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La Grande Ombre

La Grande Ombre

de Sir Arthur Conan Doyle

 

Préface

Les dictionnaires biographiques et les revues anglaises et américaines ne fournissent point sur Arthur Conan Doyle ces abondantes moissons de détails biographiques dont le lecteur contemporain est si friand.

Quand on a lu que l’auteur de la Grande Ombre est né le 22 mai 1859 à Édimbourg, qu’il fut l’élève de son université, qu’il y étudia la médecine et l’exerça huit ans à Southsea (1882-1889), qu’il voyagea ensuite dans les régions arctiques et sur les côtes Occidentales de l’Afrique, force est bien de se contenter de renseignements aussi succincts.

Arthur Conan Doyle est pourtant le dernier venu d’une lignée d’artistes qui ont laissé une trace glorieuse dans la carrière.

Son grand-père, John Doyle, élève dupaysagiste Gabrielli et du miniaturiste Comerfort, fut uncaricaturiste célèbre. Sous la signature H.B., son crayon s’attaquaà tout ce qu’il y avait d’illustre dans les générations de sontemps (1798-1808). Thackeray, Macaulay, Wordsworth, Rogers, Haydon,Moore ont cent fois reconnu ses mérites et salué ce qu’ilsappelaient presque son génie.

Richard, ou mieux Dick Doyle, élève de sonpère, marchant sur ses brisées, débuta comme caricaturiste à 17 anset, de 1843 à 1850, il fit la joie des abonnés du Punch,mais alors des scrupules religieux lui interdirent de collaborer àune feuille satirique, qui bafouait ce qui était à ses yeux sacrécomme le plus cher des legs des aïeux, la foi catholiqueprofondément ancrée en son âme d’Irlandais. Il s’éloigna duPunch, mais ce ne fut point pour porter à une feuille rivale leconcours malicieux de son crayon. Il le consacra désormais àl’illustration des chefs-d’œuvre de Thackeray et de Ruskin. C’est àlui qu’on dut ces dessins tour à tour comiques ou pittoresques quinous disent les aventures de la famille Newcomes, ou la légende duRoi de la Rivière d’or.

Charles Doyle, le cinquième fils de Johnet le père d’Arthur, n’eut point un aussi grand renom. Peintre etgraveur, il fut surtout apprécié comme architecte, de même qu’unautre de ses frères se confinait dans la direction de la NationalGallery d’Irlande et qu’un troisième renonçait à ses pinceaux pourdresser les plus exactes généalogies du baronnaged’Angleterre.

Ainsi apparenté, Arthur Conan Doyle nevoulut, semble-t-il, débuter en littérature que lorsqu’il futcertain de tenir un succès et dès son Étude en rouge,première série de son immortel Sherlock Holmes, il fût, eneffet, célèbre. Dès lors il n’eut plus qu’à persévérer, tuant etressuscitant ses héros selon les caprices de sa fantaisie et lesvœux de ses innombrables légions de lecteurs.

C’est à un tout autre genre qu’appartientla Grande Ombre. Conan Doyle a écrit beaucoup de romanshistoriques, le plus souvent inspirés par l’histoire de France, etceux qu’il a consacrés à la peinture de l’époque napoléonienne, nesont pas les moins bien venus de la série.

Un autre Irlandais d’origine, CharlesLever, lui avait tracé la voie, mais avec moins de brio, de vie etde relief. À ce point de vue il y a une grande distance entreTom Bourke et Les exploits du colonel Gérard, mais ledésir de rendre justice à son grand adversaire et de juger unsoldat en soldat est le même chez les deux romanciers. CependantConan Doyle est plus voisin peut-être d’Erckmann-Chatrian, dont lesrécits ont nourri notre enfance et sans doute la sienne, que deCharles Lever. Le parallèle pourrait être établi et poursuivi entrele petit conscrit de 1813 se levant pour repousser l’invasion et lepetit berger de West Inch s’engageant pour aller chasser l’Ombrequ’il croit sentir peser sur l’Europe.

Nul ne peint mieux son petit coin debataille, les conscrits saluant involontairement les balles, lesvieux soldats les raillant d’un ton goguenard et les officiers leslaissant s’aguerrir avant de les faire coucher. Nul ne dit mieux,au matin du combat, les revues passées par l’état-major empanaché,les cavaliers chamarrés d’argent, d’écarlate et d’or, circulant augalop, au milieu des cris d’enthousiasme et des hourras. Puis aprèsplusieurs heures de combat, la chevauchée des cuirassiers chargeantet la montée des bataillons de la Vieille-Garde se ruant sur lescarrés anglais avec une rage désespérée.

ALBERT SAVINE.

Chapitre 1LA NUIT DES SIGNAUX

Me voici, moi, Jock Calder, de West Inch,arrivé à peine au milieu du dix-neuvième siècle, et à l’âge decinquante-cinq ans.

Ma femme ne me découvre guère qu’une fois parsemaine derrière l’oreille un petit poil gris qu’elle tient àm’arracher.

Et pourtant quel étrange effet cela me faitque ma vie se soit écoulée en une époque où les façons de penser etd’agir des hommes différaient autant de celles d’aujourd’hui ques’il se fut agi des habitants d’une autre planète.

Ainsi, lorsque je me promène par la campagne,si je regarde par là-bas, du côté de Berwick, je puis apercevoirles petites traînées de fumée blanche, qui me parlent de cettesingulière et nouvelle bête aux cent pieds, qui se nourrit decharbon, dont le corps recèle un millier d’hommes, et qui ne cessede ramper le long de la frontière.

Quand le temps est clair, j’aperçois sanspeine le reflet des cuivres, lorsqu’elle double la courbe versCorriemuir.

Puis, si je porte mon regard vers la mer, jerevois la même bête, ou parfois même une douzaine d’entre elles,laissant dans l’air une trace noire, dans l’eau une tache blanche,et marchant contre le vent avec autant d’aisance qu’un saumonremonte la Tweed.

Un tel spectacle aurait rendu mon bon vieuxpère muet de colère autant que de surprise, car il avait la crainted’offenser le Créateur, si profondément enracinée dans l’âme, qu’ilne voulait pas entendre parler de contraindre la Nature, et quetoute innovation lui paraissait toucher de bien près aublasphème.

C’était Dieu qui avait créé le cheval.

C’était un mortel de là-bas, vers Birmingham,qui avait fait la machine.

Aussi mon bon vieux papa s’obstinait-il à seservir de la selle et des éperons.

Mais il aurait éprouvé une bien autre surpriseen voyant le calme et l’esprit de bienveillance qui règnentactuellement dans le cœur des hommes, en lisant dans les journauxet entendant dire dans les réunions qu’il ne faut plus de guerre,excepté bien entendu, avec les nègres et leurs pareils.

Quand il mourut, ne nous battions-nous pas,presque sans interruption – une trêve de deux courtes années –depuis bientôt un quart de siècle ?

Réfléchissez à cela, vous qui menezaujourd’hui une existence si tranquille, si paisible.

Des enfants, nés pendant la guerre, étaientdevenus des hommes barbus, avaient eu à leur tour des enfants, quela guerre durait encore.

Ceux qui avaient servi et combattu à la fleurde l’âge et dans leur pleine vigueur, avaient senti leurs membresse raidir, leur dos se voûter, que les flottes et les arméesétaient encore aux prises.

Rien d’étonnant, dès lors, qu’on en fût venu àconsidérer la guerre comme l’état normal, et qu’on éprouvât unesensation singulière à se trouver en état de paix.

Pendant cette longue période, nous nousbattîmes avec les Danois, nous nous battîmes avec les Hollandais,nous nous battîmes avec l’Espagne, nous nous battîmes avec lesTurcs, nous nous battîmes avec les Américains, nous nous battîmesavec les gens de Montevideo.

On eût dit que dans cette mêlée universelle,aucune race n’était trop proche parente, aucune trop distante pouréviter d’être entraînée dans la querelle.

Mais ce fut surtout avec les Français que nousnous battîmes ; et de tous les hommes, celui qui nous inspirale plus d’aversion, et de crainte et d’admiration, ce fut ce grandcapitaine qui les gouvernait.

C’était très crâne de le représenter encaricature, de le chansonner, de faire comme si c’était uncharlatan, mais je puis vous dire que la frayeur qu’inspirait cethomme planait comme une ombre noire au-dessus de l’Europe entière,et qu’il fut un temps où la clarté d’une flamme apparaissant denuit sur la côte faisait tomber à genoux toutes les femmes etmettait les fusils dans les mains de tous les hommes.

Il avait toujours gagné la partie : voilàce qu’il y avait de terrible.

On eût dit qu’il portait la fortune encroupe.

Et en ces temps-là nous savions qu’il étaitposté sur la côte septentrionale avec cent cinquante millevétérans, avec les bateaux nécessaires au passage.

Mais c’est une vieille histoire.

Chacun sait comment notre petit homme borgneet manchot anéantit leur flotte.

Il devait rester en Europe une terre où l’oneût la liberté de penser, la liberté de parler.

Il y avait un grand signal tout prêt sur lahauteur près de l’embouchure de la Tweed.

C’était un échafaudage fait en charpente et enbarils de goudron.

Je me rappelle fort bien que tous les soirs jem’écarquillais les yeux à regarder s’il flambait.

Je n’avais alors que huit ans, mais à cet âge,on prend déjà les choses à cœur, et il me semblait que le sort demon pays dépendît en quelque façon de moi et de ma vigilance.

Un soir, comme je regardais, j’aperçus unefaible lueur sur la colline du signal : une petite languerouge de flamme dans les ténèbres.

Je me rappelle que je me frottai les yeux, jeme frappai les poignets contre le cadre en pierre de la fenêtre,pour me convaincre que j’étais éveillé.

Alors la flamme grandit, et je vis la lignerouge et mobile se refléter dans l’eau, et je m’élançai à lacuisine.

Je hurlai à mon père que les Français avaientfranchi la Manche et que le signal de l’embouchure de la Tweedflambait.

Il causait tranquillement avec Mr Mitchell,l’étudiant en droit d’Édimbourg.

Je crois encore le voir secouant sa pipe àcoté du feu et me regardant par-dessus ses lunettes à monture decorne.

– Êtes-vous sûr, Jock, dit-il.

– Aussi sûr que d’être en vie, répondis-jed’une voix entrecoupée.

Il étendit la main pour prendre sur la tablela Bible, qu’il ouvrit sur son genou, comme s’il allait nous enlire un passage, mais il la referma, et sortit à grands pas.

Nous le suivîmes, l’étudiant en droit et moi,jusqu’à la porte à claire-voie qui donne sur la grande route.

De là nous voyons bien la lueur rouge du grandsignal, et la lueur d’un autre feu plus petit à Ayton, plus aunord.

Ma mère descendit avec deux plaids pour quenous ne fussions pas saisis par le froid, et nous restâmes làjusqu’au matin, en échangeant de rares paroles, et cela même à voixbasse.

Il y avait sur la route plus de monde qu’iln’en était passé la veille au soir, car la plupart des fermiers,qui habitaient en remontant vers le nord, s’étaient enrôlés dansles régiments de volontaires de Berwick, et accouraient de toute lavitesse de leurs chevaux pour répondre à l’appel.

Quelques-uns d’entre eux avaient bu le coup del’étrier avant de partir.

Je n’en oublierai jamais un que je vis passersur un grand cheval blanc, brandissant au clair de lune un énormesabre rouillé.

Ils nous crièrent en passant, que le signal deNorth Berwick Law était en feu, et qu’on croyait que l’alarme étaitpartie du Château d’Édimbourg.

Un petit nombre galopèrent en sens contraire,des courriers pour Édimbourg, le fils du laird, et Master Playton,le sous-shérif, et autres de ce genre.

Et, parmi ces autres, se trouvait un bel hommeaux formes robustes, monté sur un cheval rouan. Il poussa jusqu’ànotre porte et nous fit quelques questions sur la route.

– Je suis convaincu que c’est une faussealerte, dit-il. Peut-être aurais-je tout aussi bien fait de resteroù j’étais, mais maintenant que me voilà parti, je n’ai rien demieux à faire que de déjeuner avec le régiment.

Il piqua des deux et disparut sur la pente dela lande.

– Je le connais bien, dit notre étudiant ennous le désignant d’un signe de tête, c’est un légiste d’Édimbourg,et il s’entend joliment à enfiler des vers. Il se nomme WattieScott.

Aucun de nous n’avait encore entendu parler delui, mais il ne se passa guère de temps avant que son nom fut leplus fameux de toute l’Écosse.

Bien des fois nous pensâmes alors à cet hommequi nous avait demandé la route dans la nuit terrible.

Mais dès le matin, nous eûmes l’esprittranquille.

Il faisait un temps gris et froid.

Ma mère était retournée à la maison pour nouspréparer un pot de thé, quand arriva un char à bancs ramenant ledocteur Horscroft, d’Ayton et son fils Jim.

Le docteur avait relevé jusque sur sesoreilles le collet de son manteau brun, et il avait l’air de fortméchante humeur, car Jim, qui n’avait que quinze ans, s’était sauvéà Berwick à la première alerte, avec le fusil de chasse tout neufde son père.

Le papa avait passé toute la nuit à sarecherche, et il le ramenait prisonnier ; le canon de fusil sedressait derrière le siège.

Jim avait l’air d’aussi mauvaise humeur queson père, avec ses mains fourrées dans ses poches de côté, sessourcils joints, et sa lèvre inférieure avancée.

– Tout ça, c’est un mensonge, cria le docteuren passant. Il n’y a pas eu de débarquement, et tous les sotsd’Écosse sont allés arpenter pour rien les routes.

Son fils Jim poussa un grognement indistincten entendant ces mots, ce qui lui valut de la part de son père uncoup sur le côté du crâne avec le poing fermé.

À ce coup, le jeune garçon laissa tomber satête sur sa poitrine comme s’il avait été étourdi.

Mon père hocha la tête, car il avait del’affection pour Jim, et nous rentrâmes tous à la maison, endodelinant du chef, et les yeux papillotants, pouvant à peine tenirles yeux ouverts, maintenant que nous savions tout dangerpassé.

Mais nous éprouvions en même temps au cœur unfrisson de joie comme je n’en ai ressenti le pareil qu’une ou deuxautres fois en ma vie.

Sans doute, tout cela n’a pas beaucoup derapport avec ce que j’ai entrepris de raconter, mais quand on a unebonne mémoire et peu d’habileté, on n’arrive pas à tirer une penséede son esprit sans qu’une douzaine d’autres s’y cramponnent poursortir en même temps.

Et pourtant, maintenant que je me suis mis à ysonger, cet incident n’était pas entièrement étranger à mon récit,car Jim Horscroft eut une discussion si violente avec son père,qu’il fut expédié au collège de Berwick et comme mon père avaitdepuis longtemps formé le projet de m’y placer aussi, il profita del’occasion que lui offrait le hasard pour m’y envoyer.

Mais avant de dire un mot au sujet de cetteécole, il me faut revenir à l’endroit où j’aurais dû commencer, etvous mettre en état de savoir qui je suis, car il pourrait se faireque ces pages écrites par moi tombent sous les yeux de gens quihabitent bien loin au-delà du border, et n’ont jamaisentendu parler des Calder de West Inch.

Cela vous a un certain air, West Inch, mais cen’est point un beau domaine, autour d’une bonne habitation.

C’est simplement une grande terre à pâturagesde moutons, ou la bise souffle avec âpreté et que le ventbalaie.

Elle s’étend en formant une bande fragmentéele long de la mer.

Un homme frugal, et qui travaille dur, yarrive tout juste à gagner son loyer et à avoir du beurre ledimanche au lieu de mélasse.

Au milieu, s’élève une maison d’habitation enpierre, recouverte en ardoise, avec un appentis derrière.

La date de 1703 est gravée grossièrement dansle bloc qui forme le linteau de la porte.

Il y a plus de cent ans que ma famille estétablie là, et malgré sa pauvreté, elle est arrivée à tenir un bonrang dans le pays, car à la campagne le vieux fermier est souventplus estimé que le nouveau laird.

La maison de West Inch présentait uneparticularité singulière.

Il avait été établi par des ingénieurs etautres personnes compétentes, que la ligne de délimitation entreles deux pays passait exactement par le milieu de la maison, defaçon à couper notre meilleure chambre à coucher en deux moitiés,l’une anglaise, l’autre écossaise.

Or, la couchette que j’occupais était orientéede telle sorte que j’avais la tête au nord de la frontière et lespieds au sud.

Mes amis disent que si le hasard avait placémon lit en sens contraire, j’aurais eu peut-être la chevelure d’unblond moins roux et l’esprit d’une tournure moins solennelle.

Ce que je sais, c’est qu’une fois en ma vie,où ma tête d’Écossais ne voyait aucun moyen de me tirer de péril,mes bonnes grosses jambes d’Anglais vinrent à mon aide et m’enéloignèrent jusqu’en lieu sûr.

Mais à l’école, cela me valut des histoires àn’en plus finir : les uns m’avaient surnommé Grog àl’eau ; pour d’autres j’étais la « Grande Bretagne »pour d’autres, « l’Union Jock ».

Lorsqu’il y avait une bataille entre lespetits Écossais et les petits Anglais, les uns me donnaient descoups de pied dans les jambes, les autres des coups de poing surles oreilles.

Puis on s’arrêtait des deux côtés pour semettre à rire, comme si la chose était bien plaisante.

Dans les commencements, je fus très malheureuxà l’école de Berwick.

Birtwhistle était le premier maître, et Adamsle second, et je n’avais d’affection ni pour l’un ni pourl’autre.

J’étais naturellement timide, très peuexpansif.

Je fus long à me faire un ami soit parmi lesmaîtres, soit parmi mes camarades.

Il y avait neuf milles à vol d’oiseau, et onzemilles et demi par la route, de Berwick à West Inch.

J’avais le cœur gros en pensant à la distancequi me séparait de ma mère.

Remarquez, en effet, qu’un garçon de cet âge,tout en prétendant se passer des caresses maternelles, souffrecruellement, hélas ! quand on le prend au mot.

À la fin, je n’y tins plus, et je pris larésolution de m’enfuir de l’école, et de retourner le plus tôtpossible à la maison.

Mais au dernier moment, j’eus la bonne fortunede m’attirer l’éloge et l’admiration de tous depuis le directeur del’école, jusqu’au dernier élève, ce qui rendit ma vie d’écolierfort agréable et fort douce.

Et tout cela, parce que par suite d’unaccident, j’étais tombé par une fenêtre du second étage.

Voici comment la chose arriva :

Un soir j’avais reçu des coups de pieds de NedBarton, le tyran de l’école. Cet affront, s’ajoutant à tous mesautres griefs, fit déborder ma petite coupe.

Je jurai, ce soir même, en enfouissant mafigure inondée de larmes sous les couvertures, que le lendemainmatin me trouverait soit à West Inch, soit bien près d’yarriver.

Notre dortoir était au second étage, maisj’avais une réputation de bon grimpeur, et les hauteurs ne medonnaient pas le vertige.

Je n’éprouvais aucune frayeur, tout petit quej’étais, de me laisser descendre du pignon de West Inch, au boutd’une corde serrée à la cuisse, et cela faisait une hauteur decinquante-trois pieds au-dessus du sol.

Dès lors, je ne craignais guère de ne paspouvoir sortir du dortoir de Birtwhistle.

J’attendis avec impatience que l’on eût finide tousser et de remuer.

Puis quand tous les bruits, indiquant qu’il yavait encore des gens réveillés, eurent cessé de se faire entendresur la longue ligne des couchettes de bois, je me levai toutdoucement, je m’habillai, et mes souliers à la main, je me dirigeaivers la fenêtre sur la pointe des pieds.

Je l’ouvris et jetai un coup d’œil audehors.

Le jardin s’étendait au-dessous de moi, ettout près de ma main s’allongeait une grosse branche depoirier.

Un jeune garçon agile ne pouvait souhaiterrien de mieux en guise d’échelle.

Une fois dans le jardin, je n’aurais plus qu’àfranchir un mur de cinq pieds.

Après quoi, il n’y aurait plus que la distanceentre moi et la maison.

J’empoignai fortement une branche, je posai ungenou sur une autre branche, et j’allais m’élancer de la fenêtre,lorsque je devins tout à coup aussi silencieux, aussi immobile quesi j’avais été changé en pierre.

Il y avait par-dessus la crête du mur unefigure tournée vers moi.

Un glacial frisson de crainte me saisit lecœur en voyant cette figure dans sa pâleur et son immobilité.

La lune versait sa lumière sur elle, et lesglobes oculaires se mouvaient lentement des deux côtés, bien que jefusse caché à sa vue par le rideau que formait le feuillage dupoirier.

Puis par saccades, la figure blanche s’élevade façon à montrer le cou.

Les épaules, la ceinture et les genoux d’unhomme apparurent.

Il se mit à cheval sur la crête du mur, puisd’un violent effort, il attira vers lui un jeune garçon à peu prèsde ma taille qui reprenait haleine de temps à autre, comme s’ilsanglotait.

L’homme le secoua rudement en lui disantquelques paroles bourrues.

Puis ils se laissèrent aller tous deux parterre dans le jardin.

J’étais encore debout, et en équilibre, avecun pied sur la branche et l’autre sur l’appui de la fenêtre,n’osant pas bouger, de peur d’attirer leur attention, car je lesvoyais s’avancer à pas de loup, dans la longue ligne d’ombre de lamaison.

Tout à coup exactement au-dessous de mes piedsj’entendis un bruit sourd de ferraille, et le tintement aigre quefait du verre en tombant.

– Voilà qui est fait, dit l’homme d’une voixrapide et basse, vous avez de la place.

– Mais l’ouverture est toute bordée d’éclats,fit l’autre avec un tremblement de frayeur.

L’individu lança un juron qui me donna lachair de poule.

– Entrez, entrez, maudit roquet, gronda-t-il,ou bien je…

Je ne pus voir ce qu’il fit. Mais il y eut uncourt halètement de douleur.

– J’y vais, j’y vais, s’écria le petitgarçon.

Mais je n’en entendis pas plus long, car latête me tourna brusquement.

Mon talon glissa de la branche.

Je poussai un cri terrible et je tombai detout le poids de mes quatre-vingt quinze livres, juste sur le doscourbé du cambrioleur.

Si vous me le demandiez, tout ce que jepourrais vous répondre, c’est qu’aujourd’hui même je ne sauraisdire si ce fut un accident, ou si je le fis exprès.

Il se peut bien que pendant que je songeais àle faire, le hasard se soit chargé de trancher la question pourmoi.

L’individu était courbé, la tête en avant,occupé à pousser le gamin à travers une étroite fenêtre quand jem’abattis sur lui à l’endroit même où le cou se joint à l’épinedorsale.

Il poussa une sorte de cri sifflant, tomba laface en avant et fit trois tours sur lui-même en battant l’herbe deses talons.

Son petit compagnon s’éclipsa au clair de lalune et en un clin d’œil il eut franchi la muraille.

Quant à moi, je m’étais assis pour crier àtue-tête et frotter une de mes jambes où je sentais la même choseque si elle eut été prise dans un cercle de métal rougi au feu.

Vous pensez bien qu’il ne fallut pas longtempspour que toute la maison, depuis le directeur de l’école, jusqu’auvalet d’écurie accourussent dans le jardin avec des lampes et deslanternes.

La chose fut bientôt éclaircie.

L’homme fut placé sur un volet et emporté.

Quant à moi, on me transporta en triomphe, etsolennellement dans une chambre à coucher spéciale, où lechirurgien Purdle, le cadet des deux qui portent ce nom, me remiten place le péroné.

Quant au voleur, on reconnut qu’il avait lesjambes paralysées, et les médecins ne purent se mettre d’accord surle point de savoir s’il en retrouverait ou non l’usage.

Mais la loi ne leur laissa point l’occasion detrancher la question, car il fut pendu environ six semaines plustard aux Assises de Carlyle.

On reconnut en lui le bandit le plus déterminéqu’il y eût dans le nord de l’Angleterre, car il avait commis aumoins trois assassinats, et il y avait assez de preuves à sa chargepour le faire pendre dix fois.

Vous voyez bien que je ne pouvais parler demon adolescence sans vous raconter cet événement qui en futl’incident le plus important.

Mais je ne m’engagerai plus dans aucun sentierde traverse, car lorsque je songe à tout ce qui va se présenter, jevois bien que j’en aurai de reste à dire avant d’être arrivé à lafin.

En effet, quand on n’a à conter que sa petitehistoire particulière, il vous faut souvent tout le temps, maisquand on se trouve mêlé à de grands événements comme ceux dontj’aurai à parler, alors on éprouve une certaine difficulté, si l’onn’a pas fait une sorte d’apprentissage à arranger le tout bien àson gré.

Mais j’ai la mémoire aussi bonne qu’elle fûtjamais, Dieu merci, et je vais tâcher de faire mon récit aussidroit que possible.

Ce fut cette aventure du cambrioleur qui fitnaître l’amitié entre Jim, le fils du médecin, et moi.

Il fut le coq de l’école dès le jour de sonentrée, car moins d’une heure après, il avait jeté, à travers legrand tableau noir de la classe, Barton, qui en avait été le coqjusqu’à ce jour-là.

Jim continuait à prendre du muscle et des os.Même à cette époque, il était carré d’épaules et de hautetaille.

Les propos courts et le bras long, il étaitfort sujet à flâner, son large dos contre le mur, et ses mainsprofondément enfoncées dans les poches de sa culotte.

Je n’ai pas oublié sa façon d’avoir toujoursun brin de paille au coin des lèvres, à l’endroit même où il pritl’habitude de mettre plus tard le tuyau de sa pipe.

Jim fut toujours le même pour le bien commepour le mal depuis le premier jour où je fis connaissance aveclui.

Ciel ! comme nous avions de laconsidération pour lui !

Nous n’étions que de petits sauvages, maisnous éprouvions le respect du sauvage devant la force.

Il y avait là Tom Carndale, d’Appleby, quisavait composer des vers alcaïques aussi bien que des pentamètreset des hexamètres, et, cependant pas un n’eût donné une chiquenaudepour Tom.

Willie Earnshaw savait toutes les dates depuisle meurtre d’Abel, sur le bout du doigt, au point que les maîtreseux-mêmes s’adressaient à lui s’ils avaient des doutes, maisc’était un garçon à poitrine étroite, beaucoup trop long pour salargeur, et à quoi lui servirent ses dates le jour où Jock Simons,de la petite troisième, le pourchassa jusqu’au bout du corridor àcoups de boucle de ceinture.

Ah ! il ne fallait pas se conduire ainsià l’égard de Jim Horscroft.

Quelles légendes nous bâtissions sur saforce ?

N’était-ce pas lui qui avait enfoncé d’un coupde poing un panneau de chêne de la porte qui conduisait à la salledes jeux ? N’était-ce pas lui qui, je jour où le grandMerridew avait conquis la balle, saisit à bras-le-corps et Merridewet la balle et atteignit le but en dépassant tous les adversairesau pas de course ?

Il nous paraissait déplorable qu’un gaillardde cette trempe se cassât la tête à propos de spondées et dedactyles, ou se préoccupât de savoir qui avait signé la GrandeCharte.

Lorsqu’il déclara en pleine classe que c’étaitle roi Alfred, nous autres, petits garçons, nous fûmes d’avis qu’ildevait en être ainsi, et que peut-être Jim en savait plus long quel’homme qui avait écrit le livre.

Ce fut cette aventure du cambrioleur quiattira son attention sur moi.

Il me passa la main sur la tête. Il dit quej’étais un enragé petit diable, ce qui me gonfla d’orgueil pendanttoute une semaine.

Nous fûmes amis intimes pendant deux ans,malgré le fossé que les années creusaient entre nous, et bien quel’emportement ou l’irréflexion lui aient fait faire plus d’unechose qui m’ulcérait, je ne l’en aimais pas moins comme un frère,et je versai assez de larmes pour remplir la bouteille à l’encre,quand il partit pour Édimbourg afin d’y étudier la profession deson père.

Je passai cinq ans encore chez Birtwhistleaprès cela, et quand j’en sortis, j’étais moi-même devenu le coq del’école, car j’étais aussi sec, aussi nerveux qu’une lame debaleine, quoique je doive convenir que je n’atteignais pas au poidsnon plus qu’au développement musculaire de mon grandprédécesseur.

Ce fut dans l’année du jubilé que je sortis dechez Birtwhistle.

Ensuite je passai trois ans à la maison, àapprendre à soigner les bestiaux ; mais les flottes et lesarmées étaient encore aux prises, et la grande ombre de Bonaparteplanait toujours sur le pays.

Pouvais-je deviner que moi aussi j’aiderais àécarter pour toujours ce nuage de notre peuple ?

Chapitre 2LA COUSINE EDIE D’EYEMOUTH

Quelques années auparavant, alors que j’étaisun tout jeune garçon, la fille unique du frère de mon père étaitvenue nous faire une visite de cinq semaines.

Willie Calder s’était établi à Eyemouth commefabricant de filets de pêche, et il avait tiré meilleur parti dufil à tisser que nous n’étions sans doute destinés à faire desgenêts et des landes sablonneuses de West Inch.

Sa fille, Edie Calder, arriva donc en beaucorsage rouge, coiffée d’un chapeau de cinq shillings etaccompagnée d’une caisse d’effets, devant laquelle les yeux de mamère lui sortirent de la tête comme ceux d’un crabe.

C’était étonnant de la voir dépenser sanscompter, elle qui n’était qu’une gamine.

Elle donna au voiturier tout ce qu’il luidemanda, et en plus une belle pièce de deux pence, à laquelle iln’avait aucun droit.

Elle ne faisait pas plus de cas de la bière augingembre que si c’eût été de l’eau, et il lui fallait du sucrepour son thé, du beurre pour son pain, tout comme si elle avait étéune Anglaise.

Je ne faisais pas grand cas des jeunes fillesen ce temps-là, car j’avais peine à comprendre dans quel but ellesavaient été créées.

Aucun de nous, chez Birtwhistle, n’avaitbeaucoup pensé à elles, mais les plus petits semblaient être lesplus raisonnables, car quand les gamins commençaient à grandir, ilsse montraient moins tranchants sur ce point.

Quant à nous, les tout petits, nous étionstous d’un même avis : une créature qui ne peut pas se battre,qui passe son temps à colporter des histoires, et qui n’arrive mêmeà lancer une pierre qu’en agitant le bras en l’air aussi gauchementque si c’était un chiffon, n’était bonne à rien du tout.

Et puis il faut voir les airs qu’elles sedonnent : on dirait qu’elles font le père et la mère en uneseule personne, elles se mêlent sans cesse de nos jeux pour nousdire : « Jimmy, votre doigt de pied passe à travers votresoulier. » ou bien encore : « Rentrez chez vous,sale enfant, et allez vous laver » au point que rien qu’à les voir,nous en avions assez.

Aussi quand celle-là vint à la ferme de WestInch, je ne fus pas enchanté de la voir.

Nous étions en vacances.

J’avais alors douze ans.

Elle en avait onze.

C’était une fillette mince, grande pour sonâge, aux yeux noirs et aux façons les plus bizarres.

Elle était tout le temps à regarder fixementdevant elle, les lèvres entrouvertes, comme si elle voyait quelquechose d’extraordinaire, mais quand je me postais derrière elle, etque je regardais dans la même direction, je n’apercevais quel’abreuvoir des moutons ou bien le tas de fumier, ou encore lesculottes de papa suspendues avec le reste du linge à sécher.

Puis, si elle apercevait une touffe de bruyèreou de fougère, ou n’importe quel objet tout aussi commun, ellerestait en contemplation.

Elle s’écriait :

– Comme c’est beau ! comme c’estparfait !

On eût dit que c’était un tableau enpeinture.

Elle n’aimait pas à jouer, mais souvent je lafaisais jouer au chat perché ; ça manquait d’animation, carj’arrivais toujours à l’attraper en trois sauts, tandis qu’elle nem’attrapait jamais, bien qu’elle fit autant de bruit, autantd’embarras que dix garçons.

Quand je me mettais à lui dire qu’elle n’étaitbonne à rien, que son père était bien sot de l’élever comme cela,elle pleurait, disait que j’étais un petit butor, qu’elleretournerait chez elle ce soir même, et qu’elle ne me pardonneraitde la vie.

Mais au bout de cinq minutes, elle ne pensaitplus à rien de tout cela.

Ce qu’il y avait d’étrange, c’est qu’elleavait plus d’affection pour moi que je n’en avais pour elle,qu’elle ne me laissait jamais tranquille.

Elle était toujours à me guetter, à couriraprès moi, et à dire alors : « Tiens ! vous êteslà ! » en faisant l’étonnée.

Mais bientôt je m’aperçus qu’elle avait ausside bons côtés.

Elle me donnait quelquefois des pennies,tellement qu’une fois j’en eus quatre dans la poche, mais ce qu’ily avait de mieux en elle, c’étaient les histoires qu’elle savaitconter.

Elle avait une peur affreuse desgrenouilles.

Aussi je ne manquais pas d’en apporter une, etde lui dire que je la lui mettrais dans le coup à moins qu’elle neme contât une histoire.

Cela l’aidait à commencer, mais une fois entrain, c’était étonnant comme elle allait.

Et à entendre les choses qui lui étaientarrivées, cela vous coupait la respiration.

Il y avait un pirate barbaresque qui étaitallé à Eyemouth.

Il devait revenir dans cinq ans avec unvaisseau chargé d’or pour faire d’elle sa femme.

Et il y avait un chevalier errant qui luiaussi était allé à Eyemouth et il lui avait donné comme gage unanneau qu’il reprendrait à son retour, disait-il.

Et elle me montra l’anneau, qui ressemblait às’y méprendre à ceux qui soutenaient les rideaux de mon lit, maiselle soutenait que celui-là était en or vierge.

Je lui demandai ce que ferait le chevaliers’il rencontrait le pirate barbaresque.

Elle me répondit qu’il lui ferait sauter latête de dessus les épaules.

Qu’est-ce qu’ils pouvaient bien trouver enelle ?

Cela dépassait mon intelligence.

Puis elle me dit que pendant son voyage àdestination de West Inch, elle avait été suivie par un princedéguisé.

Je lui demandai à quoi elle avait reconnu quec’était un prince.

Elle me répondit :

– À son déguisement.

Un autre jour, elle dit que son père composaitune énigme, que quand elle serait prête, il la mettrait dans lesjournaux, et celui qui la devinerait aurait la moitié de sa fortuneet la main de sa fille.

Je lui dis que j’étais fort sur les énigmes,et qu’il faudrait qu’elle me l’envoyât des qu’elle seraitprête.

Elle dit que ce serait dans la Gazette deBerwick, et voulut savoir ce que je ferais d’elle quand jel’aurais gagnée.

Je répondis que je la vendrais aux enchères,pour le prix qu’on m’offrirait, mais ce soir-là elle ne voulut plusconter d’histoires, car elle était très susceptible dans certainscas.

Jim Horscroft était absent pendant le tempsque la cousine Edie passa chez nous.

Il revint la semaine même où elle partit, etje me rappelle combien je fus surpris qu’il fit la moindre questionou montrât quelque intérêt au sujet d’une simple fillette.

Il me demanda si elle était jolie, et quandj’eus dit que je n’y avais pas fait attention, il éclata de rire,me qualifia de taupe, et dit qu’un jour ou l’autre j’ouvrirais lesyeux.

Mais il ne tarda pas à s’occuper de tout autrechose, et je n’eus plus une pensée pour Edie, jusqu’au jour où elleprit bel et bien ma vie entre ses mains et la tordit comme jepourrais tordre cette plume d’oie.

C’était en 1813.

J’avais quitté l’école, et j’avais déjàdix-huit ans, au moins quarante poils sur la lèvre supérieure, etl’espérance d’en avoir bien davantage.

J’avais changé depuis mon départ del’école.

Je ne m’adonnais plus aux jeux avec la mêmeardeur.

Au lieu de cela il m’arrivait de resterallongé sur la pente de la lande, du côté ensoleillé, les lèvresentrouvertes, et regardant fixement devant moi, tout comme lefaisait souvent la cousine Edie.

Jusqu’alors je m’étais tenu pour satisfait, jetrouvais mon existence remplie, du moment que je pouvais courirplus vite et sauter plus haut que mon prochain.

Mais maintenant, comme tout cela me paraissaitpeu de chose !

Je soupirais, je levais les yeux vers la vastevoûte du ciel, puis je les portais sur la surface bleue de lamer.

Je sentais qu’il me manquait quelque chose,mais je n’arrivais point à pouvoir dire ce qu’était cettechose.

Et mon caractère prit de la vivacité.

Il me semblait que tous mes nerfs étaientagacés.

Si ma mère me demandait de quoi je souffrais,ou que mon père me parlât de mettre la main au travail, je melaissais aller à répondre en termes si âpres, si amers que depuisj’en ai souvent éprouvé du chagrin.

Ah ! on peut avoir plus d’une femme, etplus d’un enfant, et plus d’un ami, mais on ne peut avoir qu’unemère.

Aussi doit-on la ménager aussi longtemps,qu’on l’a.

Un jour, comme je rentrais en tête dutroupeau, je vis mon père assis, une lettre à la main.

C’était un événement fort rare chez nous,excepté quand l’agent écrivait pour le terme.

En m’approchant de lui, je vis qu’il pleurait,et je restai à ouvrir de grands yeux, car je m’étais toujoursfiguré que c’était là une chose impossible à un homme.

Je le voyais fort bien à présent, car il avaità travers sa joue pâlie une ride si profonde, qu’aucune larme nepouvait la franchir.

Il fallait qu’elle glissât de côté jusqu’à sonoreille, d’où elle tombait sur la feuille de papier.

Ma mère était assise près de lui et luicaressait la main, comme elle caressait le dos du chat pour lecalmer.

– Oui, Jeannie, disait-il, le pauvre Willieest mort. Cette lettre vient de l’homme de loi. La chose estarrivée subitement. Autrement on nous aurait écrit. Un anthrax,dit-il, et un flux de sang à la tête.

– Ah ! Alors ses peines sont finies, ditma mère.

Mon père essuya ses oreilles avec la nappe dela table.

– Il a laissé toutes ses économies à sa fille,dit-il, et si elle n’a pas changé, par Dieu, de ce qu’ellepromettait d’être, elle n’en aura pas pour longtemps. Vous vousrappelez ce qu’elle disait, sous ce toit même, du thé trop faible,et cela pour du thé à sept shillings la livre.

Ma mère hocha la tête et considéra les piècesde lard suspendues au plafond.

– Il ne dit pas combien elle aura, reprit-il,mais elle en aura assez, et de reste. Elle doit venir habiter avecnous, car ç’a été son dernier désir.

– Il faudra qu’elle paie son entretien,s’écria ma mère avec âpreté.

Je fus fâché de l’entendre parler d’argentdans un tel moment, mais après tout, si elle n’avait pas été aussiâpre, nous aurions été jetés dehors au bout de douze mois.

– Oui, elle paiera. Elle arrive aujourd’huimême. Jock, mon garçon, vous aurez la bonté de partir avec lacharrette pour Ayton, et d’attendre la diligence du soir. Votrecousine Edie y sera, et vous pourrez l’amener à West Inch.

Je me mis donc en route à cinq heures et quartavec la Souter Johnnie, notre jument de quinze ans auxlongs poils, et notre charrette avec la caisse repeinte à neuf quine nous servait que dans les grands jours.

La diligence apparut au moment même oùj’arrivais, et moi, comme un niais de jeune campagnard, sans songeraux années qui s’étaient écoulées, je cherchais dans la foule auxenvirons de l’auberge un bout de fille en jupe courte arrivant àpeine aux genoux.

Et comme je m’avançais obliquement, le coutendu, je me sentis toucher le coude, et me trouvai en face d’unedame vêtue de noirs debout sur les marches, et j’appris que c’étaitma cousine Edie.

Je le savais, dis-je, et pourtant si elle nem’avait pas touché, j’aurais pu passer vingt fois près d’elle sansla reconnaître.

Ma parole, si Jim Horscroft m’avait alorsdemandé si elle était jolie ou non, je n’aurais su que luirépondre.

Elle était brune, bien plus brune que ne lesont ordinairement nos jeunes filles du border, et pourtant àtravers ce teint charmant, s’entrevoyait une nuance de carminpareille à la teinte plus chaude qu’on remarque au centre d’unerose soufre.

Ses lèvres étaient rouges, exprimant ladouceur, et la fermeté, mais dès ce moment même, je vis au premiercoup d’œil flotter au fond de ses grands yeux une expression demalice narquoise.

Elle s’empara de moi séance tenante, comme sij’avais fait partie de son héritage. Elle allongea la main et mecueillit.

Elle était en toilette de deuil, comme je l’aidit, et dans un costume qui me fit l’effet d’une modeextraordinaire, et elle portait un voile noir qu’elle avait écartéde devant sa figure.

– Ah ! Jock, me dit-elle en mettant dansson anglais un accent maniéré qu’elle avait appris à la pension.Non, non, nous sommes un peu trop grands pour cela ?…

Cela, c’était parce que, avec ma sottegaucherie, j’avançais ma figure brune pour l’embrasser, comme jel’avais fait la dernière fois que nous nous étions vus…

– Soyez bon garçon et donnez un shilling auconducteur, qui a été extrêmement complaisant pour moi pendant letrajet.

Je rougis jusqu’aux oreilles, car je n’avaisen poche qu’une pièce d’argent de quatre pence.

Jamais le manque d’argent ne me parut pluspénible qu’à ce moment-là.

Mais elle me devina d’un simple regard, etaussitôt une petite bourse en moleskine à fermoir d’argent me futglissée dans la main.

Je payai l’homme et allais rendre la bourse àEdie, mais elle me força de la garder.

– Vous serez mon intendant, Jock, dit-elle enriant. C’est là votre voiture, elle à l’air bien drôle. Mais oùvais je m’asseoir ?

– Sur le sac, dis-je.

– Et comment faire pour monter ?

– Mettez le pied sur le moyeu, dis-je, je vousaiderai.

Je me hissai d’un saut, et je pris deuxpetites mains gantées dans les miennes.

Comme elle passait par-dessus le côté de lacarriole, son haleine passa sur sa figure, une haleine douce etchaude, et aussitôt s’effacèrent par lambeaux ces langueurs vagueset inquiètes de mon âme.

Il me sembla que cet instant m’enlevait àmoi-même et faisait de moi un des membres de la race deshommes.

Il ne fallut pour cela que le temps qu’il fautà un cheval pour agiter sa queue, et pourtant un événement s’étaitproduit.

Une barrière avait surgi quelque part.

J’entrai dans une vie plus large et plusintelligente.

J’éprouvai tout cela sous une brusque averse,et pourtant dans ma timidité, dans ma réserve, je ne sus faireautre chose que d’égaliser le rembourrage du sac.

Elle suivait des yeux la diligence quireprenait à grand bruit la direction de Berwick.

Tout à coup elle se mit à faire voltiger enl’air son mouchoir.

– Il a ôté son chapeau, dit-elle, je croisqu’il a dû être officier. Il avait l’air très distingué. Peut-êtrel’avez-vous remarqué, un gentleman sur l’impériale, très beau, avecun pardessus brun.

Je secouai la tête, et toute la joie quim’avait envahi fit place à une sotte mauvaise humeur.

– Ah ! mais je ne le reverrai jamais.Voici toutes les collines vertes, et la route brune ettortueuse ; elles sont bien restées les mêmes qu’autrefois.Vous aussi, Jock, je trouve que vous n’avez pas beaucoup changé.J’espère que vos manières sont meilleures que jadis ; vous nechercherez pas à me mettre des grenouilles dans le cou, n’est-cepas ?

Rien qu’à cette idée, je sentis un frissondans tout le corps.

– Nous ferons tout notre possible pour vousrendre heureuse à West Inch, dis-je en jouant avec le fouet.

– Assurément, c’est bien de la bonté de votrepart que d’accueillir une pauvre fille isolée, dit-elle.

– C’est bien de la bonté de votre part que devenir, cousine Edie, balbutiai-je. Vous trouverez la vie bienmonotone, je le crains, dis-je.

– Elle sera assez calme en effet, Jock,n’est-ce pas ? Il n’y a pas beaucoup d’hommes par là-bas,autant qu’il m’en souvient.

– Il y a le Major Elliott, à Corriemuir. Ilvient passer la soirée de temps à autre. C’est un brave vieuxsoldat, qui a reçu une balle dans le genou, pendant qu’il servaitsous Wellington.

– Ah ! quand je parle d’hommes, je neveux pas parler des vieilles gens qui ont une balle dans le genou,je parle de gens de notre âge, dont on peut se faire des amis. Àpropos, ce vieux docteur si aigre, il avait un fils, n’est cepas ?

– Oh ! oui, c’est Jim Horscroft, monmeilleur ami.

– Est-il chez lui ?

– Non, il reviendra bientôt. Il fait encoreses études à Édimbourg.

– Alors nous nous tiendrons mutuellementcompagnie jusqu’à son retour, Jock. Ah ! je suis bien lasse,et je voudrais être arrivée à West Inch.

Je fis arpenter la route à la vieilleSouter Johnnie, d’une allure à laquelle elle n’a jamaismarché ni avant, ni depuis.

Une heure après, Edie était assise devant latable à souper.

Ma mère avait servi non seulement du beurre,mais encore de la gelée de groseilles qui, dans son assiette deverre, scintillait à la lumière de la chandelle et faisait fort boneffet.

Je n’eus pas de peine à m’apercevoir que mesparents étaient tout aussi surpris que moi, du changement quis’était opéré en elle, mais qu’ils l’étaient d’une autre façon quemoi.

Ma mère était si impressionnée par l’objet enplumes qu’elle lui vit autour du cou, qu’elle l’appelait MissCalder au lieu de Edie, et ma cousine, de son air joli et léger, lamenaçait du doigt toutes les fois qu’elle se servait de ce nom.

Après le souper, quand elle fut allée secoucher, ils ne purent parler d’autre chose que de son air et deson éducation.

– Tout de même, pour le dire en passant, fitmon père, elle n’a pas l’air d’avoir le cœur brisé par la mort demon frère.

Alors, pour la première fois, je me souvinsqu’elle n’avait pas dit un mot à ce sujet, depuis que nous nousétions revus.

Chapitre 3L’OMBRE SUR LES EAUX

Il ne fallut pas longtemps à la cousine Ediepour régner souverainement à West Inch et pour faire de nous tous,y compris mon père, ses sujets.

Elle avait de l’argent, et tant qu’ellevoulait, bien qu’aucun de nous ne sût combien.

Lorsque ma mère lui dit que quatre shillingspar semaine paieraient toutes ses dépenses, elle porta spontanémentla somme à sept shillings six pence.

La chambre du sud, la plus ensoleillée, etdont la fenêtre était encadrée de chèvrefeuille, lui fut assignée,et c’était merveille de voir les bibelots qu’elle avait apportés deBerwick pour les y ranger.

Elle faisait le voyage deux fois par semaine,et comme la carriole ne lui plaisait pas, elle loua le gigd’Angus Whitehead, qui avait la ferme de l’autre côté de lacôte.

Et il était rare qu’elle revînt sans apporterquelque chose pour l’un de nous ; une pipe de bois pour monpère, un plaid des Shetlands pour ma mère, un livre pour moi, uncollier de cuivre pour Rob, notre collie.

Jamais on ne vit femme plus dépensière.

Mais ce qu’elle nous donna de meilleur, ce futavant tout sa présence.

Pour moi, cela changea entièrement l’aspect dupaysage.

Le soleil était plus brillant, les collinesplus vertes et l’air plus doux depuis le jour de sa venue.

Nos existences perdirent leur banalité,maintenant que nous les passions avec une telle créature, et lavieille et morne maison grise prit un tout autre aspect à mes yeuxdepuis le jour où elle avait posé le pied sur le paillasson de laporte.

Cela ne tenait point à sa figure, qui pourtantétait des plus attrayantes, non plus qu’à sa tournure, bien que jen’aie vu aucune jeune fille qui pût rivaliser en cela avec elle.C’était son entrain, ses façons drôlement moqueuses, sa manièretoute nouvelle pour nous de causer, le geste fier avec lequel ellerejetait sa robe ou portait la tête en arrière.

Nous nous sentions aussi bas que la terre sousses pieds.

C’était enfin ce vif regard de défi, et cettebonne parole qui ramenait chacun de nous à son niveau.

Mais non, pas tout à fait à son niveau.

Pour moi, elle fut toujours une créaturelointaine et supérieure.

J’avais beau me monter la tête et me faire desreproches.

Quoi que je fisse, je n’arrivais pas àreconnaître que le même sang coulait dans nos veines et qu’ellen’était qu’une jeune campagnarde, comme je n’étais qu’un jeunecampagnard.

Plus je l’aimais, plus elle m’inspirait decrainte, et elle s’aperçut de ma crainte longtemps avant de savoirque je l’aimais.

Quand j’étais loin d’elle, j’éprouvais del’agitation, et pourtant lorsque je me trouvais avec elle, j’étaissans cesse à trembler de crainte que quelque faute commise enparlant ne lui causât de l’ennui ou ne la fâcha.

Si j’en avais su plus long sur le caractèredes femmes, je me serais peut-être donné moins de mal.

– Vous êtes bien changé de ce que vous étiezautrefois, disait-elle en me regardant de côté par-dessous ses cilsnoirs.

– Vous ne disiez pas cela lorsque nous noussommes vus pour la première fois, dis-je.

– Ah ! je parlais alors de l’air que vousaviez, et je parle de vos manières d’aujourd’hui. Vous étiez sibrutal avec moi et si impérieux, et vous ne vouliez faire qu’àvotre tête, comme un petit homme que vous étiez. Je vous revoisencore avec votre tignasse emmêlée et vos yeux pleins de malice. Etmaintenant vous êtes si douce, si tranquille. Vous avez le langagesi prévenant !

– On apprend à se conduire, dis-je.

– Oh ! mais Jock, je vous aimais bienmieux comme vous étiez.

Eh bien, quand elle dit cela, je la regardaibien en face, car j’aurais cru qu’elle ne m’avait jamais bienpardonné la façon dont je la traitais d’ordinaire.

Que ces façons là plussent à tout autre qu’àune personne évadée d’une maison de fous, voilà qui dépassait toutà fait mon intelligence.

Je me rappelai le temps, où la surprenant surle seuil en train de lire, je fixais au bout d’une baguetteélastique de coudrier de petites boules d’argile, que je luilançais, jusqu’à ce qu’elle finît par pleurer.

Je me rappelai aussi qu’ayant pris uneanguille dans le ruisseau de Corriemuir, je la poursuivis, cetteanguille à la main, avec tant d’acharnement qu’elle finit par seréfugier, à moitié folle d’épouvante, sous le tablier de ma mère,et que mon père m’asséna sur le trou de l’oreille un coup de bâtonà bouillie qui m’envoya rouler, avec mon anguille, jusque sous ledressoir de la cuisine.

Voilà donc ce qu’elle regrettait ?

Eh bien, elle se résignerait à s’en passer,car ma main se sécherait avant que je sois capable de recommencermaintenant.

Mais je compris alors pour la première fois,tout ce qu’il y a d’étrange dans la nature féminine, et je reconnusque l’homme ne doit point raisonner à ce propos, mais simplement setenir sur ses gardes et tâcher de s’instruire.

Nous nous trouvâmes enfin au même niveau,quand elle dit qu’elle n’avait qu’à faire ce qui lui plaisait etcomme cela lui plaisait, et que j’étais aussi entièrement à sesordres que le vieux Rob était docile à mon appel.

Vous trouvez que j’étais bien sot de melaisser mettre ainsi la tête à l’envers.

Je l’étais peut-être, mais il faut aussi vousrappeler combien j’avais peu l’habitude des femmes, et que nousnous rencontrions à chaque instant.

En outre, on ne trouve pas une femme commecelle-là sur un million, et je puis vous garantir que celui-làaurait eu la tête solide, qui ne se la serait pas laissé mettre àl’envers par elle.

Tenez, voilà le Major Elliott.

C’était un homme qui avait enterré troisfemmes et qui avait figuré dans douze batailles rangées.

Eh bien ! Edie aurait pu le rouler autourde son doigt comme un chiffon mouillé, elle qui sortait à peine depension.

Peu de temps après qu’elle fut venue, je lerencontrai, comme il quittait West Inch, toujours clopinant, maisle rouge aux joues, et avec une lueur dans l’œil qui lerajeunissait de dix ans.

Il tordait ses moustaches grises des deuxcôtés, de façon à en avoir les pointes presque dans les yeux, et iltendait sa bonne jambe avec autant de fierté qu’un joueur decornemuse.

Que lui avait-elle dit ?

Dieu le sait, mais cela avait fait dans sesveines autant d’effet que du vin vieux.

– Je suis monté pour vous voir, mon garçon,dit-il, mais il faut que je rentre à la maison. Toutefois ma visiten’a pas été perdue, car elle m’a procuré l’occasion de voir labelle cousine, une jeune personne des plus charmantes, desplus attrayantes, mon garçon.

Il avait une façon de parler un peuformaliste, un peu raide, et il se plaisait à intercaler dans sespropos quelques bouts de phrases françaises qu’il avait ramassésdans la Péninsule.

Il aurait continué à me parler d’Edie, mais jevoyais sortir de sa poche le coin d’un journal.

Je compris alors qu’il était venu, selon sonhabitude, pour m’apporter quelques nouvelles.

Il ne nous en arrivait guère à West Inch.

– Qu’y a-t-il de nouveau, major ?demandai je.

Il tira le journal de sa poche et lebrandit.

– Les Alliés ont gagné une grande bataille,mon garçon, dit-il. Je ne crois pas que Nap tienne bien longtempsaprès cela. Les Saxons l’ont jeté par-dessus bord, et il a subi unrude échec à Leipzig. Wellington a franchi les Pyrénées et lessoldats de Graham seront à Bayonne d’ici à peu de temps.

Je lançai mon chapeau en l’air.

– Alors la guerre finira par cesser ?m’écriai je.

– Oui, et il n’est que temps, dit-il enhochant la tête d’un air grave. Ça a fait verser bien du sang. Maisce n’est guère la peine, maintenant, de vous dire ce que j’avaisdans l’esprit à votre sujet.

– De quoi s’agissait-il ?

– Eh bien, mon garçon, c’est que vous nefaites rien de bon ici, et maintenant que mon genou reprend un peude souplesse, je pensais pouvoir rentrer dans le service actif. Jeme demandais s’il ne vous plairait pas de voir un peu de la vie desoldat sous mes ordres.

À cette pensée mon cœur bondit.

– Ah ! oui, je le voudrais !m’écriai-je.

– Mais il se passera bien six mois avant queje sois en état de me présenter à l’examen médical, et il y a biendes chances pour que Boney soit mis en lieu sûr avant ce délai.

– Puis il y a ma mère, dis-je. Je doutequ’elle me laisse partir.

– Ah ! Eh bien, on ne le lui demanderapas cette fois.

Et il s’éloigna en clopinant.

Je m’assis dans la bruyère, mon menton dans lamain, en tournant et retournant la chose en mon esprit et suivantdes yeux le major en son vieux[1] habit brun,avec un bout de plaid voltigeant par-dessus son épaule, pendantqu’il grimpait la montée de la colline.

C’était une bien chétive existence, que cellede West Inch, où j’attendais mon tour de remplacer mon père, sur lamême lande, au bord du même ruisseau, toujours des moutons, ettoujours cette maison grise devant les yeux.

Et de l’autre côté, il y avait la merbleue.

Ah, en voilà une vie pour un homme !

Et le major, un homme qui n’était plus dans laforce de l’âge, il était blessé, fini, et pourtant il faisait desprojets pour se remettre à la besogne alors que moi, à la fleur del’âge, je dépérissais parmi ces collines !

Une vague brûlante de honte me monta à lafigure, et je me levai soudain, plein d’ardeur de partir, et dejouer dans le monde le rôle d’un homme.

Pendant deux jours, je ne fis que songer àcela.

Le troisième, il survint un événement quicondensa mes résolutions, et aussitôt les dissipa, comme un soufflede vent fait disparaître une fumée.

J’étais allé faire une promenade dansl’après-midi avec la cousina Edie et Rob.

Nous étions arrivé au sommet de la pente quidescend vers la plage.

L’automne tirait à sa fin.

Les herbes, en se flétrissant, avaient prisdes teintes de bronze, mais le soleil était encore clair etchaud.

Une brise venait du sud par bouffées courteset brûlantes et ridait de lignes courbes la vaste surface bleue dela mer.

J’arrachai une brassée de fougère pour qu’Ediepût s’asseoir. Elle s’installa de son air insouciant, heureuse,contente, car de tous les gens que j’ai connus, il n’en fut aucunqui aimait autant la chaleur et la lumière.

Moi, je m’assis sur une touffe d’herbe, avecla tête de Rob sur mon genou.

Comme nous étions seuls dans le silence de cedésert, nous vîmes, même en cet endroit, s’étendre sur les eaux, enface de nous, l’ombre du grand homme de là bas qui avait écrit sonnom en caractères rouges sur toute la carte d’Europe.

Un vaisseau arrivait poussé par le vent.

C’était un vieux navire de commerce à l’aspectpacifique, qui, peut-être avait Leith pour destination.

Il avait les vergues carrées et allait toutesvoiles déployées.

De l’autre côté, du nord est, venaient deuxgrands vilains bateaux, gréés en lougres, chacun avec un grand mâtet une vaste voile carrée de couleur brune.

Il était difficile d’avoir sous les yeux unplus joli coup d’œil que celui de ces trois navires qui marchaienten se balançant, par une aussi belle journée.

Mais tout à coup partit d’un des lougres unelangue de flamme, et un tourbillon de fumée noire.

Il en jaillit autant du second.

Puis le navire riposta : rap, rap,rap !

En un clin d’œil l’enfer avait, d’une pousséedu coude, écarté le ciel, et sur les eaux se déchaînaient la haine,la férocité, la soif de sang.

Au premier coup de feu, nous nous étionsrelevés, et Edie, toute tremblante, avait posé sa main sur monbras.

– Ils se battent, Jock, s’écria-t-elle. Quisont-ils ? Qui sont-ils ?

Les battements de mon cœur répondaient auxcoups de canon, et tout ce que je pus dire, avec ma respirationentrecoupée, ce fut :

– Ce sont deux corsaires français, deschasse-marée, comme ils les appellent là-bas, c’est un de nosnavires de commerce, et aussi sûr que nous sommes mortels, ils s’enempareront, car le major dit qu’ils sont toujours pourvus de grosseartillerie et qu’ils sont aussi bourrés d’hommes qu’il y a denourriture dans un boeuf. Pourquoi cet imbécile ne bat-il pas enretraite vers la barre à l’embouchure de la Tweed ?

Mais il ne diminua pas un pouce de toile.

Il se balançait toujours de son air entêté,pendant qu’une petite boule noire était hissée à la pointe de songrand mât, et que le magnifique vieux drapeau apparaissait tout àcoup et ondulait à ses drisses.

Puis se fit entendre de nouveau le rap, rap,rap ! de ses petits canons, suivi du boum ! boum !des grosses caronades qui armaient les baux du lougre.

Un instant plus tard, les trois naviresformaient un groupe.

Le navire-marchand oscilla comme un cerf avecdeux loups accrochés à ses hanches.

Tous trois ne formaient plus qu’une confusemasse noire enveloppée dans la fumée, d’où pointaient çà et là lesvergues. D’en haut et du centre de ce nuage partaient, commel’éclair, de rouges langues de flammes.

C’était un tapage si infernal de gros et depetits canons, de cris de joie, de hurlements, que pendant bien dessemaines mes oreilles en tintèrent encore.

Pendant une heure d’horloge, le nuage poussépar l’enfer se déplaça lentement sur les flots, et nous restâmeslà, le cœur saisi, à regarder le battement du pavillon, nousécarquillant les yeux pour voir s’il était toujours à sa place.

Puis, tout à coup, le vaisseau, plus fier,plus noir, plus ferme que jamais, se remit en marche.

Quand la fumée se fut un peu dissipée, nousvîmes un des lougres vacillant comme un canard qui tombe à l’eau,avec une aile cassée, tandis que sur l’autre, on se hâtaitd’embarquer l’équipage avant qu’il ne coulât à pic.

Pendant toute cette heure, toute ma vie avaitété concentrée dans la bataille.

Le vent avait emporté ma casquette, mais jen’y avais pas pris garde.

Alors, le cœur débordant, je me tournai versma cousine Edie, et rien qu’en la voyant je me retrouvai en arrièrede six ans.

Son regard avait repris sa fixité, ses lèvresétaient entrouvertes, comme quand elle était toute petite, et sesmains menues étaient jointes si fort que la peau luisait auxpoignets comme de l’ivoire.

– Ah ! ce capitaine ! dit-elle, enparlant à la bruyère et aux buissons de genêts, quel homme fort,quelle résolution ! Quelle est la femme qui ne serait pasfière d’un tel mari ?

– Ah ! oui, il s’est bien conduit !m’écriai-je avec enthousiasme.

Elle me regarda. On eût dit qu’elle avaitoublié mon existence.

– Je donnerais un an de ma vie pour rencontrerun pareil homme dit-elle, mais voilà où on en est quand on habitela campagne. On n’y voit jamais d’autres gens que ceux qui ne sontbons à rien faire de mieux.

Je ne sais si elle avait l’intention de mefaire de la peine, bien qu’elle ne se fit jamais beaucoup prierpour cela, mais quelle que fût son intention, ses paroles medonnèrent la même sensation que si elles avaient traversé toutdroit un nerf mis à nu.

– C’est très bien, cousine Edie, dis-je enm’efforçant de parler avec calme, voilà qui achève de me décider.J’irai ce soir m’enrôler à Berwick.

– Quoi ! Jock, vous voulez vous fairesoldat ?

– Oui, si vous croyez que tout homme qui resteà la campagne est nécessairement un lâche.

– Oh ! Jock, comme vous seriez beau enhabit rouge, comme vous avez meilleur air quand vous êtes oncolère. Je voudrais voir toujours vos yeux étinceler ainsi. Commecela vous va bien, comme cela vous donne l’air d’un homme !Mais j’en suis sûre, c’est pour plaisanter, que vous parlez de vousfaire soldat.

– Je vous ferai voir si je plaisante.

Puis, je traversai la lande en courant, etj’arrivai ainsi à la cuisine, ou ma mère et mon père étaient assisde chaque côté de la cheminée.

– Mère, m’écriai-je, je pars me fairesoldat.

Si je leur avais dit que je partais pour mefaire cambrioleur, ils n’auraient pas été plus atterrés, car en cetemps-là, les campagnards méfiants et aisés estimaient que letroupeau du sergent se composait principalement des moutonsnoirs.

Mais, sur ma parole, ces bêtes noires ontrendu un fameux service à leur pays.

Ma mère porta ses mitaines à ses yeux, et monpère prit un air aussi sombre qu’un trou à tourbe.

– Non ! Jock, vous êtes fou, dit-il.

– Fou ou non, je pars.

– Alors vous n’aurez pas ma bénédiction.

– En ce cas je m’en passerai.

À ces mots ma mère jette un cri et me met sesbras autour du cou.

Je vis sa main calleuse, déformée, pleine denœuds qu’y avait produits la peine qu’elle s’était donnés pourm’élevez, et cela me parla plus éloquemment que n’eût pu faireaucune parole.

Je l’aimais tendrement mais j’avais la volontéaussi dure que le tranchant d’un silex.

Je la forçai d’un baiser à se rasseoir ;puis je courus dans ma chambre pour préparer mon paquet.

Il faisait déjà sombre, et j’avais à parcourirun long trajet à pied.

Aussi me contentai-je de ramasser quelqueseffets. Puis je me hâtai de partir. Au moment où j’allais mettre lepied dehors par une porte de côté, quelqu’un me touchal’épaule.

C’était Edie, debout à la lueur ducouchant.

– Sot enfant, dit-elle, vous n’allez vraimentpoint partir ?

– Je ne partirai pas ? Vous allez levoir.

– Mais votre père ne le veut pas, votre mèrenon plus.

– Je le sais.

– Alors pourquoi partir ?

– Vous devez bien le savoir.

– Pourquoi, enfin.

– Parce que vous me faites partir.

– Je ne tiens pas à ce que vous partiez,Jock.

– Vous l’avez dit ; vous avez dit que lesgens de la campagne ne sont bons qu’à y rester. Vous tenez toujoursce langage. Vous ne faites pas plus cas de moi que de ces pigeonsdans leur nid. Vous trouvez que je ne suis rien du tout. Je vousferai changer d’idée.

Tous mes griefs partaient en petits jets quime brûlaient les lèvres.

Pendant que je parlais, elle rougit, et meregarda de son air à la fois railleur et caressant.

– Ah ! je fais si peu cas de vous ?dit-elle, et c’est pour cette raison là que vous partez ? Ehbien, Jock, est-ce que vous resterez si… si je suis bonne pourvous ?

Nous étions face à face et fort près.

En un instant la chose fut faite.

Mes bras l’entourèrent.

Je lui donnai baisers sur baisers, sur labouche, sur les joues, sur les yeux.

Je la pressai contre mon cœur.

Je lui dis bien bas quelle était tout pourmoi, tout, et que je ne pouvais pas vivre sans elle.

Edie ne répondit rien, mais elle fut longtempsavant de tourner la tête, et quand elle me repoussa en arrière,elle n’y mit pas beaucoup d’effort.

– Oh ! vous êtes bien rude, vieux petiteffronté, dit-elle en tenant sa chevelure de ses deux mains. Commevous m’avez secouée, Jock, je ne me figurais pas que vous seriezaussi hardi.

Mais j’avais tout à fait cessé de la craindre,et un amour, dix fois plus ardent que jamais, bouillait dans mesveines.

Je la ressaisis et l’embrassai comme si j’enavais eu le droit.

– Vous êtes à moi, bien à moi, m’écriai-je. Jen’irai pas à Berwick, je resterai ici et nous nous marierons.

Mais à ce mot de mariage, elle éclata derire.

– Petit nigaud ! petit nigaud !dit-elle en levant l’index.

Puis, comme j’essayais de mettre de nouveau lamain sur elle, Edie me fit une jolie petite révérence et rentra àla maison.

Chapitre 4LE CHOIX DE JIM

Et alors se passèrent ces six semaines quifurent une sorte de rêve et le sont encore maintenant quand lesouvenir m’en revient.

Je vous ennuierais si je me mettais à vousconter ce qui se passa entre nous.

Et pourtant comme c’était grave, quelleimportance décisive cela devait avoir sur notre destinée dès cetemps-là !

Ses caprices, son humour sans cessechangeante, tantôt vive, tantôt sombre comme une prairie au-dessousde laquelle défilent des nuages ; ses colères sans causes, sesbrusques repentirs, qui tour à tour faisaient déborder en moi lajoie ou le chagrin.

Voilà ce qu’était ma vie : tout le resten’était que néant.

Mais il restait toujours dans les dernièresprofondeurs de mes sentiments une inquiétude vague, la peur d’êtrepareil à cet homme qui étendait la main pour saisir l’arc-en-ciel,et celle que la véritable Edie Calder, si près de moi qu’elleparût, était en réalité bien loin de moi.

Elle était, en effet, bien malaisée àcomprendre.

Elle l’était du moins pour un jeune campagnardà l’esprit peu pénétrant, comme moi.

Car, si j’essayais de l’entretenir de mesvéritables projets, de lui dire qu’en prenant la totalité deCorriemuir, nous pourrions ajouter à la somme nécessaire pour cesurplus de fermage, un bénéfice de cent bonnes livres, que celanous permettrait d’ajouter un salon à West Inch, et d’en faire unebelle demeure pour le jour de notre mariage, alors elle se mettaità bouder, à baisser les yeux, comme si elle avait juste assez depatience pour m’écouter.

Mais si je la laissais s’abandonner à sesrêves sur ce que je pouvais devenir, sur la trouvaille fortuited’un document prouvant que j’étais le véritable héritier du laird,ou bien si, sans cependant m’engager dans l’armée, chose dont ellene voulait pas entendre parler, elle me voyait devenir un grandguerrier, dont le nom serait dans la bouche de tous, alors elleétait aussi charmante qu’une journée de mai.

Je me prêtais de mon mieux à ce jeu, mais ilfinissait toujours par m’échapper un mot malheureux pour prouverque j’étais toujours Jock Calder de West Inch, tout court, et alorsla bouderie de ses lèvres exprimait de nouveau le peu de casqu’elle faisait de moi.

Nous vivions ainsi, elle dans les nuages, moiterre à terre, et si la rupture n’était pas arrivée d’une manière,elle le serait d’une autre.

La Noël était passée, mais l’hiver avait étédoux.

Il avait fait juste assez froid pour qu’on pûtmarcher sans danger dans les tourbières.

Edie était sortie par une belle matinée, etelle était rentrée pour déjeuner avec les joues rougesd’animation.

– Est-ce que votre ami le fils du docteur estrevenu, Jock ? dit-elle.

– J’ai entendu dire qu’on l’attend.

– Alors c’est sans doute lui que j’airencontré sur la lande.

– Quoi ! vous avez rencontré JimHorscroft ?

– Je suis sûre que ce doit être lui. Ungaillard de tournure superbe, un héros, avec une chevelure noire etfrisée, le nez court et droit, et des yeux gris. Il a des épaulescomme une statue, et pour la taille, Jock, je crois bien que votretête atteindrait tout juste à son épingle de cravate.

– Je vais jusqu’à son oreille, Edie,m’écriai-je avec indignation. Du moins, si c’était bien Jim !Est-ce qu’il avait au coin de la bouche une pipe en boisbrun ?

– Oui, il fumait ; il était habillé degris et il avait une belle voix forte et grave.

– Ha ! Ho ! vous lui avez parlé,dis-je.

Elle rougit légèrement, comme si elle en avaitdit plus long qu’elle ne voulait.

– Je me dirigeais vers un endroit où le solétait un peu mou, et il m’a avertie.

– Ah ! oui ce doit être le bon vieux Jimdis-je, voilà des années qu’il devrait avoir son doctorat, s’ilavait eu autant de cervelle que de biceps. Oui, pardieu, le voilàmon homme en chair et en os.

Je l’avais vu par la fenêtre de la cuisine, etje m’élançai à sa rencontre, tenant à la main mon beignetentamé.

Il courut, lui aussi, au devant de moi, metendant sa grosse main et les yeux brillants.

– Ah ! Jock, s’écria-t-il, c’est un vraiplaisir de vous revoir. Il n’est pas d’amis comme les vieuxamis.

Mais soudain il coupa cours à ses propos etregarda par-dessus mon épaule, avec de grands yeux.

Je me retournai.

C’était Edie, avec un sourire joyeux etmoqueur, qui était debout sur là seuil.

Comme je fus fier d’elle et de moi aussi, enla regardant !

– Voici ma cousine, Jim, Miss Edie Calder,dis-je.

– Vous arrive-t-il souvent de vous promeneravant le déjeuner, Mr Horscroft, demanda-t-elle, toujours avec cesourire futé.

– Oui, dit-il en la regardant de tous sesyeux.

– Moi aussi, et presque toujours je vais parlà-bas, dit-elle. Mais, dites-moi, Jock, vous n’êtes guère empresséà recevoir votre ami. Si vous ne lui faites pas les honneurs de lamaison, il faudra que je m’en charge à votre place pour en sauverla réputation.

Au bout de quelques minutes, nous étions avecles vieux, et Jim s’attablait devant son assiette de potage.

Il disait à peine un mot et restait toujoursla cuillère en l’air à contempler Edie.

Elle ne fit que lui lancer de petitesœillades.

Il me sembla qu’elle se divertissait de levoir aussi timide et qu’elle faisait de son mieux pour l’encouragerpar ses propos.

– Jock me disait que vous faisiez vos étudespour devenir docteur, dit-elle, mais comme cela doit êtredifficile, et qu’il doit falloir de temps pour acquérir lesconnaissances nécessaires !

– Cela me prend en effet beaucoup de temps,dit piteusement Jim, mais j’en viendrai à bout tout de même.

– Ah ! vous êtes brave ! Vous êtesrésolu, vous fixez votre regard sur un but et vous vous dirigezvers lui. Rien ne peut vous arrêter.

– Vraiment, je n’ai pas de quoi me vanter,dit-il. Plus d’un qui a commencé avec moi a déjà sa plaque à saporte, alors que je ne suis encore qu’un étudiant.

– C’est que vous êtes modeste, monsieurHorscroft. On dit que les gens les plus braves sont aussi les plusmodestes. Mais aussi, quand vous avez atteint votre but, quellegracieuse carrière ! Vous portez la guérison partout où vousallez. Vous rendez la force à ceux qui souffrent. Vous avez pourunique but le bien de l’humanité.

L’honnête Jim se démenait sur sa chaise, enentendant ces mots.

– Je n’ai pas des mobiles aussi élevés, je lecrains bien, Miss Calder, dit-il. Je songe à gagner ma vie, àcontinuer la clientèle de mon père. Voilà ce que je vise, et sij’apporte la guérison d’une main, je tendrai l’autre pour recevoirune pièce d’une couronne.

– Comme vous êtes franc et sincère !s’écria-t-elle.

Et cela continua ainsi : elle le couvraitde toutes les vertus, arrangeait adroitement son langage de façon àl’encourager à entrer dans son rôle, et s’y prenait de la manièreque je connaissais si bien.

Avant qu’il fût subjugué, je pus voir qu’ilavait la tête toute bourdonnante de l’éclat de sa beauté et de sespropos engageants.

Je frissonnais d’orgueil à penser quelle hauteidée il aurait de ma parenté.

– N’est-ce pas qu’elle est belle, Jim ?lui dis-je, sans pouvoir m’en empêcher, au moment où nous fûmes surle seuil, et pendant qu’il allumait sa pipe pour retourner chezlui.

– Belle ! s’écria-t-il. Mais je n’aijamais vu son égale.

– Nous devons nous marier, dis-je.

Sa pipe tomba de sa bouche et il me regardafixement.

Puis il ramassa sa pipe et s’éloigna sans motdire.

Je croyais qu’il reviendrait, mais je metrompais.

Je le suivis des yeux bien loin sur la lande.Il marchait la tête penchée sur la poitrine.

Mais je n’étais pas près de l’oublier !La cousine Edie eut cent questions à me faire au sujet de sesannées d’adolescence, de sa vigueur, des femmes qu’il devaitconnaître probablement : elle n’en savait jamais assez.

Puis j’eus de ses nouvelles une seconde fois,dans la journée, mais d’une façon moins agréable.

Ce fut par mon père, qui rentra le soir, nefaisant que parler du pauvre Jim.

Le pauvre Jim avait passé tout ce temps àboire.

Dès midi, étant gris, il était descendu auxcoteaux de Westhouse, pour se battre avec le champion Gipsy et onn’était pas certain que l’homme passât la nuit.

Mon père avait rencontré Jim sur la granderoute, terrible comme un nuage chargé de foudre, et prêt à insulterle premier qui passait.

– Mon Dieu ! dit le vieillard, il se feraune belle clientèle, s’il commence à rompre les os aux gens.

La cousine Edie ne fit que rire de tout cela,et j’en ris pour faire comme elle, mais je ne trouvais rien de bienplaisant dans la nouvelle. Le surlendemain, je me rendais àCorriemuir par le sentier des moutons quand je rencontrai Jim enpersonne, qui marchait à grands pas.

Mais ce n’était plus le gros gaillard plein debonhomie qui avait partagé notre soupe l’autre matin.

Il n’avait ni col, ni cravate. Son gilet étaitdéfait, ses cheveux emmêlés, sa figue toute brouillée, comme celled’un homme qui a passé la nuit à boire.

Il tenait un bâton de frêne, dont il seservait pour cingler les genêts de chaque côté du sentier.

– Eh bien, Jim, dis-je.

Mais il me jeta un de ces regards que je luiavais vus plus d’une fois à l’école, quand il avait le diable aucorps, qu’il se savait dans son tort et mettait toute sa volonté às’en tirer à force d’effronterie.

Il ne me répondit pas un mot. Il me dépassasur le sentier étroit et s’éloigna d’un pas incertain, toujours enbrandissant son bout de frêne et abattant les broussailles.

Ah ! certes, je ne lui en voulaispas.

J’étais fâché, très fâché, voilà tout.

Certes, je n’étais point aveugle au point dene point voir ce qui se passait.

Il était amoureux d’Edie, et il ne pouvait sefaire à l’idée qu’elle serait à moi.

Pauvre garçon, que pouvait-il yfaire ?

Peut-être qu’à sa place je me serais conduitcomme lui.

Il y avait eu un temps où je m’étonnais qu’unejeune fille pût ainsi mettre à l’envers la tête d’un homme plein deforce, mais j’en savais maintenant davantage.

Il se passa quinze jours sans que je visse JimHorscroft, puis arriva cette journée, de jeudi qui devait changerle cours de toute mon existence.

Ce jour-là, je me réveillai de bonne heure,avec ce petit frisson de joie, si exquis au moment où l’on ouvreles yeux.

La veille, Edie avait été plus charmante qued’ordinaire.

Je m’étais endormi en me disant qu’après tout,je pouvais bien avoir mis la main sur l’arc-en-ciel, et que sans sefaire des imaginations, sans se monter la tête, elle commençait àéprouver de l’affection pour le simple, le grossier Jock Calder, deWest Inch.

C’était cette même pensée, qui, restée en moncœur, était cause de ce petit gazouillement matinal de joie.

Puis je me rappelai qu’en me dépêchant, jeserais prêt pour sortir avec elle, car elle avait l’habituded’aller se promener dès le lever du soleil.

Mais j’étais arrivé trop tard.

Quand je fus devant sa porte, je trouvaicelle-ci entrouverte, et la chambre vide.

« Bon, me dis-je, du moins je larencontrerai, peut-être, et nous reviendrons ensemble.

Du haut de la côte de Corriemuir, on voit toutle pays d’alentour ; donc, prenant mon bâton, je partis danscette direction.

La journée était claire, mais froide, et leressac faisait entendre son grondement sonore, bien que depuisplusieurs jours il n’y eût point eu de vent dans notre région.

Je montai le raide sentier en zigzag,respirant l’air léger et vif du matin, et je sifflotais enmarchant, et je finis par arriver, un peu essoufflé, parmi lesgenêts du sommet.

En jetant les yeux vers la longue ponte del’autre versant, je vis la cousine Edie, ainsi que je m’yattendais, et je vis Jim Horscroft qui marchait côte à côte avecelle.

Ils n’étaient pas bien loin, mais ils étaienttrop occupés l’un de l’autre pour me voir.

Elle allait lentement, la tête penchée, de cepetit air espiègle que je connaissais si bien.

Elle détournait ses yeux de lui, et jetait unmot de temps à autre.

Il marchait près d’elle, la contemplant, etbaissant la tête, dans l’ardeur de son langage.

Puis, à quelque propos qu’il lui tint, ellelui posa une main caressante sur le bras. Lui, ne se contenantplus, la saisit, la souleva et l’embrassa à plusieurs reprises.

À cette vue, je me sentis incapable de crier,de faire un mouvement. Je restai immobile, le cœur lourd comme duplomb, l’air d’un cadavre, les yeux fixés sur eux.

Je la vis lui mettre la main sur l’épaule, etaccueillir les baisers de Jim avec autant de faveur que lesmiens.

Puis il la remit à terre.

Je reconnus que cette scène avait été celle deleur séparation, car s’ils avaient fait seulement cent pas de plus,ils se seraient trouvés à portée d’être vus des fenêtres du haut dela maison.

Elle s’éloigna à pas lents, et il resta làpour la suivre des yeux.

J’attendis qu’elle fût à quelque distance.Alors je descendis, mais mon saisissement était tel, que j’étais àpeine à une longueur de main de lui quand il passa près de moi.

Il essaya de sourire, et ses yeuxrencontrèrent les miens.

– Ah ! Jock ! dit-il, déjà surpied.

– Je vous ai vu, dis-je d’une voixentrecoupée.

Ma gorge était devenue si sèche que je parlaisdu ton d’un homme qui a une angine.

– Ah ! vraiment ! dit-il.

Puis il sifflota un instant.

– Eh bien, sur ma vie, je n’en suis pas fâché.Je comptais aller à West Inch aujourd’hui même, pour m’expliqueravec vous. Mieux vaut qu’il en soit ainsi peut-être.

– Le bel ami que vous faites !dis-je.

– Allons, voyons, soyez raisonnable, Jock,dit-il en mettant ses mains dans ses poches et se dandinant.Laissez-moi vous dire où nous en sommes. Regardez-moi dans les yeuxet vous verrez que je ne vous mens pas. Voici ce qu’il y a. J’aidéjà rencontré Edie… c’est à dire Miss Calder, le matin de monarrivée, et il y avait certains détails qui m’ont fait supposerqu’elle était libre, et dans cette conviction, j’ai laissé monesprit se lancer à sa poursuite. Puis vous avez dit qu’elle n’étaitpas libre, qu’elle était votre fiancée, et ce fût le coup le plusdur que j’aie reçu depuis longtemps. Cela m’a mis complètement horsde moi. J’ai passé des jours à faire des sottises, et c’est par unhasard heureux que je ne suis pas dans la prison de Berwick. Puis,le hasard me l’a fait rencontrer une seconde fois – sur mon âme,Jock, ce fut pour moi le hasard – et quand je lui parlai de vous,cette idée la fit rire. C’étaient affaires entre cousin et cousine,disait-elle, mais quant à n’être pas libre, et à ce que vousfussiez pour elle plus qu’un ami, c’étaient des bêtises. Ainsi vousle voyez, Jock, je n’étais pas tant à blâmer que cela, après tout,d’autant plus qu’elle m’a promis de vous faire voir par sa conduiteenvers vous, que vous vous étiez mépris en croyant avoir un droitquelconque sur elle. Vous avez dû remarquer qu’elle vous a à peinedit un mot pendant ces deux dernières semaines.

J’éclatai d’un rire amer.

– Hier soir, pas plus tard, fis-je, elle m’adit que j’étais le seul homme au monde qu’elle pouvait jamaisprendre le parti d’aimer.

Jim Horscroft me tendit une main cordiale, mela mit sur l’épaule et avança sa tête pour regarder dans mesyeux.

– Jock Calder, dit-il, je ne vous ai jamaisentendu proférer un mensonge. Vous n’êtes pas en train de jouerdouble jeu, n’est-ce pas ? Vous êtes de bonne foi, maintenant.Entre vous et moi, nous agissons franchement, d’homme àhomme ?

– C’est la vérité de Dieu, dis-je.

Il resta à me considérer, la figurecontractée, comme celle d’un homme en qui se livre un rude combatintérieur.

Deux longues minutes se passèrent avant qu’ilparlât.

– Voyons, Jock, dit il, cette femme là semoque de nous deux. Vous entendez, l’ami, elle se moque de nousdeux. Elle vous aime à West Inch, elle m’aime sur la lande, et dansson cœur de diablesse, elle se soucie autant de nous deux que d’unefleur d’ajonc : Serrons-nous la main, mon ami, et envoyons audiable l’infernale coquine.

Mais c’était trop me demander.

Au fond du cœur, il m’était impossible de lamaudire, plus impossible encore de rester impassible à écouter unautre mal parler d’elle. Non, quand même cet autre eût été mon plusvieil ami.

– Pas de gros mots, m’écriai-je.

– Ah ! vous me donnez mal au cœur avecvos propos bénins. Je l’appelle du nom qu’elle devrait porter.

– Ah ! vraiment ? dis je en ôtantmon habit. Attention, Jim Horscroft, si vous dites encore un motcontre elle, je vous le ferai rentrer dans la gorge, fussiez-vousaussi gros que le château de Berwick.

Il retroussa les manches de son habit jusqu’aucoude. Ce fut pour les rabattre lentement.

– Ne faites pas le sot, Jock, dit-il. Soixantequatre livres de poids et cinq pouces de taille, c’est unedifférence qui ne peut se compenser pour personne au monde. Deuxvieux amis qui se prennent corps à corps pour une… Non, je ne ledirai pas. Ah ! par le Seigneur, n’a-t-elle pas de l’aplombpour dix ?

Je me retournai.

Elle était là, à moins de vingt yards de nous,l’air aussi calme, aussi indifférent que nous paraissions emportés,fiévreux.

– J’étais tout prés de la maison, dit-elle,quand je vous ai vus parler avec animation. Aussi je suis revenuesur mes pas pour savoir de quoi il s’agissait.

Horscroft fit quelques pas en courant, et lasaisit par le poignet.

Elle jeta un cri en voyant sa physionomie,mais, il la tira jusqu’à l’endroit où j’étais resté.

– Eh bien, Jock, voilà assez de sottises commecela, dit-il. La voici, lui demanderons-nous de déclarer lequel denous elle préfère ? Elle ne pourra pas nous tricher,maintenant que nous sommes tous deux ici ?

– J’y consens, répondis-je.

– Et moi aussi, si elle se prononce en votrefaveur, je vous jure que je ne tournerai pas seulement un œil deson côté. En ferez-vous autant pour moi ?

– Oui, je le ferai.

– Eh bien alors, faites attention, vous !Nous voici deux honnêtes gens et amis, nous ne nous mentons jamais,et maintenant nous connaissons votre double jeu. Je sais ce quevous avez dit hier soir. Jock sait ce que vous avez ditaujourd’hui. Vous le voyez ; maintenant parlez carrément, sansdétour. Nous voici devant vous : prononcez-vous une bonne foispour toutes. Lequel est-ce de Jock ou de moi ?

Vous croyez peut-être la demoiselle accabléede confusion.

Loin de là, ses yeux brillaient de joie.

Je parierais volontiers que jamais de sa vieelle ne fut plus fière.

Pendant qu’elle promenait ses yeux de l’un àl’autre de nous, sa figure éclairée par le froid soleil du matin,elle avait l’air plus charmante que jamais.

Jim était aussi de cet avis, j’en suis sûr,car il lâcha son poignet, et l’expression de dureté de saphysionomie l’adoucit.

– Allons, Edie, lequel sera-ce ?

– Sots gamins ! s’écria-t-elle, sechamailler ainsi ! Cousin Jock, vous savez combien j’aid’affection pour vous.

– Eh bien, alors, allez avec lui, ditHorscroft.

– Mais je n’aime que Jim. Il n’y a personneque j’aime autant que Jim.

Elle se laissa aller amoureusement vers lui etposa sa joue contre le cœur de Jim.

– Vous voyez, Jock, dit-il en regardantpar-dessus l’épaule d’Edie.

Je voyais…

Je rentrai à West Inch, transformé en un toutautre homme.

Chapitre 5L’HOMME D’OUTRE-MER

Je n’étais point homme à rester assis etgeignant près d’une cruche cassée.

Quand il n’y a pas moyen de la raccommoder, lerôle qui convient à un homme c’est de n’en plus parler.

Pendant des semaines j’eus le cœur endolori,et j’avoue qu’il l’est encore un peu, quand j’y pense, après tantd’années et un heureux mariage. Mais je me donnai l’air de prendrebravement la chose, et avant tout, je tins la promesse que j’avaisfaite le jour de la promenade sur la côte.

Je fus pour elle un frère, rien de plus.

Pourtant il m’arriva plus d’une fois de mesentir dans la nécessité de tirer durement sur le mors.

Même alors elle tournait autour de moi, avecses façons câlines, ses histoires que Jim était bien rude avecelle, et combien elle avait été heureuse au temps où j’étais biendisposé pour elle.

Il lui fallait parler ainsi : elle avaitcela dans le sang, et ne pouvait agir autrement.

Mais, presque tout le reste du temps, Jim etelle, étaient fort heureux.

Dans tout le pays on disait que le mariageaurait lieu dès qu’il serait reçu docteur.

Alors il viendrait passer quatre nuits parsemaine à West Inch avec nous.

Mes parents en étaient contents et je faisaisde mon mieux pour être content de mon côté.

Il y eut peut-être un peu de froideur entrelui et moi dans les commencements.

Ce n’était plus de lui à moi cette vieilleamitié de camarades d’école. Mais plus tard, quand la douleur futpassée, il me semble qu’il avait agi avec franchise, et que jen’avais pas de juste motif pour me plaindre de lui.

Nous étions donc restés amis, jusqu’à uncertain point.

Il avait oublié toute sa colère contre elle.Il eût baisé l’empreinte laissée par ses souliers dans la boue.

Nous faisions souvent ensemble, lui et moi, delongues promenades. C’est de l’une de ces courses que je me proposede vous parler.

Nous avions dépassé Brampton House etcontourné le bouquet de pins qui abrite contre le vent de mer lamaison du Major Elliott.

On était alors au printemps.

La saison était en avance, de sorte qu’à lafin d’avril les arbres étaient déjà bien en feuilles.

Il faisait aussi chaud qu’en un jourd’été.

Aussi fûmes-nous extrêmement surpris de voirun immense brasier grondant sur la pelouse qui s’étendait devant laporte du Major.

Il y avait là la moitié d’un pin, et lesflammes jaillissaient jusqu’à la hauteur des fenêtres de la chambreà coucher.

Jim et moi nous ouvrions de grands yeux, maisnous fûmes bien autrement stupéfaits de voir le major sortir, ungrand pot d’un quart à la main, suivi de sa sœur, vieille dame quidirigeait son ménage, de deux des bonnes, et toute la troupegambader autour du feu.

C’était un homme très doux, tranquille, commeon le savait dans tout le pays, et voilà qu’il se prenait le rôledu vieux Nick à la danse du Sabbat, qu’il tournait en clopinant etbrandissant sa pinte au-dessus de sa tête.

Nous arrivâmes au pas de course.

Il n’en mit que plus d’entrain à l’agiter,quand il nous vit approcher.

– La paix ! braillait-il !Hourra ! mes enfants, la paix !

À ces mots, nous nous mîmes aussi à danser etchanter, car depuis si longtemps, que nous en avions perdu lesouvenir, on ne parlait que de guerre.

On était excédé ; l’ombre avait plané silongtemps au-dessus de nous, que nous étions tout étonnés de sentirqu’elle avait disparu.

Vraiment c’était un peu trop fort à croire,mais le major dissipa nos doutes par son dédain.

– Mais oui, mais oui, c’est vrai,s’écria-t-il en s’arrêtant, et appuyant la main sur son côté.Les Alliés ont occupé Paris. Boney a jeté le manche après lacognée, et tous ses hommes jurent fidélité à Louis XVIII.

– Et l’Empereur ? demandai je, est-cequ’on l’épargnera ?

– Il est question de l’envoyer à l’île d’Elbe,où il sera hors d’état de nuire. Mais ses officiers ! Il enest qui ne s’en tireront pas à aussi bon compte. Il a été commispendant ces derniers vingt ans des actes qui n’ont point étéoubliés, et il y a encore quelques vieux comptes à régler. Maisc’est la Paix ! la Paix.

Et il se remit à ses gambades, le pot en main,autour de son feu de joie.

Nous passâmes quelques instants avec lemajor.

Puis nous descendîmes, Jim et moi, vers laplage, en causant de cette grande nouvelle et de ce qui s’ensuivrait.

Il savait peu de choses.

Moi je ne savais presque rien ; mais nousajustâmes tout cela, nous dîmes que les prix de toutes chosesbaisseraient, que nos braves gaillards reviendraient au pays, queles navires iraient où ils voudraient en sécurité, que nousdémolirions tous les signaux de feu établis sur la côte, cardésormais nul ennemi n’était à craindre.

Tout en causant, nous nous promenions sur lesable blanc et ferme, et nous regardions l’antique Mer du Nord.

Et Jim, qui allait à grands pas près de moi,si plein de santé et d’ardeur, il ne se doutait guère qu’à cemoment même il avait atteint le point culminant de son existence,et que désormais il ne cesserait de descendre la pente.

Il flottait sur la mer une légère buée, carles premières heures de la matinée avaient été très brumeuses et lesoleil n’avait pas tout dissipé.

Comme nos regards se portaient vers la mer,nous vîmes tout à coup émerger du brouillard la voile d’un petitbateau, qui arrivait du côté de la terre en se balançant.

Un seul homme était assis à la manœuvre, et lebateau louvoyait comme si l’homme avait de la peine à se déciderpour atterrir sur la plage ou s’éloigner.

À la fin, comme si notre présence lui eût faitprendre son parti, il piqua droit vers nous, et sa quille sefroissa contra les galets, juste à nos pieds.

Il laissa tomber sa voile, sauta dehors, ettraîna l’avant sur la plage.

– Grande Bretagne, je crois ? dit-il enfaisant promptement demi-tour pour s’adresser à nous.

C’était un homme de taille un peu au-dessus dela moyenne, mais d’une maigreur excessive.

Il avait les yeux perçants, très rapprochés,entre lesquels se dressait un nez long et tranchant, au-dessus d’unbuisson de moustache brune aussi raide, aussi dure que celle d’unchat.

Il était vêtu fort convenablement, d’uncostume brun à boutons de cuivre, et chaussé de grandes bottes quel’eau de mer avait durcies et rendues fort rugueuses.

Il avait la figure et les mains d’un teint sifoncé qu’on aurait pu le prendre pour un Espagnol, mais quand illeva son chapeau pour nous saluer, nous vîmes que son front étaittrès blanc et que la nuance si foncée de son teint n’était quesuperficielle.

Il nous regarda alternativement et dans sesyeux gris il y avait un je ne sais quoi que je n’avais jamais vujusqu’alors. La question ainsi faite était facile à comprendre,mais on eût dit qu’il y avait derrière elle une menace, on eût ditqu’il comptait sur la réponse comme sur une obligation et non commesur une faveur.

– Grande Bretagne ? demanda-t-il encore,en frappant vivement de sa botte sur les galets.

– Oui, dis-je, pendant que Jim éclatait derire.

– Angleterre ? Écosse ?

– Écosse, mais c’est l’Angleterre de l’autrecôté de ces arbres, là-bas.

– Bon, je sais où je suis, maintenant !Je me suis trouvé dans le brouillard sans boussole pendant près detrois jours, et je ne m’attendais plus à revoir la terre.

Il parlait l’anglais très couramment, mais detemps à autre avec des tournures étranges de phrases

– Alors d’où venez-vous ? demandaJim.

– J’étais dans un navire qui a fait naufrage,dit-il brièvement. Quelle est cette ville, par là-bas ?

– C’est Berwick.

– Ah ! très bien ! Il faut que jereprenne des forces avant d’aller plus loin.

Il se tourna vers le bateau, mais en faisantce mouvement, il vacilla fortement, et il serait tombé s’il n’avaitpas saisi la proue.

Il s’y assit, regarda autour de lui, la figurefort rouge, et les yeux flambants comme ceux d’une bêtesauvage.

– Voltigeurs de la garde !cria-t-il d’une voix qui avait la sonorité d’un coup de clairon,puis de nouveau… Voltigeurs de la garde !

Il agita son chapeau au-dessus de sa tête, etbrusquement, la tête en avant, il s’abattit, tout recroquevillé, enun tas brun, sur le sable.

Jim Horscroft et moi, nous restions làstupéfaits à nous regarder.

L’arrivée de cet homme avait été si étrange,ainsi que ses questions, et ce brusque incident !

Nous le prîmes chacun par une épaule etl’étendîmes sur le dos.

Il était ainsi allongé, avec son nezproéminent, sa moustache de chat, mais les lèvres exsangues, larespiration si faible, qu’elle eût à peine agité une plume.

– Il se meurt, Jim, m’écriai je.

– Oui, il meurt de faim et de soif ; iln’y a pas une miette de pain dans le bateau. Peut-être y a-t-ilquelque chose dans le sac ?

Il s’élança et rapporta un sac noir encuir.

Avec un grand manteau bleu, c’était les seulsobjets qui se trouvassent dans le bateau.

Le sac était fermé, mais Jim l’ouvra en uninstant ; il était à moitié plein de pièces d’or. Ni lui nimoi nous n’en avions jamais vu autant, non, pas même la dixièmepartie.

Il devait y en avoir des centaines ;c’étaient des souverains anglais tout brillants, tout neuf.

À vrai dire, cette vue nous avait si fortementintéressés que nous ne songions plus du tout à leur possesseurjusqu’au moment où il nous rappela près de lui par une plainte.

Il avait les lèvres plus bleues que jamais. Samâchoire inférieure retombait, ce qui me permit de voir sa boucheouverte et ses rangées de dents blanches comme les dents deloup.

– Mon dieu ! il passe ! cria Jim.Par ici, Jock, courez au ruisseau, et rapportez de l’eau dans votrechapeau. Vite, l’ami, ou il est perdu. En attendant, je défais sesvêtements.

Je partis en courant, et je revins au boutd’une minute, rapportant autant d’eau qu’il pouvait en tenir dansmon Glengarry.

Jim avait déboutonné l’habit et la chemise del’homme.

Nous répandîmes de l’eau sur lui et nous enfîmes pénétrer quelques gouttes entre les lèvres.

Cela produisit un bon effet, car après deux outrois fortes inspirations, il se mit sur son séant et se frottalentement les yeux, comme un homme qui sort d’un sommeilprofond.

Mais, à ce moment-là, ce n’était point safigure que Jim et moi nous considérions ; c’était sa poitrinedécouverte.

On y voyait deux enfoncements profonds etrouges, l’un juste au-dessous de la clavicule et l’autre à peu prèsau milieu du côté droit.

La peau de son corps était extrêmement blanchejusqu’à la ligne brune du cou. Aussi les trous froncés et rougesn’en apparaissaient-ils que plus nettement sur la teintegénérale.

D’en haut je pus voir qu’il y avait unedépression correspondante dans la dos à un endroit, mais qu’il n’yen avait point pour l’autre.

Si dépourvu d’expérience que je fusse, jepouvais dire ce que cela signifiait.

Deux balles avaient pénétré dans sa poitrine.L’une d’elles l’avait traversée ; l’autre y était restée.

Mais il se mit debout brusquement, tout enchancelant, et rabattit sa chemise d’un air soupçonneux.

– Qu’est-ce que j’ai fait ? dit-il. Ai-jeperdu la tête ? Ne faites pas attention à ce que j’ai pu dire.Est-ce que j’ai crié ?

– Vous avez crié au moment même où vous êtestombé.

– Qu’est-ce que j’ai crié ?

Je le lui répétai, quoique ce fussent des motsà peu près dépourvus de toute signification pour moi.

Il nous regarda fixement l’un après l’autre,puis haussa les épaules :

– Ça fait partie d’une chanson, dit-il.Bon ! Je me pose cette question : que vais-je faire àprésent ? Je ne me serais pas cru si faible. Où êtes-vousallés prendre cette eau ?

Je lui montrai le ruisseau, vers lequel il sedirigea d’un pas incertain.

Là il s’étendit sur le ventre et se mit àboire, si longtemps que je crus qu’il n’en finirait pas.

Son long cou plissé se tendait comme celuid’un cheval, et il faisait à chaque gorgée un fort bruit delapement avec ses lèvres.

Enfin, il se leva en poussant un grand soupir,et essuya sa moustache avec sa manche.

– Cela va mieux, dit-il. Avez-vous quelquechose à manger ?

J’avais mis dans ma poche, avant de partir,deux morceaux de galette. Il se les fourra dans la bouche et il lesavala.

Puis, il sortit les épaules, fit bomber sapoitrine, et se caressa les côtes de la paume de sa main.

– Je suis sûr que je vous dois beaucoup,dit-il. Vous avez été très bons pour un inconnu. Mais je vois quevous avez eu l’occasion d’ouvrir ma sacoche.

– Nous comptions y trouver du vin ou del’eau-de-vie, quand vous avez perdu connaissance.

– Ah ! je n’ai pas grand-chose là dedans,tout au plus… comment dites-vous cela ?… quelques économies.Ce n’est pas une grosse somme, mais il faudra que j’en vivetranquillement jusqu’à ce que je trouve quelque chose à faire.D’ailleurs il me semble qu’on pourrait vivre ici asseztranquillement. Il m’aurait été impossible de tomber sur un paysplus paisible, où il n’y a peut-être pas l’ombre d’ungendarme à cette distance de la ville.

– Vous ne nous avez pas encore dit qui vousêtes, d’où vous venez, ni ce que vous avez été, dit Jim d’un tonrébarbatif.

L’étranger le toisa des pieds à la tête, d’unair connaisseur.

– Ma parole, dit-il, mais vous feriez ungrenadier pour une compagnie de flanc. Quant aux questions que vousme faites, j’aurais le droit de m’en fâcher, s’il s’agissait detout autre que vous, mais vous avez le droit d’être renseigné,après m’avoir traité avec tant de courtoises. Je me nommeBonaventure de Lapp. Je suis soldat et voyageur de profession, etje viens de Dunkerque ; ainsi que vous pouvez le voir engrosses lettres sur le bateau.

– Je croyais que vous aviez fait naufrage,dis-je.

Mais il me lança ce regard direct qui décèlel’honnête homme.

– C’est vrai, mais le navire était deDunkerque, et ce bateau est une de ses chaloupes. L’équipage estparti sur le grand canot, et le navire a coulé si rapidement que jen’ai eu le temps de rien embarquer. C’était lundi.

– Et nous voici au jeudi ! Vous êtesresté trois jours sans aliments ni boissons ?

– C’est trop long, dit-il. Déjà je me suistrouvé en pareille situation, mais jamais si longtemps que cela. Ehbien, je vais laisser mon bateau ici et aller voir si je peuxtrouver un logement dans quelqu’une de ces maisonnettes grises, surla pente de la côte. Qu’est-ce que ce grand feu qui flambe parlà-bas ?

– C’est chez un de nos voisins qui a servicontre les Français : Il se réjouit parce que la paix a étéconclue.

– Ah ! vous avez un voisin qui aservi ! J’en suis content, car de mon côté j’ai fait un peu laguerre ici et là.

Il n’avait point l’air content, car il avaitfroncé ses sourcils très bas sur ses yeux perçants.

– Vous êtes Français, n’est-ce pas ?demandai-je pendant que nous descendions ensemble.

Il tenait à la main sa sacoche noire et avaitjeté sur son épaule son grand manteau bleu.

– Ah ! je suis Alsacien, dit-il, et voussavez que les Alsaciens sont plus Allemands que Français. Pour moi,j’ai été dans tant de pays que je me trouve chez moi n’importe où.J’ai été grand voyageur. Et où pensez-vous que je pourrais trouverun logement ?

Il me serait bien difficile de dire,maintenant, en jetant les yeux par-dessus ce grand intervalle detrente-cinq ans qui s’est écoulé depuis lors, quelle impressionavait faite sur moi ce singulier personnage.

Il m’avait inspiré, je crois, de la défiance,et pourtant il exerçait sur moi de la fascination.

Il y avait, en effet, dans son port, dans sonair, dans toutes ses façons de s’exprimer, je ne sais quoi quidifférait entièrement de tout ce que j’avais vu jusqu’alors.

Jim Horscroft était un bel homme, et le MajorElliott un homme brave, mais il manquait à tous deux quelque choseque possédait cet inconnu : c’était ce coup d’œil alerte etvif, cet éclat des yeux, cette distinction indéfinissable àdécrire.

Puis, nous l’avions sauvé alors qu’il gisait,respirant à peine, sur les galets, et on a toujours le cœur tendreenvers un homme à qui l’on a rendu service.

– Si vous voulez venir avec moi, dis-je, jesuis à peu près sûr de vous trouver un lit pour une nuit ou deux.Pendant ce temps-là, vous serez mieux en mesure de faire vosarrangements.

Il ôta son chapeau et s’inclina avec toute lagrâce imaginable. Mais Jim Horscroft me tira par la manche, etm’entraîna à l’écart.

– Vous êtes fou, Jock, me dit-il tout bas. Cetindividu n’est qu’un aventurier ordinaire. Qu’est-ce qui vous prendde vouloir vous mêler de ses affaires ?

Mais j’étais l’être le plus obstiné qu’aitjamais chaussé une paire de bottes, et la plus sûre façon de mefaire aller en avant, c’était de me tirer en arrière.

– C’est un étranger, dis-je, et notre devoirest de veiller sur lui, dis-je.

– Vous en serez fâché, dit-il.

– Cela se peut.

– Si cela ne vous fait rien, au moins vouspourriez penser à votre cousine Edie.

– Edie est parfaitement capable de se garderelle-même.

– Eh bien alors, que le diable vous emporte,et faites comme il vous plaira ! s’écria-t-il en un de sesbrusques accès de colère.

Et sans ajouter un mot, pour prendre congé del’un ou de l’autre de nous, il fit demi-tour, et partit par lesentier qui montait du côté de la maison de son père.

Bonaventure de Lapp me regarda en souriant,pendant que nous descendions ensemble.

– Je crois bien que je ne lui ai guère plu,dit-il. Je vois très bien qu’il vous a cherché querelle parce quevous m’emmenez chez vous. Qu’est-ce qu’il pense de moi ?Est-ce qu’il se figure par hasard que j’ai volé l’or que j’ai dansma sacoche, ou bien, qu’est-ce qu’il craint ?

– Peuh ! dis-je, je n’en sais rien etcela m’est égal. Pas un étranger ne passera notre porte sans avoirdu pain et un lit.

Chapitre 6UN AIGLE SANS ASILE

Mon père me parut être presque de l’avis deJim Horscroft, car il ne montra pas un empressement extrême àl’égard de ce nouvel hôte ; il le toisa du haut en bas d’unair très interrogateur.

Il lui servit cependant une assiette deharengs au vinaigre, et je remarquai qu’il lui jeta un regardencore plus de travers en voyant mon compagnon en manger neuf.Notre ration se réduisait toujours à deux. Lorsque Bonaventure deLapp eut fini, ses yeux se fermèrent d’eux-mêmes, car je crois bienque pendant ces trois jours, il n’avait pas plus dormi qu’iln’avait mangé.

C’était une bien pauvre chambre que celle oùje le conduisis, mais il se jeta sur le lit, s’enveloppa de songrand manteau et s’endormit aussitôt.

Il avait un ronflement puissant et sonore, etcomme ma chambre était contiguë à la sienne, j’eus lieu de merappeler que nous avions un hôte sous notre toit.

Le lendemain matin, quand je descendis, jem’aperçus qu’il m’avait devancé, car il était assis en face de monpère à la table de l’embrasure de la fenêtre, dans la cuisine,leurs têtes se touchant presque, et il y avait entre eux un petitrouleau de pièces d’or.

À mon entrée, mon père leva sur moi des yeuxoù je vis un éclair d’avidité que je n’y avais jamais remarquéjusqu’alors.

Il empoigna l’argent d’un mouvement d’avare,et l’empocha aussitôt.

– Très bien, monsieur, la chambre est à vous,et vous paierez toujours d’avance le trois du mois.

– Ah ! voici mon premier ami, s’écria deLapp en me tendant la main et m’adressant un sourire assezbienveillant, sans doute, mais où il y avait cette nuance d’airprotecteur qu’on a quand on sourit à son chien.

« Me voilà tout à fait remis à présent,grâce à mon excellent souper et au repos d’une bonne nuit,reprit-il. Ah ! c’est la faim qui ôte à l’homme toute énergie.Cela d’abord, le froid ensuite.

– Oui, c’est vrai, dit mon père, je me suistrouvé sur la lande dans une tempête de neige pendant trente-sixheures, et je sais ce que c’est.

– J’ai vu jadis mourir de faim trois millehommes, dit de Lapp en approchant ses mains du feu. De jour en jourils maigrissaient et devenaient plus semblables à des singes, etils venaient presque sur les bords des pontons où nous lesgardions ; ils hurlaient de rage et de douleur.

« Les premiers jours, leurs hurlementss’entendaient dans toute la ville, mais au bout d’une semaine, nossentinelles de la rive les entendaient à peine, tant ils s’étaientaffaiblis.

– Et ils moururent ? m’écriai-je.

– Ils résistèrent pendant très longtemps.C’étaient des grenadiers autrichiens du corps de Starowitz, degrands beaux hommes, aussi gros que votre ami d’hier. Mais quand laville se rendit, il n’en restait plus que quatre cent, et un hommepouvait en soulever trois à la fois, comme si c’étaient de petitssinges. Cela faisait pitié. Ah ! mon ami, voudrez-vous meprésenter à Madame et à Mademoiselle ?

C’étaient ma mère et Edie, qui venaientd’entrer dans la cuisine.

Il ne les avait pas vues la veille, mais cettefois-ci, j’eus toutes les peines du monde à garder mon sérieux, carau lieu de leur faire, en guise de salut, un simple signe de tête àla mode écossaise, il courba son dos comme une truite qui vasauter, il avança le pied par une glissade et mit la main sur soncœur de l’air le plus drôle.

Ma mère ouvrait de grands yeux, croyant qu’ilse moquait d’elle, mais Edie se montra aussitôt enchantée.

On eût dit que c’était un jeu pour elle, etelle se mit à faire une révérence, mais une révérence si profonde,que je la crus un instant sur le point de tomber et de s’asseoirbel et bien au milieu de la cuisine.

Mais non, elle se redressa aussi légèrementqu’un rembourrage qui fait ressort.

Nous approchâmes tous nos chaises et l’on fithonneur aux galettes servies avec le lait et la bouillie.

Il avait une merveilleuse manière de seconduire avec les femmes, ce gaillard-là.

Si moi, ou bien Jim Horscroft, nous avionsfait comme lui, nous aurions eu l’air de faire les imbéciles, etles filles nous auraient éclaté de rire au nez, mais pour lui, celaallait si bien avec son genre de physionomie et de langage qu’on envenait enfin à trouver cela tout naturel.

En effet, quand il s’adressait à ma mère, ou àla cousine Edie – et pour cela il ne se faisait jamais prier – ilne le faisait jamais sans s’être incliné, sans prendre un air àfaire croire qu’elles lui faisaient grand honneur rien qu’enécoutant ce qu’il avait à dire ; et lorsqu’elles répondaient,on eût cru, à voir sa physionomie, que leurs paroles étaientprécieuses et dignes d’être conservées à tout jamais.

Et pourtant, même quand il s’abaissait devantles femmes, il gardait toujours au fond des yeux je ne sais quoi defier comme pour donner à entendre que c’était pour elles seulesqu’il se faisait aussi doux, mais qu’à l’occasion, il savait fairepreuve d’assez de raideur.

Pour ma mère, c’était merveille de voircombien elle s’adoucit à son égard. En une demi-heure, elle le mitau fait de toutes nos affaires, lui parla de son oncle à elle, quiétait chirurgien à Carlisle, et le plus grand personnage de lafamille, de son côté.

Elle lui raconta la mort de mon frère Rob,événement que je ne l’avais jamais entendu dire à âme qui vive – etalors on eût cru que de Lapp allait verser des larmes à cetteoccasion – lui qui venait justement de nous dire, qu’il avait vutrois mille hommes mourir de faim.

Quant à Edie, elle ne causait pas beaucoup,mais elle lançait incessamment de petits coups d’œil à notre hôte,et une fois ou deux, il la regarda très fixement.

Après le déjeuner, quand il fut rentré dans sachambre, mon père tira de sa poche huit pièces d’or d’une guinée etles étala sur là table.

– Qu’est-ce que vous dites de cela,Marthe ? fit-il.

– Eh bien, c’est que vous aurez vendu deuxbéliers noirs, voilà tout.

– Non, c’est un mois de paiement pour lanourriture et le logement de l’ami de Jock, et il en rentreraautant toutes les quatre semaines.

Mais, en entendant cela, ma mère hocha latête.

– Deux livres par semaine, c’est beaucouptrop, dit-elle, et ce n’est pas alors que le pauvre gentleman estdans le malheur que nous devons lui faire payer ce prix pour un peude nourriture.

– Ta ! ta ! s’écria mon père, ilpeut très bien le faire sans se gêner. Il a une sacoche pleined’or. En outre, c’est le prix qu’il a offert lui-même.

– Cet argent-là ne portera pas bonheur,dit-elle.

– Eh ! Eh ! ma femme, vous aurait-ilmis la tête à l’envers avec ses façons d’étranger ?

– Oui, il serait bon que les maris écossaiseussent quelque peu de ses manières prévenantes, dit-elle.

C’était la première fois de ma vie que jel’entendis riposter à mon père.

De Lapp ne tarda pas à descendre et me demandasi je voulais sortir avec lui.

Lorsque nous fûmes au soleil, il tira de sapoche une petite croix faite en pierres rouges, la chose la pluscharmante que j’eusse encore vue.

– Ce sont des rubis, dit-il, et j’ai eu cela àTolède, en Espagne. Il y en avait deux mais j’ai donné l’autre àune jeune fille de Lithuanie. Je vous prie d’accepter celle-ci ensouvenir de la grande bonté que vous avez eue hier pour moi. Vousen ferez faire une épingle de cravate.

Je ne pus faire autrement que de le remercierde ce présent, qui valait plus que tout ce que j’avais possédé enma vie.

– Je pars pour aller compter les agneaux surle pâturage d’en haut, lui dis-je. Peut-être vous plairait-il devenir avec moi et de voir un peu le pays.

Il eut un instant d’hésitation, puis il secouala tête.

– J’ai, dit-il, quelques lettres à écrire leplus tôt possible. Je compte passer la matinée chez moi pourm’acquitter de cette tâche.

Pendant toute la matinée, j’allai et je vinssur les hauteurs ; et, comme vous le croirez sans peine, jen’eus l’esprit occupé que de cet étranger que le hasard avait jetéà notre porte.

Où avait-il appris ces manières, cet air decommandement, cet éclat hautain et menaçant du regard ?

Et ces aventures, auxquelles il faisaitallusion d’un air si détaché, quelle étonnante existence que celleoù elles avaient trouvé place ?

Il avait été bon pour nous, il avait usé d’unlangage plein d’amabilités et malgré tout je n’arrivais pas àchasser entièrement la défiance que j’avais éprouvée à sonégard.

Peut-être, après tout, Jim Horscroft avait-ilraison, peut-être avais je eu tort de l’introduire à West Inch.

Quand je rentrai, il avait l’air d’être né etd’avoir vécu dans la ferme.

Il était assis dans ce vaste fauteuil aux brasde bois qui occupe le coin de la cheminée, et il avait le chat noirsur ses genoux.

Il tenait les bras étendus, et d’une main àl’autre allait un écheveau de laine à tricoter dont ma mère faisaitun peloton.

La cousine Edie était assise tout près et, envoyant ses yeux, je m’aperçus qu’elle avait pleuré.

– Eh bien, Edie, lui dis-je, qu’est-ce quivous chagrine ?

– Ah ! Mademoiselle a le cœur tendre,comme toutes les vraies et honnêtes femmes, dit-il. Je n’aurais pascru que la chose pût l’émouvoir à ce point. Autrement, je n’enaurais point parlé. Je contais les souffrances de quelques troupesqui avaient à traverser pendant l’hiver les montagnes de laGuadarama, et dont je sais quelque chose. Il est bien étrange devoir le vent emporter des hommes par-dessus le bord des précipices,mais le sol était bien glissant, et il n’y avait rien à quoi ilspussent se retenir. Les compagnies entrecroisèrent leurs bras, etcela alla mieux de cette façon, mais la main d’un artilleur restadans la mienne, comme je la prenais. Elle était gangrenée par lefroid depuis trois jours.

Je restais à écouter bouche béante.

« Et les vieux grenadiers, eux aussi,comme ils n’avaient plus leur ardeur d’autrefois, ils avaient peineà résister. Et pourtant, s’ils restaient en arrière, les paysansles prenaient, les clouaient à la porte de leurs granges, les piedsen haut, et allumaient du feu sous leur tête. C’était pitié de voirainsi périr ces braves vieux soldats. Aussi quand ils ne pouvaientplus avancer, c’était intéressant de voir comment ils s’yprenaient : ils s’arrêtaient, faisaient leur prière, assis surune vieille selle, ou sur leur havresac, ôtaient leurs bottes etleurs bas et appuyaient leur menton sur le bout de leur fusil. Puisils mettaient leur gros orteil sur la détente, etpouf ! c’était fini : plus de marches pour cesbeaux vieux grenadiers. Oh ! l’on à eu une rude besogne parlà-bas sur ces montagnes de Guadarama.

– Et quelle armée, était-ce ?demandai-je.

– Oh ! j’ai été dans tant d’armées que jem’y embrouille quelquefois. Oui, j’ai beaucoup vu la guerre. Àpropos, j’ai vu vos Écossais se battre, et ils font de rudesfantassins, mais je croyais d’après cela que tout le monde iciportait des … comment appelez-vous cela… des jupons ?

– Ce sont des Kilts et cela ne se porte quedans les Highlands.

– Ah ! dans les montagnes. Mais voicilà-bas, dehors, un homme. Peut-être est-ce celui qui se chargeraitde porter mes lettres à la poste, à ce qu’a dit votre père.

– Oui, c’est le garçon du fermier Whitehead.Voulez-vous que je les lui donne ?

– Oui, il en prendrait plus de soin s’il lesrecevait de votre main.

Il les tira de sa poche et me les remit.

Je sortis aussitôt avec ces lettres et cheminfaisant mes regards tombèrent sur l’adresse que portait l’uned’elles.

Il y avait en très grosse et très belleécriture :

« À sa Majesté

« Le roi de Suède

« Stockholm »

Je ne savais pas beaucoup de français, asseztoutefois pour comprendre cela.

Quel était donc cette sorte d’aigle qui étaitvenu se poser dans notre humble petit nid ?

Chapitre 7LA TOUR DE GARDE DE CORRIEMUIR

Ce serait un ennui pour moi, et aussi, j’ensuis très certain, un ennui pour vous, si j’entreprenais de vousraconter le menu de notre existence depuis le jour où cet hommevint sous notre toit, ou de quelle façon il en vint à gagner peu àpeu notre affection à tous.

Avec les femmes, ce ne fut pas une tâche bienlongue, mais il ne tarda pas à dégeler mon père lui-même, chose quin’était pas des plus aisées.

Il avait même fait la conquête de JimHorscroft aussi bien que la mienne.

À vrai dire, nous n’étions guère, à côté delui, que deux grands enfants, car il était allé partout, il avaittout vu, et quand il avait passé une soirée à jaser, en son anglaisboiteux, il nous avait emportés bien loin de notre simple cuisine,de notre maisonnette rustique pour nous jeter au milieu des cours,des camps, des champs de bataille, de toutes les merveilles dumonde.

Horscroft avait d’abord été assez maussadeavec lui, mais de Lapp, par son tact, par l’aisance de sesmanières, l’avait bientôt séduit, avait entièrement conquis soncœur, si bien que voilà Jim assis, tenant dans sa main, la main dela cousine Edie, et tous deux perdus dans l’intérêt qu’ilsprenaient à écouter tous les récits qu’il nous faisait.

Je ne vais pas vous conter tout cela, maisaujourd’hui encore, après un si long intervalle, je pourrais vousdire comment, d’une semaine, d’un mois à l’autre, par telle outelle parole, telle ou telle action, il arriva à nous rendre telsqu’il voulait.

Un de ses premiers actes fut de donner à monpère le canot dans lequel il était venu, en ne se réservant que ledroit de le reprendre s’il venait à en avoir besoin.

Les harengs vinrent fort près de la côte cetteannée-là, et avant sa mort mon oncle nous avait donné un belassortiment de filets, de sorte que ce présent nous rapporta bonnombre de livres.

Quelquefois, de Lapp s’y embarquait seul, etje l’ai vu pendant tout un été ramant lentement, s’arrêtant tousles cinq ou six coups de rame, pour jeter une pierre attachée aubout d’une corde.

Je ne compris rien à sa conduite jusqu’au jouroù il me l’expliqua de son propre gré.

– J’aime à étudier tout ce qui a du rapportaux choses de la guerre, dit-il, et je n’en laisse jamais échapperune occasion. Je me demandais s’il serait difficile à un commandantde corps d’armée d’opérer un débarquement ici.

– Si le vent ne venait pas de l’Est,dis-je.

– Oui, s’est bien cela, si le vent ne venaitpas de l’Est. Avez-vous pris des sondages ici ?

– Non.

– Votre ligne de vaisseaux de guerre seraitforcée de se tenir au large, mais il y a ici assez d’eau pourqu’une frégate de quarante canons puisse approcher jusqu’à portéede fusil. Bondez vos canots de tirailleurs, déployez-les derrièreces dunes de sable, puis soutenez-les en en lançant encored’autres, lancez des frégates une pluie de mitraille par-dessusleurs têtes. Cela pourrait se faire ! Cela pourrait sefaire.

Ses moustaches raides comme celles d’un chatse hérissèrent plus que jamais, et je pus voir à l’éclat de sonregard qu’il était emporté par ses rêves.

– Vous oubliez que nos soldats seraient sur laplage, dis-je avec indignation.

– Ta ! Ta ! Ta ! s’écria-t-il,naturellement pour une bataille, il faut être deux. Voyonsmaintenant, raisonnons la chose. Combien d’hommes pouvez-vousmettre en ligne ? Dirons-nous vingt mille, trente mille ?Quelques régiments de bonnes troupes, le reste ! Peuh !Des conscrits, des bourgeois armés. Comment appelez-vous ça ?Des volontaires ?

– Des gens courageux, criai je.

– Oh oui, très braves, mais des imbéciles.Ah ! mon Dieu ! on ne saurait dire à quel point ilsseraient imbéciles. Non pas eux seulement, mais toutes les jeunestroupes. Elles ont tellement peur d’avoir peur, qu’elles neprendraient aucune précaution. Ah ! j’ai vu cela. En Espagne,j’ai vu un bataillon de conscrits attaquer une batterie de dixpièces : il fallait voir comme ils avançaient bravement, sibien que de l’endroit, où je me trouvais, la montée avait l’air…comment appelez-vous cela en anglais ?… avait l’air d’unetarte aux framboises. Et notre beau bataillon de conscrits,qu’était-il devenu ? Puis un autre bataillon de jeunes troupestenta l’assaut. Ils partirent au pas de course, criant, hurlant,tous ensemble, mais que peuvent faire des cris contre une déchargede mitraille ? Aussi voilà votre second bataillon étendu surla pente. Alors ce sont les chasseurs à pied de la garde, de vieuxsoldats, à qui l’on dit de prendre la batterie : à les voirmarcher, ce n’était guère captivant, pas de colonne, pas de cris,personne de tué. Tout juste une ligne de tirailleurs disséminés,avec des pelotons de soutien, mais au bout de dix minutes, lesbatteries était réduites au silence ; et les artilleursespagnols taillés en pièces : La guerre, mon jeune ami, c’estune chose qui s’apprend, tout comme l’élevage des moutons.

– Peuh ! dis-je, pour ne pas me tairedevant un étranger ; si nous avions trente mille hommes sur lacrête de cette hauteur là-bas, vous en viendriez à être fortheureux d’avoir vos bateaux derrière vous.

– Sur la crête de la hauteur ? dit-il enpromenant rapidement ses regards sur la crête. Oui, si votre hommeconnaissait son affaire ; il aurait sa gauche appuyée à votremaison, son centre à Corriemuir, et sa droite par là, vers lamaison du docteur, avec une forte ligne de tirailleurs en avant.Naturellement sa cavalerie manœuvrerait pour nous couper dès quenous serions déployés sur la plage. Mais qu’il nous laisseseulement nous former, et nous saurons bientôt ce que nous avons àfaire. Voilà le point faible, c’est le défilé ici : je lebalaierais avec mes canons. J’y engagerais ma cavalerie. Jepousserais l’infanterie en avant en fortes colonnes, et cetteaile-ci se trouverait en l’air : Eh Jock, vos volontaires, oùseraient-ils ?

– Sur les talons de votre dernier homme,dis-je.

Et nous partîmes tous deux de cet éclat derire cordial par lequel finissaient d’ordinaire ces sortes dediscussions.

Parfois, lorsqu’il parlait ainsi, je croyaisqu’il plaisantait. En d’autres moments, il n’était pas aussi facilede l’admettre.

Je me souviens très bien qu’un soir de cetété-là, comme nous étions assis à la cuisine, lui, mon père, Jim,et moi, et que les femmes étaient allées se coucher, il se mit àparler de l’Écosse et de ses rapports avec l’Angleterre.

– Jadis vous aviez votre roi à vous, et voslois se faisaient à Édimbourg, dit-il. Ne vous sentez-vous paspleins de rage, et de désespoir, à la pensée que tout cela vient deLondres.

Jim ôta sa pipe de sa bouche.

– C’est nous qui avons imposé notre roi àl’Angleterre, et si quelqu’un devait enrager, ce seraient ceux delà-bas.

Évidemment l’étranger ignorait ce détail. Celalui imposa silence un instant.

– Oui, mais vos lois sont faites là-bas,dit-il enfin, et assurément ce n’est pas avantageux.

– Non. Il serait bon qu’on remit un Parlementà Édimbourg, dit mon père, mais les moutons me donnent tantd’occupation que je n’ai guère le loisir de penser à ceschoses-là.

– C’est aux beaux jeunes gens comme vous querevient le devoir d’y penser, dit de Lapp. Quand un pays estopprimé, ce sont ses jeunes gens qui doivent le venger.

– Oui, les Anglais en veulent trop pour eux,quelquefois, dit Jim.

– Eh bien, s’il y a beaucoup de gens quipartagent cette manière de voir, pourquoi n’en formerions-nous pasdes bataillons, afin de marcher sur Londres s’écria de Lapp.

– Cela ferait une belle partie de campagne,dis-je en riant, mais qui nous conduirait ?

Il se redressa, fit la révérence, en posant lamain sur son cœur, de sa bizarre façon.

– Si vous vouliez bien me faire cet honneur,s’écria-t-il.

Puis nous voyant tous rire, il se mit a rireaussi, mais je suis convaincu qu’il n’avait pas voulu plaisanter lemoins du monde.

Je n’arrivai jamais à me faire quelque idée deson âge, et Jim Horscroft n’y réussit pas mieux.

Parfois nous le prenions pour un vieux quiavait l’air jeune, parfois au contraire pour un jeune qui avaitl’air vieillot.

Sa chevelure brune, raide, coupée court,n’avait nul besoin d’être coupée ras au sommet de la tête, où ellese raréfiait pour finir en une courbe polie.

Sa peau était sillonnée de mille rides trèsfines, qui s’entrelaçaient, formaient un réseau ; elle était,comme je l’ai dit, toute recuite par le soleil. Mais il était agilecomme un adolescent, souple et dur comme de la baleine, passaittout un jour à parcourir la montagne ou à ramer sur la mer sansmouiller un cheveu.

Tout bien considéré, nous jugeâmes qu’ildevait avoir quarante ou quarante-cinq ans, bien qu’il fût malaiséde comprendre comment il avait pu voir tant de choses à une tellepériode de la vie.

Mais un jour on se mit à parler d’âge, etalors il nous fit une surprise.

Je venais de dire que j’avais juste vingt anset Jim qu’il en avait vingt-sept.

– Alors je suis le plus âgé de nous trois, ditde Lapp.

Nous partîmes d’un éclat de rire, car, à notrecompte, il aurait parfaitement pu être notre père.

– Mais pas de beaucoup, dit-il en relevant lesourcil, j’ai eu vingt-neuf ans en décembre.

Cette assertion, plus encore que ses propos,nous fit comprendre quelle existence extraordinaire avait été lasienne.

Il vit notre étonnement et s’en amusa.

– J’ai vécu ! j’ai vécu !s’écria-t-il. J’ai employé mes jours et mes nuits ; je n’avaisque quatorze ans, que je commandais une compagnie dans une batailleoù cinq nations prenaient part. J’ai fait pâlir un roi aux mots queje lui ai chuchotés à l’oreille, alors que j’avais vingt ans. J’aicontribué à refaire un royaume et à mettre un nouveau roi sur ungrand trône l’année même où je suis devenu majeur. Mon Dieu, j’aivécu ma vie.

Ce fut là ce que j’appris de plus précis,d’après ses dires, sur son passé.

Lorsque nous voulions en savoir plus long delui, il se bornait à hocher la tête ou à rire.

Dans de certains moments, nous pensions qu’iln’était qu’un adroit imposteur, car pourquoi un homme qui avaittant d’influence et de talents serait-il venu perdre son temps dansle comté de Berwick ?

Mais un jour, survint un incident bien faitpour nous prouver que sa vie avait en effet un passé trèsrempli.

Comme vous vous en souvenez sans doute, nousavions pour très proche voisin un vieil officier de la guerred’Espagne, le même qui avait dansé autour du feu de joie avec sasœur et les deux bonnes.

Il s’était rendu à Londres pour quelqueaffaire relative à sa pension et à son indemnité de blessure, etavec quelque espoir qu’on lui trouverait un emploi, de sorte qu’ilne revint que vers la fin de l’automne.

Dès les premiers jours de son retour, ildescendit pour nous rendre visite, et alors ses yeux se portèrentpour la première fois sur de Lapp.

Jamais de ma vie je ne vis physionomieexprimer pareille stupéfaction.

Il regarda fixement notre hôte pendant unelongue minute sans dire seulement un mot.

De Lapp lui rendit ce regard avec la mêmepersistance, mais sans que rien indiquât qu’il lereconnaissait.

– Je ne sais qui vous êtes, monsieur, dit-ilenfin, mais vous me regardez comme si vous m’aviez déjà vu.

– En effet je vous ai vu, dit le major.

– Jamais, que je sache.

– Mais je le jure.

– Où donc, alors ?

– Au village d’Astorga, en 18…

De Lapp sursauta, regarda encore notrevoisin.

– Mon Dieu, s’écria-t-il, quel hasard, et vousêtes le parlementaire anglais. Je me souviens fort bien de vous,monsieur. Permettez-moi de vous dire un mot à l’oreille.

Il le prit à part, causa en français avec lui,d’un air très sérieux, pendant un quart d’heure, gesticulant desmains, donnant des explications, pendant que le major hochait detemps à autre sa vieille tête grisonnante.

À la fin, ils parurent s’être mis d’accordpour quelque convention, et j’entendis le major dire à plusieursreprises : Parole d’honneur, et ensuite Fortunede la guerre, mots que je compris fort bien, car chezBirtwhistle on nous poussait fort loin.

Mais depuis je remarquai constamment que lemajor ne se laissait jamais aller à la même familiarité de langage,dont nous usions avec notre locataire, qu’il s’inclinait en luiadressant la parole, et qu’il lui prodiguait les marques derespect.

Plus d’une fois je demandai au major ce qu’ilsavait à ce sujet, Mais il se déroba toujours, et je ne pus rientirer de lui.

Jim Horscroft passa tout cet été à la maison,mais vers la fin de l’automne, il retourna à Édimbourg, pour lescours d’hiver, car il se proposait de travailler assidûment etd’obtenir son diplôme au printemps prochain, s’il pouvait, et ilreviendrait passer la Noël.

Il y eut donc une grande scène d’adieu entrelui la cousine Edie.

Il devait faire poser sa plaque et se marierdès qu’il aurait le droit d’exercer.

Je n’ai jamais vu un homme aimer une femmeavec une telle tendresse, et elle avait de son côté, quelqueaffection pour lui, à sa manière, et en effet, elle eût cherché envain dans toute l’Écosse un plus bel homme que lui.

Cependant quand il était question de mariage,elle faisait une légère grimace en songeant que tous ses rêvesmirifiques aboutiraient à n’être que la femme d’un médecin decampagne. Mais tout bien considéré, elle n’avait de choix qu’entreJim et moi, et elle se décida pour le meilleur des deux.

Naturellement il y avait bien aussi de Lapp,mais nous le sentions d’une classe tout à fait différente de lanôtre : donc il ne comptait pas.

En ce temps-là, je ne fus jamais bien fixé surce point : Edie se préoccupait-elle ou non de lui ?

Quand Jim était à la maison, ils ne faisaientguère attention l’un et l’autre.

Après son départ, ils se rencontrèrent plussouvent, ce qui était assez naturel, car Jim avait pris une grandepartie du temps d’Edie.

Une fois ou deux fois, elle me parla de Lappcomme si elle ne le trouvait pas à son gré, et pourtant ellen’était pas à son aise lorsqu’il n’était pas là le soir.

Edie, plus qu’aucun de nous, se plaisait àcauser avec lui, à lui faire mille questions.

Elle se faisait décrire par lui les costumesdes reines, dire sur quelle sorte de tapis elles marchaient, sielles avaient des épingles à cheveux dans leur coiffure, combien deplumes elles portaient à leurs chapeaux, et je finissais parm’étonner qu’il trouvât réponse à tout cela.

Et pourtant il avait toujours une réponse. Iljouait de la langue avec tant de dextérité, de vivacité. Ilmontrait tant d’empressement à l’amuser, que je me demandaiscomment il se faisait qu’elle n’eût pas plus d’affection pourlui.

Bref, l’été, l’automne et la plus grandepartie de l’hiver se passèrent, nous étions encore tous trèsheureux ensemble.

L’année 1815 était déjà fortement entamée.

Le grand Empereur vivait toujours à l’îled’Elbe, se rongeant le cœur ; tous les ambassadeurs, réunis àVienne, continuaient à se chamailler sur la façon de se partager lapeau du lion, maintenant qu’ils l’avaient réduit aux abois pourtout de bon.

Quant à nous, dans notre petit coin del’Europe, nous étions tout absorbés par nos menues et pacifiquesoccupations, le soin des moutons, les voyages au marché de bestiauxde Berwick, et les causeries du soir devant le grand feu detourbe.

Nous ne nous figurions guère que les actes deces hauts et puissants personnages pussent avoir une influencequelconque sur nous.

Quant à la guerre, eh bien, n’était-on pastous d’accord pour admettre que la grande ombre avait disparu pourtoujours de dessus nos têtes, et que si les Alliés ne se prenaientpas de querelle entre eux, il se passerait cinquante autres annéesavant qu’il se tirât en Europe un seul coup de fusil.

Il y eut pourtant un incident qui se dresse encontour très net dans ma mémoire. Il survint, je crois, vers la finde février de cette année-là, et je vous le conterai avant d’allerplus loin.

Vous savez, j’en suis sûr, comment sont faitesles tours d’alarme de la frontière.

Ce sont des masses carrées, disséminées dedistance en distance le long de la ligne de partage et construitesde façon à donner asile et protection aux gens du pays contre lesmaraudeurs et les bandits.

Lorsque Percy et ses hommes étaient partispour les Marches, on amenait une partie de leur bétail dans la courde la tour, on fermait la grosse porte, et on allumait du feu dansles brasiers placés au sommet.

C’était un signal auquel devaient répondre demême les autres tours d’alarme.

Les lueurs clignotantes franchissaient ainsiles hauteurs de Lammermuir et portaient les nouvelles jusqu’auPentland, puis à Édimbourg. Mais maintenant, comme on le pensebien, tous ces antiques donjons étaient gondolés, croulants, etoffraient aux oiseaux sauvages des emplacements superbes pour leursnids.

J’ai récolté un bon nombre de beaux œufs pourma collection, dans la tour d’alarme de Corriemuir.

Un jour, j’avais fait une longue marche pouraller porter un message aux Armstrongs de Laidlaw, qui demeurent àdeux milles en deçà d’Ayton.

Vers cinq heures, au moment même où le soleilallait se coucher, je me trouvais sur le sentier de la lande, defaçon à voir exactement devant moi le pignon de West Inch, tandisque la vieille tour d’alarme était un peu à ma gauche.

Je considérais à loisir le donjon, qui faisaitun effet fort pittoresque pour le flot de lumière rouge quidéversait sur lui les rayons horizontaux du soleil, et la mers’étendant au loin en arrière.

Et comme je regardais avec attention,j’aperçus soudain la figure d’un homme qui se mouvait dans un destrous du mur.

Naturellement je m’arrêtai, étonné de cela,car que pouvait faire un individu quelconque dans cet endroit, et àce moment-là, car l’époque de la nidification n’était pas encorevenue.

C’était si singulier que je me déterminai àtirer l’affaire au clair.

Donc, malgré ma fatigue, je tournai le dos àla maison et me dirigeai d’un pas rapide vers la tour.

L’herbe monte jusqu’au bas même du mur, et mespieds ne firent que peu de bruit jusqu’au moment où j’arrivai àl’arc coulant où se trouvait jadis l’entrée.

Je jetai un coup d’œil furtif dansl’intérieur.

C’était Bonaventure de Lapp qui était là,debout dans l’enceinte, et qui regardait par ce même trou oùj’avais vu sa figure.

Il était tourné de profil par rapport àmoi.

Évidemment il ne m’avait pas vu du tout, caril regardait de tous ses yeux dans la direction de West Inch.

Je fis un pas en avant. Mes pieds firentcraquer les décombres de l’entrée. Il sursauta, fit demi tour et setrouva tourné vers moi.

Il n’était pas de ceux à qui on peut faireperdre contenance, et sa figure ne changea pas plus que s’il étaitlà depuis un an à m’attendre. Mais il y avait dans l’expression deses yeux quelque chose qui me disait qu’il aurait payé une sommeassez ronde pour me revoir prendre le sentier.

– Hello ! dis-je, qu’est-ce que vousfaites ici ?

– Je pourrais vous faire la même question,dit-il.

– Je suis venu parce que j’ai vu votre figureà la fenêtre.

– Et moi, parce que, comme vous avez pu fortbien vous en apercevoir, je m’intéresse très vraiment à tout ce quia un rapport quelconque avec la guerre, et naturellement leschâteaux sont de ce nombre. Vous m’excuserez un moment, mon cherJock.

Puis s’avançant, il s’élança soudain parl’ouverture du mur, de manière à n’être plus sous mes yeux.

Mais ma curiosité était beaucoup trop excitéepour l’excuser aussi facilement.

Je me hâtai de changer de place afin de voirce qu’il faisait.

Il était debout au dehors, et agitait la mainavec une ardeur fébrile, comme pour faire un signal.

– Qu’est-ce que vous faites ?criai-je.

Et aussitôt je sortis en courant, pour meplacer près de lui, et chercher du regard sur la lande, à qui ilfaisait ce signal.

– Vous allez trop loin, monsieur, dit-il d’unton irrité, je ne croyais pas que vous iriez aussi loin. Ungentleman est libre d’agir comme il l’entend, sans que vous veniezl’espionner. Si nous devons rester amis, vous ne devez pas vousmêler de mes affaires.

– Je n’aime pas ces façons mystérieuses,dis-je, et mon père ne les aimerait pas davantage.

– Votre père peut s’en expliquer lui-même, etil n’y a là rien de secret, dit-il d’un ton sec. C’est vous quifaites tout le secret avec vos imaginations. Ta ! Ta !Ta ! ces sottises m’impatientent.

Et sans me faire seulement un signe de tête,il me tourna le dos et d’un pas rapide se mit en route vers WestInch.

Je le suivis, et d’aussi mauvaise humeur quepossible, car j’avais le pressentiment de quelque méfait qui setramait, et cependant, je n’avais pas la moindre idée du monde dece que cela pouvait être.

Et j’en revins s’en m’en apercevoir, à songerà tous les incidents mystérieux de l’arrivée de est homme, et deson long séjour au milieu de nous.

Mais qui donc pouvait-il attendre à la Tourd’alarme ?

Ce personnage était-il un espion, qui avait uncollègue en espionnage qui venait en cet endroit pour luiparler ?

Mais cela était absurde.

Que pouvait bien venir espionner dans le Comtéde Berwick ?

Et d’ailleurs le Major Elliott savaitparfaitement à quoi s’en tenir sur lui et ne lui eût pas témoignéautant de respect, s’il y avait eu quelque chose de suspect.

J’en étais arrivé à ce point-là, au cours demes réflexions quand je m’entendis saluer par une voix joyeuse.C’était le major en personne, qui descendait la côte venant de chezlui, tenant en laisse son gros bulldog Bounder.

Ce chien était un animal des plus dangereux,et il avait causé maint accident aux environs, mais le majorl’aimait beaucoup, et ne sortait jamais sans lui, tout en le tenantà l’attache au moyen d’une bonne et forte courroie.

Or, comme je regardais venir le major, et quej’attendais son arrivée, il buta de sa jambe blessée par-dessus unebranche de genêt ; en reprenant son équilibre, il lâcha lacourroie et aussitôt voilà ce maudit animal parti à fond de trainde mon côté, au bas de la côte.

Cela ne me plaisait guère, je vous en réponds,car je n’avais à ma portée ni un bâton, ni une pierre, et je savaiscette bête dangereuse.

Le major l’appelait de là-haut par des crisperçant, mais je crois que l’animal prenait ce rappel pour uneexcitation ; car il n’en courait que plus furieusement. Maisje connaissais son nom, et j’espérais que cela me vaudraitpeut-être les égards dus à une vieille connaissance.

Aussi quand il fut presque sur moi, son poilhérissé, son nez enfoncé entre deux yeux rouges, je criai de toutela force de mes poumons :

– Bounder ! Bounder !

Cela produisit son effet, car l’animal medépassa en grondant, et partit par le sentier sur les traces deBonaventure de Lapp.

Celui-ci se retourna à tout ce bruit et parutcomprendre au premier coup d’œil de quoi il s’agissait ; maisil continua à marcher sans plus se presser.

J’étais terrifié pour lui, car le chien nel’avait jamais vu.

Je courus de toute la vitesse de mes jambespour écarter de lui l’animal. Mais je ne sais comment, quand ilbondit et qu’il aperçut le jeu de doigts que faisait de Lappderrière son dos avec le pouce et l’index, sa furie tomba tout àcoup, et nous le vîmes agitant son tronçon de queue, et luicaressant le genou avec sa patte.

– C’est donc votre chien, major, dit-il à sonmaître, qui arrivait en boitant. Ah ! c’est une belle bête,une belle, une jolie créature.

Le major était tout essoufflé, car il avaitfait le trajet presque aussi vite que moi.

– J’avais peur qu’il ne vous fit du mal,dit-il, tout haletant.

– Ta ! Ta ! Ta ! s’écria deLapp, c’est un joli animal, bien doux. J’ai toujours aimé leschiens. Mais je suis content de vous avoir rencontré, major, carvoici ce jeune gentleman, auquel je suis redevable de beaucoup, etqui commençait à me prendre pour un espion. N’est-ce pas vrai,Jock ?

Je fus si abasourdi par ce langage que je netrouvai pas un mot à répondre. Je me contentai de rougir et dedétourner les yeux, de l’air gauche d’un campagnard quej’étais.

– Vous me connaissez, major, dit de Lapp, etvous allez lui dire, j’en suis sûr, que c’est chose absolumentimpossible.

– Non, non, Jock. Certainement non !certainement non, s’écria le major.

– Merci, dit de Lapp, vous me connaissez etvous me rendez justice. Et vous-même ? J’espère que votregenou va mieux, et qu’on vous redonnera bientôt votre régiment.

– Je me porte assez bien, répondit le major,mais on ne me donnera jamais d’emploi à moins qu’il n’y ait uneguerre, et il n’y aura plus de guerre de mon vivant.

– Oh ! vous croyez cela ! dit deLapp, avec un sourire. Eh bien, nous verrons, nous verrons, monami.

Il ôta son chapeau, puis faisant vivementdemi-tour, il se dirigea d’un bon pas du côté de West Inch.

Le major resta à le suivre des yeux, l’airpensif.

Puis, il me demanda ce qui m’avait fait croirequ’il était un espion.

Quand je le lui eus dit, il ne répondit rien,hocha seulement la tête, et il avait alors l’air d’un homme qui n’apas l’esprit bien tranquille.

Chapitre 8L’ARRIVÉE DU CUTTER

Depuis le petit incident de la Tour d’alarme,mes sentiments à l’égard de notre locataire n’étaient plus lesmêmes.

J’avais toujours l’idée qu’il me cachait unsecret, où plutôt qu’il était à lui seul un secret, attendu qu’iltenait toujours le voile tendu sur son passé.

Et lorsqu’un hasard écartait pour un instantun coin de ce voile, c’était toujours pour nous faire entrevoir, del’autre côté, quelque scène sanglante, violente, terrible.

L’aspect seul de son corps faisait peur.

Un jour que je me baignais avec lui, pendantl’été, je vis qu’il était tout zébré de blessures. Sans comptersept ou huit cicatrices ou estafilades, il avait les côtes, d’uncôté, toutes déjetées, toutes déformées. Un de ses mollets avaitété en partie arraché.

Il rit de son air le plus gai en voyant monétonnement.

– Cosaques ! Cosaques ! dit il enpromenant sa main sur ses cicatrices. Les côtes ont été brisées parun caisson d’artillerie. C’est chose fort mauvaise quand des canonsvous passent sur le corps. Ah ! quand c’est de la cavalerie,ce n’est rien. Un cheval, si rapide que soit son allure, regardetoujours où il pose le pied. Il m’est passé sur le corps quinzecents cuirassiers et les hussards russes de Grodno sans avoir eugrand mal. Mais les canons, c’est très mauvais.

– Et le mollet ? demandai-je.

– Pouf ! C’est seulement une morsure deloup, dit-il. Vous ne croiriez jamais comment j’ai attrapé cela.Vous saurez que mon cheval et moi, nous avions été atteints, luitué, et moi les côtes brisées par le caisson. Or il faisait unfroid… un froid si âpre, si âpre ! Le sol dur comme du fer, etpersonne pour s’occuper des blessés, de sorte qu’en gelant ilsprenaient des attitudes qui vous auraient fait rire. Moi aussi, jesentais, le gel m’envahir. Aussi, que fis-je ? Je pris monsabre, et je fendis le ventre à mon cheval mort. Je fis comme jepus. Je m’y taillai assez de place pour y entrer, en laissant unepetite ouverture pour respirer. Sapristi, il faisait bien chaudlà-dedans. Mais je n’avais pas assez d’espace pour y tenir toutentier. Mes pieds et une partie de mes jambes dépassaient. Alors lanuit, pendant que je dormais, des loups vinrent pour dévorer lecheval, et ils m’entamèrent aussi quelque peu, comme vous pouvez levoir ; mais après cela je veillai, pistolets en main, et ilsn’en eurent pas davantage de moi. C’est là que j’ai passé trèscommodément dix jours.

– Dix jours ! m’écriai je, et que mangiez– vous ?

– Eh bien, je mangeais le cheval. Il fut pourmoi ce que vous appelez la table et le logement. Mais naturellementj’eus le bon sens de manger les jambes et de ne pas toucher aucorps. Il y avait autour de moi un grand nombre de morts qui tousavaient leur gourde à eau, de sorte que j’avais tout ce que jepouvais souhaiter. Et le onzième jour arriva une patrouille decavalerie légère. Alors tout alla bien.

Ce fut ainsi, par des causeries, engagéesaccidentellement, et qui ne valent guère la peine d’être rapportéesséparément, que la lumière se fit sur sa personne et son passé.Mais le jour devait venir, où nous saurions tout, et je vaisessayer de vous raconter comment cela se fit.

L’hiver avait été fort triste, mais dès lemois de mars se montrèrent les premiers indices du printemps, etpendant une semaine de la fin de ce mois, nous eûmes du soleil etdes vents du Sud.

Le 7, Jim Horscroft allait revenird’Édimbourg, car bien que la session se terminât le 1er,son examen devait lui prendre une semaine.

Edie et moi, nous nous promenions sur laplage, le 6, et je ne pouvais causer d’autre chose que de mon vieilami, car, en somme, il était le seul ami de mon âge que j’eusse ence temps-là.

Edie était très peu portée à causer, ce quiétait chez elle chose fort rare, mais elle écoutait en sourianttout ce que je lui disais.

– Pauvre vieux Jim, fit-elle une ou deux foisà demi-voix, pauvre vieux Jim !

– Et s’il a été reçu, dis-je, eh bien,naturellement il fera apposer sa plaque, et il aura son logisparticulier, et nous perdrons notre Edie.

Je faisais de mon mieux pour tourner la choseen plaisanterie et la prendre à la légère, mais les mots merestaient encore dans la gorge.

– Pauvre vieux Jim ! dit-elle encore.

Et en prononçant ces mots, elle avait deslarmes dans les yeux.

– Ah ! pauvre vieux Jock, ajouta-t-elleen glissant sa main dans la mienne pendant que nous marchions, vousaussi vous teniez un peu à moi autrefois, n’est-ce pas, Jock…Oh ! voici, là-bas, un bien joli petit vaisseau.

C’était un charmant petit cutter d’unetrentaine de tonneaux, très marcheur à en juger par ses mâtsélancés et la coupe de son avant.

Il arrivait du sud, sous ses voiles de foc, demisaine et de grand mât, mais au moment même où nous le regardions,toute sa voilure se replia soudain, comme une mouette ferme sesailes, et nous vîmes l’eau rejaillir sous la chute de son ancredescendant du beaupré.

Il était probablement à moins d’un quart demille du rivage, si près même que je pus apercevoir un homme dehaute taille, coiffé d’un bonnet pointu, qui se tenait debout àl’arrière et la lunette à l’œil examinait la côte dans toutes lesdeux directions.

– Qu’est-ce qu’ils peuvent bien chercher parici ? demanda Edie.

– Ce sont de riches Anglais venus de Londres,répondis-je.

C’était de cette façon-là que nousinterprétions tout ce qui, dans les comtés de la frontière,échappait à notre compréhension.

Nous passâmes presque une heure entière àexaminez le joli vaisseau, puis, comme le soleil allait s’abaisserderrière une bande de nuages, et que l’air du soir était assezpiquant, nous fîmes demi-tour pour regagner West Inch.

Quand on arrive à la ferme par la façade, ontraverse un jardin qui n’est pas des mieux garnis, et qui s’ouvresur la route par une porte à claire-voie, au moyen d’un loquet.

C’était à cette même porte que nous noustenions, la nuit où les signaux furent allumés, la nuit où nousvîmes passer Walter Scott quand il revenait d’Édimbourg.

À droite de cette entrée, du côté du jardin,se trouvait un bout de rocaille qui, paraît-il, avait été construitpar la mère de mon père, il y avait bien longtemps.

Elle avait façonné cela avec des galets uséspar l’eau, avec des coquillages de mer, en mettant des mousses etdes fougères dans les interstices.

Or, quand nous eûmes franchi la porte, nosyeux tombèrent sur cette rocaille ; au sommet était planté unbâton dans la fente duquel se trouvait une lettre.

Je m’avançai pour voir ce que c’était, maisEdie me devança, enleva la lettre et la mit dans sa poche.

– C’est pour moi, dit-elle en riant.

Mais je restai à la regarder d’un air quiéteignit le rire sur sa figure.

– De qui est elle, Edie ?demandai-je.

Elle fit la moue, mais elle ne réponditpas.

– De qui est-elle, mademoiselle ?m’écriai-je. Se pourrait-il que vous ayez trompé Jim comme vousm’ayez trompé moi-même ?

– Quel brutal vous êtes, Jock ! dit-ellevivement. Je voudrais bien que vous vous mêliez de ce qui vousregarde.

– Elle ne peut être que d’une seule personne,m’écriai-je, et cette personne ce n’est autre que ce de Lapp.

– Eh bien, supposez que vous avez raison,Jock ?

Le sang-froid de cette créature me stupéfia etme rendit furieux.

– Vous l’avouez ! m’écriai-je. Est-cequ’il ne vous reste plus aucune pudeur ?

– Pourquoi ne recevrais-je pas des lettres dece gentleman ?

– Parce que c’est infâme.

– Et pourquoi ?

– Parce que c’est un étranger.

– Il s’en faut bien, dit-elle. C’est monmari.

Chapitre 9CE QUI SE FIT À WEST INCH

Je me rappelle fort bien cet instant-là.

J’ai entendu des gens dire qu’un coup violentet soudain avait émoussé leur sensibilité. Il n’en fut pas ainsipour moi.

Au contraire, ma vue, mon ouïe et ma pensée seredoublèrent de clarté.

Je me souviens que mes yeux se portèrent surune petite boule de marbre de la largeur de ma main, qui étaitincrustée dans une des pierres grises de la rocaille, et que jetrouvai le temps d’en admirer les veines délicates.

Et cependant je devais avoir une étrangeexpression de physionomie, car la cousine Edie jeta un grand cri etse sauva vers la maison en courant.

Je la suivis, je tapai à la fenêtre de sachambre, car je voyais bien qu’elle y était.

– Allez-vous en, Jock, allez-vous en,cria-t-elle. Vous voulez me gronder. Je ne veux pas être grondée.Je n’ouvrirai pas la fenêtre. Allez-vous en.

Mais je persistai à frapper.

– Il faut que je vous dise un mot.

– Qu’est-ce alors ? dit-elle enentrouvrant de trois pouces. Dès que vous commencerez à gronder, jela refermerai.

– Êtes-vous vraiment mariée, Edie ?

– Oui, je suis mariée.

– Qui vous a mariés ?

– Le Père Brenman, à la chapelle catholiqueromaine de Berwick.

– Vous, une presbytérienne ?

– Il tenait à ce que le mariage se fît dansune église catholique.

– Quand cela s’est-il fait ?

– Il y aura une semaine mercredi.

Je me souvins que ce jour-là elle était alléeen voiture à Berwick, et que de Lapp, de son côté, s’était absentépour faire, à ce qu’il disait, une longue promenade dans lamontagne.

– Mais… Et Jim ? demandai-je.

– Oh ! Jim me pardonnera.

– Vous briserez son cœur, et vous ruinerez sonavenir.

– Non, non, il me pardonnera.

– Il tuera de Lapp. Oh ! Edie, commentavez-vous pu nous apporter tant de déshonneur et desouffrance !

– Ah ! voilà que vous grondez !s’écria-t-elle.

Et la fenêtre se ferma brusquement.

J’attendis un peu et je frappai de nouveau,car j’avais encore bien des questions à lui faire, mais elle nevoulut pas répondre, et je crus l’entendre sangloter.

Enfin j’y renonçai, et j’étais sur le point derentrer dans la maison car il faisait presque nuit, quandj’entendis le pêne de la porte du jardin se soulever.

C’était de Lapp en personne.

Mais comme il suivait l’allée, il me fitl’effet d’être ou fou ou ivre.

Il marchait d’un pas de danse. Il faisaitcraquer ses doigts en l’air, et ses yeux luisaient comme deux feuxfollets.

– Voltigeurs ! cria-t-il,Voltigeurs de la garde !

C’est ainsi qu’il avait fait le jour où ilavait eu le délire.

Puis soudain :

– En avant ! enavant !

Et il arriva en faisant tournoyer sa canneau-dessus de sa tête.

Il s’arrêta court lorsqu’il vit que j’étaislà, le regardant, et je puis dire qu’il fut un peudécontenancé.

– Holà ! Jock, s’écria-t-il, je nepensais pas qu’il y eût quelqu’un ici. Ce soir je suis dans cetétat d’esprit que vous appelez de l’entrain.

– On le dirait, répondis-je avec ma brusquerieordinaire, vous ne vous sentirez pas si gai demain quand mon amiJim Horscroft reviendra ici.

– Ah ! il revient demain, alors ? Etpourquoi me sentirai-je moins gai ?

– Parce que, si je connais bien mon homme, ilvous tuera.

– Ta ! Ta ! Ta ! s’écria deLapp. Je vois que vous êtes au courant de notre mariage. Edie vousa parlé. Jim pourra faire ce qu’il voudra.

– Vous nous avez joliment récompensés de vousavoir accueillis.

– Mon brave garçon, dit-il, je vous ai, commevous le dites, fort joliment récompensés. J’ai délivré Edie d’uneexistence qui est indigne d’elle, et je l’ai fait entrer par lemariage dans une noble famille. D’ailleurs, j’ai plusieurs lettresà écrire ce soir. Quant au reste, nous pourrons en causer demain,quand votre ami Jim sera revenu pour vous aider.

Il fit un pas vers la porte.

– Et c’était pour cela que vous attendiez à laTour d’alarme, m’écriai-je, soudainement éclairé.

– Hé ! Jock, voilà que vous devenezperspicace, dit-il, d’un ton moqueur.

Un instant après, j’entendis la porte de sachambre se fermer et la clef tourner dans la serrure.

Je m’attendais à ne plus le revoir de lasoirée, mais quelques minutes plus tard, il descendit à la cuisine,où je tenais compagnie aux vieux parents.

– Madame, dit-il en s’inclinant, la main surson cœur, de la façon si bizarre qui lui était propre, j’ai étél’objet de toute votre bonté et j’en garderai toujours le souvenir.Je n’aurais jamais cru être si heureux que je l’ai été grâce à vousdans ce tranquille pays. Vous accepterez ce petit souvenir. Et vousaussi, monsieur, vous agréerez ce petit cadeau que j’ai l’honneurde vous faire.

Il mit devant eux sur la table deux petitspaquets enveloppés dans du papier, puis faisant à ma mère troisautres révérences, il sortit de la chambre.

Son présent, c’était une broche au centre delaquelle était sertie une grosse pierre verte, entourée d’unedemi-douzaine d’autres pierres blanches, scintillantes.

Jusqu’alors nous n’avions jamais rien vu de cegenre, et je ne savais pas même quel nom leur donner, mais on nousdit, par la suite, à Berwick, que la grosse pierre était uneémeraude, et les autres des diamants, et que le tout avait unevaleur bien supérieure à celle que tous les agneaux qui nousétaient nés ce printemps-là.

Ma bonne vieille mère est défunte depuis biendes années, mais cette superbe broche scintille encore au cou de mafille aînée quand elle va dans le monde, et je n’y jette jamais unregard sans revoir ces yeux perçants et ce nez long et mince, etces moustaches de chat qu’avait notre locataire de West Inch.

Pour mon père, il avait une belle montre en orà double boîtier, et il fallait voir de quel air fier il la tenaitsur le creux de sa main, en se penchant pour en percevoir letic-tac.

Je ne sais lequel des deux vieillards fut leplus charmé, et ils ne voulaient parler que des présents que leuravait faits de Lapp.

– Il vous a donné autre chose encore, dis-jeenfin.

– Quoi donc, Jock ? demanda père.

– Un mari pour la cousine Edie,répondis-je.

Lorsque j’eus dit cela, ils crurent que jerêvais, mais lorsqu’ils eurent enfin compris que c’était bien lavérité, ils se montrèrent aussi fiers et aussi contents que si jeleur avais annoncé qu’Edie avait épousé le laird.

À dire vrai, le pauvre Jim, avec ses habitudesde grand buveur, de batailleur, n’avait pas une excellenteréputation dans le pays, et ma mère avait dit maintes fois que cemariage ne tournerait pas bien.

D’autre part, de Lapp, autant que nouspouvions le savoir, était un homme rangé, tranquille et dansl’aisance.

Il y avait bien le secret, mais en cetemps-là, les mariages secrets étaient chose fort commune enÉcosse ; car comme quelques paroles suffisaient pour faired’un homme et d’une femme un couple, personne n’y trouvait beaucoupà redire.

Les vieux furent aussi enchantés que si leurfermage avait été diminué, mais j’avais toujours le cœur endolori,car il me semblait que mon ami avait été traité avec la pluscruelle légèreté ; et je savais bien qu’il n’était pas homme àen prendre aisément son parti.

Chapitre 10LE RETOUR DE L’OMBRE

Le lendemain matin, je me levai le cœur gros,car j’étais certain que Jim ne tarderait pas à paraître, et que cejour-là serait un jour de grands chagrins.

Mais quelle somme de tristesses ce jour-làdevait-il apporter, jusqu’à quel point modifierait-il le destin dechacun de nous ? C’était plus que je n’aurais osé en imaginerdans mes moments les plus sombres.

Permettez-moi, cependant, de vous conter toutcela dans l’ordre même des événements.

Ce matin-là, je m’étais levé de bonne heure,car on allait entrer en pleine période de la mise bas desagneaux.

Mon père et moi, nous partions pour lepâturage dès le petit jour.

Lorsque j’entrai dans le corridor, un soufflefrôla ma figure : la porte de la maison était entièrementouverte, et la lumière grise de l’aube dessinait une autre portesur le mur du fond.

Je regardai.

Je trouvai également ouvertes la porte de lachambre d’Edie et celle de Lapp.

Je compris alors, comme à la lueur d’unéclair, ce que signifiaient ces cadeaux offerts la veille :c’était des présents d’adieu.

Tous deux étaient partis.

J’eus de l’amertume au cœur contre la cousineEdie, en entrant et m’arrêtant dans sa chambre.

Penser que pour un nouveau venu, elle nousavait laissé là, tous, sans un mot de bonté, sans même un serrementde main !

Et lui aussi !

J’avais été épouvanté de ce qui arriveraitquand il se rencontrerait avec Jim. Mais en ce moment, on eût ditqu’il avait évité cette rencontre, et cela avait quelque apparencede lâcheté.

J’étais plein de colère, humilié,souffrant.

Je sortis au grand air sans dire un mot à monpère et je montai aux pâturages pour rafraîchir ma têteéchauffée.

Lorsque je fus arrivé là-haut à Corriemuir, jepus jeter un dernier coup d’œil sur la cousine Edie.

Le petit cutter était resté à l’endroit où ilavait jeté l’ancre, mais un canot s’en était détaché pour aller laprendre à terre.

À l’avant je vis voltiger quelque chose derouge. Je savais qu’elle faisait ce signal au moyen de sonchâle.

Je vis ce canot atteindre le navire et sespassagers monter sur le pont.

Puis, l’ancre se releva et le navire filadroit vers le large.

Je vis encore la petite tache rouge sur lepont, et de Lapp debout près d’elle.

Ils pouvaient me voir aussi, car je medessinais en plein sur le ciel.

Tous deux agitèrent longtemps les mains, maisils y renoncèrent enfin, car ils n’obtinrent aucune réponse demoi.

Je restai là, debout, les bras croisés, plusgrognon que je ne l’avais jamais été en ma vie, jusqu’à ce que leurcutter ne fût plus qu’une légère tache blanche de forme carrée, seperdant parmi la brume matinale.

Il était l’heure du déjeuner, et la bouillieétait sur la table quand je rentrai, mais je n’avais aucunappétit.

Les vieux avaient pris la chose avec assez defroideur, bien que ma mère ne trouvât aucune expression trop durepour Edie.

Elles n’avaient jamais eu beaucoup d’affectionmutuelle, en ces derniers temps surtout.

– Voici une lettre de lui, dit mon père, en memontrant sur la table un papier plié : Elle était dans sachambre. Voulez-vous nous la lire ?

Ils ne l’avaient pas même ouverte, car, pourdire la vérité, mes bonnes gens n’étaient jamais arrivés à lirecouramment l’écriture, quoiqu’ils se tirassent assez bien del’impression en grands et beaux caractères.

L’adresse écrite en grosses lettres étaitainsi conçue :

« Aux bonnes gens de West Inch ».

Quant au billet, que j’ai encore sous lesyeux, tout taché et jauni, le voici :

« Chers amis,

« Je ne comptais pas vous quitter aussibrusquement, mais la chose dépendait d’une autre volonté que lamienne.

« Le devoir et l’honneur m’ont rappelé auprèsde mes anciens compagnons.

« C’est une chose que vous comprendrezcertainement avant que peu de jours soient écoulés.

« J’emmène notre Edie avec moi comme mafemme, et il pourrait bien se faire qu’en des jours plus paisibles,vous nous revoyiez à West Inch.

« En attendant, agréez l’assurance de monaffection, et croyez que je n’oublierai jamais les mois tranquillesque j’ai passés chez vous, en un temps où je n’aurais eu tout aumoins qu’une semaine à vivre, si j’avais été fait prisonnier parles Alliés. Mais vous saurez peut-être aussi quelque jour par laraison de cela.

« Votre bien dévoué,

« BONAVENTURE DE LISSAC,

« Colonel des Voltigeurs de la garde etAide de Camp de sa Majesté Impériale l’EmpereurNapoléon ».

Ma voix devint sifflante quand j’en fus auxmots dont il avait fait suivre son nom.

Sans doute j’en étais venu à la conviction quenotre hôte ne pouvait être qu’un de ces admirables soldats dontnous avions tant entendu parler et qui s’étaient frayé passagejusque dans toutes les capitales de l’Europe, à une seuleexception, la nôtre. Pourtant je n’eus guère cru que nous eussionssous notre toit l’aide de camp de l’Empereur et un colonel de sagarde.

– Ainsi donc, dis-je, il se nomme de Lissac etnon de Lapp. Eh bien, colonel ou non, il est heureux pour lui qu’ilse trouve loin d’ici, avant que Jim ait mis la main sur lui… Et iln’était que temps, ajoutai-je en jetant un regard en dehors par lafenêtre de la cuisine, car voici notre homme qui arrive par lejardin.

Je courus vers la porte, au-devant de lui.

Je sentais que j’aurais payé bien cher pour levoir repartir à Édimbourg.

Il arrivait à grands pas, agitant un papierau-dessus de sa tête.

Je m’imaginai que c’était peut-être un billetd’Edie, et que dès lors il savait tout. Mais quand il fut plusprès, je vis que c’était une grande feuille raide et jaune, quicraquait quand on l’agitait, et qu’il avait les yeux pétillants dejoie.

– Hourra ! Jock, cria-t-il. Où estEdie ? Où est Edie ?

– Qu’est-ce qu’il y a, l’ami ?demandai-je.

– Où est Edie ?

– Qu’est-ce que vous avez-là ?

– C’est mon diplôme, Jock, je puis exercerquand je voudrai. Tout va bien ; je veux le montrer àEdie.

– Le mieux que vous puissiez faire, c’est dene plus songer à Edie, répondis-je.

Jamais je n’ai vu la figure d’un hommes’altérer comme la sienne quand j’eus dit ces mots.

– Quoi ? Qu’est-ce que vous voulez dire,Jock Calder ? balbutia-t-il.

En parlant ainsi, il avait lâché le précieuxdiplôme, que le vent emporta par-dessus la haie, à travers lalande, jusqu’à une touffe d’ajoncs, où il s’arrêta en voltigeant,mais Jim n’y fit aucune attention.

Ses yeux étaient fixés sur moi, et dans leurprofondeur, je voyais une lueur diabolique.

– Elle n’est pas digne de vous, dis-je.

Il m’empoigna par l’épaule.

– Qu’avez-vous fait ? dit-il à voixbasse. Ce doit être quelque tour de votre façon. Oùest-elle ?

– Elle est partie avec ce Français qui logeaitici.

J’avais longuement réfléchi sur la meilleurefaçon de lui faire passer la chose en douceur, mais j’ai toujoursété fort maladroit dans mes discours, et je ne pus rien trouver demieux que cela.

– Oh ! fit-il, en hochant la tête et meregardant.

Pourtant j’étais certain qu’il était horsd’état de me voir, de voir la ferme, de voir quoi que ce fût.

Il resta ainsi une ou deux minutes, les mainsétroitement jointes, et toujours balançant la tête.

Puis il fit le geste d’avaler péniblement, etparla d’une voix singulière, sèche, rauque.

– Quand est-ce arrivé ?

– Ce matin.

– Ils étaient mariés ?

– Oui.

Il posa la main sur un des montants de laporte pour se raffermir.

– Un message pour moi ?

– Elle a dit que vous lui pardonneriez.

– Que Dieu damne mon âme si jamais je le fais.Où sont-ils allés ?

– Ils ont dû aller en France, à ce que jecrois.

– Il se nommait de Lapp, ce mesemble ?

– Son vrai nom c’est de Lissac, et il n’estrien moins que colonel dans la garde de Boney.

– Alors, selon toute probabilité, il est àParis. C’est bien ! c’est bien !

– Tenez bon, criai-je. Père, père, apportez lebrandy.

Ses genoux avaient ployé un instant, mais ilredevint lui-même avant que le vieillard fût accouru avec labouteille.

– Remportez-là, dit Jim.

– Prenez une gorgée, monsieur Horscroft,s’écria mon père en insistant, cela vous remontera le cœur.

Jim saisit la bouteille et la lança par-dessusla haie du jardin.

– C’est excellent pour ceux qui tiennent àoublier, dit-il, mais moi je tiens à me souvenir.

– Que Dieu vous pardonne ce gaspillagecoupable, s’écria mon père d’une voix forte.

– Et aussi d’avoir failli casser la tête à unofficier de l’infanterie de Sa Majesté, dit le vieux major Elliotten se montrant au-dessus de la haie. Je me serais contenté d’unelampée après une promenade matinale, mais une bouteille qui vousfrise l’oreille en sifflant ! Mais qu’est il donc arrivé quevous restez tous là aussi immobiles que des gens rangés autourd’une fosse, à un enterrement ?

Je lui expliquai en quelques mots noschagrins, pendant que Jim, la figure d’une pâleur cendrée, lessourcils froncés très bas, restait adossé au montant de laporte.

Le major, quand j’eus fini, se montra aussifurieux que nous, car il avait de l’affection pour Jim et pourEdie.

– Peuh ! dit-il, je redoutais constammentquelque événement de ce genre depuis cette histoire de la Tourd’alarme. Cette conduite est bien d’un Français. Ils ne peuvent paslaisser les femmes tranquilles. Du moins, de Lissac l’a épousée, etc’est là une consolation. Mais il n’est guère temps, maintenant, desonger à nos petits tracas, car toute l’Europe est en révolution,et selon toute probabilité, nous voici avec vingt autres années deguerre sur les bras.

– Que voulez-vous dire ? demandai-je.

– Eh ! mon ami, Napoléon est débarqué del’île d’Elbe. Ses troupes sont accourues autour de lui, et le roiLouis s’est sauvé à toutes jambes. La nouvelle en est arrivée àBerwick ce matin.

– Grands Dieux ! s’écria mon père. Alors,voici cette terrible besogne entièrement à recommencer ?

– Oui, nous nous étions figurés que l’Ombren’était plus là, et elle y est encore. Wellington a reçu l’ordre dequitter Vienne pour se rendre dans les Pays-Bas, et l’on croit quel’Empereur fera une sortie d’abord dans cette direction. Eh !c’est un mauvais vent, un vent qui ne présage rien de bon. Je viensjustement de recevoir la nouvelle que je dois rejoindre le71ème régiment comme premier major.

À ces mots je serrai la main à notre bonvoisin, car je savais combien il était humilié de se voir traiteren invalide, qui n’avait plus de rôle à jouer en ce monde.

– Il faut que je rejoigne mon régiment le plustôt possible, et nous serons là-bas, de l’autre côté de l’eau, dansun mois, peut-être même à Paris dans un autre mois.

– Alors, par le Seigneur ! major, s’écriaJim Horscroft, je pars avec vous. Je ne suis pas trop fier pourrefuser de porter le fusil, si vous voulez me mettre en face de ceFrançais.

– Mon garçon, dit le major, je serai fier devous avoir sous mes ordres. Quant à de Lissac, où sera l’Empereur,il sera aussi.

– Vous savez son nom ? dis-je. Qu’est-ceque vous pouvez nous apprendre de lui ?

– Il n’y a pas de meilleur officier dansl’armée française, et pourtant c’est beaucoup dire. Il parait qu’ilserait devenu maréchal, mais qu’il a préféré, rester auprès del’Empereur. Je l’ai rencontré deux jours avant l’affaire de laCorogne, lorsque je fus envoyé en parlementaire pour négocier ausujet de nos blessés. Il était alors avec Soult. Je l’ai reconnu enle voyant.

– Et je le reconnaîtrai aussi en le voyant,dit Horscroft avec ce dur et mauvais regard qu’il avait jadis.

Et à cet instant même, en cet endroit même, jeme rendis soudainement compte combien mon existence serait piteuseet inutile pendant que notre ami l’invalide et le compagnon de monenfance seraient au loin, exposés en première ligne aux fureurs dela tempête.

Ma résolution fut formée avec la promptitudede l’éclair.

– Je partirai aussi avec vous, major,m’écriai-je.

– Jock ! Jock ! dit mon père, en setordant les mains.

Jim ne dit rien, mais il passa son bras autourde moi et me serra la taille.

Le major avait les yeux brillants, etbrandissait sa canne en l’air.

– Ma parole ! dit-il, voici deux bellesrecrues que j’aurai derrière moi. Eh bien, il n’y a pas un moment àperdre. Il faut donc que vous vous teniez prêts tous les deux pourla diligence du soir.

Voilà ce que produisit une seule journée, etpourtant il peut arriver que des années s’écoulent sans amener unchangement.

Songez donc aux événements qui s’étaientaccomplis dans ces vingt-quatre heures ?

De Lissac parti ! Edie partie !Napoléon évadé ! La guerre éclate. Jim Horscroft a toutperdu : lui et moi nous faisons nos préparatifs pour nousbattre contre les Français.

Tout cela eut l’air d’un rêve, jusqu’au momentoù je me dirigeai vers la diligence du soir et me retournai pourjeter un regard sur la maison grise et deux petites silhouettesnoires.

C’était ma mère, qui enfouissait son visagedans les plis de son châle des Shetland, et mon père qui agitaitson bâton de meneur de bétail pour m’encourager dans monvoyage.

Chapitre 11LE RASSEMBLEMENT DES NATIONS

J’arrive maintenant à un point de monhistoire, dont le récit me coupe tout net la respiration, et mefait regretter d’avoir entrepris cette tâche de narrateur. Carquand j’écris, j’aime que cela aille lentement, en bon ordre,chaque chose à son tour, comme les moutons quand ils sortent d’unparc.

Cela pouvait être ainsi à West Inch. Maismaintenant que nous voilà lancés dans une existence plus vaste,comme menus brins de paille qui dérivent lentement dans quelquefossé paresseux jusqu’au moment où ils se trouvent pris àl’improviste dans le cours et les remous rapides d’un grand fleuve,alors il m’est bien difficile, avec mon simple langage, de suivretout cela pas à pas. Mais vous pourrez trouver dans les livresd’histoire les causes et les raisons de tout.

Je laisserai donc tout cela de côté, pour vousparler de ce que j’ai vu de mes propres yeux, entendu de mespropres oreilles.

Le régiment auquel avait été nommé notre amiétait le 71ème d’infanterie légère de Highlanders, quiportait l’habit rouge et les culottes de tartan à carreaux. Ilavait son dépôt dans la ville de Glasgow.

Nous nous y rendîmes tous les trois par ladiligence.

Le major était plein d’entrain et contaitmille anecdotes sur le Duc, sur la Péninsule, pendant que Jimrestait assis dans le coin, les lèvres pincées, les bras croisés,et je suis sûr qu’au fond du cœur, il tuait de Lissac trois foispar heure.

J’aurais pu le deviner au soudain éclat de sesyeux et à la contraction de sa main.

Quant à moi, je ne savais pas trop si jedevais être content ou fâché, car le foyer, c’est le foyer, et l’ona beau avoir fait tout ce qu’on peut pour s’endurcir, c’estnéanmoins chose pénible que de songer que vous avez la moitié del’Écosse entre vous et votre mère.

Nous arrivions à Glasgow le lendemain.

Le major nous conduisit au dépôt, où un soldatqui avait trois chevrons sur le bras et un flot de rubans à sonbonnet, montra tout ce qu’il avait de dents aux mâchoires, à la vuede Jim, et fit trois fois le tour de sa personne pour le considérerà son aise, comme s’il s’était agi du château de Carlisle.

Puis il s’approcha de moi, me donna desbourrades dans les côtes, tâta mes muscles, et fut presque aussicontent de moi que de Jim.

– Voilà ce qu’il nous faut, major, voilà cequ’il nous faut, répétait-il sans cesse. Avec un million de nosgaillards, nous pouvons tenir tête à ce que Boney a de mieux.

– Comment cela marche-t-il ? demanda lemajor.

– Ils font un effet piteux, à la vue, dit-il,mais à force de les lécher, ils prendront quelque forme. Les hommesd’élite ont été transportés en Amérique, et nous sommes encombrésde miliciens et de recrues.

– Ah ! dit le major, nous aurons en facede nous de vieux, de bons soldats. Vous deux, si vous avez besoinde quelque aide, venez me trouver.

Il nous fit un signe de tête et nousquitta.

Nous commençâmes à comprendre qu’un major, quiest votre officier, est un personnage fort différent d’un major quise trouve être votre voisin de campagne.

Soit, mais à quoi bon vous ennuyer de toutesces choses ?

J’userais une quantité de bonnes plumes d’oierien qu’à vous raconter ce que nous fîmes, Jim et moi, au dépôt deGlasgow, comment nous arrivâmes à connaître nos officiers et noscamarades, et comment ils firent notre connaissance.

Bientôt arriva la nouvelle que les gens deVienne, occupés jusqu’alors à découper l’Europe en tranches commes’il s’agissait d’un gigot de mouton, étaient rentrés à tire d’ailedans leurs pays respectifs, que tout ce qui s’y trouvait, hommes etchevaux, était en marche vers la France.

Nous entendîmes parler aussi de grandsrassemblements, de grandes revues de troupes, qui avaient lieu àParis.

Puis on nous dit que Wellington était dans lesPays-Bas, et que ce serait à nous et aux Prussiens à subir lepremier choc.

Le gouvernement embarquait des hommes et deshommes, aussi vite qu’il pouvait.

Tous les ports de la côte Est étaient bondésde canons, de chevaux, de munitions.

Le trois juin, nous reçûmes à notre tour notreordre de mise en marche.

Le soir même, nous nous embarquâmes à Leith,et nous arrivâmes à Ostende le lendemain au soir.

C’était le premier pays étranger que jevoyais.

Il en était d’ailleurs de même pour la plupartde mes camarades, car il y avait surtout des jeunes soldats dansles rangs.

Je crois revoir encore les eaux bleues, leslignes courbes des vagues du ressac, la longue plage jaune, et lesbizarres moulins qui pivotent en battant des ailes, chose qu’onchercherait vainement d’un bout à l’autre de l’Écosse.

C’était une ville propre, bien tenue, mais lataille y était au-dessous de la moyenne, et on n’y trouvait àacheter ni ale ni galettes de farine d’avoine.

De là nous nous rendîmes dans un endroit nomméBruges, puis de là à Gand où nous fûmes réunis avec le52ème et le 95ème, deux régiments qui, avecle nôtre, formaient une brigade.

C’est une ville étonnante, Gand, pour lesclochers et les constructions en pierre.

D’ailleurs, parmi toutes les villes que noustraversâmes, il n’en était guère qui n’eût une église plus bellequ’aucune de celles de Glasgow.

De là nous marchâmes sur Ath, petit villagesitué sur une rivière ou plutôt sur un filet d’eau qui se nomme leDender.

Nous y fûmes logés surtout dans des tentes,car il faisait un beau temps ensoleillé, et toute la brigade futoccupée du matin au soir à faire l’exercice.

Nous étions commandés par la général Adams,nous avions pour colonel Reynell, mais ce qui nous donnait le plusde courage, c’était de songer que nous avions pour commandant enchef le Duc, dont le nom était comme une sonnerie de clairon.

Il était à Bruxelles avec le gros de l’armée,mais nous savions que nous le verrions bientôt s’il en étaitbesoin.

Je n’avais jamais vu autant d’Anglais réunis,et je dois dire que j’éprouvais quelque dédain à leur égard, commecela se voit toujours chez les gens qui habitent aux environs d’unefrontière. Mais les deux régiments qui étaient avec nous étaientdans d’aussi bons rapports de camaraderie qu’on pouvait lesouhaiter.

Le 52ème avait un effectif d’unmillier d’hommes, et comptait beaucoup de vieux soldats de laPéninsule.

Le 95ème régiment se composait decarabiniers, et ils avaient un habit vert au lieu du rouge.

C’était chose étrange que de les voir charger,car ils entouraient la balle d’un chiffon graissé, et la faisaiententrer avec un maillet, mais aussi ils tiraient plus loin et plusjuste que nous.

Toute cette partie de la Belgique était alorscouverte de troupes anglaises, car la Garde y était aussi, auxenvirons d’Enghien, et il y avait des régiments de cavalerie, denotre côté, à quelque distance.

Comme vous le voyez, Wellington était obligéde déployer toutes ses forces, car Boney était derrière son rideaude forteresses, et naturellement nous n’avions aucun moyen desavoir par quel côté il déboucherait.

Toutefois on pouvait être certain qu’ilarriverait par où on l’attendrait le moins.

D’un côté, il pouvait s’avancer entre nous etla mer, et nous couper ainsi de l’Angleterre ; d’un autrecôté, il était libre de se glisser entre les Prussiens et nous.Mais le Duc était aussi malin que lui, car il avait autour de luitoute sa cavalerie et ses troupes légères déployées comme une vastetoile d’araignée, de telle sorte que dès qu’un Français aurait misle pied par-dessus la frontière, le Duc était en mesure deconcentrer toutes ses troupes à l’endroit convenable.

Pour moi, j’étais fort heureux à Ath, où lesgens étaient pleins de bonté et de simplicité.

Un fermier nommé Bois, dans les champs duquelnous étions campés, fut un excellent ami pour la plupart denous.

À nos moments perdus, nous lui bâtîmes unegrange de bois, et plus d’une fois, moi et Job Seaton, monserre-file, nous avons mis son linge à sécher sur des cordes :on eut dit que l’odeur du linge humide avait plus que tout autrechose le don de nous reporter tout droit à la pensée du foyerdomestique.

Je me suis souvent demandé si ce brave hommeet sa femme vivent encore. Ce n’est guère probable, car bien quevigoureux, ils avaient dépassé le milieu de la vie à cetteépoque-là.

Jim venait aussi quelque fois avec nous, etrestait à fumer dans la vaste cuisine flamande, mais c’étaitmaintenant un Jim tout différent de celui d’autrefois.

Il avait toujours eu un fond de dureté, maison eût dit que son malheur l’avait entièrement pétrifié. Jamais jene vis de sourire sur ses lèvres.

Il était bien rare qu’il parlât. Tout sonesprit se concentrait sur l’idée de se venger de de Lissac, qui luiavait ravi Edie.

Il passait des heures assis, le menton appuyésur ses deux mains, le regard fixe, le sourcil froncé, tout absorbépar une seule pensée.

Cela avait fait d’abord de lui, jusqu’à uncertain point, la cible des plaisanteries de certains, mais quandils le connurent mieux, ils s’aperçurent qu’il ne faisait pas bonrire de lui, et ils le laissèrent tranquille.

À cette époque, nous nous levions de fortbonne heure, et généralement la brigade entière était sous lesarmes dès la première lueur du jour.

Un matin, c’était le seize juin, nous venionsde nous former, le général Adams était allé à cheval donner unordre au colonel Reynell, à environ une portée de fusil del’endroit où je me trouvais, quand tout à coup tous deux fixèrentavec persistance leur regard sur la route de Bruxelles.

Aucun de nous n’osa remuer la tête, mais tousles hommes du régiment tournèrent les yeux de ce côté, et là nousvîmes un officier, portant la cocarde d’aide de camp du général,arriver sur la route à grand fracas, de toute la vitesse qu’ilpouvait donner à son grand cheval gris pommelé.

Il penchait la tête sur la crinière, et luicinglait le cou avec le reste des rênes. On eût dit que sa viedépendait de sa rapidité.

– Holà, Reynell, dit le général, voilà quicommence à avoir l’air sérieux. Qu’est-ce que vous dites decela ?

Tous deux mirent leur cheval au trot pours’avancer, et Adams ouvrit vivement la dépêche que lui tendit lemessager.

L’enveloppe n’était pas encore à terre qu’ilfit demi-tour, et agita la lettre au-dessus. De sa tête, comme ill’eût fait de son sabre.

– Rompez les rangs ! cria-t-il. Revuegénérale et mise en marche dans une demi-heure.

Alors pendant un instant, il y eut grandbruit, grande agitation, et les nouvelles volèrent de bouche enbouche.

Napoléon avait franchi la frontière la veille,poussé les Prussiens devant lui, et s’était déjà fort avancé dansl’intérieur du pays, à l’est par rapport à nous, avec centcinquante mille hommes.

Nous courûmes de tous côtés rassembler noseffets, et déjeuner.

Moins d’une heure après, nous étions enmarche, laissant derrière nous pour toujours Ath et le Dender.

Il n’y avait pas un moment à perdre, car lesPrussiens n’avaient donné à Wellington aucunes nouvelles de ce quise passait, et bien qu’il se fût élancé de Bruxelles aux premièresrumeurs de l’événement, comme un bon chien de garde sort de sonchenil, c’était difficile de supposer qu’il pourrait arriver assezà temps pour porter secours aux Prussiens.

C’était une belle et chaude matinée, etpendant que la brigade marchait sur la large chaussée belge, lapoussière s’en élevait comme eut fait la fumée d’une batterie.

Je puis vous dire que nous bénîmes celui quiavait planté les peupliers sur les bords, car leur ombre valaitmieux pour nous que de la boisson.

À travers champs, à gauche comme droite, il yavait d’autres routes, l’une tout près de la nôtre, l’autre à unmille ou plus.

Une colonne d’infanterie suivait la plusrapprochée.

C’était une belle rivalité qui nous animait,car des deux côtés on mettait toute son énergie à jouer desjambes.

Il flottait autour d’eux une si largeguirlande de poussière, que nous distinguions seulement les canonsde fusils et les bonnets de peau d’ours pointant çà et là, ou latête et les épaules d’un officier monté, dominant le nuage, et ledrapeau qui flottait au vent.

C’était une brigade de la Garde, mais nous nesavions pas laquelle, car il y en avait deux qui faisaient lacampagne avec nous.

Dans le lointain, on voyait aussi sur la routeun épais nuage de poussière, mais qui s’entrouvrant de temps àautre, laissait apercevoir un long chapelet de grains scintillantsd’un éclat d’argent.

La brise apportait un tel bruit de musiquegrondante, sonore, éclatante, que jamais je n’entendis rien depareil.

Si j’avais été laissé à moi-même, j’aurais étélongtemps à savoir ce que c’était, mais nos caporaux et nossergents étaient tous d’anciens soldats, et il y en avait un quimarchait à côté de moi, hallebarde en main, et qui étaitintarissable en conseils et renseignements.

– C’est la grosse cavalerie, dit-il. Vousvoyez ce double reflet. Cela signifie qu’ils ont le casque aussibien que la cuirasse. Ce sont les Royaux ou les Enniskillens, ou laMaison du Roi. Vous pouvez entendre leurs cymbales et leurstimbales. La grosse cavalerie française est trop forte pour nous.Ils sont dans la proportion de dix contre un, et de bons soldatsaussi. Il faut viser à leur figure ou à leur cheval. Rappelez-vouscela, quand ils arriveront sur nous. Sans quoi, vous recevrezquatre pieds de lame à travers le foie pour vous apprendre à vivre.Écoutez, écoutez, écoutez ! Voici la vieille musique quireprend !

Il parlait encore que se fit entendre legrondement sourd d’une canonnade quelque part au loin, à l’est denous.

C’était grave et rauque.

On eût dit un rugissement de quelque bêteféroce, toute barbouillée de sang, qui ne prospère qu’aux dépensdes existences humaines.

Au même instant on cria derrière nous« Eh ! Eh ! Eh ! » et quelqu’un commandad’une voix forte : « Laissez passer lescanons ! »

Je tournai la tête et je vis les compagniesd’arrière-garde ouvrir soudain les rangs et se jeter de chaque côtéde la route, pendant que six chevaux couleur crème, attelés parpaires, galopant ventre à terre, arrivaient à grand fracas dansl’espace libre, traînant un beau canon de douze qui tournait etcraquait derrière eux.

Puis, il en vint un second, un troisième,vingt quatre en tout, ils passèrent près de nous avec grand bruit,grand vacarme, les hommes en uniformes bleus, se tenant biencramponnés aux canons et aux caissons, les conducteurs jurant,faisant claquer leurs fouets, les crinières flottant au vent, lesécouvillons et les seaux s’agitant avec un bruit de ferraille.

L’air était tout remué de cette agitationfébrile, du tintement sonore des chaînes.

Un grandement sourd monta des fosses.

Les artilleurs y répondirent par des cris, etnous vîmes rouler devant nous un nuage gris, et quantité de bonnetsà poils firent par moments tache dans l’obscurité.

Puis les compagnies se refermèrent, pendantque le grondement qui s’entendait en avant de nous devenait plusfort et plus grave que jamais.

– Il y a là trois batteries, dit le sergent.Ce sont des Bull et des Webber Smith. Cesderniers sont neufs. Il y en a davantage en avant de nous, car jevois ici la trace laissée par un canon de neuf, et tous les autressont de douze. Si vous tenez à être atteint, donnez la préférence àun canon de douze, car un de neuf vous écrabouille, tandis quecelui de douze vous coupe en deux comme une carotte.

Et il continua, en me donnant des détails surles horribles blessures qu’il avait vues, ce qui glaçait mon sangdans mes veines.

Vous auriez frotté toutes nos figures avec dublanc d’Espagne, que vous ne les auriez pas rendues plusblanches.

– Ah ! Ah ! Vous aurez l’air encoreplus malades, quand vous aurez un paquet de mitraille dans lestripes ! dit-il.

À ce moment, voyant rire plusieurs vieuxsoldats, je commençai à comprendre que cet homme essayait de nousfaire peur.

Je me mis aussi à rire, et les autres enfirent autant, mais on ne riait pas de très bon cœur.

Le soleil était presque au-dessus de nos têtesquand on fit halte, dans une petite localité nommée Hal.

Il y a là une vieille pompe que je fis marcherpour remplir mon shako. Jamais une cruche d’ale d’Écosse ne meparut aussi bonne que cette eau-là.

Des canons passèrent encore devant nous, puisles Hussards de Vivian : il y en avait trois régiments, fortcoquets sur leurs beaux chevaux bai-brun.

C’était un régal pour l’œil.

Les canons faisaient plus de bruit que jamais,et cela faisait vibrer mes nerfs, tout comme jadis, lorsque Edie àcôté de moi, quelques années auparavant, j’avais assisté à la luttedu navire de commerce contre les corsaires.

Ce bruit était maintenant si fort qu’il mesemblait que l’on devait se battre de l’autre côté du bois le plusproche, mais mon ami le sergent en savait plus long.

– C’est à douze ou quinze milles d’ici,dit-il. Vous pouvez en être certain, le général sait qu’on n’a pasbesoin de nous, sans quoi nous ne serions pas à nous reposer àHal.

Il disait vrai, comme on le vit bien, car uneminute après, le colonel arriva pour nous donner l’ordre de formerdes faisceaux et de bivouaquer sur place.

Nous y passâmes toute la journée, pendantlaquelle nous vîmes défiler de la cavalerie, de l’infanterie, del’artillerie, Anglais, Hollandais, Hanovriens.

La musique endiablée dura jusqu’au soir,s’enflant parfois en un rugissement, retombant parfois en ungrondement indistinct.

Vers huit heures du soir, elle cessacomplètement.

Nous nous rongions d’impatience, comme vouspensez bien, d’apprendre ce qui se passait, mais nous savions quece que ferait le Duc, serait bien fait, ce qui finit par nousinspirer un peu de patience.

Le lendemain, la brigade resta à Hal, tout lematin, mais vers midi, un ordonnance arriva de la part du Duc, etnous avançâmes jusqu’à un petit village appelé Braine le… je nesais plus quoi.

Il n’était que temps, car un orage terriblefondit tout à coup sur nous, déversant des torrents d’eau quichangèrent tous les champs et tous les chemins en marais etbourbiers.

Dans ce village, les granges nous offrirent unabri, et nous y trouvâmes deux traînards, l’un faisait partie d’unrégiment à jupon, l’autre était un homme de la légion allemande, etils avaient à nous apprendre des nouvelles qui étaient aussisombres que le temps.

Boney avait rossé les Prussiens la veille, etnos hommes avaient eu bien de la peine à tenir bon contreNey : ils avaient pourtant fini par le battre.

Cela vous fait aujourd’hui l’effet d’unevieille histoire toute défraîchie, mais vous ne pouvez pas vousfigurer notre empressement à nous entasser autour des deux hommesdans la grange.

On se battait, on se bousculait, rien que pourattraper un mot de ce qu’ils disaient, et ceux qui avaient entenduétaient à leur tour assaillis par la foule de ceux qui ne savaientrien.

On rit, on applaudit, on gémit tour à tour, enentendant raconter que la 44ème avait reçu la cavalerieen ligne, que les Hollando-Belges avaient pris la fuite, que laGarde Noire avait laisse pénétrer les Lanciers dans son carré, etles y avait tués à loisir. Mais les Lanciers mirent les rieurs deleur côté en réduisant le 69ème à sa plus simpleexpression et emportant un des drapeaux.

Et pour conclure, le Duc battait en retraiteafin de conserver le contact avec les Prussiens.

Le bruit courait qu’il choisirait son terrainet livrerait une grande bataille à l’endroit même où nous avionsfait halte.

Et nous vîmes bientôt que ce bruit étaitfondé, car le temps s’éclaircit vers le soir, et tout le mondemonta sur la crête pour voir ce qui pouvait se voir.

C’était une belle campagne de terres à blé etde prairies.

Les récoltes commençaient à jaunir, et lesseigles, qui étaient superbes, atteignaient l’épaule d’unhomme.

Il était impossible de concevoir un tableauplus paisible.

De quelque côté qu’on portât les yeux, on nevoyait que collines aux courbes onduleuses toutes couvertes de blé,et par-dessus elles, les petits clochers de village dressant leurspointes parmi les peupliers. Mais à travers tout ce joli tableau,apparaissait comme la marque d’un coup de fouet, une longue ligned’hommes en marche, habillés les uns de rouge, les autres de vert,d’autres de bleu, de noir, se dirigeant en zigzag par la plaine,encombrant les routes ; l’une des extrémités si rapprochée,qu’elle pouvait entendre nos appels, quand les hommes mirent leursfusils en faisceaux, sur la crête à notre gauche, tandis quel’autre extrémité se perdait dans les bois, aussi loin que nouspouvions voir. Puis, sur d’autres routes, nous apercevions lesattelages de chevaux tirant à grand-peine, l’éclat sombre descanons, les hommes qui se courbaient, s’arc-boutaient pour pousseraux roues et les dégager de la vase épaisse, profonde.

Pendant que nous étions là, régiment parrégiment, brigade par brigade, vinrent prendre position sur lacrête, et avant le coucher du soleil, nous étions formée en uneligne de plus de soixante mille hommes, fermant à Napoléon la routade Bruxelles.

Mais la pluie avait recommencé avec force.Nous autres, du 77ème, nous nous précipitâmes de nouveau dans notregrange. Nous étions bien mieux abrités que le plus grand nombre denos camarades, qui durent rester étendus dans la boue, sous lesrafales de l’orage, et attendre ainsi jusqu’à la première lueur dujour.

Chapitre 12L’OMBRE SUR LA TERRE

Il faisait encore une pluie fine lematin ; des nuages bruns se mouvaient sous un vent humide etglacial.

J’éprouvai une impression étrange en ouvrantles yeux, quand je songeai que je prendrais part, ce jour-là, à unebataille, bien qu’aucun de nous ne s’attendit à une bataille telleque celle qui se livra.

Toutefois, nous étions debout, et tout prêtsdès la première clarté, et quand nous ouvrîmes les portes de notregrange, nous entendîmes la plus divine musique que j’aie jamaisécoutée, et qui jouait quelque part, dans le lointain.

Nous nous étions formés en petits groupes poury prêter l’oreille. Comme, c’était doux, innocent, mélancolique.Mais notre sergent éclata de rire en voyant combien nous étionscharmés.

– Ce sont les musiques françaises, dit-il, etsi vous montez jusque par ici, vous verrez ce que bon nombred’entre vous pourront bien ne plus revoir.

Nous montâmes.

La belle musique arrivait encore à nosoreilles. Nous nous arrêtâmes sur une hauteur qui se trouvait àquelques pas de la grange.

Là-bas, au pied de la pente, à une demi-portéede fusil de nous, s’élevait une coquette maison de ferme couvertede tuiles, entourée d’une haie avec un bout de verger.

Tout autour étaient rangés en ligne des hommesen habits rouges et hauts bonnets de fourrure, qui travaillaientavec une activité d’abeilles, à percer des trous dans les murailleset à barrer les portes.

– Ceux-là, ce sont les compagnies légères dela Garde, dit le sergent. Ils tiendront bon dans cette ferme, tantqu’un seul sera capable de remuer le doigt. Mais regardezpar-dessus. Vous verrez les feux de bivouac des Français.

Nous regardâmes de l’autre côté de la vallée,vers la crête basse, et nous vîmes un millier de petites pointesjaunes de flamme, surmontées d’un panache de fumée noire quimontait lentement dans l’air alourdi.

Il y avait une autre ferme sur la penteopposée de la vallée, et pendant que nous regardions, apparutsoudain sur un tertre voisin, un petit groupe de cavaliers qui nousexaminèrent attentivement.

Il y avait, en arrière, une douzaine dehussards, et en avant, cinq hommes, dont trois coiffés de casques,un autre avec un long plumet rouge et droit à son chapeau. Ledernier avait une coiffure basse.

– Par Dieu ! s’écria le sergent. C’estlui, c’est Boney, celui qui monte le cheval gris. Oui, j’enparierais un mois de solde.

J’écarquillai les yeux pour le voir, cet hommequi avait étendu au-dessus de toute l’Europe cette grande ombre,qui avait plongé les Nations dans les ténèbres pendant vingt-cinqans, cette ombre qui était même allée s’étendre jusqu’au-dessus denotre ferme lointaine, et nous avait violemment arrachés, moi, Edieet Jim, à l’existence que nos familles avaient menées avantnous.

Autant que je pus en juger à cette distante,c’était un homme trapu, aux épaules carrées.

Il tenait appliquée à ses yeux sa lorgnette,en écartant fortement les coudes de chaque côté.

J’étais encore occupé à le regarder, quandj’entendis à côté de moi un fort souffle de respiration.

C’était Jim, dont les yeux luisaient comme descharbons ardents.

Il avançait la figure jusque sur monépaule.

– C’est lui, Jock, dit-il à voix basse.

– Oui, c’est Boney, répondis-je.

– Non, non, c’est lui ; c’est de Lapp, oude Lissac, à moins que ce démon n’ait encore quelque autre nom.C’est lui.

Alors je le reconnus immédiatement.

C’était le cavalier dont le chapeau était ornéd’un grand plumet rouge.

Même à cette distance, j’aurais juré quec’était lui, en voyant ses épaules tombantes, et sa façon de porterla tête.

Je fermai les mains sur le bras de Jim, car jevoyais bien qu’il avait le sang en ébullition à la vue de cethomme, et qu’il était capable de n’importe quelle folie.

Mais à ce moment il sembla que Bonaparte sepenchait et disait à de Lissac quelques mots.

Le groupe fit demi-tour et disparut pendantque résonnait un coup de canon, et que d’une batterie placée sur lacrête partait un nuage de fumée blanche.

Au même instant, on sonna, dans notre village,au rassemblement.

Nous courûmes à nos armes et on se forma.

Il y eut une série de coups de feu tirés toutle long de la ligne, et nous crûmes que la bataille avait commencé,mais en réalité cela venait de ce que nos canonniers nettoyaientleurs pièces.

Il était en effet à craindre que les amorcesn’aient été mouillées par l’humidité de la nuit.

De l’endroit où nous étions, nous avions sousles yeux un spectacle qui méritait qu’on passât la mer pour levoir.

Sur notre crête s’étendaient les carrés,alternativement rouges et bleus, qui allaient jusqu’à un village,situé à plus de deux miles de nous.

On se disait néanmoins tout bas, de rang enrang, qu’il y avait trop de bleu et pas assez de rouge, car lesBelges avaient montré la veille qu’ils n’avaient pas le cœur assezferme pour la besogne, et nous avions vingt mille de des hommes-làcomme camarades.

En outre, nos troupes anglaises elles mêmesétaient composées de miliciens et de recrues, car l’élite de nosvieux régiments de la Péninsule étaient encore sur des transports,en train de passer l’Océan, au retour de quelque stupide querelleavec nos parents d’Amérique.

Nous avions toutefois, avec nous, les peauxd’ours de la Garde, formant deux fortes brigades, les bonnets desHighlanders, les bleus de la Légion allemande, les lignes rouges dela brigade Pack, de la brigade de Kempt, le petit pointillé vertdes carabiniers, disposés à l’avant.

Nous savions que, quoiqu’il arrivât, c’étaientdes gens à tenir bon partout où on les placerait, et qu’ils avaientà leur tête un homme capable de les placer dans les postes où ilspourraient tenir bon.

Du côté des Français, nous n’apercevions guèreque le clignotement de leurs feux de bivouac, et quelques cavaliersdispersés sur les courbes de la crête. Mais comme nous étions là àattendre, tout à coup retentit la bruyante fanfare de leursmusiques.

Leur armée entière monta et déborda,par-dessus la faible hauteur qui les avait cachés ; lesbrigades succédant aux brigades, les divisions aux divisions,jusqu’à ce qu’enfin toute la pente, jusqu’en bas, eût pris lacouleur bleue de leurs uniformes, et scintilla de l’éclat de leursarmes.

On eût dit qu’ils n’en finiraient pas, car ilen venait, il en venait, sans interruption, pendant que nos hommes,appuyés sur leurs fusils, fumant leur pipe, regardaient là-bas cevaste rassemblement, et écoutaient ce que savaient les vieuxsoldats qui avaient déjà combattu contre les Français.

Puis, lorsque l’infanterie se fut formée enmasses longues et profondes, leurs canons arrivèrent en bondissantet tournant le long de la pente.

Rien de plus joli à voir que la prestesse aveclaquelle ils les mirent en batterie, tout prêts à entrer enaction.

Ensuite, à un trot imposant, se présenta lacavalerie, trente régiments au moins, avec la cuirasse, le plumetau casque, armés du sabre étincelant ou de la lance à pennon.

Ils se formèrent sur les flancs et en arrièreen longues lignes mobiles et brillantes.

– Voilà nos gaillards, s’écria notre vieuxsergent. Ce sont des goinfres à la bataille. Oh pour cela !oui. Et vous voyez ces régiments au milieu, ceux qui ont de grandsshakos, un peu en arrière de la ferme. C’est la Garde. Ils sontvingt mille, mes enfants, tous des hommes d’élite, des diables àtête grise, qui n’ont fait autre chose que de se battre depuis letemps où ils n’étaient pas plus haut que mes guêtres. Ils sonttrois contre deux, ils ont deux canons contre un, et parDieu ! vous autres recrues, ils vous feront désirer d’êtrerevenus à Argyle street, avant d’en avoir fini avec vous.

Il n’était guère encourageant, notre sergent,mais il faut dire qu’il avait été à toutes les batailles depuis laCorogne, et qu’il avait sur la poitrine une médaille avec septbarrettes, de sorte qu’il avait le droit de parler comme il luiplaisait.

Quand les français se furent rangésentièrement, un peu hors de la portée des canons, nous vîmes unpetit groupe de cavaliers tout chamarrés d’argent, d’écarlate etd’or, circuler rapidement entre les divisions, et sur leur passageéclatèrent, des deux côtés, des cris d’enthousiasme, et nous pûmesvoir des bras s’allonger, des mains s’agiter vers eux.

Un instant après, le bruit cassa.

Les deux armées restèrent face à face dans unsilence absolu, terrible.

C’est un spectacle qui revient souvent dansmes rêves.

Puis, tout à coup, il se produisit unmouvement désordonné parmi les hommes qui se trouvaient justedevant nous.

Une mince colonne se détacha de la grossemasse bleue, et s’avança d’un pas vif vers la ferme située en basde notre position.

Elle n’avait pas fait cinquante pas qu’un coupde canon partit d’une batterie anglaise à notre gauche.

La batailla de Waterloo venait decommencer.

Il ne m’appartient pas de chercher à vousraconter l’histoire de cette bataille, et d’ailleurs je n’auraispas demandé mieux que de me tenir en dehors d’un pareil événement,s’il n’était pas arrivé que notre destin, celui de trois modestesêtres qui étaient venus là de la frontière, avait été de nous ymêler au même point que s’il s’était agi de n’importe lequel detous les rois ou empereurs.

À dire honnêtement la vérité, j’en ai apprissur cette bataille, plus par ce que j’ai lu que par ce que j’aivu.

En effet, qu’est-ce que je pouvais voir, avecun camarade de chaque côté, et une grosse masse de fumée blanche aubout de mon fusil.

Ce fut par les lèvres et par les conversationsd’autres personnes que j’appris comment la grosse cavalerie avaitfait des charges, comment elle avait enfoncé les fameuxcuirassiers, comment elle fut hachée en morceaux avant d’avoir purevenir.

C’est aussi par là que j’appris tout ce quiconcerne les attaques successives, la fuite des Belges, la fermetéqu’avaient montrée Pack et Kempt.

Mais je puis, d’après ce que je sais par moimême, parler de ce que nous vîmes nous mêmes par les intervalles dela fumée et les moment d’accalmie de la fusillade, et c’estprécisément cela que je vous raconterai.

Nous étions à la gauche de la ligne, et enréserve, car le duc craignait que Boney ne cherchât à nous tournerde ce côté, pour nous prendre par derrière, de sorte que nos troisrégiments, ainsi qu’une autre brigade anglaise et les Hanovriens,avaient été postés là pour être prêts à tout hasard.

Il y avait aussi deux brigades de cavalerielégère, mais l’attaque des Français se faisait entièrement defront, si bien que la journée était déjà assez avancée avant qu’oneût réellement besoin de nous.

La batterie anglaise, qui avait tiré lepremier coup de canon, continuait à faire feu bien loin vers notregauche.

Une batterie allemande travaillait ferme ànotre droite.

Aussi étions-nous complètement enveloppés defumée, mais nous n’étions pas cachés au point de rester invisiblespour une ligne d’artillerie française, postée en face de nous, carune vingtaine de boulets traversèrent l’air avec un sifflementaigu, et vinrent s’abattre juste au milieu de nous.

Comme j’entendis le bruit de l’un d’eux quipassa près de mon oreille, je baissai la tête comme un homme qui vaplonger, mais notre sergent me donna une bourrade dans les côtesavec le bout de sa hallebarde.

– Ne vous montrez pas si poli que ça, dit-il.Ce sera assez tôt pour le faire une fois pour toutes quand vousserez touché.

Il y eut un de ces boulets qui réduisit en unebouillie sanglante cinq hommes à la fois, et je vis ce bouletimmobile par terre.

On eût dit un ballon rouge de football.

Un autre traversa le cheval de l’adjudant avecun bruit sourd comme celui d’une pierre lancée dans de la boue. Illui brisa les reins et le laissa là gisant, comme une groseilleéclatée.

Trois autres boulets tombèrent plus loin versla droite. Les mouvements désordonnés et les cris nous apprirentqu’ils avaient porté.

– Ah ! James, vous avez perdu une bonnemonture, dit le major Reed, qui se trouvait juste devant moi, enregardant l’adjudant dont les bottes et les culottes ruisselaientde sang.

– Je l’avais payé cinquante belles livres àGlasgow, dit l’autre. N’êtes-vous pas d’avis, major, que les hommesferaient mieux de se tenir couchés, maintenant que les canons ontprécisé leur tir sur nous ?

– Pfut ! dit l’autre, ils sont jaunes,James. Cela leur fera du bien.

– Ils en apprendront assez, avant que lajournée soit finie, répondit l’adjudant.

Mais à ce moment, le colonel Reynell vit queles carabiniers et le 52ème étaient couchés à droite età gauche de nous, de sorte qu’il nous commanda de nous étendreaussi à terre. Nous fûmes rudement contents, lorsque nous pûmesentendre les projectiles passer, en hurlant comme des chiensaffamés, par-dessus notre dos à quelques pieds de hauteur.

Même alors un bruit sourd, un éclaboussementpresque à chaque minute, puis un cri de douleur, un trépignement debottes sur le sol, nous apprenaient que nous subissions de grossespertes.

Il tombait une pluie fine.

L’air humide maintenait la fumée près deterre : aussi nous ne pouvions voir que par intervalles ce quise passait juste devant nous, bien que le grondement des canonsnous montra que la bataille était engagée sur toute la ligne.

Quatre cents pièces tournaient alors ensemble,et faisaient assez de bruit pour nous briser le tympan.

En effet, il n’y eut pas un de nous à qui ilne resta un sifflement dans la tête pendant bien des jours quisuivirent.

Juste en face de nous, sur la pente de lahauteur, il y avait un canon français et nous distinguionsparfaitement les servants de cette pièce.

C’était de petits hommes agiles, avec desculottes très collantes, de grands chapeaux, avec de grands plumetsraides et droits, mais ils travaillaient comme des tondeurs demoutons, ne faisant que bourrer, passer l’écouvillon, et tirer.

Ils étaient quatorze quand je les vis pour lapremière fois.

La dernière, ils n’étaient plus que quatre,mais ils travaillaient plus activement que jamais.

La ferme qu’on appelle Hougoumont était enbas, en face de nous.

Pendant toute la matinée, nous pûmes voirqu’il s’y livrait une lutte terrible, car les murs, les fenêtres,les haies du verger n’étaient que flammes et fumée et il en sortaitdes cris et des hurlements tels que je n’avais jamais rien entendude pareil jusqu’alors.

Elle était à moitié brûlée, tout éventrée parles boulets.

Dix mille hommes martelaient ses portes, maisquatre cents soldats de la garde s’y maintinrent pendant lamatinée, deux cents pendant la soirée, et pas un Français n’endépassa le seuil.

Mais comme ils se battaient, cesFrançais !

Ils ne faisaient pas plus de cas de leur vieque de la boue dans laquelle ils marchaient.

Un d’eux – je crois le voir encore – un hommeau teint hâlé, assez repus, et qui marchait avec une canne,s’avança en boitant, tout seul, pendant une accalmie de lafusillade, vers la porte latérale de Hougoumont, où il se mit àfrapper, en criant à ses hommes de les suivre.

Il resta là cinq minutes, allant et venantdevant les canons de fusil qui l’épargnaient, jusqu’à ce qu’enfinun tirailleur de Brunswick, posté dans le verger, lui cassa la têted’un coup de feu.

Et il y en eut bien d’autres comme lui, carpendant toute la journée, quand ils n’arrivaient pas en masses, ilsvenaient par deux, par trois, l’air aussi résolu que s’ils avaienttoute l’armée sur leurs talons.

Nous restâmes ainsi tout le matin, àcontempler la bataille qui se livrait là-bas à Hougoumont ;mais bientôt le Duc reconnut qu’il n’avait rien à craindre sur sadroite, et il se mit à nous employer d’une autre manière.

Les français avaient poussé leurs tirailleursjusqu’au delà de la ferme.

Ils étaient couchés dans le blé encore vert enface de nous.

De là, ils visaient les canonniers, si bienque sur notre gauche trois pièces sur six étaient muettes, avecleurs servants épars sur le sol autour d’elles.

Mais le Duc avait l’œil à tout.

À ce moment, il arriva au galop.

C’était un homme maigre, brun, tout en nerfs,avec un regard très vif, un nez crochu, et une grande cocarde à sonchapeau.

Il avait derrière lui une douzained’officiers, aussi fringants que s’ils participaient à une chasseau renard, mais de cette douzaine il n’en restait pas un seul lesoir.

– Chaude affaire, Adams ! dit-il enpassant.

– Très chaude, votre Grâce, dit notregénéral.

– Mais nous pouvons les arrêter, je crois.Tut ! Tut ! nous ne saurions permettre à des tirailleursde réduire une batterie au silence. Allez me débusquer ces gens-là,Adams.

Alors j’éprouvai pour la première fois cefrisson diabolique qui vous court dans le corps, quand on vousdonne votre rôle à remplir dans le combat.

Jusqu’à présent, nous n’avions pas fait autrechose que de rester couchés et d’être tués, ce qui est la chose laplus maussade du monde.

À présent notre tour était venu, et sur maparole, nous étions prêts.

Nous nous levâmes, toute la brigade, enformant une ligne de quatre hommes d’épaisseur.

Alors ils se sauvèrent comme desvanneaux, en baissant la tête, arrondissant le dos, et traînantleurs fusils par terre.

La moitié d’entre eux échappèrent, mais nousnous emparâmes des autres, et tout d’abord de leur officier, carc’était un très gros homme, qui ne pouvait courir bien vite.

Je reçus comme un coup en voyant Rob Stewart,qui était à ma droite, planter sa baïonnette en plein dans le largedos de cet homme, que j’entendis jeter un hurlement de damné.

On ne fit aucun quartier dans ce champ ;on s’escrima contre eux de la pointe ou de la crosse.

Les hommes avaient maintenant le sang en feu,et cela n’avait rien d’étonnant, car pendant toute la matinée, cesguêpes n’avaient cessé de nous piquer, tout en restant presqueinvisibles pour nous.

Et alors, après avoir franchi l’autre bord duchamp de blé, comme nous étions sortis de la zone de fumée, nousvîmes devant nous l’armée française tout entière, dont nousn’étions séparés que par deux prés et un petit sentier.

Nous jetâmes un grand cri en les voyant, etnous nous serions lancés à l’attaque, si l’on nous avait laissésfaire, car les jeunes soldats ne se figurent pas que cela puissemal tourner poux eux jusqu’au moment où ils sont complètementengagés.

Mais le Duc était venu au trot tout près denous pendant que nous avancions.

Les officiers passaient à cheval devant nousen agitant leurs épées pour nous arrêter.

Des sonneries de clairons se firententendre.

Il y eut des poussées, des manœuvres, lessergents jurant et nous bourrant de coups de hallebarde.

En moins de temps qu’il ne m’en faut pourl’écrire, la brigade était disposée en trois petits carrés biendessinés, tout hérissés de baïonnettes, et disposés en échelon,comme on dit, ce qui permettait à chacun d’eux de tirer en traversde l’une des faces de l’autre.

Ce fut là notre salut, comme je pus le voir,tout jeune soldat que j’étais, et il n’était même que temps.

Il y avait sur notre flanc droit une collinebasse et onduleuse.

De derrière cette colline montait un bruitauquel rien au monde ne ressemble autant que celui des vagues surla côte de Berwick quand le vent vient de l’est.

La terre était tout ébranlée de ce grondementsourd : l’air en était plein.

– Ferme, soixante-onzième, au nom de Dieu,tenez ferme ! cria derrière nous la voix de notre colonel,mais nous n’avions devant nous que la pente douce et verte de lacolline, toute piquetée de marguerites et de pissenlits.

Puis tout à coup par-dessus la cime nous vîmessurgir huit cents casques de cuivre, cela subitement.

Chacun de ces casques faisait flotter unelongue crinière, et sous ses casques apparurent huit cents figuresfarouches, hâlées, qui s’avançaient, se penchaient jusque sur lesoreilles d’un même nombre de chevaux.

Pendant un instant, on vit briller descuirasses, brandir des sabres, des crinières s’agiter, des naseauxrouges s’ouvrir, se fermer avec fureur. Des sabots battirent l’airdevant nous.

Alors la ligne des fusils s’abaissa. Nosballes se heurtèrent contre leurs cuirasses avec le crépitement dela grêle contre une fenêtre.

Je fis feu comme les autres et me hâtai derecharger, en regardant devant moi, à travers la fumée, où je visun objet long et mince qui allait flottant lentement en avant et enarrière.

Un coup de clairon nous avertit de cesser lefeu.

Une bouffée de vent emporta le voile quis’étendait devant nous et alors nous pûmes voir ce qui s’étaitpassé.

Je m’étais attendu à voir la moitié de cerégiment de cavalerie couché à terre, mais soit que leurs cuirassesles eussent protégés, soit que par suite de notre jeunesse et del’agitation que nous avait causée leur approche, nous eussions tiréhaut, notre feu ne leur avait pas causé grand dommage.

Environ trente chevaux gisaient par terre,trois ensemble à moins de dix yards de moi, celui du milieu étaitcomplètement sur le dos, les quatre pattes en l’air, et c’étaitl’une de ces pattes que j’avais vue s’agiter à travers lafumée.

Il y avait huit ou dix morts et autant deblessés, qui restaient assis sur l’herbe, la plupart tout étourdis,mais l’un d’eux criant à tue-tête :

– Vive l’Empereur !

Un autre, qui avait reçu une balle dans lacuisse, un grand diable à moustache noire, était assis le doscontre le cadavre de son cheval.

Ramassant sa carabine, il fit feu avec autantde sang-froid que s’il avait concouru pour le tir à la cible, et ilatteignit en plein front Angus Myres qui n’était séparé de moi quepar deux hommes.

Il allongeait la main pour prendre une autrecarabine qui se trouvait tout près, mais avant qu’il eût le tempsde la saisir, le gros Hodgson, qui formait le pivot de la compagniede Grenadiers, accourut et lui planta sa baïonnette dans la gorge.Grand dommage, car c’était un fort bel homme !

Tout d’abord je m’imaginai que les cuirassierss’étaient enfuis à la faveur de la fumée, mais ils n’étaient pasgens à le faire aussi facilement.

Leurs chevaux avaient dévié sous notrefeu.

Ils avaient continué leur course au delà denotre carré et reçu le feu des deux carrés placés plus loin.

Alors ils franchirent une haie, rencontrèrentun régiment de Hanovriens formé en ligne et les traitèrent commeils nous auraient traités si nous n’avions pas été aussiprompts.

Ils le taillèrent en pièces en un instant.

C’était terrible de voir les gros Allemandscourir en criant pendant que les cuirassiers, se dressant sur leurséperons pour donner plus d’élan à leurs sabres longs et lourds, lesabattaient d’estoc et de taille sans merci.

Je ne crois pas qu’il soit resté cent hommesen vie de ce régiment.

Les Français revinrent, passant devant nous,criant et brandissant leurs armes qui étaient rouges jusqu’à lagarde.

Ils agissaient ainsi pour nous faire tirer,mais notre colonel était un vieux soldat.

À cette distance nous ne pouvions leur fairebeaucoup de mal, et ils auraient fondu sur nous avant que nouseussions rechargé.

Trois cavaliers passèrent encore un peuderrière la crête à notre droite.

Nous savions fort bien, que si nous ouvrionsnotre carré, ils seraient sur nous en un clin d’œil.

D’autre part, il était bien dur d’attendre làou nous étions, car ils avaient donné le mot à une batterie dedouze canons, qui se forma à mi-côte, à quelque centaines de yardsmais nous ne pouvions l’apercevoir.

Elle nous envoyait par-dessus la crête desboulets qui arrivaient juste au milieu de nous ; c’est cequ’on appelle un tir plongeant, et un de leurs artilleurs courut auhaut de la pente pour planter, dans la terre humide, un épieu quidevait leur servir de guide. Il le fit sous les fusils mêmes detoute la brigade.

Aucun de nous ne tira sur lui, car chacuncomptait pour cela sur son voisin.

L’enseigne Samson, le plus jeune dessous-officiers du régiment sortit du carré en courant, et allaarracher l’épieu, mais aussi prompt qu’un brochet à la poursuited’uns truite, un lancier apparut sur la crête, et lui porta un coupsi violent par derrière, que non seulement la pointe, mais encorele pennon de sa lance sortirent par devant, entre le second et letroisième bouton de la tunique du petit.

– Hélène ! Hélène ! cria-t-il avantde tomber mort la face en avant, pendant que le lancier, criblé deballes, s’abattait près de lui, sans lâcher son arme, de sortequ’ils gisaient ensemble, joints par ce terrible trait d’union.

Mais quand la batterie eut ouvert son feu,nous n’eûmes guère le temps de songer à autre chose.

Un carré est un excellent moyen de recevoir lacavalerie, mais il n’en est point de pire quand il s’agit derecevoir des boulets comme nous nous en aperçûmes, quand ilscommencèrent à tailler des coupures rouges à travers nos rangs, aupoint que nos oreilles étaient lasses d’entendre le bruit sourdd’éclaboussement, que faisait la masse de fer en heurtant de lachair et du sang.

Au bout de dix minutes de cette manœuvre,notre carré se déplaça d’une centaine de pas vers la droite, maisnous laissions derrière nous un autre carré, car cent vingt hommeset sept officiers marquaient la place que nous avions occupée.

Mais les canons nous retrouvèrent.

On essaya de la formation en ligne, maisaussitôt la cavalerie – c’étaient cette fois des lanciers – fonditsur nous par-dessus la hauteur.

Je dois vous dire que nous fûmes contentsd’entendre le bruit des sabots de chevaux, car nous savions quel’artillerie suspendait son feu un instant, et nous laisserait unechance de rendre coup pour coup.

Et c’est ce que nous fîmes fort bien, car avecnotre sang-froid, nous avions pris de la malice et de lacruauté.

Pour mon compte, il me semblait que je mesouciais aussi peu des cavaliers que s’il se fut agi d’autant demoutons de Corriemuir.

Il arrive un moment où l’on cesse de songer àsa peau, et il vous semble que vous cherchez seulement quelqu’un àqui faire payer tout ce que vous avez souffert.

Cette fois nous prîmes notre revanche sur leslanciers, car ils n’avaient pas de cuirasses pour les protéger, etd’une seule salve, nous en jetâmes à bas soixante-dix.

Peut-être que si nous avions vu soixante dixmères pleurant sur les corps de leurs garçons, nous n’aurions pasété aussi contents, mais les hommes, quand ils livrent bataille, nesont plus que des bêtes ; et ils ont juste autant de raisonque deux taurillons quand ils ont réussi à se prendre par lagorge.

À ce moment, le colonel eut une idéeexcellente.

Après avoir calculé qu’après cette charge, lacavalerie serait éloignée pendant cinq minutes, il nous reforma enligne et nous fit reculer jusqu’à un creux plus profond, où nousdevions être à l’abri de l’artillerie, avant qu’elle pûtrecommencer son tir.

Cela nous donna le temps de respirer, et nousen avions grand besoin, car le régiment fondait comme un glaçon ausoleil. Mais si mauvais que cela fût pour nous, ce fut bien pirepour d’autres.

Tous les Hollando-Belges s’étaient sauvés àtoutes jambes à ce moment-là, au nombre de quinze mille, et il enrésultait de grands vides dans notre ligne, à travers lesquels lacavalerie française allait et venait comme elle voulait.

Puis, les canons français avaient été biensupérieurs aux nôtres par le tir et le nombre ; notre grossecavalerie avait été hachée même, si bien que les affaires neprenaient pas une tournure fort gaie pour nous.

D’autre part, Hougoumont, qui n’était plusqu’une ruine trempée de sang, était resté entre nos mains. Tous lesrégiments anglais tenaient bon.

Pourtant, à dire la vérité vraie, comme ondoit le faire quand on est un homme, il y avait parmi les habitsbleus qui partirent vers l’arrière, une pincée d’habits rouges.Mais c’étaient de tous jeunes gens, ceux-là, des traînards, descœurs lâches comme il s’en trouve partout.

Je le répète, pas un régiment ne fléchit.

Ce que nous pouvions distinguer de la batailleétait fort peu de chose, mais il eût fallu être aveugle pour nepoint voir que, derrière nous, la campagne était couverte defuyards.

Cependant alors, bien que nous autres, del’aile droite, nous n’en sussions rien, les Prussiens avaientcommencé leur mouvement.

Napoléon avait détaché vingt mille hommes pourles arrêter, et c’était une compensation pour ceux d’entre nous quis’étaient sauvés.

Les forces en présence étaient à peu près lesmêmes qu’au début.

Tout cela, pourtant, était fort obscur pournous.

À un certain moment, la cavalerie françaiseavait débordé en tel nombre entre nous et le reste de l’armée, quenous crûmes quelque temps être la seule brigade restée debout.

Alors, serrant les dents, nous prîmes larésolution de vendre notre vie le plus cher possible.

Il était entre quatre et cinq heures del’après-midi, et nous n’avions rien à manger, pour la plupart,depuis la veille au soir.

Par-dessus le marché, nous étions trempés parla pluie. Elle nous avait arrosés pendant tout le jour, maispendant les dernières heures, nous n’avions pas eu un moment poursonger au temps ou à notre faim.

Alors nous nous mîmes à regarder autour denous et à raccourcir nos ceinturons, à nous demander qui avait étéatteint, qui avait été épargné.

Je fus content de revoir Jim, la figure toutenoire de poudre, debout à ma droite et appuyé sur son fusil.

Il vit que je le regardais et me demanda, encriant, si j’étais blessé.

– Tout va bien, Jim, répondis-je.

– Je crains bien d’être venu ici chasser ungibier imaginaire, dit-il, d’un air sombre. Mais ce n’est pasencore fini, par Dieu ! j’aurai sa peau, ou il aura lamienne.

Il avait si longtemps couvé son tourment, lepauvre Jim, que je crois vraiment que cela lui avait tourné latête.

En effet, il avait dans les yeux, en parlant,une expression qui n’avait presque rien d’humain.

Il avait toujours été de ceux qui prennent àcœur, même de petites choses, et depuis qu’Edie l’avait abandonné,je crois qu’il n’avait jamais été maître de lui-même.

Ce fut à ce moment de la bataille que nousassistâmes à deux combats singuliers, chose assez commune, à cequ’on me dit, dans les batailles d’autrefois, avant que les hommesfussent exercés a se battre par masses.

Comme nous étions couchés dans le fossé, deuxcavaliers arrivèrent à fond de train, sur la crête, en face denous.

Le premier était un dragon anglais. Il avaitla figure presque dans la crinière de son cheval.

Derrière lui, arrivait à grand bruit, sur unegrosse jument noire, un cuirassier français, vieux gaillard à latête grise.

Les nôtres se mirent à les huer au passage,car il leur paraissait honteux qu’un Anglais courût ainsi, mais aumoment où ils passèrent devant nous, on vit de quoi ils’agissait.

Le dragon avait laissé choir son arme, ilétait désarmé, et l’autre le serrait d’aussi près pour l’empêcherd’en trouver une autre.

À la fin, piqué sans doute par nos huées,l’Anglais prit son parti d’affronter le combat.

Ses yeux tombèrent sur une lance qui setrouvait près du cadavre d’un Français.

Il fit obliquer un peu son cheval, pourlaisser passer l’autre, et alors, sautant à bas avec adresse, ils’en saisit.

Mais l’autre était un vieux routier, et ilfondit sur lui comme un boulet.

Le dragon para le coup avec sa lance, maisl’autre la détourna et lui planta son sabre à traversl’omoplate.

Cela se passa en un instant.

Puis le Français mit son cheval au trot, ennous jetant un ricanement par-dessus son épaule, comme un chienhargneux.

La première partie était gagnée pour eux, maisnous eûmes bientôt à marquer un point.

L’ennemi avait poussé en avant une ligne detirailleurs, qui dirigeaient leur feu sur nos batteries de droite,plutôt que sur nous, mais nous envoyâmes deux compagnies du95ème, pour les tenir en échec.

Cela produisait un effet singulier, ces bruitssecs et aigres, car des deux côtés on se servait de lacarabine.

Parmi les tirailleurs français se tenaitdebout un officier, un homme de haute taille, maigre, avec unmanteau sur ses épaules.

Quand les nôtres arrivèrent, il s’avançajusqu’à mi-chemin entre les deux troupes et s’arrêta bien droit,dans l’attitude d’un escrimeur, la tête rejetée en arrière.

Je le vois encore aujourd’hui, les paupièresabaissées, une sorte de sourire narquois sur la physionomie.

À cette vue, le sous-officier des carabiniers,un grand beau jeune homme, courut en avant, fonçant sur lui avec cesingulier sabre courbé que portent les carabiniers.

Ils se heurtèrent comme deux béliers, car ilscouraient à la rencontre l’un de l’autre.

Ils tombèrent par l’effet de ce choc, mais leFrançais était dessous.

Notre homme brisa son arme près de la poignée,et reçut l’arme de l’autre à travers le bras gauche, mais il fut leplus fort, et trouva le moyen d’ôter la vie à son ennemi avec letronçon ébréché de son arme.

Je croyais bien que les tirailleurs françaisallaient l’abattre, mais pas une détente ne partit, et il revint àsa compagnie avec une lame de sabre dans un bras, et une moitié desabre à la main.

Chapitre 13LA FIN DE LA TEMPÊTE

Parmi tant de choses qui paraissant étrangesdans une bataille, maintenant que j’y songe, il n’en est pas deplus singulière que la façon dont elle agit sur mes camarades.

Pour quelques-uns, on eût dit qu’ils selivraient à leur repas journalier, sans qu’ils eussent fait dequestion, remarqué de changement.

D’autres marmottèrent des prières depuis lepremier coup de canon jusqu’à la fin ; d’autres sacraient,lâchaient des jurons à vous faire dresser les cheveux sur latête.

Il y en avait un, l’homme à ma gauche, MikeThreadingham, qui ne cessa de me parler de sa tante Sarah, unevieille fille, qui avait légué une maison pour les enfants desmarins noyés, tout l’argent qu’elle lui avait promis.

Il me dit cette histoire et la recommença.

Puis, la bataille finie, il jura ses grandsdieux qu’il n’avait pas ouvert la bouche de tout le jour.

Quant à moi, je ne saurais dire si je parlaiou non, mais je sais que j’avais l’intelligence et la mémoire plusclaires que je ne les ai jamais eues, que je pensai tout le tempsaux vieux parents laissés à la maison, à la cousine Edie, à sesyeux fripons et mobiles, à de Lissac et ses moustaches de chat, àtoutes les aventures de West Inch, qui avaient fini par nousconduire dans les plaines de Belgique, servir de cible à deux centcinquante canons.

Pendant tout ce temps, le grondement de cescanons avait été terrible à entendre, mais ils se turentsoudain.

Ce n’était cependant que le calme momentané aucours d’une tempête.

Alors, on devine que presque immédiatement, ilva être suivi d’un pire déchaînement de l’orage.

Il y avait encore un bruit très fort versl’aile la plus éloignée, où les Prussiens se frayaient passage enavant, mais c’était à deux milles de là.

Les autres batteries, tant françaisesqu’anglaises, se turent.

La fumée s’éclaircit de façon que les deuxarmées purent[2] se voir un peu.

Notre crête offrait un spectacle terrible. Oneût dit qu’il restait à peine quelques parcelles de rouge et deslignes vertes à l’endroit où avait été la légion allemande, tandisque les masses françaises semblaient aussi denses qu’avant.

Nous savions pourtant qu’ils avaient dû perdreplusieurs milliers d’hommes dans ces attaques.

Nous entendîmes de grands cris de joie partirde leur coté ; puis, tout à coup, leurs batteries rouvrirentle feu avec un vacarme tel que celui qui venait de finir n’étaitrien en comparaison.

Il devait être deux fois aussi fort, carchaque batterie était deux fois plus rapprochée.

Elles avaient été déplacées de façon à tirerpresque à bout portant, d’énormes masses de cavalerie, disposéesdans leurs intervalles, pour les défendre contre toute attaque.

Quand ce tapage infernal arriva à nosoreilles, il n’y eût pas un homme, jusqu’au petit tambour, qui necomprît ce que cela signifiait.

C’était le dernier et suprême effort quefaisait Napoléon pour nous écraser.

Il ne restait plus que deux heures de jour, etsi nous pouvions tenir ce temps-là, tout irait bien.

Épuisés par la faim, la fatigue, accablés,nous faisions des prières pour obtenir la force de charger nosarmes, de sabrer, de tirer, tant qu’un de nous resteraitdebout.

Maintenant, la canonnade ne pouvait plus nousfaire grand mal, car nous étions couchés à plat ventre, et nouspouvions en un instant nous dresser en une masse hérissée debaïonnettes, si la cavalerie fondait de nouveau sur nous.

Mais, derrière le tonnerre des canons,s’entendait un bruit plus clair, plus aigre, un bruit defroissement, de frottement, le plus farouche, le plus saccadé, leplus entraînant des bruits.

– C’est le pas de charge, cria unofficier. Cette fois ils veulent en finir.

Et, comme il parlait encore, nous vîmes unechose étrange.

Un Français, portant l’uniforme d’officier dehussards, s’avança au galop vers nous sur un petit cheval bai.

Il criait à tue-tête : « Vive leRoi ! Vive le Roi ! » Autant dire que c’était undéserteur, puisque nous étions du côté du Roi, et qu’euxsoutenaient l’Empereur.

En passant près de nous, il nous cria enanglais :

– La Garde arrive ! la Gardearrive !

Puis il disparut vers l’arrière, comme unefeuille emportée par l’orage.

Au même moment, un aide de camp accourut, avecla figure la plus rouge que j’aie jamais vu sur le corps d’unhomme.

– Il faut que vous les arrêtiez, ou bien noussommes battus, cria-t-il au général Adams si fort, que toute notrecompagnie put l’entendre.

– Comment cela marche-t-il ? demanda legénéral.

– Deux petits escadrons, c’est tout ce quireste de six régiments de grosse cavalerie, dit-il.

Et il se mit à rire, de l’air d’un homme dontles nerfs ont été trop tendus.

– Peut-être voudrez-vous vous joindre à notremarche en avant ! Je vous en prie, regardez-vous comme un desnôtres, dit le général en s’inclinant, et souriant, comme s’il luioffrait une tasse de thé.

– Ce sera avec le plus grand plaisir ;dit l’autre en ôtant son chapeau.

Un moment après, nos trois régiments seresserrèrent. La brigade avança sur quatre lignes, franchit lecreux où nous étions restés couchés en formant les carrés, et allaau-delà du point d’où nous avions vu l’armée française.

Il n’était pas possible de voir beaucoup dechoses à ce moment.

On ne distinguait guère que la flamme rouge,jaillissant de la gueule des canons, à travers le nuage de fumée,et les silhouettes noires se baissant, tirant, écouvillonnant,chargeant, actives comme des diables, et toutes à leur œuvrediabolique.

Mais à travers ce tapage et ce bourdonnementmontait, de plus en plus fort, le bruit de milliers de pieds enmarche, mêlé à de grandes clameurs.

Puis on entrevit, à travers le brouillard, unevague mais large ligne noire, qui prît une teinte plus foncée, undessin plus net, si bien qu’enfin, nous vîmes que c’était unecolonne, sur cent hommes de front, qui se dirigeaient rapidementsur nous ; coiffés de hauts bonnets à poil, avec un éclat deplaques de cuivre au-dessus du front.

Et derrière ces cent hommes, il y en avaitcent autres, et ainsi de suite, cela se déroulait, se tordait,sortait de la fumée des canons.

On eût dit un serpent monstrueux, et cetteimmense colonne paraissait interminable.

En avant venaient, çà et là, des tirailleurs,derrière ceux-ci, les tambours, tout cela s’avançait d’un pasélastique, les officiers formant des groupes serrés sur les flancs,l’épée à la main et criant des encouragements.

Il y avait aussi, en tête, une douzaine decavaliers, qui criaient tous ensemble, l’un d’eux portait son shakoau bout de son épée, qu’il tenait droite.

Je le dis encore, jamais mortels necombattirent aussi vaillamment que le firent les Français cejour-là.

C’était merveilleux de les voir, car à mesurequ’ils s’avançaient, ils se trouvèrent en avant de leurs proprescanons, de sorte qu’ils n’eurent plus à compter sur cette aide,quoiqu’ils allassent tout droit à deux batteries que nous avionseues à nos côtés pendant tout le jour.

Chaque canon avait réglé son tir à un piedprès, et nous vîmes de longues lignes rouges se dessiner dans lanoire colonne, à mesure qu’elle progressait.

Les Français étaient si près de nous et siserrés les uns contre les autres, que chaque coup en emportait desdizaines ; mais ils se serraient davantage, et marchaient avecun élan, un entrain qui étaient des plus beaux à voir.

Leur tête était tournée tout droit vers nous,tandis que le 93ème débordait d’un côté, et le52ème de l’autre côté.

Je croirai toujours que si nous étions restésà l’attendre, la Garde nous aurait enfoncés, car comment arrêterune telle colonne avec une ligne de quatre hommesd’épaisseur ?

Mais à ce moment-là, Colburne, le colonel du52ème, reploya son flanc gauche de manière à le placerparallèlement à la colonne, ce qui contraignit les Français às’arrêter.

Leur ligne de front était à une quarantaine depas de nous, et nous pûmes les voir à notre aise.

Il m’a toujours paru plaisant de me rappelerque je m’étais toujours figuré les Français comme des hommes depetite taille.

Or, il n’y en avait pas un seul, dans cettepremière compagnie, qui ne fût capable de me ramasser comme sij’étais un gamin, et leurs hauts bonnets à poil les faisaitparaître plus grands encore.

C’étaient des gaillards endurcis, tannés,nerveux, aux yeux farouches et bridés, aux moustaches hérissées,ces vieux soldats qui n’avaient jamais passé une semaine sans sebattre, et pendant bien des années.

Et alors, comme je me tenais prêt, le doigtsur la détente, attendant le commandement de feu, mon regard tombaen plein sur l’officier monté qui portait son chapeau au bout deson épée.

Je le reconnus : c’était Bonaventure deLissac.

Je le vis. Jim le vit aussi.

J’entendis un grand cri, et je vis Jim courircomme un fou sur la colonne française.

Aussi prompte que la pensée, la brigadeentière suivit cette impulsion, les officiers comme les soldats, etse jeta sur le front de la Garde, pendant que nos camaradesl’assaillaient par les flancs.

Nous avions attendu l’ordre, mais tout lemonde crut qu’il avait été donné : cependant, vous pouvez mecroire sur parole, ce fut en réalité Jim Horscroft qui mena cettecharge, faite par la brigade sur la vieille Garde.

Dieu sait ce qui se passa pendant ces cinqpremières minutes de rage.

Je me rappelle que je mis mon fusil sur ununiforme bleu, que j’appuyai sur la détente, et que l’homme netomba pas, parce qu’il était porté par la foule, mais je vis, surl’étoffe, une tache horrible, et un léger tourbillon de fumée,comme si elle avait pris feu. Puis, je me trouvai rejeté contredeux gros Français, et si serré entre eux, qu’il nous étaitimpossible de mouvoir une arme.

L’un d’eux, un gaillard à grand nez, me saisità la gorge, et je me sentis comme un poulet dans sa poigne.

– Rendez-vous, coquin, dit-il.

Mais, tout à coup, il se ploya en deux enjetant un cri, car quelqu’un venait de lui plonger une baïonnettedans le ventre.

On tira très peu de coups de feu après lepremier abordage. On n’entendait plus que le choc des crossescontre les canons, les cris brefs des hommes atteints, et lescommandements des officiers.

Alors, tout à coup, les Français commencèrentà céder le terrain, lentement, de mauvaise grâce, pas à pas, maisenfin ils reculaient.

Ah ! il valait bien tout ce que nousavions souffert jusque là, le frisson qui nous parcourut le corpsquand nous comprîmes qu’ils allaient plier.

J’avais devant moi un Français, un homme auxtraits tranchants, aux yeux noirs, qui chargeait, qui tirait, commes’il avait été à l’exercice.

Il visait avec soin, et regardait d’abordautour de lui pour choisir et abattre un officier.

Je me rappelle qu’il me vint à l’esprit que ceserait faire un bel exploit que de tuer un homme qui montrait untel sang-froid.

Je me précipitai vers lui et lui passai mabaïonnette au travers du corps.

En recevant ce coup, il fit demi-tour et melâcha un coup de fusil en pleine figure.

La balle me fit, à travers la joue, une marquequi me restera jusqu’à mon dernier jour.

Quand il tomba, je trébuchai par-dessus soncorps. Deux autres hommes tombèrent à leur tour sur moi, et jefaillis être étouffé sous cet entassement.

Lorsqu’enfin je me fus dégagé, après m’êtrefrotté les yeux, qui étaient pleins de poudre, je vis que lacolonne était définitivement rompue, qu’elle se disloquait engroupes, les uns fuyant à toutes jambes, les autres continuant àcombattre, dos à dos, dans un vain effort pour arrêter la brigade,qui balayait tout devant elle.

Il me semblait qu’un fer rouge était appliquésur ma figure, mais j’avais l’usage de mes membres.

Aussi, j’enjambai d’un bond un amas decadavres ou d’hommes mutilés, je courus après mon régiment, etallai prendre ma place au flanc droit.

Le vieux major Elliott était là, boitant unpeu, car son cheval avait été tué, mais lui, il ne s’en trouvaitpas plus mal.

Il me vit venir et me fit un signe de tête,mais on avait trop de besogne pour avoir le temps de causer.

La brigade avançait toujours, mais le généralpassa à cheval devant moi, baissant la tête, et regardant lespositions anglaises :

– Il n’y a pas de terrain gagné, dit-il, maisje ne recule pas.

– Le duc de Wellington a remporté une grandevictoire, proclama l’aide de camp d’une voix solennelle.

Et alors, cédant soudain à ses sentiments, ilajouta :

– Si ce maudit animal voulait seulement selancer en avant.

Ce qui fit rire tous les hommes de lacompagnie de flanc.

Mais à ce moment-là, le premier venu pouvaitse rendre compte que l’armée française se disloquait.

Les colonnes et les escadrons, qui avaienttenu bon si carrément pendant tout le jour, offraient maintenantdes vides sur les bords.

Au lieu d’avoir, en avant, une forte ligne detirailleurs, elles avaient, à l’arrière, un éparpillement detraînards.

La Garde s’éclaircissait, devant nous, àmesure que nous poussions en avant, et nous nous trouvâmes face àface avec douze canons, mais, au bout d’un moment, ils furent ànous, et je vis notre plus jeune sous-officier, après celui quiavait été tué par le lancier, griffonner à la craie sur l’un d’eux,en gros chiffres, le numéro 72, en vrai écolier qu’il était.

Ce fut alors que nous entendîmes, derrièrenous, un hourra d’encouragement, et que nous vîmes l’armée anglaisetout entière déborder par-dessus la crête des hauteurs et serépandre dans la vallée pour fondre sur ce qui restait del’ennemi.

Les canons arrivèrent aussi en bondissant, àgrand bruit, et notre cavalerie légère, le peu qui en restait,rivalisa sur la droite avec notre brigade.

Après cela, il n’y avait plus de bataille.

L’on marcha en avant sans rencontrer derésistance, et notre armée finit de se former en ligne sur leterrain même que les Français occupaient le matin.

Leurs canons étaient à nous ; leurinfanterie réduite à une cohue qui s’éparpillait par tout lepays ; leur brave cavalerie se montra seule capable deconserver un peu d’ordre, et de quitter le champ de bataille sansse rompre.

Enfin, au moment même où la nuit venait, noshommes, épuisés et affamés, purent remettre la besogne auxPrussiens, et former les faisceaux sur le terrain qu’ils avaientconquis.

Voilà tout ce que je vis et tout ce que jepuis dire sur la bataille de Waterloo.

J’ajouterai seulement que j’avalai, le soir,une galette d’avoine de deux livres, pour mon souper, et une bonnecruche de vin rouge.

Il me fallut donc percer un autre trou à monceinturon, qui me serra alors comme un cercle autour d’unbaril.

Après cela, je me couchai dans la paille, oùse vautrait le reste de la compagnie.

Moins d’une minute après, je m’endormais d’unsommeil de plomb.

Chapitre 14LE RÈGLEMENT DE COMPTE DE LA MORT

Le jour pointait, et les premières lueursgrises venaient de se montrer furtivement à travers les longues etminces fentes des murs de notre grange, lorsqu’on me secouaforcement par l’épaule.

Je me levai d’un bond.

Dans mon cerveau, hébété par le sommeil, jem’étais figuré que les cuirassiers arrivaient sur nous, etj’empoignai une hallebarde posée contre le mur, mais en voyant leslongues files de dormeurs, je me rappelai où j’étais.

Mais je puis vous dire que je fus bien étonnéen m’apercevant que c’était le major Elliott lui-même, qui m’avaitréveillé.

Il avait l’air très grave et, derrière lui,venaient deux sergents, tenant de longues bandes de papier et uncrayon.

– Réveillez-vous, mon garçon, dit le major,retrouvant sa bonhomie comme si nous étions de nouveau àCorriemuir.

– Oui, major, balbutiai-je.

– Je vous prie de venir avec moi. Je sens queje vous dois quelque chose à tous deux, car c’est moi qui vous aifait quitter vos foyers. Jim Horscroft est manquant.

Je sursautai à ces mots, car avec cetteattaque furieuse, et la faim, et la fatigue, j’avais complètementoublié mon ami depuis qu’il s’était élancé contre la Gardefrançaise, en entraînant tout le régiment.

– Je suis en train de faire le relevé de nospertes, dit le major, et si vous vouliez bien venir avec moi, vousme feriez grand plaisir.

Nous voilà donc en route, le major, les deuxsergents et moi.

Oh ! certes, c’était un terriblespectacle, si terrible, que malgré le nombre d’années qui se sontécoulées, je préfère en parler le moins possible.

C’était bien horrible à voir dans la chaleurdu combat, mais maintenant, dans l’air froid du matin, alors qu’onn’a pas le tambour ni le clairon pour vous exciter, tout ce qu’il ya de glorieux a disparu, il ne reste plus qu’une vaste boutique deboucher, où de pauvres diables ont été éventrés, écrasés, mis enbouillie, où l’on dirait que l’homme a voulu tourner en dérisionl’œuvre de Dieu.

L’on pouvait lire sur le sol chaque phase ducombat de la veille : les fantassins morts, formant encore descarrés, la ligne confuse de cavaliers qui les avaient chargés, eten haut, sur la pente, les artilleurs gisant autour de leur piècebrisée.

La colonne de la Garde avait laissé une bandede morts à travers la campagne.

On eût dit la trace laissée par une limace. Entête, se dressait un amas de morts en uniforme bleu, entassés surles habits rouges, à l’endroit où avait eu lieu cette étreintefurieuse, lorsqu’ils avaient fait le premier pas en arrière.

Et ce que je vis tout d’abord, en arrivant àcet endroit, ce fut Jim, lui-même.

Il gisait, de tout son long, étendu sur ledos, la figure tournée vers le ciel.

On eut dit que toute passion, toute souffrances’étaient évaporées.

Il ressemblait tout à fait à ce Jimd’autrefois, que j’avais vu cent fois dans sa couchette, quand nousétions camarades d’école.

J’avais jeté un cri de douleur en le voyant,mais quand j’en vins à considérer son visage, et que je lui trouvail’air bien plus heureux, dans la mort, que je n’avais jamais espéréde le voir pendant sa vie, je cessai de me désoler sur lui.

Deux baïonnettes françaises lui avaienttraversé la poitrine.

Il était mort sur le champ, sans souffrir, àen croire le sourire qu’il avait sur les lèvres.

Le major et moi, nous lui soulevions la tête,espérant qu’il restait peut-être un souffle de vie, quandj’entendis près de moi une voix bien connue.

C’était de Lissac, dressé sur son coude, aumilieu d’un tas de cadavres de soldats de la Garde.

Il avait un grand manteau bleu autour ducorps. Son chapeau à grand plumet rouge, gisait à terre, près delui.

Il était bien pâle. Il avait de grands cerclesbistrés sous les yeux, mais, à cela près, il était resté tel qu’ilétait jadis, avec son grand nez tranchant d’oiseau de proie affamé,sa moustache raide, sa chevelure coupée ras et clairsemée jusqu’àla calvitie, au haut de la tête.

Il avait toujours eu les paupières tombantes,mais maintenant il était presque impossible de retrouver,par-dessous, le scintillement de l’œil.

– holà, Jock ! s’écria-t-il, je nem’attendais guère à vous voir ici, et pourtant j’aurais pu m’endouter, quand j’ai vu l’ami Jim.

– C’est vous qui nous avez apporté tous cesennuis, dis-je.

– Ta ! Ta ! Ta ! s’écria-t-il,avec son impatience de jadis. Tout est arrangé pour nous àl’avance. Quand j’étais en Espagne, j’ai appris à croire au Destin.C’est le Destin qui vous a envoyé ici, ce matin.

– C’est sur vous que retombera le sang de cethomme, dis-je, en posant la main sur l’épaule du pauvre Jim.

– Et mon sang sur lui ! dit-il. Ainsi,nous sommes quittes.

Il ouvrit alors son manteau et j’aperçus, avechorreur, un gros caillot noir de sang, qui sortait de sonflanc.

– C’est ma treizième blessure, et ma dernière,dit-il, avec un sourire. On dit que le nombre treize porte malheur.Pourriez-vous me donner à boire, si vous disposez de quelquesgouttes ?

Le major avait du brandy étendu d’eau.

De Lissac en but avidement.

Ses yeux se ranimèrent, et une petite tacherouge reparut à ses joues livides.

– C’est Jim qui a fait cela, dit-il. J’aientendu quelqu’un m’appeler par mon nom, et aussitôt son fusils’est posé sur ma tunique. Deux de mes hommes l’ont écharpé aumoment même où il a fait feu. Bon, bon ! Edie valait biencela. Vous serez à Paris dans moins d’un mois, Jock, et vous laverrez. Vous la trouverez au numéro 11 de la rue de Miromesnil, quiest près de la Madeleine. Annoncez-lui la nouvelle avec ménagement,Jock, car vous ne pouvez pas vous figurer à quel point ellem’aimait. Dites-lui que tout ce que je possède se trouve dans lesdeux malles noires et qu’Antoine en a les clefs. Vous n’oublierezpas ?

– Je me souviendrai.

– Et Madame votre mère ? J’espère quevous l’avez laissée en bonne santé ? Ah ! Et Monsieurvotre père aussi. Présentez-lui mes plus grands respects.

À ce moment même, où il allait mourir, il fitla révérence d’autrefois et son geste de la main, en adressant sessalutations à ma mère.

– Assurément, dis-je, votre blessure pourraitêtre moins grave que vous ne le croyez. Je pourrais vous amener lechirurgien de notre régiment.

– Mon cher Jock, je n’ai pas passé ces quinzeans à faire et recevoir des blessures, sans savoir reconnaîtrecelle qui compte. Mais il vaut mieux qu’il en soit ainsi, car jesais que tout est fini pour mon petit homme, et j’aime mieux m’enaller avec mes Voltigeurs, que de rester pour vivre en exilé et enmendiant. En outre, il est absolument certain que les Alliésm’auraient fusillé. Ainsi, je me suis épargné une humiliation.

– Les Alliés, monsieur, dit le major avec unecertaine chaleur, ne se rendraient jamais coupables d’un acte aussibarbare.

– Vous n’en savez rien, major, dit-il.Supposez vous donc que j’aurais fui en Écosse et changé de nom, sije n’avais eu rien de plus à craindre que mes camarades restés àParis ? Je tenais à la vie, car je savais que mon petit hommereviendrait. Maintenant, je n’ai plus qu’à mourir, car il ne setrouvera plus jamais à la tête d’une armée. Mais j’ai fait deschoses qui ne peuvent pas se pardonner. C’est moi qui commandais ledétachement qui a fusillé le duc d’Enghien ; c’est moi qui…Ah ! Mon Dieu ! Edie ! Edie, ma chérie !

Il leva les deux mains, dont les doigtss’agitèrent, et tremblèrent comme s’il tâtonnait.

Puis il les laissa retomber lourdement devantlui, et sa tête se pencha sur sa poitrine.

Un de nos sergents le recoucha doucement.L’autre étendit sur lui le grand manteau bleu. Nous laissâmes ainsilà ces deux hommes, que le Destin avait si étrangement mis enrapport.

L’Écossais et le Français gisaient silencieux,paisibles, si rapprochés que la main de l’un eût pu toucher cellede l’autre, sur cette pente imbibée de sang, dans le voisinage deHougoumont.

Chapitre 15COMMENT TOUT CELA FINIT

Maintenant, me voici bien près de la fin detout cela, et je suis fort content d’y être arrivé, car j’aicommencé ce récit d’autrefois, le cœur léger, en me disant que celame donnerait quelque occupation pendant les longs soirs d’été.Mais, chemin faisant, j’ai réveillé mille peines qui dormaient,mille chagrins à demi oubliés, si bien que j’ai à présent l’âme àvif, comme la peau d’un mouton mal tondu.

Si je m’en tire à bon port, je jure bien de nejamais reprendre la plume ; car, en commençant, cela va toutseul, comme quand on descend dans un ruisseau dont la rive est enpente douce. Puis, avant que vous puissiez vous en apercevoir, vousmettez le pied dans un trou et vous y restez, et c’est à vous devous en tirer à force de vous débattre.

Nous enterrâmes Jim et de Lissac, avec quatrecent trente et un soldats de la Garde impériale et de notreInfanterie légère, rangés dans la même tranchée.

Ah ! Si on pouvait semer un homme brave,comme on sème une graine, quelle belle récolte de héros on feraitun jour !

Alors, nous laissâmes pour toujours, derrièrenous, ce champ de carnage et nous prîmes, avec notre brigade, laroute de la frontière pour marcher sur Paris.

Pendant toutes ces années-là, on m’avaittoujours habitué à regarder les Français comme de très méchantesgens, et comme nous n’entendions parler d’eux qu’à l’occasion debatailles, de massacres sur terre et sur mer, il était asseznaturel pour moi de les croire vicieux par essence et de compagniedangereuse.

Après tout, n’avaient-ils pas entendu dire denous la même chose, ce qui devait certainement nous faire juger pareux de la même manière.

Mais quand nous eûmes à traverser leur pays,quand nous vîmes leurs charmantes petites fermes, et les bonnesgens si tranquillement occupés au travail des champs et les femmestricotant au bord de la route, la vieille grand-maman, en vastecoiffe blanche, grondant le bébé pour lui apprendre la politesse,tout nous parut si empreint de simplicité domestique, que j’en vinsà ne pouvoir comprendre pourquoi nous avions si longtemps haï etredouté ces bonnes gens.

Je suppose que, dans le fond, l’objet réel denotre haine, c’était l’homme qui les gouvernait, et maintenantqu’il était parti et que sa grande ombre avait disparu du pays,tout allait reprendre sa beauté.

Nous fîmes assez joyeusement le trajet, enparcourant le pays le plus charmant que j’eusse jamais vu, et nousarrivâmes ainsi à la grande cité.

Nous nous attendions à y livrer bataille, carelle est si peuplée, qu’en prenant seulement un homme sur vingt, onformerait une belle armée. Mais, cette fois, on avait reconnucombien c’est dommage d’abîmer tout un pays à cause d’un seulhomme.

On lui avait donc donné avis qu’il eût à setirer d’affaire, seul, désormais.

D’après les dernières nouvelles qui nousarrivèrent sur lui, il s’était rendu aux Anglais.

Les portes de Paris nous étaientouvertes ; c’étaient des nouvelles excellentes pour moi, carj’aimais autant m’en tenir à la seule bataille où je me fussetrouvé.

Mais il y avait alors à Paris, une foule degens attachés à Boney.

C’était tout naturel, quand on songe à lagloire qu’il leur avait acquise, et qu’on se rappelle qu’il n’avaitjamais demandé à son armée d’aller dans un endroit où il n’allâtpas lui-même.

Ils nous firent assez mauvaise mine à notreentré, je puis vous le dire.

Nous autres, de la brigade d’Adams, nous fûmesles premiers qui mirent le pied dans la ville.

Nous passâmes sur un pont qui s’appelleNeuilly, mot plus facile à écrire qu’à prononcer ; de là, ontraversa un beau parc, le Bois de Boulogne, puis on alla auxChamps-Élysées, où l’on bivouaqua.

Bientôt il y eût, dans les rues, tant dePrussiens et d’Anglais, qu’on se serait cru dans un camp plutôt quedans une ville.

La première fois que je pus sortir, je partisavec Rob Stewart, de ma compagnie, car on ne nous permettait decirculer que par couples, et je me rendis dans la rue deMiromesnil.

Rob attendit dans le vestibule et, dès que jemis le pied sur le paillasson, je me trouvai en présence de macousine Edie, qui était toujours restée la même, et qui se mit à mecontempler de ce regard sauvage qu’elle a.

Pendant un moment, elle ne me reconnut pas,mais quand elle le fit, elle s’avança de trois pas, courut à moi etme sauta au cou.

– Oh ! mon cher vieux Jock,s’écria-t-elle, comme vous êtes beau, sous l’habit rouge !

– Oui, à présent, je suis soldat, Edie,répondis-je d’un ton fort raide, car en voyant sa jolie figure, jecrus apercevoir, par derrière elle, l’autre figure qui étaittournés vers le ciel, sur le champ de bataille de Belgique.

– Qui l’aurait cru ? s’écria-t-elle.Qu’êtes vous alors, Jock ? Général ? Capitaine ?

– Non, je suis simple soldat.

– Comment, vous n’êtes pas, je l’espère, deces gens du commun qui portant le fusil ?

– Si, je porte le fusil.

– Oh ! ce n’est pas, à beaucoup près,aussi intéressant, dit-elle en retournant s’asseoir sur le canapéqu’elle avait quitté.

C’était une chambre superbe, toute tendue desoie et de velours, pleine d’objets brillants, et j’étais sur lepoint de repartir pour donner à mes bottes un nouveau coup debrosse.

Quand Edie s’assit, je vis qu’elle était engrand deuil ; cela me prouva qu’elle connaissait la mort de deLissac.

– Je suis content de voir que vous savez tout,dis-je, car je suis très maladroit pour annoncer avec ménagementles nouvelles. Il a dit que vous pouviez garder tout ce qu’il yavait dans les malles, et qu’Antoine avait les clefs.

– Merci, Jock, merci, dit-elle, vous avez étébien bon de faire cette commission. J’ai appris l’événement il y aenviron huit jours. J’en ai été folle quelque temps, tout à faitfolle. Je porterai le deuil toute ma vie, quoique cela fasse de moiun véritable épouvantail, comme vous le voyez. Ah ! je ne m’enremettrai jamais. Je prendrai le voile et je mourrai aucouvent.

– Pardon, Madame, dit une domestique enavançant la tête, le comte de Beton désire vous voir.

– Mon cher Jock, dit Edie en se levantbrusquement, voilà qui est très important. Je suis bien fâchéed’abréger notre entretien, mais vous reviendrez me voir, j’en saissûre, n’est-ce pas ? Je suis si désolée ? Ah !est-ce qu’il vous serait égal de sortir par la porte de service etnon par la grande porte ? Je vous remercie, mon cher vieuxJock, vous avez toujours été si bon garçon, et vous faisiezexactement ce qu’on vous disait de faire.

C’était la dernière fois que je devais voir lacousine Edie.

Elle se montrait à la lumière du soleil avecson regard provocateur, de jadis, avec ses dents éclatantes.

Aussi je me la rappellerai toujours, brillanteet mobile comme une goutte de mercure.

Lorsque je rejoignis mon camarade en bas dansla rue, je vis à la porte une belle voiture à deux chevaux ;je devinai alors qu’elle m’avait prié de m’esquiver furtivement,pour que ses nouveaux amis du grand monde ne vissent jamais lesgens du commun avec lesquels elle avait vécu dans son enfance.

Elle n’avait fait aucune question sur Jim, nisur mon père et ma mère, qui avaient eu tant de bonté pourelle.

Bah ! elle était ainsi faite, elle nepouvait pas plus s’en dispenser qu’un lapin ne peut s’empêcherd’agiter son bout de queue ; et pourtant, cette pensée me fitgrand-peine.

Neuf mois après, j’appris qu’elle avait épouséce même comte de Beton, et elle mourut en couches un an ou deuxplus tard.

Quant à nous, notre tâche était accomplie.

La grande ombre avait été chassée de dessusl’Europe ; elle ne viendrait plus s’allonger d’un bout àl’autre du pays, planant sur les fermes paisibles, les humblesvillages, faisant les ténèbres dans des existences qui auraient étési heureuses.

Après avoir acheté ma libération, je revins àCorriemuir, où, après la mort de mon père, je pris la ferme.

J’épousai Lucie Deane, de Berwick, et j’élevaisept enfants, qui tous sont plus grands que leur père, etn’omettent rien pour le lui rappeler.

Mais, dans les jours tranquilles et paisiblesqui s’écoulent désormais et qui se ressemblent comme autant debéliers écossais, j’ai peine à convaincre mes jeunes gens que, mêmeici, nous avons eu notre roman, au temps où Jim et moi nous fîmesnotre cour, et où l’homme aux moustaches de chat arriva de l’autrecôté de l’eau.

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