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La Garden-party et autres nouvelles

La Garden-party et autres nouvelles

de Katherine Mansfield

« Montaigne dit que les hommes sontbéants aux choses futures ; j’ai la manie de béer aux chosespassées. »

ÀJOHN MIDDLETON MURRY

Partie 1
SUR LA BAIE

Chapitre 1

Au matin, très tôt. Le soleil n’était pas encore levé et la baie tout entière était cachée par un brouillard blanc venu de la mer. Les grandes collines recouvertes de brousse,au fond, étaient submergées. On ne pouvait voir où elles finissaient, où commençaient les prairies et les bungalows. La route sablonneuse avait disparu, avec les bungalows et les pâturages de l’autre côté ;par-delà, il n’y avait plus de dunes blanches revêtues d’une herbe rougeâtre ; rien n’indiquait ce qui était la grève, ni où se trouvait la mer. Une rosée abondante était tombée. L’herbe était bleue. De grosses gouttes se suspendaient aux buissons, prêtes à tomber sans tomber pourtant ; le toï-toï argenté et floconneux pendait mollement à ses longues tiges ; l’humidité inclinait jusqu’à terre toutes les renoncules et les œillets des jardins. Les froids fuchsias étaient trempés ; de rondes perles de rosée reposaient sur les feuilles plates des capucines.On eût dit que la mer était venue doucement battre jusque-là dans les ténèbres, qu’une vague immense et unique était venue clapoter,clapoter… jusqu’où ? Peut-être, si l’on s’était éveillé au milieu de la nuit, on aurait pu voir un gros poisson effleurer brusquement la fenêtre et s’enfuir…

Ah… ah… ah ! faisait la mer ensommeillée.Et de la brousse venait le son des ruisselets qui coulaient vivement, légèrement, glissaient entre les pierres lisses,jaillissant, dans des vasques ombragées de fougères et enressortaient ; on entendait le bruit de grosses goutteséclaboussant des feuilles larges, le bruit de quelque chose encore– qu’était-ce donc ? – un vague frémissement, une secousselégère, une brindille qui se brisait, puis un silence tel qu’ilsemblait que quelqu’un écoutât.

Tournant le coin de la baie, entre les massesentassées des quartiers de rocs, un troupeau de moutons avança dansun tapotement de petits pas. Ils se pressaient les uns contre lesautres, petite masse cahotante et laineuse, et leurs pattes minces,semblables à des baguettes, trottinaient bien vite comme si lefroid et le silence les eussent effrayés. Derrière eux, un vieuxchien de berger, ses pattes mouillées couvertes de sable, courait,le museau contre le sol, mais d’un air distrait comme s’il pensaità autre chose. Puis, dans l’orifice encadré de rochers, parut leberger lui-même. C’était un vieil homme maigre et droit, vêtu d’uneveste de bure que couvrait un réseau de gouttelettes menues, depantalons de velours attachés sous le genou et d’un large chapeauavec un mouchoir bleu plié et noué autour du bord. Il tenait unemain passée dans sa ceinture ; l’autre étreignait un bâtonjaune, merveilleusement poli. Et tandis qu’il marchait sans sepresser, il ne cessait de siffloter tout doucement, légèrement,lointain et aérien pipeau au son mélancolique et tendre. Le vieuxchien esquissa une ou deux de ses cabrioles d’autrefois, puiss’arrêta vivement, honteux de sa frivolité, et fit à côté de sonmaître quelques pas pleins de dignité. Les moutons avançaient encourant, à pas menus, par petits élans ; ils se mirent à bêleret des troupeaux fantômes leur répondirent sous la mer :« Bê… ê… ê ! bê… ê… ê ! »

Pendant quelque temps il leur sembla setrouver toujours sur le même bout de terrain. Là, devant eux,s’étendait la route sablonneuse avec des flaques peuprofondes ; de chaque côté se montraient les mêmes buissonsmouillés, les mêmes palissades noyées d’ombre. Ensuite quelquechose d’immense apparut : un géant énorme, à la têteéchevelée, les bras étendus. C’était le gros eucalyptus devant laboutique de madame Stubbs et, lorsqu’ils passèrent devant, uneforte bouffée aromatique s’exhala. Et maintenant de grosses tacheslumineuses luisaient dans la brume. Le berger cessa desiffler ; il frotta sur sa manche mouillée son nez rouge, sabarbe humide, et, plissant les paupières, jeta un regard dans ladirection de la mer. Le soleil se levait. C’était merveilleux devoir avec quelle rapidité le brouillard se raréfiait, s’enfuyait,se dissolvait sur la plaine peu profonde, roulait sur la brousse ens’élevant, et disparaissait comme s’il avait hâte des’échapper ; de grands lambeaux tordus, enroulés en boucle, seheurtaient, se repoussaient l’un l’autre à mesure que les rayonsargentés devenaient plus larges. Le ciel lointain, d’un bleuéclatant et pur, se reflétait dans les flaques ; les gouttesd’eau qui glissaient le long des poteaux télégraphiques, setransformaient soudain en points lumineux. Maintenant, la merbondissante, étincelante, était d’un tel éclat que les yeux vousfaisaient mal à la regarder. Le berger tira de sa poche de côté unepipe au fourneau aussi petit qu’un gland, trouva, à force defouiller, une motte de tabac tacheté, en racla quelques bribes etbourra sa pipe. C’était un vieil homme grave et beau. Tandis qu’ilallumait et que la fumée bleue montait en volutes autour de satête, le chien qui le contemplait semblait fier de lui.

« Bê… ê… ê ! bê… ê… ê ! »Les moutons se déployèrent en éventail. Ils eurent dépassé lacolonie de vacances avant que le premier dormeur se fût retourné eteût soulevé sa tête ensommeillée ; leur cri résonna parmi lesrêves des petits enfants… qui tendirent les bras pour attirer, pourdorloter les mignons petits agneaux frisés du sommeil. Alors lepremier des habitants apparut : c’était Florrie, la chatte desBurnell, perchée sur le pilier du portail, levée beaucoup trop tôt,comme d’habitude, et qui guettait leur laitière. Quand elle vit levieux chien de berger, elle bondit bien vite, arqua le dos, rentrasa tête bigarrée de gris et de roux et sembla frémir d’un petitfrisson de dédain. « – Pouah ! quelle grossière etdégoûtante créature ! » dit Florrie. Mais le vieux chien,sans lever les yeux, passa en se balançant, allongeant les pattesd’un côté, puis de l’autre. Seule, une de ses oreilles se crispapour prouver qu’il l’avait vue et qu’il la considérait comme unejeune personne bien sotte.

La brise matinale s’éleva sur la brousse, etl’odeur des feuilles et de la terre noire et mouillée se mêla àl’odeur pénétrante et vive de la mer. Des myriades d’oiseauxchantaient. Un chardonneret vola par-dessus la tête du berger, et,se perchant à l’extrémité d’une brindille, il se tourna vers lesoleil et ébouriffa les petites plumes de sa poitrine. Etmaintenant le troupeau avait dépassé la cabane du pêcheur, dépasséle petit whare noirci et comme calciné où Leïla, la petitelaitière, habitait avec sa vieille grand-mère. Les moutonss’éparpillèrent sur une prairie marécageuse et jaune, et Wag, lechien, les suivit de son pas élastique et muet, les rassembla, lesdirigea vers la gorge rocailleuse, plus abrupte et plus étroite,qui menait de la baie du Croissant, vers la crique du Point duJour. « Bê… ê… ê ! bê… ê… ê ! » Faible, vagues’en venait leur cri, tandis qu’ils suivaient en se dandinant laroute qui séchait vite. Le Berger serra sa pipe, la glissa dans sapoche de côté, de façon à ce que le petit fourneau penditpar-dessus. Et le doux sifflotis aérien recommença aussitôt. Wag semit à courir le long d’une arête de rocher, à la recherche dequelque chose qui avait une odeur, et revint à la course, dégoûté.Alors, se poussant, se bousculant, se dépêchant, les moutonstournèrent le coin de la route et le berger les suivit et disparutavec eux.

Chapitre 2

 

Quelques instants après, la porte de derrièrede l’un des bungalows s’ouvrit et une forme revêtue d’uncostume de bain à larges raies s’élança à travers le clos, franchitd’un bond la barrière, se précipita parmi l’herbe touffue, pénétradans le ravin, remonta en trébuchant le coteau sablonneux en pritsa course à toute allure par-dessus les gros cailloux poreux,par-dessus les galets froids et humides, jusqu’au sable dur quiluisait comme de l’huile. Flic-flac ! Flic-flac ! L’eaubouillonnait autour des jambes de Stanley Burnell, tandis qu’ilavançait en pataugeant. Il exultait ; il était le premiercomme d’habitude. Il les avait tous battus, une fois encore. Et ilfit un brusque plongeon pour se mouiller la tête et le cou.

– Salut, ô frère ! Salut à toi, ôPuissant !

Une voix de basse, au velours sonore serépercutait, résonnante au-dessus de l’eau.

Sapristi ! Le diable l’emporte !Stanley se releva pour voir une tête sombre ballottée au loin et unbras levé. C’était son beau-frère, Jonathan Trout… là, devantlui !

– Matinée superbe ! chanta lavoix.

– Oui, très belle, dit brièvementStanley.

Pourquoi diable ce gars-là ne s’en tenait-il àsa partie de la mer ? Pourquoi fallait-il qu’il s’en vîntbarboter jusqu’à ce coin-ci ? Stanley donna un coup de pied,détendit son bras et se mit à nager over arm. MaisJonathan le valait bien. Il le rejoignit, ses cheveux noirs luisantsur son front, sa courte barbe luisante et lisse.

– J’ai eu un rêve extraordinaire, la nuitdernière ! cria-t-il.

Qu’avait-il donc, cet homme-là ? Cettemanie de conversation agaçait Stanley au-delà de toute expression.Et c’était toujours la même chose, toujours quelque ineptie àpropos d’un rêve qu’il avait eu, ou de quelque idée baroque qu’ils’était fourrée dans la tête, ou de quelque ânerie qu’il venait delire. Stanley se retourna sur le dos et lança des coups de piedjusqu’à en devenir un jet d’eau vivant. Mais cela même ne put…

– J’ai rêvé que je me penchais par-dessusune falaise d’une hauteur épouvantable, criant à quelqu’unau-dessous…

– Ça vous ressemblait ! pensaStanley.

Il ne put en endurer davantage. Il cessa defaire jaillir l’eau.

– Dites donc, Trout, fit-il, je suisassez pressé, ce matin.

– Vous êtes QUOI ?

Jonathan était si surpris – ou s’en donnaitl’air – qu’il se laissa sombrer sous l’eau, puis reparutsoufflant.

– Tout ce que je veux dire, repritStanley, c’est que je n’ai pas le temps de… de conter desbalivernes. Je veux en finir. Je suis pressé. J’ai du travail àfaire ce matin… Compris ?

Stanley n’avait pas achevé que Jonathan avaitdisparu.

« – Passez, ami ! » ditdoucement la voix de basse, et il s’esquiva, glissant à traversl’eau presque sans une ondulation… Mais, peste soit del’animal ! Il avait gâté le bain de Stanley. Quel idiot dénuéde tout son bon sens était cet homme-là ! Stanley nagea denouveau vers le large, puis aussi rapidement se remit à nager versla terre et se précipita pour remonter la grève. Il se sentaitfrustré.

Jonathan resta un peu longtemps dans l’eau. Ilflottait en agitant doucement les mains comme des nageoires, enlaissant la mer balancer son long corps parcheminé. C’était un faitcurieux, mais en dépit de tout il aimait bien Stanley Burnell. Ilest vrai qu’il avait parfois une envie perverse de le taquiner, dele cribler de plaisanteries, mais au fond ce garçon-là luiinspirait de la pitié. Il y avait quelque chose de pathétique danssa résolution de tout prendre au sérieux. On ne peut s’empêcher desentir qu’il se ferait rouler un jour, et alors la formidableculbute qu’il ferait ! À cet instant une vague immense soulevaJonathan, le dépassa au galop et vint se briser le long de la plageavec un bruit joyeux. Qu’elle était belle ! Puis une autrearriva. Voilà comment il fallait vivre ! avec insouciance,avec témérité, en se donnant tout entier. Il se remit sur ses piedset commença à regagner le rivage en enfonçant ses orteils dans lesable ferme et ridé. Prendre facilement les choses, ne pasbatailler contre le flot et le jusant de la vie, mais s’abandonnerà eux, voilà ce dont on avait besoin. Vivre, vivre ! Et laparfaite matinée, si fraîche, si charmante, baignantvoluptueusement dans la lumière comme si elle riait à sa proprebeauté, semblait murmurer : « Pourquoipas ? »

Mais à présent qu’il était sorti de l’eau,Jonathan devenait bleu de froid. Tout son corps lui faisait mal,c’était comme si quelqu’un l’avait tordu pour en exprimer le sang.Et remontant la grève à longues enjambées frissonnant, tous sesmuscles tendus, il sentit, lui aussi, que le plaisir de son bainétait gâté. Il y était resté trop longtemps.

Chapitre 3

 

Béryl était seule dans la salle commune quandStanley apparut en costume de serge bleue, col empesé et cravate àpois. Il avait l’air propre et bien brossé à un point presqueexcessif ; il allait en ville pour la journée. Il se laissatomber sur sa chaise, il tira sa montre et la posa auprès de sonassiette.

– Je n’ai que vingt-cinq minutes toutjuste, dit-il. Vous pourriez aller voir si le porridge estprêt, Béryl.

– Maman vient d’y aller, réponditBéryl.

Elle s’assit à la table et versa le thé de sonbeau-frère.

– Merci.

Stanley avala une petite gorgée.

– Hallo ! dit-il d’un tond’étonnement, vous avez oublié le sucre.

– Oh ! pardon !

Mais Béryl, même alors, ne le servitpas : elle poussa vers lui le sucrier. Qu’est-ce que celavoulait dire ? Les yeux bleus de Stanley, tandis qu’il seservait, s’élargirent ; ils semblaient frémir. Il jeta unregard rapide à sa belle-sœur et se renversa en arrière.

– Rien ne cloche, n’est-ce pas ?demanda-t-il négligemment, en tiraillant son col.

Béryl courbait la tête ; elle faisaittourner son assiette entre ses doigts.

– Rien, dit sa voix légère.

Puis elle aussi leva les yeux et sourit àStanley.

– Pourquoi y aurait-il quelque chose quicloche ?

– O… oh ! Pour rien du tout, à maconnaissance. Je pensais que vous aviez l’air un peu…

À ce moment, la porte s’ouvrit et troispetites filles parurent, chacune portant une assiettée deporridge. Elles étaient pareillement vêtues de jerseysbleus et de culottes courtes ; leurs jambes brunes étaientnues et elles avaient toutes trois les cheveux nattés et relevés ence qu’on nommait alors une queue de cheval. Derrière elles venaitgrand-mère Fairfield avec le plateau.

– Faites attention, enfants !dit-elle.

Mais elles prenaient le plus grand soin. Ellesadoraient qu’on leur permît de porter des objets.

– Avez-vous dit bonjour à votrepère ?

– Oui, grand-maman.

Elles s’installèrent sur le banc, en face deStanley et de Béryl.

– Bonjour, Stanley.

La vieille madame Fairfield lui tendit sonassiette.

– Bonjour, mère. Comment va lepetit ?

– Admirablement. Il ne s’est réveilléqu’une fois la nuit dernière. Quelle matinée idéale !

La vieille femme s’interrompit, la main poséesur la miche de pain, pour regarder le jardin par la porte ouverte.On entendait la mer. À travers la fenêtre ouverte largement lesoleil coulait à flot sur les murs peints en jaune et le planchernu. Tout sur la table rayonnait et scintillait. Au milieu setrouvait un vieux saladier rempli de capucines jaunes et rouges.Elle sourit et un air de profond contentement brilla dans sesyeux.

– Vous pourriez bien me couper unetranche de ce pain, mère, dit Stanley. Je n’ai que douze minutes etdemie avant que la diligence passe. Quelqu’un a-t-il donné messouliers à la bonne ?

– Oui, ils sont prêts.

Le calme de madame Fairfield n’était nullementtroublé.

– Oh ! Kézia. Pourquoi donc es-tu simalpropre ? cria Béryl au désespoir.

– Moi, tante Béryl ?

Kézia la regarda, en ouvrant de grands yeux.Qu’est-ce donc qu’elle avait fait maintenant ? Elle avaitseulement creusé une rigole au beau milieu de sa bouillie, l’avaitremplie de lait et était en train d’en manger les bords. Maisc’était ce qu’elle faisait tous les matins, sans que personne luieût dit un mot jusqu’à présent.

– Pourquoi ne peux-tu pas mangerconvenablement, comme Isabelle et Lottie ?

Que les grandes personnes sontinjustes !

– Mais Lottie fait toujours une île,n’est-ce pas, Lottie ?

– Moi pas, dit catégoriquement Isabelle.Je saupoudre tout simplement de sucre ma bouillie, je mets du laitdessus et je la finis. Il n’y a que les bébés qui jouent avec cequ’ils ont à manger.

Stanley repoussa sa chaise et se leva.

– Voudriez-vous me faire apporter cessouliers, mère ? Et, Béryl, si vous avez fini, je voudraisbien que vous filiez jusqu’à la porte et que vous fassiez arrêterla diligence. Isabelle, cours demander à ta mère où on a mis monchapeau melon. Attends une minute : vous êtes-vous amuséesavec ma canne, enfants ?

– Non, papa.

– Mais je l’avais mise ici.

Stanley commença à tempêter.

– Je me rappelle nettement l’avoir poséedans ce coin. Maintenant, qui l’a prise ? Il n’y a pas detemps à perdre. Dépêchez-vous ! Il faut absolument que cettecanne se retrouve.

Même Alice, la bonne, dut prendre part à lachasse.

– Vous ne vous en êtes pas servie pourtisonner le feu de la cuisine, par hasard ?

Stanley se précipita dans la chambre où Lindaétait couchée.

– Voilà une chose insensée ! Jen’arrive pas à conserver un seul des objets que je possède. On afait disparaître ma canne, à présent !

– Ta canne, mon ami ? Quellecanne ?

L’air vague de Linda en des circonstancespareilles ne pouvait être sincère, décida Stanley. Personne nesympathiserait donc avec lui ?

– La diligence ! La diligence,Stanley ! cria de la porte du jardin la voix de Béryl.

Stanley agita le bras du côté de Linda :« Pas le temps de dire adieu ! » cria-t-il. Et ilavait l’intention de la punir ainsi.

Il saisit brusquement son chapeau, s’élançahors de la maison et descendit à la course l’allée du jardin. Oui,la diligence était là qui attendait, et Béryl, se penchantpar-dessus la porte ouverte, riait, le visage levé vers quelqu’un,tout juste comme s’il n’était rien arrivé. Les femmes n’ont pas decœur ! Quelle façon elles ont de considérer comme une chosetoute naturelle que ce soit votre rôle de peiner pour elles, tandisqu’elles ne se dérangent même pas pour empêcher votre canne de seperdre !

Le conducteur passa légèrement son fouet surle dos des chevaux. « – Adieu, Stanley ! » criaBéryl, d’une voix douce et gaie. C’était assez facile de direadieu. Et elle se tenait là, oisive, abritant ses yeux de sa main.Ce qu’il y avait de pire, c’est que Stanley était forcé de crieradieu, lui aussi, pour sauver les apparences. Puis il la vit sedétourner, esquisser un petit saut, et revenir en courant à lamaison. Elle était contente d’être débarrassée de lui !

Oui, elle en était reconnaissante. Elle entratout courant dans la salle et cria : « Il estparti ! » Linda appela de sa chambre :« Béryl ! Stanley est-il parti ? » La vieillemadame Fairfield apparut, portant le bébé en petite veste deflanelle.

– Il est parti ?

– Parti !

Oh ! quel soulagement, quelle différencecela faisait que l’homme eût quitté la maison ! Leurs voixelles-mêmes avaient changé, lorsqu’elles s’appelaient entreelles ; leur ton était chaud et tendre, on eût dit qu’ellesavaient un secret en commun. Béryl alla vers la table :« – Prends donc une autre tasse de thé, maman. Il est encorechaud. » Elle avait envie de célébrer, en quelque sorte, lefait qu’elles pouvaient maintenant faire ce qu’elles voulaient. Iln’y avait pas d’homme là pour les déranger ; toute cettejournée parfaite leur appartenait.

– Non, merci, petite, dit la vieillemadame Fairfield, mais sa façon, à ce moment-là, de faire sauter lebébé et de lui dire : « A-gue… a-gue… a-ga ! »indiquait que son sentiment était le même. Les petites filless’enfuirent dans le clos comme des poulets échappés d’une cage.

Même Alice, la bonne, qui lavait la vaisselledans la cuisine, fut gagnée par la contagion et prodigua l’eauprécieuse de la citerne d’une manière absolument extravagante.

– Oh ! ces hommes !dit-elle.

Et elle plongea la théière dans le baquet etla maintint sous l’eau, même après que les bulles eurent cessé des’échapper, comme si elle était, elle aussi, un homme et que lanoyade fût un sort trop doux.

Chapitre 4

 

– Attends-moi, I-sa-belle ! Kézia,attends-moi !

Voilà que la pauvre petite Lottie restait denouveau en arrière, parce qu’elle trouvait si terriblementdifficile d’escalader la barrière toute seule. Quand elle se tenaitperchée sur le premier échelon, ses genoux commençaient àtrembler ; elle se cramponnait au montant. Alors il fallaitpasser une jambe par-dessus. Mais laquelle ! Elle n’étaitjamais capable de le décider. Et quand enfin elle mettait un piedde l’autre côté, en tapant avec une sorte de choc désespéré… alorsla sensation était épouvantable. Elle était à moitié encore dansl’enclos et à moitié dans l’herbe touffue. Elle étreignait lepoteau avec désespoir et élevait la voix.

– Attendez-moi !

– Non, ne va pas l’attendre, Kézia !dit Isabelle. C’est une vraie petite nigaude. Elle fait toujoursdes histoires. Viens donc.

Et elle tira le jersey de Kézia.

– Tu pourras prendre mon seau, si tuviens avec moi, dit-elle gentiment. Il est plus grand que letien.

Mais Kézia ne pouvait pas laisser Lottie touteseule. Elle revint vers elle en courant. À ce moment-là, Lottieavait la figure toute rouge et respirait péniblement.

– Allons, mets ton autre pied par-dessus,dit Kézia.

– Où ?

Lottie la regardait comme du haut d’unemontagne.

– Là, où est ma main.

Kézia tapota l’endroit.

– Oh ! c’est là que tu veuxdire.

Lottie poussa un profond soupir en passa lesecond pied par-dessus.

– À présent… fais comme si tu tournais,assieds-toi et laisse-toi glisser, dit Kézia.

– Mais il n’y a rien pour s’asseoirdessus, Kézia, dit Lottie.

Elle finit par s’en tirer et, dès que ce futfini, elle se secoua et devint rayonnante.

– Je fais des progrès pour grimperpar-dessus les barrières, pas vrai, Kézia ?

Lottie avait une de ces natures qui espèrenttoujours.

Capeline rose et capeline bleue suivirent lacapeline rouge vif d’Isabelle jusqu’au sommet de ce coteauglissant, fuyant sous le pied. Tout en haut, elles s’arrêtèrentpour décider où elles iraient et pour bien regarder qui s’ytrouvait déjà… Vues par-derrière, debout sur le fond du ciel,gesticulant vigoureusement avec leurs pelles, elles faisaientl’effet d’explorateurs minuscules et fort embarrassés.

Toute la famille Samuel Joseph était là déjà,avec la demoiselle qui aidait la mère dans le ménage. Assise sur unpliant, elle maintenait la discipline au moyen d’un sifflet qu’elleportait suspendu au cou et d’une badine avec laquelle elledirigeait les opérations. Jamais les Samuel Joseph ne jouaient toutseuls, ni ne menaient eux-mêmes leur partie. Si par hasard celaarrivait, les garçons finissaient toujours par verser de l’eau dansle cou des filles, ou les filles par essayer de glisser des petitscrabes noirs dans les poches des garçons. Aussi madame SamuelJoseph et la pauvre demoiselle dressaient chaque matin ce que lapremière (chroniquement enchifrenée) appelait un« brogramme » pour « abuser les enfants et lesembêcher de faire des pêtises ». Il consistait toujours enconcours, courses ou jeux de société. Tout commençait par un coupperçant du sifflet de Mademoiselle et finissait de même. Il y avaitmême des prix – de gros paquets enveloppés de papier assez sale,que Mademoiselle, avec un petit sourire aigre, tirait d’un filetrebondi. Les Samuel Joseph bataillaient frénétiquement pour gagner,trichaient, se pinçaient les bras mutuellement, car ils étaienttous experts dans cet art. La seule fois où les enfants Burnellavaient jamais pris part à leurs jeux, Kézia avait remporté un prixet, après avoir déplié trois bouts de papier, elle avait découvertun minuscule crochet à boutons tout rouillé. Elle n’avait pas pucomprendre pourquoi ils faisaient tant d’histoires…

Mais maintenant, elles ne jouaient jamais avecles Samuel Joseph et n’allaient même pas à leurs fêtes. Les SamuelJoseph, quand ils étaient à la Baie, donnaient toujours des fêtesd’enfants et il y avait toujours le même goûter. Une grande cuvettede salade de fruits toute brune, des brioches coupées en quatre etun pot à eau rempli de quelque chose que Mademoiselle appelait dela « limonadeu ». Et le soir, on rentrait chez soi avecla moitié du volant de sa robe arraché, ou avec le devant de sontablier orné de jours tout éclaboussé par quelque chose, tandis queles Samuel Joseph restaient à bondir comme des sauvages sur leurpelouse. Non, vrai ! ils étaient trop épouvantables !

De l’autre côté de la Baie, tout au bord del’eau, deux petits garçons aux culottes retroussées s’agitaientcomme des araignées. L’un creusait le sable, l’autre trottinait,entrant dans l’eau, puis en sortant pour remplir un petit seau.C’étaient les petits Trout, Pip et Rags. Mais Pip était si occupé àcreuser et Rags si occupé à l’aider, qu’ils ne virent leurscousines qu’au moment où elles arrivèrent tout près.

– Regardez ! dit Pip. Regardez ceque j’ai découvert !

Et il leur montra une vieille bottine imbibéed’eau et aplatie. Les trois fillettes ouvrirent de grands yeux.

– Qu’est-ce que tu vas bien enfaire ? demanda Kézia.

– La garder, bien sûr !

– Pip prit un air fort dédaigneux.

– C’est une trouvaille… tuvois ?

Oui, Kézia voyait. Tout de même…

– Il y a des masses de choses enterréesdans le sable, expliqua Pip. On les flanque à la mer dans lesnaufrages. C’est du butin. Quoi… on pourrait trouver…

– Mais pourquoi faut-il que Rags versetout le temps de l’eau dessus ? demanda Lottie.

– Oh ! c’est pour mouiller le sable,dit Pip, pour rendre le travail un peu plus facile. Va toujours,Rags.

Et le bon petit Rags continua à courir, àverser dans le trou l’eau qui devenait brune comme du chocolat.

– Tenez, voulez-vous que je vous montrece que j’ai trouvé hier ? dit Pip, mystérieusement ; etil planta sa bêche dans le sable.

– Promettez de ne rien dire.

Elles promirent.

– Dites ! croix de fer, croix debois… »

Les petites filles le dirent.

Pip tira quelque chose de sa poche, le frottalongtemps sur le devant de son jersey, puis souffla dessus, puisfrotta encore.

– À présent, tournez-vous !commanda-t-il. Elles se retournèrent.

– Regardez toutes du même côté !Bougez pas ! À présent !

Et sa main s’ouvrit ; il éleva dans lalumière quelque chose qui lançait des éclairs, qui scintillait, quiétait du vert le plus ravissant.

– C’est un némeraude, dit Pip avecsolennité.

– Bien vrai, Pip ?

Même Isabelle était impressionnée.

La belle chose verte semblait danser dans lesdoigts de Pip. Tante Béryl avait un némeraude dans une bague, maisil était tout petit. Ce némeraude-là était aussi gros qu’une étoileet bien, bien plus beau.

Chapitre 5

 

Comme la matinée se prolongeait, des groupesnombreux apparurent au sommet des dunes et descendirent à la plagepour se baigner. C’était chose entendue qu’à onze heures la merappartenait aux femmes et aux enfants de la colonie d’été. Lesfemmes se déshabillaient les premières, enfilaient leur costume debain, se couvraient la tête de hideux bonnets qui ressemblaient àdes sacs à éponges ; puis on déboutonnait les vêtements desenfants. La grève était semée de petits tas d’habits et desouliers ; les grands chapeaux de soleil, des pierres sur lesbords pour empêcher le vent de les emporter, avaient l’air decoquillages immenses. Il était étrange que la mer elle-même parûtprendre un son différent, lorsque toutes ces formes bondissantes,en riant, en courant, entraient dans les vagues. La vieille madameFairfield, en robe de cotonnade lilas, un chapeau noir attaché sousle menton, rassemblait sa petite couvée et préparait ses oisillons.Les petits Trout faisaient prestement passer leurs chemisespar-dessus leurs têtes, et les cinq enfants prenaient leur course,tandis que leur grand-mère restait assise, une main dans le sac quicontenait son tricot, prête à en tirer la pelote de laine dèsqu’elle aurait la certitude qu’ils étaient dans l’eau, sains etsaufs.

Les petites filles au corps ferme et compactn’étaient pas à moitié aussi braves que les petits garçons àl’aspect tendre et délicat. Pip et Rags, frissonnant,s’accroupissaient, battaient l’eau, n’hésitaient jamais. MaisIsabelle, qui pouvait faire douze brassées à la nage, et Kézia, quiétait capable d’en faire presque huit, les suivaient seulement s’ilétait strictement entendu qu’on ne les éclabousserait pas. Quant àLottie, elle ne suivait pas du tout. Elle aimait qu’on la laissât,s’il vous plaît, entrer dans l’eau à sa façon à elle. Et cettefaçon consistait à s’asseoir tout au bord, les jambes droites, lesgenoux serrés l’un contre l’autre, et à faire avec ses bras devagues mouvements, comme si elle s’attendait à être mollementportée jusqu’au large. Mais quand une vague plus forte que lesautres, une vieille vague moustachue arrivait, en se balançant,dans sa direction, elle se remettait précipitamment sur ses pieds,l’horreur peinte sur sa figure, et remontait la plage à toutevitesse.

– Tiens, maman, veux-tu me garderça ?

Deux bagues, une mince chaîne d’or tombèrentsur les genoux de madame Fairfield.

– Oui, ma chérie. Mais est-ce que tu nevas pas te baigner ici ?

– N… n… non…

La voix de Béryl traînait ; le ton enétait vague.

– Je me déshabille plus loin, par là. Jevais me baigner avec Madame Harry Kember.

– Très bien.

Mais madame Fairfield serra les lèvres. Elleavait mauvaise opinion de madame Harry Kember. Béryl le savait.

– Pauvre vieille maman ! sedisait-elle avec un sourire, tout en effleurant les galets. Pauvrevieille maman ! Vieille ! Oh ! quelle joie, quellesdélices que d’être jeune…

– Vous avez l’air bien content, ditmadame Harry Kember.

Elle était assise, tassée sur les pierres, lesbras noués autour des genoux, en train de fumer.

– Il fait une si adorable journée, ditBéryl en lui souriant.

– Oh ! ma chère petite !

Le son de la voix de madame Harry Kembersemblait dire qu’elle n’était pas dupe de tout cela. Mais, à vraidire, le son de cette voix laissait toujours entendre qu’elle ensavait sur votre propre compte bien plus que vous-même. C’était unelongue femme, à l’air étrange, les mains étroites, les piedsétroits. Son visage aussi était étroit et long, avec une expressionexténuée ; même la frange blonde et frisée de ses cheveuxsemblait brûlée, desséchée. Dans la Baie, elle était la seule femmequi fumât et elle fumait sans trêve, la cigarette entre les lèvrestandis qu’elle parlait, ne la retirant que lorsque la cendre étaitsi longue qu’on ne pouvait comprendre pourquoi elle ne tombait pas.Quand elle ne jouait pas au bridge – elle jouait au bridge tous lesjours de sa vie – elle passait son temps couchée en plein soleil.Elle était capable d’en supporter l’ardeur pendant n’importecombien de temps ; jamais elle n’en avait assez. Et tout demême, il ne semblait pas la réchauffer. Desséchée, flétrie, froide,elle gisait étendue sur les pierres comme un bout de bois d’épave,jeté là par le flot. Les femmes de la Baie pensaient qu’elle avaitdes allures fort, fort légères. Son manque de vanité, son argot, samanière de traiter les hommes comme si elle eût été l’un d’entreeux, le fait qu’elle se souciait de son ménage comme un poissond’une pomme, et qu’elle appelait sa bonne, Gladys, les YeuxDoux, étaient une honte. Debout sur les marches de la véranda,madame Kember appelait de sa voix indifférente et lasse :« Dites donc, les Yeux Doux, vous pourriez me balancer unmouchoir, s’il m’en reste encore, hein ? » Et les YeuxDoux, portant un nœud de ruban rouge dans les cheveux à la placed’un petit bonnet et chaussée de souliers blancs, accourait avec unimpudent sourire. C’était un véritable scandale. Il est vraiqu’elle n’avait pas d’enfants, et quant à son mari… Ici, les voixs’élevaient toujours ; elles devenaient ferventes. Commentavait-il bien pu l’épouser ? comment ? comment ? Cedevait être pour de l’argent, bien entendu, mais mêmeainsi !

Le mari de madame Kember était de dix ans aumoins plus jeune qu’elle et d’une si incroyable beauté qu’il avaitl’air d’un masque de cire, ou d’une illustration extraordinairementréussie de roman américain, bien plutôt que d’un homme. Des cheveuxnoirs, des yeux bleu sombre, des lèvres rouges, un lent souriresomnolent, excellent joueur de tennis, parfait danseur, il était enoutre un mystère. Harry Kember ressemblait à quelqu’un qui sepromènerait tout endormi. Les autres hommes ne pouvaient pas lesouffrir, ils étaient incapables de tirer un mot de cegarçon-là ; il semblait ignorer l’existence de sa femmeexactement comme elle semblait ignorer la sienne. Commentvivait-il ? On racontait naturellement des histoires, etquelles histoires ! Elles ne pouvaient se répéter, toutbonnement. Les femmes avec lesquelles on l’avait vu, les endroitsoù on l’avait aperçu… mais rien n’était jamais certain, rienn’était précis. Quelques-unes de ces dames, à la Baie, croyaientsecrètement qu’il finirait par commettre un assassinat, quelquejour. Oui, à l’instant même où elles causaient avec madame Kemberet prenaient bonne note de l’épouvantable assemblage de vêtementsqu’elle portait, elles la voyaient étendue, telle qu’elle gisaitsur la plage, mais froide, sanglante, et ayant toujours unecigarette plantée au coin de la bouche.

Madame Kember se leva, bâilla, dégrafabrusquement la boucle de sa ceinture, et tirailla le cordon de sablouse. Et Béryl laissa tomber sa jupe, fit un pas, dépouilla sonjersey, et resta debout en court jupon blanc, en cache-corset, avecdes nœuds de ruban sur les épaules.

– Bonté divine, dit madame Harry Kember,quelle petite beauté vous êtes !

– Je vous en prie ! fit doucementBéryl ; mais ôtant un bas, puis l’autre, elle avait lesentiment d’être en effet une petite beauté.

– Ma chère… pourquoi pas ? ditmadame Harry Kember, piétinant son jupon.

Vraiment… ses dessous ! Une paire deculottes de coton bleu et un corsage de toile qui vous faisait, onne sait pourquoi, penser à une taie d’oreiller…

– Et vous ne portez pas de corset,n’est-ce pas ?

Elle toucha la taille de Béryl et Béryls’écarta d’un bond, avec un petit cri affecté. Puis : « –Jamais ! » dit-elle d’un ton ferme.

– Petite veinarde ! soupira madameHarry Kember, en dégrafant le sien.

Béryl tourna le dos et se mit à faire lesmouvements compliqués de quelqu’un qui tâche d’enlever sesvêtements et d’enfiler son costume de bain tout à la fois.

– Oh ! ma chère… ne faites pasattention à moi, dit madame Harry Kember. Pourquoi cettetimidité ? Je ne vais pas vous manger. Je ne serais passcandalisée, comme ces autres godiches.

Et elle rit de son rire étrange quiressemblait à un hennissement, en grimaçant du côté des autresfemmes.

Mais Béryl était gênée. Elle ne sedéshabillait jamais devant personne. Était-ce de laniaiserie ? Madame Harry Kember lui donnait le sentiment quec’était sot, que c’était même une chose dont on devait avoir honte.Pourquoi cette timidité, vraiment ? Elle jeta un regard rapideà son amie qui se tenait là si hardiment, avec sa chemise déchirée,en train d’allumer une nouvelle cigarette, et un sentimentaudacieux, prompt, mauvais, bondit dans sa poitrine. Avec un rireinsouciant, elle fit glisser sur elle le costume de bain flasque,saupoudré de sable et qui n’était pas encore tout à fait sec, etelle boutonna les boutons cabossés.

– Ça va mieux, dit madame HarryKember.

Elles commencèrent ensemble à descendre laplage.

– Vrai, c’est un crime de porter desvêtements quand on est vous, ma chère. Il faudra bien qu’un jour oul’autre, quelqu’un vous le dise.

L’eau était tout à fait tiède. Elle était dece bleu merveilleux et transparent, tacheté d’argent, mais lesable, au fond, semblait d’or ; quand on le tapait du bout desorteils, un petit nuage de poudre d’or s’élevait. À présent, lesvagues atteignaient juste la poitrine de Béryl. Elle demeurait lesbras étendus, le regard au loin ; à chaque vague qui venait,elle faisait un petit saut imperceptible, de sorte qu’il semblaitque c’était le flot qui la soulevait si doucement.

– Mon opinion est que les jolies fillesont le droit de passer du bon temps, dit madame Harry Kember.Pourquoi pas ? N’allez pas vous y méprendre, ma chère.Amusez-vous.

Et soudain elle chavira sur le dos, disparutet fila, nageant vite, vite comme un rat. Puis elle virabrusquement et commença à revenir vers la plage. Elle allait direquelque chose encore. Béryl sentait que cette froide femme était entrain de l’empoisonner ; pourtant elle avait une enviemortelle de savoir. Mais, oh ! que c’était étrange, quec’était horrible ! Lorsque madame Harry Kember approcha, elleressemblait, avec sa calotte imperméable de caoutchouc noir, avecson visage somnolent dressé au-dessus de l’eau que son mentoneffleurait, elle ressemblait à une affreuse caricature de sonmari !

Chapitre 6

 

Sur une chaise longue pliante, sous unmanuka qui poussait au milieu de la pelouse, devant lamaison, Linda Burnell passait le matin à rêver. Elle ne faisaitrien. Elle regardait les feuilles sombres, serrées et sèches dumanuka, les fentes bleues entre ces feuilles, et de tempsà autre une fleur minuscule et jaunâtre pleuvait sur elle. Joliesces fleurettes… oui, si vous en teniez une sur votre paume et quevous la regardiez de près, c’était une petite chose exquise. Chaquepétale jaune pâle brillait, comme s’ils étaient chacun l’œuvresoigneuse d’une main tendre. La languette menue, au cœur, luidonnait la forme d’une cloche, et quand on la retournait,l’extérieur était d’une couleur de bronze foncé. Mais, dès qu’ellesétaient épanouies, elles tombaient et s’éparpillaient. Tout encausant, vous passiez la main sur votre robe pour les fairetomber : ces horribles petites créatures se prenaient dans voscheveux. Alors, pourquoi donc fleurir ? Qui prend la peine –ou le plaisir – de faire toutes ces choses qui se perdent, seperdent ?… C’est de la prodigalité.

Auprès d’elle, sur l’herbe, couché entre deuxoreillers, reposait son petit enfant. Il était là, profondémentendormi, tournant la tête du côté opposé à sa mère. Ses cheveuxfoncés et fins ressemblaient à une ombre plus qu’à de vraischeveux, mais son oreille était d’un rose de corail vif et chaud.Linda noua ses mains au-dessus de sa tête et croisa ses pieds. Ilétait bien agréable de savoir que tous ces bungalowsétaient vides, que tout le monde était là-bas sur la plage, troploin pour être vu ou entendu. Elle avait le jardin tout àelle ; elle était seule.

Des fleurettes blanches brillaient,éblouissantes ; les renoncules aux yeux d’orscintillaient ; les capucines enguirlandaient de flammesvertes et dorées les piliers de la véranda. Si seulement on avaitle loisir de regarder assez longtemps ces fleurs, le temps delaisser passer le sentiment de leur nouveauté, de leur étrangeté,le temps de les connaître ! Mais dès qu’on s’arrêtait àséparer les pétales, à découvrir le revers de la feuille, la Vies’en venait et vous emportait. Et Linda, gisant sur sa chaiselongue de bambou, se sentait toute légère ; il lui semblaitêtre une feuille. La vie s’en venait pareille au vent ; elleétait saisie, secouée ; elle était forcée de fuir. Oh !mon Dieu, en serait-il ainsi toujours ? N’y avait-il aucunmoyen d’échapper ?

… Maintenant, elle était assise sous lavéranda de la maison paternelle, en Tasmanie, appuyée au genou deson père. Et il lui faisait cette promesse : « Dès quenous serons assez vieux, toi et moi, Line, nous filerons quelquepart, nous nous sauverons. Comme deux garçons, ensemble. J’ai idéeque ça me plairait de remonter en bateau une rivière, enChine. »

Linda voyait cette rivière, très large,couverte de petits radeaux, de jonques. Elle voyait les chapeauxjaunes des bateliers, elle entendait leurs voix aiguës et grêlesquand ils appelaient…

– Oui, papa.

Mais, à cet instant-là, un jeune homme auxtrès larges épaules, aux cheveux d’un brun roux et brillant,passait lentement devant leur maison et lentement, solennellementmême, saluait. Le père de Linda lui tirait l’oreille pour lataquiner, du geste qui lui était coutumier.

– L’amoureux de Line, chuchotait-il.

– Oh ! papa, pense un peu, me marieravec Stanley Burnell !

Et voilà, elle l’avait épousé. Et qui plusest, elle l’aimait. Non pas le Stanley que voyait tout le monde, leStanley de tous les jours ; mais un Stanley timide, plein desensibilité, innocent, qui, chaque soir, s’agenouillait pour direses prières et qui désirait ardemment être bon. Stanley était uneâme simple. S’il avait confiance en quelqu’un – comme il avaitconfiance en elle, par exemple –, c’était de tout son cœur. Ilétait incapable d’être déloyal ; il ne savait pas mentir. Etcomme il souffrait cruellement s’il pensait que quelqu’un –elle-même – n’était pas absolument droit, absolument sincère aveclui ! « – Ça, c’est trop compliqué pour moi ! »Il lui jetait ces mots, mais son expression de franchisefrémissante et troublée ressemblait à celle d’un animal pris aupiège.

Mais le malheur était – ici Linda eut presqueenvie de rire, bien que l’affaire n’eût rien de risible, Dieusait ! – le malheur était qu’elle voyait si rarement ceStanley-là. Il y avait des éclairs, des moments, des trêves decalme, mais tout le reste du temps, on aurait dit qu’on vivait dansune maison qui ne pouvait perdre l’habitude de prendre feu, sur unnavire qui faisait quotidiennement naufrage. Et toujours, c’étaitStanley qui se trouvait au plus fort du danger. Tout son temps àelle se passait à venir à son secours, à le réconforter, àl’apaiser, à écouter son récit du sinistre. Et ce qui lui restaitde loisirs s’écoulait dans la terreur d’avoir des enfants.

Linda fronça les sourcils ; elle seredressa sur sa chaise longue et saisit ses chevilles dans sesmains. Oui, c’était là son véritable grief contre la vie ;c’était là ce qu’elle ne parvenait pas à comprendre. C’était laquestion qu’elle posait, qu’elle posait et dont elle attendait envain la réponse. Il est bien facile de dire que le sort commun desfemmes est de mettre au monde des enfants. Ce n’était pas vrai.Elle, par exemple, était capable de prouver que c’était faux. Elleétait brisée, sans courage, à force d’en avoir eu. Et, ce quirendait la chose deux fois plus dure à supporter, c’était qu’ellen’aimait pas ses enfants. Il ne servait à rien de prétendre que si.Même si elle en avait eu la force, elle n’aurait jamais soigné sespetites filles, jamais joué avec elles. Non, il semblait qu’unsouffle glacé l’avait pénétrée tout entière pendant chacun de cesterribles voyages ; il ne lui restait plus aucune chaleur àleur donner. Quant au petit… eh bien, Dieu merci, sa mère s’enétait chargé ; il était à elle, ou à Béryl, ou à quiconque levoulait. C’était à peine si elle l’avait tenu dans ses bras. Il luiétait si indifférent que, tel qu’il reposait là…

Linda jeta un regard vers lui.

Le bébé s’était retourné. Il était couché, levisage vers elle, et il ne dormait plus. Ses yeux bleu sombre depetit enfant étaient ouverts ; il semblait regarder sa mère àla dérobée. Et, tout à coup, sa figure se creusa defossettes ; elle s’irradia d’un large sourire édenté, quiétait pourtant un vrai rayon de lumière.

– Je suis là, semblait dire ce sourireheureux. Pourquoi donc ne m’aimes-tu pas ?

Il y avait dans ce sourire quelque chose de sidrôle, de si inattendu que Linda sourit elle-même. Mais elle seressaisit et dit froidement au poupon :

– Je n’aime pas les bébés.

– Tu n’aimes pas les bébés ?

Le petit ne pouvait le croire.

– Moi, tu ne m’aimes pas ?

Il agita les bras, comme un petit nigaud, ducôté de sa mère. Linda se laissa glisser de sa chaise longue sur legazon.

– Pourquoi souris-tu tout le temps ?dit-elle avec sévérité. Si tu savais à quoi je pense, tu n’enaurais pas envie.

Mais tout ce qu’il fit fut de plisser ses yeuxavec malice et de rouler sa tête sur l’oreiller. Il ne croyait pasun seul mot de ce qu’elle disait.

– On connaît tout ça ! répondait lesourire du poupon.

Linda fut stupéfaite de la confiance de cettepetite créature… Ah ! non, il fallait être sincère. Ce n’étaitpas de la stupéfaction qu’elle éprouvait ; c’était quelquechose de bien différent, c’était quelque chose de si nouveau, desi… Les larmes papillotaient dans ses yeux. Chuchotant, tout baselle murmura au bébé :

– Oh ! oh ! mon drôle de petitbonhomme !

Mais à présent, le petit avait oublié sa mère.Il était de nouveau sérieux. Quelque chose de rose, quelque chosede doux ondulait devant lui. Il essaya de l’attraper, et la chosedisparut aussitôt. Mais quand il retomba en arrière une autre chosesemblable à la première apparut. Cette fois, il résolut de lasaisir. Il fit un effort frénétique et roula sens dessusdessous.

Chapitre 7

 

La marée était basse : la plage étaitdéserte : paresseusement clapotait le flot tiède. Le soleilfrappait, frappait ardent, flamboyant, à coups répétés, le sablefin ; il cuisait les galets gris, les galets bleus, les galetsnoirs, les galets veinés de blanc. Il aspirait la petite goutted’eau qui gisait au creux des coquillages arrondis ; ilpâlissait les liserons roses qui faisaient courir leur feston àtravers le sable des dunes. Rien ne semblait bouger que les petitessauterelles. Pitt-pitt-pitt !elles ne restaientjamais tranquilles.

Là-bas, sur les rochers revêtus d’algues, qui,à marée basse, ressemblaient à des bêtes au long poil descendues aubord de l’eau pour boire, le soleil paraissait tournoyer comme unepièce d’argent qui serait tombée dans chacune des petites vasquesdu rocher. Elles dansaient, elles frissonnaient ; desondulations minuscules venaient laver les bords poreux. Si onregardait en bas, si on se penchait sur lui, chaque bassin étaitcomme un lac aux rives duquel se pressaient des maisons bleues etroses : et, oh ! quel vaste pays montagneux par-delà cesmaisons ! – quels ravins, quelles gorges, quelles dangereusescriques, quels sentiers effroyables conduisant au bord del’eau ! Sous sa surface ondulait la forêt marine : arbresroses pareils à des fils, anémones veloutées, algues tachetées defruits orangés. Parfois, une pierre au fond bougeait, oscillait etun noir tentacule se laissait entrevoir ; parfois, unecréature effilée passait sinueuse, et disparaissait. Il arrivaitquelque chose aux arbres roses et mobiles ; ils changeaient,devenaient d’un bleu froid de clair de lune. Et maintenant, onentendait le plop le plus léger. Qui faisait cebruit ? Que se passait-il là-dessous ? Et comme lesalgues au brûlant soleil avaient une odeur forte et mouillée…

Les stores verts étaient baissés dans lesbungalows des hôtes d’été. Sur les vérandas, ou couchéssur le gazon du clos, jetés sur les palissades, étaient descostumes de bain à l’aspect exténué, de rudes serviettes rayées.Chaque fenêtre de derrière semblait exhiber sur son rebord unepaire de sandales, des fragments de rocher ou un seau, ou unecollection de coquillages. La brousse frémissait dans une brume dechaleur ; la route sablonneuse était déserte et, seul, lechien des Trout, Snooker, reposait étendu au beau milieu. Son œilbleu regardait le ciel, ses pattes se dressaient toutes raides, etil poussait de temps en temps un halètement désespéré, comme pourdire qu’il avait décidé d’en finir et qu’il attendait seulement lavenue de quelque charitable véhicule.

– Que regardes-tu, ma grand-maman ?Pourquoi tu t’arrêtes tout le temps et pourquoi tu fixes le murcomme ça ?

Kézia et sa grand-mère faisaient la siesteensemble. La petite fille, vêtue seulement de son pantalon court etde son corsage de dessous, les bras et les jambes nus, reposait surl’un des oreillers bien gonflés du lit de sa grand-mère, et lavieille femme, en peignoir ruché de blanc, était assise à lafenêtre, dans un fauteuil à bascule, un long tricot rose sur lesgenoux. Cette chambre qu’elles partageaient avait, comme les autrespièces du bungalow, des parois de bois verni, clair, et leplancher était nu. Les meubles étaient des plus pauvres, des plussimples. La table à coiffer, par exemple, était une caisse habilléed’un jupon de mousseline à fleurettes et le miroir accrochéau-dessus était fort étrange : on eût dit qu’un petit fragmentd’éclair en zigzag y était emprisonné. Sur la table se trouvaientun vase plein d’œillets des dunes, si serrés qu’ils ressemblaientplutôt à une pelote de velours, un coquillage spécialement choisique Kézia avait donné à sa grand-mère pour servir de coupe àépingles, et un autre, plus spécialement choisi encore, qui luiavait paru offrir un nid très agréable pour qu’une montre s’yblottît.

– Dis-le-moi, grand-maman, dit Kézia eninsistant.

La vieille femme soupira, jeta rapidement lalaine deux fois autour de son pouce et passa l’aiguille d’os àtravers la boucle ; elle ajoutait des mailles.

– Je pensais à ton oncle William, machérie, dit-elle tranquillement.

– Mon oncle William d’Australie ?demanda Kézia.

Elle en avait un autre.

– Oui, bien sûr.

– Celui que je n’ai jamais vu ?

– Celui-là, oui.

– Eh bien, qu’est-ce qui lui estarrivé ?

Kézia le savait fort bien, mais elle voulaitse le faire redire.

– Il s’en était allé aux mines, et il y apris une insolation et il est mort, dit la vieille madameFairfield.

Kézia clignota et considéra de nouveau letableau… un petit homme renversé comme un soldat de plomb à côtéd’un grand trou noir.

– Ça te rend-il triste de penser à lui,grand-maman ?

Elle détestait voir sa grand-mèreattristée.

Ce fut au tour de la vieille femme deréfléchir. Cela la rendait-il triste, de regarder loin, loinderrière elle ? De contempler la longue perspective des annéesenfuies, comme Kézia le lui avait vu faire ? De les regarder,elles, comme le fait une femme, longtemps après qu’elles avaientdisparu ? Cela la rendait-il triste ? Non, la vie étaitainsi.

– Non, Kézia.

– Mais pourquoi ? demanda Kézia.

Elle leva un bras nu et se mit à tracer desdessins dans l’air.

– Pourquoi oncle William a-t-il étéobligé de mourir ? Il n’était pas vieux.

Madame Fairfield commença à compter lesmailles par trois.

– C’est arrivé comme ça, dit-elle, d’unton absorbé.

– Est-ce que tout le monde est obligé demourir ? demanda Kézia.

– Tout le monde !

– Moi aussi ?

La voix de Kézia avait un accent de terribleincrédulité.

– Quelque jour, ma chérie.

– Mais, grand-maman…

Kézia agita sa jambe gauche et remua lesorteils. Elle y sentait du sable.

– Et si je ne veux pas, moi ?

La vieille femme soupira de nouveau et tira unlong fil de la pelote.

– On ne nous consulte pas, Kézia,dit-elle tristement. Ça nous arrive à tous, tôt ou tard.

Kézia demeura immobile, réfléchissant à ceschoses. Elle n’avait pas envie de mourir. Mourir signifiait qu’ilfaudrait partir d’ici, tout quitter pour toujours, quitter… quittersa grand-maman. Elle roula vivement sur elle-même.

– Grand-maman, dit-elle d’une voixsurprise et émue.

– Quoi, mon petit chat ?

– Il ne faut pas que tu meures, toi.

Kézia parlait avec décision.

– Ah ! Kézia – sa grand-maman levales yeux, sourit, hocha la tête – ne parlons pas de cela.

– Mais il ne faut pas. Tu ne pourrais pasme quitter. Tu ne pourrais pas ne pas être là…

Ça, c’était terrible.

– Promets-moi que tu ne feras pas ça,jamais, grand-maman, supplia Kézia.

La vieille femme continua à tricoter.

– Promets-le-moi : Disjamais !

Mais sa grand-maman restait toujoursmuette.

Kézia se laissa rouler à bas du lit, elleétait incapable de supporter ça plus longtemps : légère, ellesauta sur les genoux de sa grand-maman, noua les mains autour ducou de la vieille femme et se mit à l’embrasser sous le menton,derrière l’oreille, et à lui souffler dans le cou.

– Dis jamais… disjamais… dis jamais…

Elle haletait entre les baisers. Ensuite ellecommença tout doucement, légèrement, à chatouiller sagrand-mère.

– Kézia !

La vieille femme laissa tomber son tricot.Elle se renversa en arrière au balancement du fauteuil. Elle se mità chatouiller Kézia.

– Dis jamais, disjamais, dis jamais, gazouillait Kézia, tandisqu’elles reposaient là, riant dans les bras l’une de l’autre.

– Allons, c’est assez, monécureuil ! C’est assez, mon petit cheval sauvage ! dit lavieille madame Fairfield, redressant son bonnet. Ramasse montricot.

Elles avaient oublié toutes deux à quoi serapportait ce jamais.

Chapitre 8

 

Le soleil tombait encore tout droit sur lejardin, quand la porte de derrière de la maison des Burnell sereferma en claquant, et une silhouette en costume voyant se mit àdescendre l’allée qui conduisait à la barrière. C’était Alice, laservante, habillée pour son après-midi de sortie. Elle portait unerobe de percale blanche à pois rouges, larges et nombreux à donnerle frisson, des souliers blancs et un chapeau de paille d’Italie,au bord retroussé par une touffe de coquelicots. Elle était gantéenaturellement, de gants blancs tachés de rouille aux boutonnières,et, d’une main, elle tenait une ombrelle à l’aspect fort désabuséqu’elle désignait sous le nom de « monpérisol ».

Béryl, assise à la fenêtre, en train d’éventerses cheveux frais lavés, pensa qu’elle n’avait jamais vu pareilépouvantail. Si Alice s’était seulement noirci la figure avec unbout de bouchon brûlé avant de se mettre en route, le tableauaurait été complet. Et où donc une fille comme celle-làpouvait-elle bien aller, dans un endroit comme celui-ci ?L’éventail figien, arrondi en cœur, battit l’air avec dédain autourde la belle chevelure éclatante. Béryl supposait qu’Alice avaitramassé quelque horrible et vulgaire individu et qu’ils s’eniraient ensemble dans la brousse. C’était dommage qu’elle se fûtrendue si remarquable ; ils auraient du mal à se dissimuler,avec cette fille attifée de la sorte.

Mais non, Béryl était injuste. Alice allaitprendre le thé chez madame Stubbs, qui lui avait envoyé une« invite » par le gamin qui venait prendre les commandes.Madame Stubbs lui plaisait tellement, depuis la première foisqu’elle était allée acheter dans son magasin quelque chose pour sespiqûres de moustiques.

– Bonté du ciel !

Madame Stubbs avait pressé sa main sur soncôté.

– J’ai jamais vu personne dévoré commeça. C’est à croire que vous avez été attaquée par descannibales !

Alice aurait bien voulu tout de même qu’il yeut un peu de monde sur la route. Ça la faisait se sentir toutchose de n’avoir personne derrière elle. Ça lui donnait l’idéequ’elle n’avait plus de force dans le dos. Elle ne pouvait pascroire qu’il n’y avait pas quelqu’un à la guetter. Et pourtant,c’était nigaud de se retourner ; ça vous trahissait. Elleremonta ses gants, fredonna pour se réconforter et dit au lointaineucalyptus : « Ça sera pas long maintenant. » Maistout ça ne lui tenait guère compagnie.

La boutique de madame Stubbs était perchée surun petit monticule tout à côté de la route. Elle avait deuxfenêtres en guise d’yeux, une large véranda pour chapeau, etl’enseigne sur le toit, où le nom : Madame STUBBS, ÉPICERIE,était inscrit, ressemblait à une petite carte cavalièrement plantéesur la calotte du chapeau.

Sur la véranda était suspendue à une corde unelongue rangée de costumes de bain, s’accrochant les uns aux autres,comme s’ils venaient d’être arrachés aux flots, au lieu d’attendrele moment de s’y plonger ; auprès d’eux pendait une grappe desandales si singulièrement mélangées que, pour en tirer une paire,il fallait écarter violemment et séparer de force cinquante pairesau moins. Même alors, c’était la chose la plus rare que dedécouvrir le pied gauche appartenant à un pied droit. Biens desgens avaient perdu patience et s’en étaient allés avec uneespadrille allant bien et une autre un peu trop grande… MadameStubbs mettait son orgueil à avoir chez elle un peu de tout. Lesdeux fenêtres, où les marchandises étaient disposées en forme depyramides instables, se trouvaient tellement bourrées, emplies depiles si hautes, que seul un sorcier, semblait-il, pouvait empêcherles morceaux de dégringoler. Au coin gauche d’une des vitrines,collé à la vitre par quatre losanges de gélatine, il y avait – etil y avait eu de temps immémorial – cet avis :

Perdu ! Belle broche en ore

Massife

Sur la plage ou auprès

Récompance offerte.

Alice poussa la porte qui s’ouvrit. Lasonnette tinta, les rideaux de serge rouge s’écartèrent, madameStubbs parut. Avec son large sourire et le long couteau à jambonqu’elle tenait à la main, elle avait l’air d’un brigand amical.Alice reçut un accueil si chaleureux qu’elle eut beaucoup dedifficulté à conserver ses « bonnes manières ». Celles-ciconsistaient en petit accès de toux persistants, en petitshum… hum, en gestes pour tirailler ses gants,tortiller sa jupe, et en une bizarre difficulté de voir ce qu’onposait devant elle ou de comprendre ce qu’on disait.

Le thé était servi sur la table dusalon : du jambon d’York, des sardines, toute une livre debeurre, et un si énorme gâteau qu’il faisait l’effet d’une réclamepour quelque levure en poudre. Mais le réchaud à pétrole ronflaitsi bruyamment qu’il était inutile d’essayer de se faire entendre encausant. Alice s’assit au bord d’un fauteuil d’osier, tandis quemadame Stubbs activait encore le réchaud. Tout à coup, elle enlevale coussin d’un fauteuil et révéla un gros paquet enveloppé depapier brun.

– Je viens de me faire tirer de nouvellesphotos, ma chère ! cria-t-elle joyeusement à Alice ?Dites-moi ce que vous en pensez.

D’un geste fort délicat et distingué, Alicemouilla son doigt et écarta de la première photographie le feuilletde papier de soie. Seigneur ! combien y en avait-il ?Trois douzaines au moins. Elle leva celle qu’elle tenait vers lalumière.

Madame Stubbs était assise dans un fauteuil,se penchant très fort d’un côté. Son vaste visage portait uneexpression de placide étonnement, et c’était chose bien naturelle.Car, quoique le fauteuil reposât sur un tapis, à sa gauche etlongeant miraculeusement la bordure, une cascade se précipitait. Àsa droite, se dressait une colonne grecque avec une fougèregigantesque de chaque côté, et à l’arrière-plan s’érigeait unemontagne austère et nue, pâle de neige.

– C’est un joli genre, n’est-cepas ? cria madame Stubbs ; et Alice venait dehurler : « Délicieusement », quand le grondement duréchaud expira, s’éteignit dans un sifflement, cessa, et elleajouta : « Joli », au milieu d’un silenceeffarant.

– Approchez votre fauteuil, ma chère, ditmadame Stubbs en commençant à verser le thé. Oui, reprit-elle d’unair méditatif en lui tendant sa tasse, mais le format ne me ditrien. Je me fais faire un agrandissement. Tout ça va bien pour descartes de Noël, mais moi j’ai jamais été pour les petites photos.On n’en tire pas d’agrément. Pour dire vrai, je les trouvedécourageantes.

Alice voyait tout à fait ce qu’elle voulaitdire.

– Une bonne taille. Qu’on me donne unebonne taille. C’est ce que mon pauvre cher défunt répétaittoujours. Il ne pouvait rien supporter de petit. Ça lui donnait lachair de poule. Et, tout drôle que ça puisse paraître, machère…

Ici, l’armature de madame Stubbs fit entendreun craquement et elle-même parut se dilater à cetteréminiscence.

– C’est la dropisie qui l’a emporté à lafin des fins. C’est bien souvent qu’ils lui ont tiré un litre etdemi à l’hôpital… Vous auriez dit une punition.

Alice brûlait du désir de savoir exactement ceque c’était qu’on lui avait tiré. Elle se risqua :

– Je suppose que c’était de l’eau.

Mais madame Stubbs la regarda fixement etrépondit d’un ton qui en disait long :

– C’était du liquide, machère.

Du liquide ! D’un saut, Alice s’écarta dumot, comme un chat, et revint à lui, le flairant avec prudence.

– Le v’là ici ! dit madame Stubbs,et elle indiqua d’un geste dramatique la tête et les épaules degrandeur naturelle d’un homme corpulent, étalant à la boutonnièrede son veston une rose blanche morte qui vous faisait penser à unerondelle de gras de mouton froid. Exactement au-dessous, en lettresd’argent sur un fond de carton rouge se lisait ce texte :« Ne craignez point, c’est Moi. »

– C’est une bien belle figure, dit Alicefaiblement.

Le nœud de ruban bleu pâle, posé au sommet desblonds cheveux frisottants de madame Stubbs, frémit. Elle arqua soncou dodu. Quel cou elle avait ! Rose vif à l’endroit où ilcommençait, il devenait ensuite d’une chaude couleur d’abricot, quiprenait en s’éteignant la teinte d’une coquille d’œuf brune, puisun ton crème foncé.

– Tout de même, ma chère, fut sasurprenante réponse, la liberté, c’est ce qu’il y a de mieux.

Son petit rire moelleux et gras ressemblait àun ronron.

– La liberté, c’est ce qu’il y a demieux, répéta madame Stubbs.

La liberté ! Alice pouffa d’un rire niaiset bruyant. Elle se sentait gênée. Son esprit s’enfuit vers sacuisine à elle. Comme c’était cocasse ! Elle avait envie d’yêtre revenue.

Chapitre 9

 

Une société singulière était assemblée dans labuanderie des Burnell, après le thé. Autour de la table étaientassis un taureau, un coq, un âne qui ne se souvenait jamais qu’ilétait un âne, un mouton, une abeille. La buanderie était l’endroitidéal pour une réunion de ce genre, parce qu’on pouvait faireautant de bruit qu’on voulait et que personne ne vous interrompaitjamais. C’était un petit hangar couvert de tôle, bâti à l’écart dubungalow. Contre le mur se trouvait une auge profonde et,dans le coin, une chaudière avec un panier plein d’épingles àlessive[1] posé dessus. La petite fenêtre, voiléed’un réseau de toiles d’araignées, portait sur son rebordpoussiéreux un bout de bougie et une souricière. Des cordes à linges’entrecroisaient en haut, et à une cheville plantée dans le murétait accroché un très grand, un énorme fer à cheval tout rouillé.La table était au milieu, avec un banc de chaque côté.

– Tu ne peux pas être une abeille, Kézia.Une abeille n’est pas un animal. C’est un« ninsèque ».

– Oh ! mais c’est que j’ai tellementenvie d’être une abeille, gémit Kézia… Une petite, petite abeille,toute jaune et velue, aux pattes rayées…

Kézia releva ses jambes sous elle et se penchapar-dessus la table. Elle sentait qu’elle était vraiment uneabeille.

– Un « ninsèque » doit être unanimal, dit-elle résolument. Ça fait du bruit. C’est pas comme unpoisson.

– Moi, je suis un taureau, moi, je suisun taureau ! cria Pip.

Et il poussa un beuglement si formidable –comment donc faisait-il ce bruit-là ? – que Lottie eut l’airtout alarmée.

– Je vais être un mouton, dit le petitRags. Des tas de moutons sont passés par ici, ce matin.

– Comment le sais-tu ?

– Papa les a entendus. Bê… ê…ê !

Sa voix semblait celle du petit agneau quitrottine par-derrière et a l’air d’attendre qu’on le porte.

– Coquerico ! cria d’unevoix perçante Isabelle.

Avec ses joues rouges et ses yeux brillants,elle ressemblait à un jeune coq.

– Qu’est-ce que je serai, moi ?demanda Lottie à tout le monde. Et elle resta là, souriante, àattendre qu’on décidât pour elle.

Il fallait que le rôle fût facile.

– Sois un âne, Lottie.

Telle fut l’idée suggérée par Kézia.

– Hi-han ! tu ne peux pasoublier ça.

– Hi-han ! ditsolennellement Lottie. Quand faut-il que je le dise ?

– Je vais expliquer, je vais expliquer,dit le taureau.

C’était lui qui tenait les cartes. Il lesagita autour de sa tête.

– Restez tous tranquilles ! Écouteztous !

Il attendit qu’on fût prêt.

– Regarde un peu, Lottie.

Il retourne une carte.

– Elle a deux ronds dessus – tuvois ? Eh bien, si tu mets cette carte au milieu et quequelqu’un d’autre en ait une avec deux ronds aussi, tu dis« Hi-han », et la carte est à toi.

– À moi ?

Lottie ouvrit de grands yeux.

– Pour la garder ?

– Non, bécasse. Seulement pendant qu’onjoue.

Le taureau était très fâché contre elle.

– Oh ! Lottie, quelle petite nigaudetu es ! dit le coq, dédaigneux.

Lottie les regarda tous deux. Puis elle baissala tête ; sa lèvre trembla.

– Moi, je veux pas jouer,chuchota-t-elle.

Les autres se regardèrent comme desconspirateurs. Ils savaient tous ce que cela voulait dire. Lotties’en irait et on la découvrait quelque part, debout avec sontablier relevé par-dessus la tête, dans un coin ou contre un mur,ou même derrière une chaise.

– Si tu veux, Lottie, c’est tout à faitfacile, dit Kézia.

Et Isabelle, repentante, ajouta exactementcomme une grande personne :

– Regarde-moi bien, moi, Lottie, et tusauras vite.

– Courage, Lot ! dit Pip. Tiens, jesais ce que je vais faire ; je vais te donner la premièrecarte. Elle est à moi, pour de vrai, mais je te la donnerai.Voilà.

Et il jeta la carte devant Lottie.

Là-dessus, Lottie se ranima. Mais, à présentelle était aux prises avec une autre difficulté.

– J’ai pas de mouchoir, dit-elle. Etc’est que je voudrais bien me moucher.

– Tiens Lottie, tu peux te servir dumien.

Rags plongea la main dans sa blouse de marinpour en extraire un mouchoir à l’aspect fort humide, et serré d’unnœud.

– Prends bien garde, prévint-il. Ne tesers que de ce coin. Ne le défais pas. J’ai là-dedans une petiteétoile de mer que je vais tâcher d’apprivoiser.

– Oh ! dépêchez-vous, vous autresfilles, dit le taureau. Et faites attention – il ne faut pasregarder vos cartes. Il faut tenir vos mains sous la table, jusqu’àce que je dise : « Allez. »

Clac ! les cartes s’abattirent toutautour de la table. Les enfants essayaient de toutes leurs forcesde voir, mais Pip allait trop vite pour eux. Ils étaient toutexcités d’être installés là dans la buanderie ; ils purent àpeine s’empêcher d’éclater en petits cris d’animaux, tous en chœur,avant que Pip eût fini de distribuer les cartes.

– À présent, Lottie, commence.

Timidement, Lottie tendit une main, prit surson paquet la première carte, la regarda attentivement – il étaitévident qu’elle comptait les taches rondes – et la replaça.

– Non, Lottie, tu ne peux pas faire ça.Tu n’as pas le droit de regarder d’abord. Il faut que tu laretournes de l’autre côté.

– Mais alors tout le monde la verra enmême temps que moi, dit Lottie.

La partie continua. Meû… eû…eû ! Le taureau était terrible. Il chargeait à travers latable, il avait l’air de dévorer les cartes.

B-z-z-z ! disait l’abeille.

Coquerico ! Isabelle s’étaitlevée dans son agitation et remuait les coudes comme des ailes.

Bê… ê… ê ! le petit Rags avaitretourné le roi de carreau et Lottie ce qu’ils appelaient le« roi d’Afrique ». Il ne lui restait presque plus decartes.

– Pourquoi ne dis-tu rien,Lottie ?

– J’ai oublié ce que je suis, dit l’âned’un ton lamentable.

– Eh bien, change. Sois un chien, à laplace : Oua-oua !

– Oh ! oui. Ça, c’est bien plusfacile.

Lottie avait retrouvé son sourire. Mais quandelle et Kézia eurent des cartes pareilles, Kézia attendit toutexprès. Les autres firent des signes à Lottie et montrèrent dudoigt les cartes, Lottie devint toute rouge ; elle parut n’yrien comprendre et, à la fin, elle dit :« Hi-han ! Kézia. »

– Chut ! attendez uneminute !

Ils étaient au plus fort de la partie quand letaureau les arrêta, levant la main :

– Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ceque c’est que ce bruit ?

– Quel bruit ? que veux-tudire ? demanda le coq.

– Chut ! Tais-toi donc !Écoutez !

Ils restèrent tranquilles comme dessouris.

– J’ai cru entendre un… une espèce decoup à la porte, dit le taureau.

– À quoi ça ressemblait-il ? demandale mouton faiblement.

Pas de réponse.

L’abeille eut un frisson.

– Pourquoi avons-nous donc fermé laporte ? dit-elle à voix basse.

Oh ! pourquoi, pourquoi avaient-ils ferméla porte ?

Pendant qu’ils étaient en train de jouer, jejour avait pâli, le somptueux soleil couchant avait flamboyé,s’était éteint. Et maintenant, l’ombre rapide arrivait à la coursepar-dessus la mer, par-dessus les dunes, à travers le pré. On avaitpeur de regarder dans les coins de la buanderie et, pourtant, onétait forcé de regarder tant qu’on pouvait. Et quelque part, bienloin, grand-mère allumait une lampe. On baissait les stores, le feude la cuisine bondissait sur les boîtes de fer-blanc de lacheminée.

– Ça serait terrible, à présent, dit letaureau, si une araignée tombait du plafond sur la table,pas ?

– Les araignées ne tombent pas desplafonds.

– Si, elles tombent. Notre Minne nous adit qu’elle avait vu une araignée grande comme une soucoupe, avecde longs poils dessus comme une groseille verte.

Vivement, toutes les petites têtes serelevèrent d’une saccade, tous les petits corps se rapprochèrent,se pressèrent ensemble.

– Pourquoi quelqu’un ne vient-il pas nousappeler ? cria le coq.

Oh ! ces grandes personnes, qui riaient,bien à leur aise, assises à la lumière de la lampe, buvant dans destasses ! Elles les avaient oubliées. Non, pas oubliéesvraiment : c’était ce que signifiait leur sourire. Ellesavaient décidé de les laisser là, toutes seules.

Soudain Lottie poussa un cri de terreur siperçant qu’ils sautèrent tous à bas de leurs bancs, qu’ils crièrentaussi, tous.

– Une figure… une figure quiregarde ! clamait Lottie d’une voie aiguë.

C’était vrai, c’était un fait. Pressé contrela fenêtre, on voyait un visage pâle, des yeux noirs, une barbenoire.

– Grand-maman ! Maman !Quelqu’un !

Mais ils n’étaient pas arrivés à la porte, ense bousculant les uns les autres, qu’elle s’ouvrit pour laisserentrer l’oncle Jonathan. Il venait chercher ses petits garçons pourles emmener chez eux.

Chapitre 10

 

Il avait eu l’intention d’être là plus tôt,mais dans le jardin, devant la maison, il avait trouvé Linda, quise promenait de long en large sur l’herbe, s’arrêtant pour enleverun œillet mort, ou pour donner à une fleur trop lourde un supportpour s’appuyer, ou pour aspirer profondément quelque parfum,continuant ensuite sa promenade avec son petit air d’êtrelointaine. Sur sa robe blanche, elle portait un châle jaune àfranges roses, acheté à la boutique du Chinois.

– Ohé ! Jonathan ! appelaLinda.

Et Jonathan ôta prestement son panamadéfraîchi, le pressa contre sa poitrine, mit un genou en terre enbaisa la main de Linda.

– Salut, ma beauté ! Salut, macéleste Fleur de Pêche ! gronda doucement la voix de basse. Oùsont les autres nobles dames ?

– Béryl est sortie pour aller jouer aubridge, et maman est en train de donner à bébé son bain… Êtes-vousvenu emprunter quelque chose ?

Les Trout étaient perpétuellement à court deprovision et en envoyaient demander aux Burnell, à la dernièreminute.

Mais Jonathan répondit seulement :« – Un peu d’amour, un peu de bonté », et se mit àmarcher à côté de sa belle-sœur.

Linda se laissa tomber dans le hamac de Béryl,sous le manuka, et Jonathan s’étendit sur le gazon auprèsd’elle, tira un long brin d’herbe et commença à le mâchonner. Ilsse connaissaient bien. Les voix des enfants montaient avec descris, des autres jardins. La légère charrette d’un pêcheur passa encahotant le long de la route sablonneuse et, au loin ilsentendirent un chien aboyer ; le son était sourd comme si labête avait eu la tête dans un sac. Si on écoutait, on pouvait toutjuste entendre le doux bruit liquide et rythmé de la mer à maréehaute, balayant les galets. Le soleil descendait.

– Alors, vous retournez au bureau lundi,n’est-ce pas, Jonathan ? demanda Linda.

– Lundi, la porte de la cage se rouvre etse referme avec fracas sur la victime pour onze mois et une semaineencore, répondit Jonathan.

Linda se balança un peu.

– Ce doit être affreux, dit-ellelentement.

– Voudriez-vous que je rie, ma charmantesœur ? Voudriez-vous que je pleure ?

Linda était si bien habituée à la façon deparler de Jonathan qu’elle n’y faisait aucune attention.

– Je suppose, dit-elle d’un air vague,qu’on s’y accoutume. On s’accoutume à tout.

– Vraiment ? Hum !

Ce « hum » était si creux qu’ilsemblait résonner de dessous terre.

– Je me demande comment on y parvient,dit Jonathan d’un air méditatif et sombre. Moi, je n’y suis jamaisarrivé.

En le regardant, tel qu’il reposait là, Lindasongea une fois de plus qu’il était bien séduisant. C’était étrangede se dire qu’il n’était qu’un employé ordinaire, que Stanleygagnait deux fois plus d’argent que lui. Qu’est-ce qu’avait doncJonathan ? Il manquait d’ambition ; c’était cela,supposait-elle. Et cependant on sentait qu’il avait des dons, qu’ilétait un être exceptionnel. Il aimait la musique avecpassion ; il dépensait en livres tout l’argent dont il pouvaitdisposer. Il était toujours plein d’idées nouvelles, de projets, deplans. Mais rien de tout cela n’aboutissait. Le feu nouveauflambait en lui ; on croyait presque l’entendre gronderdoucement tandis qu’il expliquait, décrivait, s’étendait sur lavision neuve ; mais un instant après la flamme était retombée,il ne restait rien que des cendres et Jonathan allait et venait,ayant dans ses yeux noirs le regard d’un affamé. En des momentspareils, il exagérait les absurdités de sa façon de parler, et àl’église – où il conduisait le chœur – il chantait avec uneintensité dramatique si terrible que le cantique le plus médiocrerevêtait une splendeur profane.

– Il me paraît tout aussi idiot, toutaussi infernal d’avoir à retourner lundi au bureau, déclaraJonathan, que cela m’a toujours semblé et me semblera toujours.Passer toutes les meilleures années de sa vie assis sur untabouret, de neuf heures à cinq, à gribouiller le registre dequelqu’un d’autre ! Voilà un drôle d’usage à faire de sa vie…de sa seule et unique vie, n’est-ce pas ? Ou bien, est-ce unrêve insensé que je fais ?

Il se retourna sur l’herbe et leva les yeuxvers Linda.

– Dites-moi, quelle est la différenceentre mon existence et celle d’un prisonnier ordinaire ? Laseule que je puisse voir est que je me suis mis en prison moi-mêmeet que personne ne m’en fera jamais sortir. Cette situation-là estplus intolérable que l’autre. Car si j’avais été poussé là-dedansmalgré moi – en me débattant même – quand la porte aurait étérefermée, ou dans quelque cinq ans en tout cas, j’aurais puaccepter le fait ; j’aurais pu commencer à m’intéresser au voldes mouches, ou à compter les pas du geôlier le long du couloir, enobservant particulièrement les variations de sa démarche et tout cequi s’ensuit. Mais, dans l’état des choses, je ressemble à uninsecte qui est venu de son propre gré voler dans une chambre. Jeme précipite contre les murs, je me précipite contre les fenêtres,je bats des ailes au plafond, je fais, en somme, tout ce qu’on peutfaire en ce moment, sauf m’envoler au-dehors. Et tout le temps, jene cesse de penser, comme ce phalène, ou ce papillon, ou cetinsecte quelconque : « Ô brièveté de la vie ! Ôbrièveté de la vie ! » Je n’ai qu’une nuit ou qu’un jour,et ce vaste, ce dangereux jardin attend là, dehors, sans que je ledécouvre, sans que je l’explore !

– Mais, si vous avez ce sentiment-là,pourquoi… commença Linda, vivement.

– Ah ! cria Jonathan.

Ce « ah ! » avait presque unaccent d’exultation.

– Voilà où vous me tenez !Pourquoi ? Pourquoi, certes ? Voilà la questionaffolante, mystérieuse. Pourquoi est-ce que je ne m’envole pasau-dehors ? La fenêtre ou la porte, l’ouverture par laquelleje suis entré est là. Elle n’est pas close à tout jamais… n’est-cepas ? Pourquoi donc ne puis-je la trouver et m’évader ?Répondez à cela, petite sœur !

Mais il ne lui donna pas le temps de laréponse.

– Là encore, je ressemble exactement àcet insecte. Pour une raison quelconque…

Jonathan espaça les mots.

– … il n’est pas permis, il est défendu,il est contraire à la loi des insectes de cesser, même un instant,de venir frapper, battre des ailes, se traîner sur la vitre.Pourquoi ne pas quitter le bureau ? Pourquoi ne pas examinersérieusement, en ce moment, par exemple, ce qui m’empêche de lequitter ? Ce n’est pas comme si j’étais retenu par des liensformidables. J’ai deux enfants à élever, mais après tout, ce sontdes garçons. Je pourrais filer, partir en mer ou trouver du travailà l’intérieur du pays, ou bien…

Tout à coup, il sourit à Linda et dit d’unevoix changée, comme s’il confiait un secret :

– Faible… faible. Pas de vigueur. Pas deport d’attache. Pas de principes qui me guident, s’il faut lesappeler de ce nom.

Mais ensuite, sa voix de velours sombrerésonna :

Voulez-vous entendre le conte

Et comment il se déroula…

Ils restèrent silencieux.

Le soleil avait disparu. Dans le cieloccidental, il y avait de grandes masses de nuages couleur de rose,mollement entassés. De larges rayons de lumière brillaient àtravers ces nuages et au-delà, comme s’ils voulaient inonder toutle ciel. Là-haut, le bleu se fanait-il, il se muait en un or pâle,et la brousse, se profilant sur lui, luisait obscure etresplendissante comme un métal. Parfois, ces rayons de lumière,quand ils se montrent dans le ciel, vous remplissent d’épouvante.Ils vous rappellent que, là-haut, trône Jéhovah, le Dieu jaloux, leTout-Puissant dont l’œil vous contemple, toujours vigilant, jamaislas. Vous vous souvenez qu’à Sa venue, la terre tout entièrecroulera, réduite en un cimetière de ruines ; que les angesfroids et lumineux vous chasseront de-ci, de-là, et qu’il n’y aurapas de temps pour expliquer ce qui pourrait s’expliquer simplement…Mais ce soir-là, il semblait à Linda qu’il y avait quelque chosed’infiniment joyeux et tendre dans ces rayons d’argent. Aucun bruitmaintenant ne venait de la mer. Elle respirait doucement, comme sielle eût voulu attirer dans son sein toute cette beauté tendre etjoyeuse.

– Tout cela est mal, tout cela estinjuste, répétait la voix crépusculaire de Jonathan. Ce n’est pasle lieu, ce n’est pas le décor… trois tabourets, trois pupitres,trois encriers, un écran de fil de fer.

Linda savait bien qu’il ne changerait jamais,mais elle dit :

– Est-il trop tard, même àprésent ?

– Je suis vieux… je suis vieux, psalmodiaJonathan.

Il se pencha vers elle, il passa la main sursa tête.

– Regardez !

Ses cheveux noirs étaient tout striésd’argent, comme sur la poitrine, le plumage noir d’un grandoiseau.

Linda fut surprise. Elle n’avait aucune idéequ’il grisonnât. Et pourtant, lorsqu’il se tint debout auprèsd’elle et soupira, et s’étira, elle le vit, pour la première fois,non pas résolu, non pas audacieux, non pas insouciant, mais déjàtouché par la vieillesse. Il semblait très grand sur l’herbeassombrie et cette pensée lui traversa l’esprit :

« – Il est comme une plante sansforce ».

Jonathan se pencha de nouveau et lui baisa lesdoigts.

– Le ciel récompense ta douce patience, ôdame de mes pensées, murmura-t-il. Il me faut aller quérir leshéritiers de ma gloire et de ma fortune…

Il avait disparu.

Chapitre 11

 

De la lumière brillait aux fenêtres dubungalow. Deux taches d’or carrées tombaient sur lesœillets et sur les renoncules frileusement refermées. La chatteFlorrie sortait sous la véranda et vint s’asseoir sur la plus hautemarche, ses pattes blanches rapprochées, sa queue recourbée enboucle. Elle paraissait satisfaite, comme si elle eût attendu cemoment tout le jour.

– Dieu merci, il se fait tard, ditFlorrie. Dieu merci, la longue journée est finie.

Ses yeux de reine-claude s’ouvrirent.

Bientôt retentit le grondement de ladiligence, le claquement du fouet. Elle approcha assez pour qu’onentendît les voix des hommes qui revenaient de la ville et quicausaient ensemble bruyamment. Elle s’arrêta à la barrière desBurnell.

Stanley avait déjà parcouru la moitié del’allée, lorsqu’il vit Linda.

– Est-ce toi, chérie ?

– Oui, Stanley.

Il franchit d’un saut la plate-bande et lasaisit dans ses bras. Elle fut enveloppée de cette étreinte pleined’ardeur, robuste et familière.

– Pardonne-moi, ma chérie, pardonne-moi,balbutia Stanley, et il lui passa la main sous le menton, relevantvers lui son visage.

– Te pardonner ? dit Linda,souriante. Mais pourquoi donc ?

– Bon Dieu ! ce n’est pas possibleque tu aies oublié, cria Burnell. Moi, je n’ai pensé à rien d’autretout le jour. J’ai passé une journée infernale. J’avais décidé debondir à la poste te télégraphier, et puis je me suis dit que letélégramme pourrait ne pas arriver avant moi. J’ai été à latorture, Linda.

– Mais, Stanley, dit-elle, que faut-ilque je te pardonne ?

– Linda !

Stanley était sérieusement blessé.

– Ne t’es-tu pas rendu compte… tu doist’être rendu compte… que je suis parti ce matin sans t’avoir ditadieu ? Je ne peux pas me figurer comment j’ai pu faire unechose pareille. C’est mon sacré caractère, bien entendu. Mais…enfin…

Et il soupira et la reprit dans ses bras.

– J’en ai été assez puni aujourd’hui.

– Que tiens-tu donc à la main ?demanda Linda. Des gants neufs. Laisse-moi voir.

– Oh ! seulement une paire de gantsde chamois bon marché, dit Stanley humblement. J’avais remarqué queBell en portait ce matin, dans la diligence ; aussi, enpassant devant le magasin, je suis entré à la course et je m’ensuis acheté une paire. Qu’est-ce qui te fait sourire ? Tu netrouves pas que j’ai eu tort, dis ?

– Bien au contraire, mon chéri, réponditLinda, je pense que c’était tout à fait raisonnable.

Elle enfila ses doigts dans un des gants pâleset regarda sa main, en la tournant de tous côtés. Elle souriaittoujours.

Stanley aurait voulu dire : « –C’est à toi que je pensais tout le temps, pendant que je lesachetais. » C’était la vérité, mais, pour une raison ou uneautre, il fut incapable de prononcer ces mots-là.

– Rentrons, dit-il.

Chapitre 12

 

Pourquoi se sent-on si différent, lanuit ? Pourquoi y a-t-il une exaltation pareille à êtreéveillé, quand tout le monde dort ? Tard… il est trèstard ! Et cependant à chaque instant, vous vous sentez de plusen plus éveillé, comme si, à chaque fois que vous respirez presque,vous entriez peu à peu plus avant dans un monde nouveau,merveilleux, bien plus émouvant, bien plus passionnant que le mondedu grand jour. Et quelle est cette impression bizarre d’être unconspirateur ? Légèrement, à la dérobée, vous allez et venezdans votre chambre. Vous soulevez un objet sur la coiffeuse, vousle replacez sans bruit. Et tout jusqu’aux colonnettes du lit, toutvous connaît, vous répond, partage votre secret…

De jour, vous n’aimez guère votre chambre.Vous n’y pensez jamais. Vous entrez, vous sortez, la porte s’ouvreet claque, l’armoire fait entendre un craquement. Vous vous asseyezsur le bord de votre lit, vous changez de souliers, vous vousprécipitez dehors de nouveau. Un plongeon vers le miroir, deuxépingles dans vos cheveux, un coup de houppette à votre nez en vousvoilà repartie. Mais à présent… elle vous devient soudain chère.C’est une gentille, une drôle de petite chambre. C’est la vôtre.Oh ! la joie que c’est de posséder ! Mienne… àmoi !

– À moi, à moi pour toujours ?

– Oui.

Leurs lèvres s’unirent…

Non, bien sûr, cette phrase n’avait rien àfaire là-dedans. Tout ça, ce n’était que des sottises, des folies.Mais, malgré elle, Béryl voyait si nettement un couple debout aumilieu de sa chambre. Ses bras à elle étaient autour de soncou ; lui la tenait pressée. Et maintenant il murmurait :« – Ma beauté, ma petite beauté ! »

Elle sauta de son lit, courut à la fenêtre ets’agenouilla sur la banquette, les coudes au rebord de la croisée.Mais la belle nuit, le jardin, chaque buisson, chaque feuille, mêmeles étoiles, étaient des conspirateurs aussi. Si resplendissanteétait la lune que les fleurs brillaient comme pendant lejour ; l’ombre des capucines, feuilles exquises comme desnénuphars et fleurs largement épanouies, reposait sur la vérandaargentée. Le manuka, courbé par les vents du sud,ressemblait à un oiseau perché sur une patte et qui déploie uneaile.

Mais quand Béryl regarda la brousse, il luisembla que la brousse était triste.

– Nous sommes des arbres sans parole,tendant les bras dans la nuit, implorant nous ne savons quoi,disait la brousse désolée.

Il est vrai que, lorsqu’on est seul et qu’onpense à la vie, elle paraît toujours triste. Toute cette agitationet ce qu’elle entraîne vous abandonne tout à coup, on dirait que,dans le silence, quelqu’un vous appelle par votre nom, et que cenom, vous l’entendez par la première fois : « –Béryl ! »

– Oui, je suis là. Je suis Béryl. Quim’appelle ?

– Béryl !

– Je veux venir !

On se sent isolé, quand on vit seul. Bienentendu, il y a la famille, les amis, en foule ; mais ce n’estpas là ce qu’elle veut dire. Il lui faut quelqu’un qui découvre laBéryl que nul d’entre eux ne connaît, qui s’attende à ce qu’ellereste cette Béryl, toujours. Il lui faut un amoureux.

– Emmenez-moi loin de tous ces gens-là,mon amour. Allons-nous-en bien loin. Vivons notre vie, toute neuve,toute à nous seuls, depuis son commencement même. Faisons notrefeu. Asseyons-nous pour manger ensemble. Causons longuement, lesoir.

Et sa pensée était presque :

– Sauvez-moi, mon amour. Sauvez-moi.

« – Oh ! allons donc ! Nefaites pas la prude, ma petite. Amusez-vous pendant que vous êtesjeune. Voilà mon avis. »

Et un brusque éclat de rire aigu et stupide sejoignait au rire hennissant, bruyant, plein d’indifférence demadame Harry Kember…

Voyez-vous, tout est si terriblementdifficile, quand on n’a personne. On est tellement à la merci deschoses. On ne peut pas être simplement impoli. Et puis, on atoujours cette horreur d’avoir l’air inexpérimenté et vieux jeu,comme ces autres bécasses, à la Baie. Et puis… et puis on estséduit par la certitude qu’on possède un pouvoir sur les gens. Oui,on est séduit par ça…

Oh ! pourquoi, oh ! pourquoi, nevient-il pas bientôt ?

– Si je continue à vivre ici, pensaBéryl, n’importe quoi peut m’arriver.

« – Mais comment sais-tu qu’Il doitvenir ? » demanda une petite voix moqueuse, en elle.

Béryl congédia cette pensée. Il étaitimpossible qu’elle restât là, elle. D’autres peut-être ; elle,non. On ne pouvait penser que Béryl Fairfield, cette adorable,cette séduisante jeune fille, ne se marierait jamais.

– Vous souvenez-vous de BérylFairfield ?

– Si je m’en souviens ! Comme si jepouvais l’oublier ! C’est un été, à la Baie, que je l’ai vue.Elle était debout sur la plage, en robe de mousseline bleue – non,rose – retenant des deux mains un grand chapeau de paille crème –non, noire. Mais il y a des années de cela, maintenant.

– Elle est toujours aussi ravissante,davantage même.

Béryl sourit, se mordit la lèvre et contemplale jardin. Tandis qu’elle regardait, elle vit quelqu’un, un homme,quitter la route, remonter le pré tout le long de leur palissade,comme s’il en venait droit vers elle. Son cœur battit. Quiétait-ce ? Qui pouvait-il bien être ? Ce ne pouvait êtreun cambrioleur, non certes, pas un cambrioleur, car il fumait etmarchait d’un pas léger de flâneur. Le cœur de Béryl bondit ;on eût dit qu’il se retournait d’un seul coup puis cessait debattre. Elle avait reconnu l’homme.

– Bonsoir, mademoiselle Béryl, dit lavoix doucement.

– Bonsoir.

– Ne voulez-vous pas venir faire unepetite promenade ? poursuivit la voix d’un ton traînant.

Faire une promenade… à cette heure de lanuit !

– Impossible. Tout le monde est couché.Tout le monde dort.

– Oh ! dit la voix légèrement, etune bouffée de fumée odorante parvint jusqu’à Béryl. Qu’importetout le monde ? Venez donc ! C’est une si belle nuit. Onne rencontre pas une âme.

Béryl secoua la tête. Mais déjà, en elle,quelque chose bougeait, quelque chose dressait la tête.

La voix dit :

– Vous avez peur ?

Elle railla :

– Pauvre petite fille !

– Pas le moins du monde, répliqua Béryl.Comme elle parlait, cette faible créature en elle sembla sedérouler, sembla devenir formidable et puissante ; Bérylmourait d’envie de sortir.

Et, tout juste comme si cet autre avaitparfaitement compris ceci, la voix dit, doucement, tout bas, maisd’un accent définitif : « – Venez donc ! »

Béryl enjamba sa fenêtre basse, traversa lavéranda, courut à travers l’herbe jusqu’à la barrière. Il était làdevant elle.

– C’est cela ! dit la voix dans unsouffle, puis elle se fit taquine :

– Vous n’avez pas peur, n’est-cepas ? Vous n’avez pas peur ?

Béryl avait peur ; à présent qu’elle setrouvait là, elle se sentait terrifiée et il lui semblait que toutétait différent. Le clair de lune la regardait fixement enscintillant ; les ombres ressemblaient à des barreaux de fer.Sa main fut saisie.

– Pas le moins du monde, dit-elle d’unton léger. Pourquoi aurais-je peur ?

Sa main fut doucement attirée, tiraillée. Ellerésista.

– Non, je ne viens pas plus loin, ditBéryl.

– Oh ! quelle blague !

Harry Kember ne la crut pas.

– Venez donc ! Nous irons seulementjusqu’à ce buisson de fuchsia. Venez un peu !

Le buisson de fuchsia était haut. Il retombaiten pluie par-dessus la palissade. Au-dessous, il y avait un petitcreux de ténèbres.

– Non, vraiment, je ne veux pas, ditBéryl.

Pendant un moment Harry Kember ne fit pas deréponse. Puis il vint tout près, se tourna vers elle, sourit et ditrapidement :

– Ne faites pas la petite sotte ! Nefaites pas la petite sotte !

Son sourire était une chose qu’elle n’avaitencore jamais vue. Était-il ivre ? Cet éclatant, aveugle etterrifiant sourire la glaça d’horreur. Que faisait-elle ?Comment se trouvait-elle là ? Le jardin sévère le luidemandait, tandis que la porte s’ouvrait d’une poussée et que HarryKember, prompt comme un chat, entrait et, la saisissant, l’attiraitcontre lui.

– Froid petit démon ! Froid petitdémon ! disait la voix odieuse.

Mais Béryl était forte. Elle glissa, baissa latête, tordit un bras, fut libre.

– Vous êtes ignoble, ignoble,dit-elle.

– Alors, pourquoi, bon Dieu, êtes-vousdonc venue ? bégaya Harry Kember.

Personne ne lui répondit.

Un petit nuage serein flottait devant la lune.En cet instant de ténèbres, le bruit de la mer résonna, profond ettroublé. Puis le nuage s’en fut voguer au loin et le bruit de lamer devint un vague murmure, comme si elle se réveillait d’unsombre rêve. Tout fut tranquille.

Partie 2
LA GARDEN PARTY

Chapitre 1

 

En somme, un temps idéal. Quand ils l’auraientfait faire sur commande, ils n’auraient pas pu avoir une journéeplus parfaite pour leur garden-party. Pas de vent, l’airdoux, le ciel sans nuage. Le bleu seulement était voilé d’une brumed’or léger, comme il l’est quelquefois au début de l’été. Lejardinier était debout depuis l’aube ; il avait fauché etratissé les pelouses, si bien que le gazon et les sombres rosettesplates marquant la place des touffes de pâquerettes semblaientluire. Quant aux roses, on ne pouvait s’empêcher de sentir qu’ellesavaient conscience d’être les seules fleurs qui impressionnent lesinvités, les seules que tout le monde soit certain de reconnaître.Par centaines, oui, littéralement par centaines, elles s’étaientépanouies en une seule nuit ; les verts arbustes s’inclinaientcomme s’ils avaient reçu la visite des anges.

Le déjeuner n’était pas achevé encore que lesouvriers arrivèrent pour dresser la tente.

– Où voulez-vous qu’on mette la tente,maman ?

– Ma chère enfant, il est inutile de mele demander. Je suis décidée à m’en remettre de tout à vous autresenfants, cette année. Oubliez que je suis votre mère. Traitez-moicomme un hôte honoré.

Mais il était impossible à Meg d’allersurveiller les ouvriers. Elle s’était lavé les cheveux avantdéjeuner et elle était installée à boire son café, coiffée d’unturban vert, une boucle humide et sombre plaquée sur chaque joue.Josée, le papillon, descendait toujours en petit jupon de soie eten kimono.

– C’est toi qui devras y aller, Laura,c’est toi qui es artiste.

Laura s’envola, tenant encore sa tartine. Ilest si délicieux d’avoir un prétexte pour déjeuner dehors, et deplus elle adorait être chargée d’arranger les choses ; elle sesentait toujours capable de le faire bien mieux que tout autre.

Quatre hommes en manches de chemise setenaient en groupe dans l’allée. Ils portaient des piquets couvertsde rouleaux de toile et de gros sacs d’outils en bandoulière sur ledos. Ils paraissaient imposants. Laura aurait bien voulu maintenantne pas tenir à la main cette tartine, mais elle ne savait où lamettre et il n’y avait pas moyen de la jeter. Elle rougit, elles’efforça de prendre un air sévère et même un peu myope, ens’approchant d’eux.

– Bonjour ! dit-elle, imitant lavoix de sa mère.

Mais ce ton lui sembla si extraordinairementaffecté qu’elle en eut honte et balbutia comme une petitefille :

– Oh… hm… est-ce que vous venez… est-ceque c’est pour la tente ?

– C’est bien ça, mademoiselle, dit leplus grand des ouvriers, un garçon dégingandé, la peau semée detaches de rousseur. Il déplaça son sac d’outils, repoussa sonchapeau de paille et lui sourit de toute sa hauteur.

– C’est bien comme vous dites.

Son sourire était si aisé, si amical, queLaura se ressaisit. Comme il avait de bons yeux, petits, mais d’unbleu si foncé ! Et maintenant elle regarda les autres :ils souriaient aussi.

– « Courage, on ne vous mordrapas ! » semblait dire leur sourire. Que les ouvriersétaient donc gentils ! Et quelle belle matinée ! Il nefallait pas leur parler du beau temps ; il fallait avoir l’aird’être tout à son affaire. La tente.

– Eh bien, que diriez-vous de cettepelouse-là ? Cela irait-il ?

Et elle indiqua la pelouse bordée de lis, dela main qui ne tenait pas la tartine. Ils pivotèrent, ilsregardèrent de tous leurs yeux dans cette direction. Un gros petitbonhomme avança sa lèvre inférieure, le grand gaillard fronça lesourcil.

– Ça ne me dit pas grand-chose, dit-il.Ça n’est pas assez en vue. Voyez-vous, avec une histoire comme unetente – et il se tourna vers Laura de son air familier – faut lamettre quelque part où elle vous tape tout droit dans l’œil, sivous voyez ce que je veux dire.

L’éducation qu’avait reçue Laura fit qu’ellese demanda un instant si un ouvrier était autorisé à lui parler de« taper tout droit dans l’œil ». Mais elle voyait tout àfait ce qu’il voulait dire.

– Un bout du tennis ?suggéra-t-elle. Mais l’orchestre va s’installer dans un coin.

– Hum ! c’est-y que vous allez avoirun orchestre ? dit un autre des ouvriers. – Il avait un aspecthagard, tandis que ses yeux sombres examinaient le terrain detennis. À quoi pensait-il ?

– Un tout petit orchestre, répondit Lauraavec douceur. (Peut-être, si l’orchestre était tout petit, enserait-il moins affecté.) Mais le grand gaillardinterrompit :

– Regardez donc, mademoiselle, voilàl’endroit qu’il faut. Contre ces arbres. Par là-bas. Ça seraépatant.

Contre les karakas. Alors leskarakas seraient cachés ; ils étaient si beaux avecleurs larges feuilles luisantes et leurs grappes de fruits jaunes.Ils ressemblaient aux arbres qu’on imagine croissant dans une îledéserte, orgueilleux, solitaires, dressant vers le soleil leurfeuillage et leurs fruits en une sorte de splendeur silencieuse.Fallait-il donc les cacher derrière une tente ?

Il le fallait. Déjà les ouvriers avaient prisleurs piquets sur leurs épaules et se dirigeaient versl’emplacement. Seul le grand gaillard demeurait là. Il se pencha,froissa un brin de lavande, porta son pouce et son index à son nezet aspira le parfum. À la vue de ce geste, Laura oublia les beauxarbres. Elle était étonnée de ce qu’il aimât des choses pareilles,le parfum de la lavande. Combien d’hommes de sa connaissanceauraient touché la fleur ? Oh ! pensa-t-elle, c’estextraordinaire ce que les ouvriers sont gentils. » Pourquoi nepouvait-elle pas avoir des ouvriers pour amis, au lieu de cesjeunes gens stupides qui dansaient avec elle et venaient souper ledimanche soir ? Elle s’entendrait beaucoup mieux avec deshommes comme ceux-là.

Tout cela, décida-t-elle, pendant que le grandgaillard dessinait quelque chose au revers d’une enveloppe, lecroquis d’une draperie qu’il fallait relever ou bien laisserpendre, tout cela, c’était la faute de ces absurdes distinctions declasses sociales. Eh bien, pour sa part, elle n’en avait pas lesentiment. Non, pas pour un brin, pas pour un atome… Et maintenantle choc régulier des marteaux de bois résonnait. Quelqu’unsifflait, quelqu’un cria : « – Ça va là-bas,vieux ? » Vieux ! Comme c’était amical,comme c’était… Rien que pour prouver à quel point elle étaitheureuse, rien que pour montrer au grand gaillard combien elle sesentait à l’aise, combien elle méprisait les ineptes conventionssociales, Laura mordit largement dans sa tartine en examinant detous ses yeux le petit croquis. Elle se sentait toute pareille àune ouvrière.

– Laura, Laura, où es-tu ? Laura, letéléphone ! cria de la maison une voix.

– Je viens !

Elle s’envola, par-dessus la pelouse, le longde l’allée, jusqu’au haut du perron, à travers la véranda, et entrasous le porche.

Dans l’antichambre, son père et son frèreLaurie brossaient leurs chapeaux, prêts à partir pour lebureau.

– Dis donc, Laura, fit Laurie, très vite,tu pourrais donner un petit coup d’œil à ma jaquette avant cetaprès-midi. Regarde si elle a besoin d’un coup de fer.

– Entendu ! dit-elle.

Tout à coup, elle ne put se retenir. Ellecourut à Laurie, le prit vivement dans ses bras :

– Oh ! j’adore les fêtes. Ettoi ? dit-elle, palpitante.

– Et comment ! répondit Laurie de sachaude jeune voix, et il étreignit vivement aussi sa sœur et lapoussa doucement : – File au téléphone, ma petite !

Au téléphone :

– Oui, oui ; oh, oui ! C’estKitty ? Bonjour, chérie. Si vous pouvez venir pour lelunch ? Mais certainement, chérie. Enchantée, cela vasans dire. Ce ne sera qu’un repas au petit bonheur… rien que lacroûte des sandwiches, et les meringues brisées, et ce qu’il y aurade restes. Oui, n’est-ce pas, c’est une matinée idéale ! Votrerobe blanche ? Oh ! moi je la porterais certainement àvotre place. Un instant… Ne quittez pas, maman m’appelle.

Laura se redressa.

– Qu’est-ce que c’est, maman ? Je nepeux pas entendre. La voix de madame Sheridan vint, légère etlointaine :

– Dis lui de mettre ce délicieux chapeauqu’elle portait dimanche dernier.

– Maman dit qu’il faut que vous mettiezce chapeau adorable que vous portiez dimanche dernier. Bon. Àbientôt…

Laura raccrocha le récepteur, leva les brasau-dessus de sa tête, respira profondément, les étendit, les laissaretomber. « Ouf ! » soupira-t-elle, et tout de suiteelle se redressa. Elle resta immobile, écoutant. On aurait cru quetoutes les portes étaient ouvertes. La maison entière semblaitanimée de pas doux et rapides, d’un ruissellement de voix. La portecapitonnée de serge verte qui conduisait aux régions des cuisiness’ouvrait d’un coup, se refermait avec un choc amorti. Etmaintenant s’élevait un son prolongé, ricaneur et cocasse. C’étaitle lourd piano qu’on poussait sur ses roulettes grinçantes. Etpuis, l’air – si l’on prenait le temps de le remarquer – l’airétait-il toujours comme cela ? De petites brises légèresjouaient à se poursuivre au haut des fenêtres, à se faufiler parles portes. Et il y avait deux minuscules taches de soleil quijouaient aussi, l’une sur l’encrier, l’autre sur un cadre àphotographie en argent. Des amours de petites taches. Surtout celledu couvercle de l’encrier. Elle était toute chaude, une tièdepetite étoile d’argent. Laura l’aurait embrassée.

La sonnette de la porte d’entrée carillonna eton entendit sur l’escalier bruire la jupe de percale de Sadie. Unevoix d’homme murmurait ; Sadie répondit avecinsouciance :

– Je n’en sais rien, ma foi !Attendez. Je demanderai à madame Sheridan.

– Qu’est-ce que c’est, Sadie ?

Laura était entrée dans le vestibule.

– C’est le fleuriste, mademoiselle.

C’était lui, bien sûr. Là, juste devant laporte, s’étalait un large plateau peu profond, rempli de pots delis roses. Aucune autre espèce de fleurs. Rien que des lis… des liscanna de grandes fleurs roses, largement épanouies, radieuses,vivantes presque à faire peur, sur d’éclatantes tigescramoisies.

– Oh-oh, Sadie ! dit Laura, etl’exclamation ressemblait à une petite plainte.

Elle s’accroupit comme pour se chauffer à ceflamboiement de lis ; elle les sentait dans ses doigts, surses lèvres, poussant dans sa poitrine.

– Il y a une erreur, dit-elle faiblement.Jamais on n’en a commandé autant. Sadie, allez chercher maman.

Mais, à cet instant, madame Sheridan lesrejoignit.

– Cela va très bien, dit-elle avec calme.Oui, je les ai commandés. N’est-ce pas qu’ils sontravissants ?

Elle pressa le bras de Laura.

– Je passais hier devant le magasin et jeles ai vus à la devanture. Et tout à coup, je me suis dit : –Une fois dans ma vie, j’aurai des lis canna tant que j’en veux. Lagarden-party sera un excellent prétexte.

– Mais je croyais que tu avais dit que tune voulais pas t’en mêler ? dit Laura.

Sadie avait disparu. Le garçon du fleuristeétait encore dehors, près de sa charrette. Elle passa le brasautour du cou de sa mère et doucement, tout doucement, elle luimordilla l’oreille.

– Mon enfant chérie, tu ne tiendrais pasà avoir une mère pleine de logique, n’est-ce pas ? Ne fais pasça ! Voilà cet homme.

Il apportait encore des lis, un autre plateautout rempli.

– Massez-les juste après la porte, desdeux côtés du porche, s’il vous plaît, dit madame Sheridan.N’est-ce pas, Laura ?

– Oh ! oui, bien sûr, maman.

Dans le salon, Meg, Josée et le brave petitdomestique Hans, avaient enfin réussi à déplacer le piano.

– Maintenant, si nous mettions le canapécontre le mur, et si nous sortions tous les meubles de la pièce,excepté les chaises, ne croyez-vous pas ?…

– Parfaitement !

– Hans, mettez ces tables dans le fumoir,et apportez un balai pour enlever ces traces du tapis, et… uninstant, Hans…

Josée adorait donner des ordres auxdomestiques et ils adoraient lui obéir. Elle leur faisait toujourssentir qu’ils prenaient part à quelque drame.

– Dites à ma mère et à mademoiselle Laurade venir ici, tout de suite…

– Très bien, mademoiselle.

Elle se tourna vers Meg.

– Je veux me rendre compte du son dupiano, juste pour le cas où on me demanderait de chanter cetaprès-midi. Essayons un peu « La vie nous lasse ».

Poum ! Ta-ta-ta-ti-ta ! Lepiano éclata en un air si passionné que le visage de Josée changea.Elle joignit les mains. Elle regarda sa mère et Laura d’un airdésolé et énigmatique lorsqu’elles entrèrent.

La vie nous la… asse,

Un pleur… un soupir,

Un amour qui pa… asse,

La vie nous lasse,

Un pleur… un soupir,

Un amour qui pa… asse,

Et puis… partir !

Mais au mot « partir », et bien quele son du piano fût plus désespéré que jamais, un sourire éclatant,complètement dépourvu de sympathie, illumina sa figure.

– N’est-ce pas que je suis bien en voix,petite mère ? dit-elle, rayonnante.

La vie nous la… asse,

L’espoir vient pour mourir,

On rêve…, on s’éveille…

Mais voilà que Sadie les interrompit.

– Qu’y a-t-il, Sadie ?

– Pardon, madame, la cuisinière demandesi madame a les petits écriteaux pour les sandwiches ?

– Les petits écriteaux pour lessandwiches, Sadie ? répéta comme un écho rêveur, madameSheridan.

Les enfants virent à sa figure qu’elle ne lesavait pas.

– Voyons un peu…

Puis elle dit à Sadie d’un tonferme :

– Dites à la cuisinière que je les luienverrai dans dix minutes.

Sadie sortit.

– À présent, Laura, lui dit vivement samère, viens au fumoir avec moi. J’ai noté ces noms quelque part audos d’une enveloppe. Il faut que tu me les recopies. Meg, montetout de suite et ôte de ta tête ce foulard mouillé. Josée, coursfinir de t’habiller, immédiatement. Entendez-vous, petites filles,ou va-t-il falloir que je le dise à votre père quand il rentrera cesoir ? Et puis… et puis, Josée, calme un peu la cuisinière situ entres dans la cuisine, veux-tu ? Elle me fait une peurbleue ce matin.

On retrouva enfin l’enveloppe derrière lapendule de la salle à manger, bien que madame Sheridan ne pûtimaginer comment elle était allée se fourrer là.

– Enfants, une de vous a dû me la volerdans mon sac, parce que j’ai le souvenir le plus net de… As-tuécrit « fromage à la crème et caillé aucitron » ?

– Oui.

– Œuf dur et…

Madame Sheridan tint l’enveloppe éloignéed’elle.

– On dirait « souris ». Çan’est pas possible que ce soit « souris », n’est-cepas ?

– « Olive », mon chou, ditLaura, en regardant par-dessus son épaule.

– Oui, c’est « olive »,naturellement. Quel horrible mélange ! « Œuf dur etolive. »

À la fin les petits écriteaux avec les nomsdes sandwiches furent achevés et Laura les emporta à la cuisine.Elle y trouva Josée en train de calmer la cuisinière, qui n’avaitpas du tout l’air terrible.

– Jamais je n’ai vu de si délicieuxsandwiches, dit la voix extasiée de Josée. Combien d’espècesavez-vous dit qu’il y en avait ? Quinze ?

– Quinze, mademoiselle.

– Eh bien, je vous félicite.

La cuisinière balaya les miettes avec le longcouteau à sandwiches et eut un large sourire.

– L’homme de chez Godber est là, annonçaSadie en sortant de l’office.

Elle l’avait vu passer devant la fenêtre.

Cela voulait dire que les choux à la crèmeétaient arrivés. La pâtisserie Godber était renommée pour ses chouxà la crème. Personne n’aurait jamais pensé à en faire à lamaison.

– Apportez-les et mettez-les sur latable, ma fille, commanda la cuisinière.

Sadie les apporta et retourna à la porte. Ilva de soi que Josée et Laura étaient de bien trop grandes jeunesfilles pour se préoccuper vraiment de pareilles choses. Tout demême force leur fut de convenir que les choux avaient l’air fortappétissants. Certes oui. La cuisinière se mit à les arranger, àfaire tomber le surplus du sucre dont ils étaient saupoudrés.

– N’est-ce pas qu’ils vous font penser àtoutes vos fêtes d’autrefois ? dit Laura.

– Je suppose que oui, dit Josée dontl’esprit pratique n’aimait jamais à se reporter en arrière. Ils ontl’air admirablement légers, de vraies plumes, je dois l’avouer.

– Prenez-en donc un chacune, mesmignonnes, dit la cuisinière de sa voix confortable. Votre mamann’en saura rien.

Oh ! impossible. Songez un peu, des chouxà la crème si tôt après le déjeuner… la pensée même vous faisaitfrémir. Tout de même, deux minutes après, Josée et Laura seléchaient les doigts avec cette expression de concentrationintérieure que seule peut donner la crème fouettée.

– Allons au jardin, en passantpar-derrière, suggéra Laura. Je veux voir où en sont les ouvrierspour la tente. Ils sont tellement gentils.

Mais la porte de service était obstruée par lacuisinière, Sadie, le garçon de chez Godber, Hans.

Il était arrivé quelque chose.

Chapitre 2

 

– Tchk, tchk, tchk…, caquetaitla cuisinière, ainsi qu’une poule excitée.

Sadie tenait sa main appliquée sur sa jouecomme si elle avait eu mal aux dents. Hans plissait son visage enfaisant effort pour comprendre. Seul le garçon de chez Godberparaissait jouir de la situation ! le beau rôle du conteurétait à lui.

– Qu’y a-t-il ? Qu’est-ilarrivé ?

– Il y eut un accident épouvantable, ditla cuisinière. Un homme a été tué.

– Un homme tué ! Où ?Comment ? Quand ?

Mais le garçon de chez Godber n’allait pas selaisser rafler son histoire, comme ça, sous son nez.

– Vous connaissez ces petitesmaisonnettes, juste là-dessous, mademoiselle ?

Si elle les connaissait ? Maisnaturellement.

– Eh bien, y a un jeune homme qui demeurelà, un nommé Scott, un charretier. Son cheval a fait un écartdevant un tracteur automobile, ce matin, au coin de Hawke Street,et lui, il a été projeté, il est tombé sur la nuque. Tué net.

– Mort !

Laura regardait fixement le garçon de chezGodber.

– Mort quand on l’a relevé, dit le garçonde chez Godber.

– Mort quand on l’a relevé, dit le garçonde chez Godber, comme s’il savourait sa phrase. On emportait lecorps chez eux, le moment que je venais ici.

Et il dit à la cuisinière :

– Il laisse une femme et cinq gosses.

– Josée, viens ici.

Laura saisit la manche de sa sœur et,traversant la cuisine, l’entraîna de l’autre côté de la portecapitonnée de serge verte. Là, elle s’arrêta et s’appuya aubattant.

– Josée ! dit-elle avec horreur,comment allons-nous donc faire pour tout arrêter ?

– Pour tout arrêter, Laura ? criaJosée stupéfaite. Que veux-tu dire ?

– Empêcher la garden-party, bienentendu.

Pourquoi Josée faisait-elle semblant de ne pascomprendre ? Mais Josée était encore plus stupéfaitequ’avant.

– Empêcher lagarden-party ? Ma chère Laura, ne sois pas siabsurde. On ne peut pas faire des choses pareilles, cela va sansdire. Personne n’attend cela de nous. Ne sois pas siextravagante.

– Mais il n’est pas possible que nousdonnions une garden-party quand un homme vient de mourirjuste à notre porte.

Idée vraiment extravagante que celle-là,puisque les cottages se trouvaient tout seuls dans uneruelle, au pied même d’une pente abrupte qui montait jusqu’à lamaison. Une large route les en séparait. Il est vrai qu’ils étaientbeaucoup trop près. Ils gâchaient abominablement la vue etn’avaient, dans ce quartier-là, aucun droit à l’existence.C’étaient de mesquines petites demeures peintes en brun chocolat.Dans leurs jardinets, on ne voyait que des tiges de choux, despoules maladives et des boîtes de conserves de tomates vides. Mêmela fumée qui sortait de leurs cheminées avait un air indigent.C’étaient de petits lambeaux, des débris de fumée, si différentsdes grands panaches argentés qui de déroulaient au sortir descheminées de Sheridan. Dans la ruelle habitaient desblanchisseuses, des marronneurs[2] et un hommedont la maison avait sa façade toute parsemée de minuscules cagesd’oiseaux. Les enfants fourmillaient. Quand les Sheridan étaientpetits, il leur était défendu de mettre le pied dans ce chemin àcause du langage odieux qu’on y entendait et des maladies qu’ilsauraient pu attraper. Mais, depuis qu’ils avaient grandi, Laura etLaurie dans leurs escapades y passaient quelquefois. L’endroitétait dégoûtant et sordide. Ils en sortaient avec un frisson. Maiscependant il fallait bien aller partout ; il fallait toutvoir. Donc ils y allaient.

– Pense un peu à l’effet que ferait lebruit de l’orchestre sur cette pauvre femme, dit Laura.

– Oh ! Laura !

Josée commençait à être sérieusementagacée.

– Si tu te mets à empêcher un orchestrede jouer chaque fois qu’il arrive un accident à quelqu’un, tumèneras une vie bien difficile. Je regrette cette catastropheabsolument comme toi. Je me sens tout autant de sympathie.

Ses yeux devinrent durs. Elle regarda sa sœurtout à fait de l’air qu’elle avait quand elles étaient petites etqu’elles se battaient.

– Tu ne ressusciteras pas un ouvrier ivrepar ta sentimentalité ! dit-elle doucement.

– Ivre ! Qui a dit qu’il étaitivre ?

Laura se tourna furieuse vers Josée. Elle dit,exactement comme elles en avaient eu coutume dans cesmoments-là :

– Je m’en vais tout droit le dire àmaman.

– Vas-y, chérie, roucoula Josée.

– Maman, puis-je entrer dans tachambre ?

Laura retournait le gros bouton de verre de laporte.

– Certainement, ma petite. Quoi ?qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce qui t’a donné des couleurspareilles ?

Et madame Sheridan se détourna de sa table àcoiffer. Elle essayait un chapeau neuf.

– Maman, un homme vient d’être tué,commença Laura.

– Pas dans le jardin, au moins ?interrompit sa mère.

– Non, non !

– Oh ! quelle peur tu m’asfaite !

Madame Sheridan poussa un soupir dedélivrance, ôta le grand chapeau et le garda sur ses genoux.

– Mais écoute donc, maman, dit Laura.

Hors d’haleine, étouffant à moitié, elleraconta la terrible histoire.

– Nous ne pouvons pas donner notre fête,ça va sans dire, n’est-ce pas ? dit-elle. Avec l’orchestre ettous les invités qui arriveront. On nous entendrait, maman ;ce sont presque des voisins !

Au grand étonnement de Laura, sa mère fitexactement comme Josée ; ce fut plus dur à supporter, parcequ’elle paraissait amusée et refusait de prendre Laura ausérieux.

– Mais, ma chère enfant, fais appel à tonbon sens. Ce n’est que par hasard que nous avons appris la chose.Si quelqu’un était mort là-bas d’une façon normale – et je ne peuxpas comprendre comment ils arrivent à rester en vie dans ces petitstrous sans air – nous ne renoncerions pas à donner notre fête,n’est-il pas vrai ?

Laura fut obligée de répondre« oui », mais elle avait le sentiment que tout celan’était pas juste. Elle s’assit sur la chaise longue de sa mère etpinça le volant du coussin.

– Maman, est-ce que ce n’est pascruellement indifférent de notre part ? demanda-t-elle.

– Ma chérie !

Madame Sheridan se leva et vint à elle, lechapeau dans les mains. Avant que Laura eût pu l’arrêter, elle l’enavait prestement coiffée.

– Mon enfant, dit-elle, ce chapeaut’appartient. Il est fait pour toi. Pour moi, il est beaucoup tropjeune. Jamais tu n’as tant ressemblé à un charmant portrait.Regarde-toi donc !

Et elle lui tendit sa glace à main.

– Mais, maman,… recommença Laura.

Elle ne put pas se regarder ; elle sedétourna.

Cette fois, madame Sheridan perdit patience,tout comme avait fait Josée.

– Tu es en train de te rendre trèsridicule, Laura, dit-elle froidement. Des gens comme ça nes’attendent pas à des sacrifices de notre part. Et c’est un manquede sympathie que de gâter le plaisir de tout le monde, comme tu lefais en ce moment.

– Je ne comprends pas, dit Laura ;et elle sortit vivement de la pièce et entra dans sa chambre àcoucher.

Là, par un pur hasard, la première chosequ’elle vit fut l’image, dans le miroir, de cette charmante jeunefille sous son chapeau noir orné de pâquerettes d’or et d’un longruban de velours noir. Jamais elle n’avait imaginé qu’elle pouvaitêtre aussi jolie. « Maman a-t-elle raison ? »pensa-t-elle. Maintenant, elle espérait que oui. « Ai-je desidées extravagantes ? » Peut-être en avait-elle. Un brefinstant, elle eut une autre vision de cette pauvre femme, de cespetits enfants, du corps qu’on apportait dans cette maison. Maistout cela semblait confus, irréel, comme une gravure dans unjournal. « Je m’en ressouviendrai quand la fête serafinie », décida-t-elle. Et cela lui parut, en quelque sorte,la meilleure solution…

À une heure et demie, le lunch étaitterminé. À deux heures et demie, ils étaient tous prêts au combat.Les musiciens en habit vert étaient arrivés et s’étaient installésdans un coin du tennis.

– Ma chère ! gazouilla KittyMaitland, on dirait des grenouilles. Vous auriez dû les disposerautour du petit lac et mettre au milieu le chef d’orchestre sur unefeuille !

Laurie arriva et, en allant s’habiller,interpella gaiement les jeunes filles. À sa vue, Laura se rappelal’accident. Elle voulut lui en parler. Si Laurie était de l’avisdes autres, c’est que certainement tout allait bien. Et elle lesuivit dans le vestibule.

– Laurie !

– Hallo !

Il était à mi-hauteur de l’escalier, mais ense retournant et en voyant Laura, il gonfla tout à coup ses joueset arrondit ses yeux pour la regarder.

– Ma parole, Laura ! tu es vraimentépatante, dit-il. Voilà un chapeau absolumentébouriffant !

Laura dit faiblement : « C’estvrai ? », sourit à Laurie et, après tout, ne lui ditrien.

Bientôt, les invités commencèrent à arriver àflots. L’orchestre se mit à jouer ; les domestiques engagéspour la circonstance couraient de la maison à la tente. Partout oùon jetait les yeux, il y avait des couples qui flânaient, sepenchaient vers les fleurs, échangeaient des saluts, parcouraientla pelouse. Ils ressemblaient à d’éclatants oiseaux qui se seraientposés dans le jardin des Sheridan, pour cet après-midi seulement,en voyage pour… où donc ? Ah ! le bonheur que c’estd’être avec des gens qui sont tous heureux, de serrer des mains, depresser des joues, de sourire à des yeux.

– Laura chérie, que vous êtesjolie !

– Quel chapeau seyant, mapetite !

– Laura, vous avez un air tout à faitespagnol. Je ne vous ai jamais vue si en beauté !

Et Laura, rayonnante, répondaitdoucement :

– Avez-vous pris du thé ? Nevoulez-vous pas de glace ? Je vous assure que les glaces auxfruits sont quelque chose d’assez spécial.

Elle courait à son père etsuppliait :

– Petit père chéri, est-ce qu’on ne peutpas donner quelque chose à boire aux musiciens ?

Et le parfait après-midi s’épanouit lentement,lentement se fana, lentement referma ses pétales.

– Jamais vu une plus délicieusegarden-party… Le plus grand succès… Vraiment le plusparfait…

Laura aidait sa mère à recevoir lescompliments d’adieu. Elles restèrent debout l’une près de l’autresous le porche jusqu’à ce que tout fût terminé.

– Fini, complètement fini, grâce auCiel ! dit madame Sheridan. Va rassembler les autres, Laura.Allons prendre du café. Je suis épuisée. Oui, tout a parfaitementréussi. Mais oh ! ces réceptions, ces réceptions !Pourquoi insistez-vous, vous autres enfants, pour donner desfêtes ?

Ils s’assirent tous sous la tente déserte.

– Un sandwich, petit père ? C’estmoi qui ai copié ce petit écriteau.

– Merci.

M. Sheridan mangea une bouchée et lesandwich disparut. Il en prit un autre.

– Je pense que vous n’avez pas entenduparler d’un affreux accident qui est arrivé ce matin ?dit-il.

– Mon cher ami, dit madame Sheridan,levant la main, nous l’avons appris. Il a failli être la ruine denotre fête. Laura voulait absolument que nous la renvoyions.

– Oh ! maman !

Laura n’avait pas envie qu’on la taquinât à cesujet.

– Tout de même, c’est une tristehistoire, dit M. Sheridan. Ce garçon-là était marié,par-dessus le marché. Il demeurait là-dessous, dans cette ruelle,et il laisse une femme et une demi-douzaine de mioches, à ce qu’ondit.

Un petit silence embarrassant tomba. MadameSheridan remuait nerveusement sa tasse. Vraiment, c’était de lapart de papa, un manque de tact…

Soudain, elle leva les yeux. Là, sur la table,s’étalaient tous ces sandwiches, ces gâteaux, ces choux à la crème,qui restaient intacts, qui allaient tous se perdre. Une de sesbrillantes inspirations lui vint.

– Voilà, dit-elle. Remplissons un panier.Envoyons à cette pauvre créature une partie de ces bonnes choses.En tout cas, ce sera le plus grand régal possible pour les enfants.N’êtes-vous pas de cet avis ? Et elle ne peut manquer d’avoirdes visites de voisins en tout ce qui s’ensuit. Comme ça va tomberà point d’avoir tout cela prêt. Laura !

Elle se leva d’un bond.

– Va me chercher le grand panier dans leplacard, sous l’escalier.

– Mais, maman, crois-tu vraiment que cesoit une bonne idée ? dit Laura.

De nouveau, que c’était curieux ! ellesemblait être différente de tous les autres. Apporter là-bas lesreliefs de leur fête ! cela ferait-il vraiment plaisir à lapauvre femme ?

– Naturellement ! Qu’as-tu doncaujourd’hui ? Il y a une heure ou deux, tu insistais pour quenous sympathisions et à présent…

Oh ! tant pis ! Laura courutchercher le panier. Il fut rempli, il fut bourré par sa mère.

– Porte-le-lui toi-même, ma chérie,dit-elle. Cours là-bas, comme tu es. Non, attends, prends aussi cesarums. Les arums font toujours impression sur les gens de cetteclasse-là.

– Les tiges vont abîmer sa robe dedentelle, dit Josée, la femme pratique.

En effet. Il n’était que temps.

– Rien que le panier, alors. Et puis,Laura !…

Sa mère la suivit comme elle quittait latente.

– Ne va sous aucun prétexte…

– Quoi donc, maman ?

Non, il valait mieux ne pas mettre des idéespareilles dans la tête de cette enfant !

– Rien ! Va, cours.

Le crépuscule commençait à tomber comme Laurarefermait la grille de leur jardin. Un gros chien passait encourant, pareil a une ombre. La route luisait toute blanche etlà-bas, dans le creux, les maisonnettes étaient plongées dans uneobscurité profonde. Comme tout semblait tranquille après cettejournée ! Voilà qu’elle descendait la colline, allant quelquepart où un homme gisait mort, et elle ne parvenait pas à saisir laréalité de ce fait. Pourquoi donc ne le pouvait-elle pas ?Elle s’arrêta une minute. Et il lui sembla que les baisers, lesvoix, les tintements des cuillères, les rires, l’odeur de l’herbepiétinée étaient, elle ne savait comment, en elle. Il n’y avait pasde place pour autre chose. Que c’était étrange ! Elle leva lesyeux vers le ciel pâle, et la seule pensée qui lui vint futcelle-ci : « Oui, c’était la fête la plusréussie. »

Maintenant, elle avait traversé la largeroute. La ruelle s’ouvrait, enfumée et sombre. Des femmesenveloppées de châles, coiffées de casquettes d’ouvriers, passaienten se hâtant. Des hommes se penchaient par-dessus lesclôtures : les enfants jouaient devant les portes. Unbourdonnement étouffé venait des mesquins petits cottages.Quelques-uns laissaient voir une lumière vacillante, et une ombrepassait, pareille à un crabe, contre la fenêtre. Laura baissa latête et pressa le pas. Elle regrettait à présent de n’avoir pas misde manteau.

Comme sa robe brillait ! et ce grandchapeau aux flottants rubans de velours… si c’était seulement unautre chapeau ! Est-ce que les gens la regardaient ? Oui,sans doute. C’était une erreur que d’être venue ; tout letemps, elle avait eu conscience que c’était une erreur. Fallait-ils’en retourner, même à présent ?

Non, il était trop tard. C’était cettemaison-là. Ce devait être elle. Un sombre groupe de gens se tenaità l’extérieur. À la porte du jardin une vieille, vieille femme,avec une béquille, était assise sur une chaise et montait la garde.Elle avait les pieds posés sur un journal. Les voix se turent quandLaura approcha. Le groupe se sépara. C’était comme si elle avaitété attendue, comme si on avait su qu’elle allait venir.

Laura était horriblement gênée. Rejetant leruban de velours sur son épaule, elle dit à une femme qui setrouvait là :

– Est-ce ici que demeure madameScott ?

Et la femme avec un singulier sourire,répondit :

– Oui, ma belle.

Oh ! être loin de tout cela ! Elleen vint à dire : « Aide-moi, mon Dieu ! » enremontant l’étroite petite allée et en frappant à la porte. Êtreloin de ces yeux qui la dévisageaient, ou bien être couverte den’importe quoi, même du châle d’une de ces femmes !

– Je ne ferai que laisser le panier et jem’en irai, décida-t-elle. Je n’attendrai même pas qu’on l’aitvidé.

Alors, la porte s’ouvrit. Une petite femme ennoir parut dans la pénombre.

Laura dit :

– Êtes-vous madame Scott ?

Mais, à son horreur, la femmerépondit :

– Entrez, s’il vous plaît, mamselle.

Et elle se trouva enfermée dans lecorridor.

– Non, dit Laura, je ne veux pas entrer.Je voudrais seulement laisser ce panier. Maman a envoyé…

La petite femme, dans le corridor obscur etmorne, sembla ne pas l’avoir entendue.

– Par ici, s’il vous plaît, mamselle,dit-elle d’une voix onctueuse, et Laura la suivit.

Elle se trouva dans une misérable petitecuisine basse qu’une lampe fumeuse éclairait. Il y avait là unefemme assise devant le feu.

– Emmy, dit la petite créature qui avaitintroduit Laura, Emmy, c’est une demoiselle.

Elle se tourna vers la visiteuse. Elle ditd’un son significatif :

– Je suis sa sœur, mamselle. Vousl’escuserez bien, pas ?

– Oh ! mais naturellement, ditLaura. Je vous en prie, je vous en prie, ne la dérangez pas. Je… jeveux seulement laisser…

Mais à ce moment la femme assise près du feuse retourna. Son visage boursouflé, rouge, les yeux gonflés, leslèvres enflées, paraissait terrible. Elle semblait ne pas pouvoircomprendre pourquoi Laura se trouvait là. Qu’est-ce que celasignifiait ? Pourquoi donc cette étrangère était-elle dans sacuisine, un panier à la main ? Pourquoi ? Et la pauvrefigure se contracta de nouveau.

– Ça va bien, ma chère, dit l’autre, jedirai merci à la demoiselle.

Et elle recommença :

– Vous l’escuserez bien, mamselle, poursûr…

Son visage, enflé lui aussi, ébaucha unmielleux sourire.

Laura ne voulait que sortir, que s’en aller.Elle se trouva de nouveau dans le corridor. Une porte s’ouvrit.Elle entra tout droit dans la chambre où le mort était couché.

– Vous aimeriez bien le regarder un peu,pas vrai ? dit la sœur d’Emmy et, frôlant Laura, elle avançavers le lit. N’ayez pas peur, ma belle…

Maintenant sa voix avait un accent de douceuret de ruse et, d’un geste tendre, elle rabattit le drap.

– Il est beau comme une image. Y a rienqui se voit. Approchez un peu, ma mie.

Laura approcha.

Un jeune homme reposait là, endormi tout àfait… dormant si parfaitement, si profondément, qu’il était loin,très loin d’elles. Oh ! si loin, si paisible ! Il rêvait.Ne le réveillez plus jamais ! Sa tête sombrait dansl’oreiller, ses yeux étaient clos ; ils étaient aveugles sousles paupières baissées. Il s’abandonnait à son rêve. Que luiimportaient les fêtes, les paniers, les robes à dentelles ? Ilétait bien loin de toutes ces choses. Il était merveilleux, ilétait beau. Pendant qu’ils riaient, eux, et que l’orchestre jouait,cet être miraculeux était venu dans la pauvre ruelle.« Heureux… heureux… Tout est bien… » disait ce visageendormi. « Cette chose-ci est telle qu’elle devrait être. Jesuis satisfait. »

Mais cependant, on ne pouvait s’empêcher depleurer, et Laura ne pouvait pas quitter la chambre sans lui dire,à lui, quelque chose. Elle eut un gros sanglot d’enfant :

– Pardon de mon chapeau, dit-elle.

Et cette fois, elle n’attendit pas la sœurd’Emmy. Elle trouva son chemin pour gagner la porte, descendrel’allée, passer devant tous ces gens dans l’ombre. Au coin de laruelle, elle rencontra Laurie. Sortant de l’obscurité, il vint àelle.

– Est-ce toi, Laura ?

– Oui.

– Maman commençait à être inquiète. Touts’est bien passé ?

– Oui, très bien. Oh !Laurie !

Elle prit son bras, se serra contre lui.

– Voyons, tu ne pleures pas, dis ?demanda son frère.

Laura secoua la tête. Elle pleurait.

Laurie passa le bras autour de son épaule.

– Ne pleure pas, dit-il de sa voix chaudeet pleine d’affection. Est-ce que c’était affreux ?

– Non, sanglota Laura. C’étaitmerveilleux, simplement. Mais, Laurie…

Elle s’arrêta, elle regarda son frère.

– N’est-ce pas que la vie,balbutia-t-elle, n’est-ce pas que la vie…

Mais ce qu’était la vie, elle fut incapable del’expliquer. N’importe. Il comprit parfaitement.

– Ah ! n’est-ce pas, chérie ?dit-il.

Partie 3
LES FILLES DE FEU LE COLONEL

Chapitre 1

 

La semaine qui suivit fut l’une des plusremplies de leur existence. Même quand elles se mettaient au lit,leurs corps seuls s’y étendaient et reposaient ; leurs espritscontinuaient à agir, à réfléchir, à discuter, à se poser desquestions, à décider, à essayer de se souvenir où on avait mis…

Constance gisait comme une statue, les mainsallongées à ses côtés, les pieds croisés à peine, le drap relevéjusqu’au menton. Ses yeux contemplaient le plafond, fixement.

– Crois-tu que père serait fâché si nousdonnions son chapeau haut de forme au concierge ?

– Au concierge ? ripostait aigrementJoséphine. Et pourquoi donc au concierge ? En voilà une idéeextraordinaire !

– Parce que, dit lentement Constance, ildoit souvent être obligé d’assister à des enterrements. Et j’airemarqué au… au cimetière qu’il n’avait qu’un chapeau melon.

Elle s’interrompit.

– Alors, j’ai pensé qu’il apprécieraitbeaucoup un chapeau haut de forme. Et puis aussi, nous devrions luifaire un cadeau. Il a toujours été très gentil avec père.

– Mais, cria Joséphine, bondissant surson oreiller et fixant, à travers l’ombre, des yeux écarquillés surConstance, le tour de tête de père !

Et soudain, pendant un instant terrible, ellefut sur le point de céder au fou rire. Non pas, bien entendu,qu’elle en eût la moindre envie. Ce devait être par habitude.Autrefois, quand elles restaient éveillées la nuit à causer, unvrai roulis ballottait leurs lits. Voilà maintenant que la tête duconcierge disparaissait éteinte comme une chandelle sous le chapeaude père… Le fou rire montait, montait : elle crispa lesmains ; elle le domina ; les sourcils froncés, elleregarda l’obscurité d’un air farouche et se dit :« Rappelle-toi ! » avec une sévérité menaçante.

– Nous pouvons décider ça demain,dit-elle.

Constance n’avait rien remarqué ; ellesoupira :

– Penses-tu que nous devrions faireteindre aussi nos robes de chambre ?

– En noir ? cria presqueJoséphine.

– Naturellement, dit Constance. Je medisais… que ça n’a pas l’air tout à fait sincère, en un sens, deporter le deuil quand nous sortons et quand nous sommes entoilette, et puis, quand nous restons à la maison, de…

– Mais personne ne vous voit, ditJoséphine.

Elle tira si brusquement le drap que ses deuxpieds se découvrirent et qu’il lui fallut se hausser sur l’oreillerpour les rentrer tout à fait.

– Kate nous voit, répondit Constance. Etle facteur pourrait bien aussi…

Joséphine pensa à ses pantoufles grenat, sibien assorties à sa robe de chambre, et à celle de Constance, sespréférées, du vert incertain de son peignoir. Noires ! Deuxrobes noires, deux paires de pantoufles de laine noire, sefaufilant dans la salle de bai comme deux chats noirs.

– Je ne trouve pas que ce soit absolumentnécessaire, dit-elle.

Un silence. Puis Constance reprit :

– Il faudra expédier demain les journauxoù cette note a paru, pour attraper le courrier de Ceylan… Combienavons-nous reçu de lettres jusqu’à maintenant ?

– Vingt-trois.

Joséphine avait répondu à toutes ; et,vingt-trois fois, en arrivant à la phrase : « Notre cherpère nous laisse un bien grand vide », l’émotion l’avaitgagnée, elle avait dû tirer son mouchoir et même, sur certainespages, pomper avec le bord du papier buvard une larme d’un bleutrès pâle. Étrange ! Il n’était pas possible qu’elle eûtvolontairement… mais vingt-trois fois pourtant ! Même àprésent, quand elle se répétait avec tristesse : « Notrecher père nous laisse un bien grand vide », elle aurait pupleurer, si elle avait voulu.

– As-tu assez de timbres ? demandaConstance.

– Oh ! comment veux-tu que je lesache ? répliqua Joséphine d’un ton maussade. À quoi bon mefaire une question pareille en ce moment ?

– Je me le demandais seulement, ditConstance avec douceur.

De nouveau, le silence. On entendit un petitbruissement, une course précipitée, un saut léger.

– Une souris, dit Constance.

– Ça ne peut pas être une souris,puisqu’il n’y a pas de miettes.

– Elle ignore qu’il n’y en a pas,répondit Constance.

Une brusque pitié lui serra le cœur. Pauvrepetite bestiole ! Elle regretta de n’avoir pas laissé un boutde biscuit sur la coiffeuse. C’était affreux de se dire que lasouris ne trouverait rien du tout. Que ferait-elle ?

– Je ne peux pas comprendre comment ellesfont pour vivre, dit-elle lentement.

– Qui ? demanda Joséphine d’un tonimpérieux.

Et Constance répliqua plus haut qu’elle nevoulait :

– Les souris.

Joséphine devint furieuse.

– Oh ! quelle sottise, Connie !Qu’est-ce que viennent faire là les souris ? Tu dors.

– Je ne crois pas, dit Constance.

Elle ferma les yeux pour s’en assurer. Et elles’endormit.

Joséphine arqua le dos, remonta les genoux,croisa les bras si haut que ses poings touchèrent ses oreilles etpressa vigoureusement sa joue contre l’oreiller.

Chapitre 2

 

Ce qui compliquait encore les choses, c’étaitque la garde-malade, Nurse Andrews, passait la semainechez elles. C’était bien leur faute. Le matin de la… bref, ledernier matin, après le départ du docteur, Joséphine avait dit àConstance :

– Ne trouves-tu pas que ce serait plutôtgentil d’inviter Nurse Andrews à rester encore unesemaine ?

– Très gentil, répondit Constance.

– Voilà ce que j’ai pensé, continuaprécipitamment Joséphine, je lui dirais simplement cet après-midiaprès l’avoir payée : « Ma sœur et moi serions trèsheureuses, après tout ce que vous avez fait pour nous, NurseAndrews, si vous vouliez bien rester encore huit jours, eninvitée. » Il faudrait que je dise ça, « eninvitée », pour le cas où…

– Oh ! mais elle ne pourraitpourtant pas s’attendre à être payée ! cria Constance.

– On ne sait jamais, dit avec sagacitéJoséphine.

Naturellement, Nurse Andrews avait saisi cetteoffre au vol. Mais c’était bien ennuyeux. Cela les obligeait àprendre leurs repas correctement à table et à heures fixes, tandisque, si elles avaient été seules, elles auraient pu tout bonnementprier Kate, si cela ne la dérangeait pas, de leur apporter unplateau dans la pièce où elles se tenaient. Et le moment des repas,à présent que la crise était passée, devenait un peu uneépreuve.

Car Nurse Andrews, quand il s’agissait de seservir de beurre, était vraiment terrible. Certes, il étaitimpossible de ne pas penser qu’à cet égard, en tout cas, elleabusait de leur bonté. Et puis, elle avait cette habitudeexaspérante de demander un tout petit bout de pain pour finir cequ’elle avait sur son assiette et ensuite, à la dernière bouchée,d’un air distrait, – sans être distraite le moins du monde, bienentendue – de se servir de nouveau. Quand cela lui arrivait,Joséphine devenait très rouge et fixait sur la nappe ses petitsyeux opaques et ronds, comme si elle y voyait ramper quelqueétrange et minuscule insecte. Mais le long visage pâle de Constances’allongeait encore, se figeait ; elle regardait au loin – auloin – là-bas, par-delà le désert, vers l’espace où cetteprocession de chameaux se dévidait comme un fil de laine…

– Quand j’étais chez Lady Tukes, disaitNurse Andrews, elle avait une petite machine si coquette pourservir le beurre. C’était un petit Amour en argent qui se tenait enéquilibre sur le… sur le bord d’un plat de cristal, avec unefourche en miniature à la main. Et quand on voulait du beurre, ehbien, on appuyait tout simplement sur son pied, il se penchait,piquait un morceau et vous le donnait. Ça faisait un véritableamusement quoi !

À Joséphine, cette histoire parut presqueintolérable. Mais tout ce qu’elle dit, ce fut :

– Je trouve ces choses-là parfaitementextravagantes.

– Mais pourquoi donc ? demanda NurseAndrews, les yeux rayonnants derrière ses lunettes. Personne, poursûr, ne songeait à prendre plus de beurre qu’il ne lui en faut, pasvrai ?

– Sonne, Connie ! cria Joséphine.Elle ne se sentait pas assez sûre d’elle-même pour riposter.

Et l’orgueilleuse jeune Kate, la princesseCendrillon, vint voir ce que réclamaient à présent les vieilleschattes. Elle enleva violemment les assiettes où elles avaientmangé je ne sais quel fade ragoût et plaqua sur la table unentremets pâle et tremblant.

– La confiture, s’il vous plaît, Kate,lui dit gentiment Joséphine.

Kate s’agenouilla, ouvrit le buffet avecfracas, souleva le couvercle du pot de confiture, vit qu’il étaitvide, le mit sur la table et s’en fut à grands pas.

– Je crois bien, dit un instant aprèsNurse Andrews, qu’il n’y a rien là-dedans.

– Oh ! que c’est ennuyeux ! ditJoséphine.

Elle se mordit la lèvre.

– Que faudrait-il faire ?

Constance semblait perplexe.

– Nous ne pouvons pas déranger Kate denouveau, murmura-t-elle.

Nurse Andrews attendit ; elle souriait enles regardant toutes deux. Ses yeux erraient çà et là, examinanttout derrière leurs lunettes. De désespoir, Constance se remit àcontempler ses chameaux. Joséphine fronçait énergiquement lessourcils, concentrant ses pensées. Sans cette imbécile de femme,elle et Constance auraient, bien entendu, mangé leur entremets sansconfiture. Tout à coup, l’inspiration lui vint.

– Je sais, dit-elle. De la marmeladed’oranges. Il y en a dans le buffet. Donne-la, Constance.

– J’espère, dit en riant Nurse Andrews –et son rire faisait le bruit d’une cuillère qui tinte contre unverre à potion – j’espère que ce n’est pas de la marmelade tropamère.

Chapitre 3

 

Enfin, après tout, elle n’avait plus bienlongtemps à rester maintenant et puis elle s’en irait pour de bon.On ne pouvait guère ne pas tenir compte du fait qu’elle avaitadmirablement soigné papa. Vers la fin, elle ne l’avait quitté ninuit, ni jour. À vrai dire, Constance et Joséphine avaient pensétoutes deux, en leur particulier, que la garde avait un peu exagéréson dévouement au moment suprême. Car, lorsqu’elles étaient entréespour dire adieu, Nurse Andrews était restée assise tout le tempsauprès du lit, tenant le poignet de père et faisant semblant deregarder sa montre. Il n’était pas possible que ce fûtnécessaire ; et de plus, quel manque de tact ! Si papaavait voulu leur dire quelque chose… quelque chose de secret… Nonpas qu’il eût essayé. Oh ! loin de là. Il gisait, la faceviolacée d’une pourpre sombre et courroucée ; il ne leur avaitmême pas jeté un regard, quand elles étaient entrées. Puis, tandisqu’elles restaient là, debout, se demandant ce qu’il fallait faire,il avait tout à coup ouvert un œil. Oh ! quelle différencecela aurait fait, quelle différence pour le souvenir qu’ellesgardaient de lui ! et comme il eût été plus facile de raconteraux gens cet instant, si seulement il les avait ouverts tousdeux ! Mais non – rien qu’un œil. Cet œil les avait fixéesavec fureur un moment et puis… s’était éteint.

Chapitre 4

 

À cause de ce fait, elles s’étaient trouvéesfort gênées quand M. Farolles, le pasteur de l’égliseSaint-Jean, leur avait rendu visite le même après-midi.

– La fin, j’aime à le croire, a été toutà fait paisible ?

Ce furent ses premières paroles, lorsqu’ilvint à elles d’un pas silencieux, à travers le salon obscur.

– Tout à fait, répondit Joséphine d’unevoix faible.

Elles baissaient la tête ; elles sesentaient, l’une et l’autre, certaines que cet œil-là n’avait pointdu tout exprimé la paix.

– Ne voulez-vous pas vous asseoir ?dit Joséphine.

– Je vous remercie, Miss Pinner, répliquaM. Farolles d’un air de gratitude.

Il releva les basques de sa redingote etcommença à se laisser descendre dans le fauteuil de papa, mais, aumoment où il touchait le siège, il se releva en bondissant presquepour se glisser dans le fauteuil voisin.

Il toussota. Joséphine joignit les mains,Constance prit un air vague.

– Je voudrais que vous sentiez bien, MissPinner, dit M. Farolles, ainsi que vous Miss Constance, que jem’efforce de vous être de quelque secours. Je désire vous venir enaide à toutes deux, si vous voulez bien me le permettre. De pareilsmoments sont ceux, dit M. Farolles avec beaucoup de simplicitéet de sérieux, où Dieu demande que nous nous entraidions.

– Merci beaucoup, Monsieur Farolles,répondirent Joséphine et Constance.

– Mais pas du tout, repritM. Farolles avec douceur.

Il étira ses gants de chevreau entre sesdoigts et se pencha en avant.

– Et si l’une de vous avait envie deprendre une petite communion, l’une de vous ou bien toutes deux,ici même et en ce moment, vous n’avez qu’à me le dire. Une petitecommunion est souvent d’une grande aide… d’un grand réconfort,ajouta-t-il tendrement.

Mais l’idée d’une petite communion lesépouvanta. Quoi ! dans le salon, toutes seules… sans aucun…sans autel, sans rien du tout ! Le piano serait bien trophaut, pensait Constance, M. Farolles ne pourrait absolumentpas se pencher par-dessus avec le calice. Et puis, Kate nemanquerait pas d’entrer à l’improviste et d’interrompre, se disaitJoséphine. Et si on sonnait à la porte pendant ce temps ? Cepourrait être pour quelque chose d’important, pour leurs costumesde deuil. Faudrait-il se lever respectueusement et sortir, oufaudrait-il attendre… à la torture ?

– Peut-être voudrez-vous bien m’envoyerun mot par votre brave Kate, si vous en avez le désir plus tard,dit M. Farolles.

– Oh ! oui, merci beaucoup !dirent-elles ensemble.

M. Farolles se leva en prit sur leguéridon son chapeau de paille noire.

– Et pour les obsèques, dit-il à mi-voix,je pourrais prendre les dispositions – en ma qualité de vieil amide votre cher père et de vous, Miss Pinner, et de vous, MissConstance.

Joséphine et Constance se levèrent aussi.

– Je désirerais des funérailles trèssimples, dit Joséphine avec fermeté, et pas trop coûteuses. En mêmetemps, je voudrais…

– Quelque chose de bon et de durable,pensa Constance dans sa rêverie comme si sa sœur était en traind’acheter une chemise de nuit. Mais naturellement, ce ne fut pas làce que dit Joséphine.

– Une cérémonie en rapport avec laposition de notre père.

Elle était tout agitée.

– Je vais passer chez notre bon ami,M. Knight, conclut M. Farolles d’une voix apaisante. Jelui demanderai de venir vous voir. Je suis persuadé que vous letrouverez d’un très grand secours, certainement.

Chapitre 5

 

Enfin, toute cette partie des événements étaitpassée, en tout cas, et pourtant ni l’une ni l’autre ne pouvait sepersuader que papa ne reviendrait jamais. Joséphine avait eu unmoment d’épouvante absolue au cimetière, lorsqu’on avait descendule cercueil, à la pensée qu’elle et Constance avaient fait cettechose-là sans lui en demander la permission. Que dirait-il, quandil s’en apercevrait ? Car, tôt ou tard, il ne pouvait manquerde s’en rendre compte. Il savait toujours tout.« Enterré ! Vous m’avez fait enterrer, vousdeux ! » Elle entendait taper sa canne. Oh ! quediraient-elles ? Quelle excuse pourraient-elles bien luifaire ? Une chose pareille semblait révéler un manque de cœursi abominable. C’était abuser si cruellement de l’étatd’impuissance où quelqu’un se trouvait par hasard. Les autrespersonnes avaient l’air de considérer ce procédé comme toutnaturel. Mais c’étaient des étrangers ; on ne pouvaits’attendre à ce qu’ils comprennent que papa était le dernier hommeau monde qu’on pût exposer à une aventure pareille. Non, c’étaitsur elle et sur Constance que retomberait tout le blâme. Et ladépense ? se disait-elle en montant dans le fiacrehermétiquement clos. Et quand il faudrait lui faire voir lanote ? Que dirait-il alors ?

Elle l’entendait pousser de véritablesrugissements :

– Vous vous figurez que je vais payer lesfrais de vos ineptes équipées ?

– Oh ! gémit tout haut la pauvreJoséphine, nous n’aurions jamais dû faire ça, Connie !

Et Constance, blême comme un citron dans toutce noir, répondit en un murmure de terreur :

– Faire quoi, Jou ?

– Les laisser en… enterrer père comme ça,dit Joséphine ; et perdant courage, elle se mit à pleurer dansson mouchoir neuf, à bordure noire, qui avait une si drôled’odeur.

– Mais qu’est-ce que nous pouvionsfaire ? demanda Constance étonnée. Nous ne pouvions par legarder, Jou… Nous ne pouvions pas le garder sans l’enterrer ;en tout cas, pas dans un petit appartement comme le nôtre.

Joséphine se moucha ; il faisait unechaleur étouffante dans la voiture.

– Je ne sais pas, dit-elle d’un air dedétresse. C’est si affreux, tout ça ! Je sens que nous aurionsdû essayer, au moins pendant quelque temps. Pour être absolumentsûres. Une chose est bien certaine – et ses larmes jaillirent denouveau – c’est que papa ne nous pardonnera jamais ça…jamais !

Chapitre 6

 

Papa ne leur pardonnerait jamais. Voilà cedont elles étaient de plus en plus convaincues lorsque, deux joursaprès, elles entrèrent le matin dans sa chambre pour passer enrevue ses affaires. Elles en avaient parlé avec le plus grandcalme ; c’était même inscrit sur la liste des choses à faire,que Joséphine avait dressée : « Mettre en ordre lesaffaires de papa et voir comment il faut en disposer. »Mais c’était tout différent de prendre cette décision, ou de direaprès déjeuner :

– Eh bien, es-tu prête, Connie ?

– Oui, Jou… quand tu le seras.

– Alors, je pense qu’il vaudrait mieux enfinir.

Il faisait sombre dans le vestibule. Depuisdes années, la règle avait été de ne jamais déranger papa le matin,sous aucun prétexte. Et maintenant, elles allaient ouvrir sa porte,sans même frapper… Les yeux de Constance s’élargissaientdémesurément à cette idée ; les genoux de Joséphinefléchissaient.

– Tu… tu vas entrer la première,dit-elle, haletante, en poussant sa sœur.

Mais Constance répliqua, comme elle l’avaittoujours fait en pareil cas :

– Non, Jou, ce n’est pas juste. Tu esl’aînée.

Joséphine allait invoquer ce qu’en d’autrescirconstances elle n’aurait jamais voulu reconnaître, l’argumentqu’elle conservait pour son dernier recours : « Mais tues la plus grande… » quand elles s’aperçurent que la porte dela cuisine était ouverte et que Kate était là.

– Cette serrure est bien dure, ditJoséphine, en saisissant la poignée et en faisant de son mieux pourla tourner.

Mais était-il jamais possible de tromperKate ?

On n’y pouvait rien. Cette fille-là était…Puis la porte se referma derrière elles, mais… mais elles ne setrouvaient pas du tout dans la chambre de papa. C’était comme si,par erreur, elles étaient entrées à travers le mur dans un autreappartement. La porte était-elle bien derrière elles ? Ellesavaient trop peur pour regarder. Joséphine avait conscience qu’ence cas le battant se tenait de lui-même hermétiquement clos ;Constance sentait que, pareille aux portes qu’on voit dans lesrêves, celle-là n’avait pas de bouton du tout. C’était ce froid quirendait la chose si terrible ; ou bien, cette blancheur ?lequel des deux ? Tout était couvert, les stores baissés, unlinge pendait sur la glace, un drap cachait le lit ; un vasteéventail de papier blanc dissimulait l’âtre. Constance étendittimidement la main ; elle s’attendait presque à y voir tomberun flocon de neige. Joséphine éprouvait un bizarre picotement,comme si son nez était en train de geler. Alors, sur les pavéspointus de la rue, une voiture passa en cahotant et le silenceparut se briser en morceaux menus.

– Je ferais mieux de lever un des stores,dit bravement Joséphine.

– Oui, ce pourrait être une bonne idée,chuchota Constance.

Elles touchèrent à peine le store, mais ils’envola, le cordon le suivit, s’enroulant autour de la tringle,tandis que le petit gland tapotait la vitre comme pour chercher àse libérer. Constance ne put en supporter davantage.

– Ne crois-tu pas… Ne crois-tu pas quenous pourrions remettre ça à plus tard ? murmura-t-elle.

– Pourquoi donc ? riposta Joséphinequi, comme toujours, se sentait beaucoup plus courageuse à présentqu’elle était certaine de l’effroi de Constance. Il faut que cesoit fait. Mais je voudrais bien, Connie, que tu ne parles pas àvoix basse.

– C’est sans m’en apercevoir, murmuraConstance.

– Et puis, pourquoi regardes-tu tout letemps le lit ? dit Joséphine, en élevant la voix, d’un tonpresque de défi. Il n’y a rien dessus.

– Oh ! Jou, ne dis pas ça !implora la pauvre Connie. Pas si haut, en tout cas.

Joséphine elle-même avait conscience d’êtreallée trop loin. Par un ample détour, elle atteignit la commode,tendit la main, la retira vivement.

– Connie ! dit-elle, pantelante. Etelle tourna sur elle-même et s’appuya à la commode.

– Oh ! Jou… qu’est-ce quec’est ?

Joséphine ne put que la regarder fixement.Elle avait le sentiment extraordinaire qu’elle venait d’échapper àquelque chose d’effroyable. Mais comment expliquer à Constance que,dans la commode, se trouvait papa ? Il était là, dans letiroir du haut, avec ses mouchoirs et ses cravates, ou dans lesecond avec ses chemises et ses pyjamas, ou dans le dernier avecses costumes. Il guettait caché, là-dedans – il guettait derrièrela porte – prêt à bondir.

Elle fit en regardant Constance une drôle devieille grimace, comme autrefois quand elle allait se mettre àpleurer.

– Je ne peux pas ouvrir, gémit-elle.

– Non, n’ouvre pas, Jou, chuchotaConstance d’un ton suppliant. Il vaut bien mieux ne pas essayer.N’ouvrons rien du tout. Pas de longtemps, en tout cas.

– Mais… mais ça a l’air d’une tellefaiblesse, dit Joséphine, fondant en larmes.

– Et pourquoi ne pas, pour une fois, sepermettre une faiblesse, Jou ? plaida Constance d’une voixbasse et vraiment farouche. Si c’est être faible de…

Son pâle et fixe regard vola du bureau fermé àclef – si solidement – jusqu’à l’énorme et luisante armoire ;elle se mit à respirer d’une façon bizarre, en haletant.

– Pourquoi donc, une fois dans notre vie,ne serions-nous pas faibles, Jou ? C’est tout à faitexcusable. Soyons-le, Jou, soyons-le. Il est bien plus agréabled’être faible que d’être fort.

Alors, elle fit une de ces choses d’unehardiesse étonnante qu’elle avait accomplies environ deux foisauparavant : elle alla d’un pas ferme à l’armoire, tourna laclef et la tira de la serrure. Oui, la tira de la serrure et latendit à Joséphine, lui prouvant par son singulier sourire qu’ellesavait ce qu’elle avait à faire ! Elle avait délibérémentaffronté le risque de la présence de papa, là-dedans, au milieu deses pardessus.

Si l’immense armoire s’était soudain penchéeen avant, si elle s’était effondrée sur Constance, Joséphinen’aurait pas été surprise. Au contraire, elle aurait pensé quec’était la seule conséquence logique. Mais rien n’arriva. Lachambre parut seulement plus tranquille que jamais et de plus grosflocons d’air froid tombèrent sur les épaules, sur les genoux deJoséphine. Elle se mit à frissonner.

– Viens, Jou ! dit Constance,toujours avec ce terrible sourire d’insensibilité etd’audace ; et Joséphine la suivit, comme elle l’avait suiviela dernière fois lorsque Constance avait poussé leur frère Bennydans le bassin.

Chapitre 7

 

Mais l’effort eut ses suites, lorsqu’ellesfurent revenues à la salle à manger. Elles s’assirent, toutestremblantes, et se regardèrent.

– Je me sens incapable de rienentreprendre, dit Joséphine, avant d’avoir pris quelque chose.Crois-tu que nous pourrions demander à Kate de nous apporter deuxtasses d’eau chaude ?

– Je ne vois vraiment rien qui s’yoppose, répliqua Constance d’un air réfléchi. Elle s’était tout àfait ressaisie.

– Je ne sonnerai pas ; j’iraijusqu’à la porte de la cuisine et je le lui demanderai.

– Oui, c’est cela, dit Joséphine, en selaissant tomber sur une chaise. Dis-lui, deux tasses seulement,Connie, rien d’autre – sur un plateau.

– Il n’est même pas nécessaire de mettrele pot avec, n’est-ce pas ? ajouta Constance, comme si Kateeût fort bien pu se plaindre d’avoir à remplir le pot.

– Oh ! non, certainement pas !Le pot n’est nullement indispensable. Elle n’a qu’à verser l’eau dela bouilloire dans les tasses, cria Joséphine, persuadée que ceserait là une véritable économie de travail.

Leurs lèvres glacées se posèrent en frémissantsur le bord verdâtre de la porcelaine. Joséphine arrondissaitautour de la tasse ses petites mains rouges ; Constances’était redressée et soufflait sur la vapeur onduleuse pour lafaire palpiter d’un côté à l’autre.

– À propos de Benny, dit Joséphine.

Et bien que ce nom n’eût pas été prononcé,Constance aussitôt parut être au courant.

– Il va s’attendre, naturellement, à ceque nous lui envoyions un souvenir de papa. Mais c’est biendifficile de savoir ce qu’on peut expédier à Ceylan.

– Tu veux dire que les objets s’abîmenttellement pendant le voyage, murmura Constance.

– Non, ils se perdent, riposta vivementJoséphine. Tu sais bien qu’il n’y a pas de poste, rien que descourriers indigènes.

Toutes deux s’interrompirent pour contemplerun homme bronzé, en large culotte de toile blanche, courantdésespérément parmi des champs blafards en tenant dans ses mains ungros paquet enveloppé de papier brun. Celui que voyait Joséphineétait tout petit ; il détalait, reluisant comme une fourmi.Mais le grand gaillard maigre que regardait Constance avait quelquechose d’aveugle, d’infatigable qui, pensa-t-elle, le rendaitexcessivement déplaisant… Sur la véranda se tenait Benny, tout vêtude blanc, coiffé d’un casque de liège. Sa main droite avait untremblement qui la faisait s’élever et s’abaisser, comme celle depapa dans ses moments d’impatience. Et derrière lui, parfaitementindifférente, était assise Hilda, la belle-sœur qu’elles neconnaissaient pas. Elle se balançait dans un fauteuil de bambou etfeuilletait nonchalamment une revue.

– Je trouve que sa montre serait lecadeau le plus approprié, dit Joséphine.

Constance leva les yeux ; elle avaitl’air surpris.

– Oh ! confierais-tu une montre d’orà un indigène ?

– Mais je la dissimulerais, bien entendu,répliqua sa sœur. Personne ne saurait que c’est une montre.

L’idée lui plaisait d’avoir à faire un paquetd’une forme si étrange que personne ne pourrait deviner soncontenu. Elle pensa même un moment à cacher la montre dans uneétroite boîte à corset, un carton qu’elle conservait depuislongtemps, en attendant de l’utiliser. C’était un si beau carton,si solide. Mais non, dans un cas pareil, il ne serait pasconvenable. Il portait une inscription : Femme, taillemoyenne, n° 28. Busc extra rigide. Ce serait pour Bennyune surprise presque excessive, en l’ouvrant, d’y trouver la montrede papa.

– Et puis, naturellement, ce n’est pascomme si la montre marchait, je veux dire faisait tic-tac,poursuivit Constance qui pensait encore à l’amour des indigènespour les bijoux. Du moins, ajouta-t-elle, ce serait bien curieux sielle allait toujours, après si longtemps.

Chapitre 8

 

Joséphine ne répondit pas. Sa pensée, comme decoutume, avait pris la tangente. Elle avait soudain songé à Cyril.N’était-ce pas plus normal de donner la montre à l’uniquepetit-fils ? Ce cher Cyril, en outre, savait si bien apprécierun cadeau, et une montre d’or avait tant de prix pour un jeunehomme. Benny, fort probablement, avait complètement perdul’habitude d’en avoir une ; dans ces climats tropicaux, leshommes portent si rarement des gilets. Tandis que Cyril, à Londres,en portait d’un bout de l’année à l’autre. Et ce serait si gentil,pour elle et pour Constance, lorsqu’il viendrait prendre le théavec elles, de savoir qu’elle était là. « Je vois, Cyril, quetu as toujours la montre de ton grand-père. » Ce serait, enquelque sorte, une si grande satisfaction.

Le cher enfant ! quel coup leur avaitporté son affectueuse, sa sympathique petite lettred’excuses ! Bien entendu, elles avaient compris tout àfait ; mais c’était une circonstance des plusregrettables.

– Nous aurions tellement tenu àl’avoir ! avait dit Joséphine.

– Et il aurait eu tant de plaisir !avait répondu Constance, sans penser à ce qu’elle disait.

Toutefois, dès qu’il serait de retour, ilviendrait prendre le thé avec ses tantes. Recevoir Cyril étaitl’une de leurs rares joies.

– Voyons, Cyril, tu ne vas pas te laisserintimider par nos gâteaux. Tante Constance et moi, nous les avonsachetés ce matin chez Buszard. Nous savons ce qu’est un appétitd’homme. Donc, n’aie pas honte de te régaler.

Joséphine coupait des tranches copieuses dugâteau savoureux et sombre qui avait absorbé le prix de ses gantsd’hiver ou du ressemelage des seuls souliers convenables de sasœur. Mais l’appétit de Cyril était tout à fait indigne d’unhomme.

– Ma foi, tante Joséphine, j’en suisvraiment incapable. Je viens à peine de déjeuner, vous savez.

– Oh ! Cyril, c’estimpossible ! Il est quatre heures passées, criait Joséphine.Constance restait là, son couteau suspendu au-dessus du gâteau auchocolat.

– C’est tout de même vrai, affirmaitCyril. Il a fallu que j’aille rejoindre un ami à la gare deVictoria et il m’a fait attendre jusqu’à… enfin, je n’ai eu que letemps de déjeuner et de venir ici. Et il m’a fait faire… pff… –Cyril passa sa main sur son front – une de ces bombances !

Quelle déception ! et justementaujourd’hui. Mais enfin, il ne pouvait pas savoir…

– Pourtant, tu prendras bien unemeringue, n’est-ce pas, Cyril ? dit tante Joséphine. Cesmeringues-là ont été achetées particulièrement à ton intention. Toncher père en raffolait. Nous étions convaincues que tu les aimaisaussi.

– Certes, tante Joséphine ! criaCyril avec ferveur. Est-ce que ça vous est égal que j’en prenne lamoitié d’une pour commencer ?

– Bien sûr, mon cher garçon ; maisnous ne devons pas te tenir quitte à si bon compte.

– Ton cher père est-il toujours aussigrand amateur de meringues ? demanda doucement tante Connie.Elle fronça un peu le nez en brisant la coque de la sienne.

– Ma foi, je ne sais pas trop, tantine,dit Cyril d’un air dégagé.

Sur quoi, toutes deux levèrent les yeux.

– Tu ne sais pas ? riposta tanteJoséphine, presque avec aigreur. Tu ne sais pas cela, quand ils’agit de ton propre père, Cyril ?

– Évidemment ! ajouta Connie àmi-voix.

Cyril essaya de s’en tirer en riant.

– Oh ! eh bien, dit-il, il y a silongtemps que…

Il hésita. Il s’arrêta. Les figures qu’ellesfaisaient – c’en était trop pour lui.

– Vraiment, ça ! ditJoséphine.

Et tante Constance avait un air !

Cyril posa sa tasse.

– Attendez un peu, cria-t-il. Attendez unpeu, tante Joséphine. À quoi donc ai-je pensé ?

Il leva les yeux. Elles commençaient à serasséréner. Cyril se donna une claque sur le genou.

– Mais bien sûr, dit-il, lesmeringues ! Comment ai-je pu oublier ça ? Oui, tanteJoséphine, vous avez parfaitement raison. Papa adore toutsimplement les meringues.

Elles ne se contentèrent pas de rayonner.Tante Joséphine devint écarlate de plaisir. Tante Connie poussa unprofond, profond soupir.

– Et maintenant, Cyril, il faut que tuviennes voir grand-père, dit Joséphine. Il sait que tu devais veniraujourd’hui.

– Entendu, répondit Cyril, d’un ton trèsferme et très cordial.

Il se leva ; tout à coup il jeta unregard à la pendule.

– Dites donc, tante Connie, est-ce quevotre pendule ne retarde pas un peu ? Il faut que j’ailleretrouver quelqu’un à… à la gare de Paddington, à cinq heures etquelques. Je crains de ne pas pouvoir rester bien longtemps avecgrand-père.

– Oh ! il ne s’attendra pas à ce quetu restes très, très longtemps, dit Joséphine.

Constance contemplait toujours la pendule.Elle ne pouvait pas décider si elle avançait ou retardait. C’étaitl’un ou l’autre, de cela elle était à peu près sure. En tout cas,il avait dû y avoir quelque chose.

Cyril attendait toujours.

– Est-ce que vous ne venez pas,tantine ?

– Mais bien sûr, dit Joséphine, nous yallons tous. Viens donc, Connie.

Chapitre 9

 

Elles frappèrent à la porte et Cyril suivitses tantes dans la chambre de grand-père, où l’air chaud avait uneodeur fade.

– Entrez, voyons, dit grand-père Pinner.Ne restez pas là ! Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce quevous avez encore manigancé ?

Il était assis devant un feu ardent, les mainscroisées sur sa canne. Une épaisse couverture s’étalait sur sesjambes : un beau mouchoir de soie jaune pâle reposait sur sesgenoux.

– Papa, c’est Cyril, dit timidementJoséphine ; et prenant son neveu par la main, elle le fitavancer.

– Bonsoir, grand-père, dit Cyril, enessayant de dégager sa main de l’étreinte de tante Joséphine.Grand-père Pinner braqua ses yeux sur lui avec cette fixité pourlaquelle il était célèbre. Où donc était tante Connie ? Ellese tenait de l’autre côté de tante Joséphine ; ses longs braspendaient devant elle ; elle joignait les mains ; sonregard ne quittait pas grand-père.

– Eh bien, interrogea grand-père Pinner,en commençant à taper le parquet de sa canne, qu’est-ce que tu as àme dire ?

Oui, qu’est-ce qu’il avait, qu’est-ce qu’ilavait donc à lui dire ? Cyril eut conscience de sourire commeun parfait imbécile. Et puis, on étouffait dans cette chambre.

Mais tante Joséphine vint à son secours. Ellecria avec entrain.

– Cyril nous raconte que son père aimetoujours beaucoup les meringues, cher papa !

– Hein ? dit grand-père Pinner, enarrondissant sur son oreille une main semblable à une coque demeringue violacée.

Joséphine répéta :

– Cyril nous raconte que son père aimetoujours beaucoup les meringues.

– Peux rien entendre, riposta le vieuxcolonel Pinner.

Et, d’un geste de sa canne, il écartaJoséphine, puis darda le bâton vers Cyril.

– Dis-moi ce qu’elle bafouille,ordonna-t-il.

– Faut-il ? demanda Cyril, enrougissant et en regardant tante Joséphine les yeuxécarquillés.

– Mais oui, mon chéri, répondit-elle,souriante. Cela lui fera tant de plaisir.

– Allons, finis-en ! cria le colonelavec impatience, en recommençant à taper sur le plancher.

Et Cyril se pencha en avant ethurla :

– Mon père aime toujours beaucoup lesmeringues !

Là-dessus, grand-père Pinner sursauta comme sion l’avait fusillé.

– Ne crie pas comme ça ! glapit-il.Qu’est-ce qui le prend, ce garçon ? Desmeringues ! Et puis après ?

– Oh ! tante Joséphine, faut-ilcontinuer ? gémit Cyril désespéré.

– Ça va très bien, mon cher enfant, dittante Joséphine comme s’ils avaient été, lui et elle, chez ledentiste. Il va comprendre dans un instant.

Elle chuchota à l’oreille de Cyril :

– Il devint un peu sourd, tu sais.

Alors elle se pencha en avant et, à pleinspoumons hurla :

– Cyril voulait seulement vous dire, cherpapa, que son père à lui aime toujours beaucoup les meringues.

Cette fois, le colonel Pinner entendit,entendit et réfléchit, en examinant Cyril de haut en bas.

– En voilà une choseextraordinaire ! dit le vieux grand-père Pinner. Envoilà une chose extraordinaire à venir me raconterici !

Et Cyril fut du même avis.

– Oui, j’enverrai la montre à Cyril, ditJoséphine.

– Ce serait tout à fait gentil, réponditConstance. Il me semble me rappeler que, la dernière fois qu’il estvenu, nous avons eu un peu de difficulté pour savoir l’heure.

Chapitre 10

 

Kate les interrompit, surgissant brusquement àsa manière habituelle, comme si elle avait découvert dans le murquelque passage secret.

– Frit ou bouilli ? demanda sa voixhardie.

Frit ou bouilli ? Joséphine et Constancerestèrent un moment toute déconcertées. Elles étaient presqueincapables de comprendre.

– Frit ou bouilli, quoi, Kate ?demanda Joséphine en s’efforçant de concentrer ses pensées.

Kate renifla bruyamment.

– Le poisson.

– Alors, pourquoi ne l’avez-vous pas dittout de suite, reprocha Joséphine avec douceur. Comment voulez-vousque nous comprenions, Kate ? Il y a bien des choses en cemonde, vous savez, qui sont frites ou bouillies.

Après avoir déployé tant de courage, elle dità Constance d’un ton plein de vivacité :

– Que préfères-tu, Connie ?

– Je pense que ce pourrait être agréablede le manger frit, répondit Constance. D’un autre côté, évidemment,le poisson bouilli est très bon. Je crois que je les aime tous deuxégalement… À moins que tu ne… En ce cas…

– Je le ferai frire, dit Kate. Et ellesortit d’un bond, en laissant leur porte ouverte et en faisantclaquer celle de la cuisine.

Joséphine regarda longuement Constance ;elle remonta ses sourcils pâles si haut que leur courbe alla sefondre dans la pâleur de ses cheveux. Elle se leva. Elle dit d’unair fort majestueux et imposant :

– Aurais-tu l’amabilité de me suivre ausalon, Constance ? J’ai quelque chose d’excessivementimportant à discuter avec toi.

Car c’était toujours au salon qu’elles seretiraient, quand elles voulaient parler de Kate.

Joséphine ferma la porte d’un air qui endisait long. « Assieds-toi, Constance », reprit-elle,toujours avec beaucoup de majesté. On aurait pu croire qu’ellerecevait Constance pour la première fois. Et celle-ci cherchavaguement des yeux un fauteuil, comme si vraiment elle se sentaittout à fait étrangère.

– Maintenant, dit Joséphine en sepenchant en avant, il s’agit de savoir si nous allons la garder ounon.

– C’est bien cela, en effet, convint sasœur.

– Et cette fois-ci, déclara fermementJoséphine, il faut aboutir à une décision bien nette.

Pendant un moment, Constance eut l’air devouloir passer en revue toutes ces autres fois qui n’avaient pasproduit de décision, mais elle se ressaisit et répondit :

– Oui, Jou.

– Tu vois, Connie, expliqua Joséphine,tout est tellement changé, à présent.

Constance leva vivement les yeux.

– Je veux dire, poursuivit l’autre, quenous ne sommes pas aussi dépendantes de Kate qu’autrefois.

Elle rougit légèrement.

– On n’a plus à faire de cuisine pourpapa.

– C’est tout à fait vrai, appuyaConstance. Papa n’a certainement plus besoin qu’on fasse de lacuisine pour lui, quel que soit…

Joséphine interrompit brusquement :

– Tu n’es pas en train de t’endormir,n’est-ce pas Connie ?

– De m’endormir Jou ?

Constance ouvrit de grands yeux.

– Alors, fais donc un peu plus attention,– dit Joséphine d’un ton acerbe ; et elle revint au sujet dela conversation. – En résumé, si nous en venions à – et jetant unregard vers la porte, elle murmura dans un souffle – à donner seshuit jours à Kate – elle éleva la voix de nouveau – nous pourrionsnous tirer d’affaires toutes seules pour le repas.

– Pourquoi non ? cria Constance.

Elle ne put s’empêcher de sourire : cetteidée-là était si pleine d’attrait ! Elle joignait lesmains.

– Et qu’est-ce que nous mangerions,Jou ?

– Oh ! des œufs cuits de diversesfaçons, dit Jou, redevenue majestueuse. En outre, il y a tous lesplats qu’on peut acheter préparés.

– Mais j’ai toujours entendu dire,répondit Constance, que cela revient si cher.

– Pas si on en use modérément, déclaraJoséphine.

Elle s’arracha à regret à ces perspectivesséduisantes et entraîna sa sœur à sa suite.

– Ce qu’il nous faut décider à présent,en tout cas, c’est ceci : avons-nous vraiment confiance enKate, ou non ?

Constance se laissa retomber en arrière dansson fauteuil. Son petit rire insipide s’envola de ses lèvres.

– N’est-ce pas que c’est bizarre,Jou ? dit-elle, voilà précisément la seule question que jen’ai jamais tout à fait été capable de résoudre.

Chapitre 11

 

C’était vrai. Toute la difficulté était deprouver quelque chose. Comment trouvait-on, comment pouvait-ondécouvrir des preuves ? Par exemple, si Kate, debout devantelle lui avait positivement fait la grimace, n’aurait-il pas étépossible que cette grimace fût causée par quelque malaise ?Aurait-on pu, en tout cas, demander à Kate si elle faisait lagrimace exprès ? Si elle avait répondu : Non ! – etelle aurait dit non, bien entendu – quelle situation ! quelmanque de dignité ! Et d’autre part, Constance soupçonnait,elle avait presque la certitude que Kate fouillait dans sa commode,quand elle et Joséphine étaient sorties, non pas pour voler, maispar indiscrétion. Bien des fois, à son retour, elle avait trouvé sacroix d’améthyste aux endroits les plus invraisemblables, sous sesrabats de dentelles ou sur la berthe qu’elle portait le soir. Àmaintes reprises, elle avait préparé un piège ; elle avaitdisposé les objets dans un certain ordre et pris Joséphine àtémoin.

– Tu vois, Jou ?

– Parfaitement, Connie.

– Maintenant, nous saurions bien.

– Mais, ah ! mon Dieu, lorsqu’elleallait voir, elle ne découvrait pas plus de preuve qu’avant. Siquelque chose avait changé de place, cela avait fort bien pu seproduire quand elle avait fermé le tiroir ; une secoussepouvait si facilement en être cause.

– Viens voir, Jou, et décide. Moi, je nepeux vraiment pas. C’est trop difficile.

Après un moment d’attente et de longuecontemplation, Joséphine soupirait :

– À présent que tu m’as mis des doutesdans l’esprit, Connie, je ne peux vraiment rien dire moi-même.

– Enfin, nous ne pouvons plus remettrecette décision à plus tard, déclara Joséphine. Si nous larepoussons cette fois-ci…

Chapitre 12

 

Au même instant, dans la rue au-dessous unorgue de Barbarie commença à jouer. Joséphine et Constance sedressèrent ensemble, d’un bond.

– Cours, Connie, dit Joséphine, coursvite. Il y a une pièce de dix sous sur la…

Alors, elles se rappelèrent. Cela ne faisaitplus rien. Jamais plus il ne faudrait arrêter le joueur d’orgue.Jamais plus elles ne s’entendraient dire d’envoyer ce sapajou-làfaire son vacarme ailleurs. Jamais plus ne résonnerait ce violentet étrange mugissement par lequel papa témoignait qu’à son aviselles ne se pressaient pas assez. Le musicien pouvait bien jouer làtout le jour, la canne ne taperait pas sur le plancher.

Elle ne tapera plus jamais,

Elle ne tapera plus jamais,

chantait l’orgue de Barbarie.

À quoi songeait Constance ? Elle avait unsi singulier sourire ; elle semblait toute changée. Il n’étaitpas possible qu’elle eût envie de pleurer.

– Jou, Jou, dit-elle doucement, enserrant les mains l’une contre l’autre, sais-tu quel jourc’est ? C’est samedi. Il y a une semaine aujourd’hui, tout unesemaine.

Une semaine qu’il est mort,

Une semaine qu’il est mort,

criait l’orgue. Et Joséphine, elle aussi,oublia d’être raisonnable et sensée ; elle souriait vaguement,étrangement. Sur le tapis indien tombait un rectangle de soleild’un rouge pâle ; il apparaissait, disparaissait, revenait –puis il resta, devint plus intense – enfin il prit un éclat presquedoré.

– Le soleil se montre, dit Joséphine,comme si ce fait eût été vraiment important.

Une véritable fontaine de notes rebondissantesjaillit de l’orgue, des notes rondes et claires, éparpillées auhasard. Constance tendit ses grandes mains froides comme pour lessaisir ; puis ses mains retombèrent. Elle alla vers lacheminée où son Bouddha, son favori, était posé. Et l’image depierre et d’or dont le sourire lui causait toujours un sentiment siétrange, une douleur presque, mais une douleur délicieuse, luiparut aujourd’hui faire plus que sourire. Il savait quelquechose ; il avait un secret. « Je sais ce que tu ne saispas », disait son Bouddha. Oh ! qu’est-ce que c’étaitdonc, qu’est-ce que cela pouvait être ? Mais pourtant, elleavait toujours eu l’intuition qu’il il y avait… quelque chose.

Le soleil pénétrait par la fenêtre,s’insinuait comme un voleur, jetait ses éclairs de clarté sur lesmeubles, sur les photographies. Joséphine l’observait. Quand ilparvint à la photographie de sa mère, celle qui était agrandie,au-dessus du piano, il s’y attarda comme s’il était un peudéconcerté de s’apercevoir que si peu de chose restait de maman, àpart les boucles d’oreilles en forme de minuscules pagodes et unboa de plumes noirs. Pourquoi donc, se demandait Joséphine, lesphotographies des personnes mortes se fanent-elles toujours commeça ? Dès que quelqu’un meurt, sa photographie meurt aussi.Mais, évidemment, celle de maman était très vieille. Elle dataitd’il y avait trente-cinq ans. Joséphine se souvenait d’avoir grimpésur une chaise et d’avoir dit à Constance, en lui montrant ce boade plumes, que c’était un serpent, qui avait tué leur mère, àCeylan… Si elle n’était pas morte, est-ce que tout aurait étédifférent ? Elle ne voyait pas pourquoi. Tante Florence étaitvenue vivre chez eux jusqu’à ce qu’elles eussent quitté lapension ; on avait déménagé trois fois, on avait pris desvacances chaque année et puis… et puis il y avait eu deschangements de domestiques, naturellement.

De petits moineaux, des oisillons tout jeunesà en juger par leur cri, pépiaient au rebord de la fenêtre.Yip-iyip-yip. Mais il semblait à Joséphine que cen’étaient pas des moineaux, que le son ne venait pas de la croisée.C’était en elle qu’il gémissait, ce bizarre petit bruit, de quelquechose qui pleure. Yip-iyip-yip. Ah ! qu’est-ce quipleurait donc, si faible et solitaire ?

Si maman avait vécu, se seraient-ellesmariées ? Mais il n’y avait eu personne pour les épouser. Lesamis de papa aux Indes, avant qu’il se fût brouillé avec eux ?Depuis, elle et Constance n’avaient jamais vu un seul célibataire,excepté des pasteurs. Comment s’y prenait-on pour rencontrer deshommes ? Si même elles en avaient vu, comment arriver à lesconnaître assez bien pour qu’ils cessent d’être desétrangers ? Dans les livres qu’on lisait, les gens avaient desaventures, des inconnus vous suivaient et ainsi de suite. Maispersonne ne les avait jamais suivies, elle et Constance. Oh !si, il y avait eu une année, à Eastbourne, dans leur pension defamille, quelqu’un de mystérieux qui avait posé une lettre sur lacruche d’eau chaude, devant la porte de leur chambre ! Maislorsque Constance l’avait découverte, la vapeur avait tellementdélavé l’écriture qu’elles n’avaient pas pu lire ; même pasdéchiffrer à laquelle des deux le billet était adressé. Etl’étranger était parti le jour suivant. Et c’était tout. Le restede la vie s’était passé à s’occuper de papa, tout en évitant de setrouver sur son chemin. Mais à présent ? À présent ? Lesoleil, se faufilant comme un voleur, frôla doucement Joséphine.Elle releva son visage. Les tendres rayons l’attiraient vers lafenêtre.

Jusqu’à ce que l’orgue cessât de jouer,Constance resta devant le Bouddha, rêvant, mais non pas commed’habitude, non pas perdue dans le vague. Cette fois-ci, sa rêverieressemblait à un désir nostalgique. Elle se souvenait des momentsoù elle était entrée dans cette chambre, où elle s’était glisséehors de son lit en chemise, quand la lune était pleine, où elles’était couchée sur le tapis, les bras étendus, comme si elle étaitcrucifiée. Pourquoi ? C’était la grande lune pâle qui l’yavait forcée. Sur le paravent sculpté, les horribles danseurs luiavaient jeté des regards en coulisse et elle n’y avait pas prisgarde. Elle se rappelait aussi qu’à chacun de leurs séjours au bordde la mer, elle s’en était allée toute seule s’asseoir aussi prèsde l’eau que possible et qu’elle chantait quelque chose, quelquechose qu’elle inventait, et parcourant des yeux ces flots inquiets.Elle avait eu cette autre existence, passée à faire des courses, àrapporter des provisions dans des sacs, à aller chercher dans lesmagasins des objets à condition, à les examiner avec sa sœur, à leséchanger contre d’autres, toujours à condition, à servir les repasde papa sur un plateau, à essayer de ne pas mettre papa en colère.Mais tout cela semblait avoir eu lieu dans une espèce de tunnel.Cela n’avait aucune réalité. Quand elle sortait du tunnel pour seplonger dans le clair de lune, pour s’asseoir auprès de la mer ous’enfoncer dans un orage, alors seulement elle sentait qu’elleétait vraiment elle-même. Qu’est-ce que cela signifiait ?Qu’était-ce donc qui lui manquait toujours ? À quoi tout celamenait-il ? Et maintenant ? Maintenant ?

Elle se détourna du Bouddha avec un de sesgestes vagues. Elle alla vers le coin où Joséphine restait debout.Elle voulait lui dire quelque chose, quelque chose d’excessivementimportant à propos de – à propos de l’avenir et de ce qu’il…

– Ne crois-tu pas que, peut-être…commença-t-elle. Mais Joséphine l’interrompit.

– Je me demandais, murmura-t-elle, si, àprésent…

Elles se turent ; elles s’attendaientmutuellement.

– Continue donc, Connie, ditJoséphine.

– Non, non, Jou ; après toi, ditConstance.

– Non, dis ce que tu allais dire. Tu ascommencé.

– Je… j’aimerais mieux savoir, d’abord,ce que tu allais dire, toi.

– Ne fais pas la sotte, Connie.

– Bien vrai, Jou.

– Connie !

– Oh ! mais, Jou !

Silence. Alors Constance dit, d’une voixindistincte :

– Je ne peux pas dire ce que j’allaisdire, Jou, parce que j’ai oublié ce que c’était… ce que c’était quej’allais dire.

Joséphine resta muette un moment. Elleregardait fixement un gros nuage à l’endroit où le soleil avaitbrillé. Puis, elle répliqua brièvement :

– Moi aussi, j’ai oublié.

Partie 4
MONSIEUR ET MADAME COLOMBE

Il savait, bien entendu – personne ne pouvaitle savoir mieux – qu’il n’avait pas l’ombre d’une chance d’êtreaccepté, pas la plus lointaine. L’idée même d’une chose pareilleétait grotesque. Grotesque au point que, si son père à elle devaitle… bref, quoi que fît son père, lui-même le comprendraitparfaitement. En somme, il n’avait fallu rien de moins que ledésespoir ; rien de moins que le fait d’en être arrivé audernier jour qu’il allait passer en Angleterre avant Dieu saitcombien d’années d’exil, pour lui donner cette audace. Et mêmealors… Il choisit une cravate dans le tiroir de la commode, unecravate à damier crème et bleu, puis il s’assit sur le bord de sonlit. Si elle ripostait : « Quelleimpertinence ! » serait-il étonné ? Nullement,décida-t-il en relevant son col souple pour le rabattre sur lacravate. Il s’attendait à ce qu’elle dise quelque chose comme ça. Àconsidérer froidement cette affaire, il ne voyait pas ce qu’ellepouvait répondre d’autre.

Ça y était ! De ses doigts énervés, ilfit le nœud en face du miroir, aplatit ses cheveux des deux mains,tira les revers de ses poches de jaquette. Il gagnait de cinq à sixcents livres par an à cultiver des fruits, et où… enRhodésia ! Pas de capitaux. Pas un sou d’héritage enperspective. Aucune chance d’accroître ses revenus avant quatre ansau moins. En ce qui concernait la beauté, le prestige personnel etle reste, il n’avait pas le moindre atout dans son jeu. Il nepouvait même pas se prévaloir d’une santé merveilleuse, car sonséjour en Afrique orientale l’avait si complètement démoli qu’ilavait dû prendre six mois de congé. Il était encore pâle à fairepeur – plus même que d’habitude, cet après-midi-là, songeait-il,penché en avant, interrogeant des yeux la glace. Grand Dieu !que lui était-il donc arrivé ? Voilà que ses cheveuxsemblaient presque vert pomme. Sapristi, il n’avait pourtant pasles cheveux verts. Ça, c’était un peu fort ! Alors la lueurverte se mit à trembler dans la glace : c’était le reflet del’arbre au-dehors. Reggie se détourna, tira son porte-cigarettes desa poche ; mais, se rappelant combien sa mère détestait qu’ilfumât dans sa chambre, il le remit à sa place et revint, désœuvré,vers la commode. Non, du diable s’il était capable de découvrir uneseule chose qui fût à son avantage à lui, tandis qu’elle…Ah !… Il s’arrêta net, croisa les bras, s’appuya de tout sonpoids contre le meuble.

Mais, en dépit de la position d’Anne, de lafortune de son père, du fait qu’elle était enfant unique et debeaucoup la jeune fille la plus fêtée du pays ; en dépit de sabeauté, de son intelligence – de l’intelligence ! c’était bienplus encore, il n’y avait rien vraiment qui ne fût à saportée ; il était pleinement convaincu qu’elle aurait, le caséchéant, révélé un génie universel – en dépit de cette circonstanceque ses parents l’adoraient, qu’elle le leur rendait, que, plutôtque de la laisser partir si loin, ils auraient préféré… eh bien, endépit de tout ce qu’il était capable d’imaginer, son amour à luiétait si formidable qu’il ne pouvait s’empêcher d’espérer. Était-cede l’espoir, après tout ? ou cet étrange, ce timide désird’avoir la possibilité de prendre soin d’elle, de veiller à cequ’elle eût tout ce qu’elle pouvait souhaiter, à ce que rien nel’approchât qui ne fût la perfection même – ce désir était-ilseulement de l’amour ? Comme il l’aimait ! Il se serracontra la commode et lui chuchota : « Je l’aime ! jel’aime ! » Et à cet instant, il se trouva avec elle enroute pour Umtali. C’était la nuit. Elle était assise dans un coin,elle dormait. Son menton tendre se nichait dans son col souple, sescils brun doré reposaient sur ses joues. Il contemplait avecadoration son petit nez délicat, ses lèvres parfaites, son oreillesemblable à celle d’un bébé, la bouche dorée qui la cachait à demi.Ils traversaient la brousse. Il faisait chaud et sombre, on étaitloin. Alors, elle se réveillait en disant : « Est-ce quej’ai dormi ? » et il répondait : « Oui. Es-tubien ? Tiens, laisse-moi… » Et il se penchait en avantpour… il se penchait sur elle. C’était une telle félicité qu’il neput rêver plus avant. Mais cette vision lui donna le courage debondir jusqu’en bas, de saisir son chapeau de paille dans levestibule et de dire, en refermant la porte d’entrée :« Enfin, je peux toujours en courir la chance, voilàtout. »

Mais cette chance à courir lui valut presqueaussitôt une secousse au moins désagréable. Sa mère était là,déambulant le long de l’allée du jardin avec Chinny et Biddy, lesvieux pékinois. Naturellement Réginald aimait bien sa mère. Elle…elle avait de bonnes intentions, elle était remarquablementénergique et ainsi de suite. Mais on ne pouvait nier qu’elle ne fûtplutôt austère. Et il y avait eu dans l’existence de Reggie, avantque l’oncle Alick mourût en lui laissant son exploitation, desmoments, de nombreux moments où il s’était senti convaincu que leplus dur châtiment qui pouvait tomber sur un pauvre type était dese trouver fils unique de veuve. Ce qui en augmentait encore larigueur, c’est que sa mère était positivement tout ce qu’ilpossédait au monde. Non seulement elle combinait en quelque sorteune double fonction paternelle et maternelle, mais, avant même queReggie eût promu à ses premières culottes, elle s’était déjàbrouillée avec toute la famille et avec toute celle de son mari. Desorte que, chaque fois que Reggie, là-bas, avait le mal du pays, àrester assis au clair d’étoiles sur sa véranda sombre, tandis quele gramophone cirait : « Qu’est-ce, ô chérie, que vivresans amour ? » son unique vision lui faisait apparaîtresa mère, grande et massive, qui suivait l’allée du jardin dans unbruissement de jupes, les chiens sur ses talons…

Maman, tenant ses ciseaux béants pour trancherla tête de quelque fleurette morte, s’arrêta en voyant Reggie.

– Tu ne sors pas, Réginald ?demanda-t-elle, en voyant qu’il s’y apprêtait.

– Je serai de retour pour le thé, maman,dit lâchement Reggie, enfonçant ses mains dans les poches de sajaquette.

Crac ! Une tête tomba. Reggie faillitfaire un bond.

– J’aurais pensé que tu pouvais réserverton dernier après-midi à ta mère, dit-elle.

Silence. Les pékinois le dévisageaient ;ils comprenaient tout ce que disait sa mère. Biddy s’était couchée,la langue pendante ; elle était si dodue et si luisante,qu’elle ressemblait à un morceau de caramel à moitié fondu. Maisles yeux de porcelaine de Chinny fixaient sur Réginald un regardsombre et il reniflait un peu, comme si l’univers tout entiern’était qu’une odeur déplaisante. Crac ! recommencèrent lesciseaux. Pauvres petites malheureuses ; on leur réglait leurcompte !

– Et où vas-tu donc, si ta mère a ledroit de te le demander ? interrogea maman.

Enfin, ce fut fini, mais Reggie ne ralentitpas son allure avant d’être hors de portée de la vue et à mi-cheminde la maison du colonel Proctor. Ce fut alors seulement qu’ilremarqua quel après-midi superbe il faisait. La pluie était tombéetout le matin, une pluie de fin d’été, chaude, lourde, rapide etmaintenant le ciel était clair, traversé seulement d’une longuefile de petits nuages pareils à des canetons, qui voguaientau-dessus de la forêt. Il y avait juste assez de vent pour fairetomber des arbres les dernières gouttes d’eau ; une tièdeétoile éclaboussa sa main. Flic ! une autre tambourina sur sonchapeau. La route vide miroitait, les haies sentaient l’églantine,et comme les roses trémières, larges et éclatantes, flambaient dansles jardins des chaumières ! Et voilà que c’était la maison ducolonel Proctor ; c’était elle, déjà ! La main de Reggiese posait sur la barrière, son coude heurtait les buissons deseringa ; des pétales, du pollen saupoudraient la manche de saveste. Mais, un instant ! ça marchait vraiment trop vite… Ilavait eu l’intention de réfléchir encore à toute cette affaire.Voyons, du calme ! Mais il remontait l’allée, entre lesénormes buissons de roses. Ça ne peut pas se faire comme ça… Maissa main avait saisi la poignée de la sonnette, l’avait tirée,l’avait mise en branle à toute volée, comme s’il était venu direque la maison brûlait. Par-dessus le marché, la femme de chambredevait être dans le vestibule, car la porte d’entrée s’ouvrit toutà coup et Reggie se trouva enfermé dans le salon vide, avant quecette sacrée sonnette eût cessé de retentir. Chose étrange, quandelle se tut, la vaste chambre obscure, où l’ombrelle de quelqu’ungisait sur le piano à queue, le réconforta – l’excita plutôt. Touty était si tranquille, et pourtant, dans une minute, la porteallait s’ouvrir et son sort se décider. Ce sentiment ressemblait unpeu à celui qu’on éprouve chez le dentiste : c’était presquede l’audace, l’insouciance du danger. Mais en même temps, à sasurprise immense, Reggie s’entendit prononcer :« Seigneur Dieu, tu sais que tu n’as pas fait grand-chose pourmoi… » Cette phrase le fit se ressaisir, lui redonnaconscience du sérieux terrible de la situation. Trop tard. Lebouton de la porte tourna. Anne entra, traversa l’espace d’ombrequi les séparait, lui tendit la main et dit de sa petite voixdouce :

– Je regrette tant que mon père soitsorti. Et maman est en ville pour la journée, à faire la chasse auxchapeaux. Il n’y a que moi pour vous recevoir, Reggie.

Reggie respira convulsivement, serra sonchapeau à lui contre les boutons de sa jaquette etbégaya :

– À vrai dire, je ne suis venu que… quepour dire adieu.

– Oh ! s’écria Anne doucement – elles’écarta un peu de lui et ses yeux gris dansèrent – en voilà unecourte visite !

Puis, le considérant, le menton relevé, elleéclata de rire, un long rire très doux, s’éloigna de lui, alla aupiano et s’y appuya, jouant avec le gland de l’ombrelle.

– Je vous demande pardon, dit-elle, derire comme ça. Je ne sais pas pourquoi ; ce n’est qu’unemauvaise ha… habitude.

Et tout à coup, elle tapa le parquet de sonsoulier gris et tira un mouchoir de sa jaquette de laineblanche.

– Il faut vraiment que je m’en corrige,dit-elle, c’est trop ridicule.

– Grand Dieu, Anne, cria Reggie, maisj’adore vous entendre rire ! Je ne peux rien imaginer deplus…

Mais la vérité, ils le savaient tous deux,c’est qu’elle ne riait pas toujours ; c’est que ce n’était pasdu tout une habitude. Seulement, dès le jour où ils s’étaientrencontrés, dès ce tout premier moment, pour quelque étrange raisonque Reggie aurait bien voulu comprendre, Anne avait ri en levoyant. Pourquoi ? Peu importait où ils se trouvaient et dequoi ils parlaient. Ils commençaient, peut-être, par être aussisérieux que possible, d’une gravité intense – du moins, en ce quile concernait lui – mais ensuite, au milieu d’une phrase, tout àcoup, Anne lui jetait un regard et un petit frémissement rapidepassait sur son visage. Ses lèvres s’en ouvraient, ses yeuxdansaient, elle se mettait à rire.

Une autre circonstance curieuse, c’était, sefigurait Reggie, qu’elle ne savait pas elle-même pourquoi elleriait. Il l’avait vue se détourner, froncer les sourcils,contracter ses joues, joindre et crisper les mains. Mais c’était envain. Le long rire tendre résonnait, même au moment où ellecriait : « Je ne sais pas pourquoi je ris ! »C’était un mystère.

À présent, elle fourrait son mouchoir dans sacachette ; elle disait :

– Asseyez-vous donc. Et fumez, n’est-cepas ? Il y a des cigarettes dans cette petite boîte, à côté devous. Moi aussi, j’en prendrai une.

Il frotta une allumette, la lui offrit et,comme elle se penchait, il vit la petite flamme luire dans la perlede la bague qu’elle portait.

– C’est demain que vous partez, n’est-cepas ? dit Anne.

– Oui, demain, pour de bon, dit Reggie.Et il exhala un petit éventail de fumée. Pourquoi donc était-il sinerveux ? Nerveux était un mot bien insuffisant.

– C’est… c’est joliment difficile de sefigurer ça, ajouta-t-il.

– Oui… n’est-ce pas ? dit Anne avecdouceur. Et elle se pencha en avant et fit rouler le bout de sacigarette tout autour du cendrier vert. Qu’elle était belleainsi ! – belle, belle ! – et si petite dans cet immensefauteuil ! Le cœur de Réginald se gonfla de tendresse, mais cefut sa voix, cette douce voix qui le fit trembler : « Ilme semble que vous êtes ici depuis des années », dit-elle.

Réginald aspira une profonde bouffée de sacigarette.

– C’est lugubre, l’idée de retournerlà-bas, dit-il.

Du fond du silence émergea ce son :Rou-cou-cou-cou-cou…

– Mais vous vous y plaisez, n’est-cepas ? reprit Anne. Elle enroula son collier de perles sur sondoigt.

– Papa disait encore l’autre soir qu’iltrouvait que vous aviez bien de la chance de vous faire une vie àvous.

Elle le regarda. Réginald eut un assez pâlesourire.

– Il ne me semble pas que ma chance soitbien extraordinaire, dit-il d’un ton léger.

Rou-cou-cou-cou résonna de nouveau.Et Anne murmura :

– Vous voulez dire qu’on est solitairelà-bas ?

– Oh ! ce n’est pas la solitude queje redoute, dit Réginald. Et il aplatit avec rage le bout de sacigarette sur le cendrier vert. Je serais capable de résister àn’importe quelle dose de solitude ; et même je l’aimais bien.C’est l’idée de…

Soudain, avec horreur, il se sentitrougir.

Rou-cou-cou !Rou-cou-cou !

Anne se leva d’un bond.

– Venez dire adieu à mes colombes,proposa-t-elle. On les a transportées dans la véranda à côté. Vousaimez les colombes, n’est-ce pas, Reggie ?

– Énormément, dit Reggie avec tant deferveur que, tandis qu’il ouvrit la porte-fenêtre et s’effaçaitpour laisser passer Anne, elle s’élança en courant et alla poufferdevant les colombes.

De-ci, de-là, de-ci, de-là, sur le fin sablerouge qui couvrait le sol de la volière, marchaient les deuxcolombes. L’une devançait toujours l’autre. L’une courait lapremière en poussant un petit cri, l’autre suivait, solennelle, enfaisant des courbettes.

– Vous voyez, expliqua Anne, celle qui vadevant, c’est madame Colombe. Elle regarde monsieur Colombe, ellepousse ce petit éclat de rire, elle court en avant et il la suit ensaluant, en saluant toujours. Et ça la fait rire de nouveau. Ellese sauve et à sa suite, cria Anne en s’asseyant sur ses talons,vient le pauvre M. Colombe, qui salue… et voilà toute leurvie. Ils ne font jamais rien d’autre, vous savez.

Elle se releva et prit des graines jaunes dansun sac sur le toit du colombier.

– Quand vous penserez à elles, là-bas, enRhodésia, Reggie, vous pourrez être certain que voilà ce qu’ellesfont.

Aucun signe n’indiqua que Reggie avait vu lescolombes ou entendu un mot. Pour le moment, il n’avait conscienceque de l’immense effort qu’il fallait pour s’arracher son secret etl’offrir à Anne.

– Anne, croyez-vous que vous pourriezjamais m’aimer un peu ?

C’était fait. C’était fini. Et, dans le petitinstant d’attente qui suivit, Réginald vit le jardin déployé à lalumière, le ciel bleu frémissant, le frisson des feuilles sur lespiliers de la véranda, Anne qui retournait du doigt les grains demaïs sur sa paume. Puis, lentement, elle ferma la main et l’universnouveau s’effaça, tandis que, lentement, elle murmurait :« Non, jamais de cette façon-là. » Mais il eut à peine letemps d’éprouver un sentiment quelconque avant qu’elle s’éloignâtd’un pas rapide. Il la suivit, descendit derrière elle les marches,l’allée du jardin, passa sous les arceaux de roses roses, traversala pelouse à sa suite. Là, le dos tourné à l’éclatante floraisond’une longue plate-bande, Anne fit face à Réginald.

– Ce n’est pas que je n’aie pas beaucoup,beaucoup d’affection pour vous, dit-elle. Je vous aime bien. Mais –ses yeux s’élargirent – pas comme – un frémissement passa sur sonvisage – comme on devrait aimer celui…

Ses lèvres s’entrouvrirent et elle ne puts’arrêter ; elle se mit à rire.

– Là, vous voyez, vous voyez !cira-t-elle, c’est votre cra… cravate à carreaux. Même en ce momentoù on s’attendrait à être solennel pour tout de bon, votre cravateme rappelle, c’est épouvantable, les gros nœuds que les chatsportent dans les images ! Oh ! je vous en prie, je vousen supplie, pardonnez-moi d’être si vilaine !

Reggie s’empara de sa petite main chaude.

– Il ne s’agit pas de vous pardonner,dit-il. Comment pourrait-il être question de pardon entrenous ? Et puis, je crois bien savoir pourquoi je vous faisrire. C’est parce que vous m’êtes tellement supérieure sous tousles rapports que je suis, en quelque sorte, ridicule. Je le vois,Anne. Mais si je pouvais…

– Non, non.

Anne lui serra vigoureusement la main.

– Ce n’est pas ça du tout. Vous voustrompez absolument. Je ne vous suis nullement supérieure. Vousvalez beaucoup mieux que moi. Vous êtes d’une générositémerveilleuse, et… et bon, et simple. Je ne suis rien de tout ça.Vous ne me connaissez pas. J’ai le plus abominable caractère, ditAnne. Je vous en prie, ne m’interrompez pas. Du reste, ce n’est pasde ça qu’il s’agit. Ce qui importe – elle secoua la tête – c’estque je serais incapable d’épouser un homme qui me ferait rire. Vousle comprenez, bien sûr. L’homme que j’épouserai… murmura Anne toutdoucement.

Elle s’arrêta net. Elle retira sa main et,regardant Reggie, elle sourit d’un sourire étrange, plein derêve.

– L’homme que j’épouserai…

Et il sembla à Reggie qu’un étranger, grand,beau et brillant passait devant lui, prenait sa place – un hommepareil à celui qu’il avait vu souvent avec Anne, au théâtre, quisurgissait on ne savait d’où sur la scène, pour saisirsilencieusement l’héroïne dans ses bras, et après un seul longregard chargé de passion, l’emporter où il lui plaisait…

Reggie baissa la tête devant sa vision :« Oui, je vois », dit-il d’une voix enrouée.

– Vraiment ? dit Anne. Oh !j’espère que vous comprenez. Parce que j’ai tant de remords de toutça. C’est si difficile d’expliquer. Vous savez que je n’aijamais…

Elle se tut. Reggie la regarda. Ellesouriait.

– N’est-ce pas que c’est drôle ?dit-elle. Je peux vous dire n’importe quoi. Je vous ai toujourstout dit dès le premier jour.

Il essaya de sourire, de répondre :« J’en suis bien heureux ». Elle continua :

– Je n’ai jamais connu personne pour quij’aie autant d’affection que pour vous. Jamais je ne me suis sentieaussi heureuse avec n’importe qui. Mais je suis sûre que ce n’estpas là ce que veulent dire les gens, ou les livres, quand ilsparlent d’amour. Comprenez-vous ? Oh ! si vous saviezseulement à quel point je me sens vilaine envers vous. Mais nousressemblerions à… à monsieur et madame Colombe.

Le coup était porté. Il parut définitif àRéginald et la vérité de ce mot, si terrible qu’il put à peinel’endurer. « N’insistez pas », dit-il, et il se détournad’Anne, regardant de l’autre côté de la pelouse. Là-bas, on voyaitla maisonnette du jardinier, avec l’yeuse au sombre feuillageplanté près d’elle. Humide, bleue, arrondie en forme de pouce, unefumée transparente émergeait de la cheminée. Elle n’avait pas l’airnaturelle. Que sa gorge lui faisait mal ! Pourrait-ilparler ? Il fit un effort : « Il faut que je rentreà la maison », croassa-t-il, et il se mit à traverser lapelouse. Mais Anne lui courut après.

– Non, ne partez pas. Vous ne pouvez pasvous en aller encore, implora-t-elle. Il n’est pas possible quevous me laissiez avec des sentiments pareils.

Elle levait vers lui de grands yeux, fronçaitles sourcils, se mordait la lèvre.

– Oh ! ça va, dit Reggie, sesecouant. Je finirai… je finirai par…

Et il agita la main comme pour achever« par oublier tout ça ».

Les mains jointes elle se dressa devantlui.

– Vous voyez, bien sûr, que ce serait unechose fatale pour nous de nous marier, n’est-ce pas ?

– Oh ! parfaitement, parfaitement,dit Reggie, la fixant avec des yeux hagards.

– Que ce serait une erreur, un crime,avec les sentiments que j’ai ? Je veux dire, pour monsieur etmadame Colombe, cela va tout seul. Mais figurez-vous ça, dans lavraie vie… figurez-vous !

– Oh ! absolument, dit Reggie. Et ilse mit à marcher. Mais Anne l’arrêta encore. Elle le tira par lamanche et, cette fois, à son grand étonnement, au lieu de rire,elle fit la mine d’une petite fille qui va pleurer.

– Alors pourquoi, si vous comprenez,êtes-vous si mal… malheureux ? gémit-elle. Pourquoiprenez-vous ça tellement à cœur ? Pourquoi avez-vous un airsi, si terr… terrible ?

Reggie avala sa salive et, de nouveau fit legeste d’écarter quelque chose.

– Je n’y peux rien, dit-il, j’ai reçu uncoup. Si je file tout de suite, je serai capable de…

– Comment pouvez-vous parler de filertout de suite ? riposta Anne avec dédain.

Elle tapa du pied en le regardant ; sesjoues étaient cramoisies.

– Comment pouvez-vous être sicruel ? Je ne peux pas vous laisser partir, sans être certaineque vous êtes absolument aussi heureux qu’avant de me demander devous épouser. Vous devez comprendre cela, pour sûr, c’est sisimple.

Mais, à Réginald, la chose ne paraissait passimple du tout ; elle semblait d’une impossibledifficulté.

– Même si je ne peux pas vous épouser,comment voulez-vous que je me dise que vous êtes là-bas si loin,sans personne à qui écrire, excepté votre terrible mère, et quevous êtes malheureux et que, tout ça, c’est ma faute ?

– Ce n’est pas votre faute. Ne le pensezpas. C’est le destin, voilà tout.

Reggie prit la main d’Anne sur sa manche, lasouleva, la baisa.

– Ne me plaignez pas, chère petite Anne,dit-il doucement. Et cette fois-là, il courut presque en descendantl’allée, sous les arceaux de roses.

Rou-cou-cou-cou !Rou-cou-cou-cou ! résonna sous la véranda. Et du jardinvint un cri : « Reggie ! Reggie ! »

Il s’arrêta, il se retourna. Mais, quand ellevit son air timide, étonné, elle eut un petit rire.

– Revenez, monsieur Colombe ! ditAnne.

Et Réginald, lentement, retraversa lapelouse.

Partie 5
JEUNE FILLE

En robe bleue, avec ses joues légèrementrougies, ses yeux si bleus, ses boucles d’or qu’on eût dit relevéespour la première fois, la fille de madame Raddick semblait êtrenouvellement tombée de ce ciel radieux. Le regard timide, vaguementétonné, mais profondément admiratif de madame Raddick paraissaitindiquer qu’elle croyait aussi à ce miracle ; mais sa fillen’avait pas l’air fort enchantée – et pourquoi donc l’aurait-elleété ? – d’être venue se poser sur les marches du Casino. Lefait est qu’elle s’ennuyait – s’ennuyait comme si le Paradisqu’elle quittait avait été plein de casinos, avec de vieux saintsmaussades pour croupiers et des couronnes pour enjeux.

– Ça vous est égal d’emmenerHennie ? me demanda madame Raddick. Vous en êtes sûr ?Vous avez l’auto et vous prendrez le thé et vous nous retrouverezici, sur cette marche – ici même – dans une heure. Vous comprenez,je veux la faire entrer. Elle n’y est pas encore allée et ça vautla peine d’être vu. Je trouve que ce ne serait pas juste de l’enpriver.

– Oh ! tais-toi, maman, dit sa filled’un ton las. Viens donc. Ne parle pas tant. Et puis, ton sac s’estouvert ; tu vas encore perdre tout ton argent.

– Je regrette, chérie, répondit madameRaddick.

– Oh ! mais viens donc, reprit lavoix impatiente. Je veux faire de l’argent. Tout ça est bel et bienpour toi, mais moi, je suis à sec !

– Tiens, prends cinquante francs, chérie,prends-en cent !

Je vis madame Raddick lui fourrer des billetsdans la main, en franchissant les portes.

Nous restâmes un instant sur les marches,Hennie et moi, à regarder les gens. Il souriait d’un large sourireenchanté.

– Dites donc, cria-t-il, voilà unbouledogue anglais. Est-ce qu’on permet aux chiens d’entrerlà-dedans ?

– Non, c’est défendu.

– Il est épatant, n’est-ce pas ? Jevoudrais bien en avoir un. Ce sont des chiens si drôles. Ils fontsi peur aux gens et ils ne sont jamais méchants avec leurs… avecles personnes à qui ils appartiennent.

Tout à coup, il me serra le bras.

– Dites, regardez un peu cette vieille.Qui est-ce ? Pourquoi a-t-elle un air pareil ? Est-cequelqu’un qui joue ?

L’antique créature desséchée, qui portait unerobe de satin vert, un manteau de velours noir, un chapeau blancgarni de plumes violettes, gravit les degrés d’un pas lent etsaccadé, comme si elle était montée sur fils de fer. Elle regardaitfixement devant elle, elle riait, branlait la tête, jacassait touteseule ; ses griffes étreignaient un sac qui ressemblait à unepoche à souliers.

Mais au même moment, madame Raddick reparutavec Elle et une autre dame qui voltigeait à l’arrière-plan. MadameRaddick fondit sur moi. Elle était toute rouge, toute joyeuse,toute changée. Elle faisait songer à une femme qui dit adieu à sesamis sur le quai de la gare et qui n’a pas une minute à perdreavant le départ du train.

– Oh ! vous êtes encore là ? Envoilà une chance ! Vous n’êtes pas parti ? Quelle veine,n’est-ce pas ? Je viens d’avoir des ennuis terribles à cause…d’elle.

Elle indiqua du geste sa fille, qui restaitlà, complètement immobile, dédaigneuse, les yeux baissés, faisantpivoter son pied sur la marche, absente, à des centaines delieues.

– On ne veut pas la laisser entrer. J’aijuré qu’elle avait vingt et un ans. Mais on ne veut pas me croire.J’ai montré mon porte-monnaie à cet homme ; je n’ai pas oséfaire davantage. Ça n’a servi à rien ; il s’est moqué de moi,tout bonnement… Et maintenant, je viens de rencontrer madame MacEwen, de New York, et elle vient de gagner treize mille francs dansla Salle Privée – et elle veut que j’y retourne avec elle, pendantque la veine dure. Bien entendu, je ne peux pas la quitter… Elle.Mais si vous vouliez…

Là-dessus « Elle » leva lesyeux ; son regard annihila simplement sa mère.

– Pourquoi ne peux-tu pas mequitter ? dit-elle avec fureur. Quelle parfaite ineptie !Comment as-tu le courage de faire une scène pareille ? Voilàbien la dernière fois que je sors avec toi. Tu es vraiment par tropimpossible !

Elle toisa sa mère de la tête aux pieds.

– Calme-toi, dit-elle superbement.

Madame Raddick était au désespoir, absolumentau désespoir. Elle mourait d’envie d’accompagner madame Mac Ewen,mais en même temps…

Je pris mon courage à deux mains.

– Voudriez-vous, mademoiselle… Vousplairait-il de venir prendre le thé avec… nous ?

– Oui, oui, elle sera ravie. C’est tout àfait ce que je désirais, n’est-ce pas, chérie ? Madame MacEwen… je serai de retour ici dans une heure… ou même avant… jevais…

Madame Raddick s’élança, gravit les marches.Je vis que son sac était encore ouvert.

Ainsi, nous restions là, tous les trois. Maisce n’était vraiment pas ma faute. Hennie aussi paraissait écrasé.Quand l’automobile fut arrivée, elle s’enveloppa de son manteausombre – pour éviter la contamination. Ses petits pieds eux-mêmessemblaient dédaigner de la porter jusqu’au bas du perron, versnous.

– Je suis absolument navré… murmurai-je,tandis que l’auto se mettait en marche.

– Oh ! ça m’est parfaitement égal,dit-elle. Je ne tiens pas du tout à paraître vingt et un ans. Quipourrait le vouloir – quand on en a dix-sept ! C’est – et ellefrissonna légèrement – c’est cette stupidité qui m’est odieuse, etd’être dévisagée par de vieux messieurs obèses. Quellesbrutes !

Hennie lui jeta un coup d’œil rapide et se mità regarder par la glace.

L’auto s’arrêta devant un immense palais demarbre rose et blanc, avec des orangers devant les portes, plantésdans des vases laqués noir et or.

– Aimeriez-vous entrer là ?insinuai-je.

Elle hésita, jeta un regard, se mordit lalèvre et se résigna.

– Oh ! enfin, il n’y a guère autrechose à faire, dit-elle. Descends donc, Hennie.

Je pris les devants – pour trouver la table,naturellement – et elle suivit. Mais ce qu’il y avait de pire,c’était de traîner son petit frère, qui n’avait que douze ans, avecnous. Ça, c’était la dernière goutte, le coup de grâce – cet enfantà ses talons.

Il restait une seule table. Elle portait desœillets roses et des assiettes roses, avec de petites serviettes àthé bleu pâle, en guise de voiles.

– Nous mettons-nous là ?

Elle posa une main lasse au dossier d’unfauteuil d’osier blanc.

– Mais oui. Pourquoi pas ?dit-elle.

Hennie se faufila contre elle et finit, en setortillant, par atteindre un tabouret à l’autre bout. Il se sentaitabominablement de trop. Elle n’ôta même pas ses gants ; ellebaissa les yeux et tambourina sur la table. Quand un lointainviolon résonna, elle fit une petite grimace douloureuse et semordit de nouveau la lèvre. Le silence.

Une serveuse apparut. À peine si j’osaisdemander :

– Du thé ? du café ? Du thé deChine, ou bien du thé glacé avec du citron ?

En vérité, peu lui importait. Tout lui étaitégal. Elle n’avait vraiment envie de rien. Hennie chuchota :« Du chocolat ! »

Mais, à l’instant même où la serveuse sedétournait pour partir, elle s’écria d’un air insouciant :

– Oh ! vous pouvez aussi bienm’apporter aussi un chocolat.

Pendant que nous attendions, elle tira de sonsac une petite boîte à poudre en or, avec une glace dans lecouvercle, secoua la pauvre petite houppette comme si elle luiétait odieuse et poudra son adorable petit nez.

– Hennie, dit-elle, enlève cesfleurs.

De sa houppette, elle indiquait les œillets etje l’entendis murmurer : « J’ai horreur de voir desfleurs sur une table. » Celles-ci, évidemment, lui avaientcausé une souffrance extrême, car elle ferma les yeux quand je lesécartai.

La serveuse revint avec le chocolat et le thé.Elle posa devant eux les grandes tasses mousseuses et poussa monverre transparent à travers la table. Hennie enfouit son nez dansla sienne ; il émergea de nouveau avec, pendant un instantterrible, un petit flocon de crème tremblotant au bout. Mais trèsvite, en vrai petit gentleman, il l’essuya. Je me demandai sij’allais oser attirer son attention sur sa tasse. Elle ne l’avaitpas remarquée – elle ne la voyait pas – jusqu’à ce qu’enfin tout àcoup, absolument par hasard, elle but une petite gorgée. Jel’observais avec anxiété ; elle frissonna légèrement.

– Beaucoup trop doux ! dit-elle.

Un tout petit garçon, avec une tête pareille àun grain de malaga et un corps chocolat, s’approcha portant unplateau de pâtisseries – rangée après rangée de petits caprices, depetites inspirations, de petits rêves suaves. Il les luioffrit.

– Oh ! je n’ai pas la moindre faim.Emportez-les.

Il les présenta à son frère. Hennie me jeta uncoup d’œil rapide – la réponse dut être satisfaisante, car il pritune crème au chocolat, un éclair au café, une meringue bourrée demarrons et un cornet minuscule, rempli de fraises toutes fraîches.Elle eut à peine la force de le regarder faire. Mais, comme lepetit garçon s’esquivait elle tendit son assiette.

– Oh ! enfin, donnez-m’en un, rienqu’un, dit-elle.

Les pinces d’argent laissèrent tomber, un,deux, trois gâteaux – et une tartelette aux cerises.

– Je ne sais pas pourquoi vous me donneztout ça, dit-elle, et elle faillit sourire. Je ne les mangerai pastous ; ce serait impossible !

Je me sentis beaucoup plus rassuré. Je bus monthé à petits coups, je me renversai en arrière, je demandai même lapermission de fumer. À ce mot, elle s’interrompit, la fourchette àla main, ouvrit les yeux et vraiment elle eut un sourire.

– Certainement, dit-elle. Je m’attendstoujours à ce qu’on fume.

Mais à ce moment, une chose tragique arriva àHennie. Il piqua trop fort son cornet de pâtisserie qui se brisanet et une des deux moitiés sauta sur la table. Épouvantableincident ! Il devint écarlate. Même ses oreilles flamboyèrentet une main honteuse se glissa sur la table pour enlever ce quirestait de la victime.

– Affreux petit monstre !dit-elle.

Grand Dieu ! Je dus courir à son secours.Je m’écriai précipitamment : « Resterez-vous longtemps enEurope ? »

Mais déjà elle avait oublié Hennie. Moi aussi,j’étais oublié. Elle cherchait à se rappeler quelque chose… elleétait au bout du monde.

– Je… ne… sais pas, dit-elle lentement,de cet endroit lointain.

– Je suppose que vous aimez mieux laRiviera que Londres. C’est plus… plus…

Quand je m’arrêtai, elle revint de là-bas etme considéra fort intriguée.

– Plus ?

– Enfin… plus gai, criai-je en agitant macigarette. Mais il lui fallut tout un gâteau pour considérer cetteopinion. Et même alors : « Oh ! eh bien, celadépend ! » fut tout ce qu’elle put prendre sur elle dedire.

Hennie avait fini. Il avait encore trèschaud.

Je saisis la carte posée sur la table.

– Voyons – que diriez-vous d’une glace,Hennie ? Mandarine et gingembre, qu’en pensez-vous ? Non,quelque chose de plus frais ? Pourquoi pas une crème àl’ananas ?

Hennie approuva fortement. La serveuse avaitl’œil sur nous. La commande était inscrite, quand Elle leva lesyeux et cessa de contempler ses miettes de gâteau.

– Avez-vous dit mandarine etgingembre ? J’aime bien le gingembre. Vous pouvez m’enapporter une.

Puis, très vite :

– Je voudrais que cet orchestre cesse dejouer des airs qui remontent au déluge. Nous avons dansé ça tout letemps, à Noël dernier. C’est par trop intolérable.

Mais c’était une mélodie charmante. Maintenantque j’y faisais attention, elle me réchauffait.

– Je trouve que c’est assez gentil ici,et vous, Hennie ? dis-je.

Hennie déclara : « Épatant. »Il avait eu l’intention de le dire tout bas, mais le mot sortit surune note aiguë, dans une espèce de glapissement.

Gentil ? Cet endroit-là ?Gentil ? Pour la première fois, elle regarda autour d’elle,essayant de voir ce qu’il y avait de… Elle clignota ; ses yeuxcharmants s’étonnèrent. Un monsieur d’âge mûr, très beau, luirendit son regard à travers un monocle attaché d’un ruban noir.Mais, elle ne put parvenir à l’apercevoir. À la place qu’iloccupait, il y avait dans l’air un vide. Elle fixait l’espace àtravers lui.

Enfin, les petites pelles à glaces’immobilisèrent sur les coupes de cristal. Hennie avait un peul’air d’être à bout de forces, mais Elle, elle se mit à enfiler sesgants blancs. Sa montre sertie de diamants lui donna quelquepeine ; elle la gênait. Elle la tirailla – s’efforça de cassercette petite sotte – qui ne voulut pas se laisser faire. Enfin,elle dut se résigner à rabattre le gant par-dessus. Après cettecatastrophe, je vis qu’elle ne pouvait supporter cette situation uninstant de plus et, de fait, elle se leva d’un bond, se détournant,tandis que je remplissais la formalité vulgaire de payer lanote.

Ensuite, nous nous retrouvâmes dehors. Lecrépuscule était venu. Le ciel était saupoudré de minusculesétoiles ; les grandes lampes brûlaient, éclatantes. Pendantque nous attendions l’auto, elle resta sur la marche, comme ellel’avait fait avant, agitant son pied, baissant les yeux.

Hennie se précipita pour ouvrir laportière ; elle monta, se renversa sur les coussins avec –ah ! quel soupir !

– Dites-lui, ordonna-t-elle pantelante,d’aller aussi vite qu’il peut.

Hennie adressa une grimace joyeuse à son amile chauffeur. « Allez vite », dit-il. Puis il prit un airsérieux et s’assit sur le strapontin en face de nous.

La boîte à poudre en or surgit de nouveau. Denouveau la pauvre petite houppe fut secouée ; le même regardrapide, profondément secret, s’échangea entre Elle et lemiroir.

Nous déchirions l’or et le noir de la villecomme des ciseaux taillent un brocart. Hennie prenait beaucoup demal pour ne pas avoir l’air de s’accrocher à quelque chose.

Mais, quand on arriva au Casino, madameRaddick, naturellement, ne s’y trouvait pas. Aucun signe de saprésence n’apparaissait sur le perron – pas une trace.

– Voulez-vous restez dans l’auto pendantque j’irai voir ? Mais non – elle ne voulut pas. Grand Dieu,non ! Hennie pouvait rester ; quant à elle, attendre dansla voiture, lui était intolérable. Elle attendrait surl’escalier.

– Mais j’ai du scrupule à vous quitterainsi, murmurai-je. Je préférerais de beaucoup ne pas vous laisserlà.

À ces mots, elle rejeta son manteau enarrière ; elle se retourna pour me faire face ; seslèvres s’entrouvrirent.

– Mon Dieu, pourquoi donc ? Je… çam’est tout à fait égal. Je… j’aime à attendre.

Et tout à coup, ses joues s’empourprèrent, sesyeux s’assombrirent. – Un instant, je crus qu’elle allaitpleurer.

– Lai… laissez-moi rester, je vous prie,bégaya-t-elle d’une voix fervente et chaude. J’aime cela. J’adoreattendre. C’est vrai… c’est vrai, je l’adore. J’attends tout letemps… partout…

Son manteau sombre s’écarta et sa gorgeblanche – tout son tendre jeune corps vêtu de bleu – ressembla àune fleur qui vient d’émerger de l’obscurité du bouton.

Partie 6
VIE DE MAMAN PARKER

Quand le monsieur-auteur dont la vieille MamanParker faisait l’appartement tous les mardis ouvrit la porte cematin-là, il lui demanda des nouvelles de son petit-fils. MamanParker, debout sur le paillasson dans le petit couloir sombre,étendit la main pour aider son monsieur à renfermer la porte avantde répondre.

– Nous l’avons enterré hier, m’sieu,dit-elle doucement.

– Oh ! mon Dieu ! je suisdésolé, dit le monsieur-auteur d’un ton scandalisé. Il était entrain de déjeuner. Il portait une robe de chambreconsidérablement râpée et tenait à la main un journalchiffonné. Mais il se sentait gêné. Il ne pouvait guère retourner àson cabinet de travail bien chaud sans avoir dit quelque chose –quelque chose de plus. Alors, sachant que ces gens-là attachenttant d’importance aux enterrements, il prononça avec bonté :« J’espère que les obsèques se sont bien passées ? »– Mande pardon, m’sieu ? dit la vieille Maman Parkerd’une voix enrouée.

Pauvre vieille chouette ! Elleavait l’air tout ahurie. « J’espère que les obsèques étaient…étaient réussies », répéta-t-il. Maman Parker ne fit aucuneréponse. Elle baissa la tête et, clopinant, s’en fut à la cuisine,la main crispée sur la vieille bourriche à poisson qui contenaitses brosses, ses chiffons pour le nettoyage, un tablier, une pairede pantoufles de feutre. Le monsieur-auteur leva les sourcils etretourna à son déjeuner.

– C’est l’accablement, je suppose,dit-il tout haut, en prenant de la marmelade.

Maman Parker retira de sa capote lesdeux épingles de jais et la suspendit derrière la porte. Elledégrafa sa jaquette usée et l’accrocha aussi. Puis elle attacha son« tablier » et s’assit pour ôter ses bottines. Les ôterou les mettre lui était un martyre, mais il y avait des années quece martyre durait. De fait, elle était si bien habituée à ladouleur que son visage se tirait et se contractait d’avance, toutprêt pour la torture, avant même qu’elle eût dénoué les lacets.Cela fait, elle se renversait en arrière avec un soupir et sefrottait doucement les genoux…

« Grand-mère !Grand-mère ! » Son petit-fils était là, debout sur sesgenoux, avec ses petites bottines. Il venait de jouer dans larue.

– Regarde un peu dans quel étatt’as mis la jupe de grand-mère, vilain polisson !

Mais il passait les bras autour de soncou et frottait sa joue contre la sienne.

– Grand-mère, faut me donner unsou ! cajolait-il.

– Va-t’en voir un peu !Grand-mère a pas de sous.

– Si t’en as !

– Non, j’en ai pas.

– Si t’en as. Donne-m’enun !

Déjà, elle cherchait à tâtons le vieuxporte-monnaie de cuir noir, tout déformé.

– Eh ben, qu’est-ce que tu luidonneras, à ta grand-mère ?

Il avait un petit rire timide, il seserrait plus près. Elle sentait sa paupière frémir contre sa joue.« J’ai pas rien », murmurait-il.

 

La vieille femme se leva brusquement,saisit sur le fourneau à gaz la bouilloire de fer-blanc et la portasur l’évier. Le bruit de l’eau tambourinant dans la bouilloire luisemblait amortir sa peine. Elle remplit aussi le seau et la bassineà vaisselle.

Il faudrait tout un livre pour décrirel’état de cette cuisine. Pendant la semaine, le monsieur-auteur setirait d’affaire tout seul. C’est-à-dire qu’il vidait de temps entemps les feuilles de thé dans un pot à confiture réservé à cetusage, et que, si les fourchettes propres venaient à manquer, il enfrottait une ou deux sur l’essuie-mains. Autrement, comme ill’expliquait à ses amis, son « système » était toutsimple et il ne pouvait comprendre comment les gens faisaient tantd’histoires à propos du ménage.

– Il n’y a qu’à salir tout ce qu’onpossède, à faire venir une vieille sorcière pour nettoyer une foispar semaine et le tour est joué.

Le résultat offrait l’aspect d’unegigantesque poubelle. Le parquet même était une litière de croûtesde pain grillé, d’enveloppes, de bouts de cigarettes. Mais MamanParker ne lui en voulait pas. Elle plaignait le pauvre jeunemonsieur de n’avoir personne pour s’occuper de lui.

Par la petite fenêtre ternie, on pouvaitvoir une immense étendue de ciel triste et, quand il y avait desnuages, ils avaient l’air de très vieux nuages tout usés, effrangésaux bords, avec des trous ou des taches sombres comme des taches dethé.

Pendant que l’eau chauffait, MadameParker commença à balayer. « Oui, pensait-elle, tandis que lebalai heurtait les murs, tantôt avec une chose, tantôt avec uneautre, j’ai eu ma part. J’ai eu la vie dure. »

Les voisins eux-mêmes le disaient enparlant d’elle. Bien des fois, quand elle rentrait clopin-clopant,avec sa bourriche, elle les avait entendus qui, flânant au coin dela rue ou s’appuyant aux grilles des cours, disaient entreeux : « elle a eu la vie dure, oui, la mèreParker. » Et c’était si vrai qu’elle n’en éprouvait pas lamoindre fierté. C’était exactement comme si on disait qu’elledemeurait au sous-sol sur la cour, au n° 27. La viedure !

À seize ans, elle avait quitté Stratfordet elle était venue à Londres comme fille de cuisine. Oui, c’est làqu’elle était née, à Stratford-sur-Avon. Shakespeare, m’sieu ?Ma foi, on lui en parlait toujours. Mais elle n’avait jamaisentendu son nom avant de le voir affiché sur lesthéâtres.

De Stratford, rien ne subsistait plus,si ce n’est que « quand on était assis auprès du feu, le soir,on pouvait voir les étoiles par la cheminée » et que « mamère avait toujours son quartier de porc qui pendait duplafond ». Et il y avait quelque chose – un buisson, quec’était – à côté de la porte, qui sentait si bon. Mais le buissonrestait très vague. Elle s’en était seulement souvenue une ou deuxfois, à l’hôpital, quand elle était malade.

Cette place-là – sa première – avait étéune place terrible. Elle n’avait jamais la permission de sortir.Elle ne quittait jamais le sous-sol, excepté pour aller entendreles prières, matin et soir. La cuisine était une vraie cave. Et lacuisinière était une méchante femme. Elle lui arrachait les lettresqu’elle recevait de chez elle, avant qu’elle ait pu les lire, etles jetait dans le fourneau, parce que « ça lui faisait perdreles idées »… Et les cafards ! Croiriez-vousça ?

– Avant de venir à Londres, ellen’avait jamais vu de cafards ! À ce point, Maman Parkerpoussait toujours un petit éclat de rire comme si… de n’avoirjamais vu de cafards ! Autant dire, quoi ! que vousn’avez jamais vu vos propres pieds.

Quand les meubles de cette famille-làeurent été vendus aux enchères, elle était entrée chez un docteurcomme bonne à tout faire, et, après y avoir passé deux ans à courirdu matin au soir, elle avait épousé son mari. C’était unboulanger.

– Un boulanger, madameParker ? dit le monsieur-auteur. Car, à l’occasion, il mettaitde côté ses gros livres et prêtait au moins une oreille à cephénomène qu’on nomme la Vie.

– Ce doit être assez gentil d’êtrela femme d’un boulanger !

Madame Parker n’en était pas sisûre.

– Un métier si propre, dit lemonsieur.

Madame Parker ne semblait pasconvaincue.

– Et puis, n’aimiez-vous pas àservir les pains tout chauds aux clients ?

– Ma foi, m’sieu, dit MadameParker, j’étais pas souvent en haut, dans le magasin. Nous avons eutreize enfants et nous en avons enterré sept. Si c’était pasl’hôpital, c’était le dispensaire, comme qui dirait.

– Certes, madame Parker, en effet,répondit le monsieur en frissonnant et en reprenant saplume.

Oui, il en était parti sept, et pendantque les six autres étaient encore petits, voilà que son mari étaittombé malade de la poitrine. C’était à cause de la farine dans lespoumons, lui avait dit le docteur à l’époque… Son mari était assissur le lit, la chemise retroussée par-dessus la tête et le doigt dudocteur traçait un cercle sur son dos.

– Tenez, si on lui ouvrait le corpsà cet endroit-ci, madame Parker, disait le docteur, vous trouveriezles poumons complètement bloqués par une poudre blanche. Respirez,mon brave !

Et madame Parker ne sut jamais si elleavait vu, ou avait cru voir, un grand éventail de poussièreblanchâtre sortir des lèvres de son pauvre cher homme…

Mais quelle lutte il avait fallusoutenir pour élever ces six petits enfants sans rien demander àpersonne ! Oui, c’en avait été une affaire ! Et puis,juste au moment où ils avaient été d’âge à aller à l’école, la sœurde son mari était venue demeurer avec eux pour aider un brin et iln’y avait pas plus de deux mois qu’elle était là, quand elle avaitdégringolé un escalier et s’était abîmé la colonne vertébrale.Alors, pendant cinq ans, Maman Parker avait eu un autre bébé àsoigner – et qui pleurait celui-là ! Après ça, la petite Maudiavait mal tourné et sa sœur Alice avait fait comme elle ; lesdeux garçons avaient émigrimé et le jeune Jim était partipour les Indes avec l’armée et Ethel, la dernière, avait épousé unpropre-à-rien de garçon de café qui était mort d’une vilainemaladie, l’année de la naissance du petit Lennie. Et à présentc’était le petit Lennie – mon petit-fils.

Les piles d’assiettes sales et de tassesétaient lavées et essuyées. Elle avait nettoyé les couteaux toutnoircis avec un morceau de pomme de terre et les avait fait luireavec un vieux bouchon. Elle avait récuré la table et l’évier oùnageaient des queues de sardines…

Le petit n’avait jamais été robuste –jamais, même au commencement. C’était un de ces bébés blonds quetout le monde prend pour une fille. Des cheveux clairs comme del’argent, qu’il avait, des yeux bleus et d’un côté du nez unepetite tache de rousseur en losange. La peine qu’elles avaient eueà l’élever, sa fille et elle ! Tous les remèdes de journalqu’elles avaient essayés pour lui ! Chaque dimanche matin,Ethel lisait les annonces à haute voix, pendant que Maman Parkerfaisait sa lessive :

« Cher monsieur, un mot seulementpour vous faire savoir que ma petite Myrtil était prête à enterrer…Après avoir pris quatre bouteilles… elle a engraissé de huit livresen neuf semaines et ça continuetoujours. »

 

Alors, on prenait sur le buffet lecoquetier plein d’encre, on écrivait la lettre et le lendemain, enallant au travail, Maman expédiait le mandat. Mais c’était inutile.Rien ne faisait engraisser le petit Lennie. Même quand onl’emmenait au cimetière, il n’en revenait pas avec de bellescouleurs ; une bonne promenade en omnibus ne lui donnaitjamais d’appétit.

Pourtant, depuis le commencement, ilavait été le chouchou de grand-mère.

– À qui que tu es ? dit lavieille Maman Parker penchée sur le fourneau, en se redressant eten marchant vers la fenêtre ternie. Et une petite voix, si chaude,si proche qu’elle l’étouffait presque – elle semblait parler danssa poitrine, tout contre son cœur – dit en riant : « Jesuis le petit garçon à grand-mère. »

À cet instant, un bruit de pas résonnaet le monsieur-auteur parut, habillé pour sortir.

– Madame Parker, je m’envais.

– Très bien, m’sieu.

– Et vous trouverez votre argentdans le plateau de l’encrier.

– Merci bien, m’sieu.

– À propos, madame Parker, continuatrès vite le monsieur-auteur, vous n’avez pas jeté du cacao, ladernière fois que vous êtes venue, n’est-ce pas ?

– Non, m’sieu.

– C’est curieux. J’aurais juréqu’il restait une cuillerée de cacao dans la boîte.

Il s’interrompit. Il dit avec douceur etfermeté :

– Vous me direz toujours quand vousjetterez quelque chose, n’est-ce pas, madameParker ?

Et il partit, enchanté de lui-même,convaincu en somme, d’avoir montré à Madame Parker que sous soninsouciance apparente, il avait toute la vigilance d’unefemme.

La porte claqua. Elle emporta sesbrosses et ses torchons dans la chambre à coucher. Mais lorsqu’ellese mit à faire le lit, à tirer les draps, à border, à tapoter, lapensée du petit Lennie devint intolérable. Pourquoi donc avait-ileu tant à souffrir ? Pourquoi fallait qu’un petit ange commeça ait eu tant de mal à respirer, ait dû lutter et sedébattre ? Y avait pas de bon sens à tracasser ainsi unenfant…

De la poitrine de Lennie, creuse commeun petit coffre, montait un bruit pareil à celui de quelque chosequi bout. Il y avait là-dedans un gros morceau, on ne sait de quoi,qui bouillonnait et dont il ne pouvait pas se débarrasser. Quand iltoussait, la sueur perlait sur sa tête ; ses yeux devenaientsaillants, ses mains s’agitaient et la grosse masse tambourinaitcomme une pomme de terre qui tape dans une casserole. Mais le plusaffreux de tout, c’était que, s’il cessait de tousser, il restaitassis contre l’oreiller sans jamais parler ni répondre, ni mêmeavoir l’air d’entendre. Seulement, on aurait dit qu’il étaitfâché.

– C’est pas la faute à ta pauvrevieille grand-mère, mon agneau, disait la vieille Maman Parker, enrepoussant doucement les cheveux humides de ses petites oreillesécarlates. Mais Lennie remuait la tête et s’écartait un peu. Ilavait l’air fâché contre elle, tout à fait, et si solennel. Ilbaissait le front, il la regardait de côté, comme s’il ne s’étaitjamais attendu à ça de sa grand-mère.

Et puis la fin… Maman Parker jeta lacourtepointe sur le lit. Non, elle ne pouvait pas se résoudre à ypenser. C’était trop – elle en avait eu trop à supporter dans savie. Jusqu’à maintenant, elle avait tout enduré, elle ne s’étaitjamais plainte à personne ; jamais, jamais on ne l’avait vuepleurer. Pas une âme au monde, pas même ses propres enfantsn’avaient vu Maman s’abandonner. Elle avait toujours tenu la têtehaute. Mais maintenant ! Lennie parti – qu’est-ce qui luirestait ? Il ne restait rien. Il était tout ce que lui avaitdonné la vie et voilà qu’elle le lui prenait aussi. « Pourquoifaut-il que tout ça me soir arrivé ? » se demandait-elle.« Qu’est-ce que j’ai donc fait ? » dit la vieilleMaman Parker. « Qu’est-ce que j’ai doncfait ? »

En disant ces mots, elle laissa tout àcoup tomber sa brosse. Elle se retrouva dans la cuisine. Sadétresse était si affreuse qu’elle épingla son chapeau, remit sajaquette et sortit de l’appartement comme quelqu’un qui rêve. Ellene savait plus ce qu’elle faisait. Elle ressemblait à une personnesi remplie de stupeur par l’effroi de ce qui lui est arrivé qu’elles’enfuit – n’importe où, comme si, à force de marcher, elle pouvaits’échapper…

 

Dans la rue, il faisait froid. Le ventétait de glace. Des gens passaient, filant très vite ; leshommes marchaient en ciseaux ; les femmes posaient le pied àla façon des chats. Et personne ne savait – personne ne faisaitattention. Même si elle perdait courage, si, après toutes cesannées elle se mettait enfin à pleurer, on la conduirait au poste,il y avait des chances !

Mais à l’idée de pleurer, il lui semblaque le petit Lennie se précipitait dans ses bras. Ah ! voilàce qu’elle voudrait, mon agneau chéri ! Grand-mère voudraitpleurer à présent, pleurer longtemps, pleurer sur tout, encommençant par sa première place et la méchante cuisinière, encontinuant par sa place chez le docteur, et puis les sept petitsmorts, la mort de son mari, le départ des enfants et toutes lesannées de misère qui aboutissaient à Lennie. Mais ça prendrait dutemps de pleurer comme il faut sur tout ça. Pourtant, le momentétait venu. Il fallait en arriver là. Elle ne pouvait plusremettre ; elle ne pouvait plus attendre… Où pouvait-ellealler ?

Elle a eu la vie dure, oui, la mèreParker. Ah ! certes, la vie dure ! Son menton se mit àtrembler ! il n’y avait pas de temps à perdre. Mais oùaller ? Où ?

Elle ne pouvait pas rentrer chezelle ; Ethel était là. Elle aurait peur à mourir de la voircomme ça. Elle ne pouvait pas s’asseoir n’importe où, sur unbanc ; les gens viendraient lui poser des questions.Impossible de s’en retourner chez son monsieur ; elle n’avaitpas le droit d’aller pleurer chez des étrangers. Si elle s’asseyaitsur des marches, un agent de police viendrait luiparler.

Oh ! n’y avait-il pas un endroitquelconque où elle pût se cacher et ne rien dire à personne etrester tant qu’elle voudrait, sans déranger les gens et sans queles gens la tourmentent ? N’y avait-il au monde aucun recoinoù elle pût pleurer enfin, à son gré ?

Maman Parker restait immobile, regardantde tous côtés. Le vent glacial gonflait son tablier comme unballon. Et maintenant la pluie commença à tomber. Il n’y avait rien– nulle part.

Partie 7
MARIAGE À LA MODE

En allant à la gare, William se rappela avecun nouveau et cruel regret qu’il n’apportait rien aux enfants.Pauvres petits bonshommes ! C’était dur pour eux. Quand ilsaccouraient à sa rencontre, leurs premières paroles étaienttoujours : « Qu’est-ce que tu m’as apporté,papa ? » et voilà qu’il n’avait rien du tout. Il faudraitleur acheter des bonbons à la gare. Mais les choses s’étaientpassées ainsi, les quatre samedis précédents ; leurs petitesfigures s’étaient allongées, la dernière fois, quand ils avaient vuapparaître les mêmes vieilles boîtes.

Et Paddy avait dit : « Y avait duriban rouge sur la mienne, avant ! »

Et Johnny avait dit : « C’esttoujours du rose sur la mienne. Je déteste le rose, moi. »

Mais, que faire ? L’affaire n’était passi facile à arranger. Autrefois, naturellement, il se serait faitconduire dans un bon magasin de jouets et, en cinq minutes, ilaurait choisi des cadeaux pour eux. Mais à présent, les petitsavaient des joujoux russes, des joujoux français, des joujouxserbes – des joujoux venant on ne savait d’où. Il y avait plus d’unan qu’Isabelle avait fait table rase des vieux trains, des ânes etdu reste parce que c’était tout ça, « d’un sentimentalisme àfaire peur » et « si dangereux pour le sens de la formechez les bébés ».

– Il est si important, avait expliqué lanouvelle Isabelle, qu’ils s’attachent dès le début à ce qu’il fautaimer. Cela fait gagner tant de temps après. Vraiment, si cespauvres trésors doivent passer les années de leur enfance àcontempler des horreurs pareilles, on peut s’attendre à ce qu’engrandissant ils vous supplient de les emmener au Salon depeinture.

Et son ton impliquait qu’une visite au Salonde peinture était la mort immédiate et certaine pour quiconque s’yrisquait…

– Ma foi, je ne sais pas, avait répondulentement William. Quand j’avais leur âge, j’allais généralement mecoucher en serrant sur mon cœur une vieille serviette nouée aubout.

La nouvelle Isabelle le regarda, plissant lespaupières, les lèvres entrouvertes.

– Cher William ! je n’en doutepas !

Elle rit à sa nouvelle manière.

Donc, il allait bien falloir acheter desbonbons, songea mélancoliquement William, en cherchant de lamonnaie dans sa poche pour le chauffeur du taxi. Il voyait d’avanceles gosses offrant leurs boîtes à la ronde – ils étaientétonnamment généreux, ces petits bonshommes – tandis que lesprécieux amis d’Isabelle n’hésitaient pas à se servir… Et s’ilapportait du fruit ? William s’arrêta devant un étalage, àl’entrée de la gare. Pourquoi pas chacun un melon ?Seraient-ils obligés d’en offrir aussi aux autres ? Ou bien unananas pour Pad et un melon pour Johnny ? Les amis d’Isabellene se faufileraient tout de même pas dans la nursery àl’heure des repas des enfants ? Cependant, en achetant lemelon, William eut la vision horrible d’un des jeunes poètes de safemme gobant une tranche, on ne sait comment, à la porte de lanursery.

Avec ses deux paquets remarquablementincongrus, il se dirigea vers son train. Le quai fourmillait demonde, l’express était en gare. Des portières s’ouvraient, serefermaient en claquant. De la locomotive jaillissait un sifflementsi strident que les voyageurs, courant de tous côtés, avaient l’airaffolés. William alla tout droit à un compartiment de fumeurs, enpremière classe, y casa sa valise et ses paquets, puis il sortit dela poche intérieure de sa jaquette une énorme liasse de papiers, selaissa tomber dans un coin et se mit à lire.

« Notre client est, en outre certain…Nous sommes disposés à considérer de nouveau… dans l’éventualitéde… » Ah ! ça allait mieux. William rejeta en arrière sescheveux aplatis, et étendit ses jambes à travers le passage. Ladouleur sourde et familière qui lui rongeait la poitrine s’apaisa.« En ce qui concerne notre décision… » Il tira un crayonbleu et souligna lentement un paragraphe.

Deux messieurs entrèrent, l’enjambèrent etallèrent s’asseoir à l’autre bout du compartiment. Un jeune hommejeta ses crosses de golf dans le filet et s’installa en face delui. Le train oscilla doucement, on était parti. William leva lesyeux et vit la gare chaude et reluisante glisser, disparaître. Unejeune fille, le visage empourpré, courait le long des wagons ;dans sa manière d’agiter la main en criant il y avait quelque chosede forcené, de presque désespéré. « Quellenerveuse ! » pensa William dans sa torpeur. Puis, au boutdu quai, un ouvrier, le visage noirci et huileux, grimaça en voyantpasser le train. Et William se dit : « La salevie ! » et retourna à ses paperasses.

Lorsqu’il releva de nouveau la tête, il yavait des champs, du bétail s’abritant sous les arbres sombres. Unelarge rivière, où des enfants nus barbotaient dans l’eau peuprofonde, apparut tout à coup et s’évanouit. Le ciel avait un éclatpâle et un seul oiseau voguait très haut, pareil à une tache sombredans une pierre précieuse.

« Nous avons vérifié la correspondance denotre client… » La dernière phrase qu’il venait de lirerésonnait en écho dans son esprit. « Nous avonsvérifié… » William se raccrocha à cette phrase, mais ce fut envain : elle se brisa net au milieu et les champs, le ciel,l’oiseau qui planait, l’eau, tout dit :« Isabelle. » Le même fait se produisait tous les samedissoir. Quand il se trouvait en route pour rejoindre Isabelle, desrencontres imaginaires commençaient innombrables. Elle était à lagare, attendant un peu à l’écart de tout le monde ; elle étaitassise dans le taxi, au-dehors ; elle se tenait à la barrièredu jardin ; elle venait, marchant sur l’herbe jaunie ;elle était à la porte ou à l’entrée du vestibule.

Et sa voix claire et légère disait :« Voilà William ! » ou « Holà,William ! » ou encore ! « Alors, William, tu esarrivé ? » Il touchait sa fraîche main, sa jouefraîche.

Cette exquise fraîcheur d’Isabelle !Quand il était petit garçon, son bonheur était de courir au jardinaprès une averse et de secouer sur lui le rosier. Isabelle était cerosier aux doux pétales, étincelant et frais. Et lui était toujoursce petit garçon. Mais, maintenant, on ne pouvait plus courir aujardin, ni rire, ni secouer la pluie. La douleur sourde et tenacequi lui rongeait la poitrine recommença. Il remonta ses jambes,jeta les papiers de côté, ferma les yeux.

– Qu’est-ce que c’est, Isabelle ?Qu’est-ce c’est ? demanda-t-il tendrement. Ils se trouvaientdans leur chambre, dans la nouvelle maison. Isabelle était assisesur un escabeau peint, devant la table à coiffer jonchée de petitesboîtes noires et vertes.

– Qu’est-ce qui est quoi,William ?

Elle se pencha en avant, ses beaux cheveuxlégers retombèrent sur ses joues.

– Ah ! tu sais bien !

Debout au milieu de la chambre étrangère, ilse sentait un étranger. À cette réponse, Isabelle se retournavivement et lui fit face.

– Oh ! William ! cria-t-elled’un ton suppliant ; et elle brandissait la brosse à cheveux.Je t’en prie ! Je t’en prie, ne sois pas mystérieux comme çaet… et tragique ! Tu ne cesses pas de dire, ou de faireentendre, ou d’insinuer que j’ai changé. Uniquement parce que j’aifait la connaissance de gens qui me sont vraiment sympathiques etparce que je m’intéresse follement à… à toutes sortes de choses, tute conduis comme si j’avais… (Isabelle rejeta ses cheveux enarrière et éclata de rire) tué notre amour ou commis quelque crimede ce genre. C’est absolument grotesque (elle se mordit la lèvre)et c’est à rendre fou, William. Même cette maison-ci et lesdomestiques, tu me les accordes à regret.

– Isabelle !

– Oui, oui, c’est vrai en un sens, ditrapidement Isabelle. Tu trouves que tout ça est encore mauvaissigne. Oh ! je sais que tu as cette idée-là. Je le sens,dit-elle à mi-voix, chaque fois que tu montes l’escalier. Mais nousn’aurions pas pu continuer à vivre dans cette malheureuse petitebicoque, William. Sois au moins raisonnable ! Voyons ! iln’y avait même pas assez d’espace pour les bébés.

Oui, c’était vrai. Chaque matin, quand ilrentrait de son bureau, il trouvait les enfants avec Isabelle dansle petit salon. Ils faisaient des chevauchées sur la peau deléopard qui couvrait le dossier du canapé, ou bien ils jouaient àla boutique, avec le secrétaire d’Isabelle pour comptoir ; ouPad, assis sur le tapis devant le foyer, ramait de toutes sesforces avec une petite pelle à feu de cuivre, tandis que Johnnyfusillait les pirates avec les pincettes. Tous les soirs, leur pèreles prenait chacun à son tour sur son dos, pour monter l’escalierétroit qui menait à la nursery et à leur bonne grossevieille Nounou.

Oui, sans doute, c’était une petite bicoque demaison. Une maisonnette blanche avec des rideaux bleus et une baiefleurie de pétunias dans des caisses. William accueillait leursamis à la porte, en disant : « Avez-vous vu nospétunias ? Pas mal pour Londres, hein ? »

Mais ce qui était idiot, ce qui étaitabsolument extraordinaire, c’est qu’il n’avait pas eu la plus vagueidée qu’Isabelle ne fût pas aussi heureuse que lui-même. Mon Dieu,quel aveuglement ! En ce temps-là, il n’avait pas soupçonné,même de très loin, qu’elle détestait vraiment cette petite maisonincommode, qu’elle trouvait que la grosse Nounou gâtaitabominablement les bébés, qu’elle s’ennuyait horriblement, avec lanostalgie d’amis nouveaux, de nouvelle musique, de tableaux et dureste. S’ils n’étaient pas allés à cette soirée, dans l’atelier deMoira Morrison… Si Moira Morrison n’avait pas dit, au moment où ilsprenaient congé : « Je vais venir au secours de votrefemme, mari égoïste ! Elle ressemble à une exquise petiteTitania… » Si Isabelle n’était pas allée à Paris avec Moira…si… si…

Le train s’arrêta à une autre gare.Bettingford. Grand Dieu ! on allait arriver dans dix minutes.William fourra ses papiers dans ses poches ; le jeune homme enface de lui avait disparu depuis longtemps. À présent, les deuxautres voyageurs sortirent. Le soleil d’une fin d’après-midibrillait sur des femmes en robes de cretonne, sur des petitsenfants hâlés, courant pieds nus. Il flamboyait sur une fleur jauneet satinée, aux feuilles rugueuses, étalée sur un banc de rochers.L’air qui entrait en frémissant par la fenêtre sentait la mer.Isabelle avait-elle invité la même bande de gens, cette fin desemaine ? se demandait William.

Et il se souvint des vacances qu’ils avaientautrefois tous les quatre, avec une petite paysanne, Rose, pours’occuper des bébés. Isabelle portait un chandail et les cheveux ennatte ; on lui aurait donné quatorze ans. Mon Dieu ! etlui, comme son nez pelait ! Et comme ils mangeaient et commeils dormaient sur cet immense lit de plume, les pieds enlacés…William ne put se défendre d’ébaucher un sourire de sombre ironie,en pensant à l’horreur d’Isabelle, si elle savait jusqu’à quelpoint il pouvait être sentimental.

 

« Holà, William ! » Elle étaità la gare, après tout, debout, exactement comme il se l’étaitfiguré, à l’écart des autres, et – le cœur de William bondit – elleétait seule.

« Ohé, Isabelle ! » William laregarda longuement. Il la trouvait si belle qu’il fut forcé de direquelque chose :

– Tu as l’air d’avoir frais.

– Vraiment ? dit Isabelle. Je n’enai que l’air, alors. Viens donc, ton horrible vieux train est enretard. Le taxi attend dehors.

Elle lui posa légèrement la main sur le bras,en passant devant le contrôleur.

– Nous sommes tous venus à ta rencontre,dit-elle. Mais nous avons laissé Bobby Kane chez leconfiseur ; on le prendra au passage.

– Oh ! fit William. Ce fut tout cequ’il put dire sur le moment.

Le taxi attendait là, dans la lumièreaveuglante ; Bill Hunt et Dennis Green se vautraient d’uncôté, leurs chapeaux rabattus sur la figure, tandis que, del’autre, Moira Morrison, coiffé d’un béguin pareil à une énormefraise, sautillait sur la banquette.

– Pas de glace ! pas de glace !pas de glace ! cria-t-elle gaiement.

Et Dennis, de dessus son chapeau, fitécho :

– On n’en trouve qu’à lapoissonnerie !

Bill Hunt, émergeant ajouta :

– Avec des poissons entiersdedans !

– Oh ! quel ennui ! gémitIsabelle. Et elle expliqua à William qu’ils avaient couru toute laville pour se procurer de la glace, pendant qu’ellel’attendait.

– Tout fond, tout coule du haut desfalaises jusqu’à la mer, à commencer par le beurre.

– Il faudra en venir à nous oindre debeurre, dit Dennis. Que ta tête, ô William, ne manque jamaisd’onguent !

– Voyons, dit William, comment va-t-ons’asseoir ? Je ferais mieux de me mettre à côté duchauffeur.

– Non, c’est la place de Bobby Kane, ditIsabelle. Tu te mets entre Moira et moi.

Le taxi démarra.

– Qu’est-ce que tu as dans ces mystérieuxpaquets ?

– Des têtes de dé-ca-pi-tés ! ditBill Hunt, en frissonnant sous son chapeau.

– Oh ! du fruit !

On voyait, à sa voix, qu’Isabelle étaitenchantée.

– Sage William ! Un melon et unananas. C’est trop délicieux !

– Non, mais attends un peu ! ditWilliam en souriant. En réalité, il était inquiet.

– Je les ai apportés pour les petits.

– Oh ! mon cher !

Isabelle rit et lui glissa la main sous lebras.

– Ils se rouleraient sur le parquet dansleurs tortures, s’ils les mangeaient. Non – elle lui tapota la main– tu leur apporteras quelque chose la prochaine fois. Je refuse deme séparer de mon ananas.

– Cruelle Isabelle ! Laissez-moi lesentir, de grâce ! dit Moira.

Elle tendit les bras par-dessus William, d’ungeste suppliant. « Oh ! » Son bonichon couleur defraise glissa en avant, sa voix semblait expirante.

– Portrait d’une Dame éprise d’un Ananas,dit Dennis, comme le taxi s’arrêtait devant un petit magasinombragé d’une tente rayée. Bobby Kane en sortit, les bras chargésde petits paquets.

– J’espère de toute mon âme que ce serabon. Je les ai choisis pour leurs couleurs. Il y a de petitsmachins ronds qui ont l’air absolument divins. Et regardez un peuce nougat, cria-t-il, d’un air d’extase, mais regardez-ledonc ! C’est un parfait petit ballet.

Mais, à cet instant, le marchand apparut.

– Oh ! j’oubliais. Rien n’est payé,dit Bobby, prenant un air d’effroi. Isabelle tendit un billet auconfiseur et Bobby redevint radieux.

– Ohé, William ! Je me mets à côtédu chauffeur.

En tête nue, tout de blanc vêtu, les manchesretroussées jusqu’aux épaules, il bondit à sa place.« Avanti ! » cria-t-il…

Après le thé, les autres allèrent se baigner,tandis que William restait à la maison et faisait la paix avec lespetits. Mais Johnny et Paddy dormaient, à présent la splendeurrouge et rose du ciel avait pâli, des chauves-souris voltigeaientet les baigneurs n’étaient pas encore revenus. Comme Williamdescendait d’un pas incertain, la femme de chambre, portant unelampe, traversa le vestibule. Il la suivit au salon. C’était unelongue pièce aux meubles jaunes. Sur le mur, en face de William,quelqu’un avait peint un jeune homme, plus grand que nature, fortpeu solide sur ses jambes, offrant une pâquerette écarquillée à unejeune femme pourvue d’un bras très court et d’un autre très long etmince. Sur les chaises, sur le divan pendaient des morceauxd’étoffe noire, couverts de larges éclaboussures qui rappelaientdes taches d’œuf ; partout où se posait le regard, ilrencontrait un cendrier plein de bouts de cigarettes. Williams’assit dans un des fauteuils. À présent quand on coulait une mainle long des côtés des sièges, on n’y trouvait plus un mouton àtrois pattes, ou une vache qui avait perdu une de ses cornes, oubien la colombe dodue de l’arche de Noé. On repêchait encore unautre petit volume broché, de poèmes noircis d’encre grasse… Il serappela la liasse de papiers qui était dans sa poche, mais il avaittrop faim, il était trop las pour lire. La porte était restéeouverte ; du bruit venait de la cuisine. Les domestiquescausaient, comme s’ils étaient seuls dans la maison. Tout à couprésonna un éclat de rire strident et sonore, puis un« chut ! » également bruyant. On s’était rappelé saprésence. William se leva et, par la porte-fenêtre, gagna lejardin. Comme il était là, dans l’ombre, il entendit les baigneursmonter le chemin sablonneux ; leurs voix vibraient dans lesilence.

– Je trouve que c’est à Moira de mettreen jeu ses petits artifices et ses grâces.

Moira poussa un gémissement tragique.

– Nous devrions pour lesweek-ends avoir un gramophone qui joue La Filledes Montagnes.

– Oh ! non ! oh !non ! cria la voix d’Isabelle. Ce n’est pas juste enversWilliam. Soyez gentils pour lui, mes enfants ! Il ne reste quejusqu’à demain soir.

– Confiez-le-moi, cria Bobby Kane.J’excelle à m’occuper des gens.

La barrière battit, s’ouvrit, se referma. Surla terrasse, William avait bougé ; ils le virent. « Holà,William ! » Et Bobby Kan, brandissant sa serviette, semit à bondir, à pirouetter sur la pelouse.

– Bien dommage que vous ne soyez pasvenu, William ! L’eau était divine. Et après, nous sommes tousallés dans un petit bistrot boire de l’eau-de-vie de prunelle.

Les autres étaient arrivés jusqu’à lamaison.

– Dites-moi, Isabelle, cria Bobby,voudriez-vous que je mette mon costume Nijinsky, ce soir ?

– Non, dit Isabelle, personne nes’habille. Nous mourons tous de faim. William aussi est affamé.Venez donc, mes amis, allons commencer par les sardines.

– C’est moi qui les ai trouvées, ditMoira, et elle s’élança dans le vestibule, tenant une boîte enl’air à bout de bras.

– Portrait d’une Dame tenant une Boîte deSardines, dit gravement Dennis.

– Eh bien, William, comment se porteLondres ? demanda Bill Hunt, en débouchant une bouteille dewhisky.

– Oh ! Londres n’a guère changé,répondit William.

– Ce bon vieux Londres ! dit Bobby,avec une extrême cordialité, tout en piquant une sardine.

Mais au bout d’un instant ils eurent oubliéWilliam. Moira Morrison commença à se demander de quelle couleursont vraiment les jambes sous l’eau.

– Les miennes sont du plus pâle, du pluspâle amadou.

Bill et Dennis mangeaient énormément. Isabelleremplissait des verres, changeait des assiettes, allait chercherles allumettes. Une fois, elle dit :

– Je voudrais tant, Bill, que vouspeigniez tout ça.

– Que je peigne quoi ? demanda Bill,d’une grosse voix en se remplissant la bouche de pain.

– Nous, dit Isabelle, assis autour de latable. Ce serait tellement exquis, dans vingt ans.

Bill roula des yeux et mastiqua.

– Mauvaise lumière, répliqua-t-il sansamabilité, trop de jaune.

Il continua à manger. Et cela aussi parutenchanter Isabelle.

Mais après le souper, ils étaient tous sifatigués qu’ils ne firent que bâiller, jusqu’à ce que l’heured’aller au lit arrivât.

Ce ne fut que l’après-midi suivant, lorsqueWilliam attendait son taxi, qu’il se trouva seul avec Isabelle.Quand il descendit sa valise dans le vestibule, sa femme quitta lesautres et vint le rejoindre. Elle se pencha et prit la valise.

– Comme c’est lourd ! dit-elle avecun petit rire gêné. Laisse-moi la porter ! Si, jusqu’à labarrière.

– Mais non, pourquoi donc ? ditWilliam. Non, bien sûr. Donne-la-moi.

– Oh ! je t’en prie, laisse-moidonc, répondit Isabelle. J’ai envie de la porter, vraiment.

Ils marchèrent côte à côte en silence. Williamsentait qu’il n’y avait rien à dire, maintenant.

– Là, s’écria Isabelle d’un air detriomphe, en posant la valise, et elle jeta un regard inquiet lelong du chemin sablonneux. Il me semble que je t’ai à peine vu,cette fois, ajouta-t-elle, essoufflée. C’est si court, n’est-cepas ? J’ai l’impression que tu viens seulement d’arriver. Laprochaine fois…

Le taxi apparut.

– J’espère qu’on te soigne bien, àLondres. Je regrette tant que les bébés aient été dehors tout lejour, mais Miss Neil avait décidé ça. Ils vont être désolés d’avoirmanqué ton départ. Pauvre William qui retournes en ville !

Le taxi vira.

– Au revoir !

Elle lui donna un petit baiser hâtif ;elle était partie.

Des champs, des arbres, des haies défilèrent.On passa en cahotant à travers la petite ville vide, à l’airaveugle ; les roues grincèrent sur la montée abrupte quimenait à la gare. Le train était déjà là. William alla tout droit àun compartiment de fumeurs, en première classe, se laissa tomberdans un coin, mais, cette fois, il ne toucha pas à ses paperasses.Il croisa les bras sur la douleur sourde et tenace qui lui rongeaitla poitrine, et en pensée, se mit à écrire une lettre àIsabelle.

*

**

Comme d’habitude, le courrier était en retard.Ils étaient devant la maison étendus sur des chaises longues, sousdes parasols aux vives couleurs. Seul, Bobby Kane était couché surle gazon, aux pieds d’Isabelle. Il faisait un temps lourd,étouffant ; la journée retombait comme un drapeau quipend.

– Croyez-vous qu’il aura des lundis enParadis ? demanda Bobby, d’une voix enfantine.

Et Dennis murmura :

– Le Paradis ne sera qu’un interminablelundi.

Mais Isabelle ne pouvait s’empêcher de sedemander ce qui était arrivé à ce saumon qu’on avait eu poursouper, le soir précédent. Elle s’était proposée de le faire mettreen mayonnaise pour le déjeuner, et voilà que…

Moira dormait. Le sommeil était sa plusrécente découverte : « C’est quelque chose demerveilleux. Il n’y a qu’à fermer les yeux, voilà tout. C’estabsolument délicieux ! »

Quand le vieux facteur à la face rougeaudeavança laborieusement sur son tricycle, le long du cheminsablonneux, on eut l’impression que le guidon de la machine auraitdû être une paire de rames.

Bill Hunt posa son livre. « Deslettres ! » dit-il avec satisfaction, et tout le mondeattendit. Mais, ô cruel facteur, ô malveillance des choses !il n’y avait qu’une lettre, une épaisse enveloppe, pour Isabelle.Pas même un journal.

– Et encore, la mienne n’est que deWilliam, dit douloureusement Isabelle.

– De William ? déjà !

– Il vous renvoie votre certificat demariage, comme discret rappel au devoir.

– Est-ce que tout le monde a uncertificat de mariage ? Je croyais que ce n’était que pour lesdomestiques.

– Des pages et de pages !Regardez-la ! Une dame lisant une lettre, dit Dennis.

« Ma chérie, ma précieuseIsabelle. » Oui, il y en avait des pages et des pages.Tandis qu’Isabelle lisait, son sentiment de surprise devenait unesensation d’oppression. Qu’est-ce qui pouvait bien avoir conduitWilliam à… ? Comme c’était extraordinaire… Qu’est-ce qui luiavait fait faire une pareille… Elle se sentait confuse, de plus enplus excitée, effrayée même. C’était bien de William ! Etpourtant… C’était absurde, évidemment, ce devait être absurde,ridicule. « Ah ! ah ! ah ! oh ! monDieu ! » Que fallait-il faire ? Isabelle se renversadans son fauteuil, en riant jusqu’à ce qu’elle fût incapable des’arrêter.

– Dites, dites-nous donc, demandèrent lesautres. Il faut absolument nous dire.

– Je ne demande que ça ! pouffaIsabelle.

Elle se redressa, rassembla les feuillets, lesagita.

– Faites le cercle, dit-elle. Écoutez,c’est trop inouï. Une lettre d’amour !

– Une lettre d’amour ! Mais c’estdivin !

« Chérie, précieuseIsabelle. » À peine avait-elle commencé que leurs riresl’interrompirent.

– Continuez donc, Isabelle, c’estadorable.

– C’est la plus miraculeusetrouvaille !

– Oh ! de grâce, Isabelle,continuez.

« Dieu me garde, ma chérie, d’être unobstacle à ton bonheur. »

– Oh ! oh ! oh !

– Chut ! chut ! chut !

Et Isabelle continua. Quand elle arriva à lafin, ils n’en pouvaient plus de rire ; Bobby se roulait surl’herbe, en sanglotant presque.

– Il faut absolument que vous me ladonniez telle qu’elle est, complète, pour mon prochain livre, ditDennis avec fermeté. Je lui consacrerai un chapitre entier.

– Oh ! Isabelle, gémit Moira, cemerveilleux passage où il parle de vous tenir dans sesbras !

– J’avais toujours cru que ces lettresqu’on cite dans les procès en divorce étaient invention pure. Maiselles pâlissent devant celle-là.

– Laissez-moi la toucher. Laissez-moi lalire, moi tout seul, dit Bobby Kane.

Mais, à leur grande surprise Isabelle serra lalettre dans sa main. Elle ne riait plus. Elle leur jeta à tous unregard rapide ; elle semblait épuisée.

– Non, pas à présent. Pas en ce moment,balbutia-t-elle.

Et avant qu’ils fussent remis, elle s’étaitenfuie dans la maison, avait traversé le vestibule, avait montél’escalier, était entrée dans sa chambre. Elle s’assit sur lelit.

– Que c’est vil, odieux, abominable,vulgaire ! marmotta Isabelle.

Elle pressa ses poings fermés contre ses yeux,elle se berça d’avant en arrière. De nouveau, elle voyait ses amis,mais ils n’étaient plus quatre, ils étaient quarante plutôt, quiriaient, qui ricanaient, qui plaisantaient, les mains tendues,tandis qu’elle leur lisait la lettre de William. Oh ! avoirfait cette chose ignoble ! Comment avait-elle pu ?« Dieu me garde, ma chérie, d’être un obstacle à tonbonheur. » William ! Isabelle enfouit son visagedans l’oreiller. Mais elle avait le sentiment que même la chambregrave la tenait pour ce qu’elle était, superficielle, frivole,vaniteuse…

Bientôt, du jardin au-dessous, des voixmontèrent.

– Isabelle, nous allons tous nousbaigner. Venez donc !

– Viens, ô épouse de William !

– Appelez-la encore une fois avant departir, appelez encore !

Isabelle se redressa. Le moment était venu, ilfallait se décider à présent. Irait-elle avec eux, resterait-elleici pour écrire à William ? Lequel des deux, lequelserait-ce ? « Il faut que je prenne une décision. »Oh ! mais comment pouvait-on hésiter ? Elle resteraitévidemment, elle écrirait.

– Titania ! cria la voix fluttée deMoira.

– I-sa-belle !

Non, c’était trop difficile.

– Je vais… je vais aller avec eux etj’écrirai plus tard à William. À un autre moment. Plus tard. Pasmaintenant. Mais j’écrirai pour sûr, pensa précipitammentIsabelle.

Et, riant du rire à la mode, elle descendit encourant.

Partie 8
LE VOYAGE

Ce conte, comme Sur la Baie et plusieursautres, fut inspiré à Katherine Mansfield par des souvenirs de sonenfance en Nouvelle-Zélande. (N.D.T).

Le bateau pour Picton devait partir à onzeheures et demie. C’était une belle nuit, douce, étoilée, mais quandils descendirent de voiture et se mirent à longer le Vieux Quai,qui s’étendait jusque dans le port, un vent léger venu de la merpalpita sous le chapeau de Fénella et elle leva la main pourempêcher qu’il ne s’envolât. Sur le Vieux Quai, il faisait noir,tout noir ; les entrepôts de laine, les wagons à bestiaux, lesgrues qui se dressaient si haut, la petite locomotive trapue, toutsemblait sculpté dans un bloc d’ombre. Çà et là, sur un tas de boiscylindrique qui ressemblait à la tige d’un énorme champignon noir,une lanterne était accrochée, mais on eût dit qu’elle avait peur dedéployer sa timide clarté frissonnante dans toutes cesténèbres ; elle brûlait doucement, comme pour elle seule.

Le père de Fénella avançait à grandesenjambées rapides, nerveuses. Auprès de lui, sa grand-maman sedépêchait, enveloppée de son imperméable noir qui craquait sanscesse ; ils allaient si vite que la petite fille étaitobligée, de temps à autre, de faire, pour les rattraper, un petitsaut dépourvu de toute dignité. Outre son bagage sanglé en unrouleau pareil à une saucisse rebondie, Fénella portait leparapluie de sa grand-mère, serré sur son cœur, et la poignée entête de cygne lui donnait tout le temps sur l’épaule de brusquespetits coups de bec, comme pour lui dire aussi de se hâter…

Des hommes, la casquette rabattue sur lesyeux, le col relevé, allaient à grands pas ; quelques femmestout emmitouflées trottinaient précipitamment ; et un toutpetit garçon dont les petits bras noirs et les jambes sortaientseuls d’un châle de laine blanche, était balancé avec de furieusessecousses entre son père et sa mère ; il avait l’air d’un bébémouche tombé dans de la crème.

Et puis soudain, si brusquement que Fénella etsa grand-maman firent un saut toutes deux, de derrière le plusvaste hangar sur lequel oscillait un panache de fumée, surgit cecri Mia-ou-ou-OU !

« Premier coup de sifflet ! »dit brièvement son père, et, au même instant, ils aperçurent lebateau de Picton. Couché le long du quai sombre, tout liséré, toutemperlé de lumières dorées et rondes, il semblait se préparer àvoguer parmi les étoiles, plutôt que vers la froide mer. Des gensse pressaient pour franchir la passerelle. D’abord, sa grand-mamanpassa, puis son père, puis Fénella. Pour descendre sur le pont, ilfallait sauter de haut et un vieux marin en tricot bleu, qui setenait là, lui tendit sa main sèche et dure. Ils étaient àbord ; ils s’écartèrent pour laisser le passage aux gens quise dépêchaient et, debout sous un petit escalier de fer quiconduisait au pont supérieur, ils commencèrent à faire leursadieux.

– Tiens, maman, voilà ton bagage !dit le père de Fénella en remettant à grand-mère une autre saucissebien sanglée.

– Merci Frank.

– Et tu as bien des billets decabine ?

– Oui, mon enfant.

– Et tes autres billets ?

Grand-maman les chercha à tâtons sous son gantet lui en montra les bouts.

– C’est parfait.

Sa voix semblait sévère, mais Fénella, quil’observait de tous ses yeux, vit qu’il avait l’air fatigué ettriste. Mia-ou-ou-OU ! Le second coup de sifflethurla juste au-dessus de leurs têtes et une voix cria, comme endétresse : « Plus personne pour descendre àterre ? »

Fénella vit les lèvres de son papa dire :« Tu feras bien mes amitiés à mon père. » Et sagrand-mère, tout agitée, répondit : « Bien sûr, monchéri. Va-t’en maintenant. Il sera trop tard. Va-t’en, Frank.Va-t’en ! »

– Ça va bien, maman, j’ai encore troisminutes. À sa grande surprise, Fénella vit son père ôter sonchapeau. Il entoura grand-maman de ses bras, il la serra contrelui. « Dieu te bénisse, mère ! » entendit-elle.

Et grand-maman posa contre la joue de son filssa main dans le gant de fil noir, usé à l’endroit de son anneau demariage, et elle sanglota : « Dieu te bénisse, mon braveenfant ! »

Ce fut si terrible que Fénella leur tourna ledos bien vite, avala une fois, deux fois sa salive et fronçavigoureusement les sourcils, en regardant une petite étoile verte àla pointe d’un mât. Mais il fallut se retourner de nouveau ;son père allait partir.

– Adieu, Fénella. Sois biensage !

Sa moustache froide et mouillée effleura sajoue. Mais Fénella le saisit par les revers de son manteau.

– Combien de temps est-ce que je vaisrester ? chuchota-t-elle d’une voix anxieuse.

Il ne voulut pas la regarder. Il la repoussadoucement et doucement lui dit : « Nous verrons ça.Viens ! Où est ta main ? » Il lui glissa quelquechose dans la paume. « Voilà un shilling, en cas que tu enaies besoin. »

Un shilling ! Alors, elle devait partirpour toujours ! « Papa ! » cria Fénella. Maisil était parti. Il était le dernier à quitter le bateau. Les marinsempoignèrent la passerelle. Un énorme rouleau de cordage sombres’envola dans l’air et retomba avec un choc sourd sur le quai. Unecloche sonna ; un sifflet retentit, strident. Silencieusement,le quai ténébreux commença à glisser, à s’évader, à les fuir. Entreeux et lui, maintenant, l’eau se précipitait. Fénella, de toutesses forces, essayait de voir. « Était-ce papa, là-bas, qui seretournait ? – ou qui faisait des signes ? – ou quirestait à l’écart ? – ou qui s’en allait toutseul ? » L’étroite étendue d’eau devenait plus large,plus obscure. Maintenant, le bateau de Picton commençait à virer debord, régulièrement, la proue tournée vers la mer. Regarder pluslongtemps était inutile. Il n’y avait rien à voir, sinon quelqueslumières, le cadran de l’horloge de la ville suspendu en l’air,d’autres clartés, par petits groupes sur les sombres collines.

Le vent fraîchissant tiraillait les jupes deFénella. ; elle revint auprès de sa grand-mère. À son grandsoulagement, grand-maman n’avait plus l’air triste. Elle avait posél’une sur l’autre les deux saucisses de bagage et elle était assisedessus, les mains jointes, la tête penchée un peu de côté. Sonvisage avait une expression d’intensité sereine. Alors, Fénella vitses lèvres se mouvoir et devina qu’elle priait. Mais la vieillefemme lui fit un petit signe de tête joyeux, comme pour dire que laprière était presque finie. Elle décroisa les mains, soupira, lescroisa de nouveau, se courba en avant et enfin se secouadoucement.

– Et maintenant, petite, dit-elle, enrajustant le nœud des brides de sa capote, je crois que nousferions bien de nous occuper de notre cabine. Reste à côté de moiet prends garde de glisser.

– Oui, grand-maman.

– Et fais attention que les parapluies nes’accrochent pas à la rampe de l’escalier. J’ai vu casser en deuxcomme ça, quand je suis venue, un parapluie magnifique.

– Oui, grand-maman.

De sombres silhouettes d’hommes s’appuyaientnonchalamment au bastingage. À la lueur de leurs pipes luisait unnez, ou la visière d’une casquette, ou deux sourcils à l’aspectétonné. Fénella leva les yeux. Là-haut dans l’air une petite formehumaine, les mains dans les poches d’une courte vareuse, sedressait, regardant fixement la mer. Le bateau avait un légerroulis et elle pensa que les étoiles roulaient aussi un peu. Etmaintenant, un garçon du bord, pâle, en veste de toile, portant unplateau en l’air sur les paumes de ses mains, sortit d’une porteéclairée et les croisa d’un pas leste. Elles franchirent cetteporte. Soigneusement, par-dessus la marche haute cerclée de cuivre,elles posèrent le pied sur un carré de caoutchouc, puisdescendirent un escalier si effroyablement raide que grand-mamanfut obligée de mettre les deux pieds ensemble sur chaque marche etque Fénella, se cramponnant à la rampe de cuivre humide, oubliacomplètement de prendre garde au parapluie à tête de cygne.

Tout en bas, grand-mère s’arrêta ;Fénella eut un peu peur qu’elle ne recommençât à prier. Mais non,elle cherchait seulement ses billets de cabine. Elles étaient dansle salon. La lumière y était éblouissante et l’air étouffant ;ça sentait la peinture, les côtelettes brûlées, le caoutchouc,Fénella aurait bien voulu que sa grand-mère avançât, mais lavieille dame ne voulait pas se presser. Une vaste corbeille desandwiches au jambon attira son regard. Elle approcha et touchadélicatement du doigt la plus haute.

– Combien les sandwiches ?demanda-t-elle.

– Quat’sous ! brailla impoliment legarçon, en jetant sur la table une fourchette et un couteau.

Grand-maman n’y put croire.

– Quatre sous chaque ?

– Vous y êtes ! dit le garçon, et ilcligna de l’œil en regardant son camarade.

Grand-maman fit une petite mine étonnée. Puisd’un ton de réserve et de blâme ; elle murmura àFénella : « Quel péché ! » Et elles sortirentavec dignité par la porte à l’autre bout et suivirent un couloirbordé de cabines des deux côtés. Une si gentille femme de chambrevint à leur rencontre. Elle était tout habillée de bleu, son col etses manchettes étaient fermés par de gros boutons de cuivre. Elleavait l’air de très bien connaître grand-maman.

– Eh bien, madame Crane, dit-elle, enouvrant le couvercle de leur lavabo, nous nous retrouvons. Ce n’estpas souvent que vous vous accordez une cabine.

– Non, dit grand-maman. Mais cettefois-ci, mon cher fils, dans sa sollicitude…

– J’espère… commença la femme de chambre.Puis, elle se retourna pour jeter un long regard attristé à tout lenoir que portait grand-mère, à la jaquette noire, à la jupe noirede Fénella, à sa blouse noire, à son chapeau garni d’une rosette decrêpe.

Grand-maman inclina la tête.

– C’est la volonté de Dieu, dit-elle.

La femme de chambre serra les lèvres et,respirant profondément, elle parut se dilater.

– Ce que je dis toujours, déclara-t-elle,comme si c’était sa découverte personnelle, c’est que, tôt ou tard,nous devons tous partir et que c’est sûr et certain.

Elle fit une pause.

– Maintenant, puis-je vous apporterquelque chose, madame Crane ? Une tasse de thé ? Je saisqu’il est inutile de vous offrir une petite goutte pour vousréchauffer.

Grand-maman secoua la tête.

– Rien du tout, merci. Nous avonsquelques biscuits légers et Fénella a une belle banane.

– Alors, je viendrai plus tard vousdonner un coup d’œil, dit la femme de chambre ; et ellesortit, refermant la porte.

Comme cette cabine était petite ! Onaurait cru être enfermé dans une boîte avec grand-maman. L’œilsombre et rond qui luisait au-dessus du lavabo les regardait d’unair morne. Fénella se sentait intimidée. Elle restait debout contrela porte, étreignant toujours son bagage et le parapluie. Est-cequ’on allait se déshabiller là-dedans ? Déjà, sa grand-mèreavait ôté sa capote et, roulant les brides, elle les avait fixéeschacune par une épingle à la coiffe, avant de suspendre le chapeau.Ses cheveux blancs brillaient comme de la soie ; la petitebroche du chignon, sur la nuque, était recouverte d’un filet noir.Fénella n’avait presque jamais vu sa grand-mère tête nue ;cela lui donnait quelque chose d’étrange.

– Je vais mettre le petit fichu de laineque ta chère mère m’avait fait, dit grand-maman ; et,défaisant les courroies de la saucisse, elle le sortit et s’enenveloppa la tête ; la frange de pompons gris dansaitau-dessus de ses sourcils, tandis qu’elle souriait tendrement ettristement à Fénella. Puis, elle défit son corsage et quelque chosedessous et encore quelque chose dessous. Une lutte sembla selivrer, courte et vive ; un rouge léger monta au visage degrand-maman. Cric ! crac ! elle avait dégrafé son corset.Elle poussa un soupir de délivrance et, s’asseyant sur le divan depeluche rouge, elle ôta lentement, soigneusement ses bottines àélastiques et les rangea côte à côte.

Lorsque Fénella eut enlevé sa jaquette et sajupe et enfilé son peignoir de flanelle, grand-mère était tout àfait prête.

– Faut-il que j’ôte mes bottines,grand-maman ? C’est qu’elles sont à lacets.

Grand-maman accorda aux bottines un moment deprofonde réflexion.

– Tu serais beaucoup plus à ton aise, situ les défaisais, mon enfant, dit-elle ? Elle embrassaFénella.

– N’oublie pas de dire tes prières. Notrebon Seigneur nous garde quand nous sommes en mer encore mieux quequand nous sommes à terre. Et, ajouta grand-maman d’un air allègre,comme je suis une voyageuse expérimentée, c’est moi qui vaisprendre la couchette d’en haut.

– Mais, grand-maman, comment vas-tu fairepour y monter ?

Trois petits échelons bons pour une araignée,voilà tout ce que voyait Fénella. La vieille dame eut un petit riresilencieux avant de les escalader lestement et, par-dessus lerebord de la haute couchette, elle regarda la fillette étonnée.

– Ah ! tu ne croyais pas tagrand-maman capable de ça, dit-elle. Et quand elle se laissaretomber en arrière, Fénella entendit de nouveau son rireléger.

Le dur carré de savon brun ne voulut pasmousser, l’eau de la carafe ressemblait à une espèce de geléebleuâtre. Comme c’était difficile aussi de rabattre ces drapsraides ; il fallait tout simplement s’y fourrer de force. Dansd’autres circonstances, Fénella aurait eu, peut-être, le fourire…

Enfin, elle se trouva couchée et tandisqu’elle restait étendue tout essoufflée, un murmure discret etprolongé résonna au-dessus de sa tête, comme si quelqu’un,doucement, tout doucement, froissait du papier de soie en cherchantquelque chose. C’était grand-maman qui disait ses prières…

Un temps très long s’écoula. Puis la femme dechambre entra : elle marchait avec précaution et posa la mainsur la couchette de grand-mère.

– Nous venons d’entrer dans le Détroit,dit-elle.

– Oh !

– La nuit est belle, mais nous ne sommespas très chargés. Il y aura sans doute un peu de tangage.

Et, en vérité, à ce moment-là, le bateaumonta, monta et resta suspendu en l’air juste assez longtemps pourvous donner le frisson, avant de redescendre ; ensuite, il yeut le bruit d’une lourde masse d’eau battant contre ses flancs.Fénella se souvint qu’elle avait laissé le parapluie à col de cygnedebout contre le petit divan. S’il tombait, se casserait-il ?Mais au même instant, grand-maman se le rappela aussi.

– Mademoiselle, auriez-vous la bonté deposer mon parapluie sur la banquette ? chuchota-t-elle.

– Mais certainement, madame Crane.

En revenant auprès de grand-mère, la femme dechambre murmura :

– Votre gentille petite fille dort detout son cœur.

– Que Dieu soit loué ! ditgrand-maman.

– Pauvre petit agneau sans mère !dit la femme de chambre. Et grand-maman était encore en train delui raconter tout ce qui était arrivé, quand Fénellas’endormit.

Mais elle n’avait pas dormi assez longtempspour avoir eu le temps de rêver, quand elle se réveilla encore etvit quelque chose s’agiter en l’air au-dessus de sa tête. Qu’est-ceque c’était ? Qu’est-ce que cela pouvait bien être ?C’était un petit pied gris. Et voilà qu’un autre le rejoignait. Ilssemblaient chercher à tâtons quelque chose ; on entendit unsoupir.

– Je suis réveillée, grand-maman, ditFénella.

– Oh ! miséricorde, suis-je près del’échelle ? demanda grand-maman. Je croyais qu’elle était dece côté-ci.

– Non, grand-maman, elle est de l’autre.Je vais poser ton pied dessus. Sommes-nous arrivés ? ditFénella.

– Nous entrons dans le port, réponditgrand-maman. Il faut se lever, petite. Tu ferais mieux de manger unbiscuit pour te donner du courage, avant de bouger.

Mais Fénella avait sauté à bas de sacouchette. La lampe brûlait encore, mais la nuit était finie et ilfaisait froid. En regardant par l’œil rond du hublot, elle voyaitdes rochers au loin. Puis de l’écume rejaillit sur eux ; ungoéland passa, battant des ailes ; et maintenant, un longmorceau de vraie terre apparaissait.

– Voilà la terre, grand-maman, ditFénella avec étonnement, comme si leur voyage en mer avait duré dessemaines entières. Elle croisa les bras bien serrés ; elleresta perchée sur une jambe et frotta dessus les orteils de l’autrepied ; elle tremblait. Oh ! tout était si triste depuisquelque temps ! Est-ce que cela allait changer ? Maisgrand-maman dit seulement :

– Dépêche-toi, mon enfant. Tu devraisdonner ta belle banane à la femme de chambre, puisque tu ne l’aspas mangée.

Et Fénella remit ses vêtements noirs ; unbouton sauta d’un de ses gants et alla rouler dans un endroit oùelle ne put l’atteindre. Enfin, elles montèrent sur le pont.

S’il avait fait froid dans la cabine, sur lepont l’air était glacial. Le soleil n’était pas encore levé, maisles étoiles s’étaient ternies et le ciel pâle et froid était de lacouleur de la mer pâle et froide. Sur la terre, une brume blanchemontait et retombait. À présent, on pouvait voir distinctement lasombre brousse. Même les silhouettes des fougères parasol étaientvisibles et ces arbres étranges, secs et argentés qui ressemblent àdes squelettes… Puis, ce fut le débarcadère et quelques petitesmaisons, pâles aussi, blotties les unes contre les autres, commedes coquillages sur le couvercle d’une boîte. Les autres passagersallaient et venaient en tapant du pied, mais plus lentement que laveille au soir, et ils avaient l’air morose.

Voilà maintenant que le débarcadère venait àleur rencontre. Lentement, il nagea vers le bateau, et un homme quitenait un rouleau de cordages, une charrette avec un petit chevalaccablé, un autre homme assis sur le marchepied approchèrentaussi.

– C’est M. Penreddy, Fénella, quivient nous chercher, dit grand-maman. À sa voix, on sentait qu’elleétait contente. Ses joues de cire blanche bleuissaient de froid,son menton tremblait et elle n’en finissait pas d’essuyer ses yeuxet son petit nez rose.

– Tu as bien mon…

– Oui, grand-maman.

Fénella lui montra le parapluie.

L’amarre s’envola en l’air et paf !retomba sur le pont. On abaissa la passerelle. De nouveau, Fénellasuivit sa grand-mère jusque sur le quai, puis vers la petitecharrette ; un instant après, elles étaient emportées au grandtrot. Les sabots du petit cheval tambourinèrent sur les pilotis debois, puis s’enfoncèrent mollement dans le sable de la route. On nevoyait âme qui vive ; pas même un panache de fumée. Lebrouillard s’élevait et redescendait : la mer, en seretournant sur la plage, paraissait encore assoupie.

– J’ai vu hier M. Crane, ditM. Penreddy. Il avait l’air bien à son affaire. Ma femme y afait une fournée de galettes, la semaine dernière.

Bientôt, le petit cheval s’arrêta devant unedes maisonnettes qui ressemblaient à des coquillages. On descendit.Fénella posa le main sur la barrière et les grosses gouttestremblotantes de la rosée mouillèrent le bout de ses doigts àtravers le gant. Elles gravirent une petite allée pavée de galetsblancs et ronds, avec des fleurs endormies, trempées de rosée, dechaque côté. De délicates fleurettes blanches étaient siappesanties par l’eau qu’elles retombaient, mais leur suave odeurfaisait partie de la fraîcheur du matin. Dans la petite maison, lesstores étaient baissés. Elles montèrent les degrés de la véranda.Une paire de vieilles galoches gisait d’un côté de la porte, ungrand arrosoir rouge de l’autre.

– Tss ! Tss !ah ! ton grand-papa ! dit grand-mère.

Elle tourna la poignée. Pas un bruit. Elleappela : « Walter ! » et aussitôt une voixprofonde qui paraissait à moitié étouffée, répondit :« Est-ce toi, Mary ? »

– Attends, ma chérie, dit grand-maman.Entre là.

Elle poussa doucement Fénella dans un petitsalon obscur.

Sur la table un chat blanc, qui était couché,replié comme un chameau, se dressa, s’étira, bâilla, puis se hissasur la pointe des orteils. Fénella enfouit une petite main froidedans la tiède fourrure blanche et sourit timidement, tout encaressant le chat et en écoutant la douce voix de grand-maman et letimbre sonore de grand-papa.

Une porte craqua.

– Entre, ma chérie.

La vieille dame lui faisait signe, Fénellasuivit. Là, étendu sur le côté d’un lit immense grand-papareposait. Sa tête, avec une touffe de cheveux blancs, son visagerose et sa longue barbe argentée apparaissaient seuls au-dessus dela courtepointe. Il ressemblait à un vieil oiseau très éveillé.

– Eh bien, ma fillette ! ditgrand-papa. Donne-moi un baiser !

Fénella l’embrassa.

– Brrr ! dit grand-père. Son petitnez est froid comme une grenouille ! Qu’est-ce qu’elle tientlà ? Le parapluie de sa grand-maman ?

Fénella sourit encore et accrocha le col decygne au barreau du lit. Au-dessus était suspendu, dans un largecadre noir, un grand carton portant ce texte :

On a perdu Heure d’or,

Soixante minutes de Diamants,

Pas de récompense offerte,

Car elle estpartie pour toujours.

– C’est ta grand-maman qui a peintça ! dit grand-père. Et il ébouriffa sa touffe de cheveuxblancs, en regardant si gaiement Fénella qu’elle crut le voircligner des yeux, d’un air complice.

Partie 9
MISS BRILL

Bien que le jour fût si éclatant et si beau –un ciel bleu poudré d’or et de grandes taches lumineuses comme desflaques de vin clair, éclaboussant les jardins publics – Miss Brillse réjouissait d’avoir mis sa fourrure. L’air était immobile, maisquand on ouvrait la bouche un froid léger y pénétrait, comme lefroid d’un verre d’eau glacée avant qu’on le touche deslèvres : et de temps en temps une feuille voltigeait – venuede nulle part, tombée du ciel. Miss Brill leva la main et toucha safourrure. La chère petite bestiole ! c’était bon de la sentirlà, de nouveau. Elle l’avait tirée de sa boîte cet après-midi-là,avait secoué la poudre qui l’avait protégée des mites, l’avaitvigoureusement brossée et avait, en les frottant, ranimé la viedans les petits yeux ternis. « Que m’est-il doncarrivé ? » disaient ces tristes petits yeux. Oh !que c’était doux de les voir lui jeter de nouveau leur brusqueregard, sur l’édredon rouge !… Mais le museau, fait d’unesubstance noire, n’était pas du tout solide. Il avait dû recevoirun choc, qui sait comment ? N’importe ! avec une petitegoutte de cire à cacheter noire, quand le moment viendrait, quandce serait absolument nécessaire… Ah ! le petit fripon !Oui, vraiment, voilà le sentiment qu’elle éprouvait à sonégard : le petit fripon qui se mordait la queue, là, toutcontre son oreille gauche ! Pour un rien, elle l’aurait pris,l’aurait posé sur ses genoux, l’aurait caressé. Elle avait unpicotement dans les mains, dans les bras, mais c’était d’avoirmarché, supposait-elle. Et quand elle respirait, quelque chose deléger et de triste – non, pas précisément triste – quelque chose dedoux semblait palpiter dans sa poitrine.

Il y avait beaucoup de monde dehors, cetaprès-midi-là, bien plus que le dimanche précédent. Et l’orchestreparaissait jouer plus fort, plus gaiement. C’était parce que lasaison avait commencé. Car, bien qu’on donnât des concerts toutel’année, le dimanche, ce n’était jamais la même chose, une fois lasaison passée. Les musiciens ressemblaient à quelqu’un qui joue,avec sa famille seulement pour auditeurs ; l’effet produitleur était égal, s’il n’y avait pas d’étrangers présents. Est-ceque le chef d’orchestre ne portait pas un uniforme neuf,aussi ? Miss Brill en était certaine. Il raclait le sol dupied, agitait les bras comme un coq qui va lancer son cri ; etles exécutants, assis dans le kiosque vert, gonflaient les joues etfixaient sur leur musique des yeux furibonds. À présent, c’était unpetit passage mélodieux et flûté – charmant ! – une petitechaîne de gouttelettes brillantes. Elle était sûre qu’il seraitrépété. Il le fut ; elle redressa la tête et sourit.

Deux personnes seulement partageaient avecelle son banc favori : un beau vieillard, en veste de velours,les mains croisées sur une énorme canne sculptée, une vieillefemme, assise très droite, un tricot posé sur son tablier brodé.Ils ne disaient rien. C’était là une déception, car Miss Brillespérait toujours suivre la conversation. Elle se croyait devenuetout à fait experte dans l’art d’écouter comme si elle n’écoutaitpas, dans l’art de s’installer dans la vie des autres pour uneminute à peine, tandis qu’ils causaient tout autour d’elle.

Elle jeta un regard de côté au vieux couple.Peut-être qu’ils s’en iraient bientôt. Dimanche dernier aussi, lesgens n’avaient pas été aussi intéressants que d’habitude. C’étaientun Anglais et sa femme, il portait un affreux chapeau panama etelle, des bottines à boutons. Tout le temps, elle n’avait pas cesséde parler de lunettes. Ferait-elle bien d’en porter ? ellesavait qu’elle en avait besoin ; mais c’était inutile d’enacheter ; elles se cassaient toujours et ne restaient jamaisen place. Et quelle patience avait eue le mari ! Il lui avaitproposé tout ce qu’on peut imaginer : des montures d’or, desbranches recourbées autour des oreilles, des petits tampons. Non,rien ne lui convenait. « Elles glisseront quand même le longde mon nez ! » Miss Brill avait eu bonne envie de lasecouer.

Les deux vieux restaient là, sur le banc,immobiles comme des statues. Tant pis, on pouvait toujours regarderla foule. Allant et venant, devant les massifs de fleurs et lekiosque à musique, les couples et les groupes paradaient,s’arrêtaient pour causer, pour se saluer, pour acheter une poignéede fleurs au vieux mendiant dont l’éventaire était attaché à labalustrade. De petits enfants couraient parmi eux, passaient entrombe avec des rires : des petits garçons, avec de grandsnœuds de soie blanche sous le menton, des petites filles, despetites poupées françaises, habillées de soie et de dentelle.Parfois un bébé, trottinant à peine, émergeait de l’ombre desarbres et se risquait soudain à pas chancelants dans l’espacelibre, puis tout à coup, patatras ! tombait assis et restaitlà, jusqu’à ce que sa petite maman, perchée sur de hauts talons,s’élançât à son secours, avec une démarche de jeune poule, et lerelevât en le grondant. D’autres personnes étaient là sur lesbancs, sur les chaises vertes, mais, de dimanche en dimanche,c’étaient presque toujours les mêmes. Miss Brill avait souventremarqué que la plupart de ces gens avaient quelque chose de drôle.Ils étaient bizarres, silencieux, presque tous âgés : à leurfaçon de regarder fixement, on aurait cru qu’ils venaient de sortirde petites chambres sombres, ou même… ou même deplacards !

Au-delà du kiosque, les arbres minces auxfeuilles jaunes, qui retombaient ; à travers les rameaux, laligne de la mer à peine visible ; et plus loin, le ciel bleuaux nuages veinés d’or.

Tarara – boum – boum – boum ! Tara –boum ! Tarara – boum – boum – boum ! mugissaitl’orchestre.

Deux jeunes filles en rouge passèrent ;deux jeunes soldats en bleu vinrent à leur rencontre ; il yeut des rires, puis ils s’en allèrent par couples, bras dessus,bras dessous. Deux paysannes coiffées de bizarres chapeaux depaille s’avancèrent gravement menant de beaux ânes gris fumée. Unereligieuse pâle et froide traversa le rond-point à pas pressés.Puis, ce fut une femme très belle qui laissa tomber son bouquet deviolettes ; un petit garçon courut les lui ramasser, elle lesprit et les jeta comme si elles avaient été empoisonnées. MonDieu ! Miss Brill ne savait pas s’il fallait admirer ou blâmerce dédain !

À présent, voilà que, juste devant elle, unetoque d’hermine rencontrait un monsieur en gris. Lui était grand,digne, raide ; elle portait cette toque achetée quand sescheveux étaient encore blonds. Tout, maintenant, ses cheveux, sonvisage, même ses yeux, avait la douleur de l’hermine râpée ;sa main, qu’elle levait pour se frotter les lèvres était, sous legant nettoyé, une petite patte jaunâtre. Oh ! elle était siheureuse de le voir – enchantée ! Elle avait eu l’impressionqu’elle le rencontrerait justement cet après-midi. Elle raconta sapromenade – elle avait été partout, ici, là, le long de la mer. Lajournée était délicieuse – n’était-il pas de cet avis ? Et nevoudrait-il pas, peut-être ?… Mais il secoua la tête, allumaune cigarette, exhala lentement en face d’elle une ample etprofonde bouffée, et, tandis qu’elle bavardait et riait encore, illança au loin l’allumette et s’en alla. La toque d’hermine restaseule, son sourire était plus radieux que jamais. Mais l’orchestrelui-même semblait deviner ses sentiments ; il jouait plusdoucement, il jouait avec tendresse ; le tambour, à coupsrépétés, disait : « Ah ! la brute ! labrute ! » Qu’allait-elle faire ? Qu’allait-ilarriver maintenant ? Mais, tandis que Miss Brill se ledemandait, la toque d’hermine se retourna, leva la main, comme sielle venait de voir là-bas quelqu’un de bien plus gentil, il s’enalla en sautillant.

L’orchestre de nouveau changea d’humeur etjoua plus vite, plus joyeusement que jamais ; le vieux coupleassis sur le banc de Miss Brill se leva et partit d’un pasdécidé ; un drôle de vieux bonhomme à longs favoris passa,clopinant au rythme de la musique, et faillit être bousculé parquatre jeunes filles qui marchaient de front.

Oh ! que c’était donc séduisant, toutcela ! Comme elle en jouissait ! Comme elle adoraitrester assise dans ce jardin à tout observer. On aurait dit unepièce de théâtre, oui, tout à fait. Qui aurait pu croire que leciel, dans le fond, n’était pas un décor ? Mais Miss Brill nedécouvrit pas aussitôt ce qui rendait la chose sipassionnante ; ce fut seulement quand un petit chien brun fitson entrée en trottinant avec solennité, puis sortit lentement demême, comme un petit chien qui joue la comédie, un petit chien sousl’action de quelque stupéfiant. Elle s’aperçut alors que tout lemonde était en scène. Ces gens n’étaient pas simplement le public,les spectateurs ; ils jouaient aussi. Elle-même avait un rôleet le répétait chaque dimanche. Sans doute, on aurait remarqué sonabsence, si elle n’avait pas été là ; elle faisait partie dela représentation, en somme. Que c’était singulier qu’elle n’y eûtjamais songé auparavant ! Et pourtant ce fait-là expliquaitpourquoi elle tenait tant à partir de chez elle ponctuellement, àla même heure, chaque semaine – de façon à ne pas être en retardpour la pièce. Il justifiait aussi l’étrange timidité qu’elleéprouvait à raconter à ses élèves anglaises l’emploi de sesaprès-midi de dimanche. Ce n’était pas étonnant ! Miss Brillfaillit éclater de rire. Elle était donc une actrice ! Ellepensa au vieux monsieur infirme auquel, quatre après-midi parsemaine, elle lisait le journal pendant qu’il sommeillait aujardin. Elle s’était tout à fait habituée à cette tête fragile,posée sur l’oreiller à taie de calicot, à ces yeux creux, à cettebouche ouverte, à ce nez haut et pincé. S’il était mort là, dessemaines auraient pu passer sans qu’elle s’en aperçût, sans qu’elleen fût troublée. Mais voilà que, soudain, il apprenait que lalecture du journal lui était faite par une actrice !« Une actrice ! » La vieille tête sesoulevait ; deux points lumineux tremblotaient dans lesvieilles prunelles. « Une actrice, – vous ? » EtMiss Brill, rajustant les pages du journal, comme si c’était lemanuscrit de son rôle, répondait doucement : « Oui, il ya longtemps que j’en suis une. »

L’orchestre avait pris un moment derepos ; maintenant, il recommençait à jouer. Et le morceauqu’il exécutait était chaud, ensoleillé traversé pourtant d’unléger frisson – quelque chose, qu’était-ce ? – pas de latristesse… non, pas de la tristesse, quelque chose qui vous donnaitenvie de chanter. La mélodie montait, montait, la lumièreresplendissait ; il semblait à Miss Brill que bientôt tout lemonde, tous les gens rassemblés là allaient se mettre à chanter.Les jeunes, ceux qui riaient en se promenant ensemble,commenceraient ; les voix des hommes, énergiques et braves, sejoindraient à leur chant. Alors, elle, elle aussi et les autres,sur les bancs, leur feraient une sorte d’accompagnement – quelquechose de bas qui monterait et descendait à peine, quelque chose desi beau – de si émouvant… Les yeux de Miss Brill se remplirent delarmes, elle regarda en souriant tous les autres membres de latroupe. « Oui, pensait-elle, nous comprenons, nouscomprenons » – bien qu’elle ignorât ce que c’était qu’ilscomprenaient tous.

À cet instant même, un tout jeune homme et unejeune fille vinrent s’asseoir à la place que le vieux couple avaitquittée. Ils étaient très bien mis ; c’étaient des amoureux,le héros et l’héroïne, évidemment, qui venaient de débarquer duyacht paternel. Et Miss Brill, chantant encore cette mélopéemuette, souriant de ce tremblant sourire, se prépara à lesécouter.

– Non, pas maintenant, dit la jeunefille. Pas ici ; je ne peux pas.

– Mais pourquoi donc ? À cause decette vieille idiote, là-bas, au bout du banc ? demande legarçon. Pourquoi vient-elle ici ? qui le lui demande ?Elle ferait bien mieux de rester chez elle avec sa bête de vieillefigure.

– C’est sa fou-fou-fourrure qui est sicocasse ! pouffa la jeune fille. On dirait absolument unmerlan frit !

– Ah ! qu’elle nous fiche la paix,grommela le garçon d’une voix basse et furieuse. Puis :Dites-moi, ma petite chérie…

– Non, pas ici, dit la jeune fille. Pasencore.

*

**

En rentrant chez elle, Miss Brill achetaitd’habitude une tranche de gâteau au miel chez le boulanger. C’étaitson régal du dimanche. Quelquefois la tranche contenait une amande,quelquefois non. Cela faisait une grande différence. Si l’amande yétait, il lui semblait rapporter à la maison un tout petit cadeau –une surprise – quelque chose qui aurait fort bien pu ne pas êtrelà. Elle pressait le pas, les dimanches d’amande, et, pour fairechauffer la bouilloire, elle frottait l’allumette d’un geste pleinde désinvolture.

Mais, ce jour-là, elle passa sans arrêterdevant la boulangerie, grimpa l’escalier, entra dans la petitepièce sombre – sa chambre pareille à un placard – et s’assit surl’édredon rouge. Elle resta longtemps ainsi. La boîte d’où elleavait tiré la fourrure gisait sur le lit. Elle dégrafaprécipitamment la petite cravate ; précipitamment, sansregarder, elle l’étendit dans le carton. Mais quand elle remit lecouvercle, il lui sembla entendre quelque chose pleurer.

Partie 10
SON PREMIER BAL

S’il avait fallu dire à quel moment précis lebal avait commencé, Leïla aurait trouvé difficile de répondre.Peut-être le fiacre avait-il été vraiment son premier cavalier. Peuimportait qu’elle eût pour compagnons, dans la voiture, lesdemoiselles Sheridan et leur frère. Elle s’était blottie dans lepetit coin qu’elle occupait, et le coussin rond sur lequel reposaitsa main lui semblait la manche d’habit d’un jeune hommeinconnu ; et ils roulaient à toute allure, dépassant lesréverbères qui valsaient, les maisons, les barrières, lesarbres.

– Est-ce vrai, Leïla, que tu n’as jamaisencore été au bal ? Mais, ma petite, c’est fantastique…criaient les Sheridan.

– Notre plus proche voisin demeurait àvingt kilomètres de chez nous, dit Leïla à mi-voix, en ouvrant eten refermant doucement son éventail.

Oh ! mon Dieu, que c’était difficiled’être indifférente comme les autres ! Elle tâchait de ne pastrop sourire ; elle tâchait de rester calme. Mais tout,absolument tout était si nouveau, si passionnant… les tubéreusesque portait Meg, le long collier d’ambre de Josée, la petite têtebrune de Laura, émergeant de sa fourrure blanche, comme une fleurde la neige. Elle s’en souviendrait toujours. Elle vit même avecémoi son cousin Laurie jeter les petits bouts de papier qu’ilarrachait des boutons de ses gants neufs. Elle aurait voulu lesgarder, ces chiffons, comme une relique, en souvenir.

Laurie se pencha en avant et posa la main surle genou de Laura.

– Écoute, chérie, dit-il. La troisième etla neuvième comme d’habitude. Compris ?

Ah ! quelle chance merveilleuse d’avoirun frère ! Dans son agitation, Leïla sentit que, s’il y avaiteu le temps, si la chose n’avait été impossible, elle n’aurait pus’empêcher de pleurer, parce qu’elle était fille unique et quejamais un frère ne lui avait dit :« Compris ? », que jamais une sœur ne lui dirait,comme Meg à Josée en ce moment : « Je n’ai jamais vu tacoiffure plus réussie que ce soir. »

Mais, évidemment, on n’avait pas le temps depleurer. Déjà, on arrivait, il y avait des voitures devant eux, desvoitures derrière. De chaque côté la route s’illuminait de clartésmobiles ouvertes en éventail ; sur les trottoirs, des couplesjoyeux paraissaient flotter dans l’air ; de petits souliers desatin se poursuivaient comme des oiseaux.

– Tiens-moi bien, Leïla, ou tu teperdras, dit Laura.

– Allons, mes petites, donnonsl’assaut ! dit Laurie.

Leïla posa deux doigts sur le manteau develours rose de Laura, et, sans savoir comment, elles se trouvèrentemportées au-delà de la grosse lanterne dorée, entraînées le longd’un couloir, poussées dans la petite pièce qu’une pancartebaptisait : « Vestiaire des Dames. » La foule yétait si dense qu’on avait à peine la place de sedéshabiller ; il y régnait un bruit assourdissant. Sur deuxbanquettes de chaque côté s’empilaient des monceaux de vêtements.Deux vieilles femmes en tabliers blancs allaient et venaient toutdu long, en jetant de nouvelles brassées. Et chacun essayaitd’avancer jusqu’à la petite table à coiffer et à la glace, tout aubout de la chambre.

Une haute flamme de gaz frémissante éclairaitle vestiaire. Elle ne pouvait plus attendre, elle dansait déjà.Quand la porte se rouvrait et que le bruit des instruments qu’onaccorde venait par bouffées de la salle de bal, elle sautaitpresqu’au plafond.

Des jeunes filles brunes, des jeunes fillesblondes tapotaient leurs cheveux, rattachaient des rubans,glissaient des mouchoirs sous leurs corsages, effaçaient les plisde leurs gants d’un blanc marmoréen. Et parce qu’elles riaienttoutes, Leïla les trouva toutes ravissantes.

– Est-ce qu’il n’y a pas d’épinglesneige ? cria une voix. Mais que c’est extraordinaire ! Jene peux pas en voir une seule.

– Poudrez-moi le dos, vous serez unamour ! criait quelqu’un d’autre.

– Mais il me faut absolument une aiguilleet du fil ! J’ai déchiré tout simplement des kilomètres de cevolant, gémit une troisième.

Puis ce fut : « Faites passer !faites passer ! » La corbeille contenant les programmesfut ballottée de main en main. De délicieux petits carnets argentet rose, avec des crayons roses et des pompons floconneux. Lesdoigts de Leïla tremblaient lorsqu’elle en tira un du panier. Ellevoulait demander à quelqu’un ! « Y en a-t-il vraiment unpour moi ? » mais elle n’avait eu que le temps delire :

« Troisième valse, À deux enpirogue. Quatrième polka, Faisons voler lesplumes », quand Meg lui cria : « Leïla, es-tuprête ? » et elles se frayèrent passage à travers lafoule qui remplissait le couloir, vers les grandes portes ouvertesde la salle de bal.

On n’avait pas encore commencé à danser, maisl’orchestre avait fini d’accorder ses instruments et le bruit étaittel qu’il semblait qu’on ne pourrait jamais entendre la musique.Leïla, en se serrant contre Meg, en regardant par-dessus sonépaule, eut l’impression que, même les petites banderoles aux vivescouleurs qui frémissaient sur des fils tendus à travers le plafond,causaient entre elles. Elle ne pensait plus du tout à satimidité ; elle oubliait, qu’en train de s’habiller, un piedchaussé, l’autre nu, elle s’était assise sur son lit et avaitsupplié sa mère de téléphoner à ses cousines pour leur dire qu’ellene viendrait décidément pas. Et cette nostalgie qui l’avait prise,ce désir d’être assise sur la véranda de leur maison solitaire,là-bas, dans la brousse, à écouter crier les petits hiboux au clairde lune, se changea en un élan de joie si douce qu’il était péniblede ne le partager avec personne. Elle serra son éventail dans samain, et, contemplant le parquet luisant et patiné, les azalées,les lanternes, la plate-forme dressée à une extrémité avec sontapis rouge, ses chaises dorées, l’orchestre dans un coin, ellepensa toute palpitante : « Que c’est adorable !absolument adorable ! »

Toutes les jeunes filles restaient groupéesd’un côté de la porte, les hommes de l’autre, et les chaperons enrobes sombres, souriant d’un air un peu niais, traversaient àpetits pas prudents le parquet ciré, pour aller s’asseoir surl’estrade.

– Voilà ma petite cousine Leïla, quiarrive de la campagne. Soyez gentille avec elle. Trouvez-lui desdanseurs ; elle est sous mon aile, disait Meg, allant d’unejeune fille à l’autre.

Des visages étrangers souriaient à Leïla –doucement, vaguement. Des voix étrangères répondaient :« Mais certainement, ma chère. » Pourtant Leïla avait lesentiment que les jeunes filles ne la voyaient pas, en réalité.Elles regardaient les hommes. Pourquoi donc ne commençaient-ilspas ? Qu’attendaient-ils ? Ils étaient là, tiraillantleurs gants, caressant leurs cheveux qui luisaient et souriantentre eux. Puis, tout à coup, comme s’ils venaient seulement dedécider qu’ils étaient là tout exprès, ils s’avancèrent, glissantsur le parquet poli. Un frisson joyeux passa parmi les jeunesfilles. Un grand jeune homme blond vola vers Meg, s’empara de sonprogramme, y griffonna quelque chose. Meg passa le danseur à Leïla.« Puis-je avoir le plaisir ? » Il s’inclina, sourit.Un jeune homme brun à monocle suivit, puis cousin Laurie avec unami, puis Laura avec un petit bonhomme couvert de taches derousseur et dont la cravate était de travers. Ensuite quelqu’un detout à fait vieux, – un monsieur gras, au crâne largement dégarni –prit son carnet en murmurant : « Voyons un peu, voyons unpeu ! » et resta longtemps à le comparer avec sonprogramme à lui, qui paraissait tout noir de noms inscrits. Ilavait l’air de prendre tant de peine que Leïla en fut honteuse.« Oh ! je vous en prie, ne vous tourmentezpas ! » dit-elle avec ferveur. Mais, au lieu de répondre,le gros monsieur écrivit quelque chose, lui jeta de nouveau unregard. « Est-ce que je me rappelle cette charmante petitefigure ? dit-il à mi voix. L’ai-je connueautrefois ? » À cet instant, l’orchestre se mit àjouer ; le gros monsieur disparut. Il fut ballotté, emporté auloin par une grande vague de musique qui déferla sur le parquetluisant, brisa les groupes, en fit des couples de danseurs, lesdispersa, les envoya tourbillonner au loin…

Leïla avait appris à danser en pension. Tousles samedis après-midi, on conduisait les élèves à un petitbâtiment de tôle ondulée, qui servait de salle de mission et oùMiss Eccles (de Londres) donnait ses cours « à l’usage de labonne société ». Mais cette salle poussiéreuse, où les mursétaient ornés de textes bibliques sur des banderoles de calicots,où une pauvre petite pianiste en toque de velours marron garnie decoques en oreilles de lapin tapait sur le clavier froid et où MissEccles piquait les pieds des jeunes filles de sa longue baguetteblanche, différait fabuleusement de celle-ci ; Leïla étaitconvaincue que, si son cavalier tardait à venir et s’il lui fallaitécouter cette merveilleuse musique, voir les autres glisser, voguersur le parquet doré, elle en mourrait pour le moins, ou biens’évanouirait, ou bien étendrait les bras et s’envolerait par unede ces sombres fenêtres qui révélaient les étoiles.

– Notre danse, je crois…

Quelqu’un s’inclinait, souriait, offrait sonbras ; elle ne devait pas mourir, après tout. Une main luiprit la taille et elle fut entraînée comme une fleur qu’on jettedans l’étang.

– Le parquet est excellent, n’est-cepas ? dit une voix traînante et vague tout près de sonoreille.

– Je trouve qu’on glisse délicieusementlà-dessus, répondit Leïla.

– Pardon ?

La voix vague avait un accent de surprise.Leïla répéta sa phrase. Il y eut une pause imperceptible avant quela voix fit écho : « Oh ! Parfaitement ! »et de nouveau le tournoiement de la danse emporta Leïla.

Comme il savait bien vous diriger !C’était pour cela qu’il était si différent de danser avec desjeunes filles ou avec des hommes, décida-t-elle. Les jeunes fillesse bousculaient, se marchaient sur les pieds ; celles quifaisaient le cavalier vous serraient toujours trop fort.

À présent, les azalées n’étaient plus desfleurs distinctes, c’étaient des bannières blanches et roses quipassaient, flottant au vent.

– Étiez-vous à la soirée des Bell ;la semaine dernière ? recommença la voix. Elle semblaitchargée de lassitude. Leïla se demanda si elle ne devrait pasproposer à son danseur de s’arrêter.

– Non, répondit-elle, c’est mon premierbal.

Il eut un petit rire essoufflé.

– Oh ! par exemple :protesta-t-il.

– Oui, vraiment, c’est le premier balauquel j’aie jamais assisté.

Leïla parlait avec une extrême ferveur.C’était un si grand soulagement de pouvoir expliquer tout ça àquelqu’un.

À cet instant, la musique cessa ; ilsallèrent s’asseoir sur deux chaises, contre le mur. Leïla nichadessous ses petits pieds de satin rose et s’éventa en regardantavec béatitude les autres couples qui passaient, quidisparaissaient derrière les portes tournantes.

– Tu t’amuses, Leïla ? demandaJosée, hochant sa tête d’or.

Laura passa en clignant imperceptiblement desyeux à son adresse, si bien que Leïla, un moment, eut peur d’avoirl’air, après tout, d’une petite fille. Évidemment, son danseur nedisait pas grand-chose. Il toussa, fourra son mouchoir dans samanche, tira son gilet, enleva de son habit un fil minuscule. Maistout cela importait peu. L’orchestre recommença presqueimmédiatement à jouer et son second cavalier parut jaillir duplafond.

– Ce parquet n’est pas mauvais, dit lanouvelle voix. Commençait-on toujours par parler du parquet ?Ensuite, ce fut : « Étiez-vous à la soirée des Neave,mardi dernier ? » Et Leïla expliqua encore. C’était unpeu singulier, sans doute, que ses danseurs ne montrent pas plusd’intérêt. Car enfin, la chose était poignante. Son premierbal ! Tout ne faisait que débuter pour elle. Il lui semblaitn’avoir jamais su avant ce qu’était la nuit. Jusqu’alors, ellel’avait connue sombre, silencieuse, belle souvent – oh ! oui,très belle ! – mais en quelque sorte désolée… solennelle. Etmaintenant, elle ne serait plus jamais ainsi – elle s’étaitépanouie en splendeur éblouissante.

– Une glace ? demanda son cavalier.Ils franchirent les portes capitonnées, prirent le couloir pouraller au buffet. Les joues de Leïla brûlaient, elle mourait desoif. Que les glaces étaient jolies dans leurs petites coupes decristal et comme la cuillère était froide sous sa buée, glacée,elle aussi ! Quand ils rentrèrent dans la salle, voilà que legros monsieur l’attendait à la porte. Elle eut un vrai frisson desurprise à le voir si vieux ; il aurait dû être avec lesparents, sur l’estrade. Et puis, quand elle le compara à ses autresdanseurs, il lui parut pauvrement mis. Il portait un gilet froissé,son gant avait perdu un bouton, son habit semblait saupoudré decraie.

– Venez, petite Mademoiselle, dit le groshomme. Ce fut tout juste s’il prit la peine de lui tenir la taille,et ils partirent si doucement que leur danse ressemblait à unepromenade. Mais lui ne dit pas un mot du parquet.

– Votre premier bal, n’est-ce pas ?murmura-t-il.

– Comment avez-vous fait pour lesavoir ?

– Ah ! dit le gros homme, voilà ceque c’est que d’être vieux.

Il soufflait un peu en l’entraînant, il luifit dépasser un couple maladroit.

– Voyez-vous, Mademoiselle, il y a trenteans que je pratique ce genre de sport.

– Trente ans ! cria Leïla. Ildansait déjà douze ans avant qu’elle fût née !

– On a à peine la force d’y penser,n’est-ce pas ? dit le gros homme d’un air sombre.

Leïla regarda sa tête chauve et eut vraimentpitié de lui.

– Je trouve que c’est merveilleux quevous puissiez continuer encore, dit-elle avec bonté.

– Petite âme charitable ! répliquele gros homme, en la serrant un peu plus. Et il fredonna une mesurede la valse. Naturellement, dit-il, vous ne pouvez pas espérerdurer aussi longtemps que ça. Non… on, continua-t-il, bien avant cetemps-là, vous irez vous asseoir là-bas, sur l’estrade, à regarderles autres, en belle robe de velours noir. Et ces jolis bras serontdevenus de gros petits bras courts ; vous battrez la mesureavec un éventail bien différent de celui-ci… un éventail tout noir,à monture d’os.

Un frisson sembla le parcourir.

– Vous sourirez, comme ces pauvres chèresvieilles dames, là-haut ; vous montrerez aux autres votrefille, vous raconterez à la personne d’âge mûr assise auprès devous qu’un affreux individu a essayé de l’embrasser au bal duCercle. Et vous aurez le cœur tout endolori, oui, tout endolori –le gros homme la serra encore davantage, comme s’il avait pitié,vraiment, de ce pauvre cœur – à la pensée que personne ne veut plusvous embrasser maintenant. Alors, vous direz que ces parquets ciréssont bien désagréables, qu’il est bien dangereux d’y marcher. Hein,Mademoiselle Pied-Léger ? demanda tout doucement le grosmonsieur.

Leïla répondit d’un petit rire dégagé, maiselle n’avait pas envie de rire. Était-ce vrai, tout cela – était-cepossible ? Cela semblait vrai, terriblement. Ce premier baln’était-il, en somme, que le commencement de son dernier bal ?À cette pensée, la musique parut changer ; elle devint triste,triste ; elle s’éleva sur un grand soupir. Oh ! commetout se transformait vite ! Pourquoi le bonheur ne durait-ilpas toujours ? Toujours n’était pas du tout troplong.

– Je voudrais m’arrêter, dit-elle d’unevoix épuisée.

Le gros monsieur la ramena vers la porte.

– Non, dit-elle, je ne veux pas sortir.Je ne veux pas m’asseoir. Je vais seulement rester là, mercibeaucoup.

Elle s’appuya au mur, tapant du pieddoucement, tiraillant ses gants et essayant de sourire. Mais auplus profond d’elle-même, une petite fille relevait son tablierpar-dessus sa tête et sanglotait. Pourquoi lui avait-on gâté toutson plaisir ?

– Allons, vous savez, dit le gros homme,il ne faut pas me prendre au sérieux, petite Mademoiselle.

– Comme si je risquais de le faire !riposta Leïla, en secouant sa petite tête brune et en suçant salèvre inférieure…

De nouveau, les couples se pavanaient. Lesportes tournantes s’ouvraient, se refermaient. Maintenant, le chefd’orchestre distribuait de nouveaux morceaux de musique. Mais Leïlan’avait plus envie de danser. Elle aurait voulu être à la maison,ou assise sur la véranda à écouter crier les petits hiboux. Quandelle regardait les étoiles à travers les fenêtres obscures, elleslui semblaient avoir de longs rayons comme des ailes…

Mais bientôt un air tendre, suave, ravissantse fit entendre ; un jeune homme aux cheveux bouclés s’inclinadevant elle. Elle allait être obligée de danser, par politesse,jusqu’à ce qu’elle pût rejoindre Meg. Très raide, elle avançajusqu’au milieu de la salle ; très hautaine, elle posa la mainsur la manche de son danseur. Mais, en un instant, au bout d’untour, ses pieds se mirent à glisser, à glisser. Les lumières, lesazalées, les toilettes, les visages roses, les fauteuils develours, tout ne fut qu’une belle roue tournoyante. Et quand soncavalier suivant lui fit heurter le gros monsieur et que le grosmonsieur lui dit : « Oh ! pardon ! » ellelui sourit d’un air plus radieux que jamais. Elle ne l’avait mêmepas reconnu.

Partie 11
LA LEÇON DE CHANT

Le désespoir – le froid, le lancinantdésespoir – enfoui profondément dans son cœur comme un cruelcouteau, Miss Meadows, ayant revêtu sa toge et son bonnetcarré[3], prit sa baguette et suivit les froidscouloirs qui menaient à la salle de musique. Des fillettes d’âgesdivers, roses d’avoir marché au grand air et débordantes de cetémoi joyeux qui vous vient, quand on court à l’école par une bellematinée d’automne, se pressaient, sautillaient, passaient enpapillonnant ; des salles sonores montait le bruit rapide ettambourinant des voix. Une cloche sonna ; quelqu’un appelaavec un cri d’oiseau : « Muriel ! » Puis,l’escalier résonna d’un formidable pan-pan-poum. Uneenfant avait laissé tomber ses haltères.

Le professeur de sciences arrêta MissMeadows.

– Bonjour ! cria-t-elle de sa voixdouce qui traînait avec affection. N’est-ce pas qu’il faitfroid ? On se croirait en hiver.

Miss Meadows, serrant le couteau contre soncœur, regarda le professeur de sciences avec haine. Tout en elleétait doux et pâle, comme le miel. On n’aurait pas été surpris devoir une abeille se prendre au réseau de ces cheveux dorés.

– L’air est assez vif, dit MissMeadows.

L’autre sourit de son sourire sucré.

– Vous avez l’air ge-lée, dit-elle. Sesyeux bleus s’ouvrirent tout grands ; une lueur moqueuse ybrilla. (Avait-elle remarqué quelque chose ?)

– Oh ! pas à ce point pourtant, ditMiss Meadows ; et elle adressa au professeur de sciences, enéchange de son sourire, une grimace rapide, puis continua saroute…

Les classes de Quatrième, Cinquième et Sixièmeétaient rassemblées dans la salle de musique. Le bruit y étaitassourdissant. Sur l’estrade, auprès du piano, se trouvait MaryBeazley, l’élève favorite de Miss Meadows, qui jouait lesaccompagnements. Elle arrangeait le tabouret de piano. En voyantMiss Meadows, elle avertit les autres d’un« Chut ! » bruyant ; et Miss Meadows, les mainsenfoncées dans ses manches, la baguette sous le bras, traversa àgrands pas l’allée centrale, gravit les degrés, se retournabrusquement, saisit le pupitre à musique de métal jaune, le plantadevant elle, et réclama le silence de deux coups secs de sabaguette.

– Silence, s’il vous plaît ! Et toutde suite !

Sans regarder personne, ses yeux parcoururentcette mer de blouses de couleur, qui ballottait des visages et desmains roses, de grands nœuds de ruban palpitants, des cahiers demusique étalés. Elle savait fort bien ce que pensaient lesenfants : « Meady est en train de rager ! » ehbien, qu’elles pensent ce qu’elles voulaient ! Ses paupièresfrémirent, elle rejeta la tête en arrière, pour les défier. Quepouvaient importer les opinions de pareilles créatures à quelqu’unqui se tenait là, frappé à mort et saignant, percé jusqu’au cœur,oui, jusqu’au cœur, par cette lettre :

« Je sens, avec une force de plus en plusgrande, que notre mariage serait une erreur. Ce n’est pas que je nevous aime plus. Je vous aime autant qu’il m’est possible d’aimerune femme, mais, pour vous dire la vérité, j’en suis arrivé à laconclusion que je ne suis pas fait pour le mariage et l’idée de memettre en ménage ne m’inspire que du… »

Le mot « dégoût » avait étéinsuffisamment barré et celui de « regret » avait étéécrit par-dessus.

Basile ! Miss Meadows s’avança vers lepiano à grands pas lourds. Et Mary Beazley, qui attendait cetinstant, se pencha ; ses boucles retombèrent sur ses joues,tandis qu’elle murmurait : « Bonjour,Mademoiselle ! » et elle indiqua du geste, plutôt qu’ellene tendit à sa maîtresse, un magnifique chrysanthème jaune. Cepetit rite de la fleur durait depuis des siècles, au moins untrimestre et demi. Il faisait partie de la leçon, autant que lacérémonie d’ouvrir le piano. Mais ce matin-là, au lieu de leprendre, au lieu de le glisser dans sa ceinture, en se penchantvers Mary et en disant : « Merci beaucoup, Mary. Commec’est gentil ! Ouvrez à la page 32 », Miss Meadows, à lagrande horreur de Mary, eut l’air d’ignorer absolument l’offrandedu chrysanthème, ne fit aucune réponse à son bonjour, mais ditd’une voix glaciale : « Page 14, s’il vous plaît, etmarquez bien les accents ! »

Moment de stupeur ! Mary rougit si fortque les larmes lui vinrent aux yeux ; mais Miss Meadows étaitrevenue à son pupitre ; sa voix résonnait vibrante, dans toutela salle.

– Page 14. Nous allons prendre, pourcommencer, la page 15 : « Lamentation ».Mesdemoiselles, vous devriez à présent la savoir à fond. Nous laprendrons toutes ensemble ; pas de parties, toutes ensemble.Et sans expression. Chantez-la, cependant, très simplement etmarquez la mesure de la main gauche.

Elle leva sa baguette : deux coups secsur le pupitre. Mary frappa le premier accord ; toutes lesmains gauches s’abattirent, battant l’air, les jeunes voix désoléesgémirent en chœur :

Tôt, ah ! trop tôt se fanent les corolles

Des roses du Plaisir !

Trop tôt, trop tôt le doux Été s’envole,

L’âpre Hiver va venir.

Si vite, hélas ! Ta joyeuse cadence,

ÔMusique, s’éteint.

Elle n’est plus ! et moi, dans le silence,

J’écoute en vain.

Ah ! Dieu ! pouvait-il y avoir uneplainte plus tragique ? Chaque note était un soupir, unsanglot, un cri sourd de désolation affreuse. Miss Meadows leva lesbras dans les larges manches de sa toge et commença à diriger desdeux mains…

« Je sens, avec une force de plus en plusgrande, que notre mariage serait une erreur… », rythma songeste. Et les voix crièrent : Tôt, ah ! troptôt ! Qu’est-ce qui lui avait pris, d’écrire une lettrepareille ? Comment y avait-il été poussé ? Elle venait,on ne savait d’où. La dernière fois qu’il avait écrit, il n’avaitparlé que d’une bibliothèque de vieux chêne qu’il venait d’acheterpour « nos livres » et d’un « chic petit meubled’antichambre » qu’il avait vu : « quelque chose detout à fait coquet, avec un hibou sculpté, en applique, tenanttrois brosses à chapeau dans ses griffes ». Comme cette phrasel’avait fait sourire ! C’était si bien d’un homme, cette idéequ’on avait besoin de trois brosses à chapeau !

« J’écoute en vain »,chantèrent les voix.

– Recommencez, dit Miss Meadows. Maiscette fois avec les parties. Toujours sans expression.

Tôt, ah ! trop tôt !Maintenant que les contraltos ajoutaient leurs ténèbres, on pouvaità peine s’empêcher de frémir. Se fanent les corolles des rosesdu Plaisir. La dernière fois qu’il était venu la voir, Basileportait une rose à la boutonnière. Qu’il était beau, avec cecostume bleu, cette sombre rose écarlate ! Il le savait bien.Il ne pouvait pas l’ignorer. D’abord, il avait passé la main surses cheveux, puis sur sa moustache ; ses dents luisaient quandil souriait.

– La femme du directeur m’invite tout letemps à dîner. C’est vraiment assommant. Je n’ai jamais une soiréeà moi, ici.

– Mais, ne pouvez-vous pasrefuser ?

– Oh ! ma foi, un homme dans maposition ne doit pas vivre comme un ours.

Ta joyeuse cadence, ô Musique !gémirent les voix. Les saules, derrière les hautes fenêtresétroites, ondulaient au vent. Ils avaient perdu la moitié de leursfeuilles. Celles qui, toutes petites, tenaient encore aux branches,se tortillaient comme des poissons pris à la ligne…

« Je ne suis pas fait pour lemariage… » Les voix s’étaient tues ; le pianoattendait.

– Très bien ! dit Miss Meadows, maisd’un accent si étrange encore, si figé, que les plus jeunes élèvescommencèrent à avoir vraiment peur.

– À présent que nous savons notremorceau, nous allons y mettre l’expression. Toute l’expression quevous êtes capables de donner. Réfléchissez aux paroles,Mesdemoiselles. Ayez un peu d’imagination. Tôt, ah ! troptôt ! cria Miss Meadows. Ces mots-là devraient jaillir enun violent, un vigoureux forte – comme une plainte.Ensuite à la quatrième ligne, l’âpre Hiver, qu’on entendedans cet âpre le bruit d’un vent glacé qui le pénètre.A-pre ! dit-elle d’un ton si terrible que MaryBeazley, sur son tabouret, en eut un frisson dans le dos. – Lecinquième vers doit monter en crescendo : Si vite,hélas ! ta joyeuse cadence… Brisez-le au dernier mot duvers suivant s’éteint. Puis à partir de Elle n’estplus, il faut commencer à mourir… à décroître… jusqu’à ce quej’écoute… en vain, ne soit plus qu’un faible murmure… Vouspouvez ralentir sur le dernier vers presque autant qu’il vousplaira. À présent, je vous en prie !

Elle frappa de nouveau deux coupslégers ; elle leva les bras, Tôt, ah ! troptôt…

« Et l’idée de me mettre en ménage nem’inspire que du dégoût… » Du dégoût, voilà ce qu’il avaitécrit. Autant dire que leurs fiançailles étaient définitivementrompues. Rompues ! Leurs fiançailles ! Les gens avaientété assez étonnés qu’elle fût fiancée. Le professeur de sciencesavait d’abord refusé d’y croire. Mais personne n’avait été aussisurpris qu’elle-même. Elle avait trente ans. Basile, vingt-cinq.Elle avait eu l’impression d’un miracle, d’un vrai miracle, enl’entendant dire, lorsqu’ils étaient rentrés de l’église, ce soiroù il faisait si sombre : « Vous savez, d’une façon ou del’autre, je me suis mis à vous aimer. » Et il avait pris danssa main le bout de son écharpe de plume. Dans le silence,j’écoute en vain…

– Répétez ! répétez ! dit MissMeadows. Plus d’expression, mes enfants ! Encore unefois !

Tôt, ah ! trop tôt ! Lesplus grandes étaient cramoisies ; quelques-unes des petitescommençaient à pleurer. De grosses gouttes de pluie battaient lesvitres et on pouvait entendre les saules chuchoter : « Cen’est pas que je ne vous aime plus… »

– Mais, mon chéri, si vous m’aimez, pensaMiss Meadows, peu m’importe que ce soit peu ou beaucoup. Aimez-moiaussi peu que vous voudrez.

Mais elle savait bien qu’il ne l’aimait pas.Dire qu’il n’avait pas eu assez de tendresse pour effacer ce mot« dégoût » de façon à ce qu’elle ne pût pas lelire ! trop tôt, le doux Été s’envole, l’âpre Hiver vavenir. Il faudrait aussi qu’elle quitte l’école. Jamais ellen’aurait le courage d’affronter le professeur de sciences, ou lesélèves, quand on saurait tout. Il faudrait qu’elle disparaissequelque part. Et moi, dans le silence… Les voixcommencèrent à mourir, à s’éteindre, à murmurer… à s’évanouir…

Tout à coup, la porte s’ouvrit. Une petitefille en robe bleue avança le long du passage d’un air agité,baissant la tête, se mordant les lèvres, faisant tourner sonbracelet d’argent sur son petit poignet rouge. Elle monta lesdegrés de l’estrade et s’arrêta devant Miss Meadows.

– Eh bien, Monica, qu’est-ce quec’est ?

– Oh ! pardon, Mademoiselle, dit lapetite fille d’une voix entrecoupée, Madame la directrice voudraitvous voir dans son bureau.

– Très bien ! répondit Miss Meadows.Et s’adressant aux élèves : Vous me donnez votre paroled’honneur de ne pas faire de bruit pendant mon absence.

Mais elles étaient trop accablées pour ne pasêtre sages. La plupart étaient en train de se moucher.

Les corridors étaient silencieux etfroids ; les pas de Miss Meadows y résonnaient en écho. Ladirectrice était assise à son bureau. Elle ne leva pas tout desuite les yeux. Comme d’habitude, elle était occupée à dégager sonlorgnon qui s’était pris dans son rabat de dentelle.« Asseyez-vous, Mademoiselle », dit-elle d’un tonaimable. Puis, elle prit sur le sous-main une enveloppe rose.« Je vous ai envoyée chercher, parce que ce télégramme vientd’arriver pour vous. »

– Un télégramme pour moi, MissWyatt ?

Basile ! Il s’était suicidé, décida MissMeadows. Sa main se tendit vivement, mais Miss Wyatt retint uninstant le télégramme.

– J’espère que ce ne sont pas demauvaises nouvelles, dit-elle, d’un ton tout juste aimable. Et MissMeadows déchira l’enveloppe.

« Ne tenez pas compte de lettre devaisêtre fou ai acheté meuble antichambre aujourd’huiBasile. »

Voilà ce qu’elle lut. Elle ne pouvait plusquitter des yeux le télégramme.

– J’espère bien que ce n’est rien degrave, dit Miss Wyatt, en se penchant vers elle.

– Oh ! non, merci beaucoup, MissWyattt, répondit, en rougissant, Miss Meadows. Ce n’est absolumentrien de fâcheux. C’est – et elle eut, pour s’excuser, un petit riregêné – c’est de mon fiancé pour me dire que… me dire que…

Il y eut un silence.

– Je vois, en effet, dit ladirectrice.

Un autre silence, puis :

– Vous avez encore un quart d’heure devotre classe à faire, Miss Meadows, n’est-ce pas ?

– Oui, Miss Wyatt.

Elle se leva. Elle se dirigea vers la porte encourant presque.

– Oh ! une petite minute,Mademoiselle, dit la directrice. Je dois vous dire que jen’approuve guère que mes professeurs se fassent expédier destélégrammes pendant les heures de cours, sauf dans le cas denouvelles très graves, des morts par exemple, ou des accidents trèssérieux ou des événements de ce genre. Les bonnes nouvelles, MissMeadows, peuvent toujours attendre, vous savez.

Sur les ailes de l’espoir, de l’amour, de lajoie, Miss Meadows s’élança vers la salle de musique, parcourut lepassage, monta les marches, revint au piano.

– Page 32, Mary, dit-elle, page 32.

Nous venons aujourd’hui, les bras chargés de fleurs,

Et des fruits de l’Été emplissant nos corbeilles

Pour fêter l’heureux jour…

Et ramassant le chrysanthème jaune, elle lepressa contre ses lèvres pour cacher son sourire. Puis elle setourna vers les élèves, tapotant le pupitre de sa baguette.

– Page 32, mes enfants, page 32.

 

– Arrêtez ! arrêtez ! cria MissMeadows. C’est affreux ! C’est épouvantable !

Elle regarda ses élèves d’un airrayonnant.

– Qu’avez-vous donc toutes ? Pensez,mes enfants, pensez donc à ce que vous chantez ! Ayez un peud’imagination. « Les bras chargés de fleurs… De fruits del’Été… » Et « fêter l’heureuxjour ! »

Miss Meadows s’interrompit.

– N’ayez pas l’air si désolé, mespetites. Il faut chanter cela avec chaleur, avec allégresse, avecardeur. « L’heureux jour ! » Recommençons.Et vite. Toutes ensemble. Allons !

Et cette fois, la voix de Miss Meadows s’élevaau-dessus de toutes les autres – pleine, profonde, vibranted’expression.

Partie 12
L’ÉTRANGER

Il semblait à la petite foule rassemblée surle quai que le paquebot ne bougerait plus jamais. Il gisait là-bas,immense, immobile sur l’eau grise et plissée ; une volute defumée se déroulait au-dessus de lui ; un grand vol de goélandsplanait avec des cris et plongeait après les détritus qui tombaientdes cuisines à l’arrière. On pouvait tout juste apercevoir depetits couples qui paradaient – comme des mouches minusculesparcourant un plat posé sur une nappe grisâtre et froissée.D’autres mouches se pressaient et fourmillaient tout au bord. Detemps à autre, sur le pont inférieur, quelque chose de blancluisait – le tablier du cuisinier ou peut-être d’une femme dechambre. Parfois une microscopique et noire araignée escaladait encourant l’échelle de la passerelle.

Au premier rang de la foule, un home d’âgemûr, robuste, très bien et très confortablement habillé, enpardessus gris, avec une écharpe de soie grise, des gants épais, unchapeau de feutre sombre, se promenait de long en large, en faisanttournoyer son parapluie bien roulé. On aurait dit qu’il était lechef de la petite troupe sur le quai et qu’en même temps ill’empêchait de se disperser. Il semblait tenir à la fois le rôle duchien et du berger.

Mais quelle folie, quelle folie de sa part den’avoir pas apporté de lorgnette ! Dans toute cette bande debadauds, pas une paire de jumelles !

– C’est vraiment curieux, monsieur Scott,que pas un seul d’entre nous n’ait pensé à des jumelles ! Onaurait pu les asticoter un peu là-bas. On aurait pu leur lancerquelques petits signaux : « N’hésitez pas à débarquer,les indigènes son inoffensifs. » Ou encore : « Onvous fera bon accueil. Tout est pardonné ». Quoi ?Hein ?

Le regard de M. Hammond, ce regard vif,impatient, si inquiet et pourtant si amical et si confiant,s’adressait à tout le monde sur le quai, allait même chercher cesvieux bonshommes qui flânaient le long des passerelles. Ilssavaient, tous ces braves gens, que madame Hammond arrivait par lepaquebot et, dans sa formidable agitation, son mari ne doutait pasun instant que ce merveilleux événement ne les touchât aussi. Il enétait tout attendri à leur égard. C’était bien, décida-t-il, lafoule la plus sympathique qu’il eût jamais vue. Et ces vieuxgaillards, là-bas, près des passerelles, quels beaux lurons,solides, bien plantés. Quels torses, sapristi ! Et il élargitses épaules, fourra ses mains gantées dans ses poches, se balançasur ses talons.

– Eh oui, ma femme a passé dix mois enEurope. Elle était en visite chez notre fille aînée, que nous avonsmariée, l’an dernier. Je l’avais accompagnée ici, moi-même, aussij’ai pensé que je ferais bien de venir la chercher. Oui, oui,oui.

De nouveau, il plissa les paupières sur sesyeux gris et vifs, scrutant d’un regard rapide, anxieux, lepaquebot immobile. Puis il déboutonna encore son pardessus ;il tira sa montre plate, pâle et jaune, et pour la vingtième, lacinquantième, la centième fois, il refit son calcul.

– Voyons un peu, à présent. Le canot duservice de santé est parti à deux heures quinze. À deux heuresquinze. Il est maintenant exactement quatre heures vingt-huit.C’est-à-dire que le docteur est à bord depuis deux heures treizeminutes. Deux heures treize minutes ! U… u… uh !

Un petit bruit bizarre, presque un coup desifflet, s’échappa de ses lèvres et il referma brusquement leboîtier de sa montre.

– Mais il me semble que, s’il y avait euquelque chose d’anormal, on nous aurait prévenus – n’est-ce pas,monsieur Gaven ?

– Oh ! certainement, monsieurHammond. Je ne crois pas qu’il y ait lieu de… de se faire du souci,dit M. Gaven en tapant sa pipe contre la semelle de sonsoulier. Mais tout de même…

– Évidemment ! évidemment !cria M. Hammond. C’est bigrement embêtant !

Il fit quelques pas rapides de long en largeet revint à sa place, entre M. et Mme Scott etM. Gaven. « Avec cela, il commence à faire noir »,et il agita son parapluie roulé, comme pour inviter le crépuscule àavoir au moins la décence d’attendre un peu. Mais l’ombredescendait lentement, s’étendant sur l’eau peu à peu, comme unetache. La petite Jeannie Scott tira sa mère par la main.

– Je voudrais mon thé, maman !gémit-elle.

– Ça se comprend, dit M. Hammond. Jeme doute bien que toutes ces dames en font autant.

De nouveau, son bon regard, ému, presquecompatissant, les réunit toutes. Il se demanda si Janey prenait unedernière tasse de thé là-bas, dans le salon du paquebot. Ill’espérait ; il ne le croyait pas. Ce serait bien d’elle de nepas vouloir quitter le pont. En ce cas, peut-être que le garçon deservice lui en apporterait une tasse. S’il avait été là, c’est luiqui serait allé lui en chercher – il en aurait bien trouvé lemoyen. Un instant, if fut sur ce pont, debout près d’elle,regardant sa petite main s’arrondir autour de la tasse avec cegeste qu’elle avait, tandis qu’elle buvait la seule goutte de théqu’il fût possible de se procurer à bord…

Puis, il se trouva de retour sur lequai ; Dieu seul savait quand ce maudit capitaine en auraitfini de traînasser dans la rade. M. Hammond fit un nouveautour, de long en large, de haut en bas. Il alla jusqu’à la stationdes voitures pour s’assurer que son cocher n’avait pasdisparu ; il s’en revint vers le petit troupeau blotti àl’abri des couffes de bananes. La petite Jeannie réclamait encoreson thé. Pauvre gosse ! Il regretta de ne pas avoir un bout dechocolat dans sa poche.

– Hé, Jeannette ! dit-il.Voulez-vous grimper là-haut ?

Doucement, sans effort, il souleva la petitefille et la posa sur un tonneau. La tenir, l’empêcher de chancelerlui fut un soulagement incroyable, lui allégea le cœur.

– Tenez-vous bien, dit-il, en gardant unbras passé autour d’elle.

– Oh ! ne vous dérangez pas pourJeannie, monsieur Hammond ! pria madame Scott.

– Pas du tout, Madame. Ce n’est pas unepeine, c’est un plaisir. Jeannie et moi sommes une paire d’amis,n’est-ce pas, Jeannette ?

– Oui, monsieur Hammond, répondit lapetite fille. Et elle passa le doigt dans le pli de son chapeau defeutre.

Tout à coup, elle lui saisit l’oreille etpoussa un grand cri : « Regardez, monsieur Hammond !Le voilà qui marche ! Regardez ! Il va entrer dans leport ! »

Bon Dieu, c’était vrai ! Enfin !Lentement, lentement, le navire virait de bord. Au loin, sur l’eauune cloche sonna et un grand jet de vapeur jaillit dans l’air. Lesgoélands s’envolèrent ; ils se dispersèrent, comme des boutsde papier blanc. M. Hammond n’aurait pu dire si cettepalpitation profonde venait des machines du paquebot ou de sonpropre cœur. Quoi qu’il en fût, il dut faire un effort pourrésister. Au même instant, le vieux Johnson, le capitaine de port,arriva à grands pas le long du quai, avec une serviette de cuirsous le bras.

– Jeannie ne risque rien, ditM. Scott ; je vais la tenir.

Il eut juste le temps de la saisir.M. Hammond avait oublié Jeannie ; il s’élançait à larencontre du vieux capitaine Johnson.

– Eh bien, capitaine ! Et sa voixrésonna de nouveau, impatiente, énervée. Vous avez fini par avoirpitié de nous !

– Ce n’est pas moi qui suis à blâmer,monsieur Hammond, souffla le vieil officier, les yeux rivés aupaquebot. Vous avez madame Hammond à bord, pas vrai ?

– Oui, oui, répondit l’autre, restant àcôté du maître de port, ma femme est là-bas. Ah ! ah ! Çane sera pas long, à présent.

Le timbre de son téléphone résonnant sanscesse, le ronflement de son hélice emplissant l’air, le grandtransatlantique fonçait sur eux ; et il tranchait si nettementl’eau sombre que de grands copeaux blancs frisaient de chaque côté.Hammond ôta son chapeau ; il parcourut les ponts duregard ; les passagers s’y entassaient. Il agita son chapeau,en hurlant un bruyant et bizarre :

« Holà ! » vers le navire. Puisil se retourna, éclata de rire et dit quelque chosed’inintelligible au vieux capitaine Johnson.

– Vous l’avez vue ? demanda lemaître de port.

– Non, pas encore. Du calme – attendez unpeu !

Et tout à coup, coincé entre deux grandsimbéciles de lourdauds et leur criant « Ôtez-vous donc un peudu chemin ! » il fit signe avec son parapluie ; ilvoyait une main levée – un gant blanc qui agitait un mouchoir.Encore un instant et – merci, mon Dieu, merci ! – ce fut elle.C’était Janey. C’était madame Hammond, oui, oui, oui… debout auprèsdu bastingage, souriant, saluant de la tête, secouant sonmouchoir.

– Allons, c’est épatant – épatant !Eh bien, eh bien, eh bien !

Il en tapait du pied, c’est un fait. D’ungeste prompt comme l’éclair, il tira son étui à cigares et l’offritaux vieux capitaine Johnson. « Un cigare, capitaine ! Ilsne sont pas mauvais. Prenez-en deux. Tenez – et il vida tous lescigares de l’étui dans la main du maître de port – j’en ai unecouple de boîtes à l’hôtel.

– Merci bien, monsieur Hammond, dit lavoix oppressée du vieux capitaine.

Hammond fourra de nouveau l’étui dans sapoche. Ses mains tremblaient, mais il s’était ressaisi. Il étaitcapable d’affronter Janey. Elle était là-bas, appuyée aubastingage, en train de causer avec une femme et, en même temps,elle l’observait, lui ; elle était prête. Tandis que legouffre liquide se rétrécissait, il fut frappé de la voir si menuesur cet énorme navire. Il eut le cœur tordu d’une telle crispationqu’il en aurait crié. Qu’elle semblait petite pour avoir accomplitoute seule ce long, ce double voyage ! Pourtant, commec’était bien d’elle ! Comme c’était bien de Janey ! Elleavait le courage d’un… Voilà que les hommes de l’équipage s’étaientavancés, avaient séparé les passagers ; ils avaient rabattu lalisse pour jeter les passerelles.

Les voix sur la rive et les voix à bords’élancèrent, échangeant les paroles d’accueil.

– Tout va bien ?

– Tout va bien !

– Comment va maman ?

– Beaucoup mieux.

– Holà, Jeannie !

– Ohé ! tante Émilie !

– Avez-vous fait bon voyage ?

– Magnifique !

– Ça ne sera pas long, à présent.

– Pas long à présent.

Les machines stoppèrent. Lentement, lepaquebot vint se ranger le long du quai.

– Faites place, là-bas – place –place !

Et les hommes de service sur le wharfs’élancèrent à la course, traînant les lourdes passerelles. Hammondfit signe à Janey de rester en place. Le vieux capitaine de ports’avança ; il le suivit. Quant à « laisser passer d’abordles dames » ou des niaiseries de ce genre, l’idée ne lui envint pas.

– Après vous, capitaine ! cria-t-ild’un ton chaleureux. Et, aux talons du vieux marin, il parcourut àgrands pas la passerelle, tout droit vers Janey, et ses brasl’étreignirent.

– Eh bien, eh bien, eh bien ! Oui,oui ! Nous y voilà enfin, bégaya-t-il. Ce fut tout ce qu’ilput dire. Puis Janey émergea, et sa petite voix fraîche – la seulevoix qui existât pour lui en ce monde – prononça :

– Eh bien, mon chéri ! As-tu attendulongtemps ?

Non ; non, pas longtemps. Ou bien, entout cas, peu importait. C’était fini maintenant. Mais le grandpoint c’était qu’il avait une voiture, attendant au bout du quai.Était-elle disposée à partir ? Son bagage était-il prêt ?En ce cas, ils pouvaient filer tout de suite avec ses malles decabine et envoyer le reste au diable jusqu’au lendemain. Il sepencha sur elle, elle leva les yeux avec son demi-sourirecoutumier. Elle était restée la même. Pas changé du tout. Tellequ’il l’avait toujours connue. Elle posa sa petite main sur lamanche de son mari.

– Comment vont les enfants, John ?demanda-t-elle.

(Au diable les enfants !)

– Tout à fait bien. Mieux qu’ils n’ontjamais été.

– M’ont-ils écrit ?

– Oui, oui – naturellement. J’ai laisséleurs lettres à l’hôtel pour que tu les savoures plus tard.

– Nous ne pouvons pas nous en aller sivite que ça, dit-elle. Il y a des gens auxquels je dois faire mesadieux… et puis, il y a le capitaine.

La figure de M. Hammond s’allongea ;elle lui serra le bras d’une petite étreinte sympathique.

– Si le capitaine quitte la passerelle,je voudrais que tu le remercies d’avoir eu tant d’attentions pourta femme.

Ma foi, il la tenait à présent. Si ellevoulait rester dix minutes de plus. Tandis qu’il cédait, elle setrouva entourée. Tous les passagers de première semblaient vouloirprendre congé de Janey.

– Adieu, chère, chère madameHammond ! Et la prochaine fois que vous viendrez à Sydney, jecompte absolument sur vous.

– Madame Hammond, ma chérie ! vousn’oublierez pas de m’écrire, n’est-ce pas ?

– Ah ! vraiment, Madame, je medemande ce que cette traversée aurait été sans vous.

C’était clair comme le jour qu’elle avait faitla conquête de tout le monde à bord. Et elle prenait tout ça… justecomme d’habitude. Avec un calme absolu. De son petit air ordinaire.C’était si bien Janey ; là, debout, son voile rejeté enarrière. Hammond ne remarquait jamais comment sa femme étaithabillée ; ce qu’elle portait lui était bien égal. Maisaujourd’hui, pourtant, il s’aperçut qu’elle avait un tailleur noir– c’est bien ainsi que ça s’appelle ? – avec des machinsblancs, des garnitures sans doute, au col et aux manches. Pendantce temps, Janey le passait à la ronde :

– John, mon chéri !

Ensuite : – Je veux te présenter à…

Ils finirent par s’échapper et elle l’emmenadans sa cabine. La suivre le long du couloir qu’elle connaissait sibien, qui lui était, à lui, si peu familier ; écarter aprèselle la portière verte, pénétrer dans la chambre qui avait été lasienne lui donna un bonheur exquis. Mais voilà que – peste soitd’elle ! – la femme de chambre était là, à genoux par terrebouclant la courroie des couvertures.

– C’est fini, madame Hammond, dit-elle,en se levant et en rabattant ses manchettes.

De nouveau, on le présenta, puis Janey et lafemme de chambre disparurent dans le corridor. Il entenditchuchoter ; il supposa qu’elle réglait l’affaire du pourboire.Il s’assit sur le divan rayé et ôta son chapeau. Voilà lescouvertures de voyage qu’elle avait emportées ; on les auraitcru neuves. Tout son bagage avait l’air pimpant,irréprochable ; les étiquettes étaient de sa belle petiteécriture si nette : « Madame John Hammond. »

« Madame John Hammond ! » Ilpoussa un long soupir de contentement et se renversa en arrière,les bras croisés. C’en était fini de l’effort. Il eut le sentimentqu’il pourrait rester là, éternellement, à soupirer de joie d’êtredélivré – délivré de cet horrible tiraillement, de cette tension,de cette étreinte qui lui serrait le cœur ! Le danger étaitpassé : telle était son impression. On se retrouvait sur laterre ferme.

Mais, à cet instant, Janey passa sa tête aucoin de la porte.

– Mon chéri… si ça t’est égal ?… Jevoudrais seulement aller dire adieu au docteur.

Hammond se leva vivement.

– Je t’accompagne.

– Non, non, dit-elle. Ne te dérange pas.Je préfère. Je ne resterai pas même une minute.

Avant qu’il pût répondre, elle était partie.Il eut presque envie de courir après elle ; mais, au lieu dele faire, il se rassit.

Était-ce bien sûr qu’elle ne resterait paslongtemps ? Quelle heure était-il à présent ? La montresurgit ; il regarda fixement le vide. Janey était un peudrôle, n’est-ce pas ? Pourquoi ne pas avoir chargé la femme dechambre de transmettre ses adieux ? Pourquoi s’en aller aprèsle médecin du bord ? Elle aurait, même, bien pu écrire un motde l’hôtel, si l’affaire était urgente. Urgente ? Est-ce que –se pouvait-il qu’elle eût été malade en route ? Elle luicachait quelque chose. C’était ça ! Il empoigna son chapeau.Il s’en allait trouver ce gaillard-là et lui arracher la vérité àtout prix. Il croyait bien avoir remarqué quelque chose, un rien.Elle était un tout petit peu trop calme – trop maîtressed’elle-même. Dès le premier instant…

La tringle des rideaux résonna. Janeyrevenait. Il se leva d’un bond.

– Janey, as-tu été malade pendant cettetraversée ? Oui, c’est ça !

– Malade ?

Sa petite voix légère le raillait. Elleenjamba les couvertures roulées, vint tout près, lui toucha dudoigt la poitrine, le regarda.

– Mon chéri, dit-elle, ne me fais paspeur ! Naturellement, je n’ai pas été malade ! Qu’est-cequi peut te le faire croire ? Ai-je mauvaise mine ?

Mais Hammond ne la voyait pas. Il sentaitseulement qu’elle le regardait et qu’il n’avait besoin de setourmenter de rien. Elle était là pour s’occuper des choses.C’était parfait. Tout allait bien.

La douce pression de sa main était siapaisante qu’il posa la sienne sur ses doigts pour les retenir là.Et elle dit :

– Reste tranquille. Je veux te regarder.Je ne t’ai pas encore vu. Tu t’es fait tailler la barbe à laperfection et tu as l’air… plus jeune, je trouve, et certainementplus mince. La vie de garçon te réussit.

– Me réussit !

Il gémit de tendresse et la serra de nouveaucontre lui. Et de nouveau, comme toujours, il eut le sentimentqu’il tenait là quelque chose qui n’était jamais tout à fait à lui– à lui. Quelque chose de trop délicat, de trop précieux, quis’envolerait dès qu’il le laisserait aller.

– Pour l’amour de Dieu, partons pourl’hôtel afin de pouvoir être seuls.

Et il sonna vigoureusement pour dire qu’on sedépêchait d’enlever les bagages.

*

**

Quand ils redescendirent le quai ensemble,elle prit son bras. Voilà qu’il l’avait à son bras, denouveau ! Et quelle différence cela faisait, de monter envoiture avec elle, de jeter sur leurs genoux à tous deux lacouverture à raies jaunes et rouges, de dire au cocher qu’ilfallait aller vite parce qu’ils n’avaient encore pris le thé nil’un ni l’autre. Il n’aurait plus à se passer de son thé où à se leverser lui-même. Elle était revenue. Il se tourna vers elle, luiserra fort la main, dit tendrement, malicieusement, de cette voixqu’il n’avait que pour elle : « Tu es contente de rentrezchez toi, mon petit ? » Elle sourit ; elle ne pritmême pas la peine de répondre, mais, doucement, elle écarta la mainde son mari, comme ils arrivaient à des rues mieux éclairées.

– Nous avons la plus belle chambre del’hôtel, dit-il. Je n’ai pas voulu m’en laisser donner une autre.Et j’ai demandé à la femme de chambre d’allumer une flambée, au casoù tu aurais un peu froid. C’est une brave fille, gentille, pleined’attentions. Et puis, j’ai pensé que, du moment que nous étionsici, nous n’allions pas nous tracasser pour rentrer demain à lamaison, mais que nous passerions la journée à nous promener et quenous partirions le matin d’après. Cela te va-t-il ? Inutile dese presser n’est-ce pas ? Les enfants t’auront bien assez tôt…Je me suis dit qu’un jour passé à visiter la ville pourrait êtreune agréable étape de ton voyage, hein, Janey ?

– As-tu pris les billets pouraprès-demain ? demanda-t-elle.

– Je crois bien !

Il déboutonna son pardessus, sortit sonportefeuille gonflé de papiers.

– Nous y voilà ! J’ai fait réserverun compartiment de première pour Salisbury. Voici le ticket :« M. et Mme John Hammond. » J’aipensé que nous pouvions bien nous donner un peu de confort et puis,nous ne tenons pas à ce que d’autres personnes viennent se fourrerentre nous, pas vrai ? Mais si tu avais envie de rester ici unpeu plus longtemps…

– Oh ! non ! dit vivementJaney. À aucun prix ! Après-demain, alors. Et lesenfants ?…

Mais ils étaient arrivés à l’hôtel. Le gérantse trouvait sous le vaste porche tout illuminé. Il descendit lesmarches pour les recevoir. Un garçon accourut du vestibule pourprendre leurs malles.

– Eh bien, monsieur Arnold, voilà enfinmadame Hammond !

Le gérant les escorta lui-même à travers lehall et pressa le timbre de l’ascenseur. Hammond savait que descopains à lui, des relations d’affaires, étaient là, assis devantles petites tables du hall, à boire des apéritifs avant ledîner ? Mais il n’allait pas risquer d’être arrêté ; ilne regarda ni à droite, ni à gauche. Qu’ils en pensent ce qu’ilsvoudront ! S’ils ne comprennent pas, ce ne sont que desimbéciles – et, sortant de l’ascenseur, il ouvrit la porte de leurchambre et y fit entrer Janey. La porte se referma. Maintenant, àla fin, ils étaient seuls ensemble. Il alluma l’électricité. Lesrideaux étaient tirés ; le feu flambait. Il lança son chapeausur le vaste lit, il alla vers elle.

– Mais – le croiriez vous ? – onvint les interrompre encore. Cette fois-ci, c’était le porteur avecle bagage. Il fit deux voyages pour ça, il laissa la porte ouvertedans l’intervalle, il prit son temps, il sifflota entre ses dents,dans le couloir. Hammond parcourait la chambre de long en large,arrachait ses gants, arrachait son écharpe. Pour finir, il jeta sonpardessus sur le lit.

Enfin, cet idiot-là était parti. La porte seferma avec un cliquetis. À présent, ils étaient seuls. Hammonddit :

– Il me semblait que je ne t’aurais plusjamais à moi ! Maudites gens ! Janey…

Il attacha sur elle son regard ému,impatient.

– Dînons ici, dans notre chambre. Si nousdescendons au restaurant, on nous dérangera, et puis il y a leursacrée musique (cette musique qu’il avait si fort louée, applaudiesi bruyamment le soir précédent). Nous ne pourrons pas nousentendre parler. Faisons-nous monter quelque chose ici, devant lefeu. C’est trop tard pour le thé ; je commanderai un petitsouper, hein ? Qu’est-ce que tu dis de cette idée ?

– C’est ça, mon chéri ! réponditJaney. Et pendant que tu t’en occupes – les lettres desenfants ?

– Oh ! ça ira plus tard, ditHammond.

– Mais on en aurait fini, alors, insistaJaney. Et j’aurais d’abord le temps de…

– Oh ! il est inutile que jedescende, expliqua son mari. Je n’ai qu’à sonner et à donnerl’ordre… tu ne veux pas me renvoyer, dis ?

Janey secoua la tête et sourit.

– Mais tu es en train de penser à autrechose. Quelque chose te tourmente, reprit Hammond. Qu’est-ce quec’est ? viens t’asseoir là – viens t’asseoir sur mes genoux,près du feu.

– Je vais seulement ôter mon chapeau, ditJaney, en allant à la table à coiffer. Ah… ah !

Elle eut un petit cri.

– Qu’est-ce que c’est ?

– Rien, mon chéri. Je viens de trouverles lettres des enfants. Ça va bien ; elles peuvent attendre.Inutile de se presser, maintenant.

Elle se tourna vers lui, serrant les lettresdans sa main ; elle les glissa sous le jabot de sa blouse.Avec vivacité, avec gaieté, elle s’écria : « Oh !comme cette table est caractéristique, comme c’est bientoi !

– Pourquoi ? qu’est-ce qu’elle adonc ? dit Hammond.

– Si elle flottait sur l’abîme del’éternité, je dirais encore : « Voilà John : »riposta Janey en riant, les yeux fixés sur le gros flacon de lotionpour la chevelure, la bouteille d’eau de Cologne gainée d’osier,les deux brosses à cheveux et la douzaine de cols neufs attachésd’un cordon rose.

– Est-ce là tout ton bagage ?

– Au diable mon bagage ! ditHammond ; mais, tout de même, c’était un plaisir pour luid’être taquiné par Janey. – Causons. Venons-en un peu aux chosesqui comptent. Dis moi…

Et, comme Janey se perchait sur ses genoux, ilse renversa en arrière, l’attirant au creux du fauteuil laid etprofond.

– Dis-moi que tu es vraiment heureused’être de retour, Janey.

– Oui, chéri, je suis heureuse,dit-elle.

Mais à l’instant même où il l’étreignait,Hammond eut le sentiment qu’elle allait s’envoler bien loin et ilne sut jamais – n’eut jamais la certitude absolue qu’elle étaitaussi heureuse que lui-même. Comment pouvait-il savoir ?Serait-il jamais sûr ? Aurait-il toujours ce désir avide –cette douloureuse envie, pareille en quelque sorte à celle de lafaim, d’absorber si complètement Janey en lui que rien d’elle nepût échapper ? Il voulait effacer pour elle tout le monde,toutes choses. À présent, il regrettait de n’avoir pas éteint lalumière. L’obscurité aurait pu la rendre plus proche. Etmaintenant, ces lettres des enfants faisaient sous sa blouse unbruit de papier froissé. Il aurait voulu les jeter au feu.

– Janey, murmura-t-il.

– Oui, mon ami.

Elle reposait sur sa poitrine, mais si légère,mais si lointaine… Leur souffle s’élevait et retombait en mêmetemps.

– Janey !

– Qu’y a-t-il ?

– Tourne-toi vers moi, chuchota-t-il.

Lentement, une rougeur sombre envahit sonfront.

– Embrasse-moi, Janey !Embrasse-moi, toi !

Il crut avoir conscience d’une hésitationimperceptible – mais assez longue pour qu’il souffrît le martyre –avant que les lèvres de sa femme touchent les siennes, fermement,légèrement, leur donnant le baiser qu’elle donnait toujours, commesi ce baiser – comment le décrire ? – confirmait ce qu’ilsvenaient de dire, signait le contrat. Mais ce n’était pas ce qu’ilvoulait ; ce n’était pas du tout la chose dont il avait soif.Brusquement, il se sentit accablé d’une fatigue horrible.

– Si tu savais, dit-il en ouvrant lesyeux, ce que cela a été – cette attente d’aujourd’hui ! J’aicru que le bateau n’entrerait jamais au port. Nous étions là, ensuspens. Qu’est-ce qui vous a retenus si longtemps ?

Elle ne répondit pas. Elle ne le regardaitpas, les yeux fixés sur le feu. Les flammes se dépêchaient, sedépêchaient de dévorer les charbons, vacillaient,s’affaissaient.

– Tu ne dors pas, dis ? demandaHammond ; et il la fit sauter sur ses genoux.

– Non, dit-elle. Ensuite : Ne faispas ça, mon chéri. Non, je réfléchissais. Le fait est,continua-t-elle, qu’un des passagers est mort, la nuit dernière –un homme. Voilà ce qui nous a retardés. Nous l’avons ramené – jeveux dire, on ne l’a pas enseveli en mer. Aussi, naturellement, lemédecin du bord et celui du service de santé…

– Qu’est-ce que c’était ? demandaHammond troublé.

Il détestait qu’on parlât de mort. Ildétestait l’idée qu’une chose pareille fût arrivée. C’était, d’unefaçon bizarre, la même impression que si Janey et lui avaientrencontré un enterrement, en allant à l’hôtel.

– Oh ! ce n’était rien du tout decontagieux ! dit Janey. Sa voix n’était presque qu’unsouffle.

– C’était le cœur.

Un silence.

– Pauvre garçon ! dit-elle. Toutjeune.

Elle regarda les flammes palpiter etretomber.

– Il est mort dans mes bras, ditJaney.

Le coup fit si soudain que Hammond cruts’évanouir. Il ne pouvait bouger, il ne respirait plus. Il sentaittoute sa force s’écouler – ruisseler dans le grand fauteuil sombreet le grand fauteuil sombre le tenait solidement, l’étreignait, leforçait à endurer.

– Quoi ? demanda-t-il d’un tonhébété. Qu’est-ce que tu dis ?

– La fin a été tout à fait paisible,reprit la petite voix. Au dernier moment, il a seulement – etHammond la vit lever sa douce main – laissé fuir sa vie dans unsouffle.

Et sa main retomba.

– Qui… d’autre était là ? réussit àdemander Hammond.

– Personne. J’étais seule avec lui.

Ah ! mon Dieu, ce qu’elle disaitlà ! Ce qu’elle lui faisait à lui ! Cette chose-là letuerait ! Et tout le temps elle continuait à parler :

– J’avais vu le changement se produire etj’avais envoyé le garçon chercher le docteur, mais il est arrivétrop tard. En tout cas, il n’aurait pu rien faire.

– Mais pourquoi toi… pourquoi toi ?gémit Hammond.

À ces mots, Janey se retourna vivement etvivement scruta son visage.

– Cela ne te fait rien, John,vraiment ? demanda-t-elle. Tu n’es pas… Cela n’a rien à voiravec toi et moi.

D’une façon ou de l’autre, il parvint àproduire une espèce de sourire, en la regardant. D’une façon ou del’autre, il balbutia :

– Non – conti… nue, continue ! jeveux que tu me racontes.

– Mais, John chéri…

– Raconte-moi, Janey.

– Il n’y a rien à raconter, dit-elle,étonnée. C’était un des passagers de première classe. J’ai vu qu’ilétait très malade, dès qu’il est venu à bord… Mais il paraissaitaller tellement mieux jusqu’à hier matin. Dans l’après-midi, il aeu une crise violente : l’agitation – l’énervement d’arriver,je pense. Après, il ne s’est jamais remis.

– Mais pourquoi la femme de chambre nel’a-t-elle pas…

– Oh ! mon ami – la femme dechambre ! dit Janey. Quel sentiment aurait-il eu ? Et, enoutre… il aurait pu avoir le désir de laisser un message… pour…

– Ne l’a-t-il pas fait ? marmottaHammond. N’a-t-il rien dit ?

– Non, mon chéri, pas un mot !

Elle secoua doucement la tête :

– Tout le temps que je suis restée aveclui, il était trop faible… trop faible pour remuer un doigt.

Janey se tut. Mais ses paroles, si légères, sidouces, si glacées, semblaient planer dans l’air, pleuvoir dans lapoitrine de son mari comme une neige.

Le feu était devenu rouge. Maintenant, ils’effondra avec un bruit soudain et la chambre fut plus froide. Lefroid monta le long des bras de Hammond. La chambre était vaste,immense, étincelante ; elle envahissait tout son univers. Legrand lit aveugle était là, avec son pardessus gisant au travers,comme un homme sans tête qui disait ses prières. Le bagage était làaussi, prêt à être emporté de nouveau, n’importe où, à être jetédans des trains, embarqué sur des paquebots.

« Il était trop faible. Il était tropfaible même pour remuer un doigt. » Pourtant, il était mortdans les bras de Janey. D’elle, qui jamais – jamais une seule foispendant toutes ces années – jamais un seul, un unique instant…

– Non – il n’y devait pas songer. Ypenser, c’était la folie. Non, il n’affronterait pas cette vision.Il était incapable d’y résister. C’était trop dur à supporter,cela !

Et maintenant, voilà que Janey touchait dudoigt sa cravate. Elle en approchait les bouts.

– Tu n’es pas… fâché que je t’aie dit ça,John chéri ! Ça ne t’a pas rendu triste ? Ça n’a pas gâténotre soirée – notre solitude à deux ?

Mais, à ces mots, il fut obligé de cacher sonvisage. Il le pressa sur la poitrine de sa femme et l’entoura deses bras.

Gâté leur soirée ? Gâté leur solitude àdeux ? Plus jamais ils ne seraient seuls ensemble.

Partie 13
JOUR FÉRIÉ

Un gros homme au visage rose porte un pantalonde flanelle d’un blanc douteux, une veste bleue, de la poche delaquelle émerge un mouchoir rose, et un chapeau de paille bien troppetit pour lui se perche en arrière sur sa tête. Il joue de laguitare. Un petit bonhomme chaussé de toile blanche et dont lafigure se cache sous un feutre rabattu comme une aile casséesouffle doucement dans une flûte ; un grand gaillard mince,avec des bottines à boutons qui éclatent à force d’être mûres, tired’un violon les rubans – les longs rubans enroulés, onduleux –d’une mélodie. Sans sourire, mais non pas graves pourtant, lestrois musiciens sont debout au grand soleil, en face d’un étalagede fruits ; l’araignée rose d’une main tapote laguitare ; la petite patte carrée que décore une bague decuivre à turquoise force à résonner la flûte rebelle ; et lebras du violoniste essaie de scier en deux son instrument.

Une foule s’assemble ; on mange desoranges, des bananes, on arrache les peaux, on sépare lesquartiers, on partage. Une jeune fille tient même un panier defraises, mais elle n’y goûte pas : « Ce qu’elles sontchères, hein ! » Elle contemple fixement les petitsfruits pointus, comme si elle en avait peur. Le soldat australienqui l’accompagne se met à rire : « Allons, vas-y donc, çane fait qu’une bouchée ! » Mais lui non plus ne tient pasà les lui voir manger. Il aime à regarder sa petite mine effarée,ses yeux étonnés levés vers lui : « Quel prix que çacoûte ! » Il bombe le torse et grimace.

Des vieilles femmes grasses en corsages develours – pelotes antiques et poussiéreuses – puis des vieillesmégères décharnées, pareilles à des parapluies usés, que coiffe unecapote tremblotante ; des femmes jeunes en robes demousseline, avec des chapeaux qui semblent avoir poussé sur leshaies et des souliers pointus à hauts talons ; des hommes enuniforme kaki, des marins, des employés en costumes râpés, dejeunes Juifs bien habillés de drap fin, jaquettes rembourrées auxépaules, larges pantalons ; des soldats en traitement àl’hôpital et de bleu vêtus : tous ces gens-là, le soleil lesrévèle, la musique sonore et hardie les tient réunis un instant, enun groupe nombreux. Les jeunes s’amusent, se bousculent sur letrottoir, montant, descendant, s’esquivant, avec des coups decoude ; les vieux bavardent : « Alors, j’y aidit : Si c’est que tu veux, le docteur, va le cherchertoi-même, que j’y dit. »

« Et quand ils ont été cuits, y en avaitpas même assez pour me remplir la main. »

Seuls, les enfants déguenillés se tiennenttranquilles. Ils se sont mis aussi près que possible des musiciens,les mains derrière le dos, les yeux écarquillés. Parfois, une jambesautille, un bras s’agite. Un tout petit bébé chancelant n’en peutplus, tourne deux fois sur lui-même, s’assied solennellement et serelève.

– Pas que c’est joli ? chuchotederrière sa main une petite fille.

Et la musique se brise en éclats lumineux, quise rejoignent de nouveau pour se briser encore et sedissoudre ; la foule se disperse, elle monte lentement lapente du coteau.

Au coin de la route commencent lesbaraques.

– À la chatouille ! Quat’sous lachatouille ! Qui n’en veut ? Chatouillez vos dames, mesgaillards !

Ce sont de petits balais doux, des goupillonsmontés sur fil de fer. Les soldats les achètent avecempressement.

– Achetez un diablotin ! Quat’sousle diablotin !

– Achetez l’âne sauteur ! Ça bouge,ça bouge, oh !

– La gomme à mâcher qualitéestra ! Achetez de quoi vous distraire,messieurs.

– Achetez une rose. Offrez une rose àmadame, jeune homme ! Des roses, ma bonne dame ?

– Des plumes ! des plumes !

Elles sont irrésistibles, ces plumes. Decharmants panaches flottant au vent, vert d’émeraude, écarlate,bleu vif, jaune serin. Les bébés eux-mêmes portent des plumespassées à leurs béguins.

Et une vieille coiffée d’un tricorne de papierclame, comme si c’était son dernier conseil avant un départ, laseule façon de sauver votre vie ou de ramener quelqu’un audevoir : « Achetez un tricorne, ma belle, et mettez-lecomme ça ! »

C’est un jour qui vole à tire-d’aile, moitiésoleil, moitié vent. Quand le soleil se cache, une ombreplane ; quand il se montre de nouveau, il est ardent. Hommeset femmes le sentent leur brûler le dos, la poitrine, lesbras ; ils ont l’impression que leurs corps se dilatent,prennent vie… si bien qu’ils font de grands gestes avides, lèventen l’air des bras pour un rien, enlacent brusquement les filles,éclatent en rires soudains.

De la limonade ? Il y en a tout unréservoir sur une table drapée d’une nappe ; et des citronspareils à des poissons courtauds sautillent dans le liquidejaunâtre. On la dirait solide comme une gelée, dans les verresépais. Pourquoi ne peut-on pas la boire sans en répandre ?Tout le monde en renverse et, avant de rendre le gobelet, on jetteen rond les dernières gouttes.

Autour de la charrette du marchand de glaces,avec sa tente rayée et sa carapace de cuivre poli, les enfantss’attroupent. Les petites langues lèchent, lèchent tout le tour descornets de crème, des rectangles de biscuit. Le vendeur enlève lecouvercle, plonge la cuillère de bois ; on ferme les yeux pourmieux savourer, on grignote en silence.

« Faites-vous dire l’avenir par cespetits oiseaux ! » La femme est là près de la cage, c’estune Italienne ridée, sans âge, qui crispe et rouvre ses griffesbrunes. Son visage, merveille de délicate ciselure, est entouréd’une écharpe vert et or. Dans leur prison, les petites perruchesvoltigent pour saisir les bouts de papier dans la mangeoire.

« Vous avez une grande force decaractère. Vous épouserez un homme qui a les cheveux rouges, vousaurez trois enfants. Méfiez-vous d’une femme blonde. »

Attention ! attention ! Voilà qu’uneauto, conduite par un gros chauffeur, descend la colline à toutevitesse. Dedans une femme blonde qui fait la moue, se penche – ellefait irruption dans votre vie… méfiez-vous !méfiez-vous !

– Mesdames et messieurs, je suiscommissaire priseur de mon état et, si ce que je vous dis là n’estpas la vérité, je m’expose à me voir retirer ma patente et à êtrepuni de prison.

L’homme étale sa patente sur sapoitrine ; la sueur coule de son visage jusqu’à son col depapier mâché ; ses yeux semblent vitrifiés. Quand il ôte sonchapeau, on voit la chair enflammée se creuser sur son front en uneride profonde. Personne ne lui achète ses montres.

Attention encore ! Une immense calèchedescend de là-haut, balançant deux vieux, vieux bébés. Elle tientune ombrelle de dentelle ; il suce le pommeau de sa canne etles deux vieux corps obèses se heurtent quand oscille leurberceau ; le cheval fumant laisse après lui, en trottant lelong de la pente, un sillage de crottin.

Sous un arbre, le professeur Léonard, en togeet en bonnet carré, se tient auprès de sa bannière. Il n’est icique « pour un seul jour » en revenant des Expositions deLondres, de Paris, de Bruxelles, tout exprès pour vous dire votrebonne aventure d’après votre physionomie. Il sourit d’un airencourageant, comme un dentiste maladroit. Quand les grandsgaillards qui, l’instant précédent, se bousculaient et juraient,lui tendent leur pièce de dix sous et comparaissent devant lui, ilsdeviennent tout à coup sérieux, muets, timides, presquerougissants, tandis que la main prompte du professeur pointe unecarte imprimée. Ils ressemblent à de petits enfants surpris à jouerdans un jardin défendu, par le propriétaire qui surgit de derrièreun arbre.

On est arrivé au sommet du coteau. Comme il yfait chaud ! Et que c’est donc beau ! Le café est ouvert,la foule s’y rue. La maman s’assied avec son bébé au bord dutrottoir et le père lui apporte un verre d’un liquide foncé,brunâtre ; puis rentre, en se frayant passage à coups de coudeforcenés. Du cabaret, une âcre odeur de bière se répand dans l’air,avec le cliquetis bruyant des chopes et le tumulte des voix.

Le vent est tombé, le soleil brûle, plusardent que jamais. Devant les deux battants mobiles de la porte, lamasse compacte des enfants s’entasse, comme les mouches au bordd’un pot de confiture.

Et la foule monte, monte la colline, les mainspleines de petits goupillons, de diablotins, de roses, de plumes.Les gens grimpent, grimpent, se précipitent dans la lumière et lachaleur, avec des appels, des rires, des cris perçants, comme s’ilsétaient poussés par quelque chose bien loin derrière eux, happéspar le soleil, bien loin devant – attirés dans l’universelle,l’éclatante, l’éblouissante splendeur… vers quoi ?

Partie 14
UNE FAMILLE IDÉALE

Ce soir-là, pour la première fois de sa vie,en repoussant le double battant de la porte et en descendant lestrois larges marches vers le trottoir, le vieux M. Neave eutconscience qu’il était trop vieux pour le printemps. Le printemps –tiède, impatient, inquiet – était là ; il l’attendait dans laclarté dorée, prêt, en présence de tous, à l’assaillir, à soufflersur sa barbe blanche, à peser tendrement sur son bras. Et il étaitincapable de l’affronter, oui ; il ne pouvait plus redresserles épaules, encore une fois, et s’en aller à grands pas, crânecomme un jeune homme. Il était las et, bien que le soleil du soirbrillât encore, il se sentait tout engourdi. Brusquement, l’énergielui faisait défaut, le cœur lui manquait pour supporter davantagecette gaieté, cette agitation joyeuse ; il en était troublé.Il aurait voulu rester immobile, écarter tout cela d’un geste de sacanne, dire : « Allez-vous-en ! » Tout à coup,il lui en coûtait un effort terrible de saluer comme de coutume, entouchant son large feutre plat du bout de sa canne, tous les gensqu’il connaissait, amis, relations, fournisseurs, facteurs,cochers. Mais le regard animé qui accompagnait le salut, la petitelueur cordiale qui semblait dire : « Je suis de force àvous voir venir, tous tant que vous êtes ! » voilà ce quele vieux M. Neave ne pouvait plus trouver. Il s’en allapesamment, levant haut les genoux, comme s’il avançait à travers unair devenu, en quelque sorte, compact et lourd comme de l’eau. Etla foule passait près de lui, rapide, chacun rentrant chezsoi ; les trams filaient avec un cliquetis métallique, lescharrettes légères cahotaient à grand bruit, les gros fiacresroulaient en oscillant, avec cette indifférence téméraire etprovocante qui n’appartient qu’aux choses vues en rêve…

La journée au bureau avait été pareille auxautres journées. Rien de particulier n’était advenu. Harold étaitallé déjeuner et n’était revenu ensuite que vers quatre heures. Oùavait-il donc été ? Qu’avait-il manigancé encore ? Cen’était certes pas lui qui le dirait à son père. Le vieuxM. Neave s’était trouvé par hasard dans le vestibule, disantadieu à un client, quand Harold était entré sans se presser,parfaitement habillé comme toujours, l’air dégagé, suave, souriantde ce singulier petit demi-sourire que les femmes trouvaient siséduisant.

Ah ! Harold était trop beau garçon, bientrop beau : voilà ce qui avait toujours causé tout le tracas.Un homme n’avait pas le droit de posséder des yeux pareils, et cescils, et ces lèvres-là ; c’était de l’imprudence. Quant à samère, ses sœurs, aux domestiques, ce n’était pas exagéré de direqu’elles le traitaient en jeune dieu ; elles l’adoraient,elles lui pardonnaient tout. Et on avait eu de quoi lui pardonnerdepuis le temps où, à treize ans, il avait volé le porte-monnaie desa mère, pris l’argent et caché la bourse dans la chambre de lacuisinière. Le vieux M. Neave tapa brusquement de sa canne lebord du trottoir. Mais, réfléchit-il, ce n’était pas seulement safamille qui gâtait Harold, c’était tout le monde ; il n’avaitqu’à regarder, à sourire, et on cédait. Donc, il ne fallaitpeut-être pas s’étonner s’il attendait à voir cette tradition sepoursuivre au bureau. H’m, h’m ! Mais c’était impossible. Onne joue pas avec les affaires – même avec celles d’une grossemaison solide, qui réussit, qui rapporte. Il faut qu’un homme ymette tout son cœur, toute son âme, ou bien elle s’effondre sousses yeux…

Et puis Charlotte et leurs filles étaienttoujours après lui pour le persuader de remettre toute l’entrepriseà Harold, de se retirer et de jouir de sa retraite. Jouir de saretraite ! Le vieux M. Neave s’arrêta court sous ungroupe d’antiques palmiers, devant l’hôtel du Gouverneur. Jouir desa retraite ! Le vent du soir, agitant les feuilles sombres,leur arrachait un grêle et léger ricanement. Rester chez soi à setourner les pouces, en ayant conscience, tout le temps, que l’œuvrede sa vie s’en allait, se dissolvait, disparaissait entre les beauxdoigts de Harold, qui continuait à sourire…

– Pourquoi t’obstiner à être sidéraisonnable, père ? Il n’y a absolument aucune nécessitépour toi d’aller au bureau. Cela rend seulement la situation trèsgênante pour nous, quand les gens persistent à nous dire que tu asl’air bien fatigué. Nous avons cette immense maison, ce grandjardin. Tu pourrais certainement être heureux à… à… à… en jouir,pour changer. Ou bien tu pourrais te trouver quelque passe-temps,quelque manie…

Et Lola, ce bébé, avait fait chorus, d’un airsupérieur : « Les hommes devraient tous avoir des manies.Sans quoi, cela rend la vie impossible. »

Enfin, enfin ! Il ne put réprimer sonsourire d’âpre ironie, en commençant à gravir péniblement la rampequi menait à l’avenue d’Harcourt. Où en seraient-elles, Lola et sessœurs et Charlotte, s’il s’était permis des manies ? il auraitbien voulu le savoir. Ce n’étaient pas des manies qui pouvaientleur payer leur maison en ville et la villa au bord de la mer etleurs chevaux et leur golf et le gramophone de soixante guinéesdans la salle de musique, pour leur jouer des danses. Non pas qu’illeur donnât ces choses à regret. Non ; ses filles étaientjolies, étaient chic, et Charlotte était une femmeremarquable ; tout naturellement, elles suivaient lemouvement. En fait, pas une maison de la ville n’était aussiappréciée que la leur ; aucune autre famille ne recevait silargement. Et combien de fois, en poussant la boîte de cigares versun convive, à travers la table du fumoir, le vieux M. Neaven’avait-il pas écouté l’éloge de sa femme, de ses filles, delui-même parfois :

– Vous êtes une famille idéale, monsieur,une famille idéale. On dirait de ces choses qu’on lit ou qu’on voitau théâtre.

– Bien, bien, mon garçon, répliquait levieux M. Neave. Essayez un de ces cigares ; je croisqu’il vous plaira. Et si vous avez envie d’aller fumer au jardin,vous trouverez ces demoiselles sur la pelouse, je me figure.

C’était pour cela que les enfants ne s’étaientpas mariées, disait-on. Elles auraient pu épouser n’importe qui.Mais elles avaient la vie trop agréable à la maison. Elles étaienttrop heureuses ensemble, les petites et Charlotte. H’m, h’m !Enfin enfin ! Peut-être ainsi…

À cet instant, il parvint au bout del’élégante avenue d’Harcourt ; il arrivait à la maison ducoin, leur maison. La grande grille était béante ; la largeallée portait des traces récentes de roues. Puis, il se trouva enface de la vaste maison blanche, avec ses fenêtres grandesouvertes, ses rideaux de tulle que le vent faisait flotterau-dehors, ses jardinières bleues pleines de jacinthes, posées surle large rebord des croisées. De chaque côté du perron, leurshortensias – célèbres dans la ville – commençaient à fleurir ;les masses roses et bleuâtres des touffes s’étalaient comme unelumière parmi les feuilles déployées. Et il sembla, en quelquesorte, au vieux M. Neave que la maison, les fleurs, même lestraces fraîches des roues sur l’allée disaient : « Il y aici des vies toutes neuves. Il y a des jeunes filles… »

Le grand vestibule, comme d’habitude, étaitplongé dans la pénombre ; des manteaux, des ombrelles, desgants s’entassaient sur les coffres de chêne. Le son du pianovenait de la salle de musique, pressé, bruyant, plein d’impatience.Par la porte entrouverte du salon, des voix montaient, flottantdans l’air. Celle de Charlotte disait : « Y avait-il desglaces ? » Puis on entendit le craquement répété de sonfauteuil à bascule.

– Des glaces ! cria Ethel. Ma chèremaman, tu n’en as jamais vu de pareilles. Rien que deuxsortes ! Et l’une des deux était une vulgaire petite glace deboutique en plein vent, servie dans une collerette de papierdétrempé.

– Leur buffet, dans l’ensemble, étaitquelque chose de lamentable, dit la voix de Marion.

– Enfin, il est un peu tôt dans la saisonpour des glaces, répondit Charlotte d’un ton d’indulgence.

– Mais pourquoi donc, du moment qu’on enoffre… commença Ethel.

– Oh ! parfaitement, ma chérie,roucoula Charlotte.

La porte de la salle de musique s’ouvritbrusquement et Lola se précipita dehors. Elle sursauta, ellefaillit crier à la vue du vieux Neave.

– Grand Dieu, père ! Quelle peur tum’as faite ! Viens-tu seulement de rentrer ? PourquoiCharles n’est-il pas là pour t’aider à ôter tonpardessus ?

Ses joues étaient écarlates d’avoir joué, sesyeux étincelaient, ses cheveux lui retombaient sur le front. Etelle respirait comme si elle avait traversé à la course un endroitsombre et avait encore peur. Le vieux M. Neave regardaitfixement sa plus jeune fille ; il lui semblait ne l’avoirencore jamais vue. Ainsi donc, c’était Lola, n’est-ce pas ?Mais elle paraissait avoir oublié son père ; ce n’était pas àcause de lui qu’elle attendait là. Maintenant, elle fourrait lecoin de son mouchoir froissé entre ses dents et le tiraillait d’ungeste vexé. Le timbre du téléphone résonna. A-ah ! Lola poussaun cri qui ressemblait à un sanglot et s’élança. La porte de lacabine téléphonique claqua et, au même moment, Charlotteappela : « Est-ce toi, papa ? »

– Te voilà de nouveau fatigué, dit-elled’un air de reproche. Et elle arrêta le mouvement de son fauteuil àbascule pour lui tendre sa joue chaude, lisse comme une prune.Ethel aux cheveux d’or lui picora la barbe d’un baiser ; leslèvres de Marion lui effleurèrent l’oreille.

– Es-tu rentré à pied, papa ?demanda Charlotte.

– Oui, j’ai marché jusqu’à la maison, ditle vieux M. Neave.

Et il se laissa tomber dans l’un des immensesfauteuils du salon.

– Mais pourquoi n’as-tu pas pris unevoiture ? dit Ethel. Il y en a des centaines dans les rues, àcette heure-ci.

– Ma chère Ethel, cria Marion, si pèrepréfère se tuer de fatigue, je ne vois vraiment pas que nous ayonsà intervenir.

– Enfants, enfants ! plaidaCharlotte.

Mais Marion ne se laissa pas interrompre.

– Non, maman, tu gâtes père et ce n’estpas bien. Tu devrais être plus ferme avec lui. Il est trèsvilain !

Elle rit de son rire clair et dur et tapotases cheveux devant la glace. Chose étrange ! Quand elle étaitpetite, elle avait une voix si douce, si hésitante, elle bégayaitmême : « Passe-moi la confiture, papa, s’il teplaît », elle articulait comme si elle était en scène.

– Harold a-t-il quitté le bureau avanttoi, mon ami ? demande Charlotte, en recommençant à sebalancer.

– Je n’en suis pas certain, dit le vieuxM. Neave. Je n’en suis pas certain ; je ne l’ai plus vuaprès quatre heures.

– Il avait dit… reprit Charlotte.

Mais alors, Ethel, qui feuilletait rapidementune revue quelconque, courut à sa mère et se laissa tomber à côtéde son fauteuil.

– Là, tu vois ! cria-t-elle. Voilàce que je voulais dire, petite mère. Du jaune avec un peu d’argentpar-ci, par-là. N’es-tu pas de cet avis ?

– Donne-moi la gravure, mon chou, ditCharlotte.

Elle chercha en tâtonnant ses lunettes àmonture d’écaille, les mit, donna à la page une petite tape de sesdoigts courts et potelés, avança les lèvres.« Ravissant ! » roucoula-t-elle d’un airvague ; elle regarda Ethel par-dessus ses lunettes.« Mais je supprimerais la traîne. »

– Supprimer la traîne ! gémittragiquement Ethel. Mais c’est la traîne qui en fait tout lechic !

– Allons, maman, laisse-moi décider.

Marion s’empara du journal en riant.

– Je suis de l’avis de maman,cira-t-elle, triomphante. La traîne l’alourdit.

Oublié, le vieux M. Neave s’enfonça aucreux profond de son fauteuil et, s’assoupissant, les entenditcomme en rêve. On n’en pouvait douter, il était accablé defatigue ; il avait perdu prise. Même la présence de Charlotteet des enfants, ce soir, dépassait ses forces. Elles étaient trop…elles étaient trop… son cerveau ensommeillé ne put trouver qu’unmot… trop « abondantes ». Et quelque part là-bas,derrière tout le reste, il regardait un petit vieux desséché gravirun escalier qui n’en finissait plus. Qui donc était-ce ?

– Je ne m’habillerai pas pour dîner, cesoir, marmotta-t-il.

– Que dis-tu, papa ?

– Eh quoi, qu’est-ce que c’est ?

Le vieux M. Neave se réveilla en sursautet son regard fixe se posa sur sa femme et ses filles.

– Je ne m’habillerai pas pour dîner, cesoir, répéta-t-il.

– Mais, papa, nous avons Lucile, et HenryDavenport, et madame Teddie Walker.

– Ça fera un si drôle d’effet.

– Est-ce que tu ne te sens pas bien, monami ?

– Tu n’as pas besoin de te fatiguer pourça. C’est l’affaire de Charles.

– Mais si tu n’en as vraiment pas lecourage… ajouta Charlotte, indécise.

– C’est bon ! c’est bon !

Le vieux M. Neave se leva et s’en allarejoindre ce petit vieillard sur l’escalier, montant avec luijusqu’à son cabinet de toilette.

Charles, le jeune valet de chambre, l’yattendait. Avec précaution, comme si tout dépendait de ce geste, ilroulait une serviette autour du broc d’eau chaude. Le jeune Charlesavait été son domestique préféré dès le jour où, petit gaminrougeaud, il était entré dans la maison pour s’occuper des feux. Levieux M. Neave se laissa lentement descendre sur la chaiselongue de rotin, devant la fenêtre, allongea les jambes et prononçasa petite plaisanterie du soir : « Habillez-le,Charles ! » Et Charles, respirant avec vigueur etfronçant les sourcils, se pencha pour retirer l’épingle de lacravate.

H’m, h’m, enfin ! Il faisait bon près dela fenêtre ouverte, très bon ; c’était une belle soirée douce.On fauchait le gazon du tennis, en bas ; il entendait lesusurrement de la tondeuse. Bientôt, les enfants recommenceraientleurs parties. En y songeant, il lui semblait entendre la voixsonore de Marion : « Joli coup, partenaire !…Oh ! bien joué !… Oh ! c’est épatant !… »Puis, c’était Charlotte qui criait de la véranda : « Oùest donc Harold ? » Ethel répondait : « Iln’est certainement pas ici, maman. » Et vaguement, Charlottecommençait : « Il avait dit… »

Le vieux M. Neave soupira, se leva, passaune main sous sa barbe et, prenant le peigne des mains du jeuneCharles, peigna avec soin les poils blancs. Charles lui tendit unmouchoir plié, sa montre avec les breloques, son étui àlunettes.

– Ça suffit comme ça, mon garçon.

La porte se referma, il se laissa retomberdans son fauteuil ; il était seul…

Et voilà que maintenant ce vieux petitbonhomme redescendait un escalier sans fin qui conduisait à unesalle à manger scintillante de lumières, gaiement décorée. Quellesjambes il avait, ce pauvre vieux ! Des pattes d’araignée –maigres, desséchées.

– Vous êtes une famille idéale, monsieur,idéale.

Mais si c’était la vérité, pourquoi doncCharlotte et les enfants n’arrêtaient-elles pas cet interminablevoyage ? Pourquoi était-il tout seul à monter et àdescendre ? Où était Harold ? Ah ! il était bieninutile de compter sur Harold ! La vieille petite araignées’en allait dégringolant, dégringolant toujours ; et puis, àsa grande horreur, le vieux M. Neave la vit se faufiler, sansentrer, devant la salle à manger, se diriger vers le porche, versla sombre allée, la grille, le bureau. Arrêtez-le, arrêtez-le donc,quelqu’un !

Sursautant, le vieux M. Neave se mitdebout. Il faisait noir dans le cabinet de toilette ; lafenêtre était une clarté pâle. Combien de temps avait-ildormi ? Il écouta : à travers la vaste maison spacieuse,obscurcie, flottaient des voix lointaines, des bruits lointains.Peut-être, se dit-il vaguement, il avait fait un long somme. Onl’avait oublié. Qu’est-ce que tout cela avait à faire aveclui ? – cette maison, Charlotte, leurs filles, Harold ?Que savait-il de ces gens-là ? Ils lui étaient étrangers. Lavie l’avait laissé de côté. Charlotte n’était pas sa femme. Safemme…

… Un porche sombre, à demi caché par uneplante, une fleur de la Passion qui retombait douloureuse, désolée,comme si elle comprenait. Deux petits bras tièdes lui entouraientle cou. Un visage, un petit visage pâle se levait vers le sien, unevoix murmurait : « Adieu, mon trésor ! »

Mon trésor ! « Adieu, montrésor ! » Qui avait parlé, elle ou lui ? Pourquoise disaient-ils adieu ? Il devait y voir eu quelque erreurterrible. C’était elle qui était sa femme, cette petite fillepâle ; tout le reste de sa vie n’avait été qu’un rêve…

Alors, la porte s’ouvrit et le jeune Charles,debout dans la lumière, les mains plaquées le long du corps, criad’un ton martial : « Le dîner est servi,Monsieur ! »

– Je viens, je viens, dit le vieuxM. Neave.

Partie 15
LA FEMME DE CHAMBRE

Onze heures du soir. On frappe à laporte.

– J’espère que je ne vous dérange pas,Madame. Vous ne dormiez pas encore, n’est-ce pas ? Mais jeviens d’apporter le thé à Mademoiselle et il en reste une si bonnetasse que j’ai pensé que, peut-être, vous aimeriez…

Mais pas du tout, Madame. Je lui fais toujourssa tasse de thé en dernier. Elle la prend au lit, après avoir ditses prières, pour se réchauffer. Je mets l’eau sur le feu quandelle s’agenouille et je dis à la bouillotte : « Etmaintenant, ne te dépêche pas trop de faire ta prière, toi. »Mais elle bout toujours avant que Mademoiselle ait dit la moitiédes siennes. Vous comprenez, Madame, nous connaissons tant de mondeet il faut prier pour chacun séparément. Mademoiselle a une listedes noms dans un petit carnet rouge. Seigneur ! toutes lesfois que quelqu’un de nouveau est venu nous voir et queMademoiselle me dit ensuite : « Ellen, donnez-moi monpetit carnet rouge », je suis furieuse, vrai. Je pense :« En voilà encore un autre qui va l’empêcher, par tous lestemps, d’aller se mettre au lit. » Et vous savez, Madame, ellene veut pas de coussin ; elle s’agenouille sur le tapis dur.Ça me fait un souci terrible de la voir comme ça, la connaissantcomme je la connais.

J’ai essayé de la tromper ; j’ai étendul’édredon par terre. Mais la première fois que j’ai fait ça –oh ! elle m’a lancé un coup d’œil – le regard d’une sainte quec’était, Madame. « Est-ce que Notre Seigneur avait un édredon,Ellen ? » qu’elle m’a demandé. Mais moi – j’étais plusjeune à l’époque – j’avais envie de lui répondre : « Non,mais Notre Seigneur n’avait pas votre âge, et il ne savait pas ceque c’est d’avoir votre lumbago. » Une mauvaise pensée,n’est-ce pas ? Mais elle, elle est trop bonne, vous savez,Madame. Quand je l’ai bordée dans son lit, tout à l’heure, et quej’y ai vu – que je l’ai vue couchée les mains en dehors et la têtesur l’oreiller – si jolie – je n’ai pas pu m’empêcher de medire : « À présent, vous êtes tout le portrait de votrechère mère, quand elle est morte et que je lui ai fait sa dernièretoilette. »

Oui, Madame, c’est à moi qu’on avait confiéça. Oh ! qu’elle était charmante ! J’avais arrangé sescheveux, tout légers autour de son front, en mignonnes petitesboucles et d’un côté de son cou, j’avais posé un bouquet de bellespensées violettes. Ces pensées, Madame, elles la faisaientressembler à un tableau ! Jamais je ne les oublierai. Ce soir,en regardant Mademoiselle, je me disais : « À présent, siles pensées y étaient, personne ne pourrait voir ladifférence. »

C’est l’année dernière seulement, Madame,qu’elle s’en est allée. Après être devenue un peu – enfin –affaiblie, comme qui dirait. Bien sûr, elle n’a jamais étédangereuse ; c’était une si gentille vieille dame. Mais ça l’aprise comme ça : elle se figurait avoir perdu quelque chose.Elle ne pouvait pas rester tranquille, elle ne pouvait pas tenir enplace. Toute la journée, elle allait et venait, elle montait etdescendait ; on la rencontrait partout : sur l’escalier,sous le porche, à la porte de la cuisine. Elle vous regardait etelle disait – tout comme un enfant : « Je l’ai perdu, jel’ai perdu. » Je disais : « Venez un peu, venez avecmoi, et je vais vous sortir les cartes pour votre patience ».Mais elle m’attrapait la main – elle avait une préférence pour moi– et elle chuchotait : « Trouvez-le-moi, Ellen.Trouvez-le-moi. » Triste, n’est-ce pas ?

Non, Madame, elle ne s’est jamais remise. Ellea eu une attaque à la fin. Les derniers mots qu’elle a prononcésc’était, très lentement : « Cherchez dans… cherchezdans… » Et puis, elle s’en est allée.

Non, Madame, je ne peux pas dire que je m’ensois aperçue. Il y aurait des jeunes filles, peut-être, qui… Maisvous comprenez, voilà ce que c’est : je n’ai personne, exceptéMademoiselle. Ma mère est morte de la poitrine quand j’avais quatreans et j’ai été vivre chez mon grand-père, qui tenait une boutiquede coiffeur. Je passais tout mon temps dans le magasin, assise sousune table, à coiffer mes poupées, à copier ce que faisaient lesemployés, je suppose. Ils étaient si gentils pour moi ! Ils mefaisaient de petites perruques, de toutes les couleurs, à ladernière mode du jour. Et moi, je restais tout le temps là,tranquille comme une souris – les clients ne s’apercevaient derien. Seulement, de temps à autre, je regardais en cachettepar-dessous le tapis de la table.

Mais voilà qu’un jour, je trouvai moyen dechiper une paire de ciseaux et – le croiriez-vous, Madame ? –je me coupai les cheveux complètement ; je les tailladai entout petits bouts, comme un vrai petit singe que j’étais. Mongrand-père en devint fou de colère ! Il attrapa le fer àfriser – je m’en souviendrai toujours ! – me saisit la main etreferma le fer sur mes doigts. « Ça t’apprendra ! medit-il. Ce fut une brûlure affreuse. J’en porte encore lamarque…

Ma foi, Madame, vous comprenez, il était sifier de mes cheveux. Il m’asseyait sur le comptoir, avant que lesclients arrivent, et il me coiffait, quelque chose demagnifique ! – de grosses boucles floues, des ondulations surle haut de la tête. Je me rappelle les employés, debout tout autourde nous, et moi, sérieuse comme un pape, avec le sou que grand-pèreme donnait à tenir pendant qu’il arrangeait mes cheveux… Seulement,il me reprenait toujours le sou après. Pauvre grand-père !C’est qu’il en était furieux, de la façon dont je m’étaismassacrée. Mais, cette fois-là, il me fit peur. Savez-vous ce quej’ai fait, Madame ? Je me suis sauvée. Oui, je suis partie,j’ai couru de-ci, de-là, en faisant des détours, je ne saisjusqu’où j’ai pu aller. Oh ! mon Dieu, je devais être jolieavec ma main enveloppée dans mon tablier et mes cheveux touthérissés. Les gens ont dû bien rire, quand ils me voyaient…

Non, Madame, grand-père ne s’en est jamaisremis. Après ça il n’a plus pu supporter ma vue. Il ne pouvait mêmepas dîner, si j’étais là. Alors ma tante m’a prise. Elle étaitouvrière tapissière et elle était infirme. Toute petite ! Elleétait obligée de grimper sur les canapés pour tailler l’étoffe desdossiers. Et c’est quand je l’aidais dans le travail que j’airencontré Madame la baronne…

Pas si jeune que ça. J’avais treize anspassés. Et je ne me souviens pas de m’être jamais sentie – enfin –une enfant, comme qui dirait. Voyez-vous, je portais un uniforme,et puis, d’une chose à l’autre… Madame la baronne m’avait faitmettre dès le début des cols et des manchettes. Oh ! si – unefois ça m’est arrivé de me sentir gosse ! C’était…cocasse ! Voilà comment ça s’est fait : Madame avait sesdeux petites nièces en visite chez elle ; nous étions à lacampagne à ce moment-là et il y avait la foire au village.

– Voyons, Ellen, me dit-elle, je veux quevous emmeniez ces demoiselles faire une promenade à âne.

Nous voilà parties ; les petites étaientdes amours, toutes sérieuses ; elles me tenaient chacune unemain. Mais, une fois arrivées à l’endroit où on louait les ânes,elles furent trop timides pour vouloir monter ; alors, onresta à regarder les bêtes, à la place. Ils étaient si beaux, cesânes. Je n’en avais jamais vu d’autres que ceux qui traînent lescharrettes ; ceux-là, c’étaient des ânes, comme qui dirait, deplaisance. Ils étaient d’un beau gris d’argent, avec de petitesselles rouges, des brides bleues, des clochettes aux oreilles, quitintaient. Et de grandes filles – même de plus âgées que moi, –étaient montées dessus et s’amusaient tant ! Sans rien fairede vulgaire, Madame, ce n’est pas ce que je veux dire ; ellesavaient du plaisir, voilà tout. Et je ne sais pour quelle raison,mais le trot des petits pieds des ânes, leurs yeux si doux, leursoreilles soyeuses me donnèrent une envie folle de faire unepromenade.

Naturellement, c’était impossible. J’avais àgarder mes petites demoiselles. Et puis, de quoi aurais-je eul’air, perchée là-dessus, avec mon uniforme ? Mais tout lereste du jour, je ne fis que penser aux ânes et toujours aux ânes.Il me semblait que j’éclaterais si je ne parlais pas de ça àquelqu’un ; et à qui le dire ? Il n’y avait personne.Mais quand je montai me coucher – je partageais la chambre demadame James, notre cuisinière à l’époque – dès que la lumière futéteinte, voilà qu’ils arrivèrent, mes ânes, avec leurs clochettesqui tintaient et leurs mignons petits pieds et leurs yeux tristes…Eh bien, Madame, le croiriez-vous, j’attendis un grand moment, enfaisant semblant d’être endormie ; et puis, tout à coup, je meredressai et je criai aussi fort que je pus : « Jevoudrais tant aller à âne ! Je voudrais tant aller me promenercomme ça ! »… Vous comprenez, je ne pouvais pasm’empêcher de le dire et je pensais qu’on ne se moquerait pas demoi, si on croyait que je parlais en rêve. C’était une belle ruse,n’est-ce pas ? tout à fait l’idée d’une petite sotte…

Non, Madame, à présent, je n’y pense jamais.Bien sûr, il y a eu un temps où j’ai songé. Mais ça ne devait passe faire. Il tenait un petit magasin de fleurs, un peu plus bas surl’avenue, en face la maison où nous demeurions. C’était cocasse,n’est-ce pas ? Et moi qui aime tant les fleurs ! Nousrecevions beaucoup de monde à ce moment-là et, comme on dit,j’étais plus souvent dans le magasin que dehors. Et après, nousavons commencé à nous disputer, Harry et moi (c’est Harry qu’ils’appelait), à propos de la façon d’arranger les fleurs – voilàcomment ça a commencé. Ces fleurs ! Vous ne voudriez pascroire, Madame quels bouquets il m’apportait. Rien ne l’arrêtait.Plus d’une fois, c’était du muguet et je n’exagère pas !

Eh bien, naturellement, nous devions nousmarier et demeurer dans l’appartement au-dessus du magasin ;tout devait marcher sur des roulettes et ce serait moi quiarrangerais les fleurs dans la devanture. Oh ! cette vitrine,ce que je l’ai souvent faite, ces samedis soir ! Pas pour debon, Madame bien sûr, mais en rêve comme qui dirait. Je l’aidécorée pour Noël, avec une inscription en feuilles de houx et toutce qui s’ensuit ; pour Pâques, j’y ai mis des lis, avec uneétoile au milieu tout en jonquilles, magnifique. J’y ai suspendu…enfin, ça suffit comme ça.

Le jour arriva où mon fiancé vint me chercherpour aller choisir les meubles. Pourrai-je l’oublier jamais ?C’était un mardi. Cet après-midi-là, Mademoiselle n’était pas toutà fait comme d’habitude. Ce n’est pas qu’elle eût rien dit, bienentendu ; jamais, elle ne dit rien et jamais elle ne parlera.Mais je le voyais bien à sa manière de se sentir tout enveloppée etde me demander tout le temps s’il faisait froid – et son petit nezavait l’air tout pincé. Ça me faisait de la peine de laquitter ; je savais que je me tourmenterais tout le temps. Àla fin, je lui demandai si elle préférait que je ne sorte pas cejour-là. « Oh ! non, Ellen, me dit-elle, il ne faut pasfaire attention à moi. Il ne faut pas désappointer votre jeunehomme. » Si gaie, vous savez, Madame, sans jamais penser àelle. Ça me rendit plus malheureuse que jamais. Je commençai à medemander si… et voilà qu’elle laisse tomber son mouchoir et sepenche pour le ramasser elle-même – ce qu’elle ne faisait jamais.« Mais que faites-vous donc, Mademoiselle ! » que jem’écrie, en courant pour l’en empêcher. « Eh bien !mais », dit-elle en souriant, vous savez, Madame, « ilfaut bien que je commence à m’habituer. » Oh ! alors,tout ce que j’ai pu faire, c’est de ne pas éclater en sanglots. Jesuis allée à la table à coiffer, j’ai fait semblant de frotter lagarniture en argent, et puis je n’ai pas pu me retenir, je lui aidemandé si elle aimerait mieux que je ne… que je ne me marie pas.« Non, Ellen », m’a-t-elle dit – sa voix, Madame étaitcomme ça exactement comme celle que je fais – « Non, Ellen,pour rien au monde ! » Mais, pendant qu’elleparlait, Madame – je regardais dans sa glace ; bien sûr, ellene savait pas que je la voyais – elle a posé sa petite main sur soncœur, tout comme faisait toujours sa chère mère, et elle a levé lesyeux au ciel… Oh, Madame !

Quand Harry est venu, je tenais ses lettrestoutes prêtes, et la bague, et une mignonne petite broche qu’ilm’avait donnée – c’était un oiseau d’argent avec une chaîne dansson bec et au bout de la chaîne un cœur percé d’un poignard. Tout àfait de circonstance, quoi ! Je lui ai ouvert la porte ;je ne lui ai pas laissé le temps de dire un mot :« Tenez, que j’ai dit, reprenez tout ça que j’ai dit, tout estfini ! je ne vais pas vous épouser, que j’ai dit, je ne peuxpas quitter Mademoiselle. » Il est devenu blanc, aussi pâlequ’une femme. Il a fallu que je claque la porte et je suis restéelà, toute tremblante, jusqu’à ce que je sois sûre qu’il étaitparti. Quand j’ai rouvert la porte – croyez-moi ou ne me croyezpas, Madame – il s’en est allé pour de bon, cet homme ! Jesuis sortie en courant, sur l’avenue telle que j’étais, en tablieret en pantoufles, et je suis restée là, au beau milieu… à regarderfixement. Les gens ont dû rire, si on m’a vue…

Bonté divine ! qu’est-ce que c’estdonc ? C’est la pendule qui sonne ! Et moi qui vous aiempêchée de dormir ! Oh ! Madame, vous auriez dûm’arrêter… Voulez-vous me permettre de vous border ? Je bordetoujours Mademoiselle dans son lit, chaque soir, toujours la mêmechose ; et elle me dit : « Bonne nuit, Ellen. Dormezbien et réveillez-vous de bonne heure. » Je ne sais pas ce queje ferais, si elle ne me disait plus ça, maintenant.

Oh ! mon Dieu, je pense quelquefois… quem’arriverait-il, à présent, si quelque chose venait à… Mais,voyons, ça ne sert à rien de réfléchir, n’est-ce pas, Madame ?Réfléchir ne change rien. Ce n’est pas que je le fasse souvent. Etsi je me surprends à penser, je me reprends bien vite :« Voyons donc, Ellen. Voilà que tu recommences, pauvresotte ! Comme si tu ne pouvais rien trouver de mieux à faireque de te mettre à penser ! »

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