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La Lettre écarlate

La Lettre écarlate

de Nathaniel Hawthorne

LES BUREAUX DE LA DOUANE – Pour servir de Prologue à La Lettre écarlate.

Il est assez curieux que, peu enclin comme je le suis à beaucoup parler de mon personnage à mes parents et amis dans l’intimité du coin de mon feu, je me laisse pour la deuxième fois entraîner à donner dans l’autobiographie en m’adressant au public. La première fois remonte à trois ou quatre ans, au temps où je gratifiai le lecteur, sans excuse aucune, d’une description de la vie que je menais en la tranquillité profonde d’un vieux presbytère. Et comme, plus heureux que je ne le méritais, j’eus alors la chance de trouver pour m’écouter une ou deux personnes, voici qu’aujourd’hui je saisis derechef le lecteur par le bouton de sa veste pour lui parler des trois ans que j’ai passés dans les bureaux d’une douane. L’exemple donné par le fameux« P. P. clerc de cette paroisse» ne fut jamais plus fidèlement suivi !

La vérité semble bien être que, lorsqu’il lance ses feuillets au vent, un auteur s’adresse, non à la grande majorité qui jettera ses livres au rebut ou ne les ouvrira jamais,mais à la petite minorité qui le comprend mieux que ses camarades d’école et ses compagnons de vie. Certains écrivains vont même très loin dans cette voie : ils se livrent à des révélations tellement confidentielles qu’on ne saurait décemment les adresser qu’à un esprit et à un cœur entre tous faits pour les comprendre.Ils agissent comme si l’œuvre imprimée, lancée dans le vaste monde,devait immanquablement y trouver un fragment détaché du personnagede son auteur et permettre à celui-ci de compléter, grâce à cetteprise de contact, le cycle de sa vie. Il est à peine convenablecependant de tout dire, même lorsque l’on s’exprimeimpersonnellement. Mais du moment que les paroles se figent, àmoins que l’orateur ne se sente rapproché de ses auditeurs parquelque lien sincère, il est pardonnable d’imaginer lorsqu’on prendla parole, qu’un ami bienveillant et compréhensif, sinon des plusintimes, vous écoute parler. Alors, notre réserve naturelle fondantau soleil de cette impression chaleureuse, nous pouvons nouslaisser aller à bavarder à notre aise, à deviser des circonstancesqui nous entourent, voire de nous-mêmes, sans dévoiler notresecret. Il me paraît qu’en restant dans ces limites, un écrivainpeut se permettre de donner dans l’autobiographie sans porteratteinte à ce qui est dû aux lecteurs ni à ce qu’il se doit àlui-même.

Et puis, on va voir que mon esquisse de la viede bureau a une propriété d’un genre reconnu en littérature :elle explique comment une bonne partie des pages qu’on va lire sonttombées en ma possession et offre des preuves de l’authenticitéd’un de mes récits. Ma véritable raison pour entrer en rapport avecle public tient à mon désir de me placer dans ma véritableposition, qui n’est en somme guère plus que celle d’un éditeur,vis-à-vis de la plus longue des histoires qui suivent[3]. Du moment que je visais surtout ce but,il m’a paru permis d’entrer dans quelques détails en évoquant unmode de vie jusqu’ici non décrit.

Dans ma ville natale de Salem, tout au bout dece qui fut, il y a un demi-siècle, un quai des plus animés mais quis’affaisse, aujourd’hui, sous le poids d’entrepôts croulants et nemontre guère signe de vie commerciale à moins qu’une barque n’ydécharge des peaux, ou qu’un schooner n’y lance à toute volée sonfret de bois de chauffage – à l’extrémité, dis-je, de ce quaidélabré que la marée souvent submerge, s’élève un spacieux édificede briques. Les fenêtres de la façade donnent sur le spectacle peumouvementé qu’offre l’arrière d’une rangée de constructions bordéesà leur base d’une herbe drue – traces laissées tout au long du quaipar le passage d’années languissantes. Au faîte de son toit, ledrapeau de la République flotte dans la brise tranquille ou penddans le calme plat durant trois heures et demie exactement chaqueaprès-midi. Mais ses treize raies sont verticales, nonhorizontales, ce qui indique qu’il ne s’agit pas là de bureauxmilitaires mais de bureaux civils du Gouvernement de l’Oncle Sam.Sa façade s’orne d’un portique : une demi-douzaine de colonnesde bois y soutiennent un balcon sous lequel descend un largeescalier de granit. Au-dessus de la porte d’entrée plane un énormespécimen de l’aigle américaine, les ailes larges ouvertes, unécusson barrant sa poitrine et, si mes souvenirs sont exacts, unbouquet d’éclairs et de flèches barbelées dans chaque patte. Avecl’air féroce propre à son espèce, ce malheureux volatile semblemenacer de l’œil et du bec la communauté inoffensive ; semblepar-dessus tout aviser tout citoyen soucieux de sa sécurité de nese risquer point dans les lieux placés sous son égide. En dépit decette expression peu commode, bien des gens recherchent en cemoment même un abri sous les ailes de l’aigle fédérale, imaginant,je présume, que sa poitrine dispense les tiédeurs d’un douxédredon. L’aigle en question, pourtant, n’est jamais bien tendre eta tendance à culbuter, tôt ou tard – plutôt tôt que tard – sanichée au diable, d’un preste revers de bec, d’une écorchure deserre, ou d’un coup bien cuisant de flèche barbelée.

Le pavé autour de cet édifice – que nouspouvons aussi bien désigner tout de suite comme le bâtiment de laDouane – montre assez d’herbe en ses interstices pour laisser voirqu’il n’a pas été foulé ces derniers temps par grand va-et-vient.Durant certains mois de l’année, cependant, les affaires, certainsmatins, y marchent d’un pas assez relevé. Ce doit être pour leshabitants les plus âgés de la ville, l’occasion de se rappeler lapériode qui précéda la dernière guerre avec l’Angleterre[4]. Salem avait vraiment droit au titre deport en ce temps-là. Elle n’était pas, comme aujourd’hui, mépriséepar ses propres armateurs qui laissent ses quais s’émietter tandisque leurs cargaisons vont grossir imperceptiblement le courantpuissant du commerce en des villes comme New York et Boston. Parsemblables matins donc, lorsque trois ou quatre vaisseaux setrouvent arriver à la fois – généralement d’Afrique ou d’Amériquedu Sud – ou sont sur le point de lever l’ancre, un bruit de paspressés se fait fréquemment entendre sur les marches de l’escalierde granit. Dans les bureaux de la Douane, vous pouvez accueillir,avant sa femme elle-même, le capitaine qui vient juste d’entrer auport, le teint cuit par l’air de mer et les papiers du bord sousson bras dans une boîte de fer blanc ternie. Vous pouvez aussi voirarriver son armateur, jovial ou renfrogné, selon qu’au cours de latraversée, à présent accomplie, ses projets se sont réalisés sousforme de marchandises aisées à transformer en or, ou se sontécroulés et l’ensevelissent sous un amas de déboires dont nul ne sesouciera de le dégager. Vient également à la Douane – germe del’armateur grisonnant et ridé par les soucis – le jeune employédéluré qui goûte au commerce comme le louveteau au sang et risquedes cargaisons sur les navires de son patron alors qu’il feraitmieux de s’en tenir encore à lancer de petits bateaux dans lesrigoles. Anime aussi ce décor le marin désireux de reprendre lamer, et à la recherche d’un embaucheur, ou celui qui débarquemalade et vient solliciter un bulletin d’hôpital. N’oublions pasnon plus les capitaines des petits schooners rouillés qui apportentdu bois de chauffage de Grande-Bretagne : bande de loups demer à l’air peu commode qui, s’ils n’ont pas les alluresentreprenantes des Yankees contribuent tout de même, pour leurbonne part, à faire surnager notre commerce en baisse.

Que tous ces gens se trouvent rassemblés,comme il leur arrivait parfois avec, encore, pour prêter de ladiversité à leur groupe, quelques individus d’un autre genre, etles bureaux de la Douane devenaient pour un temps le théâtre d’unescène animée. Mais au bout de l’escalier de granit, vousn’aperceviez, le plus souvent – dans l’entrée si c’était l’été,dans leurs bureaux respectifs si c’était l’hiver – qu’une rangée devénérables personnages renversés dans des fauteuils à l’anciennemode, en équilibre sur leurs pieds de derrière, et le dossierappuyé aux murs. La plupart du temps ces braves gens dormaient.Mais, parfois, on pouvait les entendre échanger des propos, enaccents qui tenaient du langage parlé et du ronflement, et avec cemanque d’énergie qui caractérise les pensionnaires des hospices ettous les humains dont la subsistance dépend de la charité, ou d’unmonopole, ou de n’importe quoi, excepté d’un effort indépendant etpersonnel. Ces vieux messieurs étaient les fonctionnaires de laDouane.

Au fond de l’entrée, à gauche, se trouve unepièce de quelque quinze pieds carrés, majestueusement haute deplafond, nantie de deux fenêtres en ogive ayant vue sur le quai enruine dont nous avons parlé et d’une troisième donnant sur uneruelle. Toutes trois laissent apercevoir des épiceries et desmagasins de fournitures pour la marine. Devant la porte de cesboutiques, on peut généralement voir bavarder et rire les groupesde vieux marins et autres rats de quai qui hantent le quartier. Lapièce en question est tapissée de toiles d’araignées et toute salesous ses vieilles peintures. Un sable gris couvre son plancherselon un usage partout ailleurs depuis longtemps tombé endésuétude. On conclut aisément de la malpropreté de l’ensemble quec’est là un sanctuaire où la femme et ses outils magiques que sontplumeaux et balais n’ont accès que fort rarement. En fait demeubles, il y a un poêle à volumineux tuyau, un vieux bureau desapin avec un tabouret à trois pieds devant lui, deux ou troischaises de bois toutes décrépites et branlantes et, pour ne pointoublier la bibliothèque, quelques rayons où figurent une douzaineou deux de tomes des Annales du Congrès et un abrégéventru des lois sur les recettes. Un tuyau de fer blanc montetranspercer le plafond à titre de moyen de communication vocaleavec les autres parties de l’édifice.

Allant et venant dans cette pièce, ou hautperché sur le tabouret, un coude sur le bureau et les regardserrant sur les colonnes du journal du matin, vous eussiez pu, il ya six mois, reconnaître, honoré lecteur, l’individu qui voussouhaitait jadis la bienvenue dans son gai petit cabinet de travaildu vieux presbytère que le soleil éclairait si agréablement àtravers les branches d’un saule. Mais, si vous alliez aujourd’huile chercher en ces lieux, en vain demanderiez-vous le contrôleurdémocrate. Le balai de la réforme l’a chassé de son poste et unsuccesseur plus digne s’est vu revêtir de sa fonction et empocheson traitement.

Cette vieille ville de Salem, ma ville bienque je n’y aie que peu vécu, tant durant mon adolescence qu’en unâge plus mûr, exerce ou exerçait sur mes affections un empire dontje ne me suis jamais rendu compte pendant que j’y résidais. Il fautdire que telle qu’elle se présente – avec sa surface plate couvertesurtout de maisons de bois dont très peu peuvent faire valoir desprétentions architecturales, ses irrégularités qui n’ont rien depittoresque, mais ne font que mieux ressortir sa monotonie, sesrues paresseuses qui s’étirent péniblement entre la Colline duGibet[5] à un bout et une vue sur l’Hospice àl’autre, ma ville natale n’est guère attachante. Si l’on neconsidère que son aspect, tant vaudrait éprouver un penchant enversun échiquier en désordre qu’envers elle. Et pourtant, bienqu’invariablement plus heureux ailleurs, j’éprouve envers mavieille Salem un sentiment que, faute d’un terme meilleur, je doisme contenter d’appeler de l’affection. Sans doute faut-il en rendreresponsables les profondes racines que ma famille enfonçaanciennement en ce sol. Il y a aujourd’hui presque deux siècles etquart que l’émigrant de Grande-Bretagne[6] qui, lepremier, porta ici mon nom, faisait son apparition sur le sauvagelieu de campement entouré de forêts qui devait devenir ma ville.Ses descendants sont nés et sont morts en ce même endroit. Leursubstance terrestre s’y est tellement mêlée au sol que celui-cidoit en bonne partie s’apparenter aujourd’hui à la forme mortellesous laquelle, tant que durera mon temps, je vais et viens par cesrues. L’attachement dont je parle ne serait donc en partie quesimple sympathie sensuelle entre poussière et poussière. Peu de mescompatriotes peuvent savoir de quoi il s’agit et, destransplantations fréquentes étant peut-être préférables pour larace, sans doute n’ont-ils guère à le regretter.

Mais ce sentiment a aussi une valeurspirituelle. Le personnage de ce premier ancêtre, revêtu par latradition familiale d’une sombre grandeur, a été, d’aussi loinqu’il puisse me souvenir, présent dans mon imagination d’enfant. Ilme hante encore et me donne comme un sentiment d’intimité avec lepassé, où je ne prétends guère que Salem, en sa phase actuelle,entre pour quelque chose. Il me semble que, plus que les autres,j’ai en cette ville droit de cité à cause de cet aïeul grave etbarbu, au noir manteau, au chapeau à calotte en forme de pain desucre, qui vint, il y a si longtemps, aborder en ces parages avecsa Bible et son épée, marcha d’un pas si majestueux dans les ruestoutes neuves et fit si grande figure dans la guerre et dans lapaix. Lui a, certes, un droit de cité plus fort que le mien en ceslieux où mon nom n’est presque jamais prononcé, où mon visage est àpeine connu.

Ce fut un soldat, un législateur et unjuge ; un des chefs de l’Église. Il avait tous les traits decaractère des puritains, les mauvais comme les bons. Il se montrapersécuteur impitoyable, comme en témoignent les Quakers quicontent, au sujet de sa dureté envers une femme de leursecte[7], une histoire dont le souvenir dureraplus longtemps, il faut le craindre, que celui d’aucune de sesmeilleures actions qui furent cependant nombreuses. Sonfils[8] hérita de cet esprit de persécution. Iljoua un tel rôle dans le martyre des sorcières que leur sang l’amarqué d’une tache assez profonde pour que, dans le cimetière deCharter Street, ses vieux os en soient encore rougis, s’ils ne sontpas complètement tombés en poussière ! Je ne sais pas si cesmiens ancêtres se repentirent et demandèrent pardon au ciel de leurcruauté ou si, dans une autre existence, ils gémissent sous leslourdes conséquences de leurs erreurs. En tout cas, je prends, moi,l’écrivain actuel, leur honte à ma charge et je prie pour quesoient à présent et à jamais retirées les malédictions qu’ils ontpu s’attirer – toutes celles dont j’ai entendu parler et qui,d’après les longues tribulations de ma famille, pourraient bienavoir été agissantes.

Du reste, on ne saurait mettre en doute queces deux rigides puritains au front sourcilleux se seraient tenuspour suffisamment punis de leurs fautes du fait d’avoir, pourrejeton, un propre à rien comme moi. Aucun des succès que j’aiobtenus – en admettant qu’en dehors de son cercle domestique ma vieait jamais été éclairée par le succès – ne leur eût paru présenterla moindre valeur ou même n’être pas déshonorant. « Quefait-il ? » murmure à l’autre une des deux ombres grisesde mes ancêtres. « Il écrit des contes ? Quelleoccupation dans la vie, quelle façon de glorifier le Seigneur etd’être utile aux hommes de son temps est-ce là ! Hé,quoi ! Ce garçon dégénéré pourrait aussi bien êtrevioloneux ! »

Tels sont les compliments que, de l’autre côtéde l’abîme du temps, m’envoient mes deux grands-pères ! Maisils ont beau me mépriser tant et plus, des traits accusés de leurnature n’en font pas moins partie de la mienne.

Profondément implantée dans la ville naissantepar ces deux hommes énergiques, notre famille y a toujours vécu ettoujours honorablement. Elle n’a jamais eu, que je sache, à rougird’un seul membre indigne. Mais elle n’a jamais non plus, après lesdeux premières générations, accompli d’acte mémorable, ni mêmeattiré l’attention du public. Petit à petit, ses membres se sontpresque effacés à la vue – telles ces vieilles maisons peu à peu àdemi recouvertes par l’accumulation d’un sol nouveau. De père enfils, ils ont depuis plus de cent ans pris la mer. Un capitainegrisonnant s’est, chaque génération, retiré du gaillard d’arrière,tandis qu’un garçon de quatorze ans prenait sa place héréditaire aupied du grand mât, face à l’écume salée et aux tempêtes qui avaientassailli son père et son grand-père. Ce garçon passait, en tempsvoulu, du poste d’équipage à la cabine, menait une vie aventureuseet revenait de ses courses à travers le monde pour vieillir, mouriret mêler enfin sa poussière à la terre natale. Ces longs rapportsentre une famille et son lieu de naissance et de sépulture créententre un être humain et une localité un lien de parenté qui n’arien à voir avec l’aspect du pays ni avec les circonstances. Cen’est pas de l’amour, mais de l’instinct. Le nouvel habitant deSalem, celui qui vient de l’étranger, ou dont en venait le père oule grand-père, n’a que peu de droits au titre de Salemite. Il n’aaucune idée de la ténacité d’huître avec laquelle un vieux colonqui approche de son tricentenaire s’incruste dans cet endroit detoutes les forces de générations successives. Il n’importeabsolument pas qu’à ses yeux la ville soit morne, qu’il soit lasdes vieilles maisons de bois, de la boue et de la poussière, du basniveau de l’altitude et des sentiments, du vent d’est glacial etd’une atmosphère sociale plus glaciale encore – tout cela et tousles autres défauts qu’il peut voir ou qu’il imagine ne changentrien à rien. Le charme subsiste et agit aussi puissamment que si celieu de naissance était un Paradis Terrestre. Il en a été ainsi enmon cas. Tandis qu’un représentant de ma race descendait autombeau, un autre n’était-il pas toujours venu le relever, pourainsi dire, de la garde qu’il montait à titre de passant dans laGrand-Rue ? J’ai senti que c’était en quelque sorte mon destind’habiter Salem afin qu’un type physique et une tournure decaractère qui, toujours, constituèrent un des traits familiers dela vieille ville, continuent d’y figurer ma courte vie durant. Cesentiment est pourtant en lui-même la preuve que le lien enquestion est devenu malsain et qu’il est temps de procéder à uneséparation. La nature humaine, pas plus qu’un plant de pommes deterre, ne saurait prospérer si on la pique et repique pendant tropde générations dans le même sol. Mes enfants ont eu d’autres lieuxde naissance et, dans la mesure où je pourrai agir sur leursdestinées, ils iront enfoncer des racines dans un sol nouveau.

Quand je quittai le vieux presbytère, ce futsurtout cet étrange, cet indolent et morne attachement pour maville natale qui me poussa à venir occuper un poste dans le susditédifice en briques de l’Oncle Sam alors que j’aurais aussi bien,voire mieux fait d’aller ailleurs. Mon destin se ressaisissait demoi. Ce n’était pas la première fois ni la seconde que j’étaisparti de Salem – pour toujours semblait-il – et que je revenais,tel un sou faux, ou comme si Salem était pour moi le centre dumonde.

C’est donc ainsi qu’un beau matin j’escaladail’escalier de granit, nomination en poche, pour apparaître au corpsdes fonctionnaires qui allaient m’aider à porter mes lourdesresponsabilités d’inspecteur des Douanes[9].

Je doute fort – ou plutôt non, je ne mets rienen doute du tout – qu’un chef de service des États-Unis ait jamaiseu sous ses ordres un corps de vétérans d’âge aussi patriarcal quecelui auquel j’eus affaire. Depuis plus de vingt ans, la positionindépendante de leur chef avait tenu à Salem les fonctionnaires dela Douane à l’abri des vicissitudes politiques qui rendentgénéralement tout poste si fragile. Officier – et officier des plusdistingués de la Nouvelle-Angleterre – ce chef, le généralMiller[10], se maintenait inébranlablement sur lepiédestal de ses valeureux services. Et, se sentant soutenu par lesage libéralisme de ses chefs successifs, il avait, pour sa part,maintenu en place ses subordonnés en plus d’une heure où menaçaientdes tremblements de terre administratifs. Le général Miller étaitradicalement conservateur : sur sa nature de brave homme,l’habitude n’avait pas une mince influence. Il s’attachait avecforce aux visages familiers et ne se décidait qu’à grand-peine àopérer des changements, même au cas où ceux-ci auraient entraînéd’indiscutables améliorations. C’est ainsi qu’entrant en fonctionje ne trouvai guère en place que des hommes âgés –vieux capitainesde la marine marchande pour la plupart qui, après avoir été secouéspar toutes les mers du monde et avoir hardiment tenu tête auxtempêtes de la vie, avaient finalement été poussés vers ce havrepaisible. Là, sans être guère inquiétés que par les transes queleur valaient les élections présidentielles, ils avaient passé unnouveau bail avec l’existence. Sans être moins sujets que leurssemblables à la vieillesse et aux infirmités, ils possédaient trèsévidemment un charme pour tenir la mort à distance. Deux ou troisd’entre eux, atteints de la goutte ou de rhumatismes, n’auraientjamais eu l’idée de se faire voir dans les bureaux durant unegrande partie de l’année. Mais au sortir d’un hiver de somnolence,ils se glissaient dehors, sous le chaud soleil de mai ou de juin,pour répondre à l’appel de ce qu’ils nommaient leur devoir. Ensuitede quoi, à leurs heure et convenance, ils allaient se remettre aulit.

Je dois m’avouer coupable d’avoir abrégé lesouffle de ces vénérables serviteurs de la République. Ilsreçurent, par suite de mes représentations, licence de se reposerde leurs labeurs. Et peu après, comme si seul les avait retenus àla vie – et je suis d’ailleurs convaincu que c’était le cas – leurzèle au service de la communauté, ils se retirèrent en un mondemeilleur. Ce m’est une pieuse consolation de me dire que, grâce àmon intervention, un laps de temps suffisant leur fut accordé pourse repentir des pratiques corrompues où tout douanier est supposétomber – les portes de la Douane n’ouvrant pas sur le chemin duParadis.

La plus grande partie de mes subordonnésétaient whigs[11]. Il était heureux pour leurconfrérie chenue que le nouvel inspecteur ne se mêlât point depolitique et, encore que fidèlement attaché en principe à ladémocratie, ne dût point son poste à des services rendus à unparti. S’il en avait été autrement, si un politicien militant,nanti de cette place influente, avait assumé la tâche facile detenir tête au directeur whig que ses infirmités empêchaient deremplir personnellement ses fonctions, c’est à peine si l’un deshommes de la vieille équipe eût conservé souffle officiel. D’aprèsles idées reçues en pareille matière, il eût été du devoir d’un bondémocrate de faire passer toutes ces têtes blanches sous lecouperet de la guillotine. Il était clair que ces bons vieuxredoutaient de ma part quelque incivilité de ce genre. Cela mefaisait de la peine et, en même temps, m’amusait de constater lesterreurs que soulevait ma nomination, de voir une joue ravinée parles intempéries d’un demi-siècle de tourmentes devenir blême sousle regard d’un individu aussi inoffensif que moi, de discerner,lorsque l’un d’entre eux m’adressait la parole, un tremblement dansune voix qui avait, dans les temps anciens, hurlé dans unporte-voix assez vigoureusement pour imposer silence à Boréelui-même. Ces braves gens savaient bien qu’ils auraient dû faireplace à des hommes plus jeunes, d’une nuance politique plusorthodoxe, de toute façon enfin, mieux qualifiés qu’eux pour servirnotre oncle commun. Je le savais aussi, mais ne pouvais trouver lecœur d’agir en conséquence. Au grand dam de ma conscienceprofessionnelle, ces bons vieux continuèrent donc, tant quej’occupai mon emploi, de se traîner au long des quais et de flânersur l’escalier du bâtiment des Douanes. Ils passaient aussi unebonne partie de leur temps à dormir dans leurs coins habituels, surleurs chaises appuyées en équilibre contre le mur ;s’éveillant deux ou trois fois dans la journée pour s’assommer lesuns les autres par la millième répétition d’une histoire de marinou d’une des plaisanteries hors d’usage qui étaient devenues parmieux des mots de passe et de ralliement.

On découvrit, je suppose assez vite, que lenouvel inspecteur n’était pas très redoutable. Alors d’un cœurléger et rendus tout heureux par la conscience de remplir un devoirutile – sinon envers le pays, du moins envers eux-mêmes – cesbraves vieux messieurs vaquèrent aux diverses formalités de leuremploi. L’œil sagace derrière leurs lunettes, ils scrutèrent lescargaisons. Grandes étaient les histoires qu’ils faisaient pour desriens et merveilleux parfois, le manque de flair qui permettait àde gros morceaux de leur glisser entre les doigts. Toutes les foisqu’une mésaventure de ce genre arrivait, quand un wagon plein demarchandises de prix avait été débarqué en fraude, au grand jour etjuste sous leur nez, rien ne pouvait surpasser le zèle qu’ilsmettaient à fermer à double, triple tour et sceller à la ciretoutes les ouvertures du vaisseau délinquant.

Au lieu d’une réprimande pour leur négligenceprécédente, le cas semblait réclamer un éloge pour les précautionsqu’ils multipliaient, une fois le mal irréparablement accompli.

À moins que les gens ne soient par tropdésagréables, j’ai la folle habitude de me sentir porté àl’affection envers eux. Le bon côté du caractère de mon voisin – sice bon côté existe – est celui qui l’emporte généralement à mesyeux. Comme la plupart de ces vieux fonctionnaires avaient leursbons côtés et comme ma position m’imposait envers eux une attitudeprotectrice favorable au développement de sentiments amicaux, je netardai pas à les prendre tous en affection.

Les après-midi d’été, quand l’ardente chaleurqui liquéfiait presque le reste des humains communiquait seulementà leurs organismes engourdis une ravigotante tiédeur, il étaitagréable de les entendre bavarder dans l’entrée sur leurs rangéesde chaises en équilibre contre le mur. Les mots d’esprit desgénérations passées dégelaient sur leurs lèvres et en découlaienten même temps que des rires. La jovialité des hommes âgés abeaucoup de rapport avec la gaieté des enfants. L’esprit et le sensdu comique n’ont pas grand-chose à y voir. Il s’agit, chez les unscomme chez les autres, d’une lumière qui joue en surface et donneun aspect joyeux tant à de verts rameaux qu’à de vermoulus troncsgris. Mais en un cas il s’agit vraiment des rayons du soleil, dansl’autre, il y a de la ressemblance avec la lueur phosphorescente dubois pourrissant.

Il serait tristement injuste, le lecteur doits’en rendre compte, de représenter tous mes excellents vieux amiscomme tombés en enfance. D’abord, tous mes collègues n’étaient pasvieux. Il y avait parmi eux des hommes dans la force de l’âge,énergiques, capables, tout à fait supérieurs au genre de vieapathique, à la situation dépendante que leur avait réservée leurmauvaise étoile. Et, par ailleurs, les boucles blanches de l’âge setrouvaient parfois être le chaume qui recouvrait une charpenteintellectuelle en bon état. Mais, en ce qui concerne la majorité demon corps de vétérans, je ne leur ferai nul tort si je lesreprésente comme un tas de vieux radoteurs n’ayant rien conservéqui valût la peine des nombreuses expériences de leur longue vie.Ils semblaient avoir jeté aux quatre vents les grains d’or de lasagesse pratique, qu’ils auraient eu tant d’occasions d’engranger,et avoir bien soigneusement empli leurs mémoires de balle d’avoine.Ils parlaient avec bien plus d’intérêt et d’onction de leur petitdéjeuner du matin ou de leur dîner de la veille que du naufragequ’ils avaient fait quarante ou cinquante ans auparavant et que desmerveilles du monde qu’ils avaient pu, en leur temps, voir de leursyeux.

Leur aîné à tous, le patriarche, non seulementde cette petite équipe mais, j’ose le déclarer, de tout lerespectable corps des fonctionnaires des Douanes aux États-Unis,était certain sous-inspecteur inamovible. Il pouvait vraiment êtreappelé un fils légitime de l’administration car son père, uncolonel de la Révolution, qui avait été auparavant commissaire duport, avait créé un poste pour lui et l’y avait nommé en des tempssi reculés que peu de gens en peuvent aujourd’hui garder lesouvenir. Cet inspecteur était, lorsque je l’ai connu, un hommed’environ quatre-vingts ans et un des plus merveilleux spécimens deverdeur prolongée que l’on ait chance de rencontrer au long d’unevie. Avec son teint fleuri, sa personne compacte bien sanglée dansune tunique bleue à boutons brillants, son pas vif, son air disposet de belle humeur, il donnait l’impression, non à vrai dire d’unhomme jeune, mais d’une nouvelle invention de notre Mère Nature,d’un être que ni l’âge ni les infirmités ne devaient se mêler detoucher. Sa voix et son rire, qui ne cessaient de retentir danstout le bâtiment, n’avaient rien de cassé ni de chevrotant, maisjaillissaient de ses poumons avec la sonorité du chant du coq ou duson du clairon. À le regarder simplement comme un animal (et il n’yavait pas grand-chose d’autre à voir en lui), il satisfaisait parsa santé intacte, sa faculté de jouir, en cet âge avancé, de toutesou presque toutes les délices qu’il avait jamais recherchées. Lavie que lui assurait son traitement – vie sans souci que netroublait qu’à peine et rarement l’appréhension d’être destitué –avait évidemment contribué à lui rendre léger le passage du temps.Mais les raisons véritables et profondes de sa vitalité prolongée,il fallait les chercher dans la rare perfection d’une natureanimale où ne se mêlaient qu’une dose très modérée d’intelligenceet un appoint très négligeable d’éléments moraux et spirituels. Cesderniers existaient seulement dans une mesure suffisante pourempêcher le vieux monsieur de marcher à quatre pattes. Il nepossédait ni vigueur de pensée, ni profondeur de sentiments, nigênante sensibilité. Rien, en somme, que quelques instinctsordinaires qui, avec l’aide de cette bonne humeur, inévitableconséquence de son bien-être physique, lui tenaient fortconvenablement lieu de cœur. Il avait été l’époux de trois femmes,mortes toutes trois depuis longtemps ; père de quelque vingtenfants qui, un peu à tous les âges, avaient fait eux aussi retourà la poussière. On aurait pu supposer qu’il y avait là matière àsuffisamment de chagrin pour assombrir les dispositions les plusjoviales. Mais il n’en allait point ainsi avec notre vieuxsous-inspecteur ! Un petit soupir suffisait à l’alléger dupoids de tant de tristes réminiscences. L’instant d’après, il étaitaussi disposé à s’amuser qu’un petit garçon encore en robes :bien plus que le commis aux écritures du receveur qui, à dix-neufans, se montrait de beaucoup l’aîné des deux.

J’observais ce patriarcal personnage avec bienplus de curiosité que n’importe quel autre des humains quis’offraient alors à mon attention. C’était vraiment un phénomènerare : si parfait à un point de vue, si creux, si décevant, siinsaisissable qu’il en devenait inexistant à tous les autres. Jeconcluais qu’il n’avait ni cœur, ni âme, ni esprit. Rien, comme jel’ai déjà dit, que des instincts.

Et pourtant, le petit nombre d’éléments quicomposaient son personnage avait été si habilement assemblé que cethomme ne donnait aucune impression pénible de lacune. Ilm’inspirait, tel quel, une satisfaction complète. Sans douteétait-il difficile de concevoir comment il pourrait exister dansl’au-delà tant il semblait fait pour le monde des sens. Mais, mêmesi elle devait se terminer avec son dernier soupir, son existenceici-bas ne lui avait pas été donnée par un geste dépourvu de bonté.Sans avoir plus de responsabilité que les bêtes des champs, levieux sous-inspecteur avait eu de plus larges possibilités dejouissances qu’elles en même temps que l’immunité bénie qui lespréserve des sombres tristesses du vieil âge.

Un point sur lequel il remportait de beaucoupl’avantage sur ses frères à quatre pattes était son don de sesouvenir des bons dîners qu’il avait mangés – et manger de bonsdîners avait, en grande partie, constitué le bonheur de sa vie. Lagourmandise était chez lui un trait fort agréable : l’entendreparler d’un rôti vous mettait en appétit aussi bien qu’un radis ouune huître. Comme il ne possédait aucune qualité plus haute, nelésait aucun attribut spirituel en vouant toutes ses énergies etses talents aux délices de son palais, cela m’était toujours unplaisir de l’entendre deviser de poissons, volailles, viandes deboucheries et des meilleures façons de les préparer pour la table.Pour reculée que fût la date des festins évoqués, ses souvenirs debonne chère semblaient faire monter le fumet de porcs ou de dindessous vos narines. Des succulences s’attardaient sur sa languedepuis des soixante et soixante-dix ans et gardaient apparemmentdans sa bouche une saveur aussi fraîche que la côtelette qu’ilavait le matin même dégustée à son petit déjeuner.

Je l’ai vu se pourlécher de repas dont tousles convives, excepté lui, servaient depuis longtemps de nourritureaux vers. Il était merveilleux de voir les fantômes de ces banquetss’élever sans cesse devant lui, non sous le coup de la colère etpour lui demander des comptes, mais comme pour lui manifester leurreconnaissance d’avoir été si bien appréciés. Un tendre filet debœuf, un jarret de veau, une côte de porc, certaine dinde ou telpoulet entre tous dignes de louanges au temps, peut-être, dupremier des deux Adams[12] avaientplace en son souvenir. Alors que tout ce qui avait pu se passerentre-temps dans la vie du pays ou dans sa propre existence avaitglissé sur lui sans peser beaucoup plus qu’une brise passagère. Leplus tragique événement de la vie du vieil homme était, pour autantque j’aie pu en juger, la déception que lui avait causée une oiequi vécut et mourut il y a quelque vingt ou quarante ans. Une oie àla silhouette on ne peut plus prometteuse mais qui se révéla, àtable, si furieusement coriace que le couteau à découper ne putentamer sa carcasse et qu’il y fallut la hache et la scie.

Mais il est temps d’en finir avec cetteesquisse. J’aimerais pourtant m’y attarder indéfiniment car, detous les êtres que j’ai connus, ce personnage était le mieux faitpour être fonctionnaire des Douanes. La plupart des gens, pour desraisons que je n’aurais pas la place d’indiquer ici, pâtissaientmoralement du mode de vie qu’implique cet état. Notre vieuxsous-inspecteur ne risquait rien de ce genre. S’il lui avait fallucontinuer de mener la vie de bureau jusqu’à la fin des temps, il seserait maintenu dans le même parfait état de santé et chaque jourmis à table de tout aussi bon appétit.

Il y a un personnage dont l’absence laisseraitma galerie de portraits étrangement incomplète, mais les occasionsrelativement rares que j’ai eues de l’observer me permettrontseulement d’en esquisser les contours. Je veux parler de notredirecteur, de ce vaillant vieux général qui, après avoir rendu dansl’armée de brillants services, puis gouverné un sauvage territoirede l’ouest, était venu ici, voici quelque vingt ans, passer ledéclin d’une vie honorable et mouvementée. Ce brave soldat avaitdéjà atteint, sinon dépassé, soixante et dix ans. Il poursuivaitici-bas sa marche en avant sous le poids d’infirmités que même lamusique martiale de ses souvenirs ne pouvait pas beaucoup alléger.Son pas, jadis le premier dans les charges, était paralyséaujourd’hui. C’était seulement avec l’aide d’un serviteur, et ens’appuyant lourdement de la main à la rampe de fer, que notre chefpouvait péniblement et lentement gravir l’escalier du bâtiment desDouanes pour se traîner ensuite jusqu’à son fauteuil habituel, prèsdu feu. Il y restait assis, regardant avec une sérénité quelque peuembuée les gens qui allaient et venaient, parmi le bruissement despapiers, les prestations de serments, les discussions d’affaires,les conversations de bureau. Bruits et circonstances semblaientn’impressionner que bien vaguement ses sens, ne pénétrer qu’à peinedans la sphère intérieure de sa contemplation. Si l’on appelait sonattention, une expression d’intérêt courtois montait éclairer sonvisage, prouvant qu’il y avait de la lumière en lui, que seules lesparois extérieures de sa lampe intellectuelle en obstruaient lepassage. Plus on pénétrait avant dans son esprit, plus on letrouvait sain. Mais lorsqu’on ne faisait plus appel à lui pourqu’il parlât ou prêtât l’oreille – deux opérations qui luicoûtaient un effort évident – son visage revenait vite à sonexpression première de tranquillité d’ailleurs nullement morne –une expression qui n’était pas pénible à voir car, si elle étaitvague, elle n’évoquait en rien l’imbécillité de la décrépitude. Lacharpente de cette nature, à l’origine forte et massive, ne tombaitpas encore en ruine.

Observer et définir ce caractère dans desconditions si désavantageuses n’en restait pas moins aussidifficile que de reconstruire en imagination une vieille forteressecomme celle de Ticonderoga[13] d’aprèsune vue de ses murs gris tout éboulés. Çà et là, des rempartspeuvent rester intacts mais, partout ailleurs, on ne trouve qu’unemasse informe écrasée sous son propre poids et qu’ont envahie, aucours de longues années de paix et d’abandon, une verdure et desherbes étrangères.

Néanmoins, en regardant le vieux guerrier avecaffection – car, pour insignifiantes que fussent entre nous lescommunications, il m’inspirait, à moi comme à tous les bipèdes ouquadrupèdes qui l’approchaient, un sentiment qui peut très biens’appeler ainsi – je pouvais discerner les traits principaux de sonpersonnage. Il portait la marque de nobles, d’héroïques qualitésqui prouvaient que ce n’avait pas été pur hasard mais justice sicet homme s’était fait un nom. Je me rendais compte que son espritn’avait jamais dû se distinguer par des activités troublantes. Detout temps il avait dû avoir besoin d’une impulsion pour se mettreen branle ; mais une fois en mouvement avec des obstacles àsurmonter et un but digne de lui à atteindre, il n’avait pas étéhomme à s’avouer battu. L’ardeur qui, autrefois, l’animait, quin’était pas encore tout à fait éteinte, n’avait jamais été decelles qui fulgurent et flambent haut. Elle avait répandu plutôtcette profonde lueur rouge du fer qu’on forge. Poids, solidité,fermeté – telle était l’expression de son repos même au temps dontje parle, sous les atteintes de la décrépitude précoce.

Il me semblait que, sous l’influence d’unesurexcitation qui le pénétrerait assez profondément, qu’au bruitd’un coup de trompette assez fort pour éveiller toutes ses énergiesqui n’étaient pas mortes mais seulement endormies, cet homme eûtencore été capable de rejeter ses infirmités comme une robe demalade, de lâcher la canne du vieil âge et de se ressaisir del’épée du combat. Et, en pareil moment, son attitude serait restéecalme.

Un spectacle pareil n’était du reste bon àévoquer qu’en imagination. Il ne fallait ni compter ni souhaiter yassister. Aussi indiscutablement que dans les vieux remparts deTiconderoga, déjà cités comme le meilleur des termes decomparaison, je voyais en lui les traces d’une enduranceinébranlable qui, en sa jeunesse, était peut-être allée jusqu’àl’obstination ; d’une intégrité qui, ainsi que la plupart deses autres qualités, se présentait comme une masse pas mal lourde,aussi peu malléable qu’une tonne de minerai de fer ; d’unebonté qui, pour aussi farouchement qu’il eût manié la baïonnette àChippewa ou à Fort Erie[14], étaittout aussi authentique que celle qui peut animer n’importe quelchampion de la philanthropie moderne. Il avait tué des hommes deses propres mains pour autant que je sache – des hommes qui avaientdû tomber comme l’herbe sous la faux devant les charges que sonesprit animait d’énergie triomphale. Pourtant, qu’on se l’expliquecomme on voudra, il n’y avait jamais eu en son cœur assez decruauté pour dépouiller de ses vives couleurs l’aile d’un papillon.Je n’ai jamais connu d’homme en la bonté de qui j’eusse fait appelavec plus de confiance.

Plus d’un trait caractéristique du général –et de ceux qui ne contribuent pas le moins à la ressemblance d’uneesquisse – devait avoir disparu ou s’être obscurci avant notrerencontre. Les attributs simplement gracieux sont d’habitude lesplus éphémères. Et la nature n’orne pas les ruines humaines debeautés nouvelles n’ayant leur terrain que dans les crevasses de lacaducité, si elle sème des giroflées sur la forteresse démanteléede Ticonderoga. Pourtant, même du point de vue de la beauté et dela grâce, des détails étaient à noter chez le général. Un rayon demalice humoristique perçait de temps en temps le voile del’indifférence et venait agréablement éclairer son visage. Un traitd’élégance naturelle, que le caractère masculin ne présente guèreune fois l’enfance et la première jeunesse passées, se manifestaitaussi chez lui par son goût pour les fleurs.

Un vieux soldat peut sembler devoir n’attacherde prix qu’aux lauriers sanglants qui couronnent son front maiscelui-ci paraissait aussi sensible qu’une jeune fille aux charmesde la tribu des fleurs.

Le brave vieux général avait donc coutume des’asseoir au coin de la cheminée. Là, l’inspecteur, s’ils’abstenait autant que possible de la tâche difficile d’entrer enconversation avec lui, aimait le contempler d’un peu loin dans soncalme presque somnolent. Il paraissait éloigné de nous bien qu’àquelques mètres de nos yeux, inaccessible bien qu’à portée de notremain qui aurait pu toucher la sienne au passage. Peut-êtremenait-il une vie plus réelle au cœur de ses pensées que dans ledécor, si peu fait pour lui, d’un bureau de receveur desDouanes ? Les évolutions d’une manœuvre, le tumulte d’unebataille, les accents héroïques d’une vieille marche militaireentendue il y avait quelque trente ans – peut-être ces visions etces bruits existaient-ils pour ses sens par le souvenir. Cependantles armateurs et les capitaines de vaisseau, les employés propretset les rudes matelots entraient et sortaient ; le remue-ménagede la vie commerciale et administrative continuait d’élever sapetite rumeur autour de lui – et pas plus avec les hommes qu’avecleurs besognes, le général ne semblait entretenir le moindrerapport. Il était aussi peu à sa place que l’aurait été parmi lesencriers, les paperasses, les règles d’acajou du bureau du receveurune vieille épée, rouillée à présent, mais ayant étincelé autrefoissur les champs de bataille et laissant miroiter encore la lueur del’acier au long de sa lame.

Un détail m’était d’un grand secours pourrecréer le vaillant officier des frontières du Niagara – l’hommeprofondément et simplement énergique. C’était le souvenir de cemémorable « j’essaierai[15] »qu’il avait prononcé à l’heure d’une entreprise héroïque etdésespérée. Un mot qui respire l’âme et l’esprit de cette audace dela Nouvelle-Angleterre qui a clairement conscience de tous lespérils et les affronte tous. Si, dans notre pays, la valeur étaitrécompensée par des quartiers de noblesse, ce mot, si facile àdire, semble-t-il, mais que lui seul a prononcé en face d’une tâcheglorieuse et dangereuse, serait la meilleure et la mieux appropriéedes devises pour l’écu du général.

Un homme gagne beaucoup en santéintellectuelle et morale à la fréquentation de gens qui diffèrentde lui, ne se soucient guère de ses travaux et que lui-même ne peutapprécier qu’en sortant de la sphère de ses capacités. J’ai souventeu dans ma vie cet avantage, mais jamais d’une façon aussi complèteque durant mon séjour prolongé dans l’administration. C’est làqu’il m’a été, en particulier, permis d’observer quelqu’un qui m’adonné une idée nouvelle du talent. C’était un homme foncièrementdoué pour les affaires. Il avait l’esprit clair et prompt, un œilqui perçait à jour les pires enchevêtrements, une faculté pour toutarranger qui faisait s’évanouir les difficultés comme sous un coupde baguette magique. Entré dans les Douanes au sortir de l’enfance,il avait là son champ d’activité. Toutes les inextricablescomplications si épuisantes pour un intrus se présentaient à luiavec le tranquille caractère d’un ensemble parfaitement cohérent.Il ne faisait en vérité qu’un avec les bureaux de la Douane. Il enétait, en tout cas, le ressort principal, celui qui maintenait enactivité tous leurs rouages.

Dans une administration qui les nomme en vuede leur profit et de leur convenance et ne tient que bien rarementcompte de leurs aptitudes à remplir leur emploi, les fonctionnairessont bien obligés de chercher en dehors d’eux-mêmes l’habileté quileur manque. Aussi notre homme d’affaires attirait-il à lui, toutaussi naturellement que l’aimant le fer, toutes les difficultés querencontrait tout le monde. Avec une condescendance pleined’aisance, une patience pleine de bonté pour notre stupidité – quià un esprit comme le sien devait paraître quasi criminelle – ilnous rendait d’une pichenette l’incompréhensible aussi clair que lejour. Les marchands le mettaient aussi haut que nous le mettions,nous, ses frères ignares. Son intégrité était parfaite – une loi dela nature chez lui plutôt qu’un principe. Un esprit aussiremarquablement clair et précis ne pouvait, en effet, qu’êtrehonnête en affaires. Une tache sur sa conscience à propos d’undétail touchant sa vocation tourmenterait un homme pareil un peu dela même manière – encore que bien plus fortement – qu’une erreur decomptabilité ou une tache d’encre sur la belle page nette d’unregistre. Bref, j’ai rencontré là pour une fois dans ma vie unepersonne parfaitement adaptée à sa situation.

Tels étaient quelques-uns des personnages àqui je me trouvais avoir affaire. J’estimais que cette situation,si éloignée de mes anciennes habitudes, était une bonne chance pourmoi et je me mis en devoir d’en retirer tout le bénéfice possible.Après avoir partagé les travaux des rêveurs compagnons de BrookFarm[16] et tenté, avec eux, de mettrel’impraticable en pratique ; après avoir été pénétré trois anspar l’influence subtile d’un esprit comme celui d’Emerson[17] ; après avoir passé des jours etdes mois à me livrer, en pleine liberté et en pleine nature, à desspéculations fantastiques près d’un feu de branches mortes avecEllery Channing[18] ; après avoir discuté sur lesvestiges des Indiens avec Thoreau dans son ermitage deWalden[19] ; après m’être imprégné de poésieau foyer de Longfellow[20], letemps était venu d’exercer d’autres facultés de ma nature et de menourrir d’aliments qui ne m’avaient jusqu’alors guère mis enappétit.

La littérature, ses buts, les efforts qu’elleexige, n’avaient plus que peu d’importance à mes yeux. Il y avaiten moi une faculté, un don, qui, s’il ne m’avait pas tout à faitabandonné, s’était assoupi et demeurait inerte.

Il y aurait eu en tout ceci quelque chosed’inexprimablement lugubre, si je n’avais eu conscience deconserver le pouvoir de rappeler à moi ce qui avait eu quelquevaleur dans le passé. Sans doute, une vie pareille n’aurait pu êtrelongtemps vécue sans dommage. Elle pouvait faire de moi un être àjamais différent de celui que j’avais été sans me transformer enrien qui en valût la peine. Mais je la considérai toujours commeétant transitoire. Un instinct prophétique ne cessa jamais de mesouffler tout bas à l’oreille que, sous peu, dès qu’il me seraitdevenu essentiel, un changement s’opérerait en ma faveur.

En attendant, je restais inspecteur desDouanes et ne remplissais pas, pour autant que j’aie pu m’en rendrecompte, mes fonctions plus mal qu’il ne convenait. Tout homme(fût-il dix fois plus doué sous le rapport de la pensée, de lafantaisie, de la sensibilité que notre inspecteur) peut n’importequand devenir homme d’affaires s’il veut s’en donner la peine. Mescollègues, les armateurs, les officiers de la marine marchande,avec qui mes fonctions me mettaient en rapport, ne me voyaient quesous ce jour, ne me connaissaient probablement aucune autreréputation. Nul d’entre eux n’avait jamais lu, je présume, une pagede ma composition. Les eussent-ils toutes lues qu’ils ne s’enfussent pas plus souciés que d’une guigne. Et il n’en serait pasallé le moins du monde différemment si les pages en questionavaient été écrites par une plume comparable à celle de Burns ou deChaucer[21], en leur temps, eux aussi,fonctionnaires des Douanes. Encore qu’elle soit souvent assez dure,c’est une bonne leçon, pour l’homme qui a rêvé de gloirelittéraire, de s’éloigner du milieu où ses visées sont admises, deconstater à quel point tout ce qu’il a pu tenter d’accomplir danscette partie perd vite alors toute signification. Je ne pense pasavoir eu particulièrement besoin de cette leçon, pas plus à titred’avertissement que de rebuffade, mais je l’ai, en tout cas,apprise de bout en bout. Et j’ai plaisir à me rappeler qu’en meparvenant, la vérité ne m’a jamais porté un coup, que je ne l’aijamais, non plus, repoussée avec un soupir. Sous le rapport deséchanges littéraires, le commissaire du port – un excellent homme –engageait, je dois dire, souvent une discussion avec moi surNapoléon ou Shakespeare, ses sujets de conversation favoris. Lecommis aux écritures du receveur – un jeune homme qui,murmurait-on, couvrait de temps en temps une feuille du papier àlettres de l’Oncle Sam de quelque chose qui (vu d’une distance dequelques mètres) ressemblait beaucoup à de la poésie – le commis dureceveur me parlait de livres quelquefois comme d’une question surlaquelle j’aurais peut-être pu avoir quelques lueurs. C’était làtout en fait de commerce littéraire et cela suffisait à mesbesoins.

Détaché de l’ambition de le voir se répandredans le monde sur des couvertures de livres, je souriais en pensantque mon nom avait acquis un autre genre de vogue. Le tampon de laDouane l’imprimait sur des sacs de poivre, des panières derocouyers, des boîtes de cigares, des ballots de quantité d’autresmarchandises pour attester que tous droits avaient été payés. Surce bizarre véhicule de gloire, la connaissance de mon existenceallait, dans la mesure où un nom suffit à communiquer pareilleconnaissance, gagner des endroits où elle n’était jamais parvenueauparavant et où elle ne parviendra, j’espère, jamais plus.

Mais le passé n’était pas mort. À desintervalles, d’ailleurs éloignés les uns des autres, les penséesqui avaient paru si vitales, si actives et qui s’étaient sitranquillement laissé mettre de côté, reprenaient de la vigueur.Leur plus remarquable occasion de se ranimer fut celle qui, d’aprèsles lois sur la propriété littéraire, devait me permettre d’offrirau public l’esquisse que me voici en train d’écrire.

Au second étage du bâtiment des Douanes, setrouve une vaste pièce dont les murs de briques n’ont jamais étérevêtus de boiseries, ni les poutres de plâtre. Le bâtiment,originairement conçu à la mesure des anciennes entreprisescommerciales du port et en vue d’une prospérité qui ne devaitjamais se réaliser, comprenait beaucoup plus d’espace que sesoccupants n’en avaient l’emploi. Cette vaste salle n’a donc jamaisété terminée. En dépit des vieilles toiles d’araignées qui pendenten festons de ses poutres poussiéreuses, elle semble attendretoujours la venue du maçon et du charpentier. À l’une de sesextrémités, dans un enfoncement, des barils étaient empilés les unssur les autres, pleins de documents officiels. Tout un fatras dumême genre encombrait le plancher. Il était pénible de songer àtous les jours, les mois, les années de travail gaspillés sur cespaperasses moisies qui n’étaient plus à présent qu’un embarras surterre et avaient été reléguées en ce coin perdu où nul œil humainne devait plus les apercevoir.

Mais que de manuscrits couverts, eux, non dela morne prose administrative, mais des pensées de cerveauxinventifs, des effusions de cœurs vibrants sont également tombésdans l’oubli ! Et sans avoir servi un but en leur temps commel’avait fait cet amoncellement de paperasses. Sans même avoir,chose triste entre toutes, valu à leurs auteurs le bon gagne-painqu’avaient assuré aux employés de la Douane ces griffonnages sansvaleur aucune ! Peut-être n’étaient-ils pas tout à fait sansvaleur, cependant en tant que documents d’histoire locale ? Ondevait pouvoir y découvrir des statistiques concernant le commerced’autrefois à Salem, des allusions à ses marchands princiers ou auvieux Derby, au vieux Billy Gray[22], auvieux Simon Forrester[23] et àplus d’un autre magnat de l’époque dont la tête poudrée était,toutefois, à peine dans la tombe que l’amas de ses richessescommençait à baisser. On devait pouvoir retrouver, dans cefouillis, trace des fondateurs de la plus grande partie desfamilles composant aujourd’hui l’aristocratie de Salem ;prendre ces ancêtres à leurs débuts modestes d’obscurs trafiquants,à une date bien postérieure à la Révolution et voir s’établir unrang qui, aux yeux de leurs enfants, fait partie depuis longtempsde l’ordre des choses.

Sur l’époque antérieure à la Révolution, il yavait pénurie de documents. Les plus anciennes archives de laDouane ayant été, probablement, transportées à Halifax quand tousles fonctionnaires du roi se joignirent à l’armée anglaise quiavait pris la fuite à Boston. Je l’ai regretté bien souvent. Enremontant jusqu’au temps du protectorat[24],peut-être aurait-on trouvé dans ces papiers des allusions à despersonnages oubliés ou non, des détails sur d’antiques coutumes quej’aurais recueillis avec autant de plaisir que les flèchesindiennes que je ramassais dans le champ voisin du vieuxpresbytère.

Mais un pluvieux jour de flânerie, j’eus lachance de faire une découverte de quelque petit intérêt. Je melivrais à des fouilles parmi les déchets entassés dansl’enfoncement, dépliant çà et là un papier, lisant les noms devaisseaux depuis longtemps sombrés au fond des mers ou en train depourrir dans un port, ou des noms de marchands qui ne sont plusjamais prononcés à la Bourse et qu’il n’est pas très commode dedéchiffrer sur des pierres tombales moussues.

Je jetais sur ces papiers des coups d’œil sansentrain, ressentant seulement cet intérêt, mitigé de tristesse etde lassitude, que nous accordons comme à contrecœur aux restesd’activités mortes. Je faisais tous les efforts en mon pouvoir pourstimuler ma fantaisie que l’inaction avait rendue paresseuse, pourfaire surgir de ces ossements une image pittoresque de la vieilleville, des temps où les Indes étaient un pays neuf et Salem seule àen connaître la route – quand je mis, par hasard, la main sur unpetit paquet soigneusement enveloppé dans un morceau de vieuxparchemin jaune. Cette enveloppe donnait au paquet l’air derenfermer des archives très anciennes, datant d’une époque où lescommis aux écritures grossoyaient sur des feuillets plus résistantsque ceux qui sont en usage aujourd’hui. Il présentait, ce petitpaquet, un je ne sais quoi qui stimula en moi un instinct decuriosité et me fit dénouer le ruban d’un rouge fané quil’attachait, avec le sentiment qu’un trésor allaitm’apparaître.

L’ayant déplié, je vis que ce rigide morceaude parchemin était une nomination signée par le GouverneurShirley[25] et qui élevait un certain Jonathan Pueà la dignité d’inspecteur des Douanes de Sa Majesté dans le port deSalem, province du Massachusetts. Il me souvint alors d’avoir luquelque part (probablement dans les Annales de Felt) unenote concernant le décès de M. l’inspecteur Pue, survenu il yavait quelque quatre-vingts ans[26]. Je merappelai aussi avoir lu dans un journal de date récente le compterendu de la trouvaille qu’on avait faite des restes de cepersonnage dans le petit cimetière attenant à l’église Saint Petercomme on réparait cet édifice. Rien, si j’ai bonne mémoire, nesubsistait de mon vénérable prédécesseur à part un squeletteincomplet, quelques lambeaux de vêtements et une perruquemajestueusement bouclée qui, à la différence de la tête qu’elleavait autrefois ornée, demeurait en très satisfaisant état deconservation. Mais en examinant les papiers auxquels la nominationsur parchemin servait d’enveloppe, j’y trouvai plus de traces ducerveau de M. l’Inspecteur Pue et de ce qui se passa dans satête que la perruque bouclée n’avait conservé de vestiges duvénérable crâne qu’elle avait abrité.

Bref, il ne s’agissait pas de documentsofficiels, mais de papiers privés ou, tout au moins, écrits parM. l’Inspecteur Pue en tant que personne privée et,semblait-il, de sa propre main. S’ils se trouvaient dans le tas misau rebut par l’Administration, je ne me l’expliquais que par lefait que M. l’Inspecteur Pue était mort de mort subite. Cespapiers, qu’il conservait sans doute dans son bureau officiel,n’avaient jamais dû parvenir à la connaissance de ses héritiers. Onavait certainement cru qu’ils concernaient les fonds du Trésor.Lors du transfert des archives à Halifax, ce paquet, qui neprésentait aucun intérêt général, avait été laissé en arrière etn’avait, depuis, jamais été ouvert.

M. l’Inspecteur Pue n’étant pasgrandement accablé, j’imagine, en ces temps reculés, par lestravaux de sa charge, semble avoir consacré une partie de sesabondants loisirs à des recherches sur l’histoire locale. C’étaitlà pour lui façon d’entretenir une activité menue qui eût étéautrement rongée par la rouille. Une partie des informations qu’ilconsigna par écrit m’a servi pour l’étude intitulée MainStreet. Le reste me servira peut-être plus tard. Il pourraitmême être la base d’une histoire en règle de Salem si ma vénérationpour ma ville natale me pousse jamais à entreprendre une aussipieuse tâche. Je tiens, en tout cas, ma trouvaille à la dispositionde toute personne plus compétente que moi et qui se sentiraitportée à retirer de mes mains cette tâche ingrate.

Mais, ce qui attira le plus mon attention dansce paquet mystérieux fut un certain morceau de belle étoffe rougequi avait dû être beaucoup porté. Il était tout fané. Il présentaitdes traces de broderies d’or, mais très effrangées, très éraillées,si bien que tout ou presque tout l’éclat en était terni. Cesbroderies avaient été exécutées, c’était facile à voir, avec unmerveilleux talent. Le point employé (d’après ce que m’ont apprisdes dames versées en pareils mystères), témoigne d’un artaujourd’hui bien oublié, dont on ne saurait découvrir le secret,même en défaisant l’ouvrage fil à fil. À la suite d’un examenattentif ce chiffon écarlate – un long usage, le temps et une mitesacrilège avaient, en effet, à peu de chose près réduit l’objet àl’état de chiffon – ce chiffon écarlate se trouva prendre la formed’une lettre. De la lettre majuscule A. Des mesures rigoureusementprises attribuèrent à chaque jambage exactement trois pouces delong. Cette lettre avait été faite, c’était indubitable, pour ornerun costume. Mais comment la portait-on ? De quel rang, dequelle dignité était-elle signe dans l’ancien temps ?C’étaient là des énigmes que je pensais n’avoir que bien peu dechances de résoudre – les us et coutumes sont si fugaces ici-bas enpareille matière ! Et, pourtant, j’étais étrangementintéressé. Mes regards se fixaient sur cette vieille lettreécarlate et ne voulaient pas s’en laisser détourner. Certainementcet objet possédait une signification profonde qu’il valait lapeine de chercher à interpréter. Il en émanait quelque chose quivenait subtilement toucher ma sensibilité, mais échappait àl’analyse de mon esprit.

Je restais donc bien perplexe et, tandis quej’agitais entre autres hypothèses, celle qui en aurait fait un deces ornements que les Blancs combinaient pour impressionner lesPeaux-Rouges, je vins à placer la lettre sur ma poitrine. Il mesembla – le lecteur peut sourire mais ne doit pas mettre ma paroleen doute – il me sembla alors éprouver une sensation qui, sans êtretout à fait physique, l’était pourtant assez pour faire nettementl’effet d’une brûlure – comme si la lettre n’avait pas été un boutd’étoffe mais un fer rouge. Je frissonnai et la laissai tomber àterre.

Absorbé par ma contemplation de la lettreécarlate, j’avais jusqu’alors négligé d’examiner un petit rouleaude papier sali autour duquel cette lettre avait été entortillée. Jele déroulai alors et eus la satisfaction d’y trouver, écrite de lamain du vieil inspecteur, une explication suffisamment complète detoute l’affaire. Ce rouleau comprenait plusieurs feuillets de grandformat contenant pas mal de détails sur la vie et les propos d’unecertaine Hester Prynne qui semblait avoir été un personnage auxyeux de nos ancêtres.

Elle avait eu son temps entre les débuts duMassachusetts et la fin du XVIIe siècle. Des personnesâgées, contemporaines de M. l’Inspecteur Pue et dont lestémoignages oraux avaient servi à celui-ci pour composer sonhistoire, se souvenaient de l’avoir vue en leur jeunesse. C’étaitalors une femme très vieille mais non décrépite, d’allureimposante. Elle avait, depuis des temps immémoriaux, prisl’habitude d’aller et de venir par le pays comme une sorted’infirmière bénévole et de faire tout le bien qu’elle pouvait.Elle prenait aussi sur elle de donner son avis sur toutes lesquestions, particulièrement sur les affaires de cœur. Aussiétait-elle – comme ce ne peut qu’être le cas d’une personne àpareilles tendances – révérée par bien des gens à l’égal d’un angemais tenue, j’imagine, par maints autres pour une peste qui auraitbien dû se mêler de ce qui la regardait. Feuilletant un peu plusavant le manuscrit, j’y découvris sur les faits, gestes et épreuvesde cette femme singulière des détails que le lecteur trouvera enbonne partie rapportés dans La Lettre écarlate. Qu’onn’oublie pas, en cours de lecture, que l’authenticité desprincipaux épisodes de cette histoire est garantie par le manuscritde M. l’Inspecteur Pue. Ce document demeure, ainsi que lalettre écarlate – cette très curieuse relique – en ma possession.Et je les montrerai libéralement l’un et l’autre à tous ceux que legrand intérêt présenté par ce récit pourrait pousser à les voir. Ilne faudrait pas en conclure qu’en mettant sur pied cette histoire,en imaginant les motifs, les passions des personnages qui yfigurent, je me suis confiné dans les limites de la demi-douzainede feuillets du vieil inspecteur. Au contraire, je me suis accordéautant de liberté que si les faits avaient été entièrement de moninvention. Je ne me porte garant que de l’authenticité descontours.

Cette trouvaille ramena jusqu’à un certainpoint mon esprit en son ancienne voie. Il semblait y avoir là lesujet d’un conte. Je restais impressionné comme si le vieilinspecteur en son costume d’il y a quelque cent ans et portant saperruque immortelle – qui fut enterrée avec lui mais ne périt pointen la tombe – était venu à moi dans la salle déserte du bâtimentdes Douanes. Je lui voyais la majesté de quelqu’un qui avait étéfonctionnaire du roi et se trouvait, par conséquent, illuminé parun rayon de l’aveuglante splendeur qui scintillait autour du trône.Quelle différence, hélas ! avec l’air de chien tenu en laissedu fonctionnaire de la République qui, en tant que serviteur dupeuple, se sent plus humble que le plus humble, plus bas que leplus bas de ses maîtres. De sa main de fantôme, cette silhouetteindistincte mais majestueuse m’avait tendu le symbole écarlate etle petit rouleau de manuscrit explicateur.

De sa voix de fantôme, le ci-devant inspecteurm’avait exhorté au nom du respect que devaient m’inspirer enverslui des devoirs filiaux – car je pouvais le considérer comme monancêtre dans le monde officiel – de porter à la connaissance dupublic son élucubration moisie attaquée par les vers.

– Faites cela, avait dit le fantôme deM. l’Inspecteur Pue, avec un énergique mouvement de sa tête siimposante sous la mémorable perruque. Faites cela et tout le profitsera pour vous ! Vous en pourriez avoir besoin sous peu car iln’en va point de votre temps comme il en allait du mien où lacharge d’un homme lui était acquise pour la vie et souvent même àtitre héréditaire. Mais je vous enjoins, en cette affaire deMme Prynne, de rendre à la mémoire de votreprédécesseur la part qui lui revient de droit.

Et moi de répondre :

– Je n’y manquerai pas, Monsieurl’Inspecteur !

Par la suite, l’histoire d’Hester Prynneoccupa donc beaucoup mes pensées. Elle devint le sujet de mesméditations pendant bien des heures tandis que je faisais les centpas dans mon bureau ou au long du passage qui s’étendait entre laporte d’entrée et la porte de derrière du bâtiment de la Douane.Grande était la contrariété du vieux sous-inspecteur et des autrespréposés de l’administration, dont les sommes étaient troublés parl’impitoyable bruit de mes va-et-vient prolongés. Se souvenant deleurs habitudes d’autrefois, ils disaient que l’inspecteurarpentait le gaillard d’arrière. Sans doute se figuraient-ils queje n’avais d’autre objet que de m’ouvrir l’appétit. Quelle autreraison aurait bien pu pousser un homme sain d’esprit à se mettrevolontairement en mouvement ? Et, à vrai dire, un appétitaiguisé par le vent d’est qui soufflait généralement dans lecouloir était bien à peu près tout le bénéfice que je retirais detant d’exercice.

L’atmosphère des bureaux d’une douane esttellement peu favorable aux éclosions de la sensibilité et de lafantaisie que, si j’avais conservé mon poste durant le mandat dedix présidents, La Lettre écarlate n’aurait jamais étéprésentée au public. Mon imagination n’était plus qu’un miroirterni : elle ne voulait pas refléter, ou ne reflétait qu’avecun manque de netteté rebutant, les personnages dont je m’efforçaisde la peupler. Les héros de l’histoire restaient de glace, nedevenaient pas malléables à ce que je pouvais attiser comme feudans ma forge intellectuelle. Ils ne voulaient s’animer ni à lachaleur de la passion ni à celle de la tendresse. Ils gardaient unerigidité de cadavres et me regardaient fixement avec un sinistrerictus de défi.

– Qu’avez-vous à faire avec nous ?semblait me dire leur expression. Le petit pouvoir que vous avezpeut-être un temps exercé sur le peuple de l’irréel s’est évanoui.Vous l’avez troqué contre quelques pièces de l’or public. Allezgagner vos gages !

Bref, les créatures à demi inanimées de mapropre imagination me gourmandaient et se gaussaient de moi. Et nonsans de bonnes raisons. Ce n’était pas seulement durant les troisheures et demie que l’Oncle Sam réclamait comme sa part de ma viequotidienne que ce misérable engourdissement me dominait. Il venaitavec moi au cours de mes promenades au bord de la mer et de mesvagabondages dans la campagne. Il m’accompagnait à la maison et meparalysait dans la pièce que j’appelais, bien abusivement, moncabinet de travail. Il ne me quittait pas non plus lorsque, tarddans la nuit, je restais assis dans le petit salon désert, éclairéseulement par la lueur d’un feu de charbon et le clair de lalune.

Or, si mon imagination refusait d’agir à cetteheure, le cas pouvait être tenu pour désespéré. En tombant si blancsur le tapis dont il faisait ressortir tous les dessins, enéclairant chaque objet si minutieusement, mais d’une lumière sidifférente de celle qui les fait voir le matin ou en plein midi, leclair de lune crée dans une pièce familière une ambiance propiceentre toutes pour un romancier qui cherche à prendre contact avecses hôtes illusoires. Là est le petit décor bien connu de la viedomestique : les chaises avec, chacune, sa personnalité ;la table, au milieu, avec, dessus, un panier à ouvrage, un livre oudeux et une lampe éteinte ; le canapé, la bibliothèque ;au mur, le tableau – tous ces objets que l’on peut voir dans tousleurs détails sont tellement spiritualisés par la lumière insolitequ’ils paraissent perdre leur substance et passer dans le domainedes choses de l’esprit. Rien n’est trop petit ni trop insignifiantpour subir cette transformation et revêtir la dignité qui s’ensuit.Un soulier d’enfant, la poupée assise dans sa petite voitured’osier, le cheval à bascule – n’importe quelle chose enfin, donton a pu se servir ou s’amuser pendant le jour, est alors investied’une qualité d’étrangeté, et semble se faire lointaine tout enétant aussi nettement présente qu’à la lumière du soleil. Ainsi leplancher de la pièce familière devient un terrain neutre situéquelque part entre le monde matériel et le pays des fées, unendroit où le réel et l’imaginaire peuvent se rencontrer ets’imprégner chacun de la nature de l’autre.

Des fantômes pourraient y entrer sans nousfaire peur. Ce serait trop en harmonie avec le décor pour noussurprendre si, en regardant autour de nous, nous voyions une formebien-aimée, mais nous ayant depuis longtemps quittés,tranquillement assise dans une coulée du magnifique clair de luneavec un air qui nous ferait nous demander si elle revient de loinou n’a jamais bougé du coin de notre feu.

Le feu de charbon est, avec son éclat voilé,un facteur essentiel de l’effet que je cherche à décrire. Ilprojette sa lueur discrète par toute la pièce, teinte de vermeilles murs et le plafond, tire un reflet des meubles reluisants. Sateinte plus chaude se mêle à la spiritualité froide des rayons dela lune et communique en quelque sorte une chaleur humaine auxformes qu’évoque la fantaisie. Elle transforme en hommes et enfemmes des images de neige. Jetant un coup d’œil au miroir nousentrevoyons, dans le lointain de ses profondeurs hantées, la lueurmourante de l’anthracite à demi éteint et les blancs rayons de lalune sur le plancher et toutes les ombres et lumières d’un tableauqui s’éloigne du réel pour se rapprocher de l’imaginaire. Si, à uneheure pareille et avec ce décor sous les yeux, un homme assis toutseul ne peut rêver d’étranges choses et les faire ressembler à laréalité, il est inutile qu’il essaie jamais d’écrire desromans.

Mais pendant tout le temps que je fusinspecteur des Douanes, la lumière de la lune ou celle du soleil cefut tout un pour moi. Aucune des deux ne m’était de plus grandprofit que le clignotement d’une chandelle. Tout un ensembled’émotions et le don qui allait avec elles – sans grande valeurmais le meilleur que j’aie eu – n’étaient plus mon fait.

Je crois cependant que si j’avais essayé d’unautre genre de composition, mes facultés ne se seraient pastrouvées aussi inopérantes. J’aurais pu, par exemple, me contenterde coucher par écrit les récits de ce sous-inspecteur, vieuxcapitaine de vaisseau, que je serais bien ingrat de ne pasmentionner car c’est à peine si un jour se passait sans qu’il fîtma joie et mon admiration par son merveilleux don de conteur. Sij’étais arrivé à rendre la force pittoresque et l’humour de sonstyle, je suis sincèrement convaincu que le résultat eût étéquelque chose de nouveau en littérature. Ou j’aurais pu me lancerdans une entreprise plus sérieuse. Écrasé sous le poids de cettevie quotidienne, c’était folie de tenter un retour à un autre âge,de vouloir à tout prix créer un univers avec des matériaux aériensquand, à chaque instant, l’impalpable beauté de ma bulle de savonse brisait au contact de quelque détail de la réalité. L’effort leplus sage eût consisté à faire transparaître la pensée etl’imagination à travers la substance opaque du train-trainjournalier, de spiritualiser le fardeau qui commençait à se fairesi lourd. J’aurais dû me mettre résolument à la recherche de lavaleur véritable et indestructible que recelaient les incidentsmesquins et fatigants de ma routine, les caractères ordinaires desgens de mon entourage. Tout était de ma faute. La page de vieétalée devant moi semblait morne et banale seulement parce que jen’avais pas su jauger son sens profond. Un livre meilleur que jen’en écrirai jamais était là, écrit par la réalité de l’heure quipassait et s’effaçant aussi vite qu’il avait été écrit seulementparce que mon cerveau manquait de la pénétration et ma main del’habileté qu’il aurait fallu pour le transposer.

Je m’avisai trop tard de tout cela. Sur lemoment je me rendais seulement compte que ce qui aurait, en untemps, été pour moi un plaisir était, à présent, devenu uneentreprise sans espoir. À quoi bon gémir sur cet état dechoses ? J’avais cessé d’être un médiocre écrivain pourdevenir un médiocre inspecteur des Douanes et voilà tout. Tout demême, cela n’a rien d’agréable d’être hanté par l’impression quenotre intelligence va s’évaporant comme l’éther hors d’un flacon.Le fait ne laissait nulle place au doute et en m’observant etobservant les autres, j’étais entraîné, à propos de l’effet de lavie de bureau sur les caractères, à des conclusions bien peufavorables au mode de vie en question. Peut-être m’étendrai-je unjour là-dessus. Qu’il me suffise de faire remarquer, à présent,qu’un fonctionnaire de la Douane qui reste longtemps en place nesaurait guère être un personnage digne d’éloges et ceci pourplusieurs raisons. L’une d’entre elles est l’état de dépendance oùil doit se résigner pour conserver sa situation et une autre lanature même de cette situation qui, tout en étant, je n’en doutepas, honorable, ne le fait pas participer aux efforts réunis del’humanité.

Tandis qu’il s’appuie sur le bras puissant dela République, la force personnelle d’un individu l’abandonne. S’ilpossède une part peu ordinaire d’énergie naturelle ou si la magieamollissante du fait d’être en place n’agit pas trop longtemps surlui, ses facultés perdues peuvent lui revenir. Heureux lefonctionnaire destitué qu’une malveillante poussée renvoie de bonneheure lutter en un monde où tout est lutte ! Il peut redevenirlui-même. Mais ceci n’arrive que rarement. Il se maintientgénéralement juste assez longtemps en place pour que ce soit saperte. Et il est alors jeté dehors avec des muscles amollis, pourchanceler tout au long du chemin de la vie. Conscient de soninfirmité, il ne cessera plus de promener autour de lui un regardmélancolique qui quête un appui extérieur. Un espoir tenacel’imprègne, une façon d’hallucination qui lui fait tenir tête auxdécouragements, le hante sa vie durant et, j’imagine, semblable auxconvulsions du choléra, l’agite encore un instant après samort : l’espoir que bientôt il finira, grâce à quelque heureuxcoup de hasard, par être réintégré dans sa place. Cet article defoi dépouille plus que toute autre chose, de toute vigueur et detoute chance de succès tout ce qu’il peut rêver d’entreprendre.Pourquoi suerait-il sang et eau pour se sortir de la boue quand,sous peu, le bras vigoureux de l’Oncle Sam viendra le relever etlui prêter appui ? Pourquoi irait-il faire le chercheur d’oren Californie[27] quand il va bientôt être rendu siheureux par la petite pile de pièces brillantes sorties de la pochede ce bon oncle ? Il est tristement curieux de constaterqu’une dose même très légère de vie de bureau suffit à infecter unpauvre diable de ce mal singulier. L’or de l’Oncle Sam – sansvouloir manquer de respect au digne vieux monsieur – est sous cerapport semblable à l’or du diable : celui qui le touche doitprendre bien garde ou il pourrait lui en coûter, sinon son âme, dumoins nombre de ses meilleures qualités : sa force, sonénergie, sa persévérance, sa loyauté – enfin, tout ce qui donne durelief à un caractère viril.

C’était là une belle perspective ! Nonque l’inspecteur rapportât la leçon à lui-même ou admît pouvoirêtre aussi complètement anéanti, soit en restant en place, soit enétant destitué. Mes réflexions, toutefois, n’étaient pasrassurantes. Je commençais à devenir mélancolique et nerveux. Je necessais de sonder mon esprit pour découvrir celles de mes pauvresqualités qui s’étaient en allées et quel dommage subissaient cellesque je conservais encore. J’entreprenais de calculer combien detemps je pourrais rester dans les Douanes tout en continuant d’êtreun homme. Jamais on ne destituerait un individu aussi paisible quemoi. Et comme il n’est guère dans la nature d’un fonctionnaire dedonner sa démission, j’appréhendais de grisonner dans le métierd’inspecteur et de devenir un animal du genre du vieuxsous-inspecteur. Avec le fastidieux écoulement de la vieadministrative, ne finirais-je pas par faire, comme mon vénérableami, de l’heure du déjeuner la seule bonne à vivre et par passer lereste de mon temps comme les passe un vieux chien : à dormirau soleil ou à l’ombre ? Mais c’était donner dans des craintessuperflues ! La Providence était en train de combiner pour moiles choses bien mieux que je n’aurais pu l’imaginer.

Un remarquable événement de la troisième annéede mon stage dans l’administration (pour adopter le ton de« P. P. clerc de cette paroisse ») fut l’élection à laprésidence des États-Unis du général Taylor[28].Pour pleinement estimer les avantages du métier de fonctionnaire,il faut songer à la situation du titulaire d’un poste quelconquelorsque accède au pouvoir un parti qui lui est hostile. C’est laplus singulièrement irritante, la plus désagréable où puisse tomberun malheureux mortel. Un homme un peu fier et sensible trouveétrange de voir ses intérêts à la merci de gens dénués de toutesympathie envers lui qui – du moment que ce sera forcément de deuxchoses l’une – lui feront du tort plutôt qu’ils ne lui rendrontservice. Étrange aussi, pour quelqu’un qui a gardé son calme toutau long d’une lutte électorale, de voir quelle soif de sang semanifeste à l’heure du triomphe, et de se trouver soi-même parmiles objets de la haine du vainqueur ! Il y a dans la naturehumaine peu de traits plus laids que cette tendance – que l’onobserve alors chez des gens ni plus ni moins méchants que leursvoisins – à devenir cruels simplement parce qu’ils possèdent lepouvoir de faire souffrir. Si la guillotine avait été littéralementaux mains des gens nouvellement en place, au lieu de n’avoir étéqu’une métaphore bien appropriée, je crois sincèrement que lesmembres agissants du parti victorieux étaient assez surexcités pournous couper le cou à tous et remercier le ciel de leur en avoirdonné l’occasion ! Il me semble, à moi qui ai été unobservateur calme et curieux, aussi bien dans la victoire que dansla défaite, que ce féroce esprit de vengeance n’a jamaiscaractérisé le triomphe de mon parti comme il caractérisa alors letriomphe des Whigs. D’une façon générale, les Démocrates prennentles emplois parce qu’ils en ont besoin et parce que c’est une loibien établie de la lutte politique. Mais une longue habitude de lavictoire les a rendus généreux. Ils savent épargner leursadversaires le cas échéant. Et quand ils frappent, leur arme peutêtre bien aiguisée, mais le fil en est rarement empoisonné parl’inimitié. Ils n’ont pas non plus la honteuse habitude d’envoyerdes coups de pied à la tête qu’ils viennent de trancher.

Bref, pour désagréable que fût ma situation,je voyais beaucoup de raisons pour me féliciter d’être du côté desperdants. Si je n’avais pas été, jusqu’alors, un très chaudpartisan, je commençai, quand s’ouvrit cette ère de périls etd’adversité, à sentir d’une façon très aiguë dans quel sensallaient mes préférences. Et ce n’était pas sans honte ni regretque, d’après un raisonnable calcul de probabilités, je voyais meschances de rester en place plus grandes que celles de mes frères endémocratie. Mais qui a jamais pu voir dans l’avenir d’un pouce plusloin que le bout de son nez ? Ma tête fut la première quitomba !

J’incline à penser que l’instant où un hommeperd sa tête n’est que rarement – ou jamais – tout à fait lemeilleur de sa vie. Mais il en va de cette catastrophe comme de laplupart de nos autres malheurs : pour grave qu’elle soit, elleporte avec elle sa compensation pour peu que celui qu’elle frappeveuille voir le meilleur et non le pire côté de l’événement. Dansmon cas, les sujets de consolation étaient à portée de ma main, etm’étaient même venus à l’esprit bien avant que j’aie eu besoind’eux.

Étant donné ma lassitude de la vie de bureauet mes velléités de donner ma démission, mon sort n’était pas sansressembler à celui d’une personne qui songerait au suicide etaurait la chance inespérée d’être assassinée. Dans les Douanes,comme dans le vieux Presbytère, j’avais passé trois ans. Un laps detemps suffisant pour reposer un cerveau fatigué, pour briser avecde vieilles habitudes intellectuelles et faire place à d’autres.Oui, ce laps de temps était certes bien assez long, était même troplong puisque je l’avais consacré à une existence qui ne m’était pasnaturelle, m’avait éloigné d’un travail qui aurait tout au moinsapaisé en moi une impulsion inquiète. Par ailleurs, cette cavalièremise en disponibilité avait quelque chose de satisfaisant pourl’ex-inspecteur. Il n’était pas fâché d’être tenu par les Whigspour un ennemi. Avec son manque d’activité politique, sa tendance àerrer selon son bon plaisir dans les vastes et tranquilles domainesoù tous les humains peuvent trouver un terrain d’entente, plutôtque dans les sentiers étroits où les enfants d’une même famille sedoivent de s’éloigner les uns des autres, il avait excité desdoutes. Ses frères en démocratie s’étaient demandé parfois s’ilétait des leurs, oui ou non. À présent qu’il avait conquis lacouronne du martyre (tout en n’ayant plus de tête pour la porter)on pouvait tenir le point pour acquis. Enfin, peu héroïque comme ilétait, il lui semblait plus convenable d’être entraîné dans lachute d’un parti avec lequel il avait été content d’être en rapportque de subsister à titre de survivant solitaire quand tant d’hommesplus dignes que lui tombaient. Et ceci pour se trouver, après avoirété pendant quatre ans à la merci d’une administration hostile,dans le cas plus humiliant encore de mendier les bonnes grâcesd’une administration de son bord.

Cependant, la presse s’était emparée del’affaire et m’avait fait, trois semaines durant, galoper, tel lecavalier sans tête d’Irving[29], àtravers les colonnes des feuilles publiques en mon état dedécapité, effrayant, sinistre, désireux d’être enseveli commedevrait l’être un homme politique décédé.

Ceci pour mon personnage allégorique. L’êtrehumain véritable gardait tout ce temps sa tête solide sur sesépaules et était arrivé à la confortable conclusion que tout allaitpour le mieux. Et, faisant un placement en papier, encre et plumesd’acier, avait rabattu le pupitre de son bureau dont il ne seservait plus depuis longtemps et était redevenu un homme delettres.

Ce fut alors que l’élucubration deM. Pue, mon antique prédécesseur, entra en jeu. Quelque tempsfut nécessaire avant que la machine intellectuelle, rouillée parune trop longue inaction, pût se mettre à travailler sur le sujetd’une façon un peu satisfaisante. Et même alors, même lorsque mespensées finirent par être absorbées par ma tâche, l’histoire gardaà mes yeux un aspect sombre. Elle devait rester insuffisammentégayée de soleil, insuffisamment allégée par les tendres détailsqui adoucissent presque tous les paysages de la nature et lesévénements de la vie réelle, qui devraient assurément adoucir aussitoutes les images qu’on en fait. Cet effet peu attachant vientpeut-être du fait que l’histoire prit forme dans un esprit qui n’enavait pas fini encore avec une période de tumulte et de révolution.Il n’y faut pas voir, en tout cas, le signe d’un manqued’allégresse chez l’auteur. Il était, en effet, heureux quand ils’égarait dans le sombre domaine de ces fantaisies sans soleil,plus heureux qu’il ne l’avait jamais été depuis son départ du vieuxpresbytère.

La plupart des récits qui composent cetouvrage[30], je les ai, eux aussi, écrits aprèsm’être involontairement retiré de la vie publique. Si bien que,pour conserver la métaphore de la guillotine, ce livre pourraits’intituler « Œuvre posthume d’un inspecteur décapité ».Et l’esquisse que je suis en train de terminer, si elle verse tropdans l’autobiographie pour qu’une personne modeste la publie de sonvivant, pourra être aisément tenue pour excusable de la part d’unmonsieur qui écrit de l’au-delà. Paix au monde entier ! Mabénédiction à tous mes amis et mon pardon à mes ennemis ! Carvoici que j’ai atteint le royaume du repos !

La vie au bureau de la Douane gît, tel unsonge, derrière moi. Le vieux sous-inspecteur – qui, à propos, aété, je regrette de le dire, renversé par un cheval dernièrement etest mort sur le coup, sans quoi il aurait certainement toujoursvécu – le vieux sous-inspecteur et tous les autres vénérablesemployés ne sont plus que des ombres à mes yeux – des images à latête blanche, au visage ridé qui m’ont un instant amusé et que mafantaisie a écartées pour toujours. Les marchands, Pingree,Philips, Shepard, Upton, Kimball, Bertram, Hunt – tous ceux-ci etbien d’autres dont les noms m’étaient familiers il y a six mois,qui avaient, à mes yeux, l’air de tenir une place si importantedans le monde, qu’il a donc fallu peu de temps pour qu’ils n’aientplus rien à voir non seulement avec mes occupations, mais même avecmes souvenirs ! Il me faut faire effort pour me rappeler levisage de certains d’entre eux. Bientôt, ma ville natale aussi nehantera plus ma mémoire qu’à travers un brouillard quil’enveloppera toute comme s’il ne s’agissait pas d’une partieréelle de la terre, mais d’un village du pays des nuées, avec despersonnages imaginaires pour peupler ses maisons de bois etcirculer par l’étendue sans pittoresque de sa Grand-Rue. Elle cessed’être une des réalités de ma vie, je suis désormais d’ailleurs.Mes bons concitoyens ne me regretteront pas beaucoup. Ce futpourtant un des buts de mes efforts intellectuels que le désird’être de quelque importance à leurs yeux, de laisser derrière moiun bon souvenir en ces lieux où ont vécu et sont enterrés tant desmiens. Mais je n’ai jamais trouvé là l’ambiance chaleureuse dont unécrivain a besoin pour mûrir les meilleures moissons de son esprit.Je ferai mieux dans un autre entourage et ces gens aux visagesfamiliers feront, il est à peine besoin de le dire, tout aussi biensans moi.

Peut-être cependant – ô triomphale,transportante pensée ! – les arrière-petits-enfants de mesconcitoyens d’aujourd’hui songeront-ils parfois avec gentillesse àl’écrivain de l’ancien temps, dans les jours à venir où lesamateurs d’antiquités désigneront, parmi les lieux mémorables del’histoire de la ville, l’endroit où s’érigeait la pompemunicipale[31] !

Chapitre 1LA PORTE DE LA PRISON

Une foule d’hommes barbus, en vêtements decouleurs tristes et chapeaux gris à hautes calottes en forme depain de sucre, mêlée de femmes, certaines portant capuchon,d’autres la tête nue, se tenait assemblée devant un bâtiment debois dont la porte aux lourdes traverses de chêne était cloutée defer.

Quel que soit le royaume d’Utopie[32] qu’ils aient, à l’origine, projeté deconstruire en vue de la vertu et du bonheur des hommes, lesfondateurs d’une colonie ont invariablement dû placer au premierrang de leurs obligations pratiques la nécessité d’allouer à uncimetière un morceau du terrain vierge où ils allaient bâtir et unautre morceau à l’emplacement d’une prison.

En conséquence de cette règle, on peut êtreassuré que les ancêtres de Boston ont construit la première prisonde leur ville dans le voisinage de Cornhill[33]avec tout autant d’à-propos qu’ils creusèrent dans le lotissementd’Isaac Johnson[34] cette première tombe autour delaquelle devaient venir se grouper ensuite toutes les tombes ducimetière de King’s Chapel. Et quelque quinze ou vingt ans après lafondation de la colonie, la prison portait sûrement déjà les tracesdu passage des saisons et d’autres marques encore de vieillesse quiassombrissaient un peu plus sa morne façade couleur de hanneton. Larouille des pesantes serrures de sa porte de chêne avait l’air plusancien que n’importe quoi d’autre dans le Nouveau Monde. Comme toutce qui touche au crime, elle semblait n’avoir jamais eu de jeunetemps. Devant le vilain édifice, et le séparant de l’ornière desroues de charrettes qui traçait la rue, il y avait un carré toutenvahi de chardons, de chiendent, de bardanes. Ces mauvaises herbestrouvaient évidemment quelque chose de conforme à leur nature dansun sol qui avait porté de si bonne heure cette fleur maudite de lasociété civilisée qu’est une prison. Mais, d’un côté du portail etpresque sur le seuil du bâtiment sinistre, un rosier sauvage avaitpris racine. Il était, en ce mois de juin, tout couvert de sesfleurs délicates. Et ces fleurs pouvaient passer pour offrir leurparfum et leur beauté fragile au prisonnier qui entrait ou aucondamné qui sortait pour marcher vers son destin, prouvant ainsicombien le cœur généreux de la nature savait être indulgent.

Grâce à un heureux hasard, ce buisson de rosesa été conservé par l’histoire. Mais a-t-il simplement survécu àl’austère vieille végétation sauvage, aux pins et aux chênesgigantesques, depuis si longtemps abattus, qui l’auraient ombragé àsa naissance ; ou jaillit-il comme certaines autorités ledonnent à croire, sous les pas de la sainte Ann Hutchinson[35] alors qu’elle franchissait la porte dela prison ? Nous ne prendrons pas sur nous d’en décider. Letrouvant juste au seuil de notre récit qui va, tout à l’heure, semettre en route de derrière cette porte de mauvais augure, nous nepouvions guère faire autrement que de cueillir une de ses rosespour la tendre au lecteur. Elle symbolisera, espérons-le, une fleurrédemptrice qui pourrait peut-être doucement poindre chemin faisantou, tout au moins, éclairera une bien sombre histoire de faiblesseet de douleur humaines.

Chapitre 2LA PLACE DU MARCHÉ

Sur le carré d’herbe devant la prisonstationnait donc certain matin d’été, il n’y a pas moins de deuxsiècles, une foule assez nombreuse d’habitants de Boston quitenaient tous leurs regards fixés sur la porte de chêne cloutée defer. Chez un autre peuple, ou à une période plus avancée del’histoire de la Nouvelle-Angleterre, la rigidité farouche quipétrifiait les visages de ces bonnes gens eût donné à penser qu’unévénement horrible allait avoir lieu. Elle n’eût présagé rien demoins que l’exécution d’un criminel notoire condamné par unesentence légale qui n’aurait fait que confirmer le verdict dusentiment populaire. Mais, en ces premiers temps de la rigueurpuritaine, on ne pouvait aussi indubitablement tirer une conclusionde ce genre. Peut-être était-ce un esclave paresseux ou un enfantindocile que maître ou parents avaient remis entre les mains desautorités afin qu’il subît le châtiment du fouet ; peut-êtreétait-ce un antinomien, un quaker ou un autre hérétique que l’onallait chasser hors de la ville à grandes volées de verges, ouencore un rôdeur indien rendu fou par l’eau de feu des hommesblancs, qui avait fait scandale par les rues et allait être rejeté,le corps tout zébré de coups, dans l’ombre de la forêt. Peut-êtreétait-ce bel et bien une sorcière comme vieille dameHibbins[36], l’acrimonieuse veuve du magistrat, quiallait être pendue haut et court. Dans n’importe lequel de ces cas,la même solennité aurait, à une très légère nuance près,caractérisé l’attitude des spectateurs. Elle était tout à fait demise chez des gens pour qui la religion et la loi ne faisaientautant dire qu’une seule et même chose, à laquelle les individusadhéraient si absolument que les mesures de discipline publique, dela plus bénigne à la plus rigoureuse, revêtaient toutes uncaractère d’horreur sacrée. Maigre et froide, en vérité, lasympathie qu’un coupable pouvait en ces temps espérer desassistants groupés autour d’un échafaud. Par contre une punition,qui comporterait de nos jours sa dose de raillerie humiliante et deridicule, pouvait être alors investie d’une aussi austère dignitéque la peine de mort elle-même.

Un détail est à noter au sujet de l’assembléequi était en attente devant la prison par ce matin d’été du débutde notre histoire : les femmes qui se trouvaient dans lafoule, et en assez bon nombre, semblaient prendre un intérêtspécial à la peine qui allait être infligée. L’époque n’était pastellement raffinée pour qu’un sentiment de convenance allâtempêcher les porteuses de cottes et de vertugadins de frayer unchemin à leurs non minces personnes parmi les foules massées aupied des échafauds. Au moral comme au physique, ces matrones et cesjouvencelles relevaient de la Vieille-Angleterre par la naissanceet l’éducation, elles avaient la fibre plus épaisse que leursbelles descendantes que six, voire sept générations séparentd’elles aujourd’hui. Tout au long de cette lignée, chaque mère atransmis à sa fille un incarnat plus pâle, une beauté pluséphémère, une structure physique plus fragile sinon une force decaractère moindre. Ces femmes, qui attendaient devant la prison, nese trouvaient pas éloignées de plus d’un demi-siècle des temps oùla masculine reine Élisabeth n’était pas un type tellement peureprésentatif de son sexe. Elles étaient ses compatriotes. Leroastbeef et la bière de leur pays natal et un régime moral toutaussi peu raffiné entraient largement dans leur composition.L’étincelant soleil matinal brillait par conséquent sur des épauleslarges et des bustes opulents, sur des joues rondes et rouges quis’étaient épanouies dans l’île lointaine et n’avaient pâli etmaigri qu’à peine dans le climat de la Nouvelle-Angleterre. Ilrégnait en outre dans la conversation de ces matrones – car laplupart paraissaient telles – une vigueur qui nous effareraitaujourd’hui tant par la rudesse des termes que par le volume desvoix.

– Voisines, déclara une quinquagénaireaux traits durs, laissez un brin que je vous dise mon avis :pour moi, il serait bel et bon pour la communauté qu’on s’en remîtà nous autres, femmes d’âge et fidèles bien réputées de l’Église,du soin de punir des pécheresses comme cette Hester Prynne. Quevous en semble, mes commères ? Si cette coquine avait passé enjugement devant nous autres cinq que voici, s’en fût-elle tiréeavec la sentence que rendirent nos dignes magistrats ? Par mafoi, je gage bien que non !

– J’ai ouï dire, remarqua une autre, queson pieux pasteur, le Révérend Dimmesdale, prend fort grièvement àcœur que pareil scandale ait éclaté parmi les brebis de sontroupeau.

– Les magistrats sont de bons seigneurscraignant Dieu, mais trop cléments de beaucoup, commenta unetroisième dame en son automne. Ils auraient à tout le moins dû luimarquer le front au fer rouge. Mme Hester auraitalors, par ma foi, tressauté un brin ! Tandis qu’elle ne sesouciera mie, l’effrontée drôlesse, de ce qu’ils lui pourrontmettre au corsage ! Vous verrez qu’elle l’ira celer d’unebroche ou autre ornement de païenne et marchera ensuite par lesrues aussi pimpante que devant !

– Ah ! mais, protesta avec plus dedouceur une jeune femme qui tenait un enfant par la main, elle aurabeau celer la marque à sa fantaisie, elle pâtira toujours dessousd’une brûlure au cœur.

– Ouais ! que devisons-nous demarques et de brûlures sur le corps de sa robe ou la peau de sonfront ! cria la plus laide en même temps que la plusimpitoyable de ces spectatrices en train de s’ériger en tribunal.Cette femme a attiré la honte sur nous toutes et bien mériterait lamort. N’y a-t-il point de loi qui l’y condamne ? Si fait, ettant en l’Écriture[37] qu’ennotre Code[38]. Que les magistrats qui n’ont sul’appliquer ne s’en prennent qu’à eux si leurs épouses et leursfilles demain sortent du droit chemin !

– Miséricorde, ma commère ! s’écriaun des hommes de la foule, n’y a-t-il donc pas de vertu en la femmehors celle qu’inspire la saine terreur du gibet ? Voici bienla plus âpre parole ! Mais paix à présent, voisines, car laclef tourne en la serrure et Mme Hester va sortiren personne.

La porte de la prison ayant été grande ouvertede l’intérieur, on vit d’abord apparaître, telle une ombre noire semontrant au soleil, la sinistre silhouette du prévôt. Épée au côtéet baguette à la main, ce personnage préfigurait, par son aspect,l’écrasante sévérité de la loi puritaine qu’il entrait en son rôled’appliquer au vif de la personne du coupable. Il étendit sabaguette officielle de sa main gauche et posa sa main droite surles épaules d’une jeune femme qu’il fit de la sorte avancer jusqu’àce que, parvenue au seuil de la prison, elle le repoussât, d’ungeste empreint de dignité naturelle et de force de caractère, poursortir à l’air libre comme par sa propre volonté. Elle portait dansses bras un enfant, un nouveau-né de trois mois, qui clignait desyeux et détournait son petit visage de la trop vive lumière dujour, car son existence ne lui avait jusqu’alors fait connaître quela pénombre d’un cachot ou de quelque autre sombre appartement dela prison.

Quand la jeune femme, la mère de l’enfant, setrouva pleinement exposée à la vue de la foule, son premiermouvement fut de serrer étroitement le nouveau-né contre elle. Cecimoins par tendresse maternelle que pour dissimuler certaine marquesur sa robe. L’instant d’après, jugeant sagement qu’un des signesde sa honte ne servirait que bien mal à cacher l’autre, elle pritl’enfant sur son bras. Puis avec une rougeur brûlante et pourtantun sourire hautain, elle leva sur les habitants de la ville leregard de quelqu’un qui n’entend pas se laisser décontenancer. Surle corsage de sa robe, en belle étoffe écarlate et tout entouréedes arabesques fantastiques d’une broderie au fil d’or, apparut lalettre A. C’était si artistiquement ouvré, avec une tellemagnificence, une telle surabondance de fantaisie, que cela faisaitl’effet d’un ornement des mieux faits pour mettre la dernière mainau costume que portait la jeune femme – lequel répondait par sasplendeur au goût de l’époque, mais outrepassait de beaucoup leslimites permises par les lois somptuaires de la colonie.

La jeune femme était de haute taille avec unesilhouette de parfaite élégance en ses imposantes dimensions. Elleavait d’abondants cheveux bruns, si soyeux qu’ils reflétaient lesrayons du soleil et un visage, qui, en plus de la beauté des traitset de l’éclat du teint, frappait par l’ampleur du front et deprofonds yeux noirs. Elle avait l’allure d’une grande dame aussi,d’après les canons de la noblesse d’alors caractérisés par unecertaine dignité majestueuse plutôt que par l’indescriptible grâceévanescente qui est à présent reconnue pour en être l’indice. Etjamais Hester Prynne n’avait eu autant l’air d’une grande dame danscette ancienne acception du terme que lorsqu’elle sortit de prison.Ceux qui la connaissaient avant et avaient compté la voir terniepar les nuages du désastre furent stupéfaits et même troublés envoyant combien sa beauté était éclatante et transformait en halol’ignominie et le malheur qui l’entouraient. Il est vrai, qu’auxyeux d’un spectateur très sensible, quelque chose d’exquisementdouloureux aurait pu paraître s’y mêler. Les vêtements qu’elleavait façonnés pour ce jour en prison paraissaient exposer son étatd’esprit, révéler une sorte d’insouciance désespérée, par la viveoriginalité de leurs détails. Mais ce qui attirait tous les regardset transfigurait en quelque sorte la femme ainsi vêtue, si bienqu’hommes et femmes de son ancien entourage étaient à présentfrappés comme s’ils la voyaient pour la première fois, c’était laLETTRE ÉCARLATE si fantastiquement brodée sur son sein. Ellefaisait l’effet d’un charme qui aurait écarté Hester Prynne de tousrapports ordinaires avec l’humanité et l’aurait enfermée dans unesphère pour elle seule.

– Elle est bonne ouvrière d’aiguille,pour sûr, remarqua une des spectatrices, mais y eut-il jamais femmeavant cette effrontée coquine pour faire montre de pareille adresseen pareille occasion ? Çà, voisines, n’est-ce point là façonde se gausser de nos magistrats en se faisant gloire de ce que cesdignes seigneurs entendaient être punition ?

– On ferait bien, marmotta celle de cesmatrones qui avait le plus implacable visage, d’arracher cettebelle robe des belles épaules de dame Hester. Et quant à la lettreécarlate qu’elle a si curieusement ouvrée, je donnerais un bout dema vieille flanelle à rhumatismes pour en faire une plusséante !

– Oh, paix, voisines, paix ! murmuraleur jeune compagne. Qu’elle n’aille surtout nous entendre !Il n’est pas un point de cette lettre brodée qui ne lui ait percéle cœur.

Le sinistre prévôt fit, à ce moment, un gestede sa baguette.

– Place, bonnes gens, au nom du Roi,faites place ! cria-t-il. Livrez passage et je vous prometsque Mme Hester Prynne sera placée là où hommes,femmes et enfants la pourront bien voir, en son brave appareil, decette heure à une heure après midi. Bénie soit la vertueuse coloniedu Massachusetts où l’impureté est traînée au grand jour !Venez, Madame Hester, faire voir votre lettre écarlate sur la Placedu Marché !

Un chemin fut alors ouvert parmi la foule desspectateurs. Précédée par le prévôt et suivie par une processiondésordonnée d’hommes aux fronts sévères et de femmes aux visagesdurs, Hester Prynne se dirigea vers le lieu de son châtiment. Unefoule d’écoliers curieux et surexcités qui ne comprenaient pasgrand-chose à l’affaire, sinon qu’elle leur valait une demi-journéede vacances, la précédèrent en courant sans cesser de tourner latête pour la regarder, ainsi que l’enfant qui clignait des yeuxdans ses bras et que la lettre qui rougeoyait sur sa poitrine. Iln’y avait pas, en ce temps-là, grande distance entre la porte de laprison et la Place du Marché. À la prisonnière, cependant, leparcours parut très long car, pour hautaine que fût sa contenance,chaque pas que faisaient les gens qui se pressaient autour d’ellelui était une agonie comme si son cœur avait été jeté dans la ruepour être piétiné par tous. Il y a toutefois, en notre nature, unemerveilleuse, une miséricordieuse disposition qui veut que nous nenous rendions jamais compte de l’intensité d’une souffrance pendantque nous l’endurons, mais ensuite seulement, d’après lesélancements que nous en laisse le contrecoup. Ce fut donc d’un airqui pouvait passer pour serein qu’Hester Prynne supporta cettepartie de son épreuve et parvint à l’extrémité ouest de la Place duMarché devant une manière d’estrade dressée, semblait-il, àdemeure, presque à l’abri du toit de la première église de Boston.Cette estrade faisait, en fait, partie d’une machine pénale qui,depuis deux ou trois générations, n’est plus pour nousqu’historique mais qui était considérée, dans l’ancien temps, commetout aussi efficace pour encourager les peuples à la vertu que lefut la guillotine parmi les terroristes de France. C’était, enbref, l’estrade d’un pilori. Au-dessus se voyait cet instrumentconçu de façon à emprisonner une tête humaine dans une étreinteétroite afin de la maintenir face aux regards du public. Cettecarcasse de bois et de fer symbolisait les affres les plus cruellesde l’ignominie. Il semble bien, en effet, que quelle qu’ait pu êtrela faute d’un individu, il n’y a pas d’outrage qui aille plus àrencontre de notre commune nature que celui qui interdit aucoupable de cacher son visage sous le coup de la honte. Or, telleétait l’essence de ce châtiment. Dans le cas d’Hester Prynne,cependant, comme dans d’autres assez fréquents, il y avaitadoucissement : son jugement la condamnait à se tenir uncertain temps debout sur l’estrade, mais sans subir cette étreinteautour du cou, cet emprisonnement de la tête que permettait lediabolique engin. Connaissant bien son rôle, Hester gravit donc lesdegrés d’un escalier de bois et se trouva ainsi exposée aux regardsde la multitude, le plancher du pilori arrivant à hauteur d’épauled’homme.

S’il y avait eu un papiste parmi cette foulede puritains, la vue d’une femme aussi belle, si frappante par saparure et son maintien et qui tenait un enfant dans ses bras,aurait pu lui évoquer cette image divine de la maternité que,rivalisant d’art, tant d’illustres peintres ont représentée. Ilaurait vu dans ce spectacle quelque chose qui lui aurait rappelé,mais seulement par contraste, la mère sans péché dont l’enfantdevait racheter le monde. Ici, la tache du plus profond péchémarquait une fonction entre toutes sacrée de la vie humaine, desorte que le monde était plus avili encore par la beauté de cettefemme et plus perdu l’enfant qu’elle avait porté.

La scène n’était pas exempte de cette horreurprofonde et comme religieuse que le spectacle de la culpabilité etde la honte d’un des leurs éveille chez les hommes avant que lasociété devienne assez corrompue pour que pareil spectacle fassesourire au lieu de faire frémir. Les témoins de la disgrâced’Hester Prynne en étaient à cette période de simplicité première.Ils étaient assez durs pour regarder mettre à mort cette femme sansélever un murmure contre une punition aussi implacable, mais ilsn’avaient pas cette insensibilité qui, à une autre étape de la viesociale, n’aurait trouvé que matière à plaisanterie devant uneexhibition pareille. Même s’il y avait eu une tendance à tourner lachose en ridicule, elle eût été écrasée en germe par la présencesolennelle de gens aussi haut placés que le gouverneur, le juge, ungénéral et tous les pasteurs de la ville, assis ou debout sur undes balcons du temple et qui, tous, abaissaient leurs regards surle plancher du pilori. Lorsque semblables personnages peuvent fairepartie d’un spectacle de ce genre sans mettre en danger la dignitéde leurs fonctions, c’est un signe certain que l’application detoute sentence légale conserve toute sa portée et toute sasignification. Aussi la foule était-elle sombre et grave.

L’infortunée coupable faisait aussi bonnecontenance que pouvait faire une femme sous le millier de regardsqui pesaient impitoyablement sur elle, convergeaient sur le signequ’elle portait. C’était presque intolérable. Impulsive etpassionnée de son naturel, elle s’était raidie d’avance contre lesvenimeux coups de langue, les outrages d’une masse acharnée àl’accabler sous toutes les variétés de l’insulte. Le maintien gravedu public avait quelque chose de tellement plus terrible qu’elleaurait plutôt souhaité, à présent, voir tous ces visages défiguréspar des grimaces de raillerie. Si un gros rire avait éclaté dans lamultitude – un rire que chaque homme, chaque femme, chaque voixaiguë d’enfant aurait grossi – Hester Prynne aurait pu le leurrevaloir à tous par un amer sourire de dédain. Tandis que, sous lacoulée de plomb de l’opprobre qui lui était infligé, elle avait parmoment l’impression qu’il lui allait falloir crier de toute laforce de ses poumons ou se jeter du haut de l’estrade sur le sol sielle ne voulait pas devenir folle.

Il y avait pourtant des moments où la scènedont elle faisait les frais semblait s’effacer devant ses yeux oune lui apparaître qu’indistinctement, comme une masse d’imagesfloues et spectrales. Son esprit était alors d’une activitésurnaturelle. Sa mémoire ne cessait de lui rappeler d’autres décorsque cette rue mal dégrossie d’une petite ville posée aux confinsdes sauvages solitudes du Nouveau-Monde, d’autres visages que ceuxqui la regardaient en fronçant les sourcils sous les bords deschapeaux à haute calotte. Des épisodes tout à fait insignifiants,des souvenirs d’enfance, de journées d’école, de jeux, de querellesavec ses compagnes, des détails de sa vie de jeune fille à lamaison, lui revenaient à profusion, se mélangeaient à desréminiscences de ce qu’il pouvait y avoir eu de plus grave dans lasuite de sa vie. Chaque image était exactement aussi précise queles autres, comme si toutes avaient la même importance ou commedans une pièce de théâtre. Peut-être était-ce un stratagèmeimprovisé par son esprit afin de se libérer, grâce à cetteévocation fantasmagorique, du fardeau cruel d’une réalité sidure.

Qu’il en eût ou non été ainsi, l’estrade dupilori devenait, en ces instants-là, un poste d’observation du hautduquel Hester Prynne avait vue sur tout le chemin qu’elle avaitparcouru depuis son enfance heureuse. Debout sur cette misérableéminence, elle revoyait son village natal dans laVieille-Angleterre et la maison paternelle : une maisondélabrée en pierres grises, qui semblait frappée par la pauvretémais qui conservait un écusson à demi effacé au-dessus de sa porteen signe de son antique noblesse. Elle voyait le visage de son pèreavec son front hardi, et la respectable barbe blanche qui tombaitsur sa fraise à la mode du temps d’Élisabeth. Elle voyait aussi levisage de sa mère avec cette expression de tendresse vigilante etanxieuse qu’il conservait toujours dans son souvenir qui, sisouvent depuis que cette mère était morte, avait élevé l’obstacled’un doux reproche sur son chemin. Elle voyait son propre visage,son visage de jeune fille, rayonnant de beauté et illuminant lesprofondeurs du sombre miroir où elle avait l’habitude de lecontempler. Puis elle apercevait un autre visage encore, celui d’unhomme assez avancé en âge, pâle, maigre, avec des traits de savant,des yeux affaiblis et rougis par la lumière des lampes qui luiavait permis d’étudier si longuement de si gros livres. Pourtantces yeux en mauvais état avaient un étrange pouvoir de pénétrationquand l’homme qui les possédait entendait lire dans une âmehumaine.

 

Ce personnage fait pour se cloîtrer dansl’étude était, l’imagination féminine d’Hester ne manquait pas des’en souvenir, légèrement déformé, avec son épaule gauche un peuplus haute que la droite. Puis dans la galerie de tableaux de samémoire venaient à surgir le réseau embrouillé des rues étroites,les hautes maisons grises, les vastes églises et les vieux édificespublics à l’étrange architecture de la ville du continent oùl’avait attendue cette vie nouvelle dont faisait partie le savantcontrefait. Une vie nouvelle mais qui se nourrissait d’élémentsusés par le temps, telle une touffe d’herbe verte sur un mur enruine. Pour finir, c’était, à la place de ces scènes changeantes,la raboteuse Place du Marché de la colonie puritaine qui revenait,avec tous les gens de la ville rassemblés pour river sur elle leursregards sévères – sur elle, oui, sur elle, Hester Prynne, debout,là, au pilori, un enfant sur ses bras et la lettre A,fantastiquement brodée d’écarlate et d’or sur sapoitrine !

Était-ce vrai ? Était-ce possible ?Elle serra si farouchement l’enfant contre sa poitrine qu’il poussaun cri ; elle baissa les yeux sur la lettre écarlate, latoucha même du doigt pour s’assurer qu’elle-même et l’enfant et sahonte étaient bien réels.

Oui ! ils étaient réels, ilsconstituaient même ses seules réalités : tout le reste avaitdisparu !

Chapitre 3LA RECONNAISSANCE

La porteuse de la lettre écarlate fut enfinsoulagée de l’obsession de se sentir l’objet de l’implacableobservation générale en distinguant, aux confins de la foule, unesilhouette qui prit irrésistiblement possession de ses pensées. UnIndien en costume du pays se tenait là. Or, les Peaux-Rougesn’étaient pas de si rares visiteurs de la colonie puritaine pourque la présence de l’un d’eux attirât l’attention d’Hester Prynneet surtout la retînt exclusivement en un moment pareil. À côté del’Indien, et très évidemment en rapports avec lui, il y avait unBlanc, vêtu d’un étrange costume mi-parti européen, mi-partiindigène.

Il était de petite taille avec un visagesillonné de rides qu’on ne pouvait pourtant pas dire d’âge avancé.On lisait sur ses traits une intelligence remarquable,l’intelligence d’un homme qui aurait à tel point cultivé sesqualités mentales qu’elles ne pouvaient qu’avoir repétri son aspectphysique. Quoiqu’il eût tenté par un arrangement apparemmentfortuit de son habillement hybride, de dissimuler ou de diminuercette particularité, il n’échappa point à Hester Prynne qu’une desépaules de cet homme était plus haute que l’autre. En apercevantcet étroit visage et cette légère difformité corporelle, Hesterpressa de nouveau l’enfant contre sa poitrine avec une force siconvulsive que le pauvre petit poussa un autre cri de douleur. Maissa mère ne parut pas l’entendre.

En arrivant sur la Place du Marché, quelquetemps avant qu’Hester ne l’eût vu, l’étranger avait fixé sesregards sur la femme au pilori, sans y prêter vraiment attentiontout d’abord, en homme surtout accoutumé à regarder en lui-même etpour qui événements, gens et choses du monde extérieur n’importentguère à moins de se rattacher à une question occupant son esprit.Très vite, toutefois, son regard se fit alerte et pénétrant. Uneexpression d’horreur tordit ses traits comme si un serpent s’étaitcoulé sur son visage et y avait fait un petit arrêt, exposant à lavue les replis de ses contorsions. Son visage s’assombrit sous lecoup d’une bouleversante émotion mais qu’il maîtrisa siinstantanément que, un bref instant excepté, son expression auraitpu passer pour être restée calme. Très vite, l’altération de sestraits devint presque imperceptible, s’enfonça, en quelque sorte,sous sa peau. Quand les regards d’Hester Prynne s’attachèrent auxsiens, quand il vit que la femme au pilori avait l’air de lereconnaître, lentement, calmement, il leva le doigt et, après ungeste fait en l’air, le posa sur ses lèvres.

Puis, touchant à l’épaule un habitant de laville debout à ses côtés, il lui adressa courtoisement la parolesur un ton conventionnel :

– Messire, me voudriez-vous, par grâce,dire qui est cette femme là-bas ? Et pourquoi elle se trouveexposée à cet affront public ?

– Il faut que vous soyez étranger en ceslieux, l’ami, répondit l’habitant de la ville en jetant un regardcurieux sur l’homme qui lui posait cette question et sur le sauvagequi l’accompagnait, sans quoi vous eussiez certes ouï parler deMme Hester Prynne et de sa faute. Elle a, je vousassure, soulevé grand scandale en la paroisse du pieux RévérendDimmesdale, son pasteur.

– Vous dites bien, repartit l’autre. Jesuis étranger et viens de mener, fort à l’encontre de ma volonté,une vie vagabonde. Je fus en butte à male aventure tant par mer quepar terre, puis un long temps gardé en esclavage par les païens dusud et me voici, à présent, ici mené par cet Indien pour êtreracheté de ma captivité. Vous plairait-il donc de me parler decette Hester Prynne (ai-je bien compris son nom ?) et du crimequi la conduisit à cet échafaud là-bas ?

– Volontiers, l’ami, répondit l’habitantde la ville, et je gage qu’après tous vos tracas et un séjour chezles sauvages, il vous réjouira le cœur d’arriver en un pays où lepéché est traqué sans merci et puni à la face des chefs dugouvernement et du peuple.

« Apprenez donc, Messire, que cette femmelà-bas était l’épouse d’un homme fort docte, Anglais de naissance,mais qui longtemps vécut à Amsterdam[39] d’où ildécida de se venir joindre à nous autres colons deNouvelle-Angleterre. Pour ce, il fit embarquer son épouse avantlui, ayant été contraint de s’attarder en Europe. Or, depuis tantôtdeux ans que Mme Prynne habite Boston, nul n’a ouïnouvelle de son savant époux et cette jeune femme laissée auxmauvais conseils de sa nature…

– Ah ! ah ! je vous entends,dit l’étranger avec un amer sourire. Un homme aussi docte que vousdites eût dû avoir aussi appris en ses livres à redouter chosepareille. Et qui serait, je vous prie, Messire, le père de cetenfançon – de trois à quatre mois je suppose – queMme Prynne tient en ses bras ?

– En vérité, l’ami, cette question resteune énigme et le Daniel qui la déchiffrera est encore à venir,répondit l’habitant de Boston. Mme Hester s’estabsolument refusée à parler et nos magistrats se sont concertés envain. Le coupable peut se trouver présentement ici, en personne, entrain de regarder ce triste spectacle, innocent aux yeux des hommeset oubliant que Dieu le voit.

– Le docte Messire Prynne devrait venirtenter de percer ce mystère, fit remarquer l’étranger avec un autresourire.

– Ce serait, en effet, son affaire, s’ilest encore en vie, répondit l’habitant de Boston. Or donc,considérant que cette femme est jeune et belle et dut êtregrièvement tentée et aussi que son époux doit être au fond de lamer, nos juges ne sont point allés jusqu’à lui appliquer la loi entoute sa rigueur – c’est-à-dire à la faire mettre à mort. Ils ont,en la miséricorde et bonté de leurs cœurs, condamné seulementMme Prynne à trois heures de pilori et à porter,pour le restant de sa vie terrestre, une marque infamante sur sonsein.

– Ce fut sagement jugé, déclaral’étranger, inclinant la tête d’un air grave. Cette femme seraainsi un sermon vivant contre le péché jusqu’à ce quel’ignominieuse lettre soit gravée sur sa tombe. Mais il m’afflige,toutefois, que le complice de sa faute ne se trouve pas à son côté.N’importe ! Il sera découvert ! Il le sera, oui, il lesera !

Sur ce, l’étranger salua courtoisement soncommunicatif interlocuteur et, murmurant quelques mots à l’oreillede l’Indien, se fraya avec lui un chemin dans la foule.

Tandis que cet entretien avait lieu, HesterPrynne, debout sur son piédestal, n’avait cessé de regarderl’étranger avec une attention si intense que tout le reste du mondevisible lui semblait par instant s’évanouir pour ne laissersubsister que cet homme et elle. Se trouver en tête à tête avec luieût d’ailleurs été peut-être plus terrible encore que cetterencontre d’à présent sous le soleil de midi qui brûlait Hester auvisage et éclairait sa honte. Oui, mieux valait le rencontrer avecce signe d’infamie sur la poitrine ; avec cet enfant du péchédans les bras ; avec toute une population rassemblée, comme aujour d’une fête, pour ne pas quitter des yeux un visage quin’aurait dû se laisser voir qu’aux tranquilles lueurs d’un foyer ousous le voile des matrones à l’église. Pour affreux que ce fût,Hester retirait un sentiment de protection de la présence de cesmilliers de témoins. Mieux valait tant de gens entre eux, que de setrouver face à face, tous les deux, seuls. Elle cherchait unrefuge, pour ainsi dire, dans son exposition à tant de regards etredoutait le moment où elle ne serait plus protégée par lamultitude. Perdue dans ses pensées, elle n’entendit qu’à peine unevoix qui s’élevait derrière elle, jusqu’à ce que cette voix eûtplusieurs fois répété son nom, d’un haut ton solennel, quiparvenait distinctement aux oreilles de toute la foule :

– Écoute, Hester Prynne, écoute, disaitla voix.

Il a déjà été indiqué que, juste au-dessus del’estrade où se tenait Hester Prynne, s’élevait une sorte de balconou de galerie ouverte attenant à l’église. C’était de là que lesproclamations étaient faites avec tout le cérémonial que l’onobservait alors en pareilles circonstances. En ce jour, y avaientpris place, pour assister à la scène que nous sommes en train dedécrire, le Gouverneur de l’État en personne, MessireBellingham[40], avec quatre sergents, hallebardes aupoing, comme garde d’honneur autour de son fauteuil. Il portait uneplume noire à son chapeau et, sous son manteau qu’ornait une bandede broderie, un pourpoint de velours noir. C’était un seigneuravancé en âge, avec une dure expérience du monde inscrite dans sesrides. Il n’était pas mal choisi pour être le chef et lereprésentant d’une communauté qui devait son origine et son présentétat de développement non aux élans de la jeunesse, mais àl’énergie austère et tempérée de l’âge mûr, et à la sombre sagacitédu vieil âge qui peuvent accomplir tant de choses justement parcequ’elles en imaginent et espèrent si peu. Les autres éminentespersonnes qui l’entouraient se distinguaient par la dignité demaintien typique d’une époque où les manifestations de l’autoritéparticipaient du caractère sacré des institutions divines.C’étaient, sans doute aucun, de bonnes gens équitables etréfléchis. Mais il eût été malaisé de choisir parmi tous lesmembres de la famille humaine un nombre égal de vertueusespersonnes aussi peu capables de juger le cœur d’une femme égarée,d’y démêler le mauvais et le bon, que l’étaient ces prud’hommes derigide apparence vers lesquels Hester Prynne tournait à présent sonvisage. Et sans doute Hester Prynne se rendait-elle compte que cequ’elle pouvait espérer de sympathie se trouvait seulement dans lecœur plus large et plus chaud de la foule car, en levant les yeuxsur la galerie ouverte, la malheureuse pâlit et se mit à trembler.La voix qui avait attiré son attention était celle du Révérend JohnWilson[41], le doyen bien connu du clergé deBoston, grand savant comme la plupart de ses confrères l’étaientalors et, en sus, homme d’esprit bienveillant. Cette dernièrequalité n’avait pas toutefois été aussi développée en lui que sesdons intellectuels et lui était, à vrai dire, plutôt un sujet dehonte que de contentement de soi. Il se tenait debout là-haut surle balcon, des boucles grises dépassant sa calotte, ses yeux gris,accoutumés à la lueur voilée de son cabinet de travail, clignant augrand soleil comme ceux de l’enfant d’Hester Prynne. Il avait l’aird’un de ces portraits gravés en sombre aux frontispices des vieuxrecueils de sermons et n’avait pas plus le droit que n’aurait euune de ces images de venir se mêler, comme il s’apprêtait à lefaire, d’une question de culpabilité, d’angoisse et de remordshumains.

– Hester Prynne, dit le clergyman, je mesuis efforcé de persuader mon jeune confrère qui prêche la paroledivine en la paroisse dont ce fut ton privilège de faire partie, –et, ce disant, Messire Wilson posait la main sur l’épaule d’un pâlejeune homme debout à côté de lui – je me suis efforcé, dis-je, depersuader mon pieux confrère de prendre ton cas en main, ici, à laface du ciel, en présence de nos sages gouvernants et de tous cesgens assemblés et de faire ressortir la bassesse et la noirceur deta faute. Te connaissant mieux, il serait mieux à même d’avoirrecours aux arguments les plus aptes à vaincre ton endurcissement,afin que tu ne taises pas plus avant le nom de celui qui t’ainduite en tentation et si grièvement fait déchoir. Mais quoiqueétant d’une sagesse bien au-dessus de ses années, il m’objecte,avec la trop grande sensibilité de la jeunesse, que ce serait faireoffense à la nature même de la femme que de l’obliger à révéler lessecrets de son cœur à la pleine lumière du jour et devant si grandemultitude. Pourtant, ainsi que je le lui ai fait valoir et àprésent répète, c’est en vérité dans la perpétration du péché etnon dans l’aveu que gît la honte. Je lui pose encore une fois laquestion : auquel de nous deux, frère, incombe le soin decette pauvre âme pécheresse ?

Un murmure s’éleva là-haut sur le balcon,parmi les dignitaires puis Messire Bellingham, le Gouverneur, entraduisit le sens, prenant la parole d’un ton autoritaire, tempéré,cependant, par son estime pour le jeune pasteur auquel ils’adressait :

– Mon bon Révérend Dimmesdale, dit-il, laresponsabilité du salut de cette femme relève de vous qui fûtes sonpasteur. Il vous appartient donc de l’exhorter au repentir et àl’aveu qui en sera la preuve.

Cet appel direct attira les regards de toutela foule sur le Révérend Dimmesdale – jeune pasteur venu d’une desgrandes universités anglaises, apportant avec lui tout le savoir del’époque en notre sauvage pays de forêts. Son éloquence et saferveur lui promettaient les places les plus hautes de saprofession. Il avait un aspect des plus frappants avec son frontvaste et bombé, de grands yeux bruns mélancoliques, une bouche qui,à moins qu’il ne s’obligeât à serrer les lèvres, avait tendance àdes frémissements et révélait donc à la fois de la sensibiliténerveuse et beaucoup d’empire sur soi-même. En dépit de ses donsnaturels et de ses vastes connaissances, il y avait chez ce jeunepasteur quelque chose de transi, d’inquiet, d’effarouché – l’air dequelqu’un qui se serait senti perplexe et tout à fait perdu sur lesroutes de l’existence humaine, qui ne pourrait se sentir à l’aiseque dans une retraite bien à lui. Aussi, dans la mesure où sesdevoirs l’y autorisaient, ne foulait-il que les chemins de traverseles plus obscurs, gardant une simplicité d’enfant et faisantmontre, lorsque les circonstances le contraignaient à se mettre aupremier plan, d’une fraîcheur, d’une pureté de pensée telles, quebien des gens se disaient émus par ses accents comme par ceux d’unange.

Tel était le jeune homme sur lequel leRévérend Wilson et Messire Bellingham le Gouverneur venaientd’attirer l’attention du public en l’adjurant de sonder, devanttous, le mystère qu’est une âme de femme, même entachée par le mal.La situation délicate où il se trouvait ainsi mis retira le sang deses joues et fit frémir ses lèvres.

– Parle à cette femme, frère, dit leRévérend Wilson. L’heure est d’importance pour son âme et, parconséquent, ainsi que le vient de dire Messire le Gouverneur,d’importance aussi pour la tienne qui en eut le soin.

Le Révérend Dimmesdale baissa la tête commepour une prière silencieuse puis, s’avançant, se pencha au-dessusdu balcon :

– Hester Prynne, dit-il, en regardantfermement la femme dans les yeux, tu as entendu ce que cet hommepieux vient de dire et tu vois la responsabilité sous laquelle jeplie. Si tu sens que ce sera pour la paix de ton âme, que tonchâtiment terrestre sera ainsi rendu plus efficace pour ton salutéternel, je t’adjure de dire le nom de celui qui partagea ta fauteet partage aujourd’hui ta souffrance ! Ne garde point lesilence par suite d’une pitié ou d’une tendresse mal compriseenvers cet homme car, crois-moi, Hester, lui fallût-il présentementdescendre d’un rang élevé pour aller se tenir près de toi, celavaudrait mieux pour lui que de cacher un cœur coupable toute sa viedurant. Que peux-tu faire pour lui en te taisant ? Rien,hormis le tenter, que dis-je l’obliger à joindre le péchéd’hypocrisie au péché qu’il a commis déjà. Le ciel t’a accordé lagrâce d’une expiation publique afin que tu puisses remporterensuite, au vu de tous, un éclatant triomphe sur le mal qui futau-dedans de toi. Prends garde de ne point écarter de lui, qui n’apeut-être pas le courage de s’en saisir lui-même, la coupe amèremais bienfaisante offerte à tes lèvres.

La voix du jeune pasteur était frémissante,entrecoupée, pleine de douceur profonde. Les sentiments qu’elleexprimait, par ses accents plutôt que par le sens des mots, lafaisaient résonner dans le cœur des assistants. Tous vibraient àl’unisson d’une même sympathie. Jusqu’au petit enfant qu’Hestertenait dans ses bras qui s’y montra sensible car il dirigea sonregard, jusqu’alors resté vague, vers le Révérend Dimmesdale ettendit ses petits bras avec un murmure à demi content, à demiplaintif. Enfin cette adjuration semblait si puissante que la foulese sentit certaine qu’Hester Prynne allait prononcer le nom ducoupable ou que celui-ci, en quelque situation qu’il fût, allaitéprouver une irrésistible impulsion intime et être contraint degravir les degrés du pilori.

Hester secoua la tête.

– Femme, ne va point au-delà des limitesde la clémence divine ! s’écria le Révérend Wilson avec plusde sévérité qu’auparavant. Ce petit enfant a été doué d’une voixpour renforcer le conseil que tu viens d’entendre. Dis lenom ! Cet aveu et ton repentir pourront faire disparaître unjour la lettre écarlate de ta poitrine.

– Jamais ! répondit Hester, neregardant pas le Révérend Wilson mais les yeux dans les yeuxprofonds et troublés de son jeune confrère. Elle y est trop avantmarquée. Nul ne saurait plus l’enlever et puissé-je endurer sapeine à lui en même temps que la mienne !

– Parle, femme ! s’écria froide etsévère une autre voix qui venait celle-ci de la foule massée aupied du pilori. Parle et donne un père à ton enfant !

– Je ne parlerai point, dit Hester, endevenant aussi pâle que la mort mais contrainte de répondre à cettevoix qu’elle ne reconnaissait que trop. Mon enfant devra chercherun père dans les cieux. Elle n’en aura jamais un sur terre.

– Elle ne parlera pas, murmura leRévérend Dimmesdale qui, penché sur la balustrade du balcon et lamain pressée contre son cœur, avait attendu le résultat de sonappel. Il se rejeta en arrière en respirant profondément.Merveilleuse force et merveilleuse générosité d’un cœur defemme ! Elle ne parlera pas.

Devant l’intraitable état d’esprit de lapauvre coupable, le doyen du clergé, qui s’était soigneusementpréparé pour l’occasion, adressa à la foule un discours sur lepéché et ses pièges divers entremêlé de continuelles allusions à lalettre infamante. Pendant une heure et plus que ses périodesroulèrent au-dessus des têtes, il insista avec tant d’énergie surcette marque symbolique qu’elle finit par empreindre de terreursnouvelles les imaginations et parut emprunter sa couleur auxflammes du gouffre infernal. Hester, cependant, gardait sa placesur le piédestal d’infamie, le regard absent, avec un air lasd’indifférence morne. Elle avait enduré, ce matin, tout ce quepeuvent supporter des forces humaines et, comme son tempéramentn’était pas de ceux qui échappent à une trop intense souffrance parun évanouissement, il ne restait à son esprit qu’à s’abriter sousune couche d’insensibilité aussi dure que pierre, tandis que lesfacultés de sa vie animale restaient entières. En cet état, la voixdu prédicateur tonnait sans pitié mais inutilement à ses oreilles.Durant la dernière partie du supplice, l’enfant perça l’air de sescris ; Hester tenta de la calmer machinalement, mais ne parutqu’à peine sympathiser avec ses tourments. Elle fut reconduite enprison dans la même attitude endurcie et disparut aux regards dupublic derrière la porte bardée de fer. Ceux qui l’avaient suiviedes yeux, chuchotèrent que la lettre écarlate jetait une lueursinistre au long du sombre corridor.

Chapitre 4L’ENTREVUE

Une fois de retour en prison, Hester Prynnepassa à un tel état de surexcitation nerveuse qu’il fallut lasurveiller sans trêve de peur qu’elle n’allât se livrer à quelqueviolence sur elle-même ou faire, en sa demi-démence, du mal à sonpauvre enfant. La nuit approchait et il se révélait impossible demater cette agitation par remontrances, punitions ou menaces.Maître Brackett, le geôlier, jugea à propos d’avoir recours à unmédecin, homme versé, selon lui, dans tous les modes du savoirchrétien et en même temps familier avec tout ce que les sauvagespouvaient enseigner sur les herbes et racines médicinales de laforêt. Le besoin d’une assistance de ce genre était, en vérité,impérieux non seulement pour Hester mais encore et surtout pourl’enfant qu’elle allaitait et qui semblait avoir bu avec sondernier repas tout le tourment, l’angoisse et le désespoir quipénétraient l’organisme de sa mère. Il se tordait à présent dansdes convulsions de souffrance, son petit être incarnant d’une façonfrappante l’agonie morale qu’Hester Prynne avait endurée tout lejour.

Suivant de près le geôlier dans le tristeappartement apparut ce personnage d’aspect singulier dont laprésence dans la foule avait été d’un si profond intérêt pour laporteuse de la lettre écarlate. On l’avait logé dans la prison, nonqu’il fût soupçonné de la moindre faute, mais parce que c’était lafaçon la plus commode et la plus convenable de disposer de luijusqu’à ce que les notables de la ville se fussent entendus avecles chefs indiens au sujet de sa rançon. Il fut annoncé sous le nomde Roger Chillingworth. Le geôlier, après l’avoir fait entrer dansla pièce, s’attarda un moment, émerveillé par le calme relatif quis’établit. Hester était, en effet, devenue sur-le-champ aussitranquille que la mort si l’enfant avait continué de seplaindre.

– S’il vous plaît, l’ami, laissez-moiseul avec ma malade, dit le médecin. Ayez confiance en moi, bongeôlier. Vous allez tôt avoir la paix en votre maison. Je vouspromets que Mme Prynne se montrera ensuite plusdocile aux justes injonctions de l’autorité que vous ne l’avezpeut-être encore trouvée jusqu’ici.

– Par ma foi, si Votre Seigneurie peutvenir à bout de pareille besogne, je la tiendrai pour grandementsavante ! dit le geôlier. Cette femme s’est bel et bienmontrée semblable à une possédée et, pour peu, j’aurais jugé séantde chasser Satan hors d’elle à coups de fouet.

L’étranger était entré dans la pièce avec lecalme caractéristique de la profession à laquelle il disaitappartenir. Son attitude ne changea point quand le départ dugeôlier le laissa seul en face de la femme qui, en s’absorbant siprofondément en elle-même lorsqu’elle le reconnut dans la foule,avait implicitement révélé qu’un lien étroit les unissait, elle etlui. Son premier geste fut de s’approcher de l’enfant qui setordait sur le petit lit avec des cris qui disaient l’urgentenécessité de faire passer avant toute autre affaire le devoir del’apaiser. Il l’examina avec soin, puis ouvrit une cassette de cuirqu’il prit sous ses vêtements. Elle contenait apparemment desremèdes. Il en prit un qu’il se mit à mélanger à l’eau d’ungobelet.

– Mes vieilles études d’alchimie et monséjour de plus d’un an parmi des gens qui connaissent bien lesbonnes propriétés des simples, ont fait de moi un meilleur médecinque plus d’un qui se réclame du titre, fit-il remarquer. Voilà,femme ! L’enfant étant à toi – nullement à moi – il nereconnaîtra ni ma voix ni mon aspect comme ceux d’un père. Fais-luiboire ce breuvage, donc, de tes propres mains.

Hester repoussa la médecine offerte enregardant avec appréhension le visage qui lui faisait face.

– Te voudrais-tu venger sur uninnocent ? murmura-t-elle.

– Femme insensée ! répondit lemédecin d’un ton à demi froid, à demi apaisant. Pourquoi irais-jefaire du mal à ce misérable enfant illégitime ? Ce remède estpuissant pour le bien et si l’enfant était à moi – oui, à moi aussibien qu’à toi – je ne pourrais mieux faire pour lui.

Comme Hester continuait d’hésiter, n’étantpoint, en fait, dans un état d’esprit raisonnable, l’étranger pritl’enfant dans ses bras et lui administra lui-même le breuvage –lequel prouva bientôt son efficacité. Les cris de la petite maladese turent ; son agitation convulsive cessa peu à peu. Au boutde quelques instants, elle plongeait, selon la coutume des petitsenfants soulagés de leur mal, dans un profond sommeil paisible.

Le médecin – il avait à présent bien droit àce titre – dirigea alors son attention vers la mère. Procédant aveccalme à un examen scrutateur, il lui tâta le pouls, la regarda auprofond des yeux – regard qui la fit reculer et trembler en soncœur parce que tellement familier et pourtant tellement froid,tellement étranger – et, satisfait enfin de ses investigations, ilse mit à doser un nouveau mélange.

– Je ne connais ni Léthé ni Népenthès,remarqua-t-il, mais j’ai appris maints secrets dans la forêt et envoici un qu’un Indien m’enseigna en échange de quelques miennesleçons aussi vieilles que Paracelse. Bois ! Ce peut être moinsapaisant qu’une bonne conscience, je ne t’en saurais donner une,mais cela calmera les bouillonnements de ta fièvre comme l’huilerend lisse une mer tumultueuse.

Il présenta le gobelet à Hester qui le prit enattachant sur lui un regard plein d’intensité. Un regard quin’exprimait pas précisément la crainte mais qui était plein,pourtant, de doute et de perplexité quant aux buts de cet homme.Elle tourna ensuite les yeux vers la petite fille endormie.

– J’ai pensé à la mort, dit-elle, je l’aisouhaitée, j’aurais même prié Dieu de me l’envoyer s’il était séantque quelqu’un comme moi priât pour se faire accorder quelque chose.Cependant, si la mort est dans cette coupe, je te demande deréfléchir avant de me la laisser boire. Regarde ! La voici àmes lèvres.

– Bois, lui répondit l’homme toujoursavec la même tranquillité glaciale. Me connais-tu donc si peu,Hester Prynne ? Des desseins à si courte portée seraient-ilsmon fait ? Même si j’entends tirer de toi vengeance, quepourrais-je concevoir de mieux, pour atteindre mon but, que de telaisser vivre ? Que de te donner des remèdes contre les mauxet les dangers de la vie afin que le signe de ta honte pûtcontinuer de flamboyer sur ta poitrine ?

Tout en parlant, il posait son long index surla lettre écarlate qui sembla alors brûler le sein qu’ellerecouvrait comme si elle eût été rougie à blanc. Il remarqua letressaillement involontaire d’Hester et se mit à sourire.

– Vis donc, poursuivit-il, et portepartout avec toi ta condamnation aux yeux de tous, hommes etfemmes ! Aux yeux de celui que tu appelas ton mari, aux yeuxde cette enfant là-bas ! Et, afin que tu puisses vivre, boisce breuvage !

Hester but sans autres délais, puis s’assitsur le lit où dormait l’enfant au signe que lui fit son compagnon.Lui-même prit l’unique chaise de la pièce et vint s’asseoir auprèsd’elle. Hester ne pouvait que trembler en lui voyant faire cespréparatifs car elle sentait bien qu’ayant à présent accompli ce àquoi l’humanité, ou ses principes, ou peut-être une cruautéraffinée l’avait poussé pour remédier à sa douleur physique, ilallait à présent se comporter en homme qu’elle avait profondémentet irréparablement outragé.

– Hester, dit-il, je ne te vais demanderni pourquoi ni comment tu es tombée dans l’abîme, montée plutôt,devrais-je dire, sur le piédestal d’infamie où je t’ai trouvée.L’explication n’est pas longue à chercher : ce fut ma folie etce fut ta faiblesse. Moi, un homme qui ne vivais que par la pensée,qui hantais sans trêve les bibliothèques, qui approchais du déclin,déjà, après avoir consacré mes meilleures années à nourrir lesrêves avides du savoir – qu’avais-je à faire avec une beauté et unejeunesse comme les tiennes ? Contrefait de naissance, commentai-je pu me leurrer de l’idée que les dons de l’intelligencepourraient voiler la difformité physique dans la fantaisie d’unejouvencelle ? Les hommes me disent sage. Si la sagesse dessages les éclaira jamais sur leur propre destin, j’aurais dû savoiren entrant, au sortir de la vaste et sinistre forêt, dans cettecolonie de Chrétiens, que le premier objet qui frapperait ma vue,ce serait toi, Hester Prynne, érigée en statue de honte devant lepeuple. Que dis-je ? Depuis l’instant où, mari et femme, nousdescendions ensemble les degrés du temple, j’aurais dû entrevoir unfuneste reflet de cette lettre-ci rougeoyer au bout de notrechemin !

– Tu sais, dit Hester, car, tout abattuequ’elle fût, elle ne put endurer en silence le coup que lui portaitcette dernière allusion au symbole de sa honte, tu sais que je fusfranche envers toi. Je ne ressentais point d’amour et n’en feignisaucun.

– C’est vrai, répondit-il, tout fut, jel’ai dit, le fait de ma folie. Mais, jusqu’à cette époque, j’avaisvécu sans vivre ! Le monde avait été si dépouillé dejoie ! Mon cœur était une habitation assez vaste pouraccueillir bien des hôtes, mais solitaire et glaciale, privée dufeu d’un foyer. J’ai eu envie d’en allumer un. Cela n’avait pasl’air d’un rêve tellement insensé, âgé et sombre d’humeur comme jel’étais, que le simple bonheur, partout largement à portée de tousles hommes, pût encore devenir mon lot. Et ainsi, Hester, je t’aifait entrer en mon cœur, en sa chambre la plus secrète, et j’aiessayé de le réchauffer à la chaleur que tu y fis régner.

– Je t’ai fait grandement mal, murmuraHester.

– Nous nous sommes fait du mal l’un àl’autre, répondit-il, et c’est moi qui ai commencé lorsquej’induisis ta jeunesse en fleur à s’unir à ma décrépitude. Parconséquent, en homme qui n’a pas réfléchi et philosophé en vain, jene cherche nulle vengeance, je n’échafaude rien contre toi. Entrenous deux, la balance est égale. Mais Hester, il est en vie,l’homme qui nous a fait du mal à tous les deux. Quiest-il ?

– Ne me le demande point, répondit Hesteren le regardant fermement en face. Tu ne le saurasjamais !

– Jamais, dis-tu, répliqua soninterlocuteur avec un sombre sourire, en homme qui a foi en sonintelligence. Jamais ? Crois-moi, Hester, il y a peu dechoses, soit dans le monde des sens, soit dans l’univers invisibledes pensées, qui puissent rester cachées à l’homme qui se consacrepassionnément et sans réserve à la solution d’un mystère. Tu as puceler ton secret aux yeux inquisiteurs de la multitude. Tu as pu lecacher aussi aux pasteurs et aux magistrats, aujourd’hui,lorsqu’ils tentèrent de l’arracher de ton cœur pour te donner uncompagnon sur ton piédestal. Mais moi, je me mets en quête avecd’autres sens que ceux qu’ils possèdent. Je chercherai cet hommecomme j’ai cherché la vérité dans les livres, comme j’ai cherchél’or dans l’alchimie. Un fluide me le révélera. Je le verraitrembler. Je me sentirai frémir tout soudain sans m’y être attendu.Tôt ou tard, il sera en mes mains.

Le savant au visage ridé fixait sur elle desregards d’un éclat si intense qu’Hester Prynne serra ses mains surson cœur comme si elle eût craint qu’il en pût, sur-le-champ,transpercer le secret.

– Tu ne veux pas révéler son nom ?Cet homme n’en sera pas moins un jour à ma merci, reprit-il, l’airsûr de lui comme si le destin eût été son allié. Il ne porte pas delettre sur ses vêtements comme toi, mais je n’en saurais pas moinslire en son cœur. Toutefois, ne crains rien pour lui. Ne crois pasque je vais intervenir, que je ne laisserai point Dieu le punircomme Il l’entend, ni que, à mon propre dam, je l’irai dénoncer àla loi humaine. N’imagine pas davantage que je tenterai quoi que cesoit contre sa vie ; non, ni contre sa renommée s’il est,comme je le crois, de belle réputation. Qu’il vive ! Qu’il sedissimule derrière les honneurs s’il le peut ! Il n’en tomberapas moins à ma merci !

– Tes actes ont l’air inspirés par laclémence, dit Hester bouleversée et transie d’épouvante, mais tesparoles font de toi un objet de terreur !

– Je te vais demander une chose à toi quifus ma femme, poursuivit le savant. Tu as gardé le secret de cethomme. Fais-en autant pour le mien ! Nul en ce pays ne meconnaît. Ne souffle à âme qui vive que tu m’appelas jamais tonmari. Ici, sur ces sauvages confins de la terre, j’entends planterma tente. Car, errant et isolé partout ailleurs, je trouve ici unefemme, un homme, une enfant auxquels m’attachent les liens les plusétroits. Qu’importe qu’ils soient d’amour ou de haine ! Qu’ils’agisse de bien ou de mal ! Toi, les tiens et moi nous sommesliés, Hester Prynne ! Ma patrie est là où tu es, là où est cethomme. Mais ne me trahis point !

– Pourquoi désires-tu cela ? demandaHester reculant sans s’en expliquer la raison devant ce liensecret. Pourquoi ne pas dire ouvertement qui tu es et me répudiersur-le-champ ?

– Peut-être, répondit-il, parce que jeveux éviter le déshonneur qui entache l’époux d’une femme infidèle.Peut-être pour d’autres motifs. Il suffit. C’est mon dessein devivre et de mourir inconnu. Laisse donc ton mari passer aux yeux dumonde pour un homme mort de qui nul n’entendra jamais plusnouvelle. Ne me reconnais ni par un mot, ni par un signe, ni par unregard ! Ne souffle rien surtout de mon secret à l’homme quifut ton complice. Prends garde de ne point y faillir ! Sarenommée, sa position, sa vie seront entre mes mains. Prendsgarde !

– Je garderai ton secret comme j’ai gardéle sien, dit Hester.

– Jure-le, ordonna-t-il.

Et elle en fit serment.

– Et maintenant, Madame Prynne, dit levieux Roger Chillingworth, car c’est ainsi qu’on allait désormaisappeler cet homme, maintenant, je te laisse seule. Seule avec tonenfant et la lettre écarlate. Et dis-moi, Hester, ta condamnationt’oblige-t-elle à porter cette marque en ton sommeil ? Neredoutes-tu point les cauchemars et les vilains rêves ?

– Pourquoi me souris-tu de lasorte ? demanda Hester inquiétée par l’expression qu’elle luivoyait aux yeux. Es-tu semblable à l’Homme Noir[42] quihante la forêt alentour ? M’as-tu attirée dans un piège etliée par un pacte qui sera la perte de mon âme ?

– La perte de ton âme, non, luirépondit-il avec un nouveau sourire. Non, pas de la tienne.

Chapitre 5HESTER À SON AIGUILLE

Hester Prynne arrivait à présent au terme desa captivité. Les portes de sa prison furent grandes ouvertes etelle sortit au plein soleil qui, bien que brillant également pourtous, lui donna l’impression morbide de n’avoir de rayons que pouréclairer sur sa poitrine la lettre écarlate.

Les premiers pas qu’elle fit toute seule encette minute lui furent sans doute une plus torturante épreuve quela marche processionnelle qui avait fait d’elle le point de mireque tout le monde était invité à montrer du doigt. Elle avait,alors, été soutenue par une anormale tension de tous ses nerfs, etaussi par l’énergie combative de son caractère qui lui avait permisde transformer toute cette scène en une sorte de triomphe sinistre.Il s’agissait, d’ailleurs, d’un événement tout à fait exceptionnel,qui ne devait se produire qu’une fois dans sa vie, qu’elle avaitdonc pu affronter en prodigue, dépensant en une seule journée toutela force vitale qui aurait suffi à plusieurs années d’existencetranquille. La loi même qui l’avait condamnée – géant au dur visagemais au bras de fer, aussi fort pour soutenir que pour annihiler –lui avait prêté la vigueur nécessaire pour supporter cetteaccablante, cette ignominieuse épreuve. Mais avec ces premiers pasqu’elle faisait toute seule hors de sa prison, c’était une routinequotidienne qui commençait pour Hester Prynne. Et il lui fallait oula supporter et marcher de l’avant, grâce aux ressources ordinairesde sa nature, ou succomber. Elle ne pouvait plus emprunter àl’avenir pour faire face au tourment présent. Le lendemainapporterait avec lui son épreuve ; et de même le surlendemainet le jour d’après et tous les autres. Chaque jour son épreuve etqui serait pourtant la même que celle qu’il était siinexprimablement douloureux de subir aujourd’hui. Les jours, lessemaines, les mois de l’avenir le plus éloigné se dérouleraientpéniblement avec, pour charger ses épaules, toujours le mêmefardeau, un fardeau qu’elle ne pourrait jamais jeter à terre carles jours et les années l’alourdiraient chacun un peu plus ens’accumulant. Finalement, dépouillée de toute individualité, ellene serait plus qu’un symbole à l’usage des prédicateurs et desmoralistes désireux d’insister sur la faiblesse de la femme ou deflétrir les passions coupables. Ainsi les jeunes, les purs laregarderaient avec la lettre écarlate – elle, la fille de parentshonorables – elle, la mère d’une enfant qui deviendrait une femme –elle, qui avait été innocente, jadis – comme le visage, le corps,l’incarnation du péché. Et sur sa tombe, la honte qu’il lui auraitfallu porter ainsi jusqu’au bout deviendrait l’unique monumentdédié à sa mémoire.

Il peut paraître bizarre qu’avec le mondeentier devant elle, et alors que nulle clause de sa condamnation nela retenait dans les limites de cette colonie puritaine silointaine et si obscure, libre donc de revenir dans son pays natalou d’aller dans n’importe quel autre pays d’Europe cacher sa fauteet son identité sous une apparence nouvelle ; qu’avec, toutesproches, les cachettes de la forêt insondable où une naturefarouche comme la sienne aurait pu se faire une place chez unpeuple dont les coutumes et les croyances étaient étrangères à laloi qui l’avait condamnée – il peut paraître bizarre, disons-nous,qu’Hester Prynne ait continué de considérer comme sa patriel’endroit, le seul endroit du monde où elle symbolisait la honte.Mais il existe une fatalité, un sentiment, si impérieux qu’il aforce de loi, qui oblige presque invariablement les êtres humains àne pas quitter, à hanter comme des fantômes, les endroits oùquelque événement marquant a donné sa couleur à leur vie ; etceci d’autant plus irrésistiblement que cette couleur est plussombre. Son péché, sa honte étaient les racines qui implantaientHester en ce sol. C’était comme si une seconde naissance– unenaissance qui l’aurait mieux pénétrée de son ambiance que lapremière – avait transformé pour elle ce pays de forêts, encore sirebutant pour les autres Européens, en une patrie. Une patriesauvage et lugubre mais où elle était véritablement chez elle etpour toute sa vie.

Tous les autres lieux du monde lui étaientétrangers en comparaison – même ce village de la campagne anglaiseoù son enfance heureuse et son adolescence sans tache semblaientêtre restées aux soins de sa mère, tels des vêtements que depuislongtemps on ne porte plus. La chaîne qui l’attachait avait desmailles de fer et la meurtrissait jusqu’au fond de l’âme, mais ellene pourrait jamais être brisée.

Peut-être aussi – c’était même sans aucundoute le cas, bien qu’elle se cachât ce secret à elle-même et pâlîtchaque fois qu’il luttait pour sortir de son cœur tel un serpent deson trou – peut-être un autre sentiment retenait-il Hester en celieu qui lui avait été si fatal. Ici vivait, ici cheminaitquelqu’un avec qui elle s’estimait unie par un lien, non reconnu ence monde, mais qui les ferait appeler ensemble à la barre dujugement dernier, seul autel de leur mariage, et les renverrait àun avenir commun de châtiment éternel. Encore et encore letentateur des âmes avait jeté cette idée dans l’esprit d’Hester etri de voir avec quel désespéré mouvement de joie passionnée elles’en était saisie pour essayer ensuite de la jeter loin d’elle.Elle regardait, l’espace d’un éclair, cette idée en face et puis sehâtait de la barricader derechef au cachot. Ce qu’elle s’obligeaità croire – ce qu’elle devait, à force de raisonnements, finir parconsidérer comme le motif qui la poussait à rester enNouvelle-Angleterre – était à moitié une vérité, à moitié uneillusion. C’est ici, se disait-elle, que j’ai été coupable et c’estici que je dois expier sur cette terre. La torture que luiinfligerait sa honte quotidienne laverait peut-être à la fin sonâme et en remplacerait la pureté perdue par une autre approchant decelle d’une sainte puisqu’elle serait le résultat d’un martyre.

Hester Prynne ne s’enfuit donc point. Auxabords de la ville, sur le littoral de la Péninsule, mais assezéloignée des autres habitations, s’élevait une petite chaumière.Elle avait été bâtie par un des premiers colons, puis abandonnée,parce que le sol qui l’entourait n’était pas propice à la cultureet que son éloignement relatif l’écartait de la sphère de cetteactivité sociale qui avait, bientôt, caractérisé les mœurs desémigrants. Construite sur la plage, elle donnait, par-delà unbassin d’eau de mer, sur les collines couvertes de forêts qui sedressaient vers l’ouest. Un bouquet d’arbres rabougris, comme iln’en pousse que dans la Péninsule, plutôt que de la dissimuler à lavue, semblait indiquer qu’il y avait, en cet endroit, quelque choseà cacher. C’est dans cette solitaire petite demeure qu’HesterPrynne alla s’installer avec son enfant, après avoir obtenu lapermission des magistrats qui gardaient sur elle un droit desurveillance. Un effroi religieux, une ombre de suspicion pesèrentaussitôt sur l’endroit. Des enfants, trop jeunes pour comprendrepourquoi cette femme était tenue à l’écart de toute charitéhumaine, se glissaient assez près pour la voir manier son aiguilleà la fenêtre de sa chaumière, ou bêcher son petit jardin, ous’engager sur le sentier qui menait à la ville, puis, apercevant lalettre écarlate sur sa poitrine, ils décampaient sous le coup d’uneterreur étrange et contagieuse.

Isolée comme elle l’était, n’ayant pas surterre un ami qui osât se faire voir, Hester ne courait cependantaucun risque de se trouver dans le besoin. Elle possédait un artqui, même dans un pays où il n’avait relativement que peud’occasion de s’exercer, devait suffire à les nourrir, elle et sonenfant. C’était, alors comme maintenant, le seul art ou presque àla portée d’une femme – l’art des travaux à l’aiguille. Elleportait sur sa poitrine, avec cette lettre si curieusement brodée,un spécimen de la délicatesse et de l’imagination d’un talent queles dames d’une Cour eussent été ravies de mettre à contributionpour ajouter à leurs parures d’or et de soie cet ornement plusprécieux et plus spirituel qu’est l’industrie humaine. Il est vraiqu’avec la sombre simplicité caractéristique de la façon des’habiller des Puritains, il n’allait pas y avoir, enNouvelle-Angleterre, grande demande pour ce qu’Hester pouvait fairede plus beau. Cependant le goût de l’époque, d’une telle exigencepour les détails du costume, n’était pas sans étendre son influencesur nos austères ancêtres qui avaient laissé derrière eux tantd’autres raffinements dont il pourrait paraître plus dur de sepasser. Des cérémonies publiques telles qu’ordinations,installations de magistrats, étaient, ainsi que tout ce qui pouvaitdonner de la majesté aux apparences lorsque le gouvernement nouveause manifestait en public, marquées, par habileté politique, au coind’un cérémonial bien réglé et d’une magnificence sombre mais trèsétudiée. Des fraises aux plis profonds, des rabats excessivementouvragés et des gants aux broderies somptueuses étaient considéréscomme devant faire nécessairement partie de la tenue officielle deshommes qui tenaient les rênes du pouvoir. Le port en était, enoutre, aisément permis à des personnages notoires par leur rang ouleur richesse, tandis que des lois somptuaires les interdisaient auvulgaire. Les funérailles – qu’il s’agît de la parure du mort ou defigurer, par maints écussons et inscriptions emblématiques de drapnoir et de toile blanche, le chagrin des survivants – réclamaientaussi souvent une artiste comme Hester. Les trousseaux desnouveau-nés – car les petits enfants portaient alors de vraiesrobes de parade – lui offraient encore une autre possibilitéd’occupation et de gain.

Petit à petit, mais assez vite en somme, lestravaux d’Hester devinrent ce que nous appellerions maintenant« à la mode ». Que cela provînt d’un sentiment decommisération envers une femme d’aussi triste destinée, ou de cetintérêt de douteux aloi qui prête une valeur fictive même auxchoses les plus ordinaires ; qu’il faille y voir l’effet deces circonstances impondérables qui valent à certaines personnes ceque d’autres rechercheraient en vain, ou le fait qu’un vide quiserait resté béant se trouvait ainsi comblé par elle, toujoursest-il qu’Hester eut du travail et un travail bien rémunéré, pourtoutes les heures qu’il lui parût bon d’employer à tirerl’aiguille. Peut-être la vanité jugea-t-elle séant de se mortifieren arborant, les jours de grande pompe, des vêtements qu’avaientornés les mains d’une pécheresse ? On vit le travail del’aiguille d’Hester sur la fraise du Gouverneur, des hommes d’armesle portèrent sur leurs baudriers, des pasteurs sur leurs rabats. Ilornait le petit bonnet de l’enfant au berceau ; il étaitenfermé dans les cercueils des morts pour moisir et tomber enpoussière. Mais il n’a jamais été rapporté que son talent auraitété une seule fois requis pour broder le voile blanc destiné àcacher les rougeurs d’une jeune épousée. Cette exception est unepreuve de l’inaltérable rigueur avec laquelle la société ne cessaitde réprouver le péché d’Hester Prynne.

Celle-ci ne cherchait pas à gagner plus que lemoyen de s’assurer une subsistance des plus ascétiques et la simpleabondance nécessaire à son enfant. Sur sa robe, toujours del’étoffe la plus grossière et de la plus sombre couleur, il y avaitpour seul ornement la lettre écarlate qu’elle était condamnée àporter. Le costume de sa fille se distinguait, au contraire, parune grâce fantaisiste, nous devrions même plutôt dire fantastique,qui rehaussait la grâce aérienne que la petite fille laissa voir debonne heure, mais semblait avoir aussi une signification plusprofonde. Nous en reparlerons.

À l’exception du peu que lui coûtait la parurede sa fille, Hester consacrait tout son superflu à faire la charitéà des misérables moins malheureux qu’elle et qui insultaient assezfréquemment la main qui les nourrissait. Une grande partie du tempsqu’elle aurait pu dédier aux plus délicates réalisations de sonart, elle le passait à coudre des vêtements grossiers pour lesindigents. Il est probable qu’elle entendait expier en s’occupantde la sorte, qu’elle faisait un véritable sacrifice, renonçait àune véritable joie en employant tant d’heures à un travail aussiingrat. Il y avait dans sa nature une tendance, voluptueuse,orientale, un goût pour le beau, pour le somptueux qui, les exquistravaux de son aiguille mis à part, ne trouvaient aucune occasionde s’exercer dans sa vie. Les femmes tirent de l’activité délicatede leur aiguille un plaisir incompréhensible à l’autre sexe. HesterPrynne y trouvait peut-être un moyen d’exprimer et par conséquentd’apaiser la passion de sa vie. Aussi l’écartait-elle comme toutesles autres joies, y voyant un péché. Cette morbide intervention desa conscience dans une question aussi secondaire relevait, il fautle craindre, non d’un authentique et ferme propos de pénitence,mais de quelque chose de trouble, de quelque chose qui pouvaitêtre, en dessous, profondément répréhensible.

C’est ainsi qu’Hester Prynne arriva à jouer unrôle dans le monde. Le monde ne pouvait guère, en effet, écarterabsolument une femme douée d’un caractère aussi énergique et de sirares capacités, bien qu’il l’eût marquée d’un signe plusintolérable pour un cœur de femme que celui qui stigmatisa le frontde Caïn[43]. La société lui demeuraitétrangère ; il n’y avait rien dans ses rapports avec elle quilui donnât jamais le sentiment d’en faire partie. Chaque mot,chaque parole, le silence même de ceux qu’elle approchaitimpliquaient, voire souvent exprimaient qu’elle était bannie, toutaussi seule que si elle avait habité une autre sphère ou communiquéavec la nature à l’aide d’organes et de sens différents de ceux dureste de l’humanité. Elle était à part des questions morales ettout près d’elles cependant – tel un fantôme qui revient visiter lecoin de feu familier mais ne peut plus faire voir ni sentir saprésence. Il ne peut pas plus sourire aux joies de ceux qui furentles siens qu’il ne peut prendre part à leurs peines et, s’ilparvenait à manifester cette sympathie qui lui est interdite, iln’éveillerait que terreur et répugnance affreuses. Terreur etrépugnance semblaient être, en fait, avec, en plus, un mépris sansmélange, les seuls sentiments qu’Hester pût encore inspirer. Cen’était point l’âge de la délicatesse et sa situation, quoiqu’ellela comprît bien et ne risquât guère de l’oublier, lui était souventvivement remise en conscience, telle une douleur qu’on réveille,par une pression brutale sur l’endroit sensible. Les pauvresqu’elle s’efforçait de secourir l’injuriaient souvent, ainsi quenous l’avons dit. Les dames de haut rang, dont elle franchissaitles portes pour son travail, avaient coutume de distiller en soncœur des gouttes d’amertume, tantôt au moyen de cette alchimie quipermet aux femmes de tirer si méchamment et sans avoir l’air d’ytoucher un subtil poison de n’importe quelle bagatelle, tantôt enlançant un mot cru qui tombait sur la poitrine de la malheureusecomme un coup sur une plaie envenimée. Hester s’était longuementfait la leçon. Elle ne répondait jamais à ces offenses. Seulement,un flot pourpre montait, sans qu’elle y pût rien, à ses joues, pourredescendre ensuite au plus profond de son cœur. Elle étaitpatiente – une martyre en vérité – mais elle omettait de prier pourses ennemis, de crainte qu’en dépit de son désir de pardonner, lesparoles de bénédiction s’allassent obstinément déformer enmalédictions.

C’était continuellement et en mille autresoccasions qu’il lui fallait éprouver les innombrables tourmentsqu’avait prévus pour elle l’implacable sentence du tribunalpuritain. Des clergymen s’arrêtaient dans la rue pour lui adresserdes exhortations qui rassemblaient une foule avec son mélange derictus et de froncements de sourcils autour de la pauvre femmecoupable. Si elle entrait dans un temple, espérant recevoir sa partde sourire que dispense Notre Père à tous, elle avait souvent lamalchance de se voir choisir comme sujet du prêche. Elle en vint àprendre peur des enfants car, sous l’influence de leurs parents,ils étaient tous imprégnés par la vague impression de quelque chosed’horrible dans cette femme triste qui allait silencieusement parla ville, sans avoir jamais avec elle d’autre compagnie que celled’une seule et même enfant. Aussi, après l’avoir laissée passer, lapoursuivaient-ils à distance avec des cris aigus, en répétant unmot qui n’avait pas de signification précise dans leurs esprits,mais n’était pas moins terrible à entendre du fait qu’il étaitinconsciemment babillé. Cela semblait prouver une telle diffusionde sa honte qu’on eût dit que toute la nature en avait eu vent.Hester n’aurait pas été plus bouleversée si les feuilles des arbress’étaient chuchoté cette sombre histoire les unes aux autres, si labrise d’été l’avait murmurée, si la bise d’hiver l’avait criée touthaut ! Une autre torture encore lui était infligée par lesregards d’un œil nouveau.

Quand les étrangers regardaient avec curiosité– et nul d’entre eux jamais n’y manqua – la lettre écarlate, ilssemblaient la marquer plus profondément dans l’âme d’Hester. Sibien qu’elle pouvait souvent à peine s’empêcher – mais elle s’enempêcha cependant toujours – de couvrir ce symbole de sa main. Maisun œil bien connu avait, lui aussi, sa torture à infliger – sontranquille regard de familiarité était intolérable. Du commencementà la fin, Hester devait toujours éprouver un épouvantable suppliceen sentant un regard humain se poser sur le signe de sahonte ; l’endroit ne s’endurcit jamais, il parut, aucontraire, devenir plus sensible sous les tourments quotidiens.

Mais de temps à autre, une fois en plusieursjours ou peut-être en plusieurs mois, un des regards lancés à lamarque infamante semblait lui apporter un soulagement momentané,comme si le lot d’un autre était de partager un supplice qui setrouvait ainsi allégé de moitié. L’instant d’après, son sortl’accablait derechef de tout son poids, voire plus cruellementencore car, durant ce bref intervalle, Hester avait succombé denouveau au mal. Était-elle la seule à avoir péché ?

Son imagination était quelque peu affectée –et l’imagination d’une personne à la fibre morale et intellectuelleplus faible l’eût été bien davantage encore – par l’étrangetourment et l’isolement de sa vie. Allant et venant de son passolitaire par le petit univers auquel elle était extérieurementrattachée, il lui semblait – et s’il ne s’agissait que d’uneillusion, elle était trop puissante pour se laisser écarter – illui semblait que la lettre écarlate l’avait dotée d’un sensnouveau, d’une connaissance intuitive (elle frissonnait de nepouvoir s’empêcher de le croire) des péchés que d’autres cachaienten leurs cœurs.

Les révélations qui lui étaient ainsi faitesla frappaient d’épouvante. D’où provenaient-elles !Pouvaient-elles être autre chose que d’insidieux chuchotements deson mauvais ange qui aurait bien voulu la persuader, elle qui sedébattait encore, qui n’était encore qu’à moitié sa victime, quetoute apparence de pureté n’était que mensonge ? Que si lavérité avait éclaté partout, une lettre écarlate aurait flamboyésur bien d’autres poitrines que sur celle d’Hester Prynne ? Oufallait-il accepter ces suggestions si obscures et pourtant sinettes comme des vérités ? Rien dans tout son misérable sortn’était plus abominable, plus odieux pour Hester, que ce don depseudo-clairvoyance. Il la bouleversait, la choquait parl’irrévérencieux manque d’à-propos de ses manifestations. Parfoisla marque rouge sur sa poitrine palpitait comme par sympathiecependant que la route d’Hester croisait celle d’un pasteur ou d’unmagistrat vénérable, modèle de piété et d’équité que cet âge, portéau respect, considérait comme un frère des anges. « Qu’est-cedonc que j’approche de mal ? » se demandait Hester et,levant les yeux à regret, elle ne voyait personne, à part ce saintterrestre ! Une autre fois, un lien de fraternité mystérieuses’entêtait à prétendre se révéler cependant que le regard d’Hesterrencontrait le regard sévère d’une matrone qui, d’après toutes leslangues de la ville, se serait gardée aussi froide que neige toutau long de sa vie. Que pouvaient avoir de commun cette neigeconservée froide dans la poitrine d’une épouse irréprochable etl’infamie qui brûlait la poitrine d’Hester ? Ou bien la petitesecousse bien connue lui lançait encore son avertissement :« Regarde, Hester ! Une compagne ! » Et, levantles yeux, elle apercevait une jouvencelle qui timidement, à ladérobée, jetait à la lettre écarlate un coup d’œil qu’elledétournait bien vite, glaciale, avec, aux joues, une faible rougeurcomme si sa pureté avait été un instant ternie par ce coup d’œil. Ôdémon qui prenais pour talisman le fatal symbole, ne laissais-tudonc personne, jeune ou vieux, que cette pauvre pécheresse pûtvénérer ? Pareille perte de foi est une des plus tristesconséquences du péché. Qu’on voie la preuve que tout n’était pascorrompu en cette pauvre victime de sa propre faiblesse dans lefait qu’elle luttait encore pour croire qu’aucun de ses compagnonsd’ici-bas n’était aussi coupable qu’elle.

Le vulgaire qui apportait toujours, en cessombres vieilles époques, sa contribution d’horreur et de grotesqueà ce qui intéressait son imagination, contait, au sujet de lalettre écarlate, une histoire qui pourrait aisément devenir lesujet d’une légende terrifiante. Il affirmait que cette marquesymbolique n’était point un bout d’étoffe passé au pot de teinture,mais qu’elle avait été rougie au feu de l’enfer et qu’on la pouvaitvoir rutiler lorsque Hester Prynne sortait la nuit. Et ellecorrodait la poitrine d’Hester assez profondément pour que nousnous voyions forcés de reconnaître qu’il y avait plus de véritédans ces rumeurs que notre incrédulité moderne n’est portée àl’admettre.

Chapitre 6PEARL

Nous n’avons jusqu’ici parlé qu’à peine del’enfant – de cette petite créature dont la vie innocente avait,par un inscrutable décret de la Providence, jailli, telle unecharmante fleur immortelle, d’un excès de passion coupable. Celaparaissait bien étrange à la pauvre Hester, tandis qu’elleregardait grandir son enfant, la voyait devenir de plus en plusbelle, constatait que ses petits traits s’ensoleillaient sous lesrayons frémissants de l’intelligence. Sa petite Pearl ! Carainsi Hester avait-elle appelé sa fille. Non que le nom s’accordâtà un aspect physique qui n’avait rien de l’éclat blanc et calme dela perle, mais parce que l’enfant représentait pour sa mère untrésor, le seul trésor qu’elle possédât, un trésor qu’elle avait dûpayer très cher – de tout son avoir[44]. Quec’était donc en vérité étrange ! Les hommes avaient stigmatiséla faute de cette femme par la lettre écarlate, d’un effetdésastreux tellement efficace, que nulle sympathie humaine nepouvait plus atteindre la condamnée, à moins d’être ressentie parun autre coupable. Dieu, comme conséquence directe de la fauteainsi punie par les hommes, avait placé sur le même sein déshonoréune jolie petite fille qui devait rattacher sa mère à la lignée desmortels et devenir un jour une âme dans le ciel ! Ces penséesapportaient pourtant à Hester moins de réconfort qued’appréhension. Elle savait que son acte avait été mauvais et nepouvait croire que les conséquences en seraient jamais bonnes. Jouraprès jour, elle surveillait le développement de l’enfant,craignant sans cesse de voir poindre quelque particularité sinistrequi correspondrait au péché auquel la petite créature devait d’êtreen vie.

Il ne pouvait, en tout cas, être question dedéfauts physiques. Par ses formes parfaites, sa vigueur, sonadresse à se servir de ses petits membres tout neufs, l’enfantétait digne de sortir du Paradis terrestre, d’y avoir été laisséepour servir de jouet aux anges après que les premiers parents dugenre humain en furent chassés. Elle avait cette grâce naturellequi ne s’allie pas toujours à la beauté impeccable. Les vêtementsqu’elle portait donnaient, quels qu’ils fussent, l’impressiond’être entre tous faits pour lui aller. La petite Pearl n’était pasd’ailleurs vêtue en paysanne. Sa mère, dans une intention morbideque l’on comprendra mieux plus tard, avait acheté les plus richesétoffes qu’elle avait pu se procurer et laissé libre cours à sonimagination d’artiste pour confectionner les robes que l’enfantportait. Ainsi vêtue, sa petite personne était magnifique et sabeauté brillait d’un tel éclat à travers ces somptueux atours – quiauraient pu éteindre une beauté plus pâle – qu’elle projetaitvraiment un cercle radieux autour d’elle sur le sol de lachaumière. Cela n’empêchait point une robe de bure, déchirée etsalie par ses jeux violents, de faire d’elle un tableau tout aussiparfait.

L’apparence de Pearl était caractérisée par uncharme d’une variété infinie. En cette enfant, il y avait toute unesérie d’enfants, qui allait de la simple petite paysanne, gentillecomme une fleur sauvage, à l’infante majestueuse comme uneprincesse en miniature. On retrouvait toujours en elle, cependant,quelque chose de passionné, d’accusé, de profond, comme une teintechaude qu’elle ne perdait jamais. Si en une seule de sesincarnations, elle s’était montrée plus faible ou plus pâle, elleaurait cessé d’être elle-même – il n’y aurait plus eu dePearl !

Ces changements d’aspects indiquaient, nefaisaient même en somme que parfaitement exprimer, les propriétésdiverses de cette nature d’enfant. Une nature qui comportait autantde profondeur que de variété mais qui, à moins qu’Hester ne fûtabusée par ses craintes, semblait manquer de points d’appuiextérieurs, être dépourvue du don de s’adapter au monde qui l’avaitvue naître.

L’enfant se refusait à plier devant desrègles. Pour lui donner la vie, une grande loi avait étéenfreinte : d’où un être composé d’éléments, beaux etbrillants sans doute, mais tout en désordre, ou ayant un ordre àeux, parmi lesquels il était impossible de se reconnaître. Hesterne pouvait s’expliquer le caractère de l’enfant – et encoreseulement d’une façon vague et imparfaite – qu’en se souvenant dece qu’elle avait été elle-même, du temps où l’âme de Pearl tiraitsa substance du monde spirituel et sa structure corporelle de notremonde terrestre. Pour blancs et clairs qu’ils eussent été àl’origine, les rayons qui transmettaient sa vie morale à l’enfant ànaître avaient dû traverser l’état de passion de la mère. Ilss’étaient teintés au passage des reflets de larges tachescramoisies et d’une flamme ardente, obscurcis d’ombres noires.C’était l’état de guerre où se trouvait en ce temps-là l’espritd’Hester qui continuait chez Pearl. La mère pouvait reconnaître sonhumeur d’alors, rebelle, désespérée, portée aux défis, capricieuse.Elle reconnaissait même ces accès de mélancolie qui avaient pesécomme de lourds nuages sur son cœur. Ils étaient à présentilluminés par la clarté matinale des dispositions d’une enfantmais, plus tard, pourraient bien engendrer orages et tornades.

La discipline familiale était beaucoup plussévère en ces temps qu’elle ne l’est de nos jours. Les froncementsde sourcils, les dures réprimandes, les coups de verge prescritspar les Écritures[45] étaientpratiqués non seulement à titre de punition lorsqu’il y avait eufaute, mais comme un sain régime qui développait au mieux toutesles vertus enfantines. Hester, mère aimante d’une enfant unique, necourait guère le risque de se laisser égarer par une trop grandesévérité. Cependant, elle avait charge d’âme et, comme ellen’oubliait pas ses erreurs et ses peines, elle s’efforça d’exercerde bonne heure sur sa petite fille une autorité tendre mais desplus fermes. Seulement, cette tâche se révéla au-dessus de sonpouvoir. Après avoir essayé des sourires et des regards sévères etdû constater qu’aucun de ces deux moyens n’avait de résultatsappréciables, Hester finit par être obligée de laisser l’enfantsuivre ses impulsions. La force physique était, bien entendu,efficace tant qu’elle s’exerçait. Quant à toute autre forme dediscipline, qu’elle s’adressât à son esprit ou à son cœur, Pearl yétait ou n’y était pas sensible selon le caprice du moment. Elleétait encore toute petite que sa mère avait appris à lui connaîtrecertaine expression qui avertissait qu’instances, paroles depersuasion, prières seraient peine perdue. Cette expression avaitquelque chose de si intelligent et cependant de si inexplicable, desi têtu, de si malicieux quelquefois, tout en étant généralementaccompagnée d’un grand déploiement d’entrain, qu’Hester ne pouvaits’empêcher de se demander, alors, si Pearl était bien une enfanthumaine. Elle faisait plutôt penser à un sylphe qui, après s’êtreamusé quelque temps à des jeux fantasques sur le sol de lachaumière, s’envolerait avec un sourire moqueur. Toutes les foisqu’elle apparaissait dans les profonds, brillants, inapprivoisablesyeux noirs, cette expression semblait rendre la petite filleétrangement inaccessible. On aurait dit qu’elle était en suspensdans les airs, prête à s’évanouir comme une lueur venue d’on nesavait quel endroit pour s’en aller on ne savait vers quel autre.Hester était, en de pareils moments, obligée de se précipiter versl’enfant, de poursuivre ce petit lutin qui toujours alors prenaitla fuite, de s’en saisir, de l’écraser contre sa poitrine et de lecouvrir de baisers moins par débordement de tendresse que pour seprouver que Pearl était en chair et en os et non un petit êtreillusoire. Mais le rire que Pearl faisait entendre quand elle étaitainsi capturée, bien que musical et joyeux, rendait la mère plusperplexe encore.

Frappée au cœur par ce maléfice troublant quivenait si souvent se mettre entre elle et son seul trésor, qu’elleavait payé si cher et qui représentait tout son avoir au monde,Hester éclatait parfois en sanglots passionnés. On ne pouvait passavoir alors comment réagirait Pearl. Parfois, elle fronçait lessourcils, serrait son petit poing, prenait un air dur et mécontent.Assez souvent, elle se remettait à rire et plus fort qu’auparavant,comme incapable de rien ressentir ou comprendre d’une douleurhumaine. Ou bien, mais c’était là ce qui lui arrivait le plusrarement, prise d’une rage de désespoir, elle criait son amour poursa mère d’une voix tout entrecoupée de sanglots et semblaitchercher à prouver qu’elle avait un cœur en le brisant. Mais Hesterne pouvait se fier à ces élans : ils passaient aussi vitequ’ils étaient venus.

En songeant à toutes ces choses, la mère sesentait dans le cas de quelqu’un qui aurait évoqué un esprit maisse trouverait, par suite de quelque irrégularité de son opération,démuni du mot magique qui, seul, aurait eu de l’autorité sur cetteintelligence nouvelle et impénétrable. Elle n’était vraiment enpaix que lorsque l’enfant était placidement endormie. Alors, ellene doutait plus et goûtait des heures de bonheur tranquille,délicieux, mélancolique jusqu’à ce que, l’expression perverseluisant peut-être sous ses paupières entrouvertes, la petite Pearls’éveillât.

Comme le temps s’écoula vite ! et que lapetite Pearl dépassa donc rapidement l’âge où seuls lui étaientintelligibles les sourires de sa mère et les petits mots qui neveulent rien dire ! Elle était à même d’avoir une vie socialeà présent. Quel bonheur c’eût été pour Hester Prynne d’entendre lapetite voix claire de sa fille gazouiller parmi d’autres, de lareconnaître au milieu du tapage de tout un groupe d’enfants entrain de s’amuser ! Mais ceci ne pourrait jamais être. Pearlétait née paria dans le monde enfantin, lutin du mal, conséquenceet emblème du péché ; elle n’avait pas droit de cité parmi lespetits chrétiens. Rien de plus frappant que l’instinct qui semblatout de suite faire comprendre à l’enfant qu’il lui fallait resterseule, que le destin avait tracé autour d’elle un cercleinfranchissable, bref que sa situation vis-à-vis des autres enfantsétait particulière. Depuis sa sortie de prison, Hester ne s’étaitjamais montrée en public sans sa fille. Toutes les fois qu’elleétait venue en ville, Pearl était avec elle – d’abord tout petitenfant que l’on tient dans les bras ; ensuite petite fille quitrottine aux côtés de sa mère lui donnant la main et faisant quatrepas tandis que la grande personne en fait un. Elle voyait sur lesbords herbeux de la rue, ou au seuil des maisons, les enfants de lacolonie s’amuser à la façon sinistre que permettait leur éducationpuritaine. Ils jouaient à se rendre au Temple, peut-être, ou àhonnir des Quakers, ou à conquérir des scalps dans des bataillespour rire entre Indiens et Chrétiens, ou à se faire peur en imitantdes pratiques de sorcellerie. Pearl les regardait trèsattentivement mais ne cherchait jamais à entrer en rapports aveceux. S’ils lui parlaient, elle ne répondait pas. S’ils serassemblaient autour d’elle, comme ils le faisaient quelquefois,Pearl devenait positivement terrible dans son impuissante colère detoute petite fille, ramassant des pierres pour les leur jeter, avecdes exclamations aiguës, incohérentes qui faisaient trembler samère tellement elles évoquaient des anathèmes de sorcière lancésdans une langue inconnue.

Les petits Puritains, étant la plusintolérante engeance qui eût jamais vécu, saisissaient qu’il yavait désaccord entre les façons ordinaires et celles de la mère etde l’enfant. En conséquence, ils les méprisaient de tout leur cœuret les insultaient parfois de toute leur langue. Pearl se rendaitcompte de leurs sentiments et les leur revalait avec la plushaineuse amertume qui se puisse imaginer chez une enfant. Pour lamère, ces farouches explosions de rage avaient leur prix, étaientmême réconfortantes : elles révélaient tout au moins un étatd’esprit intelligible, une tendance à prendre quelque chose ausérieux et non plus ces déconcertantes dispositions fantasques.Elle n’en était pas moins épouvantée de discerner, là aussi, unreflet du mal qui l’avait autrefois habitée. Toute cette haine,cette passion, Pearl l’avait inaliénablement héritée d’elle. Mèreet fille se tenaient à part, répudiées par la société, et toutesles agitations, toutes les inquiétudes qui tourmentaient la mèreavant la naissance de son enfant, semblaient se perpétuer chezPearl, tandis qu’elles commençaient à s’estomper chez Hester sousl’adoucissante influence de la maternité.

À la maison – à l’intérieur et autour de lachaumière de sa mère – Pearl ne manquait pas de compagnie. Sonesprit créateur ne cessait de tout animer autour d’elle etcommuniquait la vie à mille objets, comme une torche allume uneflamme à tout ce qu’elle approche. Les matériaux les plusinattendus – un bâton, un chiffon, une fleur – étaient lesmarionnettes de Pearl : sans avoir même eu besoin de leschanger tant soit peu de forme, elle leur faisait jouer le dramequi occupait sur le moment son esprit. Sa seule voix de petitefille servait à faire parler une multitude de personnagesimaginaires, jeunes ou vieux. Les pins antiques, noirs etsolennels, qui se laissaient arracher des gémissements par labrise, n’avaient pas besoin de grandes transformations pour figurerdes Puritains d’âge mûr ; les plus vilaines herbes du jardindevenaient leurs enfants que Pearl foulait aux pieds et déracinaitsans merci. Il était merveilleux de voir dans quelles quantités deformes elle projetait son intelligence, sans esprit de suite il estvrai, mais avec un élan surnaturel qui la faisait danser et bondirdans toutes les directions pour s’arrêter net, comme épuisée par lepassage d’un flot de vie si fiévreux et si rapide, avant d’êtrebien vite ressaisie par d’autres courants d’énergie tout aussiexcessifs. Cela ne rappelait rien tant que les fantasmagories deslumières dans un ciel arctique. Dans le pur exercice de safantaisie, toutefois, dans les folâtreries de son esprit en voie dedéveloppement, il n’y avait pas grand-chose de plus que ce que l’onpeut observer chez les autres enfants brillamment doués, exceptéque Pearl, vu le manque de camarades de jeu, vivait davantage en lacompagnie de la foule d’êtres imaginaires qu’elle créait. Lesingulier, c’étaient les sentiments que la petite fille nourrissaitenvers ces rejetons de son cœur et de son esprit. Elle ne se créaitjamais un ami mais semblait être toujours en train de semer lesdents de dragons d’où jaillissait une armée d’ennemis contrelesquels elle partait en guerre[46]. Ilétait inexprimablement triste – et quelle inépuisable source dechagrin pour une mère qui en sentait la raison dans son propre cœur– d’observer chez un être aussi jeune ce sentiment continueld’avoir le monde contre soi, et de le voir s’entraîner, avec un teldéploiement d’énergie farouche, à faire triompher sa cause dans lescombats à venir. Fixant ses regards sur Pearl, Hester laissaitparfois son ouvrage tomber sur ses genoux et, dans un accès dedétresse qu’elle aurait bien voulu cacher, elle lançait malgré elleun cri qui tenait du gémissement : « Ô mon Père qui esaux cieux – si tu es encore mon Père – quelle est cette enfant quej’ai mise au monde ? » Et Pearl, soit qu’elle entendîtcette exclamation, soit qu’elle eût connaissance, par quelque moyenplus subtil, de ces élancements d’angoisse, tournait son beau petitvisage vers sa mère avec un troublant sourire de lutin qui en saitlong, puis revenait à ses jeux.

Une autre particularité reste encore àrapporter pour compléter le personnage de Pearl. La première choseque cette enfant avait remarquée dans sa vie avait été – quoidonc ? – le sourire de sa mère, sans doute, auquel elle avaitrépondu comme tous les autres petits enfants par cette ébauche desourire qui laisse dans le doute, qui entraîne tant de discussionspour savoir si ce fut ou non un sourire ? Pas du tout !Ç’avait été, faut-il le dire ? – la lettre écarlate sur lapoitrine d’Hester. Un jour que sa mère se penchait sur son berceau,l’enfant avait eu ses regards attirés par les broderies d’or quiornaient cet emblème et, levant ses petites mains, s’en était saisien souriant, d’un sourire très net, qui lui donnait l’air beaucoupplus âgé. Le souffle coupé, Hester tenta instinctivement de le luiarracher, tellement elle était torturée par cette intelligentemanœuvre de la petite main de l’enfant. Alors, comme si sa mèreavait fait ce geste pitoyable pour l’amuser, la petite Pearll’avait de nouveau regardée dans les yeux et avait souri. Depuis,sauf pendant que la petite dormait, Hester ne s’était plus jamaissentie tranquille, n’avait, non plus, jamais pu jouir sansarrière-pensée de la présence de son enfant. Pourtant, des semainespouvaient se passer sans que le regard de Pearl se fixât sur lalettre écarlate, mais il revenait s’y poser, à l’improviste, commefrappe la mort subite, et toujours avec le même sourire et cettebizarre expression des yeux.

Une fois, ce capricieux regard de lutin se fitjour dans les yeux de l’enfant tandis qu’Hester les prenait pourmiroir, comme les mères aiment tant à le faire. Et soudain – carles femmes vivant dans la solitude et le cœur en peine sonttourmentées d’inexplicables illusions – elle s’imagina entrevoir,non son image en petit, mais un autre visage dans le sombre miroir.Un visage au sourire démoniaque et méchant qui offrait toutefoisune ressemblance avec un autre qu’elle avait bien connu, encore querarement avec un sourire, et jamais avec un air méchant. C’étaitcomme si un esprit mauvais eût possédé la petite fille et se fûtmontré, soudain, par moquerie. Hester devait bien souvent par lasuite être torturée par la même illusion encore qu’avec moinsd’intensité.

L’après-midi d’un certain jour d’été, alorsque Pearl était devenue assez grande pour courir çà et là, elle sefit un jeu, ayant ramassé des fleurs sauvages, de les lancer une àune à la poitrine de sa mère, dansant et bondissant comme un vrailutin toutes les fois qu’elle touchait la lettre écarlate. Lepremier mouvement d’Hester avait été de couvrir sa poitrine de sesmains mais, par fierté ou résignation, ou parce qu’il lui sembla nepouvoir mieux faire pénitence qu’en endurant une aussi inexprimabledouleur, elle resta assise, immobile et droite, aussi pâle que lamort, en regardant tristement la petite Pearl dans les yeux.

Les décharges continuaient à toute volée,atteignant presque toujours leur but et couvrant la poitrine de lamère de coups pour lesquels elle ne voyait de baume ni dans cemonde ni dans l’autre. Enfin, ses munitions étant toutes épuisées,l’enfant se tint debout, sans plus bouger, à regarder Hester,tandis que la petite image au sourire démoniaque montait – Hesterdu moins l’imaginait – du fond de l’insondable abîme de ses yeuxnoirs.

– Enfant, qui donc es-tu ? cria lamère.

– Je suis ta petite Pearl, réponditl’enfant.

Mais, ce disant, elle se mit à danser avec lesfantasques gesticulations d’un diablotin dont le prochain capricepourrait être de s’envoler par la cheminée.

– Es-tu tout de bon mon enfant ?demanda Hester.

Et elle ne posait pas la question tout à faiten l’air : durant un instant elle y mit quelque sérieux. Pearlétait, en effet, d’une intelligence si merveilleuse que sa mère sedemandait presque si elle n’aurait pas connu le secret de sanaissance et n’allait pas le dévoiler.

– Oui, je suis ta petite Pearl !répéta l’enfant en continuant ses entrechats.

– Tu n’es pas mon enfant, non ! Tun’es pas ma petite Pearl, dit Hester plutôt par plaisanterie, caril arrivait souvent qu’au milieu de ses plus profondes souffrances,un élan l’emportât vers le jeu. Dis-moi qui tu es et qui t’aenvoyée ici ?

– Dis-le-moi, toi, Mère, dit l’enfantsérieusement en allant à Hester et se pressant contre ses genoux.Dis-le-moi !

– Notre Père qui est aux cieux t’aenvoyée, répondit Hester.

Mais elle avait parlé après une hésitation quin’échappa point à la finesse de l’enfant. Mue soit par un de sescaprices habituels, soit par l’inspiration d’un esprit méchant,Pearl leva son petit index et le posa sur la lettre écarlate.

– Non, ce n’est pas lui qui m’a envoyée,déclara-t-elle résolument. Je n’ai pas de père dans le ciel.

– Chut ! Pearl ! Chut ! ilne faut point parler ainsi ! répondit la mère en étouffant uneplainte. C’est Lui qui nous envoie tous en ce monde. Il m’y a bienenvoyée, moi ta mère, alors toi à plus forte raison ! Sinon,d’où viendrais-tu, étrange petit enfant-lutin ?

– Dis-le-moi ! Dis-le-moi !reprit Pearl, non plus sérieusement, mais en se remettant à rire età sauter par toute la pièce. C’est toi qui dois me ledire !

Mais Hester ne pouvait trancher la question,perdue qu’elle était elle-même dans les sombres labyrinthes dudoute. Entre un sourire et un frisson, elle évoquait les propos desgens de la ville qui, n’arrivant pas à trouver qui était le père decette petite fille, au surplus singulière, la disaient née dudémon. On avait vu semblables marmots, par-ci, par-là, sur cetteterre, depuis les temps les plus reculés du catholicisme. Ilsvenaient au monde par l’entremise du péché de leur mère et pourperpétrer quelque funeste besogne. Luther, d’après les calomnies deses ennemis les moines, eût été un rejeton de cette infernaleespèce et Pearl n’était pas seule à se voir attribuer une aussimaudite origine parmi les enfants des Puritains de laNouvelle-Angleterre.

Chapitre 7CHEZ LE GOUVERNEUR

Hester Prynne se rendit un jour chez leGouverneur Bellingham, avec une paire de gants que ce seigneur luiavait donnés à broder et qu’il devait porter en quelque grandesolennité officielle. Par suite des hasards d’une élection, MessireBellingham avait beau être descendu d’un échelon ou deux au-dessousdu premier rang qu’il avait occupé, il n’en gardait pas moins unposte de marque parmi les chefs de la colonie[47].

Une raison bien plus importante que lalivraison d’une paire de gants brodés poussait Hester à rechercherune entrevue avec un dignitaire de pareille importance et jouant unrôle aussi actif dans les affaires de la colonie. Un bruit luiétait parvenu d’après lequel certains personnages en place, ceuxqui avaient les principes les plus rigides en matière de religionet de gouvernement, songeaient à lui enlever sa fille. Invoquant lasupposition qui attribuait à Pearl une origine démoniaque, cesbonnes gens faisaient valoir assez raisonnablement en somme que,dans l’intérêt de l’âme de la mère, des chrétiens se devaientd’enlever de son chemin pareille pierre d’achoppement. Que si,d’autre part, quelques éléments permettaient de ne désespérer pointdu salut de l’âme de l’enfant, il y aurait sûrement davantage dechance de les voir se développer sous une tutelle plusrecommandable que celle d’Hester Prynne. Messire Bellingham passaitpour être un des plus actifs partisans de ce double point devue.

Il peut paraître singulier, voire pas malridicule, qu’une question de ce genre qui un demi-siècle plus tardn’aurait guère été soumise à une juridiction plus haute que cellede quelques échevins, eût été discutée comme une affaire d’intérêtpublic, que des hommes d’État éminents eussent pris parti pour oucontre. En ces temps de simplicité primitive, des questions d’unintérêt général encore bien moindre, et de beaucoup moins de poidsen elles-mêmes que le salut éternel d’une femme et de son enfant,se mêlaient étrangement aux délibérations des hommes d’État. Ce nefut pas à une période beaucoup plus reculée de notre histoire, simême elle fut plus reculée, qu’une dispute au sujet des droits depropriété sur un cochon, non seulement souleva des débats aussiviolents qu’acharnés, mais entraîna une importante modificationdans la charpente même de notre législation.

Pleine d’inquiétude, par conséquent, mais siconsciente de son bon droit que la partie lui semblait à peineinégale entre la communauté et une femme seule qu’appuyaient lessympathies de la nature, Hester Prynne était donc partie de sachaumière isolée. La petite Pearl, bien entendu, l’accompagnait.Elle était à présent assez grande pour trotter allègrement auxcôtés de sa mère et, toujours en mouvement du matin jusqu’au soir,aurait très bien été capable de faire un trajet beaucoup plus longque celui qui menait à la ville. Cela ne l’empêchait point d’exigersouvent, par caprice plutôt que par nécessité, qu’on la portât.Mais bientôt elle réclamait tout aussi impérieusement d’êtrereposée par terre et précédait Hester sur le chemin herbeux,folâtrant avec maints faux pas mais sans se faire aucun mal. Nousavons parlé de l’éblouissante beauté de Pearl, une beauté quecaractérisaient un teint éclatant, des yeux à la fois étincelantset pleins de profondeur, des cheveux lustrés d’une teinte châtain,très foncée déjà, et qui devait, avec le temps, devenir presquenoire. L’enfant semblait toute pétrie de feu, être spontanément néed’un moment de passion. Pour l’habiller, sa mère avait donné librecarrière à une imagination aux tendances fastueuses, la revêtantd’une tunique de velours cramoisi, de coupe particulière etabondamment brodée de fantastiques arabesques d’or. Des couleursaussi vives qui auraient fait paraître terne un teint de moindreéclat s’adaptaient admirablement à la beauté de Pearl et faisaientd’elle le plus brillant petit jet de flamme qui eût jamais sautillésur terre.

Mais ce qu’il y avait de très remarquable danscette toilette, et d’ailleurs dans l’apparence générale del’enfant, c’était qu’elle rappelait irrésistiblement le signequ’Hester était condamnée à porter sur son sein. On croyait voir lalettre écarlate sous une autre forme : la lettre écarlatedouée de vie ! Comme si ce signe d’infamie avait été siprofondément imprimé dans son cerveau qu’elle ne pouvait rienconcevoir qui ne l’évoquât, Hester avait mis tous ses soins àtravailler à cette ressemblance. Elle avait, des heures durant,prodigué des trésors d’ingéniosité morbide pour créer une analogieentre l’objet de sa tendresse et l’emblème de sa faute et de sontourment. Et, en vérité, Pearl était à la fois l’un et l’autre etc’était en conséquence de cette identité que la mère avait siparfaitement réussi à représenter la lettre sous l’apparence de sonenfant.

Comme les deux voyageuses pénétraient dans laville, les enfants des Puritains délaissèrent leurs jeux – ou enfince qui passait pour des jeux parmi ces lugubres marmots – et sedirent gravement les uns aux autres :

– Voici venir la femme à la lettreécarlate avec l’image de la lettre écarlate courant à son côté.Allons leur lancer de la boue !

Mais, après avoir froncé les sourcils etsecoué son petit poing avec gestes sur gestes de menace, Pearl, quiétait une enfant intrépide, fonça soudain vers ses ennemis et leurfit prendre à tous la fuite. Elle ressemblait, en leur donnantaussi impétueusement la chasse, à un fléau-enfant – fièvrescarlatine, ange exterminateur à peine en état de voler – dont lamission eût été de punir les péchés de la jeune génération. Et,tout en courant, elle poussait des clameurs retentissantes quidevaient faire trembler les cœurs des fugitifs dans leurspoitrines. Sa victoire remportée, Pearl revint tranquillement aucôté de sa mère, et, levant la tête vers elle, lui sourit.

Hester et sa fille arrivèrent sans autreaventure à la demeure de Messire Bellingham. C’était une grandemaison de bois, d’un genre dont on trouve des spécimens encore dansles rues de nos plus anciennes villes. Rongées par la mousse,tombant en ruine, ces maisons sont aujourd’hui renduesmélancoliques par les nombreux événements, heureux ou malheureux,oubliés ou survivants dans les mémoires, qui se sont passés dansleurs pièces sombres.

Mais, aux temps dont nous parlons, la maisondu Gouverneur avait sur sa façade toute la fraîcheur de l’année encours. Ses fenêtres ensoleillées resplendissaient de la gaietéd’une habitation lumineuse que la mort n’a pas visitée encore. Elleavait l’air tout à fait joyeux avec ses murs tout revêtus d’unenduit dans lequel s’incrustaient de nombreux éclats de verre, desorte que lorsque les rayons du soleil la frappaient, sa façadescintillait comme si des diamants y avaient été jetés à poignées.C’était là un éclat qui eût mieux convenu au palais d’Aladin qu’àla demeure d’un vieux Puritain austère. Et cette décoration étaitcomplétée par d’étranges figures d’aspect cabalistique, marquées aucoin du goût bizarre de l’époque qui, dessinées dans l’enduit fraisétalé, s’étaient solidifiées pour durer avec lui et s’offrir àl’admiration des siècles à venir.

En voyant cette merveille de maison, Pearl semit à danser et à bondir d’enthousiasme et exigea que l’ondécrochât tout de suite le grand morceau de soleil qui s’étendaittout le long de la façade et qu’on le lui donnât pour s’amuser.

– Non, ma petite Pearl, lui dit sa mère.Il te faudra trouver des rayons de soleil à toi, moi je n’en ai pasà te donner.

Elles se dirigèrent vers la porte qui étaitvoûtée et flanquée de chaque côté par une tour étroite faisantcorps avec le logis et percée de fenêtres treillissées à volets debois permettant de les fermer au besoin. Soulevant le marteau defer appendu au battant, Hester Prynne lança un appel auquelrépondit un serf du Gouverneur – un Anglais né libre mais pour septans esclave. Durant ce laps de temps, cet homme allait être lapropriété de son maître qui pourrait en faire un objet detransaction autant que d’un bœuf ou d’un escabeau. Il portait lesurcot bleu qui était alors chez nous le vêtement habituel des gensen servage comme il l’était depuis longtemps dans les vieuxdomaines ancestraux en Angleterre.

– Messire Bellingham est-il en sonlogis ? demanda Hester.

– Oui bien, répondit le serf en regardantd’un œil écarquillé la lettre écarlate qu’étant nouveau venu il neconnaissait point. Oui, sa Seigneurie est chez soi présente. Maisil y a un saint homme de pasteur ou deux avec elle et aussi unmédecin. Vous ne la sauriez donc voir à cette heure.

– J’entrerai cependant, dit Hester, et leserf, jugeant peut-être d’après son air de décision et le signe quibrillait sur sa poitrine qu’il s’agissait d’une grande dame dupays, ne protesta pas.

La mère et la fille pénétrèrent donc dans lasalle d’entrée.

Tout en y introduisant pas mal de variantesinspirées par la nature des matériaux, un autre climat et un modede vie sociale différent, Messire Bellingham avait tout de mêmeétabli le plan de sa nouvelle maison d’après celui des logisqu’habitaient les gentilshommes campagnards de son pays natal. Onse trouvait donc, en y entrant, dans une vaste salle de hauteursuffisamment imposante qui s’étendait sur toute la profondeur de lamaison et grâce à laquelle on communiquait plus ou moinsdirectement avec tous les autres appartements. À une de sesextrémités, cette pièce spacieuse prenait jour par les fenêtres desdeux tours qui formaient des renfoncements de chaque côté de laporte. À son autre bout, une de ces portes-fenêtres qui s’ouvrentcomme au fond d’une niche, dont il est question dans les vieuxtextes, l’éclairait plus puissamment bien qu’un rideau la voilât enpartie. Sur un coussin du banc qui régnait dans son embrasure, ungros in-folio – un tome des Chroniquesd’Angleterre[48] sansdoute ou quelque autre ouvrage aussi sérieux – avait été laissé.Ainsi laissons-nous aujourd’hui sur nos tables des volumes àtranches dorées pour que les visiteurs les feuillettent. Lemobilier de la salle se composait de chaises massives, en chêne,avec des entrelacs de fleurs sculptés sur leurs dossiers et d’unetable de même style. C’étaient là des meubles de famille remontantau temps de la reine Élisabeth, ou plus haut, et que le Gouverneuravait fait venir de sa demeure paternelle. Sur la table, prouvantque le sens de l’hospitalité traditionnel en Angleterre n’avaitpoint été laissé au pays, un grand pot d’étain se dressait, au fondduquel, la curiosité les poussant, Hester et Pearl auraient pu voirles restes mousseux d’une rasade de bière.

Sur le mur régnait une rangée de portraitsreprésentant les ancêtres du Gouverneur, certains avec des armuressur leur poitrine, d’autres en tenue plus pacifique, avec desfraises et des rabats de cérémonie. Tous étaient caractérisés parcet air sévère que prennent si invariablement les vieux portraitscomme s’ils étaient des fantômes de sommités, plutôt que leursimages, et considéraient avec une intolérance malveillante lesdistractions et les travaux des vivants.

Au centre à peu près d’un des panneaux dechêne qui couvraient les murs de la salle, les pièces d’une armurecomplète étaient suspendues. Il ne s’agissait point, comme dans lecas des portraits, de souvenirs de famille, car ce harnois des plusmodernes avait été fait par un habile armurier de Londres l’annéeque Messire Bellingham avait quitté la Vieille pour laNouvelle-Angleterre. Il se composait d’un casque, d’un gorgerin,d’une cuirasse, de jambières, de gantelets d’acier et d’une épéependant au-dessous. Le tout, et particulièrement le casque et lacuirasse, si bien fourbi que des reflets blancs en étaient projetéspartout alentour sur le sol. Cette étincelante panoplie n’était passimplement destinée à faire bel effet sur ces murs : elleavait été portée par le Gouverneur en maintes revues et prisesd’armes et avait même miroité à la tête d’un régiment lors de laguerre contre les Péquots[49]. Car,bien qu’il eût étudié pour être homme de loi et parlât de Bacon, deCoke et de Finch[50] comme deses confrères, force avait été au Gouverneur de ce pays nouveau dese transformer en soldat aussi bien qu’en homme d’État.

La petite Pearl, aussi charmée par l’armurereluisante qu’elle l’avait été par la scintillante façade de lademeure, passa quelque temps à contempler le miroir poli queprésentait le plastron de la cuirasse.

– Mère, s’écria-t-elle soudain, je vousvois ! Ici ! Regardez !

Hester regarda, pour passer ce caprice àl’enfant et vit qu’en raison de la convexité de la surface où ellese reflétait, la lettre écarlate prenait des proportions géantesjusqu’à devenir de beaucoup le trait le plus saillant de sonapparence, jusqu’à la cacher, elle, Hester, derrière ses jambages.Pearl, de son index levé, montra une image semblable reproduitelà-haut dans le casque, tout en souriant à sa mère avec cet air delutin qui en sait long que prenait si souvent son petit visage.Cette expression de gaieté méchante se refléta, elle aussi, dans lacuirasse, tellement agrandie et avec un effet d’une intensité tellequ’Hester Prynne eut l’impression que ce ne pouvait être là l’imagede son enfant mais celle d’un démon qui aurait cherché à se glisserdans la personne de Pearl.

– Viens, dit-elle, en entraînant lapetite fille. Allons regarder ce beau jardin. Nous allons peut-êtrey voir des fleurs plus jolies que celles que nous trouvons dans lesbois.

Pearl courut donc tout au bout de la sallevers la grande fenêtre et regarda le jardin. Une herbe bien tondueen recouvrait le sol et, çà et là, d’informes ébauches de massifs.Mais son propriétaire semblait avoir déjà renoncé à l’espoird’acclimater de ce côté de l’Atlantique, sur un sol dur qui ne selaissait que difficilement arracher des moyens de subsistance, lesjardins d’agrément si goûtés en Angleterre. Des choux poussaientbien en vue ; des plants de citrouille, installés un peu àl’écart, avaient gagné du terrain de tous leurs feuillages etvrilles. Ils étaient venus déposer un de leurs gigantesquesproduits sous la fenêtre même de la grande salle, comme pouravertir le Gouverneur que cet énorme légume doré était le plussplendide ornement que le sol de la Nouvelle-Angleterre luioffrirait jamais pour embellir son jardin. Il y avait cependantquelques buissons de roses et un certain nombre de pommiers,descendants sans doute de ceux que planta le RévérendBlackstone[51], le premier colon de la Péninsule, cepersonnage à demi légendaire que nos Annales[52] nous montrent assis sur le dos d’untaureau.

Pearl, en voyant les rosiers, se mit à pleurerpour avoir une rose rouge et ne voulut pas se laisser consoler.

– Chut ! Chut ! lui disait samère avec instance. Ne pleure plus, ma petite Pearl. J’entends desvoix dans le jardin[53]. Voicivenir le Gouverneur et d’autres seigneurs avec lui.

En effet, du fond de l’allée du jardin,plusieurs personnes se dirigeaient vers la maison. Pearl, au méprisabsolu des tentatives de sa mère pour la calmer, lança unépouvantable cri puis elle se tut, non par obéissance, mais parceque sa curiosité mobile était excitée par la vue des nouveauxarrivants.

Chapitre 8L’ENFANT-LUTIN ET LE PASTEUR

Messire Bellingham marchait le premier, envêtements lâches et le chef recouvert d’une de ces coiffures sansapparat dont les seigneurs qui avancent en âge aiment à se parerdans le privé. Il semblait faire les honneurs de son domaine etexposer ses projets d’amélioration. La large fraise à la mode dutemps du roi Jacques qui s’arrondissait sous sa barbe n’était passans donner à sa tête quelque ressemblance avec celle de saintJean-Baptiste sur un plat. Son aspect rigide de Puritain touché parun gel qui n’était déjà plus le gel de l’automne, ne s’harmonisaitguère avec toutes les commodités et les agréments dont il s’était,de toute évidence, efforcé de s’entourer. Mais c’est une erreur decroire que, s’ils considéraient l’existence humaine comme un tempsd’épreuve et de combat et se tenaient prêts à sacrifier les biensde ce monde aux injonctions du devoir, nos graves ancêtres sefaisaient un cas de conscience d’écarter les raffinements duconfort ou même du luxe qu’ils trouvaient à portée. Pareilsprincipes ne furent, en tout cas, jamais enseignés par le vénérablepasteur John Wilson, dont la barbe aussi blanche que neiges’entrevoyait derrière l’épaule du Gouverneur tandis qu’ilsuggérait qu’on pourrait peut-être acclimater des poires et despêches en Nouvelle-Angleterre et faire mûrir des raisins noirs surle mur le plus ensoleillé du jardin.

Nourri au sein abondant de l’Églised’Angleterre, le vieux clergyman avait un goût légitime et bienenraciné pour les bonnes choses d’ici-bas. Et, tout sévère qu’ilpût se montrer en chaire, ou lorsqu’il réprouvait en public desagissements comme ceux d’Hester Prynne, il n’en avait pas moinsconquis par la bienveillance et la jovialité qu’il laissait voirdans sa vie privée plus d’affection qu’aucun de ses contemporainsdans la profession.

Derrière le Gouverneur et le Révérend Wilsonvenaient deux autres visiteurs : le Révérend ArthurDimmesdale, ce jeune pasteur qui avait, le lecteur s’en souviendrapeut-être, joué brièvement un rôle, et d’ailleurs à son corpsdéfendant, dans la scène de la disgrâce d’Hester Prynne et le vieuxRoger Chillingworth, un Anglais très versé dans l’art de lamédecine qui s’était depuis ces deux ou trois dernières annéesinstallé dans la ville. Ce docte personnage passait pour être lemédecin aussi bien que l’ami du jeune pasteur dont la santé avaitbeaucoup souffert ces temps derniers par suite de son trop entierdévouement aux devoirs de son ministère.

Le Gouverneur, précédant ses hôtes, monta deuxou trois degrés et, ouvrant la porte-fenêtre de la grande salle, setrouva tout près de la petite Pearl. L’ombre du rideau tombait surHester Prynne et la cachait en partie.

– Qu’avons-nous ici ? dit MessireBellingham, en regardant avec surprise la petite silhouetteécarlate qui lui apparaissait. Par ma foi, je ne vis jamais rien depareil depuis que je donnais dans les vanités, au temps du vieuxroi Jacques, et tenais pour grande faveur d’être admis aux balsmasqués de la Cour ! On voyait des essaims de petitspersonnages semblables, alors, aux jours de fête et nous avionscoutume de les appeler les enfants du seigneur du Désordre[54]. Mais comment pareil visiteurpénétra-t-il en mon logis ?

– Or çà, s’écria le bon vieux pasteurWilson, quel peut bien être le nom du bel oiselet à plumage rougeque voici ? Il me semble avoir vu semblables apparitionslorsque le soleil brillait à travers un vitrail richement peint etdessinait des images d’or et écarlate sur le sol. Mais ceci sepassait en notre vieux pays là-bas… Dis un peu qui tu es, petitpersonnage, et ce qui posséda ta mère de t’aller attifer de lasorte ? Sais-tu ton catéchisme ? Es-tu enfant baptisé,dis-moi ? ou un de ces coquins de petits elfes que nouscroyions avoir laissé derrière nous avec les autres résidus dupapisme en la bonne Vieille-Angleterre ?

– Je suis l’enfant de ma mère, réponditl’apparition, et je m’appelle Pearl.

– Pearl ? Rubis t’irais mieux !ou Corail ! d’après ta couleur ! répondit le vieuxpasteur en tentant vainement de tapoter la joue de la petite fille.Mais où ta mère est-elle donc ? Ah ! je vois !

Et, se tournant vers le Gouverneur, ilmurmura : « C’est ici l’enfant même dont nous nousentretînmes et voici cette malheureuse femme, Hester Prynne, samère.

– Que me contez-vous là ? s’écriaMessire Bellingham. Eh ! nous l’eussions dû deviner que lamère d’une enfant pareille ne pouvait qu’être une femmeécarlate[55], ne valant guère mieux que cette autredite Babylone ! Mais elle vient à point et nous allons réglercette affaire.

Messire Bellingham franchit le seuil de laporte-fenêtre et entra dans la salle suivi de ses hôtes.

– Hester Prynne, dit-il en fixant sonregard naturellement sévère sur la porteuse de la lettre écarlate,il a été fort question de toi ces temps-ci. Il fut longuementdiscuté si nous autres, gens au pouvoir, ne chargions point nosconsciences en confiant une âme immortelle, celle de cette enfant,ici, à la garde de quelqu’un qui ne sut éviter les embûches dumonde. Parle ! Toi, la mère ! Ne crois-tu point qu’ilserait bon pour le salut éternel et temporel de ton enfant qu’ellete fût enlevée pour être vêtue avec modestie, sévèrement élevée etconvenablement instruite des vérités de la terre et du ciel ?Que peux-tu faire, pour ton enfant, de comparable ?

– Je peux lui apprendre ce que m’aenseigné ceci, répondit Hester Prynne, en posant un doigt sur lalettre écarlate.

– Femme, c’est là le signe de tahonte ! répondit l’implacable magistrat. C’est en raison de lasouillure qu’indique cette lettre que nous voulons mettre l’enfanten d’autres mains que les tiennes.

– Ce signe, dit la mère avec calme bienque pâlissant davantage, ce signe m’a enseigné, m’enseigne tous lesjours, m’enseigne en cet instant même une leçon qui pourra rendremon enfant plus sage bien que ne pouvant être d’aucun profit pourmoi.

– Nous jugerons avec prudence, ditMessire Bellingham et prendrons bien garde avant de rien décider.Mon bon Révérend Wilson, voudriez-vous, s’il vous plaît, interrogercette enfant dite Pearl et voir si elle possède le savoir religieuxqui convient à son âge ?

Le vieux clergyman s’assit dans un fauteuil ettenta d’attirer Pearl entre ses genoux mais l’enfant, qui n’étaitpas accoutumée à se laisser traiter familièrement par d’autres quepar sa mère, s’échappa par la porte-fenêtre ouverte et se tint surle premier degré de l’escalier, tel un oisillon tropical, aubrillant plumage, prêt à prendre son vol au plus haut des airs. LeRévérend Wilson, non sans rester fort surpris de ces façons – caril était du genre grand-père et en général très aimé des enfants –se mit néanmoins en devoir de procéder aux interrogations qui sedevaient.

– Pearl, dit-il, avec beaucoup desolennité, il te faut bien écouter et retenir ce que l’on t’apprendafin de pouvoir, le moment venu, porter sur ta poitrine une perlede grand prix. Me peux-tu dire, mon enfant, qui t’a créée et miseau monde ?

Or Pearl savait très bien qui l’avait créée etmise au monde. Hester, née de parents pieux, avait, en effet,aussitôt après avoir parlé avec l’enfant de leur Père qui était auciel, commencé à lui apprendre ces vérités dont l’esprit humain,fût-il à peine développé encore, se laisse imprégner avecempressement. Pearl se trouvait même si avancée en instructionreligieuse, pour ses trois ans, qu’elle aurait pu passer avechonneur un examen tant sur le Livre de Prières de laNouvelle-Angleterre[56] que surles premiers chapitres du catéchisme de Westminster[57]. Mais cette tendance au caprice, quiest plus ou moins le lot de tous les enfants et dont la petitePearl avait dix parts pour une, prit possession d’elle en ce momententre tous mal choisi, lui scellant les lèvres ou la poussant àparler de travers. Après avoir mis un doigt dans sa bouche ets’être maussadement refusée à répondre à la question du RévérendWilson, l’enfant finit par déclarer qu’elle n’avait pas été crééedu tout mais que sa mère l’avait cueillie sur le buisson de rosessauvages qui poussait contre la porte de la prison.

Cette réponse fantaisiste lui avaitprobablement été inspirée par le voisinage des roses rouges duGouverneur mêlé au souvenir du rosier de la prison devant lequel lamère et la fille étaient passées le matin même en venant.

Le vieux Roger Chillingworth chuchota, avec unsourire, quelque chose à l’oreille du jeune pasteur.

Hester Prynne le regarda et fut frappée, mêmeen ce moment pour elle fatidique, de voir à quel point cet hommeavait changé. Son visage paraissait plus laid, son teint plussombre, son corps plus contrefait qu’au temps où il était pour elleune présence familière. Leurs regards se croisèrent une secondemais l’instant d’après l’attention générale était happée par lascène en cours.

– Mais c’est épouvantable, s’écriait leGouverneur revenant petit à petit de la stupeur où l’avait plongéla réponse de Pearl. Une enfant de trois ans qui ne sait pas quil’a créée ! Sans doute aucun, elle plonge dans une obscuritéaussi profonde en ce qui concerne son âme, son présent état dedépravation, le destin qui l’attend ! Il me paraît, mes bonsseigneurs, inutile de nous enquérir plus avant.

Hester se saisit de Pearl et l’attira parforce dans ses bras puis affronta le vieux puritain d’un airpresque sauvage. Seule au monde, répudiée par le genre humain,n’ayant que cet unique trésor pour conserver son cœur en vie, ellesentait posséder envers et contre tous des droits imprescriptibleset était prête à les défendre jusqu’à la mort.

– Dieu me l’a donnée !s’écria-t-elle. Il me l’a donnée en compensation de tout ce quevous m’avez enlevé. Pearl est mon bonheur et aussi montourment ! Elle me maintient en vie ! Elle est en mêmetemps ma punition ! Ne voyez-vous donc point que la lettreécarlate, c’est elle ! Mais une lettre écarlate qui se faitaimer et qui a, par conséquent, dix millions de fois plus quel’autre le pouvoir de me faire expier ! Vous ne me la prendrezpas, je mourrai avant !

– Ma pauvre femme, dit le vieux pasteurqui n’était pas méchant, l’enfant sera bien soignée, bien mieuxqu’il ne serait en ton pouvoir de le faire.

– Dieu m’en a donné la garde !reprit Hester Prynne élevant la voix presque jusqu’au cri. Je ne mela laisserai point enlever !

Et, mue par une impulsion subite, elle setourna vers le jeune clergyman sur qui il n’avait pas paru qu’elleeût jusqu’alors seulement porté ses regards.

– Parle pour moi ! s’écria-t-elle,toi qui fus mon pasteur et me connais mieux que ne me peuventconnaître ces hommes ! Je ne veux pas perdre mon enfant !Parle pour moi ! Tu sais – car tu as une pénétration que lesautres n’ont point – tu sais ce que sont les droits d’une mère etcombien peuvent être plus sacrés ceux d’une mère qui n’a que sonenfant et la lettre écarlate ! Prends ma défense !

À cet appel ardent et singulier qui montraitque la situation avait presque acculé Hester à la folie, le jeunepasteur répondit en s’avançant aussitôt, pâle, et la main presséecontre son cœur comme c’était sa coutume toutes les fois que sanature particulièrement nerveuse était en proie à l’agitation. Ilavait l’air plus travaillé de soucis, plus émacié que le jour de lahonte publique d’Hester et, soit par suite du déclin de sa santé,soit pour toute autre raison, ses grands yeux sombres recelaienttout un troublant univers de tourments dans leurs profondeursmélancoliques.

– Il y a de la vérité, dit-il d’une voixfrémissante, douce et pourtant si puissante qu’elle éveilla deséchos dans la grande salle et fit résonner l’armure vide. Il y a dela vérité dans les paroles d’Hester Prynne et dans le sentiment quiles inspire. Oui, Dieu, qui lui a donné cette enfant, lui a en mêmetemps donné de la nature et des besoins – assez à part,semble-t-il, – de cette même enfant une connaissance instinctiveque nul autre mortel ne saurait posséder. Et n’y a-t-il pas, enoutre, quelque chose de redoutablement sacré dans le lien qui unitcette mère et sa fille ?

– Et comment cela, mon bonRévérend ? interrompit le Gouverneur. Veuillez, je vous prie,bien éclaircir ce point.

– Il faut qu’il en soit ainsi, reprit lepasteur, car en juger différemment ne reviendrait-il point à direque le Créateur de toute chair, Notre Père céleste, auraitlégèrement reconnu un acte coupable, n’aurait point fait dedifférence entre la luxure et l’amour sanctifié ? Fille ducrime de son père et de la honte de sa mère, cette enfant estsortie des mains de Dieu pour agir de bien des façons sur le cœurde cette femme qui réclame avec tant d’ardeur et d’amertume ledroit de la garder ! Dieu l’a désignée pour être labénédiction, la seule bénédiction de la vie de cette femme. Et pourlui être en même temps, comme cette mère nous l’a dit elle-même, unmoyen d’expier – un tourment qui se fait sentir aux moments où l’onne s’y attend point un élancement, une morsure, une torture sanscesse renaissantes au sein de joies mal assurées ! La mèren’a-t-elle point exprimé tout ceci par le costume de la pauvreenfant qui nous rappelle si irrésistiblement le symbole rouge quimarque sa poitrine ?

– Bien dit, s’écria le bon RévérendWilson. Je craignais que cette femme n’ait eu meilleure intentionque de faire un bouffon de sa fille.

– Oh, non, non ! reprit le jeunepasteur. Elle reconnaît, soyez-en certains, le solennel miracle queDieu fit en créant cette enfant. Et puisse-t-elle bien reconnaîtreaussi ce qui me frappe comme la vérité même : qu’en luiaccordant cette faveur, Dieu entendait par-dessus tout garder sonâme en vie, la préserver des abîmes encore plus noirs où Satanaurait sans cela tenté de la précipiter ! Oui, il est bon pourcette pauvre pécheresse de voir confier à ses soins l’immortalitéd’un être fait pour les joies ou pour les peines éternelles.D’avoir à ses côtés une ignorante à qui elle devra enseigner lebien, une innocente qui lui rappelle à chaque instant sa faute maisqui lui assure du même coup, comme par une promesse du SeigneurLui-Même, que si elle conduit son enfant au ciel, son enfant l’yconduira en retour. En cela, la mère coupable est plus heureuse quele père coupable. Pour le bien d’Hester Prynne, tout autant quepour celui de cette pauvre enfant, laissez-les donc toutes deux àla place que la Providence a jugé bon de leur donner !

– Vous parlez, ami, avec une étrangeardeur ! dit le vieux Roger Chillingworth en souriant.

– Voici des paroles d’un grand poids,déclara le Révérend Wilson. Qu’en pensez-vous, digne MessireBellingham ? Mon jeune confrère n’a-t-il pas bien plaidé enfaveur de cette pauvre femme ?

– Si, en vérité, fort bien, répondit lemagistrat. Les arguments qu’il allègue sont tels que nous allonslaisser les choses en l’état où elles sont – aussi longtemps toutau moins que cette femme ne soulèvera pas de nouveaux scandales. Ilfaudra, toutefois, pasteurs, que l’un de vous fasse passer à cetteenfant un examen de catéchisme en règle et que les bedeaux veillentà ce qu’elle assiste à l’école et au prêche lorsqu’elle sera enâge.

Ayant cessé de parler, le jeune pasteurs’était de quelques pas éloigné du groupe. Il se tenait à présentprès de la fenêtre, le visage en partie caché par les plis pesantsdu rideau. Il avait parlé avec tant de véhémence que son ombre,projetée sur le sol par la lumière du soleil, restait frémissante.Pearl, le capricieux, l’inapprivoisable petit lutin, se glissa verslui, lui prit la main entre ses deux menottes et appuya sa jouetout contre en une caresse à la fois si tendre et si discrète quesa mère se demanda : « Est-ce là ma petitePearl ? » Hester savait bien, cependant, qu’il y avait del’amour dans le cœur de l’enfant, encore qu’il ne se révélât guèreque par des éclats, que la petite fille n’eût donné qu’une ou deuxfois à peine en sa vie pareille preuve de gentillesse. Rien, à partle regard longuement attendu d’une femme, n’est plus doux que cesmarques de préférence enfantine spontanément accordées comme par uninstinct spirituel. Elles semblent reconnaître en nous quelquechose de vraiment digne d’être aimé. Aussi le pasteur se retourna,posa sa main sur la tête de l’enfant, hésita un instant et la baisaau front. L’humeur exceptionnelle de Pearl ne dura pas davantage.La petite fille rit et se mit à sauter par la grande salle avec unetelle légèreté que le vieux Messire Wilson en vint à se demander sielle touchait tout de bon le sol de ses pieds.

– La petite friponne est un brin sorcièrepar ma foi ! dit-il au Révérend Dimmesdale. Point ne lui estbesoin d’un manche à balai pour voler dans les airs !

– Une bien étrange enfant, remarqua levieux Roger Chillingworth. Il est facile de discerner ce qu’elletient de sa mère. Ne croyez-vous point, mes dignes seigneurs, qu’ilserait possible à un philosophe d’analyser sa nature de façon àpouvoir deviner qui fut le père ?

– Eh, ce serait pécher que de se laisser,en pareille question, guider par la philosophie ! dit leRévérend Wilson. Mieux vaut user de prières et de jeûnes. Quedis-je ? À moins que la Providence ne l’éclaircisse Elle-même,mieux vaut encore sans doute que ce mystère reste un mystère. Tantqu’il en est ainsi, tout bon chrétien doit se montrer d’une bontépaternelle envers ce pauvre enfançon abandonné.

L’affaire étant heureusement conclue, HesterPrynne et Pearl quittèrent la maison du Gouverneur. On affirme que,comme elles en sortaient, le volet d’une des fenêtres de l’étages’ouvrit et que parut en plein soleil le visage de dame Hibbins,l’acrimonieuse sœur de Messire Bellingham, celle-là même quidevait, quelques années plus tard, être exécutée commesorcière.

– Hep ! hep ! dit-elle tandisque sa physionomie sinistre semblait projeter une ombre sur lagaieté de la maison neuve. Viendras-tu point avec nous cettenuit ? Il y aura joyeuse compagnie en la forêt et j’ai autantdire promis à l’Homme Noir que l’avenante Hester Prynne serait desnôtres.

– Vous lui ferez, s’il vous plaît, mesexcuses, répondit Hester avec un sourire de triomphe. Il me faudrarester au logis pour veiller sur ma petite fille. Me l’eût-onenlevée que je serais volontiers allée moi aussi dans la forêtsigner mon nom sur le livre de l’Homme Noir et de mon propresang !

– Nous te verrons venir plus tard !marmonna la diabolique dame en fronçant le sourcil et rentrant latête.

Et en admettant que cet échange de proposentre dame Hibbins et Hester Prynne soit authentique et nonlégendaire, il y faut voir une preuve en faveur de l’argumentqu’avait fait valoir le jeune pasteur contre la séparation projetéeentre la mère coupable et la conséquence de sa faiblesse. Car,ainsi, l’enfant aurait déjà sauvé sa mère d’une embûche deSatan.

Chapitre 9LE MÉDECIN

Sous le nom de Roger Chillingworth étaitcaché, le lecteur s’en souviendra, un autre nom, un nom que sonex-possesseur s’était juré de ne plus jamais laisser prononcer. Ila été parlé d’un étranger qui s’était tenu parmi la foule quiassistait à la honte publique d’Hester Prynne. Cet homme d’uncertain âge, fatigué par de longues pérégrinations, avait vu, ausortir de dangereuses solitudes sauvages, la femme qui allait,espérait-il, symboliser pour lui la tiédeur et les joies du foyer,exposée comme le péché incarné aux yeux de la multitude. Saréputation d’épouse était foulée aux pieds par tous les hommesprésents. Son infamie était la fable de la Place du Marché. Pourtous les siens, pour les compagnons de son ancienne vie sans tache,il ne resterait rien, si des nouvelles d’elle leur parvenaientjamais, que la contagion de son déshonneur : ils en auraientchacun leur part en proportion du degré d’intimité de leurs anciensrapports. Pourquoi, alors, du moment qu’il était maître d’endécider, l’homme qui avait été uni à cette femme par le plus étroitet le plus sacré des liens se serait-il avancé pour faire valoirses droits sur un héritage aussi peu désirable ? Il décida den’être point cloué à côté d’elle sur le même honteux piédestal.Inconnu de tous, excepté d’Hester Prynne dont il s’était assuré lesilence, il avait pris la résolution d’effacer son nom de la listedes humains, de disparaître aussi complètement de la vie, du pointde vue des liens et des intérêts qui l’y avaient jusqu’alorsattaché, que s’il s’était trouvé au fond de cet Océan où la rumeurpublique l’avait depuis longtemps relégué. Quand il eut atteint cebut, des intérêts nouveaux surgirent immédiatement devant lui etaussi un nouveau but – sombre il est vrai, sinon même coupable,mais dominateur au point de requérir toutes ses forces et toutesses facultés.

Pour l’atteindre, l’homme s’installa dans laville puritaine sous le nom de Roger Chillingworth, sans autrerecommandation qu’une intelligence et un savoir très au-dessus dela moyenne. Ses études l’avaient familiarisé avec la sciencemédicale de son temps. Il se présenta comme médecin et fut, à cetitre, cordialement accueilli. Les hommes versés dans la médecineet la chirurgie étaient fort rares dans la colonie. Les membres ducorps médical ne semblent pas, en effet, avoir beaucoup partagé lezèle religieux qui entraîna tant de leurs contemporains par-delàl’Atlantique. Peut-être qu’au cours de leurs recherches surl’organisme humain, les facultés les plus hautes et les plussubtiles de ces hommes se matérialisèrent ? Peut-êtreperdirent-ils toute vue spirituelle sur l’existence en s’absorbantdans les complications d’un mécanisme si merveilleux qu’il semblesous-entendre assez d’art pour résumer en lui seul l’ensemble de lavie ?

En tout cas, la santé de la bonne ville deBoston avait jusqu’alors été, dans la mesure où la médecine avaitaffaire à elle, à la garde d’un vieux saint diacre d’apothicaireque sa piété et sa bonne conduite recommandaient plus solidementque ce qu’il aurait pu montrer en fait de diplômes. Quant à l’artchirurgical, il était, le cas échéant, mis en pratique par uncitoyen qui combinait ce talent d’occasion avec l’exercicequotidien du rasoir. Dans un corps de métier ainsi constitué, RogerChillingworth fit figure de brillante recrue. Il prouva bientôt quela médecine des anciens lui était familière dans toute sasolennelle minutie qui exigeait pour chaque remède une multituded’ingrédients aussi extraordinaires qu’hétérogènes, aussisoigneusement dosés que s’il eût été question de composer l’Élixirde longue Vie. Pendant sa captivité chez les Indiens, il avait,d’autre part, acquis une grande connaissance des propriétés desherbes et des racines du pays. Et il ne cachait pas à ses maladesqu’il avait autant de confiance dans ces simples remèdes, dons dela nature aux sauvages incultes, que dans la pharmacopée européenneque tant de savants médecins travaillaient depuis des siècles àétablir.

Ce docte étranger était exemplaire quant auxformes extérieures de la vie religieuse tout au moins. Il avait,très tôt après son arrivée, choisi pour guide spirituel le RévérendDimmesdale. Ce jeune prêtre, dont le renom de savant vivait encoreà Oxford, était, à peu de chose près, considéré par ses plusfervents admirateurs comme un apôtre, un envoyé du ciel destiné,pour peu qu’il vécût et travaillât le temps d’une vie ordinaire, àfaire d’aussi grandes choses pour l’Église, encore jeune et faiblede la Nouvelle-Angleterre, que les Pères de l’Église enaccomplirent pendant l’enfance de la foi chrétienne. Seulement,vers l’époque dont nous parlons, la santé de ce précieux ministredu Seigneur avait de toute évidence commencé à fléchir. Ceux quiconnaissaient le mieux ses habitudes expliquaient sa pâleur par satrop grande application à l’étude, par le trop scrupuleuxaccomplissement de ses devoirs de chef de paroisse et, surtout, parles jeûnes et les veilles qu’il mettait souvent en pratique afind’empêcher la grossièreté de notre état terrestre de ternir lesclartés de sa lampe spirituelle. Bien des gens déclaraient aussique si Messire Dimmesdale allait vraiment mourir c’était toutsimplement parce que le monde n’était pas digne d’être pluslongtemps foulé par ses pieds.

Il protestait, lui, avec une humilitécaractéristique, que si la Providence jugeait bon de le retirer dece monde c’était parce qu’il était indigne d’accomplir son humblemission.

Quelles que fussent les causes du déclin deses forces, nul ne pouvait en tout cas mettre le fait en doute. LeRévérend Dimmesdale s’émaciait. Sa voix, bien que toujours vibranteet douce, semblait par certaines notes mélancoliques prophétiserque bientôt on ne l’entendrait plus. On le voyait souvent mettre, àla suite du plus léger incident, à l’ombre d’une alarme, sa mainsur son cœur tandis qu’une rougeur subite, remplacée aussitôt parune grande pâleur, révélait l’assaut d’une souffrance.

Le jeune pasteur en était donc là, cette jeunelumière paraissait devoir s’éteindre bien trop tôt, lorsque arrivaRoger Chillingworth. Sa première entrée en scène, qu’il exécutasans que presque personne pût dire d’où il venait, comme s’il étaittombé du ciel ou avait jailli des entrailles de la terre, avait euun air de mystère qui tourna aisément au miraculeux. À présent, ilétait reconnu comme un homme de talent. On avait pu observer qu’ilrécoltait des herbes et des fleurs sauvages, extrayait des racines,cassait de menus rameaux aux arbres de la forêt, en personnage quiconnaît des vertus à des choses sans valeur aux yeux du commun. Onl’entendait parler de Sir Kenelm Digby[58] etd’autres hommes célèbres – dont les connaissances scientifiquespassaient pour être à peine au-dessous du surnaturel – comme ayantété ses correspondants ou ses confrères. Pourquoi, occupant uneplace pareille dans le monde savant, était-il venu ici ? Alorsque sa sphère était dans les grandes villes, que pouvait-il êtrevenu chercher dans ce pays sauvage ? En réponse à cesquestions, une rumeur gagna du terrain que, tout absurde qu’ellefût, bien des gens de bon sens accueillirent : Dieu auraitaccompli un miracle en règle, transporté, à travers les airs, d’uneUniversité allemande à la porte du Révérend Dimmesdale, un éminentdocteur en médecine ! Des gens à la foi plus raisonnable, quisavaient que la Providence accomplit ses desseins sans ces effetsde scène que l’on nomme interventions miraculeuses, n’en étaientpas moins enclins à voir la main de Dieu dans l’arrivée siopportune de Roger Chillingworth. Cette opinion était renforcée parle grand intérêt que le médecin avait toujours manifesté envers lejeune pasteur. Après s’être attaché à lui à titre de paroissien, ils’était efforcé de gagner l’amitié et la confiance de cette natureréservée et sensible. Il se montrait fort alarmé par l’état desanté de son pasteur mais désireux de tenter une cure qui,entreprise sans retard, pouvait laisser espérer un heureuxrésultat. Les prud’hommes, les diacres, les matrones et lesgracieuses jouvencelles de son troupeau importunèrent à l’envi leRévérend Dimmesdale pour qu’il essayât d’un art si franchement misà sa disposition. Le Révérend Dimmesdale repoussait doucement cesinstances : « Je n’ai pas besoin de médecines »,disait-il.

Mais comment pouvait-il parler ainsi quanddimanche après dimanche ses joues émaciées étaient plus pâles et savoix plus faible ? Quand presser sa main contre son cœur étaitdevenu, au lieu d’un geste qu’on fait une fois en passant, uneconstante habitude ? Était-il donc las de ses travaux ?Désirait-il mourir ? Autant de questions qui lui furentsolennellement posées par les plus anciens pasteurs de Boston etpar les diacres de sa paroisse. Ces dignes personnages« vinrent enfin à bout de lui », pour user de leur propreexpression, en lui représentant que c’était pécher de repousser uneaide que la Providence offrait si manifestement. Le jeune pasteurles écouta en silence et finit par promettre de s’entretenir avecle médecin.

– Si telle était la volonté du Seigneur,dit-il quand, fidèle à sa parole, il demanda l’avis médical deRoger Chillingworth, je préférerais que mes efforts, mes peines etmes péchés prissent fin le plus vite possible avec moi, que cequ’il y a de terrestre en eux fût enterré dans la tombe, que cequ’il y a de spirituel suivît mon sort dans l’éternité, plutôt quede vous voir mettre pour moi votre science à l’épreuve.

– Ah, répondit Roger Chillingworth, aveccette tranquillité naturelle ou voulue qui caractérisait soncomportement, un pasteur de votre âge est porté à parler ainsi. Lesjeunes hommes qui n’ont pas encore profondément pris racinerenonceraient à tout si aisément ! Et les hommes pleins desainteté qui marchent avec Dieu sur cette terre préféreraient s’enaller marcher avec Lui sur les chemins dallés d’or de la JérusalemNouvelle[59].

– Oh, répliqua le Révérend Dimmesdale enportant la main sur son cœur, tandis qu’une expression douloureusepassait sur son front, si j’étais plus digne de marcher là-haut, jeserais plus content de peiner ici-bas.

– Les hommes de mérite ont toujourstendance à se rabaisser, dit le médecin.

Et ainsi le mystérieux vieux RogerChillingworth devint le conseiller médical du Révérend Dimmesdale.Comme ce n’était pas la maladie seulement qui intéressait, en cecas, le médecin, mais aussi et surtout le caractère du malade, cesdeux hommes d’âge si différent en vinrent à passer beaucoup de leurtemps ensemble. Pour améliorer la santé de l’un et permettre àl’autre de récolter des plantes aux sucs bienfaisants, ils allèrentfaire ensemble de longues promenades au bord de la mer ou dans laforêt. Ils mêlèrent le bruit de conversations variées audéferlement et aux murmures des vagues, aux cantiques solennels quechantaient les vents à la cime des arbres. Il arrivait souventaussi que l’un fût l’hôte de l’autre. Il y avait pour le jeuneministre du Seigneur quelque chose de fascinant dans la compagniede cet homme de science en qui il reconnaissait une cultureintellectuelle de très grande étendue, en même temps qu’une libertéde vues qu’il aurait vainement cherchée parmi ses confrères. Envérité, il était effaré, sinon même scandalisé, de trouver cettequalité chez le médecin. Le Révérend Dimmesdale était un véritableprêtre, un véritable croyant. Le sentiment du respect était en luitrès développé ; sa tournure d’esprit le poussait à s’engagersur les traces d’une foi religieuse, à les suivre de plus en plus àmesure que passait le temps. Il n’aurait, en nul état social, étéce qu’on appelle un homme aux vues libérales. Une pression,l’armature rigide d’une foi qui tout en emprisonnant soutient,aurait toujours été essentielle à sa paix intérieure. Voirl’univers à travers un esprit tout à fait différent de celui desgens avec qui il s’entretenait d’habitude n’en représentait pasmoins pour lui un plaisir, une sorte de soulagement dont iljouissait non sans frémir un peu. C’était comme si une fenêtreavait été ouverte, laissant entrer l’air libre dans le cabinet àl’air épais où sa vie s’usait dans la lueur pâle des lampes, lalumière trop voilée des rayons du soleil, l’odeur sensuelle oumorale, mais moisie, qui s’exhale des livres. Seulement cet airétait trop frais, trop froid pour être longtemps respiré avecagrément. Aussi le pasteur, et avec lui le médecin réintégraientles limites de ce que leur Église tenait pour orthodoxe.

Roger Chillingworth étudiait ainsi avec soinson malade à la fois tel qu’il se montrait dans la vie ordinaire,lorsqu’il cheminait aux côtés de pensées qui lui étaient familièreset tel qu’il apparaissait au milieu d’un paysage moral dont lanouveauté aurait pu faire monter quelque chose de différent à lasurface de son caractère. Le médecin estimait, aurait-on dit,essentiel de connaître l’homme avant d’essayer de lui faire dubien. Quand il y a une intelligence et un cœur, les maux physiquessont toujours plus ou moins marqués par les caractéristiques del’une et de l’autre.

Chez Arthur Dimmesdale, la pensée etl’imagination étaient tellement actives, la sensibilité si intense,que les infirmités du corps devaient vraisemblablement avoir làleur terrain. Aussi Roger Chillingworth, le savant, le bon,l’amical médecin s’efforçait-il de pénétrer au profond de la vieintérieure de son malade, en creusait les principes, scrutait lessouvenirs, palpant tout d’un doigt précautionneux comme quelqu’unqui chercherait un trésor dans une caverne obscure.

Peu de secrets peuvent échapper à qui aoccasions et licence d’entreprendre pareilles recherches et setrouve être assez habile pour bien les diriger. Un homme chargéd’un secret doit surtout éviter toute intimité avec son médecin. Sice dernier possède une perspicacité naturelle et cet indéfinissablequelque chose de plus que nous appelons intuition ; s’il nefait montre ni d’égoïsme ni de qualités trop marquantes ; s’ila le don inné de mettre son esprit en affinité avec celui de sonmalade au point que ce dernier dira sans s’en apercevoir des chosesqu’il s’imaginera avoir seulement pensées ; si pareillesrévélations sont reçues sans éclats et moins par des paroles desympathie que par le silence, un son inarticulé et, de temps àautre, un mot qui prouve que l’on comprend tout ; si à cesqualités de confident se joignent les avantages qu’assure laréputation acquise du médecin, il viendra alors inévitablement uneheure où l’âme du malade fondra, se mettra à couler comme un flotsombre mais transparent, exposant tous ses mystères au grandjour.

Roger Chillingworth possédait toutes oupresque toutes les qualités qui viennent d’être énumérées. Le tempstoutefois passait. Une manière d’intimité grandissait, nous l’avonsdit, entre ces deux esprits cultivés qui avaient pour terrain derencontre tout le vaste champ des études et de la pensée humaines.Ces deux hommes discutaient de morale, de religion, des affairespubliques, du caractère de tel ou tel individu. Ils parlaientbeaucoup l’un et l’autre de questions qui semblaient leur êtrepersonnelles. Pourtant rien qui ressemblât au secret que le médecincroyait pressentir n’échappait au pasteur pour tomber dansl’oreille de son compagnon. Ce dernier en arrivait à soupçonner quela nature même des maux physiques du Révérend Dimmesdale ne luiavait jamais été complètement révélée. Une bien étrangeréserve !

Au bout de quelque temps, sur une remarque deRoger Chillingworth, les amis du Révérend Dimmesdale effectuèrentun arrangement : le malade et le médecin logèrent dans la mêmedemeure. Ainsi aucune pulsation de la vie du pasteur n’échapperaitaux yeux de son dévoué médecin. Il y eut grande joie dans la villequand ce but si désirable fut atteint. On était d’avis que c’étaitla meilleure mesure possible pour assurer le salut du jeuneclergyman. Il eût évidemment été préférable encore qu’il choisît,ainsi que ceux qui s’y sentaient autorisés l’en avaient si souventpressé, une des jeunes vierges en fleur qui lui étaientspirituellement attachées pour en faire sa femme. Mais il n’y avaitpas apparence qu’il se laisserait convaincre de franchir ce pas. Ilrepoussait toute allusion à ce sujet comme si le célibat desprêtres eût été une des règles de son Église. Et puisqu’il étaitcondamné, par son propre choix, à manger son pain insipide à unetable étrangère, à supporter le froid qui est le lot de ceux qui nese chauffent qu’au foyer des autres, il semblait vraiment que lesagace, expérimenté, bienveillant vieux médecin, qu’animait uneaffection à la fois paternelle et révérencieuse, était de tous leshommes le mieux fait pour se trouver toujours à portée de savoix.

La nouvelle résidence des deux amis setrouvait chez une veuve, de bon rang social, dont le logisrecouvrait presque en entier l’emplacement où devait plus tards’élever King’s Chapel. Elle était bordée d’un côté par lecimetière, autrefois le champ d’Isaac Johnson et bien faite, parconséquent, pour favoriser les réflexions sérieuses qui convenaientaux travaux respectifs d’un pasteur et d’un médecin. Par le soinmaternel de la bonne veuve, l’appartement de la façade exposée ausoleil avait été assigné au Révérend Dimmesdale et sa fenêtregarnie d’un lourd rideau afin de pouvoir créer à volonté une ombrecrépusculaire. Les murs étaient revêtus de tapisseries tissées,disait-on, par les métiers des Gobelins où l’histoire de David, deBethsabée et du prophète Nathan[60] étaitreprésentée en couleurs que le temps n’avait point fanées encoremais qui rendaient la belle jeune femme aussi farouchementpittoresque que le vieux prophète de malheur.

En cette salle, le pasteur aux joues pâlesempila les in-folio reliés en parchemin de sa bibliothèque riche enœuvres des Pères de l’Église, en science des rabbins, en cetteérudition monacale à laquelle les prêtres protestants, même s’ilsvilipendaient les moines, se voyaient souvent contraints d’avoirrecours.

De l’autre côté de la maison, RogerChillingworth installa son cabinet et son laboratoire – qu’unsavant moderne n’eût, bien entendu, pas considéré comme à demicomplet. Il était cependant pourvu d’un appareil à distiller et detout ce qu’il fallait pour composer les mélanges et drogues qu’enalchimiste expérimenté il savait fort bien employer ensuite.

Étant ainsi commodément installés, les deuxsavants personnages se mirent au travail chacun en son domaine,mais tout en passant familièrement d’un appartement dans l’autrepour inspecter, non sans curiosité, la besogne du voisin.

Et les amis les plus sensés du RévérendDimmesdale imaginèrent très raisonnablement, ainsi que nous l’avonsindiqué, que la Providence, assiégée par maintes prières publiques,privées et secrètes, avait ordonné tout ceci afin de rétablir lasanté de son jeune ministre. Mais il nous faut maintenant direqu’une autre partie de la communauté avait adopté un autre point devue sur les rapports entre le Révérend Dimmesdale et le vieuxmédecin. Quand une multitude ignorante tente de voir de ses yeux,elle est on ne peut plus encline à se laisser abuser. Maislorsqu’elle juge, comme elle le fait d’habitude, d’après lesintuitions de son grand cœur chaleureux, elle arrive souvent à desconclusions si sûres qu’elles prennent le caractère de véritésrévélées surnaturellement. Dans le cas présent, le peuple nepouvait justifier sa prévention contre Roger Chillingworth paraucun fait, par aucun argument valant la peine d’être réfuté. Unvieil artisan, qui avait été citoyen de Londres au temps du meurtrede Sir Thomas Overbury[61] – àprésent vieux de quelque trente ans – avait bien dit son mot :il prétendait avoir rencontré le médecin sous un autre nom, quel’auteur a oublié, en compagnie du docteur Forman[62], le célèbre vieux conspirateur qui futimpliqué dans cette sombre affaire. Deux ou trois autres personnesinsinuaient que durant sa captivité chez les Indiens, le docteurChillingworth devait avoir ajouté à ses talents de médecin, l’artdes incantations propre aux prêtres sauvages. Ceux-ci étaient, toutle monde le savait bien, de puissants enchanteurs quiaccomplissaient souvent des cures d’allure miraculeuse parce quetrès versés dans la magie noire. Quantité de gens – et parmi euxdes personnes de jugement si rassis et douées d’un sens del’observation si pratique que leur avis eût été à considérer entoute autre question – affirmaient que Roger Chillingworth avaitbeaucoup changé depuis son arrivée et surtout depuis qu’il habitaitavec le Révérend Dimmesdale. Au début, son expression était calme,méditative, tout à fait celle d’un savant. Maintenant, ces gensdisaient lui voir au visage quelque chose de laid et de méchantqu’ils n’avaient pas remarqué auparavant et qui vous frappaitd’autant plus que vous le regardiez plus souvent. Selon les idéesdu vulgaire, le feu de son laboratoire était alimenté par lecharbon de l’enfer ; aussi pouvait-on bien s’attendre à envoir la fumée lui noircir le visage.

Enfin, brochant sur le tout, une opinion serépandait largement d’après laquelle le Révérend Arthur Dimmesdaleétait, comme maints autres saints avant lui, hanté soit par Satanlui-même, soit par un de ses émissaires. Cet agent infernal, qui seprésentait sous l’apparence de Roger Chillingworth, s’était, avecla permission du Seigneur, installé dans l’intimité du pasteur pourcomploter contre son âme. Certes, nul homme de bon sens ne pouvaitse demander de quel côté tournerait la victoire. Le publicattendait avec une confiance inébranlable le moment où il verraitle jeune pasteur sortir du conflit transfiguré par la gloire qu’ilétait sans nul doute en train de conquérir. Il n’en était, enattendant, pas moins triste de penser aux affres mortelles de lalutte qu’il lui fallait soutenir pour s’acheminer vers sontriomphe.

Hélas ! D’après la tristesse et laterreur qui s’entrevoyaient au profond des yeux du pauvre Révérend,la lutte était cruelle et la victoire rien moins que certaine.

Chapitre 10LE MÉDECIN ET LE MALADE

Le vieux Roger Chillingworth avait été toutesa vie, calme de caractère, bon, encore que ne se montrant paschaleureux dans ses affections, honnête et droit envers autrui. Ilavait commencé ses investigations avec, imaginait-il, la sévèreimpartialité d’un juge, poussé par le seul désir de connaître lavérité – comme s’il avait été question de figures géométriques etnon de passions humaines et de torts envers lui. Mais à mesurequ’il avançait dans son entreprise, une fascination terrible, unesorte de nécessité farouche se saisit du vieil homme pour ne pas lelâcher qu’il n’eût obéi à ses commandements. Il creusait maintenantdans le cœur du pauvre clergyman comme un mineur avide d’or ouplutôt comme un fossoyeur fouillerait une tombe de sa bêche, à larecherche de joyaux enfouis avec un trépassé mais pour ne trouvervraisemblablement autre chose que mort et corruption. Quel malheurpour une âme qui se lance en pareille quête !

Parfois, un éclat luisait dans ses yeux, bleuet sinistre comme le reflet d’une fournaise, ou plutôt comme une deces lugubres lueurs que dégageait l’horrible grotte deBunyan[63] et qui venait trembler sur le visage dupèlerin. Le sol que creusait ce sombre mineur avait peut-être donnédes indications encourageantes ?

– Cet homme, se disait en pareils momentsle vieux Roger Chillingworth, cet homme, en dépit de la pureté quetous lui prêtent, en dépit de la spiritualité qui transparaît surson visage, a hérité de fortes tendances animales. Les tient-il deson père ou de sa mère ? Je ne sais. Toujours est-il qu’ellesexistent. Creusons un peu plus de ce côté-là.

Puis après avoir longuement sondé le forintérieur du pasteur, après avoir retourné bien des matériauxprécieux : aspirations élevées, chaleureux amour des âmes,piété naturelle renforcée par la pensée et l’étude – or inestimablequi n’était peut-être que fatras à ses yeux – il se détournait,déçu, et commençait ailleurs ses recherches. Il avançait d’un pasaussi furtif, tâtonnait aussi prudemment, faisait le guet d’un œilaussi alerte qu’un voleur se glissant dans la chambre où un hommen’est qu’à moitié endormi, s’il n’est pas, même, tout à faitéveillé, pour dérober le trésor que cet homme garde comme laprunelle de ses yeux. En dépit des précautions les mieux calculées,le plancher, de temps à autre, émet un craquement, les habits duvoleur bruissent, son ombre, en cette proximité dangereuse, peutaller tomber sur sa victime. En d’autres termes, le RévérendDimmesdale, dont la sensibilité nerveuse faisait souvent l’effetd’une intuition spirituelle, prenait vaguement conscience quequelque chose d’hostile rôdait autour de lui. Mais le vieux RogerChillingworth n’était pas dépourvu d’antennes, lui non plus, et,lorsque le pasteur tournait vers lui un regard d’effroi, c’étaitpour voir son médecin tranquillement assis à ses côtés en amidévoué, attentif, compréhensif, mais jamais indiscret.

Cependant le Révérend Dimmesdale auraitpeut-être mieux percé à jour le caractère du personnage si unetendance morbide, à laquelle sont sujets les cœurs malades, ne luiavait pas rendu suspect le genre humain tout entier. Ne se fiantassez à nul homme pour en faire son ami, il ne pouvait, le caséchéant, reconnaître son ennemi. Aussi conservait-il avec lui desrelations amicales, le recevant chaque jour dans son cabinet ouallant lui rendre visite dans le laboratoire où il se divertissaità le regarder convertir des herbes en drogues puissantes.

Un jour, appuyant son front sur sa main et soncoude sur le rebord de la fenêtre, ouverte sur le cimetière, leRévérend Dimmesdale causait avec Roger Chillingworth tandis que levieil homme examinait un tas de plantes fort laides à voir.

– Où, demanda-t-il en jetant sur cesplantes un coup d’œil de côté (car c’était devenu une de sesparticularités de ne plus regarder en face que rarement qui ou quoique ce fût) où, mon bon docteur, avez-vous ramassé ces herbes auxfeuilles sombres et flasques ?

– Dans le cimetière ici près, répondit lemédecin en poursuivant sa besogne. Elles sont pour moi nouvelles.Je les ai trouvées sur une tombe que ne couvrait nulle pierretombale ; où ne s’érigeait d’autre signe commémoratif du mortque ces vilaines herbes sorties de terre pour perpétuer sonsouvenir. Elles prirent racine en son cœur et représententpeut-être quelque secret hideux qui fut enterré avec lui et qu’ileût mieux fait de confesser de son vivant.

– Peut-être, dit le Révérend Dimmesdale,qu’il désirait fort le faire mais ne put.

– Et pourquoi, répliqua le médecin,pourquoi se fût-il abstenu ? Alors que les forces de la naturepoussent si fortement aux aveux que ces herbes noires ont jaillid’un cœur mis en terre pour rendre manifeste son crime nonconfessé ?

– Ceci, mon bon seigneur, n’est qu’unefantaisie de votre création, répondit le pasteur. Il ne saurait yavoir, si je ne me trompe, nul pouvoir en dehors de la miséricordedivine, pour révéler sous forme de paroles ou d’emblèmes lessecrets qui peuvent s’ensevelir avec un cœur humain. Le cœur qui serend coupable des secrets que vous dites doit être forcé de lesgarder jusqu’au jour où toutes choses cachées seront mises enlumière. Les Saintes Écritures ne m’ont jamais donné à croire queles révélations des pensées et des actes humains seront faitesalors à titre de châtiment. C’est assurément une interprétationsuperficielle. Non, ces révélations, à moins que je n’erregrandement, ne visent d’autre but que la satisfaction des espritsintelligents qui, ce jour-là, attendront qu’on leur rendeintelligible la sombre énigme de cette vie. La connaissance du cœurhumain sera indispensable à la solution de pareil problème. Je mefigure, par conséquent, que les cœurs qui contiennent cesmisérables secrets les livreront, en ce jour dernier, non demauvais gré mais avec une joie inexprimable.

– Mais pourquoi ne les point révélerici-bas ? demanda Roger Chillingworth d’un ton tranquille avecun coup d’œil de côté à son compagnon. Pourquoi les coupables seprivent-ils d’un soulagement qui doit être, lui aussi,inexprimable ?

– Ils les révèlent pour la plupart, ditle pasteur en appuyant très fort sa main contre sa poitrine commes’il eût ressenti un importun élancement de souffrance. Maintes etmaintes pauvres âmes se sont confiées à moi non seulement sur leurlit de mort, mais tandis qu’elles étaient en pleine vie ethautement considérées. Et après ces épanchements, quel soulagementn’ai-je point constaté toujours chez ces frères coupables !Comme s’ils avaient enfin aspiré un air pur après avoir étélongtemps oppressés par l’impureté de leur propre souffle. Il nesaurait en aller autrement. Pourquoi un malheureux, coupable, parexemple, de meurtre, préférerait-il garder le cadavre de sa victimedans son propre cœur plutôt que de le rejeter loin de lui etlaisser l’univers en prendre soin ?

– Cependant, certains hommesensevelissent ainsi leur secret en eux-mêmes, fit observer lepaisible médecin.

– C’est vrai, des hommes pareilsexistent, repartit le Révérend Dimmesdale, mais, pour ne pas donnerde raisons plus évidentes de leur conduite, cela tient peut-être àune particularité de leur constitution. Et ne pouvons-nouségalement supposer que, pour coupables qu’ils soient, ces hommesdemeurent tout de même animés de zèle envers la gloire de Dieu etle salut des hommes et reculent, dès lors, devant un acte qui lesmontrerait noirs et repoussants aux yeux de tous ? Ils nepourraient, en effet, plus rien faire de bon ensuite, ni racheterle mal passé par des services présents. Ainsi vont-ils etviennent-ils, pour leur plus grand tourment, parmi leurscompagnons, aussi purs d’apparence que la neige frais tombée,tandis que leurs cœurs sont noircis par les marques indélébiles dupéché.

– Ces hommes s’abusent, dit RogerChillingworth avec plus de feu que d’habitude et en faisant unléger geste de l’index. Ils ont peur d’assumer la honte qui leurrevient. De pieux sentiments comme l’amour des hommes et ledévouement au service de Dieu peuvent fort bien coexister en leurâme avec les mauvais hôtes qu’ils y laissèrent pénétrer et qui yengendrent une espèce infernale. Mais s’ils cherchent à glorifierle Seigneur, qu’ils ne lèvent point aux cieux des mainssouillées ! S’ils veulent être utiles à leurs semblables,qu’ils leur rendent manifeste l’existence de la conscience en secontraignant à l’humiliation d’un aveu marqué au coin durepentir ! Me voudriez-vous, ô mon sage et pieux ami, voirconclure qu’en ce qui concerne la gloire de Dieu et le salut del’homme, un faux-semblant l’emporte sur la vérité ?Croyez-moi, des hommes pareils s’abusent !

– Peut-être, dit le jeune pasteur avecindifférence comme pour écarter une discussion qui lui eût paruintempestive. Il avait, en effet, le don d’échapper aux argumentsqui agitaient son tempérament trop nerveux et sensible. Mais jevoudrais, à présent, apprendre de mon très savant médecin s’ilestime, en toute vérité, que j’ai profité des bons soins qu’ildonne à ma misérable charpente.

Avant que Roger Chillingworth pût répondre,les deux hommes entendirent les éclats clairs d’un impétueux rired’enfant résonner à côté, dans le cimetière. Regardantinstinctivement par la fenêtre ouverte – car on se trouvait en été– le pasteur vit Hester Prynne et la petite Pearl en train desuivre le chemin qui traversait l’enclos funèbre. Pearl était aussibelle que le jour mais en proie à un de ces accès de gaietéperverse qui semblaient l’entraîner au-delà du cercle des humains.Elle se mit à sauter irrévérencieusement d’une tombe à l’autrejusqu’à ce qu’elle arrivât à la pierre tombale, large, plate etarmoriée d’une sommité défunte – celle peut-être du vieil IsaacJohnson lui-même. Alors elle se mit à danser dessus. En réponse auxinjonctions et supplications de sa mère pour qu’elle se comportâtplus convenablement, la petite Pearl s’arrêta et se mit à ramasserles feuilles d’une haute bardane qui avait poussé près de la tombe.Elle en cueillit une grande poignée et se mit à les disposer aulong des jambages de la lettre écarlate où elles adhérèrent grâce àleurs menues épines. Hester ne les enleva pas.

Roger Chillingworth s’était entre-tempsapproché de la fenêtre. Il souriait d’un sombre sourire.

– Aucun sens de la règle, aucun respectde l’autorité, aucun souci de l’opinion n’entrent dans lacomposition de cette enfant, remarqua-t-il, tout autant pour luique pour son compagnon. Je la vis l’autre jour dans le Chemin de laFontaine asperger le Gouverneur lui-même avec l’eau de l’abreuvoir.Pareil lutin est-il bon ou mauvais ? Qu’est donc au justecette enfant ? Est-elle capable d’affection ? Quelprincipe de vie peut-on lui découvrir ?

– Aucun, sinon la liberté née d’une loienfreinte, répondit le Révérend Dimmesdale avec tranquillité commes’il venait de débattre la question en lui-même. Quant à être ounon capable de bien, je ne sais.

L’enfant entendit sans doute leurs voix car,levant les yeux vers la fenêtre avec un brillant mais méchantsourire d’intelligence, elle lança une épineuse feuille de bardaneau Révérend Dimmesdale. Le pasteur recula d’un mouvement de craintenerveuse devant le léger projectile. Son émotion n’échappa point àl’enfant qui se mit à battre des mains avec un ravissementexcessif. Machinalement Hester Prynne avait, elle aussi, levé lesyeux et ces quatre personnes jeunes et vieilles se regardèrent ensilence jusqu’à ce que l’enfant se mît à rire tout haut ets’écriât :

– Viens-t’en, Mère, ou le vieil hommenoir là-bas te va prendre ! Il a déjà pris le pasteur.Viens-t’en, Mère, ou il te va prendre aussi ! Mais il neprendra pas la petite Pearl !

Ainsi entraîna-t-elle sa mère, sautillant,dansant, bondissant fantastiquement parmi les monticules desdéfunts comme une créature qui n’aurait rien à voir avec lesgénérations mortes et enterrées. On eût dit qu’elle avait été faiteavec des éléments nouveaux, de sorte qu’il ne pouvait que lui êtrepermis de vivre une vie à elle et d’être à elle-même sa propre loisans qu’on pût lui reprocher ses excentricités.

– Voici une femme, reprit le vieux RogerChillingworth après un silence, qui, quels que puissent être sesdémérites, ne porte point le poids de la faute cachée que vousdites si accablant. Hester Prynne est-elle selon vous moinsmisérable en raison de cette lettre écarlate sur sapoitrine ?

– Oui, en vérité, je le crois, dit lepasteur. Je ne saurais toutefois en répondre. Elle avait au visageune expression de douleur dont j’aurais bien voulu que la vue mefût épargnée. Je n’en continue pas moins de croire qu’être, commecette pauvre femme, libre de montrer sa peine est moins douloureuxque l’enfermer en son cœur.

Il y eut un nouveau silence et le médecin seremit à trier ses herbes.

– Vous m’avez demandé tout à l’heure,dit-il enfin, mon opinion touchant votre santé.

– En effet, répondit le pasteur, je seraifort heureux de la connaître. Parlez ouvertement, je vous prie,qu’il soit question de vie ou de mort.

– En toute simplicité et franchise donc,dit le médecin sans cesser de s’occuper de ses herbes mais engardant un œil vigilant sur le Révérend Dimmesdale, votre mal estétrange. Non point tant en lui-même ni en ses manifestations – dansla mesure, tout au moins, où tous ses symptômes me furent soumis.Vous observant tous les jours, depuis de longs mois, je dirai, monbon seigneur, que, tout en étant fort malade, vous ne l’êtespourtant pas tellement qu’un médecin attentif et avisé ne puisse,en bonne conscience, espérer vous guérir. Mais je ne sais commentvous dire : il me semble à la fois connaître votre mal et nepas le connaître.

– Vous parlez par énigmes, mon savantseigneur, dit le pasteur en regardant au-dehors, par lafenêtre.

– Eh bien, pour parler plus clairement,reprit le médecin, et avec votre pardon au cas où il sembleraitséant de s’excuser d’une liberté de langage nécessaire, je vais enami, en homme qui a, vis-à-vis de la Providence, charge de votrevie, vous poser une question : tout ce qui concerne votre malm’a-t-il été franchement révélé ?

– Comment en pouvez-vous douter ?demanda le pasteur, il serait d’un enfant d’avoir recours aumédecin et de lui cacher son mal !

– Voulez-vous donc me dire que je saistout ? demanda Roger Chillingworth tranquillement en fixantsur le visage de son interlocuteur un regard étincelantd’intelligence attentive. Soit ! Pourtant un mot encore !Celui à qui on ne révèle que des maux physiques ne connaît souventque la moitié du mal qu’on lui demande de guérir. Une affectionphysique que nous considérons comme un tout complet en soi-mêmepeut n’être que le symptôme de quelque trouble moral. Je vousdemande pardon, une fois de plus, mon bon seigneur, si mon discoursvous fait aussi peu que ce soit offense. Vous êtes de tous leshommes que j’ai connus, celui dont le corps est le plus étroitementuni, amalgamé, identifié, dirai-je presque, avec l’âme dont il estl’instrument.

– Je n’ai dès lors point besoin de vousen demander davantage, dit le pasteur en se levant quelque peuhâtivement de son siège ; vous ne vous occupez point, que jesache, de médecine pour les âmes.

– Par conséquent, poursuivit RogerChillingworth d’un ton nullement changé, sans prendre garde à cetteinterruption mais, se levant lui aussi, il alla mettre en face dupasteur pâle et émacié sa silhouette basse, sombre et contrefaite,par conséquent, une maladie, un endroit douloureux, disons, devotre esprit, a aussitôt sa répercussion sur votre personnephysique. Et vous voudriez que votre médecin guérît votrecorps ? Comment cela lui serait-il possible à moins que vousne lui découvriez la blessure de votre âme ?

– Non, pas à toi ! Pas à un médecinde ce monde ! s’écria passionnément le Révérend Dimmesdale,puis tournant avec une sorte de fureur le regard d’yeux brûlants etlarges ouverts sur le vieux Roger Chillingworth, il reprit :« Pas à toi ! Si j’ai une maladie de l’âme, c’est entreles mains du seul médecin des âmes que je me remets ! Lui, sitel est Son bon plaisir, peut guérir – ou tuer. Laisse-Le faire demoi ce qu’en Sa justice et Sa sagesse Il jugera bon. Mais quies-tu, toi qui viens te mêler de cette affaire ? Qui osest’interposer entre un être qui souffre et sonDieu ! »

Et, avec un geste frénétique, il s’élança horsde la pièce.

– Tant vaut avoir franchi ce pas, se ditle vieux Roger Chillingworth en regardant sortir le pasteur avec ungrave sourire. Il n’y a rien de perdu. Nous serons sous peu aussibons amis que devant. Mais que la colère peut donc s’emparer de cethomme et le jeter hors de lui ! Ainsi d’une passion, ainsid’une autre. Il vient de faire une chose folle tout à l’heure, cepieux Révérend Dimmesdale, dans son ardeur.

Les bons rapports entre les deux hommes setrouvèrent, en fait, aisés à rétablir et sur le même piedqu’auparavant. Le jeune pasteur se dit, après quelques heures desolitude, qu’il avait été entraîné par ses nerfs malades à un accèsde vivacité que les propos du médecin ne pouvaient en rien excuser.Il s’étonna, en vérité, d’avoir repoussé avec tant de violence lebon vieillard alors qu’il était simplement en train de donner unavis selon son devoir et à la demande expresse de son malade. Saiside remords, il ne perdit pas de temps pour aller faire à son voisinses plus profondes excuses et le prier de prolonger des soins qui,s’ils n’avaient pu rétablir sa santé, n’en avaient pas moins trèsprobablement prolongé sa vie jusqu’à ce jour. Roger Chillingworth yconsentit tout de suite. Il continua donc d’exercer unesurveillance médicale sur le pasteur, de faire consciencieusementpour lui ce qu’il pouvait. Mais il ne quittait jamais son malade,après une visite professionnelle, sans qu’un mystérieux sourireintrigué flottât sur ses lèvres. Cette expression ne se laissaitpas voir en la présence du Révérend Dimmesdale mais devenaitfrappante dès que le médecin se retrouvait seul.

– Un cas des plus rares, murmurait à partlui le vieux Roger Chillingworth. Une fort étrange sympathie entrel’âme et le corps ! Je dois, quand ce ne serait que pourl’amour de l’art, éclaircir jusqu’au fond cette affaire !

Or, il arriva, peu de temps après la scèneci-dessus rapportée, que le Révérend Dimmesdale, en plein midi etsans du tout s’en apercevoir, tomba dans un très profond sommeilcomme il était assis dans son fauteuil, un gros volume à lettresnoires large ouvert devant lui sur sa table. Il devait s’agir làd’une œuvre de très grande portée en littérature soporifique. Laprofondeur de ce repos était d’autant plus remarquable que le jeunepasteur était de ces personnes au sommeil habituellement aussiléger, aussi capricieux, aussi prompt à se laisser chasserqu’oisillon sautillant sur la branche. Son esprit s’était, en toutcas, retiré si loin en lui-même que son corps ne bougea pointlorsque, sans précautions extraordinaires, le vieux RogerChillingworth entra dans la pièce.

Le médecin alla droit à son malade, posa samain sur la poitrine que soulevait le souffle du sommeil et enécarta le vêtement qui jusqu’ici l’avait cachée même à ses regardsprofessionnels.

Alors le Révérend Dimmesdale frissonna à vraidire un peu et changea légèrement d’attitude.

Après une courte pause, le médecin se détournapour s’en aller. Mais avec quel air égaré de joie, d’étonnement,d’horreur ! Avec quel épouvantable ravissement trop débordant,semblait-il, pour s’exprimer seulement par les yeux et l’expressiond’un visage, si bien qu’il éclatait sur toute la surface du vieuxcorps contrefait, qu’il allait même jusqu’à se manifester par unedébauche de gestes extravagants – bras levés au plafond et piedsfrappant le plancher !

Celui qui aurait vu en cet instant le vieuxRoger Chillingworth n’aurait pas eu besoin de se demander commentse comporte Satan quand une âme précieuse échappe au ciel et tombeen son empire.

Mais ce qui distinguait l’extase du médecin decelle de Satan était la part d’étonnement qu’ellecontenait !

Chapitre 11L’INTÉRIEUR D’UN CŒUR

Après l’incident que nous venons de décrire,les rapports entre le pasteur et le médecin, tout en restant enapparence les mêmes, prirent en réalité un caractère différent.Roger Chillingworth avait à présent devant lui un chemin assez uni.Ce n’était d’ailleurs point exactement celui qu’il s’était tracé.Il avait beau paraître calme et dénué de passion, cet infortunévieillard n’en recelait pas moins, nous en avons peur, sous unesurface tranquille des abîmes de malice, une méchanceté jusqu’alorslatente mais qui, à présent, devenait active et lui avait faitimaginer une vengeance plus profonde qu’aucun mortel n’en exerçajamais. Se faire le seul ami qui inspire confiance, celui à quil’on s’ouvre de tous les remords, les tourments, les angoisses, durepentir inefficace, du retour des mauvaises pensées repoussées envain ! Toute cette souffrance de coupable cachée au monde qui,avec son cœur vaste, aurait eu pitié, aurait pardonné, se la fairerévéler à lui qui n’aurait pas pitié, à lui qui ne pardonneraitpas ! Faire prodiguer tout ce sombre trésor en faveur del’homme même qui ne pouvait rien rêver de mieux que pareillemonnaie pour payer la dette de sa vengeance !

Le recul, la réserve de sensitive du jeunepasteur avait tenu ce plan en échec. Roger Chillingworth inclinaitcependant à être moins, sinon même tout aussi satisfait par latournure que prenait l’affaire, par la solution que la Providencesubstituait à ses noirs desseins – se servant ainsi, peut-être, duvengeur et de sa victime pour ses propres fins ? et pardonnantalors qu’elle paraissait punir ? Le vieil homme ne se posaitpas la question, il estimait qu’une révélation lui avait étéaccordée. Peu lui importait qu’elle vînt des régions célestes oudes autres. Grâce à elle, dans toutes ses relations à venir avec leRévérend Dimmesdale, ce ne serait plus la personne physique dujeune ministre du Seigneur, mais son âme la plus secrète qu’ilaurait sous les yeux afin d’en pouvoir voir et comprendre tous lesmouvements. Il devenait dès lors non plus un spectateur, mais unacteur important de la tragédie qui se jouait dans la conscience dumalheureux pasteur. Le martyr était pour toujours sur le chevalet.Il suffisait de connaître le ressort qui mettait en action lamachine, et le médecin, à présent, le connaissait bien. Luiplaisait-il de faire subitement tressaillir de terreur savictime ? Comme au coup de baguette d’un magicien, voici quese dressait un fantôme – non, un millier de fantômes – affectantmaintes formes, évoquant la mort ou, pis encore, la honte. Voicique ces ombres s’attroupaient autour du pasteur et le désignaientde leur index pointé contre sa poitrine !

Tout ceci s’accomplissait avec une subtilitési parfaite que le Révérend Dimmesdale, tout en ayant constammentl’impression d’être la proie d’une influence mauvaise, ne pouvaitarriver à en pénétrer la nature. À vrai dire, il regardait bienavec perplexité, crainte et même parfois haine, la silhouettedifforme du vieux médecin. Les gestes, la démarche, l’habillementmême du personnage lui étaient odieux. C’était la preuve implicited’une antipathie plus profonde que le jeune pasteur n’était prêt àl’admettre. Comme il lui était impossible de donner une raison àpareils mouvements de méfiance, voire d’horreur, le RévérendDimmesdale, conscient que le poison d’un endroit malade infectaittoute la substance de son cœur, n’attribuait ces pressentiments ànulle autre cause. Il ignora la leçon qu’ils auraient dû luiapprendre et fit de son mieux pour les déraciner. Ne pouvant yparvenir, il n’en continua pas moins, par principe, ses rapportsfamiliers avec le vieil homme et lui donna ainsi des occasionscontinuelles de parfaire – en pauvre égaré plus méprisable que savictime – la vengeance à laquelle il s’était consacré.

Tandis qu’il souffrait ainsi de mauxphysiques, qu’il était rongé, torturé par quelque sombre maladie del’âme et livré aux machinations de son plus mortel ennemi, leRévérend Dimmesdale atteignait une brillante popularité dans sonoffice sacré. Il la conquérait vraiment en grande partie par sessouffrances. Ses dons intellectuels, sa finesse morale, son pouvoirde ressentir et de communiquer l’émotion étaient maintenus en étatde surnaturelle activité par les angoisses de sa vie quotidienne.Sa gloire, bien que cheminant encore sur le versant de la montée,n’en obscurcissait pas moins déjà les réputations de ses confrèrespour éminents que certains d’entre eux fussent. Il se trouvait, eneffet, dans la sainte corporation, des savants qui avaient passéplus d’années à acquérir une science abstruse en rapport avec leurprofession que le Révérend Dimmesdale n’en comptait en âge. Il s’ytrouvait aussi des hommes d’une nature d’esprit plus robuste que lasienne – de ces gens à la fois inflexibles et circonspects qui, sion leur ajoute une dose convenable de connaissance des dogmes,constituent une variété extrêmement respectable, efficace etdésagréable de l’espèce cléricale. Il y en avait, enfin, d’autres –des saints véritables ceux-là – dont les facultés s’étaientdéveloppées grâce à un épuisant et patient labeur de la pensée.Tout s’était spiritualisé en eux, en même temps, grâce à descommunications avec ce monde meilleur où la pureté de leur viesemblait presque leur donner déjà accès en dépit de leur enveloppemortelle. Il ne leur manquait que ce don dévolu aux disciples élusle jour de Pentecôte et qui symbolisait, semblerait-il, plutôt quele pouvoir de parler en langues inconnues, celui de s’adresser àtoute la grande famille humaine dans la langue universelle du cœur.À ces personnages, par ailleurs si proches des apôtres, il manquaitle dernier et plus rare signe de leur mission – la langue de feu.En vain se fussent-ils efforcés d’exprimer les vérités les plushautes par l’humble entremise des images et des mots familiers.Leurs voix descendaient, lointaines et indistinctes, des hautssommets où ils habitaient ordinairement.

Par plusieurs traits de son caractère leRévérend Dimmesdale semblait bien appartenir à cette dernièreclasse d’hommes. Il eût gravi les plus hauts sommets de la saintetésans le fardeau de crime et d’angoisse sous lequel c’était sondestin de chanceler. Ce fardeau le maintenait au niveau des êtresles plus bas, lui, l’homme aux qualités si élevées qu’à sa voix lesanges eussent pu, autrement, se montrer attentifs etrépondre ! Mais ce même fardeau le mettait en étroitesympathie avec toute l’humaine confrérie des pécheurs. Aussi soncœur vibrait-il à l’unisson de mille autres cœurs. Se chargeant deleurs peines, il envoyait palpiter en eux les élancements de sapeine à lui à chaque élan de son éloquence – une éloquencepersuasive par la tristesse et la douceur le plus souvent, maisparfois aussi terrible ! Les gens ne savaient pas quel pouvoirles remuait ainsi. Ils tenaient le jeune clergyman pour un miraclede sainteté. Ils le voyaient comme l’interprète de divins messagesde sagesse, de réprobation, d’amour. À leurs yeux, la terre mêmequ’il foulait était sanctifiée. Les vierges de sa paroissepâlissaient autour de lui, victimes d’une passion tellementimprégnée de sentiment religieux qu’elles la croyaient entièrementreligieuse et la portaient ouvertement, au pied des autels, surleurs blanches poitrines comme leur plus méritoire sacrifice. Lesvieillards de son troupeau, le voyant si faible quand, avec toutesleurs infirmités, ils se sentaient eux-mêmes si robustes, croyaientqu’il irait au ciel avant eux et ordonnaient à leurs enfants de lesfaire ensevelir près de la tombe sainte de leur jeune pasteur. Cecialors que, en pensant lui-même à sa tombe, le pauvre RévérendDimmesdale se demandait peut-être si l’herbe pousserait jamaisdessus tant serait maudite sa dépouille !

On ne saurait concevoir à quel point cettevénération publique le torturait. Il était naturellement porté àadorer la vérité, à ne tenir que pour des ombres totalement dénuéesde valeur et de poids tout ce que ne pénétrait pas son essencedivine. Dès lors, qu’était-il lui ? à ses propres yeux ?une substance ? ou la plus impalpable des ombres ? Ilavait envie de tout dire du haut de la chaire et à pleine voix, des’écrier : « Moi qui vous apparais revêtu des vêtementsdu prêtre, moi qui monte en cette tribune sacrée et lève vers leciel un visage pâle et prétends communier pour l’amour de vous avecla pensée omnisciente ; moi en la vie quotidienne de qui vousvoyez une image de la vie d’Énoch[64] ;moi dont les pas laissent, selon vous, une trace lumineuse surcette terre afin que les pèlerins à venir soient guidés vers leséjour des élus ; moi dont la main a baptisé vos enfants, dontla voix a murmuré l’Amen de la prière d’adieu aux oreillesde vos amis mourants, moi, votre pasteur, que vous vénéreztellement, en qui vous avez tellement confiance, je ne suis, moi,que souillure et mensonge ! »

Oui, plus d’une fois, le Révérend Dimmesdaleétait monté en chaire avec l’intention de n’en point redescendrequ’il n’eût prononcé semblables paroles. Plus d’une fois, ils’était éclairci la voix, avait en frémissant fait pénétrer au plusprofond de sa poitrine un air qui n’en sortirait que lourd du noirsecret de son âme. Plus d’une, plus d’une centaine de fois, ilavait bel et bien parlé ! Parlé ? Mais comment ? Ilavait dit à ses auditeurs qu’il était le plus vil de tous les êtresvils, le pire pécheur, une abomination inimaginable, que la seulechose surprenante était qu’ils ne vissent point son misérable corpsréduit en poudre sous leurs yeux par le brûlant courrouxcéleste ! Pouvait-il y avoir discours plus clair ? Lesgens n’allaient-ils pas tressaillir et, poussés par un même élan,courir l’arracher à cette chaire qu’il déshonorait ? Point dutout ! Ils écoutaient et ne respectaient leur pasteur quedavantage. Ils étaient loin de deviner la portée terrible de sesparoles : « Quel saint sur terre ! se disaient-ilsles uns aux autres. Un homme de Dieu en vérité ! Hélas !s’il voit pareilles noirceurs en son âme blanche, quel horriblespectacle lui présenterait ou la tienne ou lamienne ! »

Le pasteur savait bien – hypocrite subtil,mais plein de remords qu’il était ! – en quelle lumière savague confession serait considérée. Il s’était efforcé de se faireillusion avec ces aveux. Mais il n’avait gagné qu’un péché, qu’unehonte de plus et pas même le soulagement momentané de s’être leurréun instant. Il avait dit la vérité absolue et en avait fait unmensonge absolu. Et pourtant, par nature il aimait la vérité etabominait le mensonge comme bien peu. Aussi abominait-il par-dessustout son misérable personnage !

Ses tourments intérieurs le poussèrent à despratiques mieux en rapport avec la vieille foi corrompue de Romequ’avec la lumière meilleure de l’Église en laquelle il était né etavait été élevé. Sous clef et verrou, il y avait dans le placardsecret du Révérend Dimmesdale une discipline sanglante. Souvent ceprêtre protestant s’en était flagellé les épaules, tout en riantamèrement de lui-même et se frappant plus impitoyablement en raisonde ce rire. C’était également sa coutume, comme ce fut celle denombreux autres pieux Puritains, de jeûner. Mais non, comme sescoreligionnaires, afin de purifier son corps et de le rendre plusapte à refléter les clartés célestes, mais pour faire pénitence etjusqu’à ce qu’il sentît ses genoux trembler. Il veillait aussi,nuit après nuit, parfois dans l’obscurité totale, parfois à lavacillante lueur d’une lampe et parfois en regardant son proprevisage dans un miroir à la plus forte lumière possible. Ilsymbolisait ainsi l’introspection incessante par quoi il setorturait mais ne pouvait se purifier.

Au cours de ces veilles prolongées, soncerveau, parfois, était pris de vertiges et des visions semblaientflotter devant lui. Elles lui apparaissaient ou indistinctement àla faible lueur qu’elles émettaient elles-mêmes dans lesprofondeurs de la pièce à peine éclairée, ou plus nettes et toutesproches dans l’intérieur du miroir. Tantôt c’était des hordes deformes diaboliques qui grimaçaient et se moquaient de lui et luifaisaient signe de venir les rejoindre ; tantôt, des théoriesd’anges étincelants qui s’envolaient vers les cieux, lourdement,mais devenaient de plus en plus légères en cours d’ascension.Parfois revenaient les amis morts de sa jeunesse et son père à labarbe blanche, avec un froncement de sourcils semblable à celuid’un saint, et sa mère qui détournait son visage en passant.L’ombre d’une mère ! Même si elle n’avait été que l’apparencela plus ténue d’un fantôme, il me semble qu’elle aurait pu jeter unregard de pitié sur son fils ! Puis, à travers la pièce queces pensées spectrales avaient rendue si effrayante, c’était HesterPrynne qui glissait sans bruit, conduisant la petite Pearl toutevêtue d’écarlate et désignant du doigt, d’abord la lettre écarlatesur sa poitrine, ensuite la poitrine du pasteur.

Aucune de ces visions n’abusait tout à faitArthur Dimmesdale. Par un effort de volonté il pouvait, à toutmoment, distinguer le monde matériel à travers la brumeimmatérielle de leur apparence, se convaincre qu’elles n’étaientpas de nature solide comme telle table de chêne massif, là-bas, outel gros livre saint à la reliure de cuir et aux fermoirs decuivre. Elles n’en étaient pas moins les choses les plus réellesauxquelles eût affaire le pauvre pasteur. C’est là le malheur d’unevie fausse comme l’était la sienne : elle dépouille de leurmoelle et de leur substance toutes les réalités qui nous entourentet que le ciel avait désignées pour être la nourriture et la joiede l’esprit. Le menteur voit tout l’univers devenir mensonge, seréduire à néant dans sa main. Et lui-même, dans la mesure où il semontre sous un faux jour, devient une ombre, cesse en véritéd’exister. L’angoisse de son âme et l’expression non déguisée deson visage continuaient seules à assurer sur cette terre unevéritable existence au Révérend Dimmesdale. Eût-il trouvé une seulefois la force de montrer un visage gai qu’il n’aurait plus été dece monde !

Par une de ces vilaines nuits que nous venonsd’évoquer, mais que nous nous sommes abstenus de dépeindre, lepasteur tressaillit et se leva de son siège. Une pensée nouvellevenait de le frapper. Elle pouvait lui valoir un instant de répit.Après s’être apprêté avec autant de soin et avoir revêtu les mêmesvêtements que s’il était allé officier en public, le RévérendDimmesdale gagna doucement le bas de l’escalier, ouvrit la porte etsortit.

Chapitre 12LA VEILLÉE DU PASTEUR

Marchant, pour ainsi dire, dans l’ombre d’unrêve et peut-être même sous l’influence d’une façon desomnambulisme, le Révérend Dimmesdale parvint à l’endroit où HesterPrynne avait vécu, il y avait à présent si longtemps, ses premièresheures de honte publique. Le même échafaud se dressait sous lebalcon de l’église, noir et marqué par les tempêtes et les rayonsde soleil de sept longues années, usé aussi par le pas des nombreuxcoupables qui, depuis, y étaient montés. Le pasteur en gravit lesmarches.

C’était une sombre nuit du début de mai. Unvaste linceul de nuages cachait toute l’étendue du ciel. Si lafoule qui avait été témoin du châtiment d’Hester Prynne s’étaitmaintenant rassemblée en ces mêmes lieux, nul visage ne lui eût étévisible sur le pilori, c’est tout au plus si elle aurait pu yentrevoir les contours d’une forme humaine dans l’obscurité de ceminuit. Mais la ville dormait. Le pasteur pouvait, s’il luiplaisait, rester là jusqu’à ce que l’aube rougît l’orient. Il necourait d’autres risques que de se laisser pénétrer par l’airhumide et froid de la nuit au grand dam de ses jointures queraidiraient des rhumatismes, et de sa gorge qu’enrouerait un rhume– frustrant ainsi l’assemblée pieuse du lendemain de prières et desermon.

Nul œil ne pouvait le voir, excepté celui,toujours vigilant, qui l’avait vu, dans son cabinet, manier ladiscipline sanglante.

Pourquoi alors être venu là ? Pour faireune parodie, un simulacre de pénitence ? Un simulacre, oui,mais durant lequel son âme se jouait d’elle-même. Une parodie quifaisait rougir et pleurer les anges mais qu’applaudissaient lesdémons de leurs rires moqueurs ! Il était venu là sousl’impulsion de ce remords qui le suivait partout et dont la sœur,la compagne inséparable, était cette lâcheté qui invariablement lesaisissait de sa main tremblante pour le faire reculer au moment oùil venait de se sentir poussé tout au bord de l’aveu. Pauvremisérable ! De quel droit un faible comme lui était-il allé secharger d’un crime ? Le crime est l’apanage des forts, desgens aux nerfs d’acier, qui ont le choix, qui peuvent ou ensupporter le fardeau ou faire appel à leur énergie sauvage pourprendre le bon parti de le rejeter tout de suite. Cet esprit faibleet entre tous sensible ne pouvait faire ni l’une ni l’autre choseet, pourtant, faisait sans cesse l’une ou l’autre ce quiembrouillait en un même inextricable nœud l’angoisse d’uneculpabilité défiant Dieu et d’un vain repentir.

Et voici qu’alors qu’il faisait sur le pilorice faux-semblant d’expiation, le Révérend Dimmesdale eut l’espritaccablé d’une grande horreur comme si l’univers tout entier avaitété en train de regarder un signe écarlate sur sa poitrine nue,juste à la place du cœur. C’était à cet endroit qu’il se sentait,en vérité, depuis longtemps rongé par la dent empoisonnée de ladouleur physique. Sans que sa volonté y fût pour rien et sans qu’ileût non plus le pouvoir de se retenir, il poussa un grand cri – uneclameur qui se répercuta dans la nuit, que les échos renvoyèrent demaison en maison et jusqu’aux collines du fond de la baie. C’étaità croire qu’une compagnie de démons, réjouis de découvrir en luitant de terreur et de misère, avaient pris ce son pour jouet et sele lançaient les uns aux autres.

– C’en est fait ! murmura le pasteuren couvrant son visage de ses mains. La ville entière vas’éveiller, accourir ici et m’y trouver !

Mais il n’en fut rien. Le cri avait sans douterésonné à ses oreilles avec bien plus de force qu’il n’en possédaitvraiment. La ville ne s’éveilla point, ou, si elle s’éveilla, lesgens tout ensommeillés crurent le cri poussé par quelque dormeursous le coup d’un cauchemar ou l’attribuèrent aux sorcières dontles voix, en ce temps-là, se faisaient souvent entendre au-dessusdes villes et des chaumières isolées de la colonie, comme elleschevauchaient en compagnie de Satan par les airs. N’entendant doncnulle rumeur d’agitation, le pasteur découvrit son visage etregarda autour de lui.

À une fenêtre des chambres de la maison duGouverneur Bellingham, qui se dressait à quelque distance dans unerue voisine, il entrevit le vieux magistrat en personne, une lampeallumée à la main, un bonnet de nuit blanc sur la tête et toutenveloppé d’une ample robe blanche. Il avait l’air d’un fantômeintempestivement évoqué de la tombe. Le cri l’avait évidemmenteffrayé. À la fenêtre d’une autre chambre de la même maison apparuten sus sa sœur, vieille dame Hibbins, elle aussi munie d’une lampequi faisait voir, même à cette distance, l’expression acrimonieusede sa face mécontente. Elle passa la tête au-dehors et regarda enhaut d’un air anxieux. Sans le moindre doute, cette vénérable etdiabolique dame avait également ouï le cri du pasteur et l’avaitpris, avec ses multiples échos, pour les clameurs des démons etsorcières avec lesquels il était bien connu qu’elle allait fairedes excursions en forêt.

Apercevant la lueur de la lampe de MessireBellingham, la vieille dame éteignit prestement la sienne etdisparut. Peut-être monta-t-elle parmi les nuages. Le pasteur nedistingua plus aucun de ses mouvements. Le magistrat, après avoirsoigneusement examiné l’obscurité – qu’il ne pouvait guère pluspercer du regard qu’une pierre meulière – se retira de safenêtre.

Le pasteur redevint relativement calme. Maisvoici que son attention fut sollicitée par une petite lumière qui,d’abord très lointaine, avançait en remontant la rue. Elleprojetait une lueur vacillante qui faisait reconnaître au passage,ici une enseigne, ou la barrière d’un jardin, là le treillis d’unefenêtre ou une porte de chêne cintrée avec un marteau de fer et unebûche mal dégrossie en guise de pas de porte, ou encore une pompe àl’abondant jet d’eau.

Le Révérend Dimmesdale nota tous ces menusdétails tout en étant absolument convaincu que c’était son destinqui approchait avec les pas qu’il commençait d’entendre, quec’était sur lui que la lueur de la lanterne allait tomber dansquelques secondes éclairant le secret qu’il cachait depuis silongtemps. Comme la lumière se rapprochait, il vit, dans le cerclelumineux qu’elle projetait, son frère – son père en religionvaudrait-il presque mieux dire – et ami vénéré, le Révérend Wilsonqui revenait, supposa-t-il, de prier au chevet de quelque mourant.Il en était en effet ainsi. Le bon vieux pasteur sortait de lachambre mortuaire du Gouverneur Winthrop[65] quivenait de passer de la terre au ciel en cette même heure. Etmaintenant, entouré, tels les saints d’autrefois, d’un halo encette sinistre nuit de péché, comme si le trépassé lui avait laisséun héritage de gloire, ou comme s’il gardait le reflet de l’éclatlointain de la cité céleste vers laquelle il avait levé les yeuxpour voir son paroissien en franchir triomphalement les portes –maintenant, enfin, coupons court : le bon Père Wilson s’enrevenait chez lui à la lueur d’une lanterne ! Cette lueuravait inspiré l’envol d’imagination ci-dessus rapporté au RévérendDimmesdale qui en éclata presque de rire et se demanda s’il nedevenait pas fou.

Et, comme le Révérend Wilson passait devant lepilori serrant bien d’un bras son manteau contre lui et tenantd’une main sa lanterne devant sa poitrine, son jeune confrère put àpeine se retenir de lui dire :

– Bonsoir, vénérable Père Wilson. Montezun peu ici, s’il vous plaît, passer avec moi un bon quartd’heure !

Grands dieux ! Avait-il réellementparlé ? Un instant, il crut que les mots étaient bel et biensortis de ses lèvres. Mais non, il ne les avait prononcés qu’enimagination. Le vénérable pasteur poursuivit son chemin, regardantavec soin où il mettait ses pas sur le sol boueux et sans retournerune seule fois la tête vers le pilori. Quand la petite lueur de lalanterne se fut tout à fait évanouie, le Révérend Dimmesdales’aperçut, à l’accès de faiblesse qui s’empara de lui, qu’il venaitde traverser une crise d’anxiété terrible encore que son esprit eûtinvolontairement fait effort pour se soulager à l’aide d’une sortede jeu sinistre.

Peu après, la même affreuse tendance comiquese glissa de nouveau parmi les solennels fantômes qui peuplaient sapensée. Comme il sentait ses membres se raidir sous l’effet dufroid de la nuit, le Révérend Dimmesdale se demanda s’il allaitpouvoir descendre du pilori. Le jour allait se lever et le trouverlà. Les gens du voisinage s’éveilleraient. Le plus matinal,lorsqu’il sortirait dans la pénombre, apercevrait une silhouetteindistincte debout sur l’ignominieuse estrade et, à moitié fou depeur et de curiosité, courrait frapper de porte en porte appelanttous les gens pour leur montrer ce qu’il prendrait pour le fantômede quelque criminel défunt. Dans la grisaille, un tumulte battraitdes ailes de maison en maison. Puis, tandis que la lumière du jourirait grandissant, patriarches et matrones, sortis du lit en toutehâte, s’élanceraient dehors sans prendre le temps d’enlever leursvêtements de nuit. Toute la tribu de ces personnages siconvenables, qu’on n’avait jamais vus avec un cheveu dépassantl’autre, se montrerait en public dans le désordre qui suit l’éveild’un cauchemar. Le Gouverneur Bellingham sortirait de chez lui avecsa fraise du temps du roi Jacques toute de travers et dame Hibbins,avec quelques brindilles de la forêt accrochées à ses cottes etl’air plus acrimonieux que jamais, en femme qui n’avait pas eu letemps de fermer l’œil après sa chevauchée nocturne. Puis ce seraitle tour du Révérend Wilson, qui après avoir passé la moitié de sanuit au chevet d’un mourant trouverait mauvais d’être si tôt tiréde ses rêves touchant la glorification des saints. Viendraientaussi les anciens et les diacres de la paroisse du RévérendDimmesdale et les jouvencelles qui idolâtraient leur pasteur et luiavaient dressé un autel en leur blanche poitrine que, dans leurprécipitation, elles n’auraient qu’à peine pris le temps de couvrird’un fichu. Tous les habitants de la ville en un mot accourraient,trébuchant sur le pas de leurs portes, et viendraient lever desvisages frappés d’horreur autour de l’échafaud. Et quiverraient-ils là avec la lumière rouge du levant sur sonfront ? Qui, sinon le Révérend Arthur Dimmesdale, à demi mortde froid, écrasé de honte et se tenant à l’endroit où Hester Prynnes’était tenue !

Entraîné par l’horreur grotesque de cetableau, le pasteur éclata, sans s’en rendre compte et à sa proprealarme, d’un grand éclat de rire. Un autre rire lui répondit,aérien, léger – un rire d’enfant en quoi il reconnut avec unfrisson – mais de peine ou de plaisir, il ne sut – les accents dela petite Pearl.

– Pearl ! petite Pearl !s’écria le Révérend Dimmesdale après un silence. Puis baissant lavoix : Hester ! Hester Prynne, êtes-vous là ?

– Oui, répondit Hester d’un ton desurprise, et le pasteur l’entendit s’approcher. Oui, je suis làavec ma petite Pearl.

– D’où venez-vous, Hester, qui vousenvoie ici ? demanda le pasteur.

– Je viens de veiller au chevet d’unmourant, du Gouverneur Winthrop, répondit Hester. J’ai pris sesmesures pour le manteau avec lequel on le mettra en terre et, àprésent, je reviens chez moi.

– Viens ici, Hester, viens avec la petitePearl, dit le Révérend Dimmesdale. Vous vous êtes déjà trouvéesci-dessus toutes deux, mais je n’étais pas avec vous. Venez iciencore une fois pour que nous soyons tous les trois ensemble.

Hester gravit en silence les degrés et se tintdebout sur l’estrade, tenant la petite Pearl par la main. Lepasteur chercha à tâtons l’autre main de l’enfant et la prit. Àpeine avait-il fait ce geste qu’il lui sembla que le flottumultueux d’une vie nouvelle, d’une vie autre que la sienne,coulait à torrents par ses veines et montait inonder son cœur commesi la mère et l’enfant avaient communiqué leur chaleur vitale à sonorganisme engourdi. Tous les trois formaient comme une chaîneélectrique.

– Pasteur ! murmura la petitePearl.

– Qu’y a-t-il, enfant ? demanda leRévérend Dimmesdale.

– Te tiendras-tu ici avec ma mère et moidemain en plein midi ?

– Non, petite Pearl, répondit le pasteur,car avec ce retour momentané d’énergie vitale la terreur de se voirl’objet d’un scandale public se ressaisissait de lui, et, constateren quelle situation il s’était mis, déjà le faisait trembler – touten lui faisant éprouver cependant une joie singulière. Non, pasaujourd’hui. Un jour viendra, en vérité, où je me tiendrai entre tamère et toi, mais ce ne sera pas demain.

Pearl se mit à rire et tenta de retirer samain. Mais le pasteur la tenait serrée.

– Encore un moment, enfant, dit-il.

– Mais promets-tu, reprit Pearl, deprendre ma main et la main de ma mère en les tiennes demain ?en plein midi ?

– Non, pas demain, Pearl, dit le pasteur,mais un autre jour.

– Et quel jour ? insistal’enfant.

– Le grand jour du Jugement dernier,murmura le pasteur. Et le sentiment d’être, par profession, unmaître qui enseigne la vérité, le poussait, chose assez étrange, àrépondre ainsi à l’enfant. « Alors, devant le grand Juge, nousdevrons nous tenir, ta mère, toi et moi. Mais la lumière de cemonde ne verra pas notre rencontre. »

Pearl rit de nouveau.

Or le Révérend Dimmesdale n’avait pas achevéde parler qu’une lumière se mit à luire au loin et gagna tout leciel couvert. Elle provenait certainement d’un de ces météores quele veilleur de nuit peut si souvent voir s’enflammer et s’éteindredans les hautes régions vides de l’atmosphère. Le rayonnement enétait si puissant que l’épaisse couche de nuages qui s’étendaitentre le ciel et la terre en fut tout illuminée. Elle montra la rueavec la netteté du soleil de midi, mais aussi avec ce quelque chosed’horrible que prennent toujours les objets familiers dans unelumière inhabituelle. Les maisons de bois avec leurs étages ensaillie, leurs pignons bizarres ; le pas des portes oùpointaient des touffes d’herbe précoce ; les carrés de jardinsnoirs de terre fraîchement remuée, le chemin creusé par les rouesdes charrettes, peu utilisé, et, même sur la Place du Marché, bordéde vert des deux côtés : tout était visible mais sous unaspect singulier qui paraissait donner aux choses de ce monde uneinterprétation morale différente de toutes celles qui avaient puleur être attribuées auparavant. Et le pasteur se tenait là debout,la main pressée contre son cœur ; et Hester Prynne avec lalettre brodée luisant sur sa poitrine ; et la petite Pearl, unsymbole en elle-même, le lien qui unissait cet homme et cettefemme. Ils se tenaient tous trois au milieu de cette étrange etsolennelle splendeur, comme dans la lumière qui doit révéler tousles secrets ! comme dans l’aube du jour qui unira ceux quis’appartiennent les uns aux autres.

Il brillait quelque chose de maléfique dansles yeux de la petite Pearl et son visage, comme elle le levaitvers le pasteur, montrait ce sourire qui lui donnait si souventl’air d’un méchant lutin. Elle libéra sa main et désigna de sonindex quelque chose de l’autre côté de la rue. Mais le pasteurjoignit ses deux mains contre sa poitrine et leva les yeux auzénith.

Rien n’était plus commun, en ce temps-là, qued’interpréter le passage des météores, ou tout autre phénomènenaturel se produisant avec moins de régularité que les levers etles couchers du soleil et de la lune, comme autant de révélationssurnaturelles. C’est ainsi qu’une lance flamboyante, une épée defeu, un arc ou un faisceau de flèches apparus dans les cieux deminuit annonçaient une guerre avec les Indiens. La peste passaitpour avoir été prédite par une pluie d’étincelles rouges. Nousdoutons qu’aucun événement marquant, bon ou mauvais, ait jamais eulieu en Nouvelle-Angleterre, depuis l’établissement de la coloniejusqu’à la période révolutionnaire, sans que les habitants eneussent été avertis par quelque spectacle de ce genre. Il n’étaitpas rare que des multitudes en eussent été témoins. La plupart dutemps, toutefois, son authenticité ne s’appuyait que sur la foi dequelque solitaire témoin oculaire qui avait vu la merveille àtravers les verres colorés, grossissants, déformants de sonimagination et l’avait remodelée après coup. C’était en vérité uneidée majestueuse que le destin des nations dût ainsi être révélépar d’effrayants hiéroglyphes sur la voûte du ciel. Un parchemin decette taille pouvait ne pas paraître trop grand quand ils’agissait, pour la Providence, d’inscrire l’histoire d’un peuple.Ce point de vue était cher à nos ancêtres. Ils en faisaient unefaçon d’acte de foi, y trouvaient la preuve que le ciel avait prisleur république naissante sous sa garde et veillait sur elle avecune affection et une sévérité toutes particulières. Mais que penserlorsqu’un individu croit découvrir une révélation à son adresse surle vaste feuillet de ces annales ? On ne peut voir là que lesymptôme d’un désordre mental, la preuve qu’une souffrance longue,intense et secrète a poussé cet individu à une contemplation siincessante et si morbide de son cas qu’il en est arrivé à étendreson moi sur toute la nature. Le firmament alors finit par ne pluslui paraître autre chose qu’une page où consigner l’histoire de sondestin et de son âme.

Aussi est-ce seulement au mal de ses yeux etde son cœur que nous imputons le fait qu’en regardant le zénith lepasteur crut voir une lettre immense – la lettre A – se dessinerlà-haut en rouge sombre. Seul le météore avait pu se faire voir là,flamboyant sourdement derrière un voile de nuages, mais sansprendre d’autre forme que celle que lui donnait l’imagination d’uncoupable, ou ne la prenant que si vaguement qu’un autre coupableaurait pu l’interpréter comme un autre symbole.

Une circonstance singulière caractérisaitl’état psychologique du Révérend Dimmesdale en ce moment. Tout entenant ses regards fixés sur le zénith, il se rendait parfaitementcompte que la petite Pearl désignait du doigt le vieux RogerChillingworth arrêté à une assez courte distance de l’échafaud. Lepasteur semblait le voir du même regard qui discernait là-haut lalettre miraculeuse. La lumière du météore donnait à son visagecomme à tout le reste une nouvelle expression. Ou peut-être lemédecin ne prenait-il pas alors soin de cacher, en regardant savictime, le mal qu’il lui voulait. Si le météore éclairait le cielet la terre avec une majesté terrible qui annonçait à Hester Prynneet au pasteur le jour du Jugement dernier, Roger Chillingworthpouvait passer à leurs yeux pour le démon attendant avec un rictuset un froncement de sourcils l’instant de réclamer les siens. Sonexpression était si nette, ou le pasteur en avait une si intenseconscience, qu’elle parut se dessiner encore dans les ténèbresaprès qu’eut disparu le météore en donnant l’impression que la rueet tout le reste s’étaient du même coup annihilés.

– Qui est cet homme, Hester ?murmura, haletant, le Révérend Dimmesdale saisi de terreur. Il mefait trembler ! Le connais-tu ? Je le déteste,Hester !

Hester se souvint de son serment et setut.

– Je te dis que mon âme tremble devantlui ! murmura de nouveau le pasteur. Qui est-il ? Quiest-il ? Ne peux-tu m’aider ? J’ai une horreur sans nomde cet homme !

– Pasteur, dit la petite Pearl, je peuxte dire qui il est.

– Vite alors, enfant, dit le pasteur ense penchant et mettant son oreille tout près des lèvres de lapetite fille. Vite et aussi bas que tu pourras.

Pearl marmotta quelque chose qui ressemblaitbien à du langage humain mais n’était qu’échantillon de cebaragouin dont on peut entendre les enfants s’amuser des heuresentières. En tout cas, s’il s’agissait de quelque informationsecrète touchant le vieux Roger Chillingworth, elle était expriméedans une langue inconnue du savant clergyman et ne fit qu’augmenterle désarroi de son esprit. L’enfant-lutin se mit à rire.

– Te moques-tu de moi ? demanda lepasteur.

– Tu n’as pas été hardi, tu n’as pas étéloyal ! répondit l’enfant. Tu n’as pas voulu promettre deprendre ma main et la main de ma mère dans les tiennes demain enplein midi !

– Mon digne seigneur, dit le médecin quis’était entre-temps avancé jusqu’au pied de l’estrade. PieuxMessire Dimmesdale ! Est-ce bien vous ? Las !Las ! Nous autres hommes de cabinet dont la tête est dans leslivres avons grand besoin d’être surveillés de fort près !Nous rêvons éveillés et marchons endormis. Venez, mon bon seigneuret mon très cher ami. Laissez-moi, s’il vous plaît, vous ramenerchez vous !

– Comment savais-tu me trouver là ?demanda le pasteur avec crainte.

– En vérité et par ma foi !j’ignorais tout de l’affaire, répondit Roger Chillingworth. J’aipassé la plus grande partie de la nuit au chevet du digneGouverneur Winthrop, faisant ce que mon faible savoir pouvait pourlui donner soulagement. Ce bon seigneur nous ayant quittés pour unmonde meilleur, je m’en revenais au logis quand s’alluma cettelumière. Venez avec moi, de grâce, cher seigneur, ou vous ne serezà même de remplir vos devoirs dominicaux demain. Ah ! ceslivres ! ces livres ! qu’ils peuvent donc troubler lescerveaux ! Il vous faut étudier moins, mon bon seigneur, etvous récréer un brin, sinon ces caprices nocturnes vous jouerontquelque méchant tour.

– Je vais rentrer au logis avec vous, ditle Révérend Dimmesdale.

Avec l’abattement d’un enfant, de quelqu’unqui s’éveille sans force d’un vilain rêve, il se laissa emmener parle médecin.

Pourtant, le lendemain, qui était un dimanche,il prêcha, et un sermon que l’on tint pour le plus éloquent, leplus puissant, le plus riche d’influence céleste qui fût jamaissorti de ses lèvres. Bien des âmes, paraît-il, s’ouvrirent à lavérité grâce à ce sermon et firent en elles-mêmes le vœu deconserver une sainte gratitude envers le Révérend Dimmesdale toutau long de l’éternité. Mais, comme le prédicateur descendait de lachaire, le prévôt à la barbe grise l’arrêta et lui tendit un gantnoir qu’il reconnut comme le sien.

– On l’a trouvé, dit le prévôt, sur lepilori où les malfaiteurs sont exposés à la honte publique. Satanl’y aura laissé choir, pour sûr, en manière de grossièreplaisanterie contre votre Révérence. Mais, en vérité, il s’estainsi montré aveugle et fol comme il fut toujours et demeure. Unemain pure n’a point besoin de gant pour la couvrir !

– Merci, mon bon ami, dit le pasteurgravement, mais le cœur en désarroi, car il gardait de la nuitpassée des souvenirs si confus qu’il en était presque arrivé à enconsidérer les événements comme des visions. Oui, vraiment, ce gantparaît bien être à moi.

– Et après ce larcin, il ne reste à votreRévérence qu’à ne plus mettre de gants lorsqu’elle s’occupera deSatan ! remarqua le vieux prévôt avec un rude sourire. Maisvotre Révérence a-t-elle entendu parler du signe qui est apparudans le ciel cette nuit ? Une grande lettre – la lettre A –qui doit avoir voulu dire Ange. Car notre bon Gouverneur Winthropétant devenu cette nuit un ange, il a sans doute paru séant quenous en eussions nouvelle ici-bas.

– Non, répondit le pasteur, je n’en aipas entendu parler.

Chapitre 13HESTER SOUS UN AUTRE JOUR

Lors de sa dernière et singulière entrevueavec lui, Hester Prynne avait éprouvé un choc en voyant en quelétat était réduit le Révérend Dimmesdale. Sa résistance nerveusesemblait tout à fait anéantie. Sa force morale était tombéeau-dessous du niveau de la faiblesse d’un enfant, si ses facultésintellectuelles conservaient leur vigueur sacerdotale ou mêmeavaient acquis une énergie morbide que la souffrance seule avait puleur donner. Avec sa connaissance d’un ensemble de circonstancesignoré des autres, Hester pouvait aisément conclure qu’il y avaitlà autre chose que l’effet normal d’un travail de conscience, quele pauvre pasteur était la proie de quelque terrible machination.Sachant ce que ce malheureux tombé si bas avait été, elle s’étaitsentie émue de toute son âme par l’appel qu’il lui avait lancé enfrémissant de terreur pour qu’elle lui vînt en aide – elle, lafemme déchue – contre son ennemi instinctivement découvert. Aussidécida-t-elle qu’il avait droit qu’elle le secourût de tout sonpouvoir.

Éloignée depuis si longtemps de la société,Hester n’était plus guère habituée à jauger ses idées sur le bienet le mal d’après des mesures autres que personnelles. Elleestimait donc qu’elle avait envers le pasteur des obligationsqu’elle ne devait à personne d’autre au monde. Les liens quil’avaient unie au reste de l’humanité étaient tous brisés. Ilrestait le lien de fer du crime en commun que ni elle ni le pasteurne pouvaient rompre. C’était un lien qui, comme tous les autres,comportait des devoirs.

Hester Prynne ne se trouvait plus tout à faitdans la situation où nous l’avons vue aux premières périodes de sonabaissement. Des années étaient venues et s’en étaient allées.Pearl avait à présent sept ans. Sa mère, avec sur sa poitrine lalettre écarlate aux étincelantes broderies fantastiques, étaitdepuis longtemps devenue un personnage familier aux gens de laville. Comme il arrive souvent dans le cas d’un individu quequelque singularité met en vue dans une communauté mais quin’intervient ni dans les affaires publiques, ni dans les affairesprivées, une sorte de sympathie générale avait fini par sedévelopper envers Hester Prynne. C’est à l’honneur de la naturehumaine qu’à la condition que son égoïsme ne soit pas en jeu, elleserait plutôt portée à aimer qu’à haïr. La haine en vient même chezl’homme à se transformer en amour pourvu que ce changement ne soitpas empêché par des manifestations qui irritent le sentimentd’hostilité première. De la part d’Hester Prynne, aucunemanifestation de ce genre n’avait eu lieu. Elle ne bataillaitjamais avec le public mais se soumettait sans une plainte aux plusmauvais traitements. Elle ne demandait rien en compensation de cequ’elle souffrait. Elle ne cherchait pas à forcer les sympathies.Puis la pureté sans tache de la vie qu’elle avait menée, rejetée detous, durant toutes ces années, parlait aussi beaucoup en safaveur. N’ayant plus rien à perdre aux yeux du genre humain,n’espérant plus rien, ne souhaitant, semblait-il, même plus rien,ce ne pouvait être qu’un sincère amour de la vertu qui avait ramenéau bien cette pauvre égarée.

On s’aperçut également que, tout en neparaissant point se considérer comme ayant droit aux plus humblesprivilèges de ce monde – excepté ceux de respirer l’air commun etde gagner, par son travail, son pain et celui de sa petite Pearl –Hester était toujours prête à se souvenir qu’elle faisait partie del’espèce humaine lorsqu’elle pouvait rendre des services. Personnen’était plus qu’elle disposé à donner sur sa maigre subsistance, àpeine tendait-on la main. Pourtant le pauvre au cœur aigri luilançait souvent des railleries en remerciement du souper,régulièrement déposé à sa porte, ou de vêtements cousus, pour lui,par des mains dignes de broder le manteau d’un roi.

Nul ne montra plus de dévouement qu’Hesterquand la peste fit irruption dans la ville. À toute époque decalamité générale ou privée, cette femme honnie par la sociététrouvait sa place. Elle entrait non en invitée mais en commensaleattitrée dans les logis qu’obscurcissait le malheur comme s’ilseussent été, avec leur pénombre tragique, le seul milieu où elleaurait eu le droit d’entretenir des rapports avec son prochain. Lalettre brodée brillait là, des consolations émanaient de son éclatsurnaturel. Partout ailleurs le signe du péché, elle était laveilleuse de la chambre du malade. Elle avait même projeté sa lueurau-delà des limites du temps, éclairant pour le moribond un endroitoù poser le pied alors que la lumière de ce monde lui devenait àtout instant plus terne et que la lumière du monde futur ne pouvaitencore lui parvenir. En pareilles circonstances la nature d’Hesterse révélait généreuse et riche – une source de tendresse humainequi étanchait tous les véritables besoins, que n’épuisaient pas lesplus exigeants. Sa poitrine, marquée par la honte, n’offrait plusqu’un doux oreiller à la tête qui avait besoin d’être soutenue.Elle s’était de sa propre main ordonnée sœur de charité. Ou disonsplus exactement que c’était la lourde main du monde qui avaitprocédé à cette ordination sans que ni Hester ni lui eussent eu envue ce résultat. La lettre écarlate était le symbole de savocation. Cette femme était tellement secourable, on trouvait enelle une telle puissance de travail et de sympathie, que bien desgens se refusaient à donner à la lettre A sa significationpremière. Ils disaient qu’elle voulait dire « Active »tant Hester était forte de toutes les forces de la femme et lesprodiguait.

C’était seulement les maisons assombries quila voyaient en leurs murs. Quand le soleil revenait, Hester n’étaitplus là. La visiteuse secourable était partie sans jeter un regarden arrière pour recueillir un remerciement s’il s’en trouvait pourelle chez ceux qu’elle venait de servir avec tant de zèle.Lorsqu’elle les rencontrait ensuite dans la rue, elle ne levaitjamais la tête pour recevoir d’eux un salut. S’ils allaient à elle,décidés à l’aborder, elle posait le doigt sur la lettre écarlate etpassait. C’était peut-être de l’orgueil, mais cela ressemblait tropà de l’humilité pour ne pas produire le même effet adoucissant surl’esprit du public. Le public est despotique. Il est capable de serefuser à rendre la plus élémentaire justice quand on la réclamecomme un droit. Mais il accordera tout aussi souvent plus que lasimple justice quand on aura l’air de faire appel – comme lesdespotes aiment qu’on le fasse – à sa seule générosité.Interprétant l’attitude d’Hester comme un appel de cette nature, lasociété inclinait à se montrer envers son ancienne victime plusbienveillante que celle-ci ne s’en souciait ou peut-être même ne leméritait.

Les chefs de la communauté et ses plus sageset savants membres mirent plus longtemps que le peuple à se laisserinfluencer par les qualités d’Hester. Les préjugés qu’ilspartageaient avec le vulgaire étaient renforcés, chez eux, parl’armature de fer de raisonnements qui les rendaient beaucoup plusinébranlables. À mesure que les jours passaient, cependant, leursrides rigides se détendirent, leur prêtant une expression de bonté.Ainsi en allait-il chez les gens haut placés que leur positionrendait obligatoirement gardiens de la moralité publique. Lesparticuliers, en attendant, avaient tout à fait pardonné à HesterPrynne sa faiblesse. Bien mieux, ils s’étaient mis à regarder lalettre écarlate non plus comme le symbole du péché dont Hesterdepuis si longtemps faisait si durement pénitence, mais comme celuide ses bonnes actions.

– Voyez-vous cette femme qui porte cesigne brodé ? demandaient-ils aux étrangers, c’est Hester,notre Hester, une femme qui est si bonne pour les pauvres !qui soigne si bien les malades ! qui apporte tant deconsolations aux affligés !

Ensuite, il est vrai, la tendance qui veut quela nature humaine aille colporter sur elle le pire, quand ils’incarne dans la personne d’un autre, les poussait à conter à voixbasse le noir scandale d’autrefois. Il n’en demeurait pas moinsqu’aux yeux des hommes mêmes qui parlaient ainsi la lettre écarlateproduisait l’effet d’une croix sur la poitrine d’une religieuse.Elle communiquait à celle qui la portait une sorte de caractèresacré qui lui aurait permis de marcher sans risque au milieu den’importe quels périls. Si Hester Prynne était tombée parmi unebande de voleurs, la lettre écarlate l’eût préservée de tout mal.On racontait, et on croyait, qu’un Indien avait lancé une flèchecontre ce signe et que le projectile avait touché son but mais pourtomber, inoffensif, sur le sol.

Ce symbole – ou plutôt la situation qu’ilindiquait par rapport à la société – exerçait sur Hester elle-mêmeun effet puissant et très particulier. Toutes les légères etgracieuses floraisons qui avaient orné son caractère, flétries souscette marque au fer rouge étaient depuis longtemps tombées. Elleslaissaient à leur place des contours nus et rugueux qui auraient puêtre repoussants si Hester avait eu autour d’elle parents ou amispour y être sensibles. Le charme de son apparence physique mêmeavait subi un changement du même genre. Cela pouvait en partievenir de l’austérité voulue de son costume et de la rigoureuseretenue de ses manières. Une chose qui la transformait d’ailleursbien tristement aussi était la disparition de sa belle et abondantechevelure. Ou elle avait été coupée, ou elle était si complètementcachée sous une coiffe qu’aucune de ses boucles brillantes ne selaissait plus voir au soleil. Toutes ces raisons expliquaient enpartie la transformation d’Hester. Pourtant, s’il ne semblait plusrien y avoir sur son visage qui pût attirer l’Amour, rien dans sesformes, toujours majestueuses et rappelant celles d’une statue, quela Passion rêverait jamais d’enlacer, c’était pour une autreraison. Elle avait perdu un des attributs essentiels de laféminité. Tel est souvent le destin, telle est l’implacableévolution de la personne et du caractère féminins quand la femme atraversé une épreuve particulièrement dure. Si en des cas pareilsla femme n’est que tendresse, elle mourra. Si elle survit, latendresse en elle ou sera écrasée, ou (et extérieurement lerésultat sera le même) si profondément refoulée qu’elle ne pourraplus jamais se manifester. La dernière théorie est probablement laplus conforme à la réalité. Celle qui a été femme et a cessé del’être peut, d’un moment à l’autre, le redevenir pourvu qu’ellesoit touchée par le pouvoir magique capable d’entraîner cettetransfiguration. Nous verrons si Hester par la suite devait êtreainsi touchée et transfigurée.

Si elle donnait à présent une impressionglaçante, cela venait surtout du fait que sa vie s’était écartée dusentiment pour aller à la pensée. Seule au monde avec la petitePearl à guider et à protéger, sans espoir de reconquérir sonancienne position – et dédaignant du reste de trouver la chosesouhaitable – Hester avait rejeté loin d’elle les fragments de sachaîne brisée. La loi du monde n’était plus une loi pour sonesprit. C’était une époque où l’intelligence humaine nouvellementémancipée manifestait des activités plus vives et plus étenduesqu’elle n’en avait montré depuis plusieurs siècles. Des hommesd’épée avaient renversé des rois. D’autres hommes, plus hardis,avaient renversé et remodelé – sinon en fait, du moins dans ledomaine des idées qui était plus véritablement le leur – tout lesystème des préjugés anciens dont dépendaient maints principes.Hester Prynne s’imprégna de cet esprit nouveau. Elle pritl’habitude d’une liberté de pensées assez répandue alorsoutre-Atlantique mais que nos ancêtres, s’ils en eussent euconnaissance, auraient tenue pour un crime plus abominable quecelui que stigmatisait la lettre écarlate. Dans sa chaumière isoléedu bord de la mer, Hester recevait la visite de pensées quin’auraient osé pénétrer en nul autre logis de laNouvelle-Angleterre – ombres de visiteuses qui auraient été aussidangereuses que des démons pour leur hôtesse si on les avaitseulement vues frapper à sa porte.

Il est à remarquer que les gens qui se livrentaux spéculations les plus hardies se conforment souvent avec leplus grand calme aux règles sociales : la pensée leur suffit.Ils n’éprouvent pas le besoin de la voir se vêtir de chair et desang. Cela semblait être le cas d’Hester. Mais si la petite Pearlne lui avait pas été donnée, il aurait pu en aller biendifféremment. Hester aurait pu venir jusqu’à nous par les voies del’histoire, la main dans la main d’Ann Hutchinson, comme lafondatrice d’une secte religieuse. Elle aurait pu à une certainepériode de son évolution devenir prophétesse. Elle aurait pu être,elle aurait très probablement été condamnée à mort par les sévèrestribunaux de l’époque pour avoir tenté de miner les institutionspuritaines. Mais en s’occupant de l’éducation de sa fille, la mèredevait souvent en rabattre de son enthousiasme pour la pensée. Enlui donnant cette petite fille, la Providence avait chargé Hesterde veiller sur une future femme, de la chérir, de l’élever parmides difficultés innombrables. Tout s’unissait contre cette tâche.Le monde était hostile. L’enfant elle-même était décourageante avecles défauts qui forçaient de remonter à ses origines, rappelaientqu’elle était née des élans d’une passion coupable, obligeaientenfin souvent Hester à se demander amèrement si mieux n’eût pasvalu qu’elle ne fût pas venue au monde.

En vérité, la même sombre question lui montaitsouvent à l’esprit à propos de la race entière des femmes. Quelleest la vie qui vaille la peine d’être vécue même par la plusheureuse d’entre elles ? En ce qui concernait sa propreexistence, Hester s’était depuis longtemps arrêtée à une réponsenégative et avait écarté la question comme réglée. Une tendance auxspéculations de l’esprit, si elle peut lui apporter de l’apaisementcomme à l’homme, rend une femme triste. Peut-être parce qu’elle sevoit alors en face d’une tâche tellement désespérante. D’abord, lesystème social entier à jeter par terre et reconstruire ;ensuite la nature même de l’homme – ou de longues habitudeshéréditaires qui lui ont fait une seconde nature – à modifierradicalement avant qu’il puisse être permis à la femme d’occuperune position équitable. Enfin, en admettant qu’elle les aitréalisées, la femme ne pourra tirer avantage de ces réformespréliminaires si elle n’a pas elle-même subi un changement plusradical encore. Et au cours de ce changement, l’essence éthérée oùréside sa vie véritable se sera peut-être évaporée. Une femme nevient jamais à bout de ces problèmes par un travail de sa pensée.Ils sont insolubles ou ne peuvent se résoudre que d’une seulefaçon. Si son cœur se trouve l’emporter, ils s’évanouissent. AussiHester Prynne, dont le cœur ne pouvait plus battre sur un rythmesain et normal, errait sans fil conducteur dans le sombre dédaledes spéculations de l’esprit. Tantôt elle était détournée de sonchemin par une paroi escarpée, tantôt reculait, effrayée, des bordsd’un profond précipice. Il y avait un vaste et sinistre paysageautour d’elle et nulle part de foyer, ni de réconfort. Par moments,une perplexité affreuse tentait de s’emparer de son âme et elle sedemandait s’il ne vaudrait pas mieux envoyer Pearl au ciel tout desuite et aller, elle-même, au-devant du sort que lui réservait lajustice éternelle.

La lettre écarlate n’avait pas rempli sonoffice.

Sa rencontre avec le Révérend Dimmesdale, lanuit du météore, proposait maintenant à Hester un autre sujet deréflexions et un but qui lui semblait digne de tous les efforts etde tous les sacrifices. Elle avait pu voir dans quel abîme demisère le pasteur se débattait ou, plus exactement, avait cessé dese débattre. Elle s’était rendu compte que le malheureux était auxfrontières de la folie, s’il ne les avait franchies déjà. Elle nepouvait mettre en doute qu’au poison du remords secret un poisonplus mortel encore avait été ajouté par une main qui se prétendaitsecourable. Prenant les apparences d’un ami, un ennemi sans cesseprésent avait mis à profit toutes les occasions qui s’offraient àlui pour fausser les ressorts délicats de la nature du pasteur.

Force était à Hester de se demander si unmanque de sincérité, de courage et de loyauté de sa part n’avaitpas été à l’origine d’une situation dont tant de mal devaitdécouler, dont on n’avait jamais rien pu augurer d’heureux. Tout cequ’elle pouvait invoquer comme excuse était qu’accepter le plan dedissimulation de Roger Chillingworth lui avait paru le seul moyend’épargner au pasteur un désastre plus accablant encore que celuiqu’elle subissait. Elle s’était décidée sous cette impression etavait, semblait-il maintenant, choisi de deux maux le pire.

Elle décida de racheter son erreur autantqu’il pouvait être encore possible. Fortifiée par des annéesd’épreuves austères et dures, elle ne se sentait plus aussiincapable de se mesurer avec Roger Chillingworth qu’en cette nuitde leur entretien dans la chambre de la prison. Alors, elle étaitavilie par sa faute et à demi folle de honte. Depuis elle avaitatteint des régions plus élevées et, de son côté, le vieil hommes’était rapproché de son niveau à elle, peut-être la vengeancequ’il s’était abaissé à poursuivre l’avait-elle même fait descendreau-dessous.

Bref, Hester résolut de voir son ancien mariet de faire ce qui serait en son pouvoir pour le salut de lavictime qu’il serrait si évidemment entre ses griffes.

L’occasion ne se fit pas longtemps attendre.Un après-midi qu’elle se trouvait, avec Pearl, en un endroit retiréde la côte, Hester aperçut le vieux médecin qui, un panier au braset un bâton à la main, était en quête d’herbes et de racines avecquoi composer ses remèdes.

Chapitre 14HESTER ET LE MÉDECIN

Hester dit à la petite Pearl de courirs’amuser avec les algues et les coquillages pendant qu’elleparlerait avec l’homme qui là-bas ramassait des herbes. L’enfants’envola comme un oiseau, dénuda ses petits pieds blancs et se mità trottiner au long du bord humide de la mer. De temps à autre,elle s’arrêtait net et regardait curieusement dans une flaque –miroir que la mer avait laissé en se retirant pour que la petitePearl pût y voir son visage. Il la regardait du bord de la flaque,entouré de boucles brunes, avec un sourire de lutin dans les yeux –image d’une petite fille à qui Pearl, n’ayant d’autre compagne dejeux, faisait signe de venir courir avec elle la main dans la main.Mais la petite fille faisait de son côté le même signe comme pourdire : « On est mieux ici ! Viens, toi ! »Et Pearl, enfonçant dans la flaque jusqu’à mi-jambes, n’apercevaitplus au fond que ses petits pieds blancs, tandis que de profondeursplus lointaines, la lueur d’une sorte de morceau de sourire montaitet flottait çà et là sur les eaux agitées.

Sa mère, cependant, avait abordé lemédecin :

– Je voudrais vous dire un mot,commença-t-elle. Un mot très important pour nous deux.

– Aha ! Mme Hesteraurait un mot à dire au vieux Roger Chillingworth ? dit lemédecin en se redressant de courbé vers le sol qu’il était. Je levais écouter de tout cœur. Çà, dame Hester, j’entends de toutesparts dire grand bien de vous ! Pas plus tard qu’hier un pieuxet sage magistrat me chuchota qu’au grand conseil il fut questionde votre cas. On y débattit de savoir si, sans dam aucun pour lacommunauté, la lettre écarlate pouvait être enlevée de votrepoitrine. Sur ma foi, Hester, je fis instances auprès de ce dignemagistrat pour que la chose s’accomplît au plus tôt.

– Il ne dépend pas du bon plaisir desmagistrats de m’enlever cette marque, répondit Hester avec calme.Si j’étais digne d’en être quitte, elle s’effacerait d’elle-même ouse transformerait en une autre de signification différente.

– Portez-la alors, si tel est votre goût,répliqua-t-il. Il faut qu’une femme suive sa fantaisie en ce quitouche sa parure. La lettre est gaiement brodée et fait fort beleffet sur votre poitrine !

Depuis le début de leur entretien, HesterPrynne n’avait cessé de regarder fixement le vieil homme. Elleétait péniblement impressionnée en même temps que frappée destupeur par le changement qu’avaient opéré en lui les septdernières années. Non tellement qu’il eût vieilli : si sonaspect laissait voir les traces du passage du temps, il portait eneffet vaillamment son âge et semblait conserver une grande vigueurnerveuse et un esprit alerte. Mais son apparence ancienne souslaquelle Hester se souvenait le mieux de lui – celle d’un hommetout tourné vers la vie des idées – s’était entièrement évanouie.L’expression d’autrefois, studieuse et paisible, avait étéremplacée par un air avide, scrutateur, presque farouche etpourtant circonspect. On eût dit que cet homme voulait dissimulerson air sous un sourire, mais que ce sourire le trahissait, neflottait sur son visage que pour se moquer de lui et faireressortir sa noirceur. De temps à autre, aussi, une lueur rougeâtrebrillait dans ses yeux comme si l’âme du vieil homme avait été enfeu, était restée à se consumer sous la cendre, au ralenti, dans sapoitrine jusqu’à ce que le souffle de quelque élan de passion enfît jaillir une flamme. Il l’étouffait, cette flamme, aussi viteque possible et s’efforçait de donner l’impression que rien nes’était passé.

En un mot, le vieux Roger Chillingworth étaitune preuve évidente de la faculté qu’a l’homme, de se transformeren diable si pendant assez longtemps il joue un rôle de diable. Cemalheureux personnage avait subi pareille transformation en seconsacrant pendant sept ans à l’analyse d’un cœur torturé, entirant de cet office tout son bonheur, en attisant cette douleurdévorante dont il se repaissait passionnément.

Hester sentit la lettre écarlate lui brûler lapoitrine : il y avait là encore un désastre dont elle était enpartie responsable.

– Que voyez-vous sur mon visage, luidemanda le médecin, pour le considérer aussiattentivement ?

– Quelque chose qui me ferait pleurers’il y avait des larmes assez amères pour le déplorer,répondit-elle. Mais passons ! C’est de ce pauvre misérable queje veux parler.

– Ah oui ? s’écria RogerChillingworth avec empressement comme si le sujet lui plaisait etqu’il se saisît avec joie d’une occasion d’en parler avec la seulepersonne dont il pût faire une confidente. À ne vous rien cacher,dame Hester, je pensais justement à lui tout à l’heure. Parlez donclibrement et je vous répondrai.

– Lorsque nous nous sommes entretenuspour la dernière fois, dit Hester, il y a maintenant sept ans, cefut votre bon plaisir de m’arracher une promesse de secret touchantle lien qui, autrefois, nous unit. Comme la vie et la réputation decet homme étaient entre vos mains, il semblait que je n’eussed’autre parti à prendre que celui d’observer le silence que vousréclamiez. Ce ne fut pourtant point sans de lourds scrupules que jeme liai de la sorte. Si j’avais rejeté tout devoir envers le restede l’humanité, il ne m’en restait, en effet, pas moins un enverscet homme et quelque chose me chuchotait que je le trahissais enm’engageant ainsi. Depuis ce jour, nul ne l’approche de plus prèsque vous. Vous mettez vos pas dans ses pas. Vous êtes à côté de luiqu’il veille ou qu’il dorme. Vous fouillez ses pensées. Vous percezet envenimez son cœur ! Vous vous êtes emparé de sonexistence, vous lui faites vivre chaque jour une vie pire que lamort et il continue de ne pas vous connaître. En permettantpareille chose, je me suis assurément montrée félonne envers cethomme – le seul envers qui je pouvais encore me montrer loyale.

– Vous n’aviez pas le choix, dit RogerChillingworth. Mon doigt tendu vers cet homme l’eût précipité duhaut de sa chaire en un cachot et, de là, peut-être bien à lapotence !

– C’eût été mieux ainsi ! dit HesterPrynne.

– Quel mal lui ai-je fait ? demandaRoger Chillingworth. Sache, Hester Prynne, que les plus richesprésents qu’un médecin ait jamais obtenus d’un monarque nerepaieraient point les soins que j’ai prodigués à ce misérableprêtre ! Si je n’y avais mis bon ordre, la souffrance auraiteu raison de sa vie au cours des premiers ans qui suivirent votrecrime commun. Car, Hester, son esprit n’a pas, tel le tien, laforce de porter un fardeau comme la lettre écarlate. Oh, jepourrais révéler un beau secret ! Mais il suffit. J’ai épuisépour lui les ressources de l’art. S’il respire et se traîne encoresur cette terre, c’est grâce à moi !

– Il aurait mieux valu qu’il pérît toutde suite, dit Hester Prynne.

– Oui, femme ! Tu dis vrai !cria le vieux Roger Chillingworth, laissant briller aux yeuxd’Hester le feu sinistre de son cœur. Il aurait mieux valu qu’ilpérît tout de suite ! Jamais mortel ne souffrit ce que cethomme a souffert. Et tout, tout, sous les yeux de son pireennemi ! Il me sentait là. Il avait conscience d’une influencequi pesait sur lui comme une malédiction. Il savait, grâce àquelque intuition – car le Créateur ne fit jamais un être aussisensible que lui – il savait que ce n’était point une main amie quitouchait aux fibres de son cœur et qu’un œil regardait curieusementau fond de lui, un œil qui ne cherchait que le mal et le trouvait.Mais il ne savait pas que cette main et cet œil étaient lesmiens ! Avec la superstition de son état, il se croyait livréà un démon qui le torturait par des rêves effrayants, de noirespensées, l’aiguillon du remords, le désespoir du pardon, unavant-goût de ce qui l’attendait au-delà de la tombe. Mais toutprovenait de ma présence constante, du voisinage de l’homme qu’ilavait le plus bassement offensé et qui n’existait plus que pourdistiller sans arrêt le poison de la plus raffinée desvengeances ! Non, en vérité, il ne se trompait point ! Ily avait un démon à ses côtés ! Un homme qui avait eu autrefoisun cœur d’homme s’était fait démon pour le tourmenter.

Tout en disant ces mots, le malheureux médecinleva les mains au ciel avec un air d’horreur, comme si quelqueépouvantable forme lui avait paru venir prendre sa place dans unmiroir. Il traversait un de ces moments – qui n’arrivent parfoisqu’à plusieurs années d’intervalle – où l’aspect moral d’un hommelui est fidèlement révélé. Sans doute ne s’était-il jamais vuencore comme il se voyait à présent.

– Ne l’as-tu point assez torturé ?dit Hester, remarquant l’expression du vieil homme. Ne t’a-t-ilpoint repayé de tout ?

– Non ! Non ! Il n’a faitqu’augmenter sa dette ! répondit le médecin, et ses façons,petit à petit perdant leur feu, se firent sombres. Te souviens-tude moi, Hester, tel que j’étais il y a neuf ans ? J’arrivaisdéjà à l’automne de mon âge, le dépassais même un peu. Mais toutmon passé avait été voué à l’étude. Je n’avais cherché qu’àaugmenter mon savoir et aussi – encore que cet objet ne vînt qu’ensecond – qu’à travailler au bien du genre humain. Nulle vie n’avaitété plus paisible et plus innocente que la mienne. Te souvient-ilde moi alors ? N’étais-je pas, même si tu me trouvais de lafroideur, un homme qui pensait aux autres, équitable et fidèlesinon chaleureux dans ses affections ? N’étais-je pas toutcela ?

– Tout cela et bien davantage, ditHester.

– Et que suis-je à présent ?demanda-t-il, la regardant bien en face et laissant tout le mal quil’habitait s’inscrire sur son visage. Je te l’ai déjà dit : undémon ! Qui m’a rendu tel ?

– Moi ! s’écria Hester enfrissonnant. Moi, tout autant que lui. Pourquoi ne t’es-tu pasvengé sur moi ?

– Je t’ai laissée à la lettre écarlate,répondit Roger Chillingworth. Si elle ne m’a pas vengé, je ne puisrien faire de plus.

Il posa son doigt sur la lettre avec unsourire.

– Elle t’a vengé, répondit HesterPrynne.

– J’en jugeais bien ainsi, dit lemédecin. Et maintenant, qu’attendais-tu de moi concernant cethomme ?

– Il faut que je lui révèle ton secret,répondit Hester avec fermeté. Il faut qu’il te voie tel que tu es.Qu’en résultera-t-il, je ne sais. Mais cette dette de confiance quedepuis longtemps je lui dois, moi qui ai causé sa ruine, je la luiaurai payée enfin. Sa réputation, son sort ici-bas et peut-êtremême sa vie sont entre tes mains. Mais je ne vois pas – moi que lalettre écarlate a dressée à la vérité, même s’il s’agit d’unevérité qui transperce l’âme d’un fer rouge – je ne vois pas qu’il yait pour lui tel avantage à prolonger pareille vie pour m’allerabaisser à implorer de toi sa grâce. Agis avec lui comme tuvoudras ! Il n’y a en ce monde rien de bon pour lui, rien debon pour moi, rien de bon pour toi ! Il n’y a rien de bon pourla petite Pearl ! Il n’y a pas de chemin pour nous conduirehors de ce lugubre dédale.

– Femme, je te pourrais presque plaindre,dit Roger Chillingworth, incapable de réprimer un mouvementd’admiration, car il y avait quelque chose de majestueux dans ledésespoir qu’exprimait Hester. Tu as de grands dons. Peut-être quesi tu avais rencontré au début un amour meilleur que le mien, toutce mal ne serait pas arrivé. J’ai pitié de toi à cause de tout cequi a été gaspillé dans ta nature.

– Et moi de toi, répondit Hester, à causede la haine qui a transformé en démon un homme sage et juste !Ne vas-tu pas enfin le vomir, ce démon, et redevenirtoi-même ? Sinon pour son salut du moins doublement pour letien ? Pardonne et laisse celui qui t’offensa payer le restede sa dette au Pouvoir qui le réclame ! J’ai dit tout àl’heure qu’il ne pouvait y avoir ici-bas rien de bon ni pour lui,ni pour toi, ni pour moi, qui sommes à errer ensemble dans cedédale maudit et trébuchons à chaque pas sur le mal dont nous avonssemé notre chemin. Mais il n’en est pas ainsi ! Du bon, ilpeut y en avoir pour toi, pour toi seul parce que tu fusprofondément outragé et qu’il te revient de pardonner si tu veux.Renonceras-tu à ce privilège ? Repousseras-tu cet avantageprécieux ?

– Paix, paix, Hester, répondit le vieilhomme avec une sombre sévérité, il ne m’est point donné depardonner. Je n’ai point le pouvoir dont tu me parles. Ma vieillecroyance, oubliée depuis longtemps, me revient et m’explique toutce que nous faisons et souffrons. Par ton premier pas hors du droitchemin, tu as planté le germe du mal. Mais à partir de ce momenttout a obéi à la loi d’une noire nécessité. Vous deux qui m’avezoutragé n’êtes pas coupables, hormis d’un point de vue typiquementillusoire. Pas plus que je ne suis un démon, moi qui ai remplioffice de démon. Notre destin est tel. Que la plante ténébreusedonne la fleur qu’elle peut ! Va ton chemin et agis à ta guiseavec cet homme.

Et, après avoir fait un geste d’adieu de lamain, il se remit à ramasser des herbes.

Chapitre 15HESTER ET PEARL

Ainsi Roger Chillingworth – vieille silhouettecontrefaite surmontée d’un visage dont le souvenir hantait les gensplus longtemps qu’ils n’eussent souhaité – prit congé d’HesterPrynne et s’en fut, tout courbé vers le sol, poursuivre sacueillette. Çà et là il ramassait une herbe ou déterrait une racinequ’il mettait dans le panier pendu à son bras. Sa barbe grisetouchait presque le sol comme il s’éloignait ce faisant. Hester lesuivit des yeux, regardant avec une curiosité à demi fantastique sil’herbe tendre du printemps n’allait point roussir sous sespas.

Elle se demandait quelle espèce d’herbe levieil homme ramassait si diligemment. La terre, malignementinfluencée par lui, n’allait-elle point lui faire jaillir sous lesdoigts des plantes vénéneuses jusqu’alors inconnues ? Oupeut-être lui suffisait-il que toute plante salubre devînt délétèreà son toucher ? Le soleil, qui brillait partout si gaiement,faisait-il vraiment tomber sur lui aussi ses rayons ? Ou uncercle d’ombre sinistre se déplaçait-il bel et bien, ainsi qu’ilsemblait, avec sa silhouette contrefaite toutes les fois qu’elle semouvait ? Et où allait-il à présent ? N’allait-il pastout soudain s’enfoncer dans la terre, laissant derrière lui unendroit nu et aride où, en temps voulu, viendraient foisonner avecune luxuriance hideuse belladones, cornouillers et jusquiames, oud’autres plantes funestes propres au pays ? Ou allait-ildéployer des ailes de chauve-souris et s’envoler, de plus en pluslaid à mesure qu’il monterait plus haut dans le ciel ?

– Que ce soit un péché ou non, se ditHester amèrement tout en continuant de le suivre des yeux, je haiscet homme !

Elle se reprocha ce sentiment mais sanspouvoir le surmonter ni l’affaiblir. En tentant ainsi de sedominer, elle pensa aux jours si éloignés passés dans un payslointain, aux temps où cet homme sortait au crépuscule de laretraite de son cabinet et s’asseyait à la lueur de leur foyer etde son sourire à elle – jeune épousée. Il avait besoin, disait-il,de ce sourire pour dissiper le froid de toutes les heuressolitaires qu’il venait de passer enfermé avec ses livres.Pareilles scènes, en un temps, ne lui avaient paru qu’heureuses,mais aujourd’hui, en les voyant à la lumière des événements quiavaient suivi, Hester les rangeait parmi ses pires souvenirs. Ellese demandait comment elles avaient pu avoir lieu. Comment elleavait jamais pu se décider à épouser cet homme. Elle jugeait queson plus grand crime était d’avoir laissé sa main subir l’étreintede cette main sans chaleur – d’avoir serré cette main en retour,d’avoir supporté que le sourire de ses yeux et de ses lèvresrencontrât le sourire des lèvres et des yeux de cet homme et s’yconfondît. Et il lui semblait que Roger Chillingworth s’était renducoupable envers elle d’une offense plus vile que celle qu’il avaitpu, par la suite, subir, en la persuadant de se croire heureuseauprès de lui quand son cœur n’avait pas parlé et qu’elle ne savaitpas à quoi s’en tenir.

– Oui, je le hais ! répéta Hesterplus amèrement encore. Il m’a trahie ! Il m’a fait plus de malque je ne lui en ai fait !

Que les hommes tremblent de conquérir la maind’une femme sans conquérir du même coup son amour ! Ou ilsrisquent, si une étincelle plus puissante sait enflammer un jour lecœur qu’ils ont laissé froid, de se voir reprocher, tel le vieuxRoger Chillingworth, jusqu’au calme contentement, à la statue demarbre du bonheur qu’ils auront fait prendre à la femme pour laréalité vivante. Mais Hester aurait dû en avoir depuis longtempsfini avec cette attitude injuste. Sept longues années vécues sousle signe de la lettre écarlate avaient-elles donc infligé tant demisère sans entraîner de repentir ?

Les émotions qui l’agitèrent pendant le peu detemps qu’elle passa à regarder s’éloigner la silhouette bossue duvieux Roger Chillingworth projetèrent une lueur sur l’état d’espritd’Hester, lui révélèrent bien des choses qu’elle ne se fût,autrement, pas avouées à elle-même.

Quand l’homme eut disparu, Hester appela sonenfant.

– Pearl, petite Pearl !Où es-tu ?

Pearl, dont l’activité d’esprit ne faiblissaitjamais, n’avait pas été à court d’amusements tandis que sa mèreparlait avec le vieux ramasseur d’herbes. D’abord, elle avait,ainsi que nous l’avons dit, coqueté avec sa propre image dans lesflaques d’eau, faisant signe à son reflet de venir et – comme ilrefusait de s’y risquer – cherchant à se frayer elle-même un cheminvers le pays de la terre impalpable et du ciel hors d’atteinte.S’apercevant bientôt que soit l’image, soit elle-même, étaitirréelle, elle chercha ailleurs un passe-temps moins décevant. Ellefit de petits bateaux d’écorce de bouleau, les chargea decoquillages et les envoya courir sur l’océan de plus grandesaventures que n’importe quel marchand de Nouvelle-Angleterre. Maisla plupart d’entre eux sombrèrent près du rivage. Elle se saisitd’un crabe vivant, collectionna des étoiles de mer et étala uneméduse au soleil pour la faire sécher. Puis elle recueillit l’écumeblanche qui bordait la marée montante et la jeta au vent,s’élançant ensuite d’un pas ailé à la poursuite de ces gros floconsde neige pour les attraper avant leur chute. Apercevant une nuéed’oiseaux de mer qui picoraient au long de la plage, la petitecoquine emplit son tablier de menus cailloux et, se glissant deroche en roche à leur poursuite, fit preuve de beaucoup d’adresseen les assaillant. Un petit oiseau gris à poitrine blanche setrouva, Pearl en fut presque sûre, atteint par un caillou et sesauva avec une aile cassée. Mais alors l’enfant-lutin soupira etrenonça à son jeu parce que cela lui faisait de la peine d’avoirfait du mal à une petite créature aussi indomptée que la brise demer ou que la petite Pearl elle-même.

Sa dernière occupation fut de rassembler desalgues pour s’en faire un manteau et une coiffure et se donnerainsi l’air d’une petite sirène. Elle avait hérité du don de samère pour disposer des draperies et composer des costumes. Pourmettre la dernière main à sa tenue de sirène, Pearl ramassa deslacets de mer et imita du mieux qu’elle put sur sa poitrinel’ornement qu’elle était si accoutumée à voir sur la poitrine de samère. Une lettre, la lettre A, mais toute verte au lieu d’êtreécarlate ! L’enfant baissa la tête pour contempler cet emblèmeavec un intérêt étrange comme si elle n’eût été envoyée au mondeque pour en deviner le sens caché.

« Qui sait si Mère va me demander ce quecela veut dire ? » pensa la petite Pearl.

À ce moment, elle s’entendit appeler et partiten sautillant aussi légèrement que l’un des petits oiseaux de mer.Elle apparut devant Hester Prynne bondissant, riant et montrant dudoigt l’ornement qui s’étalait sur sa poitrine.

– Ma petite Pearl, dit Hester après uninstant de silence, une lettre verte sur la poitrine d’un enfant neveut rien dire. Mais sais-tu ce que veut dire cette lettre que tamère est condamnée à porter ?

– Oui, Mère répondit l’enfant, c’est le Amajuscule. Tu me l’as appris dans le grand livre d’école.

Hester regarda attentivement le petit visage.Mais elle eut beau rencontrer dans les grands yeux noirsl’expression singulière qu’elle y avait si souvent remarquée, ellene put décider si Pearl attachait ou non quelque importance ausymbole écarlate. Elle éprouva un désir morbide d’éclaircir laquestion.

– Sais-tu, enfant, pourquoi ta mère portecette lettre ?

– Oui, vraiment ! répondit Pearl enregardant d’un œil brillant sa mère bien en face. C’est pour lamême raison que le pasteur tient sa main sur son cœur.

– Et quelle est cette raison ?demanda Hester en souriant à demi de l’incongruité de cetteremarque d’enfant mais, y arrêtant sa pensée, elle pâlit. Qu’est-ceque cette lettre peut avoir à faire avec un autre cœur que lemien ?

– Ça, Mère, je t’ai dit tout ce que jesavais, dit Pearl plus sérieusement que d’habitude. Demande auvieil homme avec qui tu parlais ! Lui peut-être le sait. Mais,sérieusement, Mère chérie, qu’est-ce que cette lettre veutdire ? Et pourquoi la portes-tu sur ta poitrine ? Etpourquoi le pasteur tient-il sa main sur son cœur ?

Elle prit la main d’Hester entre les deuxsiennes et regarda sa mère, les yeux dans les yeux, avec un sérieuxbien rare chez elle.

Hester eut l’esprit traversé par l’idée que safille cherchait peut-être vraiment, avec une confiance enfantine, àse rapprocher d’elle, était en train de faire de son mieux pourétablir entre elles deux un terrain d’entente. Cela faisait voirPearl sous un jour inaccoutumé. Jusqu’alors, la mère, tout enchérissant son enfant avec toute l’intensité d’une affectionunique, s’était entraînée à n’espérer pas beaucoup plus en retourque des élans capricieux comme une brise d’avril qui passe sontemps à des jeux aériens souvent brusques, reste déconcertante enses meilleurs moments et vous glace plus souvent qu’elle ne vouscaresse si vous lui présentez votre poitrine. En compensation, ilarrivera que, de son propre gré, elle baise votre joue avec unetendresse ambiguë, joue doucement avec vos cheveux et s’en retourneà ses affaires en laissant un plaisir qui tient du rêve dans votrecœur.

C’était là, d’ailleurs, un point de vue demère. Tout autre observateur aurait vu chez la petite fillequelques traits, peu nombreux mais peu aimables, auxquels il auraitdonné une interprétation beaucoup plus sombre. En tout cas, Hesterse laissait, en cette heure, fortement gagner par l’impressionqu’avec son intelligence précoce Pearl approchait peut-être déjà del’âge où sa mère pourrait faire d’elle une amie, lui confier un peude ses chagrins, tout au moins ce qui pouvait lui en être découvertsans irrévérence. Du petit chaos du caractère de Pearl, nes’était-il pas dégagé, et dès le début, un courage invincible etune volonté indomptable ? Une fierté opiniâtre possible àtransformer en respect de soi-même, un amer mépris enfin pourmaintes choses qui, examinées de près, pouvaient paraître entachéesde mensonge ? Des affections, l’enfant en avait aussi, bienqu’elles eussent été jusqu’ici âpres au goût comme ces fruitsencore verts destinés à devenir savoureux entre tous à leurmaturité. Il aurait fallu que le mal hérité de sa mère fût envérité bien grand, se disait Hester, pour qu’avec des qualitésd’aussi bon aloi, l’enfant-lutin ne fît pas place un jour à unenoble femme.

La tendance irrépressible de l’enfant àtourner autour de l’énigme de la lettre écarlate semblait née avecelle. À peine s’éveillait-elle à une vie consciente que Pearl setournait vers ce problème comme si sa mission ici-bas eût été de lerésoudre. Hester avait souvent imaginé que c’était en vue de sonexpiation que la Providence avait doté son enfant de ce penchant siaccusé. Mais elle n’avait jamais jusqu’à présent songé qu’à côté dece dessein, il y en avait peut-être un autre miséricordieux,celui-là. Si la petite Pearl avait été chargée d’une mission deconfiance, aussi bien à titre de messager spirituel que d’enfant dece bas monde, ne serait-ce pas peut-être son rôle d’apaiser lechagrin qui gisait tout froid dans le cœur de sa mère et letransformait en sépulcre ? N’était-elle pas chargée d’aider samère à venir à bout de la passion, en un temps toute puissante et,à présent encore, ni morte ni endormie mais emprisonnée seulementdans ce cœur semblable à un tombeau ?

C’était là une partie des pensées quis’agitaient dans l’esprit d’Hester et lui faisaient une impressionaussi vive que si elles lui avaient été chuchotées à l’oreille. Etpendant ce temps, Pearl lui tenait la main dans ses deux mains etlevait vers elle son visage en répétant les mêmesquestions :

– Que veut dire la lettre, Mère ? Etpourquoi la portes-tu ? Et pourquoi le pasteur tient-il samain sur son cœur ?

« Que dire ? se demandait Hester.Non ! Si c’est là le prix de la sympathie de l’enfant, je nepeux le payer. »

Puis elle parla enfin :

– Sotte petite Pearl ! dit-elle, envoilà des questions ! Il y a beaucoup de choses en ce mondequ’une enfant ne doit pas chercher à connaître. Que puis-je savoirdu cœur du pasteur ? Quant à la lettre écarlate, je la porteparce que j’aime ses broderies dorées.

Durant ces sept dernières années, Hestern’avait jamais renié le symbole qui marquait sa poitrine. Peut-êtrecette marque était-elle un talisman émanant d’un esprit sévère etprotecteur qui, à présent, l’abandonnait. Il l’abandonnait ens’apercevant qu’en dépit de sa surveillance rigoureuse, un malnouveau venait de se glisser dans le cœur d’Hester – ou qu’un malancien n’en avait jamais été extirpé. Quant à la petite Pearl, elleperdit bientôt son expression sérieuse.

Mais elle n’entendait pas laisser tomber laquestion. Deux ou trois fois, comme sa mère et elle regagnaientleur logis, à deux ou trois reprises encore au cours de leur repas,puis lorsque Hester la mit au lit et même lorsqu’elle parut tout àfait endormie, Pearl leva ses yeux noirs tout luisants de malice etdemanda :

– Mère, que veut dire la lettreécarlate ?

Et le lendemain matin, le premier signe quel’enfant donna d’être éveillée fut de dresser sa tête de sur sonoreiller et de poser la question qu’elle rapprochait siinexplicablement de celle qui concernait la lettreécarlate :

– Mère ! Mère ! Pourquoi lepasteur tient-il sa main sur son cœur ?

– Tais-toi, vilaine enfant ! luirépondit Hester avec une rudesse qu’elle ne s’était jusqu’alorsjamais permise, ou je vais t’enfermer dans le cabinetnoir !

Chapitre 16UNE PROMENADE EN FORÊT

Au risque des souffrances qui pourraient surle moment s’ensuivre et des conséquences à venir, Hester Prynnedemeurait fermement résolue à faire savoir au Révérend Dimmesdalequel homme s’était glissé dans son intimité. Durant plusieursjours, elle s’efforça, mais en vain, de trouver l’occasiond’aborder le pasteur au cours des promenades qu’il avait l’habitudede faire, tout seul, au bord de la mer et sur les collines boiséesdu voisinage. Nul scandale ne se serait certes produit et laréputation sans tache du pasteur n’eût point été mise en péril siHester était allée le trouver chez lui, dans son cabinet. Bien despénitentes avaient, en effet, pénétré dans cette pièce pourconfesser des fautes peut-être aussi sombres que celle quesignalait la lettre écarlate. Mais, en partie parce qu’elleredoutait quelque intervention du vieux Roger Chillingworth, enpartie parce que, étant consciente de la situation, elle craignaitd’éveiller des soupçons alors que nul n’en aurait ressenti, enpartie enfin parce que le pasteur et elle auraient besoin d’avoirautour d’eux la nature entière pour respirer tandis qu’ilsparleraient ensemble, Hester ne songea pas un instant que leurrencontre pourrait avoir lieu ailleurs qu’à l’air libre.

Finalement, comme elle veillait un maladeauprès duquel on appela le Révérend Dimmesdale pour dire uneprière, Hester apprit que le jeune pasteur était parti la veillevoir l’Apôtre Eliot[66] parmiles Indiens convertis. Il reviendrait sans doute le lendemainaprès-midi.

Hester se mit donc en route, le lendemainaprès-midi, avec la petite Pearl qui était nécessairement de toutesles expéditions de sa mère, que sa présence présentât ou non desinconvénients.

Après que les deux promeneuses se furentéloignées des côtes pour pénétrer dans l’intérieur des terres, leurroute ne fut plus qu’un sentier s’enfonçant dans le mystère de laforêt primitive. Celle-ci le bordait si étroitement, se dressait sinoire et si dense de chacun de ses côtés, ne laissait apercevoirque si imparfaitement le ciel tout là-haut, qu’Hester voyait en cechemin l’image de la sauvage solitude morale où elle errait depuissi longtemps. Le jour était froid et sombre. Au ciel, une lourdemasse de nuages se mouvait, malgré tout, un petit peu sous l’actiond’une brise de sorte qu’un rayon de soleil descendait de temps àautre moirer le chemin, mais ce joyeux éclat passagern’apparaissait jamais que tout au bout de la percée que le sentiercreusait parmi les arbres. La lumière dorée s’ébattait sans entraindans ce paysage mélancolique et disparaissait au moment où Hesteret Pearl s’approchaient, laissant l’endroit où elle venait de jouerd’autant plus sombre que les deux promeneuses avaient espéré letrouver brillant.

– Mère, dit la petite Pearl, le soleil nevous aime pas. Il court se cacher parce qu’il y a sur votrepoitrine quelque chose qui lui fait peur. Tenez, le voilà quibrille au bout du chemin. Restez là et je vais courir l’attraper.Je ne suis qu’une petite fille. Il ne se sauvera pas devant moipuisque je ne porte encore rien sur ma poitrine.

– Ni ne porteras jamais rien, j’espère,mon enfant, dit Hester.

– Et pourquoi non, Mère ? demandaPearl en s’arrêtant net à l’instant de prendre sa course. Est-ceque ça ne viendra pas tout seul quand je serai devenuegrande ?

– Dépêche-toi de courir attraper ce rayonde soleil, dit la mère, il va être bientôt parti.

Pearl s’élança à toutes jambes et Hestersourit en voyant l’enfant atteindre bel et bien l’endroit oùbrillait le soleil et s’y tenir en riant, animée par sa course ettoute rayonnante. La lumière s’attardait autour de la petite fillecomme si elle était heureuse d’avoir trouvé pareille compagne dejeu. Hester cependant avançait et fut bientôt sur le point d’entrerà son tour dans le cercle magique.

– Il va s’en aller, à présent, dit Pearlen secouant la tête.

– Regarde ! répondit Hester ensouriant, j’étends la main et je le touche.

Comme elle étendait, en effet, la main, lerayon de soleil disparut. Ou, d’après l’expression qui anima levisage de Pearl, Hester fut tentée d’imaginer que l’enfant l’avaitabsorbé pour le faire rayonner de nouveau sur son chemin quandtoutes deux plongeraient dans une ombre plus épaisse encore. Rienne donnait davantage chez l’enfant l’impression d’une qualité àpart, qui n’avait rien à voir avec l’hérédité, que cette inlassablevivacité d’esprit.

Pearl était certes loin d’être touchée parcette maladie de la tristesse que les soucis de leurs ancêtres onttransmis à presque tous les enfants ces temps derniers, en mêmetemps que des scrofules. Peut-être cet entrain était-il d’ailleurs,lui aussi, maladif, le contrecoup de l’énergie désespérée aveclaquelle Hester avait lutté contre son malheur avant la naissancede l’enfant. Il s’agissait en tout cas d’une qualité au charmeambigu, qui répandait un éclat dur, métallique. Il manquait à lapetite fille ce qui manque toute leur vie à bien des grandespersonnes – un chagrin qui la toucherait profondément et ainsil’humaniserait, la rendrait capable de sympathie. Mais la petitePearl avait encore bien du temps devant elle.

– Viens, lui dit Hester, regardant auxalentours de l’endroit où l’enfant s’était tenue au soleil. Nousallons nous asseoir un peu dans les bois pour nous reposer.

– Je ne suis pas encore fatiguée, Mère,répondit la petite fille. Mais vous pouvez vous asseoir si vousvoulez me raconter une histoire.

– Une histoire ! et laquelle ?demanda Hester.

– Oh, celle de l’Homme Noir, réponditPearl en saisissant un pan de la robe de sa mère. Racontez-moi, etelle levait sur Hester un regard mi-sérieux, mi-malicieux, commentil hante la forêt et transporte un gros livre bien lourd avec desfermoirs de fer. Et comment il tend, le vilain, ce livre et uneplume à tous ceux qui le rencontrent ici sous les arbres. Et lesgens sont obligés de signer leurs noms de leur sang et alorsl’Homme Noir met sa marque sur leurs poitrines ! As-tu jamaisrencontré l’Homme Noir, toi, Mère ?

– Et qui t’a conté cette histoire ?demanda Hester reconnaissant une superstition courante en cetemps-là.

– La vieille dame du coin de la cheminée,dans la maison où vous veilliez hier, dit l’enfant. Mais tout letemps elle me croyait endormie. Elle a dit que des milliers et desmilliers de personnes ont rencontré l’Homme Noir et signé sur sonlivre et portent sa marque. Et que cette grognon de vieille dameHibbins en était une. Et, Mère, la vieille dame a dit que la lettreécarlate était la marque de l’Homme Noir sur ta poitrine et qu’ellese mettait à luire comme du feu quand tu allais le rencontrer ici,dans le bois, à minuit. Est-ce vrai, Mère ? Vas-tu rencontrerl’Homme Noir à minuit ?

– T’es-tu jamais éveillée sans trouver tamère à côté de toi ? demanda Hester.

– Non, pas qu’il me souvienne, réponditl’enfant. Si c’est que tu as peur de me laisser seule dans notrechaumière, tu n’as qu’à m’emmener avec toi. Je serai très contented’y aller ! Mais à présent, Mère, dis-moi : est-ce quel’Homme Noir existe ? Est-ce que tu l’as jamaisrencontré ? Et est-ce sa marque que tu portes là ?

– Me laisseras-tu la paix si je teréponds ? demanda la mère.

– Oui, si tu me dis tout, réponditPearl.

– Une fois dans ma vie, j’ai rencontrél’Homme Noir, dit la mère. Cette lettre écarlate est samarque !

Tout en devisant, Hester et Pearl avaientsuffisamment pénétré sous bois pour être à l’abri des regards detoute personne qui aurait pu venir à passer par le sentier. Elless’assirent sur un somptueux amas de mousse qui, à un moment ou à unautre du siècle précédent, avait été un pin gigantesque dont lesracines et le tronc restaient dans l’ombre noire tandis qu’ildressait haut sa cime dans le ciel. Hester et Pearl se trouvèrentlà comme au creux d’une petite vallée dont les bords en pente douceétaient parsemés de feuilles tombées. Au centre, un ruisseaucourait, nimbé d’une vapeur légère. Les arbres qui se penchaientau-dessus avaient laissé tomber dans ses eaux de grosses branches.Elles engorgeaient le courant, produisant, çà et là, destourbillons et des profondeurs noires tandis que sous le passagelibre du flot on voyait briller comme un chemin de cailloux et desable brun. Si l’on suivait le ruisseau des yeux, on pouvaitapercevoir ses eaux miroiter à quelque distance, mais on en perdaitbien vite toute trace dans l’enchevêtrement des troncs d’arbres,des buissons, des rocs couverts de lichens. Tous ces arbres géantset ces blocs de granit semblaient s’appliquer à rendre mystérieuxle cours de ce petit ruisseau. Peut-être craignaient-ils que, de savoix infatigable, il allât murmurer sur son passage les secrets ducœur de la vieille forêt ? ou refléter des révélations sur lemiroir lisse d’une de ses anses ? Sans cesse, en tout cas, lepetit ruisseau poursuivait son murmure gentil, tranquille, apaisantmais mélancolique comme la voix d’un enfant qui passerait sonenfance sans amusement et ne saurait comment être gai au milieud’un entourage morne et d’événements sombres.

– Ô ruisseau ! Sot et fatigant petitruisseau ! s’écria Pearl après l’avoir écouté un instant.Pourquoi es-tu si triste ? Prends un peu courage et ne soispas tout le temps à soupirer !

Mais, au cours de sa petite vie parmi lesarbres de la forêt, le ruisseau avait traversé tant de gravesaventures qu’il ne pouvait s’empêcher d’en parler et paraissaitn’avoir rien d’autre à dire. Pearl lui ressemblait en ceci que savie à elle provenait aussi d’une source mystérieuse et se déroulaitdans un décor aussi mélancoliquement assombri. Mais à l’inverse dupetit ruisseau, elle bondissait, étincelait et babillait légèrementdans sa course.

– Que dit ce petit ruisseau triste,Mère ? demanda-t-elle.

– Si tu avais un chagrin à toi, leruisseau t’en parlerait comme il me parle du mien, lui répondit samère. Mais j’entends un pas sur le chemin et le bruit de branchesqu’on écarte. Va t’amuser et laisse-moi parler avec la personne quiapproche.

– Est-ce l’Homme Noir ? demandaPearl.

– Va t’amuser, te dis-je, reprit la mère.Mais ne t’enfonce pas trop loin dans le bois. Et prends garde derevenir dès que je t’appellerai.

– Oui, Mère, répondit Pearl. Mais sic’est l’Homme Noir, ne me laisseras-tu point attendre unmoment ? pour que je le voie avec son gros livre sous lebras ?

– Va vite, petite sotte ! dit Hesteravec impatience. Ce n’est pas l’Homme Noir ! Tu peuxl’apercevoir à travers les branches : c’est lepasteur !

– C’est vrai, dit l’enfant. Et regarde,Mère, il tient sa main sur son cœur ! Est-ce parce que, quandil signa son nom sur le gros livre, l’Homme Noir lui mit là samarque ? Mais pourquoi ne la porte-t-il pas au-dehors sur sapoitrine, comme toi, Mère ?

– Va-t’en à présent et tu me tourmenterasplus tard tant que tu voudras ! s’écria Hester Prynne. Mais net’éloigne pas. Reste toujours assez près pour entendre couler leruisseau.

L’enfant s’éloigna en chantonnant et suivit leruisseau en s’efforçant de mêler un air plus gai à sesmélancoliques accents. Mais le petit cours d’eau ne voulait pas selaisser consoler et continuait de conter un secret inintelligibleconcernant quelque très dramatique mystère qui aurait eu lieu dansla forêt – ou à se lamenter d’avance sur quelque autre tragédie quin’était pas encore arrivée. Aussi Pearl, qui avait assez d’ombredans sa petite vie, préféra-t-elle rompre tout commerce avec ceplaintif petit ruisseau. Elle se mit à ramasser des violettes, desanémones et quelques pimprenelles écarlates qu’elle trouva dans unecrevasse sur le haut d’un rocher.

Une fois l’enfant-lutin parti, Hester Prynnefit quelques pas vers le sentier qui traversait la forêt mais enrestant cachée sous l’ombre épaisse du sous-bois. Elle aperçut lepasteur en train d’avancer sur le chemin, tout à fait seul ets’appuyant sur un bâton qu’il avait coupé en route. Il avait l’airépuisé et hagard. Il trahissait un accablement absolu par uneexpression qu’on ne lui voyait ni en ville ni aux alentours de laville lorsqu’il se promenait, mais qui était tristement visibledans cette solitude intense de la forêt, en elle-même une lourdeépreuve pour l’esprit. Il marchait lentement comme s’il n’avait euaucune raison, ressenti aucun désir de faire un pas de plus, maisaurait bien mieux aimé se laisser tomber au pied d’un arbre et yrester sans bouger, pour toujours. Les feuilles auraient pu leparsemer, la terre accumuler, petit à petit, un monticule sur sapersonne, sans qu’il importât qu’elle recouvrît ou non de la vie.La mort était quelque chose de trop précis pour être souhaitée ouécartée.

Aux yeux d’Hester Prynne, Arthur Dimmesdale nelaissait voir aucun signe de souffrance positive à ceci prèsqu’ainsi que la petite Pearl l’avait remarqué, il pressait sa mainsur son cœur.

Chapitre 17LE PASTEUR ET SA PAROISSIENNE

Le pasteur avait beau avancer lentement, ilétait presque passé avant qu’Hester Prynne eût pu affermirsuffisamment sa voix pour se faire entendre de lui.

– Arthur Dimmesdale ! dit-elle trèsfaiblement une première fois. Puis plus fort mais d’une voixrauque, elle répéta : « ArthurDimmesdale ! »

– Qui parle ? demanda lepasteur.

Se ressaisissant rapidement, il se redressacomme un homme surpris en un état où il n’entend pas avoir detémoin. Jetant un regard anxieux du côté de la voix, il entrevitune silhouette si sombrement vêtue qu’elle se confondait presqueavec la pénombre que le ciel nuageux et le feuillage obscur de laforêt faisaient régner sous bois cet après-midi. Et il n’arrivaitpas à discerner s’il s’agissait d’une femme ou d’une ombre.Peut-être le chemin de sa vie était-il hanté par un spectre né deses pensées.

Il fit un pas en avant et découvrit la lettreécarlate.

– Hester ! dit-il. HesterPrynne ? Es-tu en vie ?

– Oui, répondit-elle, de la vie qui futla mienne ces sept dernières années ! Et toi, ArthurDimmesdale, vis-tu encore ?

Il n’était pas étonnant que chacun mît ainsien doute l’existence corporelle de l’autre et doutât même de lasienne. Si étrange était leur rencontre dans le bois obscur qu’ellepouvait passer pour la première rencontre dans le monded’outre-tombe de deux esprits qui s’étaient bien connus dans leurexistence première. Mais remis à présent face à face, ils sefaisaient mutuellement peur, n’étant pas familiarisés encore avecleur nouvel état, ni accoutumés à la compagnie d’êtres désincarnés.Fantôme chacun d’eux et qu’épouvantait l’autre fantôme !

Ils étaient épouvantés aussi par eux-mêmes carcette crise leur révélait leur for intérieur, les éclairait chacunsur son histoire, comme la vie ne le fait jamais, sinon durant cesminutes fatidiques qui coupent le souffle. L’âme entrevoit alorsson visage dans le miroir de l’instant qui passe. Avec crainte, enfrémissant, et comme poussé malgré lui par une nécessité, ArthurDimmesdale avança une main froide qui toucha la main froided’Hester Prynne. Ce serrement de mains, pour glacé qu’il fût, fitdisparaître ce qu’il y avait de plus sinistre en la rencontre.Arthur Dimmesdale et Hester Prynne se sentirent au moins habitantsdu même monde.

Sans dire un mot de plus, sans que ni lui nielle ne montrât le chemin, mais d’un accord tacite, tous deux seglissèrent à l’ombre des bois d’où était sortie Hester et allèrents’asseoir sur le tas de mousse où la mère et la fille avaient prisplace auparavant.

Quand ils retrouvèrent une voix, ce futd’abord seulement pour exprimer les questions et les remarques quen’importe quelles personnes de connaissance eussent pu échanger surle ciel voilé, la tempête qui menaçait, la santé de l’un et del’autre.

Ainsi avancèrent-ils, non hardiment mais pas àpas, vers les questions blotties au profond de leurs cœurs. Silongtemps séparés par le destin et les circonstances, ils avaientbesoin de paroles insignifiantes pour prendre les devants et courirouvrir les portes de leur entretien avant que leurs penséesvéritables pussent être amenées à en franchir le seuil.

Au bout d’un moment, le pasteur fixa sesregards sur Hester Prynne.

– Hester, dit-il, as-tu trouvé lapaix ?

Elle sourit sombrement et abaissa un regardsur sa poitrine.

– Et toi ? demanda-t-elle.

– Non ! Je n’ai trouvé que ledésespoir ! répondit-il. Que pouvais-je attendre d’autre étantce que je suis et menant la vie que je mène ? Si j’étais unathée, un homme sans conscience, un misérable aux instincts debrute, j’aurais pu trouver la paix depuis longtemps ! Quedis-je, je ne l’aurais sans doute jamais perdue ! Mais mon âmeest ainsi faite que toutes les qualités qu’elle pouvait possédersont devenues les instruments de ma torture spirituelle. Hester, jesuis on ne peut plus malheureux !

– Les gens te révèrent, dit Hester, et tuleur fais sûrement beaucoup de bien. Cela ne t’apporte-t-il pas deréconfort ?

– Non, Hester, mais un redoublement demisère ! répondit le pasteur avec un amer sourire. Je ne croispas au bien que je peux faire. Il faut qu’il y ait là-dessousquelque tromperie. Comment une âme ravagée comme la miennepourrait-elle travailler à la rédemption de l’âme des autres ?Et quant à la révérence des gens, puisse-t-elle se changer enmépris et en haine ! Peux-tu appeler, Hester, une consolationle fait qu’il me faut monter en chaire et voir des centaines d’yeuxse lever vers mon visage comme s’il rayonnait de la lumière duciel ! Voir mes paroissiens m’écouter comme si je parlais avecla langue de feu des Apôtres et savoir quelles ténèbres ilsidolâtrent en fait ? Que de fois ai-je ri d’amertume etd’angoisse devant ce contraste entre ce que j’ai l’air d’être et ceque je suis ! Et Satan en rit lui aussi !

– Vous ne vous rendez point justice, ditHester doucement. Vous vous êtes profondément et cruellementrepenti. Vous avez laissé votre faute derrière vous avec les joursdepuis longtemps passés. Votre vie d’à présent n’est pas moinssainte qu’elle ne paraît aux yeux des gens. N’y a-t-il rien de vraidans une pénitence pareillement marquée au sceau d’un bontravail ? Pourquoi ne vous vaudrait-elle pas lapaix ?

– Non, Hester, non, répondit le pasteur.Elle est froide et morte et ne peut rien pour moi ! Je me suisrepenti, soit ! mais je n’ai pas vraiment expié. Sinonj’aurais depuis longtemps rejeté ces habits qui sont une dérisionpour me montrer au genre humain tel que je lui apparaîtrai au jourdu Jugement dernier. Vous êtes heureuse, vous, Hester, qui portezla lettre écarlate ouvertement sur votre poitrine ! La mienneme brûle en secret. Vous ne pouvez pas savoir quel soulagement cepeut être, après avoir été pendant sept ans tricheur, de regarderenfin les yeux dans les yeux quelqu’un qui me connaît pour ce queje suis. Si j’avais un ami – voire un ennemi et un ennemi mortelmais à qui, torturé par les louanges de tous les autres hommes, jepourrais tous les jours aller me montrer, qui verrait en moi leplus vil des pécheurs, il me semble que mon âme se maintiendrait envie. Même une aussi petite dose de vérité me sauverait ! Maistout est mensonge ! Vide ! Mort !

Hester le regarda mais hésita à parler.Pourtant, en exprimant avec tant de véhémence ses émotions silongtemps refoulées, Arthur Dimmesdale venait de lui offrir uneentrée en matière pour ce qu’elle était venue lui dire. Ellesurmonta ses craintes et dit :

– L’ami que tu souhaites, la personneavec qui pleurer ton péché, tu l’as en moi qui fus tacomplice !

De nouveau, elle hésita puis prononça enfinavec effort :

– Et un ennemi, voici longtemps que tu enas un, et tu habites avec lui, sous le même toit !

Le pasteur se mit debout d’un bond, haletant,enfonçant ses doigts dans sa poitrine comme s’il avait voulus’arracher le cœur.

– Ah ! Que dis-tu ?s’écria-t-il, un ennemi ? et sous mon propre toit ? Maisencore ?

Hester Prynne se rendait à présent pleinementcompte du tort profond qu’elle avait fait à ce malheureux enpermettant qu’il fût pendant des années – ou même pendant un seulinstant – à la merci de quelqu’un qui ne pouvait que nourrir desdessins funestes. Le voisinage seul d’un ennemi, caché sousn’importe quel masque, suffisait à troubler l’univers magnétiqued’un sensitif comme Arthur Dimmesdale.

Il y avait eu une période durant laquelle cesconsidérations avaient plus ou moins échappé à Hester. Oupeut-être, rendue misanthrope par ses propres malheurs, avait-elleeu tendance à abandonner le pasteur à un sort qu’elle imaginaitplus supportable que le sien. Mais dernièrement, depuis la nuit dela veillée, tous ses sentiments envers Arthur Dimmesdale s’étaientadoucis et ranimés. Elle lisait mieux en lui maintenant. Leprésence continuelle de Roger Chillingworth, sa malignité secrètequi empoisonnait l’air tout autour de lui, son interventionautorisée de médecin dans les infirmités physiques et morales del’homme qu’il haïssait – tout cela, Hester ne le mettait pas endoute, avait été utilisé à des fins cruelles. Tout cela avait étémis en œuvre non pour guérir le malheureux sous l’action d’unesaine souffrance, mais pour maintenir sa conscience dans un étatd’irritation constante, pour corrompre et désagréger petit à petitson être moral tout entier.

Sur terre, le résultat de cette machination nepouvait que presque immanquablement être la folie. Et, dans l’autremonde, sans doute se traduirait-il par cet éternel éloignement duBon et du Vrai dont la folie est peut-être l’image terrestre.

C’est dans un gouffre pareil qu’elle avaitdonc fait tomber cet homme, autrefois – non, pourquoi ne sel’avouerait-elle pas à elle-même ? – aujourd’hui encore sipassionnément aimé ? Hester sentait que le sacrifice de laréputation du pasteur, la mort elle-même, aurait été, ainsi qu’ellel’avait déjà dit à Roger Chillingworth, préférable au parti qu’elleavait pris sur elle de choisir. Et à présent, plutôt que d’avoir àlui confesser cette faute accablante, elle eût été heureuse des’étendre sur les feuilles de la forêt et de mourir là, aux piedsd’Arthur Dimmesdale.

– Ô ami ! s’écria-t-elle,pardonne-moi ! En tout le reste, je me suis efforcée d’êtrefranche ! La vérité était la seule vertu à laquelle je pouvaisrester fidèle, à laquelle je suis restée fidèle en toutesextrémités – sauf lorsque ton bien, ta vie, ta gloire étaient enquestion ! Alors j’ai consenti à un mensonge… Mais un mensongeest toujours mauvais même si la mort menace ! Ne vois-tu pasce que je veux dire ? Ce vieil homme ! le médecin !Celui qu’on appelle Roger Chillingworth ! – c’était monmari !

Le pasteur la regarda un instant avec cetteviolence passionnée qui – mélangée sous plus d’une forme à sesqualités plus hautes – représentait, en réalité, une partie delui-même que le diable réclamait et grâce à laquelle il s’efforçaitd’attirer également à lui toutes les autres. Il n’y eut jamaisfroncement de sourcils plus sombre et plus furieux que celui quevit alors Hester Prynne. Pendant le peu de temps qu’il dura, ce futune transfiguration ténébreuse. Mais le caractère d’ArthurDimmesdale avait été tellement affaibli par la souffrance que mêmeses énergies les plus basses ne purent soutenir qu’un combatpassager. Il s’effondra sur le sol et enfouit son visage entre sesmains.

– J’aurais dû comprendre… murmura-t-il.Je le savais ! Ce secret ne m’avait-il pas été révélé par lemouvement qui, à première vue, m’avait éloigné de cet homme ?Par mon recul, ensuite, chaque fois que je le revoyais ?Pourquoi n’ai-je pas compris ? Oh, Hester Prynne, tu n’asqu’une bien faible idée de l’horreur de cette chose ! Oh,l’indélicatesse ! la honte ! la laideur de cetteexhibition d’un cœur malade et coupable aux yeux mêmes qui s’endélectaient ! Femme, femme, tu es responsable de cetteabomination ! Je ne pourrai jamais te pardonner !

– Si, tu me pardonneras ! s’écriaHester en se jetant sur les feuilles mortes à ses pieds. LaisseDieu punir ! Mais toi, pardonne !

Dans un élan subit de tendresse passionnée,elle jeta ses bras autour de lui, elle lui pressa la tête contre sapoitrine, ne se souciant guère que, d’une joue, il appuyât contrela lettre écarlate. Arthur Dimmesdale se serait dégagé, mais il s’yefforça en vain. Hester ne voulait pas le libérer de peur qu’il laregardât sévèrement encore. Le monde entier avait pendant septlongues années regardé en fronçant les sourcils cette femmesolitaire. Elle l’avait supporté, elle le supportait encore sansdétourner jamais son regard ferme et triste. Le ciel l’avait, luiaussi, regardée sévèrement et elle n’était pas morte. Mais leregard sévère de cet homme faible, pâle, coupable, frappé par lemalheur, Hester ne pouvait le supporter et continuer à vivre.

– Tu me pardonneras ? répétait-elleencore et encore. Tu ne fronceras plus les sourcils ? Tu mepardonneras ?

– Je vous pardonne, Hester, réponditenfin le pasteur d’une voix profonde, qui semblait monter d’unabîme de tristesse, mais sans colère. Je vous pardonne de plein gréà présent. Puisse Dieu nous pardonner à tous les deux ! Nousne sommes pas, Hester, les pires pécheurs du monde. Il en est unplus coupable que le prêtre profanateur lui-même. La vengeance dece vieil homme a été plus noire que ma faute. Il a violé desang-froid le sanctuaire qu’est un cœur humain. Ni toi ni moi,Hester, n’avons jamais fait pareille chose !

– Jamais, jamais ! murmura-t-elle.Ce que nous avons fait avait une consécration en soi-même. C’étaitnotre impression ! Nous nous l’étions dit ! L’as-tuoublié ?

– Chut. Hester ! dit ArthurDimmesdale en se levant. Non, je ne l’ai pas oublié !

Ils s’assirent de nouveau côte à côte et lamain dans la main sur le tronc moussu de l’arbre tombé. La vie neleur avait jamais apporté une heure plus triste. Leur destinl’avait en réserve depuis bien longtemps et elle se faisait plussombre à mesure qu’elle s’écoulait. Pourtant, elle répandait uncharme qui les retenait là, qui leur faisait réclamer un autremoment, un autre et, après tout, un autre encore. La forêt étaitobscure autour d’eux et craquait sous une rafale. Les rameauxétaient lourdement ballottés au-dessus de leurs têtes, tandis qu’unvieil arbre solennel gémissait comme s’il eût conté à un autre latriste histoire du couple assis sous ses branches, ou eût étécontraint de prédire un mal à venir.

Et pourtant, ils s’attardaient. Comme ilparaissait sinistre, le sentier qui ramenait à la colonie où Hesterdevrait reprendre le fardeau de sa honte, le pasteur l’apparencecreuse de sa bonne réputation ! Aussi s’attardaient-ils, tousdeux, un moment encore. Aucun rayon de lumière dorée ne leur avaitjamais été aussi précieux que la pénombre de cette noire forêt.Ici, où seuls la voyaient les yeux d’Arthur Dimmesdale, la lettreécarlate n’avait point besoin de brûler la poitrine de la femmedéchue. Ici, sous les yeux seulement d’Hester Prynne, ArthurDimmesdale, menteur à Dieu et aux hommes, pouvait pour un momentêtre véridique !

Mais le pasteur tressaillit sous une penséequi, soudain, lui sauta à l’esprit.

– Hester, s’écria-t-il, RogerChillingworth sait que vous entendiez révéler qui il est !Continuera-t-il à garder notre secret ? Quel cours prendradésormais sa revanche ?

– Il y a quelque chose d’étrangementdissimulé en sa nature, répondit Hester pensivement, et qui s’estdéveloppé comme il s’adonnait aux pratiques clandestines de savengeance. Il ne me paraît point probable qu’il trahisse le secret.Il cherchera, sans doute aucun, un autre moyen d’assouvir sa sombrepassion.

– Et moi ? comment continuer à vivreen respirant le même air qu’un aussi mortel ennemi ? s’écriaArthur Dimmesdale en se repliant sur lui-même et pressantnerveusement sa main contre son cœur – geste chez lui devenumachinal. Décide pour moi, Hester ! Tu es forte. Décide pourmoi !

– Tu ne dois pas rester plus longtempsauprès de cet homme, dit Hester lentement et d’un ton ferme.

– Ce fut pis que la mort ! réponditle pasteur. Mais comment le fuir ? Quel choix m’estoffert ? Vais-je m’étendre de nouveau sur ces feuillesdesséchées où je me suis jeté quand tu m’as dit qui il était ?M’enfoncer dedans et mourir tout de suite ?

– Hélas ! quelle épave te voicidevenu ! dit Hester, un flot de larmes s’échappant de sesyeux. Vas-tu te laisser mourir par pure faiblesse ?

– Le jugement de Dieu pèse sur moi,répondit le prêtre. Je ne saurais lutter contre lui !

– Le Ciel te montrerait de lamiséricorde, répliqua Hester, si tu avais seulement la force d’entirer parti.

– Sois forte à ma place, dit-il. Dis-moice que je dois faire.

– Le monde est-il donc si petit ?s’écria Hester en fixant son regard profond sur les yeux du pasteuret exerçant instinctivement un pouvoir magnétique sur un esprittellement ravagé qu’il pouvait à peine se soutenir. L’universentier est-il donc enfermé dans les limites de cette ville là-bas,qui, il y a si peu de temps encore, n’était qu’une étendue semée defeuilles mortes, aussi inhabitée que celle qui nous entoure ?Où mène ce sentier-ci ? Vers la colonie, dis-tu ?Oui ! mais loin, bien loin d’elle aussi ! Il s’enfonce deplus en plus profondément dans la nature sauvage, de moins en moinsvisible jusqu’à ce que, à quelques milles d’ici, les feuillesmortes ne révèlent plus trace des pas de l’homme blanc. Tu eslibre ! Un aussi court voyage te conduirait d’un monde où tuas été tellement misérable en un autre où tu peux encore êtreheureux ! N’y a-t-il pas assez d’ombre en cette forêt sanslimite pour dissimuler ton cœur aux regards de RogerChillingworth ?

– Si, Hester. Mais seulement sous lesfeuilles mortes, répondit le pasteur avec un mélancoliquesourire.

– Alors, il y a le large chemin de lamer ! reprit Hester. Il t’a conduit ici. Si tu le veux, ilpeut te ramener d’où tu viens : dans notre pays natal, dans unde ses plus lointains villages ou dans Londres, la grande ville. Ouencore en Allemagne, en France, dans l’aimable Italie. Là, tuserais hors d’atteinte ! Et qu’as-tu à faire de tous ceshommes si durs et de leur opinion ? Ils n’ont gardé que troplongtemps en esclavage ce qu’il y a de meilleur en toi !

– Cela ne saurait être, répondit lepasteur qui écoutait comme si on le sommait de réaliser un rêve. Jesuis incapable de m’en aller. Misérable et coupable comme je suis,je n’ai d’autre pensée que de traîner mon existence terrestre dansla sphère où Dieu m’a placé. Pour perdue que soit mon âme, je nem’efforcerai pas moins de faire mon possible pour les autres âmes.Je n’ose pas quitter mon poste, bien qu’étant une sentinelleinfidèle qui n’attend d’autre récompense que la mort et ledéshonneur lorsque son temps de garde prendra fin.

– Tu es écrasé sous le poids de ces septans de misère, reprit Hester ardemment résolue à le soutenir de sonénergie. Mais tu laisserais tout ton fardeau derrière toi ! Iln’alourdirait point tes pas sur le chemin de la forêt, ni nechargerait le vaisseau si tu préfères traverser la mer. Laisse cesruines ici où la catastrophe a eu lieu. Ne t’en occupe plus !Reprends tout au commencement ! As-tu épuisé toutes tesressources avec cet échec unique ? Mais non ! L’avenirest encore plein d’expériences à tenter ! de succès ! Ily a du bonheur à ressentir ! du bien à faire. Échange cettevie fausse que tu mènes contre une vie sincère. Sois, si ton espritt’appelle à pareille mission, le guide et l’apôtre desPeaux-Rouges. Ou, s’il est davantage dans ta nature, sois unsavant, un sage parmi les sages, l’homme le plus en renom du mondecivilisé. Prêche ! Écris ! Agis ! Fais n’importequoi hormis te laisser tomber et mourir ! Abandonne le nomd’Arthur Dimmesdale et fais-t’en un autre que tu puisses portersans crainte ni honte. Pourquoi t’attarderais-tu, ne fût-ce qu’unjour, dans les tourments qui ont ravagé ta vie ? – qui t’ontrendu faible devant l’action ? qui finiront par t’enleverjusqu’à la force du repentir ? Lève-toi et pars !

– Oh, Hester, s’écria Arthur Dimmesdaleet, en ses yeux une flamme vacillante allumée par tantd’enthousiasme brilla d’un vif éclat et s’éteignit, tu parles deprendre sa course à un homme dont les genoux se dérobent !Force m’est de mourir ici ! Le monde est trop vaste, tropétrange, trop rebutant ! Je n’ai pas assez de force et decourage pour m’y aventurer seul !

C’était le cri de découragement suprême d’unesprit usé – d’un homme qui n’avait plus assez d’énergie pour sesaisir du sort meilleur qui semblait à sa portée.

Il répéta le mot :

– Seul, Hester !

– Tu ne partirais pas seul ! luirépondit Hester en un profond murmure.

Et alors, tout fut dit !

Chapitre 18FLOT DE LUMIÈRE ENSOLEILLÉE

Arthur Dimmesdale plongea ses regards dans lesyeux d’Hester avec une expression rayonnante d’espoir et de joie,certes, mais où se mêlaient de la crainte, une sorte d’horreurdevant la hardiesse de cette femme qui venait d’exprimer ce que luin’avait fait qu’indiquer, n’avait pas osé dire.

Hester Prynne, née avec un esprit courageux etactif et, depuis si longtemps, non seulement écartée mais rejetéede la société, s’était habituée à une largeur de vues tout à faitétrangère au pasteur. Elle avait moralement erré, sans loi niguide, dans des étendues aussi sauvages, sombres et pleines deméandres que la forêt où tous deux avaient eu cet entretien quiallait décider de leur sort. Son cœur et son intelligence avaientpour ainsi dire leur chez-soi en ces lieux déserts où ellevagabondait aussi librement que l’Indien dans ses bois. Pendant desannées, elle avait donc considéré toutes les institutions, tout ceque prêtres et législateurs avaient établi, du point de vue del’étrangère, avec un esprit critique et guère plus de respect qu’unIndien n’en eût éprouvé pour le rabat du prêtre, la robe dumagistrat, le pilori, le gibet, le foyer ou l’Église. La lettreécarlate était son passeport pour des régions où n’osaient pénétrerles autres femmes. Le désespoir, la honte, la solitude avaient étéses maîtres, des maîtres rudes qui l’avaient rendue forte maisl’avaient bien souvent mal enseignée.

Le pasteur, lui, n’avait jamais traversé uneépreuve calculée pour l’entraîner au-delà des lois reconnues –encore qu’une unique fois il eût transgressé la plus sacrée d’entreelles. Mais son péché avait été un péché de passion qui laissaitintacts ses principes. Depuis ce malheureux épisode, il avaitveillé avec un zèle morbide et minutieux non tellement sur sesactes – contre ceux-ci il était facile de faire bonne garde – maissur tout tressaillement d’émotion, sur chacune de ses pensées. À latête du système social comme l’étaient en ce temps-là les hommesd’église, il se trouvait d’autant plus entravé par tout ce que cesystème comportait de règles, de principes et même de préjugés. Entant que prêtre, il était sans recours enfermé dans le cadre de sonministère. En tant qu’homme, s’il avait failli une fois, saconscience s’était si douloureusement maintenue, depuis, sur lequi-vive, grâce aux élancements d’une blessure toujours à vif,qu’on pouvait le tenir pour plus sûrement engagé dans le sentier dela vertu que s’il n’avait jamais péché du tout.

Aussi peut-il sembler, dans le cas d’HesterPrynne, que les sept dernières années, pour elle toutesd’ostracisme et d’ignominie, n’avaient guère été autre chose qu’unepréparation à l’heure présente. Mais Arthur Dimmesdale ! S’ilallait tomber à nouveau, quelle excuse invoquer pour atténuer safaute ? Aucune. À moins de faire ressortir qu’il avait étébrisé par une longue et vive souffrance ; que son esprit étaitobscurci et troublé par le remords même qui le torturait ;qu’entre s’enfuir comme un criminel avoué et rester comme unhypocrite, sa conscience pouvait trouver difficile dechoisir ; qu’il est humain d’éviter de s’exposer à un risque,à la honte publique, aux machinations inscrutables d’unennemi ; qu’enfin, à ce pauvre misérable, malade et chancelantsur son chemin sinistre et désert, une lueur d’affection humaineapparaissait, la perspective d’une vie nouvelle et sans mensonge,en remplacement de la vie d’expiation écrasante qu’il était entrain de subir.

Disons aussi une vérité dure et triste :la brèche que le mal a creusée dans une âme humaine ne peut jamais,en notre état mortel, être réparée. On peut faire bonne garde afinque l’ennemi ne se fraye pas derechef un chemin vers la citadelleou n’aille pas, même, tenter de choisir, pour théâtre d’assautsfuturs, d’autres voies que celle qui lui avait été une foisfavorable. Un mur en ruine n’en subsiste pas moins et, touteproche, la ronde sournoise d’un ennemi entendant bien renouveler untriomphe qu’il n’oublie pas.

La lutte, si lutte il y eut, n’a pas besoind’être décrite. Il suffit de savoir que le Révérend Dimmesdaledécida de s’enfuir et non point seul.

« Si ces sept dernières années melaissaient un unique souvenir de paix et d’espoir, songea-t-il, jecontinuerais d’endurer ce sort, à cause de cet avant-goût de lamiséricorde céleste. Mais, puisque je me sens irrévocablement jugé,pourquoi ne profiterais-je pas du réconfort qu’on accorde aucondamné avant son exécution ? Si ce nouveau chemin conduit àune vie nouvelle, comme Hester voudrait me le persuader, je nerenoncerai certes à nul sort plus supportable en m’y engageant. Etje ne pourrais d’ailleurs plus vivre sans sa compagnie. Hester atant de force pour soutenir – tant de tendresse pour apaiser !Ô Toi, vers qui je n’ose lever les yeux, ne pourras-tu mepardonner ? »

– Tu partiras, dit Hester avec calmecomme leurs regards se rencontraient.

Une fois la décision prise, la flamme d’unejoie étrange pétilla dans la poitrine du pasteur, apaisant sontrouble. C’était l’effet revigorant – sur un prisonnier échappétout juste du cachot de son propre cœur – de l’air qu’on respiredans une région libre, non régénérée, non christianisée, encoresans loi. Son esprit s’éleva pour ainsi dire d’un bond et approchaplus près du ciel que durant toutes ces années misérables quil’avaient maintenu rampant au ras du sol. Comme il était d’untempérament profondément religieux, cet état d’esprit pritinévitablement chez lui une teinte pieuse.

– Eh, quoi, la joie serait de nouveau àma portée ? s’écria-t-il tout surpris en face de lui-même. Jecroyais que le germe en était mort chez moi ! Oh, Hester, tues mon bon ange ! Il semble que, malade, marqué par le péchéet la douleur, je me sois jeté ici sur ces feuilles de la forêt etme sois relevé un autre homme nanti de forces nouvelles pourglorifier Celui qui a été miséricordieux ! C’est déjà là unevie meilleure. Pourquoi ne l’avons-nous pas trouvée plustôt ?

– Ne regardons pas en arrière, ditHester. Le passé est parti ! Pourquoi nous attarderions-nous àle rappeler ? Regarde ! En détachant ce symbole j’effacetout comme si rien n’avait jamais existé !

En parlant ainsi, elle dégrafa la lettreécarlate de sa poitrine et la jeta au loin parmi les feuillessèches. Le signe mystique alla échouer en bas, sur la rive. Lalargeur d’une main en plus il tombait dans l’eau, et donnait aupetit ruisseau un autre chagrin à entraîner avec lui – en sus del’histoire inintelligible qu’il ne cessait de murmurer. Mais lalettre brodée gisait à terre, scintillante comme un bijou perdu quequelque vagabond malchanceux viendrait peut-être à ramasser pourêtre hanté, ensuite, par des tristesses, d’étranges fantômes depéché et une malchance inexplicables.

Ce stigmate enlevé, Hester poussa un long, unprofond soupir qui déchargea son esprit d’angoisse et de honte. Ôdélicieux soulagement ! Elle ne s’était pas rendu compte dupoids de son boulet avant de s’en sentir délivrée ! D’un autreélan, elle enleva la coiffe austère qui cachait ses cheveux et ilsse répandirent sur ses épaules, noirs et abondants avec à la foisde l’ombre et de la lumière dans leur épaisseur et prêtant auvisage qu’ils encadraient le charme de leur douceur. Sur les lèvresd’Hester et dans ses yeux un sourire se mit à briller radieux ettendre, le sourire même de la femme. Un flot pourpre colorait sesjoues pendant si longtemps restées pâles. Son sexe, sa jeunesse, lasplendeur de sa beauté lui revenaient du passé qu’on ditirrévocable, accouraient se presser, avec ses espoirs de vierge etun bonheur jusqu’alors inconnu, dans le cercle magique de cetteheure. Et, comme si elle n’avait été qu’une émanation de ces deuxcœurs mortels, la tristesse de la terre et des cieux s’évanouitavec leur peine. Tout d’un coup le soleil se montra, inondant d’unflot de rayons la forêt obscure, égayant chaque feuille verte,transmuant en or chaque feuille jaune, étincelant au long du troncgris des arbres solennels. Tout ce qui avait jusqu’alors fait del’ombre devenait de la lumière à présent. Le cours du petitruisseau pouvait être suivi des yeux, grâce à son miroitement defête tandis qu’il s’enfonçait dans le mystère du sous-bois devenuun mystère d’allégresse.

Ainsi, la nature marquait sa sympathie à cesdeux esprits inondés de bonheur – cette nature sauvage et païennede la forêt que ne subjugua jamais la loi humaine, quen’illuminèrent jamais les vérités les plus hautes. L’amour, qu’ilvienne de naître ou s’éveille d’un sommeil de mort, créera toujoursde la lumière, emplira le cœur du rayonnement qu’il répand sur lemonde extérieur. Même si la forêt était restée sombre, il auraitfait clair dans les yeux d’Hester Prynne et d’ArthurDimmesdale !

Hester regarda son compagnon avec lefrémissement d’une joie nouvelle.

– Il faut que tu connaisses Pearl !dit-elle. Notre petite Pearl ! Tu l’as vue, oui, je lesais ! mais tu la verras maintenant avec d’autres yeux. C’estune étrange enfant. Je ne la comprends qu’à peine. Tu l’aimeraschèrement comme je fais et me donneras conseil pour m’y prendreavec elle.

– Crois-tu qu’elle sera heureuse de meconnaître ? demanda le pasteur avec quelque gêne. Voicilongtemps que j’évite les enfants car ils se montrent souventméfiants envers moi. La petite Pearl m’a même fait un peupeur !

– Ah, voilà qui était triste !répondit la mère. Mais vous allez vous aimer chèrement désormais.Elle n’est pas loin, je vais l’appeler. Pearl !

– Je la vois, dit le pasteur. Elle estdebout dans un rayon de soleil, loin par-delà le ruisseau. Ainsidonc, tu crois que l’enfant va m’aimer ?

Hester sourit et, de nouveau, appela Pearlqu’on apercevait, ainsi que l’avait dit Arthur Dimmesdale, debout àquelque distance, dans un rayon de soleil qui tombait sur elle àtravers une voûte de feuillage. Sa silhouette rentrait dans l’ombreou s’illuminait, selon les jeux de la lumière. Elle s’entenditappeler et se mit lentement en route à travers la forêt.

Pearl n’avait pas trouvé le temps long tandisque sa mère s’entretenait avec le pasteur. La grande forêt sombre –pour sévère qu’elle pût se montrer à ceux qui apportaient en sonsein les forfaits et les soucis du monde – s’était de son mieuxtransformée en compagne de jeux pour l’enfant solitaire. Touteténébreuse qu’elle fût elle s’était mise en frais d’aimable humeurpour l’accueillir. Elle lui avait offert des baies, fruits del’automne passé mais ne mûrissant qu’au printemps et aussi rouges àprésent que des gouttes de sang sur les feuilles flétries. Pearlles avait ramassées et s’était régalée de leur saveur âpre. Lespetits habitants de ces lieux sauvages ne prenaient autant dire pasla peine de s’écarter de son chemin. À vrai dire, une perdrix quesuivait sa couvée précipita pourtant sa marche d’un airmenaçant ; mais se repentant sans retard de son impétuositéelle caqueta à ses petits de ne pas avoir peur. Un pigeon laissaPearl venir jusque sous la branche où il était perché, tout seul,et fit alors un bruit de gorge qui était un salut plutôt qu’un crid’alarme. Des majestueuses hauteurs de l’arbre où il logeait, unécureuil se mit à jacasser, soit avec gaieté soit avec colère – carl’écureuil est un petit personnage si coléreux et si gai qu’il estdifficile de discerner son humeur – et lança sur la tête del’enfant une noix de l’année dernière qu’avait déjà grignotée sadent aiguë. Un renard, dérangé dans son sommeil par des pas légerssur les feuilles, jeta à la promeneuse un regard inquisiteur commes’il se demandait si mieux valait s’enfuir ou se rendormir surplace. Un loup, dit-on – mais ici le conte sûrement s’égare dansl’invraisemblance – un loup se serait présenté, aurait flairé larobe de Pearl et tendu sa tête féroce pour se faire caresser. Ilsemble bien vrai, en tout cas, que la mère-forêt et les bêtes etles plantes sauvages qu’elle nourrissait reconnurent en cetteenfant des humains une sauvagerie parente de la leur.

Et Pearl était là plus douce que dans les ruesbordées d’herbe de la colonie ou dans la chaumière de sa mère. Lesfleurs semblaient le savoir et l’une ou l’autre lui chuchotait enla voyant passer : « Fais-toi belle avecmoi ! » Et, pour leur faire plaisir, Pearl cueillit desviolettes et des anémones et des pimprenelles et quelques menuesbranchettes vert tendre que les vieux arbres abaissèrent à saportée. Avec sa récolte, elle orna ses cheveux et sa taille etdevint la fille d’une nymphe ou une dryade enfant, ou n’importequel autre personnage approchant de plus près l’antiquité des bois.Pearl était en train de se parer ainsi quand elle entendit la voixde sa mère et revint lentement sur ses pas.

Lentement – car elle avait vu lepasteur !

Chapitre 19L’ENFANT AU BORD DU RUISSEAU

– Tu l’aimeras chèrement, disait Hester,tandis qu’avec Arthur Dimmesdale elle regardait approcher la petitePearl. Ne la trouves-tu point belle ? Vois avec quel talentnaturel elle a su se parer de ces simples fleurs ! Si elleavait ramassé des perles, des diamants et des rubis dans les bois,ils n’auraient pu lui aller mieux ! C’est une enfantmerveilleuse ! Et je sais bien de qui elle a lefront !

– Sais-tu, Hester, dit le pasteur avec unsourire inquiet, que cette chère enfant trottant toujours à tescôtés m’a causé maintes et maintes alarmes ? Il me semblait –oh, Hester, quelle pensée était-ce là et qu’il était donc terribled’en être épouvanté ! – il me semblait que mes traits étaienten partie reproduits sur son visage et d’une façon si frappante quele monde allait s’en apercevoir ! Mais c’est à toi surtoutqu’elle ressemble.

– Non, non, pas à moi surtout !répondit la mère avec un tendre sourire. Attends un peu encore ettu n’auras plus à redouter qu’on découvre de qui elle est l’enfant.Mais qu’elle est étrangement belle avec ces fleurs sauvages dansses cheveux ! On dirait qu’une des fées que nous avonslaissées en la Vieille-Angleterre l’a parée pour l’envoyer versnous.

Avec un sentiment que ni l’un ni l’autren’avait jamais éprouvé, Hester et Arthur Dimmesdale regardaientPearl avancer lentement vers eux. En elle était visible le lien quiles unissait. Elle avait été offerte à la vue du monde au long dessept dernières années comme un hiéroglyphe vivant. Le secret quetous deux si sombrement s’efforçaient de cacher aurait étéclairement révélé s’il s’était trouvé un prophète ou un magicienversé dans l’art de lire ces caractères de feu !

Et Pearl incarnait le fait qu’ils ne faisaientqu’un. Le passé pouvait être ce qu’il voulait. Hester et ArthurDimmesdale ne pouvaient mettre en doute que leur vie présente etfuture ne fussent jointes, quand ils avaient, ainsi, sous les yeux,l’image à la fois de leur union matérielle et de l’idée spirituellequi les avaient liés l’un à l’autre et les maintiendraient ensembledans l’immortalité. De telles pensées, et d’autres peut-être dontils ne prenaient pas conscience, entouraient pour eux l’enfantd’une sorte d’épouvante sacrée, tandis qu’elle s’avançait.

– Ne laisse rien voir de singulier, nipassion, ni émoi dans ta façon de l’accueillir, murmura Hester.Notre Pearl est parfois semblable à un fantasque et fantastiquepetit lutin. Elle ne tolère que difficilement l’émotion quand ellen’en comprend pas entièrement le pourquoi et le comment. Mais elleest capable de fortes affections. Elle m’aime et elle t’aimera.

– Tu ne saurais croire, dit le pasteur enjetant un coup d’œil de côté vers Hester, combien je désire etredoute à la fois cette rencontre ! Ainsi que je te l’ai déjàdit, les enfants ne se laissent pas volontiers aller à la confianceenvers moi. Ils ne viennent pas grimper sur mes genoux, ni babillerà mes oreilles. Ils ne répondent pas à mon sourire mais se tiennentà l’écart et me regardent d’un air singulier. Les nouveau-nés,eux-mêmes, lorsque je les prends dans mes bras, se mettent àpleurer. Pourtant, Pearl par deux fois au cours de sa petite vies’est montrée gentille envers moi ! La première fois fut tusais bien quand ! et la deuxième, lorsque tu l’amenas avec toichez le sévère vieux Gouverneur.

– Et tu plaidas alors si bravement sacause et la mienne ! répondit Hester. Je m’en souviens et lapetite Pearl doit bien s’en souvenir aussi. N’aie crainte !Elle peut se montrer singulière et timide au début, mais elleapprendra bientôt à t’aimer.

Pendant ce temps, sur l’autre rive, Pearlavait gagné le bord du ruisseau et restait immobile à regarder ensilence Hester et le pasteur, toujours assis côte à côte sur letronc d’arbre moussu et s’apprêtant à la recevoir.

À l’endroit même où elle s’était arrêtée, leruisseau formait une petite anse où l’eau était si claire et sipaisible qu’elle reflétait de la petite fille si pittoresque, ornéede fleurs et de guirlandes une image parfaite, mais un peuspiritualisée. Cette image, presque identique à la personne vivantede la petite Pearl, semblait communiquer à l’enfant quelque chosede son intangible qualité d’ombre. Étrange, cette façon qu’avaitPearl de regarder Hester et le pasteur si fixement, là-bas, dans lapénombre de la forêt, tandis qu’elle était, elle, tout éclairée parun rayon de soleil venu se poser sur elle par sympathie !

Dans le ruisseau, à ses pieds, se tenait uneautre enfant – une autre qui pourtant était la même – avec elleaussi son rayon de lumière dorée. Hester se sentit d’une étrange ettourmentante façon éloignée de Pearl comme si l’enfant, en errantseule dans la forêt, s’était égarée hors de la sphère où sa mère etelle habitaient ensemble et cherchait, en vain, maintenant, à yrentrer.

Il y avait du vrai et du faux dans cetteimpression. L’enfant et la mère s’étaient, en effet, éloignéesl’une de l’autre mais par la faute d’Hester, non de Pearl. Tandisque celle-ci vagabondait sous bois, quelqu’un avait été admis dansle cercle des sentiments de sa mère et en avait tellement modifiél’aspect que Pearl, à son retour, ne pouvait plus trouver sa placehabituelle et ne savait plus où elle en était.

– Il me vient la fantaisie bizarre,remarqua le pasteur toujours réceptif, que ce ruisseau est unefrontière qui sépare deux univers et que tu ne pourras plus jamaisrencontrer de nouveau ta Pearl. Ou serait-elle un de ces petitselfes des légendes de notre enfance à qui il était défendu defranchir un cours d’eau ? Fais, s’il te plaît, en sortequ’elle se hâte car ce délai déjà ébranle mes nerfs.

– Viens, enfant chérie, dit Hester d’unton encourageant et en tendant les bras. Comme tu metslongtemps ! Quand donc te montras-tu pareillementindolente ? Il y a ici un de mes amis qui sera le tien aussi.Tu vas être aimée désormais deux fois plus que ne pouvait t’aimerta mère toute seule. Saute par-dessus le ruisseau et viens !Toi qui sais sauter aussi bien qu’un petit chevreuil !

Pearl, sans se montrer sensible en rien à cesdouces instances, resta de l’autre côté du ruisseau. Tantôt, ellefixait le regard de ses yeux brillants et farouches sur sa mère,tantôt sur le pasteur et, tantôt, leur lançait à tous deux un mêmecoup d’œil comme pour découvrir et s’expliquer le rapport qu’ilpouvait y avoir entre eux. Pour quelque inexplicable raison, ArthurDimmesdale, en sentant sur lui le regard de l’enfant, porta – dugeste qui lui était devenu machinal – sa main à son cœur. À la fin,prenant un curieux air d’autorité, Pearl tendit son index vers lapoitrine de sa mère. Et, à ses pieds, dans le miroir du ruisseau,l’image ensoleillée de la petite fille enguirlandée de fleurspointait de l’index elle aussi.

– Drôle d’enfant ! Pourquoi neviens-tu point à moi ? s’écria Hester.

Pearl continua de tendre son index et eut unfroncement de sourcils d’autant plus impressionnant que sa petiteface était tellement enfantine. Comme sa mère ne cessait de luifaire signe en parant son visage de sourires de fête tout à faitinaccoutumés, l’enfant frappa du pied en un geste plus impérieuxencore. Et le ruisseau refléta, en les amplifiant, le froncement desourcils, l’index tendu et le geste impérieux de la petitePearl.

– Dépêche-toi, Pearl, ou je vais mefâcher, s’écria Hester. Le comportement de l’enfant-lutin, en touteautre occasion, pouvait la trouver endurcie, mais elle désiraitnaturellement lui voir en cet instant des façons plus convenables.Saute à travers le ruisseau, vilaine enfant et cours bien viteici ! Sinon, je vais aller te chercher !

Mais Pearl, sans être un brin plus effrayéepar les menaces de sa mère qu’elle n’avait été adoucie par sesinstances, fut soudain saisie d’un vif accès de rage. Ellegesticulait avec violence et contorsionnait son petit corps de laplus extravagante manière en jetant des cris perçants que de toutesparts des échos répétaient dans les bois. De sorte que, pour seulequ’elle fût en sa déraisonnable colère enfantine, on eût dit quedes multitudes d’êtres cachés la soutenaient de leur sympathie etde leurs encouragements. Une fois de plus, on vit dans le ruisseaul’image de la petite Pearl en courroux, couronnée et ceinturée defleurs, mais frappant du pied, gesticulant sans mesure et necessant de montrer du doigt la poitrine d’Hester !

– Je vois ce qu’elle a, murmura Hester àson compagnon en pâlissant malgré un grand effort pour dissimulerson trouble. Les enfants ne peuvent supporter le moindre changementdans l’aspect de ce qu’ils ont quotidiennement sous les yeux. Pearlest déroutée de ne pas voir sur moi quelque chose qu’elle m’atoujours vu porter !

– Si tu as un moyen de la calmer, je t’enprie, uses-en au plus tôt, répondit le pasteur. Il n’est rien, àpart le courroux venimeux d’une vieille sorcière comme dameHibbins, ajouta-t-il en essayant de sourire, que je n’affronteraisplus volontiers que cette explosion de colère chez une enfant. Surla fraîche beauté de Pearl comme sur les rides de la sorcière,cette rage produit un effet surnaturel. Calme-la, si tum’aimes.

Hester se tourna de nouveau vers Pearl avecune vive rougeur aux joues, un timide coup d’œil de côté au pasteurpuis, avec un lourd soupir – et avant même qu’elle eût parlé sarougeur cédait la place à une pâleur mortelle :

– Pearl, dit-elle tristement, regarde parterre, à tes pieds ! Là ! devant toi ! de ce côté-cidu ruisseau.

L’enfant tourna ses regards vers l’endroitdésigné et vit la lettre écarlate gisant si près du cours d’eau queses broderies d’or s’y reflétaient.

– Apporte-la ici, dit Hester.

– Viens, toi, et la prends !répondit Pearl.

– Vit-on jamais pareille enfant !dit à part Hester au pasteur. Oh, j’ai tant à te dire à sonsujet ! Mais, en vérité, elle a raison à propos de ce signeodieux. Il me faut en supporter encore un peu la torture. Quelquesjours seulement, jusqu’à ce que nous ayons quitté cette région etn’y pensions plus que comme à un pays vu en rêve. La forêt nesaurait le cacher ! L’Océan, quand nous serons en son milieu,le recevra de ma main et l’engloutira à jamais !

Ayant ainsi parlé, elle s’avança jusqu’au borddu ruisseau, ramassa la lettre écarlate et l’agrafa de nouveau sursa poitrine. Elle qui venait de parler de le noyer en pleine mer sesentait sous le coup d’une sentence implacable en voyant luirevenir par la main du destin ce signe funeste. Elle l’avait jetéau loin dans l’espace infini ! Elle avait respiré une heured’air libre – et voici que ce misérable stigmate écarlaterougeoyait de nouveau à son ancienne place ! Hester rassemblaensuite les épaisses boucles de sa chevelure et les enferma sous sacoiffe. Comme si la lettre écarlate avait exercé un sortilège etflétri ce qu’elle touchait, la beauté d’Hester, la chaleur et lerayonnement de sa féminité disparurent comme disparaît le soleil etune ombre sembla s’étendre sur elle.

Une fois ce mélancolique changement opéré,Hester tendit la main vers Pearl.

– Reconnais-tu ta mère, à présent ?demanda-t-elle avec reproche mais d’un ton adouci. Traverseras-tule ruisseau ou la renieras-tu encore à présent que sa honte larecouvre – à présent qu’elle est triste ?

– Oui ! répondit l’enfant traversantle ruisseau d’un bond et serrant Hester dans ses bras. Oui, àprésent, tu es tout de bon ma mère et je suis ta petitePearl !

Avec une tendresse qui n’était pas dans seshabitudes, l’enfant attira à elle la tête de sa mère et la baisa aufront et sur les deux joues. Mais ensuite, comme poussée par cetteespèce de nécessité qui l’obligeait à mitiger toutes lesconsolations qu’elle pouvait apporter par un contrepoids dedouleur, Pearl baisa aussi la lettre écarlate !

– Voilà qui n’est point gentil, ditHester. Quand tu m’as montré un peu d’affection, tu te moques demoi !

– Pourquoi le pasteur est-il là-basassis ? demanda Pearl.

– Il t’attend, dit Hester. Viens recevoirsa bénédiction. Il t’aime, ma petite Pearl, et il aime ta mèreaussi. Ne l’aimeras-tu point ? Viens ! Il lui tarde tantde te voir venir !

– Nous aime-t-il ? demanda Pearl enregardant avec une intelligence pénétrante sa mère en plein visage.Va-t-il revenir avec nous ? Allons-nous entrer dans la ville,la main dans la main, tout les trois ensemble ?

– Non, enfant, pas aujourd’hui, réponditHester. Mais dans les jours qui vont venir, il marchera avec nousla main dans la main. Nous aurons une maison et un foyer à nous. Ettu t’assiéras sur ses genoux et il t’apprendra beaucoup de choseset t’aimera chèrement. Et toi, tu vas l’aimer aussi, n’est-cepas ?

– Et tiendra-t-il toujours sa main surson cœur ? demanda Pearl.

– Sotte enfant, quelle question est-celà ! s’écria la mère. Viens et demande-lui sa bénédiction.

Mais, soit sous l’empire de cette jalousie quiparaît instinctive chez tout enfant gâté en face d’un rivaldangereux, soit sous l’effet de tout autre caprice de sa naturefantasque, Pearl refusa toute marque de gentillesse au pasteur.Elle ne fut menée jusqu’à lui que par la force du poignet d’Hesteret elle se faisait traîner et manifestait son mauvais vouloir pardes grimaces dont elle possédait, depuis sa toute petite enfance,un répertoire fort étendu. Elle pouvait transformer sa physionomiemobile en une série de visages nouveaux marqués chacun au coind’une malice nouvelle. Arthur Dimmesdale, péniblement embarrassé,mais espérant qu’un baiser serait le talisman qui le ferait entrerdans les bonnes grâces de l’enfant, se pencha et lui en déposa unsur le front. Sur quoi, Pearl échappant à sa mère, courut auruisseau, s’y pencha et y baigna son front jusqu’à ce que ce baiserinopportun eût été tout à fait lavé et dissous dans un longécoulement d’eau claire. Ensuite, elle se mit à l’écart, regardantattentive et silencieuse sa mère et le pasteur en train de prendreensemble les arrangements qu’imposaient la situation nouvelle etles projets qui allaient sous peu se réaliser.

Maintenant, cette entrevue fatidique prenaitfin. Le petit vallon allait être laissé à sa solitude. Les vieuxarbres sombres y chuchoteraient longuement, de toutes leursinnombrables langues, au sujet de ce qui s’y était passé et nulmortel n’en serait plus avancé. Et le ruisseau mélancoliqueajouterait une nouvelle histoire aux histoires mystérieuses quialourdissaient déjà son petit cœur de ruisseau et lui faisaientpoursuivre son murmure sans un brin de gaieté de plus qu’aux âgesprécédents.

Chapitre 20LE PASTEUR DANS UN LABYRINTHE

Tandis qu’il s’en allait, prenant de l’avancesur Hester Prynne et la petite Pearl, le pasteur jeta un regard enarrière. Il s’attendait presque à n’apercevoir, de la mère et del’enfant, que de faibles contours en train de s’effacer dans lapénombre du sous-bois. Un tel bouleversement dans sa vie nepouvait, sur le coup, lui paraître réel. Mais Hester était toujourslà, dans sa robe grise. Elle se tenait debout à côté de ce troncd’arbre qu’une tempête avait abattu de bien longues annéesauparavant. Le temps n’avait cessé, depuis, de le couvrir de mousseafin que deux êtres prédestinés, chargés du plus lourd fardeau dela terre, s’y pussent venir asseoir côte à côte et trouver uneheure de répit et de consolation. Pearl aussi était là etsautillait, légère, au bord du ruisseau, occupant à présent que letiers importun s’en était allé, son ancienne place auprès de samère. Donc le pasteur ne s’était pas endormi et n’avait pasrêvé !

Afin de libérer son esprit de la confusionétrangement troublante qu’y jetait un double courant d’impressions,Arthur Dimmesdale évoqua le plan qu’Hester et lui avaient esquisséau sujet de leur départ. Ils avaient tous deux décidé qu’avec sesfoules et ses villes, le vieux Monde leur offrirait un abri plussouhaitable et une plus sûre cachette que les sauvages étendues dela Nouvelle-Angleterre avec ses wigwams ou ses colonies d’Européensdisséminées au long des côtes.

Sans parler de sa santé qui ne pourraitsupporter la dure vie des bois, les dons naturels et la culture duRévérend Dimmesdale ne lui désignaient un chez-lui que dans lespays de civilisation raffinée. Pour achever de faire pencher labalance en faveur d’un tel choix, un bateau se trouvaitactuellement au port. C’était un de ces vaisseaux suspects comme ily en avait beaucoup alors qui, sans être tout à fait deshors-la-loi de la mer, n’en rôdaient pas moins sur sa surface avecdes réputations fort mal établies. Celui-ci était récemment arrivéd’Espagne et allait, dans trois jours, mettre à la voile pourBristol. Hester Prynne, que sa vocation de sœur de charité avaitmise en rapport avec le capitaine, pourrait s’arranger pour yretenir trois places avec tout le secret que les circonstancesrendaient plus que désirable.

Le pasteur s’était enquis auprès d’Hester, etavec grand intérêt, de la date de départ du vaisseau. Il avaitappris qu’elle tomberait sans doute dans quatre jours. « Voilàqui est très heureux », s’était dit le pasteur en lui-même.Mais pourquoi trouvait-il ce détail si heureux ? Pour uneraison que nous hésitons à dévoiler. La voici, cependant, afin dene rien cacher au lecteur : dans trois jours le RévérendDimmesdale devait prêcher le sermon dit de l’Élection[67] – car il allait y avoir changement degouverneur. Et, comme un événement pareil faisait honorablementépoque dans la vie d’un clergyman de Nouvelle-Angleterre, leRévérend Dimmesdale n’aurait pu choisir meilleur moment pourterminer sa carrière. « Nul ne pourra en tout cas dire de moi,songeait cet homme exemplaire, que j’ai mal rempli ou négligé deremplir un seul de mes devoirs publics. »

Triste, en vérité, qu’avec un sens aussi aigude l’analyse de soi, ce pauvre pasteur pût se duper aussimisérablement !

Nous avons dit et aurons peut-être encore àdire sur lui des choses pires, mais aucune, nous en avons peur, nesaurait être marquée au coin d’une aussi déplorable faiblesse. Nousn’aurons à fournir nulle preuve à la fois aussi légère et aussiindéniable du mal subtil qui depuis longtemps avait commencé des’attaquer au fond même de son caractère. Nul homme, pendant unlaps de temps considérable, ne peut avoir deux visages : unqu’il se présente à lui-même, un autre qu’il présente à la foule,sans finir par s’embrouiller au point de ne plus savoir quel est levrai.

Le bouillonnement de ses impressions prêta auRévérend Dimmesdale une énergie inaccoutumée qui le précipita àrapide allure vers la ville. Il lui semblait que le sentier étaitplus sauvage, moins dégagé d’obstacles naturels, moins foulé par lepied de l’homme qu’il ne l’avait trouvé à l’aller. Mais ilfranchissait les endroits bourbeux, fonçait à travers les buissonsde ronces, plongeait dans les descentes, surmontait, enfin, toutesles difficultés avec une ardeur infatigable qui le stupéfiait. Ilne pouvait s’empêcher de se souvenir des efforts, des arrêts pourreprendre du souffle, qu’il lui avait fallu multiplier pour avancersur ce même chemin deux jours auparavant. Comme il approchait de laville, il eut l’impression d’un changement dans la série desspectacles familiers qui se présentèrent à lui. Il lui semblaitqu’il n’y avait pas deux jours, mais des jours et des jours et mêmedes années et des années qu’il s’en était éloigné. La rue suivaitbien cependant la direction dont il se souvenait, les maisonsprésentaient à ses yeux les mêmes particularités : ni plus nimoins de pignons ; une girouette, partout où sa mémoire enévoquait une. Cette importune impression de changement s’imposaitpourtant malgré tout. Il en allait de même pour les personnes deconnaissance qui venaient à passer et pour toutes les formeshumaines, bien connues, de la petite ville. Elles ne paraissaientni plus ni moins âgées. Les barbes des vieux n’étaient pas plusblanches, l’enfançon, en lisières l’avant-veille, ne marchait pastout seul aujourd’hui. Il était impossible au pasteur de définir àquel point de vue tous les gens étaient différents de ceux qu’ilavait aperçus en s’éloignant de la ville et, cependant, quelquechose de profondément enfoncé en lui persistait à lui signaler unetransformation. Une impression du même genre le frappa encore plusremarquablement comme il suivait les murs de sa propre église. Lebâtiment avait un air à la fois si étrange et si familier quel’esprit du Révérend Dimmesdale oscillait entre deuxexplications : ou il n’avait jusqu’ici vu son église qu’enrêve, ou il rêvait seulement d’elle maintenant.

Ce phénomène et ses manifestations diversesn’indiquaient nulle modification extérieure mais un changement chezle spectateur de ces scènes familières – un changement si subit etsi important que l’espace d’un seul jour avait agi sur sa vieintérieure comme un intervalle de plusieurs années. La volonté mêmedu pasteur, la volonté d’Hester et le destin qui s’élaborait entreeux deux avaient opéré cette transformation. C’était la même villeque devant, mais celui qui revenait de la forêt n’était point lemême homme. Il aurait pu dire aux amis qui le saluaient :« Je ne suis pas l’homme pour lequel vous me prenez : cethomme-là, je l’ai laissé dans la forêt, au creux d’un petit vallon,à côté d’un tronc d’arbre moussu et d’un ruisseaumélancolique ! Allez à la recherche de votre pasteur et vousverrez si, avec ses joues maigres, son front blêmi que lasouffrance alourdit et ride, il n’a pas été jeté là-bas comme unvêtement dont on ne veut plus ! » Ses amis auraient, sansdoute aucun, protesté : « Tu es toi-même cethomme. » Mais ce sont eux qui se seraient trompés, non paslui.

Avant que le Révérend Dimmesdale eût atteintson logis, il se donna à lui-même d’autres preuves de la révolutionqui venait de s’opérer dans ses sentiments et ses pensées. Envérité, rien de moins qu’un total changement de dynastie et de loimorale en son monde intérieur ne pouvait suffire à expliquer lesimpulsions dont vint à prendre conscience, pour son grand désarroi,le pauvre pasteur. À chaque pas, il se sentait poussé à fairequelque chose d’étrange, d’excentrique, de coupable, avec lesentiment que ce serait à la fois involontaire et volontaire, qu’ilagirait en dépit de lui-même et pourtant sous la force d’uneintention qui aurait en lui des racines plus profondes que lemouvement qui s’opposait à sa réalisation. Par exemple, ilrencontra un des diacres de sa paroisse. Le bon vieillard s’adressaà lui sur un ton d’affection paternelle que son âge vénérable, saréputation de sainteté, sa situation dans l’église lui permettaientd’employer, mais en sachant y mêler tout le respect dû à laprofession et aux qualités personnelles de son interlocuteur. Ehbien, durant les quelques minutes d’entretien qu’il eut avec cetexcellent diacre à la barbe chenue, ce fut à grand-peine que lejeune pasteur put se retenir d’exprimer quelques remarquesblasphématoires sur la Sainte Communion ! Il tremblaitlittéralement et son visage tournait au gris cendre tant il avaitpeur que sa langue n’allât formuler d’elle-même pareillesabominations et se réclamer de son consentement, bien qu’il ne lelui eût point, en bonne justice, donné. Et même en tremblant ainside terreur, il ne pouvait que difficilement s’empêcher de rire enimaginant le patriarcal vieux diacre pétrifié par l’impiété de sonpasteur. Un autre incident du même genre se produisit encore. Commeil se hâtait au long de la rue, le Révérend Dimmesdale rencontra laplus âgée de ses paroissiennes. C’était une vieille dame pieuse etexemplaire entre toutes, une pauvre veuve solitaire dont le cœurétait aussi rempli de souvenirs sur son mari, ses enfants et sesamis défunts qu’un cimetière peut l’être de tombes à inscriptionsfunéraires. Cet état de choses, qui aurait pu lui constituer un siécrasant chagrin, devenait presque une façon de joie austère poursa vieille âme pieuse grâce aux consolations qu’elle tirait desvérités de l’Écriture, sa pâture morale depuis plus de trente ans.Depuis qu’elle faisait partie du troupeau du Révérend Dimmesdale,le plus grand réconfort terrestre de cette bonne vieille était derencontrer son pasteur, soit par hasard, soit volontairement, et dese faire retremper l’âme par une vérité évangélique tombant toutechaude et parfumée de ces lèvres révérées en son oreille un peudure, mais passionnément attentive. Or ce jour-là au moment où ilapprocha ses lèvres de l’oreille de la vieille femme, le RévérendDimmesdale ne put – le grand ennemi des âmes s’en mêlant – sesouvenir d’aucun passage des Écritures, sinon d’un qui était court,vigoureux et constituait, lui semblait-il, un argument sansréplique contre l’immortalité de l’âme. Cette citation, si elle luiavait été insufflée, eût très probablement causé sur le coup lamort de la pauvre vieille dame – aussi radicalement qu’une infusionviolemment empoisonnée. Ce qu’il lui chuchota au juste, le pasteurne put ensuite s’en souvenir. Peut-être une heureuse faute deprononciation intervint-elle et ne laissa pas la bonne veuve saisirle sens de la phrase ou lui permit, la Providence aidant, del’interpréter à son goût. De toute façon, lorsque le pasteur seretourna pour la regarder, il lui vit une expression de gratitudeextasiée qui avait l’air d’un reflet de la cité céleste brillantsur son visage si ridé et si pâle.

Un exemple encore. Après avoir quitté la plusâgée de ses paroissiennes, le Révérend Dimmesdale rencontra la plusjeune. Cette jouvencelle avait été dernièrement amenée – et par lesermon que prêcha le Révérend Dimmesdale le dimanche qui suivit saveillée – à échanger les plaisirs passagers de ce monde contre cetespoir en un avenir céleste qui devait se faire de plus en plustangible et lumineux à mesure que la vie s’assombrirait autourd’elle. Elle était aussi belle et pure qu’un lys qui aurait fleurien Paradis. Le pasteur savait bien qu’elle lui avait fait un auteldans le sanctuaire immaculé de son cœur, que son image, à lui,était là, derrière de blancs rideaux, communiquant à la religion lachaleur de l’amour, à l’amour une pureté religieuse. Satan, cetaprès-midi-là, avait sûrement éloigné la pauvre jeune fille de samère pour la mettre sur le chemin de cet homme si durement tenté –disons même, plutôt, tout à fait perdu et désespéré. Comme elleapprochait, le démon suggéra au pasteur de condenser sous un trèsmince volume les germes d’un mal qu’il laisserait tomber sur cejeune sein où, très certainement, ils ne tarderaient point à sedévelopper et à porter un fruit ténébreux. Le pasteur se sentait untel pouvoir sur cette âme vierge et si confiante en lui qu’il sevoyait à même de flétrir tout ce vaste champ d’innocence d’un seulmot, d’un seul regard impur. Aussi, résultat d’une lutte plusviolente qu’aucune de celles qu’il venait de soutenir, il mit unpan de son manteau devant son visage, précipita sa marche et passasans faire le moindre signe de reconnaissance, laissant sa jeunesœur en Jésus-Christ supporter son impolitesse comme elle lepourrait. Elle fouilla dans sa conscience (qui était pleine depetits riens sans importance comme sa poche ou son sac à ouvrage)et se mit à se reprocher, pauvrette, un millier de fautesimaginaires et vaqua à ses devoirs de ménagère, le lendemain matin,avec des yeux rougis.

Avant que le pasteur ait eu le temps decélébrer sa victoire sur cette dernière tentation, voilà qu’il futhappé par une autre, ridicule mais presque aussi épouvantable. Ilavait envie – nous rougissons de le dire – de s’arrêter pourapprendre de très vilains mots à un groupe de tout petits Puritainsen train de s’amuser là et qui ne savaient presque pas parlerencore. Se refusant pareil caprice comme indigne de la robe qu’ilportait, le Révérend Dimmesdale se trouva face à face avec un marinivre – un membre de l’équipage du vaisseau espagnol à l’ancre dansle port. Et, du moment qu’il avait si vaillamment surmonté toutesses autres tentations, le pauvre Révérend aurait, tout au moins,bien voulu serrer la main de ce drôle et se récréer de quelquesgrossières plaisanteries comme celles dont les marins débauchéssont prodigues et d’une volée de bons, braves jurons défiantDieu ! Ce furent moins ses principes que son bon goût naturel,que la raideur, surtout, de ses habitudes cléricales de bonne tenuequi le firent sortir indemne de cette dernière crise.

– Qu’est-ce donc qui me hante et me tenteainsi ? se demanda à la fin le pasteur, s’arrêtant dans la rueet frappant son front de sa main. Suis-je fou ? ou devenucomplètement la proie du démon ? Ai-je fait un pacte avec luidans la forêt ? et signé de mon sang ? Et vient-il, àprésent, me rappeler mes engagements en me poussant à accomplirtoutes les mauvaises actions et les vilains gestes que son ignobleimagination peut concevoir ?

Au moment où le Révérend Dimmesdales’interrogeait ainsi en se frappant le front, il paraît que vieilledame Hibbins, la célèbre sorcière, vint à passer en grand appareil.Elle portait une coiffe fort haute, une belle robe de velours et safraise était amidonnée avec le fameux empois jaune dont AnnTurner[68], sa grande amie, lui avait autrefoisdonné le secret avant d’être pendue pour le meurtre de Sir ThomasOverbury. Que dame Sorcière eût lu ou non les pensées du pasteur,elle se serait, en tout cas, arrêtée, aurait d’un œil perçantregardé son homme bien en face, souri avec astuce et (encore quepeu encline à s’entretenir avec des clergymen) entamé laconversation.

– Or çà, mon révéré seigneur, vousallâtes donc faire une visite en forêt ? dit-elle en branlantde son chef à la haute coiffe. La prochaine fois, il me faudrafaire signe, s’il vous plaît. Je serai fière de vous tenircompagnie et crois ne point m’avancer trop en vous assurant qu’unmot de moi suffira à vous valoir là-bas fort aimable accueil dugrand potentat que vous savez.

– Je me déclare, Madame, répondit lepasteur avec tout le respect qu’exigeait le rang de la dame et quesa bonne éducation lui inspirait, je me déclare en conscience fortsurpris par vos paroles ! Je n’allai point dans la forêt pourvoir un potentat, ni ne désire jamais y revenir en vue de gagnerles faveurs de pareil personnage. Je n’eus d’autre objet qued’aller voir mon mien pieux ami, l’Apôtre Eliot, et me réjouir aveclui qu’il ait gagné tant d’âmes précieuses à notre religion.

– Ha ! ha ! ha ! fit lavieille dame et sorcière en branlant toujours sa haute coiffe etavec un rire tout caquetant, fort bien ! Fort bien ! Vousvous en tirez comme un vieux compère ! Mais à minuit dans laforêt nous tiendrons un autre langage !

Elle passa son chemin dans toute sa majesté devieille dame, mais souvent elle tourna la tête vers le pasteur enlui souriant, comme entêtée à reconnaître entre eux quelque liensecret.

« Me serais-je donc bel et bien vendu, sedemanda le pasteur, au démon que, si l’on dit vrai, cette vieillesorcière de velours vêtue et de jaune empesée aurait élu pourSeigneur et Maître ? »

Le malheureux ! Il avait, en effet,conclu un marché de ce genre ! Tenté par un rêve de bonheur,il s’était laissé entraîner délibérément – ce qu’il n’avait encorejamais fait jusqu’ici – vers ce qu’il savait bien être un péchémortel. Et le poison de ce péché infestant toute sa personne moraleengourdissait ses bons penchants et éveillait à une vie intensetoute la confrérie des mauvais. Mépris, amertume, méchanceté, désirde se moquer de tout ce qui était bon et respectable – oui, ilsétaient tous bien en vie et le tentaient, et l’épouvantaient toutensemble. Et cette rencontre avec dame Hibbins, si vraiment elleavait eu lieu, ne faisait que rendre plus frappante son associationavec les pires habitants de ce monde et de l’autre.

Il était cependant arrivé à son logis, enbordure du cimetière, et gravissant l’escalier en hâte, il alla seréfugier dans son cabinet. Il était heureux d’avoir atteint cetabri sans s’être trahi aux yeux du monde par une de cesextravagances coupables qu’il n’avait cessé d’être tenté decommettre dans la rue. Il entra dans la pièce familière. Ilregarda, tout autour de lui, les livres, les fenêtres, la cheminée,les murs douillettement tapissés, avec la même impressiond’étrangeté qui le hantait depuis qu’il avait quitté le bord duruisseau pour se remettre en marche, traverser la ville et arriverjusqu’ici… Ici où il avait étudié et écrit ; supporté jeûneset veilles qui ne le laissaient vivant qu’à demi ; où ils’était efforcé de prier ; où il avait souffert tant et tantd’angoisses ! Là était sa Bible, en beau vieil hébreu, qui luiavait fait entendre les voix de Moïse et des prophètes et, àtravers toutes, celle de Dieu. Là, sur la table reposait, prèsd’une plume tachée d’encre, un sermon inachevé. Une phrase yrestait en suspens telle qu’il l’avait laissée lorsque ses penséesavaient cessé de se déverser sur sa page, deux joursauparavant.

Il savait que c’était lui, le pasteur émaciéaux joues pâles, qui avait supporté toutes ces choses et écrit toutce morceau du sermon du Jour de l’Élection ! Mais ilparaissait se tenir à part et regarder son ci-devant moi avec unecuriosité dédaigneuse, apitoyée et à demi envieuse cependant. Cemoi n’était plus. Un autre homme était revenu de la forêt – unhomme plus sage, qui avait une connaissance de secrets mystères àlaquelle son prédécesseur n’aurait jamais pu atteindre. Bien amèreconnaissance que celle-là !

Tandis qu’il était absorbé par ces réflexions,un coup fut frappé à la porte et le pasteur dit :« Entrez ! » non sans se demander un peu s’iln’allait pas voir paraître un méchant esprit. Et bel et bien il envit un ! Le vieux Roger Chillingworth entra. Le pasteur restaimmobile, pâle et sans un mot, une main sur les Saintes Écritureset l’autre sur son cœur.

– Soyez le bienvenu en ce logis, révérendseigneur, dit le médecin. Quelles sont les nouvelles de l’ApôtreEliot, cet homme de Dieu ? Mais il me paraît, mon bonseigneur, que vous êtes fort pâle et que ce voyage en forêt futtrop fatigant pour vous. Mon aide ne vous sera-t-elle point utilepour vous donner la force de prêcher votre sermon du Jour del’Élection ?

– Non, je ne crois pas ! répondit leRévérend Dimmesdale. Mon voyage et la vue là-bas de ce saint Apôtreet l’air pur que j’ai respiré m’ont fait grand bien après tout letemps que je passai ici enfermé. Je crois que je n’aurai plusbesoin de vos drogues, mon bon docteur, pour aussi bonnes qu’ellessoient et administrées par une main si amicale.

Roger Chillingworth n’avait, pendant ce temps,pas cessé de regarder le pasteur avec cette intensité grave dumédecin qui étudie son malade. Mais, en dépit de cette apparence,le pasteur était autant dire certain que son interlocuteur savaitquel entretien venait d’avoir lieu dans la forêt et n’ignorait pasqu’aux yeux de son malade, il n’était plus un ami sûr mais unennemi entre tous acharné. Les deux hommes sachant ainsi à quois’en tenir, il eût été, semble-t-il, naturel qu’un peu de leursavoir s’exprimât en paroles. Mais il est singulier de constatertout le temps qui, souvent, s’écoule avant que les mots donnentcorps aux choses. Il est également curieux de voir avec quelleimpunité deux personnes qui décident tacitement d’éviter un sujetpeuvent l’approcher de tout près et s’en écarter sans y toucher. Lepasteur ne redoutait pas que Roger Chillingworth allât expressémentparler avec lui de leur situation nouvelle vis-à-vis l’un del’autre. Et pourtant le médecin se coula, à sa façon ténébreuse,terriblement près du secret.

– Ne vaudrait-il pas mieux, demanda-t-il,user ce soir de mes pauvres talents ? En vérité, cherseigneur, il nous faut faire de notre mieux afin de vous donnerforce et vigueur pour votre sermon du Jour de l’Élection. Les gensattendent en cette occasion, de grandes choses de vous ne pouvants’empêcher de craindre que l’année à venir ne trouve leur pasteurparti.

– Oui, pour un autre monde, répondit leRévérend Dimmesdale avec une pieuse résignation. Dieu veuille quece soit pour un monde meilleur car, en toute bonne foi, je ne croisguère, en effet, que je m’attarderai auprès de mon troupeau pendanttoutes les saisons d’une nouvelle année ! Mais, en ce quiconcerne vos médecines, mon bon docteur, en mon état présent, jen’en ai vraiment nul besoin.

– Je me réjouis qu’il en soit ainsi,répondit le médecin. Il se peut que mes remèdes, si longtempsadministrés en vain, commencent à présent à faire leur effet. Quelhomme heureux je serais et ayant bien mérité de laNouvelle-Angleterre s’il m’était donné de parfaire cettecure !

– Je vous remercie de tout cœur, trèsvigilant ami, dit le Révérend Dimmesdale avec un grave sourire, etne peux vous revaloir vos bons offices que par mes prières.

– Les prières d’un juste valent del’or ! répliqua le vieux Roger Chillingworth en s’en allant.Oui, ce sont là espèces qui ont cours en la Jérusalem Nouvelleétant marquées au coin du Prince qui là-haut bat monnaie !

Resté seul, le pasteur appela une servante etdemanda des aliments qu’il se mit à manger avec un appétitdévorant. Puis jetant au feu les feuillets du sermon qu’il avait entrain, il en commença aussitôt un autre.

Sa plume allait sous l’impulsion d’un telcourant d’émotion que le Révérend Dimmesdale se crut inspiré et sedemanda seulement comment la Providence pouvait trouver séant defaire passer la solennelle musique de ses oracles par un instrumentaussi indigne que lui. Mais enfin, laissant ce mystère se résoudretout seul, ou rester à jamais non résolu, il poursuivit sa tâcheavec une ardeur trempée d’extase.

Et ainsi sa nuit passa très vite, aussi vitequ’un coursier ailé qu’il eût chevauché bride abattue. L’auroreparut et se glissa, rougissante, entre les rideaux. Puis le soleilse leva et jeta dans le cabinet de travail un rayon doré qui vintse poser juste sur les yeux éblouis du Révérend Dimmesdale,toujours assis à sa table, la plume aux doigts et une vaste,incommensurable étendue de papier écrit derrière lui.

Chapitre 21LE JOUR FÉRIÉ DE NOUVELLE-ANGLETERRE

Le matin du jour où le nouveau Gouverneurallait recevoir son mandat des mains du peuple, Hester Prynne et lapetite Pearl arrivèrent de bonne heure sur la Place du Marché.Elles la trouvèrent fourmillante déjà d’artisans et autreshabitants plébéiens de la ville. À cette foule se mêlaient despersonnages de rude allure que leurs costumes de peaux de daimdisaient appartenir aux groupements d’Européens qui, dans la forêt,entouraient la petite capitale de la colonie.

En ce jour, comme en tous les autres joursfériés des sept dernières années, le vêtement d’Hester était degrossière étoffe grise. Non tant par sa teinte que par uneindéfinissable particularité de sa coupe, il l’effaçait ;tandis que la lettre écarlate la retirait de ce crépuscule pourl’illuminer en quelque sorte d’un jour moral. Quant à son visage,depuis si longtemps familier aux gens de la ville, il montrait latranquillité marmoréenne qu’on avait l’habitude de lui voir. Ilévoquait un masque, ou plutôt le calme glacé des traits d’unemorte. Il devait cette sinistre ressemblance au fait qu’Hesterétait vraiment morte en tant qu’être vibrant à l’unisson des autreset s’en était allée du monde dont elle semblait continuer de fairepartie.

Peut-être en ce jour y avait-il pourtant surce visage une expression qu’on n’y avait jamais vue. Elle n’étaitdu reste pas assez vive pour être remarquée. Seul y aurait étésensible un observateur surnaturellement doué qui aurait cherchédans l’apparence d’Hester un reflet correspondant à ce qu’il auraitpu lire en son cœur. Pareil voyant aurait été à même de se rendrecompte qu’après avoir supporté pendant sept longues années leregard de la multitude comme une nécessité, une pénitence, unechose qu’une dure religion l’obligeait à endurer, cette femme s’yexposait en ce moment de son plein gré afin de convertir ce quiavait été une si longue épreuve en une façon de triomphe :

– Regardez pour la dernière fois lalettre écarlate et celle qui la porte ! aurait pu dire aupeuple sa victime qu’il croyait pour toujours son esclave. Un petitmoment encore et elle sera hors d’atteinte ! Quelques heuresde plus et le profond, le mystérieux océan recevra et cachera àjamais ce symbole que vous avez fait brûler sur cettepoitrine !

Et, par une inconséquence non tropinvraisemblable pour être prêtée à la nature humaine, Hestern’était sans doute pas sans ressentir un regret à l’instant où elleallait se libérer d’une souffrance qui s’était mise à faire siprofondément corps avec elle. Ne se pouvait-il qu’elle eût éprouvéun irrésistible désir de boire une dernière longue gorgée à lacoupe d’aloès et d’absinthe qui avait abreuvé les années de presquetout son temps de femme ? Le vin de vie qui serait désormaisoffert à ses lèvres aurait, en vérité, besoin d’être fort, exquiset revigorant. Sinon il la laisserait languissante après la lie decette amertume qu’elle avait absorbée comme un cordial entre touspuissant.

Pearl était parée avec une gaieté aérienne. Ileût été impossible de deviner que cette apparition ensoleilléedevait son existence à la mélancolique femme en gris. Impossibleaussi de s’aviser que la fantaisie, à la fois si magnifique et sidélicate, qui avait dû être nécessaire pour combiner les atours del’enfant était la même que celle qui avait accompli la tâche, sansdoute plus difficile, de donner un caractère si particulier aucostume terne de la mère.

La robe de Pearl lui convenait si bien qu’onl’aurait prise pour une émanation de la petite fille, ou pour undéveloppement nécessaire, une manifestation extérieure de soncaractère, une qualité bien à elle qu’il n’était pas plus questionde lui enlever que d’enlever son coloris vif et multiple à l’ailed’un papillon, ou son lustre satiné au pétale d’une fleur. Soncostume ne faisait qu’un avec sa nature. En ce jour prometteurd’événements, Pearl manifestait en sus une inquiétude, unesurexcitation singulières qui ne ressemblaient à rien tant qu’auscintillement du diamant qui fulgure au rythme précipité de lapoitrine qui le met en valeur. Les enfants sont toujours sensiblesà l’agitation de leurs proches, éprouvent toujours, en particulier,comme un pressentiment quand quelque chose menace la tranquillitédu train-train domestique. Aussi Pearl, née d’une mère en désarroi,trahissait-elle par l’exubérance même de son entrain ce que nul nepouvait déchiffrer, ce matin-là, sous la passivité marmoréenne dufront d’Hester.

Cet état d’effervescence donnait à la petitefille des mouvements d’oiseau, la faisait voleter plutôt quemarcher aux côtés de sa mère. À tout instant, elle lançait desexclamations, des paroles inarticulées, chantonnait sur le modeaigu. Quand sa mère et elle arrivèrent sur la Place du Marché,Pearl s’agita de plus belle devant le remue-ménage et la bousculadequi animaient l’endroit – lequel ressemblait plutôt d’habitude àune vaste et déserte place de village qu’au centre d’une ville.

– Que se passe-t-il, Mère,s’écria-t-elle. Pourquoi les gens ont-ils tous laissé leur travailaujourd’hui ? Est-ce récréation pour le monde entier ?Voyez ! il y a le forgeron ! Il a lavé sa face noire etmis ses habits du dimanche et on le dirait tout prêt à prendre unair gai si seulement quelqu’un de gentil voulait bien lui montrercomment faire ! Et voilà Maître Brackett, le vieux geôlier quime fait bonjour de la tête et me sourit. Pourquoi me fait-il dessignes comme ça ? Mère ?

– Il se souvient de toi toute petite, monenfant, répondit Hester.

– Il ne devrait quand même pas me sourireet me faire des signes comme ça, ce noir vilain bonhomme ! ditPearl. Il peut te faire bonjour à toi s’il veut, parce que tu estout de gris vêtue et portes la lettre écarlate. Mais voyez, Mère,que d’étrangers il y a ! et des Indiens parmi eux et desmatelots ! Que sont-ils tous venus faire ici sur la Place duMarché ?

– Ils sont venus pour voir passer lecortège. Le Gouverneur et les magistrats vont tous défiler et lespasteurs et tous les gens sages et haut placés derrière les soldatset la musique.

– Le pasteur y sera-t-il aussi ?demanda Pearl. Et me tiendra-t-il les deux mains comme lorsque tume menas vers lui des bords du ruisseau ?

– Il sera là, oui, répondit la mère. Maisil ne te dira rien aujourd’hui et il ne faudra, toi, rien luidire.

– Quel drôle d’homme triste c’est !dit l’enfant, comme parlant en partie pour elle-même. Dans la nuitnoire, il nous appelle à lui et tient ta main et la mienne là-hautsur le pilori. Et dans la forêt, où seuls les vieux arbres peuvententendre et une bande de ciel voir, il devise avec toi assis sur untas de mousse ! Et il me met au front un baiser que le petitruisseau a eu du mal à effacer ! Mais ici, au grand soleil, ilne nous connaît point et nous ne devons point le connaître !Un drôle d’homme triste avec sa main toujours sur soncœur !

– Paix, petite Pearl, dit Hester. Tu nepeux comprendre ces choses. Ne pense pas maintenant au pasteur maisregarde autour de toi comme le monde est gai. Les enfants sontvenus de leurs écoles, les grandes personnes de leurs boutiques etde leurs champs pour être contents tous ensemble. C’est qu’à partird’aujourd’hui un homme nouveau va régner sur eux et, depuis qu’il ya des gens et des nations, c’est l’habitude en pareil cas de seréjouir – comme si une année de bonheur et d’abondance allait enfinse dérouler en ce pauvre vieux monde !

Hester disait vrai. Une jovialité inaccoutuméeéclairait les visages. Les Puritains concentraient alors en ce jourde fête – et devaient continuer à faire de même durant presque deuxsiècles – tout ce qu’ils croyaient pouvoir concéder en fait degaieté et de réjouissances à l’infirmité humaine. Ils écartaientalors d’eux le nuage qui les assombrissait habituellement au pointde montrer, durant ces quelques heures de frairie, des mines àpeine plus allongées que la plupart des autres communautés durantune période d’affliction publique. Mais qui sait si nous ne nousexagérons pas l’austérité des teintes noires et grises qui,indubitablement, caractérisaient les us et coutumes de cetteépoque ? Les bonnes gens qui se trouvaient, ce matin-là, surla Place du Marché, n’avaient point hérité de la sombre humeurpuritaine. Leurs pères avaient vécu aux temps prospères et radieuxde l’ère élisabéthaine – à une époque où, prise dans son ensemble,l’Angleterre peut paraître avoir mené la vie la plus imposante, laplus magnifique et la plus joyeuse que le monde ait connue.

S’ils avaient suivi leur goût héréditaire, lescolons de la Nouvelle-Angleterre eussent célébré tout événementpublic d’importance par cavalcades, spectacles, banquets et feux dejoie. Il ne leur eût point paru impraticable de combiner, lors desplus majestueuses cérémonies, les divertissements et la pompe,d’enjoliver, pour ainsi dire, de brillantes broderies en stylegrotesque la robe d’apparat dont une nation se pare aux grandesoccasions. Dans le cérémonial institué pour l’installation annuelledes magistrats, on peut discerner les traces obscurcies, un reflettrès dilué des fastes que nos ancêtres avaient pu entrevoir en lafière ville de Londres – nous ne dirons point aux fêtes d’uncouronnement, mais à l’élection du Lord-Maire[69].

Les fondateurs de la communauté – hommesd’État, prêtres et soldats – considérèrent comme un devoir derevêtir, pour cette solennité, les apparences majestueuses qui,d’après les anciennes idées reçues, étaient la tenue de rigueur del’éminence sociale. Tous défilaient donc en grand cortège aux yeuxdu peuple, dotant ainsi du prestige nécessaire l’armature simpled’un gouvernement si nouvellement érigé.

De son côté, le peuple pouvait, en cetteoccasion, se relâcher de l’application stricte qu’il devaitapporter à ses rudes et diverses industries et qui semblait, lereste du temps, être tout d’une pièce avec sa religion. Ledélassement était admis sinon encouragé. Il n’y avait, il est vrai,ici, aucun des divertissements que la gaieté populaire auraittrouvé à foison dans l’Angleterre des temps de la reine Élisabethet du roi Jacques. Rien n’évoquait les représentations théâtrales –ni barde à harpe et ballade ; ni montreur de singesavant ; ni jongleur aux mille tours de passe-passe ; nibouffon faisant la joie des foules avec des plaisanteries, vieillesde plusieurs centaines d’années peut-être, mais servant toujoursleur but parce qu’elles s’abreuvent aux plus larges sources del’hilarité. Tous ces maîtres en jovialité eussent été sévèrementrepoussés, non seulement par la discipline implacable de la loi,mais par le sentiment général qui donne à la loi sa vitalité.

La grande face honnête du peuple n’en souriaitpas moins – d’un sourire un peu grimaçant peut-être, mais large.Les jeux ne manquaient pas. Il y avait ceux que les colons avaientsuivi des yeux ou auxquels ils avaient pris part autrefois, auxfoires et aux frairies de la Vieille-Angleterre et que l’on avaitjugé bon d’acclimater en ce nouveau sol à cause du courage virilqu’ils exigeaient. Des luttes corps à corps à la mode de celles duDevonshire et de Cornouailles se déroulaient, çà et là, sur laPlace du Marché ; dans un coin avait lieu un amical duel aubâton. Et – ce qui attirait l’intérêt plus que tout – sur l’estradedu pilori, déjà si souvent mentionnée en nos pages, deux maîtresd’armes, épée à la main, bouclier au poing, commençaient à croiserle fer. Mais, au grand désappointement de la foule, ce dernierdivertissement fut supprimé par le prévôt qui n’entendait pointlaisser porter atteinte à la majesté de la loi en permettant pareilabus en un lieu à elle consacré.

Ces gens étaient, en somme, au premier stadeseulement de l’humeur morose et les descendants directs de pèresqui avaient su s’amuser en leur temps. Aussi n’est-ce peut-être pass’avancer trop qu’affirmer que sur la question de célébrer un jourférié, ils auraient, à tout prendre, avantageusement soutenu lacomparaison avec des descendants même aussi éloignés d’eux que nousle sommes. Leur postérité immédiate, la génération qui devaitsuccéder à celle des premiers émigrants fut, elle, tellementimprégnée des plus noires couleurs du puritanisme qu’elle aassombri pour longtemps le visage national. Toutes les années quise sont écoulées depuis n’ont pu venir à bout de l’éclaircir. Nousavons encore à réapprendre l’art oublié de la gaieté.

Le tableau de vie humaine qu’offrait la Placedu Marché, encore qu’y fussent dominantes les tristes couleursgrises, brunes et noires importées par les émigrants anglais, étaitcependant animé par quelques touches de couleur vive. Des Indiens –sauvagement parés de robes de peaux curieusement brodées, deceintures de coquillages, de plumes, de peintures d’ocre rouge etjaune, armés d’arcs, de flèches, de piques surmontées d’une pierre– formaient un groupe à part, figés dans une gravité plusinflexible encore que celle où pouvaient atteindre lesPuritains.

Et ces sauvages ne constituaient point, endépit de leurs bariolages jaunes et rouges, le trait le plusbarbare du tableau. Cette particularité revenait à plus juste titreaux quelques marins – une partie de l’équipage du vaisseau arrivéd’Espagne – qui étaient descendus à terre voir comment se passaitle Jour de l’Élection.

C’étaient des aventuriers d’aspect rude, auxvisages noircis par le soleil, aux barbes immenses. Leurs largesculottes courtes étaient serrées à la taille par des ceinturesqu’agrafaient souvent, en manière de boucles, de grossières plaquesd’or, où était passé toujours un couteau et d’où pendait parfoisune épée. Sous les larges bords de leurs chapeaux de feuilles depalmiers brillaient des yeux qui, même lorsqu’il n’était questionque de bonhomie ou de joviale humeur, avaient une expression deférocité animale. Ils désobéissaient sans crainte ni vergogne auxrègles de conduite qui faisaient plier tous les autres :fumaient du tabac sous le nez même du prévôt, alors que chaquebouffée aurait coûté à un habitant de la ville un shillingd’amende ; buvaient à longs traits, quand l’envie les prenait,le vin et l’eau-de-vie de leurs gourdes de poche qu’ils tendaientensuite libéralement à la foule béant autour d’eux. C’était untrait caractéristique de l’imparfaite moralité de ces temps, quenous appelons rigides : on tolérait chez les gens de mer nonseulement les incartades qu’ils se permettaient à terre, mais desactes autrement plus graves qu’ils commettaient sur leur propreélément. Le marin de ce temps-là courrait, de nos jours, le risqued’être traité en flibustier. On ne saurait guère mettre en doute,par exemple, que les hommes de l’équipage dont nous parlons, sansêtre de fâcheux spécimens de la corporation nautique, s’étaientpourtant rendus coupables, comme nous dirions, de pirateries qui,devant un tribunal moderne, les auraient mis en grand danger d’êtrependus.

Mais la mer, en ce bon vieux temps, grondait,se soulevait, écumait tout à fait à sa fantaisie ou uniquement àcelle du vent des tempêtes, sans que la loi humaine eût essayé delui imposer des règles. Le forban pouvait renoncer à son métier et,s’il lui plaisait, devenir, sitôt sur la terre ferme, un hommehonnête et pieux. Et même lorsqu’il menait en plein sa vie debandit sur les vagues, il n’était pas regardé comme un individuavec lequel il était peu honorable de traiter des affaires oud’avoir des rapports en passant. C’est ainsi que les vieuxPuritains en manteaux noirs, rabats empesés et chapeaux à hautescalottes en forme de pain de sucre, souriaient sans malveillanceaux façons grossières de ces bruyants matelots. Et, il n’y eutaucun mouvement de réprobation ni de surprise lorsqu’on vit uncitoyen de réputation aussi assise que le vieux docteurChillingworth arriver sur la Place du Marché en conversantfamilièrement avec le capitaine du suspect navire espagnol.

Ce capitaine était le personnage le plusmartial d’allures et le plus galamment ajusté de toute la foule. Ilportait une profusion de rubans sur son habit, de la dentelle d’orà son chapeau qu’encerclait aussi une chaîne d’or et que surmontaitune plume. Il y avait une épée à son côté et, sur son front, unebalafre que, d’après sa façon d’arranger ses cheveux, il semblaitplus désireux de laisser voir que de cacher. Un terrien n’aurait puse montrer en cet appareil et faire si gaillarde figure sans subirun interrogatoire sévère devant un magistrat et risquer une amende,la prison, voire une heure ou deux de pilori. Dans le cas de cepatron de navire, on considérait ces façons et cet attirail commeallant tout autant de soi que des écailles luisantes sur le dosd’un poisson.

Après s’être séparé du médecin, le capitaineflâna sur la Place du Marché jusqu’au moment où, se trouvantapprocher de l’endroit où se tenait Hester Prynne, il parut lareconnaître et n’hésita point à aller lui parler.

Comme c’était d’habitude le cas, lorsqueHester se trouvait en public, un petit espace vide – une façon decercle magique – s’était formé autour d’elle. Nul ne songeait à s’yaventurer et pourtant la foule se coudoyait tout autour. C’étaitl’image typique de la solitude morale à laquelle était condamnée laporteuse de la lettre écarlate.

En l’occurrence cet état de choses eut, entout cas, un heureux effet car il permit à Hester et au marin des’entretenir sans courir le risque d’être entendus. Et la matronela plus renommée en ville par l’intransigeance de sa vertu n’auraitpas soulevé moins de scandale, en se prêtant à cet entretien, quen’en souleva Hester Prynne, tant sa réputation avait changé auxyeux du public.

– Or çà, Dame, dit le capitaine, il me vadonc falloir faire apprêter un hamac de plus que vous ne m’endemandâtes ? Ni scorbut, ni fièvre à redouter cettetraversée-ci ! Avec le médecin du bord et cet autre, notreseul danger viendra de poudres et pilules ! D’autant que j’aibon fret de drogues d’apothicaire dont je fis commerce avec unvaisseau espagnol.

– Qu’entendez-vous par là ? demandaHester plus troublée qu’elle ne voulait le laisser paraître.Avez-vous un autre passager ?

– Eh quoi, ne savez-vous point, s’écriale patron du navire, que ce docteur là-bas qui dit s’appelerChillingworth a décidé d’embarquer avec vous ? Si bien, vousdevez le savoir ! Car il m’a conté être de vos amis et fortattaché à ce seigneur dont vous me parlâtes – à qui ces corbeaux devieux Puritains veulent faire un méchant parti.

– Ils se connaissent bien, en effet,répondit Hester en faisant calme contenance quoiqu’elle enfonçâtdans un abîme de consternation. Ils ont longtemps habitéensemble.

L’échange de propos se borna là entre lecapitaine et Hester Prynne. Mais celle-ci aperçut alors le vieuxRoger Chillingworth lui-même, debout à l’extrémité la pluslointaine de la Place du Marché et en train de lui sourire. Et àtravers le vaste espace plein d’allées et de venues, de bavardageset de rires, des humeurs et des pensées diverses de la foule, cesourire transportait un sens secret et effrayant.

Chapitre 22LE CORTÈGE

Avant qu’Hester eût pu rassembler ses penséeset se demander quel parti prendre en face de cet aspectbouleversant de la situation, le son d’une musique militaire se fitentendre dans une rue adjacente. Il annonçait l’approche du cortègede dignitaires en route vers le temple où le Révérend Dimmesdaledevait prononcer le sermon du Jour de l’Élection.

Bientôt le cortège lui-même apparut et pritavec une auguste lenteur la direction de la Place du Marché qu’ilallait traverser.

En tête avançait la musique. Elle se composaitde divers instruments, peut-être assez imparfaitement assortis, etjouait sans grand talent. Elle n’en atteignait pas moins le grandbut visé par tambours et clairons s’adressant aux foules :celui de prêter un air plus grandiose et de tremper d’héroïsme lesscènes en train de défiler. La petite Pearl commença par battre desmains. Ensuite l’agitation qui n’avait jamais cessé de la mainteniren effervescence depuis son lever se calma pour un moment. Elle seperdit en une contemplation silencieuse et parut être portée, telun oiseau de mer posé sur les vagues, par le balancement de lamusique. Mais elle fut ramenée à son humeur première par lesmiroitements que le soleil multipliait sur les armes et lescuirasses étincelantes des soldats qui suivaient la fanfare etconstituaient la garde d’honneur du cortège.

Cette compagnie – qui est descendue au pascadencé jusqu’à nos jours, avec une ancienne et honorableréputation – ne se composait point de mercenaires. Ses rangsétaient remplis d’hommes de qualité qui sentaient vibrer en eux lafibre martiale et cherchaient à établir une façon d’écolemilitaire[70] où, comme dans l’Ordre des Templiers,ils pourraient apprendre l’art et, dans la mesure où des exercicesde temps de paix le leur permettraient, la pratique de la guerre.La haute estime où l’on tenait, en ce temps-là, le métiermilitaire, trouvait à s’incarner dans l’imposante allure de chaquemembre de cette troupe. Certains de ces hommes avaient du reste,par leurs campagnes dans les Pays-Bas et sur d’autres champs debataille européens, grandement gagné le droit d’assumer titre etgloire de soldat. Et toute la compagnie revêtue d’acier bruni et deplumes oscillant sur ses morions faisait un effet que nuldéploiement de force armée moderne ne saurait tenter d’égaler.

Toutefois, les hommes éminents dans la viecivile qui suivaient immédiatement le corps militaire étaient plusdignes des regards d’un observateur réfléchi. Même dans leurdémarche, ils laissaient voir une majesté qui faisait paraître lepas relevé des guerriers, vulgaire sinon même absurde.

C’était une époque où ce que nous appelons letalent avait beaucoup moins de considération qu’aujourd’hui, maisles éléments de poids, qui assurent la stabilité et la dignité d’uncaractère, beaucoup plus. Le peuple possédait par droit héréditaireun sens du respect qui s’est considérablement affaibli chez sesdescendants (dans la mesure où il survit encore) et ne possède plusqu’un pouvoir bien réduit quand il s’agit de choisir et de juger àleur valeur des hommes publics. Aux temps dont nous parlons, lecolon anglais venait d’émigrer en de rudes parages, laissantderrière lui royauté, noblesse, toutes les impressionnantesdistinctions du rang alors que sa faculté de révérer restaitintacte, impérieuse comme un besoin. Il en disposa en faveur descheveux blancs et du front vénérable de l’âge, de l’intégritélonguement mise à l’épreuve, de la sagesse bien établie, d’uneexpérience teintée de tristesse – de ces qualités, enfin, pondéréeset austères, qui éveillent une idée de permanence et se rangentsous le terme général de respectabilité. Aussi les premiers hommesd’État qui furent élevés au pouvoir par le choix du peuple – lesBradstreet[71], les Endicott[72], lesDudley[73], les Bellingham – semblent n’avoir pasété souvent brillants, s’être distingués par un sûr bon sens plutôtque par la vivacité de leur intelligence. Ils étaient pleins d’uneforce d’âme inébranlable et, en temps de difficultés ou de périls,se dressèrent pour protéger l’État, comme la ligne d’une falaisecontre une marée tempétueuse. Les traits de caractère que nousvenons d’indiquer étaient bien représentés par l’expression fermeet le large développement physique des nouveaux magistrats de lacolonie qui, en ce moment, défilaient. Dans la mesure où un aird’autorité naturelle était en cause, la mère-patrie n’aurait pointeu à rougir de voir ces précurseurs de la démocratie prendre placeà la Chambre des Lords ou au Conseil privé du souverain.

Après les magistrats venait le jeune pasteurdont les lèvres allaient prononcer le religieux discours d’usage.Le sacerdoce, en ce temps-là, mettait les dons de l’intelligencebeaucoup mieux en valeur que la vie politique. Sans faire entrer enligne de compte un motif plus élevé, il ne pouvait, étant donné lerespect voisin de l’adoration de la communauté, qu’attirerfortement à lui les ambitions les plus vives. Le pouvoir politiquelui-même était – comme dans le cas d’un Increase Mather[74] – à la portée d’un prêtre biendoué.

Ce fut l’opinion de tous ceux qui alors levirent : jamais, depuis qu’il avait mis le pied sur le rivagede la Nouvelle-Angleterre, le Révérend Dimmesdale n’avait montréune énergie comparable à celle que marquaient son air et sadémarche comme il avançait avec le cortège. Il n’y avait dans sonpas nulle trace de la faiblesse qu’on lui voyait à d’autresmoments. Il n’était pas penché. Sa main ne restait pas sinistrementpressée contre son cœur. Cependant, vue sous son vrai jour, cetteforce ne semblait pas résider en son corps. Peut-être était-elletoute spirituelle et lui avait-elle été dispensée par les anges.Peut-être fallait-il y voir un effet de l’animation due au puissantcordial qui ne se distille qu’au feu d’une pensée ardente etcontinue. Ou bien sa nature nerveuse était stimulée par la musiqueforte et perçante qui montait vers les cieux et, tout enl’écoutant, il se laissait soulever sur sa vague. Cependant ilavait l’air tellement absorbé qu’on pouvait se demander s’ilentendait tambours et trompettes. Son corps était présent etmarchait avec une vigueur inhabituelle. Mais où était sonesprit ? Il était loin, profondément retranché dans son propredomaine, s’occupant avec une activité surnaturelle à ordonner lecortège de pensées majestueuses qui allaient tout à l’heure ensortir. Aussi ne voyait-il rien, n’entendait-il rien, ne savait-ilrien de ce qui l’entourait. L’élément spirituel qui l’habitaittransportait sa faible charpente sans en sentir le poids, latransformait en élément spirituel elle aussi. Les hommes d’uneintelligence exceptionnelle tombés dans un état morbide possèdent,à l’occasion, ce pouvoir de fournir un effort puissant. Ils ysacrifient la force vitale de plusieurs jours et ensuite restentanéantis pendant beaucoup plus de jours encore.

Hester Prynne attachant ses regards sur ArthurDimmesdale sentit une sombre impression l’accabler. Pourquoi ?Elle ne savait. C’était peut-être seulement parce qu’il paraissaitêtre tellement loin de son monde à elle et tellement hors de saportée. Ils échangeraient sûrement un coup d’œil de reconnaissances’était-elle imaginé. Elle pensa à la forêt obscure, au petitvallon solitaire, à l’amour, à l’angoisse, au tronc moussu où,assis la main dans la main, tous deux avaient mêlé leurs propostristes et passionnés au murmure du ruisseau. Comme ils s’étaientprofondément compris alors ! Était-ce bien là le mêmehomme ? Elle le reconnaissait à peine ! Il avançait,passait, la dépassait, fièrement, enveloppé, pour ainsi dire, dansles riches sonorités de la musique, en même temps que lesvénérables membres de l’État et de l’Église – totalementinaccessible en cette position officielle et plus inaccessibleencore dans le monde de pensées étrangères où elle le voyaittransporté ! Elle se laissa abattre profondément par l’idéeque tout devait n’avoir été qu’une illusion, que, pour aussinettement qu’elle l’eût rêvé, il ne pouvait y avoir eu de lienvéritable entre le pasteur et elle. Et Hester restait encoretellement femme qu’elle pouvait à peine lui pardonner d’arriver àse retirer si complètement de leur univers commun – et en cemoment ! quand le pas lourd de leur destin se faisait plusproche, plus proche et plus proche encore ! tandis qu’elletâtonnait dans les ténèbres, étendait ses mains froides et ne letrouvait pas.

Pearl, ou s’aperçut des sentiments quiagitaient sa mère et les éprouva par contrecoup, ou fut elle-mêmesensible à l’effet que faisait le pasteur d’être éloigné etintangible. Pendant que le cortège passait, elle fut mal à l’aise,ne cessa de sautiller comme un oiseau sur le point de s’envoler.Une fois le défilé terminé, elle leva les yeux sur le visaged’Hester.

– Mère, dit-elle, était-ce le mêmepasteur que celui qui m’a donné un baiser près duruisseau ?

– Tiens-toi tranquille, petite Pearl,chuchota la mère. Il ne faut pas toujours parler sur la Place duMarché de ce qui s’est passé dans la forêt.

– Je n’arrivais pas à être sûre quec’était lui tant il avait l’air d’un autre, poursuivit l’enfant.Sinon, j’aurais couru lui demander de m’embrasser devant tout lemonde comme il m’embrassa là-bas, sous les vieux arbres noirs.Qu’aurait-il dit, Mère ? Aurait-il appliqué sa main sur soncœur et fait les gros yeux en m’ordonnant de m’en aller ?

– Qu’aurait-il dit, Pearl, sinon qu’on nes’embrasse pas sur la Place du Marché ? répondit Hester.Heureusement pour toi, petite sotte, que tu n’allas point luiparler !

Une autre nuance du même sentiment au sujet duRévérend Dimmesdale fut exprimée par une personne que sonexcentricité – ou, disons, son insanité – poussa, chose que peud’habitants de la ville se fussent risqués à faire, à entrer devanttout le monde en conversation avec la porteuse de la lettreécarlate. Cette personne était vieille dame Hibbins sortie voirpasser le cortège en très magnifique appareil : robe du plusmoelleux velours, triple fraise, guimpe brodée et canne à pommeaud’or. Comme elle avait la réputation (qui plus tard ne lui coûtapas moins que la vie) d’être fort avant engagée dans les pratiquesde nécromancie qui ne cessaient d’avoir lieu, la foule s’ouvritdevant elle et parut redouter d’être effleurée par ses vêtementscomme s’ils eussent transporté la peste en leurs plis somptueux.Quand on la vit en tête à tête avec Hester Prynne – que tant degens considéraient pourtant maintenant avec bienveillance – laterreur qu’inspirait dame Hibbins fut doublée et occasionna unremous général à l’endroit de la Place du Marché où se tenaient lesdeux femmes.

– Quelle imagination mortelle eût étéconcevoir chose pareille ! marmotta la vieille dameconfidentiellement à l’oreille d’Hester. Cet homme de Dieulà-bas ! que les gens tiennent pour un saint sur terre, maisc’est qu’il a, il faut reconnaître, vraiment tout l’air d’en êtreun ! Qui parmi ceux qui viennent de le voir passer dans lecortège irait croire qu’il y a si peu de temps il quittait soncabinet – mâchonnant, je gage, quelque texte hébreu – pour allerfaire un petit tour en forêt ! Ah ! Ah ! Nous savonsce que cela veut dire, Hester Prynne ! Mais, par ma foi, j’aipeine à croire qu’il s’agissait du même homme ! Plus d’unmembre du clergé ai-je vu marchant derrière cette musique qui dansasur le même air que moi quand quelqu’un, que je ne saurais nommer,jouait du violon et que nous faisait vis-à-vis quelque sorcierpeau-rouge ou jeteur de sort lapon. Peuh ! ce sont làbagatelles pour qui connaît le monde un brin ! Mais cepasteur ! Peux-tu tout de bon m’assurer, Hester Prynne, quecet homme était le même que celui que tu rencontras sur le cheminde la forêt ?

– Madame, je ne sais de quoi vous parlez,répondit Hester Prynne, sentant que dame Hibbins avait le cerveaudérangé, mais étrangement impressionnée tout de même de l’entendreaffirmer avec une telle assurance l’existence de rapports entretant de gens (elle-même y compris) et le Malin. Je ne sauraisparler légèrement d’un savant et pieux ministre du Seigneur commele Révérend Dimmesdale.

– Fi donc ! femme ! Fidonc ! s’écria la vieille dame en secouant son index pointévers Hester. Crois-tu qu’ayant été si souventes fois en forêt, jene sais reconnaître qui d’autre y fut ? Que si ! Je lesreconnais tous, même si nulle feuille des guirlandes sauvagesqu’ils portaient en dansant ne reste en leurs cheveux ! Je tereconnais, Hester Prynne, car sur toi bien nette est la marque,nous la pouvons tous voir au soleil et, de nuit, elle brille commeflamme rouge. Tu la porte ouvertement, aussi ne saurait-il y avoirlà-dessus aucun doute. Mais le pasteur ! Laisse que je te diseà l’oreille ! Quand l’Homme Noir voit un de ses serviteursaussi peu empressé à reconnaître le lien qui le lie que ce RévérendDimmesdale, il fait en sorte que la marque soit découverte enpleine lumière aux yeux de tout le monde ! Qu’est-ce donc quele pasteur cherche à cacher en pressant sa main sur son cœur ?Hé ? Hester Prynne ?

– Oh, qu’est-ce que c’est, bonne dameHibbins ? demanda avec ardeur la petite Pearl.

– Il n’importe, ma toute belle !répondit vieille dame Hibbins en faisant à Pearl une profonderévérence. Tu le verras toi-même un jour ou l’autre. On dit,enfant, que tu descendrais du Prince des Airs ! Viendras-tupoint avec moi une jolie nuit voir ton père ? Alors, tuapprendrais pourquoi le pasteur tient sa main sur soncœur !

Et avec un rire si strident que toute la Placedu Marché le pouvait entendre, la fantastique vieille dame s’enfut.

Pendant ce temps, la prière préliminaire avaitété dite dans le temple et on entendait les accents du RévérendDimmesdale qui commençait son discours. Un sentiment irrésistiblemaintint Hester aux environs. Comme l’édifice sacré était tropplein pour qu’y pût pénétrer un autre auditeur, elle prit placetout contre l’estrade du pilori. Elle se trouvait ainsi assez prèspour que le sermon parvînt à ses oreilles sous forme d’un murmureindistinct, mais aux modulations variées, où se reconnaissait trèsbien la voix tout à fait particulière du pasteur.

Cette voix était en elle-même un don des plusrares – expressive au point que des auditeurs qui n’auraient pascompris la langue du prédicateur auraient tout de même été bercéspar les seuls accents et la seule cadence de ses phrases. Commetoute autre musique, cette voix exprimait la passion et toutessortes d’émotions – les plus élevées et les plus tendres – dans lalangue maternelle du cœur humain. Pour assourdie qu’elle fût parles murs de l’église, Hester l’écoutait avec une intensité, unesympathie telles, que le sermon avait pour elle un sens tout à faitindépendant de celui qu’en pouvaient présenter les motsinsaisissables. Plus distincts, ceux-ci n’auraient été que desintermédiaires plus grossiers, des entraves pour l’essor spirituel.Tantôt Hester saisissait seulement un murmure qui évoquait le ventquand il s’apaise pour se reposer. Tantôt elle s’élevait en mêmetemps que des accents qu’amplifiaient progressivement toutes lesnuances de la douceur et de la puissance, plus haut, de plus enplus haut jusqu’à ce qu’elle fût comme enveloppée par le volume decette voix magique et ravie dans une atmosphère d’horreur sacrée etde grandeur. Et cependant, pour majestueuse qu’elle pût parinstants devenir, cette voix gardait toujours quelque chosed’essentiellement plaintif, évoquait une angoisse qui tantôtéclatait, tantôt résonnait en sourdine – murmure ou cri del’humanité souffrante qui allait toucher un point sensible enchaque poitrine ! Par moment, cette note pathétique selaissait seule et à peine entendre : soupir au milieu d’unsilence de désolation. Mais même lorsque la voix du prédicateurs’élançait – sonore, impérieuse, irrépressible, vers les sommets,atteignait son plus haut degré de puissance, emplissait l’églisecomme si elle allait en faire éclater les murs solides et serépandait à l’air libre – même alors, s’il écoutait attentivementdans cette intention, l’auditeur pouvait déceler ce même cri dedouleur. Qu’était-il ? La plainte d’un cœur humain surchargéde peine, coupable peut-être et disant le secret de sa culpabilitéou de sa peine au grand cœur de l’humanité ; implorantsympathie ou pardon à chaque instant, en chaque accent et jamais envain ! C’était ce profond et continu appel en sourdine quidonnait au pasteur son incomparable ascendant.

Durant tout le temps du sermon, Hester restaimmobile comme une statue au pied du pilori. Si la voix d’ArthurDimmesdale ne l’avait point clouée là, une puissance magnétiqueinévitable n’en aurait pas moins été exercée sur elle par cetendroit où elle faisait remonter la première heure de sa vied’ignominie. Il y avait en elle le sentiment – trop imprécis pourse muer en pensée mais qui lourdement écrasait son esprit – que savie tout entière, tant son passé que son avenir, déroulait sonorbite autour de ce lieu comme s’il en eût été le centre, le seulpoint qui lui assurât une unité.

Quant à la petite Pearl, elle avait quitté lescôtés de sa mère pour courir s’amuser à sa fantaisie sur la Placedu Marché. Elle égayait la foule sombre comme un rayon de lumièrecapricieux, de même un oisillon au brillant plumage illumine toutun arbre au feuillage foncé en s’élançant, çà et là, tantôt à demivisible, tantôt à demi caché dans l’épaisseur crépusculaire desrameaux. Ses mouvements étaient harmonieux mais souvent aussibrusques et inattendus. Ils trahissaient la vivacité toujours enéveil de son esprit, doublement infatigable en sa danse légère,aujourd’hui que l’enfant vibrait au contact de l’inquiétude de samère. Toutes les fois que gens ou choses excitaient sa curiosité,sans cesse sur le qui-vive, Pearl s’élançait pour se saisir, enquelque sorte, de ces gens ou de ces choses comme de sa propriétéet sans souci aucun du décorum.

Les Puritains la regardaient faire et, mêmes’ils souriaient, n’en inclinaient pas moins à tenir l’enfant pourun rejeton du Malin en voyant le charme indicible que dégageait cebel et excentrique petit personnage tout scintillant d’activité.Pearl prenait sa course et allait regarder le sauvage Indien enface. Et l’Indien se sentait devant une nature plus sauvage encoreque la sienne. Puis, avec une audace naturelle doublée d’uneréserve tout aussi caractéristique, elle volait au milieu d’ungroupe de marins aux joues basanées – sauvages de l’Océan comme lesIndiens étaient les sauvages de la terre. Et les marins laregardaient, tout ébaubis et pleins d’admiration, comme si unflocon d’écume de mer avait pris la forme d’une petite fille etavait été doué d’une âme née des phosphorescences qui fulgurentsous la proue des navires, la nuit. Un de ces matelots – lecapitaine, en fait, qui s’était entretenu avec Hester Prynne – futtellement frappé par l’aspect de Pearl qu’il tenta de l’attraperpour lui dérober un baiser. Trouvant aussi impossible de se saisird’elle que d’un oiseau-mouche, il enleva de son chapeau la chaîned’or qui s’y enroulait et la lui lança. Pearl en entoura aussitôtsa taille et son cou avec un tel talent que cette chaîne se mit àfaire partie de son personnage qu’il devint impossible del’imaginer sans tous ces maillons rutilants.

– Ta mère est bien cette femme là-bas àla lettre écarlate ? dit le marin. Voudrais-tu point luiporter de ma part un message ?

– Oui, si le message me plaît, répliquaPearl.

– Eh bien, va lui dire, reprit lecapitaine, que je me suis entretenu derechef avec ce vieux docteurnoir de face et bossu d’épaule et il se charge d’emmener à bord sonami, le seigneur dont elle me parla. Donc que ta mère ne prennesouci que d’elle-même et de toi. Vas-tu aller le lui dire ?Petite enfant-sorcière ?

– Dame Hibbins dit que mon père est lePrince des Airs, rétorqua Pearl avec un malicieux sourire. Si tum’appelles de ce vilain nom, je lui parlerai de toi et il donnerala chasse à ton bateau à grands coups de vent !

Reprenant sa course en zigzags, l’enfantrevint à sa mère et lui fit la commission du marin. Le calme, laforce, l’endurance d’Hester s’écroulèrent presque, à la fin. Aumoment où un chemin semblait s’ouvrir pour les mener, ArthurDimmesdale et elle, hors de ce labyrinthe de misère, c’en étaittrop de voir la sombre silhouette d’un inévitable destin se dresseravec un sourire impitoyable au milieu même de la voie du salut.

Tandis que son esprit était assailli par lesperplexités terribles où la jetait la nouvelle du capitaine, Hesterfut en outre soumise à une autre épreuve.

Nombre de gens, parmi les colons venus desalentours, se trouvaient avoir entendu parler de la lettreécarlate, qu’on leur avait rendue terrifiante par quantités derumeurs, mais sans l’avoir jamais vue de leurs yeux. Ces gens-là,après avoir épuisé toutes les autres distractions, vinrents’attrouper autour d’Hester Prynne avec un sans-gêne de rustres.Sans qu’aucun scrupule fût en jeu de leur part, ils n’allaientpourtant pas jusqu’à l’approcher de trop près, mais formaient uncercle séparé d’elle par quelques mètres. Et ils restaient là, àdistance, immobilisés par la forte répugnance qu’inspirait lesymbole légendaire. Toute la bande des marins, remarquant unattroupement et apprenant la signification de la lettre écarlate,vint mêler à ces faces en cercle, des faces bronzées d’aventuriers.Jusqu’aux Indiens qu’atteignit comme un froid reflet de lacuriosité des hommes blancs : ils se coulèrent à travers lafoule et vinrent fixer sur la poitrine d’Hester le regard de leursyeux d’un noir de serpent, imaginant sans doute que la porteuse dece signe aux broderies brillantes devait être un personnagehautement honoré en son monde. Enfin, les habitants de la ville(leur propre intérêt sur le sujet depuis longtemps affaissé seranimant quelque peu par esprit d’imitation) orientèrent par làleur flânerie et tourmentèrent peut-être Hester Prynne plus que lesautres avec leurs placides coups d’œil de gens à qui sa honte étaitfamilière. Elle vit et reconnut les visages de ces matrones quiavaient attendu sa sortie de prison, sept ans auparavant. Toutesétaient présentes sauf une, la plus jeune et la seule qui eût faitmontre de compassion, à qui elle avait cousu, depuis, une robemortuaire. À cette heure finale, alors qu’elle allait dans si peude temps le jeter loin d’elle, voici que ce signe maudit étaitétrangement devenu le centre d’un renouvellement d’intérêt, lacause d’une surexcitation redoublée et lui embrasait plusdouloureusement la poitrine qu’il ne lui était arrivé depuis lepremier jour où elle le portait.

Tandis qu’Hester se tenait dans ce cerclemagique d’ignominie où la cruauté bien calculée de son jugementsemblait l’avoir emprisonnée pour toujours, l’admirable prédicateurabaissait ses yeux du haut de la chaire sur des auditeurs quiavaient, jusque dans les plus intimes replis de leurs âmes, cédé àson influence. Le saint ministre du Seigneur dans le temple !La femme à la lettre écarlate sur la Place du Marché ! Quelleimagination eût été assez irrévérencieuse pour aller supposer quele même brûlant stigmate les marquait tous les deux !

Chapitre 23LA RÉVÉLATION DE LA LETTRE ÉCARLATE

La voix éloquente qui avait porté si haut lesâmes des auditeurs, les soulevant comme les vagues d’une mer qui segonfle, se tut. Un silence s’ensuivit semblable à celui qui doitrégner après l’émission d’un oracle. Puis vint le murmure d’untumulte contenu comme si les auditeurs, dégagés du charme qui lesavait transportés dans le domaine élevé d’un autre esprit,revenaient à eux, tout chargés encore d’horreur sacrée etd’émerveillement. Un instant de plus et la foule se déversait horsdu temple. À présent que c’était fini, les gens avaient besoin derespirer un air mieux fait pour la vie terre à terre où ilsretombaient que celui que le prédicateur avait saturé de sa flammeoratoire et du lourd parfum de ses pensées.

À l’air libre, leur ravissement éclata enparoles. La Place du Marché bourdonna littéralement des louanges dupasteur. Ses auditeurs ne pouvaient se tenir en paix avant des’être dit les uns aux autres ce que chacun d’eux sentait mieuxqu’il ne pouvait l’exprimer ou que ne pouvait le lui exprimer sonvoisin.

D’après le témoignage général, jamais hommen’avait parlé en un esprit aussi sage, aussi élevé, aussi saint.Jamais non plus l’inspiration n’avait plus évidemment coulé delèvres mortelles. On pouvait, autant dire, la voir descendre sur leprédicateur et s’emparer de lui et continuellement le détacher dudiscours écrit qu’il avait sous les yeux pour le combler d’idéesqui devaient lui paraître aussi merveilleuses qu’à son auditoire.Son sujet avait, paraît-il, traité des rapports entre la divinitéet les communautés humaines avec une référence spéciale à cettecolonie de Nouvelle-Angleterre en train de s’ériger en plein payssauvage. Aux approches de sa péroraison, un souffle prophétiquel’avait visité et contraint de donner voix à ses révélations aussipuissamment qu’il y contraignit les vieux prophètes d’Israël ;avec seulement cette différence qu’alors que les prophètes juifsavaient dû annoncer condamnation et ruine à leur pays, la missiondu Révérend Dimmesdale était de prédire une destinée haute etglorieuse au peuple nouvellement rassemblé du Seigneur.

Mais une émouvante note de tristesse n’enavait pas moins cessé de vibrer en sourdine tout au long du sermon.Les fidèles ne pouvaient l’interpréter que comme un sentiment deregret naturel à quelqu’un qui bientôt quitterait ce monde. Oui,leur pasteur qu’ils aimaient tant – et qui les aimait tant qu’il nepouvait, sans un soupir, les quitter pour aller au ciel – leurpasteur avait le sentiment qu’une mort précoce l’attendait et qu’illes laisserait bientôt à leurs larmes ! Cette idée de labrièveté du séjour qu’il lui restait à faire ici-bas élargissaitd’une dernière touche d’ampleur l’effet produit par les paroles duRévérend Dimmesdale. C’était comme si un ange, traversantl’atmosphère terrestre pour gagner le ciel, avait, un instant,secoué ses ailes étincelantes au-dessus des gens – ombre etsplendeur tout ensemble – et déversé sur eux une pluie de véritésd’or.

Ainsi le Révérend Dimmesdale se trouvaitatteindre – comme la plupart des hommes en leurs sphères diverses,encore que rares soient ceux qui s’en avisent sur le moment – à unepériode plus brillante et emplie de triomphe qu’aucune auparavantet qu’aucune à venir. Il se tenait en cet instant sur l’éminence desupériorité la plus fière que les dons de l’intelligence,l’érudition, l’éloquence, une réputation de sainteté sans tachepouvaient élever pour la glorification d’un clergyman en cespremiers temps de la Nouvelle-Angleterre où le sacerdoce était déjàen lui-même un imposant piédestal. Telle était la position d’ArthurDimmesdale comme il inclinait en avant la tête sur les coussins dela chaire à la fin de son sermon du Jour de l’Élection. Pendant cetemps, Hester Prynne se tenait debout près de l’estrade du pilori,la lettre écarlate brûlant toujours sur sa poitrine.

De nouveau, les sons métalliques de lamusique, et le pas cadencé de l’escorte militaire, franchissant lesportes de l’église se firent entendre. Le cortège allait se dirigervers l’hôtel de ville où un banquet solennel compléterait lescérémonies du jour.

Une fois de plus le peuple s’écarta avecrespect pour livrer largement passage au Gouverneur, auxprud’hommes, aux saints ministres du Seigneur, à tous lespersonnages éminents et en renom qui avançaientprocessionnellement. Quand le cortège eut bien atteint la Place duMarché, il fut interminablement salué par un tumulte de vivats. Cesacclamations, encore qu’empruntant sans doute une partie de leurforce à la loyauté enfantine que cette époque vouait à ses chefs,donnèrent l’impression d’être un irrésistible transportd’enthousiasme soulevé par le flot d’éloquence sacrée dont l’échorésonnait encore aux oreilles des auditeurs du sermon. Chacun sesentit poussé par cet élan que tous avaient eu peine à contenirdans l’intérieur du temple et, en y cédant, sentit que tel étaitaussi le cas de son voisin. Ici, sous la voûte du ciel, leravissement pouvait faire explosion, éclater en mille cris quimontaient retentir au plus haut des airs. Il y avait assez d’êtreshumains, assez de sentiments portés au summum de la ferveur pourfaire naître une symphonie, pour produire des sons plusimpressionnants que ceux des orgues ou du vent, de l’océan ou dutonnerre. Ces clameurs d’une multitude de voix se gonflantpuissamment se muaient en la seule clameur d’une seule et immensevoix sous l’influence d’une impulsion qui, de tant de cœurs, nefaisait qu’un seul et immense cœur. Jamais pareille acclamation nes’était élevée du sol de la Nouvelle-Angleterre ! Jamais nes’était tenu sur le sol de la Nouvelle-Angleterre homme aussihonoré par ses frères mortels que l’était, en ce jour, leprédicateur !

Qu’advenait-il de lui cependant ? Lesbrillantes particules d’un halo ne s’agrégeaient-elles point dansles airs autour de sa tête ? Éthéré comme l’était son esprit,porté aux nues d’une apothéose par ses admirateurs fervents, sespas dans le cortège foulaient-ils tout de bon la poussière de cemonde ?

Comme les hommes d’armes et les dignitairescivils défilaient, tous les yeux s’étaient tournés vers la placequ’occupait parmi eux le pasteur. Les vivats se taisaient, nelaissaient plus subsister qu’un murmure, tandis qu’une partie aprèsl’autre de la foule pouvait l’entrevoir. Qu’il paraissaitfaible ! Qu’il était pâle au milieu de son triomphe !L’énergie, ou plutôt l’inspiration qui l’avait soutenu tant qu’ildélivrait le message sacré qui, du ciel, transportait avec lui sapropre force, s’était retirée à présent qu’elle avait si fidèlementrempli son office. L’ardeur que la foule venait de voir brûler surles joues de son pasteur s’était éteinte comme une flamme quis’affaisse sans même laisser espérer un dernier sursaut parmi descharbons en cendres. On aurait à peine cru que c’était là visage devivant tant la mort lui prêtait ses teintes. On aurait à peine cruque c’était un homme vivant qui avançait là, d’un pas tellementépuisé et sans tomber pourtant !

Un de ses confrères – le Révérend John Wilson– voyant en quel état la vague de l’inspiration l’avait laissé ense retirant, se hâta de lui offrir appui. D’une main tremblante,mais avec décision, le jeune pasteur repoussa le bras du vieilhomme. Il continua d’avancer, si l’on peut employer ce mot pourdécrire des mouvements qui évoquaient plutôt les efforts malassurés de l’enfant qui voit les bras de sa mère grands ouvertsdevant lui pour le tenter d’aller de l’avant. Enfin toutimperceptible qu’eût été le terrain gagné par ses derniers pas,voici qu’il arrivait en face du pilori où il y avait si longtemps –tout un sinistre laps de temps – Hester Prynne avait étéignominieusement exposée aux regards du monde. Et là se tenaitHester, la petite Pearl à la main ! Et là, sur la poitrined’Hester Prynne, rougeoyait la lettre écarlate ! Le pasteurs’arrêta. La musique pourtant continuait de jouer la marche joyeuseet imposante qui balançait d’un rythme les pas du cortège. Elle lepressait d’avancer – de se rendre au festin ! Mais le pasteurs’arrêta.

Messire Bellingham, l’ex-gouverneur, n’avaitcessé durant les dernières minutes d’attacher sur lui un regardanxieux. Il quitta à présent sa place dans le cortège pour luiprêter aide et assistance, jugeant que, sans cela, le RévérendDimmesdale allait inévitablement tomber. Mais il y avait dansl’expression du pasteur quelque chose qui retint le magistrat bienqu’il ne fût point homme à obéir aux vagues intimations d’esprit àesprit. La foule cependant regardait, béante de stupeur etd’émotion religieuse. Aux yeux de tous ces gens assemblés, cettefaiblesse terrestre n’était qu’un aspect nouveau de la forcecéleste du pasteur. Le miracle ne leur eût pas paru trop grand sile Révérend Dimmesdale s’était élevé du sol, sous leurs yeux et, deplus en plus indistinct, de plus en plus étincelant, étaitfinalement monté se confondre avec la lumière des cieux !

Il se tourna vers le pilori et tendit les deuxbras :

– Hester, dit-il, viens ici ! Viens,ma petite Pearl !

Son air était effrayant comme il regardait lamère et la fille, mais il s’y mêlait quelque chose d’étrangementtriomphant et d’indiciblement doux. L’enfant, d’un de cesmouvements d’oiseau chez elle caractéristiques, vola à lui et luientoura les genoux de ses bras. Hester Prynne – lentement, commecontrainte par un destin inévitable et en dépit de sa pluspuissante volonté – s’approcha elle aussi mais s’arrêta avant de lejoindre. À ce moment, le vieux Roger Chillingworth fendit les rangsde la foule pour arracher sa victime à ce qu’elle était en traind’entreprendre. Ou, peut-être – tant son air était sombre, agité,maléfique – le vieil homme jaillit-il des ténébreusesprofondeurs ! Qu’il en eût été ainsi ou autrement, toujoursest-il qu’il s’élança vers le pasteur et lui saisit lebras :

– Halte, insensé ! Qu’entendez-vousfaire ? chuchota-t-il. Éloignez cette femme ! Repoussezcette enfant ! Tout ira bien ! N’allez point maculervotre gloire et périr dans le déshonneur ! Je peux encore voussauver ! Voudriez-vous entacher d’infamie votre saintecorporation ?

– Ah ! tentateur ! tu arrivestrop tard ! répondit le Révérend Dimmesdale rencontrant avecterreur mais fermeté le regard de son vieil ennemi. Ton pouvoirn’est plus ce qu’il était ! Avec l’aide de Dieu, je te vaiséchapper à présent !

De nouveau, il tendit la main vers la femme àla lettre écarlate.

– Hester Prynne, s’écria-t-il avec uneardeur transperçante, au nom de Celui si terrible et simiséricordieux qui m’accorde en ce dernier moment la grâce de fairece que – pour mon plus grand péché et ma plus grande angoisse – jeme suis refusé à faire il y a sept ans, viens à présent etentoure-moi de ta force ! Ta force, Hester, mais qu’elle soitguidée par la volonté que Dieu m’inspire ! Ce malheureuxvieillard outragé s’y oppose de tout son pouvoir – et de tout lepouvoir du démon ! Viens, Hester, viens, soutiens-moi jusqu’aupilori !

La foule était en tumulte. Les dignitaires quise tenaient dans l’entourage immédiat du pasteur étaient tellementpris par surprise, ce qu’ils voyaient les laissait tellementperplexes, tellement incapables d’accueillir l’explication quis’offrait d’elle-même ou d’en imaginer une autre – qu’ils restaientles spectateurs silencieux et inactifs du jugement que laProvidence semblait mettre en œuvre. Ils virent le pasteur appuyésur l’épaule et soutenu par le bras d’Hester se diriger versl’échafaud et en gravir les degrés, la petite main de l’enfant dupéché serrée dans la sienne. Roger Chillingworth suivait, commequelqu’un d’étroitement lié au drame de culpabilité et d’angoissedont ces trois personnes avaient été les acteurs et qui avait bienle droit d’être présent à la scène finale.

– Tu aurais pu parcourir la terreentière, dit-il en regardant sombrement le pasteur, tu n’y eussestrouvé endroit assez secret ni position assez haute – nul abri oùpouvoir m’échapper hors l’estrade de ce pilori !

– Loué soit donc Celui qui m’yconduisit ! répondit le pasteur.

Pourtant il tremblait et il se tourna versHester Prynne avec, dans les yeux, une expression d’anxiété et dedoute qui se trahissait en dépit du faible sourire qu’il avait auxlèvres.

– N’est-ce pas mieux, murmura-t-il, quece que nous avions rêvé dans la forêt ?

– Je ne sais ! Oh, je ne sais !répondit-elle avec égarement. Mieux ? – oui, ainsi nous allonspouvoir mourir tous les deux et, avec nous, la petitePearl !

– Pour Pearl et toi, il en sera selon lavolonté de Dieu, dit le pasteur, et Dieu est miséricordieux !Laisse-moi à présent suivre la voie qu’il dessine nettement à mesyeux. Car, Hester, je me meurs ! Laisse-moi me hâter decharger sur mes épaules le fardeau de ma honte.

Soutenu par Hester et tenant par la main lapetite Pearl, le Révérend Dimmesdale se tourna vers les vénérablesprud’hommes et chefs de la communauté ; vers les saintsministres du Seigneur, ses confrères, vers le peuple dont le vastecœur était frappé d’épouvante et débordait pourtant d’une sympathieéplorée : on eût dit qu’il savait qu’une histoire plongeantdes racines au profond de la vie et marquée au coin du repentir, sielle l’était aussi à celui du péché, était sur le point de lui êtrerévélée.

Le soleil, qui n’avait que de peu dépassé leméridien, brillait sur le pasteur dont la silhouette était ainsitrès nettement mise en relief comme il se tenait là, debout, sansplus aucun lien avec la terre, pour plaider coupable devant letribunal de la Justice éternelle.

– Peuple de la Nouvelle-Angleterre !s’écria-t-il d’une voix qui s’éleva au-dessus des têtes, haute,solennelle et majestueuse et pourtant imprégnée d’un tremblement etparfois même traversée par un cri qui semblait monter d’uninsondable abîme de remords et de douleur. Vous qui m’avezaimé ! Vous qui m’avez tenu pour un saint ! Regardez etvoyez ici en moi le seul pécheur du monde ! Enfin !Enfin ! Me voici à l’endroit où j’aurais dû me tenir il y asept ans, aux côtés de cette femme dont le bras, plus que le peu deforce qui m’a mené jusqu’ici, me soutient en ce terrible moment,m’empêche de m’écrouler devant vous face contre terre ! Voyezla lettre écarlate sur la poitrine d’Hester Prynne ! Elle vousa tous fait frissonner ! Partout où allait Hester Prynne,toutes les fois que misérablement accablée sous pareil poids HesterPrynne cherchait un peu de repos, ce signe répandait autour d’ellerépugnance et horreur ! Or, il y avait quelqu’un parmi vousqui portait aussi la marque du péché et cette marque infamante nevous faisait pas frissonner !

Ici, il sembla que le pasteur allait êtrecontraint de laisser irrévélé le reste de son secret. Mais ilsurmonta la faiblesse – faiblesse de son cœur surtout – qui tentaitde le dominer. Il repoussa toute aide d’un mouvement passionné,avança d’un pas en avant de la femme et de l’enfant.

– Elle était pourtant sur lui !poursuivit-il avec une façon de défi farouche, tant il était décidéà tout dire. L’œil de Dieu la voyait ! Les anges ne cessaientde la montrer du doigt ! Le démon la connaissait bien etl’irritait continuellement de son ongle de feu ! Mais cethomme la dissimulait habilement aux yeux des humains. Il marchaitparmi vous tel un pur esprit affligé parce que trop innocent pource monde de pécheurs, triste parce que séparé de sa parentécéleste ! Maintenant, à l’heure de sa mort, le voici devantvous. Il vous demande de regarder de nouveau la lettre écarlated’Hester ! Il vous dit que dans toute son horreur mystérieuse,elle n’est que l’ombre de la marque qu’il porte, lui, sur sapoitrine et que cette marque – ce stigmate rouge – n’est à son tourque le pâle symbole du tourment qui l’a ravagé au profond de soncœur. S’en trouve-t-il parmi vous qui mettent en doute lacondamnation d’un pécheur par son Dieu ? Qu’ils regardent eten voient la terrible preuve !

D’un geste convulsif, il arracha le rabatsacerdotal qui couvrait sa poitrine. Et la révélation eutlieu ! Mais il serait irrévérencieux d’en donner unedescription. Durant un instant, le regard de la multitude, frappéed’horreur, se concentra sur cet effrayant miracle tandis que lepasteur se dressait, une flamme de triomphe au visage, commequelqu’un qui, au milieu d’un accès de douleur entre tous aigu, aremporté une victoire. Puis il s’affaissa sur le plancher dupilori ! Hester Prynne le souleva à demi et lui appuya la têtesur sa poitrine. Le vieux Roger Chillingworth s’agenouilla à côtéde lui d’un air morne et comme vidé de vie.

– Tu m’as échappé ! répéta-t-il àmaintes reprises, tu m’as échappé !

– Dieu veuille te pardonner ! dit lepasteur. Tu as grièvement péché, toi aussi !

Il détourna ses regards d’agonisant du vieilhomme et les fixa sur la femme et l’enfant.

– Ma petite Pearl, dit-il faiblement – etil y avait sur son visage un sourire doux, semblable au sourired’un esprit en train d’enfoncer en un profond repos : àprésent que son fardeau ne lui pesait plus, il semblait presquequ’Arthur Dimmesdale allait se montrer enjoué avec l’enfant. Chèrepetite Pearl, ne me donneras-tu point un baiser maintenant ?Tu t’y refusas là-bas dans la forêt. Mais, maintenant,voudras-tu ?

Pearl lui baisa les lèvres. Un charme venaitde se rompre. La grande scène de douleur où cette enfant sauvageavait eu un rôle venait de développer en elle tous les pouvoirs dela sympathie. Les larmes qu’elle faisait couler sur le visage deson père étaient la preuve que cette petite révoltée grandirait,non pour tenir à jamais tête au monde, mais pour en faire partie entant que femme qui en éprouve les joies et les douleurs. Et ce rôlede messagère d’angoisse que Pearl avait rempli auprès de sa mèreétait terminé lui aussi et allait être remplacé par un autre toutdifférent.

– Hester, dit le pasteur,adieu !

– Ne nous rencontrerons-nous plusjamais ? murmura Hester en penchant son visage tout près decelui d’Arthur Dimmesdale. Ne passerons-nous point notre vieimmortelle ensemble ? Sûrement, sûrement, nous avons payérançon l’un pour l’autre avec tous ces chagrins ! Tu vois loindans l’éternité avec ces yeux étincelants qui vont s’éteindre…Dis-moi ce que tu vois !

– Chut ! Hester ! Chut !dit Arthur Dimmesdale d’une voix tout ensemble solennelle ettremblante. La loi que nous avons enfreinte ! La faute àl’instant si horriblement révélée ! Que cela seul habite tapensée ! Il se peut que lorsque nous avons oublié Dieu… passéoutre au respect que chacun devait à l’âme de l’autre, nous ayonsrendu vain tout espoir de nous rencontrer outre-tombe pour être àjamais unis dans la pureté. Dieu seul le sait et Il estmiséricordieux. Il a manifesté sa miséricorde envers moi surtout enm’affligeant comme Il le fit, en allumant sur ma poitrine le feu dece brûlant supplice, en envoyant ce sombre et implacable vieillardpour l’attiser sans cesse. En m’emmenant enfin, ici, mourir decette mort d’angoisse triomphale devant le peuple ! Béni soitle nom du Seigneur et que Sa volonté soit faite !Adieu !

Ce dernier mot fut prononcé avec le derniersouffle du pasteur. De la foule, jusqu’alors muette, montèrentd’étranges et profonds accents – les accents d’une horreur sacréequi ne pouvait s’exprimer encore que par ce sourd murmure qui, sigravement, faisait cortège au départ d’un esprit.

CONCLUSION

Au bout de plusieurs jours, lorsqu’un tempssuffisant se fut écoulé pour que les gens aient mis de l’ordre dansleurs idées au sujet de la scène précédente, il y eut en cours plusd’une version de ce qui s’était passé sur le pilori.

La plupart des spectateurs déclaraient avoirvu, imprimée sur la chair même du malheureux pasteur, une LETTREÉCARLATE – réplique exacte de celle que portait Hester Prynne. Maissur l’origine de ce signe, plusieurs explications circulaient quine pouvaient toutes, évidemment, qu’être conjecturales. Certainsaffirmaient que le jour même où Hester avait porté pour la premièrefois la marque de sa honte, le Révérend Dimmesdale avait commencéune ère de pénitence en s’infligeant une série de hideuses torturesphysiques. Et, en fait, nous l’avons vu avoir recours à de futilesprocédés d’expiation de ce genre. D’autres prétendaient que lestigmate n’était apparu que beaucoup plus tard, que le vieux RogerChillingworth, qui était un puissant nécromancien, l’avait faitsurgir au moyen de drogues maléfiques. D’autres enfin – et ceux-cientre tous capables d’apprécier la sensibilité particulière dupasteur et l’influence miraculeuse d’un esprit comme le sien sur lecorps – chuchotaient une troisième explication. Pour eux,l’horrible symbole était un effet de l’action incessante du remordsqui, à force de ronger l’intérieur du cœur, avait fini parentraîner, sous la forme de cette lettre, une manifestationextérieure du jugement de Dieu. Le lecteur peut choisir parmi cesthéories diverses. Nous avons projeté toute la lumière que nosrecherches nous ont permis de recueillir sur ce prodige. Quand ànous, à présent que nous avons rempli notre rôle d’historien, nouseffacerions avec plaisir l’impression qu’il a creusé dans notreesprit où de longues méditations l’ont nanti d’un droit de citétout à fait indésirable.

Il est cependant singulier que certainespersonnes, qui assistèrent à toute la scène et affirmèrent n’avoirpas un instant quitté des yeux le Révérend Dimmesdale, aient niéqu’il y ait eu la moindre marque sur la poitrine du pasteur – pasplus que sur celle d’un nouveau-né. Ses dernières parolesn’auraient pas signifié non plus qu’il eût été le moins du mondecomplice de la faute pour laquelle Hester avait été condamnée àporter la lettre écarlate. Selon ces témoins hautementrespectables, le Révérend Dimmesdale se rendant compte qu’il allaitmourir, se rendant compte aussi que la foule le plaçait déjà aurang des saints et des anges, avait voulu, en expirant entre lesbras d’une femme tombée, montrer que le mérite d’un homme, pourindiscutable qu’il puisse paraître, se réduit à néant. Après avoirépuisé sa vie en se prodiguant pour le bien spirituel de lacommunauté, il avait voulu faire de sa mort une parabole afin debien enseigner à ses admirateurs une profonde et triste leçon, deles pénétrer de cette vérité qui veut que, du point de vue de lapureté infinie, nous soyons tous aussi pécheurs les uns que lesautres. Il voulait donner à entendre à ses ouailles que le plussaint d’entre nous n’est au-dessus de ses compagnons que dans lamesure où il se fait une idée plus claire de la clémence qui nousregarde de si haut et qu’il dédaigne davantage toute ombre demérite humain.

Nous n’allons pas discuter une vérité d’aussigrand poids, mais on voudra bien nous permettre de voir seulement,en cette version de l’histoire du Révérend Dimmesdale, un exemplede l’opiniâtreté que les amis fidèles d’un homme – les amis surtoutd’un clergyman – peuvent mettre parfois à soutenir sa réputation.Et ceci même si des preuves aussi claires que la lumière de midibrillant sur la lettre écarlate font de cet homme un fils de lapoussière, entaché par le péché et coupable de mensonge.

L’autorité sur laquelle nous nous sommes leplus appuyé – un manuscrit de vieille date établi d’après letémoignage verbal de gens qui, ou avaient connu Hester Prynne, ouavaient entendu conter son histoire par des personnes de son temps– confirme entièrement le point de vue que nous avons exprimé plushaut. Entre autres nombreuses règles de morale que fait ressortirla misérable aventure du pasteur nous ne formulerons quecelle-ci : « Soyez sincères ! Soyez sincères !Soyez sincères ! Laissez voir au monde, sinon ce qu’il y a depire en vous, tout au moins certains traits qui peuvent laissersupposer ce pire. »

Rien ne fut plus remarquable que le changementqui s’opéra, presque aussitôt après la mort du Révérend Dimmesdale,dans l’apparence et l’attitude du vieux Roger Chillingworth. Savigueur, son énergie, toutes ses forces vitales et intellectuellessemblèrent l’abandonner tout d’un coup. Si bien que, véritablement,il se dessécha, se ratatina, disparut presque à la vue des hommes –telle une herbe déracinée qui périt au soleil. Ce malheureuxvieillard avait fait consister le principe même de sa vie en unsystématique exercice de vengeance. Et, lorsqu’il se vitcomplètement vengé, il se sentit en même temps dépouillé de toutprincipe de vie. Autrement dit, quand le Diable n’eut plus detravail pour lui en ce monde, il ne resta à ce mortel« déshumanisé » qu’à se rendre là où son maître luitrouverait assez de besogne et lui paierait dûment ses gages. Maisenvers toutes ces ombres, pendant si longtemps nos prochesconnaissances – envers celle de Roger Chillingworth comme enversles autres – nous voudrions bien être indulgents. C’est un curieuxsujet d’observations et d’études que la question de savoir si lahaine et l’amour ne seraient pas une seule et même chose au fond.Chacun des deux sentiments parvenu à son point extrême suppose undegré très élevé d’intimité entre deux êtres, la connaissanceapprofondie d’un autre cœur. Chacun fait dépendre d’une autrepersonne la nourriture affective et spirituelle d’un individu.Chacun laisse le sujet qui l’éprouve – celui qui aime passionnémentou celui qui déteste non moins passionnément – solitaire et désolépar la disparition de son objet. C’est ainsi que, d’un point de vuephilosophique, les deux passions semblent essentiellementidentiques à ceci près que l’une se montre sous un jour céleste etl’autre sous un jour ténébreux.

Dans le monde des esprits, le vieux médecin etle pasteur – victimes l’un de l’autre comme ils l’avaient étéici-bas – ont peut-être vu leur haine et leur antipathie se muer encet or qui est la monnaie de l’amour.

Mais, laissant ces grandes questions à part,nous avons un détail d’ordre pratique à communiquer au lecteur. Àla mort du vieux Roger Chillingworth (qui eut lieu l’année même)son testament, dont les exécuteurs étaient Messire Bellingham,l’ex-Gouverneur et le Révérend Wilson, se trouva léguer de trèsconsidérables propriétés, tant en Vieille qu’enNouvelle-Angleterre, à la fille d’Hester Prynne. Ainsi Pearl,l’enfant-lutin, voire, aux yeux de bien des gens encore, le rejetondu Démon, devint la plus riche héritière du Nouveau-Monde. Il n’estpoint improbable que cette circonstance eût opéré un changementtrès matériel dans le point de vue du public. Et si la mère etl’enfant étaient restées à Boston, la petite Pearl aurait pu mêlerson sang impétueux à celui d’une lignée de Puritains pieux entretous. Mais, peu de temps après la mort du médecin, la porteuse dela lettre écarlate disparut et la petite Pearl avec elle. Et, bienqu’un vague bruit les concernant trouvât de temps à autre moyen detraverser la mer – telle une épave informe qui aborde au rivageavec des initiales gravées sur son bois – on n’eut d’elles aucunenouvelle authentique durant de longues années. L’histoire de lalettre écarlate tourna à la légende. Le charme qu’elle dégageaitn’en était pas moins puissant et faisait un endroit redoutable dupilori où le pauvre pasteur était mort et aussi de la chaumière dubord de la mer où avait habité Hester Prynne.

Près de celle-ci, des enfants étaient en trainde jouer, certain après-midi, quand ils virent approcher de laporte une femme de haute taille, en robe grise. Cette porte, duranttoutes ces années, n’avait pas été ouverte une seule fois. Mais lafemme, ou en avait la clef, ou vit céder sous sa main le bois et lefer délabrés, ou se glissa, telle une ombre à travers le battant –toujours est-il qu’elle entra.

Sur le seuil, elle fit une pause – se détournaà demi car l’idée de se trouver toute seule, et après tant dechangements, dans la maison où s’était déroulée, autrefois, une viesi intense, était peut-être trop sinistre pour être supportable.Mais son hésitation ne dura qu’un instant – assez toutefois pourlaisser voir sur sa poitrine une lettre écarlate.

Hester Prynne était revenue prendre le fardeausi longtemps délaissé de sa honte. Mais où était la petitePearl ? Elle devait, si elle vivait encore, se trouver dansl’éclat et l’épanouissement de sa jeunesse ? Personne n’en sutrien. Personne n’apprit jamais avec certitude si l’enfant-lutinétait descendue avant l’heure dans une tombe de jeune fille, ou sisa nature riche et sauvage s’était adoucie et l’avait renduecapable d’un doux bonheur de femme. Mais tout au long du reste dela vie d’Hester Prynne, des détails indiquèrent que la recluse à lalettre écarlate était un objet d’affection pour quelque habitantd’un autre pays. Des lettres lui arrivaient, scellées de cachetsarmoriés mais dont les armes étaient inconnues de la sciencehéraldique anglaise. Dans la chaumière se trouvaient des objets decommodité et de luxe dont Hester ne se souciait jamais de faireusage, mais dont seule la richesse avait pu faire emplette, queseule l’affection avait pu songer à lui faire parvenir. Il y avaitaussi des bagatelles, de menus ornements, de beaux travaux quitémoignaient de la constance d’un souvenir, et devaient êtrel’œuvre de doigts délicats poussés par les élans d’un cœur plein detendresse. Et, une fois, on vit Hester broder un vêtement denouveau-né avec un tel déploiement de fantaisie et de magnificenceque, dans notre communauté vouée aux teintes sérieuses, un scandalepublic eût été soulevé par un petit enfant en semblableappareil.

Bref, les faiseurs de commérages du tempscroyaient – et M. l’Inspecteur Pue, qui s’est livré un siècleplus tard à maintes investigations, croyait et un de ses toutderniers successeurs en son poste croit avec lui – que Pearl étaitnon seulement en vie, mais mariée et heureuse ; qu’ellen’oubliait pas sa mère et l’aurait bien joyeusement accueillie,cette mère solitaire et triste, à son foyer.

Mais il y avait, pour Hester Prynne, une vieplus réelle ici, en Nouvelle-Angleterre, qu’en ce pays inconnu oùPearl avait trouvé un foyer. C’était ici qu’elle avait péché, iciqu’elle avait souffert, ici qu’il lui restait encore à fairepénitence. Aussi était-elle revenue et avait-elle repris – de sapropre volonté car aucun des sévères magistrats de cette époque defer ne l’y eût obligée – le symbole qui vient de faire le sujet decette sombre histoire. Il ne devait plus jamais quitter sapoitrine. Mais au long des années pénibles et lourdes de penséesqui devaient composer la fin de la vie d’Hester, la lettre écarlatecessa d’être un stigmate attirant l’amer mépris du monde. Elledevint le type de quelque chose sur quoi s’affliger, un objet à lafois d’horreur sacrée et de révérence. Et, comme Hester n’avaitaucune fin égoïste, ne vivait ni pour son intérêt ni pour sonplaisir, les gens allaient à elle avec toutes leurs perplexités ettous leurs chagrins et lui demandaient conseil comme à quelqu’unqui avait passé par un très grand malheur. Les femmes pliant sousles épreuves sans cesse renouvelées de la passion blessée,gaspillée, mal placée ou coupable – ou sous le sinistre fardeaud’un cœur sans emploi parce qu’il n’était pas estimé à son prix etque nul n’en voulait – les femmes surtout se rendaient à lachaumière d’Hester. Elles venaient demander pourquoi elles étaientsi malheureuses et s’il n’y avait pas de remède ! Hester lesconsolait et les conseillait de son mieux. Elle leur disait aussique des jours plus clairs viendraient, quand le monde serait mûrpour eux, à l’heure du Seigneur. Alors une vérité nouvelle seraitrévélée qui permettrait d’établir les rapports entre l’homme et lafemme sur un terrain plus propice à leur bonheur mutuel.

Elle-même, Hester, s’était autrefois follementimaginée qu’elle était peut-être la prophétesse de cette èrefuture. Mais elle avait depuis longtemps reconnu que la mission derévéler une vérité divine et mystérieuse ne pouvait être confiée àune femme marquée par le péché, courbée sous la honte ou mêmeseulement sous le poids d’une vie de chagrin. L’apôtre de larévélation à venir serait bien une femme, mais une femmeirréprochable et belle et pure. La sagesse ne lui serait pas venuepar suite de durs chagrins, mais par l’entremise de la joie. Etelle saurait montrer combien l’amour sacré peut rendre heureux enévoquant le sûr témoignage d’une vie vouée à pareille fin.

Ainsi parlait Hester Prynne en abaissant leregard de ses yeux tristes sur la lettre écarlate. Et, après biendes années, une fosse fraîche fut creusée à côté d’une autre,ancienne et toute défoncée, dans l’enclos funéraire auprès duquel aété, depuis lors, bâtie King’s Chapel. Mais, si cette fosse fraîchefut creusée à côté de l’ancienne toute défoncée, elle en futséparée par un espace, comme si les cendres des deux mortsn’avaient pas eu le droit de se mêler. Cependant, une seule pierretombale servit pour les deux. Les tombeaux tout autour étaientsculptés de devises armoriées. Sur cette simple dalle était gravéune manière d’écusson – qui se laisse encore distinguer par lecurieux d’aujourd’hui et le trouve bien perplexe quant à son sens.Sa devise peut servir de résumé et d’emblème à notre légende àprésent terminée tant elle est sombre, avec, pour la relever, unseul point brillant d’une lumière plus lugubre que l’ombre même, ilporte :

« DE GUEULES, SUR LE CHAMP DE SABLE, LA LETTRE A. »

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