Categories: Contes et nouvelles

La Guerre dans les airs

La Guerre dans les airs

d’ H. G. Wells

Chapitre 1 OÙ IL EST QUESTION DU PROGRÈS ET DE LA FAMILLE SMALLWAYS

1.

– Leur Progrès, comme ils disent, ça marche, – déclara M. Tom Smallways, – ça marche, et l’on se demande comment ça peut toujours marcher.

M. Smallways faisait cette remarque longtemps avant le début de la guerre dans les airs, accoté contre la palissade, au bout de son jardin, et, d’un regard qui n’exprimait ni louange ni blâme, il contemplait la vaste usine à gaz de Bun Hill. Au-dessus des gazomètres pressés les uns contre les autres, trois formes étranges apparurent, grandes vessies flasques qui se balançaient lourdement,devenaient plus rondes et plus énormes – des ballons que l’ongonflait pour les ascensions hebdomadaires de l’Aéro-Club.

– C’est comme ça tous les samedis, – précisa le voisin M.Stringer, le laitier. – Pas plus tard qu’hier, tout le monde seserait précipité pour voir un ballon partir, et maintenant il n’y apas un trou à la campagne qui n’ait son départ de ballon tous lesdimanches… Heureusement pour les compagnies du gaz !

– Samedi dernier, – répliqua M. Smallways, – j’ai été obligé deramasser trois brouettées de gravier dans mes pommes de terre…trois brouettées de lest qu’ils nous ont versées sur la tête. Ilsm’ont écrasé les touffes qui n’étaient pas enterrées.

– Il y a des dames, parait-il, qui montent là-dedans…

– Si on peut appeler ça des dames… En tout cas, ce n’est pasl’idée que je me fais d’une dame… Grimper en l’air et jeter des tasde sable sur le monde, ce n’est pas cela qu’on m’a enseigné àconsidérer comme une occupation pour des dames.

M. Stringer approuva de la tête, et les deux voisinscontinuèrent à surveiller les masses boursouflées, avec uneexpression qui avait passé de l’indifférence à ladésapprobation.

M. Tom Smallways était fruitier de son état et jardinier parvocation, et Jessica, sa modeste épouse, vaquait aux soins de laboutique. Le ciel avait destiné M. Smallways à vivre dans un mondepaisible, mais il avait oublié de créer un monde paisible pour M.Smallways. Le pauvre homme vivotait dans un chaos d’innovationscontinuelles et acharnées, en un endroit précisément ou cesinnovations s’effectuaient ostensiblement et impitoyablement. Lesvicissitudes, eût-on pu dire, croissaient sur le sol même qu’illabourait ; son jardin, loué à l’année, était ombragé d’uneimmense palissade de planches, qui proclamait que ce lopin de terreconstituait un très enviable site pour des constructions. À l’ombrede cette menace perpétuelle de congé, M. Smallways se livrait àl’horticulture, sur ce dernier bout de terrain investi de jour enjour plus étroitement par les accaparements urbains. Il s’enconsolait de son mieux en s’imaginant que ça ne pouvait pasdurer.

– Faudra bien que ça s’arrête ! – répétait-il.

Son vieux père se souvenait du Bun Hill comme d’un idylliquevillage. Jusqu’à cinquante ans, le vieillard avait conduit leschevaux de Sir Peter Bone ; puis, comme il s’était mis àboire, on lui avait confié l’omnibus de la gare, ce qui le menajusqu’à soixante-dix-huit ans, âge auquel il prit sa retraite. Toutle jour, rabougri, bourré de réminiscences qu’il déchargeait, dèsla première approche, sur l’imprudent qui s’aventurait dans sonvoisinage, il demeurait assis près de l’âtre. Il vous décrivait ledomaine de Sir Peter Bone, qu’on avait morcelé parlotissements ; il vous disait comment le noble seigneurrégentait le pays quand il y avait encore des bois et des champs,des chasses à tir et à courre, quand les pataches et les diligencesparcouraient la grand’route, quand des terrains de jeuxs’étendaient à l’endroit qu’occupe l’usine à gaz, et qu’onbâtissait le Palais de Cristal. Puis ç’avait été le chemin de fer,des villas et encore des villas, les usines à gaz, et lesréservoirs de la Compagnie des Eaux, au milieu d’un océan hideux delogements ouvriers ; ensuite, la captation des sources etl’assèchement de la petite rivière dont le lit n’était plus qu’unerigole fétide ; et enfin une seconde ligne de chemin de fer etune seconde station, et des maisons, encore des maisons et desboutiques, une concurrence insoutenable, des magasins à grandesvitrines, des écoles, des impôts nouveaux, des omnibus, destramways à traction mécanique, qui allaient jusqu’au cœur deLondres, des bicyclettes, des automobiles en nombre toujourscroissant, une bibliothèque publique payée par M. Carnegie…

– Faudra bien que ça s’arrête ! répétait M. Tom Smallways,dont les jours s’écoulaient au milieu de ces merveilles.

Mais ça ne s’arrêtait pas. La fruiterie, située dans une desplus petites et des plus vieilles maisons du village, sur laGrand’Rue, avait un air submergé, l’air de se cacher de quelqueennemi qui serait à sa recherche. Quand on refit la chaussée, on lasurhaussa à ce point, pour la niveler, qu’il fallait maintenantdescendre trois marches pour entrer dans la boutique. Toms’efforçait de vendre uniquement la récolte de son jardin, produitsexcellents assurément, mais de variété limitée. Et le Progrès vint,qui l’obligea à mettre dans son étalage des artichauts et desaubergines de France, des pommes étrangères, des pommes de l’Étatde New York, de Californie, du Canada, de la Nouvelle-Zélande, – «des fruits qui ont un bel aspect, mais qui ne valent pas nos bonnespommes d’Angleterre » – des bananes, des noix aux formes insolites,des « grappes fruits » et des mangues…

Les automobiles qui montaient ou descendaient la Grand’Ruedevenaient de plus en plus énormes et puissantes, passaient enronflant à des vitesses toujours plus grandes et répandaient desodeurs toujours plus infectes. On vit même de gros camionsassourdissants, qui remplaçaient les voitures de livraisons pour ladistribution des sacs de charbon, caisses, ballots, paquets, colisde tous genres. Des omnibus automobiles détrônèrent les omnibus àchevaux, et les fraises du Kent elles-mêmes adoptèrent la tractionmécanique pour se rendre à Londres, la nuit, et ajoutèrent à leursaveur naturelle les parfums du Progrès.

Enfin, le jeune Bert Smallways acheta une motocyclette.

2.

Bert, il est nécessaire de l’expliquer, était un Smallways àidées progressives.

Rien n’exprime avec plus d’éloquence l’impitoyable acharnementdu Progrès, que le fait qu’il s’inocula dans le sang même desSmallways. Déjà alors qu’il était bambin en culottes courtes, lejeune Smallways avait en lui quelque chose d’avancé etd’entreprenant. À l’âge de cinq ans, il disparut pendant unejournée entière, et, au cours de sa septième année, il manqua de senoyer dans le réservoir de la Compagnie des Eaux. À dix ans, il sefit confisquer un vrai revolver par un vrai sergent de ville. Ilapprit à fumer, non pas avec de vieilles pipes bourrées de papiergris et de rognures de roseau, comme Tom l’avait fait jadis, maisavec de véritables cigarettes achetées sou par sou chez un marchandde véritable tabac. Il n’avait pas douze ans que son langage imagéahurissait son père. Vers cet âge, il se faisait par semaine troisshillings et plus en portant les bagages des voyageurs à la stationet en vendant la gazette hebdomadaire de la localité. Il dépensaitcet argent en achats de journaux comiques illustrés, de cigaretteset de tout ce qui est indispensable à une vie adonnée au plaisir età la culture intellectuelle : tout cela ne l’empêcha pas determiner ses études classiques à un âge exceptionnellementprécoce.

Nantis de ces détails, vous voilà fixés à présent sur le genrede personnage qu’était Bert Smallways, de six ans le cadet de Tom.Pendant un temps, on avait essayé de l’employer dans la fruiterie,– lorsque Tom, à vingt et un ans, avait épousé Jessica qui en avaittrente et qui lui apportait ses économies de domestique. Mais cen’était pas la vocation de Bert d’être employé. Il éprouvait uneparticulière aversion pour la bêche, et, quand on le chargeait delivrer un panier de légumes, un instinct nomade s’éveillaitirrésistible en lui ; désormais le panier lui appartenait : ilne se souciait ni du poids ni de la destination des légumes, aussilongtemps que rien ne l’obligeait à les porter à leur adresse. Pourlui, un charme magique imprégnait l’univers, et il se lançait à lapoursuite de ce charme, oubliant panier et le reste. Aussi, Tom sedécida-t-il à s’occuper lui-même de ses livraisons et à se mettreen quête, pour Bert, de patrons qui ignoreraient le penchantpoétique de son frère. Bert effleura successivement un bon nombrede métiers : il fut groom dans un magasin de nouveautés et chez unmédecin, garçon de pharmacie, apprenti plombier, griffonneurd’adresses, garçon laitier, « golf caddie », et enfinaide-mécanicien chez un loueur et réparateur de bicyclettes. En cedernier avatar, il trouva apparemment les débouchés que sa natureprogressive exigeait. Son patron, dénommé Grubb, était un jeunehomme à l’âme de pirate et à la figure noire, qui passait sessoirées au café-concert et rêvait d’inventer une mirifique chaînede transmission. Bert voyait en lui le modèle du parfait gentleman.Grubb donnait en location les bicyclettes les plus sales et lesplus dangereuses de tout le sud de l’Angleterre, et il conduisait,avec une verve déconcertante, les discussions qui s’ensuivaient.Bert et lui s’entendirent à merveille. Bert devint presque uncycliste acrobate, capable de franchir de nombreux kilomètres surdes machines qui se seraient immédiatement démolies sous vous oumoi ; il prit l’habitude de se débarbouiller après le travailet parfois même de laver son cou. Avec le surplus de ses gains, ilachetait des cigarettes, des cols et des cravates sensationnels, etse payait des cours de sténographie à l’Institut Philotechnique deBun Hill.

De temps à autre, il entrait chez son frère : alors Tom, quiavait un penchant naturel à témoigner du respect à n’importe qui età n’importe quoi, s’émerveillait de son élégance et de saconversation.

– C’est un garçon qui va de l’avant, ce Bert – disait-il. – Ilsait pas mal de choses.

– Espérons qu’il n’en sait pas trop, – répondait Jessica – quiavait le sens de la mesure.

– À notre époque, il faut aller de l’avant – affirmait Tom. –Les pommes de terre nouvelles, et bien anglaises, nous les auronsen mars, si ça continue de ce train-là. Je n’ai jamais vu uneépoque pareille… As-tu remarqué sa cravate, hier soir ?

– Elle ne lui allait pas, Tom. C’est une cravate de beaumonsieur, mal assortie avec le reste… Ça ne lui va pas, cegenre-là.

Bientôt, Bert fit l’emplette d’un complet de cycliste, avec lacasquette, l’insigne et tous les accessoires. Et à le voir, le dosarrondi, la tête baissée sur le guidon très bas, pédaler encompagnie de Grubb, jusqu’à Brighton, on avait la révélationmiraculeuse de ce que promettait la race des Smallways.

On va de l’avant à notre époque !

Le vieux Smallways, assis au coin du feu, bredouillant entre sesdents, célébrait la grandeur des temps passés : il parlait du vieuxsir Peter qui menait lui-même son « coach » à Brighton – aller etretour en vingt-huit heures, – des chapeaux hauts de forme blancsdu vieux sir Peter, de lady Bone qui ne mit jamais le pied à terresinon pour se promener dans son jardin, et des grands combats deboxe à Crawley. Il parlait de culottes de peau couleur saumon, dechasses au renard à Ring’s Bottom, où s’élève maintenant un asiled’aliénés pour les indigents de Londres, des robes de soie et descrinolines de lady Bone… Mais personne ne l’écoutait. Le mondeavait impatronisé un type de gentleman absolument nouveau, dontl’énergie et l’activité n’avaient rien de celle du gentlemand’autrefois, un personnage enveloppé d’imperméables poudreux, levisage caché sous des lunettes monstrueuses, et surmonté d’unecoiffure baroque, un gentleman fabricant de puanteurs nauséabondes,et qui, à toute vitesse, sur les routes, fuyait devant la poussièreet devant les fumées infectes qu’il dégageait. Sa compagne, d’aprèsce qu’on en pouvait voir des fenêtres de la Grand’Rue de Bun Hill,était une déesse du plein air et du plein vent, aussi affranchiedes soucis du confort qu’une bohémienne de grands chemins, et moinshabillée qu’empaquetée pour se faire transporter à destination àune allure vertigineuse.

Bert grandit ainsi avec un idéal de mobilité et de vastesentreprises. Il devint, autant du moins qu’il pouvait devenirquelque chose, un mécanicien cycliste du genre écorneur d’émail etforceur d’écrous. Sa bicyclette de course, qui développait au moinsneuf mètres de multiplication, n’arrivait pas à le satisfaire, etlongtemps il s’acharna à pédaler à une vitesse de trente kilomètresà l’heure sur des routes sans cesse plus poussiéreusesqu’encombrait une circulation de véhicules mécaniques toujours plusnombreux. Mais enfin ses économies accumulées lui offrirent lachance impatiemment attendue. Le système d’achat par paiementsmensuels lui permit d’obvier à l’insuffisance de ses ressources et,par une matinée de dimanche, mémorable et ensoleillée, il sortit dela boutique sa nouvelle acquisition. Avec l’aide et les conseils deGrubb, il se mit en selle, et, dans les détonations assourdissantesdu moteur, il se lança à travers l’épais brouillard poussiéreux dela grand’route, pour s’ajouter volontairement, comme un dangerpublic de plus, aux charmes champêtres de l’Angleterreméridionale.

– Parti pour Brighton ! – bredouilla le vieux Smallways quiobservait son fils avec un sentiment mêlé d’orgueil et deréprobation. Et il ajouta : – À son âge, je n’avais jamais été àLondres… jamais été nulle part où mes jambes ne pouvaient meporter. Et tout le monde en était là… à moins qu’on ne fût de lahaute… Maintenant tout un chacun s’en va partout. C’est à sedemander comment ils reviennent. Parti pour Brighton, ah !oui… qui est-ce qui voudrait acheter des chevaux, àprésent ?

– Vous ne pouvez pas dire que je sois allé à Brighton, moi, –fit remarquer Tom.

– Ni qu’il ait même envie d’y aller pour perdre son temps etdépenser son argent – insista sèchement Jessica.

3.

Pendant toute une période, la motocyclette accapara à tel pointl’esprit de Bert qu’il resta indifférent au nouveau genred’exercice et de délassement que recherchait l’impatiencehumaine.

Il ne s’aperçut pas que le type de l’automobile, comme celui dela bicyclette, se fixait, en perdant ses caractéristiquesaventureuses. À vrai dire, – fait exact autant qu’inattendu, – cefut Tom qui constata le premier la manifestation nouvelle del’esprit inquiet de l’homme. Les soins de son jardin le rendaientattentif à surveiller le ciel ; la proximité de l’usine à gazet du Palais de Cristal, où avaient lieu de continuellesascensions, et aussi les avalanches de lest dans ses carrés depommes de terre, conspirèrent pour révéler à son espritrécalcitrant que la Déesse de l’Innovation tournait vers les cieuxsa fantaisie perturbatrice. L’engouement pour l’aéronautiquecommençait.

Grubb et Bert en entendirent parler d’abord dans unmusic-hall ; puis le cinématographe confirma la rumeur ;enfin l’imagination de Bert fut stimulée par la lecture d’uneédition populaire des Pirates aériens. Au début, la preuve la plusostensible de cette nouvelle vogue fut la multiplication desballons. Le ciel, au-dessus de Bun Hill, en fut véritablementinfesté. Pendant les après-midi du mercredi et du samedi, enparticulier, on ne pouvait lever les yeux sans à tout momentapercevoir un ballon. Un beau jour, Bert, qui roulait vers Croydon,fut arrêté par la soudaine apparition, au-dessus du parc du Palaisde Cristal, d’un monstre énorme en forme de traversin. Il freina,coupa l’allumage, mit pied à terre et regarda. C’était un traversinau nez cassé, pour ainsi dire, avec, au-dessous, et relativementexiguë, une carcasse rigide portant un homme et un moteur ; àl’avant, une hélice tournait en ronflant, et une sorte degouvernail en toile s’agitait à l’arrière. La nacelle avait l’airde traîner le cylindre récalcitrant, à la façon dont un vaillantpetit terrier remorquerait un timide éléphant. À n’en pas douter,ce couple monstrueux gouvernait à son gré tous ses mouvements. Ils’éleva à la hauteur de plus de trois cents mètres, mit le cap versle sud, disparut derrière les collines, reparut très loin dansl’est, comme une petite silhouette bleue, poussée à toute vitessepar une brise du sud-ouest, revint au-dessus des tours du Palais deCristal, décrivit quelques cercles, choisit un lieu propice pourdescendre et sombra hors de vue.

Bert soupira profondément, et enfourcha sa motocyclette.

Ce ne fut que le commencement d’une succession d’étrangesphénomènes dans le ciel : cylindres, cônes, monstres en forme depoire, et même à la fin un appareil en aluminium qui scintillaitd’éblouissante façon, et que Grubb, par une analogie avec lesarmures du moyen âge inclinait à prendre pour une machine deguerre. Et bientôt, on parvint réellement à voler.

Cependant, rien de ces expériences n’était visible de Bun Hill.Elles se poursuivaient dans des enclos réservés et sous desconditions spéciales, de sorte que Grubb et Bert Smallways nefurent renseignés que par la page illustrée de leur journal à unsou, et par le cinématographe. De tous côtés, ils en entendaientparler, et chaque fois que, dans un lieu public, quelqu’undéclarait à haute voix, d’un ton assuré et confiant : « C’est forcéqu’ils y arrivent ! » il y avait dix chances contre une qu’ils’agit de vol aérien. Un beau jour, Bert transforma un couvercle decaisse en un écriteau que Grubb accrocha à la devanture, avec cetteinscription :

« Construction et Réparation d’Aéroplanes. »

Tom en fut bouleversé ; il lui sembla que c’était un manquede respect, mais la plupart des voisins et tous ceux qu’intéressaitle sport approuvèrent cette idée, qu’ils jugeaient excellente.

On ne parlait que de s’élancer dans les airs et tout le mondeaffirmait : « C’est forcé qu’on y vienne ! » mais on n’yvenait pas sans anicroches. On volait certes, et dans des machinesplus lourdes que l’air, mais il y avait aussi les chutes où parfoisle moteur se brisait et parfois l’aéronaute, souvent les deux à lafois. Les appareils s’élevaient assez bien et volaient pendantquelques kilomètres, mais ils reprenaient rarement terre sansqu’une partie quelconque se disloquât. Il ne semblait guèrepossible de s’y fier entièrement. Un vent trop fort ou untourbillon près du sol risquait de tout culbuter, quand ce n’étaitpas une seconde de distraction de la part de l’aviateur. Et lesengins chaviraient aussi, tout simplement, sans raisonapparente.

– C’est du côté de la stabilité que ça pèche ! – certifiaitGrubb, répétant son journal. – Ils piquent du nez jusqu’à ce qu’ilsse le cassent.

Les expériences se poursuivaient avec des alternatives detriomphe et de désastre. Après chaque insuccès, le public et lesjournaux se lassaient des coûteuses reproductions photographiqueset des rapports exagérément optimistes. On se désintéressa quelquepeu de l’aviation et l’on pratiqua moins les ascensions ensphériques. Pourtant ce sport n’était pas complètement délaissé eton continuait à emporter des provisions de sable pour les déversersur les pelouses et les plates-bandes des paisibles citoyens. Tomse rassura tout au moins en ce qui concernait l’aéroplane. Il estvrai qu’à ce moment les applications du monorail se multipliaient,et l’anxiété de Tom n’était détournée des hauteurs de l’empyrée quepar des menaces plus immédiates et des symptômes d’innovations plusrapprochées du sol.

Depuis plusieurs années, il avait beaucoup été question dumonorail. Mais le mal commença vraiment lorsque Brennan présentaaux divers corps savants d’Europe son monorail à wagongyroscopique. Ce fut la grande vogue de 1907, et la salle dedémonstration de la Société Royale fut trop petite pour le nombredes curieux. Des soldats glorieux, des sionistes fameux, desromanciers illustres, et de fort nobles dames, s’étouffaient dansl’étroit couloir, enfonçaient des coudes distingués dans des côtesque l’univers eût été désolé de savoir broyées ; et tout cemonde s’estimait favorisé s’il apercevait « juste un petit bout derail ». D’une voix imperceptible, mais persuasive, le grandinventeur exposait sa découverte, et il lançait son obéissantmodèle réduit des trains de l’avenir sur des rampes, des courbes,et des affaissements arqués. Le wagon, simple et pratique, couraitsur son unique rail ; il s’arrêtait, faisait marche arrière,restait sur place, avec un équilibre parfait et stupéfiant, qu’ilconservait au milieu d’un tonnerre d’applaudissements. La foule sedispersait enfin, chacun discutant jusqu’à quel point on aimeraittraverser un abîme sur un câble d’acier.

– Supposez que le gyroscope s’arrête !

Bien peu soupçonnaient ce que le monorail de Brennan allaitfaire pour la sécurité des transports et jusqu’à quel point ilallait métamorphoser la face du monde.

Quelques années plus tard, on fut à même de mieux s’en rendrecompte. Bientôt, personne ne s’effraya plus de traverser un abîmesur un câble ; le monorail remplaça les lignes de tramways oude chemins de fer et toutes les formes de voies pour locomotionmécanique. Quand le prix du terrain le permettait, on posait lerail sur le sol, autrement on l’élevait sur des armatures defer ; les wagons, rapides et commodes, sillonnaient le pays entous sens et rendaient les mêmes services que les moyens detransport de jadis.

Quand le vieux Smallways mourut, Tom ne trouva rien de pluscaractéristique, en guise d’oraison funèbre, que ces mots :

– Au temps où il était enfant, rien ne dépassait la hauteur denos cheminées ; on ne voyait ni un rail ni un câble dans leciel !

Le vieux Smallways roula jusqu’à sa dernière demeure sous unréseau complexe de fils et de câbles, car Bun Hill à présent étaitnon seulement un centre de distribution d’énergie motrice, – avecune station génératrice et des transformateurs tout auprès del’ancienne usine à gaz, – mais aussi un important point de jonctiondu réseau monorail suburbain. En outre, le téléphone était installéchez tous les commerçants et même dans presque toutes lesmaisons.

Les hautes armatures des câbles du monorail devinrent un destraits caractéristiques du paysage urbain. Ces puissantesconstructions de fer, peintes en vert bleuté brillant,ressemblaient à d’immenses tréteaux effilés en pyramide. L’un deces tréteaux enjambait la maison de Tom, et, sous cette immensité,elle prenait un air encore plus humble et penaud ; un autregéant se dressait dans un coin du jardin, sur lequel n’existaitjusqu’à présent aucune bâtisse, et ou rien n’était changé, sinonqu’on avait ajouté deux écriteaux réclames, dont l’un recommandaitune montre à 3, 95 F et l’autre un tonique pour le système nerveux.Ces deux écriteaux étaient placés sur un plan horizontal, de façonà frapper la vue des voyageurs du monorail aérien, et ils servaientde toit pour un hangar à outils et pour une serre à champignons.Jour et nuit, sur les lignes de Brighton et de Hastings, passaienten bourdonnant des wagons longs, larges, confortables, éclairésbrillamment dès le coucher du soleil. De la rue, en bas, avec leursfugaces clartés et leurs grondements, on eût dit un orage d’étéaccompagné d’éclairs et de coups de tonnerre incessants.

Bientôt, un pont fut jeté sur le Pas-de-Calais, composé d’unesérie de piliers semblables à autant de tours Eiffel et supportantdes câbles de monorails à cent cinquante pieds au-dessus del’eau ; vers le milieu, ils s’élevaient plus haut encore, pourpermettre le passage des grands navires de Londres et d’Anvers etdes transatlantiques de Brême et de Hambourg.

Puis, les lourdes automobiles se mirent à rouler sur une couplede roues placées l’une derrière l’autre. Quand il eut vu filerdevant sa boutique le premier véhicule de ce genre, Tom en fut siterriblement bouleversé qu’il en demeura sombre et taciturnependant plusieurs jours.

Toutes ces applications du gyroscope et du monorail absorbaientnaturellement l’attention publique. À ce moment, toutefois, uneénorme surexcitation se produisit. Une prospectrice sous-marine,Miss Patricia Giddy, qui avait pris ses diplômes de sciencesnaturelles à l’Université de Londres, découvrit des gisements d’orau large d’Anglesea. Après de brèves vacances consacrées à lapropagande en faveur du suffrage des femmes, elle travaillait surles rocs aurifères du Pays de Galles, et l’idée la frappa que cesbancs de roches pouvaient bien reparaître plus loin sous les flots.Elle décida de vérifier cette hypothèse au moyen de la dragueinventée par le docteur Alberto Cassimi. Grâce à l’heureusecombinaison du raisonnement et de l’intuition particulière à sonsexe, elle trouva de l’or à sa première descente, et, après troisheures de recherches, elle émergea avec une centaine de kilos d’unminerai qui contenait de l’or dans la proportion inouïe de dix-septonces à la tonne. Mais si passionnante que soit l’histoire de cetteprospection sous-marine, on la relatera une autre fois. Il suffirade noter ici que le renouveau d’intérêt pour l’aéronautique eutlieu au moment où, en conséquence de la découverte de miss Giddy,une surélévation des prix s’était produite, en même temps qu’uneaugmentation de la confiance générale et de l’espritd’entreprise.

4.

Tout à coup, on ne s’occupa plus que d’aérostation, de volplané, du plus lourd que l’air ! Ce fut comme une brise qui selève par un jour calme : rien ne la fait présager, elle survient etpasse. On se mit à parler d’aéronautique, comme si jamais onn’avait abandonné un seul instant ce sujet. Les journauxreproduisirent des types de machines et des portraits d’aviateursen plein essor ; les articles et les allusions au vol dans lesairs se multiplièrent dans les graves revues. Dans les trainsmonorails, on se demandait : « Va-t-on bientôt voler ? » Enune nuit ou deux, comme des champignons, on vit surgir unemultitude d’inventeurs. L’Aéro-Club lança le projet d’une vasteExposition sur un emplacement rendu utilisable par la démolition detout un coin immonde de Whitechapel.

La vague montante eut tôt fait de provoquer une ondulationsympathique jusque dans la boutique de Bun Hill. Grubb exhuma sonvieux modèle de machine volante, l’essaya dans la courette, réussitpar miracle à en obtenir une envolée, et l’appareil alla choir dansun jardin proche, sur une serre où il brisa dix-sept vitres et neufpots de fleurs.

Alors, jaillissant on ne sait d’où, soutenue on ne sait comment,la rumeur persistante et troublante se répandit que le problèmeétait résolu, que le secret était connu. Bert en entendit parler unaprès-midi, alors qu’il se rafraîchissait dans une auberge près deNutfield où sa moto l’avait emmené. Là, un personnage vêtu d’ununiforme kaki, un soldat du génie, fumait méditativement ; iltémoigna soudain d’un certain intérêt pour la machine de Bert :c’était un solide morceau de machine âgée de huit ans, qui avaitacquis déjà une sorte de valeur documentaire à notre époque deperfectionnements ultra-rapides. Ses qualités dûment discutées, lesoldat aborda un nouveau sujet en remarquant :

– Ma prochaine machine, autant que je puisse le prévoir, sera unaéroplane. J’en ai assez de rouler sur les routes.

– On en parle, – répliqua Bert.

– On en parle et on le fait… ça vient !

– Ça y met le temps ; je le croirai quand je le verrai. Cene sera pas long.

La conversation dégénérait en un duel aimable decontestations.

– Je vous dis que maintenant on vole… Je l’ai vu moi-même, –insistait le soldat.

– Bah ! nous l’avons tous vu.

– Je ne parle pas des essais d’une envolée avec une chute aubout, et l’appareil endommagé… On vole dans les airs, je vous lerépète, un vol réel, sans danger régulier, contrôlé, contre le ventfavorable ou non.

– Vous n’avez pas vu ça !

– Je l’ai vu ! Au camp d’Aldershot. Ils gardent la chosesecrète. Et ils ont raison, c’est un succès… Vous pensez bien quenotre administration n’a pas envie qu’on se paye encore satête.

L’incrédulité de Bert était ébranlée. Il posait des questions,et le soldat y répondait complaisamment.

– Je vous dis qu’ils ont enclos un espace de plus de quinzecents mètres de côté, avec des ronces artificielles et des fils defer barbelés, jusqu’à trois mètres de hauteur… Mais nous, dans lecamp, on jette de temps en temps un coup d’œil… Et ce n’est passeulement nous autres, les Anglais, qui sommes sur la piste : Il ya les Japonais, et ceux-là pas de doute… ils ont mis la maindessus… Et les Allemands !… Et les Français, qui ne sontjamais restés en arrière dans ce genre d’inventions… ce n’est pasleur habitude. Ils ont été les premiers à faire des cuirassés, dessous-marins, des ballons dirigeables, et il est probable qu’ils neseront pas les derniers cette fois-ci non plus.

Planté sur ses jambes écartées, le soldat bourrait pensivementune seconde pipe. Bert était assis sur le parapet, contre lequel ilavait appuyé sa moto.

– Ce sera drôle, la guerre avec ça, – assura-t-il.

– On se lancera à travers les airs un de ces quatre matins, –reprit le soldat. – Quand on y sera, quand le rideau se lèvera, jevous promets que vous trouverez tout le monde en scène, et à labesogne… Vous ne lisez pas ce qu’on dit dans les journaux,là-dessus ?

– Mais si, un peu.

Eh ! bien, avez-vous fait cette surprenante observationqu’on escamote les inventeurs ? Un inventeur arrive avec toutle tam-tam de la publicité, il opère quelques expériences quiréussissent et puis… pft !… ni vu, ni connu.

– Je n’ai pas remarqué ça.

– Eh ! bien, je l’ai remarqué, moi. Surveillez le premierquidam qui fait un joli coup dans ce genre-là, et je vous prometsque vous ne tarderez pas à le perdre de vue… Il disparaît touttranquillement, sans tambour ni trompette, et vous n’entendez plusjamais parler de lui. Vous comprenez ?… Il s’éclipse. Parti,sans adresse… Au début… c’est déjà de l’histoire ancienne… il yavait les frères Wright… qui volaient pendant des heures… et puis,crac, bonsoir, les voilà filés. Ça devait être en dix-neuf cent etquelques… Après eux, il y eut ces aviateurs, vous savez bien, enIrlande… Ma foi, j’ai oublié leur nom. Ils volaient eux aussi, à cequ’on prétend, et ils ont plié bagage. On n’a pas annoncé leurmort, que je sache, mais, s’ils sont vivants, on ne s’occupe guèred’eux. Ensuite il y eut celui qui fit le tour de Paris avec sonappareil et qui chavira dans la Seine. Ça, c’était voler pour debon, malgré la culbute ; mais où est-il maintenant ? Ilne s’était pas blessé dans l’accident. Et cependant, c’est commes’il était tombé dans le troisième dessous.

L’orateur se disposa à allumer sa pipe.

– On dirait qu’une société secrète les subtilise les uns aprèsles autres, – opina Bert.

– Une société secrète ! Ah ! bien ! – l’allumettecraqua et le fumeur tira quelques bouffées. – Une sociétésecrète ! – répéta-t-il, la pipe entre les dents etl’allumette flambant toujours. – L’Administration de la guerre,c’est tout aussi secret ! – Il jeta l’allumette et fitquelques pas. – C’est comme je vous le dis, – certifia-t-il, – iln’y a pas une puissance importante en Europe, ou en Asie, ou enAmérique, ou en Afrique, qui n’ait au moins deux ou trois machinesvolantes dans son sac, à l’heure actuelle, de vraies machinesvolantes bien maniables… Et l’espionnage et les ruses poursurprendre ce que les autres ont trouvé ! Voyez-vous, pas unétranger, pas même un de nos compatriotes, s’il n’est accrédité, nepeut approcher à plus de cinq kilomètres des terrainsd’expérience.

– Pourtant – fit Bert – j’aimerais bien en voir un… rien quepour pouvoir y croire quand je l’aurais vu.

– Vous le verrez avant qu’il soit longtemps, promit le soldat,qui prit sa motocyclette et la poussa sur la route.

Bert resta assis sur son parapet, grave et pensif, la casquetterejetée en arrière et une cigarette à demi éteinte au coin de labouche.

– Si ce qu’il dit est vrai – marmonna-t-il – moi et Grubb noussommes en train de perdre notre temps… sans parler de ce que vacoûter la réparation de la serre.

5.

Pendant que sa mystérieuse conversation avec le soldattourmentait l’imagination de Bert Smallways, se produisit le faitle plus stupéfiant de tout le chapitre dramatique de l’histoirehumaine qui relate la rapide conquête de l’air. On parle volontiersd’événements qui font époque, – celui-là en fut un : l’envoléeinattendue de M. Alfred Butteridge, qui, partant du Palais deCristal, fit le trajet Glasgow, et retour ; dans un petitappareil plus lourd que l’air, d’aspect fort pratique, une machineparfaitement maniable et dirigeable, qui volait aussi bien qu’unpigeon.

On avait l’impression très nette que ce n’était pas seulement unpas en avant vers la conquête définitive de l’air, une enjambée degéant, un bond colossal. M. Butteridge navigua dans les airspendant neuf heures et, durant ce temps, il évolua avec l’aisanceet l’assurance d’un oiseau. Sa machine, cependant, n’avait l’aspectni d’un oiseau, ni d’un papillon, non plus que l’extension latéralede l’aéroplane ordinaire. Elle suggérait plutôt à l’observateurl’idée d’une abeille ou d’une guêpe. Certaines parties tournaientavec une vitesse extrême et produisaient l’effet d’ailestransparentes, et d’autres parties, y compris deux élytres d’unecourbe particulière, restaient tendues et immobiles. Au milieu setrouvait un corps de forme arrondie et allongée, comme le corpsd’une phalène, sur lequel M. Butteridge se tenait installé àcalifourchon. L’analogie augmentait de ce fait que l’appareilvolait avec un bourdonnement sourd, comme celui d’une guêpe contreune fenêtre.

M. Butteridge prit le monde par surprise. C’était un de cesinconnus que le Destin réussit à produire encore pour stimulerl’humanité. Il venait, affirmait-on avec une égale assurance,d’Australie, d’Amérique, de Gascogne. On prétendait, sans lamoindre trace de vérité, qu’il était fils d’un industriel qui avaitamassé une fortune considérable à fabriquer des becs de plume en oret les stylographes Butteridge. En réalité, il n’y avait aucuneparenté entre les deux Butteridge. Depuis quelques années, en dépitde sa voix tonitruante, de sa vaste corpulence et de ses airsimportants, agressifs et féroces, le nôtre n’était qu’un membreinsignifiant de la plupart des sociétés aéronautiques existantesalors. Un jour, il adressa une lettre circulaire à toute la presselondonienne pour annoncer qu’il avait organisé, au Palais deCristal, une expérience probante, au cours de laquelle une machinevolante s’enlèverait et démontrerait péremptoirement que lesdifficultés qui avaient entravé jusqu’alors le vol mécanique dansles airs étaient définitivement vaincues. Rares furent les journauxqui insérèrent sa lettre, et plus rares encore les lecteurs quiajoutèrent la moindre créance à son information. Personne même nese tourmenta, lorsque, à la suite d’une querelle pour des motifspersonnels, il cravacha la figure d’un célèbre virtuose allemandsur le perron d’un grand hôtel de Piccadilly. Sa tentative futretardée par cette altercation qu’on rapporta très inexactement enorthographiant son nom Betteridge et Betridge. Jusqu’à sa premièreenvolée, il n’avait su, par aucun moyen, s’imposer à l’attentionpublique. Une trentaine de curieux à peine, en dépit de sa réclame,étaient présents, quand, vers six heures, par un beau matin d’été,il ouvrit les portes du vaste hangar dans lequel il avait procédéau montage de son appareil et que son insecte géant se mit àbourdonner aux oreilles d’un monde insouciant et incrédule.

Mais, avant qu’il eût tourné deux fois au-dessus du Palais deCristal, la Renommée avait embouché sa trompette, et elle en tiraitdéjà de longs appels quand les vagabonds endormis sur les bancs deTrafalgar Square, éveillés en sursaut, aperçurent Butteridge virantautour de la colonne de Nelson. Vers dix heures et demie, comme ilpassait au-dessus de Birmingham, la Renommée continuait à faireretentir les échos britanniques de son assourdissante fanfare.L’exploit dont on désespérait était accompli ! Un hommevoyageait dans les airs, à son gré et en toute sécurité !

L’Écosse l’attendait bouche bée. Il arriva à Glasgow vers uneheure, et l’on raconte que le travail ne fut pas repris avant deuxheures et demie dans les docks et les manufactures de cette rucheindustrielle. L’imagination publique était juste assez instruitedes choses de l’aviation pour apprécier M. Butteridge à sa réellevaleur. Il contourna les bâtiments de l’Université et piqua versune moindre altitude, pour être à portée de voix de la fouleassemblée dans le West End Park et sur la pente de Gilmour Hill.L’appareil décrivait, à une vitesse de cinq kilomètres à l’heure,un large cercle, avec un bourdonnement sourd qui auraitcomplètement dominé la voix claironnante de M. Butteridge, s’iln’avait eu la précaution de se munir d’un mégaphone. Avec uneaisance parfaite, l’aviateur évitait les clochers, les tourelles,les câbles du monorail, tout en riant à tue-tête :

– Mon nom est Butteridge ! – Et il épelait : –B-UT-T-ER-I-D-G-E. Vous y êtes ? Ma mère étaitécossaise !

S’étant assuré qu’on l’avait compris, il s’éleva à nouveau aumilieu des hourras, des cris et des acclamations patriotiques, etil s’élança à toute vitesse et comme en se jouant vers le sud-est,montant et descendant, glissant en longues ondulations, d’unemanière qui ressemblait extraordinairement au vol de la guêpe.

En route, il alla évoluer au-dessus de Liverpool, de Manchesteret d’Oxford, épelant son nom dans chaque ville, et son retour àLondres provoqua une surexcitation sans précédent. Tout le mondelevait la tête vers le ciel. En ce seul jour, le nombre des gensécrasés dans la rue fut plus élevé qu’au cours des trois derniersmois, et un bateau à vapeur du service municipal de la Tamiseheurta si violemment le ponton de Westminster qu’il n’échappa aunaufrage qu’en allant s’enliser sur la rive opposée, dans la vasedécouverte par la marée basse.

Butteridge revint au Palais de Cristal, point de départclassique des aventures aéronautiques, à l’heure où le soleil secouchait, et il réintégra sans encombre son hangar, dont il fitimmédiatement fermer les portes au nez des photographes et desjournalistes.

Dites donc, vous autres, – les apostropha-t-il, pendant que sonaide poussait les portes, – je meurs de fatigue, et je ne me tiensplus sur les jambes d’avoir été si longtemps en selle. Impossiblede vous accorder une seule seconde d’entretien, je suis fourbu,esquinté. Mon nom est Butteridge. B-U-T-T-E-R-I-D-G-E.Compris ? Je suis citoyen de l’Empire britannique. Pour lereste, à demain.

De confus instantanés ont survécu pour rappeler cet incident.L’aide tient tête à un flot envahissant de jeunes gens résolus, enchapeaux melons et cravates conquérantes, qui brandissent descarnets de notes ou soulèvent des appareils photographiques.L’aviateur, dans l’embrasure des portes, les domine de sa hautetaille ; sa bouche, éloquente cavité sous une grosse moustachenoire, est distendue par les vociférations qu’il s’époumone àlancer vers ces intrépides serviteurs de la Renommée. Il est là,dressé de toute sa taille, l’homme le plus fameux du moment.Symboliquement presque, il gesticule avec son mégaphone qu’il tientdans la main gauche.

6.

Tom et Bert Smallways assistèrent tous deux à ce retour, de lacrête de Bun Hill, d’où ils avaient si souvent contemplé les feuxd’artifice du Palais de Cristal. Bert était surexcité, Tom restaitcalme et inerte, mais ni l’un ni l’autre ne se rendaient compte dubouleversement qu’allaient apporter à leurs existences lesconséquences de ce début.

– Peut-être que Grubb s’occupera davantage de sa boutique, àprésent, – observa Tom, – et qu’il jettera au feu son satanémodèle. Non pas que ça puisse nous tirer d’affaire, tant que nesera pas réglé le compte en retard avec Steinhart…

Bert était suffisamment clairvoyant et assez au courant desproblèmes de l’aéronautique pour comprendre que cette gigantesqueimitation d’une abeille allait, pour employer son expression, «flanquer des convulsions aux journaux ». Il fut évident lelendemain que, conformément aux prévisions de Bert, l’accès avaitété sérieux : en des pages noircies de clichés hâtifs, la prose descomptes rendus trépidait, et le haut des colonnes écumait de titresdélirants. Le surlendemain, ce fut pire, et, avant la fin de lasemaine, les journaux ne furent pas tant mis en vente que jetés àtravers les rues, avec des vociférations. Dans ce tumulte, dominaitseule l’exceptionnelle personnalité de M. Butteridge, avec lesconditions extraordinaires qu’il exigeait pour livrer le secret deson invention.

Car c’était un secret, qu’il gardait impénétrable par les moyensles plus astucieux. Dans la tranquille retraite des grands hangarsdu Palais de Cristal, il avait construit son appareil avec leconcours d’ouvriers indifférents et inattentifs. Le lendemain deson voyage dans les airs, il démonta tout seul la machine, et fitempaqueter certaines parties par des aides trop bornés pour êtrecapables de le trahir ; lui-même se chargea d’emballer avec unsoin particulier le moteur et les autres pièces mécaniques. Lescaisses dûment scellées furent expédiées dans toutes les directionsà divers garde-meubles. Il devint évident que ces précautionsn’avaient rien d’excessif, quand on vit M. Butteridge violemmentassailli de demandes de photographies et de renseignements au sujetde sa machine. Mais, satisfait d’avoir une fois mené à bien sadémonstration, l’aviateur prétendait garder son secret contre toutdanger de fuite. Il faisait face au public, à présent, avec cetteunique question : voulait-on, oui ou non, ce secret ? Citoyende l’Empire britannique, répétait-il à satiété, son premier et sondernier désir était de voir son invention devenir le privilège etle monopole de l’Empire ; cependant…

C’est là que commençait la difficulté.

On ne pouvait en douter, M. Butteridge était un hommesingulièrement affranchi de toute fausse modestie, et même, à vraidire, de toute modestie, quel qu’en fût le genre. Il accueillaitvolontiers les interviewers, répondait à leurs questions sur tousles sujets autres que l’aéronautique, prodiguait les opinions, lescritiques, les détails biographiques, distribuait les portraits etdocuments iconographiques concernant son individu, et usait de tousles moyens pour projeter sa personnalité sur l’horizon terrestre.Les effigies qu’on publia de lui soulignaient d’abord une immensemoustache noire et, en second lieu, derrière la moustache, un airfarouchement irascible. Pourtant, dans le public, on avaitl’impression que Butteridge était un homme de peu de poids.Personne de vraiment grand, sentait-on, n’aurait eu une expressionsi virulente et si agressive, bien qu’en réalité Butteridge eût unetaille de six pieds deux pouces (1, 88 m) et un poids exactementproportionnel. En outre, il était engagé dans une histoire d’amourde dimensions extravagantes et inaccoutumées et de conditionsirrégulières, et le public britannique, encore fort attaché ausouci du décorum, apprit avec alarme et répugnance que l’inventeurimposait comme une condition sine qua non à l’acquisition exclusivede l’inestimable secret de la stabilité aérienne, une interventionofficielle en faveur de la solution de cette affaire.

Les détails précis relatifs à cette liaison ne furent jamaisrévélés au grand jour ; on sut que la dame, apparemment parune magnanime inadvertance, avait perpétré la cérémonie du mariageavec « un putois abject », pour citer une expression inédite de M.Butteridge, et cette aberration zoologique avait d’une manièrevexatoire et légale ruiné ses chances sociales de bonheur. M.Butteridge s’obstinait à pérorer sur ce sujet, et, à la clarté detelles complications, à dépeindre les splendeurs morales etphysiques de la dame. Quel embarras, pour une presse qui a toujourspossédé un penchant considérable à la réticence et qui tenait, bienentendu, selon les usages modernes, à obtenir le plus possible dedétails, à condition qu’ils ne fussent pas immodérémentpersonnels ! Quel embarras, certes, de se heurterinexorablement au vaste cœur de M. Butteridge, de le voir ouvertgrâce à cette impitoyable autovivisection, et d’apercevoir sesfragments tressautants, ornés d’étiquettes emphatiques comme desoriflammes.

On s’y heurtait, et il n’y avait pas moyen d’éviter l’obstacle.M. Butteridge faisait battre et palpiter son terrifiant viscèredevant les journalistes épouvantés. Jamais aucun oncle n’astreignitaussi implacablement ses petits-neveux à écouter le tic-tac de sagrosse montre. Il triomphait de toutes leurs échappatoires et « seglorifiait de son amour », affirmait-il, en les obligeant à lenoter dans leurs carnets.

– Il s’agit là d’une affaire privée, monsieur Butteridge, –objectaient-ils.

– Mais l’injustice, monsieur, est publique. Peu m’importe dem’attaquer à des institutions ou à des individus, de m’en prendremême à tout l’univers ! Je plaide la cause d’une femme, d’unefemme que j’aime, monsieur… une noble femme incomprise etoutragée ! Je la défends, monsieur, et je la vengerai, contreles quatre vents du ciel ! – menaçait-il avec véhémence.

D’autres fois, il clamait à pleine voix : – J’aime l’Angleterre,mais le puritanisme, voyez-vous, je l’abhorre, il me donne lanausée, il me soulève le cœur. Prenez mon cas, par exemple…

Il se remettait à étaler impitoyablement son cœur, et celajusque sur les secondes épreuves de ses interviews. Si lesrédacteurs n’avaient pas suffisamment noté ses beuglements et sesgesticulations, il les insérait en marge, de sa grosse écritureécrasée, et en ajoutait beaucoup plus qu’ils n’en avaient omis.

La chose devenait étrangement délicate pour un journalistebritannique. Jamais il n’y eut problème à la fois aussi notoire etaussi dénué d’intérêt. Jamais le monde n’avait écouté avec moinsd’appétit et de sympathie l’histoire d’un amour malheureux. D’autrepart, la curiosité était extrême concernant l’invention de M.Butteridge. Mais quand on pouvait faire dévier un instantl’aviateur de la cause féminine dont il s’instituait le champion,il discourait le plus souvent avec des sanglots de tendresse dansla voix, sur sa mère et sur son enfance ; – sa mère quicouronnait une encyclopédie complète de vertus par cetteparticularité d’avoir été « en grande partie écossaise » ;elle n’était pas de race pure, mais presque.

– Tout ce qui est en moi, je le dois à ma mère, tout ! –proclamait-il. – Demandez-le à tous ceux qui ont accompli quelquechose, vous entendrez la même antienne tout ce que nous possédons,nous le devons à la femme. C’est elle qui est la race,monsieur ! L’homme, peuh !… un rêve, une illusion. Ilarrive et il passe ! C’est l’âme de la femme qui nous entraînetoujours plus loin et toujours plus haut !

Et il phrasait sans cesse sur ce ton-là.

On ne savait guère ce qu’il demandait au gouvernement pour sonsecret, ni ce qu’en dehors d’un paiement en argent il pensaitobtenir d’un État moderne pour son affaire de cœur. Lesobservateurs judicieux en concluaient qu’il ne proposait aucunmarché, mais qu’il profitait d’une occasion sans précédent pourbrailler et parader devant un public attentif. Des rumeurscoururent à propos de son passé. On raconta qu’il avait tenu unesorte d’hôtel borgne à Cape Town, où il avait eu pour locataire uninventeur nommé Palliser, jeune homme fort timide et sans amis. Ilavait assisté aux expériences de cet ingénieur qui, venud’Angleterre dans un état avancé de tuberculose, mourut bientôt,fournissant ainsi l’occasion à l’hôtelier de s’approprier lespapiers et les plans que personne ne réclamait. Ce fut là, tout aumoins, l’allégation émise par les journaux américains les plusaudacieux ; mais le public ne vit paraître à ce sujet nipreuve ni réfutation.

En outre, M. Butteridge s’engagea avec ardeur dans unenchevêtrement de réclamations concernant un grand nombre de prixen argent. Ces prix, dont quelques-uns remontaient à 1906, avaientété offerts pour récompenser les succès du vol mécanique. Àl’époque où M. Butteridge allait accomplir son exploit, quantité dejournaux, voyant le peu de risque couru par leurs confrères quidéjà s’étaient aventurés dans ces promesses, avaient offert depayer en certains cas des sommes absolument ruineuses ; parexemple, au premier aviateur qui irait de Manchester à Glasgow, oude Londres à Manchester, au premier qui franchirait en Angleterreune distance de cent ou de deux cents milles, etc. La plupartavaient hérissé leur donation de conditions ambiguës, et à présentils cherchaient à biaiser et refusaient de s’exécuter. Un ou deuxseulement payèrent sans discussion et appelèrent avec frénésiel’attention publique sur leur générosité. M. Butteridge se lançadans des polémiques et des litiges avec les récalcitrants, tout enentretenant une vigoureuse agitation et d’actifs pourparlers, afinde décider le Gouvernement à lui acheter son invention.

Pendant que tout ce bruit s’amplifiait, un fait, toutefois,demeurait fixe derrière les absurdes amours de Butteridge, derrièreses opinions politiques, sa personnalité, ses clameurs et sesvantardises, et ce fait, c’est que, pour la masse du public, ilrestait l’unique possesseur du secret qui permettrait de construirel’aéroplane pratique, et probablement donnerait à son acquéreurl’empire du monde. Bientôt, à la vive consternation de lamultitude, y compris entre autres M. Bert Smallways, il devintapparent que, de quelque façon qu’eussent été entamées lesnégociations pour l’acquisition de ce précieux secret par legouvernement anglais, il y avait des chances pour qu’ellesn’aboutissent jamais. Un grand quotidien de Londres jeta l’alarmeen publiant une interview sous ce titre terrifiant : « M.Butteridge dit ce qu’il pense ! » À la suite de quoil’inventeur, ou le prétendu tel, déversait sa rancœur.

– Je suis venu du bout de la terre (ce qui semblait confirmerl’histoire de l’hôtel mal famé de Cape-Town) pour apporter à mapatrie le secret qui lui assurera la suprématie universelle. Etqu’est-ce que j’obtiens en retour ? – une pause. – Jesuis bafoué par de vieux bonzes, par des mandarins périmés !…Et la femme que j’aime est traitée comme une pestiférée !… Jesuis citoyen de l’Empire Britannique ! – poursuivait-il en unsplendide transport, rétabli de sa main sur l’épreuve de l’article.– Mais la patience humaine a des limites. Il y a des nations plusjeunes, des nations vivantes, des nations qui ne se contentent pasde ronfler et de glousser apathiquement, en des paroxysmes depléthore, sur des lits de formalités et de bureaucratie. Il y a desnations où les gens ne seront pas assez présomptueux pour dédaignerl’empire du monde, dans le seul but de berner un inconnu etd’insulter une noble femme dont ils ne sont pas dignes de délacerles souliers. Il y a des nations qui ne restent pas aveugles devantla science, qui ne sont pas livrées pieds et poings liés à unesnobocratie efféminée et à des décadents dégénérés ! Bref,notez bien mes paroles : il y a d’autresnations !

C’est ce discours qui avait particulièrement impressionné BertSmallways.

– Si les Allemands ou les Américains mettent le grappinlà-dessus, – déclara-t-il d’un ton pénétré à son frère –l’Angleterre est fichue ! C’est réglé ! Le pavillon del’empire des mers ne sera plus qu’une loque, une chiffeinutile !

Pourriez-vous nous donner un coup de main, ce matin ? –s’enquit Jessica pendant le silence solennel qui suivit. – Ondirait que tout le monde, à Bun Hill, a besoin de pommes de terrenouvelles en même temps. Tom ne pourra pas faire la moitié deslivraisons.

– Nous vivons sur un volcan ! – reprit Bert, sans paraîtreavoir entendu. – À tout moment, la guerre peut éclater…, et quelleguerre !

Il hocha la tête avec une moue de mauvais augure.

– Il vaudrait mieux aller porter ce paquet-ci d’abord, Tom, –indiqua Jessica. Puis, se tournant résolument vers Bert : – Vousnous donnerez votre matinée, n’est-ce pas ?

Rien ne m’en empêche, – convint Bert – Ça va tout doucement à laboutique, ces jours-ci. Pourtant, tous ces dangers qui menacentl’Empire me tourmentent d’une manière effrayante !

– Ça se dissipera en travaillant, – fit Jessica.

Bientôt, Bert, ployé sous le fardeau des pommes de terre et despérils de l’Empire, se promena par un monde de changements et demerveilles, et son malaise se transforma rapidement en uneirritation très nette contre le poids et l’inélégance du sac depommes de terre, et en une conception fort précise du caractère desa belle-sœur, qu’il jugeait parfaitement détestable.

Chapitre 2OÙ BERT SMALLWAYS EST ASSAILLI DE DIFFICULTÉS

1.

Il ne vint à l’idée ni de Tom ni de Bert Smallways que leremarquable exploit aérien de M. Butteridge pût en aucune manièreaffecter leur existence, ni qu’il en résultât pour eux d’êtredistingués parmi les millions d’individus qui les entouraient.Quand, du haut de Bun Hill, ils eurent vu la guêpe mécanique, avecses plans rotateurs dorés par le couchant, rejoindre en bourdonnantl’abri du hangar, ils reprirent le chemin de la fruiterie, encontrebas sous le grand pilier de fer de la ligne du monorailallant de Londres à Brighton, et aussitôt ils recommencèrent ladiscussion qu’ils avaient entamée avant que le miraculeuxButteridge eût surgi des brumes londoniennes.

C’était une discussion difficile et sans issue. Ils se criaientles phrases dans l’oreille, à cause du mugissement et du ronflementdes wagons gyroscopiques qui traversaient la Grand’Rue. Le sujet dudébat était litigieux et confidentiel. Les affaires de Grubbparaissaient en fâcheuse posture. Or dans un moment d’enthousiasmefinancier, il avait associé Bert pour moitié à son entreprise, cequi le dispensait de lui payer aucun salaire.

Bert s’efforçait de faire entrer dans la tête de Tom que lanouvelle firme « Grubb et Smallways » offrait des avantages sansprécédents et sans comparaison pour le petit capitaliste possédantdes fonds disponibles. Et Bert en arrivait à constater, comme sic’eût été un fait extraordinaire, que Tom restait absolument bouchéà toute idée. À la fin, il laissa de côté les considérationsfinancières, et, faisant exclusivement appel à l’affectionfraternelle, il réussit à emprunter à Tom un souverain, en échangede sa parole d’honneur comme garantie du remboursement.

La firme « Grubb et Smallways », anciennement « Grubb », avaiten réalité joué de malheur depuis quelque temps. Au cours desdernières années, les affaires avaient marché cahin-caha, avec uneprédisposition romanesque à l’insécurité, dans une petite échoppedélabrée ouvrant sur la Grand’Rue. Les murs du magasin étaientornés d’affiches brillamment coloriées, envoyées par des fabriquesde cycles, et de tout un assortiment de grelots et de timbres, depinces à pantalon, de burettes à huile, de valves, de clefsanglaises, de sacoches, et autres accessoires. Des écriteaux et despancartes annonçaient « Bicyclettes à louer », « Réparations », «Gonflement gratuit de pneus », « Huiles et essences » et toutesattractions similaires. La firme représentait diverses marquesobscures de bicyclettes, deux machines neuves constituant le fondsen magasin. À l’occasion, une vente s’opérait, mais le plus clairdes bénéfices des deux associés, quand la chance, qui n’était pastoujours de leur côté, les favorisait, provenait de menus travauxnécessités par des crevaisons de pneus et par d’autres accidents.Ils plaçaient aussi des phonographes à bon marché et tiraientquelques profits de la vente des boîtes à musique. Leur activité sedonnait surtout libre cours dans la location des bicyclettes.C’était là un singulier commerce que ne régissait aucun principecommercial ou économique connu, que ne régissait, à vrai dire,aucun principe. Le stock de location consistait en une quantité debicyclettes d’hommes et de dames, dans un état de dislocation quidéfiait toute description et toute tentative de réparation. Cesinstruments étaient loués à des individus téméraires et peuexigeants, inexperts aux choses de ce monde. Le tarif nominals’élevait à un shilling pour la première heure et à six pence pourles heures suivantes. Mais, en réalité, il n’existait aucun prixfixe, et d’avisés gamins, en insistant assez, pouvaient s’offrirune course à bicyclette et le frisson du danger pour le prix réduitde trois pence à l’heure, s’ils prouvaient que c’était là touteleur fortune. Pour les transactions régulières, on exigeait desarrhes, excepté avec les clients habituels la selle et le guidonrapidement mis à hauteur convenable, les engrenages et les moyeuxhuilés, l’aventureux cycliste se lançait dans la carrière. Ilfinissait presque toujours par revenir, mais parfois, en casd’accident sérieux, Bert ou Grubb devaient aller rechercher lamachine. La location comptait jusqu’au moment du retour à laboutique, et le prix en était déduit du montant des arrhes.Rarement une machine sortait de leurs mains en état de rouler sansaccrocs. Les plus fantaisistes possibilités de pannes se nichaientdans tous les organes : dans le pas de vis usé de l’écrou quimaintenait la selle, dans les pédales branlantes, dans la chaînedétendue, dans le guidon vacillant, et surtout dans les freins etles pneus. Des clappements, des crissements et d’étrangesgrincements rythmiques s’éveillaient, aussitôt que l’intrépidepédaleur avait fait quelques tours de roue. Ensuite, il arrivaitque le ressort du timbre ou du frein refusait de fonctionner devantun obstacle ; la douille du tube droit d’arrière se desserraitet la selle s’enfonçait brusquement avec un rebondissementdéconcertant ; la chaîne cliquetante sautait soudain hors desdents d’un des pignons, au milieu d’une descente, bloquant lamachine et l’obligeant à une halte aussi brusque que désastreuse,mais sans arrêter en même temps l’élan acquis du cycliste ; oubien enfin un pneu éclatait ou soupirait silencieusement,abandonnait la lutte, et s’affalait dans la poussière.

Quand le cycliste revenait, pédestrement, haletant et fourbu,Grubb n’écoutait aucune récrimination. Il examinait gravement lamachine :

– Vous l’avez rudement malmenée, cette bécane, – commençait-il,invariablement.

Et il devenait sur-le-champ la calme incarnation de l’esprit decontroverse.

– Vous ne voulez pourtant pas que la bicyclette vous prenne dansses bras et vous porte, – argumentait-il. – C’est à vous de fairepreuve d’intelligence. Après tout, ça n’est qu’une machine.

Parfois la liquidation des comptes frisait les moyens violents.C’était toujours un démêlé fort prolixe et souvent pénible, mais ànotre époque de progrès on ne gagne pas sa vie sans batailler.Malgré tous ces soucis, là location demeura une source assezrégulière de bénéfices jusqu’au jour où toutes les vitres de ladevanture furent brisées, et le stock de la vitrine grandementendommagé, par deux clients grincheux qui ne témoignaient d’aucungoût pour la controverse illogique. C’étaient deux vigoureux etgrossiers chauffeurs employés aux usines de Gravesend ; l’unmanifestait son mécontentement parce que sa pédale gauche s’étaitdétachée et l’autre parce que son pneumatique s’était dégonflé –menus accidents, négligeables, d’après la coutume acceptée à BunHill, et dus certainement à un usage par trop brutal de cesdélicates machines : mais cette méthode d’argumentation ne parvintpas à persuader aux deux clients qu’ils avaient tort. Toutefois,c’est un fâcheux moyen de démontrer à un homme qu’il vous a louédes machines défectueuses que de lancer sa pompe à pied au milieude la boutique et de sortir son assortiment de trompes pour lesfaire rentrer à travers la vitrine. Le procédé ne réussit àconvaincre ni l’un ni l’autre des deux associés, mais les vexaseulement et les irrita. Une querelle en engendre une autre et cedésagrément amena entre Grubb et son propriétaire une violentedispute sur les garanties morales et les responsabilités légalesimpliquées dans le remplacement des vitres. Le conflit atteignitson maximum à la veille des vacances de la Pentecôte.

Finalement, Grubb et Smallways n’eurent d’autre ressource que lastratégie d’un déménagement nocturne.

Ils guignaient depuis longtemps, pour leur nouvelleinstallation, au brusque tournant de la route, dans le bas de BunHill, une petite boutique, en forme de hangar, avec une vitrined’une seule glace et une unique pièce sur le derrière. C’est làqu’ils soutinrent bravement le combat pour l’existence, en dépitdes importunités persistantes de leur ancien propriétaire, avecl’espoir de certaines éventualités que semblait promettre lasituation particulière de leur magasin. Mais là aussi ils étaientcondamnés à la déconvenue.

La route de Londres à Brighton, qui traverse Bun Hill,ressemblait à l’Empire britannique et à la Constitution anglaise,en ce sens qu’elle avait acquis peu à peu son actuelle importance.À l’encontre des autres routes d’Europe, celles du Royaume Unin’avaient jamais été soumises à aucun essai organisé deredressement et d’aplanissement, et c’est à cela sans doute qu’ilfaut attribuer leur caractère pittoresque. L’antique Grand’Rue deBun Hill dégringole, au bout de l’agglomération des maisons,pendant huit ou neuf cents pieds, à une inclinaison de dix pourcent, puis elle tourne à angle droit sur la gauche, décrit unecourbe d’une trentaine de mètres jusqu’à un pont de briquesfranchissant un ravin desséché qui fut autrefois le lit del’Otterbourne, – et enfin elle fait un coude brusque autour d’unépais taillis d’arbres, avant de continuer à courir droite, simple,paisible. Il y avait eu là plusieurs accidents de voitures et debicyclettes, avant que fût construite la boutique qu’occupaientGrubb et Smallways, et, à parler franchement, la possibilité denouveaux accidents les avait surtout attirés.

Cette perspective s’était offerte à eux sous un jourhumoristique.

– Voilà un chic endroit où l’on pourrait gagner sa vie rien qu’àélever des poules, – avait remarqué Grubb.

– On ne gagne pas sa vie à élever des poules, – contreditBert.

– On les élève pour les automobiles, et celui qui les écrase lespaie, – expliqua Grubb.

Quand ils furent emménagés, ils se souvinrent de cetteconversation. Toutefois, il ne pouvait être question depoules ; pas un coin pour le plus petit poulailler, à moins del’installer sous l’établi où il aurait été sans doute déplacé.

– Tôt ou tard, – fit Bert, en indiquant la glace de la vitrine,– nous verrons bien une auto entrer par là.

– Ce serait parfait, et j’aime mieux plus tôt que plus tard,même si le choc m’ébranle les nerfs, – répliqua Grubb.

– Et en attendant, – reprit Bert, avec un air matois, – je vaism’acheter un chien.

Il en acheta successivement trois. Les autorités de l’Asile deschiens de Battersea furent fort surprises quand il leur demanda unépagneul sourd et refusa tous les candidats qui dressaientl’oreille.

– Je veux un bon chien, tranquille et sourd, insistait-il, – unchien qui ne se trémousse pas pour rien.

Les gens de l’Asile manifestèrent une curiosité gênante etdéclarèrent que les chiens sourds étaient très rares.

– Les chiens ne sont pas naturellement sourds,comprenez-vous ? – dirent-ils.

– Il faut que le mien le soit, – répétait Bert, sans endémordre. – J’en ai eu, des chiens qui n’étaient pas sourds. C’estdu joli ! Je vends des phonographes, et, pour décider leclient, il faut que je les fasse fonctionner un peu, cela va desoi. Alors un chien qui n’est pas sourd s’impatiente, gronde,aboie. Ça bouleverse l’acheteur, n’est-ce pas ? Et puis unchien qui entend se paie toute sorte de fantaisies ; il prendle premier passant venu pour un cambrioleur, ou il se lance aprèstoutes les automobiles qui font un peu de bruit. Tout ça, c’esttrès bien quand on a besoin de distraction, mais nous en avonssuffisamment eu là où nous sommes, je ne veux pas un chien de cetteespèce-là. Je veux un chien de tout repos.

Finalement, il en obtint ainsi trois tour à tour, mais ilstournèrent mal. Le premier prit la fuite à toutes jambes, sans sesoucier des appels de son nouveau maître. Le second passa, pendantla nuit, sous les roues d’un camion à fruits qui se mit horsd’atteinte avant que Grubb eût pu sortir pour le poursuivre. Letroisième s’embarrassa dans la roue d’avant d’un cycliste qui futlancé contre la vitrine qu’il brisa. C’était un acteur sans emploiet sans un sou, qui exigea des dommages-intérêts pour une prétendueblessure, sans vouloir rien entendre au sujet du précieux chienqu’il avait tué et de la glace qu’il avait fracassée. Avec unentêtement dont rien ne vint à bout, il obligea Grubb à redressersa roue d’avant tordue, et son homme de loi harcela les malheureuxmécaniciens de lettres rédigées en un style biscornu. Grubb yrépondit sur un ton… cinglant, et se mit ainsi, de l’avis de Bert,dans une mauvaise posture.

Au milieu de ces déboires, les affaires étaient devenues de plusen plus exaspérantes et malaisées. Le volet ne quittait plus ladevanture, et une désagréable altercation qu’ils eurent avec leurnouveau propriétaire, un boucher de Bun Hill, personnage braillardet tenace, au sujet du retard apporté au remplacement de la glace,ne servit qu’à leur rappeler les tracas dont ils avaient souffertdans l’ancienne boutique. Les choses en étaient à ce point quandBert songea à créer, pour leur affaire, un capital d’apport et à enfaire bénéficier Tom. Mais, comme on l’a vu, celui-ci ne possédaitpas le moindre esprit d’entreprise. Sa seule idée comme placementde fonds était le bas de laine avec quelques écus comptant, il sedébarrassa de son frère pour ne plus entendre parler du projet.

La malchance livra un dernier assaut à leur branlant négoce, quis’écroula irrémédiablement.

2.

Il faudrait avoir le cœur bien endurci pour renoncer à toutedistraction en ce monde. La Pentecôte arrivait comme une agréableéclaircie dans les complications commerciales de Grubb et deSmallways. Encouragés par le résultat pratique des négociations deBert avec son frère, et par le fait que la moitié des machines delouage étaient sorties jusqu’au lundi, ils décidèrent de sacrifierles quelques locations possibles du dimanche et de consacrer cettejournée au délassement dont ils avaient tant besoin, de s’offrir,en un mot, une partie de plaisir où l’on ne se refuserait rien. Ilsreviendraient frais et dispos pour s’attaquer de nouveau au tracasdes affaires et aux réparations du lundi : car on ne fait rien debon si l’on est éreinté et déprimé. Comme ils avaient dans leursconnaissances deux jeunes personnes, Miss Flossie Bright et MissEdna Bunthorne, demoiselles de magasin à Clapham, il fut convenuqu’ils feraient à quatre une joyeuse partie de campagne, etqu’après un pique-nique on passerait indolemment l’après-midi sousles arbres et dans les fougères des bois situés entre Ashford etMaidstone.

Miss Bright savait monter à bicyclette et on lui trouva unemachine, non pas dans le stock de louage, mais en lui adjugeant lemodèle exposé pour la vente. Miss Bunthorne, que Bert affectionnaitparticulièrement, ne connaissait rien au sport cycliste ;aussi, et non sans difficulté, Bert s’arrangea-t-il pour louer unevoiturette d’osier dans une importante maison de Clapham. Sur leurtrente et un et la cigarette aux lèvres, les jeunes gens partirentpour le lieu du rendez-vous, Grubb guidant d’une main experte labicyclette de sa dame, et Bert roulant sur sa moto, tous deuxdonnant l’exemple de la façon dont une indomptable crânerie peuttriompher d’une réputation d’insolvabilité. Comme ils passaient,leur propriétaire, le boucher, s’exclama : « Sapristi ! » etd’une voix furibonde, il leur lança dans le dos cette menace :

– Je vous rattraperai bien !

Ils s’en moquaient !

Le temps était beau, et, bien qu’ils fussent partis avant neufheures, il y avait déjà sur les routes une circulation intense. Cesjournées de vacances font toujours sortir les gens et les véhiculesles plus baroques : jeunes hommes et jeunes femmes sur bécanes etmotocyclettes, tricars, coupés électriques, automobiles de coursedélabrées et montées sur d’énormes pneumatiques, automobilesgyroscopiques courant sur deux roues, à la façon d’une bicyclette,au milieu des voitures démodées à quatre roues. Une fois même, onrencontra une charrette attelée d’un cheval et une autre fois unadolescent à califourchon sur un destrier noir, en butte aux lazzisdes passants. Dans les airs, on apercevait plusieurs dirigeables,et aussi des sphériques. Après les mornes anxiétés de la boutique,ce spectacle était extrêmement intéressant et divertissant. Ednaportait un chapeau de paille brune orné de coquelicots, qui luiallait admirablement, et elle trônait comme une reine dans lavoiturette que la moto, vieille de huit ans, remorquait aussiallègrement qu’une machine dernier cri.

Peu importaient à M. Bert Smallways les affiches queplacardaient les journaux :

L’ALLEMAGNE DÉNONCE LA DOCTRINE DE MONROE

ATTITUDE AMBIGUË DU JAPON

QUE FERA L’ANGLETERRE ?

EST-CE LA GUERRE ?

Ce genre d’information devenait chose courante et, les jours devacances, il était courant aussi de n’en faire aucun cas. Ensemaine, à l’heure qui suit le repas de midi, peut-êtreconsentait-on à s’intéresser au sort de l’Empire et à la politiqueinternationale. Mais, par un dimanche ensoleillé, en compagnied’une jolie fille, et poursuivi par des cyclistes envieuxs’efforçant de vous dépasser, comment s’occuperait-on d’unjournal ? Nos jeunes gens n’attachèrent non plus aucuneimportance aux indices d’activité militaire qu’ils surprenaient detemps en temps. Près de Maidstone, ils tombèrent sur une rangée deonze canons automobiles de construction spéciale, autour desquelsdes artilleurs affairés surveillaient avec des jumelles une sortede retranchement qu’on établissait sur la crête de la colline. Bertn’y prêta aucune attention.

– Qu’est-ce qui se passe ? questionna Edna.

– Oh !… des manœuvres.

– Mais je croyais qu’on les faisait à Pâques, observa Edna sansse tourmenter davantage.

La dernière grande guerre qu’avait soutenue l’Angleterre, laguerre contre les Boers, était oubliée, et le public avait perdul’habitude de la critique militaire experte.

Nos quatre jeunes gens firent joyeusement honneur aupique-nique, et ils furent heureux à la manière dont on connaissaitdéjà le bonheur au temps de Ninive. Tous avaient le teint animé etles yeux brillants, Grubb sut être amusant et presque spirituel etBert s’essaya à l’épigramme ; les haies étaient couvertes dechèvrefeuille et d’églantine, et là, au milieu des bois, leslointains coups de trompe et le brouhaha des véhicules de tousgenres qui passaient dans un nuage de poussière sur la grande routene semblaient pas plus réels probablement que les appels du cor aupays des elfes. Les deux couples riaient, bavardaient, cueillaientdes fleurs, se cajolaient et se mignotaient, luttaient et seroulaient sur l’herbe, et les jeunes filles fumèrent descigarettes. Entre autres sujets, ils abordèrent l’aéronautique, etdécidèrent qu’ils reviendraient tous, avant dix ans, dans lamachine volante de Bert, faire un pique-nique. Le mondeapparaissait plein d’amusantes perspectives, cet après-midi-là. Ilsse demandèrent ce que leurs grands-parents auraient pensé del’aviation.

Le soir, vers sept heures, on songea au retour, sans prévoiraucun désastre ; mais, sur le haut de la colline, entreWrotham et Kingsdown, le désastre survint.

Ils avaient monté la côte dans le demi-jour, car Bert désiraitaller aussi loin que possible avant d’allumer ses lanternes oud’essayer de les allumer, car le résultat semblait douteux. Aussi,ils « grillèrent » un grand nombre de cyclistes et une automobile àquatre roues, ancien modèle, immobilisée par un pneu dégonflé. Lapoussière avait envahi la trompe de Bert, de sorte que ses appelsavaient un son baroque et fort amusant. Pour le plaisir, et pour lagloire, il le produisait, ce son, à tout instant, et chaque foisEdna éclatait de rire dans la voiturette. L’allégresse qu’ilssemaient le long de la route affectait diversement, et selon leurstempéraments, les autres excursionnistes.

Edna remarqua bientôt un nuage de fumée bleuâtre et infecte quis’échappait d’entre les pieds de Bert, mais elle pensa que c’étaitun des symptômes concomitants de la traction mécanique et ne s’entourmenta pas ; mais tout à coup il jaillit une petite flammeà langue jaune.

– Bert ! – appela-t-elle, en un cri de terreur.

Bert avait serré les freins avec une telle soudaineté que lajeune fille se trouva lancée entre ses jambes au moment où ilmettait pied à terre. Elle alla se garer sur le bord de la route,tout en rajustant hâtivement son chapeau qui avait quelque peusouffert dans la collision.

– Pfu-u-u-itt, – siffla Bert entre ses dents.

Pendant quelques fatales secondes, il demeura là à regarderl’essence tomber goutte à goutte et s’enflammer en dégageant uneodeur de vernis qui brûle ; la flamme gagnait en force et enétendue. L’idée principale de Bert en cet instant était le regretde n’avoir pas, depuis au moins un an, vendu d’occasion sa machine,alors que tout le lui conseillait : idée excellente en son genre,mais qui ne lui offrait aucun secours immédiat. Il se tournavivement vers Edna.

– Du sable mouillé, vite !

En même temps, il poussait la machine vers le bas-côté, lacouchait à terre et cherchait des yeux un tas de sable mouillé. Lesflammes, croyant à une obligeante attention, s’empressèrent deprofiter de l’intermède.

Leur lueur devint plus éclatante et le crépuscule s’obscurcitautour d’elles.

La route, dans ce pays crayeux, était empierrée de silex, etassez mal pourvue de sable.

Edna accosta un cycliste corpulent et court.

– Il nous faut du sable, – supplia-t-elle, et elle ajouta : –Notre moto est en feu.

Le cycliste corpulent la regarda un instant d’un air ahuri,puis, poussant une exclamation encourageante, il se mit à ramasserla poussière de la route. Bert et Edna l’imitèrent aussitôt.D’autres cyclistes arrivèrent, descendirent de machine, firentcercle, et leurs figures, éclairées par la clarté dansante desflammes, exprimaient la satisfaction, l’intérêt, la curiosité.

– Du sable mouillé ! – répétait le gros cycliste engrattant à deux mains la route.

Un spectateur l’imita. Ils jetèrent quelques poignées de mouturede route sur les flammes, qui acceptèrent cet aliment avecenthousiasme.

Grubb survint, pédalant à toute force, et braillant des motsincompréhensibles. Il sauta à terre et lança sa bicyclette contrela haie :

– Ne jetez pas d’eau, – criait-il, – ne jetez pasd’eau !

Pour l’occasion, il s’improvisa capitaine. Les autres avec joierépétaient ce qu’il disait et imitaient ses actes.

– Ne jetez pas d’eau ! – s’égosillaient-ils en chœur, bienqu’il n’y eût pas trace d’eau dans les environs.

– Mais tapez donc dessus, tas de maladroits ! – commandaGrubb.

Prêchant d’exemple, il saisit la couverture de la voiturette (lacouverture de laine à rayures criardes qui préservait Bert du froiden hiver) et se mit à taper à tour de bras sur le pétrole enflammé.Pendant une merveilleuse minute, il parut réussir. Il éparpillaitsur la route de petites mares d’essence qui brûlaient, et quelquesspectateurs, gagnés par son ardeur, se joignirent à lui. Bertempoigna le coussin de la voiturette et tapa à son tour ;d’autres s’emparèrent du second coussin et de la seconde couverture– un tapis de sable – et tapèrent. Un jeune héros tira son vestonet en flagella vigoureusement les flammes. Les cris et les parolesfirent place à d’énergiques ahans accompagnant les coups quis’abattaient sur la machine. Derrière le rassemblement, laretardataire Flossie, apercevant le spectacle, s’écria, en éclatanten sanglots :

– Oh ! mon Dieu ! oh ! mon Dieu ! Ausecours ! Au feu !

L’automobile boiteuse les rejoignit et s’arrêta, consternée. Unhomme de haute taille, à cheveux gris, qui conduisait, endescendit, et, avec une intonation distinguée et une prononciationsoignée et claire, s’enquit :

– Pouvons-nous vous être de quelque secours ?

Il devenait évident que la couverture, le tapis de table, lescoussins et le veston s’imbibaient complètement de pétrole etprenaient feu. Le coussin, que brandissait Bert, tout à coup renditl’âme, et l’air fut plein de plumes voltigeantes, comme unetourmente de neige dans le calme du crépuscule.

Bert, qui s’agitait tout en sueur et couvert de poussière, futdésespéré de voir se briser son arme au moment où il croyait à lavictoire. Les flammes agonisaient sur le sol, avec des soubresautsépuisés, chaque fois que s’abattait sur elles un coup de massue.Mais Grubb s’était interrompu pour éteindre, en la trépignant, lacouverture qui brûlait, et les autres ralentissaient la lutte.Quelqu’un partit dans la direction de l’automobile.

– Hé là ! Hé là ! continuez donc ! – criait Bert.Lançant de côté ce qui restait du coussin, il retira prestement sonveston, et bondit à nouveau sur l’incendie en poussant unhurlement. Il trépigna si bien les décombres que bientôt desflammèches grimpèrent au long de ses bottines. Edna en le voyantainsi, comme un héros surgissant de la fournaise, pensa que le sortde l’homme était vraiment enviable !

Un spectateur reçut en pleine figure un sou brûlant échappé duveston. Alors Bert pensa aux papiers de ses poches et recula pouréteindre le vêtement. Un monsieur d’un certain âge, en redingote etchapeau haut de forme, s’approcha. Indignée par son aspecttranquille, Edna l’apostropha vivement :

– Voyons ! aidez donc ce jeune homme, au lieu de rester làà bâiller.

Un cri retentit : – La bâche !

Un cycliste vêtu d’un complet gris clair se dirigea délibérémentvers l’automobile et, s’adressant au chauffeur :

– Vous avez une bâche ? – demanda-t-il.

– Ou…i, – répondit le monsieur distingué. Oui, nous avons unebâche.

– Parfait ! donnez-la-moi vite ! – dit le cycliste enélevant la voix.

L’automobiliste, avec des gestes hésitants, à la manière d’unepersonne hypnotisée, atteignit une excellente et vaste bâche.

– Voilà ! – cria le cycliste à Grubb. – Attrapez-en unbout.

Tout le monde comprit qu’on allait essayer d’une nouvelleméthode. Des mains empressées s’emparèrent de la bâche de l’élégantautomobiliste. Les spectateurs s’écartèrent avec des murmuresapprobateurs. On étendit la toile comme un dais au-dessus de lamotocyclette, puis on l’abaissa.

Nous aurions dû faire cela tout de suite, expliqua Grubb,haletant.

Ce fut un instant de triomphe. Les flammes disparurent. Tousceux qui avaient réussi à se caser autour aplatissaient contreterre les bords de la bâche. Bert maintenait un des coins avec sesdeux mains et un pied. Mais les transports de joie diminuèrentquand on vit la toile se gonfler. Comme incapable de soutenir lamystification plus longtemps, la bâche se fendit au beau milieu, enun joli sourire rouge, tout à fait comme s’ouvre une bouche. Elleéclata de rire en lançant une bouffée de flammes dont les lueurs sereflétèrent dans les verres de lunettes de son distinguépropriétaire. Tout le monde recula.

– Sauvez la voiturette, – cria quelqu’un, et ce fut la dernièrephase de la lutte.

Mais il fut impossible de détacher la voiturette. Le sièged’osier avait pris feu et le tout fut bien vite consumé. Un silenceconsterné s’abattit sur l’attroupement. Quelques traînées depétrole flambaient encore et la voiture d’osier rôtissait encrépitant. La foule se divisa d’elle-même en un cercle extérieur decritiques, de conseilleurs et de figurants qui n’avaient joué dansl’affaire que des rôles insignifiants ou pas de rôle du tout, – eten un groupe central de protagonistes agités et désolés.

Un jeune homme à l’esprit inquisiteur, et possédant uneconnaissance approfondie des motocyclettes, se cramponna à Grubb etcommença à soutenir avec force arguments que l’accident n’auraitpas dû se produire. Comme Grubb ne lui accordait qu’une attentiondistraite et ne lui répondait que par monosyllabes, le jeune hommeregagna les derniers rangs de la foule et se mit en devoir dedémontrer au bénévole vieux monsieur en chapeau haut de forme queles individus qui étaient assez fous pour monter des machines dontils ne connaissaient pas le maniement ne pouvaient s’en prendrequ’à eux-mêmes quand les accidents leur arrivaient.

Le vieux monsieur le laissa parler pendant un moment, puisdéclara sur un ton de joie extasiée :

– Je suis un peu sourd ! … Quelles abominablesinventions !

Un petit homme au teint rose, et coiffé d’un chapeau de paille,réclama l’attention générale :

– Moi, j’ai sauvé la roue de devant ! Le pneu aurait brûlé,si je ne l’avais pas fait tourner sans arrêt.

C’était vrai. La roue de devant, munie encore de sonpneumatique, restait intacte et continuait à tourner lentementparmi les ruines noircies et tordues de la motocyclette. Elle avaitquelque chose de cet air de vertu consciente, d’impeccablerespectabilité qui distingue un gérant d’immeubles dans un quartierpauvre.

– Cette roue vaut bien encore une livre sterling. Je l’ai faittourner sans arrêt, répétait l’homme au teint rose.

Indiscontinûment, de nouveaux spectateurs survenaient avec unemême question, qui agaçait spécialement Grubb :

– Qu’est-ce qu’il y a ?

Pourtant des gens se détachaient de l’attroupement, remontaientsur des machines roulantes, de toutes formes et de tous modèles, etrepartaient dans la direction de Londres, avec l’air satisfait decurieux qui n’ont rien perdu d’un beau spectacle. On entendaitleurs voix s’éloigner dans le crépuscule, avec, de temps en temps,un éclat de rire au souvenir de quelque incident particulièrementsaillant.

– Je crains bien que ma bâche ne soit hors d’usage à présent, –opina l’automobiliste.

Grubb avoua que le propriétaire de ladite bâche était placémieux que personne pour en juger.

– Ne puis-je rien faire d’autre pour vous ? – insistal’automobiliste, non sans une pointe d’ironie, parut-il.

Bert reconquit toute son énergie.

– Ma foi, si ! – dit-il. – Voilà une jeune dame quitrouvera la porte fermée, si elle n’est pas rentrée à dix heures.Vous comprenez ? Tout mon argent était dans la poche de monveston, qui est enfoui dans les décombres…, trop chaud pour qu’on ytouche… Est-ce que Clapham est sur votre route ?

– Tous les chemins mènent à Londres, – répondit l’élégantautomobiliste, en se tournant vers Edna. Tout à fait charmé,madame, si vous nous faites l’honneur d’accepter une place dans lavoiture. Nous sommes déjà bien en retard pour le dîner, aussi ladifférence ne sera-t-elle pas grande de rentrer par Clapham. D’unefaçon ou de l’autre, il nous faut regagner Surbiton. Mais vousjugerez, je crois, notre allure un peu lente.

– Qu’est-ce que Bert va devenir, alors ? – s’inquiétaEdna.

– Je ne vois guère le moyen d’installer aussi M. Bert, malgrétout mon désir de vous être agréable, s’excusa le distinguépersonnage.

– Vous ne pourriez pas prendre toute la ferraille ? demandaBert, indiquant de la main les ruines de sa moto.

– J’en suis désolé, mais je ne le puis guère. Tout à faitdésolé, croyez-moi.

– Alors, je reste là, – décida Bert. – Partez sans moi,Edna.

– C’est bien triste de vous laisser seul, Bert.

– Pas moyen de faire autrement, Edna.

– Du courage, Bert, et à bientôt, – fit Edna d’un ton enjoué,qui sonnait faux.

– À bientôt, Edna.

– On se verra demain.

– Demain, – acquiesça Bert, qui, en réalité, avant de revoirEdna, allait contempler une bonne part du globe habité.

Au dernier regard qu’elle put lui lancer, Edna vit Bert debout,dans le crépuscule, en bras de chemise noircis et roussis. Figuremélancolique, il méditait profondément devant le monceau deferraille et de cendres qui représentait sa défunte motocyclette.Son nombreux entourage était réduit à une demi-douzaine de curieuxobstinés. Flossie et Grubb se préparaient, eux aussi, àl’abandonner.

Bert se mit à enflammer des allumettes, sur une boite empruntéeà un spectateur, pour retrouver dans les décombres une pièce d’unedemi-couronne qui persistait à se cacher. Sa face était grave etsombre.

– Je donnerais je ne sais quoi pour que ce ne soit pas arrivé, –dit Flossie, en s’élançant derrière Grubb.

Enfin, Bert demeura seul, Prométhée triste et déçu, victime d’unfeu qu’il n’avait pas dérobé. De confuses idées s’agitaient dansson esprit : il songeait à louer une charrette pour s’y jucher avecles restes de sa machine, à procéder à de miraculeuses réparations,à arracher encore quelques fragments utilisables à ce qui avait étéle plus précieux de ses liens. Mais, dans les ténèbres quis’épaississaient, il voyait vite la vanité de ces bellesintentions. La réalité s’imposait, inexorable et glaciale.

Empoignant le guidon, il redressa la machine et essaya de lafaire rouler. La roue d’arrière, sans pneumatique, étaitirrémédiablement faussée. Pendant quelques minutes, il resta là,immobile et désespéré, maintenant droite la motocyclette. Puis,d’un grand effort, il poussa cette ruine sur le bord du fossé, luiassena un coup de pied, et se mit résolument en route,pédestrement, dans la direction de Londres.

Pas une fois il ne tourna la tête.

– C’est la fin de l’histoire, – marmonnait-il. – Plus deteuf-teuf pour au moins deux ans, mon vieux Bert. Adieu, lesbalades !… Et dire qu’il y a trois ans j’ai refusé uneoccasion superbe de vendre la maudite carcasse !

3.

Le lendemain matin, la firme Grubb et Smallways était dans unétat de profond découragement. Peu importaient aux associés lesplacards aux titres sensationnels collés sur la vitrine du marchandde journaux d’en face. Les uns proclamaient :

ON PARLE D’UN ULTIMATUM DE L’AMÉRIQUE

LA GUERRE INÉVITABLE POUR L’ANGLETERRE

LE MINISTÈRE DE LA GUERRE CONTINUE À BERNER L’INVENTEURBUTTERIGDE

IMMENSE CATASTROPHE SUR LE MONORAIL DE TOMBOUCTOU

Un autre journal annonçait plus brièvement

LA GUERRE N’EST PLUS QU’UNE QUESTION D’HEURES

NEW-YORK EST CALME

L’EFFERVESCENCE RÈGNE À BERLIN

Non moins prévenante, une feuille étalait à son tour sesen-têtes d’articles

WASHINGTON RESTE MUET.

QUE FERA-T-ON À PARIS ?

LA PANIQUE À LA BOURSE

LES TOUAREGS MASQUÉS À LA GARDEN PARTY DU ROI

M. BUTTERIGDE FAIT UNE NOUVELLE OFFRE

RÉSULTAT DES COURSES DE TÉHÉRAN

Enfin, sur une quatrième affiche, on lisait

LES ÉTATS-UNIS DÉCLARERONT-ILS LA GUERRE ?

ÉMEUTES ANTIALLEMANDES À BAGDAD

LES SCANDALES MUNICIPAUX DE DAMAS

L’INVENTION DE M. BUTTERIGDE VENDUE À L’AMÉRIQUE

D’un œil vague, Bert entrevoyait ces phrases, par un intervallevide, dans le carreau de la porte, au-dessus d’une carte surlaquelle étaient fixées des valves neuves. Il était vêtu des restesde son complet des dimanches, et d’une chemise de flanellenoirâtre. La boutique obscure aux volets fermés engendrait uneinexprimable sensation de détresse. Les quelques machines delocation n’avaient jamais paru aussi lamentables. Il songea aunouveau propriétaire et à l’ancien, aux termes en retard et auxtraites impayées. Pour la première fois, la vie se présentait à luicomme une lutte sans espoir contre le destin.

– Dis donc, Grubb, mon vieux, j’en suis dégoûté, de cetteboutique, – déclara-t-il, distillant la quintessence de sesréflexions.

– Moi aussi, – avoua Grubb.

Ça ne me dit plus rien du tout, je n’ai plus envie d’adresser laparole à un client.

– Il y a la voiturette, – observa Grubb, après un silence.

– Au diable, la voiturette ! – riposta Bert. En tout cas,je n’ai pas laissé d’arrhes en la prenant… Pas de danger…Cependant… Vois-tu, – ajouta-t-il, en se tournant vers son compère,– il n’y a rien à fricoter ici.

– Nous avons perdu de l’argent à pleines mains. La situation estbouclée de tous les côtés… Que faire ?

– Se défiler ! Bazarder ce que nous pourrons pour la sommequ’on en donnera, et décamper ! Comprends-tu ? À quoi bons’obstiner à trimer pour manger de l’argent ? Ça seraitidiot !

– C’est très bien, tout cela, c’est très bien, – objecta Grubb,– mais ça n’est pas ton capital, à toi, qui coule à fond.

– Pas besoin de couler à fond avec notre capital, – répliquaBert, sans se soucier de la distinction soulignée par sonassocié.

– En tout cas, je ne suis pas responsable de la voiturette. Çan’est pas mon affaire.

– Personne ne te demande de t’en occuper. Si tu tiens à resterlà, tu es libre. Moi, je déguerpis. Je t’aiderai jusqu’à ce soirpour la rentrée des machines, et après… la fille de l’air. C’estcompris ?

– Tu me plaques…

– Je te plaque, si tu ne viens pas.

Grubb jeta un regard circulaire dans la boutique. Elle lui étaitdevenue infiniment antipathique. Jadis, elle avait resplendi desespoirs du début et des attentes du crédit. Maintenant, c’était ladéconfiture, sous la poussière. Fort probablement, le propriétaireallait reparaître pour se chamailler avec eux à propos de ladevanture…

– Où vas-tu aller, Bert ? – s’enquit Grubb.

– J’y ai bien réfléchi, hier soir, pendant que je revenais àpied, et dans mon lit aussi, parce que je n’ai pas fermé l’œil.

– À quoi as-tu réfléchi ?…

– À des projets.

– Quels projets ?

– Est-ce que tu as vraiment l’intention de moisir ici ?

– Non, si quelque chose de mieux se présente.

– C’est seulement une idée que j’ai…

– Dis-la.

– Tu as tant fait rire nos petites amies, hier, avec tachansonnette…

– Ça semble bien loin maintenant, – observa Grubb, avec unegrimace d’amertume.

– Et quand j’ai chanté la mienne, Edna était prête àpleurer.

– Pas étonnant, elle avait un moucheron dans l’œil… Je l’ai vu…Mais qu’est-ce que tout cela vient faire dans nosprojets ?

– C’est l’essentiel, – répondit Bert.

– Comment ?

– Tu ne vois pas ?

– Chanter dans les rues ?

– Dans les rues ! Pas de danger ! Mais qu’est-ce quetu dirais d’une tournée sur les plages et dans les villesd’eaux ? Avec des chansons… Des jeunes gens de famille enpartie de plaisir… Tu n’as pas une vilaine voix et la mienne esttrès bien. De tous les chanteurs de plages que j’ai entendus, iln’y en a pas un seul que je n’aurais dégoté facilement. Et tous lesdeux, nous savons comment on se grime… Eh bien ! la voilà, monidée. Nous nous mettons en route, on fera pour gagner sa vie cequ’on faisait hier pour s’amuser. C’est comme ça que l’idée m’enest venue. Pas difficile de se monter un répertoire… Six chansonsde choix, un ou deux couplets pour les bis et les rappels… Pasdifficile !

Grubb inspectait du regard sa boutique obscure et démoralisante.Il pensa à son ancien propriétaire et à l’actuel, et aux mécomptesinévitables des affaires dans un âge où les Gros écrasent lesPetits ; puis il lui sembla entendre dans le lointain letintement d’un banjo et la voix d’une sirène échouée sur le sableet qui chantait. En une image très vive et nette, il vit le chaudsoleil sur la plage, les enfants de baigneurs opulents, – opulentspour quelques jours du moins, – groupés en cercle autour d’eux, desmurmures admiratifs et des « ce sont vraiment des jeunes gens detrès bonne famille », et enfin l’averse des pièces de cuivre oumême d’argent dans le chapeau tendu. Tout était bénéfice dansl’affaire ; pas de frais ni de mise de fonds.

– J’en suis !

– Il y a du bon ! – s’écria Bert. – Et ça ne va pastraîner !

– Il serait plus prudent, tout de même, de ne pas s’embarquersans capital, – dit Grubb. – Si nous menons les moins mauvaises denos machines au Marché des Bicyclettes d’occasion à Finsbury, nousen tirerons bien six ou sept livres sterling. Nous pourrionsfacilement faire ce sacrifice-là demain matin avant qu’il y aittrop de voisins par les rues.

Ça me console de penser à la tête que fera le vieux Fressure deVeau quand il viendra, avec son tablier de boucher tout sale, pournous chercher noise, et qu’il trouvera une pancarte. « Fermé pourcause de réparations ! »

– Il faut faire ça ! – approuva Grubb avec enthousiasme. –Il faut faire ce coup-là, et nous mettrons une autre pancarteindiquant aux clients de s’adresser chez lui pour tousrenseignements. Tu saisis ? Comme ça, ils sauront à quoi s’entenir.

Dès l’après-midi, les plans furent établis par le menu. D’abordils avaient décidé de s’intituler « les Chanteurs de la Mer », cequi plagiait un peu grossièrement des prédécesseurs bien connus.Bert voulait un uniforme de serge bleue, couvert de galons, debroderies d’or et de passementerie, dans le genre de l’uniforme desofficiers de marine, mais plus galonné. Cette idée dut êtreabandonnée comme impraticable : il aurait fallu trop de temps etd’argent. Ils se rendirent compte que leurs ressources leurpermettaient seulement des costumes moins chers et moins longs àconfectionner : Grubb en revint aux dominos blancs. Ilscomplotèrent aussi de choisir les deux moins bonnes machines deleur stock, de les vernir en rouge cramoisi, et de remplacer lesgrelots par les plus bruyantes trompes d’auto. Chacune de leursreprésentations commencerait et se terminerait pas des exercices dehaute école. Ils doutèrent pourtant de la sagesse de ce plan.

– Il y a certainement des gens, – dit Bert, qui, s’ils ne nousreconnaissent pas, reconnaîtront les machines au premier coupd’œil, et il est inutile de se fourvoyer dans de vieilleshistoires. Il faut que nous fassions peau neuve.

– Absolument, – approuva Grubb.

– Il nous faut oublier le passé et rompre entièrement avec tousces maudits tracas qui nous découragent.

Néanmoins, ils résolurent de courir le risque des bicyclettes.Leur costume se composerait de sandales, de bas bruns, de blousesfaites d’un drap écru, avec un trou au milieu pour y passer latête, de perruques et de fausses barbes en étoupe. Ainsi affublés,ils se dénommeraient « les Derviches du Désert », et les principauxmorceaux de leur répertoire seraient pris parmi les scies envogue.

Ils commenceraient par des plages modestes et, graduellement, àmesure qu’ils gagneraient de l’assurance, ils s’attaqueraient à descentres plus importants. Pour débuter, ils choisirent, à cause del’humilité de son nom, Littlestone, sur la côte du Kent. Ainsi ilséchafaudaient leurs projets, et il leur était indifférent que,pendant qu’ils discutaient, les gouvernements de plus de la moitiédu monde se laissassent entraîner à la guerre. Vers midi, lepremier placard de journal du soir, qu’afficha le marchand dejournaux d’en face, leur cria à travers la rue :

LES MENACES DE GUERRE S’AGGRAVENT

Rien de plus.

– Ce ne sont que des histoires de guerre à présent, – remarquaBert, – ça leur tombera sur le dos pour de bon un de ces jourss’ils n’y prennent pas sérieusement garde.

4.

Vous comprendrez à présent pourquoi la soudaine apparition dedeux cyclistes, un beau matin, surprit plutôt qu’enchanta lapaisible simplicité de la plage de Dymchurch.

Dymchurch fut une des dernières localités d’Angleterrequ’envahit le monorail, de sorte que sa spacieuse plage de sable, àl’époque de notre histoire, demeurait encore une retraite secrèteet délicieuse pour un petit nombre de familles, qui fuyaient lesvulgarités et les extravagances et se contentaient de se baigner,de s’asseoir à l’ombre, de converser et de jouer avec leursenfants. Les Derviches du Désert n’avaient rien pour séduire detelles gens.

Les deux formes blanches juchées sur des roues cramoisiesvinrent par la route de Littlestone, grandissant à mesure qu’ellesavançaient et s’annonçant à grands coups de trompe, émettant unevariété de cris sauvages et faisant prévoir un remue-ménage du typele plus agressif.

– Miséricorde ! – s’écrièrent les baigneurs de Dymchurch. –Qu’est-ce qui nous arrive là ?

Alors nos jeunes gens, selon leur plan prémédité, serejoignirent, roulèrent de front, mirent pied à terre etrectifièrent la position.

– Mesdames et Messieurs, – débitèrent-ils, – accordez-nous lapermission de nous présenter nous-mêmes. Vous voyez devant vous lesDerviches du Désert !

Et ils s’inclinèrent profondément.

Les quelques groupes épars sur la grève les considérèrent pourla plupart avec une sorte d’horreur ; mais des enfants etplusieurs jeunes garçons parurent intéressés et s’approchèrent.

– Pas un sou à faire ici, – grommela à mi-voix Grubb.

Les Derviches du Désert appuyèrent lune contre l’autre leursmachines, avec un empressement comique qui fit rire un petit garçoningénu. Puis, aspirant une longue bouffée d’air, ils entonnèrentleur chanson la plus guillerette. Grubb détaillait les couplets, etBert faisait de son mieux pour rendre le refrain aussi entraînantque possible. Entre chaque couplet, pinçant les plis de leurblouse, ils esquissaient divers pas de danse qu’ils avaientsoigneusement répétés d’ensemble.

Ils chantèrent et dansèrent sur la plage ensoleillée deDymchurch ; les enfants faisaient cercle, émerveillés etperplexes devant une conduite aussi singulière de la part d’êtresapparemment humains. Les adultes prenaient un air froid ethostile.

Tout au long des côtes de l’Europe, ce matin-là, les cordes desbanjos résonnaient, des voix chantaient, des enfants jouaient ausoleil, les barques de promeneurs se balançaient de-ci de-là ;la vie multiple et facile de l’époque, sans soupçonner les dangersqui se rassemblaient contre elle, poursuivait son cours folâtre etsatisfait. Dans les villes, des hommes déployaient mille activités,vaquant à leurs affaires, courant à leurs rendez-vous. Les placardsde journaux avaient trop souvent crié « Au loup ! » ; àprésent, ils le criaient en vain.

5.

À l’instant où Bert et Grubb allaient entonner leur refrain pourla troisième fois, ils aperçurent, très bas contre le ciel, dans lenord-ouest, un énorme ballon jaune doré qui s’avançait rapidementdans leur direction.

– Sapristi ! – maugréa Grubb. – Juste au moment où nouscommencions à empaumer le public, voilà une autre attraction. Tantpis ! Allons-y d’attaque.

Aux premières mesures du refrain, le globe doré descendit horsde vue.

– Ça y est ! Il est tombé, Dieu merci ! – soupiraGrubb.

D’un grand bond, le ballon reparut.

– Bigre ! – pesta Grubb. – Vas-y du rigodon, Bert, qu’ilsne regardent pas de l’autre côté.

À la fin de la danse, les deux artistes interrompirent lareprésentation pour contempler franchement le ballon.

– Il y a quelque chose qui ne va pas, – remarqua Bert.

Tout le monde à présent suivait des yeux l’aérostat quis’approchait à vive allure, poussé par une fraîche brise dunord-ouest. Les chants et les danses restèrent en panne : nul n’ysongeait plus. Bert et Grubb eux-mêmes les avaient oubliés, commele reste du programme. Le ballon avançait par sauts, comme si ceuxqui le montaient s’efforçaient d’atterrir. Il descendait lentement,touchait le sol et rebondissait instantanément à cinquante piedsdans les airs, pour se remettre aussitôt à descendre. La nacelleheurta un bouquet d’arbres, et la silhouette noire qu’on voyaits’affairer dans les cordages retomba ou chavira en arrière.L’aérostat, de plus en plus proche, apparaissait aussi gros qu’unemaison, et il arrivait tout droit sur la plage. Une longue cordependait de la nacelle, d’où un homme lançait des appelstonitruants. Tout à coup, on eût dit que l’aéronaute retirait sesvêtements, tout en penchant la tête par-dessus bord.

– Attrapez la corde ! – entendirent distinctement lesspectateurs.

– Un sauvetage, Bert ! – s’écria Grubb, en courant après lecordage.

Bert le suivit, et faillit culbuter en entrant en collision avecun pêcheur qui galopait vers le même but. Une femme, qui portait unbébé dans ses bras, deux garçonnets armés de pelles en bois, ungros monsieur en complet de flanelle atteignirent ensemble lacorde, et se mirent à danser comme des kangourous, dans leursefforts pour s’en saisir. Bert survenant réussit à poser le piedsur ce serpent frétillant et fugitif, se précipita dessus à platventre et l’empoigna ferme. En une demi-douzaine de secondes, toutela population éparse sur la plage se fut pour ainsi direcristallisée contre la corde, sur laquelle tout le monde tirait,obéissant aux ordres véhéments et stimulants de l’aéronaute.

– Tirez ! – criait l’homme. – Allez-y ! Tirezferme !

Le ballon, poussé par le vent, entraînait vers la mer sa grapped’êtres humains. Il s’inclina, toucha l’eau en un éclaboussementargenté et se releva vivement, comme on enlève son doigt quand, parinadvertance, on a frôlé quelque chose de brûlant.

– Tirez ferme, amenez toujours ! – continuait à crierl’aéronaute, – elle s est évanouie !

Il paraissait se démener autour d’un objet invisible, pendantque les sauveteurs amenaient la corde. Bert, en tête, aiguillonnépar la curiosité qui lui inspirait un beau zèle, trébuchaitcontinuellement dans l’ampleur de son costume de derviche… Il nes’était pas imaginé qu’un ballon pût être une chose aussivolumineuse, aussi légère, aussi instable. La nacelle, relativementpetite, se composait de panneaux en gros osier tressé. À quatre oucinq pieds au-dessus, était fixée, à un cercle d’aspect solide, lacorde sur laquelle on tirait. À chaque effort des sauveteurs, Bertamenait un mètre de corde, ce qui faisait descendre d’autant lanacelle d’où sortaient des rugissements furieux.

– Elle s’est évanouie !… C’est son cœur !… Son cœurs’est rompu après tout ce qu’elle a enduré !

Le ballon cessa toute résistance, et descendit presque d’un seulcoup. Bert, lâchant la corde, se précipita pour le maintenir duneautre façon et empoigna le rebord de la nacelle.

– Tenez bon ! – fit l’aéronaute dont la figure se relevatout contre celle de Bert.

C’était une figure bien connue, avec ses gros sourcils, son nezaplati, son énorme moustache noire. L’homme avait enlevé son vestonet son gilet dans l’idée probablement d’avoir à se jeter à l’eau,et sa chevelure noire était extraordinairement en désordre.

– Que tout le monde se cramponne après la nacelle ! –ordonna-t-il. – J’ai avec moi une dame qui s’est évanouie…, ou soncœur a cessé de battre… Mon nom est Butteridge… Butteridge, voilàmon nom… Tout le monde à la nacelle… Dans un ballon ! C’estbien la dernière fois que je me confie à un de ces appareilspaléolithiques…, la corde de dégonflement n’a pas fonctionné et lasoupape ne marche pas. Si jamais je mets la main sur la crapule quiaurait dû s’assurer !…

Il passa brusquement la tête entre les cordes et demanda sur unton suppliant :

– Vite, que quelqu’un aille chercher du cognac… du boncognac !

Quelqu’un se détacha et partit en courant.

Dans la nacelle, sur une sorte de couchette, en une attitudesavamment abandonnée, était étendue une dame grande, blonde,enveloppée dans un manteau de fourrure et coiffée d’un vastechapeau surchargé de fleurs. Sa tête se balançait contre le rebordcapitonné, ses yeux étaient fermés et sa bouche entrouverte.

– Ma chérie ! Nous sommes sauvés ! – cria M.Butteridge, d’une grosse voix à l’accent vulgaire.

La dame ne bougea pas.

– Ma chérie ! Nous sommes sauvés ! – répéta M.Butteridge sur un ton plus élevé encore.

La dame demeurait impassible.

Alors M. Butteridge révéla toute la fureur dont son âme étaitpleine.

– Si elle est morte, – tonitrua-t-il, en levant lentement sonpoing vers le ballon, au-dessus de sa tête, si elle est morte, jedéchir-r-r-r-rerai les cieux comme une loque !… Il faut que jela sorte d’ici. Je ne veux pas la laisser mourir dans un panierd’osier de neuf pieds carrés… elle qui est faite pour des palaisprinciers ! Tenez bon ! Y a-t-il parmi vous un hommesolide à qui je puisse la passer ?

D’un effort puissant, il prit la dame dans ses bras et lasouleva.

– Empêchez la nacelle de basculer, – fit-il à ceux quil’entouraient. – Pesez de tout votre poids… cette dame n’est paslégère et, quand je vous l’aurai passée, le ballon sera allégéd’autant.

D’un bond agile, Bert s’installa sur le rebord. Les autresempoignèrent plus fortement les cordages et le cercle.

– Êtes-vous prêts ? – demanda M. Butteridge.

Il monta sur la couchette, tout en soulevant soigneusement ladame. Puis il s’assit sur le bord opposé, en face de Bert, et passaune jambe à l’extérieur. Les cordages semblèrent le gêner.

– Quelqu’un veut-il m’aider ? Si l’un de vous veut recevoirmadame ?

À ce moment précis, alors que M. Butteridge se maintenaitd’aplomb avec son fardeau, en un équilibre essentiellementinstable, la dame revint de sa défaillance. Ce fut très prompt ettrès violent.

Alfred ! sauve-moi ! – fit-elle en un cri déchirant.Elle agita ses bras, cherchant un point d’appui, et étreignit M.Butteridge convulsivement.

Bert sentit la nacelle qui ballottait, sursautait et ledésarçonnait. Il aperçut aussi les bottines de la dame et la jambedroite de l’aéronaute, qui décrivaient un arc de cercle avant dedisparaître en dehors. Ses sensations furent complexes, etcomportèrent la certitude de ce fait, qu’il avait perdu l’équilibreet qu’il roulait la tête en bas et les jambes en l’air, àl’intérieur du panier d’osier. Il étendit les bras pour s’agripperà quelque chose. En effet, il se trouvait à peu près debout sur satête ; sa fausse barbe lui bâillonnait la bouche, sa joueglissa contre le capitonnage, son nez alla fouiller dans un sac desable. La nacelle fit un violent écart et ne bougea plus.

– Quelle maudite affaire ! – grommela-t-il.

Il se crut à moitié assommé, à cause d’un bourdonnement subitdans ses oreilles, et parce que les voix des gens lui arrivaientdiminuées et lointaines, comme des cris d’elfes dans l’intérieurdune colline.

Il éprouva une certaine difficulté à se remettre sur ses pieds.Ses membres s’enchevêtraient dans les vêtements dont M. Butteridges’était débarrassé pour être prêt à plonger dans les flots. Sur unton mi-fâché, mi-plaintif, Bert grogna :

– Vous auriez pu prévenir, avant de basculer le panier.

S’agrippant aux cordages, il se redressa tout étourdi.Au-dessous de lui, bien loin, les eaux bleues de la Mancheétincelaient. Presque à l’horizon, minuscule et ensoleillé, serapetissant comme si quelqu’un le tirait par les deux bouts,s’arrondissait le rivage, avec le groupe irrégulier de chalets quiconstituaient Dymchurch. Il apercevait encore la petite troupe degens à qui il avait brusquement faussé compagnie. Grubb, dans sonaccoutrement de Derviche du Désert, galopait au long de la mer, etM. Butteridge, dans l’eau jusqu’à mi-jambes, semblait pousser desappels formidables. La dame, accroupie sur le sable, avec sacoiffure florifère sur les genoux, était indignement délaissée. Àl’est et à l’ouest, la plage se parsemait de petits personnagesqui, les yeux au ciel, paraissaient n’avoir qu’une tête et despieds.

Le ballon, allégé de cent soixante kilos, poids de M. Butteridgeet de sa compagne, s’élevait dans les airs à la vitesse d’uneautomobile de course.

– Pour un sale coup, c’est un sale coup ! – opina Bert.

Avec une expression d’inquiétude, il contempla la plage fuyante,et se fit cette réflexion, qu’il ne se sentait pas pris de vertige.Ensuite, avec une vague idée d’essayer quelque chose, il examinasuperficiellement les cordages qui pendaient autour de lui. Mais,s’asseyant sur la couchette, il exprima à haute voix sa décision:

– Je ne vais pas me risquer à manipuler ces machines-là… Je netouche à rien… Pourtant, j’aimerais bien savoir ce qu’on fait enpareil cas.

Bientôt, il se mit debout et parcourut du regard le monde quis’enfonçait sous lui, les falaises crayeuses à l’est et le paysplat à l’ouest, des villes et des ports, des rivières et desroutes, et de nombreux navires avec leurs ponts et leurs cheminéesde plus en plus petits, sur la mer toujours plus vaste, et le grandviaduc du monorail qui franchissait le détroit de Folkestone àBoulogne, jusqu’à ce qu’enfin des nuages floconneux se fussentrassemblés en un voile opaque pour lui cacher la perspective. Iln’était ni effrayé, ni incommodé de vertige, mais seulement dans unétat de profonde consternation.

Chapitre 3LE BALLON

1.

Bert Smallways était une petite créature vulgaire, de cetteespèce bornée et impertinente que l’ancienne civilisation du XXesiècle produisait par millions dans tous les pays du monde. Ilavait passé toute sa vie dans des rues étroites, entre de sordidesmaisons par-dessus lesquelles il ne pouvait voir, enfermé dans uncercle exigu d’idées dont il ne pouvait sortir. Pour lui, l’uniquedevoir de l’homme était de se montrer plus adroit, plus malin queson prochain, de se planter les poings sur les hanches et de sepayer du bon temps. En somme, il appartenait à la race qui avaitfait l’Angleterre et l’Amérique ce qu’elles étaient. Jusqu’ici lachance avait été contre lui, mais il ne fallait voir là qu’uneanicroche : sa personne constituait simplement un individuagressif, doué d’un sens aigu de l’appropriation, sans aucunsentiment de la cohésion de l’État, sans loyauté, sans dévouement,sans code d’honneur et même sans code de courage. Par un curieuxaccident, il se trouvait soulevé hors de son merveilleux mondemoderne, hors de la portée de tout appel, à l’abri de toutepoursuite, flottant dans l’air, telle une chose morte etdésincorporée, comme si le ciel, le prenant pour sujetd’expérience, avait choisi en lui le spécimen de ses millions decompatriotes, pour l’étudier de près et voir ce que devenait l’âmehumaine. Mais ce que le ciel eût pu faire de lui en ce cas, je neprétends pas l’imaginer, car j’ai depuis longtemps abandonné toutesthéories concernant les idées et les intentions célestes.

Être seul dans un ballon, à une altitude de quatorze à quinzemille pieds – altitude à laquelle parvint bientôt Bert Smallways –est une aventure à nulle autre pareille. C’est l’une des audacessuprêmes permises à l’homme. Jamais aucune machine volante ne feramieux. S’élever à de telles hauteurs, c’est passer au-delà deschoses humaines ; c’est être à un rare degré plongé dans lecalme et la solitude – la solitude sans la moindre menaced’intrusion, le calme sans un seul murmure… C’est voir le ciel.

Aucun écho du tumulte et du vacarme humains n’arrive jusqu’àvous, l’air est limpide et pur au-delà de toute possibilité desouillure. Nul insecte, nul oiseau ne se risquent aussi haut. Aucunvent ne souffle, aucune brise ne vous frôle, car l’aérostat se meutavec le vent et devient partie de l’atmosphère : une fois en route,il ne tangue ni ne roule ; vous ne sentez même pas s’il monteou s’il descend.

Bert éprouvait une sensation de froid vif, mais restait indemnedu mal des hauteurs. Il endossa le veston et la pelisse deButteridge par-dessus la défroque qui recouvrait son complet dudimanche et transformait M. Smallways en Derviche du Désert ;il enfila les gros gants de l’aéronaute, et demeura assis trèslongtemps sans bouger, intimidé par la quiétude immense del’univers. Au-dessus de sa tête, le grand globe, léger ettranslucide, de soie imperméable, brillait sous les rayonséclatants du soleil, au centre du dôme profond du firmament bleu.Au-dessous, très loin au-dessous, s’étalait un rideau déchiqueté denuages ensoleillés, lacéré d’énormes déchirures, à traverslesquelles Bert entrevoyait les flots.

À l’observer d’en dessous, on aurait aperçu sa tête, petiteboule noire penchée d’abord d’un côté de la nacelle, puisdisparaissant pour reparaître bientôt d’un autre côté. Il neressentait ni nausées ni frayeur. Il songeait que, puisque cettemachine ingouvernable l’avait emporté dans le ciel, elle l’enredescendrait sans doute tôt ou tard ; mais cetteconsidération ne le tourmenta pas beaucoup. Son état étaitessentiellement un état d’ébahissement. Il n’y a ni inquiétude nicrainte possibles dans un ballon…, jusqu’au moment de ladescente.

– Saperlipopette ! – s’exclama-t-il, éprouvant le besoin deparler, – ça vaut mieux qu’une moto… Tout va bien… Je suppose qu’ontélégraphie de tous les côtés à mon sujet.

Au bout dune heure, il se mit à examiner avec un soin méticuleuxl’équipement de la nacelle. Au-dessus de lui pendait la manched’appendice, sa coulisse nouée, mais laissant une ouverture libre,à travers laquelle l’œil de Bert plongeait dans une vaste cavitévide et tranquille, et d’où sortaient deux fines cordes d’usageinconnu, l’une blanche, l’autre cramoisie, fixées à des goussetsau-dessous du cercle de suspension. Le filet qui recouvrait leballon se terminait par des cordes attachées au cercle, sorte degrand cerceau de bois doublé d’acier, auquel des suspentesreliaient la nacelle. À celle-ci pendaient le guiderope et lesgrappins, et, sur le bord, à l’extérieur, étaient accrochés uncertain nombre de sacs de toile que Bert reconnut pour contenir lelest qu’il fallait « lâcher », si le ballon tombait.

– Et il n’a pas l’air de tomber pour l’instant, – se dit-il àhaute voix.

Le cercle de suspension portait un baromètre anéroïde et uninstrument en forme de boite ronde, avec un cadran d’ivoire, surlequel on lisait l’indication statoscope avec d’autrestermes français : une aiguille oscillait entre les deux mots :montée et descente, en français aussi.

– C’est parfait, – pensa Bert, se rappelant les éléments defrançais qu’on lui avait enseignés en classe, – on sait comme celasi on grimpe ou si on dégringole.

Sur la couchette au capitonnage écarlate, il y avait deuxcouvertures et un kodak, et, dans un coin, au fond de la nacelle,un gobelet et une bouteille de champagne vide.

– Les rafraîchissements, – fit Bert pensivement, en ramassant labouteille.

Il eut alors une brillante inspiration. Sous les couchettes, ilremarqua des caisses dans lesquelles il trouva le complémentd’agrès que M. Butteridge avait jugé indispensable à son ascension: deux paniers qui contenaient un pâté de gibier, un pâté deviande, un poulet froid, des tomates, des laitues, des sandwichesau jambon et aux crevettes, une énorme brioche, des couteaux, desfourchettes, des assiettes en papier, des flacons de café et decacao, du pain, du beurre, de la marmelade d’orange, plusieursbouteilles de champagne soigneusement empaquetées, des bouteillesd’eau de Perrier, une bonbonne d’eau pour les soins de toilette, unportefeuille, des cartes, un compas, un sac à main renfermant demultiples objets : fers à friser, épingles à cheveux ; unecasquette à rabats… et ainsi de suite.

– Tout le confort des grands hôtels ! approuva Bert, quiavait pris possession de la casquette et en attachait les rabatssous son menton.

Il pencha la tête hors de la nacelle. Au-dessous, les nuagesresplendissaient et s’étaient épaissis jusqu’à masquer entièrementle paysage terrestre. Vers le sud, ils s’entassaient en grandespiles neigeuses que Bert était enclin à prendre pour des montagnes.Au nord et à l’est, ils s’étendaient en longues ondulations quirenvoyaient le soleil en reflets aveuglants.

– Je me demande combien de temps un ballon peut rester en l’air,– marmotta Bert.

Il ne parvenait pas à s’imaginer qu’il avançât, tant le ballonvoguait insensiblement dans le vent.

– D’ailleurs il vaut mieux ne pas descendre avant d’avoir tâtéd’un brin de voyage – réfléchit-il.

L’idée lui vint de consulter le statoscope.

– Toujours montée, – dit-il. – Qu’est-ce qui se passerait si jetirais une corde ?… Non… Je ne vais pas me risquer à manipulerces histoires-là.

Un peu plus tard, cependant, il tira sur les cordes quicommandaient la soupape et le panneau de déchirure, mais, comme M.Butteridge l’avait déjà constaté, elles ne fonctionnaient pas. Rienne se passa, par conséquent. Sans cette anicroche, le ballon seserait déchiré, comme pourfendu par un grand coup d’épée, et M.Smallways se serait abîmé dans l’éternité, à la vitesse de quelquesmilliers de pieds à la seconde.

– Ça ne marche pas, – fit-il, en se penchant encore une fois auxcordages.

Après quoi, il s’inquiéta du déjeuner. Il prit une bouteille dechampagne, mais, aussitôt qu’il eut coupé les fils de fer, lebouchon sauta avec une incroyable violence et la plus grande partiedu liquide le suivit dans l’espace. Bert en recueillit à peine ungobelet.

– Pression atmosphérique, – observa-t-il, trouvant enfin uneapplication aux connaissances qu’il avait acquises aux cours dephysique élémentaire de son école. – Il faudra que je sois plusprudent la prochaine fois… Inutile de gâcher la boisson.

Quand il eut fini de déjeuner, il chercha partout des allumettesafin d’utiliser un des cigares de M. Butteridge. Mais ici encore,la bonne chance se rangeait de son parti, car il ne trouva rien quipût enflammer la masse de gaz qui l’emportait. Autrement, il auraitsauté dans l’espace, salué par l’éclat d’une bombe d’artificesplendide, mais transitoire.

– Imbécile de Grubb, – maugréait-il, fouillant en vain sespoches. – Il avait bien besoin de garder ma boite…, avec sa mauditehabitude de vous « faire » vos allumettes.

Il s’allongea sur une couchette et se reposa quelque temps.Puis, il se releva, remua divers objets, arrangea les sacs de lest,contempla les nuages un instant et déplia les cartes sur le coffre.Bert avait un faible pour les cartes, et il s’obstina à en chercherune de la France et du détroit. Mais toutes étaient des cartesd’état-major des comtés d’Angleterre. Enfin, il songea à sedistraire par la lecture des lettres de M. Butteridge et parl’examen du contenu de son portefeuille. De cette façon, s’écoulapour lui l’après-midi.

2.

L’air, bien que calme, était singulièrement vif et froid. Assissur le coffre et déjà emmitouflé dans la pelisse de M. Butteridge,Bert avait drapé autour de son buste le vaste manteau de dame, etenroulé autour de ses jambes une épaisse couverture. Ses pieds seréchauffaient dans d’immenses pantoufles fourrées. Dans la nacelle,de dimensions réduites, tout était confortable et neuf, quelquessacs de sable constituant le bagage moins élégant. Bert avait mêmedécouvert une petite table pliante qu’il installa sous ses coudesavec un verre de champagne devant lui. Tout alentour, dessus etdessous, c’était l’espace vide et silencieux, que seul l’aéronauteconnaît.

Bert ignorait vers quel but il dérivait et quels événementsl’attendaient. La sérénité avec laquelle il acceptait cet état dechoses faisait honneur au courage des Smallways, car on aurait pus’attendre à trouver ce courage d’une qualité plus dégénérée etplus méprisable certainement. Au milieu de toutes ces impressions,un espoir subsistait : il finirait fatalement par descendre quelquepart, et alors, s’il ne s’écrasait pas dans la dégringolade,quelqu’un ou quelque société peut-être le réexpédierait, lui et leballon, en Angleterre : sinon, il demanderait fermement le consulbritannique.

– Le consuelo britannique, – décida-t-il, se préparant à touteéventualité. – Apportez-moi à le consuelo britannique, s’il vousplaît, – disait-il, car il n’ignorait rien des difficultés de lalangue française.

Entre-temps, l’étude des secrets intimes de M. Butteridge luiparut pleine d’intérêt. Il trouva des papiers d’un caractèreabsolument privé, et, entre autres, d’ardentes lettres d’amourtracées d’une grande écriture féminine. Mais ce sont là desaffaires qui ne nous regardent pas et il nous suffira de marquernotre regret que Bert ait été si indiscret. Quand il eut achevécette lecture, il ne put s’empêcher de s’écrier, d’un ton stupéfait:

– Sapristi ! – Et après un long intervalle, il ajouta : –Je me demande si ça vient d’elle… Quel tempérament !

Après avoir médité quelque peu sur ce sujet, il repritl’exploration des poches de M. Butteridge. Elles contenaient descoupures de journaux, plusieurs lettres en allemand et quelquesautres de la même écriture, mais en anglais.

– Tiens, tiens ! – fit Bert.

L’une de ces dernières débutait par des excuses de ce qu’onn’avait pas osé encore écrire en anglais, malgré les ennuis et lesretards qui avaient dû en résulter. Ensuite venaient certainspassages que Bert trouva intéressants au suprême degré : « Nouscomprenons parfaitement les difficultés de votre position et nousconcevons volontiers que, dans les circonstances actuelles, vousêtes probablement surveillé. Mais, monsieur, il est peuvraisemblable qu’on songe à vous opposer des obstacles sérieux sivous désirez vraiment vous expatrier et venir nous rejoindre, avecvos plans, par les routes coutumières : Ostende, Calais, Boulogneou Dieppe. Il nous est difficile d’admettre que vous ayez àcraindre un danger de mort à cause du secret de votre précieuseinvention. »

– C’est drôle, – observa Bert, qui se plongea dans de profondesréflexions.

Il parcourut les autres lettres.

– Ils ont l’air de vouloir qu’il vienne, – se dit-il mais ils neparaissent pas se donner grand mal pour l’attirer… ou bienpeut-être font-ils les dédaigneux pour qu’il baisse ses prix… Ça nesemble pas être le gouvernement, du reste, – remarqua-t-il au boutd’un moment. – On dirait plutôt du papier à en-tête de commerce.Drachen flieger. Drachenballons. Ballonstoffe. Kugelballons. Toutça, c’est du grec pour moi…

Mais il essayait de vendre son bienheureux secret à l’étranger.Voilà qui est clair. Pas de grec là-dedans. Sapristi ! Levoilà bien, le vrai secret !

Il quitta son siège, souleva le couvercle du coffre, en tira leportefeuille qu’il ouvrit devant lui sur la table pliante. Leportefeuille était plein de dessins exécutés dans le style adoptépar les ingénieurs et avec leurs couleurs conventionnelles. Enoutre, il s’y trouvait quelques photographies assez mal tirées,évidemment l’œuvre d’un amateur pris de court, et représentant lamachine Butteridge dans son hangar près du Palais de Cristal.

Bert s’aperçut que ses mains tremblaient.

– Bigre ! me voilà avec ce miraculeux secret, et je suis àune hauteur trop grande pour pouvoir même le crier sur les toits.Voyons un peu !

Il se mit à étudier les dessins et à les comparer avec lesphotographies. Les uns et les autres le laissaient perplexe. Ilsemblait qu’il en manquât la moitié. Bert essayait de devinercomment les diverses pièces s’adaptaient entre elles, mais il duts’avouer que l’effort était excessif pour ses facultés.

– Ça n’est pas commode ! Dommage que je n’aie pas étudié lamécanique. Si j’étais capable seulement de comprendre l’agencementde tout cela !

Il s’appuya sur le bord de la nacelle et resta ainsi à fixersans le voir un énorme amas de nuages épais, sommets de montagnesqui se dissolvaient doucement sous l’éclat du soleil. Soudain sonattention fut attirée par une étrange tache noire qui évoluait surces blancheurs. Il s’en alarma. Cette forme sombre avançait en mêmetemps que lui, le suivait infatigablement au fond de l’abîme,escaladant les cimes nuageuses. Pourquoi diable lesuivait-elle ? Qu’est-ce que cela pouvait bienêtre ?…

Il eut une inspiration.

– Parbleu ! – s’écria-t-il.

C’était l’ombre du ballon, mais il l’épia encore un long momentd’un œil soupçonneux. Les plans étalés sur la table le réclamèrentà nouveau et l’après-midi se partagea entre ses luttes pour lescomprendre et des périodes de méditation. Il prépara les phrasesqu’il débiterait en prenant terre. « Voici, Mossieu, je souis uninventeur anglais. Mon nom est Butteridge. Je donne l’épellement :Bé-ou-té tè-hè-arr-hi-dè-ghè-hè. J’avais veniou ici pour vendre lesecret de le flying machine. Comprenez ? Vendre pourl’argent tout suite, l’argent en main. Comprenez ? C’est lemachine à jouer dans l’air. Comprenez ? C’est le machine àfaire l’oiseau. Comprenez ? Balancer ? Oui,exactement ! surpasser l’oiseau avec son moyen. Je désire devendre ceci à votre governement national. Voulez-vous me directerlà ? »

Un peu décousu, je suppose, au point de vue de la grammaire.Bah ! ils seront assez malins pour comprendre le sens, – opinaBert. – Oui, mais… si on me demande d’expliquer le truc ? – Deplus en plus tracassé, il se remit à étudier les plans. – À coupsûr, ils ne sont pas tous là !… – grommela-t-il bientôt.

Le problème de savoir ce qu’il ferait de sa miraculeusetrouvaille l’horripilait péniblement, pendant qu’il voguait aumilieu des nuages.

J’ai là une occasion qu’on ne trouve qu’une fois dans savie.

Mais, en y réfléchissant, il acquérait de plus en plus laconviction que l’occasion lui échapperait pour mille bonnesraisons.

– Aussitôt que je serai descendu, on télégraphiera partout… Lesjournaux parleront de mon atterrissage… Butteridge sera informé…,et il ne tardera pas à me tomber sur le dos.

Butteridge était un personnage beaucoup trop terrible pour qu’onenvisageât de gaieté de cœur la possibilité de sa chute sur votredos. Bert évoqua l’image de la grosse moustache noire, du neztriangulaire, de la voix tonitruante et du regard furibond. Sonrêve de vendre pour un prix fabuleux le grand secret de Butteridges’écroula, s’aplatit et s’évanouit. Il s’éveilla à la saineréalité.

– Non, ça ne marche pas. À quoi bon y songer ?

Sans aucun empressement, avec une lenteur qui en disait gros surses regrets, il procéda à la remise en place des papiers de M.Butteridge, dans les poches du portefeuille où il les avaittrouvés. Bientôt, il remarqua sur le ballon, au-dessus de lui, unsplendide reflet doré, et il sentit qu’une nouvelle chaleurréchauffait le dôme bleu du ciel. Il se leva et aperçut le soleil,immense boule d’or aveuglante, qui s’enfonçait dans une mertumultueuse de nuages pourpres bordés d’or ; spectacle étrangeet prodigieux au-delà de toute imagination. Vers l’est, l’océannuageux s’étendait bleu sombre à perte de vue, et Bert crut qu’ilcontemplait l’hémisphère entier du monde.

Alors, tout au loin, par-dessus l’immensité bleue, il distinguatrois longues formes grises, comme des marsouins, se poursuivant àla file. On eût dit vraiment des poissons, avec des queues ;mais, dans cette lumière, l’impression était trompeuse. Il clignades yeux, les écarquilla… Il n’y avait plus rien. Longtemps, ilscruta les lointains espaces sans plus rien discerner.

– Je me demande maintenant si j’ai vraiment vu quelque chose, –fit-il. – Du reste, il n’existe rien de semblable…

Le soleil s’enfonçait, non pas tout droit, mais en plongeantvers le nord, et soudain la clarté du jour et sa chaleurdisparurent. Par petites oscillations, l’aiguille du statoscopepivota vers la descente.

3.

– Qu’est-ce qui va se passer maintenant ? – bégayaBert.

La grise et froide solitude nuageuse montait vers lui à uneallure large et lente. Les nuages cessaient de ressembler à descimes neigeuses ; ils devenaient immatériels et révélaientdans leur contexture un tourbillonnement immense et silencieux.Quand il atteignit leurs masses ténébreuses, sa descente futarrêtée un instant. Puis soudain le ciel se cacha, les derniersvestiges de clarté disparurent. Bert s’enfonça rapidement, dans uneobscurité crépusculaire, à travers une trombe de fins flocons deneige, qui passaient devant ses yeux en se dirigeant vers lezénith, venaient se poser en fondant autour de lui, effleuraient safigure comme des doigts fantomatiques. Il frissonna. Son haleinesortait en vapeur de ses lèvres, l’humidité détrempait tout.

Il eut l’impression d’une tourmente de neige qui, avec une furiedémesurée et sans cesse croissante, monterait vers le ciel ;mais il comprit bientôt qu’il tombait avec une vitesse quis’accélérait à chaque seconde.

À peine perceptible au début, un son bourdonna à ses oreilles.Le silence colossal de l’univers avait pris fin. Qu’était-ce que cebruit confus ? Inquiet, perplexe, il allongea la tête endehors de la nacelle.

D’abord, il ne distingua rien. Puis très nettement il discernade petites bandes d’écume qui se poursuivaient, dans lebouillonnement des flots, au-dessous de lui. Au loin, il entrevitun bateau-pilote avec sa grande voile barrée d’énormes lettresnoires, et une petite lumière d’un rouge jaunâtre qui dansait entous sens, roulait et tanguait dans la rafale, alors qu’il nesentait lui-même aucun souffle de vent. Bientôt le tumulte des eauxse rapprocha et devint assourdissant. Il tombait, il tombait dansla mer ! Il fut pris d’une activité trépidante.

– Du lest ! – cria-t-il, et, saisissant un sac, il le hissapar-dessus bord. Sans attendre l’effet, il en jeta un second, et sepencha juste à temps pour apercevoir un minuscule éclaboussementblanchâtre à la surface sombre des vagues. L’instant d’après, ilétait à nouveau dans les nuages et la neige.

Sans la moindre nécessité, il se débarrassa d’un troisième, puisd’un quatrième sac, et, à son immense satisfaction, il émergea desrégions humides et glaciales dans l’atmosphère supérieure, claireet froide, où s’attardaient les dernières lueurs du couchant.

– Dieu merci ! – balbutia-t-il tout ému.

Quelques étoiles à présent perçaient la voûte bleue, et dansl’est le disque de la lune apparut.

4.

Ce premier plongeon laissa à Bert l’impression qu’une immensitéliquide s’étendait au-dessous de lui. La courte nuit d’été luiparut cependant interminablement longue. Il éprouvait une sensationdésagréable d’insécurité et il s’imaginait, sans la moindre raison,que le jour la dissiperait. En outre il avait grand-faim. Iltâtonna dans le coffre, plongea ses doigts dans un pâté, choisitquelques sandwiches et réussit à ouvrir une demi-bouteille dechampagne. Réchauffé et restauré, il exhala sa rancune contre Grubbqui, en lui chipant ses allumettes, l’empêchait de goûter un boncigare, s’enveloppa dans les pelisses, s’installa confortablementsur la couchette et sommeilla quelque temps. Une fois ou deux il seleva pour s’assurer qu’il restait à une distance prudente desflots. La première fois, les nuages qu’éclairait la lune étaientblancs et denses et l’ombre allongée du ballon se promenait sureux, comme un chien suit son maître. Par la suite, ilss’éclaircirent. Tandis qu’il demeurait couché sur le dos, il fitune découverte. Dans son gilet, ou plutôt dans le gilet de M.Butteridge, il entendait un frou-frou, à chaque aspiration. Levêtement renfermait des papiers dans la doublure. Mais, quelle quefût sa curiosité, l’obscurité était trop profonde pour qu’il lessortît de leur cachette et les examinât.

Le chant des coqs, l’aboiement des chiens, les appels desoiseaux l’éveillèrent. Le ballon avançait lentement à très faiblehauteur, au-dessus d’une vaste contrée baignée d’or par le soleilqui se levait dans un ciel pur. Bert contempla des champs biencultivés, sans haies ni clôtures, coupés seulement de routes quebordaient des poteaux soutenant des câbles métalliques. Le ballonvenait de passer au-dessus d’un village qui, autour d’une église àhaute tour, serrait ses maisons blanchies à la chaux, avec destoits à pente raide couverts de tuile rouge. Des paysans portantdes blouses luisantes et des chaussures énormes, s’arrêtaient pourle regarder en se rendant aux champs. L’aérostat était descendu sibas que le guiderope traînait à terre. Bert considéra ces êtresavec ébahissement.

– Faut-il atterrir ?… Il serait temps, je suppose, – sedisait-il.

Le ballon s’avançait contre une ligne de monorail et pour lafranchir sans encombre, Bert jeta prestement plusieurs poignées delest.

– Voyons. Réfléchissons. Je pourrais crier à ces gens :Attrapez !… Si seulement je connaissais une bonne expressionfrançaise pour leur demander de prendre la corde… Ça doit être laFrance, je pense.

Il examina la contrée à nouveau.

– Ça pourrait bien être la Hollande…, ou le Luxembourg…, ou bienl’Alsace-Lorraine, autant que je sache. Qu’est-ce que c’est que cesgrands bâtiments là-bas ?… Ces fours à plâtre ?… Le paysa l’air prospère…

L’aspect respectable de la région ranima en lui aussi despréoccupations de respectabilité.

– Il serait temps de faire un brin de toilette.

Il résolut de procéder à un lever en règle, et, pour opérer àson aise, il lança par-dessus bord un sac de sable. Son étonnementfut grand de constater qu’il gagnait de nouveau avec une extrêmevitesse les hautes régions.

Sapristi ! – s’écria M. Smallways. – Faut pas abuser dulest… Quand vais-je redescendre, à présent ?… Va falloirdéjeuner à bord…

L’air s’était réchauffé, et il ôta sa casquette. Il fit de mêmepour sa perruque d’étoupe qui lui tenait trop chaud à la tête,mais, cédant à une impulsion imprudente, il la lança dans le vide.Le statoscope répondit par une vigoureuse oscillation vers la «montée ».

– Ce maudit ballon ! – grogna Bert. – Il suffit de jeter uncoup d’œil par-dessus bord pour qu’il monte.

Bert s’attaqua au coffre : il y trouva plusieurs boîtes de cacaoliquide, accompagnées d’instructions explicites auxquelles il seconforma avec un soin minutieux. Avec une clef fixée au couvercle,il pratiqua des trous dans le fond de la boîte, dont la parois’échauffa au point de lui brûler les doigts. Il l’ouvrit alors et,sans allumette ni flamme d’aucune sorte, il eut son cacao fumant.C’était une vieille invention, mais nouvelle pour Bert. Avec dupain, du jambon et de la marmelade, il fit un déjeuner fortconvenable.

Le soleil devenait plus chaud et Bert enleva sa pelisse, ce quile fit penser au frou-frou qu’il avait surpris dans la nuit. Ilretira alors le gilet et l’examina.

– Le père Butteridge ne sera peut-être pas content si je luidétériore ses frusques.

Après un moment d’hésitation, il se décida à découdre le gilet.Il trouva dans la doublure les dessins des plans rotateurs latérauxdont dépendait la stabilité de toute la machine volante.

Un ange curieux, qui aurait observé Bert, l’aurait vu assis dansla nacelle, plongé dans une profonde méditation. Finalement, avecun air inspiré, il se leva, empoigna le gilet éventré, déchiqueté,saccagé, et le précipita hors de la nacelle : le vêtement descenditen voltigeant pour se poser avec un flop satisfait sur la figured’un touriste allemand qui dormait paisiblement auprès du Hâlette,non loin de Wildenvey. Allégé ainsi, le ballon monta plus hautencore, en une position plus favorable aux observations de notreange imaginaire qui aurait surpris M. Smallways en train dedéboutonner son veston, son gilet, son faux col, sa chemise, deplonger sa main dans sa poitrine et s’en arracher le cœur, ou dumoins, sinon son cœur, un objet rouge vif. Si l’observateur,surmontant un frisson de répugnance céleste, avait scruté de plusprès cet objet rouge vif, il eût mis à nu l’un des secrets les pluschéris de Bert, l’une de ses faiblesses essentielles. C’était unplastron en flanelle rouge, l’un de ces talismans quasi hygiéniquesqui, avec les pilules et les spécialités pharmaceutiques,remplacent, chez les peuples protestants de la chrétienté, lesimages et les reliques miraculeuses. Bert portait toujours ceplastron ; c’était sa chimère favorite, créée par unesomnambule extralucide qui avait déclaré au jeune homme qu’il avaitles poumons faibles.

Ayant ôté son fétiche, il l’attaqua avec un canif et, écartantles deux morceaux d’étoffe qui formaient le pan de devant, il semit en devoir d’y insérer les plans nouvellement découverts. Ceciaccompli, il installa en bonne place le miroir de M. Butteridge etla cuvette de toile pliante ; puis, il rajusta son costumeavec la gravité d’un homme qui a pris une décision irrévocable,boutonna son veston, posa sur le rebord la défroque du derviche, selava modestement la figure, se rasa, replaça sur sa tête lacasquette à rabats, endossa la pelisse, et enfin, rafraîchi etdélassé par ces exercices, il surveilla la contrée au-dessus delaquelle il planait.

Le spectacle était vraiment d’une magnificence incroyable. Niaussi étrange ni aussi grandiose, peut-être, que la mer de nuagesensoleillés, il offrait certes infiniment plus d’intérêt. L’airavait une limpidité incomparable, et, sauf vers le sud et lesud-ouest, pas un nuage ne tachait le ciel. La région étaitmontueuse, avec des bois de sapins et des plateaux dénudés. Desfermes nombreuses parsemaient les pentes ; les collinesétaient profondément tranchées par des gorges où coulaientplusieurs rivières sinueuses, au cours interrompu par les barragesdes usines électriques. Des villages aux toits en pente abrupte,pimpants et gais, s’éparpillaient partout, avec des églises auxclochers variés auprès des mâts du télégraphe sans fil. Ici et làde vastes châteaux, des parcs spacieux, des routes blanches et deschemins bordés de poteaux rouges ou gris attiraient le regard dansle paysage. On voyait des jardins clos de murs, des rangées demeules de foin, d’énormes toits de granges et des laiteriesmécaniques mues par l’électricité. Sur les hauteurs, s’étageaientdes troupeaux de bétail. Par endroits, Bert apercevait les voiesdes anciens chemins de fer, convertis maintenant en monorails, quidisparaissaient sous des tunnels, franchissaient des tranchées etdes remblais, et parfois un bourdonnement rapide marquait lepassage d’un train. Tout le détail se détachait avec une netteté etune minutie extraordinaires. Une fois ou deux, il distingua dessoldats et des canons qui lui rappelèrent les préparatifsmilitaires du lundi de la Pentecôte à Maidstone. Mais rien ne luiindiquait que ces préparatifs pussent avoir quelque chosed’anormal ; rien ne lui expliquait le bruit irrégulier destirs, qui montait parfois jusqu’à lui.

Je voudrais bien connaître le moyen de descendre, – se disaitBert, – à plus de dix mille pieds au-dessus de tout cela, et iltirait inutilement sur les cordes rouge et blanche tour à tour.Plus tard, il fit un inventaire de ses provisions. La vie dans lesrégions supérieures lui donnait un appétit redoutable et il luiparut sage en l’occurrence de partager ses vivres en rationsprécises. Rien ne lui garantissait qu’il ne passerait pas huitjours dans les airs.

D’abord le vaste panorama qui se déroulait au-dessous de luiavait été aussi silencieux qu’un décor peint. Mais à mesure que lajournée s’avança et que la déperdition du gaz s’accentua enramenant le ballon plus près de terre, les détails se précisèrent,les personnages devinrent plus visibles, et Bert entendit mieux lescoups de sifflet et les ronflements des trains, les mugissements dubétail, les appels des trompettes et des tambours, et bientôt mêmela voix des hommes. Son guiderope traîna de nouveau sur le sol etil envisagea la possibilité de tenter un atterrissage. À plusieursreprises, quand la corde entra en contact avec des câbles detransport d’électricité, il sentit ses cheveux se dresser sur satête ; une fois même une décharge plus forte lui donna unesecousse violente, et des étincelles jaillirent de divers côtésdans la nacelle.

Il accepta ces vicissitudes comme les aléas du voyage. Une idéeunique envahissait à présent son esprit : saisir l’occasion dedétacher son grappin du cercle de suspension.

L’essai d’atterrissage fut dès le début malheureux parce que,sans doute, l’endroit était mal choisi. D’ordinaire un ballon doitse poser dans un espace libre, et Bert se trouvait au-dessus d’unefoule. Sa décision fut prise subitement sans réflexion suffisante.Dans la direction qu’il suivait, il aperçut la plus attrayantepetite ville du monde, tout un bouquet de tourelles et de pignonspointus, dominé par un haut clocher d’église, au milieu de laverdure des jardins. Une antique muraille encerclait la cité,livrant passage, par une vaste et belle porte fortifiée, à unegrand’route bordée d’arbres. Tous les fils et câbles électriquesdes environs, comme des invités à une fête, accouraient vers laville qui donnait une impression de confort familial et cossu etqu’égayaient encore des pavoisements à profusion. Au long deschemins, les gens de la campagne, à pied ou dans des carrioles àdeux roues, arrivaient ou repartaient, dépassés de temps à autrepar un wagon monorail. Près de l’embranchement, hors les murs, sousles ombrages d’un quinconce, une petite foire animée avait dresséses tentes et ses baraques. Le site parut à Bert tout à faitséduisant. Il se tint prêt à lancer son grappin et à s’ancrer aumilieu de tout cela, pour débarquer, ainsi que son imagination lelui figurait, tel un hôte intéressant, intéressé, et bienvenu.

Il se voyait déjà au centre d’un cercle d’admirateurs rustiques,accomplissant, de la parole et du geste, des prouesseslinguistiques.

C’est à ce moment que commence le chapitre des accidentsadverses.

Longtemps avant que la foule fût avertie de la venue de Bertau-dessus des arbres, le guiderope s’était rendu impopulaire.Coiffé d’un chapeau noir luisant et portant sous le bras un vasteparapluie, un vieux paysan, apparemment pris de boisson, fut lepremier à apercevoir ce reptile qui rampait sur le sol, etl’ambition présomptueuse de le mettre à mort s’empara du bravehomme. Avec des cris farouches il se jeta impétueusement sur lemonstre qui traversa de biais la route, barbota dans une jarre delait sur un tréteau, vint secouer sa queue laiteuse au milieu d’unchar à bancs automobile où des filles de fabrique en excursionpoussèrent des hurlements perçants. Les spectateurs alors levèrentla tête et ils virent Bert s’escrimant à faire des saluts aimablesque la foule, indignée par les piaillements des femmes, considéracomme des gestes insultants. Puis la nacelle heurta adroitement letoit de la porte fortifiée, brisa quelques hampes de drapeaux, jouaun air sur une portée de fils télégraphiques, et envoya l’un desfils rompus provoquer, comme une mèche de fouet, sa partd’impopularité. Bert n’évita d’être précipité par-dessus bord qu’ense cramponnant énergiquement aux suspentes. Deux jeunes soldats etplusieurs paysans, vociférant et lui tendant le poing, se lancèrentà sa poursuite au moment où il franchissait le mur de la ville. Derustiques admirateurs, oui vraiment !

À la manière des aérostats soulagés d’une partie de leur poidspar un contact quelconque, le ballon avait bondi avec une sorted’impertinence, et Bert se trouva soudain au-dessus d’une rueencombrée qui débouchait sur une place de marché fort animée. Leflot d’hostilité l’accompagna.

Le grappin ! – se dit Bert et, après une seconde deréflexion, il interpella la foule. – Gare têtes ! Là Hé !Hé ! Vous autres têtes ! Sapristi !

Le grappin dégringola sur un toit en pente rapide, tomba avecune avalanche de tuiles cassées dans la rue, au milieu des cris deterreur et d’épouvante, et rebondit dans la glace d’une devanturequi, sous le choc, se brisa avec un tintement infernal. Le ballonroula de très écœurante façon, la nacelle éprouva une secousseviolente, mais le grappin n’avait pas tenu. Il émergea de nouveau,portant sur une de ses oreilles, avec un air narquois de sélectiondélicate, un petit fauteuil d’enfant que poursuivait un boutiquieraffolé il souleva sa pêche, la balança avec toute l’apparence d’unepénible indécision devant le rugissement de fureur poussé par lafoule, et finalement, comme par une inspiration, la laissa tomberadroitement sur la tête d’une paysanne entourée d’un étalage dechoux.

Tout le monde à présent était informé de la présence del’aérostat, car tous étaient occupés, soit à éviter le grappin,soit à saisir le guiderope. Avec un balancement de pendule, quidispersait les gens à droite et à gauche, le facétieux grappinreprit contact avec le sol, visa et manqua de peu un gros monsieuren complet bleu et en chapeau de paille. Il arracha un des tréteauxqui soutenaient un étal de mercerie, fit bondir comme un chamois unsoldat cycliste en culotte courte, et enfin s’aventura irrésolumententre les jambes de derrière d’un mouton qui fit des effortsconvulsifs et disgracieux pour se délivrer et qui resta perché dansune situation de tout repos, sur une croix de pierre, au milieu dela place. À cet instant, le ballon fit mine de s’élancer vers leshauteurs, mais une vingtaine de paires de mains le halaient vers lesol, et Bert constatait aussitôt qu’une fraîche brise soufflaitautour de lui.

Pendant quelques secondes, il chancela au milieu de la nacelle,qui à présent se balançait de façon à soulever le cœur. Puis ilcontempla la cohue gesticulante, et essaya de rassembler sesesprits. Il s’étonnait extraordinairement de cette série demésaventures. Est-ce que, réellement, ces gens étaient à ce pointsurexcités ? Ils semblaient furieux contre lui et nul ne semontrait intéressé ou amusé par son apparition. Une proportionexcessive de ces clameurs avaient le ton de l’imprécation, et même,à n’en pas douter, un singulier accent de menace. Plusieurspersonnes en grand uniforme et coiffées de tricornes s’efforçaienten vain de maintenir la foule. On agitait des poings et desgourdins. Et quand Bert aperçut un des figurants qui se détachaitdu gros de la troupe et courait à une charrette de foin pour saisirune fourche aux dents aiguës, puis un soldat en uniforme bleu quidébouclait son ceinturon, il n’eut plus alors aucun doute sur laquestion de savoir s’il devait oui, ou non, atterrir là.

Il s’était forgé cette illusion qu’on allait faire de lui unhéros et se rendait compte à présent de sa méprise.

Dix pieds à peine le séparaient des forcenés lorsqu’il sedécida. Sa paralysie cessa d’emblée ; il bondit sur le coffreet, au risque de culbuter, il détacha le grappin de son cabillot,puis courut au guiderope et fit de même. Une rauque clameur dedépit accueillit la descente de ces engins ; un projectile,qu’il reconnut par la suite pour un navet, siffla à ses oreilles.L’aérostat fit un saut prodigieux dans les airs, tandis que lestêtes grouillantes semblaient s’enfoncer dans un abîme ; audébut de ce bond, avec un froissement horrifiant, l’enveloppeeffleura un support de fils téléphoniques, et, pendant un instantd’angoisse, Bert s’attendit à une explosion, à une déchirure de lasoie caoutchoutée, ou aux deux catastrophes à la fois. Mais lafortune le favorisait.

Pendant que le ballon, allégé du poids énorme du guiderope et dugrappin, filait à nouveau, comme une flèche, dans l’empyrée, Berts’affalait au fond de la nacelle. Lorsqu’il mit enfin le nezau-dessus du bord, la petite ville n’était plus qu’un point menuqui tournait, avec le reste de la basse Allemagne, en une orbitecirculaire tout autour de la nacelle – tel était du moins sonmouvement apparent.

Quand il y fut habitué, cette rotation du ballon parut à Bertplutôt commode ; elle lui épargnait la peine de se transporterd’un bord à l’autre de la nacelle.

5.

À la fin de l’après-midi d’un beau jour d’été de l’année 19…, sil’on me permet d’emprunter le style cher au feuilletonniste, unaéronaute solitaire – pour remplacer le cavalier du roman de capeet d’épée – poursuivait sa route à travers la Franconie, dans ladirection du nord-est, à une hauteur d’environ onze mille piedsau-dessus du sol. Le ballon tournait lentement sur lui-même.L’aéronaute penchait la tête par dessus bord et surveillait laterre avec une expression de perplexité profonde. De temps à autre,ses lèvres émettaient des phrases sans suite :

– Tirer sur les gens, comme cela ! – entendait-on, parexemple, ou bien : – Descendre ! Descendre ! C’estcommode à dire. Je ne serais pas long à dégringoler si j’enconnaissais le moyen.

En dehors de la nacelle, appel propitiatoire et drapeau blancsans effet, pendait la robe du Derviche du Désert.

Bert se rendait parfaitement compte à présent que le mondeau-dessous de lui, – bien loin d’être l’idyllique campagne de sesrêves du matin ou l’agreste contrée somnolente que sa descenteemplirait d’ahurissement et de respect, – se montrait au contraireextrêmement irrité de sa présence et particulièrement surexcité parl’itinéraire qu’il suivait.

– Ce n’est pas moi, pourtant, – songeait l’aéronaute, – quichoisis cet itinéraire, mais je ne peux rien contre mes maîtres,les vents du ciel !

Des voix mystérieuses articulaient à son oreille des motsincompréhensibles, mots lancés jusqu’à lui au moyen de mégaphones,sur des tons effrayants et dans une grande variété de dialectes.Des personnages d’aspect officiel lui avaient fait des signaux avecles bras et avec des drapeaux variés. Somme toute, les phrases quiassaillaient le ballon ne différaient que par l’accent guttural:

– Tescendez ou l’on fous tire dessus.

– C’est fort bien de descendre, – se disait Bert, – maisCOMMENT ?

En suite de quoi, un projectile alla se perdre sur sa droite. Onlui tira dessus six ou sept fois de différents endroits. Une foismême le projectile avait disparu avec un bruit si caractéristiquede soie qu’on déchire que Bert se résigna à la perspective d’unechute à toute vitesse. Mais, ou bien on ne le visait pasdirectement ou bien on le manquait ; jusqu’ici il n’y avait dedéchiré que l’air ambiant… et son âme anxieuse.

Pour le présent, il jouissait d’un répit dans ces attentions,mais il savait que ce n’était au mieux qu’un interlude, et ilfaisait tout ce qu’il pouvait pour se rendre un compte exact de sasituation. Incidemment, et peu soucieux d’un service raffiné, ils’administrait une tranche de pâté arrosée de café chaud, sanscesser de plonger des regards inquiets par-dessus la nacelle.D’abord il avait attribué l’intérêt croissant qu’on lui témoignaità sa tentative malheureuse d’atterrissage dans la jolie petiteville aux vieux murs. Maintenant, il commençait à comprendre quel’élément militaire plutôt que le civil se tourmentait à sonpropos.

Il jouait bien involontairement un rôle sinistre et mystérieux –le rôle d’espion international. Il surprenait des secrets ; ilmenaçait, en fait, les projets d’une puissance non moindre quel’Empire Germanique ; il se jetait étourdiment dans le foyerardent de la WeltPolitik. À son insu et malgré lui, il voltigeaitdans la direction du grand dessein impérial, de l’immense parcaéronautique improvisé en Franconie, où, sans bruit, sur uneéchelle colossale, on appliquait et développait rapidement lesdécouvertes de Hunstedt et de Stossel, qui doteraient l’Allemagne,avant toutes les autres nations, d’une flotte aérienne, et luiassureraient l’empire de l’air et la suprématie mondiale.

Un peu plus tard, avant qu’on le jetât bas, Bert contempla cetimmense chantier d’activité trépidante, baigné par les chaudeslueurs du soir – un vaste chantier, sur un plateau, où les naviresaériens étaient parqués comme un troupeau de monstres au pâturage.Ce parc aéronautique s’étendait vers le nord, aussi loin que Bertpouvait voir, méthodiquement aménagé, avec ses hangars numérotés,ses gazomètres, ses campements, ses magasins, le tout entrelacé parles lignes omniprésentes du monorail, et sans aucun fil ni câbleaérien. Partout flottaient au vent les couleurs de la GermanieImpériale : blanc, noir et jaune ; partout les aigles noirsdéployaient leurs ailes. Même à défaut de ces indications, un ordrerigoureux et précis aurait révélé partout la marque allemande. Desmultitudes d’hommes allaient et venaient ; la plupart, entreillis, travaillaient aux aérostats ; d’autres en uniformebrun faisaient l’exercice. Ici et là, les dorures d’un officier engrande tenue scintillaient.

Bert concentra son attention sur les aérostats, et il reconnutaussitôt que c’était trois d’entre eux qu’il avait aperçus la nuitprécédente, au moment où ils profitaient de l’écran des nuages pourmanœuvrer sans être vus.

Tous ces ballons avaient la forme de poissons. Car les grandsvaisseaux aériens, avec lesquels l’Allemagne attaqua les États-unisdans son dernier et gigantesque effort pour conquérir la suprématiemondiale, – avant que l’humanité se pût rendre compte que cettesuprématie était un leurre, – descendaient directement du premiercolosse de Zeppelin, qui avait évolué au-dessus du lac de Constanceen 1906, et des dirigeables Lebaudy, qui avaient fait leursmémorables excursions au-dessus de Paris en 1907 et 1908.

Ces immenses aéronefs allemands étaient formés d’un squelette àcôtes d’acier et d’aluminium, recouvert d’une enveloppe extérieure,résistante et non élastique, qui abritait à l’intérieur un ballon àgaz en tissu caoutchouté imperméable, coupé en compartiments dontle nombre variait de cinquante à cent. Chacune de ces alvéoles,remplie d’hydrogène, offrait une imperméabilité absolue. Onmaintenait l’aérostat à une hauteur voulue par le moyen d’un longballonnet intérieur, de toile de soie renforcée, dans lequel oncomprimait de l’air et d’où on l’expulsait, suivant le cas.L’aérostat pouvait être ainsi rendu plus lourd ou plus léger quel’air ; les pertes de poids provenant de l’usure ducombustible, du lancement des bombes, et d’autres causes, étaientaussi compensées par l’admission d’air dans les sections du grandballon. Cela constituait finalement un mélange explosibledangereux, mais, avec tous ces engins, il y a des risques àprévoir. La rigidité de l’énorme machine était assurée encore parun axe d’acier, une poutre armée, qui portait à l’une de sesextrémités l’appareil propulseur et à l’autre l’équipage et lesmunitions, répartis dans une série de cabines aménagées sous laproue. Le moteur, extraordinairement puissant, était du typePforzheim, ce triomphe suprême des inventions allemandes ; samarche se réglait par des commandes électriques disposées dans undes compartiments de la proue, qui formait en réalité la seulepartie habitable du vaisseau aérien. Si quelque panne survenait,les mécaniciens se rendaient à l’arrière par une échelle de cordesou par un passage ménagé dans les chambres à gaz. La tendance auroulis se corrigeait en partie par des ailerons horizontauxlatéraux, et la direction s’effectuait par deux ailettes verticalesqui, normalement, se repliaient comme des ouïes contre chaque côtéde la proue. Somme toute, on avait là l’adaptation la plus complètede la forme du poisson aux conditions du vol aérien, avec cettedifférence, toutefois, que la vessie natatoire, les yeux et lecerveau se trouvaient au-dessous au lieu d’être au-dessus. Uneparticularité qui n’avait rien d’aquatique, était l’appareil detélégraphie sans fil qui se balançait sous la cabine d’avant,c’est-à-dire sous le menton même du poisson.

Ces monstres, par temps calme, atteignaient des vitesses dequatre-vingt-dix milles, ou cent cinquante kilomètres, à l’heure,de sorte qu’ils pouvaient avancer contre n’importe quel vent,excepté un ouragan furieux. Leur longueur variait de huit cents àdeux mille pieds et leur force ascensionnelle allait desoixante-dix à deux cents tonnes. L’histoire n’a pas enregistrécombien de ces aéronats possédait l’Allemagne ; mais, au coursde sa brève inspection, Bert compta jusqu’à quatre-vingts de cesénormes masses, en une interminable perspective qui s’allongeaitsur plusieurs rangs. Telles étaient les armes sur lesquellesl’Allemagne comptait s’appuyer pour répudier la Doctrine de Monroeet réclamer hardiment sa part de l’empire du Nouveau-Monde. Enoutre, elle pouvait recourir aux Drachenflieger, de valeurencore inconnue, et qui, montés par un seul homme, servaient àlancer des bombes.

Mais ces Drachenflieger étaient centralisés dans unautre grand parc aéronautique, situé à l’est de Hambourg, et BertSmallways n’en vit aucun dans l’examen à vol d’oiseau qu’il fit del’établissement de Franconie, avant qu’on l’eût jeté bas, lui etson ballon. Car on le jeta bas fort proprement. Les Allemands seservirent pour cela des nouveaux projectiles à traîne d’acier, queWolffe d’Engelberg avait inventés pour la guerre aérienne. Leprojectile effleura Bert, et alla, avec sa traîne métalliquedéchirer l’enveloppe. Un soupir, un froissement d’étoffe, et lesphérique commença un mouvement régulier de descente. Et quand,dans la confusion du premier moment, Bert se débarrassa d’un sac delest, les Allemands, très poliment mais fermement, domptèrent seshésitations en logeant deux autres projectiles dans son ballon.

Chapitre 4LA FLOTTE AÉRIENNE ALLEMANDE

1.

De toutes les productions de l’imagination humaine, quirendaient merveilleux le monde confus dans lequel vivait M. BertSmallways, aucune était aussi étrange, aussi aveugle, aussiinquiétante, aussi fanatique, aussi bruyante, aussi dangereuse quela modernisation du patriotisme, amenée par la politiqueimpérialiste et internationaliste. Au fond de l’âme de tout hommese niche une affection particulière pour ceux de sa race, unorgueil du milieu où il vit, une tendresse pour sa languematernelle et la contrée où il a grandi. Avant l’Age Scientifique,ce groupe d’émotions douces et nobles avait été un facteurexcellent dans l’éducation de tout être humain digne de ce nom, –facteur qui prenait son aspect moins aimable sous la forme d’unehostilité habituellement inoffensive envers les étrangers, et d’undénigrement non moins innocent des autres nations. Mais, avec leflot impétueux de transformations qui bouleversa, – dans leurcellule, leurs matériaux, leurs proportions et leur portée, – lespossibilités de la vie humaine, les anciennes frontières, lesantiques répartitions et démarcations furent violemment sapées.Toutes les habitudes mentales et les traditions fixées depuis dessiècles se trouvèrent face à face avec non seulement des conditionsnouvelles mais des conditions constamment transformées etrenouvelées, auxquelles elles n’avaient aucune chance de pouvoirs’adapter. Elles étaient annihilées, dénaturées ou enveniméesau-delà de toute vraisemblance.

Au temps où Bun Hill était un village soumis à l’autorité del’auteur des jours de sir Peter Bone, le grand-père de BertSmallways « savait qui il était », même quand il s’agissait desplus minimes détails. Il saluait chapeau bas tous ceux quiappartenaient à une classe sociale supérieure à la sienne, iltraitait avec mépris ou condescendance ses inférieurs, et, duberceau jusqu’à la tombe, il ne changea pas une seule des idéesqu’on lui avait inculquées. Il était anglais, du comté de Kent, etcela impliquait les houblonnières, les églantines dans les haies,la bière et la clarté du soleil, toutes choses qui n’avaient pasleurs pareilles au monde. Les journaux, la politique et les visitesà Londres n’étaient pas pour « les gens comme lui ». Puis vint lechangement…

On a vu jusqu’ici ce qui se passa au village de Bun Hill, etcomment le déluge des innovations submergea sa pieuse rusticité.Bert Smallways était un individu comme il y en avait d’innombrablesmillions en Europe, en Amérique et en Asie, qui, au lieu de naîtreenracinés dans un sol, naquirent au milieu d’un torrent dans lequelils se débattaient sans y rien comprendre. Toutes les croyancesancestrales avaient été attaquées par surprise et précipitées dansles formes et les réactions les plus étranges. En particulier, labelle tradition du patriotisme fut dénaturée et disloquée dans lacharge à fond des temps nouveaux. Au lieu de demeurer solidementplanté dans les préjugés de son grand-père, Bert eut le cerveauravagé par de successives irruptions d’idées violentes au sujet dela concurrence allemande, du péril jaune, du péril noir, du fardeaude l’homme blanc : c’était là l’absurde prétention qu’émettaienttous les Bert possibles d’avoir le privilège d’embrouillerdavantage les desseins politiques naturellement très embrouillés,d’identiques petits dadais (à part la nuance un peu plus foncée)qui fumaient des cigarettes et roulaient à bicyclette à Buluwayo, àla Jamaïque ou à Bombay. Ces petits dadais étaient pour Bert lesraces sujettes, et il se sentait prêt à mourir – par procurationdélivrée à quiconque voulait bien s’enrôler – pour soutenir sonprivilège : la pensée qu’il pourrait lui être dérobé le tenaitéveillé la nuit.

Le fait essentiel de la politique, à l’époque où vivait BertSmallways, – l’époque qui déchaîna si étourdiment l’épouvantablecatastrophe de la guerre dans les airs, – eût été fort simple, siles gens avaient eu l’intelligence de l’envisager simplement. Ledéveloppement de la science avait modifié toutes proportions dansles affaires humaines. Par la traction mécanique rapide, il avaitrapproché les hommes, il les avait, aux points de vue physique,économique et social, amenés si près les uns des autres que lesanciennes distributions en nations et royaumes n’étaient pluspossibles et qu’une synthèse plus neuve, plus spacieuse, était nonseulement nécessaire, mais impérieusement réclamée. De même que lesduchés de France, jadis indépendants, durent se fusionner en unenation, de même à présent les nations auraient dû s’adapter à unefusion plus vaste, garder ce qui demeurait précieux et pratique etconcéder ce qui était suranné et dangereux. Un monde plus saind’esprit aurait reconnu ce besoin patent d’une synthèse raisonnableet se serait mis en mesure d’organiser la grande manifestationréalisable pour l’humanité. Le monde de Bert Smallways ne fit riende pareil. Ses gouvernements nationaux, ses intérêts nationaux nevoulurent rien entendre d’aussi évident ; ils nourrissaienttrop de suspicions les uns à l’égard des autres, et ils manquaienttrop d’imagination généreuse. Ils commencèrent à se conduire commedes gens mal élevés dans un wagon complet, se pressant les unscontre les autres, se donnant des coups de coude, se poussant, sedisputant et se querellant. Inutile de leur expliquer qu’ilsn’avaient qu’à se bien caler à leur place pour se sentir à l’aise.Partout, dans l’univers entier, l’histoire du XXe siècle retrace lemême phénomène : le tourbillon des affaires humainesinextricablement embrouillées par les antiques divisionsterritoriales, les antiques préjugés et une sorte de stupiditéirascible. Partout des nations, étouffant dans les espacesinsuffisants, déversaient leur population et leurs produits lesunes dans les autres, se tarabustaient à coups de tarifs douaniers,avec toutes les vexations commerciales imaginables, et semenaçaient avec des armées et des flottes chaque jour plusmonstrueuses.

Il n’est pas possible d’estimer la quantité d’énergieintellectuelle et physique que l’on gâchait en préparatifsmilitaires. La Grande-Bretagne dépensait, pour son armée et samarine, des sommes et des capacités qui, canalisées vers ledéveloppement de la culture physique et de l’éducation, auraientfait du peuple britannique l’aristocratie du monde. S’ils avaientconsacré à « faire des hommes » les ressources qu’ils gaspillaienten matériel de guerre, les gouvernements anglais auraient puinstruire et exercer la population tout entière jusqu’à l’âge dedix-huit ans, et tous les Bert Smallways du Royaume-Uni seraientdevenus des êtres intelligents et robustes. Au lieu de quoi, onleur agitait des drapeaux sous le nez, jusqu’à l’âge de quatorzeans, en les incitant à pousser des acclamations patriotiques ;et enfin on les jugeait capables de quitter l’école pourentreprendre, par exemple, la carrière privée que nous avonsbrièvement esquissée.

La France opérait de similaires imbécillités, l’Allemagne étaitpire, si possible, et la Russie, avec les charges et lesdilapidations du militarisme, courait à la débâcle et à la ruine.Toute l’Europe s’occupait à produire d’énormes canons etd’innombrables ribambelles de petits Bert Smallways. Par mesure deprécaution, les Asiatiques avaient été obligés de détourner dans lemême sens les forces nouvelles que la science leur apportait. À laveille de la guerre, il existait au monde six grandes puissances etun essaim de plus petites, chacune s’efforçant par tous les moyensde prendre le pas sur les autres pour l’efficacité des enginsdestructeurs et pour l’organisation militaire.

Les grandes puissances se composaient d’abord des États-unis,nation adonnée au commerce, mais lancée dans les frénésiesmilitaires par les tentatives de l’Allemagne pour s’implanter dansl’Amérique du Sud, et par les conséquences naturelles desimprudentes annexions de pays arrachés aux griffes mêmes du Japon.Ils entretenaient deux immenses flottes, à l’est et à l’ouest, et,à l’intérieur, ils étaient agités par un violent conflit entre legouvernement fédéral et les législatures d’États sur la question duservice obligatoire dans la milice défensive. Ensuite, venaitl’alliance de l’Asie extrême-orientale, l’étroite coalition duJapon et de la Chine, qui, chaque année, s’avançait à pas de géantvers la prédominance dans les affaires mondiales. Enfin restaitl’alliance germanique, qui luttait encore pour parfaire son rêved’expansion impériale et pour imposer la langue allemande à uneEurope forcément confédérée. C’étaient là les trois puissances lesplus ardentes et les plus agressives.

Beaucoup plus pacifique se montrait l’Empire britannique,périlleusement éparpillé sur le globe et harcelé maintenant par desmouvements insurrectionnels en Irlande et parmi les Races Sujettes.L’Empire avait donné, à ces races sujettes, les cigarettes, leschaussures, le chapeau melon, le cricket, les champs de course, lesrevolvers à bon marché, le pétrole, le travail d’usine, lesjournaux à un demi-penny en anglais et dans le dialecte local, lesdiplômes universitaires peu coûteux, la motocyclette et le tramwayélectrique. Il avait produit une masse considérable de littératureexprimant un mépris souverain pour les Races Sujettes, qui,d’ailleurs, avait libre accès à ces élucubrations, et il secontentait de croire que rien ne résulterait de ces stimulants,parce que quelqu’un avait parlé jadis de « l’Orient Immémorial »,et que Kipling avait proféré ces mots inspirés :

L’Est est l’Est, et l’Ouest est l’Ouest,

Et jamais ils ne se joindront.

Au lieu de quoi, l’Égypte, l’Inde et les contrées sujettes engénéral avaient enfanté des générations nouvelles qui vivaient dansun état d’indignation passionnée et faisaient preuve d’une énergieextrême, d’une activité toute moderne.

Plus pacifique encore que l’Empire britannique étaient la Franceet ses alliées, les nations latines, États puissamment armés,certes, mais belliqueux à regret, d’autant plus que, socialement etpolitiquement, ils étaient à la tête de la civilisationoccidentale. La Russie demeurait par force une puissance pacifique,divisée au-dedans, déchirée entre les révolutionnaires et lesréactionnaires également incapables de reconstruction sociale, etelle s’enlisait dans un désordre tragique de vendetta politique àretours chroniques. Coincés parmi ces colosses qui les régentaientet les menaçaient, les États moindres conservaient une indépendanceprécaire, au prix d’un armement défensif aussi redoutable que lepermettaient les sacrifices qu’ils pouvaient s’imposer.

Il advint ainsi que, dans chaque contrée, une proportion énormeet sans cesse croissante d’hommes énergiques et inventifstravaillèrent, dans un but offensif et défensif, à élaborer unformidable matériel de guerre, jusqu’à ce que les tensionsaccumulées eussent atteint le point de rupture. Chaque puissancecherchait à garder secrets ses préparatifs, à tenir de nouveauxengins en réserve, à surprendre ce que faisaient ses rivales et àles devancer. Le sentiment de danger qu’engendraient cesdécouvertes affectait l’imagination patriotique de tous les peuplesdu monde. Tantôt le bruit courait que les Anglais avaient un canonirrésistible, tantôt que les Français fabriquaient un fusilinvincible, tantôt que les Japonais expérimentaient un explosifformidable, ou que les Américains construisaient un sous-marin quicoulerait bas tous les cuirassés. Et chaque fois il en résultaitune panique.

L’activité et l’âme des nations étaient accaparées par la penséed’une conflagration universelle ; pourtant la masse descitoyens formait une démocratie fourmillante, aussi insoucieuse dese battre qu’elle en était mentalement, moralement et physiquementincapable. C’était là le paradoxe de l’époque, de cette périodeabsolument unique dans l’histoire du monde. Un immense matériel,avec l’art et les méthodes stratégiques, se transformaitentièrement tous les douze ans, marchant, un fabuleux progrès, versla perfection, et cela, alors que les peuples devenaient de moinsen moins belliqueux et qu’il n’y avait plus de guerre.

Cependant, il en vint une, à la fin. Elle fut une surprise,parce que les motifs réels en restaient cachés. Les rapportss’étaient tendus entre les États-unis et l’Allemagne, à cause del’intense exaspération provoquée par un conflit de tarifs douanierset par l’attitude ambiguë de la puissance européenne vis-à-vis dela doctrine de Monroe. Les rapports s’étaient tendus aussi entreles États-unis et le Japon, à cause de l’éternelle question de lanaturalisation des Jaunes. Mais, dans l’un et l’autre cas, il nefaut voir là que des prétextes. La véritable cause efficiente, etignorée, était le perfectionnement, par l’Allemagne, du moteurPforzheim, qui rendait facile la construction d’aéronats rapides etparfaitement dirigeables.

À cette époque, l’Allemagne se trouvait de beaucoup dans lesmeilleures conditions possibles : mieux organisée pour agir vite eten secret, mieux pourvue des ressources de la science moderne, elleavait un personnel officiel et administratif plus expérimenté etplus instruit. Elle le savait, et elle exagérait à ce point cettecertitude qu’elle en méprisait les plans secrets de ses voisins.Peut-être aussi que, s’habituant à un excès de confiance en soi,elle laissa se relâcher son service d’espionnage. En outre, ilétait dans sa tradition d’agir sans scrupules et en dehors de touteconsidération sentimentale, ce qui pouvait vicier profondément sapolitique internationale. Quand elle se vit seule capable deconstruire de ces engins nouveaux, son intelligence collectivefrémit en pensant que maintenant l’heure était venue. Une fois deplus, dans l’histoire du progrès, il semblait qu’elle tînt l’armedécisive. Maintenant, elle pourrait frapper et vaincre, – pendantque les autres tâtonnaient encore en des expériencesdécevantes.

Avant tout, il fallait attaquer promptement les États-unis,parce que là, plutôt qu’ailleurs, était la menace d’un rivalaérien. On savait que les États-unis possédaient une machinevolante d’une valeur pratique considérable, dérivée du modèleWright ; mais rien n’indiquait que l’administration de laguerre, à Washington, eût fait aucune tentative importante pourcréer une forme militaire aérienne, et il était indispensable deporter le premier coup.

La France disposait d’une flotte aérienne composée dedirigeables dont la construction, pour plusieurs remontait à 1908,mais leur vitesse était trop réduite pour qu’ils pussent lutteravec le nouveau type. Créés dans le seul but de surveiller lafrontière de l’Est, ils étaient presque tous trop petits pourtransporter un poids supérieur à celui d’une trentaine d’hommessans armes ni provisions, et aucun ne pouvait franchir plus dequarante milles à l’heure. La Grande-Bretagne prise, semblait-il,d’un accès de lésinerie, tergiversait et discutait avec l’impérialButteridge pour l’acquisition de son secret. Encore cet appareil nepouvait-il être fabriqué en nombre avant plusieurs mois. D’Asie nevenait aucun signe d’activité, ce que les Allemands expliquaient enaffirmant que les peuples jaunes étaient dénués d’espritd’invention. Aucun autre compétiteur à redouter.

Maintenant ou jamais ! – se disaient les Allemands. – C’estle moment de nous emparer de l’air comme jadis les Anglais se sontemparés des mers. À l’œuvre, avant que les autres soientprêts !

Leur plan fut excellemment coordonné et ensuite appliqué avecrapidité et en secret. D’après leurs informations, l’Amérique seuleavait quelque chance de les distancer, l’Amérique devenue le grandrival commercial de l’Allemagne et l’un des principaux obstacles àl’expansion de son impérialisme. Aussi la frapperait-on d’abord. Onlancerait à travers l’Atlantique une force colossale et onécraserait les États-unis pris au dépourvu.

C’était, somme toute, une entreprise audacieuse, bien imaginée,et qui promettait de réussir, si l’on s’en tient aux renseignementsdont le gouvernement allemand disposait. Tout indiquait que lasurprise offrait les plus grandes certitudes de succès. Un aéronatou une machine volante sont tout autre chose qu’un cuirassé qu’onne peut guère construire en moins de deux ans. Étant donné, enquantité suffisante, des matériaux et des ouvriers, on pouvaitlancer un nombre illimité de vaisseaux aériens en quelquessemaines. Les fonderies, usines et parcs nécessaires une foisorganisés, il était facile d’inonder les airs de dirigeables et deDrachenflieger. Et, en effet, quand l’heure fut venue, cesengins envahirent le ciel « comme des mouches qui se lèvent d’unmonceau d’ordures », selon l’expression d’un satiriste.

L’attaque contre les États-unis devait marquer le premier coupdans cette gigantesque partie. Puis, aussitôt que la flottedestinée à cette attaque laisserait la place libre, les parcsaéronautiques commenceraient immédiatement le montage et legonflement d’une seconde flotte ayant pour mission de tenirl’Europe en respect et de manœuvrer de façon significativeau-dessus de Paris, de Londres, de Rome, de Saint-Pétersbourg,partout où l’effet moral de sa présence deviendrait nécessaire. Ceserait la surprise mondiale, rien de moins que la conquête del’univers ! Et le fait merveilleux, c’est qu’il s’en soitfallu de si peu que les esprits calmement aventureux quil’échafaudèrent ne réussissent dans leur projet colossal.

Von Sternberg était le de Moltke de cette guerre dans les airs,mais ce fut le romanesque, bizarre et cruel prince Karl Albert quidécida l’empereur hésitant à approuver ce grand dessein. Favori del’esprit impérialiste allemand, il représentait l’idéal du nouveausentiment aristocratique, – la chevalerie nouvelle, disait-on, –qui régna après que le socialisme, affaibli par ses divisionsintestines et son manque de discipline, fut anéanti, et que larichesse se fut concentrée entre les mains de quelques familles.D’obséquieux flatteurs le comparaient au prince Noir, à Alcibiade,à César. Grand, blond, viril et splendidement amoral, il semblait àbeaucoup l’incarnation du Surhomme annoncé par Nietzsche. Lapremière de ses équipées, qui étonna l’Europe et déchaîna presqueune nouvelle guerre de Troie, fut l’enlèvement de la princesseHélène de Norvège et son refus formel de l’épouser. Puis vint sonmariage avec Gretchen Krass, une jeune Suissesse d’une beautéincomparable ; puis encore le téméraire sauvetage, où ilfaillit laisser sa vie, de trois tailleurs dont le bateau avaitchaviré et qui se noyaient près d’Héligoland. Pour cet exploit etpour le récompenser d’avoir enlevé au yacht américain Defender,C.C.I., la coupe internationale, l’empereur lui avait pardonné etl’avait placé à la tête des forces aéronautiques de l’arméeallemande. Le Prince les développa avec une énergie et une habiletémerveilleuses, résolu, disait-il, à donner à l’Allemagne l’empiredu ciel, des mers et de la terre. La passion nationale pourl’agression trouvait en lui son exposant suprême, comme elletrouva, grâce à lui, l’occasion de se révéler pleinement dans cetteguerre stupéfiante. Mais la fascination qu’il exerçait était plusque nationale. Partout, sa ténacité barbare dominait les esprits,comme autrefois la légende napoléonienne. Des Anglais, dégoûtés desméthodes lentes, complexes et civilisées de la politiquebritannique, se tournaient vers cette figure puissante etopiniâtre. Des Français croyaient en lui. On lui dédiait des odesen Amérique !

Il élabora et provoqua la guerre.

Tout autant que le reste du monde, l’ensemble de la populationallemande fut pris à l’improviste par la soudaine décision dugouvernement impérial. Cependant, l’imagination germaine était enpartie préparée à une telle éventualité par toute une littératurede prévisions militaires, qui commence dès 1906, avec RudolfMartin, auteur non seulement d’un brillant volume d’anticipations,mais aussi de la phrase fameuse ; « L’avenir de l’Allemagneest dans les airs !

2.

Bert Smallways ignorait tout de ces forces mondiales et de cesdesseins gigantesques. Soudain, il se trouva transporté au centremême du remue-ménage, et, du haut de sa nacelle, il écarquillaitles yeux, ahuri par le spectacle de ce troupeau d’aéronats géants.Chacun d’eux semblait aussi long que le Strand et aussi large queTrafalgar Square. Certains même devaient avoir un tiers de mille delongueur. Jamais encore il n’avait rien vu de si vaste et de sidiscipliné que ce parc fantastique. Pour la première fois de savie, il eut vraiment un soupçon des choses extraordinaires et toutà fait importantes dont un contemporain peut rester ignorant. Ils’en était toujours tenu à cette idée que les Allemands étaient desindividus stupides et gras, qui fumaient dans des pipes enporcelaine, passaient leur vie sur des grimoires, et senourrissaient de viande de cheval, de choucroute et en général detoute sorte d’aliments indigestes.

Son coup d’œil fut très court. Au premier projectile, il n’osaplus pencher la tête par-dessus bord. Dès que le ballon commença àdescendre, Bert s’affola, se demandant comment il expliquerait sonpersonnage, et s’il devait ou non prétendre être Butteridge.

– Mon Dieu ! mon Dieu ! – bredouillait-il, dans uneagonie d’indécision.

Ses yeux se portèrent sur ses sandales et il éprouva un spasmede dégoût pour lui-même.

– Ils vont me prendre pour un imbécile ! – songea-t-il.

Et c’est alors que, dans un effort désespéré, il trouva lecourage de se lever et de lancer par-dessus bord le sac de lest quiprovoqua le second et le troisième projectiles.

Blotti de nouveau au fond de la nacelle, cette idée lui traversal’esprit qu’il s’éviterait sans doute toute sorte d’explicationsdésagréables et compliquées en simulant la folie. C’est la dernièrepensée qu’il eut, à la seconde où les aéronats semblèrent sedresser autour de lui comme pour l’épier dans sa cachette et où lanacelle heurta le sol, rebondit, et le déversa violemment la têteen avant…

Au réveil, il était devenu un homme fameux. Une voix gutturalerépétait :

– Bouteraidge ! Ya, ya, Herr Bouteraidge !Selbst !

Il était étendu sur un talus de gazon, au bord de l’une desprincipales avenues du parc aéronautique. Les dirigeablesreculaient dans une perspective immense, et, sur chacune de cesmasses, un aigle noir d’une centaine de pieds d’envergure ouvraitses ailes. Par-delà l’autre côté de l’avenue, se rangeait une sériede générateurs de gaz, et d’immenses tuyaux traînaient à terre,dans tous les sens. Tout auprès, contrastant avec l’énorme volumedu dirigeable le plus proche, le sphérique aux trois quartsdégonflé, avec sa nacelle minuscule, paraissait n’être qu’une bulleflasque, un jouet brisé. Autour de Bert, se pressait une troupe degens surexcités, pour la plupart vêtus d’uniformes collants. Tousparlaient allemand, et plusieurs même à très haute voix. Bert nes’y trompa point, parce que ces hommes sifflaient et aspiraient lessons comme font les petits chats surpris. Il ne reconnaissait,répété à toute minute, que ce nom : Herr Bouteraidge !

– Ça y est ! – se dit Bert. – Ils ont mis le doigtdessus.

Besser ! – prononça quelqu’un, et un rapide colloques’ensuivit.

Il aperçut non loin un officier de haute taille, en uniformebleu, qui parlait dans un téléphone portatif, et, à côté, un secondofficier tenait le portefeuille renfermant les dessins et lesphotographies. Ils se retournèrent vers lui.

– Parlez-fous allemand, Herr Bouteraidge ?

Bert décida qu’il était préférable de jouer l’inconscience, etil fit de son mieux pour paraître hébété.

– Où suis-je ? – balbutia-t-il.

Mais le colloque se poursuivait avec volubilité. On mentionnaDer Prinz. Au loin un appel de clairon résonna, qui fut repris àune distance plus rapprochée, puis tout près. À ce signal, lasurexcitation s’accrut. Un wagon de monorail passa à toute vitesse.La sonnerie du téléphone retentit impérieusement, et l’officierbleu engagea un dialogue animé. Ensuite, il se dirigea vers legroupe qui entourait Bert, en criant une phrase d’où se détacha lemot mitbringen.

Un homme à moustache blanche, aux traits émaciés et au regardardent, interpella Bert.

– Herr Bouteraidge, c’est le moment du départ.

– Où suis-je ? – répéta Bert.

Quelqu’un le secoua par l’épaule.

– Êtes-vous Herr Bouteraidge ?

– Herr Bouteraidge, c’est le moment du départ, – répéta l’hommeà la moustache blanche, et il ajouta :

– À quoi bon ?… Qu’est-ce qu’on fera de lui ?

L’officier au téléphone débita derechef son Der Prinz et sonmitbringen. L’homme à la moustache blanche regarda Bert unmoment sans rien dire, puis, saisi d’une activité soudaine, ilbrailla des ordres à des subalternes invisibles. Des questionsfurent posées au docteur qui tâtait le pouls du blessé. Il réponditpar plusieurs ya, ya affirmatifs et une courtephrase où il était question de Kopf. Sans la moindrecérémonie, il obligea Bert à se mettre debout. Deux vigoureuxsoldats s’avancèrent et prirent Bert chacun par un bras.

– Hé là ! – s’écria le faux Butteridge, effrayé… Qu’est-cequ’il y a ?

– Ce n’est rien, – expliqua le docteur, – ils vont vousporter.

– Où ?

– Passez vos bras sur leurs épaules.

– Oui. Mais où me… ?

– Tenez bon.

Avant que Bert eût pu ajouter un mot, il fut soulevé brusquementpar les soldats qui avaient joint leurs mains pour lui faire unsiège.

Vorwärts ![1]

Quelqu’un marchait devant avec le portefeuille, et, au long del’avenue qui séparait les générateurs et les aérostats, Bert futemporté rapidement et sans secousse : une fois seulement ses deuxporteurs trébuchèrent sur des tuyaux de gonflement et manquèrent lelâcher.

Il était coiffé de la petite casquette de M. Butteridge ;la pelisse de M. Butteridge couvrait ses épaules étroites ; ilavait répondu au nom de M. Butteridge…

Partout régnait une précipitation endiablée. Pour quelmotif ? Dans ce demi-jour crépusculaire, Bert écarquillait lesyeux, abasourdi, éberlué, perplexe.

Le fractionnement systématique de vastes surfaces libres, laquantité de soldats affairés en tous sens, les entassements dematériel neuf, les lignes de l’omniprésent monorail, les coquesimmenses qui surplombaient de tous côtés lui rappelaient lesimpressions d’une visite qu’il avait faite étant enfant à l’arsenalde Woolwich. Du camp tout entier irradiait la puissance colossalede la science moderne qui l’avait créé. Un aspect particulièrementétrange résultait du système d’éclairage : les lampes électriques,posées sur le sol, projetaient en l’air toutes les ombres, ettraçaient sur le flanc des colosses la silhouette grotesque de Bertet de ses porteurs, les fondant en un seul animal monstrueux auxjambes courtes, avec un immense tronc bossu en éventail. Cettedisposition de l’éclairage avait été adoptée parce qu’il avaitfallu, autant que possible, éviter les poteaux et les pylônes, quiauraient pu provoquer des embarras et des complications pour lamise en route des aéronats.

Le crépuscule s’assombrissait dans le soir tranquille, sous unciel bleu profond. Hors des flaques de lumière, tous les objets sedressaient en formes confuses et translucides. Dans la cavité desballons, de petites lampes d’inspection brillaient comme desétoiles voilées de nuages transparents, et donnaient à ces énormesmasses un aspect immatériel. Chaque vaisseau aérien portait, àbâbord et à tribord, son nom en lettres noires sur fond blanc, et àl’avant l’aigle menaçant déployait ses ailes sinistres. Des appelsde clairon éclataient ; sur le monorail, des trains de soldatspaisibles glissaient en ronflant. Sous la proue des dirigeables,les cabines s’allumaient, et leurs portes ouvertes révélaient descloisons capitonnées. De temps à autre, une voix intimait desordres à des ouvriers qu’on n’apercevait qu’indistinctement.

Des sentinelles, des passerelles, un long couloir étroit, undésordre de bagages qu’on enjambe, et Bert se trouva posé à terre,debout sur le seuil d’une spacieuse cabine, de dix pieds carrés surhuit de haut. Au moment où Bert entrait, un grand jeune homme àtête d’oiseau, avec un nez allongé et des cheveux très pâles, lesmains pleines d’objets tels que cuirs de rasoir, tire-bottes,brosses à cheveux et autres accessoires de toilette, proféraitdiverses aménités, dans lesquelles il impliquait Dieu, le tonnerreet Dummer Bouteraidge : évidemment un occupant évincé.Enfin, il disparut, et Bert fut étendu sur un coffre, dans un coin,avec un oreiller sous la tête. On ferma la porte sur lui : ilrestait seul. Tout le monde s’était éclipsé avec une rapiditésurprenante.

–Et puis quoi encore ? – se demanda Bert, en inspectant duregard la cabine. – Butteridge ?… Faut-il ou faut-il pasmarcher ? – la pièce et son ameublement le rendaient perplexe: – Ce n’est pas une prison et ce n’est pas un bureau. – Repris deson inquiétude première, il grommela encore d’un ton dolent : – Jedonnerais gros pour avoir aux pieds autre chose que ces mauditessandales de cycliste… Pour sûr qu’elles vont vendre la mèche.

3.

La porte s’ouvrit brusquement, et un solide jeune homme enuniforme apparut, apportant le miroir à barbe, la couverture et leportefeuille de M. Butteridge.

– Eh ! bien, c’est assez inattendu de vous voir, monsieurButteridge, – fit-il avec un parfait accent anglais.

Sa figure était rayonnante, et il avait une chevelure d’un blondtirant sur le rose.

– Une demi-heure de plus et nous étions partis. Vous avez failliarriver trop tard, – continua-t-il en examinant curieusement Bert,et arrêtant son regard sur les sandales. – Vous auriez dû venir survotre machine volante, monsieur Butteridge. – Et sans attendre deréponse, il reprit : – Le Prince m’a chargé de m’occuper de vous.Il ne peut naturellement vous recevoir en ce moment, mais il jugeque votre venue est providentielle. Une dernière grâce du ciel, unheureux présage. Eh ! mais…

Il demeura immobile, l’oreille tendue.

Au-dehors, ce fut un trépignement précipité, des appels declairons lointains et proches ; des hommes lançaient à pleinevoix des ordres brefs auxquels on répondait de loin. Une clocheretentit et des pas coururent dans le corridor. Puis, ce fut unsilence plus alarmant que le vacarme, rompu soudain par ungargouillement d’eau qui tombe en rejaillissant. Le jeune hommesouleva ses sourcils, hésita une seconde, et bondit au-dehors.Presque aussitôt, comme pour mêler ces rumeurs confuses, unedétonation formidable éclata, qui fut suivie d’acclamationsassourdies. L’officier reparut.

– On expulse l’eau du ballonnet.

– Quelle eau ? – demanda Bert.

– L’eau qui nous maintenait à l’ancre… Ingénieux,hein ?

Bert s’efforça de comprendre.

– C’est juste, vous ne saisissez pas bien, – dit le jeune homme,tandis que Bert sentait un frisson d’angoisse le glacer des pieds àla tête. – Voilà le moteur en marche, maintenant ça ne va pastarder.

Pendant un bon moment, ils demeurèrent aux écoutes. Tout à coup,la cabine fut soulevée.

– Sapristi ! Nous partons déjà ! Nous sommes enroute.

– En route ?… Pour où ? – cria Bert en se dressant sursa couchette.

Mais l’officier n’était déjà plus là. Dans le couloir, il y eutdes échanges de phrases en allemand et d’autres bruits tout aussiénervants.

Le balancement de la cabine s’accentua. Le jeune hommerentra.

– Ça y est. Nous filons, sans anicroche.

– Dites donc, où filons-nous ? Je voudrais bien que vousvous expliquiez ? Quel est cet endroit ? Je n’y comprendsrien.

– Comment ? Vous n’y comprenez rien ?

– Ma foi non ! Je suis encore tout étourdi de ma culbutesur la caboche. Où sommes-nous ? Pour quel endroitpartons-nous ?

– Vous ne savez pas où vous êtes ? Ni ce que c’est quececi ?

– Pas le moins du monde ! Qu’est-ce que ce boucan et cebalancement ?

– Quelle bonne farce ! Par exemple, c’est une merveilleusefarce ! Vous ne savez pas où nous allons ? Nous partonspour l’Amérique, et vous avez bien failli rater le départ. Vousêtes à bord du vaisseau amiral, avec le Prince. Soyez tranquille,vous assisterez à tout. Quoi qu’il se passe, vous pouvez parier àcoup sûr que le Vaterland y sera !

– Comment ! nous partons pour l’Amérique ? Comme vousle dites.

– Dans un ballon dirigeable ?

– Et dans quoi voudriez-vous… ?

– Oh !… moi ! En Amérique, dans un dirigeable !…Après ce maudit ballon !… Mais, pas du tout ! Je ne veuxpas partir. J’en ai assez, je veux marcher sur mes jambes !Laissez-moi sortir !

Et il fit mine de courir vers la porte. L’officier l’arrêta d’ungeste, saisit une bride, souleva un panneau dans la paroicapitonnée, et découvrit une fenêtre :

– Voyez !

Côte à côte, ils regardèrent au-dehors.

– Cristi ! Nous montons ! – s’écria Bert.

– Nous montons… et à toute vitesse.

Doucement, sans secousse, ils s’élevaient dans l’air etavançaient obliquement au-dessus du parc aéronautique qui sedécoupait en bas, vaguement géométrique, pailleté à intervallesréguliers de lignes lumineuses, comme des vers luisants. Dans lalongue suite de dirigeables gris, un, trou noir marquait la placeque venait de quitter le Vaterland. Tout auprès un secondmonstre commença de s’élever doucement à son tour, libre de tousliens ; puis un troisième et un quatrième, avec une exactitudemerveilleuse.

– Trop tard, monsieur Butteridge ! – remarqua narquoisementl’officier. – Nous sommes en route. Je conviens que la surprise n’arien de très agréable pour vous, mais que voulez-vous ? LePrince a commandé qu’on vous emmène.

– Voyons, – fit Bert, – est-ce que je deviendrais fou ?Qu’est-ce qui se passe et où allons-nous ?

– Il se passe, monsieur Butteridge, – articula lentement soninterlocuteur, soucieux d’être explicite, – que vous êtes dans undirigeable portant le pavillon du prince Karl Albert, commandant enchef de la flotte aérienne allemande qui part pour l’Amérique, afinde porter à ce peuple fougueux quelques arguments probants. Notreseule inquiétude, c’était votre invention. Mais vous voici desnôtres, à présent.

– Heu !… Êtes-vous allemand ? – questionna Bert.

– Lieutenant Kurt, luft-lieutenant Kurt, à votre service.

– Mais vous parlez parfaitement anglais.

– Ma mère était anglaise, j’ai été au collège en Angleterre,j’avais obtenu une bourse Cecil Rhodes pour étudier à vosuniversités, mais Allemand absolument, malgré cela, et attaché,pour l’instant, monsieur Butteridge, à votre personne. Vous êtesencore tout étourdi de votre chute… Ce ne sera rien, vraiment. Onva vous acheter votre machine. Asseyez-vous et prenez la chosepaisiblement. Vous saurez bientôt où vous en êtes.

4.

Bert s’assit sur le coffre et s’efforça de rassembler ses idées,tandis que, avec beaucoup de tact et des manières aisées etnaturelles, le jeune homme l’entretenait des détails dudirigeable.

– Je suppose que tout ceci est nouveau pour vous. C’estdifférent de votre genre de machine, et ces cabines, à bord, sontaussi confortables que possible.

Il se leva et parcourut la pièce, indiquant les aménagementsprincipaux.

– Voici le lit, – dit-il, abattant une couchette dont la têteétait fixée par des charnières à la paroi, et la faisant remonteravec un déclic. – Voici la toilette, – et il ouvrit un meubleélégamment arrangé. – Pas d’excès d’ablutions ; il n’y a d’eauque ce qu’il en faut pour boire. On ne prendra de bain qu’une foisarrivés en Amérique. D’ici là, il faudra se contenter de frictionssèches, et d’un gobelet d’eau chaude pour la barbe c’est tout. Dansle coffre, il y a des couvertures. On en aura besoin avant peu. Lefroid est à redouter, paraît-il. Je n’en sais rien… Jamais faitd’ascension encore… Jamais monté en l’air, excepté quelques essaisavec des planeurs, ce qui est plutôt descendre… Les trois quarts denos équipages sont dans le même cas… Voici un siège pliant et unetable, derrière la porte… Solides, n’est-ce pas ?

Il souleva le siège et le tint en équilibre sur son petitdoigt.

– C’est assez léger, hein ? Alliage d’aluminium et demagnésium, et on a fait le vide à l’intérieur. Tous ces coussinssont gonflés d’hydrogène… Ingénieux et astucieux… Tout l’aéronatest comme cela. Et, dans la flotte entière, pas un homme ne pèseplus de soixante-dix kilos, excepté le Prince et quelques autrespersonnages. Pas moyen de faire maigrir le Prince, vous comprenez…Demain, nous visiterons le ballon en détail. Tout cela mepassionne, voyez-vous.

Rayonnant, il se tourna vers Bert.

– Vous avez l’air jeune. J’avais toujours cru que vous étiez unvieillard avec une grande barbe… une sorte de philosophe. Je nesais pas pourquoi on se figure toujours que les savants fameuxdoivent être vieux.

Ce n’est pas sans embarras que Bert éluda ce compliment, et lelieutenant continua en exprimant sa surprise que M. Butteridge nefût pas venu dans sa machine volante.

– C’est une longue histoire, – répondit Bert, d’un ton évasif. –À propos, – fit-il, brusquement, – ne pourriez-vous pas me prêterune paire de pantoufles ? Ces escarpins-là me dégoûtent, ilssont infects. C’est un ami qui me les a prêtés.

– Très bien.

L’ex-boursier Cecil Rhodes quitta un moment la cabine et revintchargé d’un choix considérable de chaussures, souliers de bal,babouches, espadrilles de bain, mules, et une paire de pantouflesrouge pourpre ornées de tournesols brodés en or.

Mais il se reprocha d’avoir apporté ces dernières.

– Je ne les mets jamais moi-même… Je les ai prises par excès dezèle, – fit-il, avec un petit rire confidentiel. – Elles ne m’ontpas quitté depuis Oxford… C’est un camarade qui me les aconfectionnées, je les emporte partout avec moi.

Bert choisit donc les souliers de bal, tandis que le lieutenantrepartait à rire.

– Nous sommes ici, – dit-il, – en train d’essayer despantoufles, et le monde se déroule au-dessous de nous comme unpanorama. N’est-ce pas épatant, hein ? Voyez.

Bert regarda aussi par le vasistas, qui séparait de l’immensitéténébreuse la cabine rouge et argent, luxueuse et brillante. À partle reflet d’un lac, la contrée était indistincte et noire, et l’onn’apercevait pas les autres dirigeables.

– Nous verrons mieux du dehors, – remarqua le lieutenant. –Sortons. Il y a une petite balustrade…

Il passa le premier dans le long corridor qu’éclairait une seulepetite lampe électrique, sous laquelle étaient placées plusieurspancartes rédigées en allemand, et, par une échelle légère, ilamena Bert sur un balcon que bordait une rampe de treillismétallique. De là on surplombait l’espace vide. Bert suivit soncompagnon avec lenteur et prudence. Du balcon, il put contempler lemerveilleux spectacle de la première flotte aérienne naviguant dansla nuit. Les dirigeables avançaient formés en V, leVaterland en tête et à une altitude plus élevée, lesautres, à droite et à gauche, visibles jusqu’au fond du ciel. Ilsvolaient en longues ondulations régulières, colosses sombres enforme de poisson, ne laissant voir que de rares points de lumière,et le ronflement des moteurs s’entendait nettement de la galerie.Ils avaient gagné une altitude de cinq ou six mille pieds, et ilsmontaient encore. Au-dessous, le pays s’étendait, immobile et muet,dans une obscurité que pointillaient et pailletaient des groupes dehauts fourneaux et les rues lumineuses des grandes villes. On eûtdit que le monde était dégringolé au fond d’un bol. La massesurplombante du dirigeable cachait les régions supérieures du ciel.Ils examinèrent un moment le paysage.

– Ça doit être amusant, d’inventer des choses, – dit soudain lelieutenant. – Comment êtes-vous arrivé à imaginer votremachine ?

– J’y ai réfléchi longtemps, – répondit Bert après un silence. –J’y pensais nuit et jour.

– Chez nous, on était anxieux à votre sujet. On croyait que lesAnglais vous avaient acheté… Ils n’y tenaient donc pas ?

– Si, en un sens… mais c’est une longue histoire.

– Ça doit être épatant, d’inventer… Je serais, moi, incapabled’inventer quoi que ce soit, même quand ce serait pour sauver mavie.

Ils se turent, observant le monde ténébreux, et suivant leurspensées, jusqu’à ce qu’un coup de clairon les eût appelés à undîner tardif. Bert s’alarma soudain.

– Ne faut-il pas se mettre en habit ? – demanda t-il. –J’ai toujours été trop absorbé par la science et le reste pourfréquenter beaucoup la société.

– Ne craignez rien, – assura Kurt. – Nul d’entre nous n’ad’autres vêtements que ceux qu’il porte. Nous voyageons avec unminimum de bagages. Mais peut-être pourriez-vous retirer votrepelisse… Il y a un radiateur électrique à chaque bout duréfectoire.

Ainsi Bert se trouva bientôt assis à table en présence de l’ «Alexandre allemand », le grand et puissant prince Karl Albert,Seigneur de la guerre, héros des deux hémisphères. C’était un hommede belle prestance, blond, l’œil profondément enfoncé sousl’arcade, le nez camard, les pointes de la moustache relevées àangle droit, et de longues mains blanches. Son siège, plus haut quecelui des convives, était placé sous une aigle noire éployée,encadrée de drapeaux allemands. Le Prince trônait, pour ainsi dire,et Bert fut grandement frappé de ce fait qu’en mangeant le héros nefixait les yeux sur personne ; son regard planait au-dessusdes têtes, comme quelqu’un absorbé par des visions. Il y avaitautour de la table vingt officiers de divers rangs, et Bert. Tousparaissaient extrêmement curieux de connaître le fameux Butteridge,et ils dissimulaient mal leur étonnement à son aspect. Le Princelui fit un majestueux salut, auquel, par une heureuse inspiration,il répondit en s’inclinant. À la droite du prince, se tenait unpersonnage ridé et tanné, avec des lunettes d’argent et des favorisfloconneux et gris terre, qui dévisageait Bert avec une insistancedéconcertante. Les convives s’assirent après des cérémonies queBert ne comprit pas. À l’autre bout de la table avait pris placel’officier à profil d’oiseau que Bert avait dépossédé de sa cabineet qui, d’un air hostile, murmurait à son voisin des remarques quiconcernaient évidemment le soi-disant Butteridge. Deux soldatsfaisaient le service.

Le dîner fut très simple : une soupe, du mouton, du fromage, et…très peu de conversation.

À vrai dire, une curieuse solennité paralysait chacun, –réaction inévitable, sans doute, après une période de travailacharné, et après la surexcitation contenue du départ, – etpeut-être aussi le pressentiment accablant d’expériences nouvelleset imprévues, d’aventures prodigieuses, de risques inconnus ettroublants. Le Prince était perdu dans ses méditations. Il lesinterrompit cependant pour boire à l’Empereur, en levant une coupede champagne. Tout le monde cria Hoch ! comme on ditles répons à l’église.

L’interdiction de fumer ne souffrait aucune exception, maisquelques officiers sortirent dans la galerie pour y chiquer à leuraise. En réalité, toute lumière offrait un danger dans cetteaccumulation d’objets inflammables. Bert se prit à frissonner et àbâiller. Parmi ces colosses de l’air et ces hauts personnages, ilse sentait écrasé par la certitude de son insignifiance ; lavie était trop vaste pour lui, elle le dépassait de partout.

Il marmonna quelque chose à Kurt au sujet de sa tête ;puis, par l’échelle roide et la petite galerie branlante, ilregagna sa cabine et se fourra au lit, comme dans un refugeinviolable.

5.

Le sommeil de Bert fut bientôt entremêlé de rêves. Dans laplupart, il fuyait d’informes épouvantails au long del’interminable corridor d’un aéronef, un corridor dont le planchertantôt était armé de trappes voraces, et tantôt consistait en unetoile, à claire-voie fixée de la façon la plus insouciante.

– Cristi ! – fit Bert en se retournant après sa septièmechute dans l’espace infini.

Il se mit sur son séant et frictionna ses genoux. La marche dudirigeable n’était pas aussi douce que celle du ballon ; ilconstatait un balancement régulier, un mouvement de montée suivid’un mouvement de descente, avec la trépidation et le halètementdes moteurs.

Soudain, les souvenirs affluèrent, à toute minute plus nombreux,et, avec eux, comme un nageur qui lutte dans des eauxtourbillonnantes, revenait cette inquiétante question : « Quevais-je faire demain ? »

Demain, d’après ce que lui avait dit Kurt, le secrétaire duPrince, le Graf von Winterfeld, viendrait discuter avec lui ausujet de sa machine, après quoi, on le mènerait au Prince. Ilfallait bien, maintenant, qu’il prétendît obstinément êtreButteridge et qu’il vendît la fameuse invention. Mais si ondécouvrait l’imposture ? Devant ses yeux passa la vision deButteridge furieux… À supposer, après tout, qu’il avouât ! Ilsoutiendrait que le malentendu ne venait pas de lui. Et il commençaà imaginer des expédients pour vendre le secret et frustrerimpunément Butteridge.

Quelle somme demanderait-il ? Vingt mille livres sterlinglui parurent une exigence raisonnable…

Il tomba dans cet abattement qui vous guette au petit jour. Ilavait sur les bras une grosse affaire, une trop grosse affaire… Desobjections importunes faisaient chavirer ses plans.

– Où étais-je hier à cette heure-ci ?

Paresseusement et presque amèrement, il se remémora sesdernières soirées. La veille, il voyageait au milieu des nuagesdans le ballon de Butteridge. Il revécut l’instant où, après sarapide descente à travers les nuées, il avait aperçu, tout près,au-dessous de lui, les crêtes des vagues argentées par lecrépuscule. Il se rappelait cet incident désagréable avec toute lanetteté d’un cauchemar. L’avant-veille, Grubb et lui étaient à larecherche d’un lit à bon compte dans le village de Littlestone.Combien lointain tout cela paraissait à présent, plusieurs années,peut-être. Pour la première fois, il songea à son confrère, lesecond Derviche du Désert, abandonné sur les sables de Dymchurchavec deux bicyclettes aux cadres et aux jantes peints en rouge.

– Il ne pourra pas faire grand’chose sans moi. En tout cas,c’est lui qui détenait le coffre-fort dans sa poche, avec larecette.

Avant cela, c’était le lundi de la Pentecôte, et ils avaientveillé assez tard, discutant leur équipée de chanteurs ambulants,combinant un programme et répétant des danses. Et le soir précédentétait celui de la Pentecôte…

– Bigre, j’en ai eu, du tintouin, avec la moto ! se ditBert en songeant aux coups de coussin éventré et à sa lutteimpuissante contre les flammes qui renaissaient sans cesse. Desimages confuses s’évoquaient avec ces lueurs tragiques, une petitefigure émergeait nette et claire, et singulièrement séduisante, lafigure d’Edna lançant son « À demain ! » du marchepied del’automobile. D’autres souvenirs d’Edna se rassemblèrent autour decette impression. Ils amenèrent peu à peu l’esprit de Bert à unagréable état qui trouva à se formuler en ces termes :

– Je l’épouserai, si ça continue !

Tout aussitôt, la soudaine révélation se fit que, s’il vendaitle secret de Butteridge, il serait en situation de se marier. Àsupposer qu’il obtînt vingt mille livres sterling, – on a vu payerde plus grosses sommes pour moins, – avec cela il pourrait acheterune maison et un jardin, des vêtements neufs autant qu’il envoudrait, une automobile… Il pourrait voyager, s’offrir à lui-mêmeet à Edna tous les plaisirs de la vie civilisée telle qu’il laconnaissait. Sans doute, il y avait des risques à courir…

– J’aurai le vieux Butteridge sur le dos… Ça ne manquerapas.

À force de méditer sur ce point, il retomba dans l’accablement.Il n’était encore qu’au début de l’aventure : il lui faudraitd’abord livrer la marchandise et encaisser la somme. Mais avantcela… En ce moment, il ne prenait pas précisément le chemin de lamaison. Il s’envolait vers l’Amérique pour y déchaîner laguerre…

– Pas beaucoup de batailles rangées… d’en haut, on tape où l’onveut… Pourtant, si un obus atteignait le Vaterlandpar-dessous !… Il serait peut-être temps de faire montestament.

Il s’allongea de nouveau, s’ingéniant à rédiger des clausestestamentaires en faveur d’Edna, pour la plupart, – il s’étaitdécidé à présent pour vingt mille livres, – et à stipuler diversmenus legs, avec des codicilles de plus en plus fantasques etextravagants…

Puis, il s’éveilla à la huitième répétition de son cauchemar,une huitième chute à travers l’espace.

– Cette façon de voyager fatigue les nerfs, remarqua-t-il.

Le mouvement du ballon, son trajet sinueux, ses plongeons et sesremontées, étaient nettement perceptibles, et l’incessantetrépidation des moteurs semblait se ralentir et s’accélérer tour àtour.

Bientôt, il se leva tout à fait, endossa la pelisse de M.Butteridge, s’enveloppa dans toutes les couvertures, car l’airdevenait piquant ; il souleva le vasistas et aperçut une aubegrise qui commençait à teinter les nuages. Ensuite, il mit leverrou à sa porte, s’installa devant la table et ouvrit sonplastron de flanelle. Il retira les plans et les défroissa en leslissant avec la main. Puis, il prit les autres dessins dans leportefeuille. Vingt mille livres sterling ! S’il menaitl’affaire à bonne fin… En tout cas, ça valait la peine d’essayer,et il alla chercher du papier et « de quoi écrire » dans le tiroiroù Kurt les lui avait montrés.

Bert Smallways n’était pas un être absolument stupide, et, surcertaines matières, il possédait quelques utiles rudiments. Àl’école, on lui avait enseigné, avec le calcul, les éléments dudessin, et il en savait assez pour se débrouiller en géométrie.Certes, il trouvait ardu le problème de la machine volante deButteridge. Mais l’expérience qu’il avait de la motocyclette, lesinfructueux essais d’aéroplane tentés par Grubb, et les cours de «dessin mécanique » qu’il avait suivis jadis lui furent d’un grandsecours. En outre, l’auteur de ces plans, quel qu’il fût, s’étaitpréoccupé surtout d’être simple et de rendre évidentes sesintentions. Sur du papier pelure, Bert calqua les épures, prit desnotes, exécuta une copie passable des esquisses et se plongea dansune profonde méditation.

Puis, avec un gros soupir, il replia les originaux, les serradans la poche de côté de son veston et, très soigneusement, lesremplaça dans le portefeuille par les copies qu’il avait faites.C’est sans aucune idée préconçue qu’il procéda à cettesubstitution, tout simplement parce qu’il lui était désagréable dese séparer de son secret. Il se remit à méditer longuement, hochantde temps en temps la tête. Enfin il s’allongea de nouveau sur sacouchette, tourna le commutateur et s’endormit, lassé decombinaisons et de projets.

6.

Cette nuit-là, le Hochgeborene Graf von Winterfeld futtourmenté, lui aussi, par l’insomnie. Du reste, il était coutumierdu fait, et, comme les gens qui dorment peu, il s’amusait, pourpasser le temps, à résoudre mentalement des problèmesd’échecs ; celui qu’il avait à résoudre pour l’instant étaitparticulièrement difficile, encore qu’il ne s’agît pasd’échecs.

Malgré l’aveuglante clarté du soleil reflété d’en bas par la merdu Nord, Bert était encore au lit, absorbant placidement le café etles petits pains qu’un soldat lui avait apportés, quand vonWinterfeld entra chez lui, un vaste portefeuille sous le bras. Dansla lumière matinale, sa tête grise et ses lunettes massives àbranches d’argent lui donnaient un air presque bienveillant. Ilparlait couramment anglais, mais avec un fort accent tudesque,qu’on remarquait spécialement dans la prononciation des lettresv et b ; il adoucissait ses th jusqu’àfaire entendre le son dz très doux, et il articulait lenom supposé de Bert avec un bruit de détonation : Pouteraidge.Après avoir débuté par quelques civilités indistinctes, il pritderrière la porte la table et le siège pliants, les approcha du litde Bert, s’assit, et, avec une petite toux sèche, ouvrit sonportefeuille. Puis, posant ses coudes sur la table, il pinça entrele pouce et l’index sa lèvre inférieure, et, avec ses yeuxtranquilles, dévisagea Bert de façon inquiétante.

– Fous êtes fenu nous retroufer malgré fous, Herr Pouteraidge, –dit-il enfin.

– Qu’est-ce qui vous fait dire ça ? – demanda Bert aprèsquelques secondes d’étonnement.

– À chuger par les cartes tans fotre nacelle. Cartes anglaisestoutes… at aussi fos profisions… pour un técheuner… Aussi, foscortages, ils étaient emmêlés. Fous afez tiré dessus… mais en fain.Fous pouffez plus manœuvrer le pallon et c’est une folonté pluspuissante que la fôtre qui fous a amené à nous. N’est-cepas ?

Bert réfléchissait.

– Et la tame ? – reprit Winterfeld.

– Quoi ?… Quelle dame ?

– Fous êtes parti avec une tame. C’est éfident. Fous êtes partipour une petite excursion… une partie de plaicir… Un homme de fotretempérament… il tevait emmener sûrement une tame. Elle n’était pasavec fous tans le pallon quand fous êtes tescendu à Dornhof. Non…seulement la chaquette… C’est fotre affaire… Pourtant, che suiscurieux.

– Comment savez-vous tout cela ? – questionna Bert,perplexe.

– À chuger par la nature de fos diverses profisions. Je ne puispas expliquer, monsieur Pouteraidge, pour la tame… ce que fous avezfait d’elle. Je ne puis pas dire non plus pourquoi fous portiez dessantales et un complet pleu de si mauvaise qualité. C’est en tehorsde mes instructions. Pagatelles, sans doute… Officiellement, noustevons les ignorer. Les tames… on les prend, on les laisse… Chesuis un gentleman. Chai connu des hommes remarquaples qui portaientdes santales et même qui pratiquaient des habitudes véchétariennes…Chai connu des hommes… des chimistes, au moins, qui ne fumaientpas. Fous afez propablement déposé la tame quelque part. C’estpien ! Fenons à notre affaire. Une folonté toute-puissante, –commença-t-il sur un ton pathétique, pendant que ses yeuxécarquillés semblaient se dilater encore, – une folontétoute-puissante fous a amené avec fotre secret jusqu’à nous.Parfait. Ainsi soit-il. – Et il courba la tête. – C’est la destinéede l’Allemagne et de mon Prince. Je constate que fous porteztouchours fotre secret avec fous. Vous afez peur des espions et desfoleurs. C’est pour cela qu’il est ici avec fous. MonsieurPouteraidge, l’Allemagne fous l’achète ! …

– Vraiment ?

– Oui, – répondit le secrétaire, les yeux fixés sur les sandalesabandonnées par Bert dans le coin du coffre-couchette.

Puis, von Winterfeld consulta un instant quelques notes, tandisque Bert scrutait avec angoisse et terreur cette face tannée etridée.

– Che suis autorisé à fous informer, – reprit le secrétaire,sans quitter ses notes étalées sur la table, que l’Allemagne atouchours souhaité d’acheter fotre secret. Nous afons été fortdésireux de l’acquérir, extrêmement désireux, et seule la crainteque fous agissiez de connifence, pour des raisons batriotiques,avec le goufernement anglais, nous imposait la discrétion d’avoirrecours à des intermédiaires pour fous transmettre nos offresd’achat. Nous n’afons plus maintenant la moindre hésitation à fousaccorder les cent mille livres sterling que fous temandiez.

– Cristi !

– Plait-il ?

– Ce n’est rien… Un élancement, – expliqua Bert en portant lamain au pansement qui lui enserrait la tête.

– Ah ! Che suis autorisé aussi à fous tire qu’en ce quiconcerne la noble tame inchustement accusée dont fous avez pris ladéfense contre l’intolérance et l’hypocrisie pritannique, toutel’Allemagne chevaleresque a pris son parti.

– La dame ? – répéta lentement Bert, qui se rappela soudainle fameux grand amour de M. Butteridge. – Ah ! oui, ça va bienlà-dessus. Je n’avais pas de doutes à ce sujet. Je…

Il s’interrompit en remarquant l’air ahuri du secrétaire qui lefixait avec obstination, et qui reprit, au bout d’un long moment:

– Pour la tame, c’est comme il fous plaira. Elle est fotreaffaire. Che m’acquitte des instructions reçues… Et le titre deparon, ça aussi, il est possible. Tout ça, il est possible, HerrPouteraidge.

Il tambourina sur la table pendant quelques secondes avant depoursuivre.

– Chai à fous dire aussi que fous fenez à un moment te crisedans le… dans la… Welt-Politik. Il n’y a aucun mal à présent que jefous tise nos plans. Afant que fous tébarquiez d’ici, ils serontmanifestes pour le monde entier. La guerre est peut-être déchàdéclarée. Nous allons…, en Amérique. Notre flotte tescendra du hautdes airs sur les États-unis… C’est un pays entièrement pas préparéà la guerre nulle part… nulle part. Ils ont toujours compté surl’Atlantique et sur leur flotte. Nous afons choisi un certainpoint…, nous nous en emparerons, et alors nous y établirons undépôt… un arsenal… une sorte de Gibraltar dans l’intérieur desterres. Ce sera… comme fous dites… un nid d’aigles. Là, nosdirigeables se rassempleront pour se rafitailler et se réparer, et,de là, ils rayonneront en tous sens sur les États-Unis, terrorisantles villes, tominant Washington, imposant toutes les réquisitionsnécessaires, jusqu’à ce qu’on accepte les termes que nousdicterons. Fous me suifez pien ?

– Continuez, – fit Bert.

– Nous comptions être fictorieux avec les Luftschiffeet les Drachenflieger que nous possédons, maisl’acquisition de fotre machine rend notre prochet complet, en nousdonnant non seulement un meilleur Drachenflieger mais ennous enlevant notre dernière inquiétude à propos de laGrande-Pretagne. Sans vous, monsieur Pouteraidge, laGrande-Pretagne, le pays que vous aimiez tant et qui vous en a simal récompensé, ce pays de pharisiens et de reptiles, sans vous, ilne peut rien faire, rien du tout. Fous foyez, che suis parfaitementfranc avec fous. D’après les instructions que ch’ai reçues,l’Allemagne reconnaît tout cela. Nous foulons que vous vous mettiezà notre disposition. Nous foulons que fous teveniez notre ingénieuren chef des constructions des machines folantes militaires. Nousfoulons que vous équipiez tout un essaim de frelons. Fous tirigerezl’organisation de ces forces, et c’est à notre dépôt en Amériqueque nous afons pesoin de vous. Aussi nous fous accordons simplementet sans parguigner les conditions mêmes que fous afez posées, il ya quelques semaines… Cent mille livres sterling comptant, desappointements de trois mille livres par an, et ensuite une pensionde mille livres par an, et le titre de paron. Voilà lesinstructions que j’ai reçues.

Et il se remit à scruter le visage de Bert.

– C’est parfait comme ça, naturellement, – approuva Bert, un peuestomaqué, mais cependant calme et résolu, et il lui parut quel’occasion était bonne de placer ici la proposition qui résultaitde ses spéculations nocturnes.

Le secrétaire examinait le faux col de Bert avec une attentionsoutenue. Une seule fois, son regard s’en détourna pour se portersur les sandales.

– Permettez-moi de réfléchir une minute, – reprit Bert,décontenancé de se sentir observé avec tant d’insistance. –Voilà ! – fit-il soudain, avec l’air de vouloir toutexpliquer, – je détiens le secret, n’est-ce pas ?

– Oui.

– Mais je désire que le nom de Butteridge ne soit pas mentionné,vous comprenez ?… J’y ai bien réfléchi.

– Par délicatesse ?

– Justement !… Vous achetez le secret… ou du moins je vousle cède, et vous le payez au porteur… vous y êtes ?

L’assurance de sa voix s’altéra quelque peu sous le regard fixede Winterfeld.

– Je veux faire la chose anonymement, comprenez-vous ?

Le secrétaire, muet, continuait à le fixer. Et Bert poursuivit,comme un nageur entraîné par le courant :

– Le fait est que je vais dorénavant adopter le nom deSmallways. Je ne tiens plus au titre de baron… j’ai changé d’idée,et je veux l’argent sans fracas. Les cent mille livres sterlingseront versées dans des banques, de la façon suivante : trentemille à la succursale de la Banque de Londres et du Comté, à BunHill, aussitôt que j’aurai remis les plans ; vingt mille à laBanque d’Angleterre ; la moitié du reste à la Banque deFrance, et l’autre moitié à la Banque nationale allemande. C’est làque les versements seront faits, vous comprenez, mais pas au nom deButteridge, au nom d’Albert Peter Smallways ; c’est le nom quej’adopte… Voilà pour la première condition.

– Allez, allez ! – fit le secrétaire.

– La seconde condition, – reprit Bert, – c’est que vous nefassiez aucune enquête sur mes droits de propriété…, c’est-à-direque ça se passe comme en Angleterre, entre gentlemen, quand onachète ou qu’on loue un terrain ou une maison. Vouscomprenez ? Pas à vous inquiéter de cela. Je suis ici, je vouslivre la marchandise, c’est tout et c’est parfait… Il y a des gensqui ont le toupet de prétendre que l’invention n’est pas demoi ! … Mais vous savez bien le contraire et il est inutile dechercher plus loin… Tout cela, je voudrais que ce soit nettementspécifié dans un traité en bonne et due forme… Compris ?

Son « Compris » se perdit dans un profond silence.

À la fin, le secrétaire soupira, se renversa sur son siège,sortit de son gousset un cure-dent et s’en servit pour accompagnersa méditation sur le cas de Bert.

– Voulez-vous répéter ce nom ? Il faut que je l’écrive, –dit-il, en replaçant le cure-dents dans sa poche.

– Albert Peter Smallways, – articula Bert timidement.

Le secrétaire le transcrivit en l’épelant, non sans difficulté,à cause de la prononciation différente des lettres dans lesalphabets des deux langues ; puis, se renversant à nouveau surson siège et regardant Bert bien en face :

– Et maintenant, monsieur Schmallways, racontez-moi donc commentfous fous êtes emparé du pallon de M. Pouteraidge ?

7.

Herr Graf von Winterfeld laissa Bert dans un état fort aplati oufort dégonflé, pourrait-on dire, et il lui avait tiré tous lesdétails de sa petite histoire.

Bert, anxieux de se soulager, avait fait les aveux les pluscomplets ; il avait expliqué le costume bleu, les sandales,les Derviches du Désert, tout ! La question des plans resta ensuspens. Le secrétaire s’amusa même à des considérations sur lespremiers occupants du ballon.

– Che suppose, – dit-il, – que la tame était la fameusepersonne… Mais ce n’est pas notre affaire… C’est très curieux etamusant, oui… mais je crains que le Prince soit ennuyé. Il a agiavec sa promptitude habituelle. Il prend touchours ses décisionsavec promptitude, comme Napoléon. Aussitôt qu’on l’eut informé defotre descente dans le camp de Dornhof, il a dit : « Emmenez-le.Emmenez-le. C’est mon étoile ! » L’étoile de son destin… Fouscomprenez, il sera contrarié. Il fous a donné l’ordre de venirparce qu’il croyait que fous étiez Herr Pouteraidge, et fous nel’étiez pas… Fous avez essayé de chouer le rôle, c’est biencertain, mais ce fut un essai malheureux. Ses chugements des hommessont équitables et droits et il faut mieux pour les hommes s’yconformer, complètement. Spécialement à présent… Particulièrement àprésent.

Il reprit son attitude familière, sa lèvre inférieure serréeentre le pouce et l’index, et il parla sur un ton presqueconfidentiel :

– C’est bien tésagréable. J’avais émis un doute sur fotreidentité, mais le Prince ne m’écouta pas… il n’écoute rien… À cettealtitude, à présent, il est impatient, nerveux, surexcité.Peut-être va-t-il penser que son étoile s’est moquée de lui, ou quec’est moi qui l’ai rendu ridicule.

Il plissa le front et pinça les coins de sa bouche.

– Mais j’ai les plans, – dit Bert.

– Oui, il y a cela, évidemment. Mais fous comprenez que lePrince s’intéressait à Herr Pouteraidge à cause de son histoireromanesque. Herr Pouteraidge était tellement plus…pittoresque ! Je crains bien que fous ne soyez pas de force àdiriger la construction des machines volantes à notre parcaéronautique, comme il désirait que le fît Herr Pouteraidge. Ils’était promis de lui donner ce poste… Et il y a aussi le prestige…le prestige mondial d’avoir Herr Pouteraidge avec nous… Enfin, nousverrons ce que nous pouvons faire… Tonnez-moi les plans, –conclut-il en tendant la main.

Un frisson terrible secoua M. Bert Smallways des pieds à latête. Il n’a jamais su dire s’il avait oui ou non pleuré, mais ilavait certainement des sanglots dans la voix, en protestant :

– Mais, dites donc… est-ce que je n’aurai rien… pour lesplans ?

Le secrétaire le contempla avec une expression indulgente.

– Vous ne méritez rien du tout, – déclara-t-il.

– J’aurais pu les déchirer.

– Ils ne sont pas à vous.

– Ils n’étaient probablement pas à lui, non plus.

– Pas besoin de fous payer quoi que ce soit.

Bert parut sur le point de commettre des actes désespérés.

– Ah ! vraiment, pas besoin de me rien payer ? –proféra-t-il, contenant mal sa colère.

– Soyez calme, et écoutez-moi. Fous aurez cinq cents livres, jefous en donne la promesse. J’obtiendrai cela pour fous, et c’esttout ce que je puis faire. Je fous les remettrai moi-même, ouplutôt répétez-moi le nom de cette banque, écrivez-le… Là !…Je fous disais que le Prince n’est pas… une bête, et je ne croispas que fotre aspect l’ait séduit, hier soir, non, je n’enrépondrais pas. Il voulait Pouteraidge et fous lui gâtez sonplaisir… Je ne comprends pas bien pourquoi… mais le Prince est dansun étrange état. C’est la surexcitation du départ, sans doute, etcet envol dans les airs. Je ne puis me porter garant de ce qu’ilfera. Mais, si tout va bien, et j’y veillerai, fous aurez cinqcents livres. Ça suffira… Allons, donnez-moi les plans.

– Vieux rapiat ! – s’écria Bert, au moment où le secrétairerefermait la porte en s’en allant. – Quel sale vieuxrapiat !

Il s’assit sur la chaise pliante et se mit à siffloter tout bas,pendant un bon moment.

– Quel fameux tour je lui jouais, si je les avais déchirés,comme ça m’était facile. – Il se frotta le nez pensivement. –Suis-je assez idiot d’avoir vendu la mèche !… Si je n’avaispas parlé de rester anonyme, ça collait !… Trop pressé, mongarçon, trop pressé, et tu mériterais une bonne volée, pour tapeine… Peuh ! je n’aurais pas pu jouer le rôle jusqu’au bout…Après tout, ça n’est pas si mal, cinq cents livres…, car enfin cen’est pas mon secret, c’est une trouvaille, sur la route… Cinqcents livres… Je me demande quel est le prix de la traversée pourrevenir d’Amérique…

8.

Un peu plus tard, ce même jour, Bert Smallways, déconfit etpenaud, comparut devant le prince Karl Albert.

Les débats eurent lieu en allemand, dans la cabine du Prince,garnie d’un mobilier d’osier et éclairée par une fenêtre s’ouvrantsur toute la largeur de l’extrémité avant du dirigeable. KarlAlbert était assis devant une table pliante recouverte d’un tapisvert, en compagnie de von Winterfeld et de deux officiers. Sousleurs yeux, s’étalaient des cartes des États-unis, les lettres deButteridge et tout ce qu’on avait encore trouvé dans leportefeuille. Bert, qu’on n’invita pas à s’asseoir, dut demeurerdebout jusqu’à la fin de l’entrevue. Von Winterfeld fit sonrapport, et de temps à autre les mots « pallon » et « Pouteraidge »frappaient les oreilles de Bert. Le visage du Prince conservait unesévérité de mauvais augure ; les deux officiers l’observaientdu coin de l’œil ou jetaient un bref regard sur Bert. Il y avaitquelque chose d’un peu étrange, comme de la curiosité et del’appréhension, dans la façon dont ils reluquaient de côté leurchef. Tout à coup, une discussion générale s’engagea sur les plans,et, au bout d’un moment, le Prince, s’adressant à Bert en anglais,lui demanda brusquement :

– Avez-vous vu évoluer cette machine dans les airs ?

Bert tressaillit.

– Je l’ai vue du haut de Bun Hill, Votre Altesse Royale.

Winterfeld se lança dans des explications.

– À quelle vitesse marchait-elle ? – interrogea encore lePrince.

– Je ne puis pas préciser, Votre Altesse Royale ; lesjournaux ont parlé de quatre-vingts milles à l’heure.

La conversation reprit en allemand. Puis, de nouveau, le Princequestionna :

– Pouvait-elle s’arrêter, rester en l’air, sans que les hélicestournent ?

– Elle pouvait planer, Votre Altesse Royale, elle voletait commeune guêpe.

– Viel besser, nicht wahr ? – fit le Prince en setournant vers Winterfeld, et la discussion se poursuivit enallemand.

Bientôt tout le monde se tut, et les deux officiers fixèrentleurs regards sur Bert. Sur un appel de sonnette, une ordonnanceentra, à qui on remit le portefeuille avec un ordre verbal.Ensuite, il parut à Bert qu’on examinait son cas particulier, etque très évidemment le Prince était enclin à se montrer sévère àson endroit. Von Winterfeld intercédait. Des considérationsapparemment théologiques intervinrent, car, à plusieurs reprises,le mot Gott fut prononcé avec emphase. Enfin, tout celaaboutit à des conclusions que von Winterfeld eut mission detransmettre à Bert.

– Monsieur Schmallways, fous afez optenu passage dans cetirigeaple par des mensonges honteux et systématiques.

– Pas systématiques du tout… – protesta Bert.

Le Prince, d’un geste, lui imposa silence.

– Et il serait au pouvoir de Son Altesse de fous traiter commeun espion.

– Pas du tout ! Je suis venu pour vendre…

– Chut ! – fit l’un des deux officiers.

– Quoi qu’il en soit, en considération de l’heureuse chance quifous a fait, grâce à Dieu, l’instrument par lequel la machinevolante de ce Pouteraidge est arrivée entre les mains de SonAltesse, fous serez épargné. Oui… Parce que fous avez été lemessager de bonne nouvelle, on fous gardera à bord de ce tirigeablejusqu’à ce qu’on soit en mesure de fous débarquer.Comprenez-fous ?

– Nous le gardons, – confirma le Prince, et il ajouta, sur unton et avec des yeux terribles : – als Ballast !

– Fous nous accompagnez, – expliqua Winterfeld, – comme…ballast, comme lest. Comprenez-fous ?

Bert allait ouvrir la bouche pour s’enquérir de ses cinq centslivres, mais une sage inspiration lui conseilla de se taire. Sonregard croisa celui de von Winterfeld, et il crut surprendre unhochement significatif de la part du secrétaire.

– Allez ! – fit le Prince, en tendant son long bras vers laporte.

Bert déguerpit, comme une feuille morte balayée par larafale.

9.

Dans l’intervalle, entre son entrevue avec Herr Graf vonWinterfeld et la redoutable conférence avec le Prince, Bert avaitexploré le Vaterland de bout en bout, et, en dépit de sesgraves préoccupations, il y avait pris beaucoup d’intérêt. Avec uneardeur, et un empressement juvéniles, Kurt le promena partout, telun enfant qui montre à tout venant son jouet pour avoir le plaisirde l’admirer encore. Comme la plupart de ceux qui formaient leséquipages de la flotte aérienne, lui-même ne connaissait à peu prèsrien de l’aéronautique avant d’être nommé à un commandement sur ledirigeable du Prince. Mais il était tout feu tout flamme sur lesujet de cet engin merveilleux, dont l’Allemagne s’était emparée sisoudainement et si dramatiquement. Il insista sur la légèreté detous les objets, l’usage des tubes d’aluminium, les coussins àressort gonflés d’hydrogène comprimé. Les cloisons creuses,recouvertes d’une imitation de cuir ultra-légère, renfermaientaussi de l’hydrogène. Toute la vaisselle, en biscuit fin verni dansle vide, ne pesait presque rien. Pour les pièces soumises à ungrand travail, on avait employé ce nouvel alliage deCharlottenburg, l’acier allemand, comme on l’appelait, le métal leplus compact et le plus résistant qu’on connût.

L’intérieur de l’aérostat offrait une vaste étendue, nul besoinde s’inquiéter à ce propos, aussi longtemps que le poidsn’augmentait pas. La partie habitable mesurait deux cent cinquantepieds de long, et comprenait deux rangées de cabines superposées.De là, par de doubles portes imperméables à l’air, on grimpait dansle ballon par de petites tourelles de métal blanc, où de largesvitrages permettaient d’inspecter les vastes cavités descompartiments à gaz. Bert aperçut ainsi, très haut au-dessus delui, la carcasse de l’appareil, et toute sa charpente intérieure, «semblable aux réseaux vasculaire et neurotique du corps humain, »ajouta Kurt, qui s’était occupé d’histologie.

– Ma foi, oui ! – approuva Bert, qui n’avait pas la moindreidée de ce que ces savantes expressions voulaient dire.

– Si dans la nuit, quelque chose se décroche, on peut, de placeen place, installer des lampes électriques, et des échellesjoignent les traverses entre elles.

– Mais s’ils sont pleins de gaz irrespirable, cescompartiments-là, – fit Bert, – comment y rentrez-vous ?

Le lieutenant ouvrit, dans un panneau, la porte d’un placard etindiqua un scaphandre de soie caoutchoutée, dont le casque et leréservoir à air comprimé étaient fabriqués avec un alliaged’aluminium et de métaux légers.

– Avec ça, on peut se promener dans toute la cavité pour boucherles fuites ou les trous que feraient les projectiles, –expliqua-t-il. – Intérieurement et extérieurement, un réseau demince cordage enveloppe le ballon, et le filet extérieur est uneéchelle de corde sans fin, pour ainsi dire.

À la suite de la partie habitable de l’aéronat, et s’avançantjusqu’à la moitié de sa longueur, se trouvait le magasin auxexplosifs : bombes de types variés et la plupart en verre. Aucundirigeable de la flotte allemande ne portait d’artillerie, àl’exception d’une petite pièce placée dans la galerie d’avant,contre le bouclier qui protégeait le cœur de l’aigle. Depuis lemagasin, une galerie close à plancher d’aluminium, avec une rampede corde, allait jusqu’à la chambre des machines, à l’extrêmepoupe. Mais Bert n’y fut jamais conduit et il ne vit pas une foisles moteurs. Pourtant, par un escalier ménagé dans une sorte deboyau qui traversait la grande alvéole de l’avant, il monta jusqu’àla plate-forme d’observation où était installé le canon-revolveravec son caisson à obus, à côté d’un appareil téléphonique.

Au-dessous, à quatre mille pieds plus bas, peut-être, s’étendaitl’Angleterre, toute rapetissée dans le soleil matinal. En apprenantque la contrée qu’il contemplait était son pays, Bert ressentit desremords soudains et inattendus. Il éprouva une componctionpatriotique, et il pensa qu’il aurait dû déchirer les plans deButteridge et les semer au vent. Qu’avait-il à redouter de cesgens ? Et même s’ils s’étaient vengés, est-ce qu’on ne doitpas sacrifier sa vie pour sa patrie ? Cette idée-là avait étéjusqu’ici quelque peu étouffée chez lui sous les tracas et lescomplications de l’existence civilisée. Déprimé tout à coup par laconscience de son acte, il se reprocha de n’avoir pas envisagé leschoses à ce point de vue… Somme toute, n’était-il pas une sorte detraître ?

Il se demanda, par diversion, quel effet produisait la flotteaérienne, vue d’en bas. Un effet colossal, sans doute, car lesdimensions des aéronefs devaient écraser les édifices. Kurtl’informa qu’ils passaient entre Manchester et Liverpool. Bert, quiétait un Méridional, fut grandement surpris par la multituded’usines et de manufactures, par les anciens viaducs de chemins defer, le réseau des monorails, les entrepôts de marchandises, lesstations électriques et les immenses espaces aux maisons sordides,coupés de rues étroites. Ici et là, on apercevait, comme pris aufilet, quelques champs et des terrains cultivés. Des musées, deshôtels de ville, même des églises, marquaient, dans cetteconfusion, des centres théoriques d’organisation municipale etreligieuse, mais Bert ne pouvait distinguer aucun détail. Sur lepaysage de civilisation industrielle glissaient les ombres desvaisseaux aériens allemands, comme des bancs de poissons filant àtoute allure.

Kurt et Bert s’entretinrent de tactique aérienne, tout en sedirigeant vers la galerie inférieure, à l’arrière, pour voir lesDrachenflieger que les aéronats de l’aile droite s’étaientadjoints, la veille, et qu’ils remorquaient au nombre de trois ouquatre. Ces immenses cerfs-volants biplans, aux formes démesurées,voguaient à la suite d’invisibles cordes, avec de longs avantscarrés, des queues aplaties et des propulseurs latéraux.

– Il faut être très habile pour les manœuvrer – dit Kurt, – trèshabile…

– Assurément.

Les deux hommes se turent.

– Votre machine est différente, monsieur Butteridge ?

– Tout à fait différente… Elle ressemble plus à un insecte etmoins à un oiseau ; elle ne dérive pas comme cela et ellebourdonne. Qu’est-ce que vous ferez de ces aéroplanes-là ?

Kurt ne fut pas très clair sur ce point, et il pataugeait dansses explications, quand on vint chercher le faux Butteridge pour leconduire devant le Prince.

Après sa comparution, Bert se trouva dépouillé des derniersvestiges de son déguisement imposteur. Pour tout le monde à bord,il devint Albert Smallways. Les soldats cessèrent de le saluer, lesofficiers ne parurent plus s’apercevoir de son existence, àl’exception du lieutenant Kurt. On l’expulsa de sa jolie cabine,dont le personnage à tête d’oiseau reprit possession, jurant entreses dents et ré emménageant ses cuirs à rasoir, ses tire-bottesd’aluminium, ses brosses, ses miroirs et ses pots de pommade. Bertfut logé, avec ses nippes, dans la cabine du lieutenant Kurt, leplus jeune officier du bord, parce qu’il n’y avait pas d’autreendroit où l’installer avec sa tête enveloppée de pansements, maisil dut prendre ses repas avec les hommes.

Campé sur ses jambes écartées, Kurt dévisagea son compagnon,assis piteusement dans un coin de la cabine.

– Quel est votre vrai nom, alors ? – s’enquit-il,imparfaitement au courant de ce qui s’était passé.

– Smallways.

– Je me doutais bien d’une supercherie, alors même que rien neme permettait de supposer que vous ne fussiez pas Butteridge. Vousavez joliment de la chance que le Prince ait pris la chosecalmement. Il n’est pas commode quand il se met en colère et iln’hésiterait pas un instant à faire flanquer par-dessus bord unpersonnage de votre trempe… Sûrement non ! On vous a remiséici, mais n’oubliez pas que c’est ma cabine.

– Je ne l’oublierai pas, – répondit Bert.

Sur cette promesse, le lieutenant le laissa, et quand Bert., unpeu rassuré, examina la pièce, la première chose qu’il vit, fixéesur la paroi capitonnée, fut une reproduction du « Dieu de laguerre », l’œuvre de Siegfried Schmalz, une figure imposante etterrible coiffée du heaume du Viking et avançant le manteauécarlate aux épaules, l’épée à la main, à travers la ruine et ladévastation. Ce Dieu avait une ressemblance frappante avec leprince Karl Albert, à qui l’artiste avait voulu plaire en peignantce tableau.

Chapitre 5LA BATAILLE DE L’ATLANTIQUE

1.

Le Prince avait produit sur Bert une impression profonde. Ilétait le plus terrifiant individu que le jeune homme eût jamaisrencontré, et le plus capable de remplir d’une antipathie et d’uneépouvante sans bornes une âme du type Smallways. Longtemps, Bertresta assis, seul dans un coin de la cabine de Kurt, ne bougeantpas, ne s’aventurant même pas à ouvrir la porte, de crainte de setrouver ainsi rapproché de l’odieux personnage.

C’est pour cette raison probablement qu’il fut le dernier àapprendre la nouvelle, apportée par la télégraphie sans fil, qu’unegrande bataille navale se livrait au milieu de l’Atlantique.Finalement, il en fut informé par Kurt, qui entra avec l’aird’ignorer Bert, mais en marmottant des mots anglais :

– Étonnant !… Stupéfiant !… Prodigieux !…Hé ! dites donc… Ôtez-vous de là et ouvrez ce coffre.

Kurt tira du coffre deux volumes et des cartes, qu’il posa surla table pliante. Pendant un moment, la morgue germanique lutta enlui avec la simplicité anglaise, et aussi avec sa bienveillancenaturelle et sa loquacité, et elle eut le dessous.

– Ça y est, Smallways, on a commencé, – dit-il.

– Commencé quoi, monsieur ? – demanda Bert, penaud etrespectueux.

– À se battre ! L’escadre américaine de l’Atlantique estaux prises avec presque toutes nos forces navales. NotreEisernes Kreuz est atteint et sombre ; –leurs Miles Standish, un des cuirassés les plusformidables, a coulé à pic avec tout son équipage… torpillé, sansdoute. Il était bien plus grand que notre Karl der Grosse,mais plus vieux de cinq ou six ans… J’aurais donné gros pourassister au combat, Smallways, une bataille en règle sur les flotsbleus, avec l’artillerie seule, et tous les bâtiments luttant devitesse.

Il déplia ses cartes, tourmenté du besoin de parler, et fitainsi à Bert une véritable conférence.

C’est ici que ça se passe, 30° 50’ de latitude nord, 30° 50’ delongitude ouest… à une journée de distance pour nous, et ils filentsud sud-ouest à toute vapeur. À ce train-là nous ne verrons rien,pas une seule bouffée de la fumée des canons !

2.

À cette époque, la situation navale dans l’Atlantique du Nordprésentait un aspect particulier. La majeure partie de la flottedes États-unis, la puissance la plus forte sur mer, naviguait dansl’Océan Pacifique. On avait redouté un conflit du côté de l’Asiesurtout, car les relations entre les Asiatiques et les Blancsétaient devenues violentes et extrêmement dangereuses, et legouvernement japonais se montrait depuis quelque temps plussusceptible et plus exigeant. Au moment où l’Allemagne déclarait laguerre, la moitié des forces navales américaines faisaient relâcheà Manille, et ce qu’on appelait la seconde flotte traversaitl’Océan Pacifique, communiquant par la télégraphie sans fil avec lastation asiatique et avec San Francisco. L’escadre de l’Atlantique,la seule capable de protéger les côtes de l’Est, revenait d’unevisite amicale en France et en Espagne. Des transports spéciaux laravitaillaient de combustible au milieu de l’océan, car la plupartde ses navires étaient encore mus par la vapeur. Cette flottecomprenait quatre cuirassés et cinq croiseurs cuirassés presqueaussi puissants, tous construits depuis 1913. Les Américainss’étaient tellement accoutumés à l’idée qu’on pouvait compter surl’Angleterre pour maintenir la paix dans l’Atlantique qu’uneattaque de leurs côtes orientales les trouva, même en imagination,absolument dépourvus. Mais, bien avant l’ouverture des hostilités –à vrai dire, le lundi de la Pentecôte, – toute la flotte allemande,– composée de dix-huit cuirassés, accompagnés d’une flottille detransports pour le combustible et de transatlantiques convertis enmagasins d’approvisionnement destinés à la flotte aérienne, – avaitfranchi le Pas de Calais et mis hardiment le cap sur New York. Nonseulement les cuirassés allemands dépassaient en nombre lesAméricains dans la proportion de deux contre un, mais ils étaientplus puissamment armés et de construction plus récente : – septd’entre eux disposaient de formidables moteurs à explosion en acierde Charlottenburg, et toute leur artillerie était de ce mêmemétal.

Les flottes ennemies entrèrent en contact le mercredi, avanttoute déclaration de guerre. Les Américains s’étaient espacés,selon la mode nouvelle, à des distances de trente milles, etnaviguaient de manière à couper à l’ennemi la route des États del’est et celle de Panama. En effet, si essentiel qu’il fût dedéfendre les villes de la côte, et particulièrement New York, ilétait plus essentiel encore de protéger le canal contre touteagression qui aurait pu empêcher le retour de la flotte principale.Sans doute, expliquait Kurt, cette flotte traverse l’OcéanPacifique à toute allure « à moins que les Japonais n’aient eu lamême idée que nous ». De toute évidence, il était humainementimpossible que l’escadre américaine de l’Atlantique pût vaincre lesAllemands ; mais, d’autre part, on espérait qu’avec de lachance elle pourrait retarder leur marche et leur infliger despertes assez sérieuses pour affaiblir grandement leur attaquecontre les positions fortifiées de la côte. Son devoir, donc,n’était pas de vaincre, mais de se sacrifier, le plus sévère devoirau monde. Pendant ce temps, on s’occuperait de vérifier lesdéfenses sous-marines de New York, de Panama et des autres pointsvulnérables.

Telle apparaissait la position navale, en effet, et, jusqu’aumercredi qui suivit la Pentecôte, les Américains n’en surent pasdavantage. Mais alors, ils entendirent pour la première fois parlerdes véritables dimensions du parc aéronautique de Dornhof et de lapossibilité d’être assaillis non seulement par mer, mais aussi parles airs. Pourtant, la presse s’était à ce point discréditée qu’uneénorme majorité de New-Yorkais, par exemple, refusèrent d’ajouterle moindre crédit aux rapports circonstanciés et aux copieusesdescriptions de la flotte aérienne allemande, tant qu’elle ne futpas en vue.

Kurt continuait à soliloquer. Penché sur la carte, ils’inclinait au balancement du ballon, parlant de tonnage,d’armement, de canons, pérorant sur les vaisseaux, leurconstruction, leur force motrice, leur vitesse, indiquant despoints stratégiques et des bases d’opération. La timidité qui leréduisait au rôle d’auditeur à la table des officiers ne leretenait plus.

Debout à côté de lui, et ouvrant rarement la bouche, Bertsuivait sur la carte le mouvement du doigt de Kurt.

– Il y a longtemps qu’on parlait de ça dans les journaux, –remarqua-t-il. – C’est curieux que ça se réalise à présent.

Kurt possédait une connaissance détaillée du MilesStandish :

– Il avait la meilleure artillerie et les meilleurs pointeurs…Je voudrais bien être là-bas et savoir lequel de nos vaisseaux l’amis hors de combat… Peut-être les machines ont-elles été atteintes…Entre les deux flottes, c’est une lutte de vitesse…

Après un instant de silence, il reprit :

– Et que fait le Barbarossa ?… C’est mon ancienbateau… pas le plus parfait, mais dans les bons. Si le vieuxSchneider est en forme, je parierais bien qu’il a logé en bonneplace deux ou trois de ses projectiles. Songez donc ! Ils sontlà à aboyer les uns après les autres, on tire les énormes canonsdes tourelles, les obus éclatent, les soutes font explosion, lesfragments de blindages d’acier volent comme de la paille au vent…Enfin, tout ce qu’on a rêvé depuis tant d’années ! Je supposeque nous allons voguer droit sur New York… tout comme s’il nes’était rien passé… On n’a probablement pas besoin de nous pourcorser la bataille, qu’on n’a livrée, d’ailleurs, que pour couvrirnotre flanc, pour laisser la route libre aux transports et auxtransatlantiques qui filent au sud-ouest vers New York où ilsconstitueront notre dépôt de ravitaillement. Vous comprenez ?– fit-il, en posant son index sur la carte. – Nous sommes ici.Notre convoi de transports passe là, et nos cuirassés refoulent lesAméricains hors de notre route…

Quand Bert descendit à la cantine pour y chercher sa ration dusoir, on ne fit pas attention à lui, sinon d’abord pour le montrerdu doigt. Tout le monde parlait de la bataille navale, émettant desavis, discutant et contredisant, et parfois la rumeur des voixs’enflait à tel point que les sous-officiers étaient obligés deréclamer le silence. Un nouveau bulletin fut communiqué, auquelBert ne comprit rien, sinon qu’on y mentionnait leBarbarossa. Quelques soldats le regardaient de temps àautre, et il entendit plusieurs fois prononcer le nom deButteridge. Mais personne ne le molesta, et sans aucune difficultéon lui remit son pain et sa soupe, quand son tour vint, le dernierà la queue. Il avait craint qu’il ne restât plus de portion pourlui, auquel cas il eût été bien embarrassé.

Après avoir mangé, il s’aventura sur la petite galeriesurplombante que gardait une sentinelle solitaire. Le cieldemeurait beau, mais le vent fraîchissait et le roulis de l’aéronats’accentuait. Bert se cramponnait à la balustrade, se sentant prisde vertige. On n’apercevait plus la terre dans aucune direction, etils avançaient au-dessus des flots bleus qui s’élevaient etretombaient en masses énormes. Le seul bateau en vue était un vieuxbrigantin battant pavillon anglais, qui bondissait à la crête desgrandes vagues et plongeait dans leur creux.

3.

Vers le soir, le vent se déchaîna et l’aérostat se mit à tangueret à rouler terriblement. Kurt assura qu’un certain nombre desoldats étaient malades de nausées. Mais Bert ne fut aucunementincommodé, ayant la chance de posséder cette mystérieusedisposition gastrique qui vous affranchit du mal de mer. Il dormitbien, mais l’aube l’éveilla, et il vit Kurt qui, trébuchant etchancelant, cherchait quelque chose dans la cabine. C’était uncompas qu’il fit manœuvrer sur sa carte.

– Nous avons changé de direction, – dit-il, – et nous allonscontre le vent. Je n’y comprends rien. Nous laissons New York àl’ouest pour descendre vers le sud… comme si nous allions prendrepart… Il continua à monologuer un bon moment.

Le jour vint, un jour de pluie et de vent. La fenêtre, embuée àl’extérieur, ne permettait de rien distinguer au-dehors. Il faisaitaussi très froid, et Bert décida de rester roulé dans sescouvertures, sur sa couchette, tant que le clairon ne l’appelleraitpas au repas du matin.

Quand il eut déjeuné, il sortit sur la petite galerie, mais iln’entrevit que des tourbillons de nuages qui dépassaient le ballon,et quelques silhouettes des dirigeables les plus proches. À derares intervalles seulement, il aperçut la surface grise ettourmentée de la mer.

Bert avait regagné la cabine, quand il remarqua que la buées’effaçait sur les vitres qu’illumina soudain le radieux éclat dusoleil. Il s’approcha, et, une fois de plus, il contempla cetimmense plancher de nuages ensoleillés qu’il avait admiré, quelquesjours auparavant, et d’où sortaient un par un, comme des poissonsmontant des eaux profondes, les aéronefs de la flotte allemande.Pour mieux voir, il courut à la galerie. Au-dessous, la tempêtebouleversait les nuées, les culbutait dans une galopade folle,alors qu’autour de lui l’atmosphère était claire, froide etsereine, à part quelques légers souffles de brise glaciale, et derares flocons de neige. Les moteurs ronflaient indiscontinument.L’immense troupeau des dirigeables, auquel d’instant en instants’ajoutait un nouvel aéronat, donnait l’impression de monstreseffroyables faisant irruption dans un monde étrange…

On n’eut aucune nouvelle du combat naval, ce matin-là, ou bienle Prince garda pour lui les radiogrammes qui parvinrent. Un peuaprès midi, les bulletins commencèrent à se succéder, et l’un d’euxaffola le lieutenant, qui entra, gesticulant et surexcité :

– Le Barbarossa désemparé coule à pic, –s’exclamait-il, – Gott in Himmel ! Der alteBarbarossa ! Aber welch ein braver Krieger !

Il arpentait la cabine, ne cessant de grommeler en allemand.Tout à coup, il s’adressa à Bert en anglais :

– Songez donc, Smallways ! Notre vieux bateau, que noustenions si propre, si astiqué. Tout est fracassé, mis en pièces, etles camarades aussi sont réduits en miettes ! …Gott !… Des jets de vapeur qui sifflent partout, lesflammes qui se tordent en tous sens… le fracas des canons et desprojectiles qui éclatent, et vous écrabouillent, quand on estauprès… Tout se disloque et saute… Rien ne résiste ! Et moiqui suis ici, dans les airs !… Si près et si loin !Der Alte Barbarossa !

– Et les autres ? – questionna Smallways.

– Gott !… Ah ! oui… Nous avons perdu leKarl der Grosse, le plus grand et le meilleur de nosvaisseaux… Un transatlantique anglais s’est jeté au milieu de labataille, qu’il voulait pourtant éviter, et une collisions’ensuivit avec le Karl der Grosse qui est sérieusementendommagé ; il a son avant brisé et il sombre lentement… On sebat dans la tempête. On n’a jamais vu pareille mêlée… D’excellentsnavires et d’excellents soldats de chaque côté… Dans la tempête,dans la nuit, à toute vitesse sur les flots en fureur… Pas moyen dese servir des sous-marins, pas de coups de poignard en dessous…Rien que les canons !… Nous sommes sans nouvelles de la moitiéde nos vaisseaux, parce que les mâts sont coupés par les obus.Latitude 30° 38’ nord, longitude 40° 31’ ouest… Où ça setrouve-t-il ?

Il déplia davantage sa carte et l’examina avec des yeux qui nevoyaient rien.

– Der alte Barbarossa ! Je ne puis penser à autrechose… des obus dans ses machines, les flammes refoulées hors desfoyers, les chauffeurs et les mécaniciens brûlés, carbonisés… Descamarades, des amis… c’est le dernier jour !… Pas eu de veine…Désemparé Coulé à fond ! Tout le monde ne peut avoir le dessusdans la bataille, c’est certain ! Pauvre vieux Schneider Jeparie bien qu’il leur en a envoyé plus qu’il n’en a reçu.

Les nouvelles arrivèrent ainsi par fragments toute la matinée.Les Américains perdirent un second bâtiment dont on n’eut pas lenom. Le Hermann fut endommagé en couvrant leBarbarossa. Kurt s’agitait comme un animal emprisonné,montant à la plate-forme d’avant, sous l’aigle, courant à lagalerie d’arrière, revenant à ses cartes, parcourant toutl’aéronat. Il communiquait à Bert le sentiment de l’actualitéimmédiate de cette lutte.

Mais quand Bert descendit à son tour à la galerie, tout étaitvide et calme ; au-dessus, s’étendait un ciel clair d’un bleunoirâtre, et au-dessous, à travers un voile plissé de cirrusensoleillés et diaphanes, on entrevoyait le vaste train des nuagesgalopants, qui cachaient l’océan.

Les moteurs ronflaient et crépitaient, et les deux longueslignes de dirigeables suivaient l’aéronat du Prince, tel un vol decygnes derrière son guide. À part le bourdonnement trépidant desmoteurs, tout était silencieux comme un rêve. Et en bas, quelquepart dans le vent et la pluie, les canons rugissaient, les obusmutilaient, fracassaient, émiettaient, et, selon l’antique loi dela guerre, des hommes s’agitaient, s’exaspéraient, souffraient et…mouraient.

4.

À mesure que la journée s’avançait, la tempête diminuait deviolence, et la mer redevenait visible par intermittence. La flotteaérienne gagna les couches inférieures de l’atmosphère, et, aucoucher du soleil, l’équipage du Vaterland aperçut, trèsloin dans l’est, le Barbarossa désemparé. En entendant leshommes se précipiter dans le passage, Bert sortit sur la galerie,où s’étaient rassemblés une douzaine d’officiers qui, au moyen dejumelles, examinaient l’horizon. Deux navires, l’un, un pétroliervide, très élevé au-dessus de l’eau, l’autre, un transatlantiqueconverti en transport, dansaient sur les flots non loin del’épave.

Kurt se tenait un peu à l’écart.

– Gott ! – fit-il, en abaissant ses jumellesmarines.

– C’est comme si l’on voyait un vieil ami qui aurait le nezcoupé et qui attendrait qu’on l’achève ! … DerBarbarossa !

Par une soudaine impulsion, il tendit les jumelles à Bert, quiessayait de distinguer le malheureux cuirassé en abritant ses yeuxsous sa main.

Jamais Bert n’avait vu spectacle pareil. Ce n’était passeulement un navire démantelé qui flottait à la dérive, mais unecarcasse mutilée, déchiquetée. Ses puissantes machines avaientcausé sa ruine. En donnant la chasse à la flotte américaine aucours de la nuit, il avait pris une grande avance sur ses conserveset se trouva seul entre le Susquehanna et leKansasCity. Ceux-ci, s’apercevant de son approche,ralentirent de façon à l’avoir de flanc et prévinrent par signauxle Theodore-Roosevelt et le Monitor. Àl’aube, le Barbarossa était enfermé. Le combat n’avait pasduré cinq minutes qu’apparaissaient, à l’est, le Hermann,et, à l’ouest, le Fürst-Bismarck, qui obligèrentles Américains à fuir, non sans qu’ils eussent eu le temps delacérer et de disloquer leur ennemi ; ils avaient passé surlui toute la colère accumulée pendant leur pénible retraite. Bertne vit plus qu’un amas fantastique de métal désarticulé, déchiré,émietté, sans qu’il pût reconnaître aucune des parties du navire,sinon par leur position.

– Gott ! – gronda Kurt, reprenant les jumelles queBert lui tendait. – Gott ! Da waren Albrecht…, der guteAlbrecht und der alte Zimmermann… und von Rosen.

Longtemps après que le Barbarossa eut été englouti dansla brume, le lieutenant demeura sur la galerie, les jumelles auxyeux, et, quand il revint à sa cabine, il était pensif ettaciturne.

– C’est un rude jeu, Smallways ! – dit-il enfin. Oui, cetteguerre est un rude jeu. On voit les choses sous un jour différent,après le spectacle de tout à l’heure. Il a fallu bien des hommespour construire le Barbarossa et bien des hommes pour le monter…,des hommes comme on n’en rencontre pas de pareils tous les jours…Albrecht… il y en avait un qui s’appelait Albrecht… il jouait de lacithare et il improvisait… Où est-il à présent ?… Lui et moi,nous étions des amis intimes, à la manière allemande…

5.

La nuit suivante, Smallways se réveilla dans les ténèbres. Uncourant d’air glaçait la cabine, et Kurt monologuait en allemand.Bert distingua sa silhouette contre la fenêtre ouverte.

– Qu’est-ce qu’il y a ? – demanda-t-il.

– Taisez-vous donc ! fit le lieutenant. – N’entendez-vouspas ?

Dans le silence monta le fracas d’un coup de canon, auquel troisautres répondirent bientôt en rapide succession.

– Le canon ! s’écria Bert, qui fut tout de suite aux côtésdu lieutenant.

Le dirigeable naviguait encore à une très grande hauteur et lamer était masquée par un léger voile de nuages. Le vent nesoufflait plus, et Bert, dans la direction qu’indiquait le doigt deKurt, entrevit vaguement, derrière le voile incolore, troissoudaines lueurs rouges, à quelque distance les unes des autres. Cefut chaque fois un éclat muet que suivit, alors qu’on nel’attendait plus, une sourde détonation. Kurt ne cessait demaugréer dans sa langue.

Un appel de clairon sonna. L’officier se redressa, en poussantune exclamation, et courut à la porte.

– Que se passe-t-il ? Qu’est-ce qu’il y a ? –interrogea Bert.

Le lieutenant s’arrêta un instant, éclairé de derrière par lalumière du corridor.

– Restez où vous êtes, Smallways. Restez et ne bougez pas. Labataille va s’engager, – expliqua-t-il, et il disparut.

Le cœur de Bert se mit à battre précipitamment. Il sentit que ledirigeable s’arrêtait au-dessus des navires combattants. Allait-ilfondre dessus, comme un faucon sur un passereau ?

De nouvelles détonations retentirent. Par la fenêtre, ilsurveilla les lueurs rouges qui ripostaient. Dans leVaterland, un silence soudain s’était fait, dont Bert futtout d’abord surpris ; puis il se rendit compte que lesmoteurs avaient ralenti leur marche et qu’on ne les entendaitpresque plus. Il se pencha hors de la fenêtre et il aperçut, dansl’aube glaciale, les autres dirigeables qui avaient aussi ralentileur allure.

Une soudaine sonnerie de clairon éclata, répétée tour à tour parchaque aéronat. Toutes les lumières s’éteignirent. La flotteaérienne devint une série de masses sombres contre le ciel d’unbleu intense où s’attardaient quelques étoiles. Longtemps, un tempsinterminable, sembla-t-il, l’aéronat demeura immobile. Enfin Bertdiscerna le sifflement de l’air que l’on pompait dans lesballonnets, et lentement le Vaterland descendit.

Bert tendit la tête au-dehors tant qu’il put, sans réussir àvoir si le reste de la flotte les suivait. Le renflement descompartiments à gaz obstruait le champ visuel. Quelque chose danscette descente furtive surexcitait l’imagination de Bert.L’obscurité s’épaissit, la dernière étoile disparut à l’horizon :le ballon atteignait la couche des nuages. Au-dessous, les contoursse précisèrent, les reflets devinrent des flammes ; leVaterland fit halte, observant sans être observé,immobile, au-dessous d’un plafond de nuées, à une hauteur d’unmillier de pieds environ.

Pendant la nuit, la bataille navale et la poursuite étaiententrées dans une phase nouvelle. Très habilement, les Américainsavaient rapproché les extrémités de leur ligne de marche ets’étaient formés en colonne, au sud de la flotte dispersée desAllemands. Puis, avant le jour, ils avaient viré de bord et mis lecap, en ordre serré, sur le nord, avec l’idée de passer à traversla ligne de bataille allemande et de tomber sur le convoi deravitaillement qui se dirigeait vers New York. La situation avaitchangé, depuis que les adversaires étaient entrés en contact. Àprésent, l’amiral américain O’Connor était informé de l’existencedes dirigeables, et il ne s’inquiétait plus de Panama, d’où onl’avait prévenu que la flottille de sous-marins était arrivée etque le Delaware et l’Abraham Lincoln, deux desplus récents et des plus puissants cuirassés, étaient signalés àRio Grande, sur la côte du Pacifique, à l’extrémité du canal.Cependant, sa manœuvre fut retardée par une explosion de chaudièresà bord du Susquehanna. À l’aube, ce bâtiment se trouva envue, et bientôt si près du Bremen et du Weimarque l’action s’engagea instantanément, et que, devant l’alternativede laisser le navire soutenir seul la lutte ou de risquer uneattaque générale, O’Connor prit ce dernier parti. Ce n’était pas, àcoup sûr, une résolution désespérée. Bien que plus nombreux et pluspuissants, les Allemands s’échelonnaient sur une distance de plusde quarante-cinq milles : avant qu’ils pussent se rassembler, lacolonne compacte des sept vaisseaux américains avait des chancespour les mettre un à un hors de combat.

Le jour se leva, gris et nuageux, et ni le Bremen ni leWeimar s’étaient rendu compte qu’ils avaient à affronterd’autres cuirassés que le Susquehanna, quand, tout à coup,l’escadre entière surgit à une distance d’un mille et fonça sureux. Telle était la situation, lorsque le Vaterlandapparut dans le ciel. Les lueurs rouges que Bert avait entrevuesprovenaient de l’infortuné Susquehanna, que l’incendiedévorait à l’avant et à l’arrière, mais qui se défendait encoreavec deux de ses canons, en naviguant lentement vers le sud. LeBremen et le Weimar, tous deux atteints en diversendroits, s’éloignaient dans la direction du sud-ouest. Guidée parle Theodore-Roosevelt, la flotte américaine passaderrière eux, chaque unité leur envoyant successivement quelquesprojectiles, et les séparant du Fürst-Bismark,qui avançait à toute vitesse, venant de l’ouest.

Bert ignorait les noms de ces navires, et, longtemps, à vraidire, trompé par les évolutions des combattants, il prit lesAméricains pour les Allemands et vice versa. Il observa une colonnede six vaisseaux de guerre lancés à la poursuite de trois autres,au secours desquels un nouveau venu accourait, mais le fait que leBremen et le Weimar se mirent à tirer sur leSusquehanna bouleversa toutes ses supputations. Puis, unbon moment, il fut absolument désorienté. Le fracas des canons ledéroutait aussi ; ils ne semblaient plus détoner avec un éclatassourdissant ; c’était une explosion nette, sèche et, àchaque jet de flammes, Bert sentait son cœur bondir dans l’attentedu choc imminent. De plus, il voyait ces cuirassés, non plus deprofil comme sur les images, mais de plan et curieusement aplatiset raccourcis. Sur la plupart, les ponts étaient déserts, mais parendroits de petits groupes d’hommes s’abritaient derrière desbastingages d’acier. Les longs nez agités des grands canonslançaient des éclairs transparents, et, sur les flancs, l’activitédes pièces à tir rapide retenait surtout l’attention. Les bâtimentsaméricains, mus par des turbines à vapeur, avaient de deux à quatrecheminées ; les bâtiments allemands, munis de moteurs àexplosion qui faisaient un ronflement extraordinaire, flottaientbeaucoup plus affaissés, sur l’eau. Les bateaux américains, à causede leur système de propulsion, étaient plus larges et d’un contourplus gracieux.

Ces navires aplatis combattaient avec toute leur artillerie,secoués par d’immenses vagues basses, sous la clarté froide etnette de l’aube. Et le spectacle se déplaçait selon le largebalancement rythmique du dirigeable.

De toute la flotte aérienne, seul le Vaterland entra enscène. Il plana au-dessus du Theodore-Roosevelt,réglant sa vitesse sur celle du cuirassé, dont toutes les machinesdonnaient à pleine puissance et dont l’équipage pouvait parintermittence entrevoir l’ennemi à travers le voile mouvant desnuages. Le reste des aéronefs allemands demeurait au-dessus de lacouche opaque, à une hauteur de six à sept mille pieds,communiquant avec l’aéronat de l’état-major au moyen de latélégraphie sans fil, mais évitant de s’exposer à l’artillerienavale.

On ignore exactement à quel moment les infortunés Américainsconstatèrent la présence de cet élément nouveau dans la lutte.Aucun récit de cet épisode n’a survécu. Nous ne pouvons que nousimaginer du mieux que nous pourrons quelle dut être l’impression dumarin tout absorbé par la bataille lorsque, levant soudain lesyeux, il découvrit au-dessus de sa tête cette gigantesque formemuette, de dimensions plus vastes que celles d’aucun cuirassé, avecen poupe un immense pavillon allemand. Bientôt, à mesure que leciel s’éclaircit, des monstres identiques apparurent de plus enplus nombreux, et, dédaigneux de toute artillerie et de toutblindage, accordèrent leur allure pour suivre les navires quicombattaient.

Pas une fois on ne tira le canon contre le Vaterland,mais on essaya de quelques coups de fusil, et c’est seulement parun hasard malchanceux qu’un homme fut mortellement atteint à borddu dirigeable, qui, du reste, ne prit de part directe au combat quevers la fin. Le Vaterland planait au-dessus de la flotteaméricaine, destinée à périr, tandis que le Prince dirigeait par latélégraphie sans fil les mouvements de ses conserves. Pendant cetemps, le Vogeistern et le Preussen, remorquantchacun une demi-douzaine de Drachenflieger, voguaient àtoute vitesse et descendaient, à travers les nuées, à cinq millesen avant des premiers vaisseaux américains. Immédiatement, leTheodore-Roosevelt pointa sur eux les gros canonsde sa tourelle d’avant, mais les obus éclatèrent bien au-dessous duVogeistern. Aussitôt une douzaine deDrachenflieger se détachèrent des dirigeables et partirentà l’attaque.

Bert, le buste à demi sorti de la fenêtre de sa cabine, assistaà cette première rencontre de l’aéroplane et du cuirassé. Lesbizarres Drachenflieger allemands, avec leur uniquepilote, leurs grandes ailes plates, leur tête carrée, leur carcassemunie de roues, avaient pris leur essor comme un vol d’oiseaux.

– Nom de nom ! – s’écria Bert.

Vers la droite, l’un des aéroplanes piqua follement du nez, seredressa presque perpendiculairement, explosa avec un bruit énormeet s’abîma en flammes dans la mer. Un autre descendit plongerobliquement dans les flots et se brisa en mille morceaux au momentoù il frappa la surface. Au-dessous, sur le pont duTheodore-Roosevelt, des êtres humains minuscules,raccourcis au point qu’on ne distinguait que leur tête et leurspieds, se précipitaient en tous sens et épaulaient des armes pourtirer sur les assaillants. Le Drachenflieger le plusrapide passa au-dessus du cuirassé américain et laissa tomber surla tourelle d’avant une bombe qui éclata avec un fracas terribleauquel répliqua une volée de coups de fusil. Les pièces à tirrapide se mirent de la partie, et au même instant le cuirasséallemand Fürst-Bismarck logeait un obus dans lesblindages de son adversaire. Un second et un troisième aéroplaneglissèrent au-dessus du vaisseau américain en lui jetant desbombes ; un quatrième, dont le pilote avait été atteint parune balle, culbuta et s’abattit entre les cheminées déchiquetées dunavire et les arracha en sautant lui-même. Bert eut le tempsd’entrevoir la petite forme noire du pilote lancé hors de samachine démolie, et retombant comme un paquet flasque, anéantiaussitôt dans le flamboiement furieux de l’explosion.

Une autre explosion se produisait au même instant à l’avant duvaisseau amiral américain ; un énorme fragment de métal s’endétachait, allait s’engloutir dans les flots en projetant deshommes de tous côtés et laissant une cavité béante dans laquelle unaéroplane fit choir promptement une bombe enflammée.

Alors, avec une cruelle netteté, dans l’impitoyable clarté dujour qui grandissait, Bert aperçut une multitude de menusanimalcules convulsivement actifs dans le sillage écumant duTheodore-Roosevelt. Qu’était-ce ? Deshommes ? Impossible !… Ces petites créatures mutilées sedébattant dans les remous déchiraient de leurs doigts crispés l’âmede Bert.

– Mon Dieu !… mon Dieu !… – pleurnichait-il.

Bientôt il n’y eut plus rien, et la proue noire del’Andrew-Jackson, défiguré par la dernière bordéedu Bremen qui sombrait, sépara en deux longues vaguessymétriques les eaux qui avaient englouti les naufragés. Haletantd’horreur, Bert, un instant aveuglé par les larmes, ne discernaplus rien de cette désolation.

Tout à coup, avec un fracas formidable, dans lequel, pour ainsidire, se confondit un éparpillement de détonations moindres, leSusquehanna, dérivant à trois milles vers l’est, sauta etdisparut brusquement dans un bouillonnement de flots en furie.Pendant un moment, ce ne fut qu’un chaos liquide qui éructait, enun tumulte ininterrompu, de la vapeur, de l’air, du pétrole, desmorceaux de métal et de bois, et aussi des hommes.

La catastrophe produisit comme un arrêt dans la bataille, etl’arrêt sembla fort long à Bert. Il chercha des yeux lesDrachenflieger. Les débris de l’un d’eux flottaient par letravers du Monitor ; plusieurs avaient disparu, lançant aupassage des bombes sur la colonne des cuirassés américains :d’autres, apparemment indemnes, étaient tombés à l’eau ; troisou quatre évoluaient encore dans les airs, décrivant à présent devastes cercles pour regagner leur dirigeable. Les cuirassésaméricains n’étaient plus en formation de colonne ; leTheodore-Roosevelt, très endommagé, filait versle sud-est, et l’Andrew-Jackson, fortementdélabré, sans cependant qu’eussent souffert ses organes essentiels,se risquait entre le vaisseau amiral et le Fürst-Bismarkpour intercepter le feu de ce cuirassé ennemi encore intact. Versl’ouest, l’Hermann et le Germanicuss’approchaient, prêts à prendre part au combat.

Après le désastre du Susquehanna, Bert perçut un bruitsemblable au grincement d’une porte mal huilée : c’était lesacclamations répétées de l’équipage duFürst-Bismarck.

Semblant répondre à ces clameurs, le soleil apparut, les eauxsombres devinrent lumineusement bleues et un torrent de clartédorée inonda le monde, – ce fut un sourire soudain dans une scènede carnage et d’horreur. Comme par magie, le voile des nuagess’était évanoui, et le ciel révélait toute la flotte aérienneallemande, qui s’abattait de conserve sur sa proie.

Les canons se remirent à tonner, mais les cuirassés n’étaientpas construits pour résister à des assaillants tombant du zénith.Les volées de mousqueterie dirigées sur les aéronats demeurèrentsans effet, à part quelques balles qui tuèrent ou blessèrent parhasard une douzaine d’hommes. L’escadre américaine était dispersée: le Susquehanna avait coulé ; leTheodore-Roosevelt, épave surchargée dedécombres, son artillerie hors de combat, ne gouvernait plus, et leMonitor était visiblement démantelé. Ces deux derniersavaient cessé le feu, de même que le Bremen et leWeimar, de sorte que les quatre vaisseaux restaient àportée de canon les uns des autres, en une trêve involontaire, avecchacun son pavillon hissé à l’arrière. Seuls, maintenant, quatrecuirassés américains, l’Andrew-Jackson en tête, cinglaientà toute vapeur vers le sud-est. LeFürst-Bismarck, l’Hermann et leGermanicus leur donnaient parallèlement la chasse, lescriblant d’obus. À ce moment, le Vaterland s’élevalentement dans les airs, préparant le dénouement du drame.

Rangés en file, une douzaine de dirigeables se lancèrent sanshâte, mais de toute la puissance de leurs moteurs, à la poursuitede la flotte ennemie. Jusqu’à ce qu’ils l’eussent rattrapée, ilsplanèrent à une hauteur de deux mille pieds. Alors, descendantrapidement et prenant une vitesse un peu plus grande que celle desnavires, le premier aéronat déversa sur le pont légèrement blindédu dernier cuirassé une pluie de bombes qui le transforma en unfoyer crépitant. Ainsi les monstres volants passèrent l’un aprèsl’autre au-dessus de leurs cibles échelonnées, et chacun d’euxaggrava les dégâts qu’avait causés son prédécesseur. Les artilleursaméricains se turent, à part quelques héroïques obstinés, et lesbâtiments continuèrent à naviguer à toute allure, tenaces,sanglants, déchiquetés, indomptables, crachant des volées de ballescontre leurs assaillants aériens, et canonnés sans pitié par lescuirassés allemands. Mais Bert n’entrevoyait plus l’escadre desÉtats-unis que par intermittence, entre les masses énormes desdirigeables qui s’acharnaient sur elle.

Soudain, il remarqua que, la bataille reculant dans le lointain,les proportions des combattants diminuaient et le vacarmes’assourdissait : le Vaterland s’élevait dans les airs,sans bruit et régulièrement. Bientôt, la déflagration des canonscessa de se répercuter dans sa poitrine et ne parvint plus à sonoreille qu’atténuée par la distance ; les quatre vaisseauxmuets n’étaient plus, à l’est, que de gros points sombres… maisétaient-ils bien quatre ? Bert parcourut l’horizon et nediscerna plus, dans une traînée de soleil, que trois de ces épavesfumantes. Le Bremen avait mis à l’eau deux embarcations.Le Theodore-Roosevelt descendait aussi descanots, où de minuscules objets, ballottés par les larges vagues del’océan, essayaient de grimper.

Tout ce tumulte impétueux dérivait vers le sud-est, de plus enplus réduit pour la vue et pour l’ouïe. L’un des aéronats,incendié, reposait sur les flots, monstrueuse fournaise de flammes,et, à l’horizon, au sud-ouest, surgirent l’un après l’autre troiscuirassés allemands, accourant de toute la puissance de leursmachines pour renforcer la première escadre.

6.

Lentement et sûrement, le Vaterland reprit son vol, et,à sa suite, la flotte aérienne vira de bord pour cingler vers NewYork. La bataille devint, dans le lointain, une menue péripétie, unépisode avant le dénouement, un cordon de formes noiresrapetissées, une lueur jaune et fumeuse, qui ne fut plus, sur levaste horizon lumineux, qu’une moucheture bientôtimperceptible.

C’est ainsi que Bert Smallways assista au premier combat quelivrèrent les aéronefs, et à la dernière lutte des monstres lesplus étranges dont les annales de la guerre enregistrent lacréation, – à la dernière rencontre des vaisseaux cuirassés, dontla carrière débuta pendant la guerre de Crimée, avec les batteriesflottantes des Français. Pendant soixante-dix ans, avec une dépenseénorme d’énergie et de ressources humaines, le monde construisitplus de douze mille cinq cents de ces monstres, par types et parséries, chacun plus vaste, plus lourd et plus formidablement arméque ses prédécesseurs. Chacun, à son tour, était proclamé ladernière merveille du moment, et presque tous, à leur tour aussi,furent vendus à la vieille ferraille. À peine cinq pour centd’entre eux purent être utilisés jamais dans une véritablebataille. Quelques-uns sombrèrent, d’autres se jetèrent à la côteet se disloquèrent, plusieurs furent éperonnés accidentellement etcoulèrent bas. Des hommes, en quantité innombrable, passèrent leurvie au service de ces divinités voraces qui absorbèrent, au-delà detoute évaluation, le génie et la patience de milliers d’ingénieurset d’inventeurs, des matériaux et des richesses inestimables. Ilfaut porter à leur compte des multitudes d’existences amoindries etfaméliques, des millions d’enfants occupés trop jeunes à destravaux épuisants, tout un inconcevable gaspillage au détrimentd’un emploi meilleur des énergies. Il fallait à tout prix trouverde l’argent pour construire ces colosses, – telle étaitl’inéluctable nécessité d’où dépendait, à cette étrange époque,l’autonomie des nations. Dans toute l’histoire des inventionsmécaniques, rien, d’aussi monstrueux ne causa autant de misère, dedésastres, de gâchis.

Et il suffit d’engins bien moins coûteux, légèrement charpentéset gonflés de gaz, pour détruire entièrement ces géants, pour lesanéantir du haut du ciel.

Jamais Bert Smallways n’avait été le témoin d’une scène d’aussifacile destruction ; jamais il ne s’était représenté lemalheur et la ruine que pouvait amener la guerre. En son espritbouleversé, cette conception se fit jour : c’est une image de lavie. Ballottée dans tout ce torrent furieux de sensations, uneimpression surnagea et devint capitale : l’impression laissée parle spectacle des marins du Theodore-Roosevelt,qui se débattaient dans les flots après l’explosion de la premièrebombe.

– Sapristi ! – s’écria-t-il à ce souvenir. – Ça auraitaussi bien pu être moi et Grubb… On doit barboter et gesticuler… etl’eau vous rentre dans la bouche… Il est probable que ça ne durepas longtemps…

Il eût voulu savoir quel effet tout cela avait produit sur Kurt,et en même temps il constata qu’il avait faim. Il se dirigeacraintivement vers la porte de la cabine et jeta un coup d’œil dansle passage. À l’avant, près de la passerelle qui menait auréfectoire des hommes, un groupe de matelots aériens contemplaientquelque chose que Bert n’arrivait pas à apercevoir. L’un d’euxétait revêtu du scaphandre spécial, avec lequel on explorait lescompartiments intérieurs. Bert s’avança jusqu’au scaphandrier pourexaminer de près son costume et le casque qu’il portait sous lebras. Mais il oublia l’objet de sa curiosité quand il fut plus près: sur le plancher gisait le corps d’un soldat qu’une balle duTheodore-Roosevelt avait atteint.

À aucun moment, Bert n’avait remarqué que les balles parvenaientjusqu’au Vaterland, et il ne s’était nullement cru exposéau feu des marins américains. Il ne comprit pas tout d’abordcomment le malheureux avait été tué, et personne ne lerenseigna.

On avait laissé l’homme dans la position même où il était tombé.Sous la tunique déchiquetée, tout le flanc gauche du cadavreparaissait ouvert et déchiré, et l’omoplate brisée perçait la peau.Le sang avait coulé en abondance. Les soldats écoutaient lescaphandrier qui donnait des explications, indiquait le trou faitpar le projectile dans le plancher et l’éraflure de la cloisoncontre laquelle la balle était allée épuiser le restant de saforce. Tous les visages étaient graves, – visages blonds d’hommescalmes habitués à l’obéissance et à la discipline et que la vue decette loque humaine, sanglante, inutile, qui avait été leurcamarade, impressionnait autant que Bert.

Un éclat de rire retentit soudain dans le passage, du côté de lapetite galerie, et l’on entendit quelqu’un parler – ou plutôt crier– en allemand, avec une gaieté exultante.

Des voix répondaient sur un ton plus contenu, plusrespectueux.

Un murmure courut dans le groupe où se trouvait Bert.

– Der Prinz ! Et aussitôt les hommes rectifièrentla position.

Les officiers approchaient, précédés de Kurt, portant une liassede papiers.

Le lieutenant s’arrêta brusquement en apercevant le cadavre, etsa figure rubiconde blêmit.

– So ! – fit-il, stupéfait.

Le Prince marchait derrière lui, tout en s’entretenant avec vonWinterfeld et le Kapitan.

– Eh ? – dit-il, s’interrompant soudain et suivant de l’œille geste de Kurt. Il regarda un moment le mort et parutréfléchir.

Puis il étendit vaguement la main vers le cadavre et s’adressaau Herr Kapitan :

– Enlevez ça, – ordonna-t-il, et il passa, reprenant saconversation avec Winterfeld, du même ton enjoué dont il l’avaitcommencée.

7.

L’impression profonde que le spectacle des naufragésinéluctablement engloutis avait laissée à Bert, se mêlait ausouvenir de l’altière figure du prince Karl Albert, ordonnantlaconiquement de débarrasser le Vaterland du cadavre.Jusqu’ici, il se représentait volontiers la guerre comme unexercice amusant et surexcitant, quelque chose comme un pugilat degens en goguette, sur une plus grande échelle, mais, somme toute,agréable et divertissant. À présent, il avait changé d’avis.

À sa croissante désillusion s’ajouta, le lendemain,l’écœurement, causé par un incident sans importance, à vrai dire,une simple nécessité quotidienne en temps de guerre, maiscruellement déprimante pour une imagination « urbanisée », si l’onemploie ce terme pour exprimer la paisible sécurité dans laquelleon vivait à cette époque. À l’encontre exactement de ce qui s’étaitpassé à tous les âges précédents, les citadins d’alors n’étaientjamais les témoins d’aucun meurtre, ils n’avaient jamais vu tuersous leurs yeux ; ils n’avaient jamais rencontré, sauf parl’intermédiaire atténuant du livre ou de l’image, la violencemeurtrière qui est à la base de toute vie. Trois fois seulementdans son existence, Bert s’était trouvé en face d’un être humaindécédé, et il n’avait jamais assisté qu’à la mise à mort de chatsnouveau-nés.

Son écœurement fut donc produit par l’exécution d’un matelot del’équipage de l’Adler, condamné à mort pour avoir ététrouvé porteur d’une boite d’allumettes. Le cas était flagrant. Enmontant à bord, l’homme avait oublié qu’il détenait cet objetprohibé. Dans tous les dirigeables de la flotte, de nombreuxécriteaux signalaient la gravité de cette infraction. Pour sadéfense, le soldat invoqua cette excuse, qu’il était uniquementpréoccupé de sa besogne et qu’il s’était si bien habitué à cesavertissements que l’idée ne lui était pas venue de se lesappliquer à lui-même ; c’était vouloir se disculper parl’inadvertance, crime non moins sérieux, selon le code militaire.Son capitaine prononça contre lui la sentence encourue, et, par latélégraphie sans fil, le Prince confirma le verdict. Il fut décidéque ce châtiment serait donné en exemple à toute la flotte.

– Les Allemands, – déclara le Prince – ne se sont pas risqués àtraverser l’Atlantique pour s’exposer aux conséquences de pareillesétourderies.

Afin que tous pussent assister à cette leçon de discipline, onrenonça à électrocuter le coupable ou à le précipiter par-dessusbord, et on eut recours à la pendaison.

En conséquence, la flotte aérienne se groupa autour dudirigeable-amiral, comme des carpes dans un étang à l’heure durepas. L’Adler vint se ranger au long duVaterland, dont l’équipage s’assembla sur les galeriesextérieures. Les équipages des autres dirigeables, qui planaientau-dessous des deux précédents, montèrent dans les réseauxd’attache, jusque sur la partie supérieure de chaque aéronat. Lesofficiers s’installèrent sur la plate-forme d’avant.

De la place qu’il occupait, Bert contemplait la flotte entière,et le spectacle lui parut prodigieux. Tout au fond, sur l’océanridé de flots bleus, deux paquebots, l’un battant pavillon anglaiset l’autre américain, semblaient minuscules et indiquaientl’échelle de proportion. Malgré sa vive curiosité de voirl’exécution, Bert éprouvait une certaine angoisse, à cause de laprésence, à dix pas de lui, du terrible Prince blond, debout, lestalons rapprochés, les bras croisés et les sourcils menaçants.

La pendaison eut lieu à bord de l’Adler. On disposasoixante pieds de corde, pour que l’homme pût se balancer à la vuede tous ceux qui cacheraient des allumettes dans leurs poches oucomploteraient quelque méfait du même genre. Bert distingua lecondamné sur la galerie inférieure de l’Adler, distantd’une centaine de mètres : bien que, sans doute, torturé d’angoisseet de révolte au fond du cœur, le malheureux eut une attitudecourageuse et résignée.

On le précipita par-dessus bord…

Il tomba, les bras étendus, les jambes écartées, jusqu’à ce quela corde fût déroulée. Il aurait dû alors mourir et se balancerd’édifiante façon : mais une chose horrible arriva : la corde setendit avec un soubresaut ; la tête de l’homme se détacha etse lança à la poursuite du corps qui, fantastique et grotesque,dégringolait vers les flots en tournant sur lui-même.

Brrr ! fit Bert, en se cramponnant à la balustrade, etquelques soldats auprès de lui firent entendre un murmured’horreur.

So ! – articula rageusement le Prince ; puis,raide et courroucé, il jeta du côté de Bert un regard sévère et sedirigea vers la passerelle.

Longtemps Bert demeura cramponné à la balustrade, écœuréphysiquement presque par l’horreur de cet incident, qui lui parutinfiniment plus épouvantable que la bataille. Bert était vraimentun individu dégénéré et abâtardi par la civilisation.

En entrant dans sa cabine, plus tard, Kurt le trouva installésur la couchette, blême et l’air misérable. L’officier avait, luiaussi, perdu quelque peu de ses fraîches couleurs.

– La nausée ? – demanda-t-il.

– Non.

– Nous serons à New York ce soir, sans doute. Une bonne brise selève pour nous pousser vent arrière… Nous en verrons de belles,alors !

Bert ne répondit rien.

Kurt fit basculer la chaise et la table pliante, et compulsa uninstant ses cartes. Puis, il tomba dans une sombre méditation, d’oùil sortit soudain pour questionner son compagnon :

– Qu’avez-vous ?

– Rien.

Kurt dévisagea Bert, avec un air irrité. Voulez-vous me dire ceque vous avez, oui ou non ?

– J’ai vu l’exécution de ce malheureux, j’ai vu le pilote del’aéroplane s’écraser entre les cheminées du cuirassé, j’ai vu lecadavre du soldat tué dans la galerie, j’ai vu trop de destructionet de massacre aujourd’hui… Et je n’aime pas ça. Voilà ce quej’ai !… Je ne savais pas que la guerre était quelque chose dece genre-là. Je suis un civil, moi, et je n’aime pas ça.

– Moi non plus, je n’aime pas ça – murmura Kurt.

– Sapristi, non !

– J’ai lu des récits de toutes sortes sur la guerre, mais quandon y assiste, c’est une autre affaire. J’en ai le vertige, oui,j’en ai le vertige. Ça ne me faisait rien, d’abord, de voyager enballon, mais à force de regarder en bas, de flotter au-dessus detout et d’exterminer des gens, ça me porte sur les nerfs. Vouscomprenez ?

– Il faudra bien que ça vous passe… Vous n’êtes pas le seul, –répondit Kurt. – Tout le monde éprouve la même chose à naviguerdans les airs. Naturellement, les premières fois, on a la tête quitourne… Quant au massacre, c’est inévitable… Rien à y faire. Noussommes des civilisés, des apprivoisés, tout à coup obligés des’entre-tuer… Et il n’y a pas une douzaine d’hommes à bord quisachent vraiment ce que c’est que répandre le sang… Tous sont desAllemands tranquilles, des citoyens policés, pacifiques, jusqu’ici,et les y voilà… bien forcés de marcher !… Ils ont peut-êtredes mines dégoûtées à présent, mais attendez qu’ils aient mis lamain à la pâte !… L’ennui, c’est que les nerfs sont un peutrop tendus, pour l’instant…

Il s’absorba de nouveau sur ses cartes. Bert, apparemmentindifférent à la présence de l’officier, demeura ratatiné dans soncoin. Tous deux gardaient le silence.

Tout à coup Bert interrogea :

– Pourquoi le Prince tenait-il tant que ça à faire pendre cepauvre bougre ?

– C’est parfait, c’est parfait… – déclara Kurt, absolumentparfait. Les ordres étaient affichés partout, aussi visibles que lenez au milieu du visage, et cet imbécile se promenait avec desallumettes dans sa poche !…

– Je ne suis pas près d’en faire autant ! – ricanaBert.

Kurt dédaigna de répondre. Il mesurait la distance qu’ilsavaient à franchir avant d’arriver à New York.

– Je voudrais bien savoir comment sont les aéroplanesaméricains ? – dit-il, tout à coup. – Dans le genre de nosDrachenflieger, peut-être ?… Nous le saurons verscette heure-ci, demain… Qu’allons-nous voir ?… Je me ledemande… Supposons, après tout, qu’ils nous livrent bataille…Singulière bataille !…

Il sifflota entre ses dents et se plongea dans une vaguerêverie. Puis, pris soudain d’un besoin d’activité, il fit quelquestours dans la cabine et sortit. Bert le suivit un peu plus tard etle trouva, appuyé sur la balustrade, les regards perdus au large,et méditant sans doute sur ce que le lendemain leur tenait enréserve. Bientôt des nuages voilèrent à nouveau l’océan, et ladouble ligne des dirigeables semblait un vol d’oiseaux monstrueuxdans un chaos sans terres ni mers, fait seulement de brouillard etde nuées.

Chapitre 6LES HOSTILITÉS À NEW YORK

1.

À l’époque où les Allemands l’attaquèrent, New York était laplus riche et, sous bien des rapports, la plus splendide et la pluscorrompue des cités qui aient jamais existé en ce monde, – typesuprême de la cité de l’âge scientifique et commercial. Ellemanifestait d’une façon absolue sa grandeur, sa puissance, sonactivité anarchique et barbare, et sa désorganisation socialeaussi. Depuis longtemps elle avait détrôné Londres, lui avait ravisa gloriole d’être la moderne Babylone ; elle était devenue lecentre mondial de la finance, du commerce et du plaisir. On lacomparait aux cités apocalyptiques des anciens prophètes. Elles’enivrait de l’opulence d’un continent, comme Rome autrefoisbuvait les ressources de la Méditerranée et Babylone celles del’Orient. On rencontrait dans ses rues les extrêmes de lamagnificence et de la misère, de la civilisation et du désordre.Dans tel quartier, des palais de marbre, enguirlandés et couronnésde fleurs et de lumières, s’érigeaient en des crépuscules d’unebeauté merveilleuse et indescriptible. Dans tel autre quartier, unepopulation polyglotte, noire et sinistre, étouffait dans des taudiset des excavations que la municipalité ignorait ou ne pouvaitnettoyer. Ses vices, ses crimes, comme ses lois, s’inspiraientd’une énergie fixe et terrible, et, de même que dans les grandescités de l’Italie médiévale, certaines de ses voies et de ses ruesétaient sombres, ensanglantées par des échauffourées et des rixesincessantes.

La forme particulière de l’île de Manhattan, resserrée entredeux bras de mer et incapable de s’étendre à l’aise, sauf sur unezone étroite au nord, dirigea les architectes new-yorkais vers lesdimensions verticales extrêmes. Ils eurent à profusion tous lesmoyens de réalisation : l’argent, les matériaux, la main-d’œuvre.D’abord, ils construisirent haut par force ; mais, ce faisant,ils découvrirent tout un monde nouveau de beauté architecturale, delignes ascendantes exquises, et, longtemps après quel’agglomération fut décongestionnée par ses tunnels sous la mer,par quatre ponts gigantesques sur l’East River et une douzaine decâbles à monorails à l’est et à l’ouest, les édifices continuèrentà s’élever en hauteur. De cent façons, New York et sa somptueuseploutocratie répétaient Venise : dans la magnificence de sonarchitecture, de ses arts, de ses édifices, dans le faroucheacharnement de ses luttes politiques, dans sa suprématiecommerciale et maritime. Mais New York ne copiait aucun peuple pourle désordre et le gâchis de son administration intérieure, undésarroi, grâce auquel des quartiers entiers échappaient à touteloi, devenaient impénétrables aussitôt que des batailles et destueries de rue à rue y éclataient. Des repaires dangereuxexistaient où la police n’osait s’aventurer. C’était un tohu-bohuethnique. Dans le port flottaient les pavillons de toutes lesnations, et plus de deux millions d’êtres humains s’y embarquaientannuellement. Pour l’Europe, New York représentaitl’Amérique ; pour l’Amérique, elle était le portail de laterre. Mais, pour narrer l’histoire de la Ville, il faudrait écrirel’histoire sociale du monde : des saints et des martyrs, desrêveurs et des chenapans, les traditions de mille races et de millereligions contribuaient à la former et se coudoyaient dans sesrues. Et par-dessus cette confusion torrentielle d’hommes etd’idées, battait ce pavillon étrange, le pavillon étoilé, quisignifiait à la fois la chose la plus noble et la plus ignoble dela vie, c’est-à-dire la liberté d’une part, et, de l’autre, labasse jalousie de l’égoïsme individuel dressé contre l’intérêtgénéral de l’État.

Depuis maintes générations, New York ne s’était plus tourmentéede la guerre ; elle n’y voyait qu’une série d’événements quise déroulaient au loin, avec une répercussion sur le cours desvaleurs et des denrées, et qui alimentaient les journaux de copieet d’illustrations sensationnelles. Avec plus de certitude encoreque les Anglais, les New-Yorkais étaient persuadés que leshostilités ne seraient jamais transportées sur leur territoire, etl’Amérique du Nord tout entière partageait cette illusion. Ils sesentaient en sécurité comme les spectateurs d’une course detaureaux : ils risquaient peut-être leur argent sur le résultat,mais c’était tout. La généralité des Américains s’imaginaient laguerre d’après les campagnes limitées, avantageuses etpittoresques, qui avaient eu lieu autrefois. Ils la voyaient commeils voyaient l’histoire, à travers une brume iridescente,désodorisée, parfumée même, qui en dissimulait discrètement lescruautés essentielles. Ils étaient enclins aussi à la regretter,comme un exercice ennoblissant, à déplorer qu’il ne fût pluspossible d’en expérimenter les émotions. Ils lisaient avec intérêt,sinon avec avidité, ce qu’on écrivait sur les nouveaux canons, surles cuirassés aux dimensions toujours plus formidables, sur lesexplosifs aux effets fabuleux ; mais il ne leur entra jamaisdans la tête que ces fantastiques engins de destruction pussentmenacer leurs existences personnelles. Autant qu’on en peut jugerd’après leur littérature d’alors, ils n’auguraient aucun péril poureux-mêmes, et ils se figuraient que l’Amérique était à l’abri detout risque au milieu de ses entassements de bombes. Par habitudeet par tradition, ils acclamaient le drapeau, ils méprisaient lesautres nations, et, chaque fois que s’élevait une difficultéinternationale, ils manifestaient un patriotisme intense,c’est-à-dire qu’ils témoignaient d’une ardente animosité contretout politicien qui n’était pas disposé à prendre immédiatementavec l’antagoniste un ton comminatoire et intransigeant.L’antagoniste, c’était l’Asie, c’était l’Allemagne, et, dans leurfougue, les États-unis s’en prenaient même à la Grande-Bretagne, sibien que l’attitude réciproque de ces deux contrées de même langueétait constamment comparée, par la caricature contemporaine, àcelle d’un mari obéissant envers une jeune épouse capricieuse.

Pour le reste, les New-Yorkais vaquaient à leurs affaires et àleurs plaisirs, comme si la guerre avait disparu du globe terrestreen même temps que le diplodocus…

Et tout à coup, dans un univers paisiblement occupé à augmenterses armements et à perfectionner ses explosifs, la guerre éclata,et l’humanité eut la surprise de constater que les canonstonnaient, que les masses de matières inflammables accumulées depar le monde s’embrasaient enfin.

2.

La soudaine irruption d’un ennemi prêt à l’offensive n’eutd’autre effet immédiat sur New York que d’accroître sa véhémencehabituelle.

Les journaux et les magazines qui alimentaient les cerveauxaméricains (car les livres, sur ce continent impatient,n’intéressaient plus que les collectionneurs) devinrentinstantanément un feu d’artifice où les illustrations et les titresde colonnes s’enlevaient comme des fusées et éclataient comme desbombes. À la suractivité ordinaire des rues de New York s’ajoutaune fièvre belliqueuse. Les foules s’assemblaient, vers l’heure dudîner, dans Madison Square, autour du monument Farragut, pourapplaudir des discours enflammés ; une véritable épidémie depetits drapeaux et d’insignes pour boutonnières s’abattit sur lestorrents de jeunesse laborieuse et pressée que les tramways, lesmonorails, les métropolitains et les lignes de chemin de ferdéversaient chaque matin dans New York, pour les ramener après lelabeur, entre cinq et sept heures. Il était dangereux de ne pasavoir d’insignes patriotiques au revers de l’habit. Les magnifiquesmusic-halls terminaient chaque numéro du programme par un coupletchauvin qui soulevait des scènes d’enthousiasme éperdu ; deshommes mûrs pleuraient à la vue du drapeau étoilé soutenu par toutle corps de ballet noyé sous les clartés des projecteurs. À undiapason plus grave et dans une mesure plus lente, les églisesretentissaient des échos de l’exaltation martiale, et lespréparatifs aériens et navals, sur l’East River, étaient grandementincommodés par la multitude des vapeurs pleins d’excursionnistesqui apportaient le secours de leurs acclamations. La vente desarmes portatives augmenta dans des proportions énormes, et lescitoyens fatigués trouvaient encore, après une journée de besogne,le temps de soulager leurs transports en allumant dans les rues despétards d’un caractère plus ou moins héroïque, national etdangereux. Les petits ballons dernier modèle, que les enfantspromenaient attachés à une ficelle, devinrent un sérieux embarraspour les piétons du Central Park. Enfin, au milieu d’une émotionindescriptible, la législature d’Albany, en session permanente, etpar une généreuse suspension des règlements et des précédents,vota, dans l’une et l’autre Chambres, le projet de loi si longtempsrepoussé, qui établissait dans l’État de New York le servicemilitaire obligatoire.

Ceux qui critiquent le caractère américain sont disposés àcroire que, jusqu’à l’instant précis où se produisit l’attaqueallemande, le peuple de New York se comporta par trop, vis-à-vis dela guerre, comme s’il se fût agi seulement d’une démonstrationpolitique. Quel mal, interrogent-ils, firent aux forces allemandeset japonaises ces insignes arborés, ces drapeaux agités, cespétards et ces chansons ? Ils oublient que, dans lesconditions créées par un siècle de découvertes scientifiques, laportion non militaire de la population ne pouvait causer aucundommage sérieux à l’ennemi, et qu’il n’y avait par conséquentaucune raison de l’empêcher de se comporter comme elle le fit. Labalance de l’efficacité militaire penchait vers le petit nombre,passait du collectif au particulier. Le temps où l’infanteriedécidait des batailles était révolu. La guerre se transformait enune question de matériel, d’entraînement et de connaissancesspéciales très compliquées. Elle avait cessé d’être démocratique.Quelle qu’ait été l’importance pratique de la surexcitationpopulaire, il est indéniable que le gouvernement des États-Unis aagi avec vigueur, avec science et intelligence en face de cetteinvasion tout à fait inattendue. La diplomatie n’avait rien prévu,et les chantiers américains, aménagés pour la construction desdirigeables et des aéroplanes, étaient minuscules en comparaisondes immenses parcs allemands. Toutefois l’administration de laGuerre se mit immédiatement à l’œuvre, pour prouver au monde quel’esprit d’entreprise, qui avait créé le Monitor et lessous-marins de 1864, n’était pas assoupi. L’établissementaéronautique militaire de West Point était dirigé parCabot-Sinclair, qui, dans le concert universel de rodomontadespopulaires, ne se permit de donner sa note qu’un instant. À unreporter qui l’interrogeait, il déclara :

– Nous avons choisi notre épitaphe, et la voici : Ils ont faitce qu’ils ont pu !… Et maintenant décampez !

Un fait curieux, c’est que chacun fit tout ce qu’il put, sansexception, avec, pour seul défaut, un manque de cohésion.

Ce qui indique bien que les méthodes de guerre et leurresponsabilité n’avaient plus besoin de l’assentiment et de l’appuide l’opinion démocratique, c’est que les autorités de Washingtonobservèrent le secret absolu au sujet de leur flotte aérienne.Elles ne prirent point la peine de confier au public le moindredétail concernant les préparatifs ; elles ne condescendirentmême pas à en entretenir le Congrès et réprimèrent les tentativesqui furent faites pour obtenir ces renseignements. Tout fut menéd’une manière absolument autocratique par le Président et lessecrétaires d’État. La seule publicité qu’ils recherchèrent eutpour but d’aller au-devant de l’agitation sur des pointsparticuliers. Ils comprirent que, dans ces circonstances, leprincipal danger viendrait d’une population excitable etintelligente, qui réclamerait pour chaque ville des vaisseauxaériens destinés à protéger les intérêts locaux. Vu les ressourcesdisponibles, ces exigences auraient amené une division fatale desforces nationales. Les gouvernants, en outre, redoutaient surtoutd’être contraints à des hostilités prématurées pour défendre NewYork. Avec une parfaite lucidité, ils se rendaient compte que lesAllemands chercheraient tout d’abord à marquer l’avantage que leurdonnait l’offensive. Aussi s’efforcèrent-ils de diriger lespréoccupations publiques vers l’artillerie défensive et à lesdétourner de toute pensée de bataille aérienne. Ils masquèrentainsi, sous une activité ostensible, tout le principal de leurspréparatifs. Il y avait à Washington une énorme réserve de canonsde marine, qu’on distribua aux villes de l’État, rapidement etbruyamment, avec grand renfort de communiqués à la presse. Cetteartillerie fut mise en batterie sur des hauteurs et des crêtes,autour des centres menacés. Les pièces furent montées sur desaffûts à pivots, qui leur donnaient un angle maximum de portéeverticale. Mais quand la flotte aérienne allemande apparutau-dessus de New York, la plupart n’avaient pas encore leurs affûtset bien peu possédaient des tabliers de protection.

Cependant, par les rues grouillantes, les lecteurs de journauxse délectaient de merveilleux récits merveilleusement illustrés,sur des propos tels que :

LE SECRET DU TONNERRE

UN SAVANT PERFECTIONNE LE CANON ÉLECTRIQUE POUR ÉLECTROCUTER ÀCOUPS D’ÉCLAIRS LES ÉQUIPAGES DES DIRIGEABLES ENNEMIS

LE GOUVERNEMENT EN COMMANDE CINQ CENTS

Le ministre de la Guerre est enchanté. Il déclare que cesengins ramèneront les Allemands à des sentiments plus terre àterre. Le Président applaudit publiquement cette boutade.

3.

L’arrivée de la flotte aérienne allemande précéda la nouvelle dudésastre naval subi par les Américains. Tard dans l’après-midi, lesguetteurs d’Ocean Grove et de Long Branch aperçurent lesdirigeables qui émergeaient des flots, vers le sud, et prenaient ladirection du nord-ouest. Le vaisseau amiral monta presqueverticalement au-dessus de Sandy Hook, assez haut pour franchirimpunément le poste d’observation, et, en quelques minutes, toutNew York vibra aux détonations de l’artillerie de StatenIsland.

Plusieurs pièces, principalement celles de Giffords et de BeaconHill, au-delà de Matawan, étaient remarquablement bien servies.L’une, à une distance de cinq milles et avec une élévation de sixmille pieds, envoya au Vaterland un obus qui éclata siprès du but qu’une vitre d’une fenêtre de l’appartement du Princefut brisée par un fragment. À cette explosion soudaine, Bert rentrasa tête avec la célérité d’une tortue effrayée. Toute la flotteaérienne s’éleva, presque sur place, à une hauteur d’environ douzemille pieds et put évoluer sans danger au-dessus des canonsinoffensifs. Les dirigeables se formèrent en une double lignehorizontale représentant les branches d’un V resserré, la pointevers la cité, avec, en tête, le vaisseau amiral. Les extrémités dechaque branche passèrent respectivement sur Plumfield et JamaicaBay, et le Prince continua sa course un peu à l’est des Narrows,franchit l’Upper Bay, et vint s’arrêter au-dessus de Jersey City,en une position qui dominait tout le bas de New York. Là lesmonstres firent halte, immenses et prodigieux dans le demi-jourcrépusculaire, et sereinement indifférents aux fusées et aux obusqui venaient éclater au-dessous d’eux.

Ce fut une pause destinée à permettre une inspection mutuelle.Pendant un moment, la naïve humanité fit trêve aux rigueurs de laguerre, et de part et d’autre, pour les millions d’en bas commepour les milliers d’en haut, on s’intéressa au spectacle. La soiréeétait superbe : quelques minces bandes de nuages, à six ou septmille pieds, troublaient la lumineuse profondeur du ciel. Le ventne soufflait plus : l’atmosphère restait infiniment paisible etcalme. Les lourdes détonations des canons lointains et lesinnocentes pyrotechnies qui grimpaient jusqu’aux nuées nesemblaient pas plus se rapporter au massacre et à la violence, à laterreur et à la capitulation que des saluts pendant une revuenavale. Dans la ville, des spectateurs se pressaient sur tous lespoints élevés ; les toits des maisons, les squares, lescarrefours et les ferry-boats, les pontons, étaient couverts demonde ; dans le Battery Park, un grouillement noir rassemblaittoute la population des quartiers de l’est ; dans le CentralPark et au long de Riverside Drive, tous les endroits favorablesfourmillaient d’une cohue particulière et caractéristique, accouruedes voies adjacentes. Les passages réservés aux piétons, sur lesgrands ponts qui traversaient l’East River, étaient aussi bloquéset encombrés par les curieux. Partout, les boutiquiers avaientquitté leur comptoir, les ouvriers leur atelier, les femmes et lesenfants leur logis, pour venir contempler la merveille.

– C’est plus épatant que ce que racontaient les journaux, –déclarait-on.

Les équipages des dirigeables satisfaisaient une égalecuriosité. Nulle cité au monde ne fut jamais aussi superbementsituée que New York, aussi bien tranchée et divisée par sesfleuves, bras de mer, baies et promontoires, aussi admirablementdisposée pour faire valoir la hauteur des édifices, la complexeimmensité des ponts et des viaducs, et les autres exploitsaudacieux des ingénieurs. À côté d’elle, Londres, Paris, Berlinétaient des agglomérations informes et ratatinées. Son ports’avançait jusqu’au cœur de la ville, comme à Venise, et, commeVenise, la cité de New York était fastueuse, tragique et arrogante.D’en haut, on apercevait l’enchevêtrement des tramways et destrains rampants et, en mille endroits, les lumières tremblantes quiilluminaient cette confusion. Ce soir là, New York se montrait enbeauté, dans toute son éblouissante splendeur.

– Bigre ! Quelle ville ! – s’écria Bert.

Elle était si vaste, en effet, et, dans son ensemble, sipacifiquement magnifique, qu’y déchaîner la guerre paraissait uneabsurdité sans nom, un acte aussi incongru que de mettre le siègedevant un musée ou d’attaquer à coups de hache et de massue desgens respectables dans une salle à manger d’hôtel. Détruire cetensemble si vaste et si délicatement complexe eût été aussi inepteque de fausser les rouages d’une horloge en les obstruant avec unetringle de fer. Les dirigeables qui planaient dans les rayons dusoir et remplissaient le ciel semblaient également éloignés deshideuses violences de la guerre. Kurt, Smallways et une quantitéd’autres, parmi ceux qui montaient les vaisseaux aériens, perçurentdistinctement ces contradictions. Mais le prince Karl Albert avaitl’esprit grisé des vapeurs du romanesque : il était le Conquérantet ne voyait là que la ville forte de l’adversaire : plus grande lacité, plus complet le triomphe. Sans aucun doute, il éprouva cesoir-là une exultation prodigieuse et goûta au-delà de toutprécédent l’enivrement du pouvoir.

Cette trêve, enfin, s’acheva. Les pourparlers entamés par latélégraphie sans fil ne purent se terminer d’une façonsatisfaisante : la flotte et la cité se souvinrent qu’elles étaientdes puissances ennemies.

– Voyez ! Voyez ! – cria la multitude. – Quoi ?Que font-ils ?

Dans le crépuscule, cinq dirigeables descendaient à l’attaque :l’un au-dessus de l’arsenal naval de l’East River, un secondau-dessus de l’Hôtel de Ville, deux autres au-dessus des grandsétablissements financiers et commerciaux de Wall Street et de LowerBroadway, et le dernier au-dessus du pont de Brooklyn. Ilsfranchirent doucement et rapidement la zone dangereuse quemenaçaient les lointains canons, et planèrent en sécurité, àproximité des quartiers les plus denses de la ville. À l’instant oùce mouvement se dessina, tous les tramways s’arrêtèrent avec unetragique soudaineté, toutes les lumières qui s’étaient alluméesdans les rues et dans les maisons s’éteignirent. Car l’Hôtel deVille s’éveillait, conférait téléphoniquement avec l’autoritéfédérale et prenait des mesures défensives ; il réclamait desvaisseaux aériens, refusant de se rendre, comme le conseillait legouvernement, et devenait un centre d’émotion intense, de fiévreuseactivité. Partout, en hâte, la police dispersait les foulesassemblées.

– Rentrez chez vous, ça va se gâter ! – disaient lesagents, et la phrase était répétée de bouche en bouche.

Un frémissement de terreur parcourut la cité. Des gens quivoulaient traverser City Hall Park et Union Square, plongés dansune ombre insolite, se heurtaient à des soldats et à des canons etdevaient rebrousser chemin. En une demi-heure, New York avait passédu crépuscule serein et de la contemplation admirative à desténèbres troublées et grosses de menaces. Plusieurs personnes mêmetrouvèrent la mort dans la panique du pont de Brooklyn, lorsque ledirigeable allemand s’en approcha.

Avec la cessation de tout mouvement et de tout trafic, un calmeinquiétant envahit les rues, rendant de plus en plus distinctes lesdétonations de l’artillerie qui s’efforçait futilement de défendrela ville. Bientôt ce bruit cessa aussi. Une nouvelle pauseintervint pour permettre de reprendre les négociations. Leshabitants, dans l’obscurité, essayaient de se renseigner au moyendes téléphones qui restaient muets. Puis, dans le silence attentif,le pont de Brooklyn s’effondra avec un craquement formidable, quesuivit la fusillade de l’arsenal et l’éclatement des bombes lancéessur Wall Street, et l’Hôtel de Ville. Sans pouvoir rien faire nirien comprendre, New York écouta ce tumulte et ce fracas, quis’apaisèrent bientôt aussi brusquement qu’ils avaient commencé.

– Que se passe-t-il ? – se demandait-on en vain.

Une longue période vague intervint, et les gens qui, aux étagessupérieurs des maisons, regardaient par les fenêtres, distinguèrentles coques des vaisseaux aériens allemands qui glissaient lentementet sans bruit presque au-dessus des toits. Puis, les lumièresélectriques s’allumèrent de nouveau et les clameurs des crieurs dejournaux retentirent par les voies publiques.

Chaque individu de cette population immense et variée acheta safeuille et apprit les événements ; un combat avait eu lieu etNew York arborait le drapeau blanc…

4.

Maintenant qu’on peut les envisager rétrospectivement, leslamentables incidents qui suivirent la reddition de New Yorkapparaissent comme la conséquence nécessaire et inévitable duconflit existant entre d’un côté les applications de la sciencemoderne aux conditions sociales et de l’autre la tradition d’unpatriotisme brutal et romanesque. D’abord, le peuple accueillit lefait avec un détachement flegmatique, comme on accueille leralentissement du train dans lequel on voyage ou l’érection d’unmonument public par la municipalité.

– Nous nous sommes rendus ?… Ah ! vraiment ?Telle fut l’attitude adoptée généralement quand la nouvelle futpublique. Les New-Yorkais prenaient la chose dans le même esprit decuriosité qu’ils avaient manifesté à l’apparition de la flotteaérienne. Ce n’est que lentement que l’idée de la capitulation fitnaître chez eux le sentiment d’une humiliation patriotique, dontaprès réflexion chacun prit sa part.

– Nous avons capitulé, et, avec nous, l’Amérique estvaincue ! – se dirent-ils, et ils en éprouvèrent deslancinements cuisants.

Les journaux qui parurent vers une heure du matin ne publiaientaucun renseignement sur les conditions auxquelles New York avaitcédé, et ils ne contenaient aucun détail sur le genre de combat quiavait précédé la capitulation. Les éditions suivantes comblèrentces lacunes et publièrent les clauses du traité. La ville devaitravitailler les dirigeables, remplacer les explosifs employéspendant le dernier combat et pendant la destruction de la flotte del’Atlantique, payer une contribution de guerre de quarante millionsde dollars, et livrer la flottille mouillée dans l’East River. Lesjournaux décrivaient longuement le bombardement qui avait démolil’Hôtel de Ville et dévasté l’arsenal de la marine, et lesNew-Yorkais commencèrent à comprendre ce que signifiaient le fracaset les explosions qu’ils avaient entendus, pendant quelquesminutes. C’étaient des récits de créatures réduites en miettes, desoldats impuissants qui luttaient contre tout espoir dans cettebataille localisée au milieu d’un effondrement indescriptible, dedrapeaux amenés par des hommes en pleurs. Ces étranges éditionsnocturnes donnaient aussi les premiers câblogrammes venus d’Europeet qui annonçaient brièvement le désastre de la flotte, de cetteescadre de l’Atlantique pour laquelle New York avait toujourséprouvé une sollicitude et un orgueil particuliers. Seulement,heure par heure, la conscience collective s’éveillait, le sentimentde l’humiliation patriotique montait comme une marée. L’Amérique seheurtait à la défaite : avec une stupéfaction qui laissa placebientôt à une fureur inexprimable, New York découvrit soudainqu’elle était une cité conquise, à la merci du conquérant.

À mesure que ce fait s’imposait à l’esprit public, defrémissantes dénégations jaillissaient, comme les flammes d’unincendie qui commence.

– Non ! – s’écriait New York, sortant de son apathie, àl’aurore. – Non, je ne suis pas vaincue ! Tout ceci n’estqu’un rêve.

Avant le jour, la colère secouait toute la population, laprompte colère américaine se propageait par contagion dans cesmillions d’âmes. Elle n’avait pas encore pris forme, elle n’avaitencore inspiré aucun acte, que déjà l’ennemi, dans les dirigeables,sentait croître ce gigantesque soulèvement d’émotion, comme lebétail et les créatures primitives sentent, dit-on, les approchesd’un tremblement de terre. Les journaux du groupe Knype furent lespremiers à donner une formule à la révolte. « Nous avons ététrahis, déclaraient-ils simplement, et nous n’acceptons pas lacapitulation. » De toutes parts, on s’empara de cette formule, onse la passa de bouche en bouche ; â chaque coin de rue, sousles pâles lumières de l’aube, des orateurs surgissaient, qui, sansque la police intervînt, adjuraient l’esprit de l’Amérique des’insurger et imputaient comme une réalité personnelle à chaqueauditeur la honte de ces revers. Pour Bert, qui écoutait à cinqcents pieds au-dessus, il semblait que la vaste agglomération, quin’avait d’abord produit que des bruits confus, bourdonnait àprésent comme une ruche d’abeilles singulièrement courroucées.

Après l’écroulement de l’Hôtel de Ville et de l’Hôtel desPostes, le drapeau blanc avait été hissé à l’une des tours du vieilédifice de Park Row. C’est là que le maire O’Hagen, harcelé par lespropriétaires affolés du bas New York, s’était rendu pour négocierla capitulation avec von Winterfeld. Le Vaterland, aprèsavoir déposé le secrétaire du Prince au sommet de la tour, se mit àévoluer à l’entour de City Hall Park, tandis que leHelmholz, qui avait procédé au bombardement, remontait àune hauteur de deux mille pieds. Grâce à la position de l’aéronefamiral, Bert put voir de près ce qui se passait au cœur de la cité.L’Hôtel de Ville, la Court House, l’Hôtel des Postes ne formaientplus qu’un amas de ruines fumantes, et une quantité d’autresmonuments situés au long du côté ouest de Broadway paraissaientsérieusement endommagés. Peu de gens avaient péri, mais unemultitude d’employés, des femmes dans une large proportion, avaientété surpris par la destruction de l’Hôtel des Postes. Partout lespompes dirigeaient des trombes d’eau sur les décombres : les tuyauxd’alimentation traversaient le square, et de longs cordons depolice contenaient la foule qui se massait autour de ces sinistres.Toute une armée de sauveteurs volontaires, portant un insigneblanc, entraient derrière les pompiers et rapportaient des corpsparfois vivants, mais le plus souvent horriblement carbonisés.

Formant un contraste extraordinaire et violent avec cette scènede dévastation, se dressaient tout près, dans Park Row, lesimmenses bureaux et imprimeries des journaux. Sous l’éblouissanteclarté des lampes, tout y fonctionnait, car les immeubles n’avaientpas été abandonnés, même pendant le bombardement, et à présent lepersonnel et les presses manifestaient une activité véhémente,rassemblant les détails des événements épouvantables de la soirée,les commentant et, dans la plupart des cas, préconisant larésistance, sous le nez même des vainqueurs.

Au-delà des immeubles de la presse, et en partie caché par lesarches de l’ancien Elevated Railway depuis longtemps converti enmonorail, un autre cordon d’agents, qui protégeait une sorte decampement d’ambulances improvisées, où des médecins s’affairaientautour des morts et des blessés transportés là après la panique deBrooklyn Bridge.

Bert contemplait tout cela avec les perspectives du vold’oiseau, comme au fond d’un gouffre irrégulier. Il voyait enenfilade toute la longueur de Broadway, où deux rangées de bâtissesgigantesques formaient une sorte de canon, entre les parois duquel,par intervalles, des cohues se pressaient autour d’orateurssurexcités. Et partout c’étaient les cheminées, les supports desfils et des câbles, et les innombrables toits de New York oùs’entassaient des gens qui épiaient la flotte aérienne etdiscutaient les événements.

Partout aussi se dressaient des hampes sans drapeaux. Sur lesbâtiments de Park Row, claquait et retombait tour à tour unpavillon blanc. Les lueurs lugubres des foyers d’incendie et lesombres intenses de cet étrange et grouillant spectacle commençaientà se fondre sous la clarté de l’aube impartiale et froide.

Pour Bert Smallways, tout cela s’encadrait dans le vasistasouvert de sa cabine. Durant la nuit il était resté cramponné aurebord, sursautant et tremblant aux explosions. Au cours desévolutions du ballon, il s’était trouvé à des hauteurs diverses,tantôt hors de portée de tout bruit, tantôt naviguant au milieu desclameurs et des voix et dans le fracas des écroulements. Il avaitvu des dirigeables volant vite et bas, au-dessus des rues obscureset tumultueuses ; il avait observé des monuments quis’illuminaient soudain dans les ténèbres et s’effondraient sous lesbombes, et contemplé pour la première fois de sa vie les brusqueset fantasques poussées des embrasements. De tout cela, il sesentait entièrement séparé, absolument disjoint : leVaterland n’avait pas jeté une seule bombe ; il secontentait de surveiller et de diriger. Puis, quand l’aéronatdescendit planer au-dessus de City Hall Park, Bert, glacé deterreur, avait démêlé que ces masses flamboyantes logeaientd’immenses administrations, et que les spectres minuscules etimprécis, qui s’agitaient de tous côtés, s’efforçaient d’enrayer lesinistre et de lui arracher ses victimes. À mesure que le jourgrandit, il comprit mieux ce qu’étaient, dans cette dévastation, depetites formes noires gisant à terre en des attitudestourmentées…

Depuis des heures, depuis l’instant où, la veille, New Yorkavait surgi des profondeurs bleues de l’horizon, Bert n’avait pasquitté son poste d’observation, et, avec l’aurore, il éprouvait àprésent une fatigue intolérable.

Il leva vers les lueurs roses du ciel des yeux las, bâillaéperdument, et, tout en murmurant des phrases incohérentes, regagnasa couchette. Il s’y laissa tomber plutôt qu’il ne s’y allongea ets’endormit aussitôt profondément. C’est là que, plusieurs heuresaprès, Kurt le trouva ronflant à poings fermés, étalé sur le dos,la bouche ouverte, image même de l’esprit démocratique en face desproblèmes d’une époque trop complexe pour cette intelligence.

Kurt le reluqua un moment avec une grimace de dégoût ; puisil le secoua par la jambe.

– Hé là ! Réveillez-vous, et prenez une postureconvenable !

Bert s’assit sur son séant, ahuri, et se frotta les yeux.

– Est-ce qu’on se bat encore ? – demanda-t-il.

– Non ! – répondit Kurt, qui, l’air éreinté, s’effondra surun siège. – Gott ! s’écria-t-il bientôt, promenantses mains sur son visage, – je prendrais volontiers un bon bainfroid. Toute la nuit j’ai inspecté les compartiments intérieurs,pour le cas où des balles égarées y auraient pénétré… J’ai sommeil,il faut que je dorme, – ajouta-t-il en bâillant. – Vous ferez biende sortir, Smallways. Je ne puis vous tolérer ici, ce matin… Vousêtes trop infernalement laid et inutile. Avez-vous reçu votreration ?… Non ?… Allez la chercher et ne revenez pas.Vous camperez dans la galerie…

5.

Ragaillardi par quelques heures de sommeil et par sa ration decafé, Bert reprit son involontaire coopération à la guerre dans lesairs. Comme le lieutenant le lui avait ordonné, il se rendit sur lagalerie et s’accota solidement contre la balustrade, à l’extrêmebout, plus loin que l’homme de vigie, s’efforçant de paraître aussipeu encombrant que possible et de passer inaperçu.

Un vent du sud-ouest se mit à souffler, obligeant leVaterland à mettre le cap dans cette direction, et luiimprimant un roulis assez fort pendant qu’il louvoyait au-dessus del’île de Manhattan. Au loin, dans le nord-ouest, des nuagess’amoncelaient. L’hélice tournait plus lentement, pour maintenirseulement l’aéronat contre la brise, et son ronflement étaitbeaucoup plus perceptible que lorsqu’elle était lancée à toutevitesse. La friction du vent sous l’enveloppe produisait une sérieintermittente de rides et de petits claquements : on eût cru, enmoins fort, le bruit du sillage à l’avant d’un bateau. Ledirigeable ne s’éloignait pas des alentours du bâtiment de ParkRow, où s’était assemblée la municipalité, et il descendait detemps à autre pour se remettre en communication avec le maire etl’administration fédérale de Washington. Mais la nervosité duPrince ne lui permit pas de rester longtemps au même endroit : ilalla faire une excursion au-dessus de l’Hudson et de l’EastRiver ; il s’éleva à plusieurs reprises, comme pour voirpar-delà les lointains bleus. Une fois même, il bondit si haut etavec une telle rapidité qu’il fut, avec tout l’équipage, pris dumal des montagnes et contraint de redescendre. Bert n’échappa ni auvertige ni à la nausée.

Le spectacle se diversifiait avec ces changements d’altitude.Tantôt ils planaient à une centaine de mètres, et Bert distinguait,dans cette perspective insolite et à pic, des fenêtres, des portes,des rues, des enseignes, des gens, avec le plus menu détail, et ilépiait les faits et gestes énigmatiques des foules dans la rue etdes groupes de curieux juchés sur les toits ; puis, à mesureque l’aéronef montait, les détails devenaient imprécis ; lesavenues se rétrécissaient ; le panorama s’étendait, et lesgens cessaient d’être distincts. À une très grande hauteur, on eûtdit une carte en relief concave. Bert apercevait le sol, sombre etgrouillant, entrecoupé partout par des canaux brillants ; lefleuve Hudson s’étalait comme une lance d’argent, et le détroit deLower Island comme un bouclier. Même pour l’esprit peuphilosophique de Bert, le contraste était frappant entre la cité etla flotte aérienne : d’un côté le caractère et la tradition del’Américain aventureux, et de l’autre l’ordre et la disciplinegermaniques. Au-dessous, les immenses gratte-ciel, si beaux etimposants qu’ils fussent, avaient l’air d’arbres géants luttantpour la vie dans la jungle ; leur magnificence pittoresquesemblait aussi confuse que les cimes et les brèches des montagnes,dans le tohu-bohu qu’augmentaient la fumée et les ruines desincendies. Dans le ciel, les dirigeables planaient, comme des êtresappartenant à un monde différent et infiniment plus ordonné ;ils s’orientaient tous selon un même angle, identiques de forme etd’aspect, évoluant d’un seul accord comme une harde de loups, etdistribués en vue de la coopération la plus précise et la plusefficace.

Bert ne voyait plus qu’un tiers à peine de la flotte ; lereste était parti pour il ne savait quelles expéditions, par-delàl’immense cercle que bornait l’horizon. Il aurait voulu serenseigner à ce sujet, mais il n’y avait là personne à qui poserdes questions. Plus tard, une douzaine d’aéronats revinrent aprèss’être ravitaillés au convoi naval, et remorquant des aéroplanes.Dans l’après-midi, le ciel se chargea, des nuages s’assemblèrentqui parurent en engendrer une infinité d’autres et le vent s’élevaavec plus de force. Vers le soir, il souffla en tempête, secouantles dirigeables qui luttaient pour ne pas être entraînés.

Toute la journée, le Prince négocia avec Washington, tandis queles aéronats envoyés en reconnaissance fouillaient les États del’Est pour découvrir les parcs aéronautiques dont on soupçonnaitl’existence. Une escadre de vingt unités, détachée la nuitprécédente, avait investi le Niagara et tenait en son pouvoir laville et les stations électriques.

Pendant ce temps, dans la cité géante, le mouvementinsurrectionnel échappait à tout contrôle. En dépit des cinq foyersd’incendie qui dévoraient déjà plusieurs quartiers et s’étendaientmalgré tous les efforts, New York se refusait à admettre sadéfaite.

Au début, la rébellion ne se manifesta que par des vociférationsisolées, des harangues sur les places et des excitations dans lapresse. Puis elle trouva une expression plus définie avecl’apparition, au soleil matinal, de drapeaux américains arboréstour à tour sur les falaises architecturales de la cité. Il estpossible que, dans bien des cas, cet audacieux déploiementd’étendards, par une ville qui avait déjà capitulé, ne fût que lerésultat du sans-gêne national, mais il est indéniable aussi que,pour une bonne part, ce fut l’indication volontaire que lapopulation se montrait rétive.

Cette manifestation choqua profondément le sentiment de lacorrection chez les Allemands. Herr Graf von Winterfeld se mit encommunication immédiate avec le maire et protesta contre cetteirrégularité ; les postes vigies des pompiers reçurent desinstructions à cet égard, la police fut aussitôt mise en campagne,et un absurde conflit éclata bientôt entre des citoyens révoltésfermement résolus à déployer leurs étendards et les fonctionnaires,irrités et anxieux, qui avaient reçu l’ordre de les faireenlever.

Le conflit devint aigu aux environs de l’Université Columbia. Lecommandant du dirigeable qui surveillait ce quartier essaya defaire arracher au lasso le drapeau hissé sur Morgan Hall. Au mêmemoment une volée de coups de fusil et de revolver partit desfenêtres supérieures de l’immense maison qui s’élève entrel’Université et la Riverside Drive.

Cette fusillade n’eut guère d’effet ; deux ou trois ballesperforèrent les compartiments à gaz et une autre fracassa le brasd’un soldat de planton sur la plateforme d’avant. La sentinelle dela galerie inférieure riposta instantanément, et le canon-revolver,en batterie sous le bouclier de l’aigle, eut tôt fait d’imposersilence aux tireurs. L’aéronat gagna une altitude plus élevée etsignala le fait au vaisseau amiral et à la municipalité. Ons’empressa d’envoyer sur les lieux un détachement de la milice,accompagné d’agents, et l’incident fut clos.

Mais à peine en avait-on fini de ce côté que survint unetentative désespérée. Quelques jeunes clubmen, dont l’imaginationaventureuse s’était enflammée de patriotisme, s’entassèrent danscinq ou six automobiles et partirent clandestinement pour BeaconHill. Avec une vigueur remarquable, ils se mirent à improviser unblockhaus autour du canon à pivot et à longue portée qu’on avaitplacé là. Les artilleurs, qui, à la capitulation, avaient reçul’ordre de cesser le feu, n’avaient pas quitté leur poste, et ilfut facile aux clubmen d’inspirer à ces hommes dépités l’ardeur quiles animait. Les soldats déclarèrent qu’ils n’avaient pas eu uneseule occasion de tirer, et ils brûlaient du désir de montrer cequ’ils savaient faire. Dirigés par les jeunes gens, ils creusèrentune tranchée, élevèrent un talus autour de la pièce, et seconstruisirent de frêles abris avec des tôles ondulées.

Ils étaient occupés à charger le canon, quand ils furent aperçuspar le dirigeable Preussen, et l’obus qu’ils réussirent àenvoyer, avant que les bombes de l’aéronef ne les eussent anéantisavec leurs chétives défenses, vint éclater au-dessus descompartiments centraux du Bingen qui, gravement atteint,dégringola sur Staten Island, et, aux trois quarts dégonflé, restaaccroché dans les arbres d’où ses toiles pendaient en festons.Aucun incendie ne s’étant déclaré, l’équipage s’occupa en toutehâte de réparer le dommage. Les Allemands agirent avec un sans-gênequi frisait la provocation. Tandis que leurs camarades recousaientles déchirures des diverses membranes, une demi-douzaine d’hommesse dirigèrent vers la voie la plus proche, à la recherche d’uneconduite de gaz, et se trouvèrent bientôt entourés d’une foulehostile. Les habitants des villas et des pavillons environnantspassèrent rapidement de la curiosité malveillante à l’agression. Àcette époque, la surveillance que la police exerçait sur la vastepopulation polyglotte de Staten Island s’était beaucoup relâchée,et presque chaque maison possédait, pour sa défense, un fusil, desrevolvers et des munitions. On eut tôt fait de s’en armer et, aprèsquelques coups de feu mal visés, un soldat fut atteint au pied.Aussitôt, les Allemands occupés au raccommodage vinrent à larescousse, s’abritèrent dans les branches des arbres etripostèrent.

Le crépitement de la fusillade amena rapidement sur les lieux lePreussen et le Kiel, qui, avec quelques grenades à main,détruisirent toutes les habitations dans un rayon d’un mille. Ungrand nombre de non combattants, hommes, femmes et enfants, furenttués et les assaillants définitivement repoussés. Les réparationsfurent reprises tranquillement, sous la protection des deuxaéronats, mais, dès que ceux-ci regagnèrent leur poste desurveillance, des escarmouches éclatèrent autour du Bingendésemparé et se continuèrent tout l’après-midi. Elles seconfondirent finalement dans le combat général de la soirée : vershuit heures, le ballon désemparé fut attaqué par une populacearmée, et tous ceux qui le montaient furent massacrés après unelutte acharnée et féroce.

L’impossibilité de débarquer le moindre contingent présentaitpour les Allemands une difficulté grave. Les dirigeables n’étaientpas faits pour transporter un corps d’occupation, et leurséquipages suffisaient juste à la manœuvre et au lancement desbombes. D’en haut, la flotte aérienne pouvait causer d’immensesravages ; elle pouvait, dans le plus bref espace de temps,contraindre à capituler tout gouvernement organisé ; mais elleétait incapable de désarmer l’ennemi et encore moins d’occuper lescontrées vaincues. Elle n’avait pour toute ressource que lapression exercée sur les pouvoirs publics par la menace d’unereprise du bombardement. Sans doute, avec un gouvernementsolidement organisé et un peuple homogène et bien discipliné, lasoumission eût été aisément imposée ; mais ce n’était pas lecas pour l’Amérique. Non seulement la municipalité de New Yorkétait faible et disposait d’une police insuffisante, mais ladestruction de l’Hôtel de Ville, de l’Hôtel des Postes et d’autresganglions centraux avait irrémédiablement compromis toutecoopération entre les divers organes de l’État. Les Allemandsavaient frappé à la tête, et la tête était assommée et conquise,mais sans autre résultat que de permettre au corps d’échapper à sadirection. New York, monstre sans tête, était devenue incapabled’une soumission collective. Partout des soubresauts de révolte lasecouaient, partout les autorités, les fonctionnaires, la forcearmée, abandonnés à leur propre initiative, se joignaient àl’insurrection.

6.

Cette trêve boiteuse fut définitivement rompue par l’assassinat(car il n’y a pas d’autre mot pour un tel acte) duWetterhorn, au-dessus de Union Square et à moins d’unmille des ruines de l’Hôtel de Ville. L’épisode se place assez tarddans l’après-midi, entre cinq et six heures. Le temps s’était gâtétout à fait, et les dirigeables, gênés par la nécessité de tenirtête au vent, manœuvraient malaisément. Les rafales, accompagnéesde grêle et de tonnerre, se succédaient, accourant du sud sud-est,et, pour les éviter en partie, la flotte aérienne descendit trèsbas près des gratte-ciel, diminuant par là son champ d’observationet s’exposant à la fusillade.

Dans la soirée précédente, une pièce d’artillerie avait étéamenée dans Union Square, sans qu’elle eût servi, sans même qu’elleeût été montée ; on profita de la nuit, après la capitulation,pour la ranger avec ses caissons sous les colonnades du gigantesqueimmeuble Dexter. Quelques patriotes la découvrirent dans lamatinée, et ils décidèrent de grimper au dernier étage de lamaison. Ils se mirent tout de suite à l’œuvre, et, abrités par lesstores des bureaux, ils installèrent une sorte de batterie masquée.Puis, tout aussi surexcités que des enfants, ils restèrent auxaguets jusqu’à ce qu’enfin parût la proue de l’infortunéWetterhorn, qui tanguait et roulait, à vitesse réduite, au-dessusdu belvédère de Tiffany. La batterie à pièce unique fut promptementdémasquée. La vigie du dirigeable dut voir le dixième étage del’immeuble Dexter se crevasser et s’effondrer dans la rue avantqu’elle eût aperçu la gueule noire du canon l’épiant dans l’ombre.Mais peut-être aussi le projectile l’atteignit-il d’abord.

La pièce lança deux obus avant que la carcasse de l’immeuble sedisloquât, et chacun d’eux parcourut le Wetterhorn de bouten bout, le délabrant complètement. Le ballon s’aplatit comme unbidon frappé d’un violent coup de botte. Son avant s’abattit dansle square, et le reste, au milieu du fracas des charpentes qui serompaient et se tordaient, demeura perché sur Tammany Hall et entravers des rues perpendiculaires à la deuxième avenue. L’aircomprimé des ballonnets de compensation s’échappa dans lescompartiments à gaz, et l’explosion eut lieu avec un bruitépouvantable.

À ce moment, le Vaterland remontait des ruines du pontde Brooklyn vers celles de l’Hôtel de Ville. Le premier coup decanon, suivi de l’effondrement de l’immeuble Dexter, amena Kurt etBert à la lucarne. Ils y arrivèrent à temps pour voir la lueur dusecond obus. Puis ils furent rejetés à l’intérieur et culbutés surle plancher de la cabine par la vague d’air que déplaçal’explosion. Le Vaterland bondit comme un ballon defootball lancé par un formidable coup de pied, et lorsque Bert eutregagné le vasistas, Union Square et ses environs, minuscules etlointains, étaient bouleversés comme si quelque géant cosmiques’était roulé dessus. Du côté est, les maisons commençaient àbrûler sur une douzaine de points, incendiées par les fragmentsenflammés du squelette tordu qui les recouvrait ; les toits etles murs tout de guingois s’écroulaient.

– Nom de nom ! jura Bert. – Qu’est-ce qui s’estpassé ? Voyez donc ces gens.

Mais avant que Kurt eût pu fournir une explication, lessonneries aiguës du branle-bas appelèrent chacun à son poste, etl’officier s’éloigna. Après quelques hésitations, Bert décida desortir aussi. En débouchant sur le passage il jeta un regard ducôté de la fenêtre, mais il fut immédiatement renversé les quatrefers en l’air par le Prince, qui courait de son appartement aumagasin central.

Blême de rage, bouillonnant d’une indescriptible colère, ilbrandissait son poing énorme.

– Blut und Eisen ! – proférait-il sur un tond’exaspération. – Oh ! Blut und Eisen !

Quelqu’un culbuta par-dessus Smallways, qui crut reconnaître vonWinterfeld à la manière dont l’homme tomba. Quelqu’un d’autregratifia méchamment Bert de plusieurs solides coups de pied. Enfin,ayant réussi à se mettre sur son séant, le malheureux frotta sajoue contusionnée et rajusta le pansement qui lui enveloppaitencore la tête.

– C’est un Prince, ça ? – cria-t-il, inexprimablementindigné. – Il n’est même pas aussi poli qu’un chien !

Debout à nouveau, il rassembla ses esprits et se dirigea vers lagalerie. Mais, au même instant, des éclats de voix lui firentdeviner le retour du Prince.

Comme un lapin dans son terrier, il se précipita dans sa cabine,juste à temps pour éviter le terrifiant et vociférantpersonnage.

Il ferma la porte, attendit que tout bruit eût cessé, puis allaau vasistas et regarda au-dehors. Un voile de nuages embrumait laperspective des rues et des squares, et le roulis de l’aéronefbalançait le spectacle. À part quelques personnes, qui galopaientde-ci de-là, tout le quartier était désert. Les rues semblèrents’élargir démesurément et les gens grossir, à mesure que leVaterland descendait ; il s’arrêta à l’extrémité deBroadway. Les petites taches noires en raccourci restaientimmobiles à présent. Elles regardaient en l’air, mais tout à coup,elles détalèrent à toutes jambes.

De l’aéronef quelque chose était tombé, un objet peu volumineuxet sans consistance. Il heurta le pavé près d’une énorme arcade,juste au-dessous de Bert. À cinq ou six mètres, un homme courait aulong du trottoir, tandis que trois autres, avec une femme,traversaient rapidement la chaussée. Quelles bizarres petitesformes, avec leur tête si minuscule, leurs coudes et leurs jambessi merveilleusement actifs ! C’était vraiment drôle de voirremuer ces jambes. L’humanité en raccourci manque réellement dedignité.

Sur le trottoir, l’un des hommes fit un saut fort comique, unsaut de terreur sans doute, au moment où la bombe tomba devantlui.

Alors des flammes aveuglantes jaillirent dans toutes lesdirections autour du point où le projectile toucha terre, etl’homme qui avait sauté devint, pendant quelques secondes, un éclatde feu et disparut…, entièrement. Les gens qui traversaient la ruefirent quelques enjambées excessives et grotesques, puiss’affalèrent sur le sol où ils ne bougèrent plus, pendant que leursvêtements déchiquetés brûlaient. Des fragments de l’arcadecommencèrent à tomber et la maçonnerie inférieure des maisonss’éboula avec le bruit du charbon qu’on déverse dans une soute. Descris aigus parvinrent jusqu’à Bert et une foule de gens seprécipitèrent dans la rue, parmi lesquels un homme qui boitait etgesticulait gauchement. Il s’arrêta et retourna sur ses pas ;un amas de briques se détacha d’une façade et l’étendit à terre oùil ne remua plus. L’air s’emplit de nuages de poussière et de fuméenoire d’où bientôt s’élancèrent des flammèches rouges.

C’est ainsi que commença le saccagement de New York, qui fut lapremière des grandes cités de l’Age scientifique à souffrir de lapuissance énorme et des incroyables imperfections de la guerreaérienne. On la dévasta, comme, au siècle précédent, on avaitbombardé d’immenses agglomérations barbares, et parce qu’elle étaità la fois trop forte pour être occupée par le vainqueur et tropindisciplinée, trop orgueilleuse pour se rendre dans le butd’échapper à la destruction. Étant donné les circonstances, cettedestruction s’imposait. Il était impossible pour le Prince derenoncer au bénéfice de son succès et d’accepter le rôle de vaincu,et il paraissait d’autre part impossible de réduire la citéautrement qu’en l’anéantissant. La catastrophe devenait le résultatlogique de la situation créée par l’application de la science auxnécessités de la guerre. Bien qu’exaspéré par ce dilemme, le Princes’efforça d’observer une réelle modération, même dans le massacre.Il voulut infliger une leçon sévère, en sacrifiant le minimumd’existences et en dépensant le minimum d’explosifs, et, pourl’instant, il se proposa seulement la destruction de Broadway.D’après ses ordres, la flotte aérienne se forma en colonne à lasuite du Vaterland, pour parcourir la grande voienew-yorkaise, et jeter des bombes au passage. Notre Bert Smallwaysparticipa de cette façon à l’un des plus impitoyables carnagesqu’enregistre l’histoire du monde, une boucherie où des hommes quin’étaient ni surexcités par la lutte, ni en danger, à partl’improbable hasard d’une balle égarée, déversèrent la mort et laruine sur la foule et les maisons qu’ils dominaient.

Il se cramponna au rebord du vasistas, pendant que l’aéronatroulait et tanguait, et, à travers la pluie fine que chassait levent, il épia les rues obscures, observa les gens qui seprécipitaient dehors, les édifices qui s’écroulaient et lesbrasiers qui flamboyaient. Les dirigeables en ligne dévastaient lacité, comme un enfant démolit ses châteaux de bois ou de cartes.Ils semaient la désolation et l’incendie et entassaient lescadavres d’hommes, de femmes et d’enfants, comme si ce n’eût étéque des Maures, des Zoulous ou des Chinois. La partie basse de NewYork ne fut bientôt plus qu’une fournaise d’où nul n’avait chanced’échapper. Les tramways, les chemins de fer, les bacs à vapeuravaient cessé de circuler, et seule la lumière des flammeséclairait la route des fugitifs affolés dans cette ténébreuseconfusion.

Bert put se faire une idée de ce que devaient souffrir ceux quise trouvaient au milieu du cataclysme, en bas…

Et ce fut pour lui tout à coup une découverte incroyable ;il comprit qu’un pareil désastre était possible non seulement danscette étrange et gigantesque New York, mais aussi à Londres… à BunHill ! … que l’immunité de l’île Britannique enserrée dans sesflots d’argent avait pris fin, et que nulle part au monde il nerestait d’endroit où un Smallways pourrait orgueilleusement leverla tête, voter pour la guerre ou pour une politique étrangèreénergique et intransigeante, et demeurer en sécurité, loin de cesatroces conséquences de son vote.

Chapitre 7LE « VATERLAND » EST DÉSEMPARÉ

1.

Alors, au-dessus des flammes de Manhattan, une bataille selivra, la première bataille dans les airs. Les Américains s’étaientrendu compte du prix que leur coûteraient leurs tergiversations, etils voulurent frapper un grand coup, de toutes leurs forces, dansl’espoir peut-être d’arracher encore New York des mains de ceprince insensé, de ce fou sanguinaire, et de sauver la ville del’incendie et de la mort.

Ils s’élancèrent au crépuscule, sur les ailes d’un ouragan, aumilieu du tonnerre et de la pluie. Ils arrivèrent en deux escadres,des chantiers de Washington et de Philadelphie, et ils auraientcomplètement surpris le Prince, s’ils n’avaient rencontré auprès deTrenton un de ses dirigeables placé là en sentinelle.

Écœurés par leur œuvre de destruction et à demi dépourvus demunitions, les Allemands faisaient face à la tempête, quand ilsfurent prévenus de cette attaque. Ils avaient laissé derrière eux,vers le sud-est, New York coupée d’une hideuse balafre de flammes.Les aéronats roulaient, tanguaient, dérivaient ; des rafalesde grêle les rabattaient vers la terre et les forçaient à regagnersans cesse les hauteurs, où l’air était âprement froid. Le Princese disposait à donner l’ordre de descendre vers le sol pour laissertraîner les chaînes de cuivre destinées à agir comme paratonnerres,quand on l’avertit de l’approche des assaillants. Il forma saflotte en ligne de front, la proue au sud ; il fit monter lespilotes à bord des Drachenflieger qu’on tint prêts pour lelâcher, et il commanda une montée générale vers la clarté glaciale,au-dessus de la pluie et des ténèbres.

Bert ne démêla que lentement les pronostics de ce qui sepréparait. L’équipage en fut informé au réfectoire, où on servaitles rations du soir. Bert avait repris possession des gants et dela pelisse de Butteridge et il s’était, en outre, enveloppé dansune couverture. Il trempait son pain dans sa soupe et il en mordaitd’énormes bouchées, tout en se maintenant debout, les jambesécartées, appuyé contre la cloison, pour conserver son équilibre aumilieu des oscillations de l’aéronef. Autour de lui, les hommesavaient un air fatigué et déprimé. Quelques-uns parlaient, mais laplupart restaient pensifs et moroses ; plusieurs souffraientde nausées. Après les massacres de la soirée, tous semblaientpartager ce sentiment particulier aux réprouvés : ils ressentaientl’impression qu’il existait au-dessous d’eux une contrée et unehumanité outragées qui leur étaient plus hostiles que l’océan.

C’est à ce moment que survinrent les nouvelles. Un soldat trapu,avec des cils blancs dans sa figure rubiconde coupée d’une balafre,apparut sur le seuil et cria en allemand quelque chose qui fittressaillir tout le monde. Bien qu’il n’eût pu comprendre un seulmot de ce qui avait été dit, Bert éprouva un choc en remarquant leton qu’avait pris l’homme. Un silence suivit, que rompit soudainune avalanche de questions et d’avis. Même ceux qu’incommodait lanausée s’animèrent et parlèrent. Pendant quelques minutes, leréfectoire parut une assemblée de déments ; puis, comme uneconfirmation de la nouvelle, la sonnerie aiguë des timbresélectriques retentit, appelant chacun à son poste.

Avec la rapidité d’une pantomime, Bert se trouva seul.

– Que se passe-t-il ?

Il devinait vaguement la réponse. S’empressant d’avaler le restede sa soupe, il se précipita dans le passage, et, en se cramponnantaux rampes, il gagna par l’échelle la petite galerie. Le froid lepiquait comme un jet d’eau glacée. Il serra davantage sa couvertureautour de lui. Le dirigeable commençait à se livrer à des exploitsde jiu-jitsu atmosphérique, et Bert se trouva ballotté dans uneobscurité pluvieuse où il ne distinguait autre chose qu’unbrouillard qui se déversait tout autour de lui. La partie habitablede l’aéronef était éclairée et retentissait du va-et-vient del’équipage obéissant au branle-bas. Puis, brusquement, les lumièress’éteignirent, et, avec des bonds, des secousses et d’étrangestortillements, le Vaterland se mit à lutter contre latempête pour se réfugier à une altitude moins tourmentée.

Un coup de roulis du Vaterland lui permit d’entrevoirnon loin, au-dessous, quelques monumentales bâtisses qui brûlaienten une gerbe immense de flammes ; puis, un autre dirigeable,pareil à un énorme marsouin, s’évertua à monter à travers lagalopée des nuages, qui l’engloutirent un instant ; il reparutplus loin, dans la débandade de la tourmente. L’air s’emplissait declaquements et de sifflements, de fracas intermittents et declameurs stridentes. Bert en était abasourdi : de temps à autre,son attention se raidissait, pour ainsi dire, et, comme aveugle etsourd, il se cramponnait à la balustrade pendant les plus violentsbalancements.

Quelque chose surgit des ténèbres, glissa devant lui en unecourse oblique, et s’évanouit dans le tumulte d’en dessous. C’étaitun DrachenfIieger allemand. La machine passa si vite qu’ilne put qu’apercevoir la forme noire de l’aviateur ramassé derrièreson volant. Ce pouvait être une manœuvre, mais ça ressemblait fortà une catastrophe.

– Bigre ! – s’exclama Bert.

En avant, quelque part dans la nuit, un canon retentit, et toutà coup le Vaterland tangua d’effroyable manière ; pour éviterd’être précipité par-dessus bord, Bert et la sentinelle durents’accrocher aux montants de la galerie.

Une assourdissante détonation partit du zénith, et l’aéronatdécrivit une terrible embardée.

Tout alentour, le chaos de nuages s’illumina de lueurs lividesqui révélèrent des gouffres immenses. La balustrade sembla passerpar-dessus la tête de Bert qui demeura suspendu en l’air et pendantun moment ne se préoccupa que de serrer la rampe de toutes sesforces.

– Je vais rentrer dans la cabine, – marmonna-t-il, tandis quel’aéronef reprenait sa position normale et ramenait le planchersous les pieds de Bert. Avec une prudence extrême, il se dirigeavers l’échelle.

– Hé ! ho ! – fit-il, comme la galerie se dressait enavant pour replonger ensuite à la manière d’un cheval qui se cabreet lance une ruade.

Crac ! Bang ! Bang ! Bang !

Tout un crépitement de coups de feu et d’éclatements deprojectiles commença, et Bert vit autour de lui, l’enveloppant,l’engloutissant, le submergeant, une immense fulguration blancheaccompagnée d’un coup de tonnerre semblable à l’explosion d’unmonde. Pendant la seconde qui sépara l’éclair de l’explosion,l’univers, eût-on cru, s’immobilisa dans cette clarté sansombre.

C’est alors que Bert aperçut l’aéroplane américain ; il levit à la lueur de l’éclair, comme un objet immobile. L’hélice mêmeparaissait inerte, et les hommes avaient l’air de mannequinsrigides, car l’appareil, qui piquait du nez et donnait à la bande,était si proche qu’on distinguait très nettement ceux qui lemontaient. C’était un aéroplane du modèle Colt Coburn Langley, auxdoubles ailes relevées, avec l’hélice en tête, et les hommesinstallés dans une coque pareille à celle d’une barque. De cettelongue coque en treillis léger, des canons-revolvers projetaient dechaque côté leur museau. Chose extraordinaire et stupéfiante,l’aile supérieure gauche brûlait avec une flamme fumeuse etrougeâtre attirée vers en bas. Mais le phénomène le plusbizarre, dans cette apparition, c’est que l’aéroplane et undirigeable allemand, visible à cinq cents mètres plus bas,semblaient enfilés de part en part sur une fulguration de la foudrequi s’était, eût-on cru, dérangée de son chemin pour les embrocherau passage. Toutes les extrémités de l’aéroplane et les pointes deses ailes étaient garnies d’épines fulgurantes.

Bert entrevit tout cela dans une sorte d’instantané, un peuvoilé par les brumes que déchiquetait le vent.

Le fracas du tonnerre avait suivi de si près l’éclair que Bertn’eût pu dire s’il était plus aveuglé qu’assourdi. Puis ce futl’obscurité impénétrable, avec une énorme détonation et un petitbruit de voix humaines qui s’enfonçait comme une longue plaintedans l’abîme.

2.

Le dirigeable alors oscilla sans discontinuer, et Bert sedisposa à regagner sa cabine. Il était trempé, glacé, affaibli pard’atroces nausées et terrifié autant qu’on peut l’être. Ses genouxet ses mains avaient perdu toute force et ses pieds ne savaientplus se tenir sur le plancher de métal : une mince couche deverglas avait recouvert la galerie.

Il ne sut jamais combien de temps il lui fallut pour gravirl’échelle, mais quand, plus tard, il y pensa, il lui parut que sonascension avait duré deux heures. Partout, au-dessus, au-dessous,autour de lui, béaient des gouffres monstrueux où le vent hurlait,et où tourbillonnaient des rafales de neige. Et il n’était séparéde cet enfer que par un faible plancher et une légère balustrade,qu’on eût dit pris de fureur contre lui et s’acharnant à l’arracherà son point d’appui pour le précipiter dans l’espace.

Une fois, il crut qu’une balle sifflait à son oreille et que lesnuées de neige s’éclairaient d’une lueur subite ; mais il netourna même pas la tête pour voir quel nouvel assaillant survenait.Il n’avait plus qu’un but, un but unique ; regagner sacabine ! … Le bras avec lequel il se cramponnait céderait-il,se briserait-il ? Une poignée de grêlons lui flagella la faceet il resta un moment à bout de souffle et presque sansconnaissance.

Tiens bon, Bert ! – se disait-il. Et il redoublad’efforts.

Avec une sensation d’immense soulagement, il se trouva dans lepassage, à l’abri enfin ! Mais le passage se comportait commeun cornet à dés, avec l’évidente préoccupation de le secouer tout àson aise avant de le lancer au-dehors. Bert, avec l’obstinationconvulsive de l’instinct, s’étaya contre les parois, jusqu’à ce quele ballon piquât du nez. Alors, il fit deux ou trois pasprécipités, et s’amarra de nouveau quand la proue se releva.

Enfin, une dernière secousse le jeta dans la cabine.

Il n’était plus qu’une loque humaine anéantie par la nausée. Ilne pensait qu’à se fixer en un lieu stable, où il n’aurait plus àse cramponner à quoi que ce soit. Ouvrant le coffre, il se laissachoir au milieu d’objets disparates, sur lesquels il resta vautré,comme une chose sans consistance, et, à chaque balancement del’aéronat, sa tête heurtait alternativement les parois. Lecouvercle se referma brusquement sur lui. Il n’en eut cure et ne sesoucia plus aucunement de ce qui se passait : peu lui importaientla bataille, les attaques et les ripostes, les projectiles quipouvaient l’atteindre et le réduire en miettes. Une rage et undésespoir inarticulés, seuls, le soutenaient faiblement.

– C’est idiot ! – bredouillait-il, en guise de commentairedéfinitif sur l’ambition humaine, sur l’esprit d’aventure et deconquête, sur l’enchevêtrement de circonstances dans lequel ils’était trouvé pris. – C’est idiot ! – répétait-il, entre deuxhoquets, comprenant l’univers entier dans cette condamnationgénérale, et il souhaitait d’être mort.

Quand bientôt le Vaterland s’élança hors du tumulte del’ouragan, Bert ne vit pas les étoiles qui constellaient leciel ; pas plus qu’il n’avait été le témoin du duel soutenupar l’aéronef contre les deux aéroplanes qui avaient éventré lescompartiments d’arrière, ni de la façon dont les agresseurs furentrepoussés sous une grêle d’explosifs, tandis que le vaisseau aérienvirait de bord pour fuir.

Le spectacle de ces deux admirables oiseaux de nuit fondant avecun héroïsme désespéré sur l’aéronat fut perdu pour Bert. Défoncépar le choc, le Vaterland se vit à deux doigts de saperte ; il dégringola impétueusement, emportant avec lui,accroché dans son hélice brisée, l’aéroplane ennemi dont lespilotes tentaient l’abordage. Tout cela ne signifiait rien pourBert, affalé dans son coffre, sinon un redoublement de roulis et detangage.

– C’est idiot !

Quand l’aéroplane américain se détacha enfin, après que ceux quile montaient eurent été tués ou précipités dans le vide, Bertn’apprécia le fait que parce que le Vaterland fit dans lesairs un bond prodigieux, cause d’un nouveau vertige.

Enfin, ce fut un soulagement immense, une délivranceincroyable ! Le roulis, le tangage, les secousses, tout avaitcessé brusquement et absolument. Le Vaterland ne luttaitplus dans la tempête. Ses moteurs disloqués et fracassés neronflaient plus ; le dirigeable était désemparé et fuyaitdevant la rafale, aussi mollement qu’un ballon ; il voguaitcomme une énorme épave, comme une immense loque déchiquetée.

Ce calme soudain ne fut pour Bert que la fin d’une série desensations désagréables. Il ne désirait pas savoir ce qui étaitarrivé à l’aéronef, ni ce qu’il était advenu de la bataille.Longtemps il demeura étendu, appréhendant à toute minute de sentirrecommencer les balancements du vaisseau et ses propres nausées.C’est avec cette angoisse qu’enfermé dans son coffre il finit pars’endormir.

3.

Bert se réveilla paisiblement, mais à demi asphyxié, glacéjusqu’aux os et parfaitement incapable de se rappeler où il était.Il avait vaguement rêvé d’Edna, de Derviches du Désert, de course àbicyclette sur une piste extrêmement périlleuse, disposée à unehauteur vertigineuse, au milieu de flammes de Bengale et de feuxd’artifice, et à la grande colère d’un personnage composite faitd’une mixture du Prince et de M. Butteridge. Puis, pour une raisonimprécise, Edna et lui commencèrent à s’apitoyer l’un sur l’autre,et c’est alors qu’il s’éveilla, les yeux trempés, dans l’obscuritésuffocante du coffre. Il ne verrait plus Edna, jamais plus…

Il pensa qu’il était de retour et couché dans l’arrière-boutiquedu magasin de cycles, au bas de la côte de Bun Hill, et il futpersuadé que la vision qu’il avait eue de la destruction, au moyende bombes, d’une cité magnifique, d’une cité incroyablement vasteet splendide, n’était rien de plus qu’un cauchemar particulièrementprécis.

– Grubb ! – appela-t-il, désireux de raconter ce rêve à soncamarade.

L’absence de réponse et la résonance assourdie du coffre fermé,jointes à la suffocation qu’il éprouvait, lancèrent ses idées surune nouvelle voie. Il leva les bras et les jambes et se heurta àune résistance inflexible. Il était dans un cercueil, songea-t-il,on l’avait enterré vivant…, et il s’abandonna aussitôt à unepanique affolée.

– Au secours ! – hurla-t-il. – Au secours ! – Et il sedébattit, donnant de grands coups de pied dans sa prison. –Ouvrez-moi ! Ouvrez-moi !

Il lutta un instant, torturé par cette atroce conviction.Soudain le flanc de son imaginaire cercueil céda et Bert futdéversé à la clarté du jour : il roula, sur une surface qui luiparut être un plancher capitonné, en compagnie de Kurt, qui luiflanquait des bourrades en jurant avec pétulance.

Enfin, il put se mettre sur son séant. Son pansement s’étaitdesserré et lui recouvrait un œil : il l’arracha tout à fait. Kurt,aussi rose que jamais, était, lui aussi, sur son séant, à un mètrede Bert ; enveloppé dans ses couvertures, un casqued’aluminium sur un genou, et caressant d’une main son mentonhérissé de poils courts, il dévisageait Bert avec une expressionsévère. Tous deux se trouvaient sur le capitonnage cramoisi d’unplancher en pente, et au-dessus de leur tête s’ouvrait une sorte delongue trappe que, par un louable effort cérébral, Bert reconnutpour la porte de la cabine dans une position renversée. La cabinetout entière avait chaviré.

– Que diable vous prend-il, Smallways, de sortir ainsi àl’improviste de ce coffre, quand j’étais certain que vous aviezsauté par-dessus bord avec les autres ? Comment se fait-il quevous soyez là ?

– Qu’est-ce qu’il y a ? – bredouilla Bert.

– Il y a que cette extrémité du ballon lève le nez et que laplus grande partie du reste est en bas.

– Mais on s’est battu ?

– En effet !

– Qui a gagné ?

Je n’ai pas encore vu les journaux, Smallways. Nous sommespartis avant la fin, désemparés et dans l’impossibilité degouverner… Nos collègues… nos conserves, je veux dire, étaient bientrop occupés pour se tourmenter de nous, et le vent nous pousse… Mafoi ! du diable si je sais où le vent nous emmène ! Entout cas, il nous a entraînés loin de la bataille, à la vitesse decent cinquante kilomètres à l’heure. Gott ! C’enétait, un vent ! Et quelle bataille ! Enfin, nous voilàici.

– Où donc ?

– Dans les airs, Smallways, dans les airs. Quand nous seronsredescendus sur le sol, nous ne saurons plus nous servir de nosjambes.

– Mais qu’est-ce qu’il y a en dessous de nous ?

– Le Canada… autant que je sache… et ça m’a l’air d’un jolipays, désert, glacé, inhospitalier…

– Mais pourquoi ne sommes-nous pas d’aplomb ?

Kurt se dispensa de répondre tout de suite.

– Ce dont je me souviens en dernier, – reprit Bert, – c’estd’une sorte de machine volante, dans un éclair et un coup detonnerre. Bigre ! c’était épouvantable !… Les canons quitiraient… Les obus qui éclataient. Des nuages et de la grêle… Duroulis et du tangage, des secousses dans tous les sens… J’étaismalade, terrifié, désespéré… oh ! ces nausées l… Et vous nesavez pas comment s’est terminée la bataille ?

– Pas le moins du monde. J’étais avec mon escouade, tous revêtusde scaphandres, dans l’intérieur des compartiments, avec de latoile pour calfater. Pas moyen de rien distinguer à l’extérieur, àpart les éclairs, et je n’ai pas même entrevu l’un de cesaéroplanes américains. J’apercevais seulement la lueur des coups defusil et j’envoyais mes hommes aux déchirures… Nous avons même prisfeu, un moment… oh ! pas grand’chose… La pluie avait touttrempé, et les flammes s’éteignaient avant qu’une explosion fûtpossible. C’est alors qu’une de leurs infernales machines noustomba dessus et nous défonça. Avez-vous senti le choc ?

– J’ai tout senti, mais je n’ai pas remarqué de chocparticulier.

– S’ils l’ont fait exprès, c’est vraiment qu’ils étaient résolusà tout. Dans leur chute, ils nous déchirèrent aussi bien qu’avec uncouteau. Ils éventrèrent les compartiments d’arrière comme unhareng saur, cassèrent l’hélice, défoncèrent les moteurs, dont lesorganes dégringolèrent par-dessus bord quand l’aéroplane se détachade nous… À la suite de ça, nous avons levé le nez en l’air et nousrestons dans cette position. Onze hommes ont basculé dans le videet le pauvre vieux Winterfeld fut lancé, à travers la porte de lacabine du Prince, jusque dans le cabinet des cartes, et se brisa lacheville. En outre, notre batterie électrique a été démolie etemportée on ne sait où par un projectile. Voilà la situation,Smallways. Nous flottons dans les airs, comme le plus ordinaire desaérostats, à la merci des éléments, et dans la direction du nord…Qui sait ? On ira peut-être jusqu’au Pôle ! Nous ignoronsle nombre d’aéroplanes que possèdent les Américains… Sans rienpouvoir affirmer, il est très probable que nous leur avons donné lecoup de grâce. L’un nous a abordés, un autre a été atteint par lafoudre, quelques-uns ont fait la culbute… Ils ne se ménageaientpas, en tout cas !… Nous-mêmes, nous avons perdu la plupart denos Drachenflieger ; ils se sont envolés, éclipsés dans lanuit, sans tambour ni trompette… c’est la stabilité qui leurmanquait, voilà tout ! Est-on vainqueur ou vaincu ?Sommes-nous en guerre ou en paix avec l’Empire britannique ?Nous n’en savons rien, et, en conséquence, nous n’osons pasatterrir. Nous ignorons ce qui nous attend et ce que nous devonsfaire. Notre Napoléon médite, seul à l’avant, et je suppose qu’ilse préoccupe de combiner de nouveaux plans. Nous verrons bien siNew York sera notre Moscou… Quoi qu’il arrive, nous avons eu desjournées mouvementées et nous avons massacré une multitudeincalculable de nos semblables… Quelle guerre ! Quelle nobleguerre !… Ça me soulève le cœur, ce matin. J’aime me trouverdans des appartements qui tiennent d’aplomb et non pas sur desplafonds en pente. Je suis un être civilisé, après tout !… Etje ne puis m’empêcher de penser à mon pauvre vieilAlbrecht et au Barbarossa… J’éprouve le besoin deme laver, d’entendre des paroles affectueuses, de me sentir dans unlogis confortable… Et quand je vous regarde, ma conviction serenforce que j’ai besoin d’un bain. Gott ! – fit-ilen étouffant un bâillement, – vous avez l’air d’un véritableApache.

– Est-ce qu’on aura du fricot ? – s’enquit Bert.

– C’est le secret de la Providence ! – répondit Kurt, quimédita un moment. – Autant que je puis le présumer, Smallways, –reprit-il, – le Prince jugera peut-être nécessaire de vous envoyerpar-dessus bord, la prochaine fois qu’il songera à vous… S’il vousaperçoit, ça ne ratera pas… Et après tout, n’est-ce pas, VOUS êtesprévenu…, on vous a pris comme lest. Or, avant peu, il faudraalléger à tout prix notre véhicule. À moins que je me trompe, lePrince ne va plus tarder à se mettre en mouvement et à exécuter sesdesseins avec une énergie implacable… Ma foi, vous m’inspirezquelque chose comme de la sympathie, à cause sans doute de mesorigines mi-anglaises. Vous n’êtes pas un mauvais type, et ça meferait de la peine de vous voir descendre la tête la première dansle vide… Le mieux que vous ayez à faire, Smallways, c’est de vousrendre utile, et je vais vous réquisitionner pour mon escouade. Ils’agit de travailler, comprenez-vous, et de donner des preuves desavoir-faire et d’intelligence, de se débrouiller, de s’habituer àaller et venir dans une espèce de maison à l’envers : c’est laseule chance de salut pour vous. Il est peu probable que noustransportions des passagers plus loin, à ce voyage-ci… Impossiblede garder le moindre brin de lest, si nous ne voulons pas toucherterre tout de suite et être faits prisonniers de guerre. Le Princene s’y résoudra à aucun prix, et il ira jusqu’au bout, coûte quecoûte.

4.

Au moyen d’un siège pliant, Kurt et Bert parvinrent à se hisserchacun à leur tour jusqu’au vasistas, d’où ils contemplèrent unecontrée parsemée de menus bouquets d’arbres, sans chemins de fer niroutes, et avec de rares vestiges d’habitations. Bientôt un claironlança une brève note, que Kurt interpréta comme un appel au repas.Non sans difficulté, ils grimpèrent jusqu’au passage, presquevertical à présent, et avancèrent en se cramponnant désespérémentdes pieds et des mains aux ouvertures perforées dans le plancher.Les cuisiniers avaient retrouvé intacts leurs appareils dechauffage sans feu et ils avaient préparé du cacao pour lesofficiers et de la soupe pour les hommes.

L’étrangeté de la situation frappa Bert à ce point que toutsujet d’appréhension en fut écarté pour lui. À vrai dire, il étaità présent beaucoup plus intéressé qu’effrayé, et l’on eût dit que,la veille, il avait atteint les limites de la terreur et dudésespoir. Il s’accoutumait à l’idée qu’il serait probablement tuéavant peu, et que ce singulier voyage dans les airs était, selontoute vraisemblance, une course à la mort. Aucun être humain nepeut supporter une terreur continuelle : la peur se retirefinalement au second plan de l’esprit ; on l’accepte, on lamet en, place et on n’en veut plus entendre parler. Berts’accroupit de son mieux, trempa son biscuit dans sa soupe etobserva ses camarades. Tous avaient des mines blêmes et sales, avecdes barbes de quatre jours, et ils se groupaient malgré eux à lafaçon lasse des naufragés sur une épave. Ils parlaient peu. Leurposition les rendait si perplexes qu’aucun n’était capable desuggérer la moindre idée. Trois d’entre eux s’étaient blessés entombant, quand le dirigeable avait si brutalement levé le nez, etun autre avait reçu un coup de feu. Comment croire que cette petitetroupe d’hommes avait commis des meurtres et des massacres dans desproportions sans précédent ? Aucun de ceux qui se tenaient là,le bol de soupe à la main, affalés sur cette cloison inclinée,transformée en plancher, ne paraissait coupable d’un acte pareil,ne paraissait même capable de faire volontairement du mal à unchien. Tous étaient manifestement créés pour habiter de rustiqueschalets sur les pentes boisées des montagnes, pour labourer deschamps fertiles, pour vivre auprès de leurs épouses blondes et sedivertir aux fêtes villageoises. L’homme aux cils blancs dans saface rubiconde avait déjà avalé sa pitance et, avec une sollicitudematernelle, il rajustait le pansement d’un tout jeune soldat dontle bras était démis.

Bert morcelait le reste de son biscuit dans son reste de soupe,s’y attardant le plus possible, lorsque soudain il remarqua quetous avaient les yeux tournés vers une paire de bottes qui sebalançait par l’ouverture de la porte. Le corps entier passa :c’était Kurt. Par un mystérieux tour de force, il avait réussi à seraser et à lisser ses cheveux dorés. Son visage était tout à faitséraphique.

– Der Prinz ! – annonça-t-il.

On eut le spectacle d’une seconde paire de bottes, gesticulantmajestueusement, à la recherche d’un point d’appui. Kurt les guidajusqu’à la paroi, et le Prince apparut, rasé, peigné, la moustachecirée, énorme et terrible. Les hommes et Bert se levèrent etsaluèrent.

Le Prince les inspecta, comme s’il eût passé une revue, à chevalsur un fringant coursier. Pendant ce temps, Herr Kapitan prenaitplace à côté de lui.

Bert alors éprouva un moment d’angoisse. L’œil bleu du Prince sefixa sur lui, un long doigt se leva dans sa direction, et unequestion fut posée. Kurt intervint et fournit de brèvesexplications.

– So ! – fit laconiquement le Prince, et le sortde Bert fut décidé.

Alors, le chef adressa à l’équipage des phrases courtes ethéroïques, s’appuyant d’une main contre une cloison et agitantl’autre en des gestes éloquemment variés. Bert ne comprenait rien àcette harangue, mais il constata que l’attitude des hommeschangeait et qu’ils redressaient leur taille. Des hourrasponctuèrent le discours du Prince, qui, à la fin, entonna une hymneque tous les hommes reprirent avec lui : « Ein fester Burg istunser Gott ! C’est un rempart que notre Dieu ! »

Les hommes chantaient d’une voix forte et profonde et ces gravesaccents raffermissaient les cœurs. Ce cantique triomphal étaitmanifestement déplacé, psalmodié ainsi dans un dirigeable délabré,à demi chaviré, désemparé et entraîné à la dérive, après qu’ilavait infligé à une ville civilisée le plus cruel bombardementqu’enregistre l’histoire : mais c’était néanmoins très poignant, etBert se sentait profondément remué. Il ne savait aucune des parolesdu grand choral de Luther, mais il ouvrait toute grande sa boucheet émettait des sons vastes, graves et partiellementharmonieux…

Cette psalmodie parvint aux oreilles d’un petit campement, demétis convertis, qui abattaient du bois. Ils étaient sous leurtente à prendre leur repas, mais ils sortirent tout joyeux,s’attendant à un second Avent. Les yeux écarquillés, ilscontemplaient l’épave du Vaterland, chassée par le vent.Ils demeuraient bouche bée, ahuris ; cela s’accordait, à tantd’égards, avec leur idée de l’Avent, et à tant d’autres égards,c’en était différent ! Ils restaient là, frappés de terreur etincapables de prononcer une syllabe.

L’hymne cessa. Puis, une voix descendit du ciel :

– Comment s’appelle ce pays ?

Ils ne surent que répondre, car, à vrai dire, ils ne comprirentrien à la question, bien qu’elle eût été répétée.

Le monstre disparut finalement vers le nord, derrière une crêteplantée de sapins, et ils ne le virent plus… Ils entamèrent alorsune discussion animée et interminable…

Quand l’hymne fut terminé, le Prince se hissa jusqu’àl’ouverture, et ses jambes dansèrent de nouveau dans le vide… Leshommes à présent étaient prêts aux efforts héroïques et aux actestriomphants.

– Smallways ! – appela Kurt. – Venez ici.

5.

Alors, sous la direction de Kurt, Bert débuta dans ses fonctionsd’aérostier.

La tâche immédiate qui s’offrait au capitaine duVaterland était très simple : il fallait flotter à toutprix. Bien qu’il eût perdu de sa première violence, le ventsoufflait encore assez fort pour rendre très dangereuxl’atterrissage d’une masse aussi malaisément maniable, au cas mêmeoù il aurait été avantageux pour le Prince d’atterrir dans unecontrée inhabitée, pour risquer finalement d’être fait prisonnier.Il était donc de toute nécessité de maintenir le dirigeable dansl’air, jusqu’à la prochaine accalmie, et de descendre alors dansquelque district désert du territoire canadien, où l’on aurait lachance peut-être de procéder en paix à des réparations de fortuneou bien de pouvoir attendre qu’un autre aéronat vînt recueillir lesnaufragés. Dans ce but, il fallait se débarrasser de tout poidsinutile. Avec une douzaine d’hommes, Kurt fut désigné pour allerdans la partie défoncée du dirigeable, où il devait tailler etdépecer, bribes par bribes, à mesure que l’aéronef s’approchait dusol, tout ce qui était inutilisable. Ainsi, Bert se trouva, arméd’un coutelas, grimpant de-ci de-là dans le filet du ballon, àquatre mille pieds au-dessus du sol, s’efforçant de comprendre Kurtquand l’officier s’exprimait en anglais et de le deviner quand ilparlait allemand.

C’était un exercice à donner le vertige, mais pas autantcertainement que se l’imagine le lecteur confortablement assis dansune chambre bien chaude, les pieds au feu et le ventre plein. Bertpouvait, sans être incommodé, regarder au-dessous de lui etcontempler le paysage arctique où, à présent, n’apparaissait plusla moindre trace d’habitation : c’étaient de hautes falaisesrocheuses, des cascades et de larges fleuves bouillonnants etdésolés, des bouquets d’arbres et des fourrés de plus en plusrabougris. Et, sur les pentes, de temps à autre, des vallonnementspleins de neige. Pendant que cette morne contrée se déroulait souslui, Bert, solidement cramponné au filet, tailladait la toilerésistante et glissante. Bientôt, ses compagnons et lui parvinrentà disjoindre de la carcasse un enchevêtrement de tiges et detringles tordues, qu’ils jetèrent à bas, en même temps qu’un grosfragment du ballonnet compensateur. Ce fut un instant critique :allégé de cette pesante entrave, le dirigeable fit dans les airs unbond soudain ; on eût pu croire à bord que le Canada toutentier tombait du même coup. L’encombrant paquet de débris s’étalaen dégringolant et alla de nouveau s’entortiller inextricablementsur le bord d’une gorge abrupte. Comme un singe transi de froid,Bert s’agrippa aux cordages, et, pendant cinq bonnes minutes, pasun de ses muscles ne bougea.

Ce dangereux travail lui offrait une réelle distraction :par-dessus tout, il ne se sentait plus l’étranger isolé et dont onse méfie ; il poursuivait maintenant avec les autres un butcommun, et il rivalisait amicalement avec eux pour achever sa tâchele premier. Le respect et l’affection qu’il avait éprouvés àl’égard de Kurt d’une façon latente seulement croissaient etgrandissaient. Avec une corvée à commander, Kurt devenait admirable: prompt, attentif, indulgent, fécond en ressources et toujoursprêt à mettre lui-même la main à l’ouvrage, on le voyait partout àla fois. On oubliait son teint trop rose, ses airs légers etpersifleurs ; dès qu’un des hommes se trouvait embarrassé, ilsurvenait avec des conseils pratiques et sûrs il leur apparaissaitcomme un frère aîné.

L’escouade du lieutenant détacha encore trois énormes morceauxde carcasse, après quoi Bert fut fort heureux de regrimper dans lescabines et de laisser la place à une autre escouade. En rentrant decorvée, les aérostiers reçurent une ration de café chaud, car,malgré leurs vêtements et leurs gants épais, ils étaient glacés.Ils s’assirent pour boire, se contemplant les uns les autres avecsatisfaction. Un de ses voisins adressa à Bert, sur un ton aimable,quelques mots en allemand, auxquels l’Anglais répondit par unhochement de tête et un sourire. Grâce à l’entremise de Kurt, Bert,qui avait les chevilles à moitié gelées, réussit à obtenir unepaire de bottes que lui prêta l’un des blessés.

Dans l’après-midi, le vent perdit beaucoup de sa force, et detemps en temps des flocons voltigèrent. Au-dessous, les surfacesneigeuses devenaient aussi de plus en plus fréquentes et étendues,et les seules traces de végétation consistaient en bouquets de pinset de sapins dans les vallées basses. Kurt, accompagné de troishommes, pénétra dans les compartiments encore intacts, en fits’échapper une certaine quantité de gaz, et vérifia une série depanneaux de déchirure pour la descente. Tout ce qui restait debombes et d’explosifs dans les soutes fut lancé par-dessus bord, etle désert retentit de formidables détonations. Vers quatre heuresaprès midi, sur une vaste plaine rocheuse, en vue de falaisescouronnées de neige, l’aéronat atterrit.

Ce fut nécessairement une opération difficile et violente, carle Vaterland n’avait pas été construit en vue desmanœuvres de sphérique. Le capitaine fit déchirer un panneau troptôt et les autres pas assez tôt. La masse s’abattit lourdement surle sol et rebondit de guingois ; la galerie extérieures’enfonça dans le carré des officiers, blessant mortellement vonWinterfeld ; puis, après avoir traîné à terre un bon moment,le Vaterland s’effondra définitivement. Le bouclier deproue et le canon-revolver culbutèrent sur les cabines, deux hommesfurent grièvement meurtris par des montants et des fils de ferrompus, et Bert demeura quelque temps immobilisé sous une traverse.Quand enfin il put se dégager et envisager la position, le grandaigle noir qui avait si magnifiquement pris son essor en Franconie,six jours auparavant, était affalé lamentablement sur les rochersde cette région désolée ; il avait l’air ainsi d’un volatilefort misérable, que quelqu’un aurait jeté de côté après lui avoirtordu le cou. Debout et muets, plusieurs aérostiers contemplaienttour à tour l’épave et la contrée déserte où ils étaient venuss’échouer. D’autres travaillaient déjà sous la tente improvisée queformait déjà la toile du ballon. Le Prince avait fait quelques pasà l’écart et scrutait les crêtes lointaines au moyen de sesjumelles. Ces crêtes barrant l’horizon ressemblaient à d’anciennesfalaises marines ; en deux endroits tombaient de hautescascades, et ailleurs de petits bouquets de conifères tranchaientsur le roc. Plus près, le sol était recouvert de roches arrondies,entre lesquelles poussait une végétation rabougrie, arbustes sansramifications et fleurs sans tiges. On n’apercevait nulle part decours d’eau, mais l’air était sonore du fracas d’un torrent proche.Un vent glacial et mordant soufflait. De temps à autre, un floconde neige voltigeait. Après le dirigeable léger et rapide, le solgelé de cette terre sans printemps paraissait, sous les pieds deBert, singulièrement mort et pesant.

6.

C’est ainsi que le grand et puissant prince Karl Albert futmomentanément chassé du prodigieux conflit dont il avait été un desinstruments les plus actifs. Les hasards combinés de la guerre etdes intempéries avaient conspiré pour le déporter au milieu duLabrador, où il se morfondit pendant six longs jours, tandis quedes événements atroces et stupéfiants bouleversaient le monde. Lesnations se levèrent les unes contre les autres ; les flottesaériennes en vinrent aux prises ; des villes entières furentla proie des flammes, et les hommes moururent par multitudes. Mais,au cœur du Labrador, on aurait pu rêver, n’eût été le bruitintermittent des coups de marteau, que l’univers était plongé dansun silence profond.

Le campement, vu d’un peu loin, avec les cabines recouvertes parla toile du ballon, ressemblait à un campement de romanichels,possesseurs d’une tente de dimensions exceptionnelles. Tous lesbras disponibles travaillaient à la confection d’un mât, auquel lesélectriciens du Vaterland accrocheraient les longuesantennes de l’appareil de télégraphie sans fil qui devait enfinrelier le Prince au monde extérieur. On prenait, pour cet ouvrage,les montants d’acier qui formaient la carcasse du ballon, et ilsemblait parfois qu’on ne viendrait jamais à bout de gréer cemât.

Les naufragés durent, dès le début, se soumettre à desprivations. Les vivres n’abondaient pas et on réduisit lesrations ; en outre, malgré leurs vêtements épais, officiers etsoldats étaient mal protégés contre le vent et le froid pénétrantde ce désert inhospitalier. Il fallut passer la première nuit sansfeu et sans lumière. Les moteurs qui alimentaient les dynamosavaient été mis en pièces, et personne ne possédaitd’allumettes ; tout détenteur d’allumettes, sur l’aéronat, eûtencouru la mort. Les explosifs avaient été lancés par-dessus bord,et ce fut vers le matin seulement que l’officier à profil d’oiseau,dont Bert avait occupé la cabine au début du voyage, avoua qu’ilavait dans son bagage une paire de pistolets de duel et descartouches qui pouvaient servir à allumer du feu. Peu après, onretrouva aussi un reste de munitions dans les caissons ducanon-revolver.

La nuit fut déprimante et parut interminable. Personne nedormit. Il y avait là sept blessés, et von Winterfeld, qui, avec safracture du crâne, délirait, se débattait et articulait des phrasesincohérentes dans lesquelles il était question de l’incendie de NewYork. Les hommes, enveloppés dans tout ce qu’ils avaient trouvéd’utilisable, s’étaient rassemblés au réfectoire, et, serrés lesuns contre les autres, dans les ténèbres, ils écoutaient les crisde von Winterfeld.

Au matin, le Prince les harangua, parlant de la destinée, duDieu de ses pères, de la joie et de la gloire de sacrifier sa viepour la dynastie impériale, et d’un certain nombre deconsidérations similaires, que ses auditeurs auraient étéfacilement enclins à oublier sous cette latitude glaciale.L’équipage l’acclama sans enthousiasme, et au loin un louphurla.

On se mit à l’ouvrage, et il fallut plusieurs jours pour dresserle mât d’acier et y suspendre un réseau de fils de cuivre de deuxcents pieds de long sur douze de large. Pendant tout ce temps, ilne fut question que de travailler, de travailler sans arrêt,péniblement, au milieu de privations cruelles, de difficultésincessantes, et ce qui sauvait du désespoir, c’était seulement lafarouche splendeur des aubes et des couchants, des torrentstourbillonnants, de la cavalcade des nuages, et de l’infiniesolitude. Ils allumèrent des feux qu’ils entretinrent nuit et jour,et les hommes qu’on envoyait à la corvée du bois aux environsdevaient tenir les loups en respect. Des abris furent disposésdevant les brasiers et on y installa les couchettes des blessés quisouffraient par trop du froid dans les cabines. Le vieux vonWinterfeld entra bientôt dans le coma ; parmi les blessés,trois se rétablissaient assez rapidement, alors que l’état desautres empirait, par suite du manque de bonne nourriture. Mais tousces incidents n’étaient qu’accessoires ; des faitss’imposaient à l’esprit avec plus de force. D’abord, le labeurincessant ; il fallait soulever, maintenir et transporter desmasses pesantes et encombrantes, dévider et polir les fils decuivre, et, en second lieu, le Prince, courroucé et menaçant,chaque fois qu’un homme fléchissait. Il se plantait debout à côtéd’eux, et, par-dessus leurs têtes, il tendait le doigt vers le cielvide, dans la direction du sud :

– Le monde nous attend là-bas, – disait-il, – pour le dénouementqu’ont préparé cinquante siècles !

Bert ne comprenait rien à ces paroles, mais il interprétaitaisément la mimique. Le Prince eut plusieurs accès de colère : ils’emporta violemment contre un aérostier qui travaillait aveclenteur et il le mit à une tâche plus pénible ; et, surprenantun homme qui volait la ration d’un camarade, il l’invectiva et lefrappa à la face. Lui-même ne travaillait pas. Il y avait, autourdes feux, un espace libre qu’il arpentait en tous sens, pendant desheures parfois, les bras croisés, parlant à mi-voix de patience etapostrophant sa destinée.

Souvent, ces murmures se transformaient en déclamations,ponctuées de grands gestes ; les hommes interrompaient alorsleur tâche pour l’écouter, jusqu’à ce qu’ils s’aperçussent que leregard de ses yeux bleus était fixe et que sa main s’agitaitobstinément dans la direction des collines du sud.

Le dimanche, le travail fut suspendu pendant une demi-heure, etle Prince prêcha sur la foi et sur l’affection que Dieu témoigna àDavid ; et quand il eut fini, l’auditoire entonna l’hymneEin fester Burg ist unser Gott.

Un matin, dans sa hutte improvisée, von Winterfeld se remit àdélirer, prononçant des phrases ronflantes sur la grandeur del’Allemagne.

– Blut und Eisen ! – criait-il, puis, dans unricanement, il reprenait : – Welt-Politik !Ha !… ha !… ha ! …

Ou bien, d’une voix astucieuse et basse, il expliquait à desauditeurs imaginaires des questions abstruses de politique. Lesautres malades l’écoutaient en silence, et Bert, qui se laissaitdistraire, s’entendit rappeler à sa tâche par Kurt.

Lentement, péniblement, le mât fut mis en place et gréé. Lesélectriciens, pendant ce temps, empruntant la force au torrentproche, actionnaient la petite dynamo à turbines du type Mulhausenqu’employaient les télégraphistes. Le sixième jour, au soir,l’appareil fut prêt à fonctionner et le Prince se mit à appeler saflotte aérienne à travers l’espace. Pendant plusieurs heures sesappels restèrent sans réponse.

Le souvenir de cette soirée hanta longtemps la mémoire de Bert.Un feu rougeâtre flambait et pétillait non loin des électriciens àl’ouvrage, des reflets sinistres couraient au long des mâts ets’accrochaient aux fils de cuivre des antennes. Assis sur uneroche, le menton dans ses mains, le Prince attendait. À quelquescentaines de pas, au nord, se dressait le monticule de pierresentassées sur la tombe qui renfermait la dépouille de vonWinterfeld : une croix d’acier le surmontait. Et au-delà encore,dans un éboulis de roches, les yeux d’un loup brillaient de lueursrouges. Ici gisait la carcasse démantelée du grand dirigeable, etles hommes bivouaquaient autour d’un second feu. Presque tousdemeuraient immobiles et muets, comme s’ils s’apprêtaient àentendre les nouvelles qu’allait enregistrer le télégraphe. Ceuxqui parlaient n’élevaient pas la voix. De temps en temps, dans ladistance, un oiseau lançait un cri aigu, et une fois un loup hurla.Tout cela s’encadrait dans la solitude immense et glaciale.

Au loin, très loin, par-delà des centaines de milles de contréedésolée, d’autres mâts se dressaient, d’autres appareilscliquetaient, en réponse aux vibrations mystérieuses. Maispeut-être aussi qu’aucun appel ne leur parvenait, peut-être que cesvibrations lancées à travers l’éther se perdaient sur un universinattentif.

Enfin, tard dans la nuit, le télégraphiste exténué obtint uneréponse à ses appels : les messages arrivaient clairs et distincts.Et quelles nouvelles ils annonçaient !

Pendant le déjeuner matinal, au milieu de la rumeur confuse desvoix, Bert s’adressa à l’aérostier linguiste :

– Dites donc, renseignez-moi un peu.

– Tout le monte, il est en guerre ! – proclama lelinguiste, en agitant sa tasse de cacao de façon significative. –Tout le monte, il fait le guerre.

Bert promena ses regards vers le sud que teintait l’aurore. Onn’aurait pas cru, vraiment, que le monde entier fût à feu et àsang.

– Tous les nations, ils ont déclaré le guerre ! – continual’homme. – Ils ont prûlé Berlin, ils ont prûlé Londres, ils ontprûlé Hambourg et Paris. Le Chapon il a prûlé San Francisco. Nousafons fait un camp à Niagara. C’est ça que le télégraphe ilannonce. Le Chine il a des DrachenfIieger et desLusftschiffe qu’on peut pas les compter. Tout le monte, ilest en guerre.

– Fichtre ! – fit Bert.

– Oui, – approuva le linguiste, en plongeant le nez dans satasse.

– Vous dites qu’on a brûlé Londres, comme nous avons brûlé NewYork ?

– C’était un pompartement.

– Est-ce qu’on parle d’un endroit qui s’appelle Clapham ?…et de Bun Hill ?

– Ch’en ai pas rien entendu.

Ce fut tout ce que Bert put obtenir pour l’instant. Autour delui, la surexcitation des hommes devenait contagieuse. Bientôt, ilaperçut Kurt, qui, seul, à l’écart, les mains derrière le dos,contemplait fixement l’une des lointaines cascades. Il alla à luiet le salua militairement.

– Je vous demande pardon, mon lieutenant…

Kurt tourna vers lui un visage singulièrement grave, et murmura:

– Je pensais que j’aimerais voir de près cette cascade. Ça merappelle… Qu’est-ce que vous voulez ?

– Je ne débrouille rien dans tout ce qu’on me raconte…Auriez-vous l’obligeance de me mettre au courant de ce qui sepasse ?

– Au diable tout ce qui se passe ! – répliqua Kurt. – Vousle saurez, et du reste, avant que la journée s’achève… C’est la findu monde. On envoie à notre secours le Graf Zeppelin…, ilarrivera demain matin et nous serons transportés à Niagara… ouanéantis pour de bon… dans les quarante-huit heures… Je veux allervoir cette cascade. Venez avec moi. Avez-vous reçu votreration ?

– Oui, mon lieutenant.

– Très bien. En route.

Plongé dans une profonde méditation, Kurt se dirigea, à traversles roches, vers la lointaine falaise. Bert l’escortait, mais, àune certaine distance du campement, Kurt ralentit le pas, pour queson compagnon le rejoignît.

– Dans deux jours, – commença-t-il – nous serons de retour aubeau milieu du grabuge… et c’est une fichue guerre. Voilà lesnouvelles !… Le monde est devenu fou… Le soir où nous avonsété désemparés, notre flotte aérienne a battu les Américains, c’estclair. Nous avons perdu onze aéronefs, et tous leurs aéroplanes ontété brisés. Mais ce n’était là que le commencement. Notreinitiative a mis le feu aux poudres. Toutes les nationsfabriquaient en cachette des machines volantes. Et l’on se bat dansles airs, d’un bout à l’autre de l’Europe, d’un bout à l’autre duglobe. Les Japonais et les Chinois se sont mis de la partie. Voilàle grand fait, le fait suprême ! Ils ont sauté au milieu denos petites querelles… Le Péril Jaune était bien un péril, aprèstout. Les Jaunes ont des escadres aériennes comprenant des milliersd’unités. Ils ont envahi toute la terre. Nous avons bombardéLondres et Paris, et les Français et les Anglais ont bombardéBerlin… Maintenant l’Asie s’en mêle et nous tombe sur le dos àtous… C’est de la démence ! Et personne ne sait où celas’arrêtera. Il n’y a plus de limites : c’est la débâcle, c’est lechaos… On incendie les capitales, on saccage les chantiers et lesusines, on anéantit les mines et les flottes…

– A-t-on fait beaucoup de mal à Londres ?

– Qui peut le savoir ?…

Et Kurt n’en dit pas davantage pour l’instant.

– Ce Labrador me paraît un endroit bien tranquille, – reprit-il.– J’y resterais volontiers… Mais pas possible. Non, il faut quej’aille jusqu’au bout à présent, jusqu’au bout, et vous aussi… toutle monde… Et pourquoi ?… Je vous le répète, le mondes’écroule. Pas moyen d’y échapper, pas moyen de retourner sur nospas. Nous sommes dans le tourbillon, comme des souris enferméesdans une maison qui flambe, comme du bétail entouré de toutes partspar l’inondation… Bientôt on va venir nous chercher pour nousreplonger dans la mêlée… Nous allons tuer, brûler, détruire,massacrer, et nous serons peut-être détruits et massacrésnous-mêmes. Nous aurons à combattre cette fois une flottesino-japonaise, et les chances sont contre nous. Notre tour vavenir. Je ne sais pas ce qui vous attend dans tout cela, mais, pource qui est de moi, je le sais fort bien : je serai tué.

– Mais non, vous vous en tirerez sain et sauf, – répliqua Bert,après un silence embarrassé.

– Non, non, je serai tué, – insista Kurt. Je l’ignorais jusqu’àprésent, mais ce matin, à l’aube, je l’ai su, comme si quelqu’un mel’avait dit.

– Comment cela ?

– Je vous affirme que je le sais.

– Mais comment pouvez-vous le savoir ?

– Je le sais.

– Comme si quelqu’un vous l’avait dit ?

– Comme quelqu’un qui en est certain… Oui, j’en suis sûr, –répéta-t-il, et, pendant un moment, ils avancèrent en silence versla cascade.

Absorbé dans ses pensées, Kurt marchait, sans voir où il posaitses pieds. Au bout d’un moment il recommença.

– Je m’étais toujours senti jeune, jusqu’à présent,Smallways ; mais ce matin, je me suis senti vieux, très vieux.Oh ! si vieux…, bien plus près de la mort que les vieillardsne s’y croient. J’avais toujours pensé que la vie était une partiede plaisir, somme toute… Quelle illusion ! … Ça s’est toujourspassé comme ça, je suppose, les guerres, les tremblements de terre,tout ce qui bouscule ce que notre monde offre d’agréable… C’estcomme si je me réveillais, et voyais cela pour la première fois.Chaque nuit, depuis que nous avons attaqué New York, j’en ai rêvé…Ça a toujours été ainsi…, c’est la vie. On vous arrache à ceux quivous aiment, on dévaste votre foyer… des êtres pleins de vigueur,de souvenirs, doués de mille qualités agréables, sont mutilés,écharpés, carbonisés, quand ils ne meurent pas de faim et deprivations… Londres ! Berlin ! San Francisco !Songez à toutes les existences humaines auxquelles nous avonsbrusquement mis fin, à New York. Et les autres reprennent la danseet continuent, comme si toutes ces atrocités ne comptaient pas. Ilscontinuent, comme j’ai continué, comme des animaux, comme desbrutes !

Il ne souffla plus mot de quelque temps, et n’interrompit sonsilence que pour déclarer brièvement :

– Le Prince est un fou.

Ils parvinrent à un banc de roches à pic, qu’il leur fallutescalader, et ils poursuivirent leur route au long d’un petit coursd’eau, dans un sol marécageux. Autour d’eux, de délicates petitesfleurs roses émaillaient l’herbe et attirèrent l’attention deBert.

– Par exemple ! Dans un endroit pareil ! – s’écriat-il, en se baissant pour en cueillir une.

Kurt fit halte et tourna la tête. Son visage tressaillit d’unegrimace amère.

– Je n’ai jamais vu de fleurs de cette espèce. Comme elles sontjolies, – s’exclamait Bert.

– Faites-en un bouquet, si le cœur vous en dit.

Et, sous le regard rêveur de Kurt, Bert rassembla une gerbe.

– C’est curieux, – remarqua-t-il, – ça fait toujours plaisir decueillir des fleurs.

Kurt ne trouvait rien à ajouter à cette réflexion. Ils seremirent en route, sans plus desserrer les dents. À la fin, ilsarrivèrent sur un monticule rocheux d’où la vue s’étendait sansobstacle sur la cascade. Kurt s’arrêta et s’assit.

– Je n’en veux pas voir davantage, – déclara-t-il. – Ça n’estpas tout à fait ça, mais ça y ressemble.

– Ça ressemble à quoi ?

– À une autre cascade que je connais… – Et il ajouta brusquement– Vous avez une bonne amie, Smallways ?

– C’est drôle, – fit Bert. – À cause des fleurs, sans doute… jepensais justement à elle.

– Moi aussi.

– Quoi ? À Edna ?

– Non. Je pensais à mon Edna à moi. Nous avons tous, je suppose,des Ednas, autour desquelles jouent nos imaginations. J’ai lamienne… une jeune fille… Mais tout cela est fini, bien fini !C’est dur de songer que je ne la reverrai plus jamais… pas même uneminute pour lui dire que je pense à elle.

– Il est bien probable, – intervint Bert, – que vous la reverrezsous peu.

Non, – répliqua Kurt, inexorablement, je sais le contraire. Jel’ai connue, – poursuivit-il, dans un endroit comme celui-ci, dansles Alpes, Engstlen Alp. Une cascade, qui ressemble à celle-ci,mais plus large, dégringole vers Innertkirchen. Voilà pourquoi jesuis venu ici ce matin… Nous avions pu nous échapper et passer unedemi-journée ensemble… Nous cueillîmes des fleurs, comme celles quevous avez cueillies tout à l’heure, de la même espèce, autant queje me souvienne… et des gentianes, aussi.

– Ah ! oui, – dit Bert à son tour, – Edna et moi nous avonssouvent fait cela, cueilli des fleurs, et tout le reste… Oncroirait qu’il y a des années d’écoulées, à présent…

– Elle était belle, résolue et timide, à la fois. MeinGott !… Je ne me contiens plus, du désir de la revoir etd’entendre encore sa voix avant de mourir. Où est-elle ?…Écoutez, Smallways, je vais écrire une lettre… et son portrait estlà, fit-il en touchant sa poitrine.

– À quoi bon, puisque vous la reverrez ? – insistaBert.

– Non ! Je ne la reverrai jamais… Je ne comprends paspourquoi les gens se rencontrent pour être séparés tout aussitôt.Mais je sais bien qu’elle et moi nous ne nous rencontrerons plusjamais. J’en suis convaincu, comme je suis sûr que le soleil selèvera et que cette cascade éclaboussera les rocs de la même façon,lorsque je serai mort. Il n’y a que sottise, violence, cruauté,stupidité, haine et ambition mesquine dans tout ce que l’homme afait et dans tout ce qu’il fera. Gott ! Quelleanarchie, quel fouillis la vie a toujours été… rien autre chose quebatailles, massacres, désastres, haines, discordes, meurtres,lynchages, vols, tromperies, oppression, exploitation… Aujourd’hui,je suis las de toute cette misère, comme si je m’en apercevais pourla première fois ; je vois clair à présent. Quand un homme estlas de l’existence, c’est l’heure pour lui de mourir, je suppose.Je n’ai plus de courage, et la mort rôde autour de moi. Elle esttoute proche, et je n’en ai plus pour longtemps… Et songez à tousles espoirs dont je bouillonnais, il y a si peu de temps encore,aux perspectives qui s’ouvraient devant moi… Tout cela étaitfactice, illusoire : il n’y avait pas de perspectives. Nous sommescomme des fourmis dans des fourmilières, au milieu d’un univers quin’a pas d’importance, qui poursuit sa route et culbute dans lenéant. New York… la destruction de New York ne me semble même plushorrible. Ce ne fut pas autre chose qu’une fourmilière ravagée parun fou. Quand on y réfléchit, Smallways… la guerre partout !Les hommes anéantissent leur civilisation avant de l’avoir achevée.Partout ils se battent et s’exterminent, partout ! Jusque dansl’Amérique du Sud, on s’entre-tue. Il n’y a pas un endroit au mondeoù l’on soit en sécurité, pas un lieu où une mère et sa fillepuissent se cacher en paix. La guerre sillonne les nuées, lesbombes tombent du ciel, dans la nuit. Les gens qui sortent le matinde leur demeure voient passer au-dessus de leur tête des flottesaériennes qui déversent la mort… qui font pleuvoir la ruine et lamort !

Chapitre 8LA GUERRE MONDIALE

1.

Cette idée que le monde entier était en guerre n’entra quelentement dans le cerveau de Bert. Son imagination fut lente aussià se représenter les contrées riches et populeuses, loin dessolitudes arctiques, affolées d’épouvante en voyant glisser dans leciel, comme un fléau nouveau, les armées aériennes. Il n’était pasaccoutumé à penser au monde comme à un ensemble ; il ne levoyait que comme un espace sans limites, où se produisaient desévénements en dehors de sa vision immédiate. La guerre pour luiétait une source de nouvelles sensationnelles, quelque chose qui sepassait dans une région restreinte, appelée « le théâtre de laguerre », et tout pays étranger était, à ses yeux, une arène decombat. Les nations avaient tellement rivalisé d’ardeur dans ledomaine des recherches et de l’invention, leurs plans et leursacquisitions avaient été si secrets et en même temps si parallèlesque, quelques heures après que la flotte germanique eut quitté laFranconie, une Armada asiatique prit son essor vers l’ouest,au-dessus des multitudes émerveillées de la plaine du Gange. Maisla Confédération de l’Asie orientale avait conçu ses préparatifssur une échelle infiniment plus colossale que ne s’y étaientrisqués les Allemands.

– Du coup, – déclara Tan Ting-siang, – nous rattrapons etdépassons l’Occident. Nous rétablissons la paix du monde, que cesbarbares ont ébranlée.

La multiplicité des inventions asiatiques, la promptitude et lemystère avec lesquels on les avait mises en œuvre avaient debeaucoup surpassé l’énergie teutonne. Là où les Allemandsemployaient cent hommes, les Asiatiques en avaient dix mille à labesogne. Les monorails qui parcouraient alors en tous sens lasurface de la Chine amenaient aux gigantesques parcs aéronautiquesde Chinsi fou et de Tsingyen, une inépuisable quantité d’ouvriershabiles dont les capacités et le rendement industriel étaient fortau-dessus de la moyenne européenne. La nouvelle de l’initiativeinattendue de l’Allemagne ne fit qu’accélérer les efforts desJaunes. Au moment du bombardement de New York, les Allemandsdisposaient à peine de trois cents navires évoluant dans les airs.Le total des unités qui composaient les flottes asiatiques partiesvers l’est, l’ouest et le sud, devait se monter à plusieursmilliers. En outre les Asiatiques possédaient une réelle machinevolante de combat, appelée le Niaio, engin léger et efficace,infiniment supérieur aux Drachenflieger. C’était, commeces derniers, une machine montée par un seul homme, mais construitetrès légèrement d’acier, de bambou et de soie chimique, avec unmoteur transversal et des ailes latérales battantes. L’aéronauteemportait un canon qui lançait des projectiles explosifs chargésd’oxygène, et, conformément à la tradition japonaise, il était arméd’un sabre. Ces aviateurs étaient tous japonais et c’est un faitcaractéristique qu’on avait imposé à chacun d’eux d’être un expertà l’arme blanche. Les ailes de ces aéroplanes se terminaient, commecelles des chauves-souris, par des crampons, grâce auxquels ilss’accrochaient aux dirigeables ennemis qu’ils assaillaient. Ceslégers engins étaient transportés par les escadres aériennes etexpédiés, par terre ou par mer, sur le théâtre de la guerre. Selonle vent, ils franchissaient d’une traite des distances de deux àcinq cents milles.

Dès que fut connu le but de l’expédition que commandait leprince Karl Albert, les essaims asiatiques prirent l’atmosphère.Aussitôt, chaque puissance commença frénétiquement à construire desdirigeables et tous les genres approximatifs de machines volantesque les inventeurs présentèrent. Ce n’était plus l’heure d’êtrediplomate. Les injonctions et les ultimatums furent télégraphiés entous sens, et, en quelques heures, le monde entier, affolé par lapanique universelle, fut ouvertement en guerre, une guerre des pluscompliquées. L’Angleterre, la France et l’Italie avaient ouvert leshostilités contre l’Allemagne et violé la neutralité suisse. À lavue des aéronefs asiatiques, une insurrection hindoustane avaitéclaté au Bengale, en même temps qu’une contre-révolte mahométanegagnait les provinces du nord-ouest et s’étendait du désert de Gobià la Côte de Guinée. La Confédération de l’Asie orientale s’emparades sources de pétrole de la Birmanie et attaqua indistinctementl’Amérique et l’Allemagne. En moins d’une semaine, elle installades chantiers de construction d’aéronefs à Damas, au Caire, àJohannesburg. L’Australie et la Nouvelle Zélande se hâtaientfébrilement de se pourvoir d’engins aériens. Cette véhémenteactivité offrait un aspect unique et terrifiant : la rapidité aveclaquelle on pouvait produire ces monstres. Alors qu’il fallait dedeux à quatre ans pour acheter un cuirassé, deux ou trois semainessuffisaient pour un dirigeable. De plus, comparé même à untorpilleur, l’aéronat était remarquablement simple à établir : dèsqu’on disposait des matériaux nécessaires aux compartiments quirenfermaient le gaz, dès qu’on possédait les moteurs, les appareilsde production du gaz et les plans, le montage était infinimentmoins compliqué et beaucoup plus facile que l’assemblage desparties d’un vaisseau de bois cent ans auparavant. Or, à présent,du Cap Horn à la Nouvelle Zambie, et de Canton à Canton par le tourdu monde, on trouvait en tous lieux des usines, des manufactures,des ressources industrielles infinies.

Les dirigeables allemands étaient à peine en vue des flots del’Atlantique, et la première flotte asiatique était à peineannoncée dans la Haute Birmanie, que le fantastique édifice ducrédit et de la finance, qui avait soutenu économiquement le mondedepuis un siècle, branla sur ses bases et s’écroula. Dans toutesles Bourses de la terre, ce fut une avalanche de titres que lesporteurs voulaient vendre ; les banques suspendirent leurspaiements, les affaires furent paralysées et cessèrent ; parune sorte d’élan acquis, les manufactures demeurèrent actives,achevant les commandes de clients en déconfiture ou massacrés déjà.Cette cité de New York, que Bert admira, se débattait, malgré toutela splendeur de ses lumières et de son mouvement, dans un krachéconomique et financier, sans exemple dans l’histoire. Le torrentdes approvisionnements diminuait et, avant que la guerre mondialeeût duré quinze jours (vers le temps à peu près où le mât defortune fut planté dans le désert du Labrador), il n’existait plusune ville au monde, en dehors de la Chine, où le gouvernement etles autorités locales n’eussent adopté des mesures de circonstancepour obvier au manque de nourriture et à l’encombrement des genssans emploi.

La guerre aérienne, une fois déchaînée, devait presquefatalement entraîner la désorganisation sociale. Les Allemandsfurent les premiers à discerner cette conséquence, lors de leurattaque contre New York ; ils constatèrent qu’un aéronatpossède un énorme pouvoir de destruction sur tout ce qui s’étendau-dessous de lui, mais qu’il est à peu près incapable d’occuper etde maintenir en état de soumission une position qui s’est rendue.En face de populations citadines souffrant de la débâcleéconomique, exaspérées par la famine, cette impuissance relativedes flottes aériennes permit nécessairement des collisionsviolentes et funestes ; de sorte que, sous la menace même desaéronats évoluant inactifs dans les airs, des troubles sanglantséclataient et la guerre civile régnait. Jamais encore on n’avaitenregistré une pareille perturbation, à moins qu’on n’en prennecomme une image réduite l’attaque de quelque vaste agglomérationsauvage ou barbare par un navire de guerre au XIXe siècle, ou l’unde ces bombardements navals qui déparent l’histoire de l’Angleterreà la fin du XVIIIe siècle. Ce furent alors des destructions et desmassacres qui laissaient vaguement prévoir les atrocités de lalutte aérienne. De plus, avant le XXe siècle, on n’avait eu qu’unexemple, et relativement sommaire, avec l’insurrection de laCommune de Paris, en 1871, de ce dont était capable une populationurbaine moderne en temps de conflit armé.

Les mêlées aériennes révélèrent une autre particularité qui eutson contrecoup sur le bouleversement social. Les aéronatsmilitaires ne pouvaient à peu près rien les uns contre les autres.Il leur était facile de lancer, avec les effets les plusmeurtriers, une pluie d’explosifs sur tout ce qui se trouvaitau-dessous d’eux. Les villes et les campagnes, les forts et lesnavires étaient à leur merci ; mais, à moins qu’ils fussentdisposés à un abordage qui devenait un suicide, ils étaientcomplètement impuissants à se causer mutuellement d’importantsdommages. Le seul armement des énormes dirigeables allemands, aussigigantesques que les plus grands transatlantiques, consistait en uncanon-revolver qu’on aurait pu aisément, avec tous ses accessoires,charger sur deux mules. En outre, quand il devint évident que ladomination de l’air ne s’obtiendrait pas sans combat, les soldatsaéronautes et aérostiers furent pourvus de petites carabines àballes explosibles chargées d’oxygène et de substancesinflammables. Mais, somme toute, les dirigeables n’étaient pasmieux fournis, en fait de cuirassement et d’armement, que la pluspetite canonnière. En conséquence, lorsque ces monstres devaient envenir aux prises, ou bien ils manœuvraient pour s’élever et pourdominer l’adversaire, ou bien ils s’abordaient comme des jonques,et leurs équipages combattaient en se lançant des bombes, enluttant corps à corps, tout comme au moyen âge. Les risques dechavirer et de choir sur le sol équilibraient, pour l’assaillant,les chances de victoire. Aussi remarque-t-on, chez les amirauxaériens, après leurs premières expériences, une tendance croissanteà éviter la défensive et à chercher plutôt l’avantage moral d’unecontre-attaque.

Si, en vue des résultats immédiatement décisifs, les dirigeablesse montraient insuffisants, les aéroplanes apparaissaient aussi outrop instables, comme ceux des Allemands, ou trop légers comme ceuxdes Japonais. Plus tard, il est vrai, les Brésiliens firent usagede machines volantes de type et de dimensions tels qu’ellespouvaient attaquer les dirigeables, mais ils n’en construisirentqu’un petit nombre dont ils se servirent seulement chez eux, et onn’en retrouva plus trace par la suite.

Les luttes aériennes étaient donc extraordinairementdévastatrices, et demeuraient cependant tout à fait indécises. Cegenre d’hostilités offrait ce trait unique, de laisser chacun desbelligérants exposé aux représailles de l’ennemi. Dans toutes lesprécédentes formes de guerre, sur terre ou sur mer, le vaincu étaitrapidement mis hors d’état d’envahir le territoire de sonantagoniste et d’inquiéter ses communications. On combattait sur unfront de bataille, et, derrière ce front, le vainqueur, sesapprovisionnements et ses ressources, ses villes, ses manufactures,son capital, le pays entier, restaient en sécurité. Lors d’unecampagne navale, quand il avait anéanti les escadres del’adversaire, le vainqueur bloquait ses ports, s’emparait de sesstations de charbon et donnait la chasse à tous les navires quimenaçaient ses propres ports. Établir un blocus et investir descôtes demeure dans la limite des choses possibles, mais commentbloquer et cerner la surface entière d’un pays ? Il faut unlong temps pour construire des croiseurs, armer des corsaires, etl’on ne peut les emballer et les transporter subrepticement d’unpoint à un autre. Dans la guerre aérienne, le vainqueur, même s’ilannihilait la flotte antagoniste, était contraint de surveillertoute la contrée ennemie, de découvrir et de détruire tous leschantiers où il serait possible de construire des engins nouveauxet peut-être plus redoutables. La nécessité impérieuse s’imposaitpour lui d’emplir le ciel de dirigeables, par conséquent de lesconstruire par milliers et de former des aéronautes par centainesde milliers. Un aéronat dégonflé peut aisément se dissimuler sousun hangar, dans une rue de village, dans un bois ; unaéroplane démonté est encore moins encombrant.

Dans les airs, en outre, toutes les directions mènent partout.Il n’y a ni passages, ni défilés, ni détroits, où l’on puisse dired’un adversaire : « Pour assiéger ma capitale, il faut qu’ildébouche par ici. »

Ce n’était donc par aucune des méthodes établies qu’on pouvaitmettre fin aux hostilités. La flotte du parti A, comprenant unmillier de dirigeables, a défait la flotte du parti B, et, évoluantau-dessus de la capitale du vaincu, menace de la bombarder si B necapitule. Par la télégraphie sans fil, B réplique qu’en ce momentmême une de ses escadres aériennes, composée de trois aéronefscorsaires à grande vitesse, bombarde la principale villemanufacturière de A. Celui-ci dénonce comme pirates les aéronefs deB, bombarde sa capitale, se lance à la poursuite des corsaires,tandis que B, dans un état de surexcitation passionnée etd’héroïsme indomptable, se met à l’œuvre au milieu de ses ruines,fabrique de nouveaux vaisseaux aériens et des approvisionnementsd’explosifs, qui, du reste, profitent à A. La guerre devient ainsiforcément une guérilla universelle, impliquant inévitablementl’élément civil et tout l’appareil de la vie sociale.

Le monde ne s’attendait pas à ces aspects de la lutte aérienne.Nulle sagacité clairvoyante n’avait déduit ces conséquences, qui,si on les avait présagées, auraient pu être réglées par laConférence Universelle de la Paix dès 1900. Mais l’inventionmécanique se développait avec une rapidité d’allure que neparvenait pas à suivre l’organisation intellectuelle et sociale, etle monde, avec ses vieux drapeaux, son absurde tradition desnationalités, sa presse populaire, ses impérialismes et sespassions plus populaires encore, ses bas mobiles commerciaux, sesvulgarités et ses mensonges habituels, ses hypocrisies et sesconflits de race, fut surpris par la catastrophe. Une fois laguerre commencée, rien ne l’arrêta plus. Le fragile édifice ducrédit, – qui avait des proportions que nul n’avait prévues, et quiavait tenu dans une dépendance réciproque des centaines de millionsd’hommes, sans que personne s’en rendît clairement compte, –s’effondra dans la panique. Partout, dans l’atmosphère, lesdirigeables évoluaient, faisant pleuvoir les bombes, détruisanttout espoir même de relèvement, et partout, sur terre, régnaient lecataclysme économique, l’émeute et le désordre social, la faminequi exaspérait les foules sans travail. Toutes les intelligencesdirigeantes et créatrices qui guidaient les nations avaient étéemportées dans le torrentueux écroulement. Les journaux et lesdocuments historiques qui survivent de cette période répètent lemême récit : les villes privées de leurs approvisionnements, lescitoyens affamés et chômant, se pressant par les rues ; lesadministrations désorganisées, remplacées par l’état desiège ; des gouvernements provisoires et des comités dedéfense, et, dans le cas de l’Inde et de l’Égypte, des comitésinsurrectionnels se chargeant d’armer les populations, dedistribuer l’artillerie aux révoltés, et de fabriquerprécipitamment des dirigeables et des aéroplanes.

On entrevoit cet universel tohu-bohu, par intermittence, comme àtravers un voile de nuages qui se déchire. C’est la dissolutiond’une époque, l’anéantissement d’une civilisation qui s’était fiéeau machinisme, et qui vit la machine devenir l’instrument de saruine.

Alors que l’effondrement des grandes civilisations précédentes,celle de Rome, par exemple, avait été l’œuvre de plusieurs siècles,s’était produit phase après phase, comme un homme vieillit etmeurt, le cataclysme qui anéantit notre civilisation survint tout àcoup, comme la locomotive ou l’auto qui écrase le piéton, et ladestruction qu’il causa fut rapide et définitive.

2.

Les premières rencontres de la guerre aérienne furent sans doutedéterminées par le désir d’appliquer l’ancienne tactique navale,qui consistait à reconnaître les positions de la flotte ennemie età l’anéantir. Il y eut ainsi, tout d’abord, la bataille del’Oberland bernois ; les dirigeables italiens et français, enroute pour prendre de flanc le parc aérostatique de Franconie,furent assaillis par l’escadre suisse d’expérimentation, au secoursde laquelle arrivèrent, plus tard, dans la journée, les dirigeablesgermaniques. Puis ce fut la lutte rapide entre les aéroplanesanglais du type Winterhouse-Dunne et trois infortunés aéronatsallemands. Ensuite se place, dans le nord de l’Inde, l’attaque del’établissement aéronautique anglo-hindou, qui se défendit pendanttrois jours contre des forces écrasantes, et fut finalement détruitde fond en comble.

Simultanément, commença la formidable lutte entre les Allemandset les Asiatiques, lutte connue sous le nom de Bataille du Niagara(à cause de l’objet qu’avaient en vue les Jaunes dans cetteaffaire) et qui se transforma en un conflit épars sur la surfaced’un continent. Les aéronats allemands qui purent échapperatterrirent et se rendirent aux Américains, qui les garnirent d’unnouvel équipage. Finalement ce ne fut plus qu’une séried’engagements héroïques et impitoyables entre, d’une part lesAméricains sauvagement résolus à exterminer leurs ennemis, et,d’autre part, les envahisseurs jaunes campés sur le rivage duPacifique et appuyés par une flotte navale immense qui lesrenforçait sans cesse. Dès le début, les hostilités furent menéesavec une âpreté implacable : pas de quartier et pas de prisonniers.Avec une féroce et magnifique énergie, les Américainsconstruisirent des aéronefs qu’ils lancèrent l’un après l’autredans la lutte et qui périrent dans leur choc contre les multitudesasiatiques. Toute autre activité fut subordonnée à cette guerre et,par elle, bientôt la population entière vécut et mourut. Mais onverra que la race blanche ne tarda pas à trouver dans l’aéroplanede Butteridge un engin qui put se mesurer contre les machinesvolantes des Asiatiques.

L’invasion jaune effaça complètement le conflitgermano-américain, qui, à ce moment, disparaît de l’histoire, aprèsavoir été, à lui seul, suffisamment tragique. À la nouvelle de ladestruction de New York, l’Amérique s’était levée d’un seul élan,résolue à endurer mille morts plutôt que de se soumettre àl’Allemagne. Obstinément décidés à briser toute résistance, etexécutant les plans conçus par le Prince, les Allemands s’étaientemparés de la ville de Niagara et de ses gigantesques stationsd’énergie électrique, avaient chassé tous les habitants et fait levide aux environs jusqu’à Buffalo. Aussitôt qu’ils furent informésde la déclaration de guerre de la France et de l’Angleterre, ilsravagèrent aussi le territoire canadien dans un rayon de plus dedix milles. Puis, en un va-et-vient continu, comme des abeillesquittant et rejoignant la ruche, ils transportèrent sur la côte del’Est les hommes et le matériel, que leur flotte navale avaitamenés d’Europe.

C’est alors que survinrent les forces asiatiques, et c’est danscette attaque de la base allemande d’opérations que l’Orient etl’Occident se heurtèrent pour la première fois et qu’on putentrevoir l’issue finale.

Une des singularités nombreuses de cette lutte aérienneprovenait du secret profond dans lequel les escadres d’aéronefsavaient été préparées. Chaque puissance n’avait eu vent que de lafaçon la plus vague des projets de ses rivales, et la nécessité dusecret réduisait au strict minimum les manœuvres d’expérimentation.Les constructeurs de dirigeables et d’aéroplanes n’avaient jamaissu clairement quels antagonistes leurs machines auraient àaffronter, et la plupart n’avaient même pas imaginé qu’ellesauraient jamais à combattre dans les airs : ils les aménageaientuniquement pour le lancement de bombes explosives sur le sol. Ainsiavaient procédé les Allemands, et la flotte de Franconie nepossédait comme arme offensive que son canon-revolver installé à laproue. Ce ne fut qu’après la bataille de New York qu’on distribuaaux hommes de courtes carabines à balles explosives. Théoriquement,les DrachenfIieger constituaient la véritable armeoffensive ; ils étaient, déclarait-on, les torpilleurs del’air, et l’aéronaute avait pour tactique de fondre surl’adversaire et de le cribler de bombes au passage. Mais, enpratique, ces appareils étaient d’une instabilité déplorable, et,dans les engagements qui eurent lieu, un tiers à peine réussirent àregagner le dirigeable auquel ils étaient attachés. Le reste futdémoli par les projectiles ennemis, ou alla s’abîmer à terre.

Dans la flotte alliée des Chinois et des Japonais, la mêmedistinction était faite entre les dirigeables et les machines decombat plus lourdes que l’air ; les uns et les autresappartenaient à un type entièrement différent des modèlesoccidentaux, et presque tous les détails étaient dus à l’inventiondes ingénieurs asiatiques, – ce qui témoigne éloquemment de lavigueur avec laquelle ces grands peuples s’assimilèrent etperfectionnèrent les méthodes scientifiques européennes. Au nombrede ces ingénieurs, l’un des plus remarquables était Mohini K.Chatterjee, un condamné politique jadis attaché au parcaéronautique de Lahore.

Le dirigeable allemand avait la forme d’un poisson, avec unavant arrondi. L’aéronat asiatique avait aussi la forme d’unpoisson, mais se rapprochant plutôt de la raie ou de la sole que dela morue ou du goujon ; le dessous en était large et plat,sans aucune fenêtre ni ouverture, excepté dans la ligne centrale.Les cabines occupaient l’axe, avec une sorte de pont-promenadeau-dessus, et les alvéoles de gonflement et les ballonnetsdonnaient à l’appareil l’aspect d’une tente cerclée, comme celledes romanichels, mais plus écrasée. L’aéronat allemand étaitessentiellement un ballon dirigeable plus léger que l’air.L’aéronat asiatique, à peine plus léger que l’air, glissait àtravers l’atmosphère avec une vélocité beaucoup plus grande, maisavec une stabilité infiniment moindre ; à la proue et à lapoupe deux canons, – celui d’arrière de plus fort calibre, –lançaient des projectiles inflammables. En outre, de chaque côté,des sortes de casemates abritaient des fusiliers. Si réduit que fûtcet armement en comparaison de celui de la plus petite canonnière,il était suffisant cependant pour donner à ces engins une réellesupériorité sur les dirigeables monstres des Allemands. Grâce àleur vitesse plus grande, ils manœuvraient de façon à se placerderrière leur adversaire ou au-dessus. Ils s’aventuraient même àpasser impétueusement dessous, en évitant de se trouverimmédiatement sous les soutes à munitions, puis, une fois cetexploit accompli, ils pointaient leur canon d’arrière sur l’ennemiet envoyaient dans ses compartiments à gaz des obus d’oxygène etdes bombes enflammées.

La force des Asiatiques ne provenait pas tellement de leursdirigeables que de leurs aéroplanes. À part la machine deButteridge, ceux-ci furent à coup sûr les plus redoutables engins «plus lourds que l’air » qu’on ait jamais connus. Ils avaient étéinventés par un artiste japonais, et différaient beaucoup duDrachenflieger allemand, qui procédait davantage ducerf-volant. Les aéroplanes asiatiques étaient munis d’aileslatérales flexibles curieusement incurvées, pareilles à celles dupapillon, infléchies, faites d’une substance ressemblant à ducelluloïd et recouvertes d’une soie aux couleurs brillantes. Ils seterminaient par une longue queue d’oiseau-mouche. Par les cramponsqui garnissaient l’extrémité des ailes, comme des griffes dechauve-souris, la machine volante pouvait harponner et déchirer lesparois des dirigeables. L’aviateur s’installait entre les ailes,au-dessus d’un moteur transversal à explosion, qui ne présentaitaucune différence essentielle avec les moteurs employés à cetteépoque pour les motocyclettes légères. Au-dessous était adaptée unegrande hélice. À cheval sur une selle, comme dans le monoplanButteridge, le pilote portait, en plus de sa carabine à ballesexplosibles, un large sabre à double tranchant. Aucun de cesdétails, aucune de ces disparités, n’étaient clairement connus deceux qui se mesurèrent dans la monstrueuse bataille qui se livraau-dessus des grands lacs d’Amérique.

Chaque parti engagea la lutte contre il ne savait quoi, dans desconditions entièrement nouvelles et avec des appareils qui, même enrestant sur la défensive, pouvaient provoquer les surprises lesplus déconcertantes. Les plans d’actions combinées, les essais demanœuvres collectives étaient bouleversés dès le premier contact,comme cela s’était passé lors des rencontres de cuirassés au siècleprécédent. Chaque capitaine reprenait alors son action individuelleet agissait selon ses propres inspirations ; l’un voyait letriomphe dans ce que l’autre estimait un motif de fuite et dedésespoir.

La mêlée aérienne de Niagara fut une série de combatsparticuliers bien plutôt qu’une bataille régulière.

Pour le spectateur que fut Bert, elle se présenta comme unenchevêtrement d’incidents, quelques-uns formidables, d’autressecondaires. Il n’eut pas un instant l’impression d’une actiond’ensemble, d’un résultat décisif.

3.

Longtemps avant que le Zeppelin eût repéré la positionde l’épave du Vaterland, le Prince, par le moyen de latélégraphie sans fil, avait repris le commandement des forcesallemandes. Par ses ordres, la flotte, dont les éclaireurs étaiententrés en contact avec les Japonais vers les Montagnes Rocheuses,s’étaient concentrée autour de Niagara et attendait son retour.

Bert aperçut pour la première fois les gorges du Niagara aupoint du jour, alors qu’il prenait part à une manœuvre hors ducompartiment central. Le Zeppelin filait à toute vitesse,à une très grande hauteur, et, dans le lointain, Bert discerna leseaux marbrées d’écume ; plus loin, dans la direction del’ouest, le grand croissant de la chute canadienne scintillait,étincelait, écumait dans les rayons horizontaux du soleil etenvoyait vers le ciel un grondement ininterrompu. La flotteaérienne, stationnaire, était déployée en un immense arc de cercleaux extrémités pointées vers le sud-ouest, formant une longue lignede monstres luisants ; les hélices tournaient lentement et lesétendards impériaux flottaient en poupe, en arrière des appareilsMarconi.

Dans la ville de Niagara, la plupart des maisons et des édificesrestaient encore debout, mais les rues étaient désertes. Les pontsn’avaient pas été endommagés ; sur les hôtels et lesrestaurants claquaient d’immenses oriflammes, et les usinesélectriques étaient encore en activité. Mais alentour, on eût ditque sur la contrée avait passé un colossal coup de balai. Tout cequi pouvait fournir abri à une attaque contre la position allemandeavait été nivelé impitoyablement. On avait fait sauter lesconstructions, incendié les bois, détruit les clôtures et lesmoissons. Les voies du monorail avaient été arrachées, et lesroutes débarrassées de tous les obstacles. D’en haut, l’effet de cesaccagement était fantastique. Les arbres des jeunes plantations,arrachés et brisés, gisaient à terre, comme du blé coupé par lafaux. Les habitations semblaient écrasées, comme sous la pressiond’un doigt gigantesque. De nombreux incendies brûlaient encore etde vastes espaces étaient couverts de cendres fumantes. Ici et làs’entassaient des débris de charrettes et de camions, des cadavresde fugitifs attardés et d’animaux ; les jets des conduitesd’eau rompues inondaient les ruines et formaient des ruisseaux etdes mares. Plus loin, dans des champs intacts et des prairies, deschevaux et du bétail broutaient paisiblement. Par-delà ces paragesdésolés, rien n’était changé dans la campagne, mais toute lapopulation avait fui. La ville de Buffalo était presque entièrementla proie des flammes dont personne ne tentait d’enrayer lesravages.

Pendant ce temps, les Allemands s’efforçaient rapidement detransformer Niagara en un entrepôt militaire. Les dirigeablesavaient amené là toute une armée de mécaniciens habiles, venusd’Europe sur les transports de la flotte navale, et ils étaientdéjà à l’œuvre pour adapter tout le matériel industriel aux besoinsd’un parc aéronautique. Au-dessus du funiculaire, à l’extrémité dela Chute américaine, ils avaient installé une station de rechargede gaz pour les dirigeables, et, dans la partie sud, on déblayaitune aire plus vaste encore, dans ce même but. Enfin, sur toutes lesusines, sur tous les hôtels, sur tous les points élevés, flottaitle drapeau allemand.

Lentement, le Zeppelin parcourut deux fois le même cercle,au-dessus de cette scène, pour que le Prince, du haut de la galerieextérieure, pût se rendre compte de la situation. Le dirigeableensuite s’éleva vers le centre du croissant et transféra le Princeet son état-major, y compris le lieutenant Kurt, sur leHohenzollern, choisi pour porter le pavillon princier pendant labataille prochaine. Le transfert se fit au moyen d’un câble qu’ondescendit du Hohenzollern jusque sur la plateforme d’avant duZeppelin dont l’équipage, installé dans le réseau extérieur del’aéronat, salua ce départ de ses acclamations. Ensuite le Zeppelinvira de bord et, décrivant une vaste courbe, vint atterrir dansProspect Park, pour débarquer les blessés et s’approvisionnerd’explosifs. Pour son voyage du Labrador, incertain du fret qu’ilaurait à ramener, l’aéronat avait vidé ses soutes. Il lui fallutaussi réparer et regonfler d’hydrogène un de ses compartimentsd’avant qui fuyait.

Bert fut désigné comme brancardier, et il aida à transporter lesblessés dans le plus proche des vastes hôtels qui faisaient face àla rive canadienne, et où n’étaient restés qu’un portier nègre,deux infirmières américaines et quatre ou cinq Allemands. Ensuiteil accompagna le médecin du Zeppelin dans une rue voisine,et força la porte d’une pharmacie où le major choisit lesmédicaments dont il avait besoin. Au retour, ils rencontrèrent unofficier et deux hommes qui procédaient à un inventaire sommairedes marchandises utilisables que contenaient les magasins. Lagrande avenue était complètement déserte : on avait accordé troisheures aux habitants pour vider les lieux, et tout le monde,semblait-il, s’était hâté d’en profiter. Au coin d’une voietransversale, le cadavre d’un homme tué d’un coup de feu étaitappuyé contre un mur, et de-ci de-là on entrevoyait des chienserrants qui s’esquivaient. À l’extrémité de la rue, vers le fleuve,le passage inattendu d’une série de voitures monorail rompit tout àcoup la stagnation et le silence ambiants. Elles étaient chargéesde tubes et de tuyaux qu’on amenait aux équipes qui transformaientProspect Park en un arsenal aéronautique.

Ayant réquisitionné une bicyclette dans une boutique abandonnée,Bert l’enfourcha, et, maintenant en équilibre son chargementpharmaceutique, il revint à l’hôtel-hôpital. De là, on le renvoyaaider à l’emmagasinage des bombes dans les soutes duZeppelin, besogne qui exigeait un soin minutieux. Il futinterrompu dans cette corvée par le commandant de l’aéronat, qui lechargea, le téléphone de campagne ne fonctionnant pas encore, deremettre un pli à l’officier qui avait pris la direction des usinesde la Compagnie électrique. Bert devina plutôt qu’il ne comprit cesordres donnés en allemand, mais, ne se souciant pas de trahir sonignorance, il salua et partit avec l’air de savoir parfaitement oùil allait. Il s’engagea dans diverses voies et, au moment où il sedemandait comment il accomplirait sa mission, son attention futappelée vers les hauteurs de l’atmosphère par la détonation d’uncoup de canon que venait de tirer le Hohenzollern etqu’accompagnaient de célestes acclamations.

La vue étant obstruée de chaque côté par les hautes façades, ilcéda à la curiosité, après un moment d’hésitation, et revint versles quais. Là encore la perspective était masquée par desarbres ; toutefois ce ne fut pas sans stupéfaction qu’ilaperçut au-dessus de Goat Island le Zeppelin, qui,quelques instants auparavant, avait encore un quart de ses soutes àremplir. Le dirigeable était parti sans compléter sesapprovisionnements. Bert devina tout à coup qu’on l’avait oublié etalla se réfugier sous le couvert des feuillages, pour éviter qu’enl’apercevant le capitaine du Zeppelin n’éprouvât desremords et ne revînt le chercher. Mais le désir de savoir contrequel ennemi la flotte prenait sa formation de combat fut la plusforte, et il s’avança jusque vers le milieu du pont de Goat Island,d’où son regard commandait tout un hémisphère de ciel. Pardessus letumulte scintillant de la cataracte, il discerna très bas surl’horizon les premiers aéronats asiatiques.

Leur aspect était beaucoup moins impressionnant que celui desaéronefs du Prince. De plus, ils avançaient de côté, comme pourdissimuler leur véritable envergure, et Bert était incapabled’estimer à quelle distance ils se trouvaient.

Debout au milieu de la travée, à un endroit d’habitude encombrépar la cohue incessante des excursionnistes, Bert, seul dans cedésert, écarquillait les yeux. Au-dessus de lui, les flottesaériennes manœuvraient pour se gagner de hauteur ; au-dessous,les eaux bouillonnaient entre les rives.

Étrange spectateur du drame, Bert demeura là longtemps, dans sadéfroque hétéroclite. Les jambes de son pantalon de serge bleueétaient enfoncées dans des bottes caoutchoutées et, sur sa tête, ilportait une casquette blanche d’aérostier, trop grande pour lui :il la rejeta en arrière, pour dégager sa petite figure defaubourien ahuri, au front coupé d’une cicatrice.

– Bigre ! – s’exclamait-il par intervalles.

Bert braquait les regards de tous côtés, avec forcegesticulations. Deux ou trois fois, il poussa des acclamations etapplaudit. Puis, à un certain moment, la terreur s’empara de lui,et, dans un galop effréné, il s’enfuit du côté de Goat Island.

4.

Parvenues à proximité l’une de l’autre, les flottes aériennes,pendant un certain temps, ne cherchèrent pas à s’attaquer. Lessoixante-sept aéronefs allemands se maintenaient à une hauteur deprès de quatre mille pieds, formés en croissant. Ils conservaiententre eux une distance d’une longueur et demie environ, de sortequ’une cinquantaine de kilomètres séparaient les extrémités. Lesdirigeables placés à chaque bout de la courbe remorquaient unetrentaine de Drachenflieger, avec leur pilote à bord,mais, de si loin, Bert ne pouvait les distinguer.

Tout d’abord, il n’aperçut que la première escadre desAsiatiques, appelée l’escadre méridionale. Elle comptait quaranteaéronats qui transportaient, suspendues à leurs flancs, près dequatre cents machines volantes. Elle louvoya lentement à unevingtaine de kilomètres des Allemands, par le travers de leur frontest. Ce ne fut pas sans peine que Bert discerna les aéroplanes,multitude de très petits objets, voltigeant au-dessous desvolumineux dirigeables, comme des fétus dans le soleil. Quant à laseconde flotte asiatique, elle restait encore cachée pour lui, bienqu’elle fût probablement visible déjà pour les Allemands, vers lenord-ouest.

Dans l’atmosphère absolument calme et sans un nuage, l’escadreallemande était montée à une hauteur immense, où les dimensions descolosses paraissaient infiniment réduites. Le croissant sedétachait nettement, et, dans son mouvement vers le sud, il passalentement devant le soleil. Chaque unité ne fut plus alors qu’unesilhouette noire, et les Drachenflieger de petites tachessombres sur chaque aile de l’Armada aérienne.

Les adversaires ne semblaient nullement pressés d’engager lalutte. Les Asiatiques s’avancèrent très loin dans l’est, accélérantleur marche et augmentant leur altitude. Ils se formèrent alors enune longue colonne et, virant de bord, revinrent, en s’élevant, surla gauche des Allemands. Ceux-ci firent face aussitôt à cetteattaque de flanc, et tout à coup de faibles lueurs indiquèrentqu’ils avaient ouvert le feu, sans aucun effet apparent, du reste.Puis, comme une poignée de flocons de neige, lesDrachenflieger prirent leur vol, tandis qu’une quantité deminuscules points rouges se ruaient à leur rencontre. Tout celasemblait à Bert, non seulement infiniment lointain, maissingulièrement fantastique. Moins de quatre heures auparavant, ilétait à bord d’un de ces dirigeables, et ils lui paraissaientmaintenant non pas des véhicules portant des hommes, mais descréatures sensibles qui évoluaient et agissaient avec un but biendéfini.

Le double essor des aéroplanes se rejoignit et descendit vers lesol, comme une poignée de pétales de roses, – blancs et rouges, –lancés d’une haute fenêtre. Ils devinrent de plus en plus gros, etBert en vit plusieurs qui, chavirés, tourbillonnaient en tombant,et disparurent derrière les énormes nuages de fumée noire quis’étendaient dans la direction de Buffalo. Un instant, tous furentcachés dans la fumée, puis deux ou trois appareils blancs et unequantité de rouges reparurent dans le ciel clair, comme un essaimde grands papillons ; ils combattaient en décrivant de largescercles, et ils furent bientôt hors de vue, vers l’est.

Une violente détonation ramena l’attention de Bert vers lezénith : le bel arroi du croissant était bouleversé et ce n’étaitplus à présent qu’un long nuage tumultueux. L’un des monstres, enflammes à chaque extrémité, dégringola brusquement à mi-hauteur dusol ; puis il culbuta, tournant plusieurs fois sur lui-même,et s’engloutit dans le chaos de fumée de Buffalo.

Effaré par ce spectacle, Bert, bouche bée, se cramponna plusfort au garde-fou. Pendant quelques moments – qui parurentinterminables – les deux flottes, sans modification nouvelle,s’avancèrent obliquement l’une vers l’autre, avec un bruit quiparvenait aux oreilles de Bert comme un bourdonnement de moustique.Soudain, des deux côtés, plusieurs dirigeables, frappés par desprojectiles dont on ne voyait aucune trace, rompirent l’alignement.La colonne des aéronefs asiatiques fit demi-tour et chargea lesforces allemandes, sans que d’en bas on pût se rendre compte sil’attaque avait lieu à altitude égale ou supérieure. Toutefois laligne allemande sembla s’ouvrir pour laisser passage aux Jaunes, etdes manœuvres se dessinèrent dont Bert ne comprit pas l’objet.L’aile gauche de la bataille devint une danse confuse. Pendantquelques minutes, les deux lignes entrecroisées parurent sivoisines qu’on eût dit, dans le ciel, un engagement corps à corps.Puis la lutte se fragmenta par groupes et par duels. Lesdirigeables allemands commencèrent à dériver plus nombreux dans lescouches inférieures de l’atmosphère. L’un d’eux fut soudainenveloppé de flammes et s’enfuit à toute vitesse vers lenord ; deux autres se laissèrent choir avec des soubresauts etdes tortillements bizarres. En un conflit tourbillonnant, un grouped’antagonistes – un allemand contre deux asiatiques bientôt suivisd’un troisième, – tomba en zigzaguant vers l’est, pendant que denouveaux assaillants jaunes abandonnaient la mêlée pour venir à larescousse. Un des aéronats aplatis éperonna, ou peut-être heurtapar hasard, un gigantesque cylindrique et tous les deuxpirouettèrent pour aller s’écraser du même coup sur le sol.

L’escadre asiatique du Nord se joignit à la bataille sans queBert la vît arriver ; il remarqua seulement que le nombre descombattants augmentait d’inexplicable façon. Ce fut bientôt uneconfusion indescriptible, que le vent poussait vers le sud-ouest,et qui se divisait de plus en plus en une série d’épisodes. Ici, uncolosse allemand incendié descendait peu à peu, entouré d’unedouzaine d’aéronats asiatiques qui rendaient inutiles sestentatives désespérées pour échapper au désastre. Là, un autreétait immobilisé et son équipage se défendait contre un essaim deguerriers jaunes en monoplans. Plus loin, un dirigeable plat, queles flammes dévoraient à chaque bout, se détachait de la massegrouillante et coulait à pic.

Dans le vaste ciel clair, ces incidents retenaient tour à tourl’attention de Bert, que les culbutes et les désastres successifsimpressionnaient surtout, et, au milieu de tant d’épisodessaisissants, ce ne fut que très lentement qu’il devina un planconcerté dans ces évolutions confuses.

Les dirigeables qui tourbillonnaient à une immense hauteurn’étaient pour la plupart ni assaillis ni assaillants ; ilsdécrivaient à toute vitesse des cercles pour gagner une altitudesupérieure, en échangeant parfois des projectiles peu efficaces.Après la chute tragique des combattants qui avaient cherché às’éperonner, on renonça de part et d’autre à cette dangereuseoffensive, et Bert ne distingua plus aucune tentative d’abordage.Toutefois, des deux côtés on s’efforçait d’isoler l’antagoniste etde l’accabler, ce qui causait un enchevêtrement continuel. Commeles Asiatiques étaient en plus grand nombre et qu’ils évoluaientavec beaucoup plus de rapidité, ils donnaient l’impressiond’attaquer sans répit leurs ennemis.

Un groupe de biplans allemands, dans le but de dominer lescataractes et les usines, essayait de se maintenir au zénith en unephalange serrée que les Jaunes s’acharnaient à vouloir disperser.Bert, qui comparait leurs allées et venues à celles de carpes sedisputant des morceaux de pain dans un étang, apercevait de menuesbouffées de fumée sans qu’aucun bruit lui parvînt jamais.

Une ombre, bientôt suivie d’une autre, glissa entre Bert et lesoleil. Un bourdonnement de moteur le fit tressauter et il oubliainstantanément ce qui se passait au zénith.

Vers le sud, à cent mètres environ au-dessus des eaux,chevauchant, telles des Valkyries, les étranges montures dont lamécanique européenne avait été l’inspiratrice, les Japonaiss’avançaient sur leurs monoplans rouges. Les ailes battaient parsaccades et l’appareil montait ; elles s’arrêtaient et ildescendait en planant. Ils s’approchèrent si près qu’on put lesentendre s’interpeller, et l’un après l’autre, en une longue ligne,ils abordèrent dans l’espace libre qui précédait l’hôtel-hôpital.Mais Bert n’attendit pas plus longtemps. Au passage, un Japonais àface jaune s’était penché de son côté, et leurs regards s’étaientcroisés une seconde.

Bert se jugea alors par trop en danger au milieu du pont et ilprit la fuite à toutes jambes dans la direction de Goat Island. Delà, caché dans les fourrés, et non sans un certain sentimentd’insécurité, il épia la fin de la bataille.

5.

Quand il fut persuadé qu’aucun péril ne le menaçait plus, Bertse risqua davantage à découvert, et il constata qu’un vifengagement se poursuivait entre les aéronautes asiatiques et lessoldats du génie allemand qui avaient pris possession de la cité.Pour la première fois, au cours de cette guerre, il assista à uncombat tel qu’il se le représentait d’après les journaux illustrésde sa jeunesse. Il lui sembla que les choses redevenaient normales,lorsqu’il vit les combattants, le fusil en main, courir d’un abri àun autre. La première troupe d’aéronautes s’était attenduevraisemblablement à trouver la ville déserte. Ils avaient atterridans un endroit exposé et ils se dirigeaient vers les usinesélectriques de force motrice, quand une soudaine volée de ballesles désillusionna. Trop éloignés de leurs machines, ilss’éparpillèrent sur la berge en contrebas, d’où ils déchargèrentleurs mousquets contre les hôtels et les ateliers voisins.

Une seconde file d’aéroplanes rouges surgit, au-dessus des toitset hors de la brume, dans la direction de l’est, et s’avança en unelongue courbe, comme pour observer la position. La fusillade desAllemands devint assourdissante : l’un des appareils se cabraviolemment et alla s’écraser sur les maisons. Les autres, planantcomme de grands oiseaux, se posèrent sur la terrasse de l’usine et,de chacun, s’élança une agile petite forme qui bondit vers leparapet.

D’autres oiseaux aux ailes battantes, que Bert n’avait pas vusarriver, fondirent du ciel dans la mêlée. Le crépitement des coupsde fusil lui remémora les manœuvres d’armée, les descriptions debatailles dans les journaux, tout ce qui s’adaptait correctement àsa conception de la guerre.

Un essaim d’Allemands se replia à toutes jambes. Deux tombèrent,l’un qui demeura immobile, l’autre qui s’agita dans des contorsionsconvulsives. Sur l’hôtel, où Bert avait aidé à transporter lesblessés du Zeppelin, fut hissé soudain le drapeau de laCroix-Rouge.

Évidemment, malgré son apparence paisible, la ville recélait unemultitude d’Allemands, qui se concentraient autour de l’usinecentrale. De quelle quantité de munitions disposaient-ils ? sedemanda Bert. Les aéroplanes asiatiques accouraient de plus en plusnombreux à la rescousse : ayant achevé d’anéantir les infortunésDrachenflieger, ils cherchaient à s’emparer du parcaéronautique ébauché par les Allemands et à se rendre maîtres deleur base stratégique, autour des stations électriques et desgénérateurs à gaz. Une partie d’entre eux atterrissaient : lesaviateurs alors se transformaient en redoutables fantassins et sejoignaient à la ligne des tirailleurs, d’autres planaient au-dessusdu combat et massacraient au passage les ennemis qui s’exposaient àleur tir. La fusillade s’exaspérait par intermittence : après uneaccalmie, les salves éclataient en un grondement croissant quis’apaisait vite. Deux ou trois monoplans, décrivant, parcirconspection, un cercle plus élargi, vinrent passer au-dessus del’île, et Bert, blotti dans son fourré, trembla de tous sesmembres.

De temps à autre, une assourdissante détonation se mêlait aufracas de la mousqueterie, pour rappeler à Bert que la lutte sepoursuivait entre les dirigeables, mais le combat plus procheaccaparait toute son attention.

Tout à coup quelque chose dégringola du zénith, quelque chosequi ressemblait à un baril ou à un énorme ballon de football. Celas’écrasa, avec une explosion formidable, au milieu des aéroplanesasiatiques abandonnés sur le gazon auprès du fleuve. Les débris desappareils furent projetés en tous sens au milieu de branchesd’arbres, de tourbillons de gravier et de masses de terre. Lesaéronautes, dissimulés contre la berge, furent renversés, et unetrombe d’air vint agiter la surface de l’eau.

Les fenêtres de l’hôtel-hôpital, qui, l’instant d’avant,reflétaient le ciel bleu sillonné d’aéronats, ne furent plus quedes trous noirs.

Bang !… Une seconde chute !… Bert leva la tête et ileut l’impression qu’une infinité de monstres descendaient, comme unvol de vastes couvertures que le vent gonfle, comme un tasd’énormes couvercles plats. L’enchevêtrement de la mêlée aériennes’abaissait en tournant, comme pour se mettre en contact avec labataille qui se livrait à terre. Les dirigeables firent alors uneffet tout nouveau : ces gigantesques masses glissaient obliquementvers l’île, augmentant de volume à chaque instant, jusqu’à faireparaître petites les maisons de la rive, étroites les cataractes,insignifiant le pont et minuscules les combattants. En même temps,ce fut un tumulte d’appels, de cris, de craquements, de chocs, deronflements et de détonations. L’on aurait aisément pu s’imaginerque ce que l’on voyait s’envoler dans les airs étaient des touffesde plumes arrachées aux aigles noirs qui ornaient la proue desaéronats du Prince.

Quelques-uns des cylindriques approchèrent jusqu’à moins de cinqcents pieds du sol. Bert distingua facilement, sur les galeries,des soldats allemands qui épaulaient leurs carabines, et desAsiatiques cramponnés aux suspentes ; un aéronaute revêtu ducostume d’aluminium des scaphandriers tomba, la tête la première,dans le fleuve.

Pour la première fois aussi, Bert voyait de près les dirigeablesasiatiques. Vus d’en bas, ils lui rappelaient, plus qu’autre chose,de gigantesques raquettes avec des hachures en blanc et noir. Ilsn’avaient pas de galeries extérieures, mais, par de petitesouvertures, sur la ligne médiane, on apercevait des têtes d’hommeset des canons de fusils. Ces monstres combattaient évoluant en delongues courbes ascendantes et descendantes. On eût dit des nuagesqui luttaient, d’immenses baudruches qui essayaient des’assassiner, en se poursuivant et en tournant les unes autour desautres ; un instant la scène fut plongée dans une demiobscurité fumeuse, à travers laquelle passaient des faisceaux derayons solaires. Les aéronats s’éparpillaient et se rapprochaient,s’écartaient encore et s’élançaient à l’attaque, en virantau-dessus des rapides, en s’éloignant vers le territoire canadien,et en revenant au-dessus des cataractes. Un colosse germanique pritfeu et la masse des autres s’écarta de lui et se dispersa pour lelaisser aller choir sur la rive canadienne, où il fit explosion entouchant terre. Puis le tumulte recommença et la lutte reprit. À unmoment, un bruit d’acclamations lointaines s’éleva de la cité. Unsecond dirigeable allemand était en flammes, et un troisième,grièvement endommagé par la proue d’un antagoniste, partit à ladérive dans la direction du sud.

De toute évidence, les Allemands avaient le dessous dans cettelutte inégale ; de plus en plus harcelés, ils semblaientcombattre à présent dans le seul but d’assurer leur fuite. LesAsiatiques voltigeaient autour et au-dessus d’eux, éventraient lescompartiments, incendiaient les enveloppes, abattaient un à un leshommes qui luttaient contre les flammes ou qui tentaient de réparerles déchirures. La bataille recula peu à peu jusqu’au-dessus de laville, et soudain, comme à un signal donné, les Allemands, qui neripostaient plus utilement, se dispersèrent dans toutes lesdirections. Aussitôt les Jaunes gagnèrent une altitude plus élevéeet se lancèrent à leur poursuite. Seul, un groupe resta aux prisesavec une douzaine d’aéronats japonais acharnés après leHohenzollern qui, sous les ordres du Prince, s’obstinait à défendrela position conquise.

De nouveau, le combat dériva vers la rive canadienne, par-dessusl’étendue du fleuve, et s’éloigna vers l’est, jusqu’à devenirconfus. Puis, il vira de bord, et, avec de grands bonds précipités,il revint vers Bert tout ahuri.

Se détachant en noir contre le soleil, au-dessus du gouffreaveuglant des Upper Rapids, il alla, une fois de plus, comme unnuage orageux, obscurcir le ciel. Les dirigeables asiatiques,larges et plats, se maintenaient au-dessus et en arrière del’ennemi et lançaient dans ses compartiments et sur ses flancsd’incessantes volées de projectiles qui ne provoquaient aucuneriposte. Comme un essaim de guêpes furieuses, les aéroplanesjaponais accablaient les vaincus. Barrant l’horizon, lesadversaires s’approchaient de plus en plus, et soudain deuxallemands opérèrent une brusque glissade inclinée, puis remontèrentpromptement. Mais le Hohenzollern avait trop souffert pourse risquer à en faire autant. Il leva faiblement le nez et pivotasubitement comme pour quitter la mêlée ; des flammes surgirentà l’avant et à l’arrière, et il descendit se poser obliquement surle fleuve ; il rebondit et retomba à plusieurs reprises avecd’énormes éclaboussements, se couchant tantôt sur un côté tantôtsur l’autre, et suivit le courant : il roulait, clapotait,barbotait comme un monstre vivant, s’arrêtait, repartait, avec sonhélice tordue qui continuait à tourner dans l’air. Aux jets deflammes se mêlèrent des nuages de vapeur : le désastre avait desproportions gigantesques. Comme une île aux falaises escarpées, ledirigeable, entouré de fumée, se disloquant, se fripant, sedégonflant, avançait, à travers les rapides, vers le fourré où Bertse tenait caché. Un aéronat asiatique, que, d’en bas, Bert putcomparer à trois cents mètres carrés de carrelage, tourna plusieursfois en circuit au-dessus de la colossale épave, et cinq ou sixaéroplanes cramoisis, dansant comme de grands moucherons au soleil,vinrent constater le naufrage, avant de rejoindre le gros del’escadre qui, toujours combattant, s’élevait au-dessus de l’île,dans un crescendo affolant de détonations, de clameurs et decraquements. La vue était obstruée par les feuillages ;quelque chose s’abattit bruyamment au milieu des arbres, derrièreBert, qui oublia bientôt la suite de la bataille pour observerl’approche du dirigeable vaincu.

Il parut un moment qu’à la pointe où les eaux se séparent, leHohenzollern allait se rompre en deux ; mais alorsl’arrière s’abaissa et l’hélice, dont l’extrémité des branches àprésent frappait l’eau, envoya l’épave vers la rive américaine. Lecourant torrentueux qui se précipitait en écumant vers la cataractel’entraîna, et, une minute après, l’immense débris, d’où desflammes jaillirent encore en trois nouveaux endroits, s’écrasaitcontre le pont reliant Goat Island à la ville de Niagara, etbrandissait, pour ainsi dire, un bras fracassé sous la travéecentrale. Les compartiments médians de l’aéronat firent explosion,le pont sauta, et la masse naufragée, comme un grotesque estropiéen haillons, chancela sur la crête de la chute, hésita devant lesuicide, et disparut dans un saut désespéré.

Son avant détaché resta coincé contre la petite île qui formecomme un marchepied entre la berge opposée et les bois de GoatIsland.

Bert avait suivi les péripéties de la catastrophe, depuis laséparation des eaux jusqu’à la culée du pont. Puis, sans se soucierde l’aéronat asiatique, qui planait comme un immense toit sans mursau-dessus du pont suspendu, il partit à toutes jambes vers la rivenord de l’île et déboucha en face de Luna Island, sur lepromontoire rocheux qui commande la cataracte américaine. Horsd’haleine, il demeura debout devant l’éternel et assourdissanttumulte.

Tout en bas, il distingua une sorte d’immense sac vide quitourbillonnait dans les remous, en descendant rapidement la gorge.Et cela représentait, pour lui, la flotte aérienne allemande, Kurt,le Prince, l’Europe, toutes les choses stables et familières, lesforces qui l’avaient entraîné, les forces qui lui avaient sembléindiscutablement devoir être victorieuses. Le sac vide s’abîmaitdans les rapides, en abandonnant le monde à l’Asie, aux peuplesjaunes, à tout ce qui était terrible et étrange.

Loin, très loin, au-dessus du territoire canadien, le reste dela mêlée reculait, et fut bientôt hors de vue…

Chapitre 9DANS L’ÎLE DE LA CHÈVRE

1.

Le choc d’une balle sur le roc, à côté de lui, rappela à Bertqu’il était un objet visible et revêtu, en partie au moins, d’ununiforme allemand. Il se réfugia de nouveau dans le sous-bois et,pendant quelque temps, il avança en se dissimulant d’arbre enarbre, à la façon d’un poulet qui cherche à échapper, dans lesroseaux, à des éperviers imaginaires.

– Battus ! Vaincus ! Anéantis ! – murmurait-il. –Par les Chinois…, les sauvages jaunes qui lespourchassent !

Finalement, il s’arrêta dans une touffe d’arbustes, auprès d’unkiosque de rafraîchissements, fermé et abandonné, en vue de la riveaméricaine. Le fourré, sous les branches qui se rejoignaient ets’enchevêtraient, formait une sorte de bauge. Gîté là, Bert épiaitce qui se passait dans la ville, de l’autre côté des rapides : maisla fusillade avait cessé à présent et tout paraissait tranquille.L’aéronat asiatique avait abandonné sa position au-dessus du pontsuspendu, et planait immobile sur la cité, couvrant de son ombreles alentours de l’usine où s’était livré le combat. Le monstreavait un air de suprématie calme et sûre, et à sa proue pendait, enlongs plis ondulants, altier et ornemental, le pavillon, rouge,noir et jaune, de la grande alliance : le Soleil Levant et leDragon ! Au-delà, vers l’est, mais à une altitude supérieure,planait un second aéronat ; et Bert, reprenant bientôtcourage, glissa la tête entre les branches, tendit le cou, etaperçut, contre le soleil couchant, un troisième vaisseauaérien.

– Sapristi !… Vaincus et pourchassés !… Qu’est-ce queça va devenir ?

Il sembla d’abord que toute lutte fût terminée, bien qu’undrapeau allemand flottât encore sur un édifice démantelé. De mêmel’étendard blanc, hissé sur l’usine, y demeura pendant tous lesévénements qui se déroulèrent ensuite.

Un crépitement de coups de feu retentit. Des soldats allemandsarrivèrent en courant, et disparurent parmi les maisons ; puisce furent deux mécaniciens en costume bleu, poursuivis par troisguerriers japonais. Le premier des fuyards était svelte et grand,et galopait légèrement et vite ; le second, court et trapu,détalait comiquement par sauts et par bonds, ses petits bras rondsrepliés à ses côtés, et la tête rejetée en arrière. Les Japonaisfilaient bon train, bien que gênés par leur uniforme et leur casquede cuir et de métal.

Le petit homme trébucha : Bert haleta, devinant une nouvelleatrocité. Celui des Japonais qui suivait le fuyard de plus prèsgagna trois pas sur lui et se trouva à portée pour lancer un coupde sabre, que l’Allemand évita par un bond en avant.

La poursuite continua sur une douzaine de mètres ; leJaponais leva son arme encore et l’abattit, et Bert, à travers lefleuve, entendit un bruit semblable à un mugissement, au moment oùle fuyard tomba. Le sabre se releva une fois, deux fois, sur lemalheureux qui se tordait à terre en essayant en vain de sepréserver avec ses mains tendues.

– Oh ! c’est trop ! – s’écria Bert, pleurnichantpresque.

Le Japonais frappa une quatrième fois et reprit sa courselorsque ses deux camarades le rejoignirent. Mais l’un d’euxs’arrêta, et, ayant sans doute perçu quelque mouvement, il frappaaussi l’Allemand de plusieurs coups de sabre.

– Oh ! oh ! – gémissait Bert, chaque fois que l’armes’abaissait.

Il s’enfonça davantage dans le buisson et demeura immobile.Bientôt, la fusillade éclata de nouveau, puis tout, même l’hôpital,redevint calme.

Des Asiatiques sortirent des maisons, remettant les sabres aufourreau, et se dirigèrent vers les débris des aéroplanes. D’autresparurent, roulant des appareils indemnes, à la manière debicyclettes ; ils sautèrent en selle, les ailes battirent, etils s’envolèrent. À l’horizon, vers l’est, trois aéronatss’élevèrent, montant vers le zénith, tandis que celui qui planaitau-dessus de la ville déroulait sur l’usine une longue échelle decorde où grimpèrent quelques hommes.

Longtemps, comme un lapin qui, de son terrier, contemple unrendez-vous de chasse, Bert observa ce qui se passait sur l’autrerive : des Asiatiques pénétraient dans les habitations qu’ilsincendiaient l’une après l’autre, comme il s’en rendit comptepresque aussitôt. Dans les usines, de sourdes détonationséclataient. Pendant ce temps, les dirigeables et les aéroplanesarrivaient de toutes parts ; un tiers de la flotte des Jaunesfut bientôt réuni au-dessus du Niagara. Immobile, engourdi même,sous l’abri du fourré, Bert les épiait : ils évoluaient, serangeaient, échangeaient des signaux, et reprenaient à bord lestroupes débarquées. Enfin ils se remirent en route dans ladirection du soleil flamboyant à l’ouest, vers le quartier général,au-dessus des puits de pétrole de Cleveland. Ils diminuèrent peu àpeu dans la distance et disparurent, le laissant seul, autant qu’ilpouvait le supposer, – le seul être vivant dans un monde de ruinesindescriptibles. Bert, après que le ciel fut vide, resta longtempsbouche bée et les yeux écarquillés.

– Ouf ! – fit-il enfin, comme s’éveillant d’un mauvaisrêve.

Le sentiment de désolation et de malheur qui l’emplissaitdépassait les limites de sa personne. Il lui semblait que lecrépuscule de sa race commençait.

2.

Bert, tout d’abord, n’envisagea pas sa situation d’une façonprécise et définitive. Il avait, en un temps si court, assisté àtant d’événements, où ses propres efforts avaient compté pour sipeu, qu’il était devenu passif et résigné. Le dernier projet laisséà son initiative avait été de parcourir les plages anglaises encostume de soi-disant derviche, pour dispenser à ses contemporainsdes distractions raffinées. Le destin, annulant sa décision, avaitjugé bon de l’expédier dans d’autres directions, l’avait ballottéde lieu en lieu, pour le lâcher soudain sur ce roc, entre lescataractes. Il ne vint pas immédiatement à l’esprit de Bert quec’était son tour de jouer, à présent ; une impression bizarrel’égarait, l’impression que cette fantasmagorie s’achèverait commeun cauchemar, que bientôt, à coup sûr, il se retrouverait dansl’atmosphère quotidienne de Bun Hill, avec Edna et Grubb ; quele rugissement et le scintillement de l’eau courante allaients’effacer, comme sur un rideau, après la représentationcinématographique, et que les choses coutumières et familièresreprendraient leur cours. Comme ce serait intéressant de raconterdans quelles circonstances il avait vu le Niagara !

Les paroles de Kurt lui revinrent en mémoire ; « Des êtresarrachés à ceux qui les aiment… Les foyers dévastés…, des êtrespleins de vigueur, de souvenirs, doués de mille qualités agréables,mourant de faim, écharpés, anéantis… »

Il se demanda, incrédule, si tout cela était vrai, tant iléprouvait de difficulté à y croire. Là-bas, tout là-bas, était-ilpossible que Tom et Jessica fussent dans une aussi terribleextrémité, que la petite boutique de fruiterie ne fût pas ouverte,avec Jessica servant respectueusement les clients, stimulant Tom ende brefs apartés, et veillant au départ ponctuel deslivraisons ?

Quel jour de la semaine était-ce ? Il ne le savait plus.Peut-être dimanche ? Alors, ils devaient être à l’église… àmoins qu’ils ne fussent cachés aussi dans des fossés. Qu’était-ilarrivé au propriétaire, le boucher ? Et à Butteridge, et auxbaigneurs de la plage de Dymchurch ? À Londres, également, desévénements inouïs s’étaient accomplis, comme il l’avait appris deKurt… Un bombardement ! Mais qui avait bombardé laville ? Tom et Jessica étaient-ils traqués, eux aussi, pard’étranges guerriers jaunes aux yeux mauvais, brandissant de grandssabres nus ? Il voulut se représenter tous les aspectspossibles du désastre, mais un seul s’offrait, qui éclipsait lesautres. Avaient-ils à manger ? Cette question le hantait,l’obsédait.

– Si l’on a très faim, peut-on manger des rats ?

L’accablement particulier qui l’oppressait ne provenait pas tantd’une anxiété patriotique que de la faim ; évidemment, il sesentait très affamé.

Après un instant de réflexion, il se dirigea vers le kiosquesitué non loin du pont écroulé.

Il doit bien s’y trouver quelques vivres…

Il en fit le tour deux fois, et s’attaqua aux volets, avec soncouteau de poche d’abord, et ensuite avec un solide piquet de bois.Finalement, un des volets céda ; il acheva de l’arracher etpassa sa tête à l’intérieur.

– Bon, il y a de la boustifaille !

Après avoir fait sauter le crochet du second volet, il entra etse mit en devoir d’explorer l’établissement. Il y découvritplusieurs flacons de lait stérilisé, des bouteilles d’eau minérale,deux énormes boites de biscuits, un grand bocal de gâteaux éventés,des cigarettes en quantité mais trop sèches, quelques boîtes deviande et de fruits conservés, et des assiettes, des couteaux, desfourchettes, des verres pour plus de cinquante personnes. Il yavait aussi un buffet en zinc, mais il ne sut en ouvrir lecadenas.

– En tout cas, je ne mourrai pas de faim avant quelque temps, –se dit-il, et, assis sur le siège du comptoir, il se régala debiscuits et de lait. Après quoi, il ressentit une béatitudeparfaite.

– Ça fait plaisir, après tout ce que je viens de passer ! –murmura-t-il, sans cesser de mâcher, et en reluquant tous les coinsde la salle. – Sapristi ! quelle journée !

Avec ses souvenirs récents, une sorte d’ahurissementl’envahit.

– Nom d’un chien ! Quelle bataille ! Quelmassacre !… Les pauvres diables ! Pas und’épargné !… Les dirigeables, les aéroplanes et tout lereste ! Qu’est devenu le Zeppelin ?… Et lemalheureux Kurt ?… C’était un bon type !

Un vague souci des destinées de l’Empire britannique luitraversa l’esprit.

– Qu’est-ce qui se passe aux Indes, en ce moment ? Puis, cefut le tour d’une préoccupation d’ordre plus pratique.

– Est-ce que je trouverai ici un instrument pour ouvrir cesboites de conserve ?

3.

Après avoir festoyé, Bert alluma une cigarette, et médita.

– Je me demande où sont passés Grubb et les autres ; oui,je me le demande, – fit-il tout haut. Et je me demande aussi s’ilss’inquiètent de moi.

Il en revint à sa propre situation.

– Je vais être obligé sans doute de faire un petit stageici.

Il essaya de se persuader qu’il était à l’aise et ensécurité ; mais bientôt, l’indéfinissable inquiétude del’animal sociable, abandonné dans la solitude, le tourmenta. Iléprouvait le besoin de regarder par-dessus son épaule, et, pouréchapper à cet énervement, il décida d’explorer le reste del’île.

Ce n’est que très lentement qu’il se remit compte desparticularités de sa position, et comprit que la chute de l’archequi reliait l’île à la rive le séparait complètement du reste dumonde. Il ne constata le fait que lorsqu’il se retrouva à l’endroitoù la proue du Hohenzollern était échouée, et qu’il revit le pontdélabré. Même alors, son esprit n’en fut pas autrement frappé. Cen’était qu’un fait de plus au milieu d’une innombrable quantité defaits extraordinaires et inévitables. Il contempla un long momentles cabines démantelées du dirigeable et ses toiles déchiquetées,sans que l’idée lui vînt qu’il pût s’y trouver des créaturesvivantes, tant l’épave était tordue, brisée et chavirée. Puis sesregards parcoururent l’étendue du ciel : un nuage de brumeenveloppait l’horizon ; pas un aéronat n’était en vue ;une hirondelle fit un brusque crochet dans son vol pour happer uneinvisible victime.

– C’est comme un rêve, – répétait Bert.

Le spectacle des rapides captiva ensuite son attention.

– Quel boucan ! Ça gronde, ça roule, ça éclabousse,toujours, toujours… Ça ne cesse jamais…

Là-dessus ses préoccupations prirent un tour plus personnel.

– Dans la circonstance, qu’est-ce que je dois faire ?… Pasla moindre idée…

Il pensait surtout que, quinze jours auparavant, il était encoreà Bun Hill, sans projeter le plus petit voyage, et qu’à présent ilse voyait là, entre les cataractes du Niagara, au milieu de ladévastation et des ruines causées par la plus grande batailleaérienne du monde ; il songeait que, dans l’intervalle, ilavait passé par-dessus la France, la Belgique, l’Allemagne,l’Angleterre, l’Irlande, par-dessus des terres et des mers… C’étaitune réflexion intéressante, précieuse comme sujet de conversation,mais sans grande utilité pratique.

– Comment diable décamper d’ici ?… Où est la sortie ?…S’il n’y en a pas, sale histoire !… Je crois bien, fit-il,après quelques minutes de méditation, – que je me suis fourré dansun joli guêpier en franchissant ce pont… En tout cas, ça m’a évitéde tomber sous la patte de ces satanés Japonais… Ils n’auraient pasfait de cérémonie pour me couper la gorge, à coup sûr !Pourtant…

Il résolut de retourner à la pointe de Luna Island. De là,immobile, il surveilla la rive canadienne, les décombres des hôtelset des maisons, les arbres abattus du Victoria Park, qui sedétachaient à présent sur les teintes roses du couchant. Pas unêtre humain n’était visible dans ce tableau d’aveugle destruction.Il revint de l’autre côté, face à la rive américaine, passa devantl’épave du Hohenzollern, entra dans le Green Islet,observa l’irréparable brèche du second pont et les torrents d’eauqui bouillonnaient au-dessous.

Vers Buffalo, la fumée montait encore, épaisse, et, aux environsde la gare de Niagara, les bâtiments flambaient violemment. Toutétait désert, tout était calme. Dans une allée de l’avenue, sur lachaussée, gisait un morceau d’étoffe d’où sortaient des bras et desjambes…

Un coup d’œil aux alentours, maintenant dit Bert, et, prenant unsentier qui suivait le milieu de l’île, il découvrit bientôt lacarcasse de l’un des monoplans asiatiques qui avaient chavirépendant la lutte où le Hohenzollern succomba.

La machine avait évidemment opéré une chute verticale et elleétait demeurée à demi suspendue dans un groupe d’arbres ; sesailes tordues et rompues, ses étais disjoints s’enchevêtraient dansles branchages fracassés, et la pointe avant était fichée dans lesol. À quelques pas de là, dans les feuillages, l’aviateur sebalançait lugubrement, la tête en bas, mais Bert le remarquaseulement en se remettant en marche. Le soleil venait de secoucher, le vent soufflait à peine, et, dans l’obscurité et lesilence crépusculaires, cette face jaune à l’envers n’était guèreune découverte tranquillisante. Une branche cassée avait transpercéle thorax de l’homme, et il était resté accroché ainsi, les membrestendus vers la terre, en des contorsions grotesques. Dans sa mainil serrait, avec l’étreinte de la mort, une carabine courte etfine.

Bert demeura cloué sur place, les yeux fixes. Puis, secouant sastupeur, il s’éloigna, jetant de fréquents regards en arrière.Bientôt, parvenu à une clairière, il s’arrêta.

– Nom d’un chien ! – marmonna-t-il. – Je n’ai aucunesympathie pour les cadavres… J’aimerais mieux, ma foi, quel’individu fût vivant.

Il n’avait pas voulu s’engager dans le sentier où pendaitl’Asiatique, et maintenant il aurait préféré ne plus avoir d’arbresautour de lui ; il se serait senti plus à l’aise auprès dugrondement sociable et des éclaboussements des rapides.

Sur le bord du fleuve, dans un espace libre couvert de gazon, ilrencontra un autre aéroplane qui lui parut à peine endommagé. Oneût dit que le grand oiseau était descendu doucement se poster là,légèrement penché, avec une aile en l’air. Aucun aviateur, mort ouvivant, ne se trouvait auprès. Il reposait là, abandonné, et l’eauclapotait sur l’extrémité de sa longue queue.

Bert, à l’écart, scruta longuement les ombres sous les arbres,s’attendant à voir l’aéronaute ou son cadavre. Avec circonspection,il s’approcha, examina les ailes étendues, le large volant dedirection et la selle vide, mais il n’osa pas y toucher.

– Personne, ici… Dommage que l’autre ne soit pas tombé ailleurs,– fit-il.

Dans un remous auprès d’une roche, il aperçut quelque chose quisurnageait, et il se sentit attiré par une curiosité involontaire.Qu’était-ce ?

– Sapristi ! encore un ? – cria-t-il.

Fasciné malgré lui, il se dit que ce devait être le secondaéronaute, atteint d’une balle pendant la bataille et dégringolé desa selle avant d’avoir pu atterrir. Il fit un effort pour s’enaller, mais il remarqua soudain qu’avec une branche il pourraitrepousser dans le courant cet objet désagréable. Il ne resteraitplus qu’un seul cadavre pour le tourmenter, et peut-êtreparviendrait-il à s’en accommoder. Il hésita, puis, avec un certainémoi, il se força à mettre son projet à exécution. Il coupa unegaule dans les buissons, revint vers les rochers et grimpa sur unepointe, à portée du remous. L’obscurité s’épaississait, leschauves-souris commençaient à voleter, et il était trempé desueur.

Avec sa gaule, il essaya de harponner l’uniforme bleu, manquason coup, essaya encore, quand le tourbillon ramena le cadavre, etil réussit à le pousser vers le large. À ce moment, le corps seretourna, une tête blond doré apparut… c’était Kurt !

C’était Kurt, mort, le visage livide et calme. Impossible de seméprendre. Il y avait encore assez de lumière pour permettre de lereconnaître. Le courant s’empara de lui, et, dans cette rapideemprise, Kurt parut s’allonger paisiblement, comme on s’étend pourse reposer. Un sentiment d’infinie détresse accabla Bert quand lecorps disparut vers la cataracte.

– Kurt ! – appela-t-il. – Kurt ! Je ne l’ai pas faitexprès ! Je ne savais pas que c’était vous ! Kurt !ne me laissez pas, ne m’abandonnez pas !

Écrasé par la solitude et la désolation, il ne résista plus.Debout sur la roche, dans l’ombre épaissie du soir, il pleura etgémit passionnément, comme un enfant. L’anneau de la chaîne qui leretenait au monde de par-delà les rives semblait s’être rompu.Comme un enfant dans une chambre obscure, il avait peur, et, sanshonte, il cédait à son effroi.

Les premières ténèbres l’enserraient. Le sous-bois était pleinmaintenant d’ombres inquiétantes. Toutes choses autour de luidevinrent étranges et insolites, avec cette touche subtile defantasque qu’on observe parfois dans les rêves.

– Bon Dieu ! – fit-il. – C’est plus que je n’en puissupporter !

Il quitta les rocs de la berge et s’assit sur le gazon ;soudain un chagrin immense de la mort de Kurt, de Kurt le bon,s’ajouta à son affliction, et ses gémissements se changèrent ensanglots éperdus. Il se coucha de tout son long et serra ses poingsimpuissants.

– Oh ! cette guerre ! – grondait-il. – Quelle infecteabomination ! Oh ! Kurt, lieutenant Kurt !… J’en aiassez, j’en ai assez, j’en ai eu mon compte, et plus qu’il ne m’enfaut… Il n’y a pas de bon sens au monde, tout ça est idiot… La nuitarrive. Il va me hanter !… Oh ! non, il ne peut venir mehanter… Il ne peut pas !… Ou bien, s’il vient, je me jette àl’eau.

Bientôt, il se reprit à parler à mi-voix.

– Il n’y a pas de motif d’avoir peur, réellement… rien quel’imagination. Pauvre Kurt… il se doutait bien qu’il n’y couperaitpas… un pressentiment… Il ne m’a pas donné sa lettre, ni le nom dela dame… C’est bien ce qu’il disait : des gens séparés de ceux quiles aiment, partout… Tout juste ce qu’il disait… Et moi, je suisici, abandonné, à des milliers de lieues de Grubb, d’Edna, de ceuxque je connais, comme une plante arrachée avec ses racines… Ettoutes les guerres ont toujours été comme ça, seulement, je n’avaispas la jugeote de m’en rendre compte… toujours comme ça… Desmalheureux qui vont mourir n’importe où… Et personne n’a le bonsens de le comprendre, de s’en émouvoir et de l’empêcher… Et moiqui me figurais que la guerre était une chose magnifique ! BonDieu !… Et ma pauvre Edna, c’était une bonne fille,certes ! Je me souviens d’une partie de bateau avec elle, àKingstown… Eh bien ! malgré tout, je parie que je lareverrai…, et ce ne sera pas ma faute, si je n’y réussis pas.

4.

Tout à coup, au moment où il formulait cette héroïquerésolution, Bert resta pétrifié de terreur. Dans l’herbe, quelquechose rampait vers lui. Quelque chose rampait, s’arrêtait,repartait, invisible dans l’herbe épaisse. La nuit était toutefrissonnante d’horreur… Pendant un long moment, rien ne bougea.Bert n’osait même pas respirer… Mais pourquoi aurait-il peur ?Ce ne pouvait être dangereux… pas assez gros…

Soudain, d’un seul élan, cela se précipita sur lui, avec unmiaulement plaintif et la queue droite. C’était un jeune chat, menuet décharné, qui frottait sa tête contre les jambes de Bert, enronronnant.

Sapristi, minet, tu m’as fait une rude peur, – dit Bert, sur lefront de qui ruisselait une sueur froide.

5.

Bert passa la nuit assis, le dos contre un arbre, et le chatdans ses bras. Il était incapable de penser ou de parler de façoncohérente, tant il se sentait l’esprit harassé. Vers l’aube, ilcéda au sommeil.

Il se réveilla tout engourdi, mais quelque peu ragaillardi. Soussa veste, le chat dormait, tranquille et rassurant ; aucuneterreur ne hantait plus les arbres.

Il caressa l’animal qui dressa la tête avec un ronron.

– Tu veux du lait, une bonne assiettée de lait, hein ? –fit Bert. – Et ma foi, moi aussi, je casserais bien une croûte.

S’étirant et bâillant, il se releva, le chat sur son épaule, et,du regard, il scruta les alentours, tandis qu’il se remémorait lesévénements de la veille.

– Va falloir se débrouiller, – opina-t-il.

En allant vers les arbres, il se trouva en face du cadavre del’aéronaute. Le spectacle était loin d’être aussi horrifiant que laveille, au crépuscule. Les membres avaient perdu leur raideur, etle fusil avait glissé jusqu’à terre. Cramponné à l’épaule de Bert,le chat se frottait contre sa joue.

– Le mieux que nous ayons à faire, minet, c’est d’enterrerl’épouvantail, – dit Bert, qui regarda autour de lui le solrocailleux. – Nous n’avons pas besoin de sa compagnie.

Il hésita à se diriger vers le kiosque.

Le chat continuait à lui frotter affectueusement la joue avecson petit museau, et bientôt il lui mordilla l’oreille.

– Allons d’abord déjeuner, – décida Bert, en caressant l’animal,et en tournant le dos au cadavre.

Il fut surpris de trouver la porte du kiosque ouverte, bienqu’il eût la certitude de l’avoir close au loquet. Il remarquaaussi, sur la table, quelques assiettes salies qui n’y étaient pasla veille. Les charnières du couvercle qui fermait le coffre defer-blanc étaient dévissées.

– Suis-je bête ! Je m’escrimais après le cadenas, sanssavoir que le couvercle ne tenait pas !

Le coffre évidemment servait jadis de glacière ; mais il necontenait plus que les restes de cinq ou six poulets rôtis, etaussi une substance indéfinissable qui avait dû être du beurre etqui exhalait une odeur singulièrement répugnante. Bert rabaissatrès soigneusement le couvercle.

Il versa un peu de lait dans une soucoupe et s’assit pourregarder la petite langue rose du chat qui lapait activement leliquide. Puis, il procéda à l’inventaire exact de ses provisions.Il disposait de six flacons de lait pleins et un entamé, soixantebouteilles d’eau minérale, une grande quantité de sirops, environdeux mille cigarettes et plus de cent cigares, neuf oranges, dixboites de bœuf conservé, dont une entamée, deux caisses debiscuits, onze gâteaux au raisin, six quarterons de noix, cinq potsde compote de pêches conservées. Il inscrivit tout cela sur unefeuille de papier.

– Pas des tas de mangeaille solide, – observa-t-il, – maisbah ! il y en aura bien pour une quinzaine, et on ne sait pasce qui peut arriver en quinze jours.

Il remplit une seconde fois la soucoupe du chat, lui donna unetranche de bœuf, puis, avec l’animal bondissant autour de lui, laqueue droite, il partit pour revoir le Hohenzollern. Dansla nuit, l’épave avait changé de place et paraissait à présent plusinextricablement échouée contre les rochers de file Verte.

Bert examina un moment l’arche rompue du pont, puis, par-delà lefleuve, son regard contempla la désolation de la ville saccagée.Rien n’y semblait vivant qu’une bande de corbeaux, affairés autourdu mécanicien massacré par les Asiatiques. Plus loin, sans qu’ilsles aperçût, des chiens hurlèrent.

– Mon vieux minou, faut absolument trouver le moyen de décamperde ce sale trou. Au train dont tu vas, notre provision de lait nedurera pas longtemps… En tout cas, il y a de l’eau, et ce n’est pasde soif que nous mourrons, – fit-il, regardant l’avalancheliquide.

Il commença une exploration méthodique de l’île, et arrivabientôt devant une barrière fermée à clef. Il l’escalada etdescendit un vieil escalier de bois construit au flanc de lafalaise. À chaque marche le grondement des eaux devenait plusformidable. Au bas, Bert, avec un tressaillement d’espoir,découvrit un sentier qui menait, parmi les rocs, au pied de lagigantesque Cascade Centrale. Peut-être était-ce làl’issue ?

Mais le sentier aboutissait seulement à la Cave des Vents. Aprèsavoir passé un quart d’heure dans cette atmosphère étouffante etassourdissante, aplati contre la paroi rocheuse, devant la massepresque solide de la chute, Bert, à demi stupéfié et déçu, revintsur ses pas. En remontant le vieil escalier de bois, il entenditcomme un bruit de bottes sur les graviers au-dessus de lui. Ce nedevait être qu’un écho, pensa-t-il, et, en effet, quand ilatteignit le haut, l’endroit était absolument désert.

Accompagné du chat qui gambadait près de lui, il se remit enroute et parvint à un autre escalier qui grimpait contre un rochersurplombant, d’où la vue s’étendait en enfilade sur l’immensemajesté verte de la Chute du Fer à cheval. Il demeura là quelquetemps en silence.

– On ne s’imagine pas qu’il puisse y avoir tant d’eau… Tout ceboucan, ça vous porte sur les nerfs, à la fin !… On dirait unefoule qui crie…, on dirait des gens qui trépignent… Ça ressemble àtout ce qu’on veut bien se figurer, – grogna-t-il, en s’éloignant.– Il va falloir tourner dans cette île maudite, tourner, tourner,tourner… sans en sortir, – murmura-t-il, lugubrement.

Bientôt, Bert se retrouva devant le moins endommagé desaéroplanes asiatiques. Il s’arrêta, et le chat flaira l’engin.

– C’est la panne !

Il leva soudain la tête, avec un sursaut convulsif.

Deux personnages de haute taille s’avançaient lentement verslui, du milieu des arbres. Ils étaient couverts de loques roussieset souillées. L’un boitait et avait la tête entourée de bandages.L’autre, qui marchait un peu en avant, conservait l’altièreattitude qui convient à un prince, malgré son bras en écharpe et uncôté de la face dévoré par une brûlure à vif. C’était le princeKarl Albert, l’Alexandre allemand, le Paladin de la guerre. L’hommequi l’accompagnait était l’officier à tête d’oiseau, dont Bertavait un moment usurpé la cabine à bord du Vaterland.

6.

Avec cette apparition commença pour Bert une nouvelle existence.Il cessa d’être le représentant solitaire de l’humanité, dans ununivers vaste, violent et incompréhensible, et il devint une foisde plus une créature sociable, un homme dans un monde qui contenaitd’autres hommes. D’abord, les deux nouveaux venus parurentterribles, puis ils furent agréables et désirables comme desfrères. Ils étaient dans le même cas que lui, aussi embarrassés, etabandonnés sans ressources dans l’île. Qu’importait que l’un fût unprince et tous deux des soldats étrangers, et même qu’ils fussentl’un et l’autre incapables de parler couramment l’anglais ?Chez Bert le sentiment naturel de la liberté l’empêchaitgénéreusement de songer à tout cela, et assurément les flottesasiatiques avaient fait table rase de toutes ces trivialesdifférences.

– Eh bien ! Pas possible ! Comment diable voustrouvez-vous ici ? – s’écria-t-il, bon enfant.

– C’est l’Anglais qui nous a apporté la machine Butteridge, –expliqua l’officier au profil d’oiseau, et, sur un ton horrifié, envoyant s’avancer Bert : Saluez ! – commanda-t-il, et, plusfort encore, il répéta : – Saluez !

– Oh ! là ! là ! – fit Bert, qui s’arrêta, enprononçant, à mi-voix, un commentaire plus énergique.

Les yeux fixes, il salua avec gaucherie, et fut immédiatementtransformé en un être masqué et sur la défensive, avec qui toutecoopération devenait du coup impossible.

Pendant un instant, les deux aristocrates modernes etperfectionnés considérèrent ce difficile problème qu’est le citoyenanglo-saxon, ce citoyen ambigu qui, obéissant à quelque loimystérieuse de son être, refuse de s’enrégimenter et de sedémocratiser. Bert n’était en aucun sens un objet esthétique, mais,chose inexplicable, il avait un aspect solide. Le complet de sergelaissait voir maintes traces d’usure, et les entournures troplarges faisaient paraître l’homme plus robuste qu’il n’était enréalité. Sur la tête, il avait une casquette blanche de soldatallemand, beaucoup trop grande pour lui. Son pantalon faisait lavis autour de ses jambes, et il en avait enfoncé le bas dans lescourtes bottes de caoutchouc, héritées de l’aéronaute blessé. Depied en cap, il avait l’air d’un inférieur – encore que d’uninférieur peu commode, et instinctivement ils le haïssaient.

Le Prince indiqua du doigt la machine volante et prononça, enmauvais anglais, quelques mots que Bert prit pour del’allemand.

Il le donna à entendre.

– Dummer Kerl ! Stupide imbécile ! – énonçal’officier au profil d’oiseau, du milieu de ses bandages.

Pour la seconde fois, le Prince tendit vers l’appareil sa mainvalide.

Fous comprenez cette Drachenflieger ?

Bert parut se mettre à la hauteur de la situation.

Il se tourna vers la machine. Les habitudes de Bun Hillreprirent le dessus.

– C’est une fabrication étrangère, – expliqua-t-ilévasivement.

Les deux Allemands se concertèrent.

– Fous êtes un… expert ? – questionna le Prince.

– On fait la réparation, – répondit Bert, avec exactement lemême accent que Grubb.

Le Prince fouilla son vocabulaire :

– Ça, c’est bon pour foler ? – demanda-t-il encore.

Bert se mit à réfléchir en se grattant le menton.

– Faudrait voir, – fit-il prudemment. – On l’a plutôtmalmené.

Il eut entre les dents un sifflement, imité aussi de Grubb,plongea ses mains dans les poches de son pantalon et s’approcha del’appareil. Grubb mâchonnait toujours une chique, mais Bert nechiquait qu’en imagination.

– Il y a trois jours d’ouvrage là-dessus, – rumina t-il.

L’idée lui vint alors qu’il y avait peut-être quelque chose àtirer de cette machine. Sans doute, l’aile qui portait sur le solétait hors d’usage : les trois traverses qui la maintenaient rigides’étaient brisées en heurtant l’arête du rocher, et l’on pouvaitsupposer aussi que le moteur avait quelques graves avaries. Lecrochet de l’aile endommagée était tordu. À part ces anicroches, onne découvrait pas de dégâts irréparables. Bert se gratta à nouveaula joue, puis son regard parcourut l’étendue ensoleillée des UpperRapids.

– Réparation à forfait… Je m’en charge, – conclut-il.

De nouveau, tandis que le Prince et l’officier l’observaientavec gravité, il examina attentivement la machine. À Bun Hill, Bertet Grubb avaient pratiqué, sur une vaste échelle, une ingénieuseméthode de réparations, pour leur stock de machines de louage. Ilsprocédaient par substitution. Une bicyclette trop visiblementdisloquée pour être offerte en location constituait encore uncapital précieux. Elle se transformait en une sorte de carrièred’où l’on extrayait, suivant les besoins, des vis, des écrous, desbilles, des jantes, des tubes de cadre, des rayons, des chaînes,des pédales, bref, tout un stock de « pièces détachées » quiremplaçaient plutôt mal que bien les pièces usées des machinescapables encore de rouler… Et là, derrière, il y avait un secondaéroplane asiatique.

Le chat se frottait contre les bottes de Bert, qui ne s’occupaitplus de lui.

– Raccommodez cette Drachenflieger, – ordonnale`Prince.

– Si je la rafistole, – répliqua Bert, frappé d’une idéesoudaine, – ce n’est ni vous autres ni moi qui saurons la fairemarcher.

– Si, moi, che fole dedans, – assura le Prince.

– Oui, pour finir de vous ébrécher le portrait, – plaisantaBert, après un silence.

Le Prince ne comprit rien à ce langage imagé et dédaigna defaire répéter la phrase. Le doigt tendu vers le monoplan, iladressa à l’officier une remarque en allemand. L’officier réponditbrièvement, puis, après un grand geste qui parcourut tout le ciel,le Prince se mit à discourir fort éloquemment, semblait-il. Bert lereluquait du coin de l’œil, devinant le sens de cesdéclamations.

– S’il monte là-dedans, il achèvera sûrement de se casser labinette… Moi, ça m’est égal, allons-y !

Il fouilla sous la selle et autour du moteur pour découvrir latrousse aux outils. En outre, il lui fallait, pour ses mains et sonvisage, une substance grasse noirâtre. Car le principe fondamentalde l’art de la réparation, tel que le connaissait le personnel dela firme Grubb et Smallways, consistait en un barbouillage completet définitif de toutes les surfaces de peau visibles sur le corpsde l’opérateur. Il retira ensuite son veston et son gilet etrepoussa sa casquette sur le derrière de son crâne pour se gratterplus facilement.

Le Prince et l’officier se montraient enclins à surveiller labesogne, mais Bert réussit à leur faire comprendre que leurprésence le gênait et que, du reste, avant de commencer le travail,il avait besoin de réfléchir. Les deux Allemands se demandaients’il parlait sérieusement, mais sa longue pratique de loueur et deréparateur avait donné à Bert, en des cas semblables, la manièreassurée de l’expert vis-à-vis des profanes, et finalement ilsobtempérèrent. Dès qu’ils furent partis, il alla tout droit àl’autre aéroplane, ramassa le fusil et la cartouchière del’aviateur et les cacha non loin, dans un bouquet d’orties.

– Comme ça, ils ne me le chiperont pas.

Il se livra à une inspection en règle des débris de l’appareilaccroché aux arbres, et retourna au premier appareil pour procéderà une indispensable comparaison. La méthode par substitutionparaissait parfaitement praticable, s’il n’y avait, dans le moteur,rien d’irréparable ni de trop compliqué.

Quand ils revinrent, peu de temps après, les Allemandstrouvèrent Bert déjà généreusement barbouillé de cambouis,manipulant et vérifiant des écrous, des manivelles, des leviers,des soupapes, avec un air de sagacité profonde. L’officier auprofil d’oiseau lui adressa une remarque, mais Bert le rabroua sansménagements.

– Comprends pas. Fermez ça, fichez-moi la paix.

Puis, il eut une idée :

– Il y a un macchabée, là, derrière. Faudrait voir à l’enterrer,dit-il, avec un geste du pouce par-dessus son épaule.

7.

La présence de ces deux hommes transformait réellement le petitunivers de Bert. Un rideau était abaissé devant l’immense etterrible désolation dont le spectacle l’avait accablé. Son monde secomposait de trois habitants, un monde minuscule qui suffisait àlui emplir la tête de plans, de spéculations et de combinaisonsastucieuses. Que complotaient ces deux personnages ? Quepensaient-ils de lui ? Quelles machinationsprojetaient-ils ? Cent questions de ce genre s’enchevêtraientdans son esprit, pendant qu’il se démenait laborieusement autour del’aéroplane asiatique. Les idées lui montaient au cerveau, commedes bulles dans un verre d’eau de Seltz.

– Ah ! là là ! – fit-il soudain.

Il venait de songer, comme à un aspect spécial de l’injusticeirrationnelle du destin, que ces deux hommes vivaient, alors queKurt était mort. Tout l’équipage du Hohenzollern avait péri, et cesdeux-là, réfugiés dans la cabine d’avant, avaient échappé aux coupsde feu et à la noyade.

– Il prétend sans doute qu’il doit ça à sa fameuse étoile, –marmonna Bert, envahi d’une irrésistible exaspération.

Il se releva et fit face aux deux hommes, qui, debout, côte àcôte, le regardaient.

– C’est pas la peine de me surveiller comme ça. Vous megênez.

Constatant qu’ils ne bougeaient pas, il fit deux pas vers eux,tenant à la main une forte clef à dévisser. À ce moment, ilremarqua que le Prince était réellement un quidam formidablementdécouplé et d’aspect suprêmement impassible. Mais néanmoins, ilrépéta, en indiquant les arbres :

– Il y a un type mort, là.

L’officier au profil d’oiseau intervint avec quelques mots enallemand.

– Un mort, là, – insista Bert, s’adressant à lui.

Ce ne fut pas sans difficulté qu’il leur persuada d’aller voirle cadavre du Chinois, et encore lui fallut-il les y conduire.Alors Bert comprit très clairement qu’ils entendaient que lui,simple mortel, au-dessous du rang d’officier, eût seul le privilègeindivis de faire disparaître le cadavre en le traînant jusqu’aufleuve. Finalement, après une gesticulation courroucée, l’Allemandau profil d’oiseau condescendit à accorder son aide. À eux deux,ils traînèrent, sous les arbres, le cadavre boursouflé del’Asiatique, et, après quelques haltes, – car il glissait mal surle sol raboteux, – ils le jetèrent dans le courant.

Bert, les bras endoloris, et dans un état de sourde rébellion,vint reprendre ses savantes investigations autour del’aéroplane.

– Quel toupet infernal ! On croirait que je suis un deleurs stupides esclaves prussiens !… Imbéciles bouffisd’orgueil !

Ayant suffisamment pesté, il spécula sur ce qui adviendrait,lorsque la machine volante serait réparée, si elle étaitréparable.

Les deux Allemands s’éloignèrent. Comme résultat de saméditation, Bert réendossa gilet et veston, dévissa plusieursécrous, qu’il empocha avec les outils ; il se rendit auprès dumonoplan brisé, subtilisa la trousse et la cacha dans unecépée.

– Comme ça, je suis tranquille, – dit-il, ces précautionsprises.

Comme il rejoignait la machine, au bord de l’eau, le Prince etson compagnon reparurent. Après un coup d’œil à Bert, qui affectaitd’être fort absorbé par son ouvrage, le Prince se dirigea vers lapointe de l’île, et, les bras croisés, il se tint sur lepromontoire, contemplant le torrent des eaux et méditantprofondément.

L’officier au profil d’oiseau revint vers Bert.

– Partez mancher ! – ordonna-t-il avec un gestesignificatif.

Bert partit manger, en effet, et quand il arriva au kiosque, ilconstata que toutes les provisions avaient disparu, sauf une rationde bœuf conservé et trois biscuits. Il demeura bouche bée. Avec unronron caressant, le petit chat surgit de derrière le comptoir.

– Tiens ! te voilà, minou ! En bien ! où est tonlait ?

Une véritable fureur s’empara de Bert. Prenant l’assiette d’unemain et les biscuits de l’autre, il se mit à la recherche duPrince, proférant, les dents serrées, des phrases furibondes àpropos des victuailles, et de son propre tube digestif. Il approchasans saluer.

– Dites donc ? – interpella-t-il, indigné. – Qu’est-ce queça signifie, cette histoire-là ?

Une fâcheuse altercation s’ensuivit. Bert exposa en anglais lathéorie de Bun Hill concernant les rapports entre la nourriture etle travail ; l’officier répliqua par des considérations surl’idée de la discipline chez certaines nations. Le Prince, jugeantexactement de l’humeur de Bert et de son physique, se décida tout àcoup pour la manière forte. Il empoigna Bert par l’épaule, et lesecoua vigoureusement, accompagnant ses gourmades d’objurgationsirritées et le repoussant avec violence en arrière. Dans les pochesde Bert, les écrous et les outils s’entrechoquèrent bruyamment. LePrince le houspillait comme un simple soldat allemand. Bert recula,blême et décontenancé, mais résolu à toutes les conséquences.D’après son code d’honneur faubourien, un devoir s’imposait,inéluctable : faire le coup de poing avec son adversaire.

– J’aurai ta peau ! – grommela-t-il, haletant, etboutonnant son veston.

– Eh ! bien ! foulez-fous filer, maintenant ?cria le Prince, mais, apercevant l’étincelle héroïque du regard deBert, il tira son épée.

L’officier au profil d’oiseau s’interposa, et, montrant le ciel,il adressa au Prince quelques brèves phrases en allemand.

Tout au loin, dans le sud-ouest, un dirigeable japonais apparut,volant droit sur eux. Le conflit prit fin. Le Prince fut le premierà saisir le danger de la situation et à battre en retraite. Tousles trois se faufilèrent, comme des lapins, parmi les arbres,cherchant un abri propice, jusqu’à ce qu’ils fussent parvenus dansun creux plein de hautes herbes que surplombait une roche. Ils s’yaccroupirent à quelques pas les uns des autres. Ils y demeurèrentlongtemps, enfoncés jusqu’au cou dans l’herbe et épiant, entre lesbranches, la marche du dirigeable. Bert avait laissé tomber saration de bœuf, mais il retrouva les biscuits dans sa main et lesmangea tranquillement. Le monstrueux vaisseau aérien passa presqueau-dessus de leur tête, continua sa course vers la ville etdisparut derrière les usines. Pendant que l’ennemi était proche,nul n’avait soufflé mot, mais ils reprirent bientôt leur disputequi ne dégénéra pas immédiatement en violences, grâce à ce faitqu’aucun des deux partis ne démêlait ce que disait l’autre.

C’est Bert qui réentama la controverse, et il la continua sansse soucier de ce que ses auditeurs comprenaient ou ne comprenaientpas. Mais le ton de sa voix devait exprimer suffisamment sesintentions désobligeantes.

– Si vous voulez que je répare la machine, – débuta-t-il, – vousferez bien d’y regarder à deux fois avant de me toucher.

Ils affectèrent de ne pas entendre. Il répéta. Alors, ildéveloppa son idée et le feu de l’éloquence l’embrasa.

– Si vous vous imaginez que je suis un type qui se laisseraétriller sans rien dire, comme vos conscrits, vous vous fourrezjoliment le doigt dans l’œil, messeigneurs… Ah ! mais, jecommence à en avoir assez, de vous autres et de vos simagrées. Jesais ce que vous valez, à présent, vous tous, et votre guerre, etvotre Empire, et votre trompe-l’œil… De la camelote, tout ça, duchiqué ! C’est vous autres, les Allemands, qui êtes cause detout le gâchis, en Europe, et tout ça pourquoi ? Pour vossingeries stupides ! Tout simplement parce que vous avez debeaux uniformes et des drapeaux !… Et moi ? Croyez-vousque je tenais beaucoup à entrer en relations avec vous ? Je memoquais pas mal de vos projets !… Vous me mettez la maindessus ; VOUS me séquestrez, pas autre chose, et me voilà à jene sais combien de lieues de chez moi et de tout… Votre mauditeflotte est mise en pièces… Et vous avez le toupet de continuer vosgrimaces… À d’autres ! avec moi, ça ne prendra pas !…Regardez donc tout le mal que vous avez fait… Rappelez-vous commevous avez saccagé New York… les gens que vous avez massacrés,toutes les richesses que vous avez gâchées… Ça ne vous suffit doncpas ?

– Dummer Kerl ! – fit tout à coup l’officier aubec d’oiseau, sur un ton de colère contenue et avec un éclairmauvais dans le regard. – Esel ! Âne bâté !

– Des injures ? Ça ne me surprend pas ! Mais lequeldes deux, de lui ou de moi, est l’âne bâté ? Quand j’étaisgosse, je lisais des récits d’aventures et je voulais devenir ungrand capitaine et je rêvais d’un tas de balivernes du même acabit.Mais lui, qu’est-ce qu’il a dans sa caboche ?… Des balivernessur Napoléon, sur Alexandre, sur sa glorieuse dynastie, sur SonAltesse, sur Dieu, sur le roi David et tout le tralala !N’importe qui, à la place de votre âne bâté de Prince fagotéd’oripeaux, aurait pu prévoir ce qui est arrivé.

L’officier à profil d’oiseau lui cria de se taire, et entama uneconversation avec le Prince.

– Je suis citoyen britannique ! – continua Bert, obstiné. –Vous n’êtes pas obligés d’écouter, mais rien ne me force à metaire.

Et il poursuivit sa dissertation sur l’impérialisme, lemilitarisme et la politique internationale. Mais la façon dont ilsconversaient entre eux, sans se soucier de lui, le déconcertaquelque peu, et il se contenta bientôt de répéter des épithètesinjurieuses, anciennes et nouvelles. Puis, soudain, il se souvintde son grief essentiel.

– En tout cas, dites donc, hé là ! C’est pas tout ça, maisoù avez-vous fourré les victuailles qui étaient dans lekiosque ?… Voilà où je voulais en venir et ce que je veuxsavoir. Où les avez-vous fourrées ?

Il se tut. Les autres devisaient toujours paisiblement. Ilrépéta sa question. Ils s’obstinaient à ne point faire la moindreattention à lui. Pour la troisième fois, et sur un tonintolérablement agressif, il réitéra son insolente question. Unsilence gros de danger suivit. Pendant quelques secondes, les troishommes s’observèrent, les sourcils froncés. Le Prince fixa sur Bertson regard altier et Bert détourna la tête. Lentement, alors, lePrince se dressa sur ses jambes ; l’officier au profild’oiseau se remit malaisément sur pied. Bert resta accroupi.

– Fous, maintenant, soyez calme, – ordonna le Prince.

Bert comprit que ce n’était plus le moment d’être éloquent. Lesdeux Allemands le tenaient sous la menace de leurs yeux haineux.Pendant un moment Bert vit la mort proche.

Puis, le prince tourna les talons, et les deux hommes partirentdans la direction de l’aéroplane.

– Sapristi ! – fit Bert, en ajoutant tout bas uneexpression plus énergique. Il demeura immobile trois ou quatreminutes encore, puis, se relevant d’un bond, il alla prendre, dansles orties, où il l’avait caché, le fusil de l’aviateurchinois.

Dès cet instant, il ne fallut plus prétendre que Bert fût auxordres du Prince ni qu’il eût l’intention d’achever la réparationde l’aéroplane. Les deux Allemands prirent possession de l’appareilet se mirent à l’œuvre. Avec son arme nouvelle, Bert s’éloigna duvoisinage, et, dans un endroit qu’il jugea propice, il s’installapour en étudier le maniement. C’était une carabine courte, àgrosses cartouches, et il n’en manquait qu’une ou deux dans lemagasin. Bert retira soigneusement celles qui restaient, manœuvrala détente et tout le mécanisme, jusqu’à ce qu’il fût sûr de savoirs’en servir. Avec le même soin, il remit les cartouches en place.Cela fait, il se souvint qu’il avait faim et, le fusil sous lebras, il partit en reconnaissance du côté du kiosque.

Il eut assez de bon sens pour se rendre compte qu’il ne devaitpas se montrer avec le fusil au Prince et à son compagnon. Tantqu’ils le croiraient sans armes, ils le laisseraient tranquille,mais on ne pouvait présumer de ce que ferait le personnagenapoléonien s’il le voyait armé. Il n’alla pas non plus de leurcôté, parce qu’il sentait bouillonner au-dedans de lui untrop-plein de rage et d’appréhension, et qu’il éprouvait le besoinde tirer sur ces deux hommes. Il voulait tirer dessus, et se disaiten même temps que les tuer ainsi serait une action horrible. Lesdeux aspects incompatibles du primitif et de l’homme civiliséluttaient en lui.

Près du kiosque, le petit chat reparut, réclamant, de touteévidence, sa ration de lait. Ce miaulement aggrava considérablementla colère d’homme affamé de Bert, qui se mit à fouiller dans tousles coins du kiosque, tout en parlant seul à haute voix. Bientôt,il s’arrêta et déclama de véhémentes injures. Il discourut sur laguerre, sur l’orgueil, sur l’impérialisme.

– Tout autre Prince que lui aurait voulu périr avec ses hommeset son navire ! – criait-il.

Les deux Allemands, de temps à autre, percevaient ces éclats devoix, au milieu du grondement des eaux. Leurs regards secroisaient, et ils souriaient.

Bert songea un instant à s’asseoir dans le kiosque pour lesattendre, mais il réfléchit que ce serait les avoir trop près. Sibien qu’il décida de se rendre à la pointe de Luna Island, afin d’yexaminer en paix la situation.

Cette situation, tout d’abord, lui avait paru relativementsimple, mais à mesure qu’il la retournait dans son esprit, elleoffrait des éventualités multiples.

Chacun de ces deux hommes portait une épée… Avaient-ils aussides revolvers ?

S’il les tuait tous les deux, il ne découvrirait peut-êtrejamais l’endroit où ils avaient caché les vivres.

Jusqu’ici, il s’était promené avec son fusil sous le bras, pleind’un sentiment d’altière sécurité, mais qu’arriverait-il s’ilsvoyaient l’arme et décidaient de lui tendre des embûches. L’île dela Chèvre n’était que roches, fourrés, buissons, monticules etravins… Pourquoi n’irait-il pas les tuer tout de suite ?

– Ah non, je ne peux pas ! – dit Bert, écartant cette idée.– Sur le moment de la colère, oui !… Mais pas desang-froid.

C’était une faute de rester éloigné d’eux, comme il le compritsoudain. Il fallait ne pas les perdre de vue, les épier à leur insuet les suivre. De cette façon, il serait au courant de leurs faitset gestes, il saurait s’ils avaient chacun un revolver et en quelendroit ils cachaient les vivres, enfin il serait mieux à même dedéterminer leurs intentions à son égard. S’il ne les espionnaitpas, c’est eux bientôt qui se mettraient à sa recherche. Cetteconclusion lui parut si éminemment raisonnable qu’il se décidad’emblée à agir en conséquence.

Pensant à son accoutrement, il se défit de son faux col et de sacasquette blanche d’aéronaute, qui pouvaient le trahir, et les jetadans le fleuve, puis il releva le col de son veston pour qu’on nepût apercevoir le moindre fragment de sa chemise sale. Dans sespoches, les outils et les écrous avaient tendance à s’entrechoquerfâcheusement, mais il les disposa dans un autre ordre et lesenveloppa dans des lettres et dans son mouchoir. Enfin, avec laplus extrême circonspection et sans bruit, il se mit en route,restant à chaque pas aux aguets et aux écoutes.

À mesure qu’il approchait de ses antagonistes, des craquements,des soupirs et des han ! l’aidaient à se diriger. Enfin, illes découvrit, occupés à livrer une sorte de match de lutte avecl’aéroplane asiatique. Ils avaient retiré leur tunique, posé leurépée à terre, et ils s’acharnaient superbement à la besogne,s’efforçant apparemment de tourner le monoplan en senscontraire ; mais la longue queue prise dans les arbustes leurdonnait d’extrêmes difficultés.

En les apercevant, Bert s’aplatit sur le sol, rampa jusqu’à uncreux propice et demeura étendu là à contempler leurs efforts. Detemps à autre, pour passer le temps, il les visait tour à tour avecson arme. Le spectacle l’intéressait énormément, à tel point mêmeque parfois il fut sur le point de leur crier d’utilesconseils.

– Dès qu’ils auront achevé de tourner l’appareil, – se dit-il, –ils verront que les écrous et les outils manquent, et ils semettront à ma recherche, car ils en viendront tout naturellement àcette conclusion, que nul autre que moi ne peut les avoirsubtilisés.

Fallait-il cacher le fusil et essayer une transaction, enéchangeant les outils contre de la nourriture ? Mais ilcomprit qu’il serait incapable, à présent qu’il avait goûté à cetterassurante compagnie, de se séparer de son arme. Le petit chatsurgit tout à coup, lui prodigua mille caresses, lui léchant lafigure et lui mordillant l’oreille.

Au cours de la matinée, Bert observa, très loin dans le sud, unaéronat asiatique, se dirigeant vers l’est, mais les Allemands nele remarquèrent pas.

Le soleil arrivait au zénith. Enfin, la machine volante futentièrement tournée, bien en équilibre sur ses roues, et son avantface aux rapides. Les deux travailleurs essuyèrent leurs visagestrempés, réendossèrent leurs tuniques, bouclèrent leurs ceinturons,puis se parlèrent et se comportèrent comme des hommes qui secongratulent d’une matinée bien employée. Ensuite, le Prince entête, ils partirent d’un bon pas dans la direction du kiosque. Bertse hâta de les suivre, mais il lui fut impossible d’avancer assezvite et assez subrepticement pour surprendre en quel endroit ilsavaient caché les vivres. Quand il fut assez près, il les vitassis, le dos appuyé contre le kiosque, une assiette sur lesgenoux, avec, entre eux, une boîte de bœuf conservé et une platéede biscuits. Ils paraissaient de fort belle humeur, et une foismême le Prince éclata de rire.

À cette vision de leur repas, Bert oublia tous ses plans. Lafaim l’emporta. Il se dressa tout à coup devant eux, à une distanced’environ trente pas, le fusil en arrêt.

– Les mains en l’air ! – cria-t-il, d’une voix rauque etféroce.

Après une courte hésitation, deux paires de bras se levèrent.Les Allemands ne s’attendaient certes pas à l’intervention d’unfusil.

– Debout ! – commanda Bert. – Jetez lesfourchettes !

Ils obéirent.

– Et maintenant ? se demanda Bert. Il n’y a plus qu’à lesfaire décamper, et il reprit, à haute voix : – Par file à droite,marche !

Le Prince obéit avec une remarquable alacrité.

Parvenu à l’extrémité de la clairière, il prononça quelques motsrapides, et, avec un manque absolu de dignité, son aide de camp etlui déguerpirent à toutes jambes.

Une soudaine arrière-pensée exaspéra Bert contre lui-même.

– Bigre ! – s’écria-t-il, avec un sentiment d’infinievexation. – Quel idiot je suis ! J’aurais dû leur faire rendreleurs épées… Hé ! là-bas ! demi-tour !

Mais les Allemands étaient déjà hors de vue, et s’abritaientsans doute derrière les arbres. Bert n’eut d’autre consolation quede s’invectiver et de s’abandonner aux plus énergiquesimprécations. Puis, il marcha jusqu’au kiosque, examinantsuperficiellement la possibilité d’être attaqué de flanc. Aprèsavoir placé son fusil à portée de sa main, il se mit en devoir devider l’assiette abandonnée par le Prince, restant quelquessecondes aux écoutes entre chaque bouchée. Cette première rationachevée, il en donna les débris au chat ronronnant, et il entamaitla seconde ration, quand l’assiette se brisa dans sa main ! Ildemeura stupéfait, tandis que lentement, dans son esprit, ilrapprochait de ce miracle le fait qu’il avait entendu au mêmemoment une brève détonation dans le fourré. Il bondit sur sesjambes, empoigna son fusil d’une main et la boite de bœuf conservéde l’autre et, en contournant le kiosque, il s’enfuit à l’autreextrémité de la clairière. Au même instant, un bruit sec crépitadans le fourré, et pfuitt ! quelque chose siffla à sonoreille. Il n’arrêta sa course éperdue que lorsqu’il se jugea dansune forte position de défense, près de Luna Island, où, pantelant,il se terra, farouchement en alerte.

– Ils ont un revolver, après tout, – bredouillait-il, haletant.– En ont-ils chacun un ? Dans ce cas-là, sacrebleu, je seraisflambé… Et le minet, où est-il ?… Il se régale des restes debœuf, le petit brigand !

8.

C’est ainsi que les hostilités débutèrent dans l’île de laChèvre. Elles durèrent une nuit et un jour, le plus long jour et laplus longue nuit de toute l’existence de Bert. Pendant tout cetemps, il lui fallut rester à l’affût, aux aguets, et en outredécider quel plan il adopterait. L’alternative se précisait àprésent : ou bien il tuerait ces hommes ou eux le tueraient. Leprix réservé au vainqueur consistait dans les vivres, d’abord, puisdans la machine volante et le douteux privilège de se risquer às’en servir. Si l’on échouait dans la tentative de s’envoler,c’était la mort certaine ; si l’on réussissait, on iraitaborder quelque part, de l’autre côté… Et Bert essaya de s’imagineren quel état il trouverait le monde, de l’autre côté. Toutes leséventualités se présentèrent : le désert sans ressources, desAméricains exaspérés, des Japonais, des Chinois, peut-être desPeaux-Rouges ! … Y avait-il encore des Peaux-Rouges ?

– Faudra prendre les choses comme elles viendront, – serésigna-t-il. – Pas moyen de sortir d’ici par un autre chemin.

Mais… N’entendait-il pas des voix ?… Il s’aperçut que sonattention s’égarait. Tous ses sens furent en alerte. Le grondementdes chutes déformait et confondait tous les bruits… bruits de pasprécipités et ralentis, bruits de voix qui deviennent des cris etdes vociférations.

– Imbécile de cataracte ! – maugréa Bert. – Y a-t-il riende plus bête que de tomber comme ça tout le temps.

– Bah ! à quoi bon s’en préoccuper ? Que faisaient lesAllemands ? Étaient-ils retournés à l’aéroplane ?

Ils ne pouvaient rien en faire, puisqu’il avait dans sa pochedes écrous indispensables, la clef à dévisser et d’autres outils.Oui, mais s’ils mettaient la main sur la seconde trousse dans lacépée ? Bien sûr, il l’avait soigneusement dissimulée, maiss’ils la trouvaient par hasard… On n’était jamais sûr. Il essaya dese rappeler exactement comment il avait caché les outils, de sepersuader qu’ils étaient introuvables, mais sa mémoire commença àlui jouer des tours.

– N’avait-il pas laissé dépasser le manche de la clef anglaise,qui scintillerait entre les troncs ?…

– Chut !… Qu’était-ce ? Quelqu’un remuait dans lesfourrés ? Le canon du fusil se dressa… Rien !… Qu’étaitdevenu le petit chat ?… Non, rien, pas même le petit chat… Desfantaisies de l’imagination.

Les Allemands s’apercevraient évidemment de l’absence des pièceset des outils et ils les chercheraient, c’était clair. Ne lestrouvant pas, ils en concluraient qu’il les avait gardés et ils lepourchasseraient. Il n’avait donc qu’à rester tranquillement àl’affût… Est-ce que rien ne clochait dans ce plan ? À leurtour, ne subtiliseraient-ils pas certaines pièces détachables et nelui tendraient-ils pas un piège ? Non, ils ne feraient pascela, parce qu’ils étaient deux contre un. Ils ne redoutaientcertainement pas de le voir s’échapper en aéroplane ; ilsn’avaient non plus aucune bonne raison de supposer qu’ils’approcherait de l’appareil, et par conséquent ils ne feraientrien pour l’endommager et le mettre hors d’usage. Tout cela,conclut-il, était certain. Mais s’ils l’attendaient à l’affût auxalentours du kiosque, quand il viendrait auxapprovisionnements ? C’était peu probable : ils savaient eneffet qu’il avait emporté avec lui cette grande boite de bœufconservé, qui lui durerait bien plusieurs jours s’il en usait avecmodération… Autre chose : au lieu de l’attaquer, ils n’avaient qu’àcompter sur la fatigue…

Il se dressa en sursaut, apercevant pour la première fois ledanger de sa situation : il pourrait s’endormir !

Dix minutes de la suggestion que comportait cette idée, et il serendit compte qu’il s’assoupissait.

Il se frotta les yeux, manipula son arme… Jamais encore, iln’avait remarqué l’effet soporifique que produisait le soleil etl’air d’Amérique, ni combien endormant et berceur était leronflement assourdissant du Niagara… Jusqu’ici, pourtant, tout celaavait paru fort stimulant.

Si seulement il n’avait pas mangé autant et aussi vite, il ne sesentirait pas si alourdi… Les végétariens éprouvent-ils ceslourdeurs ?…

Il dut à nouveau secouer sa torpeur croissante.

S’il ne faisait pas immédiatement quelque chose, ils’endormirait, et, s’il dormait, il y avait dix à parier contre unqu’ils le découvriraient en train de ronfler et en finiraientaussitôt avec lui. À rester immobile et muet, il dormirait, ildormirait immanquablement ; mieux valait donc courir tout desuite les risques de l’attaque… Quoi qu’il fît, c’est finalement lesommeil qui l’emporterait, puisque, sur ce point, ses ennemisavaient l’avantage : quand l’un d’eux reposerait, l’autre ferait leguet ; quand l’un se livrerait à certaines manœuvres, l’autreresterait à l’affût, prêt à tirer.

Là-dessus, il songea aux embuscades et aux subterfugespossibles. Quel idiot il avait été de jeter sa casquette, alorsqu’elle lui aurait été si précieuse, accrochée sur un bâton,spécialement la nuit !

Il éprouva une grande soif, qu’il calma en suçant un petitcaillou. Puis ce fut le besoin de sommeil qui revint…

De toute évidence, il lui fallait attaquer.

Comme beaucoup d’illustres généraux avant lui, il constata queses bagages – c’est-à-dire la boite de fer-blanc qui contenait lebœuf conservé – constituaient un sérieux obstacle à la mobilité deses mouvements. Il décida finalement de fourrer le contenu à mêmedans sa poche et de se débarrasser du contenant. Ce n’étaitpeut-être pas un arrangement idéal, mais en campagne il faut savoirfaire des sacrifices. Il se mit en marche et franchit presque enrampant une dizaine de mètres…

L’après-midi était parfaitement calme, et le mugissement de lacataracte faisait ressortir comme en relief cette immense paix. EtBert s’efforçait de comploter la mort de deux êtres humains quivalaient mieux que lui, pendant qu’eux-mêmes combinaient unsemblable projet à son égard. Que machinaient-ils, derrière cesilence ?

S’il se trouvait soudain face à face avec eux ? S’il tiraitet les manquait ?…

9.

Courbé sur son arme, Bert, à tout moment, s’arrêtait pourécouter, repartait, et sans nul doute l’Alexandre teuton et sonlieutenant faisaient de même. Si, sur une carte à échelle, on avaittracé en lignes rouges et bleues ces mouvements stratégiques, onaurait pu constater de nombreux croisements. Cela dura jusqu’ausoir, et, au long de cette interminable journée d’affût, pas unefois les deux partis ne s’aperçurent, pas un instant ils ne surents’ils étaient proches ou éloignés l’un de l’autre. À la nuit, Bertse trouva près de la chute américaine ; il n’avait plussommeil, mais il ressentait une soif violente. L’idée lui vintalors que ses adversaires pouvaient s’être réfugiés dans l’épave duHohenzollern, échouée à la pointe de l’île Verte. Soudain,plein d’audace, il renonça à se dissimuler et traversa lapasserelle… Il n’y avait personne. C’était sa première visite à cesimmenses fragments du dirigeable, et il les explora curieusement,dans leur demi-obscurité. La cabine d’avant paraissait presqueintacte, avec son plancher en pente, dont un coin était submergé.Il se glissa à l’intérieur, étancha sa soif, et fut frappé parcette brillante idée qu’il pourrait là passer confortablement lanuit.

Mais à présent le sommeil se refusait à venir.

Vers le matin, pourtant, Bert s’assoupit, et quand il s’éveillail faisait grand jour. Il déjeuna de conserve de bœuf et dequelques gorgées d’eau, après quoi il médita longtemps sur lasécurité qu’offrait son refuge. Enfin, il se sentit hardi etrésolu. D’une façon ou d’une autre, il voulait mettre un terme àcette situation ; il en avait assez de ramper et de se cacher.La carabine à la main, ne prenant même plus la peine d’amortir sespas, il sortit au plein soleil, et gagna le kiosque sans rencontrerpersonne. De là, il se dirigea vers l’aéroplane, et soudain ildécouvrit l’officier au profil d’oiseau, assis par terre, le doscontre un arbre, endormi, la tête penchée sur ses bras croisés, etson pansement déplacé lui recouvrant presque un œil.

Bert s’arrêta instantanément, à une quinzaine de mètres, l’armeprête… Où était le Prince ? Alors, il distingua derrière unarbre voisin une épaule qui dépassait. Prudemment, il fit cinq pasde côté. Le fameux personnage devint visible, appuyé contre letronc, le revolver dans une main et l’épée dans l’autre, etbâillant, bâillant…

– On ne peut tout de même pas tirer sur un homme qui bâille, –observa Bert.

L’arme en joue, il avança sur son antagoniste, avec, dansl’esprit, la sotte fantaisie de crier un « haut les mains ! »magnanime. Mais le Prince le vit : la bouche qui bâillait se fermacomme une trappe, et l’homme se dressa, immobile. Bert, muet, nebougea pas. Un instant les deux ennemis s’épièrent…

Il eût été sage, de la part du Prince, de se dissimuler derrièrel’arbre. Au lieu de cela, il poussa un cri, et leva son revolver etson épée. À ce geste, comme un automate, Bert appuya sur ladétente.

C’était la première fois qu’il se servait d’une arme à balled’oxygène. Une grande flamme aveuglante jaillit du buste du Prince,accompagnée d’une détonation assourdie. Quelque chose de chaud etd’humide vint frapper Bert au visage. Puis, dans un tourbillon defumée, des membres et des fragments humains retombèrent ens’éparpillant sur le sol.

Bert fut si surpris qu’il resta sur place, la bouche ouverte, etl’officier à profil d’oiseau aurait pu le pourfendre à coups desabre, sans qu’il songeât à se défendre. Mais l’Allemand s’enfuyaitpar le sous-bois, se dissimulant derrière les troncs. Reprenant sesesprits, Bert s’élança à sa poursuite, mais il y renonça bientôt,car il ne se sentait pas le cœur de continuer le massacre. Ilrevint vers les débris mutilés, les restes épars de ce qui avaitété si récemment encore le grand et fameux prince Karl Albert, etil inspecta même les végétations d’alentour hachées par l’explosionet éclaboussées de sang. Après des essais infructueuxd’identification, il se risqua à ramasser le revolver encore chaud,mais le barillet avait éclaté.

À ce moment, il constata la présence amicale et réconfortante duchat, et il fut grandement choqué qu’un être si jeune fût le témoind’une aussi horrible scène.

– En route, minet, ça n’est pas ta place ici.

En trois enjambées, il eut rattrapé et capturé l’animal, et ilse dirigea vers le kiosque, avec la bête ronronnant sur sonépaule.

– Ça n’a pas l’air de t’émouvoir beaucoup, ces carnages, –dit-il.

Ses perquisitions méthodiques lui firent découvrir lesprovisions cachées dans le toit. Tout en versant une soucoupe delait à son chat, il remarqua à haute voix :

– C’est dur tout de même de penser que trois hommes dans unepareille impasse ne puissent pas s’entendre… Mais Son Altesse nousla faisait un peu trop à la pose… Sapristi ! – continua-t-il,assis sur le comptoir et mâchonnant : – Quelle drôle de chose quela vie ! Ainsi, moi, j’avais vu son portrait, je connaissaisson nom quand j’étais à peine un gosse en culottes courtes… Leprince Karl Albert !… Si quelqu’un m’avait prédit que je leferais éclater en morceaux… Ah ! non ! Ça, mon vieuxminou, je ne l’aurais pas cru !… La somnambule aurait dû meprévenir, au lieu de me dire que j’avais la poitrine faible, ce quin’est pas difficile à voir, parbleu !… L’autre type, qui apris la poudre d’escampette, ne peut pas faire grand’chose… Je medemande comment je vais me débarrasser de lui…

Son œil bleu surveillait la bordure d’arbres de la clairière, etil caressait le fusil sur ses genoux.

– Je n’aime pas beaucoup toutes ces tueries, vois-tu, minet, –reprit-il. – Comme disait Kurt, on patauge trop dans le sang, et tuy patauges un peu jeune, toi… Si ce Prince était venu à moi la maintendue, je lui aurais tendu la mienne, sûrement !… Etmaintenant, reste l’autre, qui se niche dans les fourrés… avec satête entamée et une patte qui boite… Sapristi, il y a à peine troissemaines que je l’ai vu pour la première fois… Il était chic etpomponné, avec les mains pleines de brosses, de peignes et d’objetsde toilette, et il pestait contre moi… un vrai gentleman,quoi ! À présent, il est retombé presque à l’état sauvage…Qu’est-ce que je vais faire de lui ?… Oui, que diable vais-jefaire de lui ? Je ne vais bien sûr pas lui laisserl’aéroplane… Ça serait d’une bonté un peu excessive, et, si je nele tue pas, il va errer dans l’île et mourir de faim… Il est vraiqu’il a un sabre.

Il alluma une cigarette et se lança de nouveau dans sesréflexions philosophiques.

– La guerre, vois-tu, minet, c’est un sale jeu ! oui, unsale jeu ! Et nous autres, les gens du peuple, nous sommes desimbéciles. On se figurait que les personnages de la haute savaientoù ils voulaient en venir, et ils ne savaient rien du tout. Cetteespèce de Prince, par exemple : il avait toute l’Allemagne derrièrelui, et à quoi ça lui a-t-il servi ?… À des tueries, desravages, des désastres, et le voilà maintenant dans un bel état, unfouillis de membres, de sang, de bottes, un horrible gâchis !…Son Altesse Impériale le prince Karl Albert !… Toute l’arméequ’il emmena, et ses dirigeables, ses Drachenflieger, toutest dispersé comme des fétus de paille, entre ce trou etl’Allemagne. Et la guerre, qu’il a mise en branle, continue, avecdes carnages, des incendies, une guerre sans fin, d’un bout àl’autre du monde… Je suppose qu’il faudra bien que je massacreaussi celui qui reste… Faudra que j’en vienne là… Mais ça n’est pasce genre de corvée-là qui me plaît, vois-tu, minet.

Bert parcourut l’île en tous sens, au milieu du tumulte deschutes, pour tâcher de découvrir l’officier blessé. À la fin, il lefit débusquer de quelques buissons épais ; mais, quand il vits’enfuir devant lui, en boitant, l’homme courbé et enveloppé debandages sanglants, sa pitié l’emporta.

– Je ne peux pas… c’est clair que je ne peux pas tirer dessus…Qu’il s’en aille !

Et il alla retrouver l’aéroplane.

Il ne revit pas l’éclopé et il n’en aperçut même aucune trace.Vers le soir, il craignit à nouveau une embuscade et se mit enchasse vigoureusement, pendant deux heures environ, mais en vain.Il s’installa pour dormir, dans une bonne position de défense, àl’extrémité de la pointe rocheuse qui s’avance vers la cascadecanadienne. Dans la nuit, il s’éveilla, en proie à une terreurpanique, et il déchargea son fusil au hasard. Après ce cauchemar,il ne put se rendormir. Au matin, il éprouva un vif intérêt pour ledisparu et il le chercha comme un frère égaré.

– Si je savais quelques mots d’allemand, – se dit-il, – jel’appellerais… C’est là le hic, de ne pas parler la même langue, onne peut pas s’expliquer.

Plus tard, il découvrit les vestiges d’une tentative qu’avait dûfaire le malheureux pour franchir la brèche du pont. Une corde,munie d’une sorte de ralingue, avait été lancée par-dessus le videet s’était accrochée à un fragment de garde-fou. L’extrémité decette corde traînait dans le courant bouillonnant…

Mais l’officier à profil d’oiseau coudoyait déjà à cette heuredes corps inertes qui avaient été le lieutenant Kurt, l’aéronautechinois, et une vache noyée, en compagnie d’autres déchets de fortpeu agréable compagnie, dans un des remous qui se formaient àquatre kilomètres de là. Jamais cet immense dépotoir, cetournoiement incessant et sans objet, n’avait été pareillementencombré d’étranges et lamentables épaves.

Tout ce ramas tournait et tournait, et chaque tour lui apportaitde nouveaux appoints, cadavres d’animaux, fragments d’aéronats etd’embarcations, cadavres innombrables d’habitants des villes quibordaient les rives des lacs d’amont. Il en vint en quantitésénormes de Cleveland. Tout se rassemblait là, et tourbillonnaitindéfiniment, et, au-dessus, tournoyaient des vols, chaque jouraccrus, de grands oiseaux de proie.

Chapitre 10LE MONDE PENDANT LA GUERRE

1.

Bert vécut deux jours encore dans l’île de la Chèvre, et ilépuisa ses provisions, sauf les cigarettes et l’eau minérale, avantde se décider à essayer la machine volante asiatique.

À la fin même, ce n’est pas lui qui partit dessus, mais plutôtl’engin qui l’emporta. Deux heures à peine lui avaient suffi poursubstituer aux traverses rompues les traverses intactes del’aéroplane disloqué et pour replacer les écrous qu’il avaitenlevés. Le moteur n’avait aucune avarie, et il ne différait quepar des détails très simples et aisément compréhensibles du moteurhabituel des motocyclettes. Le reste du temps se passa enhésitations et en tâtonnements dilatoires. Une appréhension lepoursuivait surtout : il se voyait barbotant dans les rapides,cramponné au monoplan, et tournoyant dans le courant quil’entraînait vers la chute ; et il se voyait aussi, avançant àtoute vitesse dans les airs, et incapable d’atterrir. Son espritétait trop accaparé par l’inquiétude de son prochain vol, pourqu’il se tourmentât beaucoup de l’accueil réservé à un faubourienanglais, aux idées peu précises, qui débarquerait d’un aéroplaneasiatique, et sans lettres de créance, au milieu d’une populationsurexcitée par la guerre.

Un reste de sollicitude pour l’officier au profil d’oiseau lelui représentait gisant, immobilisé par ses blessures, dans quelquecaverne ou crevasse. Ce ne fut donc qu’après avoir fouillé tous lescoins de l’île qu’il renonça à cette préoccupation importune.

– Si je le trouvais, – raisonnait-il, tout en cherchant, –qu’est-ce que je ferais de lui ? On ne casse pas la tête desgens quand ils ne peuvent bouger… Et je ne vois pas quel autreservice je pourrais lui rendre.

Son sens hautement développé de la responsabilité sociale futobsédé par le sort du chat :

– Si je le laisse ici, il mourra de faim… à moins qu’iln’attrape des souris pour se nourrir… Mais y a-t-il dessouris ?… Des oiseaux, peut-être ?… Trop jeune, pourcela… Il est comme moi… un peu trop civilisé.

Finalement, il le logea dans une des vastes poches de savareuse, où l’animal s’intéressa vivement aux vestiges de bœufconservé qu’il y découvrit.

Avec la petite bête ainsi casée, il se percha sur la selle de lamachine volante. Cette grande chose volumineuse, encombrante, neressemblait pas du tout à une bicyclette. Pourtant, la manœuvre enparaissait assez facile. On mettait le moteur en marche commeça ; on embrayait le gyroscope comme ça… puis on poussait celevier comme ça… Il était plutôt serré, le levier, mais soudain ilcéda…

Les grandes ailes incurvées se mirent à battre de façondéconcertante : clic-clos, clic-cloc, clitta-cloc.

Stop ! La machine filait droit vers le fleuve, sa roued’avant entrait dans l’eau. Bert, le cœur serré, eut un grognementrauque et tira sur le levier pour le ramener à sa positionpremière… Clic-cloc, clic-doc… Il s’enlevait ! La machinesortit du courant sa roue trempée… Bert montait dans les airs.Inutile de stopper maintenant ; rigide et cramponné au volant,les yeux fixes et la face pâle comme la mort, Bert s’envolaitau-dessus des rapides, tressautant à chaque coup d’ailes etmontant, montant, montant…

Entre un aéroplane et un ballon, aucune comparaison n’estpossible pour la sérénité et le confort. Excepté dans la descente,le ballon est un véhicule d’une urbanité impeccable ; l’enginasiatique faisait des sauts, comme une mule qui se cabre, sansredescendre jamais.

Clic-cloc, clic-cloc ; à chaque battement des ailes siétrangement façonnées, la machine lançait Bert en l’air et lerattrapait, une demi-seconde plus tard, en l’asseyant sur la selle.Et, tandis qu’en ballon on ne sent aucun souffle, puisquel’aérostat est entraîné à la même vitesse que le vent, le vol enaéroplane est une folle et perpétuelle création de vent, contrequoi on avance. Ces remous de l’air semblaient vouloir aveuglerBert, le contraignaient à fermer les yeux. Bientôt, pour éviterd’être finalement ouvert en deux par les secousses sur la selle, ilserra les genoux et croisa les jambes autour de la tige de support.Pendant ce temps, il continuait de monter, à cent, deux cents,trois cents mètres, par-dessus le désert bouillonnant des rapides.C’était fort bien, mais comment prendre une directionhorizontale ? Il essaya de se remémorer s’il avait vu cesmonoplans horizontalement. Non, leur ascension s’effectuait à coupsd’ailes, et ils descendaient en planant selon une légèreinclinaison. Il décida de monter encore. Des larmes gonflaient sespaupières, et, pour les essuyer, il s’aventura témérairement àlâcher d’une main le volant.

Valait-il mieux risquer une chute par terre, ou sur l’eau ?Sur de pareilles eaux ?

Il montait par-dessus des Upper Rapids, dans la direction deBuffalo, et il éprouvait un certain soulagement à penser que lesChutes et le furieux tourbillon des eaux étaient maintenantderrière lui. Il observa qu’il s’élevait en droite ligne.

Comment virait-on ?

Bientôt, tout son sang-froid lui revint : ses yeux s’habituaientau vent, et il montait toujours, très haut, très haut… Il pencha latête en avant et promena des regards clignotants sur la contrée…Trois grandes balafres de ruines noires et fumantes sabraient lacité de Buffalo ; plus loin, des collines et des plaines. Ilse demanda s’il était à un kilomètre de hauteur, ou plus ?

Près de la station située entre Niagara et Buffalo, il aperçutdes gens qui entraient dans les maisons et en sortaient, comme desfourmis. Deux automobiles glissaient sur la route vers NiagaraCity. Tout au loin, vers le sud, il distingua un immense dirigeableasiatique qui filait vers l’est.

À cette vue, il s’occupa sérieusement du moyen de changer dedirection. Mais l’aéronat ne parut pas se préoccuper de lui et Bertcontinua à monter par bonds successifs. Le monde s’étendait sousses yeux comme une carte toujours plus vaste. Clic-cloc, clic-doc.Au-dessus de lui, toute proche maintenant, s’éployait un voiletransparent de nuages.

Le moment était venu, songea-t-il, de débrayer la commande desailes. Le levier opposa quelque résistance ; quand il eutcédé, la queue de la machine se redressa et les ailess’allongèrent, rigides. Aussitôt, tout fut silencieux, doux etrapide. Les paupières aux trois quarts closes, Bert opérait unedescente inclinée contre une violente rafale de vent.

Un petit levier, qui jusqu’ici s’obstinait à ne pas fonctionner,était devenu mobile. Il le poussa doucement vers la droite : l’ailegauche modifia mystérieusement sa bordure extrême, et la descentese poursuivit en une spirale qui s’enroulait vers la droite.Pendant quelques secondes, Bert connut les sensations désespéréesque donne une catastrophe inévitable. Non sans difficulté, ilreplaça le levier à sa position première, et la bordure de l’aileobéit à la manœuvre.

Presque aussitôt il poussa le levier vers la gauche, et crutfaire un tête-à-queue.

– Pas si fort ! – balbutia-t-il, terrifié, en s’apercevantqu’il dégringolait à toute vitesse sur une voie ferrée et quelquesbâtiments d’usines qui semblaient l’attirer pour le happer. Uninstant, il se vit aussi impuissant qu’un cycliste emballé dans unecôte ; par surprise, il était descendu jusqu’au sol.

– Hé là ! – s’écria-t-il, et, d’un effort de tout son être,il embraya le mouvement des ailes. L’appareil releva le nez, etreprit sa montée tressautante.

Bert gagna une grande hauteur, et la partie pittoresque etmontagneuse de l’État de New York s’étala sous ses yeux. À ladescente qui suivit, il découvrit une longue côte, et, à la montée,il en entrevit une autre encore. Un peu plus tard, comme il passaiten planant à une faible hauteur au-dessus d’un village, ildistingua des gens qui couraient en tous sens, qui s’enfuyaient,épouvantés sans doute par sa venue inopinée. Il se figura mêmequ’on avait tiré sur lui.

– Montons, – se dit-il.

Il empoigna la manette d’embrayage, qui obéit avec uneremarquable docilité, et soudain les ailes parurent céder vers lemilieu… Le moteur était muet ; il ne marchait plus ! Parinstinct plutôt que par réflexion, Bert débraya. Quefaire ?

Le reste du voyage dura quelques secondes, mais l’esprit de Bertfut animé d’une activité prodigieuse ; il ne pouvait plusmonter, il descendait… irrémédiablement il y aurait un chocinévitable.

L’appareil glissait à une vitesse de peut-être cinquantekilomètres à l’heure… Cette plantation de mélèzes, là-bas,promettait un moelleux atterrissage – un lit de moussepresque !

Irait-il jusque-là ? Il s’occupa uniquement de son volantde direction, le tourna un peu à droite, puis en plein àgauche…

Brrrr ! crac ! Il arrivait sur les cimes des arbres,dans lesquelles l’appareil se creusa un profond sillon, pourchavirer finalement au milieu d’un nuage d’aiguilles vertes et debranchages noirs. Il y eut un craquement sec, et Bert, désarçonné,partit en avant, en brisant quelques branches dont les rameaux luifouettèrent le visage.

Il se retrouva entre la selle et un tronc d’arbre, une jambepar-dessus le levier de direction, et, autant qu’il pouvait s’enrendre compte, indemne. Comme il cherchait à se dégager, il perditl’équilibre et tout céda sous lui. Quand il put se raccrocher, ilétait perché dans les branches basses de l’arbre, sousl’aéroplane ; une agréable odeur résineuse embaumait l’air.Sans se risquer à bouger, il envisagea sa position, puis, avecmille précautions, il descendit, branche par branche, jusque sur lesol tapissé d’une épaisse couche d’aiguilles sèches.

– Bonne affaire ! – se dit-il, en levant la tête vers legrand cerf-volant disloqué. – Presque aussi doux qu’enascenseur.

Sa main caressait doucement son menton.

– Dans mon malheur, j’ai tout de même un peu de chance –remarqua-t-il méditativement, en examinant le sol tacheté desoleil, sous les arbres.

Un violent tumulte attira son attention vers sa poche, d’où ilfinit par extraire le petit chat.

– Pauvre minet ! Tu dois être à moitié asphyxié !

L’animal, tout ébouriffé, paraissait fort joyeux de revoir lalumière, et le bout de sa petite langue rose passait entre sesdents. Bert le posa à terre ; la bête menue se mit à courir,se secoua, fit le gros dos, s’assit et commença à se lécher.

– Et à présent ? – fit Bert, en regardant autour de lui. Etsoudain, avec un geste de dépit : – Sapristi ! j’aurais dûapporter le fusil !

Il l’avait, par une fâcheuse précaution, appuyé contre un arbre,avant de s’installer sur la selle de l’aéroplane. L’immense paixqui l’entourait le déconcerta, et il s’aperçut qu’il n’avait plusdans les oreilles le mugissement de la cataracte.

2.

Bert n’avait pas une idée bien claire du genre de populationqu’il allait trouver dans la contrée. Il savait qu’il était enAmérique, une grande et puissante nation, dont les citoyens avaientdes manières sèches et humoristiques, se servaient à tout propos derevolvers et de couteaux à virole, et employaient dans laconversation des mots insolites. Il s’imaginait aussi que tousétaient millionnaires, se balançaient dans des rocking-chairs,plaçaient leurs pieds à des altitudes extravagantes, chiquaientinfatigablement du tabac, des gommes et autres substances. À cesbaroques personnages, se mêlaient des cow-boys, des Peaux-Rouges,et des nègres comiques et obséquieux. Ces connaissances provenaientde lectures fournies par la bibliothèque publique, et Bert n’enavait guère appris davantage. Aussi n’éprouva-t-il un peu plus tardaucune surprise quand il rencontra des gens armés.

Une fois descendu de son perchoir, l’aviateur improvisé avaitdécidé d’abandonner sa machine endommagée. Après avoir erré uncertain temps sous bois, il déboucha sur une route qui parut, à sesyeux de citadin anglais, remarquablement large, mais un peusommairement construite. Ni haie, ni fossé, ni trottoir distinct nela séparaient du fourré, et elle décrivait une vaste courbe, aveccette aisance des grands chemins d’un continent neuf. À quelquedistance, Bert vit un individu portant un fusil sous le bras,coiffé d’un chapeau noir mou, et d’une blouse bleue : sa grosseface ronde n’était ornée d’aucune touffe de barbe, ni du « bouc »qui caractérisait alors toutes les caricatures de l’Américain.L’homme reluqua Bert avec une certaine méfiance, et il tressaillitquand il l’entendit parler.

– Pouvez-vous me dire en quel endroit je suis ? –s’enquérait Bert.

Le personnage le toisa des pieds à la tête et lorgna desoupçonneuse manière les bottes de caoutchouc.

Enfin, il se décida à répondre en un dialecte inconnu, qui setrouvait être le tchèque.

Devant l’air ahuri de Bert, il s’interrompit soudain et articulade son mieux :

– Moi, pas parler anglais.

– Oh ! – fit Bert, qui réfléchit gravement et poursuivit saroute.

Presque aussitôt, il se retourna pour lancer un merci aimable.Le Tchèque, resté sur place, contempla le dos de Bert quis’éloignait, parut frappé d’une idée, fit un geste inachevé,soupira, haussa les épaules et s’éloigna à son tour d’une allureexténuée.

Bert arriva bientôt près d’une grande cabane campée de guingoisau milieu des arbres – une simple boite dénudée, une caissegrossière, aux yeux de Bert, sans plantes grimpantes, sans haie, nimur, ni clôture d’aucune sorte pour la séparer des boisenvironnants. Il fit halte devant les marches qui menaient à uneporte, éloignée d’une trentaine de mètres. L’habitation semblaitdéserte, et Bert se disposait à aller frapper à l’huis, maissoudain un grand chien noir apparut qui le dévisagea fixement.C’était un chien aux mâchoires énormes, d’une race bizarre, et ilavait au cou un collier garni de pointes. La bête n’aboya pas, nefit même pas mine d’avancer, mais elle hérissa paisiblement sonpoil, et émit un grognement unique, comme une toux brève etprofonde.

Bert hésita, et passa son chemin.

À trente pas de là, il s’arrêta, regardant autour de lui, sousla futaie.

– Allons, bon ! J’ai laissé le minet là-bas.

Un remords aigu le tortura un instant. Le molosse surgit entreles troncs, pour mieux voir le passant, peut-être, et émit ànouveau sa toux discrète. Bert reprit sa marche.

– Il se tirera d’affaire sans peine, le minet… Il attrapera deschoses… oh ! oui, il s’en tirera très bien, – répéta-t-il,sans conviction.

N’eût été le chien noir, il serait retourné sur ses pas.

Quand il fut hors de vue de la cabane et du mâtin, il entra dansle bois, d’où il ressortit un peu après, écorçant avec son couteauune trique de grosseur assez respectable. Puis, apercevant, sur lesentier du bas-côté, un caillou dont l’aspect lui convint, il leramassa et le mit dans sa poche. Il déboucha bientôt devantplusieurs chalets, construits en planches comme le dernier, avecchacun une sorte de véranda mal peinte en blanc, et tous plantéssur le sol, dans le même désarroi. Derrière, auprès des étables àporcs, entourée d’une portée grouillante, une truie noire fouillaitla terre.

Une femme à l’aspect farouche, avec des yeux noirs et une têtebrune échevelée, était assise sur les marches, dorlotant unbébé ; mais à la vue du passant, elle se leva, rentra, etpoussa le verrou.

Vers les étables, un gamin apparut, mais il feignit de ne pasentendre l’appel de Bert.

– Ils sont tous comme ça, je suppose, en Amérique, – observaBert.

Les maisons devinrent de plus en plus fréquentes et il croisadeux hommes à l’air hagard et très sales, qu’il n’osa pasinterpeller. L’un portait un fusil et l’autre une hachette, et ilsl’examinèrent, lui et sa trique, avec une expression fortdédaigneuse.

Une route que bordait un monorail traversait celle qu’ilsuivait, et, à l’un des coins du carrefour, se dressait un écriteauavec cette inscription : « Attendre ici les trains. »

– Ça, c’est parfait, mais je me demande s’il va falloir attendrelongtemps ! – se dit Bert.

L’idée lui vint alors que, dans l’état de bouleversement dupays, le service était certainement interrompu. Aussi, comme leshabitations semblaient plus nombreuses sur la droite que sur lagauche, il tourna à droite. Un vieux nègre passa.

– Bonjour, – fit Bert.

– Bonjou, mousseu, – répondit le nègre d’une voix chantante.

– Comment s’appelle ce village ?

– Tanouda, mousseu.

Je vous remercie.

– Méci, mousseu, – insista le nègre.

En approchant, Bert constata que les maisons étaient du mêmetype en bois, détachées les unes des autres et sans clôture, etelles s’ornaient d’enseignes de tôle émaillée avec des indicationsen anglais. Il se dirigea vers l’une des cahutes qu’il jugea devoirêtre une boutique d’épicerie.

C’était la première demeure qui offrit l’invite hospitalièred’une porte ouverte, et de l’intérieur sortait un bruit étrangementfamilier.

– Diable ! – s’écria Bert tout à coup, en fouillant Sespoches. – Voilà des semaines que je n’ai eu besoin d’argent… Je medemande si… C’est Grubb qui tenait la caisse… ah !

Il tira une poignée de monnaie et l’examina : trois pennies, unepièce de six pence et une d’un shilling.

– C’est parfait ! – prononça-t-il.

Au moment où il obliquait vers le seuil, un homme, en manches dechemise, à tête grise et de solide carrure, apparut et ledévisagea.

– …njour, – salua Bert. – Est-ce que je pourrais manger quelquechose dans votre établissement ?

L’homme répliqua, Dieu merci, en bon et clair dialecte américain:

– Ce n’est pas un établissement ici, monsieur, c’est unmagasin.

– Très bien, – acquiesça Bert, – pourvu que je puisse mangerquelque chose.

– C’est facile, – déclara l’Américain sur un ton encourageant,et il recula en invitant Bert à entrer.

D’après les éléments de comparaison que lui fournissaient sessouvenirs de Bun Hill, Bert estima que le « magasin » étaitextrêmement spacieux, très clair et fort peu encombré. Sur lagauche, se dressait un comptoir très long, derrière lequels’étageaient des tiroirs, des rayons et divers autresaménagements ; sur la droite, étaient rangés un certain nombrede chaises, plusieurs tables et deux crachoirs ; dans le fond,s’entassaient des futailles, des fromages et des quartiers de porcfumé ; en face, une vaste ouverture en forme d’arche menait àune autre salle. Autour d’une table, un groupe d’hommes étaientrassemblés, et une femme de trente à trente-cinq ans s’accoudaitsur le comptoir. Tous les hommes, armés de fusils, écoutaientnonchalamment, sans y prêter grande attention, un mauvaisphonographe, aux accents métalliques. Du pavillon sonore sortaientdes paroles qui serrèrent le cœur de Bert d’une angoissenostalgique et lui remémorèrent une plage ensoleillée, unattroupement d’enfants, des bicyclettes émaillées en rouge, ladégaine de Grubb et un ballon à ras de terre. Le phonographenasillait une chanson du répertoire des Derviches duDésert !…

Un individu au cou épais, coiffé d’un chapeau de paille etmâchonnant une chique, arrêta la mécanique, et tous les yeux – desyeux aux regards fatigués – se tournèrent vers Bert.

– Peut-on donner quelque chose à manger à ce monsieur, lamère ? – interrogea le propriétaire.

– On lui donnera ce qu’il voudra, – assura, sans bouger, lafemme accoudée sur le comptoir, – depuis un biscuit sec jusqu’à unrepas complet.

Elle étouffa un bâillement, à la manière de quelqu’un quin’aurait pas dormi de la nuit.

– Je voudrais un repas, – expliqua Bert, – mais je n’ai pasbeaucoup d’argent et je ne voudrais pas payer plus d’unshilling.

Plus d’un quoi ?

– Plus d’un shilling, – répéta Bert, qui comprit tout à coup quesa monnaie n’avait peut-être pas cours.

– J’entends bien, – répliqua le propriétaire, qui perdit unmoment sa solennité. – Mais que diable voulez-vous dire en parlantde shilling ?

Bert, s’efforçant de dissimuler sa consternation, produisit lapièce d’argent :

– Voilà un shilling.

– Il appelle un magasin un établissement, – reprit le négociant,– il veut un repas pour un shilling !… Puis-je vous demander,monsieur, de quelle partie de l’Amérique vous arrivez ?

– De Niagara, – précisa Bert, en remettant le shilling dans sapoche.

– Et depuis quand avez-vous quitté Niagara ?

– Depuis environ une heure.

– Vraiment ! fit le propriétaire, en se tournant avec unsourire incrédule vers les autres. Ah vraiment !

Plusieurs questions simultanées furent posées au nouveau venu.Bert en choisit une pour y répondre.

– J’étais avec la flotte aérienne allemande. Ils m’avaient faitprisonnier, pour ainsi dire, et ils m’ont amené ici.

– D’Angleterre ?

– Oui… d’Angleterre, en passant par l’Allemagne. J’ai assisté àune grande bataille avec les Asiatiques et j’ai été abandonné dansune petite île, entre les cataractes…

– L’île de la Chèvre ?

– J’ignore le nom. Mais, en tout cas, j’y ai trouvé une machinevolante, je suis monté dessus et me voici.

Deux hommes se levèrent, en examinant Bert d’un œil méfiant.

– Où est-elle, cette machine volante ? Dehors ? –questionna l’un.

– Elle est là-bas, dans le bois, à un kilomètre d’ici.

– Est-ce qu’elle est en bon état ? – s’enquit un personnagelippu, dont le visage portait une cicatrice.

– J’ai atterri un peu brutalement…

Ils l’entourèrent, discourant tous à la fois et voulant,comprit-il, qu’il les menât immédiatement à l’endroit où il avaitlaissé l’aéroplane.

– Dites donc, – leur fit observer Bert, je veux bien vous ymener, mais depuis hier je n’ai pris qu’un peu d’eau minérale…

Un jeune homme mince, d’aspect militaire, avec de longues jambesmaigres enfermées dans des guêtres, et portant en bandoulière unecartouchière garnie, intervint alors en faveur de Bert, sur un tond’autorité manifeste :

– Ça va bien. Donnez-lui à manger à mon compte, M. Logan. Jetiens à ce qu’il me raconte son histoire plus en détail. Nousverrons la machine ensuite. Selon moi, j’ose dire que c’est unhasard remarquablement intéressant qui a débarqué ici ce monsieur…Si sa machine volante est là, nous allons la réquisitionner pournotre défense locale.

3.

Bert se retrouvait donc d’aplomb sur ses pieds. Tout en serégalant de viande froide, de bon pain et de moutarde, arrosésd’excellente bière, il narra, en une esquisse sommaire et avec lesomissions et les inexactitudes naturelles à son genre de mentalité,la série de ses aventures. Il raconta qu’en compagnie d’un de sesamis il séjournait, pour cause de santé, au bord de la mer, qu’unjour un « type » arriva dans un ballon, que lui, Bert, était tombéà l’intérieur de la nacelle au moment même où le « type » culbutaità l’extérieur, que les vents l’avaient poussé jusqu’en Franconie,que les Allemands, le prenant sans doute pour quelqu’un d’autre,l’avaient fait prisonnier et emmené à New York, – enfin il expliquade quelle façon il avait été au Labrador et en était revenu, etcomment il était resté seul dans l’île de la Chèvre.

Il évita de mentionner l’affaire des papiers Butteridge et cellede la mort du Prince, non pas à cause d’une insidieuse fourberie,mais parce qu’il sentait l’insuffisance de ses talents denarrateur. Il voulait avant tout que son histoire parût plausible,naturelle et correcte, et il tenait à se présenter comme un citoyenanglais digne de confiance et véridique, bien que de rang modeste,à qui on pouvait sans méfiance faire crédit de la nourriture et dulogement.

Quand son récit fragmentaire en arriva à New York et à labataille de Niagara, ses auditeurs s’emparèrent soudain desjournaux épars sur les tables, et, à l’aide des véhéments comptesrendus de ces feuilles, ils l’assaillirent de questions.Évidemment, pensa-t-il, son arrivée ranimait une discussion entaméedepuis longtemps, qui s’était interrompue pendant la diversion duphonographe, parce que tous les arguments étaient épuisés. C’estcette discussion, l’unique et suprême sujet de conversation dumonde entier – la guerre et ses méthodes – qui avait rassemblé ceshommes, carabine en main. Tout l’intérêt se concentrait à présentsur les aéronats asiatiques qui parcouraient le ciel, accomplissantde mystérieuses missions, et sur les guerriers-aéronautes, enuniforme cramoisi et armés de sabres, qui atterrissaient pourexiger des vivres, de l’essence et des nouvelles.

À l’unisson de tout le continent, les hommes réunis dans cemagasin se demandaient : Que faire ? Que tenter ? Commentlutter contre l’envahisseur ?

Relégué à l’arrière-plan, comme un personnage très secondaire,Bert cessa, même dans ses propres pensées, d’être un individucentral et indépendant.

Après qu’il eut bu et mangé son content, qu’il eut soupiré àl’aise, se fut étiré et leur eut exprimé tout le plaisir qu’ilavait pris à se restaurer, il alluma une cigarette qu’on luioffrit, et, prenant la tête du cortège, il partit, non sans devagues appréhensions, à la recherche de la machine volante.

Le grand jeune homme dégingandé, qui s’appelait Laurier, s’étaitapparemment institué chef en raison de sa position sociale et deses aptitudes naturelles. Il connaissait le nom, le caractère etles capacités de chacun de ceux qui l’accompagnaient, et il mitimmédiatement tout son monde à l’œuvre, avec vigueur pour prendrepossession du précieux instrument de guerre qui leur tombait duciel. Ils amenèrent l’aéroplane à terre, avec soin et précaution,en abattant deux arbres qui les gênaient, et, l’abritèrent sous unecharpente improvisée, couverte de branchages, de crainte qu’il nefût aperçu par quelque aéronaute asiatique. Avant le soir, ilsavaient fait venir de la ville voisine un mécanicien qui commençaaussitôt les réparations, et ils tirèrent au sort qui serait lepremier à essayer l’appareil. Bert retrouva son petit chat, qu’ilrapporta au magasin, où, avec les plus chaleureusesrecommandations, il le confia à Nine Logan. Il fut bientôt assuréque tous deux s’entendraient à ravir.

Laurier n’était pas seulement, et à la fois, un dictateur partempérament, un riche propriétaire foncier et un puissantindustriel (président, apprit Bert, avec une crainte respectueuse,de la Tanooda Canning Corporation), mais c’était aussi unpersonnage populaire, fort habile à cultiver l’art de lapopularité. Autour de lui, dans le magasin Logan, tous les hommesvalides de la localité se réunirent, cette même soirée, pours’entretenir du monoplan et de la guerre qui bouleversait le mondeentier.

Un cycliste survint, apportant une sorte de journal mal imprimé,sur une seule page, et qui produisit sur l’assemblée l’effet del’huile qu’on jette sur le feu.

L’usage des anciens câbles télégraphiques était abandonné depuisplusieurs années et les stations de télégraphie sans fil, établiesle long des côtes de l’Atlantique, avaient fourni des pointsd’attaque particulièrement tentants : aussi la feuille necontenait-elle guère que des nouvelles relatives aux États-unis,mais quelles nouvelles !

Bert, assis à l’écart, bornait son rôle à celui d’auditeur, carces hommes, à présent, avaient à peu près jaugé la valeurpersonnelle du nouveau venu. Au fur et à mesure de la conversation,devant son esprit chancelant passaient d’étranges et vastes imagesd’événements, énormes dans leurs conséquences, de nationstumultueusement soulevées, de continents bouleversés, de famines etde ravages incalculables. De temps à autre, malgré ses efforts pourles chasser, certains souvenirs intimes traversaient cetteconfusion tourbillonnante : le prince Karl Albert déchiqueté,l’aviateur chinois suspendu la tête en bas, l’officier à la têtebandée se sauvant misérablement avec sa jambe boiteuse…

Ici, les gens parlaient d’incendies et de massacres, de cruautéset de représailles, du meurtre d’inoffensifs Asiatiques par destourbes que déchaînait la haine de race, de villes mises à sac etcomplètement brûlées, de lignes de chemins de fer et de pontsdétruits, de populations entières qui se cachaient ou quifuyaient…

Tous les vaisseaux dont les Jaunes disposent sont en route pourtraverser le Pacifique ! s’écria quelqu’un.

Depuis le commencement de la guerre, ils n’ont pas débarquémoins d’un million d’hommes sur la côte Ouest, – assurait un autre.– Ils ont envahi les États-unis avec l’intention d’y rester… et ilsy resteront, morts ou vivants !

Lentement, irrésistiblement, avec ampleur, Bert se rendit comptede l’immense tragédie qui ébranlait l’humanité, et au milieu delaquelle s’écoulait sa petite existence ; il compritqu’arrivait une époque où l’univers se désorganisaiteffroyablement, où c’en était fini de la sécurité, de l’ordre, del’habitude… Le monde entier prenait part aux hostilités, sanspouvoir envisager la possibilité d’une paix prochaine, sans mêmel’espoir de recouvrer jamais la paix.

Bert s’était imaginé que les spectacles auxquels il avaitassisté seraient définitifs et concluants, que la bataille del’Atlantique et le siège de New York étaient des événements quiferaient époque avant une nouvelle période de calme. Et ce n’avaitété que les premiers chocs avertisseurs du cataclysme universel.Chaque jour les proportions du désastre s’accroissaient, les motifsde haine, les fissures s’élargissaient d’homme à homme, des tourset des pignons nouveaux s’écroulaient dans l’édifice social. Àterre, les armées s’augmentaient et les populationspérissaient ; dans les airs, dirigeables et aéroplanescombattaient, faisant pleuvoir la destruction.

L’effondrement de la civilisation scientifique étaitinconcevable pour ceux qui vécurent à cette époque, qui furententraînés par la débâcle. Le progrès avait parcouru la terre à uneallure invincible, croyait-on, pour ne jamais plus à présenttrouver le repos. Pendant plus de trois siècles, la longuediastole, régulièrement accélérée, de la civilisation occidentales’était étendue de toutes parts à travers le globe : des villesimmenses se fondaient, les populations se multipliaient, lesvaleurs s’accroissaient, des contrées nouvelles s’exploitaient, lesfacultés humaines se développaient. Et il semblait, commeconséquence inséparable, que, d’année en année, des enginsdestructeurs toujours plus redoutables fussent construits enquantités toujours plus grandes, que l’entretien des armées et laproduction des explosifs finissent par absorber la majeure partiede l’énergie universelle.

Trois cents ans de diastole, puis, comme un poing qui se ferme,la systole immédiate, inattendue.

Personne ne comprit que c’était une systole ; on n’y voulutvoir qu’un accroc, qu’un soubresaut, qu’une oscillationaccidentelle indiquant la rapidité d’allure du progrès.L’effondrement, bien qu’il se produisît de toutes parts, demeuraitinimaginable, incroyable. De temps à autre, une masse, dans sachute, écrasait quelques témoins, où le sol s’ouvrait sous leurspas : ils demeuraient incrédules…

Sous cette immense voûte de désastres, les hommes assemblés dansle magasin formaient un groupe infime et lointain. Ilsenvisageaient tour à tour de menus aspects des événements, et sepréoccupaient surtout des moyens de se protéger contre leséclaireurs asiatiques qui fondaient sur eux pour exiger del’essence ou pour détruire les armes ou les communications.Partout, des corps francs s’organisaient dans cette région pourdéfendre les voies ferrées et le matériel roulant, dans l’espoirque le service serait promptement rétabli. Les hostilités sepassaient à une si grande distance…

Un des assistants, doué d’une voix sourde, se faisait remarquerpar ses discours pleins d’astuce et de réel savoir. Avec uneassurance indémontable, il révélait les défauts desDrachenflieger allemands, des aéroplanes américains, etles avantages des monoplans asiatiques.

Il se lança dans une description romanesque de la machineButteridge, ce qui fit ouvrir les oreilles à Bert.

– Moi, je l’ai vue, – hasarda-t-il même, au milieu du brouhahades voix, mais, frappé du danger de cette allégation, il préféra enrester là et s’estima heureux de n’avoir pas été entendu.

L’homme à la voix sourde insistait sur ce qu’avait d’étrangementironique la mort de Butteridge. La nouvelle causa quelquesoulagement à Bert : tout au moins, il ne rencontrerait plus jamaisButteridge. Le terrible personnage était mort subitement,parait-il.

– Et son secret a péri avec lui ! – pérorait l’orateur.

Quand on chercha les pièces de sa machine, on ne découvrit rien.Personne ne put mettre la main dessus. Il les avait trop biencachées.

– Mais – objecta l’individu au chapeau de paille est-il décédési subitement qu’il n’ait pu fournir le moindrerenseignement ?

– Abattu d’un seul coup, par la fureur et l’apoplexie, dans unendroit appelé Dymchurch, en Angleterre.

– C’est vrai, – ratifia Laurier. – Je me rappelle les articlesdans les journaux. On raconta même alors que son ballon lui avaitété volé par des espions allemands.

– Eh bien ! – reprit l’homme à la voix sourde – cetteattaque d’apoplexie fut la pire chose qui pût arriver à l’humanité.Car si M. Butteridge n’avait pas si brusquement trépassé…

– Personne ne sait son secret ?

– Pas une âme ! Son secret est enseveli avec lui à toutjamais. Son ballon, parait-il, s’est perdu en mer, avec tous lesplans. Il a coulé à fond, et les plans avec !

Un silence général fut le seul commentaire de ces paroles.

Avec des machines comme la sienne, nous pourrions lutter contreces aéroplanes asiatiques plus qu’à égalité. On surpasserait devitesse et l’on jetterait bas ces bourdonnants insectes rougespartout où ils se montreraient. Mais le secret est perdu et on n’aplus le temps de le réinventer. Il nous faut combattre avec lesarmes que nous avons, et les chances sont contre nous… Cela ne nousempêchera pas de nous défendre, assurément non… Mais, pensez donc,si on avait cette machine !

Bert tremblait violemment. Il éclaircit sa gorge enrouée.

– Mais, dites donc, je… je… – bégaya-t-il.

Personne ne faisait attention à lui, l’homme à la voix sourdeabordait un autre aspect du sujet.

La surexcitation de Bert s’aggravait. Il se leva, faisant avecses doigts une mimique simiesque.

– Écoutez, monsieur Laurier, – cria-t-il. – Écoutez !… Jevoudrais… À propos de la machine Butteridge…

M. Laurier, assis sur une table voisine, interrompit d’un gestemajestueux le discours de l’orateur.

– Écoutons ce qu’il a à dire, – ordonna-t-il.

L’assemblée tout entière comprit que quelque chose arrivait àBert : ou il étouffait, ou il devenait fou.

– Attendez un peu, – bredouilla-t-il, tremblant, et il sedéboutonnait, convulsivement.

Il défit son faux col, ouvrit sa vareuse et sa chemise. Puis ilplongea la main dans sa poitrine, et parut un moment vouloirs’arracher le foie. Pendant qu’il était aux prises avec desboutonnières, sur son épaule, on aperçut une étoffe peu ragoûtantequi était un plastron de flanelle rouge terriblement sale. Presqueaussitôt, en un décolletage inélégant, Bert se penchait au-dessusde la table, sur laquelle il étalait une liasse de plans.

– Les voilà, – balbutiait-il – les voilà, les plans ! Voussavez, les plans de M. Butteridge, de sa machine… Comment,mort ? C’est moi qui me suis envolé avec son ballon.

Pendant quelques secondes, les assistants restèrent silencieux.Leurs regards allaient des papiers à la face pâle de Bert et à sesyeux étincelants. Personne ne bougeait.

L’homme à la voix sourde fut le premier à prononcer une parole:

– L’ironie, la voilà, – fit-il sur un ton satisfait… l’ironiepure et simple. Les plans arrivent quand il est trop tard pour s’enservir !

4.

Sans doute, à ce moment, tous étaient disposés à entendre denouveau le récit de Bert, mais, en cette circonstance, Laurieraffirma l’autorité de sa situation.

– Non, monsieur, il n’est pas trop tard, – répliqua t-il, enquittant la table qui le portait.

D’un tour de main, il rassembla les papiers épars, les sauvant,du même coup, des marques qu’allaient y poser les doigts de l’hommeà la voix sourde. Il les tendit à Bert.

– Remettez-les à la place où vous les teniez. Nous allons avoirdu chemin à faire.

– Où allez-vous ? – questionna l’individu au chapeau depaille.

– Nous partons, mon cher monsieur, retrouver le Président de cesÉtats et déposer les plans entre ses mains. Je refuse d’admettrequ’il soit trop tard !

– Où est le Président ? – demanda timidement Bert, pendantle silence qui suivit.

– Logan, – fit Laurier, dédaignant de répondre, il faut que vousnous aidiez.

Quelques minutes plus tard, Bert, en compagnie du commerçant etde Laurier, examinait des bicyclettes rangées dans la salle dufond. Les jantes étaient en bois, et l’expérience qu’il en avaitfaite sous le climat anglais avait enseigné à Bert leursdétestables inconvénients. Néanmoins, cette objection, et deux outrois autres, émises contre un départ trop immédiat, furentécartées par Laurier.

– Mais où se trouve le Président ? – répétait Bert,derrière le dos de Logan, tout en gonflant un pneu.

Laurier daigna abaisser ses regards.

– On dit qu’il est dans les environs d’Albany, là-bas, du côtédes collines. Il se transporte de lieu en lieu, organisant ladéfense, autant que cela lui est possible, par télégraphe et partéléphone. La flotte asiatique cherche à localiser l’endroit de saretraite. Quand les Jaunes croient avoir découvert le siège dugouvernement, ils lancent dessus des bombes. Cette tactique gêne lePrésident, mais, jusqu’ici, ils ne l’ont pas approché de plus d’unequinzaine de kilomètres. Les forces aériennes des envahisseurs sontà présent éparpillées au-dessus des États de l’Est, détruisant lesusines à gaz et tout ce qui peut apparemment abriter laconstruction d’aéronats ou dissimuler le transport des troupes. Nosreprésailles sont impuissantes à l’extrême. Mais, avec les machinesdont nous avons les plans, mon cher monsieur !… Notrerandonnée à bicyclette comptera parmi les entreprises historiquesde ce monde.

Il fut sur le point de prendre une attitude héroïque.

– Est-ce que nous le rejoindrons ce soir ! – s’enquitBert.

– Non, monsieur ! – répondit Laurier. – Il nous faudrapédaler pendant plusieurs jours, tout au moins.

– Et il n’y a pas moyen de faire un bout de route en chemin defer, ou dans un véhicule quelconque ?

– Assurément non ! Voilà trois jours qu’il n’a pas passé untrain, ici. Inutile d’attendre. Nous nous transporterons du mieuxque nous pourrons.

– On part tout de suite ?

– Tout de suite.

– Mais comment ?… Nous n’irons pas loin ce soir.

– Nous pédalerons jusqu’à ce que nous n’en puissions plus, et ondormira après. Ça sera autant de gagné. Nous prendrons la directionde l’est.

– Il est certain… – commença Bert, avec des souvenirs de lamatinée passée dans l’île de la Chèvre ; mais il n’acheva passa pensée.

Il apporta toute son attention à l’empaquetage plus soigné deson plastron, car plusieurs papiers dépassaient le col de saveste.

Pendant une semaine, l’existence de Bert fut pimentée desensations mêlées, parmi lesquelles la fatigue de ses jambesprédomina. Presque sans cesse il fut en selle, pédalant derrièreLaurier inexorablement en tête, à travers une contrée plus grandeque l’Angleterre, avec des collines plus hautes et des vallées plusvastes, des champs plus étendus, des routes plus larges, rarementbordées de haies, et des maisons de bois précédées de coursspacieuses. Bert pédalait. Laurier s’enquérait de l’itinéraire,Laurier choisissait les tournants, Laurier hésitait, Laurierdécidait. Parfois ils étaient sur le point de communiquertéléphoniquement avec le Président, puis quelque chose survenaitqui les séparait brusquement. Il fallait sans cesse repartir etaller de l’avant, et sans cesse Bert pédalait. Un pneu se dégonfla.Il roula sans s’en inquiéter. Il s’endommagea le séant à ce contactprolongé avec la selle. Laurier déclara que ça n’avait pasd’importance. Des aéronats asiatiques évoluèrent dans le ciel : lesdeux cyclistes se mirent à l’abri jusqu’à ce que le ciel fût clair.Une fois, pendant plus d’un mille, un aéroplane rouge sembla lespoursuivre et descendit si bas qu’ils distinguèrent la tête del’aéronaute.

Tantôt ils traversaient des régions où régnait la panique,tantôt des régions aux trois quarts détruites. Ici des gens sebattaient pour s’arracher des vivres, là c’est à peine si leurroutine quotidienne était troublée.

Bert et Laurier passèrent une journée dans la ville d’Albanydéserte et en ruine. Les Asiatiques y avaient coupé tous les filsde transmission électrique et incendié la gare d’embranchement.

Les cyclistes continuèrent dans la direction de l’est,rencontrèrent mille aventures et anicroches qui ne les arrêtèrentpas, et sans cesse Bert pédalait derrière le dos inexorable deLaurier.

Des incidents frappaient l’attention de Bert et le rendaientperplexe, mais il roulait toujours, et ses questions sans réponses’effaçaient avec sa curiosité.

Sur un flanc de colline, vers la droite, une vaste demeureflambait, et personne n’y prenait garde…

Ils franchirent un étroit pont de chemin de fer, et rejoignirentbientôt une voiture du monorail, immobile en pleine voie, campéesur ses pieds de secours. C’était un wagon remarquablementsomptueux, le dernier mot du luxe pour les parcourstranscontinentaux ; les voyageurs jouaient aux cartes,dormaient ou préparaient un pique-nique sur une pente gazonnéetoute voisine. Il y avait six jours qu’ils attendaient là !…

À un endroit, aux arbres qui bordaient la route, dix individusde couleur se balançaient en file au bout d’une corde. Bert sedemanda pourquoi…

Dans un village d’aspect paisible, où ils s’arrêtèrent pourfaire réparer le pneu crevé et déjeuner de bière et de biscuits, ungamin extraordinairement sale et les pieds nus les aborda et, sanspréambule, leur annonça ce qu’il savait des événements :

– On a pendu un Chinois, dans les bois, là-bas.

– Pendu un Chinois ? – répéta interrogativementLaurier.

– Pour sûr ! On l’a surpris en train de voler dans lesmagasins de la voie.

– Ah !

– Il cherchait des cartouches de dynamite… On l’a pendu et on atiré sur ses jambes. On en fait autant à tous les Chinois qu’onpeut chiper… On ne les rate pas… tous les Chinois qu’on peutchiper…

Ni Bert ni Laurier ne répliquèrent.

Bientôt, après une expectoration savamment lancée à distance, lejeune gentleman s’éloigna en se dandinant et appela soudain, d’uncri sauvage, quelques-uns de ses congénères qui surgissaient plusloin…

Au sortir d’Albany, cet après-midi-là, ils trébuchèrent presquesur le corps d’un homme qu’une balle avait traversé de part en part: le cadavre à demi décomposé devait être resté depuis plusieursjours au beau milieu de la route…

Ils rattrapèrent une automobile dont un pneumatique avaitéclaté. Sur le siège de devant, une jeune femme demeuraitabsolument passive. Un vieillard, le corps à demi engagé sous lavoiture, essayait d’effectuer d’impossibles réparations.

Non loin de là, tournant le dos à l’automobile, et les regardsfixés sur la forêt, un jeune homme était assis, tenant un fusil surses genoux.

À leur approche, le vieillard se dégagea, et, toujours à quatrepattes, interpella les cyclistes. L’auto était en panne depuis laveille, et le vieillard avoua qu’il n’y comprenait rien, mais qu’ilvérifiait chaque organe du reste, ni lui ni son gendre nepossédaient d’aptitudes mécaniques. On leur avait garanti que cetteauto était à l’épreuve de tout… En outre, ils couraient un granddanger en s’arrêtant en cet endroit. Déjà, ils avaient été attaquéspar des vagabonds…, on savait qu’ils avaient des provisions… Pourse présenter, il prononça un nom fameux dans le monde de lafinance, et pria Bert et Laurier de lui prêter assistance. D’abord,il émit sa prière sur le ton de l’espoir ; il la réitéra avecinsistance, et enfin avec des supplications et des larmes deterreur.

– Non ! – refusa Laurier inexorablement. Il nous fautcontinuer notre route. Nous avons autre chose qu’une femme àsauver…, nous avons à sauver l’Amérique !

Dans l’auto, la jeune femme ne bougeait pas…

Une autre fois, ils croisèrent un fou qui chantait àtue-tête…

Finalement, ils découvrirent le Président, caché dans une petiteauberge, sur les confins d’un bourg appelé Pinkerville, au bord del’Hudson, et ils remirent entre ses mains les plans de l’aéroplanede Butteridge.

Chapitre 11L’EFFONDREMENT

1.

L’édifice entier de la civilisation se lézardait, croulait ets’anéantissait dans la fournaise de la guerre.

Les phases de l’effondrement universel où sombra la civilisationscientifique et financière du XXe siècle se succédèrent trèsrapidement, – si rapidement que, sur le raccourci de l’histoire,elles paraissent se chevaucher.

Tout d’abord, le monde semble avoir atteint son maximum derichesse et de prospérité, ce qui équivalait, pour ses habitants, àun maximum de sécurité. Quand d’un coup d’œil rétrospectif,l’observateur réfléchi envisage l’activité intellectuelle de cetteépoque abolie, – quand il lit les fragments survivants de salittérature, ses bribes d’éloquence politique, quand il entend lesquelques menues voix que le hasard désigna, parmi des centaines demillions de discoureurs et de hâbleurs, comme prophètes des menacesprochaines, – le trait le plus singulier, dans cet enchevêtrementde sagesse et d’erreur, est assurément cette hallucination de lasécurité. Rien ne paraît à présent si précaire, si étourdimentdangereux que l’ordre social dont se contentèrent les hommes du XXesiècle. Il semble qu’alors les institutions et les rapports sociauxsoient le fruit du hasard, de la tradition et des coups du sort,que les lois soient faites pour des occasions isolées et sansaucune relation avec des besoins futurs, que les coutumes soientdénuées de logique et l’éducation reste incohérente et stérile. Lesméthodes d’exploitation économique forment le désarroi le plusinsensé, le plus désastreux qu’il soit possible de concevoir ;le système monétaire et le système du crédit reposent sur une vainetradition de la valeur de l’or et offrent une instabilité presquefantastique. On s’entasse dans des agglomérations établies sans lemoindre plan et pour la plupart dangereusement encombrées ;les routes, les voies ferrées et la population sont réparties surla terre selon une confusion créée par des milliers deconsidérations dues au caprice. Cependant, on admet volontiers quec’est là un système progressif, sûr et permanent, et, sous leprétexte que le progrès a depuis trois cents ans poursuivi malgrétout sa route hasardeuse et irrégulière, on répond à qui doute : «Bah ! les choses ont toujours bien marché finalement. On s’entirera comme on pourra.»

Mais quand on compare l’état de l’homme au début du XXe siècleavec sa condition à toute autre période, on arrive à comprendre lesmotifs de cette confiance aveugle. Ce n’était pas tant uneconfiance raisonnée que l’inévitable conséquence du succèspersistant. D’après l’idéal accepté, les choses s’étaient toujoursfort bien passées. Il n’y a aucune exagération à alléguer que, pourla première fois dans l’histoire de l’humanité, les populations setrouvaient approvisionnées plus qu’à leur suffisance, et lesstatistiques de l’époque révèlent, dans les conditions hygiéniques,une amélioration rapide, au-delà de tout précédent, et un vastedéveloppement d’intelligence et de capacité dans tous les arts quirendent la vie bonne et saine. L’éducation moyenne atteignait unniveau extraordinaire, et, à l’aube du XXe siècle, on trouvaitrelativement peu de gens, dans l’Europe occidentale, qui ne sussentlire et écrire. Jamais encore on n’avait vu de pareilles massesd’hommes capables de lire.

Une immense sécurité sociale existait. Un individu quelconquepouvait parcourir sain et sauf les trois quarts du globe habitableet faire le tour du monde, pour un prix moindre que le salaireannuel d’un habile artisan. Comparé à la libéralité et au confortde la vie ordinaire de l’époque, l’ordre de l’Empire romain, sousles Antonins, apparaît local et limité. Chaque année, chaque mois,ajoutait quelque chose aux conquêtes humaines : de nouvellescontrées s’ouvraient, de nouvelles mines étaient exploitées, denouvelles découvertes enrichissaient les sciences, des machinesnouvelles collaboraient à l’activité de l’homme.

Pendant trois siècles, ce mouvement en avant parut profitable àl’humanité. Certains affirmaient, pourtant, que l’organisationmorale n’allait pas de pair avec le progrès matériel, mais peu degens attachaient une signification à ces phrases. Pendant un temps,les forces de construction et de consolidation contrebalancèrentles impulsions contraires du hasard et aussi l’ignorance naturelle,les préjugés, les passions et l’égoïsme dissipateur del’humanité.

L’équilibre accidentel en faveur du progrès était de beaucoupplus précaire et infiniment plus complexe et délicat que les gensde cette époque ne le soupçonnaient. Mais le fait n’en restait pasmoins que c’était un équilibre effectif. On ne se rendait pascompte que cet âge de relative prospérité offrait, pour la race,des chances énormes mais temporaires. On en concluait à uneévolution fatale, envers laquelle on n’avait pas de responsabilitémorale. On ne comprenait pas que cette sécurité pouvait encore seconsolider ou se perdre, et que le moment opportun de la consoliders’échappait. Chacun vaquait énergiquement à ses affaires, avecpourtant une curieuse indolence envers les dangers menaçants, – lesdangers réels dont personne ne se préoccupait. Les armées et lesmarines devenaient plus formidables ; les cuirassés, vers lafin, coûtaient à eux seuls autant que le budget annuel consacré àl’éducation supérieure ; les explosifs et les engins dedestruction s’accumulaient ; les jalousies et les traditionsnationales s’aggravaient. La haine de race croissait à mesure queles peuples se rapprochaient sans intérêts communs et sanscompréhension réciproque ; on tolérait le développement d’unepresse malveillante, mercenaire et sans scrupules, incapabled’aucun bien, puissante pour le mal, et sur laquelle l’Étatn’exerçait pratiquement aucun contrôle. On laissait négligemmenttraîner ces amorces autour des magasins à munitions que la moindreétincelle pouvait embraser.

Tous les précédents de l’histoire relataient de même manièrel’effondrement des civilisations, et les périls connus semanifestaient à cette époque. Comment croire que personne neprévoyait le résultat ?

L’humanité avait-elle les moyens de prévenir ce désastre de laguerre dans les airs ? Question oiseuse, aussi oiseuse que dedemander si elle aurait pu empêcher la décadence qui transformal’Assyrie et Babylone en des déserts arides, ou le lent déclin, ladésorganisation graduelle, qui, phase après phase, a délabrél’Empire occidental. C’était impossible, puisqu’on ne l’a pas fait,et nul n’avait la volonté d’enrayer la chute. Supputer ce qui eûtété accompli, avec une volonté différente, est une spéculationaussi vaine que magnifique. Et ce ne fut pas une lente décadencequi surprit le monde européanisé ; les civilisations antiquespourrirent et s’effritèrent ; la civilisation européaniséesauta d’un coup, pour ainsi dire. En l’espace de cinq ans, elle futentièrement ébranlée et détruite. Jusqu’à la veille même de laguerre dans les airs, on assiste au spectacle grandiose d’uneincessante marche en avant, d’une sécurité mondiale, d’étenduesénormes de pays couvertes de populations sédentaires qu’employaientdes industries hautement organisées, de cités gigantesquess’agrandissant prodigieusement, d’océans et de mers parsemés devaisseaux, de continents découpés par des réseaux de routes et devoies ferrées.

Puis, tout à coup, les flottes aériennes allemandes surgissentdans le ciel, et l’on contemple le commencement de la fin.

2.

Après le départ de la première flotte, qui détruisit New York,les Allemands en équipèrent immédiatement une seconde. C’est alorsque l’Angleterre, la France, l’Espagne et l’Italie se mirent de lapartie. Aucun de ces pays ne s’était préparé à la guerre aériennesur une aussi vaste échelle que l’Allemagne, mais chacun,cependant, avait gardé ses secrets, chacun, dans une certainemesure, avait pris ses précautions, car une crainte commune de labrutalité germanique et de ses tendances agressives, qu’incarnaitle prince Karl Albert, avait rapproché ces nations dansl’appréhension inavouée d’une offensive. Il leur fut donc aisé decoopérer promptement.

Les Anglais, inquiets de leur Empire asiatique, et comprenantl’immense effet moral qu’exerceraient les aéronefs sur despopulations encore ignorantes, avaient établi leurs parcsaéronautiques dans le nord de l’Inde, de sorte qu’ils ne jouèrentqu’un rôle secondaire dans le conflit européen. Pourtant, ilspossédaient, dans les îles Britanniques, neuf ou dix grandsdirigeables, une trentaine de moindres et une variété d’aéroplanesd’expérimentation. Avant que le prince Karl Albert eût passéau-dessus de l’Angleterre, – alors que Bert contemplait à vold’oiseau le district de Manchester – les pourparlers diplomatiquesétaient engagés qui aboutirent à une attaque contre l’Allemagne.Une flotte hétéroclite, comprenant des unités de tous types et detoutes dimensions, se rassembla au-dessus de l’Oberland bernois,défit et incendia vingt-cinq aéronats suisses qui voulurentinopinément s’opposer à cette concentration ; puis,abandonnant dans les glaciers alpestres ces étranges épaves, lesalliés se divisèrent en deux escadres, avec le dessein deterroriser Berlin et de détruire le parc de Franconie, avant que laseconde flotte allemande fût prête.

Les assaillants, amplement pourvus d’explosifs, causèrent, tantà Berlin qu’en Franconie, des dommages énormes. Mais douze aéronatsgéants, et cinq autres partiellement gonflés seulement, aidés d’uneflottille de Drachenflieger venus de Hambourg, purent à lafin tenir tête à l’ennemi, lui infliger une défaite, le disperseret secourir Berlin. Les Allemands multipliaient de surhumainsefforts pour mettre en action une Armada écrasante, et ilsinvestissaient déjà Paris et Londres, quand les escadres envoyéesen avant-garde par les Asiatiques furent signalées aux Indes et enArménie, comme un facteur nouveau dans le conflit.

À ce moment déjà, la charpente financière du monde tremblait surses bases. Avec la destruction des forces navales américaines del’Atlantique, avec le désastre qui annihila les prétentionsallemandes dans la mer du Nord, avec la mise à sac etl’anéantissement de richesses incalculables dans les quatre plusgrandes cités du monde, on connut, pour la première fois et avec labrutalité d’un coup de poing en plein visage, le prix de revient dela guerre. Le crédit s’effondra dans un tourbillon affolé d’ordresde vente. Partout un phénomène se produisit qui s’était déjà, à undegré moindre, manifesté en des périodes précédentes de panique :le désir de posséder et d’entasser de l’or, avant que les coursfussent complètement tombés. Le mouvement se répandit comme unetraînée de poudre et devint universel. Dans les airs, c’était laguerre visible et la destruction ; en bas, un cataclysmeinfiniment plus désastreux et irréparable pour le fragile édificede la finance et du commercialisme, dans lequel les hommes avaientsi aveuglément mis leur confiance. À mesure que les aéronats sebattaient, l’approvisionnement d’or s’évanouissait. Une épidémied’accaparement privé et de méfiance universelle s’abattit sur lemonde entier. En quelques semaines, la monnaie, à part le papierdéprécié, disparut dans des caves, dans des trous, dans des murs,dans des millions de cachettes. La monnaie disparut, et, avec sadisparition, ce fut la fin du commerce et de l’industrie. Le mondeéconomique chancela et s’affaissa, tel un homme vigoureux succombesous le coup de quelque maladie subite. Comme le liquide quitransporte les globules du sang se tarit dans les veines et lesartères d’une créature vivante, ce fut une soudaine et universellecoagulation de tout négoce.

Pendant que le système du crédit, qui avait été la forteresseimprenable de la civilisation scientifique, vacillait et s’écrasaitsur les millions d’êtres dont il avait assuré les relationséconomiques, pendant que les peuples perplexes, défiants etdésemparés, contemplaient cette merveille complètement détruite, –les aéronats de l’Asie, innombrables et implacables, se déversaientà travers les cieux, s’envolaient à l’est vers l’Amérique, àl’ouest vers l’Europe.

Cette page de l’histoire est un long crescendo de batailles.

Les Allemands subirent un désastre à la grande bataille desCarpates.

Le gros des forces aériennes indo-britanniques périt dans laBirmanie sur un bûcher d’antagonistes embrasés. La vaste péninsuledes Indes fut d’un bout à l’autre livrée à l’insurrection et à laguerre civile, et, du désert de Gobi au Maroc, se levèrent lesétendards de la Guerre Sainte, du Djehad.

Pendant quelques semaines d’hostilités et de dévastation, on eûtpu croire que la Confédération de l’Asie orientale allait conquérirle monde. Mais alors, le hâtif échafaudage de la civilisationmoderne de la Chine céda aussi sous l’effort trop grand. Lapaisible et pullulante population de l’Asie orientale ne s’était «occidentalisée » qu’avec la plus extrême répugnance, au début duXXe siècle. Sous l’influence européenne et japonaise, elle avaitété contrainte d’accepter les méthodes sanitaires, les contrôles depolice, le service militaire et tout un système générald’exploitation contre lequel ses traditions se révoltaient. Pendantla guerre, la patience de ces populations atteignit ses limites.Toute la Chine se souleva en une anarchique rébellion, qui devintirréductible, grâce à la destruction du gouvernement central dePékin par une poignée d’aéronats anglais et français, survivantsdes grandes batailles. À Yokohama, on vit des barricades, ledrapeau noir et la révolution. Dès lors le monde entier ne fut plusqu’un abîme de guerre et de massacre.

Comme une sorte de conséquence logique, un effondrement socialuniversel suivit de près le conflit mondial. Partout où lespopulations étaient agglomérées, des masses énormes de gens setrouvèrent sans travail, sans argent et sans nourriture. Moins detrois semaines après le commencement des hostilités, la faminerégnait dans les classes ouvrières. Un mois ne s’était pas écoulé,qu’il ne restait plus nulle part une ville où l’ordinairefonctionnement de la loi n’eût fait place à quelque forme degouvernement provisoire, qui recourait à l’emploi des armes à feuet aux exécutions militaires dans d’autres buts que de maintenirl’ordre et de réprimer les violences.

Et chaque jour, dans les quartiers de misère, dans les districtspopuleux et parmi les classes même qui avaient été riches, lafamine étendait ses ravages.

3.

La phase que les historiens ont dénommée « la Période desgouvernements provisoires » succéda à la phase de l’effondrementsocial. Ensuite vint une période de conflit véhément et ardent pourrésister à l’anarchie croissante : en tous lieux la lutte sepoursuivit pour enrayer les hostilités et maintenir l’ordre.

Simultanément, la guerre changea de caractère, lorsque lesmachines volantes remplacèrent les immenses dirigeables gonflés degaz. Aussitôt que les grandes rencontres de flottes furent devenuesimpossibles, les Asiatiques s’efforcèrent d’établir, à proximitédes points vulnérables dans les contrées envahies, des centresfortifiés d’où les machines volantes pouvaient aisément rayonner.Pendant un certain temps, personne ne vint troubler les incursionsdévastatrices de leurs aéroplanes ; mais quand le secret de lamachine Butteridge fut retrouvé, la lutte reprit dans desconditions plus égales et moins concluantes que jamais. Car cespetits engins, inefficaces pour de longues expéditions ou descombats décisifs, s’adaptaient parfaitement à la guérilla.

Les plans de la machine Butteridge, – construite en peu de tempset à bon compte, maniée sans difficulté et facilement cachée, –avaient été copiés, reproduits et répandus en hâte à d’innombrablesexemplaires aux États-unis et en Europe, avec des instructionsexhortant les villes, les corps constitués et les individus à s’enservir. En quelques semaines, des aéroplanes Butteridge furentcréés non seulement par les gouvernements et les autorités locales,mais par des bandes de détrousseurs, des comités insurrectionnelset par toutes sortes d’initiatives privées. L’absolue simplicité dela machine Butteridge constituait son danger au point de vuesocial. Elle n’était pas plus compliquée qu’une motocyclette. Laguerre perdit avec elle ce qu’avait eu de général et d’universel saphase première. L’antagonisme entre les nations, les empires et lesraces disparut en une confusion de menus conflits. D’une unité etd’une simplicité plus larges que celles de l’Empire romain, lemonde passa, d’un seul coup, à une fragmentation aussi complète quecelle du moyen âge, à la période des seigneurs féodaux, brigands etpillards. Mais cette fois, au lieu d’une longue descente graduellevers la dislocation, ce fut une chute subite, comme du haut d’unefalaise. De toutes parts les humains, effrayés du sort qui lesmenaçait, se cramponnaient désespérément aux aspérités de lafalaise, pour ne pas dégringoler plus bas.

Une quatrième phase suivit. Au milieu de la lutte contre lechaos, dans le sillage de la famine, survint un autre vieil ennemide l’humanité : la peste, la Mort Pourpre. Mais rien n’interrompitles hostilités ; les drapeaux claquaient au vent, les flottesaériennes prenaient leur vol, et, sous leurs évolutionsmeurtrières, le monde s’assombrit…

Il incombe à l’historien de raconter comment la guerre dans lesairs se poursuivit par cette seule raison que les autorités étaientdans l’absolue incapacité de se réunir et de se concerter pour ymettre fin ; et bientôt tous les gouvernements organisésfurent démembrés et disjoints, brisés et rompus, comme des tessonsde porcelaine écrasés à coups de pilon. De semaine en semaine,pendant ces terribles années, l’histoire s’embrouille et semorcelle, devient inextricable et incertaine…

Mais la civilisation ne sombra pas sans de colossales etd’héroïques résistances. Du bouleversement social, surgirent desligues patriotiques, des groupements de citoyens intègres, descomités improvisés, des individus, princes ou édiles, quis’efforcèrent de maintenir l’ordre sur terre, et d’écarter toutemenace du ciel. Mais ce double effort leur fut fatal et, au momentoù l’épuisement des ressources mécaniques de la civilisation libèreles cieux de toute trace d’aéronats, l’Anarchie, la Famine et laPeste triomphent sur la terre.

Les grandes nations et les empires ne sont plus que des noms surles lèvres des hommes. Partout, des ruines, des morts sanssépulture, des survivants amaigris, blêmes, et dans une mortelleapathie. Des troupes de voleurs, des comités de vigilance, desbandes de guérillas exercent le pouvoir sur telle partie deterritoire ; d’étranges fédérations et associations se formentet se dissolvent ; des fanatismes religieux, que suscite ledésespoir, étincellent dans les yeux fiévreux des affamés.

C’est une dissolution universelle.

Comme une vessie qui éclate, le bel ordre et le bien-être sesont évanouis de ce monde. En cinq courtes années, la terre entièreet toute la vie humaine ont subi un changement rétrogressif aussiprofond que celui qui sépare la période des Antonins et l’Europe duIXe siècle…

4.

Sur ce sombre tableau de désastre, se détache un personnage menuet insignifiant, pour qui les lecteurs éprouvent peut-être quelquesollicitude. Il nous reste à relater, à son propos, un seulévénement, presque miraculeux. À travers un monde bouleversé etchaotique, à travers une civilisation secouée par les dernierstressauta de l’agonie, notre faubourien de Londres retrouva sonEdna. Oui, il retrouva son Edna !

Il traversa l’Atlantique, en partie grâce à sa bonne chance. Ilse fit admettre à bord d’un brick qui partait de Boston sans sonfret habituel de bois, et dont le capitaine se proposait de «rentrer chez lui », à South Shields. Bert réussit à se faireengager, parce que ses bottes de caoutchouc lui donnaient un vagueaspect marin. Le voyage fut long et mouvementé. Ils furent chassés,ou s’imaginèrent l’être, pendant une demi-journée, par un cuirasséasiatique que bientôt attaqua un croiseur anglais. Les deuxvaisseaux combattirent trois heures durant, décrivant des cercleset dérivant vers le sud, jusqu’à ce que le crépuscule et aussi lesnuages poussés par un vent de rafale les eussent dérobés à la vue.Quelques jours après, le brick perdit son grand mât et songouvernail pendant un grain. Les provisions s’épuisèrent etl’équipage s’alimenta du produit de sa pêche. Ils virent d’étrangesaéronats qui volaient vers l’est, dans la direction des Açores. ÀTénériffe, le brick aborda pour se ravitailler et réparer songouvernail. La ville était détruite et deux grands transatlantiquesavaient sombré dans le port encore plein de cadavres.

L’équipage s’approvisionna de conserves prises à bord desnavires et trouva des matériaux pour procéder à ses réparations,malgré l’hostilité d’une bande d’individus maîtres des bâtimentscoulés.

À Mogador, nouvelle relâche, mais la barque envoyée à terre pourrapporter de l’eau fraîche faillit être capturée par les Arabes.C’est là qu’ils embarquèrent la Mort Pourpre, et ils remirent à lavoile en emportant les germes pestilentiels. Le cuisinier fut lepremier atteint ; bientôt tous tombèrent malades et troishommes moururent.

Le temps était calme et le navire dériva vers l’Équateur, sansque l’équipage se souciât de son sort. Le capitaine traitait toutson monde avec du rhum. Neuf matelots moururent en tout, et, desquatre survivants, aucun ne connaissait la manœuvre. Finalement,ils trouvèrent assez de courage pour manier une voile, et reprirentla route du nord ; ils étaient sur le point de manquer ànouveau de vivres, quand ils furent rencontrés par un navire,allant de Rio de Janeiro à Cardiff, et qui, à court de personnel,par suite des décès causés par la peste, fut heureux de les prendreà bord. Enfin, après un an de voyage, Bert arriva en Angleterre,par un beau matin de juin. La Mort Pourpre y commençait à peine sesravages.

À Cardiff, la population était dans un état de panique, et laplupart des habitants avaient fui sur les collines environnantes.Aussitôt que le navire entra dans le port, il fut accosté par lesreprésentants d’un soi-disant Comité provisoire, qui mit l’embargosur le reste des provisions.

De Cardiff à Londres, Bert eut à traverser une contrée sansvivres, désorganisée par l’épidémie, où toutes les bases de l’ordreimmémorial étaient ébranlées. Maintes fois, Bert fut sur le pointde succomber de mort violente ou d’inanition, et il dut se mêler àdes scènes de violence qui menacèrent de mettre fin à sacarrière.

Mais le Bert qui, à pied, reprenait le chemin « du pays », leBert qui voulait rejoindre Edna, seule forme tangible de sespossessions terrestres, était fort différent du « Derviche duDésert » qui, un an auparavant, avait été arraché au sol del’Angleterre par le ballon de M. Butteridge. Ce nouveau Bert avaitle teint bruni, le regard assuré, le corps maigre mais assoupli,endurci, et vacciné contre la peste, et sa bouche, autrefoispresque toujours entrouverte, se fermait à présent comme uncouvercle d’acier. Une cicatrice lui barrait le front, reste d’uncombat à bord du brick.

Avant de quitter Cardiff, il avait senti le besoin de seprocurer des vêtements et une arme, et, par des moyens qu’il auraitsévèrement réprouvés naguère, il s’appropria, dans le magasinabandonné d’un prêteur sur gages, une chemise de flanelle, uncomplet de velours, un revolver et cinquante cartouches. Muni mêmed’un pain de savon, il prit, sur le bord d’un cours d’eau, hors laville, son premier bain depuis seize mois.

Les patrouilles de surveillance qui, d’abord, avaientimpitoyablement fusillé les maraudeurs et les pillards, étaientmaintenant dispersées par l’épidémie ou se relayaient entre laville et le cimetière en un vain effort pour suffire à la tâche.Pendant plusieurs jours, Bert rôda, à demi-mort de faim, dans lesfaubourgs ; puis, il finit par s’enrôler dans le corps desbrancardiers, afin de se fortifier par quelques copieux repas avantde continuer son voyage.

Le paysage gallois et anglais présentait à cette époque untableau où, de la plus étrange façon, se mêlait, à l’impression desécurité et de richesse commune au XXe siècle, un médiévalisme à laDurer. Les maisons, les fermes et leurs clôtures, les monorails,les câbles électriques, les routes, les poteaux indicateurs, lestableaux-réclames de l’ancien ordre des choses, étaient, pour laplupart, intacts. Les banqueroutes, l’effondrement social, lafamine, l’épidémie n’avaient en rien endommagé ces signesextérieurs. La destruction n’avait véritablement atteint que lesgrandes capitales, les centres ganglionnaires de l’État, pour ainsidire. Transporté soudain au milieu de la campagne, un spectateurn’y eût constaté que très peu de différence. Il aurait remarqué,sans doute, que les haies n’avaient pas été tondues, que l’herbecroissait épaisse et haute sur les bas-côtés des chemins, que leschaussées étaient en mauvais état et surtout ravinées par lapluie ; il aurait vu les chaumières presque toutes closes, lesfils téléphoniques rompus ici et là, les charrettes abandonnées surle bord de la route. Par contre, sa faim eût été aiguisée par laradieuse affirmation que les « pêches conservées » par quelqueusinier fameux étaient excellentes, et qu’il n’y avait rien demeilleur pour la table que les « saucisses fumées » de tellefabrique. Et soudain, les traits à la Durer apparaissaient : unsquelette de cheval, une masse confuse de haillons dans un fossé,d’où sortaient des pieds raidis, et une face jaune à la peaumarbrée de taches violettes, – ou moins encore, les restesdécharnés d’un visage. Là, un champ labouré n’avait pas étéensemencé ; ici, une pièce de blé était trépignée par lesbêtes ; ailleurs, un fragment de clôture avait été traîné surla route pour alimenter un feu.

Un homme, une femme passaient, blêmes, les vêtements endésordre, une arme au poing, à la recherche de quelque nourriture.Ces gens avaient le teint, les yeux, l’expression de vagabonds etde criminels, et, parfois, ils portaient encore leur défroque debourgeois prospères ou de riches oisifs. La plupart se montraientavides de nouvelles, en retour desquelles ils donnaient volontiersleur aumône : des débris de viandes bizarres, ou des croûtes depain gris et pâteux. Ils écoutaient anxieusement les histoires deBert et essayaient de le retenir avec eux pour un jour ou deux. Lacessation de tout service postal, l’arrêt total de la publicationdes journaux avaient laissé un vide immense et angoissant dans lavie cérébrale de l’époque. Les hommes avaient soudain perdu de vueles contrées proches ou lointaines dont ils n’apprenaient plusrien, et ils ne savaient plus, comme au moyen âge, se transmettreles rumeurs, de bouche en bouche. Leurs regards, leurs attitudes,leur conversation révélaient l’égarement de leur âmedésorientée.

À mesure que Bert avançait de paroisse en paroisse, de districten district, évitant autant que possible les grandes villes,centres envenimés de violence et de désespoir, il observait desvariations notables dans l’état des choses. Ici, il trouvait lesmaisons importantes incendiées, le presbytère saccagé, témoinsévidents d’une lutte pour mettre la main sur des réserves, parfoisimaginaires, de vivres ; des morts gisaient partout, et lemécanisme administratif ne fonctionnait plus. Là, il rencontraitdes forces d’organisation énergiquement à l’œuvre ; de grandsécriteaux récemment peints invitaient les vagabonds à s’éloigner.Un groupe de notables et de fermiers, aidés du médecin, exerçaientl’autorité sur une parcelle de territoire, faisaient surveiller,par des hommes armés, les routes et les champs cultivés et garderles troupeaux de bestiaux et de moutons, prenaient des mesurescontre l’épidémie, soignaient les malades, distribuaient sagementles approvisionnements, – c’était, en fait, le retour à lacommunauté autonome du XVe siècle. Mais, à tout moment, cesvillages mêmes étaient exposés à l’attaque d’Asiatiques,d’Africains, ou d’autres pirates des airs, qui exigeaient del’essence, de l’alcool, des vivres. Dans de tels cas l’ordren’était maintenu qu’au prix d’une vigilance et d’une tensionpresque intolérables.

L’approche d’une agglomération plus importante de population,avec ses difficultés confuses, et ses conflits plus complexes,s’annonçait par des avis grossièrement peints ordonnant une «quarantaine » ou prévenant que tout étranger serait fusillé, et pardes grappes de pillards pendus aux poteaux télégraphiques du bordde la route.

Aux environs d’Oxford, d’énormes pancartes étaient disposées surle toit des maisons, avertissant les vagabonds de l’air qu’il yavait là des « fusils ».

Bravant tous ces risques, des cyclistes circulaient, et deux outrois fois, au cours de son trajet, Bert croisa de puissantesautomobiles portant des voyageurs au visage dissimulé sousd’énormes lunettes. Rares étaient les représentants de la forcepublique, mais de temps en temps des escouades de soldatscyclistes, maigres et en loques, surgissaient, et ces rencontresdevinrent plus fréquentes quand Bert eut quitté le territoire dupays de Galles pour fouler le sol de l’Angleterre. La campagnemilitaire semblait se poursuivre au milieu des ruines.

Bert avait pensé qu’il trouverait dans les asiles un abri pourla nuit et l’aubaine d’un repas, si la faim le pressait partrop ; mais les uns étaient fermés, les autres convertis enhôpitaux ; l’un d’eux, cependant, à l’entrée d’un village duGloucestershire, avait toutes ses portes et ses fenêtres ouvertes,et paraissait, dans le crépuscule, silencieux comme untombeau ; il y pénétra, mais, à son épouvante, il trébuchait,à chaque pas, au long des corridors empuantis, sur des cadavresabandonnés.

De là, Bert prit la direction du nord pour se rendre au parcaéronautique et s’y faire embaucher. Aux environs de Birmingham,les membres du gouvernement anglais, ou du moins les autoritésmilitaires, s’étaient rassemblés au milieu de la débâcle, pourmaintenir haut et ferme le drapeau britannique, stimuler l’activitédes maires et des magistrats et recréer une organisation. Ces chefsavaient réuni autour d’eux les meilleurs des artisans survivants decette région ; ils avaient approvisionné le parc en vue d’unsiège et ils construisaient hâtivement un type agrandi de lamachine de Butteridge. Mais Bert, insuffisamment expérimenté, neput obtenir un emploi durable, et il était redescendu jusqu’àOxford, quand la grande bataille eut lieu, pendant laquelle leschantiers de construction furent totalement détruits. Iln’entrevit, d’un endroit appelé Boar Hill, qu’un épisode de labataille : une escadre asiatique monta par-dessus les collines dusud-ouest et disparut à l’horizon opposé. Plus tard, l’un de cesdirigeables reparut, décrivant de vastes cercles, et poursuivi pardeux aéroplanes qui le rejoignirent, le culbutèrent etl’incendièrent finalement, à Edge Hill.

Mais il ne sut jamais le résultat définitif de la bataille.

Il traversa la Tamise, d’Eton à Windsor, et, par le sud deLondres, gagna Bun Hill. Son frère Tom, à peine guéri d’une attaquede la peste, avait l’air, dans sa vieille boutique, de quelquesombre animal sur la défensive. Jessica, couchée, malade, délirait,parlait de commandes et de clients, grondait Tom perpétuellement,dans la crainte qu’il fût en retard pour livrer les pommes de terrede celui-ci et les choux-fleurs de celle-là. Pourtant tout commerceavait cessé depuis longtemps et Tom avait acquis une remarquablehabileté dans l’art de capturer les rats et les moineaux, et deceler en d’introuvables cachettes des réserves de céréales et debiscuits provenant du pillage des épiceries.

Tom fit à son frère un accueil chaleureux, mais réservé.

– Pas possible ! – s’écria-t-il. – C’est Bert ! Jesavais bien que tu reviendrais un jour ! Et je suis bien aisede te voir…, mais je ne puis rien t’offrir…, parce que je n’ai rienà manger… Et qu’est-ce que tu as fait pendant tout ce temps-là,Bert ?

Bert rassura son frère en sortant de sa poche un navet à demirongé, et commença le récit de ses aventures, fragmentéd’innombrables parenthèses. Tout en parlant, il aperçut soudain,fixée au mur, derrière le comptoir, une enveloppe jaunie portantson adresse.

– Qu’est-ce que c’est que ça ? – fit-il en s’emparant dupapier.

C’était une lettre laissée par Edna un an auparavant.

– Elle est venue, – expliqua Tom, se remémorant le fait commeune chose sans importance, – elle est venue demander après toi…Elle voulait qu’on la prenne avec nous. C’était après la batailleet les incendies de Clapham Rise… Moi, je voulais bien la prendre,mais Jessica n’entendait pas de cette oreille là… Alors, Ednam’emprunta cinq shillings en cachette, et nous quitta… Je supposequ’elle t’en parle.

Edna en parlait en effet, informant Bert, en outre, qu’elleallait se rendre chez un oncle et une tante qui exploitaient unepetite briqueterie près de Horsham. Et c’est là, enfin, après unvoyage mouvementé, qui dura une quinzaine de jours, que Bert laretrouva.

5.

Quand Bert et Edna furent face à face, ils se contemplèrent avecahurissement, en riant d’un rire niais, tant était grande leursurprise à se voir si changés, si hérissés, si déguenillés. Puis,tous deux se mirent à pleurer.

– Oh ! Bertie, te voilà revenu, te voilà revenu ! –S’écria-t-elle, se jetant tout en larmes à son cou. – Je le luidisais bien !… mais il menaçait de me tuer si je ne lui cédaispas.

Pourtant Edna n’avait pas cédé, et quand Bert put tirer d’elledes propos cohérents, elle lui expliqua la tâche qui lui incombaitdès son retour.

Ce coin de campagne agricole était tombé au pouvoir d’une bandede malandrins que commandait un certain Bill Gore, qui avait débutédans la vie comme garçon boucher, pour devenir ensuite boxeurprofessionnel. Ces malandrins avaient été réunis par un seigneurlocal, fameux autrefois sur les champs de course, mais qui avaitdisparu soudain, sans qu’on sût comment, et Bill Gore lui avaitsuccédé comme potentat de ce territoire, poussant les méthodes deson prédécesseur à leurs conséquences extrêmes. Le seigneur avait,semble-t-il, professé une sorte de philosophie avancée, quil’amenait à se préoccuper de « l’amélioration de la race » jusqu’àla production du Surhomme, et consistant, dans la pratique, pourlui et ceux de sa bande, à contracter de fréquents et peu légitimesmariages. Cette doctrine philosophique avait particulièrementséduit Bill Gore, et il la développa avec un enthousiasme qui finitpar nuire à sa popularité auprès de ses acolytes.

Un beau jour, il surprit Edna occupée à soigner ses cochons, etil se mit immédiatement à lui faire une cour pressante, au milieudes auges graisseuses. Edna avait opposé une vaillante résistance,mais il continuait ses vigoureuses insistances et se montraitextraordinairement impatient.

– Il peut venir à tout moment, – dit-elle, en regardant Bertdans les yeux.

On était retourné à l’âge barbare où l’homme devait conquérir sacompagne par la force.

Il faut, ici, déplorer que la vérité soit en conflit avec latradition chevaleresque. On aimerait à montrer Bert s’élançantaussitôt pour défier son rival ; puis, au milieu de l’arèneentourée de spectateurs, une rencontre acharnée se livre, et lechampion de la bonne cause, par quelque miracle d’audace, d’amouret de bonne chance, reste finalement vainqueur.

Mais rien de la sorte n’arriva : Bert chargea soigneusement sonrevolver, puis il s’installa dans la grande salle du cottage, àl’entrée de la briqueterie abandonnée, et, l’air anxieux etperplexe, il écouta tout ce qu’on lui raconta sur les faits etgestes et sur la personne de Bill, se plongeant parfois dans delongues méditations.

Tout à coup, la tante d’Edna, avec un trémolo dans la voix,annonça l’apparition du personnage. En compagnie de deux chenapansde son espèce, il franchissait la barrière du jardin. Bert se leva,écarta du geste les deux femmes et regarda à travers la vitre.

Les nouveaux venus offraient un remarquable spectacle. Ilsportaient une sorte d’uniforme composé d’une veste rouge et d’unjersey de laine blanche, comme en mettent les joueurs de golf, etd’une culotte, de bas et de chaussures comme les joueurs defootball. Pour la coiffure, chacun d’eux s’abandonnait à safantaisie personnelle. Bill arborait quelque chose comme un chapeaude femme couvert de plumes de coq, et les autres avaient de grandsfeutres mous à large bord.

Bert soupira, profondément pensif, et Edna, quelque peuinquiète, l’épiait du coin de l’œil. Ni sa tante ni elle n’osaientbouger. Bert s’éloigna de la fenêtre, gagna lentement le corridor,et, avec l’expression soucieuse d’un homme dont l’esprit estpréoccupé par un problème complexe et indécis, il appela Edna.Quand elle l’eut rejoint, il ouvrit la porte d’entrée.

– C’est lui ?… Sûr ? – demanda-t-il simplement, enindiquant du doigt le premier des trois individus.

Sur la réponse affirmative d’Edna, il tira immédiatement sur sonrival et l’abattit d’une balle en pleine poitrine. Un secondprojectile cassa la tête du lieutenant de Bill, et un troisièmeblessa le dernier qui prit la fuite en hurlant avec destortillements comiques.

Puis, le revolver à la main et indifférent à la présence desdeux femmes terrifiées derrière lui, Bert demeura immobile, absorbédans ses pensées.

Jusqu’ici les choses avaient bien tourné.

Bert comprit, de toute évidence, que, s’il ne se lançait pasimmédiatement dans la politique, il risquait fort d’être penducomme assassin, et, en conséquence, sans dire une seule parole auxdeux femmes, il descendit à l’auberge du village, devant laquelleil était passé peu de temps auparavant. Il y pénétra par l’arrièreet se trouva en face d’une bande de quidams douteux qui buvaient endiscutant de questions matrimoniales et des amours de Bill, sur unton facétieux sous lequel perçait néanmoins leur envie. Bert tenaitnégligemment à la main son revolver minutieusement rechargé, et ilinvita l’honorable assemblée à se joindre à ce qu’il eut l’audaced’appeler un « Comité de vigilance » placé sous sa direction.

– Le besoin s’en fait sentir dans la région, et nous sommesquelques-uns qui y avons pensé, – ajouta-t-il.

Il se présenta hardiment comme ayant des amis dans le voisinage,alors que, somme toute, il n’avait, à part son frère, Edna et satante, que deux vieilles cousines dont il ignorait le sortactuel.

La situation fut débattue rapidement, mais avec beaucoupd’égards. Les malandrins le prenaient pour un fou qui arrivait dansla localité sans avoir entendu parler de Bill, et ils désiraientgagner du temps jusqu’à ce que leur chef revînt et disposât del’intrus. Quelqu’un mentionna le nom de Bill.

– Bill est mort, – déclara laconiquement Bert. – Je viens de luienvoyer une balle dans la peau… Inutile de nous préoccuper de luipour l’instant. Il a son compte, et le rouquin qui louchait a soncompte aussi… On n’entendra plus parler de Bill, plus jamais. Ilavait des idées saugrenues sur le mariage, et ce sont les typescomme lui qu’il va falloir mettre à la raison.

Ce discours souleva l’enthousiasme.

Bill fut sommairement enfoui, et le Comité de vigilance instituépar Bert régna à la place du pugiliste.

Nous laissons maintenant Bert et Edna se faire une place ausoleil, parmi les bois de chênes de la Weald, et loin du courantdes événements. Désormais, la vie n’est pour eux qu’une successiond’échauffourées entre paysans, la routine quotidienne au milieu despoules, des cochons, des enfants, des menues choses et desmesquines économies, et bientôt Clapham et Bun Hill et l’existenceau siècle de la science triomphante furent pour Bert le souveniraffaibli d’un rêve. Il ne sut jamais de quelle façon se poursuivitla guerre dans les airs, ni si elle se poursuivit. Des rumeurs luiparvinrent que les flottes aériennes parcouraient toujours lemonde, et que des événements considérables se passaient du côté deLondres. Plusieurs fois même l’ombre des dirigeables lui fitredresser son dos courbé sur le sol, mais il n’aurait su dire ni oùallaient ni d’où venaient ces monstres il n’éprouvait même plus ledésir de le savoir. Parfois, il fallut repousser des malfaiteurs etdes pillards ; parfois, des maladies s’abattirent sur lesanimaux, et la nourriture fut rare. Il aida à pourchasser et àdétruire une meute de chiens courants qui désolèrent le pays. Ileut ainsi des aventures disparates et bizarres et il survécut àtoutes.

Maintes fois la mort menaça de près Edna et Bert, sans lesatteindre. Ils s’aimèrent, souffrirent ensemble et furent heureux,et elle lui donna beaucoup d’enfants, onze, en fait, dont quatreseulement succombèrent aux inévitables privations de cette vieprimitive. Les deux époux vécurent et moururent bien, comme onentendait ce terme en ce temps-là, et leur sort fut le sortcommun.

Chapitre 12EPILOGUE

Par un beau matin d’été, trente ans exactement après que lesAllemands eurent lancé sur le monde leur première flotte aérienne,un vieillard, à la recherche d’une poule qui manquait à sabasse-cour, emmena un jeune garçon à travers les ruines de BunHill, vers les tours déchiquetées du Palais de Cristal. À vraidire, le vieillard n’avait pas atteint la décrépitude, – il allaitavoir soixante-trois ans dans quelques semaines, – mais, à sebaisser constamment sur la bêche et sur la fourche, à demeurerexposé aux intempéries sans jamais changer de vêtements, il étaitresté courbé en deux comme une faux. En outre, la perte de sesdents, en lui rendant la digestion difficile, avait affecté sonteint en même temps que son humeur. Par les traits et l’expressiondu visage, il ressemblait étrangement au vieux Thomas Smallways,jadis cocher de sir Peter Bone ; il n’y avait à cela rien desurprenant, car le vieillard était Tom Smallways, le fils, établiautrefois dans une petite boutique de fruiterie, sous l’armature defer qui soutenait le viaduc du monorail, au-dessus de la grande ruede Bun Hill.

À présent, il n’y avait plus de boutique de fruitier, et Tomvivait dans une des villas abandonnées, près des terrains à bâtirqui avaient été et étaient encore le site de ses travaux agricoles.Sa femme et lui occupaient les chambres du premier étage ;dans la salle à manger et le salon, dont les portes-fenêtress’ouvraient sur la pelouse, et dans les autres pièces durez-de-chaussée, Jessica, – à présent une vieille femme, maigre,ridée et chauve, mais encore énergique et pratique, – gardait sestrois vaches et une multitude de poules dégingandées.

Tom et Jessica appartenaient à une petite communauté de citadinserrants et fugitifs qui, au nombre de cent cinquante environ,s’étaient finalement fixés là, en s’adaptant aux conditionsnouvelles d’existence qu’avaient créées la panique, la famine et lapeste venues dans le sillage de la guerre. Ils étaient sortis decachettes et de refuges étranges pour camper à nouveau dans desmaisons familières, et commencer cette âpre lutte contre la nature,cette conquête quotidienne de la pitance, qui formait à présentl’intérêt principal de leur vie. Cette préoccupation unique fitd’eux un peuple paisible, surtout après que Wilkes, le gérantd’immeubles, tourmenté des droits surannés de propriétairesdisparus et s’enquérant des titres de chacun à s’installer dans lesmaisons abandonnées, eut été noyé dans le réservoir de l’usine àgaz en ruine. Non pas qu’on l’eût délibérément supprimé, mais sesvoisins avaient prolongé de dix minutes au-delà des limitessalutaires le bain forcé qu’ils voulaient lui infliger pour lepunir de ses curiosités indiscrètes.

De ses habitudes originelles de parasitisme suburbain, cettepetite communauté était revenue à ce qui sans doute, avait été lavie normale de l’humanité depuis des temps immémoriaux, – une viede soucis domestiques, dans le contact le plus intime avec lebétail, la volaille et les champs, une vie qui exhale un relent defumier, et dont le besoin de stimulants est satisfait par letravail des bactéries et des vermines qu’elle engendre. Telle avaitété l’existence du paysan européen, depuis l’aube de l’histoirejusqu’au début de l’ère scientifique, et c’est ainsi qu’avaittoujours vécu la grande majorité des peuples de l’Afrique et del’Asie.

Pendant un temps, il avait semblé que, par la vertu des machineset de la civilisation scientifique, l’Europe était arrachée à cetteperpétuelle routine du labeur animal, et que l’Amérique yéchapperait en grande partie dès le commencement. Mais, avecl’effondrement du splendide et vertigineux édifice de lacivilisation mécanique, l’homme revenait à la terre, retournait àson fumier.

De petites communautés, hantées encore par mille souvenirs deleur état antérieur, se groupèrent et, presque tacitement,élaborèrent une sorte de droit coutumier sous la suprématie d’unmédecin ou d’un prêtre. Le monde redécouvrit la religion, avec lebesoin de quelque chose qui maintînt assemblées ces communautés. ÀBun Hill, l’autorité fut confiée à un vieux pasteur baptiste, quienseigna une doctrine très simple, mais s’adaptant exactement auxgens et aux circonstances. D’après lui, un bon principe, dénommé leVerbe, luttait perpétuellement contre une influence femellediabolique appelée la Femme Rouge, et un être mauvais désigné sousle nom d’Alcool. Depuis longtemps, cet Alcool n’était plus qu’uneconception purement spiritualisée et privée de tout élémentd’application matérielle. Il n’avait plus aucun rapport avec lestrouvailles inopinées de vin et de whisky, dans les caves deLondres, occasion pour Bun Hill d’une fraternelle réjouissance. Lepasteur enseignait sa doctrine le dimanche, et, pendant la semaine,il devenait un vieillard affable et bienveillant, que distinguaitune curieuse propension à se laver tous les jours les mains, et, sipossible, la figure, et un talent remarquable pour saigner etouvrir les cochons.

Les services religieux avaient lieu dans la vieille église de laBeckenham Road, et, pour l’office, les gens sortaient les pluscurieux vestiges de l’élégance urbaine du temps d’Édouard VII. Sansexception, les hommes portaient des redingotes, des chapeaux hautsde forme, encore que la plupart n’eussent pas de chaussures. Tom,ces jours-là, se différenciait de ses congénères en se coiffantd’un tube orné d’un galon d’or et en endossant une tunique et unpantalon verts qu’il avait trouvés sur un squelette, dans lessous-sols de la succursale d’une banque. Les femmes, même Jessica,arboraient des jaquettes et d’immenses chapeaux parés avecextravagance de fleurs artificielles et de plumes d’oiseauxexotiques, dont il existait d’abondantes réserves dans lesmagasins. Les enfants (peu nombreux, parce qu’une énorme proportionde nouveau-nés mouraient, en quelques jours, de maladiesinexplicables), les enfants étaient revêtus de costumes du mêmegenre, rafistolés à leur taille. Le petit-fils de l’ancien crémierportait déjà, à l’âge de quatre ans, un formidable haut-de-forme.Ces endimanchements étaient une curieuse survivance des traditionsbourgeoises de l’âge scientifique.

La semaine, les gens s’accoutraient de guenilles, – restantsd’étoffes d’ameublement, flanelle rouge, toile à sacs, stores,tapis ; ils allaient pieds nus ou se servaient de sandales debois. C’était là une population urbaine retournée à un étatrustique barbare, et ne possédant plus la ressource des artssimples que pratique une peuplade rustique, même barbare. Aucunmembre de ces groupements n’avait l’idée de produire des matièrestextiles, et, même quand ils en avaient des pièces et des morceaux,ils savaient à peine les coudre ensemble pour en tirer parti. Ilsétaient donc forcés de piller les stocks de vêtements querenfermaient encore les ruines.

Ils avaient désappris tout l’ingénieux savoir-faire acquis dansl’ordre de choses précédent, et, n’ayant plus à leur faciledisposition les canalisations d’eau et les magasinsd’approvisionnement d’objets tout faits, leurs méthodes civiliséesne leur étaient d’aucun secours. Leur cuisine se réduisait àquelque chose de pire que le primitif : des aliments chauffaientsur des feux de bois, dans les cheminées rouillées des salons, carles fourneaux de cuisine consommaient trop de combustible. Personnen’avait plus l’idée de faire du pain, de brasser de la bière, ou detravailler les métaux.

L’emploi de nippes épaisses et grossières pour le vêtement detravail, l’habitude de le garnir de paille à l’intérieur pour lerendre plus chaud, et de nouer le tout avec des ficelles, donnaientà ces gens l’apparence d’être empaquetés, emballés pourl’expédition.

C’est un jour de semaine que Tom se fit accompagner de son jeuneneveu pour aller rechercher sa poule égarée, et tous deux, l’oncleet l’enfant, étaient affublés de même.

– Alors, comme ça, te voilà tout de même arrivé à Bun Hill,Teddy, – commença le vieux en ralentissant le pas, aussitôt qu’ilsfurent hors de vue et hors de portée de voix de Jessica. – Desenfants à Bert, il n’y a que toi que j’avais pas vu… Walter, jel’ai vu, le jeune Bert, je l’ai vu, et puis Sissie et Matt, et Tom,qui est baptisé d’après moi, et Peter. Les voyageurs t’ont bienamené, hein ?

– Je m’en suis tiré facilement, – assura Teddy.

– Ils n’ont pas voulu te manger en route ?

– Ils ont été convenables, et, près de Leatherhead, nous avonsvu un homme à bicyclette.

– Ma parole ! – s’écria Tom. – C’est qu’on n’en voit pasdes masses par le temps qui court. Où allait-il ?

– Il a dit qu’il allait jusqu’à Dorking, si la grand’routen’était pas trop mauvaise. Mais je ne crois pas qu’il ait pu allerjusque-là. Aux environs de Burford, la rivière est débordée. Noussommes venus par la colline, par la vieille route romaine, qui estsur la hauteur et à l’abri de l’eau.

– Connais pas, – répliqua le vieux Tom – Mais… Mais… unebicyclette ! Tu es sûr que c’était une bicyclette ? Elleavait deux roues ?

– Bien sûr que c’était une bicyclette.

– Pas possible ! Je me souviens d’un temps, Teddy, où il yavait des bécanes à n’en plus finir. La route était lisse comme uneplanche rabotée, en ce temps-là, et, d’où tu es, on en voyait vingtou trente ensemble dans les deux sens, des bécanes, des motos, desautos et toute sorte de véhicules…

– Allons donc ! – fit Teddy.

– Certainement ! Et il en passait comme ça toute lajournée, des centaines et des centaines.

– Mais où donc qu’ils allaient tous, comme ça ?

– Ils filaient sur Brighton. Tu n’y as jamais été, à Brighton,je suppose… C’était là-bas, au bord de la mer, un endroitépatant.

– Pourquoi y allaient-ils ?

– Ils y allaient.

– Mais pourquoi ?

– Est-ce que je sais ? En tout cas, ils y allaient. Etpuis, tu vois cette chose en fer, comme un grand clou rouillé, plushaut que toutes les maisons, et celle-là là-bas, et l’autre plusloin encore, et le câble cassé qui tombe sur les toits : c’était lemonorail. Il allait à Brighton aussi, et, nuit et jour, iltransportait des tas de gens, dans des wagons grands comme desmaisons.

L’enfant contempla les vestiges rouillés, par-delà le fosséboueux, plein de bouses de vache, qui avait été la grande rue. Ilparaissait enclin à l’incrédulité, mais les colonnes en ruine sedressaient là, lui suggérant des idées qui dépassaient sonimagination.

– Qu’est-ce qu’ils allaient faire là-bas ? –demanda-t-il.

– Ils y allaient pour se déplacer… Il fallait que tout sedéplace en ce temps-là.

– Oui, mais d’où venaient-ils ?

– Tout alentour d’ici, Teddy, il y avait des gens qui vivaientdans ces maisons, et, tout le long de la route, il y avait desmaisons et des gens. Tu ne me crois peut-être pas, Teddy, maisc’est parole d’Évangile. Tu peux aller par là, et marcher tout letemps, et tu trouveras des maisons, des maisons et toujours desmaisons. Ça n’en finissait pas et elles étaient toujours plusgrandes.

Il baissa la voix, comme pour prononcer un nom étrange.

– C’est Londres, par là. Et maintenant tout ça est vide etdésert. On n’y rencontre pas un homme. Il n’y a que des chiens etdes chats qui chassent les rats. Et quand on en sort, par Bromleyet Beckenham, on trouve les gens du Kent qui gardent leurs cochons,et c’est de fameuses brutes, ces gens-là. Et tant que le soleilbrille, tout ça est aussi triste qu’un tombeau. J’y suis allé biensouvent, dans le jour… Toutes les maisons et les rues étaientpleines de gens, autrefois, avant la Guerre dans les Airs et laFamine et la Mort Pourpre… pleines de gens, Teddy, et ensuite cefut plein de cadavres, dont l’odeur chassait ceux qui s’yaventuraient. C’est la Mort Pourpre qui a tué tout le monde. Leschats, les chiens, les poules et la vermine l’attrapaient aussi. Iln’y en a que quelques-uns qui en réchappèrent. Je m’en suis tiré,moi, et ta tante aussi, mais elle y a perdu ses cheveux… On trouveencore des squelettes dans les maisons. De ce côté-ci, nous sommesentrés partout, on a pris ce qu’il nous fallait et on a enterré laplupart des gens. Mais par là, du côté de Norwood, il y a encoredes maisons avec les vitres aux fenêtres, et les mobiliers quitombent en morceaux, et les squelettes des habitants, dans leurslits, ou par terre dans les chambres, là où la Mort Pourpre les asurpris, il y a vingt-cinq ans. Nous sommes entrés dans une de cesmaisons-là, l’année dernière, moi et le vieux Higgins, et il yavait une pièce pleine de livres… Tu sais ce que c’est que deslivres, Teddy ?

– J’en ai vu… avec des images.

– Eh bien ! une pièce avec des livres tout autour, Teddy,des centaines de livres, sans rime ni raison, comme on dit, moisiset secs. Moi, je ne voulais pas y toucher, je n’ai jamais été fortsur la lecture, mais le vieux Higgins, il a fallu qu’il en toucheun. « Je crois que je saurais encore lire », qu’il dit. «Penses-tu ! » que je lui dis. « Bien sûr », qu’il dit, et ilen prend un et il l’ouvre. Je regarde et je vois une image, unebelle image qui représentait une femme et des serpents dans unjardin. Je n’avais jamais rien vu d’aussi joli. « Ça me va, cebouquin-là », que dit le vieux Higgins, et alors, par manièred’amitié, il donne une tape sur le livre…

Le vieux Tom Smallways s’interrompit, en un silenceimpressionnant.

– Et alors ? – interrogea Teddy.

– Alors, le livre est tombé en poussière, en poussièreblanche…

Il reprit, sur un ton plus impressionnant encore :

– Nous n’avons plus touché à un seul bouquin, ce jour-là. Non,pas après ça.

L’oncle et le neveu restèrent longtemps bouche close. Puis Tom,reprenant un sujet qui avait pour lui une sorte d’attraitfascinant, répéta :

– Tant que le soleil brille, tous les morts sont comme dans untombeau.

Teddy lui donna enfin la réplique attendue :

– Et la nuit, alors, ils ne restent donc pas dans leurtombeau ?

Le vieux Tom hocha plusieurs fois la tête.

– On ne sait pas, mon garçon, on ne sait pas.

– Mais qu’est-ce qu’ils pourraient faire ?

– On ne sait pas. Personne n’y est allé voir, pour le raconter,personne.

– Personne ?

– Il y en a qui racontent des histoires, – avoua le vieux, – deshistoires qui ne sont pas à croire. Moi, je rentre au coucher dusoleil, et je reste chez moi, de sorte que je ne peux rien dire,n’est-ce pas ? Mais il y en a qui croient certaines choses, etil y en a qui en croient d’autres. J’ai entendu dire que ça portemalheur de prendre les vêtements de ceux qui n’ont pas encore lesos blancs. Il y a des histoires…

L’enfant jeta un rapide coup d’œil à son oncle.

– Quelles histoires ? – questionna-t-il.

– Des histoires de choses qui se promènent, la nuit, à la clartéde la lune. Mais je ne prends pas ça pour argent comptant ;moi, je reste au lit. S’il fallait croire toutes les histoiresqu’on raconte, ah ! Seigneur, on finirait par avoir peur desoi-même, dans un champ, en plein midi.

Teddy promena des regards craintifs autour de lui et cessa uninstant ses questions.

– On raconte, – reprit le vieux, – qu’un porcher de Beckenhamest resté dans Londres trois jours et trois nuits. Il avait bu duwhisky et s’aventura jusqu’à Cheapside ; pendant trois jourset trois nuits, il perdit son chemin, rôdant par tant de rues qu’ilne savait plus s’y reconnaître pour revenir. S’il ne s’était passouvenu de quelques paroles de la Bible, il y serait peut-êtreencore. Il marchait jour et nuit. Pendant le jour, tout étaittranquille, aussi calme et tranquille que la mort… Au coucher dusoleil, quand le crépuscule tombait, alors des bruissementscommençaient, et des murmures, et une rumeur sourde, et des bruitsde pas, comme des gens qui marchent vite…

Il se tut.

– Alors ? – fit, haletant, le jeune garçon. – Continuez,après ?

– Un bruit de voitures et de chevaux, un bruit de cabs etd’omnibus, et des sifflements, des coups de sifflet aigus luiglaçaient les moelles. Et en même temps que les coups de sifflet,des choses commençaient à se faire voir, des gens se pressaientdans les rues, entraient dans les maisons et dans les boutiques,des autos roulaient ; aux fenêtres et aux réverbères, il yavait une espèce de lumière de lune… Je dis des gens dans les rues,Teddy, mais ce n’étaient pas des hommes… C’étaient leurs fantômes,les fantômes de ceux qui avaient habité la ville. Et ils lecroisaient, sans faire attention à lui et ils passaient à traverslui, comme des brouillards et des vapeurs, Teddy. Des fois, ilsétaient gais et contents, d’autres fois, horribles, horribles à nepas dire… Une fois, il se trouva sur une place appelée Piccadilly,et il y avait des lumières brillantes comme le jour, et desgentlemen et des belles dames, avec des toilettes superbes, sur letrottoir, et des taxi-cabs qui se suivaient sur la chaussée…Pendant qu’il les regardait, les voilà qui prennent un air mauvais,des figures mauvaises, Teddy. Et tout à coup, il s’aperçoit qu’ilsl’ont vu, et les femmes commencent à le reluquer et à lui dire deschoses vilaines, des choses affreuses. Et une s’approcha de lui, seplanta devant lui, Teddy, et elle le regarda de tout près. Et ellen’avait pas de visage ni d’yeux, rien qu’un crâne fardé, et alors,il vit qu’ils avaient tous des crânes fardés. Et les uns après lesautres, ils s’approchaient et l’entouraient, en lui disant desabominations, en le tirant, en le menaçant ou en le cajolant, sibien qu’il en était presque mort de peur.

– Ah ! – soupira Teddy, pendant une intolérable pause.

C’est à ce moment-là qu’il se rappela les paroles de l’Écriture,ce qui lui sauva la vie. « Dieu est mon aide, qu’il dit, parconséquent je ne craindrai rien », et il n’avait pas plus tôtachevé que le coq se mit à chanter, et la rue se vida d’un bout àl’autre. Et après cela, le Seigneur se montra miséricordieux pourlui et le guida sans qu’il se perde.

Teddy demeura bouche bée ; il risqua pourtant une autrequestion.

– Mais qui étaient les gens qui vivaient dans toutes cesmaisons ? Qu’est-ce qu’ils faisaient ?

– Des gens qui étaient dans les affaires, des gens qui avaientde la monnaie, du moins on croyait que c’était de la monnaie,jusqu’à ce que tout ait craqué, et alors on a vu que ce n’était quedu papier… du papier de toute sorte… Il y en avait des centaines demille comme ça, des millions ! Cette Grand’Rue ici, je l’aivue, moi, qu’on ne pouvait pas marcher sur les trottoirs, tant il yavait des femmes et des gens qui se bousculaient à l’entrée desboutiques.

– Mais où donc qu’ils prenaient leur nourriture et lereste ?

– Ils les achetaient dans des boutiques comme celle que j’avais.Je te montrerai la place, Teddy, quand nous reviendrons. Les gensd’à présent, ils n’ont pas l’idée d’une boutique, pas une idée. Lesdevantures d’une seule glace, c’est comme du grec pour eux. Pensedonc ! J’ai eu à manipuler des fois d’un seul coup dix à douzequintaux de pommes de terre. Tu en écarquillerais, des yeux, si tuvoyais là tout ce que j’avais dans ma boutique ! Des grandesmannes de légumes, de fruits… des poires, des pommes, et desgrosses noix délicieuses, et des bananes, et des oranges, –énumérait l’oncle d’une voix pleine de gourmandiserétrospective.

– Qu’est-ce que c’est que ça, des bananes et des oranges ?– demanda l’enfant.

– C’étaient des fruits, savoureux, sucrés, juteux, des fruitsétrangers. On les apportait d’Espagne, d’Amérique et d’ailleurs,dans des navires. On m’en apportait de tous les coins du monde, etje les vendais dans ma boutique, oui, moi, je les vendais, Teddy,moi qui me promène ici avec toi, habillé avec des vieux sacs etcherchant des poules égarées. Et des clients venaient dans maboutique, de grandes belles dames comme tu ne peux même plus t’enfigurer à présent, habillées comme des princesses, et qui disaient: « Eh ! bien, monsieur Smallways, qu’est-ce que vous avez debon, ce matin ? » Et je répondais : « Eh ! bien, madame,j’ai reçu de la belle reinette du Canada, ou bien des courges. » Tucomprends ? Et elles en achetaient, et tout de suite ellesdisaient : « Envoyez-m’en ! » Bon Dieu ! quelle viec’était ! les affaires, le remue-ménage, l’élégance qu’onvoyait, les automobiles, les voitures, les promeneurs, les orguesde Barbarie et les orchestres ambulants. Toujours quelque chose quipassait, toujours. Et si ça n’était pas ces maisons vides, oncroirait que tout cela fut un rêve.

– Mais qu’est-ce qui a tué tous ces gens, mon oncle ? –s’enquit Teddy.

– C’est l’effondrement, – répondit le vieux Tom. – Tout marchaitbien jusqu’à ce qu’ils aient commencé la guerre. Tout marchaitcomme une horloge. Tout le monde travaillait, tout le monde étaitheureux et tout le monde avait ses bons repas chaque jour.

L’enfant eut un regard sceptique.

– Oui, tout le monde ! – affirma le vieillard. Quand on nepouvait pas avoir son repas ailleurs, on en avait toujours àl’hospice, ou dans les asiles, ou les œuvres charitables… un bonbol de soupe et du pain meilleur que personne ne sait le fairemaintenant, du vrai pain blanc, le pain du gouvernement !

Teddy, émerveillé, restait muet. Il sentait monter en lui desdésirs qu’il jugea plus sage de refréner. Le vieillard lui-même serésigna au seul plaisir des réminiscences gustatives. Ses lèvresremuaient.

– Du saumon fumé avec des pickles, – murmurait il, – du fromagede Hollande, de la bière, et une pipe de tabac.

– Mais de quelle façon les gens ont-ils été tués ? insistabientôt Teddy.

– Il y eut la guerre. Ça commença par la guerre… La guerre fitbeaucoup de tapage, beaucoup de destruction et d’incendies, maiselle n’a réellement pas tué beaucoup de gens. Elle a toutbouleversé, voilà. Ils sont venus, ils ont mis le feu àLondres ; ils ont fait sauter et sombrer tous les navires dansla Tamise ; on a vu la fumée et la vapeur pendant dessemaines. Ils ont jeté une bombe dans le Palais de Cristal pour lefaire crouler ; ils ont fait sauter les voies de chemins defer, et toutes sortes de choses de ce genre-là. Mais quant à tuerdes gens, c’était seulement par accident. Ils se tuaient biendavantage entre eux. Un jour, il y a eu une grande bataille ici etaux alentours, dans les airs. Des machines plus grandes quecinquante maisons, plus grandes que le Palais de Cristal, plusgrandes… plus grandes que n’importe quoi ; elles volaient dansl’air et elles se cognaient, et des cadavres dégringolaient.Épouvantable !… Ce n’est pas tant les gens qu’ils tuaient queles affaires qu’ils paralysaient. Il n’y avait plus moyen de fairedes affaires, Teddy, plus moyen… Il n’y avait plus d’argent, etplus rien à acheter, si on en avait.

– Mais comment les gens ont-ils été tués ? répétal’enfant.

– Je suis en train de te le dire, Teddy. Après la guerre, c’estles affaires qui n’ont plus marché. Tout d’un coup, on ne saitcomment, on s’aperçut qu’il n’y avait plus d’argent. On avait bienles chèques, les papiers sur lesquels on inscrivait des sommes, etc’était aussi bon que de l’argent, à condition qu’on les reçoive declients qu’on connaissait. En un clin d’œil, ils ne valurent plusrien. Il m’en est resté trois sans être encaissés, et deux surlesquels j’avais rendu de l’argent. Ensuite, c’est les billets debanque qui n’eurent plus de valeur, et la monnaie d’argent disparutaussi. De l’or, on ne pouvait plus en avoir à aucun prix. Lesbanques à Londres l’avaient accaparé et les banques avaient étédétruites. Tout le monde fit banqueroute. Personne ne travaillaplus, personne !

Il se tut, et dévisagea son auditeur. L’intelligente figure dupetit bonhomme exprimait une perplexité profonde.

– Voilà comme c’est arrivé, – continua le vieux Tom, cherchantune image capable de rendre sa pensée. – C’est comme si on avaitarrêté une pendule. Ce fut un calme absolu, pendant un certaintemps, un calme de mort, à part les dirigeables qui se battaientdans le ciel… Puis les gens commencèrent à se fâcher… Je mesouviens de mon dernier client, le dernier des clients qui soiententrés dans ma boutique. C’était M. Moïse Gluckstein, un gentlemande la Cité, très gentil, qui aimait beaucoup les asperges et lesartichauts. Il entra… Il n’était pas venu un client depuisplusieurs jours… Et il se mit à parler très vite, offrant dem’acheter tout ce que je pouvais avoir, des pommes de terre,n’importe quoi, au poids de l’or. Il disait que c’était une petitespéculation qu’il voulait essayer… comme une sorte de pari, etqu’il avait plus de chances de perdre que de gagner, mais que ça nelui faisait rien, qu’il voulait essayer tout de même, qu’il avaittoujours eu la passion du jeu… Il disait que je n’avais qu’à peserce que j’avais et qu’il me paierait comptant avec un chèque. Mafoi, sa proposition souleva une petite discussion, parfaitementrespectueuse, du reste, sur le point de savoir si son chèque avaitencore quelque valeur… Mais, pendant qu’il me donnait desexplications, voilà qu’il arrive une bande de sans-travail, autourd’une grande bannière avec cette inscription « Nous voulons manger.» Trois ou quatre de la bande entrent dans la boutique :

– Vous avez quelque chose à manger ? – questionna l’un.

– Non, rien du tout. Je le regrette. D’ailleurs si j’avaisquelque chose, je ne pourrais pas vous le donner : voilà cemonsieur qui m’en a offert…

– M. Gluckstein essaya de m’interrompre, mais c’était troptard.

– Qu’est-ce qu’il vous a offert ? – me demanda un granddiable armé d’une hachette. – Qu’est-ce qu’il vous aoffert ?

– Il fallut bien le dire.

– Camarades ! – s’écrie le grand diable. – Voilà encore unde ces sales financiers !

– Ils l’empoignèrent, l’emmenèrent et le pendirent à unréverbère au coin de la rue. Il se laissa faire sans résistance,sans prononcer un seul mot.

Le vieux se tut et demeura un moment méditatif.

– C’est la première personne que j’ai vu pendre, –observa-t-il.

– Quel âge aviez-vous ? – demanda Teddy.

– Une trentaine d’années, – dit Tom.

– Eh ! bien, moi, je n’avais que six ans quand j’ai vupendre trois voleurs de cochons, – riposta Teddy. – Papa m’a emmenéles voir, parce que c’était le jour de mon anniversaire. Il voulaitm’aguerrir…

– Oui, mais tu n’as jamais vu un homme tué par une auto, en toutcas, – reprit Tom, – et tu n’as jamais vu amener des blessés et desmorts dans une pharmacie.

Le triomphant Teddy baissa l’oreille.

– Non, je n’ai pas vu ça, – avoua-t-il.

– Et tu ne le verras pas, tu ne le verras jamais… Tu ne verrasjamais les choses que j’ai vues, jamais, même si tu vivais jusqu’àcent ans !… Eh ! bien, comme je te le disais, voilàcomment la famine et la guerre civile ont commencé. Ensuite, il yeut les grèves et le socialisme, des histoires que je n’ai jamaisgobées, et ça alla de mal en pis. On se battait à coups de fusil,on mettait le feu partout et on pillait les maisons. Les insurgésforcèrent les banques de Londres et s’emparèrent de l’or qu’ellescontenaient. Mais ils ne pouvaient pas le manger, leur or !…Comment on vivait ? Eh ! bien, on ne bougeait pas. Tatante et moi, nous ne nous mêlions pas des affaires des autres etpersonne ne se mêlait des nôtres. Nous avions quelques pommes deterre en réserve, mais surtout on se nourrissait de rats. Noushabitions dans une vieille maison, pleine de rats, et la famine nesemblait pas les gêner beaucoup. Souvent, j’en attrapais, des rats,souvent. Mais la plupart des gens des alentours avaient l’estomactrop délicat pour se nourrir de rats. Ça ne leur convenait pas. Ilsétaient habitués à toutes sortes de cuisines et ils ne se mirent àune nourriture honnête que lorsqu’il fut trop tard. Ils préféraientmourir de faim.

« C’est la famine qui commença à tuer les gens pour de bon.Avant que la Mort Pourpre fît son apparition, ils mouraient commedes mouches à la fin de l’été. Je m’en souviens bien ! J’aiété un des premiers à l’avoir. J’étais dans le jardin, pour voirs’il n’y avait pas moyen de prendre un chat ou autre chose aupiège, et regarder aussi si des navets que j’avais oubliés étaientassez gros pour être cueillis, et ça m’a pris là, d’une manièreterrible. Tu n’as pas idée de la douleur que je ressentais,Teddy ; ça me coupait en deux. Je me couchai par terre où jeme trouvais, et ta tante vint voir ce que je devenais et m’a tirécomme un sac jusqu’à la maison. Je ne m’en serais jamais remis,sans ta tante. « Tom ! – qu’elle me disait, – il fautabsolument guérir. » Et il a bien fallu ! Alors, ce fut sontour ; elle fut très, très malade, mais c’est un vraitrompe-la-mort, ta tante : – « Eh bien ! ça ferait du joli, sije te laissais là tout seul », qu’elle répétait tout le temps.C’est qu’elle a une bonne langue, ta tante. Elle en revint, mais ylaissa ses cheveux, et j’ai eu beau le lui demander sur tous lestons, elle n’a jamais voulu mettre la perruque de la vieille damequ’on a trouvée morte dans le jardin du presbytère.

« C’est la Mort Pourpre qui balayait les gens par tas. On neparvenait plus à les enterrer. Et les chiens et les chats aussi, etles rats et les chevaux y passèrent. À la fin, toutes les maisonset les jardins étaient pleins de cadavres. On ne pouvait pas serisquer du côté de Londres à cause de la puanteur, et il nousfallut même quitter notre vieille baraque de la Grand’Rue pourvenir nous installer dans la villa où nous sommes encoremaintenant. Avec ça, on n’avait plus d’eau, les canalisationss’étaient vidées dans les galeries souterraines des métros… D’oùdiable venait la Mort Pourpre ? Les uns disent une chose etles autres une autre ; les uns prétendent que ça venait de cequ’on mangeait des rats, les autres de ce qu’on ne mangeait rien dutout. Il y en a qui racontent que ce sont les Asiatiques qui l’ontapportée avec eux, des montagnes du Tibet, je crois, où elle règnesans faire de mal à personne. Tout ce que je sais, c’est qu’elleest arrivée après la Famine, et la Famine est venue après laPanique, et la Panique après la Guerre.

Teddy réfléchissait.

– Qui est-ce qui a fait la Mort Pourpre ? –questionna-t-il.

– Mais je viens de te le dire !

– Pourquoi les gens ont-il eu une panique ?

– Ils l’ont eue.

– Pourquoi ont-ils commencé la Guerre ?

– Ils ne pouvaient pas s’empêcher de la faire. Quand ils ont eudes dirigeables, ils ont voulu s’en servir.

– Et comment a fini la Guerre ?

– Qui sait si seulement elle est finie, mon garçon ? –s’écria le vieux. – Qui sait si elle est finie ? De temps entemps, des voyageurs passent par ici… Il y a deux étés, il en estpassé un… et il a dit que ça continue. Il a dit qu’il y a desbandes de gens, par là-bas, dans le nord, qui s’obstinent à sebattre avec d’autres gens, en Allemagne, en Chine, en Amérique, etailleurs. Ils ont encore, paraît-il, des machines volantes, desusines à gaz et toutes sortes d’accessoires. Mais, depuis sept ans,nous n’avons rien aperçu dans les airs… Ils ne sont sans doute pasvenus de notre côté. En dernier, nous avons vu une espèce dedirigeable ratatiné qui s’en allait, par là… Il n’était pas trèsgrand et il penchait tout d’un côté, comme s’il avait uneavarie.

Tom Smallways indiqua du doigt la direction qu’avait prisel’aéronat, et il s’arrêta devant une brèche dans la clôture, lesvestiges de la vieille clôture d’où, en compagnie de son voisinStringer, le laitier, il contemplait jadis les départs de ballonsde l’Aéro-Club d’Angleterre. De vagues souvenirs d’un après-midiparticulier lui revinrent.

– Là, en bas, où il y a tous ces grands machins rouillés,c’était l’usine à gaz.

– Quel gaz ? – demanda l’enfant.

– Ah ! une espèce de chose de rien qu’on mettait dans lesballons pour les faire s’enlever. Et on s’éclairait avec, avantqu’on installe l’électricité.

Le bambin essayait vainement de se représenter, au moyen de cesindications, ce que pouvait être le gaz. Puis, ses penséesrevinrent à un autre sujet.

– Mais pourquoi n’a-t-on pas mis fin à la Guerre ?

– L’obstination. Tout le monde trinquait, en faisant trinquerles autres, et tout le monde était plein d’ardeur et depatriotisme ; et, au lieu de s’arrêter on détruisait tout. Ons’entêtait à tout détruire. Si bien que, finalement, ce fut unmassacre sauvage et désespéré.

– Ça aurait dû finir, – déclara l’enfant.

– Ça n’aurait pas dû commencer, – dit le vieux Tom. – Mais lesgens étaient orgueilleux. Oui, les gens étaient arrogants, etvaniteux, et matamores. Trop bien nourris, aussi, à manger et àboire tout leur saoul. Céder ?… Ah ! non, àd’autres ! Et, au bout de peu de temps, personne ne parla plusde céder, personne…

Il suça méditativement ses vieilles gencives édentées, et sonregard se porta, par-dessus la vallée, vers l’endroit où les ruinesdu Palais de Cristal scintillaient au soleil. L’idée vague lehantait, que cette dévastation était sans but et stérile, qu’elleavait irrévocablement détruit des possibilités inconnues. Commeconclusion péremptoire, obstinément et lentement, il répéta sonjugement définitif, son opinion finale sur la matière :

– On dira tout ce qu’on voudra, ça n’aurait jamais dûcommencer.

Il proféra cette phrase simplement, avec l’absolue convictionque, quelque part, quelqu’un aurait dû mettre un terme à quelquechose… Mais qui, comment et pourquoi, voilà qui dépassait debeaucoup sa portée.

Share
Tags: H. G. Wells