! non, non, murmura Félicité avec un frisson. Ceserait trop cruel.

–&|160;Dame&|160;! reprit-il, tu veux que les habitants soientconsternés&|160;!… On me prendrait au sérieux, si ce que je t’aidit arrivait…&|160;»

Puis, son projet se complétant, il s’écria&|160;:

«&|160;On pourrait employer Macquart… Ce serait une façon des’en débarrasser.&|160;»

Félicité parut frappée par cette idée. Elle réfléchit, ellehésita, et, d’une voix troublée, elle balbutia&|160;:

«&|160;Tu as peut-être raison. C’est à voir… Après tout, nousserions bien bêtes d’avoir des scrupules&|160;; il s’agit pour nousd’une question de vie ou de mort… Laisse-moi faire, j’irai demaintrouver Macquart, et je verrai si l’on peut s’entendre avec lui.Toi, tu te disputerais, tu gâterais tout… Bonsoir, dors bien, monpauvre chéri… Va, nos peines finiront.&|160;»

Ils s’embrassèrent encore, ils s’endormirent. Et, au plafond, latache de lumière s’arrondissait comme un œil terrifié, ouvert etfixé longuement sur le sommeil de ces bourgeois blêmes, suant lecrime dans les draps, et qui voyaient en rêve tomber dans leurchambre une pluie de sang, dont les gouttes larges se changeaienten pièces d’or sur le carreau.

Le lendemain, avant le jour, Félicité alla à la mairie, muniedes instructions de Pierre, pour pénétrer près de Macquart. Elleemportait, dans une serviette, l’uniforme de garde national de sonmari. D’ailleurs, elle n’aperçut que quelques hommes dormant àpoings fermés dans le poste. Le concierge, qui était chargé denourrir le prisonnier, monta lui ouvrir le cabinet de toilette,transformé en cellule. Puis il redescendit tranquillement.

Macquart était enfermé dans le cabinet depuis deux jours et deuxnuits. Il avait eu le temps d’y faire de longues réflexions.Lorsqu’il eut dormi, les premières heures furent données à lacolère, à la rage impuissante. Il éprouvait des envies de briser laporte, à la pensée que son frère se carrait dans la pièce voisine.Et il se promettait de l’étrangler de ses propres mains lorsque lesinsurgés viendraient le délivrer. Mais le soir, au crépuscule, ilse calma, il cessa de tourner furieusement dans l’étroit cabinet.Il y respirait une odeur douce, un sentiment de bien-être quidétendait ses nerfs. M.&|160;Garçonnet, fort riche, délicat etcoquet, avait fait arranger ce réduit d’une très élégantefaçon&|160;; le divan était moelleux et tiède&|160;; des parfums,des pommades, des savons garnissaient le lavabo de marbre, et lejour pâlissant tombait du plafond avec des voluptés molles, pareilaux lueurs d’une lampe pendue dans une alcôve. Macquart, au milieude cet air musqué, fade et assoupi, qui traîne dans les cabinets detoilette, s’endormit en pensant que ces diables de riches«&|160;étaient bien heureux tout de même&|160;». Il s’était couvertd’une couverture qu’on lui avait donnée. Il se vautra jusqu’aumatin, la tête, le dos, les bras appuyés sur les oreillers. Quandil ouvrit les yeux, un filet de soleil glissait par la baie. Il nequitta pas le divan, il avait chaud, il songea en regardant autourde lui. Il se disait que jamais il n’aurait un pareil coin pour sedébarbouiller. Le lavabo surtout l’intéressait&|160;; ce n’étaitpas malin, pensait-il, de se tenir propre, avec tant de petits potset tant de fioles. Cela le fit penser amèrement à sa vie manquée.L’idée lui vint qu’il avait peut-être fait fausse route&|160;; onne gagne rien à fréquenter les gueux&|160;; il aurait dû ne pasfaire le méchant et s’entendre avec les Rougon. Puis il rejetacette pensée. Les Rougon étaient des scélérats qui l’avaient volé.Mais les tiédeurs, les souplesses du divan continuaient àl’adoucir, à lui donner un regret vague. Après tout, les insurgésl’abandonnaient, ils se faisaient battre comme des imbéciles. Ilfinit par conclure que la République était une duperie. Ces Rougonavaient de la chance. Et il se rappela ses méchancetés inutiles, saguerre sourde&|160;; personne, dans la famille, ne l’avaitsoutenu&|160;: ni Aristide, ni le frère de Silvère, ni Silvèrelui-même, qui était un sot de s’enthousiasmer pour lesrépublicains, et qui n’arriverait jamais à rien. Maintenant, safemme était morte, ses enfants l’avaient quitté&|160;; il crèveraitseul, dans un coin, sans un sou, comme un chien. Décidément, ilaurait dû se vendre à la réaction. En pensant cela, il lorgnait lelavabo, pris d’une grande envie d’aller se laver les mains avec unecertaine poudre de savon contenue dans une boîte de cristal.Macquart, comme tous les fainéants qu’une femme ou leurs enfantsnourrissent, avait des goûts de coiffeur. Bien qu’il portât despantalons rapiécés, il aimait à s’inonder d’huile aromatique. Ilpassait des heures chez son barbier, où l’on parlait politique, etqui lui donnait un coup de peigne, entre deux discussions. Latentation devint trop forte&|160;; Macquart s’installa devant lelavabo. Il se lava les mains, la figure&|160;; il se coiffa, separfuma, fit une toilette complète. Il usa de tous les flacons, detous les savons, de toutes les poudres. Mais sa plus grandejouissance fut de s’essuyer avec les serviettes du maire&|160;;elles étaient souples, épaisses. Il y plongea sa figure humide, yrespira béatement toutes les senteurs de la richesse. Puis, quandil fut pommadé, quand il sentit bon de la tête aux pieds, il revints’étendre sur le divan, rajeuni, porté aux idées conciliantes. Iléprouvait un mépris encore plus grand pour la République, depuisqu’il avait mis le nez dans les fioles de M.&|160;Garçonnet. L’idéelui poussa qu’il était peut-être encore temps de faire la paix avecson frère. Il pesa ce qu’il pourrait demander pour une trahison. Sarancune contre les Rougon le mordait toujours au cœur&|160;; maisil en était à un de ces moments où, couché sur le dos, dans lesilence, on se dit des vérités dures, on se gronde de ne s’être pascreusé, même au prix de ses haines les plus chères, un trouheureux, pour vautrer ses lâchetés d’âme et de corps. Vers le soir,Antoine se décida à faire appeler son frère le lendemain. Maislorsque, le lendemain matin, il vit entrer Félicité, il compritqu’on avait besoin de lui. Il se tint sur ses gardes.

La négociation fut longue, pleine de traîtrises, menée avec unart infini. Ils échangèrent d’abord des plaintes vagues. Félicité,surprise de trouver Antoine presque poli, après la scène grossièrequ’il avait faite chez elle le dimanche soir, le prit avec lui surun ton de doux reproche. Elle déplora les haines qui désunissentles familles. Mais, vraiment, il avait calomnié et poursuivi sonfrère avec un acharnement qui avait mis ce pauvre Rougon hors delui.

«&|160;Parbleu&|160;! mon frère ne s’est jamais conduit en frèreavec moi, dit Macquart avec une violence contenue. Est-ce qu’il estvenu à mon secours&|160;? Il m’aurait laissé crever dans montaudis… Quand il a été gentil avec moi, vous vous rappelez, àl’époque des deux cents francs, je crois qu’on ne peut pas mereprocher d’avoir dit du mal de lui. Je répétais partout quec’était un bon cœur.&|160;»

Ce qui signifiait clairement&|160;:

«&|160;Si vous aviez continué à me fournir de l’argent, j’auraisété charmant pour vous, et je vous aurais aidés, au lieu de vouscombattre. C’est votre faute. Il fallait m’acheter.&|160;»

Félicité le comprit si bien, qu’elle répondit&|160;:

«&|160;Je sais, vous nous avez accusés de dureté, parce qu’ons’imagine que nous sommes à notre aise&|160;; mais on se trompe,mon cher frère&|160;: nous sommes de pauvres gens&|160;; nousn’avons jamais pu agir envers vous comme notre cœur l’auraitdésiré.&|160;»

Elle hésita un instant, puis continua&|160;:

«&|160;À la rigueur, dans une circonstance grave, nous pourrionsfaire un sacrifice&|160;; mais, vrai, nous sommes si pauvres, sipauvres&|160;!&|160;»

Macquart dressa l’oreille. «&|160;Je les tiens&|160;!&|160;»pensa-t-il. Alors, sans paraître avoir entendu l’offre indirecte desa belle-sœur, il étala sa misère d’une voix dolente, il raconta lamort de sa femme, la fuite de ses enfants. Félicité, de son côté,parla de la crise que le pays traversait&|160;; elle prétendit quela République avait achevé de les ruiner. De parole en parole, elleen vint à maudire une époque qui forçait le frère à emprisonner lefrère. Combien le cœur leur saignerait, si la justice ne voulaitpas rendre sa proie&|160;! Et elle lâcha le mot de galères.

«&|160;Ça, je vous en défie&|160;», dit tranquillementMacquart.

Mais elle se récria&|160;:

«&|160;Je rachèterais plutôt de mon sang l’honneur de lafamille. Ce que je vous en dis, c’est pour vous montrer que nous nevous abandonnerons pas… Je viens vous donner les moyens de fuir,mon cher Antoine.&|160;»

Ils se regardèrent un instant dans les yeux, se tâtant du regardavant d’engager la lutte.

«&|160;Sans condition&|160;? demanda-t-il enfin.

–&|160;Sans condition aucune&|160;», répondit-elle.

Elle s’assit à côté de lui sur le divan, puis continua d’unevoix décidée&|160;:

«&|160;Et même, avant de passer la frontière, si vous voulezgagner un billet de mille francs, je puis vous en fournir lesmoyens.&|160;»

Il y eut un nouveau silence.

«&|160;Si l’affaire est propre, murmura Antoine, qui avait l’airde réfléchir. Vous savez, je ne veux pas me fourrer dans vosmanigances.

–&|160;Mais il n’y a pas de manigances, reprit Félicité,souriant des scrupules du vieux coquin. Rien de plus simple&|160;:vous allez sortir tout à l’heure de ce cabinet, vous irez vouscacher chez votre mère, et ce soir, vous réunirez vos amis, vousviendrez reprendre la mairie.&|160;»

Macquart ne put cacher une surprise profonde. Il ne comprenaitpas.

«&|160;Je croyais, dit-il, que vous étiez victorieux.

–&|160;Oh&|160;! je n’ai pas le temps de vous mettre au courant,répondit la vieille avec quelque impatience. Acceptez-vous oun’acceptez-vous pas&|160;?

–&|160;Eh bien&|160;! non, je n’accepte pas… Je veux réfléchir.Pour mille francs, je serais bien bête de risquer peut-être unefortune.&|160;»

Félicité se leva.

«&|160;À votre aise, mon cher, dit-elle froidement. Vraiment,vous n’avez pas conscience de votre position. Vous êtes venu chezmoi me traiter de vieille gueuse, et lorsque j’ai la bonté de voustendre la main dans le trou où vous avez eu la sottise de tomber,vous faites des façons, vous ne voulez pas être sauvé. Ehbien&|160;! restez ici, attendez que les autorités reviennent. Moi,je m’en lave les mains.&|160;»

Elle était à la porte.

«&|160;Mais, implora-t-il, donnez-moi quelques explications. Jene puis pourtant pas conclure un marché avec vous sans savoir.Depuis deux jours, j’ignore ce qui se passe. Est-ce que je sais,moi, si vous ne me volez pas&|160;?

–&|160;Tenez, vous êtes un niais, répondit Félicité, que ce cridu cœur poussé par Antoine fit revenir sur ses pas. Vous avez grandtort de ne pas vous mettre aveuglément de notre côté. Mille francs,c’est une jolie somme, et on ne la risque que pour une causegagnée. Acceptez, je vous le conseille.&|160;»

Il hésitait toujours.

«&|160;Mais quand nous voudrons prendre la mairie, est-ce qu’onnous laissera entrer tranquillement&|160;?

–&|160;Ça, je ne sais pas, dit-elle avec un sourire. Il y aurapeut-être des coups de fusil.&|160;»

Il la regarda fixement.

«&|160;Eh&|160;! dites donc, la petite mère, reprit-il d’unevoix rauque, vous n’avez pas au moins l’intention de me faire logerune balle dans la tête&|160;?&|160;»

Félicité rougit. Elle pensait justement, en effet, qu’une balle,pendant l’attaque de la mairie, leur rendrait un grand service enles débarrassant d’Antoine. Ce serait mille francs de gagnés. Aussise fâcha-t-elle en murmurant&|160;:

«&|160;Quelle idée&|160;!… Vraiment, c’est atroce d’avoir desidées pareilles.&|160;»

Puis, subitement calmée&|160;:

«&|160;Acceptez-vous&|160;?… Vous avez compris, n’est-cepas&|160;?&|160;»

Macquart avait parfaitement compris. C’était un guet-apens qu’onlui proposait. Il n’en voyait ni les raisons ni lesconséquences&|160;; ce qui le décida à marchander. Après avoirparlé de la République comme d’une maîtresse à lui qu’il étaitdésespéré de ne plus aimer, il mit en avant les risques qu’ilaurait à courir, et finit par demander deux mille francs. MaisFélicité tint bon. Et ils discutèrent jusqu’à ce qu’elle lui eûtpromis de lui procurer, à sa rentrée en France, une place où iln’aurait rien à faire, et qui lui rapporterait gros. Alors lemarché fut conclu. Elle lui fit endosser l’uniforme de gardenational qu’elle avait apporté. Il devait se retirer paisiblementchez tante Dide, puis amener, vers minuit, sur la place del’Hôtel-de-Ville, tous les républicains qu’il rencontrerait, enleur affirmant que la mairie était vide, qu’il suffirait d’enpousser la porte pour s’en emparer. Antoine demanda des arrhes, etreçut deux cents francs. Elle s’engagea à lui compter les huitcents autres francs le lendemain. Les Rougon risquaient là lesderniers sous dont ils pouvaient disposer.

Quand Félicité fut descendue, elle resta un instant sur la placepour voir sortir Macquart. Il passa tranquillement devant le poste,en se mouchant. D’un coup de poing, dans le cabinet, il avait casséla vitre du plafond, pour faire croire qu’il s’était sauvé parlà.

«&|160;C’est entendu, dit Félicité à son mari, en rentrant chezelle. Ce sera pour minuit… Moi, ça ne me fait plus rien. Jevoudrais les voir tous fusillés. Nous déchiraient-ils, hier, dansla rue&|160;!

–&|160;Tu étais bien bonne d’hésiter, répondit Pierre, qui serasait. Tout le monde ferait comme nous à notre place.&|160;»

Ce matin-là – on était au mercredi – il soigna particulièrementsa toilette. Ce fut sa femme qui le peigna et noua sa cravate. Ellele tourna entre ses mains comme un enfant qui va à la distributiondes prix. Puis, quand il fut prêt, elle le regarda, elle déclaraqu’il était très convenable, et qu’il aurait très bonne figure aumilieu des graves événements qui se préparaient. Sa grosse facepâle avait en effet une grande dignité et un air d’entêtementhéroïque. Elle l’accompagna jusqu’au premier étage, en lui faisantses dernières recommandations&|160;: il ne devait rien perdre deson attitude courageuse, quelle que fût la panique&|160;; ilfallait fermer les portes plus hermétiquement que jamais, laisserla ville agoniser de terreur dans ses remparts&|160;; et celaserait excellent, s’il était le seul à vouloir mourir pour la causede l’ordre.

Quelle journée&|160;! Les Rougon en parlent encore, comme d’unebataille glorieuse et décisive. Pierre alla droit à la mairie, sanss’inquiéter des regards ni des paroles qu’il surprit au passage. Ils’y installa magistralement, en homme qui entend ne plus quitter laplace. Il envoya simplement un mot à Roudier, pour l’avertir qu’ilreprenait le pouvoir. «&|160;Veillez aux portes, disait-il, sachantque ces lignes pouvaient devenir publiques&|160;; moi, je veilleraià l’intérieur, je ferai respecter les propriétés et les personnes.C’est au moment où les mauvaises passions renaissent etl’emportent, que les bons citoyens doivent chercher à les étouffer,au péril de leur vie.&|160;» Le style, les fautes d’orthographerendaient plus héroïque ce billet, d’un laconisme antique. Pas unde ces messieurs de la commission provisoire ne parut. Les deuxderniers fidèles, Granoux lui-même, se tinrent prudemment chez eux.De cette commission, dont les membres s’étaient évanouis, à mesureque la panique soufflait plus forte, il n’y avait que Rougon quirestât à son poste, sur son fauteuil de président. Il ne daigna pasmême envoyer un ordre de convocation. Lui seul, et c’était assez.Sublime spectacle qu’un journal de la localité devait plus tardcaractériser d’un mot&|160;: «&|160;le courage donnant la main audevoir.&|160;»

Pendant toute la matinée, on vit Pierre emplir la mairie de sesallées et venues. Il était absolument seul, dans ce grand bâtimentvide, dont les hautes salles retentissaient longuement du bruit deses talons. D’ailleurs, toutes les portes étaient ouvertes. Ilpromenait au milieu de ce désert sa présidence sans conseil, d’unair si pénétré de sa mission, que le concierge, en le rencontrantdeux ou trois fois dans les couloirs, le salua d’un air surpris etrespectueux. On l’aperçut derrière chaque croisée, et, malgré lefroid vif, il parut à plusieurs reprises sur le balcon, avec desliasses de papiers dans les mains, comme un homme affairé quiattend des messages importants.

Puis, vers midi, il courut la ville&|160;; il visita les postes,parlant d’une attaque possible, donnant à entendre que les insurgésn’étaient pas loin&|160;; mais il comptait, disait-il, sur lecourage des braves gardes nationaux&|160;; s’il le fallait, ilsdevaient se faire tuer jusqu’au dernier pour la défense de la bonnecause. Quand il revint de cette tournée, lentement, gravement, avecl’allure d’un héros qui a mis ordre aux affaires de sa patrie, etqui n’attend plus que la mort, il put constater une véritablestupeur sur son chemin&|160;; les promeneurs du Cours, les petitsrentiers incorrigibles qu’aucune catastrophe n’aurait pu empêcherde venir bayer au soleil, à certaines heures, le regardèrent passerd’un air ahuri, comme s’ils ne le reconnaissaient pas et qu’ils nepussent croire qu’un des leurs, qu’un ancien marchand d’huile eûtle front de tenir tête à toute une armée.

Dans la ville, l’anxiété était à son comble. D’un instant àl’autre, on attendait la bande insurrectionnelle. Le bruit del’évasion de Macquart fut commenté d’une effrayante façon. Onprétendit qu’il avait été délivré par ses amis les rouges, et qu’ilattendait la nuit, dans quelque coin, pour se jeter sur leshabitants et mettre le feu aux quatre coins de la ville. Plassans,cloîtré, affolé, se dévorant lui-même dans sa prison de murailles,ne savait plus qu’inventer pour avoir peur. Les républicains,devant la fière attitude de Rougon, eurent une courte méfiance.Quant à la ville neuve, aux avocats et aux commerçants retirés, quila veille déblatéraient contre le salon jaune, ils furent sisurpris, qu’ils n’osèrent plus attaquer ouvertement un homme d’untel courage. Ils se contentèrent de dire qu’il y avait folie àbraver ainsi des insurgés victorieux et que cet héroïsme inutileallait attirer sur Plassans les plus grands malheurs. Puis, verstrois heures, ils organisèrent une députation. Pierre, qui brûlaitdu désir d’afficher son dévouement devant ses concitoyens, n’osaitcependant pas compter sur une aussi belle occasion.

Il eut des mots sublimes. Ce fut dans le cabinet du maire que leprésident de la commission provisoire reçut la députation de laville neuve. Ces messieurs, après avoir rendu hommage à sonpatriotisme, le supplièrent de ne pas songer à la résistance. Maislui, d’une voix haute, parla du devoir, de la patrie, de l’ordre,de la liberté, et d’autres choses encore. D’ailleurs, il ne forçaitpersonne à l’imiter&|160;; il accomplissait simplement ce que saconscience, son cœur lui dictaient.

«&|160;Vous le voyez, messieurs, je suis seul, dit-il enterminant. Je veux prendre toute la responsabilité pour que nulautre que moi ne soit compromis. Et, s’il faut une victime, jem’offre de bon cœur&|160;; je désire que le sacrifice de ma viesauve celle des habitants.&|160;»

Un notaire, la forte tête de la bande, lui fit remarquer qu’ilcourait à une mort certaine.

«&|160;Je le sais, reprit-il gravement. Je suisprêt&|160;!&|160;»

Ces messieurs se regardèrent. Ce «&|160;Je suisprêt&|160;!&|160;» les cloua d’admiration. Décidément, cet hommeétait un brave. Le notaire le conjura d’appeler à lui lesgendarmes&|160;; mais il répondit que le sang de ces soldats étaitprécieux et qu’il ne le ferait couler qu’à la dernière extrémité.La députation se retira lentement, très émue. Une heure après,Plassans traitait Rougon de héros&|160;; les plus poltronsl’appelaient «&|160;un vieux fou&|160;».

Vers le soir, Rougon fut très étonné de voir accourir Granoux.L’ancien marchand d’amandes se jeta dans ses bras, en l’appelant«&|160;grand homme&|160;», et en lui disant qu’il voulait mouriravec lui. Le «&|160;Je suis prêt&|160;!&|160;» que sa bonne venaitde lui rapporter de chez la fruitière, l’avait réellemententhousiasmé. Au fond de ce peureux, de ce grotesque, il y avaitdes naïvetés charmantes. Pierre le garda, pensant qu’il ne tiraitpas à conséquence. Il fut même touché du dévouement du pauvrehomme&|160;; il se promit de le faire complimenter publiquement parle préfet, ce qui ferait crever de dépit les autres bourgeois, quil’avaient si lâchement abandonné. Et tous deux ils attendirent lanuit dans la mairie déserte.

À la même heure, Aristide se promenait chez lui d’un airprofondément inquiet. L’article de Vuillet l’avait surpris.L’attitude de son père le stupéfiait. Il venait de l’apercevoir àune fenêtre, en cravate blanche, en redingote noire, si calme àl’approche du danger, que toutes ses idées étaient bouleverséesdans sa pauvre tête. Pourtant les insurgés revenaient victorieux,c’était la croyance de la ville entière. Mais des doutes luivenaient, il flairait quelque farce lugubre. N’osant plus seprésenter chez ses parents, il y avait envoyé sa femme. QuandAngèle revint, elle lui dit de sa voix traînante&|160;:

«&|160;Ta mère t’attend&|160;: elle n’est pas en colère du tout,mais elle a l’air de se moquer joliment de toi. Elle m’a répété àplusieurs reprises que tu pouvais remettre ton écharpe dans tapoche.&|160;»

Aristide fut horriblement vexé. D’ailleurs, il courut à la ruede la Banne, prêt aux plus humbles soumissions. Sa mère se contentade l’accueillir avec des rires de dédain.

«&|160;Ah&|160;! mon pauvre garçon, lui dit-elle enl’apercevant, tu n’es décidément pas fort.

–&|160;Est-ce qu’on sait, dans un trou comme Plassans&|160;!s’écria-t-il avec dépit. J’y deviens bête, ma parole d’honneur. Pasune nouvelle, et l’on grelotte. C’est d’être enfermé dans cesgredins de remparts… Ah&|160;! si j’avais pu suivre Eugène àParis&|160;!&|160;»

Puis, amèrement, voyant que Félicité continuait àrire&|160;:

«&|160;Vous n’avez pas été gentille avec moi, ma mère. Je saisbien des choses, allez… Mon frère vous tenait au courant de ce quise passait, et jamais vous ne m’avez donné la moindre indicationutile.

–&|160;Tu sais cela&|160;? toi, dit Félicité devenue sérieuse etméfiante. Eh bien, tu es alors moins bête que je ne croyais. Est-ceque tu décachetterais les lettres, comme quelqu’un de maconnaissance&|160;?

–&|160;Non, mais j’écoute aux portes&|160;», répondit Aristideavec un grand aplomb.

Cette franchise ne déplut pas à la vieille femme. Elle se remità sourire, et, plus douce&|160;:

«&|160;Alors, bêta, demanda-t-elle, comment se fait-il que tu nete sois pas rallié plus tôt&|160;?

–&|160;Ah&|160;! voilà, dit le jeune homme, embarrassé. Jen’avais pas grande confiance en vous. Vous receviez de tellesbrutes&|160;: mon beau-père, Granoux et les autres&|160;!… Et puisje ne voulais pas trop m’avancer…&|160;»

Il hésitait. Il reprit d’une voix inquiète&|160;:

«&|160;Aujourd’hui, vous êtes bien sûre au moins du succès ducoup d’État&|160;?

–&|160;Moi&|160;? s’écria Félicité, que les doutes de son filsblessaient, mais je ne suis sûre de rien.

–&|160;Vous m’avez pourtant fait dire d’ôter monécharpe&|160;?

–&|160;Oui, parce que tous ces messieurs se moquent detoi.&|160;»

Aristide resta planté sur ses pieds, le regard perdu, semblantcontempler un des ramages du papier orange. Sa mère fut prise d’unebrusque impatience à le voir ainsi hésitant.

«&|160;Tiens, dit-elle, j’en reviens à ma premièreopinion&|160;: tu n’es pas fort. Et tu aurais voulu qu’on te fîtlire les lettres d’Eugène&|160;! Mais, malheureux, avec tescontinuelles incertitudes, tu aurais tout gâté. Tu es là àhésiter…

–&|160;Moi, j’hésite&|160;? interrompit-il en jetant sur sa mèreun regard clair et froid. Ah&|160;! bien, vous ne me connaissezpas. Je mettrais le feu à la ville si j’avais envie de me chaufferles pieds. Mais comprenez donc que je ne veux pas faire fausseroute&|160;! Je suis las de manger mon pain dur, et j’entendstricher la fortune. Je ne jouerai qu’à coup sûr.&|160;»

Il avait prononcé ces paroles avec une telle âpreté, que samère, dans cet appétit brûlant du succès, reconnut le cri de sonsang. Elle murmura&|160;:

«&|160;Ton père a bien du courage.

–&|160;Oui, je l’ai vu, reprit-il en ricanant. Il a une bonnetête. Il m’a rappelé Léonidas aux Thermopyles… Est-ce que c’esttoi, mère, qui lui as fait cette figure-là&|160;?&|160;»

Et, gaiement, avec un geste résolu&|160;:

«&|160;Tant pis&|160;! s’écria-t-il, je suisbonapartiste&|160;!… Papa n’est pas un homme à se faire tuer sansque ça lui rapporte gros.

–&|160;Et tu as raison, dit sa mère&|160;; je ne puis parler,mais tu verras demain.&|160;»

Il n’insista pas, il lui jura qu’elle serait bientôt glorieusede lui, et il s’en alla, tandis que Félicité, sentant se réveillerses anciennes préférences, se disait à la fenêtre, en le regardants’éloigner, qu’il avait un esprit de tous les diables, et quejamais elle n’aurait eu le courage de le laisser partir sans lemettre enfin dans la bonne voie.

Pour la troisième fois, la nuit, la nuit pleine d’angoissetombait sur Plassans. La ville agonisante en était aux derniersrâles. Les bourgeois rentraient rapidement chez eux, les portes sebarricadaient avec un grand bruit de boulons et de barres de fer.Le sentiment général semblait être que Plassans n’existerait plusle lendemain, qu’il se serait abîmé sous terre ou évaporé dans leciel. Quand Rougon rentra pour dîner, il trouva les rues absolumentdésertes. Cette solitude le rendit triste et mélancolique. Aussi, àla fin du repas, eut-il une faiblesse, et demanda-t-il à sa femmes’il était nécessaire de donner suite à l’insurrection que Macquartpréparait.

«&|160;On ne clabaude plus, dit-il. Si tu avais vu ces messieursde la ville neuve, comme ils m’ont salué&|160;! Ça ne me paraîtguère utile maintenant de tuer du monde. Hein&|160;! qu’enpenses-tu&|160;? Nous ferons notre pelote sans cela.

–&|160;Ah&|160;! quel mollasse tu es&|160;! s’écria Félicitéavec colère. C’est toi qui as eu l’idée, et voilà que turecules&|160;! Je te dis que tu ne feras jamais rien sansmoi&|160;!… Va donc, va donc ton chemin. Est-ce que lesrépublicains t’épargneraient s’ils te tenaient&|160;?&|160;»

Rougon, de retour à la mairie, prépara le guet-apens. Granouxlui fut d’une grande utilité. Il l’envoya porter ses ordres auxdifférents postes qui gardaient les remparts&|160;; les gardesnationaux devaient se rendre à l’hôtel de ville, par petitsgroupes, le plus secrètement possible. Roudier, ce bourgeoisparisien égaré en province, qui aurait pu gâter l’affaire enprêchant l’humanité, ne fut même pas averti. Vers onze heures, lacour de la mairie était pleine de gardes nationaux. Rougon lesépouvanta&|160;; il leur dit que les républicains restés à Plassansallaient tenter un coup de main désespéré, et il se fit un mérited’avoir été prévenu à temps par sa police secrète. Puis, quand ileut tracé un tableau sanglant du massacre de la ville si cesmisérables s’emparaient du pouvoir, il donna l’ordre de ne plusprononcer une parole et d’éteindre toutes les lumières. Lui-mêmeprit un fusil. Depuis le matin, il marchait comme dans unrêve&|160;; il ne se reconnaissait plus&|160;; il sentait derrièrelui Félicité, aux mains de laquelle l’avait jeté la crise de lanuit, et il se serait laissé pendre en disant&|160;: «&|160;Ça nefait rien, ma femme va venir me décrocher.&|160;» Pour augmenter letapage et secouer une plus longue épouvante sur la ville endormie,il pria Granoux de se rendre à la cathédrale et de faire sonner letocsin aux premiers coups de feu. Le nom du marquis devait luiouvrir la porte du bedeau. Et, dans l’ombre, dans le silence noirde la cour, les gardes nationaux, que l’anxiété effarait,attendaient, les yeux fixés sur le porche, impatients de tirer,comme à l’affût d’une bande de loups.

Cependant Macquart avait passé la journée chez tante Dide. Ils’était allongé sur le vieux coffre, en regrettant le divan deM.&|160;Garçonnet. À plusieurs reprises, il eut une envie folled’aller écorner ses deux cents francs dans quelque cafévoisin&|160;; cet argent, qu’il avait mis dans une des poches deson gilet, lui brûlait le flanc&|160;; il employa le temps à ledépenser en imagination. Sa mère, chez laquelle, depuis quelquesjours, ses enfants accouraient, éperdus, la mine pâle, sans qu’ellesortît de son silence, sans que sa figure perdît son immobilitémorte, tourna autour de lui, avec ses mouvements roides d’automate,ne paraissant même pas s’apercevoir de sa présence. Elle ignoraitles peurs qui bouleversaient la ville close&|160;; elle était àmille lieues de Plassans, montée dans cette continuelle idée fixequi tenait ses yeux ouverts, vides de pensée. À cette heure,pourtant, une inquiétude, un souci humain faisait par instantsbattre ses paupières. Antoine, ne pouvant résister au désir demanger un bon morceau, l’envoya chercher un poulet rôti chez untraiteur du faubourg. Quand il fut attablé&|160;:

«&|160;Hein&|160;? lui dit-il, tu n’en manges pas souvent, dupoulet. C’est pour ceux qui travaillent et qui savent faire leursaffaires. Toi, tu as toujours tout gaspillé… Je parie que tu donnestes économies à cette sainte nitouche de Silvère. Il a unemaîtresse, le sournois. Va, si tu as un magot caché dans quelquecoin, il te le fera sauter joliment un jour.&|160;»

Il ricanait, il était tout brûlant d’une joie fauve. L’argentqu’il avait en poche, la trahison qu’il préparait, la certitude des’être vendu un bon prix, l’emplissaient du contentement des gensmauvais qui redeviennent naturellement joyeux et railleurs dans lemal. Tante Dide n’entendit que le nom de Silvère.

«&|160;Tu l’as vu&|160;? demanda-t-elle, ouvrant enfin leslèvres.

–&|160;Qui&|160;? Silvère&|160;? répondit Antoine. Il sepromenait au milieu des insurgés avec une grande fille rouge aubras. S’il attrapait quelque prune, ça serait bien fait.&|160;»

L’aïeule le regarda fixement et, d’une voix grave&|160;:

«&|160;Pourquoi&|160;? dit-elle simplement.

–&|160;Eh&|160;! on n’est pas bête comme lui, reprit-il,embarrassé. Est-ce qu’on va risquer sa peau pour des idées&|160;?Moi, j’ai arrangé mes petites affaires. Je ne suis pas unenfant.&|160;»

Mais tante Dide ne l’écoutait plus. Elle murmurait&|160;:

«&|160;Il avait déjà du sang plein les mains. On me le tueracomme l’autre&|160;; ses oncles lui enverront les gendarmes.

–&|160;Qu’est-ce que vous marmottez donc là&|160;? dit son fils,qui achevait la carcasse du poulet. Vous savez, j’aime qu’onm’accuse en face. Si j’ai quelquefois causé de la République avecle petit, c’était pour le ramener à des idées plus raisonnables. Ilétait toqué. Moi j’aime la liberté, mais il ne faut pas qu’elledégénère en licence… Et quant à Rougon, il a mon estime. C’est ungarçon de tête et de courage.

–&|160;Il avait le fusil, n’est-ce pas&|160;? interrompit tanteDide, dont l’esprit perdu semblait suivre au loin Silvère sur laroute.

–&|160;Le fusil&|160;? Ah&|160;! oui, la carabine de Macquart,reprit Antoine, après avoir jeté un coup d’œil sur le manteau de lacheminée, où l’arme était pendue d’ordinaire. Je crois la lui avoirvue entre les mains. Un joli instrument, pour courir les champsavec une fille au bras. Quel imbécile&|160;!&|160;»

Et il crut devoir faire quelques plaisanteries grasses. TanteDide s’était remise à tourner dans la pièce. Elle ne prononça plusune parole. Vers le soir, Antoine s’éloigna, après avoir mis uneblouse et enfoncé sur ses yeux une casquette profonde que sa mèrealla lui acheter. Il rentra dans la ville, comme il en était sorti,en contant une histoire aux gardes nationaux qui gardaient la portede Rome. Puis il gagna le vieux quartier où, mystérieusement, il seglissa de porte en porte. Tous les républicains exaltés, tous lesaffiliés qui n’avaient pas suivi la bande, se trouvèrent, vers neufheures, réunis dans un café borgne où Macquart leur avait donnérendez-vous. Quand il y eut là une cinquantaine d’hommes, il leurtint un discours où il parla d’une vengeance personnelle àsatisfaire, de victoire à remporter, de joug honteux à secouer, etfinit en se faisant fort de leur livrer la mairie en dix minutes.Il en sortait, elle était vide&|160;; le drapeau rouge y flotteraitcette nuit même, s’ils le voulaient. Les ouvriers seconsultèrent&|160;: à cette heure, la réaction agonisait, lesinsurgés étaient aux portes, il serait honorable de ne pas lesattendre pour reprendre le pouvoir, ce qui permettrait de lesrecevoir en frères, les portes grandes ouvertes, les rues et lesplaces pavoisées. D’ailleurs, personne ne se défia deMacquart&|160;; sa haine contre les Rougon, la vengeancepersonnelle dont il parlait, répondaient de sa loyauté. Il futconvenu que tous ceux qui étaient chasseurs et qui avaient chez euxun fusil iraient le chercher, et qu’à minuit, la bande setrouverait sur la place de l’Hôtel-de-Ville. Une question de détailfaillit les arrêter, ils n’avaient pas de balles&|160;; mais ilsdécidèrent qu’ils chargeraient leurs armes avec du plomb à perdrix,ce qui même était inutile, puisqu’ils ne devaient rencontrer aucunerésistance.

Une fois encore, Plassans vit passer, dans le clair de lune muetde ses rues, des hommes armés qui filaient le long des maisons.Lorsque la bande se trouva réunie devant l’hôtel de ville,Macquart, tout en ayant l’œil au guet, s’avança hardiment. Ilfrappa, et quand le concierge, dont la leçon était faite, demandace qu’on voulait, il lui fit des menaces si épouvantables, que cethomme, feignant l’effroi, se hâta d’ouvrir. La porte tournalentement, à deux battants. Le porche se creusa, vide et béant.

Alors Macquart cria d’une voix forte&|160;:

«&|160;Venez, mes amis&|160;!&|160;»

C’était le signal. Lui se jeta vivement de côté. Et, tandis queles républicains se précipitaient, du noir de la cour sortirent untorrent de flammes, une grêle de balles, qui passèrent avec unroulement de tonnerre, sous le porche béant. La porte vomissait lamort. Les gardes nationaux, exaspérés par l’attente, pressés d’êtredélivrés du cauchemar qui pesait sur eux dans cette cour morne,avaient lâché leur feu tous à la fois, avec une hâte fébrile.L’éclair fut si vif, que Macquart aperçut distinctement, dans lalueur fauve de la poudre, Rougon qui cherchait à viser. Il crutvoir le canon du fusil dirigé sur lui, il se rappela la rougeur deFélicité, et se sauva, en murmurant&|160;:

«&|160;Pas de bêtises&|160;! Le coquin me tuerait. Il me doithuit cents francs.&|160;»

Cependant, un hurlement était monté dans la nuit. Lesrépublicains surpris, criant à la trahison, avaient lâché leur feuà leur tour. Un garde national vint tomber sous le porche. Maiseux, ils laissaient trois morts. Ils prirent la fuite, se heurtantaux cadavres, affolés, répétant dans les ruellessilencieuses&|160;: «&|160;On assassine nos frères&|160;!&|160;»d’une voix désespérée qui ne trouvait pas d’écho. Les défenseurs del’ordre, ayant eu le temps de recharger leurs armes, seprécipitèrent alors sur la place vide, comme des furieux, etenvoyèrent des balles à tous les angles des rues, aux endroits oùle noir d’une porte, l’ombre d’une lanterne, la saillie d’uneborne, leur faisaient voir des insurgés. Ils restèrent là, dixminutes, à décharger leurs fusils dans le vide.

Le guet-apens avait éclaté comme un coup de foudre dans la villeendormie. Les habitants des rues voisines, réveillés par le bruitde cette fusillade infernale, s’étaient assis sur leur séant, lesdents claquant de peur. Pour rien au monde, ils n’auraient mis lenez à la fenêtre. Et, lentement, dans l’air déchiré par les coupsde feu, une cloche de la cathédrale sonna le tocsin, sur un rythmesi irrégulier, si étrange, qu’on eût dit un martèlement d’enclume,un retentissement de chaudron colossal battu par le bras d’unenfant en colère. Cette cloche hurlante, que les bourgeois nereconnurent pas, les terrifia plus encore que les détonations desfusils, et il y en eut qui crurent entendre les bruits d’une fileinterminable de canons roulant sur le pavé. Ils se recouchèrent,ils s’allongèrent sous leurs couvertures, comme s’ils eussent couruquelque danger à se tenir sur leur séant, au fond des alcôves, dansles chambres closes&|160;; le drap au menton, la respirationcoupée, ils se firent tout petits, tandis que les cornes de leursfoulards leur tombaient dans les yeux, et que leurs épouses, à leurcôté, enfonçaient la tête dans l’oreiller en se pâmant.

Les gardes nationaux restés aux remparts avaient, eux aussi,entendu les coups de feu. Ils accoururent à la débandade, pargroupes de cinq ou six, croyant que les insurgés étaient entrés aumoyen de quelque souterrain, et troublant le silence des rues dutapage de leurs courses ahuries. Roudier arriva un des premiers.Mais Rougon les renvoya à leurs postes, en leur disant sévèrementqu’on n’abandonnait pas ainsi les portes d’une ville. Consternés dece reproche – car, dans leur panique, ils avaient, en effet, laisséles portes sans un défenseur – ils reprirent leur galop, ilsrepassèrent dans les rues avec un fracas plus épouvantable encore.Pendant une heure, Plassans put croire qu’une armée affolée letraversait en tous sens. La fusillade, le tocsin, les marches etles contremarches des gardes nationaux, leurs armes qu’ilstraînaient comme des gourdins, leurs appels effarés dans l’ombre,faisaient un vacarme assourdissant de ville prise d’assaut etlivrée au pillage. Ce fut le coup de grâce pour les malheureuxhabitants, qui crurent tous à l’arrivée des insurgés&|160;; ilsavaient bien dit que ce serait leur nuit suprême, que Plassans,avant le jour, s’abîmerait sous terre ou s’évaporerait enfumée&|160;; et, dans leur lit, ils attendaient la catastrophe,fous de terreur, s’imaginant par instants que leur maison remuaitdéjà.

Granoux sonnait toujours le tocsin. Quand le silence fut retombésur la ville, le bruit de cette cloche devint lamentable. Rougon,que la fièvre brûlait, se sentit exaspéré par ces sanglotslointains. Il courut à la cathédrale, dont il trouva la petiteporte ouverte. Le bedeau était sur le seuil.

«&|160;Eh&|160;! il y en a assez&|160;! cria-t-il à cethomme&|160;; on dirait quelqu’un qui pleure, c’est énervant.

–&|160;Mais ce n’est pas moi, monsieur, répondit le bedeau, d’unair désolé. C’est M.&|160;Granoux, qui est monté dans le clocher…Il faut vous dire que j’avais retiré le battant de la cloche, parordre de M.&|160;le curé, justement pour éviter qu’on sonnât letocsin. M.&|160;Granoux n’a pas voulu entendre raison. Il a grimpéquand même. Je ne sais pas avec quoi diable il peut faire cebruit.&|160;»

Rougon monta précipitamment l’escalier qui menait aux cloches,en criant&|160;:

«&|160;Assez&|160;! assez&|160;! Pour l’amour de Dieu, finissezdonc&|160;!&|160;»

Quand il fut en haut, il aperçut, dans un rayon de lune quientrait par la dentelure d’une ogive, Granoux, sans chapeau, l’airfurieux, tapant devant lui avec un gros marteau. Et qu’il y allaitde bon cœur&|160;! Il se renversait, prenait un élan, et tombaitsur le bronze sonore, comme s’il eût voulu le fendre. Toute sapersonne grasse se ramassait&|160;; puis quand il s’était jeté surla grosse cloche immobile, les vibrations le renvoyaient enarrière, et il revenait avec un nouvel emportement. On aurait ditun forgeron battant un fer chaud&|160;; mais un forgeron enredingote, court et chauve, d’attitude maladroite et rageuse.

La surprise cloua un instant Rougon devant ce bourgeoisendiablé, se battant avec une cloche, dans un rayon de lune. Alorsil comprit les bruits de chaudron que cet étrange sonneur secouaitsur la ville. Il lui cria de s’arrêter. L’autre n’entendit pas. Ildut le prendre par sa redingote, et Granoux, lereconnaissant&|160;:

«&|160;Hein&|160;! dit-il, d’une voix triomphante, vous avezentendu&|160;! J’ai essayé d’abord de taper sur la cloche avec lespoings&|160;; ça me faisait mal. Heureusement, j’ai trouvé cemarteau… Encore quelques coups, n’est-ce pas&|160;?&|160;»

Mais Rougon l’emmena. Granoux était radieux. Il s’essuyait lefront, il faisait promettre à son compagnon de bien dire lelendemain que c’était avec un simple marteau qu’il avait fait toutce bruit-là. Quel exploit et quelle importance allait lui donnercette furieuse sonnerie&|160;!

Vers le matin, Rougon songea à rassurer Félicité. Par sesordres, les gardes nationaux s’étaient enfermés dans lamairie&|160;; il avait défendu qu’on relevât les morts, sousprétexte qu’il fallait un exemple au peuple du vieux quartier. Et,lorsque, pour courir à la rue de la Banne, il traversa la place,dont la lune s’était retirée, il posa le pied sur la main d’un descadavres, crispée au bord d’un trottoir. Il faillit tomber. Cettemain molle qui s’écrasait sous son talon, lui causa une sensationindéfinissable de dégoût et d’horreur. Il suivit les rues désertesà grandes enjambées, croyant sentir derrière son dos un poingsanglant qui le poursuivait.

«&|160;Il y en a quatre par terre&|160;», dit-il en entrant.

Ils se regardèrent, comme étonnés eux-mêmes de leur crime. Lalampe donnait à leur pâleur une teinte de cire jaune.

«&|160;Les as-tu laissés&|160;? demanda Félicité&|160;; il fautqu’on les trouve là.

–&|160;Parbleu&|160;! je ne les ai pas ramassés. Ils sont sur ledos… J’ai marché sur quelque chose de mou…&|160;»

Il regarda son soulier. Le talon était plein de sang. Pendantqu’il mettait une autre paire de chaussures, Félicitéreprit&|160;:

«&|160;Eh bien, tant mieux&|160;! c’est fini… On ne dira plusque tu tires des coups de fusil dans les glaces.&|160;»

La fusillade, que les Rougon avaient imaginée pour se faireaccepter définitivement comme les sauveurs de Plassans, jeta àleurs pieds la ville épouvantée et reconnaissante. Le jour grandit,morne, avec ces mélancolies grises des matinées d’hiver. Leshabitants n’entendant plus rien, las de trembler dans leurs draps,se hasardèrent. Il en vint dix à quinze&|160;; puis, le bruitcourant que les insurgés avaient pris la fuite, en laissant desmorts dans tous les ruisseaux, Plassans entier se leva, descenditsur la place de l’Hôtel-de-Ville. Pendant toute la matinée, lescurieux défilèrent autour des quatre cadavres. Ils étaienthorriblement mutilés, un surtout, qui avait trois balles dans latête&|160;; le crâne, soulevé, laissait voir la cervelle à nu. Maisle plus atroce des quatre était le garde national tombé sous leporche&|160;; il avait reçu en pleine figure toute une charge de ceplomb à perdrix dont s’étaient servis les républicains, faute deballes&|160;; sa face trouée, criblée, suait le sang. La foules’emplit les yeux de cette horreur, longuement, avec cette aviditédes poltrons pour les spectacles ignobles. On reconnut le gardenational&|160;; c’était le charcutier Dubruel, celui que Roudieraccusait, le lundi matin, d’avoir tiré avec une vivacité coupable.Des trois autres morts, deux étaient des ouvriers chapeliers&|160;;le troisième resta inconnu. Et, devant les mares rouges quitachaient le pavé, des groupes béants frissonnaient, regardantderrière eux d’un air de méfiance, comme si cette justice sommairequi avait, dans les ténèbres, rétabli l’ordre à coups de fusil, lesguettait, épiait leurs gestes et leurs paroles, prête à lesfusiller à leur tour, s’ils ne baisaient pas avec enthousiasme lamain qui venait de les sauver de la démagogie.

La panique de la nuit grandit encore l’effet terrible causé, lematin, par la vue des quatre cadavres. Jamais l’histoire vraie decette fusillade ne fut connue. Les coups de feu des combattants,les coups de marteau de Granoux, la débandade des gardes nationauxlâchés dans les rues, avaient empli les oreilles de bruits siterrifiants, que le plus grand nombre rêva toujours une bataillegigantesque, livrée à un nombre incalculable d’ennemis. Quand lesvainqueurs, grossissant le chiffre de leurs adversaires par unevantardise instinctive, parlèrent d’environ cinq cents hommes, onse récria&|160;; des bourgeois prétendirent s’être mis à la fenêtreet avoir vu passer, pendant plus d’une heure, le flot épais desfuyards. Tout le monde, d’ailleurs, avait entendu courir lesbandits sous les croisées. Jamais cinq cents hommes n’auraient pude la sorte éveiller une ville en sursaut. C’était une armée, unebelle et bonne armée que la brave milice de Plassans avait faitrentrer sous terre. Ce mot que prononça Rougon&|160;: «&|160;Ilssont rentrés sous terre&|160;», parut d’une grande justesse, carles postes, chargés de défendre les remparts, jurèrent toujoursleurs grands dieux que pas un homme n’était entré ni sorti&|160;;ce qui ajouta au fait d’armes une pointe de mystère, une idée dediables cornus s’abîmant dans les flammes, qui acheva de détraquerles imaginations. Il est vrai que les postes évitèrent de raconterleurs galops furieux. Aussi, les gens les plus raisonnabless’arrêtèrent-ils à la pensée qu’une bande d’insurgés avait dûpénétrer par une brèche, par un trou quelconque. Plus tard, desbruits de trahison se répandirent, on parla d’un guet-apens&|160;;sans doute, les hommes menés par Macquart à la tuerie, ne purentgarder l’atroce vérité&|160;; mais une telle terreur régnaitencore, la vue du sang avait jeté à la réaction un tel nombre depoltrons, qu’on attribua ces bruits à la rage des républicainsvaincus. On prétendit, d’autre part, que Macquart était prisonnierde Rougon, et que celui-ci le gardait dans un cachot humide, où ille laissait lentement mourir de faim. Cet horrible conte fit saluerRougon jusqu’à terre.

Ce fut ainsi que ce grotesque, ce bourgeois ventru, mou etblême, devint, en une nuit, un terrible monsieur dont personnen’osa plus rire. Il avait mis un pied dans le sang. Le peuple duvieux quartier resta muet d’effroi devant les morts. Mais, vers dixheures, quand les gens comme il faut de la ville neuve arrivèrent,la place s’emplit de conversations sourdes, d’exclamationsétouffées. On parlait de l’autre attaque, de cette prise de lamairie, dans laquelle une glace seule avait été blessée&|160;; et,cette fois, on ne plaisantait plus Rougon, on le nommait avec unrespect effrayé&|160;: c’était vraiment un héros, un sauveur. Lescadavres, les yeux ouverts, regardaient ces messieurs, les avocatset les rentiers, qui frissonnaient en murmurant que la guerrecivile a de bien tristes nécessités. Le notaire, le chef de ladéputation envoyée la veille à la mairie, allait de groupe engroupe, rappelant le «&|160;Je suis prêt&|160;!&|160;» de l’hommeénergique auquel on devait le salut de la ville. Ce fut unaplatissement général. Ceux qui avaient le plus cruellement railléles quarante et un, ceux surtout qui avaient traité les Rougond’intrigants et de lâches, tirant des coups de fusil en l’air,parlèrent les premiers de décerner une couronne de laurier«&|160;au grand citoyen dont Plassans serait éternellementglorieux&|160;». Car les mares de sang séchaient sur le pavé&|160;;les morts disaient par leurs blessures à quelle audace le parti dudésordre, du pillage, du meurtre, en était venu, et quelle main defer il avait fallu pour étouffer l’insurrection.

Et Granoux, dans la foule, recevait des félicitations et despoignées de main. On connaissait l’histoire du marteau. Seulement,par un mensonge innocent, dont il n’eut bientôt plus consciencelui-même, il prétendit qu’ayant vu les insurgés le premier, ils’était mis à taper sur la cloche, pour sonner l’alarme&|160;; sanslui, les gardes nationaux se trouvaient massacrés. Cela doubla sonimportance. Son exploit fut déclaré prodigieux. On ne l’appela plusque&|160;: «&|160;Monsieur Isidore, vous savez&|160;? le monsieurqui a sonné le tocsin avec un marteau&|160;!&|160;» Bien que laphrase fût un peu longue, Granoux l’eût prise volontiers commetitre nobiliaire&|160;; et l’on ne put désormais prononcer devantlui le mot «&|160;marteau&|160;», sans qu’il crût à une délicateflatterie.

Comme on enlevait les cadavres, Aristide vint les flairer. Illes regarda sur tous les sens, humant l’air, interrogeant lesvisages. Il avait la mine sèche, les yeux clairs. De sa main, laveille emmaillotée, libre à cette heure, il souleva la blouse d’undes morts, pour mieux voir sa blessure. Cet examen parut leconvaincre, lui ôter un doute. Il serra les lèvres, resta là unmoment sans dire un mot, puis se retira pour aller presser ladistribution de&|160;l’Indépendant, dans lequel il avaitmis un grand article. Le long des maisons, il se rappelait ce motde sa mère&|160;: «&|160;Tu verras demain&|160;!&|160;» Il avaitvu, c’était très fort&|160;; ça l’épouvantait même un peu.

Cependant, Rougon commençait à être embarrassé de sa victoire.Seul dans le cabinet de M.&|160;Garçonnet, écoutant les bruitssourds de la foule, il éprouvait un étrange sentiment quil’empêchait de se montrer au balcon. Ce sang, dans lequel il avaitmarché, lui engourdissait les jambes. Il se demandait ce qu’ilallait faire jusqu’au soir. Sa pauvre tête vide, détraquée par lacrise de la nuit, cherchait avec désespoir une occupation, un ordreà donner, une mesure à prendre, qui pût le distraire. Mais il nesavait plus. Où donc Félicité le menait-elle&|160;? Était-ce fini,allait-il falloir encore tuer du monde&|160;? La peur le reprenait,il lui venait des doutes terribles, il voyait l’enceinte desremparts trouée de tous côtés par l’armée vengeresse desrépublicains, lorsqu’un grand cri&|160;: «&|160;Les insurgés&|160;!les insurgés&|160;!&|160;» éclata sous les fenêtres de la mairie.Il se leva d’un bond et, soulevant un rideau, il regarda la foulequi courait, éperdue sur la place. À ce coup de foudre, en moinsd’une seconde, il se vit ruiné, pillé, assassiné&|160;; il mauditsa femme, il maudit la ville entière. Et, comme il regardaitderrière lui d’un air louche, cherchant une issue, il entendit lafoule éclater en applaudissements, pousser des cris de joie,ébranler les vitres d’une allégresse folle. Il revint à lafenêtre&|160;: les femmes agitaient leurs mouchoirs, les hommess’embrassaient&|160;; il y en avait qui se prenaient par la main etqui dansaient. Stupide, il resta là, ne comprenant plus, sentant satête tourner. Autour de lui, la grande mairie, déserte etsilencieuse, l’épouvantait.

Rougon, quand il se confessa à Félicité, ne put jamais direcombien de temps avait duré son supplice. Il se souvint seulementqu’un bruit de pas, éveillant les échos des vastes salles, l’avaittiré de sa stupeur. Il attendait des hommes en blouse, armés defaux et de gourdins, et ce fut la commission municipale qui entra,correcte, en habit noir, l’air radieux. Pas un membre ne manquait.Une heureuse nouvelle avait guéri tous ces messieurs à la fois.Granoux se jeta dans les bras de son cher président.

«&|160;Les soldats&|160;! bégaya-t-il, lessoldats&|160;!&|160;»

Un régiment venait, en effet, d’arriver, sous les ordres ducolonel Masson et de M.&|160;de Blériot, préfet du département. Lesfusils aperçus des remparts, au loin dans la plaine, avaientd’abord fait croire à l’approche des insurgés. L’émotion de Rougonfut si forte, que deux grosses larmes coulèrent sur ses joues. Ilpleurait, le grand citoyen&|160;! La commission municipale regardatomber ces larmes avec une admiration respectueuse. Mais Granoux sejeta de nouveau au cou de son ami, en criant&|160;:

«&|160;Ah&|160;! que je suis heureux&|160;!… Vous savez, je suisun homme franc, moi. Eh bien, nous avions tous peur, tous, n’est-cepas, messieurs&|160;? Vous seul étiez grand, courageux, sublime.Quelle énergie il a dû vous falloir&|160;! Je le disais tout àl’heure à ma femme&|160;: Rougon est un grand homme, il mérited’être décoré.&|160;»

Alors, ces messieurs parlèrent d’aller à la rencontre du préfet.Rougon, étourdi, suffoqué, ne pouvant croire à ce triomphe brusque,balbutiait comme un enfant. Il reprit haleine&|160;; il descendit,calme, avec la dignité que réclamait cette solennelle occasion.Mais l’enthousiasme qui accueillit la commission et son présidentsur la place de l’Hôtel-de-Ville, faillit troubler de nouveau sagravité de magistrat. Son nom circulait dans la foule, accompagnécette fois des éloges les plus chauds. Il entendit tout un peuplerefaire l’aveu de Granoux, le traiter de héros resté debout etinébranlable au milieu de la panique universelle. Et, jusqu’à laplace de la sous-préfecture, où la commission rencontra le préfet,il but sa popularité, sa gloire, avec des pâmoisons secrètes defemme amoureuse dont les désirs sont enfin assouvis.

M.&|160;de Blériot et le colonel Masson entrèrent seuls dans laville, laissant la troupe campée sur la route de Lyon. Ils avaientperdu un temps considérable, trompés sur la marche des insurgés.D’ailleurs, ils les savaient maintenant à Orchères&|160;; ils nedevaient s’arrêter qu’une heure à Plassans, le temps de rassurer lapopulation et de publier les cruelles ordonnances qui décrétaientla mise sous séquestre des biens des insurgés, et la mort pour toutindividu surpris les armes à la main. Le colonel Masson eut unsourire, lorsque le commandant de la garde nationale fit tirer lesverrous de la porte de Rome, avec un bruit épouvantable de vieilleferraille. Le poste accompagna le préfet et le colonel, comme garded’honneur. Tout le long du cours Sauvaire, Roudier raconta à cesmessieurs l’épopée de Rougon, les trois jours de panique, terminéspar la victoire éclatante de la dernière nuit. Aussi, quand lesdeux cortèges se trouvèrent face à face, M.&|160;de Blériots’avança-t-il vivement vers le président de la commission, luiserrant les mains, le félicitant, le priant de veiller encore surla ville jusqu’au retour des autorités&|160;; et Rougon saluait,tandis que le préfet, arrivé à la porte de la Sous-Préfecture, oùil désirait se reposer un moment, disait à voix haute qu’iln’oublierait pas dans son rapport de faire connaître sa belle etcourageuse conduite.

Cependant, malgré le froid vif, tout le monde se trouvait auxfenêtres. Félicité, se penchant à la sienne, au risque de tomber,était toute pâle de joie. Justement Aristide venait d’arriver avecun numéro de&|160;l’Indépendant, dans lequel il s’étaitnettement déclaré en faveur du coup d’État, qu’il accueillait«&|160;comme l’aurore de la liberté dans l’ordre et de l’ordre dansla liberté&|160;». Et il avait fait aussi une délicate allusion ausalon jaune, reconnaissant ses torts, disant que «&|160;la jeunesseest présomptueuse&|160;», et que «&|160;les grands citoyens setaisent, réfléchissent dans le silence et laissent passer lesinsultes, pour se dresser debout dans leur héroïsme au jour delutte&|160;». Il était surtout content de cette phrase. Sa mèretrouva l’article supérieurement écrit. Elle embrassa le cherenfant, le mit à sa droite. Le marquis de Carnavant, qui étaitégalement venu la voir, las de se cloîtrer, pris d’une curiositéfurieuse, s’accouda à sa gauche, sur la rampe de la fenêtre.

Quand M.&|160;de Blériot, sur la place, tendit la main à Rougon,Félicité pleura.

«&|160;Oh&|160;! vois, vois, dit-elle à Aristide. Il lui a serréla main. Tiens, il la lui prend encore&|160;!&|160;»

Et jetant un coup d’œil sur les fenêtres où les têtess’entassaient&|160;:

«&|160;Qu’ils doivent rager&|160;! Regarde donc la femme àM.&|160;Peirotte, elle mord son mouchoir. Et là-bas, les filles dunotaire, et Mme&|160;Massicot, et la famille Brunet, quellesfigures, hein&|160;? comme leur nez s’allonge&|160;!… Ah&|160;!dame, c’est notre tour, maintenant.&|160;»

Elle suivit la scène qui se passait à la porte de lasous-préfecture, avec des ravissements, des frétillements quisecouaient son corps de cigale ardente. Elle interprétait lesmoindres gestes, elle inventait les paroles qu’elle ne pouvaitsaisir, elle disait que Pierre saluait très bien. Un moment, elledevint maussade, quand le préfet accorda un mot à ce pauvre Granouxqui tournait autour de lui, quêtant un éloge&|160;; sans doute,M.&|160;de Blériot connaissait déjà l’histoire du marteau, carl’ancien marchand d’amandes rougit comme une jeune fille et parutdire qu’il n’avait fait que son devoir. Mais ce qui la fâcha plusencore, ce fut la trop grande bonté de son mari, qui présentaVuillet à ces messieurs&|160;; Vuillet, il est vrai, se coulaitentre eux, et Rougon se trouva forcé de le nommer.

«&|160;Quel intrigant&|160;! murmura Félicité. Il se fourrepartout… Ce pauvre chéri doit être si troublé&|160;!… Voilà lecolonel qui lui parle. Qu’est-ce qu’il peut bien luidire&|160;?

–&|160;Eh&|160;! petite, répondit le marquis avec une fineironie, il le complimente d’avoir si soigneusement fermé lesportes.

–&|160;Mon père a sauvé la ville, dit Aristide d’une voix sèche.Avez-vous vu les cadavres, monsieur&|160;?&|160;»

M.&|160;de Carnavant ne répondit pas. Il se retira même de lafenêtre, et alla s’asseoir dans un fauteuil en hochant la tête,d’un air légèrement dégoûté. À ce moment, le préfet ayant quitté laplace, Rougon accourut, se jeta au cou de sa femme.

«&|160;Ah&|160;! ma bonne&|160;!&|160;» balbutia-t-il.

Il ne put en dire davantage. Félicité lui fit aussi embrasserAristide, en lui parlant du superbe articlede&|160;l’Indépendant. Pierre aurait également baisé lemarquis sur les joues, tant il était ému. Mais sa femme le prit àpart, et lui donna la lettre d’Eugène qu’elle avait remise sousenveloppe. Elle prétendit qu’on venait de l’apporter. Pierre,triomphant, la lui tendit après l’avoir lue.

«&|160;Tu es une sorcière, lui dit-il en riant. Tu as toutdeviné. Ah&|160;! quelle sottise j’allais faire sans toi&|160;! Va,nous ferons nos petites affaires ensemble. Embrasse-moi, tu es unebrave femme.&|160;»

Il la prit dans ses bras, tandis qu’elle échangeait avec lemarquis un discret sourire.

Chapitre 7

 

Ce fut seulement le dimanche, le surlendemain de la tuerie deSainte-Roure, que les troupes repassèrent par Plassans. Le préfetet le colonel que M. Garçonnet avait invités à dîner,entrèrent seuls dans la ville. Les soldats firent le tour desremparts et allèrent camper dans le faubourg, sur la route de Nice.La nuit tombait ; le ciel, couvert depuis le matin, avaitd’étranges reflets jaunes qui éclairaient la ville d’une clartélouche, pareille à ces lueurs cuivrées des temps d’orage. L’accueildes habitants fut peureux ; ces soldats, encore saignants, quipassaient, las et muets, dans le crépuscule sale, dégoûtèrent lespetits bourgeois propres du Cours, et ces messieurs, en sereculant, se racontaient à l’oreille d’épouvantables histoires defusillades, de représailles farouches, dont le pays a conservé lamémoire. La terreur du coup d’État commençait, terreur éperdue,écrasante, qui tint le Midi frissonnant pendant de longs mois.Plassans, dans son effroi et sa haine des insurgés, avait puaccueillir la troupe, à son premier passage, avec des crisd’enthousiasme ; mais, à cette heure, devant ce régimentsombre, qui tirait sur un mot de son chef, les rentiers eux-mêmeset jusqu’aux notaires de la ville neuve, s’interrogeaient avecanxiété, se demandaient s’ils n’avaient pas commis quelquespeccadilles politiques méritant des coups de fusil.

Les autorités étaient revenues depuis la veille, dans deuxcarrioles louées à Sainte-Roure. Leur entrée imprévue n’avait rieneu de triomphal. Rougon rendit au maire son fauteuil sans grandetristesse. Le tour était joué ; il attendait de Paris, avecfièvre, la récompense de son civisme. Le dimanche – il nel’espérait que pour le lendemain – il reçut une lettre d’Eugène.Félicité avait eu soin, dès le jeudi, d’envoyer à son fils lesnuméros de la Gazette etde l’Indépendant, qui, dans une seconde édition,avaient raconté la bataille de la nuit et l’arrivée du préfet.Eugène répondait, courrier par courrier, que la nomination de sonpère à une recette particulière allait être signée ; mais,disait-il, il voulait sur-le-champ lui annoncer une bonnenouvelle : il venait d’obtenir pour lui le ruban de la Légiond’honneur. Félicité pleura. Son mari décoré ! son rêved’orgueil n’était jamais allé jusque-là. Rougon, pâle de joie, ditqu’il fallait le soir même donner un grand dîner. Il ne comptaitplus, il aurait jeté au peuple, par les deux fenêtres du salonjaune, ses dernières pièces de cent sous pour célébrer ce beaujour.

« Écoute, dit-il à sa femme, tu inviteras Sicardot :il y a assez longtemps qu’il m’ennuie avec sa rosette,celui-là ! Puis Granoux et Roudier, auxquels je ne suis pasfâché de faire sentir que ce n’est pas leurs gros sous qui leurdonneront jamais la croix. Vuillet est un fesse-mathieu, mais letriomphe doit être complet ; préviens-le, ainsi que tout lefretin… J’oubliais, tu iras en personne chercher le marquis ;nous le mettrons à ta droite, il fera très bien à notre table. Tusais que M. Garçonnet traite le colonel et le préfet. C’estpour me faire comprendre que je ne suis plus rien. Je me moque biende sa mairie ; elle ne lui rapporte pas un sou ! Il m’ainvité, mais je dirai que j’ai du monde, moi aussi. Tu les verrasrire jaune demain… Et mets les petits plats dans les grands. Faistout apporter de l’hôtel de Provence. Il faut enfoncer le dîner dumaire. »

Félicité se mit en campagne. Pierre, dans son ravissement,éprouvait encore une vague inquiétude. Le coup d’État allait payerses dettes, son fils Aristide pleurait ses fautes, et il sedébarrassait enfin de Macquart ; mais il craignait quelquesottise de son fils Pascal, il était surtout très inquiet sur lesort réservé à Silvère, non qu’il le plaignît le moins dumonde : il redoutait simplement que l’affaire du gendarme nevînt devant les assises. Ah ! si une balle intelligente avaitpu le délivrer de ce petit scélérat ! Comme sa femme le luifaisait remarquer le matin, les obstacles étaient tombés devantlui ; cette famille qui le déshonorait avait, au derniermoment, travaillé à son élévation ; ses fils, Eugène etAristide, ces mange-tout, dont il regrettait si amèrement les moisde collège, payaient enfin les intérêts du capital dépensé pourleur instruction. Et il fallait que la pensée de ce misérableSilvère troublât cette heure de triomphe !

Pendant que Félicité courait pour le dîner du soir, Pierreapprit l’arrivée de la troupe et se décida à aller auxrenseignements. Sicardot, qu’il avait interrogé à son retour, nesavait rien : Pascal devait être resté pour soigner lesblessés ; quant à Silvère, il n’avait pas même été vu ducommandant, qui le connaissait peu. Rougon se rendit au faubourg,se promettant de remettre à Macquart, par la même occasion, leshuit cents francs qu’il venait seulement de réaliser à grand-peine.Mais lorsqu’il fut dans la cohue du campement, qu’il vit de loinles prisonniers, assis en longues files sur les poutres de l’aireSaint-Mittre, et gardés par des soldats, le fusil au poing, il eutpeur de se compromettre, il fila sournoisement chez sa mère, avecl’intention d’envoyer la vieille femme chercher des nouvelles.

Quand il entra dans la masure, la nuit était presque tombée. Ilne vit d’abord que Macquart, fumant et buvant des petitsverres.

« C’est toi ? ce n’est pas malheureux, murmuraAntoine, qui s’était remis à tutoyer son frère. Je me faisdiablement vieux ici. As-tu l’argent ? »

Mais Pierre ne répondit pas. Il venait d’apercevoir son filsPascal, penché au-dessus du lit. Il l’interrogea vivement. Lemédecin, surpris de ses inquiétudes, qu’il attribua d’abord à sestendresses de père, lui répondit avec tranquillité que les soldatsl’avaient pris et qu’ils l’auraient fusillé, sans l’interventiond’un brave homme qu’il ne connaissait point. Sauvé par son titre dedocteur, il était revenu avec la troupe. Ce fut un grandsoulagement pour Rougon. Encore un qui ne le compromettrait pas. Iltémoignait sa joie par des poignées de main répétées, lorsquePascal termina, en disant d’une voix triste :

« Ne vous réjouissez pas. Je viens de trouver ma pauvregrand-mère au plus mal. Je lui rapportais cette carabine, àlaquelle elle tient ; et, voyez, elle était là, elle n’a plusbougé. »

Les yeux de Pierre s’habituaient à l’obscurité. Alors, dans lesdernières lueurs qui traînaient, il vit tante Dide, roide, morte,sur le lit. Ce pauvre corps, que des névroses détraquaient depuisle berceau, était vaincu par une crise suprême. Les nerfs avaientcomme mangé le sang ; le sourd travail de cette chair ardente,s’épuisant, se dévorant elle-même dans une tardive chasteté,s’achevait, faisait de la malheureuse un cadavre que des secoussesélectriques seules galvanisaient encore. À cette heure, une douleuratroce semblait avoir hâté la lente décomposition de son être. Sapâleur de nonne, de femme amollie par l’ombre et les renoncementsdu cloître, se tachait de plaques rouges. Le visage convulsé, lesyeux horriblement ouverts, les mains retournées et tordues, elles’allongeait dans ses jupes, qui dessinaient en lignes sèches lesmaigreurs de ses membres. Et, serrant les lèvres, elle mettait, aufond de la pièce noire, l’horreur d’une agonie muette.

Rougon eut un geste d’humeur. Ce spectacle navrant lui fut trèsdésagréable ; il avait du monde à dîner le soir, il aurait étédésolé d’être triste. Sa mère ne savait qu’inventer pour le mettredans l’embarras. Elle pouvait bien choisir un autre jour. Aussiprit-il un air tout à fait rassuré, en disant :

« Bah ! ça ne sera rien. Je l’ai vue cent fois commecela. Il faut la laisser reposer, c’est le seul remède. »

Pascal hocha la tête.

« Non, cette crise ne ressemble pas aux autres,murmura-t-il. Je l’ai souvent étudiée, et jamais je n’ai remarquéde tels symptômes. Regardez donc ses yeux : ils ont unefluidité particulière, des clartés pâles très inquiétantes. Et lemasque ! quelle épouvantable torsion de tous lesmuscles ! »

Puis, se penchant davantage, étudiant les traits de plus près,il continua à voix basse, comme se parlant à lui-même.

« Je n’ai vu des visages pareils qu’aux gens assassinés,morts dans l’épouvante… Elle doit avoir eu quelque émotionterrible.

– Mais comment la crise est-elle venue ? »demanda Rougon impatienté, ne sachant plus de quelle façon quitterla chambre.

Pascal ne savait pas. Macquart, en se versant un nouveau petitverre, raconta qu’ayant eu l’envie de boire un peu de cognac, ill’avait envoyée en chercher une bouteille. Elle était restée fortpeu de temps dehors. Puis, en rentrant, elle était tombée roide parterre, sans dire un mot. Macquart avait dû la porter sur lelit.

« Ce qui m’étonne, dit-il en manière de conclusion, c’estqu’elle n’ait pas cassé la bouteille. »

Le jeune médecin réfléchissait. Il reprit au bout d’unsilence :

« J’ai entendu deux coups de feu en venant ici. Peut-êtreces misérables ont-ils encore fusillé quelques prisonniers. Si ellea traversé les rangs des soldats à ce moment, la vue du sang a pula jeter dans cette crise… Il faut qu’elle ait horriblementsouffert. »

Il avait heureusement la petite boîte de secours qu’il portaitsur lui, depuis le départ des insurgés. Il essaya d’introduireentre les dents serrées de tante Dide quelques gouttes d’uneliqueur rosâtre. Pendant ce temps, Macquart demanda de nouveau àson frère :

« As-tu l’argent ?

– Oui, je l’apporte, nous allons terminer », réponditRougon, heureux de cette diversion.

Alors Macquart, voyant qu’il allait être payé, se mit à geindre.Il avait compris trop tard les conséquences de sa trahison ;sans cela, il aurait exigé une somme deux et trois fois plus forte.Et il se plaignait. Vraiment, mille francs, ce n’était pas assez.Ses enfants l’avaient abandonné, il se trouvait seul au monde,obligé de quitter la France. Peu s’en fallut qu’il ne pleurât enparlant de son exil.

« Voyons, voulez-vous les huit cents francs ? ditRougon, qui avait hâte de s’en aller.

– Non, vrai, double la somme. Ta femme m’a filouté. Si ellem’avait carrément dit ce qu’elle attendait de moi, jamais je ne meserais compromis de la sorte pour si peu de chose. »

Rougon aligna les huit cents francs en or sur la table.

« Je vous jure que je n’ai pas davantage, reprit-il. Jesongerai à vous plus tard. Mais, par grâce, partez dès cesoir. »

Macquart, maugréant, mâchant des lamentations sourdes, porta latable devant la fenêtre, et se mit à compter les pièces d’or, à lalueur mourante du crépuscule. Il faisait tomber de haut les pièces,qui lui chatouillaient délicieusement le bout des doigts, et dontle tintement emplissait l’ombre d’une musique claire. Ils’interrompit un instant pour dire :

« Tu m’as fait promettre une place, souviens-toi. Je veuxrentrer en France… Une place de garde champêtre ne me déplairaitpas, dans un bon pays que je choisirais…

– Oui, oui, c’est convenu, répondit Rougon. Avez-vous bienhuit cents francs ? »

Macquart se remit à compter. Les derniers louis tintaient,lorsqu’un éclat de rire strident leur fit tourner la tête. TanteDide était debout devant le lit, délacée, avec ses cheveux blancsdénoués, sa face pâle tachée de rouge. Pascal avait vainementessayé de la retenir. Les bras tendus, secouée par un grandfrisson, elle hochait la tête, elle délirait.

« Le prix du sang, le prix du sang ! dit-elle, àplusieurs reprises. J’ai entendu l’or… Et ce sont eux, eux, quil’ont vendu. Ah ! les assassins ! Ce sont desloups. »

Elle écartait ses cheveux, elle passait les mains sur son front,comme pour lire en elle. Puis elle continua :

« Je le voyais depuis longtemps, le front troué d’uneballe. Il y avait toujours des gens, dans ma tête, qui leguettaient avec des fusils. Ils me faisaient signe qu’ils allaienttirer… C’est affreux, je les sens qui me brisent les os et mevident le crâne. Oh ! grâce, grâce !… Je vous en supplie,il ne la verra plus, il ne l’aimera plus, jamais, jamais ! Jel’enfermerai, je l’empêcherai d’aller dans ses jupes. Non,grâce ! ne tirez pas… Ce n’est pas ma faute… Si voussaviez… »

Elle s’était presque mise à genoux, pleurant, suppliant, tendantses pauvres mains tremblantes à quelque vision lamentable qu’elleapercevait dans l’ombre. Et, brusquement, elle se redressa, sesyeux s’agrandirent encore, sa gorge convulsée laissa échapper uncri terrible, comme si quelque spectacle, qu’elle seule voyait,l’eût emplie d’une terreur folle.

« Oh ! le gendarme ! » dit-elle, étranglant,reculant, venant retomber sur le lit où elle se roula avec de longséclats de rire qui sonnaient furieusement.

Pascal suivait la crise d’un œil attentif. Les deux frères, trèseffrayés, ne saisissant que des phrases décousues, s’étaientréfugiés dans un coin de la pièce. Quand Rougon entendit le mot degendarme, il crut comprendre ; depuis le meurtre de son amantà la frontière, tante Dide nourrissait une haine profonde contreles gendarmes et les douaniers, qu’elle confondait dans une mêmepensée de vengeance.

« Mais c’est l’histoire du braconnier qu’elle nous racontelà », murmura-t-il.

Pascal lui fit signe de se taire. La moribonde se relevaitpéniblement. Elle regarda autour d’elle, d’un air de stupeur. Elleresta un instant muette, cherchant à reconnaître les objets, commesi elle se fût trouvée dans un lieu inconnu. Puis, avec uneinquiétude subite :

« Où est le fusil ? » demanda-t-elle.

Le médecin lui mit la carabine entre les mains. Elle poussa unléger cri de joie, elle la regarda longuement, en disant à voixbasse, d’une voix chantante de petite fille :

« C’est elle, oh ! je la reconnais… Elle est toutetachée de sang. Aujourd’hui, les taches sont fraîches… Ses mainsrouges ont laissé sur la crosse des barres saignantes… Ah !pauvre, pauvre tante Dide ! »

Sa tête malade tourna de nouveau. Elle devint pensive.

« Le gendarme était mort, murmura-t-elle, et je l’ai vu, ilest revenu… Ça ne meurt jamais, ces gredins ! »

Et, reprise par une fureur sombre, agitant la carabine, elles’avança vers ses deux fils, acculés, muets d’horreur. Ses jupesdénouées traînaient, son corps tordu se redressait, demi-nu,affreusement creusé par la vieillesse.

« C’est vous qui avez tiré ! cria-t-elle. J’ai entendul’or… Malheureuse ! je n’ai fait que des loups… toute unefamille, toute une portée de loups… Il n’y avait qu’un pauvreenfant, et ils l’ont mangé ; chacun a donné son coup dedent ; ils ont encore du sang plein les lèvres… Ah ! lesmaudits ! ils ont volé, ils ont tué. Et ils vivent comme desmessieurs. Maudits ! maudits ! maudits ! »

Elle chantait, elle riait, elle criait et répétait :Maudits ! sur une étrange phrase musicale, pareille au bruitdéchirant d’une fusillade. Pascal, les larmes aux yeux, la pritentre ses bras, la recoucha. Elle se laissa faire, comme uneenfant. Elle continua sa chanson, accélérant le rythme, battant lamesure sur le drap, de ses mains sèches.

« Voilà ce que je craignais, dit le médecin, elle estfolle. Le coup a été trop rude pour un pauvre être prédestiné commeelle aux névroses aiguës. Elle mourra dans une maison de fous,ainsi que son père.

– Mais qu’a-t-elle pu voir ? demanda Rougon, en sedécidant à quitter l’angle où il s’était caché.

– J’ai un doute affreux, répondit Pascal. Je voulais vousparler de Silvère, quand vous êtes entré. Il est prisonnier. Ilfaut agir auprès du préfet, le sauver, s’il en est tempsencore. »

L’ancien marchand d’huile regarda son fils en pâlissant. Puis,d’une voix rapide :

« Écoute, veille sur elle. Moi, je suis trop occupé cesoir. Nous verrons demain à la faire transporter à la maisond’aliénés des Tulettes. Vous, Macquart, il faut partir cette nuitmême. Vous me le jurez ! Je vais aller trouver M. deBlériot. »

Il balbutiait, il brûlait d’être dehors, dans le froid de larue. Pascal fixait un regard pénétrant sur la folle, sur son père,sur son oncle ; l’égoïsme du savant l’emportait ; ilétudiait cette mère et ces fils, avec l’attention d’un naturalistesurprenant les métamorphoses d’un insecte. Et il songeait à cespoussées d’une famille, d’une souche qui jette des branchesdiverses, et dont la sève âcre charrie les mêmes germes dans lestiges les plus lointaines, différemment tordues, selon les milieuxd’ombre et de soleil. Il crut entrevoir un instant, comme au milieud’un éclair, l’avenir des Rougon-Macquart, une meute d’appétitslâchés et assouvis, dans un flamboiement d’or et de sang.

Cependant, au nom de Silvère, tante Dide avait cessé de chanter.Elle écouta un instant, anxieuse. Puis, elle se mit à pousser deshurlements affreux. La nuit était entièrement tombée ; lapièce, toute noire, se creusait, lamentable. Les cris de la folle,qu’on ne voyait plus, sortaient des ténèbres, comme d’une tombefermée. Rougon, la tête perdue, s’enfuit, poursuivi par cesricanements qui sanglotaient plus cruels dans l’ombre.

Comme il sortait de l’impasse Saint-Mittre, hésitant, sedemandant s’il n’était pas dangereux de solliciter du préfet lagrâce de Silvère, il vit Aristide qui rôdait autour du champ depoutres. Ce dernier, ayant reconnu son père, accourut, la mineinquiète, et lui dit quelques mots à l’oreille. Pierre devintblême ; il jeta un regard effaré au fond de l’aire, dans cesténèbres qu’un feu de bohémiens tachait seul d’une clarté rouge. Ettous deux disparurent par la rue de Rome, hâtant le pas, commes’ils avaient tué, et relevant le collet de leur paletot, pour nepas être vus.

« Ça m’évite une course, murmura Rougon. Allons dîner. Onnous attend. »

Lorsqu’ils arrivèrent, le salon jaune resplendissait. Félicités’était multipliée. Tout le monde se trouvait là, Sicardot,Granoux, Roudier, Vuillet, les marchands d’huile, les marchandsd’amandes, la bande entière. Seul, le marquis avait prétexté sesrhumatismes ; il partait, d’ailleurs, pour un petit voyage.Ces bourgeois tachés de sang blessaient ses délicatesses, et sonparent, le comte de Valqueyras, devait l’avoir prié d’aller sefaire oublier quelque temps dans son domaine de Corbière. Le refusde M. de Carnavant vexa les Rougon. Mais Félicité se consolaen se promettant d’étaler un plus grand luxe ; elle loua deuxcandélabres, elle commanda deux entrées et deux entremets de plus,afin de remplacer le marquis. La table, pour plus de solennité, futdressée dans le salon. L’hôtel de Provence avait fournil’argenterie, la porcelaine, les cristaux. Dès cinq heures, lecouvert se trouva mis, pour que les invités, en arrivant, pussentjouir du coup d’œil. Et il y avait, aux deux bouts, sur la nappeblanche, deux bouquets de roses artificielles, dans des vases deporcelaine dorée, à fleurs peintes.

La société habituelle du salon, quand elle fut réunie, ne putcacher l’admiration que lui causa un pareil spectacle. Cesmessieurs souriaient d’un air embarrassé, en échangeant des regardssournois qui signifiaient clairement : « Ces Rougon sontfous, ils jettent leur argent par la fenêtre. » La véritéétait que Félicité, en allant faire les invitations, n’avait puretenir sa langue. Tout le monde savait que Pierre était décoré etqu’on allait le nommer quelque chose ; ce qui allongeait lesnez singulièrement, selon l’expression de la vieille femme. Puis,disait Roudier : « Cette noiraude se gonflait partrop. » Au jour des récompenses, la bande de ces bourgeois quis’étaient rués sur la République expirante, en s’observant les unsles autres, en se faisant gloire chacun de donner un coup de dentplus bruyant que celui du voisin, trouvaient mauvais que leurshôtes eussent tous les lauriers de la bataille. Ceux mêmes quiavaient hurlé par tempérament, sans rien demander à l’Empirenaissant, étaient profondément vexés de voir que, grâce à eux, leplus pauvre, le plus taré de tous allait avoir le ruban rouge à laboutonnière.

« Encore si l’on avait décoré tout le salon ! Ce n’estpas que je tienne à la décoration, dit Roudier à Granoux, qu’ilavait entraîné dans l’embrasure d’une fenêtre. Je l’ai refusée dutemps de Louis-Philippe, lorsque j’étais fournisseur de la cour.Ah ! Louis-Philippe était un bon roi, la France n’en trouverajamais un pareil ! »

Roudier redevenait orléaniste. Puis il ajouta avec l’hypocrisiematoise d’un ancien bonnetier de la rue Saint-Honoré :

« Mais vous, mon cher Granoux, croyez-vous que le ruban neferait pas bien à votre boutonnière ? Après tout, vous avezsauvé la ville autant que Rougon. Hier, chez des personnes trèsdistinguées, on n’a jamais voulu croire que vous ayez pu faireautant de bruit avec un marteau. »

Granoux balbutia un remerciement, et, rougissant comme unevierge à son premier aveu d’amour, il se pencha à l’oreille deRoudier, en murmurant :

« N’en dites rien, mais j’ai lieu de penser que Rougondemandera le ruban pour moi. C’est un bon garçon. »

L’ancien bonnetier devint grave et se montra dès lors d’unegrande politesse. Vuillet étant venu causer avec lui de larécompense méritée que venait de recevoir leur ami, il répondittrès haut, de façon à être entendu de Félicité, assise à quelquespas, que des hommes comme Rougon « honoraient la Légiond’honneur ». Le libraire fit chorus ; on lui avait, lematin, donné l’assurance formelle que la clientèle du collège luiétait rendue. Quant à Sicardot, il éprouva d’abord un léger ennui àn’être plus le seul homme décoré de la bande. Selon lui, il n’yavait que les militaires qui eussent droit au ruban. Le courage dePierre le surprenait. Mais, bonhomme au fond, il s’échauffa etfinit par crier que les Napoléon savaient distinguer les hommes decœur et d’énergie.

Aussi Rougon et Aristide furent-ils reçus avecenthousiasme ; toutes les mains se tendirent vers eux. On allajusqu’à s’embrasser. Angèle était sur le canapé, à côté de sabelle-mère, heureuse, regardant la table avec l’étonnement d’unegrosse mangeuse qui n’avait jamais vu autant de plats à la fois.Aristide s’approcha, et Sicardot vint complimenter son gendre dusuperbe article de l’Indépendant. Il lui rendait sonamitié. Le jeune homme, aux questions paternelles qu’il luiadressait, répondit que son désir était de partir avec tout sonpetit monde pour Paris, où son frère Eugène le pousserait ;mais il lui manquait cinq cents francs. Sicardot les promit, envoyant déjà sa fille reçue aux Tuileries par Napoléon III.

Cependant Félicité avait fait un signe à son mari. Pierre, trèsentouré, questionné affectueusement sur sa pâleur, ne réussit qu’às’échapper une minute. Il put murmurer à l’oreille de sa femmequ’il avait retrouvé Pascal et que Macquart partait dans la nuit.Il baissa encore la voix pour lui apprendre la folie de sa mère, enmettant un doigt sur sa bouche, comme pour dire : « Pasun mot, ça gâterait notre soirée. » Félicité pinça les lèvres.Ils échangèrent un regard où ils lurent leur commune pensée :maintenant, la vieille ne les gênerait plus ; on raserait lamasure du braconnier, comme on avait rasé les murs de l’enclos desFouque, et ils auraient à jamais le respect et la considération dePlassans.

Mais les invités regardaient la table. Félicité fit asseoir cesmessieurs. Ce fut une béatitude. Comme chacun prenait sa cuiller,Sicardot, d’un geste, demanda un moment de répit. Il se leva, etgravement :

« Messieurs, dit-il, je veux, au nom de la société, dire ànotre hôte combien nous sommes heureux des récompenses que lui ontvalues son courage et son patriotisme. Je reconnais que Rougon a euune inspiration du ciel en restant à Plassans, tandis que ces gueuxnous traînaient sur les grandes routes. Aussi j’applaudis des deuxmains aux décisions du gouvernement… Laissez-moi achever… vousféliciterez ensuite notre ami… Sachez donc que notre ami, faitchevalier de la Légion d’honneur, va en outre être nommé à unerecette particulière. »

Il y eut un cri de surprise. On s’attendait à une petite place.Quelques-uns grimacèrent un sourire ; mais, la vue de la tableaidant, les compliments recommencèrent de plus belle.

Sicardot réclama de nouveau le silence.

« Attendez donc, reprit-il, je n’ai pas fini… Rien qu’unmot… Il est à croire que nous garderons notre ami parmi nous, grâceà la mort de M. Peirotte. »

Tandis que les convives s’exclamaient, Félicité éprouva unélancement au cœur. Sicardot lui avait déjà conté la mort dureceveur particulier ; mais, rappelée au début de ce dînertriomphal, cette mort subite et affreuse lui fit passer un petitsouffle froid sur le visage. Elle se rappela son souhait ;c’était elle qui avait tué cet homme. Et, avec la musique claire del’argenterie, les convives fêtaient le repas. En province, on mangebeaucoup et bruyamment. Dès le relevé, ces messieurs parlaient tousà la fois ; ils donnaient le coup de pied de l’âne auxvaincus, se jetaient des flatteries à la tête, faisaient descommentaires désobligeants sur l’absence du marquis ; lesnobles étaient d’un commerce impossible ; Roudier finit mêmepar laisser entendre que le marquis s’était fait excuser, parce quela peur des insurgés lui avait donné la jaunisse. Au secondservice, ce fut une curée. Les marchands d’huile, les marchandsd’amandes, sauvaient la France. On trinqua à la gloire des Rougon.Granoux, très rouge, commençait à balbutier, et Vuillet, très pâle,était complètement gris ; mais Sicardot versait toujours,tandis qu’Angèle, qui avait déjà trop mangé, se faisait des verresd’eau sucrée. La joie d’être sauvés, de ne plus trembler, de seretrouver dans ce salon jaune, autour d’une bonne table, sous laclarté vive des deux candélabres et du lustre, qu’ils voyaient pourla première fois sans son étui piqué de chiures noires, donnait àces messieurs un épanouissement de sottise, une plénitude dejouissance large et épaisse. Dans l’air chaud, leurs voix montaientgrasses, plus louangeuses à chaque plat, s’embarrassant au milieudes compliments, allant jusqu’à dire – ce fut un ancien maîtretanneur retiré qui trouva ce joli mot – que le dîner « étaitun vrai festin de Lucullus ».

Pierre rayonnait, sa grosse face pâle suait le triomphe.Félicité, aguerrie, disait qu’ils loueraient sans doute le logementde ce pauvre M. Peirotte, en attendant qu’ils pussent acheterune petite maison dans la ville neuve ; et elle distribuaitdéjà son mobilier futur dans les pièces du receveur. Elle entraitdans ses Tuileries. À un moment, comme le bruit des voix devenaitassourdissant, elle parut prise d’un souvenir subit ; elle seleva et vint se pencher à l’oreille d’Aristide :

« Et Silvère ? » lui demanda-t-elle.

Le jeune homme, surpris par cette question, tressaillit.

« Il est mort, répondit-il à voix basse. J’étais là quandle gendarme lui a cassé la tête d’un coup de pistolet. »

Félicité eut à son tour un léger frisson. Elle ouvrait la bouchepour demander à son fils pourquoi il n’avait pas empêché cemeurtre, en réclamant l’enfant ; mais elle ne dit rien, elleresta là, interdite. Aristide, qui avait lu sa question sur seslèvres tremblantes, murmura :

« Vous comprenez, je n’ai rien dit… Tant pis pour lui,aussi ! J’ai bien fait. C’est un bon débarras. »

Cette franchise brutale déplut à Félicité. Aristide, comme sonpère, comme sa mère, avait son cadavre. Sûrement, il n’aurait pasavoué avec une telle carrure qu’il flânait au faubourg et qu’ilavait laissé casser la tête à son cousin, si les vins de l’hôtel deProvence et les rêves qu’il bâtissait sur sa prochaine arrivée àParis ne l’eussent fait sortir de sa sournoiserie habituelle. Laphrase lâchée, il se dandina sur sa chaise. Pierre, qui de loinsuivait la conversation de sa femme et de son fils, comprit,échangea avec eux un regard de complice implorant le silence. Cefut comme un dernier souffle d’effroi qui courut entre les Rougon,au milieu des éclats et des chaudes gaietés de la table. En venantreprendre sa place, Félicité aperçut de l’autre côté de la rue,derrière une vitre, un cierge qui brûlait ; on veillait lecorps de M. Peirotte, rapporté le matin de Sainte-Roure. Elles’assit, en sentant, derrière elle, ce cierge lui chauffer le dos.Mais les rires montaient, le salon jaune s’emplit d’un cri deravissement, lorsque le dessert parut.

Et, à cette heure, le faubourg était encore tout frissonnant dudrame qui venait d’ensanglanter l’aire Saint-Mittre. Le retour destroupes, après le carnage de la plaine des Nores, fut marqué pard’atroces représailles. Des hommes furent assommés à coups decrosse derrière un pan de mur, d’autres eurent la tête cassée aufond d’un ravin par le pistolet d’un gendarme. Pour que l’horreurfermât les lèvres, les soldats semaient les morts sur la route. Onles eût suivis à la trace rouge qu’ils laissaient. Ce fut un longégorgement. À chaque étape, on massacrait quelques insurgés. On entua deux à Sainte-Roure, trois à Orchères, un au Béage. Quand latroupe eut campé à Plassans, sur la route de Nice, il fut décidéqu’on fusillerait encore un des prisonniers, le plus compromis. Lesvainqueurs jugeaient bon de laisser derrière eux ce nouveaucadavre, afin d’inspirer à la ville le respect de l’Empirenaissant. Mais les soldats étaient las de tuer ; aucun ne seprésenta pour la sinistre besogne. Les prisonniers, jetés sur lespoutres du chantier comme sur un lit de camp, liés par les poings,deux à deux, écoutaient, attendaient, dans une stupeur lasse etrésignée.

À ce moment, le gendarme Rengade écarta brusquement la foule descurieux. Dès qu’il avait appris que la troupe revenait avecplusieurs centaines d’insurgés, il s’était levé, grelottant defièvre, risquant sa vie dans ce froid noir de décembre. Dehors, sablessure se rouvrit, le bandeau qui cachait son orbite vide setacha de sang ; il y eut des filets rouges qui coulèrent sursa joue et sur sa moustache. Effrayant, avec sa colère muette, satête pâle enveloppée d’un linge ensanglanté, il courut regarderchaque prisonnier au visage, longuement. Il suivit ainsi lespoutres, se baissant, allant et revenant, faisant tressaillir lesplus stoïques par sa brusque apparition. Et, tout d’uncoup :

« Ah ! le bandit, je le tiens ! »cria-t-il.

Il venait de mettre la main sur l’épaule de Silvère. Silvère,accroupi sur une poutre, la face morte, regardait au loin, devantlui, dans le crépuscule blafard, d’un air doux et stupide. Depuisson départ de Sainte-Roure, il avait eu ce regard vide. Le long dela route, pendant les longues lieues, lorsque les soldatsactivaient la marche du convoi à coups de crosse, il s’était montréd’une douceur d’enfant. Couvert de poussière, mourant de soif et defatigue, il marchait toujours, sans une parole, comme une de cesbêtes dociles qui vont en troupeaux sous le fouet des vachers. Ilsongeait à Miette. Il la voyait étendue dans le drapeau, sous lesarbres, les yeux en l’air. Depuis trois jours, il ne voyaitqu’elle. À cette heure, au fond de l’ombre croissante, il la voyaitencore.

Rengade se tourna vers l’officier, qui n’avait pu trouver parmiles soldats les hommes nécessaires à une exécution.

« Ce gredin m’a crevé l’œil, lui dit-il en montrantSilvère. Donnez-le-moi… Ce sera autant de fait pourvous. »

L’officier, sans répondre, se retira d’un air indifférent, enfaisant un geste vague. Le gendarme comprit qu’on lui donnait sonhomme.

« Allons, lève-toi ! » reprit-il en lesecouant.

Silvère, comme tous les autres prisonniers, avait un compagnonde chaîne. Il était attaché par un bras à un paysan de Poujols, unnommé Mourgue, homme de cinquante ans, dont les grands soleils etle dur métier de la terre avaient fait une brute. Déjà voûté, lesmains roidies, la face plate, il clignait les yeux, hébété, aveccette expression entêtée et méfiante des animaux battus. Il étaitparti, armé d’une fourche, parce que tout son villagepartait ; mais il n’aurait jamais pu expliquer ce qui lejetait ainsi sur les grandes routes. Depuis qu’on l’avait faitprisonnier, il comprenait encore moins. Il croyait vaguement qu’onle ramenait chez lui. L’étonnement de se voir attaché, la vue detout ce monde qui le regardait, l’ahurissaient, l’abêtissaientdavantage. Comme il ne parlait et n’entendait que le patois, il neput deviner ce que voulait le gendarme. Il levait vers lui sa faceépaisse, faisant effort ; puis, s’imaginant qu’on luidemandait le nom de son pays, il dit de sa voix rauque :

« Je suis de Poujols. »

Un éclat de rire courut dans la foule, et des voixcrièrent :

« Détachez le paysan.

– Bah ! répondit Rengade ; plus on en écrasera,de cette vermine, mieux ça vaudra. Puisqu’ils sont ensemble, ils ypasseront tous les deux. »

Il y eut un murmure.

Le gendarme se retourna, avec son terrible visage taché de sang,et les curieux s’écartèrent. Un petit bourgeois propret se retira,en déclarant que s’il restait davantage, ça l’empêcherait de dîner.Des gamins, ayant reconnu Silvère, parlèrent de la fille rouge.Alors le petit bourgeois revint sur ses pas, pour mieux voirl’amant de la femme au drapeau, de cette créature dont avaitparlé la Gazette.

Silvère ne voyait, n’entendait rien ; il fallut que Rengadele prît au collet. Alors il se leva, forçant Mourgue à se leveraussi.

« Venez, dit le gendarme. Ça ne sera pas long. »

Et Silvère reconnut le borgne. Il sourit. Il dut comprendre.Puis il détourna la tête. La vue du borgne, de ces moustaches quele sang figé roidissait d’un givre sinistre, lui causa un regretimmense. Il aurait voulu mourir dans une douceur infinie. Il évitade rencontrer l’œil unique de Rengade, qui brillait sous la pâleurdu linge. Ce fut le jeune homme qui, de lui-même, gagna le fond del’aire Saint-Mittre, l’allée étroite cachée par les tas deplanches. Mourgue suivait.

L’aire s’étendait, désolée, sous le ciel jaune. La clarté desnuages cuivrés traînait en reflets louches. Jamais le champ nu, lechantier où les poutres dormaient, comme roidies par le froid,n’avait eu les mélancolies d’un crépuscule si lent, si navré. Aubord de la route, les prisonniers, les soldats, la foule,disparaissaient dans le noir des arbres. Seuls le terrain, lesmadriers, les tas de planches pâlissaient dans les clartésmourantes, avec des teintes limoneuses, un aspect vague de torrentdesséché. Les tréteaux des scieurs de long, profilant dans un coinleur charpente maigre, ébauchaient des angles de potence, desmontants de guillotine. Et il n’y avait de vivant que troisbohémiens montrant leurs têtes effarées à la porte de leur voiture,un vieux et une vieille, et une grande fille aux cheveux crépus,dont les yeux luisaient comme des yeux de loup.

Avant d’atteindre l’allée, Silvère regarda. Il se souvint d’undimanche lointain où, par un beau clair de lune, il avait traverséle chantier. Quelle douceur attendrie ! comme les rayons pâlescoulaient lentement le long des madriers ! Du ciel glacétombait un silence souverain. Et, dans ce silence, la bohémienneaux cheveux crépus chantait à voix basse dans une langue inconnue.Puis, Silvère se rappela que ce dimanche lointain datait de huitjours. Il y avait huit jours qu’il était venu dire adieu à Miette.Que cela était loin ! Il lui semblait qu’il n’avait plus misles pieds dans le chantier depuis des années. Mais quand il entradans l’allée étroite, son cœur défaillit. Il reconnaissait l’odeurdes herbes, les ombres des planches, les trous de la muraille. Unevoix éplorée monta de toutes ces choses. L’allée s’allongeait,triste, vide ; elle lui parut plus longue ; il y sentitsouffler un vent froid. Ce coin avait cruellement vieilli. Il vitle mur rongé de mousse, le tapis d’herbe brûlé par la gelée, lestas de planches pourries par les eaux. C’était une désolation. Lecrépuscule jaune tombait comme une boue fine sur les ruines de seschères tendresses. Il dut fermer les yeux, et il revit l’alléeverte, les saisons heureuses se déroulèrent. Il faisait tiède, ilcourait dans l’air chaud, avec Miette. Puis les pluies de décembretombaient, rudes, sans fin ; ils venaient toujours, ils secachaient au fond des planches, ils écoutaient, ravis, le grandruissellement de l’averse. Ce fut, dans un éclair, toute sa vie,toute sa joie qui passa. Miette sautait son mur, elle accourait,secouée de rires sonores. Elle était là, il voyait sa blancheurdans l’ombre, avec son casque vivant, sa chevelure d’encre. Elleparlait des nids de pies, qui sont si difficiles à dénicher, etelle l’entraînait. Alors, il entendit au loin les murmures adoucisde la Viorne, le chant des cigales attardées, le vent qui soufflaitdans les peupliers des prés Sainte-Claire. Comme ils avaient courupourtant ! Il se souvenait bien. Elle avait appris à nager enquinze jours. C’était une brave enfant. Elle n’avait qu’un grosdéfaut : elle maraudait. Mais il l’aurait corrigée. La penséede leurs premières caresses le ramena à l’allée étroite. Toujoursils étaient revenus dans ce trou. Il crut saisir le chant mourantde la bohémienne, le claquement des derniers volets, l’heure gravequi tombait des horloges. Puis le moment de la séparation sonnait,Miette remontait sur son mur. Elle lui envoyait des baisers. Et ilne la voyait plus. Une émotion terrible le prit à la gorge :il ne la verrait plus jamais, jamais.

« À ton aise, ricana le borgne ; va, choisis taplace. »

Silvère fit encore quelques pas. Il approchait du fond del’allée, il n’apercevait plus qu’une bande de ciel où se mourait lejour couleur de rouille. Là, pendant deux ans, avait tenu sa vie.La lente approche de la mort, dans ce sentier où depuis silongtemps il promenait son cœur, était d’une douceur ineffable. Ils’attardait, il jouissait longuement de ses adieux à tout ce qu’ilaimait, les herbes, les pièces de bois, les pierres du vieux mur,ces choses que Miette avait faites vivantes. Et sa pensée s’égaraitde nouveau. Ils attendaient d’avoir l’âge pour se marier. TanteDide serait restée avec eux. Ah ! s’ils avaient fui loin, bienloin, au fond de quelque village inconnu, où les vauriens dufaubourg ne seraient plus venus jeter au visage de la Chantegreille crime de son père ! Quelle paix heureuse ! Il auraitouvert un atelier de charron, sur le bord d’une grande route.Certes, il faisait bon marché de ses ambitions d’ouvrier ; iln’enviait plus la carrosserie, les calèches aux larges panneauxvernis, luisants comme des miroirs. Dans la stupeur de sondésespoir, il ne put se rappeler pourquoi son rêve de félicité nese réaliserait jamais. Que ne s’en allait-il, avec Miette et tanteDide ? La mémoire tendue, il écoutait un bruit aigre defusillade, il voyait un drapeau tomber devant lui, la hampe cassée,l’étoffe pendante, comme l’aile d’un oiseau abattu d’un coup defeu. C’était la République qui dormait avec Miette, dans un pan dudrapeau rouge. Ah ! misère, elles étaient mortes toutes lesdeux ! elles avaient un trou saignant à la poitrine, et voilàce qui lui barrait la vie maintenant, les cadavres de ses deuxtendresses. Il n’avait plus rien, il pouvait mourir. DepuisSainte-Roure, c’était là ce qui lui avait donné cette douceurd’enfant, vague et stupide. On l’aurait battu sans qu’il le sentît.Il n’était plus dans sa chair, il était resté agenouillé auprès deses mortes bien-aimées, sous les arbres, dans la fumée âcre de lapoudre.

Mais le borgne s’impatientait ; il poussa Mourgue, qui sefaisait traîner, il gronda :

« Allez donc, je ne veux pas coucher ici. »

Silvère trébucha. Il regarda à ses pieds. Un fragment de crâneblanchissait dans l’herbe. Il crut entendre l’allée étroites’emplir de voix. Les morts l’appelaient, les vieux morts, dont leshaleines chaudes, pendant les soirées de juillet, les troublaientsi étrangement, lui et son amoureuse. Il reconnaissait bien leursmurmures discrets. Ils étaient joyeux, ils lui disaient de venir,ils promettaient de lui rendre Miette dans la terre, dans uneretraite encore plus cachée que ce bout de sentier. Le cimetière,qui avait soufflé au cœur des enfants, par ses odeurs grasses, parsa végétation noire, les âpres désirs, étalant avec complaisanceson lit d’herbes folles, sans pouvoir les jeter aux bras l’un del’autre, rêvait, à cette heure, de boire le sang chaud de Silvère.Depuis deux étés, il attendait les jeunes époux.

« Est-ce là ? » demanda le borgne.

Le jeune homme regarda devant lui. Il était arrivé au bout del’allée. Il aperçut la pierre tombale, et il eut un tressaillement.Miette avait raison, cette pierre était pour elle. Cygist… Marie… morte. Elle était morte, le bloc avait roulé surelle. Alors, défaillant, il s’appuya sur la pierre glacée. Commeelle était tiède autrefois, lorsqu’ils jasaient, assis dans uncoin, pendant les longues soirées ! Elle venait par là, elleavait usé un coin du bloc à poser les pieds, quand elle descendaitdu mur. Il restait un peu d’elle, de son corps souple, dans cetteempreinte. Et lui pensait que toutes ces choses étaient fatales,que cette pierre se trouvait à cette place pour qu’il pût y venirmourir, après y avoir aimé.

Le borgne arma ses pistolets.

Mourir, mourir, cette pensée ravissait Silvère. C’était donc làqu’on l’amenait, par cette longue route blanche qui descend deSainte-Roure à Plassans. S’il avait su, il se serait hâtédavantage. Mourir sur cette pierre, mourir au fond de l’alléeétroite, mourir dans cet air, où il croyait sentir encore l’haleinede Miette, jamais il n’aurait espéré une pareille consolation danssa douleur. Le ciel était bon. Il attendit avec un sourirevague.

Cependant Mourgue avait vu les pistolets. Jusque-là, il s’étaitlaissé traîner stupidement. Mais l’épouvante le saisit. Il répétad’une voix éperdue :

« Je suis de Poujols, je suis de Poujols ! »

Il se jeta à terre, il se vautra aux pieds du gendarme,suppliant, s’imaginant sans doute qu’on le prenait pour unautre.

« Qu’est-ce que ça me fait que tu sois dePoujols ? » murmura Rengade.

Et comme le misérable, grelottant, pleurant de terreur, necomprenant pas pourquoi il allait mourir, tendait ses mainstremblantes, ses pauvres mains de travailleur déformées et durcies,en disant dans son patois qu’il n’avait rien fait, qu’il fallaitlui pardonner, le borgne s’impatienta de ne pouvoir lui appliquerla gueule du pistolet sur la tempe, tant il remuait.

« Te tairas-tu ! » cria-t-il.

Alors Mourgue, fou d’épouvante, ne voulant pas mourir, se mit àpousser des hurlements de bête, de cochon qu’on égorge.

« Te tairas-tu, gredin ! » répéta legendarme.

Et il lui cassa la tête. Le paysan roula comme une masse. Soncadavre alla rebondir au pied d’un tas de planches, où il restaplié sur lui-même. La violence de la secousse avait rompu la cordequi l’attachait à son compagnon. Silvère tomba à genoux devant lapierre tombale.

Rengade avait mis un raffinement de vengeance à tuer Mourgue lepremier. Il jouait avec son second pistolet, il le levaitlentement, goûtant l’agonie de Silvère. Celui-ci, tranquille, leregarda. La vue du borgne, dont l’œil farouche le brûlait, luicausa un malaise. Il détourna le regard, ayant peur de mourirlâchement, s’il continuait à voir cet homme frissonnant de fièvre,avec son bandeau maculé et sa moustache saignante. Mais comme illevait les yeux, il aperçut la tête de Justin au ras du mur, àl’endroit où Miette sautait.

Justin se trouvait à la porte de Rome, dans la foule, lorsque legendarme avait emmené les deux prisonniers. Il s’était mis à courirà toutes jambes, faisant le tour par le Jas-Meiffren, ne voulantpas manquer le spectacle de l’exécution. La pensée que, seul desvauriens du faubourg, il verrait le drame à l’aise, comme du hautd’un balcon, lui donnait une telle hâte, qu’il tomba à deuxreprises. Malgré sa course folle, il arriva trop tard pour lepremier coup de pistolet. Désespéré, il grimpa sur le mûrier. Envoyant que Silvère restait, il eut un sourire. Les soldats luiavaient appris la mort de sa cousine, l’assassinat du charronachevait de le mettre en joie. Il attendit le coup de feu aveccette volupté qu’il prenait à la souffrance des autres, maisdécuplée par l’horreur de la scène, mêlée d’une épouvanteexquise.

Silvère, en reconnaissant cette tête, seule au ras du mur, cetimmonde galopin, la face blême et ravie, les cheveux légèrementdressés sur le front, éprouva une rage sourde, un besoin de vivre.Ce fut la dernière révolte de son sang, une rébellion d’uneseconde. Il retomba à genoux, il regarda devant lui. Dans lecrépuscule mélancolique, une vision suprême passa. Au bout del’allée, à l’entrée de l’impasse Saint-Mittre, il crut apercevoirtante Dide, debout, blanche et roide comme une sainte de pierre,qui de loin voyait son agonie.

À ce moment, il sentit sur sa tempe le froid du pistolet. Latête blafarde de Justin riait. Silvère, fermant les yeux, entenditles vieux morts l’appeler furieusement. Dans le noir, il ne voyaitplus que Miette, sous les arbres, couverte du drapeau, les yeux enl’air. Puis le borgne tira, et ce fut tout ; le crâne del’enfant éclata comme une grenade mûre ; sa face retomba surle bloc, les lèvres collées à l’endroit usé par les pieds deMiette, à cette place tiède où l’amoureuse avait laissé un peu deson corps.

Et, chez les Rougon, le soir, au dessert, des rires montaientdans la buée de la table, toute chaude encore des débris du dîner.Enfin, ils mordaient aux plaisirs des riches ! Leurs appétits,aiguisés par trente ans de désirs contenus, montraient des dentsféroces. Ces grands inassouvis, ces fauves maigres, à peine lâchésde la veille dans les jouissances, acclamaient l’Empire naissant,le règne de la curée ardente. Comme il avait relevé la fortune desBonaparte, le coup d’État fondait la fortune des Rougon.

Pierre se mit debout, tendit son verre, en criant :

« Je bois au prince Louis, à l’empereur ! »

Ces messieurs, qui avaient noyé leur jalousie dans le champagne,se levèrent tous, trinquèrent avec des exclamationsassourdissantes. Ce fut un beau spectacle. Les bourgeois dePlassans, Roudier, Granoux, Vuillet et les autres, pleuraient,s’embrassaient, sur le cadavre à peine refroidi de la République.Mais Sicardot eut une idée triomphante. Il prit, dans les cheveuxde Félicité, un nœud de satin rose qu’elle s’était collé pargentillesse au-dessus de l’oreille droite, coupa un bout du satinavec son couteau à dessert, et vint le passer solennellement à laboutonnière de Rougon. Celui-ci fit le modeste. Il se débattit, laface radieuse, en murmurant :

« Non, je vous en prie, c’est trop tôt. Il faut attendreque le décret ait paru.

– Sacrebleu ! s’écria Sicardot, voulez-vous biengarder ça ! c’est un vieux soldat de Napoléon qui vousdécore ! »

Tout le salon jaune éclata en applaudissements. Félicité sepâma. Granoux le muet, dans son enthousiasme, monta sur une chaise,en agitant sa serviette et en prononçant un discours qui se perditau milieu du vacarme. Le salon jaune triomphait, délirait.

Mais le chiffon de satin rose, passé à la boutonnière de Pierre,n’était pas la seule tache rouge dans le triomphe des Rougon.Oublié sous le lit de la pièce voisine, se trouvait encore unsoulier au talon sanglant. Le cierge qui brûlait auprès deM. Peirotte, de l’autre côté de la rue, saignait dans l’ombrecomme une blessure ouverte. Et, au loin, au fond de l’aireSaint-Mittre, sur la pierre tombale, une mare de sang secaillait.

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Tags: Emile Zola