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La Guerre des vampires

La Guerre des vampires

de Gustave Le Rouge

Partie 1
LES INVISIBLES

 

Chapitre 1 ZAROUK

 

– Vous ne sauriez croire, monsieur Georges Darvel, dit le naturaliste Ralph Pitcher, combien votre arrivée fera plaisir à mes amis, le capitaine Wad et l’ingénieur Bolenski ! Ils vous attendent avec la plus vive impatience. Si vous saviez combien nous avons eu de peine à vous découvrir.

– J’en suis encore à me demander comment vous y êtes parvenus.

– C’est une lettre de vous, déjà ancienne, trouvée dans les papiers de votre frère, après la catastrophe de Chelambrun, qui nous a mis sur la voie.

– C’est la dernière que je lui avais écrite, murmura tristement le jeune homme : depuis, je suis sans nouvelles…

– Ne vous désolez pas ainsi ; rien n’est encore définitif ; tout ce que peuvent la science humaine et la puissance de l’or sera mis en oeuvre pour le sauver,s’il en est encore temps, je vous le jure !

« Mais revenons à notre lettre, reprit Ralph Pitcher, en essayant de dissimuler la profonde émotion dont il était agité ; elle était datée de Paris, mais ne portait pas d’adresse, vous y parliez de vos études, renseignements assez vagues, vous en conviendrez ; mais miss Alberte voulaitabsolument vous connaître, et vous savez que notre jeunemilliardaire est d’une obstination tout anglo-saxonne.

« Ses agents ont exploré tous lescollèges et tous les lycées, multiplié les annonces dans lesjournaux…

– Sans un hasard véritablementprovidentiel, tout cela eût été inutile.

« J’avais passé mes derniers examens, jecherchais un emploi d’ingénieur à l’étranger et, grâce à mondiplôme de l’École Centrale…

– L’emploi est tout trouvé ! Mais ilfaut que je vous mette au courant. Vous ne connaissez encore queles récits des journaux sur l’extraordinaire aventure de votrefrère.

– J’ai lu la traduction des messagesinterastraux. Je sais aussi que miss Alberte s’est retirée dans unesolitude profonde.

– Quand il fut malheureusement constatéque les signaux lumineux étaient définitivement interrompus, missAlberte nous fit appeler, moi, le capitaine Wad et l’ingénieurBolenski : Mes amis, nous dit-elle, je suis désespérée, maisnon découragée. Puisque Robert Darvel a trouvé le moyen d’atteindrela planète Mars, il faut que nous le trouvions aussi, et nous letrouverons, dussé-je y sacrifier ma fortune…

– J’ai compté sur vous pour m’aider.

« Et elle a ajouté, reprit modestement lenaturaliste, qu’elle ne trouverait pas dans le monde entier troissavants d’un esprit plus original, d’une faculté créatriceplus…

Ralph Pitcher rougissait comme un collégien ets’embrouillait dans ces phrases élogieuses qu’il était obligé des’adresser à lui-même.

– Enfin, conclut-il, vous comprenez quenous avons accepté avec enthousiasme. C’était une chanceunique.

« Miss Alberte nous a ouvert un créditillimité ; elle nous a recommandé de ne jamais regarder à ladépense, chaque fois qu’il s’agira d’une chose intéressante ;il y a peu de savants aussi favorisés et, désormais, vous êtes desnôtres ! C’est une chose dite.

Georges Darvel, rouge de plaisir, balbutia unremerciement auquel Pitcher coupa court par un énergique shakehand.

– Il suffit, murmura-t-il.

« En vous associant à nos travaux, nousacquittons une dette sacrée envers le souvenir de notre ami, duglorieux savant que nous retrouverons un jour, j’en suiscertain.

Tous deux demeurèrent comme accablés sous lepoids de leur pensée et continuèrent à marcher en silence sous lesombrages géants des chênes-lièges, des caroubiers et des pinsd’Alep, qui composent en majeure partie la grande forêt deKroumine.

Ils suivaient en ce moment une des routesforestières qui sillonnent la région sauvage située entre AïnDraham et la Chehahia.

Pour faire admirer à son nouvel ami cettepittoresque contrée, Pitcher avait proposé de faire le chemin àpied ; un mulet de bât, chargé des bagages et tenu par unNègre, suivait à une vingtaine de pas.

Ce coin verdoyant de l’aride Tunisie renfermepeut-être un des plus beaux paysages du monde.

La route forestière, avec ses larges pierresde grès rouge recouvertes d’une mousse veloutée, serpentait àtravers une contrée coupée de vallons et de collines qui, à chaquedétour, offrait la surprise d’une perspective nouvelle.

Tantôt, c’était un oued bordé de cactus et dehauts lauriers-roses dont il fallait franchir, à gué, le lit seméde grosses pierres luisantes. Tantôt des landes – véritable maquisde myrtes sauvages, d’arbousiers et de bruyères hautes comme unhomme – exhalaient, sous l’ardeur dévorante du soleil, une buéed’entêtants parfums.

Ailleurs, une ruine romaine accrochait savoûte croulante au flanc d’une colline et de vieux oliviers,contemporains d’Apulée et de saint Augustin, agrippaient leursracines entre les blocs et secouaient leur grêle feuillage, commeune chevelure, au-dessus du fronton d’un temple. Plus loin, unénorme figuier, au tronc penché par les vents, formait à lui seultout un bosquet fourmillant d’oiseaux, de caméléons et delézards ; et parfois, tout au sommet du vieil arbre dont lesbranches mollement inclinées formaient de commodes sentiers,apparaissaient les cornes et la barbiche d’un chevreau occupé àmanger des figues.

Puis, la forêt reparaissait, avec de profondespercées dont la fuite se perdait dans une brume azurée, des ravinsdélicieusement escarpés, qui semblaient des abîmes defeuillages.

Les pins et les chênes zéens au feuillage d’ungris léger avaient des silhouettes légères et vaporeuses, au milieudesquelles éclatait brusquement la note plus brutale d’un hêtrerouge ou d’un peuplier d’Italie aux feuilles de soie blancheéternellement frissonnantes.

Mais la capitale magie, c’étaient les vignesretournées depuis des siècles à l’état sauvage et lançant, du fondhumide des ravins jusqu’au sommet des plus hauts arbres, un feud’artifice de pampres et de ceps d’une prodigieuses richesse.

C’était une débauche de frondaisonsluxuriantes, à faire croire que la terre entière serait un jourenvahie par cette impétueuse poussée de sève.

Les sarments jetaient à une hauteur souventprodigieuse des ponts élégants, des hamacs festonnés, où sebalançaient par milliers les ramiers bleus et les tourterellesblanches et roses, tout à coup mis en fuite dans un froufrou debattements d’ailes et de piaillements par l’ombre brune d’unvautour, traçant de grands cercles dans l’air bleu.

Dans les endroits marécageux, des troupeaux depetits sangliers fuyaient entre les hautes lances des roseaux et lecri de la hyène, qui ressemble à un rire ironique et qui s’éloigneà mesure que l’on se rapproche, retentissait à de longsintervalles.

Mais, il faudrait dire la grâce de cettenature vierge, la robustesse élastique et fière de ces arbresjamais émondés, les clairières de fleurs et de hautes herbes et cetobsédant parfum de myrte et de laurier-rose, qui est commel’haleine embaumée de la forêt magique.

– Regardez ces vignes ! s’écriaRalph Pitcher avec admiration. Ces ceps ont peut-être quinze oudix-huit cents ans ; à l’automne, ils se chargent encore degrappes excellentes ; on retrouverait sans doute, en lespressurant, les crus perdus dont s’enivraient les Romains de ladécadence, les vins qu’on servait à Trimalcion mélangés à la neigedans des cratères d’or…

Georges Darvel ne répondit pas toutd’abord ; ses préoccupations étaient loin de ces réminiscencesclassiques où se délectait l’érudit Ralph Pitcher.

– Comment donc, demanda tout à coup lejeune homme, vous trouvez-vous en Tunisie ? J’aurais eu plutôtl’idée de vous chercher dans les Indes ou en Angleterre.

– C’est précisément pour dépister lescurieux et aussi à cause de la beauté du climat et du site que missAlberte a choisi ce pays ignoré, rarement visité par lestouristes.

« Ici, nous sommes sûrs que personne neviendra, sous de futiles prétextes, nous déranger dans nostravaux : nous sommes à l’abri des reporters, desphotographes, des gens du monde, de tous ceux que j’appelleénergiquement des « voleurs de temps ».

« C’est la paix profonde d’un laboratoired’alchimiste, dans quelque abbaye du Moyen Age, mais une abbayepourvue de l’outillage scientifique le plus complet, le pluspuissant dont jamais savant ait disposé.

« Autrefois, au cours d’une croisière deson yacht, le Conqueror, miss Alberte avait eu l’occasionde visiter la Kroumirie et elle en avait conservé un merveilleuxsouvenir.

« Il y a quelques mois, parl’intermédiaire de son correspondant de Malte, elle acheta, enpleine forêt, la villa des Lentisques, un merveilleux palais arabe,une folie, qu’un banquier sicilien, incarcéré depuis comme recéleurde la Maffia, avait eu la fantaisie de faire construire dans cedésert.

« D’ailleurs, vous allez pouvoir en jugerpar vous-même.

« Nous sommes presque arrivés. Regardezun peu sur votre gauche ; cette grande masse blanche, c’est lavilla des Lentisques…

– Je verrai miss Alberte ! s’écriaGeorges Darvel. Je pourrai lui dire toute ma gratitude pour seshéroïques efforts en faveur de mon frère !

– Vous la verrez sans doute, mais pasaujourd’hui, ni demain ; vous ne m’avez même pas laissé letemps de vous dire qu’elle ne rentrera que dans le courant de lasemaine.

« Elle nous a quittés depuis unequinzaine, les intérêts de son exploitation minière réclamaientimpérieusement sa présence à Londres.

– Tant pis, murmura le jeune homme, unpeu décontenancé.

– À ce propos, vous savez que le champd’or découvert par votre frère n’a cessé de fournir le rendement leplus prodigieux.

« C’est le Pactole lui-même qui sedéverse dans les caisses de miss Alberte ! Les dépenses denotre laboratoire ne sont qu’une goutte d’eau puisée à ce torrentde richesse débordante.

Un cri étouffé interrompit brusquement RalphPitcher, en même temps qu’une troupe d’oiseaux, effarés, quittaientles branches pour s’envoler tumultueusement.

– C’est Zarouk, mon Noir, qui a eu peur,murmura le naturaliste, je vais voir. Il faut dire qu’il s’effraiesouvent de peu de chose.

Droit au milieu du sentier, Zarouk demeuraitimmobile, comme pétrifié par la peur ; son visage avait passédu noir profond au gris livide, ses traits révulsés, son torsecabré reflétaient une épouvante immense.

Georges remarqua alors que le Noir étaitaveugle, ses prunelles protubérantes étaient voilées d’une taieblanche ; mais cette infirmité ne donnait rien de hideux ni derépulsif à son visage ; son front était haut et bombé, sonvisage régulier, son nez mince et droit, enfin ses lèvresn’offraient pas cette épaisseur qui imprime à la physionomie uneexpression bestiale.

Cependant, Ralph s’était approché.

– Qu’y a-t-il donc, mon pauvreZarouk ? demanda-t-il affectueusement. Je ne te croyais pas sipoltron ! Y aurait-il une panthère dans levoisinage ?

Zarouk secoua la tête en signe de négation,trop ému encore pour répondre ; sous le burnous de laineblanche dont il était enveloppé, ses membres étaient agités d’untremblement et il serrait d’une main convulsive la bride du muletqui, chose étrange, semblait partager la frayeur du Noir ; ilregimbait et était agité d’un violent frisson.

– Voilà qui est extraordinaire, ditGeorges à l’oreille de son ami.

« Et cette envolée subite des oiseaux, ily a un instant ?

– Je ne sais que penser, répondit lenaturaliste en regardant tout autour de lui avec inquiétude. Zarouka évidemment deviné un péril ; mais lequel ?

« À part quelques scorpions tapis sousles terres, quelques chats sauvages, la forêt d’Aïn-Draham nerenferme pas d’animaux nuisibles.

– Mais les hyènes ?…

– Ce sont les bêtes les plus lâches etles plus peureuses ; elles ne s’attaquent jamais à l’homme.Zarouk n’est pas capable de s’effrayer pour si peu de chose.

– Vous avez tout à l’heure parlé depanthères ?

– Elles sont extrêmement rares enTunisie, même dans le Sud ; il se passe quelquefois cinq ousix ans sans qu’on en capture une seule.

« D’ailleurs, Zarouk, qui est né dans leSoudan, d’où les caravanes Chambaa l’ont apporté tout enfant àGabès, n’aurait pas plus peur des panthères que des hyènes. Il fautqu’il y ait autre chose.

– Nous allons le savoir ; Zaroukcommence à se remettre.

– Eh bien, reprit Pitcher en se tournantvers le Noir, parleras-tu maintenant ? Tu sais bien qu’à noscôtés tu n’as rien à craindre.

« Vraiment, je te croyais plus brave.

– Maître, repartit le Noir d’une voixétranglée, Zarouk est brave, mais tu ne peux pas savoir… C’estterrible ! Zarouk n’a pas peur des bêtes de la terre et desoiseaux du ciel ; mais il a peur des mauvaisesprits !

– Que veux-tu dire ?

– Maître, je te le jure, au nom du Dieuvivant et miséricordieux, par la barbe vénérable de Mahomet,prophète des prophètes, tout à l’heure, j’ai été effleuré parl’aile d’un des djinns, ou peut-être d’Iblis lui-même !…

« Tout mon sang a reflué vers mon cœur…Je n’ai eu que le temps de prononcer trois fois le nom sacréd’Allah qui met en fuite les djinns, les goules et les afrites… Uneseconde, une face effroyable s’est dessinée, comme en traits defeu, au milieu des ténèbres éternelles qui m’enveloppent, et s’estenfuie rapidement, emportée sur ses ailes… Oui, maître, je tel’atteste, une seconde, j’ai vu !

– Comment as-tu pu voir ?interrompit Ralph d’un ton plein d’incrédulité. Nous qui voyons,nous n’avons rien aperçu. Tu as été l’objet de quelquehallucination, comme ceux qui sont ivres de dawamesk oud’opium.

« Tiens, bois une gorgée debouka[1] pour te remettre et oublie cette sottefrayeur.

Le Noir prit avec une joie évidente la gourdeque lui tendait Ralph Pitcher et but à longs traits ; puis,après, un moment de silence :

– Je suis sûr que je n’ai pas rêvé,dit-il lentement ; toi et ton ami le Français, vous avez vules oiseaux s’envoler, le mulet demeurer moite et frissonnant commeà l’approche du lion, car eux aussi ont eu peur.

« N’est-il pas possible que par lavolonté toute-puissante d’Allah, le mauvais esprit soit devenu pourquelques instants visible à mes prunelles mortes, afin de m’avertirde quelque danger ?

– Je persiste à croire, moi que tu as euune hallucination ; dans ta peur, tu as donné, sans t’enapercevoir, une brusque secousse à la bride, ce qui a effrayé lemulet lui-même, et il suffit qu’au même moment un vautour aitpassé…

Zarouk secoua la tête sans répondre, faisantainsi entendre que l’explication rationaliste de Ralph Pitchern’était pas de son goût et qu’il s’entêtait dans sa croyance audjinn.

L’on se remit en marche ; seulement, leNoir s’était rapproché de ses deux compagnons, comme s’il eûtcraint un retour offensif de la terrible apparition.

Ralph Pitcher était, lui, complètementrassuré.

– Zarouk, expliqua-t-il à Georges dont lacuriosité était singulièrement excitée, est le plus précieux et leplus fidèle des serviteurs. Sa cécité ne l’empêche pas de nousrendre de grands services. Comme beaucoup de ses pareils, il estdonc d’une exquise sensibilité de l’ouïe, de l’odorat et dutact.

« Dans notre laboratoire, il connaîtexactement la place de chaque objet et sait le trouver rapidementsans jamais commettre d’erreur ou de maladresse. Il arrive même àconnaître certains états du monde extérieur dont les autres hommesne doivent d’ordinaire la notion qu’à leurs yeux. Je n’ai pasencore pu m’expliquer à l’aide de quelle fugitive notation desensations, de quelles subtiles associations d’idées il yparvient.

« Ainsi, il dira parfaitement qu’un nuagevient de passer sur le soleil et, s’il y a plusieurs nuages, ilarrivera à les compter ; nous l’avons emmené à la chasse, nouslui avons mis un fusil en main et il nous a émerveillés par sonadresse. En entrant quelque part, il reconnaît sans la moindrehésitation les personnes avec lesquelles il s’est rencontréseulement une fois.

– Tout cela est merveilleux, fit Georges,mais ce n’est pas absolument inexplicable ; on cite dans lemême ordre de faits un grand nombre d’exemples.

– Vous aurez le loisir de l’étudier parvous-même. Zarouk est certainement beaucoup plus prodigieux quevous ne pensez.

« Il y a des moments où je suis tenté decroire que, derrière la taie qui les recouvre, ses prunelles sontsensibles aux rayons obscurs du spectre, invisible pour nous, auxrayons X et peut-être à d’autres radiances plus faibles et plusténues.

« Pourquoi, après tout, une telle chosene serait elle pas possible ?

Georges réfléchit un instant, puissammentintéressé par cette aventureuse hypothèse.

– Pourquoi alors, demanda-t-il à sontour, n’avez-vous pas eu l’idée de le faire opérer de lacataracte ?

– Le capitaine Wad y avait pensé lepremier, Zarouk s’y est toujours refusé avec opiniâtreté.

Les deux amis cheminèrent quelque temps ensilence ; derrière eux, Zarouk avait entamé une de cesmélopées interminables et tristes, qui sont les chansons de routedes chameliers du grand désert ; malgré lui, Georges étaitimpressionné par cet air monotone, où les mêmes notes revenaientindéfiniment et qui semblait imiter la plainte déchirante du ventdans les plaines mortes du Sahara.

– Savez-vous, dit-il en riant à Pitcher,que ce que vous venez de me dire n’est pas rassurant ; sivraiment Zarouk – comme ces chauves-souris qui, les yeux crevés,volent en ligne droite et savent se garer des obstacles – possèdeune puissance de tactilité si étonnante, il doit y avoir quelquechose de vrai dans l’apparition, invisible pour nous, qui l’aeffrayé.

– Qui sait ? murmura le naturaliste,devenu songeur. Ne faut-il pas toujours en revenir à la parole denotre Shakespeare, qu’il y a dans le ciel et sur la terre plus dechoses que notre faible imagination ne peut en concevoir ?

« Peut-être Zarouk est-il un desprécurseurs d’une évolution de l’oeil humain qui, dans descentaines de siècles et bien avant peut-être, percevra desradiances qui n’existaient pas aux premiers âges du monde.

« Déjà, certains sujets, en étatd’hypnotisme, voient ce qui se passe au loin ou de l’autre côtéd’un grand mur et pourtant, au moment où s’exerce cette facultésuraiguë de vision, leurs yeux sont fermés.

« Le jour où la science arrivera àéchafauder là-dessus une thèse solide…

Ralph Pitcher n’acheva pas sa pensée ; ily eut un nouveau silence.

– Qu’est-ce que les djinns ? demandaGeorges brusquement. Je vous avoue que je suis là-dessus d’uneignorance profonde. L’étude des sciences m’a fait considérablementnégliger la mythologie mahométane.

– Je pourrais vous en dire autant ;mais Zarouk va nous renseigner.

« Il a sur ces questions une inépuisablefaconde. Comme tous les gens du désert, il a l’imagination farciede ces contes merveilleux qu’on se répète autour des feux ducampement, dans toutes les caravanes.

« Zarouk !

– Maître, dit le Noir en s’avançant avecun empressement qui n’avait rien de servile, j’ai entendu laquestion de ton ami. Mais est-il prudent de parler de ces êtresterribles, alors qu’ils rôdent peut-être encore autour denous ?

– Sois sans crainte, ne m’as-tu pas dittoi-même que la puissance de leurs ailes peut les porter enquelques heures à des centaines de lieues ?

Cette réflexion parut faire beaucoup deplaisir au Noir.

– Sans doute, répondit-il, en poussant unsoupir de soulagement ; cela est vrai et je n’ai pasmenti ; puis, ne suis-je pas sous la protection du Dieuinvincible et miséricordieux ?

Et il continua d’une voix nasillarde etchantante :

– Les djinns sont les esprits invisiblesqui habitent l’espace qui s’étend entre le ciel et la terre, leurnombre est mille fois plus considérable que celui des hommes et desanimaux.

« Il y en a de bons et de mauvais, maisceux-ci l’emportent de beaucoup. Ils obéissent à Iblis, auquel Dieua accordé une complète indépendance jusqu’au jour du jugementdernier.

« Le sage sultan Suleyman (Salomon) quiest révéré même des juifs et des infidèles avait reçu de Dieu unepierre verte d’un éclat éblouissant, qui lui donnait le pouvoir decommander à tous les mauvais esprits ; jusqu’à sa mort, ilslui montrèrent une parfaite soumission et il les employa à laconstruction du temple de Jérusalem ; mais depuis sa mort ilsse sont dispersés par le monde, où ils commettent toutes sortes decrimes…

C’était là un sujet sur lequel Zarouk, commetous les Arabes du désert, était intarissable.

Georges Darvel et son ami Pitcher se gardaientbien de l’interrompre et le laisser énumérer complaisamment lesdiverses variétés de djinns, d’afrites, de toghuls ou ogres, degoules et d’autres êtres fantastiques, tous doués d’un pouvoiraussi redoutable que merveilleux.

Ils éprouvaient à l’entendre le même plaisirque, tout enfants, ils avaient ressenti à la lecture des Milleet Une Nuits.

Vraiment, ils étaient loin des hauteshypothèses scientifiques qu’ils discutaient un instantauparavant ; ils ne pouvaient s’empêcher de sourire de lagravité avec laquelle Zarouk leur débitait ces étonnantes fablesauxquelles il ajoutait certainement la foi la plus entière.

Le Noir, d’ailleurs, avec une facilité quepossèdent tous les Orientaux pour les langues, s’exprimait en dépitde ses barbarismes en un français très clair ; comme presquetous les Arabes, il était né conteur.

Ralph et Georges Darvel étaient sous le charmede sa parole, lorsque, au détour d’un massif d’amandiers et decaroubiers, ils se trouvèrent tout à coup en face de la villa desLentisques.

Chapitre 2LA VILLA DES LENTISQUES

 

Bâtie au centre d’une profonde vallée, lavilla des Lentisques s’élançait comme une île de marbre blanc d’unocéan de fleurs et de verdures. C’était un rêve grandiose réalisépar la féerie du million.

Les merveilles de l’architecture arabe yavaient été combinées, harmonieusement fondues, avec tout ce que lestyle vénitien déjà si proche de l’Orient, offre de plus noble etde plus magnifique dans ses lignes, de plus éclatant dans sacouleur.

Les briques coloriées, imitées des azulejos del’Alhambra, les mosaïques représentant de somptueuses brocatellesfaisaient ressortir plus nettement la svelte blancheur des colonnesqui soutenaient les galeries ciselées à jour par des sculpteursvenus à prix d’or du Maroc et de Bagdad.

Les toits dorés, les coupoles d’azur rayonnantau soleil semblaient l’environner d’un nimbe irréel, d’uneatmosphère de songe.

Cela était trop beau pour être vrai, on nepouvait s’empêcher de penser qu’un coup de vent allait dissiper laradieuse apparition comme ces mirages d’eaux et de verdures quihantent les sables stériles du grand désert.

D’après les ordres d’Alberte, les vieux arbresde la vallée avaient été respectés ; une seule percée – dansla direction du nord – laissait apercevoir les sables jaunes de lacôte lointaine et la Méditerranée, telle une étroite bande plusbleue sur l’azur profond du ciel.

Georges Darvel était demeuré immobile, sous lecoup d’une admiration si vive qu’elle confinait à la stupeur.

La villa des Lentisques, dans son idéaleperfection, ne lui rappelait rien qu’il eût vu, ou même qu’il eûtlu, à part peut-être ce miraculeux domaine d’Arnheim sicomplaisamment décrit par Edgar Poe.

– Que pensez-vous de notre petiteinstallation ? demanda Ralph Pitcher avec bonhomie.

– Je pense, dit Georges, que le palaisd’Aladin ne devait être qu’une ignoble bicoque, une repoussantetanière auprès de cette villa.

– N’exagérons pas, mon jeune ami,répondit Ralph d’un air de vaniteuse modestie ; mais il est defait que la villa des Lentisques réunit à elle seule les efforts etles trouvailles de trois civilisations.

« L’élégante noblesse de l’Italie s’ycombine au luxe paresseux des Arabes, enfin le sens méticuleux duconfort britannique est venu compléter tout cela.

– Il me semble qu’une partie de latoiture est en verre ?

– Oui, c’est notre laboratoire aménagésur la plus vaste des terrasses ; de même, nous avons utiliséune des coupoles pour y installer notre télescope, tout celad’ailleurs sans gâter le profil architectural de magnifiquedemeure.

« Personne ne soupçonnerait que ce palaisdes contes de fées est un des arsenaux les plus formidablementoutillés de la science moderne.

« D’ailleurs, vous allez pouvoir en jugerpar vous-même…

Pendant cette conversation, l’aveugle Zaroukavait poussé les battants d’une haute porte de cèdre aux ferruresarabesques, un spacieux vestibule apparut, dallé de mosaïque etsoutenu par des colonnes de stuc ; de la voûte pendait uneancienne lanterne turque en cuivre ouvragé, dont le dessin étaitaussi compliqué que celui de certains ostensoirs gothiques.

Le vestibule, par une triple baie à ogivessarrasines, s’ouvrait sur le patio, vaste cour intérieure plantéed’orangers, de citronniers et de jasmins, rafraîchie par le jetd’eau d’une monumentale fontaine surmontée d’une nymphe debronze.

Un cloître aux grêles colonnades faisait toutle tour du patio et offrait, avec ses fauteuils de cuir de Veniseet ses profonds divans, un abri commode contre la chaleur ;dans le silence à peine troublé par le murmure de l’eau courante,c’était là un lieu à souhait entre tous pour la méditation et larêverie.

Une jeune fille parut, vêtue de toile écrue,les oreilles parées de lourds anneaux.

– Chérifa, dit le naturaliste, tu vasmontrer à ce gentleman la chambre qui lui est destinée, puis tu leconduiras au laboratoire où je vais l’attendre. Tu donneras desordres pour que notre hôte soit pourvu de toutes les chosesnécessaires.

Georges regardait la jeune fille. Son teint debronze clair, ses grands yeux noirs fendus en amande, son nezaquilin, ses lèvres un peu fortes et les tatouages bleuâtres qui lamarquaient au front et au bras, disaient clairement sonorigine.

Elle pouvait avoir quinze ou seize ans ;elle était dans son genre d’une beauté accomplie.

– Chérifa, expliqua Ralph Pitcher à voixbasse, est la fille d’un cheik nomade de la Chehahia.

« Miss Alberte l’a soignée et guérie dela variole, une des maladies qui font le plus de ravages parmi lesArabes ; depuis, elle n’a plus quitté sa bienfaitrice àlaquelle elle est entièrement dévouée. C’est une sorte d’esclavevolontaire, une humble amie qui a toute la confiance de missAlberte.

« Chérifa est gaie, douce, charmante,intelligente et nous rend de grands services par son incessantevigilance et son sens pratique déjà très développé.

« C’est un exemple de ce que pourraientdevenir les Arabes, si on s’adressait à leur raisonnement et à leurcœur, au lieu de les piller et de les brutaliser, comme cela arrivepar malheur encore trop souvent.

Georges suivit sa conductrice jusqu’à unehaute et spacieuse chambre du second étage, dont les fenêtresogivales aux vitraux de couleur donnaient sur un balcon quidominait la campagne.

Il fut surpris de la science du confort et dela simplicité de cette pièce. Les murailles revêtues de céramiqueaux arabesques éclatantes, le plafond légèrement creusé en voûteoffraient des angles arrondis qui ne pouvaient donner asile ni à lapoussière ni aux microbes. Les rideaux en perles de Muranotamisaient l’éclat de la lumière sans l’intercepter, enfin lesmeubles établis d’après les dessins d’un élève de Walter Craneétaient en cuivre forgé ou en porcelaine, suivant une mode quicommence à s’introduire dans les salons de quelquesmilliardaires.

Des gerbes polychromes de fleurs de verrerecelaient les ampoules des lampes électriques et une grandebibliothèque renfermait en des reliures admirables les publicationsrécentes de la science et les chefs-d’œuvre éternels despoètes.

Un vaste cabinet de toilette attenant à lachambre offrait l’appareil le plus complet de bains chauds etfroids, de bains électriques et de bains de lumière.

Tout cela était d’un goût parfait et d’unesimplicité royale.

– Tu seras bien là, dit Chérifa avec unrire éclatant qui découvrit ses dents blanches. Voici le téléphone,voici le bouton électrique pour appeler les serviteurs à touteheure du jour ou de la nuit.

« Mais, n’as-tu pas faim ? Nedésires-tu pas quelques rafraîchissements ?

– Je te remercie, j’ai déjeuné trèssuffisamment à Tabarka.

– C’est bien, je te laisse…

Vive et légère comme ces gazelles du désert,dont elle avait les grands yeux tendres et pensifs, Chérifa avaitdéjà disparu.

Demeuré seul, Georges Darvel prit un tub dontla chaleur et la poussière de la route lui firent particulièrementapprécier le bienfait, puis il remplaça son vêtement de voyage parun complet de pyjama et descendit au patio.

Là, il retrouva Chérifa, qui lui servit deguide jusqu’au laboratoire qui occupait à lui seul la plus vastedes terrasses de la villa. C’était un immense cube de cristal forméde cinq gigantesques vitres maintenues par quatre colonnes etquatre poutrelles d’acier ; on y accédait par une sorte detrappe intérieure.

D’épais rideaux de feutre permettaient d’yproduire à volonté – par la seule pression d’un bouton électrique –le jour ou la nuit, la clarté la plus radieuse ou les ténèbresopaques.

Quoique Georges Darvel connût les laboratoiresles mieux outillés de Paris et de Londres, il aperçut là une fouled’appareils dont il ignorait l’usage ou du moins qu’il n’avaitjamais vus.

Il y avait des plaques photographiques deplusieurs mètres carrés de surface, des miroirs enduits d’un tainspécial qui gardaient nettement pendant quelques minutes les plusfugitives images de nuages et d’oiseaux.

De gigantesques tubes étaient braqués vers leciel, de puissants microphones devaient apporter aux oreilles desexpérimentateurs les plus imperceptibles bruits du ciel et de laterre.

Le jeune homme vit encore des appareilsinconnus, composés de miroirs lenticulaires reliés à de puissantespiles et à des flacons à tubulures remplis de liquidesmulticolores.

Le laboratoire communiquait par un escalier àvis avec une annexe où se trouvaient les armoires de produitschimiques, les puissants fours électriques et les frigorifiques,ainsi que la bibliothèque richement garnie des introuvablesbouquins des alchimistes et des talmudistes.

L’ensemble constituait une installation uniqueet merveilleusement complète.

En pénétrant dans ce sanctuaire de la science,Georges Darvel était demeuré tout interdit, en proie à unerespectueuse émotion.

Ralph Pitcher s’empressa de venir au-devant delui.

– Mon cher ami, lui dit-il, vous êtes desnôtres à partir d’aujourd’hui. Je vais vous présenter à noscollaborateurs, aux amis dévoués de votre illustre frère, lecapitaine Wad et l’ingénieur Bolenski.

À ces mots, deux personnages en longue blousede laboratoire qui, aidés de Zarouk, étaient occupés à décanter lecontenu d’une bonbonne dans une grande cuve de verre, abandonnèrentleur besogne et se hâtèrent d’accourir.

Il y avait, entre l’Anglais et le Polonais, uncontraste frappant. L’ingénieur Bolenski, de haute stature, avecdes yeux d’un bleu très clair et une longue barbe d’un blond pâle,était expansif et bruyant ; tous les côtés impulsifs ducaractère slave, – franchise, loquacité, imagination prompte ethardie jusqu’à la témérité, – apparaissaient pour ainsi dire àchacune de ses paroles, à chacun de ses gestes.

Le capitaine Wad, de taille moyenne avec delongues moustaches déjà grisonnantes et des yeux noirs presquedurs, était raide, glacial, gourmé ; ses gestes, rares,avaient une précision d’automate.

On devinait qu’il devait être plus sérieux,logique avec lui-même jusque dans ses paroles les plusinsignifiantes ; mais, sous ces dehors un peu secs, lecapitaine était l’homme le plus loyal et le plus généreux.

Ce fut avec une cordialité réelle qu’il serrala main de Georges, dans un shake hand d’une énergie toutebritannique, en l’assurant de toute sa sympathie, et de tout sondévouement.

– Vous savez, monsieur Darvel, fit RalphPitcher, que ce n’est pas là une simple formule de politesse, lecapitaine ne dit rien à la légère, il pèse le sens de ses mots etil n’est guère prodigue de semblables protestations.

Quant à l’ingénieur, il semblait fou de joieet ne se lassait pas de contempler le jeune homme qui, trèsintimidé, se confondait en remerciements.

– C’est étonnant, s’écria le Polonaisavec émotion, comme monsieur Darvel ressemble à son frère ! Ilme semble le voir tel qu’il était quand nous habitions ensemble ledésert sibérien.

« Tout à l’heure, en l’apercevant, j’airessenti comme un choc en plein cœur ; quoique je fusseprévenu de son arrivée, je n’ai pu m’empêcher, une seconde, depenser que notre cher grand homme était de retour, j’ai cru voirsurgir, triomphant, l’explorateur du ciel, le conquérant desastres !

Il y eut un moment de silence, les quatresavants se regardèrent ; ils venaient d’avoir la mêmepensée.

– Croyez-vous sincèrement, messieurs, ditenfin Georges avec hésitation, que mon frère soit encorevivant ? Qu’il puisse réussir à rejoindre la terre ?

– Je crois fermement, répondit lecapitaine Wad d’un ton grave, que votre frère est encorevivant.

– Cependant, ces signaux brusquementinterrompus ? objecta le jeune homme avec tristesse. Je vousl’avoue, je n’ose montrer autant d’espoir, autant de confiance quevous-mêmes… Je voudrais bien être dans l’erreur, je vous le jure,et pourtant…

– Mais cela ne prouve rien, jeune homme,que les signaux aient cessé ! interrompit le Polonais d’unevoix tonnante.

« Notre ami peut être parfaitementvivant, sans pour cela posséder le moyen de continuer àcorrespondre avec la Terre, moyen très difficile même pournous !

« Raisonnons un peu : Robert Darvela atteint la planète Mars sain et sauf, et il y a acquis assez depouvoir sur les habitants pour faire établir ces lignes lumineusesque nous avons pu photographier. Pourquoi aurait-il péri ?

« Nous n’avons aucune raison de lesupposer.

– Cependant, objecta encore le jeunehomme, cette étrange histoire de captivité chez les Erloors àpartir de laquelle les signaux n’ont plus paru ?

– Le fait n’est nullement probant.Réfléchissez que Robert a certainement échappé au péril, puisqu’ilétait en mesure de nous le raconter.

« Il parlait là d’un événement bienantérieur.

– Je vous dirai encore autre chose, fit àson tour le capitaine Wad. Robert Darvel ne peut pas êtremort ; il y a des causes mystérieuses et profondes au succèsd’une tentative aussi inouïe elle ne peut pas avoir été vaine. Laforce consciente qui gouverne les mondes et qui régit lesphénomènes avec la plus rigoureuse logique ne peut avoir permis untel voyage inutilement.

« Qu’on m’accuse si l’on veut d’être unmystique ; mais je crois qu’il fallait de toutenécessité – j’allais dire de toute éternité – que Mars et la Terre,les deux planètes sœurs, entrassent en communication ! Ilfallait que Robert Darvel réussît comme il fautqu’il revienne sur la Terre, l’enrichir de toute lapensée, de toute la science d’un univers nouveau !

« C’est une vérité pour moi aussi limpideet aussi claire qu’un théorème d’Euclide…

Le capitaine Wad, si froid l’instantd’auparavant, avait prononcé cette phrase avec un enthousiasme etune chaleur si communicatifs que Georges se sentit à demi persuadédu rôle providentiel attribué à son frère sur la destinée des deuxplanètes.

– D’ailleurs, ajouta Pitcher, avec sonflegme habituel, nous n’attendrons pas que Robert Darvel revienne,nous irons le rejoindre et très prochainement.

– En auriez-vous déjà trouvé lemoyen ? balbutia Georges qui, peu à peu, se sentait gagné parla foi ardente des deux savants.

– Nous en sommes bien près, répondit lecapitaine, devenu pensif ; nous ne sommes plus arrêtés que pardes détails pratiques de construction de notre appareil, desdifficultés techniques tout à fait secondaires et que nousrésoudrons sûrement.

« C’est l’affaire de quelquessemaines.

« Je reconnais d’ailleurs que ce que j’aipu sauver des notes de votre frère à Chelambrun nous a puissammentservi.

– Je vous aiderai ! s’écria Georges,les yeux étincelants de joie.

– Vous savez, reprit le capitaine qui,absorbé par ses pensées, ne l’avait pas entendu, que tous lesphénomènes physiques, mécaniques ou chimiques se réduisent à unseul : le mouvement.

« C’est maintenant une vérité banale.

« La chaleur est un certain mode demouvement, comme la lumière en est un autre.

« Nous pouvons vérifier tous les joursque le mouvement se transforme en chaleur, la chaleur enélectricité, l’électricité en lumière.

« Il était logique de présumer quel’électricité dans certaines conditions peut se transformer enfluide volitif, en volonté.

« L’homme réalisera tout ce qu’il voudra,le jour où il pourra ajouter à son cerveau débile la puissancepresque infinie des courants électriques, où il pourra charger sonsystème nerveux de fluide volitif comme on charge d’électricité unaccumulateur.

« Alors, il ne connaîtra plus ni lafatigue, ni la maladie, ni peut-être – qui sait ? – lamort.

« Il n’y aura plus d’obstacle pourlui ; il pourra tout ce qu’il voudra !

« Votre frère, lui, avait trouvé le moyend’emmagasiner le fluide volitif ; nous avons cherché, nous, lemoyen de transformer l’électricité en énergie volitive.

– Et vous avez trouvé ? demandaGeorges, haletant, émerveillé, presque effrayé des horizonsgrandioses qui s’offraient à son imagination.

– Je vous l’ai dit, à l’instant, nous nesommes plus arrêtés que par des détails techniques.

– D’ailleurs, interrompit l’impétueuxBolenski, nous sommes en mesure de vous faire constater dèsmaintenant des résultats pratiques, nos découvertes ne sont pas depures théories !

« Vous allez en juger.

Le Polonais alla prendre, sous une cloche, unbizarre casque de verre et de cuivre terminé par un faisceau defils de platine reliés à un accumulateur.

Il en coiffa le capitaine Wad, qui l’avaitlaissé faire avec un silencieux sourire et qui ainsi casquéressemblait assez à un scaphandrier en costume de travail.

– Vous voyez, reprit l’ingénieur,continuant sa démonstration ; en ce moment, le courant fournipar l’accumulateur est en train de se transformer en fluide volitifet de s’emmagasiner dans le cerveau de notre ami.

« Regardez comme ses yeux fulgurent,quelle étrange expression de calme et de puissance a revêtu saphysionomie ; elle semble maintenant entourée d’une sorted’irréelle clarté !

« Sa volonté est maintenant doublée,triplée, décuplée…

« Il pourrait nous ordonner ce qu’ilvoudrait ; en dépit de nous, nous serions forcés de luiobéir.

Georges Darvel se taisait ; l’ingénieurBolenski prit ce silence pour de l’incrédulité.

– Vous en voulez une preuve, dit-il, lecapitaine va vous ordonner mentalement de vous agenouiller ;essayez de lui résister !

– Je serais curieux, en effet… murmura lejeune homme en se raidissant de toutes ses forces.

« Si vous réussissez à me faire fairecela malgré moi, je n’aurai plus rien à dire.

Le capitaine lui lança, à travers son masque,un regard fulgurant.

Georges Darvel eut au creux de l’estomac lasensation cuisante d’une brûlure.

Il eut beau s’arc-bouter, la facecongestionnée, le front emperlé de sueur, malgré lui, ses musclesse détendirent, il s’agenouilla.

– C’est effrayant, balbutia-t-il. Quipourrait résister à une semblable puissance ?

– La science est souveraine, ditorgueilleusement le bon Ralph Pitcher.

– Vous comprenez parfaitement, ajouta lePolonais, que si notre ami vous ordonnait par exemple d’allerprendre ce couteau de dissection là-bas sur la planche, et decouper la tête à l’honnête Zarouk qui nous écoute de son coin avecébahissement, vous ne pourriez pas vous dispenser de le faire.

« D’ailleurs, tenez, vous êtes déjà entrain d’obéir à la silencieuse injonction du capitaine.

Pâle comme un mort, les dents serrées, levisage crispé, Georges Darvel se dirigeait en effet vers l’endroitoù se trouvait le couteau, avec les gestes anguleux et raides, lesgestes contraints d’une marionnette humaine.

En poussant un profond soupir, il prit l’arme,la serra convulsivement et marcha droit au Nègre qui se reculait,vaguement effrayé.

La lame était déjà brandie, lorsqu’un regarddu capitaine arrêta net le meurtrier malgré lui, l’immobilisa dansla pose du sacrificateur antique.

Le visage de Georges exprimait une souffranceet une fatigue indicibles.

– Je vous en prie, murmura-t-il, arrêtezpour un instant ces terribles expériences… Ce que j’éprouve estatroce… Il me semble qu’un autre être s’est installé en moi etqu’on m’a volé ma personnalité.

« Je crois maintenant à tout ce que j’ailu sur la possession et l’envoûtement…

– Avec cette différence, expliquaBolenski, que ces phénomènes de domination d’un être par un autrequi ne se produisaient que rarement, dans des circonstances et avecdes tempéraments d’une nervosité exceptionnelle, sont maintenantobtenus par nous en toute occasion, avec la plus grandefacilité.

– Cependant, dit vivement Ralph Pitcher,il ne faut pas que ces expériences, assurément prodigieuses, voussoient aussi pénibles.

« Nous avons voulu seulement vous prouverque la possibilité d’atteindre la planète Mars n’est point unechimère.

– J’en suis maintenant absolumentpersuadé, répondit Georges, qui se remettait peu à peu de l’effortqu’il avait fait pour résister au vouloir tout-puissant ducapitaine Wad, rien ne doit vous être impossible.

– Maintenant, dit l’ingénieur Bolenski,voici autre chose. Regardez bien.

Il avait dit quelques mots à l’oreille deZarouk ; celui-ci appuya sur un contact électrique ; unetrappe ménagée dans l’épaisseur du toit de verre se rabattit surelle-même ; alors le Polonais prit avec précaution dans unecaisse un fuseau de verre tourné en spirale et effilé aux deuxextrémités.

Il le saisit entre le pouce et l’index et letint sous les regards du capitaine.

Quelques minutes s’écoulèrent dans le plusprofond silence ; tout à coup Bolenski ouvrit les doigts.Rapide comme une flèche, le fuseau de verre s’éleva et disparut ensifflant par la trappe entrouverte.

Georges Darvel demeurait muet de surprise,perdu dans un monde de pensées.

Le capitaine Wad qui venait de se débarrasserdu casque de verre s’approcha de lui en souriant.

– Je vois, dit-il amicalement, que cespetites expériences – de simples expériences de laboratoire – ontproduit sur vous une certaine impression ; mais ce n’est rien,absolument rien, auprès de ce que nous pouvons réaliser avec lesmêmes moyens.

Georges Darvel s’inclina respectueusement.

– Permettez-moi, murmura-t-il, tout ému,de vous remercier encore une fois du grand honneur que vous mefaites en m’associant à vos merveilleux travaux.

– Je suis persuadé que vous deviendrezbientôt pour nous un collaborateur précieux.

– J’y tâcherai, dit modestement le jeunehomme, quoique je ne soupçonne guère, vraiment, en quoi un ignorantde ma sorte peut être utile à des savants tels que vous.

Le capitaine ne répondit rien à ce complimentobligé, du premier coup Georges Darvel lui avait été sympathique.Il était secrètement persuadé que le jeune ingénieur se montreraitdigne de sa parenté avec l’explorateur du ciel, qu’il était decette race des vrais chercheurs qui forme comme un peuple à part,dont les élus se reconnaissent à des signes mystérieux, parmil’humaine cohue inconsciente et abêtie.

Georges examinait maintenant avec attentionune statue de bronze noir dressée sur un socle d’onyx, au centre dulaboratoire.

Elle représentait un adolescent tenant d’unemain une cloche, présentant de l’autre des tablettes. Le torse à lafois délicat et puissant était traité dans le style de laRenaissance italienne. Les prunelles, suivant la mode des anciens,étaient figurées par des saphirs et des lèvres d’un arc fier etgracieux étaient légèrement entrouvertes comme si la statue allaitparler.

– Vous admirez notre messager ordinaire,expliqua Ralph Pitcher.

« Ce chef d’œuvre de la sculpturefrançaise sert tout simplement à dissimuler les appareils d’unpuissant téléphone haut-parleur.

« Ce bronze est une merveille, unefantaisie princière de miss Alberte, qui l’a payée quatre millelivres.

– J’ai rarement vu quelque chose de plusbeau !

– Cela n’a rien d’étonnant, cette statueest une des dernières œuvres de Falguière, le maître de la grâce.Voyez comme la physionomie exprime bien l’anxiété d’un messagerporteur d’une nouvelle dont il ignore lui-même encore lagravité…

À ce moment, la cloche tinta.

Une voix claire sortit de la bouche debronze.

– C’est moi, miss Alberte…

« J’espère au moins que je ne vousdérange pas, au milieu de quelque expérience délicate ?

– Nullement, miss, répondit Pitcher, enparlant à proximité de la tablette qu’offrait la statue, je penseque vous vous portez bien et qu’il ne vous est rien arrivé defâcheux ?…

– Tout est au mieux.

« J’ai terminé les affaires qui, endernier lieu, me retenaient à Malte beaucoup plus promptement queje ne le pensais.

« Le Conqueror pourra doncreprendre la mer dès demain.

« J’espère par conséquent être de retourà la villa dans la soirée.

– Faut-il prévenir Chérifa ? Jecrois qu’elle ne comptait pas sur un retour si prompt.

– Je vous remercie, elle est déjàprévenue. Il est convenu qu’elle viendra m’attendre à Tabarka avecl’auto…

« Mais j’allais oublier, M. GeorgesDarvel est-il arrivé ?

– Oui, miss, il y a deux heures àpeine.

– Dites-lui combien je serai heureuse dele voir, quel plaisir me cause sa présence dans notre Thébaïde.

« Mais, adieu, ou plutôt à demain, jesuis obligée de tenir tête à une foule d’importuns et j’airendez-vous avec mon sollicitor dans un quart d’heure pour ceprocès que l’État du Transvaal s’est avisé de m’intenter.

La statue était redevenue muette. Georgesétait encore sous le charme de cette voix musicale et fraîche qui,bien des minutes après, semblait encore retentir à sesoreilles.

– Je vous aurais bien mis encommunication, dit le naturaliste, vous auriez pu vous-même luiprésenter vos compliments ; mais elle était trop pressée, vousavez dû vous en rendre compte.

« Dans ses business’s travels(voyages d’affaires), elle n’a pas un instant de répit.

« Il lui faut un cerveau exceptionnelpour tenir tête victorieusement, comme elle le fait, à tous lesbandits de la finance internationale liguée contre sesmilliards.

– Vous apprécierez, ajouta le capitaineWad, quelle intelligence intuitive et pénétrante.

– Même en science ? demandaGeorges.

– Même en science. Il y a des jours oùelle nous stupéfie par la justesse et par l’audace de sesaperçus.

« Certes, miss Alberte sera l’épouseidéale, la compagne élue entre toutes de votre illustre frère.

Georges Darvel demeura silencieux. Maintenantque l’enthousiasme excité en lui par les stupéfiantes expériencesdes trois amis était un peu tombé, il ne pouvait s’empêcher deréfléchir à l’effroyable distance qui séparait Robert de la vieilleplanète natale et le doute envahissait de nouveau son esprit.

Chapitre 3UN REPAS DE LUCULLUS

 

Le dîner, à la villa, avait lieu à six heuresprécises.

L’emploi du temps était déterminé avec cetterégularité presque administrative ou monacale sans laquelle y n’y apas de labeur possible.

Au coup de gong qui, suivant une habitudeindienne, annonçait le moment du repas, les quatre savants, sedirigèrent vers la salle à manger, vaste pièce aux murs tendus decuir de Cordoue, aux couleurs éclatantes, aux solives toutes decèdre sculpté et doré.

Georges admira les crédences italienneschargées d’aiguières de Benvenuto, de vases de Ballin et d’autresmaîtres de l’orfèvrerie, les précieuses porcelaines de Wedgwood, deRouen et de Saxe, les urnes hispano-mauresques à reflets d’or etles modernes grès flambés.

Il y avait là un prodigieux entassement derichesses artistiques et ce ne fut pas sans être quelque peuintimidé par ces splendeurs, qu’il dut prendre place sur uneluxueuse chaise incrustée d’ébène, de nacre et de corail d’unmauvais goût admirable et rare.

Les sièges sauvés du pillage du palais del’empereur du Brésil étaient de ce style dit « rococoportugais », aujourd’hui presque introuvable.

– Vous verrez, dit Bolenski, qui avaitpris place à côté de Georges, que ce luxe un peu archaïque n’estnullement incompatible avec les perfectionnements du confortablemoderne.

« Vous voyez cette roue dorée qui tourneau-dessus du lustre de Venise aux floraisons polycolores.

– Un ventilateur, sans doute, murmura lejeune homme.

– Oui, c’est bien un ventilateur, maispas un de ces appareils incommodes qui ne font que remuer l’airvicié et favoriser l’éclosion des microbes, sans aucune utilitéréelle pour l’hygiène et pour le bien-être.

« Chacun des rayons de cette roue effusede l’air glacé provenant d’un flacon d’air liquide placé aucentre.

« Ici même, pendant les plus forteschaleurs, nous jouissons d’une atmosphère pure et fraîche.

« D’ailleurs, tout le service se faitélectriquement et les vins montent de la cave dans leurs seaux àglace sur la table même par un petit ascenseur spécial dont cetovale d’argent que vous prendriez pour un réchaud n’est que laplate-forme ; les mets parviennent de même bouillants descuisines, au moment précis où ils sont dans toute leur saveur.

Pendant que le Polonais donnait cesexplications, Georges parcourait négligemment la carte placéedevant lui.

Les plats classiques de la grande cuisinefrançaise y voisinaient avec les mets d’un exotisme raffiné, telque le pâté de murène aux terfas ou truffes blanches deTunisie, le carry de faisan, les merles au myrte et d’autresraretés gastronomiques.

– Voilà, certes, un repas de Lucullus,dit machinalement Georges.

Pitcher, à ce moment, offrait au jeune hommedes tranches de boutargue auxquelles allait succéder une fritureitalienne de calmars et de crevettes géantes.

– Vous ne croyez pas si bien dire, fit-ilen riant, nous avons précisément aujourd’hui un des mets favoris ducélèbre gourmand ; des langues de phénicoptères ou pour êtreplus moderne des langues de flamants roses que, vous le savez, lesRomains payaient au poids de l’or.

– Cette friandise doit en effet coûterdes sommes folles, le flamant est à la fois très rare et trèsdifficile à tuer. J’ai lu que les Arabes eux-mêmes, si adroitstireurs qu’ils soient, n’en abattaient que rarement.

– C’est fort exact, mais, ces joursderniers, tout un vol de flamants fatigués par la tempête est venus’abattre sur un des étangs de la forêt, les chasseurs en ont tuéune trentaine que Mr. Frymcock, notre cuisinier, s’est empressé defaire acheter.

« Il est, sur ces questions, d’uneérudition désespérante.

« Il connaît à fond les livres de Carêmesur la cuisine dans l’antiquité et je ne serais pas surpris qu’ilne traduisît lui-même quelque jour le fameux traité du gourmandApicius, de re coquinaria.

Pitcher avait prononcé ces paroles d’un tonenthousiaste, qui prouvait que, toute science mise à part, iln’était nullement indifférent aux plaisirs de la bonne chère.

– Pourvu, répliqua Georges en riant,qu’il ne s’avise pas de nous servir, comme à Lucullus, des languesde rossignol saupoudrées de perles et de diamants.

– Il en serait fort capable. C’est unhomme qu’il ne faut défier d’aucune excentricité.

« Savez-vous qu’un jour il a faitorganiser une pêche au requin dans le seul but de se procurer lesnageoires d’un de ces squales qui sont un des ingrédientsindispensables dans la préparation de la soupe chinoise aux nidsd’hirondelles salanganes !

– Ce Mr. Frymcock ne doit pas être unpersonnage ordinaire.

« Ce que vous me dites là me donne grandeenvie de faire sa connaissance.

– Ce sera chose facile : commebeaucoup d’artistes, Frymcock est très vaniteux ; un élogebien tourné lui va droit au cœur.

« Son histoire, d’ailleurs, est peubanale, et je ne crois pas commettre d’indiscrétion en vous laracontant.

« Frymcock est le fils unique d’unauthentique lord du comté de Sussex. Il a fait d’excellentes étudesà l’Université d’Oxford, nul ne doutait qu’il ne devînt un jour unedes gloires de la chimie.

« Dès l’âge de vingt ans, il s’étaitsignalé par des articles originaux dans les revues spéciales.

« Brusquement, le vieux lord Frymcockmourut et son fils se trouva héritier d’une colossale fortune.

« Le premier usage qu’il fit de sarichesse fut d’offrir à trente de ses amis un colossalbanquet ; les feuilles britanniques s’entretinrent longtempsde cette folie sans exemple dans les annales gastronomiques.

« Le repas fut servi dans un vaste halltransformé pour la circonstance en jardin rempli de fleurs et desarbustes les plus rares.

« C’est à l’ombre de buissons demagnolias, de roses, de myrtes, de jasmins et de lilas que la tableavait été dressée. Des oiseaux des îles et des papillons destropiques avaient été lâchés par centaines dans ces bosquetsenchantés.

« Le jeune lord avait voulu que le repassardanapalesque qu’il offrait à ses amis fût un régal exquis pourtous les sens.

« Rien ne fut négligé pour atteindre cebut.

« Un orchestre nombreux dissimulé dans lefeuillage fit entendre une suite de compositions spécialementécrites par les musiciens les plus illustres et appropriées àchacun des mets du fantastique menu.

– Je ne comprends pas très bien, fitGeorges Darvel.

– Je m’explique : par exemple, lepotage au seigle vert était accompagné d’une délicieuse pastoralepresque entièrement écrite pour les flûtes, les guitares et leshautbois.

« Le compositeur avait merveilleusementrendu l’éveil du printemps dans la steppe russe, les grands seigleshoulant comme la mer sous la brise d’avril, et les chansonsmonotones des moujiks célébrant le renouveau en grattant leurbalalaïka.

« Le homard à l’américaine débutait parun air de biniou pour finir par le yankee doodleaccompagné de la trompette et du banjo, le tout entremêlé etsoutenu par la voix puissante de l’orgue, imitant les sifflementsdu vent et les rugissements de la tempête.

– Et le plum-pudding ? demandaGeorges en riant.

– Vous avez tort de rire, repartitgravement le naturaliste, je vous affirme – j’ai été un des heureuxconvives de ce festin – que l’effet de ces musiques était plusgrandiose et plus émouvant que vous ne pouvez le penser…

« Le plum-pudding était rendu par unsuave cantique de Noël où se retrouvaient des motifs de notreGod save the King et de l’attendrissante romance Home,sweet home.

– Chaque plat était d’ailleurs présentépar un cortège ingénieusement symbolique.

« Des Romains de la décadence précédésdes licteurs et des aigles apportèrent le monstrueux turbot cher àDomitien, et des châtelaines gothiques le tournedos de chevreuilannoncé par une sonnerie de cor.

« Même les sucreries et les gâteauxdonnèrent prétexte à un défilé de petites Parisiennes aux minoisfripons, enfarinés de poudre de riz.

« La trompe d’éléphant, entourée d’unesauce ardemment pimentée, fut offerte par un monarque nègre, dontle cortège était d’une sauvage splendeur.

« Avec le café et les liqueurs, ce furentdes somptuosités orientales à faire pâlir les plus riches mises enscène des théâtres de féerie.

« En outre, sur une scène ménagée au fondde la salle, des ballets se succédaient et soulignaient pour lesyeux le sens pourtant fort clair des musiques.

« Je ne parlerai pas des vins ; ilfaudrait pour effleurer ce sujet seulement, tout un volume.

« Cet incomparable festin dura un jour etla moitié d’une nuit ; ce laps de temps en apparenceconsidérable, nous parut à tous à peine suffisant, tant il s’écoularapidement.

– Je m’étonne d’une seule chose, objectaGeorges, c’est que les convives aient pu si longtemps boire etmanger sans éprouver les tristes effets de l’intempérance.

– Le cas avait été prévu. Près de chacundes invités, l’amphitryon avait fait placer un petit flacon remplid’un élixir de son invention.

« Il suffisait de quelques gouttes decette liqueur, où sans doute les pepsines entraient pour une grandepart, pour accélérer la digestion d’une incroyable manière etrendre en très peu de temps leur appétit aux plus repus.

– Admettons cela ; mais cemiraculeux élixir ne devait pas empêcher les fumées des grands vinsde vous monter au cerveau ?

– Erreur complète ; pendant tout lerepas, chacun a conservé la gaieté la plus enjouée et le sang-froidle plus complet.

– Aucune ivresse brutale n’est venuetroubler cette belle solennité gastronomique et cela encore grâce àune autre découverte de master Frymcock.

– Aurait-il trouvé le moyen de supprimerles effets de l’alcool ?

– Presque : voici comment. C’est unfait bien connu dans les pays intertropicaux que l’ingestion d’unegrande quantité d’alcool pur suffit à guérir la morsure desserpents.

« Parti de ce fait, Frymcock s’est ditque la réciproque doit être vraie. Avec le venin de certainscobras, il a composé un sérum qui a la propriété de rendrel’organisme momentanément rebelle aux conséquences del’intoxication alcoolique.

« Dites encore que ce n’est pas un grandhomme !

– Je m’en garderais bien ; mais jesuis curieux de connaître la suite de ses aventures.

– Je fus quelque temps absent, voyageantdans l’Inde comme je vous l’ai sans doute raconté. Quand je revins,le jeune lord Frymcock était complètement ruiné. Après le banquetauquel j’avais assisté, et qui n’avait pas coûté moins d’unmillion, il en avait organisé d’autres. En peu de temps, sonpatrimoine s’était évaporé à la fumée des cuisines.

« Ce n’est pas tout, de lâchescalomniateurs avaient répandu le bruit que, dans un de ces festins,il avait servi à ses hôtes les cuisses d’une jeune négresse à lasauce jambouya, dont un explorateur bien connu lui avait donné larecette.

« Je suis sûr que notre ami étaitinnocent ; mais l’opinion publique s’était émue, c’étaitcontre lui un tollé général ; il fut incarcéré sousl’accusation d’anthropophagie, et n’obtint un acquittement qu’avecassez de peine.

« Quand il sortit de prison, les amisqu’il avait si bien régalés lui tournèrent le dos, la populaces’ameutait après lui en le traitant de cannibale.

« Je le rencontrai au moment où ilsongeait très sérieusement au suicide. Je le réconfortai par debonnes paroles et, ne doutant pas que ce gastronome éminent ne fûtpour miss Alberte une acquisition précieuse, je lui racontait toutel’histoire.

« Elle en rit aux larmes et quelquesjours après, comme je l’avais espéré, le jeune lord Frymcock étaitengagé par elle à des appointements royaux.

« Il fait ce qu’il veut, dépense l’argentqu’il lui plaît et nous fait manger divinement bien…

– Tenez, interrompit Bolenski, en sepenchant vers une des fenêtres, le voici justement qui traverse lepatio.

Georges Darvel se précipita, s’attendant àvoir quelque personnage apoplectique et jovial, comme certainscommodores ventrus du caricaturiste Cruikshank.

Il aperçut un être long, maigre et blême, auxlèvres minces, à la face mélancolique, marchant à pas comptés,comme sous l’empire d’une grave préoccupation.

– Il ne répond nullement, n’est-ce pas,fit le Polonais, à l’idée que vous vous en étiez faite ; iltient le milieu, croirait-on, entre le lord spleenétique et lepierrot des pantomimes macabres.

« Au demeurant, il est d’un joyeuxcaractère, et c’est un bon compagnon, en dépit de sa mine.

« Georges alla se rasseoir, se promettantde lier connaissance, dès que l’occasion s’en offrirait, avecl’extraordinaire lord cuisinier.

Il s’aperçut alors que le capitaine Wadn’avait encore touché à aucun des mets auxquels Ralph Pitcher etl’ingénieur Bolenski avaient fait largement honneur.

Le capitaine se sustentait de la façon la plusbizarre.

Devant lui se trouvait une sorte de surtoutchargé d’une infinité de minuscules flacons, à côté, une assietteremplie d’une gelée rose et une carafe pleine d’un liquideviolet.

Le capitaine prenait un fragment de gelée, yajoutait une goutte du contenu d’un des flacons et absorbait letout avec appétit. De temps en temps, il remplissait son verre duliquide violet, et avait encore recours aux mystérieux flaconsavant de se désaltérer.

Georges Darvel considérait ce manège avecstupéfaction ; le capitaine s’en aperçut.

– Je vois, dit-il, que ma façon de dînervous intrigue, elle n’a pourtant rien de merveilleux. Je suissimplement plus logique.

« Je mange comme tout le monde mangerasans nul doute, dans un siècle ou deux, peut-être bien avantcela.

« Cette gelée rose est un alimentcomplet, chimiquement préparé, ne contenant que les azotes et lescarbones nécessaires à l’organisme, sans aucune des matièresinutiles ou nuisibles que renferment les substances animales ouvégétales.

– Piètre régal, ne put s’empêcher de direle jeune homme.

« J’avoue que je préfère pour mon compteles savants menus de master Frymcock.

– Vous pourriez vous tromper : grâceà un flacon, je donne à ma vitalose – c’est le nom de l’alimentcomplet – le goût que je veux.

Et Georges lut avec stupeur sur lesétiquettes :

essence de truite, essence de pré-salé,essence de perdrix, essence de saumon, essence d’amandes, etc.,etc… Tous les mets possibles se trouvaient là résumés,quintessenciés en quelques gouttes de parfum.

– Tenez, continua le capitaine Wad avecun tranquille sourire, voulez-vous goûter une aile defaisan ?

Et il tendit au jeune homme une cuillerée degelée sur laquelle il avait laissé tomber une goutte d’essence.

Avec une grimace d’hésitation, Georges Darvelavala la suspecte confiture et fut obligé de déclarer quel’illusion du goût était complète.

– De même, reprit le capitaine, je donneà volonté à ce liquide violet le goût du cru qu’il me plaît.

– Vous devez être très fier d’une telleavance sur le commun des mortels.

– Je n’y mets, croyez-le bien, nullevanité.

« C’est, à vrai dire, une expérience queje fais sur moi-même. Je suis persuadé qu’une telle alimentationdoit influer avantageusement sur l’économie.

« Avec un système de nutrition aussicomplet et aussi peu volumineux, le rôle de l’estomac se borne àpeu de chose, il devient inutile et de hardis chirurgiens ont déjàprouvé à maintes reprises qu’on peut parfaitement s’en passer.

« Pour moi, par suite d’une graduelletransformation, l’homme, dans quelques milliers d’années, seradébarrassé de l’encombrant appareil digestif devenu sans objet, etcomme il ne se servira guère plus de ses bras et de ses jambes…

– Voudriez-vous insinuer que l’hommefutur deviendra une sorte de pur esprit ?

– Non, mais le cerveau atteindra chez luiun volume considérable et suppléera aux autres organes…

La conversation se retrouvait maintenant surle terrain scientifique. Tous y prirent part avec animation ;Georges Darvel sut prouver à ses nouveaux amis qu’il possédait desconnaissances étendues et solides dans toutes les branches dusavoir.

Puis on parla longuement de Robert. Avec uneémotion qu’il n’essayait pas de dissimuler, Georges raconta combiencet aîné, qu’il ne voyait qu’à de longs intervalles, avait montréde bonté pour lui.

Sitôt qu’il avait gagné quelque argent, ilavait placé au nom de Georges un petit capital suffisant pour luipermettre d’achever ses études, et il n’avait jamais cessé deveiller de loin sur lui avec la plus vive sollicitude.

– Robert, dit le jeune homme, a mené àbien une entreprise surhumaine qui rendra notre nom éternellementglorieux. Mais je vous avoue que je ferais bon marché de toutecette gloire pour que mon frère fût encore parmi nous.

– Homme de peu de foi, s’écria Bolenskiavec exaltation, puisque je vous ai dit que nous leretrouverons ! Vous avez vu de quoi nous sommescapables ! Douteriez-vous de nous ?

– Je sais, répliqua Georges avecvivacité, que, si un projet, aussi chimériquement audacieux doitêtre mené à bien, ce ne peut être que par vous. Pardonnez-moi cemoment de découragement.

– Ne vous excusez pas. Je connais mieuxque personne ces alternatives d’espoir et d’incertitude. Mais vousne savez encore qu’une faible partie de nos découvertes…

– Allons voir la planète Mars !interrompit brusquement Pitcher.

– J’y pensais, murmura le capitaineWad.

Quelques instants plus tard, tous quatreétaient installés sur une des hautes terrasses de la villa, d’oùils voyaient le ciel d’un bleu de velours endiamanté d’unepoussière d’étoiles.

Autour d’eux, la forêt aux grandes ombresbleues aux pâleurs d’argent bruissait, doucement rafraîchie par larosée du soir qu’elle semblait boire avidement ; il y avaitcomme un frémissement de bien-être, après l’accablante chaleur dujour, dans la chanson des feuillages nocturnes, en ce grand silenceà peine troublé de loin en loin par le rire d’une hyène ou lesabois d’un chien des douars perdus dans la brousse.

Pas un nuage, en ce ciel éblouissant et calme,au fond duquel la rouge planète semblait briller d’un éclat plusvif, se distinguant nettement des autres astres.

Longtemps, ils la contemplèrent en silence,pendant qu’à cette même minute Robert Darvel regardait peut-êtrelui aussi la vieille Terre qui, pour lui, n’était plus – commel’était Mars pour eux-mêmes – qu’une petite lumière clignotant dansl’immensité des cieux.

Tout à coup, Georges étendit la main.

– Une étoile filante ! s’écria-t-il.En voici une autre, encore une autre.

« C’est un véritable feu d’artificecéleste !

Maintenant, elles apparaissaient par dizaines,traçant une brève ligne de flamme pour s’éteindre tout à coup.

– Dans mon pays, dit le Polonais, lespaysans croient que ce sont des âmes délivrées du purgatoire et quise rendent au paradis.

– La vérité, fit Georges, est tout aussipoétique. Les étoiles filantes que l’on observe à époque fixe sontdes fragments de vieux astres émiettés et détruits, après avoirerré des années, des siècles peut-être ; sollicitées par uneforce adverse dans le noir infini des espaces interastraux, ellesfinissent par tomber dans le rayon de l’attraction terrestre. Aufrottement de notre atmosphère, elles deviennent incandescentes, cequi les fait prendre pour des étoiles ; en réalité, ce sont desimples bolides.

– Qui sait, dit Pitcher, l’un d’eux apeut-être été lancé par un des volcans de Mars.

– Pourquoi pas ?

La discussion se poursuivit sur lesbolides.

– Pourquoi l’homme ne pourrait-il pasvoyager d’astre en astre, puisque ces masses inertes le faisaientbien ? N’en avait-on pas recueilli qui pesaient jusqu’à quatrecents kilogrammes, et cependant, leur texture était intacte, ilsn’avaient été ni détériorés ni fondus par l’épouvantable frottementdes couches atmosphériques.

N’était-ce pas là une preuve de plus de lapossibilité des communications interastrales. Le jour où l’hommeserait parvenu à animer un projectile quelconque d’une vitesseinitiale suffisante, le problème serait résolu.

À l’exposé de ces hypothèses déduites avec unelogique vigoureuse, Georges se reprenait à espérer.

Ce ne fut que très tard que les quatre savantsse séparèrent. En dépit de toutes ses préoccupations, Georges, unefois rentré dans sa chambre, ne tarda pas à succomber au sommeil.Il rêva que son frère regagnait la Terre dans un char fantastique,attelé d’étoiles filantes, et chargé de curiosités martiennes.

Enfin, la fatigue finit par l’emporter sur cetravail latent des cellules cérébrales, et il dormit sans autresonge jusqu’au jour.

Chapitre 4L’INVISIBLE

 

Georges Darvel s’était éveillé dansd’excellentes dispositions. On eût dit que la nuit avait passé sonéponge de ténèbres sur tous ses doutes, ses hésitations et sesdécouragements.

Son cerveau reposé bénéficiait de cettelucidité, de cette netteté dans les idées qui constitue la santéintellectuelle.

Il se sentait, lui aussi, capable d’ajouter autrésor des découvertes, de montrer qu’il était le frère du génialexplorateur du ciel, aussi bien par l’intellect que par le sang etla chair.

En réfléchissant à cette large sécuritématérielle, à cette facilité de travailler qui lui étaientdésormais assurées par la générosité de miss Alberte, il se sentaitpénétré d’une profonde reconnaissance. Il se jura à lui-même de semontrer digne de l’heureuse fortune qui lui était échue.

Ce fut dans cet état d’esprit que, de trèsbonne heure, il monta au laboratoire ; il y trouva lecapitaine Wad, déjà au travail en compagnie de Zarouk.

Le Noir semblait avoir complètement oublié saterreur de la veille et il salua le jeune homme, dès le seuil, avecles formules emphatiques de la politesse orientale.

Tout en faisant subir à Georges une sorted’examen à bâtons rompus sur ses connaissances pratiques enphysique, en chimie et surtout en radiographie et en cosmographie,le capitaine se laissa aller à certaines confidences.

En essayant de retrouver le secret de RobertDarvel, il avait fait de curieuses trouvailles ; c’était là engrande partie une des raisons pour lesquelles leur expéditioninterplanétaire n’était pas encore prête.

Georges travailla tout ce jour-là avecacharnement, avec enthousiasme ; les trois savants étaientétonnés de la lucidité de ses aperçus, de la clarté avec laquelleil résumait les questions les plus ardues.

En même temps, il se révélait comme unexpérimentateur plein d’adresse et d’acquit, très au courant de lapratique des laboratoires, sans laquelle il n’est pas de savantvéritablement complet.

Ce jour-là, il y eut une terriblerecrudescence de chaleur, l’air était embrasé, suffocant, et ilfallut faire largement usage des ventilateurs à air liquide pourobtenir une atmosphère supportable.

C’est vers le milieu de cette après-midi quese produisit un des plus étranges phénomènes qu’il ait été donné àla science d’enregistrer.

Le capitaine Wad était alors occupé àexpliquer à Georges une de ses découvertes.

– Vous voyez, lui disait-il, cette cuvede verre. Le liquide qu’elle contient est doué de la propriété derendre visibles à nos yeux certains rayons obscurs lorsqu’il en esttraversé ; par exemple, il permet de percevoir très nettementles rayons X…

Le capitaine fut brusquement interrompu danssa démonstration.

Zarouk, qui se trouvait placé en ce momentderrière Georges Darvel, venait de pousser un cri terrible.

– Le djinn ! Le djinn !balbutiait-il d’une voix rauque.

Et d’un geste d’épouvante, il montrait la cuvede verre, dont le contenu limpide paraissait agité d’une sorte deremous.

Georges remarqua que son visage était redevenude ce gris livide, qu’il avait eu déjà l’occasion d’observer laveille et qui exprime le comble de la terreur chez les gens de sarace.

Les quatre savants se regardèrent avecstupeur.

Le Noir s’était reculé le plus possible ;ses cheveux crépus se hérissaient sur son crâne en mèchestirebouchonnées ; ses yeux sans regard se révulsaient,semblaient vouloir s’arracher de leurs orbites, on les eût ditmontés sur des pédoncules mobiles comme ceux de certainscrustacés.

– Maître ! Maître !murmura-t-il les lèvres blanches.

– Mais qu’as-tu donc, imbécile ?s’écria Ralph Pitcher. Parle donc !

« Est-ce que tu deviens fou ?

Mais le Noir demeurait comme pétrifié, lalangue collée au palais par une terreur surhumaine, bafouillant desmots sans suite.

– Explique-toi donc ! reprit lenaturaliste, plus doucement.

« Dis-moi ce qui t’effrayetant ?

« Je t’ai pourtant déjà fait comprendreque l’on ne doit jamais avoir peur…

Zarouk secoua la tête en signe de dénégation,avec une énergie désespérée.

Ses jambes flageolaient sous lui et, petit àpetit, comme repoussé, par une puissance inconnue, le Noircontinuait à s’éloigner à reculons, toujours plus loin du cristal,étincelant à ce moment de tous les feux du soleil.

– Il est halluciné, ma parole !grommela l’ingénieur Bolenski en haussant les épaules d’unmouvement plein de nervosité.

Disons-le, la patience n’était pas la qualitédominante du Polonais.

– Silence, donc ! lui dit RalphPitcher en lui étreignant les bras avec force.

Le naturaliste était en proie à la plus viveémotion.

– Qui sait, ajouta-t-il en baissant lavoix, si cet aveugle si étrangement organisé n’a pas vu, lui, unêtre, que nos prunelles qu’impressionne la grosse lumière du journe sont pas assez délicates pour apercevoir ?

« Je l’ai souvent pensé ; puisqu’ily a des rayons X, pourquoi n’y aurait-il pas des êtres X, desinvisibles ?

« L’hypothèse est hardie, maisdéfendable…

Le capitaine Wad n’en entendit pas davantage.Il se précipita vers un appareil optique de son invention qui setrouvait en ce moment braqué vers la cuve de verre et qui avait étéspécialement construit pour l’étude des rayons X.

Le tain des miroirs formé de plusieurs couchessuperposées était vibratile comme s’il eût été formé de cellulesnerveuses, et il était complété par un système d’écrans enduits desubstances plus sensibles aux rayons lumineux que celle des plusdélicats appareils photographiques.

– Si c’était possible, balbutia RalphPitcher.

– Nous allons le voir, dit le capitained’une voix tremblante d’émotion.

Et d’un geste, il appuya sur un boutonélectrique.

Instantanément, l’obscurité se fit, complète,sur les cinq côtés de la vaste cage de verre, qui formait lelaboratoire aérien.

L’œil collé à l’objectif de l’appareil, lecapitaine regarda.

Mais, malgré sa passion de chercheur, malgréla satisfaction qu’il éprouvait de voir réalisée une des hypothèsesscientifiques les plus hardies, il recula d’épouvante lui-même, lecorps agité d’un tremblement, le cœur glacé d’effroi.

Ralph Pitcher, qui regarda aussitôt après lui,ne montra pas plus de sang-froid, il bondit en arrière avec autantde précipitation que s’il eût marché sur la queue d’un reptile.

À ce moment, une voix cristalline fit résonnerle téléphone haut-parleur :

– C’est moi, Chérifa.

– Que veux-tu, mon enfant ? réponditle capitaine d’une voix étranglée.

« C’est que nous sommes occupés, trèsoccupés…

Le capitaine était à un de ces instantspalpitants où un savant ne voit rien, n’écoute rien.

– C’est Mr. Frymcock qui veut vousparler, reprit l’enfant.

– Je me moque pas mal de Frymcock !répliqua t-il avec colère. Je n’ai pas le temps de parlercuisine…

« Qu’il vienne plus tard, ilm’ennuie ! Qu’il attende !

« Plus tard…

Et, sans attendre la réponse de Chérifa, lecapitaine interrompit brusquement la communication.

Pendant que ce bref dialogue s’échangeait,Georges Darvel s’était à son tour approché de l’objectif.

Voici ce qu’il aperçut et il s’expliqua alorsl’horreur dont avaient été saisis le capitaine Wad et lenaturaliste.

Dans le liquide phosphorescent de la cuve, unêtre monstrueux se tenait immobile, comme une pieuvre tapie dans sacaverne ou comme une prunelle géante au fond de son orbite.

C’était une masse grisâtre, à peine estompéedans les ténèbres par une légère phosphorescence. Les yeux étaientlarges et sans prunelles, pas d’oreilles, pas de nez, seulement unebouche petite et très rouge.

– Au diable, l’importun ! s’écria lecapitaine ; on ne peut pas avoir un instant detranquillité !

Cette tête au front proéminant était grosse,environ trois fois comme une tête humaine.

Le corps manquait ; seulement à la basede cette monade gélatineuse grouillaient des paquets de pattes, demains ou de suçoirs, on ne savait au juste.

D’ailleurs, cette créature de cauchemarsemblait indifférente à la présence de ceux quil’entouraient ; sans doute elle n’avait pas conscience de leurexistence.

Après un instinctif mouvement de recul,Georges eut le courage de regarder le monstre une secondefois ; alors il distingua à droite et à gauche de la tête deuxchiffons d’un blanc sale qui devaient être des ailes repliées etqui faisaient penser à un hideux papillon que l’on eût arraché deson cocon avant le terme fixé par la nature.

Georges eut un frisson de dégoût et d’horreuren pensant que c’était sans doute cette larve terrifiante qui avaitfrôlé l’aveugle Zarouk dans la forêt d’Aïn-Draham et qu’il avaitprise pour un djinn.

Ce fut Ralph Pitcher qui prit la place dujeune homme en face de l’objectif.

Haletant, la sueur au front, le naturalisteétait partagé entre une joie délirante et une surhumaine répulsion,il ne pouvait maintenant détacher ses regards du monstre dont lavue, pour ainsi dire, l’hypnotisait.

Mais en même temps il éprouvait une amèredéception.

Étaient-ce donc là ces invisibles, ces êtres Xdont il avait tant rêvé, qu’il s’était représenté gracieux commedes elfes et des ondins, d’une beauté vaporeuse et mystique.

Il se sentait envahi d’une nausée.

C’était donc ces repoussantes créatures, cesabominables microbes à face de démons, qui hantaient lesprofondeurs du ciel et de la mer, sans que l’homme pût jamais lesapercevoir.

Les quatre savants avaient eu la même penséeils demeuraient silencieux, dans les ténèbres qu’éclairaient àpeine la pâle fluorescence de la cuve de verre. Ils en arrivaientpresque à regretter d’avoir soulevé un coin du voile qui nous cachele mystère des choses.

Seul, Bolenski cherchait, sans réussir à letrouver, le moyen de capturer l’étrange apparition.

Tout à coup, on frappa discrètement à laporte. On frappa de nouveau.

– Qui est là ? demanda RalphPitcher.

– C’est Mr. Frymcock, répondit Zaroukd’une voix craintive.

– Eh bien, dépêche-toi de lui ouvrir quenous sachions ce qu’il veut. Je vais m’en débarrasserrapidement.

Tout en donnant cet ordre, Pitcher avaitpressé le contact électrique, les rideaux de feutre rentrèrent dansleurs alvéoles ; instantanément, des flots de lumièresuccédèrent aux ténèbres, la clarté pénétrait, aveuglante, de tousles côtés à la fois.

D’un même mouvement, tous les témoins de cettescène s’étaient tournés du côté de la cuve de verre.

Maintenant, elle n’offrait plus qu’un liquided’une limpidité parfaite, où les rayons du soleil semblaient fairedanser des poignées d’opales et de diamants…

Cependant, master Frymcock, très correct dansun complet de couleur kaki, était entré et s’était avancé jusqu’aumilieu du laboratoire, un sourire condescendant égayait sa longueface de clown mélancolique.

– Gentlemen, dit-il courtoisement,excusez-moi de troubler vos savantes expériences ; mais j’aicru devoir vous prévenir que miss Alberte ne rentrera qu’assez tardcette nuit, au lieu de revenir ce soir comme elle l’espérait.

« Je viens de recevoir une dépêche deMalte, miss Alberte n’a pas eu le temps de téléphonerelle-même.

Tout en parlant, le lord cuisinier s’étaitinsouciamment avancé jusqu’auprès de la cuve de verre ; ilavait eu le geste distrait d’élever la main droite au-dessus duliquide limpide pour y mirer les bagues dont elle étaitchargée…

– N’approchez pas !… rugit lePolonais. Éloignez-vous au nom du ciel ! Vous ne savezpas !… Vous ne pouvez pas savoir !…

L’avertissement venait trop tard ; lamain et le poignet de Mr. Frymcock venaient d’être brutalementattirés par l’horrible monstre et plongeaient maintenant dans leliquide.

Les yeux agrandis par l’épouvante, lemalheureux se débattit un instant appelant au secours d’une voixrauque ; mais sa main demeurait captive et déjà le liquide seteignait d’une buée sanglante.

Le visage tout à coup était devenulivide ; les yeux exprimaient une terreur proche de ladémence.

Le premier moment de stupeur passé, Georges etBolenski se précipitèrent ; non sans de vigoureux efforts, ilsparvinrent à arracher la victime à l’horrible étreinte.

Presque aussitôt, l’eau de la cuve bouillonna,des gouttes sautèrent dans un flic-flac d’éclaboussement, une masseà peine distincte comme pourrait être l’ombre d’un flocon de fuméetraversa le laboratoire et disparut par la trappe ouverte au sommetdu plafond de verre.

Avec une promptitude dont tout le mondeapprécia l’opportunité, Zarouk s’était élancé et avait pressé lecontact qui commandait la fermeture de la trappe.

Ce fut un soulagement général, les poitrinesse dilatèrent dans un soupir de délivrance.

– Enfin il est parti !s’écria joyeusement Pitcher.

– Nous commettons là une sottise,répliqua l’ingénieur Bolenski, suivant toujours sa premièreidée ; nous aurions dû nous en emparer. C’était là uneoccasion unique ! Nous nous repentirons de n’en avoir pasprofité.

– C’est possible, murmura le capitaineWad, nous avons manqué de sang-froid, et vous tout lepremier ; mais il est inutile de récriminer sur ce qui estpassé.

« Voyons plutôt à secourir ce pauvreFrymcock, qui me paraît en fort piteux état.

Tous deux s’approchèrent du lord cuisinierauquel Georges Darvel et Pitcher faisaient respirer des sels, etqui se remettait peu à peu de la terrible secousse qu’il venaitd’éprouver.

Ils remarquèrent alors avec surprise que lamain et le poignet du malade étaient couverts de petites plaiesrouges toutes placées sur le trajet des veines.

– Si l’on ne fût venu à son secours,Frymcock eût été saigné tout vivant, comme s’il fût tombé entre lestentacules d’une pieuvre.

– Eh bien ! cela va-t-il un peumieux ? demanda Georges.

– Well, sir, murmura lecuisinier en poussant un soupir, cela va tout à fait bien…

Puis il ajouta d’un ton pensif :

– Voilà pourtant un animal dont je n’aipas goûté…

– Bah, dit Ralph Pitcher en riant, lesentiment de l’art culinaire lui revient, il est sauvé. J’avaiscraint un moment que la peur ne l’eût rendu fou, je suis enchantéde voir qu’il n’en est rien.

– Soyez tranquille, Mr. Frymcock, sijamais vous capturez un de ces monstres, nous vous permettrons del’accommoder à telle sauce qu’il vous plaira, quoique, pour moncompte personnel, je n’aie nulle envie de manger de cette bêterépugnante.

Pendant que ces propos s’échangeaient, lecapitaine avait lavé les plaies avec un antiseptique énergique etavait pansé sommairement la main et le poignet du blessé.

Comme on peut le supposer, une fois que lelord cuisinier se fut retiré, personne ne songea à continuer lestravaux commencés, tous étaient encore sous le coup del’extraordinaire impression qu’ils avaient eue.

Leur première terreur dissipée, le zèlescientifique les reprenait et ils déploraient amèrement – commeBolenski l’avait prévu – de n’avoir pu s’emparer d’un êtrejusqu’alors inclassé dans la faune terrestre.

Ils interrogèrent Zarouk, mais le Noir, malremis de ses transes, ne put leur fournir que d’obscures et vaguesréponses, il demeurait persuadé qu’il avait eu affaire aux mauvaisgénies des légendes orientales.

Le capitaine Wad en venait à penser qu’ilpouvait y avoir un fond de vérité dans tous ces contes les fées,les kobolds et les follets du folklore, ces êtres fantastiques quel’on retrouve dans les traditions de tous les peuples, n’étaientpeut-être qu’une race invisible qui avait jusqu’alors échappé auxinvestigations de la science.

Il n’était pas absurde d’admettre que certainsorganismes eussent la même propriété que certains rayons lumineuxet fussent invisibles à nos yeux.

Il fallait alors admettre que les prunelles deZarouk, protégées par sa cécité même contre les brutalités de lalumière possédaient une exquise sensibilité, étaient tout de suiteimpressionnées par des radiances que des appareils compliquésarrivaient à peine à nous révéler.

Mais cette fois, ces hypothèses étaientétayées par un fait, un fait indéniable qui s’était passé enprésence de témoins sérieux et avait laissé des tracesmatérielles.

Chapitre 5LA CATASTROPHE

 

À leur place accoutumée, sur la terrasse quidominait la vallée, Georges Darvel et ses amis continuaient ladiscussion qui les avait passionnés pendant le repas et dontl’étrange événement de l’après-midi était le sujet.

Dans le feu de cette conversation, Georges setrouva mis au courant de diverses découvertes dues à ses compagnonset encore ignorées du grand public.

C’était le capitaine Wad qui avait découvertles rayons Z qui, depuis, ont permis de prospecter les mines àtravers plusieurs kilomètres de couches géologiques, grâce auxquelson peut maintenant faire exploser une poudrière, incendier uneflotte, à des distances invraisemblables.

L’ingénieur Bolenski avait perfectionné letéléphone, qui est pour la vue ce que le téléphone est pour l’ouïeet renouvelle le prodige des miroirs magiques qui permettent decontempler les absents malgré l’éloignement de la distance.

Il avait aussi donné le principe de cesstations médicales aérostatiques situées au-dessus des nuages et oùl’homme, dans une atmosphère chimiquement pure, saturée devivifiants ozones, guérira en quelques jours de la plupart desmaladies.

Ralph Pitcher, lui, s’était attaqué auproblème de l’énergie sans fil ; il était sur le point detrouver le moyen de transporter, sans l’intermédiaire d’aucunconducteur, la force électrique à de grandes distances, comme celaexistait déjà pour le télégraphe et le téléphone. L’heureuxaboutissement de ces recherches causerait une révolution danstoutes les sciences ; les torrents inaccessibles, la puissancemême des marées et des ouragans deviendraient aisémentutilisables ; les accumulateurs des aéroplanes et dessous-marins pourraient être chargés à distance sans fatigue, niperte de temps.

En dépit de l’admiration qu’il éprouvait pources géniales trouvailles, Georges Darvel ne put s’empêcher depenser que, si tant d’efforts n’avaient pas été éparpillés,l’exploration de Mars eût été depuis longtemps menée à bien.

Il en fit tout haut la réflexion avecl’étourderie de la jeunesse. Ce fut Pitcher qui se chargea de luirépondre.

– Mon cher Georges, lui dit-il, vousparlez là comme un enfant, le savoir humain est un tout dont lesparties sont étroitement enchaînées les unes aux autres. On n’estpas maître de trouver ou de ne pas trouver. Comme un mineur dans sagalerie, le savant est obligé de suivre le filon de vérité nouvellequi s’offre à lui et ce sont bien plus nos découvertes qui nousdirigent que nous qui dirigeons nos découvertes.

– Croyez, d’ailleurs, ajouta placidementle capitaine Wad, que l’exploration de Mars n’y perdra rien.

« Sur la planète où nous allons aborder,la science est l’arme la plus formidable que puisse nous fournir levieil arsenal terrestre…

En ce moment, par une suite toute logique dela conversation, on parlait des moyens de se rendre invisible.

Le capitaine avoua de bonne grâce qu’ils’était autrefois attaqué à cet étrange problème.

La chimère de l’invisibilité, dit-il, atoujours hanté les cervelles humaines ; pour moi, c’est unepreuve qu’elle est réalisable.

« Tout ce que l’homme rêve – et mêmetout ce qu’il peut nettement concevoir – finit pars’accomplir tôt ou tard.

« Il est contraire au bon sens que notreesprit conçoive une chose qui ne puisse jamais exister.

« Dès l’origine de l’histoire, dans lesvieux récits mythiques égyptiens et sanscrits, on trouve déjà destypes de dieux et de magiciens qui apparaissent ou disparaissent àvolonté.

« L’antiquité grecque a la fableadmirable de l’anneau de Gygès qu’on peut lire dans le vieilHérodote, les contes arabes et persans sont pleins de semblablesrécits.

« De nos jours encore, ce rêve apréoccupé les poètes et les romanciers.

– Auriez-vous obtenu des résultatspratiques ? demanda Georges avec un peu d’incrédulité.

– Non. Mais je pense que l’on peutarriver à cela, et j’ai noté une grande quantité de faits sur cettehypothèse à laquelle l’événement d’aujourd’hui donne une nouvelleforce.

« En effet, si la nature crée desinvisibles, il n’y a pas de raison pour que nous n’arrivions pas àsurprendre son secret.

« Sans parler des miracles des Hindousdont j’ai été témoin ; dans certaines affections nerveusesn’entraînant nullement la folie, mais seulement une exaspération dela sensibilité, souvent des malades ont été frôlés ou mêmebousculés par des êtres très palpables, maisinvisibles.

« Qui nous dit que ce que nous appelonshallucination n’est pas une réalité, seulement plussubtile ?

– Si nous rentrions dans le laboratoire,interrompit tout à coup l’ingénieur Bolenski, il fait ici unechaleur accablante ; l’air liquide nous donnera du moins unpeu de fraîcheur.

« Je suis sûr qu’il se prépare un orageterrible ; je me sens les nerfs frémissants comme des cordestrop tendues.

– Rentrons, murmura le capitaine ;depuis que le soleil est couché, j’éprouve moi aussi un malaisegénéral.

À ce moment, un grand éclair silencieuxdéchira la voûte du ciel, montrant l’amas chaotique des nuagestourmentés et noirs aux franges livides, pareils à des drapsmortuaires capricieusement tordus.

Le paysage entrevu une seconde, avec les picsrouges et dentelés des montagnes, la ligne pâle de la mer, étaitrentré dans les ténèbres.

Une buée lourde du parfum des feuillages etdes fleurs montait de la forêt ; il n’y avait pas un soufflede vent ; dans cet accablement de la nature épuisée, lesilence n’était troublé que par les abois des chacals, desululements des rapaces nocturnes, qui prenaient quelque chose deplaintif et de déchirant.

– Oui, répéta Ralph Pitcher, après uninstant de silence, rentrons au laboratoire ; je ne saispourquoi, je me sens le cœur étreint d’une angoisse… Si j’étaissuperstitieux, je croirais qu’il va m’arriver quelque malheur.

– Dussiez-vous rire de moi, murmuraBolenski, il me semble toujours que le hideux monstre de tantôtrôde et tournoie autour de nous.

Personne n’eut l’idée de se moquer del’ingénieur, tous ressentaient à un degré plus ou moins vif la mêmeinstinctive appréhension.

– Nous aurions peut-être dû allerau-devant de miss Alberte, dit Georges en aspirant avec effortl’atmosphère embrasée.

– L’automobile est déjà partie pourTabarka, répondit Ralph ; d’ailleurs la route n’est ni longueni périlleuse et, à moins que la foudre ne tombe…

Il n’acheva pas sa pensée, quoique les parolesdu jeune homme lui eussent laissé une vague inquiétude.

Quelques minutes après, les quatre savantspénétraient dans le laboratoire où, depuis la fuite de l’invisible,tout était demeuré dans le même état.

L’ingénieur Bolenski alluma les lampesélectriques et mit en marche le ventilateur à air liquide.

– Voulez-vous, fit-il, que je tire lesrideaux de feutre ?

– Non pas, dit le capitaine Wad, nouspourrons ainsi contempler tout à notre aise la tempête qui seprépare, grandiose ; il y a des moments où le laboratoire estentouré d’éclairs de tous côtés, on a la sensation de se trouver aucentre d’une fournaise ardente…

Zarouk entrait à ce moment, l’air égaré etserrant quelque chose sous son burnous.

Son premier geste fut de fermer avecprécipitation la trappe du plafond de verre qu’en entrant Bolenskiavait ouverte distraitement.

– Qu’y a-t-il ? demanda Pitcher.

Le Noir grelottait de peur.

Pour toute réponse, il jeta sur la table dulaboratoire l’objet qu’il dissimulait sous son burnous et quin’était autre que le corps d’un jeune chacal.

– Que veux-tu que je fasse de cela,poltron ? dit le naturaliste :

Mais Pitcher poussa un cri de surprise.Machinalement, il avait passé la main sur le pelage de l’animal. Lechacal n’était plus qu’une sorte de long sac flasque, entièrementvidé de toute la substance vivante, une peau molle flottant autourd’un squelette.

Le capitaine Wad s’était rapproché, avaitécarté les poils jaunes un peu en arrière de l’oreille. Il montral’épiderme criblé de taches rouges.

– Je m’en doutais, murmura-t-il enbaissant la voix, les mêmes taches sanglantes que sur la main et lepoignet de master Frymcock !

« Ce chacal a été saigné à vif parl’invisible !…

– Ou par les invisibles… Qui nous dit quel’espèce humaine ne va pas être en butte à une invasion de cesmonstres, troublés dans leurs retraites séculaires par ledéfrichement des forêts, les chemins de fer, les sous-marins et lesaéroplanes ?

– Eh bien, nous lutterons ! s’écriaPitcher, avec une sorte d’enthousiasme.

« Si en dehors des notions connues que setrouvent ces monstres, nous aurons vite fait de trouver le défautde la cuirasse.

« Ce ne serait pas la peine, vraiment,d’être les héritiers de tout ce que le génie humain a découvertdepuis cinq mille ans pour se laisser vaincre à la premièreattaque !

« Ces invisibles buveurs de sang auraientpu avoir des chances de succès aux époques ignorantes de la Romepaïenne où on les eût pris pour des dieux, au lugubre temps duMoyen Age, où on eût vu en eux des diables, maintenantnon !

« La science est armée contre tous lesennemis, contre toutes les catastrophes et elle ne regarde riencomme impossible !

« Réjouissons-nous, au contraire, d’avoirété les premiers à éventer la présence de ces êtresétranges !

« À nous reviendra l’honneur d’unedécouverte immortelle !

Ces paroles avaient dissipé l’impressionpénible causée par la trouvaille de Zarouk ; le Noir futminutieusement interrogé.

Suivant son habitude, après le dîner, il étaitallé se reposer dans le jardin de la villa, au pied d’une desstèles de porphyre qui supportaient de grands vases de faïence deNabeul, aux gais bariolages, tout près d’un antique olivierpeut-être deux fois millénaire et dont les fruits allongés, de lavariété que les Arabes appellent « dent de chameau »,étaient déjà connus des Carthaginois.

Ses maîtres le savaient, chaque jour, Zaroukpassait là de longues heures, la face éclairée d’un vague sourire,l’oreille tendue à tous les murmures, à tous les bruissements dujardin.

Ses sens, d’une suraiguë délicatesse,discernaient le battement d’ailes ou d’élytres et le bourdonnementparticulier à chaque sorte d’insecte, le rampemou des caméléons etdes couleuvres, la fuite sournoise des porcs-épics et des chatssauvages dans les branches. Il distinguait jusqu’au gémissement desarbres en travail de sève, jusqu’au craquement des graines mûresdont le soleil fait éclater les coques et lance au loin lessemences.

De subtiles fragrances lui disaient laprésence lointaine ou proche de chaque plante et de chaquebête.

Dans ces méditations extatiques, Zarouképrouvait, centuplées, les vives jouissances que peut procurer à undilettante une musique sublime exécutée par un orchestreparfait.

C’était sans doute au cours de ces ivressesque son ouïe et son odorat s’étaient si merveilleusement affinés,arrivaient à suppléer au sens de la vue.

Zarouk avait été tout à coup dérangé dans sonextase par un battement d’ailes confus suivi bientôt d’un râled’agonie.

Suant de peur, il n’avait pas bougé de sacachette, reconnaissant de suite la présence de l’épouvantable« djinn ».

Enfin, le bruit avait cessé, le Noir s’étaitenhardi, et avait trouvé sans peine le corps vampirisé duchacal ; c’est alors que, tremblant de sa propre audace, ils’était réfugié dans le laboratoire.

Après le récit de Zarouk, il y eut un momentde silence, tous quatre demeuraient perdus dans leurs pensées.

– Sans doute, ces êtres hideux, dit enfinBolenski, possèdent une intelligence formidable, car pourquoiressembleraient-ils de façon si formelle à des cerveaux ?

La discussion reprit, plus acharnée et pluspassionnante.

– Plus tard, sans doute, murmurapensivement le capitaine Wad, l’homme sera devenu pareil à cesgigantesques cerveaux ; c’est une évolution qui se produiracertainement dans quelques centaines de siècles.

« C’est une vérité banale, que toutorgane inutile se résorbe ; déjà – c’en est un exemple le plussimple – chez les civilisés, l’orteil s’atrophie ou même disparaîtcomplètement.

« Je vous l’expliquais hier, à dîner, etc’est une indication que l’on doit à Berthelot, une nourriturechimiquement simplifiée amènera la résorption de l’intestin et del’estomac, rendra par suite inutiles certaines fonctions dufoie.

« L’homme, sustenté par des produitsqu’il s’assimilera presque immédiatement, n’aura besoin que d’untube digestif de plus en plus court.

« Plus tard même – j’en suis, certain –il arrivera à réparer l’usure quotidienne de l’organisme parl’injection directe d’une substance spéciale dans les artères.

« L’ensemble de l’appareil digestifn’aura plus de raison d’être.

– Je veux bien admettre, objecta GeorgesDarvel, que par la suppression graduelle des organes, ces monstres– appelons-les, si vous voulez, des Vampires, en souvenir deschauves-souris humaines décrites par mon frère – soient parvenus àn’être plus que des cerveaux, cela n’explique pas qu’ils soientinvisibles.

« Puis enfin, le nez, les yeux, lesoreilles, qui semblent chez eux ne plus exister qu’à l’état derudiment ?…

– Je vais vous répondre, répliqua lecapitaine, et cela sans même faire intervenir les rayons obscursqui suffiraient cependant à justifier l’hypothèse.

« Tout récemment, un savant hongrois aréussi à rendre la vue à des aveugles en agissant directement surles lobes optiques, c’est-à-dire sur les centres cérébraux quicommandent à la vision.

« Il y a là une donnée précieuse, un faitdont l’avenir montrera les conséquence incalculables.

« Selon moi, le mécanisme grossier dessens est appelé à disparaître ; la cellule nerveuse percevra,sans leur intermédiaire, toutes les impressions extérieures.

« Le goût, l’ouïe, l’odorat et le tactn’auront plus, pour ainsi dire, de raison d’être.

– Les Vampires, fit alors Georges Darvel,en seraient donc arrivés à cet état idéal que nous ne faisons quesoupçonner ?

« Permettez-moi de vous dire qu’ils’offre à cette hypothèse séduisante bien des objections.

– Par exemple ?

– Pour n’en citer qu’une admettrez-vousla disparition des muscles et de la force musculaire ?

« Il me semble…

– Il vous semble à tort, continua lecapitaine Wad, avec animation ; je vais ici poser une thèsedont l’énoncé fera bondir de colère tous les champions pugilistes,boxeurs, cyclistes, unijambistes et autres…

« Le muscle est un mécanisme lourd etgrossier, une dépendance de l’appareil digestif dont le cerveau,arrivé à son summum de perfection n’aura nul besoin.

« C’est le muscle qui apparie l’êtrehumain à l’animal, qui rabaisse sa dignité d’êtrepensant !

« À de rares exceptions près, les hommesde génie qui ont dominé le monde n’ont jamais possédé une grandevigueur physique.

« Ceux qui ont dompté les peuples etasservi l’univers ont été la plupart du temps d’un tempéramentchétif.

« Personne ne songe à se représenterNewton, Louis XI, Sixte-Quint, Michel-Ange, Napoléon comme capablesd’exploits athlétiques.

« L’esprit domine la matière, le cerveaudirige le monde !

« Par la puissance de leur intellect,l’énergie de leur volonté, des empereurs ou des philosophes onttenu sous le joug des multitudes, du lit de douleur où ils étaientcloués.

« Voltaire, Renan, Descartes étaientdébiles, valétudinaires.

« Je pourrais multiplier lesexemples.

– Il suffit. J’ai compris… Alors, d’aprèsvous, le muscle est appelé à disparaître.

– Mais, c’est évident ! Cela crèveles yeux, il suffit de réfléchir un instant pour s’enconvaincre.

– C’est une simple question de quelquescentaines de siècles, interrompit Ralph Pitcher, non sansironie.

– Sans doute, reprit le capitaine, maisdéjà, à notre époque, l’habitant d’une grande capitale se sert deses muscles de moins en moins.

« Grâce aux automobiles, aux chemins defer, aux aéroplanes, il n’aura bientôt plus la peine demarcher.

« De moins en moins, il se soumet àporter des fardeaux.

« Bientôt, les aliments condensés luiépargneront la peine même de digérer.

« L’exercice physique ne sera plus qu’unluxe ou qu’un métier.

– Mais les travailleurs des champs et desusines, dit Georges, surpris de cet étrange paradoxe. Vousconviendrez avec moi…

– Qu’ils fournissent un labeurmusculaire. D’accord ! Je n’ai jamais songé à le nier. Mais celabeur tend à diminuer de jour en jour.

« Les machines, autrement dociles etpuissantes que le travailleur, commencent à le remplacerpartout.

« Le laboureur, le paysan lui-même arecours, pour faire sa récolte, aux batteuses, aux faucheusesélectriques ou à vapeur.

« Il faudrait des centaines de chevauxpour exécuter le travail d’une seule locomotive, qu’un mécaniciendirige d’une simple pression de doigt sur la manette durégulateur.

« Le temps où la machine auracomplètement remplacé l’homme est proche, très proche !…

Le capitaine fut interrompu au milieu de sonéloquente tirade par un grondement de tonnerre.

L’orage, qui menaçait depuis si longtempsd’éclater, se déclarait enfin. Toutes discussions cessèrent pour lacontemplation, à travers les murailles de verre, du fantastiquespectacle.

L’orage semblait avoir pris pour centred’attraction la vallée profonde au centre de laquelle s’élevait lavilla.

L’atmosphère sans cesse déchirée par degigantesques éclairs silencieux était livide. Les forêtslointaines, les plans heurtés du paysage se détachaient du sein desténèbres, silhouettés en traits d’un feu bleu pâle. Par moments, lefluide s’épandait en larges nappes de clarté blême.

C’était comme si, tout à coup, on eût ouvertles écluses d’un vaste lac de lumière qui victorieusementsubmergeait les ténèbres, les forçait à reculer devant un flotimpétueux de fantastiques rayons.

Les fontaines lumineuses, les pyrotechnies etmême le bombardement d’une ville par une flotte de cuirassésn’eussent pu donner qu’une faible idée de ce spectaclegrandiose.

La pluie s’était mise à tomber en gouttesénormes mais c’était une pluie spéciale, dont les lamesphosphorescentes faisaient songer à quelque averse infernale.

Le Dante eût tiré de cette perspectivebouleversée une des plus terribles descriptions, un des plus cruelsépisodes de son Enfer.

Georges Darvel et ses amis contemplaient cespectacle avec une admiration mêlée d’épouvante. Bien qu’habituésaux tempêtes fréquentes dans cette région, jamais ils n’avaientassisté à un cataclysme pareil.

Pensifs, ils songeaient à tout l’inconnu dumonde qui nous entoure, à l’incertitude de notre science, sirudimentaire, si débile, réduite aux hypothèses dans tous les casintéressants.

Ce n’était certes pas là un orageordinaire ; comme dans un condensateur gigantesque, uneeffroyable accumulation de fluide s’était produite dans le cerclemontagneux qui entourait la villa.

Le fantastique phénomène déroulait ses décorsde flamme sans cesse renouvelés, depuis une heure déjà, lorsque soncaractère se modifia brusquement.

Aux nappes horizontales et bleuâtres defluides s’associèrent des éclairs verticaux, d’un rouge aveuglant,rayant le ciel d’une ligne droite parfaite, sans les brisures etles zigzags des éclairs ordinaires.

Ils crépitaient autour de la villa avec desourdes explosions. Un vieux chêne-liège situé à cent pas de là futatteint par l’un d’eux et s’écroula avec un fracasretentissant.

Ralph Pitcher et le capitaine Wad échangèrentun regard plein d’anxiété.

– Je ne croirai jamais que ce sont là deséclairs ordinaires, murmura le naturaliste en hochant la tête.

« Peut-être serait-il prudent de ne pasdemeurer ici.

– Bah ! fit l’ingénieur Bolenski,vous croyez donc qu’il y a du danger ?

– Eh bien ! oui, je le crois,partons.

– Je ne suis pas de votre avis, s’écriadédaigneusement le Polonais, et je ne vois pas trop à quelle sortede danger vous faites allusion.

« Croyez-vous que nous serons plus àl’abri dans la villa ?

« N’oubliez pas que ce laboratoire estpourvu de quatre paratonnerres.

Il ne put achever. Une seconde, une lueuréblouissante parut au-dessus du plafond de verre, qui flamboyacomme un brasier.

Une seconde après une masse incandescente, uneboule de feu s’abattait sur le laboratoire avec un épouvantablesifflement auquel succéda une sourde commotion.

À demi aveuglé par le météore, la main droitebrûlée, les vêtements roussis, Georges Darvel s’était rejeté enarrière avec un grand cri.

Les parois de verre étaient en miettes :poussé par l’instinct de la conservation, le jeune homme s’étaitélancé sur la terrasse qui, on le sait, était de plain-pied avec lelaboratoire.

Il revint presque aussitôt sur ses pas, enentendant les appels déchirants qui s’élevaient des décombresfumants.

À ce moment, un jet de flamme s’éleva, d’uneblancheur éblouissante ; c’était la bonbonne d’éther etd’autres matières explosives qui prenaient feu.

Cette tragique clarté blanche qui montaittoute droite vers le ciel zébré d’éclairs ajoutait à l’horreursublime de la catastrophe.

Tout cela s’était produit avec une fulguranterapidité, le drame n’avait pas duré en tout une minute.

Georges Darvel éprouvait aux yeux et aux mainsune douleur atroce, il trébuchait dans les débris de verre cassé,la tête perdue il se sentait attiré vers la grande flamme blanched’où partaient des hurlements atroces.

Tout à coup, un homme s’élança vers lui, labarbe et les vêtements brûlés, l’air d’un fou, gesticulant dans laflamme.

– Georges, mon cher enfant, est-cevous ?

À la voix, Georges Darvel reconnut lenaturaliste Pitcher.

– C’est vous, monsieur Ralph ?balbutia-t-il, c’est à peine si je vous vois !… J’ai les yeuxpleins de sang, les prunelles brûlées !…

« Quelle chose effrayante !… Mais lecapitaine Wad et M. Bolenski ?

– Morts tous deux, j’en suis certain… EtZarouk ?

Pitcher montra une masse inerte à trois pas delà.

– Je ne sais, fit-il, s’il a été tué surle coup ou s’il n’est qu’évanoui.

« Aidez-moi à l’emporter… Il ne faut pasque nous restions ici une minute de plus… Il y a du picrate etd’autres explosifs plus dangereux en bas ! Je suis surpris quetout n’ait pas déjà sauté !

Pitcher et Georges, affolés, emportèrent lecorps de Zarouk et le portèrent à l’extrémité la plus éloignée dela terrasse.

– Il n’y a que l’aile qui renferme lelaboratoire qui sautera, avait dit Pitcher.

Tous deux étaient stupides d’étonnement et defrayeur, après la secousse violente, le sursaut instinctif qui lesavait fait prendre la fuite, ils demeuraient hébétés, épongeantavec leurs mouchoirs leurs prunelles ensanglantées.

Ils ne songeaient même pas à gagner lacampagne, à se mettre tout à fait en sûreté, comme les serviteursde la villa dont ils entendaient les cris d’effroi et qu’ilsvoyaient courir éperdument vers la forêt.

À cet instant, la silhouette maigre de Mr.Frymcock parut sur la terrasse.

– Eh bien, sir, fit-il, avec le plusgrand calme, que se passe-t-il donc ?

« Le tonnerre est tombé sur lelaboratoire ?

– Ce n’est pas le tonnerre, bégayaPitcher, je ne sais pas ce que c’est… Wad et Bolesnski sontlà-dessous.

Et il montra les décombres au-dessus desquelsondoyait comme un panache géant la grande flamme blanche del’éther.

– Mais il faut les secourir !

– C’est inutile, d’ailleurs tout vasauter !…

Et Ralph Pitcher eut un ricanement defolie.

– Oui, tout va sauter, répéta Georgesmachinalement.

– By God ! grommelaFrymcock, la frayeur leur a fait perdre l’esprit ! Hé, sirs,cria-t-il, secouez cette stupeur, il faut combattre l’incendie,retirez s’il se peut de la fournaise le capitaine Wad etl’ingénieur.

Ralph Pitcher s’était redressé, il porta lamain à son front avec une expression de lassitude et d’égarement.Son visage couturé de brûlures et de balafres causées par leséclats du verre était crispé par les efforts qu’il faisait pourreconquérir son sang-froid.

– Oui, murmura-t-il, il le faut ! Jevais vous aider… Je viens d’avoir une terrible crise d’abattementet de désespoir.

Stimulé par l’exemple, Georges s’était levé àson tour.

– Allons, un peu de courage, sirs, ditFrymcock, à nous trois, nous pouvons peut-être faire la part dufléau.

« Si je savais seulement où sont lesbombes extinctrices.

Tout près d’ici, il en existe une réserve surchaque terrasse de la villa, dit Ralph qui se remettait lentementde la terrifiante secousse ; mais il y a mieux. Je vais ouvrirle compteur de gaz ignifuge.

« Que n’y ai-je songé il y a uninstant !

Comme beaucoup d’habitations, la villa étaitpourvue de ces bombes de verre qui, en se cassant, dégagent des gazimpropres à la combustion ; mais pour comble de précaution, àproximité du laboratoire, il existait un gazomètre rempli de gazalcalin, en volume assez considérable pour éteindre le plus violentincendie.

Sans se soucier du danger d’explosion toujoursimminent, Ralph Pitcher alla tourner la clef du compteur pendantque, de leur côté, Georges Darvel et Frymcock ouvraient lesrobinets des réservoirs d’eau placés sur la terrasse.

En quelques minutes, les flammes disparurentpour faire place à une masse de vapeur âcre et nauséabonde ;le danger d’explosion était conjuré. La villa se trouvait commeenveloppée d’un nuage blanchâtre.

Quand il se fut un peu dissipé, Ralph et sesdeux compagnons auxquels s’était joint le Noir Zarouk qui,décidément, n’était qu’évanoui, s’avancèrent à travers lesdécombres fumants armés de lanternes qu’était allée chercher lapetite Chérifa, la seule de tout le personnel de la villa qui n’eûtpas pris la fuite.

Le spectacle était lamentable.

Du merveilleux laboratoire aux parois deverre, il ne restait plus que les quatre poutrelles d’acier del’armature ; les instruments précieux qui avaient coûté tantd’efforts et tant d’argent étaient en miettes ; noircie etgrotesquement tordue par la violence du feu, la statue quisoutenait les appareils téléphoniques gisait parmi les ferrailles.Au centre de la pièce, un trou noir se creusait, un abîme fumant àdemi comblé par les débris.

Sur le bord, les sauveteurs trouvèrent lecorps de Bolenski, hideusement défiguré, la cervelle s’échappait ducrâne fendu comme par un coup de hache.

Le malheureux ingénieur avait les yeux toutgrands ouverts, il avait dû être tué avec une rapiditéinstantanée ; son visage gardait encore une sorte de sourireque les caillots de sang et les balafres des brûlures rendaientatroce.

– Pauvre Bolenski, murmura Pitcher,essayant de leur cacher les larmes qui coulaient de ses yeux, luisi plein d’enthousiasme et de vie, il n’y a qu’uninstant !…

« J’ai beau faire, j’ai beau chercher, jene m’explique pas une telle catastrophe…

– Si seulement le capitaine Wad avait puêtre préservé, murmura Georges Darvel. Cherchons. Quisait ?

– Je n’ai plus d’espoir, dit Ralph, ilest là !

Et il montrait l’abîme béant à leurspieds.

– Il faut pourtant que nous sachions,déclara Frymcock. Si vous voulez, je descendrai le premier.

– Inutile que tu exposes ta vie,interrompit Zarouk, je descendrai si on le veut.

– C’est moi qui descendrai, dit GeorgesDarvel à son tour…

À ce moment, les sons d’une tromped’automobile retentirent dans la nuit, dominant le grondement dutonnerre.

– Miss Alberte ! C’est elle, s’écriaPitcher avec désespoir.

« Comment lui dire que Bolenski et lecapitaine sont morts ?

Tous quatre se regardèrent, consternés.

Les sons de la trompe se rapprochaient.

– Il faut prendre une décision, dit RalphPitcher… J’irai ou plutôt non allons-y tous ; c’est lemeilleur parti à prendre.

La mort dans l’âme, ils se résolurent enfin àdescendre, traversèrent le patio dont la belle mosaïque étaitnoircie par la fumée, ils atteignirent la porte d’entrée au momentmême où l’auto faisait halte.

Chapitre 6UN ÉTRANGE MÉTÉORITE

 

À la lueur des phares de l’automobile, missAlberte Téramond parut à Georges d’une pâleur mortelle, ses yeuxbleus étaient soulignés d’un cercle lilas et ses cheveux d’orsombre en désordre, son costume de voyage moucheté de boue.

Nerveusement, elle avait sauté à terre.

– J’espère, master Pitcher,demanda-t-elle haletante d’angoisse, que tout se borne à des pertesmatérielles !… J’ai vu la lueur de l’incendie… J’ai comprisque la foudre était tombée sur la villa.

Et apercevant Georges, qui s’inclinaittimidement :

– Monsieur Darvel, sans doute ?Soyez le bienvenu… Mais je ne vois pas le capitaine etM. Bolenski ?

Elle avait parlé avec tant de volubilité quePitcher n’avait pas eu le loisir de répondre.

– Miss, balbutia-t-il en tremblant.

– Mais vous êtes atrocement brûlé, monpauvre Pitcher ! continua-t-elle, dans le désarroi de sonémotion, et vous aussi monsieur Darvel !

« Ah ! voici Chérifa et Mr.Frymcock, sains et saufs heureusement.

Puis frappée de la consternation peinte surtous les visages :

– Alors, personne ne veut me donner desnouvelles du capitaine Wad et de M. Bolenski ?

« Parlez, que je sache au moins, que jene reste pas dans cette horrible incertitude.

– Miss, balbutia Pitcher, enraffermissant sa voix, nos deux amis ont péri dans la catastrophe…Telle est la douloureuse vérité !

Il y eut quelques minutes d’un silencepoignant ; la jeune fille demeurait comme pétrifiée par lafatale nouvelle.

Elle ne sortit de cet état d’abattement quepour pleurer à chaudes larmes.

– Mon Dieu ! murmura-t-elle ensanglotant, mais c’est terrible ! Songer qu’avec mesmilliards, je ne puis même pas donner la sécurité de l’existence àmes amis les plus chers !

« Qui remplacera jamais leur dévouement,leur science, leur infinie bonté ?

Cependant, il y avait trop de latente énergiedans l’âme de la fille du spéculateur mort de joie pour qu’elledemeurât longtemps plongée dans le désespoir.

La réaction se fit chez elle avec uneextraordinaire promptitude.

En quelques phrases rapides, elle se fitminutieusement expliquer par Pitcher les circonstances du sinistreévénement.

– Peut-être, dit-elle, le capitaine Wadn’est-il que blessé, a-t-il été miraculeusement préservé comme ilarrive si souvent dans ces sortes de catastrophe.

« Il est de notre devoir de tout fairepour le sauver.

« Je ne prendrai aucun repos avant d’êtrefixée sur son sort…

Chérifa s’était avancée vers sa maîtresse dontelle embrassait les mains avec émotion.

– J’étais tellement inquiète,murmura-t-elle, la tempête a dû être terrible en mer !…

– Oui, j’ai bien cru que leConqueror n’atteindrait jamais le port de Tabarka, la merroulait des vagues de flamme, les nuages même semblaientflamber.

« Il y avait de brusques accalmies, puistout à coup une lame de fond haute comme une montagne lançait leyacht à une hauteur vertigineuse…

« Deux hommes ont été emportés par-dessusbord et noyés.

« Les marins ont déclaré qu’ils n’avaientjamais assisté à une si étrange tempête ; jamais le capitaine,qui navigue depuis quarante ans, n’avait vu les terrifiants etinexplicables météores de cette nuit d’horreur.

– Tu sembles épuisée de fatigue, repritChérifa avec insistance ; malgré le désarroi où nous sommes,un souper t’attend…

– Il s’agit bien de cela, s’écria missAlberte avec impatience.

« Je te remercie de ton attention, maisaide-nous plutôt à sauver le capitaine s’il en est encoretemps.

Chérifa ne répliqua pas, elle suivit missAlberte qui déjà s’était élancée vers le laboratoire.

Zarouk avait mis ces quelques minutes à profitpour se procurer des torches, ainsi que des pioches et des pellesqu’il avait prises dans la cabane du jardinier.

Tout en gravissant l’escalier, la jeune filledemanda à Ralph Pitcher à quelle cause il attribuait lacatastrophe.

– Je ne pourrais rien affirmer, réponditle naturaliste encore tout bouleversé, je suppose pourtant quec’est la foudre…

– Cependant le laboratoire était muni deparatonnerres.

– Il y a, vous le savez peut-être, descas où les paratonnerres les plus savamment construits sontinutiles et cela sans qu’on puisse s’expliquer pourquoi…

« Je vous l’ai dit, nous sommes victimesd’un phénomène tout à fait anormal et extraordinaire.

– Mais vous avez parlé d’une boule defeu ?

– La foudre prend très souvent cetteforme… Véritablement, je ne puis rien affirmer.

– Nous, allons être fixés àl’instant.

Passant par l’escalier intérieur, ils étaientarrivés à la porte de l’officine, qui se trouvait immédiatementau-dessous du laboratoire de verre.

Ralph Pitcher ouvrit ; un chaos depoutres rompues, d’appareils brisés, de meubles à demi consumésapparut, l’odeur délétère des gaz qui avaient servi à éteindre lefeu montait en irritantes bouffées.

– Miss, dit encore le naturaliste, voussavez qu’il y a là une bonbonne de picrate ; c’est un vraimiracle qu’elle n’ait pas sauté.

« Le feu peut couver encore. Il suffit duchoc d’un coup de pioche pour déterminer l’explosion… Retirez-vous,je vous en conjure ; il est de la dernière imprudence derisquer votre existence dans ces décombres fumants.

– Vous vous exposez bien, monsieurPitcher, répliqua la jeune fille d’une voix brève. C’est à moiqu’il appartient de donner l’exemple à tous.

– Nous, ce n’est pas la même chose,grommela le naturaliste avec mécontentement. N’est-ce pas notremétier à nous autres, savants, de lutter avec les phénomèneschimiques ou physiques ?

– N’insistez pas davantage, monsieurPitcher, dit-elle d’une voix qui n’admettait pas de réplique. Jeconsidère qu’il est de mon devoir de partager le danger, s’il y ena un…

Pitcher se tut, comprenant que ses effortsétaient inutiles. Il distribua les outils à Georges Darvel, àZarouk et à Frimcock. Miss Alberte et Chérifa s’étaient emparéeschacune d’une torche.

Les lanternes posées à terre achevaientd’éclairer cette scène de désolation. Au centre des ruines, legouffre circulaire ouvrait ses profondeurs béantes d’où émergeaientdes tronçons de poutrelles d’acier pareils aux agrès d’un vaisseaudésemparé.

Avec mille précautions, on commença ledéblaiement ; les poutres et les blocs étaient enlevés etportés sur la terrasse ; les flacons de produits chimiques,dont beaucoup étaient demeurés intacts, étaient placés à part dansun angle isolé.

Les travailleurs poursuivirent cette tâche uneheure entière avec acharnement sans trouver la moindre trace ducapitaine.

Miss Alberte était désespérée ; elle nepouvait s’empêcher d’accabler de questions Ralph Pitcher.

– Comment se fait-il que nous netrouvions rien ? demanda-t-elle. Le capitaine aurait-il étéréduit en cendres par la foudre ?

– Ce n’est pas la foudre, répliqua lenaturaliste, après un moment de réflexion. S’il en était ainsi, lecuivre et l’acier auraient fondu. Au contraire, la section despoutrelles est nette et brillante comme une cassure. Il fautadmettre qu’elle ait cédé sous la pression d’une masseconsidérable…

Tout à coup, il s’interrompit, sa piochevenait de heurter la cuirasse d’osier d’une énorme bonbonne.

– Le picrate ! s’écria-t-il, c’estune vraie chance que je n’ai pas frappé plus fort.

« Je suis encore émerveillé que la villatout entière n’ait pas sauté. Quand on pense qu’il eût suffit d’unsimple heurt pour amener la déflagration.

« Ce gros fragment de la voûte qui esttombé juste au-dessus a formé à la bonbonne une espèce de nicheprotectrice, sa cuirasse d’osier n’a même pas eu uneégratignure.

Le redoutable explosif fut doucement tiré deson alvéole et mis en sûreté sur la terrasse.

Pitcher demeurait perdu dans sesréflexions.

– Je respire, murmura-t-il, c’était toutà l’heure comme si nous avions eu un volcan sous les pieds.

« Le corps de notre pauvre ami ne setrouve pas ici, la masse incandescente à dû l’entraîner dans sachute en effondrant les étages du dessous.

« Nous avons mal combiné nosrecherches ; c’est ma faute aussi.

Ils arrivaient peu à peu à se rendre compte duterrible phénomène.

Le bloc incandescent dont ils nes’expliquaient pas encore la nature avait traversé comme un bouletde canon tombé perpendiculairement tous les étages situésau-dessous du laboratoire.

On descendit dans la pièce inférieure quiétait une salle de bains à la mode arabe, un « hammam »tunisien aux murailles de marbre blanc.

Il n’y avait là que de rares débris ;mais sur le bord du gouffre circulaire qui se creusait dans ledallage de mosaïque Georges Darvel montra silencieusement à missAlberte une longue traînée de sang.

– Descendons encore, murmura tristementla jeune fille.

– Savez-vous, dit tout à coup Pitcher, àquoi je pensais ? Cette catastrophe a d’étranges points derapports avec celle qui amené la mort du vieil Ardavena.

– Qu’en concluez-vous ?

– C’est que nous sommes victimes d’unphénomène atmosphérique assez commun… C’est un simple météore, unbolide, ou si vous aimez mieux une étoile filante de grandedimension qui s’est abattue sur la villa.

– Mais ce bolide ?

– C’est lui qui a creusé le troucirculaire comme un boulet de canon traverse les diverses cloisonsd’une coque de navire.

« Je l’affirme maintenant sans crainte deme tromper ; le bolide est là à nos pieds au fond du trou.

Ces paroles produisirent une profonde émotiondans l’âme de la jeune fille ; elle et Georges Darvel seregardèrent sans oser préciser la pensée qui leur venait à tousdeux.

Sans un mot, tous se hâtèrent vers l’étageinférieur ; il était occupé par d’immenses caves voûtées quiremontaient à l’époque de l’occupation romaine.

Toute cette partie de la Tunisie est, on lesait, couverte de ruines gigantesques datant de cette époque. Lavilla était bâtie sur l’emplacement d’une ancienne forteresse, etl’architecte n’avait eu qu’à utiliser les matériaux tout préparéstrouvés là en abondance.

Les caves demeurées presque intactes avaientété sans nulle peine appropriées à leur nouvelle destination.

Avec leurs lourdes voûtes surbaissées, leurspiliers trapus, faits de gros blocs indestructiblement unis par leciment romain, c’étaient plutôt des cryptes que des caves.

C’est à l’une des extrémités de ce souterrainqu’avait été installée la machine à vapeur qui actionnait lesdynamos indispensables à l’éclairage, au chauffage et aux autresservices électriques de la villa.

Mais le foyer du générateur s’éteignait, lechauffeur et le mécanicien s’étaient enfuis pris d’une panique,s’imaginant sans doute que la villa s’écroulait sur eux. C’étaitencore un hasard que le bolide ne les eût pas tués en écrasant lamachine.

Il était en effet tombé à quelques mètresseulement.

– J’en étais sûr, s’écria Pitcher, enbrandissant sa torche frénétiquement, c’est bien un bolide !Et un bolide sphérique ! Le voici, à moitié enfoncé dans lesol…

Tous se précipitèrent. La lueur des torchesmontra un globe d’environ trois mètres de diamètre qu’on eût dittaillé dans une sorte de granit à demi vitrifié, à la surface dureet grenue, toute scintillante de mica.

Une buée épaisse flottait tout autour.Frymcock, qui s’était élancé des premiers, se rejeta tout à coup enarrière en poussant un cri de douleur.

Il avait imprudemment porté la main sur lemétéore encore incandescent et il s’était gravement brûlé la paumede l’extrémité des doigts.

– By Jove ! s’écria-t-ilavec une grimace, c’est aussi chaud que du fer rouge !

– Le capitaine est là-dessous, fitPitcher douloureusement.

– Qui sait ? murmura miss Alberte.Tant que nous n’aurons pas retrouvé son cadavre, nous avons ledroit d’espérer.

– Malheureusement, dit Georges Darvel,avec un frisson d’horreur, il n’y a plus de doute possible.

Et il montrait avec épouvante une main crispéeet à demi calciné engagée sous le bloc pierreux.

Miss Alberte ferma les yeux, son beau visagese couvrit des ombres de la mort, elle dut faire sur elle-même unincroyable effort pour ne pas tomber évanouie.

Pitcher pleurait comme un enfant.

Tous demeuraient consternés.

– Retirez-vous, miss, murmura doucementDarvel, épargnez-vous le lamentable spectacle… Nous vous ensupplions.

– Non, s’écria-t-elle avec un sanglotétouffé, je resterai jusqu’au bout. Je ne peux croire encore malgrél’évidence à la hideuse vérité… Si vous saviez combien j’aimais lecapitaine Wad… Si vous aviez pu apprécier comme moi son dévouement,sa modestie, sa science profonde… je le regardais presque comme unpère…

Silencieusement, on se remit au travail pourdégager le corps.

Il ne fallait pas songer à déplacer l’énormebloc encore brûlant, il était plus simple d’essayer de le briser,les minéraux à consistance cristalline étant souvent trèsfriables.

Georges Darvel donna un premier coup depioche.

Un large fragment se détacha. Le jeune hommedemeura surpris de voir que l’intérieur du météorite n’était pas dela même couleur que la partie superficielle.

Celle-ci était d’un brun rougeâtre avec destâches vertes comme certains grès obtenus à de hautestempératures ; au-dessous de cette espèce d’écorce s’étendaitune substance blanche, sillonnée par des tubes de couleurrouge ; quelques-uns de ces tubes, terminés en pointe effiléeavaient été cassés par la pioche et laissaient échapper desgouttelettes d’un liquide épais.

Le jeune homme s’était arrêté, pleind’hésitation.

– Que dois-je faire, monsieurPitcher ? demanda-t-il. Jamais aucune relation scientifiquen’a fait mention d’un aérolithe constitué de la sorte.

– Simple cristallisation, grommela lenaturaliste comme distrait par son chagrin.

– Je n’ai jamais vu de cristallisationrenfermant un liquide intérieur. Puis ce bloc est aussi régulierque s’il avait été façonné de main d’homme.

« J’ai le pressentiment que nous sommessur la voie de quelque chose d’extraordinaire !…

« Sachez que cette bizarre pierre vientpeut-être de quelque planète lointaine… Si je la réduis enpoussière, il sera impossible de l’étudier.

« Je ne sais si, vraiment, je doiscontinuer…

Tous haletaient d’impatience.

Miss Alberte et Ralph Pitcher échangèrent unétrange regard.

– Continuez, dit précipitamment lenaturaliste ; mais agissez de façon à faire le moins possiblede petits fragments.

Georges venait d’approcher avec précaution samain du débris abattu.

– Voici bien une autre chose,murmura-t-il fiévreusement : la surface de la sphère estbrûlante, l’intérieur est parfaitement froid, presque glacé.

– Comment expliquez-vous cela ?

– Je ne sais pas, fit Pitcheranxieusement. Continuons.

D’une main tremblante, Georges Darvel donna unsecond coup de pioche ; un plus gros morceau du bloc sedétacha.

Un même cri de stupeur monta de toutes lespoitrines.

Un pied humain venait d’apparaître, délivrétout à coup de la gangue pierreuse où il était enseveli.

Georges avait jeté la pioche, en proie à uneterrible émotion.

– Un homme ! bégaya-t-il, la têteperdue, un homme !

– Il y a un homme dans ce bloc !

– Un cadavre tout au plus, murmuraPitcher douloureusement.

– N’importe, je veux voir ! s’écriaGeorges avec exaltation.

« Mais vous ne comprenez donc pas,ajouta-t-il d’une voix rauque, que c’est Robert Darvel, que c’estmon frère, qui est là, là ! enseveli dans une pierre !…

« Mort ou vivant : je veuxsavoir !

– Comment voulez-vous qu’il soitvivant ? dit tristement Pitcher.

« Il y a dix minutes que j’ai la mêmepensée que vous, mais je n’osais pas, je ne pouvais pasparler !…

Et il montrait d’un geste miss Alberte qui,frappée au cœur, la face blême, s’appuyait sur l’épaule de Chérifapour ne pas défaillir.

Mais elle s’était brusquement redressée, l’œilen feu, le bras tendu, toute vibrante d’un espoir insensé.

À la lueur des torches sous les hautes voûtes,sa beauté délicate prenait quelque chose de tragique ; on eûtdit quelque sanglante héroïne du vieil Eschyle prenant à témoin lesdieux.

– Non, messieurs, dit-ellesolennellement ; Robert Darvel n’est pas mort, il ne peut pasêtre mort. Un homme comme lui ne succombe pas ainsi. Une voixsecrète me crie qu’il a triomphé !

« Croyez-moi, je vous en supplie. Robertest vivant.

Et elle ajouta avec l’accent de la foi la plusaveugle :

– Serait-il ici s’il avait péri ?Rien n’est impossible au conquérant du ciel ! S’il est revenu,c’est qu’il l’a voulu.

Pitcher se sentait ébranlé dans sa convictionpar cette parole ardente ; il essayait vainement de ressaisirson sang-froid ; ses artères battaient à grands coups, il sesentait en proie au vertige.

– Mais, balbutia-t-il, nous ne savonsmême pas encore si c’est à Robert Darvel que nous avonsaffaire.

Il n’avait pas achevé sa phrase que Georges,reprenant sa pioche avec une sorte de fureur sacrée, se mettait àfrapper à tort et à travers sur le bloc.

C’était une sorte de démence. Sous ses coups,de larges fragments se détachèrent, les tubes intérieurs broyéslaissaient échapper un liquide puissamment aromatique.

Pichet dut modérer cette furie.

– Mais prenez donc garde, lui dit-il,vous cognez comme un sourd. Vous pouvez le blesser…

Le jeune homme, frappé de cette réflexion,continua son œuvre avec plus de mesure.

Maintenant une apparence humaine se détachaitpeu à peu du bloc comme la statue qu’ébauche un sculpteurenthousiaste.

Accroupie, recroquevillée en boule, les genouxau menton, les mains croisées au-dessous des genoux cette formeencore vague était dans la même position que les Guanches des îlesAçores – descendants des Atlantes – et certains peuples Incas ontdonnée à leurs momies, dont quelques-unes sont renfermées dans degrandes urnes d’argile.

Pitcher, frappé de cette similitude, hocha latête avec découragement.

Pourtant, il remarqua que les tubes quebrisait la pioche de Georges Darvel étaient élargis à leur base eteffilés à leur extrémité, cette base était appliquée sur l’épidermecomme les piquants d’un oursin sur sa coque : il pensa que cestubes, qui paraissaient formés d’une sorte de verre, renfermaientdes liquides antiseptiques destinés à conserver la momie.

Mais cette explication ne le satisfit pas. Ilne se rappelait avoir lu nulle part la description d’un semblabledispositif.

Pendant qu’il se livrait à ces réflexions, letorse avait été complètement dégagé ; il ne restait plus quele visage à découvrir.

Georges s’était arrêté comme en proie à unesuprême hésitation.

Il n’osait soulever le dernier voile. Son cœurse serrait affreusement à la pensée de la déception qui peut-êtrel’attendait.

D’ailleurs, le corps gardait sa singulièreposition avec une rigidité inerte.

– Finissez, murmura miss Alberte. Qu’aumoins nous sortions de cette incertitude maudite, que noussachions !

– Je n’en ai pas le courage, balbutia lejeune homme, la gorge étreinte par l’angoisse.

– Ce sera donc moi, fit Pitcher, ens’avançant armé d’un canif à large lame. D’une main mal assurée, ilcommença à enlever avec précaution la croûte pierreuse mélangée auxdébris des tubes.

Il éprouva d’ailleurs à ce travail moins depeine qu’il ne s’y était attendu ; en glissant avec précautionla lame contre la joue et en appuyant doucement, le masque depierre cessa d’adhérer et se détacha tout d’une pièce.

Une face apparut, amaigrie et décolorée, lesyeux clos, mais d’une puissance et d’une noblesse de lignesidéales, avec le front très haut et la bouche gracieusementdessinée, où semblait errer encore un vague sourire.

– Robert !

– Mon frère !…

Les deux cris étaient partis en même temps.Mais cette fois, chez miss Alberte, la secousse avait été tropviolente.

Ralph Pitcher et Chérifa n’eurent que le tempsde s’élancer pour la recevoir évanouie dans leurs bras.

Mais c’est à peine si George Darvel y pritgarde. Les yeux brillants de fièvre, avec des gestes de démence, ils’était précipité vers le corps inerte, si miraculeusement exhuméde son cercueil de pierre.

Il mit la main sur le front de Robert ;il était glacé. Il épia les fugitifs battements du cœur ; lapoitrine était immobile et froide.

– Il est mort, balbutia-t-il, et ils’affaissa atterré parmi les débris de la sphère, en proie au plusaffreux désespoir.

À deux pas de lui, le Noir Zarouk souriaitd’un énigmatique sourire.

Chapitre 7UNE MÉDICATION ÉNERGIQUE

 

La pâleur mélancolique d’une aube pluvieuseéclairait les désastres de la veille ; dans la forêt, maintsarbres avaient été rompus ou déracinés, le sol raviné roulait destorrents d’eau rougie par les argiles couleur de sang, et tout lemajestueux paysage disparaissait, comme derrière un voile, sous lesblêmes hachures d’une averse lente qui semblait ne devoir jamaisfinir.

À la villa, les serviteurs étaient revenus unà un remis de leur panique, quoique persuadés au fond que c’étaientles « sorciers » que protégeait leur maîtresse dont lesmaléfices avaient attiré le feu du ciel, creusé l’abîme géant quel’on voyait à la place du beau laboratoire aux parois decristal.

Par les soins de Mr. Frymcock, les corpsatrocement défigurés du capitaine Wad et de l’ingénieur Bolenskiavaient été déposés dans une salle transformée en chapelle ardenteen attendant que fussent célébrées de solennelles funérailles.

Tout semblait revenu à l’ordre accoutumé,seulement il avait été interdit à tous les serviteurs de pénétrerdans la chambre qui avait été celle du capitaine Wad, sous quelqueprétexte que ce fût.

Là, le mystérieux drame se continuait avec depoignantes péripéties.

C’est là qu’avait été transporté le corps deRobert Darvel.

En constatant que l’ingénieur offrait tous lessignes que l’on s’est habitué à regarder comme ceux d’une mortcertaine, Ralph Pitcher et miss Alberte elle-même ne s’étaient pasd’abord découragés.

Ils avaient même rassuré Georges ; ilslui avaient expliqué que ces apparences de mort étaient loin deprésenter une certitude ; ils lui avaient raconté les prodigesdont ils avaient été témoins aux Indes, les sommeils et lesrésurrections inouïes des yoghis du monastère de Chelambrum.

Georges s’était repris à espérer ;Alberte, revenue de son évanouissement, s’était elle-même occupéede toutes les dispositions nécessaires.

Robert avait été déposé sur le lit etenveloppé de couvertures brûlantes. On avait usé pour le rappeler àla vie de tous les révulsifs possibles, on l’avait énergiquementfrictionné, on lui avait appliqué de corrosifs sinapismes sur laplante des pieds on avait même réussi à lui faire absorber, àl’aide d’une sonde, quelques gouttes d’un cordial puissant.

Tout avait été inutile.

Le jour se levait et Robert Darvel n’avait pasdonné le plus léger symptôme de sensibilité.

Le découragement se glissait dans lesâmes.

– Vous voyez bien, murmura Georges Darvelavec une infinie tristesse, mon frère est mort !

– Ne dites pas cela, répliqua missAlberte, ayez un peu plus de confiance dans notre dévouement etdans le génie de votre frère.

« Sans doute, l’heure qu’il a calculéepour son retour à la vie n’est-elle pas encore venue.

« Ne désespérons pas, soyonspatients…

Mais la jeune fille avait prononcé ces motsavec une sorte de lassitude. On sentait qu’elle-même n’avait plusla même foi dans le triomphe, le même enthousiasme superbe qui, peud’heures auparavant, galvanisait le scepticisme de Pitcher,réchauffait la tristesse accablée de Georges.

C’était maintenant lui, Pitcher, qui montraitle plus d’ardeur, on eût dit que l’inutilité de ses tentatives nefaisait que lui inspirer plus de zèle.

– Goddam ! s’écria-t-il, ilfaut, miss Alberte, que vous envoyiez l’automobile à Tunis ou àBizerte…

– Pourquoi cela ?

– Pour ramener le meilleur chirurgien quise pourra trouver.

« Il y a une opération à tenter, uneopération désespérée, mais qui réussit dix fois sur cent. Ditesvite…

– Le massage du cœur… Dame, c’est trèsaudacieux, comme je vous le disais, cela réussit dix fois sur cent,et beaucoup de praticiens ne voudraient pas s’y risquer…L’opérateur sectionne les muscles de la poitrine, il scie deuxcôtes et ouvre un « volet » dans le sternum.

« Le cœur, une fois à nu, il le prend, lecomprime, essaye de le remettre en mouvement, comme on met enbranle le balancier d’une horloge arrêtée…

– Oui, sans doute, fit Georges Darvelavec un imperceptible haussement d’épaules, j’ai lu cela aussi,quelque part ; mais cette opération, la plus hasardeuse quisoit, n’a jamais été tentée que sur des sujets dont le cœur avaitcessé de battre depuis très peu de temps. Le cas n’est pas lemême…

– Il n’importe, fit Alberte, il est denotre devoir de rien négliger.

Déjà elle s’était penchée vers le transmetteurdu téléphone d’appartement et donnait des ordres.

– Voilà qui est fait, dit-elle au boutd’un instant, l’auto va partir dans dix minutes et sera de retour àmidi avec le chirurgien de l’hôpital de Bizerte…

– Et pourtant, objecta encore GeorgesDarvel, si mon frère n’avait fixé son réveil qu’à une date pluséloignée, comme le rapportait tout à l’heure monsieur Pitcher, neserait-ce pas une monstruosité de le disséquer ainsi toutvivant ?

– Sans doute, répondit missAlberte ; mais le docteur nous donnera peut-être quelque bonneidée.

– Je vous demande mille pardons, miss,interrompit Frymcock jusqu’alors immobile et silencieux dans soncoin ; mais en attendant l’arrivée du docteur qui peut tarder,il y a certains moyens que l’on pourrait employer et auxquels nousn’avons pas eu recours jusqu’ici.

« Par exemple l’application d’un courantélectrique, les piqûres d’éther dont on a quelquefois obtenu desurprenants résultats.

Pitcher avait bondi.

– L’électricité ! s’écria-t-il.Comment n’ai-je pas pensé à cela ?

« Heureusement que nous disposons d’uncourant…

Il s’était précipité hors de la chambre, ilrevint aussitôt muni des instruments nécessaires ; après avoirpratiqué une légère incision à l’épaule et au genou de RobertDarvel, il y appliqua l’extrémité de deux conducteurs et lança lecourant.

L’effet fut instantané, les jambes et les brasse détendirent, les yeux s’ouvrirent. Le corps avait maintenantquitté son attitude de momie pour s’allonger horizontalement sur lelit.

– Je savais bien ! s’écria Pitchertriomphalement.

– Cela ne prouve pas grand-chose,répliqua miss Alberte, vous savez comme moi que le courantélectrique imprime aux cadavres de pareils mouvements… Les musclesont remué, il est vrai, mais la froideur et la rigidité subsistent,les yeux sont fixes et le cœur…

– Attendez un peu, miss, s’écriafougueusement le naturaliste, je vais appliquer maintenant uncourant extrêmement faible et lent, pendant un certain temps, puisje ferai une piqûre d’éther.

Tous s’étaient approchés, n’ayant plus grandespoir, mais anxieux quand même.

L’effet du courant parut d’abord à peineappréciable.

Cependant Pitcher, optimiste quand même, fitremarquer que les muscles et les jointures avaient graduellementperdu de leur rigidité.

L’application fut continuée et eut pourrésultat d’amener une détente sensible des muscles du visage, lecorps entier avait repris une certaine souplesse.

– Voici le moment de faire la piqûre, ditle naturaliste, en essayant de surmonter le trouble quil’envahissait.

Pendant qu’il chargeait avec précaution laseringue de Pravaz, tous le regardaient pleins d’angoisse.

Tous connaissaient l’action énergique del’éther qui, injecté dans les veines, galvanise pour quelquesinstants les agonisants eux-mêmes.

Si cette médication était inefficace, ilfallait abandonner toute espérance.

Miss Alberte, les yeux brillants de fièvre,regardait Pitcher qui lentement enfonçait l’aiguille creuse sousl’épiderme de l’avant-bras.

Trois secondes s’écoulèrent au milieu d’uneffrayant silence.

Le corps de pompe de cristal de la minusculeseringue était vide : Robert Darvel demeurait toujoursinsensible.

Miss Alberte, le cœur horriblement serré,échangea avec Georges un regard de détresse.

Tous deux en ce moment auraient donnévolontiers des années de leur vie pour être plus vieux de quelquesminutes.

Enfin le visage de Robert se colora d’uneroseur légère, ses paupières battirent, tout son torse fut agitéd’un faible mouvement, puis il fit un effort pour se dresser surson séant, promena autour de lui un regard inconscient et vide etretomba sur l’oreiller.

– Il vit ! s’écria la jeune filledans l’ivresse de son bonheur.

Pitcher eut un geste pour imposer silence àcette joie exubérante.

– Il vit, sans doute, murmura-t-il à demivoix ; mais le fil qui le rattache à l’existence est si ténuque le moindre choc suffirait pour le rompre. Il n’a même pas eu laforce de se soulever, ses regards demeurent hébétés et vagues.

« Je n’ose faire une seconde piqûre, jene sais s’il sera assez fort pour la supporter…

Les frictions furent recommencées avec plusd’énergie ; mais l’ingénieur demeurait dans un état de stupeurprofonde, comme s’il eût été en catalepsie. Il ne reconnaissaitaucun de ceux qui l’entouraient, et c’est à peine si le faiblebattement des artères montrait que l’étincelle vitale n’était pascomplètement éteinte dans ce corps usé par les fatigues et lespérils.

Ralph Pitcher fronçait les sourcils, hanté parla crainte de voir ce presque agonisant retomber pour n’en plussortir dans son immobilité première.

Tout à coup, il se tourna vers Georges.

– Qu’avez-vous fait, lui demanda-t-il,des débris de la sphère ?

Comme vous me l’aviez dit, je les ai portésdans votre chambre et déposé avec précaution sur des plateaux deporcelaine ou dans des cuves de cristal…

« J’ai même ramassé tous les fragmentsdes tubes de verre rouge plus ou moins endommagés, de façon àrecueillir assez du liquide incolore et visqueux qu’ils contiennentpour pouvoir l’analyser plus tard.

– Bien, allez me chercher tout ce quevous avez de ce liquide.

– Que voulez-vous faire ?

– Je ne sais si mon idée est juste ;mais je suis persuadé que cette liqueur à des propriétés toniques,nutritives, roboratives. Beaucoup de médicaments et même d’alimentss’absorbent par la peau.

– On peut toujours essayer, dit le jeunehomme, après un moment d’hésitation. Je crois comme vous que cesétranges tubes renfermaient les provisions de voyage et peut-êtrel’air respirable que mon frère avait emportés de Mars…

Georges, quelques minutes après, apportait unalcaraza à demi plein de la mystérieuse liqueur.

À l’aide d’une petite éponge, Pitcher commençaà en frictionner le torse du malade et eut bientôt la satisfactionde constater que cette médication produisait le plus heureuxrésultat.

De minute en minute, le visage de l’ingénieurse colorait, en même temps que ses yeux devenaient moins hagards etqu’il recouvrait la faculté du mouvement.

Après une demi-heure de soins, il paraissaitavoir repris conscience de lui-même ; son visage émaciés’éclaira d’un sourire, une expression d’une singulière douceuravait passé dans ses prunelles éteintes.

– Georges !… Miss Alberte !balbutia-t-il d’une voix si faible qu’elle en était commelointaine, et ses regards ne quittèrent pas les deux jeunes genspenchés vers son chevet.

Mais sans doute ce choc moral avait été tropviolent, car au bout de quelques instants ses yeux se fermèrent,son buste se renversa sur les oreillers : il dormait.

– Il est sauvé ! s’écria Pitcher.J’en réponds, ce n’est plus maintenant qu’une question de repos etde bons soins.

Le docteur arrivé de Bizerte peu aprèsconfirma ce diagnostic.

Le malade, en dépit de son amaigrissement,était robuste ; au bout d’une quinzaine il serait complètementremis.

Le docteur manifesta d’ailleurs uneincrédulité polie au récit que lui fit Pitcher des invraisemblablesaventures de Robert Darvel.

Il fallut pour le convaincre de leur réalitélui montrer les débris de la sphère.

Son incrédulité se changea alors en unevéritable stupeur, et il demanda instamment la permissiond’emporter un de ces tubes de verre rouge pour en analyser lecontenu, qu’il déclara à première vue fortement oxygéné.

Ralph Pitcher ne crut pas devoir s’yopposer ; mais ce fut à la condition expresse que le docteurgarderait le plus profond silence sur les événements dont la villaavait été le théâtre.

Dès lors, l’état de Robert Darvel s’améliorarapidement. Il ne pouvait encore articuler que de rares paroles, etavec une extrême fatigue, mais son sommeil était calme et profondet son estomac acceptait sans répugnance les consommés élaborés parles mains savantes de Mr. Frymcock.

La villa reprenait un air de vie etd’animation et, sans la, mort du capitaine Wad et de Bolenski, missAlberte n’eût aperçu aucune ombre à son bonheur.

Seul, Zarouk demeurait sombre, assiégé decontinuelles terreurs, répétant sans cesse que les vampires – lesdjinns comme il continuait à les appeler existaient maintenant engrand nombre autour de la villa.

Il prétendait entendre le bruit de leurs ailesdans le silence de la nuit, comme au milieu des occupationsbruyantes du jour.

Hanté par cette obsession, le malheureux Noirne vivait plus, osait à peine s’aventurer dans le jardin de lavilla.

Il était d’autant plus peiné que personne oupresque ne faisait attention à ses dires.

Le retour de Robert Darvel avait faitdisparaître toute autre préoccupation de l’esprit de ses amis.

D’ailleurs, – et c’était la réponse quePitcher faisait aux éternelles lamentations du Noir – maintenantque l’explorateur des planètes était revenu, il saurait bientrouver un moyen de repousser les attaques des invisibles et aubesoin de les capturer.

Le Noir, mal convaincu, hochait la têtemélancoliquement, si épouvanté que, sans son attachement pour missAlberte et pour le naturaliste, il se fût enfui, il eût regagnésans hésiter les lointaines oasis de l’extrême sud où il étaitné.

Partie 2
LE MYSTÈRE MARTIEN

Chapitre 1LE RÉCIT DE ROBERT DARVEL

 

Malgré l’impatience de Pitcher, qui bouillaitde curiosité et avait grand-peine à se retenir de ne pas torturerson malade des mille questions qui bouillonnaient dans sa cervelle,il avait décidé que Robert Darvel ne fragmenterait pas en lambeauxde confidence le récit de ses impressions.

On attendait qu’il fût complètement remis,capable au besoin de parler une heure ou deux d’affilée, pour faired’un seul coup la relation complète de sa sublime odyssée.

Jamais le temps ne parut si long à missAlberte et à ses amis.

Robert Darvel lui-même, dont l’états’améliorait rapidement, éprouvait une sorte de souffrance de nepouvoir parler.

Une semaine ne s’était pas écoulée qu’il luiétait devenu possible de se lever.

Il se risqua à descendre au jardin, appuyé aubras de Pitcher et de Georges.

Ce fut avec une volupté qui l’attendritjusqu’aux larmes, qu’il respira l’air embaumé du parfum des myrtes,des citronniers, des jasmins, toute cette flore connue, qu’ilretrouvait comme un ami qu’on croyait avoir perdu pourtoujours.

Un seul parfum l’incommodait, paraissait mêmelui inspirer une sorte d’horreur, celui des lauriers-roses ;il fuyait leurs belles corolles claires avec la répulsion la plusvive.

Georges et miss Alberte ne s’en étonnèrentpoint, la sève du laurier-rose, surtout au printemps, est un poisond’autant plus actif que le climat est plus chaud. Une goutte decette sève vénéneuse sur une écorchure récente peut devenirmortelle.

Seul, Pitcher, à l’imagination toujours entravail, déduisait de ce simple fait toutes sortes d’hypothèses, sefigurant déjà la planète Mars couverte de forêts maudites, sous lefeuillage desquelles on devait mourir comme sous l’ombrage fabuleuxdu mancenillier des légendes.

Avec plus d’intensité qu’un convalescentordinaire, Robert jouissait de tous les petits plaisirs quiaccompagnent le retour de la santé après une longue maladie ;n’était-il pas aussi un convalescent des espaces intersidéraux dontses silences et ses rêveries gardaient encore le vertige ?

Au début, son estomac délabré n’acceptaitqu’avec répugnance quelques cuillérées d’un velouté devolaille ; puis l’œuf à la coque et l’aile de perdreau, joiedes malades guéris, lui furent permis ; les viandessaignantes, les vieux vins, dont la chaleur se dissimule sous desbouquets alanguis et reposés, achevèrent l’œuvre de réfection destissus épuisés.

Maintenant Robert Darvel était redevenu à peuprès tel que nous l’avons vu, à Londres, avant son départ pourl’Inde, en compagnie du brahme Ardavena ; c’est à peine si derares cheveux blancs, quelques rides précoces près des prunellesbleues, toujours claires, trahissaient les fatigues d’une existencesurhumaine ; il paraissait au premier aspect plus jeune quePitcher, et même que Georges, momentanément défigurés par lesbrûlures de l’incendie.

Comme il le disait en riant, l’ingénieur sesentait parfaitement dispos, prêt à recommencer. Ce fut lui-mêmequi abrégea le délai fixé pour la relation, attendue avec tantd’impatience, de son exploration interastrale.

Il fut convenu qu’on se réunirait après ledîner dans le grand salon de la villa, dont la véranda dominait lesuperbe horizon de la forêt et de la mer lointaine.

La réunion, dès le début, prit un caractère desolennité qui n’était nullement de commande. Le silence, qui régnadès que Robert Darvel eut prit place dans le fauteuil d’honneur quilui était réservé, était fait autant d’admiration que decuriosité.

Aux côtés de l’explorateur des astres avaientpris place Ralph Pitcher et Georges, en face d’eux miss Alberte, levisage rayonnant de bonheur. Derrière elle se tenait Mr Frymcock,auquel on n’avait pu refuser l’honneur de servir de sténographe auconférencier ; enfin le Noir Zarouk était appuyé au dossier dufauteuil de Pitcher et Chérifa s’était accroupie sur un coussin auxpieds de sa maîtresse.

Les corolles de pierres précieuses des lampesélectriques perdues parmi les floraisons arabesques du plafond,jetaient une lueur douce et féerique sur ce groupe qu’on eût crudisposé par quelque artiste de génie.

– Mes amis, commença Robert au milieu dela plus profonde attention, préférez-vous que je reprenne larelation dès le début, ou que je la continue à partir du point oùmes signaux ont été interrompus.

– Il n’y a pas à hésiter, répliquavivement Pitcher, continuez !

« Vous avez dit vous-même que le récitpublié par les journaux est suffisamment exact et nous le savonspar cœur !…

« Il faut avoir pitié de notre curiositéqui, depuis quelques jours, est soumise à une rude épreuve.

– Soit… acquiesça l’ingénieur ensouriant.

– Vous en étiez au moment où leschauves-souris humaines vous avaient fait prisonnier et transportédans leur caverne.

Le visage de Robert avait pris une soudainegravité, ses regards parurent un instant perdus dans l’infini desespaces.

– Ah ! oui, la caverne,murmura-t-il, il me semble encore voir ses hautes voûtesténébreuses, soutenues par des milliers de stalactites. C’était unevision diabolique que ce noir intense, piqué de milliers d’yeuxluisants, qui arrivaient à créer une sorte de pénombre comme uncrépuscule louche et malsain, qui me permettait à peined’apercevoir les fûts luisants des colonnes, les parois tapisséescomme d’un hideux velours mortuaire par les ailes innombrables desmonstres.

« Il s’exhalait de cette caverne unepestilence épouvantable, une odeur âcre de guano, mêlée à desrelents de charnier ; certes, j’avais peur – et je ne supposepas que personne à ma place se fût montré plus brave, – maisj’éprouvais encore plus de dégoût que de frayeur.

« J’étais à chaque instant frôlé par leshideuses ailes velues et membraneuses, qui me causaient unesensation de nausée invincible. Je me serais évanoui si l’excèsmême de ma terreur n’avait raidi mes nerfs.

« J’étais le centre d’un vol d’Erloorsqui dardaient vers moi leurs prunelles de feu avec une curiositéféroce ; quelques-uns s’approchaient de si près que la fadeurécœurante de leur souffle passait sur mon visage.

« Blotti dans un angle du rocher, réduità l’immobilité par le filet de fibres d’écorce qui m’emprisonnait,je m’attendais d’un instant à l’autre à être dévoré. Je ne mefaisais là-dessus aucune illusion. Je savais que j’étais condamnéd’avance.

« D’instant en instant, les Erloors,devenaient plus nombreux. Le nombre infini des astres, la multitudedes lumières d’une grande capitale vue de la nacelle d’un ballondonneraient à peine l’idée de ce fourmillement d’yeux de flamme quipiquaient les ténèbres autour de moi, m’entouraient d’une affreuseauréole.

« Les monstres se poussaient, sebousculaient pour mieux me voir, avec, de temps en temps, desgrognements de colère et des battements d’ailes éperdus.

« De nouveaux essaims venaient sans cessese mêler aux premiers arrivants ; il en tombait de la voûte,il en montait du sol de la caverne.

« Les rondes du sabbat, les« tentations » des peintres hallucinés ne donneraientqu’une piètre idée de ce grouillement démoniaque, d’où partaitmaintenant un bourdonnement assourdissant, coupé de cris aigus,comme la rumeur d’une foule courroucée.

« Je frémis en songeant qu’ils sedisputaient sans doute à qui me dévorerait, que j’allais peut-êtreêtre déchiré tout vivant par eux. Je n’ai jamais su l’objet de leurquerelle ; mais, après une heure pendant laquelle je passaipar toutes les affres de l’agonie, la hideuse cohue s’apaisa.

« Avec un grand claquement d’ailes, lacaverne se désemplissait peu à peu, les prunelles scintillantes sefaisaient moins nombreuses et s’écartaient de moi petit àpetit.

« Bientôt, je fus plongé dans uneobscurité si profonde qu’on eût pu la croire palpable comme celledont parle la Bible.

« Si ce n’était pas le salut, c’était dumoins un répit à mes angoisses.

« Je conjecturai avec assez devraisemblance que les Erloors, animaux essentiellement nocturnes,étaient partis à la recherche de leur nourriture.

« La solitude où je me trouvais meprocurait un immense soulagement.

« J’étais brisé de fatigue, j’avaisfaim ; un instant, je faillis me laisser aller au sommeil, lesentiment du péril me tint éveillé.

« Je réfléchis qu’il ne me seraitpeut-être pas impossible de réussir à user contre la paroi du rocbasaltique les mailles dont j’étais enveloppé, et je me mis àl’œuvre immédiatement.

« C’était un labeur de patience, maisj’avais devant moi toute la nuit, et les fibres dont était tressél’espèce d’épervier où je m’étais laissé prendre étaient loind’être aussi résistantes que des cordelettes de notre chanvreterrestre.

« J’avais déjà réussi à dégager mon brasgauche lorsque je reçus sur le dos de la main un coup si rude et sidouloureux que je ne pus retenir un cri. Ma main saignait, ettenez, je porte encore la trace des griffes de l’Erloor.

Robert Darvel étendit la main, où cinqcicatrices rougeâtres étaient encore nettement visibles.

– Je ne m’étais pas aperçu,continua-t-il, que derrière moi un de ces monstres, sans doutechargé de me surveiller, se tenait collé contre la muraille durocher.

« En me retournant, je me trouvais pourainsi dire nez à nez avec lui. Ses ardentes prunelles fouillant lesmiennes, il me fit comprendre par un grognement menaçant quej’eusse à cesser mes tentatives d’évasion.

« Je me le tins pour dit et demeurai coitout le reste de la nuit. Je finis même par succomber à la fatigueet par m’endormir.

– Il me semble que la peur m’en auraitempêchée, murmura miss Alberte, avec un léger frisson.

– Aucune peur, aucun sentiment netiennent contre la fatigue arrivée à un certain degré. J’en ai eumaintes fois la preuve, et le fait souvent cité des artilleursdormant sur leurs pièces, au milieu d’une bataille, ne me surprendnullement.

« Cependant, quand je me réveillai, lacaverne était toujours plongée dans le même silence ; mais ilme sembla qu’une pénombre crépusculaire avait remplacé lanuit ; les profils des stalactites et des stalagmites qui enformaient les piliers naturels se prolongeaient à l’infini,confuses architectures perdues dans une brume de ténèbres.

« Je ne pouvais discerner aucundétail ; c’était comme des eaux-fortes où sur un fond noir sedétachent, si l’on regarde avec attention, des silhouettes plusnoires éclairées par un rayonnement imperceptible de lumièrediffuse.

« Mais, de tous les points de la nefsouterraine, partait un grondement sourd, cadencé et soutenu, queje ne puis comparer qu’au ronronnement de certains moteurs.

« Je me demandai longtemps ce que celapouvait être.

« Je finis par deviner que ce bruitsingulier n’était autre que le ronflement des Erloors qui – le jourétant sans doute venu – avaient regagné leur repaire, après leurchasse nocturne, et dormaient, accrochés par leurs serres, auxaspérités de la paroi.

« J’eus la preuve que je ne me trompaispas, en constatant que le monstre qui m’avait griffé, avait, commeles autres, cédé au sommeil et ronflait bruyamment derrièremoi.

« Ma fatigue avait à peu près disparu. Jeme demandai si le sommeil de mes ennemis ne m’offrait pas unefavorable occasion de renouveler ma tentative.

« Tout à coup, des ailes battirent, desyeux flamboyèrent, et je me sentis rudement tiré par les mailles dufilet, en même temps une voix rauque me disait :

– Viens !

« Je reconnus l’Erloor que j’avaissoigné, que j’avais apprivoisé et qui m’avait livré aux siens.

« J’étais arrivé à lui faire prononcerquelques mots de la langue des Martiens et à les lui fairecomprendre à peu près tous.

– Où veux-tu me conduire ? luidemandai-je.

– Viens, répéta-t-il en battant des ailesavec impatience.

« Tout en parlant, il avait dégagé mespieds du filet, de façon à me donner la possibilité de marcher,mais sans me délier les bras.

« Sous mes pas, je heurtais des débrisd’ossements, des carcasses d’animaux ; parfois j’enfonçaisjusqu’à mi-jambe dans une couche de guano entassée là depuis dessiècles, et qui eût fait la fortune de plusieurs sociétésindustrielles.

« Nous suivions un long couloir au boutduquel paraissait une tache de clarté pâle qui devait être lejour.

« Bientôt je distinguai mieux les paroisluisantes et, comme je l’avais supposé au toucher, de naturebasaltique.

« Mon guide ne volait pas, il sautillaitlourdement à côté de moi, ses ailes traînaient à terre comme unmanteau sale et je remarquai qu’à mesure que nous avancions vers lalumière, son geste devenait plus hésitant.

« Si folle que fut cette idée, jesupposais qu’il se repentait de sa trahison et qu’il voulait mefaciliter les moyens de m’évader.

– Où me mènes-tu ? demandai-je enprenant le ton d’autorité que j’employais en lui parlant quand ilétait mon prisonnier dans le village martien.

« Il leva sa patte griffue avec un gesteapeuré pour me faire comprendre qu’il ne devait pas merépondre.

– Tu veux me tuer ? dis-je d’un tontrès calme.

« Il secoua la tête négativement.

« Il me fut impossible d’en rien tirer.Il paraissait intimidé par ma mine résolue et pourtant bien décidéà ne pas me renseigner. Alors, où m’emmenait-il etpourquoi ?

« J’étais furieux.

– Je veux partir ! m’écriai-je, jet’ordonne de me conduire hors d’ici.

« Et d’un geste désespéré, je raidis lesbras et je réussis à agrandir le trou pratiqué la veille dans lesmailles. Alors il s’élança sur moi. Je lui allongeai de mon seulbras libre un terrible coup de poing dans la poitrine ; iltrébucha, les pieds entortillés dans ses ailes.

« Une seconde je me crus vainqueur. Maisen tombant il avait eu l’adresse de saisir une des balles de pierrequi lestaient la base de l’épervier, il tira fortement à lui, je mevis plus étroitement resserré.

« Il eut un ricanement qui rendit plushideuse encore sa hideuse face.

– C’est bien, dis-je froidement, puisquetu ne veux pas dire où tu m’emmènes, je n’avancerai plus.

« Je demeurai immobile : en dépit detous ses efforts, il ne put me faire bouger d’un seul pas.

« Alors il me montra de sa griffe étenduel’extrémité de la galerie où apparaissait une clarté et prononça lemot « manger », un des premiers que je lui eusse appris àprononcer.

« J’avais enfin compris qu’il m’emmenaitpour me donner quelque nourriture ; j’avais trop faim pourprolonger désormais la résistance ; je continuai donc àmarcher docilement.

« D’ailleurs, je n’ai jamais su si, enagissant de la sorte, mon ex-prisonnier exécutait un ordre ou s’ilobéissait à sa propre inspiration.

« Une vingtaine de pas encore et laclarté avait beaucoup augmenté. Je pouvais discerner le sol couvertd’une poussière d’ossements et de détritus d’animaux de touteespèce.

« L’Erloor dont cette lumière blessaitcruellement la vue avançait de plus en plus lentement, sespaupières clignotaient, il faisait visiblement d’incroyablesefforts pour aller jusqu’au bout.

« De mon côté, je l’entraînais à ma suiteen le forçant à marcher le plus vite possible.

« Comme je l’avais prévu, il vint unmoment où il me lâcha, à demi aveuglé, et s’arrêtant net, il cachasa tête sous son aile membraneuse.

« Je poussai un cri de triomphe et me misà courir de toute ma vitesse, sachant bien qu’en pleine lumière, ilne pourrait me poursuivre.

« Il ne l’essaya même pas ; ildemeura accroupi sur le sol, la tête reployée sous ses ailes, dansune immobilité complète.

« Je ne m’arrêtai pas à chercher lepourquoi de cette attitude, j’avais des ailes aux talons, il mesemblait que la lumière au-devant de laquelle je m’élançais versaiten moi une bienfaisante vigueur.

« Je demeurai un instant éperdu de joieen apercevant en face de moi un coin de ciel bleu, comme encadrépar les pilastres basaltiques. Jamais rosace de cathédrale aux tonséclatants et doux ne m’apparut plus magnifique que ce coin de cielentrevu.

« Je précipitai encore ma fuite,j’atteignis la baie radieuse, respirant déjà, par avance, à pleinspoumons, la vivifiante atmosphère de la liberté.

« Mais arrivé au seuil même du roc,j’éprouvais la plus amère des déconvenues.

« Ce que j’avais pris pour une issue versla campagne n’était qu’une sorte de fenêtre percée dans le rocabrupt ; elle devait jouer pour les Erloors le même rôle queles trous d’un pigeonnier pour des oiseaux ordinaires.

« En me penchant avec précaution, je visà mille pieds au-dessous de moi les eaux jaunes d’un fleuvetorrentueux qui baignait la base de la montagne.

« Pour s’enfuir par là, il eût falluavoir des ailes. J’étais si atterré, si désolé que des larmes mevinrent aux yeux. Je demeurai longtemps en proie à une vraieconsternation, incapable de prendre une résolution.

« D’où je me trouvais, un somptueuxpanorama se déployait. Les forêts, vues de cette hauteur,apparaissaient comme une riche tapisserie bariolée des tons lesplus éclatants du jaune vif, de l’orangé et de l’incarnat.L’horizon offrait les plis capricieux et les molles inclinaisonsd’une étoffe de brocart drapée avec négligence.

« Une multitude d’oiseaux resplendissantstournaient dans le ciel ; ils semblaient comme la ponctuationvivante de cette page magnifique de la nature martienne.

« Dans les lointains, les éternellesmontagnes rouges et roses, dentelées comme des« sierras ».

« Cette contemplation finit par apporterune diversion à ma pensée.

« Je me calmai. Je réfléchis que jen’avais sans doute rien de mieux à faire que de retourner versl’Erloor, dont la conduite me semblait de moins en moinsexplicable.

« J’avais déjà fait, bien à regret,quelques pas pour rentrer dans la puante et ténébreuse cavernequand j’avisai une sorte de niche profonde, placée à gauche de labaie et que je n’avais pas remarquée tout d’abord.

« Là il y avait un plat de bois couvertde fruits, une tranche de viande grillée, plusieurs de ces bivalvestriangulaires que j’avais pêchés à mon arrivée dans la planète,enfin un échantillon de la plupart des aliments que l’Erloorm’avait vu manger dans le village martien.

« Un bol d’écorce rempli d’eau complétaitce festin auquel ma fringale, qui commençait à tourner à laboulimie, s’empressa de faire honneur.

« Une fois restauré, j’envisageai leschoses sous un angle beaucoup plus favorable, j’étais disposé àl’optimisme.

« Il me parut évident que les Erloorsn’en voulaient pas à ma vie et qu’ils avaient sur moi quelquedessein que je ne pouvais deviner.

« Je résolus, en conséquence, de montrertoute la docilité imaginable, en attendant que j’eusse combiné unplan de fuite dont j’entrevoyais déjà l’idée.

« Je n’avais ni le temps ni les matériauxnécessaires pour tresser une corde assez longue pour atteindre lasurface du fleuve ; mais je songeai au parachute.

« L’épervier qui tenait mes bras captifsme fournirait les cordages, et pour l’étoffe les vêtements fourrésde plume dont j’étais habillé devaient m’offrir une surfacesuffisante.

« Je m’attacherais cet appareil auxépaules et je me jetterais dans le fleuve qu’il serait facile detraverser à la nage.

« Je restai longtemps assis devantl’embrasure, faisant, pour ainsi dire, provision d’air pur et desoleil avant de réintégrer mon infecte prison.

« Comme je me retournais pour jeter undernier regard sur le radieux horizon, je vis tout à coup dans lelointain une mince colonne de fumée bleue qui montait d’entre lesarbres.

« Je ne saurais dire combien je fus ému,quels espoirs insensés entrèrent dans mon âme à ce spectacle.

« Le léger panache qui montait droit dansl’air calme m’apparut comme le symbole et comme le signe de maprochaine délivrance.

« Il n’y avait que les bons Martiens, messujets, qui connussent l’usage du feu, qui causait aux Erloors unesi grande épouvante.

« Je supposai qu’on s’était mis à marecherche ; les battements de mon cœur devinrent plus rapidesen songeant que je n’étais séparé que par quelques lieues de cesamis dévoués.

« je ne pouvais m’arracher de cettecontemplation ; il me fallut un réel courage pour me décider àme replonger dans les ténèbres de la galerie.

« Je retrouvai l’Erloor à la place où jel’avais laissé.

« Silencieusement, il me ramena àl’endroit où il m’avait pris.

« Je passai le restant de l’interminablejournée, partie à dormir, partie à rêvasser.

« Avec la nuit, les Erloors sortirent deleur torpeur ; la caverne, comme la veille, se remplit debattements d’ailes, des prunelles de flamme étincelèrent ;mais je remarquai qu’on faisait beaucoup moins attention à moi.

« Bien que je fusse toujours surveillépar l’Erloor qui m’avait fait sentir sa griffe, je n’excitais plusla curiosité générale. J’en augurai bien pour mes projetsd’évasion.

« Alors commença pour moi une existenced’une monotonie effrayante.

« Chaque matin, mon Erloor venait meconduire jusqu’à l’embrasure du rocher, où ma nourriture setrouvait toujours exactement déposée.

« Je pouvais, tant que je voulais,respirer et regarder la campagne jusqu’à ce que je fusse ramenédans la caverne.

« À mon grand désespoir, je n’aperçusplus, le second jour, la colonne de fumée qui avait éveillé en moitant d’espérances.

« Je m’encourageai alors à mettre enexécution mon idée de parachute ; j’avais eu soin de mettre decôté quelques-unes des coquilles pointues de bivalves dont j’aiparlé ; je comptais m’en servir comme de lames pour trancherles fibres du filet.

« Enfin, j’avais réfléchi, qu’en raisonde la diminution de la pesanteur des objets à la surface de Mars,je n’aurais besoin que d’une quantité d’étoffe beaucoup moindre ques’il s’était agi de construire un parachute sur la Terre.

« Malheureusement, en dépit del’apparente liberté dont je jouissais à l’heure de mon repas,j’étais si étroitement surveillé qu’une semaine entière s’écoulasans que je puisse rien tenter.

« Le désespoir me gagnait, mon énergies’effritait lentement et je sentais que l’air vicié de cetteabominable caverne ne tarderait pas à me rendre malade.

« Les Erloors, auxquels j’avais d’abordsupposé une sorte de civilisation, m’apparaissaient, maintenant queje les voyais de près, comme des brutes sanguinaires dont toutel’intelligence était tournée vers le carnage.

« La seule industrie que je leur aie vueétait celle de tresser des filets d’écorce pareils à celui où ilsm’avaient capturé et qui devaient leur servir dans leurs chassesnocturnes ; mais cet art paraissait chez eux aussi instinctif,aussi inconscient que l’est pour l’araignée la fabrication de satoile.

« Leurs filets avaient toujours la mêmedimension et leurs mailles le même écartement.

« C’étaient les vieux Erloors incapablesde voler qui se livraient à ce travail, pour lequel ils employaientla seconde écorce d’un arbre qui ressemblait au bouleau.

« Je me suis toujours demandé pourquoides animaux si formidablement armés d’ailes et de griffes avaientbesoin de tels filets, et j’ai supposé que, dans les moments dedisette où le gibier terrestre manquait, ils devaient s’en servirpour pêcher les mammifères amphibies et même les poissons quipullulent dans les canaux de Mars.

« Mes yeux s’étaient peu à peu accommodésà l’obscurité de la caverne ; pendant le sommeil des Erloors,je me hasardai une fois ou deux dans ses couloirs tortueux.

« Elle était plus vaste encore que jen’aurais pu l’imaginer ; elle se ramifiait jusqu’à desprofondeurs où je n’osai pas m’aventurer.

« Je m’étais toujours demandé d’où venaitcette quantité d’ossements qui couvrait le sol, je finis par enavoir l’explication.

« Dans un renfoncement élevé, je metrouvai tout à coup en présence d’une quantité prodigieuse decadavres desséchés d’Erloors ; il y en avait des milliers, etil avait sans doute fallu des siècles pour produire cetteformidable accumulation.

« Rien d’ailleurs n’était plus hideux quecette espèce de cimetière où les masques grimaçants, les squeletteset les ailes desséchées étaient entassés en désordre.

« Par les cadavres les plus récents, jepus me convaincre que les Erloors, comme certains sauvages,s’empressaient de mettre à mort et de dévorer les vieillardsdevenus incapables de tresser des filets.

« Tous portaient les marques évidentesqu’ils avaient été saignés par leurs congénères plus robustes.

« Je m’écartai avec horreur de cet antrede putréfaction d’où provenait en grande partie l’odeurpestilentielle qui infectait toute la caverne.

« Si les Erloors se montraient férocespour les vieillards, ils avaient au contraire beaucoup de tendressepour les nouveaux-nés.

« Un lit formé de lianes souples etrésistantes, enroulées sur elles-mêmes, et intérieurement garni demoelleux duvet, les abritait jusqu’à ce qu’ils fussent capables deprendre leur vol.

« Je vis des mères Erloor allaiter leurspetits généralement au nombre de deux, en les abritant sous leursailes, comme sous un manteau, avec des câlineries hideuses.

« Un compartiment de la caverne étaitrempli de ces nids dispersés dans les anfractuosités du rocher.

« Ces explorations d’ailleurs nem’apprirent rien qui pût être utile à ma fuite.

« Je découvris bien quelques autresissues pareilles à celle où j’allais une fois par jour manger etrespirer ; mais toutes étaient percées à une hauteurinaccessible.

« Au milieu des épreuves que j’ai eudepuis à supporter, je ne crois guère avoir passé une semaine deplus lugubre façon.

« Je sentais l’hypocondrie me gagner peuà peu. Je me demandais avec désespoir si j’étais destiné à passerle restant de mes jours dans cette sinistre nécropole, où je mefaisais l’effet d’un homme enterré vivant.

« Une préoccupation était venue s’ajouterà mes autres tourments.

« Je ne pouvais m’empêcher de penser autriste sort qui attendait mes anciens sujets, les Martiens deslagunes, maintenant que je n’étais plus là pour les défendre et lesdiriger.

« Nouveau Prométhée, je leur avais biendonné le feu, cadeau inappréciable ; mais j’étais sur que cescréatures naïves se laisseraient aller à la négligence,s’enhardiraient dans les apparences de la sécurité et finiraientpar être victimes de la férocité de leurs ennemis.

« Je les voyais par avance déchirés sousles griffes des Erloors, saignés tout vifs par les monstresdévorateurs ; et cela me fendait le cœur de songer au tristesort réservé à ces êtres si bons et si candides.

« Je me rendis compte alors de laconduite des Erloors à mon égard.

« Leur intention n’était pas, commej’avais eu tout d’abord la fatuité de le supposer, de se civiliserpar mes enseignements, de s’approprier les inventions dont j’avaisdoté leurs adversaires et leurs victimes.

« Ils me gardaient simplement comme unotage qui pouvait être précieux par la suite. Avec leur ruse innée,ils avaient bien deviné que, dès que je ne serais plus là, lesMartiens seraient à leur merci, redeviendraient pour eux le dociletroupeau qu’ils dévoraient à loisir avant mon arrivée.

« En pensant à tout cela, j’eus un accèsde colère, une révolte contre moi-même et contre les choses quim’arracha à la torpeur neurasthénique qui me gagnait.

« Un homme qui avait accompli des chosesaussi merveilleuses allait-il devenir le jouet de ces créaturesviles et féroces ? Cela, je ne le voulais pas.

« Je jurai de triompher ou de périr et,sans attendre le lendemain, je me mis à l’œuvre.

« Un des obstacles qui m’avaient arrêtédans la construction de mon parachute, c’était le manque decerceaux ou de baguettes pour soutenir les rebords de l’étoffe etpour la maintenir.

« Je songeai tout à coup que les lianesflexibles dont étaient formés les nids des Erloors rempliraientparfaitement cet usage.

« J’allai immédiatement en chercher uneprovision, et j’eus la prudence de ne dépouiller que de vieux nidsabandonnés depuis longtemps.

« J’ai oublié de dire que les joursprécédents j’avais si bien rongé les mailles de l’épervier, àl’aide du coquillage tranchant dont j’ai parlé, qu’il s’en allaitpar lambeaux et qu’il ne gênait plus mes mouvements ; jem’étais débarrassé par le même moyen des balles de pierre qui lelestaient.

« Je m’étais mis au travail aucommencement de la nuit, un peu après le coucher du soleil.J’espérais avoir terminé avant le retour des Erloors, tous partispour leur nocturne curée.

« Celui qui m’avait servi de geôlier lespremières nuits s’en était allé avec les autres, me jugeant sansdoute suffisamment habitué à ma prison.

« Jamais occasion ne pouvait être plusfavorable.

« Malheureusement, je n’avais d’autresoutils que mes coquilles, et ma main blessée me faisait beaucoupsouffrir. Ce fut à grand-peine que j’achevai une sorte de parasolgrossier et sans manche, percé d’un trou au centre.

« Ce travail, tout imparfait qu’il était,m’avait pris toute la nuit, et l’aube n’était pas loin de paraîtrequand il fut enfin terminé.

« Les Erloors commençaient déjà à rentrerpar bandes, la caverne s’emplissait du bruit mou de leurs ailesflasques et de l’odeur fauve de leurs corps, pareille au relentd’une ménagerie foraine.

« Il me fallait maintenant attendre lejour.

« Je me tapis dans mon anfractuosité,brûlant d’impatience.

« Une demi-heure s’écoula. Le gros de latroupe était rentré ; je ne voyais plus passer devant moi quedes individus isolés, des traînards qui se hâtaient lourdementdevant l’imminente arrivée du jour.

« Enfin je n’en vis plus aucun ; latonitruante des ronflements m’apprit que les monstres étaientretombés dans leur quotidienne torpeur.

« C’était l’heure indécise où lesténèbres commencent à pâlir. J’étais tellement énervé par cettenuit d’anxieux labeur que je n’eus pas la patience d’attendre quele soleil fût levé ; je me précipitai vers l’embrasure du roc,traînant derrière moi mon appareil.

« De mon observatoire aérien, je voyaisle ciel sombre barré d’une mince ligne pâle qui était l’aubenaissante ; une fraîcheur montait du fleuve que j’entendaisrouler ses eaux tumultueuses au pied de la montagne.

« Avec bonheur, je respirai à pleinspoumons cet air pur et glacial.

« Le moment était venu : je vérifiaiune dernière fois les courroies de mon parachute, je me l’attachaiaux épaules et je sautai dans le vide en fermant les yeux…

« Je n’eus pas le temps de franchir letiers même de la hauteur.

« Une masse sombre passa rapidementdevant mes yeux : je me sentis happé au vol et enlevé en l’aircomme peut l’être un pigeon par un épervier.

« La malchance avait voulu que je fusseaperçu par un Erloor demeuré en arrière des autres, derniertraînard de la bande.

« Je regrettai alors amèrement monimpatience ; l’Erloor m’avait saisi à bras le corps, etj’étais à demi étouffé contre le fétide pelage de l’animal.

« La sensation était atroce. Je sentais,aux pénibles battements d’ailes de mon ravisseur, à son soufflerauque et haletant que mon poids, joint à celui de mon appareil,était presque trop lourd pour ses forces.

« Avec cette lucidité que donnequelquefois l’imminence du danger, je calculais qu’il allaitpeut-être me laisser tomber du haut des airs.

« Un moment, il redescendit entraîné parsa pesanteur. Je voyais grandir la tache blanche du jour àl’horizon. Je pouvais encore être sauvé ; l’eau du fleuveamortirait ma chute.

« Mais le monstre s’acharna, ses ailesclaquèrent furieusement ; d’un suprême élan, il me déposapantelant à demi mort sur le rebord de l’embrasure d’où j’étaisparti.

« Alors, pour m’enlever tout moyen ettout espoir d’une nouvelle fuite, il se mit à déchiqueter à coupsde griffes mon pauvre appareil qui, tout rudimentaire qu’il était,m’avait coûté tant de mal.

« Puis il m’entraîna brutalement dansl’intérieur de la caverne, tout en faisant entendre une sorte desifflement aigu, qui était sans doute sa façon à lui de célébrer savictoire.

« Je me retrouvais ramené à la même placeoù j’avais été attaché le premier jour.

« Arrivé là, mon vainqueur poussa un cristrident qui eut pour effet de tirer de leur sommeil la multitudeendormie des Erloors.

« De nouveau, des milliers de prunellesardentes se fixèrent sur moi. Je fus entouré d’un grouillement demonstres. Mais, cette fois, ce n’était pas la simple curiosité quiles poussait ; leurs gestes, leurs grognements rauques étaientautant de menaces à mon adresse.

« Ils me bousculaient, ils posaient leursgriffes sur mon visage, j’étais le but de leurs huées et de leursinsultes ; comme un Indien cloué au poteau de supplice, jem’attendais à être déchiqueté, torturé de mille façons.

« C’est à ce moment que j’éprouvai unévanouissement passager, une sorte d’hallucination. Au moment où leplus acharné des Erloors se ruait vers moi les griffes en avant, ilme sembla que ma volonté, ma conscience m’échappaient.

« Tout s’embruma. Je me vis tout à couptransporté sur la terre dans une étrange salle de pagode indienneet j’aperçus confusément miss Alberte à côté de personnages quim’étaient inconnus…

– Parbleu, interrompit triomphalementRalph Pitcher, c’est ce jour-là sans nul doute que le pauvrecapitaine Wad vous fit évoquer par un yogi nommé Phara Chibh.

« Vous vous êtes tout simplementdématérialisé, comme disent les occultistes, et nous vous avons vusdistinctement – car j’étais là – vous et l’Erloor qui vousmenaçait.

– Je ne discute pas le fait, repritRobert Darvel redevenu pensif, je raconte simplement.

« Cet état singulier ne dura d’ailleursque quelques secondes ; avec la rapidité de l’éclair, jerepris conscience de ma terrible situation.

« Au milieu de ce cercle de prunellesflamboyantes et de griffes acérées, je sentis que j’étaisperdu.

« Déjà ils ne se bornaient plus auxmenaces. Quelques-uns m’élevaient à quelques pieds en l’air et sefaisaient un jeu de me laisser tomber lourdement sur les ossementsqui couvraient le sol de la caverne, d’autres me tiraillaient parles bras et les jambes comme s’ils eussent voulu m’écarteler. Il yen eut un qui m’enleva par les cheveux, comme pour railler matentative d’évasion. J’étais comparable à l’ermite légendairetourmenté et bafoué par les diables ; mais je sentais bien queces jeux de fauves n’étaient que le prélude de mon supplice… LesErloors jouaient avec moi comme le chat joue avec la souris.

« Déjà un coup de griffe m’avait déchirél’épaule. J’étais couvert de sang, à demi aveuglé. J’aurais vouluêtre mort, en avoir fini tout de suite…

« Pour la dixième fois peut-être, jevenais de rouler à terre à demi assommé, au milieu des cris aiguset des grognements de joie des monstres, lorsqu’une grande clameurpartit du fond de la caverne.

« En même temps, une lueur rougeâtregrandissait.

« Les Erloors m’abandonnèrent,précipitamment en poussant des hurlements d’épouvante… Ilstourbillonnaient comme un vol de feuilles mortes, éperdus, netrouvant pour fuir le danger inattendu que les galeries qui leseussent menés vers le jour aveuglant.

« Devant cette intervention inattendue,inexplicable, j’avais repris force et courage. Je m’armai d’unfémur trouvé à terre et marchai vers la clarté rouge, en frappantavec cette massue improvisée sur tout ce qui me barrait lepassage.

« Mais un cri de joie délirante s’échappade ma poitrine, quand je reconnus, à la lueur des torches qu’ilsbrandissaient, une vingtaine de mes sujets Martiens, guidés par lafidèle Eeeoys.

« Ils m’avaient suivi, pour me sauvermalgré moi, et ils avaient réussi à connaître ma retraite etvenaient me délivrer, ce qui était de la part de ces êtres timidesun grand courage.

« À ma vue, ils poussèrent milleacclamations, mais il n’y avait pas une minute à perdre. Si lalumière, notre arme la plus efficace, disparaissait, nous étionsperdus, et déjà plusieurs torches avaient été éteintes par lescoups d’ailes furieux des Erloors.

« D’après mes ordres, on entassarapidement au milieu de la caverne les nids de liane tressée, et ony mit le feu. Une flamme claire monta, illuminant les plus secrètesprofondeurs.

« Le feu, symbole de l’Esprit qui domptela matière, triomphait.

« Les Erloors venaient tomber d’eux-mêmesdans la flamme comme un vol de gigantesques noctuelles, et tousceux qui tombaient étaient assommés ou égorgés sans pitié par lesMartiens.

« Le spectacle était effrayant etgrandiose. On eût dit quelque terrifiante page de l’Apocalypse,interprétée par un peintre sublime. Les hautes colonnes de basaltedorées par la flamme faisaient un fond sévère approprié à cettescène de carnage. Le sang qui coulait en ruisseau reflétait lerougeoiement de l’incendie, une brume de vapeur rousse et doréeenveloppait le tourbillon démoniaque d’où s’élevaient deshurlements à glacer les moelles…

« Enfin, nous partîmes. La fuméeempuantie rendait la position intenable et le sang menaçaitd’éteindre le feu.

« Pour sortir, nous suivîmes une longuegalerie que je ne connaissais pas et qui paraissait tout récemmentcreusée…

À cet endroit de sa relation, Robert Darveldemanda la permission de se reposer quelques instants ; maisl’impression produite sur ses auditeurs avait été telle quepersonne ne rompit le silence.

Après avoir trempé ses lèvres dans un sorbetque lui offrit Chérifa, l’explorateur du ciel reprit le cours deson récit.

Chapitre 2APRÈS LA VICTOIRE

 

… Tant que j’avais lutté contre les Erloors,continua-t-il, une exaltation fiévreuse m’avait soutenu, j’avaisété un peu comme ces Bersekars des légendes scandinaves, qui, enproie à une fureur sacrée, continuaient à combattre, bien quecriblés de mortelles blessures, et ne succombaient qu’une foisvainqueurs.

« Quand je me retrouvai sain et sauf, lafatigue, l’émotion et les blessures que j’avais reçues me causèrentun évanouissement qui dura plusieurs heures, en dépit des soinsdont m’entouraient mes Martiens.

« Je rouvris les yeux : Eeeoys étaità mes côtés, me regardant avec une tendresse inquiète etm’aspergeant le front d’eau fraîche. En me voyant revenir à la vie,ses petits yeux bleu faïence d’une expression un peu niaisebrillèrent de plaisir. Elle pleurait de joie en m’embrassant.

« J’avais souvent trouvé fatigants lessoins affectueux dont elle, m’entourait – surtout depuis qu’elles’était mis en tête l’étrange projet de m’épouser – ; maisj’avoue que ce fut de bon cœur que j’embrassai à mon tour ses jouesrebondies et roses.

« – Que tu nous as fait peur !murmura-t-elle, nous croyions bien que tu avais été dévoré. Mais,tu vois, nous ne t’avons pas abandonné. Promets-moi qu’une autrefois tu ne seras plus si imprudent.

« – Je te le promets, dis-je tout ému dece naïf dévouement.

« – Il ne faudra plus t’aventurer sansnous dans les régions maudites du Sud ! Les Erloors ne sontqu’un des moindres dangers que l’on y rencontre ; maisj’espère que te voilà guéri de ta curiosité. Nous allons revenirvers notre pays, où tu seras heureux et tranquille, près demoi…

« Entre toutes ces phrases qu’elledébitait avec volubilité, une seule avait attiré monattention :

« – Tu viens de dire que les Erloors sontun des moindres dangers que l’on rencontre dans cetterégion ?

« – Explique-moi quels sont les autresdangers.

« – Je ne sais, balbutia-t-elle, commeregrettant d’avoir parlé.

« – Comment, tu ne sais ?

« – Je sais seulement que c’est un paysterrible, d’où nos ancêtres ont été chassés autrefois, il y a bienlongtemps. Mon père a dit qu’il ne faudrait pas s’y attarder.

« Je n’en pus tirer autre chose ;mais je demeurai pensif. Certes, la pauvre Eeeoys perdait son tempsà me sermonner. Tout blessé et contusionné que j’étais, jamais plusâpre désir ne m’avait tenaillé de pénétrer jusqu’au fond le mystèrede la planète et je me jurai d’y parvenir.

« Cependant les Martiens m’entouraient enpoussant de bruyantes clameurs. Ils m’embrassaient les mains, ilsdansaient, ils riaient aux éclats.

« J’étais adoré de ces pauvres gens, telle « bon roi » des contes de fées et des romans dechevalerie.

« Leur idolâtrie pour ma personneéclatait dans les moindres choses.

« Ils avaient pansé mes blessures avecune compresse de feuilles de géranium qui ont, on le sait, lapropriété d’amener une cicatrisation rapide. Ils avaient remplacéma robe de plumes rouges et vertes par une autre aussi somptueuse,et ils se hâtèrent de m’apporter de la viande grillée, des fruits,tout ce qu’ils avaient pu se procurer.

« Je fis grand honneur à cettecollation ; mes Martiens me regardaient manger d’un air deravissement extatique. Eeeoys me découpait les morceaux sur le platde bois avec un couteau de silex et me faisait boire entre chaquebouchée, en me recommandant de bien mâcher et d’allerdoucement.

« Nous nous trouvions alors sur les bordsdu fleuve torrentueux dont j’ai parlé. En face de moi la montagnedont les flancs recélaient la caverne des Erloors laissait encoreéchapper par ses embrasures des tourbillons de fumée noire àl’odeur fétide, une atroce odeur de chair brûlée.

« Je ne pouvais douter que les monstresn’eussent été exterminés jusqu’au dernier.

« Je me trompais. Je vis tout à coup unErloor, puis un second sauter précipitamment par cette mêmeembrasure d’où je m’étais élancé avec mon parachute ; lesmorsures du feu leur arrachaient des cris qui avaient quelque chosed’atroce. Ils n’allèrent pas loin, d’ailleurs. Éblouis par laclarté du jour, ils dégringolèrent tête baissée dans le fleuve quiles entraîna, aux acclamations des Martiens.

« L’endroit où était dressé le camp étaitdélicieux. C’était une clairière ombragée de grands arbres etbornée vers le fleuve par une plage de sable rose. Les feuillages,comme je l’ai remarqué dans toutes les régions de la planète quej’ai parcourues, n’avaient presque nulle part la coloration vertedes frondaisons terrestres. Ils offraient toutes les gammes dujaune et de l’orangé, depuis le chrome vif des oranges et despotirons jusqu’au jaune éclatant des bananes, au vert fiévreux descitrons.

« Ces arbres n’étaient plus les éternelssaules, les hêtres rouges et les noisetiers qui peuplaient lacontrée du nord. Des végétaux de la famille des palmiers et desbananiers agitaient au vent le panache de leurs amples feuillagescouleur d’or bruni ; c’était littéralement une forêt d’ord’une richesse presque fatigante pour le regard.

« Le sol était couvert d’une longuemousse violette, douce au pied comme le plus moelleux tapis dehaute laine, et des cactées hérissées de piquants et couleur de ferrouillé bordaient les sentiers, semblaient les clôtures de ce parcnaturel.

« Cette forêt-là faisait songer auxcapricieux paysages de l’Arioste, à l’Atlantide, à la Floride, àtous les pays de rêve où, de tout temps, s’est réfugiéel’imagination des poètes blessés par l’inexorable dureté des hommeset des choses ; elle avait un air de légèreté irréelle ;ses couleurs étaient trop adoucies et, à la fois, trop éclatantes,ses bosquets trop noblement disposés pour que tout cela ne fût pasune illusion qui, d’un moment à l’autre, allait s’évanouir.

« Je m’arrachai à cette contemplationpour demander à la tendre Eeeoys des détails sur madélivrance ; elle s’empressa de me les donner, toute joyeuseet toute fière d’un exploit que le caractère peureux des Martiensme faisait paraître, à moi-même, à peine vraisemblable.

« – Quand tu nous eus quittés, dit-elle,je demeurai quelque temps plongée dans la consternation. Je croyaisque je ne te reverrais plus jamais et je pleurais à chaudeslarmes.

« Nous demeurâmes longtemps autour dugrand feu que nous avions allumé et il nous semblait que,maintenant que tu n’étais plus là, ce feu n’aurait plus la mêmeefficacité pour nous protéger.

« Nous nous regardions avec un muetdésespoir… Ce fut moi qui repris courage la première… Je déclaraique je te suivrais toute seule s’il le fallait, mais que l’on nepouvait t’abandonner ainsi.

« J’eus beaucoup de peine à les décider…Ils étaient démoralisés, il faisait nuit, ils seraient dévorés parles Erloors sans profit pour personne.

« L’objection capitale qu’ils opposaientétait la propre défense que tu avais faite.

« Je réussis pourtant à les convaincre enleur montrant les malheurs qui ne manqueraient pas de fondre sureux s’ils laissaient périr leur bienfaiteur et leur prince…

« J’insinuai même que la défense faitepar toi n’était peut-être qu’une manière d’éprouver leurcourage.

« Enfin je fis si bien que je les décidaià s’armer de torches résineuses et à se mettre à ta recherche.

« Il était facile de suivre le chemin quetu avais pris. C’était un large sentier sableux bordé à droite et àgauche d’inextricables halliers ; les vestiges de tes pasmarqués sur le sable ne nous permettaient pas de nous tromper.

« Nous marchâmes deux heures aussi viteque nous le permettait le soin de ne pas éteindre nos torches. Laforêt était silencieuse ; nous n’avions jusqu’alors aperçuaucun être vivant.

« Tout à coup, nous entendîmes au loindes cris, que nous connaissions bien, que nous ne pouvionsconfondre avec d’autres, les cris des Erloors.

« Nous hâtâmes notre marche, nouscourûmes.

« Un peu plus loin, le sol portait lestraces d’une lutte, et je ramassai quelques touffes des plumesrouges et vertes de ta robe.

« Le doute était impossible : tuavais été pris par les Erloors…

« À ce moment, les nuages qui cachaientPhobos et Deïmos se déchirèrent, nous montrant la montagne escarpéeautour de laquelle voletaient des milliers d’Erloors pareils à unetroupe d’oiseaux de nuit.

« Mes compagnons épouvantés refusèrentd’aller plus loin ; ils avaient compris qu’ils se trouvaienten face d’un des repaires des monstres et que c’était là qu’ilst’avaient emporté.

« Cependant une chose me rassurait ;il entrait, comme tu le sais, dans les mœurs des Erloors de dévorerleurs victimes sur place ; puisqu’ils s’étaient contentés dete faire prisonnier, c’est qu’ils n’en voulaient pas à ta vie.

« Malgré ce raisonnement, je passai lerestant de la nuit dans les transes ; mes compagnons avaientallumé un grand feu solidement protégé par un toit debranchages ; tous tremblaient de peur, étonnés eux-mêmes des’être aventurés si près du repaire de leurs ennemis.

« Cependant les Erloors dont les troupessans cesse grossies allaient et venaient dans le ciel comme desnuages noirs emportés par un vent violent ne paraissaient pas sesoucier de notre voisinage. On eût dit que la satisfaction que leurcausait ta capture leur faisait oublier ou mépriser notreprésence.

« Ce fut pourtant avec un sentiment dedélivrance que nous vîmes le jour se lever, et les Erloors chasséspar la glorieuse clarté disparaître jusqu’au dernier dans lescavités de la montagne.

« Nous tînmes conseil.

« Beaucoup, découragés, voulaient seremettre en marche vers le nord. Quelques-uns même, égoïstes,allaient jusqu’à dire, pour s’excuser, que tu étais d’une racesupérieure et que tu te tirerais parfaitement d’affaire toutseul.

« Il me fallut encore une fois leur fairehonte de leur lâcheté.

« Après de longues discussions, il futdécidé que le camp demeurerait où il se trouvait, et je suis sûreque, du haut de la montagne, tu aurais pu distinguer notre feu.

« Je me rappelai alors cette colonne defumée aperçue de l’embrasure du roc et dont la vue s’était trouvéesi à propos pour me réconforter dans mon désespoir.

« – Nous passâmes cette journée, continuaEeeoys, à étudier la montagne, mais elle était inaccessible de touscôtés, il ne fallait pas songer à en tenter l’escalade.

« Le découragement et le mauvais vouloirallaient croissant.

« Un vieillard pourtant fit unedécouverte intéressante. Il y avait un endroit de la montagne où ledur basalte était sillonné de couches terreuses[2].

« Il émit l’idée que peut-être, encreusant, on pourrait se frayer un passage souterrain jusqu’auxErloors qui, surpris dans leur sommeil, affolés par le feu, nepourraient nous résister.

« Précisément cette partie de la base dela montagne était couverte de buissons, qui permettaient decommencer les travaux sans être aperçu de l’ennemi.

« Tout le monde se rallia à cette idée,bien que la construction d’une galerie souterraine dans de tellesconditions offrît pour nous beaucoup de difficulté.

« Je me demandais avec angoisse, si nousarriverions à temps pour te sauver. Le soir même, heureusement, undes nôtres eut la chance de trouver pris à l’un des pièges que nousavions tendus à tout hasard au bord dû fleuve un superberoomboo.

« La gigantesque bête fouisseuse, quin’était que légèrement blessée, fut attachée solidement. C’était làun collaborateur tout trouvé pour nous aider dans notre travailsouterrain.

« Le plus difficile fut de décider leroomboo à se mettre à l’œuvre. Il fallut un jour entier d’effortspour y parvenir ; il se débattait furieusement dans ses liens,il écumait en poussant des beuglements de fureur.

« Pour arriver à notre but, nous dûmes lebattre, le priver de nourriture. Mais nous n’en vînmes complètementà bout qu’en le menaçant avec des charbons ardents dont, en dépitde sa cécité, le voisinage lui causait une profonde terreur.

« Nous eûmes enfin la satisfaction de levoir se mettre au travail avec une sorte de rage ; ses duresgriffes d’ivoire faisaient voler autour de lui la terre et lespierres ; il avançait avec une rapidité dont nous étionsdéconcertés.

« Derrière lui, deux de nos plus robustescompagnons agrandissaient l’ouverture et en étayaient sommairementla voûte avec des pierres plates et des branches d’arbres.

« En moins de deux jours, nousatteignions le repaire des Erloors.

« Tu sais le reste et comment nous avonseu le bonheur de t’arracher aux griffes de ces démons…

Eeeoys s’était arrêtée, baissant les yeux avecune feinte modestie, mais il m’était facile de voir combien elleétait orgueilleuse du succès dont elle s’attribuait avec raison laplus grande part.

« J’étais pour ma part très étonné del’initiative et du courage dont venaient de faire preuve mesMartiens.

« Je ne reconnaissais plus les sauvagesmisérables et abrutis par la peur qu’ils étaient encore quelquesmois auparavant, et j’étais profondément touché de ce qu’ilsvenaient de faire pour moi.

« Je me promis de ne plus les abandonnerainsi à la légère et de faire tout ce que je pourrais pour aider àleur progrès matériel et moral.

« Tout le reste de la journée et unepartie de la nuit suivante se passèrent à se reposer et à banqueteren mon honneur ; les vivres ne manquèrent pas, la forêt étaitextrêmement giboyeuse et mes chasseurs étaient devenus fort adroitsau tir à l’arc.

« Parmi les animaux que je voyais pour lapremière fois, je noterai une variété de paons au plumage d’un rosedélicat, aux caroncules pendantes comme celles des dindons ;une sorte d’autruche d’un jaune canari, dont les ailes manquaientabsolument, n’étant rappelées que par deux moignons trèscourts ; les plumes réduites à des fils formaient une sorte detoison brillante d’un aspect singulier qui ne me rappelait aucunoiseau terrestre, sauf peut-être – mais de très loin – l’aptéryx dela Nouvelle-Zélande. Parfumée de baies odoriférantes, la chair del’étrange bipède était d’ailleurs excellente.

« Je citerai encore une espèce de tortueterrestre à carapace d’une si belle couleur orangée qu’on l’eûtdite cuirassée d’or bruni ; mais ce n’était pas là sa plusremarquable particularité. Le col, très long, sortait de dessous labrillante carapace, pareil à un serpent, les pattes étaient hauteset l’arrière-train, puissamment développé, permettait à l’animal des’élancer en sautant, de procéder par bonds, à la façon desgrenouilles.

« Cette tortue vivait dans les sous-boishumides, et se nourrissait d’insectes et de petits mammifères.

« Dans les mêmes parages, les Martiensavaient aussi tué une hideuse bête, dont je ne connais l’équivalentni dans les planches des naturalistes, ni dans les caprices lesplus fous des peintres du fantastique.

« Qu’on se figure un bipède, hautd’environ un mètre, avec de hautes jambes menues comme celles deséchassiers et une gueule effroyable, rappelant par sa formeallongée et ses dents aiguës celle d’un caïman, presque pas decorps. L’épine dorsale était réduite à deux ou trois vertèbres, etcette formidable mâchoire était presque directement articulée avecles os très élargis du bassin.

« Ce monstre n’était pour ainsi direqu’une gueule sur deux jambes, les pieds étaient palmés et tout lecorps recouvert d’écailles jaunâtres.

L’œil très petit exprimait une incroyableférocité ; une crête couleur de sang, capricieusement découpéeet tuyautée, comme la fraise de dentelle d’un gentilhomme du tempsde Shakespeare, ajoutait à l’horreur de cet être extravagant.

« J’appelai cet animal un« eurygule »[3], et je mepromis d’en prendre un vivant dès que je le pourrais.

« Les Martiens qui l’avaient tué meracontèrent qu’ils l’avaient surpris dans un endroit boueux, sedandinant sur ses longues pattes à la façon des cigognes.

« Je refusai de goûter à la chairblafarde de l’eurygule, dont les Martiens, moins scrupuleux quemoi, se régalèrent, en la déclarant très savoureuse et trèstendre.

« Ils étaient encore occupés à dépouillerquelques-unes de ces bêtes, qui excitaient vivement leur curiosité,lorsque la nuit vint. J’ordonnai aussitôt de jeter une nouvelleprovision de combustible sur le brasier et d’en apporter uneréserve pour la nuit, ce que mes sujets s’empressèrent d’exécuter,avec une remarquable promptitude.

« Ils manifestèrent leur joie, enconstatant qu’aucun Erloor ne sortait du rocher et je compris, auxexplications d’Eeeoys, qu’ils se figuraient avoir détruit toute larace de ces monstres.

« Je me gardai bien de les détromper,mais je n’étais pas, pour mon compte, aussi rassuré.

« Je ne connaissais en somme de laplanète qu’une infime portion, et il n’était pas douteux pour moiqu’il n’existât, à une distance plus ou moins grande, d’autrescavernes d’Erloors.

« Il eut suffi qu’un« rescapé » du dernier massacre allât implorer contrenous une troupe alliée, pour nous mettre dans un terrible danger,d’autant plus que la contrée où nous nous trouvions nous était àpeu près inconnue.

« Malgré ma fatigue, je ne pus fermerl’œil de toute cette nuit. Mes alarmes furent vaines cette fois.Heureusement, le sommeil de mes compagnons ne fut troublé par aucunincident.

« Dès l’aube, toute la troupe était surpied et procédait avec ardeur aux préparatifs du départ.

« Malgré leur victoire, mes sujetsétaient impatients de se retrouver en sûreté dans leurs hameaux desmarécages ; peut-être aussi la vanité n’était-elle pasétrangère à leur empressement ; ils avaient hâte de montrer àleurs proches et à leurs amis les animaux et les fruits inconnusqu’ils avaient trouvés dans la grande forêt.

« On se mit gaiement en marche, par unlarge sentier dont les mousses rougies faisaient songer à duvelours usé.

« Eeeoys et moi étions les seuls à neporter aucun fardeau, les Martiens étaient lourdement chargés del’attirail du campement et des produits de leur chasse.

« Un grand nombre portaient encore desvases d’argile pleins de charbons ardents et munis d’une anse, quej’avais fait fabriquer peu de semaines auparavant et qui neressemblaient pas mal pour la forme à certaines urnes à eau béniteou encore au « couvet » des fumeurs flamands. Cetteinvention, toute grossière qu’elle était, remplaçait tant bien quemal les allumettes chimiques ou le briquet à amadou que je n’avaispas eu encore la possibilité de fabriquer.

« Je ne pouvais parfois m’empêcher desourire à la vue de ce cortège, auquel les mitres de plumes et leslongues robes de duvet, les arcs et les flèches, donnaient un airvaguement babylonien.

« Vers le milieu de la journée noustraversâmes une rivière aux eaux rouges, couleur de sangclair ; de grands roseaux de la famille des bambous quicroissaient en abondance sur les rives nous donnèrent la facilitéde construire un pont que, par prudence, je fis détruire sitôt quenous fûmes passés.

« À ce propos, vous avez dû être frappés,dans toutes les descriptions que je vous ai faites, de laprédominance des couleurs rouges et orangées dans la planète Mars.Je ne puis expliquer ce fait que par la grande abondance desminerais de fer, de chrome et d’autres métaux, ou peut-être parl’existence dans l’atmosphère de certains gaz qui ne se trouventqu’en faible proportion dans la nôtre.

« Le paysage présentait maintenant unaspect grandiose. Des arbres géants dont le tronc lisse filait sansune branche jusqu’à cinquante ou soixante mètres formaientau-dessus de nos têtes une voûte impénétrable, il régnait sous leurombrage un silence profond, qui me fit songer aux cryptes d’Elloraet d’Elephanta que j’avais visitées et dont la forêt martienneoffrait toute la mystérieuse horreur.

« De temps à autre, une vaste clairièreformait comme un golfe de soleil dans ces ténèbres, et nous yfaisions halte quelques instants, avant de nous replonger dansl’ombre des piliers végétaux qui, à la longue, produisait sur moi,aussi bien que sur les Martiens, une écrasante impression detristesse et de malaise.

« Eeeoys, plus que tous ses compagnons,était apeurée, nerveuse. À chaque pas, elle se retournait, comme sielle eût craint d’être suivie, et je sentais son bras appuyé sur lemien agité par instants d’un violent frisson.

« – Qu’as-tu donc, mon enfant ? luidemandai-je en caressant doucement ses cheveux rouges, que je luiavais appris à tresser comme les jeunes filles de la Terre.

« – Je ne sais, murmura-t-elle, entournant vers moi des yeux brillants de larmes, je crois toujoursentendre au-dessus de nous un bruit de battements d’ailes…, parmoments, il me semble qu’un brouillard passe devant mes yeux… j’aipeur, je pressens quelque malheur avant la fin de la journée.

« Je m’efforçai de la rassurer.

« – Je ne te croyais pas si peureuse,dis-je en riant, vraiment je ne te reconnais plus…

« Qu’as-tu à redouter ? Ne suis-jepas près de toi ?

« – J’ai peut-être tort, fit-elle toutetremblante, mais j’ai peur, et j’ai senti tout à l’heure une mainglacée se poser sur mes cheveux.

« – C’est ton imagination…, ce sont tesnerfs… Raisonne un peu tes craintes, comme je t’ai appris à lefaire, et tu verras qu’il n’y a ici aucun sujet de péril. Il faitgrand jour, nous sommes nombreux et bien armés et je suis là, à tescôtés !… Enfin, les Erloors ont été anéantis.

« – Ce n’est pas des Erloors que j’aipeur…

« – De qui alors ?

« – Je ne sais pas… C’est quelque choseque je ne puis pas t’expliquer…

« Elle tremblait comme la feuille.

« – Tiens, écoute, ajouta-t-elle en seserrant contre moi, en ce moment j’entends très nettement un bruitd’ailes.

« Je prêtai l’oreille pour complaire à ceque j’appelais son caprice et, à mon grand étonnement, il me semblaentendre tout près de nous comme un imperceptible bruit, comme unbattement d’ailes très légères.

« – C’est quelque insecte, dis-je,voulant trouver une explication à tout prix.

« J’étais au fond un peu étonné ;mais je ne m’alarmai pas outre mesure j’expliquai à la petiteMartienne que sous ces voûtes de ramures, comme dans un véritableédifice, l’écho se répercutait avec une grande netteté ; cequ’elle avait entendu, c’était le bourdonnement de quelque guêpedes bois – peut-être très lointaine –, si même elle n’avait pas étévictime d’une simple hallucination, suite des émotions des joursprécédents.

« – Mais tu viens d’entendre commemoi ?

« – Parce que tu me l’as suggéré, sansdoute…

« Je me perdis dans une longueexplication sur la suggestion et les hallucinations collectives, oùla pauvre Eeeoys ne comprit sans doute pas grand-chose, et quipourtant parut un peu la rassurer.

« Elle s’efforça de sourire ; maismalgré cela elle demeurait obstinément serrée contre moi, et je visbien que ses terreurs n’étaient pas calmées.

« Elle eut un soupir de délivrance, quandnous sortîmes du couvert enténébré des grands arbres pour entrerdans une plaine marécageuse, coupée de taillis et de bouquets deroseaux, au bout de laquelle une colline rousse semblait barrerl’horizon.

« À ce moment, un des Martiens quimarchaient en tête de la colonne revint vers moi, la mine inquiète.Bien qu’il affirmât être absolument sûr de la bonne direction, ilne reconnaissait plus ce paysage ; il n’avait jamais vu lacolline qui s’étendait devant nous.

« Je supposai qu’en dépit de sesaffirmations il s’était égaré ; mais je lui dis de continuer àmarcher vers le nord ; j’étais bien sûr, quoi qu’il arrivât,de retrouver mon chemin grâce aux étoiles et aussi grâce à certainscanaux que j’avais pris comme points de repère.

« On se remit donc en marche ; maisà mesure que nous avancions, la colline rousse prenait un aspectbien fait pour nous donner de la surprise.

« On eût dit que la masse dont elle étaitcomposée était agitée d’un perpétuel mouvement, et que la forme deses contours se modifiait d’instant en instant. Son sommet semblaits’élever ou s’abaisser, suivant le caprice de la brise.

« Je crus un moment avoir affaire à un deces monticules sablonneux comme j’en avais vu dans le Sahara etdont les vents varient sans cesse l’aspect ; mais je visbientôt que j’étais complètement dans l’erreur ; jen’apercevais aucun de ces panaches poudroyants que forme le vent etqui montent parfois à de grandes hauteurs.

« À mesure que j’approchais, cettebizarre colline ressemblait plutôt à une prairie agitée par labrise, à un capricieux amas de verdure qui eût flotté dans l’air,comme certaines plantes aquatiques flottent entre deux eaux.

« Je ne tardai pas à être fixé à cetégard.

« Une saute brusque de vent poussa surnous un nuage verdoyant, nous demeurâmes quelque temps à moitiéensevelis sous des milliers de petites plantes.

« J’avais déjà vu dans le centre africaindes plantes aériennes, dont la tige déliée évoque l’image des filsde la vierge et qui naissent et poussent, fleurissent et meurentsans toucher le sol ; mais cela n’avait aucun rapport aveccette prodigieuse masse de verdures flottantes.

« J’étais prodigieusement intéressé.

« Tout en me dépêtrant tant bien que malde cette brassée de plantes dans lesquelles j’étais entortillécomme dans un filet, j’en pris une et l’examinai avecattention.

« Elle n’avait guère plus de deuxdécimètres de long ; les feuilles disposées à droite et àgauche d’une tige très menue étaient profondément découpées. Par legroupement de leurs folioles, elles rappelaient la feuille du frêneou celle de l’acacia.

Leur couleur variait entre le jaune verdâtreet le brun roux. La fleur ressemblait à un minuscule lis jaune etla racine formait une petite houppe de fibres aussi fines que descheveux.

« Après avoir étudié quelque temps laplante, je la laissai tomber pour me rendre compte de la façon dontelle pouvait se soutenir en l’air.

« C’est alors que j’assistai au phénomènele plus déconcertant.

« Non seulement, comme je le prévoyais,les feuilles étalées de chaque côté de la tige formèrent parachute,mais elles furent agitées d’un rapide mouvement de vibration, elless’ouvrirent et se refermèrent comme les feuilles de la sensitivelorsqu’on s’en approche brusquement.

« La racine même, véritable houppenerveuse, participait à ce mouvement, comme si elle eût joué lerôle de gouvernail de cet aéroplane végétal.

« Je vis bientôt la plante s’éleverlentement au-dessus de ma tête et se perdre dans le flot mouvant deses congénères.

« Je serrai précieusement deuxexemplaires de ces curieuses aérophytes dans les poches de ma robede plumes ; s’imaginant sans doute que je venais de fairequelque précieuse trouvaille, Eeeoys m’imita de point en point.

« Je constatai avec joie que mesMartiens, maintenant qu’ils avaient pu se rendre compte duphénomène, n’en étaient pas effrayés. Ils se débarrassaient enriant des paquets d’herbe et se moquaient les uns des autres de s’yvoir empêtrés.

« Nous n’en étions pas moins bloqués parles aérophytes qui formaient devant nous une muraille tout aussiinfranchissable que l’eût été un roc escarpé.

« La nuit venait, et je ne voulais pasnous exposer à être étouffés par ces maudites plantes pendant notresommeil.

« Force nous fut donc de revenir sur nospas et d’installer notre camp sur la lisière de la forêt où mapetite compagne avait eu si peur.

« Les feux furent allumés et lessentinelles disposées comme de coutume.

« Le ciel était d’une pureté admirable,l’air embaumé d’un parfum d’eau et d’herbes fraîches.

« Je remis au lendemain le souci de faireune trouée dans la masse des aérophytes et, après avoir unedernière fois recommandé la vigilance aux gardiens du feu, je melaissai aller au sommeil.

Chapitre 3LES AÉROPHYTES

 

Je me réveillai plusieurs fois, cette nuit-là,sous l’empire de cauchemars que j’attribuai à la fatigue et auxémotions, mais qui, chose bizarre, se reproduisaient identiquementpareils, chaque fois que je venais à fermer les yeux.

« Je rêvais qu’un Erloor me tenait legenou sur la poitrine et m’étranglait ou que j’étais broyé par lesanneaux d’un énorme serpent.

« J’ouvrais les yeux, le front moited’une sueur d’agonie, mais je me rassurais bientôt au tranquillespectacle qui m’entourait.

« Le foyer, soigneusement entretenu parles veilleurs, jetait de paisibles clartés, et tout autour lesMartiens reposaient roulés dans leurs manteaux de plumes. Àl’horizon, la prairie flottante des aérophytes formait comme ungrand nuage brun.

« Je me rendormais ; mais pour meréveiller presque aussitôt en proie à la même hantise.

« Enfin, le jour se leva, et je donnai lesignal du réveil à toute la troupe.

« Eeeoys, en venant m’embrasser commeelle le faisait chaque matin, me raconta qu’elle aussi avait ététourmentée par des cauchemars et, chose extraordinaire, ils étaientexactement pareils aux miens.

« J’essayai de ne pas attacher à ce faitplus d’importance qu’il n’en méritait, mais, malgré moi, j’étaisinquiet, en proie à cette nervosité qui accompagne la fatigue etl’insomnie.

« Je fus frappé de l’air triste et pensifde ma petite amie, et je tentai vainement de la distraire de sescraintes.

« – Tu as beau dire, murmura-t-elle ensecouant la tête, je sens qu’un danger nous menace. J’ai lepressentiment que je ne reverrai plus mon père. Tu as eu tort, ilne fallait pas essayer de pénétrer le secret des régionsinterdites ; nos pères ont toujours assuré qu’il ne pouvaitrésulter que de grands malheurs de cette curiosité.

« Malgré moi, je partageais sesappréhensions, mais je n’eus garde de le laisser paraître.

« – Tu es une petite peureuse, dis-je enm’efforçant de sourire, tu as la mine rechignée des enfants quin’ont pas assez dormi !

« Quand tu seras mieux éveillée, tu nepenseras plus à toutes ces sottes histoires.

« Occupons-nous maintenant des chosessérieuses.

« Il s’agit de se frayer un chemin àtravers le marécage aérien.

« – Comment t’y prendras-tu ? Jen’en vois pas trop le moyen.

« – Le moyen est tout trouvé. Je suispersuadé que ces petites plantes dont la sensibilité nerveuse estsi développée doivent avoir horreur de la fumée ; à l’aided’un grand feu d’herbes mouillées et de branchages verts, nousallons faire victorieusement notre trouée.

« Je n’étais pas aussi sûr du résultatque je m’en vantais, mais je ne voyais pas d’autre stratagème àemployer envers ces malencontreuses aérophytes.

« Sur mes ordres, le camp fut levé et onse rapprocha du marécage aérien.

« Précisément, le vent favorisait nosprojets, et rabattait du côté du nuage végétal les tourbillons defumée.

« Tout d’abord, mes prévisions seréalisèrent parfaitement.

« Sitôt qu’elles étaient atteintes par lafumée, les aérophytes faisaient précipitamment mouvoir les ailettesde leurs feuilles et battaient en retraite.

« Toute cette végétation houlait comme lamer au moment d’une tempête.

« En moins d’un quart d’heure, un grandespace se trouva libre devant nous.

« Les Martiens, émerveillés, poussèrentdes hourras d’allégresse et s’engagèrent dans le chenal ainsipratiqué.

« J’étais surpris moi-même de lapromptitude et de la facilité avec lesquelles l’obstacle, enapparence insurmontable, avait été aplani.

« Je me reproche amèrement aujourd’hui lalégèreté que je montrai en cette occasion.

« Nous avions à peine fait une centainede pas entre les deux remparts verdoyants, que les plantesformaient à droite et à gauche, lorsque j’entendis derrière moi unesorte de grésillement pareil à celui que produit l’eau versée surdes charbons ardents.

« Je me retournai ; à ma grandeconsternation, le feu d’herbes mouillées avait été éteint, et lesmatériaux en étaient dispersés de tous côtés.

« J’étais profondément inquiet etétonné.

« Les Erloors ne pouvaient être coupablesde ce dégât, puisqu’il faisait grand jour et que, d’ailleurs, lefeu leur inspirait autant de crainte que la lumière ; le sol,d’une roche compacte, ne permettait même pas d’incriminer lesRoomboo.

« Je n’eus à ce moment qu’une seulepensée.

« – En arrière ! criai-je de toutesmes forces. Retournons sur nos pas !…

« Il était déjà trop tard.

« Les deux falaises de verdure serapprochaient. En moins d’une minute, la route fut barrée en avantet en arrière.

« Une minute encore et nous étionslittéralement ensevelis sous la masse pesante des herbages.

« J’étais à demi étouffé, comme un nageurempêtré dans les herbes marines.

« J’entendais les cris de détresse, lesappels que poussaient les malheureux Martiens, et ces crisarrivaient à mes oreilles de plus en plus faibles.

« Les paquets herbeux à chaque instantplus denses étouffaient leur agonie, et c’était mon nom qu’ilsprononçaient, c’était moi qu’ils appelaient à leur secours, moiqu’ils avaient sauvé des griffes des Erloors !

« J’avais le cœur déchiré par sesplaintes ; c’était une véritable rage que je ressentais, de mevoir ainsi réduit à l’impuissance.

« Mais Eeeoys ? Dès le premierinstant de la catastrophe, elle avait abandonné mon bras, dans unmouvement de terreur irréfléchie.

« J’entendis sa voix, à deux pas demoi.

« – Robert ! suppliait-elle, ausecours !

« Je me débattis désespérément contrecette jungle flottante, je tâchai de me diriger du côté d’oùpartait la voix de la pauvre enfant, mes efforts ne réussirent qu’àrendre plus épais le traitreux réseau où j’étais empêtré, comme unobjet emballé dans du foin.

« Chacun de mes mouvements déterminaitdes réflexes dans les feuilles vibratiles des aérophytes ; siun de mes gestes les repoussait, elles revenaient sur moi plusnombreuses aussitôt après.

« Leur masse pesait au-dessus de ma tête,m’enserrait jusqu’à m’ôter la faculté de faire un mouvement.

« Je ne respirais presque plus ; enmême temps, de cet entassement de plantes, dont chacune priseisolément n’avait aucun parfum, s’exhalait une odeur fade etmusquée, qui lentement me montait au cerveau etm’engourdissait.

« Je sentais qu’à la longue cette odeurdevait être mortelle, comme le parfum des tubéreuses ou desseringas dans une chambre close.

« Je n’y voyais plus, une nuit profondem’entourait, une âcre poussière de pollen m’entrait dans les yeuxet me prenait à la gorge.

« J’avais perdu, dès le commencement, lapossibilité de m’orienter. Je ne savais plus, en essayantd’avancer, si je m’enfonçais plus profondément dans l’herbierflottant, ou si je me dirigeais vers l’espace libre.

« Le courage et l’ingéniosité nepouvaient me servir à rien contre l’aveugle et brutalphénomène.

« Je n’avais même plus la force delutter ; un instant j’eus l’idée qu’en demeurant immobile lesplantes s’écarteraient, que c’étaient mes soubresauts qui lesfaisaient se précipiter sur moi en plus grand nombre.

« Je m’étais trompé, mon immobilité n’eutpour effet que de resserrer encore les mailles du réseau quim’étreignait.

« Je ne me débattais plus que faiblement,convaincu que j’étais de l’inutilité de mes efforts.

« Un moment, je butai contre une pierre,mon pied glissa, je tombai, je crus que je ne pourrais plus merelever ; je venais pourtant d’y parvenir en m’arc-boutantavec effort, lorsque l’appel déchirant d’Eeeoys arriva de nouveau àmon oreille :

« – Robert ! Robert !…

« Sa voix semblait éteinte, commelointaine. Je vis par là que tous mes efforts pour me rapprocherd’elle n’avaient servi qu’à augmenter la distance qui nousséparait. J’eus un mouvement de révolte désespérée… Je fonçai têtebaissée à travers cette masse élastique qui rebondissait comme unmatelas et ne me résistait que par son inerte puissance. Je broyaisdes poignées de plantes entre mes doigts crispés j’en écrasais parcentaines, tout cela ne réussissait qu’à produire devant moi unfaible creux presque aussitôt comblé.

« Mon exaspération, augmentée peut-êtrepar l’odeur entêtante, en arrivait à une sorte de folie. Je mesouviens que je mordis furieusement les touffes des diaboliquesplantes.

« Tout à coup mon pied heurta un corpsétendu.

« Je me baissai en poussant un cri dedouleur, je pensais me trouver en présence du corps d’Eeeoys. Je metrompais : à la barbe hirsute que mes doigts rencontrèrent, jeme rendis compte que j’avais devant moi l’un des Martiens del’escorte.

« Je mis la main sur sa poitrine, le cœurne battait plus, les membres quoique chauds étaient déjàrigides ; enfin, mes doigts se mouillèrent de quelque chose detiède qui devait être du sang. En même temps je ressentis au piedla vive sensation d’une brûlure.

« J’avais marché sur un de ces vases deterre qui servaient à porter le feu et que le Martien avait laissétomber dans sa chute.

« Je ne m’attardai pas à chercher commentce malheureux avait pu être tué, et pour quelle raison, tandis quej’étais encore vivant ; je saisis le vase par son anse d’unemain tremblante de joie.

« Je venais d’entrevoir un moyen desalut.

« En tâtonnant, et sans souci desbrûlures, je ramassai les charbons qui avaient roulé à terre et jeme mis à souffler dessus d’abord doucement, pour enlever lapellicule de cendre blanche dont ils étaient recouverts, puis plusfort, jusqu’à ce qu’il s’élevât une petite flamme bleue.

« Alors, je jetai sur les charbons deuxou trois aérophytes, et ce fut avec un véritable plaisir que je lesvis se tordre et se recroqueviller sur le brasier que je ne cessaisd’aviver de mon souffle haletant.

« Quand les premières furent consumées,j’en jetai d’autres, un mince tourbillon de fumée monta.

« J’éternuais, je toussais, j’étaissuffoqué, mais ce que j’avais espéré se réalisait.

« Piquées par la fumée, les aérophytess’éloignaient de toute la vitesse de leurs feuilles vibratiles.

« Je balançai mon pot à feu à bout debras, comme un encensoir, effusant partout les bienfaisantesfumées, bientôt j’eus autour de moi un espace assez grand pourrespirer et j’entrevis, comme du fond d’un puits, la tache ronde duciel bleu au-dessus de ma tête.

« J’étais ivre de joie, plus heureux del’idée, pourtant bien simple, qui m’était venue, que de la plusgéniale découverte. Je voyais déjà Eeeoys sauvée et peut-être tousmes Martiens. Je m’élançai droit devant moi, dissipant, comme unnuage, la multitude des aérophytes. Un tourbillon de vent furieuxsoulevant des milliers de feuilles jaunies en automne ne donneraitqu’une faible idée de cet étrange spectacle.

« Mais brusquement je revins sur mes pas.Je me faisais un scrupule de conscience de ne pas donner toutd’abord mes soins au malheureux Martien dans le brasero d’argilem’avait apporté le salut.

« Je le retrouvai sans peine, il étaitpresque froid, je ne pouvais rien pour le rappeler à la vie, maisje fus épouvanté de voir son corps ensanglanté et de trouver prèsde son cou des marques semblables à celles que laissaient lesErloors, mais plus petites et très nombreuses.

À ce passage du récit, Ralph Pitcher etmaster Frymcock échangèrent un regard, et le lord cuisinier eut ungeste instinctif vers son poignet encore couvertd’ecchymoses.

Robert Darvel continua, sans avoirremarqué cette scène, qui n’avait pas échappé aux regards perçantsde miss Alberte.

– Toute ma joie était tombée d’un coup.Les Erloors ne pouvaient être mis en cause, quels étaient donc lesmonstres inconnus qui se tenaient tapis dans l’herbier ?Quelles luttes nouvelles allais-je avoir à soutenir ? Je me ledemandai avec angoisse.

« Je ressentis ce froid dans les moelles,cette contraction du larynx qui caractérisent la peur arrivée ausuprême degré, et pourtant il ne fallait pas avoir peur, si jevoulais sortir vivant de ce gouffre de verdures.

« Je tâchai de me ressaisir, je garnismon pot à feu d’une nouvelle provision de combustible, et jemarchai sans oser me retourner, dans la crainte de voir derrièremoi quelque face hideuse ricaner dans l’ombre des feuillages.

« J’avais beau marcher, il me semblaitque je n’avançais pas. L’étroite clairière formée par le tourbillonde fumée dont je m’entourais, s’effaçait une fois que j’étaispassé, l’éternelle muraille frissonnante et verte semblait nedevoir jamais cesser.

« La panique me gagnait. À deux reprises,je grillai les plumes de ma robe sans même y prendre garde.Ah ! sortir de cet océan de feuillages mouvants ! Jecroyais que je n’y réussirais jamais !

Robert Darvel était devenu pâle, sonvisage amaigri avait eu une contraction d’épouvante, comme s’il eûtété encore sous le coup de l’effroyable sensation.

Ce fut avec effort qu’il reprit, après uninstant de silence :

– J’y réussis pourtant. Tout d’un coup,au moment où je n’y comptais plus, où je me croyais perdu au fondde l’herbier, je débouchai en pleine clarté ; l’immensehorizon se déploya à mes regards.

« J’aspirai avec délices l’air vivifianttandis que, derrière moi, la trouée qu’avait faite mon passage dansle banc des aérophytes, se refermait lentement, avec une sorte deremous, comme la mer après le passage d’un navire.

« Je demeurai quelques minutes commehébété de ce succès imprévu, où certainement le hasard était pourbeaucoup, car je me rappelai avoir plusieurs fois changé dedirection et j’aurais pu marcher pendant des heures – pendant desjours peut-être – avant de sortir du nuage végétal.

« À quelques pas de moi, j’aperçus tout àcoup les débris du feu dispersés par des mains inconnues, et dumême coup je songeai à Eeeoys.

« J’eusse été le dernier des lâches si jel’avais abandonnée et je me demandais comment j’avais pu l’oublierun seul instant, fût-ce dans l’affolement de la peur.

« Sans réfléchir, je m’élançai de nouveaudans l’herbier ; mais cette fois, je me promis de marcherautant que possible en ligne droite, afin que le retour me fûtpossible.

« J’appelai, je criai de toutes mesforces ; aucune voix ne répondit à la mienne.

« Je n’avais pas fait dix pas que jeheurtai le cadavre d’un de mes Martiens ; il avait été saignéau cou comme le premier ; j’avançai encore, l’esprit accablédes plus funestes pressentiments.

« Bientôt, je trouvai le corps d’Eeeoys.Elle respirait encore faiblement ; mais elle était marquée dusanglant stigmate de la mort.

« À la lueur du feu que je soufflai detoutes mes forces, elle me reconnut et elle prit ma main d’un gestedésespéré, elle se cramponnait à ma robe de plumes, comme un noyés’accroche aux roseaux du rivage. Ses yeux clairs exprimaient uneinfinie supplication et son étrange chevelure rouge était hérisséede peur.

« – Sauve-moi, balbutia-t-elle, Robert,emmène-moi !… Ils m’ont tuée !…

« Alors, je remarquai son visageexsangue, décoloré comme si tout le sang de ses veines avait fuidepuis notre courte séparation.

« J’étais ému de pitié, épouvanté, horsde moi.

« – Oui, je te sauverai, m’écriai-je, jete le promets.

« Et je l’enlevai et l’assis sur mon brasgauche, la tête sur mes épaules comme une enfant, et je me remis enmarche avec ce cher fardeau.

« Par malheur, dans mon émotion, j’avaisperdu cet empire sur moi-même qui m’était si nécessaire. Je nesavais plus la direction à suivre, j’allais à l’aventure etlentement, car une seule main me restait disponible pour agiter levase qui contenait le feu.

« Je souffrais le martyr, je sentais quele peu de vie qui restait à l’enfant que je portais s’en allait àchaque minute. Ma marche à travers l’herbier dans ces conditionsétait un véritable calvaire.

« Tout à coup, je sentis un baiser bienfaible sur mon front, le corps d’Eeeoys fut agité d’un longtressaillement, ses bras noués autour de mon cou se raidirent dansl’immobilité.

« Elle était morte.

« J’étais fou de douleur, je lui parlai,je l’embrassai, j’essayai de la ranimer ; j’aurais voulu,comme les thaumaturges antiques, lui infuser de mon soufflevital.

« Mais je vis bien que tout étaitinutile, les palpitations de la vie ne soulevaient plus sapoitrine.

« J’étais occupé de ces soins et j’avaisdéposé à côté de moi le vase de feu, sans souci des végétations quirecommençaient à m’enserrer, lorsqu’il me sembla entendre unricanement dans les profondeurs de l’herbier.

« En même temps, mon pot à feu allaitrouler très loin, éparpillant çà et là les charbons qu’ilcontenait, exactement comme si quelqu’un l’avait renversé d’un coupde pied.

« Posant à terre le corps de la petiteMartienne, qui avait été pour moi une amie si dévouée, je m’élançaireconquérir mon feu, ne songeant même pas à expliquer la bizarrefaçon dont il s’était renversé pour ainsi dire de lui-même.

« Je me jetai à plat ventre dans lesherbes ; mais au moment où j’allais le prendre, il m’échappades mains tout à fait inexplicablement, et comme si ce vased’argile eût été doué d’une volonté qui lui fût propre il pirouettasur lui-même comme pour me narguer et roula à quelques pas encore,se vidant des derniers charbons qui n’avaient pas été dispersés parle premier choc.

« En même temps, le rire ironique que jevenais d’entendre, retentissait encore, mais cette fois toutproche.

« Je frissonnai d’horreur maintenantj’étais en pleines ténèbres, enseveli sous les aérophytes et sidécouragé, que je m’étendis à terre, aux côtés d’Eeeoys, pour quela mort vint me prendre aussi.

« Je sentais que je n’aurais paslongtemps à attendre, je ne respirais plus qu’avec peine, au-dessusde moi l’ombre se faisait plus compacte, un moment vaincues, lesplantes reprenaient leur place ; l’entêtant et fade parfumm’envahissait le cerveau.

« En ce moment, je revis en une seconde,comme si j’en eusse dominé la perspective du sommet d’une montagne,tout le tableau de ma vie écoulée, avec ses luttes inutiles, sestragiques péripéties et… ses amours sans espoir…

La voix de Robert Darvel s’étaitlégèrement troublée. Son regard rencontra celui de miss Alberte,qui baissa les yeux, rougissante.

– Et tout cela, reprit-il, pour aboutir àune mort sans gloire, dans une planète inconnue ; comme jesongeais à mon étrange destinée, il me sembla qu’un fardeauopprimait ma poitrine, en même temps quelque chose de souple commeune couleuvre et d’agile comme une main, se nouait autour de moncou.

« Mon rêve de cette nuit !m’écriai-je ; les serpents…

« Depuis, j’ai pu me convaincre que moncauchemar avait été parfaitement réel ; mais en ce moment monimagination fut frappée ; ma vision nocturne m’apparutprophétique.

« J’essayai de me redresser, de merelever, de lutter contre les reptiles de l’herbier, – car jecroyais avoir affaire à des reptiles ; c’est à eux quej’attribuais la mort de mes compagnons – je ne pus faire le moindremouvement.

« Moitié de peur, moitié de suffocation,je perdis connaissance…

** * * * * *

« Quand je revins à moi, j’eus lasensation d’une atroce fatigue, d’une courbature générale ; enmême temps j’étais si affaibli que j’éprouvais la plus grande peineà rassembler mes idées ; le sentiment même de mon existence,la notion de ma personnalité étaient devenus vagues et brumeux. Jesavais à peine qui j’étais. Enfin, après de laborieux efforts,j’arrivai à me souvenir. Mais il demeurait dans ma mémoire unesolution de continuité, comme un grand trou noir.

« Je ne parvenais pas à me rappeler cequi s’était passé depuis le moment où j’avais été enlacé par lesreptiles de l’herbier jusqu’à celui où je me réveillai.

« Je regardai autour de moi. Je metrouvais dans une cellule exactement cubique, sans apparence deportes ni de fenêtres.

« Les parois étaient faites d’une sortede verre ou de cristal à demi opaque, semblable à celui qu’onemploie, comme pavage, dans les constructions.

« Je m’aperçus que ce verre était foré demilliers de petits trous, fins comme les plus fines aiguilles etqui laissaient entrer l’air sans pour cela me permettre de voir audehors. Mais ce qui me surprit plus que tout le reste, c’est qu’ily avait au centre de ma prison une grande jatte de verre, rempliede sang.

« Je fis toutes les suppositionspossibles, sans parvenir â deviner dans quel lieu je pouvais bienme trouver.

Chapitre 4LA TOUR DE VERRE

 

– Jusqu’alors, continua l’ingénieur, toutce que j’avais vu dans Mars ne s’écartait pas des hypothèsesvraisemblables, tous les êtres que j’avais rencontrés avaient, àpeu de choses près, leur équivalent sur la terre.

« J’avais couru de terribles dangers,mais il m’avait été impossible de lutter ; j’avais toujours pume rendre compte en peu de temps des ressources de mes ennemis etde leurs moyens d’attaque.

« Il n’en était plus de mêmemaintenant ; j’entrais dans le domaine de l’inconnu, j’étaiscomplètement dérouté, j’arrivais au seuil d’un monde mystérieuxdont j’ignorais tout et je comprenais que les moyens dont j’avaisusé jusqu’alors pour me défendre ne me seraient peut-être d’aucuneutilité contre ces nouveaux ennemis.

« L’aspect même de ma prison me prouvaitune civilisation avancée ; les plaques de verre perforé degrande dimension sont d’une fabrication assez compliquée, même dansl’état présent de l’industrie terrestre.

« Ce qui m’intriguait surtout, c’étaitcette coupe de sang fraîchement répandu que l’on avait placée prèsde moi. Voulait-on me forcer à le boire, ou n’était-ce qu’unhorrible symbole du sort qui m’était réservé ?

« Enfin, allait-on me garder longtempscaptif dans cette cage aux lignes géométriques où j’auraiscertainement fini par devenir fou ?

« Je m’assis à terre – il n’y avaitaucune sorte de siège dans ma cellule pour tâcher de réfléchir.

« J’essayai vainement de deviner commentje me trouvais là. Comme je l’ai dit, il y avait une lacune dans mamémoire ; depuis la mort d’Eeeoys, à laquelle je ne pouvaissonger sans un serrement de cœur, tout demeurait dans mon souvenircomme voilé d’une brume que mes efforts n’arrivaient pas àpercer.

« Je me contraignis à ne plus penser auxchoses passées, à étudier sans perdre de temps un moyend’évasion.

« Cela m’était d’autant plus difficilequ’ainsi que je l’ai déjà dit je ressentais une immense fatiguecérébrale, un accablement profond comme celui qui succède àl’ivresse spéciale causée par certains alcaloïdes, comme lahaschichine ou la morphine. J’attribuai cet état de choses auparfum des aérophytes ; mais je sentis que, peu à peu, cettetorpeur se dissipait sous l’influence de l’air vivifiant quelaissaient pénétrer les vitres perforées.

« Je fis plusieurs fois le tour de macellule, dont les dimensions étaient d’environ quatre mètres danstous les sens et qui formait un cube parfait ; mais siminutieux que fût mon examen, je ne pus découvrir aucune traced’ouverture, ni trappes, ni lucarnes, ni portes, ni fenêtresd’aucun genre.

« Les parois étaient d’une seule pièce etle verre demi opaque ne permettait de supposer aucune issuesecrète.

« Il fallait pourtant bien que je fusseentré par quelque endroit. J’auscultai le sol, qui était de la mêmematière que les murs ; il sonnait creux à tous les endroitségalement.

« Je me comparai à un insecte enfermédans une boite de carton, j’étais réduit à la même impuissance, etje n’avais pas comme l’insecte des mandibules pour essayer decreuser les murs à la façon des abeilles perceuses et deslime-bois.

« Je finis par m’aviser que je pourraispeut-être casser le verre des parois en me servant de la vasque quiétait également en verre.

« La vasque se réduisit en miettes, maisles parois, qui étaient d’une épaisseur considérable, ne furentmême pas entamées ; je ne réussis qu’à me faire une écorchureaux doigts et à m’inonder de sang.

« J’étais à la fois furieux et humilié.Rien n’était plus vexant pour mon amour-propre d’ingénieur, que deme trouver arrêté par une simple feuille de verre. La faim quicommençait à se faire sentir était un autre aiguillon qui eût dûstimuler mon génie inventif ; mais j’avais beau me creuser latête, je ne trouvais rien. Je restai plus de deux heures accroupidans un coin, comme un fauve dans sa cage.

« Enfin, à force de me tenailler lecerveau, l’inspiration tant attendue arriva. Je me souvins d’unevieille expérience dont notre professeur de cinquième nous amusaitautrefois à la classe de physique et que cet excellent homme – ununiversitaire de la vieille école – intitulaitpédantesquement : Moyen merveilleux de couper le verresans diamant.

« Voici comment je procédai : jeroulai en tampon un pan de ma robe de plume et je me mis à frotterénergiquement un coin de la muraille. Au bout d’un quart d’heure dece travail, la surface du verre était brûlante et mon tamponmenaçait de prendre feu.

« Alors, je projetai brusquement quelquesgouttes de sang sur la partie chauffée.

« Un léger craquement se fit entendre, lasoudaine rétraction des molécules avait amené une rupturepartielle, le verre était étoilé.

« Je recommençai l’opération à une autreplace, puis à une troisième et à une quatrième avec le mêmesuccès.

« Je suais à grosses gouttes, mais unespace suffisant pour me livrer passage ne tenait plus qu’en un oudeux points, il suffirait d’une forte poussée pour que le morceauentier se détachât et allât tomber au-dehors.

« Je m’arrêtai un instant pour medemander si je ne ferais pas mieux d’attendre la nuit pour sortir,la prudence me le conseillait.

« Le bruit du verre brisé pourraitattirer mes geôliers.

« D’autre part, je réfléchis que s’ilsvenaient me visiter ils s’apercevraient sans nul doute de matentative d’évasion. Je décidai de ne pas attendre et de m’en fierà ma bonne étoile.

« Je donnai donc un vigoureux coup degenou dans le morceau de vitre que cernaient les cassures, il tombasans faire autant de bruit que je l’avais craint, ce quej’attribuai à l’épaisseur du verre.

« L’air et la lumière entrèrent àflots.

« Je me hâtai de profiter de cette issueet, me courbant avec précaution pour ne pas me blesser aux anglescoupants, je me trouvai sur une plateforme de plain-pied avec lesol de mon cachot.

« J’étais au sommet d’un gigantesqueédifice, une tour de plus de cinquante mètres de rayon, construiteavec le même verre opaque que les murs de ma cellule.

« Quand je dis une tour, c’est plutôt unbâtiment circulaire qu’il faudrait dire, car l’intérieur étaitévidé et formait un immense puits dont je n’apercevais pas lefond.

« Une grande quantité de cellulessemblables à celle dont je sortais s’espaçaient régulièrement,formaient comme les créneaux de ce rempart géant.

« J’eus alors la curiosité de me rendrecompte du mode de fermeture de ces cachots. Comme j’aurais dû lesupposer, chaque paroi se déplaçait tout d’une pièce en glissantdans une rainure, et elle était maintenue en place par un simpleverrou d’un métal rouge et brillant comme le cuivre. On se fera uneidée de ce genre de porte à coulisse par celles qui séparent lescages des fauves, chez les dompteurs.

« Puérilement, je m’amusai à ouvrir descellules voisines de la mienne, toutes étaient vides et nues ;mais, au milieu de chacune, je retrouvai la coupe de sang.

« Dans un grand nombre, la coupe étaitvide et le sang desséché et bruni, mais j’en vis quelques-unes oùla coupe était encore à demi pleine, comme si avant son départ unhôte absent y avait trempé les lèvres.

« Puis je détirai mes membres avecdélice ; la tour de verre était deux ou trois fois plus vastecomme le Colysée et la plate-forme circulaire sur laquelle je metrouvais, et que d’ailleurs ne protégeait aucune balustrade, mesemblait d’une vastitude infinie.

« Un soleil ardent plongeait ses flèchesaiguës jusqu’au fond du gouffre central, d’où montaient des voixconfuses.

« Je me penchai vers l’abîme ruisselantde lumière et je comptai jusqu’à trente-neuf étages de colonnettestous d’une couleur différente ; chaque colonnette étaitséparée de la voisine par une niche profonde, un trou d’ombre, ettoutes les niches étaient exactement de la même dimension ;l’ensemble donnait l’effarante sensation d’un colossal rayon demiel aux alvéoles pareils.

« Au-dessous du trente-neuvième étage,les rayons du soleil n’arrivaient plus, l’ombre commençait,laissant deviner à l’infini d’autres étages semblables.

« Je me demandai avec une sorte deterreur si cette tour d’une épouvantable monotonie se prolongeaitainsi jusqu’aux entrailles de la planète et je cherchai vainementl’usage de ces niches profondes où l’on eût pu loger des millierset des centaines de milliers de statues.

« Les colonnes avaient toutes la mêmeforme, des fûts arrondis et sans aucun ornement, avec deux boulespour base et pour chapiteau.

« Les pâtes de verre qui les formaientétaient colorées violemment, ces boules et ces cylindresétincelaient comme de grosses pierres précieuses.

« Je ne pouvais me rassasier de leurcontemplation, leur étincellement m’hypnotisait, je dus me rejeteren arrière, je me sentais attiré par le gouffre éblouissant, secouéd’un frisson de vertige.

« Je me demandai encore quel pouvait êtrel’usage de cette infinité de niches ; ma supposition la plusvraisemblable fut que je devais me trouver en face de quelquecatacombe aérienne, de quelque vaste cimetière vertical ;chaque niche sans doute devait recéler le cadavre embaumé ou réduiten cendres d’un Martien des anciens âges.

« Pourtant bien des détails venaientcontrecarrer cette hypothèse… L’immense cirque n’avait pointl’aspect délabré des tombeaux où se plaisent volontiers les plantesamies des ruines ; aucune touffe parasite ne s’était agrippéedans les interstices ; le verre avait l’éclatante netteté deschoses neuves.

« Je n’essayai pas plus longtemps dedéchiffrer cette énigme que l’avenir, sans doute, résoudrait, jem’arrachai au charme fascinateur du gouffre et je regardai vers lacampagne que j’apercevais d’une énorme hauteur.

« Jamais plus étonnante perspectiven’avait frappé mes regards accoutumés aux merveilles.

« Une mer violette, aux lames crêtéesd’un rose vif, d’un rose de fleur de pêcher, déferlait doucementvers une côte profondément déchiquetée et qui de loin ressemblait àun amas d’éponges visqueuses, mêlées de buissons de corauxfantasquement tourmentés.

« Des fjords se creusaient, des capss’avançaient avec des formes de bêtes chimériques ou de plantes derêve et tout ce lointain, comme lavé d’une délicieuse couleurjonquille, se reflétait dans les vagues à peine émues de l’océanviolet.

« Très loin, une haute montagne auxflancs ventrus, au sommet effilé, se couronnait d’un cimier defumées rousses : c’était le premier volcan que j’eusse aperçudans Mars.

« Je ramenai mes regards vers lespremiers plans du radieux paysage : une douzaine de tours deverre exactement pareilles à celle au sommet de laquelle je metrouvais s’élevaient sur la mer violette, y formaient un archipeldiapré de toutes les couleurs du prisme.

« Je constatai alors qu’extérieurementles tours ne présentaient aucune ouverture ; c’étaient lesmêmes rangées de piliers et d’arcades, mais sans nichesprofondes.

« Leur structure me rappela lesportraitures de la tour de Babel, telles qu’on les trouve dans lesanciennes bibles de Royaumont.

« Je marchais de surprise en surprise,d’éblouissement en éblouissement.

« La tour où je me trouvais s’élevaitcomme ses voisines du sein des vagues, et je ne cherchai pas àcomprendre par quel prodige je m’y trouvais transporté.

Je voulus parcourir toute laplate-forme ; du côté opposé, c’étaient encore des tours etpour dernier horizon la mer violette, où, là-bas, une vapeurbleuâtre indiquait peut-être un continent.

« J’étais sous le charme de ce décord’une sérénité divine. Sans les tiraillements d’estomac que jeressentais, je n’eusse même plus songé à mes projets d’évasion. Lesilence le plus profond planait dans le calme de ce belaprès-midi : je n’avais vu ni entendu personne, nul geôlier nes’était mis à ma poursuite et je me demandais si tout cela n’étaitpas un rêve.

« Ce fut avec un soupir de regret que jem’arrachai à la contemplation du bel horizon mystérieux, pourrecommencer la lutte pour la vie et pour la science.

« Je fis une seconde fois le tour de laplateforme circulaire : la logique me disait que pourdescendre vers les étages inférieurs il devait exister quelqueescalier, quelque échelle, ou peut-être quelque ascenseur.

« En cela, je me trompais, la surfaceunie et lisse de la plate-forme semblait coulée d’une seulepièce ; s’il existait quelque trappe secrète, les joints enavaient été raccordés avec une subtilité qui échappait à la simplevision humaine.

« J’étais déçu, mais nullement découragé.Je sentais qu’il ne fallait pas attendre que la faim et la fatigueeussent achevé d’abattre mon énergie pour essayer de me sauver.

« Je pensai que, s’il m’était possibled’atteindre une de ces niches qui s’ouvraient immédiatementau-dessous de la plate-forme, j’aboutirais bien quelque part, cesouvertures ténébreuses devaient avoir une issue ; le toutétait d’y parvenir.

« Je ne fus pas longtemps à en trouver lemoyen.

« J’enlevai de sa rainure une des portesà coulisse qui fermaient les cellules et, en la brisant, j’arrachaile verrou de métal rouge.

« Je me trouvai ainsi en possession d’unebarre d’un demi-pied de long, dont je me servis pour creuser uneexcavation aussi profonde que possible dans le pavage vitrifié.

« Cela fait, j’enfonçai la barre dans letrou et je l’y assujettis solidement.

« Puis je déchirai un grand lambeau de marobe de plumes qui, je l’ai peut-être expliqué, était faite depeaux d’oiseaux artistement cousues ; je défis ces peaux, jeles tordis, je les assemblai et j’en fabriquai une cordeletted’environ deux mètres de long, dont j’éprouvai la solidité entirant dessus de toutes mes forces.

« J’attachai solidement cette corde à labarre de métal rouge et je me laissai glisser jusqu’à la nichesituée au-dessous.

« Le trajet n’était guère périlleux pourun homme habitué aux exercices physiques comme je l’étais, pourtantj’avoue que, quand je me sentis suspendu au-dessus du gouffrechatoyant, je fermai les yeux et j’eus besoin de toute ma volontépour ne pas céder à l’attirance du vertige.

« Sitôt que mes pieds frôlèrent le rebordde la corniche, j’y pris un point d’appui et, une minute après, jeme trouvai sain et sauf, entre deux éblouissantes colonnes de verreazuré. Je me reposai quelques instants après ce tour de force queje ne me serais pas senti le courage de recommencer.

« À ma droite et à ma gauche, setrouvaient deux coupes pareilles à celle que j’avais trouvée dansmon cachot et toutes deux étaient pleines de sang.

« Je ne voulus pas m’arrêter à cesinistre présage ; j’avais la joie de constater que lesprétendues niches étaient bien, comme je le croyais, les entréesd’autant de couloirs qui circulaient dans le massif de la tour.

« Je marchai donc hardiment dans lesdemi-ténèbres par une allée en pente douce qui, au bout de quelquespas, m’amena dans une autre galerie circulaire celle-là et suivanttout le contour de la plate-forme.

« J’ai parlé tout à l’heure dedemi-ténèbres, je me trouvais en effet baigné d’une clarté grisâtreet crépusculaire, les galeries n’étant éclairées que par le peu delumière extérieure que laissait filtrer le rempart de verre,c’était une clarté de limbes et de rêve, où les ombres des pilierstransparents se dessinaient en teintes atténuées, d’une délicatesseirréelle.

« Le sol de la galerie circulaire où jeme trouvais était aussi incliné en pente douce, il tournait toutautour du bâtiment en une spirale immense où venaient aboutir àchaque étage les couloirs qui venaient des niches.

« Je descendis, pendant des heuresinterminablement ; malgré moi, les vers de Baudelairechantaient dans ma mémoire :

Des damnés descendant sans lampe

D’éternels escaliers sans rampe…

« J’avoue d’ailleurs que ma curiositéétait si vivement excitée par cette étrange construction que je nepensais plus ni à la fatigue, ni à la faim qui me tourmentait.

« Enfin, j’atteignis un étage où uneinfinité d’autres galeries venaient se brancher perpendiculairementsur celle que je suivais et rayonnaient dans toutes lesdirections.

« L’éternelle spirale continuait encoreau-dessous et sans doute allait rejoindre le fond du gouffre dontje n’avais pu mesurer l’immensité.

« Malgré le désir que j’avais d’éclaircirle mystère de la tour de verre, je m’arrêtai, car à partir de cetendroit la galerie était plongée dans d’épaisses ténèbres.

« Le dirai-je ? J’eus peur que cettediabolique spirale n’en finît jamais, je me vis condamné àdescendre en tournoyant éternellement comme le damné duPoète.

« Les galeries latérales m’attiraientbien davantage ; à leur extrémité, je voyais briller une lueurtrès douce comme celle d’un feu lointain ; mais elles étaientsi nombreuses que mon embarras recommença. Je ne savais laquellechoisir et j’étais talonné par la peur de m’égarer dans unlabyrinthe inconnu.

« Après un moment d’indécision, je m’enrapportai au hasard et pris la première venue des galeries.

« Je descendis d’abord par une pente trèsraide, et au bout d’une vingtaine de pas je me trouvai arrêté parune porte de verre du même système de fermeture à coulisse quecelle de ma cellule.

« Je l’ouvris sans difficulté et, l’ayantfranchie, je me trouvai dans une haute salle, dont la vue m’arrachaun cri d’admiration.

« Par d’immenses panneaux, d’un verrecette fois limpide comme le cristal, et qu’encadraient des colonnesde métal rouge, un paysage sous-marin se déployait à perte de vue.Des bosquets de coraux blancs et roses alternaient avec de blondesprairies de varechs nageurs, de fucus, d’algues d’une variétéinfinie. Les splendides fleurs marines s’étalaient parmi destouffes vigoureuses, qui me rappelaient les luxuriantes végétationsde l’Afrique centrale.

« Quelques algues arborescentes portaientd’étranges fruits, pareils aux ananas et aux bananes des culturesterrestres.

« Il y avait des corolles aussi largesque cette Victoria Regina des marais australiens, dont la fleurmesure près d’un mètre.

« Des lianes d’une légèreté incomparable,d’un incarnat délicieux jetaient çà et là leurs festons.

« Ailleurs, une forêt de fucus géantsarrondissait des troncs de pourpre sombre, déployait comme desbanderoles de vastes feuillages couleur d’ambre qui frissonnaientau moindre remous de la vague.

« Mais ce dont je fus frappé, dans cepaysage merveilleux, ce fut de constater que ces végétaux marinsétaient disposés dans un ordre qui ne semblait pas dû auhasard.

« Des allées et des avenuesgéométriquement tracées aménageaient des percées dans cepaysage ; je me souviens encore d’un massif d’algues auxfeuilles rubanées, aux longues fleurs jaunes, qui offrait à peu dechose près l’aspect d’un champ de blé mûr.

« Certains buissons aux baies azuréessemblaient encore porter la trace des ciseaux de l’émondeur, enfin,les allées de sable rose étaient entretenues avec le plus grandsoin.

« Le paysage sous-marin offraitd’ailleurs une vive animation.

« De beaux poissons aux écailles d’azuret d’or se jouaient dans les algues ou filaient comme des éclairsde nacre entre les buissons de corail ; des crustacés bleusparmi lesquels je reconnus plusieurs congénères de celui quej’avais vu dans les premiers temps de mon séjour dans Mars,rampaient gravement sur le sol ; des méduses se balançaient,diaprées de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel.

« Je vis même des tortues, peudifférentes du caret et de la tortue franche dont nous tironsl’écaille, brouter les herbes avec la tranquillité de moutons aupâturage.

« Des congres sortaient lentement dedessous les buissons, avec l’allure sournoise des vipères, desraies poursuivaient des hippocampes.

« J’avais devant moi le plus vaste et leplus admirable des aquariums.

« J’étais profondément ému.

« Je comprenais que cette fois je metrouvai dans Mars. Tout ce que je voyais portait le signe d’unprogrès très avancé.

« J’oubliais en un instant les fauves etles sauvages auxquels j’avais affaire ; mon cœur battait plusvite, à la pensée d’être initié à cette intellectualitéinconnue.

« Ceux qui avaient créé sous les eaux dela mer ce parc merveilleux, ceux qui avaient construit la tour deverre ne pouvaient être que des hommes d’une hauteintelligence.

« Je ne m’étonnais plus maintenant qu’ilseussent respecté ma vie.

« J’étais tout enthousiasmé ; je nedoutais plus de l’avenir. Avec cette belle confiance que donne leculte d’une idée, j’étais sûr d’être bien accueilli par eux.

« J’apprendrais leur langage.

« Je les initierais à tout ce que jesavais, je leur apprendrais à connaître la Terre, je leur diraisl’histoire des races humaines et les destinées des peuples.

« Ce qui me frappait dans le spectacle decette vie sous-marine, c’est que je n’apercevais ni squales, nipoulpes, ni aucun des animaux dévorateurs qui sont les pirates desgrands fonds.

« Je contemplais avidement le magnifiquepanorama ; je me trouvais déjà amplement récompensé de toutesmes épreuves par ce spectacle, lorsqu’un être qui avait à peu prèsla forme humaine apparut au tournant d’une prairie de fucus.

« il était de petite taille, ses membresétaient courts et trapus, mais il ne manquait point d’une certainegrâce vigoureuse dans la démarche.

« Tout son corps était couvert d’unpelage sombre qui rappelait celui des loutres de mer et desphoques.

« Seuls, le visage et les mains étaientpapelonnés de petites écailles brillantes qui n’empêchaientnullement de distinguer les linéaments des traits et la blancheurde l’épiderme.

« Certaines maladies produisent desécailles semblables.

« Je me rappelai alors l’étrangeassertion d’un médecin danois au Moyen Age, au sujet d’une maladiede peau qui affecte les pêcheurs du nord dont la nourriture secompose exclusivement de poisson salé :

La lèpre – dit-il – n’est peut-être qu’unemaladie que parce qu’elle ne se passe pas dans un milieu aquatique,c’est simplement un phénomène naturel qui s’accomplit mal, elleindique que dans certaines conditions la face humaine est appelée àse couvrir d’écailles.

« Je demeurai longtemps pensif, car jepartage moi aussi cette théorie, que toute maladie n’est que leprélude d’une évolution nouvelle de l’homme vers un autre état plusparfait ou tout au moins différent.

« Jamais, au cours des passionnantesrecherches auxquelles mon existence a été consacrée, je n’avaisressenti un plus vif intérêt.

« Je ne me lassais pas de contemplerl’homme marin, et tous les détails de son anatomie extérieure sontencore présents à ma mémoire. Ses doigts assez longs et terminéspar de courtes griffes bleuâtres étaient réunis par une membranequi devait lui permettre de nager facilement, mais qui nes’étendait pas assez loin pour enlever à ces organes l’agilitéordinaire aux doigts humains.

« Les yeux bruns et clairs n’avaient riende l’expression de stupidité et de fixité que donne aux poissons lemanque de paupières ; ils reflétaient la beauté etl’intelligence comme ceux de beaucoup d’amphibies, dont Michelet anoté la ressemblance avec l’homme et qu’il suffirait de peud’efforts pour domestiquer.

« La bouche était petite et surmontée demoustaches retroussées, qui donnaient à l’être marin la vagueapparence d’un seigneur du temps de Louis XIII ; le frontbombé, le nez court et bien dessiné n’offraient aucune apparencebestiale.

« Je me demandai aussitôt grâce à quelleconformation il pouvait respirer et vivre sous la masse des eaux,sans être pourvu de branchies comme les poissons, ou sans allerrespirer à la surface, à la façon des mammifères amphibies.

« Je me souvins alors d’une vieillethéorie légendaire très en faveur près des médecins, encore un peualchimistes, du dix-huitième siècle.

« Avant la naissance, l’échange du sangveineux et du sang artériel se fait directement, sansl’intermédiaire des poumons, par un trou percé dans la cloisonmédiane du cœur et nommé trou de Botal[4]. Ce trou sebouche en quelques heures aussitôt que l’enfant a donné signe devie.

« On était autrefois persuadé qu’unnouveau-né, alternativement plongé dans l’eau tiède et dans l’air,garderait la faculté de respirer sous l’eau et dans l’air, que letrou de Botal ne se boucherait pas chez lui.

« Il existe d’ailleurs un exemplehistorique du fait. Le célèbre architecte anglais Lightwater, quidonna le plan – exécuté seulement cent ans après sa mort – dudessèchement du Zuyderzee, possédait la faculté de vivre dansl’eau ; le fait est attesté par de nombreux contemporains.

« Les savants officiels, sans se donnerla peine de faire aucune des expériences indiquées dans les vieuxauteurs, se sont amplement moqués de cette fantastiquehypothèse.

« Seul Berthelot, dont la bibliothèqueétait riche de plus de trente mille volumes d’alchimie et demédecine ancienne, avait réservé ce curieux problème, que sa mortne lui permit pas d’élucider.

« Le génial chimiste savait parexpérience que les plus incroyables légendes recèlent souvent unepart de vérité et il ne niait jamais rien au hasard.

« Il se plaisait à dire qu’il avaitretrouvé les principes de l’hydrostatique et ceux des machines àvapeur dans Héron d’Alexandrie, comme la pyrotechnie dans MarcusGraecus, et il ne rejetait jamais aucune opinion sans l’avoirmûrement examinée.

« Pour mon compte, je suis persuadé queles médecins du XVIIIe siècle ont eu raison et que rien ne seraitplus facile à l’homme que de vivre dans l’eau.

« N’en avais-je pas d’ailleurs, sous lesyeux, un vivant exemple ?

« Pendant que je m’abandonnais à cespensées, l’homme marin s’avançait lentement vers la cloison deverre derrière laquelle je me tenais tapi.

« Je remarquai alors qu’il tenait en mainune tige de métal rouge, légèrement recourbée vers le milieu, etsur laquelle il s’appuyait comme sur une canne.

« Avec son profil un, peu pointu, lepelage sombre qui couvrait son corps et ses moustaches effilées, ilme fit l’effet d’un énorme chat à face humaine.

« Il se retournait de temps en temps, ilregardait derrière lui comme s’il eût attendu quelqu’un.

« J’eus bientôt l’explication de cetteattitude un animal qui tenait à la fois de la loutre et du morse etqui pourtant avait, comme l’ornithorynque, un bec d’oiseau, lerejoignit en bondissant joyeusement.

« L’animal, l’instant d’après, s’avançaiten rampant, semblait quêter une proie, je compris que l’hommesous-marin chassait et que son compagnon lui tenait lieu dechien…

« Tout à coup, un grand poissoncartilagineux, de la même espèce que la raie commune, sortit dedessous un buisson de sargasses. La loutre s’élança, mais uneseconde trop tard, le squale fuyait de toute la vitesse de sesnageoires.

« Alors, l’homme lança la tige de métalcourbé qu’il tenait à la main.

« Sans effort apparent de la part duchasseur, l’arme décrivit une courbe, alla atteindre la proie etrevint se placer, pour ainsi dire d’elle-même, dans la main quil’avait projetée.

« Le squale était tombé mortellementfrappé, la loutre l’acheva de deux coups de griffe, et vint ledéposer aux pieds de son maître, comme eût pu le faire le plusdocile et le mieux dressé des terrestres épagneuls.

« Le chasseur ramassa la proie et laplaça dans un filet qu’il portait en bandoulière et qui me paruttressé avec les fibres de ce byssus dont on fabrique des étoffes enSicile.

« J’étais stupéfait de cette scène de lavie sous-marine que je surprenais, pour ainsi dire, sur le vif.

« Je me rendis compte alors que l’arme demétal devait être analogue, dans son mode d’action, à ce boomerangdes naturels de l’Australie, simple bâton qui revient vers celuiqui l’a lancé, après être allé frapper le but désigné.

« L’homme avait fait quelques pas dans madirection ; je vis que son filet renfermait déjà d’autrespoissons et de gros fruits pareils à des ananas et qui étaientproduits par un grand végétal au feuillage lilas, aux tiges raideset piquantes comme les cactus.

« Maintenant, il se rapprochait lentementde la vitre derrière laquelle je l’observais ; son visageexprimait une vive curiosité.

« Bientôt, nous ne fûmes plus séparés quepar l’épaisseur du cristal.

« Nous nous regardâmes silencieusementpendant une minute et tout à coup, sans que j’en pusse deviner laraison, l’homme marin parut en proie à la plus vive terreur.

« Il n’avait sans doute jamais vu d’êtrepareil à moi, tout son corps était agité d’un tremblement et il neparaissait pas comprendre les sourires et les signes amicaux que jelui faisais pour le rassurer.

« Finalement, il tourna les talons ets’enfuit.

« Je l’eus bientôt perdu de vue sous lesbosquets de la campagne sous-marine.

« Je demeurai quelque temps immobile à lamême place, perdu dans mes pensées.

« Mon étonnement grandissait à mesurequ’un peu plus de mystère de la planète se révélait à moi.

« Enfin, je résolus de continuer monchemin dans cette galerie qu’éclairaient de place en place lesgrandes baies de cristal donnant sur le fond de la mer.

Chapitre 5ARSENAUX ET CATACOMBES

 

Cette galerie était d’une longueurinterminable, et je compris bientôt qu’elle devait servir decommunication entre la tour que je venais de quitter et une decelles que j’avais aperçues du haut de la plate-forme ; je medemandais vainement la raison d’être de ces étrangesconstructions.

« Les paysages sous-marins que je voyaisse succéder présentaient une infinie variété.

« Là, c’était une véritable forêt auxfeuillages d’émeraude sombre, veinés d’azur, les troncs lisses etgluants, par endroits chargés de grappes de coquillages, et de groscrabes aux pattes velues les écrasaient de leurs pinces avant des’en repaître.

« Plus loin, c’étaient des jardins auxfleurs éclatantes, au-dessus desquels, comme un vol de papillons,frétillaient des milliers de petits poissons argentés.

« Ailleurs encore, une falaisesous-marine ouvrait ses grottes profondes, où je vis de loins’agiter une multitude d’êtres de forme humaine. Je pensai que jeme trouvais en présence d’une carrière ou d’une mine enexploitation.

« Partout je voyais la preuve que le fondde la mer était cultivé avec soin et régulièrement exploité.

« Je passai devant une sorte de parcdivisé en fosses profondes par des petits murs à hauteurd’homme ; dans chaque fosse, il y avait un crustacéressemblant à nos homards, mais beaucoup plus gros. Certainsatteignaient jusqu’à cinq mètres de long et leurs pinces devaientconstituer des armes redoutables, capables de couper en deux lecorps d’un homme avec les espèces de scies dont leurs mandibulesétaient armées.

« Tous ces monstres étaient enchaînéschacun dans son trou et j’aperçus un homme marin, semblable à celuique j’avais vu chasser, s’avancer vers eux pliant sous le poidsd’une grande corbeille remplie de poissons.

« Il allait à chaque fosse, jetant àchaque crustacé sa ration, je ne perdais pas un détail de cettescène, je voyais les antennes et les pinces se redresser àl’approche de la pâture attendue ; c’était là évidemment unesorte de parc d’élevage où les crustacés étaient engraissésméthodiquement jusqu’à ce qu’ils fussent devenus propres à laconsommation…

« À quelque distance de là, une prairie,dont la couleur était d’un beau vert myrte, renfermait plusieurscentaines de grosses tortues gardées par un berger armé d’unboomerang de métal rouge et secondé par deux loutres à longuesmoustaches qui lui tenaient lieu de chiens.

« Il s’occupait à remplir de coquillagesun petit panier dont il était muni, et il ne m’aperçut pas, malgrétous les efforts que je fis pour attirer son attention.

« Je n’étais pas au bout de mesétonnements.

« Après avoir dépassé le pâturage où ceberger sous-marin, qui eût fourni à quelque Théocrite martien lesujet d’une idylle, surveillait son paisible troupeau, je metrouvai tout à coup en présence d’un véritable village.

« Une centaine d’habitations aux toitsconiques étaient gracieusement éparpillées, parmi des bosquetsjaunes et bleus de grandes algues. Ce paysage était ravissantd’aspect.

« Les maisonnettes dont le toit pointu merappelait la forme de certains coquillages étaient construites avecdu corail rose ou blanc, et un grand nombre d’entre elles étaientrevêtues extérieurement de coquillages brillants.

« On eût dit une ville de nacre etd’albâtre endormie sous les flots. Des lamantins et des phoquesapprivoisés dormaient paresseusement au seuil des maisons.

« Les fenêtres étroites étaient munies devitres saillantes et bombées qui me parurent faites d’écailles detortue amincies. De beaux arbres de corail rouge disposés çà et làajoutaient à la grâce de l’ensemble.

« De place en place, étaient disposéesdes colonnes surmontées d’une vasque ; je ne pus deviner leurdestination ; je supposai, faute de mieux, qu’elles devaientservir à l’éclairage, et je me représentai, la nuit, l’aspectféerique de ce hameau endormi dans les profondeurs marines.

« D’ailleurs, à part les animauxfamiliers dont j’ai parlé, je n’aperçus aucune créaturevivante ; les habitants devaient être occupés au-dehors, à lachasse ou au soin de leurs cultures et de leurs troupeaux.

« Cependant, toutes ces merveilles qui sedéroulaient devant moi n’empêchaient pas les tortures de la faim dedevenir de plus en plus cuisantes et je ne voyais aucun moyend’arriver à les apaiser.

« Que n’étais-je conformé pour vivre etrespirer sous les eaux ! J’aurai brisé la vitre qui meséparait de ces riches campagnes sous-marines qui s’étendaientdevant mes yeux, j’aurais été demander l’hospitalité aux gens dubeau village de nacre et de corail, et je suis sûr qu’on ne mel’aurait pas refusée.

« Je ne savais véritablement à quel partime résoudre ; j’étais à peu près certain qu’à l’autre bout dela galerie que je suivais je trouverais une autre tour aussidéserte et aussi silencieuse que celle que je venais dequitter.

« Il fallait pourtant bien que leshabitants de ces singuliers palais finissent par se montrer,l’explication de ce mystère que j’avais voulu écarter de mon espritme hantait sans que j’arrivasse à la découvrir, j’avais beau memettre l’imagination à la torture, je n’arrivais pas à résoudre lelancinant problème.

« Je m’étais assis pour me reposer etpour réfléchir à ce que je devais faire, lorsque je découvris unearcade basse et profonde qui semblait conduire à un étage situéau-dessous de la galerie sous-marine.

« J’hésitais à m’engager sous cette voûteténébreuse, lorsque des profondeurs monta un strident éclat de rirequi me parut exactement le même que celui que j’avais entendu dansle marécage aérien.

« Ce rire aigu, dont l’accent n’avaitrien d’humain, m’épouvanta tout d’abord, je me sentis froid au cœuret mes jambes fléchirent à la pensée de me trouver en présence d’unmonstre plus terrible que tous ceux que j’avais rencontrés.

« Mais je ne tardai pas à surmonter cettefaiblesse, je m’encourageai à franchir la voûte sombre.

« Tout valait mieux que l’incertitude oùj’étais plongé, puis il était impossible que les êtres assezintelligents pour élever les magnifiques édifices que je voyaisfussent des brutes féroces. J’étais persuadé que je parviendrais àm’entendre avec eux.

« Ils m’avaient emprisonné, mais en sommeils ne m’avaient fait aucun mal. Peut-être n’étais-je pour euxqu’un animal curieux et inconnu qu’ils se proposaientd’étudier.

« Enhardi par ces réflexions, je meglissai avec précaution dans le couloir ténébreux et je descendisune pente très raide qui, comme dans les autres constructions de latour de verre, tenait lieu d’escalier.

« La difficulté de me guider dans cetteobscurité qui pouvait être hérissée d’embûches allait peut-être mefaire renoncer à mon projet, lorsque mes pieds heurtèrent depetites aspérités incrustées dans le sol, et à peu près du volumed’une noix.

« Au même instant, par l’effet d’unmécanisme inconnu, la voûte de la galerie s’éclaira d’une lueurtrès douce et suffisamment vive pour me permettre de reconnaîtrel’endroit où j’étais.

« Je demeurai quelques instants immobilede surprise, presque persuadé que j’avais abordé dans un royaumeenchanté et que la fée qui guidait mes pas venait d’éclairermagnifiquement ma route, au moment même où je déplorais le manquede lumière.

« Les murailles étaient du même verreteinté que j’avais vu dans tout l’édifice, mais la voûtereprésentait des animaux et des fleurs fantastiques, et c’étaitd’eux qu’émanait cette lueur que je ne saurais mieux comparer qu’àcelle qui rayonne des « mouches de feu » de l’Amériquecentrale.

« Je fis quelques pas en avant, à mesureque j’avançais, le plafond redevenait obscur, tandis que la clartése déplaçait, me précédant, entourant toute ma personne d’uneauréole rayonnante.

« Je compris bien vite que c’était lepoids même de mon corps agissant sur les contacts qui hérissaientle sol, qui produisait l’illumination qui m’accompagnait.

« Quant à la nature de la lumièreelle-même, je ne sais si elle était produite par certains gazphosphorescents ou due à des radiances spéciales à la planète.

« Porté par la déclivité de la galerie,je descendais toujours, et deux ou trois fois je me trouvai à descarrefours souterrains, où se croisaient d’autres couloirs. Je megardai bien de céder à la tentation d’obliquer à droite ou àgauche ; le seul moyen de ne pas m’égarer dans ce labyrintheétait de marcher en droite ligne.

« Brusquement, je débouchai dans unehaute salle, où s’alignaient à l’infini des statues raides ethiératiques, les unes taillées dans le porphyre rouge, les autresfondues dans un métal plus noir que le bronze, mais ocellé depoints d’or. Ces statues représentaient des oiseaux à face humaine,des crocodiles ailés, des dragons épineux et toutes sortes debêtes, d’une anatomie si capricieuse que je me demandais si ellesétaient dues à l’imagination de l’artiste, ou si elles avaientréellement existé dans la nature.

« Je me rangeai à ce dernier parti, enapercevant parmi ces effigies le Roomboo et l’Erloor, rendus avecune minutieuse vérité.

« Toutes ces statues de proportionsgigantesques et dont l’alignement se perdait dans les ténèbresavaient quelque chose de terriblement solennel, dont je fustroublé ; elles dardaient sur ma chétive personne leursprunelles de pierres précieuses avec une fixité implacable, commepour me dire « Tu ne pénétreras jamais le mystère dont noussommes les gardiens éternels, tu ne connaîtras jamais notresecret ! »

« J’avançais, mais d’un pas plushésitant.

« Il me semblait qu’au-delà du cercle delumière dont je marchais environné, les monstres de pierre et demétal se rapprochaient dans l’ombre comme pour me barrer le chemindu retour.

« Je toussai, le bruit me revint, aprèsavoir roulé d’écho en écho, répercuté par la sonorité d’autressalles que je devinais dans l’éloignement ; je crus que l’êtredont j’avais entendu le ricanement allait tout d’un coup surgir dederrière un des piédestaux et s’avancer vers moi.

« Je me trompais, cette salle grandiosedevait être abandonnée depuis des siècles, une brume de poussière yrendait indécis le contour des choses et recouvrait tout d’unesorte de givre.

« La contemplation de ce décor barbareavait quelque chose d’accablant ; je sentais peser sur moi lepoids séculaire des vieilles civilisations martiennes que, sansdoute, je ne connaîtrai jamais.

« J’étais cependant parvenu à l’autreextrémité de la rangée de statues géantes mais là une autre salles’ouvrait plus vaste encore que la première et peuplée des mêmesstatues à la hiératique raideur.

« Je regrettais de m’être aventuréjusque-là et pourtant une force secrète me poussait invinciblementen avant. J’avais d’abord marché plus vite, dans la hâte quej’avais d’arriver à l’extrémité des interminables salles,maintenant je courais.

« Entouré du nimbe que chacun de mes pasallumait à la voûte, je devais ressembler à un météore errant dansles ténèbres.

« Un vertige s’emparait de moi :après les deux salles dont j’ai parlé, j’en trouvai d’autres, puisd’autres encore, c’était une vraie ville souterraine que jeparcourais, aussi vaste sans nul doute que le gigantesque palaisd’Angkor ou certaines ruines de l’ancienne Égypte.

« Il avait fallu certainement des sièclespour creuser sous la mer toutes ces salles immenses.

« Je m’arrêtai enfin, désespérant detrouver jamais la dernière salle.

« Fatigué et affamé, je ne savais à quoime résoudre, j’avais autant de répugnance à revenir sur mes pasqu’à pénétrer plus avant.

« La découverte d’un portique qui donnaitaccès à un autre étage souterrain dissipa mon incertitude, jedescendis encore.

« Les salles où je me trouvais alors necontenaient plus aucune statue, elles ressemblaient plutôt à desmagasins : la première que je visitai renfermait des milliersde jarres de verre hermétiquement bouchées et empilées les unes surles autres ; la suivante était pleine de ballots grossièrementficelés dans une substance qui me parut être de la peau de poissontannée par un procédé spécial.

« À la vue des jarres, j’avais poussé uncri de joie. L’idée que je me trouvais dans un des docks ou desmagasins d’approvisionnement du peuple inconnu dont j’étaisprisonnier, me rendait tout mon courage.

« Je déplaçai avec effort un des grandsvases de verre et n’ayant pas d’autre moyen de l’ouvrir car lecouvercle en était assujetti par des cordes et bouché par surcroîtavec une sorte d’asphalte je le laissai tomber d’assez haut pour lecasser.

« Il s’en échappa une masse de grainsallongés et qui ressemblaient pour la forme à des grains de maïs.J’y mordis sans la moindre hésitation, et je reconnus avec joie queleur goût féculent et un peu sucré n’avait rien de désagréable.

« Je me rassasiai avidement de cettemanne inespérée. J’étais sûr, du moins, de ne plus souffrir de lafaim.

« J’aurais pu vivre plus d’un an avec ceque renfermait cette unique salle et je devinais que ces vastessouterrains devaient contenir d’autres provisions.

« Une fois réconforté, je continuai mesrecherches, en commençant par les ballots ficelés avec des peaux.Ils contenaient des poissons desséchés ; mais oubliés là sansdoute depuis des années et des années, ils étaient devenus si dursqu’il eût fallu une hache pour les entamer.

« Je me hâtai de passer dans la sallevoisine. Là, c’était un entassement énorme de troncs cylindriques,je pensai d’abord avoir découvert une réserve de bois à brûler, ungigantesque bûcher. En examinant de plus près ces troncs, je visqu’ils appartenaient à un végétal de la nature du bambou, et qu’ilsétaient sciés à l’endroit des nœuds, de façon à former des tonneauxallongés. J’en pris un et j’arrivai, avec mes ongles, à arracher lacire qui le bouchait, puis je renversai dans le creux de ma mainquelques gouttes de liquide.

« Je flairai avec méfiance, la liqueurexhalait une odeur de fruit mûr, cela sentait à la fois l’ananas etle citron, la framboise et la goyave. Il eût été difficile que desi rassurants parfums eussent caché une substance vénéneuse ;puis il n’était guère vraisemblable qu’on eût fait d’un poison unesi ample provision.

« Cette raison me décida. Je goûtail’élixir inconnu, sa saveur était proche de celle du vin d’Espagneou de Sicile, où l’on eût fait macérer des fleurs et des baiesaromatiques, avec pourtant un arrière-goût d’éther quim’avertissait du danger qu’il y aurait eu, sans doute, à abuser decette boisson.

« Je me contentai d’en humer quelquesgorgées et je ressentis presque aussitôt un bien-êtreincroyable.

« Ma fatigue avait disparu, mondécouragement s’était envolé et j’étais disposé à envisager touteschoses sous un angle propice.

« Aucun breuvage terrestre n’avaitproduit en moi un aussi puissant réconfort et ce qu’il y avait departiculier dans l’effet de ce tonique c’est que je n’éprouvais nila gaieté excessive, ni les chaleurs de la face et le légerdésordre dans les idées qui suivent la dégustation des vinsgénéreux.

« J’étais parfaitement calme,parfaitement lucide, et cela à un tel point que je repassai, pourainsi dire, dans ma mémoire tous les incidents qui avaient marquéces derniers jours, afin de ne pas l’oublier.

« Puis, tout à coup, j’éprouvai unimpérieux, besoin de grand air et de fraîcheur.

« Déjà, à plusieurs reprises,l’atmosphère de ces souterrains m’avait paru accablante et lourde,maintenant elle me semblait irrespirable, dénuée de l’oxygèneindispensable.

« Certain de retrouver quand je voudraisl’arsenal de vivres que j’avais découvert, je remontai à la salledes statues, puis à la galerie sous-marine.

« Je fus surpris de la trouver plongéedans une obscurité profonde. Sans que j’y prisse garde, la nuitétait venue, sans doute depuis longtemps, et la galerie sous-marinen’était pas munie, comme celles que je venais de parcourir, devoûtes resplendissantes dont mes pas déclenchaient automatiquementl’éclairage.

« Je demeurai indécis, je ne m’étais pasencore préoccupé de la façon dont je passerais la nuit ; toutbien considéré, la galerie sous-marine était trop froide, lessouterrains trop malsains, je me dirigeai vers la tour de verre,décidé à choisir pour chambre à coucher une des niches profondesdont j’ai parlé. Malgré l’obscurité, il ne m’était pas possible dem’égarer puisque je n’avais qu’à marcher en droite ligne.

« Une douce lueur émanait des profondeursde la mer endormie, et quand je repassai devant le village decorail, il me parut entouré d’un halo de phosphore jaune et bleu,on l’eût dit dessiné sur le fond ténébreux en lignes d’un feu pâle,dont j’admirai longtemps la caressante magie.

« Les forêts d’algues et les champs queje longeai ensuite n’étaient pas, non plus, entièrement livrés auxténèbres. Les animalcules et les végétaux lumineux y créaient unesorte de clair de lune aux molles ombres bleues, et c’était étrangeque cette clarté qui rayonnait des plantes et des bêtes, laissaitles lointains ensevelis dans la nuit.

« Toute cette campagne, d’ailleurs, étaitsilencieuse et paisible, la mer était déserte : les poissonsendormis dans les algues et les crustacés dans les trous desrochers.

« C’est à peine si, avant d’atteindre latour de verre, j’entrevis une grande masse noire, aux largesprunelles de feu liquide, filant rapidement entre deux eaux.

« La vision s’effaça promptement dansl’ambiance ténébreuse, je ne pus distinguer si c’était un grandsquale ou un de ces mimétistes qui m’avaient fait autrefois sigrand-peur.

« Je me retrouvai maintenant dans lagrande spirale qui devait me conduire au sommet de la tour.J’aurais pu tout aussi bien dormir dans une des niches les moinsélevées ; mais une puérile curiosité me ramenait vers lesommet, je voulais voir si la corde qui m’avait servi à descendrede la plate-forme était demeurée en place.

« Je gravis donc l’interminable circuit,mais il me fut impossible de retrouver la niche par laquellej’étais descendu.

« Après l’avoir vainement cherchéependant quelque temps, je me décidai à m’établir le plusconfortablement dans la première venue de ces anfractuosités toutespareilles, toutes pourvues de leurs vasques remplies de sang.

« Je m’accotai contre le rebord élevé quis’étendait entre les deux colonnes de verre et séparait les nichesde l’abîme central, et je découvris dans un coin un amas d’unesubstance que je pris d’abord pour du coton, mais qui, aprèsexamen, me parut être de l’amiante en filaments déliés ou peut-êtrede la soie de verre.

« Je m’en fis un oreiller suffisammentmoelleux et je me préparai à dormir ; l’esprit assiégé demille pensées, je contemplai longtemps les arcades infinies de latour sur laquelle Phobos et Deïmos déversaient leurs magiqueslueurs, prêtant aux colonnes irisées des transparences vaporeuses.Les étoiles scintillaient dans le ciel pur, et je me demandaisparfois si tout cela n’était pas une hallucination, si je n’étaispas devenu fou, si pendant que mon âme errait astralement dans Marsmon corps ne gisait pas chargé de chaînes, dans le cabanon dequelque « lunatic-asylum » ou dans les cryptes secrètesd’un temple hindou.

« Mais je reportai mes regards vers leciel, je reconnus la géométrie familière des constellations, etj’aperçus enfin la Terre, comme une petite tache de lumière effacéeet honteuse dans la moisson resplendissante des astres…, la Terreoù se trouvait tout ce que j’aimais au monde !…

Robert Darvel s’était arrêté, la voixchangée. Miss Alberte et lui avaient échangé un regard chargé de lapassion la plus pure et la plus profonde. Ce fut avec un légertremblement que l’ingénieur continua :

« Comme je demeurais plongé dans cettecontemplation, j’entendis à deux pas de moi un battement secd’ailes d’insecte et, presque aussitôt, avant que j’eusse eu letemps de me mettre en défense, je fus saisi par des doigts sinueuxet ondoyants comme autant de serpents – les mêmes qui s’étaientattaqués à moi dans le marécage aérien – et je fus réduit àl’impuissance.

« Tout mon sang se figea d’épouvante, jecrus, cette fois, l’heure de ma mort arrivée.

« Mais mon adversaire, dont je ne pouvaisdistinguer la forme dans les ténèbres, se contenta de me rejeterassez brutalement dans le couloir en spirale où je restai étenduplus mort que vif.

« Je n’osai plus faire le moindremouvement et je sentais mon cœur battre à grands coups sourds. Jerestai longtemps ainsi.

« Puis j’entendis le même battementd’ailes, suivi d’un bruit de liquide remué, d’une sorte debarbotement.

« Je compris que mon ennemi sedésaltérait au sang des vasques et qu’il se couchait sur l’oreillerd’amiante à la place d’où il venait de me chasser.

« Je me rassurai petit à petit, je reprisassez de courage pour me lever et je descendis éperdument deux outrois étages.

« J’étais haletant, épouvanté, hors demoi.

« Je n’osai me risquer à dormir dans uneautre niche, de crainte d’une agression semblable.

« Je me couchai dans la galerie enspirale et j’essayai de dormir. Je finis par céder ausommeil ; mais, toute la nuit, mon repos fut troublé par desrêves effrayants.

« Vingt fois, je me réveillai, la sueurde l’angoisse au front, croyant distinguer, parmi la plaintemurmurante de la mer qui battait la base de la tour, desfrôlements, des fuites rapides et ces ricanements d’une noteatroce, entendus déjà et auxquels je me reprochai de n’avoir pasprêté assez d’attention.

« Le jour vint enfin ; dès que j’yvis assez clair, je remontai vers les étages supérieurs, poussé parune sorte de courage désespéré et bien décidé, cette fois, à metrouver face à face avec ces mystérieux ennemis.

« Je visitai un grand nombre deniches ; toutes étaient vides, mais les fibres d’amiantegardaient une empreinte arrondie, et la plupart des vasques étaientà sec.

« Je n’y comprenais rien ; je metrouvais en présence d’une énigme déconcertante, comme un prince delégende, prisonnier dans quelque château des fées, où il est servià souhait, sans apercevoir aucun serviteur de chair et de sang.

« Ce jour-là, je le passai presque enentier dans la galerie sous-marine, dont j’aimais les calmesperspectives, les paysages indécis et flous.

« Je n’osais plus pénétrer dans la tourde verre, et je gardais encore l’abominable frisson de ces longsdoigts tièdes, à la fois souples et robustes, qui m’avaient enserréet jeté dehors avec une si dédaigneuse rapidité.

« Une semaine se passa ainsi dans descraintes perpétuelles, mais sans une minute d’ennui. J’avaisentrepris d’explorer le palais souterrain et je faisais à chaquepas des trouvailles surprenantes.

« Tout un peuple avait amassé dans cescavernes les richesses des siècles abolis. Je visitai des arsenauxdont les trophées étaient forgés de métaux inconnus ; je merappelle certaines haches à quadruple tranchant, dont la lame,d’une belle couleur émeraude, ressemblait à de l’or vert.

« Je vis aussi du cuivre, de l’or et dufer, mais en très petite quantité ; en revanche, un métal trèsrare dans les exploitations terrestres se trouvait là enabondance : l’iridium aux magnifiques reflets changeants.

« Il formait des globes intérieurementgarnis de pointes acérées et qui se divisaient en hémisphèresréunis par une charnière et dont je ne pus deviner l’usage.

« Il y avait encore des cisaillesbarbelées, des filets immenses tressés avec des fils d’un métalazuré et dont chaque maille était garnie d’un crochet recourbécomme un hameçon.

« Je me demandais si tous ces instrumentscompliqués et barbares étaient des armes, des outils ou desinstruments de supplice, et je restais parfois des heures àchercher quels étaient les êtres qui avaient bien pu faire usage detout cet étincelant bric-à-brac et l’entasser dans cette crypteplus vaste qu’une ville.

« Je n’osais même toucher à ces objetsqu’avec précaution. Une fois j’avais trouvé un disque d’argentpercé de trous qui pouvaient avoir à peu près le diamètre dupoignet, et j’avais imprudemment mis le doigt dans un de cestrous.

« Brusquement, un ressort intérieur sedéclencha, une lame, rabattue, vint obturer l’ouverture, je faillisavoir le doigt coupé. Cette aventure m’avait rendu circonspect.Pourtant je m’appropriai, pour ma défense personnelle, une hached’or que je passai à ma ceinture et une sorte de lance d’iridium, àpointe d’argent, dont la pesanteur et l’acuité faisaient une armeredoutable.

« Mais il me faudrait un jour entier pourdécrire, même sommairement, les énormes magasins de provisions,d’ustensiles et d’objets de toutes sortes qui remplissaient lescatacombes sous-marines…

« Cependant, à divers détails, une chosem’apparut évidente : c’est qu’il y avait des siècles et dessiècles que tout cela avait été abandonné. Je pensai que tout unpeuple avait dû autrefois être exterminé par les actuels habitantsde la tour de verre, mes geôliers encore inconnus.

« Une découverte qui me fit grandplaisir, ce fut celle d’une salle pleine de coffrets d’un boisrougeâtre comme le cèdre, dans lesquels se trouvaient régulièrementpliées toutes sortes d’étoffes.

« Elles étaient tissées avec des fibresdont j’ignorais la nature, mais quelques-unes avaient la souplessede la soie ou la mollesse des cotonnades.

« Quand je voulus les déplier, un certainnombre tombèrent en poussière comme ces étoffes d’une spécieuseintégrité que l’on retrouve dans les fouilles d’Herculanum ou dePompéi et qui s’effritent sous les doigts.

« D’autres étaient parfaitementconservées, entre autres certains tissus de plumes, bariolés decouleurs voyantes, dont je me servis pour renouveler mes vêtementsqui se trouvaient en assez fâcheux état.

« Je croyais avoir trouvé un magasind’habillement ou un musée de costumes, mais je ne tardai pas àm’apercevoir de mon erreur. Toutes les pièces d’étoffes que jevoyais étaient de forme carrée ou triangulaire, et elles étaientbrodées ou coloriées de dessins représentant différentes scènes.C’était une bibliothèque ou un dépôt d’archives qui eût fait lajoie de plusieurs académies.

« Certainement, une part importante del’histoire de la planète se trouvait retracée là.

« Je tournais et retournais les précieuxtissus qui tous offraient sur un fond sombre, bleu ou vert, descaractères de couleurs plus voyantes jaune clair ou rougevit :

« Ces caractères, comme ceux deshiéroglyphes égyptiens et ceux de l’écriture chinoise ancienne,étaient idéographiques, c’est-à-dire qu’ils représentaient, enimages sommaires, les objets qu’ils désignaient. Il m’eût fallu desannées de travail pour arriver à déchiffrer ces signes ; jecompris que ce serait folie de le tenter.

« Pourtant, il y avait, dans ces pagestissées qu’une à une je retirais des coffres parfumés, des scènesqui me paraissaient presque intelligibles et qui me donnaientlonguement à réfléchir. Je vis la représentation, grossière maisexacte, d’un Erloor se précipitant sur un de ces hommes desmarécages qui, peu de jours auparavant, étaient encore messujets ; mais un autre tableau me montrait un Erloor dévorélui-même par un être que je n’avais jamais vu dans Mars et quiétait formé uniquement d’une tête énorme et de deux ailes ;sur une troisième figure, ce monstre était à son tour happé par unemasse informe d’une grandeur hors de proportion avec les autrespersonnages.

« Ainsi, comme sur la Terre, les êtres nesubsistaient qu’au prix du carnage et de la destruction des uns parles autres.

« Cependant, le temps s’écoulait et rienne paraissait devoir modifier ma situation.

« En suivant la galerie sous-marine,j’avais atteint une autre tour de verre, mais elle était siexactement pareille à la première, que je ne crus pas devoir envisiter une troisième.

« D’ailleurs, c’était toujours le mêmesilence de mort, rarement troublé par des frôlements ou ces riresaigus qui me faisaient si grand-peur.

« Mes espérances de revoir la Terre, ouseulement de pouvoir faire connaître ma situation à mes amis delà-bas, s’évanouissaient une à une ; j’étais hanté par lacrainte de mourir là, loin de ceux qui m’étaient chers, sanspouvoir même leur apprendre les résultats de ma merveilleuseexploration.

« C’est alors qu’il se produisit un faitqui devait avoir sur ma destinée une importance singulière.

« Dans mes investigations souterraines,j’avais atteint une rangée de cryptes que je supposais être lesdernières. Celles-là n’étaient pas revêtues de parois vitrifiées,et la lumière des voûtes n’en éclairait pas les ténèbres ;elles étaient creusées à même le roc vif, une sorte de granitrougeâtre à grain très fin ; l’accès en était défendu par uneporte de métal que j’avais eu quelque peine à ouvrir à l’aide debarres et d’autres outils trouvés dans l’arsenal.

« Ces circonstances n’avaient faitqu’aiguillonner ma curiosité ; mais je ne pouvais songer àexplorer ces cryptes à tâtons. Il me fallait d’abord fabriquer unebougie, une lampe ou quelque chose de pareil.

« J’y réussis sans peine à l’aide de lacire qui bouchait les tonneaux et que je pétris entre mes doigtspour la ramollir ; puis je la fis adhérer autour d’une mèchede coton arrachée à un lambeau d’étoffe. Restait à l’allumer et jen’en voyais guère le moyen.

« J’essayais d’abord de faire du feu à lamanière des sauvages en frottant énergiquement l’une contre l’autredeux planchettes enlevées aux caisses, mais j’ignorais que pourréussir dans cet exercice de patience il fallait se servir d’unmorceau de bois tendre et d’un dur ; peut-être aussimanquai-je de persévérance.

« Quoi qu’il en fût, je ne réussis qu’àme mettre en sueur. J’y renonçai et je finis par trouver un autremoyen.

« D’un coup de ma hache, je détachaid’une muraille un éclat de verre transparent et, à force de l’useret de le polir, j’arrivai à lui donner à peu près la forme d’unelentille.

« Me plaçant à l’entrée d’une des niches,dans un endroit bien exposé au soleil, j’allumai une de mestorches, car j’ai omis de dire que j’en avais fabriqué plusieurs,et tout fier de ce résultat je descendis aussitôt vers les sallessouterraines dont les détours commençaient à m’être familiers.

« En un quart d’heure, je parvins à lacrypte de granit, impatient des merveilles que je supposais qu’ellerenfermait.

« Ma stupéfaction fut grande de netrouver dans cette catacombe qu’un amas de sphères volumineuses etd’un brun rougeâtre régulièrement empilées par tas égaux, comme lesboulets d’un parc d’artillerie.

« Je les examinai de plus près, ellesétaient ocellées de taches vertes comme certains grès flammés.

À ce moment, l’attention des auditeurs deRobert Darvel était si profonde qu’ils étaient comme suspendus àses lèvres. On n’entendait dans le silence que le grattement dustylographe de Frymcock sur la page blanche.

« D’un coup de hache, je fendis une deces sphères, l’intérieur était blanc et sillonné par des tubes deverre rouge qui, cassés, laissait échapper une liqueur épaisse etpuissamment aromatique… Enfin ces sphères étaient exactementpareilles à celle d’où vous m’avez extrait…

– Mais, interrompit Ralph Pitcher,incapable de contenir plus longtemps la fièvre de curiosité qui ledévorait, qu’y avait-il dans l’intérieur ?

– Devinez !… Un Erloor recroquevilléen forme de momie comme je l’étais moi-même et qu’à sa rigidité, jepris pour un cadavre.

« J’étais au comble del’étonnement : n’avais-je pas vu de mes propres yeux dans lacaverne des monstres le charnier qui était en quelque sorte leurcimetière.

« Je finis par m’expliquer la chose ensupposant que les anciens peuples qui avaient creusé cette crypteavaient embaumé des Erloors, comme jadis les Égyptiens embaumaientles ibis, les chats et les crocodiles.

« Je poursuivis mon chemin par lescouloirs de cette nécropole d’un nouveau genre, réfléchissant àquoi pouvaient servir ces tubes remplis de liquides. J’adoptail’explication la plus simple en les supposant remplis de quelquepréparation antiseptique destinée à assurer la conservation ducorps.

« Comme vous l’avez vu par mon propreexemple, je me trompais du tout au tout.

« Le liquide des tubes, saturé d’oxygène,renferme aussi les azotes, les carbones et les autres substancesnécessaires à la vie et, si j’en avais la formule, que je nepossède malheureusement pas, l’existence humaine pourrait êtrepresque infiniment prolongée.

« Le liquide est absorbé par la peau etfournit à l’organisme le peu de matériaux réparateurs nécessaires,quand l’individu est plongé dans une sorte de sommeil cataleptiqueet que les battements du cœur sont arrêtés.

« Les pilules qu’absorbait Phara-Chibhavant de se faire enterrer vivant doivent avoir une certaineanalogie avec ce liquide… Mais passons, c’est là un point que je meréserve d’élucider plus tard.

« L’absorption par la peau a l’avantagede ne pas forcer l’estomac à fonctionner, ce qui serait impossibledans l’état de catalepsie, et l’on peut très bien être alimenté decette façon. N’a-t-on pas calmé la faim de certains malades par desbains d’un bouillon spécial ?

« L’Erloor que j’avais extrait de sonbloc était donc certainement encore vivant, mais je n’ai pu devinerla raison de cette espèce d’embaumement. N’était-il là, lui et lesautres, que comme provision de nourriture vivante, facile àconserver en cas de siège ou de famine ? Les gardait-on aucontraire pour témoigner des âges disparus ? Je n’ai pu lesavoir.

« Tout en réfléchissant, j’étais arrivé àune autre région des cryptes, où les piles de sphères s’étendaientà perte de vue, mais cette fois, elles étaient moins volumineuseset de couleur verte.

« J’en cassai une au hasard, les tubesrouges disposés de la circonférence au centre comme les piquantsd’une châtaigne s’y trouvaient bien, mais à ma croissante stupeurl’intérieur était vide. Je cassai une seconde sphère, elle étaitcreuse également, et il en fut de même d’une troisième et d’unequatrième.

« À ce moment, j’entendis l’aigu etsinistre ricanement presque à mon oreille. Je me retournai, il n’yavait personne, j’étais seul dans la morne crypte des momiesvivantes.

Chapitre 6LE CASQUE D’OPALE

 

Robert Darvel s’était arrêté, on eût dit qu’ilhésitait, qu’il se passait en lui une lutte et qu’il y avait desparties de sa relation qu’il eût désiré ensevelir dans l’oubli.

– Vous êtes fatigué ? demandadoucement miss Alberte.

« Peut-être voudriez-vous prendre un peude repos ?

– Jamais de la vie, s’écria Pitcher ensautant sur son siège avec une vivacité toute juvénile, j’espèrebien que Robert ne va pas nous « laisser en plan » àl’endroit le plus palpitant !

– Je ne suis nullement fatigué, ditRobert en souriant, et je n’ai nulle envie de frustrer votrelégitime curiosité ; mais ce qui me reste à vous dire dépassetellement la norme des hypothèses humaines que, malgré moi, je suisdemeuré hésitant.

« Tous ceux qui ont écrit sur leshabitants des planètes sont partis de données terrestres, qu’ilsont plus ou moins modifiées au gré de leur imagination, et,parfois, de leur ironie ; ce que j’ai à raconter – ce que j’aivu – est tout à fait en dehors – et au-delà – des plus chimériquessuppositions.

« C’est un grandiose et monstrueuxcauchemar comme un rêve de l’Apocalypse, vu à travers l’imaginationd’un Edgar Poe…

– Nous vous écoutons, murmura missAlberte, d’une voix presque implorante.

Les paupières mi-closes, le regard comme perduvers les surhumaines visions de la planète rouge, Robert Darvelcontinua après s’être recueilli un instant :

– Je vous ai dit quelle sensationd’invincible terreur produisait en moi ce rire aigu, dontl’intonation avait quelque chose de surnaturel.

« Je crois, moi qu’il n’y a point desurnaturel.

« Ce que nous appelons ainsi est fait denotre ignorance et de notre faiblesse ; il y a seulement deschoses que nous ne savons pas ou que nous ne comprenons pas.

« Tout ce que nos sens et notreintelligence peuvent percevoir doit s’expliquer ou notre existencemême serait une ridicule et monstrueuse absurdité !

« Je me remis peu à peu de la terreurinvincible que me causait ce ricanement dont je n’avais jamais pudécouvrir l’auteur et je poursuivis mon chemin, après m’être assuréqu’il me restait encore trois de mes torches de cire.

« À l’extrémité de la galerie des sphèresvertes, je me trouvai arrêté par une grille massive, les barreauxétaient de véritables colonnes, et ils étaient si rapprochés qu’ilm’était impossible – si maigre que je fusse devenu de passer autravers.

« Le métal, très oxydé, était d’un brunsombre ; mais en le grattant avec le tranchant de ma hache jeconstatai qu’à l’état de neuf il devait être d’une éclatantecouleur vermeille.

« J’y portai quelques coups de hache,plutôt par acquit de conscience ou par je ne sais quel gestemachinal – ce qu’on appelle « acquit de conscience »n’est souvent pas autre chose – que dans le réel espoir defracasser les robustes barres.

« J’eus la surprise de voir la grillecéder avec un craquement et s’effriter tout entière, comme si ellen’eût été formée que de traverses de bois pourri.

« Je réfléchis bien vite que l’effet dutravail de la forge qui donne aux métaux une contexture fibreuse,très résistante, se détruit promptement à la suite de chocs répétésou simplement au bout d’un temps plus ou moins long.

« Les molécules métalliques un momentresserrées par la violence du martelage ne tardent pas à reprendrel’état cristallin, et leur fragilité devient alors extrême.

« N’est-on pas obligé de remplacer, aubout d’un délai très court, les essieux des locomotives qui netarderaient pas à se rompre d’eux-mêmes ? Et ce sont lesmétaux les plus durs qui, à la longue, deviennent les pluscassants.

« Les barres que je venais de briser etdont j’examinai les débris ne constituaient plus qu’une croûteoxydée par l’humidité des siècles, et dont l’apparence seule étaitdemeurée imposante.

« Aussitôt après la grille, un largepuits se creusait, d’où montaient de nauséabondes bouffées.

« Ma torche levée au-dessus me montra lesparois munies d’anneaux scellés à distance égale, comme pourfaciliter la descente.

« Je n’hésitai pas. J’attachai, d’unbandeau improvisé avec un pan de ma robe, mon flambeau au-dessus demon front et, après avoir éprouvé la solidité des anneaux, jecommençai à descendre.

« Plusieurs fois la fétidité marécageusedu fond me souleva le cœur jusqu’à la nausée ; jem’obstinai.

« Il y avait un quart d’heure que jem’enfonçais dans ces puantes ténèbres sans paraître plusavancé ; la fatigue commençait à se faire sentir et je medemandais si j’aurais la force de remonter et si la lumière de matorche durerait assez de temps pour m’éclairer.

« Au bout d’une demi-heure de cetteingrate gymnastique j’étais complètement découragé et j’allais medécider en maugréant à remonter vers les galeries supérieures,quand mes pieds ne rencontrèrent plus d’anneau à la placeattendue.

« J’apercevais devant moi une mareboueuse qui devait être le lit à demi desséché d’un fleuve ou d’uncanal souterrain.

« Dans la vase gisaient de vastessquelettes. Je reconstituai d’un coup d’œil des sauriens prochesdes plésiosaures, de géants crocodiles moitié serpents et moitiécrapauds, dont l’épine dorsale de vingt mètres venait s’arc-bouterà des reins trapus et courts.

« Des ailettes d’os menus, qui avaient dûêtre des nageoires, remplaçaient les pattes antérieures.

« Je me hâtai de traverser le vaseuxcanal, en proie à une singulière fièvre de découvertes. Je sentaisque j’avançais vers quelque trésor d’un prix inestimable. Ilfallait qu’il en fût ainsi pour qu’on eût accumulé tant d’obstaclespour le garder : la grille, le puits et ce profond canal oùles indiscrets devaient être dévorés par les reptiles affamés. Maisles siècles avaient passé, l’oxyde avait rongé le métal de lagrille, le canal s’était desséché, et les sauriens féroces étaientmorts de faim ou de vieillesse.

« C’était moi, venu des plus lointainescontrées du ciel, qui allais recueillir le fruit de ces précautionsséculaires.

« Je pris pied sur un quai de granit enface d’un portique tout rongé par les lèpres de la moisissure.

« De l’autre côté, quatre noires figuresimmobiles, de la taille d’un homme, étaient agenouillées devant unegrande coupe sur laquelle étincelait un objet que je pris pour unepierre précieuse d’une dimension inusitée.

« Taillées dans le granit avec la rudesynthèse des styles archaïques, les figures représentaient unErloor, un homme marin, et un Martien des lagunes ; laquatrième était un de ces êtres moitié poulpe et moitiéchauve-souris que j’avais vus brodés sur les étoffes.

« Je pensai que la pierre brillante avaitété l’idole de toutes ces races.

« Je m’avançais frémissant d’impatience,mais à peine avais-je eu le temps de faire un pas, qu’un blocénorme s’abîma de la voûte avec un fracas de tonnerre et me frôladans sa chute.

« Sans un craquement préparateur quim’avait averti, m’avait fait instinctivement reculer, j’eusse étémisérablement écrasé par le monolithe, formidable contrepoids dupiège tendu aux profanateurs ; décidément, l’idole était biengardée.

« Ce ne fut pas sans appréhension que jecontournai la masse sous laquelle j’avais failli être broyé, et queje m’emparai de l’idole si savamment défendue.

« C’était en réalité une sorte de casqueou de masque – à la fois l’un et l’autre – parce qu’il pouvaits’emboîter sur la tête jusqu’aux oreilles taillé dans une pierreaux feux verts et roses comme l’opale.

« Ma torche était consumée aux troisquarts, je me hâtai de remonter et ce ne fut pas sans des effortsinouïs ; j’escaladai le puits, dont la descente – cependantplus facile que l’ascension – m’avait paru si pénible.

« Mon voyage souterrain m’avait pris toutune après-midi ; il faisait nuit quand je me retrouvai dans lagalerie sous-marine.

« Après m’être reposé et réconforté,j’eus l’idée, assez explicable, de coiffer le casque d’opale quim’avait fait courir tant de périls ; mais sitôt que mes yeuxse trouvèrent en face des prunelles translucides du masque, uneétrange transformation se fit en moi.

« La pénombre de la galerie s’éclairapour ainsi dire d’une nouvelle clarté. Je vis des bandes d’unelumière phosphorescente que je ne connaissais pas, d’un vertprofond ou d’un violet très sombre.

« J’ai compris depuis que le casque – jesavais maintenant pourquoi ces anciens possesseurs l’avaientregardé comme si précieux – avait la propriété de permettre à larétine d’être impressionnée par les rayons obscurs du spectre etpar les autres radiances du même ordre.

« Il m’eût certainement renduperceptibles les effluves mortels du radium ou des rayons X etd’autres vibrations lumineuses plus subtiles encore, et quiéchapperont toujours peut-être à l’œil humain.

« Je revenais à peine de la surprise quem’avait causée cette découverte, quand je vis passer, si près demoi que j’en fus frôlé, une forme ailée qui disparut rapidementdans la direction de la tour de verre.

« Je la suivis, étrangement ému,pressentant que j’étais sur le point de pénétrer le mystère de cessilencieux palais.

« Chemin faisant, d’autres ombresm’effleurèrent, mais si vite, que je ne pus les distinguernettement.

« Je grimpai précipitamment la spirale,j’entrai dans le couloir d’une des niches.

« Toute parole serait vaine pour vousdonner une idée de la terrifiante vision qui m’apparut, aucun verbed’aucune langue humaine ne pourrait rendre l’horreur et l’épouvantedont je fus pénétré !

« Chaque niche du prodigieux Colysée deverre, sur lequel en ce moment Phobos et Deïmos épandaient leurradieuse clarté, était occupée par un monstre vaguementphosphorescent, une tête énorme, hideuse, entre deux ailes d’unblanc sale. Pas de corps et seulement, en guise de mains, unfouillis de palpes ou de suçoirs qui grouillaient à la base commeun paquet de serpents.

« Les yeux étaient larges et sansprunelles, le nez manquait et la bouche, à peine esquissée, étaittrès rouge.

À cette description précise, tous lesauditeurs de Robert Darvel avaient échangé un regard de muetteépouvante. Le stylographe de Frymcock avait cessé de courir sur lepapier, Zarouk était devenu de ce gris livide qui annonçait chezlui le comble de la peur et Chérifa elle-même s’était étroitementserrée contre miss Alberte.

Subjugué par le souvenir de ses effarantesaventures, Robert continua, sans s’être aperçu du terrible effetque venaient de produire ses paroles.

– Toute cette multitude tournait vers moises yeux vides, et tout à coup une huée stridente s’éleva dugouffre central et monta vers le ciel.

« J’y reconnus, un millier de foisrépété, cet ironique et sec éclat de rire qui m’avait poursuivi lesjours précédents.

« Je n’avais pas une goutte de sang dansles veines, j’étais cloué sur place par une terreur au-dessus desforces humaines et la huée montait vers moi, comme le sifflement del’orage.

« Avec le courage du désespoir, ou plutôtl’instinctif mouvement de la bête traquée, je m’enfuis… Jedescendis comme une trombe l’interminable spire ; je mesentais des ailes aux talons.

« Je ne m’arrêtai qu’au fond de la plusobscure des galeries où se trouvaient les momies, et je savais bienque, même là, je n’étais pas en sûreté contre ces Vampires – je neleur donnerai pas désormais d’autre nom – auprès desquels lesErloors n’étaient que d’inoffensifs chéiroptères.

« Si j’en avais eu la force, je seraisdescendu au fond du puits d’où j’avais tiré le masque d’opale.Ah ! comme je comprenais qu’on eût soigneusement dissimulé cefatal talisman qui permettait de voir l’invisible ! Comme onavait eu raison d’entourer sa possession de périlscompliqués !

« Ainsi, depuis des jours, j’avais vécucôte à côte avec ces effroyables créatures ! Sans doute ilss’étaient fait un jeu de m’épier, de m’observer, comme on fait d’unanimal familier qui ne peut s’enfuir bien loin, qu’on retrouveratoujours, quand le moment de l’immoler sera venu.

« Mes inexplicables aventures de cesjours derniers devenaient parfaitement claires.

« C’étaient les Vampires qui, aux aguetsdans les herbailles du marécage aérien, avaient exterminé mespauvres Martiens et m’avaient fait moi-même prisonnier ; jecroyais sentir encore l’enlacement de leurs tentacules, et jetremblais en pensant au danger que j’avais couru en m’installantdans la niche d’un de ces monstres.

« Les vasques de sang ne m’indiquaientque trop quelle était leur nourriture habituelle.

« Cela me bouleversait qu’il pût existerdes êtres invisibles dans cette planète que j’avais crue habitéeuniquement par des sauvages inoffensifs ou de stupides Erloors.J’avais beau rappeler à ma mémoire les explications de la science,l’idée que j’étais à la merci de ces spectrales créatures m’étaitinsupportable.

« Plusieurs heures, pareil à un fauvetapi dans son trou et cerné par les chiens, je demeurai accroupientre deux monceaux de sphères, la gorge sèche d’angoisse, le frontmoite d’une sueur d’agonie.

« Je m’attendais d’un instant à l’autre àentendre le battement mou des ailes des Vampires, qui venaient enricanant m’arracher à mon refuge. J’avais toujours dans l’oreillela stridence des huées dont ils m’avaient accueilli. Cette seulepensée me laissait sans parole et sans haleine, à moitié mort depeur. Ce fut sans doute l’excès même de cette peur qui m’empêcha dem’évanouir.

« Cependant, les heures passaient etaucun bruit ne venait troubler le silence de la galeriesouterraine ; la pensée que mon masque d’opale me permettraitdorénavant de déjouer les embûches me fut un grand réconfort.J’avais gardé cette pesante coiffure et je n’osais l’enlever, pasplus que je n’osais dormir pendant cette terrible nuit.

Robert Darvel avait passé sa main sur sonfront, d’un geste d’angoisse, comme s’il revivait encore cesminutes effroyables.

Pitcher s’agitait sur son siège, prêt àparler, il allait tout raconter, crier à son ami que les Vampiresavaient envahi la Terre, qu’ils rôdaient autour de la villa, que ledanger de leur présence était imminent. Mais, d’un geste impérieux,miss Alberte lui imposa silence, et Georges et Frymcock mêmeapprouvèrent du regard la jeune fille. N’était-il pas préférable delaisser Robert terminer son récit ? Il serait toujours tempsde l’informer du danger contre lequel il aurait sans nul doute desmoyens de défense.

Pitcher hocha la tête d’un air mécontent,mais demeura silencieux, tandis que Robert, qui n’attribuait qu’àses propres paroles l’agitation et la terreur qu’il voyait peintessur tous les visages, continuait en ces termes :

– Vous serez sans doute surprisd’apprendre que deux semaines s’étaient écoulées depuis ce jour,sans qu’il m’advînt rien de fâcheux ; bien plus, je m’étaisfamiliarisé avec mes geôliers et je vivais – si on peut hasarderune telle expression – en bons termes avec eux.

« Je m’étais convaincu qu’ils ne mevoulaient pas de mal – bien loin de là – ils avaient fondé sur moide grandes espérances, les cris aigus qu’ils avaient poussés, leshuées et les ricanements étaient certainement une façon à euxd’exprimer l’immense étonnement qu’ils avaient eu en me voyantcoiffé du masque d’opale, et je m’aperçus que la conquête de cetalisman quasi magique leur avait donné une haute idée de masupériorité.

« Je les voyais rarement dans lajournée ; à l’inverse des Erloors, ils partaient le matin dèsle lever du jour pour rentrer le soir reprendre leur place, chacundans la case qui lui était attribuée dans le vasteamphithéâtre.

« Comment ils approvisionnaient chaquejour de sang frais leurs vasques, c’est ce qu’ils m’ont toujourssoigneusement caché ; leur invisibilité devait leur rendrefacile la capture de toutes sortes de proies, mais j’ai toujourssupposé que les Erloors et les Martiens des lagunes – j’en avais eula triste preuve – devaient composer leur principal gibier.

« Les Vampires n’avaient pas de langagearticulé, l’espèce de ricanement qu’ils poussaient pour exprimerleur étonnement ou leur colère était le seul cri qu’ils pussentproférer.

« Quand ils voulaient communiquer entreeux, ils se plaçaient l’un en face de l’autre et se faisaientconnaître réciproquement leurs intentions en les devinant, à lafaçon dont les liseurs de pensée pénètrent celles de leursujet.

« J’appris tous ces détails et beaucoupd’autres en très peu de temps. D’abord, ils voletaient timidementautour de moi et, pour me prouver sans doute leurs bonnesintentions, l’un d’eux me guida jusqu’à une salle souterraine quiavait échappé à mes recherches et qui renfermait en abondancetoutes les provisions qu’il pouvait croire m’être agréables.

« Il poussa même la complaisance jusqu’àdesceller à mon intention le couvercle d’une jarre, en se servantde ses longues palpes dont le toucher humide et mou m’avait causéune si odieuse sensation.

« Ces organes, au nombre de cinq dechaque côté, et que j’ai comparés plus haut à un paquet de vipères,étaient d’une force et d’une agilité extraordinaires.

« Cela tenait à la fois des doigts, destentacules et des pattes, et les Vampires avaient, en s’en servant,une très grande adresse ; ils ramassaient à terre les objetsles plus menus, ils nouaient un fil et maniaient avec précisiontous les outils et toutes les armes.

« Quelquefois, ils marchaient sur cespalpes raidies, les ailes étendues, à la façon des papillons ;d’autres fois ils se suspendaient à une voûte, en y faisant adhérercomme des ventouses les suçoirs au nombre de trois, placés àl’extrémité.

Au mot de suçoirs, Frymcock n’avait pus’empêcher de porter de nouveau la main à son poignet ; maisPitcher seul, aperçut cette mimique, accompagnée d’une expressivegrimace.

– En d’autres occasions, poursuivitRobert, ils en soulevaient les fardeaux les plus lourds.

« Quant aux ailes, légèrement arrondies,elles n’étaient pas articulées et membraneuses comme celles desErloors, véritables mammifères, elles étaient composées d’unesubstance cornée comme celles des insectes, par exemples leslibellules.

« Cependant, j’eus grand-peine àm’habituer au hideux spectacle de ces faces de larves, gélatineuseset blêmes, et qu’il eût fallu classer entre l’homme et la pieuvre.Ces yeux sans prunelles, vagues et vides comme ceux des têtes demorts, me causèrent longtemps un malaise que je n’étais pas maîtrede réprimer.

« Je surmontai ce dégoût. Je voulaisétudier de plus près ces êtres étranges.

« Ne sachant comment entrer en relationavec eux, je m’avisai de dessiner avec un morceau de charbon surune planchette un des fruits de la planète que je connaissais lemieux, une châtaigne d’eau ; je montrai le dessin au mêmeVampire qui avait paru me témoigner de l’intérêt en me montrant desprovisions.

« Il comprit bien et me répondit enrépétant très exactement mon dessin, puis, il partit à tire d’aileset revint, d’une rapidité inconcevable, avec plusieurs des fruitsque j’avais demandés.

« J’usai souvent de ce moyen decommunication auquel s’en joignit bientôt un autre : je menaile Vampire dans la salle aux étoffes brodées et je lui fis entendrequ’il complétât pour moi le sens de ces images par ses propresdessins.

« Enfin, il m’ordonna de me placer enface de lui et je vis qu’ainsi, par une sorte de suggestion en sensinverse, il devinait une partie de mes impressions du moment, sinonde mes idées. J’éprouvai d’ailleurs toujours une grande souffrancede cette espèce d’hypnotisme.

« Bien plus, il m’arriva souvent d’êtreobligé de subir les ordres du monstre dont la volonté exerçait surmoi une fascination dont je ne pouvais me défendre.

« Il me forçait par exemple à revenir surmes pas ou à aller, en dépit de moi, dans une galerie éloignée oùil voulait me faire voir quelque objet intéressant.

« Je dois dire pourtant que lesintentions de mon étrange initiateur étaient bonnes, il mettaittout son soin à chercher à me comprendre ; mais en dépit deses efforts et des miens il y avait entre nous un abîme impossibleà combler. Certaines de mes conceptions, de mes sensations même,devaient demeurer pour lui lettre close.

« Je ne recueillis, comme on peut lecroire, qu’un petit nombre de notions sur le peuple des Vampires, àl’aide de ces conversations sans paroles.

« J’appris, grâce aux dessins quetraçaient avec le charbon les agiles palpes du monstre, que lui etles autres Invisibles n’ignoraient rien de mes aventures dans laplanète.

« Il me retraça la première défaite desErloors, vaincus par le feu, la mort du Roomboo et le portraitpresque ressemblant de mes anciens sujets.

« Il me fit comprendre que les Vampiresétaient, quand ils le voulaient, d’habiles artisans, dans touteespèce de métiers. C’étaient leurs ancêtres qui avaient construitles tours de verre reliées par des galeries au milieu de la mer, etentassé tout ce que je voyais dans les souterrains.

« Eux, les Vampires actuels, avaientsimplifié toutes choses et ne se livraient plus à d’autre travailque de chercher leur nourriture.

« Je leur demandai s’ils vivaientlongtemps, et ce ne fut pas sans peine que j’arrivai à fairecomprendre ma question.

« Alors, la hideuse face exprima unetristesse déchirante, les ailes furent agitées d’untremblement.

– Il faudra aussi que tu meures, fut laréponse que me donna le Vampire par le moyen de la suggestion.

« Et il leva huit fois et rabaissa sespalpes pour me montrer le temps qui lui restait à vivre.

« Mais voulait-il parler de semaines, demois, d’années ? Je ne pus arriver à le lui fairepréciser.

« Ce ne fut que plusieurs jours après queje finis par entrevoir la vérité. Les Vampires étaient sous ladomination d’un être terrible, dont ils n’osaient même pasprononcer le nom et qui, affirmaient-ils, avait le pouvoir deconnaître toutes leurs actions et toutes leurs pensées.

« Comme le Minotaure antique, ce Moloch,que les broderies figuratives représentaient par un demi-cercleétincelant, exigeait chaque mois un tribut de Vampires vivantsqu’il dévorait.

« Nul que les victimes désignées n’osaitfranchir la limite des déserts et des mers toujours battues par latempête qu’habitait cet être formidable, dans la région du sud,dans la partie la plus chaude de la planète.

« On avait essayé de lui faire agréerd’autres holocaustes ; mais les Vampires étaient la seuleproie qui lui convînt, encore rejetait-il dédaigneusement les aileset les palpes, sans doute comme de digestion trop difficile.

« Autrefois, les victimes de cet impôtsanglant avaient essayé de résister, s’étaient envolées vers lescontrées glacées du pôle martien, partout la vengeance du dieuvorace les avait rejointes et exterminées ; des tours de verreavaient été réduites en poussière par la foudre, des Vampiresfugitifs avaient été arrachés par une force irrésistible descachettes où ils s’étaient réfugiés, dans les grottes les plussecrètes des montagnes ou dans les fourrés inextricables des forêtsvierges.

« Ces répressions sanglantes avaientporté leur fruit ; depuis un temps considérable, aucunerébellion n’avait eu lieu ; chaque mois, un nombre prescrit devictimes dociles prenait son vol, pour ne plus revenir, vers lescontrées maudites du sud.

« L’Invisible qui me servait d’initiateuravait voulu certainement me faire comprendre qu’il ne lui restaitplus que huit périodes de chacune un mois, avant que son tourarrivât d’aller s’offrir en holocauste au Moloch martien.

« Ces affirmations laissaient en moi unecertaine incrédulité ; la toute-puissance presque divine dumonstre dévorateur me paraissait invraisemblable, non moins que lataille prodigieuse que lui attribuaient les Vampires qui lereprésentaient grand comme une montagne et couronné de flammes.

« Je pensai qu’il ne s’agissait peut-êtreque d’un volcan, ou de quelque autre phénomène naturel, dont lesVampires auraient été jadis victimes, dans des circonstancespropres à frapper leur imagination ; en réalité, je ne savaisque penser. Les Vampires d’ailleurs se montraient pleins de réservesur ce sujet et marquaient la terreur la plus vive chaque fois queje voulais leur arracher un renseignement nouveau.

« Cependant, il fallait bien qu’il y eûtdu vrai dans ce qu’ils avaient raconté, car je fus témoin, au jourfixé, du départ d’un convoi de Vampires vers le sud.

« C’est un spectacle que je n’oublieraijamais.

« J’ai omis de vous dire que, depuis quej’avais découvert ses merveilleuses propriétés, je ne quittais plusguère mon masque d’opale que pour dormir pendant quelques heures.Je venais précisément de me reposer, un peu avant le coucher dusoleil, après une longue excursion dans les galeries, lorsque monattention fut attirée par ce concert de cris aigus pareils à desricanements qui, chez les Invisibles, exprimait le comble del’émotion.

« Je me hâtai de me coiffer de mon masqueet je gravis le plan incliné de la spirale ; maintenant, jen’avais plus peur de m’approcher des niches et d’y entrer.

« Le vaste gouffre intérieur était remplid’une multitude de Vampires qui voletaient en tournoyant, avec despiaillements lamentables ; on eût dit une ruche d’abeilles endésarroi. Je ne me serais pas imaginé que ces monstres, à l’aspectglacial et répulsif, pussent ressentir un si violent chagrin.

« Cependant, ils finirent tous parregagner chacun leur place, mais sans cesser leurs cris, et je visque ceux qui occupaient le rang de niches le plus haut,immédiatement au-dessous de la plateforme, vidaient goulûment lesvasques remplies de sang jusqu’au bord.

« À ce moment, Phobos et Deïmosémergèrent au-dessus de l’horizon, étincelants tous deux dans lacalme pureté du ciel. À cette vue, les aigres clameurs redoublèrentjusqu’à devenir assourdissantes. Puis, tout à coup, les Vampires dela rangée dont j’ai parlé s’élevèrent d’un même coup d’aile enlançant un dernier cri guttural et se groupèrent en triangle, commefont les oies sauvages ou les hirondelles avant de partir pourleurs migrations annuelles et, presque aussitôt, ils cinglèrentrapidement vers le sud, accompagnés par l’universelle lamentationde leurs compagnons.

« Des tours de verre éparses dans la merla plus lointaine, d’autres vols de Vampires s’élevaient etallaient grossir la troupe déjà en marche vers la mort.

« Des clameurs déchirantes passaient dansl’air.

« Ces huées aiguës, pareilles à des riresironiques, me causaient une poignante sensation.

« Derrière les faces hideuses desVampires, je le comprenais, il y avait une âme intelligente etsouffrante ; j’étais profondément ému et troublé ; ledirai-je, j’avais pitié de ces étranges créatures et je medemandais ce que je pourrais bien faire pour les sauver.

« Mais déjà les troupes réunies desVampires formaient un nuage épais qui barrait l’horizon du sud etqui bientôt se perdit dans les brumes légères.

« Dans le vaste cycle de la tour deverre, les rires déchirants ne résonnaient plus.

« Puis, des ailes battirent dans lesilence des profondeurs, du gouffre intérieur, une troupe deVampires monta et alla occuper silencieusement les niches demeuréesvides de la rangée supérieure. Ceux-là étaient les victimeschoisies pour le prochain holocauste.

Robert Darvel, dont la voix donnaitquelques signes de fatigue, s’était arrêté. Il but quelques gorgéesdu breuvage glacé que lui présentait Chérifa.

Miss Alberte et ses amis demeuraientperdus dans un monde de pensées. Ils attendaient impatiemment lasuite des prodigieuses aventures. Seul, le noir Zarouk, les yeuxfixés vers la véranda, semblaient contempler de ses yeux clos undes monstres que l’ingénieur venait de décrire.

Chapitre 7L’ÎLE DE MORT

 

Ralph Pitcher murmura, au sujet de latempérature, une phrase insignifiante que personne ne releva.L’ingénieur, à la satisfaction de tous, reprit après quelquesinstants de repos.

– Depuis ce jour, j’étais tourmenté parle désir de voir et de connaître le tyran qui exerçait sur lesVampires un si despotique pouvoir. Bien avant que le mois, à la finduquel un nouveau sacrifice devait avoir lieu, fût écoulé, marésolution fut prise. Je découvrirais la retraite du monstre et jeserais présent quand il dévorerait ses victimes.

« J’étais persuadé qu’il y avait beaucoupd’exagération dans tout ce que l’on en racontait : l’existenced’un être, tel qu’il m’était dépeint, me paraissait impossible.

« Le Vampire auquel je confiai ce projetparut épouvanté de mon audace, cependant il ne refusa pas de meprocurer les objets qui m’étaient nécessaires pour une telleexpédition, et de me donner les renseignements qu’il fallait pouraborder au pays qu’il appelait « l’Île de Mort » etauquel il ne pensait qu’en tremblant.

« Il me trouva, dans un coin de l’arsenalsouterrain, une barque solide et légère, faite d’écailles de tortuede mer si bien fondues ensemble qu’elle paraissait d’une seulepièce ; elle était effilée comme une pirogue et assez grandepour contenir deux personnes ; j’improvisai des rames et ungouvernail à l’aide de planches enlevées aux caisses de cèdre, etj’eus bientôt la satisfaction de voir flotter mon embarcation queles Vampires avaient lancée et amarrée au pied de la tour.

« Elle était munie de vivres plus quesuffisants pour la durée de la traversée ; mais j’avais jugéinutile de la pourvoir d’une voile. Outre que j’étais un marin trèsinexpérimenté, je savais que je serais porté à l’aller comme auretour par deux courants qui allaient en sens inverse l’un del’autre et qu’il était facile de distinguer à la couleur de leurseaux.

« Ce ne fut pas sans émotion que, troisjours avant la date fatale du sacrifice, je me laissai glisser unmatin du haut de la plateforme de la tour, jusqu’à mon esquifd’écaille. Je donnai quelques coups de rame et me trouvai presqueaussitôt dans le courant qui allait du nord au sud et qui m’emportaavec une grande rapidité.

« J’étais muni d’une carte grossièrementdessinée au charbon sur une planche et, d’après les indications quim’avaient été données, je savais qu’il m’était presque impossiblede me tromper.

« Le temps, qui, d’ailleurs, s’étaitpresque aussitôt maintenu au beau depuis mon arrivée chez lesVampires, était splendide ; de loin en loin, les tours deverre étincelaient dans le ciel limpide au-dessus de la mer aussicalme qu’un lac.

« Grâce à mon masque d’opale, dont je nem’étais pas dessaisi, je voyais les Vampires, alignés sur lesplates-formes comme de hideux oiseaux, me regarder passer avec unecuriosité épouvantée.

« Cette journée s’écoula sans autreincident que la capture de grands poissons volants, aux ailesroses, qui vinrent s’abattre d’eux-mêmes dans ma barque. Un peuavant la nuit, je pris terre sur un îlot sablonneux, couvert decrustacés et d’oiseaux. Je repris ma navigation dès l’aube, aprèsavoir dormi parfaitement.

« Le paysage s’était modifié. J’avaisdépassé la région des tours ; la mer déserte, semée de rocsrouges d’aspect sinistre, reflétait un ciel orageux strié de nuagesnoirs comme de la poix ou d’une couleur plombée et malsaine. Lachaleur était devenue suffocante. De grands squales couleur de sangse jouaient autour de ma barque et je tremblais qu’il ne prit àl’un d’eux la fantaisie de m’attaquer ; il eût suffi d’un seulcoup de ses mâchoires formidablement dentées pour me réduire enmiettes, moi et mon esquif.

« Vers le milieu de la journée, unegrande terre de couleur livide apparut à l’horizon et granditd’heure en heure, de telle sorte qu’avant le soir son sommetarrondi paraissait se perdre dans les nuages.

« Je reconnus la demeure du tyran ou dudieu des Vampires, et malgré moi je me sentis ému de voir réaliséeune partie du moins des choses qu’on m’avait annoncées. Il mesemblait que la gigantesque montagne qui barrait l’horizon du sudpesait sur moi de toute sa masse et qu’elle attirait à elle monfrêle esquif, comme la montagne d’aimant des contes arabes.

« Je commençais à ressentir les premièresatteintes d’une étrange appréhension ; je me surpris à medemander pourquoi j’avais quitté la tour de verre, où je metrouvais en sûreté – et dans les meilleures conditions pour étudierl’histoire de la planète – afin de courir un péril certain. Il mefallut beaucoup de courage pour ne pas céder à la tentation detourner ma proue en sens inverse et d’aller rejoindre les Vampirespour lesquels je me sentais rempli de gratitude.

« Ce ne fut pas sans un grand effort surmoi-même que je surmontai cette faiblesse.

« Ce soir-là, je campai au sommet d’unrécif déchiqueté par la vague et je ne pus trouver un instant derepos. Aussitôt le soleil couché, un orage épouvantable se déclara.Les éclairs semblaient déchirer le ciel dans toute sa largeur, leslames venaient m’éclabousser jusqu’au sommet du roc, et le tonnerrene cessa de gronder toute la nuit, en même temps qu’une pluiediluvienne me transperçait jusqu’aux os.

« Je savais que dans beaucoup de payschauds, par exemple dans certaines contrées des Antilles, l’orageéclate presque chaque soir, et rafraîchit la terre épuisée, pendantle jour, par l’ardeur du soleil.

« Cette réflexion calma un peu mescraintes et m’expliqua ce que m’avait dit le Vampire « que larégion de la mort était battue par une tempête perpétuelle ».C’était déjà l’explication par les lois naturelles d’un fait, deprime abord, merveilleux.

« Au matin, je repris mon esquif quej’avais abrité dans une anfractuosité et je me remis en mer. Lapluie avait heureusement cessé ; mais le ciel demeuraitcouvert et la chaleur était plus suffocante encore.

« La montagne se dressait maintenantdevant moi comme un rempart à pic et je constatai qu’elle offraitexactement la forme d’une demi-sphère dont les flots de la mereussent été la base. Je pouvais me rendre compte que lesreprésentations de cette montagne vues dans les dessins brodés setrouvaient parfaitement exactes.

« J’évalue la hauteur de la montagne àpeu près à celle du Mont Blanc, avec une largeur trois fois plusconsidérable. À mesure que je me rapprochais, l’énorme dômeparfaitement uni dans toute sa masse m’apparaissait d’une couleurblafarde, comme en plein jour, une lumière entourée d’un papierblanchâtre.

« À droite et à gauche, j’apercevais uneterre beaucoup plus basse et que couvrait une forêt d’immenseétendue, avec cette particularité que les arbres en étaientbrillants comme s’ils eussent été frottés de plombagine, ou encore,comme certains bois minéralisés qu’on trouve dans les houillères.Mais toute mon attention se portait vers la montagne maudite qui,par une illusion d’optique bien connue, me paraissait toute proche,bien que j’en fusse encore très éloigné.

« La mer, à cet endroit, était semée derécifs et de bancs de sable, traversée de courants, au milieudesquels j’avais beaucoup de mal à maintenir mon embarcation ;des cadavres de poissons et d’oiseaux flottaient le ventre enl’air, comme si le voisinage de la montagne maudite eût été mortelà tous les êtres animés. Une odeur de carnage et de pourrituremontait de ces vagues désolées.

« Aucun paysage terrestre ne peut donnerune idée de l’aspect sinistre et grandiose de cetteperspective.

« Vers le milieu du jour, je passai aularge d’un îlot couvert de verdure et de fleurs et je m’enapprochai dans l’intention d’y faire halte pendant quelque temps.J’attendrais là, en prenant un peu de repos, que l’heure fût venued’assister à l’immolation des Vampires.

« Mais, quand je fus à proximité de cesrives enchantées, je vis qu’elles étaient plantées delauriers-roses géants et la brise m’apporta une âcre odeur d’acideprussique.

« Je compris qu’il eût été mortel demettre les pieds sur cette terre empoisonnée. Des débrisd’insectes, de petits mammifères et de poissons qui jonchaient lesable, ne confirmaient que trop mes craintes. Je m’éloignai à forcede rames.

« Vous vous expliquez maintenant monaversion profonde pour tout parfum qui se rapproche de celui del’amande amère.

« Cette découverte fit sur moi une grandeimpression. Je vis que tout était péril autour de moi et dès cemoment je fus persuadé que les Vampires avaient dit la vérité, etque j’étais le jouet d’une puissance inconnue et formidable.

– J’étais cette fois décidé à virer debord et à revenir ; mais je calculai qu’il ne me restait guèreque deux heures de jour. Il eût été de la plus folle imprudence decommencer de nuit mon voyage de retour ; puis, j’étais sitroublé que je ne sais si j’aurais pu reconnaître le courantsud-nord qui devait me ramener vers les tours de verre.

« J’avais voulu voir, je verrais, fût-cemalgré moi. Je m’y résignai en tremblant et j’évoluai avec prudencepour me rapprocher de la base de la montagne : j’en étaismaintenant assez près pour reconnaître qu’elle était entièrementformée de quartz blanc.

« Cette falaise arrondie qui s’élevaitperpendiculairement en face de moi était aussi abrupte, aussiaccore que si elle eût été taillée d’un seul bloc ou coulée dans unmoule.

« J’en longeai lentement la base obstruéede bancs de sable que je vis, avec horreur, couverts d’unamoncellement de palpes et d’ailes de Vampires qui exhalaient unesuffocante puanteur.

« Je remarquai alors qu’il m’avait étépossible d’apercevoir ces affreux débris sans l’aide de monmasque.

« La faculté d’être invisibles, quepossédaient les Vampires, était donc liée à leur existence etdisparaissait en même temps qu’elle.

« J’aurais pu ramer pendant des semainesautour de la géante coupole sans en être plus avancé. J’allais medécider à jeter le lingot de métal qui me tenait lieu J’ancre,lorsque j’aperçus, à peu près au centre de la base de la montagne,une tache sombre qui me fit l’effet d’une porte ou de quelque chosede semblable. Elle devait permettre de pénétrer dans l’intérieur dudôme, dans les flancs même du monstrueux bloc de quartz.

« Je fis force de rames dans cettedirection et J’atteignis enfin une large baie ténébreuse quis’ouvrait à fleur d’eau.

« Je n’eus même pas la pensée de merisquer dans cet antre, surtout lorsque je remarquai que les débrisdes Vampires étaient là plus nombreux que partout ailleurs, etformaient dans le voisinage une sorte de marais fétide, plein derampements de bêtes et de bruits de mâchoires.

« Je m’en éloignai donc, mais pas assezpour perdre de vue cette inquiétante entrée. Je pris position dansune petite île rocheuse située à gauche et j’essayai de manger, endépit de l’angoisse qui m’étreignait à la gorge et de la nausée quime soulevait le cœur. Je n’avais encore rien pris de lajournée ; mais, en dépit de mes efforts, c’est à peine si jeréussis à absorber une gorgée de la liqueur réconfortante et unepincée de ces graines féculentes que j’avais trouvées dans lesgaleries souterraines.

« Je voyais arriver la nuit avec un émoiindicible. Le soleil n’avait pas encore disparu que déjà la foudrecommençait à gronder, et que la quotidienne tempête sedéchaînait.

« C’est alors que j’observai un phénomèneétrange. À mesure que les éclairs redoublaient de nombre etd’intensité, la forêt aux arbres métallisés dont j’ai parlés’entourait d’une bleuâtre atmosphère d’électricité, les cimes secouronnaient de feux pareils à ceux que les marins observentquelquefois à la pomme des mâts. La forêt semblait littéralementboire l’orage et se saturer de fluide.

« Je n’y comprenais rien ; ni sur laTerre, ni dans Mars, je n’avais vu de bois se comporter d’unemanière si contraire aux lois de la conductibilité.

« Je fus bientôt arraché à cette muettecontemplation : la nuit était tout à fait venue, et un ventfurieux s’était levé ; mais, dominant ses rugissements, unedéchirante clameur montait du fond de l’horizon du nord etgrossissait d’instant en instant.

« Je sentis la moelle de mes os se figeret mes cheveux se hérisser d’horreur en reconnaissant le cri aigudes Vampires qui était cette fois leur cri d’agonie :

« Ils étaient partis des tours, commeceux que j’avais vus le mois précédent, et voilà que leur troupehorrible et lamentable arrivait, portée sur les ailes de latempête.

« Déjà, ils tachaient le ciel striéd’éclairs, de leur masse livide, j’entendais le bruit précipité deleurs ailes, et ces cris aigus qui me déchiraient le cœur.

« Il me semblait qu’ils venaient versmoi, qu’ils imploraient mon secours ! C’était épouvantable…j’étais tombé, haletant, sur le sable ; j’aurais voulu fermerles yeux pour ne pas voir et pourtant je regardais, attiré par levertige de l’horreur.

« Le vol des misérables monstres passa àquelques mètres seulement au-dessus de moi et je vis les premierss’engouffrer, avec une vitesse dont une trombe seule ou untourbillon peuvent donner l’idée, sous le porche sombre dont j’aiparlé et qu’illuminait maintenant une vague phosphorescence.

« Leur foule s’y ruait, entraînée par uneforce invincible, ils se bousculaient comme des moutons à la portetrop étroite d’un abattoir. La nuée hurlante et suppliante étaitlentement absorbée par la montagne.

« Les cris aigus s’éteignaient dans unbruit mou de chose broyée, dans une éructation de déglutition quiparvenait jusqu’à moi. De temps en temps, le porche, que je n’oseappeler une bouche, rejetait, dans un flot d’écume sanglante, lesailes et les palpes, qui allaient s’entasser en un bancsemi-circulaire, comme les immondices en forment à l’entrée deségouts…

« Et, au-dessus de ce hideux drame, legrand ciel noir balafré d’éclairs, qui montraient le paysage decauchemar et les vagues courroucées…

« C’était plus que mes forces n’enpouvaient supporter. Je m’évanouis.

« Quand je rouvris les yeux, la nuée desVampires avait disparu, tous avaient dégringolé dans la gueulebéante, la tempête se déchaînait solitairement au-dessus del’horizon désolé ; mais une modification inexplicable s’étaitproduite dans l’aspect de la montagne : elle rayonnaitmaintenant tout entière d’une phosphorescence laiteuse. J’avaisdevant moi un mur de clarté livide, dont l’impression étaiteffrayante au-delà de ce qu’on peut imaginer.

« Je ne pus m’empêcher de songer à ceslampyres des tropiques qui ne jettent leurs feux qu’une foisrepus ; maintenant, sans doute, le Léviathan[5] digérait.

« J’étais brisé de fatigue et de peur,malade, écœuré. Il ne me restait même plus de curiosité ; jen’avais plus qu’une pensée : fuir à tout jamais ce lieumaudit.

« Ah ! pourquoi avais-je quitté laTerre, la bonne Terre maternelle, pour cette planète sanglante oùles lois de la concurrence s’exerçaient de façon si atroce et siimplacable !

« Je n’avais plus qu’une idée, je lerépète : fuir, fuir à tout prix, n’importe où, n’importe auprix de quels périls.

« Je ne songeai même pas à la tempête quifouettait de ses lanières d’éclairs le troupeau des vagues auxécumes échevelées. Je détachai mon esquif et je saisis mes ramesavec une sorte de folie ; mais j’étais à peine à deuxencablures du rivage, qu’une lame de fond enleva la nacelle et lafit tournoyer comme un fétu de paille. Je me cramponnai au bordageet je passai à la crête des vagues avec une vitessestupéfiante.

« Je réfléchis maintenant que je doiscertainement à l’extrême légèreté de mon embarcation de n’avoir pascoulé à fond.

« Je fus lancé par-dessus des pointes deroc, projeté brutalement sur une plage de galets, puis repris parle flot et lancé de nouveau ; un paquet de mer me submergea,mes bras se détendirent et je coulai à fond…

« Par quel miracle n’ai-je paspéri ?

« Quand je rouvris les yeux, aux chaudsrayons du soleil déjà haut dans le ciel, j’étais étendu sur un bancde cailloux et, au premier mouvement que j’essayais de faire,j’éprouvai de vives douleurs par tout le corps.

« J’étais brisé comme un homme que l’onaurait roué de coups de bâton, les pointes aiguës du rocherm’avaient couvert de plaies et d’ecchymoses, enfin l’eau de mer quej’avais avalée me causait de violentes crampes d’estomac.

« Je crus ma dernière heure arrivée.Pourtant, j’eus la force de me traîner en dehors de l’atteinte desvagues ; à quelques pas de moi, j’aperçus les débris de mabarque d’écaille, crevée et disjointe et aussi quelques-uns desobjets qui en avaient composé le chargement.

« Je rampai de ce côté ; maisj’étais si affaibli qu’il me fallut certainement plus d’unedemi-heure pour franchir les dix pas qui me séparaient des épaves.Chaque mouvement m’arrachait un gémissement de douleur et j’étaistorturé par la soif.

« Ce fut avec un sentiment de bonheurineffable que je reconnus, à peu près intact, parmi les galets, letonnelet de bambou qui contenait ma liqueur cordiale. Avec beaucoupde temps et de peine, je parvins encore à me traîner jusque-là et àdéfaire le couvercle.

« J’absorbai avec ravissement quelquesgorgées et presque aussitôt l’effet du généreux élixir se fitsentir ; je me trouvai mieux et, bien que mes blessures mefissent beaucoup souffrir, je pus me lever et tirer à l’écart lesdébris de ma barque, dans le vague espoir de la réparer plustard.

« Je me tenais à peine sur mes jambes etle soleil, en ce moment très ardent, commençait à m’incommoder.

« C’est alors seulement que je pensai àexaminer le rivage où la tempête m’avait jeté. En face de moi, àpeu de distance de la mer, s’étendait la forêt minéralisée auxétranges reflets de plombagine, que la nuit précédente j’avais vuecouronnée de lueurs électriques : très loin derrière, le côned’un volcan s’empanachait de fumée ; à ma droite, la montagnemaudite bouchait la perspective de sa vaste masse blanche, dont lesommeil arrondi se perdait dans la nue.

« La terrible vision des scènes de lanuit se dressa dans mon souvenir.

« Je frissonnai d’horreur ; je croisque je me serais cru plus en sûreté sous la griffe d’un lion quedans cet affreux voisinage. Je savais qu’il eût suffi d’un capricedu monstre caché dans cette montagne pour que je fusse englouti, etdévoré comme peut l’être un des animalcules microscopiques dont labaleine se nourrit à certaines époques.

« Je me demandais comment il se faisaitque je vivais encore. Le même ardent désir de m’enfuir s’empara demoi, je pensais que je ne devais la vie qu’à la torpeur danslaquelle, pendant sa digestion, demeurait plongé le mystérieuxLéviathan.

« Fuir… mais cela m’étaitimpossible ; je jetai un regard désespéré sur mes jambesensanglantées et sur les débris de ma barque. Je ne pouvais meremettre en mer sans être guéri et reposé et sans avoir raccommodé,tant bien que mal, mon esquif.

« J’étais plongé dans ces tristesréflexions quand j’eus l’idée que le cordial de mon tonnelet seraitpour mes blessures un pansement excellent ; son odeurbalsamique m’encouragea à en user et j’en éprouvai presqueimmédiatement le bon effet ; la douloureuse cuisson des plaiesse calma et, quoique boitant toujours un peu, je me sentis plussolide sur mes jambes.

« J’employai le reste de cette journée àme reposer et à repêcher ce que je pus de mes provisions. C’est enme livrant à ce travail que j’aperçus, à demi enterré dans lesable, le masque d’opale qui avait dû se détacher au moment dunaufrage ; cette découverte me causa une grande joie.

« Je le mis en sûreté dans un trou de rocavec ce que j’avais sauvé, j’allumai du feu grâce à la lentille etje fis cuire une tortue de mer à col de serpent que j’avaiscapturée dans le sable.

« Je ne parlerai pas de l’orage quotidienqui s’éleva, aussitôt le soleil couché, et contre lequel jem’abritai de mon mieux. La fatigue et, peut-être, la vertu de moncordial me firent goûter un sommeil profond. Je me trouvai enm’éveillant presque dispos, en tout cas prêt à me mettre autravail ; l’idée que la digestion du Léviathan devait lerendre inoffensif pendant plusieurs jours de suite m’avaitgrandement réconforté.

« Tout d’abord, les débris de mon feu,près duquel étaient épars les restes de la tortue, me firent croirequ’à l’aide d’un certain nombre d’écailles semblables, ramolliespar la chaleur, je pourrais facilement radouber mon embarcation.Mais les écailles se racornissaient au feu et je me rappelai que,dans les fabriques de peignes, c’était d’eau bouillante qu’onfaisait usage pour ramollir la matière avant de la travailler, etje n’avais rien qui pût remplacer un vase propre à la contenir.

« J’étais découragé. Je pris ma hache etme dirigeai du côté de la forêt cristallisée, de l’autre côtéj’apercevais le cratère couronné d’un panache de fumée.

« Le voisinage du volcan me donnaitl’espoir, assez vague d’ailleurs, de trouver une source d’eauchaude.

« Je m’avançai dans l’espace dégarni quise trouvait entre la montagne et la forêt. Je m’aperçus alors – jen’en étais plus à compter les étonnements et j’étais blasé sur lesplus extraordinaires phénomènes – que les arbres n’étaientnullement, comme je l’avais cru, des pétrifications fossiles, quece n’étaient pas des arbres, mais bien des mâts de métal où desbarres plus petites venaient se souder à angle droit. Ces barres sebifurquaient elles-mêmes en baguettes métalliques effilées enpointes très fines.

« L’ensemble avait l’aspect d’un sapin àla cime aiguë. La base de chacun des mâts qui tenait lieu de troncétait scellée dans une large plaque de verre.

« J’avais devant moi une forêt nonvégétale et tout artificielle, une forêt deparatonnerres !

« Je ne m’étonnai plus maintenant desflammes électriques que j’avais vues voltiger pendant l’orageau-dessus de ces étranges branchages. Mais que devenait l’énormequantité de fluide ainsi capté pendant chaque orage, c’est-à-direchaque soir ?

« Je me perdais en conjectures.

« Je continuai à longer la forêt etj’arrivai à une vaste place, dallée de grandes plaques de verretransparent, au-dessous desquelles j’entendais un murmure d’eaucourante. Je m’agenouillai et à travers l’épaisseur du dallage, jedistinguai une grosse poutre de métal sur laquelle étaient branchésune foule de câbles plus petits, et qui était immergée dans l’eaud’un lac ou d’un canal souterrain.

« Je ne doutai pas que chacun des câblesn’allât aboutir lui-même au pied d’un des arbres de métal.

« Ainsi, toute l’énergie électriquecaptée par ces milliers et ces milliers de paratonnerres étaitabsorbée et utilisée – à quel travail ? – par l’être inconnuet formidable que j’avais appelé le Léviathan, faute d’un autre motplus clair pour le définir.

« J’étais tellement préoccupé par ladécouverte que je venais de faire que je dépassai sans m’enapercevoir la place dallée de verre, et que je m’engageai dans laforêt de métal, dont la moindre brise faisait vibrer les rameauxcomme des harpes éoliennes.

« – À quoi, diable, peut bien servir cecourant ? m’écriai-je tout haut.

« Et, tout en monologuant, comme tous lesgens qui sont sous l’empire d’une idée absorbante, je continuais àmarcher à grands pas.

« Je dus marcher longtemps ainsi, car, jel’ai calculé depuis, la forêt, en cet endroit, avait environ unelieue de largeur, sur une longueur trois fois plus grande.

« Je ne m’arrêtai dans un endroitpierreux et dénudé que parce qu’un ruisseau me barrait lepassage ; j’avais traversé le bois électrique dans sa largeuret je voyais, à une faible distance, les premiers contreforts duvolcan.

« La plaine de lave était semée depierres ponces, de cendres et de scories.

« Je me préparais à enjamber le ruisseau,quand je m’aperçus que son eau exhalait une épaisse vapeur. J’ytrempai la main : ses eaux étaient brûlantes ; par unétrange hasard, ma supposition s’était trouvée juste, j’avaisdevant moi une de ces sources chaudes si communes dans le voisinagedes volcans, et je pouvais dire que cette découverte ne m’avait pascoûté grand-peine.

« Je pourrais rapiécer à mon aise lesparois de ma barque d’écaille. Je n’en revenais pas de la chanceque j’avais eue et j’allais me mettre en chemin pour aller cherchermon esquif, lorsque j’eus la fantaisie de suivre le cours duruisseau qui coulait vers la base de la montagne, dont il baignaitquelque temps les assises.

« Chemin faisant, il recevait le tributd’une petite source dont les eaux d’un jaune sale et d’odeurpiquante me montrèrent que j’avais devant moi un ruisseau d’acide,phénomène d’ailleurs aussi commun dans les régions volcaniquesqu’un jaillissement d’eau chaude.

« Je me rappelai que Humboldt a signalédans les Andes une source « naturelle » d’acidesulfurique pesant un degré assez élevé à l’aéromètre de Baumé.

« Mais, à la manière dont les lavesvitrifiées des rives étaient creusées et comme dissoutes, cen’était pas à ce corps que j’avais affaire : ce devait êtreplutôt à l’acide fluorhydrique, le plus corrosif de tous les corps,puisqu’il ronge même les flacons de verre où on le met.

« En se mêlant au ruisseau, la source luicommuniquait ses propriétés rongeantes et, quand j’arrivai àl’endroit où il côtoyait la base de la montagne, je m’aperçus quele travail ininterrompu des eaux avait creusé dans le quartz unrenfoncement d’à peu près un mètre de hauteur.

« Le courant entrait dans cette grotteminuscule, d’où il ressortait quelques pas plus loin, pour seperdre dans un marécage, empesté d’une odeur de soufre, qui merappela les environs de l’Etna, que j’avais visités autrefois.

« Je m’étais arrêté devant la grotte etj’examinais la pierre que j’avais prise pour du quartz et quiformait tout le revêtement de la montagne ; aux endroits oùelle était entamée par l’action de l’acide, elle était toutepareille à la pierre à reflets verts et roses dont était fait monmasque et que j’avais prise pour de l’opale.

« C’était une énigme de plus àdéchiffrer ; mais je n’y attachai pas tout d’abordd’importance.

« Une curiosité me prenait de pénétrerdans la petite grotte, dont quelques pierres semées dans le courantpermettaient l’accès assez facilement. J’oubliai pour un momenttoutes mes craintes.

« Je m’engageai sous la voûte, en mecourbant, et j’avançai de quelques pas, d’abord dans l’obscurité,puis au milieu d’une faible lumière, pareille à celle du clair delune. La grotte n’avait pas plus de dix pas en profondeur, elle seterminait par un renfoncement arrondi d’où émanait la lueurlunaire.

« Je m’approchai, je regardai comme onregarde à travers une vitre embrumée et, tout d’abord, je ne visqu’un amas de choses confuses : une série de vallonnementsréguliers, de creux et de monticules.

« Mais tout à coup la lueur intérieuregrandit. Je pus voir nettement ! Dans mes plus folles et mesplus téméraires suppositions, je n’aurais jamais imaginé pareillechose…

« La vérité était plus incroyable et plusmerveilleuse que toute fiction.

« Le dirai-je ? J’avais devant moiun gigantesque, un monstrueux cerveau, auquel cette montagne, hautecomme le Mont Blanc, servait de boîte crânienne !

« J’apercevais distinctement lesdifférents lobes aussi vastes que des collines et descirconvolutions qui me semblaient de profonds ravins…

« Les géants organes baignaient dans unliquide phosphorescent qui les rendait visibles à mes yeux, et jevoyais battre et bondir des artères et des veines avec le mouvementpuissant d’une bielle de machine ; il me sembla même qu’unetiède chaleur venait jusqu’à moi, à travers l’épais rempart depierre translucide !

« Jamais homme n’éprouva stupeur pareilleà la mienne. Je me demandais si je n’étais pas le jouet d’unediabolique hallucination. Cette création si prodigieuse, si endehors des hypothèses normales, me laissait écrasé d’une horreurqui n’a pas de nom ; et, malgré moi, je demeurais les yeuxcollés à cette fenêtre ouverte sur l’infini, sans avoir la force dem’enfuir.

« J’était hébété, hypnotisé par levertigineux spectacle. Je m’arrachai enfin de la grotte et je meréfugiai dans la forêt de métal ; ma tête éclatait, mesartères battaient à se rompre, je sentais la folie m’envahir.

« Cette preuve vivante de la miraculeusevariété des formes de la vie dans les diverses créations des mondesme plongeait dans une telle hébétude que j’en perdais la faculté deraisonner…

« Les Hommes revenus du fond des gouffresdu Maelstrom, Dante après les rêves qui le menaient chaque nuitdans son Enfer durent être ainsi.

« Je me remis peu à, peu, je hasardai desexplications.

« Évidemment, le courant électrique de laforêt, transformé par quelque procédé inconnu, fournissait à cetextraordinaire amas de cellules l’énergie nerveuse, pendant que lesVampires dévorés renouvelaient sa provision de phosphore, une foisqu’elle était épuisée.

« Je m’expliquai la formidable puissanced’une telle masse cérébrale ; de quoi n’était pas capable,dardée vers un seul point, cette énorme volonté ?

« Je ne m’étonnais plus des Vampiresfoudroyés à distance ou amenés malgré eux jusqu’au gouffre dévorantdu fond de leur tour de verre.

« Cette babélique cervelle devaitréaliser, dans une partie de Mars, l’idée que nous nous faisonsd’un dieu tout-puissant. Elle devait à son gré susciter lestempêtes ou les calmer, faire naître les plantes ou les bêtes à soncaprice, et je ne trouvais plus exagérées les assertions duVampire, quand il m’avait affirmé que l’être terrible voyait tout,entendait tout, quand il voulait s’en donner la peine.

« Le dôme de pierre, de la même natureque mon masque qui lui servait de crâne, devait lui permettre depercevoir toutes les radiances invisibles, sans qu’il eût besoinpour cela de prunelles, l’énorme lobe optique devant êtredirectement impressionné par la lumière…

Robert Darvel s’était arrêté éperdu, lesyeux hagards, à l’évocation grandiose du cerveau géant. Ses amis,profondément remués eux-mêmes, attendaient avec une poignantecuriosité qu’il continuât.

– Je lis, dit-il, mille questions dansvos yeux à tous. Vous vous demandez comment, moi, savant et jepourrais presque dire savant martien j’explique une si inconcevablecréature, comment je la rattache à la chaîne des autresêtres ! Je n’aurai pas l’audace de donner, sur une questionpareille, une théorie complète, cependant je crois qu’on peuthasarder certaines hypothèses.

L’attention crispa les fronts, étincelaplus ardente dans les prunelles des amis de l’ingénieur.

– Je suppose, reprit-il, que les Vampiresne sont qu’une ébauche, un essai de l’être innommable que j’aivu ; déjà, ils ne sont presque que des cerveaux ; ensupprimant les ailes et les palpes, dont ils pourraient à larigueur se passer, ils seraient presque semblables à lui.

« Rappelez-vous ce que je vous ai dit, del’énergie de la volonté, de la puissance de suggestion chez cesêtres désormais dépourvus de griffes et de dents.

« Supposez, après un millier de siècles,ces facultés centuplées. Mais cela, m’objecterez-vous, n’expliquepas le colossal volume de ce cerveau.

« Je répondrai que je le crois formé, nond’un seul, mais de plusieurs milliers d’encéphales, juxtaposés,fondus en un seul à la suite d’une évolution inconnue.

« Cela n’est pas, à réfléchir, aussiinvraisemblable que cela le paraît de prime abord.

« Supposons l’homme débarrassé par lascience et le temps de ses organes animaux, réduit à la seulematière pesante, à l’encéphale.

« Il est allégé des organes de digestionet de locomotion, il se nourrit d’une goutte d’aliment concentré,son existence, n’étant plus sujette à la même usure, est presqueindéfinie, et sa volonté a bénéficié de la diminution du fardeauqui lui incombait autrefois.

« Supposons cela ; remarquezd’ailleurs que, dès maintenant, tout homme livré à un travailintellectuel, n’a plus le même besoin de se mouvoir un homme quilit, qui écrit, qui écoute ou qui parle, est immobile, et dans uneassemblée d’hommes chez lesquels la science aura fait disparaîtreles imperfections, par conséquent les irrégularités, il arriveramathématiquement que tous auront à peu près une pensée commune.

« De là à supposer que le siège matérielde cette pensée devienne aussi commun à tous, que mille penseursn’aient plus à eux tous qu’un seul cerveau, le pas n’est pas long àfaire.

« Mais cette explication, sur laquelled’ailleurs j’insisterai, m’entraînerait trop loin ; je reviensà la suite de mes aventures.

« Je passai le restant de cette journée,mémorable entre toutes dans l’histoire des découvertes de lascience, absorbé dans une profonde méditation.

« Je me représentais l’existence de cetêtre multiple, endormi dans le rêve qu’il se créait à lui-même,suivant ses désirs, attentif à la vie de la planète qu’il modifiaità son gré, et peut-être méditant et réalisant en ce moment quelquenouvel élan de lui-même vers une autre étape de l’éternelleascension vers un avenir meilleur et plus beau, et je le comparaisà Bouddha méditant accroupi sur la fleur du lotus.

« Ce n’était plus de la terreur, quej’éprouvais, c’était une admiration éperdue. Qui dirait lesdécouvertes inouïes, les surhumains chefs-d’œuvre, dont l’âme dudieu martien, recueilli sous sa coupole de pierre, était lethéâtre ?

« Je me demandais si son attentions’était arrêtée sur ma chétive personne et j’arrivais à mepersuader qu’il m’avait volontairement épargné, que c’étaitvolontairement qu’il m’avait permis de surprendre une partie dessecrets de sa nature.

– Puis, ma rêverie suivit un autre cours,je me dis que peut-être il s’était oublié dans son propre rêve, quesa volonté puissante s’était engourdie, que les siècles avaientémoussé l’acuité de sa sensation, et qu’un jour, après des sièclesrévolus, ils s’atrophierait sous sa montagne comme le cerveau d’unvieillard qui tombe en enfance…

« C’était peut-être à un affaiblissementde ce genre que je devais l’existence…

« Plongé dans cette rêverie, ou, si l’onveut, dans cette méditation, je ne pensais plus à réparer mabarque, je ne m’apercevais plus de la fuite des heures. La nuit,qui tombait, blanche déjà d’éclairs, me rappela brusquement ausouci des choses matérielles. Je retournai au rivage et je mangeaidistraitement une poignée de mes graines féculentes.

« Tout à coup, les premiers mâts de laforêt métallique s’empanachèrent de feux électriques.

« Je me dressai sur mes pieds, comme sij’eusse été déclenché par un ressort.

« J’avais envie de m’écrier commeArchimède, Euréka ! Je venais d’entrevoir, tout d’un coup, lapossibilité de communiquer avec la Terre et peut-être de réduiresous ma puissance l’être ineffable, le Grand Cerveau !

« Je me couchai ivre d’orgueil à côté desdébris de ma barque, mais je ne pus dormir.

« Tout la nuit, mon esprit tourna etretourna l’idée qui s’était inopinément offerte, je perfectionnaisles détails de mon projet, je résolvais une à une lesobjections.

« Quand le jour parut au ciel encorebrouillé d’orage, mon plan était fait et j’en croyais le succèsimmanquable.

Chapitre 8LE CHEMIN DU RETOUR

 

– Je terminai rapidement la réparation dema barque, et je me remis en mer le jour même, après avoir trouvéle courant sud-nord qui m’avait été indiqué.

– Je vous ferai grâce ici de tout détailoiseux. Le projet qui m’avait fait passer une nuit de fièvre etd’exaltation consistait tout simplement à priver le grand cerveaudu courant électrique qui était, sans nul doute, indispensable àson existence. Ainsi, il serait à ma merci.

– La formidable énergie captée chaquesoir par les arbres de métal, je l’emploierai, moi, à faire dessignaux à la Terre. Le moyen une fois à ma disposition,l’installation matérielle ne serait qu’un jeu pour un électriciende ma force, surtout aidé – comme je pensais l’être – par lesVampires.

« Mon voyage de retour s’effectua sansaccident, et je débarquai à la tour de verre, où les Vampires necroyaient plus me revoir. Ils me questionnèrent à leurmanière ; mais je me gardai bien de leur confier mon projet,seulement je préparai en hâte tout ce qu’il me fallait pour uneseconde expédition.

« Je me construisis une barque plusgrande et plus solide, et l’arsenal me fournit des matériaux, desfils de métal, des tubes, des provisions.

« Huit jours ne s’étaient pas écoulés queje me rembarquai de nouveau. Le seul risque que j’avais à courir –mais il était terrible – était que le Grand Cerveau ne devinât maprésence.

« Il n’en fut rien ; dans toutecette expédition, je fus favorisé d’un bonheur insolent.

« Arrivé en vue de la forêt métallique, àla tombée de la nuit, je dormis dans les rochers et me mis autravail le lendemain. J’avais fabriqué, avec le salpêtre dessouterrains, une vingtaine de kilogrammes de poudre, je m’en servispour disposer une mine au-dessous de la poutre conductrice ducourant.

« Je conviens entre nous que ce ne futpas sans un fort battement de cœur que je mis le feu à la mèche etque je calculai – avec mes doigts, faute de chronomètre – le nombrede minutes qui devaient s’écouler avant l’explosion.

« Enfin, la détonation gronda, il mesembla que la montagne oscillait sur sa base et que la terretremblait sous mes pieds ; mais ce fut tout. J’étais moi-mêmesurpris de n’avoir pas été foudroyé sur place par la colère duGrand Cerveau.

« Quand le nuage de poussière et de fuméese fut dissipé, je me hasardai à m’approcher. J’avais pleinementréussi, la poutre conductrice – d’un métal très cassant – étaitbrisée en deux endroits, le dallage de verre, crevé, laissaitéchapper l’eau du canal souterrain.

« Quelques arbres de la forêt avaient étéébranchés, c’était le seul dégât involontaire que j’eussecommis ; mais il serait facilement réparable.

« J’examinais tout cela d’un regardtriomphant, quand, brusquement, le paysage fut enveloppé d’unbrouillard aussi épais que les plus épaisses ténèbres. C’était, jele supposai, une des dernières manifestations de la puissance duGrand Cerveau qui, atteint dans ses œuvres vives, se cachait à sesennemis et peut-être se recueillait pour juger de la gravité ducoup qui l’avait frappé.

« J’attendais la nuit avec impatience,jusque-là j’avais tout à craindre ; mais, à la nuit, laréserve d’énergie électrique de mon terrible adversaire seraitépuisée et, comme elle ne se renouvellerait pas, je n’aurais plusrien à redouter.

« Ce fut avec un soupir de satisfactionque je vis les premiers feux de l’orage briller au sommet des mâtsébranchés. J’étais sauvé.

« Je ne pouvais croire que le colossalorganisme succombât tout d’un coup au manque d’électricité, ildevait pouvoir résister de longs mois ; mais il languirait, ilserait à ma merci.

« Il faudrait qu’il me révélât sessecrets.

« Ces pensées me gonflèrent d’orgueil etje levai la tête presque insolemment vers le dôme majestueux de lamontagne.

« Mais je n’avais réalisé qu’une partiela plus difficile de mon projet. Il me fallait le concours desVampires pour le mener entièrement à bien.

« Ils ne voulurent pas ajouter foid’abord à l’incroyable nouvelle, et j’eus beaucoup de peine à endécider quelques-uns à m’accompagner jusqu’à la montagnemortelle.

« Mais, les premiers une fois convaincus,tous accoururent, le ciel s’encombra de leurs troupes venues desplus lointaines tours de verre, à tire d’aile.

« Je leur persuadai sans peine que s’ilsvoulaient être délivrés de l’impôt sanglant qu’ils payaient chaquemois à leur tyran, ils devaient m’obéir exactement.

« Une longue plaine déserte, sorte deSahara martien, aux sables couleur de sang, fut choisie par moi etj’y fis installer une centaine de mâts dont chacun fut muni d’unepuissante lampe à arc.

« Les métaux de l’arsenal et une sorted’anthracite très dense, qui pouvait remplacer le charbon descornues, m’en fournirent les matériaux.

« La poutre conductrice de la forêt demétal fut prolongée par un gros fil jusqu’aux lampes, et j’euxbientôt la joie de voir mes signaux fonctionner toutes les nuitsavec une régularité parfaite.

« Les Vampires m’avaient secondé avecdévouement et c’était un spectacle peu banal que d’en voir unedouzaine enlever en l’air avec leurs palpes une énorme poutre et lamettre en place, avec une adresse consommée.

« Cependant, je n’étais pas sansinquiétude sur la façon dont se passerait le jour de l’échéancefatale aux Vampires. L’inertie apparente du Grand Cerveau ne merassurait qu’à demi. Une fois, je m’étais glissé dans la petitegrotte, creusée par la source d’acide fluorhydrique, et j’avais vules circonvolutions géantes encore éclairées du phosphore de lavie, et j’avais constaté que le battement des vaisseaux ne s’étaitpas arrêté, était seulement devenu plus faible.

« Je craignais quelque réveil inattenduet formidable du Leviathan. Je résolus de prendre toutes lesprécautions en mon pouvoir contre une résurrection probable de latoute-puissante volonté que je m’étonnais encore d’avoir sifacilement domptée.

« Au jour fixé pour l’holocauste mensueldes Vampires, j’ordonnai que tous ceux qui étaient voués à la mortse retirassent au plus profond des galeries souterraines dont lesportes furent solidement refermées sur eux.

« J’espérais que, dans cet endroit, ilsseraient moins accessibles à l’attirance impérieuse qui les forçaità voler jusqu’à la montagne de mort.

« Au coucher du soleil, j’entendis degrands cris et un tumulte de battements d’ailes ; dominés parla suggestion fatale, ils essayaient de forcer les portesbarricadées par moi.

« Ils n’y réussirent pas, et le tumultes’apaisa en peu d’instants. Les Vampires étaient sauvés. Le GrandCerveau privé de phosphore, comme il était déjà privé d’énergieélectrique, allait désormais s’anémier, perdre toute volonté ettoute puissance.

« Trois mois se passèrent ainsi. LesVampires me témoignaient le respect le plus profond, l’obéissancela plus servile. Ils ne me laissaient pas le temps de désirerquelque chose.

« Ils exécutaient tous les travaux que jeleur commandais, me procuraient les plantes et les bêtes les plusrares de la planète et me transportaient sur leurs ailes invisiblesoù je voulais.

« C’est ainsi que je fis une apparitionchez mes anciens sujets, les Martiens des lagunes, quej’encourageai et que je comblai de présents. Ils durentcertainement me considérer comme un être d’une essence quasidivine. Je les quittai en leur promettant que je ne lesabandonnerais pas et que de loin ma protection ne cesserait jamaisde s’étendre sur eux.

« J’ai vécu, ces quelques mois,l’existence enchantée et invraisemblable d’un mage servi par desdémons obéissants.

« J’aurais joui d’une félicité sanségale, n’eût été le désir de revoir la Terre qui, chez moi,tournait à l’obsession et à la hantise. Que de nuits j’ai passéessur la plateforme des tours de verre, à contempler l’astre natal,petite tache de lumière lointaine, comme perdue dans lefourmillement des mondes stellaires. D’ailleurs, je ne désespéraispas d’y réussir. Après les prodiges qu’il m’avait été donnéd’accomplir, rien ne me paraissait impossible[6] !

« Mes signaux, je l’ai dit,fonctionnaient à souhait, un clavier à trois touches, sommairementinstallé, permettait d’allumer et d’éteindre les trois groupes delampes électriques qui, pour les habitants de la Terre, devaientconstituer la ligne et le point des signaux de Morse. Je m’étaisd’abord chargé de ce travail, puis j’avais dressé un certain nombrede Vampires à l’accomplir eux-mêmes, et ils s’en acquittaient fortbien, à l’aide d’une sorte de cahier, où j’avais résumé mesaventures en signes télégraphiques.

« Je faisais recommencer ces signauxinlassablement, persuadé que les astronomes terrestres finiraientbien par les remarquer.

« Pendant tout le quatrième mois, il yeut de fréquentes interruptions de courant. Elles étaient dues àune sensible diminution de la violence des orages dans la région dela forêt métallique ; de plus, les feuilles des arbress’étaient chargées d’une poussière qui les rendait beaucoup moinsconductrices.

« J’attribuai ces accidents à des causesnaturelles ; je devais bientôt revenir de mon erreur.

« Mais je me hâte d’arriver à lacatastrophe finale.

« C’était vers la fin du cinquièmemois ; assis sur la plate-forme d’une des tours de verre, jecontemplais paisiblement la longue ligne des signaux quicommençaient à s’allumer parmi les ombres montantes du crépuscule.Le ciel était chargé d’orage et les Vampires s’étaient presque tousretirés dans leurs niches profondes.

« Tout à coup, avec la soudaineté d’uncataclysme que rien ne faisait prévoir, un cri aigu qui exprimaitchez les monstres le comble de la détresse monta des profondeurs dupuits central. Un vol nombreux s’éleva avec des huées de désespoiroù je croyais entendre de sanglants reproches et des menaces à monadresse, et cingla vers la région maudite du sud avec uneeffrayante vitesse.

« Je perdis la tête, j’étais abattu parce coup imprévu auquel je ne comprenais rien ; je ne pouvaiscroire que tout ce que j’avais fait eût été inutile, que le GrandCerveau eût subitement reconquis sa puissance perdue, alors que jele croyais en train d’agoniser lentement.

« Je me levai éperdu. Déjà, d’autresvols, partis des tours plus éloignées, allaient se joindre aupremier, le ciel s’emplissait de clameurs déchirantes.

« Pris à l’improviste, je cherchaisvainement une idée, une résolution. Le sentiment de mon impuissancem’accablait de désespoir et de rage.

« À ce moment, la foudre gronda, lesvagues battues par une soudaine tempête rebondissaient jusqu’auxplates-formes des tours ; du milieu de ce chaos de la naturebouleversée, je vis une fulgurante gerbe d’éclairs s’éparpillerau-dessus de mes signaux. Les lignes lumineuses des lampesélectriques disparurent, je compris que mes travaux étaientanéantis par la colère vengeresse du Grand Cerveau, réveillé de satorpeur, et guéri, par quelque moyen inconnu, de la faiblesse où jel’avais plongé en l’affamant.

« Je n’eus pas le temps de revenir del’abattement et de la consternation qui m’accablaient ; déjàles Vampires furieux, croyant que je les avais trahis – oupeut-être obéissant à la suggestion toute-puissante de mon terribleadversaire s’élançaient des profondeurs de la tour et fondaient surmoi comme des vautours sur un cadavre.

« En une seconde, j’en fus entouré ;ils m’étourdissaient de leurs vociférations aiguës ; ilsm’avaient jeté sur le sol et me frappaient avec leurs palpes.Quelques-uns me serraient la gorge comme pour m’étrangler ;d’autres me traînèrent jusqu’au bord de la plate-forme et je crusqu’ils allaient me précipiter dans la mer.

« Ils se disputaient ma personne commeune proie et me tiraillaient en tous sens ; le moindre risqueque je courusse était celui d’être écartelé.

« Au moment où ils m’avaient assailli,j’avais encore mon masque d’opale, l’un d’eux s’en avisa et mel’arracha.

« J’étais tiraillé, déchiré, mordu et jene voyais rien ; c’était horrible.

« Je croyais, cette fois, ma mortcertaine, mais j’avais reçu un tel coup de la destruction de messignaux et du foudroyant réveil du Grand Cerveau, que j’étaisrésigné à tout, aussi hébété que le condamné à mort, réveillé ensursaut et jeté pantelant sur la planche de la guillotine.

« Brusquement, je sentis que les palpesdes Vampires se nouaient comme une cible autour de mes membres,j’entendis le battement de leurs ailes, ils m’enlevaient.

« Ils se précipitaient avec moi dans levaste puits qui formait l’intérieur de la tour.

« J’eus la sensation vertigineuse d’unechute verticale dans les ténèbres. Je perdis connaissance.

« Dès lors, je ne me souviens plus derien.

« C’est ici, au milieu de vous, que mesyeux se sont ouverts de nouveau à la lumière…

Une sensation de stupeur s’était peintesur tous les visages, à ce dénouement aussi brusque et aussiinattendu. Robert Darvel ne put s’empêcher de sourire.

– Je crois, fit-il, que ce qui m’estarrivé après mon évanouissement peut s’expliquer de soi-même. LesVampires ont, au dernier moment, reculé devant l’idée de me mettreà mort.

« Peut-être se sont-ils souvenus desservices que je leur avais rendus, peut-être ont-ils craint que mamort ne fût vengée ; qui sait à quelle logique ont obéi cesintelligences à la fois compliquées et simplistes ?

« Je devine qu’ils ont dû se trouverembarrassés, que certains ont pris ma défense, ont essayé de mejustifier, finalement, ils ont tourné la difficulté. Ils m’ont toutsimplement embaumé à leur façon, se réservant peut-être de me tirerplus tard du sommeil léthargique.

« Quant à la façon dont s’est opéré monretour je n’ai là-dessus aucune donnée, je suis réduit auxhypothèses.

« Voici ce que je trouve de plusadmissible :

« Le « Grand Cerveau », aprèsle péril que je lui avais fait courir, n’a plus voulu supporter maprésence dans la planète – même à l’état de momie. Il a ordonné auxVampires de me renvoyer d’où j’étais venu.

« Quant aux moyens employés pour melancer en dehors de la sphère d’attraction de la planète, lasupposition la plus naturelle est qu’ils se sont servis du procédéle plus facile qu’ils eussent à leur disposition, c’est-à-dire dela force éruptive d’un volcan.

« On ignore généralement que cette forceest considérable.

« D’après le livre du père Martinet,l’Etna lance des pierres avec une vitesse initiale de huit centsmètres par seconde ; le Vésuve, l’Etna et le Strombolidécochent leurs projectiles avec une vitesse à peu près double etqui varie entre douze et quinze cents mètres, mais le Cotopaxi, lePichincha et d’autres volcans de l’Amérique du Sud impriment, auxlaves lancées par leurs cratères, une vitesse initiale qui atteintquelquefois quatre kilomètres à la seconde.

« J’ai vu dans Mars des volcans d’uneimportance aussi considérable que ceux que je viens de citer. Leurpuissance de projection doit même être beaucoup plus grande, étantdonnée la diminution de l’attraction et la moindre épaisseur de lacouche atmosphérique.

« Il n’y aurait donc rien d’étonnant à ceque la sphère d’où vous m’avez tiré ait été chargée comme un simpleobus dans la cheminée d’un volcan ; en outre, les Vampirespossèdent peut-être le secret – théoriquement assez simple – deproduire à volonté des éruptions et celui de régler et de dirigerla force d’expansion des gaz.

« Le trajet de Mars à la Terre a pus’effectuer pour moi dans les mêmes conditions que pour lesnombreux bolides qui atteignent notre sphéroïde chaque année.

« Il resterait seulement à expliquer,conclut l’ingénieur, devenu pensif, pourquoi je suis venu tomberprécisément sur cette villa. Je ne crois pas à un simplehasard ; mais ceci, c’est peut-être le secret du GrandCerveau…

………………………………………

Un profond silence avait accueilli la fin dela fabuleuse épopée. Nulles oiseuses questions, nulles banalesfélicitations ne venaient à l’esprit de personne.

Cependant, Ralph Pitcher et miss Alberte seregardaient comme si chacun d’eux eût hésité à prendre laparole.

Ce fut le naturaliste qui, sur un signe de lajeune fille, se leva et, se plaçant en face de RobertDarvel :

– J’ai, dit-il, une grave communication àvous adresser ; depuis le récit que vous venez de faire, il nem’est plus possible d’en douter : les Vampires vous ont suivisur la Terre !

– Mais c’est impossible ! s’écrial’ingénieur avec une vive émotion. Êtes-vous bien sûr de ce quevous avancez là ?

– Absolument sûr, les Vampires sont ici,ils rôdent autour de la villa ! Zarouk les a vus ! Votrefrère Georges les a vus !…

Et tout d’un trait, Pitcher raconta lesincidents dont la villa des Lentisques avait été le théâtre et quenous avons relatés plus haut.

Robert demeurait abasourdi.

– Pourquoi ne m’avoir pas prévenu plustôt ? murmura-t-il.

« Vous ne savez pas à quel danger vousvous êtes exposés…

– Vous prévenir, dit vivement missAlberte, cela ne se pouvait pas.

« Il y a quelques jours à peine, vousétiez entre la vie et la mort !

« Puis, à dire vrai, nous ne savions pas,nous n’étions pas sûrs.

« Il a fallu votre exacte description deces monstres pour nous préciser à nous-mêmes le péril…

– N’ayez aucune crainte, dit Robert, jesuis averti maintenant ; j’ai triomphé des Vampires sur leurpropre terrain, dans leur élément, il faudrait être bienmalchanceux pour ne pas les vaincre sur notre planète, où ils ont,contre eux, toutes les chances…

« Je dirai même que leur présence est unheureux événement pour la science… Je veux à mon tour les faireprisonniers, leur arracher leurs secrets. Je saurai bien, avecl’aide de Ralph, les rendre visibles à nos yeux, bien que je soisprivé de mon masque magique.

Mais, en dépit de ces affirmations destinées àrassurer ses amis, l’ingénieur était devenu tout à coup sombre etsoucieux, son front s’était barré du pli de la réflexion, sessourcils s’étaient froncés, ses efforts étaient vains pourdissimuler sa préoccupation.

– Vous voilà tout à coup devenu bienpensif, fit observer la jeune fille.

– Oui, je me demande pourquoi lesVampires m’ont suivi, s’ils sont nombreux, s’ils sont venus de lamême façon que moi ; ce sont là autant de questions que je mepose, et qu’il faudra bien que je résolve.

« Je ne crois pas qu’ils soient venusavec des intentions nuisibles ; ils m’avaient à leur merci surla planète Mars, rien ne leur aurait été plus facile que de metuer.

« Ont-ils été envoyés en exil à ma suitepar le Grand Cerveau, en punition de leur révolte ?

« Est-ce parce qu’ils ont reconnu aucontraire que j’étais seul capable – comme je l’ai montré – detenir tête à leur tyran ?

« Est-ce enfin un cataclysme indépendantde leur volonté qui les a jetés sur notre planète ? « Ilfaudra que je sache tout cela…

Partie 3
LES DERNIERS VAMPIRES

Chapitre 1PHANTASMES NOCTURNES

 

Robert Darvel était maintenant seul dans sachambre. Il venait de quitter ses hôtes, un peu fatigué de salongue conférence, et il était tombé d’accord avec eux pourétudier, dès le lendemain, les mesures à prendre pour préserver lavilla.

Tout en consultant d’un coup d’œil rapidequelques notes qu’il venait de prendre, il réfléchissait àl’étrange événement. Il était profondément surpris, lui que rienn’eût dû surprendre. Il s’était cru revenu pour toujours àl’existence paisible, et voilà que sa fantastique odyssée secontinuait en dépit de lui, sur la vieille planète où il avait crutrouver le repos.

D’ailleurs il était, disons-le, plus surprisque mécontent. Sans qu’il en eût conscience, il ressentait unsecret plaisir à pouvoir prouver à tous la vérité de ses dires. Ilpourrait montrer aux savants, aux académies, les Vampires martiens,et dire : les voilà, ils existent…

Il se coucha sous l’empire de ces penséesauxquelles se mêlait la préoccupation de retrouver la formule dufameux masque d’opale, arme indispensable dans la lutte qu’il sepréparait à livrer.

– J’ai dit que c’était de l’opale,murmura-t-il, mais si c’en était, elle devait avoir subi unepréparation spéciale. L’opale n’a pas cette limpidité. Il faudraitétudier la série des corps qu’impressionnent les radiancesobscures…

Le sommeil le gagnait, il finit par y céder,après avoir pris la précaution de fermer le commutateur électrique.Robert Darvel dormait depuis une heure de ce sommeil profond,bienfaiteur des convalescences, lorsqu’il eut un rêve.

Il lui semblait que sa chambre s’emplissaitd’un battement d’ailes, que des formes fantastiques se dessinaientvaguement dans les ténèbres.

Il reconnut les Vampires.

Il voyait leur essaim tourbillonner autour delui comme un vol de phalènes, et il y en avait qui se perchaient àson chevet, dressés sur leurs palpes comme des oiseauxfamiliers.

Quoique les Vampires martiens ne fussent pasdoués de la faculté du langage, ceux de son rêve lui parlaient.

Ils lui retraçaient la terrible vengeance duGrand Cerveau, les tours abîmées par la foudre, les tremblements deterre et les sanglantes hécatombes.

Les Vampires s’étaient révoltés de nouveau etavaient été écrasés. Alors ils avaient voulu le tirer, lui RobertDarvel, du bloc où il avait été enseveli dans les profondeurs d’unecrypte, ils avaient regretté amèrement l’ingratitude de leurconduite à son égard.

Mais quand ils avaient essayé de l’arracher àson tombeau, le tonnerre avait grondé, les vagues s’étaientsoulevées jusqu’au ciel, l’ordre impérieux avait été suggéré par ledieu de la montagne de précipiter dans le volcan la sphère quirenfermait l’audacieux organisateur des rébellions.

Il avait fallu obéir, la rage au cœur, etpresque aussitôt une éruption avait lancé la sphère hors de la zoned’attraction de la planète, dans une géante colonne de feuliquide.

C’est alors que, désespérés, se sacrifiantpour le salut commun, une quinzaine de Vampires avaient vouluprendre le même chemin que lui, le suivre et le ramener de gré oude force ; lui seul les sauverait, lui seul exterminerait leGrand Cerveau, deviendrait à sa place leur roi, leur dieu…

Dans beaucoup de rêves, le dormeur obéit à unraisonnement parfaitement logique.

– Si cela est ainsi, objectait Robert,avec la joie d’apprendre que le nombre des monstres n’était pasplus considérable, comment se fait-il que certains d’entre voussoient arrivés avant moi, quoique partis après ?

Les Vampires répondaient, comme eussent faitdes astronomes de profession, que les corps abandonnés dans lesespaces célestes étaient soumis à toute sorte de hasards, qu’ilavait suffi que le bolide où Robert se trouvait enfermé fût déviéde sa route par l’attraction de quelque autre planète…

Enfin, ils suppliaient ardemment Robert de lessuivre, à leurs prières se mêlaient ces étranges cris aigus quin’avaient aucun équivalent dans le clavier de la voix humaine.

Robert refusait énergiquement, leur rappelaitleur ingratitude et leur stupidité, il les menaçait de sa colères’ils ne retournaient dans Mars.

Courroucés de ce refus, les Vampires passaientdes prières aux menaces. Robert les bravait, leur montrant qu’ilsn’avaient pas sur la terre les mêmes facultés que dans leurplanète. Ils ripostaient avec des grincements de fureur qu’ilssauraient bien le contraindre à leur obéir ; ilss’empareraient s’il le fallait de ce qu’il avait de plus cher aumonde, de son frère, de ses amis, de sa fiancée. Alors, il seraitle premier à supplier qu’on le ramenât dans Mars et à chercher lemoyen d’y retourner.

Les Vampires se retiraient avec des battementsd’ailes irrités, Robert Darvel se retrouvait seul dans les ténèbresd’une de ces forêts aux feuillages couleur de sang qu’il avait sisouvent parcourues dans Mars.

Tout à coup, il apercevait la chambre de missAlberte, qu’il avait visitée quelques jours auparavant. La jeunefille était étendue sur son lit et son pur visage était illuminéd’un sourire d’une mystérieuse candeur, la lueur des veilleuseséclairait discrètement ses beaux cheveux d’or sombre.

Mais un frôlement d’ailes bruissait dans lanuit tiède, de l’autre côté des vitraux de la fenêtre mauresque,les larges yeux des Vampires s’allumaient dans les ténèbres.

Le cauchemar se continuait par l’entrée dansla chambre d’un des monstres. Il poussait la fenêtre entrouverteavec ses palpes, il pénétrait avec de légers, de presqueimperceptibles battements d’ailes, fouillant la pénombre de sesvastes prunelles. Puis il se penchait vers la jeune fille, sahideuse face exprimait l’étonnement et l’admiration, et il portaiten hésitant une de ses palpes sur l’épaule de la belle endormie,dont le visage se crispait de terreur, sans pourtant qu’elles’éveillât.

Il semblait à Robert qu’il assistait à toutecette scène de très loin, sans pouvoir intervenir ; il setordait les mains avec désespoir.

Cependant, les Vampires étaient entrés un àun, et il y en avait maintenant tout un essaim autour du lit de lajeune fille ; ils la soulevaient avec d’infinies précautions,la soutenaient avec leurs palpes ; mais quelle que fût leuradresse et leur attention, ils ne purent empêcher que miss Alberten’ouvre les yeux.

Alors, elle poussa un cri terrible, undéchirant appel d’épouvante et d’angoisse…

………………………………………

Robert Darvel s’éveilla, le cœur battant àgrands coups, la sueur au front. Encore sous l’influence du hideuxcauchemar, il ne savait plus s’il dormait ou s’il était éveillé,lorsque le même cri éperdu qu’il avait cru entendre dans son rêvetraversa le silence de la nuit et se perdit dans une huée de riresaigus.

Robert avait sauté à bas de son lit, prisd’une horrible idée.

Il s’élança hors de la chambre. Sur le palier,il trouva son frère et le naturaliste eux aussi avaient entendu ets’étaient levés en hâte, sans même prendre le temps de s’habillercomplètement.

– Qu’y a-t-il donc ? demanda RalphPitcher. J’ai cru…

– Mais vous ne devinez donc pas,interrompit rudement l’ingénieur.

« Les Vampires !… Ils sont là… Ilsviennent d’enlever miss Alberte… de la tuer peut-être !

Il s’était précipité vers la chambre de lajeune fille, suivi de Georges et de Pitcher, auxquels se joignirentbientôt Zarouk, Chérifa et master Frymcock. Quand ils arrivèrentprès de l’ingénieur, il avait déjà, d’un coup d’épaule, fait sauterla porte.

La chambre était vide. Le lit tiède encore neportait les traces d’aucune lutte. D’un geste désespéré, Robertmontra la fenêtre restée ouverte.

– C’est par là qu’ils l’ont enlevée,s’écria-t-il en sanglotant comme un enfant. Pourquoi n’ai-je pasveillé sur elle ?

– Il faut retrouver miss Alberte, ditGeorges.

– Tu ne sais pas ce que c’est que lesVampires, mon pauvre enfant, répliqua l’ingénieur avec un sombredésespoir. Ils sont déjà loin avec leur proie. Retrouver missAlberte ! tu t’imagines donc que c’est une chose facile !Qui sait jusqu’où les monstres se sont envolés et quelle directionils ont prise !

« Nous ne pouvons rien !rien !

Et Robert enfonçait ses ongles jusqu’au sangdans la paume de ses mains crispées.

Il s’était affaissé sur un siège et pleurait àchaudes larmes.

Ralph Pitcher, profondément ému de la douleurde son ami, essaya de le consoler, l’interrogea.

En quelques phrases entrecoupées ethaletantes, Robert dit le cauchemar dont il avait été tourmenté etqui se reliait si étrangement à la disparition de miss Alberte.

– Je le comprends maintenant,murmura-t-il, mon rêve n’était dû qu’aux suggestions desVampires ; peut-être même les ai-je vus, dans l’étatd’exacerbation nerveuse où je me trouvais… Je ne sais plus… Ai-jeété victime d’une hallucination due à la fatigue de cette soirée, àmes craintes ; ai-je été quelques instants unvoyant ?

« Mais pourquoi s’en sont-ils pris à missAlberte ? Ne leur aurait-il pas été facile de me capturer,moi ? Ma tête se perd. Je suis torturé par une horriblepensée ? Les Vampires se seraient-ils épris d’Alberte, commeon dit que les démons se sont épris des anges aux premiers âges dumonde ?

Robert avait pris ses tempes dans ses mains,le malheureux grand homme faisait peine à voir. Le témérairesavant, l’explorateur énergique, était devenu faible comme unenfant.

– Mon cher ami, dit Ralph, il ne faut pascéder au découragement. Je crois, moi, que rien n’est perdu.Raisonnons. Les Vampires, m’avez-vous dit, ne sont qu’unequinzaine, que vous sachiez cela grâce à une hallucination, ou àune suggestion, peu importe !

« Dans ces conditions, quelle que soit laforce de leurs ailes, ils ne peuvent aller très loin avec lefardeau dont ils se sont chargés.

« Ne m’avez-vous pas dit aussi qu’ilsdormaient d’habitude la nuit ?

– Oui, j’ai même ajouté qu’en cela ilsétaient absolument différents des Erloors.

– Bien, dans ce cas, ils doivent dormirmaintenant, dans les retraites où ils ont mis leur captive ensûreté, et cette cachette ne peut être éloignée. Il ne doit pasêtre impossible de la découvrir et, dans ce cas, nous avons deschances de les surprendre endormis.

Ce raisonnement si sensé avait calmé etréconforté Robert Darvel, lui avait rendu l’espoir.

L’aube pointait au-dessus de la forêt. Cettenuit, dont la relation de l’ingénieur avait occupé une bonne partavait passé avec une déconcertante rapidité.

– Nous allons nous mettre en route àl’instant même, dit Pitcher.

– Je te suivrai, n’est-ce pas ?supplia la petite Chérifa, dont les grands yeux noirs étaientbrouillés de larmes.

– C’est impossible, dit doucementPitcher, tu nous gênerais ; mais Zarouk nous accompagnera. Sinous pouvons découvrir la piste des Vampires, ce ne peut être quegrâce à lui. N’est-ce pas lui qui le premier a deviné leurprésence ?

Le Noir tourna vers le naturaliste les globesblancs de ses yeux sans expression, sa face offrait en ce moment unsingulier mélange d’épouvante et de satisfaction.

– As-tu quelque idée de l’endroit où peutse trouver cachée ta maîtresse ? demanda Georges.

Zarouk étendit le bras dans la direction del’est.

– Elle est là-bas ! dit-ilgravement. Mais où cela ?

– Dans les ruines de la Chehahia !Elle ne peut être que là ! C’est là que les Vampires secachent. Hier, cette nuit encore, je les ai flairés dans le souffledu vent.

Pitcher et Georges se regardèrent.

– Partons ! s’écria impétueusementle naturaliste.

– Pourvu, murmura l’ingénieur avecangoisse, que nous n’arrivions pas trop tard.

– Ayez bon espoir, si Zarouk se montre siaffirmatif, c’est qu’il a ses raisons.

« Je vous ai expliqué déjà la délicatessede sensation de ce Noir, délicatesse qui équivaut à une sorted’intuition.

« Bien des fois, il est arrivé à missAlberte de s’égarer, chaque fois Zarouk est allé directement etsans hésitation à l’endroit où elle se trouvait. Vous ne sauriezcroire combien l’assertion du pauvre Noir m’a rassuré.

Chapitre 2LA POURSUITE

 

Pendant cette conversation, Robert et ses amisétaient sortis de la villa, n’y laissant que Frymcock qui devaittéléphoner à Bizerte. Précédés de Zarouk, ils s’étaient engagésdans un sentier qui, laissant à gauche la route forestière, fuyaiten lacis à travers d’épais halliers d’oliviers sauvages, detamariniers et de grenadiers.

Ils descendaient la pente d’un ravin abrupt aufond duquel l’eau claire d’un oued fuyait entre les pierrailles etles hauts lauriers-roses.

À mesure qu’ils s’avançaient, la chaleurdevenait plus lourde, plus accablante ; le soleil déjà hautdans le ciel dardait ses rayons sur les cimes de la forêt, d’oùmontaient les dernières vapeurs de la rosée matinale. Les arbres,eût-on dit, cuisaient sous leur écorce, dans la sève devenuebouillante. On dut faire halte quelques instants au bord d’unesource.

Quand on repartit et que Zarouk eut repris latête de la petite troupe, le Noir paraissait avoir oublié sesterreurs. La tête droite, les dents serrées, les narines agitéesd’un tic nerveux, il faisait de vastes enjambées comme s’il eût étéattiré par une force inconnue.

Cependant, les ravins et les bois, lescollines et les oueds se succédaient depuis bientôt trois heures etnulle ruine ne se dessinait à l’horizon ; fatigué, malade,Robert Darvel avait peine à suivre ses compagnons.

La contrée qu’ils traversaient était déserte.Ils ne rencontrèrent chemin faisant aucun indigène ; commeRobert s’en étonnait, Pitcher expliqua que depuis la chute dubolide des histoires terrifiantes avaient fait le vide autour de lavilla. Les indiscrétions des serviteurs avaient suffi à l’ardenteimagination arabe pour créer de toutes pièces la légende desVampires.

Quel historien a dit que la légende créel’histoire ? Aux brillantes fantaisies des conteurs khroumirs,des faits étaient venus s’ajouter dont personne n’avait été témoin,mais dont tous affirmaient l’exactitude. On racontait que de petitsenfants avaient été dévorés par les monstres, que des agneaux oudes chèvres avaient été saignés à mort.

Tout le monde s’était écarté de la villa,comme d’un lieu maudit.

Les pâturages étaient désertés, les douarsabandonnés offraient leurs cahutes en ruine et leurs tasd’immondices ; la monotone chanson mélancolique des gardeursde moutons et de porcs ne troublait plus la solitude.

Malgré les claires verdures et le grand soleilétincelant sur la mer étale et radieuse, le paysage offrait unephysionomie profondément lugubre.

Ralph Pitcher lui-même, celui qui, des quatre,avait le mieux gardé son sang-froid, se sentait petit à petit gagnépar cette impression désolée, lorsque Zarouk, arrivé au sommet d’unmamelon boisé, fit halte brusquement.

– Nous sommes arrivés, dit-il en étendantla main, c’est là !

Robert aperçut un chaotique amoncellementd’arcades croulantes, ensevelies sous d’épais buissons, de pilierséboulés et de voûtes crevées, d’où comme des couleuvress’échappaient des paquets de racines rampantes.

– Voici les ruines romaines de laChehahia, dit Ralph Pitcher.

« C’est là qu’est miss Alberte, sans nuldoute. C’est le seul endroit à dix lieues à la ronde qui ait puservir de retraite aux Vampires.

« Habitués à dormir chaque nuit, fatiguéspar l’atmosphère plus dense de la Terre, et par l’augmentation dela force d’attraction, ils doivent être à bout de forces et nous enaurons bon marché.

Robert demeura silencieux, regardant son amid’un air suppliant, comme pour lui faire comprendre qu’il n’avaitplus d’espoir qu’en lui pour sauver miss Alberte.

– Ayez confiance, que diable !grommela Pitcher d’un ton bourru dont il cachait mal son émotion,puisque je vous jure que nous la sauverons…

Tous deux regardèrent un instant lesmajestueuses ruines qui comprenaient trois étages de voûtesadossées au rocher et submergées par une luxuriante végétation. Oneût dit une cathédrale, qui eût porté sur son toit une forêt. Uncaroubier centenaire s’était guindé à la terrasse la plus haute,juché sur ses racines agrippées un peu partout pour lutter contrela fureur des vents qui sont terribles dans cette région.

De sveltes lauriers poussés entre les blocssemblaient tendre encore au passant leurs nobles rameaux pour lacouronne des imperators ou des poètes. Les lambrusques, leslierres, les églantiers, les térébinthes balançaient leursguirlandes à l’orée des salles ténébreuses.

Georges Darvel, demeuré jusqu’alors un peu enarrière, s’était avancé.

– Il faudrait, murmura-t-il, en baissantla voix comme s’il eût craint d’éveiller l’attention des Vampires,se rendre compte de la disposition de l’édifice avant des’aventurer dans l’intérieur.

– Au dire des archéologues, réponditPitcher avec effort, c’était un de ces entrepôts fortifiés, commeles Romains de la décadence en construisaient sur toutes lesfrontières pour l’approvisionnement des légions.

« La disposition intérieure est trèssimple ; c’est une suite de vastes caveaux voûtés dont seull’étage inférieur est en bon état de conservation. C’est là qu’onserrait le blé, l’huile et le vin dans des jarres ou des amphores,comme les Arabes le font encore aujourd’hui.

« Zarouk qui, à ses heures, a la maniecommune à beaucoup d’indigènes de chercher des trésors dans lesruines, est descendu maintes fois dans ces caves…

– Cela suffit ! s’écria Georges avecvivacité, le Noir va nous guider et, si vraiment les Vampires sontlogés dans ce trou, nous allons voir s’ils sont à l’épreuve desballes blindés !

À tout hasard, en sortant de la villa, lejeune homme s’était muni d’un excellent revolver Colt à ballesd’acier, et d’une provision de cartouches ; Ce n’est pas qu’ileût une aveugle confiance dans ces rudimentaires armes terrestrespour combattre des êtres aussi étrangement organisés que lesVampires. Georges s’était dit que peut-être les monstres ignoraientles effets des armes à feu et il lui tardait de s’en assurer.

On le voit, s’il eût analysé ses propressentiments, Georges Darvel se fût découvert une sorte d’impatienceet de hâte fébrile d’en venir aux mains avec les Invisibles ;il brûlait d’entrer en lutte ouverte avec le mystère etd’étreindre, pour ainsi dire, le sphinx corps à corps.

Cependant, Zarouk qui, demeuré un peu àl’écart, n’avait pas perdu un mot de la conversation, tira tout àcoup le naturaliste par la manche, puis les yeux au ciel, la maindroite étendue, il eut un hochement de tête singulier.

Depuis quelque temps, le ciel s’étaitassombri, barbouillé de nuages couleur de soufre ou de suie, lesrayons du soleil avaient pris une tonalité livide, commeplombée : ainsi éclairées, les ruines apparaissaient tragiquespresque menaçantes.

– Tu veux m’avertir qu’il se prépare unetempête, dit Pitcher au Noir ; je m’en suis bien aperçu ;mais que nous importe ? Conduis-nous jusqu’à l’entrée descaveaux, c’est tout ce que je te demande. Si tu n’as pas assez decourage pour nous suivre, nous descendrons sans toi.

Sans répondre un seul mot, Zarouk se mit enmarche vers les ruines.

À sa suite, Pitcher et Robert Darvels’engageaient à travers les premiers éboulements du massif, lorsqueGeorges, demeuré un peu en arrière, les arrêta d’un geste. Sonvisage rayonnait, il venait de faire une trouvaille que Robertjugea d’une capitale importance.

C’était un lambeau de soie verte« liberty » demeuré aux ronces d’un buisson.

Robert ne l’eut pas plutôt examiné qu’ilmanifesta une profonde émotion.

– C’est un morceau du ruban avec lequelmiss Alberte attache ses cheveux, murmura-t-il d’une voix altérée.Ce bout de soie ne peut venir que d’elle ; Zarouk a ditvrai ! Nous sommes sur la bonne piste, miss Alberte estici !…

Georges Darvel était stupéfait jusqu’alors, illui était demeuré quelques doutes sur les merveilleuses facultésintuitives du nègre aveugle, maintenant aucune objection n’étaitplus possible.

Robert avait précieusement serré le lambeau desoie ; ce fut avec un nouveau courage que la petite troupefranchit l’entrée des caveaux qu’obstruait un rideau de lianes. LeNoir avait tiré de dessous son burnous une lanterne et l’avaitallumée, Georges Darvel avait mis le revolver au poing ; ladescente commença.

Par une série de marches creusées dans le roc,on atteignit sans obstacle une longue salle voûtée, des oiseaux denuit troublés dans leur sommeil s’enfuyaient effarés.

Robert Darvel avait insisté pour passer lepremier. Il ne pouvait s’empêcher de penser, lui qui connaissaitles Vampires, que l’entreprise qu’ils tentaient là était d’unetéméraire folie ; mais il s’était dit que, s’il était tué, samort donnerait peut-être le temps à ses amis de délivrer missAlberte.

Georges, lui, était plein de confiance etd’enthousiasme ; en dépit de ce que lui avait appris son frèresur le compte des Invisibles il se persuadait que, si puissantsqu’ils fussent, leurs cervelles ne résisteraient pas à desprojectiles qui traversaient aisément des planches de chêne de sixpouces d’épaisseur.

On avança encore une dizaine de mètres, maisplus lentement. Zarouk paraissait en proie à la plus folleterreur.

Tout son corps était secoué d’un tremblementconvulsif et son visage avait pris cette teinte d’un gris lividequi chez lui, – nous avons eu plusieurs fois l’occasion de leremarquer, caractérisait le summum de la peur.

Il devait sentir la présence des Invisibles,et il fallait véritablement lui savoir beaucoup de gré du couragequ’il déployait. Tout à coup, il s’arrêta ; ses dentsclaquaient comme des castagnettes ; dans sa main, la lanternetraçait des zigzags fantastiques.

– Donne-moi cela, dit Pitcher, tu voisbien que tu as la tremblote.

Il n’acheva pas. Une grande ombre indistincteavait passé entre lui et la muraille, et Georges avait été frôlé aupassage par une aile velue. Le jeune homme sentit ses cheveux sedresser d’horreur sur sa tête.

– Un Vampire ! murmura-t-il.

Mais il était brave : en même temps qu’ilparlait, il déchargea son arme en visant au juger.

Il y eut une espèce de rire étouffé, puis plusrien. La balle était retombée inerte aux pieds de Georges. Il crutqu’elle avait ricoché contre un pan de mur. Il la ramassa etl’examina : elle était intacte, la pointe aiguë d’aciern’avait pas même été émoussée.

Tous se taisaient épouvantés.

Zarouk, surtout, faisait peine à voir.

– Vous avez tiré sur un Vampire ?demanda enfin Pitcher à voix basse.

– Je crois que oui, balbutia Georges…Mais regardez !

Et il montrait la balle restée intacte.

– Je l’aurais juré, murmura Robert,souvenez-vous de ce que je vous ai dit hier soir…

– Tenez, monsieur Georges, interrompitRalph Pitcher, avez-vous jamais vu des soldats anglais tirer àballe sur des yoghis en guise de cible ?

– Non.

– Eh bien ! moi, j’ai vu cela etplusieurs fois aux Indes. C’est une distraction que nous procuraitsouvent le pauvre capitaine Wad.

« On a beau choisir les meilleures armeset les tireurs les plus adroits, l’Indien résiste par la puissancede sa volonté, et la balle vient tomber sans force à ses pieds…tenez, exactement comme celle-ci.

« Comprenez-vous quelle puissanceincomparable doivent posséder les Vampires aux cerveaux énormes, àcôté de ces misérables jongleurs indiens !

« Votre frère avait raison. C’estterrible ; mais je crois qu’il n’y a malheureusement rien àfaire contre eux… rien.

On le voit, le naturaliste si enthousiaste etsi calme au début de l’expédition, cédait lui-même petit à petit audécouragement.

Mais à ces paroles Georges se sentit tout àcoup envahi d’une généreuse colère.

– C’est ce que nous allons voir !s’écria-t-il en serrant les poings. J’irai jusqu’au bout !Nous verrons bien !…

Et trois fois coup sur coup, avant que sonfrère et ses amis pussent l’en empêcher, il déchargea de nouveauson arme dans la direction où le monstre avait disparu.

Trois fois les balles retombèrent inertes àses pieds comme avait fait la première… Mais au bruit de ladernière détonation un cri déchirant était monté des profondeurs ducaveau.

– Alberte ! C’est Alberte, s’écriaRobert avec un geste de folie. Elle nous a entendus ! Ellenous appelle !…

Déjà, il s’élançait, lorsqu’il reculainexplicablement, en jetant un cri étranglé.

À la profonde stupeur de ses compagnons, il sedirigea en gesticulant vers la sortie du souterrain mais àreculons.

– Où allez-vous, Robert ? s’écria lenaturaliste. Vous nous abandonnez ?…

Pitcher se tut, saisi d’horreur, ens’apercevant que les pieds de l’ingénieur ne touchaient pas lesol.

Au moment même où il faisait cette terrifianteconstatation, il se sentit lui-même saisit par les cheveux etentraîné au-dehors, avec une puissance irrésistible.

Quand il recouvra ses esprits, après cetteinfernale sensation, il se trouvait à l’entrée de l’escalier, aumilieu de ses trois compagnons, pâles et tremblants comme lui. Tousquatre semblaient avoir perdu l’usage de la parole.

– Vous avez vu, bégaya enfin RobertDarvel d’une voix affaiblie, comme cassée par la peur. Ils n’ontmême pas daigné nous tuer, ils nous ont jetés hors de leur tanièreavec mépris… Ils vont garder miss Alberte ! Que faire ?Mon Dieu, que faire ?

– Oui, que faire ?… répéta Georgesprofondément abattu.

– Ils nous ont donné un avertissement,articula Zarouk péniblement ; si nous les attaquons denouveau, ils nous tueront, c’est sûr. Moi, par Allah, j’aigrand-peur.

– Nous avons tous peur, dit tristementGeorges Darvel, il n’y a pas de honte à cela. Ce ne sont pas desennemis ordinaires à qui nous avons affaire.

– Il faudra cependant, grommela Pitcher,chez qui la colère se réveillait, que nous ayons le dessus :j’y réussirai ou j’y perdrai mon nom !

Le naturaliste s’était assis sur un fût decolonne éboulée, et, la tête dans ses mains, comme un écolieracharné à la solution d’un problème difficile, ilréfléchissait.

Tout à coup, il se leva, le visagerayonnant.

– Mes amis, dit-il, ne nous laissons pasinfluencer par des phénomènes qui, après tout sont déjà en partieclassés et connus par la science. Il y avait des rayons X, il y ades êtres X, rien n’est plus logique. Cela a l’avantage d’expliquerla nature de tous les fantômes qui ont terrifié le Moyen Age !Mais, si les Vampires sont invisibles, ce n’est pas une raison pourque nous ayons peur d’eux, et je vais leur prouver qu’ils ne sontpas de taille à lutter contre moi, Ralph Pitcher, citoyenanglais.

Le naturaliste avait débité cette phrase oùperçait la vanité nationale avec un flegme tout britannique.

– Mais enfin, demanda Georges avecimpatience, que prétendez-vous faire ?

Pitcher prit des mains de Zarouk la lourdematraque dont celui-ci était armé et montrant au-dessus de l’entréede la caverne un bloc de maçonnerie qui surplombait, semblant neplus tenir que par miracle.

– Je vais tout simplement bloquer lesInvisibles dans leur tanière. Ils ne pourront enlever miss Albertesans que nous les voyions. Nous resterons là en sentinelle, pendantce temps l’un de nous, M. Georges par exemple, se rendra àAïn-Draham et demandera au commandant du fort de mettre à notredisposition les soldats des compagnies de discipline, ce qu’il nerefusera certainement pas.

« Les ruines seront entourées d’un cordonde troupes, et l’on ne déblaiera qu’à l’abri d’un filet de maillesde fer qui enveloppera l’entrée, les caveaux n’ont que cette issue,aucun Vampire ne s’échappera, j’en réponds !

– Fort bien ! objecta Georges, maisoù trouver un pareil filet ? Le temps qu’on se le procure,miss Alberte a le temps de périr cent fois.

– J’y ai pensé, répliqua Pitcher. Il y a,en ce moment-ci, un croiseur en rade de Tabarka : les filetscontre-torpilles dont il est muni rempliront parfaitement le butproposé ! On payera au ministère de la Marine le prix qu’ildemandera, s’il le faut !

Robert et Georges étaient surpris de larapidité de décision du naturaliste et du sens pratique dont ilfaisait preuve.

– Prenez garde, objecta l’ingénieur, quel’éboulement que vous voulez provoquer n’intercepte entièrementl’accès de l’air respirable dans le souterrain, songez que missAlberte…

Pitcher haussa les épaules.

– Il y a assez de crevasses dans lesvieilles murailles, pour que ce danger ne soit pas à craindre,murmura-t-il.

Et coupant court à la discussion, il grimpa àtravers les pierres éboulées et, se servant comme d’un levier de lamatraque de Zarouk, enfoncée dans une lézarde, il se mit en devoirde desceller l’énorme bloc.

À ce moment, une grêle de grosses pierres,projetées avec autant de force et de raideur que si elles eussentété décochées par le ressort d’une catapulte, jaillirent del’ouverture béante du caveau. Les Vampires, après avoir expulséleurs ennemis, poursuivaient leur victoire.

Robert Darvel, qui s’était promptement jeté àplat ventre, ne fut pas touché. Zarouk n’eut qu’une légère blessureà la jambe ; mais Georges atteint à la tempe s’affaissa,grièvement blessé.

À cette minute même, les efforts de Pitcherachevaient de détacher les quelques pierres qui retenaient encorele bloc vacillant : arraché de son alvéole il s’abîma avec unbruit de tonnerre, obstruant de sa masse l’entrée du caveau,soulevant un épais nuage de poussière.

Robert Darvel s’était élancé vers le corpsinanimé de Georges.

– Mon frère ! Mon cherGeorges ! répétait-il éperdu.

Pitcher et Zarouk l’aidèrent à transporter leblessé sous l’ombrage d’un caroubier ; il ne donnait plussigne de vie. Accablé par ce dernier malheur, Robert faisait peineà voir ; il embrassait son frère en pleurant, il prononçaitdes mots sans suite. Pitcher craignait un instant que sa raison nesuccombât à ce terrible choc.

– Allons…, dit-il rudement, du courage etsurtout du sang-froid ! Les lamentations ne mènent à rien, ilfaut agir. La blessure ne me paraît pas aussi grave que je lecroyais tout d’abord ; mais le plus urgent est de s’occuper deGeorges. Il y a une source à cent mètres d’ici, nous allons l’ytransporter. L’eau fraîche le fera revenir à lui… Pourtant, je nevoudrais pas perdre de vue ces sanglants coquins deVampires !… Il ne faut pas qu’ils profitent de notre absencepour enlever la barricade qui les tient prisonniers !…

Après une rapide délibération, il fut convenuque Zarouk resterait en sentinelle en face des ruines, Georges futétendu sur un brancard de feuillage improvisé en hâte ;Pitcher et Robert Darvel en prirent chacun une extrémité et sedirigèrent vers la source.

Ils marchaient lentement, accablés par lalourde chaleur de l’orage, imminent depuis le matin, autant que parla fatigue ; une fade odeur montait de la terre, et lesfeuillages immobiles s’inclinaient tristement comme défaillanteux-mêmes sous la dévorante chaleur d’un ciel chauffé à blanc.

Tout à coup, le nuage creva dans un faisceaud’éclairs, l’averse tombait avec une violence dont nos climatstempérés ne peuvent donner une idée. La pluie coulait en jetscontinus, creusant des trous dans le sol, déracinant les plantes,déchaussant les arbres, emportant les pierres et le bois mort en derapides cataractes subitement grossies.

Trempés en quelques minutes de la tête auxpieds, Ralph et Robert durent faire halte, se mettre à l’abri sousle couvert d’un grand arbre.

Mais la fraîcheur de cette pluie diluvienneavait été favorable au blessé, il ouvrit les yeux, poussa unprofond soupir et se dressa sur son séant.

Pitcher se réjouissait de le voir sorti de sonévanouissement plus aisément qu’il ne l’aurait pensé, lorsqueZarouk apparut entre les arbres, la face bouleversée, ruisselantd’eau.

Pitcher pressentit quelque catastrophenouvelle.

– Vite ! criait le Noir d’une voixétranglée, il faut venir, le feu… le feu dans les ruines !

– Tu déraisonnes, répliqua Pitcher,comment veux-tu que le feu ait pris dans les ruines par cettepluie ?

– N’importe ! dit Robert, courons-y,je crains de trop bien comprendre !…

Les deux amis s’élancèrent à la suite du Noir,enjambant les ruisseaux et sautant les flaques.

Robert ne s’était pas trompé quand il futarrivé en face des ruines, des tourbillons d’une fumée nauséabondes’échappaient par toutes les fissures de l’antique bâtiment.

– Miss Alberte, dans cette fournaise,bégaya Robert, pâle de saisissement…

– Et j’ai muré la seule entrée !s’écria Pitcher avec désespoir.

Sans un mot, tous trois se mirent à l’œuvre,déplaçant les blocs avec une sorte de rage, s’égratignant lesongles jusqu’au sang aux aspérités de la pierre.

– Quelle malheureuse inspiration vousavez eue, mon pauvre ami ! ne put s’empêcher de direl’ingénieur.

Pitcher ne répondit pas ; mais ilcontinua à se frayer un chemin dans les décombres, avec unesilencieuse fureur. Il déplaçait des pans de maçonnerie presqueaussi gros que lui, ses bras étaient rouges de sang et de bouejusqu’au coude.

Bientôt, une ouverture suffisante pour livrerpassage à un homme fut pratiquée, en même temps un nuage de fuméese rabattait sur les travailleurs par cette nouvelle issue.

Pitcher avait déjà passé la tête dansl’ouverture, Robert Darvel l’en arracha violemment.

– C’est moi qui sauverai mafiancée ! dit-il rudement et, sans qu’il fût possible de l’enempêcher, il se glissa dans le trou noir.

– Il court à une mort certaine !grommela Pitcher. Il est brisé de fatigue, à peine convalescent. Ileût été bien plus logique que ce soit moi qui tente l’aventure.

Mais tout en parlant il s’était glissé à sontour dans le trou.

Zarouk ne se sentit pas la force de les suivredans la fournaise ; mais il continua à travailler de toutesses forces à agrandir l’ouverture.

Quelques minutes s’écoulèrent, l’abîmesoufflait toujours des tourbillons de fumée mêlée d’étincelles, lesdeux courageux sauveteurs ne reparaissaient pas.

Zarouk passait pour ainsi dire par toutes lesgammes de l’angoisse, enfin il lui sembla entendre appeler à l’aidedans le souterrain.

Cette fois, le dévouement l’emporta sur lapeur, il s’élança à son tour dans la fumée. Il avait à peine faitquelques pas qu’il heurta Robert dans les ténèbres.

– Vite, murmura l’ingénieur d’une voixmourante, je porte miss Alberte, prends-la, sauve-la !…

Le Noir reçut dans ses bras le corps inerte dela jeune fille et la porta au-dehors, il la déposa sur lesol ; puis courageusement il retourna chercher Robert.

Il eut grand-peine à le trouver : pendantce court laps de temps, l’ingénieur à bout de forces s’étaitévanoui ; enfin il le découvrit en tâtonnant et le déposaauprès de miss Alberte.

Robert, heureusement, revint tout de suite àlui dès qu’il se trouva au grand air rafraîchi l’oragefinissant.

– Alberte est sauvée ! ce furent sespremières paroles.

Puis n’apercevant pas lenaturaliste :

– Et Pitcher ? Où estPitcher ?

– Présent ! répondit une voixenrouée.

Et Pitcher, noir de suie et de fumée, s’élançaà son tour du trou en toussant et en éternuant avec fracas.

– Est-elle vivante ? demanda lenaturaliste avec angoisse.

– Oui, murmura Robert, anxieusementpenché vers le visage de la jeune fille, elle respire encore, maissi faiblement !

– Nous n’avons qu’une chose à faire,c’est de la transporter près de la source où se trouve déjà votrefrère.

« Je lui baignerai les tempes dans l’eaufraîche en attendant que l’un de nous aille chercher du secours àla villa.

Il souleva miss Alberte entre ses brasrobustes et se mit en marche aussi allègrement que s’il n’eût étéchargé d’aucun fardeau.

Mais tout à coup il s’arrêta, comme quelqu’unqui se souvient d’avoir oublié quelque chose d’important.

– Zarouk, dit-il avec son flegmehabituel, tu vas me faire le plaisir de rester là et de ne pas t’enaller avant que ce trou soit hermétiquement et solidement bouché.C’est une précaution indispensable, si tu ne veux plus êtretourmenté par les Vampires.

Zarouk ne se le fit pas dire deux fois ;il se remit à la besogne avec une ardeur que doublait l’espoird’enfermer les monstres dans leur tanière et d’être à tout jamaisdélivré d’eux.

En arrivant près de la source où ils avaientlaissé Georges, Robert et son ami, qui portait miss Albertetoujours évanouie, eurent la surprise de trouver le blessé presqueremis : il était debout, adossé au tronc de l’arbre et avaitlui-même bandé sa blessure avec son mouchoir.

Il s’avançait à la rencontre de Pitcher,lorsque les sons d’une trompe d’automobile retentirent à peu dedistance.

– Frymcock ! s’écria Georges, c’estFrymcock, il a eu la bonne idée de faire le grand tour par la routeforestière pour venir nous rejoindre avec l’auto… je cours lui direde ne pas aller plus loin.

Pendant que le jeune homme s’élançait àtravers bois pour gagner la route, miss Alberte était déposée surle talus couvert d’une mousse épaisse. Ses amis eurent le bonheurde la voir revenir à elle, grâce à de larges affusions d’eaufraîche. Son premier regard rencontra celui de Robert, un faiblesourire se dessina sur ses lèvres pâlies, et elle referma lesyeux ; mais son visage avait repris son frais incarnat, sonpouls battait régulièrement, elle était sauvée.

Elle fut promptement installée dans l’auto,qui reprit à une allure modérée le chemin de la villa ; elleétait encore hors d’état de prononcer un mot, mais elle avait prisune des mains de Robert dans les siennes, et lui faisaitcomprendre, par une douce pression, tout le bonheur qu’elleéprouvait de se trouver saine et sauve à ses côtés.

Quant au lord cuisinier, qui tenait le volantde direction avec toute la maestria d’un chauffeur consommé, ilbrûlait de questionner Pitcher. Sa face de clown mélancoliqueexprimait la plus vive curiosité ; mais Pitcher, lui fitcomprendre, d’un geste expressif, qu’aucune parole oiseuse nedevait troubler le repos de la jeune fille, dont la moindreimprudence eût pu compromettre le rétablissement.

L’événement donna raison à Pitcher.

Miss Alberte, après cette terrible secousse,se trouvait tellement affaiblie, tellement déprimée, qu’au momentoù l’auto stoppait en face du perron de la villa, elle perdit denouveau connaissance.

Robert l’avait saisie dans ses bras, et ilvoulut la transporter lui-même dans sa chambre.

Chapitre 3EXPLICATIONS

 

Miss Alberte – sauf le commencement d’asphyxiedont elle avait failli être victime – avait, somme toute, éprouvéplus de peur qu’elle n’avait eu de mal.

Les soins dévoués qu’on lui prodigua etsurtout la présence de Robert qui s’était constitué songarde-malade eurent vite faite de la rétablir. Il ne lui resta decette extraordinaire aventure qu’une intéressante pâleur et delégères brûlures qui devaient bientôt disparaître, sans laisser decicatrices capables d’altérer sa beauté.

Le soir même, elle put se lever et descendre àla salle à manger.

Après le repas, les mêmes personnages que laveille se trouvaient groupés dans la même salle où Robert avaitfait le récit de sa merveilleuse expédition.

– Aujourd’hui, dit en riant miss Alberte,c’est moi qui prendrai la parole ; je vais à mon tour racontermes aventures chez les Vampires, elles ne seront sans doute ni sivariées, ni si passionnantes que celles de Monsieur Robert ;mais je suis, quand même, persuadée qu’elles vousintéresseront.

Ce début excita dans l’auditoire un murmureapprobateur ; la jeune fille avait mis une sorte decoquetterie à ne donner à personne pas même à Robert un seul détailsur sa captivité chez les Invisibles le récit de ses impressionsétait attendu avec impatience.

– Il devait y avoir une heure à peu présque j’étais endormie, commença-t-elle, et mon imagination étaitsans doute encore occupée des étranges habitants de Mars, lorsqueje rêvai que les Vampires de la tour de verre se précipitaient surmoi comme ils s’étaient précipités sur M. Robert, quand ilsavaient cru qu’il les trahissait.

« Le fardeau écrasant d’un des monstrespesait sur ma poitrine et je me sentais enlacée par leurs palpessouples et ondoyantes comme des serpents. Je devais bientôtm’apercevoir que ce n’était pas un rêve que je faisais.

« J’ouvris les yeux au moment où ilsm’enlevaient de mon lit ; c’est alors que je criai, quej’appelai…

« Je ne sais pas comment je ne suis pasdevenue folle de peur.

« Certainement que cela me serait arrivé,si je n’avais été en quelque sorte avertie par le récit que jevenais d’entendre.

« Je n’eus pas une seconde d’hésitationsur la nature du danger que je courais.

« Je suis enlevée par les Vampires !Cette idée s’offrit à mon esprit avec une terrible évidence. En uneseconde, je compris que c’en était fait de moi, c’est alors que jepoussai ce second cri d’appel que l’on a dû entendre sans doute detoutes les parties de la villa.

« Tout cela s’était passé en quelquessecondes ; mais déjà je ne pouvais plus appeler, la rapiditéavec laquelle j’étais emportée me coupait la respiration.

« Je ne me souviens pas d’une sensationplus épouvantable que celle que j’éprouvai alors.

« Le hideux contact de ces anneauxvivants autour de mes poignets, autour de mes chevilles et de moncou me donnait la nausée, les battements d’ailes réguliers desInvisibles m’éventaient pour ainsi dire le visage.

« À l’instant où, brutalement arrachée demon lit, je m’étais vue suspendue, sans appui visible, au-dessusdes terrasses de la villa, j’avais instinctivement fermé lesyeux.

« Quand, une minute après, je lesrouvris, j’étais emportée dans une vertigineuse chevauchéeau-dessus des cimes de la forêt, sous le ciel voilé de nuagespesants.

« La tête me tourna, le cœur me faillit,et je vous jure qu’à ce moment je ne songeais guère à me compareraux Walkyries emportées dans les nuages ou aux saintes de lalégende ravies en extase par les anges, auxquelles on eût pu mecomparer.

« Je mourais de peur et j’étaispoursuivie par l’horrible idée que les Vampires allaient me jeterdans la mer, me laisser tomber dans quelque gouffre.

« Je m’évanouis ; je ne sais aujuste combien de temps dura cet évanouissement.

« Quand je revins à moi, j’étais toujoursemportée dans le même vol rapide par les Invisibles.

« Je vous garantis, entre parenthèses,qu’il ne me viendra jamais la tentation de voyager enaéroplane…

« Je m’étais pourtant un peu rassurée surl’éventualité d’une chute, les Vampires me tenaient toujoursétroitement serrée. Mais j’observai que leur vol était beaucoupmoins rapide qu’au début. Ils devaient être fatigués de me porterainsi sur leurs ailes.

« Je ne tardai pas à en avoir la preuve.Brusquement, l’étau qui emprisonnait un de mes bras sedesserra.

« Je fermai les yeux, m’imaginant déjàque les monstres allaient me précipiter du haut des airs comme j’enavais eu déjà la crainte ; mais mon bras venait d’être,presque au même instant, vigoureusement ressaisi. Le même manège serenouvela plusieurs fois. J’en conclus que les Vampires serelayaient.

« Ils volaient maintenant avec assez delenteur pour que je pusse reconnaître le paysage que noustraversions et qui m’était familier. Je me demandais avec angoissece qu’ils allaient faire de moi, lorsque nous descendîmes dans ladirection des ruines où vous m’avez trouvée.

« L’aube commençait à pâlir le ciel ducôté de l’orient. Je regardai ces premières lueurs du jour naissantavec désespoir, en me demandant si je les reverrais jamais.

« Les Vampires ne m’emmenaient sans doutedans ces décombres que pour m’y dévorer plus à l’aise. J’évoquaipar la pensée les vasques pleines de sang de la tour de verre et jetremblai de tous mes membres.

« Ils m’avaient descendue à terre assezdoucement, mais sans me lâcher ; comme ils me poussaient versl’entrée du caveau, j’appelai de nouveau à l’aide ; mais mavoix se perdit dans ce désert et mes geôliers, sans doute irritésde ce mouvement de révolte, m’entraînèrent jusqu’au fond dusouterrain avec une rapidité brutale.

« Là, ils me lâchèrent, je recouvrai laliberté de mes mouvements avec un inexprimable bonheur. On ne peutse faire une idée du dégoût que m’inspirait l’enlacement de leurspalpes ; je crois que si les serpents, au lieu d’être glacés,étaient des animaux à sang chaud, ils seraient encore plusrépugnants pour nous.

« Je m’étais assise sur une grossepierre, tout étonnée que les Vampires ne se fussent pas déjà jetéssur moi, m’attendant à la mort d’un instant à l’autre.

« À ma grande surprise, ils me laissèrentparfaitement tranquille ; mais un rais de lumière qui filtraitpar une crevasse à la voûte me montrait le caveau entièrementvide ; j’aurais pu me croire seule, je n’entendais pas lemoindre bruit, pourtant je savais bien qu’ils devaient êtretoujours là.

« Enhardie par le silence, je me levai etme dirigeai tout doucement vers la sortie ; mais j’avais àpeine fait quelques pas que mon poignet fut serré par une hideusepalpe et serré si fort que des larmes de douleur m’en vinrent auxyeux.

« C’était un avertissement, on ne voulaitpas me faire de mal, du moins pour le moment, mais on châtieraitsévèrement toute velléité de fuite ; c’est du moins ainsi queje le compris et je me le tins pour dit.

« Les heures passèrent dans des transesinexprimables et pourtant je finis par céder à la fatigue, jefermai les yeux un instant, accotée contre la vieille muraillemoussue.

« Je fus réveillée par le bruit d’uneexplosion qui, après m’avoir fait grand-peur, me causa une joieinexprimable.

« J’étais sûre que c’était vous quiveniez à mon secours.

« Je reconnus la voix de M. Georgeset la lueur d’une lanterne me montra au loin vos silhouettes.

« C’est alors que je criai de toutes mesforces pour vous faire savoir que j’étais là et vous indiquer où jeme trouvais.

« Mes appels et les coups de feuproduisirent un grand désordre dans le camp des Vampires, ilspoussèrent des cris aigus, ils battirent des ailes et je crus lemoment bon pour essayer de vous rejoindre.

« Je m’élançai en courant et j’apercevaisdéjà l’entrée du souterrain où vous n’étiez déjà plus, quand je mesentis rudement bousculée et forcée de battre en retraite.

« C’est alors que je sentis sous mespieds un objet anguleux, que je ramassai et qui n’était autrequ’une petite boîte de métal pleine d’allumettes bougies.

« J’ai su depuis que c’est Zarouk quil’avait laissé tomber au moment où il avait donné sa lanterne àM. Pitcher.

« J’avais regagné ma place sur la pierre,je tenais toujours les allumettes sans savoir encore à quoi ellesme serviraient.

« Tout à coup, l’idée me vint de mettrele feu aux feuilles sèches et aux broussailles qui garnissaient lesol du souterrain et où j’enfonçais jusqu’à mi-jambe. La fuméeforcerait les Vampires à déloger et j’en profiterais pour m’enfuir,j’aimais mieux risquer d’être asphyxiée que de supporter pluslongtemps cette angoissante captivité ; puis la certitude quevous étiez tous là à deux pas de moi me donnait un courage que jen’aurais sans doute pas eu sans cela.

« Cette idée venait de me venir lorsqu’unétrange phénomène se produisit.

« Sans doute sous l’influence de l’orageprès d’éclater, les formes des Vampires devenaient perceptiblespour moi, comme s’ils eussent été légèrement frottés dephosphore.

« M. Robert m’a expliqué que lescorps riches en phosphore sont très sensibles à l’influence del’électricité orageuse ; les nuits de tempête – tous lespêcheurs vous le diront – certains poissons, certains crustacésdeviennent lumineux.

« Le cerveau, comme les animaux marins,contient une forte proportion de phosphore : les Vampires quisont pour ainsi dire tout cerveau, doivent subir plus que d’autrescette influence.

« Mais j’avais surmonté mes premièresterreurs. Sans faire de bruit, j’amassai à mes pieds un monceau defeuilles sèches et, tout à coup, j’y mis le feu.

« Avec une rapidité étonnante la flammemonta, encore activée par les appels d’air des lézardes quitenaient lieu de cheminées, une fumée épaisse envahit lesouterrain.

« Je me précipitai ; mais au momentoù j’allais atteindre l’ouverture extérieure, un bruit sourdretentit, l’éboulement provoqué par M. Pitcher me fermaittoute issue vers la lumière et vers la liberté.

Pitcher rougit comme un écolier pris en fauteet baissa la tête.

– Je ne vous en veux pas, reprit missAlberte, souriant au naturaliste, vous agissiez dans une excellenteintention, vous ne pouviez pas savoir que je venais de mettre lefeu ; mais dans l’instant je demeurai consternée. Êtreenfermée dans ce brasier avec les Vampires ! J’ai passé làd’atroces minutes.

« Les monstres, suffoqués, bondissaientdans la fumée, poussaient des rires aigus et déchirants, jetremblais qu’ils ne me missent en pièces pour se venger de ce quej’avais fait. La fumée m’aveuglait, je toussais jusqu’au sang,bientôt je perdis connaissance, croyant que, cette fois, c’étaitbien fini.

« J’ai rouvert les yeux entreM. Ralph et M. Robert, qui m’aspergeaient d’eaufraîche.

« Tel est le fidèle récit de monexcursion chez les Vampires.

Je voudrais cependant bien savoir siquelques-uns ont échappé aux flammes. Dans ce cas, les survivantsdoivent terriblement m’en vouloir !

– Soyez rassurée à cet égard, ditPitcher. Je suis allé aux ruines avant de dîner. J’ai fait déblayerl’entrée des souterrains et j’y suis descendu moi-même.

« Le caveau est plein de cadavres desmonstres à demi calcinés, une épouvantable bouillie de cervelles,qu’il ne sera même pas possible de disséquer.

Vous pouvez dormir tranquille désormais. Iln’y a plus d’Invisibles !

** * * * * *

Miss Alberte est, depuis un mois, l’heureuseépouse de Robert Darvel, après des fêtes splendides, grâceauxquelles la renommée de Master Frymcock est devenue européenne.Le lord cuisinier vient de refuser d’entrer au service del’empereur de Russie, à raison de deux cent mille roublesannuels.

Robert Darvel, dont le bonheur est sansmélange, prépare une magistrale publication sur la planèteMars ; dans les milieux scientifiques, sa théorie du GrandCerveau est déjà l’objet de discussions passionnées.

Ralph Pitcher, lui, ne quitte guère lelaboratoire reconstruit : activement secondé par Zarouk et parGeorges, il cherche le moyen scientifique de se rendre invisible.Il a obtenu des résultats surprenants, et se vante de rendre déjàinvisibles de petits objets – au risque de se faire traiter depickpocket par les mauvais plaisants.

Enfin, les Arabes qui s’éloignent avec terreurdes ruines romaines de la Chehahia, font, des événements que nousvenons de raconter, le texte de merveilleux récits.

Une légende s’est créée parmi eux ; ilsaffirment qu’un des Vampires a échappé au massacre et qu’il erremélancoliquement dans la grande forêt khroumirienne.

C’est à lui qu’ils attribuent la mort de leursagneaux, les maladies de leurs enfants, et en général tous lesfaits inexplicables. Beaucoup assurent avoir entendu son ricanementdésespéré résonner dans les solitudes, lorsque le pays est menacéde quelque malheur.

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