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La Guerre des mondes

La Guerre des mondes

d’ H. G. Wells

Partie 1
L’ARRIVÉE DES MARTIENS

Chapitre 1 À LA VEILLE DE LA GUERRE

Personne n’aurait cru dans les dernières années du XIXe siècle,que les choses humaines fussent observées, de la façon la plus pénétrante et la plus attentive, par des intelligences supérieures aux intelligences humaines et cependant mortelles comme elles ; que, tandis que les hommes s’absorbaient dans leurs occupations, ils étaient examinés et étudiés d’aussi près peut-être qu’un savant peut étudier avec un microscope les créatures transitoires qui pullulent et se multiplient dans une goutte d’eau.Avec une suffisance infinie, les hommes allaient de-ci de-là par le monde, vaquant à leurs petites affaires, dans la sereine sécurité de leur empire sur la matière. Il est possible que, sous le microscope, les infusoires fassent de même. Personne ne donnait une pensée aux mondes plus anciens de l’espace comme sources de dangerpour l’existence terrestre, ni ne songeait seulement à eux pourécarter l’idée de vie à leur surface comme impossible ouimprobable. Il est curieux de se rappeler maintenant les habitudesmentales de ces jours lointains. Tout au plus les habitants de laTerre s’imaginaient-ils qu’il pouvait y avoir sur la planète Marsdes êtres probablement inférieurs à eux, et disposés à faire bonaccueil à une expédition missionnaire. Cependant, par-delà legouffre de l’espace, des esprits qui sont à nos esprits ce que lesnôtres sont à ceux des bêtes qui périssent, des intellects vastes,calmes et impitoyables, considéraient cette terre avec des yeuxenvieux, dressaient lentement et sûrement leurs plans pour laconquête de notre monde. Et dans les premières années du XXe sièclevint la grande désillusion.

La planète Mars, est-il besoin de le rappeler au lecteur, tourneautour du soleil à une distance moyenne de deux cent vingt-cinqmillions de kilomètres, et la lumière et la chaleur qu’elle reçoitdu soleil sont tout juste la moitié de ce que reçoit notre sphère.Si l’hypothèse des nébuleuses a quelque vérité, la planète Marsdoit être plus vieille que la nôtre, et longtemps avant que cetteterre se soit solidifiée, la vie à sa surface dut commencer soncours. Le fait que son volume est à peine le septième de celui dela Terre doit avoir accéléré son refroidissement jusqu’à latempérature où la vie peut naître. Elle a de l’air, de l’eau ettout ce qui est nécessaire aux existences animées.

Pourtant l’homme est si vain et si aveuglé par sa vanité quejusqu’à la fin même du XIXe siècle, aucun écrivain n’exprima l’idéeque là-bas la vie intelligente, s’il en était une, avait pu sedévelopper bien au-delà des proportions humaines. Peu de gens mêmesavaient que, puisque Mars est plus vieille que notre Terre, avec àpeine un quart de sa superficie et une plus grande distance dusoleil, il s’ensuit naturellement que cette planète est nonseulement plus éloignée du commencement de la vie, mais aussi plusprès de sa fin.

Le refroidissement séculaire qui doit quelque jour atteindrenotre planète est déjà fort avancé chez notre voisine. Sesconditions physiques sont encore largement un mystère ; maisdès maintenant nous savons que, même dans sa région équatoriale, latempérature de midi atteint à peine celle de nos plus froidshivers. Son atmosphère est plus atténuée que la nôtre, ses océansse sont resserrés jusqu’à ne plus couvrir qu’un tiers de sa surfaceet, suivant le cours de ses lentes saisons, de vastes amas de glaceet de neige s’amoncellent et fondent à chacun de ses pôles,inondant périodiquement ses zones tempérées. Ce suprême étatd’épuisement, qui est encore pour nous incroyablement lointain, estdevenu pour les habitants de Mars un problème vital. La pressionimmédiate de la nécessité a stimulé leurs intelligences, développéleurs facultés et endurci leurs cœurs. Regardant à travers l’espaceau moyen d’instruments et avec des intelligences tels que nouspouvons à peine les rêver, ils voient à sa plus proche distance, àcinquante-cinq millions de kilomètres d’eux vers le soleil, unmatinal astre d’espoir, notre propre planète, plus chaude, auxvégétations vertes et aux eaux grises, avec une atmosphère nuageuseéloquente de fertilité, et, à travers les déchirures de ses nuages,des aperçus de vastes contrées populeuses et de mers étroitessillonnées de navires.

Nous, les hommes, créatures qui habitons cette terre, nousdevons être, pour eux du moins, aussi étrangers et misérables quele sont pour nous les singes et les lémuriens. Déjà, la partieintellectuelle de l’humanité admet que la vie est une incessantelutte pour l’existence et il semble que ce soit aussi la croyancedes esprits dans Mars. Leur monde est très avancé vers sonrefroidissement, et ce monde-ci est encore encombré de vie, maisencombré seulement de ce qu’ils considèrent, eux, comme des animauxinférieurs. En vérité, leur seul moyen d’échapper à la destructionqui, génération après génération, se glisse lentement vers eux, estde s’emparer, pour y pouvoir vivre, d’un astre plus rapproché dusoleil.

Avant de les juger trop sévèrement, il faut nous remettre enmémoire quelles entières et barbares destructions furent accompliespar notre propre race, non seulement sur des espèces animales,comme le bison et le dodo, mais sur les races humaines inférieures.Les Tasmaniens, en dépit de leur conformation humaine, furent enl’espace de cinquante ans entièrement balayés du monde dans uneguerre d’extermination engagée par les immigrants européens.Sommes-nous de tels apôtres de miséricorde que nous puissions nousplaindre de ce que les Martiens aient fait la guerre dans ce mêmeesprit ?

Les Martiens semblent avoir calculé leur descente avec une sûreet étonnante subtilité – leur science mathématique étant évidemmentbien supérieure à la nôtre – et avoir mené leurs préparatifs àbonne fin avec une presque parfaite unanimité. Si nos instrumentsl’avaient permis, on aurait pu, longtemps avant la fin du XIXesiècle, apercevoir des signes des prochaines perturbations. Deshommes comme Schiaparelli observèrent la planète rouge – il estcurieux, soit dit en passant, que, pendant d’innombrables siècles,Mars ait été l’étoile de la guerre –, mais ne surent pasinterpréter les fluctuations apparentes des phénomènes qu’ilsenregistraient si exactement. Pendant tout ce temps les Martiens sepréparaient.

À l’opposition de 1894, une grande lueur fut aperçue, sur lapartie éclairée du disque, d’abord par l’observatoire de Lick, puispar Perrotin de Nice et d’autres observateurs. Je ne suis pas loinde penser que ce phénomène inaccoutumé ait eu pour cause la fontede l’immense canon, trou énorme creusé dans leur planète, au moyenduquel ils nous envoyèrent leurs projectiles. Des signesparticuliers, qu’on ne sut expliquer, furent observés lors des deuxoppositions suivantes, près de l’endroit où la lueur s’étaitproduite.

Il y a six ans maintenant que le cataclysme s’est abattu surnous. Comme la planète Mars approchait de l’opposition, Lavelle, deJava, fit palpiter tout à coup les fils transmetteurs descommunications astronomiques, avec l’extraordinaire nouvelle d’uneimmense explosion de gaz incandescent dans la planète observée. Lefait s’était produit vers minuit et le spectroscope, auquel il eutimmédiatement recours, indiqua une masse de gaz enflammés,principalement de l’hydrogène, s’avançant avec une vélocité énormevers la Terre. Ce jet de feu devint invisible un quart d’heureaprès minuit environ. Il le compara à une colossale bouffée deflamme, soudainement et violemment jaillie de la planète « commeles gaz enflammés se précipitent hors de la gueule d’un canon».

La phrase se trouvait être singulièrement appropriée. Cependant,rien de relatif à ce fait ne parut dans les journaux du lendemain,sauf une brève note dans le Daily Telegraph, et le mondedemeura dans l’ignorance d’un des plus graves dangers qui aientjamais menacé la race humaine. J’aurais très bien pu ne rien savoirde cette éruption si je n’avais, à Ottershaw, rencontré Ogilvy,l’astronome bien connu. Cette nouvelle l’avait jeté dans uneextrême agitation, et, dans l’excès de son émotion, il m’invita àvenir cette nuit-là observer avec lui la planète rouge.

Malgré tous les événements qui se sont produits depuis lors, jeme rappelle encore très distinctement cette veille : l’observatoireobscur et silencieux, la lanterne, jetant une faible lueur sur leplancher dans un coin, le déclenchement régulier du mécanisme dutélescope, la fente mince du dôme, et sa profondeur oblongue querayait la poussière des étoiles. Ogilvy s’agitait en tous sens,invisible, mais perceptible aux bruits qu’il faisait. En regardantdans le télescope, on voyait un cercle de bleu profond et la petiteplanète ronde voguant dans le champ visuel. Elle semblait tellementpetite, si brillante, tranquille et menue, faiblement marquée debandes transversales et sa circonférence légèrement aplatie. Maisqu’elle paraissait petite ! une tête d’épingle brillant d’unéclat si vif ! On aurait dit qu’elle tremblotait un peu, maisc’étaient en réalité les vibrations qu’imprimait au télescope lemouvement d’horlogerie qui gardait la planète en vue.

Pendant que je l’observais, le petit astre semblait devenir tourà tour plus grand et plus petit, avancer et reculer, mais c’étaitsimplement que mes yeux se fatiguaient. Il était à soixantemillions de kilomètres dans l’espace. Peu de gens peuvent concevoirl’immensité du vide dans lequel nage la poussière de l’universmatériel.

Près de l’astre, dans le champ visuel du télescope, il y avaittrois petits points de lumière, trois étoiles télescopiquesinfiniment lointaines et tout autour étaient les insondablesténèbres du vide. Tout le monde connaît l’effet que produit cetteobscurité par une glaciale nuit d’étoiles. Dans un télescope ellesemble encore plus profonde. Et invisible pour moi, parce qu’elleétait si petite et si éloignée, avançant plus rapidement etconstamment à travers l’inimaginable distance, plus proche deminute en minute de tant de milliers de kilomètres, venait la Chosequ’ils nous envoyaient et qui devait apporter tant de luttes, decalamités et de morts sur la terre. Je n’y songeais certes paspendant que j’observais ainsi – personne au monde ne songeait à ceprojectile fatal.

Cette même nuit, il y eut encore un autre jaillissement de gaz àla surface de la lointaine planète. Je le vis au moment même où lechronomètre marquait minuit : un éclair rougeâtre sur les bords,une très légère projection des contours ; j’en fis part alorsà Ogilvy, qui prit ma place. La nuit était très chaude et j’avaissoif. J’allai, avançant gauchement les jambes et tâtant mon chemindans les ténèbres, vers la petite table sur laquelle se trouvait unsiphon, tandis qu’Ogilvy poussait des exclamations en observant latraînée de gaz enflammés qui venait vers nous.

Vingt-quatre heures après le premier, à une ou deux secondesprès, un autre projectile invisible, lancé de la planète Mars, semettait cette nuit-là en route vers nous. Je me rappelle m’êtreassis sur la table, avec des taches vertes et cramoisies dansantdevant les yeux. Je souhaitais un peu de lumière, pour fumer avecplus de tranquillité, soupçonnant peu la signification de la lueurque j’avais vue pendant une minute et tout ce qu’elle amèneraitbientôt pour moi. Ogilvy resta en observations jusqu’à une heure,puis il cessa ; nous prîmes la lanterne pour retourner chezlui. Au-dessous de nous, dans les ténèbres, étaient les maisonsd’Ottershaw et de Chertsey dans lesquelles des centaines de gensdormaient en paix.

Toute la nuit, il spécula longuement sur les conditions de laplanète Mars, et railla l’idée vulgaire d’après laquelle elleaurait des habitants qui nous feraient des signaux. Son explicationétait que des météorolithes tombaient en pluie abondante sur laplanète, ou qu’une immense explosion volcanique se produisait. Ilm’indiquait combien il était peu vraisemblable que l’évolutionorganique ait pris la même direction dans les deux planètesadjacentes.

« Les chances contre quelque chose d’approchant de l’humanitésur la planète Mars sont un million pour une », dit-il.

Des centaines d’observateurs virent la flamme cette nuit-là, etla nuit d’après, vers minuit, et de nouveau encore la nuit d’aprèset ainsi de suite pendant dix nuits, une flamme chaque nuit.Pourquoi les explosions cessèrent après la dixième, personne surTerre n’a jamais tenté de l’expliquer. Peut-être les gaz dégagéscausèrent-ils de graves incommodités aux Martiens. D’épais nuagesde fumée ou de poussière, visibles de la Terre à travers depuissants télescopes, comme de petites taches grises flottantes, serépandirent dans la limpidité de l’atmosphère de la planète et enobscurcirent les traits les plus familiers.

Enfin, les journaux quotidiens s’éveillèrent à ces perturbationset des chroniques de vulgarisation parurent ici, là et partout,concernant les volcans de la planète Mars. Le périodiquesério-comique Punch fit, je me le rappelle, un heureuxusage de la chose dans une caricature politique. Entièrementinsoupçonnés, ces projectiles que les Martiens nous envoyaientarrivaient vers la Terre à une vitesse de nombreux kilomètres à laseconde, à travers le gouffre vide de l’espace, heure par heure etjour par jour, de plus en plus proches. Il me semble maintenantpresque incroyablement surprenant qu’avec ce prompt destin suspendusur eux, les hommes aient pu s’absorber dans leurs mesquinsintérêts comme ils le firent. Je me souviens avec quelle ardeur letriomphant Markham s’occupa d’obtenir une nouvelle photographie dela planète pour le journal illustré qu’il dirigeait à cette époque.La plupart des gens, en ces derniers temps, s’imaginentdifficilement l’abondance et l’esprit entreprenant de nos journauxdu XIXe siècle. Pour ma part, j’étais fort préoccupé d’apprendre àmonter à bicyclette, et absorbé aussi par une série d’articlesdiscutant les probables développements des idées morales à mesureque la civilisation progressera.

Un soir (le premier projectile se trouvait alors à peine àquinze millions de kilomètres de nous), je sortis faire un touravec ma femme. La nuit était claire ; j’expliquais à macompagne les signes du Zodiaque et lui indiquai Mars, pointbrillant montant vers le zénith et vers lequel tant de télescopesétaient tournés. Il faisait chaud et une bande d’excursionnistesrevenant de Chertsey et d’Isleworth passa en chantant et en jouantdes instruments. Les fenêtres hautes des maisons s’éclairaientquand les gens allaient se coucher. De la station, venait dans ladistance le bruit des trains changeant de ligne, grondementretentissant que la distance adoucissait presque en une mélodie. Mafemme me fit remarquer l’éclat des feux rouges verts et jaunes dessignaux se détachant dans le cadre immense du ciel. Le monde étaitdans une sécurité et une tranquillité parfaites.

Chapitre 2LE MÉTÉORE

Puis vint la nuit où tomba le premier météore. On le vit, dansle petit matin, passer au-dessus de Winchester, ligne de flammeallant vers l’est, très haut dans l’atmosphère. Des centaines degens qui l’aperçurent durent le prendre pour une étoile filanteordinaire. Albin le décrivit comme laissant derrière lui unetraînée grisâtre qui brillait pendant quelques secondes. Denning,notre plus grande autorité sur les météorites, établit que lahauteur de sa première apparition était de cent quarante à centsoixante kilomètres. Il lui sembla tomber sur la terre à environcent cinquante kilomètres vers l’est.

À cette heure-là, j’étais chez moi, écrivant, assis devant monbureau, et bien que mes fenêtres s’ouvrissent sur Ottershaw et queles jalousies aient été levées – car j’aimais à cette époqueregarder le ciel nocturne – je ne vis rien du phénomène. Cependant,la plus étrange de toutes les choses qui, des espaces infinis,vinrent sur la Terre, dut tomber pendant que j’étais assis là,visible si j’avais seulement levé les yeux au moment où ellepassait. Quelques-uns de ceux qui la virent dans son vol rapiderapportèrent qu’elle produisait une sorte de sifflement. Pour moi,je n’en entendis rien. Un grand nombre de gens dans le Berkshire,le Surrey et le Middlesex durent apercevoir son passage et tout auplus pensèrent à quelque météore. Personne ne paraît s’êtrepréoccupé de rechercher, cette nuit-là, la masse tombée.

Mais le matin de très bonne heure, le pauvre Ogilvy, qui avaitvu le phénomène, persuadé qu’un météorolithe se trouvait quelquepart sur la lande entre Horsell, Ottershaw et Woking, se mit enroute avec l’idée de le trouver. Il le trouva en effet, peu aprèsl’aurore et non loin des carrières de sable. Un trou énorme avaitété creusé par l’impulsion du projectile, et le sable et le gravieravaient été violemment rejetés dans toutes les directions, sur lesgenêts et les bruyères, formant des monticules visibles à deuxkilomètres de là. Les bruyères étaient en feu du côté de l’est etune mince fumée bleue montait dans l’aurore indécise.

La Chose elle-même gisait, presque entièrement enterrée dans lesable parmi les fragments épars des sapins que, dans sa chute, elleavait réduits en miettes. La partie découverte avait l’aspect d’uncylindre énorme, recouvert d’une croûte, et ses contours adoucispar une épaisse incrustation écailleuse et de couleur foncée. Sondiamètre était de vingt-cinq à trente mètres. Ogilvy s’approcha decette masse, surpris de ses dimensions et encore plus de sa forme,car la plupart des météorites sont plus ou moins complètementarrondis. Cependant elle était encore assez échauffée par sa chuteà travers l’air pour interdire une inspection trop minutieuse. Ilattribua au refroidissement inégal de sa surface des bruits assezforts qui semblaient venir de l’intérieur du cylindre, car, à cemoment, il ne lui était pas encore venu à l’idée que cette massepût être creuse.

Il restait debout autour du trou que le projectile s’étaitcreusé, considérant son étrange aspect, déconcerté, surtout par saforme et sa couleur inaccoutumées, percevant vaguement, même alors,quelque évidence d’intention dans cette venue. La matinée étaitextrêmement tranquille et le soleil, qui surgissait au-dessus desbois de pins du côté de Weybridge, était déjà très chaud. Il ne sesouvint pas d’avoir entendu les oiseaux ce matin-là ; il n’yavait certainement aucune brise, et les seuls bruits étaient lesfaibles craquements de la masse cylindrique. Il était seul sur lalande.

Tout à coup, il eut un tressaillement en remarquant que desscories grises, des incrustations cendrées qui recouvraient lemétéorite se détachaient du bord circulaire supérieur et tombaientpar parcelles sur le sable. Un grand morceau se détacha soudainavec un bruit dur qui lui fit monter le cœur à la gorge.

Pendant un moment, il ne put comprendre ce que cela signifiaitet, bien que la chaleur fût excessive, il descendit dans le trou,tout près de la masse, pour voir la Chose plus attentivement. Ilcrut encore que le refroidissement pouvait servir d’explication,mais ce qui dérangea cette idée fut le fait que les parcelles sedétachaient seulement de l’extrémité du cylindre.

Alors il s’aperçut que très lentement le sommet circulairetournait sur sa masse. C’était un mouvement imperceptible, et il nele découvrit que parce qu’il remarqua qu’une tache noire, qui cinqminutes auparavant était tout près de lui, se trouvait maintenantde l’autre côté de la circonférence. Même à ce moment, il se rendità peine compte de ce que cela indiquait jusqu’à ce qu’il eûtentendu un grincement sourd et vu la marque noire avancerbrusquement d’un pouce ou deux. Alors, comme un éclair, la véritése fit jour dans son esprit. Le cylindre était artificiel – creux –avec un sommet qui se dévissait ! Quelque chose dans lecylindre dévissait le sommet !

« Ciel ! s’écria Ogilvy, il y a un homme, des hommeslà-dedans ! à demi rôtis, qui cherchent à s’échapper !»

D’un seul coup, après un soudain bond de son esprit, il relia laChose à l’explosion qu’il avait observée à la surface de Mars.

La pensée de ces créatures enfermées lui fut si épouvantablequ’il oublia la chaleur et s’avança vers le cylindre pour aider audévissage. Mais heureusement la terne radiation l’arrêta avantqu’il ne se fût brûlé les mains sur le métal encore incandescent.Il demeura irrésolu pendant un instant, puis il se tourna, escaladale talus et se mit à courir follement vers Woking. Il devait être àpeu près six heures du matin. Il rencontra un charretier et essayade lui faire comprendre ce qui était arrivé ; mais le récitqu’il fit et son aspect étaient si bizarres – il avait laissétomber son chapeau dans le trou – que l’homme tout bonnementcontinua sa route. Il ne fut pas plus heureux avec le garçon quiouvrait l’auberge du pont de Horsell. Celui-ci pensa que c’étaitquelque fou échappé et tenta sans succès de l’enfermer dans lasalle des buveurs. Cela le calma quelque peu et quand il vitHenderson, le journaliste de Londres, dans son jardin, il l’appelapar-dessus la clôture et put enfin se faire comprendre.

« Henderson ! cria-t-il, avez-vous vu le météore, cettenuit ?

– Eh bien ? demanda Henderson.

– Il est là-bas, sur la lande, maintenant.

– Diable ! fit Henderson, un météore qui est tombé. Bonneaffaire.

– Mais c’est bien plus qu’un météorite. C’est un cylindre – uncylindre artificiel, mon cher ! Et il y a quelque chose àl’intérieur. »

Henderson se redressa, la bêche à la main.

« Comment ? » fit-il.

Il est sourd d’une oreille.

Ogilvy lui raconta tout ce qu’il avait vu. Henderson resta uneminute ou deux avant de bien comprendre. Puis il planta sa bêche,saisit vivement sa jaquette et sortit sur la route. Les deux hommesretournèrent immédiatement ensemble sur la lande, et trouvèrent lecylindre toujours dans la même position. Mais maintenant les bruitsintérieurs avaient cessé, et un mince cercle de métal brillantétait visible entre le sommet et le corps du cylindre. L’air, soiten pénétrant, soit en s’échappant par le rebord, faisait unimperceptible sifflement.

Ils écoutèrent, frappèrent avec un bâton contre la paroiécaillée, et, ne recevant aucune réponse, ils en conclurent tousdeux que l’homme ou les hommes de l’intérieur devaient être sansconnaissance ou morts.

Naturellement il leur était absolument impossible de faire quoique ce soit. Ils crièrent des consolations et des promesses etretournèrent à la ville quérir de l’aide. On peut se les imaginer,couverts de sable, surexcités et désordonnés, montant en courant lapetite rue sous le soleil brillant, à l’heure où les marchandsouvraient leurs boutiques et les habitants les fenêtres de leurschambres. Henderson se dirigea immédiatement vers la station afinde télégraphier la nouvelle à Londres. Les articles des journauxavaient préparé les esprits à admettre cette idée.

Vers huit heures, un certain nombre de gamins et d’oisifss’étaient mis en route déjà vers la lande pour voir « les hommesmorts tombés de Mars ». C’était la forme que l’histoire avaitprise. J’en entendis parler d’abord par le gamin qui m’apportaitmes journaux, vers neuf heures moins un quart. Je fus naturellementfort étonné et, sans perdre une minute, je me dirigeai, par le pontd’Ottershaw, vers les carrières de sable.

Chapitre 3SUR LA LANDE

Je trouvai une vingtaine de personnes environ rassemblées autourdu trou immense dans lequel s’était enfoncé le cylindre. J’ai déjàdécrit l’aspect de cette masse colossale enfouie dans le sol. Legazon et le sable alentour semblaient avoir été bouleversés par unesoudaine explosion. Nul doute que sa chute n’ait produit une grandeflamme subite. Henderson et Ogilvy n’étaient pas là. Je croisqu’ils s’étaient rendu compte qu’il n’y avait rien à faire pour leprésent et qu’ils étaient partis déjeuner.

Quatre ou cinq gamins assis au bord du trou, les jambespendantes, s’amusaient – jusqu’à ce que je les eusse arrêtés – àjeter des pierres contre la masse géante. Après que je leur eusfait des remontrances, ils se mirent à jouer à chat aumilieu du groupe de curieux.

Parmi ceux-ci étaient deux cyclistes, un ouvrier jardinier quej’employais parfois, une fillette portant un bébé dans ses bras,Gregg le boucher et son garçon, plus deux ou trois commissionnairesoccasionnels qui traînaient habituellement aux alentours de lastation du chemin de fer. On parlait très peu. Les gens du communpeuple n’avaient alors en Angleterre que des idées fort vagues surles phénomènes astronomiques. La plupart d’entre eux contemplaienttranquillement l’énorme sommet plat du cylindre qui était encoretel qu’Ogilvy et Henderson l’avaient laissé. Le populaire, quis’attendait à un tas de corps carbonisés, était, je crois, fortdésappointé de trouver cette masse inanimée. Quelques-uns s’enallèrent et d’autres arrivèrent pendant que j’étais là. Jedescendis dans le trou et je crus sentir un faible mouvement sousmes pieds. Le sommet avait certainement cessé de tourner.

Ce fut seulement lorsque j’en approchai de près que l’étrangetéde cet objet me devint évidente. À première vue, ce n’étaitréellement pas plus émouvant qu’une voiture renversée ou un arbreabattu par le vent en travers de la route. Pas même autant, à vraidire. Cela ressemblait à un gazomètre rouillé, à demi enfoncé dansle sol, plus qu’à autre chose au monde. Il fallait une certaineéducation scientifique pour se rendre compte que les écaillesgrises qui le recouvraient n’étaient pas une oxydation ordinaire,que le métal d’un blanc jaunâtre qui brillait dans la fissure entrele couvercle et le cylindre n’était pas d’une teinte familière.Extra-terrestre n’avait aucune signification pour laplupart des spectateurs.

Il fut à ce moment absolument clair dans mon esprit que la Choseétait venue de la planète Mars ; mais je jugeais improbablequ’elle contînt une créature vivante quelconque. Je pensais que ledévissage était automatique. Malgré Ogilvy, je croyais à deshabitants dans Mars. Mon esprit vagabonda à sa fantaisie autour despossibilités d’un manuscrit enfermé à l’intérieur et desdifficultés que soulèverait sa traduction, ou bien de monnaies, demodèles ou de représentations diverses qu’il contiendrait et ainside suite. Cependant l’objet était un peu trop gros pour que cetteidée pût me rassurer. J’étais impatient de le voir ouvert. Versonze heures, comme rien ne paraissait se produire, je m’enretournai, plein de ces préoccupations, chez moi, à Maybury. Maisj’éprouvai de la difficulté à reprendre mes investigationsabstraites.

Dans l’après-midi, l’aspect de la lande avait grandement changé.Les premières éditions des journaux du soir avaient étonné Londresavec d’énormes manchettes : Un message venu de Mars –Surprenante nouvelle – et bien d’autres. De plus, letélégramme d’Ogilvy au bureau central météorologique avaitbouleversé tous les observatoires du Royaume-Uni.

Il y avait sur la route, près des carrières de sable, unedemi-douzaine au moins de voitures de louage de la station deWoking, un cabriolet venu de Chobham et un landau majestueux. Nonloin, se trouvaient d’innombrables bicyclettes. De plus, un grandnombre de gens, en dépit de la chaleur, étaient venus à pied deWoking et de Chertsey, de sorte qu’il y avait là maintenant unefoule considérable, dans laquelle se voyaient plusieurs joliesdames en robes claires.

La chaleur était suffocante ; il n’y avait aucun nuage auciel ni la moindre brise, et la seule ombre aux alentours étaitcelle que projetaient quelques sapins épars. On avait éteintl’incendie des bruyères, mais aussi loin que s’étendait la vue versOttershaw, la lande unie était noire et couverte de cendres d’oùs’échappaient encore des traînées verticales de fumée. Un marchandde rafraîchissements entreprenant avait envoyé son fils avec unecharge de fruits et de bouteilles de bière.

En m’avançant jusqu’au bord du trou, je le trouvai occupé par ungroupe d’une demi-douzaine de gens – Henderson, Ogilvy, et un hommede haute taille et très blond que je sus après être Stent, del’Observatoire Royal, dirigeant des ouvriers munis de pelles et depioches. Stent donnait des ordres d’une voix claire et aiguë. Ilétait debout sur le cylindre qui devait être maintenantconsidérablement refroidi. Sa figure était rouge et transpiraitabondamment ; quelque chose semblait l’avoir irrité.

Une grande partie du cylindre avait été dégagée, bien que sapartie inférieure fût encore enfoncée dans le sol. Aussitôtqu’Ogilvy m’aperçut dans la foule, il me fit signe de descendre etme demanda si je voulais aller trouver Lord Hilton, lepropriétaire.

La foule qui augmentait sans cesse et spécialement les gamins,dit-il, devenait un sérieux embarras pour leurs fouilles. Ilvoulait donc qu’on installât un léger barrage et qu’on les aidât àmaintenir les gens à une distance convenable. Il me dit aussi quede faibles mouvements s’entendaient de temps à autre dansl’intérieur, mais que les ouvriers avaient dû renoncer à dévisserle sommet parce qu’il n’offrait aucune prise. Les paroisparaissaient être d’une épaisseur énorme, et il était possible queles sons affaiblis qui parvenaient au-dehors, fussent les signesd’un bruyant tumulte à l’intérieur.

J’étais très content de lui rendre le service qu’il me demandaitet de devenir ainsi un des spectateurs privilégiés en deçà de laclôture. Je ne rencontrai pas Lord Hilton chez lui, mais j’apprisqu’on l’attendait par le train de six heures ; comme il étaitalors cinq heures un quart, je rentrai chez moi prendre le thé etme rendis ensuite à la gare.

Chapitre 4LE CYLINDRE SE DÉVISSE

Quand je revins à la lande, le soleil se couchait. Des groupesépars se hâtaient, venant de Woking, et une ou deux personnes s’enretournaient. La foule autour du trou avait augmenté, et sedétachait noire sur le jaune pâle du ciel – deux cents personnesenviron. Des voix s’élevèrent et il sembla se produire une sorte delutte à l’entour du trou. D’étranges idées me vinrent à l’esprit.Comme j’approchais, j’entendis la voix de Stent qui s’écriait :

« En arrière ! En arrière ! »

Un gamin arrivait en courant vers moi :

« Ça remue, me dit-il en passant, ça se dévisse tout seul. C’estdu louche, tout ça, merci, je me sauve. »

Je continuai ma route. Il y avait bien là, j’imagine, deux outrois cents personnes se pressant et se coudoyant, les quelquesfemmes n’étant en aucune façon les moins actives.

« Il est tombé dans le trou ! cria quelqu’un.

– En arrière ! » crièrent des voix.

La foule s’agita quelque peu, et en jouant des coudes je mefrayai un chemin entre les rangs pressés. Tout ce monde semblaitgrandement surexcité. J’entendis un bourdonnement particulier quivenait du trou.

« Dites donc, me cria Ogilvy, aidez-nous à maintenir ces idiotsà distance. On ne sait pas ce qu’il peut y avoir dans cette diablede Chose. »

Je vis un jeune homme, que je reconnus pour un garçon deboutique de Woking, qui essayait de regrimper hors du trou danslequel la foule l’avait poussé.

Le sommet du cylindre continuait à se dévisser de l’intérieur.Déjà cinquante centimètres de vis brillante paraissaient ;quelqu’un vint trébucher contre moi et je faillis bien êtreprécipité contre le cylindre. Je me retournai, et à ce moment ledévissage dut être au bout, car le couvercle tomba sur les graviersavec un choc retentissant. J’opposai solidement mon coude à lapersonne qui se trouvait derrière moi et tournai mes regards versla Chose. Pendant un moment cette cavité circulaire semblaparfaitement noire. J’avais le soleil dans les yeux.

Je crois que tout le monde s’attendait à voir surgir un homme –possiblement quelque être un peu différent des hommes terrestres,mais, en ses parties essentielles, un homme. Je sais que c’étaitmon cas. Mais, regardant attentivement, je vis bientôt quelquechose remuer dans l’ombre – des mouvements incertains et houleux,l’un par-dessus l’autre – puis deux disques lumineux comme desyeux. Enfin, une chose qui ressemblait à un petit serpent gris, dela grosseur environ d’une canne ordinaire, se déroula hors d’unemasse repliée et se tortilla dans l’air de mon côté – puis ce futle tour d’une autre.

Un frisson soudain me passa par tout le corps. Une femmederrière moi poussa un cri aigu. Je me tournai à moitié, sansquitter des yeux le cylindre hors duquel d’autres tentaculessurgissaient maintenant, et je commençai à coups de coudes à mefrayer un chemin en arrière du bord. Je vis l’étonnement faireplace à l’horreur sur les faces des gens qui m’entouraient.J’entendis de tous côtés des exclamations confuses et il y eut unmouvement général de recul. Le jeune boutiquier se hissait à grandsefforts sur le bord du trou, et tout à coup je me trouvai seul,tandis que de l’autre côté les gens s’enfuyaient, et Stent parmieux. Je reportai les yeux vers le cylindre et une irrésistibleterreur s’empara de moi. Je demeurai ainsi pétrifié et les yeuxfixes.

Une grosse masse grisâtre et ronde, de la grosseur à peu prèsd’un ours, s’élevait lentement et péniblement hors du cylindre. Aumoment où elle parut en pleine lumière, elle eut des reflets decuir mouillé. Deux grands yeux sombres me regardaient fixement.L’ensemble de la masse était rond et possédait pour ainsi dire uneface : il y avait sous les yeux une bouche, dont les bords sanslèvres tremblotaient, s’agitaient et laissaient échapper une sortede salive. Le corps palpitait et haletait convulsivement. Unappendice tentaculaire long et mou agrippa le bord du cylindre etun autre se balança dans l’air.

Ceux qui n’ont jamais vu de Martiens vivants peuventdifficilement s’imaginer l’horreur étrange de leur aspect, leurbouche singulière en forme de V et la lèvre supérieure pointue, lemanque de front, l’absence de menton au-dessous de la lèvreinférieure en coin, le remuement incessant de cette bouche, legroupe gorgonesque des tentacules, la respiration tumultueuse despoumons dans une atmosphère différente, leurs mouvements lourds etpénibles, à cause de l’énergie plus grande de la pesanteur sur laTerre et par-dessus tout l’extraordinaire intensité de leurs yeuxénormes – tout cela me produisit un effet qui tenait de la nausée.Il y avait quelque chose de fongueux dans la peau brune huileuse,quelque chose d’inexprimablement terrible dans la maladroiteassurance de leurs lents mouvements. Même à cette premièrerencontre, je fus saisi de dégoût et d’épouvante.

Soudain le monstre disparut. Il avait chancelé sur le bord ducylindre et dégringolé dans le trou avec un bruit semblable à celuique produirait une grosse masse de cuir, je l’entendis pousser unsingulier cri rauque et immédiatement après une autre de cescréatures apparut vaguement dans l’ombre épaisse del’ouverture.

Alors mon accès de terreur cessa. Je me détournai et dans unecourse folle m’élançai vers le premier groupe d’arbres, à environcent mètres de là. Mais je courais obliquement et en trébuchant,car je ne pouvais détourner mes regards de ces choses.

Parmi quelques jeunes sapins et des buissons de genêts, jem’arrêtai haletant, anxieux de ce qui allait se produire. La lande,autour du trou, était couverte de gens épars, comme moi à demifascinés de terreur, épiant ces créatures, ou plutôt l’amas degravier bordant le trou dans lequel elles étaient. Alors, avec unehorreur nouvelle, je vis un objet rond et noir s’agiter au bord dutalus. C’était la tête du boutiquier qui était tombé dans la fosse,et cette tête semblait un petit point noir contre les flammes duciel occidental. Il parvint à sortir une épaule et un genou, maisil parut retomber de nouveau et sa tête seule resta visible.Soudain il disparut et je m’imaginai qu’un faible cri venaitjusqu’à moi. Une impulsion irraisonnée m’ordonna d’aller à sonaide, sans que je pusse surmonter mes craintes.

Tout devint alors invisible, caché dans la fosse profonde et parle tas de sable que la chute du cylindre avait amoncelé. Quiconqueserait venu par la route de Chobham ou de Woking eût été fortétonné de voir une centaine de gens environ en un grand cercleirrégulier dissimulés dans des fossés, derrière des buissons, desbarrières, des haies, ne se parlant que par cris brefs et rapides,et les yeux fixés obstinément sur quelques tas de sable. Labrouette de provisions, épave baroque, était restée sur le talus,noire contre le ciel en feu, et dans le chemin creux était unerangée de véhicules abandonnés, dont les chevaux frappaient deleurs sabots le sol ou achevaient la pitance d’avoine de leursmusettes.

Chapitre 5LE RAYON ARDENT

Après le coup d’œil que j’avais pu jeter sur les Martiensémergeant du cylindre dans lequel ils étaient venus de leur planètesur la Terre, une sorte de fascination paralysa mes actes. Jedemeurai là, enfoncé jusqu’aux genoux dans la bruyère, les yeuxfixés sur le monticule qui les cachait. En moi la crainte et lacuriosité se livraient bataille.

Je n’osais pas retourner directement vers le trou, mais j’avaisl’ardent désir de voir ce qui s’y passait. Je m’avançai donc,décrivant une grande courbe, cherchant les points avantageux,observant continuellement les tas de sable qui dérobaient auxregards ces visiteurs inattendus de notre planète. Un instant unfouet de minces lanières noires passa rapidement devant le soleilcouchant et disparut aussitôt après, une légère tige éleva, l’uneaprès l’autre, ses articulations, au sommet desquelles un disquecirculaire se mit à tourner avec un mouvement irrégulier. Que sepassait-il donc dans ce trou ?

La plupart des spectateurs, avaient fini par se rassembler endeux groupes – l’un, une petite troupe du côté de Woking, l’autre,une bande de gens dans la direction de Chobham ; évidemment lemême conflit mental les agitait. Autour de moi quelques personnesse trouvaient disséminées. Je passai près d’un de mes voisins dontje ne connaissais pas le nom – et il m’arrêta. Mais ce n’étaitguère le moment d’engager une conversation bien nette.

« Quelles vilaines brutes ! dit-il. Bon Dieu ! quellesvilaines brutes ! »

Il répéta cela à plusieurs reprises.

« Avez-vous vu quelqu’un tomber dans le trou ? »demandai-je.

Mais il ne me répondit pas ; nous restâmes silencieux etattentifs pendant un long moment, côte à côte, éprouvant,j’imagine, un certain réconfort à notre mutuelle compagnie. Alors,je changeai de place, m’installant sur un renflement de terrain quime donnait l’avantage d’un mètre ou deux d’élévation, et quand jecherchai des yeux mon compagnon, je l’aperçus qui retournait àWoking.

Le couchant devint crépuscule avant que rien d’autre ne se fûtproduit. La foule au loin, sur la gauche de Woking, semblaits’accroître et j’entendais maintenant son bruit confus. La petitebande de gens vers Chobham se dispersa, mais aucun indice demouvement ne venait du cylindre.

Ce fut cette circonstance, plus qu’autre chose, qui rendit auxgens du courage ; je suppose que les curieux qui arrivaientconstamment de Woking contribuèrent aussi à relever la confiance.En tous les cas, comme l’ombre tombait, un mouvement lent etintermittent commença sur la lande, un mouvement qui se précisa àmesure que la tranquillité du soir restait ininterrompue autour ducylindre. De verticales formes noires, par deux ou trois,s’avançaient, s’arrêtaient, observaient, avançaient de nouveau,s’étendant de cette façon en un mince croissant irrégulier quisemblait vouloir cerner le trou en rapprochant ses pointes de moncôté, je commençai aussi à me diriger vers la fosse.

Alors j’aperçus quelques cochers et autres conducteursd’attelage qui menaient hardiment leurs véhicules à travers lescarrières ; et j’entendis le bruit des sabots et le grincementdes roues. Je vis un gamin emmener la brouette de provisions. Puis,à moins de trente mètres du trou, venant du côté de Horsell, jeremarquai une petite troupe d’hommes et celui qui marchait en têteagitait un drapeau blanc.

C’était la députation. On avait hâtivement tenu conseil, etpuisque les Martiens étaient, en dépit de leurs formes répulsives,des créatures intelligentes, on avait résolu de leur montrer, ens’approchant d’eux avec des signaux, que nous aussi nous étionsintelligents.

Le drapeau battait au vent, et la troupe s’avança à droited’abord puis elle tourna à gauche. J’étais trop loin pourreconnaître personne, mais j’appris par la suite qu’Ogilvy, Stentet Henderson avaient tenté avec d’autres cet essai decommunication. Dans leur marche, ils avaient rétréci pour ainsidire la circonférence maintenant à peu près ininterrompue de gens,et un certain nombre de vagues formes noires les suivaient à unintervalle discret.

Tout à coup il y eut un soudain jet de lumière, et une fuméegrisâtre et lumineuse sortit du trou en trois bouffées distinctes,qui, l’une après l’autre, montèrent se perdre dans l’airtranquille.

Cette fumée – il serait peut-être plus exact de dire cetteflamme – était si brillante que le ciel, d’un bleu profondau-dessus de nos têtes, et que la lande, sombre et brumeuse avecses bouquets de pins du côté de Chertsey, parurent s’obscurcirbrusquement quand ces bouffées s’élevèrent, et rester plus sombresaprès leur disparition. Au même moment, une sorte de bruit pareil àun sifflement devint perceptible.

De l’autre côté de la fosse la petite troupe de gens queprécédait le drapeau blanc s’était arrêtée à la vue du phénomène,poignée de petites formes verticales et sombres sur le solnoirâtre. Quand la fumée verte monta, leurs faces s’éclairèrentd’un vert pâle et s’effacèrent à nouveau dès qu’elle se futévanouie.

Alors, lentement, le sifflement devint un bourdonnement, uninterminable bruit retentissant et monotone. Lentement, un objet deforme bossue s’éleva hors du trou et une sorte de rayon lumineuxs’élança en tremblotant.

Aussitôt des jets de réelle flamme, des lueurs brillantessautant de l’un à l’autre, jaillirent du groupe d’hommes dispersés.On eût dit que quelque invisible jet se heurtait contre eux et quedu choc naissait une flamme blanche. Il semblait que chacun d’euxfût soudain et momentanément changé en flamme.

À la clarté de leur propre destruction, je les vis chanceler ets’affaisser et ceux qui les suivaient s’enfuirent en courant.

Je demeurai stupéfait, ne comprenant pas encore que c’était lamort qui sautait d’un homme à un autre dans cette petite troupeéloignée. J’avais seulement l’impression que c’était quelque chosed’étrange, un jet de lumière sans bruit presque et qui faisaits’affaisser, inanimés, tous ceux qu’il atteignait, et de même,quand l’invisible trait ardent passait sur eux, les pins flambaientet tous les buissons de genêts secs s’enflammaient avec un bruitsourd. Dans le lointain, vers Knaphill, j’apercevais les lueurssoudaines d’arbres, de haies et de chalets de bois qui prenaientfeu.

Rapidement et régulièrement, cette mort flamboyante, cetteinvisible, inévitable épée de flammes, décrivait sa courbe. Jem’aperçus qu’elle venait vers moi aux buissons enflammés qu’elletouchait, et j’étais trop effrayé et stupéfié pour bouger.J’entendis les crépitements du feu dans les carrières et le soudainhennissement de douleur d’un cheval qui fut immobilisé aussitôt. Ilsemblait qu’un doigt invisible et pourtant intensément brûlantétait étendu à travers la bruyère entre les Martiens et moi, ettout au long d’une ligne courbe, au-delà des carrières, le solsombre fumait et craquait. Quelque chose tomba avec fracas, au loinsur la gauche, où la route qui va à la gare de Woking entre sur lalande. Presque aussitôt le sifflement et le bourdonnement cessèrentet l’objet noir en forme de dôme s’enfonça lentement dans le trouoù il disparut.

Tout ceci s’était produit avec une telle rapidité que je restaislà immobile, abasourdi et ébloui par les jets de lumière. Si cettemort avait décrit un cercle entier, j’aurais été certainement tuépar surprise. Mais elle s’arrêta et m’épargna, laissant tomber surmoi la nuit soudainement sombre et hostile.

La lande ondulée semblait maintenant obscurcie jusqu’aux piresténèbres ; excepté aux endroits où les routes qui laparcouraient s’étendaient grises et pâles sous le ciel bleu foncéde la nuit. Tout était noir et désert. Au-dessus de ma tête, une àune les étoiles s’assemblaient et dans l’ouest le ciel brillaitencore, pâle et presque verdâtre. Les cimes des pins et les toitsde Horsell se découpaient nets et noirs contre l’arrière-clartéoccidentale.

Les Martiens et leur matériel étaient complètement invisibles,excepté la tige mince sur laquelle leur miroir s’agitaitincessamment en un mouvement irrégulier. Des taillis de buissons etd’arbres isolés fumaient et brûlaient encore, ici et là, et lesmaisons, du côté de la gare de Woking, envoyaient des spirales deflammes dans la tranquillité de l’air nocturne.

À part cela et ma terrible stupéfaction, rien d’autre n’étaitchangé. Le petit groupe de taches noires qui suivaient le drapeaublanc avait été simplement supprimé de l’existence et le calme dusoir, me semblait-il, avait à peine été troublé.

Je m’aperçus que j’étais là, sur cette lande obscure, sans aide,sans secours et seul. Soudain, comme quelque chose qui tombe survous à l’improviste, la peur me prit.

Avec un effort je me retournai et m’élançai, en une coursetrébuchante, à travers la bruyère.

La peur que j’avais n’était pas une crainte rationnelle – maisune terreur panique, non seulement des Martiens, mais del’obscurité et du silence qui m’entouraient. Elle produisit sur moiun si extraordinaire effet d’abattement qu’en courant je pleuraissilencieusement comme un enfant. Maintenant que j’avais tourné ledos, je n’osais plus regarder en arrière.

Je me souviens d’avoir eu la singulière impression que l’on sejouait de moi et qu’au moment où j’atteindrais la limite du danger,cette mort mystérieuse – aussi soudaine que l’éclair – allaitsurgir du cylindre et me frapper.

Chapitre 6LE RAYON ARDENT SUR LA ROUTE DE CHOBHAM

La façon dont les Martiens peuvent si rapidement etsilencieusement donner la mort est encore un sujet d’étonnement.Certains pensent qu’ils parviennent, d’une manière quelconque, àproduire une chaleur intense dans une chambre de non-conductivitépratiquement absolue. Cette chaleur intense, ils la projettent dansun rayon parallèle, contre tels objets qu’ils veulent, au moyend’un miroir parabolique d’une composition inconnue – à peu prèscomme le miroir parabolique d’un phare projette un rayon delumière. Mais personne n’a pu prouver ces détails d’une façonirréfutable. De quelque façon qu’il soit produit, il est certainqu’un rayon de chaleur est l’essence de la chose – une chaleurinvisible au lieu d’une lumière visible. Tout ce qui estcombustible s’enflamme à son contact, le plomb coule comme del’eau, le fer s’amollit, le verre craque et fond, et l’eau sechange immédiatement en vapeur.

Cette nuit-là, sous les étoiles, près de quarante personnesgisaient autour du trou, carbonisées, défigurées, méconnaissables,et jusqu’au matin la lande, de Horsell jusqu’à Maybury, restadéserte et en feu.

La nouvelle du massacre parvint probablement en même temps àChobham, à Woking et à Ottershaw. À Woking, les boutiques étaientfermées quand le tragique événement se produisit et un grand nombrede gens, boutiquiers et autres, attirés par les histoires qu’ilsavaient entendu raconter, avaient traversé le pont de Horsell ets’avançaient sur la route entre les haies qui viennent aboutir à lalande. Vous pouvez vous imaginer les jeunes gens et les jeunesfilles, après les travaux de la journée, prenant occasion de cettenouveauté comme de toute autre, pour faire une promenade ensembleet fleureter à loisir. Vous pouvez vous figurer le bourdonnementdes voix au long de la route, dans le crépuscule.

Jusqu’alors sans doute, peu de gens dans Woking même, savaientque le cylindre était ouvert, bien que le pauvre Henderson eûtenvoyé un messager porter à bicyclette, au bureau de poste, untélégramme spécial pour un journal du soir.

Les curieux débouchaient par deux et trois, sur la lande, et ilstrouvaient de petits groupes de gens causant avec animation, enobservant le miroir tournant, au-dessus des carrières de sable, etla même excitation gagnait rapidement les nouveaux venus.

Vers huit heures et demie, quand la députation fut détruite, ilpouvait y avoir environ trois cents personnes à cet endroit, sanscompter ceux qui avaient quitté la route pour s’approcher plus prèsdes Martiens. Il y avait aussi trois agents de police, dont l’unétait à cheval, faisant de leur mieux, d’après les instructions deStent, pour maintenir la foule et l’empêcher d’approcher ducylindre, non sans soulever quelques protestations de la part deces personnes excitables et irréfléchies, pour lesquelles unrassemblement est toujours une occasion de tapage et debrutalités.

Stent et Ogilvy, redoutant les possibilités d’une collision,avaient télégraphié de Horsell aux forces militaires aussitôt queles Martiens avaient paru, demandant l’aide d’une compagnie desoldats pour protéger, contre toute tentative de violence, lesétranges créatures ; c’est après cela qu’ils avaient faitleurs si malheureuses avances. Les descriptions de leur mort telleque la vit la foule s’accorde de très près avec mes propresimpressions : les trois bouffées de fumée verte, le sourdronflement et les jets de flammes.

Bien plus que moi, cette foule de gens l’échappa belle. Le seulfait qu’un monceau de sable couvert de bruyère intercepta la partieinférieure du rayon les sauva. Si l’élévation du miroir paraboliqueavait été de quelques mètres plus haute, aucun d’eux n’auraitsurvécu pour raconter l’événement. Ils virent les jets de lumière,les hommes tomber et une main, invisible pour ainsi dire, allumerles buissons en s’avançant vers eux dans l’ombre qui gagnait.Alors, avec un sifflement qui s’éleva par-dessus le ronflementvenant du trou, le rayon oscilla juste au-dessus de leurs têtes,enflammant les cimes des hêtres qui bordaient la route, faisantéclater les briques, fracassant les carreaux, enflammant lesboiseries des fenêtres et faisant s’écrouler en miettes le pignond’une maison située au coin de la route.

Dans le crépitement, le sifflement et l’éclat aveuglant desarbres en feu, la foule frappée de terreur sembla hésiter pendantquelques instants. Des étincelles et des brindilles commencèrent àtomber sur la route, avec des feuilles, comme des bouffées deflammes. Les chapeaux et les habits prenaient feu. Puis de la landevint un appel.

Il y eut des cris et des clameurs et tout à coup l’agent depolice à cheval arriva, galopant vers la foule confuse, la main surla tête et hurlant de douleur.

« Ils viennent ! » cria une femme, et immédiatement chacuntourna les talons, et, poussant ceux qui se trouvaient derrière,tâcha de regagner au plus vite la route de Woking. Tous s’enfuirentaussi confusément qu’un troupeau de moutons. À l’endroit où laroute était plus étroite et plus obscure entre les talus, la foules’écrasa et une lutte désespérée s’ensuivit. Tous n’échappèrent pas: trois personnes – deux femmes et un petit garçon – furentrenversées, piétinées, et laissées pour mortes dans la terreur etles ténèbres.

Chapitre 7COMMENT JE RENTRAI CHEZ MOI

Pour ma part, je ne me rappelle rien de ma fuite, sinon desheurts violents contre des arbres et des culbutes dans la bruyère.Tout autour de moi s’assemblait la terreur invisible des Martiens.Cette impitoyable épée ardente semblait tournoyer partout, brandieau-dessus de ma tête avant de s’abattre et de me frapper à mort.J’arrivai sur la route entre le carrefour et Horsell et je courusjusqu’au chemin de traverse.

À la fin, il me fut impossible d’avancer ; épuisé par laviolence de mes émotions et l’élan de ma course, je chancelai etm’affaissai inanimé sur le bord du chemin. C’était au coin du pontqui traverse le canal près de l’usine à gaz.

Je dus rester ainsi quelque temps. Puis je m’assis, étrangementperplexe. Pendant un bon moment je ne pus clairement me rappelercomment j’étais venu là. Ma terreur s’était détachée de moi commeun manteau. J’avais perdu mon chapeau et mon faux col étaitdéboutonné. Quelques instants plus tôt, il n’y avait eu pour moique trois choses réelles : l’immensité de la nuit, de l’espace etde la nature – ma propre faiblesse et mon angoisse – l’approchecertaine de la mort. Maintenant, il me semblait que quelque choses’était retourné, que le point de vue s’était changé brusquement.Il n’y avait eu, d’un état d’esprit à l’autre, aucune transitionsensible. J’étais immédiatement redevenu le moi de chaque jour,l’ordinaire et convenable citoyen. La lande silencieuse, le motifde ma fuite, les flammes qui s’élevaient étaient comme un rêve. Jeme demandais si toutes ces choses étaient vraiment arrivées. Je n’ypouvais croire.

Je me levai et gravis d’un pas mal assuré la pente raide dupont. Mon esprit était envahi par une morne stupéfaction. Mesmuscles et mes nerfs semblaient privés de toute force. Je devaistituber comme un homme ivre. Une tête apparut au-dessus du parapetet un ouvrier portant un panier s’avança. Auprès de lui courait unpetit garçon. En passant près de moi il me souhaita le bonsoir.J’eus l’intention de lui causer, sans le faire. Je répondis à sonsalut par un vague marmottement et traversai le pont.

Sur le viaduc de Maybury, un train, tumulte mouvant de fuméeblanche aux reflets de flammes, continuait son vaste élan vers lesud, longue chenille de fenêtres brillantes : fracas, tapage,tintamarre, et il était déjà loin. Un groupe indistinct de genscausait près d’une barrière de la jolie avenue de chalets qu’onappelait Oriental Terrace. Tout cela était si réel et sifamilier. Et ce que je laissais derrière moi était si affolant, sifantastique ! De telles choses, me disais-je, étaientimpossibles.

Peut-être suis-je un homme d’humeur exceptionnelle. Je ne saisjusqu’à quel point mes expériences sont celles du commun desmortels. Parfois, je souffre d’une fort étrange sensation dedétachement de moi-même et du monde qui m’entoure. Il me sembleobserver tout cela de l’extérieur, de quelque endroitinconcevablement éloigné, hors du temps, hors de l’espace, hors dela vie et de la tragédie de toutes choses. Ce sentiment mepossédait fortement cette nuit-là. C’était un autre aspect de monrêve.

Mais mon inquiétude provenait de l’absurdité déconcertante desécurité, et de la mort rapide qui voltigeait là-bas, à peine àtrois kilomètres. Il me vint des bruits de travaux à l’usine à gazet les lampes électriques étaient toutes allumées. Je m’arrêtaidevant le groupe de gens.

« Quelles nouvelles de la lande ? » demandai-je.

Il y avait contre la barrière deux hommes et une femme.

« Quoi ? dit un des hommes en se retournant.

– Quelles nouvelles de la lande ? répétai-je.

– Est-ce que vous n’en revenez pas ? demandèrent leshommes.

– On dirait que tous ceux qui y vont en reviennent fous, dit lafemme en se penchant par-dessus la barrière. Qu’est-ce qu’il peutbien y avoir ?

– Vous ne savez donc rien des hommes de Mars ?demandai-je ; des créatures tombées de la planèteMars ?

– Oh ! si, bien assez ! Merci ! » dit la femme,et ils éclatèrent de rire tous les trois.

J’étais ridicule et vexé. Sans y réussir, j’essayai de leurraconter ce que j’avais vu. Ils rirent de plus belle à mes phrasessans suite.

« Vous en saurez bientôt davantage ! » leur dis-je en meremettant en route.

J’avais l’air si hagard qu’en m’apercevant du seuil ma femmetressaillit. J’entrai dans la salle à manger ; je m’assis, busun verre de vin, et aussitôt que je pus suffisamment rassembler mesesprits, je lui racontai les événements dont j’avais été témoin. Ledîner, un dîner froid, était déjà servi et resta sur la table sansque nous y touchions pendant que je narrai mon histoire.

« Il y a une chose rassurante, dis-je pour pallier les craintesque j’avais fait naître, ce sont les créatures les plus maladroitesque j’aie jamais vues grouiller. Elles peuvent s’agiter dans letrou et tuer les gens qui s’approcheront, pourtant elles nepourront jamais sortir de là… Mais quelles horribleschoses !

– Calme-toi, mon ami, dit ma femme en fronçant les sourcils eten posant sa main sur la mienne.

– Ce pauvre Ogilvy ! dis-je. Penser qu’il est resté mort,là-bas ! »

Ma femme, du moins, ne trouva pas mon récit incroyable. Quand jevis combien sa figure était mortellement pâle, je me tusbrusquement.

« Ils peuvent venir ici », répétait-elle sans cesse.

J’insistai pour qu’elle bût un peu de vin et j’essayai de larassurer.

« Mais ils peuvent à peine remuer », dis-je.

Je lui redonnai, ainsi qu’à moi-même, un peu de courage en luirépétant tout ce qu’Ogilvy m’avait dit de l’impossibilité pour lesMartiens de s’établir sur la Terre. En particulier, j’insistai surla difficulté gravitationnelle. À la surface de la Terre, lapesanteur est trois fois ce qu’elle est à la surface de Mars. Donc,un Martien, quand même sa force musculaire resterait la même,pèserait ici trois fois plus que sur Mars et par conséquent soncorps lui serait comme une enveloppe de plomb. Ce fut là réellementl’opinion générale. Le lendemain matin, le Times et leDaily Telegraph, entre autres, attachèrent une grandeimportance à ce point, sans plus que moi prendre garde à deuxinfluences modificatrices pourtant évidentes.

L’atmosphère de la Terre, nous le savons maintenant, contientbeaucoup plus d’oxygène ou beaucoup moins d’argon – peu importe lafaçon dont on l’explique – que celle de Mars. L’influencefortifiante de l’oxygène sur les Martiens fit indiscutablementbeaucoup pour contrebalancer l’accroissement du poids de leurcorps. En second lieu, nous ignorions tous ce fait que la puissancemécanique que possédaient les Martiens était parfaitement capable,au besoin, de compenser la diminution d’activité musculaire.

Mais je ne réfléchis pas à ces choses alors ; aussi monraisonnement concluait-il entièrement contre les chances desenvahisseurs ; le vin et la nourriture, la confiance del’appétit satisfait et la nécessité de rassurer ma femme merendirent, par degrés insensibles, mon courage et me firent croireà ma sécurité.

« Ils ont fait là une chose stupide, assurai-je, le verre à lamain. Ils sont dangereux, parce que sans aucun doute la peur lesaffole. Peut-être ne s’attendaient-ils pas à trouver des êtresvivants – et certainement pas des êtres intelligents. Si les chosesen viennent au pire, un obus dans le trou, et nous en seronsdébarrassés. »

L’intense surexcitation des événements avait sans aucun doutelaissé mes facultés perceptives en état d’éréthisme. Maintenantencore, je me rappelle avec une extraordinaire vivacité ce dîner.La figure douce et anxieuse de ma femme tournée vers moi, sousl’abat-jour rose, la nappe blanche avec l’argenterie et la verrerie– car, en ces jours-là, même les écrivains philosophiques sepermettaient maints petits luxes –, le vin pourpre dans mon verre,tous ces détails sont photographiquement distincts. Au dessert, jem’attardai, combinant le goût des noix à une cigarette, regrettantl’imprudence d’Ogilvy et déplorant la peu clairvoyantepusillanimité des Martiens.

Ainsi quelque respectable dodo de l’île Maurice aurait pu, deson nid, envisager de cette façon les circonstances et, discutantl’arrivée d’un navire en quête de nourriture animale, aurait dit :nous les mettrons à mort à coups de bec, demain, machère !

Sans le savoir, c’était le dernier dîner civilisé que je devaisfaire pendant d’étranges et terribles jours.

Chapitre 8VENDREDI SOIR

De toutes les choses surprenantes et merveilleuses quiarrivèrent ce vendredi là, la plus étrange à mon esprit fut lacombinaison des habitudes ordinaires et banales de notre ordresocial avec les premiers débuts de la série d’événements quidevaient jeter à bas ce même ordre social. Si, le vendredi soir,prenant un compas, vous eussiez décrit un cercle d’un rayon de cinqmilles autour des carrières de Woking, il est douteux que vous ayezpu trouver, en dehors de cet espace, un seul être humain – à moinsque ce ne fût quelque parent de Stent, ou des trois ou quatrecyclistes et des gens venus de Londres dont les cadavres étaientdemeurés sur la lande – qui eût été en rien affecté dans sesémotions et ses habitudes par les nouveaux venus. Beaucoup de gens,certes, avaient entendu parler du cylindre, en avaient même causé àleurs moments de loisir, mais cela n’avait certainement pas produitla sensation qu’aurait soulevée un ultimatum à l’Allemagne.

À Londres, ce soir-là, le télégramme du malheureux Henderson,décrivant le dévissage graduel du projectile, fut reçu comme uncanard et le journal du soir auquel il avait été adressé – ayant,sans obtenir de réponse, télégraphié pour une confirmation de lanouvelle – décida de ne pas lancer d’édition spéciale.

Même dans ce cercle fictif de cinq milles, la majorité des gensrestait indifférente. J’ai déjà décrit la conduite de ceux, hommeset femmes, auxquels je m’étais adressé. Dans tout le district, lesgens dînaient et soupaient, les ouvriers jardinaient après lestravaux du jour ; on couchait les enfants ; les jeunesgens erraient amoureusement par les chemins et les savantscompulsaient leurs livres.

Peut-être y avait-il dans les rues du village un murmureinaccoutumé ; un sujet de causerie nouveau et absorbant, dansles tavernes ; ici et là un messager, ou même un témoin desderniers incidents, occasionnait quelque agitation, des cris et desallées et venues. Mais presque partout sans exception, la routinequotidienne : travailler, manger, boire et dormir, continuait ainsique depuis d’innombrables années – comme si nulle planète Marsn’eût existé dans les cieux. Même à Woking, à Horsell et à Chobham,tel était le cas.

À la gare de Woking, jusqu’à une heure tardive, les trainss’arrêtaient et repartaient, d’autres se garaient sur les voiesd’évitement, les voyageurs descendaient ou attendaient et touteschoses suivaient leur cours ordinaire. Un gamin de la ville,empiétant sur le monopole des bibliothèques de chemins de fer,vendait sur les quais des journaux renfermant les nouvelles del’après-midi. Le vacarme des trucks, le sifflet aigu deslocomotives, se mêlaient à ses cris de : L’arrivée deshabitants de Mars. Des groupes agités envahirent la stationvers neuf heures racontant d’incroyables nouvelles et ne causèrentpas plus de trouble que des ivrognes n’auraient pu faire. Les gensen route vers Londres cherchaient, à travers les fenêtres deswagons, à apercevoir quelque chose dans les ténèbres du dehors etvoyaient seulement de rares étincelles scintiller et s’élever endansant dans la direction de Horsell, puis disparaître, une lueurrougeâtre et une mince traînée de fumée se promener contre l’écrandu ciel, et ils en concluaient que rien n’arrivait de plus sérieuxque quelque incendie dans des bruyères. Ce n’était que sur lesconfins de la lande qu’on pouvait voir réellement quelque désordre.Là, sur la lisière du côté de Woking, une douzaine de villasétaient en flammes. Des lumières restèrent allumées dans toutes lesmaisons des trois villages proches de la lande et les gens yveillèrent jusqu’à l’aurore.

Une foule curieuse s’attardait, incessamment renouvelée, à lafois sur le pont de Chobham et sur celui de Horsell. Une ou deuxâmes aventureuses – ainsi qu’on s’en aperçut après – s’avancèrent àla faveur des ténèbres et se faufilèrent jusqu’auprès des Martiens.Mais elles ne revinrent pas, car de temps en temps un rayon delumière, semblable aux feux électriques d’un vaisseau de guerre,balayait la lande et le rayon brûlant le suivait immédiatement. Àpart cela, l’immense étendue demeura silencieuse et désolée, et lescorps carbonisés y restèrent épars toute la nuit sous les étoileset tout le jour suivant. Un bruit de métal qu’on martèle venait ducylindre et fut entendu par beaucoup de gens.

Tel était l’état des choses ce vendredi soir. Au centre, enfoncédans la peau de notre vieille planète comme une échardeempoisonnée, était ce cylindre. Mais le poison avait à peinecommencé son œuvre. Autour de lui s’étendait la lande silencieuse,mal éteinte par places, avec quelques objets sombres, à peinevisibles, gisant en attitudes contorsionnées ici et là. De distanceen distance un arbre ou un buisson brûlait encore. Plus loin,c’était comme une frontière d’activité au-delà de laquelle lesflammes n’étaient pas encore parvenues. Dans le reste du monde, lecours de la vie allait son train comme depuis d’immémorialesannées. La fièvre de la lutte, qui allait bientôt venir obstruerles veines et les artères, user les nerfs et détruire les cerveaux,était latente encore.

Tout au long de la nuit, les Martiens s’agitèrent etmartelèrent, infatigables et sans sommeil, à l’œuvre après lesmachines qu’ils apprêtaient, et de temps en temps une bouffée defumée grisâtre tourbillonnait vers le ciel étoilé.

Vers onze heures une compagnie d’infanterie traversa Horsell etse déploya en cordon à la lisière de la lande. Plus tard uneseconde compagnie vint par Chobham occuper le côté nord. Plusieursofficiers des baraquements voisins étaient venus dans la journéeexaminer les lieux et l’un d’entre eux, disait-on, le major Eden,manquait. Le colonel du régiment s’avança jusqu’au pont de Chobhamvers minuit et questionna minutieusement la foule. Les autoritésmilitaires se rendaient certainement compte du sérieux del’affaire. À la même heure, ainsi que l’indiquèrent les journaux dulendemain, un escadron de hussards, deux Maxims et environ quatrecents hommes du régiment de Cardigan quittaient le campd’Aldershot.

Quelques secondes après minuit, la foule qui encombrait la routede Chertsey à Woking vit une étoile tomber du ciel dans un bois desapins vers le nord-ouest. Une lumière verdâtre et des lueurssoudaines comme les éclairs des nuits d’été accompagnaient lemétéore. C’était un second cylindre.

Chapitre 9LA LUTTE COMMENCE

La journée du samedi est restée dans ma mémoire comme un jour derépit. Ce fut aussi un jour de lassitude, lourd et étouffant, avec,m’a-t-on dit, de rapides fluctuations du baromètre. J’avais peudormi, encore que ma femme eût réussi à le faire, et je me levai debonne heure. Avant le déjeuner, je descendis dans le jardin etj’écoutai : mais rien d’autre que le chant d’une alouette ne venaitde la lande.

Le laitier passa comme d’habitude. J’entendis le bruit de sonchariot et j’allai jusqu’à la barrière pour avoir de lui lesdernières nouvelles. Il me dit que pendant la nuit les Martiensavaient été cernés par des troupes et qu’on attendait des canons.Alors, comme une note familière et rassurante, j’entendis un trainqui traversait Woking.

« On tâchera de ne pas les tuer, dit le laitier, si on peutl’éviter sans trop de difficultés. »

J’aperçus mon voisin qui jardinait et je devisai un instant aveclui, avant de rentrer pour déjeuner. C’était une matinée des plusordinaires. Mon voisin émit l’opinion que les troupes pourraient,ce jour-là, détruire ou capturer les Martiens.

« Quel malheur qu’ils se rendent si peu approchables, dit-il. Ilest curieux de savoir comment on vit sur une autre planète : onpourrait en apprendre quelque chose. »

Il vint jusqu’à la haie et m’offrit une poignée de fraises, caril était aussi généreux que fier des produits de son jardin. Enmême temps, il me parla de l’incendie des bois de pins, au-delà desprairies de Byfleet.

« On prétend, dit-il, qu’il est tombé par là une autre de cessatanées choses – le numéro deux. Mais il y en a assez d’une, àcoup sûr. Cette affaire-là va coûter une jolie somme aux compagniesd’assurances, avant que tout soit remis en place. »

En disant cela, il riait avec un air de parfaite bonnehumeur.

« Les bois brûlaient encore, me dit-il en indiquant un nuage defumée. Ça couvera longtemps sous les pieds à cause de l’épaisseurdes herbes et des aiguilles de pins. »

Puis avec gravité il ajouta diverses réflexions au sujet du «pauvre Ogilvy ».

Après déjeuner, au lieu de me mettre au travail, je décidai dedescendre jusqu’à la lande. Sous le pont du chemin de fer, jetrouvai un groupe de soldats – du génie, je crois – avec de petitestoques rondes, des jaquettes rouges, sales et déboutonnées,laissant voir leurs chemises bleues, des pantalons de couleurfoncée et des bottes montant jusqu’au mollet. Ils me dirent quepersonne ne devait franchir le canal, et, sur la route au-delà dupont, j’aperçus un des hommes du régiment de Cardigan placé là ensentinelle. Pendant un instant, je causai avec ces soldats. Je leurracontai ce que j’avais vu des Martiens le soir précédent. Aucund’eux ne les avait vus jusqu’à présent et ils n’avaient à ce sujetque des idées très vagues, en sorte qu’ils m’accablèrent dequestions. Ils ne savaient pas, me dirent-ils, le but de cesmouvements de troupes ; ils avaient cru d’abord qu’unemutinerie avait éclaté au campement des Horse Guards. Le simplesapeur du génie est, en général mieux informé que le troupierordinaire et ils se mirent à discuter, avec une certaineintelligence, les conditions particulières de la lutte possible. Jeleur fis une description du Rayon Ardent et ils commencèrent àargumenter entre eux à ce sujet.

« Se glisser aussi près que possible en restant à l’abri, et sejeter sur eux, voilà ce qu’il faut faire, dit l’un.

– Tais-toi donc, répondit un autre. Qu’est-ce que tu feras avecton abri contre leur diable de Rayon Ardent ? Tu iras te fairecuire ! Ce qu’il y a à faire, c’est de s’approcher autant quele terrain le permettra et là creuser une tranchée.

– Un beau moyen, les tranchées ! Il ne parle tout le tempsque de creuser des tranchées, celui-là. C’est pas un homme, c’estun lapin.

– Alors, ils n’ont pas de cou ? » me demanda brusquement untroisième, petit homme brun et silencieux, qui fumait sa pipe.

Je répétai ma description.

« Des pieuvres, tout simplement, dit-il. On dit que ça pêche leshommes – maintenant on va se battre avec des poissons.

– Il n’y a pas de crime à massacrer les bêtes comme ça, remarquale premier qui avait parlé.

– Pourquoi ne pas bombarder tout de suite ces sales animaux eten finir d’un seul coup ? dit le petit brun. On ne peut passavoir ce qu’ils sont capables de faire.

– Où sont tes obus ? demanda le premier. Il n’y a pas detemps à perdre. Il faut charger dessus et tout de suite, c’est monavis. »

Ils continuèrent à discuter la chose sur ce ton. Après uncertain temps, je les quittai et me dirigeai vers la gare pour ychercher autant de journaux du matin que j’en pourrais trouver.

Mais je ne fatiguerai pas le lecteur par une description plusdétaillée de cette longue matinée et de l’après-midi plus longencore. Je ne pus parvenir à jeter le moindre coup d’œil sur lalande, car même les clochers des églises de Horsell et de Chobhamétaient aux mains des autorités militaires. Les soldats auxquels jem’adressai ne savaient rien ; les officiers étaient aussimystérieux que préoccupés. Je trouvai les gens de la ville enpleine sécurité à cause de la présence des forces militaires etj’appris alors, de la bouche même de Marshall, le marchand detabac, que son fils était parmi les morts, autour du cylindre. Lessoldats avaient obligé les habitants, sur la lisière de Horsell, àfermer et à quitter leurs maisons.

Je revins chez moi pour déjeuner, vers deux heures, trèsfatigué, car, ainsi que je l’ai dit, la journée était extrêmementchaude et lourde, et afin de me rafraîchir, je pris un bain froid.Vers quatre heures et demie, je retournai à la gare chercher lesjournaux du soir, car ceux du matin ne donnaient qu’un récit trèsinexact de la mort de Stent, d’Henderson, d’Ogilvy et des autres.Mais ils ne renfermaient rien que je ne connusse déjà. Les Martiensne laissaient rien voir d’eux-mêmes. Ils semblaient très affairésdans leur trou, d’où sortaient continuellement un bruit de marteauxet une longue traînée de fumée. Apparemment ils activaient leurspréparatifs pour la lutte.

De nouvelles tentatives pour communiquer avec eux ont étéfaites sans succès – tel était le titre que reproduisaienttous les journaux. Un sapeur me dit que ces tentatives étaientfaites par un homme qui d’un fossé agitait un drapeau au bout d’uneperche. Les Martiens accordaient autant d’attention à ces avancesque nous en prêterions aux mugissements d’un bœuf.

Je dois avouer que la vue de tout cet armement, de tous cespréparatifs, m’excitait grandement. Mon imagination devintbelligérante et infligea aux envahisseurs des défaitesremarquables ; les rêves de batailles et d’héroïsme de monenfance me revinrent. À ce moment même, il me semblait que la lutteallait être inégale, tant les Martiens me paraissaient impuissantsdans leur trou.

Vers trois heures, on entendit des coups de canon, à intervallesréguliers, dans la direction de Chertsey ou d’Addlestone. J’apprisque le bois de pins incendié, dans lequel était tombé le secondcylindre, était canonné dans l’espoir de détruire l’objet avantqu’il ne s’ouvrît. Ce ne fut pas avant cinq heures, cependant,qu’une pièce de campagne arriva à Chobham pour être braquée sur lespremiers Martiens.

Vers six heures du soir, je prenais le thé avec ma femme dans lavéranda, causant avec chaleur de la bataille qui nous menaçait,lorsque j’entendis, venant de la lande, le bruit assourdi d’unedétonation, et immédiatement une rafale d’explosions. Aussitôtsuivit, tout près de nous, un violent et retentissant fracas quifit trembler le sol, et, me précipitant au-dehors sur la pelouse,je vis les cimes des arbres, autour du College Oriental,enveloppées de flammes rougeâtres et de fumée, et le clocher de lachapelle s’écrouler. La tourelle de la mosquée avait disparu et letoit du collège lui-même semblait avoir subi les effets de la chuted’un obus de cent tonnes. Une de nos cheminées craqua comme si elleavait été frappée par un boulet ; elle vola en éclats et lesfragments dégringolèrent le long des tuiles pour venir s’entassersur le massif de fleurs, près de la fenêtre de mon cabinet detravail.

Ma femme et moi restâmes stupéfaits. Je me rendis compte alorsque la crête de la colline de Maybury était à portée du RayonArdent des Martiens, maintenant que le collège avait été débarrassédu chemin comme un obstacle gênant.

Je saisis ma femme par le bras et, sans cérémonie, l’entraînaijusque sur la route. Puis j’allai chercher la servante, en luidisant que j’irais prendre moi-même la malle qu’elle réclamait avecinsistance.

« Nous ne pouvons pas rester ici », dis-je.

Au moment même, la canonnade reprit un instant sur la lande.

« Mais où allons-nous aller ? » demanda ma femmeterrifiée.

Je réfléchissais, perplexe. Puis je me souvins de ses cousins àLeatherhead.

« À Leatherhead », criai-je, dans le fracas quirecommençait.

Elle regarda vers le bas de la colline. Les gens surprissortaient de leurs maisons.

« Mais comment irons-nous jusque-là ? » s’enquit-elle.

Au bas de la route, j’aperçus un peloton de hussards quipassaient au galop sous le pont du chemin de fer ;quelques-uns entrèrent dans la cour du College Oriental, les autresmirent pied à terre et commencèrent à courir de maison en maison.Le soleil, brillant à travers la fumée qui montait des cimes desarbres, semblait rouge sang et jetait sur les choses une clartélugubre et sinistre.

« Reste ici, tu es en sûreté », dis-je à ma femme, et je me misà courir vers l’hôtel du Chien-Tigré, car je savais que l’hôtelieravait un cheval et un dog-cart.

Je courais de toutes mes forces, car je me rendais compte que,dans un moment, tout le monde, sur ce penchant de la colline,serait en mouvement. Je trouvai l’hôtelier derrière son comptoir,absolument ignorant de ce qui se passait derrière sa maison. Unhomme qui me tournait le dos lui parlait.

« Ce sera une livre, disait l’hôtelier, et je n’ai personne pourvous le mener.

– J’en donne deux livres, dis-je par-dessus l’épaule del’homme.

– Quoi ?…

– …Et je vous le ramène avant minuit, achevai-je.

– Mais diable, dit l’hôtelier, qu’est-ce qui presse ? Jesuis en train de vendre un quartier de porc. Deux livres et vous mele rapportez ? Qu’est-ce qui se passe donc ? »

Je lui expliquai rapidement que je devais partir immédiatementde chez moi et je m’assurai ainsi la location du dog-cart. À cemoment, il ne me sembla pas le moins du monde urgent pourl’hôtelier qu’il quittât son hôtel. Je m’arrangeai pour avoir lavoiture sur-le-champ, la conduisis à la main le long de la route,puis la laissant à la garde de ma femme et de ma servante, meprécipitai dans la maison et empaquetai divers objets de valeur,argenterie et autres. Les hêtres du jardin brûlaient pendant cetemps, et des palissades du bord de la route s’élevaient desflammes rouges. Tandis que j’étais ainsi occupé, l’un des hussardsà pied arriva. Il courait de maison en maison, avertissant les gensdu danger et les invitant à sortir. Il passait justement comme jesortais, traînant mes trésors, enveloppés dans une nappe. Je luicriai :

« Quelles nouvelles ? »

Il se retourna, les yeux effarés, brailla quelque chose commesortis du trou dans une chose pareille à un couvercle deplat, et se dirigea en courant vers la porte de la maisonsituée au sommet de la montée. Un soudain tourbillon de fuméeparcourant la route le cacha pendant un moment. Je courus jusqu’àla porte de mon voisin, frappai par acquit de conscience, car jesavais que sa femme et lui étaient partis pour Londres et qu’ilsavaient fermé leur maison. J’entrai de nouveau chez moi, carj’avais promis à la servante d’aller chercher sa malle et je laramenai dehors, la casai auprès d’elle sur l’arrière dudog-cart ; puis je pris les rênes et sautai sur le siège àcôté de ma femme. En un instant nous étions hors de la fumée et dubruit et descendions vivement la pente opposée de la colline deMaybury, vers Old Woking.

Devant nous s’étendait un tranquille paysage ensoleillé, deschamps de blé de chaque côté de la route et l’auberge de Mayburyavec son enseigne oscillante. J’aperçus la voiture du docteurdevant nous. Au pied de la colline, je tournai la tête pour jeterun coup d’œil sur ce que je quittais. D’épais nuages de fuméenoire, coupés de longues flammes rouges, s’élevaient dans l’airtranquille et projetaient des ombres obscures sur les cimes vertesdes arbres, vers l’est. La fumée s’étendait déjà fort loin,jusqu’aux bois de sapins de Byfleet vers l’est et jusqu’à Woking àl’ouest. La route était pleine de gens accourant vers nous. Trèsaffaibli maintenant, mais très distinct à travers l’air tranquilleet lourd, on entendait le bourdonnement d’un canon qui cessa toutd’un coup et les détonations intermittentes des fusils. Apparemmentles Martiens mettaient le feu à tout ce qui se trouvait à portée deleur Rayon Ardent.

Je ne suis pas un cocher expert, et il me fallut bien vitedonner toute mon attention au cheval. Quand je me tournai une foisencore, la seconde colline cachait complètement la fumée noire.D’un coup de fouet, j’enlevai le cheval, lui lâchant les rênesjusqu’à ce que Woking et Send fussent entre nous et tout cetumulte. Entre ces deux localités, j’avais rattrapé et dépassé lavoiture du docteur.

Chapitre 10EN PLEINE MÊLÉE

Leatherhead est à environ douze milles de Maybury Hill. L’odeurdes foins emplissait l’air ; au long des grasses prairiesau-delà de Pyrford et de chaque côté, les haies étaient revêtues dela douceur et de la gaieté de multitudes d’aubépines. La sourdecanonnade qui avait éclaté tandis que nous descendions la route deMaybury avait cessé aussi brusquement qu’elle avait commencé,laissant le crépuscule paisible et calme. Nous arrivâmes sansmésaventure à Leatherhead vers neuf heures, et le cheval eut uneheure de repos, tandis que je soupais avec mes cousins etrecommandais ma femme à leurs soins.

Pendant tout le voyage, ma femme était restée silencieuse etelle semblait encore tourmentée de mauvais pressentiments. Jem’efforçai de la rassurer, insistant sur le fait que les Martiensétaient retenus dans leur trou par leur excessive pesanteur, qu’ilsne pourraient, à tout prendre, que se glisser à quelques pas àl’entour de leur cylindre ; mais elle ne répondit que parmonosyllabes. Si ce n’avait été ma promesse à l’hôtelier, ellem’aurait, je crois, supplié de demeurer à Leatherhead cettenuit-là ! Que ne l’ai-je donc fait ! Son visage, je mesouviens, était affreusement pâle quand nous nous séparâmes.

Pour ma part, j’avais été, toute la journée, fébrilementsurexcité. Quelque chose d’assez semblable à la fièvre guerrière,qui, à l’occasion, s’empare de toute une communauté civilisée, mecourait dans le sang et au fond je n’étais pas autrement fâchéd’avoir à retourner à Maybury ce soir-là. Je craignais même quecette fusillade que j’avais entendue n’ait été le dernier signe del’extermination des Martiens. Je ne peux exprimer mieux mon étatd’esprit qu’en disant que j’éprouvais l’irrésistible envied’assister à la curée.

Il était presque onze heures quand je me mis en route. La nuitétait exceptionnellement obscure ; sortant de l’antichambreéclairée, elle me parut même absolument noire et il faisait aussichaud et aussi lourd que dans la journée. Au-dessus de ma tête, lesnuages passaient, rapides, encore qu’aucune brise n’agitât lesarbustes d’alentour. Le domestique alluma les deux lanternes.Heureusement la route m’était très familière. Ma femme resta deboutdans la clarté du seuil et me suivit du regard jusqu’à ce que jefusse installé dans le dog-cart. Tout à coup elle rentra, laissantlà mes cousins qui me souhaitaient bon retour.

Je me sentis d’abord quelque peu déprimé à la contagion descraintes de ma femme, mais très vite mes pensées revinrent auxMartiens. À ce moment, j’étais absolument ignorant du résultat dela lutte de la soirée. Je ne savais même rien des circonstances quiavaient précipité le conflit. Comme je traversais Ockham – car aulieu de revenir par Send et Old Woking, j’avais pris cette autreroute – je vis au bord de l’horizon, à l’ouest, des reflets d’unrouge sang, qui, à mesure que j’approchais, montèrent lentementdans le ciel. Les nuages d’un orage menaçant s’amoncelaient et semêlaient aux masses de fumée noire et rougeâtre.

La grand-rue de Ripley était déserte et à part une ou deuxfenêtres éclairées, le village n’indiquait aucun autre signe devie ; mais je faillis causer un accident au coin de la routede Pyrford où un groupe de gens se trouvaient, me tournant le dos.Ils ne m’adressèrent pas la parole quand je passai et je ne pus parconséquent savoir s’ils connaissaient les événements qui seproduisaient au-delà de la colline, si les maisons étaientdésertées et vides, si des gens y dormaient tranquillement ou si,harassés, ils épiaient les terreurs de la nuit.

De Ripley jusqu’à Pyrford, il me fallait traverser un vallon dufond duquel je ne pouvais apercevoir les reflets de l’incendie.Comme j’arrivais au haut de la côte, après l’église de Pyrford, leslueurs reparurent et les arbres furent agités des premiersfrémissements de l’orage. J’entendis alors minuit sonner derrièremoi au clocher de Pyrford ; puis la silhouette des coteaux deMaybury, avec leurs cimes de toits et d’arbres, se détacha noire etnette contre le ciel rouge.

Au même moment, une sinistre lueur verdâtre éclaira la routedevant moi, laissant voir dans la distance les bois d’Addlestone.Le cheval donna une secousse aux rênes. Je vis les nuages rapidespercés, pour ainsi dire, par un ruban de flamme verte qui illuminasoudain leur confusion et vint tomber au milieu des champs, à magauche. C’était le troisième projectile.

Immédiatement après sa chute et d’un violet aveuglant, parcontraste, le premier éclair de l’orage menaçant dansa dans le cielet le tonnerre retentit longuement au-dessus de ma tête. Le chevalprit le mors aux dents et s’emballa.

Une pente modérée descend jusqu’au pied de la colline de Mayburyet nous la descendîmes à une vitesse vertigineuse. Une fois que leséclairs eurent commencé, ils se succédèrent avec une rapiditéinimaginable ; les coups de tonnerre se suivant sansinterruption avec d’effrayants craquements, semblaient bien plutôtproduits par une gigantesque machine électrique que par un orageordinaire. Les rapides scintillements étaient aveuglants et desrafales de fine grêle me fouettaient le visage.

D’abord, je ne regardai guère que la route devant moi ;puis, tout à coup, mon attention fut arrêtée par quelque chose quidescendait impétueusement à ma rencontre la pente de MayburyHill ; je crus voir le toit humide d’une maison, mais unéclair me permit de constater que la Chose était douée d’un vifmouvement de rotation. Ce devait être une illusion d’optique – tourà tour d’effarantes ténèbres et d’éblouissantes clartés troublaientla vue. Puis la masse rougeâtre de l’Orphelinat, presque au sommetde la colline, les cimes vertes des pins et ce problématique objetapparurent clairs, nets et brillants.

Quel spectacle ! Comment le décrire ? Un monstrueuxtripode, plus haut que plusieurs maisons, enjambait les jeunessapins et les écrasait dans sa course ; un engin mobile, demétal étincelant, s’avançait à travers les bruyères ; descâbles d’acier, articulés, pendaient aux côtés, l’assourdissanttumulte de sa marche se mêlait au vacarme du tonnerre. Un éclair ledessina vivement, en équilibre sur un de ces appendices, les deuxautres en l’air, disparaissant et réapparaissant presqueinstantanément, semblait-il, avec l’éclair suivant, cent mètresplus près. Figurez-vous un tabouret à trois pieds tournant surlui-même et d’un pied sur l’autre pour avancer par bondsviolents ! Ce fut l’impression que j’en eus à la lueur deséclairs incessants. Mais au lieu d’un simple tabouret, imaginez ungrand corps mécanique supporté par trois pieds.

Soudain, les sapins du petit bois qui se trouvait juste devantmoi s’écartèrent, comme de fragiles roseaux sont séparés par unhomme se frayant un chemin. Ils furent arrachés net et jetés àterre et un deuxième tripode immense parut, se précipitant,semblait-il, à toute vitesse vers moi – et le cheval galopait droità sa rencontre. À la vue de ce second monstre je perdiscomplètement la tête. Sans prendre le temps de mieux regarder, jetirai violemment sur la bouche du cheval pour le faire tourner àdroite et au même instant le dog-cart versa par-dessus la bête, lesbrancards se brisèrent avec fracas, je fus lancé de côté et tombailourdement dans un large fossé plein d’eau.

Je m’en tirai bien vite et me blottis, les pieds trempant encoredans l’eau sous un bouquet d’ajoncs. Le cheval était immobile – lecou rompu, la pauvre bête – et à chaque nouvel éclair je voyais lamasse noire du dog-cart renversé et la silhouette des rouestournant encore lentement. Presque aussitôt, le colossal mécanismepassa à grandes enjambées près de moi, montant la colline versPyrford.

Vue de près, la Chose était incomparablement étrange, car cen’était pas simplement une machine insensée passant droit sonchemin. C’était une machine cependant, avec une allure mécanique etun fracas métallique, avec de longs tentacules flexibles etluisants – l’un d’entre eux tenait un jeune sapin – se balançantbruyamment autour de ce corps étrange. Elle choisissait ses pas enavançant et l’espèce de chapeau d’airain qui la surmontait semouvait en tous sens avec l’inévitable suggestion d’une têteregardant tout autour d’elle. Derrière la masse principale setrouvait une énorme chose de métal blanchâtre, semblable à ungigantesque panier de pêcheur, et je vis des bouffées de fumées’échapper par des interstices de ses membres, quand le monstrepassa près de moi. En quelques pas, il était déjà loin.

C’est tout ce que j’en vis alors, très vaguement, dansl’éblouissement des éclairs, pendant les intervalles consécutifs delumière intense et d’épaisses ténèbres.

Quand il passa près de moi, le monstre poussa une sorte dehurlement violent et assourdissant qui s’entendit par-dessus letonnerre : Alouh ! Alouh ! – au même instant, ilrejoignait déjà son compagnon, à un demi-mille de là, et ils sepenchaient maintenant au-dessus de quelque chose dans un champ. Jene doute pas que l’objet de leur attention n’ait été le troisièmedes dix cylindres qu’ils nous avaient envoyés de leur planète.

Pendant quelques minutes, je restai là dans les ténèbres et sousla pluie, épiant, aux lueurs intermittentes des éclairs, cesmonstrueux êtres de métal, se mouvant dans la distance, par-dessusles haies. Une fine grêle commença de tomber, et, suivant qu’elleétait plus ou moins épaisse, leurs formes s’embrumaient ouredevenaient claires. De temps en temps les éclairs cessaient etl’obscurité les engloutissait.

Je fus bientôt trempé par la grêle qui fondait et par l’eaubourbeuse. Il se passa quelque temps avant que ma stupéfaction mepermît de me relever contre le talus dans une position plus sècheet de songer au péril imminent.

Non loin de moi, dans un petit champ de pommes de terre, setrouvait une cabane en bois ; je parvins à me relever, puis,courbé en profitant du moindre abri, je l’atteignis en hâte. Jefrappai à la porte, mais personne – s’il était quelqu’un àl’intérieur – ne m’entendit et au bout d’un instant j’yrenonçai ; en suivant un fossé je parvins, à demi rampant etsans être aperçu des monstrueuses machines, jusqu’au bois desapins.

À l’abri, maintenant, je continuai ma route, trempé etgrelottant, jusqu’à ma maison. J’avançais entre les troncs, tâchantde retrouver le sentier. Il faisait très sombre dans le bois, carles éclairs devenaient de moins en moins fréquents et la grêle, parrafales, tombait en colonnes épaisses à travers les interstices desbranchages.

Si je m’étais pleinement rendu compte de la signification detoutes les choses que j’avais vues, j’aurais dû immédiatementessayer de retrouver mon chemin par Byfleet vers Street Cobham etaller par ce détour rejoindre ma femme à Leatherhead. Mais, cettenuit-là, l’étrangeté des choses qui survenaient et mon misérableétat physique m’ahurissaient, car j’étais meurtri, accablé, trempéjusqu’aux os, assourdi et aveuglé par l’orage.

J’avais la vague idée de rentrer chez moi et ce fut un mobilesuffisant pour me déterminer. Je trébuchai au milieu des arbres,tombai dans un fossé, me cognai le genou contre un pieu etfinalement barbotai dans le chemin qui descend de College Arms. Jedis : barbotai, car des flots d’eau coulaient entraînant le sableen un torrent boueux. Là, dans les ténèbres, un homme vint seheurter contre moi et m’envoya chanceler en arrière.

Il poussa un cri de terreur, fit un bond de côté, et prit sacourse à toutes jambes avant que j’eusse pu me reconnaître et luiadresser la parole. Si grande était la violence de l’orage à cetendroit que j’avais une peine infinie à remonter la colline. Jem’abritai enfin contre la palissade à gauche et, m’y cramponnant,je pus avancer plus rapidement.

Vers le haut, je trébuchai sur quelque chose de mou et à lalueur d’un éclair j’aperçus à mes pieds un tas de gros drap noir etune paire de bottes. Avant que j’eusse pu distinguer plusclairement dans quelle position l’homme se trouvait, l’obscuritéétait revenue. Je demeurai immobile, attendant le prochain éclair.Quand il vint, je vis que c’était un homme assez corpulent,simplement mais proprement mis. La tête était ramenée sous le corpset il gisait là, tout contre la palissade, comme s’il avait étéviolemment projeté contre elle.

Surmontant la répugnance naturelle à quelqu’un qui jamaisauparavant n’avait touché un cadavre, je me penchai et le tournaiafin d’écouter si son cœur battait. Il était bien mort.Apparemment, les vertèbres du cou étaient rompues. Un troisièmeéclair survint et je pus distinguer ses traits. Je sursautai.C’était l’hôtelier du Chien-Tigré auquel j’avais enlevé son moyende fuir.

Je l’enjambai doucement et continuai mon chemin. Je pris par leposte de police et College Arms, pour gagner ma maison. Rien nebrûlait au flanc de la colline, quoiqu’il montât encore de lalande, avec des reflets rouges, de tumultueuses volutes de fumée,incessamment rabattues par la grêle abondante.

Aussi loin que la lueur des éclairs me permettait de voir, lesmaisons autour de moi étaient intactes. Près de College Arms,quelque chose de noir s’entassait au milieu du chemin.

Au bas de la route, vers le pont de Maybury, il y avait des voixet des bruits de pas, mais je n’eus pas le courage d’appeler nid’aller les rejoindre. J’entrai avec mon passe-partout, fermai laporte à double tour et au verrou derrière moi, chancelai au pied del’escalier et m’assis sur les marches. Mon imagination était hantéepar ces monstres de métal à l’allure si terriblement rapide et parle souvenir du cadavre écrasé contre la palissade.

Je me blottis au pied de l’escalier, le dos contre le mur etfrissonnant violemment.

Chapitre 11À LA FENÊTRE

J’ai déjà dit que mes plus violentes émotions ont le don des’épuiser d’elles-mêmes. Au bout d’un moment, je m’aperçus quej’étais glacé et trempé, et que de petites flaques d’eau seformaient autour de moi, sur le tapis de l’escalier. Je me levaipresque machinalement, entrai dans la salle à manger et bus un peude whisky ; puis j’eus l’idée de changer de vêtement.

Quand ce fut fait, je montai jusqu’à mon cabinet de travail,mais je ne saurais dire pour quelle raison. La fenêtre donne,par-dessus les arbres et le chemin de fer, vers la lande deHorsell. Dans la hâte de notre départ, elle avait été laisséeouverte. Le palier était sombre, et, contrastant avec le tableauqu’encadrait la fenêtre, le reste de la pièce étaitimpénétrablement obscur. Je m’arrêtai court sur le pas de laporte.

L’orage avait passé. Les tours du College Oriental et les sapinsd’alentour n’existaient plus et tout au loin, éclairée par de vifsreflets rouges, la lande, du côté des carrières de sable, étaitvisible. Contre ces reflets, d’énormes formes noires, étranges etgrotesques, s’agitaient activement de-ci et de-là.

Il semblait vraiment que, dans cette direction, la contréeentière fût en flammes : j’avais sous les yeux un vaste flanc decolline, parsemé de langues de feu agitées et tordues par lesrafales de la tempête qui s’apaisait et projetait de rougesréflexions sur la course fantastique des nuages. De temps à autre,une masse de fumée, venant de quelque incendie plus proche, passaitdevant la fenêtre et cachait les silhouettes des Martiens. Je nepouvais voir ce qu’ils faisaient, ni leur forme distincte, non plusque reconnaître les objets noirs qui les occupaient si activement.Je ne pouvais voir non plus où se trouvait l’incendie dont lesréflexions dansaient sur le mur et le plafond de mon cabinet. Uneacre odeur résineuse emplissait l’air.

Je fermai la porte sans bruit et me glissai jusqu’à la fenêtre.À mesure que j’avançais, la vue s’élargissait jusqu’à atteindre,d’un côté, les maisons situées près de la gare de Woking, et, del’autre, les bois de sapins consumés et carbonisés près de Byfleet.Il y avait des flammes au bas de la colline, sur la voie du cheminde fer, près du pont, et plusieurs des maisons qui bordaient laroute de Maybury et les chemins menant à la gare n’étaient plus quedes ruines ardentes. Les flammes de la voie m’intriguèrent d’abord.Il y avait un amoncellement noir et de vives lueurs, avec, sur ladroite, une rangée de formes oblongues. Je m’aperçus alors quec’étaient des débris d’un train, l’avant brisé et en flammes, leswagons d’arrière encore sur les rails.

Entre ces trois principaux centres de lumière, les maisons, letrain et la contrée incendiée vers Chobham, s’étendaient lesespaces irréguliers de campagne sombre interrompus ici et là pardes intervalles de champs fumant et brûlant faiblement ;c’était un fort étrange spectacle, cette étendue noire, coupée deflammes, qui rappelait plus qu’autre chose les fourneaux desverreries dans la nuit. D’abord, je ne pus distinguer la moindrepersonne vivante, bien que je fusse très attentionné à endécouvrir. Plus tard j’aperçus contre la clarté de la gare deWoking un certain nombre de formes noires qui traversaient en hâtela ligne les unes derrière les autres.

Ce chaos ardent, c’était le petit monde dans lequel j’avais vécuen sécurité pendant des années ! Je ne savais pas encore cequi s’était produit pendant ces sept dernières heures, etj’ignorais, bien qu’un peu de réflexion m’eût permis de le deviner,quelle relation existait entre ces colosses mécaniques et les êtresindolents et massifs que j’avais vu vomir par le cylindre. Poussépar une bizarre et impersonnelle curiosité, je tournai mon fauteuilvers la fenêtre et contemplai la contrée obscure, observantparticulièrement dans les carrières les trois gigantesquessilhouettes qui s’agitaient en tous sens à la clarté desflammes.

Elles semblaient extraordinairement affairées. Je commençai à medemander ce que ce pouvait bien être. Étaient-ce des mécanismesintelligents ? Une pareille chose, je le savais, étaitimpossible. Ou bien un Martien était-il installé à l’intérieur dechacun, le gouvernant, le dirigeant, s’en servant à la façon dontun cerveau d’homme gouverne et dirige son corps ? Je cherchaià comparer ces choses à des machines humaines ; je medemandai, pour la première fois de ma vie, quelle idée pouvait sefaire d’une machine à vapeur ou d’un cuirassé, un animal inférieurintelligent.

L’orage avait débarrassé le ciel, et par-dessus la fumée de lacampagne incendiée, Mars, comme un petit point, brillait d’unelueur affaiblie en descendant vers l’ouest. Tout à coup un soldatentra dans le jardin. J’entendis un léger bruit contre la palissadeet, sortant de l’espèce de léthargie dans laquelle j’étais plongé,je regardai et je l’aperçus vaguement, escaladant la clôture. À lavue d’un être humain, ma torpeur disparut et je me penchai vivementà la fenêtre.

« Psstt », fis-je aussi doucement que je pus.

Il s’arrêta, surpris, à cheval sur la palissade. Puis ildescendit et traversa la pelouse jusqu’au coin de la maison ;il courbait l’échine et marchait avec précaution.

« Qui est là ? demanda-t-il, à voix basse aussi, deboutsous la fenêtre et regardant en l’air.

– Où allez-vous ? questionnai-je.

– Du diable si je le sais !

– Vous cherchez à vous cacher ?

– Justement !

– Entrez dans la maison », dis-je.

Je descendis, débouclai la porte, le fis entrer, la bouclai denouveau. Je ne pouvais voir sa figure. Il était nu-tête et satunique était déboutonnée.

« Mon Dieu ! mon Dieu ! s’exclamait-il, comme je luimontrais le chemin.

– Qu’est-il arrivé ? lui demandai-je.

– Tout et le reste ! »

Dans l’obscurité, je le vis qui faisait un signe dedésespoir.

« Ils nous ont balayés. »

Et il répéta ces mots à plusieurs reprises.

Il me suivit presque machinalement, dans la salle à manger.

« Prenez ceci », dis-je en lui versant une forte dose dewhisky.

Il la but. Puis brusquement il s’assit devant la table, prit satête dans ses mains, et se mit à pleurer et à sangloter comme unenfant, secoué d’une véritable crise de désolation, tandis que jerestais devant lui, intéressé, dans un singulier oubli de monrécent accès de désespoir.

Il fut longtemps à retrouver un calme suffisant pour pouvoirrépondre à mes questions et il ne le fit alors que d’une façonconfuse et fragmentaire. Il conduisait une pièce d’artillerie quin’avait pris part au combat qu’à sept heures. À ce moment, lacanonnade battait son plein sur la lande et l’on disait qu’unepremière troupe de Martiens se dirigeait lentement, à l’abri d’unbouclier de métal, vers le second cylindre.

Un peu plus tard, ce bouclier se dressa sur trois pieds etdevint la première des machines que j’avais vues. La pièce quel’homme conduisait avait été mise en batterie près de Horsell, afinde commander les carrières, et son arrivée avait précipitél’engagement. Comme les canonniers d’avant-train gagnaientl’arrière, son cheval mit le pied dans un terrier et s’abattit,lançant son cavalier dans une dépression de terrain. Au mêmemoment, le canon faisait explosion, le caisson sautait, tout étaiten flammes autour de lui et il se trouva renversé sous un tas decadavres carbonisés et de chevaux morts.

« Je ne bougeai pas, dit-il, ne comprenant rien à ce qui sepassait, avec un poitrail de cheval qui m’écrasait. Nous avions étébalayés d’un seul coup. Et l’odeur – bon Dieu ! comme de laviande brûlée. En tombant de cheval, je m’étais tordu les reins etil me fallut rester là jusqu’à ce que le mal fût passé. Une minuteauparavant, on aurait cru être à la revue – puis patatras, bing,pan ! – Balayés d’un seul coup ! » répéta-t-il.

Il était demeuré fort longtemps sous le cheval mort essayant dejeter des regards furtifs sur la lande. Les hussards avaient tenté,en s’éparpillant, une charge contre le cylindre, mais ils avaientété simplement supprimés en un instant. C’est alors que le monstres’était dressé sur ses pieds et s’était mis à aller et venirtranquillement à travers la lande, parmi les rares fugitifs, avecson espèce de tête se tournant de côté et d’autre exactement commeune tête d’homme capuchonnée. Une sorte de bras portait une boîtemétallique compliquée, autour de laquelle des flammes vertesscintillaient, et, hors d’une espèce d’entonnoir qui s’y trouvaitadapté, jaillissait le Rayon Ardent.

En quelques minutes, il n’y eut plus, autant que le soldat puts’en rendre compte, un seul être vivant sur la lande et toutbuisson et tout arbre qui n’était pas encore consumé brûlait. Leshussards étaient sur la route au-delà de la courbure du terrain etil ne put voir ce qui leur arrivait. Il entendit les Maxims craquerpendant un moment, puis ils se turent. Le géant épargna jusqu’à lafin la gare de Woking et son groupe de maisons, puis le RayonArdent y fut braqué et tout fut en un instant changé en un monceaude ruines enflammées. Enfin, le monstre éteignit le Rayon et,tournant le dos à l’artilleur, de son allure déhanchée, il sedirigea vers le bois de sapins consumés qui abritait le secondcylindre. Comme il s’éloignait, un second Titan étincelant surgittout agencé hors du trou.

Le second monstre suivit le premier ; alors l’artilleurparvint à se dégager et se traîna avec précaution à travers lescendres brûlantes des bruyères vers Horsell. Il réussit à parvenirvivant jusqu’au fossé qui bordait la route, et put s’échapper ainsijusqu’à Woking. – Ici son récit devint à chaque instant coupéd’exclamations. L’endroit était inabordable. Fort peu de gens,semble-t-il, y étaient demeurés vivants, affolés pour la plupart etcouverts de brûlures. L’incendie l’obligea à faire un détour et ilse coucha parmi les décombres d’un mur calciné au moment où l’undes géants Martiens revenait sur ses pas. Il le vit poursuivre unhomme, l’enlever dans un de ses tentacules d’acier et lui briser latête contre le tronc d’un sapin. Enfin, à la tombée de la nuit,l’artilleur risqua une course folle et arriva jusque sur les quaisde la gare. Depuis ce moment, il avait avancé furtivement le longde la voie dans la direction de Maybury, dans l’espoir d’échapperau danger en se rapprochant de Londres. Beaucoup de gens étaientblottis dans des fossés et dans des caves, et le plus grand nombredes survivants s’étaient enfuis dans le village de Woking et versSend. La soif le dévorait : enfin, près du pont du chemin de fer,il trouva une des grosses conduites crevées d’où l’eau jaillissaiten bouillonnant sur la route, comme une source.

Tel était le récit que j’obtins de lui, fragment par fragment.Peu à peu, il s’était calmé en me racontant ces choses et enessayant de me dépeindre exactement les spectacles auxquels ilavait assisté. Il n’avait rien mangé depuis midi, m’avait-il dit audébut de son récit, et je trouvai à l’office un peu de pain et demouton que j’apportai dans la salle à manger. Nous n’allumâmes pasde lampe, de crainte d’attirer les Martiens, et à chaque instantnos mains s’égaraient à la recherche du pain et de la viande. Àmesure qu’il parlait, les objets autour de nous se dessinèrentobscurément dans les ténèbres et les arbustes écrasés et lesrosiers brisés de l’autre côté de la fenêtre devinrent distincts.Il semblait qu’une troupe d’hommes ou d’animaux eût passé dans lejardin en saccageant tout. Je commençai à apercevoir sa figure,noircie et hagarde, comme aussi devait l’être la mienne.

Quand nous eûmes fini de manger, nous montâmes doucement jusqu’àmon cabinet et de nouveau j’observai ce qui se passait, par lafenêtre ouverte. En une seule soirée, la vallée avait ététransformée en vallée de ruines. Les incendies avaient maintenantdiminué ; des traînées de fumée remplaçaient les flammes, maisles ruines innombrables des maisons démolies et délabrées, desarbres abattus et consumés, que la nuit avait cachées, sedétachaient maintenant dénudées et terribles dans l’impitoyablelumière de l’aurore. Pourtant, de place en place, quelque objetavait eu la chance d’échapper – ici un signal blanc sur la voie duchemin de fer, là, le bout d’une serre claire et fraîche au milieudes décombres. Jamais encore, dans l’histoire des guerres, ladestruction n’avait été aussi insensée ni aussi indistinctementgénérale. Scintillants aux lueurs croissantes de l’Orient, troisdes géants métalliques se tenaient autour du trou, leur têtetournant incessamment, comme s’ils surveillaient la désolationqu’ils avaient causée.

Il me sembla que le trou avait été agrandi et de temps en tempsdes bouffées de vapeur d’un vert vif en sortaient, montaient versles clartés de l’aube – montaient, tourbillonnaient, s’étalaient etdisparaissaient.

Au-delà, vers Chobham, se dressaient des colonnes de flammes.Aux premières lueurs du jour, elles se changèrent en colonnes defumée rougeâtre.

Chapitre 12CE QUE JE VIS DE LA DESTRUCTION DE WEYBRIDGE ET DE SHEPPERTON

Quand l’aube fut trop claire, nous nous retirâmes de la fenêtred’où nous avions observé les Martiens et nous descendîmes doucementau rez-de-chaussée.

L’artilleur convint avec moi que la maison n’était pas unendroit où demeurer. Il se proposait, dit-il, de se mettre en routevers Londres et de rejoindre sa batterie. Mon plan était deretourner sans délai à Leatherhead, et la puissance des Martiensm’avait si grandement impressionné que j’étais décidé à emmener mafemme à Newhaven et de là j’espérais quitter immédiatement le paysavec elle. Car je me rendais déjà clairement compte que lesenvirons de Londres allaient être inévitablement le théâtre d’unelutte désastreuse, avant que de pareilles créatures puissent êtredétruites.

Entre nous et Leatherhead, cependant, il y avait le troisièmecylindre avec ses gardiens gigantesques. Si j’avais été seul, jecrois que j’aurais tenté la chance de passer quand même. Maisl’artilleur m’en dissuada.

« Quand on a une femme supportable, il n’y a pas de raison pourla rendre veuve », dit-il.

Enfin je consentis à aller avec lui en nous abritant dans lesbois, et de remonter vers le nord jusqu’à Street Cobham avant denous séparer. De là, je devais faire un grand détour par Epsom pourrejoindre Leatherhead.

Je me serais mis en route sur-le-champ, mais mon compagnon avaitplus d’expérience. Il me fit chercher dans toute la maison pourtrouver un flacon qu’il remplit de whisky et nous garnîmes toutesnos poches de paquets de biscuits et de tranches de viande.Ensuite, nous nous glissâmes hors de la maison et courûmes detoutes nos forces jusqu’au bas du chemin raboteux par où j’étaisvenu la nuit précédente. Les maisons paraissaient désertes. Enroute, nous rencontrâmes un groupe de trois cadavres carbonisés,tombés ensemble quand le Rayon Ardent les atteignit ; ici etlà, des objets que les gens avaient laissés tomber – une pendule,une pantoufle, une cuiller d’argent et de pauvres choses précieusesde ce genre. Au coin de la rue, qui monte vers la poste, une petitevoiture non attelée, chargée de malles et de meubles, étaitrenversée sur ses roues brisées. Une cassette, dont on avait faitsauter le couvercle, avait été jetée sous les débris.

À part la loge de l’Orphelinat qui brûlait encore, aucune desmaisons n’avait souffert beaucoup de ce côté-ci. Le Rayon Ardentn’avait fait que raser les cheminées en passant. Cependant, hormisnous deux, il ne semblait pas y avoir une seule personne vivantedans Maybury. Les habitants s’étaient enfuis en grande partie, parla route d’Old Woking, je suppose – la même route que j’avaissuivie pour aller à Leatherhead – ou bien ils s’étaient cachés.

Nous descendîmes le chemin, passant de nouveau près du cadavrede l’homme en noir, trempé par la grêle de la nuit précédente, etnous entrâmes dans les bois, au pied de la colline. Nous arrivâmesainsi jusqu’au chemin de fer sans rencontrer âme qui vive. Del’autre côté de la ligne, les bois n’étaient plus que des débrisconsumés et noircis. Pour la plupart, les arbres étaient tombés,mais un certain nombre étaient encore debout, troncs gris etdésolés, avec un feuillage roussi au lieu de leur verdure de laveille.

Du côté que nous suivions, le feu n’avait rien fait de plusqu’écorcher les arbres les plus proches, sans réussir à prendre depires proportions. À un endroit, les bûcherons avaient laissé leurtravail interrompu. Des arbres, abattus et fraîchement émondés,étaient entassés dans une clairière, avec, auprès d’une scie àvapeur, des tas de sciure. Tout près de là était une hutte de terreet de branchages, désertée. Il n’y avait plus à cette heure lemoindre souffle de vent et toutes choses étaient étrangementtranquilles. Même les oiseaux se taisaient et, dans notre marcheprécipitée, l’artilleur et moi parlions à voix basse en jetant detemps en temps un regard furtif par-dessus notre épaule. Une foisou deux nous nous arrêtâmes pour écouter.

Au bout d’un certain temps, nous eûmes rejoint la route ; àce moment nous entendîmes un bruit de sabots de chevaux et nousaperçûmes, à travers les troncs d’arbres, trois cavaliers avançantlentement vers Woking. Nous les hélâmes et ils firent halte, tandisque nous accourions en toute hâte vers eux. C’était un lieutenantet deux cavaliers du 8e hussards, avec un instrument semblable à unthéodolite, que l’artilleur me dit être un héliographe.

« Vous êtes les premiers que j’aie rencontrés ce matin venant decette direction, me dit le lieutenant. Que se prépare-t-il parlà ? »

Sa voix et son regard disaient toute son inquiétude. Les hommes,derrière lui, nous dévisageaient curieusement. L’artilleur sauta dutalus sur la route, rectifia la position et salua.

« Ma pièce a été détruite hier soir, mon lieutenant. Je me suiscaché. Je tâche maintenant de rejoindre ma batterie. Vousapercevrez les Martiens, je pense, à un demi-mille d’ici en suivantcette route.

– Comment diable sont-ils ? demanda le lieutenant.

– Des géants en armure, mon lieutenant. Trente mètres de haut,trois jambes et un corps comme de l’aluminium, avec une grosse têteeffrayante dans une espèce de capuchon.

– Allons donc ! dit le lieutenant, quellessottises !

– Vous verrez vous-même, mon lieutenant. Ils portent une sortede boîte qui envoie du feu et qui vous tue d’un seul coup.

– Que voulez-vous dire ?… Un canon ?

– Non, mon lieutenant », et l’artilleur entama une copieusedescription du Rayon Ardent.

Au milieu de son récit, le lieutenant l’interrompit et se tournavers moi. J’étais resté sur le talus qui bordait la route.

« Vous avez vu cela ? demanda le lieutenant.

– C’est parfaitement exact, répondis-je.

– C’est bien, fit le lieutenant. Mon devoir est d’aller m’enassurer. Écoutez, dit-il à l’artilleur, nous sommes détachés icipour avertir les gens de quitter leurs maisons. Vous ferez biend’aller raconter la chose vous-même au général de brigade et luidire tout ce que vous savez. Il est à Weybridge. Vous savez lechemin ?

– Je le connais », répondis-je.

Et il tourna son cheval du côté d’où nous venions.

« Vous dites à un demi-mille ? demanda-t-il.

– Au plus, répondis-je, et j’indiquai les cimes des arbres versle sud. »

Il me remercia et se mit en route. Nous ne le revîmes plus.

Plus loin, un groupe de trois femmes et de deux enfants étaienten train de déménager une maison de laboureur. Ils surchargeaientune charrette à bras de ballots malpropres et d’un mobiliermisérable. Ils étaient bien trop affairés pour nous adresser laparole, et nous passâmes.

Près de la gare de Byfleet, en sortant du bois, nous trouvâmesla contrée calme et paisible sous le soleil matinal. Nous étionsbien au-delà de la portée du Rayon Ardent et, n’eût été le silencedésert de quelques-unes des maisons, le mouvement et l’agitation dedéparts précipités dans d’autres, la troupe de soldats campés surle pont du chemin de fer et regardant au long de la ligne versWoking, ce dimanche eût semblé pareil à tous les autresdimanches.

Plusieurs chariots et voitures de ferme s’avançaient, avecd’incessants craquements, sur la route d’Addlestone et tout à coup,par la barrière d’un champ, nous aperçûmes, au milieu d’une prairieplate, six canons énormes, strictement disposés à intervalles égauxet pointés sur Woking. Les caissons étaient à distanceréglementaire et les canonniers à leur poste auprès des pièces. Oneût dit qu’ils étaient prêts pour une inspection.

« Voilà qui est parfait, dis-je. Ils seront bien reçus, par ici,en tout cas. »

L’artilleur s’arrêta, hésitant, devant la barrière.

« Non, je continue », fit-il.

Plus loin, vers Weybridge, juste à l’entrée du pont, il y avaitun certain nombre de soldats en petite tenue élevant une longuebarricade devant d’autres canons.

« Ce sont des arcs et des flèches contre le tonnerre, ditl’artilleur. Ils n’ont pas encore vu ce diable de rayon de feu.»

Les officiers que leur service ne retenait pas s’étaient groupéset examinaient l’horizon par-dessus les sommets des arbres vers lesud-ouest, et les hommes s’arrêtaient de temps à autre pourregarder dans la même direction.

Byfleet était rempli de ce tumulte. Des gens faisaient despaquets et une vingtaine de hussards, quelques-uns à pied, lesautres à cheval, les obligeaient à se hâter. Trois ou quatrecamions administratifs, un vieil omnibus et beaucoup d’autresvéhicules étaient alignés dans la rue du village et on leschargeait de tout ce qui semblait utile ou précieux. Il y avaitaussi des gens en grand nombre qui avaient été assez respectueuxdes coutumes pour revêtir leurs habits du dimanche et les soldatsavaient toutes les peines du monde à leur faire comprendre lagravité de la situation. Nous vîmes un vieux bonhomme ridé, avecune immense malle et plus d’une vingtaine de pots contenant desorchidées, faire de violents reproches au caporal qui ne voulaitpas s’en charger. Je m’arrêtai et le saisis par le bras.

« Savez-vous ce qui vient là-bas ? lui dis-je en montrantles bois de sapins qui cachaient la vue des Martiens.

– Eh ? fit-il en se retournant. Croyez-vous, il ne veut pascomprendre que mes plantes ont une grande valeur.

– La Mort ! criai-je. La Mort qui vient ! LaMort ! »

Le laissant digérer cela, s’il le pouvait, je m’élançai à lasuite de l’artilleur. Au coin, je me retournai. Le caporal avaitplanté là le pauvre homme qui, debout auprès de sa malle, sur lecouvercle de laquelle il avait posé ses pots, regardait d’un airhébété du côté des arbres.

Personne à Weybridge ne put nous dire où se trouvait le quartiergénéral ; je n’avais encore jamais vu pareille confusion : deschariots, des voitures partout, formant le plus étonnant mélange demoyens de transport et de chevaux. Les gens honorables del’endroit, en costume de sport, leurs épouses élégamment mises, sehâtaient de faire leurs paquets, énergiquement aidés par tous lesfainéants des environs, tandis que les enfants s’agitaient,absolument ravis, pour la plupart, de cette diversion inattendue àleurs ordinaires distractions dominicales. Au milieu de tout cela,le digne prêtre de la paroisse célébrait fort courageusement unservice matinal et le vacarme de sa cloche s’efforçait de surmonterle tapage et le tumulte qui remplissaient le village.

L’artilleur et moi, assis sur les marches de la fontaine, fîmesun repas suffisamment réconfortant avec les provisions que nousavions emportées dans nos poches. Des patrouilles de soldats, nonplus de hussards ici, mais de grenadiers blancs, invitaient lesgens à partir au plus vite ou à se réfugier dans leurs caves sitôtque la canonnade commencerait. En passant sur le pont du chemin defer, nous vîmes qu’une foule, augmentant à chaque instant, s’étaitrassemblée dans la gare et les environs et que les quaisfourmillants étaient encombrés de malles et de ballotsinnombrables. On avait, je crois, arrêté le mouvement des trainsafin de procéder au transport des troupes et des canons, et j’ai sudepuis qu’une lutte sauvage avait eu lieu quand il s’était agi detrouver place dans les trains spéciaux organisés plus tard.

Nous restâmes à Weybridge jusqu’à midi, et à cette heure nousnous trouvâmes à l’endroit où, près de l’écluse de Shepperton, laWey se jette dans la Tamise. Nous employâmes une partie de notretemps en aidant deux vieilles femmes à charger une petite voiture.La Wey a trois bras à son embouchure : il y a là un grand nombre deloueurs de bateaux et de plus un bac qui traverse la rivière. Ducôté de Shepperton se trouvait une auberge avec, sur le devant, unepelouse ; et, au-delà, la tour de l’église – on l’a depuisremplacée par un clocher – s’élevait par-dessus les arbres.

Là se pressait, surexcitée et tumultueuse, une foule defugitifs. Jusqu’ici ce n’était pas encore devenu une panique, maisil y avait déjà beaucoup plus de monde que les bateaux neparviendraient à en traverser. Des gens arrivaient chancelant sousde lourds fardeaux. Deux personnes même, le mari et la femme,s’avançaient avec une petite porte de cabane sur laquelle ilsavaient entassé tout ce qu’ils avaient pu trouver d’objetsdomestiques. Un homme nous confia qu’il allait essayer de se sauveren prenant le train à la station de Shepperton.

On n’entendait partout que des cris et quelques farceurs mêmeplaisantaient. L’idée que semblaient avoir les habitants del’endroit, c’était que les Martiens ne pouvaient être que deformidables êtres humains qui attaqueraient et saccageraient lebourg, pour être immanquablement détruits à la fin. De temps àautre, des gens regardaient avec une certaine impatience par-delàla Wey, vers les prairies de Chertsey, mais tout, de ce côté, étaittranquille.

Sur l’autre rive de la Tamise, excepté à l’endroit où lesbateaux abordaient, il n’y avait de même aucun trouble, ce quifaisait un contraste violent avec la rive du Surrey. En débarquant,les gens partaient immédiatement par le petit chemin. L’énorme bacn’avait encore fait qu’un seul voyage. Trois ou quatre soldats, dela pelouse de l’auberge, regardaient ces fugitifs et lesraillaient, sans songer à offrir leur aide. L’auberge était close,car on était maintenant aux heures prohibées.

« Qu’est-ce que c’est que tout cela ? » s’exclamait unbatelier.

Puis plus près de moi :

« Tais-toi donc, sale bête ! » criait un homme à un chienqui hurlait.

À ce moment, on entendit de nouveau, mais cette fois dans ladirection de Chertsey, un son assourdi – la détonation d’uncanon.

La lutte commençait. Presque immédiatement, d’invisiblesbatteries, cachées par des bouquets d’arbres sur l’autre rive dufleuve, à notre droite, firent chorus, crachant leurs obusrégulièrement, l’une après l’autre. Une femme s’évanouit. Tout lemonde sursauta, avec, en suspens, le soudain émoi de la bataille siproche et que nous ne pouvions voir encore. Le regard ne parcouraitque des prairies unies, où des bœufs paissaient avec indifférenceentre des saules argentés au feuillage immobile sous le chaudsoleil.

« Les soldats les arrêteront bien », dit une femme, d’un ton peurassuré.

Une brume monta au-dessus des arbres. Puis soudain nous vîmes unénorme flot de fumée qui envahit rapidement le ciel ; au mêmemoment, le sol trembla sous nos pieds et une explosion immensesecoua l’atmosphère, brisant les vitres des maisons proches et nousplongeant dans la stupéfaction.

« Les voilà ! cria un homme vêtu d’un jersey bleu.Là-bas ! Les voyez-vous ? Là-bas ! »

Rapidement, l’un après l’autre, parurent deux, trois, puisquatre Martiens, bien loin par-delà les arbres bas, à travers lesprés s’étendant jusqu’à Chertsey ; ils se dirigeaient avecd’énormes enjambées vers la rivière. Ils parurent être, d’abord, depetites formes encapuchonnées, s’avançant à une allure aussi rapideque le vol des oiseaux.

Puis, arrivant obliquement dans notre direction, un cinquièmemonstre parut. Leur masse cuirassée scintillait au soleil, tandisqu’ils accouraient vers les pièces d’artillerie, et ilsparaissaient de plus en plus grands à mesure qu’ils approchaient.L’un d’eux, le plus éloigné vers la gauche, brandissait aussi hautqu’il pouvait une sorte d’immense étui, et ce terrible et sinistreRayon Ardent, que j’avais vu à l’œuvre le vendredi soir, jaillitsoudain dans la direction de Chertsey et attaqua la ville.

À la vue de ces étranges, rapides et terribles créatures, lafoule qui se pressait sur les rives sembla un instant frappéed’horreur. Il n’y eut pas un mot, pas un cri – mais le silence.Puis un rauque murmure, une poussée et – l’éclaboussement de l’eau.Un homme, trop effrayé pour poser la malle qu’il portait surl’épaule, se retourna et me fit chanceler en me heurtant avec lecoin de son fardeau. Une femme me repoussa violemment et se mit àcourir. Je me retournai aussi, dans l’élan de la foule, mais laterreur ne m’empêcha pas de réfléchir. Je pensais au terrible RayonArdent. Se jeter dans l’eau, voilà ce qu’il fallait faire.

« Tout le monde à l’eau ! » criai-je sans être entendu.

Je fis de nouveau face à la rivière et, me précipitant dans ladirection du Martien qui approchait, jusqu’à la rive de sable,j’entrai dans l’eau. D’autres firent de même. Une barque pleine degens, revenant vers le bord, chavira presque, au moment où jepassais. Les pierres sous mes pieds étaient boueuses et glissanteset le niveau des eaux était si bas que j’avançai pendant plus decinq mètres avant d’avoir de l’eau jusqu’à la ceinture.L’éclaboussement des gens des bateaux sautant dans l’eau résonnaità mes oreilles comme un tonnerre. On abordait en toute hâte sur lesdeux rives.

Mais, pour le moment, les Martiens ne faisaient pas plusattention aux gens courant de tous côtés qu’un homme, qui auraitheurté du pied une fourmilière, ne ferait attention à la débandadedes fourmis. Quand, à demi suffoqué, je me soulevai hors de l’eau,la tête du Martien semblait considérer attentivement les batteriesqui tiraient encore par-dessus la rivière, et, tout en avançant, ilabaissa et éteignit ce qui devait être le générateur du RayonArdent.

Un instant après, il avait atteint la rive, et, d’une enjambée,à demi traversé le courant ; les articulations de ses piedsd’avant se plièrent en atteignant le bord opposé, mais presqueaussitôt, à l’entrée du village de Shepperton, il reprit toute sahauteur. Immédiatement, les six canons de la rive droite qui,ignorés de tous, avaient été dissimulés à l’extrémité du village,tirèrent à la fois. Les détonations si proches et soudaines,presque simultanées, me firent tressaillir. Le monstre élevait déjàl’étui générateur du Rayon Ardent, quand le premier obus éclata àsix mètres au-dessus de sa tête.

Je poussai un cri d’étonnement. Je ne pensais plus aux quatreautres monstres : mon attention était rivée sur cet incident sirapproché. Simultanément deux obus éclatèrent en l’air, mais prèsdu corps du Martien, au moment où la tête se tortillait juste àtemps pour recevoir, et trop tard pour esquiver, un quatrième obus.Celui-ci éclata en plein contre la tête du monstre. L’espèce decapuchon de métal fut crevé, éclata et alla tournoyer dans l’air enune douzaine de fragments de métal brillant et de lambeaux de chairrougeâtre.

« Touché ! »

Ce fut mon seul cri, quelque chose entre une acclamation et unhurlement.

J’entendis des cris répondant au mien, poussés par les gens quiétaient dans l’eau autour de moi. Je fus, dans cet instant depassagère exultation, sur le point d’abandonner mon refuge.

Le colosse décapité chancela comme un géant ivre ; mais ilne tomba pas. Par un véritable miracle, il recouvra son équilibreet sans plus prendre garde où il allait, l’étui générateur du RayonArdent maintenu rigide en l’air, il s’élança rapidement dans ladirection de Shepperton. L’intelligence vivante, le Martien quihabitait la tête, avait été tué et lancé aux quatre vents du ciel,et l’appareil n’était plus maintenant qu’un simple assemblage demécanismes compliqués tournoyant vers la destruction. Ils’avançait, suivant une ligne droite, incapable de se guider. Ilheurta la tour de l’église de Shepperton et la démolit, comme lechoc d’un bélier aurait pu le faire ; il fut jeté de côté,trébucha et s’écroula dans la rivière avec un fracasformidable.

Une violente explosion ébranla l’atmosphère, et une trombed’eau, de vapeur, de vase et d’éclats de métal bondit dans l’air àune hauteur considérable. Au moment où l’étui du Rayon Ardent avaittouché l’eau, celle-ci avait incontinent jailli en vapeur. Uninstant après, une vague immense, comme un mascaret vaseux maispresque bouillant, contourna le coude de la rive et remonta lecourant. Je vis des gens s’efforcer de regagner les bords etj’entendis vaguement, par-dessus le grondement et le bouillonnementque causait la chute du Martien, leurs cris et leurs clameurs.

Pour le moment, je ne pris point garde à la chaleur et oubliaimême tout instinct de conservation. Je barbotai au milieu des eauxtumultueuses, poussant les gens de côté pour aller plus vite,jusqu’à ce que je pusse voir ce qui se passait dans l’autre bras dela rivière. Une demi-douzaine de bateaux chavirés dansaient auhasard sur la confusion des vagues. J’aperçus enfin, plus bas, enplein courant, le Martien tombé en travers du fleuve et en grandepartie submergé.

D’énormes jets de vapeur s’échappaient de l’épave et, à traversleurs tourbillons tumultueux, je pouvais voir, d’une façonintermittente et vague, les membres gigantesques battre le flot etlancer dans l’air d’immenses gerbes d’eau et d’écume vaseuses. Lestentacules s’agitaient et frappaient comme des bras humains et, àpart l’impuissante inutilité de ces mouvements, on eût dit quelqueénorme bête blessée, se débattant au milieu des vagues. Destorrents de fluide brun roussâtre s’élançaient de la machine enjets bruyants.

Mon attention fut détournée de cette vue par un hurlementfurieux, ressemblant au bruit de ce qu’on appelle une sirène dansles villes manufacturières. Un homme, à genoux dans l’eau près duchemin de halage, m’appela à voix basse et m’indiqua quelque chosedu doigt. Me retournant, je vis les autres Martiens s’avancer avecde gigantesques enjambées au long de la rive, venant de Chertsey.Cette fois, les canons parlèrent sans résultat.

À cette vue, je m’enfonçai immédiatement sous l’eau, et,retenant mon souffle jusqu’à ce que le moindre mouvement me fûtdevenu une agonie, je tâchai de fuir entre deux eaux, aussi loinque je le pus. Autour de moi la rivière était un véritable tumulteet devenait rapidement plus chaude.

Quand, pendant un moment, je soulevai ma tête hors de l’eau pourrespirer et écarter les cheveux qui me tombaient sur les yeux, lavapeur s’élevait en un tourbillonnant brouillard blanchâtre quicacha d’abord les Martiens. Le vacarme était assourdissant. Enfin,je distinguai faiblement de colossales figures grises, amplifiéespar la brume vaporeuse. Ils avaient passé tout près de moi et deuxd’entre eux étaient penchés sur les ruines écumeuses ettumultueuses de leur camarade.

Les deux autres étaient debout dans l’eau auprès de lui, l’un àdeux cents mètres de moi, l’autre vers Laleham. Ils agitaientviolemment les générateurs du Rayon Ardent et le jet sifflantfrappait en tous sens et de toutes parts.

L’air n’était que vacarme : un conflit confus et assourdissantde bruits ; le fracas cliquetant des Martiens, les craquementsdes maisons qui s’écroulaient, le crépitement des arbres, deshaies, des hangars qui s’enflammaient, le pétillement et legrondement du feu. Une fumée dense et noire montait se mêler à lavapeur de la rivière, et tandis que le Rayon Ardent allait etvenait sur Weybridge, ses traces étaient marquées par de soudaineslueurs d’un blanc incandescent qui faisaient aussitôt place à unedanse fumeuse de flammes livides. Les maisons les plus prochesétaient encore intactes, attendant leur sort, ténébreuses,indistinctes et blafardes à travers la vapeur, avec les flammesallant et venant derrière elles.

Pendant un certain temps, je demeurai ainsi enfoncé jusqu’au coudans l’eau presque bouillante, ébahi de ma position et désespérantd’en réchapper. À travers la vapeur et la fumée, j’apercevais lesgens qui s’étaient jetés avec moi dans la rivière, jouant des piedset des mains pour s’enfuir à travers les roseaux et les herbes,comme de petites grenouilles dans le gazon, fuyant en toute hâte lepassage de quelque faucheur, ou remplis d’épouvante, courant entous sens sur le chemin de halage.

Tout à coup, le jet blême du Rayon Ardent arriva en bondissantvers moi. Les maisons semblaient s’enfoncer dans le sol,s’écroulant à son contact et lançant de hautes flammes. Les arbresprenaient feu avec un soudain craquement. Il tremblota de-ci de-làsur le chemin de halage, caressant au passage les gensaffolés ; il descendit sur la rive à moins de cinquante mètresde l’endroit où j’étais, traversa la rivière, pour attaquerShepperton, et l’eau sous sa trace se souleva en un épaisbouillonnement empanaché d’écume. Je me précipitai du côté dubord.

Presque au même instant, l’énorme vague, presque en ébullition,fondait sur moi. Je poussai un cri de douleur, et échaudé, à demiaveuglé, agonisant, je m’avançai jusqu’à la rive en chancelant, àtravers l’eau bondissante et sifflante. Si j’avais fait un fauxpas, c’eût été la fin. J’allai choir, épuisé, en pleine vue desMartiens, sur une langue de sable, large et nue, qui se trouvait auconfluent de la Wey et de la Tamise. Je n’espérais rien que lamort.

J’ai le vague souvenir du pied d’un Martien qui vint se poser àvingt mètres de ma tête, s’enfonça dans le sable fin en le lançantde tous côtés, et se souleva de nouveau ; d’un long répit,puis des quatre monstres, emportant les débris de leur camarade,tour à tour vagues et distincts à travers les nuages de fumée etreculant interminablement, me semblait-il, à travers une étendueimmense d’eau et de prairies.

Puis, très lentement, je me rendis compte que par miraclej’avais échappé à la mort.

Chapitre 13PAR QUEL HASARD JE RENCONTRAI LE VICAIRE

Après avoir donné aux humains cette brutale leçon sur lapuissance de leurs armes, les Martiens regagnèrent leur premièreposition sur la lande de Horsell, et dans leur hâte – encombrés desdébris de leur compagnon – ils négligèrent sans doute plus d’unefortuite et inutile victime telle que moi. S’ils avaient abandonnéleur camarade et, sur l’heure, poussé en avant, il n’y avait alors,entre eux et Londres, que quelques batteries de campagne et ilsseraient certainement tombés sur la capitale avant l’annonce deleur approche ; leur arrivée eût été aussi soudaine, aussiterrible et funeste que le tremblement de terre qui détruisitLisbonne.

Mais ils n’éprouvaient sans doute aucune hâte. Un par un, lescylindres se suivaient dans leur course interplanétaire ;chaque vingt-quatre heures leur amenait des renforts. Pendant cetemps les autorités militaires et navales, se rendant pleinementcompte de la formidable puissance de leurs antagonistes, sepréparaient à la défense avec une fiévreuse énergie. On disposaitincessamment de nouveaux canons, si bien qu’avant le soir chaquetaillis, chaque groupe de villas suburbaines, étagés aux flancs descollines des environs de Richmond et de Kingston, masquaient denoires et menaçantes bouches à feu. Dans l’espace incendié etdésolé – en tout peut-être une trentaine de kilomètres carrés – quientourait le campement des Martiens, sur la lande de Horsell, àtravers les ruines et les décombres des villages, les arcadescalcinées et fumantes, qui, un jour seulement auparavant, avaientété des bosquets de sapins, se glissaient d’intrépides éclaireursmunis d’héliographes pour avertir les canonniers de l’approche desMartiens. Mais les Martiens connaissaient maintenant la portée denotre artillerie et le danger de toute proximité humaine, et nul nes’aventura qu’au prix de sa vie dans un rayon d’un mille autour descylindres.

Il paraît que ces géants passèrent une partie de l’après-midi àaller et venir, transportant le matériel des deux autres cylindres– le second tombé dans les pâturages d’Addlestone, et le troisièmeà Pyrford – à leur place primitive sur la lande d’Horsell.Au-dessus des bruyères incendiées et des édifices écroulés,commandant une vaste étendue, l’un d’eux se tint en sentinelle,tandis que les autres, abandonnant leurs énormes machines decombat, descendirent dans leur trou. Ils y travaillèrent ferme bienavant dans la nuit et la colonne de fumée dense et verte quis’élevait et planait au-dessus d’eux se voyait des collines deMerrow et même, dit-on, de Banstead et d’Epsom Downs.

Alors, tandis que derrière moi les Martiens se préparaient ainsià leur prochaine sortie, et que devant moi l’humanité se ralliaitpour la bataille, avec une peine et une fatigue infinies, à traversles flammes et la fumée de Weybridge incendié, je me mis en routevers Londres.

J’aperçus, lointaine et minuscule, une barque abandonnée quisuivait le fil de l’eau, je quittai la plupart de mes vêtementsbouillis et quand elle passa devant moi, je l’atteignis et pusainsi m’échapper de cette destruction. Il n’y avait dans la barqueaucun aviron, mais, autant que mes mains aux trois quarts cuites mele permirent, je réussis à pagayer en quelque sorte en descendantle courant vers Halliford et Walton, d’une allure fort pénible, et,comme on peut bien le comprendre, en regardant continuellementderrière moi. Je suivis la rivière parce que je considérais qu’unplongeon serait ma meilleure chance de salut, si les géantsrevenaient.

L’eau, que la chute du Martien avait portée à une températuretrès élevée, descendait, en même temps que moi, avec un nuage devapeur, de sorte que pendant plus d’un kilomètre il me fut presqueimpossible de rien distinguer sur les rives. Une fois cependant, jepus entrevoir une file de formes noires s’enfuyant de Weybridge àtravers les prés. Halliford me sembla absolument désert, etplusieurs maisons riveraines flambaient. Il était étrange de voirla contrée si parfaitement tranquille et entièrement désolée sousle chaud ciel bleu, avec des nuées de fumée et des langues deflammes montant droit dans l’atmosphère ardente de l’après-midi.Jamais encore je n’avais vu des maisons brûler sans l’ordinaireaccompagnement d’une foule gênante. Un peu plus loin, les roseauxdesséchés de la rive se consumaient et fumaient, et une ligne defeu s’avançait rapidement à travers les chaumes d’un champ deluzerne.

Je dérivai longtemps, endolori et épuisé par tout ce que j’avaisenduré, au milieu d’une chaleur intense réverbérée par l’eau. Puismes craintes reprirent le dessus et je me remis à pagayer. Lesoleil écorchait mon dos nu. Enfin, comme j’arrivais en vue du pontde Walton, au coude du fleuve, ma fièvre et ma faiblessel’emportèrent sur mes craintes et j’abordai sur la rive gauche oùje m’étendis, inanimé, parmi les grandes herbes. Je suppose qu’ildevait être à ce moment entre quatre et cinq heures. Au bout d’uncertain temps je me relevai, fis, sans rencontrer âme qui vive, unbon demi-kilomètre et finis par m’étendre de nouveau à l’ombred’une haie. Je crois me souvenir d’avoir prononcé à haute voix desphrases incohérentes, pendant ce dernier effort. J’avais aussigrand soif, et regrettais amèrement de n’avoir pas bu plus d’eau.Alors, chose curieuse, je me sentis irrité contre ma femme, sansparvenir à m’expliquer pourquoi, mais mon désir impuissantd’atteindre Leatherhead me tourmentait à l’excès.

Je ne me rappelle pas clairement l’arrivée du vicaire, parcequ’alors probablement je devais être assoupi. Je l’aperçus soudain,assis, les manches de sa chemise souillées de suie et de fumée etsa figure glabre tournée vers le ciel où ses yeux semblaient suivreune petite lueur vacillante qui dansait dans les nuages pommelés,un léger duvet de nuages, à peine teinté du couchant d’été.

Je me soulevai et au bruit que je fis il ramena vivement sesregards sur moi.

« Avez-vous de l’eau ? » demandai-je brusquement.

Il secoua la tête.

« Vous n’avez fait qu’en demander depuis une heure »,dit-il.

Un instant nous nous regardâmes en silence, procédant l’un etl’autre à un réciproque inventaire de nos personnes. Je crois bienqu’il me prit pour un être assez étrange, ainsi vêtu seulement d’unpantalon trempé et de chaussettes, la peau rouge et brûlée, lafigure et les épaules noircies par la fumée. Quant à lui son visagedénotait une honorable simplicité cérébrale : sa chevelure tombaiten boucles blondes crépues sur son front bas et ses yeux étaientplutôt grands, d’un bleu pâle, et sans regard. Il se mit à parlerpar phrases saccadées, sans plus faire attention à moi, les yeuxégarés et vides.

« Que signifie tout cela ? Que signifient ces choses ?» demandait-il.

Je le regardai avec étonnement sans lui répondre.

Il étendit en avant une main maigre et blanche et continua surun ton lamentable :

« Pourquoi ces choses sont-elles permises ? Quels péchésavons-nous commis ? Le service divin était terminé et jefaisais une promenade pour m’éclaircir les idées, quand tout à coupéclatèrent l’incendie, la destruction et la mort ! Comme àSodome et à Gomorrhe ! Toute notre œuvre détruite, toute notreœuvre… Qui sont ces Martiens ?

– Qui sommes-nous ? » lui répondis-je, toussant pourdégager ma gorge embarrassée et sèche.

Il empoigna ses genoux et tourna de nouveau ses yeux vers moi.Pendant une demi-minute, il me contempla sans rien dire.

« Je me promenais par les routes pour éclaircir mes idées,reprit-il, et tout à coup éclatèrent l’incendie, la destruction etla mort ! »

Il retomba dans le silence, son menton maintenant presqueenfoncé entre ses genoux. Bientôt il continua, en agitant sa main:

« Toute notre œuvre, toutes nos réunions pieuses !Qu’avons-nous fait ? Quelles fautes a commisesWeybridge ? Tout est perdu ! tout est détruit !L’église ! – il y a trois ans seulement que nous l’avionsrebâtie ! – Détruite ! Emportée comme un fétu !Pourquoi ? »

Il fit une autre pause, puis il éclata de nouveau comme undément.

« La fumée de son embrasement s’élèvera sans cesse ! »cria-t-il.

Ses yeux flamboyaient et il étendit son doigt maigre dans ladirection de Weybridge.

Je commençais maintenant à connaître ses mesures. L’épouvantabletragédie dont il avait été le spectateur – il était évidemment unfugitif de Weybridge – l’avait amené jusqu’aux dernières limites desa raison.

« Sommes-nous loin de Sunbury ? lui demandai-je d’un tonnaturel et positif.

– Qu’allons-nous devenir ? continua-t-il. Y a-t-il partoutde ces créatures ? Le Seigneur leur a-t-il livré laTerre ?

– Sommes-nous loin de Sunbury ?

– Ce matin encore j’officiais à…

– Les temps sont changés, lui dis-je paisiblement. Il ne fautpas perdre la tête. Il y a encore de l’espoir.

– De l’espoir ?

– Oui, beaucoup d’espoir – malgré tous ces ravages ! »

Je commençai alors à lui expliquer mes vues sur la situation. Ilm’écouta d’abord en silence, mais à mesure que je parlais l’intérêtqu’indiquait son regard fit de nouveau place à l’égarement et sesyeux se détournèrent de moi.

« Ce doit être le commencement de la fin, reprit-il enm’interrompant. La fin ! Le grand et terrible jour duSeigneur ! Lorsque les hommes imploreront les rochers et lesmontagnes de tomber sur eux et de les cacher – les cacher à la facede Celui qui est assis sur le Trône ! »

Je me rendis compte de la position. Renonçant à toutraisonnement sérieux, je me remis péniblement debout, et,m’inclinant vers lui, je lui posai la main sur l’épaule.

« Soyez un homme, dis-je. La peur vous a fait perdre laboussole. À quoi sert la religion si elle n’est d’aucun secoursquand viennent les calamités ? Pensez un peu à ce que lestremblements de terre, les inondations, les guerres et les volcansont fait aux hommes jusqu’à présent. Pourquoi voudriez-vous queDieu eût épargné Weybridge ?… Il n’est pas agent d’assurances.»

Un instant il garda un silence effaré.

« Mais comment échapperons-nous ? demanda-t-il brusquement.Ils sont invulnérables. Ils sont impitoyables…

– Ni l’un ni l’autre, peut-être, répondis-je. Plus puissants ilssont, plus réfléchis et plus prudents il nous faut être. L’und’entre eux a été tué, là-bas, il n’y a pas trois heures.

– Tué ! dit-il, en promenant ses regards autour de lui.Comment les envoyés du Seigneur peuvent-ils être tués ?

– Je l’ai vu de mes yeux, continuai-je à lui conter. Nous avonseu la malchance de nous trouver au plus fort de la mêlée, voilàtout.

– Qu’est-ce que cette petite lueur dansante dans le ciel ?» demanda-t-il soudain.

Je lui dis que c’était le signal de l’héliographe – le signe dusecours et de l’effort humain.

« Nous sommes encore au beau milieu de la lutte, si paisiblesque soient les choses. Cette lueur dans le ciel prévient de latempête qui se prépare. Là-bas, selon moi, sont les Martiens, et ducôté de Londres, là où les collines s’élèvent vers Richmond etKingston et où les bouquets d’arbres peuvent les dissimuler, desterrassements sont faits et des batteries disposées. Bientôt lesMartiens vont revenir de ce côté… »

Au moment où je disais cela, il se dressa d’un bond et m’arrêtad’un geste.

« Écoutez ! » dit-il.

De par-delà les collines basses de la rive opposée du fleuve,nous arriva le son étouffé d’une canonnade éloignée et de crissinistres et lointains. Puis tout redevint tranquille. Un hannetonpassa en bourdonnant par-dessus la haie auprès de nous. À l’ouest,le croissant de la lune, timide et pâle, était suspendu, très hautdans le ciel, au-dessus des fumées de Weybridge et de Shepperton,par-dessus la splendeur calme et ardente du couchant.

« Nous ferions mieux de suivre ce sentier, vers le nord »,dis-je.

Chapitre 14À LONDRES

Mon frère cadet se trouvait à Londres quand les Martienstombèrent à Woking. Il était étudiant en médecine et, absorbé parla préparation d’un examen imminent, il n’apprit cette arrivée quedans la matinée du samedi. Ce jour-là, les journaux du matincontenaient en plus de longs articles spéciaux sur la planète Mars,sur la vie possible dans les planètes et autres sujets de ce genre,un bref télégramme rédigé de façon très vague, mais, à cause decela même, d’autant plus frappant.

Les Martiens, contait le récit, alarmés par l’approche d’unefoule de gens, en avaient tué un certain nombre avec une sorte decanon à tir rapide. Le télégramme se terminait par ces mots : «Formidables comme ils semblent l’être, les Martiens n’ont pasencore bougé du trou dans lequel ils sont tombés et ils semblentmême, à vrai dire, incapables de le faire : ce qui serait dûprobablement à la pesanteur relativement plus grande à la surfacede la Terre. » Et les chroniqueurs s’étendaient à loisir sur cesderniers mots rassurants.

Naturellement, tous les étudiants qui assistaient au cours debiologie auquel mon frère se rendit ce jour-là étaient extrêmementintéressés, mais il n’y avait dans les rues aucun signe desurexcitation anormale. Les journaux du soir étalèrent des bribesde nouvelles sous d’énormes titres. Ils n’apprenaient rien d’autreque des mouvements de troupe aux environs de la lande et l’incendiedu bois de sapins entre Woking et Weybridge. Mais vers huit heures,la St. James’s Gazette, dans une édition spéciale,annonçait simplement l’interruption des communicationstéléphoniques, en attribuant ce fait à la chute des sapinsenflammés en travers des lignes. On n’apprit rien d’autre de lalutte ce soir-là, qui était le soir de ma fuite à Leatherhead et demon retour.

Mon frère n’éprouva aucune inquiétude à notre égard ; ilsavait d’après la description des journaux, que le cylindre était àdeux bons milles de chez moi, mais il décida cependant qu’ilviendrait en hâte coucher à la maison cette nuit-là, afin, comme ille dit, d’apercevoir au moins ces êtres avant qu’ils ne fussenttués. Vers quatre heures, il m’envoya un télégramme qui ne meparvint jamais et alla passer la soirée au concert.

Il y eut aussi à Londres, dans la soirée du samedi, un violentorage et mon frère se rendit à la gare en voiture. Sur le quai d’oùle train de minuit part habituellement, il apprit, après quelqueattente, qu’un accident empêchait les trains d’arriver cettenuit-là jusqu’à Woking. On ne put lui indiquer la nature del’accident ; à dire vrai, les autorités compétentes nesavaient encore à ce moment rien de précis. Il y avait très peud’animation dans la gare, car les chefs de service, ne pouvantimaginer qu’il se soit produit autre chose qu’un déraillement entreByfleet et l’embranchement de Woking, dirigeaient sur VirginiaWater ou Guilford les trains qui passaient ordinairement parWoking. Ils étaient, de plus, fort préoccupés par les arrangementsque nécessitaient les changements de parcours des trainsd’excursions pour Southampton et Portsmouth, organisés par la Liguepour le Repos du Dimanche. Un reporter nocturne, prenant mon frèrepour un ingénieur de la traction auquel il ressemble quelque peu,l’arrêta au passage et chercha à l’interviewer. Fort peu de gens,sauf quelques chefs, pensaient à rapprocher de l’irruption desMartiens l’accident supposé.

J’ai lu dans un autre récit de ces événements que, le dimanchematin, « tout Londres fut électrisé par les nouvelles venues deWoking ». En fait, il n’y eut rien qui pût justifier cette phrasetrès extravagante. Beaucoup d’habitants de Londres ne surent riendes Martiens jusqu’à la panique du lundi matin. Ceux qui en avaiententendu parler mirent quelque temps à se rendre clairement comptede tout ce que signifiaient les télégrammes hâtivement rédigés,paraissant dans les gazettes spéciales du dimanche que la majoritédes gens à Londres ne lisent pas.

L’idée de sécurité personnelle est, d’ailleurs, si profondémentancrée dans l’esprit du Londonien, et les nouvelles à sensationsont de telles banalités dans les journaux, qu’on put lire sansnullement frissonner des nouvelles ainsi conçues : « Hier soir verssept heures, les Martiens sont sortis du cylindre, et, s’étant misen marche protégés par une cuirasse de plaques métalliques, ontcomplètement saccagé la gare de Woking et les maisons adjacentes etils ont entièrement massacré un bataillon du régiment de Cardigan.Les détails manquent. Les Maxims ont été absolument impuissantscontre leurs armures. Les pièces de campagne ont été mises hors decombat par eux. Des détachements de hussards ont traversé Chertseyau galop. Les Martiens semblent s’avancer lentement vers Chertseyou Windsor. Une grande anxiété règne dans tout l’ouest du Surrey etdes travaux de terrassement sont rapidement entrepris pour faireobstacle à leur marche sur Londres. » Ce fut ainsi que leSunday Sun annonça la chose. Dans le Referee, unarticle en style de manuel, habilement et rapidement écrit, comparal’affaire à une ménagerie soudainement lâchée dans un village.

Personne à Londres ne savait positivement de quelle natureétaient les Martiens cuirassés et une idée fixe persistait que cesmonstres devaient être lents : « se traînant, rampant péniblement »étaient les expressions qui se répétaient dans presque tous lespremiers rapports. Aucun de ces télégrammes ne pouvait avoir étéécrit par un témoin oculaire. Les journaux du dimanche imprimèrentdes éditions diverses à mesure que de nouveaux détails leurparvenaient, quelques-uns même sans en avoir. Mais il n’y eut, enréalité, rien de sérieux d’annoncé jusqu’à ce que, tard dansl’après-midi, les autorités eussent communiqué aux agences lesnouvelles qu’elles avaient reçues. On disait seulement que leshabitants de Walton, de Weybridge et de tout le districtaccouraient vers Londres, en foule, et c’était tout.

Mon frère assista au service du matin dans la chapelle deFoundling Hospital, ignorant encore ce qui était arrivé le soirprécédent. Il entendit là quelques allusions faites àl’envahissement, une prière spéciale pour la paix. En sortant, ilacheta le Referee. Les nouvelles qu’il y trouval’alarmèrent et il retourna à la gare de Waterloo savoir si lescommunications étaient rétablies. Les omnibus, les voitures, lescyclistes et les innombrables promeneurs, vêtus de leurs plus beauxhabits, semblaient à peine affectés par les étranges nouvelles queles vendeurs de journaux distribuaient. Des gens s’y intéressaient,ou s’ils étaient alarmés, c’était seulement pour ceux qui setrouvaient sur les lieux de la catastrophe. À la gare, il appritque le service des lignes de Windsor et de Chertsey étaitmaintenant interrompu. Les employés lui dirent que, le matin même,les chefs de gare de Byfleet et de Chertsey avaient télégraphié desnouvelles surprenantes qui avaient été brusquementinterrompues.

Mon frère ne put obtenir d’eux que des détails fortimprécis.

« On doit se battre, là-bas, du côté de Weybridge », fut à peuprès tout ce qu’ils purent dire.

Le service des trains était à cette heure grandementdésorganisé ; un grand nombre de gens qui attendaient des amisdes comtés du Sud-Ouest encombraient les quais. Un vieux monsieur àcheveux gris s’approcha de mon frère et se répandit en plaintesamères contre l’insouciance de la compagnie.

« On devrait réclamer, il faut que tout le monde fasse desréclamations », affirmait-il.

Un ou deux trains arrivèrent, venant de Richmond, de Putney etde Kingston, contenant des gens qui, partis pour canoter, avaienttrouvé les écluses fermées et un souffle de panique dans l’air. Unvoyageur vêtu d’un costume de flanelle bleu et blanc donna à monfrère d’étranges nouvelles.

« Il y a des masses de gens qui traversent Kingston dans desvoitures et des chariots de toute espèce, chargés de malles et deballots contenant leurs affaires les plus précieuses. Ils viennentde Molesey, de Weybridge et Walton, et ils disent qu’on tire lecanon à Chertsey – une terrible canonnade – et que des cavalierssont venus les avertir de se sauver immédiatement parce que lesMartiens arrivaient. À la gare de Hampton Court, nous, nous avonsentendu le canon, mais nous avons cru d’abord que c’était letonnerre. Que diable cela peut-il bien vouloir dire ? LesMartiens ne peuvent pas sortir de leur trou, n’est-ce pas ?»

Mon frère ne pouvait le renseigner là-dessus.

Peu après, il s’aperçut qu’un vague sentiment de péril avaitgagné les voyageurs du réseau souterrain et que les excursionnistesdominicaux commençaient à revenir de tous les lunchs du Sud-Ouest –Barnes, Wimbledon, Richmond Park, Kew, et ainsi de suite – à desheures inaccoutumées ; mais ils n’avaient à raconter que devagues ouï-dire. Tout le personnel de la gare terminus semblait defort mauvaise humeur.

Vers cinq heures, la foule, qui augmentait incessamment auxalentours de la gare, fut extraordinairement surexcitée, quand ellevit ouvrir la ligne de communication, presque invariablement close,qui relie entre eux les réseaux du Sud-Est et du Sud-Ouest etpasser des trucs portant d’immenses canons et des wagons bourrés desoldats. C’était l’artillerie qu’on envoyait de Woolwich et deChatham pour protéger Kingston. On échangeait desplaisanteries.

« Vous allez être mangés !

– Nous allons dompter les bêtes féroces ! »

Et ainsi de suite.

Peu après, une escouade d’agents de police arriva, qui se mit endevoir de dégager les quais de la gare et mon frère se retrouvadans la rue.

Les cloches des églises sonnaient les vêpres et une bande desalutistes descendit Waterloo Road en chantant. Sur le pont, desgroupes de flâneurs regardaient une curieuse écume brunâtre qui,par paquets nombreux, descendait le courant. Le soleil se couchait: la tour de l’Horloge et le palais du Parlement se dressaientcontre le ciel le plus paisible qu’on pût imaginer, un ciel d’or,coupé de longues bandes de nuages pourpres et rougeâtres. Des gensparlaient d’un cadavre qu’on aurait vu flotter. Un homme, quiprétendait être un soldat de la réserve, dit à mon frère qu’ilavait vu les taches lumineuses de l’héliographe trembloter versl’ouest.

Dans Wellington Street, mon frère rencontra deux vigoureuxgaillards qui venaient juste de quitter Fleet Street avec desjournaux encore humides et des placards où s’étalaient des titressensationnels.

« Terrible catastrophe ! criaient-ils l’un après l’autre endescendant la rue. Une bataille à Weybridge ! Détailscomplets ! Les Martiens repoussés ! Londres endanger !… »

Il dut donner six sous pour en avoir un numéro.

Ce fut à ce moment, et alors seulement, qu’il se fit une idée del’énorme puissance de ces monstres et de l’épouvante qu’ilscausaient. Il apprit qu’ils n’étaient pas seulement une poignée depetites créatures indolentes, mais qu’ils étaient aussi desintelligences gouvernant de vastes corps mécaniques, qu’ilspouvaient se mouvoir avec rapidité et frapper avec une force telleque même les plus puissants canons ne pouvaient leur résister.

On les décrivait comme de « vastes machines semblables à desaraignées énormes, ayant près de cent pieds de haut, pouvantatteindre la vitesse d’un train express et capables de lancer unrayon de chaleur intense ».

Des batteries, principalement d’artillerie de campagne, avaientété dissimulées dans la contrée aux environs de la lande de Horsellet spécialement entre le district de Woking et Londres. Cinq deleurs machines s’étaient avancées jusqu’à la Tamise et l’uned’elles, par un caprice du hasard, avait été détruite. Pour lesautres, les obus n’avaient pas porté et les batteries avaient étéimmédiatement annihilées par les Rayons Ardents. On mentionnait degrosses pertes de soldats, mais le ton de la dépêche étaitoptimiste.

Les Martiens avaient été repoussés et ils n’étaient pasinvulnérables. Ils s’étaient retirés de nouveau vers leur trianglede cylindres, aux environs de Woking. Des éclaireurs, munisd’héliographes, s’avançaient vers eux, les cernant dans tous lessens. On amenait des canons, en grande vitesse, de Windsor, dePortsmouth, d’Aldershot, de Woolwich – et du Nord même ; entreautres, de Woolwich, des canons de quatre-vingt-quinze tonnes àlongue portée. Il y en avait actuellement, en position ou disposésen hâte, cent seize en tout, qui défendaient Londres. Jamaisencore, en Angleterre, il n’y avait eu une aussi importante etsoudaine concentration de matériel militaire.

Tout nouveau cylindre, espérait-on, pourrait, aussitôt tombé,être détruit par de violents explosifs, qu’on manufacturait etqu’on distribuait rapidement. Nul doute, continuait le compterendu, que la situation ne fût des plus insolites et des plusgraves, mais le public était exhorté à s’abstenir de toute paniqueet à se rassurer. Certes, les Martiens étaient déconcertants etterribles à l’extrême, mais ils ne pouvaient être guère plus d’unevingtaine contre des millions d’humains.

Les autorités avaient raison de supposer, d’après la dimensiondes cylindres, qu’il ne pouvait y en avoir plus de cinq dans chacun– soit quinze en tout – et l’on s’en était déjà débarrassé d’un aumoins – peut-être plus. Le public devait être, à temps, prévenu del’approche du danger et des mesures sérieuses seraient prises pourla protection des habitants des banlieues sud-ouest menacées. Decette manière, avec l’assurance réitérée de la sécurité de Londreset la promesse que les autorités sauraient tenir tête au péril,cette quasi-proclamation se terminait.

Tout cela était imprimé en caractères énormes, si fraîchementque le papier était encore humide, et on n’avait pas pris le tempsd’ajouter le moindre commentaire. Il était curieux, dit mon frère,de voir comment on avait bouleversé toute la composition du journalpour faire place à cette nouvelle.

Tout au long de Wellington Street, on pouvait voir les genslisant les feuilles roses déployées et le Strand fut soudain emplide la confusion des voix d’une armée de crieurs qui suivirent lesdeux premiers. Des gens descendaient précipitamment des omnibuspour s’emparer d’un numéro. Enfin, cette nouvelle surexcitait auplus haut point les gens, quelle qu’ait pu être leur apathiepréalable. La boutique d’un marchand de cartes et de globes, dansle Strand, fut ouverte, raconte mon frère, et un homme encoreendimanché, ayant même des gants jaune paille, parut derrière lavitrine, fixant en toute hâte des cartes du Surrey après lesglaces. En suivant le Strand jusqu’à Trafalgar Square, son journalà la main, mon frère vit quelques fugitifs arrivant du Surrey. Unhomme conduisant une voiture telle qu’en ont les maraîchers, danslaquelle se trouvaient sa femme, ses deux fils et divers meubles.Ils venaient du pont de Westminster et, suivant de près, une grandecharrette à foin arriva, contenant cinq ou six personnes à l’airrespectable, avec quelques malles et divers paquets. Les figures deces gens étaient hagardes et leur apparence contrastaitsingulièrement avec l’aspect très dominical des gens grimpés surles omnibus. D’élégantes personnes se penchaient hors des cabs pourleur jeter un regard. Ils s’arrêtèrent au Square, indécis du cheminà suivre et finalement tournèrent à droite vers le Strand. Uninstant après, parut un homme en habit de travail, monté sur un deces vieux tricycles démodés qui ont une petite roue devant ;il était sale, et son visage pâle et poussiéreux.

Mon frère se dirigea du côté de la gare de Victoria et rencontraencore un certain nombre de fuyards qu’il examina avec l’idée vaguequ’il m’apercevrait peut-être. Il remarqua un nombre inusitéd’agents assurant la circulation des voitures. Quelques-uns desfuyards échangeaient des nouvelles avec les voyageurs des omnibus.L’un déclarait avoir vu les Martiens.

« Des chaudières, sur de grandes échasses, comme je vous le dis,qui courent plus vite que des hommes. »

La plupart d’entre eux étaient animés et surexcités par leurétrange aventure.

Au-delà de Victoria, les tavernes faisaient un commerce actifavec les nouveaux arrivants. À tous les coins de rue des groupes degens lisaient les journaux, discutant avec animation, encontemplant ces visiteurs exceptionnels et inattendus. Ilssemblaient augmenter à mesure que la nuit venait, jusqu’à cequ’enfin les rues fussent, comme le dit mon frère, semblables à lagrand-rue d’Epsom le jour du Derby. Il posa quelques questions àplusieurs des fugitifs et n’obtint d’eux que des réponsesincohérentes.

Il ne put se procurer aucune nouvelle de Woking ; un homme,pourtant, lui assura que Woking avait été entièrement détruit lanuit précédente.

« Je viens de Byfleet, dit-il ; un bicycliste arriva cematin de bonne heure dans le village et courut de porte en portenous dire de partir. Puis ce fut le tour des soldats. On voulaitsavoir ce qui se passait et l’on ne voyait rien que des nuages defumée sans que personne vînt de ce côté. Ensuite nous entendîmes lacanonnade à Chertsey et des gens arrivèrent de Weybridge. Alorsj’ai fermé ma maison et je suis parti. »

Il y avait à ce moment dans la foule un profond sentimentd’irritation contre les autorités, parce qu’elles n’avaient pas étécapables de se débarrasser des envahisseurs sans tout cetencombrement.

Vers huit heures, on put distinctement percevoir dans tout leSud de Londres le bruit d’une sourde canonnade. Mon frère ne putl’entendre dans les voies principales, à cause de la circulation etdu trafic, mais, en coupant vers le fleuve par des rues écartées ettranquilles, il pouvait le distinguer très clairement.

Il revint à pied de Westminster jusque chez lui, près deRegent’s Park, vers deux heures. Il était maintenant pleind’anxiété à mon propos et bouleversé par l’importance évidente dela catastrophe. Son esprit, comme le mien l’avait été la veille,était porté à s’occuper des détails militaires. Il pensa à tous cescanons silencieux et prêts à faire feu, à la contrée devenuesoudain nomade et il essaya de s’imaginer des chaudières sur deséchasses de cent pieds de haut.

Deux ou trois voiturées de fugitifs passèrent dans Oxford Streetet plusieurs dans Marylebone Road ; mais la nouvelle sepropageait si lentement que les trottoirs de Regent’s Street et dePortland Road étaient encombrés des habituels promeneurs dudimanche après-midi, et l’on ne parlait de l’affaire que dans derares groupes ; aux environs de Regent’s Park les couplessilencieux flânaient aussi nombreux que de coutume. La soirée étaitchaude et tranquille bien qu’un peu lourde ; le canons’entendait encore par intervalles, et, après minuit, le ciel futéclairé vers le sud comme par des éclairs de chaleur.

Il lut et relut le journal, craignant que les pires choses ne mefussent arrivées. Il ne pouvait tenir en place et après souper ilerra de nouveau par les rues, au hasard. Rentré chez lui, il essayaen vain de détourner le cours de ses idées en revoyant ses résumésd’examen. Il se coucha un peu après minuit et fut éveillé dequelque lugubre rêve, aux premières heures du lundi matin, par untintamarre de marteaux de porte, de pas précipités dans la rue, detambour éloigné et de volée de cloches. Des reflets dansaient auplafond. Un instant il resta immobile, surpris, se demandant si lejour était venu ou si le monde était fou. Puis il sauta à bas dulit et courut à la fenêtre.

Sa chambre était mansardée et comme il se penchait, il y eut unedouzaine d’échos au bruit de sa fenêtre ouverte, et des têtesparurent en toute sorte de désarroi nocturne. On criait desquestions.

« Ils viennent ! hurlait un policeman, en secouant lemarteau d’une porte. Les Martiens vont venir ! » et il seprécipitait à la porte voisine.

Un bruit de tambours et de trompettes arriva des casernesd’Albany Street et toutes les cloches d’église à portée d’oreilletravaillaient ferme à tuer le sommeil avec leur tocsin véhément etdésordonné. Il y eut des bruits de portes qu’on ouvre, et l’uneaprès l’autre les fenêtres des maisons d’en face passèrent del’obscurité à une lumière jaunâtre.

Du bout de la rue arriva au galop une voiture fermée, dont lebruit, qui éclata soudain au coin, s’éleva jusqu’au fracas sous lafenêtre et mourut lentement dans la distance. Presqueimmédiatement, suivirent quelques cabs, avant-coureurs d’une longueprocession de rapides véhicules, allant pour la plupart à la garede Chalk Farm, d’où des trains spéciaux de la Compagnie duNord-Ouest devaient partir, pour éviter de descendre la pentejusqu’à Euston.

Pendant longtemps mon frère resta à la fenêtre à considérer avecébahissement les policemen heurtant successivement à toutes lesportes, et annonçant leur incompréhensible nouvelle. Puis, derrièrelui, la porte s’ouvrit et le voisin qui habitait sur le même palierentra, vêtu seulement de sa chemise et de son pantalon, enpantoufles et les bretelles pendantes, les cheveux ébouriffés parl’oreiller.

« Que diable arrive-t-il ? Un incendie ? demanda-t-il.Quel satané vacarme ! »

Ils avancèrent tous deux la tête hors de la fenêtre, s’efforçantd’entendre ce que les policemen criaient. Des agents arrivaient desrues transversales et causaient, par groupes animés, à chaquecoin.

« Mais pourquoi diable tout cela ? » demandait levoisin.

Mon frère lui répondit vaguement et se mit à s’habiller, courantà la fenêtre, avec chaque pièce de son costume, afin de ne rienmanquer du remue-ménage croissant des rues. Et bientôt des gensvendant des journaux extraordinairement matineux descendirent larue en braillant.

« Londres en danger de suffocation ! Les lignes de Kingstonet de Richmond forcées ! Terribles massacres dans la vallée dela Tamise. »

Tout autour de lui – aux étages inférieurs des maisons voisines,derrière, dans les terrasses du parc, dans les cent autres rues decette partie de Marylebone, dans le district de Westbourne Park etdans St. Pancras, à l’ouest et au nord, dans Kilburn, St. John’sWood et Hampstead, à l’est, dans Shoreditch, Highbury, Haggerstonet Hoxton, en un mot, dans toute l’étendue de Londres, depuisEaling jusqu’à East Ham – des gens se frottaient les yeux,ouvraient leurs fenêtres pour savoir ce qui arrivait,s’interrogeaient au hasard et s’habillaient en hâte, quand eutpassé, à travers les rues, le premier souffle de la tempête de peurqui venait.

Ce fut l’aube de la grande panique. Londres, qui s’était couchéle dimanche soir, stupide et inerte, se réveillait, aux petitesheures du lundi matin, avec le frisson du danger proche.

Incapable d’apprendre de sa fenêtre ce qui était arrivé, monfrère descendit dans la rue, au moment où le ciel, entre lesparapets des maisons, recevait les premières touches roses del’aurore. Les gens qui fuyaient à pied ou en voiture, devenaient àchaque instant de plus en plus nombreux.

« La Fumée Noire ! criaient incessamment ces gens ; laFumée Noire ! »

La contagion d’une terreur aussi unanime était inévitable. Commemon frère demeurait hésitant sur le seuil de la porte, il aperçutun autre crieur de journaux qui venait de son côté et il acheta unnuméro immédiatement. L’homme continua sa route avec le reste,vendant, en courant, ses journaux un shilling pièce – grotesquemélange de profit et de panique.

Dans ce journal, mon frère lut la dépêche du général commandanten chef, annonçant la catastrophe : « Les Martiens se sont mis àdécharger, au moyen de fusées, d’énormes nuages de vapeur noire etempoisonnée. Ils ont asphyxié nos batteries, détruit Richmond,Kingston et Wimbledon, et s’avancent lentement vers Londres,dévastant tout sur leur passage. Il est impossible de les arrêter.Il n’y a d’autre salut devant la Fumée Noire qu’une fuiteimmédiate. »

C’était tout, mais c’était assez. L’entière population d’unegrande cité de six millions d’habitants se mettait en mouvement,s’échappait, s’enfuyait : bientôt, elle s’écoulerait en masse versle nord.

« La Fumée Noire ! criaient d’innombrables voix. LeFeu ! »

Les cloches de l’église voisine faisaient un discordantvacarme ; un chariot mal conduit alla verser, au milieu descris et des jurons, contre l’auge de pierre au bout de la rue. Deslumières, d’un jaune livide, allaient et venaient dans les maisons,et quelques cabs passaient avec leurs lanternes non éteintes.Au-dessus de tout cela, l’aube devenait plus brillante, claire,tranquille et calme.

Il entendit des pas courant de-ci de-là, dans les chambres, enhaut et en bas, derrière lui. La propriétaire vint à la portenégligemment enveloppée d’une robe de chambre et d’un châle. Sonmari suivait, en grommelant.

Quand mon frère commença à comprendre l’importance de toutes ceschoses, il remonta précipitamment à sa chambre, prit tout sonargent disponible – environ dix livres en tout – et redescenditdans la rue.

Chapitre 15LES ÉVÉNEMENTS DANS LE SURREY

Pendant que le vicaire, l’air égaré, tenait ses discoursincohérents, à l’ombre de la haie dans les prairies basses deHalliford, pendant que mon frère regardait les fugitifs arriversans cesse par Westminster Bridge, les Martiens avaient reprisl’offensive. Autant qu’on peut en être certain, d’après les récitscontradictoires qu’on a avancés, la plupart, affairés par denouveaux préparatifs, restèrent auprès des carrières de Horsell, cesoir-là, jusqu’à neuf heures, pressant quelque travail etproduisant d’immenses nuages de fumée noire.

Mais assurément trois d’entre eux sortirent vers huitheures ; ils s’avancèrent avec lenteur et précaution,traversèrent Byfleet et Pyrford, jusqu’à Ripley et Weybridge, et setrouvèrent ainsi contre le couchant en vue des batteries en alerte.Ils n’avançaient pas ensemble, mais séparés l’un de l’autre par unedistance d’environ un mille et demi. Ils communiquaient entre euxau moyen de hurlements semblables à la sirène des navires, montantet descendant une sorte de gamme.

C’étaient ces hurlements et la canonnade de Ripley et de St.George’s Hill, que nous avions entendus à Upper Halliford. Lescanonniers de Ripley, artilleurs volontaires et fort novices, qu’onn’aurait jamais dû placer dans une pareille position, tirèrent unevolée désordonnée, à pied et à cheval, à travers le villagedésert ; le Martien enjamba tranquillement leurs canons, sansse servir de son Rayon Ardent, choisit délicatement ses pas parmieux, les dépassa et arriva inopinément sur les batteries dePainshill Park, qu’il détruisit.

Cependant les troupes de St. George’s Hill étaient mieuxconduites et avaient plus de courage. Dissimulées derrière un boisde sapins, il semble que le Martien ne se soit pas attendu à lestrouver là. Ils pointèrent leurs canons aussi délibérément ques’ils avaient été à la manœuvre et firent feu à une portéed’environ mille mètres.

Les obus éclatèrent tout autour du Martien, et on le vit fairequelques pas encore, chanceler et s’écrouler ; tous poussèrentun cri, et avec une hâte frénétique rechargèrent les pièces. LeMartien renversé fit entendre un ululement prolongé ;immédiatement, un second géant étincelant lui répondit et apparutau-dessus des arbres vers le sud. Il est possible qu’une des jambesdu tripode ait été brisée par les obus. La seconde volée passaau-dessus du Martien renversé et, simultanément, ses deuxcompagnons braquèrent leur Rayon Ardent sur la batterie. Lescaissons sautèrent, les sapins tout autour des pièces prirent feuet un ou deux artilleurs seulement, protégés dans leur fuite par lacrête de la colline, s’échappèrent.

Après cela, les trois géants durent s’arrêter et tenirconseil ; les éclaireurs qui les épiaient rapportent qu’ilsrestèrent absolument stationnaires pendant la demi-heure suivante.Le Martien qui était à terre se glissa péniblement hors de sonespèce de capuchon, petit être brun rappelant étrangement, dans ladistance, quelque tache de rouille, et se mit apparemment à réparersa machine. Vers neuf heures, il eut terminé, car son capuchonreparut par-dessus les arbres.

Quelques minutes après neuf heures, ces trois premierséclaireurs furent rejoints par quatre autres Martiens, quiportaient un gros tube noir. Chacun des trois autres fut muni d’untube similaire, et les sept géants se disposèrent à égale distanceen une ligne courbe entre St. George’s Hill, Weybridge, et levillage de Send, au sud-ouest de Ripley.

Aussitôt qu’ils se furent mis en mouvement, une douzaine defusées montèrent des collines pour avertir les batteries de Dittonet de Esher. En même temps, quatre des engins de combat, armés deleurs tubes, traversèrent la rivière, et deux d’entre eux, sedétachant en noir contre le ciel occidental, nous apparurent,tandis que le vicaire et moi, las et endoloris, nous nous hâtionssur la route qui monte vers le nord, au sortir d’Halliford. Ilsavançaient, nous sembla-t-il, sur un nuage, car une brume laiteusecouvrait les champs et s’élevait jusqu’au tiers de leurhauteur.

À cette vue, le vicaire poussa un faible cri rauque et se mit àcourir ; mais je savais qu’il était inutile de se sauverdevant un Martien, et, me jetant de côté, je me glissai entre desbuissons de ronces et d’orties, au fond du grand fossé qui bordaitla route. S’étant retourné, le vicaire m’aperçut et vint merejoindre.

Les deux Martiens s’arrêtèrent, le plus proche de nous, debout,en face de Sunbury ; le plus éloigné n’étant qu’une tachegrise indistincte du côté de l’étoile du soir, vers Staines.

Les hurlements que poussaient de temps à autre les Martiensavaient cessé. Dans le plus grand silence, ils prirent position enune vaste courbe sur une ligne de douze milles d’étendue. Jamais,depuis l’invention de la poudre, un commencement de bataillen’avait été aussi paisible. Pour nous, aussi bien que pourquelqu’un qui, de Ripley, aurait pu examiner les choses, lesMartiens faisaient l’effet d’être les maîtres uniques de la nuitténébreuse, à peine éclairée qu’elle était par un mince croissantde lune, par les étoiles, les lueurs attardées du couchant, et lesreflets rougeâtres des incendies de St. George’s Hill et des boisen flammes de Painshill.

Mais, faisant partout face à cette ligne d’attaque, à Staines, àHounslow, à Ditton, à Esher, à Ockham, derrière les collines et lesbois au sud du fleuve, au nord dans les grasses prairies basses,partout où un village ou un bouquet d’arbres offrait un suffisantabri, des canons attendaient. Les fusées-signaux éclatèrent,laissèrent pleuvoir leurs étincelles à travers la nuit ets’évanouirent, surexcitant d’une impatience inquiète tous ceux quiservaient ces batteries. Dès que les Martiens se seraient avancésjusqu’à la portée des bouches à feu, immédiatement ces formesnoires d’hommes immobiles, seraient secouées par l’ardeur ducombat, ces canons, aux reflets sombres dans la nuit tombante,cracheraient un furieux tonnerre.

Sans doute, la pensée qui préoccupait la plupart de ces cerveauxvigilants, de même qu’elle était ma seule perplexité, était cette,énigmatique question de savoir ce que les Martiens comprenaient denous. Se rendaient-ils compte que nos millions d’individus étaientorganisés, disciplinés, unis pour la même œuvre ? Ou bien,interprétaient-ils ces jaillissements de flammes, les vols soudainsde nos obus, l’investissement régulier de leur campement, commenous pourrions interpréter, dans une ruche d’abeilles dérangées, unfurieux et unanime assaut ? (À ce moment personne ne savaitquel genre de nourriture il leur fallait.) Cent questions de cegenre se pressaient en mon esprit, tandis que je contemplais ceplan de bataille. Au fond de moi-même, j’avais la sensationrassurante de tout ce qu’il y avait de forces inconnues et cachéesderrière nous, vers Londres. Avait-on préparé des fosses et destrappes ? Les poudrières de Hounslow allaient-elles servir depiège ? Les Londoniens auraient-ils le courage de faire deleur immense province d’édifices un vaste Moscou enflammes ?

Puis, après une interminable attente, nous sembla-t-il, pendantlaquelle nous restâmes blottis dans la haie, un son nous parvint,comme la détonation éloignée d’un canon. Un autre se fit entendreplus proche, puis un autre encore. Alors, le Martien qui setrouvait le plus près de nous éleva son tube et le déchargea, à lamanière d’un canon, avec un bruit sourd qui fit trembler le sol. LeMartien qui était près de Staines lui répondit. Il n’y eut niflammes ni fumée, rien que cette lourde détonation.

Ces décharges successives me firent une telle impressionqu’oubliant presque ma sécurité personnelle et mes mains bouillies,je me hissai par-dessus la haie pour voir ce qui se passait du côtéde Sunbury. Au même moment, une seconde détonation suivit et unénorme projectile passa en tourbillonnant au-dessus de ma tête,allant vers Hounslow. Je m’attendais à voir au moins des flammes,de la fumée, quelque évidence de l’effet de sa chute. Mais je nevis autre chose que le ciel bleu et profond, avec une étoilesolitaire, et le brouillard blanc s’étendant large et bas à mespieds. Il n’y avait eu aucun fracas, aucune explosion en réponse.Le silence était revenu. Les minutes se prolongèrent.

« Qu’arrive-t-il ? demanda le vicaire qui se dressa deboutà côté de moi.

– Dieu le sait ! » répondis-je.

Une chauve-souris passa en voltigeant et disparut. Un lointaintumulte de cris monta et cessa. Je me tournai à nouveau du côté duMartien et je le vis qui se dirigeait à droite, au long de larivière, de son allure rotative et rapide.

À chaque instant je m’attendais à entendre s’ouvrir contre luile feu de quelque batterie cachée ; mais rien ne troubla lecalme du soir. La silhouette du Martien diminuait dansl’éloignement, et bientôt la brume et la nuit l’eurent englouti.D’une même impulsion nous grimpâmes un peu plus haut. Vers Sunburyse trouvait une forme sombre, comme si une colline conique s’étaitsoudain dressée, cachant à nos regards la contrée d’au-delà ;puis, plus loin, sur l’autre rive au-dessus de Walton, nousaperçûmes un autre de ces sommets. Pendant que nous les examinions,ces formes coniques s’abaissèrent et s’élargirent.

Mû par une pensée soudaine, je portai mes regards vers le nord,où je vis que trois de ces nuages noirs s’élevaient.

Une tranquillité soudaine se fit. Loin vers le sud-est, faisantmieux ressortir le calme silence, nous entendions les Martienss’entr’appeler avec de longs ululements ; puis l’air futébranlé de nouveau par les explosions éloignées de leurs tubes.Mais l’artillerie terrestre ne leur répliquait pas.

Il nous était impossible, alors, de comprendre ces choses, maisje devais, plus tard, apprendre la signification de ces sinistreskopjes qui s’amoncelaient dans le crépuscule. Chacun desMartiens, placé ainsi que je l’ai indiqué et obéissant à quelquesignal inconnu, avait déchargé, au moyen du tube en forme de canonqu’il portait, une sorte d’immense obus sur tout taillis, coteau ougroupe de maisons, sur tout autre possible abri à canons, qui setrouvait en face de lui. Quelques-uns ne tirèrent qu’un seul de cesprojectiles, d’autres, deux, comme dans le cas de celui que nousavions vu ; celui de Ripley en déchargea, prétendit-on, pasmoins de cinq, coup sur coup. Ces projectiles se brisaient entouchant le sol – sans faire explosion – et immédiatementdégageaient un énorme volume d’une vapeur lourde et noire, sedéroulant et se répandant vers le ciel en un immense nuage sombre,une colline gazeuse qui s’écroulait et s’étendait d’elle-même surla contrée environnante. Le contact de cette vapeur etl’inspiration de ses acres nuages étaient la mort pour tout ce quirespire.

Cette vapeur était très lourde, plus lourde que la fumée la plusdense, si bien qu’après le premier dégagement tumultueux, elle serépandait dans les couches d’air inférieures et retombait sur lesol d’une façon plutôt liquide que gazeuse, abandonnant lescollines, pénétrant dans les vallées, les fossés, au long des coursd’eau, ainsi que fait, dit-on, le gaz acide carbonique s’échappantdes fissures des roches volcaniques. Partout où elle venait encontact avec l’eau, quelque action chimique se produisait ; lasurface se couvrait instantanément d’une sorte de lie poudreuse quis’enfonçait lentement, laissant se former d’autres couches. Cetteespèce d’écume était absolument insoluble, et il est étrange que,le gaz produisant un effet aussi immédiat, on ait pu boire sansdanger l’eau dont on l’avait extraite. La vapeur ne se diffusaitpas comme le font ordinairement les gaz. Elle flottait par nuagescompacts, descendant paresseusement les pentes et récalcitrante auvent ; elle se combinait très lentement avec la brume etl’humidité de l’air, et tombait sur le sol en forme de poussière.Sauf en ce qui concerne un élément inconnu, donnant un groupe dequatre lignes dans le bleu du spectre, on ignore encore entièrementla nature de cette substance.

Lorsque le tumultueux soulèvement de sa dispersion étaitterminé, la Fumée Noire se tassait tout contre le sol, avant mêmesa précipitation en poussière, si bien qu’à cinquante pieds enl’air, sur les toits, aux étages supérieurs des hautes maisons etsur les grands arbres, il y avait quelque chance d’échapper àl’empoisonnement, comme les faits le prouvèrent ce soir-là à StreetCobham et à Ditton.

L’homme qui échappa à la suffocation dans le premier de cesvillages fit un étonnant récit de l’étrangeté de ces volutes et deces replis ; il raconta comment, du haut du clocher del’église, il vit les maisons du village ressurgir peu à peu, horsde ce néant noirâtre, ainsi que des fantômes. Il resta là pendantun jour et demi, épuisé, mourant de faim et de soif, écorché par lesoleil, voyant à ses pieds la terre sous le ciel bleu, et contre lefond des collines lointaines, une étendue recouverte comme d’unvelours noir, avec des toits rouges, des arbres verts, puis, plustard, des haies, des buissons, des granges, des remises, des mursvoilés de noir, se dressant ici et là dans le soleil.

Ceci se passait à Street Cobham, où la Fumée Noire resta jusqu’àce qu’elle fût absorbée d’elle-même dans le sol. Ordinairement, dèsqu’elle avait rempli son objet, les Martiens en débarrassaientl’atmosphère au moyen de jets de vapeur.

C’est ce qu’ils firent avec les couches qui s’étaient dérouléesauprès de nous, comme nous pûmes le voir à la lueur des étoiles,derrière les fenêtres d’une maison déserte d’Upper Halliford, oùnous étions retournés. De là, aussi, nous apercevions les feuxélectriques des collines de Richmond et de Kingston, fouillant lanuit en tous sens ; puis vers onze heures les vitresrésonnèrent et nous entendîmes les détonations des grosses piècesde siège qu’on avait mises en batterie sur ces hauteurs. Lacanonnade continua à intervalles réguliers, pendant un quartd’heure, envoyant au hasard des projectiles contre les Martiensinvisibles, à Hampton et à Ditton ; puis les rayons pâles desfeux électriques s’évanouirent et furent remplacés par de vifsreflets rouges.

Alors le quatrième cylindre – météore d’un vert brillant – tombadans Bushey Park, ainsi que je l’appris plus tard. Avant quel’artillerie des collines de Richmond et de Kingston n’ait ouvertle feu, une violente canonnade se fit entendre au loin, vers lesud-ouest, due, je pense, à des batteries qui tiraient àl’aventure, avant que la Fumée Noire ne submergeât lescanonniers.

Ainsi, de la même façon méthodique que les hommes emploient pourenfumer un nid de guêpes, les Martiens recouvraient toute lacontrée, vers Londres, de cette étrange vapeur suffocante. Lacourbe de leur ligne s’étendait lentement et elle atteignitbientôt, d’un côté, Hanwell et de l’autre Coombe et Malden. Toutela nuit, leurs tubes destructeurs furent à l’œuvre. Pas une seulefois après que le Martien de St. George’s Hill eut été abattu, ilsne s’approchèrent à portée de l’artillerie. Partout où ilssupposaient que pouvaient être dissimulés les canons, ilsenvoyaient un projectile contenant leur vapeur noire, et quand lesbatteries étaient en vue, ils pointaient simplement le RayonArdent.

Vers minuit, les arbres en flammes sur les pentes de RichmondPark, et les incendies de Kingston Hill éclairèrent un réseau defumée noire qui cachait toute la vallée de la Tamise et s’étendaitaussi loin que l’œil pouvait voir. À travers cette confusion,s’avançaient deux Martiens qui dirigeaient en tous sens leursbruyants jets de vapeur.

Les Martiens, cette nuit-là, semblaient ménager leur RayonArdent, soit qu’ils n’eussent qu’une provision limitée de matièrenécessaire à sa production, soit qu’ils aient voulu ne pas détruireentièrement le pays, mais seulement terrifier et anéantirl’opposition qu’ils avaient soulevée. Ils obtinrent assurément cedernier résultat. La nuit du dimanche fut la fin de touterésistance organisée contre leurs mouvements. Après cela, aucunetroupe d’hommes n’osa les affronter, si désespérée eût étél’entreprise. Même les équipages des torpilleurs et des cuirassés,qui avaient remonté la Tamise avec leurs canons à tir rapide,refusèrent de s’arrêter, se mutinèrent et regagnèrent la mer. Laseule opération offensive que les hommes aient tentée cette nuit-làfut la préparation de mines et de fosses, avec une énergiefrénétique et spasmodique.

Peut-on s’imaginer le sort de ces batteries d’Esher épiantanxieusement le crépuscule ? Aucun des hommes qui lesservaient ne survécut. On se représente les dispositionsréglementaires, les officiers alertés et attentifs, les piècesprêtes, les munitions empilées à portée, les avant-trains attelés,les groupes de spectateurs civils observant la manœuvre d’aussiprès qu’il leur était permis, tout cela, dans la grandetranquillité du soir ; plus loin, les ambulances, avec lesblessés et les brûlés de Weybridge ; enfin la sourdedétonation du tube des Martiens, et le bizarre projectiletourbillonnant par-dessus les arbres et les maisons et s’écrasantau milieu des champs environnants.

On peut se représenter, aussi, le soudain redoublementd’attention, les volutes et les replis épais de ces ténèbres quis’avançaient contre le sol, s’élevaient vers le ciel et faisaientdu crépuscule une obscurité palpable ; cet étrange et terribleantagoniste enveloppant ses victimes ; les hommes et leschevaux à peine distincts, courant et fuyant, criant et hennissant,tombant à terre ; les hurlements de terreur ; les canonssoudain abandonnés ; les hommes suffoquant et se tordant surle sol, et la rapide dégringolade du cône opaque de fumée. Puis,l’obscurité sombre et impénétrable – rien qu’une masse silencieusede vapeur compacte cachant les morts.

Un peu avant l’aube, la vapeur noire se répandit dans les ruesde Richmond, et, en un dernier effort, le gouvernement, affolé etdésorganisé, prévenait la population de Londres de la nécessité defuir.

Chapitre 16LA PANIQUE

Ainsi s’explique l’affolement qui, comme une vague mugissante,passa sur la grande cité du monde, à l’aube du lundi matin – leflot des gens fuyant, grossissant peu à peu comme un torrent etvenant se heurter, en un tumulte bouillonnant, autour des grandesgares, s’encaissant sur les bords de la Tamise, en une lutteépouvantable pour trouver place sur les bateaux, et s’échappant partoutes les voies, vers le nord et vers l’est. À dix heures, lapolice était en désarroi, et aux environs de midi, lesadministrations de chemins de fer, complètement bouleversées,perdirent tout pouvoir et toute efficacité, leur organisationcompliquée sombrant dans le soudain écroulement du corpssocial.

Les lignes au nord de la Tamise et le réseau du Sud-Est, àCannon Street, avaient été prévenus dès minuit et les trainss’emplissaient, où la foule, à deux heures, luttait sauvagement,pour trouver place debout dans les wagons. Vers trois heures, à lagare de Bishopsgate, des gens furent renversés, piétines etécrasés ; à plus de deux cents mètres des stations deLiverpool Street, des coups de revolver furent tirés, des gensfurent poignardés et des policemen qui avaient été envoyés pourmaintenir l’ordre, épuisés et exaspérés, cassèrent la tête de ceuxqu’ils devaient protéger.

À mesure que la journée s’avançait, que les mécaniciens et leschauffeurs refusaient de revenir à Londres, la poussée de la fouleentraîna les gens, en une multitude sans cesse croissante, loin desgares, au long des grandes routes qui mènent au Nord. Vers midi, onavait aperçu un Martien à Barnes, et un nuage de vapeur noire quis’affaissait lentement suivait le cours de la Tamise et envahissaitles prairies de Lambeth, coupant toute retraite par les ponts, danssa marche lente. Un autre nuage passa sur Ealing et un petit groupede fuyards se trouva cerné sur Castle Hill, hors d’atteinte de lavapeur suffocante, mais incapable de s’échapper.

Après une lutte inutile pour trouver place, à Chalk Farm, dansun train du Nord-Ouest – les locomotives, ayant leurs provisions decharbon à la gare des marchandises, labouraient la foule hurlanteet une douzaine d’hommes robustes avaient toutes les peines dumonde à empêcher la foule d’écraser le mécanicien contre sonfourneau – mon frère déboucha dans Chalk Farm Road, s’avança àtravers une multitude précipitée de véhicules, et eut le bonheur dese trouver au premier rang lors du pillage d’un magasin de cycles.Le pneu de devant de la machine dont il s’empara fut percé enpassant à travers la glace brisée ; néanmoins il put s’enfuir,sans autre dommage qu’une coupure au poignet. La montée deHaverstock Hill était impraticable, à cause de plusieurs chevaux etvéhicules renversés, et mon frère s’engagea dans Belsize Road.

Il échappa ainsi à la débandade, et contournant la routed’Edgware, il atteignit cette localité vers sept heures, fatigué etmourant de faim, mais avec une bonne avance sur la foule. Au longde la route, des gens curieux et étonnés sortaient sur le pas deleur porte. Il fut dépassé par un certain nombre de cyclistes,quelques cavaliers et deux automobiles.

À environ un mille d’Edgware, la jante de la roue cassa et samachine fut hors d’usage. Il l’abandonna au bord de la route etgagna le village à pied. Dans la grand-rue, il y avait desboutiques à demi ouvertes et des gens s’assemblaient sur lestrottoirs, au seuil des maisons et aux fenêtres, considérant avecébahissement les premières bandes de cette extraordinaireprocession de fugitifs. Il réussit à se procurer quelque nourritureà une auberge.

Pendant quelque temps, il demeura dans le village, ne sachantplus quoi faire ; le nombre des fuyards augmentait et laplupart d’entre eux semblaient, comme lui, disposés à s’arrêter là.Nul n’apportait de plus récentes nouvelles des Martiensenvahisseurs.

La route se trouvait déjà encombrée mais pas encore complètementobstruée. Le plus grand nombre des fugitifs étaient à cette heuredes cyclistes, mais bientôt passèrent à toute vitesse desautomobiles, des cabs et des voitures de toute sorte et lapoussière flottait en nuages lourds sur la route qui mène à St.Albans.

Ce fut, peut-être, une vague idée d’aller à Chelmsford où ilavait des amis, qui poussa mon frère à s’engager dans unetranquille petite rue se dirigeant vers l’est. Il arriva bientôt àune barrière et, la franchissant, il suivit un sentier quiinclinait au nord-est. Il passa auprès de plusieurs fermes et dequelques petits hameaux dont il ignorait les noms. De ce côté, lesfugitifs étaient très peu nombreux, et c’est dans un chemin detraverse, aux environs de High Barnet, qu’il fit, par hasard, larencontre des deux dames dont il fut, dès ce moment, le compagnonde voyage. Il se trouva juste à temps pour les sauver.

Des cris de frayeur qu’il entendit tout à coup, le firent sehâter. Au détour de la route deux hommes cherchaient à les arracherde la petite voiture dans laquelle elles se trouvaient, tandisqu’un troisième maintenait avec difficulté le poney effrayé. L’unedes dames, de petite taille et habillée de blanc, se contentait depousser des cris ; l’autre, brune et svelte, cinglait avec unfouet qu’elle serrait dans sa main libre, l’homme qui la tenait parle bras.

Mon frère comprit immédiatement la situation, et, répondant àleurs cris, s’élança sur le lieu de la lutte. L’un des hommes luifit face ; mon frère comprit à l’expression de son antagonistequ’une bataille était inévitable, et, boxeur expert, il fonditimmédiatement sur lui et l’envoya rouler contre la roue de lavoiture.

Ce n’était pas l’heure de penser à un pugilat chevaleresque et,pour le faire tenir tranquille, il lui asséna un solide coup depied. Au même moment, il saisit à la gorge l’individu qui tenait lebras de la jeune dame. Un bruit de sabot retentit, le fouet lecingla en pleine figure, un troisième antagoniste le frappa entreles yeux, et l’homme qu’il tenait s’arracha de son étreinte ets’enfuit rapidement dans la direction d’où il était venu.

À demi étourdi, il se retrouva en face de l’homme qui avait tenula tête du cheval, et il aperçut la voiture s’éloignant dans lechemin, secouée de côté et d’autre, tandis que les deux femmes seretournaient. Son adversaire, un solide gaillard, fit mine de lefrapper, mais il l’arrêta d’un coup de poing en pleine figure.Alors, comprenant qu’il était abandonné, il prit sa course etdescendit le chemin à la poursuite de la voiture, tandis que sonadversaire le serrait de près et que le fugitif, enhardimaintenant, accourait aussi.

Soudain il trébucha et tomba ; l’autre s’étala tout de sonlong par-dessus lui, et, quand mon frère se fut remis debout, il seretrouva en face des deux assaillants. Il aurait eu peu de chancescontre eux si la dame svelte ne fût courageusement revenue à sonaide. Elle avait été, pendant tout ce temps, en possession d’unrevolver, mais il se trouvait sous le siège quand elle et sacompagne avaient été attaquées. Elle fit feu à six mètres dedistance, manquant de peu mon frère. Le moins courageux desassaillants prit la fuite, et son compagnon dut le suivre enl’injuriant pour sa lâcheté. Tous deux s’arrêtèrent au bas duchemin, à l’endroit où leur acolyte gisait inanimé.

« Prenez ceci, dit la jeune dame en tendant son revolver à monfrère.

– Retournez à la voiture », répondit-il en essuyant le sang desa lèvre fendue.

Sans un mot – ils étaient tous deux haletants – ils revinrent àl’endroit où la dame en blanc tâchait de maintenir le poney.

Les voleurs, évidemment, en avaient eu assez, car jetant undernier regard vers eux, ils les virent s’éloigner.

« Je vais me mettre là, si vous le permettez », dit mon frère,et il s’installa à la place libre, sur le siège de devant.

La dame l’examina à la dérobée.

« Donnez-moi les guides », dit-elle, et elle caressa du fouetles flancs du poney. Au même moment, un coude de la route cachait àleur vue les trois compères.

Ainsi, d’une façon tout à fait inespérée, mon frère se trouva,haletant, la bouche ensanglantée, une joue meurtrie, les jointuresdes mains écorchées, parcourant en voiture une route inconnue, encompagnie de deux dames. Il apprit que l’une était la femme, etl’autre la jeune sœur d’un médecin de Stanmore qui, revenant aupetit matin de voir un client gravement malade, avait appris, àquelque gare sur son chemin, l’invasion des Martiens. Il étaitrevenu chez lui en toute hâte, avait fait lever les deux femmes –leur servante les avait quittées deux jours auparavant – empaquetéquelques provisions, placé son revolver sous le siège de la voiture(heureusement pour mon frère) et leur avait dit d’aller jusqu’àEdgware, avec l’idée qu’elles y pourraient prendre un train. Ilétait resté pour prévenir les voisins. Il les rattraperait,avait-il dit, vers quatre heures et demie du matin. Il étaitmaintenant neuf heures, et elles ne l’avaient pas encore vu.N’ayant pu séjourner à Edgware, à cause de l’encombrement sanscesse croissant de l’endroit, elles s’étaient engagées dans cechemin de traverse. Tel fut le récit qu’elles firent par fragmentsà mon frère, et bientôt ils s’arrêtèrent de nouveau aux environs deNew Barnet. Il leur promit de demeurer avec elles au moins jusqu’àce qu’elles aient pu décider de ce qu’elles devaient faire oujusqu’à ce que le docteur arrivât, et afin de leur inspirerconfiance il leur affirma qu’il était excellent tireur au revolver– arme qui lui était tout à fait étrangère.

Ils firent une sorte de campement au bord de la route, et leponey fut tout heureux de brouter la haie à son aise. Mon frèreraconta aux deux dames de quelle façon il s’était enfui de Londres,et il leur dit tout ce qu’il savait de ces Martiens et de leursagissements. Le soleil montait peu à peu dans le ciel ; aubout d’un instant leur conversation tomba ; une sorte demalaise les envahit et ils furent tourmentés de pressentimentsfunestes. Plusieurs voyageurs passèrent, desquels mon frère obtinttoutes les nouvelles qu’ils purent donner. Leurs phrasesentrecoupées augmentaient son impression d’un grand désastres’abattant sur l’humanité, et enracinèrent sa conviction del’immédiate nécessité de poursuivre leur fuite. Il insista vivementauprès de ses compagnes sur cette nécessité.

« Nous avons de l’argent », commença la jeune femme. Elles’arrêta court.

Ses yeux rencontrèrent ceux de mon frère et son hésitationcessa.

« J’en ai aussi », ajouta-t-il.

Elles expliquèrent qu’elles possédaient trente souverains d’or,sans compter une bank-note de cinq livres, et elles émirent l’idéequ’avec cela on pouvait prendre un train à St. Albans ou à NewBarnet.

Mon frère leur expliqua que la chose était fortvraisemblablement impossible parce que les Londoniens avaient déjàenvahi tous les trains, et il leur fit part de son idée des’avancer, à travers le comté d’Essex, du côté d’Harwich, pour, delà, quitter tout à fait le pays.

Mme Elphinstone – tel était le nom de la dame en blanc – nevoulut pas entendre parler de cela et s’obstina à réclamer sonGeorge ; mais sa belle-sœur, étonnamment calme et réfléchie,se rangea finalement à l’avis de mon frère. Ils se dirigèrent ainsivers Barnet, dans l’intention de traverser la grande route du Nord,mon frère conduisant le poney à la main pour le ménager autant quepossible.

À mesure que les heures passaient, la chaleur devenaitexcessive ; sous les pieds, un sable épais et blanchâtrebrûlait et aveuglait, de sorte qu’ils n’avançaient que trèslentement. Les haies étaient grises de poussière et, comme ilsapprochaient de Barnet, un murmure tumultueux s’entendit de plus enplus distinctement.

Ils commencèrent à rencontrer plus fréquemment des gens qui,pour la plupart, marchaient les yeux fixes, en murmurant de vaguesquestions, excédés de fatigue, les vêtements sales et en désordre.Un homme en habit de soirée passa près d’eux, à pied, les yeux versle sol. Ils l’entendirent venir, parlant seul, et, s’étantretournés, ils l’aperçurent, une main crispée dans ses cheveux etl’autre menaçant d’invisibles ennemis. Son accès de fureur passé,il continua sa route sans lever la tête.

Comme la petite troupe que menait mon frère approchait ducarrefour avant d’entrer à Barnet, ils virent s’avancer sur lagauche, à travers champs, une femme ayant un enfant sur les bras etdeux autres pendus à ses jupes ; puis un homme passa, vêtud’habits noirs et sales, un gros bâton dans une main, une petitemalle dans l’autre. Au coin du chemin, à l’endroit où, entre desvillas, il rejoignait la grand-route parut une petite voituretraînée par un poney noir écumant, que conduisait un jeune hommeblême coiffé d’un chapeau rond, gris de poussière. Il y avait aveclui, entassées dans la voiture, trois jeunes filles, probablementdes petites ouvrières de l’East End, et deux enfants.

« Est-ce que ça mène à Edgware par là ? » demanda le jeunehomme, pâle et les yeux hagards.

Quand mon frère lui eut répondu qu’il lui fallait tourner àgauche, il enleva son poney d’un coup de fouet, sans même prendrela peine de remercier.

Mon frère remarqua une sorte de fumée ou de brouillard grispâle, qui montait entre les maisons devant eux et voilait la façadeblanche d’une terrasse apparaissant de l’autre côté de la routeentre les villas. Mme Elphinstone se mit tout à coup à pousser descris en apercevant des flammèches rougeâtres qui bondissaientpar-dessus les maisons dans le ciel d’un bleu profond. Le bruittumultueux se fondait maintenant en un mélange désordonné de voixinnombrables, de grincements de roues, de craquements de chariotset de piaffements de chevaux. Le chemin tournait brusquement àcinquante mètres à peine de carrefour.

« Dieu du ciel ! s’écria Mme Elphinstone, mais où nousmenez-vous donc ? »

Mon frère s’arrêta.

La grand-route était un flot bouillonnant de gens, un torrentd’êtres humains s’élançant vers le nord, pressés les uns contre lesautres. Un grand nuage de poussière, blanc et lumineux sous l’éclatardent du soleil, enveloppait toutes choses d’un voile gris etindistinct, que renouvelait incessamment le piétinement d’une fouledense de chevaux, d’hommes et de femmes à pied et le roulement desvéhicules de toute sorte.

D’innombrables voix criaient :

« Avancez ! avancez ! faites de la place ! »

Pour gagner le point de rencontre du chemin et de lagrand-route, ils durent avancer dans l’acre fumée d’unincendie ; la foule mugissait comme les flammes, et lapoussière était chaude et suffocante. À vrai dire, et pour ajouterà la confusion, une villa brûlait à quelque distance de là,envoyant des tourbillons de fumée noire à travers la route.

Deux hommes passèrent auprès d’eux, puis une pauvre femmeportant un lourd paquet et pleurant ; un épagneul, perdu, lalangue pendante, tourna, défiant, et s’enfuit, craintif etpitoyable, au geste de menace de mon frère.

Autant qu’il était possible de jeter un regard dans la directionde Londres, entre les maisons de droite, un flot tumultueux de gensétait serré contre les murs des villas qui bordaient la route. Lestêtes noires, les formes pressées devenaient distinctes ensurgissant de derrière le pan de mur, passaient en hâte, etconfondaient de nouveau leurs individualités dans la multitude quis’éloignait, et qu’engloutissait enfin un nuage de poussière.

« Avancez ! avancez ! criaient les voix. De laplace ! de la place ! »

Les mains des uns pressaient le dos des autres ; mon frèretenait la tête du poney et, irrésistiblement attiré, descendait lechemin lentement et pas à pas.

Edgware n’avait été que confusion et désordre, Chalk Farm unchaos tumultueux, mais ici, c’était toute une population endébandade. Il est difficile de s’imaginer cette multitude. Ellen’avait aucun caractère distinct : les personnages passaientincessamment et s’éloignaient, tournant le dos au groupe arrêtédans le chemin. Sur les bords, s’avançaient ceux qui étaient àpied, menacés par les véhicules, se bousculant et culbutant dansles fossés.

Les chariots et les voitures de tout genre s’entassaient ets’emmêlaient les uns dans les autres, laissant peu de place pourles attelages plus légers et plus impatients qui, de temps entemps, quand la moindre occasion s’offrait, se précipitaient enavant, obligeant les piétons à se serrer contre les clôtures et lesbarrières des villas.

« En avant ! en avant ! était l’unique clameur. Enavant ! ils viennent ! »

Dans un char-à-bancs se trouvait un aveugle vêtu de l’uniformede l’Armée du Salut, gesticulant avec des mains crochues etbraillant à tue-tête ce seul mot : Éternité ! Éternité !Sa voix était rauque et puissante, si bien que mon frère putl’entendre longtemps après qu’il l’eut perdu de vue dans le nuagede poussière. Certains de ceux qui étaient dans les voituresfouettaient stupidement leurs chevaux, se querellaient avec lescochers voisins, d’autres restaient affaissés sur eux-mêmes, lesyeux fixes et misérables ; quelques-uns, torturés de soif, serongeaient les poings ou gisaient prostrés au fond de leursvéhicules ; les chevaux avaient les yeux injectés de sang etleur mors était couvert d’écume.

Il y avait, en nombre incalculable, des cabs, des fiacres, desvoitures de livraison, des camions, une voiture des postes, untombereau de boueux avec la marque de son district, un énormefardier surchargé de populaire. Un haquet de brasseur passabruyamment, avec ses deux roues basses éclaboussées de sang toutfrais.

« Avancez ! faites de la place ! hurlaient lesvoix.

– Éter-nité ! Éter-nité ! » apportait l’écho.

Des femmes, au visage triste et hagard, piétinaient dans lafoule avec des enfants qui criaient et qui trébuchaient ;certaines étaient bien mises, leurs robes délicates et joliestoutes couvertes de poussière, et leurs figures lassées étaientsillonnées de larmes. Avec elles, parfois, se trouvaient deshommes, quelques-uns leur venant en aide, d’autres menaçants etfarouches. Luttant côte à côte avec eux, avançaient quelquesvagabonds las, vêtus de loques et de haillons, les yeux insolents,le verbe haut, hurlant des injures et des grossièretés. Devigoureux ouvriers se frayaient un chemin à la force despoings ; de pitoyables êtres, aux vêtements en désordre,paraissant être des employés de bureau ou de magasin, sedébattaient fébrilement. Puis mon frère remarqua, au passage, unsoldat blessé, des hommes vêtus du costume des employés de cheminde fer, et une malheureuse créature qui avait simplement jeté unmanteau par-dessus sa chemise de nuit.

Mais malgré sa composition variée, cette multitude avait diverstraits communs : la douleur et la consternation se peignaient surles faces, et l’épouvante semblait être à leurs trousses. Unsoudain tumulte, une querelle entre gens voulant grimper dansquelque véhicule leur fit hâter le pas à tous, et même un homme sieffaré, si brisé que ses genoux ployaient sous lui, sentit pendantun instant une nouvelle activité l’animer. La chaleur et lapoussière avaient déjà travaillé cette multitude : ils avaient lapeau sèche, les lèvres noires et gercées ; la soif et lafatigue les accablaient et leurs pieds étaient meurtris. Parmi lescris variés, on entendait des disputes, des reproches, desgémissements de gens harassés, à bout de forces, et la plupart desvoix étaient rauques et faibles. Par-dessus tout dominait lerefrain :

« Avancez ! de la place ! Les Martiens viennent !»

Aucun des fuyards ne s’arrêtait et ne quittait le flottorrentueux. Le chemin débouchait obliquement sur la grande routepar une ouverture étroite, et avait l’apparence illusoire de venirde la direction de Londres. À son entrée, cependant, se pressait leflot de ceux qui, plus faibles, étaient repoussés hors du courantet s’arrêtaient un instant avant de s’y replonger. À peu dedistance un homme était étendu à terre avec une jambe nueenveloppée de linges sanglants, et deux compagnons dévoués sepenchaient sur lui. Celui-là était encore heureux d’avoir desamis.

Un petit vieillard, la moustache grise et de coupe militaire,vêtu d’une redingote noire crasseuse, arriva en boitant, s’assit,ôta sa botte et sa chaussette ensanglantée, retira un caillou et seremit en marche clopin-clopant ; puis une petite fille de huitou neuf ans, seule, se laissa tomber contre la haie, auprès de monfrère, en pleurant.

« Je ne peux plus marcher ! Je ne peux plus marcher !»

Mon frère s’éveilla de sa torpeur, la prit dans ses bras et, luiparlant doucement, la porta à Miss Elphinstone. Elle s’était tue,comme effrayée, aussitôt que mon frère l’avait touchée.

« Ellen ! cria, dans la foule, une voix de femme éplorée,Ellen ! »

Et l’enfant se sauva précipitamment en répondant :

« Mère !

– Ils viennent ! disait un homme à cheval en passant devantl’entrée du chemin.

– Attention, là ! » vociférait un cocher haut perché surson siège, et une voiture fermée s’engagea dans l’étroitchemin.

Les gens s’écartèrent, en s’écrasant les uns contre les autres,pour éviter le cheval. Mon frère fit reculer contre la haie leponey et la chaise ; la voiture passa et alla s’arrêter plusloin auprès du tournant. C’était une voiture de maître, avec untimon pour deux chevaux, mais il n’y en avait qu’un d’attelé.

Mon frère aperçut vaguement, à travers la poussière, deux hommesqui soulevaient quelque chose sur une civière blanche et déposaientdoucement leur fardeau à l’ombre de la haie de troènes.

L’un des hommes revint en courant.

« Est-ce qu’il y a de l’eau par ici ? demanda-t-il. Il atrès soif, il est presque moribond. C’est Lord Garrick.

– Lord Garrick ! répondit mon frère, le premier président àla Cour ?

– De l’eau ? répéta l’autre.

– Il y en a peut-être dans une de ces maisons, dit mon frère,mais nous n’en avons pas et je n’ose pas laisser mes gens. »

L’homme essaya de se faire un chemin, à travers la foule,jusqu’à la porte de la maison du coin.

« Avancez ! disaient les fuyards en le repoussant. Ilsviennent ! Avancez ! »

À ce moment l’attention de mon frère fut attirée par un hommebarbu à face d’oiseau de proie, portant avec grand soin un petitsac à main, qui se déchira au moment même où mon frère l’apercevaitet dégorgea une masse de souverains qui s’éparpilla en millemorceaux d’or. Les monnaies roulèrent en tous sens sous les piedsconfondus des hommes et des chevaux. Le vieillard s’arrêta,considérant d’un œil stupide son tas d’or, et le brancard d’un cab,le frappant à l’épaule, l’envoya rouler à terre. Il poussa un cri,et une roue de camion effleura sa tête.

« En avant ! criaient les gens tout autour de lui. Faitesde la place ! »

Aussitôt que le cab fut passé, il se jeta les mains ouvertes surle tas de pièces d’or et se mit à les ramasser à pleins poings et àen bourrer ses poches. Au moment où il se relevait à demi, uncheval se cabra par-dessus lui et l’abattit sous ses sabots.

« Arrêtez ! » s’écria mon frère, et, écartant une femme, ilessaya d’empoigner la bride du cheval.

Avant qu’il ait pu y parvenir, il entendit un cri sous lavoiture et vit dans la poussière la roue passer sur le dos dupauvre diable. Le cocher lança un coup de fouet à mon frère quipassa en courant derrière le véhicule. La multitude des crisl’assourdissait. L’homme se tordait dans la poussière sur son orépars, incapable de se relever, car la roue lui avait brisé lesreins et ses membres inférieurs étaient insensibles et inanimés.Mon frère se redressa et hurla un ordre au cocher quisuivait ; un homme monté sur un cheval noir vint à sonsecours.

« Enlevez-le de là », dit-il.

L’empoignant de sa main libre par le collet, mon frère vouluttraîner l’homme jusqu’au bord. Mais le vieil obstiné ne lâchait passon or et jetait à son sauveur des regards courroucés, luimartelant le bras de son poing plein de monnaies.

« Avancez ! avancez ! criaient des voix furieusesderrière eux. En avant ! en avant ! »

Il y eut un soudain craquement et le brancard d’une voitureheurta le fiacre que le cavalier maintenait arrêté. Mon frèretourna la tête et l’homme aux pièces d’or, se tordant le cou, vintmordre le poignet qui le tenait. Il y eut un choc : le cheval ducavalier fut envoyé de ce côté, et celui de la voiture fut repousséavec lui. Un de ses sabots manqua de près le pied de mon frère. Illâcha prise et bondit en arrière. La colère se changea en terreursur la figure du pauvre diable étendu à terre, et mon frère, qui leperdit de vue, fut entraîné dans le courant, au-delà de l’entrée duchemin et dut se débattre de toutes ses forces pour revenir.

Il vit Miss Elphinstone se couvrant les yeux de sa main, et unenfant, avec tout le manque de sympathie ordinaire à cet âge,contemplant avec des yeux dilatés un objet poussiéreux, noirâtre etimmobile, écrasé et broyé sous les roues.

« Allons nous-en ! s’écria-t-il. Nous ne pouvons traversercet enfer ! » et il se mit en devoir de faire tourner lavoiture.

Ils s’éloignèrent d’une centaine de mètres dans la directiond’où ils étaient venus. Au tournant du chemin, dans le fossé, sousles troènes, le moribond gisait affreusement pâle, la figurecouverte de sueur, les traits tirés. Les deux femmes restaientsilencieuses, blotties sur le siège et frissonnantes. Peu après,mon frère s’arrêta de nouveau. Miss Elphinstone était blême et sabelle-sœur, effondrée, pleurait, dans un état trop pitoyable pourréclamer son George. Mon frère était épouvanté et fort perplexe. Àpeine avaient-ils commencé leur retraite qu’il se rendit comptecombien il était urgent et indispensable de traverser le torrentdes fuyards. Soudainement résolu, il se tourna vers MissElphinstone.

« Il faut absolument passer par là », dit-il.

Et il fit de nouveau retourner le poney.

Pour la seconde fois, ce jour-là, la jeune fille fit preuve d’ungrand courage. Pour s’ouvrir un passage, mon frère se jeta en pleindans le torrent, maintint en arrière le cheval d’un cab, tandisqu’elle menait le poney par la bride. Un chariot les accrocha unmoment et arracha un long éclat de bois à leur chaise. Au mêmeinstant, ils furent pris et entraînés en avant par le courant. Monfrère, la figure et les mains rouges des coups de fouet du cocher,sauta dans la chaise et prit les rênes.

« Braquez le revolver sur celui qui nous suit, s’il nous pressede trop près – non – sur son cheval plutôt », dit-il, en passantl’arme à la jeune fille.

Alors il attendit l’occasion de gagner le côté droit de laroute. Mais une fois dans le courant, il sembla perdre toutevolonté et faire partie de cette cohue poussiéreuse. Pris dans letorrent, ils traversèrent Chipping Barnet et ils firent un mille del’autre côté de la ville, avant d’avoir pu se frayer un passagejusqu’au bord opposé de la route. C’était un fracas et uneconfusion indescriptibles. Mais dans la ville et au-dehors, laroute bifurquait fréquemment, ce qui, en une certaine mesure,diminua la poussée.

Ils prirent un chemin vers l’est à travers Hadley et de chaquecôté de la route, en plusieurs endroits, ils trouvèrent unemultitude de gens buvant dans les ruisseaux, et quelques-uns sebattaient pour approcher plus vite. Plus loin, du haut d’unecolline, près de East Barnet, ils aperçurent deux trains avançantlentement, l’un suivant l’autre, sans signaux, montant vers lenord, fourmillant de gens juchés jusque sur les tenders. Mon frèresupposa qu’ils avaient dû s’emplir hors de Londres, car à ce momentla terreur affolée des gens avait rendu les gares terminusimpraticables.

Ils firent halte près de là, pendant tout le reste del’après-midi, car les émotions violentes de la journée les avaient,tous trois, complètement épuisés. Ils commençaient à souffrir de lafaim : le soir fraîchit, aucun d’eux n’osait dormir. Dans lasoirée, un grand nombre de gens passèrent à une allure précipitéesur la route, près de l’endroit où ils faisaient halte, des gensfuyant des dangers inconnus et retournant dans la direction d’oùmon frère venait.

Chapitre 17LE FULGURANT

Si les Martiens n’avaient eu pour but que de détruire, ilsauraient pu, dès le lundi, anéantir toute la population de Londrespendant qu’elle se répandait lentement à travers les comtésenvironnants. Des cohues frénétiques débordaient non seulement surla route de Barnet, mais sur celles d’Edgware et de Waltham Abbeyet au long des routes qui, vers l’est, vont à Southend et àShoeburyness, et, au sud de la Tamise, à Deal et à Broadstairs. Si,par ce matin de juin, quelqu’un se fût trouvé dans un ballonau-dessus de Londres, au milieu du ciel flamboyant, toutes lesroutes qui vont vers le nord et vers l’est, et où aboutissent lesenchevêtrements infinis des rues, eussent semblé pointillées denoir par les innombrables fugitifs, chaque point étant une agoniehumaine de terreur et de détresse physique. Je me suis étendulonguement dans le chapitre précédent sur la description que me fitmon frère de la route qui traverse Chipping Barnet, afin que leslecteurs puissent se rendre compte de l’effet que produisait, surceux qui en faisaient partie, ce fourmillement de taches noires.Jamais encore, dans l’histoire du monde, une pareille masse d’êtreshumains ne s’était mise en mouvement et n’avait souffert ensemble.Les hordes légendaires des Goths et des Huns, les plus vastesarmées qu’ait jamais vues l’Asie, se fussent perdues dans cedébordement. Ce n’était pas une marche disciplinée, mais une fuiteaffolée, une terreur panique gigantesque et terrible, sans ordre etsans but, six millions de gens sans armes et sans provisions,allant de l’avant à corps perdu. C’était le commencement de ladéroute de la civilisation, du massacre de l’humanité.

Immédiatement au-dessous de lui, l’aéronaute aurait vu, immenseet interminable, le réseau des rues, les maisons, les églises, lessquares, les places, les jardins déjà vides, s’étaler comme uneimmense carte, avec toute la contrée du Sud barbouillée de noir. Àla place d’Ealing, de Richmond, de Wimbledon, quelque plumemonstrueuse avait laissé tomber une énorme tache d’encre.Incessamment et avec persistance chaque éclaboussure noirecroissait et s’étendait, envoyant des ramifications de tous côtés,tantôt se resserrant entre des élévations de terrain, tantôtdégringolant rapidement la pente de quelque vallée nouvelle, de lamême façon qu’une tache s’étendrait sur du papier buvard.

Au-delà, derrière les collines bleues qui s’élèvent au sud de larivière, les Martiens étincelants allaient de-ci, de-là ;tranquillement et méthodiquement, ils étalaient leurs nuagesempoisonnés sur cette partie de la contrée, les balayant ensuiteavec leurs jets de vapeur, quand ils avaient accompli leur œuvre etprenant possession du pays conquis. Il semble qu’ils eurent moinspour but d’exterminer que de démoraliser complètement, et de rendreimpossible toute résistance. Ils firent sauter toutes lespoudrières qu’ils rencontrèrent, coupèrent les lignestélégraphiques et détruisirent en maints endroits les voiesferrées. On eût dit qu’ils coupaient les jarrets du genre humain.Ils ne paraissaient nullement pressés d’étendre le champ de leursopérations et ne parurent pas dans la partie centrale de Londres detoute cette journée. Il est possible qu’un nombre très considérablede gens soient restés chez eux, à Londres, pendant toute la matinéedu lundi. En tout cas, il est certain que beaucoup moururent dansleurs maisons, suffoqués par la Fumée Noire.

Jusque vers midi, le pool de Londres fut un spectacleindescriptible. Les steamboats et les bateaux de toute sorterestèrent sous pression, tandis que les fugitifs offraientd’énormes sommes d’argent, et l’on dit que beaucoup de ceux quigagnèrent les bateaux à la nage furent repoussés à coups de crocset se noyèrent. Vers une heure de l’après-midi, le reste amincid’un nuage de vapeur noire parut entre les arches du pont deBlackfriars. Le pool, à ce moment, fut le théâtre d’uneconfusion folle, de collisions et de batailles acharnées : pendantun instant une multitude de bateaux et de barques s’embarrassèrentet s’écrasèrent contre une arche du pont de la Tour ; lesmatelots et les mariniers durent se défendre sauvagement contre lesgens qui les assaillirent, car beaucoup se risquèrent à descendreau long des piles du pont.

Quand, une heure plus tard, un Martien apparut par-delà la tourde l’Horloge et disparut en aval, il ne flottait plus que desépaves depuis Limehouse.

J’aurai à parler plus tard de la chute du cinquième cylindre. Lesixième tomba à Wimbledon. Mon frère, qui veillait auprès desfemmes endormies dans la chaise au milieu d’une prairie, vit satraînée verte dans le lointain, au-delà des collines. Le mardi, lapetite troupe, toujours décidée à aller s’embarquer quelque part,se dirigea, à travers la contrée fourmillante, vers Colchester. Lanouvelle fut confirmée que les Martiens étaient maintenant enpossession de tout Londres : on les avait vus à Highgate et même,disait-on, à Neasdon. Mais mon frère ne les aperçut pour lapremière fois que le lendemain.

Ce jour-là, les multitudes dispersées commencèrent à sentir lebesoin urgent de provisions. À mesure que la faim augmentait, lesdroits de la propriété étaient de moins en moins respectés. Lesfermiers défendaient, les armes à la main, leurs étables, leursgreniers et leurs moissons. Beaucoup de gens maintenant, comme monfrère, se tournaient vers l’est, et même quelques âmes désespéréess’en retournaient vers Londres, avec l’idée d’y trouver de lanourriture. Ces derniers étaient surtout des gens des banlieues dunord qui ne connaissaient que par ouï-dire les effets de la FuméeNoire. Mon frère apprit que la moitié des membres du gouvernements’étaient réunis à Birmingham et que d’énormes quantités deviolents explosifs étaient rassemblées, pour établir des minesautomatiques creusées dans les comtés de Midland.

On lui dit aussi que la compagnie du Midland-Railway avaitsuppléé au personnel qui l’avait quittée le premier jour de lapanique, qu’elle avait repris le service et que les trainspartaient de St. Albans vers le nord, pour dégager l’encombrementdes environs de Londres. On afficha aussi, dans Chipping Ongar, unavis annonçant que d’immenses magasins de farine se trouvaient enréserve dans les villes du Nord et qu’avant vingt-quatre heures ondistribuerait du pain aux gens affamés des environs. Mais cettenouvelle ne le détourna pas du plan de salut qu’il avait formé ettous trois continuèrent pendant toute cette journée leur route versl’est. Ils ne virent de la distribution de pain que cettepromesse ; d’ailleurs, à vrai dire, personne n’en vit plusqu’eux. Cette nuit-là, le septième météore tomba sur Primrose Hill.Miss Elphinstone veillait – ce qu’elle faisait alternativement avecmon frère – et c’est elle qui vit sa chute.

Le mercredi, les trois fugitifs, qui avaient passé la nuit dansun champ de blé encore vert, arrivèrent à Chelmsford et là ungroupe d’habitants, s’intitulant : le Comitéd’Approvisionnement public, s’empara du poney comme provisionet ne voulut rien donner en échange, sinon la promesse d’en avoirun morceau le lendemain. Le bruit courait que les Martiens étaientà Epping, et l’on parlait aussi de la destruction des poudrières deWaltham Abbey, après une tentative de faire sauter l’un desenvahisseurs.

On avait posté des hommes dans les tours de l’église pour épierla venue des Martiens ; mon frère, très heureusement, comme lasuite le prouva, préféra pousser immédiatement vers la côte plutôtque d’attendre une problématique nourriture, bien que tous troisfussent fort affamés. Vers midi, ils traversèrent Tillingham qui,assez étrangement, parut être désert et silencieux, à part quelquespillards furtifs en quête de nourriture. Passé Tillingham, ils setrouvèrent soudain en vue de la mer, et de la plus surprenantemultitude de bateaux de toute sorte qu’il soit possibled’imaginer.

Car, dès qu’ils ne purent plus remonter la Tamise, les naviress’approchèrent des côtes d’Essex, à Harwich, à Walton, à Clacton,et ensuite à Foulness et à Shoebury, pour faire embarquer les gens.Tous ces vaisseaux étaient disposés en une courbe aux pointesrapprochées qui se perdaient dans le brouillard, vers la Naze. Toutprès du rivage pullulaient des masses de barques de pêche de toutesnationalités, anglaises, écossaises, françaises, hollandaises,suédoises, des chaloupes à vapeur de la Tamise, des yachts, desbateaux électriques ; plus loin, des vaisseaux de plus forttonnage, d’innombrables bateaux à charbon, de coquets naviresmarchands, des transports à bestiaux, des paquebots, des transportsà pétrole, des coureurs d’océan et même un vieux bâtiment toutblanc, des transatlantiques nets et grisâtres de Southampton et deHambourg, et tout au long de la côte bleue, de l’autre côté ducanal de Blackwater, mon frère put apercevoir vaguement unemultitude dense d’embarcations trafiquant avec les gens du rivageet s’étendant jusqu’à Maldon.

À deux milles en mer se trouvait un cuirassé très bas sur l’eau,semblable presque, suivant l’expression de mon frère, à une épave àdemi submergée. C’était le cuirassé Le Fulgurant, le seulbâtiment de guerre en vue ; mais tout au loin, vers la droite,sur la surface plane de la mer, car c’était jour de calme plat,s’étendait une sorte de serpent de fumée noire, indiquant lescuirassés de l’escadre de la Manche qui se tenaient sous pressionen une longue ligne, prêts à l’action, barrant l’estuaire de laTamise, pendant toute la durée de la conquête martienne, vigilants,et cependant impuissants à rien empêcher.

À la vue de la mer, Mme Elphinstone, malgré les assurances de sabelle-sœur, s’abandonna au désespoir. Elle n’avait encore jamaisquitté l’Angleterre ; elle disait qu’elle aimerait mieuxmourir plutôt que de se voir seule et sans amis dans un paysétranger, et autres sornettes de ce genre. La pauvre femme semblaits’imaginer que les Français et les Martiens étaient de la mêmeespèce. Pendant le voyage des deux derniers jours, elle étaitdevenue de plus en plus nerveuse, apeurée et déprimée. Sa seuleidée était de retourner à Stanmore. On retrouverait George àStanmore…

Ils eurent les plus grandes difficultés à la faire descendrejusqu’à la plage, d’où bientôt mon frère réussit à attirerl’attention d’un steamer à aubes qui sortait de la Tamise. Unebarque fut envoyée, qui les amena à bord à raison de trente-sixlivres (neuf cents francs) pour eux trois. Le steamer allait àOstende, leur dit-on.

Il était près de deux heures lorsque mon frère ayant payé leprix de leur passage, au passavant, se trouva sain et sauf, avecles deux femmes dont il avait pris la charge, sur le pont dusteamboat. Ils trouvèrent de la nourriture à bord, bien qu’à desprix exorbitants, et ils réussirent à prendre un repas sur l’un dessièges de l’avant.

Il y avait déjà à bord une quarantaine de passagers, dont laplupart avaient employé leur dernier argent à s’assurer lepassage ; mais le capitaine resta dans le canal de Blackwaterjusqu’à cinq heures du soir, acceptant un si grand nombre depassagers que le pont fut dangereusement encombré. Il seraitprobablement resté plus longtemps, s’il n’était venu du Sud, versce moment, le bruit d’une canonnade. Comme pour y répondre, lecuirassé tira un coup de canon et hissa une série de pavillons etde signaux : des volutes de fumée jaillirent de ses cheminées.

Certains passagers émirent l’opinion que cette canonnade venaitde Shoeburyness, et l’on s’aperçut que le bruit devenait de plus enplus fort. Au même moment, très loin dans le sud-est, les mâts etles œuvres mortes de trois cuirassés montèrent tour à tour hors dela mer sous des nuées de fumée noire. Mais l’attention de mon frèrerevint bien vite à la canonnade lointaine qui s’entendait dans lesud. Il crut voir une colonne de fumée monter dans la brume grise.Le petit steamer fouettait déjà l’eau, se dirigeant à l’est de lagrande courbe des embarcations, et les côtes basses d’Essexs’abaissaient dans la brume bleuâtre, lorsqu’un Martien parut,petit et faible dans la distance, s’avançant au long de la côte etsemblant venir de Foulness. À cette vue, le capitaine, plein decolère et de peur, se mit à sacrer et à hurler à tue-tête, semaudissant de s’être attardé, et les aubes semblèrent atteintes desa terreur. Tout le monde à bord se tenait contre le bastingage ousur les bancs du pont, contemplant cette forme lointaine, plushaute que les arbres et les clochers, qui s’avançait à loisir ensemblant parodier la marche humaine.

C’était le premier Martien que mon frère voyait et, plus étonnéque terrifié, il suivit des yeux ce Titan qui se lançaitdélibérément à la poursuite des embarcations et, à mesure que lacôte s’éloignait, s’enfonçait de plus en plus dans l’eau.

Alors, au loin, par-delà le canal de Crouch, un autre parut,enjambant des arbres rabougris, puis un troisième, plus loinencore, enfoncé profondément dans des couches de vase brillante quisemblaient suspendues entre le ciel et l’eau. Ils s’avançaient tousvers la mer, comme s’ils eussent voulu couper la retraite desinnombrables vaisseaux qui se pressaient entre Foulness et le Naze.Malgré les efforts haletants des machines du petit bateau à aubeset l’abondante écume que lançaient ses roues, il ne fuyait qu’avecune terrifiante lenteur devant cette sinistre poursuite.

Portant ses regards vers le nord-ouest, mon frère vit la largecourbe des embarcations et des navires déjà secouée par l’épouvantequi planait ; un navire passait derrière une barque, un autrese tournait, l’avant vers la pleine mer. Des paquebots sifflaientet vomissaient des nuages de vapeur ; des voiliers larguaientleurs voiles ; des chaloupes à vapeur se faufilaient entre lesgros navires. Il était si fasciné par cette vue et par le dangerqui s’avançait à gauche qu’il ne vit rien de ce qui se passait versla pleine mer. Un brusque virage que fit le vapeur pour éviterd’être coulé bas le fit tomber, tout de son long, du banc surlequel il était monté. Il y eut un grand cri tout autour de lui, unpiétinement et une acclamation à laquelle il lui sembla qu’onrépondait faiblement. Le bateau tira une embardée et il fut denouveau sur les mains.

Il se remit debout et vit à tribord, à cent mètres à peine deleur bateau tanguant et roulant, une vaste lame d’acier qui, commeun soc de charrue, séparait les flots, les lançant de chaque côté,en d’énormes vagues écumeuses qui bondissaient contre le petitsteamer, le soulevant, tandis que ses aubes tournaient à vide dansl’air, puis le laissant retomber au point de le submerger.

Une douche d’embrun aveugla mon frère pendant un instant. Quandil put rouvrir les yeux, le monstre était passé et courait à toutevitesse vers la terre. D’énormes tourelles d’acier se dressaientsur sa haute structure, d’où deux cheminées se projetaient,crachant un souffle de fumée et de feu dans l’air. Le cuirasséLe Fulgurant venait à toute vapeur au secours des naviresmenacés.

Se cramponnant contre le bastingage, pour se maintenir deboutsur le pont malgré le tangage, mon frère porta de nouveau sesregards sur les Martiens : il les vit tous trois rassemblésmaintenant, et tellement avancés dans la mer que leur triplesupport était entièrement submergé. Ainsi amoindris et vus danscette lointaine perspective, ils paraissaient beaucoup moinsformidables que l’immense masse d’acier dans le sillage de laquellele petit steamer tanguait si péniblement. Les Martiens semblaientconsidérer avec étonnement ce nouvel antagoniste. Peut-être que,dans leur esprit, le cuirassé leur semblait un géant pareil à eux.Le Fulgurant ne tira pas un coup de canon, mais s’avançaseulement à toute vapeur contre eux : ce fut sans doute parce qu’ilne tira pas qu’il put s’approcher aussi près qu’il le fit del’ennemi. Les Martiens ne savaient que faire. Un coup de canon, etle Rayon Ardent eût envoyé immédiatement le cuirassé au fond de lamer.

Il allait à une vitesse telle qu’en une minute il parut avoirfranchi la moitié du chemin qui séparait le steamboat des Martiens– masse noire qui diminuait contre la bande horizontale de la côted’Essex.

Soudain le plus avancé des Martiens abaissa son tube etdéchargea contre le cuirassé un de ses projectiles suffocants. Ill’atteignit à bâbord : l’obus glissa avec un jet noirâtre etricocha au loin sur la mer en dégageant un torrent de Fumée Noire,auquel le cuirassé échappa. Il semblait aux gens qui du steamervoyaient la scène, ayant le soleil dans les yeux et près de lasurface des flots, il leur semblait que le cuirassé avait déjàrejoint les Martiens. Ils virent les formes géantes se séparer etsortir de l’eau à mesure qu’elles regagnaient le rivage ; l’undes Martiens leva le générateur du Rayon Ardent qu’il pointaobliquement vers la mer, et, à son contact, des jets de vapeurjaillirent des vagues. Le Rayon dut passer sur le flanc du navirecomme un morceau de fer chauffé à blanc sur du papier.

Une soudaine lueur bondit à travers la vapeur qui s’élevait etle Martien chancela et trébucha. Au même instant, il était renverséet une volumineuse quantité d’eau et de vapeur fut lancée à unehauteur énorme dans l’air. L’artillerie du Fulgurantrésonna à travers le tumulte, les pièces tirant l’une aprèsl’autre ; un projectile fit éclabousser l’eau non loin dusteamer, ricocha vers les navires qui fuyaient vers le nord et unebarque fut fracassée en mille morceaux.

Mais nul n’y prit garde. En voyant s’écrouler le Martien, lecapitaine vociféra des hurlements inarticulés, et la foule despassagers, sur l’arrière du steamer, poussa un même cri. Un instantaprès, une autre acclamation leur échappait, car, surgissantpar-delà le tumulte blanchâtre, le cuirassé long et noirs’avançait, des flammes s’élançaient de ses parties moyennes, sesventilateurs et ses cheminées crachaient du feu.

Le Fulgurant n’avait pas été détruit : le gouvernail,semblait-il, était intact et ses machines fonctionnaient. Il allaitdroit sur un second Martien et se trouvait à moins de cent mètresde lui quand le Rayon Ardent l’atteignit. Alors, avec une violentedétonation et une flamme aveuglante, ses tourelles, ses cheminéessautèrent. La violence de l’explosion fit chanceler le Martien, etau même instant, l’épave enflammée, lancée par l’impulsion de sapropre vitesse, le frappait et le démolissait comme un objet decarton. Mon frère poussa un cri involontaire. De nouveau, ce ne futplus qu’un tumulte bouillonnant de vapeur.

« Deux ! » hurla le capitaine.

Tout le monde poussait des acclamations. Le steamer entier d’unbout à l’autre trépignait de cette joie frénétique qui gagna, un àun, les innombrables navires et embarcations qui s’en allaient versla pleine mer.

Pendant plusieurs minutes la vapeur qui s’élevait au-dessus del’eau cacha à la fois le troisième Martien et la côte.

Les aubes du bateau n’avaient cessé de frapper régulièrement lesvagues, s’éloignant du lieu du combat ; quand enfin cetteconfusion se dissipa, un nuage traînant de Fumée Noire s’interposa,et on ne distingua plus rien du Fulgurant ni du troisièmeMartien. Mais les autres cuirassés étaient tout près maintenant, sedirigeant vers le rivage.

Le petit vaisseau continua sa route vers la pleine mer, etlentement les cuirassés disparurent vers la côte, que cachaitencore un nuage marbré de brouillard opaque fait en partie devapeur et en partie de Fumée Noire, tourbillonnant et se combinantde la plus étrange manière. La flotte des fuyards s’éparpillaitvers le nord – est ; plusieurs barques, toutes voiles dehors,cinglaient entre les cuirassés et le steamboat. Au bout d’uninstant et avant qu’ils n’eussent atteint l’épais nuage noir, lesbâtiments de guerre prirent la direction du nord, puis brusquementvirèrent de bord et disparurent vers le sud dans la brume du soirqui tombait. Les côtes devinrent indécises, puis indistinctes,parmi les bandes basses de nuages qui se rassemblaient autour dusoleil couchant.

Soudain, hors de la brume dorée du crépuscule, parvint l’échodes détonations d’artillerie, et des formes se dessinèrent, ombresnoires qui bougeaient. Tout le monde voulut s’approcher des lissesd’appui, afin d’apercevoir ce qui se passait dans la fournaiseaveuglante de l’occident. Mais on ne pouvait rien distinguerclairement. Une masse énorme de fumée s’éleva obliquement et barrale disque du soleil. Le steamboat continuait sa route, haletant,dans une inquiétude interminable.

Le soleil s’enfonça dans les nuages gris, le ciel rougeoya, puiss’obscurcit, l’étoile du soir tremblota dans la pénombre. C’étaitla nuit. Tout à coup, le capitaine poussa un cri et tendit le brasvers le lointain. Mon frère écarquilla les yeux. Hors de l’horizongrisâtre quelque chose monta dans le ciel, monta obliquement ettrès rapidement dans la lumineuse clarté, au-dessus des nuages duciel occidental, un objet plat, large et vaste qui décrivit unecourbe immense, diminua peu à peu, s’enfonça lentement ets’évanouit dans le mystère gris de la nuit. Quand il eut disparu,on eût dit qu’il pleuvait des ténèbres.

Partie 2
LA TERRE AU POUVOIR DES MARTIENS

Chapitre 1SOUS LE TALON

Après avoir raconté ce qui était arrivé à mon frère, je vaisreprendre le récit de mes propres aventures où je l’ai laissé, aumoment où le vicaire et moi étions entrés nous cacher dans unemaison d’Halliford, dans l’espoir d’échapper à la Fumée Noire. Nousy demeurâmes toute la nuit du dimanche et le jour suivant – le jourde la panique – comme dans une petite île d’air pur, séparés dureste du monde par un cercle de vapeur suffocante. Nous n’avionsqu’à attendre dans une oisiveté angoissante, et c’est ce que nousfîmes pendant ces deux interminables jours.

Mon esprit était plein d’anxiété en pensant à ma femme. Je me lareprésentais à Leatherhead, terrifiée, en danger et me pleurantdéjà. J’allais et venais dans cette maison, pleurant de rage àl’idée d’être ainsi séparé d’elle, songeant à tout ce qui pouvaitlui arriver en mon absence. Je savais que mon cousin était assezbrave pour affronter toute circonstance, mais il n’était pas hommeà mesurer les choses d’un coup d’œil et à se décider promptement.Ce qu’il fallait maintenant, ce n’était pas de la bravoure, mais dela réflexion et de la prudence. Ma seule consolation était desavoir que les Martiens s’avançaient vers Londres et tournaientainsi le dos à Leatherhead. Toutes ces vagues craintes mesurexcitaient l’esprit. Bientôt, je me sentis fatigué et irrité desperpétuelles jérémiades du vicaire. Son égoïste désespoirm’impatientait. Après quelques remontrances sans effet, je me tinséloigné de lui dans une pièce qui contenait des globes, des bancset des tables, des cahiers et des livres et qui était évidemmentune salle de classe. Quand il vint m’y rejoindre, je montai ausommet de la maison et m’enfermai dans un débarras, afin de resterseul avec mes pensées douloureuses et ma misère.

Pendant toute cette journée et le matin suivant, nous fûmesabsolument cernés par la Fumée Noire. Le dimanche soir, nous eûmesdes indices que la maison voisine était habitée : une figurederrière une fenêtre, des lumières allant et venant, le claquementd’une porte qu’on fermait. Mais je ne sus qui étaient ces gens nice qu’il advint d’eux. Nous ne les aperçûmes plus le lendemain. LaFumée Noire descendit, en flottant lentement, vers la rivière,pendant toute la matinée du lundi, passant de plus en plus près denous et disparaissant enfin sans s’être avancée plus loin que lebord de la route, devant la maison où nous étions réfugiés.

Vers midi, un Martien parut au milieu des champs, déblayantl’atmosphère avec un jet de vapeur surchauffée, qui sifflait contreles murs, brisait toutes les vitres qu’il touchait et brûla lesmains du vicaire au moment où il quittait précipitamment la piècede devant. Quand enfin nous nous glissâmes hors des pièces trempéeset que nous jetâmes un regard au-dehors, on eût dit qu’unetourmente de neige noire avait passé sur la contrée vers le nord.Tournant nos yeux vers le fleuve, nous fûmes surpris de voird’inexplicables rougeurs se mêler aux taches noires des prairiesdesséchées.

Pendant un moment, nous ne pûmes nous rendre compte duchangement apporté à notre position, sinon que nous étions délivrésde notre crainte de la Fumée Noire. Bientôt je m’aperçus que nousn’étions plus cernés, que maintenant nous pourrions nous en aller.Dès que je fus sûr qu’il y avait moyen de s’échapper, mon désird’activité revint, mais le vicaire restait léthargique etdéraisonnable.

« Ici, nous sommes en sûreté, répétait-il ; en sûreté, ensûreté ! »

Je résolus de l’abandonner – que ne l’ai-je fait ! Plussage maintenant et profitant de la leçon de l’artilleur, jecherchai à me munir de nourriture et de boisson. J’avais trouvé del’huile et des chiffons pour mes brûlures ; je pris aussi unchapeau et une chemise de flanelle que je découvris dans l’une deschambres à coucher. Quand le vicaire comprit que j’allais partirseul, étant décidé à m’en aller sans lui, il se leva soudain pourme suivre. Et tout étant calme dans l’après-midi, nous nous mîmesen route vers cinq heures, autant que je peux le présumer, nousdirigeant vers Sunbury, au long du chemin tout noirci.

Dans Sunbury, et par intervalles sur la route, nous rencontrâmesdes cadavres de chevaux et d’hommes, gisant en attitudescontorsionnées, des charrettes et des bagages renversés et couvertsd’une épaisse couche de poussière noire. Ce linceul de cendrepoudreuse me faisait penser à ce que j’avais lu de la destructionde Pompéi. L’esprit hanté de ces spectacles étranges, nousarrivâmes sans mésaventure à Hampton Court, et là, nos yeux eurentun réel soulagement à trouver un espace vert qui avait échappé aunuage suffocant. Nous traversâmes le parc de Bushey, où des daimset des cerfs allaient et venaient sous les marronniers ; à unecertaine distance, des hommes et des femmes – les premiers êtresque nous ayons rencontrés encore – se hâtaient vers HamptonCourt ; nous passâmes ainsi à Twickenham.

Au loin, les bois, par-delà Ham et Petersham, brûlaient encore.Twickenham n’avait souffert ni du Rayon Ardent, ni de la FuméeNoire, et il y avait encore dans ces localités des gens en grandnombre, mais personne ne put nous donner de nouvelles. Pour laplupart, les habitants profitaient, comme nous, d’une accalmie pourchanger de quartiers. J’eus l’impression qu’une certaine quantitéde maisons étaient encore occupées par leurs habitants épouvantés,trop effrayés sans doute pour essayer de fuir. Les signes d’unedébandade hâtive abondaient le long du chemin. Je me rappelle trèsvivement trois bicyclettes brisées et enfoncées dans le sol par lesroues des voitures qui suivirent. Nous traversâmes le pont deRichmond vers huit heures et demie, fort précipitamment, car on s’ytrouvait trop exposé, et je remarquai, descendant le courant, uncertain nombre de masses rouges. Je ne savais pas ce que c’était,n’ayant pas le temps d’examiner longuement, mais je me fis à leurpropos des idées beaucoup plus horribles qu’il ne fallait. Là,encore, sur la rive du Surrey, la poussière noire qui avait été dela fumée s’étalait, recouvrant des cadavres – en tas aux abords dela station – mais nous n’aperçûmes rien des Martiens avantd’arriver près de Barnes.

Dans la distance, parmi le paysage noirci, nous vîmes un groupede trois personnes descendant à toutes jambes un chemin de traversequi menait vers le fleuve – autrement tout semblait désert. Au hautde la colline, les maisons de Richmond brûlaient activement, maishors de la ville il n’y avait nulle part trace de Fumée Noire.

Tout à coup, comme nous approchions de Kew, des gens passèrenten courant et les parties hautes d’une machine martienne parurentau-dessus des maisons, à moins de cent mètres de nous. L’imminencedu danger nous frappa de stupeur, car si le Martien avait regardéautour de lui nous eussions immédiatement péri. Nous étions siterrifiés que nous n’osâmes pas continuer, et que nous nous jetâmesde côté, cherchant un abri sous un hangar dans un coin, pleurant ensilence et refusant de bouger.

Mon idée fixe de parvenir à Leatherhead ne me laissait pas derepos, et de nouveau je m’aventurai au-dehors, dans la nuittombante. Je traversai un endroit tout planté d’arbustes, suivis unpassage au long d’une grande maison qui avait tenu bon sur sesbases et je débouchai ainsi sur la route de Kew. Le vicaire, quej’avais laissé sous le hangar, me rattrapa bientôt en courant.

Ce second départ fut la chose la plus témérairement folle que jefis jamais, car il était évident que les Martiens nousenvironnaient. À peine le vicaire m’eut-il rejoint que nousaperçûmes la première machine martienne, ou peut-être même uneautre, au loin par-delà les prairies qui s’étendent jusqu’à KewLodge. Quatre ou cinq petites formes noires se sauvaient devantelle, parmi le vert grisâtre des champs, car, selon touteapparence, le Martien les poursuivait. En trois enjambées, il eutrattrapé ces pauvres êtres qui se mirent à fuir dans toutes lesdirections. Il ne se servit pas du Rayon Ardent pour les détruire,mais les ramassa un par un ; il dut les mettre dans l’espècede grand récipient métallique qui faisait saillie derrière lui, àla façon dont une hotte pend aux épaules du chiffonnier.

L’idée me vint alors que les Martiens pouvaient avoir d’autresintentions que de détruire l’humanité bouleversée. Nous restâmes uninstant comme pétrifiés, puis tournant les talons et escaladant unebarrière qui fermait un jardin clos de murs, nous tombâmesheureusement dans une sorte de fosse où nous nous terrâmes, jusqu’àce que la nuit fût noire, osant à peine échanger quelques mots àvoix basse.

Il devait bien être onze heures quand nous prîmes le courage denous remettre en chemin, ne nous risquant plus sur la route, maisnous glissant furtivement au long de haies et de plantations, levicaire épiant à droite et moi à gauche, essayant de pénétrer lesténèbres, de crainte des Martiens qui, nous semblait-il, allaientsurgir à chaque instant autour de nous. Un moment, nous piétinâmesdans un endroit brûlé et noirci, presque refroidi alors et plein decendres, où gisaient des corps d’hommes, la tête et le bustehorriblement brûlés, mais les jambes et les bottes presqueintactes ; et aussi des cadavres de chevaux, derrière unerangée de canons éventrés et de caissons brisés.

Sheen paraissait avoir échappé à la destruction, mais tout yétait silencieux et désert. Nous ne rencontrâmes là aucun cadavre,et la nuit était trop sombre pour nous permettre de voir dans lesrues transversales. Soudain, mon compagnon se plaignit de lafatigue et de la soif et nous décidâmes d’explorer quelques-unesdes maisons de l’endroit.

La première où nous entrâmes, après avoir eu quelque difficultéà ouvrir la fenêtre, était une petite villa écartée, et je n’ytrouvai rien de mangeable qu’un peu de fromage moisi. Il y avaitpourtant de l’eau, dont nous bûmes, et je me munis d’une hachettequi promettait d’être utile dans notre prochaine effraction.

Nous traversâmes la route à un endroit où elle fait un coudepour aller vers Mortlake. Là, s’élevait une maison blanche aumilieu d’un jardin entouré de murs ; dans l’office nousdécouvrîmes une réserve de nourriture – deux pains entiers, unetranche de viande crue et la moitié d’un jambon. Si j’en dresse uncatalogue aussi précis, c’est que nous allions être obligés desubsister sur ces provisions pendant la quinzaine qui suivit. Aufond d’un placard, il y avait aussi des bouteilles de bière, deuxsacs de haricots blancs et quelques laitues ; cet officedonnait dans une sorte de laverie, d’arrière-cuisine, où setrouvaient un tas de bois et un buffet qui renfermait une douzainede bouteilles de vin rouge, des soupes et des poissons de conserveet deux boîtes de biscuits.

Nous nous assîmes dans la cuisine adjacente, demeurant dansl’obscurité – car nous n’osions pas même faire craquer uneallumette – et nous mangeâmes du pain et du jambon et nous vidâmesune bouteille de bière. Le vicaire, encore timoré et inquiet, étaitd’avis, assez étrangement, de se remettre en routesur-le-champ ; j’insistais pour qu’il réparât ses forces enmangeant, quand arriva la chose qui devait nous emprisonner.

« Il n’est sans doute pas encore minuit », disais-je, et au mêmemoment nous fûmes aveuglés par un éclat de vive lumière verte.

Tous les objets que contenait la cuisine se dessinèrentvivement, clairement visibles avec leurs parties vertes et leursombres noires, puis tout s’évanouit. Instantanément, il y eut unchoc tel que je n’en entendis jamais auparavant ni depuis d’aussiformidable. Suivant ce choc de si près qu’elle parut êtresimultanée, une secousse se produisit, avec, tout autour de nous,des bruits de verrerie brisée, des craquements et un fracas demaçonnerie qui s’écroule ; au même moment le plafond s’abattitsur nous, se brisant en une multitude de fragments sur nos têtes.Je fus projeté contre la poignée du four, renversé sur le plancheret je restai étourdi. Mon évanouissement dura longtemps, me dit levicaire ; quand je repris mes sens nous étions encore dans lesténèbres et il me tamponnait avec une compresse tandis que safigure, comme je m’en aperçus après, était couverte du sang d’uneblessure qu’il avait reçue au front.

Pendant un certain temps, il me fut impossible de me rappeler cequi était arrivé. Puis les choses me revinrent lentement et jesentis à ma tempe la douleur d’une contusion.

« Vous sentez-vous mieux ? » demanda le vicaire à voix trèsbasse.

À la fin, je pus lui répondre et cherchai à me redresser.

« Ne bougez pas, dit-il, le plancher est couvert de débris devaisselle. Vous ne pouvez guère remuer sans faire de bruit, et jecrois bien qu’ils sont là, dehors. »

Nous demeurâmes un instant assis, dans un grand silence etretenant notre souffle. Tout semblait mortellement tranquille, bienque de temps en temps autour de nous, quelque chose, plâtras oumorceau de brique, tombât avec un bruit qui retentissait partout.Au-dehors et très près, s’étendait un grincement métalliqueintermittent.

« Entendez-vous, demanda le vicaire, quand le bruit se produisitde nouveau.

– Oui, répondis-je, mais qu’est-ce ?

– Un Martien ! » dit le vicaire.

J’écoutai de nouveau.

« Ça ne ressemble pas au bruit du Rayon Ardent », dis-je, etpendant un moment j’inclinai à croire que l’une des grandesmachines avait trébuché contre la maison, comme j’en avais vu unese heurter à la tour de l’église de Shepperton.

Notre situation était si étrange et si incompréhensible que,pendant trois ou quatre heures, jusqu’à ce que vînt l’aurore, nousbougeâmes à peine. Alors la lumière s’infiltra, non pas par lafenêtre qui demeura obscure, mais par une ouverture triangulaireentre une poutre et un tas de briques rompues, dans le mur derrièrenous. Pour la première fois nous pûmes vaguement apercevoirl’intérieur de la cuisine.

La fenêtre avait cédé sous une masse de terre végétale qui,recouvrant la table où nous avions pris notre repas, arrivaitjusqu’à nos pieds. Au-dehors le sol était entassé très haut contrela maison ; dans l’embrasure de la fenêtre, nous pouvions voirun fragment de conduite d’eau arrachée. Le plancher était jonché dequincaillerie brisée ; l’extrémité de la cuisine, accotéecontre la maison, avait été écrasée, et comme le jour entrait parlà, il était évident que la plus grande partie de la maison s’étaitécroulée. Contrastant vivement avec ces ruines, le dressoir net etpropre, teinté de vert pâle – le vernis à la mode – était restédebout avec un certain nombre d’ustensiles de cuivre etd’étain ; le papier peint imitait les carreaux de faïencebleus et blancs, et deux gravures autrefois coloriées flottait aumur de la cuisine, au-dessus du fourneau.

Quand l’aube devint plus claire, nous pûmes mieux distinguer, àtravers la brèche du mur, le corps d’un Martien, en sentinelle,sans doute, auprès d’un cylindre encore étincelant. À cette vue,nous nous retirâmes à quatre pattes avec toutes les précautionspossibles, hors de la demi-clarté de la cuisine, dans l’obscuritéde la laverie.

Brusquement, me vint à l’esprit l’exacte interprétation de ceschoses.

« Le cinquième cylindre, murmurai-je, le cinquième projectile deMars est tombé sur la maison et l’a enterrée sous ses ruines. »

Un instant le vicaire garda le silence, puis il murmura :

« Dieu aie pitié de nous ! »

Je l’entendis bientôt pleurnicher tout seul.

À part le bruit qu’il faisait, nous étions absolumenttranquilles dans la laverie. Pour ma part, j’osais à peine respireret je restais assis, les yeux fixés sur la faible clartéqu’encadrait la porte de la cuisine. J’apercevais juste la figuredu vicaire, un ovale indistinct, son faux col et ses manchettes.Au-dehors commença un martèlement métallique, puis il y eut unesorte de cri violent et ensuite, après un intervalle de silence, unsifflement pareil à celui d’une machine à vapeur. Ces bruits, pourla plupart problématiques, reprirent par intermittences, etsemblèrent devenir plus fréquents à mesure que le temps passait.Bientôt, des secousses cadencées et des vibrations, qui faisaienttout trembler autour de nous, firent sans interruption sauter etrésonner la vaisselle de l’office. Une fois, la lueur fut éclipséeet le fantastique cadre de la porte de la cuisine devint absolumentsombre ; nous dûmes rester blottis pendant maintes heures,silencieux et tremblants jusqu’à ce que notre attention lassedéfaillît…

Enfin, je m’éveillai, très affamé. Je suis enclin à croire quela plus grande partie de la journée dut s’écouler avant que nous nenous réveillions. Ma faim était si impérieuse qu’elle m’obligea àbouger. Je dis au vicaire que j’allais chercher de la nourriture etje me dirigeai à tâtons vers l’office.

Il ne me répondit pas, mais dès que j’eus commencé à manger, leléger bruit que je faisais le décida à se remuer, et je l’entendisvenir en rampant.

Chapitre 2DANS LA MAISON EN RUINE

Après avoir mangé, nous regagnâmes la laverie, et je dusm’assoupir de nouveau, car, m’éveillant tout à coup, je me trouvaiseul. Les secousses régulières continuaient avec une persistancepénible. J’appelai plusieurs fois le vicaire à voix basse et medirigeai à la fin du côté de la cuisine. Il faisait encore jour etje l’aperçus à l’autre bout de la pièce contre la brèchetriangulaire qui donnait vue sur les Martiens. Ses épaules étaientcourbées, de sorte que je ne pouvais voir sa tête.

J’entendais des bruits assez semblables à ceux de machinesd’usines, et tout était ébranlé par les vibrations cadencées. Àtravers l’ouverture du mur, je pouvais voir la cime d’un arbreteintée d’or, et le bleu profond du ciel crépusculaire ettranquille. Pendant une minute ou deux je restai là, regardant levicaire, puis j’avançai pas à pas et avec d’extrêmes précautions aumilieu des débris de vaisselle qui encombraient le plancher.

Je touchai la jambe du vicaire et il tressaillit si violemmentqu’un fragment de la muraille se détacha et tomba au-dehors avecfracas. Je lui saisis le bras, craignant qu’il ne se mît à crier,et pendant un long moment nous demeurâmes terrés là, immobiles.Puis je me retournai pour voir ce qui restait de notre rempart. Leplâtre, en se détachant, avait ouvert une fente verticale dans lesdécombres, et, me soulevant avec précaution contre une poutre, jepouvais voir par cette brèche ce qu’était devenue la tranquilleroute suburbaine de la veille. Combien vaste était le changementque nous pouvions ainsi contempler.

Le cinquième cylindre avait dû tomber au plein milieu de lamaison que nous avions d’abord visitée. Le bâtiment avait disparu,complètement écrasé, pulvérisé et dispersé par le choc. Le cylindres’était enfoncé plus profondément que les fondations, dans un troubeaucoup plus grand que celui que j’avais vu à Woking. Le sol avaitéclaboussé, de tous les côtés, sous cette terrible chute – «éclaboussé » est le seul mot – des tas énormes de terre quicachaient les maisons voisines. Il s’était comporté exactementcomme de la boue sous un violent coup de marteau. Notre maisons’était écroulée en arrière ; la façade, même celle durez-de-chaussée, avait été complètement détruite ; par hasard,la cuisine et la laverie avaient échappé et étaient enterrées sousla terre et les décombres ; nous étions enfermés de toutesparts sous des tonnes de terre, sauf du côté du cylindre ;nous nous trouvions donc exactement sur le bord du grand troucirculaire que les Martiens étaient occupés à faire ; les sonssourds et réguliers que nous entendions venaient évidemment dederrière nous et, de temps en temps, une brillante vapeur grisemontait comme un voile devant l’ouverture de notre cachette.

Au centre du trou, le cylindre était déjà ouvert ; sur lebord opposé, parmi la terre, le gravier et les arbustes brisés,l’une des grandes machines de combat des Martiens, abandonnée parses occupants, se tenait debout, raide et géante, contre le ciel dusoir. Bien que, pour plus de commodité, je les aie décrits enpremier lieu, je n’aperçus d’abord presque rien du trou ni ducylindre ; mon attention fut absorbée par un extraordinaire etscintillant mécanisme que je voyais à l’œuvre au fond del’excavation, et par les étranges créatures qui rampaientpéniblement et lentement sur les tas de terre.

Le mécanisme, certainement, frappa d’abord ma curiosité. C’étaitl’un de ces systèmes compliqués, qu’on a appelés depuis Machines àMains, et dont l’étude a donné déjà une si puissante impulsion audéveloppement de la mécanique terrestre. Telle qu’elle m’apparut,elle présentait l’aspect d’une sorte d’araignée métallique aveccinq jambes articulées et agiles, ayant autour de son corps unnombre extraordinaire de barres, de leviers articulés, et detentacules qui touchaient et prenaient. La plupart de ses brasétaient repliés, mais avec trois longs tentacules elle attrapaitdes tringles, des barres qui garnissaient le couvercle etapparemment renforçaient les parois du cylindre. À mesure que lestentacules les prenaient, tous ces objets étaient déposés sur untertre aplani.

Le mouvement de la machine était si rapide, si complexe et siparfait que, malgré les reflets métalliques, je ne pus croire aupremier abord que ce fût un mécanisme. Les engins de combat étaientcoordonnés et animés à un degré extraordinaire, mais rien encomparaison de ceci. Ceux qui n’ont pas vu ces constructions, etn’ont pour se renseigner que les imaginations inexactes desdessinateurs, ou les descriptions forcément imparfaites de témoinsoculaires, peuvent difficilement se faire une idée de l’impressiond’organismes vivants qu’elles donnaient.

Je me rappelle les illustrations de l’une des premièresbrochures qui prétendaient donner un récit complet de la guerre.Évidemment, l’artiste n’avait fait qu’une étude hâtive des machinesde combat et à cela se bornait sa connaissance de la mécaniquemartienne. Il avait représenté des tripodes raides, sans aucuneflexibilité ni souplesse, avec une monotonie d’effet absolumenttrompeuse. La brochure qui contenait ces renseignements eut unevogue considérable et je ne la mentionne ici que pour mettre lelecteur en garde contre l’impression qu’il en peut garder. Toutcela ne ressemblait pas plus aux Martiens que je vis à l’œuvrequ’un poupard de carton ne ressemble à un être humain. À mon avis,la brochure eût été bien meilleure sans ces illustrations.

D’abord, ai-je dit, la Machine à Mains ne me donna pasl’impression d’un mécanisme, mais plutôt d’une créature assezsemblable à un crabe, avec un tégument étincelant, qui était leMartien, actionnant et contrôlant les mouvements de ses membresmultiples au moyen de ses délicats tentacules, et semblant être,simplement, l’équivalent de la partie cérébrale du crabe. Je perçusalors la ressemblance de son tégument gris-brun, brillant, ayantl’aspect du cuir, avec celui des autres corps rampantsenvironnants, et la véritable nature de cet adroit ouvrierm’apparut sous son vrai jour. Après cette découverte, mon intérêtse porta vers les autres créatures – les Martiens réels. J’avais eud’eux, déjà, une impression passagère, et la nausée que j’avaisressentie alors ne revint pas troubler mon observation. D’ailleurs,j’étais bien caché et immobile sans aucune nécessité de bouger.

Je voyais maintenant que c’étaient les créatures les moinsterrestres qu’il soit possible de concevoir. Ils étaient formésd’un grand corps rond, ou plutôt d’une grande tête ronde d’environquatre pieds de diamètre et pourvue d’une figure. Cette facen’avait pas de narines – à vrai dire les Martiens ne semblent pasavoir été doués d’odorat – mais possédait deux grands yeux sombres,immédiatement au-dessous desquels se trouvait une sorte de beccartilagineux. Derrière cette tête ou ce corps – car je ne saisvraiment lequel de ces deux termes employer – était une seulesurface tympanique tendue, qu’on a su depuis être anatomiquementune oreille, encore qu’elle dût leur être presque entièrementinutile dans notre atmosphère trop dense. En groupe autour de labouche, seize tentacules minces, presque des lanières, étaientdisposés en deux faisceaux de huit chacun. Depuis lors, avec assezde justesse, le professeur Stowes, le distingué anatomiste, a nomméces deux faisceaux des mains. La première fois, même, que j’aperçusles Martiens, ils paraissaient s’efforcer de se soulever sur cesmains, mais cela leur était naturellement impossible à cause del’accroissement de poids dû aux conditions terrestres. On peut avecraison supposer que, dans la planète Mars, ils se meuvent sur cesmains avec facilité.

Leur anatomie interne, comme la dissection l’a démontré depuis,était également simple. La partie la plus importante de leurstructure était le cerveau qui envoyait aux yeux, à l’oreille etaux tentacules tactiles des nerfs énormes. Ils avaient, de plus,des poumons complexes, dans lesquels la bouche s’ouvraitimmédiatement, ainsi que le cœur et ses vaisseaux. La gênepulmonaire que leur causaient la pesanteur et la densité plusgrande de l’atmosphère n’était que trop évidente aux mouvementsconvulsifs de leur enveloppe extérieure.

À cela se bornait l’ensemble des organes d’un Martien. Aussiétrange que cela puisse paraître à un être humain, tout le complexeappareil digestif, qui constitue la plus grande partie de notrecorps, n’existait pas chez les Martiens. Ils étaient des têtes,rien que des têtes. Dépourvus d’entrailles, ils ne mangeaient paset digéraient encore moins. Au lieu de cela, ils prenaient le sangfrais d’autres créatures vivantes et se l’injectaient dansleurs propres veines. Je les ai vus moi-même se livrer à cetteopération et je le mentionnerai quand le moment sera venu. Mais siexcessif que puisse paraître mon dégoût, je ne puis me résoudre àdécrire une chose dont je ne pus endurer la vue jusqu’au bout.Qu’il suffise de savoir qu’ayant recueilli le sang d’un être encorevivant – dans la plupart des cas, d’un être humain – ce sang étaittransvasé au moyen d’une sorte de minuscule pipette dans un canalrécepteur.

Sans aucun doute, nous éprouvons à la simple idée de cetteopération une répulsion horrifiée, mais, en même temps,réfléchissons combien nos habitudes carnivores sembleraientrépugnantes à un lapin doué d’intelligence.

Les avantages physiologiques de ce procédé d’injection sontindéniables, si l’on pense à l’énorme perte de temps et d’énergiehumaine qu’occasionne la nécessité de manger et de digérer. Noscorps sont en grande partie composés de glandes, de tubes etd’organes occupés sans cesse à convertir en sang une nourriturehétérogène. Les opérations digestives et leur réaction sur lesystème nerveux sapent notre force et tourmentent notre esprit. Leshommes sont heureux ou misérables selon qu’ils ont le foie plus oumoins bien portant ou des glandes gastriques plus ou moins saines.Mais les Martiens échappaient à ces fluctuations organiques dessentiments et des émotions.

Leur indéniable préférence pour les hommes, comme source denourriture, s’explique en partie par la nature des restes desvictimes qu’ils avaient amenées avec eux comme provisions devoyage. Ces êtres, à en juger par les fragments ratatinés quirestèrent au pouvoir des humains, étaient bipèdes, pourvus d’unsquelette siliceux sans consistance – presque semblable à celui deséponges siliceuses – et d’une faible musculature ; ils avaientune taille d’environ six pieds de haut, la tête ronde et droite, delarges yeux dans des orbites très dures. Les Martiens devaient enavoir apporté deux ou trois dans chacun de leurs cylindres, et tousavaient été tués avant d’atteindre la Terre. Cela valut aussi bienpour eux, car le simple effort de vouloir se mettre debout sur lesol de notre planète aurait sans doute brisé tous les os de leurscorps.

Puisque j’ai entamé cette description, je puis donner icicertains autres détails qui, encore que nous les ayons remarquéspar la suite seulement, permettront au lecteur qui les connaîtraitmal de se faire une idée plus claire de ces désagréablesenvahisseurs.

En trois autres points, leur physiologie différait étrangementde la nôtre. Leurs organismes ne dormaient jamais, pas plus que nedort le cœur de l’homme. Puisqu’ils n’avaient aucun vaste mécanismemusculaire à récupérer, ils ignoraient le périodique retour dusommeil. Ils ne devaient ressentir, semble-t-il, que peu ou pas defatigue. Sur la Terre, ils ne purent jamais se mouvoir sans degrands efforts et cependant ils conservèrent jusqu’au bout leuractivité. En vingt-quatre heures ils fournissent vingt-quatreheures de travail, comme c’est peut-être le cas ici-bas avec lesfourmis.

D’autre part, si étonnant que cela paraisse dans un monde sexué,les Martiens étaient absolument dénués de sexe et devaient ignorer,par conséquent, les émotions tumultueuses que fait naître cettedifférence entre les humains. Un jeune Martien, le fait estindiscutable, naquit réellement ici-bas pendant la durée de laguerre ; on le trouva attaché à son parent, à son progéniteur,partiellement retenu à lui, à la façon dont poussent les bulbes delis ou les jeunes animalcules des polypiers d’eau douce.

Chez l’homme, chez tous les animaux d’un ordre élevé, une telleméthode de génération a disparu ; mais ce fut certainement,même ici-bas, la méthode primitive. Parmi les animaux d’ordreinférieur, à partir même des tuniciers, ces premiers cousins desvertébrés, les deux procédés coexistent, mais généralement laméthode sexuelle l’emporte sur l’autre. Pourtant, sur la planèteMars, le contraire apparemment se produit.

Il est intéressant de faire remarquer qu’un certain auteur,d’une réputation quasi scientifique, écrivant longtemps avantl’invasion martienne, prévit pour l’homme une structure finale quine différait pas grandement de la condition véritable des Martiens.Je me souviens que sa prophétie parut, en novembre ou en décembre1892, dans une publication depuis longtemps défunte, le PallMall Budget, et je me rappelle à ce propos unecaricature, publiée dans un périodique comique del’époque anté-martienne : Punch. L’auteur expliquait, surun ton presque facétieux, que le perfectionnement incessant desappareils mécaniques devait finalement amener la disparition desmembres, comment la perfection des inventions chimiques devaitsupprimer la digestion, comment des organes tels que la chevelure,la partie externe du nez, les dents, les oreilles, le menton, neseraient bientôt plus des parties essentielles du corps humain etcomment la sélection naturelle amènerait leur diminutionprogressive dans les temps à venir. Le cerveau restait unenécessité cardinale. Une seule autre partie du corps avait deschances de survivre, et c’était la main, « moyen d’information etd’action du cerveau ».

Beaucoup de vérités ont été dites en plaisantant, et nouspossédons indiscutablement dans les Martiens l’accomplissement réelde cette suppression du côté animal de l’organisme parl’intelligence. Il est, à mon avis, absolument admissible que lesMartiens peuvent descendre d’êtres assez semblables à nous, parsuite d’un développement graduel du cerveau et des mains – cesdernières se transformant en deux faisceaux de tentacules – auxdépens du reste du corps. Sans le corps, le cerveau deviendraitnaturellement une intelligence plus égoïste, ne possédant plus riendu substratum émotionnel de l’être humain.

Le dernier point saillant par lequel le système vital de cescréatures différait du nôtre pouvait être regardé comme un détailtrivial et sans importance. Les microorganismes, qui causent, surTerre, tant de maladies et de souffrances, étaient inconnus sur laplanète Mars, soit qu’ils n’y aient jamais paru, soit que lascience et l’hygiène martiennes les aient éliminés depuis des âges.Des centaines de maladies, toutes les fièvres et toutes lescontagions de la vie humaine, la tuberculose, les cancers, lestumeurs et autres états morbides n’intervinrent jamais dans leurexistence, et puisqu’il s’agit ici de différences entre la vie à lasurface de la planète Mars et la vie terrestre, je puis dire un motdes curieuses conjectures faites au sujet de l’Herbe Rouge.

Apparemment, le règne végétal dans Mars, au lieu d’avoir le vertpour couleur dominante, est d’une vive teinte rouge sang. En tousles cas, les semences que les Martiens – intentionnellement ouaccidentellement – apportèrent avec eux donnèrent toujoursnaissance à des pousses rougeâtres. Seule pourtant, la planteconnue sous le nom populaire d’Herbe Rouge réussit à entrer encompétition avec les végétations terrestres. La variété rampanten’eut qu’une existence transitoire et peu de gens l’ont vuecroître. Néanmoins, pendant un certain temps, l’Herbe Rouge crûtavec une vigueur et une luxuriance surprenantes. Le troisième ou lequatrième jour de notre emprisonnement, elle avait envahi tout letalus du trou, et ses tiges, qui ressemblaient à celles du cactus,formaient une frange carminée autour de notre lucarne triangulaire.Plus tard, je la trouvai dans toute la contrée et particulièrementaux endroits où coulait quelque cours d’eau.

Les Martiens étaient pourvus, selon toute apparence, d’une sorted’organe de l’ouïe, un unique tympan rond placé derrière leur têteet d’yeux ayant une portée visuelle peu sensiblement différente dela nôtre, excepté que, selon Philips, le bleu et le violet devaientleur paraître noir. On suppose généralement qu’ils communiquaiententre eux par des sons et des gesticulations tentaculaires ;c’est ce qui est affirmé, du moins, dans la brochure remarquable,mais hâtivement rédigée – écrite évidemment par quelqu’un qui nefut pas témoin oculaire des mouvements des Martiens – à laquellej’ai déjà fait allusion et qui a été, jusqu’ici, la principalesource d’information concernant ces êtres. Or, aucun de ceux quisurvécurent ne vit mieux que moi les Martiens à l’œuvre, sans queje veuille pour cela me glorifier d’une circonstance purementaccidentelle, mais le fait est exact. Aussi je puis affirmer que jeles ai maintes fois observés de très près, que j’ai vu quatre, cinqet une fois six d’entre eux, exécutant indolemment ensemble lesopérations les plus compliquées et les plus élaborées, sans lemoindre son ni le moindre geste. Leur cri particulier précédaitinvariablement leur espèce de repas ; il n’avait aucunemodulation et n’était, je crois, en aucun sens un signal, maissimplement une expiration d’air, nécessaire avec la succion. Jepeux prétendre à une connaissance au moins élémentaire de lapsychologie et à ce sujet je suis convaincu – aussi fermement qu’ilest possible de l’être – que les Martiens échangeaient leurspensées sans aucun intermédiaire physique, et j’ai acquis cetteconviction malgré mes doutes antérieurs et de fortes préventions.Avant l’invasion martienne, comme quelque lecteur se rappellerapeut-être, j’avais, avec quelque véhémence, essayé de réfuter latransmission de la pensée et les théories télépathiques.

Les Martiens ne portaient aucun vêtement. Leurs idées sur ledécorum et les ornements extérieurs étaient nécessairementdifférents des nôtres et ils n’étaient pas seulement beaucoup moinssensibles aux changements de température que nous ne le sommes,mais les changements de pression atmosphérique ne semblent pasavoir sérieusement affecté leur santé. Pourtant, s’ils ne portaientaucun vêtement, d’autres additions artificielles à leurs ressourcescorporelles leur donnaient une grande supériorité sur l’homme. Nousautres, humains, avec nos cycles et nos patins de route, avec lesmachines volantes Lilienthal, avec nos bâtons et nos canons, nesommes encore qu’au début de l’évolution au terme de laquelle lesMartiens sont parvenus. En réalité, ils se sont transformés ensimples cerveaux, revêtant des corps divers suivant leurs besoinsdifférents, de la même façon que nous revêtons nos divers costumeset prenons une bicyclette pour une course pressée ou un parapluies’il pleut. Rien peut-être, dans tous leurs appareils, n’est plussurprenant pour l’homme que l’absence de la roue, ce traitdominant de presque tous les mécanismes humains. Parmi toutes leschoses qu’ils apportèrent sur la Terre, rien n’indique qu’ilsemploient le cercle. On se serait attendu du moins à le trouverdans leurs appareils de locomotion. À ce propos, il est curieux deremarquer que, même ici-bas, la nature paraît avoir dédaigné laroue ou qu’elle lui ait préféré d’autres moyens. Non seulement lesMartiens ne connaissaient pas la roue – ce qui est incroyable – ous’abstenaient de l’employer, mais même ils se servaientsingulièrement peu, dans leurs appareils, du pivot fixe ou du pivotmobile avec des mouvements circulaires dans un seul plan. Presquetous les joints de leurs mécanismes présentent un système compliquéde coulisses se mouvant sur de petits appuis et des coussinets defriction superbement courbés. Pendant que nous en sommes à cesdétails, remarquons que leurs leviers très longs étaient, dans laplupart des cas, actionnés par une sorte de musculature composée dedisques enfermés dans une gaine élastique. Si l’on faisait passer àtravers ces disques un courant électrique, ils étaient polarisés etassemblés étroitement et puissamment. De cette façon était atteintce curieux parallélisme avec les mouvements animaux qui était chezeux si surprenant et si troublant pour l’observateur humain. Desmuscles du même genre abondaient dans les membres de la machine queje vis en train de décharger le cylindre, lorsque je regardai lapremière fois par la fente. Elle semblait infiniment plus animéeque les réels Martiens, gisant plus loin en plein soleil, haletant,agitant vainement leurs tentacules et se remuant avec de péniblesefforts, après leur immense voyage à travers l’espace.

Tandis que j’observais encore leurs mouvements affaiblis et queje notais chaque étrange détail de leur forme, le vicaire merappela soudain sa présence en me tirant violemment par le bras, jetournai la tête pour voir une figure renfrognée et des lèvressilencieuses mais éloquentes. Il voulait aussi regarder par lafente devant laquelle on ne pouvait se mettre qu’un à la fois et jedus, tandis que le vicaire jouissait de ce privilège, interromprependant un moment mes observations.

Quand je revins à mon poste, l’active machine avait déjàassemblé plusieurs des pièces qu’elle avait retirées du cylindre etle nouvel appareil qu’elle construisait prenait une forme d’uneressemblance évidente avec la sienne, vers le bas à gauche sevoyait maintenant un petit mécanisme qui lançait des jets de vapeurverte en tournant autour du trou, fort occupé à régulariserl’ouverture, creusant, extrayant et entassant la terre avec méthodeet discernement. C’était là la cause des battements réguliers etdes chocs rythmiques qui avaient fait pendant longtemps tremblernotre refuge. Tout en travaillant, il faisait entendre une sorte desifflement incessant. Autant que je pus m’en rendre compte, lamachine allait seule, sans être nullement dirigée par unMartien.

Chapitre 3LES JOURS D’EMPRISONNEMENT

L’arrivée d’une seconde machine de combat nous fit abandonnernotre lucarne pour nous retirer dans la laverie, car nous avionspeur que, de sa hauteur, le Martien pût nous apercevoir derrièrenotre barrière. Plus tard, nous nous sentîmes moins en dangerd’être découverts, car, pour des yeux éblouis par l’éclat dusoleil, notre refuge devait sembler un impénétrable trou deténèbres ; mais tout d’abord, au moindre mouvement d’approche,nous regagnions en hâte la laverie, le cœur battant à tout rompre.Cependant, malgré le danger effrayant que nous courions, notrecuriosité était irrésistible. Je me rappelle maintenant, avec unesorte d’étonnement, qu’en dépit du danger infini où nous étions demourir de faim ou d’une mort plus terrible encore, nous nousdisputions durement l’horrible privilège de voir ce qui se passaità l’extérieur. Nous traversions la cuisine à une allure grotesque,entre la précipitation et la crainte de faire du bruit, nouspoussant, nous bousculant et nous frappant, à deux doigts de lamort.

Le fait est que nous avions des dispositions et des habitudes depenser et d’agir absolument incompatibles ; le danger etl’isolement dans lequel nous étions accentuaient encore cetteincompatibilité. À Halliford, j’avais pris en haine les simagréeset les exclamations inutiles, la stupide rigidité d’esprit duvicaire. Ses murmures et ses monologues interminables gênaient lesefforts que je faisais pour réfléchir et combiner quelque projet defuite, et j’en arrivais parfois, de ne pouvoir y échapper, à unvéritable état d’exaspération. Il n’était pas plus qu’une femme,capable de se contenir. Pendant des heures entières, il ne cessaitde pleurer et je crois vraiment que ses larmes étaient en quelquemanière efficaces. Il me fallait rester assis, dans les ténèbres,sans pouvoir, à cause de ses importunités, détacher de lui monesprit. Il mangeait plus que moi et je lui disais en vain que notreseule chance de salut était de demeurer dans cette maison jusqu’àce que les Martiens en aient fini avec leur cylindre et que, danscette attente probablement longue, le moment viendrait où nousmanquerions de nourriture. Il mangeait et buvait par accès, faisantainsi de longs repas et de longs intervalles, et il dormait fortpeu.

À mesure que les jours passaient, sa parfaite insouciance detoute précaution augmenta tellement notre détresse et notre dangerque je dus, si dur que cela fût pour moi, recourir à des menaces etfinalement à des voies de fait. Cela le mit à la raison pendant uncertain temps. Mais c’était une de ces faibles créatures, toutes desouplesse rusée, qui n’osent regarder en face ni Dieu ni homme, pasmême s’affronter soi-même, âmes dépourvues de fierté, timorées,anémiques, haïssables.

Il m’est infiniment désagréable de me rappeler et de relater ceschoses, mais je le fais quand même pour qu’il ne manque rien à monrécit. Ceux qui n’ont pas connu ces sombres et terribles aspects dela vie blâmeront assez facilement ma brutalité, mon accès de fureurdans la tragédie finale ; car ils savent mieux que personne cequi est mal, et non ce qui devient possible pour un homme torturé.Mais ceux qui ont traversé les mêmes ténèbres, qui sont descendusau fond des choses, ceux-là auront une charité plus large.

Tandis que dans notre refuge nous nous querellions à voix basse,en une obscure et vague contestation toute en murmures, nousarrachant la nourriture et la boisson, nous tordant les mains etnous frappant ; au-dehors, sous l’impitoyable soleil de ceterrible juin, était l’étrange merveille, la surprenante activitédes Martiens dans leur fosse. Je reviens maintenant à mes premièresexpériences. Après un long délai, je m’aventurai à la lucarne et jem’aperçus que les nouveaux venus étaient renforcés maintenant parles occupants de trois des machines de combat. Ces derniers avaientapporté avec eux certains appareils inconnus qui étaient disposésméthodiquement autour du cylindre. La seconde Machine à Mains étaitmaintenant achevée et elle était fort occupée à manier un desnouveaux appareils que l’une des grandes machines avait apportés.C’était un objet ayant la forme d’un de ces grands bidons danslesquels on transporte le lait, au-dessous duquel oscillait unrécipient en forme de poire, d’où s’échappait un filet de poudreblanche qui tombait au-dessous dans un bassin circulaire.

Le mouvement oscillatoire était imprimé à cet objet par l’un destentacules de la Machine à Mains. Avec deux appendices spatulés, lamachine extrayait de l’argile qu’elle versait dans le récipientsupérieur, tandis qu’avec un autre bras elle ouvrait régulièrementune porte et ôtait, de la partie moyenne de la machine, des scoriesroussies et noires. Un autre tentacule métallique dirigeait lapoudre du bassin au long d’un canal à côtes, vers un récepteur quiétait caché à ma vue par le monticule de poussière bleuâtre. De cetinvisible récepteur montait verticalement, dans l’air tranquille,un mince filet de fumée verte. Pendant que je regardais, lamachine, avec un faible tintement musical, étendit, à la façon d’untélescope, un tentacule, qui, simple saillie le moment précédent,s’allongea jusqu’à ce que son extrémité eût disparu derrière le tasd’argile. Une seconde après, il soulevait une barre d’aluminiumblanc pas encore terni et d’une clarté éblouissante, et la déposaitsur une pile de barres identiques disposées au bord de la fosse.Entre le moment où le soleil se coucha et celui où parurent lesétoiles, cette habile machine dut fabriquer plus d’une centaine deces barres et le tas de poussière bleuâtre s’éleva peu à peu,jusqu’à ce qu’il eût atteint le rebord du talus.

Le contraste entre les mouvements rapides et compliqués de cesappareils et l’inertie gauche et haletante de ceux qui lesdirigeaient était des plus vifs, et pendant plusieurs jours je dusme répéter, sans parvenir à le croire, que ces derniers étaientréellement des êtres vivants.

C’est le vicaire qui était à notre poste d’observation quand lespremiers humains furent amenés au cylindre. J’étais assis plus bas,ramassé sur moi-même et écoutant de toutes mes oreilles. Il eut unsoudain mouvement de recul, et, croyant que nous avions étéaperçus, j’eus un spasme de terreur. Il se laissa glisser parmi lesdécombres et vint se blottir près de moi dans les ténèbres,gesticulant en silence ; pendant un instant je partageai saterreur. Comprenant à ses gestes qu’il me laissait la possession dela lucarne et ma curiosité me rendant bientôt tout mon courage, jeme levai, l’enjambai et me hissai jusqu’à l’ouverture d’abord.D’abord, je ne pus voir la cause de son effroi. La nuit maintenantétait tombée, les étoiles brillaient faiblement, mais le trou étaitéclairé par les flammes vertes et vacillantes de la machine quifabriquait les barres d’aluminium. La scène entière était untableau tremblotant de lueurs vertes et d’ombres noires, vagues etmouvantes, étrangement fatigant pour la vue. Au-dessus et en toussens, se souciant peu de tout cela, voletaient les chauves-souris.On n’apercevait plus de Martiens rampants, le monticule de poudrevert bleu s’était tellement accru qu’il les dissimulait à ma vue,et une machine de combat, les jambes repliées, accroupie etdiminuée, se voyait de l’autre côté du trou. Alors, par-dessus letapage de ces machines en action, me parvint un soupçon de voixhumaines, que je n’accueillis d’abord que pour le repousser.

Je me mis à observer de près cette machine de combat, m’assurantpour la première fois que l’espèce de capuchon contenait réellementun Martien. Quand les flammes vertes s’élevaient, je pouvais voirle reflet huileux de son tégument et l’éclat de ses yeux. Tout àcoup, j’entendis un cri et je vis un long tentacule atteindre,par-dessus l’épaule de la machine, jusqu’à une petite cage quifaisait saillie sur son dos. Alors quelque chose qui se débattaitviolemment fut soulevé contre le ciel, énigme vague et sombrecontre la voûte étoilée, et au moment où cet objet noir étaitramené plus bas, je vis à la clarté verte de la flamme que c’étaitun homme. Pendant un moment il fut clairement visible. C’était, eneffet, un homme d’âge moyen, vigoureux, plein de santé et bienmis ; trois jours auparavant il devait, personnaged’importance, se promener à travers le monde. Je pus voir ses yeuxterrifiés et les reflets de la flamme sur ses boutons et sa chaînede montre. Il disparut derrière le monticule et pendant un certaintemps il n’y eut pas un bruit. Alors commença une série de crishumains, et, de la part des Martiens, un bruit continu etjoyeux…

Je descendis du tas de décombres, me remis sur pied, me bouchailes oreilles et me réfugiai dans la laverie. Le vicaire, qui étaitresté accroupi, silencieux, les bras sur la tête, leva les yeuxcomme je passais, se mit à crier très fort à cet abandon et merejoignit en courant…

Cette nuit-là, cachés dans la laverie, suspendus entre notrehorreur et l’horrible fascination de la lucarne, j’essayai en vain,bien que j’eusse conscience de la nécessité urgente d’agir,d’échafauder un plan d’évasion ; mais le second jour, il mefut possible d’envisager avec lucidité notre position. Le vicaire,je m’en aperçus bien, était complètement incapable de donner unavis utile ; ces étranges terreurs lui avaient enlevé touteraison et toute réflexion et il n’était plus capable que de suivreson premier mouvement. Il était en réalité descendu au niveau del’animal. Mais néanmoins je me résolus à en finir, et à mesure quej’examinai les faits, je m’aperçus que, si terrible que pût êtrenotre situation, il n’y avait encore aucune raison de désespérer.Notre principale chance était que les Martiens ne fissent de leurfosse qu’un campement temporaire ; au cas même où ils leconserveraient d’une façon permanente, ils ne croiraientprobablement pas nécessaire de le garder et nous avions quand mêmelà une chance d’échapper. Je pesai soigneusement aussi lapossibilité de creuser une voie souterraine dans la directionopposée au cylindre ; mais les chances d’aller sortir à portéede vue de quelque machine de combat en sentinelle semblèrentd’abord trop nombreuses. Il m’aurait, d’ailleurs, fallu faire toutle travail moi-même, car le vicaire ne pouvait m’être d’aucunsecours.

Si ma mémoire est exacte, c’est le troisième jour que je vistuer l’être humain. Ce fut la seule occasion où j’aie vu réellementun Martien prendre de la nourriture. Après cette expérience,j’évitai l’ouverture du mur pendant une journée presque entière,j’allai dans la laverie, enlevai la porte et me mis à creuserplusieurs heures de suite avec ma hachette, faisant le moins debruit possible ; mais quand j’eus réussi à faire un trouprofond de deux pieds, la terre fraîchement entassée contre lamaison s’écroula bruyamment et je n’osai pas continuer. Je perdiscourage et demeurai étendu sur le sol pendant longtemps, n’ayantmême plus l’idée de bouger. Après cela, j’abandonnai définitivementl’idée d’échapper par une tranchée.

Ce n’est pas un mince témoignage en faveur de la puissance desMartiens que de dire qu’ils m’avaient fait, dès le premier abord,une impression telle que je n’entretins guère l’espoir de nous voirdélivrés par un effort humain qui les détruirait. Mais la quatrièmeou la cinquième nuit, j’entendis un bruit sourd comme celui queproduiraient de grosses pièces d’artillerie.

C’était très tard dans la nuit et la lune brillait d’un viféclat. Les Martiens avaient emporté ailleurs la machine à creuseret ils avaient déserté l’endroit, ne laissant qu’une machine decombat au haut du talus opposé et une Machine à Mains qui, sans queje pusse la voir, était à l’œuvre dans un coin de la fosseimmédiatement au-dessous de ma lucarne. À part le pâlescintillement de la Machine à Mains, des bandes et des taches declair de lune blanc, la fosse était dans l’obscurité et de mêmeabsolument tranquille, hormis le cliquetis de la machine. La nuitétait belle et sereine ; une planète tentait de scintiller,mais la lune semblait avoir pour elle seule le ciel. Un chienhurla, et c’est ce bruit familier qui me fit écouter. Alors,j’entendis distinctement de sourdes détonations, comme si de groscanons avaient fait feu. J’en comptai six très nettes, et après unlong intervalle, six autres. Et ce fut tout.

Chapitre 4LA MORT DU VICAIRE

Le sixième jour, j’occupai pour la dernière fois notre posted’observation où bientôt je me trouvai seul. Au lieu de restercomme d’habitude auprès de moi et de me disputer la lucarne, levicaire était retourné dans la laverie. Une pensée soudaine mefrappa. Vivement et sans bruit je traversai la cuisine : dansl’obscurité je l’entendis qui buvait. J’étendis le bras et mesdoigts saisirent une bouteille de vin.

Il y eut, dans ces ténèbres une lutte qui dura quelquesinstants. La bouteille tomba et se brisa. Je lâchai prise et merelevai. Nous restâmes immobiles, palpitants, nous menaçant à voixbasse. À la fin, je me plantai entre lui et la nourriture, luifaisant part de ma résolution d’établir une discipline. Je divisailes provisions de l’office en rations qui devaient durer dix jours.Je ne voulus pas le laisser manger plus ce jour-là. Dansl’après-midi, il tenta de s’emparer de quelque ration ; jem’étais assoupi, mais à ce moment je m’éveillai. Pendant tout unjour nous demeurâmes face à face, moi las mais résolu, lui,pleurnichant et se plaignant de la faim. Cela ne dura, j’en suissûr, qu’un jour et qu’une nuit, mais il me sembla alors, et il mesemble encore maintenant, que ce fut d’une longueurinterminable.

Ainsi notre incompatibilité s’était accrue au point de seterminer en un conflit déclaré. Pendant deux longs jours nous nousquerellâmes à voix basse, argumentant et discutant âprement.Parfois, j’étais obligé de le frapper follement du pied et despoings ; d’autres fois je le cajolais et tâchais de leconvaincre ; j’essayai même de le persuader en lui abandonnantla bouteille de vin, car il y avait une pompe où je pouvais avoirde l’eau. Mais rien n’y fit, ni bonté ni violence : il n’étaitaccessible à aucune raison. Il ne voulut cesser ni ses attaquespour essayer de prendre plus que sa ration, ni ses bruyantsradotages : il n’observait en rien les précautions les plusélémentaires pour rendre notre emprisonnement supportable.Lentement, je commençai à me rendre compte de la complète ruine deson intelligence, et m’aperçus enfin que mon seul compagnon, dansces ténèbres secrètes et malsaines, était un être dément.

D’après certains vagues souvenirs, je suis enclin à croire quemon propre esprit battit aussi la campagne. Chaque fois que jem’endormais, j’avais des rêves étranges et hideux. Bien que celapût paraître bizarre, je serais assez disposé à penser que lafaiblesse et la démence du vicaire me furent un salutaireavertissement, m’obligèrent à me maintenir sain d’esprit.

Le huitième jour, il commença à parler très haut et rien de ceque je pus faire ne parvint à modérer son ton.

« C’est juste, ô Dieu ! répétait-il sans cesse. C’estjuste. Que le châtiment retombe sur moi et sur les miens. Nousavons péché ! Nous ne t’avons pas écouté ! Il y avaitpartout des pauvres et des souffrants ! On les foulait auxpieds et je gardais le silence ! Je prêchais une folieacceptable par tous. – Mon Dieu ! Quelle folie ! – alorsque j’aurais dû me lever quand même la mort m’eût été réservée, etappeler le monde à la repentance… à la repentance !… Lesoppresseurs des pauvres et des malheureux !… Le pressoir duSeigneur !… »

Puis soudain, il en revenait à la nourriture que je maintenaishors de sa portée, et il me priait, me suppliait, pleurait etfinalement menaçait. Bientôt, il prit un ton fort élevé – jel’invitai à crier moins fort ; alors, il vit que par ce moyenil aurait prise sur moi. Il me menaça de crier plus fort encore etd’attirer sur nous l’attention des Martiens. J’avoue que celam’effraya un moment ; mais la moindre concession eût diminué,dans une trop grande proportion, nos chances de salut. Je le mis audéfi, bien que je ne fusse nullement certain qu’il ne mît sa menaceà exécution. Mais ce jour-là du moins il ne le fit pas. Il continuaà parler, haussant insensiblement son ton, pendant les huitième etneuvième journées presque entières, débitant des menaces, dessupplications, au milieu d’un torrent de phrases où il exprimaitune repentance à moitié stupide et toujours futile d’avoir négligéle service du Seigneur, et je me sentis une grande pitié pour lui.Il finit par s’endormir quelque temps, mais il reprit bientôt avecune nouvelle ardeur, criant si fort qu’il devint absolumentnécessaire pour moi de le faire taire par tous les moyens.

« Restez tranquille », implorai-je.

Il se mit sur ses genoux, car jusqu’alors il avait été accroupidans les ténèbres, près de la batterie de cuisine.

« Il y a trop longtemps que je reste tranquille !hurla-t-il, sur un ton qui dut parvenir jusqu’au cylindre.Maintenant je dois aller porter mon témoignage ! Malheur àcette cité infidèle ! Malédiction ! Malheur !Anathème ! Malheur ! Malheur aux habitants de la Terre :à cause des autres voix de la trompette… !

– Taisez-vous ! pour l’amour de Dieu ! dis-je en memettant debout et terrifié à l’idée que les Martiens pouvaient nousentendre.

– Non ! cria le vicaire de toutes ses forces, se levantaussi et étendant les bras. Parle ! Il faut que jeparle ! La parole du Seigneur est sur moi. »

En trois enjambées, il fut à la porte de la cuisine.

« Il faut que j’aille apporter mon témoignage. Je pars. Je n’aidéjà que trop tardé. »

J’étendis le bras et j’atteignis dans l’ombre un couperetsuspendu au mur. En un instant, j’étais derrière lui, affolé depeur. Avant qu’il n’arrivât au milieu de la cuisine, je l’avaisrejoint. Par un dernier sentiment humain, je retournai le tranchantet le frappai avec le dos. Il tomba en avant tout de son long etresta étendu par terre. Je trébuchai sur lui et demeurai un momenthaletant. Il gisait inanimé.

Tout à coup, je perçus un bruit au-dehors, des plâtras sedétachèrent, dégringolèrent et l’ouverture triangulaire du mur setrouva obstruée. Je levai la tête et aperçus, à travers le trou, lapartie inférieure d’une Machine à Mains s’avançant lentement. L’unde ses membres agrippeurs se déroula parmi les décombres, puis unautre parut, tâtonnant au milieu des poutres écroulées. Je restailà, pétrifié, les yeux fixes. Alors je vis, à travers une sorte deplaque vitrée située près du bord supérieur de l’objet, la face –si l’on peut l’appeler ainsi – et les grands yeux sombres d’unMartien cherchant à pénétrer les ténèbres puis un long tentaculemétallique qui serpenta par le trou en tâtant lentement lesobjets.

Avec un grand effort je me retournai, me heurtai contre le corpsdu vicaire et m’arrêtai à la porte de la laverie. Le tentaculemaintenant s’était avancé d’un mètre ou deux dans la pièce, setortillant et se tournant dans tous les sens, avec des mouvementsétranges et brusques. Pendant un instant, cette marche lente etirrégulière me fascina. Avec un cri faible et rauque, je meréfugiai tout au fond de la laverie, tremblant violemment et àpeine capable de me tenir debout. J’ouvris la porte de la soute àcharbon et je restai là dans les ténèbres, examinant le seuil àpeine éclairé de la cuisine, écoutant attentivement. Le Martienm’avait-il vu ? Que pouvait-il faire maintenant ?

Derrière cette porte, quelque chose très doucement se mouvait entous sens ; de temps en temps cela heurtait les cloisons oureprenait ses mouvements avec un faible tintement métallique, commele bruit d’un trousseau de clefs. Puis un corps lourd – je savaistrop bien lequel – fut traîné sur le carrelage de la cuisinejusqu’à l’ouverture. Irrésistiblement attiré, je me glissai jusqu’àla porte et jetai un coup d’œil dans la cuisine. Par le triangle declarté extérieure, j’aperçus le Martien dans sa machine aux centbras examinant la tête du vicaire. Immédiatement, je pensai qu’ilallait inférer ma présence par la marque du coup que j’avaisasséné.

Je regagnai la soute à charbon, en refermai la porte et me mis àentasser sur moi dans l’obscurité autant que je pus de charbon etde bûches, en tâchant de faire le moins de bruit possible. À toutinstant je demeurais rigide, écoutant si le Martien avait denouveau passé ses tentacules par l’ouverture.

Alors, reprit le faible cliquetis métallique. Bientôt, jel’entendis plus proche – dans la laverie, d’après ce que je pus enjuger. J’eus l’espoir que le tentacule ne serait pas assez longpour m’atteindre ; il passa, raclant légèrement la porte de lasoute. Ce fut un siècle d’attente presque intolérable, puisj’entendis remuer le loquet. Il avait trouvé la porte ! LeMartien comprenait les serrures !

Il ferrailla un instant et la porte s’ouvrit.

Des ténèbres où j’étais, je pouvais juste apercevoir l’objet,ressemblant à une trompe d’éléphant plus qu’à autre chose,s’agitant de mon côté, touchant et examinant le mur, le charbon, lebois, le plancher. Cela semblait être un gros ver noir, agitant decôté et d’autre sa tête aveugle.

Une fois même, il toucha le talon de ma bottine. Je fus sur lepoint de crier, mais je mordis mon poing. Pendant un moment, il nebougea plus : j’aurais pu croire qu’il s’était retiré. Tout à coup,avec un brusque déclic, il agrippa quelque chose – je me figuraique c’était moi ! – et parut sortir de la soute. Pendant uninstant, je n’en fus pas sûr. Apparemment, il avait pris un morceaude charbon pour l’examiner.

Je profitai de ce moment de répit pour changer de position, carje me sentais engourdi, et j’écoutai. Je murmurais des prièrespassionnées pour échapper à ce danger.

Soudain, j’entendis revenir vers moi le même bruit lent et net.Lentement, lentement, il se rapprocha, raclant les murs et heurtantle mobilier.

Pendant que je restais attentif, doutant encore, la porte de lasoute fut vigoureusement heurtée et elle se ferma. J’entendis letentacule pénétrer dans l’office ; il renversa des boîtes àbiscuits, brisa une bouteille et il y eut encore un choc violentcontre la porte de la soute. Puis le silence revint, qui secontinua en une attente infinie.

Était-il parti ?

À la fin, je dus conclure qu’il s’était retiré.

Il ne revint plus dans la laverie, mais pendant toute la dixièmejournée, dans des ténèbres épaisses, je restai enseveli sous lesbûches et sous le charbon, n’osant même pas me glisser au-dehorspour avoir le peu d’eau qui m’était si nécessaire. Ce fut lelendemain seulement, le onzième jour, que j’osai me risquer àchercher quelque chose à boire.

Chapitre 5LE SILENCE

Mon premier mouvement, avant d’aller dans l’office, fut de clorela porte de communication entre la cuisine et la laverie. Maisl’office était vide – les provisions avaient disparu jusqu’auxdernières bribes. Le Martien les avait sans doute enlevées le jourprécédent. À cette découverte, le désespoir m’accabla pour lapremière fois. Je ne pris donc pas la moindre nourriture ni leonzième ni le douzième jour.

D’abord ma bouche et ma gorge se desséchèrent et mes forcesbaissèrent sensiblement. Je restais assis, au milieu de l’obscuritéde la laverie, dans un état d’abattement pitoyable. Je ne pouvaispenser qu’à manger. Je me figurais que j’étais devenu sourd, carles bruits que j’étais accoutumé à entendre avaient complètementcessé aux alentours du cylindre. Je ne me sentais pas assez deforces pour me glisser sans bruit jusqu’à la lucarne, sans quoi j’yserais allé.

Le douzième jour, ma gorge était tellement endolorie, qu’aurisque d’attirer les Martiens j’essayai de faire aller la pompegrinçante placée sur l’évier et je réussis à me procurer deuxverres d’eau de pluie noirâtre et boueuse. Ils me rafraîchirentnéanmoins beaucoup et je me sentis rassuré et enhardi par ce faitqu’aucun tentacule inquisiteur ne suivit le bruit de la pompe.

Pendant tous ces jours, divaguant et indécis, je pensai beaucoupau vicaire et à la façon dont il était mort.

Le treizième jour, je bus encore un peu d’eau ; jem’assoupis et rêvai d’une façon incohérente de victuailles et deplans d’évasion vagues et impossibles. Chaque fois, je rêvais defantômes horribles, de la mort du vicaire ou de somptueuxdîners ; mais endormi ou éveillé, je ressentais de vivesdouleurs qui me poussaient à boire sans cesse. La clarté quipénétrait dans l’arrière-cuisine n’était plus grise, mais rouge. Àmon imagination bouleversée, cela semblait couleur de sang.

Le quatorzième jour, je pénétrai dans la cuisine et je fus fortsurpris de trouver que les pousses de l’Herbe Rouge avaient envahil’ouverture du mur, transformant la demi-clarté de mon refuge enune obscurité écarlate.

De grand matin, le quinzième jour, j’entendis de la cuisine unesuite de bruits curieux et familiers, et, prêtant l’oreille, jecrus reconnaître le reniflement et les grattements d’un chien. Jefis quelques pas et j’aperçus un museau qui passait entre les tigesrouges. Cela m’étonna grandement. Quand il m’eut flairé, le chienaboya.

Immédiatement, je pensai que si je réussissais à l’attirer sansbruit dans la cuisine, je pourrais peut-être le tuer et le mangeret, dans tous les cas, il vaudrait mieux le tuer de peur que sesaboiements ou ses allées et venues ne finissent par attirerl’attention des Martiens.

Je m’avançai à quatre pattes, l’appelant doucement ; maissoudain il retira sa tête et disparut.

J’écoutai – puisque je n’étais pas sourd – et je me convainquisqu’il ne devait plus y avoir personne à la fosse. J’entendis unbruit de battement d’ailes et un rauque croassement, mais ce futtout.

Pendant très longtemps, je demeurai à l’ouverture de la brèche,sans oser écarter les tiges rouges qui l’encombraient. Une fois oudeux, j’entendis un faible grincement, comme de pattes de chienallant et venant dans le sable au-dessous de moi ; il y eutencore des croassements, puis plus rien. À la fin, encouragé par lesilence, je regardai.

Excepté dans un coin, où une multitude de corbeaux sautillaientet se battaient sur les squelettes des gens dont les Martiensavaient absorbé le sang, il n’y avait pas un être vivant dans lafosse.

Je regardai de tous côtés, n’osant pas en croire mes yeux.Toutes les machines étaient parties. À part l’énorme monticule depoudre gris bleu dans un coin, quelques barres d’aluminium dans unautre, les corbeaux et les squelettes des morts, cet endroitn’était plus qu’un grand trou circulaire creusé dans le sable.

Peu à peu, je me glissai hors de la lucarne entre les HerbesRouges et je me mis debout sur un morceau de plâtras. Je pouvaisvoir dans toutes les directions, sauf derrière moi, au nord, etnulle part il n’y avait la moindre trace des Martiens. Le sabledégringola sous mes pieds, mais un peu plus loin les décombresoffraient une pente praticable pour gagner le sommet des ruines.J’avais une chance d’évasion et je me mis à trembler.

J’hésitai un instant, puis dans un accès de résolutiondésespérée, le cœur me battant violemment, j’escaladai le tas deruines sous lequel j’avais été enterré si longtemps.

Je jetai de nouveau les regards autour de moi. Vers le nord, pasplus qu’ailleurs, aucun Martien n’était visible.

Lorsque, la dernière fois, j’avais traversé en plein jour cettepartie du village de Sheen, j’avais vu une route bordée deconfortables maisons blanches et rouges séparées par des jardinsaux arbres abondants. Maintenant j’étais debout sur un tas énormede gravier, de terre et de morceaux de briques où croissait unemultitude de plantes rouges en forme de cactus, montant jusqu’augenou, sans la moindre végétation terrestre pour leur disputer leterrain. Les arbres autour de moi étaient morts et dénudés, maisplus loin un enchevêtrement de filaments rouges escaladait lestroncs encore debout.

Les maisons avaient toutes été saccagées, mais aucune n’avaitété brûlée ; parfois leurs murs s’élevaient encore jusqu’ausecond étage, avec des fenêtres arrachées et des portes brisées.L’Herbe Rouge croissait en tumulte dans leurs chambres sanstoits.

Au-dessous de moi, était la grande fosse où les corbeaux sedisputaient les déchets des Martiens ; quelques autres oiseauxvoletaient çà et là parmi les ruines. Au loin, j’aperçus un chatmaigre qui s’esquivait en rampant le long d’un mur, mais nulletrace d’homme.

Le jour, par contraste avec mon récent emprisonnement, mesemblait d’une clarté aveuglante. Une douce brise agitait mollementles Herbes Rouges qui recouvraient le moindre fragment de sol.Oh ! la douceur de l’air frais qu’on respire !

Chapitre 6L’OUVRAGE DE QUINZE JOURS

Pendant un long moment, je restai debout, les jambes vacillantessur le monticule, me souciant peu de savoir si j’étais en sûreté.Dans l’infect repaire d’où je sortais, toutes mes pensées avaientconvergé sur notre sécurité immédiate. Je n’avais pu me rendrecompte de ce qui se passait au-dehors, dans le monde, et je nem’attendais guère à cet effrayant et peu ordinaire spectacle. Jecroyais retrouver Sheen en ruine et je contemplais une contréesinistre et lugubre qui semblait appartenir à une autreplanète.

Je ressentis alors une émotion des plus rares, une émotioncependant que connaissent trop bien les pauvres animaux surlesquels s’étend notre domination. J’eus l’impression qu’aurait unlapin qui, à la place de son terrier, trouverait tout à coup unedouzaine de terrassiers creusant les fondations d’une maison. Unpremier indice qui se précisa bientôt m’oppressa pendant denombreux jours, et j’eus la révélation de mon détrônement, laconviction que je n’étais plus un maître, mais un animal parmi lesanimaux sous le talon des Martiens. Il en serait de nous comme ilen est d’eux ; il nous faudrait sans cesse être aux aguets,fuir et nous cacher ; la crainte et le règne de l’hommen’étaient plus.

Mais dès que je l’eus clairement envisagée, cette idée étrangedisparut, chassée par l’impérieuse faim qui me tenaillait après monlong et horrible jeûne. De l’autre côté de la fosse, derrière unmur recouvert de végétations rouges, j’aperçus un coin de jardinnon envahi encore. Cette vue me suggéra ce que je devais faire etje m’avançai à travers l’Herbe Rouge, enfoncé jusqu’aux genoux etparfois jusqu’au cou. L’épaisseur de ces herbes m’offrait, en casde besoin, une cachette sûre. Le mur avait six pieds de haut ;lorsque j’essayai de l’escalader, je sentis qu’il m’étaitimpossible de me soulever. Je dus donc le contourner et j’arrivaiainsi à une sorte d’encoignure rocailleuse où je pus plusfacilement me hisser au faîte du mur et me laisser dégringoler dansle jardin que je convoitais. J’y trouvai quelques oignons, desbulbes de glaïeuls et une certaine quantité de carottes à peinemûres ; je récoltai le tout et, franchissant un pan demuraille écroulé, je continuai mon chemin vers Kew entre des arbresécarlates et cramoisis – on eût dit une promenade dans une avenuede gigantesques gouttes de sang. J’avais deux idées bien nettes :trouver une nourriture plus substantielle, et, autant que mesforces le permettraient, fuir bien loin de cette région maudite etqui n’avait plus rien de terrestre.

Un peu plus loin, dans un endroit où persistait du gazon, jedécouvris quelques champignons que je dévorai aussitôt, mais cesbribes de nourriture ne réussirent guère qu’à exciter un peu plusma faim. Tout à coup, alors que je croyais toujours être dans lesprairies, je rencontrai une nappe d’eau peu profonde et boueusequ’un faible courant entraînait. Je fus d’abord très surpris detrouver, au plus fort d’un été très chaud et très sec, des présinondés, mais je me rendis compte bientôt que cela était dû àl’exubérance tropicale de l’Herbe Rouge. Dès que cesextraordinaires végétaux rencontraient un cours d’eau, ilsprenaient immédiatement des proportions gigantesques et devenaientd’une fécondité incomparable. Les graines tombaient en quantitédans les eaux de la Wey et de la Tamise, où elles germaient, etleurs pousses titaniques, croissant avec une incroyable rapidité,avaient bientôt engorgé le cours de ces rivières qui avaientdébordé.

À Putney, comme je le vis peu après, le pont disparaissaitpresque entièrement sous un colossal enchevêtrement de ces plantes,et, à Richmond, les eaux de la Tamise s’étaient aussi répandues enune nappe immense et peu profonde à travers les prairies de Hamptonet de Twickenham. À mesure que les eaux débordaient, l’Herbe lessuivait, de sorte que les villas en ruine de la vallée de la Tamisefurent un certain temps submergées dans le rouge marécage dontj’explorais les bords et qui dissimulait ainsi beaucoup de ladésolation qu’avaient causée les Martiens.

Finalement, l’Herbe Rouge succomba presque aussi rapidementqu’elle avait crû. Bientôt une sorte de maladie infectieuse, due,croit-on, à l’action de certaines bactéries, s’empara de cesvégétations. Par suite des principes de la sélection naturelle,toutes les plantes terrestres ont maintenant acquis une force derésistance contre les maladies causées par les microbes – elles nesuccombent jamais sans une longue lutte. Mais l’Herbe Rouge tombaen putréfaction comme une chose déjà morte. Les tiges blanchirent,se flétrirent et devinrent très cassantes. Au moindre contact,elles se rompaient et les eaux, qui avaient favorisé et stimuléleur développement, emportèrent jusqu’à la mer leurs derniersvestiges.

Mon premier soin fut naturellement d’étancher ma soif.J’absorbai ainsi une grande quantité d’eau, et, mû par uneimpulsion soudaine, je mâchonnai quelques fragments d’Herbe Rouge.Mais les tiges étaient pleines d’eau et elles avaient un goûtmétallique nauséeux. L’eau était assez peu profonde pour mepermettre d’avancer sans danger bien que l’Herbe Rouge retardâtquelque peu ma marche ; mais la profondeur du flot s’accrûtévidemment à mesure que j’approchais du fleuve, et, retournant surmes pas, je repris le chemin de Mortlake. Je parvins à suivre laroute en m’aidant des villas en ruine, des clôtures et desréverbères que je rencontrais ; bientôt je fus hors de cetteinondation et ayant monté la colline de Rochampton, je débouchaidans les communaux de Putney.

Ici le paysage changeait ; ce n’était plus l’étrange etl’extraordinaire, mais le simple bouleversement du familier.Certains coins semblaient avoir été dévastés par un cyclone et, unecentaine de mètres plus loin, je traversais un espace absolumentpaisible et sans la moindre trace de trouble ; je rencontraisdes maisons dont les jalousies étaient baissées et les portesfermées, comme si leurs habitants dormaient à l’intérieur ouétaient absents pour un jour ou deux. L’Herbe Rouge était moinsabondante. Les troncs des grands arbres qui poussaient au long dela route n’étaient pas envahis par la variété grimpante. Jecherchai dans les branches quelque fruit à manger, sans entrouver ; j’explorai aussi une ou deux maisons silencieuses,mais elles avaient été déjà cambriolées et pillées. J’achevai lereste de la journée en me reposant dans un bouquet d’arbustes, mesentant, dans l’état de faiblesse où j’étais, trop fatigué pourcontinuer ma route.

Pendant tout ce temps, je n’avais vu aucun être humain, non plusque le moindre signe de la présence des Martiens. Je rencontraideux chiens affamés, mais malgré les avances que je leur fis, ilss’enfuirent en faisant un grand détour. Près de Rochampton, j’avaisaperçu deux squelettes humains – non pas des cadavres, mais dessquelettes entièrement décharnés ; dans le petit bois, auprèsde l’endroit où j’étais, je trouvai les os brisés et épars deplusieurs chats et de plusieurs lapins et ceux d’une tête demouton. Bien qu’il ne restât rien après, j’essayai d’en rongerquelques-uns.

Après le coucher du soleil, je continuai péniblement à avancerau long de la route qui mène à Putney, où le Rayon Ardent avait dû,pour une raison quelconque, faire son œuvre. Au-delà de Rochampton,je recueillis, dans un jardin, des pommes de terre à peine mûres,en quantité suffisante pour apaiser ma faim. De ce jardin, la vues’étendait sur Putney et sur le fleuve. Sous le crépuscule,l’aspect du paysage était singulièrement désolé : des arbrescarbonisés, des ruines lamentables et noircies par les flammes, et,au bas de la colline, le fleuve débordé et les grandes nappes d’eauteintées de rouge par l’herbe extraordinaire. Sur tout cela, lesilence s’étendait et, pensant combien rapidement s’était produitecette désolante transformation, je me sentis envahi par uneindescriptible terreur.

Pendant un instant, je crus que l’humanité avait été entièrementdétruite et que j’étais maintenant, debout dans ce jardin, le seulêtre humain qui ait survécu. Au sommet de la colline de Putney, jepassai non loin d’un autre squelette dont les bras étaientdisloqués et se trouvaient à quelques mètres du corps. À mesure quej’avançais, j’étais de plus en plus convaincu que, dans ce coin dumonde et à part quelques traînards comme moi, l’extermination del’humanité était un fait accompli. Les Martiens, pensais-je,avaient continué leur route, abandonnant la contrée désolée etcherchant ailleurs leur nourriture. Peut-être même étaient-ilsmaintenant en train de détruire Berlin ou Paris, ou bien, ilpouvait se faire aussi qu’ils aient avancé vers le nord…

Chapitre 7L’HOMME DE PUTNEY HILL

Je passai la nuit dans l’auberge située au sommet de la côte dePutney, où, pour la première fois depuis que j’avais quittéLeatherhead, je dormis dans des draps. Je ne m’attarderai pas àraconter quelle peine j’eus à pénétrer par une fenêtre dans cettemaison, peine inutile puisque je m’aperçus ensuite que la ported’entrée n’était fermée qu’au loquet, ni comment je fouillai danstoutes les chambres, espérant y trouver de la nourriture, jusqu’àce que, au moment même où je perdais tout espoir, je découvris,dans une pièce qui me parut être une chambre de domestique, unecroûte de pain rongée par les rats et deux boîtes d’ananasconservés. La maison avait été déjà explorée et vidée. Dans le bar,je finis par mettre la main sur des biscuits et des sandwiches quiavaient été oubliés. Les sandwiches n’étaient plus mangeables, maisavec les biscuits j’apaisai ma faim et je garnis mes poches. Jen’allumai aucune lumière, de peur d’attirer l’attention de quelqueMartien en quête de nourriture et explorant, pendant la nuit, cettepartie de Londres. Avant de me mettre au lit, j’eus un moment degrande agitation et d’inquiétude, rôdant de fenêtre en fenêtre etcherchant à apercevoir dans l’obscurité quelque indice desmonstres. Je dormis peu. Une fois au lit, je pus réfléchir etmettre quelque suite dans mes idées – chose que je ne me rappelaispas avoir faite depuis ma dernière discussion avec le vicaire.Depuis lors, mon activité mentale n’avait été qu’une successionprécipitée de vagues états émotionnels ou bien une sorte de stupideréceptivité. Mais pendant la nuit, mon cerveau, fortifié sans doutepar la nourriture que j’avais prise, redevint clair et je pusréfléchir. Trois pensées surtout s’imposèrent tour à tour à monesprit : le meurtre du vicaire, les faits et gestes des Martiens etle sort possible de ma femme. La première de ces préoccupations neme laissait aucun sentiment d’horreur ni de remords ; je mevoyais alors, comme je me vois encore maintenant, amené fatalementet pas à pas lui asséner ce coup irréfléchi, victime, en somme,d’une succession d’incidents et de circonstances qui entraînèrentinévitablement ce résultat. Je ne me condamnais aucunement etcependant ce souvenir, sans s’exagérer, me hanta. Dans le silencede la nuit, avec cette sensation d’une présence divine qui s’emparede nous parfois dans le calme et les ténèbres, je supportaivictorieusement cet examen de conscience, la seule expiation qu’ilme fallût subir pour un moment de rage et d’affolement. Je meretraçai d’un bout à l’autre la suite de nos relations depuisl’instant où je l’avais trouvé accroupi auprès de moi, ne faisantaucune attention à ma soif et m’indiquant du doigt les flammes etla fumée qui s’élevaient des ruines de Weybridge. Nous avions étéincapables de nous entendre et de nous aider mutuellement – lehasard sinistre ne se soucie guère de cela. Si j’avais pu leprévoir, je l’aurais abandonné à Halliford. Mais je n’avais riendeviné – et le crime consiste à prévoir et à agir. Je raconte ceschoses, comme tout le reste de cette histoire, telles qu’elles sepassèrent. Elles n’eurent pas de témoin – j’aurais pu les gardersecrètes, mais je les ai narrées afin que le lecteur puisse seformer un jugement à son gré.

Puis lorsque j’eus à grand-peine chassé l’image de ce cadavregisant la face contre terre, j’en vins au problème des Martiens etdu sort de ma femme. En ce qui concernait les Martiens, je n’avaisaucune donnée et je ne pouvais qu’imaginer mille choses ; jene pouvais guère mieux faire non plus quant à ma femme. Cetteveillée bientôt devint épouvantable ; je me dressai sur monlit, mes yeux scrutant les ténèbres et je me mis à prier, demandantque, si elle avait dû mourir, le Rayon Ardent ait pu la frapperbrusquement et la tuer sans souffrance. Depuis la nuit de monretour à Leatherhead je n’avais pas prié. En certaines extrémitésdésespérées, j’avais murmuré des supplications, des invocationsfétichistes, formulant mes prières comme les païens murmurent descharmes conjurateurs. Mais cette fois je priai réellement,implorant avec ferveur la Divinité, face à face avec les ténèbres.Nuit étrange, et plus étrange encore en ceci, qu’aussitôt que parutl’aurore, moi, qui m’étais entretenu avec la Divinité, je meglissai hors de la maison comme un rat quitte son trou – créature àpeine plus grande, animal inférieur qui, selon le caprice passagerde nos maîtres, pouvait être traqué et tué. Les Martiens, euxaussi, invoquaient peut-être Dieu avec confiance. À coup sûr, sinous ne retenons rien autre de cette guerre, elle nous auracependant appris la pitié – la pitié pour ces âmes dépourvues deraison qui subissent notre domination.

L’aube était resplendissante et claire ; à l’orient, leciel, que sillonnaient de petits nuages dorés, s’animait de refletsroses. Sur la route qui va du haut de la colline de Putney jusqu’àWimbledon, traînaient un certain nombre de vestiges pitoyables,restes de la déroute qui, dans la soirée du dimanche où commença ladévastation, dut pousser vers Londres tous les habitants de lacontrée. Il y avait là une petite voiture à deux roues sur laquelleétait peint le nom de Thomas Lobbe, fruitier à New Maiden ;une des roues était brisée et une caisse de métal gisait auprès,abandonnée ; il y avait aussi un chapeau de paille piétinédans la boue, maintenant séchée, et au sommet de la côte de WestHill je trouvai un tas de verre écrasé et taché de sang, auprès del’abreuvoir en pierre qu’on avait renversé et brisé. Mes plansétaient de plus en plus vagues et mes mouvements de plus en plusincertains ; j’avais toujours l’idée d’aller à Leatherhead, etpourtant j’étais convaincu que, selon toutes les probabilités, mafemme ne pouvait s’y trouver. Car, à moins que la mort ne les aitsurpris à l’improviste, mes cousins et elle avaient dû fuir dès lespremières menaces de danger. Mais je m’imaginais que je pourrais,tout au moins, apprendre là de quel côté s’étaient enfuis leshabitants de Surrey. Je savais que je voulais retrouver ma femme,que mon cœur souffrait de son absence et du manque de toutesociété, mais je n’avais aucune idée bien claire quant au moyen dela retrouver, et je sentais avec une intensité croissante monentier isolement. Je parvins alors, après avoir traversé un taillisd’arbres et de buissons, à la lisière des communaux de Wimbledon,dont les haies, les arbres et les prés, s’étendaient au loin sousmes yeux.

Cet espace encore sombre s’éclairait, par endroits, d’ajoncs etde genêts jaunes. Je ne vis nulle part d’Herbe Rouge, et tandis queje rôdais entre les arbustes, hésitant à m’aventurer à découvert,le soleil se leva, inondant tout de lumière et de vie. Dans un plide terrain marécageux, entre les arbres, je tombai au milieu d’unemultitude de petites grenouilles. Je m’arrêtai à les observer,tirant de leur obstination à vivre une leçon pour moi-même.Soudain, j’eus la sensation bizarre que quelqu’un m’épiait et, meretournant brusquement, j’aperçus dans un fourré quelque chose quis’y blottissait. Pour mieux voir, je fis un pas en avant. La chosese dressa : c’était un homme armé d’un coutelas. Je m’approchailentement de lui et il me regarda venir, silencieux etimmobile.

Quand je fus près de lui, je remarquai que ses vêtements étaientaussi déguenillés et aussi sales que les miens. On eût dit,vraiment, qu’il avait été traîné dans des égouts. De plus près, jedistinguai la vase verdâtre des fossés, des plaques pâles de terreglaise séchée et des reflets de poussière de charbon. Ses cheveux,très bruns et longs, retombaient en avant sur ses yeux. Sa figureétait noire et sale, et il avait les yeux tirés, de sorte qu’aupremier abord je ne le reconnus pas. De plus, une balafre récentelui coupait le bas du visage.

« Halte ! » cria-t-il quand je fus à dix mètres de lui.

Je m’arrêtai. Sa voix était rauque.

« D’où venez-vous ? » demanda-t-il.

Je réfléchis un instant, l’examinant avec attention.

« Je viens de Mortlake, répondis-je. Je me suis trouvé enterréauprès de la fosse que les Martiens ont creusée autour de leurcylindre, et j’ai fini par m’échapper.

– Il n’y a rien à manger par ici, dit-il. Ce coin m’appartient,toute la colline jusqu’à la rivière, et là-bas jusqu’à Clapham, etici jusqu’à l’entrée des communaux. Il n’y a de la nourriture quepour un seul. De quel côté allez-vous ? »

Je répondis lentement.

« Je ne sais pas… Je suis resté sous les ruines d’une maisonpendant treize ou quatorze jours, et je ne sais rien de ce qui estarrivé pendant ce temps-là. »

Il m’écoutait avec un air de doute ; tout à coup, il eut unsursaut et son expression changea.

« Je n’ai pas envie de m’attarder ici, dis-je. Je pense aller àLeatherhead pour tâcher d’y retrouver ma femme.

– C’est bien vous, dit-il en étendant le bras vers moi. C’estvous qui habitiez à Woking. Vous n’avez pas été tué àWeybridge ? »

Je le reconnus au même moment.

« Vous êtes l’artilleur qui se cachait dans mon jardin…

– En voilà une chance ! dit-il. C’est tout de même drôleque ce soit vous. »

Il me tendit sa main et je la pris.

« Moi, continua-t-il, je m’étais glissé dans un fosséd’écoulement. Mais ils ne tuaient pas tout le monde. Quand ilsfurent partis, je m’en allai à travers champs jusqu’à Walton. Mais…il y a quinze jours à peine… et vous avez les cheveux tout gris.»

Il jeta soudain un brusque regard en arrière.

« Ce n’est qu’une corneille, dit-il. Par le temps qui court, onapprend à connaître que les oiseaux ont une ombre. Nous sommes unpeu à découvert. Installons-nous sous ces arbustes et causons.

– Avez-vous vu les Martiens ? demandai-je. Depuis que j’aiquitté mon trou, je…

– Ils sont partis à l’autre bout de Londres, dit-il. Je pensequ’ils ont établi leur quartier général par là. La nuit, du côtéd’Hampstead, tout le ciel est plein des reflets de leurs lumières.On dirait la lueur d’une grande cité, et on les voit aller et venirdans cette clarté. De jour, on ne peut pas. Mais je ne les ai pasvus de plus près depuis… – il compta sur ses doigts… – cinq jours.Oui. J’en ai vu deux qui traversaient Hammersmith en portantquelque chose d’énorme… Et l’avant-dernière nuit, ajouta-t-il d’unton étrangement sérieux, dans le pêle-mêle des reflets, j’ai vuquelque chose qui montait très haut dans l’air. Je crois qu’ils ontconstruit une machine volante et qu’ils sont en train d’apprendre àvoler »

Je m’arrêtai, surpris, sans achever de m’asseoir sous lesbuissons.

« À voler !

– Oui, dit-il, à voler ! »

Je trouvai une position confortable et je m’installai.

« C’en est fait de l’humanité, dis-je. S’ils réussissent àvoler, ils feront tout simplement le tour du monde, en toussens…

– Mais oui, approuva-t-il en hochant la tête. Mais… ça noussoulagera d’autant par ici, et d’ailleurs, fit-il en se tournantvers moi, quel mal voyez-vous à ce que ça en soit fini del’humanité ? Moi, j’en suis bien content. Nous sommes écrasés,nous sommes battus. »

Je le regardai, ahuri. Si étrange que ce fût, je ne m’étais pasencore rendu compte de toute l’étendue de la catastrophe – et celam’apparut comme parfaitement évident dès qu’il eut parlé. J’avaisconservé jusque-là un vague espoir, ou, plutôt, c’était une vieillehabitude d’esprit qui persistait. Il répéta ces mots quiexprimaient une conviction absolue :

« Nous sommes battus.

« C’est bien fini, continua-t-il. Ils n’en ont perduqu’un, rien qu’un. Ils se sont installés dans debonnes conditions, et ils ne s’inquiètent nullement des armes lesplus puissantes du monde. Ils nous ont piétinés. La mort de celuiqu’ils ont perdu à Weybridge n’a été qu’un accident, et il n’y aque l’avant-garde d’arrivée. Ils continuent à venir ; cesétoiles vertes – je n’en ai pas vu depuis cinq ou six jours – jesuis sûr qu’il en tombe une quelque part toutes les nuits. Il n’y arien à faire. Nous avons le dessous, nous sommes battus. »

Je ne lui répondis rien. Je restais assis le regard fixe etvague, cherchant en vain à lui opposer quelque argument fallacieuxet contradictoire.

« Ça n’est pas une guerre, dit l’artilleur. Ça n’a jamais étéune guerre, pas plus qu’il n’y a de guerre entre les hommes et lesfourmis. »

Tout à coup, me revinrent à l’esprit les détails de la nuit quej’avais passée dans l’observatoire.

« Après le dixième coup, ils n’ont plus tiré – du moins jusqu’àl’arrivée du premier cylindre. »

Je lui donnai des explications et il se mit à réfléchir.

« Quelque chose de dérangé dans leur canon, dit-il. Maisqu’est-ce que ça peut faire ? Ils sauront bien le réparer, etquand bien même il y aurait un retard quelconque, est-ce que çapourrait changer la fin ? C’est comme les hommes avec lesfourmis. À un endroit, les fourmis installent leurs cités et leursgaleries ; elles y vivent, elles font des guerres et desrévolutions, jusqu’au moment où les hommes les trouvent sur leurchemin, et ils en débarrassent le passage. C’est ce qui se produitmaintenant – nous ne sommes que des fourmis. Seulement…

– Eh bien ?

– Eh bien, nous sommes des fourmis comestibles. »

Nous restâmes un instant là, assis, sans rien nous dire.

« Et que vont-ils faire de nous ? questionnai-je.

– C’est ce que je me demande, dit-il ; c’est bien ce que jeme demande. Après l’affaire de Weybridge, je m’en allai vers lesud, tout perplexe. Je vis ce qui se passait. Tout le mondes’agitait et braillait ferme. Moi, je n’ai guère de goût pour leremue-ménage. J’ai vu la mort de près une fois ou deux ; mafoi, je ne suis pas un soldat de parade, et, au pire et au mieux,la mort, c’est la mort. Il n’y a que celui qui garde son sang-froidqui s’en tire. Je vis que tout le monde s’en allait vers le sud, etje me dis : « De ce côté-là, on ne mangera plus avant qu’il soitlongtemps », et je fis carrément volte-face. Je suivis les Martienscomme le moineau suit l’homme. Par là-bas, dit-il en agitant samain vers l’horizon, ils crèvent de faim par tas en se battant eten se trépignant… »

Il vit l’expression d’angoisse de ma figure, et il s’arrêta,embarrassé.

« Sans doute, poursuivit-il, ceux qui avaient de l’argent ont pupasser en France. »

Il parut hésiter et vouloir s’excuser, mais rencontrant mesyeux, il continua :

« Ici, il y a des provisions partout. Des tas de choses dans lesboutiques, des vins, des alcools, des eaux minérales. Les tuyaux etles conduites d’eau sont vides. Mais je vous racontais mesréflexions : nous avons affaire à des êtres intelligents, medis-je, et ils semblent compter sur nous pour se nourrir. D’abord,ils vont fracasser tout – les navires, les machines, les canons,les villes, tout ce qui est régulier et organisé. Tout cela auraune fin. Si nous avions la taille des fourmis, nous pourrions noustirer d’affaire ; ça n’est pas le cas et on ne peut arrêterdes masses pareilles. C’est là un fait bien certain, n’est-cepas ? »

Je donnai mon assentiment.

« Bien ! c’est une affaire entendue – passons à autrechose, alors. Maintenant, ils nous attrapent comme ils veulent. UnMartien n’a que quelques milles à faire pour trouver une multitudeen fuite. Un jour, j’en ai vu un près de Wandsworth qui saccageaitles maisons et massacrait le monde. Mais ils ne continueront pas decette façon-là. Aussitôt qu’ils auront fait taire nos canons,détruit nos chemins de fer et nos navires, terminé tout ce qu’ilssont en train de manigancer par là-bas, ils se mettront à nousattraper systématiquement, choisissant les meilleurs et les mettanten réserve dans des cages et des enclos aménagés dans ce dessein.C’est là ce qu’ils vont entreprendre avant longtemps. Car,comprenez-vous ? ils n’ont encore rien commencé, en somme.

– Rien commencé ! m’écriai-je.

– Non, rien ! Tout ce qui est arrivé jusqu’ici, c’est parceque nous n’avons pas eu l’esprit de nous tenir tranquilles, au lieude les tracasser avec nos canons et autres sottises ; c’estparce qu’on a perdu la tête et qu’on a fui en masse, alors qu’iln’était pas plus dangereux de rester où l’on était. Ils ne veulentpas encore s’occuper de nous. Ils fabriquent leurs choses, toutesles choses qu’ils n’ont pu apporter avec eux, et ils préparent toutpour ceux qui vont bientôt venir. C’est probablement à cause decela qu’il ne tombe plus de cylindres pour le moment, et de peurd’atteindre ceux qui sont déjà ici. Au lieu de courir partout àl’aveuglette, en hurlant, et d’essayer vainement de les fairesauter à la dynamite, nous devons tâcher de nous accommoder dunouvel état de choses. C’est là l’idée que j’en ai. Ça n’est pasabsolument conforme à ce que l’homme peut ambitionner pour sonespèce, mais ça peut s’accorder avec les faits, et c’est leprincipe d’après lequel j’agis. Les villes, les nations, lacivilisation, le progrès – tout ça, c’est fini. La farce est jouée.Nous sommes battus.

– Mais s’il en est ainsi, à quoi sert-il de vivre ? »

L’artilleur me considéra un moment.

« C’est évident, dit-il. Pendant un million d’années ou de vie,il n’y aura plus ni concerts, ni salons de peinture, ni partiesfines au restaurant. Si c’est de l’amusement qu’il vous faut, jecrains bien que vous n’en manquiez. Si vous avez des manièresdistinguées, s’il vous répugne de manger des petits pois avec uncouteau ou de ne pas prononcer correctement les mots, vous ferezaussi bien de laisser tout cela de côté, ça ne vous sera plus guèreutile.

– Alors vous voulez dire que…

– Je veux dire que les hommes comme moi réussiront à vivre, pourla conservation de l’espèce. Je vous assure que je suis absolumentdécidé à vivre, et si je ne me trompe, vous serez bien forcé, vousaussi, de montrer ce que vous avez dans le ventre, avant qu’il soitlongtemps. Nous ne serons pas tous exterminés, et je n’ai pasl’intention, non plus, de me laisser prendre pour être apprivoisé,nourri et engraissé comme un bœuf gras. Hein ! voyez-vous lajoie d’être mangé par ces sales reptiles.

– Mais vous ne prétendez pas que…

– Mais si, mais si ! Je continue : mes plans sont faits,j’ai résolu la difficulté. L’humanité est battue. Nous ne savionsrien, et nous avons tout à apprendre maintenant. Pendant ce temps,il faut vivre et rester indépendants, vous comprenez ? Voilàce qu’il y aura à faire. »

Je le regardais, étonné et profondément remué par ses parolesénergiques.

« Sapristi ! vous êtes un homme, vous ! m’écriai-je,en lui serrant vigoureusement la main.

– Eh bien, dit-il, les yeux brillants de fierté, est-ce pensé,cela, hein !

– Continuez, lui dis-je.

– Donc, ceux qui ont envie d’échapper à un tel sort doivent sepréparer. Moi, je me prépare. Comprenez bien ceci : nous ne sommespas tous faits pour être des bêtes sauvages, et c’est ce qui vaarriver. C’est pour cela que je vous ai guetté. J’avais des doutes: vous êtes maigre et élancé. Je ne savais pas que c’était vous etj’ignorais que vous aviez été enterré. Tous les gens qui habitaientces maisons et tous ces maudits petits employés qui vivaient dansces banlieues, tous ceux-là ne sont bons à rien. Ils n’ont nivigueur, ni courage, ni belles idées, ni grands désirs ; etSeigneur ! un homme qui n’a pas tout cela peut-il faire autrechose que trembler et se cacher ? Tous les matins, ils setrimballaient vers leur ouvrage – je les ai vus, par centaines –,emportant leur déjeuner, s’essoufflant à courir, pour prendre lestrains d’abonnés, avec la peur d’être renvoyés s’ils arrivaient enretard ; ils peinaient sur des ouvrages qu’ils ne prenaientpas même la peine de comprendre ; le soir, du mêmetrain-train, ils retournaient chez eux avec la crainte d’être enretard pour dîner ; n’osant pas sortir, après leur repas, parpeur des rues désertes ; dormant avec des femmes qu’ilsépousaient, non parce qu’ils avaient besoin d’elles, mais parcequ’elles avaient un peu d’argent qui leur garantissait unemisérable petite existence à travers le monde ; ils assuraientleurs vies, et mettaient quelques sous de côté par peur de lamaladie ou des accidents ; et le dimanche – c’était la peur del’au-delà, comme si l’enfer était pour les lapins ! Pour cesgens-là, les Martiens seront une bénédiction : de jolies cagesspacieuses, de la nourriture à discrétion ; un élevage soignéet pas de soucis. Après une semaine ou deux de vagabondage àtravers champs, le ventre vide, ils reviendront et se laisserontprendre volontiers. Au bout de peu de temps, ils seront entièrementsatisfaits. Ils se demanderont ce que les gens pouvaient bien faireavant qu’il y ait eu des Martiens pour prendre soin d’eux. Et lestraîneurs de bars, les tripoteurs, les chanteurs – je les voisd’ici, ah ! oui, je les vois d’ici ! s’exclama-t-il avecune sorte de sombre contentement. C’est là qu’il y aura dusentiment et de la religion ; mais il y a mille choses quej’avais toujours vues de mes yeux et que je ne commence àcomprendre clairement que depuis ces derniers jours. Il y a des tasde gens, gras et stupides, qui prendront les choses comme ellessont, et des tas d’autres aussi se tourmenteront à l’idée que lemonde ne va plus et qu’il faudrait y faire quelque chose. Or,chaque fois que les choses sont telles qu’un tas de gens éprouventle besoin de s’en mêler, les faibles, et ceux qui le deviennent àforce de trop réfléchir, aboutissent toujours à une religion deRien-Faire, très pieuse et très élevée, et finissent par sesoumettre à la persécution et à la volonté du Seigneur. Vous avezdéjà dû remarquer cela aussi. C’est de l’énergie à l’envers dansune rafale de terreur. Les cages de ceux-là seront pleines depsaumes, de cantiques et de piété, et ceux qui sont d’une espècemoins simple se tourneront sans doute vers – comment appelez-vouscela ? – l’érotisme. »

Il s’arrêta un moment, puis il reprit.

« Très probablement, les Martiens auront des favoris parmi tousces gens ; ils leur enseigneront à faire des tours et, quisait ? feront du sentiment sur le sort d’un pauvre enfant gâtéqu’il faudra tuer. Ils en dresseront, peut-être aussi, à nouschasser.

– Non, m’écriai-je, c’est impossible. Aucun être humain…

– À quoi bon répéter toujours de pareilles balivernes ? ditl’artilleur. Il y en a beaucoup qui le feraient volontiers. Quelleblague de prétendre le contraire ! »

Et je cédai à sa conviction.

« S’ils s’en prennent à moi, dit-il, bon Dieu ! s’ils s’enprennent à moi !… » et il s’enfonça dans une sombreméditation.

Je réfléchissais aussi à toutes ces choses, sans rien trouverpour réfuter les raisonnements de cet homme. Avant l’invasion,personne n’eût mis en doute ma supériorité intellectuelle, etcependant cet homme venait de résumer une situation que jecommençais à peine à comprendre.

« Qu’allez-vous faire ? lui demandai-je brusquement. Quelssont vos plans ? »

Il hésita.

« Eh bien, voici ! dit-il. Qu’avons-nous à faire ? Ilnous faut trouver un genre de vie qui permette à l’homme d’existeret de se reproduire, et d’être suffisamment en sécurité pour éleversa progéniture. Oui – attendez, et je vais vous dire clairement cequ’il faut faire à mon avis. Ceux que les Martiens domestiquerontdeviendront bientôt comme tous les animaux domestiques. D’ici àquelques générations, ils seront beaux et gros, ils auront le sangriche et le cerveau stupide – bref, rien de bon. Le danger quecourent ceux qui resteront en liberté est de redevenir sauvages, dedégénérer en une sorte de gros rat sauvage… Il nous faudra menerune vie souterraine, comprenez-vous ? J’ai pensé aux égouts.Naturellement, ceux qui ne les connaissent pas se figurent desendroits terribles ; mais sous le sol de Londres, il y en apendant des milles et des milles de longueur, des centaines demilles ; quelques jours de pluie sur Londres abandonné enferont des logis agréables et propres. Les canaux principaux sontassez grands et assez aérés pour les plus difficiles. Puis, il y ales caves, les voûtes et les magasins souterrains qu’on pourraitjoindre aux égouts par des passages faciles à intercepter ; ily a aussi les tunnels et les voies souterraines de chemin de fer.Hein ? Vous commencez à y voir clair ? Et nous formonsune troupe d’hommes vigoureux et intelligents, sans nousembarrasser de tous les incapables qui nous viendront. Au large,les faibles !

– C’est pour cela que vous me chassiez tout à l’heure.

– Mais… non…, c’était pour entamer la conversation.

– Ce n’est pas la peine de nous quereller là-dessus.Continuez.

– Ceux qu’on admettra devront obéir. Il nous faut aussi desfemmes vigoureuses et intelligentes – des mères et des éducatrices.Pas de belles dames minaudières et sentimentales – pas d’yeuxlangoureux. Il ne nous faut ni incapables ni imbéciles. La vie estredevenue réelle, et les inutiles, les encombrants, les malfaisantssuccomberont. Ils devraient mourir, oui, ils devraient mourir debonne volonté. Après tout, il y a une sorte de déloyauté às’obstiner à vivre pour gâter la race, d’autant plus qu’ils nepourraient pas être heureux. D’ailleurs, mourir n’est pas siterrible, c’est la peur qui rend la chose redoutable. Et puis nousnous rassemblerons dans tous ces endroits. Londres sera notredistrict. Même, on pourrait organiser une surveillance afin depouvoir s’ébattre au plein air, quand les Martiens n’y seraient pas– jouer au cricket, par exemple. C’est comme cela qu’on sauvera larace. N’est-ce pas ? Tout cela est possible ? Mais sauverla race n’est rien ; comme je l’ai dit, ça consiste à devenirdes rats. Le principal, c’est de conserver notre savoir et del’augmenter encore. Alors, c’est là que des gens comme nousdeviennent utiles. Il y a des livres, il y a des modèles. Onaménagerait des locaux spéciaux, en lieu sûr, très profonds, et ony réunirait tous les livres qu’on trouverait ; pas desottises, ni romans, ni poésie, rien que des livres d’idées et descience. On pourrait s’introduire dans le British Museum et yprendre tous les livres de ce genre. Il nous faudrait spécialementmaintenir nos connaissances scientifiques – les étendre encore. Onobserverait ces Martiens. Quelques-uns d’entre nous pourraientaller les espionner, quand ils auraient tout organisé ; j’iraipeut-être moi-même. Il faudrait se laisser attraper, pour mieux lesapprocher je veux dire. Mais le grand point, c’est de laisser lesMartiens tranquilles ; ne jamais rien leur voler même. Si onse trouve sur leur passage, on leur fait place. Il faut montrer quenous n’avons pas de mauvaises intentions. Oui, je sais bien ;mais ce sont des êtres intelligents, et s’ils ont tout ce qu’illeur faut, ils ne nous réduiront pas aux abois et se contenterontde nous considérer comme une vermine inoffensive. »

L’artilleur s’arrêta et posa sa main bronzée sur mon bras.

« Après tout, continua-t-il, il ne nous reste peut-être pastellement à apprendre avant de… Imaginez-vous ceci : quatre ou cinqde leurs machines de combat qui se mettent en mouvement tout à coup– les Rayons Ardents dardés en tous sens – et sans que les Martienssoient dedans. Pas de Martiens dedans, mais des hommes – des hommesqui auraient appris à les conduire. Ça pourrait être de mon temps,même – ces hommes ! Figurez-vous pouvoir manœuvrer l’un de cescharmants objets avec son Rayon Ardent, libre et bien manié, et sepromener avec ! Qu’importerait de se briser en mille morceaux,au bout du compte, après un exploit comme celui-là ? Jeréponds bien que les Martiens en ouvriraient de grands yeux. Lesvoyez-vous, hein ? Les voyez-vous courir, se précipiter,haleter, s’essouffler et hurler, en s’installant dans leurs autresmécaniques ? On aurait tout désengrené à l’avance et pif, paf,pan, uitt, uitt, au moment où ils veulent s’installer dedans, leRayon Ardent passe et l’homme a repris sa place. »

L’imagination hardie de l’artilleur et le ton d’assurance et decourage avec lequel il s’exprimait dominèrent complètement monesprit pendant un certain temps. J’admettais, sans hésitation, à lafois ses prévisions quant à la destinée de la race humaine et lapossibilité de réaliser ses plans surprenants. Le lecteur qui suitl’exposé de ces faits, l’esprit tranquille et attentif, voudrabien, avant de m’accuser de sottise et de naïveté, considérer quej’étais craintivement blotti dans les buissons, l’esprit pleind’anxiété et d’appréhension. Nous conversâmes de cette façonpendant une bonne partie de la matinée, puis, après nous êtreglissés hors de notre cachette et avoir scruté l’horizon pour voirsi les Martiens ne revenaient pas dans les environs, nous nousrendîmes en toute hâte à la maison de Putney Hill dont il avaitfait sa retraite. Il s’était installé dans une des caves à charbonet quand je vis l’ouvrage qu’il avait fait en une semaine – un trouà peine long de dix mètres par lequel il voulait aller rejoindreune importante galerie d’égout – j’eus mon premier indice dugouffre qu’il y avait entre ses rêves et son courage. J’aurais puen faire autant en une journée, mais j’avais en lui une foisuffisante pour l’aider, toute la matinée et assez tard dansl’après-midi, à creuser son passage souterrain. Nous avions unebrouette et nous entassions la terre contre le fourneau de lacuisine. Nous réparâmes nos forces en absorbant le contenu d’uneboîte de tête de veau à la tortue et une bouteille de vin. Après ladémoralisante étrangeté des événements, j’éprouvais à travaillerainsi un grand soulagement. J’examinais son projet et bientôt desobjections et des doutes m’assaillirent, mais je n’en continuaispas moins mon labeur, heureux d’avoir un but vers lequel exercermon activité. Peu à peu, je commençai à spéculer sur la distancequi nous séparait encore de l’égout et sur les chances que nousavions de ne pas l’atteindre. Ma perplexité actuelle était desavoir pourquoi nous creusions ce long tunnel, alors qu’on pouvaits’introduire facilement dans les égouts par un regard quelconque,et de là, creuser une galerie pour revenir jusqu’à cette maison. Ilme semblait aussi que cette retraite était assez mal choisie etqu’il faudrait, pour y revenir, une inutile longueur de tunnel. Aumoment même où tout cela réapparaissait clairement, l’artilleurs’appuya sur sa bêche et me dit :

« Nous faisons là du bon ouvrage. Si nous nous reposions unmoment ? D’ailleurs, je crois qu’il serait temps d’aller faireune reconnaissance sur le toit de la maison. »

J’étais d’avis de continuer notre travail et, après quelquehésitation, il reprit son outil. Alors, une idée soudaine mefrappa. Je m’arrêtai, et il s’arrêta aussi immédiatement.

« Pourquoi vous promeniez-vous dans les communaux, ce matin, aulieu d’être ici ? demandai-je.

– Je prenais l’air, répondit-il, et je rentrais. On est plus ensécurité, la nuit.

– Mais votre ouvrage… ?

– Oh ! on ne peut pas toujours travailler », dit-il.

À cette réponse, j’avais jugé mon homme. Il hésita, toujoursappuyé sur sa bêche.

« Nous devrions maintenant aller faire une reconnaissance,dit-il, parce que, si quelqu’un s’approchait, on entendrait lebruit de nos bêches et on nous surprendrait. »

Je n’avais plus envie de discuter. Nous montâmes ensemble et, del’échelle qui donnait accès sur le toit, nous explorâmes lesenvirons. Nulle part on n’apercevait les Martiens, et nous nousaventurâmes sur les tuiles, nous laissant glisser jusqu’au parapetqui nous abritait.

De là, un bouquet d’arbres nous cachait la plus grande partie dePutney, mais nous pouvions voir, plus bas, le fleuve, lebouillonnement confus de l’Herbe Rouge et les parties basses deLambeth inondées. La variété grimpante de l’Herbe Rouge avaitenvahi les arbres qui entourent le vieux palais, et leurs branchess’étendaient mortes et décharnées, garnies parfois encore defeuilles sèches, parmi tout cet enchevêtrement. Il était étrange deconstater combien ces deux espèces de végétaux avaient besoin d’eaucourante pour se propager. Autour de nous, on n’en voyait pastrace. Des cytises, des épines roses, des boules-de-neige montaientverts et brillants au milieu des massifs de lauriers etd’hortensias ensoleillés. Au-delà de Kensington, une fumée épaisses’élevait qui, avec une brume bleuâtre, empêchait d’apercevoir lescollines septentrionales.

L’artilleur se mit à parler de l’espèce de monde qui étaitrestée dans Londres.

« Une nuit de la semaine dernière, dit-il, quelques imbécilesréussirent à rétablir la lumière électrique dans Regent Street etPiccadilly, où se pressa bientôt une multitude d’ivrognes enhaillons, hommes et femmes, qui dansèrent et hurlèrent jusqu’àl’aurore. Quelqu’un qui s’y trouvait m’a conté la chose. Quand lejour parut, ils aperçurent une machine de combat martienne qui,toute droite dans l’ombre, les observait avec curiosité. Sans douteelle était là depuis fort longtemps. Elle s’avança alors au milieud’eux et en captura une centaine trop ivres ou trop effrayés pours’enfuir. »

Incidents burlesques et tragiques d’une époque troublée qu’aucunhistorien ne pourra relater fidèlement !

Par une suite de questions, je le ramenai à ses plansgrandioses. Son enthousiasme le reprit. Il exposa, avec tantd’éloquence, la possibilité de capturer une machine de combat quecette fois encore je le crus à moitié. Mais je commençais àconnaître la qualité de son courage, et je comprenais maintenantpourquoi il attachait tant d’importance à ne rien faireprécipitamment. D’ailleurs, il n’était plus du tout question qu’ildût s’emparer personnellement de la grande machine et s’en servirlui-même pour combattre les Martiens.

Bientôt, nous redescendîmes dans la cave. Nous ne paraissionsdisposés ni l’un ni l’autre à reprendre notre travail et, quand ilproposa de faire la collation, j’acceptai sans hésiter. Il devintsoudain très généreux ; puis le repas terminé, il sortit etrevint quelques moments après avec d’excellents cigares. Nous enallumâmes chacun un et son optimisme devint éblouissant. Ilinclinait à considérer ma venue comme une merveilleuse bonnefortune.

« Il y a du champagne dans la cave voisine, dit-il.

– Nous travaillerons mieux avec ce bourgogne, répondis-je.

– Non, non, vous êtes mon hôte, aujourd’hui. Bon Dieu !nous avons assez de besogne devant nous. Prenons un peu de repos,pour rassembler nos forces, pendant que c’est possible.Regardez-moi toutes ces ampoules ! »

Poursuivant son idée de s’accorder un peu de répit, il insistapour que nous fissions une partie de cartes. Il m’enseigna diversjeux et, après nous être partagé Londres, lui s’attribuant la rivedroite, et moi gardant la rive gauche, nous prîmes chaque paroissecomme enjeu. Si bêtement ridicule que cela paraisse au lecteur desens rassis, le fait est absolument exact, et, chose plussurprenante encore, c’est que je trouvai ce jeu, et plusieursautres que nous jouâmes aussi, extrêmement intéressants.

Quel étrange esprit que celui de l’homme ! L’espèce entièreétait menacée d’extermination ou d’une épouvantable dégradation,nous n’avions devant nous d’autre claire perspective que celled’une mort horrible, et nous pouvions, tranquillement assis à fumeret à boire, nous intéresser aux chances que représentaient cesbouts de cartons peints, et plaisanter avec un réel plaisir.Ensuite il m’enseigna le poker et je lui gagnai tenacement troislongues parties d’échecs. Quand la nuit vint, nous étions siacharnés que nous nous risquâmes d’un commun accord à allumer unelampe.

Après une interminable série de parties, nous soupâmes etl’artilleur acheva le champagne. Nous ne cessions de fumer descigares, mais rien ne restait de l’énergique régénérateur de larace humaine que j’avais écouté le matin de ce même jour. Il étaitencore optimiste, mais son optimisme était plus calme et plusréfléchi. Je me souviens qu’il proposa, dans un discours incohérentet peu varié, de boire à ma santé. Je pris un cigare et montai auxétages supérieurs, pour tâcher d’apercevoir les lueurs verdâtresdont il avait parlé.

Tout d’abord, mes regards errèrent à travers la vallée deLondres. Les collines du nord étaient enveloppées deténèbres ; les flammes qui montaient de Kensingtonrougeoyaient et, de temps à autre, une langue de flamme jaunâtres’élançait et s’évanouissait dans la profonde nuit bleue. Tout lereste de l’immense ville était obscur. Alors, plus près de moi,j’aperçus une étrange clarté, une sorte de fluorescence, d’un pâleviolet pourpre, que la brise nocturne faisait frissonner. Pendantun moment, je ne pus comprendre quelle était la cause de cettefaible irradiation, depuis je pensai qu’elle était produite parl’Herbe Rouge. Avec cette idée, une curiosité qui n’étaitqu’assoupie, s’éveilla en moi avec le sens de la proportion deschoses. Mes yeux, alors, cherchèrent dans le ciel la planète Mars,qui resplendissait rouge et claire à l’ouest, puis longuement etfixement, mes regards s’attachèrent aux ténèbres qui s’étendaientsur Hampstead et Highgate.

Je restai longtemps sur le toit, l’esprit déconcerté par lestribulations de la journée. Je me souvenais de mes divers étatsd’esprit, depuis le besoin de prier que j’avais éprouvé la nuitprécédente jusqu’à cette soirée stupidement passée à jouer auxcartes. Tous mes sentiments se révoltèrent, et je me rappelle avoirjeté au loin mon cigare avec un geste de destruction symbolique. Mafolie m’apparut sous un aspect monstrueusement exagéré. Il mesemblait que j’avais trahi ma femme et l’humanité, et je me sentaisplein de remords. Je décidai d’abandonner à ses breuvages et à sagloutonnerie cet étrange et fantaisiste rêveur de grandes choses,et de pénétrer dans Londres. Là, me semblait-il, j’aurais demeilleures chances d’apprendre ce que faisaient les Martiens etquel était le sort de mes semblables. Quand la lune tardive seleva, j’étais encore sur le toit.

Chapitre 8LONDRES MORT

Lorsque j’eus quitté l’artilleur, je descendis la colline, et,suivant la grand-rue, je traversai le pont qui mène à Lambeth. Lavégétation tumultueuse de l’Herbe Rouge le rendait alorsimpraticable, mais les tiges blanchissaient déjà par endroits,symptômes de la maladie qui se propageait et devait si rapidementdétruire cette plante envahissante.

Au coin de la rue qui va vers la gare de Putney Bridge, jetrouvai un homme étendu à terre. Il était encore vivant, mais toutcouvert de poussière noire, sale comme un ramoneur, et de plus ivreà ne pouvoir ni se tenir ni parler. Je ne pus tirer de lui que desinjures et des menaces, et s’il n’avait pas eu une physionomieaussi brutale, je serais resté avec lui.

Au long de la route, à partir du pont, il y avait partout unecouche de poussière noire qui, dans Fulham, devenait fort épaisse.Une effrayante tranquillité régnait dans les rues. Dans uneboulangerie, je trouvai du pain, suri, dur et moisi, mais encoremangeable. Du côté de Walham Green, la poussière noire avaitdisparu et je passai devant un groupe de maisons blanches quibrûlaient ; le crépitement des flammes me fut un réelsoulagement, mais dans Brompton les rues redevinrentsilencieuses.

Bientôt, la poussière noire tapissa de nouveau les rues,recouvrant les cadavres épars. J’en vis une douzaine en tout, aulong de la grand-rue de Fulham. Ils devaient être là depuisplusieurs jours, de sorte que je ne m’attardai pas auprès d’eux. Lapoussière noire qui les enveloppait adoucissait leurs contours,mais quelques-uns avaient été dérangés par les chiens.

Dans tous les endroits que n’avait pas envahis la poussièrenoire, les boutiques closes, les maisons fermées, les jalousiesbaissées, l’abandon et le silence faisaient penser à un dimanchedans la Cité. En certains lieux, les pillards avaient laissé destraces, mais rarement ailleurs qu’aux boutiques de victuailles etaux tavernes. Une vitrine de bijoutier avait été brisée, mais levoleur avait dû être dérangé, car quelques chaînes d’or et unemontre étaient tombées sur le trottoir. Je ne pris pas la peine d’ytoucher. Plus loin, une femme déguenillée était affalée sur unseuil ; une de ses mains, qui pendait, était toute tailladée,le sang tachait ses haillons fangeux et une bouteille de champagnebrisée avait fait une mare sur le trottoir. Elle paraissait dormir,mais elle était morte.

Plus j’avançais vers l’intérieur de Londres, plus profonddevenait le silence. Ce n’était pas tellement le silène de la mortque l’attente de choses prochaines et tenues en suspens. À toutinstant, les destructeurs qui avaient déjà dévasté les banlieuesnord-ouest de la métropole et anéanti Ealing et Kilburn pouvaientfondre sur ces maisons et les transformer en un monceau de ruinesfumantes. C’était une cité condamnée et désertée…

Dans les rues de South Kensington, je ne rencontrai ni cadavresni poussière noire. Non loin de là, j’entendis pour la premièrefois une sorte de hurlement qui, d’abord, parvint d’une façonpresque imperceptible à mes oreilles. On eût dit un sanglot alternésur deux notes : « Oul-la, oul-la, oul-la, oul-la », sans lamoindre interruption. Quand je passais devant les rues montant aunord, les deux lamentables notes croissaient de volume, puis lesmaisons et les édifices semblaient de nouveau les amortir et lesintercepter. Au bas d’Exhibition Road, je les entendis dans touteleur ampleur. Je m’arrêtai, les yeux tournés vers KensingtonGardens, me demandant quelle pouvait bien être cette étrange etlointaine lamentation. On eût pu croire que ce désert immensed’édifices avait trouvé une voix pour exprimer sa désolation et sasolitude.

« Oulla, oulla, oulla, oulla », gémissait la voix surhumaine, enpuissantes vagues sonores qui parcouraient la large rueensoleillée, entre les hauts édifices. Surpris, je tournai àgauche, me dirigeant vers les grilles de fer de Hyde Park. Il mevint à l’idée de m’introduire dans le Muséum d’histoire naturelleet de monter jusqu’au sommet des tours, d’où je pourrais voir cequi se passait dans le parc. Mais je me décidai à ne pas quitter lesol, où il était possible de se cacher promptement, et jem’engageai dans Exhibition Road. Toutes les spacieuses maisons quibordent cette large voie étaient vides et silencieuses, et l’échode mes pas se répercutait de façade en façade. Au bout de la rue,près de la grille d’entrée du parc, un spectacle inattendu frappames regards – un omnibus renversé et un squelette de chevalabsolument décharné. Je m’arrêtai un instant, surpris, puis jecontinuai jusqu’au pont de la Serpentine. La voix devenait de plusen plus forte, bien que je ne pusse voir, par-dessus les maisons,du côté nord du parc, autre chose qu’une brume enfumée.

« Oulla, oulla, oulla, oulla », pleurait la voix qui venait, mesemblait-il, des environs de Regent’s Park. Ce cri navrant agitbientôt sur mon esprit, et la surexcitation qui m’avait soutenupassa ; cette lamentation s’empara de tout mon être et je mesentis absolument épuisé, les pieds endoloris, et de nouveau,maintenant, torturé par la faim et la soif.

Il devait être plus de midi. Pourquoi errais-je seul dans cettecité morte ? Pourquoi vivais-je seul quand tout Londres,enveloppé d’un noir suaire, était prêt à être inhumé ? Masolitude me parut intolérable. Des souvenirs me revinrent d’amisque j’avais oubliés depuis des années. Je pensai aux poisons quecontenaient les boutiques des pharmaciens et aux liqueursaccumulées dans les caves des marchands. Je me rappelai les deuxêtres de désespoir, qui, autant que je le supposais, partageaientla ville avec moi.

J’arrivai dans Oxford Street par Marble Arch ; là denouveau, je trouvai la poussière noire et des cadavres épars ;de plus, une odeur mauvaise et de sinistre augure montait dessoupiraux des caves de certaines maisons. Pendant cette longuecourse, la chaleur m’avait grandement altéré et, après beaucoup depeine, je réussis à m’introduire dans une taverne, où je trouvai àboire et à manger. Lorsque j’eus mangé, je me sentis très las et,pénétrant dans un petit salon, derrière la salle commune, jem’étendis sur un sofa de moleskine et m’endormis.

Lorsque je m’éveillai, la lugubre lamentation retentissaitencore à mes oreilles. La nuit tombait et, muni de quelquesbiscuits et de fromage – il y avait un garde-viande, mais il necontenait plus que des vers – je traversai les places silencieuses,bordées de beaux hôtels, jusqu’à Baker Street et je débouchai enfindans Regent’s Park. De l’extrémité de Baker Street, je vis,par-dessus les arbres, dans la sérénité du couchant, le capuchond’un géant Martien, et de là semblait sortir cette lamentation. Jene ressentis aucune terreur. Le voir là, me paraissait la chose laplus simple du monde, et pendant un moment je l’observai sans qu’ilfît le moindre mouvement. Rigide et droit, il hurlait sans que jepusse voir pour quelle cause.

J’essayai de combiner un plan d’action. Ce bruit perpétuel : «Oulla, oulla, oulla », emplissait mon esprit de confusion.Peut-être étais-je trop las pour être vraiment effrayé. À coup sûr,j’éprouvais, plutôt qu’une réelle peur, une grande curiosité deconnaître la raison de ce cri monotone. Voulant contourner le parc,j’avançai au long de Park Road, sous l’abri des terrasses, etj’arrivai bientôt en vue du Martien stationnaire et hurlant. Tout àcoup, j’entendis un chœur d’aboiements furieux, et je vis bientôtaccourir vers moi un chien qui avait à la gueule un morceau deviande en putréfaction et que poursuivaient une bande de roquetsaffamés. Il fit un brusque écart pour m’éviter, comme s’il eûtcraint que je fusse un nouveau compétiteur. À mesure que lesaboiements se perdaient dans la distance, j’entendis derechef lelong gémissement.

À mi-chemin de la gare de St. John’s Wood, je trouvai soudainles restes d’une Machine à Mains. D’abord, je crus qu’une maisons’était écroulée en travers de la route, et ce ne fut qu’enescaladant les ruines que j’aperçus, avec un sursaut, le monstremécanique, avec ses tentacules rompus, tordus, faussés, gisant aumilieu des dégâts qu’il avait faits. L’avant-corps était fracassé,comme si la machine s’était heurtée en aveugle contre la maison etqu’elle eût été écrasée par sa chute. Il me vint alors à l’idée quele mécanisme avait dû échapper au contrôle du Martien quil’habitait. Il y aurait eu quelque danger à grimper sur ces ruinespour l’examiner de près, et le crépuscule était déjà si avancéqu’il me fut difficile même de voir le siège de la machine toutbarbouillé du sang et des restes cartilagineux du Martien que leschiens avaient abandonnés.

Plus surpris que jamais par tous ces spectacles, je continuaimon chemin vers Primrose Hill. Au loin, par une trouée entre lesarbres, j’aperçus un second Martien, debout et silencieux, dans leparc, près des Jardins zoologiques. Un peu au-delà des ruines de laMachine à Mains, je tombai de nouveau au milieu de l’Herbe Rouge,et le canal n’était qu’une masse spongieuse de végétaux rougesombre.

Soudain, comme je traversais le pont, les lamentables oulla,oulla, oulla, cessèrent, coupés, supprimés d’un seul geste pourainsi dire, et le silence tomba comme un coup de tonnerre.

Les hautes maisons, autour de moi, étaient imprécises etvagues ; les arbres du côté du parc s’obscurcissaient.Partout, l’Herbe Rouge envahissait les ruines, se tordant ets’enchevêtrant pour me submerger. La Nuit, mère de la peur et dumystère, m’enveloppait. Tant que j’avais entendu la voixlamentable, la solitude et la désolation avaient ététolérables ; à cause d’elles, Londres avait paru vivre encore,et cette illusion de vie m’avait soutenu. Puis, tout à coup, unchangement, le passage de je ne sais quoi, et un silence, une mortqu’on pouvait toucher, et rien autre que cette paix mortelle.

Toute la ville semblait me regarder avec des yeux de spectre.Les fenêtres des maisons blanches étaient des orbites vides dansdes crânes, et mon imagination m’entourait de mille ennemissilencieux. La terreur, l’horreur de ma témérité s’emparèrent demoi. La rue qu’il me fallait suivre devint affreusement noire,comme un flot de goudron, et j’aperçus, au milieu du passage, uneforme contorsionnée. Je ne pus me résoudre à m’avancer plus loin.Je tournai par la rue de St. John’s Wood et, à toutes jambes, jem’enfuis vers Kilburn, loin de cette intolérable tranquillité. Jeme cachai, pour échapper à l’obscurité et au silence, jusque bienlongtemps après minuit, dans le kiosque d’une station de voituresde Harrow Road. Mais avant l’aube, mon courage me revint, et, lesétoiles scintillant encore au ciel, je repris le chemin de Regent’sPark. Je me perdis dans la confusion des rues, mais j’aperçusbientôt, au bout d’une longue avenue, la pente de Primrose Hill. Ausommet de la colline, se dressant jusqu’aux étoiles quipâlissaient, était un troisième Martien, debout et immobile commeles autres.

Une volonté insensée me poussait. Je voulais en finir, dussé-jey rester, et je voulais même m’épargner la peine de me tuer de mapropre main. Je m’avançai insouciant vers le Titan ; commej’approchais et que l’aube devenait plus claire, je vis unemultitude de corbeaux qui s’attroupaient et volaient en cerclesautour du capuchon de la machine. À cette vue, mon cœur bondit etje me mis à courir.

Je traversai précipitamment un fourré d’Herbe Rouge quiobstruait St. Edmund’s Terrace, barbotai, jusqu’à mi-corps, dans untorrent qui s’échappait des réservoirs de distribution des eaux, etavant que le soleil ne se fût levé, je débouchai sur les pelouses.Au sommet de la colline, d’énormes tas de terre avaient été remués,formant une sorte de formidable redoute : c’était le dernier et leplus grand des camps qu’établirent les Martiens. De derrière cesretranchements, une mince colonne de fumée montait vers le ciel.Contre l’horizon, un chien avide passa et disparut. La pensée quim’avait frappé devenait réelle, devenait croyable. Je ne ressentaisaucune crainte, mais seulement une folle exultation qui me faisaitfrissonner, tandis que je gravissais, en courant, la colline versle monstre immobile. Hors du capuchon, pendaient des lambeaux brunset flasques que les oiseaux carnassiers déchiraient à coups debec.

En un instant, j’eus escaladé le rempart de terre, et, deboutsur la crête, je pus voir l’intérieur de la redoute ; c’étaitun vaste espace où gisaient, en désordre, des mécanismesgigantesques, des monceaux énormes de matériaux et des abris d’uneétrange sorte. Puis, épars çà et là, quelques-uns dans leursMachines de Guerre renversées ou dans les Machines à Mains, rigidesmaintenant, et une douzaine d’autres silencieux, roides et alignés,étaient des Martiens – morts – tués par les bacilles descontagions et des putréfactions, contre lesquels leurs systèmesn’étaient pas préparés ; tués comme l’était l’Herbe Rouge,tués, après l’échec de tous les moyens humains de défense, par lesinfimes créatures que la divinité, dans sa sagesse, a placées surla Terre.

Car tel était le résultat, comme j’aurais pu d’ailleurs, ainsique bien d’autres, le prévoir, si l’épouvante n’avait pas affolénos esprits. Les germes des maladies ont, depuis le commencementdes choses, prélevé leur tribut sur l’humanité – sur nos ancêtrespréhistoriques, dès l’apparition de toute vie. Mais, en vertu de lasélection naturelle, notre espèce a depuis lors développé sa forcede résistance ; nous ne succombons à aucun de ces germes, sansune longue lutte, et contre certains autres – ceux, par exemple,qui amènent la putréfaction des matières mortes – notre carcassevivante jouit de l’immunité. Mais il n’y a pas, dans la planèteMars, la moindre bactérie, et dès que nos envahisseurs Martiensarrivèrent, aussitôt qu’ils absorbèrent de la nourriture, nosalliés microscopiques se mirent à l’œuvre pour leur ruine. Quand jeles avais vus et examinés, ils étaient déjà irrévocablementcondamnés, mourant et se corrompant, à mesure qu’ils s’agitaient.C’était inévitable. L’homme a payé, au prix de millions et demillions de morts, sa possession héréditaire du globe terrestre :il lui appartient contre tous les intrus, et il serait encore àlui, même si les Martiens étaient dix fois plus puissants. Carl’homme ne vit ni ne meurt en vain.

Les Martiens, une cinquantaine en tout, étaient là, épars, dansl’immense fosse qu’ils avaient creusée, surpris par une mort quidut leur sembler absolument incompréhensible. Moi-même, alors, jen’en devinais pas la cause. Tout ce que je savais, c’est que cesêtres, qui avaient été vivants et si terribles pour les hommes,étaient morts. Un instant, je m’imaginai que la destruction deSennachérib s’était reproduite : Dieu s’était repenti, et l’ange dela mort les avait frappés pendant la nuit.

Je restais là debout, contemplant le gouffre. Soudain, le soleillevant enflamma le monde de ses rayons étincelants, et mon cœurbondit de joie. La fosse était encore obscure ; lesformidables engins, d’une puissance et d’une complexité si grandeset si surprenantes, si peu terrestres par leurs formes tortueuseset bizarres, montaient, sinistres, étranges et vagues, hors desténèbres, vers la lumière. J’entendais une multitude de chiens quise battaient autour des cadavres, gisant dans l’ombre, au fond dela cavité. Sur l’autre bord, plate, vaste et insolite, était lagrande machine volante qu’ils expérimentaient dans notre atmosphèreplus dense, quand la maladie et la mort les avaient arrêtés. Etcette mort ne venait pas trop tôt. Un croassement me fit lever latête, et mes regards rencontrèrent l’immense machine de guerre, quine combattrait plus jamais, et les lambeaux de chair rougeâtre quipendaient des sièges des machines renversées, sur le sommet dePrimrose Hill.

Me tournant vers le bas de la pente, j’aperçus, auréolés de volsde corbeaux, les deux autres géants que j’avais vus la veille, ettels encore que la mort les avait surpris. Celui dont j’avaisentendu les cris et les appels était mort. Peut-être fut-il ledernier à mourir, et son gémissement s’était continué sansinterruption jusqu’à l’épuisement de la force qui activait samachine. Maintenant, tripodes inoffensifs de métal brillant, ilsétincelaient dans la gloire du soleil levant.

Tout autour de cette fosse, sauvée comme par miracle d’uneéternelle destruction s’étendait la grande métropole. Ceux quin’ont vu Londres que voilé de ses sombres brouillards fumeuxpeuvent difficilement s’imaginer la clarté et la beauté qu’avaitson désert silencieux de maisons.

Vers l’est, au-dessus des ruines noircies d’Albert Terrace et dela flèche rompue de l’église, le soleil scintillait, éblouissant,dans un ciel clair, et ici et là, quelque vitrage, dont l’immensitédes toits reflétait les rayons avec une aveuglante intensité. Ilinondait de clarté les quais et les immenses magasins circulairesde la gare de Chalk Farm, les vastes espaces, veinés auparavant derails noirs et brillants, rouges maintenant de la rouille rapide dequinze jours de repos, et il y avait sur tout cela quelque chose dumystère de la beauté.

Au nord, vers l’horizon bleu, Kilburn et Hampstead s’étendaient,avec leurs multitudes de maisons. À l’ouest, la grande cité étaitencore dans l’ombre, et vers le sud, au-delà des Martiens, les présverts de Regent’s Park, le Langham Hotel, le dôme de l’Albert Hall,l’Institut impérial, les maisons géantes de Brompton Road sedétachaient avec précision dans le soleil levant tandis que lesruines de Westminster surgissaient d’une légère brume. Plus loinencore, s’élevaient les collines bleues du Surrey et les tours duPalais de Cristal étincelantes comme deux baguettes d’argent. Lamasse de St. Paul’s faisait une tache sombre sur le ciel, et sur lecôté ouest du dôme, je vis alors un immense trou béant.

En contemplant cette vaste étendue de maisons, de magasins,d’églises, silencieuse et abandonnée, en songeant aux espoirs etaux efforts infinis, aux multitudes innombrables de vies qu’ilavait fallu pour édifier ce récif humain, à la soudaine etimpitoyable destruction qui avait menacé tout cela, quand jecompris nettement que la menace n’avait pas été accomplie, que denouveau les hommes allaient parcourir ces rues et que cette vastecité morte, qui m’était si chère, retrouverait sa vie et sarichesse, je ressentis une émotion telle que je me mis àpleurer.

Le supplice avait pris fin. Dès ce jour même, la guérison allaitcommencer. Tout ce qu’il survivait de gens dans les provinces, sansdirection, sans loi, sans vivres, comme des troupeaux sans bergers,et ceux qui avaient fui par mer, allaient revenir ; la vie, deplus en plus puissante et active, animerait encore les rues vides,et se répandrait dans les squares déserts. Quoi qu’ait pu faire ladestruction, la main du destructeur s’était arrêtée. Tous lesdécombres géants, les squelettes noircis des maisons, quiparaissaient si lugubres par-delà les flancs gazonnés etensoleillés de la colline, retentiraient bientôt du bruit desmarteaux et des truelles. À cette idée, j’étendis les mains vers leciel, en un élan de gratitude pour la Divinité. Dans un an,pensai-je, dans un an…

Puis, avec une force irrésistible, mes pensées revinrent versmoi, vers ma femme, vers l’ancienne existence d’espoir et detendresse qui avait cessé pour toujours…

Chapitre 9LE DÉSASTRE

Voici maintenant la chose la plus étrange de mon récit, bienqu’elle ne soit pas sans doute absolument surprenante. Je merappelle clairement, froidement, vivement, tout ce que je fis cejour-là, jusqu’au moment où j’étais debout au sommet de PrimroseHill pleurant et remerciant Dieu. Après cela, je ne sais plusrien…

Des trois jours qui suivirent, il ne me reste le moindresouvenir. Depuis lors, j’ai appris que, bien loin d’avoir été lepremier à découvrir la destruction des Martiens, plusieurs autresvagabonds, errant comme moi, avaient déjà fait cette découverte lanuit précédente. Un homme – le premier – avait été àSaint-Martin-le-Grand, et, tandis que j’étais caché dans le kiosquede la station de cabs, il avait trouvé le moyen de télégraphier àParis. De là, la joyeuse nouvelle avait parcouru le mondeentier ; mille cités, effarées par d’horribles appréhensions,s’étaient livrées, au milieu d’illuminations folles, à desmanifestations frénétiques ; on savait la chose à Dublin, àÉdimbourg, à Manchester, à Birmingham, pendant que j’étais au borddu talus à examiner la fosse. Déjà des hommes pleurant de joiechantaient, interrompant leur travail pour se serrer les mains etpousser des vivats, formaient des trains qui redescendaient versLondres. Les cloches, qui s’étaient tues depuis une quinzaine,proclamèrent tout à coup la nouvelle, et ce ne fut, dans toutel’Angleterre, qu’un seul carillon. Des hommes à bicyclette, maigreset débraillés, s’essoufflaient sur toutes les routes, criantpartout la délivrance inattendue aux gens désemparés, rôdant àl’aventure, la face décharnée et les yeux effarés. Et lesvivres ! Par la Manche, par la mer d’Islande, parl’Atlantique, le blé, le pain, la viande accouraient à notre aide.Tous les vaisseaux du monde semblaient alors se diriger versLondres. Mais de tout cela je n’ai gardé le moindre souvenir.J’errai par la ville – en proie à un accès de démence, et revenantà la raison, je me trouvai chez des braves gens qui m’avaientrecueilli, alors que, depuis trois jours, je vagabondais pleurantde rage, à travers les rues de St. John’s Wood. Ils me racontèrentpar la suite que je chantais une sorte de complainte, des phrasesincohérentes, telles que : Le dernier homme vivant !Hurrah ! Le dernier homme en vie. Préoccupés comme ilsdevaient l’être de leurs propres affaires, ces gens, dont je nesaurais même donner ici le nom, malgré mon vif désir de leurexprimer ma reconnaissance, ces gens s’encombrèrent néanmoins demoi, me donnèrent asile et me protégèrent contre ma propre fureur.Apparemment j’avais dû, pendant ce laps de temps, leur conter desbribes de mon histoire.

Quand mon égarement eut cessé, ils m’annoncèrent, avec beaucoupde ménagements, ce qu’ils avaient appris du sort de Leatherhead.Deux jours après mon emprisonnement, la ville, avec tous seshabitants, avait été détruite par un Martien, qui l’avait saccagéede fond en comble, semblait-il, sans aucune provocation, comme ungamin bouleverserait une fourmilière, pour le simple caprice defaire étalage de sa force.

Je me trouvais sans famille et sans foyer, et ils furent trèsbons pour moi. J’étais seul et triste et ils me supportèrent avecindulgence. Je passai avec eux les quatre jours qui suivirent maguérison. Pendant tout ce temps, je sentis un désir inexplicable etde plus en plus vif de revoir, une fois encore, ce qui restait dema petite existence passée, qui avait paru si brillante et siheureuse. C’était un désir sans espoir, un besoin de me repaître dema misère. Ils firent tout ce qu’ils purent pour me dissuader et medistraire de cette pensée morbide. Mais bientôt je ne pus résisterplus longtemps à cette impulsion ; leur promettant de revenirfidèlement, et, je l’avoue, me séparant de ces amis de quatre joursavec des larmes dans les yeux, je m’aventurai derechef par les ruesqui récemment avaient été si sombres, si insolites, si vides.

Déjà, elles étaient emplies de gens qui revenaient ; àcertains endroits même, des boutiques étaient ouvertes et j’aperçusune fontaine Wallace où coulait un filet d’eau.

Je me souviens combien ironiquement brillant le jour semblait,au moment où j’entreprenais ce mélancolique pèlerinage à la petitemaison de Woking, combien étaient affairées les rues, et vivantel’animation qui m’entourait.

Partout les gens, innombrables, étaient dehors, empressés àmille occupations, et l’on ne pouvait croire qu’une grande partiede la population avait été massacrée. Mais je remarquai alorscombien les faces des gens que je rencontrais étaient jaunes,combien longs et hérissés les cheveux des hommes, combien grands etbrillants leurs yeux, tandis que la plupart étaient encore revêtusde leurs habits en haillons. Sur les figures, on ne voyait que deuxexpressions : une joie et une énergie exultantes, ou une faroucherésolution. À part l’expression des visages, Londres semblait uneville de mendiants et de chemineaux. En grande confusion, ondistribuait partout le pain qu’on nous avait envoyé de France. Lesrares chevaux qu’on rencontrait avaient les côtes horriblementapparentes. Des agents, spécialement engagés, l’air hagard, uninsigne blanc au bras, se tenaient au coin des rues. Je ne vis pasgrand-chose des méfaits des Martiens avant d’arriver à WellingtonStreet, où l’Herbe Rouge grimpait par-dessus les piles et lesarches du pont de Waterloo.

Au coin du pont, je rencontrai un des contrastes baroques,habituels en ces occasions. Un grand papier, fixé à une tige,s’étalait contre un fourré d’Herbe Rouge. C’était une affiche dupremier journal qui ait repris sa publication ; j’en payai unexemplaire avec un shilling tout noirci, que je retrouvai dans unepoche. La plus grande partie du journal était en blanc, mais lecompositeur s’était amusé à remplir la dernière page avec unecollection d’annonces fantaisistes. Le reste était une suited’impressions et d’émotions personnelles rédigées à la hâte ;le service des nouvelles n’était pas encore réorganisé. Je n’apprisrien de nouveau, sinon qu’en une seule semaine l’examen desmécanismes martiens avait donné des résultats surprenants. Parmid’autres choses, on affirmait – ce que je ne puis croire encore –qu’on avait découvert le « secret de voler ». À la gare deWaterloo, je trouvai des trains qui ramenaient gratis les gens chezeux. Le premier flot s’étant déjà écoulé, il n’y avait heureusementque peu de voyageurs dans le train et je ne me sentais guèredisposé à soutenir une conversation occasionnelle. Je m’installaiseul dans un compartiment, et, les bras croisés, je contemplai, parla portière ouverte, le lamentable spectacle de toute cettedévastation ensoleillée. Au sortir de la gare, le train cahota surune voie temporaire. De chaque côté les maisons n’étaient que desruines noires. À l’embranchement de Clapham, Londres apparut toutbarbouillé par la poussière de la Fumée Noire, malgré les deuxderniers jours d’orages et de pluies. Là aussi, une partie de lavoie avait été détruite, et des centaines d’ouvriers – commis sansemploi et gens de magasins – travaillaient à côté des terrassiersordinaires et nous fûmes encore cahotés sur une voie provisoire,hâtivement établie.

Tout au long de la ligne, l’aspect de la contrée était désolé etbouleversé. Wimbledon avait particulièrement souffert ;Walton, grâce à ses bois de sapins qui n’avaient pas été incendiés,parut être la localité la moins endommagée. La Wandle, la Mole,tous les cours d’eau n’étaient que des masses enchevêtrées d’HerbeRouge. Les forêts de pins du Surrey étaient des endroits trop secspour que ces végétations les envahissent. Après la gare deWimbledon, on voyait, des fenêtres du train, dans des pépinières,les masses de terre remuées par la chute du sixième cylindre. Uncertain nombre de gens se promenaient là, et des troupes du génietravaillaient alentour. Un pavillon anglais flottait joyeusement àla brise du matin. Les pépinières étaient partout envahies par lesvégétations écarlates, une immense étendue aux teintes livides,coupées d’ombres pourpres et très pénibles à l’œil. Le regard, avecun infini soulagement, se portait des grès roussâtres et des rougeslugubres du premier plan, vers la douceur verte et bleue descollines de l’Est.

À Woking, la ligne était encore en réparation. Je dus descendreà Byfleet et prendre la route de Maybury, en passant par l’endroitoù l’artilleur et moi avions causé aux hussards, et par la lande oùun Martien m’était apparu pendant l’orage. Là, poussé par lacuriosité, je fis un détour pour chercher, dans un fouillis d’HerbeRouge, le dog-cart renversé et brisé, les os blanchis du cheval,épars et rongés. Je demeurai là un instant, à examiner cesvestiges.

Puis, je repris mon chemin à travers le bois de sapins, encertains endroits enfoncé jusqu’au cou dans l’Herbe Rouge ; lecadavre de l’hôtelier du Chien-Tigré n’était plus à la place où jel’avais vu, et je pensai qu’il avait déjà dû être enterré ; jerevins ainsi chez moi en passant par College Arms. Un homme, deboutcontre la porte ouverte d’un cottage, me salua par mon nom, quandje passai devant lui.

Avec un éclair d’espoir, qui se dissipa immédiatement, jeregardai ma maison. La porte avait été forcée ; elle ne tenaitplus fermée, et, au moment où j’approchai, elle s’ouvritlentement.

Elle se referma soudain en claquant. Les rideaux de mon cabinetflottaient au courant d’air de la fenêtre ouverte, la fenêtre delaquelle l’artilleur et moi avions guetté l’aurore. Depuis lors,personne ne l’avait fermée. Les bouquets d’arbustes écrasés étaientencore tels que je les avais laissés quatre semaines auparavant. Jetrébuchai dans le vestibule et la maison sonna le vide. L’escalierétait taché et sale à l’endroit où, trempé jusqu’aux os parl’orage, je m’étais laissé tomber, la nuit de la catastrophe. Enmontant, je trouvai les traces boueuses de nos pas.

Je les suivis jusqu’à mon cabinet ; là, sous la sélénitequi me servait de presse-papiers, étaient encore les feuilles dumanuscrit que j’avais laissé interrompu, l’après-midi où lecylindre s’ouvrit. Je parcourus ma dissertation inachevée.

C’était un article sur « Le Développement des Idées Morales etles Progrès de la Civilisation ». La dernière phrase commençaitprophétiquement ainsi : Nous pouvons espérer que dans deux centsans… Brusquement, mon travail en restait là ; je me rappelail’incapacité où je m’étais trouvé de fixer mon esprit, ce matind’il y avait à peine un mois, et avec quel plaisir je m’étaisinterrompu pour aller recevoir la Daily Chronicle desmains du petit porteur de journaux. Je me souvins que j’étais alléau-devant de lui jusqu’à la grille du jardin, et que j’avais écoutéavec une surprise incrédule son étrange histoire des « hommestombés de Mars ».

Je redescendis dans la salle à manger, j’y retrouvai, tels quel’artilleur et moi les avions laissés, le gigot et le pain en fortmauvais état, et une bouteille de bière renversée. Mon foyer étaitdésolé. Je compris combien était fou le faible espoir que j’avaissi longtemps caressé. Alors, quelque chose d’étrange seproduisit.

« C’est inutile, disait une voix ; la maison est vide –depuis plus de dix jours sans doute. Ne restez pas là à voustorturer. Vous seule avez échappé. »

J’étais frappé de stupeur. Avais-je pensé tout haut ? Je meretournai. Derrière moi, la porte-fenêtre était restée ouverte et,m’approchant, je regardai au-dehors.

Là, stupéfaits et effrayés, autant que je l’étais moi-même, jevis mon cousin et ma femme – ma femme livide et les yeux sanslarmes. Elle poussa un cri étouffé.

« Je suis venue, dit-elle… Je savais… Je savais bien… »

Elle porta la main à sa gorge et chancela. Je fis un pas enavant et la reçus dans mes bras.

Chapitre 10ÉPILOGUE

En terminant mon récit, je regrette de n’avoir pu contribuerqu’en une si faible mesure à jeter quelque clarté sur maintesquestions controversées et qu’on discute encore. Sous un certainrapport, j’encourrai certainement des critiques, mais mon domaineparticulier est la philosophie spéculative, et mes connaissances enphysiologie comparée se bornent à un ou deux manuels. Cependant, ilme semble que les hypothèses de Carter, pour expliquer la mortrapide des Martiens, sont si probables qu’on peut les considérercomme une conclusion démontrée, et je me suis rangé à cetteopinion, dans le cours de mon récit.

Quoi qu’il en soit, on ne retrouva, dans les cadavres martiensqui furent examinés après la guerre, aucun bacille autre que ceuxconnus déjà comme appartenant à des espèces terrestres. Le faitqu’ils n’enterraient pas leurs morts, et les massacres qu’ilsperpétuèrent avec tant d’indifférence, prouvent qu’ils ignoraiententièrement les dangers de la putréfaction. Mais, si concluant quecela soit, ce n’est en aucune façon un argument irréfutable etcatégorique.

La composition de la Fumée Noire, que les Martiens employèrentavec des effets si meurtriers, est encore inconnue, et legénérateur du Rayon Ardent demeure un mystère. Les terriblescatastrophes, qui se produisirent pendant des recherches auxlaboratoires d’Ealing et de South Kensington, ont découragé leschimistes, qui n’osent se livrer à de plus amples investigations.L’analyse spectrale de la Poussière Noire indique, sans possibilitéd’erreur, la présence d’un élément inconnu, qui forme, dans le vertdu spectre, un groupe brillant de trois lignes ; il se peutque cet élément se combine avec l’argon, pour former un composé quiaurait un effet immédiat et mortel sur quelque partie constitutivedu sang. Mais des spéculations aussi peu prouvées n’intéressentguère l’ordinaire lecteur, auquel s’adresse ce récit. On n’avaitnaturellement pas pu examiner l’écume brunâtre qui descendit laTamise après la destruction de Shepperton, et on n’aura plusl’occasion de le faire.

J’ai déjà donné les résultats de l’examen anatomique desMartiens, autant qu’un tel examen était possible sur les resteslaissés par les chiens errants. Tout le monde a pu voir lemagnifique spécimen, presque complet, qui est conservé dansl’alcool au Muséum d’histoire naturelle, ou les innombrablesdessins et reproductions qui en furent faits ; mais, en dehorsde cela, l’intérêt qu’offrent leur physiologie et leur structuredemeure purement scientifique.

Une question, d’un intérêt plus grave et plus universel, est lapossibilité d’une nouvelle attaque des Martiens. Je suis d’avis quel’on n’a pas accordé suffisamment d’attention à cet aspect duproblème. À présent, la planète Mars est en conjonction, mais pourmoi, à chaque retour de son opposition, je m’attends à une nouvelletentative. En tout cas, nous devrons être prêts. Il me semble qu’ilserait possible de déterminer exactement la position du canon aveclequel ils nous envoient leurs projectiles, d’établir unesurveillance continuelle de cette partie de la planète et d’êtreavertis de leur prochaine invasion.

On pourrait alors détruire le cylindre, avec de la dynamite oud’autres explosifs, avant qu’il ne soit suffisamment refroidi pourpermettre aux Martiens d’en sortir ; ou bien, on pourrait lesmassacrer à coups de canon, dès que le couvercle serait dévissé. Ilme paraît que, par l’échec de leur première surprise, ils ont perduun avantage énorme, et peut-être aussi voient-ils la chose sous lemême jour.

Lessing a donné d’excellentes raisons de supposer que lesMartiens ont effectivement réussi à faire une descente sur laplanète Vénus. Il y a sept mois, Vénus et Mars étaient sur une mêmeligne avec le soleil, c’est-à-dire que, pour un observateur placésur la planète Vénus, Mars se trouvait en opposition. Peu après,une trace particulièrement sinueuse et lumineuse apparut surl’hémisphère obscur de Vénus, et, presque simultanément, une tracefaible et sombre, d’une similaire sinuosité, fut découverte sur unephotographie du disque Martien. Il faut voir les dessins qu’on afaits de ces signes, pour apprécier pleinement leurs caractèresremarquablement identiques.

En tout cas, que nous attendions ou non une nouvelle invasion,ces événements nous obligent à modifier grandement nos vues surl’avenir des destinées humaines. Nous avons appris, maintenant, àne plus considérer notre planète comme une demeure sûre etinviolable pour l’homme : jamais nous ne serons en mesure deprévoir quels biens ou quels maux invisibles peuvent nous venirtout à coup de l’espace. Il est possible que, dans le plan généralde l’univers, cette invasion ne soit pas pour l’homme sans utilitéfinale ; elle nous a enlevé cette sereine confiance enl’avenir, qui est la plus féconde source de la décadence ;elle a fait à la science humaine des dons inestimables, etcontribué dans une large mesure à avancer la conception dubien-être pour tous, dans l’humanité. Il se peut qu’à traversl’immensité de l’espace les Martiens aient suivi le destin de leurspionniers, et que, profitant de la leçon, ils aient trouvé dans laplanète Vénus une colonie plus sûre. Quoi qu’il en soit, pendantbien des années encore, on continuera de surveiller sans relâche ledisque de Mars, et ces traits enflammés du ciel, les étoilesfilantes, en tombant, apporteront à tous les hommes une inéluctableappréhension.

Il serait difficile d’exagérer le merveilleux développement dela pensée humaine, qui fut le résultat de ces événements. Avant lachute du premier cylindre, il régnait une conviction générale qu’àtravers les abîmes de l’espace aucune vie n’existait, sauf à lachétive surface de notre minuscule sphère. Maintenant, nous voyonsplus loin. Si les Martiens ont pu atteindre Vénus, rien n’empêchede supposer que la chose soit possible aussi pour les hommes. Quandle lent refroidissement du soleil aura rendu cette terreinhabitable, comme cela arrivera, il se peut que la vie, qui acommencé ici-bas, aille se continuer sur la planète sœur.Aurons-nous à la conquérir ?

Obscure et prodigieuse est la vision que j’évoque de la vie,s’étendant lentement, de cette petite serre chaude du systèmesolaire, à travers l’immensité vide de l’espace sidéral. Mais c’estun rêve lointain. Il se peut aussi, d’ailleurs, que la destructiondes Martiens ne soit qu’un court répit. Peut-être est-ce à eux etnullement à nous que l’avenir est destiné.

Il me faut avouer que la détresse et les dangers de ces momentsont laissé, dans mon esprit, une constante impression de doute etd’insécurité. J’écris, dans mon bureau, à la clarté de la lampe, etsoudain, je revois la vallée, qui s’étend sous mes fenêtres,incendiée et dévastée, je sens la maison autour de moi vide etdésolée. Je me promène sur la route de Byfleet, et je croise toutessortes de véhicules, une voiture de boucher, un landau de gens envisite, un ouvrier à bicyclette, des enfants s’en allant à l’école,et soudain, tout cela devient vague et irréel, et je crois encorefuir avec l’artilleur, à travers le silence menaçant et l’airbrûlant. La nuit, je revois la Poussière Noire obscurcissant lesrues silencieuses, et, sous ce linceul, des cadavresgrimaçants ; ils se dressent devant moi, en haillons et à demidévorés par les chiens ; ils m’invectivent et deviennent peu àpeu furieux, plus pâles et plus affreux, et se transforment enfinen affolantes contorsions d’humanité. Puis je m’éveille, glacé etbouleversé, dans les ténèbres de la nuit.

Je vais à Londres ; je me mêle aux foules affairées deFleet Street et du Strand, et ces gens semblent être les fantômesdu passé, hantant les rues que j’ai vues silencieuses et désolées,allant et venant, ombres dans une ville morte, caricatures de viedans un corps pétrifié. Il me semble étrange, aussi, de grimper, ceque je fis la veille du jour où j’écrivis ce dernier chapitre, ausommet de Primrose Hill, pour voir l’immense province de maisons,vagues et bleuâtres, à travers un voile de fumée et de brume,disparaissant au loin dans le ciel bas et sombre, de voir les gensse promener dans les allées bordées de fleurs, au flanc de lacolline, d’observer les curieux venant voir la machine martienne,qu’on a laissée là encore, d’entendre le tapage des enfants quijouent, et de me rappeler que je vis tout cela, ensoleillé etclair, triste et silencieux, à l’aube de ce dernier grand jour…

Et le plus étrange de tout, encore, est de penser, tandis quej’ai dans la mienne sa main mignonne, que ma femme m’a compté, etque je l’ai comptée, elle aussi, parmi les morts.

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