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La Louve – Tome I

La Louve – Tome I

de Paul Féval

Partie 1
LA SAINT-JEAN

Chapitre 1 L’APPARITION

Le soleil égayait déjà les bouquets de verdure étagés au versant de la colline : vieux charmes au troncs difformes et noueux ; grands bouleaux élancés hardiment et portant avec fierté leur tremblante couronne de feuillage, chênes robustes, châtaigniers arrondissant en voûte leurs branches touffues. Çà et là, au-dessus du couvert épais et solide comme un dôme, montaient des colonnettes de fumée qui se tordaient en spirales légères, bleuies par les rayons du levant.

Ce n’était pas la vapeur opaque et lourde que respirent à présent les cheminées de nos usines ; c’était le souffle timide de l’industrie en bas âge : chaque colonnette de fumée marquait la place d’une loge couverte en chaume, humble fabrique de ces sabots roses, recourbés à la chinoise, ventrus comme des vaisseaux de haut bord, qui sont la gloire de la forêt de Rennes.

Le comte de Rohan-Polduc, Notre Monsieur, comme on l’appelait dans les loges, disait que son manoir avait été bâti au IXe siècle de l’ère chrétienne par St Guéhéneuc, dit aussi St Winoch et St Guy, cadet de la maison ducale de Bretagne, comte de Porhoët, vicomte de Rennes et premier auteur du nom de Rohan. Si le bon gentilhomme se trompait, ce n’était pas de beaucoup, car le manoir semblait vieux comme le monde, avec ses tourelles étroites entassées confusément,son petit donjon tapissé de giroflées et ses poivrières aux toits pointus comme des bonnets de magicien. Les ardoises de la toiture,blanches de lichen, laissaient croître partout la joubarbe et la mousse qui pendait, longue comme une chevelure. Les murs, faits de blocs de granit, étaient vigoureux encore, mais, sous le noir manteau de lierre qui les enveloppait, on découvrait les rides du vieillard et les blessures du soldat : les crevasses, injures du temps ; les brèches, cicatrices glorieuses de la sape et de la mine.

Un fossé large et qui avait dû être profond,au temps où le manoir gardait des prétentions au titre deforteresse, faisait le tour des bâtiments ; il conservaitjuste assez d’eau pour servir aux ébats d’une troupe nombreused’oies et de canards. On avait cependant comblé la portion desdouves qui faisait face à l’avenue, de sorte que les maîtres, lesserviteurs et les troupeaux pouvaient entrer de plain pied dans lepâtis, situé en avant du saut-de-loup. Le saut-de-loup lui-même setraversait à l’aide d’un petit pont rustique aboutissant à unelarge brèche pratiquée dans le rempart.

Cette brèche avait son histoire.

En 1670, alors que le roi Louis XIV et lecomte de Rohan-Polduc étaient jeunes tous les deux, le gentilhommebreton avait eu fantaisie de faire la guerre au plus puissantmonarque de l’Europe. Rohan avait en lui du levain protestant commepresque tous ceux de sa race ; le sang ducal coulait dans sesveines et son chartrier contenait plus de vieux parchemins qu’iln’en fallait pour établir ses droits au trône de Bretagne.Louis XIV, qui avait des Rohan tant et plus à sa cour deParis : Rohan-Soubise, Rohan-Guémenée, Rohan-Rochefort, etmême ces Rohan-Chabot dont l’épopée comique prêta si bien à rireaux gazetiers du dix-septième siècle, Louis XIV ne se doutapeut-être jamais qu’au fin fond de la forêt de Rennes il y avait unprince mal peigné qui prétendait lui disputer une portion de sonroyaume.

C’était le temps où madame la marquise deSévigné, la charmante Bretonne, raillait avec tant d’esprit et sipeu de patriotisme les pauvres sauvages Bretons. On aurait entendude fiers éclats de rire à Versailles, si quelque prophète s’étaitavisé de prédire que le premier coup de tonnerre lointain annonçantla révolution à venir gronderait dans ce ciel brumeux, et que lepremier couplet de la chanson « patriote » serait chantépar ces gentilshommes à crinières incultes et à mains calleuses,bons à la charrue comme à l’épée, pour qui la marquise tout aimablegardait ses plus dédaigneux sourires…

Elle était loin encore la révolutionfrançaise. Honoré d’Albert, duc de Chaulnes, frère cadet duconnétable de Luynes, gouverneur de la province de Bretagne etl’homme le plus gros de son siècle, envoya deux compagnies contreles paysans de Polduc, qui s’étaient retranchés dans les landesd’Auray. Il y eut bataille, et Rohan fut vaincu. Le duc deChaulnes, mettant à profit cette occasion, confisqua l’immensedomaine de Polduc dans l’évêché de Tréguier et assigna pourretraite au petit-neveu de la reine Anne cet antique manoir deRohan, dont la muraille subit brèche de par le roi.

Il y avait longtemps que ces choses étaientpassées. On était en 1705 ; le grand roi avait soixante-huitans ; le duc de Chaulnes était mort, son successeur aussi, etSon Altesse Sérénissime le comte de Toulouse, second fils légitiméde Louis XIV, avait maintenant le gouvernement de la provincede Bretagne. Rohan-Polduc, refroidi par l’âge, se tenait à l’écartdans sa maison amoindrie et vivait près de sa fille, une ange debeauté dont la vue lui inspirait sans doute des pensées derésignation et de paix.

À droite du pont rustique, le rempart tournaitvers l’Occident et enveloppait des logis abandonnés que flanquaitun balcon en forme de tourelle. Histoire guerrière pour la brèche,légende poétique pour le balcon. Cette partie du château avait unaspect de mélancolie solitaire. Depuis que César de Rohan, filsunique du vieux comte, était mort, personne n’avait franchi leseuil de sa demeure, et pourtant, derrière les draperies que levent soulevait par les trous des châssis, on voyait bien souventune lueur briller toute la nuit, une lueur pâle qui ne s’éteignaitqu’au jour.

Il y avait une mystérieuse histoire demariage, célébré dans la chapelle abandonnée à l’insu du vieuxRohan. Cela se racontait aux veillées, mais de témoin ayant assistéà ces noces secrètes, nul n’en aurait pu citer un seul.

**

*

Donc, le 23 juin 1705, tout dormait encore aumanoir. Une vapeur épaisse s’élevait au-dessus des douves changéesen marécages ; les remparts et les corps de logis restaientnoyés dans cette ombre, tandis que les plus hautes girouettestrempaient déjà leurs découpures dans la blonde lumière qui venaitde l’Orient. Ce bizarre faisceau de donjons aigus, de pignonstailladés, de tourelles gothiques, semblait sortir de la nuit commesaint Guéhéneuc jadis l’avait fait sortir de terre.

D’habitude, à cette heure matinale, quandRohan-Polduc ne découplait pas ses chiens courants, tout étaitsolitude et silence autour de sa maison, mais aujourd’hui la routedomaniale et les bas chemins étaient encombrés comme si c’eût étéfête au bourg de Bouëxis-en-Forêt. On entendait rire et causer sousles taillis. Il y avait des gens à pieds, le bâton de houx à lamain et portant sur leurs épaules de bonnes sacoches pleines ;d’autres venaient à cheval sur de petits bidets à tous crins, quicouraient l’amble, la tête basse, piétinant dans la poudre etlaissant pendre les sabots de leurs cavaliers jusqu’au ras deterre ; d’autres enfin piquaient les bœufs paresseux de leurscharrettes chargées de gerbes ou de foin.

Tout cela cheminait dans des sentes profondesentre les haies d’épines noires et de prunelliers, où le genêtglissait çà et là ses gousses d’or. C’était la veille de laSaint-Jean, et les tenanciers du pays de Rennes ont gardé lacoutume de payer leurs redevances à cette époque, pour leprintemps, à la saint-Michel pour l’automne.

Piétons, cavaliers et richards en charrette serencontrèrent en avant des douves et pénétrèrent de compagnie surla pelouse ouverte qui aboutissait à la brèche. Personne ne s’avisade soulever le marteau à tête de bélier, suspendu au battant droitdu portail. On attendit. Les fillettes qui apportaient des bouquetsd’aubépine s’assirent sans façon sur l’herbe mouillée, autour deleurs fleurs dressées en faisceaux ; les charrettes, dételées,furent rangées par ordre, tandis que les bœufs maigres et dechétive venue paissaient le gazon de la pelouse, déjà maintes foistondue par les troupeaux de Rohan. Gars et métayers allumèrentleurs pipes et se chômèrent en cercle, comme on ditlà-bas, debout, grand chapeau sur la tête, le bâton attaché à laboutonnière, graves, taciturnes et ne laissant échapper aucunemarque d’impatience.

Pendant que les ménagères tricotaient lagrosse laine, les jeunes filles babillaient, regardant du coin del’œil la partie occidentale des remparts, autour desquels la brumesemblait se condenser pour livrer une suprême bataille aux rayonsvainqueurs du soleil. Elles se montraient au doigt un lourd balconde granit dont le profil saillait au-dessus des murailles, et, toutbas, elles se disaient en frissonnant :

– C’est là !

Un son de trompe retentit au lointain dans laforêt. Les hommes prêtèrent l’oreille.

– M. l’intendant Feydeau s’est levéde bon matin aujourd’hui, dit Jouachin, un métayer à la barbegrise, qui ajouta en secouant la tête d’un air triste : J’aivu le temps où le domaine de Rohan était si long et si large que,d’ici où nous sommes, on ne pouvait jamais ouïr que la fanfare deRohan !

Un second son de cor plus rapproché éclatavers le midi. Le rouge monta au visage de Jouachin et il n’y eutpas un gars autour de lui qui ne fermât les poings en fronçant lesourcil.

– Rohan dort, prononça lentement lebonhomme ; les gens de France en feront tant et tant que Rohans’éveillera !

Les fillettes ne s’occupaient que du balconmystérieux.

– C’est là ! c’est là !répétaient-elles ; une femme blanche et un cavalier toutnoir…

– Chaque nuit que Dieu donne !

– Et ceux qui passent de l’autre côté dela douve entendent piaffer un cheval au fond des fossés, dansl’oseraie…

– Le cavalier est César de Rohan, lepauvre jeune monsieur décédé, voilà qui est sûr !

– Et la femme blanche est Jeanne deCombourg, sa fiancée, morte à vingt ans !

– Et la fenêtre qui s’ouvre ?demandait quelque voix timidement sceptique. Et le cheval quipiaffe dans l’oseraie ?

– Ah ! Seigneur Jésus ! sait-onexpliquer ces choses de l’autre monde ?

– Le premier son de trompe, disaitcependant Jouachin, est monté des fonds de la Sangle. Le second estvenu de la Fosse-aux-Loups, et j’ai bien reconnu l’embouchure dupiqueur de l’intendant Feydeau : ce n’est donc pas l’intendantFeydeau qui mène la chasse au fond de la Sangle.

– Lui ou d’autres, dit une voixaigrelette qui sortait du brouillard ; les gens de Frances’amusent où ils veulent et quand ils veulent, chez nous !

– Yaumy ! le cousin Yaumy !crièrent tous à la fois les fermiers de Rohan ; Yaumy, le jolisabotier !

– On ne voyait point encore le cousinYaumy, caché par la brume et par cette oseraie où piaffait toutesles nuits le cheval fantôme. Il se montra enfin de l’autre côté dela douve qu’il côtoya pour entrer dans le pâtis.

Le cousin Yaumy n’était pas de belle taille,mais sa veste de toile feutrée recouvrait de larges épaules ;un bonnet de laine tombait jusque sur ses petits yeux endormis etmalins. Il n’avait ni bidet ni charrette, et la sachée plate qu’ilportait à la main aurait tenu dans la pochette de son gilet.

Yaumy, le joli sabotier, traversa la pelouseen se balançant sur ses jambes noueuses et s’avança jusqu’au centredu cercle. Sa pipe était toute bourrée, il l’alluma préalablement,puis il souhaita le bonjour avec politesse au cousin Jouachin, aucousin Josille, au cousin Mathelin, au cousin Julot, ainsi qu’à unedemi-douzaine d’autres cousins dont les noms ne sont point parvenusjusqu’à nous. Il adressa un signe de tête protecteur aux cousinesjeunes et vieilles, et regarda d’un air sournois la porte fermée duchâteau.

En tout autre pays, ce regard eût présagé unequestion, mais le paysan de la haute Bretagne est prudent comme leNormand, son voisin ; il ne sait guère parler franc niregarder en face : ceci à l’ordinaire. Dans les grandesoccasions, quand une fois son bonnet a passé par-dessus lesmoulins, il faut lui fendre le crâne jusqu’aux dents pour le forcerà baisser les yeux ou le réduire au silence.

– Tu viens comme cela des fonds de laSangle ? demanda Jouachin.

– Oui, oui, répliqua le joli sabotier, etil y a une bonne trotte !… hein ? en voilà-t-il unbrouillard qui choisit sa place ? de l’autre côté des douveson ne voit pas seulement le bout de son nez ; là-haut, letemps est clair comme de l’eau de roche. Tout cela, c’est desgelées pour la Saint-Pierre et ça fait du mal au blénoir !

– Et aux fèves aussi ! appuyaMathelin, c’est sûr !

– Ma pauvre foi ! enchérit Julot,vous croyez que ça fait grainer le chènevis !

– Voilà qui est bon, interrompitgravement le vieux Jouachin ; Yaumy mon gars, ne nous fais paslanguir ; on est en chasse là-bas par chez toi vers les fondsde la Sangle ?

– Le comte de Toulouse, notre gouverneur,est un beau jeune prince, répliqua Yaumy, qui jeta à la ronde unregard cauteleux.

Fillettes et métayères s’étaient levées pourécouter mieux, et d’instinct les fermiers de Rohan avaient rétrécileur cercle.

– C’est bien le moins que les beauxjeunes princes se divertissent, reprit Yaumy ; ça l’amuse dechasser, le comte de Toulouse ! ce n’est pas sa faute, s’iltrouve le domaine de Rohan sur le chemin de son gibier.

– C’est donc le comte de Toulouse quichasse là-bas ?

La voix de Yaumy prit des inflexions sourdeset ses yeux se tournèrent vers le balcon de granit où le soleil,perçant la brume, mettait de rougeâtres reflets.

– Il y a chasse et chasse,grommela-t-il ; chasse de jour, chasse de nuit… chasse enforêt, chasse à la maison… Priez Dieu que le comte de Toulouse seborne à chasser dans les taillis de Rohan !

Depuis quelques minutes on entendait unmurmure vague et sans cesse grandissant, à l’intérieur duchâteau : c’était comme le réveil du vieux manoir : desvoix s’appelaient et se répondaient ; le pavé de la coursonnait au choc des gros sabots pleins de paille ; le chenilaboyait et les chevaux de Rohan hennissaient au fond desécuries.

Au moment où toutes les bouches s’ouvraientpour réclamer l’explication des paroles énigmatiques de Yaumy, uneclé gronda dans la serrure, puis on entendit la lourde barre debois glisser hors de l’entaille pratiquée dans le mur ; lebattant droit de la porte roula lentement sur ses gonds avec lescinq têtes de loup qui le chargeaient ; une femme de cinquanteans à peu près, coiffée d’un bonnet rond, collant, en étoffe delaine noire, d’où s’échappaient les mèches épaisses de ses cheveuxdéjà grisonnants, parut sur le seuil et sembla compter du regard lafoule des vassaux.

Il n’y eut pas un paysan qui ne se découvrît,ne fût-ce qu’un petit peu ; métayères et fillettes firentensemble la révérence, et tout le monde prononça d’une seule voixce salut solennel :

– Bonjour à vous, dame MichonGuitan !

Dame Michon Guitan portait sa quenouille aucôté comme un soldat vaillant qui ne se sépare jamais de sonépée ; elle avait une camisole plate, ajustée jusqu’au mentonet sur laquelle se rattachait la piécette carrée d’un tablier detoile bleue ; une jupe d’épluche, rayée de rouge etde noir, laissait voir ses bas de gros tricot, perdus dansd’immenses sabots roses fourrés de peaux de mouton.

C’était une belle paysanne dans toute la forcedu terme. Son air était grave et doux. Elle avait un peu de barbeau menton et un commencement de moustaches. Quand elle souriait, cequi arrivait bien quelquefois malgré son importance, on voyait desdeux côtés de sa bouche deux trous ronds ; qui semblaientpratiqués dans ses dents avec une vrille. Pour connaître lavéritable origine de ces trous, il suffisait de regarder laceinture du tablier de dame Michon Guitan, où une pipe courte etvénérablement noircie était passée. Cette pipe, contre le fourneaude laquelle venaient battre les grains de cuivre d’un long rosaire,suspendu au cou de dame Michon, produisait, quand elle marchait,une musique toute particulière.

– Bonjour à vous trétous ! dit-elleen inclinant, la tête gravement ; bonne Saint-Jean pour vouset pour vos maisonnées ! Est-ce que mon garçon Josselin n’estpoint avec vous ?

– Nous n’avons mie vu votre garsJosselin, dame Guitan répondit Jouachin.

– Faudrait donc pour ça, dit Yaumy d’unair innocent, que votre gars Josselin aurait couché dehors,puisqu’il n’y a pas plus d’une minute que le portail estouvert.

– Je sais bien, ajouta-t-il à part lui etjetant un coup d’œil rapide vers le rempart occidental, je saisbien qu’il y a la petite porte qui donne sur l’oseraie, au bas boutde la douve…

Le cousin Yaumy avait de bons yeux, etpourtant, il ne vit rien que la brume étendue comme une nappeopaque sur toute cette partie du paysage. Cependant le niveau dubrouillard s’abaissait peu à peu, et l’on apercevait confusémentles plus grandes tiges des osiers qui se balançaient à la brise.Ces tiges partaient d’un pli de terrain formant le prolongement desanciens fossés, qui tournaient à l’ouest du manoir et allaient seperdre derrière les remparts, en passant précisément sous le fameuxbalcon. L’oseraie était séparée de la pelouse ou pâtis par une haied’épine mal entretenue ; elle s’étendait sur une largeur devingt ou trente pas, bordée par un talus sous lequel on découvraitdes vestiges de maçonnerie ; puis le sol s’affaissait en unebrusque descente et tombait ainsi jusqu’au fond de la vallée.

Un sentier à peine tracé courait le long de ladouve et suivait cette pente de la colline à travers les touffes deronces.

Dame Michon Guitan était là pour donner entréeaux tenanciers de Rohan, mais au lieu de s’effacer et de leurlivrer passage, elle restait sur le seuil toute pensive. Après unsilence elle mit sa main au-devant de ses yeux et, son regard,passant par-dessus les têtes de la foule, interrogea la lisière dela forêt.

À ce moment, un bruit se fit du côté de ladouve ; c’était comme une porte ouverte avec lenteur etgrinçant sur ses gonds rouillés. Les hautes tiges d’osiers’agitèrent. Tout le monde vit et entendit cela. Michon Guitanchangea de couleur.

Personne ne bougea cependant, sauf le jolisabotier Yaumy, qui se coula derrière les charrettes jusqu’à lahaie d’épines.

– Entrez, bonnes gens, entrez, dit Michonrapidement et d’une voix tremblante ; Rohan me ferait desreproches, s’il savait que ses fermiers attendent à la porte de samaison.

Il était évident qu’elle cherchait à donner lechange à la curiosité déjà éveillée ; mais elle avait troptardé. On vit passer dans la brume éclaircie une forme humaineenveloppée d’une mante de couleur sombre et le visage couvert d’unlong voile. L’apparition glissa hors de l’oseraie, et l’on eût ditque la brise l’emportait au versant de la montagne.

En même temps le galop d’un cheval s’étouffasur l’herbe épaisse.

Cela fut rapide comme la pensée. Lestenanciers de Rohan restaient bouche béante et les fillettes sedemandaient si ce n’était point un rêve.

Mais elles virent dame Michon Guitan, toutepâle, baiser à la dérobée la croix de son rosaire. La bonne femmefit signe aux fermiers d’entrer ; il semblait qu’elle n’eûtplus de parole. Les fermiers obéirent en silence ; chacund’eux pensait : – Le cousin Yaumy nous dira de quoi ilretourne !

Qu’y avait-il ? une poterne ouverte del’autre côté du rempart, le passage d’un être humain à traversl’oseraie, le galop d’un cheval invisible, enfin et surtoutl’émotion de dame Guitan ; c’était plus qu’il n’en fallait. Cebrouillard, plus impénétrable que la nuit même, cachait un mystère.Pour savoir le mot de l’énigme, il n’y avait que le cousin Yaumy,blotti contre la haie.

Ménagères et fillettes, garçons et métayerscalculaient que l’apparition avait dû passer à dix pas de lui auplus. Quand tout le monde eut franchi le seuil de lamaîtresse-porte dont le battant se referma sur Michon Guitan, lecousin Yaumy se frotta les mains et se prit à rire toutdoucement.

– Oui bien ! oui bien !murmurait-il en se grattant la tête sous son bonnet de laine ;maître Alain me donnera quelque chose pour cela !

Il était tout gaillard, le joli sabotier, etil eût bien juré ses grands dieux qu’il n’y avait là personne pourle voir ou l’entendre. Aussi poussa-t-il un cri de frayeur en sesentant retenu par derrière, au moment où il quittait son posted’observation pour gagner la brèche à son tour. Il se retournavivement ; un jeune homme de haute taille, à la figure pâle etintelligente, couronnée de longs cheveux noirs, s’était dressé enface de lui de l’autre côté de la haie.

– Ah ! ah ! fit Yaumy, quiessaya de sourire, c’est vous, maître Josselin ?

Le jeune homme portait une veste taillée à lamode des paysans de la forêt de Rennes, mais en bon drap noir, etses braies étaient de velours. Il enjamba la haie et appuya sesdeux mains sur les épaules de Yaumy.

– La bonne dame Michon demandait tout àl’heure après vous, Josse, reprit Yaumy qui cherchait unecontenance.

Maître Josselin le regardait entre les deuxyeux.

– Écoute-moi bien, je veux teparler !

Il y avait, non point dans ces mots, mais dansl’accent du jeune homme, une menace si évidente, que Yaumy, robusteet habitué aux luttes campagnardes, se tint pour averti.

– J’écoute, répliqua-t-il en ramassantses muscles et en pliant déjà les jarrets.

– Je veux te dire, reprit maîtreJosselin, que tu as perdu ta peine en venant espionner de cecôté-ci. Tu n’as rien vu !

– Dieu merci ! grommela le jolisabotier, je ne suis pourtant pas aveugle !

– Tu n’as rien vu ! répéta le jeunehomme, dont les sourcils se froncèrent.

– Moi, je dis que j’ai vu ! s’écriaYaumy. Mon jeune maître Josselin, vous n’avez pas encore la poigneassez forte pour me faire peur. J’ai vu et reconnu lademoiselle.

Un éclair s’alluma dans les yeux de Josselin,dont, la joue resta pâle ; sa main gauche quitta l’épaule deYaumy pour lui saisir violemment la peau de la gorge ; en mêmetemps, sa main droite se plongea sous le revers de sa veste, d’oùil tira un couteau de chasse, à la lame brillante et fraîchementaiguisée.

Le cousin Yaumy se laissa choir sur sesgenoux.

– Tu n’as rien vu ! répéta pour latroisième fois Josselin.

– C’est pourtant Dieu vrai ! répétacette fois le joli sabotier plus mort que vif ; je n’ai rienvu du tout ! mais du tout !

Josselin le repoussa du pied et prit lentementle chemin de la maîtresse porte.

Chapitre 2LE JEUNE MONSIEUR CÉSAR

C’était une salle de grande étendue, voûtée enarceaux, que soutenaient quatre paires de piliers de pierre rougede Pont-Réan. Celle pièce, plus longue que large, tenait duvestibule et de la salle d’armes ; la principale porte donnaitsur le perron de la cour intérieure et faisait face au maîtreescalier du manoir, dont la dernière marche s’enclavait dans le solmême de la salle. Au-devant de l’escalier, une draperie de toiled’argent, rapiécée en mille endroits, descendait de la voûtejusqu’aux carreaux.

Une seule fenêtre ogive, à petites vitreslosangées de plomb et défendues par un grillage, éclairait cettesalle qui était pourtant la plus utile et la plus fréquentée dumanoir. Dame Michon Guitan s’y tenait volontiers sous l’énormemanteau de la cheminée ; c’était son domaine, et maître AlainPolduc, tout cousin de Rohan qu’il était, avait essayé vainement del’en chasser. Il y avait eu compromis entre ces deux autoritésrivales : maître Alain avait pris possession de la croisée etdes alentours, dame Michon avait gardé le foyer avec sesdépendances. Maître Alain avait la lumière, mais il avait aussi levent froid qui se glissait entre les fentes des châssis. DameMichon, obligée d’allumer sa résine en plein midi, pouvait au moinsse tenir les pieds chauds.

Le grand jour du dehors n’allait pas beaucoupau-delà de la table de chêne noir où maître Alain Polduc étalaitses registres. On pouvait encore cependant compter les nervurestremblées des premiers piliers et même blasonner, si l’on avait debons yeux, le grand écusson de Rohan, Parti : de gueules àneuf macles accolées d’or, pour Rohan, et d’herminesplein pour Bretagne, avec cette devise si connue :Potius mort quam fœdari[1]. Les deuxautres paires de piliers étaient déjà dans l’ombre, et, malgré lecierge de résine qui brûlait à la paroi du foyer, on avait grandepeine à distinguer les plis rougis de la draperie d’argent.

Dame Michon et maître Alain étaient séparéspar toute la longueur de la salle. On pouvait les considérer commeles deux premiers ministres des petits États de Rohan-Polduc ;dame Michon était femme de charge, maître Alain remplissait lesfonctions d’intendant.

Il était arrivé un soir du pays de Tréguier,en Basse-Bretagne, crotté jusqu’à l’échine, affamé comme un loup,et se réclamant de je ne sais quelle parenté lointaine. En cetemps, chacun s’en souvenait bien, il avait la joue creuse, l’œiltimide et discret, la bouche emplie de miel, les reins souplessurtout. C’était le petit homme le plus humble et le plus doux del’univers ; maintenant, sa joue était renflée, son œilregardait en face effrontément, sa voix tranchait, sa courte taillese redressait avec importance. Le hobereau famélique avait du foindans ses bottes ; déjà il tournait à l’obésité financière etmettait à piller son pauvre noble cousin une raideur toutespartiate.

Le mal, c’est que trop souvent ces austèrescoquins réussissent à escroquer la confiance des hommes de cœur.Maître Alain comptait ses syllabes et parlait cinq ou six fois parjour de sa vertu farouche, ainsi que de son dévoûment ardent à lacause protestante. Rohan n’était pas éloigné de le regarder commeun saint. Il le consultait dans les grandes occasions et sereposait aveuglément sur lui pour les menus détails. Or ce queRohan appelait menus détails, c’était l’administrationmême de ses domaines.

Ce matin, dame Michon avait, comme d’habitude,son cercle auprès du foyer ; maître Alain occupait le centred’un groupe au-devant de la croisée. La plupart des tenanciers quenous avons vus arrêtés sur la pelouse se rangeaient autour de luidans une attitude respectueuse. Maître Alain, assis dans une chairede bois sculpté, compulsait les registres et inscrivait les rentespayées. Mais cela ne se faisait pas tout de suite ; ilfaillait auparavant un travail préparatoire, à cause de ladiversité grande des monnaies courantes. Josselin Guitan, le beaujeune homme à la chevelure brune, qui, trois fois de suite, avaitrépété à notre cousin Yaumy : « Tu n’as rien vu, »était chargé de mettre d’accord les sous nantais, les croisettesd’Anjou, les liards de France, les doubles normands et rennais, lespiécettes au mouton et les gros cuivres de Laval. Cen’était pas une sinécure, et Josselin Guitan, debout, la craie à lamain, devant une planche noircie, faisait des additions d’une aunepour la moindre redevance de quinze ou vingt écus. Il semblait, dureste, se donner tout entier à sa besogne, et vous auriez cherchéen vain, dans son regard calme et froid, la trace de sa récenteviolence.

Chaque fois que la somme des fermages payésarrivait à former mille livres, Josselin traçait une croix blancheen haut de son tableau. Quand une discussion s’élevait entre lesfermiers et l’intendant touchant le cours légal des pièces, leurtitre et leur poids, Josselin croisait ses bras sur sa poitrine etfermait les yeux, en homme dont la pensée est loin de sonoccupation présente.

Dans l’âtre, deux gros tisons, couverts decendres, fumaient sous la crémaillère où pendait le chaudron pleinde bouillie d’avoine. Dame Michon était assise à la placed’honneur, au côté gauche de la cheminée ; auprès d’elletournait, avec un cri périodique et gémissant, son rouet supportépar deux montants guillochés, à l’un desquels se balançait lapetite bouteille d’huile, avec sa plume servant de pinceau. Tout enfilant, dame Michon trouvait, moyen de faire encore trois autreschoses, savoir : agiter doucement un berceau qui était àportée de sa main, dès que son rouet, bien lancé, pouvait fournirtout seul une certaine carrière, fumer sa pipe, pleine de tabac quin’avait point payé la redevance aux gens du roi, et jouer de lalangue énergiquement, comme une digne Bretonne qu’elle était.

Son auditoire se composait des serviteurs duchâteau et des fermiers qui avaient achevé de régler leurs comptesavec maître Alain. Parmi eux se trouvaient le cousin Yaumy etJouachin, le vieux métayer. On parlait à haute voix auprès de lafenêtre, dans le groupe officiel, présidé par l’intendant ;sous le manteau de la cheminée, on devisait discrètement, comme sic’eût été déjà l’heure intime de la veillée.

– Quoi donc ! disait dame Michon enprenant à témoin Jouachin, son compère, Rohan n’est-il pas assezgrand seigneur pour qu’il y ait des légendes sur samaison ?

– Depuis le temps de saint Guéhéneuc,répliqua Jouachin avec plus de complaisance que de conviction, ilest question de cette lueur qui passe derrière les croisées de latour de l’Ouest… Quand j’étais tout jeune, on parlait déjà de lafemme blanche du balcon et de son chevalier noir.

– Peut-être, grommela Yaumy, que lebalcon servait déjà du temps de saint Guéhéneuc. On sait ce qu’onsait !

Tous les yeux étaient fixés sur le jolisabotier, qui ajouta d’un air capable :

– Et l’on voit ce qu’on voit !

– Qu’as-tu vu, toi ? demanda labonne femme en haussant les épaules ; si notre jeune monsieurCésar, que Dieu bénisse ! vivait encore… mais voilà ! lesméchants qui l’ont tué voudraient bien faire disparaître sa sœur, àprésent !

Son rouet, fouetté par un brusque mouvement,se prit à tourner si vite que son fil se rompit.

– Mauvais présage ! murmura Yaumyd’un accent railleur.

Michon Guitan le regarda de travers et sesigna. Le berceau qu’elle oublia de balancer s’arrêta, et un petitcri d’enfant se fit entendre parmi les langes. Yaumy glissa uneœillade sournoise vers la croisée ; comme il vit que maîtreJosselin ne regardait point de son côté, il se prit à sourireinsolemment.

– Comme ça, dit-il, c’est à votre garsJosselin, cette belle petite fille-là dame Guitan ?

– À qui donc serait-elle ? répliquala bonne femme d’un accent bourru.

– Faut-il vous aider à renouer votre fil,la mère ? C’est au gros bourg d’Ernée, on dit cela, que votreJosselin a pris femme ?

– Ici ou là, que t’importe ?

– On ne l’a jamais vue, la femme de votreJosselin. Moi, je voudrais la voir.

Dame Michon était rouge de colère ; sapipe tremblait entre ses dents.

– M’est avis, murmura le joli sabotier,qui cligna de l’œil à la ronde, m’est avis qu’autant vaudraitchercher le trèfle à quatre feuilles ou bien le merleblanc !

La bonne femme ôta sa pipe de sa bouche etregarda Yaumy en face.

– Mon gars, Josselin n’est pas loin,dit-elle : pourquoi ne lui parles-tu pas ?

En ce moment on entendit la voix d’AlainPolduc qui répondait aux plaintes de quelques tenanciers :

– Mes bonnes gens, si j’étais le maîtreici, j’aurais compassion de vous et de vos peines ; mais je nesuis que mandataire du comte de Rohan, notre seigneur.

– Hypocrite ! pensa tout haut dameMichon. Avant l’arrivée de cet homme-là au château, jamais fermierde Rohan n’avait pleuré misère !

– C’est la vérité ! appuyaJouachin.

– Le malheur est entré avec lui, repritla femme de charge, le malheur pour les vassaux, le malheur pour lemaître !… C’était un fier jeune homme que César deRohan ! Et notre Valentine, vous souvenez-vous comme elleallait, joyeuse, par les sentiers de la forêt ? Ses beauxcheveux flottaient sur ses épaules et pas une de vous, fillettes,ne savait sourire si gaîment que la fille de notre maître !Maintenant, César de Rohan est au cimetière de Noyal, et il n’y aqu’une pauvre croix de bois sur sa tombe… Maintenant, et depuisbien longtemps, nous cherchons en vain le sourire sur les lèvres devotre Valentine.

Dame Guitan laissa tomber sa tête sur sapoitrine, tandis que la voix de maître Alain Polduc s’élevait denouveau à l’autre extrémité de la table.

– Vincent Julot, disait maître Alain avecun calme doucereux, si tu n’as pas payé ce soir, mon ami, demain jeferai vendre à l’encan ton attelage de charrue.

Un murmure s’éleva parmi les fermiers.

– Mes pauvres enfants, répéta gravementAlain Polduc, je ne suis pas le maître, et je fais les affaires deRohan, mon noble cousin.

– C’est demain la Saint-Jean, dit VincentJulot, j’avais gardé un quart d’écu pour acheter mon cierge.

– Les fermiers de Rohan, appuyèrent troisou quatre voix, n’ont plus de quoi allumer la chandelle de laVierge depuis que l’hérésie est dans le manoir !

– S’il n’y avait que les fermiers deRohan à la paroisse, on ne brûlerait plus le fagot de laSaint-Jean !

Maître Alain poussa un gros soupir etinscrivit sur son registre, vis-à-vis du nom de Vincent Julot,cette note laconique : « Attelage à vendre. »

– Voulez-vous savoir, s’écria tout à coupdame Michon Guitan, qui releva la tête et jeta autour d’elle unregard égaré, si Rohan ne voit plus que par les yeux de cethomme-là, qui est son malheur, c’est une punition de Dieu, carRohan a renié le nom de la vierge Marie et causé la mort de sonpropre fils !

Le cercle s’agita ; puis il se fit ungrand silence. Jouachin toucha l’épaule de la bonne femme enmurmurant :

– Ma commère, n’en dites pas plus quevous n’en voulez dire.

– Dieu me préserve d’accuser monseigneur ! répliqua dame Michon dont l’émotion faisaittrembler la voix ; mais le cœur déborde à la fin ! J’aivu Rohan, autrefois, passer des heures entières auprès du berceaude ses deux enfants… Ah ! ah ? il les aimait bien tousdeux ! et nous l’entendions souvent qui disait : – Je lesaime deux fois, mon fils César et Valentine, ma fille ; unefois pour moi, une fois pour la sainte qui était leur mère…Écoutez ! Ses aïeux s’asseyaient sur le trône de Bretagne, etles Français lui ont pris les trois quarts de son héritage ;on ne peut pas lui en vouloir, s’il déteste les Français jusqu’à lamort. Quand son fils eut vingt ans et sa fille dix-huit, il leurdit « Voici l’âge des fiançailles qui va venir pourvous ; souvenez-vous que nos pères sortiraient de leur tombe,si Rohan s’alliait aux gens de France… » Il leur ditencore : « Au-dessous des gens de France, il y a lesBretons parjures. Les Français sont des ennemis, les Bretons vendusà la France sont des infâmes ! Mon fils et ma fille, jepleurerais sur celui d’entre vous qui se mésallierait avec laFrance ; celui d’entre vous qui s’oublierait au point d’entrerdans une famille bretonne déshonorée, mon fils et ma fille, je lemaudirais ! »

– Et la mort vient vite, prononçaJouachin à voix basse, pour l’enfant que son père amaudit !

Les fillettes retenaient leur souffle ;le rouet de dame Guitan restait immobile ; l’enfant s’étaitrendormi dans son berceau.

– Rohan avait parlé trop tard, reprit lafemme de charge ; notre jeune M. César recherchait déjàen mariage madame Jeanne de Combourg…

– Tout le monde sait cela, interrompitYaumy, le joli sabotier.

– La fille du lieutenant de roi, ajoutadame Michon Guitan avec tristesse.

– Et notre demoiselle ? demandaYaumy entre haut et bas : était-il trop tard aussi pourValentine de Rohan ?

La main de dame Guitan chercha le manche deson rouet. Peut-être n’avait-elle pas entendu, car son regardchargé de rêverie se perdait dans le vide. Elle continua enbaissant la voix et comme si elle se fût parlé àelle-même :

– J’ai connu un sonneur àCesson-sur-Vilaine qui disait que Dieu a un livre où les cœurs sontinscrits deux à deux. César et Jeanne étaient mariés secrètementdepuis plus d’une année ; ils avaient un fils… Écoutez !Je me souviens de cela comme si c’était hier : le ventsoufflait au dehors et la pluie battait contre les carreaux descroisées. Il faisait nuit. On frappa à la porte, et ce fut cethomme-là qui entra.

Son doigt, étendu convulsivement, montraitAlain Polduc, dont la tête demi-chauve se penchait sur sonregistre.

– Il demanda l’hospitalité, reprit dameMichon, et Rohan l’accueillit comme un gentilhomme. Quand il eutmangé à la table de notre seigneur et qu’il eut séché ses vêtementsau feu de la cheminée, il dit à Rohan : mon cousin, jevoudrais vous parler seul à seul… Or, sachez-le, mes bonnes gens,Combourg est aussi fier que Rohan. Jeanne de Combourg, en s’alliantà Rohan, avait méconnu, elle aussi, la volonté de son père qui agardé la foi catholique. Nous l’avions cachée avec son enfant auberceau dans cette partie du manoir que nul n’habite, et toutes lesnuits notre jeune maître César allait y rejoindre son fils et safemme.

Bien des regards d’intelligence furentéchangés autour du foyer ; chacun songeait aux deux ombresqu’on avait aperçues tant de fois sur le balcon de la tour del’Ouest.

– Voilà déjà que nous ne parlons plus dutemps de saint Guéhéneuc ! murmura Yaumy qui retrouva sonsourire narquois.

Les fillettes et les ménagères sedisaient :

– Puisque César et Jeanne la Belle nesont plus là, pourquoi voit-on toujours l’apparition de la tour del’Ouest ?

On croyait bien aux fantômes, en ce temps-là,puisqu’on y croit encore un petit peu de nos jours, au pays deBretagne ; mais je ne sais pourquoi la croyance aux fantômesest toujours doublée de certains soupçons qui n’ont rien desurnaturel.

– Ils s’aimaient, sous le regard de Dieu,continuait cependant la femme de charge ; ils étaient beaux ettout jeunes ; le chapelain qui les avait unis disait sa messeà leur intention, et nous ajoutions tous un Oremus à notreprière du soir pour que Dieu mît fin à leurs peines, car Jeanne deCombourg avait la piété d’un ange et notre jeune M. Césarétait resté fidèle à la vraie foi. La nuit dont je vous parle,Rohan nous fit sortir et resta seul avec cet homme-là qui est lemalheur. Une demi-heure se passa. Puis, dans la salle où nousattendions, inquiets, nous vîmes entrer Rohan, la joue pâle et laprunelle tachée de rouge.

– Qui a donné à l’étrangère l’entrée demon château ? demanda-t-il d’une voix étouffée.

Il savait tout ! Cet homme-là étaitderrière lui, les bras croisés sur sa poitrine et les yeux baissésmodestement. C’était lui qui avait trahi le secret de notre jeunemaître. Comment l’avait-il découvert ? Dieu seul le sait… Onalla chercher César de Rohan et sa femme, une pauvre belle créatureblanche et frêle qui pleurait avec son petit enfant dans ses bras.Valentine, le cher et noble cœur, se jeta aux genoux de son père.Rohan ne lui avait-il jamais rien refusé en sa vie ; maiscette fois il la repoussa durement.

– Toi que j’appelais mon fils et qui m’asdéshonoré, dit-il à César, va-t’en, je te maudis !

Sans cet homme-là, il ne se serait trouvépersonne pour ouvrir la porte. Ce fut lui qui leva la barre.L’orage était terrible au dehors, le vent brisait les branches deschênes de la forêt, le tonnerre secouait les vieilles murailles duchâteau ; César de Rohan et sa femme sortirent ; ce futcet homme-là qui referma la porte sur eux !

– Combien y a-t-il de croix ?demanda en ce moment, à l’autre bout de la salle, maître Alain, quirepoussa son registre.

Josselin Guitan se retourna vers le tableau etcompta :

– Cinq, dix, quinze, vingt, trente… Il ya trente-cinq croix, dit-il.

– Trente-cinq mille livres à laSaint-Jean, pensa maître Alain, qui eut un sourire, trente-cinqmille livres à la Noël, Rohan possède encore sept mille pistoles derevenus !

Puis il y eut silence auprès de la croiséecomme aux alentours du foyer. Le soleil, avançant dans sa course,frappait gaiement les vitraux. On entendait en forêt le sonlointain et continu de la trompe.

Les doigts de dame Guitan se crispèrent sur lapoignée de son rouet qui rendit une aigre plainte.

– Oh ! cet homme-là ! cethomme-là ! fit-elle, tandis que maître Alain souriaitbenoîtement aux trente-cinq croix tracées sur la planche noire.

– Je suis bien vieille, poursuivit-elle,mais il n’y a pas une nuit pareille dans mes souvenirs. Toutes lestoitures de chaume furent enlevées entre la forêt et Vitré ;le tonnerre incendia le manoir de Tréla, le grand étang dePaintourteau rompit sa chaussée, et la Vilaine, débordée, couvritcinq lieues de route. Les voyageurs perdus, on ne les comptapoint !… La paroisse de Noyal enterra deux pauvres jeunesgens, l’homme et la femme, qu’on avait trouvés serrés dans les brasl’un de l’autre au fond d’un ravin, et le vicaire vint dire àRohan : « Voulez-vous mettre un marbre sur la tombe devotre fils unique ? »

Rohan regarda cet homme-là, ce Polduc, quisecoua la tête. Et Rohan ne voulut pas.

Le prêtre ajouta : « Il y a un petitenfant que le Ciel a conservé par miracle. »

Rohan fit seller son cheval ; il allachercher l’enfant et resta deux jours absent du château. Les unsdisent qu’il voua l’enfant dans un couvent de Rennes ; lesautres, qu’il le cacha aux environs de la ville de Quimper.Personne n’en sait rien ; c’est le secret de Rohan ; etRohan répète sans cesse : « Je n’ai pasd’héritier ! »

– Tout le monde ici ! ordonna maîtreAlain Polduc, qui venait de fermer son registre.

Peu à peu, les rangs s’étaient éclaircisautour de la croisée, à mesure que l’auditoire de dame MichonGuitan devenait plus nombreux. On s’empressa d’obéir à maîtreAlain, et chacun, gardant l’impression triste du récit de la femmede charge, revint vers le bureau de l’intendant. On regardaitcet homme-là, comme dame Michon l’appelait, et, sur sonvisage détesté, les fermiers de Rohan découvraient je ne saisquelle menace fatale.

– Les comptes sont justes pour cetteannée, mes chers amis, dit maître Alain, qui épanouit sur seslèvres son meilleur sourire ; maintenant, nous allons réglerl’arriéré.

Ce ne fut qu’un cri dans toute la salle.L’arriéré avait pour cause ce grand désastre dont Michon Guitanvenait de parler : la rupture des digues de Paintourteau et ledébordement de la Vilaine. La récolte avait été ravagée, et cetteréclamation inattendue n’était rien moins que la ruine pour laplupart des métayers. Le tumulte montait, parce que Alain, renversésur sa chaise, souriait toujours et semblait provoquer la foule. Ilne disait mot, laissant grandir la clameur et tournant ses poucescomme un brave homme bien content. Les femmes pleuraient, leshommes allaient bientôt menacer.

– Au temps jadis, disait le vieuxJouachin, Rohan aidait ses vassaux au lieu de lesécraser !

– Si notre jeune monsieur était en vie,reprenait une ménagère, il intercéderait pour nous.

– Et Valentine de Rohan, demandait uneautre, sait-elle comment on traite les serviteurs de sonpère ?

Une voix s’éleva dans l’ombre à l’extrémitéopposée de la salle et répondit :

– Rohan le sait-il lui-même ?

– Dame Michon a raison, s’écria-t-on detoutes parts ; Rohan ne sait pas, Rohan est un bon maître…Rohan, Rohan ! nous voulons voir Rohan !

Alain Polduc fit un geste dédaigneux pourréclamer le silence.

– Vous ne verrez pas Rohan, dit-il ;mon noble cousin n’a pas le temps de s’occuper de vous.

Dame Michon Guitan avait quitté sa place sousle manteau de la cheminée, elle marcha jusqu’à l’intendant, appuyéesur sa quenouille, dont elle se servait en guise de bâton, et vintse mettre debout en face de lui.

– As-tu donc intérêt à mentir, AlainPolduc ? prononça-t-elle assez haut pour que tout le monde pûtl’entendre. Rohan viendrait, si la voix de ses vassaux arrivaitjusqu’à lui.

– Femme, répliqua l’intendant qui fronçale sourcil, mêlez-vous de ce qui vous regarde !

– Tout ce qui regarde Rohan me regarde,Alain Polduc, poursuivit dame Michon.

Et se tournant vers les vassaux, elleajouta :

– Les murs sont épais ici et Rohan sefait vieux ; appelez-le par son nom tous ensemble !

La voûte trembla au cri des tenanciers quiappelèrent par trois fois : Rohan ! Rohan !Rohan !

Dame Michon écarta les rangs avec saquenouille et traversa la salle dans toute sa longueur pour gagnerla draperie d’argent dont les plis retombaient au-devant du maîtreescalier. Elle fit glisser la draperie sur sa tringle et chacun putvoir, tout en haut des marches, un vieillard à longue barbe blanchequi descendait les degrés lentement.

Il se fit aussitôt un profond silence quipermit d’entendre dans la cour le sabot des chevaux battant le pavésonore, le sauvage murmure des grands chiens accouplés et les motsconsacrés du noble langage des veneurs. Métayers et ménagèresfirent la haie, tandis que les jeunes filles, rouges d’émotion, serangeaient au bas de l’escalier avec leurs gros bouquetsd’aubépine. Ce vieillard à barbe blanche, c’était Rohan, qui venaitvoir ce que lui voulaient ses vassaux.

Chapitre 3LE CIERGE DE LA SAINT-JEAN

On disait en manière de proverbe, aux États deBretagne : « Hardi comme Cheffontaines, fier comme Rieux,beau comme Rohan. »

Gui III, comte de Rohan-Polduc, avaitalors plus de soixante ans ; bien des malheurs avaienttraversé sa longue vie ; mais il portait merveilleusement savieillesse, et, sans la barbe blanche qui bouclait sur sa poitrine,vous l’eussiez pris pour un homme dans la force de l’âge.

Il était de haute taille et sa figure avaitcette régularité parfaite qui était comme un privilége de sarace ; le costume de chasse qu’il avait revêtu ce matinfaisait ressortir le mâle dessin de ses membres. À Rennes, ni àNantes, pas un tueur de loups n’eût porté mieux que lui la jaquettetailladée, la culotte de cuir et les bottes fortes armées d’éperonsd’acier.

Encore, pour l’admirer à son avantage,fallait-il le voir à cheval. À Nantes, à Rennes, voire à la Cour deParis, cette huitième merveille du monde, vous eussiez cherché envain un cavalier de sa valeur.

Il descendit les degrés lentement et d’un airpensif. Il avait, au lieu d’épée, un coutelas dans sa gaine ettenait son fouet à la main ; son visage semblait pâli entreles boucles de ses longs cheveux blancs et les touffes neigeuses desa barbe ; il n’avait point encore levé les yeux. Dans lasalle, on n’entendait plus que le bruit des respirationscontenues.

Sur l’avant-dernière marche, Rohan s’arrêta etson regard parcourut la foule, respectueusement inclinée.

– Bonjour, bonnes gens, dit-il ;j’ai entendu que vous m’appeliez, et me voilà ; que mevoulez-vous ?

La foule s’agita au lieu de répondre ;personne n’osait plus.

– Eh bien ! reprit Rohan avec unsourire triste, est-ce que je vous fais peur ?

– Ils savent bien qu’ils sont dans leurtort, dit de loin Alain Polduc, qui était debout et découvertau-devant de sa table.

Yaumy, le joli sabotier, avait réussi à seglisser derrière lui, et lui parlait depuis un instant déjà.

– Grâce ! grâce ! firentquelques voix timides.

Les fillettes agitèrent leurs bouquets, dontl’amer et doux parfum emplissait la salle ; les ménagèresétendirent leurs mains suppliantes et répétèrent :« Grâce ! grâce ! » tandis que les hommesrestaient immobiles et tête baissée au second plan.

– Comme notre monsieur est pâle !murmura le vieux Jouachin à l’oreille de dame Michon, sa commère.Je ne lui ai jamais vu cette flamme sombre dans le regard.

– Cet homme-là était auprès de son lit àson réveil, répliqua la bonne femme en tournant la tête à demi versmaître Alain Polduc.

Elle sortit des rangs et vint mettre le piedsur la première marche, se tenant ainsi debout, et la tête haute,en face du vieux seigneur.

– Grâce ! répéta-t-elle avec dédain.Pourquoi grâce ? demandez justice, et Rohan vous écoutera. Iln’y a que moi pour savoir parler à mon maître… Rohan ! veux-tuque tes vassaux aillent demander l’aumône de porte en porte ?le veux-tu ?

Le comte fronça le sourcil.

– Cette femme est folle ! s’écriamaître Alain.

– Veux-tu qu’on dise partout, continuadame Michon, que Rohan a pris le dernier morceau de pain à sesserviteurs ?

– Non, répliqua le comte, je ne veux pascela, bonne femme ; mais de quoi se plaignent-ils ?

– Parbleu ! grommela maître Alain enhaussant les épaules, pour peu qu’on les écoute, ils se plaindronttoujours !

– Ils se plaignent de vous, Rohan, moncher seigneur, répliqua la femme de charge, qui prit la main ducomte pour la baiser. Ils sont pauvres ; leurs loges tombenten ruines, leur foyer froid ne fume plus… Ils sont si pauvresqu’ils n’ont plus de quoi allumer le cierge bénit de laSaint-Jean !

– On s’est mis en chasse aux fonds de laSangle, disait en ce moment le cousin Yaumy, qui parlait bastoujours à l’oreille d’Alain Polduc. Le comte de Toulouse déjeûnechez Feydeau, l’intendant royal, et il y a des tentes dressées à lacroix de Mi-Forêt pour la dînée.

– Tout beau, Miraut ! criaient lespiqueurs dans la cour. Bellement, Géraut, mon fillot !

Rohan était du prêche, pour le malheur de sonâme, mais il n’en savait pas long en fait de dogme, et il aimaitles vieilles coutumes de Bretagne. Il passa le revers de sa mainsur son front. Tous les yeux s’étaient relevés sur lui avecanxiété, et chacun pouvait voir qu’il y avait en effet dans saprunelle un rayonnement étrange ; la fièvre sans doute, carRohan n’était pas de ceux qui s’animent au coup de l’étrier.

– Es-tu là, Josselin Guitan ?demanda-t-il tout à coup.

– Je suis là, notre monsieur, répondit lejeune homme.

Rohan étendit son fouet vers la table etmontra les sacs d’argent amoncelés.

– Fais deux parts de cela,ordonna-t-il ; deux parts égales.

Alain Polduc n’avait pas entendu, tant ilécoutait de bon cœur les paroles du cousin Yaumy. Celui-cipoursuivait disant :

– Il n’y a plus besoin de chercher, j’aitrouvé. J’ai vu Morvan de Saint-Maugon comme je vous vois. Il étaitentre minuit et une heure du matin ; la porte qui donne là-bassur les douves s’est ouverte et le cheval de Morvan est resté dansl’oseraie.

– Saint-Maugon est gentilhomme du comtede Toulouse, murmura Polduc : on ne peut savoir s’il venaitpour lui ou pour son maître.

– Cette nuit, j’ai rencontré JosselinGuitan qui courait au grand galop sur la route de Rennes. Le comtede Toulouse était à Rennes hier, et Josselin Guitan obéit à lademoiselle comme un esclave.

– Et tu es sûr qu’elle est sortie cematin par la poterne de l’Ouest ?

– Sûr ! comme je suis sûr que lemême Josselin Guitan m’a mis son couteau sous la gorge enm’ordonnant d’être muet… Mais je brave tout pour vous servir, monbon maître.

– Veille toujours et compte sur moi.

En se retournant, maître Alain vit JosselinGuitan qui séparait en deux portions l’argent des fermages. Ilregarda autour de lui ; l’espoir brillait sur tous lesvisages ; il devina.

– Mon noble cousin, dit-il en serapprochant de Rohan, Dieu sait où nous trouverons, la saison quivient, ce qu’il faut pour payer nos dettes.

– Je sais que je suis à présent un bienpetit gentilhomme, répondit le vieux comte qui semblait dominé parune préoccupation profonde. Il y a plus d’un jour d’ici la saisonprochaine. Qui vivra verra.

– Vos revenus sont tellementdiminués…

– Nous vendrons un moulin, une ferme, unclos… Je n’ai pas d’héritier.

Un sourire glissa sur la grosse lèvred’Alain-Polduc, qui pensait à part lui :

– Je vous en tiens un tout prêt, monnoble cousin !

Rohan continuait.

– Valentine, ma fille, épousera ungentilhomme paysan qui ne lui demandera rien outre sa sagesse et sabeauté.

– Et le nom de Rohan-Polduc s’éteindrasans éclat… commença maître Alain qui cherchait l’endroit sensiblepour enfoncer le dard dans ce cœur engourdi.

Rohan lui saisit le bras et baissa les yeux,comme s’il eût voulu cacher l’éclair qu’il sentait jaillir de saprunelle.

– Aimes-tu entendre le tonnerre ?demanda-t-il brusquement.

Puis il ajouta, en tâchant desourire :

– Le ciel de Bretagne doit bien un coupde foudre à notre dernière heure, mon cousin. J’ai fait un rêve oùj’ai vu le roi Louis pâlir sur son trône en écoutant le derniersoupir de Rohan !

 

– Voilà bien des jours, disait cependantdame Michon à son compère Jouachin, que notre monsieur n’est plusle même. Son œil est fixe, sa prunelle brûle. Il y a quelqueterrible pensée dans l’esprit de Rohan !

– Que Dieu le garde surtout, murmura levieux métayer, de s’attaquer aux gens de France !

L’attention du gros des tenanciers était toutentière à Josselin Guitan, qui achevait de séparer en deux partségales l’argent des fermages. Maître Alain comprenait que touteobjection était désormais impossible, mais il pensait :« Les actes d’un fou sont nuls et de nul effet devant laloi. »

– Voyez ! reprit il en changeant deton et de batteries, j’allais oublier une chose qui a bien sonimportance aujourd’hui. N’ai-je point entendu dire que mon noblecousin avait fait faire le bois pour sa chasse, jusqu’à la croix deMi-Forêt ?

– Les brisées font le tour de la croix,suivant rapport de mon veneur, répliqua le vieillard.

– Il y a de ce côté-là d’autres brisées,dit maître Alain, sur lesquelles il ne faut plus marcher. Vouspourriez rencontrer à la Mi-Forêt des gens avec qui vous ne frayezpoint : notre voisin Feydeau, l’intendant royal, votre beauneveu, Morvan de Saint-Maugon et monseigneur le gouverneurlui-même.

– Toulouse sur mon domaine !s’écria, Rohan, dont la figure pâle se couvrit de rougeur.

– À la date d’hier, 22 juin 1705,répartit maître Alain doucereusement, la futaie de Mi-Forêt, monnoble cousin, ne fait plus partie de votre domaine.

– Vendue ! murmura Rohan dont lalèvre trembla ; c’est vrai ! chaque jour le cercle serétrécit autour de ma maison qui chancelle ! Des fenêtres demon manoir je verrai bientôt passer leur meute sous le couvert…Pourquoi Rohan vivrait-il quand la Bretagne est décédée ? Dieufait bien ce qu’il fait ; Rohan n’a pas d’héritier !

– Voici deux parts de dix-sept mille cinqcents livres chacune, dit Josselin Guitan, qui avait achevé sabesogne.

Maître Alain détourna la tête pour ne pointvoir. Le front du vieux comte se redressa.

– Il y a moitié pour moi, dit-il, moitiépour mes tenanciers dans le malheur. Je veux que vous vouspartagiez ceci, bonnes gens, et qu’il ne vous soit plus parlé durestant de votre dette.

– Béni soyez-vous, Rohan, notreseigneur ! s’écria-t-on de toutes parts ; que Dieu et laVierge protègent la maison de Rohan !

– Dieu, c’est bien, dit Rohan, ne parlezpas de madame la Vierge.

– Ah ! ah ! fit Michon, quiavait les larmes aux yeux, je parle à la Vierge malgré toi et pourtoi ! tu es bon comme ton père, monseigneur ! puisse tafille être heureuse, maintenant que tu n’as plus de fils !

Le vieux comte sembla un instant ranimé parces acclamations cordiales.

– Voilà que vous avez de quoi acheter deschandelles de cire, mes enfants, dit-il. Voyons ! ferons-nousune belle Saint-Jean cette année ? Où donc estValentine ? N’a-t-elle point préparé le cierge de Rohan, lecierge gros comme un arbre ? Il y avait du bon dans la vieillechose.

– Le cierge est là, répondit dame Guitan,qui s’approcha d’une haute armoire située entre l’escalier et lacheminée, et tout est bon, mon maître, dans la Sainte-Église queservaient vos aïeux.

– Quant à notre demoiselle Valentine,glissa maître Alain, elle est sortie au point du jour, àcheval.

– À cheval ! répéta Rohan, au pointdu jour !…

– Voici le cierge, interrompit dameMichon, qui avait ouvert les deux battants de l’armoire.

Le cierge de Rohan avait seize pieds de haut,et le vieux comte n’avait point exagéré en disant qu’il était groscomme un arbre. Cette masse de cire parfumée était couverte dedécoupures, de rubans et de fleurs. C’est à peine si le vieux comtelui accorda un regard distrait.

– Pourquoi Valentine de Rohan nesortirait-elle pas au point du jour, à cheval ? en se parlantà lui-même. Dieu merci ! je ne soupçonne pas ma fille, qui estmon dernier amour sur la terre.

– Retournez chez vous, bonnes gens,ajouta-t-il en prenant le bras de maître Alain Polduc,réjouissez-vous, si vous avez le cœur à la joie, et dites enpassant qu’on rentre nos équipages de chasse. Nous voici revenus dubois.

 

La foule des vassaux s’éloigna lentement, nonsans prodiguer encore au généreux seigneur un trésor d’actions degrâces et de bénédictions. Rohan ne les écoutait plus et disait àmaître Alain en remontant, les marches du grand escalier :

– Dans le bois, à la croix de laMi-Forêt, il y a une image de sainte Anne, qui est la patronne desBretons ; la pelouse est unie et vaste…

– Unie comme un velours, interrompitmaître Alain ; si bien que le comte de Toulouse y pourra menerle bal après la collation.

Le vieux comte s’arrêta au seuil du salond’honneur.

– Que diraient-ils, mon cousin,demanda-t-il d’une voix sourde, si Rohan s’invitait à leurfête ?

Alain Polduc voulut répliquer ; le comtelui ferma la bouche d’un geste souverain.

– Et si Rohan paraissait au milieu d’eux,poursuivit-il, avec l’épée de Pierre de Bretagne sonaïeul ?

Il poussa la porte du salon d’honneur.Derrière lui, la figure de maître Alain s’éclaira tout à coupvivement.

– Est-ce que je touche au but déjà ?pensait-il ayant peine à contenir sa joie, et, vais-je dater ma vienouvelle, ma vie noble, riche heureuse, de ce bon jour de laSaint-Jean ?…

 

Dans la salle basse, Josselin Guitan et samère restaient seuls auprès du berceau où l’enfant dormait. Lesbruits du chenil et, de l’écurie se taisaient ; la dernièrecharrette avait quitté le pâtis. Josselin se pencha au-dessus duberceau et déposa un baiser sur le front de l’enfant. Quand il sereleva, il tendit sa main à la bonne femme, qui la serra dans lessiennes en silence. Ils restèrent un instant à se regarder.

– Je me souviens de la figure que tuavais l’an passé à pareille époque, Josselin, mon fils, murmuradame Michon ; tu es devenu maigre et bien pâle depuis cetemps-là. Il faut du sommeil aux jeunes gens. Qu’as-tu fait, lanuit dernière ?

– J’ai cherché, répondit Josselin, jen’ai pas trouvé. Puisse notre demoiselle être plus heureuse quemoi !

– Où donc est-elle allée ce matin ?demanda curieusement la bonne femme.

– C’est son secret, ma mère. Il y a dansla maison de Rohan un bon ange et un mauvais ange. La lutte estengagée entre eux. Moi, je fais ce que je peux pour le bonange.

Il se dirigea vers l’armoire au cierge etrépéta en baissant la voix :

– Je fais ce que je peux, mais je n’aiplus guère d’espoir !

– À quoi penses-tu donc, Josselin, monpauvre Josselin ? demanda la femme de charge, qui le vitdebout devant l’armoire dont il tenait les deux battantsouverts.

– Je pense, répliqua le jeune gars, queRohan est toujours Rohan ! Il faudra quatre hommes pour porterle cierge jusqu’à l’église.

– À la Saint-Jean dernière, soupira dameMichon, notre jeune monsieur César le porta bien tout seul.

Josselin repoussa violemment les deux battantsde l’armoire, qui se referma.

– Notre jeune maître César était plusfort que quatre hommes ! dit-il. Et meilleur !

La vieille Michon essuya une larme à ladérobée. Josselin vint s’asseoir au coin du foyer. Machinalement,il toucha du bout de son soulier ferré les deux tisons noircis quisemblaient étouffés sous la cendre et qui ne fumaient plus. Lacendre tomba ; le courant d’air se fit et la flamme caressagaiement le chaudron pendu à la crémaillère.

– Tu vois bien, fillot, dit la bonnefemme qui regardait cela en souriant à travers ses larmes, tantqu’il reste une étincelle, on peut ranimer le feu.

Josselin secoua la tête.

– Il n’y a qu’une fille dans ceberceau ! murmura-t-il avec accablement.

– Tu renonces donc à découvrir le fils denotre jeune maître ? demanda Michon Guitan.

Au lieu de répondre, Josselindemanda :

– Ma mère, savez, vous ce qu’on dit à laville ?

Dame Michon rapprocha vivement sonescabelle.

– À la ville, reprit Josselin, on dit quele roi a cassé l’édit qui protégeait les gens de la religion,l’édit de Nantes, comme ils l’appellent. Le roi confisque les biensdes protestants et les exile hors de France.

Dame Michon joignit ses mains sur sa poitrineet murmura :

– Ah ! si Rohan n’était pasHuguenot !…

– On dit, poursuivit Josselin, que Rohana été dénoncé comme protestant par un serviteur de sa propremaison.

– Alain Polduc ! interrompit lafemme de charge, pâle de honte et de colère.

– On dit enfin que, sans le comte deToulouse, les soldats du roi seraient déjà au château de Rohan.

– Sans le comte de Toulouse ! répétala femme de charge qui ouvrit de grands yeux, Rohan protégé par lecomte de Toulouse !… j’y suis ! Morvan de Saint-Maugonaura intercédé pour nous…

– L’enfant s’éveille et sourit au nom deson père, dit Josselin, qui prit dans le berceau une adorablepetite fille blanche et rose pour l’élever jusqu’à ses lèvres.

La petite fille, éveillée, souriait, en effet,et ses mains mignonnes se cramponnaient aux boucles brunes descheveux de Josselin.

– J’ai bercé sa mère il y a dix-huit ans,murmurait dame Michon ; mais le berceau de sa mère étaitentouré de dentelles et de fleurs…

– Sais-tu, se reprit-elle, tandis qu’unnuage d’inquiétude passait sur son front, ils ont encore demandéaujourd’hui où tu as pris cette enfant-là ?

– Laissez-les dire, ma mère.

– Mais si quelque jour Rohan lui-même tele demandait ?

Le visage de Josselin devint plus grave. Iltenait l’enfant contre son cœur. Malgré lui, son regard se levavers le ciel.

– Notre Valentine est une sainte,prononça-t-il tout bas ; un prêtre a béni son mariage, mais jementirais à Rohan pour la première fois de ma vie, si Rohan medemandait cela.

– Va, s’écria dame Michon qui lui tenditles bras, j’ai de l’orgueil quand je t’écoute, Josselin, mon fils,et je remercie Dieu d’être ta mère !

Il y eut silence pendant lequel on putentendre le galop lointain d’un cheval battant la mousse de laforêt. Josselin se dégagea des bras de sa mère et prêtal’oreille.

– C’est elle ! murmura-t-il.

– Ma mère, reprit-il tout haut, maîtreAlain Polduc a-t-il fait comme les autres : a-t-il demandéd’où me vient cet enfant ?

Dame Michon sembla interroger sessouvenirs ; puis elle répondit :

– Jamais :

– Alors, c’est qu’il a peut-être deviné,pensa Josselin. S’il a deviné, malheur à lui !

– La voilà ! s’écria dame Michon,qui s’était rapprochée de la fenêtre.

Un cheval, lancé à pleine course, sortit ducouvert et traversa la pelouse comme un tourbillon. Une jeunefille, admirablement belle, dont les cheveux en désordre flottaientau vent, sauta sur l’herbe ou plutôt tomba dans les bras deJosselin Guitan, qui s’était précipité dehors pour la recevoir. Lasueur perlait à ses tempes ; elle était pâle de fatigue ou defrayeur.

– Ouvre la porte du bord de l’eau,Josselin, dit-elle rapidement, et d’une voix altérée ; monmari me suit.

– En plein jour, notre demoiselle !se récria le jeune gars ; Saint-Maugon ! un gentilhommedu comte de Toulouse dans la maison de Rohan !

– Plût à Dieu que ce fût le comte deToulouse lui-même ! murmura Valentine dont les yeuxtrahissaient un véritable égarement ; ouvre la porte ethâte-toi, Josselin Guitan, si tu aimes ton maître !

Chapitre 4GAGEURE PERDUE

La destruction va vite dans les logisabandonnés ; l’aile occidentale du manoir, depuis longtempsinhabitée, ne montrait plus que de grandes salles tristes et nues,aux plafonds troués, aux lambris fendus, sur lesquels tombaient lestapisseries en haillons, aux planchers moisis par la grêle et lapluie que le vent chassait à travers les châssis sans carreaux. Lesserviteurs de Rohan se gardaient d’entrer jamais dans cette partiedu château, car depuis la fin malheureuse du jeunemonsieur on racontait aux veillées d’étranges histoires.

Des bruits inexplicables avaient été entendus,la nuit, dans les longs corridors pleins de poudre, et, sans parlerde cette lueur mystérieuse que les passants attardés au fond duvallon voyaient briller parfois aux fenêtres de la tour de l’Ouest,les servantes peureuses affirmaient en se signant qu’elles avaientouï des voix de l’autre monde et entrevu je ne sais quelsfantômes…

La chambre où César de Rohan et la belleJeanne de Combourg avaient caché le berceau de leur fils donnaitprécisément sur ce balcon de granit qui faisait saillie au-dessusdu rempart. Rien n’y était changé depuis cette nuit où la colèreimplacable de Rohan avait surpris les jeunes époux ; l’alcôve,sans rideaux, laissait voir la couchette plate et pauvre, derrièrele berceau d’osier qui avait servi à ce pauvre enfant orphelin depère et de mère qui était le dernier héritier mâle de Rohan-Polduc.Le livre d’heures de Jeanne était sur un guéridon auprès d’unebroderie commencée, et, dans un coin, la carabine de chasse dujeune Monsieur César se rouillait contre la muraille.

Sous le balcon se creusait la douve verdoyanteoù la brise lustrait en passant le sommet onduleux del’oseraie ; le rebord de la douve formait un mamelon couvertde sainfoin et de marguerites, dont la pente opposée redescendaitvers le vallon, parmi les masses d’aubépines et de ronces enfleurs. Le taillis clair-semé où rougissaient les jeunes pousses dechêne entre le feuillage blanc des trembles et la verdure sombredes châtaigniers commençait à cinquante pas de là ; sur ladroite fumaient quelques loges de sabotiers ; à gauche, ungrand rocher chauve sortait de la fougère.

Juste en face du balcon, la rampe se creusaitbrusquement comme si un torrent se fût caché sous la feuillée, etl’on voyait au loin, par cette ouverture, la petite vallée de laVesvre avec le velours de ses prairies, ses guérets où l’orgebarbue allait bientôt jaunir et ses champs de sarrasin, humble etriante culture qui approvisionne la table du pauvre, tout enprêtant au sol stérile le joyeux aspect d’un parterre.

Le cours sinueux de la Vesvre était marqué parune ligne d’aunes, au-dessus desquels se dressaient çà et là dehauts peupliers.

Le soleil prodiguait à tout cela sa blanchelumière ; la brume avait disparu ; aux sons du cor quimontaient de la forêt, par intervalles, se mêlaient maintenant lesmille bruits de la campagne éveillée : le mugissement desbœufs au pâturage, le babil de la basse-cour et la voixmélancolique du moulin de Rohan, perdu derrière les saules, au pieddu coteau.

De la fenêtre on pouvait voir encore, masquéeà demi par le profil du rempart, une petite chapelle gothique où lepauvre vieux chapelain de Rohan, mort depuis peu, avait allumé lescierges en tremblant, par une nuit d’automne, pour mariersecrètement le fils et la fille de son maître : César à Jeannede Combourg-Coëtquen, fille du marquis de Combourg, lieutenant deroi, et Valentine à Morvan-Maugon, chevalier, seigneur deSaint-Maugon, capitaine au régiment de La Ferté et gentilhommeordinaire de Son Altesse Sérénissime le comte de Toulouse,gouverneur de Bretagne.

Valentine avait en ce temps-là seize ans. Sajeunesse s’écoulait solitaire, car elle avait perdu sa mère debonne heure, et le comte Guy, sans cesse égaré dans ses rêves,s’isolait non-seulement du monde, mais encore de sa proprefamille.

Aux fêtes des États de Bretagne, on parlait deValentine de Rohan comme d’une merveille. Rennes était une ville deplaisirs et la jeune noblesse s’y faisait frivole par oppositionaux mœurs austères de la cour de Louis XIV. Mais la noblessede Rennes ne connaissait guère que par ouï-dire Valentine de Rohan,qui jamais n’avait franchi le seuil d’une salle de bal ; onparlait d’elle sur la foi de quelques chasseurs qui se vantaientd’avoir rencontré par hasard dans la forêt « une jeunedivinité, » pour parler leur langage, plus belle et plusfarouche que Diane elle-même…

Il y avait à la cour du comte de Toulouse uncapitaine de vingt ans, Breton de la vieille roche par sanaissance, Français par son indifférence politique ou son ambition.Les dames l’avaient gâté parce qu’il était beau, brave et léger decœur. Il passait pour être la coqueluche des riches héritières etl’on disait qu’il aurait pu choisir sa fiancée parmi les filles desprinces. Il s’appelait Morvan de Saint-Maugon.

Entre jeunes gens, entre militaires surtout,on établit parfois de sottes gageures. Après un déjeuner, où lesofficiers du régiment de La Ferté avaient goûté ce nectar évaporéqui allait naître à la gloire : le champagne, Saint-Maugonparia étourdiment qu’il ferait sortir du bois la belle Valentine,et que, grâce à lui, Rennes pourrait enfin admirer au grand jourcette fée mystérieuse.

Le pari fut tenu, et, Saint-Maugon partit.

Le lendemain, les officiers de La Ferté enétaient déjà au regret de leur gageure. Saint-Maugon, le beauSaint-Maugon, Saint-Maugon l’irrésistible ! contre uneinnocente fillette de seize ans ! C’était d’avance batailleperdue.

C’était bataille gagnée. Saint-Maugon fut deuxjours absent, après quoi il paya l’enjeu au grand étonnement de sescamarades.

Nombre de questions lui furent faites ;il lui convenait apparemment de se taire. Malgré l’édit sur lesduels, il donna un coup d’épée au cadet de la Guerche, qui avaitpoussé, à son sens, la curiosité un peu trop loin.

On n’avait jamais vu rêver Saint-Maugon, quivivait tout en dehors entre les flacons et les éclats de rire.C’était un ambitieux, on le savait, un sceptique en touteschoses : on avait le droit de le croire ; que son but fûtle plaisir ou la fortune, il passait pour n’être point scrupuleuxsur le choix de la route à prendre.

Qu’était-il donc arrivé à Saint-Maugon ?À son retour, il changea de conduite, nous dirions presque denature ; il se prit à chercher le silence et la solitude.

Si cette transformation n’eût point coïncidéavec son excursion en forêt, on aurait pu penser que c’était uncalcul intéressé, une flatterie à l’adresse du comte de Toulouse,son maître. Ce prince avait, en effet, des vertus sérieuses et unevie privée qui défiait le contrôle ; ses ennemis ne trouvaientd’autre moyen de le calomnier que de prononcer tout bas lemot : hypocrisie. Mais comme il arrive souvent auxgens de mœurs austères, il était indulgent pour autrui, et s’étaitpris d’amitié pour Saint-Maugon, le jeune homme étourdi etdissolu ; sa conversion subite l’étonna et le charma.Saint-Maugon, devint décidément le favori du comte de Toulouse.

Mais d’où venait cette conversion ?

Les officiers de La Ferté disaient en riantque Notre-Dame de Mi-Forêt avait opéré un miracle.

C’est un pan de muraille moussue, ruinerustique, débris de quelque pauvre chapelle où la douce image deMarie sourit à l’Enfant-Jésus dans ses bras. Autour de la nichependent des couronnes de chèvrefeuille et des guirlandes de grainesde houx, vermeilles comme du corail. Au-dessus, les châtaigniers decent ans font une voûte impénétrable.

C’était vrai ce que disaient en riant lesofficiers de La Ferté : Notre-Dame de Mi-Forêt avait fait unmiracle.

Saint-Maugon avait vu sur les degrés de pierrequi se perdaient dans l’herbe une jeune fille agenouillée ;son cœur avant ses lèvres avait prononcé le nom de Valentine.

La jeune fille priait ; Saint-Maugon secacha derrière les branches et la contempla tout ému. Quand lajeune fille, sa prière achevée, sauta, légère comme une sylphide,sur le petit cheval noir qui l’attendait, Saint-Maugon n’osa pointse montrer. Il était timide pour la première fois de sa vie.

Il alla s’agenouiller à la place même où lamousse gardait l’empreinte des genoux de la jeune fille. Je ne saiss’il pria, – mais il ne se passa point autre chose pendantl’absence de deux jours que fit le capitaine Morvan deSaint-Maugon, à l’occasion de sa gageure avec les officiers de LaFerté, et le capitaine était converti.

Plusieurs mois s’écoulèrent ; Morvan nerevit pas une seule fois Valentine, qui veillait au chevet de sonpère malade. Il était neveu de Rohan à la mode de Bretagne, mais leposte qu’il occupait dans la maison du comte de Toulouse luifermait les portes du manoir. Ses rêves lui montraient sans cessela jeune fille en prières, avec sa robe blanche flottante et sescheveux bruns bouclant sur un front d’ange…

Quand on le vit triste ainsi et fuyant lemonde, on voulut le marier ; c’est le remède. La main deJeanne de Combourg-Coëtquen fut demandée pour lui par le comte deToulouse en personne. Le marquis de Coëtquen était trop courtisanpour que Son Altesse Sérénissime pût essuyer de sa part un refus.Jeanne ne fut point consultée, et le public regarda les fiançaillescomme faites.

La première fois que le capitaine Saint-Maugonalla rendre ses devoirs à son accordée, il trouva devant la portede l’hôtel de Combourg son cousin César de Rohan qui luidit :

– J’en suis au regret, ami Morvan, maisil faut que nous nous coupions la gorge.

Morvan ne demanda même pas pourquoi. Comme lacroix de la Mi-Forêt marque la moitié du chemin entre Rennes et lechâteau de Rohan, il fut convenu que le lendemain matin, au petitjour… vous devinez le reste.

Au moment où ils se séparaient ainsi bons amiset complètement d’accord, une des croisées de l’hôtel de Combourglaissa passer une exclamation et il leur sembla que deux blanchesombres rentraient dans le noir d’une chambre où les lumièress’étaient éteintes.

Le lendemain, à l’heure dire, César de Rohanet son cousin le capitaine mirent l’épée à la main dans laclairière ; mais c’est à peine si leurs bonnes rapières eurentle temps de fouetter le vent. Deux cris joyeux retentirent derrièrela chapelle en ruines où Saint-Maugon avait vu son bel angeagenouillé. Jeanne et Valentine s’élancèrent, et ce fut César quidit à Saint-Maugon :

– Elles sont sœurs déjà, soyonsfrères.

Quoique Rohan fût calviniste, toute sa maison,à l’exception d’Alain-Polduc qui était tout uniment païen, restaitattachée à l’antique foi des aïeux. La mère de César et deValentine était morte catholique. Quand les deux jeunes couples seprésentèrent au chapelain de feu la bonne comtesse, il refusa deles marier disant :

– Il faut la bénédiction du père après labénédiction de Dieu.

Mais César pria et chacun savait bien qu’onabuserait du grand âge de Rohan pour livrer sa fille à quelqueennemi de l’Église.

Les deux mariages furent célébrés, et dansl’atmosphère sombre du manoir, un instant sourit ce double poème dela jeunesse heureuse.

Hélas ! il ne restait plus déjà qu’unseul des deux couples unis par la faiblesse du vieux chapelain.César et Jeanne étaient morts, et que de menaces autour de ceux quisurvivaient !

Valentine allait avoir dix-neuf ans. Sonvisage, qui jadis savait si bien sourire, gardait l’empreinteprécoce des larmes, mais elle avait cette beauté sculpturale audessin fier, aux lignes de bronze, qui brave la fatigue, qui lassela douleur, qui survit souvent à la jeunesse elle-même. Valentinede Rohan était belle de toute façon, selon la matière et selonl’âme. L’esprit illuminait les contours parfaits de ce front ;ses yeux noirs pensaient sous la courbe hardie des sourcils et lavive arrête de ses lèvres prenait dans le sourire des fiertés dejeune reine.

Valentine était grande, mais sa taille avaitconservé la grâce du premier âge. On voyait bien que cette fleur debeauté devait s’épanouir et briller davantage, et pourtant, lorsquele vent jouait avec ses doux cheveux qui voltigeaient en bouclesbrunes sur l’albâtre veiné de ses tempes, lorsqu’une nuance plusrose montait de son cœur à ses joues, le peintre découragé eût jetéson pinceau, le poète impuissant aurait brisé sa plume.

**

*

Josselin Guitan avait exécuté les ordres de sajeune maîtresse. La porte du bord de l’eau, située précisément sousle balcon de la tour de l’Ouest, était ouverte. Point n’est besoinde dire que c’était dans la chambre au balcon que mademoiselle deRohan avait coutume de recevoir son époux. Valentine venait d’yentrer. Elle était assise, la tête entre ses mains, quand Josselinrevint, apportant le berceau que nous vîmes naguère auprès du rouetde dame Guitan.

– Faut-il attacher le signal ?demanda-t-il.

Valentine contemplait la petite Marie, dont latête blonde disparaissait à demi dans les langes. Une larme luivint aux yeux.

– Comme son sommeil est tranquille !murmura-t-elle. N’y a-t-il pas dans ce doux sourire de quoidésarmer la colère de Dieu !

Elle passa le revers de sa main sur son frontqui brûlait.

– Le fils de César, mon frère, a dormi àcette même place, se reprit-elle tandis qu’un frisson luiparcourait le corps : Un cher ange qui souriait aussi biendoucement !

– Je vois briller là-bas l’uniforme deM. de Saint-Maugon, à travers les branches, interrompitJosselin : faut-il mettre le signal ?

– Tout à l’heure. J’ai quelque chose à tedire. Ma course de ce matin a été inutile. Quand je suis arrivée,le gouverneur était en chasse déjà, et M. de Saint-Maugonchevauchait à son côté.

– Il n’y a rien à craindre ce matin, ditJosselin, qui baissa la voix ; Rohan est encore au manoir.

– Ah !… fit Valentine étonnée.

– Il a fait rentrer ses équipages dechasse.

– Pourquoi ?

– Parce qu’il sait que le comte deToulouse doit se rendre ce soir à la croix de Mi-Forêt.

– Qui le lui a, dit ?

– Maître Alain Polduc.

Les sourcils de Valentine se froncèrent.

– Voilà bien des nuits, reprit-elle, queRohan parle tout haut dans la fièvre de ses rêves ; hier, il asoupesé dans sa main l’épée de Pierre de Bretagne ; je sais cequ’il veut faire… S’est-il aperçu de mon absence ?

– Maître Alain Polduc lui a dit que vousétiez sortie à cheval au point du jour.

– Et mon père ?…

– Votre père est Rohan ; votre pèrea répondu : « Je ne soupçonne pas ma fille, qui est mondernier amour sur la terre ! »

– Mets le signal ! ordonna Valentined’un ton bref.

Josselin attacha une écharpe blanche à lasaillie du balcon. La brise s’empara du tissu léger dont les plisse déroulèrent ; le feuillage s’agita de l’autre côté de ladouve, et un beau jeune homme, portant galamment l’uniforme de LaFerté, s’engagea dans l’oseraie.

– Écoute-moi bien, prononça rapidementValentine, tu vas te rendre auprès du prince et tu lui diras…

Elle sembla hésiter.

– Je sais ce que vous craignez, notredemoiselle, interrompit Josselin Guitan avec une émotionrespectueuse ; fiez-vous à moi.

– Dieu te bénira, mon pauvre Josselin.Dis-lui donc la parole que j’ai tant de peine à prononcer… etn’oublie pas d’ajouter que tu viens de la part de mademoiselle deRohan elle-même.

On entendit la porte du bord de l’eau tourneren criant sur ses gonds rouillés.

– Hâte-toi, dit Valentine, il y va de lavie !… Avant, de partir, place ta mère ici en sentinelle dansle corridor… Au revoir et merci !

Elle lui tendit la main sur laquelle le jeunegars s’inclina. Des bottes éperonnées sonnaient sur les dalles del’escalier. Valentine se laissa choir à genoux devant le berceau.Elle était pâle comme une morte, et sa poitrine battaitconvulsivement.

– Enfant ! pauvre enfant !murmura-t-elle d’une voix où il y avait des larmes, le fils de monfrère César n’a plus de père. La dernière goutte du sang de Rohanest dans tes veines. Enfant, pauvre enfant, pourquoi t’ai-je donnéle jour !

On frappa doucement à la porte extérieure,Valentine essuya une larme en se relevant ; elle traversa lachambre d’un pas ferme et tendit son front calme au baiser deM. de Saint-Maugon, son mari qui entrait.

Chapitre 5LA TOUR DE L’OUEST

Morvan de Saint-Maugon portait bien un peuplus de vingt-deux ans sur son visage fatigué déjà par lesdésordres de sa vie, mais c’était un brillant soldat ; lemystère de son union avec mademoiselle de Rohan lui avait laisséles allures cavalières de l’homme qui n’a point engagé sadestinée ; mais ceux-là se trompaient qui croyaient que soncaractère était resté frivole.

Saint-Maugon aimait sérieusement sa femme,nous pourrions dire qu’il l’aimait douloureusement ; car ilavait peur de n’être pas aimé.

Un soir, après souper, pour tuer le temps, lesofficiers de La Ferté avaient été aux voix sur la question desavoir qui était parmi eux le plus favorisé par le destin ;les votes unanimes s’étaient portés sur Saint-Maugon, vainqueur detous ses rivaux et possédant l’amitié d’un prince.

Saint-Maugon, pendant le scrutin joyeux, avaitla tête entre ses mains ; il se releva tout pâle etdit :

– Je vous donne mon bonheur pour lapierre que vous m’attacherez au cou en me jetant au fond de larivière !

Mais il prend parfois à ces heureux fantaisiede se plaindre, et d’ailleurs, en d’autres moments, Saint-Maugonpoussait la gaieté jusqu’à la folie.

 

Valentine et lui étaient assis non loin duberceau. Valentine avait réussi à sourire. Saint-Maugon lacontemplait avec un mélange d’admiration et de tristesse.

– Il y a longtemps que je ne vous ai vue,murmura-t-il en prenant sa main qu’il effleura d’un baiser.

– Trois jours ; réponditValentine.

– Un siècle !… Monseigneur, depuisun mois ou deux, a pris tout à la fois le goût de la chasse, de ladanse et de la table : c’est un revirement complet !

– Ah !… fit Valentine avecdistraction. Elle ajouta, en relevant les yeux surSaint-Maugon :

– Personne ne vous a vu traverser ladouve ?

– Personne. Je n’ai rencontré âme quivive sur ma route, sinon ce plaisant compère… vous savez, celuiqu’on appelle le joli sabotier ?

– Yaumy ? fit la jeune femme quitressaillit faiblement. Vous a-t-il reconnu ?

– Je ne sais : qu’importecela ?… N’avez-vous rien autre chose à me dire, Valentine,après trois jours d’absence ?

Elle lui tendit la main et l’attira vers leberceau en disant au lieu de répondre :

– Vous n’avez pas encore embrassé votrefille :

Saint-Maugon fronça le sourcil malgré lui etdéposa un baiser froid sur le front de l’enfant. Ilsouffrait ; deux ou trois fois sa bouche s’ouvrit comme s’ileût voulu faire une question, mais la parole rebelle semblaits’arrêter dans sa gorge.

– Morvan, dit la jeune femme, quoiquevous ne m’interrogiez point, je vais vous répondre : vous nevous êtes pas trompé : c’est moi que vous avez rencontrée surla lisière de la forêt.

– Avez-vous donc des secrets pour votremari, Valentine ! demanda Saint-Maugon avec tendresse.

– Des secrets trop lourds pour lafaiblesse d’une femme, oui, répliqua mademoiselle de Rohan à voixbasse. Pourquoi mon père n’a-t-il plus de fils ?

– Valentine ! Valentine !s’écria Saint-Maugon au désespoir, votre souffrance vient de moi,et vous vous repentez d’être ma femme… Répondez, je vous ensupplie, et ne craignez pas de me déchirer le cœur. À seize ans, etc’est l’âge que vous aviez quand je me crus le plus heureux deshommes, à seize ans on est presque un enfant ; peut-êtrefûtes-vous entraînée, peut-être César, notre pauvre frère,plaida-t-il auprès de vous ma cause avec trop de chaleur… Répondez,Valentine, si vous n’eussiez point été ma femme devant Dieu quandle comte, votre père, vous défendit de choisir parmi ceux qu’ilappelle des Bretons déshonorés, m’auriez-vous donné votremain ?

– J’ai trois tendresses en ce monde,murmura Valentine, qui évitait l’œil ardent de Morvan : mafille, mon père et mon mari.

Saint-Maugon se leva et fit le tour de lachambre à grand pas.

– Je n’ai que la troisième place !prononça-t-il avec amertume.

Puis il ajouta :

– J’ai offensé Dieu beaucoup et souvent,ma jeunesse n’a pas été celle d’un chrétien, je suis puni…Ah ! je ne crains rien de vous, Valentine ; et je vousrespecte encore plus que je vous aime… Mais c’est le martyre,voyez-vous, que d’aimer seul et de trouver devant soi une mère, unefille, pas d’épouse !

Il s’arrêta tout à coup devant la jeune femmequi avait les larmes aux yeux.

– Ne pleurez pas, reprit-il en tâchantd’assurer sa voix qui tremblait. On dit qu’en Espagne ou en Italie,la fortune n’est jamais rebelle à qui possède un bras fort et unevaillante épée. Si vous voulez, Valentine, je partirai pourl’Italie ou pour l’Espagne ; vous serez libre et vousn’entendrez plus jamais parler de moi.

Les deux larmes qui tremblaient aux paupièresde mademoiselle de Rohan coulèrent lentement sur ses joues ;elle prit l’enfant dans le berceau et le mit entre les bras deSaint-Maugon. La petite Marie, éveillée en sursaut, mais souriantdéjà, tendit ses jolies mains roses et tâcha de se pendre au cou deson père.

Celui-ci sembla hésiter ; un élan detendresse passionnée l’entraînait vers l’enfant, mais un autresentiment, inexplicable selon la raison, une sorte de jalousiebizarre et touchant à l’extravagance, le fit détourner la tête.

– Elle toujours elle ! dit-il enfrappant du pied. Ah ! vous l’aimez bien, celle-là !

La tête blonde de Marie était déjà sur le seinde sa mère qui la pressait tout effrayée contre son cœur.

– Vous lui avez fait peur, murmura-t-elleen lissant les doux cheveux de l’enfant. M’enviez-vous donc mapauvre joie ? Sans elle, je serais seule ici, et la maison deRohan est bien triste ! vous ne savez pas cela, vous,Morvan ; vous êtes jeune, et votre vie est une victoire ;vous ne pouvez même pas deviner les découragements du vieillardvaincu. Vous êtes à Rennes, au milieu de cette cour brillante quientoure le fils de Louis XIV, tandis que nous…

Elle s’arrêta comme si une idée subite eûttraversé son esprit.

– C’est un noble cœur, n’est-ce pas,Morvan, que le comte de Toulouse ? reprit-elle d’un accentétrange.

– Assurément, répliqua Saint-Maugonétonné.

– Sa renommée est venue jusqu’en nossolitudes, continua Valentine toute rêveuse. Nos paysans, quidétestent les gens de France, parlent de lui avec respect… On ditqu’il est bon, généreux, brave comme un lion…

– Dit-on cela, madame ? fitSaint-Maugon. Je ne dois pas trouver ces louanges exagérées, moiqui suis l’ami et le serviteur de Son Altesse Sérénissime.

– Oui, oui, pensa tout haut Valentine, jesais que le comte de Toulouse est votre bienfaiteur.

Saint-Maugon changea de visage.

– Le comte de Toulouse aura sa pageglorieuse dans l’histoire, dit il d’un air contraint. C’étaitpresque un enfant quand il a commencé à vaincre sous les yeux dugrand roi, son père… Le comte de Toulouse est un héros !

Les lèvres de Valentine s’agitèrent comme sielle eût répété cette dernière parole ; puis elle baissa lesyeux et demanda :

– Il est tout jeune n’est-cepas ?

– Tout jeune, réponditM. de Saint-Maugon.

Valentine ne prenait pas garde. L’irrésistibledésir de savoir l’emportait.

– Tous ceux qui l’ont vu, continuaValentine, s’accordent à dire que son visage est comme le miroird’un grand cœur.

– Ne l’avez-vous jamais vu, madame ?dit Saint-Maugon entre ses dents serrées.

– Jamais, répondit Valentine.

Saint-Maugon cachant son agitation sous uneapparence glaciale, dit :

– Le comte de Toulouse est beau.

– Mais, ajouta-t-il en se levantbrusquement, faites-moi la grâce de me donner le mot de cetteénigme ? quel intérêt Valentine de Rohan, dame deSaint-Maugon, peut-elle porter à la générosité, à la bravoure, à labeauté de monseigneur le comte de Toulouse ?

La porte du corridor s’ouvrit à ce moment, etla tête effarée de dame Michon Guitan se montra.

– Rohan descend le grand escalier,dit-elle en pressant ses paroles. Il vous a déjà demandée deuxfois, notre demoiselle.

La dernière question de Saint-Maugon avaitfait tressaillir Valentine, qui venait de parler comme en un rêve,et dont le visage exprimait une douloureuse préoccupation.

– Embrassez votre fille, Morvan, dit-elled’une voix très-altérée, passez par l’oseraie pour n’être point vuen traversant la douve, et que Dieu vous conduise !

Saint-Maugon la retint par le bras.

– On dit bien des choses en quelquessecondes, Valentine, répliqua-t-il ; vous avez le temps de merépondre, si vous voulez.

Dans le regard qu’elle jeta sur luiSaint-Maugon vit de la détresse et de l’égarement.

– Écoutez ! s’écria dame MichonGuitan à la porte du corridor, la voix de Rohan doit arriverjusqu’à vous ; voici la troisième fois qu’il appelle notredemoiselle.

– Sur mon honneur, Morvan, dit Valentineen se dégageant, vous saurez tout demain, je vous lepromets !

Elle mit sa fille dans les bras de dame Michonet traversa le corridor en courant. Saint-Maugon se laissa choirsur un siége et resta quelques secondes absorbé. Un chaos depensées s’agitait dans son cerveau.

– Le comte de Toulouse est bien changédepuis un mois ! dit-il enfin sans savoir qu’il parlait. Je mesouviens à présent ! Il m’a demandé plusieurs fois siValentine de Rohan méritait sa réputation de beautéincomparable…

Une main toucha son épaule ; il seredressa et vit devant lui le visage sévère de la vieille MichonGuitan. Le regard de la bonne femme s’abaissait vers lui avec unedédaigneuse compassion.

– Ah ! ah ! fit Saint-Maugondans le premier mouvement de surprise ; ai-je parlé ?

– Vous avez parlé, répliqua Michon.

Saint-Maugon tira sa bourse et fit couler danssa main trois ou quatre louis d’or.

– Prenez ceci, bonne dame, dit-il, etcontinuez d’avoir soin de l’enfant.

Michon Guitan recula de plusieurs pas.

– Rohan nourrit ses serviteurs,répliqua-t-elle avec une fierté calme. J’aime l’enfant pour le sangde Rohan qu’elle a dans les veines. C’est grande pitié qu’elle aitpour père un si mince gentilhomme que vous. Gardez votre argent. Jene dirai rien à Valentine de Rohan : Son frère est mort dedouleur, elle pourrait bien mourir de honte !

– Sur mon âme ! s’écriaSaint-Maugon, qui ne songea même pas à s’offenser de ces rudesparoles, je ne soupçonne pas Valentine !

– Bien vous faites, répliqua séchement lalionne femme.

– Dites-lui, reprit Saint-Maugon avecprière, dites lui que j’ai pressé notre chère petite Marie sur moncœur ; dites lui que je l’aime… hélas ! dites-lui que jesuis fou !

Il dévorait de baisers l’enfant qu’il avaitrepoussée tout à l’heure. Michon regardait cela d’un œilimpassible.

Saint-Maugon s’élança vers la porte etdisparut par l’escalier qui conduisait aux douves.

Michon remit l’enfant au berceau endisant :

– Rohan s’alliait autrefois à Rieux, àGoyon, à Clisson, à Valois… à Bourbon ! le comte de Toulouseest Bourbon. Dors, enfant, je donnerais les cinq doigts de ma mainpour que ton père s’appelât Bourbon au lieu de s’appelerSaint-Maugon, et pour qu’il fût le maître au lieu d’être levalet !

 

Saint-Maugon sortait en ce moment par lapoterne, la tête nue et les cheveux en désordre. Il allait auhasard, perdu qu’il était dans le trouble de ses pensées. Comme iltournait l’angle du rempart pour gagner le bouquet de hêtres où soncheval était attaché, il entendit prononcer son nom.

Maître Alain Polduc se promenait, les mainsderrière le dos au bord des anciens fossés. Maître Alain n’étaitaustère qu’avec Rohan et n’avait de grimaces rébarbatives que pourles vassaux de Rohan. Il suffisait de voir ce gros petit homme à lafigure pleine et rougeaude, pour deviner que son rôle de puritainqu’il remplissait lui pesait ; mais ce rôle était songagne-pain, et il le jouait de son mieux, en attendant l’heuredésirée où le rideau tomberait sur le dénoûment de la comédie.

Nous pouvons affirmer que maître Alain n’avaitpoint dirigé sa promenade de ce côté par hasard.

– Dieu me pardonne ! s’écria-t-ilpourtant avec une joyeuse surprise, je ne m’attendais guère àrencontrer ici M. de Saint-Maugon !

– Monsieur… balbutia celui-ci, unaccident de chasse…

Maître Alain l’avait parfaitement vu sortir del’oseraie.

– Auriez-vous quelque blessure ?demanda-t-il vivement.

– Non, répliqua Saint-Maugon de plus enplus embarrassé, car il commençait à entrevoir les conséquencespossibles de cette rencontre ; une chute… sans gravitéaucune.

Le regard de maître Alain était fixé surl’écharpe qui voltigeait encore aux barreaux du balcon.

– Vous me voyez ravi, capitaine, dit-ilen se rapprochant. J’ai eu peur un instant… mais béni soit lehasard qui vous amène de nos côtés ! Je ne partage pas dutout, croyez-le bien, les préjugés de mon noble parent, et je mesens attiré vers vous d’une sympathie naturelle.

Saint-Maugon s’inclina en silence. MaîtreAlain poursuivit en s’échauffant :

– Ceci à cause de vous d’abord, quiportez comme il faut un des meilleurs noms de notre Basse-Bretagne,ensuite à cause de votre maître, notre jeune, illustre et vaillantgouverneur !

– Mon maître mérite tous les hommages,dit Saint-Maugon très-froidement.

– J’y pense, reprit Alain Polduc :est-ce dans la douve même que vous avez fait cette chute ?Non ? vous serez descendu là pour vous reposer, parce quel’herbe y est plus épaisse… J’aime cet endroit, moi, c’est sauvage,on n’y rencontre guère d’importuns…

Saint-Maugon ne pouvait pas être de cetavis.

– Et puis, continua maître Alain, dont lesourire avait, ma foi ! une petite pointe d’aimable raillerie,ces vieux murs ont quelque chose de poétique ! Vous voyez cebalcon de pierre où pend un chiffon (et Dieu sait qui a pu mettrelà ce chiffon !), il n’y a pas d’endroit plus légendaire dansnos contrées ; on ferait des volumes avec les vieux récits ducoin du feu qui se rapportent à ce balcon ! Mais c’est denotre gouverneur que je voulais vous parler. Quelle gloire, moncher pays ! Vous permettez ? nous sommes tous deux de laBretagne bretonnante. Quels exploits ! si jeune encore !Vainqueur à Mons et à Namur ! vainqueur à Palerme, à Messine,à Alicante ! que sais-je, moi ? On ne compte déjà plusses triomphes ! Vous qui l’approchez de très-près, son cœura-t-il parlé, que vous sachiez ?

– Non, répliqua Saint-Maugon en faisantun mouvement pour prendre congé : pas que je sache.

Alain Polduc se mit à rire.

– Tout haut, peut-être, poursuivit, maistout bas ?… Il est certains bruits, vous savez, qu’on entendmieux de loin que de près… Tenez, franchement, les équipages dufils de Louis-le-Grand parcourent bien souvent nos pauvres forêtsdepuis quelques semaines ! Encore aujourd’hui…

– Aujourd’hui, interrompit Saint-Maugond’un ton de colère, Son Altesse Sérénissime n’a pas cru pouvoirrefuser l’invitation de l’intendant royal.

– Un galant homme, ce bonM. Feydeau ! s’écria Polduc, et qui arrondit ses domainesà mesure que les nôtres maigrissent !… Quant au comte deToulouse, ajouta-t-il, en jetant son chapeau sous le bras et en sedonnant des airs de gentilhomme, mettons que le hasard seul l’amènedans nos taillis, je ne demande pas mieux ; pourtant lesperles fines se trouvent au fond de l’océan ; les diamantssont, dit-on, les cailloux du désert. Nous avons ici, dans ce paysperdu, un diamant sans prix, une perle inestimable…

– Valentine de Rohan et le comte deToulouse ne se sont jamais vus, interrompit étourdimentSaint-Maugon.

Polduc le regardait en ricanant.

– Devant témoins, peut-être, murmura-t-ilmais autrement…

– Que voulez-vous dire ? s’écria lejeune capitaine, pâle d’indignation.

– Moi ! fit Polduc avec bonhomie,rien qui puisse vous offenser bien certainement ; qu’y a-t-ilde commun entre vous et Mlle de Rohan, monpays ! Et, après tout, vous savez mieux que moi pourquoi leséquipages du prince gouverneur s’égarent si souvent dans nostaillis…

Ils arrivaient au bouquet de hêtres oùSaint-Maugon avait caché son cheval avant de pénétrer au Manoir.Alain Polduc avait achevé sa besogne : il savait ce qu’ilvoulait savoir, et il avait piqué le cœur de son paysprécisément à l’endroit sensible, double et précieux résultat quidevait porter fruit en temps et lieu. Maître Alain se taisaitdésormais.

Saint Maugon venait de s’arrêter à quelquespas de son cheval, qui battait du sabot sous le couvert. Il gardaun instant le silence. Quand il parla enfin, sa voix altérée trahitl’effort qu’il faisait pour se contenir.

– Selon le bruit public, dit-il on setournant vers maître Alain, vous mangez ici le pain del’aumône.

Polduc voulut se redresser.

– Là, paix ! ordonna Saint-Maugondurement. Si je connaissais Rohan, je lui dénoncerais le mendiantqui insulte son bienfaiteur ; si je n’étais soldat etgentilhomme, je châtierais le mendiant moi-même. Vous êtes averti,vous serez prudent ; au cas contraire, j’ai mes valets.

Il détacha son cheval, sauta en selle etpartit au galop.

Maître Alain Polduc n’était pas ce qu’onappelle un lâche, car, avant même de savoir que le dédain du jeunehomme lui serait un bouclier, il n’avait pas reculé d’une semelle.Maître Alain Polduc était un homme de sang-froid, car pas un musclede son visage ne tressaillit à cette insultante menace. Il regardaSaint-Maugon s’éloigner sans perdre son sourire.

– S’il avait fait mine de tirer son épée,se dit-il en raisonnant d’un sens rassis, comme un philosophe qu’ilétait, je lui aurais brûlé la cervelle. J’avais des témoins pourprouver son entrée clandestine au manoir, et Rohan m’eût donné ducoup la moitié de sa fortune… À quoi sert cette épée de gentilhommeet de soldat, qui ne doit frapper que le soldat et legentilhomme ?

Un sourire de souverain mépris était autour deses lèvres.

– Moi, je ne suis pas fier,reprit-il ; on ne me prendra jamais à laisser vivre l’insectequi pique, sous prétexte qu’il est trop vil ou trop petit !…Où es-tu, Yaumy ?

Les tiges des osiers s’agitèrent, et le jolisabotier montra sa tête cynique au fond de la douve.

Alain Polduc tira ses tablettes de sa poche ettraça quelques mots au crayon ; il déchira ensuite la page,s’en servit pour envelopper un écu de six livres, et jeta le tout àYaumy dans le fossé.

– Il faut que tu trouves l’intendantFeydeau, dit-il. Si tu me rapportes sa réponse avant une heure, tuauras un autre écu.

Yaumy saisit au vol la pièce d’argent, avecson enveloppe, et partit comme un trait.

Maître Alain fit le tour des douves pourrentrer au manoir par la maîtresse porte. Il marchait, suivant sonhabitude, d’un pas de promenade et les mains derrière le dos. Lelong de la route, il se disait :

– La moitié de la fortune de Rohan !je compte, pardieu, bien avoir le tout !… Mais qu’est-ce queRohan ? une corde à mon arc. J’en ai d’autres… Eh !eh ! je n’ai pas trop maigri en mangeant le pain de l’aumône.Le mendiant sera millionnaire avant de mourir !

Il passa le seuil du manoir en se frottant lesmains.

Chapitre 6LE MESSAGE

Rohan avait appelé sa fille par troisfois.

Tous les serviteurs du manoir étaient réunisdans la salle basse où maître Alain Polduc avait reçu dans lamatinée les redevances des tenanciers. Rohan n’avait plus sa maisonmontée comme aux beaux jours de sa puissance ; mais il luirestait assez d’officiers et de valets pour lui faire la haie dansson vestibule, quand il lui plaisait de sortir ou de rentrer enpompe. L’écuyer, le veneur, le sommelier, les piqueurs, lespalefreniers, les jardiniers, les laboureurs et les pâtours,formaient encore une petite armée.

Rohan avait appelé sa fille par troisfois.

Quand il descendit le grand escalier, la portede la cour fut ouverte à deux battants et montra son cheval noir,harnaché comme pour une bataille. Rohan lui-même était armé de pieden cap, non point à la manière des gentilshommes sujets deLouis XIV, mais suivant la mode surannée qui couvrait lescombattants de cuir et de fer. On eût dit, à le voir, un soldatbreton des compagnies de Mercœur, au temps de la Ligue. Rohans’était habillé ainsi pour rendre visite au comte de Toulouse.

Là-bas, parmi ces courtisans à perruquesimmenses et à chapeaux plats empanachés, il allait faire naîtreplus d’un sourire et produire en même temps la surprisequ’exciterait en nous quelque portrait austère de Philippe deChampagne, surgissant tout à coup au milieu d’une de ces toilessereines où Vandermeulen a groupé les lieutenants du grand roi.

Ici, dans la salle basse du manoir, lecontraste était moins frappant, parce que les serviteurs de Rohanne suivaient pas la mode de beaucoup plus près de lui. La maisonétait vieille et tenait aux vieux us ; hommes, meubles etmurailles, tout parlait du passé.

Cela ne prêtait point à la plaisanterie ;il y avait je ne sais quoi de vénérable, dans celle immobilitéobstinée qui voulait arrêter la marche du siècle, tournant le dosau présent amoindri, pour contempler avec religion dans le lointaindes âges la figure géante des aïeux.

Elles tombent, ces digues vivantes, parce quetelle est la loi de Dieu ; mais elles tombent avec bruit,comme les tours féodales dont la chute ébranle encore parfois noscampagnes, et qui jettent au loin en s’écroulant la poudre noire deleurs murailles dix fois séculaires aux murailles blanches et sansgloire de nos villas.

Rohan portait l’armure comme unchevalier ; sa barbe de neige descendait en touffes épaissessur l’acier de sa cuirasse, et sa tête nue, couronnée de longscheveux blancs, semblait attendre le casque à visière. Son visageétait pâle, mais ses yeux brûlaient, et son exaltation avaitévidemment grandi depuis la matinée. C’était comme une fièvre.

Les gens de la maison connaissaient bien cettefièvre dont les accès revenaient souvent.

Rohan avait eu cette fièvre la nuit où ilchassa son fils. Personne n’avait jamais donné à cette fièvre lenom de folie à cause du respect profond qui entourait Rohan.

– Voici notre demoiselle ! dit dameMichon, qui arrivait essoufflée.

– C’est bien ! répliqua le comteavec le calme emphatique des gens que l’ivresse va saisir. Elleentendra mes ordres, et mes ordres seront exécutés. Je veux que lefeu de la Saint-Jean soit allumé dans ma cour d’honneur. Je me suiséveillé joyeux ce matin et j’ai fait de beaux rêves.

Il y avait du froid dans les veines ;chacun présageait, sans savoir pourquoi, quelque bizarretragédie.

Valentine de Rohan entra et ne parut points’étonner du belliqueux accoutrement de son père. Elle s’approchaet tendit son front, où le vieillard déposa un baiser.

– Voilà une belle et bonne fille, dit-ilen la regardant avec admiration. Ne vous excusez pas pour votreabsence de ce matin, mademoiselle de Rohan ; vous faites àvotre guise, et j’ai confiance en vous.

– Merci, mon père, balbutia Valentine,qui baissa les yeux.

– C’est fête aujourd’hui, c’estfête ! s’écria Rohan tout à coup ; je ne vois pas Polduc,mon cousin ; Polduc sait pourtant bien de quelle fête jeparle !

Valentine appuya ses deux mains contre soncœur.

– Au moment du feu de joie, reprit levieux comte, je veux qu’on place le cierge. Entends cela,Valentine. Et tout à l’entour, je veux des tables dressées…Pourquoi n’as-tu pas fait toilette, ma fille ? Par le nom deRohan ! je te dis que, depuis le jour de ta naissance, tu n’aspas vu pareille réjouissance !

Un silence glacé suivait chaque parole duvieux seigneur. Pendant un de ces silences, Josselin Guitan, toutblême de fatigue, se glissa par la porte principale qui restaitentrebâillée et tomba épuisé sur une escabelle.

Valentine et lui échangèrent un rapideregard.

À ce même moment, maître Alain entrait du côtéde la cour.

– Approche Polduc mon cousin, fitjoyeusement Rohan. As-tu entendu tout à l’heure la trompe de SonAltesse, comme ils l’appellent ?

– Les piqueurs du comte de Toulouse,répondit maître Alain, viennent de sonner la mort dans laforêt.

– La mort ! répéta Rohan dont laprunelle jeta un sombre éclair. Qu’ils sonnent ! qu’ilssonnent la mort !

– Mon père, dit Valentine doucement, vosmains tremblent et votre voix est bien changée !

Le comte se redressa de toute sa hauteur etfit signe à maître Alain, qui vint lui ceindre une énorme épée àgarde de fer ciselé.

– Quand ceci sera dans ma main, dit-ilavec un orgueil sauvage, ma main ne tremblera plus ! N’est-cepas, Polduc mon cousin ?…

– Sainte vierge ! pria tout basValentine, ayez pitié de nous !

Le comte se pencha vers elle.

– Si je mourais aujourd’hui, par hasard,lui demanda-t-il en confidence, épouserais-tu volontiers notrecousin Polduc ?

Valentine fit un mouvement d’horreur.

– Bien ! Bien ! reprit le comteen riant, pourquoi mourrais-je aujourd’hui plutôt que demain ?S’il plaît à Dieu, nous nous réjouirons ce soir en famille. Viensavec moi Polduc, et montons à cheval.

– Pourquoi ne prenez-vous pas votreécuyer, mon père ? demanda Valentine éplorée.

– Polduc me servira d’écuyer, répondit lecomte.

– Jusqu’à moitié chemin seulement, pensamaître Alain, car aujourd’hui j’ai bien de la besogne !

Rohan attira sa fille contre son cœur.

– Ta mère est une sainte dans le ciel,murmura-t-il en la serrant avec passion dans ses bras. Je n’ai plusque toi, ma fille, et je t’aime pour tous ceux que j’aiperdus ! Si tu ne me voyais pas revenir…

– Mon père ! s’écria Valentine entombant à genoux, au nom de Dieu ne partez pas !

Les témoins de cette scène écoutaient,regardaient et retenaient leur souffle.

Rohan resta un instant le front penché, puisil se releva et gagna la porte en disant :

– Un beau feu de joie, un festin brillantet ta plus belle parure pour me recevoir au retour, mafille !… Suis-moi, Polduc mon cousin.

Il descendit les degrés de la cour ; tousses officiers et serviteurs l’accompagnèrent et firent cercleautour de lui pendant qu’il montait à cheval. Ce fut Polduc qui luitint l’étrier.

Polduc pensait :

– Je vais savoir tout à l’heure combienpeut valoir, en écus sonnants, la vie d’un fils de roi, grandamiral de France et gouverneur de la province deBretagne !

 

Rohan était en selle. Tout le monde dans lacour se découvrit, tandis qu’il ramassait les rênes. Le cheval noirvint à la main et fit une courbette en passant devant la porte duvestibule. Rohan, qui semblait un autre homme depuis que son piedavait touché l’étrier, s’inclina noblement pour envoyer à sa filleun sourire avec un baiser.

– Celui-là est un Breton ! ditJosselin Guitan, qui s’appuyait tout pensif au montant de laporte.

– Tête et cœur de fer ! murmuraValentine.

Dame Michon demanda d’un air triste :

– Notre demoiselle, faut-il préparer lefeu de joie, et faut-il dresser des tables à l’entour ?

– Faites suivant les ordres de Rohan,répondit Valentine, qui remonta le grand escalier.

Josselin la rejoignit derrière la draperied’argent.

– Tu l’as vu ? demandaprécipitamment Valentine.

– Je l’ai vu.

– As-tu réussi à lui parler ?

– Tout le monde l’aborde et luiparle.

– Tu l’as prévenu de ce qui doitarriver ?

– Vous me l’aviez ordonné notredemoiselle.

– Qu’a-t-il dit ?

– Rien… Il s’est pris à sourire.

– J’avais peur de cela ! s’écriaValentine avec découragement. Il est brave, il est orgueilleux… Etpour qui ne connaît pas Rohan, l’idée doit paraîtrefolle !

– Oui, murmura Josselin, mais pour quiconnaît Rohan…

– Terrible ! acheva Valentine.

Josselin Guitan secoua la tête et répéta« Terrible ! »

Il y eut silence. On entendait de l’autre côtéde la draperie les valets de Rohan qui causaient entre eux et quicommentaient à leur manière le mystérieux départ du comte.

Dans la forêt, c’était une débauche defanfares lointaines ; on eût dit la fête de Saint-Hubert.

– Alors, reprit Valentine à voix basse,le prince a dédaigné mon avertissement ?

– Tant s’en faut, notre demoiselle !répliqua le jeune gars avec une visible répugnance.

– Que veux-tu dire ?

– Les propres paroles du prince sont dansma mémoire ; si vous l’exigez, je vous les répéterai.

– Parle ! ordonna Valentine.

Josselin Guitan baissa les yeux et une rougeurlégère vint à sa joue.

– Le prince a dit, prononça-t-illentement : Je rends grâces à Valentine de Rohan, qui, est labelle des belles…

À son tour, Valentine rougit et baissa lesyeux.

– Mais, poursuivit Josselin, qui répétaitcomme une leçon la réponse courtoise du fils de France, c’est unpéril qu’on me dénonce, et je ne sais qu’une excuse pour unchevalier qui fuit le péril.

Josselin s’arrêta.

– A-t-il spécifié l’excuse ? demandaValentine sans relever les yeux.

– L’ordre d’une dame, réponditJosselin.

La rougeur qui avait envahi les joues demademoiselle de Rohan fit place à une pâleur plus mate.

– Où est le prince à cette heure ?interrogea-t-elle brusquement.

– Je l’ai laissé tout près d’ici,repartit le jeune gars, au ravin de la Fosse-aux-Loups.

– Tu vas retourner vers lui, tu vas luidire que Valentine de Rohan l’attend.

– Est-ce un ordre balbutia Josselin d’unevoix altérée.

– C’est un ordre ? réponditValentine, qui releva son front hautain.

Le jeune gars s’inclina et fit un pas pours’éloigner. Valentine le rappela.

– Josselin, dit-elle avec une sévéritémélancolique et douce, j’ai bien de la peine ; je n’espère pasvaincre en cette lutte mortelle, et ton dévoûment, pauvre Josselin,n’aura peut-être jamais de récompense… Je ne te demande plus qu’unechose, Josselin : ne te hâte pas de juger la fille de tonmaître.

– Pour la première fois de ma vie, jevous désobéis, notre demoiselle, répliqua Josselin en mettant ungenou en terre et les larmes aux yeux. Mon cœur vous juge et vousbénit !

Valentine lui tendit la main qu’il effleura deses lèvres avec respect.

– Va, reprit-elle, dis à ta mère decoucher Marie, ma fille, dans le berceau qui servit à feu César deRohan, mon frère, avant de me servir à moi-même ; dis-luiqu’elle porte le berceau dans le salon d’honneur où elle introduirale comte de Toulouse, s’il vient à mon assignation… Rohan m’aordonné de me faire belle aujourd’hui : appelle en passant meschambrières, je veux obéir aux ordres de Rohan… Va !

– Une dernière question, prononçatimidement Josselin : par où faudra-t-il introduire legouverneur ?

– Par la porte du bord de l’eau.

Josselin Guitan souleva la draperie d’argentet disparut.

L’instant d’après, les chambrières deValentine lissaient et parfumaient sa merveilleuse chevelure. Elleétait assise devant une lourde glace à pivot qui reproduisait envain l’image de sa beauté sans rivale : elle ne se voyait pas.Ses chambrières la tournaient et retournaient, docile comme si ellen’eût point eu la conscience de leur travail.

Elle avait demandé sa plus brillanteparure ; les diamants de l’écrin de famille allumèrent bientôtleurs feux à ses oreilles, à son front, sur sa poitrine et dans sescheveux. Une robe de soie lamée emprisonna sa taille souple etfine.

Nous l’avons dit, rien n’était moderne dans lademeure de Rohan ; les jolies dames des États n’auraient pointvoulu du costume de Valentine. Elles eussent songé involontairementà leur bisaïeule, qui faisait bouche en cœur sur la toile encadréed’or, en respirant depuis cent ans le parfum de la même rose. Maissous ces atours, un peu surannés dans leur magnificence, lajeunesse de Valentine ressortait victorieuse et plus fière ;il y avait, parmi ses grâces charmantes, je ne sais quelle hauteurqui allait bien à l’élégant corsage mis à la mode par Anned’Autriche. Tout en elle était noble, et vous l’eussiez prise,quand elle se leva, pour une jeune et radieuse reine, prête àmonter pour la première fois les marches de son trône.

Elle accorda enfin un regard à son miroir etcongédia ses femmes en leur disant :

– C’est bien !

Il y avait une demi-heure à peu près queJosselin était parti. Valentine, restée seule s’agenouilla devantson prie-Dieu ; elle essaya de réciter l’oraison de chaquejour, mais il y avait dans son esprit une pensée unique etnavrante : c’était comme un de ses rêves obstinés que lafièvre ramène. Elle voyait d’un côté Rohan son père ; del’autre Saint-Maugon, son mari : tous deux l’épée à lamain ; Rohan attaquant le comte de Toulouse, Saint-Maugonobligé de le défendre.

Le soleil allait tombant à l’horizon, l’airétait chaud, la brise molle balançait à peine les plus hautes cimesdes arbres de la forêt. Valentine ouvrit sa fenêtre. C’était, audehors, un silence profond ; la nature entière semblait,sentir l’approche du soir, et les mille bruits de la campagne setaisaient.

Le regard de Valentine interrogeait cettepente agreste qui descendait vers la vallée de la Vesvre où l’onvoyait au loin les troupeaux allanguis par la chaleur. Un peu depoussière s’éleva comme un léger nuage au-dessus du taillis, del’autre côté des douves. Le pas d’un cheval invisible résonnasourdement sous le couvert.

Valentine referma sa fenêtre, et appuya sesdeux mains contre son cœur.

– J’aurai près de moi le berceau de mafille, murmura-t-elle, pendant qu’un sourire mélancolique éclairaitsa belle pâleur, et Dieu me protégera.

Chapitre 7LE SALON D’HONNEUR

C’était un magnifique cheval blanc à touscrins qui avait soulevé dans le taillis ce petit nuage de poussièreaperçu par Valentine. Le cheval était monté par un jeune veneur deriche taille, dont le costume de chasse se cachait sous un légermanteau d’azur. Josselin Guitan à pied et les cheveux inondés desueur, courait au-devant du cavalier comme pour éclairer laroute.

En arrivant à la lisière du taillis, Josselins’arrêta.

– Monseigneur, dit-il, nous allonstraverser un petit bout de pâture découverte ; il est temps demettre pied à terre.

Le jeune chasseur ne se fit point prier.Pendant que Josselin attachait son cheval à un arbre, il lança lepan de son manteau par-dessus son épaule, de manière à cacher lebas de son visage, et rabattit en même temps son chapeau sur sesyeux.

Josselin sortit le premier du couvert pourjeter un coup d’œil le long des douves. Personne ne se montrait auxabords du manoir : Josselin fit un signe et le cavalier lerejoignit.

Ils traversèrent tous deux la pâture maigre,parsemée de bruyères, qui séparait le fossé des derniers arbres dela forêt, puis ils s’engagèrent dans l’oseraie et Josselin Guitanouvrit la poterne située sous le fameux balcon de granit.

Si le comte de Toulouse venait chercher uneaventure, il était servi à souhait. Au dehors, les rayons du soleilcouchant éclairaient encore, il est vrai, les approches sauvages etsolitaires du vieux manoir, mais dès que la petite porte se futrefermée, le prince et son conducteur se trouvèrent dans unecomplète obscurité.

– Rohan cherche bien loin ce qu’il a sousson toit, dit le comte de Toulouse dont la voix ne trahissaitassurément aucune inquiétude ; on tuerait ici un prince desang comme une mouche !

– Rohan se fait vieux et il a biensouffert, repartit Josselin sans se retourner. Avancez, s’il vousplaît, je vous attends au bas de l’escalier.

Toulouse, tâtonnant et trébuchant, arrivajusqu’à lui. Josselin le prit par le coin de son manteau et tousdeux commencèrent à gravir les marches glissantes et rapides del’escalier en forme de vis.

À mesure qu’ils montaient, les ténèbresdevenaient moins profondes, et le prince put distinguer bientôt lesmurailles larmoyantes d’une voûte, où les toiles d’araignéesénormes pendaient comme les vieilles hardes à la devanture d’unfripier.

– Ceci doit être le chemin du paradis,murmura-t-il en riant.

Josselin mit un doigt sur ses lèvres. Onentendait un bruit de pas au bout du corridor. Ils s’arrêtèrentauprès d’une petite fenêtre-meurtrière, qui laissait voir par safente étroite l’ancienne cour d’honneur et le pâtis.

– Que font là tous ces gens ?demanda le comte de Toulouse en voyant les serviteurs et fermiersde Rohan s’agiter en foule sur l’herbe.

– Ils bâtissent le feu de joie de laSaint-Jean, répliqua Josselin ; avançons, notre route estlibre.

Le prince jeta un dernier regard sur lapelouse, et l’idée lui vint que ce feu de joie de la Saint-Jeans’élevait un peu à son intention.

– M. de Rohan se réjouissaitd’avance ! pensa-t-il tout haut.

– Rohan a bien souffert ! répétaJosselin qui marchait dans le corridor.

C’était une galerie haute d’étage quitraversait toute la partie abandonnée du château. Les piedsenfonçaient dans la poussière épaisse ; à droite et à gauche,les portes désemparées laissaient voir des chambres nues, ouvertesà tout vent : une véritable désolation !

Cela serrait le cœur, et Toulouse subissaitmalgré lui cette impression pénible qui se dégage de toute ruine.Au bout du corridor, une tapisserie de haute-lice, qui avait dûêtre digne autrefois d’orner une demeure royale, mais qui tombaitmaintenant en lambeaux, masquait une porte à deux battants en chênenoir sculpté. Josselin l’ouvrit et s’arrêta sur le seuil pourdire :

– Notre demoiselle, voici celui que vousattendez.

Puis il s’effaça, laissant le passage libre auprince.

Celui-ci ne se croyait pas si près du terme deson voyage. Le grand jour qui emplissait le salon d’honneurl’éblouit et poussa son étonnement jusqu’au trouble.

Le salon d’honneur de Rohan ne pouvait pointpasser pour splendide aux yeux de ce jeune homme qui avait foulé,enfant, les parquets du Louvre et les tapis de Versailles, mais ily avait là je ne sais quelle grandeur majestueuse et triste quisaisissait vivement, surtout au sortir des galeries désolées.

La salle était vaste ; quatre grandesfenêtres à cintre surbaissé, dont les châssis de pierre fermaientla croix tréflée, laissaient pénétrer les rayons du couchant àtravers leurs vitraux chargés de sujets religieux ; leplafond, divisé en huit compartiments profondément encaissés, étaitsculpté de bout en bout et présentait à son milieu un pendentifsupportant, au lieu de lustre, une rondache aux émaux accolés deRohan et de Bretagne.

Une ligne de portraits représentant deschevaliers armés de toutes pièces, alternant avec leurs dames,raides sous le menu-vair ou l’hermine, faisait le tour desboiseries. Au dessous de chaque portrait, un écusson d’émail,chauffé sur cuivre, spécifiait l’alliance et s’entourait de longuesbanderolles entremêlées où couraient les gothiques caractères desdevises.

Outre la porte par où le comte de Toulouseavait été introduit, deux autres issues s’ouvraient l’une sur lemaître escalier, l’autre sur une terrasse entourée de grands ifstaillés en pyramides et qui descendait par un perron carré auxjardins du manoir.

Valentine, parée comme nous l’avons dit,était, assise à l’extrémité, la plus reculée du salon. Le berceaude Rohan où dormait pour la première fois la petite Marie étaitcaché non loin d’elle par les rideaux de la dernière embrasure.

Valentine se leva quand le comte de Toulouseentra et lui dit d’une voix assurée :

– Soyez le bienvenu, monseigneur.

Le comte de Toulouse, troisième fils légitimede Louis XIV et de madame de Montespan, était alors dans toutela fleur de sa poétique et chevaleresque jeunesse. L’histoire n’apas beaucoup parlé de lui parce que sa vie toute entière se passaen dehors des intrigues politiques. Son caractère formait un entiercontraste avec celui du duc du Maine, son frère aîné, qui avaitpris pour lui dans l’héritage de famille toutes les ambitionsgrandes et petites.

Autant, le duc du Maine était remuant,inquiet, fier de l’équivoque bonheur de sa naissance, autant lecomte de Toulouse était simple, solide et loyal. Ce qui lui manquapour arriver à la gloire, ce fut peut-être un défautquelconque ; car la Renommée, cette folle, se détourne enbâillant de la vertu parfaite, et ne sonne jamais avec entrain safanfare que pour les héros suffisamment doués de défauts.

Une chose pouvait sauver le comte de Toulousedans l’estime frivole du monde : il avait l’esprit tourné auxaventures ; mais il se maria tout jeune et fut, dit-on, unvertueux mari.

Singulier personnage de roman qu’un princevaillant, sincère, fidèle, et qui, partant, manque absolumentde couleur !

Toulouse s’inclina respectueusement dès leseuil. En se redressant, il rejeta son manteau et découvrit songalant costume de chasse en drap blanc, rehaussé d’un mince galonargent et azur. La course qu’il venait de fournir et aussi lesémotions de son entrée au manoir avaient animé son teintnaturellement un peu pâle. Sa chevelure blonde, presque aussitouffue que les perruques des courtisans de son père, s’étageait engrosses boucles le long de ses joues et jusque sur ses épaules. Sesyeux bleus souriants se fermaient à demi, blessés qu’ils étaientpar la lumière soudaine.

Il tenait son manteau sur le bras gauche et àla main son chapeau chargé de plumes.

Il y avait au château de Marly un portrait deLouis XIV adolescent, œuvre d’un élève de Rubens. Le peintretout en reproduisant les traits de son modèle, songeait au jeuneAchille élevé parmi les femmes et tout fier sous l’armure qui aremplacé pour la première fois la molle tunique de lin. Il mit sousle fabuleux cimier du fils d’Anne d’Autriche un sourire naïf etcharmé ; on eut dit une jeune fille qui joue à la vaillancehautaine. La flatterie du flamand avait été droit au but :Louis XIV garda toujours pour ce portrait allégorique uneprédilection marquée. On dit que dans sa vieillesse il se plaisaità répéter : « Quand je songe que j’ai ressemblé àceci ! »

Le comte de Toulouse qui avait tous les traitsde son père, ressemblait encore un peu, bien qu’il eût quatre oucinq années de trop, à l’Achille fleurdelisé de Marly. C’était unebeauté presque féminine, et certes ce jeune homme à la tailleélancée, aux grands yeux bleus timides et doux, avait plutôt l’aird’un bachelier que d’un capitaine.

Ce jeune homme avait prouvé pourtant et plusd’une fois déjà qu’il était soldat intrépide. Cet œil bleu si douxavait regardé la mort en face.

Valentine, qui s’était levée à son approche,lui montra un siége cérémonieusement. Toulouse prit sa main, qu’ilporta jusqu’à ses lèvres, et resta debout en la forçant de serasseoir.

Il resta un instant silencieux à lacontempler.

– On m’avait dit, murmura-t-il enfin, onm’avait dit bien souvent que Valentine de Rohan était la plus bellefleur du jardin de Bretagne, et la Renommée, qui n’épargnepersonne, proclamait ses vertus encore plus haut que sa beauté…

Il s’arrêta. Valentine ne réponditpoint : ses paupières avaient abaissé leurs longues franges desoie ; elle était immobile comme une admirable statue.

– Quand je quittai Paris, reprit leprince, pour venir gouverner ce pays de Bretagne, je regardaiautour de moi, cherchant celle dont on m’avait parlé tant defois ; je croyais la trouver dans les fêtes brillantes quedonnent mesdames de la noblesse : je ne l’y rencontrai jamais.Je ne me décourageai point. Je vins un jour au manoir deM. de Feydeau, l’intendant royal, pour me rapprocher duchâteau de Rohan…

Les sourcils de Valentine se froncèrent.

– Le manoir de ce Feydeau appartenaitjadis à Rohan, monseigneur, dit-elle.

– Je l’ai su depuis, répondit le prince.Je crois connaître tout ce qui intéresse Rohan ; je l’ignoraisalors… Ce jour-là, je vis enfin la belle Valentine. C’était dans laforêt ; elle passait à cheval et moi, j’étais caché par lefeuillage ; elle ne m’aperçut pas.

Valentine avait légèrement rougi.

– Depuis ce jour-là reprit encore lecomte de Toulouse, mes équipages de chasse sont à demeure chezl’intendant royal, étonné de cette constance ; depuis cejour-là je cherche la solitude, je suis triste ou joyeux sansmotifs… Un seul entretien me plaît encore, c’est celui d’un de mesgentilshommes : le capitaine Morvan de Saint-Maugon.

À ce nom, Valentine releva les yeux malgréelle.

– Vous le connaissez ? demanda leprince.

Valentine s’inclina en signed’affirmation.

– Et si l’entretien de Saint-Maugon meplaît, poursuivit le comte de Toulouse, dont les paroles tombaientlentes et plus douces, c’est que parfois il me parle demademoiselle de Rohan.

Valentine ne répondit point encore, Toulousecontinua :

– C’est par M. de Saint-Maugonque je connais les affaires de Rohan. Votre père a bien de larancune dans le cœur !…

– Monseigneur, interrompit Valentine,poussant avec empressement l’entretien dans cette voie nouvelle,mon père a de la mémoire, et voilà tout. Les aïeux de Rohan étaientdes princes, Rohan n’est plus qu’un pauvre gentilhomme ; lesaïeux de Rohan avaient en tête la couronne de Bretagne, et les roisde France, vos aïeux à vous, ont emporté cette couronne à Parisdans les bagages de la duchesse Anne… La main de Rohan s’étendaitsur cinquante paroisses, il avait vingt manoirs, il comptait dixmille vassaux : faut-il vous dire, monseigneur, le petitnombre de serviteurs qui lui restent ? Rohan, monseigneur,était, en ce temps-là, riche à faire envie aux souverainseux-mêmes…

Elle baissa la voix et son regard s’assombritpendant qu’elle poursuivait :

– Qui sait maintenant si Rohan auralongtemps encore un toit pour abriter sa tête sexagénaire ?…Ne m’interrompez pas, monseigneur, car il faut que j’achéve !La puissance de Rohan, ses manoirs, ses vassaux, sa richesse, quilui a pris tout cela, sinon la France ! La France,répéta-t-elle en relevant son beau front irrité, la France quivient chez nous vivre de notre vie et se désaltérer de notresang !… Monseigneur, Rohan n’a plus rien sur la terre que sonépée ; vous êtes le fils du roi de France : Rohan a prisson épée et vous cherche pour se venger !

– Le roi, mon père, a d’autres fils,murmura le comte de Toulouse ; en me tuant, Rohan croit-ilassassiner la France ?

– Rohan n’assassine pas,monseigneur ! s’écria Valentine répondant seulement à cedernier mot. Je puis vous dire ce que Rohan compte faire, car j’aisurpris le secret de ses nuits sans sommeil et j’ai entendu laconfession qu’il croyait faire à Dieu seul. Des gens que vousregardez peut-être comme vos amis ont dénoncé à Rohan votre desseinde donner bal et collation ce soir au carrefour de Mi-Forêt, quiétait, hier encore sur notre domaine. Il y a là une pauvre chapelleruinée où reste debout une image de la Vierge, ornée de couronnestressées par mes mains. Ce sont nos pères qui ont fondé cettechapelle : Rohan va s’y rendre et s’agenouiller devant sainteMarie ; il attendra l’heure où le fils de son ennemitout-puissant, après avoir bu la dernière coupe, donnera le signalde la danse. Alors il s’avancera au milieu de vos gentilshommes quitous portent l’épée, et lui, vieillard, seul contre cette foule dejeunes gens, il élèvera la voix pour appeler le gouverneur deBretagne au combat à outrance… N’est-ce pas, monseigneur, que cecine peut point passer pour un assassinat ?

Le prince avait écouté mademoiselle de Rohansans l’interrompre. Son regard fixé sur elle exprimait une graveadmiration. Cette fière éloquence l’émerveillait et le subjuguait.Il étendit la main et montra la devise qui entourait l’écusson deBretagne.

– La mort plutôt qu’unetache ! prononça-t-il tout bas.

– La mort ? répéta Valentine avecamertume, car le fils du roi de France ne pouvait répondre à cedéfi extravagant qu’avec l’épée de ses serviteurs, nous savonscela.

Elle crut rêver quand elle entendit le comtede Toulouse lui répondre :

– Vous vous trompez, mademoiselle :Rohan était à la croisade avec les aïeux du roi ; nous sommescousins par Dreux et Valois… Rohan et Bourbon peuvent croiserl’épée.

– On m’avait bien dit que vous étiez unchevalier, monseigneur ! murmura Valentine émue. Veuillez mepardonner, je viens de parler trop haut ; j’ai eu tortd’oublier un instant mon rôle de suppliante. J’aurais dû m’humilierà vos pieds, puisque je suis faible et que vous avez la puissance,et ne vous dire qu’un mot les mains jointes, le front courbé :Sauvez mon père !

Elle s’était levée à demi et le comte deToulouse n’eut que le temps de saisir ses deux mains pourl’empêcher de fléchir les genoux.

À ce moment, sur la terrasse, au dehors, uneombre passa devant la dernière fenêtre du salon ; le jourbaissait rapidement et les tourelles de l’Ouest faisaient écran auxlueurs du crépuscule du soir.

L’ombre disparut un instant, puis passa devantla seconde fenêtre, et bientôt, si Valentine et le prince avaientpris garde, ils eussent pu reconnaître aux vitraux de la troisièmecroisée, qui formait porte sur la terrasse, la figure inquiète etcurieuse de maître Alain Polduc.

Ce modèle des intendants et des cousins avaitl’air mortellement désappointé. Il errait les mains derrière ledos, le long de la façade, et, ne se doutant de rien, il allaittourner la clé du salon, lorsqu’il aperçut à quelques pas de lui lecomte de Toulouse et Valentine, à travers les carreaux.L’étonnement le fit reculer, puis il se rapprocha, mais en rampant,cette fois, de la quatrième croisée au-devant de laquelle ilaperçut la petite Marie couchée dans le berceau de Rohan.

– Oh oh ! grommela-t-il, je nem’étonne plus si nous n’avons pas trouvé Son Altesse Sérénissime àla croix de Mi-Forêt ! Il s’agit de changer lestement nosbatteries !… Mais l’enfant ? Pourquoi l’enfant est-ilici ?

Il se gratta le front et ajouta d’un airsoucieux :

– Quand on a le malheur d’avoir une femmepour adversaire, on ne sait jamais à quoi s’en tenir !…Ah ! comme c’était bien plus aisé avec mon beau cousinCésar !

Valentine continuait dans le salon :

– Laissez-moi réparer ma faute et plaiderprès de vous la cause de mon père, monseigneur. Il a cruellementsouffert. La raison chancelle parfois sous ce double fardeau de lavieillesse et du malheur ; les mauvais conseils exaltent larancune, enveniment la haine. Rohan a été bien près autrefoisd’abjurer son erreur. La femme de Rohan était catholique, son filsaussi ; sa fille est catholique…

– Dieu soit loué ! dit Toulousevivement.

– Presque tous ses serviteurs, poursuivitValentine, sont rentrés dans le sein de l’Église ; Rohan les alaissés libres, mais lui regarderait comme un déshonneur suprêmed’abandonner sa foi proscrite. Hier seulement, la nouvelle de larévocation de l’édit de Nantes est arrivée jusqu’à Rohan. Il nesait pas comme moi que vous avez mis jusqu’ici votre clémence entrelui et les exécuteurs de la loi ; en apprenant qu’il devaitopter entre sa foi et sa patrie, il s’est écrié : – C’est ledernier coup ! Rohan va tomber, mais il tombera vengé !…Et il a pris ses armes, trop lourdes pour son bras tremblant…

Elle s’arrêta interdite parce que le regard ducomte de Toulouse était sur elle et la blessait.

– Prince, murmura-t-elle, je ne sauraisavoir honte de ce que j’ai fait. Je suis sous la protection devotre honneur.

Toulouse fut quelque temps avant de répondre,puis il dit :

– Je ne veux vous parler en ce moment quede mon respect sans bornes. Soyez remerciée, mademoiselle, etcroyez que nul danger ne menace votre père.

– Vous êtes généreux, balbutia Valentine,et ma reconnaissance durera autant que ma vie !

– Mademoiselle, répliqua le comte deToulouse avec une courtoisie douce, mais ferme, je ne veux pas devotre reconnaissance.

Maître Alain Polduc venait de quitter sonposte derrière la croisée. Il descendit quatre à quatre les marchesdu perron. Son plan était tracé.

– Yaumy est un messager sûr, pensait-ilen hâtant le trot de ses courtes jambes, etM. de Feydeau, qui doit avoir ma lettre depuis plus d’unedemi-heure, a sans doute fait le nécessaire… allons à Saint-Maugond’abord ! ensuite à Rohan ! après quoi, aux soldats duroi !… Vertubieu ! si la vieille maison de mon cousin necroule pas du coup, on pourra dire qu’elle était solidementbâtie !

Chapitre 8LE BERCEAU

On s’étonne parfois de voir tomber avec fracasau souffle de l’orage quelque tronc robuste, chargé de rameauxverts. On s’étonne jusqu’au moment où l’œil découvre une tracenoire et tortueuse à l’endroit même où le bois a éclaté. Le ventest fort, mais il y a là sous l’écorce un vil auxiliaire sanslequel le vent eût soufflé en vain :

Un ver patient qui a rongé le bois fibre àfibre.

Alain Polduc était le ver rongeur caché sousl’écorce de ce vieil arbre de Rohan qui avait supportévictorieusement l’effort de tant d’orages.

Nous l’avons vu naguère, dans l’oseraie de ladouve confier au joli sabotier Yaumi un billet à l’adresse del’intendant Feydeau. Voici ce que contenait ce billet :

« Monsieur mon respectable ami,

« Le fruit est mur et s’en vachoir ; de sa chute il faut se donner des gants. Si vousvoulez faire votre cour, je ne dis pas à Rennes, mais plus haut, àParis, d’où vient toute faveur, entendez-vous avec M. lelieutenant de roi, et envoyez une escouade du régiment de La Ferté,vers l’heure de la collation, ce soir, à la croix de Mi-Forêt. Pourcause, cette escouade ne doit point être commandée par le capitaineMorvan de Saint-Maugon.

« Qu’il y ait, je vous prie, lequantum sufficit de gens de justice et d’exempts poursignifier l’acte de Révocation, qui n’a pas été rendu pour nous,mais qui nous sert si bien. À moins que le diable ne s’en mêle, lejour de la Saint-Jean, qui est demain, verra ici maison nette.

« Sur ce, monsieur mon respectable ami,etc. »

 

Yaumy, courant à toutes jambes pour gagner sadeuxième pièce de six livres, avait porté ce message à Feydeau, quiavait ses raisons pour ne point négliger l’avertissement. AlainPolduc le suivait de près. Aussi, à l’heure dite, toutes lesmesures indiquées dans la lettre étaient prises.

On doit penser combien ce pauvre maître Alaindût être désolé, quand il vit ses bons soins à néant. Le principalacteur manquait au théâtre, le comte de Toulouse était absent de lacollation.

Rohan, lui, attendait derrière les ruines dela chapelle, et faisait sa prière en attendant.

Il avait la conscience tranquille et croyaitsincèrement que son entreprise était sainte.

Rohan n’était pas le premier Breton qui eûtconçu l’idée de ce jugement de Dieu entre la France et la Bretagne.En l’année 1628, le 29 octobre, lendemain du jour où la ville de LaRochelle se rendit, le roi Louis XIII reçut un cartel deFrançois-Vincent Prélart, chevalier, seigneur de Chatelaudren,huguenot de religion, qui le provoquait au combat singulier commecontinuant la forfaiture de ses prédécesseurs, lesquels avaienttraîtreusement confisqué les libertés et priviléges de la provincede Bretagne. Ce Prélart tua le cadet de Bryas, envoyé pourl’arrêter, et put passer en Angleterre.

Rohan ne devait pas être non plus le dernier.Un de ses voisins de la forêt de Rennes, Nicolas Treuil, seigneurde la Tremlays, vint à Paris du temps de la régence de Philipped’Orléans. Le duc était en chasse dans la forêt deVilliers-Cotterets ; Nicolas Treml, assisté d’un pauvre paysanqu’il nommait son écuyer, attendit le régent devant la grille duchâteau, et au moment où le prince entrait, entouré de sescourtisans, il l’assomma presque d’un coup de son gros gantelet debuffle, lancé en manière de défi. Ce Nicolas Treml finit ses joursdans une prison d’État.

On aurait trouvé peut-être encore il y a peud’années, à l’hôtel des Invalides, quelque vieux soldat ayant vuGeorges Cadoudal, cet autre Breton qui se mit en tête de fermer lechamp-clos autour de Napoléon, premier consul !

Les gens de Bretagne n’ont point usurpé leurréputation d’inébranlable constance. À l’heure où nous écrivons, ilreste encore là-bas, vers les montagnes Noires et le long de cesrivages de l’Ouest incessamment battus par la tempête, desgentilshommes paysans, habillés comme au dix-septième siècle, quirêvent tout éveillés l’indépendance de la Bretagne[2].

Maître Alain Polduc, voyant que le comte deToulouse manquait, avait perdu courage. C’était tout à fait auhasard qu’il avait repris le chemin du manoir de Rohan où il devaittrouver, à l’improviste, l’explication de l’absence du gouverneur.Ici, la chance tournait en sa faveur. Son cheval était tout selléderrière le rempart ; il ne fit qu’un temps de galop jusqu’àla croix de Mi-Forêt où Saint-Maugon, remplaçant son maître absent,amusait l’impatience des belles dames et faisait les honneurs de lacollation.

Dans le salon d’honneur, cependant, Valentineet le comte de Toulouse poursuivaient leur entretien sansdéfiance.

– Monseigneur, disait Valentine, neparlons que de mon bien-aimé père. Quand je vous ai fait tenir cemessage, je n’avais pas le choix des moyens, je voulais prévenir àtout prix une rencontre terrible…

– Je songe moi-même à votre respectépère, interrompit le jeune prince, dont le ton devenait de plus enplus sérieux, et dans ce que j’ai à vous dire il n’y a rien que lavertu la plus haute ne puisse entendre.

Valentine ne répliqua point ; il y avaitdans son cœur un trouble qui l’étonnait et l’effrayait. Peut-êtredevinait-elle déjà, car les femmes devinent tout, mêmel’impossible, l’étrange proposition qui allait lui être faite.

– Mademoiselle, reprit le comte deToulouse qui avança un siége et s’assit enfin auprès d’elle, jevous prie de vouloir m’écouter avec attention ; le projet dontje vais vous entretenir n’est pas né de l’enthousiasme de ce momentoù je vous admire si pure ; j’y pense depuis longtemps, ets’il flatte le secret sentiment de mon cœur, il satisfait aussi maraison… M. le duc de Maine, mon frère, a dû épouser uneprincesse du sang parce que les bontés du roi l’on fait asseoir surles marches mêmes du trône ; moi qui ne suis et ne veux êtrequ’un soldat, je reste libre de choisir.

Valentine voulut l’interrompre, mais il luiferma la bouche d’un geste à la fois suppliant et formel :

– Écoutez-moi, reprit-il en s’animant,vous m’avez dit que vous apparteniez à l’Église romaine, et ainsile principal obstacle, le seul qui fût insurmontable se trouveécarté. J’aurai pour moi Mme de Maintenon quim’aime… vous me parliez tout à l’heure de votre race déchue et desmenaces de l’avenir ; tout ce que Rohan a perdu, Rohan peut lerecouvrer : puissance et richesse… Et n’est-ce pas justice quetout cela lui soit rendu par un prince de cette royale maison àlaquelle vous attribuez vos malheurs ?

– Je vous en prie… balbutia Valentine.Vous ne savez pas…

– Écoutez-moi ! répéta le comte deToulouse avec feu. La France et la Bretagne ne font plus qu’un seulpeuple, et pourtant il y a toujours un ferment de haine entre laBretagne et la France. Ne serait-ce pas un beau rôle pourl’héritière de Rohan, un rôle digne d’elle, que de cimenter laréconciliation des deux sœurs ennemies ?

Il s’arrêta.

La belle tête de Valentine, pensive et triste,s’inclinait sur sa poitrine.

– Mademoiselle de Rohan, acheva le princeavec solennité, voulez-vous être la fille de Louis XIV et lafemme du comte de Toulouse ?

Valentino devint pâle. C’eût été là sans douteune grande destinée, à supposer que le comte de Toulouse fût aussimaître de sa personne qu’il le pensait.

Y avait-il un regret dans le cœur deMlle de Rohan ? je ne sais, mais elleétait de cette race fière et forte qui produisait des reines.

 

La lune, prolongeant le crépuscule du soir,éclairait trois des fenêtres du salon ; la quatrième restaitdans l’ombre des bâtiments en retour. Deux hommes qui avaienttraversé la terrasse avec précaution s’arrêtèrent devant cettedernière fenêtre.

Les lèvres du comte de Toulouse touchaient ence moment, la main pâle et froide de Valentine.

– Répondez-moi, dit-il en laissant,éclater sa tendresse jusqu’alors contenue : décidez de monbonheur ou mon malheur !

– Eh bien ! fit tout bas un des deuxhommes arrêtés devant la fenêtre ; mon pays, je vous avaispromis que vous verriez ; voyez-vous ?

L’autre pressait à deux mains son front baignéde sueur glacée.

– Ma femme ! balbutia-t-il enchancelant comme si la foudre l’eût frappé : et monmaître !

Comme il laissait aller ses bras le long deson flanc, un reflet de lune réfléchi par les vitraux vint éclairerle visage livide et décomposé du capitaine Morvan de Saint-Maugon.Maître Alain Polduc était debout derrière lui et avait, aucontraire, excellente mine.

– Que faire ? murmura Saint-Maugonsans savoir qu’il parlait.

Maître Alain se mit à rire et pensa :

– À Rohan maintenant !

Et il prit sa course à travers les jardins,sans plus s’occuper du poignard qu’il laissait dans le cœur deSaint-Maugon.

– N’aurai-je pour réponse que lesilence ? demandait en ce moment le comte de Toulouse, dans lesalon.

Mademoiselle de Rohan sembla s’éveiller d’unrêve et gagna lentement l’embrasure où le berceau était caché.

Saint-Maugon s’appuya contre le montant de lacroisée ; il ne voyait plus rien, parce que le comte deToulouse avait suivi Valentine.

Celle-ci ferma les rideaux de la croisée etdécouvrit le berceau.

– Monseigneur, dit-elle, Dieu vousdonnera une épousé digne de vous. Moi, je suis mariée, et voici mafille.

– Mariée répéta Toulouse en reculant.

Un bruit se fit sur la terrasse. C’étaitSaint-Maugon qui gagnait la porte-fenêtre en s’appuyant auxmurailles comme un homme ivre. En même temps un grand concert devoix monta du vestibule.

– Qu’est-ce que cela ? s’écriaToulouse, qui mit d’instinct la main à son épée.

– C’est pour vous le signal de laretraite, monseigneur, répliqua Valentine. Mon père revient en samaison, et l’heure du péril est passée pour lui. Vous n’avez nulbesoin de votre épée ; vous êtes sous ma sauvegarde,suivez-moi.

Elle le guida au long du corridor en ruinesqui conduisait à la porte du bord de l’eau.

– Quoi qu’il arrive, dit-elle en ouvrantla poterne, Valentine de Rohan sera reconnaissante… Adieu,monseigneur !

Un bruit sans cesse grandissant et fait desourds murmures venait de la campagne. À bien écouter, on eût ditla marche régulière d’une troupe de soldats.

– Mariée !… répéta le comte deToulouse, qui passa le revers de sa main sur son front.

Aux rayons de la lune qui brillait de nouveau,mademoiselle de Rohan crut voir une larme rouler lentement sur sajoue, tandis qu’il prononçait, lui aussi, l’adieu.

Comme elle rentrait dans le salon d’honneur,elle aperçut une ombre immobile au-devant de la porte-fenêtre.

– Vous ici, Morvan ?…s’écria-t-elle.

Elle ne pouvait pas voir la détresse terriblepeinte sur les traits de Saint-Maugon ; comme il ne répondaitpas, elle ajouta :

– Ne restez pas. N’entendez-vous pointmon père qui arrive ?

Saint-Maugon montra du doigt la croisée prèsde laquelle avait eu lieu l’entretien de Valentine et du prince. Ilfit un grand effort pour parler et dit d’une voixétranglée :

– J’étais là. J’ai tout vu !

Chapitre 9DIEU ET TA MÈRE !

La voix de Saint-Maugon était si changée quele cœur de Valentine se serra.

– Puissiez-vous voir le fond de maconscience, Morvan ! répliqua-t-elle. Mais, au nom deDieu ! éloignez-vous. J’entends mon père qui montel’escalier.

Saint-Maugon eut un rire pénible.

– Je l’entends bien aussi, fit-il enprêtant l’oreille. Il monte… Le ciel est bleu. Vous n’aurez pas àbraver la tempête comme votre frère César, la nuit où il futchassé.

– Que parlez-vous de mon frère,Morvan ? demanda Valentine plus effrayée. César était votreami…

– Rohan monte ! répéta Saint-Maugon,qui semblait compter les pas lourds du vieillard ; il vientpour vous maudire… moi, je pars, et vous ne me reverrezplus !

– Mon père ! s’écria Valentine,oh ! c’est vrai, j’ai désobéi à mon père deux fois, d’abord envous donnant ma main, ensuite en essayant malgré lui de le sauver…mais vous, Morvan, que vous ai-je fait ?

Saint-Maugon traversa la chambre en sedirigeant vers le corridor de l’Ouest. Rohan n’avait plus quequelques marches à monter. Des lueurs rougeâtres passaient déjàsous la porte de l’escalier.

– Je me vengerai de mon maître, ditSaint-Maugon, de mon maître qui m’a pris mon bonheur !

– Sur mon honneur et mon salut !s’écria Valentine qui comprit seulement alors la colère de sonmari, tant elle était au-dessus du soupçon : le comte deToulouse ne vous a point fait injure, et moi, je suisinnocente !

Elle s’élança vers Saint-Maugon qui larepoussa et sortit en disant :

– Vous allez être punie cruellement… Quele Ciel vous pardonne, moi, je vous oublierai.

Le salon d’honneur fut tout à coup inondé delumière. La porte de l’escalier s’était ouverte à deux battants etRohan venait d’apparaître sur le seuil, suivi de ses serviteurs quiportaient des flambeaux. Il avait une épée nue à la main.

Alain Polduc marchait à son côté ; parderrière, les officiers et serviteurs, les tenanciers avec leursfamilles, se pressaient dans le grand escalier : on les avaitconvoqués pour le feu de la Saint-Jean, et les tables étaientdressées sur la pelouse, autour de l’énorme bûcher que surmontaitle cierge de Rohan. Les fillettes avaient leurs habits du dimancheet de gros bouquets au corsage ; les gars étaient enrubannéscomme des mais ; la soirée était belle et douce.

Mais il n’y avait personne parmi lestenanciers de Rohan qui songeât au feu de joie, ni aux tablesdressées ; le même poids pesait sur toutes les poitrines. Onrespirait dans l’air comme un vent de malheur.

Dame Michon Guitan franchissait péniblementles marches, appuyée sur son fils Josselin, qui ne répondait pointà ses questions. La bonne femme baisait de temps en temps la croixde son rosaire et tâchait de surprendre les paroles échangées entreRohan et maître Alain Polduc.

– Ayez pitié de nous, Seigneur, monDieu ! murmurait-elle, on a vu les soldats du roi quitraversaient les tailles… Rohan a péché contre Dieu et s’estrévolté contre le roi !

Valentine vint au-devant de son père.Celui-ci, au lieu de la recevoir comme de coutume et de l’attirersur son cœur, la tint à la distance de son bras tendu.

Et s’adressant à maître Alain, ildemanda :

– Pourquoi aurait-elle voulu sauver lefils du roi ? demanda-t-il en s’adressant à maître Alain.

– Parce que, répondit Alain, Morvan deSaint-Maugon est le valet du fils du roi.

– Qu’importe cela ?

– Et que Valentine de Rohan, achevamaître Alain, est la femme de Morvan de Saint-Maugon.

Valentine ferma les yeux et croisa ses deuxmains sur sa poitrine.

– Tu mens ! dit le comte. J’aiconfiance en ma fille.

Le trouble de sa voix démentait déjà, sesparoles. Il regarda son épée nue et la jeta loin de lui.

– Rohan tombera, murmura-t-il, et Rohanne sera pas vengé !

Un petit cri d’enfant partit de l’embrasure oùétait le berceau. Valentine s’élança vivement de ce côté ;maître Alain eut son rire méchant.

– Vous m’avez accusé de mensonge, monnoble cousin, dit-il, voici mes preuves : venez voir la fillede Saint-Maugon dans le berceau de Rohan !

Il entraînait, le comte vers la fenêtre.Josselin s’approcha de lui et lui serra violemment le bras.

– Regardez-moi bien, maître Polduc,prononça-t-il d’une voix basse, mais distincte : Je vous juredevant Dieu que vous mourrez de ma main !

Il se fit un tumulte dans le grand escalierdes cris confus montèrent du vestibule ; on entendait ces motsrépétés de toutes parts :

– Les soldats du roi ! voici lessoldats du roi !

– À vos fourches ! s’écria Francin,le veneur, qui se précipita dans le salon par la porte-fenêtredonnant sur la terrasse, il y a des soldats pleinl’avenue !

Le paysan Josille, perçant la foule, semontrait en ce moment au haut de l’escalier.

– Les soldats du roi entrent par labrèche ! dit-il. À vos fléaux !

Le comte n’écoutait pas ; il regardait leberceau. Les femmes tremblaient et se lamentaient. Sur un signe deJosselin, une vingtaine de métayers et de serviteurs vinrent seranger au milieu de la chambre.

– Rohan, demanda le jeune gars, faut-ilprendre les armes ?

Rohan ne répondit pas ; il regardait leberceau, le berceau où la pauvre petite Marie s’agitait, prise defrayeur.

– Ces choses arrivent parfois,murmura-t-il enfin, quand une race est condamnée !… Valentine,j’ai dit à cet homme qu’il mentait. Valentine, si je te perds, jen’ai plus rien au monde ! Valentine ! Valentine !dresse-toi donc en face de cet homme et dis-lui avec moi : Tumens ! tu mens !

La bouche de Valentine s’entr’ouvrit.

– Elle ne sera pas plus pâle pourmourir ! fit dame Michon avec angoisse.

Valentine n’eut pas la force de prononcer uneparole ; elle chancela ; puis on la vit tomberagenouillée au-devant du berceau.

– Grâce ! cria la foule des vassauxd’une seule voix, grâce pour notre demoiselle !

Rohan se dressa de son haut.

– Grâce ? répéta-t-il. Qui a dit cemot-là ? On fait grâce aux coupables ! Mademoiselle deRohan est donc coupable ?…

– Valentine ! Valentine ! mafille ! se reprit-il en un élan de tendresse ardente, plaideta cause et défends-toi ! Tu n’as qu’une parole à dire pourconfondre ce calomniateur !

– Grâce, mon père ! balbutiaValentine accablée.

– Grâce ?… répéta pour la secondefois le comte.

Il marcha d’un pas saccadé jusqu’à l’écussond’hermines, dont il arracha la devise.

– Nous étions des gentilshommesorgueilleux, dit-il ; Dieu punit l’orgueil !

Son pied se posa sur l’or des caractèresgothiques, et il prononça lentement :

– Voici que mes deux enfants ontdéshonoré deux fois le nom de mon père !

– Les soldats ! les soldats !s’écria Josselin qui prêtait l’oreille aux bruits du dehors.

Les crosses des mousquets heurtèrent le chênesolide de la porte extérieure, et l’on entendit des voix quicriaient :

– Ouvrez, au nom du roi !

Personne ne bougea. La figure de maître AlainPolduc exprimait à la fois l’espoir et l’inquiétude.

– Depuis quand les portes de ma maisonsont-elles closes ? demanda tout à coup le vieux comte. Ouvrezà deux battants ! je veux montrer à ces gens de Francecomment, nous autres Bretons, nous faisons justice cheznous !

La porte du vestibule, qu’on avait barricadéeà l’approche des soldats, fut ouverte ; pendant cela, Rohanmontait les trois marches du fauteuil en forme de trône qui étaitsous le grand écusson.

– Approchez, Valentine de Rohan, dit-il,et répondez à votre juge. Vous avez désobéi à votre père enépousant un Breton parjure. Avez-vous, comme on me l’a dit, trahivotre père en faisant tenir un message au comte deToulouse ?

– Pour vous sauver, oui, monseigneur,murmura Valentine agenouillée.

Michon Guitan passa devant elle et monta deuxmarches du trône.

– Rohan, tu as tué ton fils !dit-elle ; garde ta fille pour te consoler dansl’exil !

Le cliquetis des mousquets se faisait entendreau bas de l’escalier.

– Je n’ai plus de fille, répartit levieux comte, et je ne veux pas de consolation pour mourir.

Le visage de maître Alain s’éclaira, parce quele premier soldat du régiment de La Ferté se montrait au seuil dela porte. Les serviteurs et tenanciers s’étaient rangés autour dutrône.

Cette grande catastrophe de famille, dont ledénoûment sinistre avait lieu sous leurs yeux, faisait diversion àcet autre malheur qui venait du dehors. On savait bien pourtant queles soldats de France apportaient la proscription et la ruine. Maisce père implacable était plus terrible que la ruine et que laproscription.

– Prends la fille du Français, dit-il àValentine qui embrassait ses genoux. Je suis encore le maître icipour quelques secondes, et je la chasse ! Et je techasse !

Valentine obéit, en silence. Elle alla prendrel’enfant qu’elle pressa contre son cœur en sanglotant.

– Grâce ! grâce ! cria unedernière fois la foule navrée.

L’officier qui commandait les soldats de laFerté s’avança tenant à la main l’acte de Révocation de l’Éditqu’il lut, la tête couverte avant de dire à haute voix :

– Comte de Rohan-Polduc, au nom du roi,vous avez vingt-quatre heures pour quitter la province de Bretagneet trois jours pour vider la terre de France.

Un grand silence se fit. Rohan s’étaitlevé : il descendit avec lenteur les degrés de son trône.

– Ceux de mon sang, murmura-t-il, sontsouverains ou sont proscrits… Prince ne daigne ! Bourbon a misson pied sur la poitrine bretonne. Peut-être un jour Bourbonapprendra-t-il combien la pente est glissante du trône jusqu’àl’exil.

– Adieu, mes enfants, reprit-il enétendant la main vers ses serviteurs. Rohan était mal à l’aise danscette retraite où son ennemi lui permettait de vivre en esclave.Proscrit ou souverain, il n’y avait pas de milieu. Rohan aurait dûs’en souvenir avant le roi de France !

Il se dirigea vers la porte du grandescalier ; les serviteurs et tenanciers firent un mouvementpour le suivre. Seuls, Michon Guitan et son fils Josselinhésitaient à s’éloigner de Valentine, qui restait comme pétrifiéeau pied du trône.

Maître Alain s’approcha tout doucement del’officier.

– Vous donnerez vos soins, s’il vousplaît, dit-il, à ce que rien ne soit dérangé, ni surtout gâté dansce logis. Les soldats du roi sont de respectables personnes, maisils se livrent parfois à certains excès qui entraînent de notablesdommages…

– Puisque ce logis n’a plus demaître ?… objecta l’officier.

Alain Polduc cligna de l’œil etrépondit :

– Mon jeune vainqueur, les logis nemanquent jamais de maîtres. Là-bas, à votre cour de Versailles,quand le roi meurt, on crie : Vive le roi ! Il y aurabientôt ici un honnête gentilhomme portant honnêtement le nom deRohan-Polduc et qui vous invite, dès aujourd’hui, à venir goûterles vins de sa cave.

– Il l’a chassée, pensait Michon Guitan,mais, grâce à Dieu, il a oublié de la maudire !

Le vieux comte s’arrêta non loin du seuil.

– Mademoiselle de Rohan, dit-il d’unevoix qui vibra comme un son de cor, je sors de la maison de monpère par cette porte, sortez par cette autre, afin que nous ne nousrencontrions point, et soyez maudite !

Dame Michon s’appuya, pour ne point choir, aubras de son fils qui tremblait convulsivement. Les serviteurs dumanoir baissaient la tête. Les soldats de La Ferté eux-mêmesavaient eu un mouvement à ce dernier mot du vieillardimpitoyable : Soyez maudite !

Chacun put entendre Valentine répondre de savoix douce et brisée par les larmes :

– Soyez béni, mon père !

Elle sortit seule, résignée, belle comme lamadone qui porte l’enfant divin dans son bras. Elle gagna le perronde la terrasse, tandis que Rohan, marchant d’un pas solennel et latête haute, traversait le grand escalier au milieu de ses vassauxrespectueux.

Valentine s’arrêta au revers des douves et selaissa choir sans force dans l’herbe mouillée.

– Enfant, dit-elle parmi ses sanglotsdéchirants, ton père t’abandonne, ton aïeul, du fond de sa ruine,te repousse et te maudit !… Enfant, pauvre enfant, Dieu tereste !

Elle mit un long baiser sur le front de lapetite Marie, puis se redressant tout à coup :

– Dieu ! répéta-t-elle en levant sesyeux vers le ciel, – et ta mère !

Partie 2
LA SORCIÈRE

Chapitre 1LE PONT-JOLI

Quinze ans s’étaient écoulés. Saint-Denisavait ouvert ses portes au royal cercueil de Louis XIV, etLouis XV, enfant, jouait sur le trône de son grand-aïeul.Philippe d’Orléans tenait la régence.

Les Bretons respectaient la glorieuse mémoirede Louis XIV ; ils aimaient le jeune roi Louis XV,pauvre bel enfant que le vice allait si tôt flétrir. Ilsabhorraient Philippe d’Orléans, qui leur rendait la pareille detout son cœur. Philippe d’Orléans s’était emparé de la régence aumépris des dispositions testamentaires du feu roi. Le duc du Mainedépossédé criait partout vengeance, et la duchesse, sa femme, selevait dès quatre heures du matin pour avoir le temps de conspireravant le déjeûner. Le lieutenant de police tenait au bout d’un filce couple digne de la Fronde : bavard, étourdi, vaniteux,intriguant par besoin et prêtant sans cesse au régent des vergespour se faire battre. Malgré sa conduite prudente, le comte deToulouse participait à la disgrâce de son frère. Dubois, n’osantpoint lui retirer son gouvernement, l’avait rappelé à Paris, sousun prétexte, pour mettre à sa place le maréchal de Montesquiou avecle titre nouveau de commandant pour le roi.

Ce maréchal de Montesquiou était insolentcomme un simple soudard ; il voulut prendre les Bretons àrebroussepoil et ceux-ci se fâchèrent tout rouge. La guerrecommença entre la Bretagne et le régent de France : guerreouverte, aujourd’hui, à coups de faux tranchantes et demousquets ; demain, guerre sourde à coups de pamphlets et derapports d’espions : toujours guerre à mort ! On vit serelever dans les cinq évêchés l’ancienne bannière d’hermine ;les épées rouillées sortirent du fourreau, et, un instant, les gaispetits soupers de la régence furent attristés par la frayeur qu’onavait de ces gens à peaux de biques et à sabots remplis depaille : les Compagnons du Silence, comme s’appelaient ceux deTréguier, commandés par Bonamour ; les Brûleurs, réunis autourde Vannes ; les Chevaliers Bon Droit, qui avaient pour chefMaître-Pierre (surnom du vicomte de Koskaër), et enfin lesLoups de la forêt de Rennes, conduits par leur chefmystérieux, que les uns disaient être une femme jeune et plus belleque le jour, les autres un misérable sabotier des fonds de laSangle, lâche et cruel comme un chat-tigre.

Quoi qu’il en soit, ces diverses associationscorrespondaient entre elles et formaient un noyau de plus en plusformidable, sous le nom générique des chevalier de laMouche-à-Miel ; la noblesse presque tout entière étaitentrée dans la forêt comme on disait alors en argot deconjurés. Ceci signifiait prendre les armes contre la cour. Cettefolle conspiration de Cellamare était le prétexte ; onattendait la fameuse armadapromise par Alberoni ; oncomptait délivrer Louis XV captif et niveler les Pyrénées.Mais au fond il y avait autre chose : la haine contre lamaison d’Orléans et la passion réveillée de l’indépendancebretonne.

Au commencement de l’année 1720, la chambre duroi ou cour prévotale, assemblée en la ville de Nantes, citapar-devant sa barre, comme accusés de lèse majesté, dixgentilshommes bretons, parmi lesquels se trouvait le vieux comte deRohan-Polduc, se disant aîné de Rohan, chef de nom, chef d’armes,héritier de la couronne de Bretagne. Sur les dix, Rohan tout seulétait entre les mains des gens de France. Quatre autres seprésentèrent au jour de la citation ; on leur avaitsolennellement promis la vie sauve ; c’étaient MM. duCouëdic, de Pontcallec, de Mont-Louis et de Talhouët.

Le vieux Rohan-Polduc, prisonnier dans lescachots de la tour Lebât, à Rennes, fut délivré, on ne sait comme,la nuit même où il devait être dirigé sur Nantes.

Au mépris de la foi jurée, les quatre autresgentilshommes furent condamnés à la peine capitale et exécutésdevant le Bouffay de Nantes. Le peuple fit des reliques de leurshabits et les dames nobles trempèrent la broderie de leursmouchoirs dans le sang tombé sous l’échafaud.

De Saint-Pol-de-Léon jusqu’à la Loire, deBelle-Îsle-en-Mer jusqu’au mont Saint-Michel, un cri de réprobations’éleva contre Montesquiou, instigateur de ce meurtre judiciaire.La conspiration de Cellamare avait échoué ; quarante millesoldats français couvraient la Bretagne, et cependant les ministresdu régent eurent peur. Dubois manda le comte de Toulouse, retirédans ses terres, et le supplia de vouloir prêter à la couronne leconcours de sa popularité pour apaiser la mâle-rage qui prenait lesbêtes fauves de la forêt symbolique.

**

*

C’était au mois de mai de cette même année1720, à une demi-lieue environ du vieux manoir de Rohan, qui avaitchangé de maître. La route charretière, conduisant deSaint-Aubin-du-Cormier au château de l’intendant Feydeau de Brou,passait au fond d’un ravin servant de lit à un petit ruisseau sansnom, affluent de la Vesvre. Il y avait un endroit où le ravinn’avait que la largeur de la route, jointe à celle duruisseau ; le roc paraissait à nu des deux côtés, et formaitaux deux monticules parallèles une base de granit noir qui semblaittaillée en murailles par la main de l’homme.

Au-dessus du roc, à une quarantaine de piedsdu niveau de la route, l’écartement des deux berges était si peusensible encore qu’on avait pu les joindre en jetant de l’une àl’autre un tronc de chêne. C’était un grand et bel arbre, quipliait bien un peu, quand deux voyageurs téméraires traversaient enmême temps le ravin, mais qui, en réalité, aurait pu supporter sansse rompre le poids de dix hommes.

On n’avait fait que le coucher ; lamoitié de ses racines était encore en terre, et le vaillant chêne,tout en servant de pont, végétait doucement et se couvrait chaqueannée de feuillée nouvelle. Il y avait du temps déjà que les chosesétaient ainsi, et les vieillards, qui l’avaient toujours vu pendreau-dessus du vide, disaient que, depuis leur enfance, le chêne dela Fosse-aux-Loups avait bien grossi de moitié. On avait élagué lesbranches et aplani les nœuds de sa partie supérieure ; d’enhaut, il présentait l’aspect d’un sentier bordé de buissons ;d’en bas, c’était comme un arceau de verdure lancé d’une colline àl’autre.

On arrivait au chêne de la Fosse-aux-Loups,qui se nommait aussi le Pont-Joli, par cette riante vallée de laVesvre que nous avons aperçue déjà autrefois des fenêtres du vieuxmanoir. Au-delà du pont, la route charretière faisait un détourbrusque et commençait à gravir la rampe méridionale du ravin ;c’était sur cette rampe que le chêne avait ses racines. La route,ne pouvant grimper à pic, décrivait un arc de cercle et venaittourner à cent cinquante pas de là, vers le sommet de lacolline.

La rampe opposée avait comme une marge depetites bruyères fleuries, au-delà de laquelle s’étageaient enamphithéâtre des pins bossus, plantés rares, parmi quelquesbouleaux au tronc d’argent.

Le terrain compris entre la route supérieureet le Pont-Joli formait le coin le plus pittoresque et le plussauvage de la forêt de Rennes. Il y avait là, sur la droite, quandon regardait le pont, un moulin à vent en ruines dont la toitureblanche semblait sortir des broussailles. Une demi-douzaine debouleaux, maigres et longs, qui étaient parvenus à percer le solrocheux, n’empêchaient point de voir les deux collines s’ouvrir enéventail, à cinquante pas du défilé, pour montrer une bonne lieuede forêt en plaine : immense océan de verdure.

La fosse-aux-Loups proprement dite, qui avaitdonné son nom à tout ce quartier, ne se voyait point de là ;elle cachait ses noirs ombrages en retour de la colline opposée. Àgauche du pont, le roc nu montait en gradins jusqu’au fourré ;à peine voyait-on poindre entre les pierres quelques pauvrestouffes de ronces ou de genêts : mais, comme si la végétation,vaincue ici, eût voulu prendre là sa revanche, le fourré, qui étaitun ancien taillis de châtaigniers et de chênes, surlaissé depuistrente ans, offrait une masse de feuillage grasse, touffue,opulente et impénétrable à l’œil. Les derniers arbres de cettecoupe, passant derrière les rochers, atteignaient l’endroit où lacolline adoucissait sa rampe et rejoignait la route, au bord de lavallée.

À travers les bouleaux, sur la droite, onapercevait les girouettes du château de Feydeau, perdu au milieu deses magnifiques futaies. À gauche, par-dessus les cimes deschâtaigniers et des chênes qui descendaient la montée, on voyaitles petites tourelles du manoir de Rohan se presser en faisceau etpiquer les nuages.

 

Il était environ dix heures du matin. Leprintemps breton est encore plus perfide que le printemps parisien.Le soleil se montrait par intervalles au milieux des nuées quepourchassait le vent du nord-ouest, et partout où le soleil n’avaitpoint pénétré on voyait des traces de gelée blanche. Mais ce givrede mai, mortel à nos fleurs civilisées, ne peut rien contre laflore rustique. Sous ces cristaux tremblants, l’aubépine souriait,l’ajonc et les genêts ouvraient intrépidement leurs casques d’orpareils, l’anémone-silvie penchait sa cloche mélancolique, et ladure achillée, fléau charmant des prés armoricains dressait partoutses ombelles blanches, teintées d’un carmin léger.

Il n’y avait personne sur la route supérieure,personne au fond du ravin ni dans la vallée, aussi loin que leregard pouvait se porter. Rien ne bougeait sur ce plateau bizarrequi formait les abords du Pont-Joli ; aucun bruit provenant del’homme ne se faisait entendre, et la chose paraîtra toute simplequand nous aurons dit que l’habitation humaine la plus proche étaitdistante d’un grand quart de lieue à vol d’oiseau.

Le voyageur égaré dans cette solitude, aprèsavoir jeté de tous côtés ses regards, eût désespéré certainement detrouver quelqu’un à qui demander sa route.

De loin, de bien loin, par-delà les bouquetsd’arbres verts qui parsemaient le dos de la colline opposée, levent du nord-ouest apporta un chant doux et presque indistinct. Peuaprès, on entendit un bruit sourd dans la vallée de Vesvre ;c’était comme un lourd carrosse broyant, dans sa marche pénible,les cailloux du chemin.

Une masse fauve, qui jusque-là était restéeimmobile et confondue parmi les tons bis du roc, à gauche duPont-Joli, fit un mouvement comme pour se pencher au-dessus de laroute.

En même temps, les broussailles remuèrent àdroite du pont, dénonçant la présence d’un être vivant caché dansleur profondeur.

– Entends-tu ? dit une voix rauquesous les broussailles.

– J’entends, répondit la masse fauve avecprécaution.

Cette masse était un homme, bien qu’elle n’eneût point l’air. À bien regarder, on voyait deux jambes grêles etosseuses sortir d’une peau de bique et fourrer leurs grands piedsdans d’énormes sabots ; la peau de bique était munie d’uncapuchon, et pour surcroît, l’homme qui portait ce costume primitifavait un carré de peau de loup attaché sur le visage. Un rayon desoleil, qui glissa entre deux nuées, fit briller auprès de lui lecanon noir d’u long mousquet et alluma une étincelle au milieu desbroussailles.

Le chant mignon semblait approcher, de l’autrecôté du ravin ; on pouvait distinguer déjà la fraîche voixd’une fillette.

– Est-ce que tu l’aperçois d’où tu es,Josille ? demanda la voix du buisson.

– Qui ça ? repartit l’homme à lapeau de bique.

– La petite demoiselle Céleste ?

– La Cendrillon ? fit Josille enhaussant les épaules ; je ne m’occupe pas de ça !

Au coude que formait la route en tournant lefourré de châtaigniers, parut un carrosse traîné péniblement parquatre chevaux à tous crins. C’était une pesante machine, étroitepar en bas, large par en haut, qui allait cahotant et criant surson essieu plaintif.

L’homme à la peau de bique arma son mousquet,et l’on put entendre également au fond de la brousse le bruit secet double d’un chien de fusil qu’on relève.

Il y eut un silence. Le carrosse s’avançait aupas vers le Pont-Joli. Josille se coucha tout de son long sur laroche, ne laissant passer que sa tête masquée de fourrure etl’extrémité du son mousquet. Il assura le canon contre le rebord dela plate-forme et se prit à viser avec soin.

– Qu’y a-t-il dans le carrosse ?demanda son mystérieux compagnon qui ne pouvait voir encore, àcause des branchages du Pont-Joli.

– Chut ! répliqua Josille. Il y ales deux demoiselles d’un côté, de l’autre M. Feydeau de Brou,intendant de l’impôt, et M. Alain de Rohan-Polduc, sénéchal deBretagne.

– C’est bon : fais coupdouble !

Josille ne demandait pas mieux. Le canon deson mousquet suivait le carrosse ; mais son doigt placé sur lagâchette ne bougeait point.

– Eh bien ! qu’attends-tudonc ? fit la voix des broussailles qui tremblaitd’impatience.

– Eh bien ! répéta Josille avecdépit, le gibier de France est au bout de ma tuette… mais il y alà-bas au bord de l’eau, derrière les saules, juste en face ducarrosse, une robe de toile blanche.

Avant qu’il eût achevé, une tête masquée defourrure comme la sienne surgit hors du buisson de ronces, puis uncorps revêtu d’une peau de bique qui semblait la sœur jumelle de lapeau de bique de Josille.

– Baisse-toi, Vincent, baisse-toi !dit tout bas celui-ci, ils vont te voir !

Vincent avait jeté un regard rapide par-dessusle pont.

– J’avais bien reconnu sa voix !fit-il en se parlant à lui-même. C’est la pauvre petite demoiselleCéleste… Ne tire pas, Josille, et viens ça !

Josille obéissant fit le tour des racines dugrand chêne et entra dans la brousse. Le carrosse venait des’engager sous la voûte de feuillage. On entendait rire et causerles quatre personnes qu’il contenait.

Josille et Vincent, côte à côte, appuyantleurs mousquets contre terre, se remirent en joue.

– Qui prends-tu ? demandaJosille.

– Je prends le Polduc.

– À moi donc le Feydeau !

Il n’y avait plus là de robe blanche pourgêner leurs points de mire, et pas un braconnier, dans toute laforêt de Rennes, ne pouvait, se vanter de tirer plus juste queJosille ou que Vincent. Vincent visait à la tête de Polduc ;Josille tenait au bout de son arme la poitrine de l’intendantFeydeau. Ces deux éminents personnages n’étaient séparés de la mortque par l’épaisseur d’un cheveu.

– Nous allons tirer ensemble, murmuraVincent, au troisième coup… y es-tu ?

– J’y suis.

– Un ! compta Vincent,deux !…

Ils se retournèrent à la fois, étouffant dansleur gorge un cri de frayeur.

Une main venait de se poser sur l’épaulegauche de Josille, une autre sur l’épaule droite de Vincent.Derrière eux, il y avait un homme de haute taille, portant commeeux la peau de bique et le masque en fourrure de loup.

– Pas pour cette fois ! dit-il enles relevant tous deux à la force de ses bras.

– Mordienne ! fit Josille aveccolère, j’avais le mien !

Vincent s’était dressé face à face avec lenouveau venu.

– De quoi te mêles-tu ?prononça-t-il entre ses dents serrées et d’un ton de menace.

– De mes affaires, répliqua froidementl’inconnu.

– Qui es-tu ?

– Une ancienne connaissance.

Josille et Vincent se regardèrent. Le carrossecommençait à gravir la montée et se cachait déjà derrière lesarbres. Au fond du ravin, parmi les saules, la robe de toileblanche avait disparu, mais on entendait encore par intervalles etaux caprices du vent les échos lointains de la chansonnette.

– Alain Polduc est cause que mes deuxpetits enfants sont au cimetière, murmura Josille en serrantconvulsivement le canon de son mousquet.

– Je sais cela, dit l’inconnu.

– Alain Polduc et Feydeau, son beau-père,reprit Vincent d’une voix étouffée par la rage, ont fait vendre lepauvre matelas où ma mère se mourait !

– Je sais cela, répéta l’inconnu quirestait impassible.

Il ajouta d’un ton de raillerieamère :

– L’intendant Feydeau possède la moitiédu pays entre Rennes et Fougères ; Alain Polduc est vicomte deRohan et sénéchal du roi pour la province de Bretagne !

– Est-ce pour cela que tu nous asempêchés de les tuer ?

– Non.

– Pourquoi ?

Le nouveau venu étendit la main vers le massifau-dessus duquel se montrait la toiture aiguë du moulin à vent. Parles fissures du toit crevassé, de minces filets de fumées’échappaient.

– Parce qu’il y avait là quelqu’un,répondit-il pour ouïr vos deux coups de fusil.

– Qui donc ?

– La Sorcière.

– Oh !… fit Josille sans cacher safrayeur, notre compte était bon !

Vincent secoua la tête d’un air incrédule.

– La Sorcière demeure là-bas sur lalande, grommela-t-il.

– La Sorcière est là ! prononçal’inconnu, dont la main étendue montrait toujours le moulin.

Josille frémissait sous sa peau de bique etVincent lui-même avait tressailli.

– D’ailleurs, reprit l’inconnupaisiblement, ces gens-là, le sénéchal et l’intendant, doiventvivre encore. Il n’est pas temps d’en finir avec eux.

– Est-ce toi qui décideras quand l’heuresera venue ? demanda Vincent avec moquerie.

– Non, pas moi, mais celle que jesers.

– Tu sers donc une bien grande dame, moncompagnon ?

L’inconnu ôta son masque de fourrure etrépondit :

– Je sers la Louve.

Sous le masque, il y avait un mâle et beauvisage couronné de cheveux noirs bouclés. Vincent et Josillereculèrent en prononçant le nom de Josselin Guitan.

Chapitre 2TRIUMFÉMINAT

Il y avait alors dans le pays de Rennes troispersonnages mystérieux, trois femmes qui occupaient à un degrétrès-haut et presque égal la curiosité publique. Ces trois femmesjoueront dans notre récit des rôles tellement importants que nousdevons les présenter tout d’abord au lecteur.

Leurs positions dans le monde étaient biendifférentes. La première menait à Rennes un véritable train deprincesse ; elle était la reine des fêtes du maréchalcommandant pour le roi, et sur un signe de sa belle main,l’intendant royal eût, dit-on, jeté par les fenêtres, le chercontenu de son coffre-fort. Celle-là s’appelait la comtesse Isaure,la comtesse Isaure de Porhoët.

Cette héroïque maison de Porhoët était éteintedepuis des siècles. Tout le monde savait cela, mais personne nesongeait à vérifier la généalogie de la comtesse Isaure. Elleprodiguait l’or à pleines mains. Elle était merveilleusement belle,et Rennes tout entier, affolé par le regard de ses grands yeuxnoirs, l’adorait comme une idole.

La seconde était connue sous le nom de laSorcière. Tout ce qu’il y avait de bûcherons, decharbonniers et de sabotiers dans la forêt de Rennes, tremblait àce nom. Nul n’aurait su dire si elle était belle ou laide, jeune ouvieille, car elle portait toujours un de ces capuchons de bure quiservent dans les temps de pluie aux paysannes de la haute Bretagne,et son capuchon à elle était profond comme la fameuse cagoule dumoine de Zurbaran. Quelques-uns l’avaient vue vers la chute dujour, au seuil d’une loge abandonnée vers les fonds de laSangle ; d’autres disaient qu’elle avait pris la cabane d’unpâtour sur la lande de Saint-Au-bin-du-Cormier.

Un visage pâle, presque invisible dans l’ombreépaisse d’un capuchon noir, tel était le vague portrait quefaisaient d’elle ceux qui prétendaient l’avoir consultée. Elleavait rendu des oracles qui étaient à la connaissance de tous. Elleavait prédit la fin malheureuse des quatre gentilshommes bretonsdécapités à Nantes, et sur l’échafaud même, le chef chevaleresquede la rébellion bretonne, Judicaël de Malestroit, marquis dePontcallec avait murmuré, suivant la croyance commune :« La meunière me l’avait bien dit ! »

La meunière était un des sobriquetseuphémiques donnés à la redoutable devineresse par la frayeur desbonnes gens. Ainsi faisaient les Grecs polis ou poltrons quand ilsappelaient douces déesses les furies, filles de l’enfer. Cesobriquet avait, du reste, sa raison d’être : la Sorcière,dans ses capricieuses pérégrinations, choisissait souvent pourretraite ces moulins à vent abandonnés, si communs sur les plateauxde la haute Bretagne.

Elle vivait seule. Ces êtres bizarres etpresque surnaturels n’ont point de famille. Depuis un moispourtant, il y avait une légende nouvelle qui courait lepays : des tondeurs de lande, attardés de l’autre côté deSaint-Aubin, avaient vu dans les décombres d’une métairie ruinéelors de la révolte du tabac une résine allumée après minuit passé.Ils n’avaient eu garde de s’approcher ; mais, de loin, encourant à toutes jambes, ils avaient distingué deux silhouettesau-devant de la résine, savoir : la meunière avec son grandcapuchon et un vieillard dont la figure disparaissait parmi lestouffes ébouriffées de sa chevelure blanche.

Que croire ? Le lendemain, il n’y avaitâme qui vive dans la ferme ruinée. Ces gens qui courent la landeaprès l’heure de minuit sont ivres le plus souvent et n’ont pointl’esprit en repos.

Quoi qu’il en soit, la Sorcière était pour lespauvres paysans de la forêt ce que la comtesse Isaure était pour lajeunesse noble de la capitale bretonne : le sujet de tous lesentretiens.

La Louve, troisième personnage de notremystérieuse trilogie, avait sur la comtesse Isaure et sur laSorcière cet avantage d’occuper à la fois les paysans et lesgentilshommes. On parlait de la Louve dans la forêt, qui était sonvrai domaine, son camp, sa place d’armes ; mais on parlaitaussi de la Louve aux États de Bretagne, et les oreilles du régentde France avaient entendu plus d’une fois prononcer ce nom.

La Louve était une puissance. Elle régnait surles loups.

Les loups, vaste association dont lenoyau primitif avait été formé par les anciens vassaux de Rohan,tenaient à présent la forêt tout entière et une grande partie dupays de Rennes, sur les deux rives de la Vilaine. Quelques annéesplus tard, quand M. de Bechameil, de gastronomiquemémoire, remplaça en Bretagne l’intendant Feydeau, les sabotiers,charbonniers et bûcherons reprirent le masque de fourrure, et, sousla conduite d’un singulier personnage, qui s’était baptisé lui-mêmele Loup Blanc (son vrai nom était Pelo-Rouan du bourg de Bouëxis),enlevèrent d’un seul coup au nouvel intendant cinq fourgons chargésde petits écus de trois livres.

La Louve avait donc une armée, et l’on pouvaitpresque dire que le sort de la guerre civile était dans sa main. Cequi se racontait de légendes à propos d’elle, non-seulement dansles pauvres loges de la lande ou de la forêt, mais encore dans lessalons brillants de mesdames des États, dépasse toute croyance. Onne savait rien positivement, on tâchait de savoir et, selonl’éternelle coutume, on remplaçait la vérité inconnue par le romanfait à plaisir.

La Louve était un homme déguisé en femme, ungrand coquin de sabotier ne rêvant que plaies et bosses, toujoursprêt pour le massacre ou pour le pillage, – un gentilhomme plutôt,car un simple paysan n’aurait point eu sur ses pareils cetteautorité absolue ; – une vraie femme, une vieille femmerevêche et barbue qui rôtissait les pieds des gens du roi en fumantsa pipe et en égrenant son rosaire de cuivre, – une belle créaturefière et triste comme l’archange déchu de Milton, dont le visagerayonne une lueur sombre au milieu de la nuit sans fin… La Louveétait tout cela ; elle avait ces figures diverses et vingtautres.

Il y avait dans la forêt un souterrainprofond, creusé par les druides aux temps de leur lutte suprêmecontre le triomphe chrétien. Ces cavernes avaient servi auxrévoltés du temps de la Ligue, et à ces hardis tenants del’indépendance bretonne qui se réunirent autour deRollan-Pied-de-Fer, au commencement du règne de Louis XIV. Lesgens du roi avaient fait bien des battues sous le couvert pourtrouver l’entrée de ces grottes, qui toujours avaient échappé àleurs recherches. La tradition affirmait que leur principal orifices’ouvrait non loin de la Fosse-aux-Loups ; on avait sondé leterrain à cinq cents pas à la ronde, et l’on n’avait rencontré enfait d’excavation qu’une demi-douzaine de terriers à renards.

Or, figurez-vous une immense galeriesouterraine, arc-boutée sur pilastres de porphyre ou de jaspe, descristaux qui pendent aux voûtes et jettent leurs bizarresguirlandes le long des parois taillées dans le roc ;figurez-vous des torches qui brillent à perte de vue, desperspectives interminables mourant au lointain dans un mystérieuxdemi-jour ; un grand murmure de voix humaines, la foule agitéecomme une mer ; et quelle foule ! des visages masqués defourrures, des corps vêtus de peaux velues et fauves : deshommes déguisés en bêtes sauvages !… et là-bas sur cetteestrade éclairée vivement, un trône d’or ; sur le trône, unefemme radieuse de jeunesse et de beauté, le diadème au front,l’épée nue à la main, en guise de sceptre, les épaules recouvertesd’un long et magnifique manteau d’hermine.

Ainsi avait travaillé l’imagination de quelquepoète rennais. La foule qui encombrait ces galeries fantastiques,c’était l’armée innombrable des loups ; la femme au manteaud’hermine, c’était la Louve, et il se trouvait des gens pouradmettre cette merveilleuse description.

Au point de vue de la lutte entre la Bretagneet la France, la position de la Louve était bien tranchée ;elle faisait naturellement cause commune avec les rebelles. Lasorcière était soupçonnée d’espionnage au profit des gens du roi.La comtesse Isaure, également courtisée par les serviteurs de laFrance et par les gentilshommes mécontents, restait en dehors etau-dessus de la sphère politique.

Il n’y avait assurément aucun point de contactprobable entre ces trois femmes : la comtesse Isaure, laLouve, la Sorcière, et cependant, je ne sais quel lien ténébreuxles réunissait dans l’opinion commune. Le monde a parfois cetteprescience inexplicable et certaine : beaucoup de gens, sanssavoir pourquoi, avaient l’idée que ces trois femmes entretenaientdes rapports cachés ; qu’elles se voyaient, nul n’aurait sudire où ; qu’elles avaient un intérêt commun, nul n’aurait sudire lequel, et que la puissance de chacune d’elles prenait sasource dans la nuit de cette étrange association.

Nous verrons bien si le monde se trompait, etnous ferons le possible pour surprendre ensemble quelque jour, ouplutôt quelque soir sans lune, dans le lieu choisi pour leurssecrètes conférences, la comtesse Isaure, la Louve et laMeunière.

Josselin Guitan était maintenant un beau garsde trente-cinq à trente-six ans, à la figure calme, ouverte etrésolue. Il ne mettait plus au vent, à tout propos, son couteau dechasse affilé comme un rasoir, mais son couteau de chasse mieuxaffilé que jamais pendait à demeure sous le revers de sa peau debique.

Josille, Josais ou Joson, car les trois sedisent aux bords de la Vilaine, était un ancien fermier de Rohanque nous avons vu jadis au manoir.

Quand Vincent, le troisième loup, ôta sonmasque de peau, pour imiter ses compagnons, il découvrit la figuredurement accentuée d’un jeune homme de vingt ans à peine, dont lescheveux rouges et crépus, mangeant la marge du front, tombaient surdes sourcils épais.

– Que Dieu vous bénisse, maîtreJosselin ! dit Josille le premier, vous devez venir de bienloin, car il y a longtemps qu’on ne vous a vu.

– Je viens de loin… Toi, Vincent, moncamarade, la petite demoiselle Céleste te rencontre trop souventsur son chemin. Tu lui fais peur : tiens-toi pouraverti !

– La route est libre, murmura le jeunegars.

– En descendant là-bas sous le pont,regarde-toi dans le ruisseau, mon camarade Vincent, et tu verrasqu’il ne faut point encombrer le chemin des jeunes filles.

Josille se mit à rire et Vincent devint toutpâle.

– Est-ce la Louve qui vous a ordonné deme parler ainsi, maître Josselin ? demanda-t-il en essayant desourire.

– Peut-être.

– On avait dit qu’elle était morte laLouve ! murmura encore Vincent, dont les yeux se baissèrentmalgré lui.

– Quand la Louve mourra, prononçaJosselin Guitan avec emphase, son dernier souffle ébranlera laforêt !

Vincent dit :

– Si elle n’est pas morte où secache-t-elle ?

Josselin garda le silence. Il glissa uncoup-d’œil vers le moulin, dont la toiture ne fumait plus.

– Si la Sorcière est là, comme on me l’adit, pensait-il, et si c’est une vraie sorcière, j’en saurai pluslong tout à l’heure…

– Vincent, mon garçon, reprit-il à hautevoix, la Louve choisit sa retraite où elle veut et n’a de comptes àrendre à personne. La preuve que la Louve n’est pas morte, c’estque la Fosse-aux-Loups est pleine et la prison de la Tour-le-Bâtvide. La preuve que la Louve n’est pas morte, c’est qu’à l’heure oùje te parle on distribue là-bas, comme au bon temps, du tabac et del’eau-de-vie.

– Du tabac ! s’écria Josilleavidement, de l’eau-de-vie !

– Chut ! fit Vincent, qui pencha sonoreille tout contre terre.

– Il y a cinq minutes que j’entendsmarcher dans le fourré, dit Josselin en haussant les épaules. Àvotre trou, les loups, si vous voulez avoir de quoi bourrer vospipes et remplir vos gobelets !

Josille tournait déjà le rocher pour gagnerles châtaigniers et descendre dans la vallée.

– Ne venez-vous point avec nous, maîtreJosselin ? demanda Vincent avec soupçon.

– Non, moi, je reste.

Vincent se rapprocha de lui.

– Vous êtes ici pour la Sorcière ?dit-il.

– Que t’importe ?

– Après la Louve, c’est, mon père quicommande là-bas, et mon père ne vous aime pas, maître Josselin.

– C’est que le joli sabotier a sesraisons pour cela, mon garçon !

– La Sorcière est vendue aux gens deFrance…

– On le dit.

– Vous qui savez tout, maître Josselin,quel animal cache-t-elle donc derrière son vieux mur ?

– M’est avis que c’est un vieux lion.

Vincent le regarda en dessous d’un air défiantet haineux.

Une voix tremblotante s’éleva sous le couvert,du côté où Josille venait de disparaître derrière la lisière deschâtaigniers. On aurait presque pu deviner que la voix appartenaità un poltron qui chantait pour étourdir sa frayeur. Elledisait :

La boulangère a des écus

Qui ne lui coûtent guère ;

Elle en a, car je les ai vus.

J’ai va la boulangère ; j’ai vu,

J’ai vu la boulangère !

Josselin et Vincent rattachèrentprécipitamment leurs masques. Presque au même instant, la chansonse termina par un cri de détresse. Évidemment le chanteur avaitrencontré Josille. La vue de la peau de bique et du masque fauvelui avait renfoncé sa chanson dans la gorge.

– Bonsoir, mon petit camarade Vincent,disait en ce moment Josselin toujours calme et bonhomme. Quand lejoli sabotier, ton papa, voudra me parler, qu’il te prenne aveclui, je tâcherai de suffire à deux.

Il tourna le dos et se dirigea lentement versles ruines du moulin.

Comme Vincent s’ébranlait pour prendre laroute suivie par Josille, les branches des châtaignierss’agitèrent, et un pauvre garçon, pâle comme le Pierrot enfariné denos foires, s’élança tête baissée sur la plate-forme. Il portaitpour coiffure un bonnet de coton blanc ; son costumeconsistait en culottes blanches rattachées sur des bas blancs etque recouvrait une longue camisole en basin de la même couleur.

On ne pouvait guère juger sa physionomie en cemoment où la terreur l’écrasait ; mais son costume blanc commeneige dessinait des formes assez peu gracieuses, et les mèches d’unjaune tendre qui s’échappaient de son bonnet de coton encadraientune figure bouffie qui n’eût certes point charmé la boulangère auxécus.

– J’ai vu le diable ! balbutiait-ilcourant tout droit devant lui et en aveugle : une figurepoilue ! Pourtant, je n’ai pas remarqué les cornes !…Aie !

Ce fut comme un cri d’homme qu’on égorge. Ilvenait de heurter Vincent qui l’avait rudement repoussé. Celafaisait deux diables. Gardant l’impulsion donnée, le pauvre hèrecontinua sa course à travers la plate-forme, et sans JosselinGuitan, dont la main charitable l’arrêta au bord du ravin, il sefût lancé tête première sous l’arche du Pont-Joli.

– Miséricorde ! fit-il en voyantcette troisième tête de diable. Ah ! Magloire ! pauvreMagloire !

Et il tomba épuisé sur l’herbe, cachant sonfront baigné de sueur froide entre ses deux mains.

Vincent avait tourné le roc et rejoignait soncamarade Josille dans le taillis. Josselin Guitan était entré dansle fort des broussailles qui entourait les ruines du moulin. Depuislongtemps déjà le carrosse n’était plus en vue. Un silence profondrégnait sur la plate-forme et aux alentours.

Le pauvre garçon qui s’était donné à lui mêmele nom de Magloire restait la face contre terre, retenant sonsouffle pour écouter de toutes ses oreilles. Au bout de trois ouquatre minutes, il prit la parole pour dire d’une voix douce et silamentable, qu’un cœur de pierre eût été attendri par sesaccents :

– Messieurs mes chers amis, je vous priede vouloir bien me prendre en pitié ; je n’ai point de mauvaisdesseins contre vous, et s’il vous plaît de visiter mes poches, jem’engage sous serment à ne vous opposer aucune résistance.

Il se tut pour attendre l’effet de ce discoursadroit. Point de réponse.

Il en avait vu trois pourtant : un dansle fourré, un devant le rocher, et celui-là lui avait donné unerude bourrade, un troisième qui l’avait, saisi par le bras non loindu Pont-Joli. Pourquoi ne les entendait-il pas bouger ?Pourquoi ne parlaient-ils pas ?

Magloire se faisait ces questions, mais iln’osait pas ôter ses deux mains collées en manière de bandeau surses yeux. Peut-être les trois grands coquins velus et fauvesétaient-ils là rangés autour de lui, guettant son premier mouvementpour l’occire.

Magloire était un jeune garçon boulanger duquartier des Lices, à Rennes, et Dieu sait que dans les basses ruesde Rennes on racontait d’effrayantes histoires touchant ces loupsde la forêt qui couraient sur deux jambes !…

– Messieurs mes bons maîtres, reprit-ilavec une humilité croissante, je tiens à ce que vous me regardiezcomme le plus soumis de vos serviteurs ; si vous aviez besoind’un aide, je ferais peut-être votre affaire. Mais, je vous prie,ne me laissez point languir et dites-moi à quel prix vousm’accorderez la vie sauve.

Point de réponse encore. Les dents de Magloireclaquèrent. Quelque chose lui disait qu’en ce moment les troisgrands coquins mettaient ensemble le couteau à la main etpenchaient leurs affreux visages sur sa nuque qui frémissaitconvulsivement. Il recommanda son âme à Dieu, éprouvant par avancela sensation que doivent donner trois lames froides qui entrentdans la chair…

Si le pauvre Magloire avait eu l’idée desoulever ses doigts avec précaution et de jeter un regard furtif àla ronde, il n’aurait vu aucun grand coquin rôder autour de lui,mais bien une tête de jeune fille naïve et souriante qui semontrait parmi les branchages du Pont-Joli. La jeune fille n’avaitpoint aperçu Magloire ; ses grands yeux bleus étaient fixéssur le sentier qui courait le long de l’eau dans la vallée.

Il y avait là, sous le pont, un adolescent debelle mine, habillé pauvrement, mais à la mode des gentilshommes.Son feutre, qui avait trop de service, coiffait la plus richechevelure du monde. Il portait son pourpoint râpé avec une grâcecharmante, et s’en allait deci delà comme un bachelier de l’écolebuissonnière.

La fillette avait une robe de toile et unchapeau de paille sur le bonnet collant des paysannes de la forêt.De petits sabots roses comparables à la pantoufle de Cendrillonchaussaient ses pieds mignons. Elle portait à la main un grosbouquet de véroniques des champs. Nous avons entendu son nom déjà,elle s’appelait Céleste. L’adolescent se nommait Raoul.

Au moment où Raoul passait sous l’arche deverdure, il leva la tête par hasard, et Céleste rentra dans letaillis. Mais elle y mit tant de hâte que le bouquet de véroniquesazurées et tout humides encore des perles du matin, s’échappa deses doigts, glissa entre les branches du Pont-joli et vint tomberaux pieds de Raoul.

Chapitre 3LA COURTE-PAILLE

Magloire avait toujours le visage contreterre ; il ne vit rien de tout cela, ni le beau jouvenceau, nila gentille fillette, ni le bouquet de véroniques perdu ettrouvé.

Voici cependant ce que fit pour Magloire lebon génie qui veille sur les garçons boulangers : Magloires’endormit de frayeur.

À son réveil, il se frotta les yeux et regardatout autour de lui. Le soleil égayait le paysage ; la brisebalançait doucement la cime des taillis ; Magloire avaitau-dedans de lui-même je ne sais quel pressentiment pénible ;c’était comme la fatigue que laisse après soi le cauchemar.

– Ah ! çà ! pensa-t-il,recordons-nous un petit peu : mon noble ami, maître Raoul, m’aplanté là dans la vallée de Vesvre, pour courir après une chanson.J’ai traversé un fourré noir comme de l’encre, et je me suisendormi à cette place, où j’ai rêvé que trois Loups voulaient memassacrer…

Il regarda tout autour de lui avecinquiétude.

– Si ce n’était pas un rêve,pourtant ! se reprit-il.

Et en effet, la vue des objets quil’entouraient donna un corps à ses souvenirs. Il eut unfrisson.

– Pensons à ma fiancée,murmura-t-il ; ça me distraira. Le vieux poète qui achète sonpain sec chez nous, parle toujours d’échos, de solitude et dusecret de son cœur. Voyons : Échos de ces solitudes ! jevous confie mon secret le plus cher : je suis le fiancé deSidonie !

L’écho répéta fidèlement le nom de Sidonie, etMagloire poursuivit, emporté par sa poétique ardeur :

– Elle a de quoi, elle est la nièce dupatron, pas mal bavarde, mais économe et faisant joliment un boutde cuisine. L’inclination que je nourris pour elle m’arrache à maville natale je cherche fortune pour mériter sa main ; jetraverse les sombres forêts, je m’arrête dans des lieux écartés etsauvages ; je souffre la faim et la soif, sans me plaindre,n’ayant d’autre récréation que de graver son nom sur l’écorce desarbres !…

Ici Magloire s’interrompit et sedit :

– C’est drôle, ça ne me distrait pas dutout. Ce n’était pas la peine de partir deux pour être toujoursseul… Où donc est passé mon ami le gentilhomme ?

Il se pencha au-dessus de la rampe et poussaun cri joyeux :

– Raoul ! monsieur Raoul !appela-t-il.

Raoul grimpait comme un écureuil le long de larampe et ne s’arrêtait que pour tendre les mains vers le taillis dechâtaigniers. Magloire tournant, les yeux de ce côté, vit une formeblanche qui disparaissait derrière le feuillage.

– Bon ! bon ! murmura-t-il avecdédain, la demoiselle en sabots ! Au moins, Sidonie a dessocques !

– Tu m’as appelé ? dit Raoul enmontrant son visage inondé de sueur au niveau des broussailles quigarnissaient le bord de la rampe. A-t-elle passé par ici ?

– Non ; répondit Magloire avechumeur.

Raoul sauta sur le tertre. Sa figure toutejeune, aux traits délicats et fiers, était en feu ; sesmagnifiques cheveux blonds tombaient épars sur le drap trop mûr deson pourpoint ; son feutre n’avait plus de forme, et seschausses étaient si bien couvertes de poussière, qu’on n’en auraitpoint su dire la couleur. Magloire haussa les épaules, mais, envérité, Magloire eut tort. Malgré son piètre accoutrement, maîtreRaoul, avec sa fine et riche taille, sa gracieuse tournure, safigure hardie et franche, toute brillante de gaieté juvénile, souslaquelle perçait une petite pointe de rêverie, était bien le pluscharmant cavalier que l’on pût voir.

– Elle était là tout à l’heure, dit-il enmontrant le taillis, j’en suis sûr !

– Parole d’honneur, répliqua stoïquementMagloire, vous me faites de la peine !

Raoul s’essuya le front et poussa un grossoupir.

– C’est vrai, dit-il, j’en deviendraifou !

– Il y a longtemps que c’est fait !rectifia Magloire.

Raoul prêtait l’oreille aux bruits quivenaient du fourré. Un instant il hésita entre la bonne envie qu’ilavait de continuer sa poursuite et la fatigue accablante. Lafatigue l’emporta ; il se laissa choir épuisé sur l’herbe.

– Elle court mieux que vous, à ce qu’ilparaît, dit Magloire.

– Une fée ! repartit Raoul, unevision qui passe, un oiseau qui vole !…

Magloire prit la balle au bond.

– J’en ai eu ici des visions !dit-il tout bas ; j’en ai vu, de vilains oiseaux !ah ! si je vous racontais tout ce qui m’est arrivé !…

– Sa chanson m’attirait toujours,poursuivit Raoul sans entendre. Il me semble que je la connaisdepuis le berceau… Ah ! quand j’étais enfant, je courais ainsiaprès le papillon brillant qui allait de l’églantine à la reine després, de la reine des prés aux tiges de chèvrefeuille, pendantes etbalancées par la brise. Je croyais le saisir…

– Je t’en ratisse ! interrompitMagloire.

Raoul plongea sa main sous le revers de sonpourpoint.

– Elle s’est enfuie, c’est vrai,pensa-t-il tout haut en retirant sa main pleine de fleurs, maisj’ai eu son bouquet !

– Joli bénéfice ! grommelaMagloire.

– Tu ne comprends pas cela,toi !

– C’est le chat ! s’écria Magloire.Je suis le fiancé de Sidonie !

– Oses-tu bien comparer !

– De quoi ! de quoi !comparer ? On la connaît votre demoiselle Céleste ! unepauvresse, élevée par charité !…

Raoul était pâle de colère.

– Mam’selle Cendrillon… voulut continuerMagloire.

Mais il n’acheva pas. Raoul, qui s’était levéd’un bond le tenait au collet et le secouait d’importance.

– À la bonne heure ! à la bonneheure ! monsieur Raoul ! balbutia le fiancé de Sidonie,votre Céleste est une princesse, c’est convenu…

Raoul le lâcha.

– Seulement, elle est bien déguisée,ajouta Magloire avec un reste de sarcasme.

Il rajusta sa camisole de bazin blanc etrecula de deux ou trois pas.

– Je crois devoir vous excuser pour cettefois, monsieur Raoul, prononça-t-il d’un ton digne ; mais,s’il vous arrivait encore de ravaler l’objet de mon sentiment…

– La paix ! interrompit brusquementle jeune gentilhomme, assez de folies ; causons affaires. Jesuis parti de Rennes pour courir des aventures : c’est mavocation.

– Ô Sidonie ! pensa Magloire, mavocation serait de faire un bon repas, cuisiné par vous !

– Je t’ai permis de me suivre, continuaRaoul.

– Jolie faveur !

– J’ai mes projets que tu ne connais pas,ce sont de grands projets. Si j’ai quitté la ville…

– Parbleu ! interrompit Magloire,c’est que vous sentiez la justice à vos trousses ; vous vousêtes permis de tirer l’épée contre le guet… Et pour un inconnuencore !

– Un fier cavalier !

– Qui ne voulait dire ni son nom, ni sademeure… En second lieu, vous avez quitté la ville aussi parce quevous n’aviez plus de crédit chez nous.

– Misère ! fit Raoul.

– Juste ! misère est lemot !

– J’ai quitté la ville, parce que Célesteest toute ma famille, tout mon espoir ; parce que je ne voyaisplus Céleste à sa fenêtre parce que je savais que Céleste habitaitle manoir de Rohan Polduc avec les demoiselles Feydeau…

– En qualité de chambrière, insinuaMagloire.

– Tu mens ! s’écria le jeunegentilhomme, qui rougit jusqu’au blanc des yeux. Céleste estpauvre, je le sais bien, et je m’en réjouis, car, s’il plaît àDieu, je la ferai riche en lui donnant mon nom, mais elle est librecomme l’air du ciel !… Écoute-moi, si tu peux, sansm’interrompre, j’ai quelque chose de grave à te proposer. Il y a unmystère dans ma vie.

– Vraiment !

– Tais-toi. Ce n’est point au hasard queje suis venu ici. Soit que je me fasse soldat, suivant mon envie,soit que je choisisse tout autre carrière, j’ai besoin d’unvalet.

– Vous avez besoin d’une foule d’autreschoses, maître Raoul.

– Sans doute ; mais…

– Vous avez besoin de chausses neuves,les vôtres sont trouées ; vous avez besoin d’un pourpoint etd’un feutre ; vous avez besoin de manchettes ; vous avezbesoin de souliers…

– Sans doute, sans doute !

– En outre, vous avez eu ce matin besoinde déjeûner, et, vous avez par conséquent doublement besoin dedîner…

– Ami Magloire, interrompit Raoul, j’aipensé à toi pour être mon domestique. Dans le monde, la premièrechose est de faire figure. Si je pouvais dire en te montrant :Voici mon domestique…

– Eh bien ! riposta Magloire en seredressant, je dirais cela tout aussi agréablement que vous :Voici mon domestique !

– Tu n’y songes pas ! fit Raoul enriant, je suis gentilhomme.

– Moi, je suis le fiancé deSidonie ! répartit Magloire fièrement.

– Tu ne veux pas ? demandaRaoul.

– Non.

– Alors séparons-nous !

Magloire hésita ; le tertre lui semblatout à coup plus sauvage, et il eut comme un arrière-goût de cecauchemar qui lui avait montré les trois Loups.

– Maître Raoul, dit-il je n’avais pasencore songé à me donner un valet ; mais vous m’en avez faitnaître l’envie ; si vous voulez, nous allons jouer la chose audoigt mouillé.

– Tu tricherais, coquin !

– J’en suis incapable.

– Jouons à la courte-paille et laisse-moitenir.

– Soit ! fit Magloire.

Raoul arracha deux brins d’herbe. À son âge,quand on commence une partie on se croit toujours sûr de gagner. Ildisposa ses deux brins d’herbe avec soin, tandis que Magloiretournait loyalement le dos.

– Voilà ! dit-il avec une certaineémotion. Magloire se retourna et avança la main pour choisir, maisse ravisant :

– Qui gagne ? demanda-t-il, lapaille longue ou la paille courte ?

– La courte.

Magloire prit un des deux brins d’herbe.C’était le bon. Raoul laissa tomber ses deux bras contre sesflancs.

– Moi ! moi ! fit-il, commes’il eût reçu un coup de massue, moi, le valet d’un apprentiboulanger !

– Dette de jeu ! s’écria Magloire,c’est sacré !

Il se mit à marcher sur le tertre la têtehaute et la poitrine élargie.

– Jarnigodichon ! Fit-il en secouantles revers de sa camisole où il y avait encore un peu de farine,comme si c’eût été un jabot de dentelle, j’ai un valet, moi, unvalet qui est gentilhomme !

Raoul restait accroupi à la même place ettenait encore à la main le brin d’herbe qui l’avait condamné.Magloire jeta en l’air son bonnet de coton pour le rattraper à lavolée, puis il se mit à danser une bourrée de Basse-Bretagne.

– Jarni ! Jarnigodichon !répéta-t-il, quand Sidonie saura que j’ai un domestique !Voyons, comment vais-je l’appeler, mon valet ? Raoul n’est pasun nom de livrée. Sera-ce Frontin ? Sera-ce Champagne ?Champagne est joli mais, si je le nommais Lafleur ? J’aimeLafleur… va pour Lafleur !

Raoul l’écoutait stupéfait.

– Lafleur, coquin ! reprit Magloire,qui laissa tomber à dessein son bonnet de coton, dépêche-toi de meramasser cela !

Raoul, confondu, pensa tout haut :

– Il m’appelle déjà coquin et il metutoie déjà !

– Et que faut-il attendre, maraud ?répliqua aigrement Magloire. Depuis quand se gêne-t-on avecl’office ? Si je te tutoie, c’est une marque deconfiance ; si je t’appelle coquin, maraud, croquant, bélître,c’est une caresse ! Faites attention à ceci, Lafleur. Quand jevous dirai : Vous, c’est que je ne serai pas content detoi !

Raoul couvait du regard certaine branche dechâtaignier qui pendait hors du taillis et qui eût fait une bonnegaule. Ses doigts le démangeaient, Magloire avait fourré ses mainsdans ses poches et s’adressait à lui-même cette question biennaturelle : – Qu’est-ce que je vais faire de mondomestique ?

Raoul réfléchissait laborieusement. La gaulede châtaignier était bien un moyen, mais en somme, il avait joué,il avait perdu, et Raoul était la loyauté même. D’ailleurs, lagaule de châtaignier lui aurait bien rendu sa liberté, mais elle nelui aurait pas donné un valet.

– Savez-vous une chose, mon chermaître ? dit-il sans rire quand il eut bien réfléchi ; jemangerais volontiers un morceau.

– Parbleu ! répliqua Magloire, etmoi donc !

Raoul déboucla, sans faire semblant de rien,le ceinturon de son épée.

– Avez-vous entendu ?… demanda-t-ild’un air inquiet.

– Entendu quoi ?

– Des pas ici, dans le fourré ?

Magloire se rapprocha vivement de lui. Iln’avait point le don de la vaillance, sa joue était déjà touteblême.

– Tu n’as pas voulu m’écouter tout àl’heure, dit-il d’une voix tremblante, j’ai vu à cette place mêmed’étranges choses !

– Ah ! ah ! fit Raoulimperturbable dans sa gravité, ce lieu est connu pour êtretrès-dangereux ! Mon cher maître, prenez, je vous prie, cetteépée qu’il vous appartient de porter désormais. Si nous sommesattaqués, comme je le crains, vous aurez le soin de nousdéfendre.

– Plus souvent ! se récria Magloireavec effusion ; si nous sommes attaqués, Dieu merci !j’ai des jambes !

– Des jambes ! répéta Raoulscandalisé ; comment donc entendez-vous votre nouveau métier,mon maître ?

– Ma foi, répliqua Magloire, je n’y voispas de malice, je prétends que mon valet me serve…

– Et qu’il vous nourrisse,peut-être ?

– Ça me ferait grand plaisir.

– Et qu’il vous habille ? et qu’ilvous paie ?…

– Et surtout qu’il me défende !ajouta Magloire sans se déconcerter.

On entendait distinctement le pas d’un cheval,entre les ruines du moulin à vent et le bord du ravin, dans unpetit sentier couvert qui débouchait sur le tertre.

– Eh bien ! Magloire, mon anciencompagnon, présentement mon seigneur, dit Raoul, je crois que nouspouvons conclure un marché : je consens à vous habiller, àvous nourrir, à vous payer, à vous défendre… mais, comme tout celafait partie du métier de maître, j’aurai le droit de vous appelermon valet devant le monde.

À son tour, Magloire se prit à réfléchir.

– S’il est bien convenu que je ne feraiœuvres de mes dix doigts… commença-t-il.

– C’est convenu ! interrompitRaoul.

Et, comme l’apprenti boulanger hésitaitencore, Raoul ajouta en montrant la tête du petitsentier :

– Dieu sait ce qui va nous arriver làtout à l’heure ! Nous sommes si près de laFosse-aux-Loups !

– Tope ! s’écria Magloire ;vous serez le maître pour travailler et je serai le valet pour nerien faire !

Il se glissa prudemment derrière Raoul, parcequ’un cavalier de haute taille, coiffé d’un feutre à plumes noireset enveloppé d’un long manteau de couleur sombre, venait deparaître à la tête du sentier. Magloire fit tout de suitel’observation que sa rapière était démesurément longue, et qu’ilavait d’énormes pistolets dans ses fontes.

– Terrible mine ! balbutia-t-il.

– Beau chevalier d’aventure murmurait deson côté Raoul. Il a aussi vaillante tournure de jour que denuit !

– S’il vous plaît, mes camarades, demandale cavalier en saluant légèrement de la main, par où va-t-on aumanoir de M. le vicomte de Rohan Polduc, sénéchal deBretagne ?

Chapitre 4REPAS SUR L’HERBE

Magloire regardait l’étranger par-dessusl’épaule de Raoul. C’était un homme de grande taille et d’apparencevigoureuse, malgré sa maigreur. Les traits de son visage fièrementdessinés manquaient un peu de chair. Les arêtes de son nez,recourbé en bec d’aigle, étaient presque tranchantes ; ilavait le teint basané, la moustache noire comme une plume decorbeau ; ses yeux étincelaient sous l’arcade profonde de sessourcils.

– Camarades ! camarades !grommela Magloire, peu satisfait de son examen ; je n’aime pasces gens qui vous appellent comme cela camarades du premiercoup ! que diable ! nous n’avons rien gardéensemble !

– Cette route qui tourne la montagne, ditRaoul répondant à la question de l’étranger, mène au château deM. l’intendant royal. Pour aller au manoir de Rohan, il vousfaut suivre le bois et gagner le chemin de Bouëxis-en-Forêt.

Le cavalier s’inclina, mais au lieu de pousserson cheval, il mit sa main au-devant de ses yeux comme pourregarder plus attentivement nos jeunes gens.

– L’insolent ! fit Magloire entreses dents. Ah çà ! il me semble que j’ai vu déjà quelque partcette figure de tranche-montagne !

Raoul souriait et semblait attendre.

– Eh mais ! s’écria le cavalier, quimit pied à terre vivement et rejeta la bride sur le cou de soncheval, je ne me trompe pas ! c’est mon jeune défenseur decette nuit !

Il s’avança vers Raoul et lui tendit lamain.

– Mon vaillant champion, poursuivit-ilgaîment, j’ai frappé ce matin à votre porte pour vous rendregrâces. L’oiseau envolé avait laissé la cage vide ! Voici, surma parole, un heureux hasard, et, s’il y avait seulement uneauberge dans ce pays perdu, nous fêterions, cette fois, notrerencontre le verre à la main.

– Ce doit être un Gascon, pensa Magloire.Il dit cela parce qu’il n’y a point d’auberge.

Raoul, cependant, lui avait rendu son étreinteavec cordialité. Cette affaire du guet dont Magloire nous a déjàdit un mot, n’était pas une bien grande histoire. Le guet avaitrencontré dans la haute ville, vers l’extrémité de cette vieilleplace des Lices où le connétable Bertrand du Guesclin fit jadis sespremières armes, un homme qui escaladait la terrasse d’un hôtelnoble. Il était heure indue ; le guet avait arrêté l’homme.Celui-ci n’était point d’humeur à se laisser faire ; il y eutdébat tout le long du chemin ; on rencontra maître Raoul quirôdait, au clair de lune, sous les fenêtres de l’intendant Feydeau.Les sergents du guet n’étaient que trois : Raoul, voyant qu’onentraînait un gentilhomme, se mit de la partie et Magloire, éveillépar le bruit, assistait au combat de la fenêtre de sa soupente.

Le guet lâcha pied ; c’était la coutume,tous les vaudevilles l’affirment.

Le prisonnier remercia son libérateur et s’enalla paisiblement recommencer son escalade. Il avait,paraîtrait-il, grand intérêt à grimper sur cette terrasse del’hôtel voisin de la place des Lices. Ce n’était point un larron.L’hôtel voisin de la place des Lices appartenait à la comtesseIsaure.

Raoul ne connaissait pas ce détail. S’il avaitsu en quel lieu le guet avait arrêté ce gentilhomme, peut-être nese fût-il point mêlé de cette affaire.

– En l’absence d’une auberge, reprit lecavalier, nous allons faire comme nous pourrons : à la guerrecomme à la guerre Quand je voyage, j’ai toujours quelquesprovisions en croupe, car il ne me plaît pas d’accepterl’hospitalité du premier venu.

– C’est sage, dit Magloire.

Depuis que l’étranger parlait de provisions,il ne lui trouvait plus si mauvaise mine. Le cheval noir, docile,était resté à la tête du sentier ; l’étranger mit le bras deRaoul sous le sien et l’entraîna en disant :

– Je marche depuis ce matin et j’ai bonappétit : voulez-vous partager mon repas ?

Comme Raoul ne répondait pas tout de suite,Magloire lui pinça le bras par derrière.

– C’est sans compliment, dit-il, nefaites pas de façons.

L’étranger lâcha les courroies d’une petitevalise qui était sur la croupe de son cheval. Magloire s’empressade lui prêter son aide pour tirer de la valise un pain à la croûteferme et dorée, un saucisson de taille respectable et quelquesautres vivres à l’avenant. Magloire mit le couvert sur l’herbe,sans oublier une belle grande gourde toute pleine.

– À table ! dit l’étranger ens’asseyant le premier.

Raoul l’imita. Magloire dévorait des yeux lemenu de cette bombance improvisée. Personne ne songeait àl’inviter ; il commençait à trouver de nouveau que l’étrangeravait une mauvaise figure.

– Ces aventuriers n’ont pasd’usage ! pensait-il.

Il s’approcha tout doucement et s’assit à sontour, en disant d’un air patelin :

– Comme cela, je serai plus à portée devous servir, mes maîtres.

L’étranger arracha deux ou trois poignéesd’herbe fraîche, et disposa dessus une tranche de jambon qu’iloffrit à son hôte.

– Je voudrais savoir enfin, dit-il, lenom du brave chevalier qui m’a tiré de peine cette nuit ?

– L’avez-vous donc oublié ? demandaRaoul, qui rougit légèrement.

– Je connais votre nom de baptême… repritl’étranger.

– C’est tout, interrompit Raoul avec unpeu de sécheresse. Mon nom de baptême est, jusqu’à nouvel ordre,mon nom de famille. Cela ne m’empêche pas d’êtregentilhomme !

Chapitre 5RENSEIGNEMENTS

Magloire s’était procuré par son industrie letiers du beau pain tendre et un notable morceau de saucisson.

– Raoul tout court ! fit-il labouche pleine, ça ne sonne pas tout à fait si bien que Rohan ouMontmorency ! Moi, je m’appelle Magloire Bodin, natif de larue Vasselot… Et vous ?

Raoul voulut lui imposer silence.

– Laissez, fit l’étranger en riant. Jen’ai pas voulu dire mon nom à ces coquins d’hier, mais je n’ai rienà vous cacher, mon jeune camarade. Je m’appelle don Martin Blas etsuis Castillan de naissance.

– En ce cas, vous avez bien fait de nepas vous nommer, repartit Raoul ; depuis que la conspirationde Cellamare est découverte, il ne fait pas bon chez nous pour lesEspagnols.

– C’est ce qu’on dit… Mais je ne suisqu’un pauvre gentilhomme voyageant pour ses affaires, et je nem’occupe guère de celles de l’État.

Il déboucha sa gourde et reprit comme pourrompre l’entretien.

– Une santé à la dame de vos pensées, monjeune maître !

Raoul prit la gourde en baissant les yeux.

– Car vous êtes engagé dans le servage ducœur, je parie, acheva don Martin Blas, dont le sourire se faisaitpensif.

Magloire avait mangé d’un si grand appétitqu’il étouffait déjà.

– Moi, c’est mon cas, murmura-t-il,pensant que c’était là un titre pour avoir la gourde, je suis lefiancé de Sidonie.

– C’est l’âge ! prononça lentementdon Martin Blas, qui jeta son feutre sur l’herbe et découvrit ainsisa magnifique chevelure plus noire que le jais, où l’on voyaitbriller ça et là quelques fils d’argent. Pourquoi dire à ceux quisont tout jeunes : Prenez garde ! L’homme serait égal àDieu, si sa volonté pouvait balancer la destinée. On aime comme onmeurt, nécessairement et fatalement. Heureux celui qui meurt, avantd’avoir aimé !

Il reçut la gourde des mains de Raoul et butune large rasade.

– Je vous attriste, mon jeune compagnon,poursuivit-il en secouant les boucles brillantes de ses cheveux.J’ai tort, mais tel que vous me voyez, j’ai aimé comme onmeurt : douloureusement. Il y a longtemps de cela… bienlongtemps ! C’est égal, il me semble parfois que j’aimeencore, puisque je souffre toujours.

– Vous êtes jeune, mon gentilhomme, ditRaoul, qui le considérait avec étonnement.

– Là-bas, répondit don Martin, notresoleil nous mûrit vite, mais nous conserve longtemps. Je pourraisêtre votre père… à Votre bonne chance !

Il but une seconde rasade, reboucha la gourdeet la jeta sur les genoux de Magloire, qui poussa un grognement deplaisir.

– J’ai bu à votre heureuse chance, monjeune maître, continua-t-il. Vous m’avez tout l’air de courir lemonde et de chercher fortune… Ai-je deviné ?

– Peut-être… Et vous ?

– Moi, je cherche autre chose.

Magloire avait mis le goulot de la gourde danssa bouche et buvait à perdre haleine. Don Martin semblaitréfléchir.

– Je connais à la cour de Madrid, dit-ilen choisissant ses mots, un homme qui paierait au poids de l’orcertains renseignements… N’y avait-il pas autrefois en ce pays unefamille de Rohan-Polduc, se prétendant issue des princes souverainsde Bretagne ?

– Certes.

– Existe-t-elle encore, cettefamille ?

– Puisque vous allez chez M. lesénéchal, il porte le titre de vicomte de Rohan-Polduc…

– Ce n’est pas cela, dit don Martin ensecouant la tête.

– Comment ! ce n’est pascela ?

– L’homme dont je vous parlais, et quiest à la cour d’Espagne, ne cherche pas de renseignements surM. le sénéchal, mais sur ceux qui portaient avant lui le nomde Rohan-Polduc.

– Avant le déluge ! grommelaMagloire, qui fit claquer sa langue gourmande. Voilà, du vin quiest aussi bon que du cidre doux !

– Il y a quinze ans ou même davantage,dit Raoul faisant appel à ses souvenirs, le manoir de Rohan-Polducétait habité par un vieux seigneur dont les paysans de la forêtprononcent encore le nom avec un respect mêlé de terreurs.

Ce vieux seigneur avait un fils et une fille.On raconte à leur endroit une triste et longue histoire… Larévocation de l’édit de Nantes vint ; le vieux seigneur étaitprotestant ; il fut expulsé de ses terres. Un de ses parents,qui est maintenant M. le sénéchal, épousa la fille aînée del’intendant Feydeau et se fit donner l’investiture des grands biensde l’exilé. Je vous dis cela en gros, comme on me l’a rapporté. Levieux comte alla en exil tout seul ; son fils était mort, etil avait maudit sa fille…

Don Martin écoutait avec une attentionsingulière.

– La belle Valentine de Rohan !reprit Raoul. Je ne sais trop en quoi monseigneur de Toulouse,gouverneur de Bretagne, qui était alors tout jeune, se trouvaitmêlé à cette aventure. Il paraît qu’on ne vit jamais beauté plusparfaite que celle de madame Valentine.

– Que devint-elle ? demandal’Espagnol.

Magloire manœuvrait pour s’emparer du jambonqui était hors de sa portée.

– Ma foi ! répliqua Raoul, je n’ensais pas si long que cela. Le vieux comte quitta la France,peut-être ; on n’entendit plus parler de lui ni de sa fillejusqu’au moment où nos gentilshommes entrèrent dans laforêt… Faut-il vous expliquer cette phrasemystérieuse ?

– Non, répondit l’Espagnol. Quand vosgentilshommes entrèrent dans la forêt, on entendit parler de cetteValentine ?

– On entendit parler de son père. Tousles anciens vassaux de Rohan se soulevèrent et prirent les armesdepuis Vitré jusqu’à Rennes. Au combat qui eut lieu sous le bourgde Liffré, les gens du roi se saisirent d’un pauvre vieillard quisemblait atteint de folie. À Rennes, on le reconnut pour le comtede Rohan-Polduc. Il fut mis en accusation et condamné à mort, ainsique bien d’autres.

– Et sa fille le sauva ? ditvivement l’Espagnol.

– Sa fille… répéta Raoul avec étonnement.Vous en savez plus long que moi, mon gentilhomme !

– Je ne sais rien, dit Martin Blas. Jetâtonne et je cherche… Poursuivez, je vous en conjure.

Raoul s’était levé ; l’Espagnol l’imita.Magloire, qui n’avait pas cessé un seul instant de manger,s’abattit sur les restes et, s’écria effrontément :

– Enfin, c’est à mon tour !

– Il est certain, poursuivit Raoul,qu’une femme s’introduisit dans la prison de la Tour-le-Bat, où levieux Rohan était captif. Le porte-clés était un homme de laforêt ; les portes s’ouvrirent au milieu de la nuit…

– Et au seuil même du cachot de Rohan,acheva l’Espagnol, un écriteau fut trouvé qui portait en grosseslettres : LA LOUVE !

– Ah ! ah ! s’écria Raoul enriant, notre Bretagne est le pays des contes de la mère l’Oie, jevous préviens de cela ! Méfiez-vous des on-dit, ou vous ferezdu chemin !

– Cependant la Louve existe, objectaMartin Blas qui gardait son sérieux.

Magloire faisait disparaître dans les pochesde sa camisole les débris du déjeûner.

– Je crois bien que la Louveexiste ! s’écria Raoul avec moquerie ; une femme de sixpieds de haut et barbue comme un musulman !…

– On m’avait dit… commença MartinBlas.

– Je sais, je sais ! le diadème deperles dans les boucles soyeuses d’une adorable chevelure noire, letrône entouré de girandoles, le fameux manteau d’hermine et tout cequi s’ensuit. Avant d’avoir l’âge de raison, toutes ces fables medonnaient la fièvre, et j’aurais sacrifié dix ans de ma vie pourvoir les merveilles de la Fosse-aux-Loups !

– Maintenant que vous avez l’âge deraison, interrompit Martin Blas en changeant de ton, vous êtesdevenu sceptique ? C’est la mode. Laissons là ces histoiresqui ne nous regardent pas, et parlons un peu de vous, mon jeunemaître.

Il lui prit la main affectueusement etajouta :

– Est-ce que nous aurions envied’entrer dans la forêt, pour employer le langage dujour ?

– Au contraire, répliqua Raoul, je veuxêtre soldat du roi.

– Cherchez-vous des recruteurs dans ceshalliers ?

– Si je vous disais mon histoire, vousvous moqueriez de moi, mon gentilhomme.

– Non, sur l’honneur !

– Et vous auriez peut-être raison, fitRaoul tout pensif.

– Il n’y a pas de peut-être, rectifiaMagloire entre haut et bas, mais il va la lui raconter tout demême, son histoire !

– Je suis pauvre, commença en effetRaoul ; je n’ai point de parents ; j’habite à Rennes unechambrette dont la fenêtre s’ouvre vis-à-vis de l’hôtel deRohan-Polduc.

– Où demeurent les deux demoisellesFeydeau, murmura Martin Blas.

– Dans ce grand hôtel de Rohan,poursuivit Raoul, il y avait une jeune fille, orpheline comme moi,et dont le petit réduit, perdu dans les combles, faisait facejustement à mon humble croisée. Feydeau et Rohan-Polduc ne vontplus faire bientôt qu’une famille, car M. le sénéchal est eninstance auprès du parlement pour adopter les deux sœurs de feu safemme, afin qu’elles aient le droit de porter le nom de Rohan. Leparlement oppose je ne sais quelle difficulté légale, maisl’intendant Feydeau a des millions. La pauvre orpheline a été lacompagne d’enfance des demoiselles Feydeau.

– Élevée par charité, quoi !grommela Magloire.

– Avez-vous ouï parler, poursuivit Raoulen relevant la tête tout à coup, de cette noble dame qui est venuede Paris l’hiver passé, et qui éclaire comme un soleil les fêtes dela jeunesse bretonne ?

Martin Blas ne répondit point, mais ses yeuxprirent une expression étrange.

– La comtesse Isaure, parbleu ! fitMagloire, une rien du tout !

– La comtesse Isaure, répéta Raoul, lareine des enchantements, celle à qui l’intendant royal donneraitson immense fortune pour un sourire !

Don Martin Blas fronça le sourcil.

– Je n’ai passé qu’une nuit à Rennes,prononça-t-il à voix basse, et je sais déjà que cette comtesseIsaure n’a pas la bonne renommée qui vaut mieux que ceinturedorée.

– Moi je ne sais pas cela, continuaRaoul ; je sais que j’ai vu souvent la foule de nosgentilshommes la suivre et lui faire un cortège d’honneur ; jesais que j’ai vu le pavé des rues se joncher de fleurs sur sonpassage ; je sais que les plus fières, les plus nobles, lesplus belles, sont jalouses de son radieux bonheur…

– À cet enthousiasme, dit Martin Blas,dont la voix prenait pour la première fois une nuance d’amertume,je devine que le cœur de mon jeune compagnon est fort embarrassé.D’un côté, il y a cette syrène, la comtesse Isaure, de l’autre lajeune fille dont j’ignore le nom…

– La Céleste, pardienne ! fitMagloire en le tirant par la manche, une fille de la campagne, uneCendrillon, une pauvresse !

Raoul releva son regard sur Martin Blas.

– Vous ne devinez rien, mon gentilhomme,dit-il presque sévèrement, et je ne vous raconterai pas monhistoire.

– Pourquoi cela ?

– Parce que vous ne la comprendriezpas.

Raoul tourna la tête et fit quelques pas versle ravin. Les heures avaient marché ; le soleil commençait àdescendre derrière le bois de châtaigniers.

– Il est temps ! pensait Raoul. Lacomtesse Isaure m’a dit : « Avant la chûte dujour… »

– Si vous voulez, chuchota Magloire àl’oreille de Martin Blas, je vous la dirai, moi, son histoire… etla mienne par-dessus le marché, et bien d’autres encore !

Don Martin le regarda pour la première foisavec attention. L’aspect de cette figure moitié nigaude, moitiéfutée ; fit naître un sourire sous sa moustache.

– Tu sais donc bien des histoires ?dit-il.

– Toute la noblesse de Rennes sefournissait chez mon patron, répondit Magloire.

Don Martin se rapprocha de Raoul, qui étaitdebout, les bras croisés, au bord de la rampe, et qui regardaitfixement la toiture blanchâtre du moulin. Don Martinpensait :

– Si je ne l’avais pas interrompu,peut-être aurais-je trouvé par lui celle que je cherche…

– Mon jeune maître, reprit-il tout hautet d’un ton affectueux, je crains de vous avoir blessé.

– Pas le moins du monde ! répliquaRaoul avec un reste de froideur.

– Donnez-m’en la preuve. Je ne vousdemande plus vos petits secrets ; j’espère les connaître parla suite, en devenant votre ami. Ce qu’il me faut, c’est unrenseignement.

– À vos ordres !

– Vous parliez tout à l’heure de lacomtesse Isaure ; je viens de loin, et je suis chargéd’intérêts bien graves. Connaissez-vous assez la comtesse Isaurepour savoir où elle va quand elle ne passe point la nuit en sonhôtel ?

– Est-ce que vous êtes venu de votre payslointain tout exprès pour causer de la comtesse Isaure ?demanda Raoul, qui eut à son tour dans la voix une petite pointed’ironie.

– Je suis venu pour cela, répondit donMartin sérieusement.

– Eh bien ! mon gentilhomme, repritRaoul, je puis faire mieux que répondre à vos questions, maisservice pour service. J’ai besoin d’être seul ici. Trouvez unprétexte pour me débarrasser de ce garçon pendant une heure, et jevous dirai où je me rendrais ce soir moi-même, si j’avais besoin deparler à la comtesse Isaure.

Chapitre 6LE NOËL

Suivant toute apparence, ce don Martin Blas nementait point en disant qu’il était venu d’Espagne tout exprès pourvoir la comtesse Isaure ; ç’avait été, du moins, depuis laveille, son unique affaire. Il était arrivé sur le tard et s’étaitprésenté à l’hôtel de la place des Lices comme porteur dedifférents messages venant de Madrid et de Paris. La comtessen’était pas visible.

Don Martin, à bout d’instances, avait dû seretirer ; mais, comme un assiégeant qui veut reconnaître laplace avec soin après les premières sommations inutiles, don Martinavait rôdé toute la soirée autour de l’hôtel. Les remparts deRennes existaient encore en partie à cette époque ; un vieuxpan de muraille tenant aux portes Mordelaises s’élevait derrièrel’hôtel.

Du haut de cet observatoire, don Martin putvoir, à l’heure de minuit, les croisées intérieures de l’hôtels’illuminer tout à coup. Des ombres mouvantes se dessinèrent sur lamousseline brodée des rideaux. Ce n’était pas un bal, car onn’entendait point de musique, et les ombres projetées se mouvaientavec une grave lenteur. Il n’y avait là que des hommes, desconspirateurs peut-être.

Dieu sait qu’en Bretagne, au commencement dudix-huitième siècle, il y avait des conspirateurs partout.

Or, partout où deux conspirateurs serassemblent, il se trouve un œil curieux pour les observer ;la conspiration appelle l’espionnage tout naturellement comme laguerre en rase campagne appelle les vautours et les loups. DonMartin Blas n’avait point trop l’air d’un espion, et pourtant ilregardait de tous ses yeux, maudissant les rideaux importuns quifaisaient écran à son excellente vue.

Cette assemblée mystérieuse, qu’il entrevoyaitcomme au travers d’un nuage, s’agita pendant une demi-heure tout auplus, après quoi don Martin Blas ne vit plus que deux ombreshumaines dessinées sur les rideaux : un homme de corpulencemagistrale, une femme à la taille souple et gracieuse.

Il descendit de son observatoire, espéranttrouver un lieu plus voisin et plus propice. Dans la rue, des passe faisaient entendre au loin, et il vit passer successivementdevant le lumignon de la vierge des Lices une douzaine depersonnages enveloppés dans leurs manteaux et le chapeau rabattusur les yeux. Quant à l’hôtel, son aspect était silencieux etsombre ; d’en bas, on n’entendait, on ne voyait rien.

Ce fut alors que l’Espagnol, revenant auxhabitudes de son pays, eut l’idée d’escalader la terrasse, et queles archers le surprirent à moitié route. Après sa délivrance, dueà l’aide de Raoul, don Martin revint, et, plus heureux cette fois,il put atteindre la plate-forme de la terrasse. Au bout de quelquespas, il reconnut parfaitement le salon qu’il avait aperçu desremparts. Le salon était encore éclairé, mais aucune ombre netachait plus la riche mousseline des rideaux. Le salon étaitvide.

Ce pauvre Martin Blas n’avait pas debonheur ; au moment où il regardait cette salle brillante,mais déserte. Il entendit que la porte extérieure de l’hôtels’ouvrait ; il se pencha vivement à la balustrade de laterrasse et put entrevoir une femme à cheval qui remontait la pentedes Lices. Il eût donné cinquante pistoles en ce moment, de grandcœur, pour être dans la rue ; mais le temps de descendre,l’amazone avait disparu dans l’écheveau de petites rues tournantesqui séparait les Lices de la place Saint-Anne, et l’on n’entendaitmême plus sur le pavé le pas de sa monture. Don Martin Blas avaitperdu sa peine.

Le lendemain au matin, de bonne heure, ilfrappa pour la seconde fois à la porte du fameux hôtel ; onlui répondit, comme la veille, que madame la comtesse n’était pointvisible.

– Madame la comtesse serait elle envoyage ? demanda-t-il.

Le valet, scandalisé de cette questionindiscrète, lui jeta la porte au nez.

Si maintenant nous retrouvons don Martin Blasau Pont-Joli, demandant sa route pour aller au château deM. le sénéchal, c’est que sans doute il avait quelque autrepetite chose à faire en Bretagne que de courir après cettemystérieuse comtesse Isaure.

– Le prétexte ne sera pas difficile àtrouver, dit-il, répondant aux dernières paroles de Raoul quil’avait prié d’éloigner Magloire, je vais donner quelque chose à cegarçonnet pour qu’il prenne la bride de mon cheval et le conduise àtravers ces taillis.

Il pensait à part lui :

– Je ne serais pas fâché de causer un peuaussi avec ce jeune drôle !

Raoul approuva le moyen et reprit :

– Si je voulais parler aujourd’hui à lacomtesse Isaure, j’irais où vous allez, mon gentilhomme.

– Au manoir de Rohan-Polduc ?demanda l’Espagnol étonné.

– Précisément, répliqua Raoul.

– Et comment savez-vous ?…

– Je ne sais rien, mais je suppose… Hier,en vous quittant, je regagnais mon logis pour faire mesdispositions de voyage, car je comptais partir au point du jour.J’ai entendu tout à coup derrière moi le pas d’un cheval, et à lalueur de la lanterne qui brûle aux pieds de Notre-Dame-des-Lices,j’ai reconnu la comtesse Isaure.

– En effet, murmura Martin Blas, elle estsortie de son hôtel à cette heure.

– Je l’ai suivie, car les abords de laville ne sont pas sûrs, et si quelque malfaiteur se fût approché dela comtesse Isaure, c’eût été affaire à moi. Je l’ai suivie jusquepar-delà le couvent de Sainte-Melaine et j’ai vu qu’elle mettait samonture au trot dans le chemin de la Croix-Rouge. Or, le chemin dela Croix-Rouge ne mène guère qu’en ce lieu où nous sommes, à laFosse-aux-Loups et au manoir de M. le sénéchal.

– Holà ! petit ! cria donMartin Blas, veux-tu gagner un écu de trois livres ?

– S’il n’y a pas trop d’ouvrage… réponditMagloire qui mit le bonnet à la main.

– Il s’agit de me conduire au château deRohan-Polduc.

– Je ne sais pas beaucoup la route, pensaMagloire, qui ajouta tout haut : Je vous y mènerais les yeuxbandés.

– Tu me trouveras dans une heure à lacroix de Mi-Forêt, dit Raoul.

Don Martin se remit en selle. Au moment oùRaoul échangeait avec lui une poignée de main, don Martin Blas sepencha sur le garrot de son cheval et lui dit à voixbasse :

– Mon jeune camarade, puisque vos espoirssont au manoir de Rohan-Polduc, souvenez-vous, je vous prie, quej’aurai sous peu quelque crédit dans cette demeure, et usez de moicomme il vous plaira.

– En route ! ajouta-t-il sansattendre la réponse de Raoul.

Magloire prit le cheval par la bride ets’engagea dans la bruyère qui rejoignait la route supérieure. Il seretournait de temps en temps pour mesurer la distance parcourue.Quand il jugea que Raoul ne pouvait plus l’entendre, il entama,l’entretien d’un ton capable et assuré :

– Oui bien, dit-il, je peux vous raconterl’histoire de M. Raoul et toutes les histoires que vousdésirerez connaître. Quant à ça, il y a histoire et histoire ;celle de M. Raoul ne signifie pas grand’chose ; mais lamienne propre est bien étonnante. Je suis le fiancé de Sidonie,dont la mère avait épousé en premières noces…

– Quelles relations peuvent exister entrala comtesse Isaure et ce jeune Raoul ? demanda MartinBlas.

– Il parle d’elle comme si c’était lareine, répondit Magloire ; la mère de Sidonie avait doncépousé…

Don Martin l’interrompit encore :

– Le sénéchal de Rohan-Polduc n’a-t-ilpoint d’enfant ?

– Eh ! non, fit Magloire, puisqu’ilveut adopter les jeunes demoiselles Feydeau, ses belles-sœurs…J’étais en train de vous dire que la mère de Sidonie…

– Parle-moi de cette famille deRohan-Polduc, interrompit pour la troisième fois don Martin Blas,parle-moi de cette jeune fille qu’on appelle Céleste. Si tum’apprends quelque chose, tu seras récompensé.

Décidément l’Espagnol ne voulait point savoirle nom du premier époux de la mère de Sidonie. Magloire défila tantbien que mal son chapelet de cancans. Don Martin Blas l’écoutad’abord avec attention, puis il se prit à rêver. Au bout de dixminutes ils étaient au plus épais d’un beau fourré de jeuneschênes. Magloire s’arrêta ne sachant plus quelle route suivre.

– Donne-moi la bride, lui dit MartinBlas, prends cette pièce de six livres et va-t’en au diable, jeconnais la forêt de Rennes mieux que toi !

Il piqua des deux et disparut derrière lefeuillage.

Positivement, il connaissait beaucoup mieux laforêt que son guide, car il rejoignit sans tâtonner la routesupérieure et ne s’arrêta qu’au sommet de la montée. De là onapercevait très-bien le manoir de Rohan, situé à un quart de lieuetout au plus. Martin Blas mesura la hauteur du soleil et semblahésiter.

– J’ai le temps ! murmura-t-il enéperonnant son cheval.

Au lieu de se diriger vers le manoir, ildescendit la route au galop, fit le tour des deux collines reliéespar le Pont-Joli, et mit pied à terre de l’autre côté du ruisseau,tout au fond d’un ravin sombre et d’aspect sauvage que nous avonsnommé bien des fois déjà : le ravin de la Fosse-aux-Loups.

Le pauvre Magloire se comparait pendant celaau petit Poucet égaré dans les bois par ses méchants frères. Lafortune multipliait les épreuves sur ses pas peut-être pour lechâtier d’avoir accepté les fonctions de guide, si fort au-dessusde ses moyens. Il s’assit au pied d’un arbre et tira de sa pochedes bribes de pain et de jambon qu’il mangea mélancoliquement.

 

Raoul était resté seul sur le tertre. Dès quele pas du cheval se fut étouffé dans la bruyère, Raoul prit lepetit sentier par où Martin Blas était arrivé. Au bout d’unecentaine de pas, il quitta la voie tracée et tourna au plus épaisdes broussailles.

Le terrain montait brusquement. Raoul setrouva bientôt au centre d’un petit espace découvert qui dominaitle tertre. À sa gauche et tout près de lui, les ruines d’un moulinà vent se cachaient à demi dans les ronces. Il regarda le tertrequi était désert, puis les ruines du moulin, silencieuses comme untombeau. Il y avait autour de ses lèvres un sourire découragé.

– Pourquoi ne m’aurait-il pas raillé, cethomme ? murmura-t-il, puisque je suis tenté à chaque instantde me railler moi-même ! J’ai beau me dire que la vie n’estpas un conte de fées, je sens que je me perds malgré moi dans lepays des extravagantes visions !… La Sorcière ! je vienschercher la Sorcière ! Moi qui ai dix-neuf ans et qui suis unhomme !… Qu’est-ce que c’est qu’une sorcière ? quelquepaysanne ignorante et grossièrement rusée !… Et qu’ai-jebesoin de la Sorcière pour endosser l’uniforme de soldat ?

À la suite d’un si beau raisonnement, ilaurait dû reprendre le chemin de la ville et laisser la Sorcièreabuser, à son aise, de la crédulité des sabotiers ; mais cesraisonnements sages ne font jamais reculer d’une semelle sur lechemin de la folie. Raoul cherchait une issue à travers lesbroussailles pour gagner les ruines du moulin ; ce quil’arrêta, ce fut la voix douce et claire que nous avons entenduedéjà dans la matinée, voix d’enfant qui chantait au loin lecantique naïf de la Chandeleur. Raoul se retourna vivement, ilavait reconnu cette voix ; la Sorcière pouvait attendre.

Il ne vit rien d’abord sur le tertre qu’ilvenait de quitter, rien non plus sur la colline opposée ; maisle Pont-Joli se balançait doucement, et, il devina Céleste cachéederrière le feuillage du grand chêne, jeté en travers de la gorge.En effet, derrière les branches qui croissaient des deux côtés dupont, il aperçut bientôt, la robe blanche de Céleste qui allaitlentement et la tête penchée ; elle chantait :

J’ai vu du saint Paradis

La porte ouverte grande :

L’enfant Jésus avait mis

Sa plus belle guirlande ;

La bonne Vierge à genoux

Faisait risette et joujoux…

Mon petit Seigneur si doux

Aura mon offrande !

À la fin de ce couplet, Céleste était aumilieu du pont qui oscillait sous son poids léger. Les derniersrayons du soleil jouaient dans sa chevelure blonde. Elle ne savaitpas même qu’elle chantait. Son front gracieux s’inclinait toutrêveur et ses petits doigts de fée disposaient en bouquet les tigesfleuries des nouvelles véroniques qu’elle venait de cueillir. Labrise faisait onduler à la fois les boucles de ses cheveux et lesplis flottants de sa robe ; le vieux chêne qui formaitl’arcade du Pont-Joli la berçait entre ses deux rampes deverdure.

On entendait sur le bois le bruit de sessabots : car Magloire n’avait point menti ; elle portaitdes sabots.

Un instant elle se pencha au-dessus du videpour regarder la route, puis elle reprit sa marche et sonnoël :

J’ai vu l’étoile du soir

Regarder notre terre ;

L’enfant Jésus veut tout voir

Par les yeux de sa mère.

La bonne Vierge a des yeux

Qui cherchent les malheureux…

L’enfant Jésus dans les cieux

Aura ma prière !

Chapitre 7RAOUL ET CÉLESTE

En achevant le second couplet de son Noël, lajeune fille avait franchi la tête du Pont-Joli. Elle traversait letertre en se dirigeant vers le sentier couvert. Raoul ne la voyaitplus, mais il la sentait venir.

Au moment où elle sortait du sentier pourentrer dans la petite clairière qui précédait les ruines du moulin,Céleste s’arrêta ; elle se croyait seule.

– Les fleurs que j’ai mises aux pieds deNotre-Dame de Mi-Forêt, dit-elle, je ne les regrette pas ;mais la Sorcière saura bien que j’ai donné un autre bouquet…

– La Sorcière ! pensa Raoul, quiétait aux écoutes.

– Elle sait tout, reprit Céleste pensiveet un peu inquiète ; j’ai eu tort de laisser tomber mesfleurs… grand tort ! Et si la Sorcière me demande pourquoij’ai fait cela, que dire ?

Raoul souriait dans sa cachette ; ilentendit la robe de la jeune fille qui frôlait les rudes tiges desajoncs. Elle faisait un détour pour s’approcher de ce terriblemoulin qu’elle n’osait pas regarder en face. Les taillis de l’ouestse détachaient en noir sur le ciel couleur de feu. Le soleil nelançait plus que de rouges étincelles à travers la feuillée ;le soir venait ; Céleste était en retard.

– Comme ces ruines doivent êtreeffrayantes après la brune tombée ! murmurait-elle. Pas uneâme aux alentours ! Si seulement je voyais quelqu’un là-bas,sur la route, il me semble que j’aurais moins peur.

Raoul crut l’occasion bonne et voulut enprofiter. Il fit un pas hors de son abri, et dit de sa voix la plusdouce :

– Mademoiselle Céleste…

La jeune fille poussa un grand cri et faillittomber à la renverse.

– Seigneur Dieu ! dit-elle enfaisant un mouvement pour s’enfuir. Monsieur Raoul ! Il nemanquait plus que cela !

– Il n’y a donc que moi dont la présencene vous rassure pas, mademoiselle Céleste ? demanda Raoultristement.

Il n’osait pas avancer. La fillette sedétournait de lui, et semblait toute triste, elle si gaie tout àl’heure.

Raoul murmura :

– Si ma rencontre vous cause du chagrin,vous ne me verrez plus.

Dire que Céleste était au dessous de son âgepar l’intelligence ne serait peut-être point s’exprimer bien, maisil est certain que son regard comme sa voix était d’un enfant. Ellene baissa point les yeux et dit :

– J’aimerais mieux mourir que decommettre un péché.

– Un péché ! répéta Raoul toutsurpris.

– Oui, fit-elle ; mentir est unpéché ; de ne plus vous voir jamais, cela me causerait de lapeine. Il y a si longtemps que je vous connais.

– Moi de même, dit Raoul, et c’estpourtant la première fois que je vous parle.

– Vous étiez encore enfant et moi j’étaistoute petite, quand on m’amena dans une maison où vous étiezmalade.

– C’est donc bien vrai, cela ? ditRaoul, je ne l’ai pas rêvé, il y avait une femme qui pleurait…

– Oui…, et qui dit : ces deuxenfants là ne se reverront peut-être jamais !

– Je fus bien du temps sans vous revoiren effet… Si longtemps que j’eus peine à vous reconnaître.

– Moi, dit Céleste, je vous reconnus toutde suite, et un idée me vint qui me rendait heureuse : je crusavoir un frère… Depuis lors, quelqu’un m’a dit que je n’étais pasvotre sœur.

Raoul voulut savoir qui était ce quelqu’un,mais la fillette secoua sa tête bouclée et répondit :

– Curieux !

Puis elle ajouta en devenantsérieuse :

– Ce quelqu’un dit encore que vous medéfendrez, si on m’attaque, mais qui donc m’attaquerait ? Vousn’osez plus demander, et pourtant vous avez grande envie de savoir…Eh bien ! ce quelqu’un là, c’est une belle dame… et elle ditencore autre chose.

– Quoi donc ?

– Que je vous aimerai sans perdre lagrâce de Dieu.

Raoul joignit les mains comme s’il eutremercié quelqu’un dans le ciel.

– Mais, reprit la fillette, les bellesdames, peuvent bien se tromper et c’est ce que j’ai dit à lacomtesse Isaure.

– Vous connaissez la comtesseIsaure ! demanda vivement Raoul qui marchait de surprise ensurprise.

Céleste répondit :

– Un soir de l’autre semaine, lesdemoiselles Feydeau étaient à danser chez le lieutenant de roi.Moi, on m’avait laissée au logis, comme toujours, et je m’étaisendormie sous la tonnelle, dans le jardin de l’hôtel de Rohan. Jesentis qu’on me baisait sur le front, et je m’éveillai. La bellecomtesse était debout auprès de moi. Je me frottai les yeux :je croyais rêver encore.

– Est-ce vous qui m’avez embrassée ?lui demandai-je…

Elle se mit à rire et me répondit :

– Ce n’est pas la première fois.

Raoul écoutait bouche béante ; ilpensait :

– C’est pour cela que je l’aimais tant,la belle comtesse !

– Elle s’assit auprès de moi, continuaCéleste ; et ajouta toujours en riant ; « Fillette,il y a des bergères qui épousent des princes… »

– Hélas ! soupira le pauvre Raoul,si j’étais prince !

– Laissez donc dire, ce n’est pas fini…« Va trouver la Sorcière de la forêt de Rennes, qu’on appellela Meunière, et prie-la qu’elle te dise ton passé avec ton présentet ton avenir. »

– Vous aviez dit, prononça Raoultimidement ; du moins, j’avais cru comprendre…

– Curieux ! fit pour la seconde foisCéleste ; eh bien ! oui ! la comtesse Isaure m’aparlé de vous, voici comme : Je regardais, sans savoir, lemédaillon d’opale qu’elle porte dans ses beaux cheveux ; elleme dit tout à coup : « Le veux-tu, fillette ? »Je répondis : « Madame, qu’en ferais-je ?… »Elle sourit bien doucement, et sa main caressa ma joue. « Tuas raison, ma fille, reprit-elle, il ne t’en trouverait pas plusjolie ! » J’ouvris de grands yeux, et je demandai :« Qui donc, madame ? » Vous passiez justement sur lerempart ; elle étendit sa blanche main vers vous enmurmurant : « Celui que tu aimeras pour son bonheur etpour le tien, si Dieu veut qu’une pauvre malheureuse mère soitpayée de toutes ses peines… »

Raoul se redressa de toute sa hauteur.

– Le premier qui devant moi prononceraune parole contre la comtesse Isaure, dit-il le rouge au front etl’éclair dans les yeux, fût-il duc et pair ou prince du sang royal,fera connaissance avec mon épée !

La jeune fille le regardait avec une naïveadmiration.

– La belle comtesse, murmura-t-elle, mequitta trop tôt ou trop tard. Elle m’avait bien dit que j’aimerais,mais elle s’en alla sans me dire si je serais aimée.

Raoul sourit et repartit :

– Elle le savait pourtant bien, car, moiaussi, je lui ai parlé, une fois, à la belle comtesse Isaure.C’était à la revue du commandant pour le roi ; elle me fitsigne d’approcher par la portière de son carrosse ; je ne laconnaissais point, mais un instinct secret me força d’obéir. Lacomtesse Isaure me regarda longtemps, puis elle me dit d’un ton queje n’oublierai jamais, dussé-je vivre cent ans : Cela vousportera bonheur de l’aimer !

– Elle ne prononça pas mon nom ?demanda Céleste.

– Vous étiez à une fenêtre de l’hôtel deRohan ; les yeux de la comtesse Isaure suivirent mon regard,et son sourire vous désigna aussi clairement qu’aurait pu faire sabouche.

– Ensuite ? demanda Céleste.

– Ensuite, elle me montra les rangs dessoldats du roi en ajoutant : « Mon gentilhomme voici oùserait votre place. »

Céleste eut un mouvement d’effroi.

– Soldat ! murmura-t-elle, lessoldats s’en vont !

– Elle me dit enfin, poursuivit Raoul« Allez trouver la Sorcière de la forêt… »

– Tout comme moi ! interrompit lajeune fille.

– Non pas comme vous, Céleste. LaSorcière doit vous parler de votre passé, de votre présent, devotre avenir ; vous saurez tout ce que vous ignorez… Moi,personne n’éclairera la nuit qui m’entoure. La Sorcière ne doit medonner qu’un talisman pour faire mon chemin dans l’armée.

Il y avait en vérité un sourire sceptique soussa moustache naissante.

– Croyez-vous à la Sorcière ?demanda Céleste plus bas.

– Non, répondit Raoul sans hésiter.

– Et pourtant vous êtes venu…

Un bruit léger se fit du côté des ruines dumoulin. Les fraîches couleurs de Céleste s’évanouirent comme parenchantement. Raoul lui-même ne put retenir un mouvementd’inquiétude ; ils prêtèrent l’oreille. Le bruit ne serenouvela point.

– Est-il possible, dit Raoul, qu’unecréature humaine puisse habiter ces ruines !

– Est-ce une créature humaine ?…répliqua Céleste, dont la voix tremblait.

Elle écouta encore, puis se rapprochant tout àcoup de Raoul, elle lui dit à l’oreille avec mystère :

– La Meunière n’est pas seulelà-dedans.

– Comment ?…

– Chut ! j’ai entendu souvent unevoix grave et sourde qui semblait sortir des décombres… Une fois, àla brune, j’ai vu se dresser parmi les pierres un grandfantôme…

– Un fantôme :

– Un vieil homme tout maigre et toutblême, avec de longs cheveux blancs épars. J’aurais voulu fuir,mais je ne pouvais pas, et mes yeux se fixaient sur le vieillardmalgré moi. Il marchait d’un pas chancelant ; sa barbe tombaitjusque sur sa poitrine ; ses regards se perdaient dans levide. Il m’aperçut ; il s’arrêta devant moi ; il me ditd’une voix qui glaça mon sang dans mes veines :

– Fais-moi place, jeune fille, je suissur mes terres ; j’attends ici le Régent de France pour letuer en combat singulier.

– Le Régent de France ! répétaRaoul, à cent lieues de Paris ! Il y a ici quelquemystère…

– En ce lieu où nous sommes, repartit lajeune fille ; tout est mystère… Mais la nuit approche, et vousvoilà tout pâle… Si vous tremblez, vous qui êtes un homme, quevais-je devenir, moi, pauvre fillette ?

– Je ne tremble pas, dit Raoul.

– Alors vous avez bien du courage !Quant à moi, je n’oserai jamais pénétrer dans ces ruines touteseule.

– Voulez-vous y venir avec moi ?

Céleste ne répondit point, mais elle dit enmontrant du doigt l’angle oriental de la petite clairière.

– Par ici !

Raoul écarta les pousses de ronces avec sonépée, et ils s’engagèrent tous deux au plus épais des broussailles.Le moulin en ruines se dressait au centre même de cet inextricablefourré ; sa toiture seule faisait saillie au-dessus dufeuillage. Le corps de la tour restait dans l’ombre, et l’on voyaitçà et là parmi les ronces noires de grandes pierres blanches quiressemblaient à des tombes.

Un silence profond régnait dans les ruines. Aubout de quelques pas, Raoul et Céleste aperçurent la porte dumoulin et au-devant de la porte une masse sombre qui restaitimmobile. La pauvre Céleste frémissait de tous ses membres.

– Près de moi vous n’avez rien àcraindre, lui dit Raoul pour la rassurer.

– Près de vous, non, balbutia Céleste,mais si la Meunière allait nous séparer ?

Elle se fût bien gardée à cette heure terriblede l’appeler la Sorcière !

La masse sombre s’agita au-devant de la porte.Les deux enfants purent entendre une voix grave et douce quidisait :

– Pourquoi séparer ceux que la providencede Dieu a réunis dès le berceau ?

Chapitre 8PASSÉ, PRÉSENT, AVENIR

Cette masse sombre, c’était la Sorcière. Lesparoles qu’elle avait prononcées n’étaient pas bien redoutables, etpourtant la pauvre fillette sentait que son cœur allait cesser debattre, tant elle avait de frayeur. Raoul la soutenait ; auxlueurs qui passaient encore à travers le feuillage épais comme unevoûte, il voyait marcher vers lui lentement une femme de grandetaille qui portait avec une sorte de majesté le costume despaysannes de la forêt : robe de bure noire, mantelet à pointesajustées devant et derrière, dont le capuce avançait sur le visage,comme une cagoule de pénitent.

Lors même que l’obscurité eût été moinsprofonde, on aurait pu difficilement distinguer les traits de laMeunière sous ce vaste capuchon ; à l’heure qu’il était, onn’apercevait rien absolument.

– Vous avez bien tardé, mes enfants, ditcette même voix grave et douce qui avait parlé déjà ;approchez : je vous attendais.

Raoul et Céleste restaient immobiles. Nouspensons, pour l’honneur du sexe le plus fort, que Raoul était lemoins effrayé des deux, et pourtant Céleste se remit lapremière.

– Bonne dame, dit-elle bien timidement,je voulais vous apporter une offrande, et je ne possédais rien… Jeme suis attardée à cueillir un bouquet dans le vallon.

– Donne ton bouquet, ma fille, dit laMeunière, j’aime les fleurs des prés et les enfants qui craignentle mensonge.

Céleste tendit son bouquet en baissant latête.

– Et toi, Raoul, reprit la Meunière,m’apportes-tu aussi quelque présent ?

– Elle l’appelle par son nom ! pensala jeune fille étonnée.

– Moi, répondit Raoul avec embarras, jeviens parce qu’on m’a dit de venir… Si j’avais su qu’il fallaitapporter quelque offrande…

– Tu n’as rien sur toi que tu puissesdonner ?

– Rien.

La voix de la Sorcière prit un accent desévérité :

– Celui qui se dit gentilhomme,prononça-t-elle lentement, et qui veut être soldat, ne doit pointmentir…

– Mentir ! répéta Raoul offensé.

La Meunière avança le bras et mit son doigtsur le pourpoint fermé du jeune homme.

– Il y a là quelque chose, dit-elle.

Raoul recula.

– Ce sont aussi des fleurs, ajouta laMeunière.

Céleste avait eu raison de craindre ; laMeunière devinait tout. Céleste tremblait comme une coupable.

– Ces fleurs, dit Raoul vivement, j’ytiens plus qu’à ma vie !

– Ah !… fit la Sorcière dont la mainétendue désignait toujours la poitrine du jeune homme. Et tiens-tuautant à la croix d’or qui est sous les fleurs ?

– Comment savez-vous ?… s’écriaRaoul stupéfait.

– Une croix d’or ! pensait Céleste,inquiète déjà sans le savoir, et surtout curieuse.

– Une croix qui te vient d’une femme,ajouta la Meunière.

Céleste joignit ses belles petites mainsblanches sur son cœur blessé.

– Sorcière, répartit Raoul après unsilence, j’ai eu froid, j’ai eu faim, j’ai souffert en ma vie toutce que peut souffrir l’enfant pauvre et sans famille : jamaisje ne me suis séparé de cette croix qui me vient d’une femme eneffet… de la sainte femme qui était ma mère !

Céleste respira, et, tout au fond de l’âme,elle remercia Dieu ardemment.

– Tu arranges les choses à ton gré, jeunehomme, disait cependant la Meunière. Cette croix était à toncou ; d’autres que ta mère ont pu l’y attacher ; tu nel’as point connue, ta mère.

Raoul ouvrit son pourpoint et porta la croixd’or à ses lèvres.

– Ceci me parle d’elle, répondit-il avecune émotion profonde, je la connais puisque je l’aime !

– Toi, pauvre Céleste, murmura laMeunière, dont la voix s’imprégna de mélancolie, tu n’as pas mêmeune croix qui te parle de ta mère et qui te fasse aimer sonsouvenir !

– Oh ! je n’ai pas besoin de cela,bonne dame ! s’écria la jeune fille. Quelque chose me dit queDieu me rendra ma mère chérie. Si vous vouliez seulementm’apprendre…

La Meunière changea de ton brusquement etl’interrompit disant :

– Sois tranquille, je t’en donnerai pourton bouquet, fillette !

Puis, se tournant vers Raoul, elleajouta :

– Toi, garçon, puisque tu es avare etpuisque tu veux garder pour toi tes deux trésors, je me contenteraide ta reconnaissance.

– Elle pourra valoir quelque chose entemps et lieu, bonne femme, répliqua Raoul.

– En temps et lieu, nous verrons cela,garçon !

La Meunière rompit ici l’entretien d’un gesteet prit la main frémissante de Céleste.

– À nous deux, dit-elle ; voici lalune qui vient nous voir ; ouvre tes doigts, mignonne, que jepuisse lire la destinée.

La brise du soir se levait, et le feuillage,doucement, agité, livrait passage aux rayons de la pleinelune ; les débris du moulin prenaient une certaine grandeursous cette lumière discrète et mobile. Quand une lueur plus vivepassait sur les longues pierres blanches, vous eussiez dit desspectres couchés qui se retournaient dans leur sommeil.

Raoul avait fait un mouvement pour se mettre àl’écart.

– Restez, je vous en prie ! murmuraCéleste toute pâle.

Raoul hésitait ; il cherchait sous lecapuchon les traits invisibles de la Meunière.

– Reste si tu veux, garçon, dit celle-ci.Vous pouvez bien mettre aujourd’hui vos secrets en commun, puisquedemain vous n’aurez plus qu’un seul cœur.

– Vrai Dieu ! s’écria Raoulenthousiasmé, voici de bonnes paroles ! Je voudrais avoir lafortune de l’intendant royal pour vous donner votre pesant d’or,brave femme !

– Reste si tu veux, répéta la Sorcière,mais si tu restes, tais-toi !

Elle se pencha sur la main de Céleste pourl’examiner attentivement.

– Passé, présent, avenir !murmura-t-elle.

Passé : noble demeure, grand héritage.Présent : abandon, pauvreté, servitude. Avenir :puissance et richesse.

– N’allez pas me la faire tropriche ! s’écria Raoul.

– Puissance ! richesse !répétait la jeune fille qui secouait sa blonde tête en riant.Richesse et puissance pour la pauvre Cendrillon ! Je ne croispas cela.

– Silence ! fit impérieusement laMeunière, qui se dressa de son haut.

Elle attira Céleste vers une de ces grandespierres qui jonchaient le sol et l’y fit asseoir auprès d’elle.Raoul restait debout à quelques pas.

– Jeune fille, reprit la Meunière presquesolennellement, je vais te dire ton présent tel qu’il est, pour quetu aies foi en moi quand je te dirai ton passé tel qu’il fut, tonavenir tel qu’il sera. Tu es malheureuse dans la maison dusénéchal.

– Je ne me plains pas, répliqua Célestedoucement.

– Tu es malheureuse et tu paies trop cherl’hospitalité qu’on te donne. Celles qui vont acheter demain ledroit de s’appeler mesdemoiselles de Rohan, les filles del’intendant royal, te font sentir parfois cruellement tamisère.

– Je ne me plains pas, répéta Céleste,qui avait les larmes aux yeux.

– Et tu fais bien de ne pas te plaindre,car on te chasserait ! Autrefois, Agnès et Olympe tetraitaient presque comme une sœur ; maintenant elles ont peurde ta beauté, je pense, car elles ont mis tes pieds dans dessabots, et caché ta taille sous une camisole de toile… Tu souris,orgueilleuse ! Elles ont eu beau faire, n’est-ce pas ?Raoul a deviné les pieds de fée dans leur lourde prison et ton cœursous son enveloppe de bure… Voyons ! ton présent est-il ainsique je l’ai dit ?

– Oui, répliqua Céleste ; vous avezdit vrai, bonne dame.

– Écoute-moi donc, fit la Meunière, quisembla se recueillir, avant de continuer, d’une voix lente etlégèrement altérée : – Tu as vu le jour dans un manoir antiquequi porte le plus noble nom du pays de Bretagne. Ta mère étaitfille et femme de grand seigneur. Mais le malheur habitait ce fierchâteau où tu es née. Il y eut bien des pleurs versés sur tonberceau. Un jour, ta mère fut abandonnée par son mari et chasséepar son père.

– Ma pauvre mère ! interrompitCéleste. Mon cœur me crie que ma mère n’était pascoupable !

– Chassée et maudite ! acheva laMeunière dont la voix tomba, morne comme le découragement.

Un sanglot souleva la poitrine de Céleste.

– Ta mère te prit dans ses bras…poursuivit la Meunière.

Puis s’interrompant tout à coup :

– Mais je ne t’ai pas répondu, enfant,dit-elle ; tu as raison, ta mère n’était pas coupable !elle était innocente vis-à-vis de son père, innocente vis-à-vis deson époux… Ta mère te prit donc et t’emporta dans ses bras, mettantsa confiance en Dieu seul. Elle ne savait pas avant ce jour-là, tamère, ce qu’il y avait en elle de force pour souffrir ! Ensortant du château elle s’assit sur l’herbe au bord du chemin et teréchauffa toute tremblante contre son cœur. Elle pleura, car elleétait femme ; mais ses larmes se séchèrent bien vite.

– Enfant, te dit-elle à toi qui nepouvais pas encore l’entendre, tu n’as plus que moi sur laterre ; ceux qui sont forts et qui te devaient protectiont’ont délaissée : eh bien ! moi, je te protégerai !on t’a déshéritée, je saurai te conquérir un héritage ; on tejette nue et faible dans la vie, je te couvrirai, je tesoutiendrai !…

La voix de la Meunière vibrait sous soncapuchon de bure. Raoul et Céleste tressaillirent jusqu’au fond ducœur, lorsqu’elle ajouta en se penchant vers la jeunefille :

– Enfant, tu seras aimée ! Enfant,tu seras heureuse ! Et tout ce que tu auras, enfant, tarichesse et ton bonheur, après Dieu, tu ne le devras qu’à tamère !

– Celle-là était une noble femme !dit Raoul en essuyant ses yeux mouillés.

– Ma mère, ma pauvre sainte mère !balbutiait Céleste à genoux.

La Meunière se taisait ; aux rayonsintermittents de la lune, on voyait sa poitrine battre sous la rudeétoffe de sa mante.

– Mais, dit Raoul à qui la réflexionvenait, est-ce dans sa main que vous avez vu tout cela, bonnefemme ?

Céleste se releva et jeta sur la Sorcière unregard de soupçon. Celle-ci ne daigna pas répondre à la question deRaoul.

– Voilà pour ton passé, jeune fille,dit-elle avec toute sa gravité revenue. Quant à ton avenir, levoici.

– Oh ! je crois en vous, bonnedame ! s’écria Céleste caressante. Parlez-moi encore de mamère ! Puisqu’elle m’aimait tant, pourquoi m’a-t-elleabandonnée !

– Elle a employé sa vie tout entière àtravailler pour toi.

– Est-elle bien loin d’ici ?

– Trop loin de toi, car elle ne peut teserrer contre son cœur qui t’appelle !

Céleste songeait, malgré elle, à la comtesseIsaure et à ce mystérieux baiser qui l’avait éveillée dans lesjardins de Rohan.

– L’ai-je vue jamais ?demanda-t-elle encore.

– Tu l’as vue, répliqua la Meunière.

Céleste pensait et se disait :

– La comtesse Isaure est trop jeune pourêtre ma mère.

– Donne-moi ta main, fillette, reprittout à coup la Meunière, et ne m’interromps plus, si tu veuxconnaître l’avenir. L’heure passe.

Après quelques secondes de recueillement, ellepoursuivit de cet accent solennel et assuré que prennent tous lesprophètes.

– Jeune fille, tu la verras, ta mère,quand les jours de bonheur et de gloire seront venus, quand elleaura arraché ton noble héritage des mains du spoliateur, quand tuseras la femme d’un comte…

– La femme d’un comte ! s’écriaRaoul en bondissant.

Ce comte-là n’avait qu’à se bien tenir, etd’instinct, la main de Raoul cherchait déjà son épée.

– Tout ceci est un songe ! pensaittout haut Céleste.

La Meunière avait croisé ses bras sur sapoitrine.

– J’ai dit ! prononça-t-ellesèchement : ce n’est pas moi qui fais la destinée !

Elle se leva et marcha vers Raoul enajoutant :

– À votre tour, jeune homme !

Raoul lui tendit la main, moitié souriant,moitié craintif ; le scepticisme combattait en luil’émotion.

– Bonne femme, dit-il en tâchant derailler, examinez-moi bien ces lignes ; si vous y découvrezune couronne de comte, je vous promets la moitié de mes domaines àvenir !

La Sorcière repoussa sa main etrépondit :

– Il ne s’agit point de cela entrenous.

– Ne me direz-vous pas ma bonneaventure ? demanda Raoul désappointé.

– Non.

– Ne me parlerez-vous point de mafamille ?

– Non.

– Au moins, ne m’apprendrez-vouspas ?…

– Rien ! fit la Sorcière d’un tonpéremptoire. J’ai ma tâche tracée.

Elle tira un papier de son sein.

– On vous a envoyé près de moi chercherun talisman, dit-elle ; le voici !

Céleste ouvrait de grands yeux. Raoul prit lepapier avec défiance : c’était une lettre ; il essaya delire l’adresse aux rayons de la lune.

« – À M. le vicomte de Rieux,épela-t-il, colonel des chasseurs de Conti. »

 

– J’ai la taille, dit-il ; onm’aurait bien engagé sans cela !

– Vous allez retourner à Rennes tout desuite, continua la Meunière ; vous remettrez cette lettre enmains propres, demain, à la première heure. Le vicomte a besoind’un cornette.

– Officier, moi ! balbutia Raoulébahi.

– Oh ! s’écria Céleste, s’il estofficier, il m’oubliera !

Raoul riait de tout son cœur.

– Si vous m’aviez dit,raisonnait-il ! « Le vicomte a besoin d’unfourrier, » encore passe ! Mais officier du premier coup,officiers du régiment de Conti !… Bonne femme, vous vousmoquez de moi.

– Quand M. le vicomte de Rieux vousaura délivré votre commission de cornette, dit celle-cipaisiblement, il vous faudra des équipages.

– Je crois bien ! s’écria Raouléclatant pour le coup. Voyez un peu ! je n’avais pas songé auxéquipages !

La Meunière gardait son grand sérieux.

– Vous vous présenterez à l’hôtel del’intendant royal avec cette lettre, dit-elle encore, et lecaissier vous comptera trois mille livres.

– De mieux en mieux ! fit Raoul.

– Si c’était vrai pourtant ? dit àson oreille la douce voix de Céleste.

Raoul haussa les épaules, mais il commençait àcroire.

– Maintenant, reprit la Meunière, il fautrentrer au manoir, où l’on a remarqué votre absence, mafille ; vous, mon officier, allez trouver votre valetMagloire, qui vous attend à la croix de Mi-Forêt ; je n’aiplus rien à vous dire.

Raoul la retint comme elle s’éloignait.

– Tenez, bonne femme, s’écria-t-il, je necrois guère aux sorciers quand je suis de sens rassis, mais mevoilà comme un enfant qu’on a bercé de contes de fées ; je nesais pas s’il y a quelque chose de sérieux en tout ceci et s’ilfaut vous remercier…

– Remerciez toujours ! murmuraCéleste qui lui poussa le coude.

La Meunière était déjà près de la porte dumoulin ; elle s’arrêta :

– J’oubliais, fit-elle. Demain, dans lasoirée, cornette, quand même vous seriez de service, il faut quevous veniez au château de M. le sénéchal de Rohan-Polduc, on yaura besoin de vous.

– J’y viendrai, si je suis cornette,répondit Raoul.

Il ajouta tout bas, en se tournant versCéleste :

– Si je ne suis pas cornette, ce qui meparaît excessivement probable, j’y viendrai tout de même.

Au moment où ils allaient s’éloigner, une voixrauque retentit dans les ruines.

– Sellez mon cheval ! dit-elle.Apportez-moi l’épée de monsieur Pierre de Bretagne, mon aïeul…Voici l’heure où va passer Philippe d’Orléans, régent deFrance !

– C’est là votre route, dit vivement laMeunière à Raoul en désignant le sentier par où les deux enfantss’étaient approchés des ruines. La vôtre est ici, ma fille,ajouta-t-elle en montrant à Céleste une allée qui rejoignait legrand chemin du manoir.

Son accent et son geste étaient si impérieuxque les deux jeunes gens obéirent aussitôt, allant l’un à droite,l’autre à gauche. Comme ils disparaissaient derrière les arbres, lavoix des ruines s’éleva de nouveau, criant :

– Mon cheval ! mon cheval ! mesarmes et mon cheval !

La Meunière avait gagné la porte dumoulin.

– Monsieur mon père, dit-elle, arrêtéesur le seuil, Philippe d’Orléans est passé depuis longtemps.

– Donc, répliqua la voix qui semblas’éteindre, il faudra remettre encore à demain le grand combat dela Bretagne contre la France !

Chapitre 9LE BIVOUAC DES LOUPS

Tout au fond du ravin au-dessus duquel lePont-Joli balançait son arche de feuillage, la route et le petitruisseau tributaire de la Vesvre se côtoyaient l’espace d’unecentaine de pas ; entre eux, l’angle d’un pré qui rejoignaitles futaies de la plaine venait bientôt se ficher comme un coinaigu et vert. Le ruisseau, bordé de vieux saules, s’écartaitlentement sur la gauche, tournant la rampe du nord ; la route,au contraire, prenait un circuit pour gravir la colline méridionaleet l’arc de cercle qu’elle traçait enfermait à la fois le tertre etles ruines du moulin.

Au lieu de suivre son cours dans la plaine, leruisseau faisait un coude brusque au bout de la prairie et restaitcollé à la base même du monticule dont il dessinait fidèlement lescontours. On voyait au loin un mince filet d’argent se déroulerparmi la verdure sombre, puis tout à coup disparaître derrière lesfutaies.

C’était un autre défilé. Le lieu connu dans lepays sous le nom de la Fosse-aux-Loups commençait précisément àl’endroit où le voyageur, placé sur la route charretière, perdaitde vue le ruisseau. Une colline, beaucoup plus haute que ne le sontd’ordinaire les coteaux du pays de Rennes, se dressait vers lenord, couverte de chênes énormes, parmi lesquels se montrait çà etlà le roc gris.

On ne voyait nulle apparence de coupes dansces bois séculaires, et aucune route tracée ne pénétrait dans leursprofondeurs.

 

Au temps où les paysans de Bretagne serévoltèrent, sous Louis XIV, contre le gouverneur, duc deChaulnes, pour l’impôt du timbre et du tabac, les gens de Francevinrent camper à quelque cinq cents pas de là, dans une belleprairie qui se trouvait sous le grand étang Muys. Tant que le jourdura, on n’aperçut pas un seul rebelle aux alentours ; la nuitvenue, les gens de France firent tourner la broche et bouillir lamarmite comme de bons soldats qu’ils étaient.

Quelques-uns entendirent bien comme un sourdfracas qui semblait descendre de la vieille digue en pierressèches, au bas de l’étang, mais ils pensèrent que c’était l’eaufrappant contre la bonde.

Les gens de France soupèrent gaîment, puis ilsse couchèrent sur l’herbe. Le milieu de la nuit leur réservait undur réveil. Ce bruit sourd qu’ils avaient entendu, c’était lapioche des gars de la Fosse-aux-Loups, occupés à crever la digue.Le froid de l’eau les tira de leur somme.

La prairie était un lac. Ceux d’entre eux quisavaient nager purent voir, aux deux côtés de la chaussée démolie,deux grands feux de joie, autour desquels les peaux de biquedansaient comme des diables incarnés.

Depuis lors, personne n’avait pris souci derétablir la chaussée. L’étang du Muys formait un large bassindesséché à demi où croissaient déjà de grands arbres et au centreduquel une flaque d’eau de forme oblongue dormait dans un litvaseux.

À la hauteur de l’ancienne digue, le ruisseauformait une mince cascade et tombait en écumant sur les cailloux,jusqu’à ce plan inférieur où les gens du duc de Chaulnes avaientété mis à mal par les paysans ; mais la belle prairie s’étaitchangée en taillis ; les jeunes arbres croissaient au hasard,entremêlés de touffes d’ajoncs mesurant quinze pieds dehauteur.

Une fois égaré au fond de cet entonnoir, levoyageur aurait pu se croire à cent lieues de toute civilisation.Aussi loin que le regard pouvait se porter, il n’y avait plusqu’inculture et désordre. C’était une forêt vierge de la Bretagnedruidique, avec ses roches chauves faisant tache dans le feuillage,et ses marécages violâtres aux eaux visqueuses, peuplées d’oiseauxcriant plaintivement. Et pourtant nous n’avons fait que tourner lapetite colline plantée d’arbres verts où s’appuyait l’extrémité duPont-Joli. En partant du fond même de l’entonnoir, on n’eût pasmarché dix minutes à travers les taillis dans la direction del’ouest sans trouver les riants abords de la vallée de Vesvre.

C’était l’abandon qui avait jeté comme unépais voile de tristesse sur ces lieux autrefois habités et sifertiles ; cette partie de la forêt n’avait plus de maître,depuis que Rohan-Polduc avait quitté son manoir. C’était peut-êtreaussi le souvenir de la nuit de malédiction. C’était surtout leterrible voisinage de la Fosse-aux-Loups…

Mais où était-elle, cette Fosse-aux-Loups dontle nom défrayait depuis si longtemps les récits des veillées ?Il y avait là une prairie changée en taillis, un étang desséché,deux montagnes arrondissant la concavité de leurs flancs couvertsde futaies : était-ce là la Fosse-aux-Loups ?

Oui et non. C’était topographiquement le pointde la forêt de Rennes désigné sous le nom de laFosse-aux-Loups ; mais ce n’était point assurément cesouterrain étrange et mystérieux, comparable aux galeries creuséespar les géants de la verte Érin, comparable à ces retraitesténébreuses où Calgacus abritait contre Rome envahissante laliberté de l’Angleterre barbare, comparable enfin aux grottes duroi Pelage, aux galeries d’Hercule qui sont au-delà de Tolède et àce fameux souterrain de Montesinos que Michel Cervantes n’a pointinventé ; ce n’était pas cette ville sombre aux mille voiesinconnues qui, suivant la croyance populaire, s’étendait sous unebonne moitié de la forêt. C’en était seulement le vestibule.

Suivant la croyance commune encore, lessouterrains de la Fosse-aux-Loups avaient trois issues : lapremière à l’étang de Muys, la seconde aux Deux-Moulins, sur ledomaine de Treml, la troisième aux environs du manoir deRohan-Polduc.

Les loups eux-mêmes n’auraient point putrouver ces deux dernières issues, et quant à la première, il yavait un proverbe qui disait : Tant qu’on pourra couper unebrassée de blosses dans la forêt, les gens du roichercheront la fosse[3] ! Orla blosse, sorte de prunier sauvage, est aussi commune dans lesbrousses du pays rennais que la bruyère sur la lande ou le sainfoindans les prairies.

À l’heure où Raoul et Céleste quittaient lesruines du moulin à vent, l’étang du Muys et ses abords présentaientun singulier spectacle : des feux étaient allumés çà et là aubord de la flaque d’eau, qui reflétait leur rouge lueur en mêmetemps que les rayons blafards de la lune ; d’autres feuxbrillaient le long de l’ancienne chaussée : on en voyaitencore plus bas, dans la prairie devenue taillis. C’était comme uncamp, et l’œil pouvait distinguer, non loin de chaque foyerpétillant, une ou deux huttes en branches d’arbres calfeutrées etrecouvertes de janiqué[4].

Autour de la flamme, des hommes à peaux debiques se rangeaient, accroupis par terre, et regardaient bouillirla marmite, suspendue à trois pieux. On entendait un murmure sourdet continu ; les Loups bavardaient en attendant le souper.

Il ne se passait guère de semaine sans que lemaréchal de Montesquieu ne fît éclairer par ses espions cettepartie suspecte de la forêt, à telles enseignes que les espions dumaréchal restaient parfois en route et ne venaient point lui faireleur rapport.

La veille, les éclaireurs de la lieutenanceavaient gravi peut-être les montées environnantes, et, du haut dequelque vieux chêne, leur regard avait plongé tout au fond del’entonnoir ; ils n’avaient rien vu, sinon des halbrans dansles roseaux de la mare, ou quelque chevreuil ruminant à l’ombred’un buisson. L’étang et ses alentours étaient un désert ; lesespions avaient pu se retirer et dire au maréchal que tout allaitbien derrière la vallée de Vesvre.

Et le maréchal dormait sans doute sur ses deuxoreilles, ne se souvenant point que ce diabolique pays avait desdessous comme un théâtre, et que cette fée qu’on appelait la Louvepouvait, d’un coup de sa baguette, faire jaillir du sol unearmée.

Il n’y avait rien la veille, rien encore dansla matinée de ce jour.

Vers une heure après midi seulement, lestaillis s’étaient peuplés ; la hache avait joué ; lescabanes s’étaient dressées sur la brune, et à la nuit noire, onavait allumé les feux.

Et de tous les coins de la forêt des hommesétaient venus, le carré de peau de loup au visage, le mousquet surl’épaule.

Pourquoi ? nul ne le savait ; laLouve avait rassemblé ses soldats, voilà tout.

À l’autre bout du pays armoricain, sous leMené, il y a comme cela une lande où les sorciers de toute laBretagne tiennent leur cour plénière ; chacun sait bien quetous les ans, durant la nuit de la Toussaint, ils se bâtissent uneville, non point avec de pauvres branchages, non point avec desajoncs coupés, mais avec de belles pierres taillées dans le granitde Penmarch, où le quartz sème ses paillettes rosées ; unevraie ville grande comme Quimper, et qui a sur sa cathédrale unclocher plus haut que celui de Paimpol.

Eh bien ! quand l’aube se lève sur lalande du Mené, on cherche en vain la trace de ces merveillesauthentiques ; tout a disparu, palais de granit et clocherspercés à jour. Peut-être qu’au crépuscule du matin ce camp deLoups, presque aussi fantastique que la capitale des sorciersbretons, allait également disparaître.

On devisait autour des chaudronnées, et nouseussions reconnu dans les groupes la plupart des anciens vassaux deRohan.

– La dernière fois que je l’ai vu, disaitle vieux métayer Jouachin, qui avait amené là trois fils et cinqpetit-fils, il cheminait du côté d’Antrain pour gagner la côte ets’en aller en Angleterre… Notre monsieur est mon aîné de septans ; cela le fait bien vieux, mes garçailles, et quand onpasse la grande mer à cet âge-là, on ne revient point, c’est moiqui vous le dis !

– Mais vous ne l’avez pas vu s’embarquer,père Jouachin ?

Le vieillard secoua la tête.

– Vous souvenez-vous, murmura-t-il, quelfier cavalier c’était que le comte Guy de Rohan ? La veille dujour où il fut chassé de son manoir par les soldats du régiment dela Ferté, je le rencontrai qui menait un cerf dans les taillis deBoislève. Son veneur était à cinq cents pas derrière lui, et commela murette de ma basse-cour lui barrait le passage, je tirai monchapeau pour lui dire en riant : « Sautez une fois pourentrer, une fois pour sortir, monseigneur ! Il sauta une foispour entrer aussi facilement que j’ouvre ma pétunière[5]. Il jeta un écu de six livres aux enfantsqui jouaient dans la cour et sauta une seconde fois pour sortir encriant : « Dieu te bénisse, toi et ta maisonnée,Jouachin, mon brave homme ! »

Il y avait une grosse bouteille de terre,pleine d’eau-de-vie ; on but un coup à la ronde, et ceux quiavaient connu le comte Guy de Rohan répétèrent :

– Quant à ça, pour chevaucher, il n’avaitpas son pareil de semblable à lui !

– Eh bien ! reprit le vieuxJouachin, quand je le vis là-bas, du côté d’Antrain, il chancelaitsur sa selle comme un procureur qui a changé de bidet ; ilavait le corps cassé en deux et sa pauvre tête branlait, donnant dumenton contre sa poitrine… Ici ou là, mes petits enfants, en Franceou en Angleterre, notre monsieur n’a pas dû bien longtemps durer,depuis le jour où je l’ai vu !

– Et sa fille ? demandèrentplusieurs voix.

– Il n’y avait personne avec lui,répondit Jouachin, qu’un gars qui allait pieds nus et qui luimontrait le chemin.

– Notre demoiselle s’est déguisée plusd’une fois, en jeune gars, dit une voix dans le cercle.

Le bonhomme Jouachin garda le silence, et labouteille de terre fit un tour.

– Manteau noir et chapeau à plumail noirsur les yeux, faisait notre ami Josille auprès du foyer voisin. Soncheval est attaché à un arbre au revers de la chaussée.

– À quelle heure est-il venu ?

– Sur le tard.

– Est-ce que le joli sabotier leconnaissait ?

– M’est avis que non, car il n’a pasvoulu lui montrer l’entrée de la fosse.

– Et personne ne sait son nom ?

– Personne.

En prononçant ce dernier mot, Josille étenditla main vers le bout de la chaussée, où se mourait un feu isolé.Deux hommes qui causaient en se promenant sortirent de l’ombre.L’un de ces deux hommes, qui était de grande taille, portait eneffet un manteau noir relevé par le fourreau de son épée ; sonfeutre se rabattait sur ses yeux et cachait son visage. L’autreétait une manière de rustre endimanché qui tenait sa peau de biquesous le bras et montrait à découvert sa grosse tête coiffée d’unbonnet de laine.

Celui-là était court et trapu ; sespetites jambes semblaient s’arc-bouter en cerceaux pour supporterle poids de ses larges épaules. Nous l’avons vu en la salle bassede Rohan, dès les premières pages de cette histoire. Son compagnonet lui s’avancèrent dans leur promenade jusqu’au feu abandonné quiallait se consumant sous la cendre ; le groupe présidé parJosille faisait silence, afin de saisir au moins quelque parole aupassage ; mais le joli sabotier parlait tout bas, et c’est àpeine si son mystérieux compagnon desserrait les lèvres. Quand ilss’éloignèrent, Josille demanda :

– Quelqu’un de vous a-t-il vu le métayerJulot qui est allé en la grand’ville de Paris avec maître JosselinGuitan ?

– Il est là-bas avec la Michon, au bordde l’eau, répondit un Loup.

– Toi qui parles, pourrais-tu dire le nomde la bourgeoise qui a fait leurs affaires à la cour durégent ?

Le paysan hésita, chercha et finit parrépondre :

– Madame Saint-Elme.

Josille frappa dans ses mains.

– Eh bien ! s’écria-t-il, c’estjustement ce nom-là ! L’homme au manteau me faisait l’effetd’un espion de France ; je me suis coulé dans la taille poursavoir de quoi ils causaient, le joli sabotier et lui. Je n’ai puentendre que cela : Madame Saint-Elme, mais je l’aientendu !

Le joli sabotier et son compagnon étaientrentrés dans l’ombre ; ils marchaient côte à côte àl’extrémité de la chaussée, et ne se contraignaient plus.

– Je suis le maître ici, disait Yaumy,qui se redressait avec importance sur ses courtes jambes. Il fautbien quelque chose pour amuser ces bonnes gens : on leur parlede la Louve, mais la Louve, voyez-vous…

Il haussa les épaules au lieu d’achever.L’homme au manteau s’arrêta et croisa ses bras sur sa poitrine.Comme il était ainsi tête levée, un rayon de lune glissa sous lerebord de son feutre, éclairant les traits mâles et fièrementdessinés de l’Espagnol don Martin Blas.

– Alors c’est perdre son temps que dechercher la Louve ? dit-il.

– Non pas ! s’écria le joli sabotieren riant ; pour vous faire plaisir, mon gentilhomme, je vaisvous la montrer, si vous y tenez.

Au bout de la chaussée, il y avait un petitrebord en forme de parapet qui regardait l’entrée du défilé, ducôté de la vallée de Vesvre ; Yaumy dérangea quelques fascinesamoncelées là comme au hasard et découvrit un long fauconneau defer, monté sur pivot comme une caronade, et dont la gueule noireétait braquée sur l’entrée du défilé.

C’était l’artillerie des Loups. Yaumy frappasur la culasse, qui sonna le plein, car le vieux fauconneau étaitchargé jusqu’à la gueule, et dit avec emphase :

– Voici la Louve ! Ellemord !

Chapitre 10PARIS À VUE DE LOUP

Les heures passaient ; nombre de feuxs’étaient éteints autour de la grande mare et le long de lachaussée ; l’aspect du camp avait changé ; tout ce qui nefaisait point saillie aux rayons de la lune rentrait dans l’ombre,et le paysage, éclairé naturellement par grandes masses, allaitbientôt de nouveau ressembler à une solitude. On ne causait plusguère ; les marmites retournées avaient donné leur contenuépais au bon estomac des Loups ; beaucoup d’entre euxronflaient déjà, étendus sur l’herbe, les pieds dans la cendrechaude.

La lune, qui montait au ciel et dont lalumière s’épurait à mesure que mouraient les lueurs du bivouac,enfilait la mare et mirait son disque blanc dans l’eau dormante.Tout à l’entour, les coteaux dessinaient sur le firmament laiteuxles festons de leurs profils ; la brise tiède montait de laplaine ; un silence profond régnait dans la forêt. Onn’entendait que le pas lourd et paresseux des sauvages sentinellesqui veillaient aux abords du camp.

Il y avait encore cependant, vers le centre dela mare, un foyer qui brûlait et des gens qui prolongeaient laveillée. C’était sous un bel aulne feuillu ; le cercle étaitprésidé par dame Michon Guitan, qui avait mis elle-même le gruaudans les écuelles.

Dame Michon avait les cheveux tout blancs, etson rosaire à gros grains de cuivre carillonnait à sa ceinturecomme au temps où elle était femme de charge de Rohan ; maisvous eussiez découvert en elle maintenant quelque chose debelliqueux et d’un peu farouche.

Dame Michon n’était plus tout à fait ladiscrète matrone, tournant son rouet paisible et fumant sa pipetant que le jour durait, sous le manteau de la grande cheminée dela salle basse. Jadis elle ne faisait la guerre qu’à maître AlainPolduc, le majordome prévaricateur ; à présent on voyait bienqu’elle avait mis de côté ses habitudes pacifiques. Ellen’atteignait pas à la tragédie, malgré la dignité de son port et lasévérité de son regard ; c’était une véritable vivandière,capable de tremper, au besoin, la soupe pour toute une armée, et delancer ensuite la marmite vide à la tête de l’ennemi.

À part l’élément honnête, la gouvernante desbandits de Gil Blas devait ressembler un peu à dame Michon Guitandevenue femme de guerre. Mais, chez la digne créature, l’élémenthonnête débordait : c’était toujours la bonne chrétienne, ledévoûment incarné, la fidélité absolue.

Elle était assise sur sa mante pliée, pouréviter le froid de l’herbe, qui ne vaut rien aux vieillesgens ; elle se tenait droite comme autrefois, et sa figurepeignait encore la santé. Il n’y avait qu’elle de femme ; unetrentaine de paysans se rangeaient autour d’elle : les unsétaient de sa marmite, les autres avaient abandonné leurs feux pourfinir la veillée avec elle.

– L’eau-de-vie est bonne pour les hommes,disait-elle en portant à ses lèvres une fière écuelle de cidre dur,et quant à cela, Josselin Guitan, mon fils, va sur ses trente-cinqans : je ne peux pas le tenir en lisière !

Elle inclina la tête à la ronde avec unecourtoisie solennelle et vida son écuelle d’un trait.

– C’est égal, répliqua l’ancien veneur deRohan, qui portait comme tous les autres la peau de biqued’uniforme, si maître Josselin est revenu chez nous depuis cematin, il aurait bien pu trouver le temps de dire bonjour à savieille mère.

– Qu’en sais-tu, toi ? répliqua labonne femme avec aigreur ; ceux qui taillent la besogne deJosselin Guitan comptent sur lui. Qui êtes-vous pour lejuger ? Tous les jours que Dieu donne, je dis un Aveà sainte Marie pour la remercier de m’avoir fait sa mère.

Elle ajouta en se tournant vers un gars à touscrins couché nonchalamment auprès d’elle :

– C’était donc un feu follet que cettemadame Saint-Elme, mon Julot ?

À ce nom de madame Saint-Elme, Josille et levieux Jouachin, qui venaient d’arriver, dressèrent l’oreille. Legars Julot se souleva sur le coude.

– Quoi donc ! fit-il, on en voit dedrôles par là-bas ! Paris est plus grand que d’ici l’autrebout de la paroisse ! Il y a une rivière où la Vilainedanserait avec la Vesvre, avec la Vanve, avec le Couësnon aussi, etl’Ille, et la Seiche, et la Mayenne qui passe à Laval, et l’Ornequi est vers Alençon, et bien d’autres encore !

– Bah ! fit le cercleémerveillé.

Les voyageurs sont sujets à mentir, mais onles écoute toujours ; ce gars Julot, avec sa petite figuremaigre, perdue dans ses énormes cheveux roux, était unvoyageur.

– Faut pas dire :« Bah ! » reprit-il en homme sûr de son fait ;pour traverser la rivière dont je parle, on a des ponts de pierrede taille qui n’en finissent plus. Le palais du roi a cinq centsfenêtres ! J’ai entendu la messe à l’église Notre-Dame, dontles tours sont si hautes qu’on voit les hommes comme des mouches enhaut dessus. C’est la vérité : je ne voudrais passurfaire.

– Mais, interrompit Michon Guitan, madameSaint-Elme ?

– Madame Saint-Elme ? répéta Julot,bien ! j’ai ouï sous le Pont-Neuf un clocher qui jouait de lamusique ; ça se nomme la Samaritaine. Et un soir que jepassais par là pour écouter le clocher qui chantait :« Trempe ton pain, Marie, trempe ton pain, Marie, trempe tonpain dans la sauce » on me coupa ma bourse, où j’avais cinqpièces de six liards. Maître Josselin m’avait dit de ne pas allervoir la comédie, mais c’est si joli ! Figurez-vous ça :Le père veut que sa fille s’épouse avec un vieux qui a del’argent ; la fille vient raconter ses embarras à ladomestique, une flûtée commère ! La domestique lui dit :« N’ayez pas peur ! » Elle rencontre un valet pasmal voleur, à qui elle recommande bien de ne pas l’embrasser et quil’embrasse tout le temps. Le valet va chercher son maître et uneéchelle ; le maître a une guitare ; il chante ; lajeune fille se met à la fenêtre ; on dresse l’échelle ;la jeune fille s’essuie les yeux avec son tablier et descend dansla rue en disant que ce n’est pas joli de quitter comme ça safamille ! Et elle s’en va tout comme. Le père vient avec levieux, et c’est à mourir de rire de les voir se lamenter !Mais le valet ramène bientôt tout le monde : la suivante, lajeune fille et son maître, qui est l’unique héritier d’un seigneurespagnol plus riche que le roi ! On s’embrasse comme du pain,et tout le monde se met à danser, excepté le vieux, qui enrage soussa perruque de filasse… Voilà ce que c’est que la comédie.

– Si c’est possible ! firentquelques voix dans le cercle où chacun écoutait bouche béante.

Le voyageur Julot avait déjà la conscience deson succès, et certes, il avait très-bien compris l’utilité moraledu théâtre.

– Passez-moi la dame-jeanne, reprit-il enjetant à la ronde un regard de supériorité. Paris est Paris !et ne faut pas rester par chez nous quand on veut connaître lemonde !

– Mais sais-tu seulement, demanda levieux Jouachin pourquoi maître Josselin et toi vous avez été àParis ?

– Quant à ça, nenni répondit Julot sanshésiter. La madame Saint-Elme avait besoin de maître Josselin,voilà tout ce que j’ai deviné… Mais regardez là-haut, et voyezcombien il y a d’étoiles ; on nous fit aller une fois, maîtreJosselin et moi, dans une maison toute en or où les femmes sonthabillées avec je ne sais pas quoi qui ne les habille pas. Il y adix fois plus de chandelles dans cette maison-là que vous ne voyezd’étoiles sur nos têtes.

– Ne te moque pas de nous, garsJulot ! interrompit sévèrement Jouachin.

– Vingt fois plus ! s’écria levoyageur, et du velours et des fleurs et des violons !… quetout reluit et chante là-dedans comme au paradis, aussi vrai quej’ai reçu le saint baptême ! Ah ! dame ! ah !dame ! vous pouvez bien ne pas me croire, car ça me faisaitcomme si je rêvais ! Eh bien ! il y eut un beau seigneurqui s’approcha de maître Josselin et qui lui dit à l’oreille :« Le Régent a tout découvert, faites vos paquets et enroute ! » Un autre seigneur me prit par le bras et mecoula tout doucement : « Si tu veux me dire où se cachela Saint-Elme, je te donnerai cinquante louisd’or !… »

Julot s’arrêta pour allumer sa pipe ; sonauditoire ne comprenait peut-être pas très bien ce récit confus oùJulot lui-même semblait marcher dans un labyrinthe ; mais lacuriosité n’en était que plus grande, et jamais conte de féesn’avait excité un pareil intérêt.

– Cinquante louis d’or, reprit Julot,cent vingt pistoles ni plus, ni moins ! j’ai manqué mafortune ! mais trouver la Saint-Elme ! ah !ouiche ! Autant aurait valu me demander dans quel trou delande se cachent les Corniquets ou les Chats-Courtels[6]… Quoi donc ! le lendemain, maîtreJosselin me fit monter en carrosse, et nous arrivâmes dans unjardin où l’on monte par cent degrés de marbre blanc, des parterresoù fleurissent tous les bouquets du monde, des ifs taillés enanimaux féroces, des statues qui vomissent l’eau par la bouche etpar les narines, si bien qu’en regardant ces gerbes au soleil,j’étais plus ébloui que dans la maison tout en or qu’ils appellentl’Opéra… Et là où je vous mène maintenant, c’est Versailles. Onvoulut nous empêcher d’entrer dans un pavillon où il y avait desgardes à la porte ; maître Josselin dit qu’il venait de lapart de madame Saint-Elme et voilà que les gardes se mettent àcligner de l’œil et nous laissent entrer… Ce n’est pas vous quiverrez jamais un ministre ! Il y en avait un dans le pavillon…avec une robe rouge et un chapeau rouge, une grande croix sur lapoitrine, et bavard ! il s’appelle Dubois, comme l’aubergistede Liffré. J’aurais bien pu entendre, ce qu’il causait, maisJosselin Guitan me dit de me tenir à l’écart… Passez-moi ladame-jeanne !

Le voyageur Julot avait de la sueur aufront ; il racontait de bon cœur et tant qu’il pouvait.

– Oh ! mais, s’écria-t-il avec uneferveur soudaine, c’est chez le ministre qu’il y a unecuisine ! J’avais déjà la tête chaude quand nous revînmes àParis ; je disais à maître Josselin tout le long de laroute : Quel métier donc que nous faisons comme cela ?…Bast ! maître Josselin parle quand il veut !

– Et quand il veut, il parle bien !fit-on dans l’auditoire, tandis que chacun adressait un regardflatteur à dame Michon Guitan.

Il paraît que décidément ce maître Josselinétait une manière de puissance.

– Toc ! toc ! toc ! repritle voyageur. Julot en faisant sonner la dernière phalange de sonmédium contre la dame-jeanne ; c’était maître Josselin quifrappait comme cela à une petite porte de la cour des fontaines, aurevers du Palais-Royal. « – Qui est là ? – C’est de lapart de madame Saint-Elme. » Bon ! nous voilà dans uncorridor noir au bout duquel grimpait un petit escalier ;après l’escalier un autre corridor, et puis, ma foi ! deschambres à n’en plus finir, toutes pleines de dames et degentilshommes qui riaient à se tenir les côtes en voyant nos grandschapeaux et nos vestes rondes. J’entendais qu’on disait sur notrepassage : « – Ce sont les deux rustauds de laSaint-Elme » D’un coup de mon bâton à gros bout j’aurais bienfêlé une demi-douzaine de têtes : mais Josselin Guitan nevoulut pas… Dans la dernière chambre nous trouvâmes cinq ou sixmessieurs et autant de dames qui mangeaient dans de la vaisselledorée et qui buvaient du vin blanc, mousseux comme notre petitcidre. Mon ministre était là, joliment égayé, par exemple ! etaussi un bel homme plus qu’à moitié en ribotte que les autresappelaient votre altesse. « – Les voilà ! » dit leministre en riant. Les dames nous regardèrent et il y en eut unequi mit son bouquet sous le nez de maître Josselin ; moi,j’eus un bon coup d’éventail sur l’œil gauche, et la plus mignonnedes six princesses me parla…

– Qu’est-ce qu’elle te dit ?demanda-t-on curieusement.

– Elle me dit : « a-t-il l’airbête ! répliqua Julot. Son altesse était dans un coin avecmaître Josselin ; les princesses me firent boire à labouteille, moi qui vous parle, et je leur chantai la chanson desgars de Locminé…

– Alors, interrompit l’ancien métayerJouachin, tu ne sais pas ce que disait à maître Josselin cet hommequ’on appelait Votre Altesse ?

– Il est bon, leur petit vin blanc quimousse, répondit le voyageur Julot, mais j’aime mieux le cidre deNoyal qu’on laisse en fût jusque vers la Chandeleur et qu’on metensuite en bouteille… Le monseigneur disait ce qu’il voulait ;moi, je buvais et j’entendis seulement qu’on parlait de laSaint-Elme et de la Bastille. Quand on nous fit sortir, je n’yvoyais plus goutte. Il faut vous dire qu’on a mis partout deslanternes dans Paris pour que les gentilshommes voient clair à secouper la gorge quand la nuit est tombée. Ce n’est pas moi qui meserais jeté dans cette bagarre ! Tout à coup maître Josselins’écria : « – Saint-Maugon seul contretrois !… »

– Saint-Maugon ! répéta la vieilleMichon, dont la voix trembla ; vous avez rencontréSaint-Maugon à Paris !

Pour tous ceux qui avaient de l’âge dansl’auditoire de Julot, ce nom fut comme l’écho d’un passé déjàlointain : Josille, Jouachin et d’autres voulurent interroger,mais Julot répondit :

– Je dis ce que je sais, ne m’en demandezpas davantage. Il y eut des coups d’épée et du sang sur lepavé ; le guet arriva pour relever un gentilhomme percéd’outre en outre, et l’on nous mit à la prison du Châtelet…J’oubliais de vous dire que j’avais reconnu parmi ceux qui sebattaient l’homme qui m’avait proposé cinquante louis d’ormoyennant que je lui apprendrais le logis de la Saint-Elme.

– Était-ce celui-là que mon fils Josselinappelait Saint-Maugon ? demanda Michon Guitan.

– Je ne sais pas, répliqua Julot ;passez-moi la dame-jeanne.

Au milieu du silence profond qui régnaitmaintenant autour de la mare et dans les tailles voisines, onentendit les pas d’un cheval sur le terrain pierreux, marquantl’emplacement de l’ancienne chaussée.

– J’espère, grommela Jouachin, que lejoli sabotier et son camarade ont eu le temps de causer !

– Où vont-ils ensemble, à cette heure denuit ? pensait-on dans l’auditoire du voyageur julot.

Chapitre 11L’INTÉRIEUR DU MOULIN

Cette longue audience que le joli sabotieravait donnée à son hôte inconnu était bien faite pour exciter lacuriosité générale. Depuis une demi-heure, ils avaient quitté lachaussée et se tenaient tous deux à l’écart dans le taillis pourque leur conversation n’eût point de témoins. On les vit s’avancerbientôt dans l’ombre à pas lents : le joli sabotier les mainsdans ses poches et la pipe à la bouche, l’étranger tenant soncheval par la bride.

– Ne soufflez mot ! dit tout basJosille, je vous promets que nous allons voir sa figure.

Il prit un éclat de souche et s’approcha dufeu qui couvait, sous la cendre. Le voyageur Julot, pour vider sonsac tout d’une fois et n’omettre aucune des merveilles de Paris,venait d’entamer, à son point de vue, une description de la rueQuincampoix, où s’agitaient les fiévreux de la banque de Law, maisle cercle de dame Michon n’était plus en humeur d’écouter ; lacuriosité générale se concentrait sur le compagnon du jolisabotier. Josille guettait l’approche de l’étranger ; tout lemonde dans le cercle avait compris son dessein ; on attendait.Au moment où l’étranger au noir manteau qui marchait un peu enavant, passait devant le foyer, Josille lança son éclat de soucheau milieu des cendres et souleva ainsi une gerbe d’étincelles.

L’étranger rabattit vivement son feutre surses yeux ; mais il n’était déjà plus temps.

– Jésus Dieu ! s’écria Julot enlaissant sa dame-jeanne. C’est cet homme-là qui voulait me donnercinquante louis d’or !

Dame Michon Guitan, tremblante et toutéperdue, s’était signée coup sur coup plusieurs fois.

– Ce n’est pas possible !balbutiait-elle. Non, non ! ce n’est pas possible ! Je mefais trop vieille et mes pauvres yeux n’y sont plus !

Josille riait dans sa barbe du succès de sonstratagème.

– Un beau brun ! fit-il. Ah !ah ! les seigneurs de la cour de Paris viennent visiter commecela notre cousin Yaumy ! Nous allons voir du nouveau, c’estsûr !

L’ombre était revenue plus profonde ; lesabot du cheval cessa un instant de résonner sur l’herbe, et chacundevina bien que l’étranger l’avait arrêté pour se mettre en selle.Il en était ainsi : le joli sabotier et lui échangeaient unepoignée de mains et prenaient congé l’un de l’autre.

– Personne ne vous connaît dans le pays,mon gentilhomme, disait le sabotier ; la curiosité de nos garsne peut vous porter préjudice.

L’étranger ne répondit point ; il touchason cheval et prononça tout bas :

– Demain, une heure après la tombée de lanuit, aux portes Mordelaises !

Yaumi répliqua en riant :

– Ils auront payé pour nous lesviolons !

Le cheval partit au grand trot.

– Éteignez le feu et dormez, mes bonnesgens, dit le joli sabotier en repassant devant le foyer de dameMichon. Je viens de travailler pour vous.

Quelques minutes après, l’étang de Muysformait comme un grand trou noir entre les collines vaguementéclairées ; on n’entendait plus rien, sinon la brise de nuitqui murmurait dans les chênes.

 

Chez la Sorcière, on ne dormait pas. La luneglissait un rayon dans l’intérieur du moulin en ruines. À traversles pièces de la charpente on voyait les étoiles briller au cielsans nuages. La mousse avait rongé les ardoises ; c’eût étépour la Meunière et pour son vieux lion, comme disait maîtreJosselin Guitan, une mauvaise retraite dans les nuits d’hiver. Encette saison de l’année, c’était un asile passable. La Meunière,d’ailleurs, et son vieux lion, ne se montraient point difficilessur le choix de leur gîte.

Le plancher formant le premier étage du moulinn’existait plus ; il ne restait que les murailles mêmes de latour et la charpente vermoulue supportant le toit à jour. Le solétait jonché de débris de solives recouvertes d’une épaisse couchede feuilles et de poussière. Dans un coin on avait étendu quelquesbottes de paille. Le vieillard, dont la voix rauque s’était faitentendre au moment où Raoul et Céleste s’éloignaient était étendusur cette paille.

La Meunière veillait, assise sur une poutre etadossée contre la muraille ; derrière elle, une mincechandelle de résine, maintenue par un bâtonnet fendu fiché entredeux pierres, achevait de se consumer en pétillant. Le vieillards’agitait dans son assoupissement fiévreux et laissait échapper deconfuses paroles. À part ce bruit, les ruines étaient muettes.

Au milieu du grand silence qui régnait audehors, un son léger se fit dans les broussailles ; laMeunière, jusqu’alors immobile comme une sombre statue, se levalentement ; et marcha vers la porte.

– Josselin Guitan, dit-elle à haute voix,tu as bien tardé !

Les broussailles cessèrent de s’agiter etJosselin Guitan ne répondit pas.

– Je sais que tu es là ! reprit laMeunière, avec autorité ; approche et montre-toi, si tu as lecœur d’un homme !

Dans la demi-obscurité qui régnait sous lavoûte de feuillage, une ombre passa ; la Meunière recula d’unpas, et l’ombre franchit le seuil du moulin. C’était bien maîtreJosselin, tel que nous l’avons vu dans la matinée ; seulementsa figure inquiète et couverte de pâleur n’avait plus demasque.

Il jeta autour de lui un regard rapide :le vieillard tournait le dos ; la résine mourante éclairait laMeunière à contre-jour.

– Tu as cherché, dit-elle, tu n’as pastrouvé. Tu chercherais encore que tu ne trouverais pasdavantage.

Au son de cette voix Josselin eut untremblement par tout le corps.

– N’êtes-vous point Barbe, laMeunière ? murmura-t-il ; la vieille Barbe m’a dit plusd’une fois ma bonne aventure quand j’étais enfant. Je ne reconnaispoint sa voix.

– Tu es venu aujourd’hui jusqu’à maporte, prononça la Sorcière au lieu de répondre : pourquoin’es-tu pas entré ?

– J’ai, pris un cheval sur la lande,Barbe, ma bonne femme, et j’ai galopé jusqu’à Rennes pour trouvercelle que vous savez bien. Je ne suis pas entré parce qu’on parlesur votre compte, Barbe…

– Comment parle-t-on ?

– Il y en a qui vous accusent de prendrel’argent des Français et de faire métier d’espionne dans lepays.

– L’argent est bon, de quelque main qu’ilvienne, gronda la Meunière sous son grand capuchon. Si tu as del’argent, je te dirai où est celle que tu cherches.

Josselin plongea sa main dans la pocheprofonde de sa peau de bique et la retira pleine d’écus de sixlivres qu’il déposa sur la poutre où naguère la Sorcières’asseyait. Ensuite il dégaina son bon couteau de chasse et leficha dans le bois au-devant des écus.

– Je n’ai que cela, dit-il. Écoute-moibien, Barbe, ma bonne femme, tu sais que je n’ai jamais menti…l’argent est à toi, si tu me dis où je trouverai notredemoiselle ; si tu le dis à d’autres…

Il n’acheva point, mais son doigt étendumontra la lame brillante et affilée du couteau de chasse.

La Meunière arracha la baguette qui maintenaitla chandelle de résine et se dirigea vers le tas de paille enfaisant signe à Josselin de la suivre.

– Tu es un bon serviteur ! dit-elleen éclairant tout à coup le visage du vieillard endormi.

C’était une grande figure pâle et maigre,encadrée de cheveux blancs épars. Il y avait sur ses traits creusésprofondément par l’âge, par la fatigue, par la douleur, je ne saisquelle exaltation chevaleresque. Ce vieux Breton vaincu, couchéqu’il était sur le bord de sa tombe, devait rêver encore batailleset victoires.

Un cri s’échappa de la poitrine de Josselin,qui mit un genou en terre.

– Notre monsieur est bien changé depuisla dernière fois que je l’ai vu ! dit-il avec une pitiérespectueuse.

Puis, saisi tout à coup d’une idée, il relevala tête en s’écriant :

– Notre demoiselle ne quitte jamais sonpère : elle est donc ici !

Ces dernières paroles s’étouffèrent dans sagorge, parce que, en se retournant, il vit à la place même où laMeunière se tenait debout tout à l’heure une femme à la beautégrave et douce qui le regardait en souriant. Elle avait la tête nueet repoussait du pied la mante à capuchon désormais inutile.

Ses cheveux brillants et soyeux ruisselaienten ondes le long de son visage aux admirables contours.

La résine qu’elle avait soulevée mettait uneétincelle au fond de ses grands yeux d’un bleu obscur. C’était làune beauté de reine et qui empruntait je ne sais quel mystérieuxéclat aux ténèbres qui lui servaient de cadre. Josselin Guitancourba la tête et joignit les mains ; le dévouement danscertains cœurs, peut atteindre à un héroïsme condamnable, car il nefaut adorer que Dieu.

– Valentine de Rohan !balbutia-t-il.

D’un geste elle lui imposa silence, car ce nompouvait éveiller un terrible écho dans la forêt de Rennes.

– Ils ont mis à prix la tête de mon père,dit-elle. La vieille Barbe est morte l’autre soir, là-bas, sur lalande de Saint-Aubin-du-Cormier. J’ai pris sa mante de bure et lecapuchon qu’elle rabattait sur son visage pour effrayer lessuperstitieux. Les gens de France me paient comme ils la payaient,et je leur donne des nouvelles de nos Loups ; avec l’argent duroi, je fais dire des prières à la chapelle de Bouëxis pour lesalut de mon père et pour le bonheur de ma fille… Ami, je suiscontente de te revoir… As-tu accompli ta mission ?

Elle présenta sa main à Josselin quil’effleura de ses lèvres en disant :

– J’ai fait de mon mieux et je crois quej’ai réussi : le comte de Toulouse est en route pour laprovince de Bretagne.

– Il arrive demain, dit la jeune femme,qui semblait préoccupée, je sais cela et je m’en réjouis. Quedis-tu de madame Saint-Elme ?

Tandis qu’elle faisait cette question, il yavait comme un sourire autour de ses belles lèvres un peupâlies.

– Je l’ai cherchée en vain, répliquaJosselin, mais il m’a suffi de son nom pour ouvrir toutes lesportes, pour écarter tous les obstacles. Celle-là est pluspuissante qu’une princesse, notre demoiselle ! Je crois que,si j’avais demandé en son nom la clé de la chambre voûtée où sontles finances du royaume, le Régent me l’aurait donnée !

– Peut-être… murmura Valentine deRohan.

– N’est-il point l’heure ? demandatout à coup le vieillard, qui se leva sur son séant et jeta autourde lui un regard égaré. Je ne veux pas qu’on me dise encoreaujourd’hui : « Philippe d’Orléans est passé depuislongtemps. » Je veux veiller et l’attendre !

Valentine avait entraîné maître Josselin versla partie la plus sombre des ruines. Au bout d’un instant, levieillard chancela et retomba sur son lit de paille.

Quand Josselin Guitan eut fait son rapport etrendu compte de sa mission, Valentine demeura pensive.

– Tu as suivi ce don Martin Blas ?demanda-t-elle.

– Depuis Paris jusqu’à Rennes, où il estarrivé hier au soir, répliqua maître Josselin.

– Et tu l’as vu de tes yeux rôder autourde l’hôtel de la comtesse Isaure ?

– De mes yeux.

– Sais-tu ce qu’il vient faire en notrepays de Bretagne ?

– Il vient pour mettre à mort le comte deToulouse, répondit Josselin sans hésiter.

Valentine tressaillit et le regardaétonnée.

– Pour le roi d’Espagne ?fit-elle.

– Non.

– Pour Dubois ou le Régent sonmaître ?

– Non.

– Pour qui donc ?

– Pour lui-même.

– Alors ce don Martin Blas est l’ennemidu comte de Toulouse ?

– Son ennemi mortel.

– Sais-tu pourquoi ?

– Oui.

– D’où vient que tu hésites à me ledire ?

Josselin Guitan hésita en effet. Il passa lerevers de sa main sur son front, où perlaient des gouttes desueur.

– Ce don Martin Blas, dit-il enfinpourtant avec une visible répugnance, avait une femme qu’ilaimait.

La paupière de Valentine se releva vivement,puis se baissa.

– Le comte de Toulouse, poursuivitJosselin, était alors tout jeune. La calomnie, aidée par lesapparences, abusa don Martin Blas. Il soupçonna sa femme et il fitserment de se venger du comte de Toulouse.

– Le comte de Toulouse a-t-il donc habitél’Espagne ? balbutia Valentine, qui avait à la joue une pâleurplus mate.

– L’histoire dont je vous parle ne sepassait point en Espagne.

– Où se passait-elle ?

– En Bretagne.

Il y eut un silence.

– Don Martin Blas, continua Josselin,portait en ce temps-là un autre nom…

– Quel nom ? demanda Valentine d’unevoix défaillante.

Elle appuya son beau front triste sur sa main,et ses yeux s’emplirent de larmes silencieuses, tandis que Josselinrépondait :

– Il s’appelait Morvan deSaint-Maugon !

FIN DE LA LOUVE[7]

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