Categories: Contes et nouvelles

La Joie de vivre

La Joie de vivre

d’ Émile Zola
Chapitre 1

Comme six heures sonnaient au coucou de la salle à manger,Chanteau perdit tout espoir. Il se leva péniblement du fauteuil où il chauffait ses lourdes jambes de goutteux, devant un feu de coke.Depuis deux heures, il attendait madame Chanteau, qui, après une absence de cinq semaines, ramenait ce jour-là de Paris leur petite cousine Pauline Quenu, une orpheline de dix ans, dont le ménage avait accepté la tutelle.

– C’est inconcevable, Véronique, dit-il en poussant la porte de la cuisine. Il leur est arrivé un malheur.

La bonne, une grande fille de trente-cinq ans, avec des mains d’homme et une face de gendarme, était en train d’écarter du feu un gigot qui allait être certainement trop cuit. Elle ne grondait pas,mais une colère blêmissait la peau rude de ses joues.

– Madame sera restée à Paris, dit-elle sèchement. Avec toutes ces histoires qui n’en finissent plus et qui mettent la maison en l’air !

– Non, non, expliqua Chanteau, la dépêche d’hier soir annonçait le règlement définitif des affaires de la petite… Madame a dû arriver ce matin à Caen, où elle s’est arrêtée pour passer chez Davoine. À une heure, elle reprenait le train ; à deux heures, elle descendait à Bayeux ; à trois heures, l’omnibusdu père Malivoire la déposait à Arromanches, et si même Malivoiren’a pas attelé tout de suite sa vieille berline, Madame aurait puêtre ici vers quatre heures, quatre heures et demie au plus tard…Il n’y a guère que dix kilomètres d’Arromanches à Bonneville.

La cuisinière, les yeux sur son gigot, écoutait tous cescalculs, en hochant la tête. Il ajouta, après unehésitation :

– Tu devrais aller voir au coin de la route, Véronique.

Elle le regarda, plus pâle encore de colère contenue.

– Tiens ! pourquoi ?… Puisque monsieur Lazare estdéjà dehors, à patauger à leur rencontre, ce n’est pas la peine quej’aille me crotter jusqu’aux reins.

– C’est que, murmura Chanteau doucement, je finis par êtreinquiet aussi de mon fils… Lui non plus ne reparaît pas. Quepeut-il faire sur la route, depuis une heure ?

Alors, sans parler davantage, Véronique prit à un clou un vieuxchâle de laine noire, dont elle s’enveloppa la tête et les épaules.Puis, comme son maître la suivait dans le corridor, elle lui ditbrusquement :

– Retournez donc devant votre feu, si vous ne voulez pasgueuler demain toute la journée, avec vos douleurs.

Et, sur le perron, après avoir refermé la porte à la volée, ellemit ses sabots et cria dans le vent :

– Ah ! Dieu de Dieu ! en voilà une morveuse quipeut se flatter de nous faire tourner en bourrique !

Chanteau resta paisible. Il était accoutumé aux violences decette fille, entrée chez lui à l’âge de quinze ans, l’année même deson mariage. Lorsqu’il n’entendit plus le bruit des sabots, ils’échappa comme un écolier en vacances et alla se planter, àl’autre bout du couloir, devant une porte vitrée qui donnait sur lamer. Là, il s’oublia un instant, court et ventru, le teint coloré,regardant le ciel de ses gros yeux bleus à fleur de tête, sous lacalotte neigeuse de ses cheveux coupés ras. Il était à peine âgé decinquante-six ans ; mais les accès de goutte dont il souffraitl’avaient vieilli de bonne heure. Distrait de son inquiétude, lesregards perdus, il songeait que la petite Pauline finirait bien parfaire la conquête de Véronique.

Puis, était-ce sa faute ? Quand ce notaire de Paris luiavait écrit que son cousin Quenu, veuf depuis six mois, venait demourir à son tour en le chargeant par testament de la tutelle de safille, il ne s’était pas senti la force de refuser. Sans doute onne se voyait guère, la famille se trouvait dispersée, le père deChanteau avait jadis créé à Caen un commerce de bois du Nord, aprèsavoir quitté le Midi et battu toute la France, comme simple ouvriercharpentier, tandis que le petit Quenu, dès la mort de sa mère,était débarqué à Paris, où un autre de ses oncles lui avait plustard cédé une grande charcuterie, en plein quartier des Halles. Eton s’était à peine rencontré deux ou trois fois, lorsque Chanteau,forcé par ses douleurs de quitter son commerce, avait fait desvoyages à Paris, afin de consulter les célébrités médicales.Seulement, les deux hommes s’estimaient, le mourant rêvaitpeut-être pour sa fille l’air salubre de la mer. Celle-cid’ailleurs, héritant de la charcuterie, serait loin d’être unecharge. Enfin, madame Chanteau avait accepté, même si vivement,qu’elle avait voulu éviter à son mari la fatigue dangereuse d’unvoyage, partant seule, battant le pavé, réglant les affaires, avecson continuel besoin d’activité ; et il suffisait à Chanteauque sa femme fût contente.

Mais pourquoi n’arrivaient-elles pas toutes les deux ? Sescraintes le reprenaient, en face du ciel livide, où le vent d’ouestemportait de grands nuages noirs, comme des haillons de suie, dontles déchirures traînaient au loin dans la mer. C’était une de cestempêtes de mars, lorsque les marées de l’équinoxe battentfurieusement les côtes. Le flot, qui commençait seulement à monter,ne mettait encore sur l’horizon qu’une barre blanche, une écumemince et perdue ; et la plage, si largement découverte cejour-là, cette lieue de rochers et d’algues sombres, cette plainerase, salie de flaques, tachée de deuil, prenait une mélancolieaffreuse, sous le crépuscule tombant de la fuite épouvantée desnuages.

– Peut-être bien que le vent les a chavirées dans un fossé,murmura Chanteau.

Un besoin de voir le poussait. Il ouvrit la porte vitrée, risquases chaussons de lisières sur le gravier de la terrasse, quidominait le village. Quelques gouttes de pluie volant dansl’ouragan lui cinglèrent le visage, un souffle terrible fit claquerson veston de grosse laine bleue. Mais il s’entêtait, sanscasquette, le dos arrondi ; et il vint s’accouder au parapet,pour surveiller la route, en bas. Cette route dévalait entre deuxfalaises, on aurait dit un coup de hache dans le roc, une fente quiavait laissé couler les quelques mètres de terre, où se trouvaientplantées les vingt-cinq à trente masures de Bonneville. Chaquemarée semblait devoir les écraser contre la rampe, sur leur litétroit de galets. À gauche, il y avait un petit port d’échouage,une bande de sable, où des hommes hissaient à cris réguliers unedizaine de barques. Ils n’étaient pas deux cents habitants, ilsvivaient de la mer, fort mal, collés à leur rocher avec unentêtement stupide de mollusques. Et, au-dessus des misérablestoits, défoncés chaque hiver par les vagues, on ne voyait sur lesfalaises, à demi-pente, que l’église à droite, et que la maison desChanteau à gauche, séparées par le ravin de la route. C’était làtout Bonneville.

– Hein ? quel fichu temps ! cria une voix.

Ayant levé les yeux, Chanteau reconnut le curé, l’abbé Horteur,un homme trapu, à encolure de paysan, dont les cinquante ansn’avaient pas encore pâli les cheveux roux. Devant l’église, sur leterrain du cimetière, le prêtre s’était réservé un potager ;et il était là, regardant ses premières salades, en serrant sasoutane entre ses cuisses, pour que l’ouragan ne la lui mît pas surla tête. Chanteau, qui ne pouvait parler et se faire entendrecontre le vent, dut se contenter de saluer de la main.

– Je crois qu’ils n’ont pas tort de retirer les barques,continua le curé à plein gosier. Vers dix heures, ilsdanseront.

Et, comme décidément une rafale le coiffait de sa soutane, ildisparut derrière l’église.

Chanteau s’était retourné, gonflant les épaules, tenant le coup.Les yeux pleins d’eau, il jetait un regard sur son jardin brûlé parla mer, et sur la maison de briques, aux deux étages de cinqfenêtres, dont les persiennes, malgré les clavettes d’arrêt,menaçaient d’être arrachées. Lorsque la rafale eut passé, il sepencha de nouveau sur la route ; mais Véronique revenait, enagitant les bras.

– Comment ! vous êtes sorti ?… Voulez-vous bienvite rentrer, monsieur !

Elle le rattrapa dans le corridor, le gourmanda ainsi qu’unenfant pris en faute. N’est-ce pas ? quand il souffrirait lelendemain, ce serait encore elle qui serait obligée de lesoigner !

– Tu n’as rien vu ? demanda-t-il d’un ton soumis.

– Bien sûr, non, que je n’ai rien vu… Madame estcertainement à l’abri quelque part.

Il n’osait lui dire qu’elle aurait dû pousser plus loin.Maintenant, c’était l’absence de son fils qui le tourmentaitsurtout.

– J’ai vu, reprit la bonne, que tout le pays est en l’air.Ils ont peur d’y rester, cette fois… Déjà, en septembre, la maisondes Cuche a été fendue du haut en bas, et Prouane, qui montaitsonner l’angélus, vient de me jurer qu’elle serait par terredemain.

Mais, à ce moment, un grand garçon de dix-neuf ans franchitd’une enjambée les trois marches du perron. Il avait un frontlarge, des yeux très clairs, avec un fin duvet de barbe châtaine,qui encadrait sa face longue.

– Ah ! tant mieux ! voici Lazare ! ditChanteau soulagé. Comme tu es mouillé, mon pauvre enfant !

Le jeune homme accrochait, dans le vestibule, un caban trempépar les ondées.

– Eh bien ? demanda de nouveau le père.

– Eh bien ! personne ! répondit Lazare. Je suisallé jusqu’à Verchemont, et là j’ai attendu sous le hangar del’auberge, les yeux sur la route, qui est un vrai fleuve de boue.Personne !… Alors, j’ai craint de t’inquiéter, je suisrevenu.

Il avait quitté le lycée de Caen au mois d’août, après avoirpassé son baccalauréat, et depuis huit mois il battait lesfalaises, ne se décidant point à choisir une occupation, passionnéseulement de musique, ce qui désespérait sa mère. Elle était partiefâchée, car il avait refusé de l’accompagner à Paris, où ellerêvait de lui trouver une position. Toute la maison s’en allait àla débandade, dans une aigreur involontaire que la vie commune dufoyer aggravait encore.

– Maintenant que te voilà prévenu, reprit le jeune homme,j’ai envie de pousser jusqu’à Arromanches.

– Non, non, la nuit tombe, s’écria Chanteau. Il estimpossible que ta mère nous laisse sans nouvelle. J’attends unedépêche… Tiens ! on dirait une voiture.

Véronique avait rouvert la porte.

– C’est le cabriolet du docteur Cazenove, annonça-t-elle.Est-ce qu’il devait venir, monsieur ?… Ah ! monDieu ! mais c’est Madame !

Tous descendirent vivement le perron. Un gros chien de montagnecroisé de terre-neuve, qui dormait dans un coin du vestibule,s’élança avec des abois furieux. À ce vacarme, une petite chatteblanche, l’air délicat, parut aussi sur le seuil ; mais,devant la cour boueuse, sa queue eut un léger tremblement dedégoût, et elle s’assit proprement, en haut des marches, pourvoir.

Cependant, une dame de cinquante ans environ avait sauté ducabriolet avec une souplesse de jeune fille. Elle était petite etmaigre, les cheveux encore très noirs, le visage agréable, gâté parun grand nez d’ambitieuse. D’un bond, le chien lui avait posé lespattes sur les épaules, pour l’embrasser ; et elle sefâchait.

– Voyons, Mathieu, veux-tu me lâcher ?… Grossebête ! as-tu fini ?

Lazare, derrière le chien, traversait la cour. Il cria, pourdemander :

– Pas de malheur, maman ?

– Non, non, répondit madame Chanteau.

– Mon Dieu ! nous étions d’une inquiétude ! ditle père qui avait suivi son fils, malgré le vent. Qu’est-il doncarrivé ?

– Oh ! des ennuis tout le temps, expliqua-t-elle.D’abord, les chemins sont si mauvais, qu’il a fallu près de deuxheures pour venir de Bayeux. Puis, à Arromanches, voilà qu’uncheval de Malivoire se casse une patte ; et il n’a pu nous endonner un autre, j’ai vu le moment qu’il nous faudrait coucher chezlui… Enfin, le docteur a eu l’obligeance de nous prêter soncabriolet. Ce brave Martin nous a conduites…

Le cocher, un vieil homme à jambe de bois, un ancien matelotopéré autrefois par le chirurgien de marine Cazenove, et resté plustard à son service, était en train d’attacher le cheval. MadameChanteau s’était interrompue, pour lui dire :

– Martin, aidez donc la petite à descendre.

Personne n’avait encore songé à l’enfant. Comme la capote ducabriolet tombait très bas, on ne voyait que sa jupe de deuil etses petites mains gantées de noir. Du reste, elle n’attendit pasque le cocher l’aidât, elle sauta légèrement à son tour. Unebourrasque soufflait, ses vêtements claquèrent, des mèches decheveux bruns s’envolèrent, sous le crêpe de son chapeau.

Et elle avait l’air très fort pour ses dix ans, les lèvresgrosses, la figure pleine et blanche, de cette blancheur desfillettes élevées dans les arrière-boutiques de Paris. Tous laregardaient. Véronique, qui arrivait pour saluer sa maîtresse,s’était arrêtée à l’écart, la face glacée et jalouse. Mais Mathieun’imitait pas cette réserve, il s’élança entre les bras del’enfant, et lui débarbouilla le visage d’un coup de langue.

– N’aie pas peur ! cria madame Chanteau, il n’est pasméchant.

– Oh ! je n’ai pas peur, répondit doucement Pauline.J’aime bien les chiens.

En effet, elle était toute tranquille, au milieu des rudesaccolades de Mathieu. Sa petite figure grave s’éclaira d’unsourire, dans son deuil ; puis, elle posa un gros baiser surle museau du terre-neuve.

– Et les gens, tu ne les embrasses pas ? reprit madameChanteau. Tiens ! voici ton oncle, puisque tu m’appelles tatante… Et voici ton cousin alors, un grand galopin qui est moinssage que toi.

L’enfant n’éprouvait aucune gêne. Elle embrassa tout le monde,elle trouva un mot pour chacun, avec une grâce de petiteParisienne, déjà rompue aux politesses.

– Mon oncle, je vous remercie bien de me prendre chez vous…Vous verrez, mon cousin, nous ferons bon ménage…

– Mais elle est très gentille ! s’écria Chanteauravi.

Lazare la regardait avec surprise, car il se l’était imaginéeplus petite, d’une niaiserie effarouchée de gamine.

– Oui, oui, très gentille, répétait la vieille dame. Etbrave, vous n’avez pas idée !… Le vent nous prenait de face,dans cette voiture, et nous aveuglait de poussière d’eau. Vingtfois j’ai cru que la capote, qui craquait comme une voile, allaitse fendre. Eh bien ! elle s’amusait, elle trouvait ça drôle…Mais qu’est-ce que nous faisons là ? Il est inutile de nousmouiller davantage, voici la pluie qui recommence.

Elle se tournait, cherchant Véronique. Lorsqu’elle l’aperçut àl’écart, la mine revêche, elle lui dit ironiquement :

– Bonjour, ma fille, comment te portes-tu ?… Enattendant que tu me demandes de mes nouvelles, tu vas monter unebouteille pour Martin, n’est-ce pas ?… Nous n’avons pu prendrenos malles, Malivoire les apportera demain de bonne heure…

Elle s’interrompit, elle retourna vers la voiture,bouleversée.

– Et mon sac !… J’ai eu une peur ! j’ai craintqu’il ne fût tombé sur la route.

C’était un gros sac de cuir noir, déjà blanchi aux angles parl’usure, et quelle refusa absolument de confier à son fils. Enfin,tous se dirigeaient vers la maison, lorsqu’une nouvelle bourrasqueles arrêta, l’haleine coupée, devant la porte. La chatte, assised’un air curieux, les regardait lutter contre le vent ; etmadame Chanteau voulut savoir si Minouche s’était bien conduitependant son absence. Ce nom de Minouche fit encore sourire Pauline,de sa bouche grave. Elle se baissa, elle caressa la chatte, quivint aussitôt se frotter contre sa jupe, la queue en l’air. Mathieus’était remis à aboyer violemment, pour sonner le retour au gîte,en voyant la famille monter le perron et se mettre enfin à l’abri,dans le vestibule.

– Ah ! on est bien ici, dit la mère. Je finissais parcroire que nous n’arriverions jamais… Oui, Mathieu, tu es un bonchien, mais laisse-nous tranquilles. Oh ! je t’en prie,Lazare, fais-le taire : il m’entre dans lesoreilles !

Le chien s’entêtait, la rentrée des Chanteau dans leur salle àmanger s’opéra aux éclats de cette musique d’allégresse. Devanteux, ils poussaient Pauline, la nouvelle enfant de la maison ;et, derrière, venait Mathieu, toujours aboyant, suivi lui-même dela Minouche, dont le poil nerveux frémissait au milieu de cetapage.

Déjà, dans la cuisine, Martin avait bu deux verres de vin coupsur coup, et il s’en allait, tapant le carreau de sa jambe de bois,criant le bonsoir à tout le monde. Véronique venait de rapprocherdu feu son gigot, qui était froid. Elle parut, elledemanda :

– Est-ce qu’on mange ?

– Je crois bien, il est sept heures, dit Chanteau.Seulement, ma fille, il faudrait attendre que Madame et la petitese fussent changées.

– Mais je n’ai pas la malle pour Pauline, fit remarquermadame Chanteau. Heureusement que nous ne sommes pas mouilléesdessous… Ôte ton manteau et ton chapeau, ma chérie. Débarrasse-ladonc, Véronique… Et déchausse-la, n’est-ce pas ? J’ai ici cequ’il faut.

La bonne dut s’agenouiller devant l’enfant, qui s’était assise.Pendant ce temps, la vieille dame tirait de son sac une paire depetits chaussons de feutre, qu’elle lui mit elle-même aux pieds.Puis, elle se fit déchausser à son tour, et plongea de nouveau dansle sac, d’où elle revint avec une paire de savates pour elle.

– Alors, je sers ? demanda encore Véronique.

– Tout à l’heure… Pauline, viens dans la cuisine te laverles mains et te passer de l’eau sur la figure… Nous mourons defaim, plus tard on se décrassera à fond.

Ce fut Pauline qui reparut la première, laissant sa tante le nezdans une terrine. Chanteau avait repris sa place devant le feu, aufond de son grand fauteuil de velours jaune ; et il sefrottait les jambes d’un geste machinal, avec la peur d’une criseprochaine, tandis que Lazare coupait des tranches de pain, deboutdevant la table, où quatre couverts étaient mis depuis plus d’uneheure. Les deux hommes, un peu gênés, souriaient à l’enfant, sanstrouver une parole. Elle, tranquillement, examinait la sallemeublée de noyer, passant du buffet et de la demi-douzaine dechaises à la suspension de cuivre verni, retenue surtout par cinqlithographies encadrées, les Saisons et une Vue du Vésuve, qui sedétachaient sur le papier marron des murailles. Sans doute le fauxlambris de chêne peint, égratigné d’éraflures plâtreuses, leparquet sali d’anciennes taches de graisse, l’abandon de cettepièce commune où la famille vivait, lui firent regretter la bellecharcuterie de marbre qu’elle avait quittée la veille, car ses yeuxs’attristèrent, elle sembla deviner un instant les sourdes aigreurscachées sous la bonhomie de ce milieu nouveau pour elle. Enfin, sesregards, après s’être intéressés à un baromètre très ancien, dansun cartel de bois doré, se fixèrent sur une construction étrangequi tenait toute la tablette de la cheminée, sous une boîte deverre collée aux arêtes par de minces bandes de papier bleu. Onaurait dit un jouet, un pont de bois en miniature, mais un pontd’une charpente extraordinairement compliquée.

– C’est ton grand-oncle qui a fait ça, expliqua Chanteau,heureux de trouver un sujet de conversation. Oui, mon père avaitcommencé par être charpentier… J’ai toujours gardé sonchef-d’œuvre.

Il ne rougissait pas de son origine, et madame Chanteau toléraitle pont sur la cheminée, malgré l’humeur que lui causait cettecuriosité encombrante, qui lui rappelait son mariage avec un filsd’ouvrier. Mais déjà la petite fille n’écoutait plus sononcle : par la fenêtre, elle venait d’apercevoir l’horizonimmense, et elle traversa vivement la pièce, elle se planta devantles vitres, dont les rideaux de mousseline étaient relevés à l’aided’embrasses de coton. Depuis son départ de Paris, la mer était sapréoccupation continuelle. Elle en rêvait, elle ne cessait dequestionner sa tante dans le wagon, voulant savoir, à chaquecoteau, si la mer n’était pas derrière ces montagnes. Enfin, sur laplage d’Arromanches, elle était restée muette, les yeux agrandis,le cœur gonflé d’un gros soupir ; puis, d’Arromanches àBonneville, elle avait à chaque minute allongé la tête hors ducabriolet, malgré le vent, pour voir la mer qui les suivait. Et,maintenant, la mer était encore là, elle serait toujours là, commeune chose à elle. Lentement, d’un regard, elle semblait en prendrepossession.

La nuit tombait du ciel livide, où les bourrasques fouettaientle galop échevelé des nuages. On ne distinguait plus, au fond duchaos croissant des ténèbres, que la pâleur du flot qui montait.C’était une écume blanche toujours élargie, une succession denappes se déroulant, inondant les champs de varechs, recouvrant lesdalles rocheuses, dans un glissement doux et berceur, dontl’approche semblait une caresse. Mais, au loin, la clameur desvagues avait grandi, des crêtes énormes moutonnaient, et uncrépuscule de mort pesait, au pied des falaises, sur Bonnevilledésert, calfeutré derrière ses portes, tandis que les barques,abandonnées en haut des galets, gisaient comme des cadavres degrands poissons échoués. La pluie noyait le village d’un brouillardfumeux, seule l’église se découpait encore nettement, dans un coinblême des nuées.

Pauline ne parla pas. Son petit cœur s’était de nouveaugonflé ; elle étouffait, et elle soupira longuement, tout sonsouffle parut sortir de ses lèvres.

– Hein ? c’est plus large que la Seine, dit Lazare,qui était venu se placer derrière elle.

Cette gamine continuait à le surprendre. Il éprouvait, depuisqu’elle était là, une timidité de grand garçon gauche.

– Oh ! oui, répondit-elle très bas, sans tourner latête.

Il allait la tutoyer, il se reprit.

– Ça ne vous effraie pas ?

Alors, elle le regarda, l’air étonné.

– Non, pourquoi ?… Bien sûr que l’eau ne montera pasjusqu’ici.

– Eh ! on n’en sait rien, dit-il, cédant à un besoinde se moquer d’elle. Des fois, l’eau passe par-dessus l’église.

Mais elle éclata d’un bon rire. Dans son petit être réfléchi,c’était une bouffée de gaieté bruyante et saine, la gaieté d’unepersonne de raison que l’absurde met en joie. Et ce fut elle quitutoya la première le jeune homme, en lui prenant les mains, commepour jouer.

– Oh ! cousin, tu me crois donc bien bête !…Est-ce que tu resterais ici, si l’eau passait par-dessusl’église ?

Lazare riait à son tour, serrait les mains de l’enfant, tousdeux désormais bons camarades. Justement, madame Chanteau rentra aumilieu de ces éclats joyeux. Elle parut heureuse, elle dit, ens’essuyant les mains :

– La connaissance est faite… Je savais bien que vous vousentendriez ensemble.

– Je sers, madame ? interrompit Véronique, debout surle seuil de la cuisine.

– Oui, oui, ma fille… Seulement, tu ferais mieux d’allumerd’abord la lampe. On n’y voit plus.

La nuit, en effet, venait si rapidement, que la salle à mangerobscure n’était plus éclairée que par le reflet rouge du coke. Cefut encore un retard. Enfin, la bonne baissa la suspension, lecouvert apparut sous le rond de clarté vive. Et tout le monde étaitassis, Pauline entre son oncle et son cousin, en face de sa tante,lorsque cette dernière se leva de nouveau, avec sa vivacité devieille femme maigre, qui ne pouvait rester en place.

– Où est mon sac ?… Attends, ma chérie, je vais tedonner ta timbale… Ôte le verre, Véronique. Elle est habituée à satimbale, cette enfant.

Elle avait sorti une timbale d’argent, déjà bossuée, qu’elleessuya avec sa serviette, et qu’elle posa devant Pauline. Puis,elle garda son sac derrière elle, sur une chaise. La bonne servaitun potage au vermicelle, en avertissant de son air maussade qu’ilétait beaucoup trop cuit. Personne n’osa se plaindre : onavait grand-faim, le bouillon sifflait dans les cuillers. Ensuite,vint le bouilli. Chanteau, très gourmand, y toucha à peine, seréservant pour le gigot. Mais, quand celui-ci fut sur la table, ily eut une protestation générale. C’était du cuir desséché. On nepouvait manger ça.

– Pardi ! je le sais bien, dit tranquillementVéronique. Fallait pas faire attendre !

Pauline, gaiement, coupait sa viande en petits morceaux etl’avalait tout de même. Quant à Lazare, il ne savait jamais cequ’il avait sur son assiette, il aurait englouti des tranches depain pour des blancs de volaille. Cependant, Chanteau regardait legigot d’un œil morne.

– Et avec ça, Véronique, qu’est-ce que tu as ?

– Des pommes de terre sautées, monsieur.

Il fit un geste de désespoir, en s’abandonnant dans sonfauteuil. La bonne reprit :

– Si Monsieur veut que je rapporte le bœuf ?

Mais il refusa d’un branle mélancolique de la tête. Autant dupain que du bouilli. Ah ! mon Dieu ! quel dîner !Jusqu’au mauvais temps qui avait empêché d’avoir du poisson !Madame Chanteau, très petite mangeuse, le regardait avec pitié.

– Mon pauvre ami, dit-elle tout d’un coup, tu me fais de lapeine… J’avais là un cadeau pour demain ; mais, puisqu’il y afamine, ce soir…

– Elle avait rouvert son sac et en tirait une terrine defoie gras. Les yeux de Chanteau s’allumèrent. Du foie gras !du fruit défendu ! une friandise adorée que son médecin luiinterdisait absolument !

– Seulement, tu sais, continuait sa femme, je ne t’enpermets qu’une tartine… Sois raisonnable, ou tu n’en auras jamaisplus.

Il avait saisi la terrine, il se servait d’une main tremblante.Souvent, de terribles combats se livraient ainsi entre sa terreurd’un accès et la violence de sa gourmandise ; et, presquetoujours, la gourmandise était la plus forte. Tant pis !c’était trop bon, il souffrirait !

Véronique, qui l’avait regardé se tailler une large tranche,retourna dans sa cuisine, en murmurant :

– Ah bien ! ce que Monsieur gueulera !

Ce mot revenait naturellement dans sa bouche, les maîtresl’avaient accepté, tant elle le disait d’une façon simple. Monsieurgueulait, quand il avait une crise ; et c’était tellement ça,qu’on ne songeait point à la rappeler au respect.

La fin du dîner fut très gaie. Lazare, en plaisantant, ôta laterrine des mains de son père. Mais, lorsque le dessert parut, unfromage de Pont-l’Évêque et des biscuits, la grande joie fut unebrusque apparition de Mathieu. Jusque-là, il avait dormi quelquepart, sous la table. L’arrivée des biscuits venait de l’éveiller,il semblait les sentir dans son sommeil ; et, tous les soirs,à ce moment précis, il se secouait, il faisait sa ronde, guettantles cœurs sur les visages. D’habitude, c’était Lazare qui selaissait le plus vite apitoyer ; seulement, ce soir-là,Mathieu, à son deuxième tour, regarda fixement Pauline, de ses bonsyeux humains ; puis, devinant une grande amie des bêtes et desgens, il posa sa tête énorme sur le petit genou de l’enfant, sansla quitter de ses regards pleins de tendres supplications.

– Oh ! le mendiant ! dit madame Chanteau.Doucement, Mathieu ! veux-tu bien ne pas te jeter si fort surla nourriture !

Le chien, d’un coup de gosier, avait bu le morceau de biscuitque Pauline lui tendait ; et il replaçait sa tête sur le petitgenou, il demandait un autre morceau, les yeux toujours dans lesyeux de sa nouvelle amie. Elle riait, le baisait, le trouvait biendrôle, les oreilles rabattues, une tache noire sur l’œil gauche, laseule tache qui marquât sa robe blanche, aux longs poils frisés.Mais il y eut un incident : la Minouche, jalouse, venait desauter légèrement au bord de la table ; et, ronronnante,l’échine souple, avec des grâces de jeune chèvre, elle donnait degrands coups de tête dans le menton de l’enfant. C’était sa façonde se caresser, on sentait son nez froid et l’effleurement de sesdents pointues, tandis quelle dansait sur ses pattes, comme unmitron pétrissant de la pâte. Alors, Pauline fut enchantée, entreles deux bêtes, la chatte à gauche, le chien à droite, envahie pareux, exploitée indignement, jusqu’à leur distribuer tout sondessert.

– Renvoie-les donc, lui dit sa tante. Ils ne te laisserontrien.

– Qu’est-ce que ça fait ? répondit-elle simplement,dans son bonheur de se dépouiller.

On avait fini. Véronique ôtait le couvert. Les deux bêtes,voyant la table nette, s’en allèrent sans dire merci, en se léchantune dernière fois.

Pauline s’était levée, et debout devant la fenêtre, elle tâchaitde voir. Depuis le potage, elle regardait cette fenêtres’obscurcir, devenir peu à peu d’un noir d’encre. Maintenant,c’était un mur impénétrable, une masse de ténèbres où tout avaitsombré, le ciel, l’eau, le village, l’église elle-même. Sanss’effrayer des plaisanteries de son cousin, elle cherchait la mer,elle était tourmentée du désir de savoir jusqu’où cette eau allaitmonter ; et elle n’entendait que la clameur grandir, une voixhaute, monstrueuse, dont la menace continue s’enflait à chaqueminute, au milieu des hurlements du vent et du cinglement desaverses. Plus une lueur, pas même une pâleur d’écume, sur le chaosdes ombres ; rien que le galop des vagues, fouetté par latempête, au fond de ce néant.

– Fichtre ! dit Chanteau, elle arrive raide… et elle aencore deux heures à monter !

– Si le vent soufflait du nord, expliqua Lazare, je croisque Bonneville serait fichu. Heureusement qu’il nous prend debiais.

La petite fille s’était retournée et les écoutait, ses grandsyeux pleins d’une pitié inquiète.

– Bah ! reprit madame Chanteau, nous sommes à l’abri,il faut laisser les autres se débrouiller, chacun a ses malheurs…Dis, ma mignonne, veux-tu une tasse de thé bien chaud ? Etpuis, nous irons nous coucher.

Véronique avait jeté, sur la table desservie, un vieux tapisrouge à grosses fleurs, autour duquel la famille passait lessoirées. Chacun reprit sa place. Lazare, sorti un instant, étaitrevenu avec un encrier, une plume, toute une poignée depapiers ; et il s’installa sous la lampe, il se mit à copierde la musique. Madame Chanteau, dont les regards tendres nequittaient pas son fils depuis son retour, devint brusquement trèsaigre.

– Encore ta musique ! Tu ne peux donc nous donner unesoirée, même le jour de mon retour ?

– Mais, maman, je ne m’en vais pas, je reste avec toi… Tusais bien que ça ne m’empêche pas de causer. Va, va, dis-moiquelque chose, je te répondrai.

Et il s’entêta, couvrant de ses papiers une moitié de la table.Chanteau s’était allongé douillettement dans son fauteuil, lesmains abandonnées. Devant le feu, Mathieu s’endormait ;pendant que Minouche, remontée d’un bond sur le tapis, faisait unegrande toilette, une cuisse en l’air, se léchant avec précaution lepoil du ventre. Une bonne intimité semblait tomber de la suspensionde cuivre, et bientôt Pauline, qui souriait de ses yeux demi-clos àsa nouvelle famille, ne put résister au sommeil, brisée delassitude, engourdie par la chaleur. Elle laissa glisser sa tête,s’assoupit dans le creux de son bras replié, en plein sous laclarté tranquille de la lampe. Ses paupières fines étaient comme unvoile de soie tiré sur son regard, un petit souffle réguliersortait de ses lèvres pures.

– Elle ne doit plus tenir debout, dit madame Chanteau enbaissant la voix. Nous la réveillerons pour qu’elle prenne son thé,et nous la coucherons.

Alors, un silence régna. Dans le grondement de la tempête, onn’entendait que la plume de Lazare. C’était une grande paix, lasomnolence des vieilles habitudes, la vie ruminée chaque soir à lamême place. Longtemps, le père et la mère se regardèrent sans riendire. Enfin, Chanteau demanda avec hésitation :

– Et à Caen, Davoine aura-t-il un bon inventaire ?

Elle haussa furieusement les épaules.

– Ah bien ! oui, un bon inventaire !… Quand je tele disais, que tu te laissais mettre dedans !

Maintenant que la petite sommeillait, on pouvait causer. Ilsparlaient bas, ils ne voulaient d’abord que se communiquerbrièvement les nouvelles. Mais la passion les emportait, et peu àpeu tous les tracas du ménage se déroulèrent.

À la mort de son père, l’ancien ouvrier charpentier, qui menaitson commerce de bois du Nord avec les coups d’audace d’une têteaventureuse, Chanteau avait trouvé une maison fort compromise. Peuactif, d’une prudence routinière, il s’était contenté de sauver lasituation, à force de bon ordre, et de vivoter honnêtement sur desbénéfices certains. Le seul roman de sa vie fut son mariage, ilépousa une institutrice, qu’il rencontra dans une famille amie.Eugénie de la Vignière, orpheline de hobereaux ruinés du Cotentin,comptait lui souffler au cœur son ambition. Mais lui, d’uneéducation incomplète, envoyé sur le tard dans un pensionnat,reculait devant les vastes entreprises, opposait l’inertie de sanature aux volontés dominatrices de sa femme. Lorsqu’il leur vintun fils, celle-ci reporta sur cet enfant son espoir d’une hautefortune, le mit au lycée, le fit travailler elle-même chaque soir.Cependant, un dernier désastre devait déranger ses calculs :Chanteau, qui depuis l’âge de quarante ans souffrait de la goutte,finit par avoir des accès si douloureux, qu’il parla de vendre samaison. C’était la médiocrité, de petites économies mangées àl’écart, l’enfant jeté plus tard dans l’existence, sans le soutiendes premiers vingt mille francs de rente qu’elle rêvait pourlui.

Alors, madame Chanteau voulut au moins s’occuper de la vente.Les bénéfices pouvaient être d’une dizaine de mille francs, dont leménage vivait largement, car elle avait le goût des réceptions. Cefut elle qui découvrit un sieur Davoine et qui eut l’idée de lacombinaison suivante : Davoine achetait le commerce de boiscent mille francs, seulement il n’en versait que cinquantemille ; en lui abandonnant les cinquante mille autres, lesChanteau restaient ses associés et partageaient les bénéfices. CeDavoine semblait être un homme d’une intelligence hardie ;même en admettant qu’il ne fit pas rendre davantage à la maison,c’étaient toujours cinq mille francs assurés, qui, ajoutés auxtrois mille produits par les cinquante mille placés surhypothèques, constituaient une rente totale de huit mille francs.Avec cela, on patienterait, on attendrait les succès du fils, quidevait les tirer de leur vie médiocre.

Et les choses furent réglées ainsi. Chanteau avait justementacheté, deux années auparavant, une maison au bord de la mer, àBonneville, une occasion pêchée dans la débâcle d’un clientinsolvable. Au lieu de la revendre, comme elle en avait eu unmoment l’idée, madame Chanteau décida qu’on se retirerait là-bas,au moins jusqu’aux premiers triomphes de Lazare. Renoncer à sesréceptions, s’enfouir dans un trou perdu, était pour elle unsuicide ; mais elle cédait sa maison entière à Davoine, il luiaurait fallu louer autre part, et le courage lui venait de fairedes économies, avec l’idée entêtée d’opérer plus tard une rentréetriomphale à Caen, lorsque son fils y occuperait une grandeposition. Chanteau approuvait tout. Quant à sa goutte, elle devraits’accommoder du voisinage de la mer, d’ailleurs, sur trois médecinsconsultés, deux avaient eu l’obligeance de déclarer que le vent dularge tonifierait d’une façon puissante l’état général. Donc, unmatin de mai, les Chanteau, laissant au lycée Lazare, âgé alors dequatorze ans, partirent pour s’installer définitivement àBonneville.

Depuis cet arrachement héroïque, cinq années s’étaient écoulées,et les affaires du ménage allaient de mal en pis. Comme Davoine selançait dans de grandes spéculations, il disait avoir besoin decontinuelles avances, risquait de nouveau les bénéfices, de sorteque les inventaires se soldaient presque par des pertes. ÀBonneville, on en était réduit à vivre sur les trois mille francsde rentes, si maigrement qu’on avait dû vendre le cheval et queVéronique cultivait le potager.

– Voyons, Eugénie, hasarda Chanteau, si l’on m’a misdedans, c’est un peu ta faute.

Mais elle n’acceptait plus cette responsabilité, elle oubliaitvolontiers que l’association avec Davoine était son œuvre.

– Comment ! ma faute ! répondit-elle d’une voixsèche. Est-ce que c’est moi qui suis malade ?… Si tu n’avaispas été malade, nous serions peut-être millionnaires.

Chaque fois que l’amertume de sa femme débordait ainsi, ilbaissait la tête, gêné et honteux d’abriter dans ses os l’ennemiede la famille.

– Il faut attendre, murmura-t-il. Davoine a l’air certaindu coup qu’il prépare. Si le sapin remonte, nous avons unefortune.

– Et puis, quoi ? interrompit Lazare, sans cesser decopier sa musique, nous mangeons tout de même… Vous avez bien tortde vous tracasser. C’est moi qui me moque de l’argent !

Madame Chanteau haussa une seconde fois les épaules.

– Toi, tu ferais mieux de t’en moquer un peu moins, et dene pas perdre ton temps à des bêtises.

Dire que c’était elle qui lui avait appris le piano ! Rienque la vue d’une partition l’exaspérait aujourd’hui. Son dernierespoir croulait : ce fils qu’elle avait rêvé préfet ouprésident de cour, parlait d’écrire des opéras ; et elle levoyait plus tard courir le cachet comme elle, dans la boue desrues.

– Enfin, reprit-elle, voici un aperçu des trois derniersmois que Davoine m’a donné… Si ça continue de la sorte, c’est nousqui lui devrons de l’argent en juillet.

Elle avait posé son sac sur la table et en sortait un papier,qu’elle tendit à Chanteau. Il dut le prendre, le retourna, finitpar le placer devant lui, sans l’ouvrir. Justement, Véroniqueapportait le thé. Un long silence tomba, les tasses restèrentvides. Près du sucrier, la Minouche, qui avait mis les pattes enmanchon, serrait les paupières, béatement ; tandis queMathieu, devant la cheminée, ronflait comme un homme. Et la voix dela mer continuait à monter au-dehors, ainsi qu’une basseformidable, accompagnent les petits bruits paisibles de cetintérieur ensommeillé.

– Si tu la réveillais, maman ? dit Lazare. Elle nedoit pas être bien là, pour dormir.

– Oui, oui, murmura madame Chanteau, préoccupée, les yeuxsur Pauline.

Tous trois regardaient l’enfant assoupie. Son haleine s’étaitcalmée encore, ses joues blanches et sa bouche rose avaient unedouceur immobile de bouquet, dans la clarté de la lampe. Seuls, sespetits cheveux châtains dépeignés par le vent jetaient une ombresur son front délicat. Et l’esprit de madame Chanteau retournait àParis, au milieu des ennuis qu’elle venait d’avoir, étonnéeelle-même de sa chaleur à accepter cette tutelle, prise d’uneconsidération instinctive pour une pupille riche, d’une honnêtetéstricte d’ailleurs, et sans arrière-pensée au sujet de la fortunedont elle aurait la garde.

– Quand je suis descendue dans cette boutique, se mit-elleà raconter lentement, elle était en petite robe noire, elle m’aembrassée, avec de gros sanglots… Oh ! une très belleboutique, une charcuterie tout en marbres et en glaces, juste enface des Halles… Et j’ai trouvé là une gaillarde, une bonne hautecomme une botte, fraîche, rouge, qui avait prévenu le notaire, faitposer les scellés, et qui continuait tranquillement à vendre duboudin et des saucisses… C’est Adèle qui m’a conté la mort de notrepauvre cousin Quenu. Depuis six mois qu’il avait perdu sa femmeLisa, le sang l’étouffait ; toujours, il portait la main à soncou, comme pour ôter sa cravate ; enfin, un soir, on l’atrouvé la figure violette, le nez tombé dans une terrine degraisse… Son oncle Gradelle était mort ainsi.

Elle se tut, le silence recommença. Sur le visage endormi dePauline, un rêve passait, la clarté rapide d’un sourire.

– Et, pour la procuration, tout a bien marché ?demanda Chanteau.

– Très bien… Mais ton notaire a eu joliment raison delaisser le nom de mandataire en blanc, car il paraît que je nepouvais te remplacer : les femmes sont exclues de cesaffaires-là… Comme je te l’ai écrit, je suis allée m’entendre, dèsmon arrivée, avec ce notaire de Paris qui t’avait envoyé un extraitdu testament, où tu étais nommé tuteur. Tout de suite, il a mis laprocuration au nom de son maître-clerc, ce qui a lieu souvent,m’a-t-il dit. Et nous avons pu marcher… Chez le juge de paix, j’aifait désigner, pour le conseil de famille, trois parents du côté deLisa, deux jeunes cousins, Octave Mouret et Claude Lantier, et uncousin par alliance, monsieur Rambaud, lequel habiteMarseille ; puis, de notre côté, du côté de Quenu, j’ai prisles neveux Naudet, Liardin et Delorme. C’est, tu le vois, unconseil de famille très convenable, et dont nous ferons ce que nousvoudrons pour le bonheur de l’enfant… Alors, dans la premièreséance, ils ont nommé le subrogé tuteur, que j’avais choisiforcément parmi les parents de Lisa, monsieur Saccard…

– Chut ! elle s’éveille, interrompit Lazare.

En effet, Pauline venait d’ouvrir les yeux tout grands. Sansbouger, elle regarda d’un air étonné ces gens qui causaient ;puis, avec un sourire noyé de sommeil, elle laissa retomber sespaupières, sous l’invincible fatigue ; et son visage immobilereprit sa transparence laiteuse de camélia.

– Ce Saccard, n’est-ce pas le spéculateur ? demandaChanteau.

– Oui, répondit sa femme, je l’ai vu, nous avons causé. Unhomme charmant… Il a tant d’affaires en tête, qu’il m’a avertie dene pas compter sur son concours… Tu comprends, nous n’avons besoinde personne. Du moment où nous prenons la petite, nous la prenons,n’est-ce pas ? Moi, je n’aime guère qu’on vienne mettre le nezchez moi… Et, dès lors, le reste a été bâclé. Ta procurationspécifiait heureusement tous les pouvoirs nécessaires. On a levéles scellés, fait l’inventaire de la fortune, vendu aux enchères lacharcuterie. Oh ! une chance ! deux concurrents enragés,quatre-vingt-dix mille francs payés comptant ! Le notaireavait déjà trouvé soixante mille francs en titres dans un meuble.Je l’ai prié d’acheter encore des titres, et voici cent cinquantemille francs de valeurs solides que j’ai été bien contented’apporter tout de suite, après avoir remis au maître-clerc ladécharge du mandat et le reçu de l’argent, dont je t’avais demandél’envoi par retour du courrier… Tenez ! regardez ça.

Elle avait replongé sa main dans le sac, elle en ramenait unpaquet volumineux, le paquet des titres, serré entre les deuxfeuilles de carton d’un vieux registre de la charcuterie, dont onavait arraché les pages. La couverture, à grandes marbrures vertes,était piquetée de taches de graisse. Et le père et le filsregardaient cette fortune, qui tombait sur le tapis usé de leurtable.

– Le thé va être froid, maman, dit Lazare en lâchant enfinsa plume. Je le verse, n’est-ce pas ?

Il s’était levé, il emplissait les tasses. La mère n’avait pasrépondu, les yeux fixés sur les titres.

– Naturellement, continua-t-elle d’une voix lente, dans unedernière réunion du conseil de famille, que j’ai provoquée, j’aidemandé à être indemnisée de mes frais de voyages, et l’on a régléla pension de la petite chez nous à huit cents francs… Nous sommesmoins riches qu’elle, nous ne pouvons lui faire la charité. Aucunde nous ne voudrait gagner sur cette enfant, mais il nous estdifficile d’y mettre du nôtre. On replacera les intérêts de sesrentes, on lui doublera presque son capital, d’ici à sa majorité…Mon Dieu ! nous ne remplissons que notre devoir. Il faut obéiraux morts. Si nous y mettons encore du nôtre, eh bien, cela nousportera chance peut-être, ce dont nous avons grand besoin… lapauvre chérie a été si secouée, et elle sanglotait si fort enquittant sa bonne ! Je veux qu’elle soit heureuse avecnous.

Les deux hommes étaient gagnés par l’attendrissement.

– Certes, ce n’est pas moi qui lui ferai du mal, ditChanteau.

– Elle est charmante, ajouta Lazare. Moi, je l’aime déjàbeaucoup.

Mais, ayant senti le thé dans son sommeil, Mathieu s’étaitsecoué et avait de nouveau posé sa grosse tête au bord de la table.Minouche, elle aussi, s’étirait, enflait l’échine en bâillant. Cefut tout un réveil, la chatte finit par allonger le cou, pourflairer le paquet des titres, dans le carton graisseux. Et, commeles Chanteau reportaient leurs regards vers Pauline, ilsl’aperçurent les yeux ouverts, fixés sur les papiers, sur ce vieuxregistre déloqueté, qu’elle retrouvait là.

– Oh ! elle sait bien ce qu’il y a dedans, repritmadame Chanteau. N’est-ce pas ? ma mignonne, je t’ai montréça, là-bas, à Paris… C’est ce que ton pauvre père et ta pauvre mèret’ont laissé.

Des larmes roulèrent sur les joues de la petite fille. Sonchagrin lui revenait encore ainsi, par brusques ondées deprintemps. Elle souriait déjà au milieu de ses pleurs, elles’amusait de la Minouche qui, après avoir senti longuement lestitres, sans doute alléchée par l’odeur, se remettait à pétrir et àronronner, en donnant de grands coups de tête dans les angles duregistre.

– Minouche, veux-tu laisser ça ! cria madame Chanteau.Est-ce qu’on joue avec l’argent !

Chanteau riait, Lazare aussi. Au bord de la table, Mathieu, trèsexcité, dévorant de ses yeux de flamme les papiers qu’il devaitprendre pour une gourmandise, aboyait contre la chatte. Et toute lafamille s’épanouissait bruyamment. Pauline, ravie de ce jeu, avaitsaisi entre ses bras la Minouche, qu’elle berçait et caressait,ainsi qu’une poupée.

De crainte que l’enfant ne se rendormit, madame Chanteau lui fitboire son thé tout de suite. Puis, elle appela Véronique.

– Donne-nous les bougeoirs… On reste à causer, on ne secoucherait pas. Dire qu’il est dix heures ! Moi qui dormais enmangeant !

Mais une voix d’homme s’élevait dans la cuisine, et ellequestionna la bonne, lorsque celle-ci eut apporté les quatrebougeoirs allumés.

– Avec qui donc causes-tu ?

– Madame, c’est Prouane… Il vient dire à Monsieur que ça neva pas bien en bas. La marée casse tout, paraît-il.

Chanteau avait du accepter d’être maire de Bonneville, etProuane, un ivrogne qui servait de bedeau à l’abbé Horteur,remplissait en outre les fonctions de greffier. Il avait eu ungrade sur la flotte, il écrivait comme un maître d’école. Quand onlui eut crié d’entrer, il parut, son bonnet de laine à la main, saveste et ses bottes ruisselantes d’eau.

– Eh bien, quoi donc, Prouane ?

– Dame ! monsieur, c’est la maison des Cuche qui estnettoyée, pour le coup… Maintenant, si ça continue, ça va être letour de celle des Gonin… Nous étions tous là, Tourmal, Houtelard,moi, les autres. Mais qu’est-ce que vous voulez ! on ne peutrien contre cette gueuse, il est dit que chaque année elle nousemportera un morceau du pays.

Il y eut un silence. Les quatre bougies brûlaient avec desflammes hautes, et l’on entendit la mer, la gueuse, qui battait lesfalaises. À cette heure, elle se trouvait dans son plein, chaqueflot en s’écroulant ébranlait la maison. C’étaient comme desdétonations d’une artillerie géante, des coups profonds etréguliers, au milieu de la déchirure des galets roulés sur lesroches, qui ressemblait à un craquement continu de fusillade. Et,dans ce vacarme, le vent jetait le rugissement de sa plainte, lapluie par moments redoublait de violence, semblait fouetter lesmurs d’une grêle de plomb.

– C’est la fin du monde, murmura madame Chanteau. Et lesCuche, où vont-ils se réfugier ?

– Faudra bien qu’on les abrite, répondit Prouane. Enattendant, ils sont déjà chez les Gonin… Si vous aviez vu ça !le petit qui a trois ans, trempé comme une soupe ! et la mèreen jupon, montrant tout ce qu’elle possède, sauf votrerespect ! et le père, la tête à moitié fendue par une poutre,s’entêtant à vouloir sauver leur quatre guenilles !

Pauline avait quitté la table. Retournée près de la fenêtre,elle écoutait, avec une gravité de grande personne. Son visageexprima une bonté navrée, une fièvre de sympathie, dont ses grosseslèvres tremblaient.

– Oh ! ma tante, dit-elle, les pauvres gens !

Et ses regards allaient au-dehors, dans ce gouffre noir où lesténèbres s’étaient encore épaissies. On sentait que la mer avaitgalopé jusqu’à la route, qu’elle était là maintenant, gonflée,hurlante ; mais on ne la voyait toujours plus, elle semblaitavoir noyé de flots d’encre le petit village, les rochers de lacôte, l’horizon entier. C’était, pour l’enfant, une surprisedouloureuse. Cette eau qui lui avait paru si belle et qui se jetaitsur le monde !

– Je descends avec vous, Prouane, s’écria Lazare. Peut-êtrey a-t-il quelque chose à faire.

– Oh ! oui, mon cousin ! murmura Pauline dont lesyeux brillaient.

Mais l’homme secoua la tête.

– Pas la peine de vous déranger, monsieur Lazare. Vous n’enferiez pas davantage que les camarades. Nous sommes là, à laregarder nous démolir tant que ça lui plaira ; et, quand ça nelui plaira plus, eh bien ! nous aurons encore à la remercier…J’ai simplement voulu prévenir monsieur le maire.

Alors, Chanteau se fâcha, ennuyé de ce drame qui allait luigâter sa nuit et dont il aurait à s’occuper le lendemain.

– Aussi, cria-t-il, on n’a pas idée d’un village bâti aussibêtement ! Vous vous êtes fourrés sous les vagues, ma paroled’honneur ! ce n’est pas étonnant si la mer avale vos maisonsune à une… Et, d’ailleurs, pourquoi restez-vous dans ce trou ?On s’en va.

– Où donc ? demanda Prouane, qui écoutait d’un airstupéfait. On est là, monsieur, on y reste… Il faut bien êtrequelque part.

– Ça, c’est une vérité, conclut madame Chanteau. Et,voyez-vous, là ou plus loin, on a toujours du mal… Nous montionsnous coucher. Bonsoir. Demain, il fera clair.

L’homme s’en alla en saluant, et l’on entendit Véronique mettreles verrous derrière lui. Chacun tenait son bougeoir, on caressaencore Mathieu et la Minouche, qui couchaient ensemble dans lacuisine. Lazare avait ramassé sa musique, tandis que madameChanteau serrait sous son bras les titres, dans le vieux registre.Elle reprit également sur la table l’inventaire de Davoine, que sonmari venait d’y oublier. Ce papier lui crevait le cœur, il étaitinutile de le voir traîner partout.

– Nous montons, Véronique, cria-t-elle. Tu ne vas pasrôder, à cette heure !

Et, comme il ne sortait de la cuisine qu’un grognement, ellecontinua, à voix plus basse :

– Qu’a-t-elle donc ? Ce n’est pourtant pas une enfantà sevrer que je lui amène.

– Laisse-la tranquille, dit Chanteau. Tu sais qu’elle a seslunes… Hein ? nous y sommes tous les quatre. Alors, bonnenuit.

Lui, couchait au rez-de-chaussée, de l’autre côté du couloir,dans l’ancien salon transformé en chambre à coucher. De cettemanière, quand il était pris, on pouvait aisément rouler sonfauteuil près de la table ou sur la terrasse. Il ouvrit sa porte,s’arrêta un instant encore, les jambes engourdies, travaillées dela sourde approche d’une crise, que la raideur de ses jointures luiannonçait depuis la veille. Décidément, il avait eu grand tort demanger du foie gras. Cette certitude, à présent, ledésespérait.

– Bonne nuit, répéta-t-il d’une voix dolente. Vous dormeztoujours, vous autres… Bonne nuit, ma mignonne. Repose-toi bien,c’est de ton âge.

– Bonne nuit, mon oncle, dit à son tour Pauline enl’embrassant.

La porte se referma. Madame Chanteau fit monter la petite lapremière. Lazare les suivait.

– Le fait est qu’on n’aura pas besoin de me bercer, cesoir, déclara la vieille dame. Et puis, moi, ça m’endort, cevacarme, ça ne m’est pas désagréable du tout… À Paris, ça memanquait, d’être secouée dans mon lit.

Tous trois arrivaient au premier étage. Pauline, qui tenait sabougie bien droite, s’amusait de cette montée à la file, chacunavec un cierge, dont la lumière faisait danser des ombres. Sur lepalier, comme elle s’arrêtait, hésitante, ignorant où sa tante laconduisait, celle-ci la poussa doucement.

– Va devant toi… Voici une chambre d’ami, et en face voicima chambre… Entre un moment, je veux te montrer.

C’était une chambre tendue d’une cretonne jaune à ramages verts,très simplement meublée d’acajou : un lit, une armoire, unsecrétaire. Au milieu, un guéridon était posé sur une carpetterouge. Quand elle eut promené sa bougie dans les moindres coins,madame Chanteau s’approcha du secrétaire, dont elle rabattit letablier.

– Viens voir, reprit-elle.

Elle avait ouvert un des petits tiroirs, où elle plaçait ensoupirant l’inventaire désastreux de Davoine. Puis, elle vida unautre tiroir au-dessus, le sortit, le secoua pour en faire tomberd’anciennes miettes ; et, s’apprêtant à y enfermer les titres,devant l’enfant qui regardait :

– Tu vois, je les mets là, ils seront tout seuls… Veux-tules mettre toi-même ?

Pauline éprouvait une honte, qu’elle n’aurait pu expliquer. Ellerougit.

– Oh ! ma tante, ce n’est pas la peine.

Mais déjà elle avait le vieux registre dans la main, et elle dutle déposer au fond du tiroir, tandis que Lazare, la bougie tendue,éclairait l’intérieur du meuble.

– Là, continuait madame Chanteau, tu es sûre maintenant, etsois tranquille, on mourrait de faim à côté… Souviens-toi, lepremier tiroir de gauche. Ils n’en sortiront que le jour où tuseras assez grande fille pour les reprendre toi-même… Hein ?ce n’est pas la Minouche qui viendra les manger là-dedans.

Cette idée de la Minouche ouvrant le secrétaire et mangeant lespapiers fit éclater l’enfant de rire. Sa gêne d’un instant avaitdisparu, elle jouait avec Lazare, qui, pour l’amuser, ronronnaitcomme la chatte, en feignant de s’attaquer au tiroir. Il riaitaussi de bon cœur. Mais sa mère avait refermé solennellement letablier, et elle donna deux tours de clef, d’une mainénergique.

– Ça y est, dit-elle. Voyons, Lazare, ne fais pas la bête…À présent, je monte m’assurer s’il ne lui manque rien.

Et tous trois, à la file, se retrouvèrent dans l’escalier. Ausecond étage, Pauline, de nouveau hésitante, avait ouvert la portede gauche, lorsque sa tante lui cria :

– Non, non, pas de ce côté ! c’est la chambre de toncousin. Ta chambre est en face.

Pauline était restée immobile, séduite par la grandeur de lapièce et par le fouillis de grenier qui l’encombrait, un piano, undivan, une table immense, des livres, des images. Enfin, ellepoussa l’autre porte, et fut ravie, bien que sa chambre lui semblâttoute petite, comparée à l’autre. Le papier était à fond écru, seméde roses bleues. Il y avait un lit de fer drapé de rideaux demousseline, une table de toilette, une commode et troischaises.

– Tout y est, murmurait madame Chanteau, de l’eau, dusucre, des serviettes, un savon… Et dors tranquille. Véroniquecouche dans un cabinet, à côté. Si tu te fais peur, tape contre lemur.

– Puis, je suis là, moi, déclara Lazare. Lorsqu’il vient unrevenant, j’arrive avec mon grand sabre.

Les portes des deux chambres, face à face, étaient restéesouvertes. Pauline promenait ses regards d’une pièce dansl’autre.

– Il n’y a pas de revenant, dit-elle de son air gai. Unsabre, c’est pour les voleurs… Bonsoir, ma tante. Bonsoir, moncousin.

– Bonsoir, ma chérie… Tu sauras te déshabiller ?

– Oh ! oui, oui… Je ne suis plus une petite fille. ÀParis, je faisais tout.

Ils l’embrassèrent. Madame Chanteau lui dit, en se retirant,qu’elle pouvait fermer sa porte à clef. Mais déjà l’enfant étaitdevant la fenêtre, impatiente de savoir si la vue donnait sur lamer. La pluie ruisselait avec tant de violence le long des vitres,qu’elle n’osa pas ouvrir. Il faisait très noir, elle fut pourtantheureuse d’entendre la mer battre à ses pieds. Puis, malgré lafatigue qui l’endormait debout, elle fit le tour de la pièce, elleregarda les meubles. Cette idée, qu’elle avait une chambre à elle,une chambre séparée des autres, où il lui était permis des’enfermer, la gonflait d’un orgueil de grande personne. Cependant,au moment de tourner la clef, comme elle avait enlevé sa robe etqu’elle se trouvait en petit jupon, elle hésita, elle fut prised’un malaise. Par où se sauver, si elle voyait quelqu’un. Elle eutun frisson, elle rouvrit la porte. En face, au milieu de l’autrepièce, Lazare était encore là qui la regardait.

– Quoi donc, demanda-t-il, tu as besoin de quelquechose ?

Elle devint très rouge, voulut mentir, puis céda à son besoin defranchise.

– Non, non… Vois-tu, c’est que j’ai peur, quand les portessont fermées à clef. Alors, je ne vais pas fermer, tu comprends, etsi je tape, c’est pour que tu viennes… Toi, entends-tu, pas labonne !

Il s’était avancé, séduit par le charme de cette enfance sidroite et si tendre.

– Bonsoir, répéta-t-il en tendant les bras.

Elle se jeta à son cou, l’étreignit de ses petits bras maigres,sans s’inquiéter de sa nudité de gamine.

– Bonsoir, mon cousin.

Cinq minutes plus tard, elle avait bravement soufflé sa bougie,elle se pelotonnait au fond de son lit, drapé de mousseline. Salassitude donna longtemps à son sommeil une légèreté de rêve.D’abord, elle entendit Véronique monter sans précaution et traînerses meubles, pour réveiller le monde. Ensuite, il n’y eut plus quele tonnerre grondant de la tempête : la pluie entêtée battaitles ardoises, le vent ébranlait les fenêtres, hurlait sous lesportes ; et, pendant une heure encore, la canonnade continua,chaque vague qui s’abattait la secouait d’un choc profond et sourd.Il lui semblait que la maison, anéantie, écrasée de silence, s’enallait dans l’eau comme un navire. Elle avait maintenant une bonnechaleur moite, sa pensée vacillante se reportait, avec une pitiésecourable, vers les pauvres gens que la mer, en bas, chassait deleurs couvertures. Puis, tout sombra, elle dormit sans unsouffle.

Chapitre 2

 

Dès la première semaine, la présence de Pauline apporta une joiedans la maison. Sa belle santé raisonnable, son tranquille sourirecalmaient l’aigreur sourde où vivaient les Chanteau. Le père avaittrouvé une garde-malade, la mère était heureuse que son fils restâtdavantage au logis. Seule, Véronique continuait à grogner. Ilsemblait que les cent cinquante mille francs, enfermés dans lesecrétaire, donnaient à la famille un air plus riche, bien qu’onn’y touchât pas. Un lien nouveau était créé, et il naissait uneespérance au milieu de leur ruine, sans qu’on sût au justelaquelle.

Le surlendemain, dans la nuit, l’accès de goutte que Chanteausentait venir, avait éclaté. Depuis une semaine, il éprouvait despicotements aux jointures, des frissons qui lui secouaient lesmembres, une horreur invincible de tout exercice. Le soir, ils’était couché plus tranquille pourtant, lorsque, à trois heures dumatin, la douleur se déclara dans l’orteil du pied gauche. Ellesauta ensuite au talon, finit par envahir la cheville. Jusqu’aujour, il se plaignit doucement, suant sous les couvertures, nevoulant déranger personne. Ses crises étaient l’effroi de lamaison, il attendait la dernière minute pour appeler, honteuxd’être repris et désespéré de l’accueil rageur qu’on allait faire àson mal. Cependant, comme Véronique passait devant sa porte, vershuit heures, il ne put retenir un cri, qu’un élancement plusprofond lui arracha.

– Bon ! nous y sommes, grogna la bonne. Le voilà quigueule.

Elle était entrée, elle le regardait rouler la tête en geignant,et elle ne trouva que cette consolation :

– Si vous croyez que Madame va être contente !

En effet, lorsque Madame prévenue vint à son tour, elle laissatomber les bras, dans un geste de découragement exaspéré.

– Encore ! dit-elle. J’arrive à peine et çacommence !

C’était, en elle, contre la goutte, une rancune de quinze ans.Elle l’exécrait comme l’ennemie, la gueuse qui avait gâté sonexistence, ruiné son fils, tué ses ambitions. Sans la goutte,est-ce qu’ils se seraient exilés au fond de ce village perdu ?et, malgré son bon cœur, elle restait frémissante et hostile devantles crises de son mari, elle se déclarait elle-même maladroite,incapable de le soigner.

– Mon Dieu ! que je souffre ! bégayait le pauvrehomme. L’accès sera plus fort que le dernier, je le sens… Ne restepas là, puisque ça te contrarie ; mais envoie tout de suitechercher le docteur Cazenove.

Dès lors, la maison fut en l’air. Lazare était parti pourArromanches, bien que la famille n’eût plus grand espoir dans lesmédecins. Depuis quinze ans, Chanteau avait essayé de toutes lesdrogues ; et, à chaque tentative nouvelle, le mal empirait.D’abord faibles et rares, les accès s’étaient multipliés bientôt,en augmentant de violence ; aujourd’hui, les deux pieds seprenaient, même un genou était menacé. Trois fois déjà, le maladeavait vu changer la mode de guérir, son triste corps finissait parêtre un champ d’expériences, où se battaient les remèdes desréclames. Après l’avoir saigné copieusement, on venait de le purgersans prudence, et maintenant on le bourrait de colchique et delithine. Aussi, dans l’épuisement du sang appauvri et des organesdébilités, sa goutte aiguë se transformait-elle peu à peu en gouttechronique. Les traitements locaux ne réussissaient guère mieux, lessangsues avaient laissé les articulations rigides, l’opiumprolongeait les crises, les vésicatoires amenaient des ulcérations.Wiesbaden et Carlsbad ne lui produisirent aucun effet, une saison àVichy manqua de le tuer.

– Mon Dieu ! que je souffre ! répétait Chanteau,c’est comme si des chiens me dévoraient le pied.

Et, pris d’une agitation anxieuse, espérant se soulager enchangeant de position, il tournait et retournait sa jambe. Maisl’accès augmentait toujours, chaque mouvement lui arrachait desplaintes. Bientôt il poussa un hurlement continu, dans le paroxysmede la douleur. Il avait des frissons et de la fièvre, une soifardente le brûlait.

Cependant, Pauline venait de se glisser dans la chambre. Deboutdevant le lit, elle regardait son oncle, d’un air sérieux, sanspleurer.

Madame Chanteau perdait la tête, énervée par les cris. Véroniqueavait voulu arranger la couverture, dont le malade ne pouvaitsupporter le poids ; mais, lorsqu’elle s’était avancée avecses mains d’homme, il avait crié davantage, lui défendant de letoucher. Elle le terrifiait, il l’accusait de le secouer comme unpaquet de linge sale.

– Alors, monsieur, ne m’appelez pas, dit-elle en s’enallant furieuse. Quand on rebute les gens, on se soigne toutseul.

Lentement, Pauline s’était approchée ; et, de ses doigtsd’enfant, avec une légèreté adroite, elle souleva la couverture. Iléprouva un court soulagement, il accepta ses services.

– Merci, petite… Tiens ! là, ce pli. Il pèse cinqcents livres… Oh ! pas si vite ! tu m’as fait peur.

Du reste, la douleur recommença plus intense. Comme sa femmetâchait de s’occuper dans la chambre, allait tirer les rideaux dela fenêtre, revenait poser une tasse sur la table de nuit, ils’irrita encore.

– Je t’en prie, ne marche plus, tu fais tout trembler… Àchacun de tes pas, il me semble qu’on me donne un coup demarteau.

Elle n’essaya même point de s’excuser et de le satisfaire. Celafinissait toujours ainsi. On le laissait souffrir seul.

– Viens, Pauline, dit-elle simplement. Tu vois que tononcle ne peut nous tolérer autour de lui.

Mais Pauline demeura. Elle marchait d’un mouvement si doux, queses petits pieds effleuraient à peine le parquet. Et, dès cemoment, elle s’installa près du malade, il ne supporta personneautre dans la chambre. Comme il le disait, il aurait voulu êtresoigné par un souffle. Elle avait l’intelligence du mal deviné etsoulagé, devançait ses désirs, ménageait le jour ou lui donnait destasses d’eau de gruau, que Véronique apportait jusqu’à la porte. Cequi apaisait surtout le pauvre homme, c’était de la voir sans cessedevant lui, sage et immobile au bord d’une chaise, avec de grandsyeux compatissants qui ne le quittaient pas. Il tâchait de sedistraire, en lui racontant ses souffrances.

– Vois-tu, en ce moment, c’est comme un couteau ébréché quime désarticule les os du pied ; et, en même temps, je jureraisqu’on me verse de l’eau tiède sur la peau.

Puis, la douleur changeait : on lui liait la cheville avecun fil de fer, on lui raidissait les muscles jusqu’à les rompre,ainsi que des cordes de violon. Pauline écoutait d’un air decomplaisance, paraissait tout comprendre, vivait sans trouble dansle hurlement de sa plainte, préoccupée uniquement de la guérison.Elle était même gaie, elle parvenait à le faire rire, entre deuxgémissements.

Lorsque le docteur Cazenove arriva enfin, il s’émerveilla etposa un gros baiser sur les cheveux de la petite garde-malade.C’était un homme de cinquante-quatre ans, sec et vigoureux, quiaprès avoir servi trente ans dans la marine, venait de se retirer àArromanches, où un oncle lui avait laissé une maison. Il étaitl’ami des Chanteau, depuis qu’il avait guéri madame Chanteau d’unefoulure inquiétante.

– Eh bien ! nous y voilà encore, dit-il. Je suisaccouru pour vous serrer la main. Mais vous savez que je n’en feraipas plus que cette enfant. Mon cher, quand on a hérité de la goutteet qu’on a dépassé la cinquantaine, on doit en prendre le deuil.Ajoutez que vous vous êtes achevé avec un tas de drogues… Vousconnaissez le seul remède : patience et flanelle !

Il affectait un grand scepticisme. Pendant trente ans, il avaitvu agoniser tant de misérables, sous tous les climats et danstoutes les pourritures, qu’il était au fond devenu trèsmodeste : il préférait le plus souvent laisser agir la vie.Pourtant, il examinait l’orteil gonflé, dont la peau luisante étaitd’un rouge sombre, passait au genou que l’inflammation envahissait,constatait au bord de l’oreille droite la présence d’une petiteperle, dure et blanche.

– Mais, docteur, geignait le malade, vous ne pouvez melaisser souffrir ainsi !

Cazenove était devenu sérieux. Cette perle de matière tophacéel’intéressait, et il retrouvait sa foi, devant ce symptômenouveau.

– Mon Dieu ! murmura-t-il, je veux bien essayer desalcalins et des sels… elle devient chronique, évidemment.

Puis, il s’emporta.

– Aussi, c’est votre faute, vous ne suivez pas le régimeque je vous ai indiqué… Jamais d’exercice, toujours échoué dansvotre fauteuil. Et du vin, je parie, de la viande, n’est-cepas ? Avouez que vous avez mangé quelque chosed’échauffant.

– Oh ! un petit peu de foie gras, confessa faiblementChanteau.

Le médecin leva les deux bras, pour prendre les éléments àtémoins. Cependant, il tira des flacons de sa grande redingote, semit à préparer une potion. Comme traitement local, il se contentad’envelopper le pied et le genou dans la ouate, qu’il maintintensuite avec de la toile cirée. Et, quand il partit, ce fut àPauline qu’il répéta ses recommandations : une cuillerée de lapotion toutes les deux heures, autant d’eau de gruau que le maladeen voudrait boire, et surtout une diète absolue.

– Si vous croyez qu’on pourra l’empêcher de manger !dit madame Chanteau en reconduisant le docteur.

– Non, non, ma tante, il sera sage, tu verras, se permitd’affirmer Pauline. Je le ferai bien obéir.

Cazenove la regardait, amusé par son air réfléchi. Il la baisade nouveau, sur les deux joues.

– Voilà une gamine qui est née pour les autres,déclara-t-il, avec le coup d’œil clair dont il portait sesdiagnostics.

Chanteau hurla pendant huit jours. Le pied droit s’était pris,au moment où l’accès semblait terminé ; et les douleursavaient reparu, avec un redoublement de violence. Toute la maisonfrémissait, Véronique s’enfermait au fond de sa cuisine pour ne pasentendre, madame Chanteau et Lazare eux-mêmes fuyaient parfoisdehors, dans leur angoisse nerveuse. Seule, Pauline ne quitta pasla chambre, où elle devait encore lutter contre les coups de têtedu malade, qui voulait à toute force manger une côtelette, criantqu’il avait faim, que le docteur Cazenove était un âne, puisqu’ilne savait seulement pas le guérir. La nuit surtout, le malredoublait d’intensité. Elle dormait à peine deux ou trois heures.Du reste, elle était gaillarde, jamais fillette n’avait poussé plussainement. Madame Chanteau, soulagée, avait fini par accepter cetteaide d’une enfant qui apaisait la maison. Enfin, la convalescencearriva, Pauline reprit sa liberté, et une étroite camaraderie senoua entre elle et Lazare.

D’abord, ce fut dans la grande chambre du jeune homme. Il avaitfait abattre une cloison, il occupait ainsi toute une moitié dusecond étage. Un petit lit de fer se perdait dans un coin, derrièreun antique paravent crevé. Contre un mur, sur des planches de boisblanc, étaient rangés un millier de volumes, des livres classiques,des ouvrages dépareillés, découverts au fond d’un grenier de Caenet apportés à Bonneville. Près de la fenêtre, une vieille armoirenormande, immense, débordait d’un fouillis d’objetsextraordinaires, des échantillons de minéralogie, des outils horsd’usage, des jouets d’enfant éventrés. Et il y avait encore lepiano, surmonté d’une paire de fleurets et d’un masque d’escrime,sans compter l’énorme table du milieu, une ancienne table àdessiner, très haute, encombrée de papiers, d’images, de pots àtabac, de pipes, et où il était difficile de trouver une placelarge comme la main pour écrire.

Pauline, lâchée dans ce désordre, fut ravie. Elle mit un mois àexplorer la pièce ; et c’était chaque jour des découvertesnouvelles, un Robinson avec des gravures trouvé dans labibliothèque, un polichinelle repêché sous l’armoire. Aussitôtlevée, elle sautait de sa chambre chez son cousin, s’installait,remontait l’après-midi, vivait là. Lazare, dès le premier jour,l’avait acceptée comme un garçon, un frère cadet, de neuf ans plusjeune que lui, mais si gai, si drôle, avec ses grands yeuxintelligents, qu’il ne se gênait plus, fumait sa pipe, lisaitrenversé sur une chaise, les pieds en l’air, écrivait de longueslettres, où il glissait des fleurs. Seulement, le camarade devenaitparfois d’une turbulence terrible. Brusquement, elle grimpait surla table, ou bien elle passait d’un bond au travers du paraventcrevé. Un matin, comme il se tournait en ne l’entendant plus, ill’aperçut, le visage couvert du masque d’escrime, un fleuret à lamain, saluant le vide. Et, s’il lui criait d’abord de restertranquille, s’il la menaçait de la mettre dehors, cela se terminaitd’habitude par d’effrayantes parties à deux, des gambades de chèvreau milieu de la chambre bouleversée. Elle se jetait à son cou, illa faisait virer ainsi qu’une toupie, les jupes volantes, redevenugamin lui-même, riant tous deux d’un bon rire d’enfance.

Ensuite, le piano les occupa. L’instrument datait de 1810, unvieux piano d’Érard, sur lequel, autrefois, mademoiselle Eugénie dela Vignière avait donné quinze ans de leçons. Dans la boîted’acajou dévernie, les cordes soupiraient des sons lointains, d’unedouceur voilée. Lazare, qui ne pouvait obtenir de sa mère un pianoneuf, tapait sur celui-là de toutes ses forces, sans en tirer lessonorités romantiques dont bourdonnait son crâne ; et il avaitpris l’habitude de les renforcer lui-même avec la bouche, pourarriver à l’effet voulu. Sa passion le fit bientôt abuser de lacomplaisance de Pauline ; il tenait un auditeur, il déroulaitson répertoire, pendant des après-midi entières : c’était cequ’il y avait de plus compliqué en musique, surtout les pages niéesalors de Berlioz et de Wagner. Et il mugissait, et il finissait parjouer autant de la gorge que des doigts. Ces jours-là, l’enfants’ennuyait beaucoup, mais elle restait pourtant tranquille àécouter, de peur de chagriner son cousin.

Le crépuscule parfois les surprenait. Alors, Lazare, étourdi derythmes, disait ses grands rêves. Lui aussi, serait un musicien degénie, malgré sa mère, malgré tout le monde. Au lycée de Caen, ilavait eu un professeur de violon, qui, frappé de son intelligencemusicale, lui prédisait un avenir de gloire. Il s’était fait donneren cachette des leçons de composition, il travaillait seulmaintenant, et déjà il avait une idée vague, l’idée d’une symphoniesur le Paradis terrestre ; même un morceau était trouvé, Adamet Ève chassés par les Anges, une marche d’un caractère solennel etdouloureux, qu’il consentit à jouer un soir devant Pauline.L’enfant approuvait, trouvait ça très bien. Puis, elle discutait.Sans doute, il devait y avoir du plaisir à composer de la bellemusique ; mais peut-être se serait-il montré plus sage enobéissant à ses parents, qui voulaient faire de lui un préfet ou unjuge. La maison était désolée par cette querelle de la mère et dufils, celui-ci parlant d’aller à Paris se présenter auConservatoire, celle-là lui accordant jusqu’au mois d’octobre pourchoisir une carrière d’honnête homme. Et Pauline soutenait leprojet de sa tante, à qui elle avait annoncé, de son airtranquillement convaincu, qu’elle se chargeait de décider soncousin. On en riait, Lazare furieux refermait le piano avecviolence, en lui criant qu’elle était « une salebourgeoise ».

Ils se fâchèrent trois jours, puis ils se raccommodèrent. Pourla conquérir à la musique, il s’était mis en tête de lui apprendrele piano. Il lui posait les doigts sur les touches, la tenait desheures à monter et à descendre des gammes. Mais, décidément, ellele révoltait par son manque de feu. Elle ne cherchait qu’à rire,elle trouvait drôle de promener le long du clavier la Minouche,dont les pattes exécutaient des symphonies barbares ; et ellejurait que la chatte jouait la fameuse sortie du Paradis terrestre,ce qui égayait l’auteur lui-même. Alors, les grandes partiesrecommençaient, elle lui sautait au cou, il la faisait virer ;tandis que la Minouche, entrant dans la danse, bondissait de latable sur l’armoire. Quant à Mathieu, il n’était pas admis, ilavait la joie trop brutale.

– Fiche-moi la paix, sale petite bourgeoise ! répétaun jour Lazare exaspéré. Maman t’apprendra le piano, si elleveut.

– Ça ne sert à rien, ta musique, déclara carrément Pauline.À ta place, je me ferais médecin.

Outré, il la regardait. Médecin, maintenant ! oùprenait-elle cela ? Il s’exaltait, il se jetait dans sapassion, avec une impétuosité qui semblait devoir toutemporter.

– Écoute, cria-t-il, si l’on m’empêche d’être musicien, jeme tue !

L’été avait achevé la convalescence de Chanteau, et Pauline putsuivre Lazare au-dehors. La grande chambre fut désertée, leurcamaraderie galopa en courses folles. Pendant quelques jours, ilsse contentèrent de la terrasse où végétaient des touffes detamaris, brûlées par les vents du large ; puis, ils envahirentla cour, cassèrent la chaîne de la citerne, effarouchèrent ladouzaine de poules maigres qui vivaient de sauterelles, secachèrent dans l’écurie et la remise vides, dont on laissait tomberles plâtres ; puis, ils gagnèrent le potager, un terrain sec,que Véronique bêchait comme un paysan, quatre planches semées delégumes noueux, plantées de poiriers aux moignons d’infirme, touspliés dans une même fuite par les bourrasques du nord-ouest ;et ce fut de là, en poussant une petite porte, qu’ils se trouvèrentsur les falaises, sous le ciel libre, en face de la pleine mer.Pauline avait gardé la curiosité passionnée de cette eau immense,si pure et si douce maintenant, au clair soleil de juillet. C’étaittoujours la mer qu’elle regardait de chaque pièce de la maison.Mais elle ne l’avait pas encore approchée, et une nouvelle viecommença, quand elle se trouva lâchée avec Lazare dans la solitudevivante des plages.

Quelles bonnes escapades ! Madame Chanteau grondait,voulait les retenir au logis, malgré sa confiance dans la raison dela petite. Aussi ne traversaient-ils jamais la cour, où Véroniqueles aurait vus ; ils filaient par le potager, disparaissaientjusqu’au soir. Bientôt, les promenades autour de l’église, lescoins du cimetière abrités par des ifs, les quatre salades du curé,les ennuyèrent ; et ils épuisèrent également en huit jourstout Bonneville, les trente maisons collées contre le roc, le bancde galets où les pêcheurs échouaient leurs barques. Ce qui étaitplus amusant, c’était, à mer basse, de s’en aller très loin, sousles falaises : on marchait sur des sables fins, où fuyaientdes crabes, on sautait de roche en roche, parmi les algues, pouréviter les ruisseaux d’eau limpide, pleins d’un frétillement decrevettes ; sans parler de la pêche, des moules mangées sanspain, toutes crues, des bêtes étranges, emportées dans le coin d’unmouchoir, des trouvailles brusques, une limande égarée, un petithomard entendu au fond d’un trou. La mer remontait, ils selaissaient parfois surprendre, jouaient au naufrage, réfugiés surquelque récif, en attendant que l’eau voulût bien se retirer. Ilsétaient ravis, ils rentraient mouillés jusqu’aux épaules, lescheveux envolés dans le vent, si habitués au grand air salé, qu’ilsse plaignaient d’étouffer le soir, sous la lampe.

Mais leur joie fut de se baigner. La plage était trop rocheusepour attirer les familles de Caen et de Bayeux. Tandis que, chaqueannée, les falaises d’Arromanches se couvraient de chaletsnouveaux, pas un baigneur ne se montrait à Bonneville. Eux avaientdécouvert, à un kilomètre du village, du côté de Port-en-Bessin, uncoin adorable, une petite baie enfoncée entre deux rampes deroches, et toute d’un sable fin et doré. Ils la nommèrent la baiedu Trésor, à cause de son flot solitaire qui semblait rouler despièces de vingt francs. Là, ils étaient chez eux, ils sedéshabillaient sans honte. Lui, continuant de causer, se tournait àdemi, boutonnait son costume. Elle, un instant, tenait à sa bouchela coulisse de sa chemise, puis apparaissait serrée aux hanches,ainsi qu’un garçon, par une ceinture de laine. En huit jours, illui apprit à nager : elle y mordait davantage qu’au piano,elle avait une bravoure qui lui faisait souvent boire de grandscoups d’eau de mer. Toute leur jeunesse riait dans cette fraîcheurâpre, quand une lame plus forte les culbutait l’un contre l’autre.Ils sortaient luisants de sel, ils séchaient au vent leurs brasnus, sans cesser leurs jeux hardis de galopins. C’était encore plusamusant que la pêche.

Les journées passaient, on était arrivé au commencement d’août,et Lazare ne prenait aucune décision. Pauline devait, en octobre,entrer dans un pensionnat de Bayeux. Lorsque la mer les avaitengourdis d’une lassitude heureuse, ils s’allongeaient sur lesable, ils causaient de leurs affaires, très raisonnablement. Ellefinissait par l’intéresser à la médecine, en lui expliquant que, sielle était un homme, ce qu’elle trouverait de plus passionnant, ceserait de guérir le monde. Justement, depuis une semaine, leParadis terrestre allait mal, il doutait de son génie. Certes, il yavait eu des gloires médicales, les grands noms lui revenaient,Hippocrate, Ambroise Paré, et tant d’autres. Mais, une après-midi,il poussa des cris de joie, il tenait son chef-d’œuvre :c’était bête, le Paradis, il cassait tout ça, il écrivait lasymphonie de la Douleur, une page où il notait, en harmoniessublimes, la plainte désespérée de l’Humanité sanglotant sous leciel ; et il utilisait sa marche d’Adam et d’Ève, il enfaisait carrément la marche de la Mort. Pendant huit jours, sonenthousiasme augmenta d’heure en heure, il résumait l’univers dansson plan. Une autre semaine s’écoula, son amie resta très étonnée,un soir, de l’entendre dire qu’il irait tout de même étudiervolontiers la médecine à Paris. Il avait songé que cela lerapprochait du Conservatoire : être là-bas d’abord, ensuite ilverrait. Ce fut une grande joie pour madame Chanteau. Elle auraitpréféré son fils dans l’administration ou dans lamagistrature ; mais les médecins étaient au moins des genshonorables, et qui gagnaient beaucoup d’argent.

– Tu es donc une petite fée ? dit-elle en embrassantPauline. Ah ! ma chérie, tu nous récompenses bien de t’avoirprise avec nous !

Tout fut réglé. Lazare partirait le 1er octobre.Alors, en septembre, les escapades recommencèrent avec plusd’entrain, les deux camarades voulaient finir dignement leur bellevie de liberté. Ils s’oubliaient jusqu’à la nuit, sur le sable dela baie du Trésor.

Un soir, allongés côte à côte, ils regardaient les étoilespointer comme des perles de feu, dans le ciel pâlissant. Elle,sérieuse, avait la tranquille admiration d’une enfant bienportante. Lui, fiévreux depuis qu’il se préparait à partir, battaitnerveusement des paupières, au milieu des soubresauts de savolonté, qui l’emportait sans cesse en nouveaux projets.

– C’est beau, les étoiles, dit-elle gravement, après unlong silence.

Il laissa le silence retomber. Sa gaieté ne sonnait plus siclaire, un malaise intérieur troublait ses yeux ouverts trèsgrands. Au ciel, le fourmillement des astres croissait de minute enminute, ainsi que des pelletées de braise jetées au travers del’infini.

– Tu n’as pas appris ça, toi, murmura-t-il enfin. Chaqueétoile est un soleil, autour duquel roulent des machines comme laterre ; et il y en a des milliards, d’autres encore derrièrecelles-ci, toujours d’autres…

Il se tut, il reprit d’une voix qu’un grand frissonétranglait :

– Moi, je n’aime pas les regarder… Ça me fait peur.

La mer, qui montait, avait une lamentation lointaine, pareille àun désespoir de foule pleurant sa misère. Sur l’immense horizon,noir maintenant, flambait la poussière volante des mondes. Et, danscette plainte de la terre écrasée sous le nombre sans fin desétoiles, l’enfant crut entendre près d’elle un bruit desanglots.

– Qu’as-tu donc ? es-tu malade ?

Il ne répondait pas, il sanglotait, la face couverte de sesmains crispées violemment, comme pour ne plus voir. Quand il putparler, il bégaya :

– Oh ! mourir, mourir !

Pauline conserva de cette scène un souvenir étonné. Lazares’était mis debout péniblement, ils rentrèrent à Bonneville dansl’ombre, les pieds gagné par les vagues ; et ni l’un nil’autre ne trouvaient plus rien à se dire. Elle le regardaitmarcher devant elle, il lui semblait diminué de taille, courbé sousle vent qui soufflait de l’ouest.

Ce soir-là, une nouvelle venue les attendait dans la salle àmanger, en causant avec Chanteau. Depuis huit jours, on comptaitsur Louise, une fillette de onze ans et demi qui passait, chaqueannée, une quinzaine à Bonneville. Mais, deux fois, on était alléinutilement à Arromanches ; et elle tombait tout d’un coup, lesoir où l’on ne songeait point à elle. La mère de Louise étaitmorte dans les bras de madame Chanteau, en lui recommandant safille. Le père, M. Thibaudier, un banquier de Caen, s’étaitremarié six mois plus tard, et avait trois enfants déjà. Pris parsa nouvelle famille, la tête cassée de chiffres, il laissait lapetite en pension, s’en débarrassait volontiers aux vacances, quandil pouvait l’envoyer chez des amis. Le plus souvent, il ne sedérangeait même pas, c’était un domestique qui avait amenéMademoiselle, après huit jours de retard. Monsieur avait tant detracas ! Et le domestique était reparti tout de suite, endisant que Monsieur ferait son possible pour venir en personnechercher Mademoiselle.

– Arrive donc, Lazare ! cria Chanteau. Elle estici !

Louise, souriante, baisa le jeune homme sur les deux joues. Ilsse connaissaient peu pourtant, elle toujours cloîtrée dans sonpensionnat, lui sorti du lycée depuis un an à peine. Leur amitié nedatait guère que des dernières vacances ; et encore l’avait-iltraitée cérémonieusement, la sentant coquette déjà, dédaigneuse desjeux bruyants de l’enfance.

– Eh bien ! Pauline, tu ne l’embrasses pas ? ditmadame Chanteau qui entrait. C’est ton aînée, elle a dix-huit moisde plus que toi… Aimez-vous bien, ça me fera plaisir.

Pauline regardait Louise, mince et fine, d’un visage irrégulier,mais d’un grand charme, avec de beaux cheveux blonds, noués etfrisés comme ceux d’une dame. Elle avait pâli, en la voyant au coude Lazare. Et, lorsque l’autre l’eut embrassée gaiement, elle luirendit son baiser, les lèvres tremblantes.

– Qu’as-tu donc ? demanda sa tante. Tu asfroid ?

– Oui, un peu, le vent n’est pas chaud, répondit-elle,toute rouge de son mensonge.

À table, elle ne mangea pas. Ses yeux ne quittaient plus lesgens, et ils prenaient un noir farouche, dès que son cousin, sononcle ou même Véronique, s’occupaient de Louise. Mais elle parutsouffrir surtout, quand Mathieu, au dessert, fit son tour habituelet alla poser sa grosse tête sur le genou de la nouvelle venue.Vainement elle l’appela, il ne lâchait pas celle-ci, qui lebourrait de sucre.

On s’était levé, Pauline avait disparu, lorsque Véronique, quienlevait la table, revint de la cuisine, en disant d’un air detriomphe :

– Ah bien ! Madame qui trouve sa Pauline sibonne !… Allez donc voir dans la cour.

Tout le monde y alla. Cachée derrière la remise, l’enfant tenaitMathieu acculé contre le mur, et hors d’elle, emportée par un accèsfou de sauvagerie, elle lui tapait sur le crâne de toute la forcede ses petits poings. Le chien, étourdi, sans se défendre, baissaitle cou. On se précipita, mais elle tapait toujours, il fallutl’emporter, raidie, morte, si malade, qu’on la coucha tout de suiteet que sa tante dut passer une partie de la nuit près d’elle.

– Elle est gentille, elle est très gentille, répétaitVéronique, enchantée d’avoir enfin trouvé un défaut à cetteperle.

– Je me souviens qu’on m’avait parlé de ses colères, àParis, disait madame Chanteau. Elle est jalouse, c’est une laidechose… Depuis six mois qu’elle est ici, je m’étais bien aperçue decertains petits faits ; mais, vraiment, vouloir assommer cechien, ça dépasse tout.

Le lendemain, lorsque Pauline rencontra Mathieu, elle le serraentre ses bras tremblants, le baisa sur le museau avec un tel flotde larmes, qu’on craignit de voir la crise recommencer. Pourtant,elle ne se corrigea pas, c’était une poussée intérieure qui luijetait tout le sang de ses veines au cerveau. Il semblait que cesviolences jalouses lui vinssent de loin, de quelque aïeul maternel,par-dessus le bel équilibre de sa mère et de son père, dont elleétait la vivante image. Comme elle avait beaucoup de raison pourses dix ans, elle expliquait elle-même qu’elle faisait tout aumonde afin de lutter contre ces colères, mais qu’elle ne pouvaitpas. Ensuite, elle en restait triste, ainsi que d’un mal dont on ahonte.

– Je vous aime tant, pourquoi en aimez-vous d’autres ?répondit-elle en cachant sa tête contre l’épaule de sa tante, quila sermonnait dans sa chambre.

Aussi, malgré ses efforts, Pauline souffrit-elle beaucoup de laprésence de Louise. Depuis qu’on annonçait son arrivée, ellel’avait attendue avec une curiosité inquiète, et maintenant ellecomptait les jours, dans le désir impatient de son départ. Louised’ailleurs la séduisait, bien mise, se tenant en grande demoisellesavante, d’une grâce câline d’enfant peu caressée chez elle ;mais, lorsque Lazare se trouvait là, c’était justement cetteséduction de petite femme, cet éveil de l’inconnu, qui troublaientet irritaient Pauline. Le jeune homme, cependant, traitait celle-cien préférée ; il plaisantait l’autre, disant qu’ellel’ennuyait avec ses grands airs, parlait de la laisser toute seulefaire la dame, pour aller jouer plus loin à leur aise. Les jeuxviolents étaient abandonnés, on regardait des images dans lachambre, on se promenait sur la plage, d’un pas convenable. Cefurent deux semaines absolument gâtées.

Un matin, Lazare déclara qu’il avançait son départ de cinqjours. Il voulait s’installer à Paris, il devait y retrouver un deses anciens camarades de Caen. Et Pauline, que la pensée de cedépart désespérait depuis un mois, appuya vivement la nouvelledécision de son cousin, aida sa tante à faire la malle, avec uneactivité joyeuse. Puis, quand le père Malivoire eut emmené Lazaredans sa vieille berline, elle courut s’enfermer au fond de sachambre, où elle pleura longtemps. Le soir, elle se montra trèsgentille pour Louise ; et les huit jours que celle-ci passaencore à Bonneville, furent charmants. Lorsque le domestique de sonpère revint la chercher, en expliquant que Monsieur n’avait puquitter sa banque, les deux petites amies se jetèrent dans les brasl’une de l’autre et jurèrent de s’aimer toujours.

Alors, lentement, une année s’écoula. Madame Chanteau avaitchangé d’avis : au lieu d’envoyer Pauline en pension, elle lagardait près d’elle, déterminée surtout par les plaintes deChanteau, qui ne pouvait plus se passer de l’enfant, mais elle nes’avouait pas cette raison intéressée, elle parlait de se chargerde son instruction, toute rajeunie à l’idée de rentrer ainsi dansl’enseignement. En pension, les petites filles entendent devilaines choses, elle voulait pouvoir répondre de la parfaiteinnocence de son élève. On repêcha, au fond de la bibliothèque deLazare, une Grammaire, une Arithmétique, un Traité d’Histoire, mêmeun résumé de la Mythologie ; et madame Chanteau reprit laférule, une seule leçon par jour, des dictées, des problèmes, desrécitations. La grande chambre du cousin était transformée en salled’étude, Pauline dut se remettre au piano, sans compter lemaintien, dont sa tante lui démontra sévèrement les principes, pourcorriger ses allures garçonnières ; du reste, elle étaitdocile et intelligente, elle apprenait volontiers, même quand lesmatières la rebutaient. Un seul livre l’ennuyait, le catéchisme.Elle n’avait pas encore compris que sa tante se dérangeât ledimanche et la conduisît à la messe. Pour quoi faire ? àParis, on ne la menait jamais à Saint-Eustache, qui pourtant setrouvait près de leur maison. Les idées abstraites n’entraient quetrès difficilement dans son cerveau, sa tante dut lui expliquerqu’une demoiselle bien élevée ne pouvait, à la campagne, sedispenser de donner le bon exemple, en se montrant polie avec lecuré. Elle-même n’avait jamais eu qu’une religion de convenance,qui faisait partie d’une bonne éducation, au même titre que lemaintien.

La mer, cependant, battait deux fois par jour Bonneville del’éternel balancement de sa houle, et Pauline grandissait dans lespectacle de l’immense horizon. Elle ne jouait plus, n’ayant pointde camarade. Quand elle avait galopé autour de la terrasse avecMathieu, ou promené au fond du potager la Minouche sur son épaule,son unique récréation était de regarder la mer, toujours vivante,livide par les temps noirs de décembre, d’un vert délicat de moirechangeante aux premiers soleils de mai. L’année fut heureused’ailleurs, le bonheur que sa présence semblait avoir amené dans lamaison, se manifesta encore par un envoi inespéré de cinq millefrancs, que Davoine fit aux Chanteau, pour éviter une rupture dontils le menaçaient. Très scrupuleusement, la tante allait chaquetrimestre toucher à Caen les rentes de Pauline, prélevait ses fraiset la pension allouée par le conseil de famille, puis achetait denouveaux titres avec le reste, et, lorsqu’elle rentrait, ellevoulait que la petite l’accompagnât dans sa chambre, elle ouvraitle fameux tiroir du secrétaire, en répétant :

– Tu vois, je mets celui-ci sur les autres… Hein ? letas grossit. N’aie pas peur, tu retrouveras le tout, il n’ymanquera pas un centime.

En août, Lazare tomba un beau matin, en apportant la nouvelled’un succès complet à son examen de fin d’année. Il ne devaitarriver qu’une semaine plus tard, il avait voulu surprendre samère. Ce fut une grande joie. Dans les lettres qu’il écrivait tousles quinze jours, il avait montré une passion croissante pour lamédecine. Lorsqu’il fut là, il leur parut absolument changé, neparlant plus musique, finissant par les ennuyer avec sescontinuelles histoires sur ses professeurs et ses dissertationsscientifiques à propos de tout, des plats qu’on servait, du ventqui soufflait. Une nouvelle fièvre l’emportait, il s’était donnéentier, fougueusement, à l’idée d’être un médecin de génie, dontl’apparition bouleverserait les mondes.

Pauline surtout, après lui avoir sauté au cou en gamine qui nedissimulait point encore ses tendresses, restait surprise de lesentir autre. Cela la chagrinait presque, qu’il cessât de causermusique, au moins un peu, comme récréation. Est-ce que, vraiment,on pouvait ne plus aimer une chose, lorsqu’on l’avait beaucoupaimée ? Le jour où elle l’interrogea sur sa symphonie, il semit à plaisanter, en disant que c’était bien fini, cesbêtises ; et elle devint toute triste. Puis, elle le voyaitgêné vis-à-vis d’elle, riant d’un vilain rire, ayant dans les yeux,dans les gestes, dix mois d’une existence qu’on ne pouvait raconteraux petites filles. Lui-même avait vidé sa malle, pour cacher seslivres, des romans, des volumes de science pleins de gravures. Ilne la faisait plus tourner comme une toupie, les jupes volantes,décontenancé parfois, quand elle s’entêtait à entrer et à vivredans sa chambre. Cependant, elle avait à peine grandi, elle leregardait en face de ses yeux purs d’innocente ; et, au boutde huit jours, leur camaraderie de garçons s’était renouée. La rudebrise de mer le lavait des odeurs du quartier Latin, il seretrouvait enfant avec cette enfant bien portante, aux gaietéssonores. Tout fut repris, tout recommença, les jeux autour de lagrande table, les galopades en compagnie de Mathieu et de laMinouche au fond du potager, et les courses jusqu’à la baie duTrésor, et les bains candides sous le soleil, dans la joie bruyantedes chemises qui claquaient sur leurs jambes comme des drapeaux.Justement, cette année-là, Louise, venue en mai à Bonneville, étaitallée passer les vacances près de Rouen, chez d’autres amis. Deuxmois adorables coulèrent, pas une bouderie ne gâta leur amitié.

En octobre, le jour où Lazare fit sa malle, Pauline le regardaempiler les livres qu’il avait apportés, et qui étaient restésenfermés dans l’armoire, sans qu’il eût même l’idée d’en ouvrir unseul.

– Alors, tu les emportes ? demanda-t-elle d’un airdésolé.

– Sans doute, répondit-il. C’est pour mes études… Ah !sapristi, comme je vais travailler ! Il faut que j’enfoncetout.

Une paix morte retomba sur la petite maison de Bonneville, lesjours uniformes se déroulèrent, ramenant les habitudesquotidiennes, en face du rythme éternel de l’océan. Mais, cetteannée-là, il y eut, dans la vie de Pauline, un fait qui marqua.Elle fit sa première communion au mois de juin, à l’âge de douzeans et demi. Lentement, la religion s’était emparée d’elle, unereligion grave, supérieure aux réponses du catéchisme, qu’ellerécitait toujours sans les comprendre. Dans sa jeune têteraisonneuse, elle avait fini par concevoir de Dieu l’idée d’unmaître très puissant, très savant, qui dirigeait tout, de façon àce que tout marchât sur la terre selon la justice ; et cetteconception simplifiée lui suffisait pour s’entendre avec l’abbéHorteur. Celui-ci, fils de paysan, crâne dur où la lettre avaitseule pénétré, en était venu à se contenter des pratiquesextérieures, du bon ordre d’une dévotion décente. Personnellement,il soignait son salut ; quant à ses paroissiens, tant piss’ils se damnaient ! Il avait pendant quinze ans tâché de leseffrayer sans y réussir, il ne leur demandait plus que la politessede monter à l’église, les jours de grandes fêtes. Tout Bonneville ymontait, par un reste d’habitude, malgré le péché où pourrissait levillage. Son indifférence du salut des autres tenait lieu au prêtrede tolérance. Il allait chaque samedi jouer aux dames avecChanteau, bien que le maire, grâce à l’excuse de sa goutte, ne mitjamais les pieds à l’église. Madame Chanteau, d’ailleurs, faisaitle nécessaire, en suivant régulièrement les offices et en yconduisant Pauline. C’était la grande simplicité du curé quiséduisait peu à peu l’enfant. À Paris, on méprisait devant elle lescurés, ces hypocrites dont les robes noires cachaient tous lescrimes. Mais celui-ci, au bord de la mer, lui paraissait vraimentbrave homme, avec ses gros souliers, sa nuque brûlée de soleil, sonallure et son langage de fermier pauvre. Une remarque l’avaitsurtout conquise : l’abbé Horteur fumait passionnément unegrosse pipe d’écume, ayant encore des scrupules pourtant, seréfugiant au fond de son jardin, seul au milieu de sessalades ; et cette pipe qu’il dissimulait, plein de trouble,quand on venait à le surprendre, touchait beaucoup la petite, sansqu’elle eût pu dire pourquoi. Elle communia d’un air très sérieux,en compagnie de deux autres gamines et d’un galopin du village. Lesoir, comme le curé dînait chez les Chanteau, il déclara qu’iln’avait jamais eu, à Bonneville, une communiante qui se fût si bientenue à la Sainte Table.

L’année fut moins bonne, la hausse que Davoine attendait depuislongtemps sur les sapins ne se produisait pas ; et demauvaises nouvelles arrivaient de Caen : on assurait que,forcé de vendre à perte, il marchait fatalement à une catastrophe.La famille vécut chichement, les trois mille francs de rentesuffisaient bien juste aux besoins stricts de la maison, en rognantsur les moindres provisions. Le grand souci de madame Chanteauétait Lazare, dont elle recevait des lettres qu’elle gardait pourelle. Il semblait se dissiper, il la poursuivait de continuellesdemandes d’argent. En juillet, comme elle allait toucher les rentesde Pauline, elle tomba violemment chez Davoine ; deux millefrancs, déjà donnés par lui, avaient passé aux mains du jeunehomme ; et elle réussit à lui arracher encore mille francs,qu’elle envoya tout de suite à Paris. Lazare lui écrivait qu’il nepourrait venir, s’il ne payait pas ses dettes.

Pendant une semaine, on l’attendit. Chaque matin, une lettrearrivait, remettant son départ au jour suivant. Sa mère et Paulineallèrent à sa rencontre jusqu’à Verchemont. On s’embrassa sur laroute, on rentra dans la poussière, suivi par la voiture vide, quiportait la malle. Mais ce retour en famille fut moins gai que lasurprise triomphale de l’année précédente. Il avait échoué à sonexamen de juillet, il était aigri contre les professeurs, toute lasoirée il déblatéra contre eux, des ânes dont il finissait paravoir plein le dos, disait-il. Le lendemain, devant Pauline, iljeta ses livres sur une planche de l’armoire, en déclarant qu’ilspouvaient bien pourrir là. Ce dégoût si prompt la consternait, ellel’écoutait plaisanter férocement la médecine, la mettre au défi deguérir seulement un rhume de cerveau ; et un jour qu’elledéfendait la science, dans un élan de jeunesse et de foi, elledevint toute rouge, tellement il se moqua de son enthousiasmed’ignorante. Du reste, il se résignait quand même à êtremédecin ; autant cette blague-là qu’une autre ; rienn’était drôle, au fond. Elle s’indignait de ces nouvelles idéesqu’il rapportait. Où avait-il pris ça ? dans de mauvaislivres, bien sûr ; mais elle n’osait plus discuter, gênée parson ignorance absolue, mal à l’aise devant le ricanement de soncousin qui affectait de ne pouvoir lui tout dire. Les vacances sepassèrent de la sorte, en continuelles taquineries. Dans leurspromenades, lui, maintenant, semblait s’ennuyer, trouvait la merbête, toujours la même ; cependant, il s’était mis à faire desvers, pour tuer le temps, et il écrivait sur la mer des sonnets,d’une facture soignée, de rimes très riches. Il refusa de sebaigner, il avait découvert que les bains froids étaient contrairesà son tempérament ; car, malgré sa négation de la médecine, ilexprimait des opinions tranchantes, il condamnait ou sauvait lesgens d’un mot. Vers le milieu de septembre, comme Louise allaitarriver, il parla tout d’un coup de retourner à Paris, enprétextant la préparation de son examen ; ces deux petitesfilles l’assommeraient, autant reprendre un mois plus tôt la vie duquartier. Pauline était devenue plus douce à mesure qu’il lachagrinait davantage. Lorsqu’il se montrait brusque, lorsqu’il seréjouissait à la désespérer, elle le regardait des yeux tendres etrieurs dont elle calmait Chanteau, quand celui-ci hurlait dansl’angoisse d’une crise. Pour elle, son cousin devait être malade,il voyait la vie comme les vieux.

La veille de son départ, Lazare témoignait une telle joie dequitter Bonneville, que Pauline sanglota.

– Tu ne m’aimes plus !

– Es-tu sotte ! est-ce qu’il ne faut pas que je fassemon chemin ?… Une grande fille qui pleurniche !

Déjà, elle retrouvait son courage, elle souriait.

– Travaille bien cette année, pour revenir content.

– Oh ! il est inutile de tant travailler. Leur examenest d’une bêtise ! Si je n’ai pas été reçu, c’est que je n’aipas pris la peine de vouloir !… Je vais enlever ça, puisquemon manque de fortune m’empêche de vivre les bras croisés, la seulechose intelligente qu’un homme ait à faire.

Dès les premiers jours d’octobre, lorsque Louise fut retournée àCaen, Pauline se remit à ses leçons avec sa tante. Le cours de latroisième année allait porter particulièrement sur l’Histoire deFrance expurgée et sur la Mythologie à l’usage des jeunespersonnes, enseignement supérieur qui devait leur permettre decomprendre les tableaux des musées. Mais l’enfant, si appliquéel’année précédente, semblait maintenant avoir la tête lourde :elle s’endormait parfois en faisant ses devoirs, des chaleursbrusques lui empourpraient la face. Une crise folle de colèrecontre Véronique, qui ne l’aimait pas, disait-elle, l’avait mise aulit pour deux jours. Puis, c’étaient en elle des changements qui latroublaient, un lent développement de tout son corps, des rondeursnaissantes, comme engorgées et douloureuses, des ombres noires,d’une légèreté de duvet, au plus caché et au plus délicat de sapeau. Quand elle s’étudiait, d’un regard furtif, le soir, à soncoucher, elle éprouvait un malaise, une confusion qui lui faisaitvite souffler la bougie. Sa voix prenait une sonorité qu’elletrouvait laide, elle se déplaisait ainsi, elle passait les joursdans une sorte d’attente nerveuse, espérant elle ne savait quoi,n’osant parler de ces choses à personne.

Enfin, vers la Noël, l’état de Pauline inquiéta madame Chanteau.Elle se plaignait de vives douleurs aux reins, une courbaturel’accablait, des accès de fièvre se déclarèrent. Lorsque le docteurCazenove, devenu son grand ami, l’eut questionnée, il prit la tanteà l’écart, pour lui conseiller d’avertir sa nièce. C’était le flotde la puberté qui montait ; et il disait avoir vu, devant ladébâcle de cette marée de sang, des jeunes filles tomber maladesd’épouvante. La tante se défendit d’abord, jugeant la précautionexagérée, répugnant à des confidences pareilles : elle avaitpour système d’éducation l’ignorance complète, les faits gênantsévités, tant qu’ils ne s’imposaient pas d’eux-mêmes. Cependant,comme le médecin insistait, elle promit de parler, n’en fit rien lesoir, remit ensuite de jour en jour. L’enfant n’était paspeureuse ; puis, bien d’autres n’avaient pas été prévenues. Ilserait toujours temps de lui dire simplement que les choses étaientainsi, sans s’exposer d’avance à des questions et à desexplications inconvenantes.

Un matin, au moment où madame Chanteau quittait sa chambre, elleentendit des plaintes chez Pauline, elle monta très inquiète.Assise au milieu du lit, les couvertures rejetées, la jeune filleappelait sa tante d’un cri continu, blanche de terreur ; etelle écartait sa nudité ensanglantée, elle regardait ce qui étaitsorti d’elle, frappée d’une surprise dont la secousse avait emportétoute sa bravoure habituelle.

– Oh ! ma tante ! oh ! ma tante !

Madame Chanteau venait de comprendre d’un coup d’œil.

– Ce n’est rien, ma chérie. Rassure-toi.

Mais Pauline, qui se regardait toujours, dans son attituderaidie de blessée, ne l’entendait même pas.

– Oh ! ma tante, je, me suis sentie mouillée, et voisdonc, vois donc, c’est du sang !… Tout est fini, les draps ensont pleins.

Sa voix défaillait, elle croyait que ses veines se vidaient parce ruisseau rouge. Le cri de son cousin lui vint aux lèvres, ce cridont elle n’avait pas compris la désespérance, devant la peur duciel sans bornes.

– Tout est fini, je vais mourir.

Étourdie, la tante cherchait des mots décents, un mensonge quila tranquillisât, sans rien lui apprendre.

– Voyons, ne te fais pas de mal, je serais plus inquiète,n’est-ce pas ? si tu étais en péril… Je te jure que cettechose arrive à toutes les femmes. C’est comme les saignements denez…

– Non, non, tu dis ça pour me tranquilliser… Je vaismourir, je vais mourir.

Il n’était plus temps. Quand le docteur Cazenove arriva, ilcraignit une fièvre cérébrale. Madame Chanteau avait recouché lajeune fille, en lui faisant honte de sa peur. Des journéespassèrent, celle-ci était sortie de la crise, étonnée, songeantdésormais à des choses nouvelles et confuses, gardant sourdement aufond d’elle une question, dont elle cherchait la réponse.

Ce fut la semaine suivante que Pauline se remit au travail etparut se passionner pour la mythologie. Elle ne descendait plus dela grande chambre de Lazare, qui lui servait toujours de salled’étude ; il fallait l’appeler à chaque repas, et ellearrivait, la tête perdue, engourdie d’immobilité. Mais, en haut, laMythologie traînait au bout de la table, c’était sur les ouvragesde médecine laissés dans l’armoire, qu’elle passait des journéesentières, les yeux élargis par le besoin d’apprendre, le frontserré entre ses deux mains que l’application glaçait. Lazare, auxbeaux jours de flamme, avait acheté des volumes qui ne lui étaientd’aucune utilité immédiate, le Traité de physiologie, de Longuet,l’Anatomie descriptive, de Cruveilhier ; et, justement,ceux-là étaient restés, tandis qu’il remportait ses livres detravail. Elle les sortait, dès que sa tante tournait le dos, puisles replaçait, au moindre bruit, sans hâte, non pas en curieusecoupable, mais en travailleuse dont les parents auraient contrariéla vocation. D’abord, elle n’avait pas compris, rebutée par lesmots techniques qu’il lui fallait chercher dans le dictionnaire.Devinant ensuite la nécessité d’une méthode, elle s’était acharnéesur l’Anatomie descriptive, avant de passer au Traité dephysiologie. Alors, cette enfant de quatorze ans apprit, comme dansun devoir, ce que l’on cache aux vierges jusqu’à la nuit des noces.Elle feuilletait les planches de l’Anatomie, ces planches superbesd’une réalité saignante ; elle s’arrêtait à chacun desorganes, pénétrait les plus secrets, ceux dont on a fait la hontede l’homme et de la femme ; et elle n’avait pas de honte, elleétait sérieuse, allant des organes qui donnent la vie aux organesqui la règlent, emportée et sauvée des idées charnelles par sonamour de la santé. La découverte lente de cette machine humainel’emplissait d’admiration. Elle lisait cela passionnément ;jamais les contes de fées, ni Robinson, autrefois, ne lui avaientainsi élargi l’intelligence. Puis, le Traité de physiologie futcomme le commentaire des planches, rien ne lui demeura caché. Mêmeelle trouva un Manuel de pathologie et de clinique médicale, elledescendit dans les maladies affreuses, dans les traitements dechaque décomposition. Bien des choses lui échappaient, elle avaitla seule prescience de ce qu’il faudrait savoir, pour soulager ceuxqui souffrent. Son cœur se brisait de pitié, elle reprenait sonancien rêve de tout connaître, afin de tout guérir.

Et, maintenant, Pauline savait pourquoi le flot sanglant de sapuberté avait jailli comme d’une grappe mûre, écrasée auxvendanges. Ce mystère éclairci la rendait grave, dans la marée devie qu’elle sentait monter en elle. Elle gardait une surprise etune rancune du silence de sa tante, de l’ignorance complète oùcelle-ci la maintenait. Pourquoi donc la laisser ainsis’épouvanter ? ce n’était pas juste, il n’y avait aucun mal àsavoir.

Du reste, rien ne reparut pendant deux mois. Madame Chanteau ditun jour :

– Si tu revois comme en décembre, tu te souviens ? net’effraie pas, au moins… Ça vaudrait mieux.

– Oui, je sais, répondit tranquillement la jeune fille.

Sa tante la regarda, pleine d’effarement.

– Que sais-tu donc ?

Alors, Pauline rougit, à l’idée de mentir, pour cacher pluslongtemps ses lectures. Le mensonge lui était insupportable, ellepréféra se confesser. Quand madame Chanteau, ouvrant les livres surla table, aperçut les gravures, elle resta pétrifiée. Elle qui sedonnait tant de peine, afin d’innocenter les amours deJupiter ! Vraiment, Lazare aurait dû mettre sous clef depareilles abominations. Et, longuement, elle interrogea lacoupable, avec des précautions et des sous-entendus de toutessortes. Mais Pauline, de son air candide, achevait del’embarrasser. Eh bien, quoi ? on était fait ainsi, il n’yavait pas de mal. Sa passion purement cérébrale éclatait, aucunesensualité sournoise ne s’éveillait encore dans ses grands yeuxclairs d’enfant. Elle avait trouvé, sur la même planche, des romansdont elle s’était dégoûtée dès les premières pages, tellement ilsl’ennuyaient, bourrés de phrases où elle ne comprenait rien. Satante, de plus en plus déconcertée, un peu tranquillisée cependant,se contenta de fermer l’armoire et de garder la clef. Huit joursaprès, la clef traînait de nouveau, et Pauline s’accordait de loinen loin, comme une récréation, de lire le chapitre des névroses, ensongeant à son cousin, ou le traitement de la goutte, avec l’idéede soulager son oncle.

D’ailleurs, malgré les sévérités de madame Chanteau, on ne segênait guère devant elle. Les quelques bêtes de la maisonl’auraient instruite, si elle n’avait pas ouvert les livres. LaMinouche surtout l’intéressait. Cette Minouche était une gueuse,qui, quatre fois par an, tirait des bordées terribles. Brusquement,elle si délicate, sans cesse en toilette, ne posant la patte dehorsqu’avec des frissons, de peur de se salir, disparaissait des deuxet trois jours. On l’entendait jurer et se battre, on voyait luiredans le noir, ainsi que des chandelles, les yeux de tous les matousde Bonneville. Puis, elle rentrait abominable, faite comme unetraînée, le poil tellement déguenillé et sale, qu’elle se léchaitpendant une semaine. Ensuite, elle reprenait son air dégoûté deprincesse, elle se caressait au menton du monde, sans paraîtres’apercevoir que son ventre s’arrondissait. Un beau matin, on latrouvait avec des petits, Véronique les emportait tous, dans uncoin de son tablier, pour les jeter à l’eau. Et la Minouche, mèredétestable, ne les cherchait même pas, accoutumée à en êtredébarrassée ainsi, croyant que la maternité finissait là. Elle seléchait encore, ronronnait, faisait la belle, jusqu’au soir où,dévergondée, dans les coups de griffes et les miaulements, elleallait en chercher une ventrée nouvelle. Mathieu était meilleurpère pour ces enfants qu’il n’avait pas faits, car il suivait letablier de Véronique en geignant, il avait la passion dedébarbouiller tous les petits êtres au berceau.

– Oh ! ma tante, cette fois, il faut lui en laisserun, disait à chaque portée Pauline, indignée et ravie des grâcesamoureuses de la chatte.

Mais Véronique se fâchait.

– Non, par exemple ! pour qu’elle nous le traînepartout !… Et puis, elle n’y tient pas. Elle a tout leplaisir, sans avoir le mal.

C’était, chez Pauline, un amour de la vie, qui débordait chaquejour davantage, qui faisait d’elle « la mère des bêtes »,comme disait sa tante. Tout ce qui vivait, tout ce qui souffrait,l’emplissait d’une tendresse active, d’une effusion de soins et decaresses. Elle avait oublié Paris, il lui semblait avoir poussé là,dans ce sol rude, au souffle pur des vents de mer. En moins d’uneannée, l’enfant de formes hésitantes était devenue une jeune filledéjà robuste, les hanches solides, la poitrine large. Et lestroubles de cette éclosion s’en allaient, le malaise de son corpsgonflé de sève, la confusion inquiète de sa gorge plus lourde, dufin duvet plus noir sur sa peau satinée de brune. Au contraire, àcette heure, elle avait la joie de son épanouissement, la sensationvictorieuse de grandir et de mûrir au soleil. Le sang qui montaitet qui crevait en pluie rouge, la rendait fière. Du matin au soir,elle emplissait la maison des roulades de sa voix plus grave,qu’elle trouvait belle ; et, à son coucher, quand ses regardsglissaient sur la rondeur fleurie de ses seins, jusqu’à la tached’encre qui ombrait son ventre vermeil, elle souriait, elle serespirait un instant comme un frais bouquet, heureuse de son odeurnouvelle de femme. C’était la vie acceptée, la vie aimée dans sesfonctions, sans dégoût ni peur, et saluée par la chansontriomphante de la santé.

Lazare, cette année-là, resta six mois sans écrire. À peine decourts billets venaient-ils rassurer la famille. Puis, coup surcoup, il accabla sa mère de lettres. Refusé de nouveau aux examensde novembre, de plus en plus rebuté par les études médicales, quiremuaient des matières trop tristes, il venait encore de se jeterdans une autre passion, la chimie. Par hasard, il avait fait laconnaissance de l’illustre Herbelin, dont les découvertesrévolutionnaient alors la science, et il était entré dans sonlaboratoire comme préparateur, sans pourtant avouer qu’il lâchaitla médecine. Mais bientôt ses lettres furent pleines d’un projet,d’abord timide, peu à peu enthousiaste. Il s’agissait d’une grandeexploitation sur les algues marines, qui devait rapporter desmillions, grâce aux méthodes et aux réactifs nouveaux découvertspar l’illustre Herbelin. Lazare énumérait les chances desuccès : l’aide du grand chimiste, la facilité de se procurerla matière première, l’installation peu coûteuse. Enfin, ilsignifia son désir formel de ne pas être médecin, il plaisanta,préférant encore, disait-il, vendre des remèdes aux malades que deles tuer lui-même. L’argument d’une fortune rapide terminaitchacune de ses lettres, où il faisait en outre luire aux yeux de safamille la promesse de ne plus la quitter, d’établir l’usinelà-bas, près de Bonneville.

Les mois se passaient, Lazare n’était pas venu aux vacances.Tout l’hiver, il détailla ainsi son projet en pages serrées, quemadame Chanteau lisait à voix haute, le soir, après le repas. Unsoir de mai, un grand conseil eut lieu, car il demandait uneréponse catégorique. Véronique rôdait, ôtant la nappe, remettant letapis.

– Il est tout le portrait craché de son grand-père,brouillon et entreprenant, déclara la mère en jetant un coup d’œilsur le chef-d’œuvre de l’ancien ouvrier charpentier, dont laprésence sur la cheminée l’irritait toujours.

– Certes, il ne tient pas de moi, qui ai l’horreur duchangement, murmura Chanteau entre deux plaintes, allongé dans sonfauteuil où il achevait une crise. Mais toi non plus, ma bonne, tun’es pas très calme.

Elle haussa les épaules, comme pour dire que son activité, àelle, était soutenue et dirigée par la logique. Puis, elle repritlentement :

– Enfin, que voulez-vous ? il faut lui écrire de faireà sa tête… Je le désirais dans la magistrature ; médecin, cen’était déjà pas très propre ; et le voilà apothicaire… Qu’ilrevienne et qu’il gagne beaucoup d’argent, ce sera toujours quelquechose.

Au fond, c’était cette idée de l’argent qui la décidait. Sonadoration pour son fils portait sur un nouveau rêve : elle levoyait très riche, propriétaire d’une maison à Caen, conseillergénéral, député peut-être. Chanteau n’avait pas d’opinion, secontentait de souffrir, en abandonnant à sa femme le soin supérieurdes intérêts de la famille. Quant à Pauline, malgré sa surprise etsa désapprobation muette des continuels changements de son cousin,elle était d’avis qu’on le laissât revenir tenter sa grandeaffaire.

– Au moins nous vivrons tous ensemble, dit-elle.

– Et puis, pour ce que monsieur Lazare doit faire de bon àParis ! se permit d’ajouter Véronique. Vaut mieux qu’il sesoigne un peu l’estomac chez nous.

Madame Chanteau approuvait de la tête. Elle reprit la lettrequ’elle avait reçue le matin.

– Attendez, il aborde le côté financier del’entreprise.

Alors, elle lut, elle commenta. Il fallait une soixantaine demille francs pour installer la petite usine. Lazare, à Paris,s’était retrouvé avec un de ses anciens camarades de Caen, le grosBoutigny, qui avait quitté le latin en quatrième, et qui maintenantplaçait des vins. Boutigny, très enthousiaste du projet, offraittrente mille francs : ce serait un excellent associé, unadministrateur dont les facultés pratiques assureraient le succèsmatériel. Restaient trente mille francs à emprunter, car Lazarevoulait avoir en main la moitié de la propriété.

– Comme vous avez entendu, continua madame Chanteau, il meprie de m’adresser en son nom à Thibaudier. L’idée est bonne.Thibaudier lui prêtera tout de suite l’argent… Justement, Louiseest un peu souffrante, je compte l’aller chercher pour une semaine,de sorte que j’aurai l’occasion de parler à son père.

Les yeux de Pauline s’étaient troublés, un pincement convulsifavait aminci ses lèvres. Plantée debout, de l’autre côté de latable, en train d’essuyer une tasse à thé, Véronique laregardait.

– J’avais bien songé à autre chose, murmura la tante, maiscomme dans l’industrie on court toujours des risques, je m’étaismême promis de ne pas en parler.

Et, se tournant vers la jeune fille :

– Oui, ma chérie, ce serait que toi-même tu prêtasses lestrente mille francs à ton cousin… Jamais tu n’aurais fait unplacement si avantageux, ton argent te rapporterait peut-être levingt-cinq pour cent, car ton cousin t’associerait à sesbénéfices ; et cela me fend le cœur de voir toute cettefortune aller dans la poche d’un autre… Seulement, je ne veux pasque tu hasardes tes sous. C’est un dépôt sacré, il est là-haut, etje te le rendrai intact.

Pauline écoutait, plus pâle, en proie à une lutte intérieure. Ily avait en elle une hérédité d’avarice, l’amour de Quenu et de Lisapour la grosse monnaie de leur comptoir, toute une premièreéducation reçue autrefois dans la boutique de charcuterie, lerespect de l’argent, la peur d’en manquer, un inconnu honteux, unevilenie secrète qui s’éveillait au fond de son bon cœur. Puis, satante lui avait tant montré le tiroir du secrétaire où dormait sonhéritage, que l’idée de le voir se fondre aux mains brouillonnes deson cousin, l’irritait presque. Et elle se taisait, ravagée aussipar l’image de Louise apportant un gros sac d’argent au jeunehomme.

– Tu voudrais, que je ne voudrais pas, reprit madameChanteau. N’est-ce pas, mon ami, c’est un cas deconscience ?

– Son argent est son argent, répondit Chanteau, qui jeta uncri en essayant de soulever sa jambe. Si les choses tournaient mal,on tomberait sur nous… Non, non ! Thibaudier sera très heureuxde prêter.

Mais enfin Pauline retrouvait la voix, dans une explosion de soncœur.

– Oh ! ne me faites pas cette peine, c’est moi quidois prêter à Lazare ! Est-ce qu’il n’est pas monfrère ?… Ce serait trop vilain, si je lui refusais cet argent.Pourquoi m’en avez-vous parlé ?… Donne-lui l’argent, ma tante,donne-lui tout.

L’effort quelle venait de faire noya ses yeux de larmes ;et elle souriait, confuse d’avoir hésité, encore travaillée d’unregret dont elle était désespérée. Du reste, il lui fallutbatailler contre ses parents, qui s’entêtaient à prévoir lesmauvais côtés de l’entreprise. En cette circonstance, ils semontrèrent d’une probité parfaite.

– Allons, viens m’embrasser, finit par dire la tante, queles larmes gagnaient. Tu es une bonne petite fille… Lazare prendraton argent, puisque tu te fâches.

– Et moi, tu ne m’embrasses pas ? demanda l’oncle.

On pleura, on se baisa autour de la table. Puis, pendant queVéronique servait le thé et que Pauline appelait Mathieu, quiaboyait dans la cour, madame Chanteau ajouta, en s’essuyant lesyeux :

– C’est une grande consolation, elle a le cœur sur lamain.

– Pardi ! grogna la bonne, pour que l’autre ne donnerien, elle donnerait sa chemise.

Ce fut huit jours plus tard, un samedi, que Lazare revint àBonneville. Le docteur Cazenove, invité à dîner, devait amener lejeune homme dans son cabriolet. Venu le premier, l’abbé Horteur,qui dînait aussi, jouait aux dames avec Chanteau, allongé dans sonfauteuil de convalescent. L’attaque le tenait depuis trois mois,jamais encore il n’avait tant souffert ; et c’était le paradismaintenant, malgré les démangeaisons terribles qui lui dévoraientles pieds : la peau s’écaillait, l’œdème avait presquedisparu. Comme Véronique faisait rôtir des pigeons, il levait lenez chaque fois que s’ouvrait la porte de la cuisine, repris de sagourmandise incorrigible ; ce qui lui attirait les sagesremontrances du curé.

– Vous n’êtes pas à votre jeu, monsieur Chanteau…Croyez-moi, vous devriez vous modérer, ce soir, à table. Lasucculence ne vaut rien, dans votre état.

Louise était arrivée la veille. Lorsque Pauline entendit lecabriolet du docteur, toutes deux se précipitèrent dans la cour.Mais Lazare ne parut voir que sa cousine, stupéfait.

– Comment, c’est Pauline ?

– Mais oui, c’est moi.

– Ah ! mon Dieu ! qu’as-tu donc mangé pourgrandir comme ça ?… Te voilà bonne à marier maintenant.

Elle rougissait, riant d’aise, les yeux brûlant de plaisir, à levoir l’examiner ainsi. Il avait laissé une galopine, une écolièreen sarrau de toile, et il était en face d’une grande jeune fille, àla poitrine et aux hanches coquettement serrées dans une robeprintanière, blanche à fleurs roses. Pourtant, elle redevenaitgrave, elle le regardait à son tour et le trouvait vieilli :il semblait s’être courbé, son rire n’était plus jeune, un légerfrisson nerveux courait sur sa face.

– Allons, continua-t-il, il va falloir te prendre ausérieux… Bonjour, mon associée.

Pauline rougit plus fort, ce mot la comblait de bonheur. Soncousin, après l’avoir embrassée, pouvait embrasser Louise :elle n’était pas jalouse.

Le dîner fut charmant. Chanteau, terrifié par les menaces dudocteur, mangea sans excès. Madame Chanteau et le curé firent desprojets superbes pour l’agrandissement de Bonneville, lorsque laspéculation sur les algues aurait enrichi le pays. On ne se couchaqu’à onze heures. En haut, comme Lazare et Pauline se séparaientdevant leurs chambres, le jeune homme, d’un ton de plaisanterie,demanda :

– Alors, parce qu’on est grand, on ne se dit plusbonsoir ?

– Mais si ! cria-t-elle, en se jetant à son cou et enle baisant à pleine bouche, avec son ancienne impétuosité degamine.

Chapitre 3

 

Deux jours plus tard, une grande marée découvrait les rochesprofondes. Dans le coup de passion qui emportait Lazare au début dechaque entreprise nouvelle, il ne voulut pas attendre davantage, ilpartit jambes nues, une veste de toile simplement jetée sur soncostume de bain ; et Pauline était de l’enquête, en costume debain elle aussi, chaussée de gros souliers, qu’elle réservait pourla pêche aux crevettes.

Quand ils furent à un kilomètre des falaises, au milieu du champdes algues ruisselant encore du flot qui se retirait,l’enthousiasme du jeune homme éclata, comme s’il découvrait cettemoisson immense d’herbes marines, qu’ils avaient cent foistraversée ensemble.

– Regarde ! regarde ! criait-il. En voilà de lamarchandise !… Et on n’en fait rien, et il y en a ainsijusqu’à plus de cent mètres de profondeur !

Puis, il lui nommait les espèces, avec une pédanteriejoyeuse : les zostères, d’un vert tendre, pareilles à de fineschevelures, étalant à l’infini une succession de vastespelouses ; les ulves aux feuilles de laitue larges et minces,d’une transparence glauque ; les fucus dentelés, les fucusvésiculeux, en si grand nombre que leur végétation couvrait lesroches ainsi qu’une mousse haute ; et, à mesure qu’ilsdescendaient en suivant le flot, ils rencontraient des espèces detaille plus grande et d’aspect plus étrange, les laminaires,surtout le Baudrier de Neptune, cette ceinture de cuir verdâtre,aux bords frisés, qui semble taillée pour la poitrine d’ungéant.

– Hein ? quelle richesse perdue ! reprenait-il.Est-on bête !… En Écosse, ils sont au moins assez intelligentspour manger les ulves. Nous autres, nous faisons du crin végétalavec les zostères, et nous emballons le poisson avec les fucus. Lereste est du fumier, de qualité discutable, qu’on abandonne auxpaysans des côtes… Dire que la science en est encore à la méthodebarbare d’en brûler quelques charretées, afin d’en tirer de lasoude !

Pauline, dans l’eau jusqu’aux genoux, était heureuse de cettefraîcheur salée. Du reste, les explications de son cousinl’intéressaient profondément.

– Alors, demanda-t-elle, tu vas distiller toutça ?

Le mot « distiller » égaya beaucoup Lazare.

– Oui, distiller, si tu veux. Mais c’est jolimentcompliqué, tu verras, ma chère… N’importe, retiens bien mesparoles : on a conquis la végétation terrestre, n’est-cepas ? les plantes, les arbres, ce dont nous nous servons, ceque nous mangeons ; eh bien, peut-être la conquête de lavégétation marine nous enrichira-t-elle davantage encore, le jouroù l’on se décidera à la tenter.

Tous deux, cependant, enflammés de zèle, ramassaient deséchantillons. Ils s’en chargèrent les bras, ils s’oublièrent siloin, qu’ils durent, pour revenir, se mouiller jusqu’aux épaules.Et les explications continuaient, le jeune homme répétait desphrases de son maître Herbelin : la mer est un vaste réservoirde composés chimiques, les algues travaillaient pour l’industrie,en condensant, dans leurs tissus, les sels que les eaux où ellesvivent contiennent en faible proportion. Aussi le problèmeconsistait-il à extraire économiquement de ces algues tous lescomposés utiles. Il parlait d’en prendre les cendres, la soudeimpure du commerce, puis de séparer et de livrer, à l’état depureté parfaite, les bromures, les iodures de sodium et depotassium, le sulfate de soude, d’autres sels de fer et demanganèse, de façon à ne laisser aucun déchet de la matièrepremière. Ce qui l’enthousiasmait, c’était cet espoir de ne pasperdre un seul corps utile, grâce à la méthode du froid, trouvéepar l’illustre Herbelin. Il y avait là une grosse fortune.

– Bon Dieu ! comme vous voilà faits ! cria madameChanteau, lorsqu’ils rentrèrent.

– Ne te fâche pas, répondit gaiement Lazare, en jetant sonpaquet d’algues au milieu de la terrasse. Tiens ! nous terapportons des pièces de cent sous.

Le lendemain, la charrette d’un paysan de Verchemont allaprendre toute une charge d’herbes marines, et les étudescommencèrent dans la grande chambre du second étage. Pauline obtintle grade de préparateur. Ce fut une rage pendant un mois, lachambre s’emplit rapidement de plantes sèches, de bocaux oùnageaient des arborescences, d’instruments aux profilsbizarres ; un microscope occupait un coin de la table, lepiano disparaissait sous des chaudières et des cornues, l’armoireelle-même craquait d’ouvrages spéciaux, de collections sans cesseconsultées. Du reste, les expériences tentées de la sorte en petit,avec des soins minutieux, donnèrent des résultats encourageants. Laméthode du froid portait sur cette découverte que certains corps secristallisent à de basses températures différentes pour les diverscorps ; et il ne s’agissait plus que d’obtenir et de maintenirles températures voulues : chaque corps se déposaitsuccessivement, se trouvait séparé des autres. Lazare brûlait desalgues dans une fosse, puis traitait par le froid la lessive descendres, à l’aide d’un système réfrigérant, basé sur l’évaporationrapide de l’ammoniaque. Mais il fallait exécuter en grand cettemanipulation ; la porter du laboratoire dans l’industrie, eninstallant et en faisant fonctionner économiquement lesappareils.

Le jour où il eut dégagé des eaux mères jusqu’à cinq corps biendistincts, la chambre retentit de cris de triomphe. Il y avaitsurtout une proportion surprenante de bromure de potassium. Ceremède à la mode allait se vendre comme du pain. Pauline, quidansait autour de la table, reprise de sa gaminerie ancienne,descendit l’escalier brusquement, tomba au milieu de la salle àmanger, où son oncle lisait un journal, tandis que sa tantemarquait des serviettes.

– Ah bien ! cria-t-elle, vous pouvez être malades,nous vous en donnerons, du bromure !

Madame Chanteau, qui souffrait depuis quelque temps de crisesnerveuses, venait d’être mise au régime du bromure par le docteurCazenove. Elle sourit, en disant :

– En aurez-vous assez pour guérir tout le monde, puisquetout le monde est détraqué, maintenant ?

La jeune fille, aux membres forts, et dont le visage joyeuxéclatait de santé, ouvrit les bras comme pour jeter sa guérison auxquatre coins du ciel.

– Oui, oui, nous allons en bourrer la terre… Fichue, leurgrande névrose !

Après avoir visité la côte, discuté les emplacements, Lazaredécida qu’il installerait son usine à la baie du Trésor. Toutes lesconditions s’y trouvaient réunies : plage immense, commedallée de roches plates, ce qui facilitait la récolte desalgues ; charrois plus directs, par la route deVerchemont ; terrains à bon marché, matériaux sous la main,éloignement suffisant, sans être excessif. Et Pauline plaisantaitsur le nom qu’ils avaient donné à la baie autrefois, pour l’or finde son sable : ils ne croyaient pas si bien dire, un vrai« trésor » maintenant qu’ils allaient trouver dans lamer. Les débuts furent superbes, heureux achat de vingt millemètres de lande déserte, autorisation préfectorale obtenue après unretard de deux mois seulement. Enfin, les ouvriers se mirent auxconstructions. Boutigny était arrivé, un petit homme rouge d’unetrentaine d’années, très commun, qui déplut beaucoup aux Chanteau.Il avait refusé d’habiter Bonneville, ayant découvert à Verchemont,disait-il, une maison très commode ; et la froideur de lafamille augmenta, lorsqu’elle apprit qu’il venait d’y installer unefemme, quelque fille perdue, amenée sans doute d’un mauvais lieu deParis. Lazare haussait les épaules, outré de ces idées deprovince ; elle était très gentille, cette femme, une blondequi devait avoir du dévouement, pour consentir à s’enterrer dans cepays de loups ; d’ailleurs, il n’insista pas, à cause dePauline. Ce qu’on attendait de Boutigny, en somme, c’était unesurveillance active, une organisation intelligente du travail. Or,il se montrait merveilleux, toujours debout, enflammé du génie del’administration. Sous ses ordres, les murailles montaient à vued’œil.

Alors, pendant quatre mois, tant que les travaux durèrent pourla construction des bâtiments et l’installation des appareils,l’usine du Trésor, comme on avait fini par l’appeler, devint un butde promenade quotidienne. Madame Chanteau n’accompagnait pastoujours les enfants, Lazare et Pauline reprirent leurs courses dejadis. Mathieu seul les suivait, vite fatigué, traînant ses grossespattes et se couchant là-bas, la langue pendante, avec unerespiration courte et pressée de soufflet de forge. Lui seul aussise baignait encore, se jetait à la mer quand on lançait un bâton,qu’il avait l’intelligence de prendre contre la vague, pour ne pasavaler d’eau salée. À chaque visite, Lazare pressait lesentrepreneurs ; tandis que Pauline risquait des réflexionspratiques, d’une grande justesse parfois. Il avait dû commander lesappareils à Caen, sur des plans dessinés par lui, et des ouvriersétaient venus les monter. Boutigny commençait à témoigner desinquiétudes, en voyant les devis augmenter sans cesse. Pourquoi nepas s’être contenté d’abord des salles strictement nécessaires, desmachines indispensables ? pourquoi ces bâtisses compliquées,ces appareils énormes, en vue d’une exploitation qu’il aurait étéplus sage d’élargir peu à peu, lorsqu’on se serait rendu un compteexact des conditions de la fabrication et de la vente ? Lazares’emportait. Il voyait immense, il aurait volontiers donné auxhangars une façade monumentale dominant la mer, développant devantl’horizon sans borne la grandeur de son idée. Puis, la visites’achevait au milieu d’une fièvre d’espoir : à quoi bonliarder, puisqu’on tenait la fortune ? Et le retour était fortgai, on se souvenait de Mathieu qui s’attardait sans cesse. Paulinese cachait brusquement avec Lazare derrière un mur, tous les deuxamusés comme des enfants, quand le chien, saisi de se voir seul, secroyant perdu, vagabondait dans un effarement comique.

Chaque soir, à la maison, la même question les accueillait.

– Eh bien, ça marche-t-il, êtes-vous contents ?

Et la réponse était toujours la même.

– Oui, oui… Mais ils n’en finissent pas.

Ce furent des mois d’une intimité complète. Lazare témoignait àPauline une affection vive, où il entrait de la reconnaissance,pour l’argent qu’elle avait mis dans son entreprise. Peu à peu, denouveau, la femme disparaissait, il vivait près d’elle comme encompagnie d’un garçon, d’un frère cadet dont les qualités letouchaient chaque jour davantage. Elle était si raisonnable, d’unsi beau courage, d’une bonté si riante, qu’elle finissait par luiinspirer une estime inavouée, un sourd respect, contre lequel il sedéfendait encore en la plaisantant. Tranquillement, elle lui avaitconté ses lectures, l’effroi de sa tante à la vue des planchesanatomiques ; et, un instant, il était resté surpris et pleinde gêne, devant cette fille déjà savante, avec ses grands yeuxcandides. Ensuite, leurs rapports s’en trouvèrent resserrés, ilprit l’habitude de parler de tout librement, dans leurs étudescommunes, lorsqu’elle l’aidait : cela en parfaite simplicitéscientifique, usant du mot propre, comme s’il n’y en avait pas eud’autre. Elle-même, sans paraître y mettre autre chose que leplaisir d’apprendre et de lui être utile, abordait toutes lesquestions. Mais elle l’amusait souvent, tant son instruction avaitde trous, tant il s’y trouvait un extraordinaire mélange deconnaissances qui se battaient : les idées de sous-maîtressede sa tante, le train du monde réduit à la pudeur despensionnats ; puis, les faits précis lus par elle dans lesouvrages de médecine, les vérités physiologiques de l’homme et dela femme, éclairant la vie. Quand elle lâchait une naïveté, ilriait si fort, qu’elle entrait en colère : au lieu de rire,est-ce qu’il n’aurait pas mieux fait de lui montrer sonerreur ? et, le plus souvent, la dispute se terminait ainsipar une leçon, il achevait de l’instruire, en jeune chimistesupérieur aux convenances. Elle en savait trop pour ne pas savoirle reste. D’ailleurs, un travail lent s’opérait, elle lisaittoujours, elle coordonnait peu à peu ce qu’elle entendait, cequ’elle voyait, respectueuse cependant pour madame Chanteau, dontelle continuait à écouter d’une mine sérieuse les mensongesdécents. C’était seulement avec son cousin, dans la grande chambre,qu’elle devenait un garçon, un préparateur, auquel ilcriait :

– Dis donc, as-tu regardé cette Floridée ?… Elle n’aqu’un sexe.

– Oui, oui, répondait-elle, des organes mâles en grosbouquets.

Pourtant, un vague trouble montait en elle. Lorsque Lazare labousculait parfois fraternellement, elle restait quelques secondesétouffée, le cœur battant à grands coups. La femme, qu’ilsoubliaient tous deux, se réveillait dans sa chair, avec la pousséemême de son sang. Un jour, comme il se tournait, il la heurta ducoude. Elle jeta un cri, elle porta les mains à sa gorge. Quoidonc ? il lui avait fait du mal ? mais il l’avait à peinetouchée ! et, d’un geste naturel, il voulut écarter son fichu,pour voir. Elle s’était reculée, ils demeurèrent face à face,confus, souriant d’un air contraint. Un autre jour, au courantd’une expérience, elle refusa de tremper ses mains dans l’eaufroide. Lui, s’étonnait, s’irritait : pourquoi ? queldrôle de caprice ! si elle ne l’aidait pas, elle ferait mieuxde descendre. Puis, la voyant rougir, il comprit, il la regardad’un visage béant. Alors, cette gamine, ce frère cadet étaitdécidément une femme ? on ne pouvait l’effleurer sans qu’ellejetât une plainte, on ne devait seulement pas compter sur elle àtoutes les époques du mois. À chaque fait nouveau, c’était unesurprise, comme une découverte imprévue qui les embarrassait et lesémotionnait l’un et l’autre, dans leur camaraderie de garçons.Lazare semblait n’en éprouver que de l’ennui, ça n’allait plus êtrepossible de travailler ensemble, puisqu’elle n’était pas un hommeet qu’un rien la dérangeait. Quant à Pauline, elle en gardait unesorte de malaise, une anxiété où grandissait un charmedélicieux.

Dès ce moment, chez la jeune fille, se développèrent dessensations dont elle ne parlait à personne. Elle ne mentait pas,elle se taisait simplement, par une fierté inquiète, par une honteaussi. Plusieurs fois, elle se crut souffrante, sur le point defaire une maladie grave, car elle se couchait fiévreuse, brûléed’insomnie, emportée tout entière dans le tumulte sourd del’inconnu qui l’envahissait ; puis, au jour, elle étaitseulement brisée, elle ne se plaignait même pas devant sa tante.C’étaient encore des chaleurs brusques, une excitation nerveuse, etdes pensées inattendues qui la révoltaient ensuite, et surtout desrêves dont elle sortait fâchée contre elle. Ses lectures, cetteanatomie, cette physiologie épelées passionnément, lui avaientlaissé une telle virginité de corps, qu’elle retombait dans desstupeurs d’enfant, à chaque phénomène. Puis, la réflexion lacalmait : elle n’était pas à part, elle devait s’attendre àvoir se dérouler en elle-même cette mécanique de la vie, faite pourles autres. Après le dîner, un soir, elle discuta la bêtise desrêves : était-ce irritant, d’être sur le dos, sans défense, enproie aux imaginations baroques ? et ce qui l’exaspérait,paraissait être la mort de la volonté dans le sommeil, l’abandoncomplet de sa personne. Son cousin, avec ses théories pessimistes,attaquait aussi les rêves, comme troublant le parfait bonheur dunéant ; tandis que son oncle distinguait, aimait les songesagréables, abominait les cauchemars de la fièvre. Mais elles’acharnait si fort que madame Chanteau, surprise, la questionnasur ce quelle voyait, la nuit. Alors, elle balbutia : rien,des absurdités, des choses trop vagues pour en garder le souvenir.Et elle ne mentait toujours pas, ses rêves se passaient dans undemi-jour, des apparences la frôlaient, son sexe de femmes’éveillait à la vie charnelle, sans que jamais une image netteprécisât la sensation. Elle ne voyait personne, elle pouvait croireà une caresse du vent de mer, qui, l’été, entrait par la fenêtreouverte.

Cependant, la grande affection de Pauline pour Lazare semblaitêtre chaque jour plus ardente ; et ce n’était pas seulement,dans leur camaraderie fraternelle de sept années, l’éveilinstinctif de la femme : elle avait aussi le besoin de sedévouer, une illusion le lui montrait comme le plus intelligent etle plus fort. Lentement, cette fraternité devenait de l’amour, avecles bégaiements exquis de la passion naissante, des rires auxfrissons sonores, des contacts furtifs et appuyés, tout le départenchanté pour le pays des nobles tendresses, sous le coup de fouetde l’instinct génésique. Lui, protégé par ses débordements duquartier Latin, n’ayant plus de curiosités à perdre, continuait àvoir en elle une sœur, que son désir n’effleurait pas. Elle, aucontraire, vierge encore, dans cette solitude où elle ne trouvaitque lui, l’adorait peu à peu et se donnait entière. Quand ilsétaient ensemble, du matin au soir, elle semblait vivre de saprésence, les yeux cherchant les siens, empressé à le servir.

Vers ce temps, madame Chanteau s’étonna de la piété de Pauline.Deux fois, elle la vit se confesser. Puis, brusquement, la jeunefille parut en froid avec l’abbé Horteur ; elle refusa mêmed’aller à la messe pendant trois dimanches, et n’y retourna quepour ne point chagriner sa tante. Du reste, elle ne s’expliquaitpas, elle avait dû être blessée par les questions et lescommentaires de l’abbé, dont la langue était lourde. Et ce futalors, avec son flair de mère passionnée, que madame Chanteaudevina l’amour croissant de Pauline. Elle se tut pourtant, n’enparla même pas à son mari. Cette aventure fatale la surprenait, carjusque-là une tendresse possible, peut-être un mariage, n’était pasentré dans ses plans. Comme Lazare, elle avait continué à traitersa pupille en gamine ; et elle voulait réfléchir, elle sepromit de les surveiller, n’en fit rien, peu soucieuse au fond dece qui n’était pas le plaisir de son fils.

Les chaudes journées d’août étaient venues, le jeune hommedécida un soir qu’on se baignerait le lendemain, en allant àl’usine. Travaillée par ses idées de convenances, la mère lesaccompagna, malgré le terrible soleil de trois heures. Elle s’assitprès de Mathieu sur les galets brûlants, elle s’abrita de sonombrelle, sous laquelle le chien tâchait d’allonger sa tête.

– Eh bien, où va-t-elle donc ? demanda Lazare envoyant Pauline disparaître à demi derrière une roche.

– Elle va se déshabiller, parbleu ! dit madameChanteau. Tourne-toi, tu la gênes, ce n’est pas convenable.

Il demeura très étonné, regarda encore du côté de la roche, oùflottait un coin blanc de chemise, puis ramena les yeux sur samère, en se décidant à tourner le dos. Pourtant, il se déshabillarapidement lui-même, sans rien ajouter.

– Y sommes-nous ? cria-t-il enfin. En voilà desaffaires ! Est-ce que tu mets ta robe couleur dutemps ?

Légèrement, Pauline accourait, riant d’un rire trop gai, où l’onsentait un peu d’embarras. Depuis le retour de son cousin, ils nes’étaient pas baignés ensemble. Elle avait un costume de grandenageuse, fait d’une seule pièce, serré à la taille par une ceintureet découvrant les hanches. Les reins souples, la gorge haute ;elle ressemblait, amincie de la sorte, à un marbre florentin. Sesjambes et ses bras nus, ses petits pieds nus chaussés de sandales,gardaient une blancheur d’enfant.

– Hein ? reprit Lazare, allons-nous jusqu’auxPicochets ?

– C’est ça, jusqu’aux Picochets, répondit-elle.

Mme Chanteau criait :

– Ne vous éloignez pas… Vous me faites toujours despeurs !

Mais ils s’étaient déjà mis à l’eau. Les Picochets, un groupe derochers dont quelques-uns restaient découverts à marée haute, setrouvaient éloignés d’un kilomètre environ. Et ils nageaient tousdeux côte à côte, sans hâte, comme deux amis partis pour unepromenade, sur un beau chemin tout droit. D’abord, Mathieu lesavait suivis ; puis, les voyant aller toujours, il étaitrevenu se secouer et éclabousser madame Chanteau. Les exploitsinutiles répugnaient à sa paresse.

– Tu es sage, toi, disait la vieille dame. Est-il Dieupermis de risquer sa vie de la sorte !

Elle distinguait à peine les têtes de Lazare et de Pauline,pareilles à des touffes de varech, errantes au ras des vagues. Lamer avait une houle assez forte, ils avançaient balancés par demolles ondulations, ils causaient tranquillement, occupés desalgues qui passaient sous eux, dans la transparence de l’eau.Pauline, fatiguée, fit la planche, le visage en plein ciel, perdueau fond de tout ce bleu. Cette mer qui la berçait, était restée sagrande amie. Elle en aimait l’haleine âpre, le flot glacé etchaste, elle s’abandonnait à elle, heureuse d’en sentir leruissellement immense contre sa chair, goûtant la joie de cetexercice violent, qui réglait les battements de son cœur.

Mais elle eut une légère exclamation. Son cousin, inquiet, laquestionna.

– Quoi donc ?

– Je crois que mon corsage a craqué… J’ai trop raidi lebras gauche.

Et tous deux plaisantèrent. Elle s’était remise à nagerdoucement, elle riait d’un rire gêné, en constatant ledésastre : c’était la couture de l’épaulette qui avait cédé,toute l’épaule et le sein se trouvaient à découvert. Le jeunehomme, très gai, lui disait de fouiller ses poches, pour voir sielle n’aurait pas sur elle des épingles. Cependant, ils arrivaientaux Picochets, il monta sur une roche, comme ils en avaientl’habitude, afin de reprendre haleine, avant de retourner à terre.Elle, autour de l’écueil, nageait toujours.

– Tu ne montes pas ?

– Non, je suis bien.

Il crut à un caprice, il se fâcha. Était-ce raisonnable ?les forces pouvaient lui manquer au retour, si elle ne se reposaitpas un instant. Mais elle s’entêtait, ne répondant même plus,filant à petit bruit avec de l’eau jusqu’au menton, enfonçant lablancheur nue de son épaule, vague et laiteuse comme la nacre d’uncoquillage. La roche était creusée, vers la pleine mer, d’une sortede grotte, où jadis ils jouaient aux Robinsons, en face del’horizon vide. De l’autre côté, sur la plage, madame Chanteaufaisait la tache noire et perdue d’un insecte.

– Sacré caractère, va ! finit par crier Lazare en serejetant à l’eau. Si tu bois un coup, je te laisse boire, paroled’honneur !

Lentement, ils repartirent. Ils se boudaient, ils ne separlaient plus. Comme il l’entendait s’essouffler, il lui dit defaire au moins la planche. Elle ne parut pas entendre. La déchirureaugmentait : au moindre mouvement pour se retourner, sa gorgeaurait jailli à fleur d’eau, ainsi qu’une floraison des alguesprofondes. Alors, il comprit sans doute ; et, voyant safatigue, sentant qu’elle n’arriverait jamais à la plage, ils’approcha résolument pour la soutenir. Elle voulut se débattre,continuer seule ; puis, elle dut s’abandonner. Ce fut serrésétroitement, elle en travers de lui, qu’ils abordèrent.

Épouvantée, madame Chanteau était accourue, tandis que Mathieuhurlait, dans les vagues jusqu’au ventre.

– Mon Dieu ! quelle imprudence !… Je le disaisbien que vous alliez trop loin !

Pauline s’était évanouie. Lazare la porta comme une enfant surle sable ; et elle demeurait contre sa poitrine, à demi nuemaintenant, tous deux ruisselant d’eau amère. Aussitôt, ellesoupira, ouvrit les yeux. Quand elle reconnut le jeune homme, elleéclata en gros sanglots, elle l’étouffa dans une étreinte nerveuse,en lui baisant la face à pleines lèvres, au hasard. C’était commeinconscient, l’élan fibre de l’amour, qui sortait de ce danger demort.

– Oh ! que tu es bon ! Lazare, oh ! que jet’aime !

Il resta tout secoué de l’emportement de ce baiser. Lorsquemadame Chanteau la rhabilla, il s’écarta de lui-même. La rentrée àBonneville fut douce et pénible, l’un et l’autre semblaient brisésde fatigue. Entre eux, la mère marchait, en réfléchissant quel’heure était venue de prendre un parti.

D’autres inquiétudes agitèrent la famille. L’usine du Trésorétait bâtie, on essayait depuis huit jours les appareils, quidonnaient des résultats déplorables. Lazare dut s’avouer qu’ilavait mal combiné certaines pièces. Il se rendit à Paris, pourconsulter son maître Herbelin, et il revint désespéré : toutdevait être refait, le grand chimiste avait déjà perfectionné saméthode, ce qui modifiait absolument les appareils. Cependant, lessoixante mille francs étaient mangés, Boutigny refusait de mettreun sou de plus : du matin au soir, il parlait amèrement desgaspillages, avec la ténacité insupportable de l’homme pratique quitriomphe. Lazare avait des envies de le battre. Il aurait peut-êtretout planté là, sans l’angoisse qu’il éprouvait, à l’idée delaisser dans ce gouffre les trente mille francs de Pauline. Sonhonnêteté, sa fierté se révoltaient : c’était impossible, ildevait trouver de l’argent, on ne pouvait abandonner ainsi uneaffaire qui rendrait plus tard des millions.

– Tiens-toi tranquille, répétait sa mère, lorsqu’elle levoyait malade d’incertitude. Nous n’en sommes pas encore à nesavoir où prendre quelques billets de mille francs.

Madame Chanteau mûrissait un projet. Après l’avoir surprise,l’idée d’un mariage entre Lazare et Pauline lui semblaitconvenable. Il n’y avait, en somme, que neuf années entre eux,différence acceptée tous les jours. Cela n’arrangeait-il pas leschoses ? Lazare désormais travaillerait pour sa femme, il nese tourmenterait plus de sa dette, il emprunterait même à Paulinela somme dont il avait besoin. Au fond de madame Chanteau,confusément, s’agitait bien un scrupule, la crainte d’unecatastrophe finale, la ruine de leur pupille. Seulement, elleécartait ce dénouement impossible : – est-ce que Lazaren’avait pas du génie ? Il enrichirait Pauline, c’étaitcelle-ci qui faisait une bonne affaire. Son fils avait beau êtrepauvre, il valait une fortune, si elle le donnait.

Le mariage fut décidé très simplement. Un matin, la mèreinterrogea dans sa chambre la jeune fille, qui, tout de suite, vidason cœur avec une tranquillité souriante. Puis, elle lui fitprétexter un peu de fatigue ; et, l’après-midi, elleaccompagna seule son fils à l’usine. Lorsque, au retour, elle luiexpliqua longuement son projet, l’amour de la petite cousine, laconvenance d’un pareil mariage, les avantages que chacun entirerait, il parut stupéfait d’abord. Jamais il n’avait songé àcela, quel âge avait donc l’enfant ? Ensuite, il demeura toutému ; certes, il l’aimait bien aussi, il ferait ce qu’onvoudrait.

Quand ils rentrèrent, Pauline achevait de mettre la table, pours’occuper ; tandis que son oncle, un journal tombé sur lesgenoux, regardait Minouche qui se léchait délicatement leventre.

– Eh bien, quoi donc ? on se marie, dit Lazare encachant son émotion sous une gaieté bruyante.

Elle était restée une assiette à la main, très rouge, la voixcoupée.

– Qui se marie ? demanda l’oncle, comme éveillé ensursaut.

Sa femme l’avait prévenu le matin ; mais, l’air gourmanddont la chatte promenait la langue sur son poil l’absorbait.Pourtant, il se souvint aussitôt.

– Ah ! oui, cria-t-il.

Et il regarda les jeunes gens d’un œil malin, la bouche torduepar un élancement douloureux au pied droit. Pauline, doucement,avait reposé l’assiette. Elle finit par répondre àLazare :

– Si tu veux, toi, moi je veux bien.

– Allons, c’est fait, embrassez-vous, conclut madameChanteau, en train d’accrocher son chapeau de paille.

La jeune fille s’avança la première, les mains tendues. Lui,riant toujours, les prit dans les siennes ; et il laplaisantait.

– Tu as donc lâché ta poupée ?… Voilà pourquoi tudevenais si cachottière, qu’on ne pouvait seulement plus te voir,quand tu te lavais le bout des doigts !… Et c’est ce pauvreLazare que tu as choisi pour victime ?

– Oh ! ma tante, fais-le taire, ou je me sauve !murmura-t-elle, confuse, en essayant de se dégager.

Peu à peu, il l’attirait, il jouait encore comme à l’époque deleur camaraderie d’écoliers ; et, brusquement, elle lui plantasur la joue un baiser retentissant, qu’il lui rendit au petitbonheur, dans une oreille. Puis, une pensée inavouée parutl’assombrir, il ajouta d’une voix triste :

– Un drôle de marché que tu fais là, ma pauvreenfant ! Si tu savais comme je suis vieux, au fond !…Enfin, puisque tu veux bien de moi !

Le dîner fut tumultueux. Ils parlaient tous ensemble, ilsfaisaient des projets d’avenir, comme s’ils se trouvaient réunispour la première fois.

Véronique, qui était entrée au beau milieu des accordailles,fermait à la volée la porte de la cuisine, sans desserrer leslèvres. Au dessert, on aborda enfin les questions sérieuses. Lamère expliqua que le mariage ne pouvait avoir lieu avant deuxans : elle voulait attendre l’âge légal d’émancipation, ellen’entendait pas être accusée d’avoir opéré, à l’aide de son fils,une pression sur une enfant trop jeune. Ce délai de deux ansconsterna Pauline ; mais l’honnêteté de sa tante la touchaitbeaucoup, elle se leva pour l’embrasser. On fixa une date, lesjeunes gens patienteraient, et en patientant ils gagneraient lespremiers écus des millions futurs. La question d’argent se trouvaainsi traitée d’enthousiasme.

– Prends dans le tiroir, ma tante, répétait la jeune fille.Tout ce qu’il voudra, pardi ! C’est à lui autant qu’à moi,maintenant.

Madame Chanteau se récriait.

– Non, non, il n’en sortira pas un sou inutile… Tu saisqu’on peut avoir confiance, on me couperait plutôt la main… Vousavez besoin de dix mille francs là-bas ; je vous donne dixmille francs, et je referme à double tour. C’est sacré.

– Avec dix mille francs, dit Lazare, je suis certain dusuccès… Les grosses dépenses sont faites, ce serait un crime que dese décourager. Vous verrez, vous verrez… Et, toi, chérie, je veuxt’habiller d’une robe d’or, comme une reine, le jour de notremariage.

La joie fut encore augmentée par l’arrivée imprévue du docteurCazenove. Il venait de panser un pêcheur, qui s’était écrasé lesdoigts sous un bateau ; et on le retint, on le força à boireune tasse de thé. La grande nouvelle ne parut pas le surprendre.Seulement, lorsqu’il entendit les Chanteau s’exalter surl’exploitation des algues, il regarda Pauline d’un air inquiet, ilmurmura.

– Sans doute, l’idée est ingénieuse, on peut faire unessai. Mais avoir des rentes, c’est encore plus solide. À votreplace, je voudrais être tout de suite heureux, dans mon petitcoin…

Il s’interrompit, en voyant une ombre pâlir les yeux de la jeunefille. La vive affection qu’il éprouvait pour elle, lui fitreprendre, contre sa pensée :

– Oh ! l’argent a du bon, gagnez-en beaucoup… Et, voussavez, je danserai à votre noce. Oui, je danserai le zambuco desCaraïbes, que vous ne connaissez pas je parie… Tenez ! lesdeux mains en moulin à vent avec des claques sur les cuisses, et enrond autour du prisonnier, quand il est cuit et que les femmes ledécoupent.

Les mois recommencèrent à couler. Maintenant, Pauline avaitretrouvé son calme souriant, seule l’incertitude pesait à sa naturefranche. L’aveu de son amour, la date fixée pour le mariage,semblaient avoir apaisé jusqu’aux troubles de sa chair ; etelle acceptait sans fièvre la floraison de la vie, ce lentépanouissement de son corps, cette poussée rouge de son sang, quil’avaient un instant tourmentée le jour et violentée la nuit.N’était-ce point la loi commune ? Il fallait grandir pouraimer. Du reste, ses rapports avec Lazare ne changeaient guère,tous deux continuaient leur existence de travaux communs : luisans cesse affairé, prévenu contre un coup de désir par sesaventures d’hôtels garnis, elle si simple, si droite dans satranquillité de fille savante et vierge, qu’elle était commeprotégée par une double armure. Parfois, cependant, au milieu de lachambre encombrée, ils se prenaient les mains, ils riaient d’un airtendre. C’était un traité de Phycologie qu’ils feuilletaientensemble et qui rapprochait leurs chevelures ; ou bien, enexaminant un flacon pourpré de brome, un échantillon violâtred’iode, ils s’appuyaient un instant l’un à l’autre ; ouencore, elle se penchait près de lui, au-dessus des instruments quiencombraient la table et le piano, elle l’appelait pour qu’il lasoulevât jusqu’à la plus haute planche de l’armoire. Mais il n’yavait, dans ces contacts de chaque heure, que la caresse permiseéchangée sous des yeux de grands-parents, une bonne amitié chaufféeà peine d’une pointe de joie sensuelle, entre cousin et cousine quidoivent s’épouser un jour. Ainsi que le disait madame Chanteau, ilsétaient vraiment raisonnables. Lorsque Louise venait et qu’elle semettait entre eux, avec ses jolies mines de fille coquette, Paulinene paraissait même plus jalouse.

Toute une année passa de la sorte. L’usine fonctionnait àprésent, et peut-être furent-ils gardés surtout par les tracasqu’elle leur causait. Après une réinstallation difficile desappareils, les premiers résultats semblèrent excellents ; sansdoute, le rendement était médiocre ; mais, en perfectionnantla méthode, en redoublant de soins et d’activité, on devait arriverà une production énorme. Boutigny avait créé déjà de largesdébouchés, trop larges même. La fortune leur parut certaine. Et,dès lors, cet espoir les entêta, ils réagirent contre lesavertissements de ruine, l’usine devint un gouffre, où ils jetaientl’argent à poignées, toujours persuadés qu’ils le retrouveraient enun lingot d’or, au fond. Chaque sacrifice nouveau les enrageaitdavantage.

Madame Chanteau, les premières fois, ne prenait pas une somme,dans le tiroir du secrétaire, sans en avertir Pauline.

– Petite, il y a des paiements à faire samedi, il vousmanque trois mille francs… Veux-tu monter avec moi pour choisir letitre que nous allons vendre ?

– Mais tu peux bien le choisir toute seule, répondait lajeune fille.

– Non, tu sais que je ne fais rien sans toi. C’est tonargent.

Puis madame Chanteau se relâcha de cette rigidité. Un soir,Lazare lui avoua une dette qu’il avait cachée à Pauline : cinqmille francs de tuyaux de cuivre, qu’on n’avait pas même utilisés.Et, comme la mère venait justement de visiter le tiroir avec lajeune fille, elle y retourna seule, elle prit les cinq millefrancs, devant le désespoir de son fils, en se promettant de lesremettre, au premier gain. Mais, à partir de ce jour, la brècheétait ouverte, elle s’accoutuma, puisa sans compter. D’ailleurs,elle finissait par trouver blessante, à son âge, cette continuellesujétion au bon plaisir d’une gamine ; et elle en gardait unerancune. On le lui rendrait, son argent ; s’il luiappartenait, ce n’était pas une raison suffisante pour ne plus sepermettre un geste, avant de lui en avoir demandé la permission.Dès qu’elle eut fait un trou dans le tiroir, elle n’exigea plusd’être accompagnée. Pauline en éprouva un soulagement ; car,malgré son bon cœur, les visites au secrétaire lui étaientpénibles : sa raison l’avertissait d’une catastrophe,l’économie prudente de sa mère se révoltait en elle. D’abord, elles’étonna du silence de madame Chanteau, elle sentait bien quel’argent filait tout de même, et qu’on se passait d’elle,simplement. Ensuite, elle préféra cela. Au moins, elle n’avait pasle désagrément de voir, chaque fois, le tas des papiers diminuer.Il n’y eut désormais, entre elles deux, qu’un échange rapide deregards, à certaines heures : le regard fixe et inquiet de lanièce, quand elle devinait un nouvel emprunt ; le regardvacillant de la tante, irritée d’avoir à tourner la tête. C’étaitcomme un ferment de haine qui germait.

Malheureusement, cette année-là, Davoine fut déclaré enfaillite. Ce désastre était prévu, les Chanteau n’en reçurent pasmoins un coup terrible. Ils restaient avec leurs trois mille francsde rente. Tout ce qu’ils purent tirer de la débâcle, une douzainede mille francs, fut aussitôt placé et leur compléta, en tout,trois cents francs par mois. Aussi madame Chanteau, dès la secondequinzaine, dut-elle prendre cinquante francs sur l’argent dePauline : le boucher de Verchemont attendait avec sa note, onne pouvait le renvoyer. Puis, ce furent cent francs pour l’achatd’une lessiveuse, jusqu’à des dix francs de pommes de terre et descinquante sous de poisson. Elle en était arrivée à entretenirLazare et l’usine, par petites sommes honteuses, au jour lejour ; et elle tomba plus bas, aux centimes du ménage, auxtrous de la dette bouchés misérablement. Vers les fins de moissurtout, on la voyait sans cesse disparaître d’un pas discret etrevenir presque aussitôt, la main dans sa poche, d’où elle sedécidait à sortir, pour une facture, des sous un à un. L’habitudese trouvait prise, elle achevait de vivre sur le tiroir dusecrétaire, emportée, ne résistant plus. Pourtant, dans l’obsessionqui la ramenait toujours là, le meuble, lorsqu’elle baissait letablier, jetait un léger cri, dont elle restait énervée. Quel vieuxbahut ! dire qu’elle n’avait jamais pu s’acheter un bureaupropre ! Ce secrétaire vénérable, qui, bourré d’une fortune,avait d’abord donné à la maison un air de gaieté et de richesse, laravageait aujourd’hui, était comme la boîte empoisonnée de tous lesfléaux, lâchant le malheur par ses fentes.

Un soir, Pauline rentra de la cour, en criant :

– Le boulanger !… On lui doit trois jours, deux francsquatre-vingt-cinq.

Madame Chanteau se fouilla.

– Il faut que je monte, murmura-t-elle.

– Reste donc, reprit la jeune fille étourdiment, je vaismonter, moi… Où est ta monnaie ?

– Non, non, tu ne trouverais pas… C’est quelque part…

La tante balbutiait, et toutes deux échangèrent le muet regardqui les faisait pâlir. Il y eut une hésitation pénible, puis madameChanteau monta, toute froide d’une rage contenue, ayant lasensation nette que sa pupille savait où elle allait prendre lesdeux francs quatre-vingt-cinq. Aussi pourquoi lui avait-elle sisouvent montré l’argent dormant dans le tiroir ? Son ancienneprobité bavarde l’exaspérait, cette petite devait la suivre enimagination, la voir ouvrir, fouiller, refermer. Quand elle futredescendue et quelle eut payé le boulanger, sa colère éclatacontre la jeune fine.

– Eh bien, ta robe est propre, d’où viens-tu ?Hein ? tu as tiré de l’eau pour le potager. Laisse doncVéronique faire sa besogne. Ma parole ! tu te salis exprès, tun’as pas l’air de savoir ce que ça coûte… Ta pension n’est pas sigrosse, je ne peux plus joindre les deux bouts…

Et elle continua. Pauline, qui avait d’abord tâché de sedéfendre, l’écoutait maintenant sans une parole, le cœur gros.Depuis quelque temps, sa tante l’aimait de moins en moins, elle lesentait bien. Lorsqu’elle se retrouva seule avec Véronique, ellepleura ; et la bonne se mit à bousculer ses casseroles, commepour éviter de prendre parti. Elle grondait toujours contre lajeune fille ; mais il y avait à présent, dans sa rudesse, desréveils de justice.

L’hiver arriva, Lazare perdit courage. Une fois encore, sapassion avait tourné, l’usine le répugnait et l’épouvantait. Ennovembre, la peur le saisit, devant un nouvel embarras d’argent. Ilen avait surmonté d’autres, celui-là le laissa tremblant,désespérant de tout, accusant la science. Son idée d’exploitationétait stupide, on aurait beau perfectionner les méthodes, onn’arracherait jamais à la nature ce qu’elle ne voudrait pasdonner ; et il écrasait son maître lui-même, l’illustreHerbelin, qui, ayant eu l’obligeance de se détourner d’un voyage,afin de visiter l’usine, était demeuré plein de gêne devant lesappareils, trop agrandis peut-être, disait-il, pour fonctionneravec la régularité des petits appareils de son cabinet. En somme,l’expérience semblait faite, la vérité était que, dans cesréactions du froid, on n’avait pas encore trouvé le moyen demaintenir au degré voulu les basses températures, nécessaires à lacristallisation des corps. Lazare tirait bien des algues unecertaine quantité de bromure de potassium ; mais, comme iln’arrivait point ensuite à isoler suffisamment les quatre ou cinqautres corps qu’il lui fallait jeter aux déchets, l’exploitationdevenait un désastre. Il en était malade, il se déclarait vaincu.Le soir où madame Chanteau et Pauline le supplièrent de se calmer,de tenter un suprême effort, il y eut une scène douloureuse, desmots blessants, des larmes, des portes jetées avec une violencetelle, que Chanteau effaré sautait dans son fauteuil.

– Vous me tuerez ! cria le jeune homme en s’enfermantà double tour, bouleversé par un désespoir d’enfant.

Au déjeuner, le lendemain, il apporta une feuille de papiercouverte de chiffres. On avait déjà mangé près de cent millefrancs, sur les cent quatre-vingt mille francs de Pauline. Était-ceraisonnable de continuer ? Tout y passerait ; et sa peurde la veille le blêmissait de nouveau. D’ailleurs, sa mère àprésent lui donnait raison ; jamais elle ne l’avait contrarié,elle l’aimait jusqu’à la complicité de ses fautes. Seule, Paulineessaya de discuter encore. Le chiffre de cent mille francs venaitde l’étourdir. Comment ! on en était là, il lui avait prisplus de la moitié de sa fortune ! cent mille francs allaientêtre perdus, s’il refusait de lutter davantage ! Mais elleparla vainement, tandis que Véronique ôtait le couvert. Puis, pourne pas éclater en reproches, elle monta s’enfermer dans sa chambre,désespérée.

Derrière elle, un silence s’était fait, la famille embarrassées’oubliait devant la table.

– Décidément, cette enfant est avare, c’est un vilaindéfaut, dit enfin la mère. Je n’ai pas envie que Lazare se tue defatigues et de contrariétés.

Le père hasarda d’une voix timide :

– On ne m’avait pas parlé d’une pareille somme… Cent millefrancs, mon Dieu ! c’est terrible.

– Eh bien ! quoi, cent mille francs ?interrompit-elle de sa voix brève, on les lui rendra… Si notre filsl’épouse, il est bien homme à gagner cent mille francs.

Tout de suite, on s’occupa de liquider l’affaire. C’étaitBoutigny qui avait terrifié Lazare, en lui présentant un relevé desituation désastreux. La dette montait à près de vingt millefrancs. Quand il vit son associé décidé à se retirer, il déclarad’abord qu’il partait lui-même se fixer en Algérie, où l’attendaitune position superbe. Puis, il voulut bien reprendre l’usine ;mais il semblait y apporter une telle répugnance, il compliquatellement les comptes, qu’il finit par avoir les terrains, lesconstructions, les appareils, pour les vingt mille francs dedettes ; et Lazare, au dernier moment, dut considérer commeune victoire de lui tirer cinq mille francs de billets, payables detrois en trois mois. Le lendemain, Boutigny revendait le cuivre desappareils, aménageait les bâtiments pour la fabrication en grand dela soude de commerce, sans aucune recherche scientifique, en pleindans la routine des méthodes connues.

Pauline, honteuse de son premier mouvement de fille économe etprudente, était redevenue très gaie, très bonne, comme si elleavait eu une faute à se faire pardonner. Aussi, lorsque Lazareapporta les cinq mille francs de billets, madame Chanteautriompha-t-elle. Il fallut que la jeune fille montât les mettredans le tiroir.

– C’est toujours cinq mille francs de rattrapés, ma chère…Ils sont à toi, les voici. Mon fils n’a pas même voulu en garderun, pour toutes ses peines.

Depuis quelque temps, Chanteau se tourmentait dans son fauteuilde goutteux. Bien qu’il n’osât lui refuser une signature, la façondont sa femme administrait la fortune de leur pupille l’emplissaitde crainte. Toujours le chiffre de cent mille francs sonnait à sesoreilles. Comment boucher un pareil trou, le jour où il aurait àrendre des comptes ? Et le pis était que le subrogé-tuteur, ceSaccard, qui emplissait alors Paris du tapage de ses spéculations,venait de se rappeler Pauline, après avoir paru l’oublier pendantprès de huit ans. Il écrivait, demandait des nouvelles, parlaitmême de tomber un matin à Bonneville, en allant traiter une affaireà Cherbourg. Que répondre, s’il exigeait un état de situation,ainsi qu’il en avait le droit ? Son brusque réveil, à la suited’une si longue indifférence, devenait menaçant.

Lorsque Chanteau aborda enfin ce sujet avec sa femme, il trouvacelle-ci travaillée plus de curiosité que d’inquiétude. Un instant,elle avait flairé la vérité, en pensant que Saccard, au milieu dugalop de ses millions, était peut-être sans un sou et songeait à sefaire remettre l’argent de Pauline, pour le décupler. Puis, elles’égara, elle se demanda si ce n’était pas la jeune fille elle-mêmequi avait écrit à son subrogé-tuteur, dans une idée de vengeance.Et, cette supposition ayant révolté son mari, elle imagina unehistoire compliquée, des lettres anonymes lancées par la créaturede Boutigny, cette gueuse qu’ils refusaient de recevoir et qui lesmettait plus bas que terre, dans les boutiques de Verchemont etd’Arromanches.

– Ce que je me moque d’eux, après tout ! dit-elle. Lapetite n’a pas dix-huit ans, c’est vrai ; mais je n’ai qu’à lamarier tout de suite avec Lazare, le mariage émancipe de pleindroit.

– En es-tu sûre ? demanda Chanteau.

– Parbleu ! je le lisais encore dans le Code, cematin.

En effet, madame Chanteau lisait le Code, maintenant. Sesderniers scrupules s’y débattaient, elle y cherchait desexcuses ; puis, tout le travail sourd d’une captation légalel’intéressait, dans l’émiettement continu de son honnêteté, que latentation de cette grosse somme, dormant près d’elle, avaitdétruite un peu à chaque heure.

Du reste, madame Chanteau ne se décidait pas à conclure lemariage. Après le désastre d’argent, Pauline aurait désiré hâterles choses : pourquoi attendre, pendant six mois, qu’elle eûtdix-huit ans ? Il valait mieux en finir, sans vouloir queLazare cherchât d’abord une position. Elle osa en parler à satante, qui, gênée, inventa un mensonge, fermant la porte, baissantla voix, pour lui confier un tourment secret de son fils : ilétait très délicat, il souffrait beaucoup de l’épouser, avant delui apporter une fortune, maintenant qu’il avait compromis lasienne. La jeune fille l’écoutait, pleine d’étonnement, necomprenant pas ce raffinement romanesque ; il aurait pu êtretrès riche, elle l’aurait épousé quand même puisqu’ellel’aimait ; et, d’ailleurs, combien faudrait-il attendre ?toujours peut-être. Mais madame Chanteau se récriait, elle sechargeait de vaincre ce sentiment exagéré de l’honneur, si l’on nebrusquait rien. En terminant, elle fit jurer à Pauline de garder lesilence, car elle craignait un coup de tête, un départ subit dujeune homme, le jour où il se saurait deviné, étalé, discuté.Pauline, prise d’inquiétude, dut se résoudre à patienter et à setaire.

Cependant, lorsque la peur de Saccard travaillait Chanteau, ildisait à sa femme :

– Si ça doit tout arranger, marie-les donc, cesenfants.

– Rien ne presse, répondait-elle. Le danger n’est pas à laporte.

– Mais puisque tu les marieras un jour… Tu n’as pas changéd’idée, je pense ? Ils en mourraient.

– Oh ! ils en mourraient… Tant qu’une chose n’est pasfaite, on peut ne pas la faire, si elle devient mauvaise. Et puis,quoi ? ils sont bien libres, nous verrons si ça leur plaîttoujours autant.

Pauline et Lazare avaient recommencé leur ancienne vie commune,tous deux bloqués dans la maison par la rudesse d’un terriblehiver. La première semaine, elle le vit si triste, si honteux delui et si enragé contre les choses, qu’elle le soigna comme unmalade, avec des complaisances infinies ; même il y avait chezelle de la pitié pour ce grand garçon, dont la volonté courte, lecourage simplement nerveux, expliquaient les avortements ; etelle prenait peu à peu sur lui une autorité grondeuse de mère.D’abord il s’emporta, déclara qu’il allait se faire paysan, entassades projets fous de fortune immédiate, rougissant du pain qu’ilmangeait, ne voulant pas rester une heure de plus à la charge de safamille. Puis, les journées passèrent, il remettait toujours à plustard l’exécution de ses idées, il se contentait de changer chaquematin son plan, le plan qui devait en quelques bonds le mener ausommet des honneurs et des richesses. Elle, effrayée par lesfausses confidences de sa tante, le bousculait alors : est-cequ’on lui demandait de se casser la tête ainsi ? ilchercherait une position au printemps, il la trouverait tout desuite ; mais, jusque-là, on le forcerait bien à prendre durepos. Dès la fin du premier mois, elle parut l’avoir dompté, ilétait tombé dans une oisiveté vague, dans une résignationgoguenarde à ce qu’il appelait « les embêtements del’existence ».

Chaque jour davantage, Pauline sentait chez Lazare un inconnutroublant, qui la révoltait. Elle regrettait les colères, les feuxde paille dont il brûlait trop vite, quand elle le voyait ricanerde tout, professer le néant d’une voix blanche et aigre. C’était,dans la paix de l’hiver, au fond de ce trou perdu de Bonneville,comme un réveil de ses anciennes relations de Paris, de seslectures, de ses discussions entre camarades d’École. Le pessimismeavait passé par là, un pessimisme mal digéré, dont il ne restaitque les boutades de génie, la grande poésie noire de Schopenhauer.La jeune fille comprenait bien que, sous ce procès fait àl’humanité, il y avait surtout, chez son cousin, la rage de ladéfaite, le désastre de l’usine dont la terre semblait avoircraqué. Mais elle ne pouvait descendre plus avant dans les causes,elle protestait ardemment, quand il reprenait sa vieille thèse, lanégation du progrès, l’inutilité finale de la science. Est-ce quecette brute de Boutigny n’était pas en train de gagner une fortune,avec sa soude de commerce ? alors, à quoi bon s’être ruinépour trouver mieux, pour dégager des lois nouvelles, puisquel’empirisme l’emportait ? Et, chaque fois, il partait de là,il concluait, les lèvres pincées d’un mauvais rire, que la scienceaurait seulement une utilité certaine, si elle donnait jamais lemoyen de faire sauter l’univers d’un coup, à l’aide de quelquecartouche colossale. Puis, défilaient, en plaisanteries froides,les ruses de la Volonté qui mène le monde, la bêtise aveugle duvouloir-vivre. La vie était douleur, et il aboutissait à la moraledes fakirs indiens, à la délivrance par l’anéantissement. LorsquePauline l’entendait affecter l’horreur de l’action, lorsqu’ilannonçait le suicide final des peuples, culbutant en masse dans lenoir, refusant d’engendrer des générations nouvelles, le jour oùleur intelligence développée les convaincrait de la parade imbécileet cruelle qu’une force inconnue leur faisait jouer, elles’emportait, cherchait des arguments, restait sur le carreau,ignorante de ces questions, n’ayant pas la tête métaphysique, commeil le disait. Mais elle refusait de s’avouer vaincue, elle envoyaitcarrément au diable son Schopenhauer, dont il avait voulu lui liredes passages : un homme qui écrivait un mal atroce desfemmes ! elle l’aurait étranglé, s’il n’avait pas eu au moinsle cœur d’aimer les bêtes. Bien portante, toujours droite dans lebonheur de l’habitude et dans l’espoir du lendemain, elle leréduisait à son tour au silence par l’éclat de son rire sonore,elle triomphait, de toute la poussée vigoureuse de sa puberté.

– Tiens ! criait-elle, tu racontes des bêtises… Noussongerons à mourir quand nous serons vieux.

L’idée de la mort, qu’elle traitait si gaiement, le rendaitchaque fois sérieux, le regard fuyant. Il détournait d’ordinaire laconversation, après avoir murmuré :

– On meurt à tout âge.

Pauline finit par comprendre que la mort épouvantait Lazare.Elle se souvenait de son cri terrifié, autrefois, en face desétoiles ; elle le voyait maintenant pâlir à certains mots, setaire comme s’il avait eu à cacher un mal inavouable ; etc’était pour elle une grosse surprise, cet effroi du néant, chez lepessimiste enragé qui parlait de souffler les astres, ainsi que deschandelles, sur le massacre universel des êtres. Le mal datait deloin, elle n’en soupçonnait même pas la gravité. À mesure qu’ilavançait en âge, Lazare voyait se dresser la mort. Jusqu’à sesvingt ans, à peine un souffle froid l’avait-il effleuré le soir,quand il se couchait. Aujourd’hui, il ne pouvait poser la tête surl’oreiller, sans que l’idée du plus jamais vînt lui glacer la face.Des insomnies le prenaient, il était sans résignation, devant lanécessité fatale qui se déroulait en images lugubres. Puis,lorsqu’il avait cédé à la fatigue, un sursaut l’éveillait parfois,le mettait debout, les yeux grands d’horreur, les mains jointes,bégayant dans les ténèbres : « Mon Dieu ! monDieu ! » Sa poitrine craquait, il croyait mourir ;et il devait rallumer, il attendait d’être éveillé complètementpour retrouver un peu de calme. Une honte lui restait de cetteépouvante : était-ce imbécile, cet appel à un Dieu qu’ilniait, cette hérédité de la faiblesse humaine criant au secours,dans l’écrasement du monde ! Mais la crise revenait quand mêmechaque soir, pareille à une passion mauvaise, qui l’aurait épuisé,malgré sa raison. Durant le jour, d’ailleurs, tout l’y ramenaitaussi, une phrase jetée au hasard, une pensée rapide, née d’unescène entrevue, d’une lecture faite. Comme Pauline lisait un soirle journal à son oncle, Lazare était sorti, bouleversé d’avoirentendu la fantaisie d’un conteur, qui montrait le ciel duvingtième siècle empli par des vols de ballons, promenant desvoyageurs d’un continent à l’autre : il ne serait plus là, cesballons, qu’il ne verrait pas, disparaissaient au fond de ce néantdes siècles futurs, dont le cours en dehors de son êtrel’emplissait d’angoisse. Ses philosophes avaient beau lui répéterque pas une étincelle de vie ne se perdait, son moi refusaitviolemment de finir. Déjà, dans cette lutte, sa gaieté étaitpartie. Lorsque Pauline le regardait, ne comprenant pas toujoursles sauts de son caractère, aux heures où il cachait sa plaie avecune pudeur inquiète, elle éprouvait une compassion, elle avait lebesoin d’être très bonne et de le rendre heureux.

Leurs journées traînaient dans la grande chambre du secondétage, au milieu des algues, des bocaux, des instruments, dontLazare n’avait pas même eu la force de se débarrasser ; et lesalgues tombaient en miettes, les bocaux se décoloraient, tandis queles instruments se détraquaient sous la poussière. Ils étaientperdus, ils avaient chaud, dans ce désordre. Souvent, du matin ausoir, les averses de décembre battaient les ardoises de la toiture,le vent d’ouest ronflait comme un orgue par les fentes desboiseries. Des semaines entières passaient sans un rayon de soleil,ils ne voyaient que la mer grise, une immensité grise où la terresemblait fondre. Pauline, pour occuper les longues heures vides,s’amusait à classer une collection de Floridées, recueillies auprintemps. D’abord, Lazare, promenant son ennui, s’était contentéde la regarder coller les délicates arborescences, dont le rouge etle bleu tendres gardaient des tons d’aquarelle ; puis, maladede désœuvrement, oublieux de sa théorie de l’inaction, il avaitdéterré le piano sous les appareils bossués et les flacons salesqui l’encombraient. Huit jours plus tard, la passion de la musiquele reprenait tout entier. C’était en lui la lésion première, lafêlure de l’artiste, que l’on aurait retrouvée chez le savant etl’industriel avortés. Un matin, comme il jouait sa marche de laMort, l’idée de la grande symphonie de la Douleur qu’il voulaitécrire autrefois l’avait échauffé de nouveau. Tout le reste luiparaissait mauvais, il garderait seulement la marche ; maisquel sujet ! quelle œuvre à faire ! et il y résumait saphilosophie. Au début, la vie naîtrait du caprice égoïste d’uneforce ; ensuite, viendrait l’illusion du bonheur, la duperiede l’existence, en traits saisissants, un accouplement d’amoureux,un massacre de soldats, un dieu expirant sur une croix ;toujours le cri du mal monterait, le hurlement des êtres empliraitle ciel, jusqu’au chant final de la délivrance, un chant dont ladouceur céleste exprimerait la joie de l’anéantissement universel.Dès le lendemain, il était au travail, tapant sur le piano,couvrant le papier de barres noires. Comme l’instrument râlait, deplus en plus affaibli, il chantait lui-même les notes, avec unbourdonnement de cloche. Jamais encore une besogne ne l’avaitemporté à ce point, il en oubliait les repas, il cassait lesoreilles de Pauline, qui, bonne enfant, trouvait ça très bien etlui recopiait proprement les morceaux. Cette fois, il tenait sonchef-d’œuvre, il en était sûr.

Pourtant, Lazare finit par se calmer. Il ne lui restait qu’àécrire le début, dont l’inspiration le fuyait. Tout cela devaitdormir. Et il fuma des cigarettes devant sa partition étalée sur lagrande table. Pauline, à son tour, en jouait des phrases, avec desmaladresses d’élève. Ce fut à ce moment que leur intimité devintdangereuse. Lui, n’avait plus le cerveau pris, les membres fatiguésdes tracas de l’usine ; et, maintenant qu’il se trouvaitenfermé près d’elle, inoccupé, le sang tourmenté de paresse, ill’aimait d’une tendresse croissante. Elle était si gaie, sibonne ! elle se dévouait si joyeusement ! Il avaitd’abord cru céder à un simple élan de gratitude, à un redoublementde cette affection fraternelle, qu’elle lui inspirait depuisl’enfance. Mais, peu à peu, le désir, endormi jusque-là, s’étaitéveillé : il voyait enfin une femme, dans ce frère cadet, dontil avait si longtemps bousculé les épaules larges, sans êtretroublé par leur odeur. Alors, il se mit à rougir comme elle, quandil l’effleurait. Il n’osait plus s’approcher, se pencher derrièreson dos pour donner un coup d’œil à la musique qu’elle copiait. Sileurs mains se rencontraient, ils demeuraient tous les deuxbalbutiants, l’haleine courte, les joues brûlées d’une flamme.Désormais, les après-midi entières passaient ainsi dans un malaise,d’où ils sortaient brisés, tourmentés du besoin confus d’un bonheurqui leur manquait.

Parfois, afin d’échapper à un de ces embarras dont ilssouffraient déficieusement, Pauline plaisantait, avec sa bellehardiesse de vierge savante.

– Ah ! je ne t’ai pas dit ? j’ai rêvé que tonSchopenhauer apprenait notre mariage dans l’autre monde et qu’ilrevenait la nuit nous tirer par les pieds.

Lazare riait d’un rire contraint. Il entendait bien qu’elle semoquait de ses perpétuelles contradictions ; mais unetendresse infinie le pénétrait, emportait sa haine duvouloir-vivre.

– Sois gentille, murmurait-il, tu sais que je t’aime.

Elle prenait une mine sévère.

– Méfie-toi ! tu vas ajourner la délivrance… Te voilàretombé dans l’égoïsme et l’illusion.

– Veux-tu te taire, mauvaise gale !

Et il la poursuivait autour de la chambre, tandis qu’ellecontinuait à débiter des lambeaux de philosophie pessimiste, d’unevoix chargée de docteur en Sorbonne. Puis, quand à la tenait, iln’osait la garder comme jadis dans ses bras, et la pincer pour lapunir.

Un jour, cependant, la poursuite fut si chaude, qu’il la saisitviolemment par les reins. Elle était toute sonore de rires. Lui, larenversait contre l’armoire, éperdu de la sentir se débattre.

– Ah ! je te tiens, cette fois… Dis ? qu’est-ceque je vais te faire ?

Leurs visages se touchaient, elle riait toujours, mais d’un riremourant.

– Non, non, lâche-moi, je ne recommencerai plus.

Il lui planta un rude baiser sur la bouche. La chambre tournait,il leur sembla qu’un vent de flamme les emportait dans le vide.Elle tombait à la renverse lorsque d’un effort, elle se dégagea.Ils restèrent oppressés, un instant, très rouges, tournant la tête.Puis, elle s’assit pour respirer, et sérieuse,mécontente :

– Tu m’as fait du mal, Lazare.

À partir de ce jour, il évita jusqu’à la tiédeur de son haleine,jusqu’au frôlement de sa robe. La pensée d’une faute bête, d’unechute derrière une porte, révoltait son honnêteté. Malgré larésistance instinctive de la jeune fille, il la voyait à lui,étourdie par le sang à la première étreinte, l’aimant au point dese donner entière, s’il l’exigeait ; et il voulait avoir de lasagesse pour deux, il comprenait qu’il serait le grand coupable,dans une aventure dont son expérience pouvait seule prévoir ledanger. Mais son amour augmentait de cette lutte soutenue contrelui-même. Tout en avait soufflé l’ardeur, l’inaction des premièressemaines, son prétendu renoncement, son dégoût de la vie oùrepoussait la furieuse envie de vivre, d’aimer, de combler l’ennuides heures vides par des souffrances nouvelles. Et la musiqueachevait maintenant de l’exalter, la musique qui les soulevaitensemble au pays du rêve, sur les ailes sans cesse élargies durythme. Alors, il crut tenir une grande passion, il se jura d’ycultiver son génie. Cela ne faisait plus aucun doute : ilserait un musicien illustre, car il lui suffirait de puiser dansson cœur. Tout sembla s’épurer, il affectait d’adorer son bon angeà genoux, la pensée ne lui venait même pas de hâter le mariage.

– Tiens ! lis donc cette lettre que je reçois àl’instant, dit un jour Chanteau effrayé à sa femme, qui remontaitde Bonneville.

C’était encore une lettre de Saccard, menaçante cette fois.Depuis novembre, il écrivait pour demander un état desituation ; et, comme les Chanteau répondaient par desfaux-fuyants, il annonçait enfin qu’il allait saisir de leur refusle conseil de famille. Tout en ne l’avouant pas, madame Chanteauétait prise des terreurs de son mari.

– Le misérable ! murmura-t-elle, après avoir lu lalettre.

Ils se regardèrent en silence, très pâles. Déjà, dans l’air mortde la petite salle à manger, ils entendaient le retentissement d’unprocès scandaleux.

– Tu n’as plus à hésiter, reprit le père, marie-la, puisquele mariage émancipe.

Mais cet expédient paraissait répugner à la mère chaque jourdavantage. Elle exprimait des craintes. Qui savait si les deuxenfants se conviendraient ? On peut être une bonne paired’amis et faire un ménage détestable. Dans les derniers temps,disait-elle, bien des remarques fâcheuses l’avaient frappée.

– Non, vois-tu, ce serait mal de les sacrifier à notrepaix. Attendons encore… Et, du reste, pourquoi la mariermaintenant, puisqu’elle a eu dix-huit ans le mois dernier, et quenous pouvons demander l’émancipation légale ?

Sa confiance revenait, elle monta chercher son Code, tous deuxl’étudièrent. L’article 478 les tranquillisa, mais ils restèrentembarrassés devant l’article 480, où il est dit que le compte detutelle doit être rendu devant un curateur, nommé par le conseil defamille. Certes, elle tenait dans sa main tous les membres duconseil, elle leur ferait nommer qui elle voudrait ;seulement, quel homme choisir, où le prendre ? Le problèmeétait de substituer à un subrogé-tuteur redouté un curateurcomplaisant.

Tout d’un coup, elle eut une inspiration.

– Hein ? le docteur Cazenove… Il est un peu dans nosconfidences, il ne refusera pas.

Chanteau approuvait d’un hochement de tête. Mais il regardaitfixement sa femme, une idée le préoccupait.

– Alors, finit-il par demander, tu rendras l’argent, jeveux dire ce qui reste ?

Elle ne répondit pas tout de suite. Ses yeux s’étaient baissés,elle feuilletait le Code d’une main nerveuse. Puis, aveceffort :

– Sans doute, je le rendrai, et ce sera même un bondébarras pour nous. Tu vois ce dont on nous accuse déjà… Maparole ! on en viendrait à douter de soi-même, je donneraiscent sous pour ne plus l’avoir ce soir dans mon secrétaire. Et,d’ailleurs, il aurait toujours fallu le rendre.

Dès le lendemain, le docteur Cazenove étant venu faire àBonneville sa tournée du samedi, madame Chanteau lui parla du grandservice qu’ils attendaient de son amitié. Elle lui avoua lasituation, l’argent englouti dans le désastre de l’usine, sansqu’on eût jamais consulté le conseil de famille ; ensuite,elle insista sur le mariage projeté, sur le lien de tendresse quiles unissait tous et que le scandale d’un procès allait rompre.

Avant de promettre son aide, le docteur désira causer avecPauline. Depuis longtemps, il la sentait exploitée, mangée peu àpeu ; si, jusque-là, il avait pu se taire, de crainte de lachagriner, son devoir était de la prévenir, à présent qu’on tentaitde le prendre pour complice. L’affaire se débattit dans la chambrede la jeune fille. Sa tante assista au début de l’entretien ;elle avait accompagné le docteur pour déclarer que le mariagedépendait maintenant de l’émancipation, car jamais Lazare neconsentirait à épouser sa cousine, tant qu’on pourrait l’accuser devouloir escamoter la reddition des comptes. Puis, elle se retira,en affectant de ne pas chercher à peser sur les idées de cellequ’elle appelait déjà sa fille adorée. Tout de suite, Pauline, trèsémue, supplia le docteur de leur rendre le service délicat dont onvenait, devant elle, d’expliquer la nécessité. Vainement, il essayade l’éclairer sur sa situation : elle se dépouillait, ellerenonçait à tout recours, même il laissa voir sa peur de l’avenir,la ruine complète, l’ingratitude, beaucoup de souffrances. À chaquetrait plus noir ajouté au tableau, elle se récriait, refusaitd’entendre, montrait une hâte fébrile du sacrifice.

– Non, ne me donnez pas de regret. Je suis une avare sansque ça paraisse, j’ai déjà assez de mal pour me vaincre… Qu’ilsprennent tout. Je leur laisse le reste, s’ils veulent m’aimerdavantage.

– Enfin, demanda le docteur, c’est par amitié pour votrecousin que vous vous dépouillez ?

Elle rougit sans répondre.

– Et si, plus tard, votre cousin ne vous aimaitplus ?

Effarée, elle le regarda. Ses yeux s’emplirent de grosseslarmes, et son cœur éclata dans ce cri d’amour révolté :

– Oh ! non, oh ! non… Pourquoi me faites-voustant de peine ?

Alors, le docteur Cazenove consentit. Il ne se sentait pas lecourage d’opérer ce grand cœur de l’illusion de ses tendresses.Assez vite l’existence serait dure.

Madame Chanteau mena la campagne avec une étonnante supérioritéd’intrigue. Cette bataille la rajeunissait. Elle était partie denouveau pour Paris, en emportant les pouvoirs nécessaires.Vivement, les membres du conseil de famille furent acquis à sesidées ; jamais, du reste, ils ne s’étaient préoccupés de leurmission : ils y apportaient l’indifférence ordinaire. Ceux dela branche Quenu, les cousins Naudet, Liardin et Delorme, opinaientcomme elle ; et elle n’eut, sur les trois de la branche Lisa,qu’à convaincre Octave Mouret, les deux autres, Claude Lantier etRambaud, alors à Marseille, s’étant contentés de lui envoyer uneapprobation écrite. Elle avait raconté à tous une histoireattendrissante et embrouillée, l’affection du vieux médecind’Arromanches pour Pauline, l’intention où il semblait être delaisser sa fortune à la jeune fille, si on lui permettait des’occuper d’elle. Quant à Saccard, il céda également, après troisvisites de madame Chanteau, qui lui apportait une idée superbe,l’accaparement des beurres du Cotentin, grâce à un système nouveaude transport. Et l’émancipation fut prononcée par le conseil defamille, on nomma curateur l’ancien chirurgien de marine Cazenove,sur lequel le juge de paix avait reçu les meilleursrenseignements.

Quinze jours après le retour de madame Chanteau à Bonneville, lareddition des comptes de tutelle eut lieu de la façon la plussimple. Le docteur avait déjeuné, on s’était un peu attardé autourde la table, à commenter les dernières nouvelles de Caen, où Lazarevenait de passer quarante-huit heures, pour un procès dont l’avaitmenacé cette canaille de Boutigny.

– À propos, dit le jeune homme, Louise doit noussurprendre, la semaine prochaine… Je ne la reconnaissais pas, ellevit chez son père à présent, et elle devient d’une élégance !…Oh ! nous avons ri !

Pauline le regardait, étonnée de l’émotion chaude de savoix.

– Tiens ! en parlant de Louise, s’écria madameChanteau, j’ai voyagé avec une dame de Caen qui connaît lesThibaudier. Je suis tombée de mon haut, Thibaudier donnerait unedot de cent mille francs à sa fille. Avec les cent mille francs desa mère, la petite en aurait deux cent mille… Hein ? deux centmille francs, la voilà riche !

– Bah ! reprit Lazare, elle n’a pas besoin de ça, elleest jolie comme un amour… Et si chatte !

Les yeux de Pauline s’étaient assombris, une légère contractionnerveuse serrait ses lèvres. Alors, le docteur, qui ne la quittaitpas du regard, leva le petit verre de rhum qu’il achevait.

– Dites donc, nous n’avons pas trinqué… Oui, à votrebonheur, mes amis. Mariez-vous vite, et ayez beaucoupd’enfants.

Madame Chanteau avança lentement son verre, sans un sourire,tandis que Chanteau, auquel les liqueurs étaient défendues, secontentait de hocher la tête, d’un air d’approbation. Mais Lazarevenait de saisir la main de Pauline, dans un geste d’abandoncharmant, qui avait suffi pour rendre aux joues de la jeune filletout le sang de son cœur. N’était-elle pas le bon ange, comme il lanommait, la passion toujours ouverte d’où il ferait couler le sangde son génie ? Elle lui rendit son étreinte. Toustrinquèrent.

– À vos cent ans ! continuait le docteur, qui avaitpour théorie que cent ans sont le bel âge de l’homme.

Lazare, à son tour, pâlissait. Ce chiffre jeté le traversaitd’un frisson, évoquait les temps où il aurait cessé d’être, et dontl’éternelle peur veillait au fond de sa chair. Dans cent ans, queserait-il ? quel inconnu boirait à cette place, devant cettetable ? Il vida son petit verre d’une main tremblante, pendantque Pauline, qui lui avait repris l’autre main, la serrait denouveau, maternellement, comme si elle voyait passer, sur ce visageblême, le souffle glacé du jamais plus.

Après un silence, madame Chanteau dit avec gravité :

– Maintenant, si nous terminions l’affaire ?

Elle avait décidé qu’on signerait dans sa chambre : c’étaitplus solennel. Depuis qu’il prenait du salicylate, Chanteaumarchait mieux. Il monta derrière elle, en s’aidant de larampe ; et, comme Lazare parlait d’aller fumer un cigare surla terrasse, elle le rappela, elle exigea qu’il fût présent, aumoins par convenance. Le docteur et Pauline étaient passés lespremiers. Mathieu, étonné de cette procession, suivit le monde.

– Est-il ennuyeux, ce chien, à vous accompagnerpartout ! cria madame Chanteau, quand elle voulut refermer laporte. Allons, entre, je ne veux pas que tu grattes… Là, personnene viendra nous déranger… Vous voyez, tout est prêt.

En effet, un encrier et des plumes se trouvaient sur leguéridon. La chambre avait cet air lourd, ce silence mort despièces dans lesquelles on pénètre rarement. Minouche seule y vivaitdes journées de paresse, quand elle pouvait s’y glisser le matin.Justement, elle dormait au fond de l’édredon, elle avait levé latête, surprise de cet envahissement, regardant de ses yeuxverts.

– Asseyez-vous, asseyez-vous, répétait Chanteau.

Alors les choses furent vivement réglées. Madame Chanteauaffectait de disparaître, laissant jouer à son mari le rôle qu’ellelui faisait répéter depuis la veille. Pour se conformer à la loi,celui-ci, dix jours auparavant, avait remis à Pauline, assistée dudocteur, les comptes de tutelle, qui formaient un épais cahier, lesrecettes d’un côté, les dépenses de l’autre ; on avait toutdéduit, non seulement la pension de la pupille mais encore lesfrais d’actes, les voyages à Caen et à Paris. Il ne s’agissait doncplus que d’accepter les comptes par sous-seings privés. MaisCazenove, prenant sa mission de curateur au sérieux, voulut éleverune contestation au sujet des affaires de l’usine ; et ilforça Chanteau à entrer dans certains détails. Pauline regardait ledocteur d’un air suppliant. À quoi bon ? elle avait elle-mêmeaidé à collationner ces comptes, que sa tante avait écrits de sonanglaise la plus déliée.

Cependant, la Minouche s’était assise au milieu de l’édredon,pour mieux regarder cette étrange besogne. Mathieu, après avoirsagement allongé sa grosse tête au bord du tapis, venait de semettre sur le dos, cédant à la jouissance d’être dans de la bonnelaine chaude ; et il se frottait, il se roulait, en poussantdes grognements d’aise.

– Lazare, fais-le donc taire ! dit enfin madameChanteau impatientée. On ne s’entend pas.

Debout devant la fenêtre, le jeune homme suivait au loin unevoile blanche, pour dissimuler sa gêne. Il éprouvait une honte, àécouter son père, qui détaillait précisément les sommes engloutiesdans le désastre de l’usine.

– Tais-toi, Mathieu, dit-il en allongeant le pied.

Le chien crut à une claque sur le ventre, ce qu’il adorait, etgrogna plus fort. Heureusement, il ne restait qu’à donner lessignatures. Pauline, d’un trait de plume, se hâta de toutapprouver. Puis, le docteur, comme à regret, balafra le papiertimbré d’un parafe immense. Un silence pénible s’était fait.

– L’actif, reprit madame Chanteau, est donc desoixante-quinze mille deux cent dix francs trente centimes… Je vaisremettre cet argent à Pauline.

Elle s’était dirigée vers le secrétaire, dont le tablier jeta lecri sourd, qui l’avait si souvent émotionnée. Mais, en ce moment,elle était solennelle, elle ouvrit le tiroir, où l’on aperçut lavieille couverture de registre ; c’était la même, marbrée devert, piquetée de taches de graisse ; seulement, elle avaitmaigri, les titres diminués n’en crevaient plus le dos debasane.

– Non, non ! s’écria Pauline, garde ça, ma tante.

Madame Chanteau se formalisa.

– Nous rendons nos comptes, nous devons rendre l’argent…C’est ton bien. Tu te rappelles ce que je t’ai dit, il y a huitans, en le mettant là ? Nous ne voulons pas garder un sou.

Elle sortit les titres, elle força la jeune fille à les compter.Il y en avait pour soixante-quinze mille francs, un petit paquetd’or, plié dans un morceau de journal, faisait l’appoint.

– Mais où vais-je mettre ça ? demandait Pauline, dontle maniement de cette grosse somme colorait les joues.

– Enferme-le dans ta commode, répondit la tante. Tu esassez grande fille pour veiller sur ton argent. Moi, je ne veuxplus même le voir… Tiens ! s’il t’embarrasse, donne-le à laMinouche qui te regarde.

Les Chanteau avaient payé, leur gaieté revenait. Lazare,soulagé, jouait avec le chien, le lançait après sa queue, l’échinetordue, tournant sans fin comme une toupie ; tandis que ledocteur Cazenove, entrant dans son rôle de curateur, promettait àPauline de toucher ses rentes et de lui indiquer desplacements.

Et, à ce moment même, en bas, Véronique bousculait sescasseroles. Elle était montée, elle avait surpris des chiffres,l’oreille collée contre la porte. Depuis quelques semaines, lesourd travail de sa tendresse pour la jeune fille chassait sesdernières préventions.

– Ils lui en ont mangé la moitié, ma parole !grondait-elle furieusement. Non, ce n’est pas propre… Bien sûrqu’elle n’avait pas besoin de tomber chez nous, mais était-ce uneraison pour la mettre nue comme un ver ?… Non, moi je suisjuste, je finirai par l’aimer, cette enfant !

Chapitre 4

 

Ce samedi-là, lorsque Louise, qui venait passer deux mois chezles Chanteau, débarqua sur leur terrasse, elle y trouva la familleréunie. La journée finissait, une journée d’août très chaude,rafraîchie par la brise de mer. Déjà l’abbé Horteur était là,jouant aux dames avec Chanteau ; tandis que madame Chanteau,près d’eux, brodait un mouchoir. Et, à quelques pas, debout,Pauline se tenait devant un banc de pierre, où elle avait faitasseoir quatre galopins du village, deux fillettes et deux petitsgarçons.

– Comment ! c’est déjà toi ! s’écria madameChanteau. Je pliais mon ouvrage, pour aller à ta rencontre jusqu’àla fourche.

Louise expliqua gaiement que le père Malivoire l’avait menéecomme le vent. Elle était bien, elle ne voulait même pas changer derobe ; et, pendant que sa marraine allait veiller à soninstallation, elle se contenta d’accrocher son chapeau à la ferrured’un volet. Elle les avait tous embrassés, puis elle revint prendrePauline par la taille, rieuse, très câline.

– Mais regarde-moi donc !… Hein ? sommes-nousgrandes, à présent… Tu sais, moi, dix-neuf ans sonnés, me voilà unevieille fille…

Elle s’interrompit et ajouta vivement :

– À propos, je te félicite… Oh ! ne fais pas la bête,on m’a dit que c’était pour le mois prochain.

Pauline lui avait rendu ses caresses, d’un air gravement tendrede sœur aînée, bien qu’elle fût sa cadette de dix-huit mois. Unerougeur légère lui montait aux joues, il s’agissait de son mariageavec Lazare.

– Mais non, on t’a trompée, je t’assure, répondit-elle.Rien n’est fixé, il est seulement question de cet automne.

En effet, madame Chanteau, mise en demeure, avait parlé del’automne, malgré ses répugnances, dont les jeunes genscommençaient à s’apercevoir. Elle était revenue à son premierprétexte, elle aurait préféré, disait-elle, que son fils eûtd’abord une position.

– Bon ! reprit Louise, tu es cachottière. Enfin, j’enserai, n’est-ce pas ?… Et Lazare, il n’est donc paslà ?

– Chanteau, que l’abbé avait battu, fit la réponse. Alors,tu ne l’as pas rencontré, Louisette ? Nous disions tout àl’heure que vous alliez arriver ensemble. Oui, il est à Bayeux, unedémarche auprès de notre sous-préfet. Mais il rentrera ce soir, unpeu tard peut-être.

Et, se remettant à son jeu :

– C’est moi qui commence, l’abbé… Vous savez que nous lesaurons, les fameux épis, car le département ne peut, dans cetteaffaire, nous refuser une subvention.

C’était une nouvelle aventure qui passionnait Lazare. Auxdernières grandes marées de mars, la mer avait encore emporté deuxmaisons de Bonneville. Peu à peu mangé sur son étroite plage degalets, le village menaçait d’être définitivement aplati contre lafalaise si l’on ne se décidait pas à le protéger par des travauxsérieux. Mais il était d’une si mince importance, avec ses trentemasures, que Chanteau, en qualité de maire, attirait vainementdepuis dix années l’attention du sous-préfet sur la situationdésespérée des habitants. Enfin, Lazare, poussé par Pauline, dontle désir était de le rejeter dans l’action, venait d’avoir l’idéede tout un système d’épis et d’estacades, qui devait museler lamer. Seulement, il fallait des fonds, une douzaine de mille francsau moins.

– Celui-là, je vous le souffle, mon ami, dit le prêtre, enprenant un pion.

Puis, il donna complaisamment des détails sur l’ancienBonneville.

– Les vieux le disent, il y avait une ferme sous l’églisemême, à un kilomètre de la plage actuelle. Voici plus de cinq centsans que la mer les mange… C’est inconcevable, ils doivent expier depères en fils leurs abominations.

Cependant, Pauline était retournée près du banc où les quatregalopins attendaient, sales, déguenillés, la bouche béante.

– Qu’est-ce que c’est que ça ? lui demanda Louise,sans trop oser s’approcher.

– Ça, répondit-elle, ce sont mes petits amis.

Maintenant, sa charité active s’élargissait sur toute lacontrée. Elle aimait d’instinct les misérables, n’était pasrépugnée par leurs déchéances, poussait ce goût jusqu’à raccommoderavec des bâtons les pattes cassées des poules, et à mettre dehors,la nuit, des écuelles de soupe pour les chats perdus. C’était, chezelle, un continuel souci des souffrants, un besoin et une joie deles soulager. Aussi les pauvres venaient-ils à ses mains tendues,comme les moineaux pillards vont aux fenêtres ouvertes des granges.Bonneville entier, cette poignée de pêcheurs rongés de maux sousl’écrasement des marées hautes, montait chez la demoiselle, ainsiqu’ils la nommaient. Mais elle adorait surtout les enfants, lespetits aux culottes percées, laissant voir leurs chairs roses, lespetites blêmies, ne mangeant pas à leur faim, dévorant des yeux lestartines qu’elle leur distribuait. Et les parents finaudsspéculaient sur cette tendresse, lui envoyaient leur marmaille, lesplus troués, les plus chétifs, pour l’apitoyer davantage.

– Tu vois, reprit-elle en riant, j’ai mon jour comme unedame, le samedi. On vient me visiter… Eh ! toi, petite Gonin,veux-tu bien ne pas pincer cette grande bête de Houtelard ! Jeme fâche, si vous n’êtes pas sages… Tâchons de procéder parordre.

Alors, la distribution commença. Elle les régentait, lesbousculait avec maternité. Le premier qu’elle appela, ce fut lefils Houtelard, un garçon de dix ans, le teint jaune, de minesombre et terreuse. Il montra sa jambe, il avait au genou unelongue écorchure, et son père l’envoyait chez la demoiselle, pourqu’elle lui mît quelque chose là-dessus. C’était elle quifournissait tout le pays d’arnica et d’eau sédative. Sa passion deguérir lui avait fait peu à peu acheter une pharmacie trèscomplète, dont elle était fière. Lorsqu’elle eut pansé l’enfant,elle baissa la voix, elle donna des détails à Louise.

– Ma chère, des gens riches, ces Houtelard, les seulspêcheurs riches de Bonneville. Tu sais bien, la grande barque est àeux… Seulement, une avarice épouvantable, une vie de chien dans unesaleté sans nom. Et le pis est que le père, après avoir tué safemme de coups, a épousé sa bonne, une affreuse fille plus dure quelui. Maintenant, à eux deux, ils massacrent ce pauvre être.

Et, sans remarquer la répugnance inquiète de son amie, ellehaussa la voix.

– À toi, petite, as-tu bien bu ta bouteille dequinquina ?

Celle-ci était la fille de Prouane, le bedeau. On aurait dit unesainte Thérèse enfant, couverte de scrofules, d’une maigreurardente, avec de gros yeux à fleur de tête, où l’hystérie flambaitdéjà. Elle avait onze ans et en paraissait à peine sept.

– Oui, mademoiselle, bégaya-t-elle, j’ai bu.

– Menteuse ! cria le curé, sans quitter le damier duregard. Ton père sentait encore le vin, hier soir.

Du coup, Pauline se fâcha. Les Prouane n’avaient pas de barque,ramassaient des crabes et des moules, vivaient de la pêche auxcrevettes. Mais, grâce à la place de bedeau, ils auraient encoremangé du pain tous les jours, sans leur ivrognerie. On trouvait lepère et la mère en travers des portes, assommés par le calvados, laterrible eau-de-vie normande ; tandis que la petite lesenjambait, pour égoutter leurs verres. Quand le calvados manquait,Prouane buvait le vin de quinquina de sa fille.

– Moi qui prends la peine de le fabriquer ! disaitPauline. Écoute, je garde la bouteille, tu viendras le boire icitous les soirs, à cinq heures… Et je te donnerai un peu de viandecrue hachée, c’est le docteur qui l’ordonne.

Puis, arriva le tour d’un grand garçon de douze ans, le filsCuche, un galopin efflanqué, maigre de vices précoces. À celui-là,elle remit un pain, un pot-au-feu et une pièce de cinq francs.C’était encore une vilaine histoire. Après la destruction de samaison, Cuche avait quitté sa femme, pour s’installer chez unecousine ; et la femme, aujourd’hui, réfugiée au fond d’unposte de douaniers en ruine, couchait avec tout le pays, malgré salaideur repoussante. On la payait en nature, des fois on luidonnait trois sous. Le garçon, qui assistait à cela, crevait lafaim. Mais il s’échappait d’un saut de chèvre sauvage, lorsqu’onparlait de le retirer de ce cloaque.

Louise, cependant, se détournait, l’air gêné, tandis que Paulinelui racontait cette histoire, sans embarras aucun. Celle-ci, élevéelibrement, montrait la tranquille bravoure de la charité devant leshontes humaines, savait tout et parlait de tout, avec la franchisede son innocence. Au contraire, l’autre, rendue savante par dixannées de pensionnat, rougissait aux images que les motséveillaient dans sa tête, ravagée par les rêves du dortoir.C’étaient des choses auxquelles on pensait, mais dont il ne fallaitpoint parler.

– Tiens ! justement, continua Pauline, la petite quireste, cette blondine de neuf ans, si gentille et si rose, est lafille des Gonin, le ménage où ce vaurien de Cuche s’est installé…Ces Gonin, très à leur aise, avaient une barque ; mais le pèrea été pris par les jambes, une paralysie assez fréquente dans nosvillages ; et Cuche, simple matelot d’abord, est devenubientôt le maître de la barque et de la femme. Maintenant, lamaison lui appartient, il tape sur l’infirme, un grand vieux quipasse les nuits et les jours au fond d’un ancien coffre àcharbon ; tandis que le matelot et la cousine ont gardé lelit, dans la même chambre… Alors, je m’occupe de l’enfant. Lemalheur est qu’elle attrape des calottes égarées, sans compterqu’elle est trop intelligente et qu’elle voit des choses…

Elle s’interrompit, elle questionna la petite.

– Comment ça va-t-il chez vous ?

Celle-ci avait suivi des yeux le récit fait à demi-voix. Sajolie figure de gamine vicieuse riait sournoisement aux détailsqu’elle devinait.

– Ils l’ont encore battu, répondit-elle sans cesser derire. Cette nuit, maman s’est relevée et a pris une bûche…Ah ! mademoiselle, vous seriez bien bonne de lui donner un peude vin, car ils ont posé une cruche devant le coffre, en criantqu’il pouvait crever.

Louise eut un geste de révolte. Quel monde affreux ! et sonamie s’intéressait à ces horreurs ! Était-ce possible que, siprès d’une grande ville comme Caen, il existât des trous de pays,où les habitants vécussent de la sorte, en véritablessauvages ? Car, enfin, il n’y avait que les sauvages pouroffenser ainsi toutes les lois divines et humaines.

– Non, ma chère, murmura-t-elle en s’asseyant près deChanteau, j’en ai assez, de tes petits amis !… La mer peutbien les écraser, c’est moi qui ne les plaindrai plus !

L’abbé venait d’aller à dame. Il cria :

– Gomorrhe et Sodome !… Je les avertis depuis vingtans. Tant pis pour eux !

– J’ai demandé une école, dit Chanteau désolé de voir sapartie compromise. Mais ils ne sont pas assez nombreux, leursenfants doivent se rendre à Verchemont ; et ils ne vont pasaux classes, ou ils polissonnent le long de la route.

Pauline les regardait, surprise. Si les misérables étaientpropres, on n’aurait pas besoin de les nettoyer. Le mal et lamisère se tenaient, elle n’avait aucune répulsion devant lasouffrance, même lorsqu’elle semblait le résultat du vice. D’ungeste large, elle se contenta de dire la tolérance de sa charité.Et elle promettait à la petite Gonin d’aller voir son père, lorsqueVéronique parut, en poussant devant elle une autre fillette.

– Tenez ! mademoiselle, en voici encore une !

Cette dernière, toute jeune, cinq ans au plus, étaitcomplètement en loques, la figure noire, les cheveuxembroussaillés. Aussitôt, avec l’aplomb extraordinaire d’un petitprodige déjà rompu à la mendicité des grandes routes, elle se mit àgeindre.

– Ayez pitié… Mon pauvre père qui s’est cassé la jambe…

– C’est la fille des Tourmal, n’est-ce pas ? demandaitPauline à la bonne.

Mais le curé s’emportait.

– Ah ! la gueuse ! Ne l’écoutez pas, il y avingt-cinq ans que son père s’est foulé le pied… Une famille devoleurs qui ne vit que de rapines ! Le père aide à lacontrebande, la mère ravage les champs de Verchemont, le grand-pèreva la nuit ramasser des huîtres à Roqueboise, dans le parc del’État… Et vous voyez ce qu’ils font de leur fille : unemendiante, une voleuse qu’ils envoient chez les gens pour raflertout ce qui traîne… Regardez-la loucher du côté de matabatière.

En effet, les yeux vifs de l’enfant, après avoir fouillé lescoins de la terrasse, s’étaient allumés d’une courte flamme, à lavue de la vieille tabatière du prêtre. Mais elle ne perdait pas sonaplomb, elle répéta, comme si le curé n’avait pas conté leurhistoire :

– La jambe cassée… Donnez-moi quelque chose, ma bonnedemoiselle…

Cette fois, Louise s’était mise à rire, tellement cet avorton decinq ans, déjà canaille comme père et mère, lui semblait drôle.Pauline, restée grave, sortit son porte-monnaie, en tira unenouvelle pièce de cinq francs.

– Écoute, dit-elle, je t’en donnerai autant tous lessamedis, si je sais que tu n’as pas couru les chemins pendant lasemaine.

– Cachez les couverts ! cria encore l’abbé Horteur.Elle vous volera.

Mais Pauline, sans répondre, congédiait les enfants, qui s’enallaient en traînant leurs savates, avec des « mercibien ! » et des « Dieu vous le rende ! »Pendant ce temps, madame Chanteau, qui revenait de donner son coupd’œil à la chambre de Louise, se fâchait tout bas contre Véronique.C’était insupportable, la bonne elle aussi introduisait à présentdes mendiantes ! Comme si Mademoiselle n’en amenait pas assezdans la maison ! Un tas de vermines qui la dévoraient et semoquaient d’elle ! Certes, son argent lui appartenait, ellepouvait bien le gaspiller à sa guise : mais, en vérité, celadevenait immoral, d’encourager ainsi le vice. Madame Chanteau avaitentendu la jeune fille promettre cent sous chaque samedi à lapetite Tourmal. Encore vingt francs par mois ! la fortune d’unsatrape n’y suffirait point.

– Tu sais que je ne veux pas revoir ici cette voleuse,dit-elle à Pauline. Si tu es maintenant maîtresse de ta fortune, jene puis pourtant pas te laisser ruiner si bêtement. J’ai uneresponsabilité morale… Oui, ruiner, ma chère, et plus vite que tune crois !

Véronique, qui était retournée dans sa cuisine, furieuse de laréprimande de Madame, reparut en criant brutalement :

– Voilà le boucher… Il veut sa note, quarante-six francsdix centimes.

Un grand trouble coupa la parole à madame Chanteau. Elle sefouilla, eut un geste de surprise. Puis, à voix basse :

– Dis donc, Pauline, as-tu assez sur toi ?… Je n’aipas de monnaie, il me faudrait remonter. Nous compterons.

Pauline suivit la bonne, pour payer le boucher. Depuis qu’elleavait son argent dans sa commode, la même comédie recommençait,chaque fois qu’on présentait une facture. C’était une exploitationréglée, par continuelles petites sommes, et qui semblait toutenaturelle. La tante n’avait même plus la peine de prendre autas : elle demandait, elle laissait la jeune fille sedépouiller de ses mains. D’abord, on avait compté, on lui rendaitdes dix francs et des quinze francs ; puis, les comptess’étaient embrouillés si fort, qu’on parlait de régler plus tard,lors du mariage ; ce qui ne l’empêchait point, le premier dechaque mois, de payer avec exactitude sa pension, qu’ils avaientportée à quatre-vingt-dix francs.

– Encore votre argent qui la danse ! grogna Véroniquedans le corridor. C’est moi qui l’aurais envoyée chercher samonnaie !… Il n’est pas Dieu permis qu’on vous mange ainsi lalaine sur le dos !

Quand Pauline revint avec la facture acquittée, qu’elle remit àsa tante, le curé triomphait bruyamment. Chanteau étaitbattu ; décidément, il n’en prendrait pas une. Le soleil secouchait, les rayons obliques empourpraient la mer, qui montaitd’un flot paresseux. Et Louise, les yeux perdus, souriait à cettejoie de l’immense horizon.

– Voilà Louisette partie pour les nuages, dit madameChanteau. Eh ! Louisette, j’ai fait monter ta malle… Noussommes donc voisines une fois encore !

Lazare ne fut de retour que le lendemain. Après sa visite ausous-préfet de Bayeux, il avait pris le parti d’aller à Caen, pourvoir le préfet. Et, s’il ne rapportait pas la subvention dans sapoche, il était convaincu, disait-il, que le conseil généralvoterait au moins la somme de douze mille francs. Le préfet l’avaitaccompagné jusqu’à la porte, en s’engageant par des promessesformelles : on ne pouvait abandonner ainsi Bonneville,l’administration était prête à seconder le zèle des habitants de lacommune. Seulement, Lazare se désespérait, car il prévoyait desretards de toutes sortes, et le moindre délai à la réalisation d’unde ses désirs devenait pour lui une véritable torture.

– Parole d’honneur ! criait-il, si j’avais les douzemille francs, j’aimerais mieux les avancer… Même pour faire unepremière expérience, on n’aurait pas besoin de cette somme… Et vousverrez quels ennuis, lorsqu’ils auront voté leur subvention !Nous aurons tous les ingénieurs du département sur le dos. Tandisque, si nous commencions sans eux, ils seraient bien forcés des’incliner devant les résultats… Je suis sûr de mon projet. Lepréfet, auquel je l’ai expliqué brièvement, a été émerveillé du bonmarché et de la simplicité.

L’espoir de vaincre la mer l’enfiévrait. Il avait conservécontre elle une rancune, depuis qu’il l’accusait sourdement de saruine, dans l’affaire des algues. S’il n’osait l’injurier touthaut, il nourrissait l’idée de se venger un jour. Et quelle plusbelle vengeance, que de l’arrêter dans sa destruction aveugle, delui crier en maître : « Tu n’iras pas plusloin ! » Il entrait aussi, dans cette entreprise, endehors de la grandeur du combat, une part de philanthropie quiachevait de l’exalter. Lorsque sa mère l’avait vu perdre sesjournées à tailler des morceaux de bois, le nez sur des traités demécanique, elle s’était rappelé en tremblant le grand-père, lecharpentier entreprenant et brouillon, dont le chef-d’œuvre inutiledormait sous une boîte vitrée. Est-ce que le vieux allait renaître,pour achever la ruine de la famille ? Puis, elle s’étaitlaissé convaincre par ce fils adoré. S’il réussissait, et ilréussirait naturellement, c’était enfin le premier pas, une belleaction, une œuvre désintéressée qui le mettrait en lumière ;de là, il irait aisément où il voudrait, aussi haut qu’il en auraitl’ambition. Depuis ce jour, toute la maison ne rêvait plus qued’humidifier la mer, de l’enchaîner au pied de la terrasse dans uneobéissance de chien battu.

Le projet de Lazare était du reste, comme il le disait, d’unegrande simplicité. Il se composait de gros pieux, enfoncés dans lesable, recouverts de planches, et derrière lesquels les galetsamenés par le flot formeraient une sorte de muraille inexpugnable,où se briseraient ensuite les vagues : la mer elle-même étaitainsi chargée de construire la redoute qui l’arrêterait. Des épis,de longues poutres portées sur des jambes de force, faisantbrise-lames au loin, en avant des murs de galets, devaientcompléter le système. On pourrait enfin, si l’on avait les fondsnécessaires, construire deux ou trois grandes estacades, vastesplanchers établis sur des charpentes, dont les masses touffuescouperaient la poussée des marées les plus hautes. Lazare avaittrouvé l’idée première dans le Manuel du parfaitcharpentier, un bouquin aux planches naïves, acheté sans douteautrefois par le grand-père ; mais il perfectionnait cetteidée, il faisait des recherches considérables, étudiait la théoriedes forces, la résistance des matériaux, se montrait surtout trèsfier d’un nouvel assemblage et d’une inclinaison des épis, qui,selon lui, rendaient la réussite absolument certaine.

Pauline s’était encore une fois intéressée à ces études. Elleavait, comme le jeune homme, la curiosité sans cesse éveillée parles expériences qui la mettaient aux prises avec l’inconnu.Seulement, de raison plus froide, elle ne s’illusionnait plus surles échecs possibles. Lorsqu’elle voyait la mer monter, balayer laterre de sa houle, elle reportait des regards de doute vers lesjoujoux que Lazare avait construits, des rangées de pieux, desépis, des estacades en miniature. La grande chambre en étaitmaintenant encombrée.

Une nuit, la jeune fille resta très tard à sa fenêtre. Depuisdeux jours, son cousin parlait de tout brûler ; un soir, àtable, il s’était écrié qu’il allait filer en Australie, puisqu’iln’y avait pas de place pour lui en France. Et elle songeait à ceschoses, tandis que la marée, dans son plein, battait Bonneville, aufond des ténèbres. Chaque secousse l’ébranlait, elle croyaitentendre, à intervalles réguliers, le hurlement des misérablesmangés par la mer. Alors, le combat que l’amour de l’argent livraitencore à sa bonté devint insupportable. Elle ferma la fenêtre, nevoulant plus écouter. Mais les coups lointains la secouèrent dansson lit. Pourquoi ne pas tenter l’impossible ? Qu’importaitcet argent jeté à l’eau, s’il y avait une seule chance de sauver levillage ? Et elle s’endormit au jour, en pensant à la joie deson cousin, tiré de ses tristesses noires, mis enfin peut-être sursa véritable voie, heureux par elle, lui devant tout.

Le lendemain, elle l’appela, avant de descendre. Elle riait.

– Tu ne sais pas ? j’ai rêvé que je te prêtais tesdouze mille francs.

Il se fâcha, refusa violemment.

– Veux-tu donc que je parte et que je ne reparaisseplus ?… Non, il y a assez de l’usine. J’en meurs de honte,sans te le dire.

Deux heures après, il acceptait, il lui serrait les mains avecune effusion passionnée. C’était une avance, simplement ; sonargent ne courait aucun risque, car le vote de la subvention par leConseil général ne faisait pas un doute, surtout devant uncommencement d’exécution. Et, dès le soir, le charpentierd’Arromanches fut appelé. Il y eut des conférences interminables,des promenades le long de la côte, une discussion acharnée desdevis. La maison entière en perdait la tête.

Madame Chanteau, cependant, s’était emportée, lorsqu’elle avaitappris le prêt des douze mille francs. Lazare, étonné, necomprenait pas. Sa mère l’accablait d’arguments singuliers :sans doute, Pauline leur avançait de temps à autre de petitessommes ; mais elle allait encore se croire indispensable, onaurait bien pu demander au père de Louise l’ouverture d’un crédit.Louise elle-même, qui avait une dot de deux cent mille francs, nefaisait pas tant d’embarras avec sa fortune. Ce chiffre de deuxcent mille francs revenait sans cesse sur les lèvres de madameChanteau ; et elle semblait avoir un dédain irrité contre lesdébris de l’autre fortune, celle qui avait fondu dans le secrétaireet qui continuait à fondre dans la commode.

Chanteau, poussé par sa femme, affecta aussi d’être contrarié.Pauline en éprouva un gros chagrin ; même en donnant sonargent, elle se sentait moins aimée qu’autrefois ; c’était,autour d’elle, comme une rancune, dont elle ne pouvait s’expliquerla cause, et qui grandissait de jour en jour. Quant au docteurCazenove, il grondait également, lorsqu’elle le consultait pour laforme ; mais il avait bien été obligé de dire oui, à toutesles sommes prêtées, les petites et les grosses. Sa mission decurateur restait illusoire, il se trouvait désarmé, dans cettemaison où il était reçu en vieil ami. Le jour des douze millefrancs, il renonça à toute responsabilité.

– Mon enfant, dit-il en prenant Pauline à l’écart, je neveux plus être votre complice. Cessez de me consulter, ruinez-vousselon votre cœur… Vous savez bien que jamais je ne résisteraidevant vos supplications ; et, vraiment, j’en souffre ensuite,j’en ai la conscience toute barbouillée… J’aime mieux ignorer ceque je désapprouve.

Elle le regardait, très touchée. Puis, après unsilence :

– Merci, mon bon docteur… Mais n’est-ce pas le plussage ? qu’importe, si je suis heureuse !

Il lui avait pris les mains, il les serra paternellement, avecune émotion triste.

– Oui, si vous êtes heureuse… Allez, le malheur s’achèteaussi bien cher quelquefois.

Naturellement, dans l’ardeur de cette bataille qu’il livrait àla mer, Lazare avait abandonné la musique. Une fine poussièreretombait sur le piano, la partition de sa grande symphonie étaitretournée au fond d’un tiroir, grâce à Pauline, qui en avaitramassé les feuillets, jusque sous les meubles. D’ailleurs,certains morceaux ne le satisfaisaient plus ; ainsi la douceurcéleste de l’anéantissement final, rendue d’une façon commune parun mouvement de valse, serait peut-être mieux exprimée par un tempsde marche très ralenti. Un soir, il avait déclaré qu’ilrecommencerait tout, quand il en aurait le temps. Et sa flambée dedésir, son malaise dans le continuel contact de la jeune fille,paraissait s’en être allé avec sa fièvre de génie. C’était unchef-d’œuvre remis à une meilleure époque, une grande passionégalement retardée, dont il semblait pouvoir reculer ou avancerl’heure. Il traitait de nouveau sa cousine en vieille amie, enfemme légitime, qui se donnerait, le jour où il ouvrirait les bras.Depuis avril, ils ne vivaient plus si étroitement enfermés, le ventemportait la chaleur de leurs joues. La grande chambre était vide,tous deux couraient la plage rocheuse devant Bonneville, étudiantles points où les palissades et les épis devraient être installés.Souvent, les pieds dans l’eau fraîche, ils rentraient las et purs,comme aux jours lointains de l’enfance. Lorsque Pauline, pour letaquiner, jouait la fameuse marche de la Mort, Lazares’écriait :

– Tais-toi donc !… En voilà des blagues.

Le soir même de la visite du charpentier, Chanteau fut pris d’unaccès de goutte. Maintenant, les crises revenaient presque tous lesmois ; le salicylate, après les avoir soulagées, semblait enredoubler la violence. Et Pauline se trouva clouée pendant quinzejours devant le lit de son oncle. Lazare, qui continuait ses étudessur la plage, se mit alors à emmener Louise, afin de l’éloigner dumalade, dont les cris l’effrayaient. Comme elle occupait la chambred’ami, juste au-dessus de Chanteau, elle devait, pour dormir, seboucher les oreilles et s’enfoncer la tête dans l’oreiller. Dehors,elle redevenait souriante, ravie de la promenade, oublieuse dupauvre homme qui hurlait.

Ce furent quinze jours charmants. Le jeune homme avait d’abordregardé sa nouvelle compagne avec surprise. Elle le changeait del’autre, criant pour un crabe qui effleurait sa bottine, ayant unefrayeur de l’eau si grande, qu’elle se croyait noyée, s’il luifallait sauter une flaque. Les galets blessaient ses petits pieds,elle ne quittait jamais son ombrelle, gantée jusqu’aux coudes, avecla continuelle peur de livrer au soleil un coin de sa peaudélicate. Puis, après le premier étonnement, il s’était laisséséduire par ces grâces peureuses, cette faiblesse toujours prête àlui demander protection. Celle-là ne sentait pas seulement le grandair, elle le grisait de son odeur tiède d’héliotrope ; et cen’était plus enfin un garçon qui galopait à son côté, c’était unefemme, dont les bas entrevus, dans un coup de vent, faisaientbattre le sang de ses veines. Pourtant, elle était moins belle quel’autre, plus âgée et déjà pâlie ; mais elle avait un charmecâlin, ses petits membres souples s’abandonnaient, toute sapersonne coquette se fondait en promesses de bonheur. Il luisemblait qu’il la découvrait brusquement, il ne reconnaissait pasla fillette maigre de jadis. Était-ce possible que les longuesannées du pensionnat en eussent fait cette jeune fille sitroublante, pleine de l’homme dans sa virginité, ayant au fond deses yeux limpides le mensonge de son éducation ? Et il seprenait peu à peu pour elle d’un goût singulier, d’une passionperverse, où son ancienne amitié d’enfant tournait à desraffinements sensuels.

Lorsque Pauline put quitter la chambre de son oncle, et qu’ellese remit à accompagner Lazare, elle sentit tout de suite, entre cedernier et Louise, un air nouveau, des regards, des rires dont ellen’était pas. Elle voulait se faire expliquer ce qui les égayait, etelle n’en riait guère. Les premiers jours, elle resta maternelle,les traitant en jeunes fous qu’un rien amuse. Mais, bientôt elledevint triste, chaque promenade parut être pour elle une fatigue.Aucune plainte ne lui échappait, d’ailleurs ; elle parlait decontinuelles migraines ; puis, quand son cousin luiconseillait de ne pas sortir, elle se fâchait, ne le quittait plus,même dans la maison. Une nuit, vers deux heures, comme il nes’était pas couché, pour achever un plan, il ouvrit sa porte,étonné d’entendre marcher ; et sa surprise augmenta, lorsqu’ill’aperçut, en simple jupon, sans lumière, penchée sur la rampe,écoutant les bruits des chambres, au-dessous. Elle racontaqu’elle-même avait cru saisir des plaintes. Mais ce mensonge luiempourprait les joues, il rougit aussi, traversé d’un doute. Dèslors, sans autre explication, il y eut une fâcherie entre eux. Lui,tournait la tête, la trouvait ridicule de bouder de la sorte, pourdes enfantillages ; tandis que, de plus en plus sombre, ellene le laissait pas une minute seul avec Louise, étudiant leursmoindres gestes, agonisant le soir, dans sa chambre, lorsqu’elleles avait vus se parler bas, au retour de la plage.

Les travaux marchaient. Une équipe de charpentiers, après avoircloué de fortes planches sur une rangée de pieux, achevait de poserun premier épi. C’était un simple essai du reste, ils se hâtaienten prévision d’une grande marée ; si les pièces de boisrésistaient, on compléterait le système de défense. Le temps, parmalheur, était exécrable. Des averses tombaient sans relâche, toutBonneville se faisait tremper pour voir enfoncer les pieux à l’aided’un pilon. Enfin, le matin du jour où l’on attendait la grandemarée, un ciel d’encre assombrissait la mer ; et, dès huitheures, la pluie redoubla, noyant l’horizon d’une brumeglaciale.

Ce fut une désolation, car on avait projeté la partie d’allerassister en famille à la victoire des planches et des poutres, sousl’attaque des grandes eaux.

Madame Chanteau décida qu’elle resterait près de son mari,encore très souffrant. Et l’on fit les plus grands efforts pourretenir Pauline, qui avait la gorge irritée depuis unesemaine : elle était enrouée légèrement, un petit mouvement defièvre la prenait chaque soir. Mais elle repoussa tous les conseilsde prudence, elle voulut aller sur là plage, puisque Lazare etLouise s’y rendaient. Cette Louise, d’allures si fragiles, toujoursprès de l’évanouissement, était au fond d’une force nerveusesurprenante, lorsqu’un plaisir la tenait debout.

Tous trois partirent donc après le déjeuner. Un coup de ventvenait de balayer les nuages, des rires de triomphe saluèrent cettejoie inattendue. Le ciel avait des nappes de bleu si larges, encoretraversées de quelques haillons noirs, que les jeunes filless’entêtèrent à n’emporter que leurs ombrelles. Lazare seul prit unparapluie. D’ailleurs, il répondait de leur santé, il lesabriterait bien quelque part, si les averses recommençaient.

Pauline et Louise marchaient en avant. Mais, dès la pente raidequi descendait à Bonneville, celle-ci parut faire un faux pas, surla terre détrempée, et Lazare, courant à elle, lui offrit de lasoutenir. Pauline dut les suivre. Sa gaieté du départ était tombée,ses regards soupçonneux remarquaient que le coude de son cousinfrôlait d’une continuelle caresse la taille de Louise. Bientôt,elle ne vit plus que ce contact, tout disparut, et la plage où lespêcheurs du pays attendaient d’un air goguenard, et la mer quimontait, et l’épi déjà blanc d’écume. À l’horizon, grandissait unebarre sombre, une nuée au galop de tempête.

– Diable ! murmura le jeune homme en se retournant,nous allons encore avoir du bouillon… Mais la pluie nous laisserabien le temps de voir, et nous nous sauverons en face, chez lesHoutelard.

La marée, qui avait le vent contre elle, montait avec unelenteur irritante. Sans doute ce vent l’empêcherait d’être aussiforte qu’on l’annonçait. Personne pourtant ne quittait la plage.L’épi, à demi couvert, fonctionnait très bien, coupait les vagues,dont l’eau abattue bouillonnait ensuite jusqu’aux pieds desspectateurs. Mais le triomphe fut la résistance victorieuse despieux. À chaque lame qui les couvrait, charriant les galets dularge, on entendait ces galets tomber et s’amasser de l’autre côtédes planches, comme la décharge brusque d’une charretée decailloux ; et ce mur en train de se bâtir, c’était le succès,la réalisation du rempart promis.

– Je le disais bien ! criait Lazare. Maintenant, vouspouvez tous vous moquer d’elle !

Près de lui, Prouane, qui n’avait pas dessoûlé depuis troisjours, hochait la tête en bégayant :

– Faudra voir ça, quand le vent soufflera d’en haut.

Les autres pêcheurs se taisaient. Mais, à la bouche tordue deCuche et de Houtelard, il était visible qu’ils avaient une médiocreconfiance dans toutes ces manigances. Puis, cette mer qui lesécrasait, ils n’auraient pas voulu la voir battue par ce gringaletde bourgeois. Ils riraient bien le jour où elle lui emporterait sespoutres comme des pailles. Ça pouvait démolir le pays, ça seraitfarce tout de même.

Brusquement, l’averse creva. De grosses gouttes tombaient de lanuée livide, qui avait envahi les trois quarts du ciel.

– Ce n’est rien, attendons encore un instant, répétaitLazare enthousiasmé. Voyez donc, voyez donc, pas un pieu nebouge !

Il avait ouvert son parapluie au-dessus de la tête de Louise.Cette dernière, d’un air de tourterelle frileuse, se serraitdavantage contre lui. Et Pauline, oubliée, les regardait toujours,prise d’une rage sombre, croyant recevoir au visage la chaleur deleur étreinte. La pluie était devenue torrentielle, il se tournatout d’un coup.

– Quoi donc ? cria-t-il. Es-tu folle ?… Ouvre tonombrelle au moins.

Elle était debout, raidie sous ce déluge, qu’elle semblait nepas sentir. Elle répondit d’une voix rauque :

– Laisse-moi tranquille, je suis très bien.

– Oh ! Lazare, je vous en prie, disait Louise désolée,forcez-la donc à venir… Nous tiendrons tous les trois.

Mais Pauline ne daignait même plus refuser, dans son obstinationfarouche. Elle était bien, pourquoi la dérangeait-on ? Et,comme, à bout de supplications, il reprenait :

– C’est imbécile, courons chez Houtelard !

Elle déclara rudement :

– Courez où vous voudrez… Puisqu’on est venu pour voir, moije veux voir.

Les pêcheurs avaient fui. Elle demeurait sous l’averse,immobile, tournée vers les poutres, que les vagues recouvraientcomplètement. Ce spectacle semblait l’absorber, malgré la poussièred’eau où maintenant tout se confondait, une poussière grise quimontait de la mer, criblée par la pluie. Sa robe ruisselante semarquait, aux épaules et aux bras, de larges taches noires. Et ellene consentit à quitter la place que lorsque le vent d’ouest eutemporté le nuage.

Tous trois revinrent en silence. Pas un mot de l’aventure ne futdit à l’oncle ni à la tante. Pauline était allée rapidement changerde linge, pendant que Lazare racontait la réussite complète del’expérience. Le soir, à table, elle fut reprise d’un accès defièvre ; mais elle prétendait ne pas souffrir, malgré la gêneévidente qu’elle éprouvait à avaler chaque bouchée. Même elle finitpar répondre brutalement à Louise, qui s’inquiétait d’un airtendre, et lui demandait sans cesse comment elle se trouvait.

– Vraiment, elle devient insupportable avec son mauvaiscaractère, avait murmuré derrière elle madame Chanteau. C’est à neplus lui adresser la parole.

Cette nuit-là, vers une heure, Lazare fut réveillé par une touxgutturale, d’une sécheresse si douloureuse, qu’il se mit sur sonséant, pour écouter. Il pensa d’abord à sa mère ; puis, commeil tendait toujours l’oreille, la chute brusque d’un corps dont leplancher tremblait, le fit sauter du lit et se vêtir à la hâte. Cene pouvait être que Pauline, le corps semblait être tombé derrièrela cloison. De ses doigts égarés, il cassait les allumettes. Enfin,il put sortir avec son bougeoir, et il eut la surprise de trouverla porte d’en face ouverte. Barrant le seuil, étendue sur le flanc,la jeune fille était là, en chemise, les jambes et les brasnus.

– Qu’est-ce donc ? s’écria-t-il, tu asglissé ?

La pensée qu’elle rôdait pour l’épier encore venait de luitraverser l’esprit. Mais elle ne répondait pas, elle ne bougeaitpas, et il la vit comme assommée, les yeux clos. Sans doute, aumoment où elle allait chercher du secours, un étourdissementl’avait jetée sur le carreau.

– Pauline, réponds-moi, je t’en supplie… Oùsouffres-tu ?

Il s’était baissé, il lui éclairait la face. Très rouge, ellesemblait brûler d’une fièvre intense. Le sentiment instinctif degêne qui le tenait hésitant devant cette nudité de vierge, n’osantla prendre à bras le corps pour la porter sur le lit, céda tout desuite à son inquiétude fraternelle. Il ne la voyait plus ainsidénudée, il la saisit aux reins et aux cuisses, sans avoirseulement conscience de cette peau de femme sur sa poitrined’homme. Et, quand il l’eut recouchée, il la questionna encore,avant même de songer à rabattre les couvertures.

– Mon Dieu ! parle-moi… Tu t’es blesséepeut-être ?

La secousse venait de lui faire ouvrir les yeux. Mais elle neparlait toujours pas, elle le regardait fixement ; et, commeil la pressait davantage, elle porta enfin la main à son cou.

– C’est à la gorge que tu souffres ?

Alors, d’une voix changée, difficile et sifflante, elle dit trèsbas :

– Ne me force pas à parler, je t’en prie… Ça me fait tropde mal.

Et elle fut aussitôt prise d’un accès de toux, cette touxgutturale qu’il avait entendue de sa chambre. Son visage bleuit, ladouleur devint telle, que ses yeux s’emplirent de grosses larmes.Elle portait les deux mains à sa pauvre tête ébranlée, où battaientles marteaux d’une céphalalgie affreuse.

– C’est aujourd’hui que tu as empoigné ça, bégayait-iléperdu. Aussi était-ce raisonnable, malade déjà comme tul’étais !

Mais il s’arrêta, en rencontrant de nouveau ses regardssuppliants.

D’une main tâtonnante, elle cherchait les couvertures. Il larecouvrit jusqu’au menton.

– Veux-tu ouvrir la bouche, pour que je regarde ?

Elle put à peine desserrer les mâchoires. Il avançait la flammede la bougie, il vit avec difficulté l’arrière-gorge, luisante,sèche, d’un rouge vif. C’était évidemment une angine. Seulement,cette fièvre terrible, ce mal de tête effroyable, l’épouvantaientsur la nature de cette angine. La face de la malade exprimait unesensation d’étranglement si pleine d’angoisse, qu’il eut dès lorsla peur folle de la voir étouffer devant lui. Elle n’avalait plus,chaque mouvement de déglutition la secouait tout entière. Un nouvelaccès de toux lui fit encore perdre connaissance. Et il acheva des’affoler, il courut ébranler à coups de poing la porte de labonne.

– Véronique ! Véronique ! lève-toi !…Pauline se meurt.

Lorsque Véronique, effarée, à demi vêtue, entra chezMademoiselle, elle le trouva jurant et se débattant au milieu de lachambre.

– Quel pays de misère ! on y crèverait comme un chien…Plus de deux lieues pour aller chercher du secours !

Il revint vers elle.

– Tâche d’envoyer quelqu’un, qu’on ramène le docteur toutde suite !

Elle s’était approchée du lit, elle regardait la malade, saisiede la voir si rouge, terrifiée dans son affection croissante pourcette enfant, qu’elle avait détestée d’abord.

– J’y vais moi-même, dit-elle simplement. Ce sera plus tôtfait… Madame peut bien allumer le feu, en bas, si vous en avezbesoin.

Et, mal éveillée, elle mit de grosses bottines, s’enveloppa dansun châle ; puis, après avoir averti madame Chanteau, endescendant, elle s’en alla à grandes enjambées, le long de la routeboueuse. Deux heures sonnaient à l’église, la nuit était si noire,qu’elle butait contre les tas de pierres.

– Qu’est-ce donc ? demanda madame Chanteau,lorsqu’elle monta.

Lazare répondait à peine. Il venait de fouiller violemmentl’armoire, pour retrouver ses anciens livres de médecine ; et,penché devant la commode, feuilletant les pages de ses doigtstremblants, il essayait de se rappeler ses cours d’autrefois. Maistout se brouillait, se confondait, il retournait sans cesse à latable des matières, ne trouvant plus rien.

– Ce n’est sans doute qu’une forte migraine, répétaitmadame Chanteau, qui s’était assise. Le mieux serait de la laisserdormir.

Alors, il éclata.

– Une migraine ! une migraine !… Écoute, maman,tu m’agaces, à rester là tranquille. Descends faire chauffer del’eau.

– Il est inutile de déranger Louise, n’est-ce pas ?demanda-t-elle encore.

– Oui, oui, complètement inutile… Je n’ai besoin depersonne. J’appellerai.

Quand il fut seul, il revint prendre la main de Pauline, pourcompter les pulsations. Il en compta cent quinze. Et il sentitcette main brûlante qui serrait longuement la sienne. La jeunefille, dont les paupières lourdes restaient fermées, mettait dansson étreinte un remerciement et un pardon. Si elle ne pouvaitsourire, elle voulait lui faire comprendre qu’elle avait entendu,qu’elle était bien touchée de le savoir là, seul avec elle, nepensant plus à une autre. D’habitude, il avait l’horreur de lasouffrance, il se sauvait à la moindre indisposition des siens, enmauvais garde-malade, si peu sûr de ses nerfs, disait-il, qu’ilcraignait d’éclater en sanglots. Aussi éprouvait-elle une surprisepleine de gratitude, à le voir se dévouer de la sorte. Lui-mêmen’aurait pu dire quelle chaleur le soulevait, quel besoin de s’enfier uniquement à lui, pour la soulager. La pression ardente decette petite main le bouleversa, il voulut lui donner ducourage.

– Ce n’est rien, ma chérie. J’attends Cazenove… Surtout nete fais pas peur.

Elle resta les yeux clos, et elle murmura péniblement :

– Oh ! je n’ai pas peur… Ça te dérange, c’est ce quime fait de la peine.

Puis, à voix plus basse encore, d’une légèreté desouffle :

– Hein ? tu me pardonnes… J’ai été vilaine,aujourd’hui.

Il s’était penché, pour la baiser au front, comme sa femme. Etil s’écarta, car les larmes l’étouffaient. L’idée lui venait depréparer au moins une potion calmante, en attendant le médecin. Lapetite pharmacie de la jeune fille était là, dans un étroitplacard. Seulement, il craignait de se tromper, il l’interrogea surles flacons, finit par verser quelques gouttes de morphine dans unverre d’eau sucrée. Lorsqu’elle en avalait une cuillerée, ladouleur était si vive, qu’il hésitait chaque fois à lui en donnerune autre. Ce fut tout, il se sentait impuissant à essayerdavantage. Son attente devenait horrible. Quand il ne pouvait plusla voir souffrir, les jambes cassées d’être debout devant le lit,il rouvrait ses livres, croyant qu’il allait enfin trouver le caset le remède. Était-ce donc une angine couenneuse ? pourtant,il n’avait pas remarqué de fausses membranes sur les piliers duvoile du palais ; et il s’entêtait dans la lecture de ladescription et du traitement de l’angine couenneuse, perdu au filde longues phrases dont le sens lui échappait, appliqué à épelerles détails inutiles, comme un enfant qui apprend de mémoire uneleçon obscure. Puis, un soupir le ramenait près du lit, frémissant,la tête bourdonnante de mots scientifiques, dont les syllabes rudesredoublaient son anxiété.

– Eh bien ? demanda madame Chanteau, qui étaitremontée doucement.

– Toujours la même chose, répondit-il.

Et, s’emportant :

– C’est épouvantable, ce médecin… On aurait le temps demourir vingt fois.

Les portes étant restées ouvertes, Mathieu, qui couchait sous latable de la cuisine, venait de monter l’escalier, par cette maniequ’il avait de suivre les gens dans toutes les pièces de la maison.Ses grosses pattes faisaient sur le carreau le bruit de vieuxchaussons de laine. Il était très gai de cette équipée de nuit, ilvoulut sauter près de Pauline, se lança après sa queue, en bêteinconsciente du deuil de ses maîtres. Et Lazare, exaspéré de cettejoie inopportune, lui allongea un coup de pied.

– Va-t-en ou je t’étrangle !… Tu ne vois donc pas,imbécile !

Le chien, saisi d’être battu, flairant l’air comme s’il eûtcompris tout d’un coup, alla se coucher humblement sous le lit.Mais cette brutalité avait indigné madame Chanteau. Sans attendre,elle redescendit à la cuisine, en disant d’une voixsèche :

– Quand tu voudras… L’eau va être chaude.

Lazare l’entendit, dans l’escalier, gronder que c’étaitrévoltant de frapper ainsi une bête, qu’il finirait par la battreelle-même, si elle restait là. Lui qui, d’habitude, était auxgenoux de sa mère, eut derrière elle un geste de folle irritation.À chaque minute, il retournait jeter un coup d’œil sur Pauline.Maintenant, écrasée par la fièvre, elle semblait anéantie ; etil n’y avait plus d’elle, dans le silence frissonnant de la pièce,que le raclement de son haleine, qui semblait se changer en un râled’agonisante. La peur le reprit, irraisonnée, absurde : elleallait sûrement étrangler, si les secours n’arrivaient pas. Ilpiétinait d’un bout à l’autre de la chambre, consultait sans cessela pendule. À peine trois heures, Véronique n’était pas encore chezle médecin. Le long de la route d’Arromanches, il la suivait dansla nuit noire : elle avait dépassé le bois de chênes, ellearrivait au petit pont, elle gagnerait cinq minutes en descendantla côte à la course. Alors, un besoin violent de savoir lui fitouvrir la fenêtre, bien qu’il ne pût rien distinguer, dans cetabîme de ténèbres. Une seule lumière brûlait au fond de Bonneville,sans doute la lanterne d’un pêcheur allant en mer. C’était d’unetristesse lugubre, un abandon immense où il croyait sentir toutevie rouler et s’éteindre. Il ferma la fenêtre, puis la rouvrit pourla refermer bientôt. La notion du temps finissait par lui échapper,il s’étonna d’entendre sonner trois heures. À présent, le docteuravait fait atteler, le cabriolet filait sur le chemin, trouantl’ombre de son œil jaune. Et Lazare était si hébété d’impatience,devant la suffocation croissante de la malade, qu’il s’éveillacomme en sursaut, lorsque, vers quatre heures, un bruit rapide depas vint de l’escalier.

– Enfin, c’est vous ! cria-t-il.

Le docteur Cazenove fit tout de suite allumer une secondebougie, pour examiner Pauline. Lazare en tenait une, tandis queVéronique, dépeignée par le vent, crottée jusqu’à la taille,approchait l’autre, au chevet du lit. Madame Chanteau regardait. Lamalade, somnolente, ne put ouvrir la bouche sans jeter desplaintes. Quand il l’eut recouchée doucement, le docteur, trèsinquiet à son entrée, revint au milieu de la chambre, d’un air plustranquille.

– Cette Véronique m’a fait une belle peur !murmura-t-il. D’après les choses extravagantes qu’elle meracontait, j’ai cru à un empoisonnement… Vous voyez, je m’étaisbourré les poches de drogues.

– C’est une angine, n’est-ce pas ? demanda Lazare.

– Oui, une simple angine… Il n’y a pas de dangerimmédiat.

Madame Chanteau eut un geste triomphant, pour dire qu’elle lesavait bien.

– Pas de danger immédiat, répéta Lazare, repris de crainte,est-ce que vous redoutez des complications ?

– Non, répondit le médecin après avoir hésité ; mais,avec ces diables de maux de gorge, on ne sait jamais.

Et il avoua qu’il n’y avait rien à faire. Il désirait attendrele lendemain, avant de saigner la malade. Puis, comme le jeunehomme le suppliait de tenter au moins de la soulager, il voulutbien essayer des sinapismes. Véronique monta une cuvette d’eauchaude, le médecin posa lui-même les feuilles mouillées, en lesfaisant glisser le long des jambes, depuis les genoux jusqu’auxchevilles. Ce ne fut qu’une souffrance de plus, la fièvrepersistait, la céphalalgie devenait insupportable. Des gargarismesémollients se trouvaient aussi indiqués, et madame Chanteau préparaune décoction de feuilles de ronces, qu’il fallut abandonner dès lapremière tentative, tellement la douleur rendait impossible toutmouvement de la gorge. Il était près de six heures, le jour selevait, lorsque le médecin se retira.

– Je reviendrai vers midi, dit-il à Lazare dans lecorridor. Tranquillisez-vous… Il n’y a que de la souffrance.

– N’est-ce donc rien, la souffrance ! cria le jeunehomme que le mal indignait. On ne devrait pas souffrir.

Cazenove le regarda, puis leva les bras au ciel, devant uneprétention si extraordinaire.

Lorsque Lazare revint dans la chambre, il envoya sa mère etVéronique se coucher un instant : lui, n’aurait pu dormir. Etil vit le jour se lever dans la pièce en désordre, cette aubelugubre des nuits d’agonie. Le front contre une vitre, il regardaitdésespérément le ciel livide, lorsqu’un bruit lui fit tourner latête. Il croyait que Pauline se levait. C’était Mathieu, oublié detous, qui avait enfin quitté le dessous du lit, pour s’approcher dela jeune fille, dont une main pendait hors des couvertures. Lechien léchait cette main avec tant de douceur, que Lazare, trèsému, le prit par le cou, en disant :

– Tu vois, mon pauvre gros, la maîtresse est malade… Maisce ne sera rien, va ! Nous irons encore galoper tous lestrois.

Pauline avait ouvert les yeux, et malgré la contractiondouloureuse de sa face, elle souriait.

Alors, commença l’existence d’angoisses, le cauchemar que l’onvit dans la chambre d’un malade. Lazare, cédant à un sentimentd’affection sauvage, en chassait tout le monde ; c’était àpeine s’il laissait sa mère et Louise entrer le matin, pour prendredes nouvelles, et il n’admettait que Véronique, chez laquelle ilsentait une tendresse véritable. Les premiers jours, madameChanteau avait voulu lui faire comprendre l’inconvenance de cessoins donnés par un homme à une jeune fille ; mais il s’étaitrécrié, est-ce qu’il n’était pas son mari ? puis, les médecinssoignaient bien les femmes. Entre eux, il n’y avait, en effet,aucune gêne pudique. La souffrance, la mort prochaine peut-être,emportaient les sens. Il lui rendait tous les petits services, lalevait, la recouchait, en frère apitoyé qui ne voyait de ce corpsdésirable que la fièvre dont il frissonnait. C’était comme leprolongement de leur enfance bien portante, ils retournaient à lanudité chaste de leurs premiers bains, lorsqu’il la traitait engamine. Le monde disparaissait, rien n’existait plus, rien que lapotion à boire, le mieux annoncé attendu vainement d’heure enheure, les détails bas de la vie animale prenant soudain uneimportance énorme, décidant de la joie ou de la tristesse desjournées. Et les nuits suivaient les jours, l’existence de Lazareétait comme balancée au-dessus du vide, avec la peur, à chaqueminute, d’une chute dans le noir.

Tous les matins, le docteur Cazenove visitait Pauline ;même, il revenait parfois le soir, après son dîner. Dès la secondevisite, il s’était décidé à une saignée copieuse. Mais la fièvre,un instant coupée, avait reparu. Deux jours se passèrent, il étaitvisiblement préoccupé, ne comprenant pas cette ténacité du mal.Comme la jeune fille éprouvait une peine de plus en plus grande àouvrir la bouche, il ne pouvait examiner l’arrière-gorge, qui luiapparaissait gonflée et d’une rougeur livide. Enfin, Pauline seplaignant d’une tension croissante dont son cou semblait éclater,le docteur dit un matin à Lazare :

– Je soupçonne un phlegmon.

Le jeune homme l’emmena dans sa chambre. Il avait relu justementla veille, en feuilletant son ancien manuel de pathologie, lespages sur les abcès rétropharyngiens, qui font saillie dansl’œsophage, et qui peuvent amener la mort par suffocation, encomprimant la trachée. Très pâle, il demanda :

– Alors, elle est perdue ?

– J’espère que non, répondit le médecin. Il faut voir.

Mais lui-même ne cachait plus son inquiétude. Il confessait sonimpuissance à peu près complète, dans le cas qui se présentait.Comment aller chercher un abcès au fond de cette bouchecontractée ? et, du reste, l’ouvrir trop tôt présentait desinconvénients graves. Le mieux était d’en abandonner la terminaisonà la nature, ce qui serait très long et très douloureux.

– Je ne suis pas le bon Dieu ! criait-il, lorsqueLazare lui reprochait l’inutilité de sa science.

La tendresse que le docteur Cazenove éprouvait pour Pauline setraduisait chez lui par un redoublement de brusquerie fanfaronne.Ce grand vieillard, sec comme une tige d’églantier, venait d’êtretouché au cœur.

Pendant plus de trente années, il avait battu le monde, passantde vaisseau en vaisseau, faisant le service d’hôpital aux quatrecoins de nos colonies ; il avait soigné les épidémies du bord,les maladies monstrueuses des tropiques, l’éléphantiasis à Cayenne,les piqûres de serpent dans l’Inde ; il avait tué des hommesde toutes les couleurs, étudié les poisons sur des Chinois, risquédes nègres dans des expériences délicates de vivisection. Et,aujourd’hui, cette petite fille, avec son bobo à la gorge, leretournait au point qu’il ne dormait plus ; ses mains de fertremblaient, son habitude de la mort défaillait, à la crainte d’uneissue fatale. Aussi, voulant cacher cette émotion indigne,tâchait-il d’affecter le mépris de la souffrance. On naissait poursouffrir, à quoi bon s’en émouvoir ?

Chaque matin, Lazare lui disait :

– Essayez quelque chose, docteur, je vous en supplie… C’estaffreux, elle ne peut même plus s’assoupir un instant. Toute lanuit, elle a crié.

– Mais, tonnerre de Dieu ! ce n’est pas ma faute,finissait-il par répondre, exaspéré. Je ne puis pourtant pas luicouper le cou, histoire de la guérir.

Le jeune homme se fâchait à son tour.

– Alors, la médecine ne sert à rien.

– À rien du tout, lorsque la machine se détraque… Laquinine coupe la fièvre, une purge agit sur les intestins, on doitsaigner un apoplectique… Et, pour le reste, c’est au petit bonheur.Il faut s’en remettre à la nature.

C’étaient là des cris arrachés par la colère de ne savoircomment agir. D’habitude, il n’osait nier la médecine si carrément,tout en ayant trop pratiqué pour ne pas être sceptique et modeste.Il perdait des heures entières, assis près du lit, à étudier lamalade ; et il repartait sans même laisser une ordonnance, lespoings liés, ne pouvant qu’assister à l’entier développement de cetabcès, qui, pour une ligne de moins ou une ligne de plus, allaitêtre la vie ou la mort.

Lazare se traîna huit jours entiers, dans des transes terribles.Lui aussi, attendait de minute en minute l’arrêt de la nature. Àchaque respiration pénible, il croyait que tout finissait. Lephlegmon se matérialisait en une image vive, il le voyait énorme,barrant la trachée ; encore un peu de gonflement, l’air nepasserait plus. Ses deux années de médecine mal digéréesredoublaient son effroi. Et c’était surtout la douleur qui lejetait hors de lui, dans une révolte nerveuse, une protestationaffolée contre l’existence. Pourquoi cette abomination de ladouleur ? n’était-ce pas monstrueusement inutile, cetenaillement des chairs, ces muscles brûlés et tordus, lorsque lemal s’attaquait à un pauvre corps de fille, d’une blancheur sidélicate ? Une obsession du mal le ramenait sans cesse près dulit. Il l’interrogeait, au risque de la fatiguer :souffrait-elle davantage ? où était-ce maintenant ?Parfois, elle lui prenait la main, la posait sur son cou :c’était là, comme un poids intolérable, une boule de plomb ardente,qui battait à l’étouffer. La migraine ne la quittait pas, elle nesavait de quelle façon poser la tête, torturée parl’insomnie ; depuis dix jours que la fièvre la secouait, ellen’avait pas dormi deux heures. Un soir, pour comble de misère, desmaux d’oreilles atroces s’étaient déclarés ; et, dans cescrises, elle perdait connaissance, il lui semblait qu’on luibroyait les os des mâchoires. Mais elle n’avouait pas tout cemartyre à Lazare, elle montrait un beau courage, car elle lesentait presque aussi malade qu’elle, le sang brûlé de sa fièvre,la gorge étranglée de son abcès. Souvent même elle mentait, ellearrivait à sourire, au moment des plus vives angoisses : çadevenait sourd, disait-elle, et elle l’engageait à se reposer unpeu. Le pis était qu’elle ne pouvait plus avaler sa salive sansjeter un cri, tellement son arrière-gorge se trouvait tuméfiée.Lazare se réveillait en sursaut : ça recommençait donc ?De nouveau, il la questionnait, il voulait savoir à quelendroit ; tandis que la face douloureuse, les yeux clos, elleluttait encore pour le tromper, en balbutiant que ce n’était rien,quelque chose qui l’avait chatouillée, simplement.

– Dors, ne te dérange pas… je vais dormir aussi.

Le soir, elle jouait cette comédie du sommeil, pour qu’il secouchât. Mais il s’entêtait à veiller près d’elle, dans unfauteuil. Les nuits étaient si mauvaises, qu’il ne voyait plustomber le jour sans une terreur superstitieuse. Est-ce que lesoleil reparaîtrait jamais ?

Une nuit, Lazare, assis contre le lit même, tenait dans sa mainla main de Pauline, comme il le faisait souvent, pour dire qu’ilrestait là, qu’il ne l’abandonnait pas. Le docteur Cazenove étaitparti à dix heures, furieux, ne répondant plus de rien. Jusqu’à cemoment, le jeune homme avait eu la consolation de croire qu’elle nese voyait pas en danger. Autour d’elle, on parlait d’une simpleinflammation de la gorge, très douloureuse, mais qui passeraitaussi aisément qu’un rhume de cerveau. Elle-même semblaittranquille, le visage brave, toujours gaie, malgré la souffrance.Quand on faisait des projets, en causant de sa convalescence, ellesouriait. Et, cette nuit-là encore, elle venait d’écouter Lazarearranger, pour sa première sortie, une promenade sur la plage.Puis, le silence était tombé, elle paraissait dormir, lorsqu’ellemurmura d’une voix distincte, au bout d’un grand quartd’heure :

– Mon pauvre ami, je crois que tu épouseras une autrefemme.

Il resta saisi, un petit frisson lui glaçait la nuque.

– Comment ça ? demanda-t-il.

Elle avait ouvert les yeux, elle le regardait de son air derésignation courageuse.

– Va, je sais bien ce que j’ai… Et j’aime mieux savoir,pour vous embrasser tous au moins.

Alors, Lazare se fâcha : c’était fou, des idéespareilles ! avant une semaine, elle serait sur pied ! Illui lâcha la main, il se sauva dans sa chambre sous un prétexte,car les sanglots l’étranglaient. Là, dans l’obscurité, ils’abandonna, tombé en travers du lit, où il ne couchait plus. Unecertitude affreuse lui avait serré le cœur tout d’un coup :Pauline allait mourir, peut-être ne passerait-elle pas la nuit. Etl’idée qu’elle le savait, que son silence jusque-là était unebravoure de femme ménageant dans la mort même la sensibilité desautres, achevait de le désespérer. Elle le savait, elle verraitvenir l’agonie, et il serait là, impuissant. Déjà, il se croyaitaux derniers adieux, la scène se déroulait avec des détailslamentables, sur les ténèbres de la chambre. C’était la fin detout, il prit l’oreiller entre ses bras convulsifs, il y enfonça latête, pour étouffer le hoquet de ses larmes.

Cependant, la nuit se termina sans catastrophe. Deux journéespassèrent encore. Mais, à présent, il y avait entre eux un nouveaulien, la mort toujours présente. Elle ne faisait plus aucuneallusion à la gravité de son état, elle trouvait la force desourire ; lui-même parvenait à feindre une tranquillitéparfaite, un espoir de la voir se lever d’une heure àl’autre ; et, pourtant, chez elle comme chez lui, tout sedisait adieu, continuellement, dans la caresse plus longue de leursregards qui se rencontraient. La nuit surtout, lorsqu’il veillaitprès d’elle, ils finissaient l’un et l’autre par s’entendre penser,la menace de l’éternelle séparation attendrissait jusqu’à leursilence. Rien n’était d’une douceur si cruelle, jamais ilsn’avaient senti leurs êtres se confondre à ce point.

Lazare, un matin, au lever du soleil, s’étonna du calme oùl’idée de la mort le laissait. Il tâcha de se rappeler lesdates : depuis le jour où Pauline était tombée malade, iln’avait pas une seule fois senti, de son crâne à ses talons, passerl’horreur froide de ne plus être. S’il tremblait de perdre sacompagne, c’était une autre épouvante, où il n’entrait rien de ladestruction de son moi. Le cœur saignait en lui, mais il semblaitque cette bataille, livrée à la mort, l’égalait à elle, lui donnaitle courage de la regarder en face. Peut-être aussi n’y avait-il quede la fatigue et de l’hébétement, dans le sommeil qui engourdissaitsa peur. Il ferma les yeux pour ne pas voir le soleil grandir, ilvoulut retrouver son frisson d’angoisse, en s’excitant à lacrainte, en se répétant que lui aussi mourrait un jour : rienne répondit, cela lui était devenu indifférent, les choses avaientpris une légèreté singulière. Son pessimisme même sombrait devantce lit de douleur ; au lieu de l’enfoncer dans la haine dumonde, sa révolte contre la douleur n’était que le désir ardent dela santé, l’amour exaspéré de la vie. Il ne parlait plus de fairesauter la terre comme une vieille construction inhabitable ;la seule image qui le hantait, était Pauline bien portante, s’enallant à son bras, sous un gai soleil ; et il n’avait qu’unbesoin, l’emmener encore, rieuse, le pied solide, par les sentiersoù ils avaient passé.

Ce fut ce jour-là que Lazare crut la mort venue. Dès huitheures, la malade se trouva prise de nausées, chaque effortdéterminait une crise d’étouffement très inquiétante. Bientôt desfrissons parurent, elle était secouée d’un tremblement tel qu’onentendait claquer ses dents. Terrifié, Lazare cria par la fenêtred’envoyer un gamin à Arromanches, bien qu’il attendît le docteurvers onze heures, comme d’habitude. La maison était plongée dans unsilence morne, un vide s’y faisait, depuis que Pauline ne l’animaitplus de son activité vibrante. Chanteau passait les journées enbas, silencieux, les regards sur ses jambes, avec la peur d’unaccès, pendant que personne n’était là pour le soigner ;madame Chanteau forçait Louise à sortir, toutes deux vivaientdehors, rapprochées, très intimes maintenant ; et il n’y avaitque le pas lourd de Véronique, montant et descendant sans cesse,qui troublait la paix de l’escalier et des pièces vides. Troisfois, Lazare était allé se pencher sur la rampe, impatient desavoir si la bonne avait pu décider quelqu’un à faire la course. Ilvenait de rentrer, il regardait la malade un peu plus calme,lorsque la porte, laissée entrouverte, craqua légèrement.

– Eh bien, Véronique ?

Mais c’était sa mère. Ce matin-là, elle devait mener Louise chezdes amis, du côté de Verchemont.

– Le petit Cuche est parti tout de suite, répondit-elle. Ila de bonnes jambes.

Puis, après un silence, elle demanda :

– Ça ne va donc pas mieux ?

D’un geste désespéré, Lazare, sans une parole, lui montraPauline immobile, comme morte, le visage baigné d’une sueurfroide.

– Alors, nous n’irons pas à Verchemont, continua-t-elle.Est-ce tenace, ces maladies où l’on ne comprend rien ?… Lapauvre enfant est vraiment bien éprouvée.

Elle s’était assise, elle dévida des phrases, de la même voixbasse et monotone.

– Nous qui voulions nous mettre en route à septheures ! C’est une chance que Louise ne se soit pas réveilléeassez tôt… Et tout qui tombe ce matin ! on dirait qu’ils lefont exprès. L’épicier d’Arromanches a passé avec sa note, j’ai dûle payer. Maintenant, il y a en bas le boulanger… Encore un mois dequarante francs de pain ! Je ne peux pas m’imaginer ou çapasse…

Lazare ne l’écoutait pas, absorbé tout entier par la crainte devoir reparaître le frisson. Mais le bruit sourd de ce flot deparoles l’irritait. Il tâcha de la renvoyer.

– Tu donneras à Véronique deux serviettes, pour qu’elle meles monte.

– Naturellement, il faut le payer, ce boulanger,poursuivit-elle, comme si elle n’avait pas entendu. Il m’a parlé,on ne peut lui raconter que je suis sortie… Ah ! j’en aiassez, de la maison ! Ça devient trop lourd, je finirai partout planter là… Si Pauline seulement n’allait pas si mal, ellenous avancerait les quatre-vingt-dix francs de sa pension. Noussommes au vingt, ça ne ferait jamais que dix jours… La pauvrepetite paraît bien faible…

D’un mouvement brusque, Lazare se tourna.

– Quoi ? qu’est-ce que tu veux ?

– Tu ne sais pas où elle met son argent ?

– Non.

– Ça doit être dans sa commode… Si tu regardais.

Il refusa d’un geste exaspéré. Ses mains tremblaient.

– Je t’en prie, maman… Par pitié, laissez-moi.

Ces quelques phrases étaient chuchotées rapidement, au fond dela chambre. Un silence pénible se faisait, lorsqu’une voix légères’éleva du lit.

– Lazare, prends la clef sous mon oreiller, donne à matante ce qu’elle voudra.

Tous deux restèrent saisis. Lui, protestait, ne voulait pasfouiller dans la commode. Mais il dut céder, pour ne pointtourmenter Pauline. Lorsqu’il eut remis un billet de cent francs àsa mère, et qu’il revint glisser la clef sous l’oreiller, il trouvala malade en proie à un nouveau frisson, qui la secouait comme unjeune arbre, près de se rompre. Et deux grosses larmes coulaientsur ses joues, de ses pauvres yeux fermés.

Le docteur Cazenove ne parut qu’à son heure habituelle. Iln’avait pas même vu le petit Cuche, qui polissonnait sans doutedans les fossés. Dès qu’il eut écouté Lazare et jeté un coup d’œilsur Pauline, il cria :

– Elle est sauvée !

Ces nausées, ces frissons terribles étaient simplement lesindices que l’abcès perçait enfin. On n’avait plus à craindre lasuffocation, désormais le mal allait se résoudre de lui-même. Lajoie fut grande, Lazare accompagna le docteur, et comme Martin,l’ancien matelot resté au service de ce dernier, avec sa jambe debois, buvait un verre de vin dans la cuisine, tout le monde vouluttrinquer. Madame Chanteau et Louise prirent du brou de noix.

– Je n’ai jamais été sérieusement inquiète, disait lapremière. Je sentais que ça ne serait rien.

– N’empêche que la chère enfant en a vu de grises !répliquait Véronique. Vrai ! on me donnerait cent sous que jene serais pas si contente.

À ce moment, l’abbé Horteur entra. Il venait chercher desnouvelles, et il accepta une goutte de liqueur, pour faire commetout le monde. Chaque jour, il s’était ainsi présenté, en bonvoisin ; car, dès la première visite, Lazare lui ayantsignifié qu’il ne le laisserait pas voir la malade, de peur del’effrayer, le prêtre avait répondu tranquillement qu’il comprenaitça. Il se contentait de dire ses messes à l’intention de cettepauvre demoiselle. Chanteau, en trinquant avec lui, le loua de satolérance.

– Vous voyez bien qu’elle s’en est tirée sans orémus.

– Chacun se sauve comme il l’entend, déclara le curé d’unton sentencieux, en achevant de vider son verre.

Quand le docteur fut parti, Louise voulut monter embrasserPauline. Celle-ci souffrait encore atrocement, mais il semblait quela souffrance ne comptât plus. Lazare lui criait gaiement deprendre courage ; et il cessait de feindre, il exagérait mêmele danger passé, en lui racontant qu’il avait cru trois fois latenir morte entre ses bras. Elle, cependant, ne témoignait pas sihaut sa joie d’être sauvée. Mais elle était pénétrée de la douceurde vivre, après avoir eu le courage de s’habituer à la mort. Desattendrissements passaient sur son visage douloureux, elle luiavait serré la main, en murmurant avec un sourire :

– Allons, mon ami, tu ne peux l’échapper : je serai tafemme.

Enfin, la convalescence commença par de grands sommeils. Elledormait des journées entières, très calmes, l’haleine douce, dansun néant réparateur. La Minouche, qu’on avait chassée de lachambre, aux heures énervées de la maladie, profitait de cette paixpour s’y glisser ; elle sautait légèrement sur le lit, secouchait vite en rond contre le flanc de sa maîtresse, passait làelle aussi les journées, à jouir de la tiédeur des draps ;parfois, elle y faisait d’interminables toilettes, s’usant le poilà coups de langue, mais d’un mouvement si souple, que la malade nela sentait même pas remuer. Pendant ce temps, Mathieu, admiségalement dans la chambre, ronflait comme un homme, en travers dela descente de lit.

Un des premiers caprices de Pauline fut, le samedi suivant, defaire monter ses petits amis du village. On commençait à luipermettre les œufs à la coque, après la diète sévère qu’elle venaitde garder pendant trois semaines. Elle put recevoir les enfants,assise, toujours très faible. Lazare avait dû fouiller de nouveaudans la commode, pour lui remettre des pièces de cent sous. Mais,lorsqu’elle eut questionné ses pauvres, et qu’elle se fut entêtée àrégler avec eux ce qu’elle appelait ses comptes en retard, elleéprouva une telle lassitude, qu’il fallut la recoucher sansconnaissance. Elle s’intéressait également à l’épi et auxpalissades, demandait chaque jour s’ils tenaient bon. Des poutresavaient déjà faibli, son cousin lui mentait, en ne parlant que dedeux ou trois planches déclouées. Un matin, restée seule, elles’était échappée des draps, voulant voir la marée haute battre auloin les charpentes ; et, cette fois encore, ses forcesrenaissantes l’avaient trahie, elle serait tombée si Véroniquen’était entrée à temps, pour la recevoir dans ses bras.

– Méfie-toi ! je t’attache, si tu n’es pas sage,répétait Lazare en plaisantant.

Lui, s’obstinait toujours à la veiller ; mais, brisé defatigue, il s’endormait dans son fauteuil. D’abord, il avait goûtédes joies vives, à la regarder boire ses premiers bouillons. Cettesanté qui revenait dans ce corps jeune, était une chose exquise, unrenouveau de l’existence, où lui-même se sentait revivre. Puis,l’habitude de la santé l’avait repris, il cessait de s’en réjouircomme d’un bienfait inespéré, depuis que la douleur n’était pluslà. Et un hébétement seul lui restait, une détente nerveuse aprèsla lutte, l’idée confuse que le vide de tout recommençait.

Une nuit, Lazare dormait profondément, lorsque Paulinel’entendit s’éveiller avec un soupir d’angoisse. Elle le voyait, àla faible clarté de la veilleuse, la face épouvantée, les yeuxélargis d’horreur, les mains jointes dans un geste de supplication.Il balbutiait des mots entrecoupés.

– Mon Dieu !… mon Dieu !

Inquiète, elle s’était penchée vivement.

– Qu’as-tu donc, Lazare ?… Souffres-tu ?

Cette voix le fit tressaillir. On le voyait donc ? Ildemeura gêné, ne finit par trouver qu’un mensonge maladroit.

– Mais je n’ai rien… C’est toi qui te plaignais tout àl’heure.

La peur de la mort venait de reparaître dans son sommeil, unepeur sans cause, comme sortie du néant lui-même, une peur dont lesouffle glacé l’avait éveillé d’un grand frisson. Mon Dieu !il faudrait mourir un jour ! Cela montait, l’étouffait, tandisque Pauline, qui avait reposé la tête sur l’oreiller, le regardaitde son air de compassion maternelle.

Chapitre 5

 

Chaque soir, dans la salle à manger, lorsque Véronique avaitenlevé la nappe, la même conversation recommençait entre madameChanteau et Louise, tandis que Chanteau, absorbé par la lecture deson journal, se contentait de répondre d’un mot aux rares questionsde sa femme. Durant les quinze jours où Lazare avait cru Pauline endanger, il n’était même pas descendu pour se mettre à table ;maintenant, il dînait en bas, mais dès le dessert, il remontaitprès de la convalescente ; et il était à peine dansl’escalier, que madame Chanteau reprenait ses plaintes de laveille.

D’abord, elle se faisait tendre.

– Pauvre enfant, il s’épuise… Ce n’est pas raisonnablevraiment de risquer ainsi sa santé. Voici trois semaines qu’il nedort plus… Il a encore pâli depuis hier.

Et elle plaignait aussi Pauline : la chère petite souffraitbeaucoup, on ne pouvait passer une minute en haut, sans avoir lecœur retourné. Mais, peu à peu, elle en venait au dérangement quecette malade causait dans la maison, tout restait en l’air,impossible de manger quelque chose de chaud, c’était à ne plussavoir si l’on vivait. Là, elle s’interrompait pour demander à sonmari :

– Véronique a-t-elle seulement songé à ton eau deguimauve ?

– Oui, oui, répondait-il par-dessus son journal.

– Alors, elle baissait la voix, en s’adressant àLouise.

– C’est drôle, cette malheureuse Pauline ne nous a jamaisporté bonheur. Et dire que des gens la croient notre bonange ! Va, je sais les commérages qui courent… À Caen,n’est-ce pas ? Louisette, on raconte qu’elle nous a enrichis.Ah ! oui, enrichis !… Tu peux être franche, je me moquebien des mauvaises langues !

– Mon Dieu ! on cause sur vous comme sur tout lemonde, murmurait la jeune fille. Le mois dernier, j’ai encore remisà sa place la femme d’un notaire qui parlait de ça, sans enconnaître le premier mot… Vous n’empêcherez pas les gens deparler.

Dès ce moment, madame Chanteau ne se retenait plus. Oui, ilsétaient les victimes de leur bon cœur. Est-ce qu’ils avaient eubesoin de quelqu’un pour vivre, avant l’arrivée de Pauline ?Où serait-elle à présent, dans quel coin du pavé de Paris, s’ilsn’avaient pas consenti à la prendre ? Et l’on était bien venu,en vérité, de causer de son argent : un argent dont eux,personnellement, n’avaient eu qu’à souffrir ; un argent quisemblait avoir apporté la ruine dans la maison. Car, enfin, lesfaits parlaient assez haut : jamais son fils ne se seraitembarqué dans cette stupide exploitation des algues, jamais iln’aurait perdu son temps à vouloir empêcher la mer d’écraserBonneville, sans cette Pauline de malheur qui lui tournait la tête.Tant pis pour elle, si elle y avait laissé des sous ! lui, lepauvre garçon, y avait bien laissé de sa santé et de sonavenir ! Madame Chanteau ne tarissait pas en rancune contreles cent cinquante mille francs dont son secrétaire gardait lafièvre. C’étaient les grosses sommes englouties, les petites sommesprises encore chaque jour et agrandissant le trou, qui la jetaientainsi hors d’elle, comme si elle sentait là le ferment mauvais, oùs’était décomposée son honnêteté. Aujourd’hui, la décompositionétait faite, elle exécrait Pauline, de tout l’argent qu’elle luidevait.

– Que veux-tu qu’on dise à une entêtée de cetteespèce ? continuait elle. Elle est horriblement avare au fond,et c’est le gaspillage en personne. Elle jettera douze mille francsà la mer pour ces pêcheurs de Bonneville qui se moquent de nous,elle nourrira la marmaille pouilleuse du pays, et je tremble,parole d’honneur ! quand j’ai quarante sous à lui demander.Arrange cela… Elle a un cœur de roc, avec son air de tout donneraux autres.

Souvent, Véronique entrait, promenant la vaisselle ou apportantle thé ; et elle s’attardait, elle écoutait, se permettaitmême parfois d’intervenir.

– Mademoiselle Pauline, un cœur de roc ! oh !Madame peut-elle dire ça !

D’un regard sévère, madame Chanteau lui imposait silence. Puis,les coudes sur la table, elle entrait dans des calculs compliqués,comme se parlant à elle-même.

– Je ne l’ai plus à garder, son argent, Dieu merci !mais je serais curieuse de savoir ce qu’il lui en reste. Passoixante-dix mille francs, je le jurerais… Dame ! comptons unpeu : trois mille déjà pour l’essai des charpentes, et deuxcents francs au moins d’aumônes chaque mois, et lesquatre-vingt-dix francs de sa pension, ici. Ça va vite… Veux-tuparier, Louisette, qu’elle se ruinera ? Oui, tu la verras surla paille… Et, si elle se ruine, qui voudra d’elle, commentfera-t-elle pour vivre ?

Véronique, du coup, ne pouvait se contenir.

– J’espère bien que Madame ne la mettrait pas à laporte.

– Hein ! quoi ? reprenait furieusement samaîtresse, que vient-elle nous chanter, celle-là ?… Il n’estbien sûr pas question de mettre quelqu’un à la porte. Jamais jen’ai mis personne à la porte… Je dis que, lorsqu’on a hérité d’unefortune, rien ne me paraît plus sot que de la gâcher et de retomberà la charge des autres… Va donc voir dans ta cuisine si j’y suis,ma fille !

La bonne s’en allait, en mâchant de sourdes protestations. Et ilse faisait un silence, pendant que Louise servait le thé. Onn’entendait plus que le petit craquement du journal, dont Chanteaulisait jusqu’aux annonces. Parfois, ce dernier échangeait quelquesmots avec la jeune fille.

– Va, tu peux ajouter un morceau de sucre… As-tu reçu enfinune lettre de ton père ?

– Ah ! oui, jamais ! répondait-elle en riant.Mais, vous savez, si je vous gêne, je puis partir. Vous êtes assezencombrés déjà avec Pauline malade… Je voulais me sauver, c’estvous qui m’avez retenue.

Il tâchait de l’interrompre.

– On ne te parle pas de ça. Tu es trop aimable de noustenir compagnie, en attendant que la pauvre enfant puisseredescendre.

– Je me réfugie à Arromanches, jusqu’à l’arrivée de monpère, si vous ne voulez plus de moi, continua-t-elle, sans paraîtrel’entendre, pour le taquiner. Ma tante Léonie a loué unchalet ; et il y a du monde là-bas, une plage où l’on peut sebaigner au moins… Seulement, elle est si ennuyeuse, ma tanteLéonie !

Chanteau finissait par rire de ces espiègleries de grande fillecaressante. Cependant, sans qu’il osât l’avouer devant sa femme,tout son cœur était pour Pauline, qui le soignait d’une main silégère. Et il se replongeait dans son journal, dès que madameChanteau, perdue au fond de ses réflexions, en sortait brusquement,comme d’un rêve.

– Vois-tu, il y a une chose que je ne lui pardonne pas,c’est de m’avoir pris mon fils… Il reste à peine un quart d’heure àtable. On se parle toujours en courant.

– Cela va cesser, faisait remarquer Louise. Il faut bienque quelqu’un veille près d’elle.

La mère hochait la tête. Ses lèvres se pinçaient. Les parolesqu’elle semblait vouloir retenir sortaient quand même.

– Possible ! mais c’est drôle, un garçon toujours avecune fille malade… Ah ! je ne l’ai pas mâché, j’ai dit ce quej’en pensais, tant pis s’il arrive des ennuis !

Et, devant les regards embarrassés de Louise, elleajoutait :

– D’ailleurs, ce n’est guère bon à respirer, l’air de cettechambre. Elle pourrait très bien lui donner son mal de gorge… Cesjeunes filles qui paraissent si grasses, ont quelquefois toutessortes de vices dans le sang. Veux-tu que je te le dise ? ehbien ! moi, je ne la crois pas saine.

Louise, doucement, continuait à défendre son amie. Elle latrouvait si gentille ! et c’était là son argument unique, quirépondait aux accusations de mauvais cœur et de mauvaise santé. Unbesoin de grâce, d’équilibre heureux, lui faisait combattre larancune trop rude de madame Chanteau, bien que, chaque jour, ellel’écoutât en souriant renchérir sur sa haine de la veille. Elle serécriait, excitée par la violence des mots, toute rose du sourdplaisir qu’elle goûtait à se sentir préférée, maîtresse maintenantde la maison. Elle était comme la Minouche, elle se caressait auxautres, sans méchanceté tant qu’on ne troublait pas sonplaisir.

Enfin, chaque soir, après avoir passé par les mêmes redites, laconversation aboutissait à ce début de phrase, prononcélentement.

– Non, Louisette, la femme qu’il faudrait à mon fils…

Madame Chanteau repartait de là, s’étendait sur les qualitésqu’elle exigeait d’une bru parfaite ; et ses yeux nequittaient plus ceux de la jeune fille, tâchaient de faire entreren elle les choses qu’elle ne disait pas. Tout le portrait decelle-ci se déroulait : une jeune personne bien élevée,connaissant déjà le monde, capable de recevoir, plutôt gracieuseque belle, surtout très femme, car elle disait détester ces fillesgarçonnières, brutales sous prétexte de franchise. Puis, il y avaitla question de l’argent, la seule décisive, qu’elle effleurait d’unmot : certes, la dot ne comptait pas, mais son fils avait degrands projets, il ne pouvait s’engager dans un mariageruineux.

– Tiens ! ma chère, Pauline n’aurait pas eu un sou,serait tombée ici sans une chemise, eh bien ! le mariageserait fait depuis des années… Seulement, ne veux-tu pas que jetremble, lorsque je vois l’argent fondre ainsi dans sesmains ? Elle ira loin, n’est-ce pas ? à cette heure, avecses soixante mille francs… Non, Lazare vaut mieux que cela, je nele donnerai jamais à une folle qui rognera sur la nourriture, pourse ruiner en bêtises !

– Oh ! l’argent ne signifie rien, répondait Louise,dont les yeux se baissaient. Cependant, il en faut.

Sans qu’il fût plus nettement question de sa dot, les deux centmille francs semblaient être là, sur la table, éclairés par lalueur dormante de la suspension. C’était à les sentir, à les voir,que madame Chanteau s’enfiévrait ainsi, écartant du geste lessoixante pauvres mille francs de l’autre, rêvant de conquérir cettedernière venue, avec sa fortune intacte. Elle avait remarqué lecoup de désir de son fils, avant les ennuis qui le retenaient enhaut. Si la jeune fille l’aimait également, pourquoi ne pas lesmarier ensemble ? Le père consentirait, surtout dans un cas depassion partagée. Et elle soufflait sur cette passion, elle passaitle reste de la soirée à murmurer des phrases troublantes.

– Mon Lazare est si bon ! Personne ne le connaît.Toi-même, Louisette, tu ne peux te douter combien il est tendre…Ah ! je ne plaindrai pas sa femme ! Elle est sûre d’êtreaimée, celle-là !… Et bien portant toujours ! Une peau depoulet. Mon aïeul, le chevalier de la Vignière, avait la peau siblanche, qu’il se décolletait comme une femme, dans les balsmasqués de son temps.

Louise rougissait, riait, très amusée de ces détails. La courque la mère lui faisait pour le fils, ces confidencesd’entremetteuse honnête qui pouvaient aller loin entre deux femmes,l’auraient retenue là toute la nuit. Mais Chanteau finissait pars’endormir sur son journal.

– Est-ce qu’on ne va pas bientôt se coucher ?demandait-il en bâillant.

Puis, comme il n’était plus depuis longtemps à la conversation,il ajoutait :

– Vous avez beau dire, elle n’est pas méchante… Je seraicontent, le jour où elle redescendra manger sa soupe à côté demoi.

– Nous serons tous contents, s’écriait madame Chanteau avecaigreur. On parle, on dit ce qu’on pense, mais ça n’empêche pasd’aimer le monde.

– Cette pauvre chérie ! déclarait à son tour Louise,je lui prendrais volontiers la moitié de son mal, si ça pouvait sefaire… Elle est si gentille !

Véronique, qui apportait les bougeoirs, intervenait denouveau.

– Vous avez bien raison d’être son amie, mademoiselleLouise, car il faudrait avoir un pavé au lieu de cœur, pourcomploter de vilaines choses contre elle.

– C’est bon, on ne te demande pas ton avis, reprenaitmadame Chanteau. Tu ferais mieux de nettoyer tes bougeoirs… Est-ilassez dégoûtant, celui-là !

Tout le monde se levait. Chanteau, fuyant devant cetteexplication orageuse, s’enfermait dans sa chambre, aurez-de-chaussée. Mais, quand les deux femmes étaient montées aupremier étage, où leurs chambres se faisaient face, elles ne secouchaient pas encore. Presque toujours, madame Chanteau emmenaitun instant Louise chez elle ; et là, elle se remettait parlerde Lazare, étalait ses portraits, allait jusqu’à sortir dessouvenirs de lui : une dent qu’on lui avait arrachée toutjeune, des cheveux pâlis de sa première enfance, même d’anciensvêtements, son nœud de communion, sa première culotte.

– Tiens ! voilà de ses cheveux, dit-elle un soir. Tune m’en prives pas, j’en ai de tous les âges.

Et, lorsque Louise était enfin au lit, elle ne pouvait fermerles yeux, sous l’obsession de ce garçon que sa mère lui poussaitainsi dans les bras. Elle se retournait, brûlée d’insomnie, levoyait se détacher des ténèbres, avec sa peau blanche. Souvent elleprêtait l’oreille, pour écouter s’il ne marchait pas, à l’étagesupérieur ; et l’idée qu’il veillait sans doute encore près dePauline couchée redoublait sa fièvre, au point qu’elle devaitrejeter le drap et s’endormir la gorge nue.

En haut, la convalescence marchait lentement. Bien que la maladefût hors de danger, elle restait très faible, épuisée par des accèsde fièvre qui étonnaient le médecin. Comme le disait Lazare, lesmédecins étaient toujours étonnés. Lui, à chaque heure, devenaitplus irritable. La brusque lassitude qu’il avait éprouvée dès lafin de la crise, semblait augmenter, tournait à une sorte demalaise inquiet. Maintenant qu’il ne se battait plus contre lamort, il souffrait de la chambre sans air, des cuillerées de potionqu’il devait donner à heure fixe, de toutes les misères de lamaladie, dont il avait d’abord pris sa part si ardemment. Ellepouvait se passer de lui, et il retombait dans l’ennui de sonexistence vide, un ennui qui le laissait les mains ballantes,changeant de siège, se promenant avec des regards désespérés auxquatre murs, s’oubliant devant la fenêtre, sans rien voir. Dèsqu’il ouvrait un livre pour lire à côté d’elle, il étouffait desbâillements entre les pages.

– Lazare, dit un jour Pauline, tu devrais sortir. Véroniquesuffirait.

Il refusa violemment. Elle ne pouvait donc plus le supporter,qu’elle le renvoyait ? Ce serait gentil peut-être, del’abandonner ainsi, avant de l’avoir remise complètement surpied ! Il se calma enfin, pendant qu’elle s’expliquait avecdouceur.

– Tu ne m’abandonnerais pas pour prendre un peu l’air… Sorsl’après-midi. Nous serons bien avancés, si tu tombes malade à tontour !

Mais elle eut la maladresse d’ajouter :

– Je te vois bien bâiller toute la journée.

– Moi, je bâille ! cria-t-il. Dis tout de suite que jen’ai pas de cœur… Vrai ! tu me récompenses joliment !

Pauline, le lendemain, fut plus habile. Elle affecta un vifdésir de voir continuer la construction des épis et despalissades : les grandes marées d’hiver allaient venir, lescharpentes d’essai seraient emportées, si l’on ne complétait pas lesystème de défense. Mais Lazare n’avait déjà plus son coupd’enthousiasme ; se montrait mécontent de l’assemblage surlequel il comptait, des études nouvelles étaient nécessaires ;enfin, on dépasserait le devis, et le conseil général n’avait pasencore voté un sou. Pendant deux jours, elle dut alors réveillerson amour-propre d’inventeur : est-ce qu’il consentait à êtrebattu par la mer, devant tout le pays, qui riait déjà ? quantà l’argent, il serait certainement remboursé, si elle l’avançait,comme c’était convenu. Peu à peu, Lazare sembla se passionner denouveau. Il refit ses plans, il appela le charpentierd’Arromanches, avec lequel il eut des entretiens dans sa chambre,dont il laissait la porte ouverte, afin d’accourir au premierappel.

– Maintenant, déclarait-il en l’embrassant un matin, la merne nous cassera pas une allumette, je suis sûr de mon affaire… Dèsque tu pourras marcher, nous irons voir l’état des charpentes.

Justement, Louise était montée prendre des nouvelles de Pauline,et comme elle la baisait aussi, cette dernière lui souffla àl’oreille :

– Emmène-le.

Lazare d’abord refusa. Il attendait le docteur. Mais Louiseriait, lui répétait qu’il était trop galant pour la laisser allerseule chez les Gonin, où elle choisissait elle-même des langoustes,qu’elle envoyait à Caen. Il pourrait, au passage, donner un coupd’œil à l’épi.

– Va, tu me feras plaisir, dit Pauline. Prends-lui donc lebras, Louise… C’est ça, ne le lâche plus.

Elle s’égayait, les deux autres se poussaient enplaisantant ; et, lorsqu’ils sortirent, elle redevintsérieuse, elle se pencha au bord du lit, pour écouter leurs pas etleurs rires, qui se perdaient dans l’escalier.

Un quart d’heure plus tard, Véronique parut avec le docteur.Puis, elle s’installa au chevet de Pauline, sans abandonner sescasseroles, montant à chaque minute, passant là une heure, entredeux sauces. Cela ne se fit pas d’un coup. Lazare était revenu lesoir ; mais il sortit de nouveau, le lendemain ; et,chaque jour, emporté par la vie du dehors, il abrégeait sesvisites, ne demeurait plus que le temps de prendre des nouvelles.C’était d’ailleurs Pauline qui le renvoyait, s’il parlait seulementde s’asseoir. Lorsqu’il rentrait avec Louise, elle les forçait àraconter leur promenade, heureuse de leur animation, du grand airqu’ils rapportaient dans leurs cheveux. Ils semblaient sicamarades, qu’elle ne les soupçonnait plus. Et, dès qu’elleapercevait Véronique, la potion à la main, elle criaitgaiement :

– Allez-vous-en donc ! vous me gênez.

Parfois, elle rappelait Louise pour lui recommander Lazare,comme un enfant.

– Tâche qu’il ne s’ennuie pas. Il a besoin de distraction…Et faites une bonne course, je ne veux pas vous voird’aujourd’hui.

Quand elle était seule, ses yeux fixes semblaient les suivre auloin. Elle passait les journées à lire, en attendant le retour deses forces, si brisée encore, que deux ou trois heures de fauteuill’épuisaient. Souvent, elle laissait tomber le livre sur sesgenoux, une songerie l’égarait à la suite de son cousin et de sonamie. S’ils avaient longé la plage, ils devaient arriver auxgrottes, où il faisait bon sur le sable, à l’heure fraîche de lamarée. Et elle croyait, dans la persistance de ces visions,n’éprouver que le regret de ne pouvoir être avec eux. Ses lectures,du reste, l’ennuyaient. Les romans qui traînaient dans la maison,des histoires d’amour aux trahisons poétiques, avaient toujoursrévolté sa droiture, son besoin de se donner et de ne plus sereprendre. Était-ce possible qu’on mentît à son cœur, qu’on cessâtd’aimer un jour, après avoir aimé ? Elle repoussait le livre.Maintenant, ses regards perdus voyaient là-bas, au-delà des murs,son cousin qui ramenait son amie, dont il soutenait la marchelasse, l’un contre l’autre, chuchotant avec des rires.

– Votre potion, mademoiselle, disait brusquement Véronique,dont la grosse voix, derrière elle, l’éveillait en sursaut.

Au bout de la première semaine, Lazare n’entrait plus sansfrapper. Un matin, comme il poussait la porte, il aperçut Pauline,les bras nus, qui se peignait dans son lit.

– Oh ! pardon ! murmura-t-il en se rejetant enarrière.

– Quoi donc ? cria-t-elle, je te fais peur ?

Alors, il se décida, mais il craignait de l’embarrasser, ildétournait la tête, pendant qu’elle achevait de rattacher sescheveux.

– Tiens ! passe-moi une camisole, dit-elletranquillement. Là, dans le premier tiroir… Je vais mieux, jeredeviens coquette.

Lui, se troublait, ne trouvait que des chemises. Enfin, quand illui eut jeté une camisole, il attendit devant la fenêtre quelle sefût boutonnée jusqu’au menton. Quinze jours plus tôt, lorsqu’il lacroyait à l’agonie, il la levait sur ses bras comme une petitefille, sans voir qu’elle était nue. À cette heure, le désordre mêmede la chambre le blessait. Et elle aussi, gagné par sa gêne, enarriva bientôt à ne plus demander les services intimes qu’il luiavait rendus un instant.

– Véronique, ferme donc la porte ! cria-t-elle unmatin, en entendant le jeune homme marcher dans le corridor. Cachetout ça, et donne-moi ce fichu.

Pauline, cependant, allait de mieux en mieux. Son grand plaisir,lorsqu’elle put se tenir debout et s’accouder à la fenêtre, fut desuivre, au loin, la construction des épis. On entendait nettementles coups de marteau, on voyait l’équipe de sept ou huit hommes,dont les taches noires s’agitaient comme de grandes fourmis, surles galets jaunes de la plage. Entre deux marées, ils sebousculaient ; puis, ils devaient reculer devant le flotmontant. Mais Pauline, surtout, s’intéressait au veston blanc deLazare et à la robe rose de Louise, qui éclataient au soleil. Elleles suivait, les retrouvait toujours, aurait pu raconter l’emploide leur journée, à un geste près. Maintenant que les travauxétaient poussés vigoureusement, tous deux ne pouvaient pluss’écarter, aller aux grottes, derrière les falaises. Elle les avaitsans cesse à un kilomètre, d’une délicatesse amusante de poupées,sous le ciel immense. Et, dans ses forces qui revenaient, dans lagaieté de sa convalescence, entrait pour beaucoup, à son insu, lajoie jalouse d’être ainsi avec eux.

– Hein ? ça vous distrait, de regarder travailler ceshommes, répétait chaque jour Véronique, pendant qu’elle balayait lachambre. Bien sûr, ça vaut mieux que de lire. Moi, les livres mecassent la tête. Et, quand on a du sang à se refaire, voyez-vous,faut ouvrir le bec au soleil comme les dindons, pour en boire degrandes goulées.

Elle n’était pas causeuse d’habitude, on la trouvait mêmesournoise. Mais, avec Pauline, elle bavardait par amitié, croyantlui faire du bien.

– Drôle de travail tout de même ! Enfin, pourvu que çaplaise à monsieur Lazare… Quand je dis que ça lui plaît, il n’adéjà pas l’air si en train ! Mais il est orgueilleux, et ils’obstine, quitte à en crever d’ennui… Avec ça, s’il lâche uneminute ces soûlards d’ouvriers, ils lui plantent tout de suite desclous de travers.

Après avoir promené son balai sous le lit, ellecontinuait :

– Quant à la duchesse…

Pauline, qui écoutait d’une oreille distraite, s’étonnait de cemot.

– Comment ! la duchesse ?

– Mademoiselle Louise donc ! Est-ce qu’on ne la diraitpas sortie de la cuisse de Jupiter ?… Si vous voyiez, dans sachambre, tous ses petits pots, des pommades, des liqueurs !Dès qu’on entre, ça vous prend au gosier, tellement ça embaume…Elle n’est pourtant pas si jolie que vous.

– Oh ! moi, je ne suis plus qu’une paysanne, reprenaitla jeune fille avec un sourire. Louise est très gracieuse.

– Possible ! mais elle n’a pas de chair tout de même.Je la vois bien, quand elle se débarbouille… Si j’étais hommeseulement, c’est moi qui n’hésiterais pas !

Emportée par le feu de sa conviction, elle venait alorss’accouder près de Pauline.

– Regardez-la donc sur le sable, si l’on ne dirait pas unevraie crevette ! Sans doute que c’est loin, et qu’elle ne peutparaître d’ici large comme une tour. Mais, enfin, il faut au moinsavoir l’air de quelque chose… Ah ! voilà monsieur Lazare quila soulève, pour qu’elle ne mouille pas ses bottines. Il n’en a pasgros dans les bras, allez ! C’est vrai qu’il y a des hommesqui aiment les os…

Véronique s’interrompait net, en sentant près d’elle letressaillement de Pauline. Sans cesse elle revenait à ce sujet,avec la démangeaison d’en dire davantage. Tout ce qu’elleentendait, tout ce qu’elle voyait à présent, lui restait dans lagorge et l’étranglait : les conversations du soir où la jeunefille était mangée, les rires furtifs de Lazare et de Louise, lamaison entière ingrate, glissant à la trahison. Si elle étaitmontée sur le coup, quand une injustice trop forte révoltait sonbon sens, elle aurait tout rapporté à la convalescente ; maisla peur de rendre celle-ci malade encore la retenait à piétinerdans sa cuisine, brutalisant ses marmites, jurant que ça ne pouvaitpas durer, qu’elle éclaterait une bonne fois. Puis, en haut, dèsqu’un mot inquiétant lui échappait, elle tâchait de le rattraper,elle l’expliquait avec une maladresse touchante.

– Dieu merci ! monsieur Lazare ne les aime pas, lesos ! Il est allé à Paris, il a trop bon goût… Vous voyez, ilvient de la remettre par terre, comme s’il jetait uneallumette.

Et Véronique, craignant de lâcher d’autres choses inutiles,brandissait le plumeau pour achever le ménage ; tandis quePauline, absorbée, suivait jusqu’au soir, à l’horizon, la robebleue de Louise et le veston blanc de Lazare au milieu des tachessombres des ouvriers.

Comme la convalescence s’achevait enfin, Chanteau fut pris d’unviolent accès de goutte, qui décida la jeune fille à descendre,malgré sa faiblesse. La première fois qu’elle sortit de sa chambre,ce fut pour aller s’asseoir au chevet d’un malade. Ainsi que madameChanteau le disait avec rancune, la maison était un vrai hôpital.Depuis quelque temps, son mari ne quittait plus la chaise longue. Àla suite de crises répétées, son corps entier se prenait, le malmontait des pieds aux genoux, puis aux coudes et aux mains. Lapetite perle blanche de l’oreille était tombée ; d’autres,plus fortes, avaient paru ; et toutes les jointures setuméfiaient, la craie des tophus perçait partout sous la peau, enpointes blanchâtres, pareilles à des yeux d’écrevisse. C’étaitmaintenant la goutte chronique, inguérissable, la goutte quiankylose et qui déforme.

– Mon Dieu ! que je souffre ! répétait Chanteau.Ma jambe gauche est raide comme du bois ; pas possible deremuer le pied ni le genou… Et mon coude, le voilà qui brûle aussi.Regarde-le donc.

Pauline constata au coude gauche une tumeur très enflammée. Ilse plaignait surtout de cette jointure, où la douleur devintbientôt insupportable. Le bras étendu, il soupirait, en ne quittantpas des yeux sa main, une main pitoyable aux phalanges enflées denœuds, au pouce dévié et comme cassé d’un coup de marteau.

– Je ne peux pas rester, il faut que tu m’aides… J’avaistrouvé une si bonne position ! Et tout de suite ça recommence,on dirait qu’on me racle les os avec une scie… Tâche de me releverun peu.

Vingt fois dans une heure, il fallait le changer de place. Uneanxiété continue l’agitait, toujours il espérait un soulagement.Mais elle se sentait si peu forte encore, qu’elle n’osait le remuerà elle seule. Elle murmurait :

– Véronique, prends-le doucement avec moi.

– Non, non ! criait-il, pas Véronique ! Elle mesecoue.

Alors, Pauline devait faire un effort, dont craquaient sesépaules. Et, si légèrement qu’elle le retournât, il poussait unhurlement qui mettait la bonne en fuite. Celle-ci jurait qu’ilfallait être une sainte comme Mademoiselle, pour ne pas se dégoûterd’une pareille besogne ; car le bon Dieu lui-même se seraitsauvé, en entendant gueuler Monsieur.

Les crises, cependant, devenaient moins aiguës ; mais ellesne cessaient pas, elles duraient nuit et jour, exaspérantes demalaise, arrivant à une torture sans nom par l’angoisse del’immobilité. Ce n’étaient plus seulement les pieds qu’un animalrongeait, c’était tout le corps qui se trouvait broyé, comme sousl’entêtement d’une meule. Et il n’y avait point de soulagementpossible, elle ne pouvait que demeurer là, soumise à ses caprices,toujours prête à le changer de position, sans qu’il en retirâtjamais une heure de calme. Le pis était que la souffrance lerendait injuste et brutal, il lui parlait furieusement, comme à uneservante maladroite.

– Tiens ! tu es aussi bête que Véronique !… S’ilest permis de m’entrer tes doigts dans le corps ! Tu as doncdes doigts de gendarme ?… Fiche-moi la paix ! je ne veuxplus que tu me touches !

Elle sans répondre, d’une résignation que rien n’entamait,redoublait de douceur. Quand elle le sentait trop irrité, elle secachait un instant derrière les rideaux, pour qu’il s’apaisât en nela voyant plus. Souvent, elle y pleurait en silence, non desbrutalités du pauvre homme, mais de l’abominable martyre qui lerendait méchant. Et elle l’entendait parler à demi-voix, au milieude ses plaintes.

– Elle est partie, la sans-cœur… Ah ! je puis biencrever, je n’aurais que la Minouche pour me fermer les yeux. Cen’est pas Dieu possible qu’on abandonne un chrétien de la sorte… Jeparie qu’elle est dans la cuisine à boire du bouillon.

Puis, après avoir lutté un moment, il grognait plus fort, et ilse décidait enfin à dire :

– Pauline, es-tu là ?… Viens donc me soulever un peu,il n’y a pas moyen de rester ainsi… Essayons sur le côté gauche,veux-tu ?

Des attendrissements le prenaient, il lui demandait pardon den’avoir pas été gentil avec elle. Parfois, il voulait qu’elle fitentrer Mathieu, pour être moins seul, s’imaginant que la présencedu chien lui était favorable. Mais il avait surtout dans Minoucheune compagne fidèle, car elle adorait les chambres closes desmalades, elle passait maintenant les journées sur un fauteuil, enface du lit. Les plaintes trop vives semblaient pourtant lasurprendre. Quand il criait, elle restait assise sur sa queue, ellele regardait souffrir de ses yeux ronds, où luisait l’étonnementindigné d’une personne sage, dérangée dans sa quiétude. Pourquoifaisait-il tout ce bruit désagréable et inutile ?

Chaque fois que Pauline accompagnait le docteur Cazenove, ellele suppliait.

– Ne pouvez-vous donc lui faire une piqûre demorphine ? J’ai le cœur brisé de l’entendre.

Le docteur refusait. À quoi bon ? l’accès reviendrait plusviolent.

Puisque le salicylate paraissait avoir aggravé le mal, ilpréférait ne tenter aucune drogue nouvelle. Pourtant, il parlaitd’essayer le régime du lait, dès que la période aiguë de la criseserait passée. Jusque-là, diète absolue, des boissons diurétiques,et rien autre.

– Au fond, répétait-il, c’est un gourmand qui paie tropcher les bons morceaux. Il a mangé du gibier, je le sais, j’ai vules plumes. Tant pis, à la fin ! je l’ai assez prévenu, qu’ilsouffre, puisqu’il aime mieux se gaver et en courir lesrisques !… Mais ce qui serait moins juste, mon enfant, ceserait que vous vous remissiez au lit. Soyez prudente, n’est-cepas ? votre santé demande encore des ménagements.

Elle ne se ménageait guère, donnait toutes ses heures, et lanotion du temps, de la vie même, lui échappait, dans les journéesqu’elle passait près de son oncle, les oreilles bourdonnantes de laplainte dont frissonnait la chambre. Cette obsession était sigrande, qu’elle en oubliait Lazare et Louise, échangeant avec euxdes mots en courant, ne les retrouvant qu’aux rares minutes où elletraversait la salle à manger. Du reste, les travaux des épisétaient terminés, des pluies violentes retenaient les jeunes gens àla maison, depuis une semaine ; et, lorsque l’idée qu’ils setrouvaient ensemble lui revenait tout à coup, elle était heureusede les savoir près d’elle.

Jamais madame Chanteau n’avait paru si occupée. Elle profitait,disait-elle, du désarroi où les crises de son mari jetaient lafamine, pour revoir ses papiers, faire ses comptes, mettre à joursa correspondance. Aussi, l’après-midi, s’enfermait-elle dans sachambre, en abandonnant Louise, qui montait aussitôt chez Lazare,car elle avait la solitude en horreur. L’habitude en était prise,ils demeuraient ensemble jusqu’au dîner dans la grande pièce dusecond étage, cette pièce qui avait servi si longtemps à Pauline desalle d’étude et de récréation. L’étroit lit de fer du jeune hommeétait toujours là, caché derrière le paravent ; tandis que lepiano se couvrait de poussière, et que la table immensedisparaissait sous un encombrement de papiers, de livres, debrochures. Au milieu de la table, entre deux paquets d’alguesséchées, il y avait un épi grand comme un joujou, taillé au couteaudans du sapin, et qui rappelait le chef-d’œuvre du grand-père, lepont dont la boîte vitrée ornait la salle à manger.

Lazare, depuis quelque temps, se montrait nerveux. Son équiped’ouvriers l’avait exaspéré, il venait de se débarrasser destravaux ainsi que d’une corvée trop lourde, sans goûter la joie devoir enfin son idée debout. D’autres projets l’occupaient, desprojets confus d’avenir, des places à Caen, des ouvrages destinés àle pousser très haut. Mais il ne faisait toujours aucune démarchesérieuse, il retombait dans une oisiveté qui l’aigrissait, moinsfort, moins courageux à chaque heure. Ce malaise s’aggravait de lasecousse profonde dont la maladie de Pauline l’avait ébranlé, d’unbesoin continuel de grand air, d’une singulière excitationphysique, comme s’il eût obéi à l’impérieuse nécessité de prendresa revanche contre la douleur. La présence de Louise irritaitencore sa fièvre ; elle ne pouvait lui parler sans s’appuyer àson épaule, elle lui soufflait ses jolis rires au visage ; etses grâces de chatte, son odeur de femme coquette, tout cet abandonamical et troublant, achevait de le griser. Il en arrivait à undésir maladif, combattu de scrupules. Avec une amie d’enfance, chezsa mère, cela était impossible, l’idée de l’honnêteté lui cassaitbrusquement les bras, lorsqu’il la saisissait en jouant, et qu’unfeu brusque lui jetait le sang à la peau. Dans ce débat, ce n’étaitjamais l’image de Pauline qui l’arrêtait : elle n’en auraitrien su, un mari trompe bien sa femme avec une servante. La nuit,il imaginait des histoires, on avait renvoyé Véronique devenueinsupportable, Louise n’était plus qu’une petite bonne, qu’ilallait retrouver pieds nus. Comme la vie s’arrangeait mal !Aussi exagérait-il, du matin au soir, son pessimisme sur les femmeset l’amour, dans des boutades féroces. Tout le mal venait desfemmes, sottes, légères, éternisant la douleur par le désir, etl’amour n’était qu’une duperie, l’égoïste poussée des générationsfutures qui voulaient vivre. Schopenhauer entier y passait, avecdes brutalités, dont la jeune fille, rougissante, s’égayaitbeaucoup. Et peu à peu, il l’aimait davantage, une véritablepassion se dégageait de ces dédains furieux, il se lançait danscette nouvelle tendresse avec sa fougue première, toujours en quêted’un bonheur qui avortait.

Chez Louise, il n’y avait eu longtemps qu’un jeu naturel decoquetterie. Elle adorait les petits soins, les louangeschuchotées, l’effleurement des hommes aimables, tout de suitedépaysée et triste si l’on ne s’occupait plus d’elle. Ses sens devierge dormaient, elle en restait seulement au caquetage, auxprivautés permises d’une cour galante de chaque minute. LorsqueLazare la négligeait un instant pour écrire une lettre ou pours’absorber dans une de ses mélancolies subites, sans causeapparente, elle devenait si malheureuse, qu’elle se mettait à letaquiner, à le provoquer, préférant le danger à l’oubli. Plus tard,cependant, la peur l’avait prise, un jour que l’haleine du jeunehomme passait comme une flamme sur sa nuque délicate. Elle étaitsuffisamment instruite par ses longues années de pensionnat, pourne rien ignorer de ce qui la menaçait ; et, dès ce moment,elle avait vécu dans l’attente à la fois délicieuse et effrayéed’un malheur possible ; non qu’elle le souhaitât le moins dumonde, ni même qu’elle en raisonnât nettement, car elle comptaitbien y échapper, sans cesser de s’y exposer, pourtant, tellementson bonheur de femme était fait de cette lutte à fleur d’épiderme,de son abandon et de son refus.

En haut, dans la grande chambre, Lazare et Louise se sentirentencore plus l’un à l’autre. La famille complice semblait vouloirles perdre, lui désœuvré, malade de solitude, elle troublée par lesdétails intimes, les renseignements passionnés que madame Chanteaudonnait sur son fils. Ils se réfugiaient là, sous le prétexte demoins entendre les cris du père, tordu en bas par la goutte ;et ils y vivaient, sans toucher à un livre, sans ouvrir le piano,uniquement occupés d’eux, s’étourdissant de causeriesinterminables.

Le jour où l’accès de Chanteau fut à son paroxysme, la maisonentière trembla de ses cris. C’étaient des lamentations, longues,déchirées, pareilles aux hurlements d’une bête qu’on égorge. Aprèsle déjeuner, avalé rapidement dans une exaspération nerveuse,madame Chanteau se sauva, en disant :

– Je ne peux pas, je me mettrais à hurler aussi. Si l’on medemande, je suis chez moi, à écrire… Et toi, Lazare, emmène viteLouise dans ta chambre. Enfermez-vous bien, tâche de l’égayer, carelle a vraiment du plaisir ici, cette pauvre Louisette !

On l’entendit, à l’étage supérieur, fermer sa porte violemment,tandis que son fils et la jeune fille montaient plus haut.

Pauline était retournée près de son oncle. Elle seule restaitcalme, dans sa pitié pour tant de douleur. Si elle ne pouvait quedemeurer là, elle voulait au moins donner au malheureux lesoulagement de ne pas souffrir solitaire, le sentant plus bravecontre le mal, lorsqu’elle le regardait, même sans lui adresser laparole. Pendant des heures, elle s’asseyait ainsi près du lit, etelle arrivait à l’apaiser un peu, de ses grands yeux compatissants.Mais, ce jour-là, la tête renversée sur le traversin, le brasétendu, broyé au coude par la souffrance, il ne la voyait même pas,il criait plus fort, dès qu’elle s’approchait.

Vers quatre heures, Pauline, désespérée, alla trouver Véroniqueà la cuisine, en laissant la porte ouverte. Elle comptait revenirtout de suite.

– Il faudrait pourtant faire quelque chose, murmura-t-elle.J’ai envie d’essayer des compresses d’eau froide. Le docteur ditque c’est dangereux, mais que ça réussit parfois… Je voudrais dulinge.

Véronique était d’une humeur exécrable.

– Du linge !… Je viens de monter pour des torchons, etl’on m’a joliment reçue… Faut pas les déranger, paraît-il. C’estpropre !

– Si tu demandais à Lazare ? reprit Pauline, sanscomprendre encore.

Mais, emportée, la bonne avait mis les poings sur les hanches,et la phrase partit avant toute réflexion.

– Ah ! oui, ils sont bien trop occupés à se lécher lafigure, là-haut !

– Comment ? balbutia la jeune fille, devenue trèspâle.

Véronique, étonnée elle-même du son de sa voix, voulantrattraper cette confidence qu’elle retenait depuis si longtemps,cherchait une explication, un mensonge, sans rien trouver deraisonnable. Elle s’était emparée des poignets de Pauline, parprécaution ; mais celle-ci, brusquement, se dégagea d’unesecousse, et se jeta dans l’escalier comme une folle, si étranglée,si convulsée de colère, que la bonne n’osa la suivre, tremblantedevant ce masque blanc, qu’elle ne reconnaissait plus. La maisonsemblait dormir, un silence tombait des étages supérieurs, seul lehurlement de Chanteau montait, au milieu de l’air mort. La jeunefille d’un élan arrivait au premier, lorsqu’elle se heurta contresa tante. Celle-ci était là, debout, barrant le palier ainsi qu’unesentinelle, aux aguets depuis longtemps peut-être.

– Où vas-tu ? demanda-t-elle.

Pauline, suffoquée, irritée de cet obstacle, ne pouvaitrépondre.

– Laisse-moi, finit-elle par bégayer.

Et elle eut un geste terrible qui fit reculer madame Chanteau.Puis, d’un nouvel élan, elle monta au second étage pendant que satante, pétrifiée, levait les bras, sans un cri. C’était un de cesaccès de révolte furieuse, dont la tempête éclatait dans la douceurgaie de sa nature, et qui, tout enfant, la laissait comme morte.Depuis des années, elle se croyait guérie. Mais le souffle jalouxvenait de la reprendre si rudement, qu’elle n’aurait pu s’arrêter,sans se briser elle-même.

En haut, lorsque Pauline fut devant la porte de Lazare, elle s’yjeta d’un bond. La clef fut tordue, le battant alla claquer contrele mur. Et ce qu’elle vit acheva de l’affoler. Lazare, qui tenaitLouise acculée contre l’armoire, lui mangeait de baisers le mentonet le cou ; tandis que celle-ci, défaillante, prise de la peurde l’homme, s’abandonnait. Sans doute ils avaient joué, et le jeufinissait mal.

Il y eut un moment de stupeur. Tous trois se regardaient. Enfin,Pauline cria :

– Ah ! coquine ! coquine !

La trahison de la femme surtout l’exaspérait. D’un geste demépris, elle avait écarté Lazare, comme un enfant dont elleconnaissait la faiblesse. Mais cette femme qui la tutoyait, cettefemme qui lui volait son mari, tandis qu’elle soignait un malade,en bas ! Elle l’avait saisie aux épaules, elle la secouait,avec des envies de la battre.

– Dis, pourquoi as-tu fait cela ?… Tu as fait uneinfamie, entends-tu ! Louise, éperdue, les yeux vacillants,balbutiait :

– C’est lui qui me tenait, qui me cassait les os.

– Lui ? laisse donc ! il aurait éclaté en larmes,si tu l’avais seulement poussé.

La vue de la chambre fouettait encore sa rancune, cette chambrede Lazare où ils s’étaient aimés, où elle aussi avait senti brûlerle sang de ses veines, au souffle ardent du jeune homme.Qu’allait-elle donc faire à cette femme, pour se venger ?Stupide d’embarras, il se décidait enfin à intervenir, quand ellelâcha si brutalement Louise, que les épaules de celle-ci tapèrentcontre l’armoire.

– Tiens ! j’ai peur de moi… Va-t’en !

Et, dès lors, elle n’eut plus que ce mot, elle la poursuivit àtravers la pièce, la jeta dans le corridor, lui fit descendre lesmarches, en la souffletant du même cri.

– Va-t’en ! va-t’en !… Prends tes affaires,va-t’en !

Cependant, madame Chanteau était restée sur le palier du premierétage.

La rapidité de la scène ne lui avait pas permis de s’interposer.Mais elle retrouvait sa voix ; elle donna d’un geste à sonfils l’ordre de s’enfermer chez lui ; puis, elle tâcha decalmer Pauline, en affectant la surprise d’abord. Cette dernière,après avoir traqué Louise jusque dans la chambre où celle-cicouchait, répétait toujours :

– Va-t’en ! va-t’en !

– Comment ! qu’elle s’en aille !… Perds-tu latête ?

Alors, la jeune fille bégaya l’histoire. Un dégoût la soulevait,c’était pour sa nature droite l’action la plus honteuse, sansexcuse, sans pardon ; et, à mesure qu’elle y songeait, elles’emportait davantage, révoltée dans son horreur du mensonge etdans la fidélité de ses tendresses. Lorsqu’on s’était donné, on nese reprenait pas.

– Va-t’en ! fais ta malle tout de suite…Va-t’en !

Louise, bouleversée, ne trouvant plus un mot de défense, avaitdéjà ouvert un tiroir, pour en sortir ses chemises. Mais madameChanteau se fâchait.

– Reste, Louisette !… À la fin, suis-je la maîtressechez moi ? Qui ose commander ici et se permettre de renvoyerle monde ?… C’est odieux, nous ne sommes pas à lahalle !

– Tu n’entends donc pas ? cria Pauline, je viens de lasurprendre là-haut avec Lazare… Il l’embrassait.

La mère haussait les épaules. Toute sa rancune amassée luiéchappa dans une phrase de honteux soupçon.

– Ils jouaient, où est le mal ?… Est-ce que, lorsquetu étais au lit et qu’il te soignait, nous avons mis le nez dans ceque vous pouviez faire ?

Brusquement, l’excitation de la jeune fille tomba. Elle restaitimmobile, très pâle, saisie de cette accusation qui se retournaitcontre elle. Voilà qu’elle devenait la coupable, et que sa tanteavait l’air de croire des choses affreuses !

– Que veux-tu dire ? murmura-t-elle. Si tu avais pensécela, tu ne l’aurais sans doute pas toléré chez toi ?

– Eh ! vous êtes assez grands ! Mais je n’entendspas que mon fils s’achève dans l’inconduite… Laisse tranquilles lespersonnes qui peuvent encore faire d’honnêtes femmes.

Pauline demeura un instant muette, ses larges yeux purs fixéssur madame Chanteau, qui détournait les siens. Puis, elle montadans sa chambre, en disant d’une voix brève :

– C’est bien, c’est moi qui pars.

Le silence recommença, un lourd silence où la maison entièresemblait s’anéantir. Et, dans cette paix soudaine, la plainte del’oncle monta de nouveau, une plainte de bête agonisante etabandonnée. Sans relâche, elle s’enflait, se dégageait des autresbruits, qu’elle finissait par couvrir.

Maintenant, madame Chanteau regrettait le soupçon qui lui étaitéchappé. Elle en sentait l’injure irréparable, elle éprouvait uneinquiétude à l’idée que Pauline allait exécuter sa menace de départimmédiat. Avec une tête pareille, toutes les aventures devenaientpossibles ; et que dirait-on d’elle et de son mari, si leurpupille battait les chemins en racontant l’histoire de larupture ? Peut-être se réfugierait-elle chez le docteurCazenove, cela ferait un scandale horrible dans le pays. Au fond decet embarras de madame Chanteau, il y avait la terreur du passé, lacrainte de l’argent perdu, qui pouvait se dresser contre eux.

– Ne pleure pas, Louisette, répétait-elle, reprise decolère. Tu vois, nous voilà encore dans de beaux draps par safaute. Et ce sont toujours des violences, impossible de vivretranquille !… Je vais tâcher d’arranger ça.

– Je vous en supplie, interrompit Louise, laissez-moipartir. Je souffrirais trop, si je restais… Elle a raison, je veuxpartir.

– Pas ce soir en tout cas. Il faut que je te remette à tonpère… Attends, je monte voir si elle fait réellement sa malle.

Doucement, madame Chanteau alla écouter à la porte de Pauline.Elle l’entendit marcher d’un pas pressé, ouvrant et fermant desmeubles. Son idée fut un instant d’entrer et de provoquer uneexplication, qui noierait tout dans des larmes. Mais elle eut peur,elle se sentit bégayante et rougissante devant cette enfant, ce quiaugmenta sa haine. Et, au lieu de frapper, elle descendit à lacuisine, en étouffant le bruit de ses pas. Une idée lui étaitvenue.

– As-tu entendu la scène que Mademoiselle vient encore denous faire ? demanda-t-elle à Véronique, qui s’était mise ànettoyer rageusement ses cuivres.

La bonne, le nez baissé dans le tripoli, ne répondit pas.

– Elle devient insupportable. Moi, je ne puis plus en rientirer… Imagine-toi qu’elle veut nous quitter à présent ; oui,elle est en train de prendre ses affaires… Si tu montais,toi ? si tu essayais de la raisonner ?

Et, comme elle n’obtenait toujours pas de réponse :

– Es-tu sourde ?

– Si je ne réponds pas, c’est que je ne veux pas !cria brusquement Véronique, hors d’elle, en train de frotter unbougeoir à s’écorcher les doigts. Elle a raison de partir, il y alongtemps qu’à sa place j’aurais fiché le camp.

Madame Chanteau l’écoutait, bouche béante, stupéfaite de ce flotdébordé de paroles.

– Moi, madame, je ne suis pas bavarde ; mais faut pasme pousser, parce que alors je dis tout… C’est comme ça, jel’aurais flanquée à la mer, le jour où vous l’avez apportée, cettepetite ; seulement, je ne peux pas souffrir qu’on fasse du malau monde, et vous êtes tous à la martyriser tellement, que jefinirai un jour par allonger des calottes au premier qui latouchera… Ah ! je m’en moque, vous pouvez bien me donner meshuit jours, elle en saura de belles ! oui, oui, tout ce quevous lui avez fait, avec vos airs de braves gens !

– Veux-tu te taire, enragée ! murmura la vieille dame,inquiète de cette nouvelle scène.

– Non, je ne me tairai pas… C’est trop vilain,entendez-vous ! Il y a des années que ça m’étouffe. Est-ce quece n’était pas déjà bien joli de lui avoir pris ses sous ? ilfaut encore que vous lui coupiez le cœur en quatre !…Oh ! je sais ce que je sais, j’ai vu manigancer tout ça… Et,tenez ! monsieur Lazare n’a peut-être pas tant de calcul, maisil n’en vaut guère mieux, il lui donnerait aussi le coup de la mortpar égoïsme, histoire de ne pas s’ennuyer… Misère ! Il y en aqui sont nées pour être mangées par les autres !

Elle brandissait son bougeoir, puis elle saisit une casserolequi ronfla comme un tambour, sous le chiffon dont elle l’essuyait.Madame Chanteau avait délibéré si elle ne la jetterait pas dehors.Elle réussit à se vaincre, elle lui demanda froidement :

– Alors, tu ne veux pas monter lui parler ?… C’estpour elle, c’est pour lui éviter des sottises.

De nouveau, Véronique se taisait. Et elle grognaenfin :

– Je monterai tout de même… La raison est la raison, et lescoups de tête, ça n’a jamais rien valu.

Elle prit le temps de se laver les mains. Ensuite, elle ôta sontablier sale. Lorsqu’elle se décida à ouvrir la porte du corridor,pour gagner l’escalier, un souffle lamentable entra. C’était le cride l’oncle, incessant, énervant. Madame Chanteau qui la suivait,parut frappée d’une idée, se reprit à demi-voix, avecinsistance :

– Dis-lui qu’elle ne peut laisser Monsieur dans l’état oùil est… Entends-tu ?

– Oh ! pour ça, avoua Véronique, il gueule ferme,c’est bien vrai.

Elle monta, pendant que Madame, qui avait allongé la tête versla chambre de son mari, se gardait d’en refermer la porte. Lesplaintes s’engouffraient dans la cage de l’escalier, élargies parla sonorité des étages. En haut, la bonne trouva Mademoiselle surle point de partir, ayant noué en un paquet le peu de lingenécessaire, et résolue à faire prendre le reste, dès le lendemain,par le père Malivoire. Elle s’était calmée, très pâle encore,désespérée, mais d’une raison froide, sans colère aucune.

– Ou elle, ou moi, répondit-elle à toutes les paroles deVéronique, en évitant même de nommer Louise.

Quand Véronique rapporta cette réponse à madame Chanteau,celle-ci se trouvait justement dans la chambre de Louise, quis’était habillée et qui s’obstinait aussi à partir tout de suite,tremblante, effarée au moindre bruit de porte. Alors, madameChanteau dut se résigner ; elle envoya prendre à Verchemont lavoiture du boulanger, elle décida qu’elle accompagnerait elle-mêmela jeune fille chez sa tante Léonie, qui habitaitArromanches ; et on raconterait une histoire à cette dernière,on prétexterait la violence de la crise de Chanteau, dont les crisdevenaient insupportables.

Après le départ des deux femmes, que Lazare avait mises envoiture, Véronique lança du vestibule, à plein gosier :

– Vous pouvez descendre, mademoiselle : il n’y a pluspersonne.

La maison semblait vide, le lourd silence était retombé, et lacontinuelle lamentation du malade éclatait plus haute. CommePauline descendait la dernière marche, Lazare, qui revenait de lacour, se trouva en face d’elle. Tout son corps fut pris d’untremblement nerveux. Il s’arrêta une seconde, il voulait sans doutes’accuser, demander pardon. Mais des larmes le suffoquèrent, et ilremonta violemment chez lui, sans avoir rien pu dire. Elle, lesyeux secs, la face grave, était entrée dans la chambre de sononcle.

En travers du lit, Chanteau étendait toujours le bras etrenversait la tête sur le traversin. Il n’osait plus bouger, il nedevait même pas s’être aperçu de l’absence de la jeune fille,serrant les yeux, ouvrant la bouche, pour crier à l’aise. Aucun desbruits de la maison ne lui parvenait, sa seule affaire était depousser sa plainte jusqu’au bout de son haleine. Peu à peu, il laprolongeait désespérément, au point d’incommoder la Minouche, donton avait encore jeté quatre petits le matin, et qui, déjàoublieuse, ronronnait d’un air béat sur un fauteuil.

Quand Pauline reprit sa place, l’oncle hurlait si fort, que lachatte se leva, les oreilles inquiètes. Elle se mit à le regarderfixement, avec son indignation de sage personne dont on trouble lecalme. S’il n’y avait plus moyen de ronronner en paix, celadevenait impossible ! Et elle se retira, la queue enl’air.

Chapitre 6

 

Lorsque madame Chanteau rentra le soir, quelques minutes avantle dîner, il ne fut plus question de Louise. Elle appela simplementVéronique, pour que celle-ci lui ôtât ses bottines. Le pied gauchela faisait souffrir.

– Pardi ! ce n’est pas étonnant, murmura la bonne, ilest enflé.

En effet, les coutures du cuir étaient marquées en rouge dans lachair molle et blanche. Lazare, qui descendait, regarda.

– Tu auras trop marché, dit-il.

Mais elle avait à peine traversé Arromanches. Du reste, cejour-là, elle suffoquait, prise d’étouffements qui augmentaientdepuis quelques mois. Alors, elle accusa les bottines.

– Ces cordonniers ne peuvent pas se décider à faire descoups-de-pied assez hauts… Dès que je suis bridée, moi, c’est unsupplice.

Et, comme elle ne souffrait plus dans ses pantoufles, on nes’inquiéta pas davantage. Le lendemain, l’enflure avait gagné lacheville. Mais, la nuit suivante, elle disparut complètement.

Une semaine se passa. Dès le premier dîner qui avait remisPauline en présence de la mère et du fils, le soir de lacatastrophe, chacun s’était efforcé de reprendre son air de tousles jours. Aucune allusion n’était faite, il semblait qu’il n’y eûtrien de nouveau entre eux. La vie de famille continuait machinale,déroulant les mêmes habitudes affectueuses, le bonjour et lebonsoir accoutumés, les baisers distraits, donnés à heure fixe. Cefut pourtant un soulagement, lorsqu’on put rouler Chanteau jusqu’àla table. Cette fois, ses genoux restaient ankylosés, il lui étaitimpossible de se mettre debout. Mais il n’en jouissait pas moins ducalme relatif où la douleur le laissait, et cela au point de neplus être touché de la joie ni de la tristesse des siens, toutentier à l’égoïsme de son bien-être. Quand madame Chanteau s’étaitrisquée à l’entretenir du départ précipité de Louise, il l’avaitsuppliée de ne pas lui parler de ces choses tristes. Pauline,depuis qu’elle n’était plus clouée dans la chambre de son oncle,tâchait de s’occuper, sans parvenir à cacher son tourment. Lessoirées surtout devenaient pénibles, le malaise perçait sousl’affectation de la paix habituelle. C’était bien l’existenced’autrefois, avec les petits faits quotidiens répétés ; mais,à certains gestes nerveux, même à un silence, tous sentaient ledéchirement intérieur, la blessure dont ils ne parlaient pas et quiallait en s’agrandissant.

Lazare, d’abord, s’était méprisé. La supériorité morale dePauline, si droite, si juste, l’emplissait de honte et de colère.Pourquoi n’avait-il pas le courage de se confesser franchement àelle et de lui demander pardon ? Il lui aurait raconté cetteaventure, la surprise de sa chair, l’odeur de femme coquette dontil venait de se griser ; et elle était d’esprit trop largepour ne pas comprendre. Mais un insurmontable embarras l’empêchait,il craignait de se diminuer encore aux yeux de la jeune fille, dansune explication où il bégaierait peut-être comme un enfant. Puis,il y avait au fond de son hésitation la peur d’un nouveau mensonge,car Louise le hantait toujours, il la revoyait, la nuit surtoutavec le regret brûlant de ne l’avoir pas possédée, lorsqu’il latenait défaillante sous ses lèvres. Malgré lui, ses longuespromenades le ramenaient sans cesse du côté d’Arromanches. Un soir,il poussa jusqu’à la petite maison de la tante Léonie, il rôdaautour du mur, et se sauva brusquement, au bruit d’un volet,bouleversé de la mauvaise action qu’il avait failli commettre.C’était cette conscience de son indignité qui redoublait sagêne : il se jugeait, sans pouvoir tuer son désir ; àchaque heure, le débat recommençait, jamais il n’avait tantsouffert de son irrésolution. Il ne lui restait assez d’honnêtetéet de force que pour éviter Pauline, afin de s’épargner la bassessedernière des faux serments. Peut-être l’aimait-il encore, maisl’image provocante de l’autre était continuellement là, effaçant lepassé, bouchant l’avenir.

Pauline, de son côté, attendait qu’il s’excusât. Dans sapremière révolte, elle s’était juré d’être sans pardon. Ensuite,elle avait souffert secrètement de n’avoir pas à pardonner.Pourquoi se taisait-il, l’air fiévreux, toujours dehors, comme s’ilavait craint de rester seul avec elle ? Elle était prête àl’entendre, à oublier tout, s’il montrait seulement un peu derepentir. L’explication espérée ne venant pas, sa tête travaillait,elle passait d’une hypothèse à une autre, tandis qu’une fierté latenait silencieuse ; et, à mesure que les jours péniblescoulaient avec lenteur, elle arrivait à se vaincre, au point deretrouver son attitude de fille active ; mais ce beau calmecourageux cachait une torture de toutes les minutes, ellesanglotait dans sa chambre, le soir, étouffant ses cris au fond deson oreiller. Personne ne parlait du mariage, bien que tout lemonde y songeât, visiblement. L’automne approchait, qu’allait-onfaire ? Chacun évitait de se prononcer, on paraissait renvoyerla décision à plus tard, lorsqu’on oserait en causer denouveau.

Ce fut l’époque de sa vie où madame Chanteau acheva de perdre satranquillité. De tout temps, elle s’était dévorée elle-même ;mais le sourd travail qui émiettait en elle les bons sentimentssemblait arrivé à la période extrême de destruction ; etjamais elle n’avait paru si déséquilibrée, ravagée d’une tellefièvre nerveuse. La nécessité où elle était de se contraindre,exaspérait son mal davantage. Elle souffrait de l’argent, c’étaitcomme une rage de l’argent, grandie peu à peu, emportant la raisonet le cœur. Toujours elle retombait sur Pauline, elle l’accusaitmaintenant du départ de Louise, ainsi que d’un vol qui auraitdépouillé son fils. Il y avait là une plaie saignante qui refusaitde se fermer ; les moindres faits grossissaient, ellen’oubliait pas un geste, elle entendait encore le cri :« Va-t’en ! » et elle s’imaginait qu’on la chassaitaussi, qu’on jetait à la rue la joie et la fortune de la famille.La nuit, lorsqu’elle s’agitait dans un demi-sommeil plein demalaise, elle en venait à regretter que la mort ne les eût pasdébarrassés de cette Pauline maudite. Des plans se heurtaient enelle, des calculs compliqués, sans qu’elle trouvât le moyenraisonnable de supprimer la jeune fille. En même temps, une sortede réaction redoublait sa tendresse pour son fils : ellel’adorait comme elle ne l’avait peut-être pas adoré au berceau,lorsqu’il était tout à elle, dans ses bras. Du matin au soir, ellele suivait de ses yeux inquiets. Puis, dès qu’ils étaient seuls,elle l’embrassait, elle le suppliait de ne point se faire de lapeine. N’est-ce pas ? il ne lui cachait rien, il ne s’amusaitpas à pleurer, quand il n’y avait personne ? Et elle luijurait que tout s’arrangerait, qu’elle étranglerait plutôt lesautres, pour que lui fût heureux. Après quinze jours de cescontinuels combats, son visage avait pris une pâleur de cire, sansqu’elle eût maigri pourtant. Deux fois, l’enflure des pieds étaitrevenue, puis s’en était allée.

Un matin, elle sonna Véronique et lui montra ses jambes, quiavaient enflé jusqu’aux cuisses, pendant la nuit.

– Vois donc ce qui me pousse ! Est-ce ennuyeux !Moi qui voulais sortir !… Me voilà forcée de garder le lit. Nedis rien, pour ne pas inquiéter Lazare.

Elle-même ne semblait point effrayée. Elle parlait simplementd’un peu de fatigue, et toute la maison crut à une courbature.Comme Lazare était allé battre la côte, et que Pauline évitait demonter en sentant sa présence désagréable, la malade cassa lesoreilles de la bonne de ses accusations furieuses contre la jeunefille. Elle ne pouvait plus se contenir. L’immobilité où elle étaitcondamnée, les palpitations qui l’étouffaient au moindre mouvement,semblaient la jeter à une exaspération croissante.

– Hein ! que fait-elle en bas ? encore quelquemalheur… Tu verras qu’elle ne me montera seulement pas un verred’eau.

– Mais, madame, répondait Véronique, puisque c’est vous quila rebutez !

– Laisse donc ! tu ne la connais pas. Il n’y a pas depire hypocrite. Devant les gens, elle fait son bon cœur ;puis, derrière, elle vous mange… Va, ma fille, toi seule as vuclair, le jour où je l’ai amenée. Si elle n’était jamais entréeici, nous ne serions point où nous en sommes… Et elle nousfinira : Monsieur souffre comme un damné, depuis qu’elles’occupe de lui ; moi, j’ai le sang tourné, tellement elle mebouscule ; quant à mon fils, il est en train de perdre latête…

– Oh ! madame, si l’on peut dire ! elle qui estsi gentille pour vous tous !

Jusqu’au soir, madame Chanteau se soulagea. Tout y passait, etle renvoi brutal de Louise, et l’argent surtout. Aussi, lorsqueVéronique put redescendre après le dîner, et qu’elle trouva Paulinedans la cuisine, s’occupant à ranger la vaisselle, lâcha-t-elle àson tour ce qu’elle avait sur le cœur.

Depuis longtemps, elle retenait ces confidences indignées ;mais cette fois les mots sortaient d’eux-mêmes.

– Ah ! mademoiselle, vous êtes bien bonne de prendregarde à leurs assiettes. C’est moi, à votre place, qui casseraistout !

– Pourquoi ça ? demanda la jeune fille étonnée.

– Parce que vous n’en ferez jamais autant qu’on en dit.

Et elle partit de là, et elle remonta aux premiers jours.

– N’est-ce pas une chose à mettre en colère le bon Dieului-même ? elle vous a sucé votre argent sou à sou, et celad’une façon aussi vilaine que possible. Ma parole ! on auraitdit que c’était elle qui vous nourrissait… Quand il était dans sonsecrétaire, votre argent, elle faisait devant toutes sortes desalamalecs, comme si elle avait eu à garder le pucelage d’unefille ; ce qui n’empêchait pas ses mains crochues d’y creuserde jolis trous… Ah ! bon sang ! elle en a joué, unecomédie, pour vous flanquer sur les bras l’affaire de l’usine, puispour faire bouillir la marmite avec le reste du magot. Voulez-voussavoir ? eh bien ! sans vous, ils auraient tous crevé defaim… Aussi a-t-elle eu une belle peur, quand les autres de Parisont failli se fâcher, à propos des comptes ! Dame ! vouspouviez l’envoyer droit en cour d’assises… Et ça ne l’a pascorrigée, elle vous mange encore aujourd’hui, elle vous grugerajusqu’au dernier liard… Vous croyez peut-être que je mens ?Tenez ! je lève la main. J’ai vu de mes yeux et entendu de mesoreilles, et je ne vous dis pas le plus sale, par respect,mademoiselle, comme lorsque vous étiez malade et qu’elle rageaitseulement de ne pas pouvoir fouiller dans votre commode.

Pauline écoutait, sans trouver un mot pour l’interrompre.Souvent, cette idée que sa famille vivait sur elle, la dépouillaitavec aigreur, avait gâté ses journées les plus heureuses. Mais elles’était toujours refusée à réfléchir sur ces choses, elle préféraitvivre dans l’aveuglement, en s’accusant elle-même d’avarice. Et,cette fois, il lui fallait bien tout savoir, la brutalité de cesconfidences semblait encore aggraver les faits. À chaque phrase, samémoire s’éveillait, elle reconstruisait des histoires anciennesdont le sens exact lui avait échappé, elle suivait, jour par jour,le travail de madame Chanteau autour de sa fortune. Lentement, elles’était laissée tomber sur une chaise, comme accablée tout à coupd’une grande fatigue. Un pli douloureux coupait ses lèvres.

– Tu exagères, murmura-t-elle.

– Comment ! j’exagère ! continua violemmentVéronique. Ce n’est pas tant la question des sous qui me met horsde moi. Voyez-vous, ce que je ne lui pardonnerai jamais, c’est devous avoir repris monsieur Lazare, après vous l’avoir donné… Oui,parfaitement ! vous n’étiez plus assez riche, il lui fallaitune héritière. Hein ? Qu’en dites-vous ? on vous pille,puis on vous méprise, parce que vous n’avez plus rien… Non, je neme tairai pas, mademoiselle ! On ne coupe pas aux gens le cœuren quatre, quand on leur a déjà vidé les poches. Puisque vousaimiez votre cousin et qu’il devait tout vous rembourser engentillesse, c’est une franche abomination que de vous avoir encorevolée de ce côté-là… Et elle a tout fait, je l’ai vue. Oui, oui,chaque soir, elle aguichait la petite, elle l’allumait pour lejeune homme, avec un tas d’affaires malpropres. Aussi vrai quecette lampe nous éclaire, c’est elle qui les a jetés l’un surl’autre. Enfin, quoi ! elle aurait tenu la chandelle, histoirede rendre le mariage inévitable. Ce n’est pas sa faute, s’ils nesont pas allés jusqu’au bout… Défendez-la donc, maintenant qu’ellevous a pilé sous ses pieds, et qu’elle est en cause que vouspleurez la nuit comme une Madeleine ; car je vous entends biende ma chambre, j’en tomberai malade, de tous ces chagrins et detoutes ces injustices !

– Tais-toi, je t’en supplie, bégaya Pauline à bout decourage, tu me fais trop de peine.

De grosses larmes roulaient sur ses joues. Elle sentait quecette fille ne mentait pas, ses affections déchirées saignaient enelle. Chaque scène évoquée prenait une réalité vive : Lazareétreignait Louise défaillante, tandis que madame Chanteau veillaità la porte. Mon Dieu ! qu’avait-elle fait, pour que chacun latrompât, lorsqu’elle était fidèle à tous ?

– Je t’en supplie, tais-toi, ça m’étouffe.

Alors, Véronique, en la voyant si émue, se contenta d’ajoutersourdement :

– C’est pour vous, ce n’est pas pour elle, si je n’en dispas davantage… Eh ! aussi elle est là, depuis la matinée, àvomir sur votre compte un tas d’horreurs ! La patiencem’échappe à la fin, mon sang bout, quand je l’entends tourner enmal le bien que vous lui avez fait… Parole d’honneur ! elleprétend que vous les avez ruinés et que vous lui tuez son fils.Allez écouter à la porte, si vous ne me croyez pas.

Puis, comme Pauline éclatait en sanglots, Véronique éperdue luisaisit la tête entre ses mains, et lui baisa les cheveux, enrépétant :

– Non, non, mademoiselle, je ne dis plus rien… Il fautpourtant que vous sachiez. Ça devient trop bête, d’être dévoréeainsi… Je ne dis plus rien, calmez-vous.

Il y eut un silence. La bonne éteignait la braise qui restaitdans le fourneau. Mais elle ne put s’empêcher de murmurerencore :

– Je sais pourquoi elle enfle : sa méchanceté lui esttombée dans les genoux.

Pauline, qui regardait fixement un des carreaux de la cuisine,la pensée confuse et lourde de chagrin, leva les yeux. PourquoiVéronique disait-elle cela, est-ce que l’enflure avaitreparu ? Celle-ci, embarrassée, dut manquer à sa promesse desilence. Elle se permettait bien de juger Madame, mais elle luiobéissait. Enfin, les deux jambes étaient prises depuis la nuit, etil ne fallait pas le répéter devant monsieur Lazare. Pendant que labonne donnait ces détails, le visage de Pauline changeait, uneinquiétude en chassait le morne abattement. Malgré tout ce qu’ellevenait d’apprendre, elle s’effrayait d’un symptôme qu’elle savaittrès grave.

– Mais on ne peut la laisser ainsi, dit-elle en se levant.Elle est en danger.

– Ah ! oui, en danger ! s’écria brutalementVéronique. Elle n’en a pas la figure, et elle n’y pense guère entout cas, bien trop occupée à cracher sur les autres et à se carrercomme un pacha dans son lit… D’ailleurs, elle dort à présent, ilfaut attendre demain. C’est justement le jour où le docteur vient àBonneville.

Le lendemain, il fut impossible de cacher davantage à Lazarel’état de sa mère. Toute la nuit, Pauline avait écouté, éveilléed’heure en heure, croyant sans cesse entendre des plaintes autravers du plancher. Puis, au jour, elle s’était endormie d’un siprofond sommeil, que neuf heures sonnaient, lorsqu’un bruit deporte l’avait fait se lever en sursaut. Comme elle descendait auxnouvelles, après s’être vêtue à la hâte, elle rencontra justement,sur le palier du premier étage, Lazare qui sortait de chez lamalade. L’enflure gagnait le ventre, Véronique s’était décidée àprévenir le jeune homme.

– Eh bien ? demanda Pauline.

Lazare, le visage décomposé, ne répondit pas d’abord. D’un gestequi lui était familier, il se prenait le menton entre ses doigtsconvulsifs. Et, quand il parla, sa première parole fut cette phraseà peine bégayée :

– Elle est perdue.

Il montait chez lui d’un air d’égarement. Pauline le suivit.Lorsqu’ils furent dans la grande chambre du second, où elle n’étaitpas rentrée depuis qu’elle l’y avait surpris avec Louise, elleferma la porte, elle tâcha de le rassurer.

– Voyons, tu ignores même ce qu’elle a. Attends le docteurau moins… Elle est très forte, il y a toujours de l’espoir.

Mais lui, s’entêtait, frappé au cœur d’une convictionsubite.

– Elle est perdue, elle est perdue.

C’était un coup imprévu qui l’assommait. À son lever, il avaitcomme d’habitude regardé la mer, en bâillant d’ennui et en seplaignant du vide imbécile de l’existence. Puis, quand sa mères’était découverte jusqu’aux genoux, la vue de ces pauvres jambesgonflées par l’œdème, énormes et pâles, pareilles à des troncs déjàmorts, l’avait empli d’un attendrissement épouvanté. Eh quoi !d’une minute à l’autre, le malheur entrait ainsi ! Maintenantencore, assis sur un coin de sa grande table, le corps tremblant,il n’osait nommer tout haut la maladie qu’il venait de reconnaître.Toujours l’effroi d’une maladie de cœur l’avait hanté pour lessiens et pour lui, sans que ses deux années de médecine lui eussentdémontré l’égalité des maux devant la mort. Être frappé au cœur, àla source même de la vie, restait à ses yeux la mort affreuse,impitoyable. Et c’était de cette mort que sa mère allait mourir etque lui-même mourrait certainement ensuite !

– Pourquoi te désoler ainsi ? continuait Pauline, il ya des hydropiques qui vivent très longtemps. Tu te rappelles madameSimonnot ? elle a fini par s’en aller d’une fluxion depoitrine.

Mais il hochait la tête, il n’était pas un enfant pour qu’on letrompât de la sorte. Ses pieds pendants battaient dans le vide, letremblement de son corps ne cessait point, tandis qu’il fixaitobstinément les yeux sur la fenêtre. Alors, pour la première foisdepuis la rupture, elle le baisa au front, comme jadis. Ils seretrouvaient côte à côte dans cette chambre où ils avaient grandi,toute leur rancune sombrait au fond du grand chagrin dont ilsétaient menacés. Elle essuya ses yeux. Lui, ne pouvant pleurer,répétait machinalement :

– Elle est perdue, elle est perdue.

Vers onze heures, lorsque le docteur Cazenove entra, ainsi qu’ille faisait d’ordinaire chaque semaine, en remontant de Bonneville,il parut très étonné de trouver madame Chanteau au lit.Qu’avait-elle donc, cette chère dame ? et il plaisantaitmême : toute la maison était trop douillette, on allaitdécidément la transformer en ambulance. Mais, quand il eut examiné,palpé, ausculté la malade, il devint plus grave ; même il eutbesoin de sa grande habitude, pour ne pas laisser percer un peud’effarement.

Du reste, madame Chanteau n’avait nullement conscience de lagravité de son état.

– J’espère que vous allez me tirer de là, docteur, dit-elled’une voix gaie. Voyez-vous, je n’ai qu’une peur, c’est que cetteenflure ne m’étouffe, si elle monte toujours.

– Soyez tranquille, ça ne monte pas comme ça, répondit-ilen riant aussi. Puis, nous saurons bien l’arrêter.

Lazare, qui était rentré après l’examen, l’écoutait enfrémissant, brûlant de le tenir à l’écart et de le questionner,pour savoir enfin.

– Là, chère madame, continuait le docteur, ne voustourmentez pas, je reviendrai demain causer avec vous… Au revoir,je vais écrire mon ordonnance en bas.

Pauline, en bas, les empêcha d’entrer dans la salle à manger,car on parlait toujours à Chanteau d’une simple courbature. Elleavait déjà préparé de l’encre et du papier, sur la table de lacuisine. Devant leur impatience anxieuse, le docteur Cazenoveconfessa que c’était grave ; mais il employait des phraseslongues et embrouillées, évitant de conclure.

– Enfin, elle est perdue, cria Lazare, dans une sorted’irritation. C’est le cœur, n’est-ce pas ?

Pauline eut un regard suppliant que le médecin comprit.

– Oh ! le cœur, dit-il, j’en doute… Du reste, si ellene peut s’en relever, elle ira peut-être loin encore, avec desménagements.

Le jeune homme avait eu son haussement d’épaules, son gestecolère d’enfant qui n’est point dupe des contes dont on l’amuse. Ilcontinuait :

– Et vous ne m’avertissez pas, docteur, vous qui l’avezsoignée dernièrement !… Ces abominations-là ne viennent jamaistout d’un coup. Vous n’aviez donc rien vu ?

– Si, si, murmura Cazenove, je m’étais bien aperçu dequelques petites choses.

Puis, comme Lazare était pris d’un rire méprisant :

– Écoutez, mon brave, je me crois moins bête qu’un autre,et ce n’est pourtant pas la première fois qu’il m’arrive de n’avoirrien prévu et de rester stupide devant la maladie… Vous êtesagaçant, de vouloir qu’on sache tout, lorsqu’il est déjà bien jolid’épeler les premières lignes, dans cette machine compliquée de lacarcasse humaine.

Il se fâchait, il écrivait son ordonnance d’une plume irritée,qui trouait le papier mince. Le chirurgien de marine reparaissait,dans les mouvements brusques de son grand corps. Mais, quand il sefut remis debout, son vieux visage tanné par les vents du larges’adoucit, en voyant devant lui Lazare et Pauline, la tête basse,désespérés.

– Mes pauvres enfants, reprit-il, nous ferons le possiblepour la tirer d’affaire… Vous savez que je ne veux pas jouer augrand homme avec vous. Eh bien, franchement, je ne peux rien dire.Il me semble pourtant qu’il n’y a aucun danger immédiat.

Et il partit, après s’être assuré que Lazare avait de lateinture de digitale. L’ordonnance portait simplement des frictionsde cette teinture sur les jambes, et quelques gouttes dans un verred’eau sucrée. Cela suffisait pour le moment, il apporterait lelendemain des pilules. Peut-être se déciderait-il à pratiquer unesaignée. Pauline, cependant, l’avait accompagné jusqu’à soncabriolet, afin de lui demander la vérité vraie ; mais lavérité vraie était réellement qu’il n’osait se prononcer. Quandelle rentra dans la cuisine, elle trouva Lazare qui relisaitl’ordonnance. Le seul mot de digitale l’avait fait blêmir denouveau.

– Ne vous tourmentez donc pas si fort ! dit Véroniquequi s’était mise à pelurer des pommes de terre, afin de rester etd’entendre. Les médecins, c’est tous des massacres. Pour quecelui-là ne sache quoi dire, ça doit être qu’il n’y a pasgrand-chose.

Une discussion les retint autour du plat, où la cuisinièrecoupait ses pommes de terre. Pauline, elle aussi, se montraitrassurée. Le matin, elle était entrée embrasser sa tante, et ellelui avait trouvé une bonne figure : on ne pouvait mourir avecdes joues pareilles. Mais Lazare retournait l’ordonnance entre sesdoigts fébriles. Le mot digitale flamboyait : sa mèreétait perdue.

– Je remonte, finit-il par dire.

À la porte, il hésita, il demanda à sa cousine :

– Viendras-tu un instant ?

Elle aussi eut une légère hésitation.

– J’ai peur de la contrarier, murmura-t-elle.

Un silence embarrassé régna, et il monta seul, sans ajouter unmot.

Au déjeuner, pour ne pas inquiéter son père, Lazare reparut,très pâle. De temps à autre, un coup de sonnette appelaitVéronique, qui se promenait avec des assiettées de potage,auxquelles la malade touchait à peine ; et, quand elleredescendait, elle racontait à Pauline que le pauvre jeune hommeperdait la tête, en haut. C’était une pitié, de le voir grelotterla fièvre devant sa mère, les mains malhabiles, la figurebouleversée, comme s’il avait craint, à chaque minute, de la sentirpasser entre ses bras. Vers trois heures, la bonne venait encore demonter, lorsqu’elle appela la jeune fille, en se penchant sur larampe. Puis, quand celle-ci fut sur le palier du premierétage :

– Vous devriez entrer, mademoiselle, pour lui donner uncoup de main. Tant pis si ça la fâche ! Elle veut qu’il laretourne, et si vous le voyiez frémir, sans oser la toucherseulement !… Avec ça, elle me défend d’approcher.

Pauline entra. Carrément assise contre trois oreillers, madameChanteau aurait paru garder le lit par simple paresse, sans lesouffle court et pénible qui soulevait ses épaules. Devant elle,Lazare balbutiait :

– Alors, tu veux que je te mette sur le côtédroit ?

– Oui, pousse-moi un peu… Ah ! mon pauvre enfant, quetu as de peine à comprendre !

Déjà la jeune fille l’avait saisie doucement et laretournait.

– Laisse-moi faire, j’ai l’habitude avec mon oncle… Es-tubien ?

Madame Chanteau, irritée, gronda qu’on la bousculait. Elle nepouvait faire un mouvement, sans étouffer aussitôt ; et elledemeura une minute haletante, le visage terreux. Lazare s’étaitreculé derrière les rideaux du lit, afin de cacher son désespoir.Pourtant, il resta encore, pendant que Pauline frictionnait lesjambes de la malade, avec la teinture de digitale. Il détournait latête, mais un besoin de voir ramenait ses regards sur ces jambesmonstrueuses, ces paquets inertes de chair blafarde, dont la vueachevait de l’étrangler d’angoisse. Quand sa cousine l’aperçut sidéfait, elle crut prudent de le renvoyer. Elle s’approcha, et commemadame Chanteau s’endormait, très lasse d’avoir été simplementchangée de place, elle dit tout bas :

– Tu ferais mieux de t’en aller.

Il lutta un instant, des larmes l’aveuglaient. Mais il dutcéder, il descendit, honteux, bégayant :

– Mon Dieu ! je ne peux pas ! je ne peuxpas !

Lorsque la malade se réveilla, elle ne remarqua point d’abordl’absence de son fils. Une stupeur semblait la prendre, elle serepliait en elle-même, dans le besoin égoïste de se sentir vivre.Seule, la présence de Pauline l’inquiétait, bien que celle-ci sedissimulât, assise à l’écart, sans parler, sans bouger. Sa tanteayant allongé la tête, elle crut pourtant devoir la renseigner d’unmot.

– C’est moi, ne te tourmente pas… Lazare est allé jusqu’àVerchemont, où il a le menuisier à voir.

– Bon, bon, murmura madame Chanteau.

– Tu n’es pas assez souffrante, n’est-ce pas ? pourque ça l’empêche de faire ses affaires.

– Bien sûr.

Dès ce moment, elle ne parla plus que rarement de son fils,malgré l’adoration qu’elle lui témoignait la veille encore. Ils’effaçait de son reste de vie, après avoir été la cause et le butde son existence entière. La décomposition cérébrale qui commençaità se faire en elle, ne lui laissait que le souci physique de sasanté. Elle accepta les soins de sa nièce, sans paraître se rendrecompte de la substitution, simplement préoccupée de la suivre desyeux, comme distraite par la méfiance croissante qu’elle éprouvait,à la voir toujours aller et venir devant son lit.

Et, pendant ce temps, Lazare était descendu dans la cuisine,éperdu, les jambes cassées. La maison entière lui faisaitpeur : il ne pouvait demeurer dans sa chambre dont le videl’écrasait, il n’osait traverser la salle à manger, où la vue deson père, lisant paisiblement un journal, le suffoquait desanglots. Aussi revenait-il sans cesse à la cuisine, le seul coinchaud et vivant, rassuré d’y trouver Véronique, qui se battait avecses casseroles, comme aux bons jours de tranquillité. Quand elle levit se rasseoir près du fourneau, sur la chaise de paille qu’iladoptait, elle lui dit franchement ce qu’elle pensait de son peu decourage.

– En vérité, monsieur Lazare, vous n’êtes pas d’un grandsecours. C’est encore cette pauvre mademoiselle qui va tout avoirsur le dos… On croirait qu’il n’y a jamais eu de malade ici ;et ce qui est fort, c’est que vous avez très bien soigné votrecousine, quand elle a failli mourir de son mal de gorge…Hein ? vous ne pouvez dire le contraire, vous êtes restéquinze jours là-haut, à la retourner comme une enfant.

Lazare l’écoutait, plein de surprise. Il n’avait pas songé àcette contradiction, pourquoi ces façons de sentir différentes etillogiques ?

– C’est vrai, répétait-il, c’est vrai.

– Vous ne laissiez entrer personne, continuait la bonne, etMademoiselle était encore plus triste à regarder que Madame,tellement elle souffrait. Moi, je redescendais toute bousculée,sans avoir seulement l’envie d’avaler gros comme ça de pain… Puis,aujourd’hui, voilà le cœur qui vous tourne, dès que vous voyezvotre mère au lit ! Vous ne lui porteriez pas même des tassesde tisane… Votre mère est ce qu’elle est, mais elle est votremère.

Il n’entendait plus, il regardait fixement devant lui, dans levide. Enfin, il murmura :

– Que veux-tu ? je ne peux pas… C’est peut-être parceque c’est maman, mais je ne peux pas… Quand je la vois avec sesjambes, en me disant qu’elle est perdue, il y a quelque chose quise casse dans mon estomac, je crierais comme une bête, si je ne mesauvais de la chambre.

Tout son corps était repris d’un tremblement, il avait ramassépar terre un couteau tombé de la table, qu’il examinait sans levoir, les yeux noyés. Un silence régna. Véronique plongeait la têtedans son pot-au-feu, pour cacher l’émotion qui l’étranglait aussi.Elle finit par reprendre :

– Tenez ! monsieur Lazare, vous devriez descendre unpeu sur la plage. Vous me gênez, à être toujours là, dans mesjambes… Et emmenez donc Mathieu. Il est assommant, lui aussi nesait plus que faire de son corps, et j’ai toutes les peines dumonde à l’empêcher de monter chez Madame.

Le lendemain, le docteur Cazenove se montra encore hésitant. Unecatastrophe brusque était possible, ou peut-être la maladeallait-elle se remettre pour un temps plus ou moins long, sil’œdème diminuait. Il renonça à la saignée, se contenta deprescrire les pilules qu’il apportait, sans cesser l’emploi de lateinture de digitale. Son attitude chagrine, sourdement irritée,confessait qu’il croyait peu à ces remèdes, dans un de ces casorganiques, où le détraquement successif de tous les organes rendinutile la science du médecin. D’ailleurs, il affirmait que lamalade ne souffrait point. En effet, madame Chanteau ne seplaignait d’aucune douleur vive ; ses jambes étaient d’unelourdeur de plomb, elle suffoquait de plus en plus, dès qu’ellebougeait ; mais, étendue sur le dos, immobile, elle avaittoujours sa voix forte, ses yeux vifs, qui l’illusionnaientelle-même. Autour d’elle, personne, excepté son fils, ne serésignait à désespérer, en la voyant si brave. Quand le docteurremonta dans sa voiture, il leur dit de ne pas trop se plaindre,car c’était déjà une grâce, pour soi et pour les siens, que de nepas se voir mourir.

La première nuit venait d’être dure pour Pauline. À demiallongée dans un fauteuil, elle n’avait pu dormir, les oreillesbourdonnantes du souffle fort de la mourante. Dès quelles’assoupissait, il lui semblait que ce souffle ébranlait la maisonet que tout allait craquer. Puis, les yeux ouverts, elle étaitprise d’oppression, elle revivait les tourments qui avaient gâté savie, depuis quelques mois. Même à côté de ce lit de mort, la paixne se faisait pas en elle, il lui était impossible de pardonner.Dans le demi-cauchemar de la veillée lugubre, elle souffraitsurtout des confidences de Véronique. Ses violences de jadis, sesrancunes jalouses, s’éveillaient aux détails qu’elle remâchaitpéniblement. Ne plus être aimée, mon Dieu ! se voir trahie parceux qu’on aime ! se retrouver seule, pleine de mépris et derévolte ! Sa plaie rouverte saignait, jamais elle n’avaitsenti à ce point l’injure de Lazare. Puisqu’ils l’avaient tuée, lesautres pouvaient mourir. Et sans cesse le vol de son argent et deson cœur recommençait, dans l’obsession du souffle fort de satante, qui finissait par lui casser la poitrine.

Au jour, Pauline resta combattue. L’affection ne revenait pas,seul le devoir la tenait dans cette chambre. Cela achevait de larendre malheureuse : allait-elle donc devenir mauvaise, elleaussi ? La journée se passa dans ce trouble, elles’empressait, mécontente d’elle, rebutée par les méfiances de lamalade. Celle-ci accueillait ses prévenances d’un grognement, lapoursuivait d’un œil soupçonneux, regardant derrière elle cequ’elle faisait. Si elle lui demandait un mouchoir, elle leflairait avant de s’en servir, et quand elle la voyait apporter unebouteille d’eau chaude, elle voulait toucher la bouteille.

– Qu’a-t-elle donc ? disait tout bas la jeune fille àla bonne. Est-ce qu’elle me croit capable de lui faire dumal ?

Après le départ du docteur, comme Véronique présentait unecuillerée de potion à madame Chanteau, celle-ci n’apercevant pas sanièce, qui cherchait du linge dans l’armoire, murmura :

– C’est le médecin qui a préparé cette drogue ?

– Non, madame, c’est Mademoiselle.

Alors, elle goûta du bout des lèvres, puis elle eut unegrimace.

– Ça sent le cuivre… Je ne sais ce qu’elle me force àprendre, j’ai le goût du cuivre dans l’estomac depuis hier.

Et, d’un geste brusque, elle jeta la cuillerée derrière le lit.Véronique restait la bouche béante.

– Eh bien ! quoi donc ? en voilà uneidée !

– Je n’ai pas envie de m’en aller encore, dit madameChanteau en reposant la tête sur l’oreiller. Tiens ! écoute,les poumons sont solides. Et elle pourrait bien partir avant moi,car elle n’a pas la chair très saine.

Pauline avait entendu. Elle se tourna, frappée au cœur, etregarda Véronique. Au lieu de s’avancer, elle se reculaitdavantage, ayant honte pour sa tante de ce soupçon abominable. Unedétente se produisait en elle, il lui venait une grande pitié, enface de cette malheureuse ravagée de peur et de haine ; et,loin d’en éprouver une nouvelle rancune, elle se sentit débordéed’un attendrissement douloureux, lorsqu’en se baissant elle aperçutsous le lit les médicaments que la malade y jetait, par crainte dupoison. Jusqu’au soir, elle montra une douceur vaillante, elle neparut même pas s’apercevoir des regards inquiets qui étudiaient sesmains. Son ardent désir était de vaincre par ses bons soins lesterreurs de la moribonde, de ne pas lui laisser emporter dans laterre cette pensée affreuse. Elle défendit à Véronique d’effrayerLazare davantage, en lui contant l’histoire.

Une seule fois, depuis le matin, madame Chanteau avait demandéson fils ; et elle s’était contentée de la première réponsevenue, sans s’étonner de ne plus le voir. D’ailleurs, elle parlaitmoins encore de son mari, elle ne s’inquiétait pas de ce qu’ilpouvait faire, seul, dans la salle à manger. Tout disparaissaitpour elle, le froid de ses jambes semblait monter et lui glacer lecœur, de minute en minute. Et il fallait, à chaque repas, quePauline descendît, afin de mentir à son oncle. Ce soir-là, elletrompa Lazare lui-même, elle lui assura que l’enflurediminuait.

Mais, dans la nuit, le mal fit des progrès effrayants. Lelendemain, au grand jour, lorsque la jeune fille et la bonnerevirent la malade, elles furent saisies de l’expression égarée deses yeux. La face n’était pas changée, et elle n’avait toujours pasde fièvre ; seulement, l’intelligence paraissait se prendre,une idée fixe achevait la destruction de ce cerveau. C’était laphase dernière, l’être peu à peu mangé par une passion unique,tombé à la fureur.

La matinée, avant l’arrivée du docteur Cazenove, fut terrible.Madame Chanteau ne voulait même plus que sa nièce l’approchât.

– Laisse-toi soigner, je t’en prie, répétait Pauline. Jevais te lever un instant, puisque tu es si mal couchée.

Alors, la mourante se débattait, comme si on l’étouffait.

– Non, non, tu as tes ciseaux, tu me les enfonces exprèsdans la chair… Je les sens bien, je saigne de partout.

Navrée, la jeune fille devait se tenir à distance ; et ellechancelait de fatigue et de chagrin, elle succombait de bontéimpuissante. Pour faire agréer le moindre soin, il lui fallaitsupporter des rudesses, des accusations qui la mettaient en larmes.Parfois, vaincue, elle tombait sur une chaise, elle pleurait, nesachant plus comment ramener à elle cette ancienne affectiontournée à la rage. Puis, la résignation lui revenait, et elles’ingéniait encore, elle redoublait de douceur. Mais, ce jour-là,son insistance détermina une crise dont elle resta longtempstremblante.

– Ma tante, dit-elle en préparant la cuiller, voici l’heurede ta potion. Tu sais que le médecin t’a bien recommandé de laprendre exactement.

Madame Chanteau voulut voir la bouteille qu’elle finit parsentir.

– C’est la même qu’hier ?

– Oui, ma tante.

– Je n’en veux pas.

Pourtant, à force de supplications caressantes, sa nièce obtintqu’elle en avalerait encore une cuillerée. Le visage de la maladeexprimait une grande méfiance. Et, dès qu’elle eut la cuilleréedans la bouche, elle la cracha violemment par terre, secouée d’unaccès de toux, bégayant au milieu des hoquets :

– C’est du vitriol, ça me brûle.

Son exécration et sa terreur de Pauline, peu à peu grandiesdepuis le jour où elle lui avait pris une première pièce de vingtfrancs, éclataient enfin dans le suprême détraquement de son mal,en un flot de paroles folles ; tandis que la jeune fille,saisie, l’écoutait, sans trouver un mot de défense.

– Si tu crois que je ne le sens pas ! Tu mets ducuivre et du vitriol dans tout… C’est ça qui m’étouffe. Je n’airien, je me serais levée ce matin, si tu n’avais pas fait fondre duvert-de-gris dans mon bouillon, hier soir… Oui, tu as assez de moi,tu voudrais m’enterrer. Mais je suis solide, c’est moi quit’enterrerai.

Ses paroles s’embarrassaient de plus en plus, elle suffoquait,et ses lèvres devenaient si noires, qu’une catastrophe immédiatesemblait à craindre.

– Oh ! ma tante, ma tante, murmura Pauline terrifiée,si tu savais comme tu te fais du mal !

– Eh bien ! c’est ce que tu veux, n’est-ce pas ?Va, je te connais, ton plan est arrêté depuis longtemps, tu esentrée ici dans l’unique but de nous assassiner et de nousdépouiller. Ton idée est d’avoir la maison, et je te gêne…Ah ! gueuse, j’aurais dû t’écraser le premier jour… Je tehais ! je te hais !

Pauline, immobile, pleurait silencieusement. Un seul motrevenait sur ses lèvres, comme une protestation involontaire.

– Mon Dieu !… mon Dieu !

Mais madame Chanteau s’épuisait, et une terreur d’enfantsuccédait à la violence de ses attaques. Elle était retombée surses oreillers.

– Ne m’approche pas, ne me touche pas… Je crie au secours,si tu me touches… Non, non, je ne veux pas boire. C’est dupoison.

Et elle ramenait les couvertures de ses mains crispées, et ellese cachait derrière les oreillers, roulant la tête, fermant labouche. Lorsque sa nièce, éperdue, s’avança pour la calmer, ellepoussa des hurlements.

– Ma tante, sois raisonnable… Je ne te ferai rien boiremalgré toi.

– Si, tu as la bouteille… Oh ! j’ai peur !oh ! j’ai peur !

Elle agonisait, sa tête trop basse, renversée dans l’épouvante,se tachait de plaques violettes. La jeune fille, croyant qu’elleexpirait dans ses bras, sonna la bonne. Toutes deux eurent beaucoupde peine pour la soulever et la recoucher sur les oreillers.

Alors, les souffrances personnelles de Pauline, ses tourmentsd’amour furent définitivement emportés dans cette douleur commune.Elle ne songeait plus à sa plaie récente qui saignait encore laveille, elle n’avait plus ni violence ni jalousie, devant une sigrande misère. Tout se noyait au fond d’une pitié immense, elleaurait voulu pouvoir aimer davantage, se dévouer, se donner,supporter l’injustice et l’injure, pour mieux soulager les autres.C’était comme une bravoure à prendre la grosse part du mal de lavie. Dès ce moment, elle n’eut pas un abandon, elle montra devantce lit de mort le calme résigné qu’elle avait eu lorsque la mort lamenaçait elle-même. Toujours prête, elle ne se rebutait de rien. Etsa tendresse était même revenue, elle pardonnait à sa tantel’emportement des crises, elle la plaignait de s’être lentementenragée ainsi, préférant la revoir dans les années anciennes,l’aimant de nouveau, comme elle l’aimait à dix ans, lorsqu’elleétait arrivée avec elle à Bonneville, un soir, par un vent detempête.

Ce jour-là, le docteur Cazenove ne parut qu’après ledéjeuner : un accident, le bras cassé d’un fermier, qu’ilavait dû remettre, venait de l’arrêter à Verchernont. Quand il eutvu madame Chanteau et qu’il redescendit dans la cuisine, il necacha pas son impression mauvaise. Justement, Lazare était là,assis près du fourneau, dans cette oisiveté fiévreuse qui ledévorait.

– Il n’y a plus d’espoir, n’est-ce pas ? demanda-t-il.J’ai relu cette nuit l’ouvrage de Bouillaud sur les maladies decœur…

Pauline, descendue avec le médecin, jeta de nouveau à ce dernierun regard suppliant, qui lui fit interrompre le jeune homme de sonair courroucé. Chaque fois que les maladies tournaient mal, il sefâchait.

– Eh ! le cœur, mon cher, vous n’avez que le cœur à labouche !… Est-ce qu’on peut affirmer quelque chose ? Jecrois le foie plus malade encore. Seulement, quand la machine sedétraque, tout se prend, parbleu ! les poumons, l’estomac, etle cœur lui-même… Au lieu de lire Bouillaud, la nuit, ce qui nesert absolument qu’à vous rendre malade, vous aussi, vous feriezmieux de dormir.

C’était un mot d’ordre dans la maison, on affirmait à Lazare quesa mère se mourait du foie. Il n’en croyait rien, feuilletait sesanciens livres, aux heures d’insomnie ; puis, ils’embrouillait sur les symptômes, et cette explication du docteurque les organes se prenaient les uns après les autres, finissaitpar l’effrayer davantage.

– Enfin, reprit-il péniblement, combien croyez-vous qu’ellepuisse aller encore ?

Cazenove eut un geste vague.

– Quinze jours, un mois peut-être… Ne m’interrogez pas, jeme tromperais, et vous auriez raison de dire que nous ne savons etque nous ne pouvons rien… C’est effrayant, le progrès que le mal afait depuis hier.

Véronique, en train d’essuyer des verres, le regardait, labouche ouverte. Eh quoi ! c’était donc vrai, Madame était simalade, Madame allait mourir ? Jusque-là, elle n’avait pucroire au danger, elle grognait dans les coins, en continuant àparler de malice rentrée, histoire de faire tourner les gens enbourrique. Elle demeura stupide, et comme Pauline lui disait demonter près de Madame, pour que celle-ci ne restât pas seule, ellesortit, s’essuyant les mains à son tablier et en ne trouvant queces mots :

– Ah bien alors ! ah bien alors !…

– Docteur, avait repris Pauline, qui seule gardait toute satête, il faudrait songer aussi à mon oncle… Pensez-vous qu’on doivele préparer ? Voyez-le donc avant de partir.

Mais, à ce moment, l’abbé Horteur se présenta. Il n’avait su quele matin ce qu’il appelait l’indisposition de madame Chanteau.Quand il connut la gravité de la maladie, son visage hâlé qui riaitau grand air prit une expression de réel chagrin. Cette pauvredame ! était-ce possible ? elle qui semblait sivaillante, trois jours auparavant ! Puis, après un silence, ildemanda :

– Puis-je la voir ?

Il avait jeté sur Lazare un coup d’œil inquiet, le sachantirréligieux et prévoyant un refus. Mais le jeune homme, accablé, neparaissait même pas avoir compris. Ce fut Pauline qui réponditnettement :

– Non, pas aujourd’hui, monsieur le curé. Elle ignore sonétat, votre présence la révolutionnerait… Nous verrons demain.

– Très bien, se hâta de dire le prêtre, rien ne presse,j’espère. Mais chacun doit faire son devoir, n’est-ce pas ?…Ainsi le docteur qui ne croit pas en Dieu…

Depuis un moment, le docteur regardait fixement un pied de latable, absorbé, perdu dans le doute où il tombait, quand il sentaitla nature lui échapper. Il venait d’entendre pourtant, il coupa laparole à l’abbé Horteur.

– Qui vous a dit que je ne croyais pas en Dieu ?… Dieun’est pas impossible, on voit des choses si drôles !… Aprèstout, qui sait ?

Il secoua la tête, il sembla se réveiller.

– Tenez ! continua-t-il, vous allez entrer avec moiserrer la main à ce brave monsieur Chanteau… Il aura bientôt besoind’un grand courage.

– Si ça pouvait le distraire, offrit obligeamment le curé,je resterais avec lui à faire quelques parties de dames.

Alors, tous deux passèrent dans la salle à manger, tandis quePauline se hâtait de remonter près de sa tante. Lazare, demeuréseul, se leva, hésita un moment à monter lui aussi, alla écouter lavoix de son père, sans avoir le courage d’entrer ; puis, ilrevint s’abandonner sur la même chaise, dans le désœuvrement de sondésespoir.

Le médecin et le prêtre avaient trouvé Chanteau en train depousser sur la table une boule de papier, faite avec un prospectus,encarté dans son journal. La Minouche, couchée près de lui,regardait de ses yeux verts. Elle dédaignait ce joujou trop simple,les pattes sous le ventre, reculant devant la fatigue de sortir sesgriffes. La boule s’était arrêtée devant son nez.

– Ah ! c’est vous, dit Chanteau. Vous êtes bienaimables, je ne m’amuse guère tout seul… Eh bien ! docteur,elle va mieux ? Oh ! je ne m’inquiète pas, elle est laplus solide de la maison, elle nous enterrera tous.

Le docteur pensa l’occasion bonne pour l’éclairer.

– Sans doute, son état ne me paraît pas très grave…Seulement, je la trouve bien affaiblie.

– Non, non, docteur, s’écria Chanteau, vous ne laconnaissez point. Elle a un ressort incroyable… Avant trois jours,vous la verrez sur pied.

Et il refusa de comprendre, dans le besoin qu’il avait de croireà la santé de sa femme. Le médecin, ne voulant pas lui direbrutalement les choses, dut se taire. D’ailleurs, autant valait-ilattendre encore. La goutte le laissait par bonheur asseztranquille, sans douleurs trop vives, les jambes prises de plus enplus seulement, au point qu’il fallait le porter de son lit dansson fauteuil.

– Si ce n’étaient ces maudites jambes, répétait-il, jemonterais la voir au moins.

– Résignez-vous, mon ami, dit l’abbé Horteur, qui de soncôté songeait à remplir son ministère consolateur. Chacun doitporter sa croix… Nous sommes tous dans la main de Dieu…

Mais il s’aperçut que ces paroles, loin de soulager Chanteau,l’ennuyaient et finissaient même par l’inquiéter. Aussi, en bravehomme, coupa-t-il court à ses exhortations toutes faites, en luioffrant une distraction plus efficace.

– Voulez-vous faire une partie ? Ça vous débrouillerala tête.

Et il alla chercher lui-même le damier sur une armoire.Chanteau, ravi, serra la main du docteur, qui partait. Déjà lesdeux hommes s’enfonçaient dans leur jeu, oublieux du monde entier,lorsque la Minouche sans doute énervée à la longue par la boule depapier restée devant elle, bondit brusquement et la fit voler d’uncoup de patte, puis la poursuivit avec des culbutes folles, autourde la pièce.

– Sacrée capricieuse ! cria Chanteau, dérangé. Elle nevoulait pas jouer avec moi tout à l’heure, et la voilà maintenantqui nous empêche de réfléchir, en s’amusant toute seule !

– Laissez, dit le curé plein de mansuétude, les chatsprennent du plaisir pour eux-mêmes.

Comme il traversait de nouveau la cuisine, le docteur Cazenove,emporté par une soudaine émotion, à la vue de Lazare toujoursécrasé sur la même chaise, le saisit dans ses grands bras et lebaisa paternellement, sans prononcer une parole. Justement,Véronique redescendait, en chassant Mathieu devant elle. Il roulaitsans cesse dans l’escalier, avec son petit sifflement de nez, quiressemblait à la plainte d’un oiseau ; et, dès qu’il trouvaitla chambre de la malade ouverte, il venait y pleurer sur ce tonaigu de flageolet, dont la note persistante trouait lesoreilles.

– Va donc, va donc ! criait la bonne, ce n’est pas tamusique qui la remettra.

Puis, quand elle aperçut Lazare :

– Emmenez-le quelque part, ça nous débarrassera et ça vousfera du bien.

C’était un ordre de Pauline. Elle chargeait Véronique derenvoyer Lazare de la maison, de le forcer à de longues courses.Mais il refusait, il lui fallait tout un effort pour se mettredebout. Cependant, le chien était venu se placer devant lui, et ilrecommençait à pleurer.

– Ce pauvre Mathieu n’est plus jeune, dit le docteur qui leregardait.

– Dame ! il a quatorze ans, répondit Véronique. Ça nel’empêche pas d’être encore comme un fou après les souris… Vousvoyez, il a le nez écorché et les yeux rouges. C’est qu’il en asenti une sous le fourneau, la nuit dernière ; et il n’a pasfermé l’œil, il a bouleversé ma cuisine avec son nez, il a encorela fièvre aux pattes. Un si gros chien, pour une si petite bête,est-ce ridicule !… D’ailleurs, il n’y a pas que les souris,tout ce qui est petit et tout ce qui grouille, les poussins unjour, les enfants de Minouche, ça l’allume à en perdre le boire etle manger. Des fois, il reste des heures, à souffler sous un meubleoù a passé un cafard… En ce moment, il faut dire qu’il sent deschoses pas ordinaires dans la maison…

Elle s’arrêta, en voyant des larmes emplir les yeux deLazare.

– Faites donc un tour, mon enfant, reprit le docteur. Vousn’êtes pas utile ici, vous seriez mieux dehors.

Le jeune homme avait fini par se lever péniblement.

– Allons, dit-il, viens, mon pauvre Mathieu.

Quand il eut mis le médecin en voiture, il s’éloigna avec lechien, le long des falaises. De temps à autre, il devait s’arrêterpour attendre Mathieu, car celui-ci en effet vieillissait beaucoup.Son arrière-train se paralysait, on entendait ses grosses pattestraîner à terre comme des chaussons. Il ne faisait plus de troudans le potager, il tombait vite étourdi, lorsqu’il se lançaitaprès sa queue. Mais il se fatiguait surtout rapidement, toussants’il se jetait à l’eau, se couchant et ronflant au bout d’un quartd’heure de promenade. Sur la plage, il vint marcher dans les jambesde son maître.

Lazare restait une minute immobile, à regarder un bateau pêcheurde Port-en-Bessin, dont la voile grise rasait l’eau comme l’ailed’une mouette. Puis, il se remettait à marcher. Sa mère allaitmourir ! cela retentissait à grands coups dans son être. Quandil n’y pensait plus, un nouveau coup, plus profond,l’ébranlait ; et c’étaient des surprises continuelles, uneidée à laquelle il ne pouvait s’habituer, une stupeur sans cesserenaissante, qui ne laissait pas de place pour d’autres sensations.Même, par moments, cette idée perdait de sa netteté, il y avait enlui le vague pénible d’un cauchemar, où ne surnageait de préciseque l’attente anxieuse d’un grand malheur. Pendant des minutesentières, tout ce qui l’entourait, disparaissait ; ensuite,lorsqu’il revoyait les sables, les algues, la mer au loin, cethorizon immense, il s’étonnait un instant, sans le reconnaître.Était-ce donc là qu’il avait passé si souvent ? Le sens deschoses lui semblait changé, jamais il n’en avait ainsi pénétré lesformes ni les couleurs. Sa mère allait mourir ! et il marchaittoujours, comme pour échapper à ce bourdonnement quil’étourdissait.

Brusquement, il entendit un souffle derrière lui. Il se tournaet reconnut le chien, la langue pendante, à bout de force. Alors,il parla tout haut.

– Mon pauvre Mathieu, tu n’en peux plus… Nous rentrons,va ! On a beau se secouer, on pense quand même !

Le soir, on mangeait rapidement. Lazare, dont l’estomac resserréne tolérait que quelques bouchées de pain, se hâtait de remonterchez lui, en inventant pour son père le prétexte d’un travail quipressait. Au premier étage, il entrait chez sa mère, où ils’efforçait de s’asseoir cinq minutes, avant de l’embrasser et delui souhaiter une bonne nuit. Elle, d’ailleurs, l’oubliaitcomplètement, ne s’inquiétait jamais de ce qu’il devenait dans lajournée. Quand il se penchait, elle tendait la joue, paraissaittrouver naturel ce bonsoir rapide, absorbée à chaque heuredavantage dans l’égoïsme instinctif de sa fin. Et il s’échappait,Pauline abrégeait la visite, en inventant un prétexte pour lerenvoyer.

Mais chez lui, dans la grande chambre du second, le tourment deLazare redoublait. C’était surtout la nuit, la longue nuit, quipesait à son esprit troublé. Il montait des bougies pour ne pasrester sans lumière ; il les allumait les unes après lesautres, jusqu’au jour, saisi de l’horreur des ténèbres. Quand ils’était couché, vainement, il tâchait de lire, ses anciens livresde médecine seuls l’intéressaient encore ; et il lesrepoussait, il avait fini par en avoir peur. Alors, les yeuxouverts, il demeurait sur le dos, avec l’unique sensation qu’il sepassait près de lui, derrière le mur, une chose affreuse dont lepoids l’étouffait. Le souffle de sa mère moribonde était dans sesoreilles, ce souffle devenu si fort, que, depuis deux jours, ill’entendait de chaque marche de l’escalier, où il ne se risquaitplus sans presser le pas. Toute la maison semblait l’exhaler commeune plainte, il croyait en être remué dans son lit, inquiet dessilences qui se faisaient parfois, courant pieds nus sur le palier,pour se pencher au-dessus de la rampe. En bas, Pauline et Véroniquequi veillaient ensemble, laissaient la porte ouverte, afin d’aérerla chambre. Et il apercevait le pâle carré de lumière dormante quela veilleuse jetait sur le carreau, et il retrouvait le soufflefort, élargi, prolongé dans l’ombre. Lui aussi, quand il rentraitse coucher, laissait sa porte ouverte, car il avait le besoind’entendre ce râle, c’était une obsession qui le poursuivait jusquedans les somnolences où il glissait enfin, au petit jour. Comme àl’époque de la maladie de sa cousine, son épouvante de la mortavait disparu. Sa mère allait mourir, tout allait mourir, ils’abandonnait à cet effondrement de la vie, sans autre sentimentque l’exaspération de son impuissance à rien changer.

Ce fut le lendemain que l’agonie de madame Chanteau commença,une agonie bavarde, qui dura vingt-quatre heures. Elle s’étaitcalmée, l’effroi du poison ne l’affolait plus ; et, sansarrêt, elle parlait toute seule, d’une voix claire, en phrasesrapides, sans lever la tête de l’oreiller. Ce n’était pas unecauserie, elle ne s’adressait à personne, il semblait seulementque, dans le détraquement de la machine, son cerveau se hâtât defonctionner comme une horloge qui se déroule, et que ce flot depetites paroles pressées fût les derniers tic-tac de sonintelligence à bout de chaîne. Tout son passé défilait, il ne luivenait pas un mot du présent, de son mari, de son fils, de sanièce, de cette maison de Bonneville, où son ambition avaitsouffert dix années. Elle était encore mademoiselle de la Vignière,lorsqu’elle courait le cachet dans les familles distinguées deCaen ; elle prononçait familièrement des noms que ni Paulineni Véronique n’avaient jamais entendus ; elle racontait delongues histoires, sans suite, coupées d’incidentes, et dont lesdétails échappaient à la bonne elle-même, vieillie pourtant à sonservice. Comme ces coffres que l’on vide des lettres jauniesd’autrefois, il semblait qu’elle se débarrassât la tête dessouvenirs de sa jeunesse, avant d’expirer. Pauline, malgré soncourage, en éprouvait un frisson, troublée devant cet inconnu,cette confession involontaire qui revenait à la surface, dans letravail même de la mort. Et ce n’était plus d’un souffle, c’étaitde ce bavardage terrifiant que la maison maintenant s’emplissait.Lazare, lorsqu’il passait devant la porte, en emportait desphrases. Il les retournait, ne leur trouvait pas de sens, s’eneffarait comme d’une histoire ignorée, que sa mère contait déjà, del’autre côté de la vie, au milieu de gens invisibles.

Lorsque le docteur Cazenove arriva, il trouva Chanteau et l’abbéHorteur dans la salle à manger, en train de jouer aux dames. Onaurait pu croire qu’ils n’avaient pas bougé de là, et qu’ilscontinuaient la partie de la veille. Assise près d’eux sur sonderrière, la Minouche paraissait absorbée dans l’étude du damier.Le curé était venu de grand matin reprendre son poste deconsolateur. Pauline, à présent, ne voyait plus d’inconvénient à cequ’il montât, et lorsque le médecin fit sa visite, il quitta sonjeu, il l’accompagna près de la malade, se présenta à elle en ami,simplement désireux d’avoir de ses nouvelles. Madame Chanteau lesreconnut encore, elle voulut qu’on la relevât contre ses oreillers,elle les accueillit en belle femme de Caen qui recevait dans undélire lucide et souriant. Ce brave docteur devait être satisfaitd’elle, n’est-ce pas ? elle se lèverait bientôt ; et ellequestionna l’abbé poliment sur sa propre santé. Celui-ci, montédans l’intention de remplir son devoir de prêtre, n’osa ouvrir labouche, saisi de cette agonie bavarde. Du reste, Pauline était là,qui l’aurait empêché d’aborder certains sujets. Elle-même avait laforce de feindre une gaieté confiante. Quand les deux hommes seretirèrent, elle les reconduisit sur le palier, où le médecin luidonna à voix basse des instructions pour les derniers moments. Lesmots de décomposition rapide, de phénol, revenaient, pendant que,de la chambre, sortait encore le bourdonnement confus, le flux deparoles intarissables de la mourante.

– Alors, vous pensez qu’elle passera la journée ?demanda la jeune fille.

– Oui, elle ira sans doute jusqu’à demain, réponditCazenove. Mais ne la levez plus, elle pourrait vous rester entreles bras… D’ailleurs, je reviendrai ce soir.

Il fut convenu que l’abbé Horteur demeurerait avec Chanteau etqu’il le préparerait à la catastrophe. Véronique, sur le seuil dela chambre, écoutait prendre ces dispositions d’un air effaré.Depuis qu’elle croyait à la possibilité de la mort de Madame, ellene desserrait plus les lèvres, s’empressait autour d’elle avec sondévouement de bête de somme. Mais tous se turent, Lazare montait,errant par la maison, sans trouver la force d’assister aux visitesdu docteur et de connaître au juste le danger. Ce brusque silencequi l’accueillait, le renseigna malgré lui. Il devint trèspâle.

– Mon cher enfant, dit le médecin, vous devriezm’accompagner. Vous déjeuneriez avec moi, et je vous ramènerais cesoir.

Le jeune homme avait pâli encore.

– Non, merci, murmura-t-il, je ne veux pas m’éloigner.

Dès lors, Lazare attendit, dans un affreux serrement depoitrine. Une ceinture de fer semblait lui boucler les côtes. Lajournée s’éternisait, et elle passait pourtant, sans qu’il sût dequelle façon coulaient les heures. Il ne se rappela jamais ce qu’ilavait fait, montant, descendant, regardant au loin la mer, dont lebercement immense achevait de l’étourdir. La marche invincible desminutes, par instants, se matérialisait, devenait en lui la pousséed’une barre de granit qui balayait tout à l’abîme. Puis, ils’exaspérait, il aurait voulu que tout fût terminé, pour se reposerenfin de cette abominable attente. Vers quatre heures, comme ilmontait une fois de plus à sa chambre, il entra brusquement chez samère : il voulait voir, il avait le besoin de l’embrasserencore. Mais, quand il se pencha, elle continua de déviderl’écheveau embrouillé de ses phrases, elle ne tendit même pas lajoue, du mouvement fatigué dont elle l’accueillait depuis samaladie. Peut-être ne le vit-elle point. Ce n’était plus sa mère,ce visage plombé, aux lèvres noires déjà.

– Va-t’en, lui dit Pauline avec douceur, sors un peu… Jet’assure que l’heure n’est pas venue.

Et, au lieu de monter chez lui, Lazare se sauva. Il sortit, enemportant la vision de ce visage douloureux, qu’il ne reconnaissaitplus. Sa cousine lui mentait, l’heure allait venir ;seulement, il étouffait, il lui fallait de l’espace, il marchaitcomme un fou. Ce baiser était le dernier. L’idée de ne revoirjamais sa mère, jamais, le secouait furieusement. Mais il crut quequelqu’un courait après lui, il se tourna ; et, quand ilreconnut Mathieu, qui tâchait de le rejoindre avec ses patteslourdes, il entra dans une rage, sans raison aucune, il prit despierres qu’il lança au chien, en bégayant des injures, pour lerenvoyer à la maison. Mathieu, stupéfait de cet accueil,s’éloignait, puis se retournait et le regardait d’un œil doux, oùsemblaient luire des larmes. Il fut impossible à Lazare de chassercette bête, qui l’accompagna de loin, comme pour veiller sur sondésespoir. La mer immense l’irritait elle aussi, il s’était jetédans les champs, il cherchait les coins perdus, afin de s’y sentirseul et caché. Jusqu’à la nuit, il vagabonda, traversa des terreslabourées, sauta des haies vives. Enfin, il rentrait exténué,lorsqu’un spectacle, devant lui, le frappa d’une épouvantesuperstitieuse : c’était au bord d’un chemin désert, un grandpeuplier isolé et noir, que la lune à son lever surmontait d’uneflamme jaune ; et l’on aurait dit un grand cierge brûlant dansle crépuscule, au chevet de quelque grande morte, couchée entravers de la campagne.

– Allons, Mathieu ! cria-t-il d’une voix étranglée.Dépêchons-nous.

Il rentra en courant, comme il était parti. Le chien avait osése rapprocher, et il lui léchait les mains.

Malgré la nuit tombée, il n’y avait pas de lumière dans lacuisine. La pièce était vide et sombre, rougie au plafond par lereflet d’un fourneau de braise. Ces ténèbres saisirent Lazare, quine trouva pas le courage d’aller plus loin. Éperdu, debout aumilieu du désordre des pots et des torchons, il écouta les bruitsdont la maison frissonnait. À côté, il entendait une petite toux deson père, auquel l’abbé Horteur parlait, d’une voix sourde etcontinue. Mais ce qui l’effrayait surtout, c’étaient, dansl’escalier, des pas rapides, des chuchotements, puis, à l’étagesupérieur, un bourdonnement qu’il ne s’expliquait pas, comme letumulte étouffé d’une besogne vivement faite. Il n’osaitcomprendre, était-ce donc fini ? Et il demeurait immobile,sans avoir la force de monter chercher une certitude, lorsqu’il vitdescendre Véronique : elle courait, elle alluma une bougie etl’emporta, si pressée, qu’elle ne lui jeta ni une parole ni même unregard. La cuisine, éclairée un moment, était retombée dans lenoir. En haut, les piétinements s’apaisaient. Il y eut encore uneapparition de la bonne, qui, cette fois, descendait prendre uneterrine ; et toujours la même hâte effarée et muette. Lazarene douta plus, c’était fini. Alors, défaillant, il s’assit au bordde la table, il attendit au fond de cette ombre, sans savoir cequ’il attendait, les oreilles sonnantes du grand silence qui venaitde se faire.

Dans la chambre, l’agonie suprême durait depuis deux heures, uneagonie atroce qui épouvantait Pauline et Véronique. La peur dupoison avait reparu aux derniers hoquets, madame Chanteau sesoulevait, causant toujours de sa voix rapide, mais peu à peuagitée d’un délire furieux. Elle voulait sauter de son lit,s’enfuir de la maison où quelqu’un allait l’assassiner. La jeunefille et la bonne devaient mettre toutes leurs forces à laretenir.

– Laissez-moi, vous me ferez tuer… Il faut que je parte,tout de suite, tout de suite…

Véronique tâchait de la calmer.

– Madame, regardez-nous… Vous ne nous pensez pas capablesde vous faire du mal.

La mourante, épuisée, soufflait un instant. Elle semblaitchercher dans la pièce, de ses yeux troubles, qui ne voyaient sansdoute plus. Puis, elle reprenait :

– Fermez le secrétaire. C’est dans le tiroir… La voilà quimonte. Oh ! j’ai peur, je vous dis que je l’entends ! Nelui donnez pas la clef, laissez-moi partir, tout de suite, tout desuite…

Et elle se débattait sur ses oreillers, tandis que Pauline lamaintenait.

– Ma tante, il n’y a personne, il n’y a que nous.

– Non, non, écoutez, la voilà… Mon Dieu ! je vaismourir, la coquine m’a tout fait boire… Je vais mourir ! jevais mourir !

Ses dents claquaient, elle se réfugiait entre les bras de sanièce, qu’elle ne reconnaissait pas. Celle-ci la serraitdouloureusement sur son cœur, cessant de combattre l’abominablesoupçon, se résignant à le lui laisser emporter dans la terre.

Heureusement, Véronique veillait. Elle avança les mains, enmurmurant :

– Mademoiselle, prenez garde !

C’était la crise finale. Madame Chanteau, d’un violent effort,avait réussi à jeter ses jambes enflées hors du lit ; et, sansl’aide de la bonne, elle serait tombée par terre. Une foliel’agitait, elle ne poussait plus que des cris inarticulés, lespoings serrés comme pour une lutte corps à corps, ayant l’air de sedéfendre contre une vision qui la tenait à la gorge. Dans cetteminute dernière, elle dut se voir mourir, elle rouvrit des yeuxintelligents, dilatés par l’horreur. Une souffrance affreuse luifit un instant porter les mains à sa poitrine. Puis, elle retombasur les oreillers et devint noire. Elle était morte.

Il y eut un grand silence. Pauline, épuisée, voulut encore luifermer les yeux : c’était le terme qu’elle avait fixé à sesforces. Quand elle quitta la chambre, laissant comme garde, avecVéronique, la femme Prouane qu’elle avait envoyé chercher après lavisite du docteur, elle se sentit défaillir dans l’escalier ;et elle dut s’asseoir un moment sur une marche, car elle netrouvait plus le courage de descendre pour annoncer la mort àLazare et à Chanteau. Les murs, autour d’elle, tournaient. Quelquesminutes se passèrent, elle reprit la rampe, entendit dans la salleà manger la voix de l’abbé Horteur, et préféra entrer dans lacuisine. Mais, là, elle aperçut Lazare, dont la silhouette sombrese détachait sur le reflet rouge du fourneau. Sans parler, elles’avança, les bras ouverts. Il avait compris, il s’abandonna contrel’épaule de la jeune fille, tandis qu’elle le serrait d’une longueétreinte. Puis, ils se baisèrent au visage. Elle pleuraitsilencieusement, et lui ne pouvait verser une larme, si étranglé,qu’il ne respirait plus. Enfin, elle desserra les bras, elle dit lapremière phrase qui lui venait aux lèvres :

– Pourquoi es-tu sans lumière ?

Il fit un geste, comme pour répondre qu’il n’avait pas besoin delumière dans son chagrin.

– Il faut allumer une bougie, reprit-elle.

Lazare était tombé sur une chaise, incapable de se tenirdebout.

Mathieu, très inquiet, faisait le tour de la cour, flairantl’air humide de la nuit. Il rentra, les regarda fixement l’un aprèsl’autre, alla poser sa grosse tête sur un genou de sonmaître ; et il resta immobile à l’interroger de tout près, lesyeux dans les yeux. Alors, Lazare se mit à trembler devant ceregard de chien. Brusquement, les larmes jaillirent, il éclata ensanglots, les mains nouées autour de cette vieille bête domestique,que sa mère aimait depuis quatorze ans. Il bégayait des motsentrecoupés.

– Ah ! mon pauvre gros, mon pauvre gros… Nous ne laverrons plus.

Pauline, malgré son trouble, avait fini par trouver et parallumer une bougie. Elle ne tenta pas de le consoler, heureuse deses larmes. Une tâche pénible lui restait, celle d’avertir sononcle. Mais, comme elle se décidait à passer dans la salle àmanger, où Véronique avait porté une lampe dès le crépuscule,l’abbé Horteur venait, par de longues phrases ecclésiastiques,d’amener Chanteau à cette idée que sa femme était perdue et qu’il yavait seulement là une question d’heures. Aussi, quand le vieillardvit entrer sa nièce, bouleversée, les yeux rouges, devina-t-il lacatastrophe. Son premier cri fut :

– Mon Dieu ! je n’aurais demandé qu’une chose, larevoir vivante une fois encore… Ah ! ces saletés dejambes ! ces saletés de jambes !

Il ne sortit guère de là. Il pleurait des petites larmes viteséchées, poussait de faibles soupirs de malade ; et ilrevenait vite à ses jambes, les injuriait, en arrivait à seplaindre lui-même. Un instant, on discuta la possibilité de lemonter au premier étage, pour qu’il pût embrasser la morte ;puis, outre la difficulté d’une telle besogne, on jugea dangereuxde lui donner l’émotion de cet adieu suprême, qu’il n’exigeait plusd’ailleurs. Et il demeura dans la salle à manger, devant le damieren désordre, ne sachant à quoi occuper ses pauvres mains d’infirme,n’ayant pas même assez de tête, disait-il, pour lire et comprendreson journal. Quand on le coucha, des souvenirs lointains durents’éveiller, car il pleura beaucoup.

Alors, deux longues nuits et un jour sans fin s’écoulèrent, cesheures terribles où la mort habite le foyer. Cazenove n’avaitreparu que pour constater le décès, surpris une fois de plus d’unefin si rapide. Lazare, qui ne se coucha pas la première nuit,écrivit jusqu’au jour des lettres à des parents éloignés. On devaittransporter le corps au cimetière de Caen, dans le caveau de lafamille. Le docteur s’était obligeamment chargé de toutes lesformalités ; et il n’y en eut qu’une de pénible, à Bonneville,la déclaration que Chanteau était chargé de recevoir en qualité demaire. Pauline, n’ayant pas de robe noire convenable, se hâta des’en arranger une, à l’aide d’une ancienne jupe et d’un châle demérinos, dans lequel elle se tailla un corsage. La première nuit,puis la journée passèrent encore, au milieu de la fièvre de cesoccupations ; mais ce fut la seconde nuit qui s’éternisa,rendue interminable par la douloureuse attente du lendemain.Personne ne put dormir, les portes restaient ouvertes, des bougiesallumées traînaient sur les marches et sur les meubles ;tandis qu’une odeur de phénol avait envahi jusqu’aux piècesécartées. Tous en étaient à cette courbature de la douleur, labouche empâtée, les yeux troubles ; et ils n’avaient plus quele sourd besoin de ressaisir la vie.

Enfin, le lendemain, à dix heures, la cloche de la petite églisese mit à sonner, de l’autre côté de la route. Par égard pour l’abbéHorteur, qui s’était conduit en brave homme dans ces tristescirconstances, on avait résolu de faire célébrer la cérémoniereligieuse à Bonneville, avant le départ du corps pour le cimetièrede Caen. Dès qu’il entendit la cloche, Chanteau se remua dans sonfauteuil.

– Je veux la voir partir au moins, répétait-il. Ah !les saletés de jambes ! quelle misère que d’avoir des saletésde jambes pareilles !

Vainement, on essaya de lui éviter l’affreux spectacle. Lacloche sonnait plus vite, il se fâchait, il criait :

– Roulez-moi dans le corridor. J’entends bien qu’on ladescend… Tout de suite, tout de suite. Je veux la voir partir.

Et il fallut que Pauline et Lazare, en grand deuil, déjà gantés,lui obéissent. L’un à droite, l’autre à gauche, poussèrent lefauteuil au pied de l’escalier. En effet, quatre hommesdescendaient le corps, dont le poids leur cassait les membres.Quand le cercueil parut, avec son bois neuf, ses poignéesluisantes, sa plaque de cuivre gravée fraîchement, Chanteau eut uneffort instinctif pour se lever ; mais ses jambes de plomb leclouaient, il dut rester dans son fauteuil, agité d’un tremblementtel, que ses mâchoires faisaient un petit bruit, comme s’il eûtparlé tout seul. L’escalier étroit rendait la descente difficile,il regardait la grande caisse jaune venir avec lenteur ; etlorsqu’elle lui effleura les pieds, il se pencha pour voir ce qu’onavait écrit sur la plaque. Maintenant, le corridor était pluslarge, les hommes se dirigeaient vivement vers le brancard, déposédevant le perron. Lui, regardait toujours, regardait s’en allerquarante années de sa vie, les choses d’autrefois, les bonnes etles mauvaises, qu’il regrettait éperdument comme on regrette lajeunesse. Derrière le fauteuil, Pauline et Lazare pleuraient.

– Non, non, laissez-moi, leur dit-il, quand ilss’apprêtèrent à le rouler de nouveau à sa place, dans la salle àmanger. Allez-vous-en. Je veux voir.

On avait déposé le cercueil sur le brancard, d’autres hommes lesoulevaient. Le cortège s’organisait dans la cour, pleine de gensdu pays. Mathieu, enfermé depuis le matin, gémissait sous la portede la remise, au milieu du grand silence ; tandis que laMinouche, assise sur la fenêtre de la cuisine, examinait d’un airsurpris tout ce monde et cette boîte qu’on emportait. Comme on nepartait pas assez vite, la chatte, ennuyée, se lécha le ventre.

– Tu n’y vas donc pas ? demanda Chanteau à Véronique,qu’il venait d’apercevoir près de lui.

– Non, monsieur, répondit-elle d’une voix étranglée.Mademoiselle m’a dit de rester avec vous.

La cloche de l’église sonnait toujours, le corps quittait enfinla cour, suivi de Lazare et de Pauline, en noir au grand soleil.Et, de son fauteuil d’infirme, dans l’encadrement de la porte duvestibule laissée ouverte, Chanteau le regardait partir.

Chapitre 7

 

La complication des cérémonies et certaines affaires à réglerretinrent Lazare et Pauline deux jours à Caen. Quand ils revinrent,après une dernière visite au cimetière, le temps avait changé, unebourrasque soufflait sur les côtes. Ils partirent d’Arromanches parune pluie battante, le vent soufflait si fort que la capote ducabriolet menaçait d’être emportée. Pauline se rappelait sonpremier voyage, lorsque madame Chanteau l’avait amenée deParis : c’était par une tempête pareille, la pauvre tante luidéfendait de se pencher hors de la voiture, et lui rattachait àtoute minute un foulard autour du cou. Dans son coin, Lazaresongeait aussi, revoyait sa mère sur cette route, impatiente del’embrasser, à chacun de ses retours : une fois, en décembre,elle avait fait deux lieues à pied, il l’avait trouvée assise surcette borne. La pluie tombait sans relâche, la jeune fille et soncousin n’échangèrent pas une parole d’Arromanches à Bonneville.

Cependant, comme on arrivait, la pluie cessa ; mais le ventredoublait de violence, il fallut que le cocher descendit, pourprendre le cheval par la bride. Enfin, la voiture s’arrêtait devantla porte, lorsque le pêcheur Houtelard passa en courant.

– Ah ! monsieur Lazare, cria-t-il, c’est fichu, cettefois !… Elle vous casse vos machines.

On ne pouvait voir la mer, de cet angle de la route. Le jeunehomme, qui avait levé la tête, venait d’apercevoir Véronique deboutsur la terrasse, les yeux vers la plage. De l’autre côté, abritécontre le mur de son jardin, dans la crainte que le vent ne fendîtsa soutane, l’abbé Horteur regardait aussi. Il se pencha pour crierà son tour :

– Ce sont vos épis qu’elle nettoie !

Alors, Lazare descendit la côte, et Pauline le suivit, malgré letemps affreux. Quand ils débouchèrent au bas de la falaise, ilsrestèrent saisis du spectacle qui les attendait. La marée, une desgrandes marées de septembre, montait avec un fracasépouvantable ; elle n’était pourtant pas annoncée comme devantêtre dangereuse ; mais la bourrasque qui soufflait du norddepuis la veille, la gonflait si démesurément, que des montagnesd’eau s’élevaient de l’horizon, et roulaient, et s’écroulaient surles roches. Au loin, la mer était noire, sous l’ombre des nuages,galopant dans le ciel livide.

– Remonte, dit le jeune homme à sa cousine. Moi, je vaisdonner un coup d’œil, et je reviens tout de suite.

Elle ne répondit pas, elle continua de le suivre jusqu’à laplage. Là, les épis et une grande estacade, qu’on avait construitedernièrement, soutenaient un effroyable assaut. Les vagues, de plusen plus grosses, tapaient comme des béliers, l’une aprèsl’autre ; et l’armée en était innombrable, toujours des massesnouvelles se ruaient. De grands dos verdâtres, aux crinièresd’écume, moutonnaient à l’infini, se rapprochaient sous une pousséegéante ; puis, dans la rage du choc, ces monstres volaienteux-mêmes en poussière d’eau, tombaient en une bouillie blanche,que le flot paraissait boire et remporter. Sous chacun de cesécroulements, les charpentes des épis craquaient. Un déjà avait euses jambes de force cassées, et la longue poutre centrale, retenuepar un bout, branlait désespérément, ainsi qu’un tronc mort dont lamitraille aurait coupé les membres. Deux autres résistaientmieux ; mais on les sentait trembler dans leurs scellements,se fatiguer et comme s’amincir, au milieu de l’étreinte mouvantequi semblait vouloir les user pour les rompre.

– Je disais bien, répétait Prouane, très ivre, adossé à lacoque trouée d’une vieille barque, fallait voir ça quand le ventsoufflerait d’en haut… Elle s’en moque un peu, de ses allumettes, àce jeune homme !

Des ricanements accueillaient ces paroles. Tout Bonneville étaitlà, les hommes, les femmes, les enfants, très amusés par lesclaques énormes que recevaient les épis. La mer pouvait écraserleurs masures, ils l’aimaient d’une admiration peureuse, ils enauraient pris pour eux l’affront, si le premier monsieur venul’avait domptée, avec quatre poutres et deux douzaines dechevilles. Et cela les excitait, les gonflait comme d’un triomphepersonnel, de la voir enfin se réveiller et se démuseler, en uncoup de gueule.

– Attention ! criait Houtelard, regardez-moi quelatout… Hein ? elle lui a enlevé deux pattes !

Ils s’appelaient. Cuche comptait les vagues.

– Il en faut trois, vous allez voir… Une, ça ledécolle ! deux, c’est balayé ! Ah ! la gueuse, deuxlui ont suffi !… Quelle gueuse, tout de même !

Et ce mot était une caresse. Des jurons attendris s’élevaient.La marmaille dansait, quand un paquet d’eau plus effrayants’abattait et brisait du coup les reins d’un épi. Encore un !encore un ! tous y resteraient, craqueraient, comme des pucesde mer sous le sabot d’un enfant. Mais la marée montait toujours,et la grande estacade restait debout. C’était le spectacle attendu,la bataille décisive. Enfin, les premières vagues s’engouffrèrentdans les charpentes. On allait rire.

– Dommage qu’il ne soit pas là, le jeune homme ! ditla voix goguenarde de ce gueux de Tourmal. Il pourrait s’accotercontre, pour les renforcer.

Un sifflement le fit taire, des pêcheurs venaient d’apercevoirLazare et Pauline. Ceux-ci, très pâles, avaient entendu, et ilscontinuaient à regarder le désastre en silence. Ce n’était rien,ces poutres brisées ; mais la marée devait monter encorependant deux heures, le village souffrirait certainement, sil’estacade ne résistait pas. Lazare avait pris sa cousine contrelui, en la tenant à la taille, pour la protéger des rafales, dontles souffles passaient comme des coups de faux. Une ombre lugubretombait du ciel noir, les vagues hurlaient, tous deux demeuraientimmobiles, en grand deuil, dans la poussière d’eau volante, dans laclameur qui s’enflait, toujours plus haute. Autour d’eux,maintenant, les pêcheurs attendaient, la bouche tordue par undernier ricanement, travaillés sourdement d’une inquiétudecroissante.

– Ça ne va pas être long, murmura Houtelard.

L’estacade pourtant résistait. À chaque lame qui la couvraitd’écume, les charpentes noires, enduites de goudron, reparaissaientsous l’eau blanche. Mais, dès qu’une pièce de bois fut rompue, lespièces voisines commencèrent à s’en aller, morceau à morceau.Depuis cinquante ans, les anciens n’avaient pas vu une mer aussiforte. Bientôt, il fallut s’éloigner, les poutres arrachéesbattaient les autres, achevaient de démolir l’estacade, dont lesépaves étaient violemment jetées à terre. Il n’en restait qu’unetoute droite pareille à une de ces balises qu’on plante sur lesécueils. Bonneville cessait de rire, des femmes emportaient desenfants en larmes. La gueuse les reprenait, c’était une stupeurrésignée, la ruine attendue et subie, dans ce voisinage si étroitde la grande mer qui les nourrissait et les tuait. Il y eut unedébandade, un galop de gros souliers : tous se réfugiaientderrière les murs de galets, dont la ligne seule protégeait encoreles maisons. Des pieux cédaient déjà, les planches étaientenfoncées, les vagues énormes passaient par-dessus les murs tropbas. Rien ne résista plus, un paquet d’eau alla briser les vitres,chez Houtelard, et inonder sa cuisine. Alors, ce fut une déroute,il ne restait que la mer victorieuse, balayant la plage.

– Ne rentre pas ! criait-on à Houtelard. Le toit vacrever.

Lentement, Lazare et Pauline avaient reculé devant le flot.Aucun secours n’était possible, ils remontaient chez eux, lorsquela jeune fille, à mi-côte, jeta un dernier coup d’œil sur levillage menacé.

– Pauvres gens ! murmura-t-elle.

Mais Lazare ne leur pardonnait pas leurs rires imbéciles. Blesséau cœur par cette débâcle qui était pour lui une défaite, il eut ungeste de colère, il desserra enfin les dents.

– Qu’elle couche dans leur lit, puisqu’ils l’aiment !Ce n’est fichtre pas moi qui l’en empêcherai !

Véronique descendait à leur rencontre avec un parapluie, car lesaverses recommençaient. L’abbé Horteur, toujours abrité derrièreson mur, leur cria des phrases qu’ils ne purent entendre. Ce tempsabominables, les épis détruits, la misère de ce village qu’ilslaissaient en danger, attristaient encore leur retour. Quand ilsrentrèrent dans la maison, elle leur sembla nue et glacée ;seul, le vent en traversait les pièces mornes, d’un hurlementcontinu. Chanteau, assoupi devant le feu de coke, se mit à pleurer,dès qu’ils parurent. Ni l’un ni l’autre ne monta changer devêtements, pour éviter les souvenirs affreux de l’escalier. Latable était prête, la lampe allumée, on dîna tout de suite. Ce futune soirée sinistre, les secousses profondes de la mer, dont lesmurs tremblaient, coupaient les paroles rares. Lorsqu’elle servitle thé, Véronique annonça que la maison des Houtelard et cinqautres étaient déjà par terre ; cette fois, la moitié duvillage y resterait. Chanteau, désespéré de n’avoir pu encoreretrouver son équilibre dans ses souffrances, lui ferma la bouche,en disant qu’il avait bien assez de son malheur et qu’il ne voulaitpas entendre parler de celui des autres. Après l’avoir mis au lit,tous se couchèrent, brisés de fatigue. Jusqu’au jour, Lazare gardade la lumière ; et, à plus de dix reprises, Pauline, inquiète,ouvrit doucement sa porte pour écouter ; mais il ne montait,du premier étage, vide maintenant, qu’un silence de mort.

Dès le lendemain, commencèrent pour le jeune homme les heureslentes et poignantes qui suivent les grands deuils. Il s’éveillaitcomme d’un évanouissement, après une chute, dont ses membresauraient gardé la courbature ; et il avait à présent toute satête, le souvenir très net, dégagé du cauchemar qu’il venait detraverser, avec la vision trouble de la fièvre. Chaque détailrenaissait, il revivait ses douleurs. Le fait de la mort qu’iln’avait pas encore touché, était là, chez lui, dans la pauvre mèreemportée brutalement, en quelques jours. Cette horreur de n’êtreplus devenait tangible : on était quatre, et un trou secreusait, on restait trois à grelotter de misère, à se serreréperdument, pour retrouver un peu de la chaleur perdue. C’étaitdonc cela, mourir ? c’était ce plus jamais, ces brastremblants refermés sur une ombre, qui ne laissait d’elle qu’unregret épouvanté.

Sa pauvre mère, il la perdait de nouveau, à chaque heure, toutesles fois que la morte se dressait en lui. D’abord, il n’avait pastant souffert, ni quand sa cousine était descendue se jeter dansses bras, ni pendant la longue cruauté de l’enterrement. Il nesentait l’affreuse perte que depuis son retour dans la maisonvide ; et son chagrin s’exaspérait du remords de n’avoir paspleuré davantage, sous le coup de l’agonie, lorsque quelque chosede la disparue était encore là. La crainte de n’avoir pas aimé samère le torturait, l’étranglait parfois d’une crise de sanglots. Ill’évoquait sans cesse, il était hanté par son image. S’il montaitl’escalier, il s’attendait à la voir sortir de sa chambre, du petitpas rapide dont elle traversait le corridor. Souvent, il seretournait, croyant l’entendre, si rempli d’elle, qu’il finissaitpar avoir l’hallucination d’un bout de robe coulant derrière uneperte. Elle n’était pas fâchée, elle ne le regardait mêmepas ; ce n’était qu’une apparition familière, une ombre de lavie d’autrefois. La nuit, il n’osait éteindre sa lampe, des bruitsfurtifs s’approchaient du lit, une haleine l’effleurait au front,dans l’obscurité. Et la plaie, au lieu de se fermer, allait ens’élargissant toujours, c’était au moindre souvenir une secoussenerveuse, une apparition réelle et rapide, qui s’évanouissaitaussitôt, en lui laissant l’angoisse du jamais plus.

Tout, dans la maison, lui rappelait sa mère. La chambre étaitrestée intacte, on n’avait pas changé un meuble de place, un dé àcoudre traînait au bord d’une petite table, à côté d’un ouvrage debroderie. Sur la cheminée, l’aiguille de la pendule arrêtéemarquait sept heures trente-sept minutes, l’heure dernière. Ilévitait d’entrer là. Puis, quand il montait vivement l’escalier,une résolution soudaine l’y poussait parfois. Et, le cœur battant àgrands coups, il lui semblait que les vieux meubles amis, lesecrétaire, le guéridon, le lit surtout, avaient pris une majestéqui les faisait autres. Par les volets toujours clos, glissait unelueur pâle, dont le vague augmentait son trouble, tandis qu’ilallait baiser l’oreiller, où s’était glacée la tête de la morte. Unmatin, comme il entrait, il demeura saisi : les volets, grandsouverts, laissaient pénétrer à flots le plein jour ; une nappegaie de soleil était couchée en travers du lit, jusque surl’oreiller ; et les meubles se trouvaient garnis de fleurs,dans tous les pots qu’on avait pu réunir. Alors, il se rappela,c’était un anniversaire, la naissance de celle qui n’était plus,date fêtée tous les ans, et dont sa cousine avait gardé la mémoire.Il n’y avait là que les pauvres fleurs de l’automne, les asters,les marguerites, les dernières roses touchées déjà par lagelée ; mais elles sentaient bon la vie, elles encadraient deleurs couleurs joyeuses le cadran mort, où le temps semblait s’êtrearrêté. Cette pieuse attention de femme le bouleversa. Il pleuralongtemps.

Et la salle à manger, la cuisine, la terrasse même, étaientainsi pleines de sa mère. Il la retrouvait dans de menus objetsqu’il ramassait, dans des habitudes qui lui manquaient tout d’uncoup. Cela tournait à l’obsession, et il n’en parlait point, ilmettait une sorte de pudeur inquiète à cacher ce tourment de toutesles heures, ce continuel entretien avec la mort. Comme il allaitjusqu’à éviter de prononcer le nom de celle dont il était hanté, onaurait pu croire que l’oubli venait déjà, que jamais il ne songeaità elle, lorsqu’il ne passait pas un instant sans avoir au cœurl’élancement douloureux d’un souvenir. Seul, le regard de sacousine le pénétrait. Alors, il risquait des mensonges, juraitavoir éteint sa lampe à minuit, se disait absorbé par un travailimaginaire, prêt à s’emporter, si on le questionnait davantage. Sachambre était son refuge, il remontait s’y abandonner, plustranquille dans ce coin où il avait grandi, n’ayant pas la peur d’ylivrer aux autres le secret de son mal.

Dès les premiers jours, il avait bien essayé de sortir, dereprendre ses longues promenades. Du moins, il aurait échappé ausilence maussade de la bonne et au spectacle pénible de son père,abattu dans un fauteuil, ne sachant à quelle distraction occuperses dix doigts. Mais une répugnance invincible de la marche luiétait venue. Il s’ennuyait dehors, d’un ennui qui allait jusqu’aumalaise. Cette mer, avec son éternel balancement, son flot obstinédont la houle battait la côte deux fois par jour, l’irritait commeune force stupide, étrangère à sa douleur, usant là les mêmespierres depuis des siècles, sans avoir jamais pleuré sur une morthumaine. C’était trop grand, trop froid, et il se hâtait derentrer, de s’enfermer, pour se sentir moins petit, moins écraséentre l’infini de l’eau et l’infini du ciel. Un seul endroitl’attirait, le cimetière qui entourait l’église : sa mère n’yétait point, il y songeait à elle avec une grande douceur, il s’ycalmait singulièrement, malgré sa terreur du néant. Les tombesdormaient dans l’herbe, des ifs avaient poussé à l’abri de la nef,on n’entendait que le sifflement des courlis, bercés au vent dularge. Et il s’oubliait là des heures, sans pouvoir même lire surles dalles les noms des vieux morts, effacés par les pluiesbattantes de l’ouest.

Encore si Lazare avait eu la foi en l’autre monde, s’il avait pucroire qu’on retrouvait un jour les siens, derrière le mur noir.Mais cette consolation lui manquait, il était trop convaincu de lafin individuelle de l’être, mourant et se perdant dans l’éternitéde la vie. Il y avait là une révolte déguisée de son moi, qui nevoulait pas finir. Quelle joie de recommencer ailleurs, parmi lesétoiles, une nouvelle existence avec les parents et les amis !comme cela aurait rendu l’agonie douce, d’aller rejoindre lesaffections perdues, et quels baisers à la rencontre, et quellesérénité de revivre ensemble immortels ! Il agonisait devantce mensonge charitable des religions, dont la pitié cache auxfaibles la vérité terrible. Non, tout finissait à la mort, rien nerenaissait de nos affections, l’adieu était dit à jamais. Oh !jamais ! jamais ! c’était ce mot redoutable qui emportaitson esprit dans le vertige du vide.

Un matin, comme Lazare s’était arrêté à l’ombre des ifs, ilaperçut l’abbé Horteur au fond de son potager, qu’un mur basséparait seulement du cimetière. En vieille blouse grise, chausséde sabots, le prêtre bêchait lui-même un carré de choux ; etle visage tanné par l’air âpre de la mer, la nuque brûlée desoleil, il ressemblait à un vieux paysan, courbé sur la terre dure.Payé à peine, sans casuel dans cette petite paroisse perdue, ilserait mort de faim, s’il n’avait fait pousser quelques légumes.Son peu d’argent allait à des aumônes, il vivait seul, servi parune gamine, obligé souvent de mettre sa soupe au feu. Pour comblede malheur, la terre ne valait rien sur ce roc, le vent lui brûlaitses salades, ce n’était vraiment pas une chance d’avoir à se battrecontre les cailloux, et d’obtenir des oignons si maigres.Cependant, il se cachait encore, quand il passait sa blouse, decrainte qu’on n’en plaisantât la religion. Aussi Lazare allait-ilse retirer lorsqu’il le vit sortir de sa poche une pipe, la bourrerà coups de pouce et l’allumer, avec de gros bruits de lèvres. Maiscomme il jouissait béatement des premières bouffées, l’abbé à sontour aperçut le jeune homme. Il eut un geste effaré pour cacher sapipe, puis il se mit à rire, et il cria :

– Vous prenez l’air… Entrez donc, vous verrez monjardin.

Quand Lazare fut près de lui, il ajouta joyeusement :

– Hein ? vous me trouvez en débauche… Je n’ai que ça,mon ami, et ce n’est pas Dieu qui s’en offense.

Dès lors, fumant bruyamment, il ne quitta plus sa pipe que pourlâcher de courtes phrases. Ainsi, le curé de Verchemont lepréoccupait : un homme heureux qui avait un jardin magnifique,du vrai terreau où tout poussait ; et voyez comme les chosess’arrangeaient mal, ce curé ne donnait seulement pas un coup derâteau. Ensuite, il se plaignit de ses pommes de terre, car ellescoulaient depuis deux ans, bien que le sol dût leur convenir.

– Que je ne vous dérange pas, lui dit Lazare. Continuezvotre travail.

L’abbé reprit tout de suite sa bêche.

– Ma foi, je veux bien… Ces galopins vont arriver pour lecatéchisme, et je tiens à finir ce carré auparavant.

Lazare s’était assis sur un banc de granit, quelque anciennepierre tombale, adossée contre le petit mur du cimetière. Ilregardait l’abbé Horteur se battre avec les cailloux, il l’écoutaitcauser de sa voix aiguë de vieil enfant ; et une envie luivenait d’être ainsi pauvre et simple, la tête vide, la chairtranquille. Pour que l’évêché eût laissé le bonhomme vieillir danscette cure misérable, il fallait vraiment qu’on le jugeât d’unegrande innocence d’esprit. Du reste, il était de ceux qui ne seplaignent pas, et dont l’ambition est satisfaite lorsqu’ils ont dupain à manger et de l’eau à boire.

– Ce n’est pas gai, de vivre parmi ces croix, pensa touthaut le jeune homme.

Le prêtre, surpris, s’était arrêté de bêcher.

– Comment, pas gai ?

– Oui, on a toujours la mort devant les yeux, on doit enrêver la nuit.

Il ôta sa pipe, cracha longuement.

– Ma foi, je n’y songe jamais… Nous sommes tous dans lamain de Dieu.

Et il reprit la bêche, il l’enfonça d’un coup de talon. Sacroyance le gardait de la peur, il n’allait pas au-delà ducatéchisme : on mourait et on montait au ciel, rien n’étaitmoins compliqué ni plus rassurant. Il souriait d’un air entêté,l’idée fixe du salut avait suffi pour remplir son crâne étroit.

À partir de ce jour, Lazare entra presque chaque matin dans lepotager du curé. Il s’asseyait sur la vieille pierre, il s’oubliaità le voir cultiver ses légumes, calmé un instant par cetteinnocence aveugle qui vivait de la mort, sans en avoir le frisson.Pourquoi donc ne redeviendrait-il pas enfant, comme cevieillard ? Et il y avait, au fond de lui, l’espoir secret deréveiller la foi disparue, dans ces conversations avec un simpled’esprit, dont la tranquille ignorance le ravissait. Lui-mêmeapportait une pipe, tous deux fumaient, en causant des loches quimangeaient des salades ou du fumier qui coûtait trop cher ;car le prêtre parlait rarement de Dieu, l’ayant réservé pour sonsalut personnel, dans sa tolérance et son expérience de vieuxconfesseur. Les autres faisaient leurs affaires, lui faisait lasienne. Après trente années d’avertissements inutiles, il s’entenait à l’exercice strict de son ministère, avec la charité bienordonnée du paysan qui commence par lui-même. Ce garçon était trèsaimable, d’entrer ainsi chaque jour ; et, ne voulant pas letracasser ni lutter contre les idées de Paris, il préféraitl’entretenir de son jardin, interminablement ; tandis que lejeune homme, la tête bourdonnante de paroles inutiles, se croyaitparfois près de rentrer dans l’heureux âge d’ignorance, où l’on n’aplus peur.

Mais les matinées se suivaient, Lazare se retrouvait le soirdans sa chambre avec le souvenir de sa mère, sans avoir le couraged’éteindre sa lampe. La foi était morte. Un jour, comme il fumaitavec l’abbé Horteur, assis tous les deux sur le banc, ce dernierfit disparaître sa pipe, en entendant un bruit de pas derrière lespoiriers. C’était Pauline qui venait chercher son cousin.

– Le docteur est à la maison, expliqua-t-elle, et je l’aiinvité à déjeuner… Rentre tout de suite, n’est-ce pas ?

Elle souriait, car elle avait aperçu la pipe, sous la blouse del’abbé. Celui-ci la reprit aussitôt, avec le bon rire qu’il avait,chaque fois qu’on le voyait fumer.

– C’est trop bête, dit-il, on croirait que je commets uncrime… Tenez ! je veux en rallumer une devant vous.

– Vous ne savez pas ? monsieur le curé, repritgaiement Pauline, venez déjeuner chez nous avec le docteur, etcelle-là, vous la fumerez au dessert.

Du coup, le prêtre, enchanté, cria :

– Eh bien ! j’accepte… Partez devant, je vais passerma soutane. Et j’emporte ma pipe, parole d’honneur !

Ce fut le premier déjeuner où, de nouveau, des rires sonnèrentdans la salle à manger. L’abbé Horteur fuma au dessert, ce quiégaya les convives ; mais il mettait à ce régal une tellebonhomie, que cela parut naturel tout de suite. Chanteau avaitmangé beaucoup, et à se détendait, soulagé par ce souffle de viequi rentrait dans la maison. Le docteur Cazenove racontait deshistoires de sauvages, tandis que Pauline rayonnait, heureuse de cebruit dont la distraction allait peut-être tirer Lazare de seshumeurs sombres.

Dès lors, la jeune fille voulut reprendre les dîners du samedi,interrompus par la mort de sa tante. Le curé et le médecinrevinrent régulièrement, l’existence de jadis recommença. Onplaisantait, le veuf tapait sur ses jambes, en disant que sanscette maudite goutte, il danserait, tellement son caractère étaitgai encore. Seul, le fils restait détraqué, avec une verve mauvaisequand il causait, tout d’un coup frissonnant au milieu de seséclats de paroles.

Un samedi soir, on était au rôti, lorsque l’abbé Horteur futappelé près d’un agonisant. Il ne vida pas son verre, il s’en allasans écouter le docteur qui avait vu le malade avant de venirdîner, et qui lui criait qu’il trouverait son homme mort. Cesoir-là, le prêtre s’était montré d’un si pauvre esprit, queChanteau lui-même déclara derrière son dos :

– Il y a des jours où il n’est pas fort.

– Je voudrais être à sa place, dit brutalement Lazare. Ilest plus heureux que nous.

Le docteur se mit à rire.

– Peut-être. Mais Mathieu et la Minouche sont aussi plusheureux que nous… Ah ! je reconnais là nos jeunes gensd’aujourd’hui, qui ont mordu aux sciences, et qui en sont malades,parce qu’ils n’ont pu y satisfaire les vieilles idées d’absolu,sucées avec le lait de leurs nourrices. Vous voudriez trouver dansles sciences, d’un coup et en bloc, toutes les vérités, lorsquenous les déchiffrons à peine, lorsqu’elles ne seront sans doutejamais qu’une éternelle enquête. Alors, vous les niez, vous vousrejetez dans la foi qui ne veut plus de vous, et vous tombez aupessimisme… Oui, c’est la maladie de la fin du siècle, vous êtesdes Werther retournés.

Il s’animait, c’était sa thèse favorite. Dans leurs discussions,Lazare, de son côté, exagérait sa négation de toute certitude, sacroyance au mal final et universel.

– Comment vivre, demanda-t-il, lorsque à chaque heure leschoses craquent sous les pieds ?

Le vieillard eut un élan de passion juvénile.

– Mais vivez, est-ce que vivre ne suffit pas ? La joieest dans l’action. Et, brusquement, il s’adressa à Pauline, quiécoutait en souriant.

– Voyons, vous, dites-lui donc comment vous faites pourêtre toujours contente.

– Oh ! moi, répondit-elle d’un ton de plaisanterie, jetâche de m’oublier, de peur de devenir triste, et je pense auxautres, ce qui m’occupe et me fait prendre le mal en patience.

Cette réponse parut irriter Lazare, qui soutint, par un besoinde contradiction méchante, que les femmes devaient avoir de lareligion. Il affectait de ne pas comprendre pourquoi elle avaitcessé de pratiquer depuis longtemps. Et elle donna ses raisons, deson air paisible.

– C’est bien simple, la confession m’a blessée, je penseque beaucoup de femmes sont comme moi… Puis, il m’est impossible decroire des choses qui me semblent déraisonnables. Dès lors, à quoibon mentir, en feignant de les accepter ?… D’ailleurs,l’inconnu ne m’inquiète pas, il ne peut être que logique, le mieuxest d’attendre le plus sagement possible.

– Taisez-vous, voici l’abbé, interrompit Chanteau, quecette conversation ennuyait.

L’homme était mort, l’abbé acheva tranquillement de dîner, etl’on but un petit verre de chartreuse.

Maintenant, Pauline avait pris la direction de la maison, avecla maturité riante d’une bonne ménagère. Les achats, les moindresdétails, lui passaient sous les yeux, et le trousseau des clefsbattait à sa ceinture. Cela s’était fait naturellement, sans queVéronique parût s’en fâcher. La bonne, cependant, restait revêcheet comme hébétée, depuis la mort de madame Chanteau. Il semblait seproduire en elle un nouveau travail, un retour d’affection vers lamorte, tandis qu’elle redevenait d’une maussaderie méfiante devantPauline. Celle-ci avait beau lui parler doucement, elle s’offensaitd’un mot, on l’entendait se plaindre toute seule dans sa cuisine.Et, lorsqu’elle pensait ainsi à voix haute, après de longs silencesobstinés, toujours reparaissait en elle la stupeur de lacatastrophe. Est-ce qu’elle savait que Madame allait mourir ?Bien sûr, elle n’aurait jamais dit ce qu’elle avait dit. La justiceavant tout, on ne devait pas tuer les gens, même quand les gensavaient des défauts. Du reste, elle s’en lavait les mains, tant pispour la personne qui était la vraie cause du malheur ! Maiscette assurance ne la calmait pas, elle continuait à grogner, en sedébattant contre sa faute imaginaire.

– Qu’as-tu donc à te tracasser la cervelle ainsi ? luidemanda Pauline un jour. Nous avons fait notre possible, on ne peutrien contre la mort.

Véronique hochait la tête.

– Laissez, on ne meurt pas comme ça… Madame était cequ’elle était, mais elle m’avait prise toute petite, et je mecouperais la langue, si je pensais être pour quelque chose dans sonaffaire… N’en causons point, ça tournerait mal.

Le mot de mariage n’avait plus été prononcé entre Pauline etLazare. Chanteau, près duquel la jeune fille venait coudre, afin dele désennuyer, s’était risqué une fois à faire une allusion,désireux d’en finir, maintenant que l’obstacle avait disparu.C’était surtout chez lui un besoin de la garder, une terreur deretomber aux mains de la bonne, s’il la perdait jamais. Paulineavait donné à entendre qu’on ne pouvait rien décider avant la findu grand deuil. Les convenances ne lui dictaient pas seules cetteparole sage, elle comptait demander au temps la réponse à unequestion, qu’elle n’osait s’adresser elle-même. Une mort sibrusque, ce coup terrible dont elle et son cousin restaientébranlés, avait fait comme une trêve dans leurs tendressessaignantes. Ils s’en éveillaient peu à peu pour souffrir encore, enretrouvant, sous la perte irréparable, leur drame à eux :Louise surprise et chassée, leurs amours détruites, leur existencechangée peut-être. Que résoudre maintenant ? S’aimaient-ilstoujours, le mariage demeurait-il possible et raisonnable ?Cela flottait dans l’étourdissement où la catastrophe les laissait,sans que ni l’un ni l’autre parût impatient de brusquer unesolution.

Cependant, chez Pauline, le souvenir de l’injure s’était adouci.Elle avait pardonné depuis longtemps, prête à mettre ses deux mainsdans celles de Lazare, le jour où il se repentirait. Et ce n’étaitpas chez elle le triomphe jaloux de le voir s’humilier, ellesongeait à lui seulement, au point de vouloir lui rendre sa parole,s’il ne l’aimait plus. Toute son angoisse était dans cedoute : pensait-il encore à Louise ? l’avait-il oubliéeau contraire, pour revenir aux vieilles affections d’enfance ?Quand elle rêvait ainsi de renoncer à Lazare, plutôt que de lerendre malheureux, son être succombait de douleur, elle comptaitbien avoir ce courage, mais elle espérait en mourir ensuite.

Dès la mort de sa tante, une idée généreuse lui était venue,elle avait projeté de se réconcilier avec Louise. Chanteau pouvaitlui écrire, elle-même ajouterait un mot d’oubli sur la lettre. Onétait si seul, si triste, que la présence de cette grande enfantserait une distraction pour tout le monde. Puis, après une si rudesecousse, le passé de la veille semblait très ancien ; et elleavait aussi le remords de s’être montrée violente. Mais, chaquefois qu’elle voulait en parler à son oncle, une répugnance l’enempêchait. N’était-ce point risquer l’avenir, tenter Lazare et leperdre ? Peut-être aurait-elle trouvé pourtant la bravoure etla fierté de le soumettre à cette épreuve, s’il n’y avait pas eu,en elle, une révolte de l’idée de justice. La trahison seule étaitimpardonnable. Et, d’ailleurs, ne devait-elle pas suffire à refairela joie de la maison ? Pourquoi appeler une étrangère,lorsqu’elle se sentait débordante de tendresse et dedévouement ? À son insu, il restait de l’orgueil dans sonabnégation, elle avait la charité jalouse. Son cœur s’embrasait àl’espoir d’être l’unique bonheur des siens.

Ce fut, dès lors, le grand travail de Pauline. Elle s’appliqua,elle s’ingénia, pour rendre autour d’elle la maison heureuse.Jamais encore elle n’avait montré une telle vaillance dans la bellehumeur et la bonté. C’était, chaque matin, un réveil souriant, unsouci de cacher ses propres misères, afin de ne pas en augmentercelles des autres. Elle défiait les catastrophes par sa douceur àvivre, elle avait une égalité de caractère qui désarmait lesmauvais vouloirs. Maintenant, elle se portait bien, forte et sainecomme un jeune arbre, et la joie qu’elle répandait autour d’elle,était le rayonnement même de sa santé. Le recommencement de chaquejournée l’enchantait, elle mettait son plaisir à refaire le jour cequ’elle avait fait la veille, n’attendant rien de plus, espérant lelendemain sans fièvre. Véronique avait beau grogner devant sonfourneau, devenue fantasque, travaillée de caprices inexplicables,une vie nouvelle chassait le deuil de la maison, les riresd’autrefois réveillaient les chambres, montaient allègrementl’escalier sonore. Mais l’oncle surtout paraissait ravi, car latristesse lui avait toujours été lourde, il chantait volontiers lagaudriole, depuis qu’il ne quittait plus son fauteuil. Pour lui,l’existence devenait abominable, et il s’y cramponnait avecl’étreinte éperdue d’un infirme qui veut durer, même dans ladouleur. Chaque jour vécu était une victoire, sa nièce lui semblaitchauffer la maison d’un coup de bon soleil, aux rayons duquel il nepouvait mourir.

Pauline avait un chagrin pourtant : Lazare échappait à sesconsolations. Elle s’inquiétait de le voir retomber dans seshumeurs sombres. Au fond du regret de sa mère, il y avait chez luiune recrudescence de l’épouvante de la mort. Depuis que le tempseffaçait le premier chagrin, cette épouvante revenait, grossie dela crainte du mal héréditaire. Lui aussi mourrait par le cœur, ilpromenait la certitude d’une fin tragique et prochaine. Et, à touteminute, il s’écoutait vivre, dans une telle excitation nerveuse,qu’il entendait marcher les rouages de la machine : c’étaientles contractions pénibles de l’estomac, les sécrétions rouges desreins, les sourdes chaleurs du foie ; mais, au-dessus du bruitdes autres organes, il était surtout assourdi par son cœur, quisonnait des volées de cloches dans chacun de ses membres, jusqu’aubout de ses doigts. S’il posait le coude sur une table, son cœurbattait dans son coude ; s’il appuyait sa nuque à un dossierde fauteuil, son cœur battait dans sa nuque ; s’il s’asseyait,s’il se couchait, son cœur battait dans ses cuisses, dans sesflancs, dans son ventre ; et toujours, et toujours, ce bourdonronflait, lui mesurait la vie avec le grincement d’une horloge quise déroule. Alors, sous l’obsession de l’étude qu’il faisait sanscesse de son corps, il croyait à chaque instant que tout allaitcraquer, que les organes s’usaient et volaient en pièces, que lecœur, devenu monstrueux, cassait lui-même la machine, à grandscoups de marteau. Ce n’était plus vivre que de s’entendre vivreainsi, tremblant devant la fragilité du mécanisme, attendant legrain de sable qui devait le détruire.

Aussi les angoisses de Lazare avaient-elles grandi. Depuis desannées, à son coucher, l’idée de la mort lui passait sur la face etlui glaçait la chair. Maintenant, il n’osait s’endormir, travailléde la crainte de ne plus s’éveiller. Il haïssait le sommeil, ilavait horreur de sentir son être défaillir, lorsqu’il tombait de laveille au vertige du néant. Puis, ses réveils brusques lesecouaient davantage, le tiraient du noir, comme si un poing géantl’avait saisi aux cheveux et rejeté à la vie, avec la terreurbégayante de l’inconnu dont il sortait. Mon Dieu ! monDieu ! il fallait mourir ! et jamais encore ses mains nes’étaient jointes dans un élan si désespéré. Chaque soir, sontourment devenait tel, qu’il préférait ne pas se mettre au lit. Ilavait remarqué que, le jour, s’il s’allongeait sur un divan, ils’endormait sans secousse, dans une paix d’enfance. C’étaient alorsdes repos réparateurs, des sommeils de plomb, qui achevaientmalheureusement de gâter ses nuits. Peu à peu, il en arrivait à desinsomnies réglées, préférant ses longues siestes de l’après-midi,ne s’assoupissant plus que le matin, lorsque l’aube chassait lapeur des ténèbres.

Pourtant, des rémittences se produisaient. Lazare restaitparfois des deux ou trois soirs, sans être visité par la mort. Unjour, Pauline trouva chez lui un almanach criblé de traits aucrayon rouge. Surprise, elle le questionna.

– Tiens ! que marques-tu donc ainsi ?… En voilàdes dates pointées !

Il balbutiait :

– Moi, je ne marque rien… Je ne sais pas…

Gaiement elle reprit :

– Je croyais que les filles seules confiaient auxcalendriers les choses qu’on ne dit à personne… Si c’est à nous quetu penses tous ces jours-là, tu es joliment aimable… Ah ! tuas des secrets !

Mais, comme il se troublait de plus en plus, elle eut la charitéde se taire. Sur le front blêmi du jeune homme, elle voyait passerune ombre qu’elle connaissait, le mal caché dont elle ne pouvait leguérir.

Depuis quelque temps, il l’étonnait également par une nouvellemanie. Dans la certitude de sa fin prochaine, il ne sortait pasd’une pièce, ne fermait pas un livre, ne se servait pas d’un objet,sans croire que c’était son dernier acte, qu’il ne reverrait nil’objet, ni le livre, ni la pièce ; et il avait alorscontracté l’habitude d’un continuel adieu aux choses, un besoinmaladif de reprendre les choses, de les voir encore. Cela se mêlaità des idées de symétrie : trois pas à gauche et trois pas àdroite ; les meubles, aux deux côtés d’une cheminée ou d’uneporte touchés chacun un nombre égal de fois ; sans compterqu’il y avait, au fond, l’idée superstitieuse qu’un certain nombred’attouchements, cinq et sept par exemple, distribués d’une façonparticulière, empêchaient l’adieu d’être définitif. Malgré sa viveintelligence, sa négation du surnaturel, il pratiquait avec unedocilité de brute cette religion imbécile, qu’il dissimulait commeune maladie honteuse. C’était la revanche du détraquement nerveux,chez le pessimiste et le positiviste, qui déclarait croireuniquement au fait, à l’expérience. Il en devenaitagaçant :

– Qu’as-tu donc à piétiner ? criait Pauline. Voilàtrois fois que tu retournes à cette armoire pour en toucher laclef… Va, elle ne s’envolera pas.

Le soir, il n’en finissait plus de quitter la salle à manger,rangeait les chaises dans un ordre voulu, faisait battre la porteun nombre réglé de fois, rentrait encore poser les mains, la droiteaprès la gauche, sur le chef-d’œuvre du grand-père. Ellel’attendait au pied de l’escalier, elle finissait par rire.

– Quel maniaque tu feras à quatre-vingts ans !… Je tedemande un peu s’il est raisonnable de tourmenter ainsi leschoses ?

À la longue, elle cessa de plaisanter, inquiète de son malaise.Un matin, elle le surprit comme il baisait sept fois le bois du litoù sa mère était morte ; et elle fut alarmée, elle devinaitles tortures dont il empoisonnait son existence. Lorsqu’ilpâlissait en trouvant dans un journal une date future duXXème siècle, elle le regardait de son air decompassion, qui lui faisait détourner la tête. Il se sentaitcompris, il courait se cacher dans sa chambre, avec une pudeurconfuse de femme dont on surprend la nudité. Que de fois il s’étaittraité de lâche ! que de fois il avait juré de lutter contreson mal ! Il se raisonnait, il arrivait à regarder la mort enface ; puis, pour la braver, au lieu de veiller dans unfauteuil, il s’allongeait tout de suite sur son lit. La mortpouvait venir, il l’attendait comme une délivrance. Mais, aussitôt,les battements de son cœur emportaient ses serments, et le soufflefroid glaçait sa chair, et il tendait les mains en poussant soncri : « Mon Dieu ! mon Dieu ! » C’étaientdes rechutes affreuses, qui l’emplissaient de honte et dedésespoir. Alors, la pitié tendre de sa cousine achevait del’accabler. Les journées devenaient si lourdes, qu’il lescommençait sans jamais espérer les finir. À cet émiettement de sonêtre, il avait d’abord perdu sa gaieté, et sa force elle-même àprésent l’abandonnait.

Pauline, cependant, voulait vaincre, dans l’orgueil de sonabnégation. Elle connaissait le mal, elle tâchait de donner àLazare de son courage, en lui faisant aimer la vie. Mais il y avaitlà un échec continuel à sa bonté. D’abord, elle avait imaginé del’attaquer en face, elle recommençait ses anciennes plaisanteriessur « cette vilaine bête de pessimisme ». Quoidonc ? c’était elle, maintenant, qui disait la messe au grandsaint Schopenhauer ; tandis que lui, comme tous ces farceursde pessimistes, consentait bien à faire sauter le monde avec unpétard, mais refusait absolument de se trouver dans la danse !Ces railleries le secouaient d’un rire contraint et il paraissaiten souffrir tellement, qu’elle ne recommença plus. Ensuite, elleessaya des consolations dont on berce les bobos des enfants, elles’efforça de lui faire un milieu aimable, d’une paix riante.Toujours, il la voyait heureuse, fraîche, sentant bon l’existence.La maison était pleine de soleil. Il n’aurait eu qu’à se laisservivre, et il ne le pouvait, ce bonheur exaspérait davantage soneffroi de l’au-delà. Enfin, elle rusait, elle rêvait de le lancerdans quelque grosse besogne, qui l’aurait étourdi. Maladed’oisiveté, n’ayant de goût à rien, il trouvait trop rude même delire, et passait les jours à se dévorer.

Un instant, Pauline espéra. Ils étaient allés faire une courtepromenade sur la plage, lorsque Lazare, devant les ruines des épiset de l’estacade, dont il restait quelques poutres, se mit à luiexpliquer un nouveau système de défense, d’une résistance certaine,assurait-il. Le mal provenait de la faiblesse des jambes deforce ; il fallait en doubler l’épaisseur et donner à lapoutre centrale une inclinaison plus prononcée. Comme il avait savoix vibrante, ses yeux allumés d’autrefois, elle le pressa de seremettre à l’œuvre. Le village souffrait, chaque grande marée enemportait un morceau ; certainement, s’il allait voir lepréfet, il obtiendrait la subvention ; d’ailleurs, elleoffrait de nouveau les avances, il y avait là une charité qu’ellese disait glorieuse de faire. Son désir était surtout de le rejeterdans l’action, quitte à y laisser le reste de son argent. Mais,déjà, il haussait les épaules. À quoi bon ? Et il avait pâli,car l’idée lui était venue que, s’il commençait ce travail, ilmourrait avant de l’avoir terminé. Aussi, pour cacher son trouble,invoqua-t-il sa rancune contre les pêcheurs de Bonneville.

– Des gaillards qui se sont fichus de moi, quand cettediablesse de mer a fait son ravage !… Non, non, qu’elle lesachève ! ils ne riront plus de mes allumettes, comme ilsdisent.

Doucement, Pauline cherchait à le calmer. Ces gens étaient simalheureux ! Depuis la marée qui avait emporté la maison desHoutelard, la plus solide de toutes, et trois autres, des masuresde pauvres, la misère augmentait encore. Houtelard, autrefois leriche du pays, s’était bien installé dans une vieille grange, vingtmètres en arrière ; mais les autres pêcheurs, ne sachant oùs’abriter, campaient maintenant sous des sortes de huttes,construites avec des carcasses de vieux bateaux. C’était undénuement pitoyable, une promiscuité de sauvages, où femmes etenfants grouillaient dans la vermine et le vice. Les aumônes de lacontrée s’en allaient en eau-de-vie. Ces misérables vendaient lesdons en nature, les vêtements, les ustensiles de cuisine, lesmeubles, afin d’acheter des litres du terrible calvados, qui lesassommait, comme morts, en travers des portes. Seule, Paulineplaidait toujours pour eux ; le curé les abandonnait, Chanteauparlait de donner sa démission, ne voulant plus être le maire d’unebande de pourceaux. Et Lazare, quand sa cousine tâchait del’apitoyer sur ce petit peuple de soûlards, battu par les grostemps, répétait l’éternel argument de son père.

– Qui les force à rester ? Ils n’ont qu’à bâtirailleurs… On n’est vraiment pas si bête, de se coller ainsi sousles vagues !

Tout le monde faisait la même réflexion. On se fâchait, on lestraitait de sacrés entêtés. Alors, ils prenaient des airs de brutesméfiantes. Puisqu’ils étaient nés là, pourquoi donc en seraient-ilspartis ? Ça durait depuis des cent ans et des cent ans, ilsn’avaient rien à faire autre part. Ainsi que le disait Prouane,lorsqu’il était très ivre : « Fallait bien toujours êtremangé par quelque chose. »

Pauline souriait, approuvait de la tête, car le bonheur, selonelle, ne dépendait ni des gens ni des choses, mais de la façonraisonnable dont on s’accommodait aux choses et aux gens. Elleredoublait de bons soins, elle distribuait des secours plus larges.Enfin, elle avait eu la joie d’associer Lazare à ses charités,espérant le distraire, l’amener par la pitié à un oubli delui-même. Chaque samedi, il restait avec elle, tous deuxrecevaient, de quatre heures à six heures, les petits amis duvillage, la queue des enfants en loques que les parents envoyaientmendier chez la demoiselle. C’était une débâcle de galopins malmouchés et de gamines pouilleuses.

Un samedi, il pleuvait, Pauline ne put faire sa distribution surla terrasse, ainsi qu’elle en avait l’habitude. Lazare dut allerchercher un banc, qu’il installa dans la cuisine.

– Comment ! monsieur, s’écria Véronique, est-ce queMademoiselle songe à introduire toute cette pouillerie ici ?…C’est une riche idée, si vous voulez trouver des bêtes dans votresoupe.

La jeune fille entrait avec son sac de monnaie blanche et saboîte de remèdes. Elle répondit en riant :

– Bah ! tu donneras un coup de balai… Et puis, l’eautombe si fort, que la pluie les aura débarbouillés, ces pauvrespetits.

En effet, les premiers qui entrèrent avaient le visage rose,lavé par l’averse. Mais ils étaient si trempés, que des marescoulaient de leurs guenilles sur les dalles ; et la mauvaisehumeur de la bonne augmenta, surtout lorsque Mademoiselle luicommanda d’allumer un fagot, pour les sécher un peu. On porta lebanc devant la cheminée. Bientôt, il y eut là, alignée, serréefrileusement, une marmaille effrontée et sournoise, dévorant desyeux ce qui traînait, des litres entamés, un reste de viande, unebotte de carottes jetée sur un billot.

– S’il est permis ! continuait à grogner Véronique,des enfants qui grandissent et qui devraient tous gagner leurvie !… Allez, ils se feront traiter en marmots jusqu’àvingt-cinq ans, si vous le voulez bien !

Il fallut que Mademoiselle la priât de se taire.

– Est-ce fini ?… Ça ne leur donne pas à manger, degrandir.

Pauline s’était assise devant la table, ayant sous la mainl’argent et les dons en nature, et elle s’apprêtait à commencerl’appel, lorsque Lazare, resté debout, se récria, en apercevant lefils Houtelard, dans le tas.

– Je t’avais défendu de revenir, grand vaurien !… Tesparents ne sont pas honteux, de t’envoyer mendier ici, eux qui ontencore de quoi manger, quand il y en a tant d’autres qui crèvent defaim !

Le fils Houtelard, un maigre garçon de quinze ans poussé tropvite, à la mine triste et peureuse, s’était mis à pleurer.

– Ils me battent, quand je ne viens pas… La femme a pris lacorde et papa m’a poussé dehors.

Et il retroussait sa manche, pour montrer sa meurtrissureviolette d’un coup de corde à nœuds. La femme était l’ancienneservante épousée par son père, et qui le tuait de coups. Depuisleur ruine, la dureté et l’ordure de leur avarice avaient augmenté.Maintenant, ils vivaient dans un cloaque, en se vengeant sur lepetit.

– Mets-lui au coude une compresse d’arnica, dit doucementPauline à Lazare.

Puis, elle tendit à l’enfant une pièce de cent sous.

– Tiens ! tu leur donneras ceci pour qu’ils ne tebattent pas. Et s’ils te battent, si tu as samedi prochain descoups sur le corps, avertis-les que tu n’auras plus un liard.

Le long du banc, les autres galopins, égayés par la flambée quileur chauffait le dos, ricanaient en s’enfonçant les coudes dansles côtes. Leurs vêtements fumaient, de grosses gouttes tombaientde leurs pieds nus. Un d’eux, un tout petit, avait volé unecarotte, qu’il croquait furtivement.

– Cuche, lève-toi, reprit Pauline. As-tu dit à ta mère queje compte obtenir bientôt son admission aux Incurables deBayeux ?

La femme Cuche, cette misérable abandonnée qui se prostituait àtous les hommes, dans les trous de la côte, pour trois sous ou pourun reste de lard, s’était cassé une jambe en juillet ; et elleen demeurait contrefaite, boitant affreusement, sans que sa laideurrepoussante, aggravée par cette infirmité, lui fit rien perdre desa clientèle ordinaire.

– Oui, je lui ai dit, répondit le garçon d’une voixenrouée. Elle ne veut pas.

Lui, devenu robuste, allait avoir dix-sept ans. Debout et lesmains ballantes, il se dandinait d’un air gauche.

– Comment ! elle ne veut pas ! s’écria Lazare. Ettoi non plus, tu ne veux pas, car je t’avais dit de venir cettesemaine donner un coup de main pour le potager, et je t’attendsencore.

Il se dandinait toujours.

– Je n’ai pas eu le temps.

Alors, voyant que son cousin allait s’emporter, Paulineintervint.

– Rassieds-toi, nous causerons tout à l’heure. Tâche deréfléchir, ou je me fâcherai aussi.

C’était le tour de la petite Gonin. Elle avait treize ans, etelle gardait son joli visage rose, sous la tignasse de ses cheveuxblonds. Sans être interrogée, lâchant les détails crus au milieud’un flot de paroles bavardes, elle raconta que la paralysie de sonpère lui montait dans les bras et dans la langue, car il nepoussait plus que des grognements, comme une bête. Le cousin Cuche,l’ancien matelot qui avait lâché sa femme, pour s’installer à leurtable et dans leur lit, s’était jeté sur le vieux, le matin même,avec l’idée de l’achever.

– Maman aussi tape dessus. La nuit, elle se lève en chemiseavec le cousin, elle vide des pots d’eau froide sur papa, parcequ’il geint si fort, que ça les dérange… Si vous voyiez dans quelétat ils l’ont mis ! Il est tout nu, mademoiselle, il luifaudrait du linge, car il s’écorche…

– C’est bien, tais-toi ! dit Lazare en l’interrompant,tandis que Pauline, apitoyée, envoyait Véronique chercher une pairede draps.

Il la trouvait beaucoup trop délurée pour son âge. Selon lui,bien qu’elle empoignât parfois des gifles égarées, elle s’étaitmise également à bousculer son père ; sans compter que tout cequ’on lui donnait, l’argent, la viande, le linge, au lieu d’aller àl’infirme, servait aux noces de la femme et du cousin. Il laquestionna brusquement :

– Que faisais-tu donc, avant-hier, dans le bateau deHoutelard, avec un homme qui s’est sauvé ?

Elle eut un sourire sournois.

– Ce n’était pas un homme, c’était lui, répondit-elle endésignant du menton le fils Cuche. Il m’avait pousséepar-derrière…

De nouveau, il l’interrompit.

– Oui, oui, j’ai bien vu, tu avais tes guenilles par-dessusla tête. Ah ! tu commences de bonne heure, à treizeans !

Pauline lui posa la main sur le bras, car tous les autresenfants, même les plus jeunes, ouvraient des yeux rieurs, oùflambaient les vices précoces. Comment arrêter cette pourriture,dans le tas où les mâles, les femelles et leurs portées segâtaient ? Quand Pauline eut remis à la petite la paire dedraps et un litre de vin, elle lui parla bas un instant, en tâchantde lui faire peur sur les suites de ces vilaines choses, qui larendraient malade et l’enlaidiraient avant qu’elle fût une vraiefemme. C’était la seule façon de la contenir.

Lazare, pour hâter cette distribution qui le répugnait etl’irritait à la longue, avait appelé la fille Prouane.

– Ton père et ta mère se sont encore grisés, hier soir… Onm’a dit que tu étais plus soûle qu’eux.

– Oh ! non, monsieur, j’avais mal à la tête.

Il plaça devant elle une assiette où étaient rangées desboulettes de viande crue.

– Mange ça.

De nouveau, elle était dévorée de scrofules, des désordresnerveux avaient reparu, à l’heure critique de la puberté.L’ivrognerie redoublait son mal, car elle s’était mise à boire avecses parents. Après avoir avalé trois boulettes, elle rechigna, enfaisant une grimace de dégoût.

– J’en ai assez, je ne peux plus.

Pauline avait pris une bouteille.

– C’est bien, dit-elle. Si tu ne manges pas ta viande, tun’auras pas ton petit verre de quinquina.

Alors, les yeux luisants, fixés sur le verre plein, l’enfantsurmonta sa répugnance ; puis, elle le vida, elle le jeta dansson gosier, avec le coup de poignet déjà savant de l’ivrogne. Maiselle ne s’en allait point, elle finit par supplier Mademoiselle delui laisser emporter la bouteille, disant que ça la dérangeaittrop, de venir chaque jour ; et elle promettait de coucheravec, de la cacher si bien dans ses jupes, que son père et sa mèrene pourraient la lui boire. Mademoiselle refusa nettement.

– Pour que tu la vides d’un coup, avant d’avoir descendu lacôte, dit Lazare. C’est de toi qu’on se méfie maintenant, petit sacà vin !

Le banc se dégarnissait, les enfants le quittaient un à un, pourprendre de l’argent, du pain, de la viande. Quelques-uns, aprèsavoir reçu leur part, voulaient s’attarder devant le bon feu ;mais Véronique, qui venait de s’apercevoir qu’on lui avait mangé lamoitié de sa botte de carottes, les renvoyait, les rejetaitimpitoyablement sous la pluie : avait-on jamais vu ! descarottes encore pleines de terre ! Bientôt, il ne resta que lefils Cuche, morne et alourdi dans l’attente du sermon deMademoiselle. Elle l’appela, lui parla longuement à demi-voix,finit par lui remettre quand même le pain et les cent sous de tousles samedis ; et il s’en alla, avec son dandinement de bêtemauvaise et têtue, ayant promis de travailler, mais bien décidé àn’en rien faire.

Enfin, la bonne poussait un soupir de soulagement, lorsque toutd’un coup elle cria :

– Ils ne sont donc pas tous partis ? En voici encoreune dans ce coin !

C’était la petite Tourmal, l’avorton des grandes routes, qui,malgré ses dix ans, restait d’une taille de naine. Son effronterieseule grandissait, plus geignarde, plus acharnée, dressée àl’aumône dès le maillot, pareille aux enfants phénomènes qu’ondésosse pour les culbutes des cirques. Elle se trouvait accroupie,entre le buffet et la cheminée, comme si, craignant d’être surpriseen train de mal faire, elle s’était laissée glisser dans ce recoin.Cela ne parut pas naturel.

– Que fais-tu là ? demanda Pauline.

– Je me chauffe.

Véronique jetait un coup d’œil inquiet autour de sa cuisine.Déjà, les autres samedis, même lorsque les enfants s’asseyaient surla terrasse, de menus objets avaient disparu. Mais tout semblait enordre, et la gamine, qui s’était mise vivement debout, commençait àles étourdir de sa voix aiguë.

– Papa est à l’hôpital, grand-père s’est blessé entravaillant, maman n’a pas de robe pour sortir… Ayez pitié de nous,ma bonne demoiselle…

– Veux-tu bien ne pas nous casser la tête, menteuse !cria Lazare exaspéré. Ton père est en prison pour contrebande, etle jour où ton grand-père s’est tourné le poignet, c’était enravageant les parcs d’huîtres, à Roqueboise ; sans compterque, si ta mère n’a pas de robe, elle doit aller en chemise à lamaraude, car on est encore venu l’accuser d’avoir étranglé cinqpoules, chez l’aubergiste de Verchemont… Est-ce que tu te fiches denous, de nous mentir sur des choses que nous savons mieux quetoi ? Va conter tes histoires aux passants des routes.

L’enfant ne parut même pas avoir entendu. Elle recommença, avecson aplomb impudent.

– Ayez pitié, ma bonne demoiselle, les hommes sont maladeset la mère n’ose plus sortir… Le bon Dieu vous le rendra…

– Tiens ! sauve-toi et ne mens plus, lui dit Pauline,en lui remettant une pièce de monnaie, pour en finir.

Elle ne se fit pas répéter la phrase. D’un bond, elle sortit dela cuisine, et elle traversa la cour, de toute la vitesse de sescourtes jambes. Mais, au même instant, la bonne poussait uncri.

– Ah ! mon Dieu, la timbale qui était sur lebuffet !… C’est la timbale de Mademoiselle qu’elleemporte !

Aussitôt, elle s’était lancée dehors, à la poursuite de lavoleuse. Deux minutes plus tard, elle la ramenait par le bras, d’unair terrible de gendarme. On eut toutes les peines du monde à lafouiller, car elle se débattait, mordait, égratignait, en poussantdes hurlements, comme si on l’avait massacrée. La timbale n’étaitpas dans ses poches, on la trouva dans le haillon qui lui servaitde chemise, contre sa peau même. Et, s’arrêtant de pleurer, ellesoutint alors effrontément qu’elle ne savait pas, que ça devaitêtre tombé sur elle, pendant qu’elle était assise par terre.

– Monsieur le curé disait bien qu’elle vous volerait,répétait Véronique. C’est moi qui enverrais chercher lapolice !

Lazare aussi parlait de prison, irrité de l’air provocant de lapetite, qui se redressait comme une jeune couleuvre dont on aécrasé la queue. C’était à la gifler.

– Rends ce qu’on t’a donné, criait-il. Où est lapièce ?

Déjà, elle portait cette pièce à ses lèvres, pour l’avaler,lorsque Pauline la délivra, en disant :

– Garde-la tout de même, et avertis chez toi que c’est ladernière. J’irai désormais voir ce dont vous aurez besoin…Va-t’en !

On entendit les pieds nus de la gamine sauter dans les flaques,puis un silence tomba. Véronique bousculait le banc, se baissaitavec une éponge, pour essuyer les mares qui avaient coulé desguenilles. Vraiment ! sa cuisine était propre, empoisonnée decette misère, à tel point qu’elle ouvrit toutes les portes et lafenêtre. Mademoiselle, sérieuse, sans prononcer une parole,ramassait son sac et ses remèdes ; tandis que Monsieur, l’airrévolté, bâillant de dégoût et d’ennui, était allé se laver lesmains à la fontaine.

C’était le chagrin de Pauline : elle voyait que Lazare nes’intéressait guère à ses petits amis du village. S’il voulait bienencore l’aider le samedi, il y avait là une simple complaisancepour elle, car son cœur n’était pas de la besogne. Lorsque rien nela rebutait, ni la pauvreté, ni le vice, lui se fâchait ets’attristait de ces laides choses. Elle restait calme et gaie, dansson amour des autres, pendant qu’il ne pouvait sortir de lui, sanstrouver au-dehors des causes nouvelles d’humeurs noires. Peu à peu,il en venait ainsi à souffrir réellement de la marmaille malpropreoù fermentaient déjà tous les péchés des hommes. Cette semence demisérables achevait de lui gâter la vie, il les quittaitcourbaturé, désespéré, avec la haine et le mépris du troupeauhumain. Les deux heures de bonnes œuvres finissaient par le rendremauvais, niant l’aumône, raillant la charité. Et il criait qu’ilserait sage d’écraser à coups de talon ce nid d’insectes nuisibles,au lieu de l’aider à grandir. Pauline l’écoutait, surprise de saviolence, très peinée de voir qu’ils ne sentaient pas de la mêmefaçon.

Ce samedi-là, quand ils furent seuls, le jeune homme laissaéchapper toute sa souffrance dans une phrase.

– Il me semble que je sors d’un égout.

Puis, il ajouta :

– Comment peux-tu aimer ces monstres ?

– C’est que je les aime pour eux et non pour moi, réponditla jeune fille. Tu ramasserais bien un chien galeux sur uneroute.

Il eut un geste de protestation.

– Un chien n’est pas un homme.

– Soulager pour soulager, n’est-ce donc rien ?reprit-elle. Il est fâcheux qu’ils ne se corrigent pas, car leurmisère diminuerait peut-être. Mais, quand ils ont mangé et qu’ilsont chaud, eh bien ! cela me suffit, je suis contente :c’est toujours de la douleur de moins… Pourquoi veux-tu qu’ils nousrécompensent de ce que nous faisons pour eux ?

Et elle conclut tristement :

– Mon pauvre ami, je vois que ça ne t’amuse guère, il vautmieux que tu ne m’aides plus… Je n’ai pas envie de te brouiller lecœur et de te rendre plus méchant que tu n’es.

Lazare lui échappait, elle en fut navrée, convaincue de sonimpuissance à le tirer de sa crise d’épouvante et d’ennui.Lorsqu’elle le voyait si nerveux, elle ne pouvait croire aux seulsravages du mal inavoué, elle imaginait d’autres motifs detristesse, l’idée de Louise se réveillait en elle. Décidément, ilpensait toujours à cette fille, il traînait la souffrance de neplus la voir. Alors, elle restait glacée, et elle tâchait deretrouver l’orgueil de son abnégation, en jurant encore de faireassez de joie autour d’elle, pour suffire au bonheur de tous lessiens.

Un soir, Lazare eut une parole cruelle.

– Comme on est seul ici ! dit-il en bâillant.

Elle le regarda. Était-ce donc une allusion ? Mais ellen’eut pas le courage de l’interroger d’une façon nette. Sa bonté sedébattait, sa vie redevenait une torture.

Une dernière secousse attendait Lazare, son vieux Mathieun’allait pas bien. La pauvre bête, qui avait eu quatorze ans enmars, était de plus en plus prise par les pattes de derrière. Quanddes crises l’engourdissaient, il pouvait à peine marcher, ildemeurait dans la cour, étendu au soleil, guettant le monde sortir,de ses yeux mélancoliques. C’étaient surtout ces yeux de vieuxchien qui remuaient Lazare, des yeux devenus troubles, obscurcisd’un nuage bleuâtre, vagues comme des yeux d’aveugle. Pourtant, ilvoyait encore, il se traînait pour venir appuyer sa grosse tête surle genou de son maître, puis le regardait fixement, avec l’airtriste de tout comprendre. Et il n’était plus beau : sa robeblanche et frisée avait jauni ; son nez, autrefois si noir,blanchissait ; une saleté et une sorte de honte le rendaientlamentable, car on n’osait le laver à cause de son grand âge. Tousses jeux avaient cessé, il ne se roulait plus sur le dos, netournait plus après sa queue, n’était même plus allumé d’accès detendresse pour les petits de la Minouche, quand la bonne lesportait à la mer. Maintenant, il passait les journées dans unesomnolence de vieil homme, et il éprouvait tant de peine à seremettre debout, il tirait tellement sur ses pattes molles, quesouvent quelqu’un de la maison, pris de pitié, l’aidait, lesoutenait une minute, afin qu’il pût marcher ensuite.

Des pertes de sang l’épuisaient davantage chaque jour. On avaitfait venir un vétérinaire, qui s’était mis à rire en le voyant.Comment ! on le dérangeait pour ce chien ? Le mieux étaitde l’abattre. Il faut bien tâcher de prolonger un homme, mais àquoi bon laisser souffrir une bête condamnée ! On avait jetéle vétérinaire à la porte, en lui donnant les six francs de saconsultation.

Un samedi, Mathieu perdait tant de sang, qu’il avait fallul’enfermer dans la remise. Il semait, derrière lui, une pluie delarges gouttes rouges. Comme le docteur Cazenove était venu debonne heure, il offrit à Lazare de voir le chien, qu’on traitait enpersonne de la famille.

Ils le trouvèrent couché, la tête haute, très affaibli, maisl’œil vivant encore. Le docteur l’examina longuement, de l’airréfléchi qu’il prenait au chevet d’un malade. Il ditenfin :

– Des hématuries si abondantes doivent provenir d’unedégénérescence cancéreuse des reins… Il est perdu. Mais il peutaller quelques jours, à moins qu’il ne soit emporté dans unehémorragie brusque.

L’état désespéré de Mathieu attrista le repas. On rappelacombien madame Chanteau l’avait aimé, et les chiens qu’ilétranglait, et ses tours de jeunesse, des côtelettes volées sur legril, des œufs gobés tout chauds.

Pourtant, au dessert, lorsque l’abbé Horteur sortit sa pipe, lagaieté reparut, on l’écouta donner des nouvelles de ses poires,qui, cette année-là, promettaient d’être superbes. Chanteau, malgréles picotements sourds d’une prochaine attaque, finit parchantonner une chanson gaillarde de ses vingt ans. La soirée futcharmante. Lazare lui-même s’égayait.

Tout d’un coup, vers neuf heures, comme on venait de servir lethé, Pauline s’écria :

– Mais le voilà, ce pauvre Mathieu !

En effet, Mathieu, chancelant sur ses pattes, sanglant etamaigri, se glissait dans la salle à manger. Aussitôt, on entenditVéronique qui le poursuivait avec un torchon. Elle entra, endisant :

– J’ai eu besoin dans la remise, il s’est échappé. Jusqu’àla fin, il faudra qu’il soit où vous êtes ; pas moyen de faireune enjambée, sans l’avoir dans ses jupes… Allons, viens, tu nepeux rester là.

– Le chien baissait sa vieille tête branlante, d’un airdoux et, humble.

– Oh ! laisse-le, supplia Pauline.

Mais la bonne se fâchait.

– Pour ça, non, par exemple !… J’en ai assez,d’essuyer le sang derrière lui. Voilà deux jours que ma cuisine enest pleine. C’est dégoûtant… La salle va être propre, s’il setrimballe partout… Allons, houp ! veux-tu tedépêcher !

– Laisse-le, répéta Lazare. Va-t’en.

Alors, pendant que Véronique refermait furieusement la porte,Mathieu, comme s’il avait compris, vint appuyer sa tête sur legenou de son maître. Tous voulurent lui faire fête, on cassa dusucre, on tâcha de l’exciter. Autrefois, le petit jeu de chaquesoir était de poser un morceau de sucre, loin de lui, de l’autrecôté de la table ; vite, il faisait le tour, mais on avaitdéjà retiré le morceau, pour le placer à l’autre bout ; etsans cesse il faisait le tour, et sans cesse le sucre sautait,jusqu’à ce que, étourdi, stupéfié de ce continuel escamotage, il semît à jeter des abois féroces. Ce fut ce jeu que Lazare essaya derecommencer, dans la pensée fraternelle de donner encore unerécréation à l’agonie de la triste bête. Le chien battit un instantde la queue, tourna une fois, puis buta contre la chaise dePauline. Il ne voyait pas le sucre, son corps décharné s’en allaitde côté, le sang pleuvait en gouttes rouges autour de la table.Chanteau ne fredonnait plus, une pitié serrait le cœur de tout lemonde, au spectacle du pauvre Mathieu mourant, qui tâtonnait en serappelant les parties du Mathieu glouton de jadis.

– Ne le fatiguez pas, dit doucement le docteur. Vous letuez.

Le curé, en train de fumer en silence, fit cette remarque pours’expliquer sans doute son émotion :

– Ces grands chiens, on dirait des hommes.

À dix heures, lorsque le prêtre et le médecin furent partis,Lazare, avant de monter à sa chambre, alla lui-même renfermerMathieu dans la remise.

Il l’allongea sur de la paille fraîche, s’assura qu’il avait saterrine d’eau, l’embrassa, puis voulut le laisser seul. Mais lechien, d’un effort pénible, s’était déjà mis debout et le suivait.Il fallut le recoucher trois fois. Enfin, il se soumit, il resta latête droite, regardant son maître s’éloigner, d’un regard sitriste, que celui-ci, désespéré, retourna l’embrasser encore.

En haut, Lazare tâcha de lire jusqu’à minuit. Puis, il finit parse coucher. Mais il ne put dormir, l’idée de Mathieu ne le quittaitpas. Il le revoyait toujours sur la paille, avec le regardvacillant, tourné vers la porte. Demain, son chien serait mort. Et,malgré lui, à chaque minute, il se soulevait, il écoutait, croyantl’avoir entendu aboyer dans la cour. Son oreille aux aguetssaisissait toutes sortes de bruits imaginaires. Vers deux heures,ce furent des gémissements, qui le firent sauter du lit. Où doncpleurait-on ? Il sortit sur le palier, la maison était noireet silencieuse, pas un souffle ne venait de la chambre de Pauline.Alors, il ne put résister davantage au besoin qu’il avait deredescendre. L’espérance de revoir son chien l’emplit brusquementde hâte. Il se donna à peine le temps de passer un pantalon, etdescendit d’un pas rapide, avec sa bougie.

Dans la remise, Mathieu n’était point resté sur la paille. Ilavait préféré se traîner à quelque distance sur la terre battue.Lorsqu’il vit entrer son maître, il ne trouva même plus la force delever la tête. Celui-ci, après avoir posé le bougeoir au milieu devieilles planches, s’était accroupi, étonné de la couleur noire dela terre ; et, le cœur crevé, il tomba à genoux, quand il sefut aperçu que le chien agonisait dans du sang, toute une mare desang. C’était sa vie qui s’en allait, il battit faiblement de laqueue, pendant que ses yeux profonds avaient une lueur.

– Ah ! mon pauvre vieux chien ! murmura Lazare,mon pauvre vieux chien !

Il parlait tout haut, il lui disait :

– Attends, je vais te changer de place… Non ! ça tefait du mal… Mais tu es si mouillé ! Et je n’ai pas même uneéponge !… Si tu voulais boire ?

Mathieu le regardait toujours fixement. Peu à peu, un râleagitait ses côtes. Sans bruit, comme sortie d’une source cachée, lamare de sang s’élargissait. Des échelles et des tonneaux défoncésjetaient de grandes ombres, la bougie éclairait fort mal. Il y eutun froissement de paille : c’était la chatte, la Minouche,couchée sur le lit préparé pour Mathieu, et que la lumièredérangeait.

– Veux-tu boire, mon pauvre vieux chien ? répétaitLazare.

Il avait trouvé un torchon, il le trempait dans la terrine d’eauet le pressait sur la gueule de la bête mourante. Cela paraissaitla soulager, son nez excorié par la fièvre se refroidissait un peu.Une demi-heure se passa, il ne cessait de rafraîchir le torchon,s’emplissant les yeux du lamentable spectacle, la poitrine serréed’une tristesse immense. Comme au lit d’un malade, des espérancesfolles le prenaient : peut-être allait-il rappeler la vie,avec ce simple lavage.

– Quoi donc ? quoi donc ? dit-il tout d’un coup.Tu veux te mettre sur tes pattes ?

Secoué d’un frisson, Mathieu faisait des efforts pour sesoulever. Il raidissait ses membres, tandis que des hoquets, deshoules venues de ses flancs, lui enflaient le cou. Mais c’était lafin, il s’abattit en travers des genoux de son maître, qu’il nequittait pas des yeux, tâchant de le voir encore, sous sespaupières lourdes. Bouleversé par ce regard intelligent demoribond, Lazare le gardait sur lui ; et ce grand corps, longet lourd comme celui d’un homme, avait une agonie humaine, entreses bras éperdus. Cela dura quelques minutes. Puis, il vit devraies larmes, de grosses larmes rouler des yeux troubles, pendantque la langue sortait de la gueule convulsée, pour une dernièrecaresse.

– Mon pauvre vieux toutou ! cria-t-il, en éclatantlui-même en sanglots.

Mathieu était mort. Un peu d’écume sanglante coulait desmâchoires. Quand il fut allongé par terre, il sembla dormir.

Alors, Lazare sentit que tout finissait une fois encore. Sonchien mourait maintenant, et c’était une douleur disproportionnée,une désespérance où sa vie entière sombrait. Cette mort réveillaitles autres morts, le déchirement n’avait pas été plus cruel,lorsqu’il avait traversé la cour, derrière le cercueil de sa mère.Quelque chose d’elle s’en allait de nouveau, il achevait de laperdre. Les mois de douleur cachée renaissaient, ses nuitstroublées de cauchemars, ses promenades au petit cimetière, sonépouvante devant l’éternité du jamais plus.

Il y eut un bruit, Lazare se tourna et vit la Minouche quifaisait tranquillement sa toilette sur la paille. Mais la porteavait craqué, Pauline entrait, poussée par la même préoccupationque son cousin. Quand il l’aperçut, ses pleurs redoublèrent, ilcria, lui qui cachait le regret de sa mère avec une sorte desauvagerie pudique :

– Mon Dieu ! mon Dieu ! elle l’aimaittant !… Tu te souviens ? elle l’avait eu si petit, etc’était elle qui lui donnait à manger, et il la suivait partoutdans la maison !

Puis, il ajouta :

– Il n’y a plus personne, nous sommes trop seuls !

Des larmes montaient aux yeux de Pauline. Elle s’était penchéepour voir le pauvre Mathieu, sous la lueur vague de la bougie. Sanschercher à consoler Lazare, elle eut un geste découragé, car ellese sentait inutile et impuissante.

Chapitre 8

 

L’ennui était au fond des tristesses de Lazare, un ennui lourd,continu, qui sortait de tout comme l’eau trouble d’une sourceempoisonnée. Il s’ennuyait du repos, du travail, de lui-même plusque des autres encore. Cependant, il s’en prenait à son oisiveté,il finissait par en rougir. N’était-ce pas honteux qu’un homme deson âge perdit ses années de force dans ce trou deBonneville ? Jusque-là, il avait bien eu des prétextes ;mais rien ne le retenait maintenant, et il se méprisait de resterinutile, à la charge des siens, lorsqu’eux-mêmes avaient à peine dequoi vivre. Il aurait dû leur gagner une fortune, c’était unebanqueroute de sa part, car il se l’était juré, autrefois. Certes,les projets d’avenir, les grandes entreprises, la richesse conquiseen un coup de génie, ne lui manquaient toujours pas. Seulement,quand il sortait du rêve, il ne trouvait plus le courage de semettre à l’action.

– Ça ne peut pas durer, disait-il souvent à Pauline, ilfaut que je travaille… J’ai envie de fonder un journal à Caen.

Chaque fois, elle lui répondait :

– Attends la fin de ton deuil, rien ne presse… Réfléchisbien, avant de lancer une pareille affaire.

La vérité était qu’elle tremblait, à l’idée de ce journal,malgré son désir de le voir occupé. Un nouvel échec l’aurait achevépeut-être ; et elle se rappelait ses continuels avortements,la musique, la médecine, l’usine, tout ce qu’il entreprenait. Dureste, deux heures plus tard, il refusait même d’écrire une lettre,comme écrasé de fatigue.

Des semaines coulèrent encore, une grande marée emporta troismaisons de Bonneville. À présent, quand les pêcheurs rencontraientLazare, ils lui demandaient si c’était qu’il en avait assez. Biensûr qu’on n’y pouvait rien, mais ça faisait tout de même rager, devoir tant de bon bois perdu. Et, dans leurs doléances, dans lafaçon dont ils le suppliaient de ne pas laisser le pays sous lesvagues, il y avait une goguenardise féroce de matelots, fiers deleur mer aux gifles mortelles. Lui, peu à peu, s’irritait, au pointqu’il évitait de traverser le village. La vue, au loin, des ruinesde l’estacade et des épis lui devenait insupportable.

Prouane l’arrêta, un jour qu’il entrait chez le curé.

– Monsieur Lazare, lui dit-il humblement, avec un rire demalice aux coins des yeux, vous savez, les morceaux de bois quipourrissent là-bas, sur la plage ?

– Oui, après ?

– Si vous n’en faites plus rien, vous devriez nous lesdonner… Au moins, nous nous chaufferions avec.

Une colère contenue emporta le jeune homme. Il réponditvivement, sans même y avoir pensé :

– Impossible, je remets les charpentiers au travail lasemaine prochaine.

Dès lors, tout le pays clabauda. On allait revoir la danse,puisque le fils Chanteau s’entêtait. Quinze jours se passèrent, lespêcheurs ne l’apercevaient plus sans lui demander si c’était qu’ilne trouvait point d’ouvriers. Et il finit par s’occuper réellementdes épis, cédant aussi à sa cousine, qui préférait lui trouver uneoccupation près d’elle. Mais il s’y remettait sans coup de passion,sa rancune seule contre la mer le soutenait, car il se disaitcertain de la dompter : elle viendrait lécher les galets deBonneville comme une bête obéissante.

Une fois encore, Lazare dessina des plans. Il avait calculé denouveaux angles de résistance, et il doublait les jambes de force.Pourtant, la dépense ne devait pas être très élevée, on utiliseraitla plus grande partie des anciens bois. Le charpentier présenta undevis, qui montait à quatre mille francs. Et, devant la faibleimportance de cette somme, Lazare consentit à ce que Pauline en fitl’avance, persuadé, disait-il, qu’il allait enlever sans peine lasubvention du conseil général ; c’était même l’unique façon derentrer dans les premiers déboursés, car le conseil n’accorderaitcertainement pas un sou, tant que les épis resteraient en ruine. Cepoint de vue de la question l’échauffa un peu, les travaux furentmenés bon train. D’ailleurs, il était très occupé, il se rendait àCaen chaque semaine, pour voir le préfet et les conseillersinfluents. On achevait de poser les charpentes, lorsqu’il obtintenfin qu’un ingénieur serait délégué et ferait un rapport, surlequel le conseil voterait ensuite la subvention. L’ingénieurdemeura tout un jour à Bonneville, un homme charmant qui voulutbien déjeuner chez les Chanteau, après sa promenade à laplage ; ceux-ci évitèrent de lui demander son avis, pardiscrétion, ne voulant pas l’influencer ; mais, à table, il semontra si galant pour Pauline, qu’elle-même crut dès lors au succèsde l’affaire. Aussi, quinze jours plus tard, lorsque Lazare revintd’un voyage à Caen, la maison fut-elle stupéfaite et consternée desnouvelles qu’il rapportait. Il étranglait de colère : est-ceque ce bellâtre d’ingénieur n’avait pas fait un rapportabominable ! Oh ! il était resté poli, mais il avaitplaisanté chaque pièce de bois, avec une abondance extraordinairede mots techniques. Du reste, on aurait dû s’y attendre, cesmessieurs n’admettaient pas qu’on pût bâtir une cabane à lapinsofficielle en dehors d’eux. Et le pis était que, sur la lecture durapport, le conseil général avait repoussé la demande desubvention.

Ce fut, pour le jeune homme, une nouvelle crise dedécouragement. Les épis étaient terminés, il jurait bien qu’ilsrésisteraient aux plus fortes marées, et tous lesponts-et-chaussées réunis en crèveraient de rage jalouse, mais celane ferait pas rentrer l’argent entre les mains de sa cousine, il sedésolait amèrement de l’avoir entraînée dans ce désastre. Elle,pourtant, victorieuse de ses instincts économes, réclamait laresponsabilité entière, rappelait qu’elle l’avait forcé à accepterses avances ; c’était une charité, elle ne regrettait rien,elle aurait donné encore, pour sauver ce malheureux village.Cependant, quand le charpentier envoya son mémoire, elle ne putréprimer un geste de surprise douloureuse : les quatre millefrancs du devis montaient à près de huit mille. En tout, elle avaitjeté plus de vingt mille francs dans ces quelques poutres, que lapremière tempête pouvait emporter.

À cette époque la fortune de Pauline se trouva réduite à unequarantaine de mille francs. C’étaient deux mille francs de rente,bien juste de quoi vivre, si elle se trouvait un jour seule sur lepavé des rues. L’argent s’en était allé peu à peu dans la maison,où elle continuait à payer, les mains ouvertes. Aussi veilla-t-elledès lors aux dépenses, avec une vigueur de ménagère prudente. LesChanteau n’avaient même plus leurs trois cents francs parmois ; car, à la mort de la mère, on s’était aperçu de lavente d’un certain nombre de titres, sans pouvoir découvrir oùavaient passé les sommes touchées. En joignant ses propres rentesaux leurs, elle ne disposait guère que de quatre cents francs, etla maison était lourde, il lui fallait faire des miraclesd’économie, pour sauver l’argent de ses aumônes. Depuis le dernierhiver, la curatelle du docteur Cazenove avait pris fin, Paulineétait majeure, disposait absolument de ses biens et de sapersonne ; sans doute, le docteur ne la gênait guère, car ilrefusait d’être consulté, et sa mission avait cessé légalementdepuis des semaines, lorsque l’un et l’autre s’en étaient avisés,mais elle se sentait plus mûre et plus libre pourtant, commedevenue tout à fait femme, en se voyant maîtresse de maison, sanscomptes à rendre, suppliée par son oncle de tout régler et de nejamais lui parler de rien. Lazare avait aussi l’horreur desquestions d’intérêt. Elle tenait donc la bourse commune, elleremplaçait sa tante, avec un bon sens pratique qui stupéfiaitparfois les deux hommes. Seule, Véronique trouvait que Mademoiselleétait joliment « chienne » : est-ce qu’il ne fallaitpas, maintenant, se contenter d’une livre de beurre, chaquesamedi !

Les jours se succédaient avec une régularité monotone. Cetordre, ces habitudes sans cesse recommençantes, qui étaient lebonheur aux yeux de Pauline, exaspéraient davantage l’ennui deLazare. Jamais il n’avait promené dans la maison autantd’inquiétude, que depuis la paix souriante dont elle endormaitchaque pièce. L’achèvement des travaux sur la plage venait d’êtrepour lui un véritable soulagement, car toute préoccupationl’obsédait ; et il n’était pas plus tôt retombé dansl’oisiveté, qu’il s’y dévorait de honte et de malaise. Chaquematin, il changeait de nouveau ses projets d’avenir : l’idéed’un journal était abandonnée comme indigne ; il s’emportaitcontre la pauvreté qui ne lui permettait pas de se livrertranquillement à une grande œuvre littéraire et historique ;puis, il avait fini par caresser un plan, se faire professeur,passer des examens, s’il le fallait, pour s’assurer le gagne-painnécessaire à son travail d’homme de lettres. Entre Pauline et lui,il ne semblait rester que leur camaraderie d’autrefois, comme unehabitude d’affection qui les faisait frère et sœur. Lui, dans cettefamiliarité étroite, ne parlait jamais de leur mariage, soit oublicomplet, soit chose trop répétée et qui allait sans dire. Elle,aussi, évitait d’en parler, certaine qu’il consentirait au premiermot. Et, cependant, un peu du désir de Lazare s’était retiré d’ellechaque jour : elle le sentait, sans comprendre que sonimpuissance à le sauver de l’ennui n’avait pas d’autre cause.

Un soir, au crépuscule, elle montait l’avertir que le dînerétait servi, lorsqu’elle le surprit cachant en hâte un objetqu’elle ne put reconnaître.

– Qu’est-ce donc ? demanda-t-elle en riant. Des verspour ma fête ?

– Mais non, dit-il très ému, la voix balbutiante. Rien dutout.

C’était un vieux gant oublié par Louise, et qu’il venait deretrouver derrière une pile de livres. Le gant, en peau de Saxe,avait gardé une odeur forte, cette odeur de fauve particulière, quele parfum préféré de la jeune fille, l’héliotrope, adoucissaitd’une pointe vanillée ; et, très impressionnable aux senteurs,violemment troublé par ce mélange de fleur et de chair, il étaitresté éperdu, le gant sur la bouche, buvant la volupté de sessouvenirs.

Dès ce jour, par-dessus le vide béant que la mort de sa mèrecreusait en lui, il se remit à désirer Louise. Il ne l’avait jamaisoubliée sans doute ; mais elle sommeillait dans sadouleur ; et il fallait cette chose d’elle, pour l’éveillervivante, avec la chaleur même de son haleine. Quand il était seul,il reprenait le gant, le respirait, le baisait, croyait encorequ’il la tenait à pleins bras, la bouche enfoncée dans sa nuque. Lemalaise nerveux où il vivait, l’excitation de ses longues paresses,rendaient plus vive cette griserie charnelle. C’étaient devéritables débauches où il s’épuisait. Et s’il en sortait mécontentde lui, il y retombait quand même, emporté par une passion dont iln’était pas le maître. Cela augmenta son humeur sombre, il enarrivait à se montrer brusque avec sa cousine, comme s’il luigardait rancune de ses propres abandons. Elle ne disait rien à sachair, et il se sauvait parfois d’une causerie gaie et tranquillequ’ils avaient ensemble, pour courir à son vice, s’enfermer, sevautrer dans le souvenir brûlant de l’autre. Ensuite, ilredescendait, avec le dégoût de la vie.

En un mois, il changea tellement, que Pauline, désespérée,passait des nuits affreuses. Le jour encore, elle demeuraitvaillante, toujours debout dans cette maison qu’elle dirigeait, deson air de douce autorité. Mais, le soir, lorsqu’elle avait fermésa porte, il lui était permis d’avoir ses chagrins, et tout soncourage s’en allait, et elle pleurait comme une enfant débile. Ilne lui restait aucune espérance, l’échec à sa bonté s’aggravaitsans cesse. C’était donc possible ? la charité ne suffisaitpas, on pouvait aimer les gens et faire leur malheur ; carelle voyait son cousin malheureux, peut-être par sa faute. Puis, aufond de son doute, grandissait la crainte d’une influence rivale.Si elle s’était longtemps rassurée, en expliquant cette humeurnoire par leur deuil récent, l’idée de Louise maintenant revenait,cette idée qui s’était dressée en elle, le lendemain même de lamort de madame Chanteau, qu’elle avait chassée avec une confianceorgueilleuse en sa tendresse et qui renaissait chaque soir, dans ladéfaite de son cœur.

Alors, Pauline fut hantée. Dès qu’elle avait posé son bougeoir,elle tombait assise sur le bord de son lit, sans trouver le couraged’ôter sa robe. Sa gaieté depuis le matin, son ordre et sapatience, l’écrasaient, ainsi qu’un vêtement trop lourd. Lajournée, comme celles qui avaient précédé, comme celles quisuivraient, venait de s’écouler au milieu de cet ennui de Lazare,dont la maison prenait la désespérance. À quoi bon son effort dejoie, puisqu’elle ne savait plus chauffer de soleil ce coinaimé ? L’ancienne parole cruelle retentissait, on vivait tropseul, la faute en était à sa jalousie, qui avait écarté le monde.Elle ne nommait pas Louise, elle voulait ne pas songer à elle, etquand même elle la voyait passer avec son air joli, amusant Lazarede ses langueurs coquettes, l’égayant du vol de ses jupes. Lesminutes s’écoulaient, elle ne pouvait chasser leur image. C’étaitcette fille sans doute qu’il attendait, rien ne serait si facileque de le guérir, en allant la chercher. Et, chaque soir, Pauline,lorsqu’elle montait chez elle, ne s’abandonnait plus de lassitudeau bord de son lit, sans retomber dans la même vision, torturée parla croyance que le bonheur des siens était peut-être aux mains del’autre.

Des révoltes, pourtant, continuaient à la soulever. Ellequittait son lit, allait ouvrir la fenêtre, prise de suffocations.Puis, devant l’immensité noire, au-dessus de la mer, dont elleentendait la plainte, elle demeurait accoudée des heures, sanspouvoir dormir, la gorge brûlante aux souffles du large. Non !jamais elle ne serait assez misérable pour tolérer le retour decette fille. Ne les avait-elle pas surpris au bras l’un del’autre ? N’était-ce pas la trahison la plus basse, prèsd’elle, dans une chambre voisine, dans cette demeure qu’elleregardait comme sienne ? Cette vilenie restait sans pardon, ceserait être complice que de les remettre l’un en face de l’autre.Sa rancune jalouse s’enfiévrait aux spectacles qu’elle évoquaitainsi, elle étouffait des sanglots en cachant sa face contre sesbras nus, les lèvres collées à sa chair. La nuit s’avançait, lesvents passaient sur son cou, emportaient ses cheveux, sans calmerle sang de colère dont battaient ses veines. Mais, sourdement,invinciblement, la lutte se poursuivait entre sa bonté et sapassion, même dans l’excès de ses révoltes. Une voix de douceur,qui lui était alors comme étrangère, s’entêtait à parler très basen elle des joies de l’aumône, du bonheur de se donner aux autres.Elle voulait la faire taire : c’était imbécile, cetteabnégation de soi poussée jusqu’à la lâcheté ; et, tout demême, elle l’écoutait, car il lui devenait bientôt impossible des’en défendre. Peu à peu, elle reconnaissait sa propre voix, ellese raisonnait : qu’importait sa souffrance, pourvu que lesêtres aimés fussent heureux ! Elle sanglotait plus bas, enécoutant le flot monter du fond des ténèbres, épuisée et malade,sans être vaincue encore.

Une nuit, elle s’était couchée, après avoir pleuré longtemps àla fenêtre. Dès qu’elle eut soufflé sa bougie et qu’elle se trouvadans le noir, les yeux grands ouverts, elle prit brusquement unedécision : le lendemain, avant toutes choses, elle feraitécrire par son oncle à Louise, pour prier celle-ci de venir passerun mois à Bonneville. Rien ne lui semblait plus naturel ni plusaisé. Aussitôt, elle s’endormit d’un bon sommeil, il y avait dessemaines qu’elle ne s’était reposée si profondément. Mais, lelendemain, quand elle fut descendue pour le déjeuner, et qu’elle serevit entre son oncle et son cousin, à cette table de la famille oùles places des trois bols de lait étaient marquées, elle étouffatout d’un coup, elle sentit son courage s’en aller.

– Tu ne manges pas, dit Chanteau. Qu’as-tu donc ?

– Je n’ai rien, répondit-elle. Au contraire, j’ai dormicomme une bienheureuse.

La seule vue de Lazare la rendait à son combat. Il mangeaitsilencieusement, las déjà de cette nouvelle journée quicommençait ; et elle ne trouvait plus la force de le donner àune autre. L’idée qu’une autre le prendrait, le baiserait pour leconsoler, lui était insupportable. Quand il fut sorti, elle voulutcependant faire ce qu’elle avait décidé.

– Est-ce que tes mains vont plus mal, aujourd’hui ?demanda-t-elle à son oncle.

Il regarda ses mains que les tophus envahissaient, en fit jouerpéniblement les articulations.

– Non, répondit-il. La droite a même l’air plus souple… Sile curé vient, nous ferons une partie.

Puis, après un silence :

– Pourquoi me demandes-tu ça ?

Sans doute elle avait espéré qu’il ne pourrait pas écrire. Ellerougit, elle remit lâchement la lettre au lendemain enbalbutiant :

– Mon Dieu ! pour savoir.

À partir de ce jour, elle perdit tout repos. Dans sa chambre,après des crises de larmes, elle arrivait à se vaincre, elle juraitde dicter au réveil la lettre à son oncle. Et, dès qu’elle rentraitdans la vie quotidienne du ménage, entre ceux qu’elle aimait, elledevenait sans force. C’étaient des petits faits insignifiants quilui brisaient le cœur, le pain qu’elle coupait pour son cousin, lessouliers du jeune homme qu’elle recommandait à la bonne, tout letrain vulgaire et coutumier de la famille. On aurait pu être siheureux pourtant, dans ces vieilles habitudes du foyer ! Àquoi bon appeler une étrangère ? pourquoi déranger des chosessi douces, dont ils vivaient depuis tant d’années ? Et, à lapensée que ce ne serait plus elle, un jour, qui couperait ainsi lepain, qui veillerait aux vêtements, un désespoir l’étranglait, ellesentait crouler le bonheur prévu de son existence. Ce tourment,mêlé aux moindres soins qu’elle donnait à la maison, empoisonnaitses journées de ménagère active.

– Qu’y a-t-il donc ? disait-elle parfois tout haut,nous nous aimons, et nous ne sommes pas heureux… Notre affection nefait que du malheur autour de nous.

Sans cesse, elle tâchait de comprendre. Cela venait peut-être dece que son caractère et celui de son cousin ne s’accordaient pas.Cependant, elle aurait voulu plier, abdiquer toute volontépersonnelle ; et elle n’y réussissait guère, car la raisonl’emportait quand même, elle était tentée d’imposer les chosesqu’elle croyait raisonnables. Souvent sa patience échouait, il yavait des bouderies. Elle aurait voulu rire, noyer ces misères danssa gaieté ; mais elle ne le pouvait plus, elle s’énervait àson tour.

– C’est joli ! répétait Véronique du matin au soir.Vous n’êtes que trois, et vous finirez par vous dévorer… Madameavait des jours bien désagréables, mais au moins, de son vivant, onn’en était pas encore à se jeter les casseroles à la tête.

Chanteau, lui aussi, éprouvait les effets de cette désaffectionlente, que rien n’expliquait. Quand il avait une crise, il gueulaitplus fort, comme disait la bonne. Puis, c’étaient des caprices etdes violences de malade, un besoin de tourmenter continuellement lemonde. La maison redevenait un enfer.

Alors, la jeune fille, dans les dernières secousses de sajalousie, se demanda si elle avait le droit d’imposer à Lazare sonbonheur à elle. Certes, elle le voulait heureux avant tout, même auprix de ses larmes. Pourquoi donc l’enfermer ainsi, le forcer à unesolitude dont il paraissait souffrir ? Sans doute, il l’aimaitencore, il lui reviendrait, quand il la jugerait mieux, en lacomparant à l’autre. En tout cas, elle devait lui permettre dechoisir : c’était juste, et l’idée de justice restait en elledebout, souveraine.

Chaque trimestre, Pauline se rendait à Caen, pour leurs rentes.Elle partait le matin, rentrait le soir, après avoir épuisé touteune liste de menus achats et de courses, qu’elle dressait pendantles trois mois. Cette année-là, au trimestre de juin, on l’attenditvainement jusqu’à neuf heures pour dîner. Chanteau, très inquiet,avait envoyé Lazare sur la route, dans la crainte d’unaccident ; tandis que Véronique, d’un air tranquille, disaitqu’on avait tort de se tourmenter : Mademoiselle, bien sûr, ense voyant en retard, s’était décidée à coucher, désireuse de fairetoutes ses commissions. On dormit fort mal, à Bonneville ; et,le lendemain, dès le déjeuner, les terreurs recommencèrent. Versmidi, comme son père ne tenait plus en place, Lazare se décidait àpartir pour Arromanches, lorsque la bonne, qui était en faction surla route, reparut en criant :

– La voilà, mademoiselle !

Il fallut qu’on roulât le fauteuil de Chanteau sur la terrasse.Le père et le fils attendaient, pendant que Véronique donnait desdétails.

– C’est la berline de Malivoire… J’ai reconnu de loinMademoiselle à ses rubans de crêpe. Seulement, ça m’a semblé drôle,on dirait qu’il y a du monde avec elle… Qu’est-ce qu’il fiche donc,cette rosse de cheval !

Enfin, la voiture s’arrêta devant la porte. Lazare s’étaitavancé, et il ouvrait la bouche pour interroger Pauline, qui avaitlégèrement sauté à terre, lorsqu’il resta saisi : derrièreelle, une autre jeune fille, vêtue d’une soie lilas à mille raies,sautait également. Toutes deux riaient en bonnes amies. Sa surprisefut si forte, qu’il revint vers son père, en disant :

– Elle amène Louise.

– Louise ! ah ! c’est une bonne idée !s’écria Chanteau.

Et, lorsqu’elles furent côte à côte devant lui, l’une encore engrand deuil, l’autre dans sa gaie toilette d’été, il continua, ravide cette distraction qui lui arrivait :

– Quoi donc ? vous avez fait la paix… Vous savez queje n’ai jamais compris. Hein ? était-ce bête ? Et commetu avais tort, ma pauvre Louisette, de nous garder rancune, danstout le chagrin que nous avons eu !… Enfin, c’est fini,n’est-ce pas ?

Un embarras tenait les jeunes filles immobiles. Elles avaientrougi, et leurs regards s’évitaient. Louise embrassa Chanteau pourcacher son malaise. Mais il voulait des explications.

– Vous vous êtes donc rencontrées ?

Alors, elle se tourna vers son amie, les yeux humidesd’attendrissement.

– C’est Pauline qui montait chez mon père. Justement, jerentrais. Et il ne faut pas la gronder d’être restée, car j’ai toutfait pour la retenir… Comme le télégraphe s’arrête à Arromanches,nous avons pensé que nous serions ici en même temps qu’une dépêche…Me pardonnez-vous ?

Elle embrassa encore Chanteau, avec sa câlinerie d’autrefois.Lui, n’en demanda pas davantage : quand les choses allaientpour son plaisir, il les trouvait bonnes.

– Et Lazare, reprit-il, tu ne lui dis rien ?

Le jeune homme était demeuré en arrière, souriant aveccontrainte. La remarque de son père acheva de le troubler, d’autantplus que Louise rougissait de nouveau, sans faire un pas vers lui.Pourquoi se trouvait-elle là ? pourquoi sa cousineramenait-elle cette rivale, qu’elle avait si rudementchassée ? C’était une stupeur où il ne se retrouvait plus.

– Embrasse-la, Lazare, puisqu’elle n’ose pas, dit doucementPauline.

Elle était toute blanche dans son deuil, mais la face apaisée etles yeux clairs. De son air maternel, de cet air grave qu’elleprenait aux heures importantes du ménage, elle les regardait l’unet l’autre ; et elle se contenta de sourire, quand il sedécida à effleurer de ses lèvres les joues tendues de la jeunefille.

Du coup, Véronique, qui voyait ça, les mains ballantes, s’enretourna au fond de sa cuisine, absolument suffoquée. Elle non plusne comprenait pas. Après ce qui s’était passé, il fallait avoirbien peu de cœur. Mademoiselle devenait impossible, quand elle semettait à vouloir être bonne. Ce n’était donc pas assez de toutesles petites pouilleuses, traînées jusque dans la vaisselle :elle amenait maintenant des maîtresses à monsieur Lazare ! Lamaison allait être propre. Quand la bonne se fut soulagée enbougonnant au-dessus de son fourneau, elle revint crier :

– Vous savez que le déjeuner attend depuis une heure… Lespommes de terre sont en charbon.

On déjeuna de grand appétit, mais Chanteau seul riaitfranchement, trop égayé pour remarquer le malaise persistant destrois autres. Ils étaient ensemble d’une prévenanceaffectueuse ; et ils semblaient garder pourtant un fond detristesse inquiète, comme après ces querelles où l’on s’estpardonné, sans pouvoir oublier les injures irréparables. Ensuite,on employa l’après-midi à l’installation de la nouvelle venue. Ellereprit sa chambre du premier étage. Le soir, si madame Chanteauétait descendue se mettre à table, de son petit pas rapide, onaurait cru que le passé tout entier renaissait.

Pendant près d’une semaine encore, la gêne continua. Lazare, quin’osait interroger Pauline, ne s’expliquait toujours pas ce qu’ilconsidérait comme un singulier coup de tête ; car la penséed’un sacrifice possible, d’un choix offert simplement etgrandement, ne lui venait point. Lui-même, dans les désirs quiravageaient son oisiveté, n’avait jamais songé à épouser Louise.Aussi, depuis qu’ils se retrouvaient ensemble tous les trois, enrésultait-il une situation fausse, dont ils souffraient. Ilsavaient des silences embarrassés, certaines phrases restaient àmoitié sur leurs lèvres, par crainte d’une allusion involontaire.Pauline, surprise de ce résultat imprévu, était obligée d’exagérerses rires, pour retourner à la belle insouciance d’autrefois. Maiselle eut d’abord une joie profonde, elle crut sentir que Lazare luirevenait. La présence de Louise l’avait calmé, il la fuyaitpresque, évitait de se trouver seul avec elle, révolté à la penséequ’il pourrait tromper encore la confiance de sa cousine ; etil se rejetait vers celle-ci, tourmenté d’une tendresse fiévreuse,la proclamant d’un air attendri la meilleure de toutes les femmes,une vraie sainte dont il se déclarait indigne. Elle, bien heureuse,jouissait divinement de sa victoire, quand elle le voyait si peuaimable pour l’autre. Au bout de la semaine, elle lui adressa mêmedes reproches.

– Pourquoi te sauves-tu, dès que je suis avec elle ?…Cela me chagrine. Elle n’est pas chez nous pour que nous luifassions mauvais visage.

Lazare, évitant de répondre, eut un geste vague. Alors elle sepermit cette allusion, la seule qui lui échappa jamais :

– Si je l’ai amenée, c’est pour que tu saches bien quedepuis longtemps vous avez mon pardon. J’ai voulu effacer ce vilainrêve, il n’en reste rien… Et, tu vois je n’ai plus peur, j’aiconfiance en vous.

Il la saisit entre ses bras, et la serra très fort. Puis, ilpromit d’être aimable pour l’autre.

À partir de ce moment, les journées coulèrent dans une intimitécharmante. Lazare ne paraissait plus s’ennuyer. Au lieu de remonterchez lui, de s’y enfermer en sauvage, malade de solitude, ilinventait des jeux, il proposait des promenades, dont on rentraitgrisé de grand air. Et ce fut alors, insensiblement, que Louise lereprit tout entier. Il s’accoutumait, osait lui donner le bras, selaissait pénétrer de nouveau par cette odeur troublante, que lemoindre bout de ses dentelles exhalait. D’abord, il lutta, ilvoulut s’éloigner, dès qu’il sentit monter l’ivresse. Mais sacousine elle-même lui criait d’aider la jeune fille, le long desfalaises, lorsqu’ils avaient un ruisseau à sauter ; et ellesautait gaillardement, en garçon, tandis que l’autre, avec un légercri d’alouette blessée, s’abandonnait entre les bras du jeunehomme. Puis, au retour, il la soutenait, leurs rires étouffés,leurs chuchotements à l’oreille recommençaient. Rien encoren’inquiétait Pauline, elle gardait son allure brave, sanscomprendre qu’elle jouait son bonheur, à n’être pas lasse et àn’avoir pas besoin d’être secourue. L’odeur saine de ses bras deménagère ne troublait personne. C’était avec une sorte de téméritésouriante qu’elle les forçait à marcher devant elle, au bras l’unde l’autre, comme pour leur montrer sa confiance.

D’ailleurs, ni l’un ni l’autre ne l’aurait trompée. Si Lazare selaissait reprendre à cette griserie, il se débattait toujours, ilfaisait effort ensuite et se montrait plus affectueux pour elle. Ily avait là une surprise de sa chair, à laquelle il cédaitdélicieusement, tout en jurant bien que, cette fois, le jeus’arrêterait aux rires permis. Pourquoi se serait-il refusé cettejoie, puisqu’il était résolu à rester dans son devoir d’honnêtehomme ? Et Louise avait plus de scrupules encore ; nonqu’elle s’accusât de coquetterie, car elle était naturellementcaressante, elle se donnait sans le savoir, dans un geste, dans unehaleine ; mais elle n’aurait ni fait un pas ni prononcé unmot, si elle avait cru être désagréable à Pauline. Le pardon dupassé la touchait aux larmes, elle voulait lui prouver qu’elle enétait digne, elle lui avait voué une de ces adorations exubérantesde femme, qui se traduisent par des serments, des baisers, toutessortes de cajoleries passionnées. Aussi la surveillait-elle sanscesse, pour accourir, si elle pensait lui voir un nuage au front.Brusquement, elle quittait le bras de Lazare, venait prendre lesien, fâchée de s’être abandonnée un instant ; et elle tâchaitde la distraire, ne la quittait plus, affectait même de bouder lejeune homme. Jamais elle n’avait paru si charmante que dans cetémoi continuel, dans ce besoin de plaire qui l’emportait et qui ladésolait ensuite, emplissant la maison du tourbillon de ses jupeset de ses langueurs câlines de jeune chatte.

Peu à peu, Pauline retomba à ses tortures. Son espoir, sontriomphe d’un moment en augmentait la cruauté. Ce n’étaient pas lessecousses violentes d’autrefois, les crises jalouses quil’affolaient pour une heure ; c’était un écrasement lent,comme une masse tombée sur elle, et dont le poids la broyaitdavantage à chaque minute. Désormais, il n’y avait plus de répitpossible, plus de salut : son malheur était quand même aubout. Certes, elle n’avait aucun reproche à leur faire, tous deuxla comblaient de prévenances, luttaient contre l’entraînement quiles poussait l’un vers l’autre ; et, précisément, ellesouffrait de ces prévenances, elle recommençait à voir clair,depuis qu’ils semblaient s’entendre, pour lui épargner la douleurde leurs amours. La pitié de ces deux amants lui devenaitinsupportable. N’étaient-ce pas des aveux, ces chuchotementsrapides lorsqu’elle les laissait ensemble, puis ces brusquessilences dès qu’elle reparaissait, et ces baisers violents deLouise, et ces humilités affectueuses de Lazare ? Elle lesaurait préférés coupables, la trahissant dans les coins ;tandis que ces précautions d’honnêteté, ces compensations decaresses, qui lui disaient tout, la laissaient désarmée, netrouvant ni la volonté ni l’énergie de reconquérir son bien. Lejour où elle avait ramené sa rivale, sa pensée était de luttercontre elle, s’il le fallait ; seulement, que faire contre desenfants qui se désolaient ainsi de s’aimer ? Elle-même avaitvoulu cela, elle n’aurait eu qu’à épouser Lazare, sans s’inquiétersi elle lui forçait la main. Mais, aujourd’hui encore, malgré sontourment, l’idée de disposer ainsi de lui, d’exigerl’accomplissement d’une promesse qu’il regrettait sans doute, larévoltait. Elle en serait morte, qu’elle l’aurait refusé s’il enaimait une autre.

Cependant, Pauline restait la mère de son petit monde, soignaitChanteau qui allait mal, était obligée de suppléer Véronique dontla propreté se gâtait, sans compter Lazare et Louise qu’ellefeignait de traiter en gamins turbulents pour pouvoir sourire deleurs escapades. Elle arrivait à rire plus haut qu’eux, de ce beaurire sonore qui sonnait la santé et le courage de la vie, avec desnotes limpides de clairon. La maison entière s’égayait. Elle, dumatin au soir, exagérait son activité, refusait d’accompagner lesenfants à la promenade, sous le prétexte d’un grand nettoyage,d’une lessive ou de conserves à conduire. Mais c’était surtoutLazare qui devenait bruyant : il sifflait dans l’escalier,tapait les portes, trouvait les journées trop courtes et tropcalmes. Bien qu’il ne fit rien, la nouvelle passion dont il étaitenvahi, semblait l’occuper au-delà de son temps et de ses forces.Une fois encore, il conquérait le monde, c’étaient chaque jour audîner d’autres projets d’avenir extraordinaires. Déjà lalittérature le dégoûtait, il avouait avoir abandonné la préparationdes examens, qu’il voulait subir afin d’entrer dans leprofessorat ; longtemps, il s’était enfermé chez lui souscette excuse, si découragé, qu’il n’ouvrait pas même unlivre ; et il raillait aujourd’hui sa stupidité, n’était-cepas idiot de se mettre un fil à la patte, pour écrire plus tard desromans et des drames ? Non ! il n’y avait que lapolitique, son plan désormais était bien arrêté : ilconnaissait un peu le député de Caen, il le suivrait à Paris commesecrétaire, et là, en quelques mois, il ferait son chemin. L’Empireavait grand besoin de garçons intelligents. Lorsque Pauline,inquiète de ce galop d’idées, tâchait de calmer sa fièvre en luiconseillant un petit emploi solide, il se récriait sur l’appelait« grand-mère », en façon de plaisanterie. Et le tapagerecommençait, la maison retentissait d’une joie trop grosse, oùl’on sentait l’angoisse d’une misère cachée.

Un jour, comme Lazare et Louise étaient allés seuls àVerchemont, Pauline, ayant besoin d’une recette pour rafraîchir duvelours, monta fouiller la grande armoire de son cousin, où ellecroyait l’avoir vue, sur un bout de papier, entre les deuxfeuillets d’un livre. Et là, parmi des brochures, elle découvrit levieux gant de son amie, ce gant oublié dont il s’était grisé sisouvent, jusqu’à une sorte d’hallucination charnelle. Ce fut pourelle un trait de lumière, elle reconnut l’objet qu’il avait cachéavec un si grand trouble, le soir où elle était montée brusquementlui dire qu’on se mettait à table. Elle tomba sur une chaise, commeachevée par cette révélation. Mon Dieu ! il voulait déjà cettefille avant qu’elle revînt, il vivait avec elle, il avait usé cechiffon de ses lèvres, parce qu’il gardait un peu de sonodeur ! De gros sanglots la secouèrent, tandis que ses yeuxnoyés restaient fixés sur le gant, qu’elle tenait toujours dans sesmains tremblantes.

– Eh bien, mademoiselle, l’avez-vous trouvée ? demandadu palier la voix forte de Véronique, qui montait à son tour. Jevous dis que le meilleur moyen est de frotter avec une couenne delard.

Elle entra, et ne comprit pas d’abord, en la voyant en larmes,les doigts crispés sur ce vieux gant. Mais elle flaira la chambre,elle finit par deviner la cause de ce désespoir.

– Dame ! reprit-elle de l’air brutal qu’elle prenaitde plus en plus, vous deviez bien vous attendre à ce qui arrive… Jevous avais prévenue autrefois. Vous les remettez ensemble, ilss’amusent… et puis, peut-être que Madame avait raison, cetteminette-là l’émoustille plus que vous.

Elle hocha la tête, elle ajouta, en se parlant à elle-même,d’une voix sombre :

– Ah ! Madame voyait clair, malgré ses défauts… Moi,je ne peux toujours pas avaler ça, qu’elle soit morte.

Le soir, dans sa chambre, lorsque Pauline eut fermé sa porte etposé sa bougie sur la commode, elle s’abandonna au bord de son lit,en se disant qu’elle devait marier Lazare et Louise. Toute lajournée, un grand bourdonnement qui lui ébranlait le crâne, l’avaitempêchée de formuler une pensée nette ; et c’était seulement àcette heure de nuit, lorsqu’elle pouvait souffrir sans témoins,qu’elle trouvait enfin cette conséquence inévitable. Il fallait lesmarier, cela retentissait en elle comme un ordre, comme une voix deraison et de justice qu’elle ne pouvait faire taire. Un moment,elle si courageuse, se retourna épouvantée, en croyant entendre lavoix de sa tante qui criait d’obéir. Alors, toute vêtue, elle serenversa, elle enfonça la tête dans l’oreiller, pour étouffer sescris. Oh ! le donner à une autre, le savoir entre les brasd’une autre, à jamais, sans espoir de le reprendre ! Non, ellen’aurait pas ce courage, elle aimait mieux continuer à vivre de savie misérable ; personne ne l’aurait, ni elle, ni cette fille,et lui-même sécherait dans l’attente ! Longtemps elle sedébattit, secouée d’une fureur jalouse, qui levait devant elle desimages charnelles abominables. Toujours, le sang l’emportaitd’abord, une violence que ni les années ni la sagesse n’apaisaient.Puis, elle tomba à un grand épuisement, sa chair étaitanéantie.

Dès lors, allongée sur le dos, sans trouver la force de sedéshabiller, Pauline raisonna longuement. Elle arrivait à seprouver que Louise ferait plus qu’elle pour le bonheur de Lazare.Cette enfant si faible, aux caresses d’amante, ne l’avait-elle pasdéjà tiré de son ennui ? Sans doute il la lui fallait ainsi,pendue continuellement à son cou, chassant de ses baisers les idéesnoires, les terreurs de la mort. Et Pauline se rabaissait, setrouvait trop froide, sans grâce amoureuse de femme, n’ayant que dela bonté, ce qui ne suffit point aux jeunes hommes. Une autreconsidération acheva de la convaincre. Elle était ruinée, et lesprojets d’avenir de son cousin, ces projets qui l’inquiétaient,allaient demander beaucoup d’argent. Devait-elle lui imposer lagêne où vivait la famille, la médiocrité dont elle le voyaitsouffrir ? Ce serait une existence terrible, de continuelsregrets, l’amertume querelleuse des ambitions manquées. Elle luiapporterait toutes les rancunes de la misère, tandis que Louise,qui était riche, lui ouvrirait les grandes situations dont ilrêvait. On assurait que le père de la jeune fille gardait pour songendre une place toute prête ; sans doute il s’agissait d’unesituation dans la banque, et bien que Lazare affectât le dédain desgens de finance, les choses s’arrangeraient certainement. Elle nepouvait hésiter davantage, maintenant il lui semblait qu’ellecommettrait une vilaine action, si elle ne les mariait pas. Cemariage, dans son insomnie, devenait un dénouement naturel etnécessaire, qu’elle devait hâter, sous peine de perdre sa propreestime.

La nuit entière se passa au milieu de cette lutte. Quand le jourparut, Pauline se déshabilla enfin. Elle était très calme, ellegoûta dans le lit un profond repos, sans pouvoir dormir encore.Jamais elle ne s’était sentie si légère, si haute, si détachée.Tout finissait, elle venait de couper les liens de son égoïsme,elle n’espérait plus en rien ni en personne ; et il y avait,au fond d’elle, la volupté subtile du sacrifice. Même elle neretrouvait pas son ancienne volonté de suffire au bonheur dessiens, ce besoin autoritaire qui lui apparaissait à cette heurecomme le dernier retranchement de sa jalousie. L’orgueil de sonabnégation s’en était allé, elle acceptait que les siens fussentheureux en dehors d’elle. C’était le degré suprême dans l’amour desautres : disparaître, donner tout sans croire qu’on donneassez, aimer au point d’être joyeux d’une félicité qu’on n’a pasfaite et qu’on ne partagera pas. Le soleil se levait, lorsqu’elles’endormit d’un grand sommeil.

Ce jour-là, Pauline descendit très tard. En s’éveillant, elleavait eu la joie de sentir en elle, nettes et solides, sesrésolutions de la veille. Puis, elle s’aperçut qu’elle s’étaitoubliée et qu’elle devait pourtant songer au lendemain, dans lanouvelle situation qui allait lui être faite. Si elle avait lecourage de marier Lazare et Louise, jamais elle n’aurait celui derester près d’eux, à partager l’intimité de leur bonheur : ledévouement a des limites, elle redoutait le retour de sesviolences, quelque scène affreuse dont elle serait morte. Du reste,ne faisait-elle point assez déjà ? qui aurait eu la cruauté delui imposer cette torture inutile ? Sa décision fut donc prisesur-le-champ, irrévocable : elle partirait, elle quitteraitcette maison, pleine d’inquiétants souvenirs. C’était toute sa viechangée, et elle ne reculait pas.

Au déjeuner, elle montra cette gaieté tranquille, qui ne laquittait plus. La vue de Lazare et de Louise, côte à côte,chuchotant et riant, la laissa vaillante, sans autre faiblessequ’un grand froid au cœur. Puis, comme on était au samedi, elleimagina de les pousser tous deux à une grande promenade, afin de setrouver seule, lorsque le docteur Cazenove viendrait. Ilspartirent, et elle prit encore la précaution d’aller attendre cedernier sur la route. Dès qu’il l’aperçut, il voulut la fairemonter dans son cabriolet, pour la ramener. Mais elle le pria dedescendre, ils revinrent à petits pas, tandis que Martin, à centmètres devant eux, conduisait la voiture vide.

Et Pauline, en quelques paroles simples, vida son cœur. Elle dittout, son projet de donner Lazare à Louise, sa volonté de quitterla maison. Cette confession lui semblait nécessaire, elle n’avaitpas voulu agir dans un coup de tête, et le vieux médecin était leseul homme qui pût l’entendre.

Brusquement, Cazenove s’arrêta au milieu de la route et lasaisit entre ses longs bras maigres. Il tremblait d’émotion, il luimit un gros baiser sur les cheveux, en la tutoyant.

– Tu as raison, ma fille… Et, vois-tu, je suis enchanté,car ça pouvait finir plus mal encore. Il y a des mois que ça metourmente, j’étais malade d’aller chez vous, tellement je tesentais malheureuse… Ah ! ils t’ont joliment dévalisée, lesbonnes gens : ton argent d’abord, ton cœur ensuite…

La jeune fille tâcha de l’interrompre.

– Mon ami, je vous en supplie… Vous les jugez mal.

– Possible, ça ne m’empêche pas de me réjouir pour toi. Va,va, donne ton Lazare, ce n’est pas un beau cadeau que tu fais àl’autre… Oh ! sans doute, il est charmant, plein desmeilleures intentions ; mais je préfère que l’autre soitmalheureuse avec lui. Ces gaillards qui s’ennuient de tout, sonttrop lourds à porter, même pour des épaules solides comme lestiennes. Je te souhaiterais plutôt un garçon boucher, oui, ungarçon boucher qui rirait nuit et jour à se fendre lesmâchoires.

Puis, voyant des larmes lui monter aux yeux :

– Bon ! tu l’aimes, n’en parlons plus. Et embrasse-moiencore, puisque tu es une fille assez brave pour avoir tant deraison… L’imbécile qui ne comprend pas !

Il lui avait pris le bras, il la serrait contre lui. Alors, ilscausèrent sagement, en se remettant à marcher. Certes, elle feraitbien de quitter Bonneville ; et il se chargeait de lui trouverune situation. Justement, il avait à Saint-Lô une vieille parenteriche, qui cherchait une demoiselle de compagnie. La jeune filleserait parfaitement là, d’autant plus que cette dame, n’ayant pasd’enfant, pourrait s’attacher à elle, peut-être l’adopter plustard. Tout fut réglé, il lui promit une réponse définitive avanttrois jours, et ils convinrent de ne parler à personne de ce projetformel de départ. Elle craignait qu’on n’y vît une menace, ellevoulait faire le mariage, puis s’en aller le lendemain sans bruit,en personne désormais inutile.

Le troisième jour, Pauline reçut une lettre du docteur : onl’attendait à Saint-Lô, dès qu’elle serait libre. Et ce fut ce jourmême, pendant une absence de Lazare, qu’elle emmena Louise au fonddu potager, sur un vieux banc abrité par une touffe de tamaris. Enface, au-dessus du petit mur, on ne voyait que la mer et le ciel,une immensité bleue, coupée à l’horizon d’une grande lignesimple.

– Ma chérie, dit Pauline de son air maternel, nous allonscauser comme deux sœurs, veux-tu ?… Tu m’aimes un peu…

Louise l’interrompit, en la prenant à la taille.

– Oh ! oui.

– Eh bien, si tu m’aimes, tu as tort de ne pas tout medire… Pourquoi gardes-tu tes secrets ?

– Je n’ai pas de secrets.

– Si, tu cherches mal… Voyons, ouvre-moi ton cœur.

Toutes deux, un instant, se regardèrent de si près, qu’ellessentaient la tiédeur de leurs haleines. Cependant, les yeux del’une se troublaient peu à peu, sous le regard limpide de l’autre.Le silence devenait pénible.

– Dis-moi tout. Les choses dont on cause sont bien prèsd’être arrangées, et c’est en les dissimulant qu’on finit par enfaire de vilaines choses… N’est-ce pas ? ce ne serait guèrebeau de nous fâcher, d’en arriver encore à ce que nous avons tantregretté.

Alors, violemment, Louise éclata en sanglots. Elle la serrait àla taille de ses mains convulsives, elle avait laissé tomber satête et la cachait contre l’épaule de son amie, en bégayant aumilieu de ses larmes :

– Oh ! c’est mal de revenir sur cela. On ne devaitjamais en reparler, jamais !… Renvoie-moi tout de suite plutôtque de me faire cette peine.

Vainement, Pauline tâchait de la calmer.

– Non, je comprends bien… Tu me soupçonnes encore. Pourquoime parles-tu d’un secret ? Je n’ai pas de secret, je fais toutau monde pour que tu n’aies aucune reproche à m’adresser. Ce n’estpas ma faute, s’il y a des choses qui t’inquiètent : moi, jesurveille jusqu’à ma façon de rire, sans que ça paraisse… Et, si tune me crois pas, eh bien ! je vais m’en aller, m’en aller toutde suite.

Elles étaient seules, dans le vaste espace. Le potager, brûlépar le vent d’ouest, s’étendait à leurs pieds comme un terraininculte, tandis que, au-delà, la mer immobile déroulait soninfini.

– Mais écoute ! cria Pauline, je ne t’adresse aucunreproche, je désire au contraire te rassurer.

Et, la prenant aux épaules, la forçant à lever les yeux, ellelui dit doucement, en mère qui questionne sa fille :

– Tu aimes Lazare ?… Et il t’aime aussi, je lesais.

Un flot de sang était monté au visage de Louise. Elle tremblaitplus fort, elle voulait se dégager et s’enfuir.

– Mon Dieu ! je suis donc bien maladroite, que tu neme comprennes pas ! Est-ce que j’aborderais un pareil sujetpour te tourmenter ?… Vous vous aimez, n’est-ce pas ? ehbien ! je veux vous marier ensemble, c’est très simple.

Louise, éperdue, cessa de se débattre. Une stupeur arrêta seslarmes, l’immobilisa, les mains tombées et inertes.

– Comment ? et toi ?

– Moi, ma chérie, je me suis interrogée sérieusement depuisquelques semaines, la nuit surtout, dans ces heures de veille oùl’on voit plus clair… Et j’ai reconnu que j’avais uniquement pourLazare une bonne amitié. Ne le remarques-tu pas toi-même ?nous sommes camarades, on dirait deux garçons, il n’y a pas entrenous cet emportement des amoureux…

Elle cherchait ses phrases, afin de rendre vraisemblable sonmensonge. Mais sa rivale la regardait toujours de ses yeux fixes,comme si elle avait pénétré le sens caché des mots.

– Pourquoi mens-tu ? murmura-t-elle enfin. Est-ce quetu es capable de ne plus aimer, quand tu aimes ?

Pauline se troubla.

– Enfin, qu’importe ! vous vous aimez, il est toutnaturel qu’il t’épouse… Moi, j’ai été élevée avec lui, je resteraisa sœur. Les idées passent, quand on s’est attendu si longtemps… Etpuis, il y a encore beaucoup de raisons…

Elle eut conscience qu’elle perdait pied, qu’elle s’égarait, etelle reprit, emportée par sa franchise :

– Oh ! ma chérie, laisse-moi faire ! Si je l’aimeencore assez pour désirer qu’il soit ton mari, c’est que je tecrois maintenant nécessaire à son bonheur. Est-ce que cela tedéplaît ? est-ce que tu n’agirais pas comme moi ?…Voyons, causons gentiment. Veux-tu être du complot ? veux-tuque nous nous entendions ensemble pour le forcer à êtreheureux ? Même s’il se fâchait, s’il croyait me devoir quelquechose, il faudrait m’aider à le persuader, car c’est toi qu’ilaime, c’est toi dont il a besoin… Je t’en prie, sois ma complice,convenons bien de tout, pendant que nous sommes seules.

Mais Louise la sentait si frissonnante, si déchirée dans sessupplications, qu’elle eut une dernière révolte.

– Non, non, je n’accepte pas !… Ce serait abominable,ce que nous ferions là. Tu l’aimes toujours, je le sens bien, et tune sais qu’inventer pour te torturer davantage… Au lieu de t’aider,je vais tout lui dire. Oui, dès qu’il rentrera…

Pauline, de ses deux bras charitables, l’étreignit de nouveau,l’empêcha de continuer, en lui serrant la tête contre sapoitrine.

– Tais-toi, méchante enfant !… Il le faut, songeons àlui.

Le silence retomba, elles restèrent dans cette étreinte. Déjàépuisée, Louise cédait, s’abandonnait avec sa langueurcaressante ; et un flot de larmes était remonté à ses yeux,mais des larmes douces, qui coulaient lentement. Sans parler, ellepressait par moments son amie, comme si elle n’eût rien trouvé deplus discret ni de plus profond pour la remercier. Elle la sentaitau-dessus d’elle, si saignante et si haute, qu’elle n’osait mêmelever les yeux, de peur de rencontrer son regard. Cependant, aubout de quelques minutes, elle se hasarda, renversa la tête dansune confusion souriante, puis haussa les lèvres et lui donna unbaiser muet. La mer, au loin, sous le ciel sans tache, n’avait pasune vague qui rompît son bleu immense. C’était une pureté, unesimplicité où longtemps encore elles égarèrent les paroles qu’ellesne disaient plus.

Lorsque Lazare fut rentré, Pauline le rejoignit dans sa chambre,cette vaste pièce aimée où ils avaient grandi tous deux. Ellevoulait, le jour même, aller au bout de son ouvrage. Avec lui, ellene chercha point de transition, elle parla résolument. La pièceétait pleine des souvenirs d’autrefois : des algues sèchestraînaient, le modèle des épis encombrait le piano, la tabledébordait de livres de science et de morceaux de musique.

– Lazare, demanda-t-elle, veux-tu causer ? J’ai deschoses sérieuses à te dire.

Il parut surpris, vint se planter devant elle.

– Quoi donc ?… Est-ce que papa est menacé ?

– Non, écoute… Il faut enfin aborder ce sujet, car celan’avance à rien de nous taire. Tu te rappelles que ma tante avaitfait le projet de nous marier ; nous en avons parlé beaucoup,et il n’en est plus question depuis des mois. Eh bien, je pensequ’il serait sage à cette heure d’abandonner ce projet.

Le jeune homme était devenu pâle ; mais il ne la laissa pasfinir, il cria violemment :

– Quoi ? que chantes-tu là ?… Est-ce que tu n’espas ma femme ? Demain, si tu veux, nous irons dire à l’abbéd’en finir… Et c’est ça que tu appelles des chosessérieuses !

Elle répondit de sa voix tranquille :

– C’est très sérieux, puisque tu te fâches… Je te répètequ’il faut en causer. Certes, nous sommes de vieux camarades, maisje crains fort qu’il n’y ait pas en nous l’étoffe de deux amoureux.À quoi bon nous entêter dans une idée, qui ne ferait peut-être lebonheur ni de l’un ni de l’autre ?

Alors, Lazare se jeta dans un flot de paroles entrecoupées.Était-ce une querelle qu’elle lui cherchait ? Il ne pouvaitpourtant pas être tout le temps à son cou. Si l’on avait remis demois en mois le mariage, elle savait qu’il n’en était point lacause. Et c’était injuste de lui dire qu’il ne l’aimait plus. Ill’avait tant aimée, dans cette chambre précisément, qu’il n’osaitl’effleurer de ses doigts, par terreur d’être emporté et de se malconduire. À ce souvenir du passé, une rougeur monta aux joues dePauline : il avait raison, elle se rappelait ce court désir,cette haleine ardente dont il l’enveloppait. Mais combien cesheures de frissons délicieux étaient loin, et quelle froide amitiéde frère il lui témoignait maintenant ! Aussi répondit-elled’un air triste :

– Mon pauvre ami, si tu m’aimais réellement, au lieu deplaider comme tu le fais, tu serais déjà dans mes bras, et tusangloterais, et tu trouverais d’autres choses pour mepersuader.

Il pâlit davantage, il eut un geste vague de protestation, en selaissant tomber sur une chaise.

– Non, continua-t-elle, c’est clair, tu ne m’aimes plus…Que veux-tu ? nous ne sommes sans doute pas faits l’un pourl’autre. Quand nous étions enfermés ici, tu étais bien forcé desonger à moi. Et, plus tard, l’idée t’en a passé, ça n’a pas duré,parce que je n’avais rien pour te retenir.

Une dernière secousse d’exaspération l’emporta. Il s’agita surla chaise, en bégayant :

– Enfin, où veux-tu en venir ? Qu’est-ce que tout celasignifie, je te le demande ? Je rentre bien tranquille, jemonte pour mettre mes pantoufles, et tu me tombes sur le dos, etsans crier gare tu entames une histoire extravagante… Je ne t’aimeplus, nous ne sommes pas faits l’un pour l’autre, il faut romprenotre mariage… Encore une fois, qu’est-ce que celasignifie ?

Pauline, qui s’était approchée de lui, dit lentement :

– Cela signifie que tu en aimes une autre, et que je teconseille de l’épouser.

Un instant, Lazare resta muet. Puis, il prit le parti dericaner. Bon ! les scènes recommençaient, encore sa jalousiequi allait mettre tout en l’air ! Elle ne pouvait le voir gaiun seul jour, il fallait qu’elle fit le vide autour de lui. Paulinel’écoutait d’un air de douleur profonde ; et, brusquement,elle lui posa sur les épaules ses mains tremblantes, elle laissaéclater son cœur dans ce cri involontaire :

– Ô mon ami, peux-tu croire que je cherche à tetorturer !… Tu ne comprends donc pas que je veux uniquement tajoie, que j’accepterais tout pour t’assurer un plaisir d’uneheure ! N’est-ce pas ? tu aimes Louise, eh bien ! jete dis de l’épouser… Entends cela, je ne compte plus, je te ladonne.

Il la regardait, effaré. Dans cette nature nerveuse et sanséquilibre, les sentiments sautaient aux extrêmes, à la moindresecousse. Ses paupières battirent, il sanglota.

– Tais-toi, je suis un misérable ! Oui, je me méprisepour tout ce qui se passe dans cette maison depuis des années… Jesuis ton créancier, ne dis pas non ! Nous t’avons pris tonargent, je l’ai gaspillé comme un imbécile, et voilà maintenant queje roule assez bas, pour que tu me fasses l’aumône de ma parole,pour que tu me la rendes par pitié, comme à un homme sans courageet sans honneur.

– Lazare ! Lazare ! murmura-t-elleépouvantée.

D’un mouvement furieux, il s’était mis debout, et il marchait,il se battait la poitrine de ses poings.

– Laisse-moi ! Je me tuerais tout de suite, si je mefaisais justice… N’est-ce pas toi que je devrais aimer ?N’est-ce pas abominable de désirer cette autre, parce que sansdoute elle n’était pas pour moi, parce qu’elle est moins bonne etmoins bien portante, est-ce que je sais ? Quand un homme tombeà ces choses, c’est qu’il y a de la boue au fond… Tu vois que je necache rien, que je ne cherche guère à m’excuser… Écoute, plutôt qued’accepter ton sacrifice, je mettrais moi-même Louise à la porte etje m’en irais en Amérique, et je ne vous reverrais jamais, ni l’uneni l’autre.

Longuement, elle s’efforça de le calmer et de le raisonner. Nepouvait-il donc une fois prendre la vie comme elle était, sansexagération ? Ne voyait-il pas qu’elle lui parlait avecsagesse, après avoir beaucoup réfléchi ? Ce mariage seraitexcellent pour tout le monde. Si elle en causait d’une voix sipaisible, c’était que loin d’en souffrir maintenant, elle lesouhaitait. Mais, emportée par son désir de le convaincre, elle eutla maladresse de faire une allusion à la fortune de Louise et delaisser entendre que Thibaudier, le lendemain du mariage,trouverait pour son gendre une situation.

– C’est cela, cria-t-il, repris de violence, vends-moi àprésent ! Dis tout de suite que je ne dois plus vouloir detoi, parce que je t’ai ruinée, et qu’il me reste à commettre lavilenie d’aller ailleurs épouser une fille riche… Ah ! non,tiens ! tout cela est trop sale. Jamais entends-tu ?jamais !

Pauline, à bout de force, cessa de le supplier. Il y eut unsilence. Lazare était retombé sur la chaise, les jambes brisées,tandis qu’elle, à son tour, marchait dans la vaste pièce, mais aveclenteur, en s’attardant devant chaque meuble ; et, de cesvieilles choses amies, de la table qu’elle avait usée de sescoudes, de l’armoire où les jouets de son enfance étaient enfouisencore, de tous les souvenirs qui traînaient là, lui remontait aucœur un espoir qu’elle ne voulait pas entendre, et dont la douceurpourtant la gagnait peu à peu tout entière. S’il l’aimaitréellement assez pour refuser d’être à une autre ! Mais elleconnaissait les lendemains d’abandon, cachés sous la fouguepremière de ces beaux sentiments. Puis, c’était lâche d’espérer,elle craignait de céder à une ruse de sa faiblesse.

– Tu réfléchiras, finit-elle par conclure, en s’arrêtantdevant lui. Je ne veux pas nous tourmenter davantage… Demain, jesuis certaine que tu seras plus raisonnable.

Le lendemain pourtant se passa dans une grande gêne. Unetristesse sourde, une sorte d’aigreur assombrissait de nouveau lamaison. Louise avait les yeux rouges, Lazare la fuyait et passaitles heures enfermé dans sa chambre. Puis, les jours suivants, cettegêne se dissipa peu à peu, et les rires recommencèrent, leschuchotements, les frôlements tendres. Pauline attendait, secouéed’espérances folles, malgré sa raison. Avant cette incertitudeaffreuse, il lui semblait ne pas avoir connu la souffrance. Un soirenfin, au crépuscule, comme elle descendait à la cuisine prendreune bougie, elle trouva Lazare et Louise qui s’embrassaient dans lecorridor. La jeune fille s’enfuit en riant, et lui, encouragé parl’ombre, saisit Pauline à son tour, lui planta sur les joues deuxgros baisers de frère.

– J’ai réfléchi, murmura-t-il. Tu es la meilleure et laplus sage… Mais je t’aime toujours, je t’aime comme j’ai aimémaman.

Elle eut la force de répondre :

– C’est une affaire arrangée, je suis bien contente.

De crainte de s’évanouir, elle n’osa entrer dans la cuisine,tellement elle se sentait pâle, au froid de son visage. Sanslumière, elle remonta chez elle, en disant qu’elle avait oubliéquelque chose. Et là, dans les ténèbres, elle crut qu’elleexpirait, étouffant, ne trouvant pas même des larmes. Que luiavait-elle fait, mon Dieu ! pour qu’il eût ainsi poussé lacruauté jusqu’à élargir la blessure ? Ne pouvait-il accepterimmédiatement, le jour où elle avait toute sa force, sans l’amollird’une espérance vaine ? Maintenant le sacrifice devenaitdouble, elle le perdait une seconde fois, et d’autant plusdouloureusement, qu’elle s’était imaginé le reprendre. MonDieu ! elle avait du courage, mais c’était mal de lui rendresa tâche si affreuse.

Tout fut rapidement réglé. Véronique, béante, ne comprenaitplus, trouvait que les choses marchaient à l’envers depuis la mortde Madame. Mais ce fut surtout Chanteau que ce dénouementbouleversa. Lui, qui d’ordinaire ne s’occupait de rien et quihochait la tête d’approbation à chaque volonté des autres, commeretiré dans l’égoïsme des minutes de calme qu’il volait à ladouleur, se mit à pleurer, quand Pauline elle-même lui annonça lenouvel arrangement. Il la regardait, il balbutiait, des aveux luiéchappaient en paroles étranglées : ce n’était pas sa faute,il aurait voulu agir autrement jadis, et pour l’argent, et pour lemariage ; mais elle savait bien qu’il se portait trop mal.Alors, elle l’embrassa, en lui jurant que c’était elle qui forçaitLazare à épouser Louise, par raison. Au premier moment, il n’osa lacroire il clignait les yeux avec un reste de tristesse, enrépétant :

– Bien vrai ? bien vrai ?

Puis, comme il la voyait rire, il se consola vite et devint mêmetout à fait joyeux. Enfin, il était soulagé, car cette vieilleaffaire lui barrait le cœur, sans qu’il osât en parler. Il baisaLouisette sur les joues, il retrouva, le soir, au dessert, unechanson gaillarde. Pourtant, en allant se coucher, il eut unedernière inquiétude.

– Tu restes avec nous, n’est-ce pas ? demanda-t-il àPauline.

Elle hésita une seconde ; et, rougissant de sonmensonge :

– Mais sans doute.

Il fallut un grand mois, pour les formalités. Thibaudier, lepère de Louise, avait agréé tout de suite la demande de Lazare, quiétait son filleul. Il n’y eut entre eux une discussion que deuxjours avant les noces, lorsque le jeune homme refusa nettement dediriger à Paris une compagnie d’assurances, dont le banquier étaitle plus fort actionnaire. Lui, entendait passer encore un an oudeux à Bonneville, où il écrirait un roman, un chef-d’œuvre, avantd’aller conquérir Paris. D’ailleurs, Thibaudier se contenta dehausser les épaules, en le traitant amicalement de grande bête.

Le mariage devait avoir lieu à Caen. Pendant les quinze derniersjours, ce furent des allées et venues continuelles, une fièvreextraordinaire de voyages. Pauline s’étourdissait, accompagnaitLouise, rentrait brisée. Comme Chanteau ne pouvait quitterBonneville, elle avait dû promettre d’assister à la cérémonie, oùelle serait seule à représenter la famille de son cousin.L’approche de cette journée la terrifiait. La veille, elles’arrangea pour ne pas coucher à Caen, car il lui semblait qu’ellesouffrirait moins, si elle revenait dormir dans sa chambre, aubercement aimé de la grande mer. Elle prétendit que la santé de sononcle lui donnait des craintes, qu’elle ne voulait pas s’éloignerde lui si longtemps. Vainement, lui-même la pressait de passerquelques jours là-bas : est-ce qu’il était malade ? aucontraire, très surexcité par l’idée de ces noces, de ce repas dontil ne serait point, il méditait sournoisement d’exiger de Véroniqueun plat défendu, un perdreau truffé par exemple, ce qu’il nemangeait jamais sans être certain d’une crise. Malgré tout, lajeune fille déclara qu’elle rentrerait le soir ; et ellecomptait aussi être de la sorte plus libre, pour faire sa malle lelendemain, et disparaître.

Une pluie fine tombait, minuit venait de sonner, lorsque lavieille berline de Malivoire ramena Pauline le soir du mariage.Vêtue d’une robe de soie bleue, mal garantie par un petit châle,elle était frissonnante, très pâle, les mains chaudes pourtant.Dans la cuisine, elle trouva Véronique qui l’attendait, endormiesur un coin de la table ; et la chandelle qui brûlait trèshaute, fit battre ses yeux, d’un noir profond, comme emplis desténèbres de la route, où ils étaient restés grands ouverts, depuisArromanches. Elle ne put tirer que des mots sans suite de lacuisinière ensommeillée : Monsieur n’avait pas été sage,maintenant il dormait, personne n’était venu. Alors, elle prit unebougie et elle monta, glacée par la maison vide, désespérée jusqu’àla mort de l’ombre et du silence qui lui écrasaient lesépaules.

Au deuxième étage, elle avait hâte de se réfugier chez elle,lorsqu’un mouvement irrésistible, dont elle s’étonna, lui fitouvrir la porte de Lazare. Elle haussa la bougie pour voir, commesi la chambre lui semblait emplie de fumée. Rien n’était changé,chaque meuble était à sa place ; et, cependant, elle avait unesensation de désastre et d’anéantissement, une peur sourde, ainsique dans la chambre d’un mort. À pas ralentis, elle s’avançajusqu’à la table, regarda l’encrier, la plume, une page commencéequi traînait encore. Puis, elle s’en alla. C’était fini, la portese ferma sur le vide sonore de la pièce.

Chez elle, la même sensation d’inconnu l’attendait. Était-cedonc sa chambre, avec les roses bleues du papier peint, le lit defer étroit, drapé de rideaux de mousseline ? Elle vivait làpourtant depuis tant d’années ! Sans poser la bougie, elle sicourageuse d’habitude, fit une visite, écarta les rideaux, regardasous le lit, derrière les meubles. C’était en elle un ébranlement,une stupeur, qui la tenait debout devant les choses. Jamais ellen’aurait cru qu’une pareille angoisse pût tomber de ce plafond,dont elle connaissait chaque tache ; et elle regrettait, àcette heure, de n’être pas restée à Caen, elle sentait cette maisonplus effrayante, si peuplée de souvenirs et si vide, aux ténèbressi froides par cette nuit de tempête. L’idée de se coucher luiétait insupportable. Elle s’assit, sans même ôter son chapeau,resta quelques minutes immobile, les yeux grands ouverts sur labougie qui l’aveuglait. Brusquement, elle s’étonna, quefaisait-elle à cette place, la tête pleine d’un tumulte, dont lebourdonnement l’empêchait de penser ? Il était une heure, elleserait mieux dans son lit. Et elle se mit à se déshabiller, de sesmains chaudes et lentes.

Un besoin d’ordre persistait, dans cette débâcle de sa vie. Elleserra soigneusement son chapeau, s’inquiéta d’un coup d’œil si sesbottines n’avaient pas souffert. Sa robe était déjà pliée audossier d’une chaise, elle n’avait plus qu’un jupon et sa chemise,lorsque son regard tomba sur sa gorge de vierge. Peu à peu, uneflamme empourpra ses joues. Du trouble de son cerveau, des imagesse précisaient et se dressaient, les deux autres dans leur chambre,là-bas, une chambre qu’elle connaissait, où elle-même, le matin,avait porté des fleurs. La mariée était couchée, lui entrait,s’approchait avec un rire tendre. D’un geste violent, elle fitglisser son jupon, enleva sa chemise ; et, nue maintenant,elle se contemplait encore. Ce n’était donc pas pour elle cettemoisson de l’amour ? Jamais sans doute les noces neviendraient. Son regard descendait de sa gorge, d’une dureté debouton éclatant de sève, à ses hanches larges, à son ventre oùdormait une maternité puissante. Elle était mûre pourtant, ellevoyait la vie gonfler ses membres, fleurir aux plis secrets de sachair en toison noire, elle respirait son odeur de femme, comme unbouquet épanoui dans l’attente de la fécondation. Et ce n’était paselle, c’était l’autre, au fond de cette chambre, là-bas, qu’elleévoquait nettement, pâmée entre les bras du mari dont elle-mêmeattendait la venue depuis des années ?

Mais elle se pencha davantage. La coulée rouge d’une goutte desang, le long de sa cuisse, l’étonnait. Soudain elle comprit :sa chemise, glissée à terre, semblait avoir reçu l’éclaboussementd’un coup de couteau. C’était donc pour cela qu’elle éprouvait,depuis son départ de Caen, une telle défaillance de tout soncorps ? Elle ne l’attendait point si tôt, cette blessure, quela perte de son amour venait d’ouvrir, aux sources mêmes de la vie.Et la vue de cette vie qui s’en allait inutile, combla sondésespoir. La première fois, elle se souvenait d’avoir criéd’épouvante, lorsqu’elle s’était trouvée un matin ensanglantée.Plus tard, n’avait-elle pas eu l’enfantillage, le soir, avantd’éteindre sa bougie, d’étudier d’un regard furtif l’éclosioncomplète de sa chair et de son sexe ? Elle était fière commeune sotte, elle goûtait le bonheur d’être une femme. Ah !misère ! la pluie rouge de la puberté tombait là, aujourd’hui,pareille aux larmes vaines que sa virginité pleurait en elle.Désormais, chaque mois ramènerait ce jaillissement de grappe mûre,écrasée aux vendanges, et jamais elle ne serait femme, et ellevieillirait dans la stérilité !

Alors, la jalousie la reprit aux entrailles, devant les tableauxque son excitation déroulait toujours. Elle voulait vivre, et vivrecomplètement, faire de la vie, elle qui aimait la vie ! À quoibon être, si l’on ne donne pas son être ? Elle voyait les deuxautres, une tentation de balafrer sa nudité lui faisait chercherses ciseaux du regard. Pourquoi ne pas couper cette gorge, briserces cuisses, achever d’ouvrir ce ventre et faire couler ce sangjusqu’à la dernière goutte ? Elle était plus belle que cettemaigre fille blonde, elle était plus forte, et lui ne l’avait paschoisie cependant. Jamais elle ne le connaîtrait, rien en elle nedevait plus l’attendre, ni les bras, ni les hanches, ni les lèvres.Tout pouvait être jeté à la borne, comme un haillon vide. Était-cepossible qu’ils fussent ensemble, lorsqu’elle restait seule àgrelotter de fièvre, dans cette maison froide !

Brusquement, elle s’abattit sur le lit, à plat ventre. Elleavait saisi l’oreiller dans ses bras convulsifs, elle le mordaitpour étouffer ses sanglots ; et elle tâchait de tuer sa chairrévoltée, en l’écrasant sur le matelas. De longues secousses lasoulevaient, de la nuque aux talons. Vainement, ses paupières seserraient pour ne plus voir, elle voyait quand même, desmonstruosités se levaient dans l’obscurité. Que faire ? Secrever les yeux, et voir encore, voir toujours peut-être !

Les minutes passaient, elle n’avait plus conscience que del’éternité de sa torture. Un effroi la remit debout. Quelqu’unétait là, car elle avait entendu rire. Mais elle ne trouva que sabougie presque achevée, qui venait de faire éclater la bobèche. Siquelqu’un pourtant l’avait vue ? Ce rire imaginaire couraitencore sur sa peau comme une caresse brutale. Était-ce vraimentelle, qui restait nue ainsi ? Une pudeur la prenait, elleavait croisé les bras devant sa gorge, dans une attitude éperdue,pour ne plus s’apercevoir elle-même. Enfin, vivement, elle passaune chemise de nuit, elle retourna s’enfouir sous les couvertures,qu’elle monta jusqu’à son menton. Son corps grelottant se faisaittout petit. Quand la bougie fut éteinte, elle ne bougea plus,anéantie par la honte de cette crise.

Pauline fit sa malle dans la matinée, sans trouver la forced’annoncer son départ à Chanteau. Cependant, le soir, il falluttout lui dire, car le docteur Cazenove devait venir la chercher lelendemain et la mener lui-même chez sa parente. Lorsqu’il eutcompris, l’oncle, bouleversé, leva ses pauvres mains infirmes, dansun geste fou, comme pour la retenir ; et il bégayait, il lasuppliait. Elle ne ferait jamais ça, elle ne le quitterait pas, carce serait un meurtre, il en mourrait à coup sûr. Puis, quand il lavit s’entêter doucement et qu’il devina ses raisons, il se décida àconfesser le tort qu’il avait eu de manger du perdreau la veille.Des pointes légères le brûlaient déjà aux jointures. C’étaittoujours la même histoire, il succombait dans la lutte :mangerait-il ? souffrirait-il ? et il mangeait, certainde souffrir, à la fois contenté et terrifié. Mais elle n’aurait pasle courage peut-être de l’abandonner, au beau milieu d’unaccès.

En effet, vers six heures du matin, Véronique monta prévenirMademoiselle qu’elle entendait Monsieur gueuler dans sa chambre.Elle était d’une humeur exécrable, elle grondait par toute lamaison que, si Mademoiselle s’en allait, elle filerait également,parce qu’elle en avait assez de soigner un vieux si peuraisonnable. Pauline, une fois encore, dut s’installer au chevet deson oncle. Quand le docteur se présenta pour l’emmener, elle luimontra le malade, qui triomphait, hurlant plus fort, lui criant departir, si elle en avait le cœur. Tout fut retardé.

Chaque jour, la jeune fille tremblait de voir revenir Lazare etLouise, que leur nouvelle chambre, l’ancienne chambre d’ami,arrangée à leur intention, attendait depuis le lendemain dumariage. Ils s’oubliaient à Caen, Lazare écrivait qu’il prenait desnotes sur le monde de la finance, avant de s’enfermer à Bonneville,pour commencer un grand roman, où il voulait dire la vérité sur lesbâcleurs d’affaires. Puis, un matin, il débarqua sans sa femme, ilannonça tranquillement qu’il allait s’installer avec elle àParis : son beau-père l’avait convaincu, il acceptait la placedans la compagnie d’assurances, sous le prétexte qu’il prendraitainsi ses notes sur le vif ; et plus tard il verrait, ilreviendrait à la littérature.

Quand Lazare eut rempli deux caisses des objets qu’il emportait,et que la berline de Malivoire fut venue le chercher avec sesbagages, Pauline rentra étourdie, ne retrouvant plus en elle sesvolontés anciennes. Chanteau, encore très souffrant, luidemanda :

– Tu restes, j’espère ? Attends donc de m’avoirenterré !

Elle ne voulut pas répondre immédiatement. En haut, sa malleétait toujours faite. Elle la regardait pendant des heures. Puisqueles autres allaient à Paris, c’était mal d’abandonner son oncle.Certes, elle se défiait des résolutions de son cousin ; mais,si le ménage revenait, elle serait libre alors de s’éloigner. EtCazenove, furieux, lui ayant dit qu’elle perdait une positionsuperbe, pour gâcher son existence chez des gens qui vivaientd’elle depuis sa jeunesse, elle se décida tout d’un coup.

– Va-t’en, lui répétait maintenant Chanteau. Si tu doisgagner des écus et être si heureuse, je ne peux pas t’obliger àtraîner la savate avec un éclopé comme moi… Va-t’en.

Un matin, elle répondit :

– Non, mon oncle, je reste.

Le docteur, qui était là, partit en levant les bras au ciel.

– Elle est impossible, cette petite ! Et quel guêpier,là-dedans ! Jamais elle n’en sortira.

Chapitre 9

 

Et les jours s’étaient remis à couler, dans la maison deBonneville. Après un hiver très froid, il y avait eu un printempspluvieux, la mer battue par les averses ressemblait à un lac deboue ; puis, l’été tardif s’était prolongé jusqu’au milieu del’automne, avec de lourds soleils qui endormaient l’immensité bleuesous des chaleurs accablantes ; puis, l’hiver avait reparu, etun printemps, et un été encore, s’en allant minute à minute, dumême pas, dans la marche cadencée des heures.

Pauline, comme si son cœur se fût réglé sur ce mouvementd’horloge, retrouvait son grand calme. Ses souffrancess’engourdissaient, bercées par les jours réguliers, promenées dansdes occupations qui revenaient toujours les mêmes. Elle descendaitle matin, embrassait son oncle, avait avec la bonne la conversationde la veille, s’asseyait deux fois à table, cousait l’après-midi,se couchait tôt le soir ; et, le lendemain la journéerecommençait, sans que jamais un événement inattendu en vint romprela monotonie. Chanteau, de plus en plus noué par la goutte, lesjambes gonflées, les mains difformes, restait muet quand il nehurlait pas, enfoncé dans la béatitude de ne pas souffrir.Véronique, qui semblait avoir perdu sa langue, tombait à unemaussaderie sombre. Seuls, les dîners du samedi dérangeaient cettepaix, Cazenove et l’abbé Horteur dînaient exactement, on entendaitdes voix jusqu’à dix heures, puis les sabots du prêtre s’enallaient sur le pavé de la cour, tandis que le cabriolet du médecinpartait, avec le trot pesant du vieux cheval. La gaieté même dePauline s’était faite tranquille, cette gaieté vaillante qu’elleavait gardée au milieu de ses tourments. Son rire sonoren’emplissait plus l’escalier et les pièces ; mais elledemeurait l’activité et la bonté de la maison, elle y apportaitchaque matin un nouveau courage à vivre. Au bout d’une année, soncœur dormait, elle pouvait croire que les heures, maintenant,couleraient de la sorte, uniformes et douces, sans que rienréveillât en elle la douleur assoupie.

Dans les premiers temps, après le départ de Lazare, chaquelettre de lui avait troublé Pauline. Elle ne vivait que par ceslettres, les attendait avec impatience, les relisait, allaitau-delà des mots écrits, jusqu’aux choses qu’ils ne disaient pas.Pendant trois mois, elles furent régulières, elles arrivaient tousles quinze jours, très longues, pleines de détails, débordantesd’espoir. Lazare se passionnait une fois encore, se jetait dans lesaffaires, rêvant tout de suite une fortune colossale. À l’entendre,la compagnie d’assurances rendrait des bénéfices énormes ; etil ne se bornerait pas là, il entassait les entreprises, il semontrait enchanté du monde financier et industriel, des gens derelations charmantes, qu’il s’accusait d’avoir si sottement jugésen poète. Toute idée littéraire semblait oubliée. Puis, il netarissait pas sur les joies de son ménage, il racontait desenfantillages d’amoureux sur sa femme, des baisers pris, des nichesfaites, étalant son bonheur pour remercier celle qu’il appelait« ma sœur chérie ». C’étaient ces détails, ces passagesfamiliers qui donnaient aux doigts de Pauline une légère fièvre.Elle restait comme étourdie par l’odeur d’amour qui montait dupapier, une odeur d’héliotrope, le parfum préféré de Louise. Cepapier avait dormi près de leur linge : elle fermait les yeux,voyait les lignes flamboyer, continuer les phrases, la mettre dansl’intimité étroite de leur lune de miel. Mais, peu à peu, leslettres se firent plus rares et plus courtes, son cousin cessa deparler de ses affaires et se contenta de lui envoyer les amitiés desa femme. D’ailleurs, il ne donnait aucune explication, il cessaitsimplement de tout dire. Était-il mécontent de sa situation et lafinance le répugnait-elle déjà ? le bonheur du ménage setrouvait-il compromis par des malentendus ? La jeune fille enétait réduite aux suppositions, elle s’inquiétait de l’ennui, de ladésespérance, qu’elle sentait au fond des quelques mots, envoyéscomme à regret. Vers la fin d’avril, après six semaines de silence,elle reçut un billet de quatre lignes, où elle lut que Louise étaitenceinte de trois mois. Et le silence recommença, elle n’eut plusde nouvelles.

Mai et juin se passèrent encore. Une marée brisa un des épis. Cefut un incident considérable dont on causa longtemps : toutBonneville ricanait, des pêcheurs volèrent les charpentes rompues.Il y eut une autre aventure, la petite Gonin, à peine âgée detreize ans et demi, accoucha d’une fille ; et l’on n’était passûr que ce fût du fils Cuche, car on l’avait vue avec un vieilhomme. Puis, le calme retomba, le village vivait au pied de lafalaise, comme une des végétations entêtées de la mer. En juillet,il fallut réparer le mur de la terrasse et tout un pignon de lamaison. Quand les maçons eurent donné un premier coup de pioche, lereste menaça de crouler. Ils restèrent le mois entier, les mémoiresmontèrent à près de dix mille francs.

C’était toujours Pauline qui payait. Un nouveau trou se creusadans sa commode, sa fortune se trouva réduite à une quarantaine demille francs. D’ailleurs, elle faisait aller largement la maisonavec leurs trois cents francs de rente par mois ; mais elleavait dû vendre encore de ses titres, afin de ne pas déplacerl’argent de son oncle. Comme autrefois sa femme, il lui disait quel’on compterait un jour. Elle aurait tout donné, son avarices’était usée dans ce lent émiettement de son héritage ; etelle ne se débattait plus que pour sauver les sous de ses aumônes.La crainte d’avoir à interrompre ses distributions du samedi ladésolait, car elle y goûtait sa meilleure joie de la semaine.Depuis le dernier hiver, elle s’était mise à tricoter des bas, tousles galopins du pays avaient maintenant les pieds chauds.

Un matin, vers la fin de juillet, comme Véronique balayait lesplâtras laissés par les maçons, Pauline reçut une lettre qui labouleversa. Cette lettre était datée de Caen et ne contenait quequelques mots. Lazare, sans aucune explication, l’avertissait qu’ilarriverait le lendemain soir à Bonneville. Elle courut annoncer lanouvelle à son oncle. Tous deux se regardèrent. Chanteau avait dansles yeux la terreur qu’elle ne le quittât, si le ménage venaits’installer pour longtemps. Il n’osa la questionner, il lisait surson visage la ferme résolution où elle était de partir.L’après-midi, elle monta même visiter son linge. Cependant, elle nevoulait pas avoir l’air de prendre la fuite.

Ce fut vers cinq heures, par un temps superbe, que Lazaredescendit de voiture devant la porte de la cour. Pauline s’étaitavancée à sa rencontre. Mais, avant même de l’embrasser, elles’étonna.

– Comment ! tu es seul ?

– Oui, répondit-il simplement.

Et, le premier, il lui mit deux gros baisers sur les joues.

– Louise, où est-elle ?

– À Clermont, chez sa belle-sœur. Le médecin lui arecommandé un pays de montagnes… Sa grossesse la fatiguebeaucoup.

En parlant, il se dirigeait vers le perron, il jetait dans lacour des coups d’œil prolongés. Il regarda aussi sa cousine ;et une émotion, qu’il contenait, faisait trembler ses lèvres. Commeun chien sortait de la cuisine pour lui aboyer aux jambes, il parutsurpris à son tour.

– Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda-t-il.

– C’est Loulou, répondit Pauline. Il ne te connaît pas…Loulou, veux-tu bien ne pas mordre le maître !

Le chien continuait de gronder.

– Il est affreux, ma chère. Où as-tu pêché cettehorreur ?

En effet, c’était une pauvre bête bâtarde, mal venue, au poilmangé de gale. Il avait, en outre, une humeur exécrable, toujoursgrognon, d’une mélancolie de chien déshérité, à faire pleurer lesgens.

– Que veux-tu ? en me le donnant, on m’avait juréqu’il deviendrait énorme et superbe ; et, tu vois, il estresté comme ça… C’est le cinquième que nous essayonsd’élever : tous les autres sont morts, lui seul s’entête àvivre.

D’un air maussade, Loulou s’était décidé à se coucher au soleil,en tournant le dos au monde. Des mouches volaient sur lui. Alors,Lazare songea aux années écoulées, à ce qui n’était plus et à cequi entrait dans sa vie de nouveau et de laid. Il donna encore unregard à la cour.

– Mon pauvre Mathieu ! murmura-t-il très bas.

Sur le perron, Véronique l’accueillit d’un branlement de tête,sans cesser d’éplucher une carotte. Mais il alla droit à la salle àmanger, où son père attendait, remué par le bruit des voix. Paulinecria dès la porte :

– Tu sais qu’il est seul, Louise est à Clermont.

Chanteau, dont les regards inquiets s’éclairaient, questionnason fils, avant même de l’embrasser.

– Tu l’attends ici ? quand viendra-t-elle terejoindre ?

– Non, non, répondit Lazare, c’est moi qui irai lareprendre chez sa belle-sœur, avant de rentrer à Paris… Je passequinze jours avec vous, puis je file.

Les regards de Chanteau exprimèrent une grande joiemuette ; et, comme Lazare l’embrassait enfin, il lui renditdeux vigoureux baisers. Pourtant, il sentit la nécessité d’exprimerdes regrets.

– Est-ce ennuyeux que ta femme n’ait pu venir, nous aurionsété si heureux de l’avoir !… Ce sera pour une autre fois, ilfaut absolument que tu nous l’amènes.

Pauline se taisait, cachant sous le rire tendre de son accueilla secousse intérieure qu’elle avait reçue. Tout changeait donc unefois encore, elle ne partirait pas, et elle n’aurait su dire sielle en était heureuse ou fâchée, tellement elle devenait la chosedes autres. Du reste, dans sa gaieté, il y avait une tristesse,celle de retrouver Lazare vieilli, l’œil éteint, la bouche amère.Elle connaissait bien ces plis qui lui coupaient le front et lesjoues ; mais les rides s’étaient creusées, elle y devinait unredoublement d’ennui et d’épouvante. Lui, la regardait également.Sans doute, elle lui semblait s’être développée, avoir gagné enbeauté et en force, car il murmura, souriant à son tour :

– Diable ! vous n’avez pas souffert pendant monabsence. Vous êtes tous gras… Papa rajeunit, Pauline est superbe…Et, c’est drôle, la maison me paraît plus grande.

Il faisait, d’un coup d’œil, le tour de la salle à manger, commeil avait examiné la cour, surpris et ému. Son regard finit pars’arrêter sur la Minouche, couchée sur la table, les pattes enmanchon, si enfoncée dans sa béatitude de chatte, qu’elle n’avaitpas bougé.

– Jusqu’à Minouche qui ne vieillit pas, reprit-il. Disdonc, ingrate, tu pourrais bien me reconnaître !

Il la caressait, elle se mit à ronronner, sans bougerdavantage.

– Oh ! Minouche ne connaît qu’elle, dit Paulinegaiement. Avant-hier, on lui a encore jeté cinq petits. Tu vois, çane la trouble guère.

On avança le dîner, parce que Lazare avait déjeuné de bonneheure. Malgré les efforts de la jeune fille, la soirée fut triste.Des choses qu’on ne disait pas embarrassaient la causerie ; etdes silences se faisaient. Ils évitèrent de le questionner, voyantqu’il répondait avec gêne ; ils ne tâchèrent de savoir ni oùen étaient ses affaires à Paris, ni pourquoi il les avait prévenusde Caen seulement. D’un geste vague, il écartait les interrogationstrop directes, comme pour renvoyer les réponses à plus tard.Lorsque le thé fut servi, il laissa simplement échapper un grossoupir de satisfaction. Que l’on était bien là, et quelle besogneon aurait abattue, dans ce grand calme ! Il dit un mot d’undrame en vers, auquel il travaillait depuis six mois. Sa cousineresta stupéfaite, lorsqu’il ajouta qu’il comptait le terminer àBonneville. Une douzaine de jours devaient suffire.

À dix heures, Véronique vint dire que la chambre de monsieurLazare était prête. Mais, au premier, lorsqu’elle voulutl’installer dans l’ancienne chambre d’amis qu’on avait arrangéepour le ménage, il se fâcha.

– Si tu crois que je vais coucher là-dedans !… Jecouche là-haut, dans mon petit lit de fer.

La bonne grognait. Pourquoi ce caprice ? puisque le litétait fait, il n’allait peut-être pas lui donner la peine d’enfaire un autre ?

– C’est bon, reprit-il, je dormirai dans un fauteuil.

Et, pendant que Véronique arrachait furieusement les draps etles montait au second, Pauline éprouvait une joie inconsciente, unegaieté brusque, qui la jetait au cou de son cousin pour luisouhaiter le bonsoir, dans un élan de leur vieille camaraderied’enfance. Il habitait donc une fois encore sa grande chambre, siprès d’elle, qu’elle l’entendit marcher longtemps, comme enfiévrépar les souvenirs qui la tenaient elle-même éveillée.

Ce fut le lendemain seulement que Lazare commença à prendrePauline pour confidente ; et il ne se confessa pas d’un trait,elle sut d’abord les choses par de courtes phrases, jetées autravers de la conversation. Puis, enhardie, elle le questionnabientôt, pleine d’une affection inquiète. Comment vivait-il avecLouise ? leur bonheur était-il toujours aussi complet ?Il répondait oui, mais il se plaignait de petits ennuis intérieurs,il racontait des faits insignifiants, qui avaient provoqué desquerelles. Le ménage, sans en être à une rupture, souffrait desmille froissements de deux tempéraments nerveux, incapablesd’équilibre dans la joie et dans la douleur. C’était, entre eux,une sorte de rancune secrète, comme s’ils avaient eu la surprise etla colère de s’être mépris, de trouver si vite le fond de leurcœur, après le grand amour des premiers temps. Pauline crutcomprendre un moment que des pertes pécuniaires les avaientaigris ; mais elle se trompait, leurs dix mille francs derente restaient à peu près intacts. Lazare s’était seulementdégoûté des affaires, de même qu’il s’était dégoûté de la musique,de la médecine, de l’industrie ; et, sur ce sujet, il éclataen paroles brutales, jamais il n’avait vu un monde plus bête niplus gâté que celui de la finance, il préférait tout, l’ennui de laprovince, la médiocrité d’une petite fortune, à ce continuel soucide l’argent, à ce ramollissement cérébral sous la danse affolée deschiffres. D’ailleurs, il venait de quitter la compagnied’assurances, il était résolu à tenter le théâtre, dès l’hiversuivant, lorsqu’il serait rentré à Paris. Sa pièce devait levenger, il y montrerait le chancre de l’argent dévorant la sociétémoderne.

Pauline ne se tourmenta pas trop de ce nouvel avortement,qu’elle avait deviné derrière l’embarras des dernières lettres deLazare. Ce qui l’émotionnait surtout, c’était cette mésintelligencegrandie peu à peu entre lui et sa femme. Elle cherchait lacause : comment en arrivaient-ils si rapidement à ce malaise,eux jeunes, pouvant vivre à l’aise, n’ayant d’autre souci que celuide leur bonheur ? Vingt fois, elle revint sur ce sujet, etelle ne cessa d’interroger son cousin que devant la gêne où elle lemettait chaque fois : il balbutiait, pâlissait, détournait lesregards. Elle avait bien reconnu cet air de honte et de peur,l’angoisse de la mort dont il cachait le frisson jadis, ainsi qu’ondissimule un vice secret ; mais était-il possible que le froiddu jamais plus se fût couché entre eux, dans le lit encore brûlantde leurs noces ? Plusieurs jours, elle douta ; puis, sansqu’il se fût confessé davantage, elle lut dans ses yeux la vérité,un soir où il descendit de sa chambre, sans lumière, bouleversé,comme s’il fuyait devant des spectres.

À Paris, au milieu de sa fièvre d’amour, Lazare avait oublié lamort. Il se réfugiait éperdument dans les bras de Louise, si briséensuite de lassitude, qu’il s’endormait d’un sommeil d’enfant. Elleaussi l’aimait en amante, avec ses grâces voluptueuses de chatte,faite uniquement pour ce culte de l’homme, tout de suitemalheureuse et perdue, s’il cessait une heure de s’occuper d’elle.Et la satisfaction emportée de leurs anciens désirs, l’oubli dureste au cou l’un de l’autre, s’étaient prolongés, tant qu’ilsavaient cru ne jamais toucher le fond de ces joies sensuelles. Maisla satiété venait, lui s’étonnait de ne pouvoir aller au-delà del’ivresse des premiers jours ; tandis qu’elle, dans son besoinunique de caresses, ne demandant et ne rendant rien de plus, ne luiapportait aucun des soutiens ni des courages de la vie. Était-cedonc si court, cette joie de la chair ? ne pouvait-on ydescendre sans cesse, y découvrir sans cesse des sensationsnouvelles, dont l’inconnu fût assez puissant pour suffire àl’illusion du bonheur ? Une nuit, Lazare fut réveillé ensursaut par le souffle glacé, dont l’effleurement lui hérissait lespoils de la nuque ; et il grelotta, et il bégaya son crid’angoisse : « Mon Dieu ! mon Dieu ! il fautmourir ! » Louise dormait à côté de lui. C’était la mortqu’il retrouvait au bout de leurs baisers.

Alors, d’autres nuits vinrent, il retomba dans son tourment.Cela le frappait au hasard de ses insomnies, sans règle, sans qu’ilpût rien prévoir, ni rien empêcher. Brusquement, au milieu desheures calmes, le frisson le prenait ; tandis que, souvent,dans la colère et la courbature d’un mauvais jour, il n’était pasvisité par la peur. Et ce n’était plus le simple sursautd’autrefois, la lésion nerveuse augmentait, le retentissement dechaque secousse nouvelle ébranlait tout son être. Il ne pouvaitdormir sans veilleuse, les ténèbres exaspéraient son anxiété,malgré la continuelle crainte que sa femme ne découvrît son mal.Même il y avait là un redoublement de malaise qui aggravait lescrises, car jadis, quand il couchait seul, il lui était permisd’être lâche. Cette créature vivante, dont il sentait la tiédeur àson côté, l’inquiétait. Dès que la peur le soulevait de l’oreiller,aveuglé de sommeil, son regard se portait vers elle, avec la penséeéperdue de la voir les yeux ouverts, fixés tout grands sur lessiens. Mais jamais elle ne bougeait, il distinguait à la lueur dela veilleuse son visage immobile, aux lèvres épaissies et auxminces paupières bleues. Aussi commençait-il à se tranquilliser,lorsque, une nuit, il la trouva, comme il l’avait redouté silongtemps, les yeux grands ouverts. Elle ne disait rien, elle leregardait grelotter et blêmir. Sans doute, elle aussi venait desentir passer la mort, car elle parut comprendre, elle se jetacontre lui, dans un abandon de femme qui demande du secours. Puis,voulant encore se tromper l’un l’autre, ils feignirent d’avoirentendu un bruit de pas, ils se levèrent pour faire une visite sousles meubles et derrière les rideaux.

Désormais, ils furent hantés tous les deux. Aucun aveu ne leuréchappait, c’était un secret de honte dont il ne fallait pointparler ; seulement, au fond de l’alcôve, lorsqu’ils restaientsur le dos, les yeux élargis, ils s’entendaient clairement penser.Elle était aussi nerveuse que lui, ils devaient se donnermutuellement ce mal, comme il arrive que deux amants sont emportéspar la même fièvre. Lui, s’il s’éveillait, et qu’elle se fûtendormie, s’effrayait de ce sommeil : est-ce qu’elle respiraitencore ? il n’entendait même plus son haleine, peut-êtrevenait-elle subitement de mourir. Un instant, il lui étudiait levisage, il lui touchait les mains. Puis, rassuré, il ne serendormait pourtant pas. L’idée qu’elle mourrait un jour le jetaitdans une songerie lugubre. Lequel s’en irait le premier, lui ouelle ? Il poursuivait les deux hypothèses, des tableaux demort se déroulaient en images précises, avec l’affreux déchirementdes agonies, l’abomination des derniers apprêts, la séparationbrutale, éternelle. C’était là que tout son être se soulevait derévolte : ne plus se revoir, jamais, jamais ! lorsqu’onavait vécu ainsi, chair contre chair ; et il se sentaitdevenir fou, cette horreur refusait de lui entrer dans le crâne. Sapeur se faisait brave, il souhaitait de partir le premier. Alors,il s’attendrissait sur elle, il se l’imaginait en veuve, continuantleurs habitudes communes, faisant ceci, et ceci encore, qu’il neferait plus. Parfois, pour chasser cette obsession, il la prenaitdoucement, sans l’éveiller ; mais il lui était impossible dela garder longtemps, la sensation de cette vie, qu’il tenait àpleins bras, le terrifiait davantage. S’il posait la tête sur lapoitrine, et qu’il écoutât battre le cœur, il ne pouvait en suivreles mouvements sans malaise, croyant toujours à un détraquementsubit. Les jambes qu’il avait liées aux siennes, la taille quimollissait sous son étreinte, ce corps entier, si souple, si adoré,lui était bientôt d’un toucher insupportable, l’emplissait peu àpeu d’une attente anxieuse, dans son cauchemar du néant. Et même,lorsqu’elle s’éveillait, lorsqu’un désir les nouait plusétroitement, les lèvres contre les lèvres, se jetant au spasmed’amour avec l’idée d’y oublier leur misère, ils en sortaient aussitremblants, ils demeuraient allongés sur le dos, sans retrouver lesommeil, dégoûtés de la joie d’aimer. Dans l’ombre de l’alcôve,leurs grands yeux fixes se rouvraient sur la mort.

Vers ce temps, Lazare se lassa des affaires. Sa paresserevenait, il traînait des journées oisives, en donnant pour excuseson mépris des manieurs d’argent. La vérité était que cettepréoccupation constante de la mort lui enlevait chaque jourdavantage le goût et la force de vivre. Il retombait dans sonancien « à quoi bon ? » Puisque le saut final étaitlà, demain, aujourd’hui, dans une heure peut-être, à quoi bon seremuer, se passionner, tenir à cette chose plutôt qu’à cetteautre ? Tout avortait. Son existence n’était qu’une mortlente, quotidienne, dont il écoutait comme autrefois le mouvementd’horloge, qui lui semblait aller en se ralentissant. Le cœur nebattait plus si vite, les autres organes devenaient égalementparesseux, bientôt tout s’arrêterait sans doute ; et ilsuivait avec des frissons cette diminution de la vie, que l’âgefatalement amenait. C’étaient des pertes de lui-même, ladestruction continue de son corps : ses cheveux tombaient, illui manquait plusieurs dents, il sentait ses muscles se vider,comme s’ils retournaient à la terre. L’approche de la quarantainel’entretenait dans une mélancolie noire, maintenant la vieillesseserait vite là, qui achèverait de l’emporter. Déjà, il se croyaitmalade de partout, quelque chose allait casser certainement, sesjournées se passaient dans l’attente fiévreuse d’une catastrophe.Puis, il voyait mourir autour de lui, et chaque fois qu’ilapprenait le décès d’un camarade, il recevait un coup. Était-cepossible, celui-ci venait de partir ? mais il avait trois ansde moins, il était bâti pour durer cent ans ! et celui-làencore, comment avait-il pu faire son compte ? un homme siprudent, qui pesait jusqu’à sa nourriture ! Pendant deuxjours, il ne pensait pas à autre chose, stupéfait de lacatastrophe, se tâtant lui-même, interrogeant ses maladies,finissant par chercher querelle aux pauvres morts. Il éprouvait lebesoin de se rassurer, il les accusait d’être morts par leurfaute : le premier avait commis une imprudenceimpardonnable ; quant au second, il avait succombé à un casextrêmement rare, dont les médecins ignoraient même le nom. Mais iltâchait vainement d’écarter le spectre importun, il entendaittoujours en lui grincer les rouages de la machine près de sedétraquer, il glissait sans arrêt possible sur cette pente desannées, au bout de laquelle la pensée du grand trou noir lemouillait d’une sueur froide et dressait ses cheveux d’horreur.

Quand Lazare n’alla plus à son bureau, des querelles éclatèrentdans le ménage. Il promenait une irritabilité, qui s’avivait aumoindre obstacle. Le mal grandissant qu’il cachait avec tant desoin, se manifestait au-dehors par des brusqueries, des humeurssombres, des actes de maniaque. Un moment, la peur du feu leravagea, au point qu’il déménagea d’un troisième étage pourdescendre habiter un premier, de façon à pouvoir se sauver plusfacilement, lorsque la maison brûlerait. Le souci continuel dulendemain lui gâtait l’heure présente. Il vivait dans l’attente dumalheur, sursautant à chaque porte ouverte trop fort, pris d’unbattement de cœur violent à la réception d’une lettre. Puis,c’était une méfiance de tous, son argent caché par petites sommesen plusieurs endroits différents, ses projets les plus simplestenus secrets ; et il y avait encore en lui une amertumecontre le monde, l’idée qu’il était méconnu, que ses échecssuccessifs provenaient d’une sorte de vaste conspiration des hommeset des choses. Mais, dominant tout, noyant tout, son ennui devenaitimmense, un ennui d’homme déséquilibré, que l’idée toujoursprésente de la mort prochaine dégoûtait de l’action et faisait setraîner inutile, sous le prétexte du néant de la vie. Pourquois’agiter ? La science était bornée, on n’empêchait rien et onne déterminait rien. Il avait l’ennui sceptique de toute sagénération, non plus cet ennui romantique des Werther et des René,pleurant le regret des anciennes croyances, mais l’ennui desnouveaux héros du doute, des jeunes chimistes qui se fâchent etdéclarent le monde impossible, parce qu’ils n’ont pas d’un couptrouvé la vie au fond de leurs cornues.

Et, chez Lazare, par une contradiction logique, l’épouvanteinavouée du jamais plus allait avec une fanfaronnade sans cesseétalée du néant. C’était son frisson lui-même, le déséquilibrementde sa nature d’hypocondre, qui le jetait aux idées pessimistes, àla haine furieuse de l’existence. Il la regardait comme uneduperie, du moment où elle ne durait pas éternellement. Nepassait-on pas la première moitié de ses jours à rêver le bonheur,et la seconde à regretter et à trembler ? Aussirenchérissait-il encore sur les théories du « vieux »,comme il nommait Schopenhauer, dont il récitait de mémoire lespassages violents. Il parlait de tuer la volonté de vivre, pourfaire cesser cette parade barbare et imbécile de la vie, que laforce maîtresse du monde se donne en spectacle, dans un butd’égoïsme inconnu. Il voulait supprimer la vie afin de supprimer lapeur. Toujours il aboutissait à cette délivrance : ne riensouhaiter dans la crainte du pire, éviter le mouvement qui estdouleur, puis tomber à la mort tout entier. Le moyen pratique d’unsuicide général le préoccupait, d’une disparition totale etsoudaine, consentie par l’universalité des êtres. Cela revenait àchaque heure, au milieu de sa conversation courante, en sortiesfamilières et brutales. Au moindre tracas, il regrettait de n’êtrepas crevé encore. Un simple mal de tête le faisait se plaindrerageusement de sa carcasse. Avec un ami, sa conversation tombaittout de suite sur les embêtements de l’existence, sur la rudechance de ceux qui engraissaient les pissenlits, au cimetière. Lessujets lugubres l’obsédaient, il se frappa de l’article d’unastronome fantaisiste annonçant la venue d’une comète, dont laqueue devait balayer la terre comme un grain de sable : nefallait-il pas y voir la catastrophe cosmique attendue, lacartouche colossale qui allait faire sauter le monde, ainsi qu’unvieux bateau pourri ? Et ce souhait de mort, ces théoriescaressées de l’anéantissement, n’étaient que le débat désespéré deses terreurs, le tapage vain de paroles sous lequel il cachaitl’attente abominable de sa fin.

La grossesse de sa femme, à ce moment, lui causa une nouvellesecousse. Il éprouva une sensation indéfinissable, à la fois unegrande joie et un redoublement de malaise. Contrairement aux idéesdu « vieux », l’idée être père, d’avoir fait de la vie,l’emplissait d’orgueil. Tout en affectant de dire que les imbécilesabusaient du droit d’en faire autant, il en ressentait une surprisevaniteuse, comme si un tel événement était réservé à lui seul.Puis, cette joie fut gâtée, il se tourmenta du pressentiment queles couches tourneraient mal : déjà, pour lui, la mère étaitperdue, l’enfant ne naîtrait même pas. Justement, dès les premiersmois, la grossesse amena des accidents douloureux, et la maison enl’air, les habitudes dérangées, les querelles fréquentes,achevèrent de le rendre tout à fait misérable. Cet enfant, quiaurait dû rapprocher les époux, augmentait les malentendus entreeux, les froissements de la vie côte à côte. Lui, était surtoutexaspéré des souffrances vagues dont elle se plaignait du matin ausoir. Aussi, lorsque le médecin parla d’un séjour dans un pays demontagnes, fut-il soulagé de la conduire chez sa belle-sœur et des’échapper pour quinze jours, sous le prétexte d’aller voir sonpère à Bonneville. Au fond, il avait honte de cette fuite. Mais ildiscutait avec sa conscience, une courte séparation leur calmeraitles nerfs à tous deux, et il suffisait en somme qu’il fût là pourles couches.

Le soir où Pauline connut enfin l’histoire entière des dix-huitmois écoulés, elle resta un instant sans voix, étourdie par cedésastre. C’était dans la salle à manger, elle avait couchéChanteau, et Lazare venait d’achever sa confession, en face de lathéière refroidie, sous la lampe qui charbonnait.

Après un silence, elle finit par dire :

– Mais vous ne vous aimez plus, grand Dieu.

Il s’était levé pour monter à sa chambre. Et il protesta, avecson rire inquiet.

– Nous nous aimons autant qu’on peut s’aimer, ma chèreenfant… Tu ne sais donc rien, dans ton trou ? Pourquoi l’amourirait-il mieux que le reste ?

Dès qu’elle fut enfermée chez elle, Pauline retomba à une de cescrises de désespoir qui l’avaient si souvent tenue là, sur la mêmechaise, éveillée et torturée, pendant que la maison dormait. Est-ceque le malheur allait recommencer ? Quand elle croyait toutfini pour les autres et pour elle, quand elle s’était arraché lecœur jusqu’à donner Lazare à Louise, brusquement elle apprenaitl’inutilité de son sacrifice : ils ne s’aimaient déjà plus,elle avait en vain pleuré les larmes et saigné le sang de sonmartyre. C’était à ce misérable résultat qu’elle aboutissait, à denouvelles douleurs, des luttes prochaines, dont le pressentimentaugmentait son angoisse. On ne cessait donc jamais desouffrir !

Et, tandis que les bras abandonnés, elle regardait fixementbrûler sa bougie, la pensée qu’elle seule était coupable, en cetteaventure, lui montait de la conscience et l’oppressait.Inutilement, elle se débattait contre les faits : elle seuleavait conclu ce mariage, sans comprendre que Louise n’était pas lafemme qu’il fallait à son cousin ; car elle la voyaitnettement à cette heure, trop nerveuse pour l’équilibrer, près des’affoler elle-même au moindre souffle, ayant son unique charmed’amante dont il s’était lassé. Pourquoi toutes ces choses ne lafrappaient-elles qu’aujourd’hui ? N’étaient-ce pas les mêmesraisons qui l’avaient déterminée à laisser Louise prendre saplace ? Autrefois, elle la trouvait plus aimante, il luisemblait que cette femme, avec ses baisers, aurait le pouvoir desauver Lazare de ses humeurs sombres. Quelle misère ! faire lemal en voulant faire le bien, être ignorante de l’existence aupoint de perdre les gens dont on veut le salut ! Certes, elleavait cru être bonne, rendre solide son œuvre de charité, le jouroù elle avait payé leur joie de tant de larmes. Et un grand méprislui venait de sa bonté, puisque la bonté ne faisait pas toujours lebonheur.

La maison dormait, elle n’entendait, dans le silence de lachambre, que le bruit de son sang, dont le flot battait à sestempes. C’était une révolte qui, peu à peu, s’enflait et éclatait.Pourquoi n’avait-elle pas épousé Lazare ? Il lui appartenait,elle pouvait ne pas le donner. Peut-être se serait-il désespéréd’abord, mais elle aurait bien su lui souffler son courage ensuite,le défendre contre les cauchemars imbéciles. Toujours elle avait eula sottise de douter d’elle, l’unique cause de leur malheur étaitlà. Et la conscience de sa force, toute sa santé, toutes sestendresses, grondaient, s’affirmaient enfin. Est-ce qu’elle nevalait pas mieux que l’autre ? Quelle était donc sa stupidité,de s’être effacée ainsi ? Maintenant, elle lui niait même sapassion, malgré ses abandons d’amante sensuelle, car elle trouvaitdans son propre cœur une passion plus large, celle qui se sacrifieà l’être aimé. Elle aimait assez son cousin pour disparaître, sil’autre l’avait rendu heureux ; mais, puisque l’autre nesavait comment garder le grand bonheur de l’avoir, n’allait-ellepas agir, rompre cette union mauvaise ? Et sa colère montaittoujours, et elle se sentait plus belle, plus vaillante, elleregardait sa gorge et son ventre de vierge, dans le brusque orgueilde la femme qu’elle aurait pu être. Une certitude se faisait,foudroyante : c’était elle qui aurait dû épouser Lazare.

Alors, un regret immense l’accabla. Les heures de la nuitpassaient, tombaient une à une, sans qu’elle eût l’idée de setraîner jusqu’à son lit. Un rêve venait de l’envahir, les yeuxgrands ouverts, aveuglés par la flamme haute de la bougie, qu’elleregardait toujours, sans la voir. Elle n’était plus dans sachambre, elle s’imaginait qu’elle avait épousé Lazare ; etleur existence commune se déroulait devant elle, en tableauxd’amour et de félicité. C’était à Bonneville, au bord de la merbleue, ou bien à Paris, dans une rue bruyante ; le calme de lapetite pièce restait le même, des livres traînaient, des rosesfleurissaient sur la table, la lampe avait une clarté blonde, lesoir, tandis que des ombres dormaient au plafond. Toutes lesminutes, leurs mains se cherchaient, il avait retrouvé la gaietéinsouciante de sa jeunesse, elle l’aimait tant qu’il finissait parcroire à l’éternité de l’existence. À cette heure-ci, ils semettaient à table ; à cette heure-là, ils sortaientensemble ; demain, elle reverrait avec lui les comptes de lasemaine. Et elle s’attendrissait à ces détails familiers du ménage,elle y mettait la solidité de leur bonheur, qui était enfin là,visible, réel, depuis la toilette rieuse de leur lever, jusqu’àleur dernier baiser du soir. En été, ils voyageaient. Puis, unmatin, elle s’apercevait qu’elle était enceinte. Mais un grandfrisson secoua son rêve, elle n’alla pas plus loin, elle seretrouva dans sa chambre, en face de sa bougie presque achevée.Enceinte, mon Dieu ! l’autre était enceinte, et jamais ceschoses n’arriveraient, et jamais elle ne connaîtrait cesjoies ! Ce fut une chute si rude, que des larmes jaillirent deses yeux et qu’elle pleura sans fin, avec des hoquets qui luibrisaient la poitrine. La bougie s’éteignait, elle dut se coucherdans l’obscurité.

Pauline garda, de cette nuit de fièvre, une émotion profonde,une pitié charitable pour le ménage désuni et pour elle-même. Sonchagrin se fondait dans une sorte d’espérance tendre. Elle n’auraitpu dire sur quoi elle comptait, elle n’osait s’analyser, au milieudes sentiments confus qui agitaient son cœur. Pourquoi setourmenter ainsi ? n’avait-elle pas encore dix jours au moinsdevant elle ? Il serait temps d’aviser ensuite. Ce quiimportait, c’était de calmer Lazare, de faire que ce repos àBonneville fût pour lui profitable. Et elle retrouva sa gaieté, ilsse lancèrent tous les deux dans leur belle vie d’autrefois.

D’abord, ce fut la camaraderie de leur enfance.

– Laisse donc là ton drame, grande bête ! Il serasifflé, ton drame… Tiens ! aide-moi plutôt à regarder si laMinouche n’a pas porté ma pelote de fil sur l’armoire.

Il tenait la chaise, pendant que, haussée sur la pointe despieds, elle regardait. La pluie tombait depuis deux jours, ils nepouvaient quitter la grande chambre. Leurs rires éclataient, àchaque trouvaille des vieilles années.

– Oh ! voici la poupée que tu avais faite avec deux demes vieux faux cols… Et ça, tu te souviens ? c’est un portraitde toi que j’ai dessiné, le jour où tu étais si laide en pleurantde rage, parce que je refusais de te prêter mon rasoir.

Elle pariait de sauter encore d’un bond sur la table. Lui aussi,sautait, heureux d’être dérangé. Son drame dormait déjà dans untiroir. Un matin qu’ils découvrirent la grande symphonie de laDouleur, elle lui en joua les morceaux, en accentuant comiquementle rythme ; et il se moquait de son œuvre, il chantait lesnotes, pour soutenir le piano, dont les sons éteints nes’entendaient plus. Pourtant, un morceau, la fameuse marche de laMort, les rendit sérieux : vraiment, ce n’était pas mal, ondevait garder ça. Tout les amusait, les attendrissait : unecollection de Floridées, collée jadis par elle, retrouvée sous deslivres ; un bocal oublié qui contenait un échantillon debromure, obtenu à l’usine ; le modèle minuscule d’un épi, àmoitié cassé, comme broyé sous la tempête d’un verre d’eau. Puis,ils battaient la maison, en se poursuivant avec des jeux de gaminséchappés ; sans cesse, ils descendaient et montaient lesétages, traversaient les pièces, dont les portes battaientbruyamment. N’étaient-ce pas les heures d’autrefois ? elleavait dix ans et lui dix-neuf, elle se reprenait pour lui d’uneamitié passionnée de petite fille. Rien n’était changé, la salle àmanger avait toujours son buffet de noyer clair, sa suspension decuivre verni, la Vue du Vésuve et les quatre lithographies desSaisons, qui les égayaient encore. Sous sa boîte vitrée, lechef-d’œuvre du grand-père dormait à la même place, ayant fini parfaire tellement corps avec la cheminée, que la bonne posait dessusles verres et les assiettes. Il n’y avait qu’une pièce où ilspénétraient muets d’émotion, l’ancienne chambre de madame Chanteau,laissée intacte depuis la mort. Personne n’ouvrait plus lesecrétaire, la tenture de cretonne jaune à ramages verdâtresdéteignait seule, au grand soleil qu’on laissait entrer parfois.Justement, un anniversaire de fête se présenta, ils emplirent lachambre de gros bouquets.

Mais, bientôt, comme un coup de vent avait emporté la pluie, ilsse lancèrent au-dehors, sur la terrasse, dans le potager, le longdes falaises, et leur jeunesse recommença.

– Viens-tu pêcher des crevettes ? lui criait-elle lematin, au saut du lit, à travers les cloisons. Voici la mer quidescend.

Ils partaient en costume de bain, ils retrouvaient les vieillesroches, à peine entamées par le flot, depuis tant de semaines et demois. On aurait pu croire qu’ils avaient fouillé la veille ce coinde la côte. Lui, se souvenait.

– Méfie-toi ! il y a un trou là-bas, et le fond estsemé de grosses pierres.

Mais elle le rassurait vite.

– Je sais bien, n’aie pas peur… Oh ! vois donc cecrabe énorme que je viens de prendre !

Une houle fraîche montait jusqu’à leurs reins, ils se grisaientdu grand air salé qui soufflait du large. Et c’étaient encore lesescapades de jadis, les promenades lointaines, des repos sur lesable, un abri cherché au fond d’une grotte pour laisser passer uneaverse brusque, un retour à la nuit tombée, par des sentiers noirs.Rien non plus ne semblait changé sous le ciel, la mer étaittoujours là, infinie, répétant sans cesse les mêmes horizons, danssa continuelle inconstance. N’était-ce pas hier qu’ils l’avaientvue, de ce bleu de turquoise, avec ces grandes moires pâles, oùs’élargissait le frisson des courants ? et cette eau plombéesous le ciel livide, ce coup de pluie, vers la gauche, qui arrivaitavec la marée haute, ne les verraient-ils pas demain encore, enconfondant les jours ? Des petits faits oubliés leurrevenaient, avec la sensation vive de la réalité immédiate. Lui,alors, avait vingt-six ans, et elle seize. Quand il s’oubliait à labousculer en camarade, elle restait oppressée, étouffant d’une gênedélicieuse. Elle ne l’évitait pas cependant, car elle ne songeaitpoint au mal. Une vie nouvelle les envahissait, des mots chuchotés,des rires sans cause, de longs silences d’où ils sortaienttremblants. Les choses les plus habituelles prenaient des sensextraordinaires, du pain demandé, un mot sur le temps, le bonsoirqu’ils se souhaitaient à leur porte. C’était tout le passé dont leflot remontait en eux, avec la douceur des vieilles tendressesendormies qui s’éveillent. Pourquoi se seraient-ilsinquiétés ? ils ne résistaient même pas, la mer semblait lesbercer et les alanguir de l’éternelle monotonie de sa voix.

Et les jours passaient ainsi, sans secousse. Déjà la troisièmesemaine du séjour de Lazare commençait. Il ne partait pas, il avaitreçu plusieurs lettres de Louise, qui s’ennuyait beaucoup, mais quesa belle-sœur voulait retenir davantage. Dans ses réponses, ill’engageait à rester, il lui envoyait les conseils du docteurCazenove, qu’il consultait en effet. Le train paisible et régulierde la maison le reprenait peu à peu, les heures anciennes desrepas, du lever et du coucher qu’il avait changées à Paris, lesmauvaises humeurs grondeuses de Véronique, les douleurs incessantesde son père, qui restait immuable, la face contractée par la mêmesouffrance, lorsque tout, dans la vie d’alentour, se précipitait etchangeait. Il retrouvait encore les dîners du samedi, les vieillesfigures connues du médecin et de l’abbé, avec les éternellesconversations roulant sur les derniers gros temps ou sur lesbaigneurs d’Arromanches. La Minouche, au dessert, sautait toujourssur la table avec une légèreté de plume, venait lui donner un grandcoup de tête dans le menton, pour se caresser ; et le légerégratignement de ses dents froides le reportait à bien des annéesen arrière. Il n’y avait de nouveau, dans ces choses d’autrefois,que Loulou, triste et affreux, couché en boule sous une table,grognant dès qu’on l’approchait. Vainement, Lazare lui donnait dusucre : la bête, après l’avoir croqué, montrait les dents,avec un redoublement de maussaderie. On avait dû l’abandonner, ilvivait seul, en étranger dans la maison, ainsi qu’un êtreinsociable qui demande seulement aux hommes et aux dieux de lelaisser s’ennuyer en paix.

Parfois pourtant, lorsque Pauline et Lazare faisaient une deleurs longues promenades, il leur arrivait des aventures. C’estainsi qu’un jour, comme ils avaient quitté le sentier de lafalaise, pour ne point passer devant l’usine de la baie du Trésor,ils tombèrent justement sur Boutigny, au détour d’un chemin creux.Boutigny était maintenant un gros monsieur, enrichi par safabrication de la soude de commerce ; il avait épousé lacréature qui s’était dévouée jusqu’à le suivre au fond de ce paysde loups ; et elle venait d’accoucher de son troisième enfant.Toute la famille, accompagnée d’un domestique et d’une nourrice,occupait un break superbe, attelé d’une paire de grands chevauxblancs. Les deux promeneurs durent se ranger, collés contre letalus, pour n’être pas accrochés par les roues. Boutigny, quiconduisait, avait mis les chevaux au pas. Il y eut un instant degêne : on ne se parlait plus depuis tant d’années, la présencede la femme et des enfants rendait l’embarras plus pénible. Enfin,les yeux s’étant rencontrés, on se salua de part et d’autre,lentement, sans une parole.

Quand la voiture eut disparu, Lazare, qui était devenu pâle, ditavec effort :

– Il mène donc un train de prince, maintenant ?

Pauline, que la vue des enfants avait seule remuée, réponditavec douceur :

– Oui, il paraît qu’il a fait, dans ces derniers temps, desgains énormes… Tu sais qu’il a recommencé tes anciennesexpériences.

C’était bien là ce qui serrait le cœur de Lazare. Les pêcheursde Bonneville, avec le besoin goguenard de lui être désagréables,l’avaient mis au courant. Depuis quelques mois, Boutigny, aidé d’unjeune chimiste à ses gages, traitait de nouveau la cendre desalgues par la méthode du froid ; et, grâce à son obstinationprudente d’homme pratique, il obtenait des résultatsmerveilleux.

– Parbleu ! murmura Lazare d’une voix sourde, chaquefois que la science avance d’un pas, c’est qu’un imbécile lapousse, sans le faire exprès.

Leur promenade fut gâtée, ils marchèrent en silence, les yeux auloin, regardant monter de la mer des vapeurs grises qui pâlissaientle ciel. Quand ils rentrèrent à la nuit, ils étaient frissonnants.La clarté gaie de la suspension sur la nappe blanche lesréchauffa.

Un autre jour, du côté de Verchemont, comme ils suivaient unsentier, à travers des champs de betteraves, ils s’arrêtèrent,surpris de voir fumer un toit de chaume. C’était un incendie, lesoleil tombant d’aplomb empêchait d’apercevoir les flammes ;et la maison brûlait seule, portes et fenêtres closes, pendant queles paysans devaient travailler aux environs. Aussitôt, ilsquittèrent le sentier, ils coururent et crièrent ; mais ilsfirent seulement envoler des pies, qui jacassaient dans despommiers. Enfin, d’une pièce lointaine de carottes, une femmecoiffée d’un mouchoir sortit, regarda un instant, puis galopa dansles terres labourées, d’un galop furieux, à ce casser les jambes.Elle gesticulait, elle hurlait un mot, qu’on ne pouvait distinguer,tellement il s’étranglait dans sa gorge. Elle tomba, se releva,tomba encore, repartit, les mains saignantes. Son mouchoir s’étaitenvolé, ses cheveux nus se dénouaient au soleil.

– Mais que dit-elle ? répétait Pauline, prised’effroi.

La femme arrivait, ils entendirent le cri rauque, pareil à unhurlement de bête.

– L’enfant !… l’enfant !… l’enfant !

Depuis le matin, le père et le fils travaillaient à près d’unelieue, dans une pièce d’avoine qu’ils avaient eue par héritage.Elle, venait à peine de s’absenter, pour aller prendre un panier decarottes ; et elle était partie en laissant l’enfant endormiet en fermant tout, ce quelle ne faisait jamais. Sans doute le feucouvait depuis longtemps, car c’était une stupeur, elle juraitd’avoir éteint jusqu’au dernier morceau de braise. Maintenant, letoit de chaume n’était plus qu’un brasier, les flammes montaient etremuaient d’un frisson rouge la grande clarté jaune du soleil.

– Vous avez donc fermé à clef ? cria Lazare.

La femme ne l’entendait pas. Elle était folle, elle avait faitle tour de la maison, sans cause, peut-être pour chercher quelquechose d’ouvert, un trou qu’elle savait bien ne pas exister. Puis,elle était encore tombée, ses jambes ne la portaient plus, savieille face grise, à présent découverte, agonisait de désespoir etd’épouvante, tandis qu’elle hurlait toujours :

– L’enfant !… l’enfant !

De grosses larmes montaient aux yeux de Pauline. Mais Lazaresurtout s’énervait de ce cri, qui le secouait chaque fois d’unmalaise. Cela devenait intolérable, il dit tout d’uncoup :

– Je vais aller le lui chercher, son enfant.

Sa cousine le regarda, éperdue. Elle tâcha de lui saisir lesmains, elle le retenait.

– Toi ! je ne veux pas… Le toit va crouler.

– Nous verrons bien, dit-il simplement.

Et il criait à son tour dans le visage de la femme :

– Votre clef ? vous avez bien votre clef ?

La femme demeurait béante. Lazare la bouscula et lui arrachaenfin la clef. Puis, pendant qu’elle restait à hurler par terre, ilmarcha d’un pas tranquille vers la maison. Pauline le suivait desyeux, sans chercher davantage à l’arrêter, clouée de peur etd’étonnement, tant il semblait accomplir une chose naturelle. Unepluie de flammèches tombait, il dut se coller contre le bois de laporte pour l’ouvrir, car des poignées de paille enflamméesroulaient du toit, ainsi qu’un ruissellement d’eau par unorage ; et, là, il trouva un obstacle, la clef rouilléerefusait de tourner dans la serrure. Mais il ne jura même pas, ilprit son temps, parvint à ouvrir, resta un moment encore sur leseuil, afin de laisser s’échapper le premier flot de fumée, qui luibattait le visage. Jamais il ne s’était connu un pareil sang-froid,il agissait comme dans un rêve, avec une certitude de mouvements,une adresse et une prudence que le danger faisait naître. Il baissala tête, il disparut.

– Mon Dieu ! mon Dieu ! bégaya Pauline, quiétranglait d’angoisse.

D’un geste involontaire, elle avait joint les mains, et elle lesserrait à se les briser, elle les élevait d’un balancement continu,comme font les malades dans les grandes douleurs. Le toit craquait,s’effondrait déjà par place, jamais son cousin n’aurait le temps deressortir. Elle avait une sensation d’éternité, il lui semblaitqu’il était là-dedans depuis des temps infinis. À terre, la femmene soufflait plus, l’air hébété d’avoir vu un monsieur entrer dansle feu. Mais un grand cri s’éleva. C’était Pauline qui l’avaitjeté, du fond de ses entrailles, sans le vouloir, au moment où lechaume croulait entre les murs fumants.

– Lazare !

Il était sur la porte, les cheveux à peine roussis, les mainslégèrement brûlées ; et quand il eut mis entre les bras de lafemme le petit qui se débattait en pleurant, il se fâcha presquecontre sa cousine.

– Quoi ? qu’as-tu à te faire ainsi du mal ?

Elle se pendit à son cou, elle sanglotait, dans une telledétente nerveuse, que, par crainte d’un évanouissement, il dutl’asseoir sur une vieille pierre moussue, adossée au puits de lamaison. Lui-même, à présent, défaillait. Il y avait là une augepleine d’eau, où il trempa ses mains avec délices. Ce froid lefaisait revenir à lui, et il éprouvait à son tour une grandesurprise de son action. Eh quoi ! il était entré au milieu deces flammes ? C’était comme un dédoublement de son être, il serevoyait nettement dans la fumée, d’une agilité et d’une présenced’esprit incroyables, assistant à cela ainsi qu’à un prodigeaccompli par un étranger. Un reste d’exaltation intérieure lesoulevait d’une joie subtile qu’il ne connaissait pas.

Pauline s’était un peu remise, et elle lui examinait les mains,en disant :

– Non, ce ne sera rien, les brûlures ne sont pas profondes.Mais il faut rentrer, je te panserai… Mon Dieu ! que tu m’asfait peur !

Elle avait trempé son mouchoir dans l’eau, pour lui enenvelopper la main droite, la plus atteinte des deux. Ils selevèrent, tâchèrent de consoler la femme, qui, après avoir baiséfurieusement l’enfant, l’avait posé près d’elle, sans le regarderdavantage ; et, à cette heure, elle se lamentait sur lamaison, hurlant aussi fort, demandant ce qu’allaient dire seshommes, quand ils trouveraient tout par terre. Les murs tenaientpourtant, une fumée noire sortait du brasier intérieur, avec degrands vols crépitants d’étincelles, qu’on ne voyait point.

– Allons, du courage, ma pauvre femme, répétait Pauline.Venez causer demain avec moi.

Des voisins, attirés par la fumée, accouraient. Elle put emmenerLazare. Le retour fut très doux. Il souffrait peu, mais ellevoulait quand même lui donner le bras, pour le soutenir. Lesparoles leur manquaient encore, dans l’ébranlement de leur émotion,et ils se regardaient en souriant. Elle, surtout, éprouvait unesorte de fierté heureuse. Il était donc brave, lui qui blêmissaitdevant la peur de la mort ? Le sentier se déroulait sous leurspas, elle s’absorbait dans l’étonnement de ces contradictions duseul homme qu’elle connût bien ; car elle l’avait vu passerdes nuits au travail, puis rester oisif durant des mois, être d’unefranchise déconcertante après avoir menti impudemment, lui baiserle front en camarade, tandis qu’elle sentait ses mains d’homme,fiévreuses de désir, la brûler aux poignets ; et voilàqu’aujourd’hui il devenait un héros ! Elle avait raison de nepas désespérer de la vie, en jugeant le monde tout bon ou toutmauvais. Quand ils arrivèrent à Bonneville, leur silence ému crevaen un flot de paroles bruyantes. Les plus petits détailsrenaissaient, ils racontaient vingt fois l’aventure, en évoquanttoujours des faits oubliés, dont ils se souvenaient l’un etl’autre, comme à la lueur vive d’un éclair. On en parla longtemps,des secours furent remis aux paysans incendiés.

Depuis bientôt un mois, Lazare était à Bonneville. Une lettre deLouise arriva, désespérée d’ennui. Il répondit qu’il irait lareprendre au commencement de la semaine suivante. Des aversesterribles tombaient de nouveau, ces averses dont la violencebalayait si souvent la côte, ainsi qu’une barre d’écluse qui auraitemporté la terre, la mer et le ciel, dans une vapeur grise. Lazareavait parlé de terminer sérieusement son drame, et Pauline, qu’ilvoulait avoir près de lui, pour l’encourager, montait son tricot,les petits bas qu’elle distribuait aux gamines du village. Mais ilne travaillait guère, dès qu’elle s’asseyait devant la table.C’étaient maintenant des causeries à voix presque basse, toujoursles mêmes choses répétées sans fatigue, les yeux dans les yeux. Ilsne jouaient plus, évitaient les jeux de mains, avec la prudenceinstinctive des enfants grondés, qui sentent le danger desfrôlements d’épaules, des effleurements d’haleine, dont ils riaientla veille encore. Rien d’ailleurs ne leur semblait plus délicieuxque cette paix lasse, cette somnolence où ils glissaient, sous leroulement de la pluie, battant sans relâche les ardoises de latoiture. Un silence les faisait rougir, ils mettaient, une caressedans chaque mot, involontairement, par cette poussée qui avait peuà peu fait renaître en eux et s’épanouir les jours anciens, qu’ilscroyaient morts à jamais.

Un soir, Pauline avait veillé jusqu’à minuit dans la chambre deLazare, tricotant, pendant que, la plume tombée de ses doigts, illui expliquait en paroles lentes ses œuvres futures, des dramespeuplés de figures colossales. Toute la maison dormait, Véroniqueelle-même était allée se coucher de bonne heure ; et cettegrande paix frissonnante de la nuit, où montait seulement laplainte accoutumée de la marée haute, les avait peu à peu pénétrésd’une sorte d’attendrissement sensuel. Lui, vidant son cœur,confessait qu’il avait manqué sa vie : si la littérature,cette fois, craquait sous ses pieds, il était décidé à se retirerdans un coin, pour vivre en ermite.

– Tu ne sais pas ? reprit-il en souriant, je songesouvent que nous aurions dû nous expatrier, après la mort de mamère.

– Comment, nous expatrier ?

– Oui, nous enfuir bien loin, en Océanie par exemple, dansune de ces îles où la vie est si douce.

– Et ton père, nous l’aurions emmené ?

– Oh ! ce n’est qu’un rêve, je te le dis… Il n’estpoint défendu d’imaginer des choses agréables, quand la réalitén’est pas gaie.

Il avait quitté la table, il était venu s’asseoir sur l’un desbras du fauteuil qu’elle occupait. Elle laissa tomber son tricot,pour rire à l’aise du galop continuel de cette imagination de grandenfant détraqué ; et elle levait la tête vers lui, renverséecontre le dossier, tandis qu’il se trouvait si près d’elle, qu’ilsentait à la hanche la chaleur vivante de son épaule.

– Es-tu fou, mon pauvre ami ! Qu’aurions-nous faitlà-bas ?

– Nous aurions vécu donc !… Tu te souviens de ce livrede voyages que nous lisions ensemble, il y a douze ans ? Onvit là-bas comme dans un paradis. Jamais d’hiver, un cieléternellement bleu, une existence au soleil et aux étoiles… Nousaurions eu une cabane, nous aurions mangé des fruits délicieux, etrien à faire, et pas un chagrin !

– Alors, deux sauvages tout de suite, avec des anneaux dansle nez et des plumes sur la tête ?

– Tiens ! pourquoi pas ?… Nous nous serions aimésd’un bout de l’année à l’autre, sans compter les jours, ce quin’aurait pas été si bête.

Elle le regardait, ses paupières battirent, un léger frissonpâlit son visage. Cette pensée d’amour descendait à son cœur,l’emplissait d’une langueur délicieuse. Il lui avait pris la main,sans calcul, par un besoin de s’approcher davantage, de tenirquelque chose d’elle ; et il jouait avec cette main tiède,dont il pliait les doigts minces, en riant toujours d’un rire quis’embarrassait. Elle ne s’inquiétait point, il y avait làsimplement un jeu de leur jeunesse ; puis, ses forces s’enallaient, elle lui appartenait déjà, dans son trouble grandissant.Sa voix elle-même défaillait.

– Mais, pour manger, toujours des fruits, c’est maigre. Ilaurait fallu chasser, pêcher, cultiver un champ… Si ce sont lesfemmes qui travaillent là-bas, comme on le raconte, tu m’auraisdonc mise à bêcher la terre ?

– Toi ! avec ces petites menottes ! Et lessinges, est-ce qu’on n’en fait pas aujourd’hui d’excellentsdomestiques ?

Elle eut un rire mourant à cette plaisanterie, tandis qu’ilajoutait :

– D’ailleurs, elles n’existeraient plus, tes menottes… Oui,je les aurais dévorées, tiens ! comme ça.

Il lui baisait les mains, il finissait par les mordiller, lesang à la face, dans un coup de désir qui l’aveuglait. Et ils neparlèrent plus, ce fut une folie commune, un vertige où ilstombèrent ensemble, la tête perdue, pris du même étourdissement.Elle s’abandonnait, glissée au fond du fauteuil, la face rouge etgonflée, les yeux fermés, comme pour ne plus voir. D’une mainbrutale, il avait déjà déboutonné son corsage, il cassait lesagrafes des jupons, lorsque ses lèvres rencontrèrent les siennes.Il lui donna un baiser, qu’elle lui rendit furieusement, en leserrant au cou de toute la force de ses deux bras. Mais, dans cettesecousse de son corps vierge, elle avait ouvert les yeux, elle sevit roulant sur le carreau, elle reconnut la lampe, l’armoire, leplafond, dont les moindres taches lui étaient familières ; etelle sembla s’éveiller, avec la surprise d’une personne qui seretrouve chez elle, au sortir d’un rêve terrible. Violemment, ellese débattit, se mit debout. Ses jupons glissaient, son corsageouvert avait laissé jaillir sa gorge nue. Un cri lui échappa, dansle silence haletant de la pièce.

– Lâche-moi, c’est abominable !

Il n’entendait plus, fou de désir. Il la reprit, achevad’arracher ses vêtements. Au hasard des lèvres, il cherchait le nude sa peau, la brûlait de baisers, dont, chaque fois, ellefrissonnait tout entière. À deux reprises, elle faillit tomberencore, cédant au besoin invincible de se donner, souffrantaffreusement de cette lutte contre elle-même. Ils avaient fait letour de la table, le souffle court, les membres mêlés, quand ilréussit à la pousser sur un vieux divan, dont les ressortscrièrent. De ses bras raidis, elle le tenait à distance, enrépétant d’une voix qui s’enrouait :

– Oh ! je t’en prie, oh ! laisse-moi… C’estabominable, ce que tu veux !

Lui, les dents serrées, n’avait pas prononcé un mot. Il croyaitla posséder enfin, lorsqu’elle se dégagea une dernière fois, d’uneffort si rude, qu’il chancela jusqu’à la table. Alors, libre uneseconde, elle put sortir, traverser d’un bond le corridor, se jeterchez elle. Déjà il l’avait rejointe, elle n’eut pas le temps derabattre sa porte. Comme il poussait, elle dut, pour faire glisserle pêne et tourner la clef, appuyer sur le bois de toute lapesanteur de son corps ; et, en lui disputant cetentrebâillement étroit, elle se sentait perdue, s’il introduisaitseulement le bout de sa pantoufle. La clef grinça très haut, ungrand silence tomba, dans lequel on entendit de nouveau la merébranler le mur de la terrasse.

Cependant, Pauline, sans bougie, les yeux ouverts dans lesténèbres, était restée adossée contre la porte. De l’autre côté dubois, elle comprenait bien que Lazare non plus n’avait pas bougé.Elle entendait son souffle, elle croyait toujours en recevoir laflamme sur la nuque. Si elle s’écartait, peut-être allait-il briserun panneau d’un coup d’épaule. Cela la rassurait, d’être là ;et, machinalement, elle continuait à peser de toute sa force, commes’il avait poussé encore. Deux minutes s’écoulèrent, interminables,dans cette sensation mutuelle qu’ils s’entêtaient l’un et l’autre,à peine séparés par le bois mince, ardents, secoués de cetébranlement du désir qu’ils ne pouvaient apaiser. Puis, la voix deLazare souffla très bas, étouffée d’émotion :

– Pauline, ouvre-moi… Tu es là, je le sais.

Un frisson courut sur sa chair, cette voix l’avait chauffée ducrâne aux talons. Mais elle ne répondit point. La tête penchée,elle retenait d’une main ses jupes tombantes, tandis que l’autremain, crispée sur le corsage défait, étreignait sa gorge, pour encacher la nudité.

– Tu souffres autant que moi, Pauline… Ouvre, je t’ensupplie. Pourquoi nous refuser ce bonheur ?

Il avait peur maintenant de réveiller Véronique, dont la chambreétait voisine. Ses supplications se faisaient douces, pareilles àune plainte de malade.

– Ouvre donc… Ouvre, et nous mourrons après, si tu veux… Nenous aimons-nous pas depuis l’enfance ? Tu devrais être mafemme, n’est-ce pas fatal que tu la sois un jour ?… Je t’aime,je t’aime, Pauline…

Elle tremblait plus fort, chaque mot la serrait au cœur. Lesbaisers dont il lui avait couvert les épaules, s’avivaient sur sapeau, ainsi que des gouttes de feu. Et elle se raidissaitdavantage, avec la peur d’ouvrir, de se livrer, dans l’élanirrésistible de son corps demi-nu. Il avait raison, elle l’adorait,pourquoi se refuser cette joie, qu’ils cacheraient tous deux aumonde entier ? La maison dormait, la nuit était noire.Oh ! dormir dans l’ombre au cou l’un de l’autre, le tenir àelle, ne fût-ce qu’une heure. Oh ! vivre, vivreenfin !

– Mon Dieu ! que tu es cruelle, Pauline !… Tu neveux même pas répondre, et je suis là si misérable… Ouvre, je teprendrai, je te garderai, nous oublierons tout… Ouvre, ouvre-moi,je t’en prie…

Il sanglotait, et elle se mit à pleurer. Elle se taisaittoujours, malgré les révoltes de son sang. Pendant une heure, ilcontinua, la suppliant, se fâchant, arrivant aux mots abominables,pour retomber dans des mots de caresse brûlante. Deux fois, elle lecrut parti, et deux fois il revint de sa chambre, avec unredoublement d’exaspération amoureuse. Puis, quand elle l’entendits’enfermer rageusement chez lui, elle éprouva une tristesseimmense. C’était fini cette fois, elle avait vaincu ; mais undésespoir, une honte montaient de sa victoire, si violents, qu’ellese déshabilla et se coucha, sans allumer de bougie. L’idée de sevoir nue, dans ses vêtements arrachés, l’emplissait d’une confusionaffreuse. Pourtant, la fraîcheur des draps calma un peu la brûluredes baisers qui lui marbraient les épaules ; et elle restalongtemps sans remuer, comme écrasée sous le poids du dégoût et duchagrin.

Une insomnie tint Pauline éveillée jusqu’au jour. Cetteabomination l’obsédait. Toute cette soirée était un crime qui luifaisait horreur. Maintenant, elle ne pouvait plus s’excuserelle-même, il fallait bien qu’elle avouât la duplicité de sestendresses. Son affection maternelle pour Lazare, ses accusationssourdes contre Louise, étaient simplement les réveils hypocrites desa passion ancienne. Elle avait glissé à ces mensonges, elledescendait plus avant dans les sentiments inavoués de son cœur, oùelle découvrait une joie de la désunion du ménage, une espéranced’en profiter peut-être. N’était-ce pas elle qui venait de fairerecommencer à son cousin les jours d’autrefois ? N’aurait-ellepas dû prévoir que la chute se trouverait au bout ? À cetteheure, la situation terrible se dressait, barrant leur vie àtous : elle l’avait donné à une autre, et elle l’adorait, etil la voulait. Cela tournait dans son crâne, battait ses tempescomme une volée de cloches. D’abord, elle résolut de s’enfuir lelendemain. Puis, elle trouva cette fuite lâche. Puisqu’il partaitlui-même, pourquoi ne pas attendre ? Et, d’ailleurs, unorgueil lui revenait, elle entendait se vaincre, pour ne pasemporter la honte d’avoir mal fait. Désormais, elle sentait qu’ellene vivrait plus la tête haute, si elle gardait le remords de cettesoirée.

Le lendemain, Pauline descendit à son heure habituelle. Seule,la meurtrissure de ses paupières aurait pu révéler les tourments dela nuit. Elle était pâle et très calme. Lorsque Lazare parut à sontour, il expliqua simplement son air de lassitude, en disant à sonpère qu’il avait travaillé tard. La journée s’écoula dans lesoccupations accoutumées. Ni l’un ni l’autre ne fit une allusion àce qui s’était passé entre eux, même quand ils se retrouvèrentensemble, loin des yeux et des oreilles. Ils ne se fuyaient pas,ils semblaient certains de leur courage. Mais, le soir, comme ilsse souhaitaient une bonne nuit dans le corridor, devant leursportes, ils tombèrent follement aux bras l’un de l’autre, ils sedonnèrent un baiser à pleine bouche. Et Pauline s’enferma,épouvantée, tandis que Lazare s’enfuyait aussi et allait se jetersur son lit en pleurant.

Alors, ce fut leur existence. Lentement, les jours se suivaient,et ils restaient côte à côte, dans l’attente anxieuse d’une fautepossible. Sans jamais ouvrir la bouche de ces choses, sans qu’ilseussent jamais reparlé de la nuit terrible, ils y pensaientcontinuellement, ils craignaient de s’abattre ensemble, n’importeoù, comme frappés de la foudre. Serait-ce le matin, à leur lever,ou le soir, quand ils échangeaient une dernière parole ?serait-ce chez lui ou chez elle, dans un coin écarté de lamaison ? cela demeurait obscur. Et leur raison se gardaitentière, chaque abandon brusque, chaque folie d’un instant, lesétreintes désespérées derrière une porte, les baisers cuisantsvolés dans l’ombre, les soulevaient ensuite d’une colèredouloureuse. Le sol tremblait sous leurs pieds, ils secramponnaient aux résolutions des heures calmes, pour ne pass’abîmer dans ce vertige. Mais ni l’un ni l’autre n’avait la forcede l’unique salut, d’une séparation immédiate. Elle, sous unprétexte de vaillance, s’obstinait en face du danger. Lui, pristout entier, cédant au premier emportement d’une aventure nouvelle,ne répondait même plus aux lettres pressantes que sa femme luiécrivait. Depuis six semaines, il était à Bonneville, et il leursemblait que cette existence de secousses cruelles et délicieusesdevait maintenant durer toujours.

Un dimanche, au dîner, Chanteau s’égaya, après s’être permis unverre de bourgogne, débauche qu’il payait durement chaque fois. Cejour-là, Pauline et Lazare avaient passé des heures charmantes, lelong de la mer, par un grand ciel bleu ; et ils échangeaientdes regards attendris, où vacillait le trouble de cette peurd’eux-mêmes, qui rendait à présent leur camaraderie sipassionnée.

Tous les trois riaient, lorsque Véronique, au moment d’apporterle dessert, parut à la porte de la cuisine, en criant :

– Voici Madame !

– Quelle madame ? demanda Pauline stupéfaite.

– Madame Louise donc !

Il y eut des exclamations étouffées. Chanteau, effaré, regardaitPauline et Lazare qui pâlissaient. Mais ce dernier se levaviolemment, la voix bégayante de colère.

– Comment ! Louise ? mais elle ne m’a pasécrit ! Je lui aurais défendu de venir… Est-ce qu’elle estfolle ?

Le crépuscule tombait, très clair et très doux. Après avoir jetésa serviette, Lazare était sorti, et Pauline le suivait,s’efforçant de retrouver sa sérénité souriante. C’était Louise, eneffet, qui descendait péniblement de la berline du pèreMalivoire.

– Es-tu folle ? cria son mari du milieu de la cour. Onne fait pas de ces folies-là sans écrire !

Alors, elle éclata en larmes. Là-bas, elle était très malade, etelle s’ennuyait tant ! Comme ses deux dernières lettresrestaient sans réponse, l’envie irrésistible de partir l’avaitprise, une envie où se mêlait le grand désir de revoir Bonneville.Si elle ne l’avait pas prévenu, c’était de peur qu’il ne l’empêchâtde se contenter.

– Moi qui me faisais une si bonne fête de vous surprendretous !

– C’est ridicule ! tu repartiras demain !

Louise, suffoquée par cet accueil, tomba dans les bras dePauline. Celle-ci, en la voyant maladroite de ses mouvements, lataille épaissie sous la robe, avait pâli encore. Maintenant, ellesentait contre elle ce ventre de femme grosse, elle en avaithorreur et pitié. Enfin, elle parvint à vaincre la révolte de sajalousie, elle fit taire Lazare.

– Pourquoi lui parles-tu si durement ? Embrasse-la… Machère, tu as eu raison de venir, si tu penses que tu seras mieux àBonneville. Tu sais que nous t’aimons tous, n’est-ce pas ?

Loulou hurlait, furieux de ces voix qui troublaient la paixordinaire de la cour. Minouche, après avoir allongé son nez sur leperron, s’était retirée, en secouant les pattes, comme si elleavait failli se compromettre dans une aventure désagréable. Tout lemonde rentra, il fallut que Véronique mît un couvert et recommençâtà servir le dîner.

– Comment ! c’est toi, Louisette ! répétaitChanteau, avec des rires inquiets. Tu as voulu surprendre tonmonde ?… Moi, j’ai failli en avaler mon vin de travers.

Pourtant, la soirée s’acheva bien. Tous avaient repris leursang-froid.

On évita de rien régler pour les jours suivants. Au moment demonter, l’embarras revint, lorsque la bonne demanda si Monsieurcoucherait dans la chambre de Madame.

– Oh ! non, Louise se reposera mieux, murmura Lazarequi avait rencontré instinctivement un regard de Pauline.

– C’est cela, couche là-haut, dit la jeune femme. Je suishorriblement lasse, j’aurai tout le lit pour moi.

Trois jours se passèrent. Pauline prit enfin une résolution.Elle quitterait la maison le lundi. Déjà, le ménage parlait derester jusqu’au moment des couches, que l’on n’attendait pas avantun grand mois ; mais elle devinait bien que son cousin avaitassez de Paris et qu’il finirait par manger ses rentes àBonneville, en homme aigri de ses avortements perpétuels. Le mieuxétait de leur céder tout de suite la place, car elle n’arrivait pasà se vaincre, elle trouvait moins encore qu’autrefois le courage devivre avec eux, dans leur intimité de mari et de femme. N’était-cepoint aussi le moyen d’échapper aux périls de la passionrenaissante dont Lazare et elle venaient de tant souffrir ?Louise seule s’étonna, lorsqu’elle connut la décision de sacousine. On mettait en avant des raisons sans réplique, le docteurCazenove racontait que la dame de Saint-Lô faisait à Pauline desoffres exceptionnelles ; et celle-ci ne pouvait refuserdavantage, ses parents devaient la forcer à accepter une positionqui allait assurer son avenir. Chanteau, les larmes aux yeux,consentait lui-même.

Il y eut, le samedi, un dernier dîner avec le curé et ledocteur. Louise, très souffrante, put à peine se traîner à latable. Cela acheva d’assombrir le repas, malgré les efforts dePauline, qui souriait à chacun, avec le remords de laisser tristecette maison où elle avait mis, depuis des années, tant de gaietésonore. Son cœur débordait de chagrin. Véronique servait d’un airtragique. Au rôti, Chanteau refusa un doigt de bourgogne, rendutout d’un coup d’une prudence exagérée, tremblant à la pensée qu’iln’aurait bientôt plus la garde-malade, qui, de la voix seule,endormait les douleurs. Lazare, fiévreux, se querella tout le tempsavec le médecin, sur une nouvelle découverte scientifique.

À onze heures, la maison était retombée dans son grand silence.Louise et Chanteau dormaient déjà, pendant que la bonne rangeait sacuisine. Alors, en haut, devant son ancienne chambre de garçon,qu’il habitait toujours, Lazare arrêta un instant Pauline, commechaque soir.

– Adieu, murmura-t-il.

– Mais non, pas adieu, dit-elle en s’efforçant de rire. Aurevoir, puisque je ne pars que lundi.

Ils se regardaient, leurs yeux se troublèrent, et ils tombèrentaux bras l’un de l’autre, leurs lèvres s’unirent violemment dans undernier baiser.

Chapitre 10

 

Le lendemain, au premier déjeuner, comme tous s’attablaientdevant les bols de café au lait, ils s’étonnèrent de ne pas voirdescendre Louise. La bonne allait monter frapper à la porte de lachambre, lorsqu’elle parut enfin. Elle était très pâle et marchaitdifficilement.

– Qu’as-tu donc ? demanda Lazare inquiet.

– Je souffre depuis le petit jour, répondit-elle. J’avais àpeine fermé l’œil, je crois bien que j’ai entendu sonner toutes lesheures de la nuit.

Pauline se récria.

– Mais il fallait appeler, nous t’aurions soignée aumoins.

Louise, arrivée devant la table, s’était assise avec un soupirde soulagement.

– Oh ! reprit-elle, vous n’y pouvez rien. Je sais ceque c’est, voici huit mois que ces douleurs ne me quittent presquepas.

Sa grossesse, très pénible, l’avait en effet accoutumée à decontinuelles nausées, à des maux d’entrailles, dont la violenceparfois la tenait pliée en deux, pendant des journées entières. Cematin-là, les nausées avaient disparu, mais elle était commebouclée d’une ceinture qui lui aurait meurtri le ventre.

– On s’habitue au mal, dit Chanteau d’un airsentencieux.

– Oui, il faut que je promène ça, conclut la jeune femme.C’est pourquoi je suis descendue… Là-haut, il m’est impossible derester en place.

Elle avala seulement quelques gorgées de café au lait. Toute lamatinée, elle se traîna dans la maison, quittant une chaise pouraller s’asseoir sur une autre. Personne n’osait lui adresser laparole, car elle s’emportait et semblait souffrir davantage, dèsqu’on s’occupait d’elle. Les douleurs ne la quittaient pas. Un peuavant midi pourtant, la crise parut se calmer, elle put s’asseoirencore à table et prendre un potage. Mais, entre deux et troisheures, des tranchées affreuses commencèrent ; et elle nes’arrêta plus, passant de la salle à manger dans la cuisine,montant pesamment à sa chambre pour en redescendre aussitôt.

Pauline, en haut, faisait sa malle. Elle partait le lendemain,elle avait juste le temps de fouiller ses meubles et de rangertout. À chaque minute cependant, elle allait se pencher sur larampe, tourmentée de ces pas, lourds de souffrance, qui ébranlaientles planchers. Vers quatre heures, comme elle entendait Louises’agiter davantage, elle se décida à frapper chez Lazare, quis’était enfermé, dans l’exaspération nerveuse des malheurs dont ilaccusait le sort de l’accabler.

– Nous ne pouvons la laisser ainsi, expliqua-t-elle. Ilfaut lui parler. Viens avec moi.

Justement, ils la trouvèrent au milieu du premier étage, pliéecontre la rampe, n’ayant plus la force de descendre ni demonter.

– Ma chère enfant, dit Pauline avec douceur, tu nousinquiètes… Nous allons envoyer chercher la sage-femme.

Alors, Louise se fâcha.

– Mon Dieu ! est-il possible de me torturer ainsi,lorsque je demande uniquement qu’on me laisse tranquille !… Àhuit mois, que voulez-vous que la sage-femme puisse yfaire ?

– Il serait toujours plus raisonnable de la voir.

– Non, je ne veux pas, je sais ce que c’est… Par pitié, neme parlez plus, ne me torturez pas !

Et Louise s’obstina, avec une telle exagération de colère, queLazare s’emporta à son tour. Il fallut que Pauline promîtformellement de ne pas envoyer chercher la sage-femme. Cettesage-femme était une dame Bouland, de Verchemont, qui avait dans lacontrée une réputation extraordinaire d’habileté et d’énergie. Onjurait qu’on n’aurait pas trouvé la pareille à Bayeux, ni même àCaen. C’est pourquoi Louise, très douillette, frappée dupressentiment qu’elle mourrait en couches, s’était décidée à semettre entre ses mains. Mais elle n’en avait pas moins une grandepeur de madame Bouland, la peur irraisonnée du dentiste, qui doitguérir et qu’on se décide à voir le plus tard possible.

À six heures, un calme brusque se produisit de nouveau. La jeunefemme triompha : elle le disait bien, c’étaient ses douleurshabituelles, plus fortes seulement ; on serait joliment avancéà cette heure, d’avoir dérangé le monde pour rien ! Cependant,comme elle était morte de fatigue, elle préféra se coucher, aprèsavoir mangé une côtelette. Tout serait fini, assurait-elle, si ellepouvait dormir. Et elle s’entêtait à écarter les soins, elle voulutrester seule, pendant que la famille dînait, elle défendit mêmequ’on montât la voir, de peur d’être réveillée en sursaut.

Il y avait, ce soir-là, le pot-au-feu et un morceau de veaurôti. Le commencement du repas fut silencieux, cette crise deLouise s’ajoutait à la tristesse du départ de Pauline. On évitaitle bruit des cuillers et des fourchettes, comme s’il avait puparvenir au premier étage et exaspérer encore la malade. Chanteaupourtant se lançait, racontait des histoires de grossessesextraordinaires, lorsque Véronique, qui apportait le veau découpé,dit brusquement :

– Je ne sais pas, il me semble qu’elle geint, là-haut.

Lazare se leva pour ouvrir la porte du corridor. Tous, cessantde manger, prêtaient l’oreille. On n’entendit rien d’abord ;puis, des plaintes longues, étouffées, arrivèrent.

– La voilà reprise, murmura Pauline. Je monte.

Elle jeta sa serviette, elle ne toucha même pas à la tranche deveau que la bonne lui servait. La clef heureusement se trouvait àla serrure, elle put entrer. Assise au bord de son lit, la jeunefemme, les pieds nus, enveloppée dans un peignoir, se balançaitd’un mouvement d’horloge, sous la fixité intolérable d’unesouffrance qui lui arrachait de grands soupirs réguliers.

– Ça va plus mal ? demanda Pauline.

Elle ne répondit pas.

– Veux-tu, maintenant, qu’on aille chercher madameBouland ?

Alors, elle bégaya, d’un air de résignation obsédée :

– Oui, ça m’est égal. J’aurai peut-être la paix ensuite… Jene peux plus, je ne peux plus…

Lazare, qui était monté derrière Pauline et qui écoutait à laporte, osa entrer en disant qu’il serait prudent aussi de courir àArromanches, pour ramener le docteur Cazenove, dans le cas où descomplications se présenteraient. Mais Louise se mit à pleurer. Ilsn’avaient donc pas la moindre pitié de son état ? Pourquoi lamartyriser de la sorte ? On le savait bien, toujours l’idéequ’un homme l’accoucherait l’avait révoltée. C’était en elle unepudeur maladive de femme coquette, un malaise de se montrer dansl’abandon affreux de la souffrance, qui, même devant son mari et sacousine, lui faisait serrer le peignoir autour de ses pauvres reinstordus.

– Si tu vas chercher le docteur, bégayait-elle, je mecouche, je me tourne contre le mur, et je ne réponds plus àpersonne.

– Ramène toujours la sage-femme, dit Pauline à Lazare. Jene puis croire non plus que le moment soit arrivé. Il s’agit de lacalmer seulement.

Tous deux redescendirent. L’abbé Horteur venait d’entrersouhaiter un petit bonsoir, et il restait muet devant Chanteaueffaré. On voulut que Lazare mangeât au moins un morceau de veau,avant de se mettre en route ; mais, la tête perdue, il déclaraqu’une seule bouchée l’étranglerait, il partit en courant pourVerchemont.

– Elle m’a appelée, je crois ? reprit Pauline, quis’élança vers l’escalier. Si j’avais besoin de Véronique, jetaperais… Achève de dîner sans moi, n’est-ce pas ? mononcle.

Le prêtre, gêné d’être tombé au milieu d’un accouchement, netrouvait pas ses paroles habituelles de consolation. Il finit parse retirer, après avoir promis de revenir, lorsqu’il aurait renduvisite aux Gonin, où le vieil infirme était très malade. EtChanteau demeura seul, devant la table encombrée de la débandade ducouvert. Les verres étaient à moitié pleins, le veau se figeait aufond des assiettes, les fourchettes grasses et les morceaux de painmordus déjà, traînaient, restaient jetés dans le coup d’inquiétudequi venait de passer sur la nappe. Tout en mettant une bouilloired’eau au feu, par précaution, la bonne grognait de ne pas savoirs’il fallait desservir ou laisser ainsi tout en l’air.

En haut, Pauline avait trouvé Louise debout, appuyée au dossierd’une chaise.

– Je souffre trop assise, aide-moi à marcher.

Depuis le matin, elle se plaignait de pinçures à la peau, commesi des mouches l’avaient fortement piquée. À présent, c’étaient descontractions intérieures, une sensation d’étau qui lui aurait serréle ventre, dans un écrasement de plus en plus étroit. Dès qu’elles’asseyait ou se couchait, il lui semblait qu’une masse de plomblui broyait les entrailles ; et elle éprouvait le besoin depiétiner, elle avait pris le bras de sa cousine, qui la promenaitdu lit à la fenêtre.

– Tu as un peu de fièvre, dit la jeune fille. Si tu voulaisboire ?

Louise ne put répondre. Une contraction violente l’avaitcourbée, et elle se pendait aux épaules de Pauline, dans un telfrisson, que toutes les deux en tremblaient. Il lui échappait descris, où il y avait à la fois de l’impatience et de la terreur.

– Je meurs de soif, murmura-t-elle, quand elle parla enfin.Ma langue est sèche, et tu vois comme je suis rouge… Mais, non,non ! ne me lâche pas, je tomberais. Marchons, marchonsencore, je boirai tout à l’heure.

Et elle continua sa promenade, traînant les jambes, sedandinant, pesant plus lourd au bras qui la soutenait. Pendant deuxheures, elle marcha sans relâche. Il était neuf heures. Pourquoicette sage-femme n’arrivait-elle pas ? Maintenant, elle lasouhaitait ardemment, elle disait qu’on voulait donc la voirmourir, pour la laisser si longtemps sans secours. Verchemont étaità vingt-cinq minutes, une heure aurait dû suffire. Lazares’amusait, ou bien un accident était survenu, c’était fini,personne ne reviendrait. Des nausées la secouèrent, elle eut desvomissements.

– Va-t’en, je ne veux pas que tu restes !… Est-cepossible, mon Dieu ! d’en tomber là, d’être ainsi à répugnertout le monde !

Elle gardait, dans l’abominable torture, cette uniquepréoccupation de sa pudeur et de sa grâce de femme. D’une granderésistance nerveuse, malgré ses membres délicats, elle mettait à nepas s’abandonner le reste de ses forces, tracassée de n’avoir puenfiler ses bas, inquiète des coins de nudité qu’elle montrait.Mais une gêne plus grande la saisit, des besoins imaginaires latourmentaient sans cesse, et elle voulait que sa cousine setournât, et elle s’enveloppait dans un coin de rideau, pour essayerde les satisfaire. Comme la bonne était montée offrir ses services,elle balbutia d’une voix éperdue, à la première pesanteur qu’ellecrut éprouver :

– Oh ! pas devant cette fille… Je t’en prie, emmène-laun instant dans le corridor.

Pauline commençait à perdre la tête. Dix heures sonnèrent, ellene savait comment expliquer l’absence prolongée de Lazare. Sansdoute il n’avait pas trouvé madame Bouland ; maisqu’allait-elle devenir, ignorante de ce qu’il fallait faire, aveccette pauvre femme dont la situation semblait empirer ? Sesanciennes lectures lui revenaient bien, elle aurait volontiersexaminé Louise, dans l’espoir de se rassurer et de la rassurerelle-même. Seulement, elle la sentait si honteuse, qu’elle hésitaità le lui proposer.

– Écoute, ma chère, dit-elle enfin, si tu me laissaisvoir ?

– Toi ! oh ! non, oh ! non… Tu n’es pasmariée.

Pauline ne put s’empêcher de rire.

– Ça ne fait rien, va !… Je serais si heureuse de tesoulager.

– Non ! je mourrais de honte, je n’oserais jamais pluste regarder en face.

Onze heures sonnèrent, l’attente devenait intolérable. Véroniquepartit pour Verchemont, emportant une lanterne, avec l’ordre devisiter tous les fossés. Deux fois, Louise avait tâché de se mettreau lit, les jambes brisées de fatigue ; mais elle s’étaitrelevée aussitôt, et elle se tenait debout maintenant, les brasaccoudés à la commode, s’agitant sur place, dans un perpétuelmouvement des reins. Les douleurs, qui se produisaient par crises,se rapprochaient, se confondaient en une douleur unique, dont laviolence lui coupait la respiration. À toute minute, ses mainstâtonnantes quittaient un instant la commode, glissaient le long deses flancs, allaient empoigner et soutenir ses fesses, comme pouralléger le poids qui les écrasait. Et Pauline, debout derrièreelle, ne pouvait rien, devait la regarder souffrir, détournant latête, feignant de s’occuper, lorsqu’elle la voyait ramener sonpeignoir d’un geste d’embarras, avec la préoccupation persistantede ses beaux cheveux blonds défaits et de son fin visagedécomposé.

Il était près de minuit, lorsqu’un bruit de roues fit descendrevivement la jeune fille.

– Et Véronique ? cria-t-elle du perron, enreconnaissant Lazare et la sage-femme, vous ne l’avez donc pasrencontrée ?

Lazare lui raconta qu’ils arrivaient par la route dePort-en-Bessin : tous les malheurs, madame Bouland à troislieues de là, auprès d’une femme en couches, ni voiture ni chevalpour aller la chercher, les trois lieues faites à pied, au pas decourse, et là-bas des ennuis à n’en plus finir ! Heureusementque madame Bouland avait une carriole.

– Mais la femme ? demanda Pauline, c’était donc fini,Madame a pu la quitter ?

La voix de Lazare trembla, il dit sourdement :

– La femme, elle est morte.

On entrait dans le vestibule qu’une bougie, posée sur unemarche, éclairait. Il y eut un silence, pendant que madame Boulandaccrochait son manteau. C’était une petite femme brune, maigre,jaune comme un citron, avec un grand nez dominateur. Elle parlaitfort, avait des allures despotiques, qui la faisaient vénérer despaysans.

– Si Madame veut bien me suivre, dit Pauline. Je ne savaisplus que faire, elle n’a pas cessé de se plaindre depuis lanuit.

Dans la chambre, Louise piétinait toujours devant la commode.Elle se remit à pleurer, quand elle aperçut la sage-femme. Celle-cilui posa quelques questions brèves, sur les dates, le lieu et lecaractère des douleurs. Puis elle conclut sèchement :

– Nous allons voir… Je ne peux rien dire tant que jen’aurai pas déterminé la présentation.

– C’est donc pour maintenant ? murmura la jeune femmeen larmes. Oh ! mon Dieu ! à huit mois ! Moi quicroyais avoir un mois encore !

Sans répondre, madame Bouland tapait les oreillers, les empilaitl’un sur l’autre, au milieu du lit. Lazare, qui était monté, avaitl’attitude gauche de l’homme tombé dans ce drame des couches. Ils’était approché pourtant, il avait mis un baiser sur le front ensueur de sa femme, qui ne parut même pas avoir conscience de cettecaresse encourageante.

– Allons, allons, dit la sage-femme.

Louise, effarée, tourna vers Pauline un regard dont celle-cicomprit la supplication muette. Elle emmena Lazare, tous deuxrestèrent sur le palier, sans pouvoir s’éloigner davantage. Labougie, laissée en bas, éclairait la cage de l’escalier d’une lueurde veilleuse, coupée d’ombres bizarres ; et ils se tenaientlà, l’un adossé au mur, l’autre à la rampe, face à face, immobileset silencieux. Leurs oreilles se tendaient vers la chambre. Desplaintes vagues en sortaient toujours, il y eut deux crisdéchirants. Puis, il leur sembla qu’une éternité s’écoulait,jusqu’au moment où la sage-femme ouvrit enfin. Ils allaientrentrer, lorsqu’elle les repoussa, pour sortir elle-même etrefermer la porte.

– Quoi donc ? murmura Pauline.

D’un signe, elle leur dit de descendre ; et ce fut en basseulement, dans le corridor, qu’elle parla.

– Le cas menace d’être grave. Mon devoir est de prévenir lafamille.

Lazare pâlissait. Un souffle froid lui avait glacé la face. Ilbalbutia :

– Qu’y a-t-il ?

– L’enfant se présente par l’épaule gauche, autant que j’aipu m’en assurer, et je crains même que le bras ne se dégage lepremier.

– Eh bien ? demanda Pauline.

– Dans un cas pareil, la présence d’un médecin estabsolument nécessaire… Je ne puis prendre la responsabilité del’accouchement, surtout à huit mois.

Il y eut un silence. Puis, Lazare, désespéré, se révolta. Oùvoulait-on qu’il trouvât un médecin, à cette heure de nuit ?Sa femme aurait le temps de succomber vingt fois, avant qu’il eûtramené le docteur d’Arromanches.

– Je ne crois pas à un danger immédiat, répétait lasage-femme. Partez tout de suite… Moi, je ne puis rien faire.

Et, comme Pauline à son tour la suppliait d’agir, au nom del’humanité, pour soulager du moins la malheureuse, dont les grandssoupirs continuaient à emplir la maison, elle déclara de sa voixnette :

– Non, cela m’est défendu… L’autre, là-bas, est morte. Jene veux pas que celle-ci me reste encore dans les mains.

À ce moment, on entendit s’élever, dans la salle à manger, unappel larmoyant de Chanteau.

– Vous êtes là ? entrez !… On ne me dit rien. Ily a un siècle que j’attends des nouvelles.

Ils entrèrent. Depuis le dîner interrompu, on avait oubliéChanteau. Il était resté devant la table servie, tournant sespouces, patientant, avec sa résignation somnolente d’infirme,accoutumé aux longues immobilités solitaires. Cette nouvellecatastrophe, qui révolutionnait la maison, l’attristait ; etil n’avait pas même eu le cœur de finir de manger, les yeux sur sonassiette encore pleine.

– Ça ne va donc pas bien ? murmura-t-il.

Lazare haussa rageusement les épaules. Madame Bouland, quigardait tout son calme, lui conseillait de ne pas perdre le tempsdavantage.

– Prenez la carriole. Le cheval ne marche guère. Mais, endeux heures, deux heures et demie, vous pouvez aller et revenir…D’ici là, je veillerai.

Alors, dans une détermination brusque, il s’élança dehors, avecla certitude qu’il retrouverait sa femme morte. On l’entenditjurer, taper sur le cheval, qui emporta la carriole, au milieu d’ungrand bruit de ferrailles.

– Que se passe-t-il ? demanda de nouveau Chanteau,auquel personne ne répondait.

La sage-femme remontait déjà, et Pauline la suivit, après avoirsimplement dit à son oncle que cette pauvre Louise aurait beaucoupde mal. Comme elle offrait de le coucher, il refusa, s’obstinant àrester pour savoir. Si le sommeil le prenait, il dormirait trèsbien dans son fauteuil, ainsi qu’il y dormait des après-midientières. À peine se retrouvait-il seul, que Véronique rentra, avecsa lanterne éteinte. Elle était furieuse. Depuis deux ans, ellen’avait pas lâché tant de paroles à la fois.

– Fallait le dire, qu’ils viendraient par l’autreroute ! Moi qui regardais dans tous les fossés et qui suisallée jusqu’à Verchemont comme une bête !… Là-bas encore, j’aiattendu une grande demi-heure, plantée au milieu du chemin.

Chanteau la regardait de ses gros yeux.

– Dame ! ma fille, vous ne pouviez guère vousrencontrer.

– Puis, en revenant, voilà que j’aperçois monsieur Lazaregalopant comme un fou, dans une méchante voiture… Je lui crie qu’onl’attend, et il tape plus fort, et il manque de m’écraser !…Non, j’en ai assez, de ces commissions où je ne comprendsrien ! Sans compter que ma lanterne s’est éteinte.

Et elle bouscula son maître, elle voulut le forcer à finir demanger, pour qu’elle pût au moins desservir la table. Il n’avaitpas faim, il allait pourtant prendre un peu de veau froid, histoireplutôt de se distraire. Ce qui le tracassait maintenant, c’était lemanque de parole de l’abbé. Pourquoi promettre de tenir compagnieaux gens, si l’on est décidé à rester chez soi ? Les prêtres,à la vérité, faisaient une si drôle de figure, quand les femmesaccouchaient ! Cette idée l’amusa, il se disposa gaiement àsouper tout seul.

– Voyons, monsieur, dépêchez-vous, répétait Véronique. Ilest bientôt une heure, ma vaisselle ne peut pas traîner comme çajusqu’à demain… En voilà une sacrée maison où l’on a toujours dessecousses !

Elle commençait à enlever les assiettes, lorsque Paulinel’appela de l’escalier, d’une voix pressante. Et Chanteau seretrouva en face de la table, oublié encore, sans que personnedescendît lui apporter des nouvelles.

Madame Bouland venait de prendre possession de la chambre avecautorité, fouillant les meubles, donnant des ordres. Elle fitd’abord allumer du feu, car la pièce lui paraissait humide.Ensuite, elle déclara le lit incommode, trop bas, trop mou ;et, comme Pauline lui disait avoir au grenier un vieux lit desangle, elle l’envoya chercher par Véronique, l’installa devant lacheminée, en plaçant au fond une planche et en le garnissant d’unsimple matelas. Puis, il lui fallut une quantité de linge, un drapqu’elle plia en quatre pour garantir le matelas, d’autres draps, etdes serviettes, et des torchons, qu’elle mit chauffer sur deschaises, devant le feu. Bientôt, la chambre, encombrée de ceslinges, barrée par le lit, prit l’air d’une ambulance, installée àla hâte, dans l’attente d’une bataille.

Du reste, elle ne cessait de causer maintenant, elle exhortaitLouise d’une voix militaire, comme si elle eût commandé à ladouleur. Pauline l’avait priée à voix basse de ne pas parler dumédecin.

– Ce ne sera rien, ma petite dame. Je préférerais vous voircouchée ; mais, puisque ça vous agace, marchez sans crainte,appuyez-vous sur moi… J’en ai accouché à huit mois, dont lesenfants étaient plus gros que les autres… Non, non, ça ne vous faitpas tant de mal que vous croyez. Nous allons vous débarrasser toutà l’heure, en deux temps et trois mouvements.

Louise ne se calmait pas. Ses cris prenaient un caractère dedétresse affreuse. Elle se cramponnait aux meubles ; parmoments, des paroles incohérentes annonçaient même un peu dedélire. La sage-femme, afin de rassurer Pauline, lui expliquait àdemi-voix que les douleurs de la dilatation du col étaient parfoisplus intolérables que les grandes douleurs de l’expulsion. Elleavait vu ce travail préparatoire durer deux jours, au premierenfant. Ce qu’elle redoutait, c’était la rupture des eaux, avantl’arrivée du médecin ; car la manœuvre qu’il allait êtreobligé de faire, serait alors dangereuse.

– Ce n’est plus possible, répétait Louise en haletant, cen’est plus possible… Je vais mourir…

Madame Bouland s’était décidée à lui donner vingt gouttes delaudanum dans un demi-verre d’eau. Ensuite, elle avait essayé desfrictions sur les lombes. La pauvre femme, qui perdait de sesforces, s’abandonnait davantage : – elle n’exigeait plus quesa cousine et la bonne sortissent, elle cachait seulement sa nuditésous son peignoir rabattu, dont elle tenait les pans dans ses mainscrispées. Mais le court répit amené par les frictions ne durapas ; et des contractions terribles se déclarèrent.

– Attendons, dit stoïquement madame Bouland. Je ne puisabsolument rien. Il faut laisser faire la nature.

Et même elle entama une discussion sur le chloroforme, contrelequel elle avait les répugnances de la vieille école. Àl’entendre, les accouchées mouraient comme des mouches, entre lesmains des médecins qui employaient cette drogue. La douleur étaitnécessaire, jamais une femme endormie n’était capable d’un aussibon travail qu’une femme éveillée.

Pauline avait lu le contraire. Elle ne répondait pas, le cœurnoyé de compassion devant le ravage du mal, qui anéantissait peu àpeu Louise et faisait de sa grâce, de son charme de blondedélicate, un épouvantable objet de pitié. Et il y avait en elle unecolère contre la douleur, un besoin de la supprimer, qui la luiaurait fait combattre comme une ennemie, si elle en avait connu lesmoyens.

La nuit pourtant s’écoulait, il était près de deux heures.Plusieurs fois, Louise avait parlé de Lazare. On mentait, on luidisait qu’il restait en bas, tellement secoué lui-même, qu’ilcraignait de la décourager. Du reste, elle n’avait plus consciencedu temps : les heures passaient, et les minutes lui semblaientéternelles. Le seul sentiment qui persistait dans son agitation,était que ça ne finirait jamais, que tout le monde, autour d’elle,y mettait de la mauvaise volonté. C’étaient les autres qui nevoulaient pas la débarrasser, elle s’emportait contre lasage-femme, contre Pauline, contre Véronique, en les accusant de nerien savoir de ce qu’il aurait fallu faire.

Madame Bouland se taisait. Elle jetait sur la pendule desregards furtifs, bien qu’elle n’attendit pas le médecin avant uneheure encore, car elle connaissait la lenteur fourbue du cheval. Ladilatation allait être complète, la rupture des eaux devenaitimminente ; et elle décida la jeune femme à se coucher. Puis,elle la prévint.

– Ne vous effrayez pas, si vous vous sentiez mouillée… Etne bougez plus, de grâce ! J’aimerais mieux ne rien hâtermaintenant.

Louise resta immobile pendant quelques secondes. Il lui fallaitun effort de volonté excessif, pour résister aux soulèvementsdésordonnés de la souffrance ; son mal s’en irritait, bientôtelle ne put lutter davantage, elle sauta du lit de sangle, dans unélan exaspéré de tous ses membres. À l’instant même, comme sespieds touchaient le tapis, il y eut un bruit sourd d’outre qui secrève et ses jambes furent trempées, deux larges taches parurentsur son peignoir.

– Ça y est ! dit la sage-femme, qui jura entre sesdents.

Bien que prévenue, Louise était demeurée à la même place,tremblante, regardant ce ruissellement qui sortait d’elle, avec laterreur de voir le peignoir et le tapis inondés de son sang. Lestaches restaient pâles, le flot s’était brusquement arrêté, elle serassura. Vivement, on l’avait recouchée. Et elle éprouvait un calmesoudain, un tel bien-être inattendu, qu’elle se mit à dire, d’unair de gaieté triomphante :

– C’était ça qui me gênait. À présent, je ne souffre plusdu tout, c’est fini… Je savais bien que je ne pouvais pas accoucherau huitième mois. Ce sera pour le mois prochain… Vous n’y avez rienentendu, ni les unes ni les autres.

Madame Bouland hochait la tête, sans vouloir lui gâter ce momentde répit en répondant que les grandes douleurs d’expulsion allaientvenir. Elle avertit seulement Pauline à voix basse, elle la pria dese mettre de l’autre côté du lit de sangle, pour empêcher une chutepossible, dans le cas où l’accouchée se débattrait. Mais, quand lesdouleurs reparurent, Louise ne tenta point de se lever : ellen’en trouvait désormais ni la volonté ni la force. Au premierréveil du mal, son teint s’était plombé, sa face avait pris uneexpression de désespoir. Elle cessait de parler, elle s’enfermaitdans cette torture sans fin, où elle ne comptait désormais sur lesecours de personne, si abandonnée, si misérable à la longue,qu’elle souhaitait de mourir tout de suite. D’ailleurs, cen’étaient plus les contractions involontaires, qui, depuis vingtheures, lui arrachaient les entrailles ; c’étaient à présentdes efforts atroces de tout son être, des efforts qu’elle nepouvait retenir, qu’elle exagérait elle-même, par un besoinirrésistible de se délivrer. La poussée partait du bas des côtes,descendait dans les reins, aboutissait aux aines en une sorte dedéchirure, sans cesse élargie. Chaque muscle du ventre travaillait,se bandait sur les hanches, avec des raccourcissements et desallongements de ressort ; même ceux des fesses et des cuissesagissaient, semblaient par moments la soulever du matelas. Untremblement ne la quittait plus, elle était, de la taille auxgenoux, secouée ainsi de larges ondes douloureuses, que l’onvoyait, une à une, descendre sous sa peau, dans le raidissement deplus en plus violent de la chair.

– Ça ne finira donc pas, mon Dieu ! ça ne finira doncpas ? murmurait Pauline.

Ce spectacle emportait son calme et son courage habituels. Etelle poussait elle-même, dans un effort imaginaire, à chacun desgémissements de travailleuse essoufflée dont l’accouchéeaccompagnait sa besogne. Les cris, d’abord sourds, montaient peu àpeu, s’enflaient en plaintes de fatigue et d’impuissance. C’étaitl’enragement, le han ! éperdu du fendeur de bois, qui abat sacognée depuis des heures sur le même nœud, sans avoir seulement puentamer l’écorce.

Entre chaque crise, dans les courts instants de repos, Louise seplaignait d’une soif ardente. Sa gorge sans salive avait desmouvements pénibles d’étranglement.

– Je meurs, donnez-moi à boire !

Elle buvait une gorgée de tilleul très léger, que Véroniquetenait devant le feu. Mais souvent, au moment où elle portait latasse à ses lèvres, Pauline devait la reprendre, car une autrecrise arrivait, les mains se remettaient à trembler ; tandisque la face renversée s’empourprait et que le cou se couvrait desueur, dans la poussée nouvelle qui tendait les muscles.

Il survint aussi des crampes. À toutes minutes, elle parlait dese lever pour satisfaire des besoins, dont elle prétendaitsouffrir. La sage-femme s’y opposait énergiquement.

– Restez donc tranquille. C’est un effet du travail… Quandvous serez descendue pour ne rien faire, vous serez bien avancée,n’est-ce pas ?

À trois heures, madame Bouland ne cacha plus son inquiétude àPauline. Des symptômes alarmants se manifestaient, surtout unelente déperdition des forces. On aurait pu croire que l’accouchéesouffrait moins, car ses cris et ses efforts diminuaientd’énergie ; mais la vérité était que le travail menaçait des’arrêter, dans la fatigue trop grande. Elle succombait à cesdouleurs sans fin, chaque minute de retard devenait un danger. Ledélire reparut, elle eut même un évanouissement. Madame Bouland enprofita pour la toucher encore et mieux reconnaître laposition.

– C’est bien ce que je craignais, murmura-t-elle. Est-ceque le cheval s’est cassé les jambes, qu’ils ne reviennentpas ?

Et, comme Pauline lui disait qu’elle ne pouvait laisser mourirainsi cette malheureuse, elle s’emporta.

– Croyez-vous que je sois à la noce !… Si je tente lamanœuvre et que ça tourne mal, j’aurai toutes sortes d’ennuis surle dos… Avec ça qu’on est tendre pour nous !

Quand Louise recouvra sa connaissance, elle se plaignit d’unegêne.

– C’est le petit bras qui passe, continua madame Boulandtout bas. Il est entièrement dégagé… Mais l’épaule est là, qui nesortira jamais.

Pourtant, à trois heures et demie, devant la situation de plusen plus critique, elle allait peut-être se décider à agir, lorsqueVéronique, qui remontait de la cuisine, appela Mademoiselle dans lecorridor, où elle lui dit que le médecin arrivait. On la laissa uninstant seule près de l’accouchée, la jeune fille et la sage-femmedescendirent. Au milieu de la cour, Lazare bégayait des injurescontre le cheval ; mais, quand il sut que sa femme vivaitencore, la réaction fut si forte, qu’il se calma tout d’un coup.Déjà le docteur Cazenove montait le perron, en posant à madameBouland des questions rapides.

– Votre présence brusque l’effrayerait, dit Pauline dansl’escalier. Maintenant que vous êtes là, il est nécessaire qu’on laprévienne.

– Faites vite, répondit-il simplement, d’une voixbrève.

Pauline seule entra, les autres se tinrent à la porte.

– Ma chérie, expliqua-t-elle, imagine-toi que le docteur,après t’avoir vue hier, s’est douté de quelque chose ; et ilvient d’arriver… Tu devrais consentir à le voir, puisque ça n’enfinit point.

Louise ne paraissait pas entendre. Elle roulait désespérément latête sur l’oreiller. Enfin, elle balbutia :

– Comme vous voudrez, mon, Dieu !… Est-ce que je sais,maintenant ? Je n’existe plus.

Le docteur s’était avancé. Alors, la sage-femme engagea Paulineet Lazare à descendre : elle irait leur donner des nouvelles,elle les appellerait, si l’on avait besoin d’aide. Ils seretirèrent en silence. En bas, dans la salle à manger, Chanteauvenait de s’endormir, devant la table toujours servie. Le sommeildevait l’avoir pris au milieu de son petit souper, prolongé avec lalenteur d’une distraction, car la fourchette était encore au bordde l’assiette, où se trouvait un reste de veau. Pauline, enentrant, dut remonter la lampe, qui charbonnait et s’éteignait.

– Ne l’éveillons pas, murmura-t-elle. Il est inutile qu’ilsache.

Doucement, elle s’assit sur une chaise, tandis que Lazaredemeurait debout, immobile. Une attente effroyable commença, nil’un ni l’autre ne disait un mot, ils ne pouvaient même soutenirl’angoisse de leurs regards, détournant la tête, dès que leurs yeuxse rencontraient. Et aucun bruit n’arrivait d’en haut, les plaintesaffaiblies ne s’entendaient plus, ils prêtaient vainementl’oreille, sans saisir autre chose que le bourdonnement de leurpropre fièvre. C’était ce grand silence frissonnant, ce silence demort, qui, à la longue, les épouvantait surtout. Que se passait-ildonc ? pourquoi les avait-on renvoyés ? Ils auraientpréféré les cris, une lutte, quelque chose de vivant se débattantencore sur leurs têtes. Les minutes s’écoulaient, et la maisons’enfonçait davantage dans ce néant. Enfin, la porte s’ouvrit, ledocteur Cazenove entra.

– Eh bien ? demanda Lazare, qui avait fini pars’asseoir en face de Pauline.

Le docteur ne répondit pas tout de suite. La clarté fumeuse dela lampe, cette clarté louche des longues veilles, éclairait malson vieux visage tanné où les fortes émotions ne pâlissaient queles rides. Mais, quand il parla, le son brisé de ses paroles laissavoir la lutte qui se livrait en lui.

– Eh bien ! je n’ai encore rien fait, répondit-il. Jene veux rien faire sans vous consulter.

Et, d’un geste machinal, il passa les doigts sur son front,comme pour en chasser un obstacle, un nœud qu’il ne pouvaitdéfaire.

– Mais ce n’est pas à nous de décider, docteur, ditPauline. Nous la remettons entre vos mains.

Il hocha la tête. Un souvenir importun ne le quittait pas, il sesouvenait des quelques négresses qu’il avait accouchées, auxcolonies, une entre autres, une grande fille dont l’enfant seprésentait ainsi par l’épaule et qui avait succombé, pendant qu’illa délivrait d’un paquet de chair et d’os. C’étaient, pour leschirurgiens de marine, les seules expériences possibles, des femmeséventrées à l’occasion, quand ils faisaient là-bas un serviced’hôpital. Depuis sa retraite à Arromanches, il avait bien pratiquéet acquis l’adresse de l’habitude ; mais le cas si difficilequ’il rencontrait dans cette maison amie venait de le rendre àtoute son hésitation d’autrefois. Il tremblait comme un débutant,inquiet aussi de ses vieilles mains, qui n’avaient plus l’énergiede la jeunesse.

– Il faut bien que je vous dise tout, reprit-il. La mère etl’enfant me semblent perdus… Peut-être serait-il temps encore desauver l’un ou l’autre…

Lazare et Pauline s’étaient levés, glacés du même frisson.Chanteau, réveillé par le bruit des voix, avait ouvert des yeuxtroubles, et il écoutait avec effarement les choses qu’on disaitdevant lui.

– Qui dois-je essayer de sauver ? répétait le médecin,aussi tremblant que les pauvres gens auxquels il posait cettequestion. L’enfant ou la mère ?

– Qui ? mon Dieu ! s’écria Lazare… Est-ce que jesais ? est-ce que je puis ?

Des larmes l’étranglaient de nouveau, pendant que sa cousine,très pâle, restait muette, devant cette alternative redoutable.

– Si je tente la version, continua le docteur qui discutaitses incertitudes tout haut, l’enfant sortira sans doute enbouillie. Et je crains de fatiguer la mère, elle souffre déjàdepuis trop longtemps… D’autre part, l’opération césarienneassurerait la vie du petit ; mais l’état de la pauvre femmen’est pas désespéré au point que je me sente le droit de lasacrifier ainsi… C’est une question de conscience, je vous suppliede prononcer vous-mêmes.

Les sanglots empêchaient Lazare de répondre. Il avait pris sonmouchoir, il le tordait convulsivement, dans l’effort qu’il faisaitpour retrouver un peu de raison. Chanteau regardait toujours,stupéfié. Et ce fut Pauline qui put dire :

– Pourquoi êtes-vous descendu ?… C’est mal de noustorturer, lorsque vous êtes seul à savoir et à pouvoir agir.

Justement, madame Bouland venait annoncer que la situations’aggravait.

– Est-on décidé ?… Elle s’affaiblit.

Alors, dans un de ces brusques élans qui déconcertaient, ledocteur embrassa Lazare, en le tutoyant.

– Écoute, je vais tâcher de les sauver tous les deux. Ets’ils succombent, eh bien ! j’aurai plus de chagrin que toi,parce que je croirai que c’est de ma faute.

Rapidement, avec la vivacité d’un homme résolu, il discutal’emploi du chloroforme. Il avait apporté le nécessaire, maiscertains symptômes lui donnaient la crainte d’une hémorragie, cequi était une contre-indication formelle. Les syncopes et lapetitesse du pouls le préoccupaient. Aussi résista-t-il auxsupplications de la famille, qui demandait le chloroforme, maladede ces souffrances, qu’elle partageait depuis bientôt vingt-quatreheures ; et il était encouragé dans son refus par l’attitudede la sage-femme, dont les épaules se haussaient de répugnance etde mépris.

– J’accouche bien deux cents femmes par an, murmurait-elle.Est-ce qu’elles ont besoin de ça pour se tirer d’affaire ?…Elles souffrent, tout le monde souffre !

– Montez, mes enfants, reprit le docteur. J’aurai besoin devous… Et puis, j’aime mieux vous sentir avec moi.

Tous quittaient la salle à manger, lorsque Chanteau parla enfin.Il appelait son fils.

– Viens m’embrasser… Ah ! cette pauvreLouisette ! Est-ce terrible, des affaires pareilles, au momentoù l’on ne s’y attend pas ? S’il faisait jour au moins !…Préviens-moi, quand ce sera fini.

De nouveau, il resta seul dans la pièce. La lampe charbonnait,il fermait les paupières, aveuglé par la clarté louche, repris desommeil. Pourtant, il lutta quelques minutes, promenant ses regardssur la vaisselle de la table et la débandade des chaises, où lesserviettes pendaient encore. Mais l’air était trop lourd, lesilence trop écrasant. Il succomba, ses paupières se refermèrent,ses lèvres eurent un petit souffle régulier, au milieu du désordretragique de ce dîner interrompu depuis la veille.

En haut, le docteur Cazenove conseilla de faire un grand feudans la chambre voisine, l’ancienne chambre de madameChanteau : on pourrait en avoir besoin, après la délivrance.Véronique, qui avait gardé Louise pendant l’absence de lasage-femme, alla aussitôt l’allumer. Puis toutes les dispositionsfurent prises, on remit des linges fins devant la cheminée, onapporta une seconde cuvette, on monta une bouilloire d’eau chaude,un litre d’eau-de-vie, du saindoux sur une assiette. Le docteurcrut avoir le devoir de prévenir l’accouchée.

– Ma chère enfant, dit-il, ne vous inquiétez pas, mais ilfaut absolument que j’intervienne… Votre vie nous est chère à tous,et si le pauvre petit est menacé, nous ne pouvons vous laisserainsi davantage… Vous me permettez d’agir, n’est-ce pas ?

Louise ne semblait plus entendre. Raidie par les efforts quicontinuaient malgré elle, la tête roulée à gauche sur l’oreiller,la bouche ouverte, elle avait une plainte basse, continue, quiressemblait à un râle. Lorsque ses paupières se soulevaient, elleregardait le plafond avec égarement, comme si elle se fût éveilléedans un lieu inconnu.

– Vous permettez ? répétait le docteur.

Alors, elle balbutia :

– Tuez-moi, tuez-moi tout de suite.

– Faites vite, je vous en supplie, murmura Pauline aumédecin. Nous sommes là pour prendre la responsabilité de tout.

Pourtant, il insistait, en disant à Lazare :

– Je réponds d’elle, si une hémorragie ne survient pas.Mais l’enfant me semble condamné. On en tue neuf sur dix, dans cesconditions, car il y a toujours des lésions, des fractures, parfoisun écrasement complet.

– Allez, allez, docteur, répondit le père, avec un gesteéperdu.

Le lit de sangle ne fut pas jugé assez solide. On transporta lajeune femme sur le grand lit, après avoir mis une planche entre lesmatelas. La tête vers le mur, adossée contre un entassementd’oreillers, elle avait les reins appuyés au bord même ; et onécarta les cuisses, on posa les pieds sur les dossiers de deuxpetits fauteuils.

– C’est parfait, disait le médecin en considérant cespréparatifs. Nous serons bien, ça va être très commode… Seulement,il serait prudent de la tenir, dans le cas où elle sedébattrait.

Louise n’était plus. Elle venait de s’abandonner comme unechose. Sa pudeur de femme, sa répugnance à se laisser voir dans sonmal et dans sa nudité, avaient sombré enfin, emportées par lasouffrance. Sans force pour soulever un doigt, elle n’avaitconscience ni de sa peau nue, ni de ces gens qui la touchaient. Et,découverte jusqu’à la gorge, le ventre à l’air, les jambesélargies, elle restait là, sans même un frisson, étalant samaternité ensanglantée et béante.

– Madame Bouland tiendra l’une des cuisses, continuait ledocteur, et vous, Pauline, il faut que vous nous rendiez le servicede tenir l’autre. N’ayez pas peur, serrez ferme, empêchez toutmouvement… Maintenant, Lazare serait bien gentil s’ilm’éclairait.

On lui obéissait, cette nudité avait aussi disparu pour eux. Ilsn’en voyaient que la misère pitoyable, ce drame d’une naissancedisputée, qui tuait l’idée de l’amour. À la grande clarté brutale,le mystère troublant s’en était allé de la peau si délicate auxendroits secrets, de la toison frisant en petites mèchesblondes ; et il ne restait que l’humanité douloureuse,l’enfantement dans le sang et dans l’ordure, faisant craquer leventre des mères, élargissant jusqu’à l’horreur la fente rouge,pareille au coup de hache qui ouvre le tronc et laisse couler lavie des grands arbres.

Le médecin causait toujours à demi-voix, en ôtant sa redingoteet en retroussant la manche gauche de sa chemise, au-dessus ducoude.

– On a trop attendu, l’introduction de la main seradifficile. Vous voyez, l’épaule s’est déjà engagée dans le col.

Au milieu des muscles engorgés et tendus, entre les bourreletsrosâtres, l’enfant apparaissait. Mais il était arrêté là, parl’étranglement de l’organe, qu’il ne pouvait franchir. Cependant,les efforts du ventre et des reins tâchaient encore de lechasser ; même évanouie, la mère poussait violemment,s’épuisait à ce labeur, dans le besoin mécanique de ladélivrance ; et les ondes douloureuses continuaient àdescendre, accompagnées chacune du cri de son obstination, luttantcontre l’impossible. Hors de la vulve, la main de l’enfant pendait.C’était une petite main noire, dont les doigts s’ouvraient et sefermaient par moments, comme si elle se fût cramponnée à lavie.

– Repliez un peu la cuisse, dit madame Bouland à Pauline.Il est inutile de la fatiguer.

Le docteur Cazenove s’était placé entre les deux genoux,maintenus par les deux femmes. Il se retourna, étonné des lueursdansantes qui l’éclairaient. Derrière lui, Lazare tremblait sifort, que la bougie s’agitait à son poing, comme effarée au souffled’un grand vent.

– Mon cher garçon, dit-il, posez le bougeoir sur la tablede nuit. J’y verrai plus clair.

Incapable de regarder davantage, le mari alla tomber sur unechaise, à l’autre bout de la pièce. Mais il avait beau ne plusregarder, il apercevait toujours la pauvre main du petit être,cette main qui voulait vivre, qui semblait chercher à tâtons unsecours dans ce monde, où elle arrivait la première.

Alors, le docteur s’agenouilla. Il avait enduit de saindoux samain gauche, qu’il se mit à introduire lentement, pendant qu’ilposait la droite sur le ventre. Il fallut refouler le petit bras,le rentrer tout à fait, pour que les doigts de l’opérateur pussentpasser ; et ce fut la partie dangereuse de la manœuvre. Lesdoigts, allongés en forme de coin, pénétrèrent ensuite peu à peu,avec un léger mouvement tournant, qui facilita l’introduction de lamain jusqu’au poignet. Elle s’enfonça encore, avança toujours, allachercher les genoux, puis les pieds de l’enfant ; tandis quel’autre main appuyait davantage sur le bas-ventre, en aidant labesogne intérieure. Mais on ne voyait rien de cette besogne, il n’yavait plus que ce bras disparu dans ce corps.

– Madame est très docile, fit remarquer madame Bouland. Desfois, il faut des hommes pour les tenir.

Pauline serrait maternellement contre elle la cuisse misérable,qu’elle sentait grelotter d’angoisse.

– Ma chérie, aie du courage, murmura-t-elle à son tour.

Un silence régna. Louise n’aurait pu dire ce qu’on lui faisait,elle éprouvait seulement une anxiété croissante, une sensationd’arrachement. Et Pauline ne reconnaissait plus la mince fille auxtraits fins, au charme tendre, dans la créature tordue en traversdu lit, le visage décomposé de souffrance. Des glaires, échappéesentre les doigts de l’opérateur, avaient sali le duvet doré quiombrait la peau blanche. Quelques gouttes d’un sang noir coulaientdans un pli de chair, tombaient une à une sur le linge, dont onavait garni le matelas.

Il y eut une nouvelle syncope, Louise sembla morte, et letravail de ses muscles s’arrêta presque entièrement.

– J’aime mieux ça, dit le médecin que madame Boulandavertissait. Elle me broyait la main, j’allais être obligé de laretirer, tellement la douleur devenait insupportable… Ah ! jene suis plus jeune ! ce serait fini déjà.

Depuis un instant, sa main gauche tenait les pieds, les amenaitdoucement, pour opérer le mouvement de version. Un arrêt seproduisit, il dut comprimer le bas-ventre, avec sa main droite.L’autre ressortait sans secousses, le poignet, puis les doigts. Etles pieds de l’enfant parurent enfin. Tous éprouvèrent unsoulagement, Cazenove poussa un soupir, le front en sueur, larespiration coupée, comme après un violent exercice.

– Nous y sommes, je crois qu’il n’y a pas de mal, le petitcœur bat toujours… Mais nous ne l’avons pas encore, cegaillard-là !

Il s’était relevé, il affectait de rire. Vivement, il demandaità Véronique des linges chauds. Puis, pendant qu’il lavait sa main,souillée et sanglante comme la main d’un boucher, il voulut releverle courage du mari, affaissé sur la chaise.

– Ça va être fini, mon cher. Un peu d’espoir, quediable !

Lazare ne bougea pas. Madame Bouland qui venait de tirer Louisede son évanouissement, en lui donnant à respirer un flacon d’éther,s’inquiétait surtout de voir que le travail ne se faisait plus.Elle en causait à voix basse avec le docteur, qui reprit touthaut :

– Je m’y attendais. Il faut que je l’aide.

Et, s’adressant à l’accouchée :

– Ne vous retenez pas, faites valoir vos douleurs. Si vousme secondez un peu, vous verrez comme tout marchera bien.

Mais elle eut un geste, pour dire qu’elle était sans force. Onl’entendit à peine balbutier :

– Je ne sens plus une seule partie de mon corps.

– Pauvre chérie, dit Pauline en l’embrassant. Tu es au boutde tes peines, va !

Déjà, le docteur s’était remis à genoux. Les deux femmes, denouveau, maintenaient les cuisses, tandis que Véronique lui passaitdes linges tièdes. Il avait enveloppé les petits pieds, il tiraitlentement, dans une traction douce et continue ; et ses doigtsremontaient à mesure que l’enfant descendait, il le prenait auxchevilles, aux mollets, aux genoux, saisissant à la sortie chaquepartie nouvelle. Quand les hanches apparurent, il évita toutepression sur le ventre, il contourna les reins, agit des deux mainssur les aines. Le petit coulait toujours, élargissant le bourreletdes chairs rosâtres, dans une tension croissante. Mais la mère,jusque-là docile, se débattit brusquement, sous les douleurs dontelle se trouvait reprise. Ce n’étaient plus seulement des efforts,tout son corps s’ébranlait, il lui semblait qu’on la fendait àl’aide d’un couperet très lourd, comme elle avait vu séparer lesbœufs, dans les boucheries. Sa rébellion éclata si violente,qu’elle échappa à sa cousine, et que l’enfant glissa des mains dudocteur.

– Attention ! cria-t-il. Empêchez-la donc debouger !… Si le cordon n’a pas été comprimé, nous aurons de lachance.

Il avait rattrapé le petit corps, il se hâtait de dégager lesépaules, il amenait les bras l’un après l’autre, pour que le volumede la tête n’en fût pas augmenté. Mais les soubresauts convulsifsde l’accouchée le gênaient, il s’arrêtait chaque fois, par crainted’une fracture. Les deux femmes avaient beau la maintenir de toutesleurs forces sur le lit de misère : elle les secouait, elle sesoulevait, dans un raidissement irrésistible de la nuque. En sedébattant, elle venait de saisir le bois du lit, qu’on ne pouvaitlui faire lâcher ; et elle s’y appuyait, elle détendaitviolemment les jambes, avec l’idée fixe de se débarrasser de cesgens qui la torturaient. C’étaient une crise de rage véritable, descris horribles, dans cette sensation qu’on l’assassinait, enl’écartelant des reins jusqu’au ventre.

– Il n’y a plus que la tête, dit le docteur dont la voixtremblait. Je n’ose y toucher, au milieu de ces bonds continuels…Puisque les douleurs sont revenues, elle va se délivrer sans douteelle-même. Attendons un peu.

Il dut s’asseoir. Madame Bouland, sans lâcher la mère, veillaitsur l’enfant, qui reposait au milieu des cuisses sanglantes, encoreretenu au cou et comme étranglé. Ses petits membres s’agitaientfaiblement, puis les mouvements cessèrent. On fut repris decrainte, le médecin eut l’idée d’exciter les contractions, pourprécipiter les choses. Il se leva, exerça des pressions brusquessur le ventre de l’accouchée. Et il y eut quelques minuteseffroyables, la malheureuse hurlait plus fort, à mesure que la têtesortait et repoussait les chairs, qui s’arrondissaient en un largeanneau blanchâtre. Au-dessous, entre les deux cavités distendues etbéantes, la peau délicate bombait affreusement, si amincie, qu’onredoutait une rupture. Des excréments jaillirent, l’enfant tombadans un dernier effort, sous une pluie de sang et d’eaux sales.

– Enfin, dit Cazenove. Celui-là pourra se vanter de n’êtrepas venu au monde gaiement.

L’émotion était si grande, que personne ne s’était inquiété dusexe.

– C’est un garçon, monsieur, annonça madame Bouland aumari.

Lazare, la tête tournée contre le mur, éclata en sanglots. Il yavait en lui un immense désespoir, l’idée qu’il aurait mieux valumourir tous, que de vivre encore, après de telles souffrances. Cetêtre qui naissait, le rendait triste jusqu’à la mort.

Pauline s’était penchée vers Louise, pour lui poser un nouveaubaiser sur le front.

– Viens l’embrasser, dit-elle à son cousin.

Il approcha, se pencha à son tour. Mais il fut repris d’unfrisson, au contact de ce visage couvert d’une sueur froide. Safemme était sans un souffle, les yeux fermés. Et il se remit àétouffer des sanglots, au pied du lit, la tête appuyée contre lemur.

– Je le crois mort, murmurait le docteur. Liez vite lecordon.

L’enfant, à sa naissance, n’avait pas eu ces miaulements aigres,accompagnés du gargouillement sourd qui annonce l’entrée de l’airdans les poumons. Il était d’un bleu noir, livide sur places, petitpour ses huit mois, avec une tête d’une grosseur exagérée.

Madame Bouland, d’une main rapide, coupa et lia le cordon, aprèsavoir laissé échapper une légère quantité de sang. Il ne respiraittoujours pas, les battements du cœur restaient insensibles.

– C’est fini, déclara Cazenove. Peut-être pourrait-onessayer des frictions et des insufflations ; mais je croisqu’on perdrait son temps… Et puis, la mère est là qui a grandbesoin que je songe à elle.

Pauline écoutait.

– Donnez-le-moi, dit-elle. Je vais voir… S’il ne respirepas, c’est que je n’aurais plus de souffle.

Et elle l’emporta dans la pièce voisine, après avoir pris labouteille d’eau-de-vie et des linges.

De nouvelles tranchées, beaucoup plus faibles, sortaient Louisede son accablement. C’étaient les dernières douleurs de ladélivrance. Quand le docteur eut aidé à l’expulsion du délivre, entirant sur le cordon, la sage-femme la souleva pour ôter lesserviettes, qu’un flot épais de sang venait de rougir. Ensuite,tous deux l’allongèrent, les cuisses lavées et séparées l’une del’autre par une nappe, le ventre bandé d’une large toile. Lacrainte d’une hémorragie tourmentait encore le docteur, bien qu’ilse fût assuré qu’il ne restait pas de sang à l’intérieur, et que laquantité perdue était à peu près normale. D’autre part, le délivrelui paraissait complet ; mais la faiblesse de l’accouchée, etsurtout la sueur froide dont elle était couverte, demeuraient trèsalarmantes. Elle ne bougeait plus, d’une pâleur de cire, le drap aumenton, écrasée sous les couvertures qui ne la réchauffaientpoint.

– Restez, dit à la sage-femme le médecin, qui ne lâchaitpas le pouls de Louise. Moi-même, je ne la quitterai que lorsque jeserai rassuré tout à fait.

De l’autre côté du corridor, dans l’ancienne chambre de madameChanteau, Pauline luttait contre l’asphyxie croissante du petitêtre misérable, qu’elle y avait apporté. Elle s’était hâtée de lemettre sur un fauteuil, devant le grand feu ; et, à genoux,trempant un linge dans une soucoupe pleine d’alcool, elle lefrictionnait sans relâche, avec une foi entêtée, sans même sentirla crampe qui peu à peu raidissait son bras. Il était de chair sipauvre, d’une fragilité si pitoyable, que sa grande peur étaitd’achever de le tuer, en frottant trop fort. Aussi son mouvement deva-et-vient avait-il une douceur de caresse, l’effleurement continud’une aile d’oiseau. Elle le retournait avec précaution, essayaitde rappeler la vie dans chacun de ses petits membres. Mais il neremuait toujours pas. Si les frictions le réchauffaient un peu, sapoitrine restait creuse, aucun souffle ne la soulevait encore. Aucontraire, il semblait bleuir davantage.

Alors, sans répugnance pour cette face molle, à peine lavée,elle colla sa bouche contre la petite bouche inerte. Lentement,longuement, elle soufflait, mesurant son haleine à la force desétroits poumons, où l’air n’avait pu entrer. Quand elle étouffaitelle-même, elle devait s’arrêter quelques secondes ; puis,elle recommençait. Le sang lui montait à la tête, ses oreilless’emplissaient de bourdonnements, elle eut un peu de vertige. Etelle ne lâchait pas, elle donna ainsi son souffle pendant plusd’une demi-heure, sans être encouragée par le moindre résultat.Quand elle aspirait, il ne lui venait au goût qu’une fadeur demort. Très doucement, elle avait en vain essayé de faire jouer lescôtes, en les pressant du bout des doigts. Rien ne réussissait, uneautre aurait abandonné cette résurrection impossible. Mais elle yapportait un désespoir obstiné de mère, qui achève de mettre aujour l’enfant mal venu de ses entrailles. Elle voulait qu’il vécût,et elle sentit enfin s’animer le pauvre corps, la petite boucheavait eu un frisson léger sous la sienne.

Depuis près d’une heure, l’angoisse de cette lutte la tenaitéperdue, seule dans cette pièce, oublieuse de tout. Le faible signed’existence, cette sensation si courte à ses lèvres, lui renditcourage. Elle recommença les frictions, elle continua de minute enminute à donner son souffle, alternant, se dépensant, avec sacharité débordante. C’était un besoin grandissant de vaincre, defaire de la vie. Un instant, elle craignit de s’être trompée, carses lèvres ne pressaient toujours que des lèvres immobiles. Puis,elle eut de nouveau conscience d’une rapide contraction. Peu à peu,l’air entrait, lui était pris et lui était rendu. Sous sa gorge, illui semblait entendre se régler les battements du cœur. Et sabouche ne quitta plus la petite bouche, elle partageait, ellevivait avec le petit être, ils n’avaient plus à eux deux qu’unehaleine, dans ce miracle de résurrection, une haleine lente,prolongée, qui allait de l’un à l’autre comme une âme commune. Desglaires, des mucosités lui souillaient les lèvres, mais sa joie del’avoir sauvé emportait son dégoût : elle aspirait maintenantune âpreté chaude de vie, qui la grisait. Quand il cria enfin, d’unfaible cri plaintif, elle tomba assise devant le fauteuil, remuéejusqu’au ventre.

Le grand feu brûlait très haut, emplissant la chambre d’uneclarté vive. Pauline restait par terre devant l’enfant, qu’ellen’avait pas encore regardé. Comme il était chétif ! quelpauvre être à peine formé ! Et une dernière révolte montait enelle, sa santé protestait contre ce fils misérable que Louisedonnait à Lazare. Elle baissait un regard désespéré vers seshanches, vers son ventre de vierge qui venait de tressaillir. Dansla largeur de son flanc, aurait tenu un fils solide et fort.C’était un regret immense de son existence manquée, de son sexe defemme qui dormirait stérile. La crise dont elle avait agonisépendant la nuit des noces recommençait, en face de cette naissance.Justement, le matin, elle s’était éveillée ensanglantée du fluxperdu de sa fécondité ; et, à ce moment même, après lesémotions de cette terrible nuit, elle le sentait couler sous elle,ainsi qu’une eau inutile. Jamais elle ne serait mère, elle auraitvoulu que tout le sang de son corps s’épuisât, s’en allât de lasorte, puisqu’elle n’en pouvait faire de la vie. À quoi bon sapuberté vigoureuse, ses organes et ses muscles engorgés de sève,l’odeur puissante qui montait de ses chairs, dont la force poussaiten floraisons brunes ? Elle resterait comme un champ inculte,qui se dessèche à l’écart. Au lieu de l’avorton pitoyable, pareil àun insecte nu sur le fauteuil, elle voyait le gros garçon quiserait né de son mariage, et elle ne pouvait se consoler, et ellepleurait l’enfant qu’elle n’aurait pas.

Mais le pauvre être vagissait toujours. Il se débattit, elle eutpeur qu’il ne tombât. Alors, sa charité s’éveilla devant tant delaideur et tant de faiblesse. Elle le soulagerait au moins, ellel’aiderait à vivre, comme elle avait eu la joie de l’aider ànaître. Et, dans l’oubli d’elle-même, elle acheva de lui donner lespremiers soins, elle le prit sur ses genoux, pleurant encore deslarmes, où se mêlaient le regret de sa maternité et sa pitié pourla misère de tous les vivants.

Madame Bouland, avertie, vint l’aider à laver le nouveau-né.Elles l’enveloppèrent d’abord dans un drap tiède, puis ellesl’habillèrent et le couchèrent sur le lit de la chambre, enattendant qu’on préparât le berceau. La sage-femme, stupéfaite dele trouver en vie, l’avait examiné avec soin ; et elle disaitqu’il paraissait d’une bonne conformation, mais qu’on aurait toutde même beaucoup de peine à l’élever, tant il était chétif.D’ailleurs, elle se hâta de retourner près de Louise, qui restaiten grand péril.

Comme Pauline s’installait à côté de l’enfant, Lazare entra àson tour, prévenu du miracle.

– Viens le voir, dit-elle, très émue.

Il s’approcha, mais il tremblait, ne put retenir cetteparole :

– Mon Dieu ! tu l’as couché dans ce lit !

Dès la porte, il avait eu un frisson. Cette chambre abandonnée,encore assombrie de deuil, où l’on entrait si rarement, il laretrouvait chaude et lumineuse, égayée par le pétillement du feu.Les meubles pourtant étaient demeurés à leur place, la pendulemarquait toujours sept heures trente-sept minutes, personne n’avaitvécu là, depuis que sa mère y était morte. Et c’était dans le litmême où elle avait expiré, dans ce lit sacré et redoutable, qu’ilvoyait son enfant renaître, tout petit au milieu de la largeur desdraps.

– Cela te contrarie ? demanda Pauline surprise.

Il répondit non de la tête, il ne pouvait parler, tant l’émotionl’étranglait. Puis, il bégaya enfin :

– C’est de songer à maman… Elle est partie, et en voici unautre qui partira comme elle. Pourquoi est-il venu ?

Les sanglots lui coupèrent la voix. Sa peur et son dégoût de lavie éclataient, malgré l’effort qu’il faisait pour se taire, depuisl’affreuse délivrance de Louise. Quand il eut posé la bouche sur lefront ridé de l’enfant, il se recula, car il avait cru sentir lecrâne s’enfoncer sous ses lèvres. Devant cette créature qu’iljetait si grêle dans l’existence, un remords le désespérait.

– Sois tranquille, reprit Pauline pour le rassurer. On enfera un gaillard… Ça ne signifie rien, qu’il soit si petit.

Il la regarda, et dans son bouleversement, une confessionentière lui échappa du cœur.

– C’est encore à toi que nous devons sa vie… Il me faudradonc toujours être ton obligé ?

– Moi ! répondit-elle, j’ai fait simplement ce que lasage-femme aurait fait, si elle s’était trouvée seule.

D’un geste, il lui imposa silence.

– Est-ce que tu me crois assez mauvais pour ne pascomprendre que je te dois tout ?… Depuis ton entrée dans cettemaison, tu n’as cessé de te sacrifier. Je ne reparle plus de tonargent, mais tu m’aimais encore, lorsque tu m’a donné à Louise, jele sais à cette heure… Si tu te doutais combien j’ai honte, quandje te regarde, quand je me souviens ! Tu aurais ouvert tesveines, tu étais toujours bonne et gaie, même les jours où jet’écrasais le cœur. Ah ! tu avais raison, il n’y a que lagaieté et la bonté, le reste est un simple cauchemar.

Elle essaya de l’interrompre, mais il continuait plushaut :

– Était-ce imbécile, ces négations, ces fanfaronnades, toutce noir que je broyais par crainte et par vanité ! C’est moiqui ai fait notre vie mauvaise, et la tienne, et la mienne, etcelle de la famille… Oui, toi seule étais sage. L’existence devientsi facile, lorsque la maison est en belle humeur et qu’on y vit lesuns pour les autres !… Si le monde crève de misère, qu’ilcrève au moins gaiement, en se prenant lui-même en pitié !

La violence de ces phrases la fit sourire, elle lui saisit lesmains.

– Voyons, calme-toi… Puisque tu reconnais que j’ai raison,te voilà corrigé, tout marchera bien.

– Ah ! oui, corrigé ! Je dis ça en ce moment,parce qu’il y a des heures où la vérité sort quand même. Mais,demain, je retomberai dans mon tourment. Est-ce qu’onchange !… Non, ça ne marchera pas mieux, ça marchera de plusen plus mal au contraire. Tu le sais aussi bien que moi… C’est mabêtise qui m’enrage !

Alors, elle l’attira doucement, elle lui dit de son airgrave :

– Tu n’es ni bête ni mauvais, tu es malheureux…Embrasse-moi, Lazare.

Ils échangèrent un baiser, devant le pauvre petit être quisemblait assoupi ; et c’était un baiser de frère et de sœur,où il n’y avait plus rien du coup de désir dont ils brûlaientencore la veille.

L’aube se levait, une aube grise d’une grande douceur. Cazenovevint voir l’enfant, qu’il s’émerveilla de trouver en si bon état.Il fut d’avis de le reporter dans la chambre, car il croyaitmaintenant pouvoir répondre de Louise. Lorsqu’on présenta le petità sa mère, elle eut un pâle sourire. Puis, elle ferma les yeux,elle fut prise d’un de ces grands sommeils réparateurs, qui sont laconvalescence des accouchées. On avait ouvert légèrement lafenêtre, pour chasser l’odeur du sang ; et une fraîcheurdélicieuse, un souffle de vie montait avec la marée haute. Tousrestaient immobiles, las et heureux, devant le lit où elle dormait.Enfin, ils se retirèrent à pas étouffés, en ne laissant près d’elleque madame Bouland.

Le médecin, pourtant, ne partit que vers huit heures. Il avaittrès faim, Lazare et Pauline eux-mêmes tombaient d’inanition ;et il fallut que Véronique leur fit du café au lait et uneomelette. En bas, ils venaient de retrouver Chanteau, oublié detous, dormant profondément dans son fauteuil. Rien n’avait bougé,la salle était seulement empoisonnée par la fumée âcre de la lampe,qui filait encore. Pauline fit remarquer en riant que la table, oùles couverts étaient restés, allait être toute prête. Elle balayales miettes, elle remit un peu d’ordre. Puis, comme le café au laitse faisait attendre, ils attaquèrent le veau froid, avec desplaisanteries sur le repas interrompu par ces couches terribles.Maintenant que le danger était passé, ils montraient une gaieté degamins.

– Vous me croirez si vous voulez, répétait Chanteau ravi,mais je dormais sans dormir… J’étais furieux qu’on ne descendît pasme donner des nouvelles, et je n’avais cependant aucune inquiétude,car je rêvais que tout marchait très bien.

Sa joie redoubla, lorsqu’il vit paraître l’abbé Horteur, quiaccourait après sa messe. Il le plaisanta violemment.

– Eh bien ! quoi donc ? c’est comme ça que vousme lâchez ?… Les enfants vous font peur ?

Le prêtre, pour se tirer d’embarras, raconta qu’il avait un soiraccouché une femme sur une route, et baptisé l’enfant. Ensuite, ilaccepta un petit verre de curaçao.

Un clair soleil jaunissait la cour, lorsque le docteur Cazenoveprit enfin congé. Comme Lazare et Pauline l’accompagnaient, ildemanda tout bas à cette dernière :

– Vous ne partez pas aujourd’hui ?

Elle resta un instant silencieuse. Ses grands yeux songeurs selevaient, semblaient regarder au loin, dans l’avenir.

– Non, répondit-elle. Je dois attendre.

Chapitre 11

 

Après un mois de mai abominable, les premiers jours de juinfurent très chauds. Le vent d’ouest soufflait depuis troissemaines, des tempêtes avaient ravagé les côtes, éventré desfalaises, englouti des barques, tué du monde ; et ce grandciel bleu, cette mer de satin, ces journées tièdes et claires quiluisaient maintenant, prenaient une douceur infinie.

Par cette après-midi superbe, Pauline s’était décidée à roulersur la terrasse le fauteuil de Chanteau, et à coucher près de lui,au milieu d’une couverture de laine rouge, le petit Paul, âgé déjàde dix-huit mois. Elle était sa marraine, elle gâtait l’enfantautant que le vieillard.

– Le soleil ne va pas te gêner, mon oncle ?

– Non, par exemple ! Il y a si longtemps que je nel’ai vu !… Et Paul, tu le laisses s’endormir là ?

– Oui, oui, l’air lui fera du bien.

Elle s’était agenouillée sur un coin de la couverture, elle leregardait, vêtu d’une robe blanche, avec ses jambes et ses bras nusqui passaient. Les yeux fermés, il tournait vers le ciel sa petiteface rose et immobile.

– C’est vrai, qu’il s’est endormi tout de suite,murmura-t-elle. Il était las de se rouler… Veille à ce que lesbêtes ne le tourmentent pas.

Et elle menaça du doigt la Minouche, assise sur la fenêtre de lasalle à manger, où elle faisait une grande toilette. Dans le sable,à l’écart, Loulou, étendu tout de son long, ouvrait de temps àautre un œil méfiant, sans cesse prêt à grogner et à mordre.

Comme Pauline se relevait, Chanteau poussa une plaintesourde.

– Ça te reprend ?

– Oh ! ça me reprend ! c’est-à-dire que ça ne mequitte plus… Je me suis plaint, n’est-ce pas ? Est-ce drôle.J’en arrive à ne pas même m’en apercevoir !

Il était devenu un objet d’effroyable pitié. Peu à peu, lagoutte chronique avait accumulé la craie à toutes ses jointures,des tophus énormes s’étaient formés, perçant la peau de végétationsblanchâtres. Les pieds, qu’on ne voyait pas, enfouis dans deschaussons, se rétractaient sur eux-mêmes, pareils à des pattesd’oiseau infirme. Mais les mains étalaient l’horreur de leurdifformité, gonflées à chaque phalange de nœuds rouges et luisants,les doigts déjetés par les grosseurs qui les écartaient, toutes lesdeux comme retournées de bas en haut, la gauche surtout qu’uneconcrétion de la force d’un petit œuf rendait hideuse. Au coude, dumême côté, un dépôt plus volumineux avait déterminé un ulcère. Etc’était à présent l’ankylose complète, ni les pieds ni les mains nepouvaient servir, les quelques jointures qui jouaient encore àdemi, craquaient comme si on avait secoué un sac de billes. À lalongue, son corps lui-même semblait s’être pétrifié dans laposition qu’il avait adoptée pour mieux endurer le mal, penché enavant, avec une forte déviation à droite ; si bien qu’il avaitpris la forme du fauteuil, et qu’il restait ainsi plié et tordu,lorsqu’on le couchait. La douleur ne le quittait plus,l’inflammation reparaissait à la moindre variation du temps, pourun doigt de vin ou pour une bouchée de viande, pris en dehors deson régime sévère.

– Si tu voulais une tasse de lait, lui demanda Pauline,cela te rafraîchirait peut-être ?

– Ah ! oui, du lait ! répondit-il entre deuxgémissements. Encore une jolie invention que leur cure delait ! Je crois qu’ils m’ont achevé avec ça… Non, non, rien,c’est ce qui me réussit le mieux.

Il lui demanda pourtant de changer sa jambe gauche de place, caril ne pouvait la remuer à lui seul.

– La gredine brûle aujourd’hui. Mets-la plus loin,pousse-la donc ! Bien, merci… Quelle belle journée !ah ! mon Dieu ! ah ! mon Dieu !

Les yeux sur le vaste horizon, il continua de gémir sans enavoir conscience. Son cri de misère était à présent comme sonhaleine même. Vêtu d’un gros molleton bleu, dont l’ampleur noyaitses membres pareils à des racines, il abandonnait sur ses genouxses mains contrefaites, lamentables au grand soleil. Et la merl’intéressait, cet infini bleu où passaient des voiles blanches,cette route sans borne, ouverte devant lui qui n’était plus capablede mettre un pied devant l’autre.

Pauline, que les jambes nues du petit Paul inquiétaient, s’étaitagenouillée de nouveau, pour rabattre un coin de la couverture.Pendant trois mois, elle avait dû, chaque semaine, partir le lundisuivant. Mais les mains faibles de l’enfant la retenaient avec unepuissance invincible. Le premier mois, on avait redouté tous lesmatins de ne pas le voir vivre jusqu’au soir. Elle seulerecommençait le miracle de le sauver à chaque seconde, car la mèreétait encore au lit, et la nourrice qu’il avait fallu prendre,donnait son lait simplement, avec la stupidité docile d’unegénisse. C’étaient des soins continus, la température surveilléesans cesse, l’existence ménagée heure par heure, une véritableobstination de poule couveuse, pour remplacer le mois de gestationqui lui manquait. Après ce premier mois, il avait heureusement prisla force d’un enfant né à terme, et il s’était peu à peu développé.Mais il restait toujours bien chétif, elle ne le quittait pas uneminute, depuis son sevrage surtout, dont il avait souffert.

– Comme ça, dit-elle, il n’aura pas froid… Vois donc, mononcle, est-il joli, dans ce rouge ! Ça le rend tout rose.

Chanteau, péniblement, tourna la tête, la seule partie de soncorps qu’il pût remuer. Il murmurait :

– Si tu l’embrasses, tu vas le réveiller. Laisse-le donc,ce chérubin… As-tu vu ce vapeur, là-bas ? ça vient du Havre.Hein ? file-t-il !

Pauline dut regarder le vapeur, pour lui faire plaisir. C’étaitun point noir sur l’immensité des eaux. Un mince trait de fuméetachait l’horizon. Elle demeura un moment immobile, en face decette mer si calme, sous le grand ciel si limpide, heureuse de cebeau jour.

– Avec tout ça, mon ragoût brûle, dit-elle en se dirigeantvers la cuisine.

Mais, comme elle allait rentrer dans la maison, une voix cria,du premier étage :

– Pauline !

C’était Louise qui s’accoudait à la fenêtre de l’anciennechambre de madame Chanteau, occupée maintenant par le ménage. Àmoitié peignée, vêtue d’une camisole, elle continua d’une voixaigre :

– Si c’est Lazare qui est là, dis-lui de monter.

– Non, il n’est pas de retour.

Alors, elle s’emporta tout à fait.

– Je savais bien qu’on le verrait seulement ce soir, encores’il daigne revenir ! Il a déjà découché cette nuit, malgré sapromesse formelle… Ah ! il est gentil ! Lorsqu’il va àCaen, on ne peut plus l’en arracher.

– Il a si peu de distractions ! répondit doucementPauline. Et puis, cette affaire des engrais lui aura pris du temps…Sans doute, il profitera du cabriolet du docteur pour rentrer.

Depuis qu’ils habitaient Bonneville, Lazare et Louise vivaientdans de continuelles tracasseries. Ce n’étaient point des querellesfranches, mais des mauvaises humeurs sans cesse renaissantes, lavie misérablement gâtée de deux êtres qui ne s’entendaient pas.Elle, après des suites de couches longues et pénibles, traînait uneexistence vide, ayant l’horreur des soins du ménage, tuant lesjours à lire, à faire durer sa toilette jusqu’au dîner. Lui, reprisd’un ennui immense, n’ouvrait même pas un livre, passait les heureshébété en face de la mer, ne tentait que de loin en loin une fuiteà Caen, d’où il revenait plus las encore. Et Pauline, qui avait dûgarder la conduite de la maison, leur était devenue indispensable,car elle les réconciliait trois fois par jour.

– Tu devrais finir de t’habiller, reprit-elle. Le curé netardera pas sans doute, tu resterais avec lui et mon oncle. Moi, jesuis si occupée !

Mais Louise ne lâchait point sa rancune.

– S’il est possible ! s’absenter si longtemps !Mon père me l’écrivait hier, le reste de notre argent ypassera.

En effet, Lazare s’était déjà laissé voler dans deux affairesmalheureuses, au point que Pauline, inquiète pour l’enfant, luiavait, comme marraine, fait le cadeau des deux tiers de ce qu’ellepossédait encore, en prenant sur sa tête une assurance qui devaitlui donner cent mille francs, le jour de sa majorité. Elle n’avaitplus que cinq cents francs de rente, son seul chagrin était derestreindre ses aumônes accoutumées.

– Une jolie spéculation que ces engrais ! poursuivaitLouise. Mon père l’en aura dissuadé, et s’il ne rentre pas, c’estqu’il s’amuse… Oh ! ça, je m’en moque, il peut biencourir !

– Alors, pourquoi te fâches-tu ? répliqua Pauline. Va,le pauvre garçon ne songe guère au mal… Descends, n’est-cepas ? A-t-on idée de cette Véronique qui disparaît un samediet qui me laisse toute sa cuisine sur les bras !

C’était une aventure inexplicable, qui occupait la maison depuisdeux heures. La bonne avait épluché ses légumes pour le ragoût,plumé et troussé un canard, préparé jusqu’à sa viande dans uneassiette ; puis, brusquement, elle était comme rentrée sousterre, on ne l’avait plus revue. Pauline s’était enfin décidée àmettre elle-même le ragoût au feu, stupéfiée de cettedisparition.

– Elle n’a donc pas reparu ? demanda Louise, distraitede sa colère.

– Mais non ! répondit la jeune fille. Tu ne sais pasce que je suppose, maintenant ? Elle a payé son canardquarante sous à une femme qui passait, et je me souviens de luiavoir dit que j’en avais vu de plus beaux pour trente sous, àVerchemont. Tout de suite sa figure s’est retournée, elle m’a jetéun de ses mauvais regards… Eh bien ! je parie qu’elle estallée à Verchemont voir si je n’avais pas menti.

Elle riait, et il y avait de la tristesse dans son rire, carelle souffrait des violences dont Véronique était reprise contreelle, sans cause raisonnable. Le travail en retour qui se faisaitchez cette fille depuis la mort de madame Chanteau, l’avait peu àpeu ramenée à sa haine d’autrefois.

– Voilà plus d’une semaine qu’on ne peut en tirer un mot,dit Louise. Toutes les bêtises sont possibles, avec un pareilcaractère.

Pauline eut un geste de tolérance.

– Bah ! laissons-la satisfaire ses lubies. Ellereviendra toujours, et nous ne mourrons pas encore de faim cettefois.

Mais l’enfant, sur la couverture, remuait. Elle courut sepencher.

– Quoi donc ? mon chéri.

La mère, toujours à la fenêtre, regarda un instant, puisdisparut dans la chambre. Chanteau, absorbé, tourna seulement latête, lorsque Loulou se mit à grogner ; et ce fut lui quiprévint sa nièce.

– Pauline, voici ton monde.

Deux galopins déguenillés arrivaient, les premiers de la bandedont elle recevait la visite chaque samedi. Comme le petit Pauls’était rendormi aussitôt, elle se releva en disant :

– Ah ! ils tombent bien ! Je n’ai pas une minute…Restez tout de même, asseyez-vous sur le banc. Et toi, mon oncle,s’il en arrive d’autres, tu les feras asseoir à côté de ceux-ci… Ilfaut absolument que je donne un coup d’œil à mon ragoût.

Lorsqu’elle revint, au bout d’un quart d’heure, il y avait déjàsur le banc deux garçons et deux filles, ses anciens petitspauvres, mais grandis, gardant leurs habitudes de mendicité.

D’ailleurs, jamais tant de misère ne s’était abattu surBonneville. Pendant les tempêtes de mai, les trois dernièresmaisons venaient d’être écrasées contre la falaise. C’était fini,les grandes marées avaient achevé de balayer le village, après dessiècles d’assaut, dans l’envahissement continu de la mer, quichaque année mangeait un coin du pays. Il n’y avait plus, sur lesgalets, que les vagues conquérantes, effaçant jusqu’aux traces desdécombres. Les pêcheurs, chassés du trou où des générationss’étaient obstinées sous l’éternelle menace, avaient bien étéforcés de monter plus haut, dans le ravin, et ils campaient en tas,les plus riches bâtissaient, les autres s’abritaient sous desroches, tous fondaient un autre Bonneville, en attendant que leflot les délogeât encore, après de nouveaux siècles de bataille.Pour achever son œuvre de destruction, la mer avait dû emporterd’abord les épis et les palissades. Ce jour-là, le vent soufflaitdu nord, des paquets d’eau monstrueux s’écroulaient avec un telfracas, que les secousses remuaient l’église. Lazare, averti,n’avait pas voulu descendre. Il était resté sur la terrasse,regardant arriver le flux ; tandis que les pêcheurs couraientvoir, excités par cette furieuse attaque. Un orgueil terrifiédébordait en eux : hurlait-elle assez fort, allait-elle luinettoyer ça, la gueuse ! En moins de vingt minutes, en effet,tout avait disparu, les palissades éventrées, les épis brisés,réduits en miettes. Et ils hurlaient avec elle, ils gesticulaientet dansaient comme des sauvages, soulevés par l’ivresse du vent etde l’eau, cédant à l’horreur de ce massacre. Puis, pendant queLazare leur montrait le poing, ils s’étaient sauvés, ayant à leurstalons le galop enragé des vagues, que rien n’arrêtait plus.Maintenant, ils crevaient la faim, ils geignaient dans le nouveauBonneville, en accusant la gueuse de leur ruine et en serecommandant à la charité de la bonne demoiselle.

– Que fais-tu là ? cria Pauline, lorsqu’elle aperçutle fils Houtelard. Je t’avais défendu de rentrer ici.

C’était à cette heure un grand gaillard, qui approchait de sesvingt ans. Son allure triste et peureuse d’enfant battu avaittourné à de la sournoiserie. Il répondit en baissant lesyeux :

– Faut avoir pitié de nous, mademoiselle. Nous sommes simalheureux, depuis que le père est mort !

Houtelard, parti en mer un soir de gros temps, n’était jamaisrevenu ; on n’avait même rien retrouvé, ni son corps, ni celuide son matelot, ni une planche de la barque. Mais Pauline, forcéede surveiller ses aumônes, avait juré de ne rien donner au fils nià la veuve, tant qu’ils vivraient ouvertement en ménage. Dès lamort du père, la belle-mère, cette ancienne bonne qui rouait lepetit de coups, par avarice et méchanceté, s’en était fait un mari,à présent qu’il n’avait plus l’âge d’être battu. Tout Bonnevilleriait du nouvel arrangement.

– Tu sais pourquoi je ne veux pas que tu remettes les piedschez moi, reprit Pauline. Quand tu auras changé de conduite, nousverrons.

Alors, d’une voix traînante, il plaida sa cause.

– C’est elle qui a voulu. Elle m’aurait battu encore. Etpuis, ce n’est pas ma mère, ça ne fait rien que ce soit avec moi ouavec un autre… Donnez-moi quelque chose, mademoiselle. Nous avonstout perdu. Moi, je m’en sortirais ; mais c’est pour elle quiest malade, oh ! bien vrai, je le jure !

La jeune fille, apitoyée, finit par le renvoyer avec un pain etun pot-au-feu. Elle promit même d’aller voir la malade et de luiporter des remèdes.

– Ah ! oui, des remèdes ! murmura Chanteau. Tâchede lui en faire avaler un ! Ça ne veut que de la viande.

Déjà Pauline s’occupait de la petite Prouane, qui avait touteune joue emportée.

– Comment as-tu pu te faire ça ?

– Je suis tombée contre un arbre, mademoiselle.

– Contre un arbre ?… On dirait plutôt un coup surl’angle d’un meuble.

Grande fille à présent, les pommettes saillantes, ayant toujoursles gros yeux hagards d’une hallucinée, elle faisait de vainsefforts pour se tenir poliment debout. Ses jambes s’affaissaient,sa langue épaisse n’arrivait pas à articuler les mots.

– Mais tu as bu, malheureuse ! s’écria Pauline, qui laregardait fixement.

– Oh ! mademoiselle, si l’on peut dire !

– Tu es ivre et tu es tombée chez toi, n’est-ce pas ?Je ne sais ce que vous avez tous dans le corps… Assieds-toi, jevais chercher de l’arnica et du linge.

Elle la pansa, tout en cherchant à lui faire honte. C’étaitbeau, pour une fille de son âge, de se griser ainsi avec son pèreet sa mère, des ivrognes qu’on trouverait morts un matin, assomméspar le calvados ! La petite l’écoutait, semblait s’endormir,les yeux troubles. Quand elle fut pansée, elle bégaya :

– Papa se plaint de douleurs, je le frotterais, si vous medonniez un peu d’eau-de-vie camphrée.

Pauline et Chanteau ne purent s’empêcher de rire.

– Non, je sais où elle passerait, mon eau-de-vie ! Jeveux bien te donner un pain, et encore je suis sûre que vous allezle vendre pour en boire l’argent… Reste assise. Cuche tereconduira.

À son tour, le fils Cuche s’était levé. Il avait les pieds nus,il portait pour tout vêtement une vieille culotte et un morceau dechemise déloqueté, qui laissaient voir sa peau, noire de hâle,labourée par les ronces. Maintenant que les hommes ne voulaientplus de sa mère, tombée à une décrépitude affreuse, lui-mêmebattait le pays pour lui amener encore du monde. On le rencontraitcourant les routes, sautant les haies avec une agilité de loup,vivant en bête que la faim jette sur toutes les proies. C’était ledernier degré de la misère et de l’abjection, une telle déchéancehumaine, que Pauline le regardait avec remords, comme si elle sefût sentie coupable de laisser une créature dans un pareil cloaque.Mais, à chacune de ses tentatives pour l’en tirer, il étaittoujours prêt à fuir, par haine du travail et de la servitude.

– Puisque te voilà revenu, dit-elle avec douceur, c’est quetu as réfléchi sur mes paroles de samedi dernier. Je veux voir unreste de bons sentiments, dans les visites que tu me rends encore…Tu ne peux mener davantage une si vilaine existence, et moi je nesuis plus assez riche, il m’est impossible de te nourrir à ne rienfaire… Es-tu décidé à accepter ce que je t’ai proposé ?

Depuis sa ruine, elle tâchait de suppléer à son manque d’argent,en intéressant à ses pauvres d’autres personnes charitables. Ledocteur Cazenove avait enfin obtenu l’entrée de la mère de Cucheaux Incurables de Bayeux, et elle-même tenait cent francs enréserve pour habiller le fils, auquel elle avait trouvé une placed’homme d’équipe, sur la ligne de Cherbourg. Pendant qu’elleparlait, il baissait la tête, il l’écoutait d’un air défiant.

– C’est entendu, n’est-ce pas ? continua-t-elle. Tuaccompagneras ta mère, puis tu te rendras à ton poste.

Mais, comme elle s’avançait vers lui, il fit un bond en arrière.Ses yeux baissés ne la quittaient point, il avait cru qu’ellecherchait à le saisir aux poignets.

– Quoi donc ? demanda-t-elle, surprise.

Alors, il murmura, de son air inquiet d’animalfarouche :

– Vous allez me prendre pour m’enfermer. Je ne veuxpas.

Et, dès lors, tout fut inutile. Il la laissait parler, semblaitconvaincu par ses bonnes raisons ; seulement, dès qu’ellebougeait, il se jetait vers la porte ; et, d’un branle obstinéde la tête, il refusait pour sa mère, il refusait pour lui, ilpréférait ne pas manger et vivre libre.

– Hors d’ici, fainéant ! finit par crier Chanteauindigné. Tu es bien bonne de t’occuper d’un pareilvaurien !

Les mains de Pauline tremblaient de sa charité inutile, de sonamour des autres qui se brisait contre cette misère volontaire.Elle eut un geste de tolérance désespérée.

– Va, mon oncle, ils souffrent, il faut qu’ils mangent toutde même.

Et elle rappela Cuche pour lui donner, comme les autres samedis,un pain et quarante sous. Mais il recula encore, il ditenfin :

– Mettez ça par terre et allez-vous-en… Je leramasserai.

Elle dut lui obéir. Il s’avança avec précaution, en lasurveillant toujours du regard. Puis, quand il eut ramassé lesquarante sous et le pain, il se sauva, au galop de ses piedsnus.

– Sauvage ! cria Chanteau. Il viendra, une de cesnuits, nous étrangler tous… C’est comme cette fille de galérien quiest là, je mettrais ma main au feu que c’est elle qui m’a volé monfoulard, l’autre jour.

Il parlait de la petite Tourmal, dont le grand-père était allérejoindre le père en prison. Elle seule restait sur le banc, avecla petite Prouane, hébétée d’ivresse. Elle s’était levée, sansparaître entendre cette accusation de vol, et elle avait commencé àgeindre.

– Ayez pitié, ma bonne demoiselle… Il n’y a plus que mamanet moi à la maison, les gendarmes entrent tous les soirs pour nousbattre, mon corps est une plaie, maman est en train de mourir…Oh ! ma bonne demoiselle, faudrait de l’argent, et du bouillongras, et du bon vin…

Chanteau, exaspéré par ces mensonges, se remuait dans sonfauteuil. Mais Pauline aurait donné sa chemise.

– Tais-toi, murmura-t-elle. Tu obtiendrais davantage, si tuparlais moins… Reste là, je vais te faire un panier.

Comme elle revenait avec une vieille bourriche à poisson, oùelle avait mis un pain, deux litres de vin, de la viande, elletrouva sur la terrasse une autre de ses clientes, la petite Gonin,qui amenait sa fille, une gamine de vingt mois déjà. La mère, âgéede seize ans, était si frêle, si peu formée, qu’elle semblait unesœur aînée promenant sa sœur cadette. Elle avait peine à la porter,mais elle la traînait ainsi, sachant que mademoiselle adorait lesenfants et qu’elle ne leur refusait rien.

– Mon Dieu ! qu’elle est grosse ! s’écria Paulineen prenant la fillette dans ses bras. Et dire qu’elle n’a pas sixmois de plus que notre Paul !

Malgré elle, son regard se reportait avec tristesse sur lepetit, qui dormait toujours, au milieu de la couverture. Cettefille-mère, accouchée si jeune, était bien heureuse d’avoir uneenfant de cette grosseur. Pourtant, elle se plaignait.

– Si vous saviez ce qu’elle mange, mademoiselle ! Etje n’ai pas de linge, je ne sais comment l’habiller… Avec ça,depuis que papa est mort, maman et son homme tombent sur moi. Ilsme traitent comme la dernière des dernières, ils me disent que,quand on fait la vie, ça doit rapporter au lieu de coûter.

On avait, en effet, trouvé un matin le vieil infirme mort dansson coffre à charbon ; et il était si noir de coups, qu’uninstant la police avait failli s’en mêler. Maintenant, la femme etson amant parlaient d’étrangler cette morveuse inutile, qui prenaitsa part de la soupe.

– Pauvre mignonne ! murmura Pauline. J’ai mis desaffaires de côté, et je suis en train de lui tricoter des bas… Tudevrais me l’amener plus souvent, il y a toujours du lait ici, ellemangerait des petites soupes de gruau… Je passerai voir ta mère, jelui ferai peur, puisqu’elle te menace encore.

La petite Gonin avait repris sa fille, tandis que mademoisellepréparait aussi pour elle un paquet. Elle s’était assise, elle latenait sur les genoux, avec une maladresse de gamine jouant à lapoupée. Ses yeux clairs gardaient une continuelle surprise del’avoir faite, et bien qu’elle l’eût nourrie, elle manquait souventde la laisser tomber, quand elle la berçait sur sa poitrine plate.Mademoiselle l’avait sévèrement grondée, un jour que, pour sebattre à coups de pierres avec la petite Prouane, elle venait deposer son enfant au bord de la route, dans un tas de cailloux.

Mais l’abbé Horteur parut sur la terrasse.

– Voilà monsieur Lazare et le docteur, annonça-t-il.

On entendit au même instant le bruit du cabriolet ; et,pendant que Martin, l’ancien matelot à la jambe de bois, mettait lecheval à l’écurie, Cazenove descendit de la cour, encriant :

– Je vous ramène un gaillard qui a découché, paraît-il.Vous n’allez pas lui couper la tête ?

Lazare arrivait à son tour, avec un pâle sourire. Ilvieillissait vite, les épaules courbées, le visage terreux, commedévoré par l’angoisse intérieure qui le détruisait. Sans doute ilallait dire la cause de son retard, lorsque la fenêtre du premierétage, restée entrouverte, fut refermée rageusement.

– Louise n’est pas prête, expliqua Pauline. Elle descendradans une minute.

Tous se regardèrent, il y eut une gêne, ce bruit irritéannonçait une querelle. Après avoir fait un pas vers l’escalier,Lazare préféra attendre. Il embrassa son père et le petitPaul ; puis, pour dissimuler son inquiétude, il s’en prit à sacousine, il murmura d’une voix maussade :

– Débarrasse-nous vite de cette vermine. Tu sais que jen’aime pas la rencontrer sous mes pieds.

Il parlait des trois filles restées sur le banc. Pauline se hâtade nouer le paquet de la petite Gonin.

– Partez maintenant, dit-elle. Vous deux, vous allezreconduire votre camarade, pour qu’elle ne tombe pas encore… Etsois bien sage, toi, avec ton bébé. Tâche de ne pas l’oublier enroute.

Comme elles partaient enfin, Lazare voulut visiter le panier dela petite Tourmal. Elle y avait déjà caché une vieille cafetière,jetée dans un coin et volée par elle. On les poussa toutes troisdehors, celle qui était soûle culbutait entre les deux autres.

– Quel peuple ! s’écria le curé, en s’asseyant à côtéde Chanteau. Dieu les abandonne, décidément. Dès leur premièrecommunion, ces coquines-là font des enfants, boivent et volentcomme père et mère… Ah ! je leur ai bien prédit les malheursqui les accablent.

– Dites donc, mon cher, demanda ironiquement le médecin àLazare, est-ce que vous allez reconstruire les fameuxépis ?

Mais celui-ci eut un geste violent, les allusions à sa batailleperdue contre la mer l’exaspéraient. Il cria :

– Moi !… Je laisserais la marée entrer chez nous, sansmettre seulement un balai en travers du chemin, pour l’arrêter…Ah ! non, par exemple ! j’ai été trop bête, on nerecommence pas ces bêtises-là deux fois ! Quand on pense quej’ai vu ces misérables danser, le jour du désastre !… Etsavez-vous ce que je soupçonne ? c’est qu’ils ont dû scier mespoutres, la veille des grandes eaux, car il est impossible qu’ellesaient craqué toutes seules.

Il sauvait ainsi son amour-propre de constructeur. Puis, le brastendu vers Bonneville, il ajouta :

– Qu’ils crèvent ! je danserai à mon tour !

– Ne te fais donc pas si mauvais, dit Pauline de son airtranquille. Il n’y a que les pauvres qui aient le droit d’êtreméchants… Tu les reconstruirais tout de même, ces épis.

Déjà il s’était calmé, comme épuisé par ce dernier éclat depassion.

– Oh ! non, murmura-t-il, ça m’ennuierait trop… Maistu as raison, rien ne vaut la peine de se mettre en colère. Qu’ilssoient noyés, qu’ils ne le soient pas, est-ce que ça meregarde ?

Un silence régna de nouveau. Chanteau était retombé dans sonimmobilité douloureuse, après avoir levé la tête pour recevoir lebaiser de son fils. Le curé tournait ses pouces, le docteurmarchait, les mains derrière le dos. Tous, à présent, regardaientle petit Paul endormi, que Pauline défendait même contre lescaresses de son père, ne voulant pas qu’on le réveillât. Depuisleur arrivée, elle les priait de baisser la voix, de ne paspiétiner si fort autour de la couverture ; et elle finissaitpar menacer de la cravache Loulou, qui grognait encore d’avoirentendu mener le cheval à l’écurie.

– Si tu crois qu’il se taira ! reprit Lazare. Il en apour une heure à nous casser les oreilles… Jamais je n’ai vu unchien si désagréable. On le dérange dès qu’on bouge, on ne sait pasmême si l’on a une bête à soi, tant il vit pour lui. Ce salepersonnage n’est bon qu’à nous faire regretter notre pauvreMathieu.

– Quel âge a donc la Minouche ? demanda Cazenove. Jel’ai toujours vue ici.

– Mais elle a seize ans passés, répondit Pauline, et ellene s’en porte pas plus mal.

La Minouche, qui continuait sa toilette sur la fenêtre de lasalle à manger, venait de lever la tête, lorsque le docteur avaitprononcé son nom. Elle resta un instant une patte en l’air, leventre comme déboutonné au soleil ; puis, elle se remit à selécher le poil avec délicatesse.

– Oh ! elle n’est pas sourde ! reprit la jeunefille. Je crois qu’elle perd un peu la vue, ce qui ne l’empêche pasde se conduire comme une coquine… Imaginez-vous qu’on lui a jetésept petits, il y a une semaine à peine. Elle en fait, elle en faittellement, qu’on en reste consterné. Si, depuis seize ans, on lesavait tous laissés vivre, ils auraient mangé le pays… Ehbien ! elle a encore disparu mardi, et vous la voyez qui senettoie, elle n’est rentrée que ce matin, après trois nuits ettrois jours d’abominations.

Gaiement, sans embarras ni rougeur, elle parlait des amours dela chatte. Une bête si propre, délicate au point de ne pas sortirpar un temps humide, et qui se vautrait quatre fois l’an dans laboue de tous les ruisseaux ! La veille, elle l’avait aperçuesur un mur avec un grand matou, balayant tous deux l’air de leursqueues hérissées ; et, après un échange de gifles, ils étaienttombés au milieu d’une flaque, en poussant des miaulements atroces.Aussi la chatte, cette fois, était-elle rentrée de sa bordée avecune oreille fendue et le poil du dos noir de fange. Du reste, iln’y avait toujours pas de plus mauvaise mère. À chaque portée qu’onlui jetait, elle se léchait comme dans sa jeunesse, sans paraîtrese douter de sa fécondité inépuisable, et retournait aussitôt enprendre une ventrée nouvelle.

– Au moins, elle a pour elle la propreté, conclut l’abbéHorteur, qui regardait la Minouche s’user la langue à se nettoyer.Tant de coquines ne se débarbouillent même pas !

Chanteau, les yeux tournés également vers la chatte, soupiraitplus haut, dans cette plainte continue et involontaire, dontlui-même perdait conscience.

– Vous souffrez davantage ? lui demanda ledocteur.

– Hein ? pourquoi ? dit-il en s’éveillant commeen sursaut. Ah ! c’est parce que je respire fort… Oui, jesouffre beaucoup, ce soir. Je croyais que le soleil me ferait dubien, mais j’étouffe quand même, je n’ai pas une jointure qui nebrûle.

Cazenove lui examina les mains. Tous, au spectacle de cespauvres moignons déformés, avaient un frémissement. Le prêtre lâchaencore une réflexion sensée.

– Des doigts pareils, ce n’est pas commode pour jouer auxdames… Voilà une distraction qui vous manque, maintenant.

– Soyez sage sur la nourriture, recommanda le médecin. Lecoude est bien enflammé, l’ulcération gagne de plus en plus.

– Que faut-il donc faire pour être sage ? gémitdésespérément Chanteau. On mesure mon vin, on pèse ma viande,dois-je cesser toute nourriture ? En vérité, c’est ne plusvivre… Si je mangeais seul ! mais comment voulez-vous, avecdes machines pareilles au bout des bras ? Pauline, qui me faitmanger, est bien sûre pourtant que je ne prends rien de trop.

La jeune fille eut un sourire.

– Si, si, tu as trop mangé hier… C’est ma faute, je ne saispas refuser, quand je vois ta gourmandise te rendre simalheureux.

Alors, tous affectèrent de s’égayer, de le taquiner sur lesnoces qu’il faisait encore. Mais leurs voix tremblaient de pitié,devant ce reste d’homme, cette masse inerte, qui vivait seulementassez pour souffrir. Il était retombé dans sa position, le corpsdéjeté à droite, les mains sur les genoux.

– Par exemple, ce soir, continua Pauline, nous avons uncanard à la broche…

Mais elle s’interrompit, elle demanda :

– À propos, est-ce que vous n’auriez pas rencontréVéronique, en traversant Verchemont ?

Et elle conta la disparition de la bonne. Ni Lazare ni lemédecin ne l’avaient aperçue. On s’étonna des lubies de cettefille, on finit par en plaisanter : le drôle, lorsqu’ellerentrerait, serait d’être déjà à table, pour voir sa figure.

– Je vous quitte, car je suis de cuisine, reprit Paulinegaiement. Si je laissais brûler le ragoût, ou si je servais lecanard pas assez cuit, c’est mon oncle qui me donnerait mes huitjours !

L’abbé Horteur eut un large rire, et le docteur Cazenovelui-même s’amusait de la réflexion, lorsque la fenêtre du premierétage se rouvrit brusquement, avec un bruit furieux del’espagnolette. Louise ne parut pas, elle se contenta de crierd’une voix sèche, dans l’entrebâillement des vitres :

– Monte, Lazare !

Celui-ci eut un mouvement de révolte, refusant de se rendre à unappel jeté d’un pareil ton. Mais Pauline lui adressa une muetteprière, désireuse d’éviter la scène devant le monde ; et ilmonta, tandis qu’elle restait un instant encore sur la terrasse,pour combattre l’impression mauvaise. Un silence s’était fait, onregardait la mer avec embarras. Le soleil oblique l’éclairaitmaintenant d’une nappe d’or, qui allumait les petits flots bleus decourtes flammes. Au loin, l’horizon tournait au lilas tendre. Cebeau jour finissait dans une paix souveraine, déroulant l’infini duciel et de l’eau, sans un nuage ni une voile.

– Dame ! se risqua à dire Pauline souriante, puisqu’ila découché, il faut bien qu’on le gronde un peu.

Le docteur la regardait, et il eut à son tour un sourire, oùelle retrouva sa clairvoyance d’autrefois, quand il lui avaitprédit qu’elle ne leur faisait pas un beau cadeau, en les donnantl’un à l’autre. Aussi se dirigea-t-elle vers la cuisine.

– Eh bien ! je vous laisse, tâchez de vous occuper… Ettoi, mon oncle, appelle-moi, si Paul se réveillait.

Dans la cuisine, lorsqu’elle eut tourné le ragoût et préparé labroche, elle bouscula les casseroles d’impatience. Les voix deLouise et de Lazare lui arrivaient à travers le plafond, de plus enplus hautes, et elle se désespérait, en pensant qu’on devait lesentendre de la terrasse. Vraiment, ils étaient peu raisonnables decrier comme des sourds, de faire à tout le monde la confidence deleur désunion. Pourtant, elle ne voulait pas monter ; d’abord,elle avait le dîner à faire ; ensuite, elle éprouvait unmalaise, à l’idée d’aller se mettre ainsi entre eux, jusque dansleur chambre. D’habitude, elle les réconciliait en bas, aux heuresde vie commune. Un instant, elle passa dans la salle à manger, oùelle s’occupa du couvert avec bruit. Mais les voix continuaient,elle ne put supporter davantage la pensée qu’ils se rendaientmalheureux ; et elle monta, poussée par cette charité activequi faisait du bonheur des autres son existence à elle.

– Mes chers enfants, dit-elle en pénétrant brusquement dansla chambre, vous allez dire que ça ne me regarde pas, seulementvous criez trop fort… Il n’y a pas de bon sens à vous révolutionnerde la sorte et à consterner la maison.

Elle avait traversé la pièce, elle se hâtait avant tout defermer la fenêtre, laissée entrouverte par Louise. Heureusement, nile docteur ni le curé n’étaient restés sur la terrasse. Dans uncoup d’œil vivement jeté, elle venait de n’y retrouver que Chanteausongeur, à côté du petit Paul endormi.

– On vous entendait d’en bas, comme si vous aviez été dansla salle, reprit-elle. Voyons, qu’y a-t-il encore ?

Mais ils étaient lancés, ils continuèrent la querelle, sansparaître même s’être aperçus de son entrée. Elle, maintenant, setenait immobile, reprise de son malaise, dans cette chambre où lesépoux couchaient. La cretonne jaune ramagée de vert, la carpetterouge, les vieux meubles d’acajou avaient fait place à des tenturesde laine épaisse et à un ameublement de femme délicate ; plusrien ne restait de la mère morte, un parfum d’héliotrope s’exhalaitde la toilette, sur laquelle traînaient des serviettesmouillées ; et cette odeur l’étouffait un peu, elle faisaitd’un regard involontaire le tour de la pièce, dont chaque objetdisait les abandons du ménage. Si elle avait enfin accepté de vivreprès d’eux, dans l’usure quotidienne de ses révoltes, si désormaiselle pouvait dormir la nuit, tout en les sachant là, peut-être auxbras l’un de l’autre, elle n’était pas encore entrée chez eux, aumilieu de leur intimité conjugale, dans ce désordre des vêtementsjetés partout et du lit déjà prêt pour le soir. Un frissonremontait en elle, le frisson de sa jalousie d’autrefois.

– Est-il possible de vous déchirer ainsi !murmura-t-elle, après un silence. Vous ne voulez donc pas êtreraisonnables ?

– Eh ! non, cria Louise, c’est que j’en ai assez, à lafin ! Penses-tu qu’il va reconnaître ses torts ?Ah ! oui ! Je me suis contentée de lui dire combien ilnous a inquiétés, en ne rentrant pas hier, et le voilà qui tombesur moi comme un sauvage, qui m’accuse d’avoir gâté sa vie, aupoint qu’il menace de s’exiler en Amérique !

Lazare l’interrompit d’une voix terrible.

– Tu mens !… Si tu m’avais reproché mon retard aveccette douceur, je t’aurais embrassée, et tout serait déjà fini.Mais c’est toi qui m’as accusé de te faire une existence de larmes.Oui, tu m’as menacé d’aller te noyer dans la mer, si je continuaisà te rendre l’existence impossible.

Et ils repartirent tous les deux, ils soulagèrent sansménagement leur rancune, amassée pendant les heurts continuels deleurs caractères. C’était, sur les moindres faits, une taquineriepremière qui, peu à peu, les jetait à un état aigu d’antipathie,dont la journée restait ensuite désolée. Elle, avec son visagedoux, finissait par devenir méchante, depuis qu’il touchait à sesplaisirs, d’une méchanceté de chatte câline, se caressant auxautres et allongeant les griffes. Lui, malgré son indifférence,trouvait dans les querelles une secousse à l’engourdissement de sonennui, s’y entêtait souvent par cette distraction de se donner lafièvre.

Pauline, cependant, les écoutait. Elle souffrait plus qu’eux,cette façon de s’aimer ne pouvait lui entrer dans l’entendement.Pourquoi donc n’avoir pas la pitié mutuelle de s’épargner ?pourquoi ne pas s’accommoder l’un de l’autre, lorsqu’on doit vivreensemble ? Il lui semblait si facile de mettre le bonheur dansl’habitude et dans la compassion. Et elle était navrée, elleregardait toujours leur mariage comme son œuvre, une œuvre qu’elleaurait voulue bonne, solide, la récompensant au moins de sonsacrifice par la certitude d’avoir agi avec sagesse.

– Je ne te reproche pas le gaspillage de ma fortune,poursuivait Louise.

– Il ne manquerait plus que ça ! criait Lazare. Cen’est pas ma faute, si l’on m’a volé.

– Oh ! l’on vole seulement les maladroits qui selaissent vider les poches… Nous n’en sommes pas moins réduits àquatre ou cinq pauvres mille francs de rente, de quoi vivre bienjuste dans ce trou. Sans Pauline, notre enfant irait tout nu unjour, car je m’attends bien à ce que tu manges le reste, avec tesidées extraordinaires, tes entreprises qui avortent les unes aprèsles autres.

– Va, continue, ton père m’a déjà fait ces joliscompliments, hier. J’ai deviné que tu lui avais écrit. Aussi ai-jelâché cette affaire des engrais, une opération certaine où il yavait cent pour cent à gagner. Mais je suis comme toi, j’en aiassez, du diable si je me remue davantage !… Nous vivronsici.

– Une belle existence, n’est-ce pas ? pour une femmede mon âge. Une vraie prison ; pas une occasion seulement desortir et de voir du monde ; toujours cette mer bête, là,devant vous, qui semble encore élargir votre ennui… Ah ! sij’avais su, si j’avais su !

– Et moi, crois-tu donc que je m’amuse ?… Je ne seraispas marié, que je pourrais filer ailleurs, très loin, tenter lesaventures. Vingt fois, j’en ai eu l’envie. Mais c’est finimaintenant, me voilà cloué dans ce trou perdu, où je n’ai plus qu’àdormir… Tu m’as achevé, je le sens bien.

– Je t’ai achevé, moi !… Est-ce que je t’ai forcé àm’épouser ? est-ce que tu n’aurais pas dû voir que nousn’étions pas nés l’un pour l’autre ?… C’est ta faute, si notrevie est manquée.

– Oh ! oui, notre vie est manquée, et tu fais toutpour la rendre plus insupportable chaque jour.

À ce moment, bien qu’elle se fût promis de se tenir à l’écart,Pauline, frémissante, les interrompit.

– Taisez-vous, malheureux !… C’est vrai que vous lagâchez à plaisir, cette vie qui pourrait être si bonne. Pourquoivous exciter ainsi à dire des choses irréparables, dont voussouffrirez ensuite ?… Non, non, taisez-vous, je ne veux pasque ça continue !

Louise était tombée en larmes sur une chaise, pendant queLazare, violemment secoué, marchait à grands pas.

– Les pleurs ne servent à rien, ma chère, reprit la jeunefille. Tu n’es guère tolérante vraiment, tu as beaucoup de torts…Et toi, mon pauvre ami, est-il possible que tu la bouscules de lasorte ? C’est odieux, je te croyais bon cœur, au moins… Oui,vous êtes tous les deux de grands enfants, également coupables, etqui ne savez quoi faire pour vous torturer. Mais je ne veux pas,entendez-vous ! je ne veux pas des gens tristes autour de moi…Vous allez vous embrasser tout de suite.

Elle tâchait de rire, elle n’avait plus ce commencement defrisson qui l’inquiétait. Il lui restait un seul et ardent désir decharité, celui de les mettre devant elle aux bras l’un de l’autre,pour être sûre que la querelle était finie.

– Que je l’embrasse, ah ! non, par exemple ! ditLouise. Il m’a dit trop de sottises.

– Jamais ! cria Lazare.

Alors, elle éclata franchement de rire.

– Allons, ne boudez pas. Vous savez que je suis une grosseentêtée… Mon dîner brûle, notre monde nous attend… Je vais tepousser, Lazare, si tu refuses d’obéir. Mets-toi à genoux devantelle, prends-la gentiment sur ton cœur… Allons, allons, mieux queça !

Et elle les jeta dans une étreinte d’amoureux, elle les regardase baiser au visage, d’un air de joyeux triomphe, sans qu’untrouble passât au fond de ses yeux clairs. C’était, en elle, unechaleur de joie, comme une flamme subtile, qui la soulevaitau-dessus d’eux. Cependant, son cousin serrait sa femme avec unremords éperdu ; pendant que celle-ci, encore en camisole, lesbras et le cou nus, lui rendait ses caresses en pleurant plusfort.

– Vous voyez bien, ça vaut mieux que de se battre, ditPauline. Je me sauve, vous n’avez plus besoin de moi pour faire lapaix.

Déjà, elle était à la porte, et elle la referma vivement surcette chambre d’amour, au lit ouvert, aux vêtements épars, dontl’odeur d’héliotrope à cette heure l’attendrissait, comme une odeurcomplice qui allait achever sa tâche de réconciliation.

En bas, dans la cuisine, Pauline se mit à chanter, en tournantencore une fois son ragoût. Elle alluma un fagot, monta letournebroche pour le canard, surveilla le rôti d’un œilexpérimenté. Cette besogne de servante l’amusait, elle avait passéun grand tablier blanc, elle était enchantée de les servir tous, dedescendre ainsi aux soins les plus humbles, pour se dire qu’ils luidevraient, ce jour-là, leur gaieté et leur santé. Maintenant qu’ilsriaient grâce à elle, son rêve était de leur servir un repas defête, des choses très bonnes, dont ils mangeraient beaucoup, ens’épanouissant autour de la table.

L’idée de son oncle et du petit lui revint, elle se hâta decourir sur la terrasse, et elle fut très étonnée de voir son cousinassis près de l’enfant.

– Comment ! cria-t-elle, tu es déjàdescendu ?

Il répondit d’un simple signe de tête, repris par sonindifférence lasse, les épaules courbées, les mains oisives. Aussidemanda-t-elle, inquiète :

– J’espère que vous n’avez pas recommencé derrièremoi ?

– Non, non, se décida-t-il enfin à dire. Elle va descendre,quand elle aura mis sa robe… Nous nous sommes pardonnés. Mais pource que ça durera ! demain, ce sera une autre histoire, et tousles jours, et toutes les heures ! Est-ce qu’on change, est-cequ’on peut empêcher quelque chose !

Pauline était devenue grave, ses yeux attristés se baissèrent.Il avait raison, elle voyait nettement se dérouler des jourssemblables, sans cesse la même querelle entre eux, qu’elle devraitcalmer. Et elle-même n’était plus certaine d’être guérie, de ne pascéder encore à des violences jalouses. Ah ! quel éternelrecommencement, dans ces misères quotidiennes ! Mais ses yeuxse relevaient déjà : elle s’était vaincue si souvent ! etpuis, on verrait bien s’ils ne se lasseraient pas plus tôt de sedisputer, qu’elle de les réconcilier. Cette idée l’égaya, elle ladit en riant à Lazare. Que lui resterait-il donc à faire, si lamaison était trop heureuse ? elle s’ennuierait, il fallait luilaisser quelques bobos à guérir.

– Où sont passés l’abbé et le docteur ?demanda-t-elle, surprise de ne plus les voir.

– Ils doivent être dans le potager, répondit Chanteau.L’abbé a voulu montrer nos poires au docteur.

Pauline allait jeter un regard, du coin de la terrasse,lorsqu’elle s’arrêta net devant le petit Paul.

– Eh ! le voilà réveillé ! cria-t-elle. Vois-tucomme ça court déjà la prétentaine !

Au milieu de la couverture rouge, Paul en effet venait de sedresser sur ses petits genoux ; et il s’était traîné, il sesauvait à quatre pattes, furtivement. Mais, avant d’arriver ausable, il dut buter contre un pli de la couverture, car il chancelaet s’étala sur le dos, la robe retroussée, les bras et les jambesen l’air. Il gigotait, il remuait sa nudité rose, dans ce rouge depivoine épanouie.

– Bon ! il nous montre tout ce qu’il possède,reprit-elle joyeusement. Attendez, vous allez voir comme il marchedepuis hier.

Elle s’était agenouillée près de lui, elle tâchait de le mettredebout. Il avait poussé si à regret, qu’il était très en retardpour son âge ; même, un instant, on avait craint qu’il nerestât faible des jambes. Aussi était-ce un ravissement pour lafamille, de lui voir faire ses premiers pas, les mains tâtonnantesdans le vide, retombant sur son derrière, au moindre gravierrencontré.

– Veux-tu bien ne pas jouer ! répétait Pauline. Non,c’est sérieux, montre que tu es un homme… Là, tiens-toi ferme, vaembrasser papa, puis tu iras embrasser grand-père.

Chanteau, le visage tiré par des élancements douloureux,tournait la tête, pour regarder la scène. Malgré son accablement,Lazare voulut bien se prêter au jeu.

– Viens, dit-il à l’enfant.

– Oh ! il faut que tu lui tendes les bras, expliqua lajeune fille. Il ne se hasarde pas comme ça, il veut savoir oùtomber… Allons, mon trésor, un peu de courage.

Il y avait trois pas à faire. Ce furent des exclamationsattendries, un enthousiasme débordant, lorsque Paul se décida àfranchir le court espace, avec des balancements d’équilibristeincertain de ses pieds. Il était venu choir entre les mains de sonpère, qui le baisa sur les cheveux, rares encore ; et il riaitde ce rire vague et ravi des tout petits enfants, en ouvrant trèsgrande une bouche humide et claire comme une rose. Sa marrainevoulut même alors le faire parler ; mais sa langue était plusen retard que ses jambes, il poussait des cris gutturaux, où lesparents seuls retrouvaient les mots de papa et de maman.

– Ce n’est pas tout, dit Pauline, il a promis d’allerembrasser grand-père… Hein ? cette fois, en voilà unvoyage !

Huit pas au moins séparaient la chaise de Lazare du fauteuil deChanteau. Jamais Paul ne s’était risqué si loin dans le monde.Aussi fut-ce une affaire considérable. Pauline s’était mise sur laroute pour veiller aux catastrophes, et il fallut deux grandesminutes pour exciter l’enfant. Enfin, il partit, éperdu, lesmembres battant l’air. Elle crut bien, un moment, qu’elle lerecevrait dans les bras. Mais il s’élança en homme de courage, cefut sur les genoux de Chanteau qu’il vint tomber. Des bravoséclatèrent.

– Avez-vous vu comme il s’est jeté ?… Ah ! il n’apas froid aux yeux, ce sera pour sûr un gaillard.

Et, dès lors, on lui fit recommencer dix fois le trajet. Iln’avait plus peur, il partait au premier appel, allait de songrand-père à son père, et revenait à son grand-père, riant fort,très amusé du jeu, toujours sur le point de culbuter, comme si laterre avait tremblé sous lui.

– Encore une fois à papa ! criait Pauline.

Lazare commençait à se fatiguer. Les enfants, même le sien,l’ennuyaient vite. En le regardant, si gai, sauvé à cette heure,l’idée que ce petit être le continuerait, lui fermerait les yeuxsans doute, venait de le traverser de ce frisson qui l’étranglaitd’angoisse. Depuis qu’il avait résolu de végéter à Bonneville, uneseule préoccupation lui restait, celle qu’il mourrait dans lachambre où sa mère était morte ; et il ne montait pas une foisl’escalier, sans se dire qu’un jour, fatalement, son cercueilpasserait là. L’entrée du couloir s’étranglait, il y avait untournant difficile dont il s’inquiétait continuellement, tourmentéde savoir de quelle façon les hommes s’y prendraient pour lesortir, sans le bousculer. À mesurer que l’âge emportait chaquejour un peu de sa vie, cette pensée de la mort hâtait ladécomposition de son être, le détruisait au point d’anéantir sesvirilités dernières. Il était fini, ainsi qu’il le disait lui-même,désormais inutile, se demandant à quoi bon bouger, se vidant deplus en plus dans la bêtise de son ennui.

– Encore une fois à grand-père ! criait Pauline.

Chanteau ne pouvait même tendre les mains, pour recevoir etretenir le petit Paul. Il avait beau écarter les genoux, ces doigtssi frêles, qui se cramponnaient à son pantalon, lui arrachaient dessoupirs prolongés. L’enfant était accoutumé déjà au gémissementsans fin du vieillard, vivant près de lui, s’imaginant sans doute,dans son intelligence à peine éveillée, que tous les grands-pèressouffraient ainsi. Pourtant, ce jour-là, au grand soleil, quand ilvenait tomber contre lui, il levait sa petite face, s’arrêtait derire, le regardait de ses yeux vacillants. Les deux mains difformessemblaient des blocs monstrueux de chair et de craie ; levisage, creusé de pris rouges, massacré de souffrance, était commeretourné violemment sur l’épaule droite ; tandis que le corpsentier avait les bosses et les cassures d’un débris de vieux saintde pierre mal recollé. Et Paul paraissait surpris de le voir ausoleil, si malade et si ancien.

– Encore une fois ! encore une fois ! criaitPauline.

Elle, vibrante de gaieté et de santé, le lançait toujours del’un à l’autre, du grand-père obstiné dans la douleur, au père déjàmangé par l’épouvante du lendemain.

– Celui-là sera peut-être d’une génération moins bête,dit-elle tout à coup. Il n’accusera pas la chimie de lui gâter lavie, et il croira qu’on peut vivre, même avec la certitude demourir un jour.

Lazare se mit à rire, embarrassé.

– Bah ! murmura-t-il, il aura la goutte comme papa etses nerfs seront plus détraqués que les miens… Regarde donc commeil est faible ! C’est la loi des dégénérescences.

– Veux-tu te taire ! s’écria Pauline. Je l’élèverai,et tu verras si j’en fais un homme !

Il y eut un silence, pendant qu’elle reprenait le petit dans uneétreinte maternelle.

– Pourquoi ne te maries-tu pas, si tu aimes tant lesenfants ? demanda Lazare.

Elle demeura stupéfaite.

– Mais j’ai un enfant ! est-ce que tu ne me l’as pasdonné ?… Me marier ! jamais de la vie, parexemple !

Elle berçait le petit Paul, elle riait plus haut, en racontantplaisamment que son cousin l’avait convertie au grand saintSchopenhauer, qu’elle voulait rester fille afin de travailler à ladélivrance universelle ; et c’était elle, en effet, lerenoncement, l’amour des autres, la bonté épandue sur l’humanitémauvaise. Le soleil se couchait dans la mer immense, du ciel pâlidescendait une sérénité, l’infini de l’eau et l’infini de l’airprenaient cette douceur attendrie d’un beau jour à son déclin.Seule, une petite voile blanche, très loin, mettait encore uneétincelle, qui s’éteignit, lorsque l’astre fut descendu sous lagrande ligne droite et simple de l’horizon. Alors, il n’y eut plusque la tombée lente du crépuscule sur les flots immobiles. Et elleberçait toujours l’enfant, avec son rire de vaillance, debout aumilieu de la terrasse bleuie par l’ombre, entre son cousin accabléet son oncle qui geignait. Elle s’était dépouillée de tout, sonrire éclatant sonnait le bonheur.

– On ne dîne donc pas, ce soir ? demanda Louise, quiparut dans une coquette robe de soie grise.

– Moi, je suis prête, répondit Pauline. Je ne sais cequ’ils peuvent faire au jardin.

À ce moment, l’abbé Horteur revint, l’air bouleversé. Comme onl’interrogeait avec inquiétude, il finit par dire brutalement,après avoir cherché une phrase pour amortir le coup :

– Cette pauvre Véronique, nous venons de la trouver pendueà un de vos poiriers.

Tous eurent un cri de surprise et d’horreur, le visage pâle sousle petit vent de mort qui passait.

– Mais pourquoi ? s’écria Pauline. Elle n’avait aucunmotif, son dîner était même commencé… Mon Dieu ! ce n’est pasau moins parce que je lui ai dit qu’on lui avait fait payer soncanard dix sous trop cher !

Le docteur Cazenove arrivait à son tour. Depuis un quartd’heure, il essayait inutilement de la rappeler à la vie, dans laremise, où Martin les avait aidés à la porter. Est-ce qu’on pouvaitsavoir, avec ces têtes de vieilles bonnes maniaques ! Jamaiselle ne s’était consolée de la mort de sa maîtresse.

– Ça n’a pas dû traîner, dit-il. Elle s’est accrochéesimplement avec le cordon d’un de ses tabliers de cuisine.

Lazare et Louise, glacés de peur, se taisaient. Alors, Chanteau,après avoir écouté en silence, se révolta tout d’un coup, à lapensée du dîner compromis. Et ce misérable sans pieds ni mains,qu’il fallait coucher et faire manger comme un enfant, celamentable reste d’homme dont le peu de vie n’était plus qu’unhurlement de douleur, cria dans une indignation furieuse :

– Faut-il être bête pour se tuer !

Share
Tags: Emile Zola