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La Louve – Tome II – Valentine de Rohan

La Louve – Tome II – Valentine de Rohan

de Paul Féval

Partie 1
LA PETITE CENDRILLON

Chapitre 1 LE BOUDOIR

Les pierres racontent, dit-on, l’histoire des catastrophes dont elles furent les témoins. L’antique manoir de Rohan-Polduc avait été témoin des deux tragédies qui furent comme le prologue de notre présent drame : l’expulsion de César de Rohan avec sa jeune femme et son fils, la malédiction de Valentine de Rohan, portant sa fille dans ses bras.

César de Rohan était mort de cela, et Valentine de Rohan aussi peut-être. Guy, comte de Rohan, leur père,jeté lui-même hors de sa demeure, par la trahison d’Alain Polduc,était parti seul, sans tourner la tête, laissant derrière lui ce double et terrible châtiment.

Depuis lors, les gens de la contrée ignoraient ce qu’était devenu le comte Guy, cet implacable vieillard, dur comme les héros de la légende celtique. César, sa femme et son fils passaient pour morts ; nul ne savait le sort de Valentine ni de sa fille.

Mais le manoir ne racontait rien de ces lugubres choses. Au contraire, la physionomie autrefois si sombre de ses vieilles pierres s’essayait maintenant à sourire. On avait fait ce qu’on avait pu pour égayer ces noires murailles dont la vétusté faisait honte à leur nouveau seigneur.

M. le sénéchal de Bretagne, que nousappelions autrefois maître Alain Polduc, et qui faisait en ce tempslà profession d’humilité était maintenant un personnaged’importance. Il ne se contentait plus de vivre en Maître dans lamaison où nous le connûmes valet, et ne cachait point qu’il auraitmieux aimé la demeure moderne, toute blanche et toute carrée, demonsieur son beau-père, l’intendant Feydeau, mais l’intendantgardait pour lui sa demeure.

Du vivant de sa fille aimée, femme d’AlainPolduc, transformé en vicomte de Rohan, depuis qu’on l’avaitinstitué sénéchal, Achille-Musée Feydeau de Brou, intendant royalde l’impôt pour la province de Bretagne, vieillard ridicule et quimettait sa gloire à copier les mœurs de la cour du régent, avaitéloigné de lui dès longtemps ses deux plus jeunes filles pour lesplacer auprès de leur sœur. Maintenant que le sénéchal était veuf,Agnès et Olympe Feydeau restaient au manoir, du consentement deleur père, lequel menait en son château, seul et sans contrainte,sa vie de vieux Céladon. Elles étaient comme les filles d’adoptiondu sénéchal, qui postulait auprès du parlement pour leur faireporter le nom de Rohan-Polduc. Pas n’est besoin de dire à ceux quise souviennent de maître Alain et de son excellent caractère queM. le sénéchal espérait bien trouver son compte à cela.

L’intendant et le sénéchal étaient, du reste,les deux doigts de la main. Pythias et Damon s’aimaient d’uneamitié moins tendre. Depuis vingt ans ils faisaient ensemble desaffaires extrêmement délicates, et jamais ils ne se querellaientdevant témoin.

C’est là le sublime de l’amitié entrespéculateurs.

Au temps où maître Alain était majordome chezson noble cousin, le comte Guy, son rôle avait été d’aider à laruine de l’irascible vieillard et de faciliter au contrairel’agrandissement des domaines de Feydeau. Grâce à lui, les futaiesde Rohan, ses fermes, ses guérets, avaient passé peu à peu etmoyennant vil prix entre les mains de l’intendant royal.

Pour avoir le manoir lui-même et les domainesinaliénables, il avait fallu jouer un autre jeu ; et nousvenons de faire allusion au drame de famille qui priva de ses deuxhéritiers le comte Guy dont la fièvre politique s’était changée enfolie par suite des excitations de maître Alain. La trame étaitsimple, quoique savamment ourdie : aucun fil ne se rompit. Unefois le vieux Rohan exilé ou mort et ses enfants disparus maîtreAlain Polduc fut amplement récompensé de ses peines. Grâce aucrédit de son beau-père, il fut nommé sénéchal et son beau-pèrelui-même, ayant mission, par sa charge d’intendant, de juger lesconflits de noblesse put le coucher sur un registre en qualité devicomte de Rohan.

C’était assurément beaucoup pour un gars dupays de Tréguier, qui était arrivé dans la haute Bretagne avec sessabots pleins de paille et sa veste de futaine, mais M. lesénéchal demandait davantage. Feydeau était huit ou dix fois plusriche que lui ; cela lui donnait de l’émulation. Il prétendaità la lieutenance de roi et voulait pêcher encore en eau trouble unou deux petits millions avant le soir de sa vie.

Quelqu’un qui serait revenu au pays aprèsquinze ou vingt ans d’absence aurait eu de la peine à reconnaîtrel’abord sauvage de la maison de Rohan ; les douves, combléesdans tout leur parcours, s’étaient changées en parterres ; uneallée de tilleuls taillés en boules coupait la pelouse à son milieuet conduisait au perron. Chaque tronc de tilleul s’entourait d’unbuisson d’épines auquel la cisaille avait donné la forme d’unvase.

Les murailles avaient été replâtrées ;les moulures vénérables de la maîtresse porte s’empâtaient sous unetriple couche de peinture verte. La partie du château qui tombaiten ruines se relevait, et vous n’eussiez retrouvé sur la façade del’ouest que le vieux balcon de granit conservé intact commecuriosité.

À l’intérieur, même changement. Le pauvregrand salon d’honneur, séparé en deux par une cloison, ne gardaitrien de sa sévère magnificence. La fille aînée de l’intendantFeydeau l’avait trouvé trop long, trop large et trop triste. Lesdeux pièces qui le remplaçaient n’étaient pas tout à fait à la modede la cour, mais leur ameublement Louis XIV n’en faisait pasmoins, avec l’architecture gothique, le contraste le plusmalheureux. Par les croisées, aux chassis renouvelés, on apercevaitla terrasse grattée et blanchie, ainsi que le jardin, dont tous lesarbres avaient été proprement émondés.

Nous le répétons, parce que c’est justice, onavait fait ce qu’on avait pu. Il y avait entre cette maison bientenue et l’ancien manoir la même différence qu’entre le visagenoble et triste du comte Guy et le menton rougeaud, rasé de frais,de M. le sénéchal, son ex-majordome.

La partie occidentale du manoir, à cause deson aspect plus moderne, avait été choisie par les demoisellesFeydeau ; elles y faisaient leur demeure. La dernière chambre,située au bout du corridor, celle qui donnait sur un balcon degranit en saillie d’où l’on apercevait la vallée de Vesvres, leurservait de boudoir commun.

L’histoire légendaire de ce balcon estracontée dans notre précédent récit : La Louve.

Les demoiselles Feydeau étaient parisiennes,riches, jeunes il y a toujours quelque lueur de goût chez lajeunesse à qui rien ne coûte. La retraite favorite d’Olympe etd’Agnès était charmante ; vous eussiez dit un observatoiregracieux et brillant où les deux belles paresseuses venaients’étendre sur leur sofa de velours, parmi les draperies roses, lespeintures coquettes, les fleurs débordant hors des grands vases deChine, pour regretter Paris en face de la campagne admirable.

C’est dans le boudoir des filles de Feydeauque nous conduirons tout d’abord le lecteur ; seulement, surle sofa de velours qui faisait face à la fenêtre, nous netrouverons ni mademoiselle Agnès, ni mademoiselle Olympe, ni mêmeleur pauvre petite compagne Céleste, qu’on appelait dans le pays laCendrillon du manoir de Rohan. Céleste était dans sa chambrettehâtant sa besogne et mettant la dernière main aux toilettes de cesdemoiselles, car ces demoiselles devaient faire toilette ce soir,grande toilette ; il y avait fête à Rennes, au palais dugouvernement, pour la réception officielle de monseigneur le comtede Toulouse, redevenu gouverneur de Bretagne, après plusieursannées de disgrâce.

Céleste avait des doigts de fée ; Olympeet Agnès pouvaient compter sur elle. En attendant, elles étaient ausalon, faisant les honneurs du château à de nombreux invités et selaissant appeler, par flatterie anticipée : Mesdemoiselles deRohan, gros comme le bras !

Sur le sofa du boudoir, M. l’intendant etM. le sénéchal causaient en tête-à-tête. Maître Alain Bolducn’avait point changé notablement. Il était plus gros, et paraissaitplus court ; ses épaules dodues étaient au plein de son habitde velours ponceau. C’est à peine si ses cheveux plats et rarescommençaient à grisonner.

Ses prétentions aux belles manières avaientnaturellement grandi, on le voyait bien à l’élégance de sa mise.Sous l’habit de velours ponceau, il y avait en effet une veste desatin bleu de ciel qui battait, rattachée à l’aide de boutons endiamants, sur une culotte de taffetas vert tendre. Les boucles deses souliers à talons éblouissaient. Sous son double menton etautour de ses poignets ruisselaient des flots de dentelles. Commeon peut le penser, tout cela formait un ensemble des plussatisfaisants au point de vue comique, et pourtant M. lesénéchal ne prêtait point trop à rire, parce que son large visage,intelligent dans sa laideur, avait une expression inquiétante. Ondevinait dans ces petits yeux méchants l’expérience et la scienced’un coquin émérite ; l’excellent sourire qui ridaitl’embonpoint fleuri de ses joues ne cachait pas assez le sang-froidrésolu du spoliateur.

Mais un type charmant, complet, tout d’unepièce, c’était Achille-Musée Feydeau, seigneur de Brou, du Mont etde la Muette, Intendant royal pour la province de Bretagne, anciendisciple d’Apollon et vieilli au service des dames. Achille-Muséepouvait bien avoir soixante ans, mais les efforts réunis de sonbarbier, de son dentiste et de son valet de chambre, luipromettaient une jeunesse éternelle.

Considéré de près, son visage offrait toutl’attrait d’une œuvre d’art. Ses yeux d’un bleu terne et un peuvitreux avaient des cils rechampis au pinceau : l’encre deChine, habilement employée, allongeait leur fente trop courte etleur donnait du caractère. À droite et à gauche, à la hauteur destempes, il y avait un empâtement hardi, qui dissimulait deuxécheveaux de rides.

La brosse, enduite de noir de fumée,restaurait chaque matin la courbe galante de ses sourcils ;quelques boucles perdues de sa noble perruque à la Louis XIVvenaient jouer adroitement sur les plis de son front qu’ellesdissimulaient à merveille. Ses lèvres, passées au carmin, faisaientressortir la blancheur de trente-deux dents savoyardes achetées àbeaux deniers comptant. Ces perles, montées en perfection,donnaient à son parler un gazouillement enfantin plein decharmes.

Achille-Musée n’avait garde de tomber dans lesmêmes barbarismes de toilette que son gendre ; sonaccoutrement était irréprochable et sentait vraiment l’homme decour. Il était haut sur jambes comme l’oiseau symbolique deshiéroglyphes de Memphis ; il avait le torse un peu voûté ettrès court. Assis nonchalamment comme nous le trouvons, aujourd’huisur un sofa de boudoir, il portait ses genoux croisés à la hauteurde son menton.

Dans sa main gauche peinte en blanc, au doigtde laquelle brillait un solitaire de la plus belle eau, une boîted’or enrichi de perles fines tournait gracieusement, sollicitée parles doigts de sa main droite, également couverts d’une couche depeinture fraîche. Il aurait fallu faire tout Paris pour trouver unfinancier retouché plus savamment.

– Je vous ai amené ici, monsieurl’intendant, disait le sénéchal, parce que ma maison est pleine etque nous avons besoin de causer en paix.

– Eh mais ! fit Achille-MuséeFeydeau de Brou, en secouant son jabot avec tout plein de grâce,vous n’avez pas besoin d’excuse… un boudoir, cela me connaît, mongendre !

Alain Polduc fit mine de le regarder avecadmiration.

– Vous êtes bien positivement l’homme devotre siècle ! s’écria-t-il, et les compagnons de M. leRégent ne sont que des novices auprès de vous !

– Eh ! eh ! eh ! ricana lefinancier ; j’avoue que, sur la route de la vie, j’ai laisséles épines pour ne cueillir que les fleurs.

– Charmant ! mais vit-on jamaischose semblable ! Les fâcheux nous poursuivent dans ce châteauavec un acharnement tel que nous sommes réduits à conspirer jusquedans le boudoir de vos filles.

Achille-Musée chiffonna le bout de son jaboten homme disert qui va soutenir une thèse mignonne.

– Mon gendre, répliqua-t-il, conspirationet boudoir ne s’accordent pas mal ensemble. Voyez la Fronde !J’ai rimaillé jadis, ajouta-t-il en se renversant sur les coussins,alors que j’occupais mes heures perdues à la culture des belleslettres, j’ai rimaillé tant bien que mal un petit conte à la façond’Italie, intitulé : le Boudoir conspirateur… Letitre est assez piquant, que vous en semble ?

– Charmant ! répéta AlainPolduc.

– N’est-ce pas ?… Mais je croyaisque nous n’étions pas ici pour conspirer, monsieur mon gendre.

– Nous sommes ici pour convenir de nosfaits. Il en est grand temps, monsieur mon beau-père ! noussommes menacés par les événements, et il y a des jours où je pensequ’à force de nager entre deux eaux on finit par se noyer.

– Nous ne nageons pas, mon gendre,répliqua l’intendant, nous sommes en terre ferme, Dieu merci !Nous avons un pied à la cour de France, un pied à la courd’Espagne, voilà tout.

– Mon beau-père, les petits cadeauxentretiennent l’amitié ; voici bien longtemps déjà que nousn’avons fait à M. le Régent aucune agréable surprise.

Chapitre 2L’INTENDANT ROYAL

L’intendant jeta sur son gendre un regardd’inquiétude.

– C’est juste, dit-il pourtant, c’esttrop juste. On ne saurait se montrer trop aimable avec M. lerégent… Quand S. A. R. a eu vent des bruits qui courentsur mon hymen avec la comtesse Isaure…

– Causons affaires, interrompit lesénéchal.

– S. A. R. poursuivitl’intendant a poussé un grand cri, disant : est-il possiblequ’Achille-Musée retombe dans le piége du mariage !

– Combien comptez-vous lui offrir enétrennes ?

– À la belle comtesse ? La corbeilleme coûtera…

– J’entends à M. le régent.

Achille-Musée ouvrit sa boîte d’or.

– Diable ! diable ! dit-il,l’impôt ne rentre pas comme sur des roulettes.

– J’ai à vous parler de cela et d’autreschoses. Comptons sur nos doigts. J’ai à vous parler des Loups quiont passé la nuit en armes autour de la mare de Muys ; j’ai àvous parler de la comtesse Isaure, au point de vue de votre caisseseulement… J’ai à vous parler de l’ancien sabotier Yaumy et decertaine sorcière qui fait des miracles au vieux moulin de laFosse-aux-Loups. J’ai à vous dire que la Louve a reparu dans laforêt ; que madame Saint-Elme, la mystérieuse protectrice deRohan, est à Paris mieux en cour que jamais, si bien en cour quenos correspondants lui attribuent la rentrée en grâce deM. de Toulouse… Faites-moi songer aussi, au cas où jel’oublierais, à vous toucher un mot de ce beau cavalier qui estarrivé cette nuit en ma maison.

– Le seigneur Martin Blas ?interrompit l’intendant avec un léger bâillement.

– Oui. Ce don Martin Blas vient justementde Paris avec un message pour la comtesse Isaure.

– Monsieur mon beau-père ! s’écriaPolduc, écoutez attentivement, croyez-moi ; la partie estengagée malgré nous ; nos cartes se mêlent toutes seules, etil ne dépend pas de notre volonté de retirer les enjeux !

– Expliquez-vous, je vous prie, voulutdire l’intendant, au sujet de ce message…

– Plus tard, interrompit le sénéchal. Ils’agit d’abord de régler le don gratuit, comme on dit enlangage parlementaire, que nous allons déposer de compte à demi auxpieds de M. le Régent de France. Je ne suis qu’un pauvregentilhomme, et, pour ma part, je sais bien ce que je fournirai,mais vous, mon beau-père, vous fournirez le reste, c’est-à-dire unpot-de-vin de cinq à six cent mille livres, pour que Son AltesseRoyale ait le cœur content.

L’intendant bondit sur le sofa, et le sang luimonta au visage.

– Je ne parle pas poursuivit le sénéchaltranquillement, d’une bagatelle de vingt ou vingt-cinq mille écuspour certain illustre valet, qui aime presque autant les petitscadeaux que son maître.

Nouveau bond de l’intendant, qui supputa d’unaccent désolé :

– Six cent soixante-quinze millelivres !

Puis il ajouta en regardant Polduc detravers :

– Mon gendre, vous êtes fou !

– Mon beau-père, répliqua le sénéchal,qui avait assurément son but en faisant suivre à l’entretien cetteroute pleine de circuits, ne discutons pas encore ; ce seraitprématuré. Avant d’approfondir la question, permettez-moi de vousapprendre certains détails que vous ignorez à coup sûr.

– Six cent soixante-quinze millelivres ! répéta l’intendant, dont la boîte d’or tournait entreses doigts comme une toupie d’Allemagne.

Alain Polduc se mit à l’aise à l’autre bout dusofa et commença ainsi :

– Il y avait autrefois, je vous parled’une douzaine d’années, au bourg de Pléchastel, entre Quimper etChâteaulin, en Basse-Bretagne, un paysan qui se nommait Thurien leBozec. Il avait une bonne ferme au bord du Bénaudet, et comme safemme, Julienne, ne lui avait point donné d’enfant, il avait adoptéun orphelin… Oubliez un instant vos six cent soixante et quinzemille livres, mon beau-père, et devinez qui je reconnus un jourassis par terre au seuil de Thurien le Bozec, et faisant sauter surses genoux le petit orphelin qui souriait ?

– Qu’importe cela ! gronda Feydeautout entier à sa méchante humeur.

– Cela importe beaucoup, mon beau-père,répliqua Polduc avec calme. Vous possédez environ les deux tiersdes anciens domaines de Rohan, et c’est la meilleure plume de votreaile… Or, César de Rohan et Jeanne de Combourg, unis en légitimemariage, ont laissé un fils dont la naissance fut authentiquementconstatée par le chapelain du manoir où nous sommes…

L’intendant commençait à ouvrir de grandsyeux.

– Cela vous importe beaucoup, repritencore Alain Polduc, car vous savez comme tout le monde qu’après lafin tragique de César et Jeanne, sa femme, le vieux Rohan monta unmatin à cheval pour aller chercher leur fils qui était ici près, enla paroisse de Noyal. Le vieux Rohan fut plusieurs jours sansrevenir, et l’on disait dès ce temps-là qu’il avait été jusqu’àQuimper… Cela vous importe beaucoup, je vous le répète, car l’hommequi faisait jouer l’orphelin sur ses genoux ; au seuil deThurien le Bozec, était Josselin Guitan, l’ami, le serviteur deCésar et l’âme damnée de Valentine :

Chaque passion a son travail et ses jobs. Lapassion d’Achille-Musée Feydeau était la vanité du parvenu :vanité à propos de tout, argent, honneurs, élégance, poésie,esprit, crédit, bravoure même, et popularité, et don de plaire.

Cette passion du reste, n’était pas trèsexigeante, quoiqu’elle coutât fort cher. Pour peu que la fouleparût croire à son bonheur, Achille-Musée était heureux pour toutde bon ; il vivait de gloriole.

Or, le plus beau de ses triomphes étaitassurément cette rumeur qui le mariait dans un avenir prochain avecla comtesse Isaure. Quoiqu’il fût très économe, il avait dépensé degrosses sommes pour alimenter ce bruit.

La comtesse Isaure régnait sur la jeunessebretonne ; tout ce que Rennes contenait de noble, de vaillantet de beau, était à ses pieds. Quelle gloire, veuillez en convenir,pour Achille-Musée Feydeau, qui n’avait plus vingt ans, selon sonpropre aveu, et qui n’était, après tout, qu’un gentilhomme definance, quelle gloire de damer le pion à toute cette noblessed’épée !

La comtesse Isaure puisait à sa caisse,c’était là un fait avéré. Feydeau eût voulu l’écrire en grosseslettres sur la porte cochère de son hôtel. La comtesse Isaure avaitavec lui des entretiens particuliers de jour et de nuit. En cesoccasions, Feydeau eût arboré volontiers au sommet de sa plus hautecheminée un drapeau pour le faire savoir à la ville entière.

Voyez cependant la méchanceté des gens !Les gens ne croyaient pas beaucoup au bonheur de l’intendantFeydeau. Le monde avait saisi son ridicule, le monde s’amusait delui d’autant mieux qu’il était plus riche, plus puissant et plushaut placé ; ceux-là seuls qui avaient besoin de sa bourse etde son influence condescendaient à faire semblant de croire.

Le sénéchal était tout naturellement au nombrede ces derniers, en sa qualité de gendre d’abord, ensuite parcequ’il avait toujours besoin de Feydeau. Pour que le sénéchalmontrât aujourd’hui si peu de complaisance, il fallait unecirconstance grave. Feydeau l’avait pressenti vaguement dès ledébut de l’entrevue et ne s’était point trompé. Il s’agissait de labase même de son immense fortune. Il laissa de côté pour un instantsa manie et se résolut à écouter.

– Soyez tranquille, beau-père, ditcependant Alain Polduc comme s’il eût voulu jouer avec lesperplexités du financier, nous allons revenir tout à l’heure à labelle comtesse… Avant de vous dire ce que faisait là-bas ceJosselin Guitan, j’ai besoin d’établir clairement, avec vous, notresituation mutuelle au sujet des biens de Rohan.

– Parbleu ! s’écria Feydeau, lasituation est bien claire… j’en ai acheté les trois quarts à peuprès.

– Acheté ? répéta le sénéchal, quisecoua la tête. Moi seul et vous nous savons à quel prix !

– Et quant au quatrième quart, poursuivitFeydeau, vous vous l’êtes fait donner après la confiscation.

– Et je voudrais bien le garder, monbeau-père prononça Polduc avec un gros soupir.

La boîte d’or de l’intendant s’arrêta entreses doigts, et sa figure prit une expression de réelleinquiétude.

– Tant qu’il n’y a pas eu lieu,poursuivit Polduc, je ne vous ai point fatigué de cesdétails ; vous avez acheté, c’est vrai, mais comme on peutacheter les biens d’apanage, sauvegardés par les articles 7, 22 et23 du second annexe à l’acte d’union. Pour rendre votre possessiondéfinitive, il fallait absence d’héritier ou ordonnance royale.Cette ordonnance, vous n’avez pas pu l’obtenir du feu roi, etjusqu’à cette heure M. le Régent a négligé de vousl’octroyer.

– Voici quinze ans que les choses sont encet état, voulut objecter Feydeau.

– Reste donc le défaut d’héritier,interrompit Polduc : la meilleure de toutes les conditions àmon sens pour nous tirer de peine. Mais celle-là ne dépend pas denous plus que l’autre. Le double mariage de César et de Valentinefut célébré, selon le rite catholique, par Dom Sidoine, chapelainde Rohan ; il a produit un double fruit, vous savez cela commemoi. César eut de Jeanne de Combourg un héritier mâle ;Valentine mit au monde une fille dont le père est Morvan deSaint-Maugon.

– Qui a disparu… objecta l’intendant.

– Qui a disparu, répéta Polduc ;ceci ne fait rien à l’affaire… outre que les gens qui disparaissentainsi peuvent bien revenir quand on ne les attend plus. Aux termesde la Coutume de Bretagne, qui laisse tomber les biens nobles enquenouille, la fille de Valentine est autant à craindre pour nousque le fils de César.

– Existe-il donc, demanda Feydeau, cefils ou cette fille ?

– J’ai lieu de croire, répondit Polduc,qu’ils existent tous les deux.

Chapitre 3DEUX HÉRITIERS

À cette réponse catégorique et menaçante,Achille-Musée Feydeau s’agita sur son sofa.

– On existe… on existe… grommela-t-il,mais, quand on n’a ni papier ni preuves…

– Le jeune César et la jeune Valentine deRohan, répliqua Polduc, peuvent avoir tout cela.

– Leur naissance… commençal’intendant.

– Leur naissance, interrompit lesénéchal, fut constatée par le même chapelain dom Sidoine, quimourut quand la fille, cadette du fils de César, de Saint-Maugonavait déjà trois mois.

– Vous avez vu les actes ? demandal’intendant.

Le sénéchal ne put s’empêcher de sourire.

– Si je les avais vus, répliqua-t-il toutbas, je les aurais eus, et si je les avais eus, mon beau-père, nousparlerions à l’heure qu’il est de choses plus divertissantes… Mais,à présent, je suis sûr que vous sentez tout l’à-propos de monhistoire, et je la reprends au point où je l’avais laissée, avec lacertitude d’être attentivement écouté. Revenons donc enBasse-Bretagne. Vous pensez bien que je jugeai inutile de memontrer à maître Josselin Guitan. J’attendis son départ derrière unfossé. Quand il fut parti, j’entrai dans la ferme de Thurien leBozec ; je l’interrogeai le plus adroitement que je pus, maisc’était un vrai Bas-Breton, taciturne et rude, dont je ne pus tirerrien qui vaille. Il fallut patienter encore jusqu’aulendemain ; à l’heure du labour, Thurieu s’en alla aux champs,et je restait seul avec sa femme Julienne.

– Ah ! ah ! fit Achille-Musée,que fîtes-vous ?

– Je pris la main noire de Julienne, jel’ouvris et j’y versai une pleine poignée de gros sous… EnBasse-Bretagne, une poignée de gros sous fait l’effet d’une pluied’or. Julienne me dit tout ce qu’elle savait.

Malheureusement, elle ne savait pasgrand’chose : Trois ans auparavant, remarquez bien la date,Julienne avait vu arriver un gentilhomme de haute taille, monté surun grand cheval normand. Ce gentilhomme se tenait droit en selle,bien qu’il fût un vieillard ; une longue barbe blancheencadrait son visage sévère. À mesure qu’il approchait, Juliennecherchait à reconnaître la nature du fardeau qu’il portait. C’étaitun enfant.

Le vieillard s’arrêta devant la maison deThurien le Bozec et dit à Julienne : Bonne femme, voulez-vousdonner le vivre et le couvert à l’orphelin que voici ? Vousferez de lui un paysan honnête et craignant Dieu. Pour votre peine,vous aurez, chaque année, douze écus de trois livres à la Noël.

Sur cette base, le marché n’était pasdifficile à conclure. Julienne appela son homme et empocha lesdouze écus. Le vieillard n’avait pas quitté la selle, il tournabride et s’en alla sans même embrasser l’enfant.

Le temps passa ; on ne revit plus levieillard qu’à la Noël suivante, où il vint apporter les douzeécus. Julienne remarqua cette fois que, son visage était plus pâleet que ses yeux brûlants avaient des regards fous. Il demanda sil’enfant vivait, paya et s’en retourna.

Mais quelqu’un l’avait suivi à son insu et,dès qu’il eut tourné le coude de la route, Julienne vit s’approcherun homme qui prit l’enfant dans ses bras et le couvrit de baisersen l’appelant son jeune seigneur…

– Et vous dites que cette Julienne nevous apprit pas grand’chose s’écria l’intendant, qui avait de lasueur sous sa perruque.

– J’aime à vous voir ainsi, monbeau-père ! répliqua gaîment le sénéchal ; l’intérêt quevous prenez à mon récit me flatte, et je n’ai pas besoin de vousdire que, dès ce moment, j’eus la certitude d’avoir retrouvé lefils de César de Rohan. Je réfléchis, comme bien vous devinez, etle résultat de mes réflexions fut celui-ci : Tant que l’enfantest à la ferme des le Bozec, me dis-je, élevé en petit paysan,selon le vœu de son aïeul, qui se fait notre complice sans levouloir, rien à craindre ; le mal, ce sont les visites de ceJosselin Guitan : il faut y mettre ordre.

L’enfant avait six ou sept ans : j’étaisdéjà seigneur de Rohan-Polduc et je croyais le comte Guy réfugié enAngleterre. Ce détail est peut-être sorti de votre mémoire :nous fîmes arrêter Josselin Guitan, sous je ne sais quel prétexte,et les verrous de la Tour Lebat se refermèrent sur lui. Je me misalors à la place du comte Guy qui avait cessé de solder la pension.Tous les ans à la Noël j’envoyai de mes propres deniers douze écustournois à Thurien le Bozec pour qu’il continuât de loger et denourrir l’enfant.

– Et l’enfant est devenu un jeunehomme ? demanda Feydeau, dont la curiosité impatiente pressaitle dénoûment de l’aventure.

– L’enfant doit arriver à sa vingtièmeannée, répondit le sénéchal.

– Il est toujours à la ferme de Thurienle Bozec ?

– Hélas ! non, mon beau-père, etc’est bien là le diable ! Je fus du temps sans l’aller voir, àcause de nos nouvelles occupations politiques. Ce coquin deJosselin Guitan prit la clé des champs au commencement de nostroubles, mais je n’eus point d’inquiétudes, parce que sa vieillemère se mit en noir après le combat de Châteaubourg et s’en allapartout pleurant son fils, tué par les gens de France… Quand jeretournai à la ferme de le Bozec, l’oiseau était envolé.

L’intendant laissa tomber ses deux bras lelong de son corps.

– Je comprends, fit le sénéchal. Votreavis est qu’on aurait pu prendre de meilleures précautions ;vous êtes dans le vrai, mon beau-père, mais ce qui est fait estfait. D’ailleurs, ce fils de César et de Jeanne de Combourg n’apoint reparu jusqu’à présent ; il n’entre dans le total de nosembarras que pour mémoire. Je vous fais remarquer à l’occasioncette circonstance assez curieuse : nous avons reconnupertinemment l’identité de l’héritier de Rohan, et nous ne savonspas où il est ; nous savons au contraire où est l’héritière deRohan, mais nous n’avons sur son identité que des données bienincertaines.

– Comment, comment ! l’héritière deRohan ! fit l’intendant en se redressant.

– Le fruit de l’autre mariage, célébrépar le chapelain Dom Sidoine, répondit Alain Polduc, la fille de machère cousine Valentine et du beau Morvan de Saint-Maugon.

– Vous ne m’aviez rien dit… s’écriaFeydeau. – C’est juste, j’allais y venir. Ce qui m’a faitanticiper, c’est la façon extraordinaire dont les deux histoires secroisent à dater d’un certain moment ; il y a là sujet àméditation, mon beau-père, et vous allez éprouver quelque surpriseà voir entrer en scène un nouveau personnage que vous connaissezbeaucoup, politiquement parlant… Ce n’est pas à vous qu’il fautapprendre que la volonté de M. le Régent fut transgressée,lors de l’exécution des quatre gentilshommes bretons àNantes ; le maréchal de Montesquiou garda le message royal quiaccordait la grâce, et ces quatre têtes tranchées pèserontlourdement sur sa conscience à sa dernière heure.

– D’accord, mon gendre, fit le sénéchal,mais vous vous éloignez de notre sujet.

– Non pas ! Avez-vous souvenir decertaine romanesque aventure qui précéda immédiatement l’exil ducomte Guy, mon noble cousin, il y a quinze ans ? une entrevuede Valentine et du comte de Toulouse ? unerévélation ?…

– Je me souviens de tout cela, mongendre : mais quel rapport ?…

– Voici une autre historiette. On raconteque M. le Régent aperçut un soir à l’Opéra, dans le demi-jourd’une loge une femme merveilleusement belle.

– Mon Dieu ! mon gendre, interrompitFeydeau, qui était sur les épines, il y a temps pour s’occuper deces sornettes.

– Voici la première fois, mon beau-père,que je découvre le côté sérieux de votre esprit. Permettezcependant, je vous ai parlé de l’entrevue de Valentine avec lecomte de Toulouse parce que nous arrivons à quelque chose qui yressemble. Ce n’est ni léger ni fleuri. La belle dame était à Paristout exprès pour parler à M. le régent de choses infinimentsérieuses. Elle le lui dit dans une audience qu’elle eut auPalais-Royal. Il s’agissait d’affaires d’État. Quand elle sortit,la conspiration des chevaliers de la Mouche-à-Miel était découverteet M. le régent avait donné sa parole de gentilhomme que pasune tête ne tomberait, pour ce fait, en Bretagne.

– Cette parole là n’était pas de l’argentcomptant, murmura Feydeau. Vous me racontez l’histoire de madameSaint-Elme, mon gendre !

– Précisément, mon beau-père, et vousallez deviner pourquoi. Posons d’abord que si les circonstancesfirent mentir le Régent pour ce qui regardait le bourreau, il agardé du service rendu un reconnaissant souvenir. Madame Saint-Elmene paraît point à la cour mais chacun sait bien que son pouvoir,pour rester mystérieux n’en est pas moins énorme. Son AltesseRoyale la consulte, l’écoute et suit même ses avis :m’accordez-vous ces prémices ?

– Je n’y vois pas d’inconvénient.

– Eh bien ! beau-père, quand jeretournai à la ferme de Thurien le Bozec, où notre petit bonhommen’était plus, je commençai tout naturellement par jeter feu etflamme. Voici ce qui me fut raconté : Josselin Guitan étaitvenu, non pas seul cette fois ; il était venu avec une damejeune et belle, qui portait sur son visage pâli des traces desouffrance, Josselin Guitan et sa compagne avaient demandél’hospitalité à la ferme ; les fermes de Basse-Bretagne n’ontqu’une chambre ; pour faire place à leurs hôtes, les époux leBozec s’arrangèrent un lit dans l’étable. Le lendemain, ens’éveillant, ils ne trouvèrent ni Josselin Guitan, ni la jeunedame ; l’enfant, âgé alors de huit ou neuf ans, avaitégalement disparu. Sur la table, il y avait une bourse bien garnie.Dans les draps du lit où avait couché la belle dame, pendant queJosselin veillait armé au dehors, Julienne trouva un chiffon depapier qu’elle porta, ne sachant point lire, au curé de laparoisse ; c’était l’adresse d’une lettre, et la suscriptionétait ainsi conçue :

– À mademoiselle Valentine deRohan ?… interrompit l’intendant, sûr de son fait.

« – À madame la baronne de Saint-Elme, àParis, » rectifia lentement le sénéchal.

Feydeau enfla ses joues bleuies et resta commeabasourdi.

– Vous croiriez ?… commença-t-ilaprès un silence.

– J’en suis sûr ! répondit lesénéchal.

– Vous l’avez vue ?

– Jamais !

– J’ai cependant un vague souvenir delettres échangées entre vous.

– Elle m’a écrit une seule fois, monbeau-père, et nous entrons ici dans la partie de l’histoire quiconcerne la fille de Valentine et de Morvan de Saint-Maugon.

**

*

L’intendant royal était abasourdi. Jusqu’alorsil avait cru que cette maison de Rohan-Polduc, déchue etdépouillée, s’éteignait tout doucement dans l’exil. Si parfoisl’idée du vieux comte, et de sa fille Valentine, traversait sonesprit par hasard, c’était un souvenir si lointain et si vague, queses digestions n’en étaient nullement troublées. Il se sentaitriche ; il avait l’ambition naïve des écus animés qui veulentrouler à la cour ; il se disait qu’en devenant plus richeencore, il achèterait quelque jour le pouvoir politique, comme ilavait acheté les petites satisfactions de sa gloriole mondaine.

On ne peut pas dire que son gendre, lesénéchal, l’eût entraîné dans la comédie de Cellamare. Il y étaitentré de lui-même par désir de paraître, de jouer au chef de parti.Les financiers de cette sorte sont moins rares qu’on ne le pense.Bien des gens sont d’avis qu’une poignée de verges et une celluleaux incurables, suffiraient pour châtier ces Catilinas de carton.D’autres pensent au contraire que de pareils pantins ne méritentpoint de pitié.

La prétention que Feydeau avait d’être choisientre tous pour conduire à l’autel la comtesse Isaure l’avaitenfoncé très avant dans le complot. Il était par sa charge, lecaissier du roi ; il se faisait en secret le caissier desconjurés, à condition de verser les sommes dues entre les bellesmains de la comtesse Isaure.

À la condition surtout de laisser parfois soncarrosse stationner devant le logis de la comtesse, et de franchirde temps à autre le seuil de sa maison après la nuit tombée, avecdes apparences de mystère.

Le lecteur se tromperait, s’il assimilait lacharge d’intendant royal, tenue par Achille-Musée à un emploiquelconque de finances existant de nos jours.

L’intendant de l’impôt, à la foistraitant et magistrat, était un personnage depremier ordre. Il était traitant par cela qu’il prenait à forfaitles redevances d’une province, se portant fort pour le paiementd’une certaine somme fixée de gré à gré entre lui et l’État. Ilétait magistrat en ce qu’il avait droit de juger en premier ressortles litiges relatifs à l’impôt, et en ce second lieu parce qu’ilconnaissait des cas contestés de noblesse. Ceci luidonnait une influence énorme. De ses décisions, il n’y avait appelqu’à la chambre du roi.

Le motif de cette autorité mise entre lesmains d’un homme de finances était du reste aisé à comprendre. Lesgentilshommes ne payaient point la taille. L’intendant royal devaitdonc avoir le droit de demander à ces privilégiés les preuves deleur noblesse. On ferait un livre curieux avec les concussions desintendants, à l’endroit de la noblesse.

Pendant qu’il écoutait son gendre, tout unhorizon vaste et sombre s’ouvrait devant Feydeau. Il avait crucauser de petites tracasseries politiques, et on lui montrait commeune main mystérieuse qui menaçait de se refermer sur ses millionsmal acquis.

Ces Rohan semblaient renaître de leurscendres ! On lui parlait d’un fils de César, d’une fille deValentine. Une occulte protection entourait évidemment ce fils deCésar, dernier héritier de Rohan ; cette protection ne pouvaitmanquer à la fille de Valentine.

Cette protection avait un nom. Elle s’appelaitmadame Saint-Elme.

Achille-Musée faisait tous ses efforts pourrepousser une idée qui lui venait : Cette madame Saint-Elmeétait-elle Valentine de Rohan ?

– Mon beau-père, reprit cependant lesénéchal, madame Saint-Elme m’a fait l’honneur de m’écrire unefois, comme je vous le disais ; je n’aurai pas besoin d’ungrand effort de mémoire pour me rappeler sa lettre, car sa lettrene contenait qu’une seule ligne. Voici comment elle étaitconçue :

« Je suis à Paris, Paris est loin, maisj’ai le bras long, prenez garde ! »

« Saint-Elme. »

Chapitre 4MADAME SAINT-ELME

À la lecture de ce laconique message,l’intendant secoua la tête et fronça le sourcil.

– C’était une menace, cela, dit-il.

– Je le pris ainsi, mon beau-père,répliqua le sénéchal.

– Mais à quel propos cettemenace ?

– J’ai toujours eu le cœur tendre, vousle savez, et mes penchants sont charitables, quand j’y trouvequelque intérêt. Je venais de recueillir chez moi cette enfant quisert vos filles…

– Céleste ?

– Oui… Et l’un de mes valets m’avaitraconté je ne sais quelle fantastique histoire de cette petiteCéleste sommeillant là-bas dans la bruyère auprès du Pont-Joli etd’une belle dame qui se penchait au-dessus d’elle pour la baiser enpleurant…

– Mais cette Saint-Elme, interrompitl’intendant avec un véritable effroi, serait donc venue dans lepays !

– J’ai lieu de croire qu’elle y est en cemoment, mon beau-père… Notre petite Céleste a été consulter laSorcière de la forêt, et la Sorcière lui a promis qu’elle seraitcomtesse.

Est-ce que vous croyez aux sorcières, vous,monsieur le sénéchal ?

– Je crois au diable, monsieurl’intendant, et je me résume : Paris est loin, mais la femmequi a sauvé le Régent de France a le bras long. Vous et Moi nouspouvons perdre en cette affaire autre chose que de l’argent.

Achille-Musée se sentait venir des vapeurscomme s’il eût été une jolie marquise. Il ferma les yeux et vitpasser les quatre gentilshommes de Nantes avec leurs épaules sanstêtes. Mieux que personne il savait que le soir du jour où Philipped’Orléans avait causé avec Mme Sainte-Elme, sanselle, les quatre gentilshommes auraient enlevé Philippe d’Orléans àmain armée.

– Pourquoi ne m’avez-vous pas parlé decela plus tôt ? murmura-t-il plaintivement.

– Les choses marchent, mon beau-père,répondit Polduc avec calme, et leur allure qui varie déterminenotre conduite de chaque jour. Peut-être que, hier encore, j’avaisintérêt à vous laisser ignorer tout cela.

– Nos intérêts ne sont-ils donc pas lesmêmes ?

– Si fait, mon beau-père, si fait… enthèse générale au moins.

L’intendant releva sur son gendre un regardsoupçonneux. Polduc se prit à sourire.

– J’ai sur vous l’avantage du plusfaible, poursuivit-il ; l’humble lierre s’attache au chênepuissant et ne s’inquiète point de l’étouffer.

– M’étouffer ! monsieur dePolduc ! se récria l’intendant avec une sérieuse horreur.

C’était vraiment pitié que de noyer un sipauvre homme dans la bouteille au noir ! Polduc jugea qu’ill’avait amené à un degré suffisant d’épouvante et poursuivit enchangeant de ton :

– Avec un nourrisson des muses tel quevous, mon beau-père, j’ai cru pouvoir me permettre une figure derhétorique. Vous connaissez, du reste, tout mon dévoûment à votrepersonne : chaque fois que je pourrai vous aider sans menuire, je le ferai de grand cœur. Mais l’Évangile chrétien et lafable païenne se sont rencontrés pour poser le même principe :Aide-toi toi-même !… J’achève ce que j’avais à vous dire surles héritiers de Rohan : Sans autre preuve matérielle que lalettre brève et caractéristique de la Saint-Elme, je suis certainque la jeune Céleste est la fille de Valentine et deSaint-Maugon.

– Dans votre idée, interrompitl’intendant, cette madame Saint-Elme serait Valentineelle-même ?

– Je n’ai pas dit cela ! Seulementcette Saint-Elme a enlevé le fils de César à la femme de le Bozec,et cette même Saint-Elme paraît s’intéresser très-vivement à lafille de Valentine. Je laisse votre excellent esprit tirer de cedouble fait toutes conséquences logiques.

L’intendant reprit à partie sa boîte d’or etfit mine de réfléchir profondément. Il savait bien que son gendrelui épargnerait en définitive le soin de tirer toute espèce deconséquences.

– Arrivons maintenant, continua lesénéchal, quelque chose de beaucoup plus étrange encore. Vousn’êtes pas sans avoir entendu parler de la Meunière ?

– Est-ce que ce n’est pas la même que laSorcière ?… Mon intelligence répugne à ces sottisessurnaturelles.

– Je ne veux point vous parler desmiracles qui effraient nos sabotiers. Je veux vous dire qu’on atrouvé la semaine passée le corps de la Meunière sous un tas debranchages non loin de la hutte qu’elle habitait dans lagrand’lande de Saint-Aubin-du-Cormier.

– Dieu la bénisse !

– Amen !… Et quenonobstant, la Meunière continue de rendre des oracles dans laforêt.

L’intendant huma une pincée de tabac d’Espagneavec le sourire des sceptiques.

– Arrangez cela ! fit-il en haussantles épaules.

– À l’heure où nous sommes, repartit lesénéchal dont le regard se détourna, c’est peut-être arrangé. Nesentez-vous pas une odeur de roussi, mon beau-père ?

Les narines diaphanes d’Achille-Musée Feydeaus’enflèrent.

– Si fait, répliqua-t-il.

– Le vent vient de l’est, reprit lesénéchal en baissant la voix, Yaumy aura fait sa besogne.

– Quelle besogne ?

Alain Polduc se leva et gagna le balcon ensaillie. Une colonne de fumée s’élevait au loin parmi les arbres dela forêt, dans la direction de l’est.

– Où pensez-vous que soit le feu ?demanda-t-il.

– Bien près du Pont-Joli, répliqual’intendant en s’orientant.

– Il n’y a rien à brûler de ce côté, ceme semble ?

– Des broussailles, répondit encorel’intendant et les ruines du moulin.

Alain Polduc revint s’asseoir.

– C’était dans les ruines du moulin,prononça-t-il à voix basse, que la Sorcière rendait sesoracles.

– Ah ! fit l’intendant stupéfait,c’était là !

– Elle avait avec elle un vieillard fou…poursuivit Polduc.

– Et cette incendie dont l’odeur nousarrive ?…

– Le feu prend souvent par hasard dansles feuilles sèches, dit Polduc.

Achille-Musée resta bouche béante.

– Vous avez parlé, balbutia-t-il, deYaumy et de certaine besogne…

– Mon beau-père, prononça lentement AlainPolduc, cette fumée qui s’en va emporte peut-être avec elle laMeunière, la Sorcière, Mme Saint-Elme et Valentinede Rohan.

L’intendant était livide, mais son petit œilbleu s’éclaira tout à coup.

– Si cela est, mon gendre, dit-il àPolduc qui se mordit les lèvres jusqu’au sang, pourquoi envoyer àM. le Régent six cent soixante-quinze mille livres ?…

– Eh bien ! coquins ! ehbien ! cria une voix cavalière à la porte du corridor ;faut-il rompre une demi-douzaine de côtes pour avoir le passagelibre ?

Le gendre et le beau-père se prirent àécouter.

– Don Martin Blas ! murmurePolduc.

– J’ai défendu la porte, dit Feydeau.

– Don Martin Blas n’est point de ceuxqu’on fait attendre, mon beau père !

– C’est donc un bien grandpersonnage ?

Alain Polduc le regarda avec étonnement.

– Ne vous ai-je donc point dit qui est cedon Martin Blas ? s’écria-t-il en homme qui regrette vivementun oubli.

– Vous ne m’en avez pas ouvert labouche.

– C’est fâcheux ! d’autant plus quele temps nous manque désormais… Le voilà qui fait un tapaged’enfer.

Le dos d’un valet frappa en effet rudementcontre la porte close. Il fallait qu’on l’eût poussé de main demaître. Polduc se leva.

– Quand je pense, dit-il, que je vousavais fait venir ici précisément pour vous apprendre… Qu’il voussuffise de savoir mon beau-père, se reprit-il en gagnant la porte,que ce don Martin Blas est un envoyé d’Alberoni…

– Ah diable ! fit Achille-Musée enretapant précipitamment les boucles de sa vaste perruque. Polducouvrait la porte.

– Drôles ! dit-il à ses gens, laconsigne était pour tout le monde, excepté pour cegentilhomme ! Entrez, seigneur Martin Blas, et soyez letrès-bien venu !

Achille-Musée tendit le cou et aperçut lagrande silhouette de l’Espagnol dans le demi-jour du corridor. Iln’aimait pas ces tournures d’aventuriers. Il ébaucha pourtant àtout hasard un salut agréable et souriant. Ce fut une perte :Don Martin Blas ne le vit point.

Don Martin Blas était debout sur le seuil etson regard faisait le tour de la chambre avec une singulièreexpression d’étonnement.

– Est-ce notre fille Olympe ou notrefille Agnès qu’il cherche ? pensait Polduc.

Par le fait, on était ici chez les demoisellesFeydeau, l’idée n’avait rien d’invraisemblable. Martin Blas,silencieux et immobile, regardait de tous ses yeux. Ainsi seconduisent parfois les Espagnols de comédie quand ils pénètrentpour la première fois dans le temple de leur divinité.Agnès et Olympe étaient belles. Le sénéchal se demandait quel partion pouvait tirer de ceci.

Don Martin Blas fit quelques pas dans lachambre. Le sofa où Achille-Musée venait de se rasseoir, triste etmécontent du peu d’effet produit par son salut, était sous unepetite rotonde tapissée de velours. À cette place menue se trouvaitautrefois le prie-Dieu qui avait servi tour à tour à la jeune femmede César et à Valentine de Rohan. Quand l’espagnol regarda de cecôté, ses yeux se baissèrent et il pâlit.

– Est-ce Agnès ? est-ceOlympe ? se demandait le sénéchal enchanté.

Don Martin Blas cependant se redressabrusquement et gagna le balcon comme pour respirer plus à l’aise.Un profond soupir souleva sa poitrine. Il jeta un long regard surle paysage.

– Ces dames ont d’ici une vue charmante,dit Alain Polduc.

– Ces dames ? répéta l’Espagnol avecdistraction.

Il croisa ses bras et contempla de nouveau lavallée de Vesvres. Pendant qu’il avait le dos tourné, Polduc serrala main de l’intendant.

– Regardez bien cet homme-là, dit-il àvoix basse, et cherchez dans vos souvenirs.

– Je suis parfaitement sûr de ne l’avoirjamais vu, répondit Achille-Musée sans hésiter. Quand on arencontré, ne fût-ce qu’une seule fois, un personnage aussi malélevé, on se souvient de lui.

La conduite de Martin Blas, depuis son entréedans le boudoir, prêtait assurément à ce reproche et manquait decourtoisie. Non-seulement il avait méprisé le salut de Feydeau,mais aussi l’accueil plein d’empressement d’Alain Polduc. Quelqueautre préoccupation bien tyrannique devait le tenir.

Tout à coup l’intendant et le sénéchal levirent passer la main sur son front. Il les regarda tous deux commes’il ne les eût point encore aperçus.

– Monsieur le vicomte, dit-il ens’adressant à Polduc et d’un ton presque sévère, c’était uneentrevue particulière que je voulais avoir avec vous.

Polduc, souriant et obséquieux prit la main deFeydeau.

– J’ai l’honneur de présenter à VotreSeigneurie, dit-il au lieu de répondre, M. Feydeau de Brou,mon beau-père, intendant royal de l’impôt.

Martin Blas salua froidement.

– C’est différent, dit-il.

Et tandis qu’Achille-Musée, malgré sa mauvaisehumeur, se confondait en révérences, il ajouta :

– On compte beaucoup sur monsieurl’intendant à la cour de Madrid.

– Bien flatté, sans contredit… balbutiaFeydeau.

– Ce doit être, poursuivit-il à part lui,une détestable recommandation à la cour de Paris !

– Je parlerai donc devant monsieurl’intendant, reprit Martin Blas, à cœur ouvert, et comme si j’étaisseul avec monsieur le sénéchal. Mon voyage de Bretagne a un doublebut : l’intérêt de l’État d’abord, et, en second lieu, uneaffaire qui m’est personnelle. À tout seigneur tout honneur :parlons d’abord des intérêts de l’État.

Don Martin Blas prit un siége et parut serecueillir.

– Hier, en arrivant au manoir deRohan-Polduc, poursuivit-il, j’ai fourni à monsieur le sénéchal lespreuves de ma mission politique.

Le sénéchal s’inclina.

– Nous avons eu ensemble, continua donMartin Blas, une conférence qui me dispense d’entrer désormais dansles détails… Mais avant de quitter ce château où j’ai reçul’hospitalité la plus courtoise, il me convient de résumer avecvous la situation et de préciser les faits. L’expérience deM. l’intendant pourra nous éclairer. Les événements ont marchécomme toujours, depuis quelques semaines, en sens contraire del’opinion vulgaire. Les apparences sont contre nous ; le faitnous aide. La mésaventure de ce pauvre prince de Cellamare a mis leRégent de France hors de garde ; il croit avoir bataillegagnée parce qu’il a saisi quelques paperasses et mis sous lesverrous un diplomate de carton doré ; il triomphe, il tranchedes têtes, il perd toute prudence… c’est le moment d’agir.

Achille-Musée secoua gravement les bouclespommadées de sa perruque.

– Je crois avoir dit à Votre Seigneurie,risqua le sénéchal, que tel n’était point ici notre avis.

– Permettez ! répliqua MartinBlas ; nous en sommes à mes instructions ; votre réponseviendra : je résume notre entretien de cette nuit. La flotted’Espagne est prête, les Flandres sont soulevées ; l’Autricheattend le signal et la cour de Rome qui voit un mécréant sur laplus haute marche du trône de France n’empêchera pas de ledonner : j’entends le signal. J’arrive de Paris : lanoblesse parisienne, débarrassée de son chef pour rire, M. leduc du Maine, forme la plus belle armée qui se puisse voir. Le plande campagne est tracé… En cette occurrence, on s’est souvenu desvaillantes réclamations de la noblesse bretonne, qui a demandé àdonner la première, et j’étais chargé de lui apporter ce motd’ordre : En avant !

L’intendant s’agita sur le sofa. Le sénéchalleva les yeux au ciel et poussa un plaintif soupir.

– Voilà mon dire, reprit don MartinBlas ; voici maintenant celui de M. le sénéchal :L’élan de vengeance provoqué par le meurtre des quatregentilshommes commencerait, selon lui, à se calmer, tandis que laterreur produite par cette grande sévérité augmenterait de jour enjour. L’auteur de cet assassinat juridique, M. le maréchal deMontesquiou, commandant pour le roi, a assumé sur lui seul la hainedes nobles Bretons. Hier encore, grâce à l’aversion qu’inspire cethomme, on aurait pu affirmer que la noblesse bretonne tout entièreétait disposée à entrer dans la forêt ; mais leschoses ont changé ; le maréchal de Montesquiou est endisgrâce, et le comte de Toulouse vient d’être rappelé. Or, lecomte de Toulouse est l’idole de la noblesse bretonne. Sa présenceest un obstacle tout à fait insurmontable… D’où il suit que l’avisde M. le sénéchal est de s’abstenir.

– Jusqu’à voir, interrompit Polduc.

– Je pense que mon souvenir a étéfidèle ?

– Vous avez rapporté mes propresparoles.

– Sachons maintenant l’avis de monsieurl’intendant.

– S’abstenir ! s’abstenir !s’écria Achille-Musée.

– À cause du comte de Toulouse ?

– À cause du comte de Toulouse.

– Messieurs, je vais donc conclure, s’ilvous plaît, reprit Martin Blas : La cour d’Espagne, à qui vousavez donné des garanties, compte sur vous deux en cette gravecirconstance… Il faut que par vos soins le comte de Toulousedisparaisse.

Achille-Musée faillit tomber à la renverse etAlain Polduc regarda l’Espagnol d’un air confondu.

Don Martin Blas acheva d’un ton calme etrassis :

– On vous donne pour cela vingt-quatreheures, et je suis chargé spécialement de voir si vous y allez defranc jeu.

Chapitre 5LE FEU FOLLET

Don Martin Blas gardait maintenant le silence.Il contemplait froidement le désarroi de l’intendant royal et deson gendre. Achille-Musée ouvrait et refermait sa boîte d’or avecune activité fiévreuse. Polduc clouait au sol ses regardssournois.

– J’attends votre réponse, messieurs, ditl’Espagnol au bout de deux ou trois longues minutes.

– Palsambleu ! s’écria Feydeausortant de son caractère, vous attendrez longtemps ! Immolerle comte de Toulouse !… J’ai le sommeil difficile etléger : si j’avais une fois ce meurtre sur la conscience, jene pourrais plus dormir du tout. Or, le sommeil, c’est la santé,monsieur l’Espagnol, et la santé, vous ne pouvez l’ignorer, est lepremier de tous les biens. Adressez-vous, je vous y engage, àquelqu’un de nécessiteux. Je suis assez riche pour tenir à monrepos.

Ayant prononcé ce discours plein dephilosophie, Achille-Musée regarda son gendre. Celui-ci avaittoujours les yeux baissés.

– Monsieur le sénéchal, dit Martin Blasde sa voix la plus flegmatique, épargnez-moi, je vous prie, lapeine d’expliquer à votre beau-père comme quoi il n’est pas du touten position de nous résister.

– Mon beau-père, répliqua aussitôt Polducobéissant, il résulte de ma dernière et confidentielle entrevueavec le seigneur Martin Blas qu’il possède vos lettreschiffrées…

– Et les vôtres, interrompit Feydeau.

– Et les miennes, ajouta le sénéchal avecun gros soupir.

– Nous seuls, avec l’abbé dePorto-Carrero, reprit Achille-Musée, qui se débattait comme undiable, nous possédons la clé de ce chiffre…

– L’abbé de Porto-Carrero est enprison ! prononça dolemment Polduc.

Feydeau releva d’un geste tragique le reversde son pourpoint et lança sa boîte d’or dans sa poche.

– J’en subirai les conséquences !dit-il presque résolûment.

– Mon beau-père… objecta Polduc.

– Je digère mal, très-mal… si l’on m’ôtemon sommeil, je suis un homme mort !

– Ce n’est pas tout encore, monbeau-père, reprit Polduc, j’ignore comment tout cela s’est fait,mais votre nom se trouve sur le carnet de don Martin Blas, enregard des sommes que vous avez versées entre les mains de lacomtesse Isaure.

– Mon hymen prochain, essaya de balbutierAchille-Musée expliquerait des prodigalités plus folles encore.

– Eh ! mon beau-père, fit Polducdécouragé, gardez ces faux-fuyants pour vos juges !

Achille-Musée laissa choir ses bras maigres lelong de son flanc.

– Mes juges ! répéta-t-il, mesjuges ! En sommes-nous là déjà !

Et comme personne ne parlait plus, il pensatout haut dans sa détresse amère :

– Je vois bien qu’on glisse malgré soi etfatalement sur la pente des conspirations ! J’y ai perdul’appétit, une aile de volaille, suffit désormais pour me causer detrès-grands maux d’estomac ! Mon père a digéré jusqu’à l’âgede soixante-quatorze ans. Il mangea, je m’en souviens, à sondernier repas, une joue de porc à la remoulade… Mais il n’avait,jarnibleu ! assassiné personne !

– Écoutez, monsieur l’Espagnol, sereprit-il brusquement, puisque vous avez nos lettres, je ferai lesfonds…

– J’ai à vous proposer un autre marché,dit Martin Blas.

Le sénéchal attendait cela depuis dix minutes.Allait-on parler d’Olympe ou d’Agnès ? La chose certaine,c’est qu’on allait parler de l’une des deux.

– Voyons ! fit l’intendant d’un airlanguissant.

– J’ai eu l’honneur de vous dire au débutde cette entrevue, reprit don Martin Blas, que mon voyage deBretagne avait un double but : d’abord l’intérêt de l’État,ensuite une affaire toute personnelle. Sans mettre l’État aprèsmoi, je puis vous faire quelques concessions, si vous me servezpour ce qui me regarde… Connaissez-vous madame la baronne deSaint-Elme ?

Cette question fut faite àbrûle-pourpoint.

– Diable ! pensa le sénéchal, nes’agirait-il ni d’Olympe, ni d’Agnès ?

L’intendant perdait pied. Ce nom de madameSaint-Elme, prononcé tout à coup, secouait tous les fils de cetécheveau si péniblement débrouillé naguère et les emmêlait de plusbelle. Ne pouvait-on parler de quoi que ce fût au monde sansévoquer cette madame Saint-Elme ? Et que venait fairel’Espagnol Martin Blas dans cette ténébreuse histoire ?

– Par votre silence même, messieurs,reprit don Martin, dont le visage basané s’éclaira, je vois quevous connaissez madame la baronne de Saint-Elme. J’ai quitté Madridtout exprès pour la voir…

– Vraiment ! fit Polduc en souriantméchamment : pour la voir ?

Il ajouta :

– Vous aviez sans doute entendu direqu’elle avait vendu au Régent le complot du prince deCellamare ?

– Vendu, non, répliqua l’Espagnol :donné.

– Donné, si le mot vous plaît mieux.

– Je savais cela, oui, et celam’importait peu ; je vous répète, monsieur le sénéchal, quenous ne parlons plus politique. Les motifs qui m’entraînent sur lespas de madame la baronne de Saint-Elme sont tout personnels, etvous n’avez nul besoin de les connaître. Je dois seulement vousmettre au fait de ma ligne de conduite, de mes démarches, parce queelles aideront les vôtres. Vous n’avez pas le choix, messieurs,vous ne pouvez être que mes alliés : j’espère que ceci estétabli ?

Le beau-père et le gendre s’inclinèrent d’uncommun mouvement.

– J’ai commencé mes recherches à Paris,reprit l’Espagnol, le soir même de mon arrivée. Je n’eus pas depeine à prendre langue. Toute la cour connaît madame de Saint-Elme,ou plutôt toute la cour se vante de la connaître : c’est lesuprême bon ton. Les uns me dirent qu’elle habitait un hôtel isoléderrière les Minimes les autres, un vieux château d’aspect bizarreet fantastique dans les plaines de Bicêtre. Selon celui-ci, elleavait sa maison vers la Grange-Batelière ; selon celui-là,elle prenait la poste, chaque nuit, pour aller reposer à Trianon.Quelques-uns m’affirmèrent qu’elle avait son appartement auPalais-Royal même… Je me rendis derrière les Minimes, je me fisconduire dans les plaines de Bicêtre, j’explorai laGrange-Batelière, je visitai Trianon ; point de madameSaint-Elme ! Je la demandai aux valets de M. le Régent,qui me rirent au nez comme d’insolents marauds qu’ils sont. Deguerre lasse, savez-vous ce que je fis ? je la demandai auRégent lui-même.

– En vérité ! s’écrièrent à la foisPolduc et Feydeau.

– Le Régent n’imita pas ses valets ?dit le sénéchal.

– Il n’eût osé ! répliqua sèchementMartin Blas.

Achille-Musée ouvrit de grands yeux.

– Le Régent, continua Martin Blas, merépondit ceci : Quand madame Saint-Elme veut me voir, ellesait où me trouver : c’est l’avantage qu’elle a sur moi.

– Étrange créature ! grommelaPolduc.

– Et vous ne songeâtes pas à vousadresser au lieutenant de police ? demanda l’intendant.

– Si fait. J’avais connu M. le comteVoyer-d’Argenson en Espagne au temps de son ambassade. Il me reçutbien : il avait ses raisons pour cela… mais quand jel’interrogeai sur madame la baronne de Saint-Elme, il merépondit : J’ai dans ce tiroir cent mille livres en or,destinés à celui qui me découvrira sa demeure.

– Ah çà ! c’est donc un feu folletque cette femme-là ! s’écria Polduc.

– Le feu Saint-Elme ! murmuraAchille-Musée ; excusez-moi si je n’ai pu retenir ce jeu demots…

Il se prit à rire tout seul.

– Nous autres Espagnols, poursuivait donMartin Blas, nous ne perdons pas volontiers patience. Je me remisen quête de plus belle. Je découvris une maison garnie du quartierSaint-Denis, où madame Saint-Elme avait occupé un appartementpendant trois jours. La piste était trouvée, je suivis lapiste : je la suivis depuis cette maison jusqu’à Versailles,de Versailles à Dreux, de Dreux à Prez-en-Pail ; puis je prisle change en la ville d’Alençon où de fausses indications meramenèrent à Mortagne, sur les traces d’une autre madameSaint-Elme, que Dieu confonde ! bourgeoise dudit lieu ;marchande de faïence rouennaise et de vaisselle de bois… Il fallutrevenir à Alençon, où madame la baronne avait passé, en effet,vingt-quatre heures, pendant lequel temps elle avait reçu Beautru,gentilhomme de M. du Maine, et le chevalier de Kergrist, âmedamnée de Montesquiou…

– Voyez-vous cela ! interrompitPolduc, intrigué au plus haut point.

– Je repris sa trace, et je me lançai surMayenne où madame Saint-Elme venait de passer. Je la manquai d’unedemi-heure à Laval, et sans mon coquin de cheval, qui était rendu,je l’aurais jointe sur la route de Vitré… Mais voici bien une autreaffaire : à Vitré, nul n’avait entendu parler de madameSaint-Elme. La ville entière était en émoi parce qu’une certainecomtesse Isaure venait de passer se rendant à Rennes…

L’intendant et le sénéchal tressaillirent tousles deux. Le regard perçant de l’Espagnol interrogea leursphysionomies, mais il fut désappointé. Le visage matois de Polduc,et la figure importante de M. Feydeau de Brou, n’exprimaientqu’un seul sentiment : la surprise.

De grands nuages de fumée couraient cependantau-dessus des arbres et cachaient parfois, quand le vent rabattait,toute une portion de la vallée. En même temps, un mouvement sefaisait dans le château. On vit passer de l’autre côté de la douveune demi-douzaine de petits paysans qui trottaient, tenant à lamain leurs sabots et criant d’une voix essoufflée :

– Au feu, les chrétiens ! aufeu ! devers la Fosse-aux-Loups ! à le moulin duPont-Joli ! Au feu ! au feu ! au feu !

M. le sénéchal, réprimant un mouvementnerveux, alla s’accouder au balcon. Il jeta un regard vers laforêt. Les rayons du couchant se jouaient dans les massestournoyantes de la fumée.

– Ce Yaumi est un précieux coquin !pensa-t-il.

– Que dites-vous de cela,messieurs ? demanda Martin Blas, qui ne s’occupait point del’incendie.

– Monsieur le sénéchal ! appelaAchille-Musée.

Et quand Polduc se fut retourné :

– Le seigneur don Martin Blas, achevaFeydeau, nous fait l’honneur de nous demander ce que nous pensonsde cela.

– Rien, pour ma part, dit Polduc. Leseigneur don Martin veut-il être présenté à la comtesse Isaure dePorhoët ?

– Je le veux. Quelle femmeest-ce ?

Polduc se tourna vers son beau-père, qui pritimmédiatement la parole.

– Peut-être m’appartiendrait-il moinsqu’à personne, prononça-t-il avec modestie, de répondre à unesemblable question. Mes relations tout honorables avec madame lacomtesse ont occupé beaucoup la ville de Rennes…

– Quelle femme est-ce ? répétaMartin Blas.

– Elle est admirablement belle.

– Brune ou blonde ?

– Blonde.

Don Martin Blas se mordit la lèvre. Polduc quile considérait attentivement depuis quelques secondes, eut unsourire.

– Les femmes sont habiles… prononça-t-ilentre haut et bas ; vous avait-on dit que madame la baronne deSaint-Elme fût une brune ?

Chapitre 6MOT D’ORDRE

Le regard de l’intendant Feydeau allait del’espagnol à Polduc. Il ne comprenait plus du tout.

– Avez-vous étudié un peu, seigneur donMartin demanda-t-il, les nuances des cheveux des dames ? J’aià cet égard un certain acquis, et je cultive les muses en amateur.Je puis vous peindre à l’aide de la parole la couleur exacte descheveux de madame Isaure. Ce n’est pas le blond cendré, qui estcharmant ; ce n’est pas le blond perlé, superlatif du blondcendré, qui affadit un peu le visage. Ce n’est pas le blondchatain, ni le blond fauve, ni le blond orangé… Ce n’est pas nonplus le blond olive, ni le blond-miel, ni le blond-cire, ni leblond qui ressemble aux plumes des jeunes tourterelles ce n’est pasblond de lin, ce n’est pas le blond alezan, encore moins le blondanglais, qui est couleur de feu, et que les chiens courants peuventsuivre au flair… C’est le blond céleste, seigneur don Martin, leblond qui fait une auréole lumineuse autour d’un front charmant, leblond qui rayonne comme un diadème d’or au reflet du soleil…

Achille-Musée s’arrêta pour reprendre haleine.Don Martin Blas, qui ne l’écoutait plus depuis longtemps, venait defrapper sur l’épaule du sénéchal.

– Vous avez quelque chose à me dire,monsieur Rohan-Polduc ! prononça-t-il tout bas à sonoreille.

– Jetez donc des perles à unrustre ! pensa Feydeau.

– Je vous proteste… continua lesénéchal.

L’espagnol lui serra le bras. Polduc n’essayamême pas de soutenir son regard.

– La comtesse Isaure ne porte pas sonvéritable nom, prononça Martin Blas en fixant sur lui ses yeuxardents.

– J’ignore… j’ignore absolument… balbutiaPolduc.

Don Martin Blas le lâcha et fit un tour dansla chambre.

– Ce n’est pas elle qui habite cetappartement ? demanda-t-il tout à coup, tandis qu’un rouge vifperçait le bronze de sa peau.

– Ce sont mesdemoiselles de Rohan-Polduc,mes deux filles, répondit Feydeau.

– Vos filles ! répéta Blas quis’arrêta en face de lui : ce nom de Rohan est donc à tout lemonde ?

– C’est moi, seigneur don Martin,s’empressa de répondre le sénéchal, qui vais adopter mes deuxjeunes belles-sœurs et leur donner mon nom.

Martin Blas avait les sourcils froncés.

– Chez nous, en Espagne, dit-il, lesvoleurs de grand chemin font aussi l’aumône avec le bien qu’ils ontdérobé.

Puis, d’un ton brusque et impérieux :

– Il faut que je voie cette femme !ajouta-t-il.

– Avec votre nom, seigneur don Martin,avec la mission dont vous êtes chargé, l’hôtel de la comtesseIsaure vous ouvrira ses portes à deux battants.

Ce fut le sénéchal qui parla ainsi.Achille-Musée salua de la main en souriant, et dit :

– S’il restait quelque barrière, un motde moi la ferait tomber.

– Il y a des barrières, repartitl’Espagnol. Voici quarante huit heures que je suis enBretagne ; depuis ce temps-là je cherche la comtesse Isaure,qui me fuit, comme jadis me fuyait madame la baronne deSaint-Elme.

Achille-Musée se leva.

– Seigneur don Martin Blas, dit-il, cem’est un honneur et un plaisir de vous offrir mon faiblecrédit ; madame la comtesse est au château…

– Vous vous trompez, mon beau-père,interrompit Polduc.

– Comment ! s’écria l’intendant.

– Madame la comtesse est partie cematin.

– Sans me prévenir !

Involontairement, Polduc jeta un regard versles nuages de fumée qui allaient désormais diminuant.

– Eût-elle fait un pacte avec le diable,pensait-il en ce moment, car il était homme à mener plusieursaffaires de front, si je peux faire subir à la comtesse Isaure, àla Louve et à la Saint-Elme, le même sort qu’à la Meunière, je gagema tête que nous n’entendrons plus parler jamais de Valentine deRohan !

– Seigneur don Martin, reprit-il touthaut, la comtesse Isaure est d’humeur vagabonde et n’honore paslongtemps le même logis de sa présence. Nous l’avons possédée hierau soir un instant. Au point du jour, j’ai vu son cheval tout sellédans la cour…

Achille-Musée n’avait plus qu’unepréoccupation, c’était de jouer son rôle de fiancé. Il frappaviolemment sur sa boîte d’or.

– Jarnibleu ! s’écria-t-il, nousnous expliquerons, elle et moi, une bonne fois et j’en aurais lecœur net ! Dans les termes où nous sommes ensemble…

– Je n’ai pas les mêmes raisons que monbeau-père pour éclairer les marches et contremarches de la bellecomtesse, interrompit Polduc, mais il m’étonne qu’un envoyé de lacour de Madrid ne sache pas quelles sont les occupations de madameIsaure.

Martin Blas se retourna vers lui et dit avecune rudesse soudaine :

– Mes bonnes gens, nous allons changer degamme. Qu’importe ce que j’ignore si j’en sais assez pour vousfaire pendre ?

Feydeau se redressa du coup : c’étaitpresque un gentilhomme. Polduc baissa les yeux au contraire, aprèsavoir lancé à l’Espagnol un regard de sang.

– Nous ne sommes pas habitués,prononça-t-il tout bas, à de pareilles façons d’agir.

– Les habitudes se prennent, réponditl’Espagnol : je ne suis pas content de vous. Écoutez-moi bien,tous deux. Si vous êtes utiles, on vous tolérera… Si vous n’allezpas droit votre chemin, gare à vous !

Il remit son feutre et poussa la porte d’uncoup de pied comme un manant en colère. Sur le seuil, il s’arrêtapour dire :

– Vous m’amènerez la comtesse Isaure, cesoir, au bal de M. le gouverneur. Je le veux ! À cesoir.

Il sortit. L’intendant Feydeau se laissa choirsur le sofa.

– J’aime mieux les gens de France !s’écria-t-il ; la tyrannie de ces rustres espagnols seraitintolérable !

– Intolérable ! répéta le sénéchalcomme un écho.

Il réfléchissait et se disait à partlui :

– Il y a des ressemblances, je puis metromper. Autrefois, c’était la courtoisie, l’élégance… un vraichevalier ! Mais alors pourquoi courrait-il après cettefemme ?… Et pourquoi ces regards troublés qu’il a jetés toutautour de la chambre où autrefois ?…

En sortant du boudoir, don Martin Blasdescendit à l’écurie et fit seller son cheval. Avant de partir, etmalgré l’assurance formelle de Polduc, il entra au salon pour voirsi la comtesse Isaure ne s’y trouvait point par hasard.

Dès qu’il fut en présence des dames, vous nel’eussiez point reconnu. Impossible de rencontrer un plus parfaitgentilhomme. Évidemment ses allures brutales en face du sénéchal etde l’intendant étaient un parti pris. Aussi Agnès et OlympeFeydeau, dites mesdemoiselles de Rohan-Polduc, nepartageaient-elles point l’opinion de leurs pères au sujet duSeigneur Martin Blas. Elles avaient découvert en lui je ne saisquoi de romanesque, et le ton basané de ses joues leur semblaitfort agréable à voir.

La comtesse Isaure n’était pas au salon. DonMartin Blas prit congé, promettant de revoir ces dames au bal duprésidial. Comme il descendait le maître escalier pour gagner lacour, où l’attendait son cheval, une jeune fille montait enchantant. Ils se rencontrèrent face à face.

La jeune fille était vêtue d’une simple robede toile ; ses cheveux s’échappaient de son serre-tête rond enprofusion de belles boucles dorées. Elle avait des petits sabotsaux pieds et le tablier des servantes tombait sur sa jupe. Elle nefit que passer, portant dans ses mains une belle robe de soierose.

L’Espagnol s’effaça pour lui laisser le cheminlibre. Elle le remercia d’un sourire. Martin Blas resta immobile,bouche béante et les yeux grands ouverts.

Un instant, il fut sur le point de remonterles degrés du grand escalier, mais il se ravisa et descenditlentement le perron du vestibule. Il se mit en selle et piqua desdeux.

La route est longue de la forêt jusqu’àRennes. Tant que dura la route, Martin Blas oublia de pousser soncheval. Une irrésistible rêverie semblait l’entraîner. En arrivantaux portes de la ville, il tressaillit comme un homme quis’éveille.

– Est-ce une vision ? se dit-il.

Puis le nom de Valentine vint mourir sur seslèvres…

**

*

Dans le boudoir, Achille-Musée et Polducrestaient assez déconfits.

– Mon beau-père, demanda le sénéchal,quelle est votre opinion sur tout ceci ?

– Heu ! Heu ! fit l’intendant,c’est un grossier personnage. J’avoue que je ne crains pas unpareil rival. Madame Isaure a trop de délicatesse dans l’esprit etdans le cœur…

– Ah çà ! beau-père, interrompitPolduc indigné, est-ce que vous devenez fou tout à fait ?Avez-vous bien le cœur de plaisanter quand il s’agit de nosfortunes assurément et peut-être de nos existences ?

– Je ne plaisante pas, la comtesse…

– Laissons la comtesse, s’il vousplaît ! nous reparlerons de la comtesse quand il s’agira pournous d’expliquer comment madame Isaure, l’héroïne des conspirationsqui se trament à Rennes contre le Régent, peut avoir des rapportsavec la baronne de Saint-Elme, vendue ou donnée à la cour…

– Voulez-vous que je vous dise, Alain,mon garçon ? fit l’intendant d’un air capable ; cet hommea tenté de nous effrayer, voilà tout !

– Il a réussi, mon beau-père, répliquaPolduc gravement : nous avons vous et moi une horrible peur…et il y a de quoi !

Chapitre 7PROFITS ET PERTES

L’intendant se redressa et prit un airfanfaron.

– Parlez pour vous, dit-il, quand vousparlez d’avoir peur.

Mais quand il vit que Polduc restait immobiledevant lui, le front plissé, la tête penchée, sa figure montra,sous le savant badigeon qui la recouvrait, une expressiond’inquiétude.

– Ce n’est pas cet homme qui m’effraie,dit-il, c’est vous !

– Monsieur l’intendant, reprit Polducavec une sorte de découragement, un grand écrivain de l’antiquité adit cette sage parole : « Il est plus difficile deconserver que de conquérir. » Nous sommes riches ; vous,puissamment ; moi, suffisamment ; nous avons de beauxnoms et d’honnêtes positions… Je ne sais pas si vous tenez à toutcela.

– Comment ! comment ! si j’ytiens ! s’écria Feydeau.

– Vous y tenez ? c’est trèsbien ; moi de même. En ce cas, jouons serré, croyez-moi, cartout cela peut nous glisser entre les doigts aujourd’hui.

– Allons donc ! vous exagérez lepéril mon gendre !

– Et le jour où nous n’aurons plus toutcela, mon beau-père, nos têtes branleront sur nosépaules !

– Bon nous voilà décapités !pourquoi pas pendus comme ce malotru l’a dit ?

– Uniquement parce que vos propresdéclarations nous ont faits gentilshommes… Quand le comte deToulouse fut rappelé à Paris, il y a quinze ans souvenez-vous-en,beau-père, son regard allait s’ouvrir sur votre comptabilité.Celui-là n’est pas de ceux que l’on peut corrompre !

– Non, répliqua Achille-Musée, avec unefatuité qu’il faut renoncer à décrire, mais il nous revient marié,la belle Noailles est fille d’Ève, et je suis un serpent, mongendre !

Polduc frappa du pied, la colère leprenait.

– Sur ma parole, s’écria-t-il, ceci passeles bornes ! Il y a des instants où j’ai envie de gagner lerivage tout seul, monsieur l’intendant, et de vous laisserbarbotter au milieu de la mare… Voulez-vous être raisonnable, ouiou non, une fois en votre vie ?

– Là ! là ! monsieur lesénéchal ! Si les choses légères sont mon domaine, lesaffaires sérieuses me connaissent aussi. Tout le monde convient quej’aurais fait un adroit diplomate… J’ouvre mon avis : puisquevous craignez M. de Toulouse, voulez-vous que nousentrions franchement dans les vues de la cour d’Espagne ?

– Franchement ? répéta Polduc ;une conspiration ne se réchauffe pas plus qu’un bon dîner. Leva-tout de l’Espagne est joué et perdu !

– Voulez-vous que nous prenions partipour M. de Montesquiou ?

– Adorer le soleil couchant ?Jamais !

– Voulez-vous que nous dénoncions àM. de Toulouse ?…

– J’y ai songé ! mais on saisiraitles papiers de l’Espagnol. Nous serions compromis.

– Diable ! diable ! fitl’intendant. Alors, dites ce que vous voulez.

– Je veux me barricader avec vousderrière vos écus, mon beau-père. Qu’y a-t-il autour de nous ?le gouverneur, les Loups de la forêt, l’Espagnol Martin Blas… Pource qui est du gouverneur, mesdemoiselles de Rohan-Polduc vont serendre cette nuit à la fête du Présidial : j’ai sollicité pourelles, en votre nom l’honneur de présenter les clés de la ville àSon Altesse Sérénissime le comte de Toulouse.

– Nous les fidèles du maréchalMontesquiou ! murmura Feydeau, qui rougit sous son fard.

– Nous restons les fidèles du maréchal,répliqua Polduc ; mais nous devenons les fidèles dugouverneur : c’est tout simple. Quant aux Loups de la forêt,j’ai Yaumy qui m’a rendu aujourd’hui même un signalé service… et, àce propos, il ne nous vient plus de fumée du côté du Pont-Joli…

– On aura éteint le feu, ditAchille-Musée. Polduc se mit au balcon et posa sa main au-dessus deses yeux en manière de garde-vue. Il jeta un long et attentifregard vers la forêt.

– Le feu s’est éteint de lui-même, fit-ilfroidement. Beau-père, je vous demanderai un petit subside :les Loups sont pauvres et nous avons besoin de Yaumy.

– Plus tard, mon gendre, ma caisse estépuisée.

– Dieu me garde de vous presser !pourvu que Yaumy ait son affaire demain matin cela suffira.Arrivons au seigneur Martin Blas. Au moment même où il nous asurpris par sa brusque entrée, j’allais vous faire le portraitmoral de ce personnage. Avez-vous ouï parler de ces mendiants deCastille qui demandent l’aumône avec une escopette appuyée sur deuxbâtons en croix et une mèche allumée ?

– Comment ! ce fierhidalgo ?

– Tout le monde est fier en Espagne, mêmeles mendiants… le seigneur Martin Blas est à vendre et cela vousregarde.

– S’il ne coûte pas cher…

– Il coûte cher, nous avons causé cettenuit. C’est un curieux personnage : il se vante de n’avoir nifoi ni loi et de ne respecter quoi que ce soit au monde.

– Un esprit fort ?…

– Très-fort ! Un de ces fous, quin’ont d’autre plaisir que la vengeance ! Un instant, j’ai cru…oui ! j’ai cru… mais vous savez comme je suis fait pour lesressemblances ? Ne me suis-je pas imaginé un soir queValentine de Rohan se cachait sous le nom de la comtesseIsaure ?

L’intendant fit une grimace dédaigneuse.

– Valentine de Rohan n’était pas mal il ya quinze ans, répondit-il.

– C’est vrai dit Polduc : comme letemps passa ! il y a quinze ans ! Je vois partout desfantômes et je ne m’en plains pas. Cela force à se tenir sur sesgardes… Un instant donc, j’ai eu l’idée que le farouche Martin Blasn’était pas plus Espagnol que vous ou moi. Connaissiez-vous Morvande Saint-Maugon, l’ancien ami et serviteur du comte de Toulouse, lemari de Valentine de Rohan ?

– Je l’avais vu sans doute, mais je n’ainul souvenir…

– Eh ! Eh ! fit le sénéchal enricanant, c’est que vous ne mettiez pas la main à la pâte dans cetemps là. Savez-vous que j’ai risqué plus d’une fois quatre poucesde fer dans la poitrine en regardant ce mystère là de tropprès ?… mais quinze ans écoulés ne permettent guère dereconnaître un visage. On a dit d’ailleurs que Morvan deSaint-Maugon était mort en l’an 1707 à la bataille d’Almanza.Mettons que ce ne soit pas lui, mais, suivant mon système,garons-nous comme si ce pouvait être lui… Et songeons que, si c’estlui, nous avons mieux qu’une bête féroce à lâcher contre Valentinede Rohan !

– Concluez dit Feydeau :

– Je conclus. Il faut à cet homme-làbeaucoup d’argent.

– On lui donnera ce qu’il faudra.

– À la bonne heure ! vous vousformez, beau-père.

– D’autant, poursuivit l’intendant, queje ne vois plus la nécessité d’envoyer au Régent…

– Au contraire ! s’écria Polduc.Ménageons ce qui nous entoure, c’est très bien ; gorgeons nosLoups, c’est parfait, soyons généreux avec ce Martin Blas tant quela logique des événements ne lui aura pas mis la corde au cou, lebon sens nous le commande… mais envoyons des douceurs au Régent,mon beau-père ; Envoyons ! envoyons !

– Vous en parlez bien à votre aise, mongendre. Faisons le compte. Les Loups…

– Avec cinquante mille écus vous en serezquitte.

– Et cet Espagnol ?

– Une centaine de mille livres… Songezque nous sommes entre ses mains. Aimez-vous mieux vous attaquer,comme il l’exige, au comte de Toulouse ?

– Non. Cela nous prend déjà deux centcinquante mille livres. Maintenant, cinq cent mille livres auRégent…

– Six cent soixante-quinze mille livres,en comptant l’anti-chambre.

– Plus d’un million ! s’écriaFeydeau.

– Pas beaucoup plus.

– Mon gendre, c’est trop, je ne puis.

Polduc lui prit la main et la serrafortement.

– Écoutez, beau-père, dit-il en baissantla voix tout à coup, vous risquez plus que moi, car j’ai moins quevous. Ne marchandez pas la tête qui est sur vos épaules !

Feydeau ne put s’empêcher de frissonner ;il sentait la main du sénéchal toute froide entre les siennes.

– Me cachez-vous quelque chose, mongendre ! balbutia-t-il.

– Je ne vous cache rien, répliqua Polduc,mais suis-je bien sûr de tout voir ? Il y a autour de nous jene sais quelle mystérieuse et terrible menace. C’est la crise. Jesens cela et je ne peux pas vous l’expliquer : La crise quisauve ou qui tue !

Achille-Musée voyait des gouttes de sueurperler sous les cheveux de son gendre.

– Vous êtes pâle comme un mort !balbutia-t-il, gagné par l’épouvante contagieuse ; jamais jene vous ai entendu parler ainsi !

Polduc essaya de sourire.

– J’ai l’oreille et l’œil à tout vent,reprit-il ; je m’agite, je n’ai de repos ni le jour ni lanuit, Dieu merci ! mais le chemin est glissant…glissant ! on a beau se tenir ferme, on peut perdrel’équilibre. Philippe d’Orléans est encore le maître, Paris estencore l’asile suprême en cas de malheur : Envoyons,beau-père, envoyons !

– Envoyons tout de suite ! s’écriaFeydeau, convaincu cette fois ; en définitive, ce sera laprovince de Bretagne qui paiera. Faites équiper vivement un de vosgens.

– Un de mes gens, non ! L’Espagnol apassé 24 heures ici.

– C’est juste… Avez-vous un autremessager !

Le sénéchal agita une sonnette.

– Introduisez ce jeune garçon qui attenddans le vestibule, commanda-t-il au domestique qui entra.

Le valet sortit. Achille-Musée se leva.

– Ces dames doivent déplorer mon absence,dit-il en rétablissant devant une glace la symétrie de sacoiffure ; je vous laisse arranger tout cela.

Polduc l’arrêta au moment où il se dirigeaitvers la porte :

– Demeurez, je vous prie ; mon cherbeau-père, répliqua-t-il.

– Pourquoi faire ?

Polduc le conduisit jusqu’au sofa.

– Asseyez-vous dit-il ; dans cessortes d’opérations, j’aime à garder mes amis près de moi. Cela neme dégage pas, c’est vrai, mais cela les engage. S’il vous plaît,asseyez-vous.

Achille-Musée prit place sur le sofa demauvaise grâce. À ce moment la porte s’ouvrit et notre ami Magloireparut sur le seuil.

– C’est bon, maraud ! cria-t-ilderrière lui au domestique qui l’avait amené ; a-t-on jamaisvu ce drôle m’appelle son ami comme si j’étais un pied-plat de sasorte ! Au large, faquin ! et n’oublie pas le respect, situ tiens à tes oreilles !

Achille-Musée mit le binocle à l’œil, Polduclui-même se retourna pour examiner le nouvel arrivant. Magloireavait complètement renouvelé son costume. Il portait un pourpointun peu mûr, mais taillé à la mode des gentilshommes. Sa veste étaittrop étroite pour lui et sa culotte trop longue, mais il avaitdébraillé si galamment sa chemise à jabot, qui n’était plus de lapremière blancheur, que vous l’eussiez pris en vérité pour un jeunecomédien de province, jouant les Clitandres à Béziers ou à Pontivy.Il était coiffé à la tempête, et son chapeau, négligemment jetésous le bras, laissait pendre une ganse de demi-aune.

Qu’avait-il fait ; ce Magloire, de saculotte blanche, de son vestaquin blanc, de sa jaquette blanche etde son bonnet blanc ? Nous devons déclarer que ces candidesvêtements lui allaient bien mieux mais ce n’était pas du tout sonavis. Il se trouvait superbe et ne touchait plus terre.

Il fit quelques pas, les pieds en dehors, lamain au jabot, le poing sur la hanche, et dit en regardant sonmonde en face :

– Bonjour monsieur l’intendant ;serviteur, monsieur le sénéchal. Ça va-t-il comme vousvoulez ?

Chapitre 8L’INTERROGATOIRE

Le beau-père et le gendre se prirent à riretous deux. Magloire fit de même et ôta son feutre de dessous sonbras pour s’éventer.

– Moi, ça va bien, dit-il cependant avantqu’on eût répondu à sa question ; vous êtes bienhonnêtes !

– Ah çà ! grommela l’intendant, oùdiable avez-vous pêché cet olibrius ?

– Le fait est, répondit Polduc, qu’il aune mine impayable !

– Ne vous dérangez pas, reprit Magloire.Ces demoiselles vont bien ? Allons ! tant mieux !tant mieux !

Son regard rencontra une glace où son image sereflétait de la tête aux pieds. Y compris les pieds et la tête,toute sa personne était grotesque. Il pensa :

– Que ne donneraient-ils pas, ces deuxbarbons, pour avoir ma tournure ! Je t’en souhaite ! avectout leur or mal acquis, ils ne pourraient recouvrer les attraitsde ma jeunesse. V’là ce qui les taquine !

– Vous cherchez de l’emploi ?demanda le sénéchal.

Magloire mit le nez au vent, changea sonchapeau de bras et fit une pirouette.

– Comment avez-vous deviné ça ?répondit-il ; c’est positif, pour le moment, je désireutiliser mes talents et me faire une position. Il est temps j’en ail’âge et les capacités.

– C’est un innocent, murmura Feydeau àl’oreille de son gendre.

– Nous n’avons pas besoin d’un aigle,répliqua tout bas celui-ci.

Et tout haut :

– Que savez-vous faire, monbrave ?

– En voici encore un qui estfamilier ! pensa Magloire : de l’aplomb ! ou macarrière est manquée !

– Ma foi ! Monseigneur, répondit-ild’une voix de stentor, je sais faire pis que pendre. Voilà lachose. Pis que pendre ! sans ça, vous sentez bien que jen’aurais pas osé me présenter devant vous.

– Hein ? fit Achille-Musée, qui crutavoir mal entendu ; que dit-il ?

– Pis que pendre ! répéta pour latroisième Magloire, qui relevait fièrement la tête.

Puis avec un sourire d’ineffablebêtise :

– Vous êtes des roués tous deux, on ditça. Il vous faut un gaillard à trois poils ! Je suis votreaffaire. Vous chercheriez longtemps avant de trouver un coquin dema force !

– Il n’en a pas l’air ! fit observerAchille-Musée.

– La mine trompe quelquefois, murmuraPolduc.

Magloire regarda l’intendant d’un airirrité.

– Pas l’air d’un coquin, moi ! serécria-t-il ; mon bonhomme, vous ne vous y connaissezpas ! C’est les plus rusés qui font mine de ne pas fairesemblant. Je cache mon jeu ; c’est donc maladroit, ça ?Mais, à l’intérieur de mon âme, je suis aussi vicieux quevous !

Feydeau et Polduc se regardèrent. L’intendantavait envie de se fâcher. Magloire se dit :

– Je leur donne dans l’œil !

– Renvoyez-moi cet oiseau-là, mon gendre,dit Achille-Musée.

– Je m’en garderais bien ! réponditPolduc ; c’est une trouvaille !

Feydeau resta stupéfait. Magloire poursuivitavec chaleur :

– Des preuves, en voulez-vous ?Savez-vous ? quelles canailleries j’ai faites malgré mon âgeencore bien tendre ? Primo, d’abord ; j’ai abandonnéSidonie.

– Ah bah ! fit l’intendant.

Le sénéchal se pencha à son oreille :

– C’est notre homme ! dit-il.

– Parce qu’il a abandonné Sidonie ?demanda Feydeau.

– Parce que personne ne pourra croiresérieusement que nous ayons choisi un instrument pareil.

– Quant à cela, c’est probable, mais sil’outil n’est bon à rien ?

– Qu’est-ce que c’est Sidonie, mon bongarçon ? demanda le sénéchal.

Achille-Musée atteignit sa boîte d’or ;Magloire y plongea impudemment ses deux doigts en disant àl’intendant scandalisé :

– Je n’en fais pas habitude, mais quandon m’en offre…

Il éternua et reprit d’un accent pleind’emphase :

– Loin des cours, des palais brillants,où la mauvaise conduite respire dans les lambris dorés oùl’opulence, vivait une jeune personne dont l’innocence n’étaitégalée que par sa candeur. Elle avait nom Sidonie, dont je taissous silence son autre nom de famille par respect pour son oncle oùj’étais apprenti. Vous pouvez-vous vanter qu’elle était bien connuedans le quartier, celle-là, pour être honnête, sobre et boulangère.Eh bien ! je lui ai parlé pour le mariage, et la veille de lanoce, j’ai pris la clé des champs… Est-ce fort ?

Achille-Musée bailla, mais Polduc dit, commes’il eut voulu prolonger la comédie :

– Vous êtes un jeune scélérat !

– N’est-ce pas ? n’est-ce pas ?s’écria Magloire enchanté, vous êtes forcés de me rendrejustice ! et, en passant, vous trouvez que je m’exprime assezgentiment, pas vrai ? Ce n’est pas tout, j’ai faitmieux ! Connaissez-vous M. Raoul ?

– Pas que je sache, dit Polduc quidevenait très-attentif.

– Un blond, grand, bien fait, comme moi…voyez ! ses habits me vont !

– Ses habits ! répéta Polduc.

– Oui, ses habits ! Ce Raoul étaitmon maître, je l’ai chassé sans pitié !

– Ah çà ! mon gendre, dit sévèrementAchille-Musée, jusques à quand enfin !…

– Ce jeune M. Raoul, interrompit lesénéchal, ne demeurait-il pas en face de l’hôtel Feydeau ?

– Dans une mansarde de six écus par an,oui, monseigneur, à côté de chez nous. Il y avait du temps que jesouhaitais un habit de gentilhomme. Celui-ci est râpé, c’est vrai,mais à défaut d’un meilleur, je l’ai essayé pendant que mon maîtredormait…

– Et tu l’as volé ?

– Comme vous voyez, monseigneur.

– Et après ? demanda Polduc.

– Est-ce que vous trouvez que ce n’estpas assez ? dit tristement Magloire.

Polduc fit un signe à Feydeau ets’écria :

– Je trouve que tu as eu grand tort, mongarçon, de venir me raconter ceci, à moi qui mets les voleurs onprison !

– Et à moi qui palpe les amendes !ajouta l’intendant royal, oh ! le sot !

– Est-ce que vous croyez que vous allezme faire peur, vous autres ? dit Magloire, persuadé qu’on luifaisait subir une sorte d’examen avant de lui donner son diplôme deroué.

– Silence ! commanda Polducrudement.

– Voyons ! voyons ! mes bonsmessieurs, reprit Magloire, je suis jeune, ayez de l’indulgence. Jene peux pas encore être aussi fort que vous, en fait decoquineries…

– Délibérons, monsieur l’intendant, s’ilvous plaît ? dit Polduc d’un ton grave.

– Délibérons, monsieur le sénéchal.

Magloire fut pris enfin d’inquiétude.

– Écoutez ! Fit-il ; on ditdans Rennes que vous êtes deux damnés vauriens, mes bonsmaîtres ! que vous ne croyez ni à Dieu ni au diable que vousprenez de toutes mains…

– Insolent ! s’écrièrent à la foisle beau-père et le gendre, piqués au vif cette fois.

Magloire pensa :

– C’est singulier, ça n’a pas l’air deleur faire plaisir qu’on leur dise qu’ils sont descoquins !

– Mes bons maîtres ! continua-t-ild’un accent suppliant, je voudrais prendre de vos leçons ! Monpatron disait, en parlant de vous : Voilà des compères quisavent s’y prendre ; il n’y a de bêtes que les honnêtesgens !

Entre Feydeau et Polduc la délibération étaitcommencée. Auparavant ils avaient échangé quelques mots à voixbasse.

– Ce garçon me paraît extrêmementdangereux, opina Polduc.

– Dangereux au suprême degré, répartitAchille-Musée, ad gradum supremum !

Pour le coup Magloire pâlit.

– Ah ! mes chers seigneurs !s’écria-t-il avec détresse, est-ce qu’on m’aurait trompé ?…Est-ce que vous seriez par hasard des braves gens ?

– Mon avis, poursuivit le sénéchal, estqu’il faut faire un exemple.

– Exemplum facere, traduisitAchille-Musée.

Magloire se mit à genoux et cria enpleurant :

– Grâce ! grâce ! Je vous aimenti mes bons juges !… Je n’ai pas demandé Sidonie enmariage, elle est la nièce du patron, je n’aurais obtenu que dessoufflets. Je me suis vanté mes bons seigneurs. Jamais je ne lui aiparlé. Tout ce que j’en ai dit, c’était pour me faire bien venir devous !

Polduc adressa un signe d’intelligence àl’intendant et reprit :

– Et l’affaire des habits.

– Encore une hablerie, réponditMagloire ; mon maître m’a donné ses habits, tout uniment.Ah ! Seigneur Dieu ! Voler les habits deM. Raoul ! Mais il m’aurait rompu les côtes ; je leconnais allez !

– Vous ne lui savez point d’autre nom queRaoul ! demanda bolduc.

– Non, mon juge.

– Quel est son métier ?

– Il n’a pas de métier.

– Quelles sont ses ressources ?

– Je ne lui connais pas deressources.

– N’est-il pas follement épris d’unejeune fille qui sert mesdemoiselles de Rohan !

– La Cendrillon… Oui, mon juge.

– Pour vous donner ses habits, il s’enest donc procuré d’autres ?

– Ah ! mon juge, il y en a qui ontdu bonheur ! Raoul est depuis ce matin cornette dans lerégiment de Conti…

– Officier ! ce Raoul ! s’écriaFeydeau.

Polduc murmura à son oreille :

– Que vous disais-je !

Magloire acheva :

– Il est venu hier consulter la Meunière.Il a eu une amulette… Le voilà hors de peine !

Polduc l’éloigna d’un geste impérieux et dit àvoix basse :

– Ceci peut-être pour nous un coup departie, mon beau-père.

– En quoi, s’il vous plaît, mongendre ?

– Voyons ! fit Polduc avec quelqueimpatience, où est notre péril ? Qui nous force à tremblerdevant le premier venu ? qui nous contraint de louvoyer sanscesse et de ménager, comme on dit, la chèvre et le chou ?C’est l’existence du fils de César, n’est-ce pas, et l’existence dela fille de Valentine ? Sans cette double et vivante menace,nous lèverions la tête, nous romprions en visière franchement ethautement à toutes ces intrigues qui ne sont bonnes que pour lescommençants… nous serions inattaquables, en un mot.

– La conclusion ?

Polduc se rapprocha encore.

– La voici, beau-père, dit-il si bas quel’intendant avait peine à l’entendre ; supposez que la fillede Valentine soit ici quelque part et le fils de César aussi.Supposons qu’ils se connaissent et qu’ils aient de l’attachementl’un pour l’autre. Il y a comme cela dans la réalité desbizarreries qui font pâlir les inventions des poètes… Supposonsmaintenant qu’on donne avis au jeune homme d’un danger que court lajeune fille : Un enlèvement par exemple. Quefera-t-il ?

– Il se lamentera.

– Un Rohan ! il prendra son épée etsautera en selle.

– C’est juste… ensuite ?

– Supposons, maintenant, que dans la nuitnoire Yaumy se promène avec une douzaine de loups bien armés…

– Nous compromettre avec ceYaumy !

Polduc sourit d’un air de supériorité.

– Fi donc ! beau-père ; lejeune homme porte l’uniforme des gens de France… Les Loups frappentles dragons de Conti tout naturellement comme le limier fond sur lechevreuil.

En ce moment on entendait des éclats de riredans le corridor.

– Mesdemoiselles mes filles ! ditl’intendant qui se leva.

La porte s’ouvrit presque aussitôt, Agnès etOlympe Feydeau de Brou, dites mesdemoiselles de Rohan, firent leurentrée dans le boudoir.

Chapitre 9LES DEMOISELLES FEYDEAU

Agnès et Olympe étaient accompagnées de deuxpetites servantes.

– Nous venons reprendre possession denotre domaine, messieurs dit Agnès, une belle blonde à l’œiléveillé.

– Nous chassez-vous tout de suite ?demanda Polduc.

Olympe, désespérant d’être aussi dégagée quesa sœur, avait pris la spécialité langoureuse. Elle avait lescheveux chatains, la taille un peu épaisse et le teint de hautecouleur.

– Nous n’avons plus qu’une heure pourfaire toilette, dit-elle en traînant ses paroles, et cetteCendrillon est si maladroite !

– Puisqu’on nous donne congé, monsieurl’intendant, fit Polduc, qui avait hâte d’aller ailleurs continuerl’entretien, obéissons de bonne grâce.

Feydeau baisa les mains de sesfilles :

– Je peux-ti m’en aller ? demanda ence moment l’ancien fiancée de Sidonie.

– Qu’est-ce là ? s’écrièrent à lafois mademoiselle Agnès et mademoiselle Olympe qui ne l’avaient pasmême aperçu.

– Ô mes belles demoiselles ! fitMagloire les larmes aux yeux, elle est la nièce de chez nous quevous y prenez vos gâteaux. Ayez pitié d’un pauvre malheureux égarépar son inclination, car c’est pour me faire une positionsusceptible de demander sa main que je me suis mis dans macirconstance où je suis !

Les deux sœurs se regardaient en riant.

– Suivez-nous ! commanda Polduc.

Magloire joignit les mains, implorant duregard les deux sœurs. Quand il vit qu’il n’obtenait rien qu’unéclat de rire impitoyable, il se redressa.

– C’est bon ! dit-il, j’ai macondamnation dans mon sac ! N’empêche qu’on dit ce qu’on ditdans le quartier. Les demoiselles Feydeau n’attendent pas à semarier pour changer de nom… à cause qu’elles attendraientlongtemps ! attrape !

Il se précipita sur les pas de l’intendant,qui sortait le dernier. Du seuil il cria encore :

– V’là ce que c’est, mes bellesdemoiselles. On dit ça… en plus que vous avez beau faire lesrenchéries, tous nos jeunes messieurs regardent la robe de toile deje sais bien qui par dessus vos falbalas !

Il ferma la porte avec bruit. Agnès et Olympe,étaient rouges de colère.

– Mon beau-père, disait cependant Polducdans le corridor, il faut que tout cela parte cette nuit :l’argent et la fillette !

– Et si les Loups attaquentl’escorte ? objecta Feydeau.

– Les Loups attaqueront, répondit Polducmais la fillette et l’argent ne seront pas dans le même panier.

Et sans s’expliquer davantage, ildemanda :

– Où es-tu, petit ?

– Ici répliqua Magloire dansl’ombre : Pendez-moi, si vous voulez, mais je leur ai rivéleur clou, à ces deux là !

– Veux-tu devenir un hommed’importance ? reprit le sénéchal.

– Je veux bien, fit Magloire, ça m’estdû, mais quoi que vous me nommerez ?

– Courrier d’État.

– C’est-il beaucoup ?

– Presque autant qu’un ambassadeur.

– Combien qu’on gagne à êtreambassadeur ?

– De quoi épouser Sidonie, repartitl’intendant qui vint se mêler à l’entretien.

Magloire se rengorgea.

– Savoir, fit-il avec un sourire finaud,si je voudrais encore d’elle quand j’aurai de quoi… Et querisque-t-on ?

– Rien.

– Alors, ça me va !

– Descends à l’office, repritPolduc ; mange bien, bois mieux, couche-toi ensuite et faisune somme. On te réveillera quand il faudra entrer enfonctions.

**

*

Mademoiselle Agnès Feydeau de Brou avaitvingt-quatre ans ; sa sœur Olympe atteignait sa vingt-deuxièmeannée. On se mariait alors de bonne heure. Agnès et Olympe étaientdéjà presque des vieilles filles.

L’intendant de l’impôt était riche à millionset ses filles avaient quelque beauté, mais ceci ne suffisaitpoint : le Breton, de sa nature, est fier comme deuxEspagnols : mésalliance là-bas, vaut presque déchéance, etAchille-Musée n’était après tout qu’un traitant. Si peu considéréque fût Alain Polduc, son mariage avec l’aînée des Feydeau avaitmécontenté toute la province, eu égard au titre de vicomte de Rohanqu’il portait !

Olympe et Agnès n’étaient point de méchantespersonnes ; elles cherchaient des maris là où les maris setrouvent. Dans toute foule on était sûr de rencontrer Agnès etOlympe, toujours pompeusement parées, portant haut et armées deleur banal sourire.

Filles de cire : rien dans la tête, riendans le cœur, des poupées jolies, bavardes, vaines, froides. Ellesjalousaient la vraie noblesse au-dessus d’elles ; au-dessous,elles écrasaient de leur mépris la bourgeoisie. Ajoutez à cela unbon fonds de médisance, de curiosité, de moquerie, beaucoup dehardiesse, point de religion, peu d’esprit et certain vernisd’instruction inutile recouvrant une épaisse couche d’ignorance,vous aurez un portrait assez ressemblant des deux demoisellesFeydeau.

Elles commandaient à quatre esclaves quiavaient là un dur métier. C’étaient d’abord Annette et Mariolle,les caméristes en titre ; c’était ensuite Céleste, surnomméeCendrillon, cette gracieuse fillette qui cueillait des bouquets devéroniques dans la prairie ; c’était enfinMlle Zoé des Étangs du Ronceroy de Kerméléon, leurancienne gouvernante, passée à l’état de dame de compagnie.

Zoé des Étangs du Ronceroy de Kerméléon étaitde bonne maison. Elle avait mission d’accompagner ces demoiselles.Figurez-vous une petite femme au visage terni, à la tournurepauvre, toujours vêtue de laine brune plus triste qu’un deuil.Agnès et Olympe la gardaient pour faire ombre au tableau de leursplendeur. À ce martyre, la pauvre Zoé gagnait juste de quoi nepoint mourir. Sait-on pourquoi elles tiennent à vivre ?

En entrant dans le boudoir, Agnès lui dit d’unton de protection :

– Allez, des Étangs, allez faire toilettema bonne.

– Et tâchez, ajouta Olympe, de n’être pastrop ridicule, n’est-ce pas ?

Zoé gagna sa petite chambre, froide et sentantle renfermé. Elle tira du fin fond d’une armoire une fameuse robede soie pure qu’on lui avait donnée à l’époque où feu l’aînée desdemoiselles Feydeau avait eu son trousseau de noces. Zoé dépliarespectueusement les serviettes munies de camphre, de poivre et delavande, qui gardaient l’étoffe contre les vers, et commença satoilette solitaire.

– Preste ! leste ! disaitcependant mademoiselle Olympe à Mariolle.

– Dépêchons nous, Annette ! faisaiten même temps mademoiselle Agnès.

Et toutes deux à la fois :

– Mais où donc est cette fainéante deCendrillon ?

Cette fainéante de Cendrillon avait étéchargée de grands préparatifs par chacune des sœurs, en cachettel’une de l’autre. Mlle Agnès espérait si bien,cette nuit, éclipser Mlle Olympe, etMlle Olympe était si certaine d’écraserMlle Agnès !

Annette et Mariolle entamèrent lespréliminaires de la double toilette. Pendant qu’on coiffait cesdemoiselles, il fut question de ce galant concours où la plus belledevait emporter l’honneur de présenter les clés de la ville au filsde Louis XIV. Tout en livrant leurs chevelures aux soins desfilles de chambre, elles s’entr’examinaient à la dérobée. Agnèspensait : – Pauvre Olympe !… j’en suis fâchée pourelle…

Et Olympe se disait : – PauvreAgnès ! peut-on s’aveugler ainsi !

Ceci sans préjudice d’un flux de reproches,adressés à la gaucherie des rustiques caméristes. Olympe et Agnèsétaient de détestable humeur. Ce nigaud de Magloire avait touchéjuste dans sa colère ; l’orgueil des demoiselles Feydeau étaità vif de cette récente blessure. Il y avait longtemps queCendrillon leur semblait trop belle.

– Je suis affreuse ! s’écriaMlle Agnès la première en repoussant Mariolle.

– Je suis horrible ! fit à son tourMlle Olympe.

– Il nous faut Cendrillon !ajoutèrent-elles. Il n’y a qu’elle ici pour n’être qu’à moitiémaladroite.

– La Céleste court la lande comme à sonordinaire, pardine ! riposta Annette d’un ton piqué.

– Ou bien, ajouta Mariolle, elle monte etdescend encore dans le grand escalier pour se faire remarquer.

– Qui donc remarque Cendrillon ?

– Le petit boulanger vient de le dire,risqua Annette : c’est tout le monde.

– Et, fit Mariolle, pas plus tard quetout à l’heure, j’ai vu ce beau seigneur étranger…

– Don Martin Blas ! interrompirentles deux sœurs à la fois.

– Oui, oui, répartit Mariolle, don MartinBlas, puisque c’est son nom, il était planté comme un mai au milieude la première volée, et il regardait la Cendrillon qui montait enfaisant ses grâces.

Olympe et Agnès eurent un éclat de gaîtéforcée.

– Les grâces de mademoiselleCéleste ! s’écrièrent-elles.

Puis Agnès ajouta gravement :

– L’effronterie de cette fille finira parnous compromettre.

À quoi Olympe répondit sans rire :

– On a tort de garder chez soi de pareilssujets !

Ce fut à ce moment que la gentille Céleste fitson entrée dans le boudoir des demoiselles Feydeau. Elle étaittrès-pâle et semblait avoir peine à se soutenir. Son front et sescheveux étaient mouillés de sueur.

– Pourquoi vous faites-vous attendreainsi, paresseuse ! dirent les deux sœurs du même ton aigre etplein de rancune.

– Ma robe est-elle finie ? ajoutal’aînée.

– Mon corsage est-il prêt ? fit lacadette.

– Et la broderie de mon jupon ?

– Et ma guimpe de dentelles ?

Tout en parlant, les deux filles del’intendant se regardaient l’une l’autre d’un air qui n’avait riend’amical. Figurez-vous deux camps ennemis qui démasquenttout-à-coup leurs batteries secrètes. Agnès avait donc une robequ’Olympe ne connaissait pas ? Olympe préparait donctacitement un corsage ? Et cette broderie de jupon ? Etcette guimpe de dentelles ?

Céleste arrivait avec une charge complète dechiffons.

– Ce que vous m’avez demandé est prêt,mesdemoiselles, répondit-elle.

Ses jambes tremblaient. Elle se laissa choirsur un fauteuil.

– Que veut dire ceci s’écria sévèrementOlympe ; vous permettez-vous maintenant de prendre un siége ennotre présence ?

– Quand on est trop bon avec certainesgens… commença Mlle Agnès d’un ton sentencieux.

Les deux grosses caméristes chuchotaient.

Céleste essaya de se relever, mais elleretomba.

– Est-ce à force de monter et dedescendre le grand escalier que vous êtes si essouflée ?demanda Mlle Olympe.

Annette et Mariolle, pour le coup, éclatèrentde rire.

Une larme roula sur la joue deCéleste :

– Mes bonnes demoiselles ; dit-elled’une voix entrecoupée par les soubresauts de son pauvre cœur, jene sais pas de quoi vous voulez me parler. Il y avait une femme aumonde qui m’avait dit de prendre courage et d’espérer, à moi quepersonne n’aime et que tout le monde repousse…

– La Sorcière, n’est-ce pas ?interrompit Agnès ; on la paie, cette créature pour entendreses sornettes. Depuis quand avez-vous de l’argent, mafille ?

– On ne la paiera plus ! murmuraCéleste au lieu de répondre.

Et parmi ses larmes, elle ajouta.

– Ah ! je vous en supplie,laissez-moi pleurer celle qui m’a parlé de ma mère !

Il y avait un élan si touchant dans ce cri,que les deux grosses filles Annette et Mariolle, furent toutétonnées de ne pouvoir plus rire.

– Sa mère ! répéta Olympe enregardant Agnès.

Celle-ci détourna la tête avec dédain.

– On leur fait accroire tout ce qu’onveut, dit-elle, à ces enfants trouvés !

Céleste entendit. Elle essuya ses yeux, maiselle devint plus pâle, et ne parla plus.

Chapitre 10LE COUP DE FEU

Céleste défit le paquet contenant les chiffonspréparés par elle. Alors ce fut un grand remue-ménage dans leboudoir. Les armoires ouvertes vomirent des flots de soie, de tulleet de velours. On mit une bergère au milieu de la chambre ; àdroite de la bergère s’étendit le domaine de mademoiselleOlympe : à gauche, le camp de mademoiselle Agnès.

Elles avaient certes beaucoup de chambres àleur disposition dans ce vaste manoir, et ce n’était point l’excèsde leur mutuelle affection qui les portait à se coudoyer, presque àse gêner, dans l’œuvre importante de leur toilette, mais les deuxsœurs aimaient à se surveiller, à se juger. Chacune d’elless’admirait d’un œil et raillait de l’autre sa chère sœur.

Annette et Mariolle commencèrent, chacune deson côté, leur difficile office. C’était le coup de feu. Cesdemoiselles eurent mis en un clin d’œil leur garde-robe sens dessusdessous. Capricieuses, colères et manquant un peu de ce goût exquisauquel la beauté la plus parfaite sait emprunter des perfectionsnouvelles, les deux demoiselles Feydeau fourrageaient dans cet amasde chiffons, choisissant ceci, jetant cela, puis reprenant celapour rejeter ceci, au gré de je ne sais quelle fantaisie aveuglequi prend toute vulgaire coquette une heure avant le bal.

Elles avaient la fièvre toutes les deux. Ellestrouvaient moyen d’être à la fois méprisantes et jalouses.

Annette était accusée de lourdeur, Mariolle degaucherie, et non sans raison ; mais on reprochait à Célestesa maladresse, ce qui était souverainement injuste.

Une fée que cette Céleste ! Au milieu desoutrages qui tombaient sur elle en averse, elle quittaitmademoiselle Agnès pour prendre mademoiselle Olympe, réparant d’untour de main une sottise d’Annette, corrigeant une faute deMariolle. Et si vous l’eussiez vue, entre les deux pesantescaméristes et leurs maîtresses roidies déjà par le collet tropserré, alerte, vive, souriante maintenant parce que son travaill’occupait, donnant un tour léger aux cheveux d’Agnès, lâchant cerang de perles qui jouait mal sur le front d’Olympe, drapantcoquettement ce pli, replaçant cette fleur qui faisait grimace,rajustant, amendant, donnant à tout ce qu’elle touchait une grâcesoudaine et inimitable, vous eussiez trouvé ces demoiselles tropheureuses d’avoir trouvé au fin fond de la campagne cette caméristesans rivale !

Ces demoiselles, pourtant, étaient fort loinde se montrer reconnaissantes, mais vous en eussiez deviné laraison d’un coup d’œil. Céleste, avec son petit bonnet rond, sacamisole et sa jupe de toile, faisait réellement trop de tort à latoilette des deux sœurs.

– Comme elle est plus joliequ’Agnès ! disait Olympe.

– Qu’Olympe paraît laide auprèsd’elle ! pensait Agnès.

Et, par ricochet, bien qu’elles ne voulussentpoint se l’avouer, Olympe et Agnès en arrivaient à détourner leursyeux du miroir, pour n’y point trouver, derrière leurs figuresempanachées, le radieux et simple visage de cette pauvre enfant dela forêt.

Tout a une fin, même la toilette de deuxorgueilleuses. Mademoiselle Olympe et mademoiselle Agnès seplantèrent en même temps devant leurs miroirs respectifs, rabattantles plis de leurs robes et se jetant ce superbe et triomphantregard que toute femme envoie à sa psyché en guise d’adieu.

– Comment me trouvez-vous, Agnès ?demanda Olympe.

– Et vous, Olympe ? interrogeaAgnès, comment me trouvez-vous ?

Pour réponse, Olympe laissa tomber ce seul motd’un ton demi-railleur :

– J’espère !

Et Agnès :

– Peste !

Ce fut tout. Traduise qui voudra.

– Ah dame ! ah dame ! fit touthaut Mariolle en s’adressant à sa collègue Annette, je ne les avaispoint encore vues jamais si reluisantes !

– Pour sûr et pour vrai, riposta Annette,c’est comme des soleils !

Céleste était debout et immobile, regardantson ouvrage avec un plaisir naïf, car c’était elle qui avait jetésur l’ensemble de ces toilettes un parfum de bonne grâce et debeauté.

Où cette petite Céleste, demandera-t-onpeut-être, avait-elle appris cette haute science du goût, si ardueet si malaisée ? Elle n’avait rien appris. Le poète et lerossignol apprennent-ils à chanter ? la fleur à embaumer, lajeunesse à charmer ? Non. Tout cela naît. – Célesteétait née comme les autres chefs-d’œuvre de Dieu.

– Vous verrez, dit Agnès en pinçant seslèvres, que Cendrillon ne dira rien !

– Je crois bien, ajouta Olympe ;l’envie l’étouffe, cette petite !

Céleste rougit, puis elle sourit. Pourquoiaurait-elle eu de l’envie ? son sourire brillait bienautrement que toute cette soie aux chatoyants reflets, et quetoutes ces roses et que toutes ces perles.

– Voyons, reprit Olympe, qui de nous deuxremportera la pomme de beauté, ce soir ? Qui de nous deuxprésentera les clés de la ville au comte de Toulouse.

Qui de nous deux, disait-elle, car elle nesupposait même pas que la victoire pût sortir de la famille.

– Pardine ! fit Mariolle, caméristed’Olympe, ce sera vous Mlle Olympe.

– Paquet ! pensa Agnès.

Pendant cela, Annette, la chambrière d’Agnès,répondait :

– Ça sera vous,Mlle Agnès, pardine !

Et Olympe de se dire :

– Paquet !

– Et quel est l’avis deMlle Céleste ? demandèrent les Feydeau.

– Vous êtes toutes deux si belles !répondit Céleste.

Les chevaux piaffaient dans la cour d’honneur.Déjà plusieurs fois on était venu, de la part de M. lesénéchal et de M. l’intendant, annoncer que les carrossesétaient prêts.

Il y en avait trois pour les dames et les gensde poids. Les gentilshommes qui n’étaient point hors d’âge devaientmonter à cheval.

Les dames n’abondaient pas. Sans les gens depoids, on n’aurait pu remplir les trois carrosses. En revanche, ily avait foule de cavaliers.

En thèse générale, remarquez ceci :l’argent suffit pour attirer les hommes. Les dames s’avisentparfois d’exiger autre chose. Le beau sexe était ici peu et malreprésenté.

Il y avait une marquise de Bourgueil, un peusujette à caution, trois conseillères et je ne sais quoi, pour toutpotage.

C’était le contraire, en fait d’hommes. Lanoblesse avait besoin de Feydeau. Il n’est point de méchant tourqu’un intendant en colère ne pût jouer à un gentilhomme. Aussi,Montbourcher était là, Talhoët aussi et Guébriant, et Carheil etDerval, le descendant des ducs, et Kersauzon, le fils des roissaxons, et Huchet, aïeul du malheureux Labédoyère, etBussy-Rabutin, et Chantal et d’autres, mais seuls et sans leursfemmes.

Quand un valet parut au haut du perron avecdeux torches et annonça mesdemoiselles de Rohan-Polduc, tous cesgens se donnèrent la peine d’entrer en mouvement et firent fête. Lamarquise de Bourgueil s’élança pour embrasser ses chères belles.Les trois conseillères battirent des mains et le reste s’extasia.Ces messieurs témoignèrent leur admiration à l’avenant. Puismademoiselle Olympe et mademoiselle Agnès ayant pris place dans lepremier carrosse, la caravane partit.

Il faisait nuit noire, mais Feydeau était unpetit Fouquet. Il avait fait suspendre des lanternes, aux arbres dela forêt, et l’escorte courut ainsi trois lieues durant, au milieud’une brillante illumination. Mariolle et Annette étaient duvoyage ; la Cendrillon restait seule au château.

Elle était accoudée sur ce vieux balcon depierre dont nous avons tant parlé qui dominait la vallée et faisaitsaillie sur les anciennes douves. Devant elle, la route quiconduisit à Rennes traçait dans la nuit un long et tortueux sillonde lumière. Elle entendit pendant quelques instants le joyeux bruitde la cavalcade dans la cour, puis la grille s’ouvrit avec fracas,et le cortége, tournant les bâtiments du Sud, parut, précédé parles porteurs de torches.

C’était beau. La pauvre petite Célestesoupirait en regardent ces fiers jeunes seigneurs qui caracolaientsur leurs cheveux ardents, et se penchaient avec galanterie auxportières ouvertes des carrosses.

– Ma mère était la fille d’uncomte ! pensait-elle.

Il faut bien le dire : ces splendeurs dela vie des heureux lui apparaissaient autrement aujourd’huiqu’hier. Jusqu’alors, elle avait admiré sans espoir ni envie.L’idée naissait en elle que ces joies eussent dû lui appartenir etqu’elle était faite pour ces magnificences. Ce soir, les mauvaistraitements et les railleries des deux sœurs l’avaient blesséedavantage. Elle ne gardait point rancune. Oh ! certes, non,mais une tristesse inconnue persistait et lui serrait le cœur.Tandis qu’elle suivait de l’œil l’escorte qui allait déjà seperdant au lointain, Céleste rêvait comme jamais elle n’avait faiten sa vie, et cette pensée lui revenait malgré elle :« Ma mère était la fille d’un comte ! »

La lumière des torches se confondit bientôtavec les illuminations de la route. Un bruit sourd, se prolongeantdans le silence du soir, annonça que la grille était refermée.Céleste restait immobile, toujours à la même place, mais sa rêverieavait changé d’objet. Elle songeait à sa mère, non plus pour sesouvenir que sa mère était fille et femme de gentilhomme. Ellesongeait à sa mère pour se la représenter bonne et belle, pleurantpeut-être l’absence d’une fille chérie. Son cœur tressaillaitd’amour, ses yeux s’inondaient de larmes. Oh ! qu’ellen’enviait plus en ce moment ces demoiselles Feydeau qui n’avaientpoint de mère !

L’heure s’écoulait. Les lumières s’éteignaientpeu à peu sur la route après le passage de la cavalcade. Céleste,suivant la pente de sa rêverie, était retournée à son point dedépart. La pensée de sa mère l’avait ramenée à cette mystérieusefemme qui lui avait parlé de sa mère.

Chose horrible ! les âmes charitables queles cris : Au feu ! avaient attirées vers le Pont-Joli,avaient assisté à la destruction du moulin sans pouvoir aucunementle secourir. Le moulin de la Fosse-aux-Loups était, comme nousl’avons dit, entouré d’un fouillis de broussailles dont une bonnemoitié avait séché sur pied.

Voici ce qui s’était raconté à l’office dumanoir de Rohan, devant Céleste elle-même, qui revenait portant sonfardeau de chiffons. Dans la matinée, on avait vu des Loups sur letertre. L’un d’eux était monté au sommet d’un grand châtaignierpour tâcher de reconnaître l’intérieur du moulin, qui n’avait pasde toiture. Un pâtour, caché dans les taillis, avait entendu cethomme dire aux autres ; « Ils y sont ! » Puisun instant après : « Ils dorment. »

Le pâtour n’avait pu voir le visage de cethomme, mais il aurait juré que c’était le joli sabotier Yaumy, quiétait venu l’an passé avec ses loups piller la ferme de sonmaître.

Quel qu’il fût, l’homme qui avait escaladé legrand vieux châtaignier descendit sans bruit. Il fit signe à seshommes, qui traversèrent le tertre en rampant et s’engagèrent, aunombre d’une demi-douzaine, dans les broussailles. À son tour, lepetit berger monta dans un arbre pour voir ce qu’ils allaientfaire. Il les vit rouler silencieusement de grandes roches au seuildu moulin en ruines, et entasser sur les roches du bois mort et desbroussailles desséchées. Puis le chef battit le briquet, et unelégère spirale de fumée monta en tournoyant au-dessus de latour.

Les Loups et Yaumy, le joli sabotier, étaientarmés. Ils se cachèrent dans le fourré et attendirent. La spiralede fumée grossit. Des pétillements se firent entendre parmi lesbroussailles. Une lueur indécise parut, suivie d’un haut jet deflamme. À ce moment, les Loups, sans échanger une parole, seprirent à descendre, en rampant, la lèvre du ravin, sous l’arche defeuillage. Leur œuvre était consommée.

Un instant après, en effet, le moulin étaitentouré de flammes et les ruines de la tour disparaissaient aumilieu de l’incendie.

Du sein de cet enfer, le petit pâtour, quidonna le premier l’alarme, entendit sortir un grand cri de femme, –un seul.

Ensuite une voix profonde s’éleva qui dominatous les autres bruits comme un tonnerre.

Cette voix prononça le nom de Philipped’Orléans, régent de France, et l’appela par trois fois aucombat…

Chapitre 11LA TOILETTE DE CENDRILLON

Là s’arrêtait le récit du petit pâtour, quiétait parti en courant pour aller chercher de l’aide. Sur sonchemin, d’autres enfants, prenant leurs sabots à la main, s’étaientjoints à lui, criant avec lui : « Au feu !chrétiens, au feu ! »

Quand les chrétiens arrivèrent, un brasier,entourait le moulin de la Fosse-aux-Loups. C’était le taillis quibrûlait, formant un rempart de flammes autour du premier incendie.Nul secours ne pouvait passer, à travers cette furieusefournaise.

Le feu marcha tant qu’il trouva de l’aliment,c’est-à-dire tant que dura le taillis qui masquait naguère lesruines. Quand la flamme tomba, on vit la vieille tour toujoursdebout, mais noire, calcinée et fendue de larges crevasses. Ceuxqui osèrent y pénétrer reculèrent suffoqués et déclarèrentimpossible, qu’une créature humaine eût pu garder sa vie en celieu.

Tel était le récit principal, la versionauthentique. Mais en Bretagne, le merveilleux se colle à toutévénement tragique comme le lierre à l’arbre. Des gens affirmaientqu’au plus fort de l’incendie, et alors que la fumée brûlante,fouettée par le vent, aveuglait tous les regards, une forme blanches’était montrée derrière la ruine incendiée. D’autres, allant plusloin, donnaient pour compagne à la forme blanche l’ombre d’un géantnoir et semblable à une statue de fer. – Peut-être, disait-on déjà,l’âme de la Meunière et de son mystérieux compagnon.

Cela n’avait duré qu’un instant, pendant quela rafale couchait la fumée au ras du sol. La rafale passée,l’incendie s’était redressé tout couronné de flammes, et l’étrangevision avait disparu…

Céleste se mit à genoux et dit une prière pourcelle qui avait mis la main de Raoul dans sa main : ce fut laprière des morts.

La vallée était muette et sombre. Le ventfroid des nuits passait en sifflant sur les toits de Rohan, aprèsavoir arraché aux arbres de la forêt un sourd et large murmure. Lesgens commis à la garde du château s’étaient mis au lit sans doute,car on n’entendait plus aucun bruit à l’intérieur. Vers l’orientles flocons de vapeurs légères moutonnant à l’horizon commencèrentà blanchir ; l’amas confus de constructions gothiques quicomposait le manoir sortit peu à peu de l’obscurité. Les tourellessurgirent, portant des ombres profondes. Les vitraux, frappés parla lune qui montait par-dessus les taillis, renvoyèrent de blancsreflets.

Vous eussiez vu à ce moment le visage deCéleste, pensif, mais souriant. Les rêves tristes durent-ilslongtemps à cet âge ? Céleste, toujours accoudée contre sonbalcon de granit, avait fait comme la lune, qui, victorieuse,sortait d’un océan de nuages.

Elle n’avait pas revu Raoul depuis la visitede la Meunière. Et Raoul avait promis d’être ce soir au château deRohan-Polduc. L’heure n’était plus d’entrer dans la demeure deM. le sénéchal. Depuis bien longtemps Céleste avait entendufermer toutes les portes, et les grands chiens, détachés,secouaient par intervalles les grelots de leurs colliers dans lescours.

Une fois pourtant, Céleste crut ouïr le galopd’un cheval dans ce sentier montant qui menait de la vallée deVesvres à l’oseraie. – Mais ce n’était pas le galop d’un cheval. Àl’endroit où le sentier sortait des bruyères la lune envoyait unclair rayon. Le sentier sec et poudreux s’éclairait vivement parmila pelouse sombre. Céleste, qui ouvrait de grands yeux et quiregardait tant qu’elle pouvait, eut une bizarre vision.

Ce fut sans doute un vague ressentiment durécit du pâtour et des effrois de l’incendie. Céleste vit – ou crutvoir – deux fantômes glisser, tout noirs, sur ce coin blanc de laroute une femme dont la tête disparaissait sous l’ample capuchondes métayères de la forêt, un homme de grande taille, droit etraide, qui s’appuyait en marchant sur le pommeau d’une gigantesqueépée.

Ils quittèrent tous deux le clair, Céleste nerêvait pas pourtant ! Elle vit s’agiter les cimes des roseaux,dans la douve, elle entendit bruire les tiges à un instant où levent ne soufflait point.

Puis ce fut comme le bruit d’une clé dans laserrure de la poterne qui s’ouvrait sous le balcon…

Céleste se pencha, épouvantée, pour mieuxvoir. L’herbe croissait, haute et drue devant la poterne, qui,depuis bien des années, n’avait pas été ouverte, et le pied desmurailles était solitaire aussi loin que le regard pouvait seporter.

– Je dors debout, pensa Céleste enrentrant dans le boudoir, et déjà rassurée par la brillante clartédes lampes qui avaient éclairé la toilette de mesdemoisellesFeydeau.

Mais une autre peur la prit. Elle se trouva enface de la besogne qui lui restait à faire cette nuit et poussa ungros soupir en voyant les monceaux de chiffons jetés en désordredans le boudoir. Il fallait ranger tout cela avant de se mettre aulit, sans quoi, gare aux courroux de mademoiselle Agnès etmademoiselle Olympe !

Il y en avait ! il y en avait ! Lecontenu tout entier des armoires gisait sur le parquet. La pauvreCéleste joignit les mains, presque découragée. Elle commençapourtant sa besogne, pliant ceci, accrochant cela, et se hâtant deson mieux pour aller sagement se mettre au lit après avoir fait saprière.

Je ne sais en vérité comment la chose arriva,mais il est certain que, tout en pliant, rangeant, accrochant,l’idée lui vint qu’elle serait bien gentille avec ces chiffonsdédaignés. Elle tenait justement à la main une jupe de satin rose,recouverte de mousseline du Bengale : un vrai bijou de jupequ’elle avait chiffonnée elle-même. Mademoiselle Agnès l’avait miseune fois, mais la fraîche étoffe avait bruni le teint demademoiselle Agnès, qui s’en était prise à Cendrillon.

Céleste devint plus rose que la jupe de satin.Elle baissa les yeux et son sourire se fit espiègle. Ellehésita.

Mais sa main dénoua tout doucement le cordonde sa robe de toile.

Et Céleste était rouge ! Écoutez, il yavait de quoi. Ce n’était pas bien, ce qu’elle faisait là, et à soninsu, le péché d’orgueil se glissait dans son petit cœur.

À la place de la robe bise, elle noua le juponde satin rose, dont les plis brillants se prirent à miroiter.Ah ! ce n’était pas bien ! Le pardessus vint comme unnuage léger et gracieux, adoucir ces teintes trop éclatantes. Toutcela était trop large, mais Céleste ne pouvait être embarrasséepour si peu. Quand elle eut réduit la ceinture pour l’adapter à sataille, elle glissa vers la glace un regard sournois. C’étaitmal.

Le plaisir pétilla dans ses yeux. Elle n’avaitpas espéré se trouver si jolie. Va-t-elle donc devenir coquette.Les choses galopent sur ce chemin là.

Avec une si éblouissante jupe il faut uncorsage assorti, et peut-on seulement songer à lacer un pareilcorsage en gardant ses cheveux, fussent-ils les plus beaux dumonde, en désordre sous un petit bonnet rond ?

Le bonnet vola au plafond. Les cheveux librestombèrent en boucles prodigues, Céleste les reprit à pleines mains,les tordit, les natta, ces admirables cheveux, toujours captifsjusqu’alors, et son front d’enfant eut une splendide couronne. Elley enlaça une branche de clématites, prise au hasard dans cefouillis de fleurs.

– Ah ! se dit-elle en jetant unregard d’envie vers la boîte à poudre, il me manque cela !

La folle ! elle eut voulu ternir le noirémail de sa chevelure ! Elle mit du moins une mouche sous lapommette de sa joue si rose, puis une autre auprès de la fossettemignonne que le sourire creusait au coin de ses lèvres. Elle sautade joie ! nous la gronderons tout à l’heure et bien fort.

– Au corsage, maintenant !s’écria-t-elle.

Voici l’histoire de ce corsage, qui était envelours blanc, ruché de dentelles flamandes. Mademoiselle Olympebuvait matin et soir du vinaigre pur, afin d’amincir sa taille. Unempirique bas-breton lui avait en outre conseillé, dans ce but,l’extrait de chicorée. Au bout de trois mois, elle devait êtrediaphane comme la fée Diffo, qui passe de nuit sur les moissons dupays gallois, sans courber la tige tremblante des épis. Dans laprévision de ce résultat, mademoiselle Olympe avait commandé cefameux corsage. Les trois mois étaient écoulés depuis longtemps, etle corsage demeurait trop étroit de moitié.

Voilà pourquoi le corsage restait àCendrillon. Elle l’endossa sans efforts.

– C’est impossible ! pensait-elle,je me trompe… Je ne suis pas si jolie que cela !

Vous voyez !…

Or, il y a un dicton dans le pays de Rennes,qui affirme ceci « Quand une fillette est seule, et qu’elle seregarde dans un miroir, elle voit le diable. »

En conscience si Céleste avait vu le diable ence moment, elle n’aurait eu que ce qu’elle méritait :

Elle ne le vit pas, mais…

– Pan, pan, pan !

On frappait à la porte, c’était peut-êtrelui !

Céleste se sauva jusqu’à l’autre bout de lachambre, et joignit les mains pour demander pardon à Dieu.

– Qui est là ?

– C’est moi.

C’était une voix d’homme, de jeune homme. Sila pauvre enfant avait mal fait, elle était cruellement punie, carson effroi allait jusqu’à la détresse.

– Peut-on entrer ? dit la voix.

Céleste ne répondit pas, et la voixreprit :

– Je suis bête, je n’ai qu’à tourner labobinette…

Céleste, légère comme un oiseau, traversa lachambre en deux bonds et tira le verrou au moment où le pênegrinçait dans la serrure.

– Ah ! par exemple, fit la voix, jen’ai point eu raison de parler, la v’là barricadée.

– Magloire ! pensa Céleste à qui lecourage revenait tout d’un coup, non-seulement parce qu’elle avaitreconnu le style et la voix du porteur de pain de l’hôtel Feydeau,mais encore parce que la porte était maintenant solidementclose : que vient-il faire ici ?

– Faut m’ouvrir, disait en ce momentMagloire, si vous voulez avoir la lettre de l’officier… Maispeut-être que vous ne savez point lire !

– De l’officier ? répétaCéleste.

– Oui, apportée par un soldat àcheval.

Magloire avait dans le quartier de l’hôtelFeydeau réputation très bien établie d’innocence. Célesten’écoutait déjà plus et se disait :

– J’ai hâte de reprendre une robe !Il y a eu un moment où ces chiffons me brûlaient ! Si Raoulétait venu pour obéir à la Sorcière et qu’il m’eût trouvée ainsi,je crois que je serais morte de honte !

– Dites donc, la Cendrillon ! criaMagloire d’un ton piqué, ne faut point faire la fière avec moi,j’ai quitté de chez nous pour entrer dans le gouvernement apprentid’ambassades, m’ouvrirez vous, oui ou non !

– Non, répondit Céleste, va-t-en, mongarçon.

– C’est que le soldat a dit que si je nevous donnais point la lettre, il me casserait les reins. Ouvrezrien qu’un petit peu, je n’ai point envie de causer avec vous quin’êtes que domestique… attendez ! v’là la lettre entrée toutde même. Je l’ai glissée sous la porte et je vas reboire avec lesoldat… n’empêche que vous n’avez point de politesse !

Céleste entendit son pas qui s’éloignait dansle corridor. Sa première idée fut de reprendre vitement ses habitsde tous les jours, mais comme elle se penchait pour écouter et sebien assurer qu’il n’y avait plus personne à la porte, elle aperçutune moitié de lettre qui passait en effet entre le battant et leseuil.

Elle la prit en se demandant à laquelle desdeux Feydeau ce message pouvait bien être adressé. Était-ce àMlle Olympe ou àMlle Agnès ?

Céleste savait lire, en dépit des doutesexprimés par Magloire. Au premier regard qu’elle laissa tomber surl’enveloppe, elle vit son nom bien lisiblement tracé.

– Moi ! dit-elle stupéfaite c’estpour moi !…, un officier !

Elle rejeta la lettre sans éprouver même unmouvement de curiosité et porta ses mains à la première agrafe dufameux corsage, mais avant que l’agrafe fût lâchée, ses mainsretombèrent et elle murmura :

– Si c’était de Raoul !

Quelle pitié ! Tout au plus Raoul pouvaitêtre soldat depuis quelques heures. Même dans les contes qui sedisent aux veillées de Bretagne, c’était trop peu de temps pourpasser officier.

Céleste reprit la lettre, mais ce fut pourl’approcher de la flamme et la détruire, car elle se sentaitentourée de méchants, et sans connaître rien du monde, elledevinait qu’un pareil message pouvait prêter à la calomnie.

Un coin de la lettre roussit, puis flamba.

– Si c’était de Raoul…

Vous savez, il n’y avait guère d’apparence,mais Céleste souffla sur l’enveloppe et l’ouvrit. Dès la premièreligne un éblouissement lui passa devant les yeux. Elle avait luceci « Mademoiselle Céleste, me voilà officier du roi, grâce àla Meunière… »

N’en pouvant croire son regard, elle courut àla signature qui était ainsi :

« RAOUL, cornette au régiment deConti. »

Chapitre 12LE CORNETTE

La lettre poursuivait :

« … Je vous demande bien pardon de vousécrire, mais je n’ai que vous à qui dire ce qui m’arrive, et ilfaut bien que je vous explique pourquoi je ne suis pas à cetteheure au château de Rohan Polduc, comme je l’avais promis à lafemme du moulin… »

– Il ne sait pas encore qu’elle estmorte, pensa Céleste avec un gros soupir.

« À part cela, continuait la lettre, j’aiexécuté de point en point tout ce que la brave sorcière m’avaitcommandé. Je me suis présenté chez M. de Rieuxlieutenant-colonel de Conti, et je lui ai remis ma lettre decréance qu’il a lue en riant de tout son cœur ; c’est unseigneur très-gai. Après avoir lu il m’a toisé de la tête au piedset j’ai entendu qu’il disait : « Ça fera un beausoldat… »

– Pour cela, oui, pensa Céleste.

« … Après quoi, disait encore la lettre.M. de Rieux m’a fait l’honneur de me tendre la main.Pensez si je tombais des nues. Il me secouait la main bonnement etil riait, et il parlait tout seul disant : « – Foi demoi ! voici au moins une mine à porter le nom d’un Breton devieille roche ! Celui-là, si on lui met le fouet à la main,saura bien chasser les croquants de la maison de sonpère ! »

« J’ai eu bonne envie de lui demander sic’était de moi qu’il parlait, mais il a sonné pour avoir du vin etm’a fait boire une tasse pour ma bienvenue. Chaque fois quej’allais l’interroger, il me donnait un grand coup sur l’épaule etme disait, en riant comme un bossu : « – Mon mignon,quand tu le tiendras, le fouet, frappe fort et ferme et ne te gênepoint ! »

« Puis tout à coup, il a repris : –As-tu entendu parler, mon petit bonhomme, de ce serpentmythologique qui avait tant d’ennemis et tant de têtes ? Jecrois qu’il s’appelait l’hydre de Lerne. La brave femme quit’envoie a aussi beaucoup d’ennemis et beaucoup de têtes…, trois ouquatre, sans compter celle qui lui sert à Paris… et toutes cestêtes là tiennent ferme sur ses épaules ! »

Céleste se frottait les yeux.

« Comprenez-vous cela, vous,Céleste ? demandait Raoul dans sa lettre. Moi, j’en étais toutétourdi. Cependant, j’ai réfléchi depuis ce matin trois fois plusque je ne l’avais fait en toute ma vie. Je suis bien sûr qu’ilparlait de la Meunière ; elle et madame Isaure ont les mêmesdesseins… Enfin, je voudrais gager que ces desseins se rapportent ànous deux… »

– Le fou ! se dit Céleste.

Mais pensait-elle bien ce qu’elledisait ?

« Je saurai si je me trompe, reprenait lalettre, ou si j’ai deviné juste. En attendant, j’ai foi en madestinée puisque la volonté de Dieu l’unit à la vôtre, Céleste… Jeservirai ceux qui vous aiment, jusqu’à la mort ; jusqu’à lamort, je combattrai leurs ennemis… Je vous entends me demander sije les connais ? Pas encore, quoique M. de Rieux aitprononcé trois noms, entre six éclats de rire. Ah ! quel gailuron ; et comme il vide bravement son verre ! Il a nomméd’abord Rohan-Polduc, ensuite l’intendant Feydeau, et enfin uncavalier que le hasard a fait mon ami d’un jour, l’Espagnol donMartin Blas… »

Céleste resta pensive après avoir lu ces troisnoms. Au bout d’un instant elle murmura :

– Le premier est l’homme dont je mange lepain, le second est le père des demoiselles que je sers, letroisième est ce beau seigneur qui m’a fait peur, ce soir, dansl’escalier à force de me regarder…

**

*

À l’âge où les deux demoiselles Feydeaucommençaient à s’ennuyer de leur poupée et alors que feu madame lasénéchal, fille aînée de Feydeau, après deux ou trois années demariage infécond, désespérait d’être mère, on trouva un soir, sousla maîtresse porte du manoir de Rohan, une petite fille endormiedans un berceau d’osier. On la recueillit. Elle était très-jolie etremplaça d’une manière avantageuse les poupées dont mademoiselleAgnès et mademoiselle Olympe ne voulaient plus. Ce fut à qui desdeux aimerait le plus passionnément la petite fille. On délaissapour elle le chien favori et même la chatte blanche.

La petite fille était Céleste. Vers ce temps,Mme la sénéchale, qui était une pauvre créaturebonne, faible et souffrant déjà de la maladie qui la mit autombeau, rencontra dans la forêt une femme inconnue qui luidit :

– L’orpheline est la sûreté du château,souvenez-vous de cela.

On commençait à parler des Loups. JosselinGuitan avait été vu dans les coupes de Saint-Aubin-du-Cormier. Lespaysans disaient que Valentine de Rohan courait le pays, la nuit,déguisée en mendiante. Depuis quelque temps, dans les loges de laforêt, le mystérieux nom de la Louve avait été prononcé pour lapremière fois. Madame la sénéchale n’eut garde d’oublier. Tantqu’elle vécut Céleste fut heureuse.

On l’élevait auprès d’Agnès et d’Olympe commesi elle eût été leur jeune sœur. C’était la sénéchale qui lui avaitdonné ce nom de Céleste, car on n’avait trouvé aucune indicationdans le berceau.

Céleste était si douce que les deuxdemoiselles Feydeau continuaient de l’aimer. Ce fut lorsqu’elle eutdouze ou treize ans, l’année qui suivit la mort de la sénéchale,que son martyre commença. Les gentilshommes qui venaient au châteaula trouvaient charmante et le disaient. C’en fut assez pour lafaire prendre en horreur par mademoiselle Agnès et mademoiselleOlympe.

En quelques mois, leur aversion fit desprogrès si rapides qu’elles allèrent jusqu’à la frapper. Célesterésolut de s’enfuir, mais vers cette époque la conduite de ses deuxtyrans changea quelque peu. Le sénéchal s’était interposéouvertement.

Si le lecteur a souvenir de la dernièreentrevue d’Alain Polduc avec son beau-père et de certaine lettresignée « Saint-Elme », mentionnée dans cetteconversation, il devinera aisément le motif de l’intervention deM. le sénéchal. La lettre disait en effet quelque chose commececi ; « Paris est loin, mais j’ai le bras long. »Polduc le savait bien. Depuis lors, Céleste ne fut plus maltraitéequ’en paroles. – Mais la haine des demoiselles Feydeau s’augmentaitjournellement de toutes les marques d’admiration prodiguées en leurprésence même à la cendrillon, comme elles l’appelaient.

Céleste faisait cependant de son mieux pourles fléchir ; elle oubliait les rebuffades et les sarcasmesd’aujourd’hui pour ne se souvenir que des caresses d’autrefois, etsa reconnaissance à l’égard de M. le sénéchal était aussi viveque sincère.

Rien, jusqu’à ces derniers temps, n’avait jetéla moindre lueur dans son esprit au sujet du secret de sanaissance. Elle se croyait la fille de quelque pauvre villageoise.Le premier doute qui naquit en elle vint de ce mystérieux baiserdéposé sur son front par la belle comtesse Isaure.

Les paroles de la Meunière avaient changé cedoute en fièvre. Mais ce petit drame dont le prologue semblait siplein de promesses avait eu, ce jour-là même, son dénoûment tristeet muet. La Meunière était morte, entraînant avec elle ce secretqu’elle était seule à connaître sans doute.

Voilà que maintenant Raoul venait lui apporterd’autres espoirs et d’autres notions, Raoul qui la veille étaitpour elle presque un étranger et que désormais, grâce à cette mêmepauvre femme décédée, Céleste aimait plus qu’un frère.

Elle voulait savoir. La lettre du nouveaucornette de Conti éveillait violemment sa curiosité sans lacontenter, et pourtant elle restait là rêveuse et ne tournait pointla page achevée.

Il y avait une phrase énigmatique qui luirevenait comme un refrain. Raoul avait parlé de la Meunière commeayant quatre têtes.

– Quatre têtes ! pensait Célestaavec un superstitieux espoir : il faudrait donc la tuer quatrefois !… Et comment M. de Rieux a-t-il pu obéir à unemendiante qui se cachait dans une masure en ruines ?

Au bout d’un instant, elle reprit salecture.

« Après m’avoir forcé de boire à sasanté, M. de Rieux m’a demandé si je trouvais son vin bonet puis, s’étant levé de sa bergère il a dégainé ma propre épéesans du tout m’en demander permission. « Cadet, m’a-t-il dit,sais-tu au moins te servir de cela ? – Assez bien, ai-jerépondu. »

« Je n’ai pas cru devoir lui dire que monvieil ami Bergaz m’a tenu quatre années en sa salle, et je l’ailaissé éprouver mon épée sur le plancher. « Voici la miennelà-bas » m’a-t-il dit tout à coup en me montrant son épéependue à la muraille, « décroche-la, cadet, nous allonsvoir ! » J’ai obéi. Avant même que je fusse en garde, ilm’a détaché une botte volante à la hauteur des yeux. J’ai paré depied ferme et si rudement qu’il a passé l’épée dans la main gauchepour secouer ses doigts de la droite qu’il avait toutengourdis.

« Et il riait, le digne homme, mais de sibon cœur ! « Tu t’appelles Raoul ? me dit-il ;c’est un nom de preux, palsembleu ! Tu as une bonnepoigne ! » Sans faire semblant de rien, il m’a poussé dela main gauche une seconde botte si vive, que je me suis cru borgnepour le coup. J’ai paré encore de mon mieux. L’épée a sauté hors desa main. « Ah ! ah ! foi de moi ! a-t-il faiten se tenant les côtes, quel joli petit seigneur ! Ramasse-moicela, cadet. Tu es cornette de Conti : va-t’en acheter teséquipages. »

« Ce disant, il me tendait bienamicalement une poignée de pièces d’or. Je lui ai répondu quej’avais un mandat sur le trésorier du régiment. « Bon,bon ! petit Raoul, s’est-il écrié en riant de plus belle, tues fier, tu en as le droit. Je te permets de m’appeler moncousin. » Je croyais rêver et, comme je me confondais enactions de grâces, M. de Rieux m’a pris la main et l’aserrée rondement. Il me regardait. J’ai cru un instant qu’il allaitcesser de rire. Dans son regard il y avait comme une nuanced’émotion attendrie.

Alors, j’ai demandé : « Qu’ai-je àfaire pour le service du roi ? »

– Quand tu seras équipé, Raoul, monneveu, m’a-t-il répondu, je te charge spécialement de te promenerdans les rues de Rennes. Ce soir, tu viendras me dire le tempsqu’il a fait… Attends ! j’allais oublier ! Ne manque pasde passer au revers des Lices, sous le balcon de la comtesseIsaure. »

« Il m’a salué de la main, et je suissorti. J’étais comme ivre. Le trésorier du régiment m’a comptémille écus. Une heure après, j’avais mon uniforme, et je mepromenais à cheval par la ville pour le service du roi. Parobéissance, j’ai passé et repassé sous les fenêtres de madameIsaure ; mais elle était absente. C’est seulement sur le tard,et au moment où le soleil allait se coucher, que j’ai vu de loinvenir son carrosse. Je me suis approché elle m’a souri. Il n’y aque vous au monde, Céleste, pour être plus belle que la comtesse,et il y a des moments où je trouve que vous lui ressemblez…« Salut, cornette ? » m’a-t-elle dit. Une demidouzaine de gentilshommes accompagnaient son carrosse. Elle m’afait signe de venir tout contre la portière, et m’a dit :« Ce soir, au château ! N’oubliez pas que vous avezpromis ! » Et comme je m’inclinais respectueusement,voulant dire que je n’avais garde d’oublier, elle a ajouté :« Cette nuit, au bal du gouvernement… j’ai à vousparler ! » Elle a rentré sa tête dans son carrosse, et jesuis allé dire à mon colonel le résultat de ma journée.

« – Neveu, s’est-il écrié en me voyant.Je sais le temps qu’il fait. As-tu bonne envie de commencer tabesogne ? – J’en brûle d’impatience, mon colonel ! – Ehbien ! Raoul, tu vas entrer en fonctions tout de suite. Je teconfie le commandement du poste de nuit des portes Mordelaises. Oncraint quelque chose. »

« J’ai été sur le point de lui avouer lerendez-vous de le Meunière que venait de me rappeler la comtesseIsaure mais, ce secret était-il à moi ? D’ailleurs plusieursgentilshommes sont entrés en ce moment, et M. de Rieuxm’a donné la main en me disant : « Va t’en, neveu. »Et il a ajouté pour les autres : « Messieurs, voici unmaréchal de France en herbe et qui ne sera pas le premier de sonnom ! » Au moment où je sortais, tout le mondedemandait : Quel nom a ce jeune gentilhomme ?…

« Vers sept heures, j’ai pris lecommandement de l’escouade préposée à la garde des portesMordelaises : j’entendais mon beau cheval piaffer dans la couret je me disais qu’en moins d’une heure il pouvait me porter prèsde vous ; mais j’avais encore dans l’oreille le mot deM. de Rieux : « On craint quelque chose. »Faisant donc contre fortune bon cœur, je me suis mis à une table etj’ai écrit cette longue lettre pour vous dire ce que j’aurais tantaimé vous conter de vive voix. Un soldat va partit à franc étrier,pour vous la porter ; vous me plaindrez avant uneheure… »

Il y avait ce post-scriptum : « Aumoment de clore ma lettre, j’entends M. de Rieux quidemande à haute voix : « Le cornette Raoul est-il à sonposte ? » Et il ajoute en parlant à l’officier ; moncamarade : « il est invité au bal deM. de Conti de Toulouse… » Ah ! ce n’est pascette fête que je désirais ; là bas, je vous aurais vue etpeut-être que le mystère qui commence à me rendre fou auraitsoulevé un coin de son voile…

La lettre s’échappa clos mains de Céleste quipensait :

– Que d’énigmes, en effet !… Maiscelle qui avait donné le rendez-vous et qui pouvait éclairer cettenuit étrange n’est plus de ce monde ! Je ne l’avais vue qu’unefois et elle me faisait peur… ah ! je ne savais pas que je laregretterais comme ma meilleure amie…

Un instant, elle demeura absorbée ; sesyeux étaient humides et ses mains jointes. Au mouvement de seslèvres vous auriez vu qu’elle priait pour la morte.

Chapitre 13LA FÉE

Mais la tristesse des enfants est fugitivecomme ces ombres que les nuages d’avril font passer sur le soleil.Au bout de quelques instants un sourire perça sous les larmes deCéleste. Elle s’était assise pour faire sa lecture dans le fauteuilde Mlle Olympe et ne songeait plus à reprendre soncostume de Cendrillon, car, depuis bien longtemps déjà, elle avaitoublié la toilette qu’elle portait. Onze heures de nuit sonnèrent àl’horloge du manoir. La pensée de Céleste avait bien changé deroute, et tout d’un coup, elle se dit :

– Le bal est commencé… Jamais je neverrai de bal.

Et voilà pourquoi elle souriait, c’est qu’elleajoutait en elle-même :

– Au moins, la vraie Cendrillon allait aubal !

En ce moment son regard se tourna vers lapsyché qui lui renvoya son image, éblouissante de parure et debeauté.

Elle se mit à rire tout à fait pour le coup,et je pense que son péché fut expié plus qu’à demi par ce rire quiétait franc et bien exempt de regret.

– J’étais pourtant tout habillée,fit-elle. Raoul y sera. On lui dira peut-être son vrai nom… MonDieu, je ne vous demande pas de connaître le mien, maisaccordez-moi la grâce d’embrasser ma mère…

– C’est égal, ajouta-t-elle en détournantson regard de la glace, il ne manquait que le carrosse et lafée !

L’auteur immortel (malgré Boileau) du conte deCendrillon n’avait point fait de son héroïne une petite paysanne.Notre Cendrillon, à nous, deuxième du nom, n’était point non plusfille des champs. Elle demeurait à Rennes l’hiver avec sesmaîtresses, l’été au château. Son unique travail était de fairebelles mademoiselle Olympe et, mademoiselle Agnès. À ce labeur leteint reste blanc, les mains ne se déforment point.

Il est vrai que Céleste portait dessabots ; mais ce bon bois de hêtre de la forêt de Rennes nepeut faire encore des mules aussi dures que la fameuse pantoufle deverre. Céleste était un vrai bijou avec sa toilette de grandedame.

Elle se leva et bailla, car elle avaitsommeil. L’éventail oublié de Mlle Agnès étaitauprès d’elle sur un guéridon. Elle le prit et le déplia en imitantle geste de la plus jeune des Feydeau qui jamais n’y aurait sumettre tant de grâce.

– Il me manquait encore cela !dit-elle. Raoul écrit de belles lettres, et j’aime bien ceM. de Rieux qui rit toujours…

Elle jeta l’éventail et reprit :

– Allons, Cendrillon ! Au lit, mafille ! Tu rêveras peut-être du carrosse et de la fée…

Elle s’arrêta bouche béante à écouter. Unroulement sourd et des pas de chevaux arrivaient du chemin pierreuxqui passait au delà de la douve. Céleste retenait son souffle. Iln’y avait pas à se méprendre sur la nature de ce bruit qui cessa aubout d’un moment.

Céleste fit un pas vers le balcon, mais ellen’eut point le temps de l’atteindre. Une porte dont elle neconnaissait pas l’existence s’ouvrit au plein d’un panneau et unefemme en capuchon vêtue exactement comme l’était, la veille ausoir, la mystérieuse Meunière du moulin de la Fosse-aux-Loups,parut sur le seuil.

Céleste recula comme à la vue d’un fantôme. Lafemme dont le visage disparaissait sous son capuce de bure dit àquelqu’un qui venait derrière elle, mais qu’on ne voyait pointencore :

– Entrez, M. le vicomte.

Et Raoul qui ne portait déjà point trop mal,au goût de Céleste, son brillant uniforme de cornette de Conti,passa le seuil à son tour.

– Ma fille, dit alors la Meunière (ou sonombre) à Céleste qui se croyait le jouet d’un rêve, voici la fée…le carrosse est en bas ; venez, on a besoin de vous au bal deM. le comte de Toulouse. Cornette, éclairez-nous !

Elle repassa la porte, précédée par Raoul quitenait un flambeau. Céleste les suivit ; malgré son trouble,elle put remarquer qu’ils prenaient un chemin par où elle n’avaitjamais passé. C’était un escalier qui semblait descendre en terre.Ils traversèrent une salle humide et froide. Une grille tourna surses gonds rouillés, et Céleste se trouva devant un carrosse auxarmes de Rohan, attelé de quatre magnifiques chevaux.

La Meunière la fit monter dans le carrosse etprit place auprès d’elle. Puis elle mit une paire de pistolets dansles mains de Raoul en disant d’un ton de commandement :

– Vous galoperez auprès de la portière,vicomte. La forêt n’est pas bonne cette nuit.

Et au cocher :

– À Rennes, au palais du gouvernement.Ventre à terre !

Partie 2
LA COMTESSE ISAURE

Chapitre 1AVENTURES DE NUIT

Après le départ de Céleste, le boudoir desdemoiselles Feydeau resta vide. Quand le carrosse contenant laMeunière et sa jeune compagne fut arrivé au bas du coteau, laMeunière se pencha hors de la portière et jeta un regard vers lechâteau.

– Pousse tes chevaux, Josselin !cria-t-elle au cocher ; il était temps !

Le cocher allongea une couple de vigoureuxcoups de fouet à son équipage. Le carrosse allait comme le vent etsuivait cette route naguère illuminée où la cavalcade avait passé.Raoul, cependant, avait imité la Meunière. Le manoir de Rohanélevait presque à pic au-dessus de l’endroit où ils étaient samasse noire festonnée de tours pointues, qui se détachait durementsur l’azur laiteux du ciel où la lune montait. Une seule fenêtrerestait éclairée dans toute l’étendue de la sombre façade :c’était la croisée du boudoir.

Raoul crut distinguer des ombres mouvantes quise détachaient en silhouette sur le balcon, au-devant de lafenêtre.

– Avez-vous vu, madame ?demanda-t-il en se penchant vers la portière.

– Veille en avant de toi, l’ami, réponditla femme au capuchon de bure ; le danger n’est plus parderrière.

La route allait en descendant jusqu’auGué-la-Vache, situé dans la Vallée, au centre d’une petite plaine,moitié lande, moitié guérêts, où ne poussaient que de rarespommiers. La forêt était en-deçà et au-delà : c’était commeune vaste clairière. Le Gué-la-Vache servait au passage descharrettes et des bestiaux. De là au Pont-Joli on comptait unedemi-lieue de pays.

Comme on commençait d’apercevoirl’élargissement de la rivière qui marquait le gué, Raoul revint àla portière et dit d’une voix étouffée.

– Voyez !

Son doigt étendu montrait une prairie, àdroite du gué, qui s’en allait rejoindre les taillis du côté de laFosse-aux-Loups. La lune éclairait là de ses rayons vagues unspectacle véritablement fantastique. Un paysan de la Basse-Bretagnese serait cru à la nuit de la Toussaint, où pas une tombe ne resteclose dans les cimetières, et où la procession des trépassés,immense, interminable, déroule ses anneaux muets sur la lande,apportant la pierre mystique qui augmente chaque année le nombredes menhirs de Carnac.

Mais ceux qui ont vu le cortège des spectrespar une nuit de la Toussaint, disent que tous ces morts bienalignés ont leur suaire blanc sur les épaules. Au contraire, laprocession que Raoul voyait était comme une armée de noirs démonsallant à la débandade. Leur marche faisait un bruit sourd et ils neparlaient point.

– J’ai vu, répondit la Meunière. Il y adu temps que je vois.

Céleste se rejeta tout au fond du carrosse.Elle entendit que la Meunière lui disait :

– Ne crains rien, tant que tu es près demoi, chérie.

Cette voix allait au cœur de Céleste. Dix foiselle avait voulu demander par quel miracle la Meunière avaitéchappé à l’incendie du moulin. Elle n’osait pas.

Cependant l’étrange procession qui coupait enzigzag la prairie avait, de son côté, aperçu le carrosse. La têtepressa le pas, et un large cercle se forma tout à coup autour dugué. Il n’y eut pas un cri. Ce silence menaçait.

– Ami Raoul, dit la Meunière, il fautparlementer…

– À coups de pistolet, morbleu !interrompit le jeune cornette ; fiez-vous à moi, bonnedame ; je casserai les deux première têtes, et mon épée ferale reste !

– Je ne dis pas que cela soit impossible,répliqua la Meunière ; mais les pères de ceux-là qui sontdevant toi ont servi tes aïeux. Pousse en avant et demande-leurs’ils veulent donner passage au carrosse de Rohan.

Raoul obéit et Dieu sait qu’il pensait bienplus à ce qu’on lui disait de ses pères qu’au danger présent.

– Bonnes gens, cria-t-il de loin, laissezpasser, je vous prie, le carrosse de Rohan.

– Comment t’appelles-tu, pantin deFrance ? demanda insolemment un gars trapu et mal tourné quisemblait le chef de la bande.

Raoul était maintenant assez près pourdistinguer l’habillement et la tournure de ces nocturnes voyageurs.C’étaient les Loups, il n’y avait pas à en douter. L’uniformegénéral était la peau de bique et le masque de fourrure.

– Le nom importe peu, répondit le jeuneofficier ; ce carrosse est à Rohan, le voulez-vous laisserpasser ?

– Et si ce n’était pas notre idée ?demanda encore le chef.

Raoul le vit ramener en avant sa carabine, quiétait en bandoulière, et il entendit le tic-tac d’une batteriequ’on arme. Mais le Loup n’eut pas le temps de mettre en joue. Uncri particulier, et que les gens des villes n’ont jamais entendu,s’éleva dans le silence de la nuit : un cri qui contrefaisaitadmirablement cet aboi lamentable, appartenant au loup d’Europe etau chacal africain.

– La paix, Yaumy ! firent plusieursvoix. Ceux-ci sont des nôtres.

– Et qui me commande ici ! s’écriale joli sabottier en frappant rudement la terre de la crosse de sonmousquet, est-ce donc si difficile que d’apprendre à hurler commeun loup ? Je veux voir ce qu’il y a dans cecarrosse !

Le carrosse avait continué d’avancer, iln’était plus qu’à quelques pas.

– Regardez les armoiries, dit Raoul.

Pendant qu’on parlementait ainsi, la queue dela procession arrivait et se massait. Il y avait autour du gué unevéritable armée. Le joli sabotier se mit au-devant des chevaux, quis’arrêtèrent.

– Place ! dit le cocher, tu fais làde triste besogne, cousin Yaumy !

– Place ! répéta Raoul ens’élançant, l’épée haute, sur le chef des Loups.

Mais la foule s’était déjà pressée autour delui. Un vigoureux gars sauta sur la croupe de son cheval et lesaisit à bras-le-corps.

À la voix du cocher, le joli sabotier avaitreculé d’un pas. Il remit sa carabine sur l’épaule.

– Fallait parler, Josse, ma vieille,dit-il ; j’aurais été bien fâché de te mettre une balle dansle corps.

Ce fut un grand cri dans la cohue, quand onentendit ce nom ; tous crièrent :

– Josse ! maître Josselin ! lefils à dame Michon Guitan ! Le voilà revenu !

Et mille voix demandèrent :

– Avez-vous retrouvé notre bonnedemoiselle à Paris, maître Josselin ?

– Nous parlerons de ceci une autre fois,mes amis, répondit le cocher ; faites place !

– Faites place ! répéta Yaumy,puisque c’est l’idée de Josse.

Point n’était besoin de cet ordre. Les Loupsse rangèrent de bon gré, formant deux longues haies des deux côtésdu gué. Si quelques-uns s’approchèrent de trop près, ce fut pouressayer de toucher la main du fils de la Michon.

Le voyageur Julot, celui qui avait découvertParis, se démenait comme un diable pour prouver qu’il avaitfamiliarité avec maître Josselin. Il fit tomber rudement à terre lebon gars qui s’était hissé en croupe derrière Raoul, et celui-ci,libre, piqua des deux pour se reporter en avant du carrosse. Lecousin Yaumy poussa la courtoisie jusqu’à faire la conduite àmaître Josselin entre les deux rangées de Loups.

– Depuis quand, mon vrai ami, lui dit-iltout bas, portes-tu la livrée du sénéchal ?

– Depuis que le sénéchal et toi vousfaites une paire de compagnons, répliqua Josselin.

– J’ai vu une femme là-dedans, repritYaumy ; est-ce que notre bonne demoiselle va danser au bal deToulouse ?

– Notre bonne demoiselle est trop loinpour que tu la puisses trahir, cousin, répondit le cocher. Quant àcelle qui est là-dedans, tu n’oserais pas la regarder enface !

– Voire ! s’écria le jolisabotier ; nous avons deviné, mon homme !… tu mènes lacomtesse de Toulouse, la femme de M. le gouverneur, grand biente fasse ! Mais garde-toi seulement d’un grand diable à peaubasanée qui chevauche aussi sur la route cette nuit, et qui a nomdon Martin Blas.

– Merci ! dit une voix par laportière.

Le joli sabotier s’arrêta court et chancelasur ses jambes comme si on lui avait porté un coup à la tête. Puisil se redressa et bondit à la portière. Il vit ce sombre capuchonqui cachait toujours le visage de la Meunière. Et la voixreprit :

– Tu n’as pas gagné le prix du sang,Yaumy, c’est à recommencer !

Ceux qui étaient autour de Yaumy lesoutinrent, sans cela il fut tombé à la renverse. Le cocher touchases chevaux, qui reprirent le galop, précédés par Raoul, tandis queles derniers Loups criaient encore !

– Bon voyage, maître Josselin, et à vousrevoir vite :

Les curieux qui interrogèrent le cousin Yaumysur la cause de ce malaise subit qui l’avait pris en furent pourleurs peines.

Au fond du carrosse, la pauvre Céleste,demi-morte de peur, n’osait point rouvrir les yeux.

– Le danger est passé, chérie, lui dit laMeunière en la baisant ; ne songe plus à cela et remercieDieu. Cette nuit, tu verras ta mère !

Les Loups traversèrent la prairie et firenthalte sur la lisière du bois, qui reprenait à deux cents pas de làpour ne finir qu’aux portes de Rennes. Il existe encore, àl’extrémité de la promenade du Thabor, devant le Jardin des Plantesde la capitale bretonne, un chêne géant que quatre hommes nepourraient ceinturer. La tradition prétend que, du temps du roiLouis XV, ce chêne marquait l’extrême lisière de la forêt deRennes. Maintenant il faut faire trois grandes lieues, en partantdu Thabor, pour arriver aux premières tailles.

Yaumy appela près de lui une douzaine d’hommesqui ne le quittaient guère et qui étaient en quelque sorte sesgardes-du-corps. Il s’était servi d’eux déjà dans la journée pourson expédition contre le moulin de la Fosse-aux-Loups, que le restede la bande ignorait. C’étaient des coquins sans foi ni loi.

– Les gars, dit-il au gros de l’armée,nous poussons un petit peu en avant pour reconnaître la route. Nevous mettez pas en marche avant que je sois revenu. Il prit eneffet, avec ses drôles, la direction de Rennes, mais, au bout decinq minutes, il tourna brusquement et s’enfonça dans lefourré.

– À la course, mes bellots !s’écria-t-il ; si nous arrivons à temps, chacun de nousrapportera sa pleine charge d’écus !

Les charbonniers du pays rennais ont encoreaujourd’hui la coutume de laisser paître leurs petits chevaux enliberté dans la clairière. C’est une espèce chétive en apparence,qui ne ressemble pas plus aux belles races chevalines que le roquetne ressemble au dogue robuste ou au vaillant lévrier. On les voitaller par longues files dans les chemins, la tête basse, agitanttristement la clochette fêlée qui pend à leur encolure étique etcherchant les cailloux pour butter contre. Mais, quand on les batferme, ils vont. Yaumy et ses douze pairs rentrèrent dans laprairie par un autre point, enfourchèrent chacun un bidet etpartirent au galop. Ils avaient en soin d’arracher lesclochettes.

Ils remontèrent ainsi la vallée de Vesvre,passèrent sans s’arrêter devant le manoir de Rohan, où ils prirentla route qui menait à Vitré, puis à la Gravelle, frontière deFrance.

Là, le joli sabotier fit mettre pied à terre àsa troupe et la posa en embuscade dans les roches de marbre grisdont le gisement donna un nom au château de Mme laMarquise de Sévigné.

Chapitre 2LE SOUPER DE MAGLOIRE

C’était la nuit aux aventures, et il faut bienque nous expliquions cette vision de Raoul et de la Meunière qui,en se retournant, avaient cru apercevoir sur le fond éclairé duboudoir des demoiselles Feydeau des ombres noires et mouvantes. LaMeunière et Raoul ne s’étaient point trompés.

Ce gentilhomme d’Espagne qui se jetait sirésolûment au travers des intrigues bretonnes, le seigneur MartinBlas n’était pas, à ce qu’il paraît, sans avoir des serviteurs. Àson retour en ville, en effet, Martin Blas envoya son valet àl’auberge du Cygne-de-la-Croix, située dans la rueNantaise, hors des murs, et quelques instants après son valet luiramena six braves, parlant le français des Pyrénées et découpléscomme de vrais montagnards. Martin Blas s’enferma en leurcompagnie. Vers la brune, on les vit partir à cheval par le cheminde la Croix-Rouge, qui conduisait en forêt. Les instructions à euxdonnées par Martin Blas peuvent se résumer ainsi :

– Le carrosse de Mme lacomtesse de Toulouse, venant de Paris, n’a que six hommesd’escorte, que vous mettrez bas à brûle-pourpoint. Quant au manoiroù se trouve la fillette, il est sans défense aucune, et la moindreéchelle vous portera sur le balcon… Madame la comtesse de Toulouseet la jeune fille doivent être traitées avec une égale courtoisie,mais sous aucun prétexte vous ne vous arrêterez en route avantd’avoir gagné Laval, où sont mes équipages. Je vous y rejoindraidès demain, et alors en route pour l’Espagne Notre tâche seraachevée.

Nous dirons tout de suite que les estafiers deMartin Blas ne devaient point rencontrer la princesse, femme dugouverneur bien que son itinéraire naturel fût de passer par laforêt. Ce matin même, Beauvilliers, gentilhomme de Toulouse, qui lamenait, avait reçu à Laval un billet signé : La baronne deSaint-Elme. Ce billet l’avertissait de se méfier et de sedétourner de sa route, en conséquence de quoi Beauvilliers, sansrien dire à la princesse, prit à gauche en sortant de Laval etrejoignit la route d’Angers, par laquelle madame de Toulouse arrivaen la ville de Rennes vers dix heures de nuit, au moment où le balallait s’ouvrir. « Elle n’eut que le temps de fairetoilette, » dit madame de la Roche-Aynard à la fin de salettre à Duclos, de l’Académie française.

Restait le manoir, où ils devaient trouver lafillette. Quelques minutes à peine après le fantastique départ deCéleste, les estafiers de Martin Blas escaladèrent en effetvaillamment le balcon, suivant l’ordre qu’ils avaient reçu. Ilstrouvèrent quantité de chiffons en désordre, des boîtes à mouches,des pots à poudre, du rouge, du blanc, tout ce qu’il faut pourfaire ce que beaucoup de gens appellent une femme, mais la femmemanquait. Comme ils cherchaient en conscience, ils entendirent laporte qui donnait sur la cour intérieure s’ouvrir avec fracas etles roues d’une chaise sonnèrent sur le pavé de la cour. Les sixestafiers avaient fait de leur mieux ; ils crurent sage deprendre la clé des champs.

Voici cependant pourquoi le manoir de Rohans’éveillait ainsi en sursaut après onze heures de nuitsonnées : En quittant M. l’intendant royal de l’impôt etM. le sénéchal, qui l’avaient nommé courrier d’État, notre amiMagloire fut conduit à l’office par un valet chargé de satisfaireabondamment tous ses désirs. On lui demanda ce qu’il voulait. Ilvoulait tout ce qui se peut manger, tout ce qu’il est possible deboire. Sur cette opinion manifestée avec franchise, le valetcouvrit la table d’une multitude de viandes froides qui eussentamplement suffi au souper de dix hommes pourvus d’un appétitvulgaire.

Magloire s’assit et noua la serviette autourde son cou.

– Comment que vous vous appelez,vous ? demanda-t-il au valet, la bouche déjà pleine.

– Hervé, répondit celui-ci.

– C’est bon pour un domestique, fitobserver Magloire ; moi, mon valet de chambre est gentilhomme…Me connaissez-vous, vous ?

– Non, fit Hervé.

– Eh bien ! je suis un jeunebaron.

Hervé s’inclina et lui versa rasade. C’étaitun vieux coquin de valet, moisi dans les antichambres, rotors etcapable de tout. M. le sénéchal les aimait ainsi.

– Tu me plais, lui dit Magloire ; tuas une bonne figure de faquin. Quand je reviendrai, je chasseraimon gentilhomme et je te prendrai à sa place.

Hervé le remercia de tout cœur et emplit sonverre.

Quand je pense, s’écria Magloire en avalantd’un seul coup tout le blanc d’une aile de poularde, qu’on m’a prisaujourd’hui pour un garçon boulanger de Rennes. Il doit être bientourné ce jeune drôle !… Écoute ici, maraud ! approche…encore… encore… Ne le dis pas : c’est moi qui étais le fiancéde Sidonie !

– Ah ! fit Hervé, c’est monsieur lebaron qui était le fiancé ?

– Quel baron, coquin ? s’exclamaMagloire, qui avait oublié sa dignité nouvelle ; je te dis quec’est moi, et non pas ton baron ! Sidonie est la fille uniqued’un traitant, duc et président, par-dessus le marché, et mêmegénéral… Verse à boire : ce petit cidre est gentillet.

– C’est du champagne, monsieur lebaron.

– Je te dis qu’il est gentillet, mais jesuis habitué à en boire de meilleur.

Il commençait à voir un peu trouble, ce qui nel’empêcha point de s’attaquer à un pâté de venaison, qui luifaisait face.

– On vit maigre un peu dans la maison deton maître, déclara-t-il après avoir bondé son assiette. Si tuavais vu comme on se traitait chez mon noble père !… Verse àboire, j’étouffe.

Hervé ne demandait pas mieux.

Ce qu’il aimait du pâté, ce jeune et effrontéMagloire, c’était la croûte, la croûte gaufrée profondément, fauveou couleur d’or bruni dans les rainures et portant un léger coup defeu aux saillies. Après le pâté il voulut manger la croûte.

– Verse à boire.

La croûte y passa, mais ce fut le suprêmeeffort. Magloire tomba en essayant d’avaler un gros morceau detarte aux confitures. Il se mit à ronfler tout de suite.

Ceci se passait pendant que mesdemoisellesFeydeau étaient encore à leur toilette, une heure environ avantleur départ pour Rennes. Hervé, qui avait ses instructions,descendit à l’écurie, sella un cheval et galopa bientôt sur cettemême route. Le but de son excursion était de trouver par la villeun jeune aventurier du nom de Raoul à qui M. le sénéchalvoulait faire savoir adroitement que Céleste allait être enlevéecette nuit même en chaise de poste, et que ses ravisseurspasseraient à minuit dans les taillis de Saint-Julien, sous lechâteau de M. l’intendant. Une autre estafette, expédiéeégalement par M. le sénéchal, venait de partir pour laFosse-aux-Loups avec une lettre pour le joli sabotier, contenant lepareil avis, plus l’ordre de mettre du plomb dans la tête decertain petit chevalier errant du nom de Raoul qui se mêlerait dedéfendre l’opprimée. Hervé trouva bien le logis de ce Raoul, unemansarde située en face de l’hôtel Feydeau, mais il n’y avait pluspersonne dans la mansarde et les gens de la maison ne surent luidire autre chose, sinon qu’on avait rencontré dans la rue, cejour-là, le jeune Raoul en grand uniforme de cornette du régimentde Conti. Hervé s’en alla alors prendre langue aux postes occupéspar le régiment. Il parvint à apprendre que le nouveau cornette,commandait aux portes Mordelaises et s’y rendit. Raoul venaitjustement de partir à cheval sur un ordre mystérieux apporté par ungrand laquais à la livrée de la comtesse Isaure.

Hervé fut obligé de s’en revenir au manoir,car sa besogne de cette nuit n’était point achevée. Il avait àmettre Céleste en chaise avec Magloire, le courrier d’État, et àles diriger tous deux sur Paris.

Ainsi Céleste était menacée à la fois, cettenuit, par Alain Polduc et par don Martin Blas. Nous connaissionsdéjà le lâche complot imaginé par le sénéchal pour fairedisparaître du même coup les deux héritiers de Rohan ;peut-être apprendrons-nous bientôt les motifs assurément toutdifférents que pouvait avoir le beau cavalier d’Espagne pourenlever la pauvre petite Cendrillon.

Hervé ne devait pas plus réussir que lesestafiers de Martin Blas, et pas n’est besoin de dire au lecteurpourquoi Hervé ne put mettre en chaise que Magloire, lequel,réveillé en sursaut et jeté dans la boîte roulante, se rendormitincontinent sur les coussins.

– Ce drôle est ivre-mort, dit Hervé auxpalefreniers de Rohan. Dieu sait ce qui va advenir du dépôt qu’ilemporte !

– Qu’y a-t-il donc dans la voiture ?demandèrent les autres valets.

Car Hervé avait eu soin de baisser lesportières. Au lieu de répondre à cette question, il hocha la têted’un air important et grommela entre ses dents :

– Ce sont les secrets de M. lesénéchal !

Quelques minutes après, tout le monde savaitou croyait savoir que la petite Céleste était dans la chaise, avecun envoi d’argent de M. l’intendant de l’impôt, à la garde deMagloire.

Magloire était ivre-mort, en effet, et bienplus que Hervé ne le croyait, car le soldat de Conti envoyé parRaoul pour porter sa lettre à Céleste, n’avait trouvé que lui,Magloire, à l’office, où il ronflait couché sous la table. Réveilléà coups de plats de sabre, le fiancé de Sidonie avait monté lemessage à Céleste dans le boudoir des demoiselles Feydeau, et étaitrevenu boire avec le soldat.

Cependant la chaise qui devait tromper tout lemonde, y compris Polduc, partit au grand trot avec deux hommesd’escorte à cheval. Voici ce qui arriva : Dans les taillis quis’étendaient sous le château de Feydeau, à demi-heure de là, lesdeux hommes d’escorte furent tués à coups de fusil, ainsi que lecocher de la chaise. Une décharge avait éclaté sous le couvert.Yaumy et ses douze gardes-du-corps s’élancèrent hors de leurcachette. La chaise fut ouverte, fouillée, puis mise en pièces pourtrouver les six cent mille écus de M. l’intendant.

Il n’y avait rien que Magloire à demi-mort depeur.

La capture de Magloire, courrier d’État, futdonc l’unique résultat de cette sanglante intrigue, silaborieusement ourdie par Polduc, laquelle intrigue devait ledélivrer de tout tracas au sujet des héritiers de Rohan. Magloire,rossé d’importance, puis attaché en travers d’un cheval, futconduit dans les souterrains de la Fosse-aux-Loups.

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Ordinairement les villes historiques sontriches en monuments. Les édifices modernes de Rennes, on peut ledire, sont aussi malheureux que ses édifices anciens. C’est unebonne ménagère, toujours en déshabillé, qui ne veut point ou nesait point s’embellir par la parure.

La capitale bretonne n’a rien qui parle de sagrandeur passée. Au-dedans, l’aspect est calme et riant ; rienne ressort ; au-dehors, le paysage est petit, maigre,plat : un filet d’eau assez gracieux, tournant au milieu devertes prairies, le tout borné par un horizon étroit sans êtrehaut, et qui fait un mince cadre à un insignifiant tableau.

Et pourtant, à l’époque dont nous parlons,Rennes était peut-être, après Paris, la plus brillante ville duroyaume, de même que la Bretagne était le gouvernement le plusimportant de la France divisée par provinces. On ne le donnaitguère qu’à des princes, et, sous le règne de Mazarin, c’était lareine Anne d’Autriche, mère de Louis XIV, qui avait voulu letenir elle-même. Le roi, majeur et reconnaissant envers lecardinal, voulut en investir son héritier, M. le duc deMazarin. La reine refusa de s’en dessaisir, disant que c’était leplus beau joyau de sa couronne.

De tout temps ç’avait été un poste difficile.La Bretagne ne pouvait s’accoutumer à s’appeler France, et il yavait dans le petit peuple comme dans la bourgeoisie et la noblesseune vieille rancune contre Paris vainqueur. Mais depuis la mort dufeu roi, les difficultés avaient augmenté de beaucoup. La noblesse,batailleuse et inquiète, s’indignait de la paix ; labourgeoisie se révoltait contre l’impôt et le peuple recevait lescollecteurs de tailles à coups de fourches. Rennes était le foyerpermanent d’une petite Fronde où des intrigues, grosses comme ledoigt, aboutissaient souvent à la violence.

Nous ne voulons pas même essayer de décrire lasituation politique de cette société riche, noble et parfaitementélégante, qui ne savait pas elle-même bien au juste d’où le ventsoufflait. Nous avons prononcé tout à l’heure le mot Fronde, il dittout. La petite guerre civile de la minorité de Louis XIV nefut pas plus touffue, plus emmêlée, plus inextricable quel’agitation de Rennes et de la Bretagne sous la régence de Philipped’Orléans. Il y avait au moins une douzaine de partis. Les gensétaient de trois ou quatre partis à la fois. La conspiration deCellamare, qui eût pu ouvrir une issue aux colères concentrées, auxhargneux mécontentements des gentilshommes terriens, n’avait jamaisété accueillie qu’avec défiance par la noblesse des villes.

On intriguait, voilà le fait certain ; onse battait aussi à l’occasion ; l’état de révolte était à peuprès déclaré, mais de plan ni de but, point. L’œuf de cette bêteaveugle qu’on nomme la Révolution fut pondu dans cette bagarre.

M. de Toulouse, gouverneur deBretagne, était appelé à réprimer cela. Peut-être ne pouvait-onmieux choisir le médecin chargé de tâter le pouls à une province enfièvre. Doux, calme, pieux, réfléchi, M. de Toulousearrivait à Rennes avec des pensées de paix et de pardon.

Un autre que lui ont voulu plier brusquementla Bretagne à sa loi. La Bretagne ne plie pas, dit la vieilledevise des comtes de Vertus ; elle casse, plutôt !

Chapitre 3AVANT LE BAL

C’était à l’Hôtel-de-Ville, tout neuf, dansles salons du présidial, que la ville et le parlement donnaient auprince-gouverneur sa fête de bienvenue. Le lieutenant de roi avaitfrappé un impôt urbain pour suffire aux magnificences de ce bal,dont le retentissement devait aller jusqu’à la cour. Le princeétait aimé. Les bourgeois s’étaient cotisés volontiers. Rennes eutce soir-là comme un reflet des splendeurs du Louvre ou deVersailles.

Depuis le château de la Tour le-Bat, où lecomte de Toulouse faisait sa demeure, jusqu’à l’entrée duprésidial, à travers la place du Palais, la rue Royale, la rued’Estrées et la place d’Armes, une route d’honneur avait été tracéeentre deux rangs de pilastres, chargés de feuillage et de fleursqui soutenaient de belles girandoles. Les maisons étaientilluminées et tendues de chaque côté de la voie. Le pavédisparaissait sous une couche épaisse de roses et de buis vert.

La garnison de Rennes faisait haie à droite età gauche, attendant l’escorte, qui devait se composer de troiscents gentilshommes à cheval.

L’Hôtel-de-Ville, illuminé de bout en bout,avec le portrait du jeune roi Louis XV en transparent dans laniche qui est sous l’horloge, semblait un incendie. Sur la place,une forêt d’ifs en feu jetait des flots de lumière et de fumée.Derrière la haie des gardes de la lieutenance et de la prévôté, lepopulaire attendait, vêtu de ses habits de fête. C’était une fouleénorme qui emplissait les trois places, descendait à la rivière parla Baudrairie et rejoignait des autres côtés l’égliseSaint-Sauveur, le Champ-Jacquet et la rue aux Foulons.

Ce populaire attendait depuis bien longtempsdéjà au moment où nous traversons les places pour entrer auprésidial, mais il était d’heureuse humeur, cette nuit, et, loin dese plaindre, il chantait, il riait, il bavardait, ne s’arrêtant quepour crier de temps à autre : ViveM. de Toulouse ! ou : Vive le roi ! Le nomdu Régent ne se mêlait point à ces acclamations. L’annéeprécédente, les gens de la Balle avaient arraché l’écriteau de larue d’Orléans pour rendre à cette voie son ancien nom de HauteBaudrairie.

Le vestibule de l’hôtel, plein de laquais deville, commandés par MM. les huissiers des États, avait destapisseries de Flandres sur toutes les murailles, du velours à tousles piliers. Les fleurs y abondaient, ainsi que sur l’escalier,dont chaque degré semblait un petit parterre. Entre les pots defleurs brûlaient des cassolettes à parfum.

Il y avait foule déjà dans les salons duprésidial, bien que le bal ne fût point encore ouvert. Les damesétaient placées depuis tantôt une grande heure, et les premiersdignitaires affectaient de causer vivement entre eux pour qu’onn’aperçût pas leur impatience.

Que la cohue d’en bas attendit, c’était bien,mais faire attendre M. le lieutenant de roi, unCoëtlogon ! M. le président des États, un duc deRetz ! M. le premier président du parlement, und’Argentré ! monseigneur l’évêque, un Noailles ! etM. le sénéchal, et M. l’intendant pour le roi, et tantd’autres ! Le royal père de M. de Toulouse avait ditpourtant que l’exactitude était la politesse des rois.

Contre cet axiome si fier et si juste,M. de Toulouse n’avait d’autre excuse que d’être unsimple gentilhomme.

Du reste, il n’y avait pas plus de mauvaisehumeur en haut qu’en bas. C’étaient presque tous Bretons francisés,depuis Combourg, le fils du vieux ligueur, jusqu’à Chateaubriand,qui avait oublié son origine ducale. On faisait fête aux ancienspartisans du comte de Toulouse, et tout ce qui pouvait se réclamerd’une parenté quelconque avec les Noailles levait la tête au-dessusdu commun niveau. Madame la comtesse de Toulouse était uneNoailles.

L’évêque avait une cour, le président desÉtats aussi. Dans un coin, on apercevait M. le maréchal deMontesquiou, réduit à causer avec quelque hobereau de Morlaix ou deHennebont. Et le hobereau était à la gêne.

La savante courtisanerie de nos tempsrépublicains était déjà née depuis un siècle. Laporte raconte dansses souvenirs que, lors de la disgrâce des deux reines, aprèsl’exécution de Montmorency, les courtisans, passant dans la cour duchâteau de Chantilly, où était Anne d’Autriche pour aller rendreleurs devoirs au roi Louis XIII et à M. le cardinal,n’osaient point lever les yeux vers les appartements de la reine,« de peur d’être obligés de la saluer. » Ne dirait-on pasun tableau de nos comédies politiques ? – Mais par une étrangeanomalie, on savait allier à cette platitude une hauteur de bonaloi et un courage à toute épreuve. Espérons que cela n’est pointmort.

Au centre d’un cercle se trouvait l’Espagnoldon Martin Blas, portant au cou le cordon deFerdinand-le-Catholique, et costumé comme un prince. Achille-Muséepapillonnait près des dames ; le sénéchal avait accaparéM. de Rieux, lieutenant-colonel du régiment de Conti,qui, ne démentant pas sa gaieté habituelle, lui riait au nez avecun entrain superbe.

Les deux demoiselles Feydeau, séparées par larobe noire de la pauvre Zoé des Étangs du Ronceroy de Kerméléon, setenaient droites, s’éventaient, bâillaient, tâchaient de se voirdans les glaces et faisaient de leur mieux pour attirer l’attentionde ces messieurs. Elles s’ennuyaient à la mort et méritaientquelque prix d’honneur pour la constance qu’elles avaient à garderleurs sourires.

– Monsieur mon digne cousin, disait AlainPolduc à Rieux, qu’entends-je donc raconter de toutes parts ?que ce poste vacant de cornette a été donné à un jeune inconnu…

– Hé ! hé ! fit de Rieux,n’ayez point souci, monsieur de Polduc, je connais ce jeune homme,il a une riposte de pied ferme, sous les armes, qui vousembrocherait comme un dindon… Que dit-on, s’il vous plaît, desLoups dans votre voisinage ?

– Peu de bien, monsieur mon cousin.Avez-vous entendu parler de certaine virago qui se faisait appelerla Meunière ?

– Hé ! hé ! certes, monsieur dePolduc… et vous ?

– Toujours la même histoire, quand ils’agit des Loups, monsieur mon cousin… un meurtre !

Rieux tressaillit de la tête aux pieds etcessa de rire. Il saisit le bras de Polduc si violemment, quecelui-ci poussa un cri étouffé.

– Si vous aviez fait cela, Polduc, dit-ilentre ses dents serrées, sur mon Dieu, vous pourriez dicter votretestament !

Il tourna le dos, laissant le sénéchal livideet tout tremblant. On entendit la voix flûtée d’Achille-Musée quidisait aux dames :

– Quelques succès auprès d’un sexeaimable, une grande habitude de la prosodie française, du tact, lafréquentation assidue de la cour, tout cela doit diminuer votreétonnement, belles dames. Le roi me fit l’honneur de m’appeler etme dit : « Monsieur de Brou, me voulez-vous réciter votredernier madrigal ? » Je fis des façons juste ce qu’il enfallait et je débutai ainsi :

Rieux avait gagné la porte, où il trouva LaGrève d’Humières, capitaine de sa première compagnie.

– Je te donne cinq minutes pour avoir desnouvelles de la comtesse Isaure, neveu, lui dit-il : Àcheval ! et crève-le !

Rieux appelait tous ses officiers ses neveux.La Grève était déjà au bas de l’escalier ; deux secondesaprès, il sautait en selle dans la rue de l’Horloge, que la fouleheureusement n’encombrait point.

– Oui, messieurs, prononçait cependantd’une voix grave et sonore le seigneur Martin Blas au milieu de soncercle, j’ai eu l’honneur de m’entendre avec M. le cardinal.Du moment que l’Espagne ne pouvait plus compter sur l’appui desvaillants Bretons, tout était fini. Le roi mon maître ne voulaitqu’une chose : sauvegarder la liberté du jeune roi deFrance…

Deux ou trois mains touchèrent timidement sonépaule, puis se pesèrent sur autant de bouches closes. Martin Blaschercha des yeux le sénéchal, qui lui envoya un rapide signe detête. La conspiration espagnole était peut-être en train de serenouer dans ces magnifiques salles du présidial rennais.

– Quand j’eus achevé de réciter au roi cefaible et léger produit d’une muse, qui, accompagnée de moins demodestie, eût pu élever plus haut son vol, reprenait Achille-Muséeen faisant tourner sa boîte d’or entre ses doigts surchargés debagues, Sa Majesté se tourna vers M. de Racine, quiétait, à ses côtés et lui dit « Qu’en penseSophocle ? » M. de Racine fut toujours un peujaloux de moi ; c’est le propre du genus irritabile.Je crois qu’il inclina la tête sans répondre tant il était molesté…Mais le roi me fit signe de la main et me dit :« Jusqu’au revoir, monsieur de Brou ; je ne rencontre passouvent de versificateurs de votre force. »

Talhouët, frère du décapité de Nantes ;entrait en ce moment. Il poussa droit à Montesquiou. Quelquesparoles brèves furent échangées entre eux, puis le maréchaldit :

– Monsieur de Bonamour, je ne dois compteà personne de ce que j’ai fait par ordre et pour le service duroi.

C’était la quatrième rencontre que le maréchalde Montesquiou refusait ce soir. Chacun des quatre chevaliers de lamouche-à-miel, exécutés sous la tour du Bouffay avait trouvé ici unvengeur. Ce défi fut le dernier. Talhouët demanda à hautevoix :

– M. de Toulouse a-t-il faitson entrée ?

Et comme on lui eut répondu que non, ildit :

– Ce faisant, je ne manquerai donc pointde respect à Son Altesse.

En même temps, il donna de son gant sur lajoue de M. le maréchal et ils sortirent.

Cette noble et belle race des Talhouët avaitdu malheur. Avant que Rieux eût le temps de faire descendre lesgardes, le chevalier et le maréchal avaient dégainé sous lalanterne de la rue de l’Horloge. Talhouët tomba contre le mur avecun coup d’épée au travers du cœur. Le maréchal de Montesquiourentra dans le bal, sombre et froid comme devant.

La Grève d’Humières revint et annonça àM. de Rieux que la comtesse Isaure était en son hôtel ettoute prête à venir. Rieux retrouva son rire perdu. Il vint frappersur l’épaule de Polduc et lui dit gaiement :

– Par la morbleu ! cousin, tut’étais vanté, tant mieux pour toi : tu l’as échappébelle !

– Je crois savoir mieux que personne,disait cependant Achille-Musée, répondant à une question de cesdames, pourquoi notre belle comtesse n’est point à son poste ;la noble Isaure a bien voulu me confier quelques secrets qu’on nem’arracherait qu’avec ma vie…

– Et que ferait-on de ta vie, oncleMidas ? demanda Rieux.

Personne ne souriait plus.

– Messieurs, annonça le lieutenant deroi, qui rentrait par une porte intérieure, l’absence de M. legouverneur a une cause qui doit vous être expliquée. Son Altesseattendait madame la comtesse de Toulouse ce soir, et madame lacomtesse de Toulouse n’arrive pas. On craint un accident.

Don Martin Blas eut un orgueilleuxsourire.

– Vos routes de Bretagne ne sont-ellesdonc point sûres ? dit-il entre haut et bas.

Rieux avait les yeux sur lui.

– Neveu, dit-il au capitaine La Grève, tuvois bien ce bel homme-là ? Ne le perds pas trop de vue. J’aiidée que nous aurons affaire à lui.

Son regard rencontra celui de Martin Blas, etil se mit à rire si bonnement que l’Espagnol fronça ses noirssourcils, pensant qu’on se moquait de lui. Au moment où lelieutenant de roi prononçait le mot accident au sujet demadame de Toulouse, ce Martin Blas avait adressé deux œilladesrapides à M. l’intendant et à M. le sénéchal. Tous lesdeux rabattirent précipitamment leurs paupières.

– Pour en revenir, reprenaitAchille-Musée, à l’anecdote que je vous ai promise et qui date dema jeunesse un peu orageuse, mademoiselle de Beaumesnil, niècepropre de M. de Colbert, avait laissé paraître quelquedésir de partager ma fortune et mon nom…

Mais ces dames ne devaient point savoiraujourd’hui la fin de l’antique anecdote. Il s’éleva tout à coup ungrand murmure dans les salons, puis un tel remue-ménage se fit,qu’on dut croire que la fâcheuse nouvelle apportée par M. lelieutenant de roi allait tout de suite subir un heureux démenti. Àvoir la foule, naguère si calme, se presser et se démener, lesgentilshommes former la haie, les dames quitter leurs siéges et sehausser sur leurs pointes pour mieux voir, personne ne douta que legouverneur et la princesse sa femme ne fissent leur entrée dans levestibule.

On entendit même nombre de voix quidisaient :

– Leurs Altesses ! LeursAltesses !

Une expression d’inquiétude et de curiosité sapeignit sur le grave visage de Martin Blas, qui pourtant ne bougeapoint. L’intendant et le sénéchal, au contraire, se rapprochèrentde la porte. Les groupes qui obstruaient l’entrée principales’ouvrirent à ce moment, et l’on vit entrer, non point M. legouverneur avec la princesse, mais le duc de Retz, premierprésident des États de Bretagne, donnant la main à une femmeroyalement parée dont le visage disparaissait sous un loup develours noir.

C’était alors la mode. Le masque était de misepartout, même chez le roi.

Du reste, l’entrée de Leurs Altesses n’auraitpu produire un effet plus vif dans la noble assemblée que ne le fitl’apparition de cette femme. Elle devait être belle à miracle, carune expression d’envieux dépit vint assombrir à la fois tous lesvisages de ces dames. Ce qu’on voyait de sa personne excitaitl’admiration. Sa chevelure blonde tombait en anneaux opulents surses épaules aux contours si purs qu’on les eût dits sculptés par unciseau grec dans le marbre de Paros. Sa taille haute avait cesgrâces majestueuses qu’on souhaiterait aux reines. C’était lareine, en effet, la reine de beauté. Mille bouches prononcèrent lenom de la comtesse Isaure.

Derrière le duc de Retz, son cavalier,venaient La Meilleraie, Champlâtreux, fils du président Molé, lesdeux Laval de Montmorency, qui avaient suivi le prince, le marquisde Plœuc, grand seigneur bas breton, Goëzbriant, Malestroit,Châteaubourg, d’Andigné, Montméril, gentilshommes de Bretagne,Guitant, courtisan de Paris, et Fosseuse, brigadier du roi, etSancy, conseiller d’État, que sais-je ? C’était la cour de lacomtesse Isaure.

En passant auprès de M. de Rieux,elle lui présenta sa main, que le gai soldat baisa avecrespect.

– Où cet Espagnol ? Demanda-t-elle àvoix basse.

Rieux, qui ne se gênait guère, le lui montraau doigt. M. le duc de Retz sentit le bras de la belle Isaurequi tressaillit sous le sien vivement. De son côté, don Martin Blasla dévorait des yeux.

La comtesse Isaure marcha droit à lui, et sablanche main écarta l’intendant royal, dont l’importunité essayaitde se mettre entre deux. Elle quitta la main de M. le duc deRetz et le remercia d’un sourire gracieux.

– On m’assure, dit-elle en abordantl’Espagnol, que le seigneur Martin Blas désire m’être présenté.

Martin Blas s’inclina profondément. Une pâleurplus mate couvrit le bronze de sa joue pendant qu’ilrépondait :

– Madame, j’ai fait cinq cents lieuespour cela.

Chapitre 4TÊTE-À-TÊTE

Ce seigneur Martin Blas ne laissait pas qued’occuper beaucoup l’assemblée. Des bruits divers couraient sur soncompte. Ces dames le trouvaient beau cavalier. Les hommess’étonnaient que sa première visite eût été pour le manoir deRohan. Beaucoup pensaient que c’était un émissaire secret de lacour, chargé d’éclairer la conduite de M. de Toulouse.D’autres croyaient à cette fantastique qualité d’envoyé du roid’Espagne.

À vrai dire, il n’est jamais impossible dejuger les idées et les passions d’une époque avec les passions etles idées d’une autre époque. Cela change incessamment tout enrestant toujours de même. Il y a en tous temps une sellette etquelque chose dessus qui s’appelle le gouvernement.

On respirait alors comme on respireaujourd’hui, c’est vraisemblable ; ce qui est plus certainc’est que l’on conspirait comme nous conspirons, depuis le matinjusqu’au soir. Et déjà chacun mettait avec beaucoup de soin lapersonne du roi en dehors et au-dessus de ces menées. La Révolutionapprenait son état qui fut, qui est et qui sera de crier vive ceciou vive cela, chaque fois qu’elle va assassiner cela ou ceci.

Ce qu’on voulait, nul n’en savait trop rien.Les Loups de la Forêt de Rennes étaient les plus sages de tous lesconspirateurs de ce temps-là. Ils avaient un but précis et net,sinon très-élevé. Leur but était de payer le tabac moins cher et dene plus solder l’impôt du sel. Assurément, ils étaient en cela bienau-dessus de la plupart des intrigants de haute volée.

Madame Isaure ayant congédié d’un geste soncortége d’honneur, accepta la main du seigneur Martin Blas, à quicette faveur donna tout à coup un singulier relief, et se dirigeaavec lui vers la galerie qui longeait la rue de l’Horloge. Enpassant devant les filles de l’intendant, la comtesse Isaure montrale premier président du parlement qui causait avec cesdemoiselles.

– Savez-vous ce qui se dit là ?demanda-t-elle.

– Non, répondit Martin Blas.

– Je vais vous le dire : On annonceà mesdemoiselles Feydeau qu’elles seront reconnues demain enqualité de filles et héritières de Rohan.

Martin Blas tourna la tête etrépliqua :

– Cela ne m’importe point.

Isaure reprit sa marche. La galerie étaitvide, parce que la foule curieuse se massait dans le salond’entrée, où M. et madame de Toulouse devaient passer d’abord. Lacomtesse Isaure s’assit sur un sofa. Son émotion, qu’elle nevoulait point montrer mais qui était grande, ne lui eût pointpermis de se tenir debout. Elle fit signe à Martin Blas des’asseoir à ses côtés ; au lieu d’accepter, il alla prendre untabouret et se mit en face d’elle.

– Je vous attends, monsieur, fit lacomtesse en assurant sa voix de son mieux.

Il n’y avait pas à s’y méprendre :c’étaient là les préliminaires d’une bataille. La belle Isaurefaisait comme firent plus tard nos gardes-françaises à Fontenoy, encriant : « À vous, messieurs lesAnglais ! »

Martin Blas fut un instant avant de prendre laparole. Il y avait des gouttelettes de sueur à son front.

– Ne voulez-vous point ôter votre masque,madame ? dit-il enfin.

Sa voix tremblait. Il lui fut réponduseulement :

– Non.

Cependant, sur un mouvement qui échappa à donMartin, la belle Isaure ajouta :

– Pour des raisons qui n’ont point traità vous, je tiens à ce que mon visage reste couvert.

L’Espagnol semblait avoir grande peine àgarder sa froideur. Malgré cette couche de bronze que le soleilavait mis à sa joue, il changea plusieurs fois de couleur. On eûtdit qu’il forçait ses paupières à demeurer baissées pour cacherl’éclair de son regard.

– Madame, reprit-il après quelquessecondes de laborieux recueillement, me connaissez-vous ?

– Je croyais vous connaître, réponditIsaure sans hésiter, je me trompais.

– Êtes-vous la baronne deSaint-Elme ?

– Ceci, dit Isaure au lieu de répondre,ressemble à un interrogatoire.

– C’est à vous de me dire, madame,prononça lentement Martin Blas, si j’ai oui ou non le droit de meconstituer votre juge.

– Vous n’en avez pas le droit, monsieur,fit Isaure d’un ton résolu et presque hautain.

Mais son cœur battait sous la soie lamée d’orde son corsage, et Martin Blas le voyait bien. Il fit encore unsilence, puis il reprit :

– Vous plaît-il de m’expliquer le sens deces paroles : « Je croyais vous connaître, mais je metrompais… »

– Cela me plaît, seigneur.

– J’écoute.

– Votre conscience est-elle tranquilleaujourd’hui comme hier ?

– J’écoute, répéta l’Espagnol.

– Faut-il vous dire ce que vous avez faitdepuis vingt-quatre heures ?

– J’écoute, répéta pour la troisième foisMartin Blas.

– Depuis vingt-quatre heures, vous avezessayé d’enlever une fille à sa mère, une femme à son époux…

Martin Blas eut un sourire amer.

– Vous ne voulez pas de juge, madame,dit-il, ne jugez pas !

– Je rapporte des faits…

– Tels qu’on vous les a rapportés…

– Tels que je les sais par moi-même… Jecroyais vous reconnaître, vous, le soldat et le gentilhomme ;je me trompais, puisqu’il n’y a devant moi que le complice desassassins !

– Nommez les assassins.

– Polduc et Feydeau, qui ont essayé detuer une femme… une femme, entendez-vous ? à l’heure même oùvous étiez assis entre eux deux, dans le boudoir de ces deux fillesqui veulent s’appeler mesdemoiselles de Rohan.

– Et c’est cette entrevue que vos espionsont surprise ?

– Celle-là et une autre au même lieu, etune autre encore ailleurs.

Les sourcils de Martin Blas se froncèrent.

– Avez-vous espéré lutter contremoi ? fit-il entre ses dents serrées.

On put deviner un fier sourire sous le masqued’Isaure.

– J’ai lutté contre de plus forts quevous, dit-elle.

– Et peut-on savoir ce que vous croyezconnaître de mes desseins, madame ? demanda Martin Blas enfaisant effort pour reprendre son calme.

– Avant de jouer votre comédie poureffrayer l’intendant royal, répondit la comtesse Isaure, vous aviezeu un entretien long et secret avec Polduc… vous, Morvan !l’allié d’Alain Polduc !

L’Espagnol eut un vif mouvement lorsqu’ils’entendit appeler de ce nom, mais il n’interrompit point lacomtesse.

– Vous, poursuivait celle-ci, vous dontAlain Polduc a tué l’honneur et le bonheur ! Dans cetentretien, vous avez laissé paraître le véritable but de votrevenue en Bretagne : Vous voulez enlever la comtesse deToulouse et la fille de Valentine de Rohan !

Martin Blas s’inclina froidement.

– Vous avez bien fait, Morvan deSaint-Maugon, reprit la comtesse Isaure, de quitter le nom de votrepère, qui était un Breton et un chevalier. Les chevaliers bretonsne s’attaquent point aux femmes. Vous avez bien fait de prendre unnom étranger pour commettre deux crimes : une infamie et unelâcheté.

– Madame ! s’écria Martin Blas,livide de colère.

Il se redressa et ajouta :

– J’ai été outragé, trompé, brisé :Je veux me venger, je me vengerai !

Ainsi parla Martin Blas ou Morvan deSaint-Maugon. L’ardent soleil des Espagnes n’avait pu faire assezépais le masque olivâtre qui recouvrait maintenant son mâle visage,pour cacher la terrible émotion qui le poignait en cet instant.

– Vengez-vous donc sur l’homme qui vous aoutragé, reprit Isaure, qui semblait grandir à mesure que Morvan setroublait ; vengez-vous sur la femme qui vous atrompé !

– Je vous l’ai dit en ce temps-là, et jevous le répète aujourd’hui, Valentine, murmura Saint-Maugon d’unevoix étouffée, je ne me vengerai point sur vous.

Elle eut un sourire plein d’amertume.

– Vous pardonnez à la mère, dit-elle, enlui volant son enfant ! et vous frappez sur une pauvre saintefemme, innocente de tout ce que vous avez souffert.

– Valentine ! Valentine s’écriaSaint-Maugon, ce n’est pas à vous de défendre la comtesse deToulouse, qui vous hait et qui, sans moi, vous l’eût montrécruellement ce soir.

– Je sais que la princesse me hait,Morvan, et je la défends.

Saint-Maugon secoua la tête, et, sans releverles yeux :

– Vous la défendez en vain, madame,dit-il, elle est condamnée. Voici quinze ans quej’attends !

– Et qu’attendiez-vous ?

– Que M. le comte de Toulouse fûtmarié, madame.

Il y avait un égarement dans ses yeux.

– J’avais une femme qui était ma vie,dit-il en laissant éclater son angoisse, une femme en qui jecroyais comme en ma conscience. J’avais un maître que je chérissaisplus qu’un frère et pour qui j’eusse donné tout mon sang jusqu’à ladernière goutte. On me prit le cœur de ma femme, et, suivant vospropres paroles, madame, on me tua mon honneur avec mon bonheur. Etl’assassin, ce fut mon maître !

– Aveugle et fou ! murmura lacomtesse Isaure.

– Que pouvais-je faire ? poursuivitSaint-Maugon : le tuer ? Ce fut ma première pensée… maisje me souvins de cette terrible loi qui était celle des Francs, nosancêtres : Œil pour œil, disaient-ils, dent pour dent !c’était bien ; moi, je dis : Cœur pour cœur ! Jeveux torturer l’âme de cet homme comme il a torturé mon âme. Jeveux que son honneur périsse en même temps que son bonheur… et jeveux, me dressant en face de lui, l’épée à la main, cette fois, luidire : « Me voici, c’est moi, je mevenge ! »

Saint-Maugon s’était levé. Isaure l’imita.

– Aveugle et fou ! prononça-t-ellepour la seconde fois en mettant une main sur son épaule.

De l’autre, elle détacha le cordon de sonmasque.

Son masque tomba. Saint-Maugon se recula commeébloui.

– Oh ! fit-il, vous êtesbelle ! jamais femme ne fut si belle que vous ! mais jene vous aime plus, Valentine de Rohan !… Non, sur mafoi ! je ne vous aime plus !

La comtesse Isaure souriait.

– Moi, je vous aime encore, Morvan, monmari, dit-elle. Depuis cette première calomnie qui tomba sur moi,bien d’autres calomnies sont venues. Quand vous me demanderezcompte de ces quinze années, je vous accepterai pour juge.Maintenant, je vais vous donner la seule preuve d’affection quisoit en mon pouvoir : Valentine de Rohan, puisque je reprendsce nom pour vous pendant quelques minutes, ne veut pas que sonépoux se déshonore ! Morvan de Saint-Maugon, les lâchesmachinations de ce Martin Blas ont échoué, grâce à moi : mafille est libre et en sûreté.

– Que dites-vous ?

– Et la femme du comte de Toulouse est àla garde de son mari.

– Cela n’est pas ! s’écriaSaint-Maugon.

– Croyez-en vos yeux et voyez !

Saint-Maugon suivit son doigt étendu quimontrait la porte ouverte de la galerie. Par cette porte venait ungrand murmure qui dominait les accords de l’orchestre, jouant lamarche triomphale composée par Lulli après la bataille de Corfou.La foule agitée s’ouvrait. Saint-Maugon put voir le comte deToulouse monter les degrés de l’estrade où était son trône entenant la princesse, sa femme, par la main.

Et quand Leurs Altesses furent assises,Saint-Maugon put voir encore une jeune fille, rayonnante de beauté,qui, conduite par deux conseillers au parlement, le prévôt et leséchevins, apportait les clefs de la ville dans un plat d’or ciselé.Cette jeune fille était Céleste.

Chapitre 5L’INSULTE

Nous reviendrons sur l’étonnement du seigneurMartin Blas en présence de cette double apparition : mais quedire de la stupéfaction des demoiselles Feydeau à la vue deCéleste ? Ces deux belles personnes étaient dans la joie deleur âme, parce que M. le premier président venait de leurapprendre les bonnes dispositions du parlement à leur égard,lorsqu’elles se levèrent comme tout le monde pour l’entrée de LeursAltesses. Mademoiselle Agnès trouva que la princesse était malcostumée ; mademoiselle Olympe était en train de découvrir undéfaut dans sa coiffure, lorsque la tête de Méduse se montra.

La Cendrillon, – portant son plat d’or aumilieu des dignitaires municipaux !

Cendrillon ! Était-ce possible !Cette distinction qu’elles avaient si ardemment convoitée, dévolueà Cendrillon ! c’était à n’y pas croire. Les demoisellesFeydeau se frottèrent les yeux jusqu’au sang.

– Elle a ma jupe de satin rose ! dittout haut mademoiselle Olympe.

– Elle a mon corsage de velours !ajouta mademoiselle Agnès sur le même ton.

Mademoiselle Agnès et mademoiselle Olympeétaient filles à faire un éclat, mais elles aperçurent de loinM. le sénéchal qui, l’œil morne et les traits décomposés, leurfaisait signe de se taire. En même temps, M. de Rieuxs’approcha d’elles, riant bonnement comme un bien brave homme qu’ilétait.

– Chut ! chut ! fit-il, soyonsprudentes, mes toutes belles ! Combien peuvent valoir ceschiffons ?

Agnès et Olympe, révoltées, allaientrépliquer, malgré la télégraphie du sénéchal, quandM. de Rieux tira de sa poche un écrin qu’il ouvrit. Il yavait dans l’écrin deux bagues pareilles, ayant chacune un brillantpour chaton.

– Mademoiselle de Rohan, qui ne veut rienvous devoir, dit-il en prenant tout à coup ce ton hautain qu’ilavait quand il voulait, me charge de vous offrir cedédommagement.

Il salua, tourna le dos et disparut dans lafoule.

Si le tonnerre fût tombé entre mademoiselleOlympe et mademoiselle Agnès, vous ne les eussiez point vues pluspâles ni plus tremblantes. À ce moment, Achille-Musée passait sonbras frémissant sous celui de son gendre.

– Que veut dire tout ceci, monsieur lesénéchal ? demanda-t-il avec anxiété.

– Monsieur mon beau-père, réponditPolduc, je ne sais… je sens l’orage venir, et j’ignore d’où ilvient. Le diable est ici, à moins que ce ne soit Valentine.

– Vous aviez bien pris vos mesures,madame, disait cependant Martin Blas à la comtesse. Vous marquez unpoint, mais je vous préviens que je gagnerai la partie.

Isaure avait remis son masque.

– Je vous ai offert la paix, Morvan,dit-elle.

– Je veux la guerre, répondit l’Espagnoldont les yeux ardents étaient fixés sur le comte de Toulouse.

– Adieu donc !

– Adieu ! et que tout ce qui vaarriver ici soit compté à ceux qui m’ont offensé !

La comtesse Isaure rentra dans le bal, où elleretrouva aussitôt une bonne part du sa cour. Le reste était auxpieds de la princesse. Marie-Victoire Sophie du Noailles, veuve dumarquis du Gondrin, brigadier des armées du roi, et présentementcomtesse de Toulouse, avait alors vingt-cinq ans. Son mariage,contracté secrètement, venait d’être rendu public par l’entremisedu jeune roi lui-même, et malgré les répugnances de Philipped’Orléans.

Elle était dans tout l’éclat de cette beautédouce et un peu austère qui devait, quelques années après la placerau plus haut, du firmament de la cour. Bien différente de laduchesse du Maine, sa remuante et inquiète belle-sœur, madame lacomtesse de Toulouse avait compris tout de suite que le caractèrede son mari lui interdisait le champ de la politique. Elle sebornait à plaire et à bien faire, ce à quoi elle réussissaitadmirablement. Madame Isaure n’avait été que juste, selon le monde,en disant d’elle : « C’est une sainte. »

Mais les saintes elles-mêmes, les saintesselon le monde se sentent pousser des griffes quand l’orgueil, laMère ou la jalousie parviennent à se glisser dans leur cœur.

Or, madame de Toulouse savait dès longtempsqu’il y avait en Bretagne une femme dont, autrefois, son mari avaitsollicité la main ; elle savait, en outre, que le retour defaveur qui rappelait son mari au gouvernement de Bretagne venaitd’une femme. Elle le savait si bien qu’elle avait été d’avis derefuser, et que, sans M. de Fleury, le prince eûtsollicité la permission de rester dans sa retraite. Enfin, il n’yavait qu’une heure qu’elle était à Rennes, mais déjà les bonneslangues (car M. le sénéchal était bien servi, lui aussi) luiavaient vaguement désigné la comtesse Isaure comme étant celle dontson mari avait demandé la main.

Madame de Toulouse voulut savoir si cettecomtesse Isaure était belle ; je vous laisse à penser ce qu’onlui répondit. Madame de Toulouse fit des questions plusintimes ; or la comtesse Isaure était trop admirée pourn’avoir pas beaucoup d’ennemis. Madame de Toulouse ne souhaitaitpas qu’on lui dit du bien de celle que son instinct, désignait à sahaine. Elle fut amplement satisfaite, et en même temps indignée,car le propre de la calomnie est de dépasser toutes bornes.

Ce fut avec l’intention d’accomplir un acte derigueur que madame de Toulouse entra dans le bal. Si elle eût étémoins bonne et plus habituée à sévir, peut-être y eut-elle mis plusde mesure. La cruauté est un art qui s’apprend comme tous lesautres métiers. Personne n’ignore combien la hache est terribleentre les mains d’un novice.

Dès son entrée, madame de Toulouse chercha desyeux cette audacieuse aventurière, qui venait la braver jusque danssa gloire. Sa première pensée avait été de la faire expulser parses officiers ; mais un double incident se présenta quichauffa sa colère jusqu’au rouge et tripla tout à coup son désir devengeance.

Elle avait ouvert le bal avec le secondprésident des États, parce que M. le duc de Retz boitait de lajambe droite. Ce président, qui était de l’illustre maison de laHoussaye, ne sortait jamais de son château, situé devers laRoche-Bernard, et n’avait pu lui montrer madame Isaure, qu’il neconnaissait point. Comme on la reconduisait à sa place, le seigneurMartin Blas lui vint offrir son hommage. La princesse l’avait vu àla cour de Paris et, ne se doutait guère de ce que l’Espagnol avaittenté contre elle cette nuit-là même.

– Avec qui s’entretient là-basM. de Toulouse ? demanda-t-elle.

Martin Blas fit semblant de chercher.

– Cette dame masquée ? ajouta laprincesse.

– C’est la belle des belles, réponditl’Espagnol, mais elle a plus d’un nom.

– Dites m’en un seulement.

– La première fois que je vins enBretagne, répliqua Martin Blas d’une voix contenue, mais mordante,Son Altesse était déjà gouverneur de la province… je vous parle debien des années, madame… cette femme s’appelait alors Valentine deRohan.

– Est-il possible ! s’écria laprincesse, qui arracha presque sa main à La Houssaye pour la donnerà l’Espagnol.

– Bien peu de gens la connaissent icisous ce nom, prononça froidement Martin Blas, mais niM. de Toulouse ni moi, nous ne pouvons nous ytromper.

Madame de Toulouse le regarda en face. Puiselle dit tout bas :

– Et quel nom cette femme porte-t-elle àprésent ?

– On la nomme la comtesse Isaure,repartit Martin Blas, qui s’inclina et prit congé.

La princesse était près de son fauteuil ;elle s’y laissa choir. Le choc était trop rude. Un instant sespensées d’attaque tombèrent avec son courage, mais la colère repritle dessus. Elle dit à Montmorency-Laval, qui lui venait faire lebaise-mains :

– Je vous prie, allez prévenirM. de Toulouse que je désire lui parler.

Montmorency se hâta d’obéir. Derrière le trônede la princesse on avait établi un pliant pour Céleste, qui,confuse et ne sachant d’où tant d’honneurs lui venaient, avait peurde s’éveiller. On s’occupait d’elle énormément. Les uns disaientque M. et madame de Toulouse l’avaient amenée de Paris ;les autres racontaient en la brodant sa véritable histoire.L’intendant et le sénéchal étaient assiégés par une foule decurieux qui, naïvement, leur demandaient comment ils avaientdécouvert la naissance de cette charmante jeune fille. Était-ildonc bien vrai qu’elle eût servi chez eux en qualité dechambrière ? On vit rarement deux hommes plus embarrassés quene l’étaient M. le sénéchal et M. l’intendant.

Une autre foule se pressait autour demademoiselle Agnès et de mademoiselle Olympe pour les accabler desmêmes questions. Les pauvres grandes filles étaient à la torture.Et ce n’était qu’un cri dans les salons : Elle estjolie ! elle est délicieuse ! elle est adorable !Son succès était complet.

Cependant le message confié àMontmorency-Laval eut un résultat auquel madame la comtesse deToulouse ne s’attendait point. Ce fut le gouverneur lui-même qui,prenant la main de madame Isaure, la conduisit vers l’estrade pourla présenter à la princesse sa femme.

Jusque-là, bien que certains membres de cettenoble assemblée eussent sujet de s’inquiéter en eux-mêmes, bienqu’il y eût de sourdes passions excitées et des intrigues en jeu,rien n’annonçait assurément que la fête dût être troublée par desévénements tragiques. Au contraire, ce que le profane pouvaitdeviner du dessous des cartes tournait manifestement à lacomédie.

Mais, à dater du moment où madame de Toulousereprit place sur l’estrade, je ne sais quel vague malaise serépandit dans le bal. Il y a des pressentiments. Ceux-ci sont àl’esprit ce que sont au corps ces sourds avertissements quitoujours précèdent les grandes maladies. La fête était lourde. Onentendait bien ce qu’il fallait de rires parmi les accords del’orchestre excellent ; la danse allait ; tout ce quiétait extérieur avait l’aspect voulu, mais la joie, mais l’entrainmanquaient. On eût dit qu’à leur insu tous ces brillants cavaliers,toutes ces femmes éblouissantes de grâces et de parures, avaient unpoids sur le cœur.

Au moment où le gouverneur, tenant madameIsaure par la main, ouvrait la bouche pour faire la présentation,la princesse eut un dédaigneux mouvement. Personne n’entendit lesparoles qu’elle prononça, mais chacun vit sa joue pâle et ses beauxyeux cernés.

La comtesse Isaure avait dénoué son masque. Sile lecteur se souvient des faits racontés au prologue de cettehistoire, il ne s’étonnera point que jamais jusqu’à ce jour lanoblesse de Rennes n’eût mis le nom de Valentine de Rohan sur levisage de la comtesse Isaure. Valentine de Rohan avait passé toutesa jeunesse dans la plus complète retraite. Nul ne la connaissait,sinon les tenanciers du domaine de son père. Le rôle qu’elle avaitpris à Rennes était donc aisé à soutenir.

Un seul homme pouvait être plus malaisé àtromper : c’était M. le sénéchal, qui avait été de lamaison de Rohan, et qui jadis voyait Valentine à toute heure. Noussavons déjà que le sénéchal avait eu des soupçons. Faut-il ajoutercette banale vérité que les femmes sont habiles ? Valentine deRohan avait fait beaucoup pour tromper le sénéchal.

À mesure que celui-ci trouvait une piste,Valentine aux aguets lui présentait un change. Le sénéchal, adroitet prudent, pouvait-il jouer son va-tout contre la comtesse Isaure,sur la foi d’une ressemblance, quand la Saint-Elme lui portait descoups d’un côté, la Louve de l’autre ? L’une à la cour deParis, l’autre au fond des cavernes de la forêt deRennes !

Sans parler encore de la Meunière, avec quiM. le sénéchal croyait en avoir bien fini, depuis ce soir.Polduc doutait : voilà le vrai.

Le fait de la comtesse Isaure se démasquant neput donc produire dans le salon d’autre effet que de soulever unmurmure admiratif. Elle répondit à la princesse d’un tonparfaitement respectueux. Celle-ci fronça le sourcil, et l’on vitToulouse pâlir à son tour.

Que se passait-il donc sur cetteestrade ?

Chacun regardait curieusement de ce côté, maisnul de si bon cœur que l’intendant, le sénéchal et le seigneurMartin Blas, réunis en un coin du salon, et auxquels Isauretournait le dos.

Tout à coup, cette foule si calme oscillacomme une mer. Du haut de l’estrade une phrase était tombée. Lesplus proches l’avaient entendue. Elle passait déjà de bouche enbouche. La princesse avait dit :

– Avez-vous bien osé venir me braverjusqu’ici, madame !

Chapitre 6L’INVASION

On insultait la comtesse Isaure, voilà ce quechacun comprit. Quelques mots, prononcés par M. le gouverneurd’un ton timide et conciliant, échappèrent aux oreilles les plusattentives, mais on saisit la réponse de madame Isaure, qui futfaite d’un ton calme et distinct. Madame Isaure dit :

– Monseigneur, je vous supplie de ne mepoint défendre.

Vous eussiez ouï trotter une souris dans cetimmense salon tout à l’heure rempli de tant de bruits.

Ce fut la princesse qui rompit ce silence.Elle dit d’une voix altérée :

– Ce sera donc moi qui meretirerai !

On devina qu’elle avait ordonné à madameIsaure de quitter le bal et que le gouverneur s’y était opposé.

L’attitude d’Isaure ainsi publiquementoutragée était toujours calme et toujours respectueuse. On devinaencore que le gouverneur parlementait et demandait au moins lepourquoi d’une telle conduite, car la princesse répondit avecemportement :

– Parce que ma place n’est pas en un lieuoù l’on s’expose à rencontrer de pareilles créatures !

La colère élevait malgré elle la voix de laprincesse. Nous l’avons dit : elle dépassait le but parcequ’elle ne savait point mal faire. Ses dernières paroles arrivèrentaux recoins les plus reculés du salon.

On vit se dresser derrière le fauteuil demadame de Toulouse le visage bouleversé, mais toujours charmant denotre petite Céleste. Elle qui tout à l’heure baissait les yeux sitimidement, elle qui n’eût pas osé murmurer, si bas que ce fût, lamoindre parole, Céleste, la pauvre Cendrillon, lança tout autour dusalon un regard où il y avait des éclairs. Puis, d’une voixéclatante et que la colère ne pouvait faire trembler :

– N’y a-t-il pas ici ungentilhomme ! dit-elle.

Si la stupéfaction de tous eût pu êtreaugmentée, la réponse que provoqua le cri de Céleste l’eût portée àson comble. La porte venait de s’ouvrir, la porte extérieure, et unjeune homme que nul ne connaissait, portant avec grâce le costumedu régiment de Conti, venait d’entrer dans le salon. Il perça lafoule comme un trait et monta sur le premier degré del’estrade.

– J’attends, dit-il, qu’une voix d’hommes’élève pour soutenir l’accusation qu’on vient de porter contremadame Isaure de Porhoët !

Polduc serra le bras de l’intendant.

– Ne cherchons plus, murmura-t-il :Rohan a parlé deux fois : l’héritier et l’héritière !

Le comte de Toulouse s’était retourné.

– Bien, mon neveu ! bien !bien ! fit Rieux entre haut et bas, à l’adresse de Raoul.

Celui-ci s’inclina devant le gouverneur, puisdevant la princesse.

– En ce qui concerne Son Altesse,reprit-il sans se troubler, le respect me ferme la bouche, maiss’il est ici quelqu’un pour répéter ses paroles, je déclared’avance que celui-là est un menteur !

La princesse, prête à s’évanouir, étaitretombée sur son siège. Isaure regardait tour à tour, avecd’heureuses larmes dans les yeux, Céleste et Raoul.

– Comment vous nommez-vous, monami ? demanda Toulouse avec douceur.

– Je n’en sais rien, répliqua Raoul, maisil y a ici des gens qui le savent.

Polduc détourna la tête. Madame Isaure sepencha vers le gouverneur et prononça un mot à voix basse.

M. de Toulouse s’inclina gravement,et, comme si tous les étonnements devaient s’épuiser, on le vittendre la main au jeune cornette, en disant :

– Madame la comtesse de Toulouse, mieuxéclairée, vous accordera votre pardon, monsieur.

Sans ces paroles, le défi de Raoul aurait étévingt fois relevé, car l’épée est un outil dans la main ducourtisan, mais que faire en présence de la conduite dugouverneur ?

Il y avait cependant dans le salon un hommequi agissait pour lui-même, et que rien ne pouvait arrêter.

Martin Blas fendit la foule et vint se mettreen face de Raoul.

– Je soutiens et répète les paroles demadame la princesse, mon jeune compagnon d’aventures, prononça-t-ilà haute voix.

– Vous s’écria Raoul.

– Moi et je dis : la place d’unenoble dame comme elle n’est pas où l’on s’expose à rencontrer desemblables créatures !

– Va ! neveu, va ! s’écriaRieux qui riait de bon cœur.

Raoul n’avait, sur ma foi, nul besoind’encouragement.

Sa main qui tenait son gant tout prêt selevait déjà pour fouetter l’Espagnol au visage, lorsqu’il se sentitarrêter par derrière. C’était la comtesse Isaure qui leretenait.

– Je ne veux pas être défendue, dit-ellesimplement. Merci, Raoul ; cet homme n’a pas sa raison, etl’épée qui pend à son côté ne lui appartient plus…

– Qu’on vienne la prendre ! ditMartin Blas en y portant la main.

Ce n’était plus un bal. Chacun essayait de serapprocher pour mieux entendre et pour mieux voir. C’étaitvéritablement une salle de spectacle. Point de loges, mais unparterre enfiévré. La scène était sur l’estrade, où la princessesuffoquait derrière son éventail, pendant que Raoul frémissantdévorait des yeux son adversaire.

– Je vais être à vous, seigneur cavalier,dit Isaure à l’Espagnol sans rien perdre de sa tranquillité.

– Madame, ajouta-t-elle eu se tournantvers la princesse, Dieu m’a donné aujourd’hui cette belle joie devous faire beaucoup de bien en échange du mal que vous avez voulume faire, et dont je ne vous accuse point, car vous êtes abusée. Jecrains pour vous, madame, j’espère pour moi avoir bientôtl’occasion de vous servir encore.

Une larme vint aux yeux de la princesse, nonpoint pour ce que lui disait sa prétendue rivale, mais parcequ’elle croyait que Toulouse l’abandonnait.

Nous l’avons dit dès le début de ce livre, lecomte de Toulouse était un homme doux sage, non point un héros deroman. Un héros de roman eût choisi entre sa femme en pleurs et lajustice. Toulouse ne fit rien contre la justice et tâcha deconsoler sa femme en pleurs. La justice se défendit toute seule, etMadame de Toulouse garda de cette aventure une rancune qui duraautant que sa vie.

Ayant parlé comme nous l’avons rapporté, lacomtesse Isaure, qui semblait ici la véritable princesse, descenditles degrés de l’estrade et appela M. de Rieux par sonnom.

– Présent, vive Dieu, présent !répondit celui-ci, qui se mit à rire pour avoir une contenance,présent ! mais j’aurais voulu voir le petit à sa riposte depied ferme.

Il joua des coudes à travers la foule etgrommela chemin faisant :

– Je savais bien que celaviendrait !

La comtesse Isaure avait tiré de son sein unparchemin scellé. Elle rompit le cachet et le remit ouvert àM. de Rieux, qui lut :

« Ordre de Son Altesse Royale le ducd’Orléans, régent de France, d’arrêter le seigneur don MartinBlas… »

Rieux regarda madame Isaure d’un airétonné.

– Et les autres ? murmura-t-il.

Isaure lui imposa silence d’un signe de tête.Martin Blas, cependant, surpris, mais non déconcerté, avait tiréson épée. Ce n’était certes point pour la rendre, quoique lacomtesse Isaure l’eût prévenu d’avance qu’elle ne lui appartenaitplus.

– À moi, Conti ! criaM. de Rieux.

Raoul, le capitaine La Grève et plusieursautres officiers vinrent se ranger autour de lui. Martin Blasparcourait la salle du regard pour voir s’il pouvait espérer desdéfenseurs. Son œil tomba sur la pendule et il eut un sourire. Lacomtesse Isaure surprit ce coup d’œil et ce sourire. Elle reportason attention sur Polduc et Feydeau, qui étaient à l’autre bout dusalon.

Achille-Musée semblait profondémentabattu ; mais le sénéchal, l’oreille collée àl’entre-bâillement d’une fenêtre, écoutait de toutes sesoreilles.

– Votre épée, seigneur cavalier, disaiten ce moment de Rieux.

– La voici, colonel, répondait don Martinen se posant en garde.

L’attention générale, cependant, se portaittout entière sur cette femme dont la vie avait toujours été unmystère, qui restait là, au palais du gouvernement, malgré la femmedu gouverneur, et qui cachait des ordres du régent dans soncorsage. Un nuage avait couvert son beau front. Elle semblaitécouter des bruits que nul autour d’elle n’entendait.

Pour la deuxième fois, elle appelaM. de Rieux par son nom. Le colonel, quittant MartinBlas, s’approcha d’elle aussitôt. Quand elle lui eut dit quelquesparoles à voix basse, il frappa du pied en s’élançant versRaoul ; il le saisit rudement au collet.

– Qui t’a permis d’abandonner ton poste,ce soir, petit malheureux ! s’écria-t-il.

Céleste se mit à trembler. Raoul, le pauvreRaoul balbutia le nom de la comtesse.

M. de Rieux le secouaitd’importance, mais tout on le secouant, il lui disait toutbas :

– Neveu, quand je te ferai signe, tuprendras madame de Toulouse dans tes bras et tu fuiras par lagalerie de l’Horloge. Merci Dieu ! tu n’auras pas mis beaucoupde temps, toi, pour devenir capitaine !

Raoul releva sur lui son regard ébahi.

– As-tu compris ? fitM. de Rieux.

– Oui, répondit Raoul.

– Tu m’entends…, qu’elle crie, qu’ellepleure, ce n’est pas ton affaire, il y va de la vie !

Et il ajouta rudement à voix haute :

– Bambin, je ne donnerais pas six blancsde ta peau !

– Sois tranquille, mon camarade, criaMartin Blas à Raoul, dans deux minutes il fera trop chaud ici pourqu’on songe à ces bagatelles.

Deux minutes, c’était beaucoup de temps, plusde temps qu’il n’en eût fallu pour mettre Martin Blas à la raison.Mais on n’avait pas deux minutes. Comme M. de Toulouse,voyant ces pourparlers, demandait : « Qu’ya-t-il ? » on entendit une décharge de mousqueterie versle Champ-Jacquet, où était le poste des Gabelles.

Le bal tressaillit tout entier comme si unesecousse électrique eût soulevé le parquet du salon. L’intendantpoussa un cri de femme. Polduc se faisait petit, sentant quec’était la crise.

Une grande clameur suivit la décharge demousqueterie. Puis les huissiers de garde se précipitèrent dans lesalon, criant :

– Les Loups ! les Loups !

– Est-ce maintenant ? demandaRaoul.

– Ne bouge pas ! lui fut-ilrépondu.

– Eh bien ! colonel, dit Martin Blasen raillant, vous ne voulez plus de mon épée ?

M. de Rieux eut son bon sourire.

– Bah ! fit-il, ceci était un baltravesti où chacun avait son masque. Ceux qui nous arrivent ont leleur, voilà tout !

C’était cependant une débandade générale dansles salons. Hommes et femmes se précipitaient vers les issues,lorsque soudain un horrible tintamarre se fit au dehors. Lesfenêtres brisées tombèrent en éclats et un flot de visages velusinonda la salle.

Cinquante Loups étaient entrés par la porte dela galerie de l’Horloge.

– Neveu ! cria de Rieux au milieu dusilence, c’est maintenant !

Car gentilshommes et dames se taisaient,frappés de stupeur, et les Loups, éblouis par l’éclat subit desgirandoles, glissaient silencieusement leurs peaux de bique parmitout ce satin et tout ce velours. Raoul au signal de son chef,franchit d’un bond les degrés de l’estrade. Il saisit à bras lecorps la princesse évanouie et l’enleva. La Grève entraînait lecomte de Toulouse. Autour d’eux, le corps des officiers de Contis’était formé comme par enchantement. Les épées nues ouvrirent unelarge trouée.

– Tirez ! tirez ! cria MartinBlas, feu !

Une main de fer se posa sur sa bouche.

Yaumy, voulant obéir, ajusta le gouverneurd’un pistolet qu’il avait à la main. Il tomba le visage écrasé d’uncoup de pommeau d’épée. M. de Rieux n’avait pas voulu seservir de sa lame.

N’êtes-vous pas contents, coquins, dit-il enriant comme un bienheureux ; excepté ces deux-là, on vousdonne tout le reste !

Chapitre 7CHANGEMENT À VUE

Ce fut un spectacle étrange et comme il n’estpas donné souvent à un écrivain d’en pouvoir peindre. Par toutesles portes, par toutes les fenêtres à la fois, ce flot noir etgrouillant avait envahi la salle. Tout ce que contenait leprésidial à cette heure eût pu être fait prisonnier sansrésistance, car les grandes clameurs qu’on entendait au dehorsprouvaient que l’armée des Loups tenait les issues.

Mais ces pauvres gens, ébahis de leur proprevictoire et timides d’abord en face de ces splendeurs, n’essayèrentpoint de retenir ces captifs dont la rançon eût valu la province deBretagne. Parmi les gentilshommes qui étaient là, certainsd’ailleurs semblaient avoir autorité sur les envahisseurs. Dansleur nombre, il nous faut compter M. de Rieux.

Comment et pourquoi ?

En ce temps, nous le répétons, le meilleur amid’un homme ne pouvait jamais savoir au juste où il était, où ilallait. Tout au plus savait-on d’où il sortait.

De Rieux était un Breton, un brave homme et unhomme d’esprit, voilà tout ce qu’on peut dire.

Ajoutons que son pommeau d’épée avait laissésur le visage de Yaumy, le joli sabotier, chef putatif des Loups,une profonde et sanglante empreinte, et que Yaumy n’avait soufflémot. C’était peut-être un Loup que ce gai M. de Rieux,lieutenant-colonel du régiment de Conti.

Ce qui est certain, c’est qu’en voyant sonattitude, Polduc et Feydeau n’osèrent point se montrer méchants.Martin Blas, au contraire, avait dit :

– Je veux pour ma part la comtesse deToulouse et cette jeune fille qu’on nomme Céleste.

Rieux, toujours de bonne humeur, avaitrépondu :

– La comtesse de Toulouse, non, mais lafillette, Dieu vous l’a donnée avant nous, cousin Morvan.

Et, s’avançant vers lui, Rieux lui secoua lamain d’un air goguenard.

– Mon cousin, ajouta-t-il, vous avezfièrement bruni depuis quinze ans ! Sans votre accent du paysde Carentoir, que vous n’avez point perdu en courant le monde, dudiable si je vous aurais reconnu !

Grâce à de Rieux et à quelques autres, onn’insulta point les hôtes du gouvernement, qui purent opérer leurretraite. Bientôt, sous ces flots de lumières que renvoyaienttoujours les grandes glaces et l’or des hautes moulures, tout futsombre, tout fut noir. Au lieu de ces toilettes brillantes qui toutà l’heure encombraient la fête, au lieu de cette étincelante cohuequi chatoyait de soie, de diamants et de fleurs, les feux deslustres et des girandoles s’absorbaient dans les haillons sombresformant le vêtement des Loups, qui pour la plupart étaient descharbonniers.

La foule augmentait, du reste, d’instant eninstant. Chacun voulait voir, et le gros de l’armée était toujoursdehors. Tandis que les vrais conviés de cette fête s’esquivaientpar la rue de l’Horloge, les Loups montaient toujours. Et chaquenouveau venu, en entrant dans cette sphère rayonnante, était prisdes mêmes éblouissements. Si on les eût attaqués en ce lieu, ils nese seraient point défendus.

On les voyait tous, tant qu’ils étaient,étonnés et comme engourdis par un choc. La plupart ne bougeaientpoint ; d’autres se démenaient comme si le parquet leur eûtbrûlé la plante des pieds. Évidemment, en ce lieu inconnu etredouté, ils avaient crainte qu’un vengeur ne sortit de terre.

Pendant quelques minutes tout au plus on vitle satin, les dentelles et les pierreries mêlés aux lourds haillonsdes révoltés de la forêt. Peu à peu, la dernière dame, escortée dudernier gentilhomme, passa le seuil de la porte basse qui donnaitsur la rue de l’Horloge. Achille-Musée Feydeau et M. lesénéchal sortirent comme les autres, pour ne se point compromettreabsolument, et pour servir d’escorte à mademoiselle Olympe et àmademoiselle Agnès. En sortant un des derniers, l’épée à la main ettête haute, le maréchal de Montesquiou dit :

– Si je commandais encore la province, jeferais danser ces coquins sans violons !

Peut-être l’eût-il fait comme il le disait,quoique les paysans du pays de Rennes lui eussent prouvé une fois,sous le bourg de Pacé, en lui tuant deux cent cinquante hommes durégiment de La Ferté, qu’ils n’étaient point si maniables.

En quittant le présidial, presque tous lesgentilshommes avaient un sourire sous la moustache. On leschassait, mais, s’ils étaient battus, c’était sur le dos de laFrance. Ils étaient un peu comme ces pères faibles qui s’amusentquand même aux plus terribles espiègleries de leurs enfants. Cesfantastiques vainqueurs de la vice-royauté française, c’étaient endéfinitive, des Bretons.

À part même ceux qui, secrètement, étaiententrés ou voulaient entrer dans la forêt, laplupart se réjouissaient de ce soufflet donné en plein visage de laconquête.

La ville était prise par la campagne bel etbien. Chacun savait que les casernes étaient barricadées en dehors,ainsi que les hôtels Saint-Georges et de Pesée, où étaient lesquartiers des cadets. Le collége militaire de Kergus était gardé.Le poste du régiment de Conti avait été fait prisonnier en dehorsdes portes Mordelaises ; en dedans, les soldats del’intendance avaient mis bas les armes. Les coups de feu qu’onavait entendus étaient tirés en l’air, disait-on, par les gardes àpied de la sénéchaussée.

C’était une victoire, mais c’était aussi unetrahison, comme toutes les victoires de l’émeute.

De la noble assemblée qui naguères emplissaitla grande salle du présidial, il ne resta plus bientôt que deuxhommes et deux femmes : la comtesse Isaure etM. de Rieux, d’un côté ; de l’autre, don Martin Blaset la pauvre petite Céleste qui se mourait de peur.

La comtesse Isaure avait remis son masque. UnLoup, que sa haute taille distinguait de ses camarades, s’approchad’elle.

– Que le palais du gouverneur soit àl’abri de toute attaque, lui dit-elle à voix basse. Laisse lesaides et les gabelles à Yaumy. Que Jouachin se charge de la prisonavec une troupe de vassaux de Rohan. Voici la liste des prisonniersà délivrer.

Elle lui remit un papier. Le Loup fendit lafoule et sortit pour bientôt revenir. En son absence, on entenditde vives acclamations au dehors.

À un mouvement que fit l’Espagnol prétendupour se rapprocher de Céleste, M. de Rieux vint se mettreentre eux bonnement.

– On vous dit que vous l’aurez, cetteenfant, mon cousin, fit-il en se frottant les mains ; maiscroyez-vous que nos amis vont rester là les bras croisés ? Lebal est tiré, il faut le boire !

Puis d’une voix de tonnerre :

– Holà l’orchestre !s’écria-t-il : marchons !

La noire inondation s’agita en grondant. Cemot grec orchestre n’était pas du tout connu des Loups. À la bonneheure, si M. de Rieux, eût évoqué le biniou et labombarde ! On vit briller les lames de tous les couteaux.Chacun crut que c’était là un appel aux armes.

Mais l’orchestre frappa un accord, et lesLoups montrèrent leurs longues dents blanches à pain noir, pourrire, non point pour mordre. L’orchestre, placé dans une retonde engalerie, à six ou sept pieds du sol, n’avait pu fuir avec cesmessieurs et ces dames. Il s’était vu captif dès l’abord, et lesvirtuoses dont il se composait, ayant toute autre chose à fairequ’à être braves, s’étaient tapis derrière leurs siéges, espérantn’être point aperçus. L’ordre de M. de Rieux les fitsortir de leur trou : on vit les violons tout pâles, et lesbasses de viole, émues jusqu’aux larmes, reprendre leur place etdresser en tremblant leurs instruments. À cette vue, un grand éclatde rire fit trembler la vitre du présidial.

C’était la glace qui se rompait. Les Loupsjetaient bas du premier coup cette timidité qui accompagne toutdébut dans le monde. Ils étaient chez eux on allait bien levoir !

– Allons, signor Fontana, ditM. de Rieux au chef d’orchestre, une courante, s’il vousplaît c’est de circonstance !

Le signor Fontana leva son bâton de mesure.Aussitôt, ce fut dans le salon un trépignement de sabots dont rienne peut donner une idée. L’orchestre fit de son mieux pour dominerce tonnerre, mais quinze cents paires de gros sabots sur un bonparquet de chêne, voilà un instrument puissant !

On se mit en branle. Il n’y avait point defemmes, mais de la gaîté, ah ! de la gaîté ! Sur lestrois mille sabots, vous eussiez pu compter hardiment quinze centsgaloches de charbonniers. Je vous laisse à deviner de quellecouleur était le nuage de poussière qui s’éleva.

Martin Blas rabattit son chapeau sur sesyeux ; M. de Rieux mit son mouchoir dans sa bouche.Il riait à faire plaisir.

– Eh Josille ! criait le voyageurJulot, qui s’était mis un voile de dentelle sur la tête, je vas tefaire comme j’ai vu les duchesses à Paris… Qu’elles se balançaientde ci… qu’elles se balançaient de là… Pelo ! prête-moi tonéventail.

On put voir alors que les nobles fugitives nes’étaient point toutes retirées avec armes et bagages. Pelo, quiavait une coiffure de roses blanches sur son masque de peau deLoup, prêta son éventail volé.

Pendant que le voyageur Julot fit les grâcesdes duchesses parisiennes, chacun voulut ajouter quelque chose à satoilette. Il fut chargé bientôt d’un monceau de rubans, attachés auhasard, de trois ou quatre mantilles et d’autant d’écharpes. Trentemains lui attachaient à la fois autour du corps des plumes, desnœuds de velours et des guirlandes arrachées aux piliers. On mitautour de son cou rougeâtre un joli collier de peau de cygne.

Fier et sérieux, le voyageur Julot compritqu’on voulait lui faire honneur et se conduisit de façon à ne pointdémériter la faveur dont il était l’objet. Il donna de l’éventailpar la face à tous ceux qui l’entouraient et fit ainsi un largecercle autour de lui. Dans ce cercle, il se mit à danser, imitant às’y méprendre les princesses de la cour du Régent.

L’orchestre jouait en désespéré. Les sabots,furieux de joie, faisaient un tapage infernal. Ceux qui étaientdans le salon criaient pour manifester l’enthousiasme de leurplaisir. Ceux qui étaient dehors criaient pour entrer.

C’était une bacchanale effrayante, et jamaisce bon M. de Rieux ne s’était tant diverti !

Quand l’orchestre, épuisé, fit trêve et que lenuage de poudre fut un peu dissipé, on put voir qu’un légerchangement s’était opéré dans la position de nos personnages.Peut-être cela venait-il purement du hasard.

Céleste était toujours assise sur l’estrade,mais la comtesse Isaure avait pris place à côté d’elle.M. de Rieux restait isolé au bas des degrés.

Quant à don Martin Blas, la cohue s’étaitemparée de lui en quelque sorte et le tenait pressé dansl’embrasure d’une des croisées qui donnaient sur la place d’armes.Il était si parfaitement encadré par cette masse humaine quil’opprimait de toutes parts, qu’il n’eût même pu faire un mouvementpour dégainer son épée.

La voix de stentor de M. de Rieuxs’éleva de nouveau.

– Qu’on serve à manger et à boire !cria-t-il à la porte de la grande galerie où quelques valets semontraient tout effarés.

Pour le coup, Julot le voyageur n’avait rienpu voir de pareil dans la grande ville de Paris. Dès que les Loupseurent appris le chemin de l’office, il y eut un va-et-vient deplateaux qui bientôt furent dédaignés comme embarrassants. LesLoups apportaient à brassées les bouteilles, les gâteaux, lespâtés, les conserves, enfin tout le matériel qui avait été préparépour fêter l’appétit de messieurs et de mesdames des États.

On buvait, c’était une bénédiction !toute bouche avait son goulot, si bien qu’il y eut un silence emplipar le joyeux glouglou de tous ces flacons qui étaient en train dese vider.

Les heureux qui avaient trouvé place dans lasalle montrèrent leur bon cœur. Des masses de bouteilles et decomestibles furent jetés par les fenêtres à la volée, et l’arméecampée sur la place d’Armes eut sa part du festin. Champagne,bordeaux, chambertin, les Loups purent se vanter d’avoir goûté toutcela un fois dans leur vie.

Puis la danse reprit, échevelée cette fois,car on avait commandé à l’orchestre de jouer la fameuse Rondedu Tabac. La farandole commençait au pied de l’estrade et secontinuait par le vestibule et les escaliers jusque sur la placed’Armes, qu’elle traversait en hurlant pour replier sa queuejusqu’au perron du palais des États.

La farandole finie, un autre changements’était opéré dans la salle. La comtesse Isaure et Céleste avaientdisparu. Nous les eussions retrouvées dans la galerie voisine oùRaoul arrivait, les cheveux en désordre, le front couvert de sueuret de sang, et portant à son uniforme déchiré les aiguillettes decapitaine.

Raoul avait sauvé madame la comtesse deToulouse et c’était le prince gouverneur qui lui avait attaché desa main les insignes de son nouveau grade.

Ce Loup de grande taille, qui était parti uneheure auparavant, portant la liste des prisonniers à délivrer etles ordres de madame Isaure, revint en ce moment. Son masque qu’ilôta pour étancher la sueur qui inondait ses joues, montra le francet bon visage de Josselin Guitan.

– La besogne est finie, dit-il.

Il était deux heures après minuit. Les Loupsavaient fait autre chose que danser, manger et boire. La prison dela Petite-Motte avait été forcée. Quatorze gentilshommes et un plusgrand nombre de gens de roture qui étaient encore détenus pourl’affaire des chevaliers de la Mouche à miel étaient en liberté.Les rôles de l’arriéré avaient été lacérés. Les coffres de larecette et du contrôle étaient au pillage, ainsi que les aides, etles gabelles brûlaient.

L’hôtel du maréchal était situé rue deBourbon ; ses derrières donnaient sur l’Hôtel-de-Ville. Unevingtaine de gentilshommes s’étaient rassemblés : tousFrançais et enragés de leur mésaventure.

Montesquiou voulait mettre l’épée à la main etdonner au beau milieu de cette canaille. Mais la folie était partrop manifeste : vingt contre trois ou quatre mille ! Ily avait là les paysans de trente paroisses.

Les compagnons du maréchal rongèrent leurfrein pendant une heure ou deux, mais la rage finit par leur monterau cerveau. On chargea tout ce que l’on trouva de mousquets dansl’hôtel, et, au moment où les Loups rassasiés se mettaient pour latroisième fois en branle au son des violons, une décharge biendirigée en coucha une douzaine sur le parquet. Le chapeau de MartinBlas fut percé d’une balle.

– Oh ! oh ! fitM. de Rieux en présentant tout son corps à une croisée,ce maréchal est un vrai rabat-joie ! Éteignez leslustres !

L’instant d’après, une obscurité profondeavait remplacé les éclatantes clartés de la foule, et les Loupsterrifiés descendaient le grand escalier pêle-mêle.

Don Martin, à demi-étouffé, sortit enfin de sagêne, jurant au-dedans de lui-même qu’il prendrait sa revanche.Dans l’escalier, le joli sabotier lui dit à l’oreille :

– La petite demoiselle sera cette nuit àla Fosse-aux-Loups.

– Moi aussi, répondit l’Espagnol.

Comme il débouchait sur la place d’Armes, ilse sentit serrer le bras. La comtesse Isaure était auprès de lui,masquée.

– Monsieur de Saint-Maugon, lui dit-elle,je ne vous veux point de mal ; vous êtes encore le maître deprendre la fuite : pour cela, je vous donne uneheure !

Chapitre 8LA FOSSE-AUX-LOUPS

La décharge meurtrière faite par les hôtes deM. le maréchal de Montesquiou avait été le signal de laretraite ou plutôt de la déroute. Les Loups étaient de durs soldatsen campagne ; mais ces milliers d’yeux que les maisonsouvraient sur eux les épouvantaient à juste titre. Chacune de cescroisées était une large meurtrière, par où la foudre pouvaittomber. Les Loups étaient mal armés. Le ban et l’arrière banavaient été convoqués pour cette mémorable expédition. La plupartn’avaient pour se détendre ou pour attaquer que leurs fourches oudes faux emmanchées à revers. Les mousquets étaient rares.

M. de Montesquiou, dans saRelation des troubles de la Bretagne, affirmequ’avec un régiment on aurait eu raison de l’émeute. Toutes lesprobabilités sont pour cette opinion.

M. de Montesquiou ajoute que lanoblesse bretonne se couvrit de honte en cette occurrence. Icicommence l’erreur. La noblesse bretonne, une portion d’elle aumoins, se regardait comme indûment conquise ; il y avaitencore un patriotisme breton.

Pour éclaircir l’idée par un fait, quediriez-vous d’une ville polonaise qui, de nos jours, jouerait unsemblable tour à sa garnison russe ou prussienne ? Assurémentpersonne ne prononcerait le mot honte. – Sous Louis XVseulement, la Bretagne devint française de cœur. EtM. Montesquiou, malgré son incontestable vaillance, fut un deceux qui contribuèrent le plus à prolonger les haines bretonnescontre la France.

On ne renouvela point la décharge. La cohuedes Loups s’engagea en grondant sourdement dans les rues quiconduisaient au chemin de la Croix-Rouge. La porte Saint-Georgesétait libre. La cohue passa. Elle emmenait des prisonniers ;du moins y avait-il deux gentilshommes qui marchaient au centred’un groupe et qui ne semblaient point marcher de leur bon gré.C’étaient M. l’intendant et M. le sénéchal.

– Mes bonnes gens, disait Polduc, est-cela récompense de tout ce que nous avons fait pour vous ?

Achille-Musée ajoutait, la main sur la pochequi contenait sa boîte d’or :

– Vous nous compromettez à plaisir, mesenfants : Dorénavant, nous ne pourrons plus vous êtreutiles.

Un grand gaillard qui semblait commander leurescorte répondit :

– Nous faisons selon les ordres de laLouve.

C’était la première fois que ce nom étaitprononcé depuis le commencement de l’expédition et ce nom ne modérapoint la frayeur du beau-père et du gendre.

Au milieu d’un autre groupe, Martin Blasallait à cheval. Il avait voulu passer devant le château de laTour-le-Bat pour voir si une surprise était possible ; maisles herses étaient levées, et l’on entendait le commandement desofficiers dans la cour intérieure.

Madame de Toulouse était désormais à l’abri detoute atteinte. Martin Blas dut le croire ; mais à cemoment-là même, voici ce qui se passait au château de laTour-le-Bat :

La princesse, brisée par l’émotion, venait derenvoyer ses femmes. Elle était agenouillée devant son prie-Dieu,cherchant, mais en vain, la formule accoutumante de l’oraison.L’effroi, la colère, se disputaient son cœur. Elle ne pouvaitsonger qu’à cette femme, la comtesse Isaure qui l’avait sicruellement blessée.

La chambre de madame de Toulouse donnait surune petite galerie suspendue qui faisait balcon dans la chapelle dela Tour-le-Bat. C’était là que la famille du gouverneur entendaitordinairement la messe. Comme la princesse était absorbée dans sadouloureuse pensée, elle entendit un bruit du côté de la chapelleet leva les yeux en tressaillant, car son corps et son espritétaient également ébranlés. Le craquement d’un meuble lui eût donnéla chair de poule, exilée qu’elle se sentait dans cet affreux paysde bêtes fauves et de revenants.

Mais, si disposée qu’elle fût à l’épouvante,ce qu’elle vit trompa et dépassa ses appréhensions. La comtesseIsaure, droite, majestueuse et immobile dans sa fière beauté, étaitdebout devant la porte de l’oratoire.

Qui l’avait introduite en ce lieu ? Paroù avait-elle passé ? Dans son premier mouvement, madame deToulouse alla jusqu’à redouter un assassinat. Au milieu del’émotion populaire, elle avait perdu cette nuit sa rivière dediamants, qui était d’une haute valeur, et, pour elle, d’un prixinestimable, puisque c’était un présent de son bon ami, le petitroi Louis XV.

La comtesse Isaure tenait cette rivière à lamain. Elle la déposa sans mot dire sur la table de nuit de madamede Toulouse, puis elle traversa la chambre à pas lents.

La princesse eût voulu appeler du secours,mais sa voix s’arrêta dans sa gorge. La Comtesse Isaure prit samain qu’elle baisa.

– Venez ! murmura-t-elle.

La main de madame de Toulouse était plusglacée que le marbre.

Elle obéit, poussée par je ne sais quelleforce, étrangère à sa volonté. Les somnambules marchent ainsiqu’elle marcha.

Isaure ouvrit la porte de l’oratoire. Madamede Toulouse vit qu’une lueur sombre éclairait la chapelle, choseassurément étrange à cette heure de la nuit. Mais elle vit unechose encore plus étrange. Ce qui produisait cette lueur, c’étaientdeux torches de résine qui brillaient en dedans de la grille del’autel, aux deux côtés du tabernacle.

Deux hommes, vêtus de peaux de bique, maisdémasqués par respect pour le lieu saint, tenaient ces torchesélevées, de façon à projeter leur lueur sur le crucifix d’argentqui couronnait le tabernacle. La comtesse Isaure étendit la mainvers ce divin symbole de rédemption :

– Par le Dieu vivant, dit-elle, je suisinnocente des accusations que vous avez portées contre moi cettenuit, madame je le jure !

– Vengez-vous donc ! balbutia laprincesse, qui tomba sur ses genoux.

Isaure lui baisa la main pour la deuxièmefois.

– Je me suis déjà vengée, murmura-t-elle,puisque vous me devez la vie et l’honneur.

Les torches s’éteignirent. Le lendemain,madame de Toulouse voulut croire qu’elle avait fait un rêve, maisla rivière de diamants était là.

**

*

L’abbé Manet, dans ses savantes et curieusesétudes sur le sous-sol de la haute Bretagne, parle de cavernesdruidiques situées sur la rive gauche du Couesnon et se ramifiant àl’infini, principalement autour de la ville de Fougères. Selon lui,ces grottes sont en partie naturelles, en partie creusées par lamain des hommes. La plupart étaient impraticables dès le temps desa jeunesse, par suite d’éboulements intérieurs.

Il affirme pourtant avoir parcouru, au sud deSaint-Aubin-du-Cormier, de vastes souterrains qui n’existaient pluslorsqu’il voulut les visiter de nouveau en 1820. Le sol friables’était affaissé de lui-même, c’est l’opinion de l’abbé Manet, à lasuite du tremblement de terre qui effraya le pays rennais l’annéede la mort du roi Louis XVIII.

Ces cavernes, après avoir caché les mystèresdu druidisme et couvert de leurs éternelles ténèbres les sacrificeshumains, servirent de retraite aux Bretons armoricains vaincus parl’invasion saxonne. Ce fut là que s’abritèrent les femmes et lesfilles des Rhédons subjugués, lorsque le roi Mériadech fut obligéde commander cent mille vierges au pays anglais pour donner desépouses à ses guerriers.

Plus tard, les grottes devinrent un repaire demalfaiteurs, si bien que François 1er de Bretagneen ordonna la destruction. Dès le commencement des guerres entre laBretagne et la France, les grottes donnèrent asile aux partisans del’indépendance. Elles servirent notamment sous la Ligue aux soldatsvaincus de Guy-Eder, baron de Fontenelle. Ce fut là que RollanPied-de-Fer passa la revue des Frères-Bretons dans les premièresannées du règne de Louis XIV.

La Fosse-aux-Loups, située sur le domaine deRohan-Polduc, presque au centre de la forêt de Rennes, était laprincipale et la mieux connue de ces grottes. La traditionaffirmait qu’elle étendait autrefois ses galeries tortueuses etenchevêtrées comme un écheveau de fil embrouillé jusque sous lamontagne où s’élève la ville de Fougères. Un boyau qui conduisaitau bas de Vitré fut comblé par Rollan lui-même à cause desenvahissements de la Vilaine en hiver, mais des milliers d’autresgaleries existaient encore, parmi lesquelles on citait la voieprofondément encaissée qui conduisait sous le grand étang dePaintourteau.

Ici, ce n’est plus l’obscur érudit qui nousprête son témoignage, enfoui dans un recueil poudreux, c’est lacharmante, l’élégante, la brillante marquise de Sévigné, bienfâchée d’être Bretonne, et recevant avec dégoût les gros sous deses tenanciers, mais le recevant, pourtant, et ne leur en faisantpoint cadeau.

La chère marquise, exilée aux Rochers, raconteà sa fille, à travers mille baisers un peu bavards qu’il est unecave sous un étang, au centre de laquelle existe une grande pierrede caillou. En haut de la voûte, toutes les deux minutes, unegoutte d’eau tombant ainsi depuis le commencement des siècles, acreusé dans la pierre de caillou un godet rond, profond de deuxpouces. L’eau qu’on trouve là est souveraine contre lesophtalmies.

Madame de Grignan, la fille de l’adorablemarquise, avait de beaux et bons yeux. Elle aimait bien mieux qu’onlui écrivit pour lui annoncer l’arrestation de M. le Prince oul’incroyable mariage de la grande Mademoiselle.

Au commencement du dix-huitième siècle où noussommes, la Fosse-aux-Loups s’était de beaucoup restreinte, sinon enréalité, du moins dans l’usage qu’on en faisait. Elle était commeun de ces gigantesques manoirs du moyen-âge, où la familleamoindrie n’habite plus qu’une aile, tandis que le surplus tombe enruines.

Les Loups y faisaient leur place d’armes, maisla Fosse, telle qu’elle était, n’aurait pu loger qu’une partie deleur armée. D’ailleurs cette armée n’était pas à demeure. Il n’yavait guère à la Fosse, en temps ordinaire, qu’un millier demécontents, irrémissiblement compromis. Les autres restaient dansleurs loges ou dans leurs fermes, se joignant volontiers auxexpéditions, mais gardés contre l’espionnage par leurs masques defourrures.

La Fosse-aux-Loups moderne, telle qu’elleservait au joli sabotier et à sa bande, n’était composée que d’unegrande galerie, bordée de cavités qu’on appelait des salles. Laplupart étaient humides et inhabitables. La galerie seule et lagrand’chambre présentaient un sol propre à servir de dortoir. Leshommes couchaient là sur la paille et pêle-mêle. Les femmes avaientleur réduit ailleurs, dans le prolongement de la grand’chambre quis’étendait, sous l’ancien étang du Muys.

C’était un Rohan qui avait ouvert le premierles cavernes aux Bretons révoltée ; c’était un Rohan qui avaitréglé leur association et qui leur avait donné ce nom de Loups.Rohan était le chef né des Loups de la forêt de Rennes.

Soit bizarre imagination, soit ruse pourdérouter les recherches de l’autorité française, on avait donné unnom féminin au général de cette sombre armée, qui s’appelait LALOUVE.

Le sceptre de la Louve était la propre épée duduc Pierre de Bretagne, conservée dans la maison de Rohan.L’autorité de la Louve était souveraine et sans contrôle.

Il importe beaucoup de noter ceci : lepouvoir de ce mystérieux autocrate, quel que fût d’ailleurs sonsexe, ne dépendait point des caprices du prestige et n’avait pointpour base ces fantasques croyances qui dominent si tyranniquementles populations des campagnes bretonnes. En dehors de toutesuperstition, en dehors de toute influence traditionnelle oulégendaire, la puissance de la Louve était d’autant plus solidementfondée qu’elle prenait son origine dans un fait matériel. À l’heuredu danger, la Louve tenait dans sa main la vie ou la mort de sonpeuple. Voici comment :

Les Loups ne connaissaient qu’une entrée àleur place d’armes, bien que l’opinion publique en comptât troispour le moins et peut-être davantage. La Louve seul possédait lesecret de Rohan. La Louve seule pouvait ouvrir les autres issues.Yaumy, le joli sabotier, avait fait tous ses efforts depuis desannées pour découvrir au moins une des issues, mais ses fouillesétaient restées sans résultats.

Vers l’ouest, du côté de Rennes, la grotteprésentait un roc terreux qui n’avait aucune solution decontinuité. Vers l’est se trouvaient les chambres. Au-delà deschambres, le terrain cédait par places et des galeries s’ouvraient.C’était là qu’on avait sondé. On était parvenu à trouver une autregalerie transversale, mais bouchée à ses deux extrémités par desamas de grosses roches qui semblaient avoir été roulées là par lamain de l’homme. Au-delà était un trou. Yaumy lui-même avaitpénétré dans le trou.

À cinquante pas de la galerie, il avait trouvéun cours d’eau rapide et profond.

Du côté du nord, un énorme précipices’ouvrait. Une pierre lancée dans cette cavité rendait un bruitsourd et lointain, comme si elle fût tombée dans les entraillesmêmes de terre. Entre le moment où elle rendait enfin un son entouchant le sous-sol, on pouvait compter jusqu’à cent.

Du côté du sud, enfin, c’était l’entréeconnue, la porte par où les Loups allaient et venaient : Lafameuse porte qu’une brassée de blosses devait cacheréternellement aux gens de France.

Par le fait, à moins de trahison, il étaitpresque impossible de découvrir cette ouverture. C’était à troiscents pas environ de la chaussée, désemparée de l’ancien étang deMuys. Un petit ruisseau, affluent de la Vesvre, formait uneminiature de cascade en tombant du haut d’un roc moussu, arrêtéentre deux chênes géants et isolés. Au sortir de sa chute, leruisseau coulait en ligne droite pendant une dizaine de pas, puisdisparaissait dans les mousses. La terre l’avalait, commeon dit là-bas, pour le rendre à un quart de lieu de là, sur lalisière même de la forêt où il rejoignait la Vesvre.

Sous la cascade se trouvait le premier buissond’un fourré, dru comme la toison d’un bélier au mois de la tonte,où se montrait çà et là cependant la tête grise du roc nu. Comme iln’y avait point de haute futaie en ce lieu, les touffes de ronceset de prunelliers mouraient, d’année en année brûlées par lesoleil. On les voyait par places tantôt brillantes de verdure,tantôt sèches.

Une de ces touffes, à gauche du roc, étaitpostiche et cachait la porte de pierre de la caverne. Lors mêmequ’on eût dérangé la brousse par hasard, tout n’aurait pas étédit ; il fallait encore faire basculer la roche et leverl’ancienne herse du pont-levis de Rohan, qu’on avait dressée endedans. De plus, les assaillants arrivés jusque là, se seraienttrouvés en face d’un trou noir, exposés au feu d’ennemiscomplètement invisibles.

Yaumy s’était fait fort de trouver une desautres issues, ce qui aurait rendu parfaite la sécurité de cetteposition, mais Yaumy n’avait pu tenir sa promesse.

La Louve l’aurait pu, la Louve ne le voulaitsans doute point.

Du reste, il n’y avait pas à laFosse-aux-Loups un seul associé qui pût se vanter d’avoir vu levisage de la Louve. Josselin Guitan passait pour être son premierministre, et cela fit naître l’idée que le vieux Rohan, s’il vivaitencore, ou, à défaut de lui, sa fille, restait dépositaire du gravesecret ; mais le vieux Rohan et sa fille avaient disparu dupays depuis si longtemps !

Quant à l’autorité du joli sabotier, elleressemblait un peu à celle que Philippe d’Orléans avait sur le beaupays de France. Comme M. le régent, le joli sabotier s’étaitinstitué maître ; il avait dit : « tout le mondedoit m’obéir, » et on lui obéissait. Il avait ses séïdes commetout usurpateur, mais le gros de la bande ne le suivait qu’enattendant mieux. Rohan ne meurt pas, dit le proverbe deTréguier. On espérait toujours que le vieux tronc de Rohan pourraitreverdir quelque jour.

Une fois passée la herse, on descendait unetrentaine de marches glissantes, taillées à la brèche dans uneterre argileuse, et l’on se trouvait au seuil d’une premièrechambre carrée, dont la voûte était soutenue par des piliers debois vermoulu. Un second escalier moins haut conduisait à lacuisine, qui était de plain-pied avec le reste de la grotte.

Cette cuisine était une chambre irrégulière,longue de plus de cent pas et large de vingt ou trente. Unecheminée semblable à celles des fermes bretonnes était maçonnée àson extrémité orientale. Le tuyau du foyer s’enfonçait dans unegalerie inexplorée où se faisait sans cesse un courant d’air.Jamais la cheminée de la cuisine ne fumait. Évidemment la galerievoisine devait communiquer avec le dehors.

Mais où était l’orifice ? Yaumy avaitpassé des semaines entières à explorer les taillis au-dessus. Lafumée ne sortait nulle part.

Au-delà de la cuisine était le grand dortoir,puis les chambres, parmi lesquelles se distinguait celle où l’ontenait conseil. Dans celle-ci, qui, du reste, était située à lasuite de la cuisine, même phénomène : le foyer dévorait safumée.

Chapitre 9DAME MICHON GUITAN

Il était trois heures de nuit. Tous les hommesde la Fosse-aux-Loups étaient à Rennes ; vous n’y eussieztrouvé que des femmes, sauf les sentinelles à leur poste et notrepauvre ami Magloire, courrier d’État, prisonnier.

À la tête des femmes se plaçait naturellementdame Michon Guitan, reine de la population féminine de céans. Elleétait en train de faire bouillir d’immenses marmites, pourrestaurer les gens de l’expédition. À gauche de la cheminée, debonnes grosses filles, hâlées comme des marins ponantais, faisaientchauffer le four où l’on allait fourner.

La Fosse-aux-Loups n’était pas le paradis desfemmes.

– Quoique ça, disait Michon Guitan, lacuiller de fonte à la main, ils vont revenir affamés et battuscomme à l’ordinaire. Et je ne mens pas, tant qu’il n’y aura pas unchrétien pour leur dire : « À hue ! » et« à dia ! » ce sera toujours la même chose.

– Avez-vous vu votre gars, dameGuitan ? demanda Nielle, une des fournières.

– Bien ! bien ! ma filleule,répliqua Michon ; mon gars n’est pas un marmot qu’on mène à lalisière, pas vrai ? il fait ce qu’il veut.

– N’y a pas d’affront… commençaNielle.

– Bien ! bien ! je vous dis,fit dame Michon avec solennité ; le moins qu’on parle de cesaffaires-là, c’est le mieux !

– De quelles affaires ? demandèrentaussitôt une douzaine de fournières en s’approchant le bonnet detravers et la pipe à la bouche.

Dame Michon, sans ôter la sienne d’entre sesdents, tira de sa poche sa vaste corne à petuner etl’ouvrit à la ronde. Les fournières se fourrèrent du tabac enpoudre plein le nez. Elles eussent voulu en prendre par lesoreilles, tant l’esprit d’opposition au fisc augmentait la passionnaturelle de ces demi-sauvages pour le tabac. Toute la politique dulieu était dans le tabac.

– Vous en verrez, mes cadettes, prononçagravement dame Michon en savourant à la fois sa poussière et safumée, vous en verrez sous peu du nouveau, c’est moi qui vous ledis ! Quand mon gars me cause, c’est motus,je n’endirais une parole pour or ni argent, mais ça se prépare !

– Quoi donc, quoi donc, dameGuitan ?

– Ça se mitonne… Ah ! ah ! çame fait rire, moi, voyez-vous ! Ce bancal de Yaumy retourneraà ses sabots !

– Vous ne l’aimez pas, dame Michon…

– Qui ça ? le sabotier du fond de laSangle ? Je m’en soucie comme de ça, mes garçailles.

Elle secoua les cendres de sa pipe pour labourrer de nouveau. En ce moment, derrière le four, on entendit unbruit léger. Les fournières dressèrent l’oreille, mais dame Michonne s’émut point.

– Amenez-nous ce bêta-là !commanda-t-elle en élevant la voix plus qu’il n’était besoin ;c’est honteux de voir un grand fainéant se prélasser comme ça,quand de pauvres femmes sont à la besogne !

Le bêta, c’était Magloire, qui se tenaitcouché par terre dans un coin. On alla chercher Magloire, ce quiempêcha d’entendre un second bruit qui semblait sortir de lacheminée. La vieille Michon eut une quinte de toux retentissante etprolongée.

Cathos, Nielle, Thurine, Scholastique etd’autres fournières étaient autour de Magloire, qui faisait lemort. Jacquette et Faucille, marmitonnes, se joignirent à elles, ettout d’une voix crièrent :

– Debout, le gars !

Magloire était sourd. Deux fournières et deuxmarmitonnes le prirent par les jambes et par les bras. Magloire semit aussitôt à pousser des cris aigus.

Dame Michon, qui était tout oreilles pouranalyser ce bruit mystérieux dont le faible écho semblait sortirdes parois mêmes de la caverne s’écria d’un toncourroucé :

– Si tu cries comme ça, failli merle, onva te jeter dans le trou sans fond !

Magloire s’agita convulsivement entre les brasde ses porteuses, mais il ne dit plus rien. Dame Michon se reprit àécouter. Le bruit avait cessé.

Cathos et Nielle étaient pour les bras ;Jacquet, et Fancille tenaient les jambes. Elles vinrent déposerMagloire aux pieds de dame Michon, qui l’examina un instant d’unair dédaigneux.

– Ça a l’air d’une méchante quenouille,grommela-t-elle, avec de la filasse au bout.

Cette allusion à la couleur de ses cheveuxdéplut souverainement au fiancé de Sidonie. Il se leva sur sonséant et passa la main avec coquetterie dans ses mèches jaunes.

– On est blond, quoi ! dit-il.

Le chœur des fournières et des marmitonnes semit à rire en criant à tue-tête !

– Est-il vilain, ce petitparoissien-là ! Mon Dieu donc, est-il vilain !

– Ça a ses quatre laides pattes aucomplet ! reprit dame Michon qui l’examinait comme on faitd’une bête curieuse ; comment qu’on te nomme,miévrot ?

Magloire se recueillit un instant, puis il ditd’un accent plaintif :

– On m’appelle le jeune orphelin qu’aperdu sa famille, et je suis le plus cruel exemple de tous ceux quis’est vu persécuter par la rigueur du sort !…

Ma foi ! il n’en fallait pas tant pourexciter l’intérêt chez Nielle, Cathos, Scholastique, Fancille,Thérèse, Thurine et Goton. Elles s’essuyaient déjà les yeux, lesbonnes filles, avec des tabliers qui n’avaient aucun souvenir de lalessive. Magloire continuait :

– Vous pouvez bien vous attendrir de mesmalheurs, étant la triste victime de tous les hasards, dès l’âge leplus tendre…

Au lieu de poursuivre cette complainte dont ledébut avait tant de promesses, Magloire rejeta tout à coup sa têtejaune en arrière et demeura bouche béante à regarder le trou del’âtre. Un gnôme, un être tout à fait fantastique en sortait en cemoment, tenant à la main une longue perche au bout de laquelleétait attaché un paquet de cardes ou têtes de chardons. Cettebrosse était toute noire de suie, le gnôme aussi.

– Grincette ! s’écrièrent lesfilles, Grincette la ramoneurs !

Grincette sauta d’un bond au milieu du groupe,qui se dissipa pour éviter son dangereux contact. C’était unepetite fille de douze à treize ans, chétive, difforme, malvenue,mais dont les yeux brillants comme deux diamants éclairaient unvisage intelligent et malin. Grincette avait pour mission dedéboucher périodiquement le tuyau de la cheminée, sans cesseembarrassé par des terres et des gravats qui tombaient on ne savaitd’où. Dame Michon lui avait accordé sa haute protection.

Grincette vint se mettre derrière l’escabellede la bonne femme, et pendant que les filles curieuses demandaientla fin de l’histoire du jeune orphelin, quelques paroles rapidess’échangèrent à voix basse entre la ramoneuse et dame Guitan.

– Eh bien ! fit la bonne femme.

– Elle vient de passer, répliquaGrincette.

– Seule ?

– Non pas… avec une petite demoiselle,jolie comme les amours.

– J’avais bien cru l’entendre !murmura dame Michon Guitan, qui, cette fois, ôta sa pipe de sabouche pour se signer dévotement avec la croix de sonrosaire ; nous allons voir du nouveau. Que seulement la sainteVierge nous protége !

– Après ! après ! criaient lesfilles autour de Magloire.

On peut être nigaud et rusé tout à la fois.Magloire en était un exemple. Il voyait bien qu’ici les récits defredaines vraies ou fausses seraient mal accueillis. Ce qu’ilfallait toucher, c’était la corde tendre. Magloire fit mined’essuyer ses yeux qui étaient secs, et poursuivit :

– Je m’appelle Tircis. Je dois le jour àdeux nobles familles dont l’une pour mon père et l’autre pour mamère infortunée, morte à la fleur de ses ans dans les sanglots…

Deux fournières essuyèrent de vraieslarmes.

– Pauvre mère, va ! murmuraScholastique.

– Voilà donc qu’est bon, continuaMagloire ; j’ai juré de la venger jusqu’à la mort !

– C’est bien ça ! s’écria-t-on toutd’une voix.

Magloire, malgré ses jambes en manches deveste et ses cheveux couleur de filasse, passait rapidement augrade de héros de roman dans ce rustique auditoire.

– Quoi donc, reprit-il, toutes lessplendeurs des familles qui a une belle fortune et des rentes,entourèrent mon berceau. Ma nourrice était une bourgeoise, j’avaisdes langes de bazin et mon père un habit de soie brodée avec bas àjour…

Un soir qu’il passait au bord de la rivière,sans se méfier. Quatorze hommes le plongèrent dans un sac de cuir,et lui firent finir ses jours au fond des eaux…

– Si c’est possible ! gronda lechœur des fournières.

– Tout ça pour s’emparer de son argent,et vous avez devant vous son orphelin, élevé par mon oncle qui pritsoin de moi, jusqu’à quand je pourrais voltiger de mes propresailes… Mes ennemis avaient juré ma perte pour le jour de mesdix-huit ans…

Le cercle se resserra autour de Magloire.

– Mon oncle était malade au lit,poursuit-il, d’une sueur rentrée dont ma tante ne savait plus àquel saint se vouer. C’est alors qu’on me tendit l’appât deSidonie…

– Qu’est-ce que c’est que Sidonie ?demandèrent toutes les fournières.

Magloire leva les yeux au ciel.

– La beauté de la rose ! dit-il, etla meilleure éducation, sachant lire, écrire et calculer, dont nousconvînmes que j’irais la demander pour mon épouse à ses parents lelundi soir…

Magloire s’arrêta. Il y avait autour de lui unrond de bouches béantes. Jamais Nielle, jamais Fancille, jamaisFélicité ni Mathurine n’avaient entendu une si belle histoire.

– Si c’est possible !répétait-on : va y avoir qué’qu’chose à ce lundisoir-là !

Magloire poussa un énorme soupir etcontinua :

– Le lundi soir, au bas de l’escalier,les quatorze personnes qui ont fait la fin de papa m’attendaientsans chandelle. On me chargea aussitôt de chaînes, on me jeta dansune chaise de voyage avec un bâillon sur la bouche et on cria aupostillon : Dans la forêt !…

– C’est vrai que les gars l’ont trouvédans la forêt ! dit Scholastique.

– Faut le mettre en liberté, ce jeuneorphelin-là ! s’écria Thurine.

Et toutes les filles furent de son avis.

Dame Michon Guitan, depuis le commencement durécit, causait bas avec la petite Grincette, qui faisait ladescription d’une belle dame et d’une jolie demoiselle, rencontréespar elle dans la partie du souterrain perdue derrière le four et lacheminée. Grincette n’avait point l’air étonné de cetterencontre.

Les fournières, cependant, et les marmitonnesse mettaient en mouvement pour exécuter leur charitable dessein,lorsqu’une grande rumeur se fit du côté de l’entrée desgrottes.

– Cachez-moi, mes bonneschrétiennes ! s’écria Magloire épouvanté : voilà mesennemis !

Chapitre 10LE JOLI SABOTIER

Il n’était plus temps de cacher Magloire. LesLoups se précipitèrent en tumulte dans la galerie. Ils étaientivres de leur victoire et parlaient tous à la fois, racontant leurshauts faits dans la ville conquise. Tout ce tapage fut d’abordfavorable au pauvre Magloire, qui se tint coi à l’angle du four,attendant l’occasion de réveiller le tendre intérêt de sesprotectrices. Mais il y avait là un Loup de Rennes rue Vasselot,portefaix de son état qui reconnut Magloire et l’appela par sonnom.

Quand Thurine, Catiche, Fancille et le restesurent que Magloire ne se nommait pas Tircis et qu’il étaitapprenti boulanger, elles entrèrent dans une terrible colère. Lefour, chauffé à point, faillit être appelé à cuire le fiancé deSidonie. Heureusement qu’on avait autre chose à faire. Magloire eutgrâce de la vie. On le condamna seulement à servir le four sous lesordres de dame Michon Guitan, dont il fut proclamé l’esclave àperpétuité.

La salle du conseil, grande pièce aux paroiséquarries à la bêche, était plus haut voûtée que la galerie. Unedouzaine de troncs d’arbres, surmontés de madriers bruts posés ensolives, soutenaient les terres supérieures. Il y avait à l’entourvingt ou trente billots encore revêtus de leur écorce :chaises curules du sénat des Loups.

Au fond, en face de l’ouverture qui donnaitsur la grande galerie, on voyait pendre à plis raides et ternes lavieille tapisserie de drap d’argent que nous avons déjà vue auxpremières pages de cette histoire. Elle servait en ce temps-là deséparation entre la salle d’armes de Rohan, où Alain Polduc et dameMichon Guitan avaient établi leurs quartiers rivaux, et le maîtreescalier du manoir. Ce fut elle qui s’ouvrit pour montrer le comteGuy arrivant à l’appel de ses vassaux en détresse.

Maintenant elle voilait une sorte desanctuaire invisible dont, malgré les railleries du joli sabotieret de ses âmes damnées, aucun Loup n’approchait qu’avec crainte. Ilétait défendu de soulever la draperie ; mais chacun, dans lesgrottes, savait bien ce qu’il y avait derrière.

Il y avait une niche ou rotonde au centre delaquelle était placé ce vieux trône de famille qui ornait autrefoisle grand salon de Rohan, au temps où Alain Polduc, le paysanparvenu n’avait point encore usurpé le domaine des juveigneurs deBretagne.

C’était là que, suivant les traditions, laLouve s’était montrée aux ancêtres dans des circonstancessolennelles ou à l’heure des dangers suprêmes. C’était là que laLouve devait apparaître encore, si les habitants de laFosse-aux-Loups étaient destinés à jamais la voir.

Yaumy avait fait ce qu’il avait pu depuisquinze ans pour détruire le prestige de ce sanctuaire fermé. Maisil y avait là-dedans un grain de merveilleux : Yaumy avaitperdu sa peine. Précisément à cause du mystère qui l’entourait, laLouve apparaissait, aux imaginations de ses sauvages sujets, grandecomme les rêves du mysticisme breton. Ce n’était plus un êtremortel, c’était la personnification du vieux droit ducal, c’étaitle génie de la nationalité.

Pendant que le gros de la troupe buvait,fumait et hurlait dans la galerie, un grave synode se tenait dansla chambre du conseil. Yaumy, l’intendant Feydeau, Alain Polduc etdon Martin Blas, étaient réunis là dans un recoin obscur etcausaient à voix basse.

Avant de se joindre aux membres de ceconciliabule, le joli sabotier avait eu une conférence d’un autregenre. Grincette, ce petit diable femelle que nous avons vu sortirde la cheminée, lui avait fait son rapport. La bonne dame MichonGuitan se croyait bien dire de cette Grincette qu’elle avaitélevée, mais Grincette aimait déjà l’eau-de-vie. Yaumy lui donnaitde l’eau-de-vie.

– Derrière la cheminée de lacuisine ! pensait le joli sabotier, en gagnant la chambre duconseil ; si je n’étais pas trop gros je passerais, moi aussipar le tuyau pour voir cela. J’ai toujours eu idée qu’il y avait làune issue, puisque la cheminée tire…

Dans la chambre, l’intendant et le sénéchalétaient assis auprès l’un de l’autre ; ils parlaient avecvivacité. Martin Blas s’appuyait, sombre et muet, aux parois de lagrotte. Yaumy s’approcha des deux premiers.

– Ici, coquin ! fit Martin Blascomme s’il eût appelé un chien.

Son visage contracté menaçait bien plus encoreque sa parole. Cependant Yaumy n’obéit point. Alain Polduc luidit :

– Les quelques heures qui vont s’écoulerjusqu’à l’ouverture de la séance du parlement valent pour noustoute une vie. Ta fortune est faite, si tu peux nous mettre horsd’ici cette nuit.

Yaumy prit place sur une escabelle et nerépliqua point. Martin Blas fit un pas vers lui, la main sur sonépée.

– Tu nous as trompés, misérable !dit-il, tu nous as affirmé que tu étais le maître ici…

– Je suis le maître, repartit enfin lejoli sabotier, qui passa le revers de sa main calleuse sur sonfront couvert de sueur froide ; la preuve que je suis lemaître, c’est que vous êtes en vie tous les trois !

– Nous sommes prisonniers, objectaPolduc, donc tu n’es pas le maître.

Yaumy répliqua :

– Vous êtes prisonniers parce que je l’aivoulu. J’ai besoin de vous.

L’épée de Martin Blas sortit à demi dufourreau.

– Vous, dit le joli sabotier, qui leregarda en face, c’est différent, je n’avais pas besoin de vous.C’est vous qui avez voulu venir. Que vous ai-je promis ? Quevous trouveriez ici la comtesse Isaure et la Cendrillon ? Jen’ai pas menti : la Cendrillon et la comtesse Isaure sontici.

L’intendant et son gendre échangèrent unrapide regard.

– Je veux les voir, reprit l’Espagnol, àl’instant !

– Moi, je ne le veux pas, ripostafroidement le joli sabotier. Laissez là votre épée, croyez-moi, etne vous approchez pas trop, car, si vous passiez certaine limite,vous pourriez voir que les pauvres balles de nos mousquets sontassez dures pour casser une tête de gentilhomme. Il y a en cemoment quatre bonnes paires d’yeux qui vous visent, monsieurl’ambassadeur du roi d’Espagne, et votre front est au bout dequatre bonnes carabines qui jamais n’ont manqué leurcoup !

Involontairement, Martin Blas jeta un regardautour de lui. Yaumy se prit à rire.

– Regardez cela, reprit-il en montrant lasanglante cicatrice que le pommeau de l’épée de Rieux avait laisséesur son visage ; je n’avais qu’un mot à souffler pour fairesauter le crâne de celui qui m’a marqué ainsi…

Il ajouta avec un mouvementd’orgueil :

– Je suis le maître… le maître des autreset de moi-même !

Ses sourcils fauves se froncèrent, et sousleur ombre profonde son œil lança un éclair.

– Vous la verrez, votre comtesse,reprit-il encore d’un ton dédaigneux, mais cette fois, aurez-vousle cœur de vous venger ?

– Que t’importe ? fit MartinBlas.

– Non ! poursuivit le joli sabotiercomme en se parlant à lui-même ; ces gens là sont lâches enface des femmes… et puis, elle a une amulette : Il ne sevengera pas !

Sa tête chevelue disparut entre ses mains, quipressèrent convulsivement son front. Évidemment, cet homme ne seressemblait plus à lui-même. Son cerveau fermentait. Il avait unegrande idée ou bien la folie le cherchait. Ou bien encore il avaitcaché son jeu depuis quinze ans et personne n’avait deviné saforce.

Quand il se découvrit le visage, il étaittrès-pâle et ses yeux brûlaient.

– Je suis le maître ! répéta-t-ilcomme pour affermir sa propre conviction, mais je ne peux riencontre elle, parce qu’elle a un charme. N’a-t-elle pas traversé lefeu et l’eau ? J’avais mis une balle d’argent dans monmousquet, le jour où je tirai sur elle à la croix de Mi-Forêt. Moiqui tue un lièvre à la course à trois cents pas, j’étais àcinquante pas d’elle, et j’ai retrouvé ma balle écrasée à la placeoù elle s’agenouillait devant l’image de Notre-Dame…

– C’est donc bien vrai que vous aveztenté de l’assassiner ? dit Martin Blas, dont le regard quittaYaumy pour se reporter sur l’intendant et sur le sénéchal. Qui vousavait payé pour cela ?

Polduc se borna à faire un tout petitmouvement d’épaules, et l’intendant murmura :

– Je suis un homme de qualité.

– C’est vous, s’écria tout à coup le jolisabotier, dont les lèvres blêmes se bordèrent d’écume, – c’est vousqui m’avez menti tous les trois, gentilshommes que vous êtes !Je comptais sur vous pour tuer cette femme, mais elle vous a faitpeur !… Il n’y a que moi ! la guerre est entre elle etmoi ! Il faut frapper… je frapperai ! Je veux être lemaître ! Si la roche que je vais ébranler me tombe sur latête, tout est dit ! qu’importe la mort ?

Il se tut. Dans la galerie voisine, des éclatsde gaieté montaient avec la chaude vapeur qui se dégageait de lacohue en fièvre.

– Tu es avare, vieux Yaumy, dit lesénéchal, et nous t’avons proposé ta fortune.

Le joli sabotier eut un rire strident.

– Ma fortune ! répéta-t-il. Que m’enaurait-il coûté pour piller vos deux châteaux ? Je suis plusriche que vous, car tout ce que vous avez est à moi, si je veux. Iln’y a qu’une chose, c’est d’être le maître. Cela vaut tout le sangd’un homme. Le reste n’est rien.

Il s’arrêta et ferma ses deux gros poings pourmenacer le ciel.

– Tenez ! s’écria-t-il d’une voixétranglée, c’est une malédiction, vous allez voir ! Il n’y aqu’une arme pour la tuer, cette femme, c’est son secret. Je l’ai,son secret, mais le jour où je vous dirai son nom, la forêttremblera… et toutes ces bêtes fauves qui sont là me déchirerontavec leurs dents !…

Sa parole était courte et brisée. Des saccadesconvulsives tiraient tous les muscles de sa face.

– Et sa force, reprit-il en se levanttout à coup, savez-vous où elle est ? J’ai passé mes jours etmes nuits à chercher ces issues maudites. Si je pouvais dire :« Je connais, moi aussi, le mystère de ces portes, » rienne me résisterait. Son prestige est là. Eh bien ! Je vais lelui arracher son prestige !… Ce qu’elle sait, je vais lesavoir !

Il s’arrêta debout au milieu de ses troiscompagnons.

– Vous voulez être libres, n’est-cepas ? leur demanda-t-il brusquement.

Il n’y eut à répondre que l’intendant et lesénéchal. Ils voulaient en effet sortir des grottes à tout prix.Martin Blas avait d’autres vues.

Yaumy saisit le bras du sénéchal et l’entraînaà l’autre bout de la chambre. Ils causèrent un instant très-bas etavec une grande vivacité.

Martin Blas s’était assis et songeait.L’intendant suivait d’un œil inquiet la conversation de son gendreavec le sabotier. Cette nuit terrible avait complètement lavé lesavant badigeon de son visage. Le blanc, le rose, le bleu, toutavait disparu. Le malheureux Achille-Musée était à l’état denature, avec ses rides profondes, marbrant des joues deparchemin ; et ses rares cheveux gris qui, révoltés, sortaientdes bords de sa perruque. Son petit miroir de poche avait remplacépour lui la fontaine de Narcisse, et s’il souhaitait passionnémentd’être libre, c’était pour restaurer ses peintures.

Il vit que son gendre et le chef des Loupss’entendaient à merveille. Polduc se frottait les mains et tapait,ma foi, sur l’épaule du joli sabotier d’un air tout amical. Ce futau point qu’Achille-Musée prit le courage de quitter sa place et des’approcher d’eux. Quand il fut à portée, voici ce qu’ilentendit.

– Si vous n’avez pas froid aux yeux,disait Yaumy, dans une heure tout peut être fait. Je vous donneraiun guide pour retrouver l’entrée de la grotte. Les soldats de Continous ont suivis jusqu’au gué La Vache ; ils doivent êtrecampés dans la clairière. Un temps de galop les mettra sous l’étangde Muys où ils trouveront, Dieu merci ! leur charge derochers. Que chaque homme apporte seulement une pierre, et l’entréede la Fosse sera bientôt bouchée.

– Ce n’est pas un piége que tu nous tendslà, mon gars ? fit le sénéchal, qui commençait àréfléchir.

Achille-Musée était maintenant toutoreilles.

– Non, répondit le joli sabotier, cen’est pas un piége. Vous avez vos affaires, j’ai les miennes, voilàtout.

– Mais comment te sauveras-tu, sil’entrée est bouchée ?

– Si je ne sais pas tout, je saisbeaucoup, répliqua Yaumy avec une certaine répugnance, et commes’il n’eût cédé qu’au besoin de fournir des garanties à soninterlocuteur ; je sais où trouver la comtesse Isaure en cemoment. Je sais en outre qu’elle a auprès d’elle une jeune fillequ’elle voudra sauver à tout prix. Quand on lui aura dit :« La porte de la Fosse est bouchée, » la comtesse Isauretrouvera bien une issue…

– Ah ! firent en même temps lebeau-père et le gendre.

Et Polduc ajouta :

– Comment peut-elle savoir ce que tu nesais pas ?

– Et moi, je serai derrière elle sansqu’elle s’en doute, acheva au lieu de répondre, le joli sabotierqui suivait son idée, et pour le coup j’aurai le grand secret… Jeserai le maître !

– Mais alors, commença le sénéchal, lacomtesse Isaure est donc ?…

Il n’acheva pas, parce que la main du sabotierse posa rudement sur sa bouche.

– Ce mot-là éveillerait ici un terribleécho ! murmura-t-il. Silence !

– La laisseras-tu sortir ? demandaencore Polduc.

– Si la lame de mon couteau n’est pas debeurre, non ! répliqua Yaumy avec une singulière énergie.

– En ferais-tu le serment ?

– Oui.

– Sur ton salut éternel ?

– Sur mon salut éternel !

– Tope ! fit Polduc, qui lui tenditla main.

– Tope ! ajouta Achille-Musée, à quion ne demandait rien.

– Attendez-moi donc ici cinq minutes,reprit le joli sabotier ; je vais me débarrasser del’Espagnol, d’abord.

Il alla droit à Martin Blas et luidit :

– Me voici prêt à vous conduire auprès dela comtesse Isaure.

Martin Blas se leva sans répondre, et ilssortirent tous les deux.

Chapitre 11MÈRE ET FILLE

C’était une sorte de petite cellule maçonnée,dont les murs étaient recouverts d’une tapisserie de serge. Elleavait une seule porte qui s’ouvrait sur un couloir étroit et noir,d’où venait un grand courant d’air, imprégné de fumée et quiagitait vivement la flamme de la lampe. Dans la cellule, il y avaitune couchette et quelques escabelles, sur l’une desquelles uncostume de paysanne en bure brunâtre était plié. Au chevet du litétait un livre d’heures, et un rosaire pendait à la ruelle.

On entendait là une étrange confusion debruits et de voix : Les mêmes bruits et les mêmes voix qu’onentendait dans la caverne elle-même.

Les sons du biniou et de la bombarde quianimaient les danseurs dans la galerie arrivaient parfaitementdistincts, ainsi que le grave bavardage de dame Michon Guitan, quiperfectionnait l’éducation souterraine du malheureux Magloire, enqualité de chaufournier. Quand une clameur soudaine se faisait dansla galerie où festoyaient les Loups, les parois de la celluletremblaient. Le couloir, situé au-devant de la porte, était froid,mais non pas humide. Il y régnait un vent violent qui emportaitavec lui ces âcres odeurs de fumée dont nous avons parlé.

Le raisonnement bâti par le joli sabotier ausujet de ce déplacement d’air qui favorisait le tirage de lacheminée de la cuisine n’était pas d’une rigoureuse exactitude.Dans les grottes d’une vaste étendue, la seule différence desniveaux, et par conséquent des températures, peut déterminer descourants continus.

Il y avait deux femmes dans cettecellule : la comtesse Isaure et Céleste. Toutes deux gardaientencore leurs costumes de bal. La comtesse Isaure était assise surle pied du lit ; Céleste s’agenouillait près d’elle.

La comtesse Isaure, penchée en avant, tenaitla tête de Céleste pressée contre son cœur. Les belles bouclesblondes et brunes de leurs cheveux se mêlaient. Un peintre eûtcherché longtemps avant de grouper plus gracieusement deux plusravissantes créatures.

Elles souriaient toutes deux des sourirespareils ; elles pleuraient les mêmes larmes.

– Ma Mère, ma mère, ma mère ! disaitCéleste, mettant ses délices à répéter ce mot, est-il possible queDieu m’envoie tant de bonheur !

– Ma fille ! répondait Isaure, mafille chérie ! J’ai espéré quinze ans cette heure qui paietoutes mes souffrances !

Et c’étaient des baisers sans fin. Isaurereprenait :

– Laisse-moi te dire, Marie… car tut’appelles Marie, et ton enfance fut vouée à la bonne Vierge mèrede Dieu. Laisse-moi te demander pardon de t’avoir laissée silongtemps seule, si longtemps malheureuse et abandonnée. Nousétions proscrits. Je veux que tu saches tout cela…

– Mais vous êtes bien trop belle et tropjeune, interrompit Céleste, pour être ma mère !

Elle se reculait, riant et pleurant.

– Belle ! reprenait-elle, bellecomme les saintes du ciel ! Ma mère, ô ma mère ma chèremère !

Et des baisers encore. Elles ne se lassaientpoint, insatiables toutes deux de ce divin bonheur si longtempsattendu.

Puis madame Isaure prenait un ton biengrave.

– Chère folle, disait la maman sévère, nem’écouteras-tu point ?

– Si vous parlez de vous, rien que devous, ma mère, oh ! oui, je vous écouterai !

– De moi et de toi, Marie. Toi, n’est-cepas encore moi ! Te souviens-tu du récit que te fit laMeunière dans les pauvres ruines du moulin ? Ce jour-là, tondestin se décidait ; ce jour-là, les efforts de ta mèreramenaient en Bretagne l’homme qui devait y faire naître laconcorde et la paix ; le comte de Toulouse… Tu souris parceque sa bienvenue a été payée par une bataille. Te voilà encore bienjeune, petite fille, pour que je t’explique le jeu mystérieux desfactions. À cette bataille, tout le monde a gagné, Marie, et toiplus que les autres. Ce sera la dernière, si Dieu nous est en aide.Voici deux jours seulement qu’on t’a dit ta bonne aventure, etdemain, tu seras la femme d’un grand seigneur…

– Demain ! répéta Céleste.

Puis elle ajouta rougissant et souriant à lafois :

– Raoul n’est encore quecapitaine !

– Qu’était-il hier ? demanda lacomtesse Isaure, ne crois-tu pas aux prédictions de laMeunière ?

Céleste dévorait ses mains de baisers.

– C’était vous, ma mère, c’étaitvous ! dit-elle, je vous ai bien reconnue.

– C’était moi. Et que d’années avantd’arriver à cette première joie !… Mais je ne sais par oùcommencer mon histoire, Marie, ma fille bien-aimée. Nous n’avonsque quelques minutes, et j’ai tant de choses à te dire !Heureusement que la Sorcière a bien avancé ma besogne l’autre jour…Je veux t’expliquer d’abord pourquoi tu as été confiée aux mainsdes ennemis de ta race. Ce fut à une époque où le terrain manquaitsous mes pas : mon père était prisonnier ; JosselinGuitan, l’unique serviteur qui me restât fidèle, s’en allaitmourant d’une blessure qu’il avait reçue en me servant. J’étaisseule, et il me fallait partir pour Paris. Une voix me disait quelà était le salut.

Je savais que le traître Alain Polduc et sonbeau-père l’intendant Feydeau cherchaient partout ma fille et lefils de mon frère, et je savais dans quel but ils les cherchaient.Dieu m’inspira. Ce fut pendant ma prière à Notre-Dame-de-Mi-Forêtque l’idée me vint de te placer, pauvre enfant, au centre même ducamp ennemi. Comment Polduc et Feydeau eussent-ils pu soupçonnertant d’audace ? Je pensais d’ailleurs ne m’éloigner de toi quepour quelques semaines. J’emportais avec moi une clé qui devaitm’ouvrir toutes les portes à Paris.

Mais les conseils politiques ne décident rienen un jour. J’ai travaillé dix ans.

Qu’importe, Marie, puisque te voilà dans mesbras, que je baise ton front si doux et que je vois ton pursourire ?…

Céleste attira contre son cœur les deux mainsde la comtesse Isaure, qui sourit et dit :

– N’allons-nous point reparler deRaoul ?

Et sans attendre la réponse, elle ajouta.

– Je l’aime aussi et depuis longtemps, jel’aime presque autant que toi. Dieu est bon et la Providence semontre en tout ceci. J’avais dit : Celui qui aimera ma filleaura du bonheur. Tout obstacle s’aplanira devant ses pas. Si basque le sort l’ait mis, il montera, soutenu par une invisiblemain ; il montera jusqu’au trône ducal où s’asseyaient mespères. J’avais dit cela dans mon orgueil. Mais Dieu, qui punit tousles orgueils, voit d’un œil clément l’orgueil des mères, parce quec’est de l’amour. Le bonheur de Raoul a été de t’aimer. Notrebonheur, à nous, c’est que Raoul t’ait aimée, car Raoul est le filsde mon frère César, et, en servant mes tendresses maternelles,j’accomplissais du même coup un devoir…

– Raoul ! mon cousin ! s’écriaCéleste ; et quel est donc notre nom, ma mère ?

– Tu ne l’as pas deviné, Marie ?Bien souvent, cependant, tu entendis raconter ta propre histoire,mais c’étaient là pour toi, pauvre enfant, des contes de veilléeset des légendes. Si tu as versé parfois des larmes en écoutant lerécit du « dernier jour de Rohan, » comme ils disentencore dans la forêt, c’est que tu as bon cœur…

– Oh ! j’ai bien pleuré ! ditCéleste.

– Tu ne te doutais point, poursuivitIsaure, que l’enfant endormi dans les bras de Valentine chassée etmaudite, c’était toi.

– Moi ! fit Céleste toutepâle ; je le craignais, ma mère… mais je tâchais de n’y pointcroire. J’ai été trop longtemps une pauvre fille. Ce grand nom deRohan me fait peur !

Isaure la pressa frissonnante contre sonsein.

– S’il plaît à Dieu, dit-elle, ce grandnom de Rohan te sera léger à porter. J’ai travaillé à cela pendantune vie tout entière.

En achevant ces mots, elle cessa soudain desoutenir Céleste, qui glissa sur ses genoux. Sa physionomie avaitchangé d’expression. Elle écoutait, l’œil fixe et la tête penchée.Elle se leva sans bruit.

– Attends ! dit-elle.

D’un pas léger elle s’engagea dans lecorridor. Le corridor, dans son prolongement septentrional,aboutissait à une impasse. C’était la fin des grottes de ce côté.Isaure colla son oreille à la paroi de terre.

– Ils sont là ! murmura-t-elle.

Elle venait d’entendre la voix de Martin Blas,invisible, mais tout proche et séparé d’elle seulement par unemince cloison de terre prononcer distinctement ces mots que lelecteur reconnaîtra :

« Tu nous as trompés,misérable ! »

Puis vint la réponse de Yaumy :

– « Je suis le maître. La preuve queje suis le maître, c’est que vous êtes en vie tous lestrois ! »

La comtesse Isaure était là, au revers de lachambre du conseil, où commençait l’entrevue à laquelle nous avonsassisté.

Elle écouta pendant quelques instants, puiselle continua de marcher dans l’obscurité la plus profonde, et samain, qui tâtonnait, trouva une petite porte de bois. Elle frappatrois coups doucement, et demanda tout bas :

– Es-tu là ?

La voix de Josselin Guitan luirépondit :

– Je suis là.

– Peux-tu les entendre !

– Je ne perds pas une parole.

Isaure, pensive, mais calme, revint à lacellule, où Céleste l’attendait toute tremblante.

– Nous aurons plus de temps que je ne lepensais, dit-elle ; ne t’effraie pas, fillette, les terreursde cette nuit ne sont pas finies, mais tu as ta mère près detoi.

– Ne me quitte plus ! murmuraCéleste en la tutoyant pour la première fois.

Cela lui valut une caresse.

– Où en étais-je ? reprit madameIsaure ; je ne peux pas tout te dire, parce que tu necomprendrais pas. Tu n’as jamais entendu parler de madame deSaint-Elme, n’est-ce pas ?

– Jamais, répondit la jeune fille.

– C’est le nom d’une femme isolée etfaible, à qui Dieu donna le pouvoir d’empêcher la guerre entre deuxpeuples. C’est le nom d’une femme qui, sans appui ni secours, sutacquérir assez de pouvoir sur le Régent, Philippe d’Orléans, pourlui arracher cette promesse que pas une goutte de sang ne seraitversé en Bretagne par suite de la conspiration de Cellamare. Quatretêtes tombèrent pourtant sous le château de Nantes. La femme dontje te parle n’en doit point compte à Dieu, car ce fut un quadrupleassassinat.

Le front d’Isaure était penché sur sapoitrine.

– Pourquoi ne me parlez-vous plus devous, ma mère ? demanda Céleste.

– Je te parle de moi, enfant, répondit lacomtesse Isaure en se redressant, fière et grave, je te parle desjours les plus laborieux de ma vie. C’étaient quatre nobles têtesTalhoët, le compagnon de mon enfance ; Malestroit dePontcallec, le vrai gentilhomme ; du Couëdic, qui mourut enbaisant les pieds du crucifix. Longtemps je n’ai pu fermer les yeuxsans voir leurs fronts de martyrs… car c’était moi qui avaisdécouvert au régent de France les intelligences de l’Espagne avecles gentilshommes Bretons.

– Vous, ma mère !

– Pour toi, ma fille. Je ne m’en repenspas. Ces quatre têtes tombées ont épargné des milliersd’existences… Mais Dieu veuille, enfant, que tu n’approches jamaisdu trône, même pour bien faire. Il y a là des fatalités. Lessouvenirs qu’on en garde ressemblent trop souvent à desremords.

Elle se tut. Céleste n’osait plusl’interroger.

– Sur mon salut, reprit Isaure, sur toi,Marie, qui m’est chère presque autant que ma part de bonheuréternel, je jure que j’ai agi suivant ma conscience ! En cetemps, ma fille, j’aurais pu être grande, mais je ne voulais êtreque mère. Déjà une fois ton berceau bien-aimé s’était mis entre lagloire et moi. Déjà une fois j’avais montré ton sommeil souriant aufils de Louis XIV en lui disant : « Vous voyez bienque je ne peux pas être votre femme. » Au régent de France,qui me jugeait ambitieuse, je pus répondre encore : Tout ceque je fais est pour ma fille !… Ma fille ! voilà lachère étoile qui m’a guidée. Quand j’étais lasse et découragée, jeme mettais à genoux, je parlais de toi à la Vierge et à Dieu. Tu meconsolais de tout, Marie, ma bien-aimée, et, quand après mes nuitsde veille, je retrouvais dans quelque triste retraite monmalheureux, mon noble père privé de raison, ton nom me sauvait dudésespoir. Ma fille ! ma fille ! je n’avais que cela,moi, et c’était assez. Comment veux-tu que je te dise à quel pointje t’aime, Marie, toi qui as été mon talisman, mon espoir et mavertu ? Te voilà qui pleures, enfant… N’est-ce pas que tum’aimes bien, toi aussi ?

Céleste n’avait plus de paroles, mais quellesparoles eussent pu remplacer l’éloquence de ses yeux inondés delarmes.

– J’ai bien travaillé, murmura Isaure,faible en ce moment comme l’enfant qui était à ses pieds ;j’ai bien souffert ! Mais qu’est-ce que cela, mon Dieu !pour l’heure délicieuse que votre bonté me donne ?Marie ! te voilà bien à moi ! Nous ne nous sépareronsplus.

– Est-ce vrai, cela, ma mère ?s’écria Céleste, qui eut un sourire radieux au travers de sespleurs.

Isaure lissait de la main ses beaux cheveuxdénoués et l’admirait en silence.

– Que je te dise ! reprit-elle avecce ton naïf et heureux des mères penchées sur le berceau chéri quicontient tout leur cœur : que je te dise tout ce que j’ai faitpour toi, Marie… ou pour moi plutôt mon bien-aimé trésor !Oh ! il fallait combattre, va ! tout était contre nous. ÀParis, j’étais donc la baronne de Saint-Elme, poursuivie par millehaines et soutenue seulement par le capricieux engouement duRégent. À Rennes, j’étais la comtesse Isaure, parce qu’il mefallait savoir le fort et le faible de ces myriades d’intrigues quise croisent autour du parlement, parce qu’il me fallait de l’or etdes partisans, parce que, enfin, en travaillant pour toi, jevoulais bien sauver notre pauvre et vaillante Bretagne entraînée àsa perte. Dans la forêt, j’étais Valentine de Rohan, ou plutôt jeportais un autre nom mystérieux et terrible qui me faisait la reinedes sauvages habitants de ces cavernes : il me fallait dessoldats, ce nom me donnait une armée. Sur l’ancien domaine de mespères, enfin, j’étais la Sorcière, afin de tracer autour de laretraite où je cachais mon père proscrit un cercle mystérieux etinfranchissable.

Céleste était comme éperdue.

– Mon Dieu ! mon Dieu ?fit-elle. Et tu as pu faire tout cela sans mourir à la peine, mamère, ma pauvre mère !

Puis, emportée par l’élan de sonadmiration :

– Ma noble mère ! ajouta-t-elle.

– Je te dis que je pensais à toit fitdoucement Isaure.

– Et moi qui ne savais pas ! s’écriala jeune fille ; et moi qui pleurais ma misère !

– Oh ! reprit la comtesse, j’auraisdonné de mon sang, Marie, pour chacune de tes larmes ! jesavais, jour par jour, ce que tu faisais et ce que tu souffrais.Moi aussi, j’ai accusé Dieu dont la main, à mon gré, n’allait pasassez vite. Le temps passait. Une crainte grandissait en moi. AlainPolduc pouvait découvrir ta naissance…

– Mais pourquoi tant de travaux, mamère ? ne put s’empêcher de dire Céleste ; pourquoi nepas me prendre avec vous dès le commencement ? Nous aurionsfui dans quelque retraite ignorée, nous aurions caché notrebonheur…

Elle s’interrompit confuse et presqueeffrayée. Elle ne reconnaissait plus le regard de sa mère. Celle-cilui mit la main sur le front.

Sa physionomie, qui était devenue sévère,s’éclaira tout à coup. Elle eut un grave et doux sourire.

– Marie, prononça-t-elle lentement, nousne pouvons pas fuir, nous ne pouvons pas être heureux ailleurs quedans la maison des ancêtre. Tu comprendras cela quelque jour :nous sommes les Rohan, ma fille… non pas ceux de Paris : lesRohan de Bretagne !

Chapitre 12LES OTAGES

Là-bas, ce vieux grand nom de Rohan sonnaitcomme le cor, éclatait comme le tonnerre. Le joli visage de Célesteprit une expression de fierté.

– Je le comprends déjà, ma mère,répondit-elle : nous sommes les Rohan. Je vous demande grâcepour ce que je viens de dire.

Le sang des chevaliers s’éveillait-il déjàdans ses veines ?

– Chère ! chère enfant !murmura la comtesse Isaure, le ciel clément se venge de nosmurmures en nous couvrant de bienfaits. Tu vas naître à ta vienouvelle. Depuis une minute, c’est le cœur de tes pères qui batdans ta poitrine… vois et admire ! L’heure de notre victoire asonné au moment même où Polduc allait te perdre. Cette nuit, tudevais être enlevée…

– Cette nuit ! répéta Céleste, quieut un frisson.

– Cette nuit qui précède le grand jour,tout nous arrive à la fois. Toulouse est gouverneur, Toulouse quime doit deux fois la vie. La princesse, pauvre femme abusée, aessayé contre moi un outrage public qui tourne à ma gloire. Nosennemis sont ici, sous cette voûte, en mon pouvoir. Ils avaientfixé à demain le dénoûment de leur œuvre inique ; demain, nousserons fortes et assurées de vaincre… Que nous manque-t-il, eneffet ? Les preuves de la double naissance, le témoignageétablissant que Raoul est le fils de César comme tu es, toi, lafille de Valentine. Eh bien ! hier, entends cela, Marie, hier,le comte Guy de Rohan, mon père, à qui Dieu avait pris la raisondepuis bientôt quinze années, hier, le comte Guy a reconnu safille. Un travail s’est fait en lui. Les ténèbres qui voilaient sonesprit se sont déchirées, il a dit en me baisant sur lefront : Valentine, tu me conduiras à la tombe de mon filsCésar, Valentine, je te bénis, pardonne-moi !

– Ainsi, s’écria-t-elle en un grand élande triomphe, Rohan parlera ! Rohan l’a promis ! Et quandRohan viendra dire : « Celui-ci est le fils du fils quej’ai maudit ; celle-là est la fille de la fille que j’aichassée ! » qui osera douter de la parole deRohan ?

Il y eut un silence. Isaure se recueillait enelle-même, et Céleste, accablée, perdue, éblouie, cherchait à voirclair dans la confusion de ses pensées.

– Mais, demanda-t-elle pourtant tout àcoup, mon père à moi ? vous ne m’avez pas encore parlé de monpère !

Un nuage vint assombrir le beau visaged’Isaure.

– La première personne que tu verrascette nuit, Marie, répliqua-t-elle d’une voix changée, ce sera tonpère !

Céleste baissa les yeux sous son regard. Ellesentait vaguement la menace cachée sous ces paroles dont le senslittéral était une promesse.

– Quoi qu’il arrive, acheva la comtesseIsaure d’un ton de grave autorité, souviens-toi que tu lui doisrespect et amour !

**

*

C’était à ce moment-là même, que Yaumyquittait la chambre du conseil avec don Martin Blas à qui il avaitpromis de lui livrer Isaure. Il l’introduisit dans une cavité quiavait dû former boyau latéralement à la chambre du conseil, et à lagrande galerie, mais qui se terminait par un monceau de roches,jetées là au hasard. Il appuya son épaule contre la paroi de lagrotte, qui céda sous son effort.

Martin Blas ayant grimpé à son tour, vit unsecond couloir, plongé dans une obscurité profonde, mais sur lequeldonnait la porte d’une chambre éclairée. Yaumy le fit passer devantet lui dit :

– Elles sont là.

Martin Blas se trouva seul dans le couloir.Yaumy avait disparu.

Martin Blas ayant fait quelque pas, deux voixde femmes arrivèrent jusqu’à lui. Son cœur battait violemment.C’était de colère et de haine, car il n’y avait en lui à cetteheure que des pensées de vengeance.

Mais cette haine et cette colère, chacun l’adeviné, c’était encore de la tendresse. L’amour ne meurt pas.

En arrivant en face de la porte, il vit legroupe formé par la mère et la fille, groupe charmant, car ces deuxtêtes avaient comme une auréole de douces larmes et desourires.

Il appuya ses deux mains contre sa poitrinehaletante. C’était sa femme et c’était sa fille. La femme qu’ilavait tant aimée, vers qui s’élançait toute son âme.

Que de bonheur réuni là, sous sa main !Quel précieux trésor auquel il lui était interdit de toucher !Elles étaient belles. La lumière de la lampe jouait à leurs frontsqui se touchaient. Martin Blas fut obligé de demander un appui à laparoi de la galerie. Ses jambes pliaient sous le poids de soncorps.

Cette chère jeune fille, c’était l’ange blondqu’il baisait autrefois dans le mystérieux berceau, au-dessusduquel veillait Valentine attentive et souriante. Les jourslointains renaissaient. Il souffrait. Il eût voulu mourir. Quefallait-il, cependant, pour changer cette angoisse enbonheur ?

Le bruit que fit Martin Blas en touchant laparoi du corridor souterrain éveilla l’attention de madame Isaure,qui était sur ses gardes. Elle se leva aussitôt et dit :

– Entrez, monsieur de Saint-Maugon ;je vous attends.

Celui que nous appelions Martin Blas, Morvande Saint-Maugon qui hésitait peut-être, vit un défi dans cesparoles ; il se redressa de sa hauteur.

– Marie, ajoutait cependant la comtesseIsaure, levez-vous, et saluez votre père !…

Saint-Maugon entra, la pâleur au front et lessourcils froncés. Céleste jeta sur lui un regard timide. Elle lereconnut pour l’homme qui avait insulté sa mère dans le salon duprésidial.

– Lui ! s’écria-t-elle, lui, monpère !…

Elle couvrit son visage de ses mains.Saint-Maugon eut un sourire amer.

– Vous m’avez calomnié près d’elle,dit-il, je m’y attendais. Moi je ne vous calomnierai pas, madame,il me suffira de la vérité pour vous accabler. À mon tour deparler ! Je veux que ma fille soit juge entre sa mère et sonpère !…

**

*

Yaumy était revenu dans la salle du conseilauprès de l’intendant et du sénéchal. Pour gagner l’entrée de laFosse-aux-Loups, il fallait traverser la grande galerie où lespaysans de la forêt célébraient leur victoire. Le joli sabotiern’avait plus cet air fanfaron et goguenard que nous luiconnaissons. Sa tête pendait sur sa poitrine, et l’ardent éclat deses yeux disait seul quelle énergie restait en lui.

– Est-ce que tu as peur ? luidemanda Polduc.

– Non répliqua le joli sabotierfroidement ; je joue ma vie sur une carte, et je tâte lacarte, voilà tout, avant de jouer. Si j’étais bien sûr que vousferez comme vous avez dit…

– Nous le ferons interrompit Polduc. Toi,souviens-toi seulement de ta promesse !

– En route, commanda le joli sabotier, ettâchez de vous conduire comme des hommes le long duchemin !

Il entra le premier dans la galerie, où saprésence fut saluée par une acclamation. Ce n’était pas un hommeordinaire que ce Yaumy. Les Loups avaient grande confiance en sonintelligence et en sa résolution. Il avait là de nombreux et chaudspartisans.

– Le joli sabotier !s’écria-t-on ; un coup à sa santé, les gars et lesfilles !

La danse s’arrêta ; on fit circuler lescruches d’eau-de-vie. L’intendant et le sénéchal étaient l’objetd’attentions qui ne les rassuraient point trop. Polduc faisaitcependant bonne contenance ; mais Achille-Musée commençait àtrouver le trajet long. Ils n’étaient encore qu’aux premierspas.

– À ta santé, cousin Yaumy ! criaJosille, qui ne tenait plus guère sur ses jambes.

Le voyageur Julot demanda :

– Qu’est-ce que tu veux donc faire de cesdeux museaux-là, cousin Yaumi ?

– Tais ton bec répliqua le joli sabotier,ou gare dessous !

– Ne les irritez pas ! murmuraPolduc à son oreille.

– Je sais comment les prendre, réponditYaumy ; le danger n’est pas pour à présent… Buvez, dansez, mesenfants, reprit-il tout haut ; moi, je travaille pourvous.

– Et que fais-tu pour nous, comme ça, lesmains dans les poches, cousin Yaumy ? demanda-t-on de toutesparts.

– M’est avis, ajouta le vieux métayerJouachin, que ces deux-là, qui sont avec lui, ne travaillent passouvent pour le pauvre monde.

Puis d’autres :

– Garde-les bien toujours, Yaumy !…S’ils donnaient, pour se racheter, le quart de l’argent qu’ils ontvolé, y en aurait gros !

Un gars qu’on avait tiré cette nuit de laprison de la Petite-Motte, où il était au cachot pour avoir assomméun receveur des tailles, vint allumer sa pipe à celle du jolisabotier.

– Vous ne dansez pas un rigodon avecnous, monsieur l’intendant ? demanda-t-il.

– Mon brave, balbutia Achille-Musée, ceserait avec plaisir, mais à mon âge, on ne danse plus.

Il fallait qu’il fût bien bas pour parler deson âge.

– Fais sauter M. le sénéchal,Javotte !

– Fanchon, fais sauterM. l’intendant !

Malgré ces cris qui allaient se croisant detoutes parts, entremêlés de longs éclats de rire, nul n’apportaitobstacle à la marche de nos trois associés. Tout se bornait à dubruit jusqu’à présent. Sans faire semblant de rien, Yaumydescendait toujours et gagnait du terrain. L’idée n’était venue àpersonne qu’il voulût faire évader les deux prisonniers.

Tout en marchant, il se livrait à un manègeque le gros de la foule ne remarquait point. Chaque fois qu’ilapercevait dans la presse un de ces gars à mine de gibet que nousavons caractérisé déjà en les nommant ses gardes-du-corps, ilportait négligemment l’index de sa main droite au coin de sabouche. Le gars fendait aussitôt la foule et venait à l’ordre.

Il en rassembla ainsi une demi-douzaine. Lesautres se perdaient dans les groupes et ne le voyaient point. Lejoli sabotier, à ce qu’il paraît, pensait avoir besoin de tout sonmonde, car il faisait effort pour voir par-dessus les têtes.Malheureusement, il était court sur jambes et trapu. Sur sonpassage, derrière un pilier, Grincette, accroupie par terre,rongeait des noix auprès d’une tasse où on lui avait mis sa partd’eau-de-vie, car tout le monde en avait. Yaumy siffla doucementsans la regarder. La petite fille dressa la tête comme unecouleuvre qui s’éveille.

Sans qu’il y eût d’autre communication visibleentre elle et son maître, elle ôta ses sabots et se glissa dans lafoule. L’instant d’après, les âmes damnées du joli sabotier étaientau grand complet autour de lui.

La danse avait repris, Yaumy gagnait duterrain. Il n’était plus guère qu’à vingt-cinq pas de l’entrée.

– Oh çà ! lui cria dame Michon commeil passait devant la porte de la cuisine, te voilà en bonnecompagnie, sabotier ! Leur as-tu bien dit, à ces gueux, qu’unefois entrés à la Fosse-aux-Loups, on n’en sortait plus que lespieds devant ?

– J’ai fait à ma fantaisie, bonne femme,répondit Yaumy.

Dame Michon avait peut-être caressé tropsouvent son écuelle, cette nuit. La vue de son ancien antagonisteAlain Polduc ranima en elle tout un monde de rancunes, pour laplupart très-légitimes.

– Entends-tu, traître coquin, reprit-elleen sortant de son antre pour mettre son poing sous le nez dusénéchal, tu ne sortiras pas vivant d’ici, c’est moi qui te ledis !

Polduc était plus pâle qu’un mort. Quant aumalheureux Achille-Musée il grelottait la fièvre des poltrons.Magloire, qui avait été obligé de quitter ses habits volés pourprendre le costume simple et traditionnel des fourniers, aperçut ence moment le beau-père et le gendre.

– Ah ! Jésus-Dieu !s’écria-t-il de sa voix la plus perçante, voilà les deux qui sontla cause de tous mes malheurs ! C’est les plus pervers de tousles vieux scélérats ! Qu’ils ont séduit ma jeunesse sansexpérience avec des liqueurs fortes et des pâtés pour m’enleverdans une voiture… je vas me revenger sur le plus ancien !

Ce disant, il porta sa pelle à fourner dansles yeux de l’intendant, qui se rejeta en arrière en poussant descris de vieille folle. Yaumy, furieux de voir sa marche arrêtéepour si peu, voulut saisir Magloire au collet, mais Michon se mitbravement entre deux.

– Il est à moi, dit-elle, je te défendsd’y toucher !

– Place, bonne femme ! ordonnaYaumy, que l’inquiétude prenait.

Michon le regarda de travers.

– Place ! répéta-t-elle ; etpour aller où, par là, Judas ?

– Il veut les faire évader, dit Magloireau hasard.

Michon devint écarlate. Elle fit un pas nonpoint en arrière, mais en avant. Ainsi campée, elle barraitcomplétement le passage.

– Mauvais ! mauvais ! pensa lesénéchal.

– Nous sommes perdus, monsieur mongendre ! soupira Achille-Musée d’un ton de désolation. C’étaitpresque l’avis du cousin Yaumy.

– Au diable ! mégère !s’écria-t-il en fureur, te dois-je des comptes ?

En même temps, il la poussa rudement de côté.Michon chancela. Un murmure s’éleva parmi les assistants. Onentendit cent voix qui répétaient :

– C’est la mère à JosselinGuitan !

Et, de proche en proche, le murmure allagrondant et grossissant d’une extrémité à l’autre de l’immensegalerie.

– Oui, s’écria la vieille femme enélevant le ton, on a frappé la mère de Josselin Guitan, parcequ’elle devinait une trahison. À l’aide, les Bretons ! àl’aide !

– En avant ! commanda Yaumy à sesJanissaires en sabots.

Le sénéchal et l’intendant se pressèrentcontre lui. Les gardes-du-corps de Yaumy firent une trouée en unclin d’œil, et nos trois associés gagnèrent l’issue presque d’unbond. Magloire eut cependant le temps de donner àM. l’intendant un maître coup de pelle par derrière. Il s’envanta le restant de sa vie. La pierre qui formait porte futouverte. Yaumy poussa dehors le gendre et le beau-père endisant :

– Il y a des chevaux sous la Chaussée.Ventre à terre, et malheur à vous si vous me trahissez !

La pierre retomba. L’intendant et le sénéchalétaient dehors.

Il serait impossible de peindre le tumulte quisuccéda à cet acte de violence. Ces gens aux trois quarts ivres, etdont le plus grand nombre ignorait ce qui venait de se passer,s’élançaient tous à la fois des profondeurs de la galerie. Ceux quisavaient et ceux qui ne savaient pas criaient tous ensemble. Lesuns accusaient Yaumy, les autres le défendaient.

On parlait bien de trahison au hasard, car cemot plane au-dessus de tout tapage dans une caverne de révoltés,mais le grief principal semblait être le coup porté à dame MichonGuitan. Dame Michon avait été femme de confiance du comte Guy, etnul n’avait oublié de quel cœur elle servait les intérêts destenanciers en détresse. C’était elle qui, ce fameux jour de laSaint-Jean, – le dernier jour, – avait obtenu de Rohanqu’il rendit à ses pauvres vassaux la moitié de leurs redevances.Toucher à dame Michon Guitan, c’était presque toucher à la mémoirevénérée de Rohan.

Yaumy entendait tout ce fracas de menaces etde clameurs. Il restait auprès de la pierre pour donner le tempsaux fugitifs de gagner la chaussée du Muys. Le plus fort étaitfait. Yaumy n’avait pas peur. C’était dans ces bagarres qu’il avaitconquis son autorité par son sang-froid et sa force supérieure. Ilse croyait bien sûr de dominer ce tumulte.

Mais tout à coup un cri nouveau et plus nourrise fit jour. Yaumy entendit qu’on disait :

– Le voilà le voilà !

Il se retourna. Josselin Guitan était là quiembrassait sa mère.

Chapitre 13LA LOUVE

Pour le coup, le joli sabotier pâlit.

– Salut, Josse, mon garçon ! dit-ilpourtant ; tu pourrais rendre service à ta bonne femme de mèreen lui conseillant de se mêler de ce qui la regarde. Je l’aibrusquée tout à l’heure en passant et j’en ai regret, parce qu’ilfaut toujours avoir égard aux anciens… Mais il ne faut pas non plusque les vieilles femmes empêchent la besogne des hommes de sefaire.

Josselin Guitan quitta sa mère et vint semettre en face de Yaumy.

– Quelle besogne fais-tu ?demanda-t-il d’un ton froid et sévère.

– Quant à cela, répliqua le jolisabotier, nous n’avons pas à nous disputer, mon gars Josse ;je commande ici, pas vrai, je n’ai de conseil à demander àpersonne.

Il jeta un regard autour de lui pour chercherde l’approbation. Le noyau des coquins qui l’entouraient lui fitfête et quelques ivrognes se joignirent à eux, parce que Josselinne buvait jamais.

Mais le gros des Loups restait déjà silencieuxet attentif.

C’était un procès qui allait s’entamer. Yaumyvit cela et ne trembla point. En fait de plaidoiries il avait faitses preuves. Les Loups s’étaient laissé prendre cent fois à sasauvage éloquence.

– Tu commandes ici à la conditiond’obéir, répondit Josselin Guitan, il y a quelqu’un au-dessus detoi. Tu as des avis à demander et des comptes à rendre. Regarde-moibien Yaumy : Je ne te parle pas de ce que tu as fait à mamère. Je te dis : Yaumy, tu es un traître, et je vaist’attendre à la chambre du conseil ! choisis tes juges.

Il tourna le dos, fendant la foule quis’écartait avec respect.

Tout en se dirigeant vers l’autre bout de lagalerie, il désignait à haute voix les juges qui, tout à l’heure,allaient décider entre lui et Yaumy. Chaque fois qu’il prononçaitun nom, le Loup désigné se mettait à sa suite.

Il avait droit d’en prendre sept. Un droitpareil appartenait à l’accusé. C’était la loi des anciensFrères-Bretons qui l’avaient empruntée aux coutumes des Gaëls.

Yaumy hésita un instant. Au moment où Josselintournait le dos, on vit le couteau du joli sabotier sortir à demide sa gaine. Mais l’aspect de la foule l’arrêta. La foule n’étaitpas avec lui en ce moment.

– Il faut que je les retourne !pensa-t-il ; sans cela, je suis perdu.

Le temps passait, du reste, et gagner dutemps, c’était tout, car Yaumy comptait sur le terrible coup dethéâtre qu’il avait préparé en favorisant la fuite de l’intendantet du sénéchal. Il se mit donc en marche à son tour, appelant àdroite et à gauche ceux qu’il instituait ses jurés.

Josselin était déjà dans la chambre duconseil. Ses sept arbitres s’asseyaient sur leurs billots, à droitede la draperie d’argent. Ceux de Yaumy prirent place à gauche. Laniche voilée se trouvait ainsi au centre. C’était la coutume etc’était un symbole.

Le tribunal des quatorze était censé présidépar la Louve en personne, derrière la draperie, qui ne se levaitjamais.

La foule pénétra dans la chambre du conseil, àla suite de Yaumy, et ceux qui ne purent entrer se massèrent dansla galerie. Josselin et Yaumy se placèrent debout en face l’un del’autre comme deux lutteurs.

– De quoi m’accuses-tu, JosselinGuitan ? demanda le chef des Loups.

– Je t’accuse, répondit Josselin, d’avoirtrahi la Bretagne et tes frères.

Dans ces grottes tout à l’heure si bruyantes,vous eussiez entendu la souris courir. Yaumy haussa les épaules,comme s’il n’eût point daigné répondre à cette inculpation tropvague.

– Et que demandes-tu ?interrogea-t-il d’un air provoquant.

– Ta mort ! répliqua le fils de dameGuitan au milieu du plus profond silence.

– Tu te souviens que chez nous, dit lejoli sabotier sans perdre son assurance, le faux accusateur paiepour l’accusé innocent ?

– Je m’en souviens.

– La mort que tu me demandes pour moi, tul’acceptes pour toi ?

– Je l’accepte.

– Parle donc, mon gars Josselin : jene suis pas si méchant que toi ; je te promets qu’on te feragrâce.

Il y eut un petit mouvement dans le cercle quientourait le tribunal. Ce mouvement était en faveur de Yaumy.

– Tu as trahi, reprit cependantJosselin ; nous avions deux otages, tu les as mis enliberté.

– Nos vrais otages, répliqua Yaumy,c’étaient le comte de Toulouse, gouverneur de Bretagne, et laprincesse sa femme… ce n’est pas moi qui les ai mis en liberté.

Un second murmure plus marqué prouva qu’ilavait encore touché juste.

– Tu as trahi, poursuivit Josselin ;ces deux otages dont je te parle, Alain Polduc, sénéchal deBretagne, et Feydeau, intendant pour le roi, avaient été confiés àta garde par celle à qui nous obéissons tous. C’est moi qui t’avaistransmis ses ordres.

D’un regard rapide, Yaumy fit le tour ducercle. Sans prononcer aucun nom, Josselin Guitan venait d’évoquerun invisible et suprême arbitre. Il avait fait allusion au chefmystérieux dont la pensée seule inspirait la vénération etl’effroi. C’était là, l’arche sainte qu’il n’était pas même permisd’effleurer.

Mais c’était aussi ou jamais le moment deporter le premier coup de marteau à l’idole. Le joli sabotier fitun pas vers l’intérieur de l’enceinte. Sa pose prit de l’ampleur,son accent de la solennité.

– Trêve de tromperies, JosselinGuitan ! s’écria-t-il, je t’aurais laissé en repos par respectpour nos défunts maîtres qui t’aimaient, par pitié pour les cheveuxblancs de ta vieille mère. Mais tu as comblé la mesure, mon homme,et c’est moi, vous entendez, vous autres, c’est moi qui t’accusemaintenant devant tous, et qui te dis : Josselin Guitan, tu astrahi la Bretagne et tes frères !

– Silence ! silence ! fit-on detoutes parts. Chaque poitrine retenait son souffle.

– Écoutez-moi bien, mes enfants et mesamis, poursuivit le joli sabotier qui était, quand il voulait, unterrible orateur ; en voici un qui nous fait agir depuis dixans comme une troupe de marionnettes. Il s’est dit une fois :Ce sont des esprits simples et grossiers, de pauvres paysans :des moutons ! je vais les tromper et me faire leur maître.J’aurai un rideau, et j’aurai derrière le rideau je ne sais quelfantôme dont je ferai pour eux un épouvantail… la Louve…

À ce nom, la foule frémit et Yaumy le sentitbien, mais il avait brûlé ses vaisseaux.

– La Louve ! répéta-t-il en élevantla voix : j’ai dit la Louve !

– Vas-tu insulter Rohan ? s’écria levieux Jouachin, qui était, parmi les juges.

– Laissez dire ! ordonnaJosselin.

Et la foule, déjà gagnée à demi peut-être,répéta :

– Laissez dire.

Elle avait peur, la foule, mais ces émotionslui sont chères. Elle attendait quelque grand événement. Son cœursautait, son cœur qui battait dans mille poitrines. Nous disonsvrai : la foule aime mieux encore frémir que boire et quedanser.

– La Louve ! répéta pour latroisième fois le sabotier, enhardi par son succès, car endéfinitive ce nom redouté n’avait point fait crouler les voûtes dela caverne : La Louve n’est qu’un mot et ce mot est unmensonge. Voyons ! Je vous le demande : si la fille deRohan existait, pensez-vous qu’elle eût protégé Toulouse qui a faitmourir son père en exil ?

– Non, non ! fit-on de toutesparts.

– Pensez-vous qu’elle eût laissé depuisdix ans Alain Polduc dans le manoir de ses aïeux ?

– Non ! non !

– Pensez-vous qu’elle eût passé dixannées sans se montrer à ses vassaux et à ses serviteurs ?

– Non, non !

– Alors, n’avais-je pas raison de vousdire que c’était un épouvantail, un fantôme, derrière lequelcelui-là (il montrait Josselin) se cachait pour nous subjuguerd’abord et puis pour nous vendre à la France… comme il nous auraitsubjugués sans moi ! comme sans moi il nous auraitvendus !

– Réponds, Josselin Guitan !s’écrièrent plusieurs voix.

Et comme Josselin gardait le silence,plusieurs juges dirent aussi :

– Réponds, Josselin, il esttemps !

La cause du joli sabotier était autant diregagnée. Cependant bien des regards se fixaient encore sur ladraperie d’argent avec terreur.

Qu’y avait-il derrière ce voile qu’on nepouvait toucher sous peine de la vie ? La pensée d’un miracleétait dans tous les esprits. Et chacun, sans y croire tout à fait,se représentait la grande figure de la Louve derrière cettemystérieuse draperie.

Yaumy les connaissait. Il voulut frapper lecoup suprême.

– Lui ! répondre !s’écria-t-il, je l’en défie ! Dites-lui de vous montrer laLouve ! Le temps des mensonges est passé. J’ai mis mon talonsur son fantôme. Que reste-t-il ? Le voilà muet, lui levéritable traître. C’est moi, mes enfants, c’est moi, mes amis, quivais répondre à sa place. C’est moi qui vais vous montrer ce quec’est que la Louve !…

– Misérable ! s’écria Josselin, quile vit faire un pas vers la draperie.

Le sang s’arrêta dans toutes les veines. Lesquatorze juges se levèrent du même mouvement involontaire.

– La Louve, reprenait le sabotier avecdes éclats de voix insensés, car il s’était enivré de sa propreparole, et l’effort qu’il faisait pour vaincre sa terreur luiportait au cerveau, – la Louve ! ah ah ! vous allez voirce que nous adorons depuis dix ans : un vieux fauteuil qui semoisit dans une niche vide ! Ouvrez vos yeux, regardezbien ! voilà que je touche le voile ! regardez si la mortme foudroie !

Son visage se marbrait, de teintes rouges etlivides. Il avait peur, mais il osait. Il osait, mais l’épouvantefaisait claquer ses dents. D’un geste convulsif, il écartaviolemment la draperie.

Toutes les épaules plièrent comme si la voûteeût menacé ruine, mais il n’y eut rien. Les Loups virent exactementce que Yaumy leur avait annoncé : une niche vide avec unfauteuil vermoulu.

Mais ils ne le virent pas longtemps. Uneexplosion se fit, personne n’aurait su dire où. Tous ceux quiétaient dans la caverne tombèrent la face contre terre, et il y eutun silence mortel.

Quand ils se relevèrent à la voix de JosselinGuitan, la draperie d’argent était refermée. Yaumy seul ne sereleva pas. La foudre l’avait frappé.

La stupeur profonde causée par cet événementrégnait encore, lorsqu’une catastrophe nouvelle vint la secouerviolemment. Un bruit sourd et de nature inexplicable se faisaitdepuis quelques instants vers l’entrée des grottes. Des éclaireursayant été dépêchés vers la herse, une décharge eut lieu dudehors.

Le son s’en prolongea largement sous lesvoûtes, comme un solennel signal de mort. Pour tous ceux quiétaient là, c’était la trompette du dernier jugement.

Le traître était puni, mais l’effet de latrahison vivait.

Deux des éclaireurs revinrent, et ils necrièrent point aux armes. Les autres étaient restés morts derrièrela herse.

– Laissons nos fusils et prenons nosrosaires, dirent les survivants ; c’est l’heure demourir : les soldats de Conti sont là qui bouchent avec desroches l’entrée de la Fosse-aux-Loups !

**

*

Pendant quelques minutes, ce fut un sombresilence, puis des cris de rage s’élevèrent. Un flot impétueux seprécipita vers la herse. Il n’était plus temps. La dernière rochevenait d’être posée, bouchant la dernière fissure.

Derrière ce mur infranchissable, on entendaitles rires cruels des soldats de Conti qui répétaient, jouant sur lenom du lieu :

– Nous avons enterré les Loups dans leurfossé ! Vous eussiez dit alors un troupeau de bêtes fauvesderrière les barreaux d’une énorme cage. Ils allaient tous etvenaient sans savoir, éprouvant machinalement de la main les mursde leur prison, cherchant des issues nouvelles et revenant toujoursau point de départ, découragés, désespérés, fous.

Quelques-uns, pris par le délire,recommençaient l’orgie. D’autres, accroupis en cercle, se disaientles uns aux autres, d’une voix lamentable, les horreurs de la mortqui allait venir : La mort par la faim dans ces ténèbreslourdes et impénétrables, car les lampes allaient bientôts’éteindre comme les vivres bientôt s’user.

Les femmes pleuraient et se tordaient lesmains ou poussaient d’extravagants éclats de rire. On entendait deschants joyeux parmi le concert des sanglots. La folie contagieusemontait à tous les cerveaux.

Quelques-uns et quelques-unes, bien peu,s’étaient réunis autour de dame Michon Guitan qui priait à hautevoix.

Une heure se passa, un siècle d’une horriblelongueur. Il y avait des cheveux noirs qui avaient blanchi durantcette heure. On voyait partout des yeux caves et des joues creuses.Les jeunes gens courbaient les épaules comme des vieillards. Jevous le dis : un siècle !

Quand dame Michon Guitan eut achevé de réciterson rosaire, elle se leva et vint dans la galerie.

– Dieu est bon, enfants, dit-elle,adressons-nous à Dieu d’abord.

Tous les genoux fléchirent. Après une courteprière, la vieille Michon dit encore :

– Suivez-moi !

Elle se rendit dans la chambre du conseil, oùJosselin n’était plus. Yaumy, qu’on avait poussé dans un coin,donnait encore quelques signes de vie, mais personne ne leregardait seulement.

– Souvenez-vous, enfants, reprit dameMichon Guitan, autrefois, quand vous étiez dans la peine, à quivous adressiez-vous après Dieu ?

– À Rohan, répondirent quelques voix.

– Mais, firent d’autres voix désolées,Rohan est mort, il ne peut plus nous entendre !

– Rohan ne meurt pas ! prononçagravement la vieille femme, qui semblait grandir au milieu de cettefoule affaissée. Souvenez-vous encore. Quand Rohan était trop loinpour vous entendre, je venais à vous et je vous disais : –Enfants, appelons tous ensemble, et que toutes nos voix ne fassentqu’un seul cri !

– C’est vrai, cela ! murmuraient lespauvres malheureux, comme des enfants dont le sourire perce leslarmes.

– Pourquoi ne ferions-nous pas commeautrefois poursuivit dame Michon Guitan ; nous avons priéDieu, appelons nos maîtres !

Elle se plaça au centre du cercle, et d’unevoix éclatante :

– Rohan ! fit-elle.

Un écho faible lui répondit dans la foule.

– Rohan ! répéta-t-elle.

Quelques voix appuyèrent. On avait éteinttoutes les lampes, à l’exception d’une seule pour ménager d’autantla lumière, qui est nécessaire à la vie comme le pain. Une lueursembla s’allumer derrière la draperie d’argent.

– Rohan ! appela dame Michon pour latroisième fois.

À ce coup, la foule toute entière se joignit àelle, car l’espoir rentrait dans les cœurs par cette voie dumerveilleux, toujours ouverte dans les imaginations bretonnes. Lenom de Rohan répété en chœur fit trembler les voûtes.

Miracle ! la tapisserie s’ouvritd’elle-même. Le traître Yaumy avait menti. La Louve existait, caron la vit.

On vit, dans la niche éclairée brillamment,assise sur le trône antique et la main droite appuyée sur la grandeépée du duc Pierre de Bretagne, une femme belle comme les madonesde nos églises, dont le front radieux se couronne d’étoiles. Elleavait sur ses épaules le long manteau d’hermine, le manteau ducaldes aïeux de Rohan.

Les années remontaient-elles leur cours ?Chacun reconnut bien Valentine, belle et jeune comme au temps dubonheur… Il n’y eut pas un genou qui ne fléchit, pas un front quine se courbât jusqu’à terre devant la toute-puissance de laLouve.

La Louve étendit la main silencieusement versune ouverture qui venait d’apparaître à gauche du trône.

Personne n’avait jamais vu cette issue quiétait la vie pour tous ces condamnés.

Le secret des issues de la caverne appartenaità Rohan ! Et Rohan n’avait jamais manqué à l’appel de sesvassaux en détresse.

**

*

Une heure après, la Fosse-aux-Loups était unesolitude. Il y régnait un silence profond, interrompu seulement parune plainte sourde et périodique. C’était le joli sabotier Yaumy,qui avait de la peine à rendre son dernier soupir.

Le sort a des railleries cruelles pour lesambitieux de toute taille. Cette issue tant cherchée et dont laconnaissance devait lui donner le pouvoir suprême, il la découvraitenfin, mais c’était à l’heure de mourir.

Comme il sentait venir déjà les premiersspasmes de l’agonie, il entendit un bruit de pas dans la galeriedéserte, et un homme qui portait une lanterne à la main sortit del’ombre d’un pilier. Il semblait se guider avec peine dans lesdétours de la caverne.

– Vais-je mourir, se disait-il en tâchantd’éclairer les parois pour se reconnaître ; sans m’être vengé,sans avoir pardonné ?…

– Hé ! monsieur deSaint-Maugon ! appela Yaumy du mieux qu’il put.

Et il ajouta.

– Je me doutais bien que vous ne seriezpas le plus fort !

Martin Blas se retourna en s’entendant appelerde ce nom, et vint vers Yaumy qui faisait effort pour se mettre surson séant.

– Vous êtes blessé dit-il, prêt à portersecours.

– Bien des remercîments, monsieur deSaint-Maugon, lui dit le joli sabotier ; vous valez mieux quevotre conduite, et je vais vous rendre un service avant de sauterle pas… une bonne action, ça aide à mourir.

Sa respiration commençait à siffler dans sagorge. Il reprit d’un air tout honteux :

Je me suis souvent moqué de ceux qui disaientdes patenôtres… n’auriez-vous pas un bout de croix sur vous, parhasard ?

– Non, répondit Martin Blas.

Puis, par réflexion :

– J’ai un reliquaire, murmura-t-il.

– Prêtez-moi ça ! Ma défunte mèreétait une bonne chrétienne… Avec ses prières, vos reliques de saintet ma bonne action, j’irai peut-être en purgatoire.

Martin Blas lui tendit une boîte d’argentmarquée d’une croix et fermée par un rond de cristal.

– Ah ! ah ! fit le jolisabotier, vous avez gardé ça depuis seize ans !… Je l’ai vuautrefois au cou de mademoiselle Valentine.

Et comme Martin Blas rougissait :

– Vous avez bien fait, reprit Yaumy enbaisant le médaillon ; elle aussi est une sainte !

– Comment ! s’écria Martin Blas,c’est toi qui me dis cela !

– Il y a un coquin sans entrailles qui nemérite point de pardon, répliqua Yaumy, dont la voix allaits’affaiblissant, c’est Alain Polduc. Alain Polduc m’avait donné del’argent pour vous mentir. Valentine de Rohan était pure comme lesanges de Dieu, et le jour où vous l’avez abandonnée…

Il s’arrêta. Le souffle lui manquait. MartinBlas se pencha sur lui.

– Eh bien ! fit-il.

– Eh bien ! acheva Yaumy dans undernier effort, le comte de Toulouse lui avait proposé sa main… etvotre femme avait montré le berceau de l’enfant en disant : Jesuis mariée à l’homme que j’aime…

Sa tête retomba lourdement. Cependant il putdire encore :

– Voilà une vraie bonne action que j’aifaite ; avec ça et la miséricorde de Dieu, j’espère…

Il était mort. Morvan de Saint-Maugon restaauprès de lui, comme foudroyé.

Partie 3
ROHAN

Chapitre 1LES SÉPULTURES

C’était par un de ces froids brouillards desmatinées de mai qui font fleurir nos rustiques ajoncs de Bretagne.La brume ne s’élevait pas beaucoup au-dessus du sol. On voyait leciel clair et le soleil se jouait dans les cimes balancées desarbres, où verdissaient tendrement les jeunes feuilles. Deuxcavaliers suivaient au pas le sentier qui bordait la Vesvre enpassant sous l’arcade du Pont-Joli.

L’un d’eux, qui était dans la force de l’âge,montait un bon cheval du Léon, robuste, sûr et trapu. Vousl’eussiez reconnu aisément à son brillant uniforme : c’étaitle gai M. de Rieux, lieutenant-colonel du régiment deConti. L’autre, beaucoup plus jeune, portait un riche costume degentilhomme. Il était beau, fier, et semblait heureux de vivre. Samonture était de prix. C’était notre ami Raoul, qui en avait vu detoutes les couleurs depuis la veille.

– Ah çà ! neveu, disaitM. de Rieux, battons-nous la campagne ? tu as refuséd’obéir aux ordres du major !

– Absolument, mon cher colonel. Le majorm’ordonnait de murer l’entrée de la Fosse-aux-Loups, ici près…

– Hum, hum ! toussaM. de Rieux.

C’était peut-être l’effet du brouillardmatinal.

– J’ai répondu au major, poursuivitRaoul, comme vous l’eussiez fait vous-même, j’en suis sûr, quej’étais un soldat et non point un maçon…

– Bon, cela, mon neveu !

– Que je voulais bien pénétrer de viveforce, le pistolet au poing, dans le repaire des paysans révoltéset lui en rendre bon compte, mais qu’il me semblait indigne d’unsoldat et d’un gentilhomme…

– Je connais la formule, interrompit deRieux ; et le major a été mécontent tout de même ?

– Après que j’ai eu brisé mon épée surmon genou…

– Je connais le geste, interrompit encoreM. de Rieux ; il faut avoir des gants de daim pourfaire cela, autrement on se coupe… et, dis-moi, qui donc avaitenseigné l’entrée de la Fosse-aux-Loups à mon honorémajor ?

– J’ai vu l’intendant Feydeau etM. de Polduc arriver à cheval…

– Sur des chevaux à eux ?

– Non, des petits chevaux decharbonniers.

– Bien ! bien ! habitue-toi àne pas mettre les points sur les i avec moi, ça va plus vite…après ?

– Après, je suis revenu à Rennes.

– Et le gouverneur t’a faitappeler ?

– À quatre heures du matin.

– Et puis ?

– Et puis il m’a dit : Colonel…

– C’est donc bien vrai que tu escolonel ?

Raoul eut un petit mouvement de fiertéimpatiente.

– Au fait, cher monsieur Raoul, se repritaussitôt M. de Rieux, j’en use avec vous comme si vousétiez toujours mon petit cornette. Vous avez pris tous vos gradesen vingt-quatre heures ; c’est vif ! pardonnez-moi, je nele ferai plus.

– Colonel ! s’écria Raoul, vous êtesmon premier, mon plus cher protecteur ! si vous changez de tonavec moi, je ne vous revois de ma vie !

Rieux lui tendit la main et la secouarudement.

– Bon petit cœur ! fit-il d’une voixattendrie. Puis, réprimant ce mouvement :

– Donc, neveu, ajouta-t-il en riant, jete promets de me moquer de toi comme devant.

– À la bonne heure ! Où enétais-je ? Le gouverneur m’avait dit :« Colonel… » Moi, je l’interrompais déjà pour lui faireobserver que je n’étais même plus capitaine… il m’a répondu :« Je sais, je sais, il y a la discipline, mais ces damestrouvent que vous avez agi en vrai chevalier, et madame laprincesse a pensé que vous accepteriez de sa main la commission durégiment de Flandre, dont elle a traité pour vous… »

– Cette chère princesse ! fit deRieux.

– Moi, reprit Raoul, j’ai objecté que jen’avais pas un denier vaillant pour payer cette charge. Legouverneur s’est pincé la lèvre et m’a répliqué avec hauteur« Dans la maison d’où je sors, monsieur, et où madame deToulouse est entrée, on a le droit de faire des cadeaux auxgentilshommes ! » Je me suis incliné profondément, etl’instant d’après, madame de Toulouse, avec une grâceenchanteresse, me remettait mon brevet de colonel du régiment deFlandres.

Ils s’engageaient dans le chemin tournant etmontueux qui passait sous le Pont-Joli et côtoyait le tertre oùMagloire avait eu une si belle peur. On voyait à la place oùs’élevaient hier encore les ruines du moulin à vent des pierresnoircies au milieu d’une large clairière où la cendre desbroussailles incendiées faisait un sol grisâtre.

– Les échevins de Rennes, grommelaM. de Rieux, paient une prime à ceux qui abattent leschiens enragés. Qui donc assommera une bonne fois ce lâche coquinde Polduc ?

Un homme sortit des broussailles et traversala route. En passant, il souleva son chapeau de paysan.

– Sera-ce toi, Josse, mon bravegars ? demanda de Rieux.

– Je suis en route pour cela, notremonsieur, répondit Josselin Guitan.

– Mon neveu, reprit tout à coup de Rieuxen s’arrêtant au beau milieu du chemin, nous allons voiraujourd’hui d’étranges choses. Je me suis cru longtemps un très-finpolitique, je confesse cela naïvement. Maintenant… dame,maintenant, je suis persuadé que les très-fins politiques sont desânes, et je renonce à faire partie de leur confrérie. Nous vivonsdans un temps où tout arrive par ricochet. On part pour le levant,on atteint le ponant. Ainsi a fait notamment M. du Maine qui,parti pour le Louvre, va débarquer un de ces jours à Pignerol oubien à la Bastille. La ligne droite est une invention des vieuxmathématiciens, et le seul moyen de décemment se conduire est demettre un bandeau sur ses yeux, comme au jeu de colin-maillard,quand on n’eut point la chance de naître aveugle. Comprends-tu ceque je te dis là, neveu ?

– Pas beaucoup, colonel.

– Tant mieux ! Te voilà colonel àvingt ans pour avoir transgressé la loi militaire. Moi qui teparle, j’ai été douze ans lieutenant-colonel et je m’appelleRieux.

– Le fait est… commença Raoul.

– Tais-toi, neveu, interrompit levicomte, tu va dire une sottise. J’ai trouvé ce matin à mon chevetma commission de brigadier des armées du roi. Je pense que c’estpour avoir chargé un étourdi comme toi de la garde des portesMordelaises et pour avoir laissé prendre la ville par un troupeaude coquins mal peignés, quand j’avais dix fois plus de bons garçonsqu’il n’en fallait pour la défendre.

– C’est pour récompenser votre bravoure,votre loyauté si connue, dit Raoul, et permettez-moi, général, devous féliciter…

– Bien ! bien ! voilà des mots…Avançons, neveu. Je suis trop vieux, tu es trop jeune : toutel’histoire est là !

Il piqua son cheval, qui prit un gros trotretentissant, et demanda, comme pour briser làl’entretien :

– Qui t’a donné rendez-vous au château deRohan ?

– Madame Isaure, répondit Raoul.

– Par lettre ?

– Par exprès. Je savais d’avance que jedevais vous rencontrer et me mettre à vos ordres.

– Et sais-tu aussi ce que nous allonsfaire au manoir de Rohan ?

– Pas le moins du monde, etvous ?

– Moi ! répliquaM. de Rieux retrouvant sa gaîté un instant noyée dans lesdissertations ci-dessus ; je sais que nous allons rire, neveu,avançons !

Ils arrivaient au haut de la montée. Aupremier coude du chemin, ils se trouvèrent en face de ce bizarrefaisceau de poivrières qui, malgré les restaurations et leschangements modernes, constituait toujours le vieux manoir deRohan. La pelouse était devant eux. À leur droite s’étendaitl’oseraie qui a joué un rôle au prologue de cette histoire.Au-dessus de l’oseraie, ils pouvaient apercevoir le profil dufameux balcon de granit.

Comme Raoul dirigeait la tête de son chevalvers la grille, M. de Rieux lui dit :

– Ce n’est pas par là que nousentrons.

Raoul ne se le fit pas dire deux fois ;il connaissait mieux l’autre chemin. M. de Rieux et luitournèrent l’oseraie et se trouvèrent bientôt sur cette pente,transformée maintenant en parterre, où maître Alain Polduc avaitsurpris autrefois Morvan de Saint-Maugon sortant de chez Valentine.Raoul arrêta son cheval devant le balcon. Son compagnon et luimirent pied à terre, et les chevaux furent attachés dansl’oseraie.

Ils n’avaient encore aperçu âme qui vive. Oneût dit que le manoir était abandonné. La croisée du boudoir desdemoiselles Feydeau restait seule ouverte, comme on l’avait laisséela veille. Quand Raoul et M. de Rieux descendirent dansle fossé, les chiens de garde hurlèrent à l’intérieur des cours. Cefut tout. Personne ne se montra.

On se souvient peut-être que la veille, aumoment où elle était sur le balcon après le départ des demoisellesFeydeau, Céleste avait été effrayée par une vision. Elle avait cruvoir deux formes sombres glisser sur le glacis et disparaître dansle fossé même, au pied des murailles : un homme de grandetaille et une femme dont la tournure lui rappelait celle de laMeunière. Nos deux compagnons se dirigèrent précisément versl’endroit où la vision de Céleste avait disparu.

Il y avait là une petite poterne au ras dusol. M. de Rieux introduisit une clé dans la serrure. Laporte tourna sur ses gonds rouillés et laissa voir un escaliertaillé dans la pierre.

– Entrez, mon neveu César, dit Rieux ense découvrant et d’une voix qui se faisait tout à coup triste etgrave.

Raoul le regarda tout étonné.

– Entrez, vous dis-je, dans la maison devos aïeux, répéta M. de Rieux, qui s’inclina ;entrez, César de Rohan !

Raoul eut un frémissement par tout le corps,mais il obéit. Rieux et lui descendirent l’escalier en silence. Aubout d’une vingtaine de marches, leur pied rencontra le sol.

Ils étaient dans une grande salle souterrainevoûtée en arceaux et formée d’une nef centrale entre deux rangs debas-côtés, comme une cathédrale.

La grandeur de ces Rohan était toute dans lepassé. Ils avaient, comme disait Josselin Guitan, leur domaine sousterre. Le long des bas-côtés, deux longues lignes de tombeaux engranit noir de Pen-March se rangeaient, portant chacun une ou deuxstatues couchées, la tête sur un coussin de pierre, les piedsappuyés contre le lévrier symbolique.

À la voûte une lampe pendait par trois longueschaînes de fer.

M. de Rieux et Raoul, tout deuxdebout et découverts, restèrent un instant immobiles au milieu dela nef.

– Il paraît que nous sommes les premiersau rendez-vous, dit Rieux en regardant tout autour de lui.

Rien ne bougeait entre les deux perspectivesde tombes alignées. Raoul lui avait pris la main.

– Vous venez de prononcer des paroles,balbutia-t-il, faisant de vains efforts pour réprimer son émotion,qui m’ont mis dans le cœur un grand deuil et un grand espoir. Aunom de Dieu ! expliquez-vous !

– Il manque ici une tombe, répliqua Rieuxd’une voix brève et saccadée, car l’émotion le gagnait aussi :neveu, c’est toi qui l’y mettras. Ton père dort loin d’ici, et iln’y a qu’une croix de bois sur sa sépulture.

– Mon père ! répéta Raoul ;dois-je croire ?…

– C’était mon ami, neveu… mon ami et moncousin deux fois par Rohan et par Combourg. La première fois quej’ai touché ta main, j’avais des larmes dans les yeux.

Raoul se jeta à son cou etM. de Rieux le serra contre sa poitrine. Puis, sedégageant brusquement :

– Oh çà ! fit-il, en voilàassez ! Je crois que tu seras un vrai noble homme. Ce qui nousmanque, à nous autres, tu l’as : tu sais souffrir.

Il l’attira vers le bas-côté qui régnait àdroite de la porte.

– Regarde, reprit-il en montrant lapremière tombe, et réjouis-toi, si tu as de la gloriole. Voici lastatue de saint Winoch, ton premier aïeul. La légende dit qu’ilconvertit le géant de Corseult, mon premier ancêtre. Il y alongtemps, tu vois, que Rieux et Rohan sont cousins, ce qui ne lesa pas empêchés de se couper la gorge en toutes occasions.

C’est à peine si Raoul entendait, et certes,il ne comprenait point.

– Moi moi ! répétait-il sans savoirqu’il parlait, moi ! l’héritier de Rohan !

Et tout ce qui lui était arrivé depuis deuxjours se peignait à son imagination avec une violence soudaine. Ceroman si court, avec ses péripéties redoublées lui apparaissaitcomme un rêve. Il y avait juste deux fois vingt-quatre heures qu’ilétait parti de Rennes, pauvre, obscur, sans nom, sans ressources.La veille, la comtesse Isaure lui avait dit en parlant d’une pauvreorpheline comme lui, humble comme lui, aussi pauvre que lui :« Cela te portera bonheur de l’aimer ! »

Et le bonheur était venu, tous les bonheurs àla fois, un déluge de bonheurs ! De l’or, des grades, un nom,tout ce qu’on désire quand on n’a que la cape et l’épée, qu’on estjeune et qu’on se noie dans les songes fous ! Et par-dessusces félicités accumulées, la plus chère de toutes : la joie ducœur : Céleste allait être sa femme ! Si vous saviezcomme ce bon petit Raoul avait grand-peur de s’éveiller !

Pendant qu’il se plongeait avec délices danssa triomphante méditation, M. de Rieux le conduisait detombe en tombe ; il lui disait les noms de toutes ces noblesdames et de tous ces preux chevaliers.

Ils étaient à peu près au centre du bas-côté,devant la tombe de ce Guiomar de Rohan qui porta au roiLouis XI le défi de François de Bretagne dans le monastère dumont Saint-Michel, lorsqu’ils prêtèrent tous les deux l’oreille àune voix véritablement sépulcrale, qui partait des sombresprofondeurs de la colonnade, et qui disait :

– Venez-vous m’annoncer enfin que l’heureest sonnée ?

Raoul ouvrait la bouche pour interroger.

– Silence ! ditM. de Rieux, c’est le comte Guy que Dieu a frappé defolie : le père de ton père !

Raoul savait l’histoire de cette terrible nuitoù César de Rohan périt, écrasé par la malédiction paternelle. Sonsang se glaça dans ses veines.

– Va-t-il passer, reprit la voix, va-t-ilpasser aujourd’hui, l’ennemi des Bretons ? va-t-il passer,Philippe d’Orléans, régent de France ?

M. de Rieux et Raoul regardaient etne voyaient rien. Ils avancèrent encore. Quand ils furent au boutde la colonnade, ils virent remuer faiblement la statue couchée surla dernière tombe.

– Approchez, dit la voix, j’essaie laplace où je serai demain.

Raoul et M. de Rieux reconnurentalors que la prétendue image couchée sur la pierre était unvieillard à barbe blanche dont la maigreur était effrayante à voir.De Rieux se souvint que longtemps avant les événements de notrerécit, Rohan avait fait construire son mausolée, en tout semblableà celui de ses aïeux. L’écusson de gueules à neuf maclesaccolées d’or était en bosse dans le marbre du frontispice. Lecoussin d’un côté, de l’autre le lévrier couché, attendaient lastatue.

Le vieillard se souleva sur le coude etregarda les nouveaux arrivants. Ses yeux étaient ternes et fixes.Leurs orbites creuses et largement agrandies tenaient la moitié duvisage.

– Tu es Rieux, toi, dit-il ; tonpère était un Breton ? L’autre… qui est l’autre ?

Il se prit à trembler, et l’on entendit sespauvres os dégarnis de chair sonner contre la pierre de latombe.

– L’autre, balbutia-t-il ; oh !je le revois bien souvent ! César… César !

Il se laissa retomber de son long, ses lèvress’agitaient et murmuraient une prière en forme d’exorcisme. Puis,tout à coup, sa folie arrivant à la traverse :

– Lequel de vous vient de la partd’Orléans ? fit-il avec un retour de vigueur ; a-t-ilaccepté mon cartel ? Reste-t-il une goutte de sang chaud dansses veines ?

– Mon noble cousin, ditM. de Rieux, nous allons vous reporter sur votre lit,afin que vous preniez du repos. Vous avez besoin de toutes vosforces pour cette grande bataille…

Et se tournant vers Raoul, pétrifié par lastupeur, il ajouta :

– Dans une heure, cet homme seramort.

Chapitre 2L’AGONIE ROHAN

Raoul avait eu des joies au dessus même de sesdésirs. Il apprenait maintenant à souffrir des angoisses inconnues.L’élément tragique entrait dans sa vie jusqu’alors siinsoucieuse ; il ressentait pour la première fois cesprofondes tristesses qui semblent inséparables de toutes grandeurs.Cet homme avait tué son père et sa mère. Cet homme était sonaïeul.

Cet homme, si violemment frappé par la main deDieu, ne pouvait faire naître en lui qu’un sentiment de douloureusepitié, mais la tranquille quiétude de l’adolescent isolé sur laterre n’était plus. Raoul naissait à ces fatalités de famille. Lefuneste passé de Rohan tombait sur ses épaules comme un fardeauaccablant.

M. de Rieux avait pris le bras duvieillard et cherchait son pouls entre les deux ossements quiformaient son poignet. Il songeait à Valentine, cette noblecréature qui avait si vaillamment et si longtemps combattu, àValentine, dont le suprême espoir allait être déçu au moment mêmede vaincre ! En effet, Valentine comptait sur ce mourant quiglissait déjà dans l’éternité.

La main du comte Guy, humide et glacée,retomba sur le marbre dès que M. de Rieux l’eût lâchée.Il rouvrit les yeux au choc et parut étonné de revoir quelqu’unauprès de lui.

– Ah ! ah ! fit-il, pourquoim’éveiller de si grand matin ? Faites venir Remi, mon veneur…Mais n’est-il point défunt ? Faites venir son fils. Je veuxqu’on quête aujourd’hui vers le fond de la Sangle. Et s’il me rabatun ragot comme hier au lieu du grand vieux sanglier de laCroix-Carrée, je le chasse !

Son œil rencontra le regard consterné deRaoul. Ses traits flétris essayèrent un sourire.

– Vous voilà, César, mon fils,murmura-t-il, Comment avez-vous passé la nuit ? Et notre chertrésor, Valentine ? Donnez-moi votre main, César.

Raoul tendit sa main et il eut un froid partout le corps, en touchant celle du vieillard. C’était le contactd’une pierre mouillée et glacée. Le vieillard l’attira contre luiet lui dit à l’oreille :

– J’ai rêvé que vous étiez mort. César,mon pauvre enfant ! c’était moi qui vous avais tué… Et j’avaisvieilli de vingt ans ! Chose étrange que les rêves ! j’aivu cette nuit notre Valentine avec un petit enfant dans ses bras…En même temps, notre manoir s’écroulait, jetant de grands nuages depoudre au-dessus des décombres. Et la main d’un soudard de Francebroyait notre écu entre deux roches. Une voix cependant répétaitparmi ces ruines : « Rohan ne meurt pas ! Rohan nemeurt pas !… »

Ses yeux devinrent hagards, et il rejeta enarrière sa tête qui rebondit sur le coussin de marbre.

– Mais était-ce un rêve ? reprit-ilà voix basse ; pourquoi sommes-nous parmi ces tombes ?César, mon fils, je vois bien que tu as soulevé la pierre de tonsépulcre… Que me veux-tu ?

Il ferma ses paupières bleuies. C’était pitiéde voir ce visage hâve et sans chair, perdu dans les masses decette grande chevelure blanche.

– Mon noble cousin, ditM. de Rieux, ce sont là de folles pensées… Je vous prie,ne voulez-vous point réciter avec nous le Pater etl’Ave ?

La voix de l’agonisant était de plus en plusfaible et indistincte.

On l’entendit pourtant encore qui disait aulieu de répondre :

– Votre tombe est loin d’ici. Pourquoiavez-vous fait tout ce chemin, César ? Un mort peut-il allersi loin de son cercueil ?…

Son souffle commença à s’embarrasser dans sagorge.

– Qui donc a dit : « Rohan nemeurt pas ! » fit-il avec un sourire amer ; il n’y asous ces voûtes que des Rohan et que des morts !

Il fit effort pour se mettre sur son séant,mais il ne put.

– Où êtes-vous ? demanda-t-il.

On devinait encore sa pensée aux mouvements deses lèvres, mais sa voix ne sortait plus. Pendant une ou deuxminutes, on vit bien qu’il luttait contre l’étreinte de la mort.Rieux et Raoul se mirent tous deux à genoux.

Un grand soupir gonfla la poitrine duvieillard et une dernière fois sa voix s’éleva.

– S’il passe, prononça-t-il avec unsuprême effort, s’il passe enfin aujourd’hui, cet homme… ceFrançais… le Régent… dites-lui que je l’ai attendu jusqu’à la fin.Êtes-vous là ? je ne vous vois plus.

– Nous sommes là, répondit de Rieux.

– Dites-lui que je vais l’attendreencore… au tribunal de Dieu !

Ses bras s’étendirent le long de son corps.Ses yeux aveuglés restèrent grand ouverts. Un silence régna sousles voûtes.

**

*

Une heure s’était écoulée. Le soleil se levaitau dehors et chassait la brume vaincue. Dans le caveau, les chosesavaient changé d’aspect.

Le tombeau qui servait de couche mortuaire audernier comte de Rohan était entouré de cierges allumés. Outre nosdeux compagnons toujours agenouillés, il y avait une vieille femmeet un prêtre qui récitait l’oraison funéraire. On avait jeté unlinceul sur le corps. La vieille femme était Michon Guitan. Leprêtre était le recteur de Noyal-sur-Vilaine. Ils avaient pus’introduire sans obstacle, parce que le manoir avait été abandonnécette nuit-là même. Polduc avait besoin, ailleurs, pouraujourd’hui, de tous ses serviteurs.

Le prêtre disait les versets ; Rieux,Raoul et Michon entonnaient dévotement les répons. Il y avaitlongtemps que Rohan proscrit n’avait eu tant de pompes autour delui.

Tout à coup, au milieu de la monotone mélopéedes psaumes latins, un cri se fit entendre et une femme écheveléese précipita dans le caveau. Derrière elle, Josselin Guitansoutenait les pas chancelants d’une jeune fille.

Valentine de Rohan, c’était elle, traversa lecaveau d’un pas rapide et vint se mettre au-devant du lit de mortde son père. Elle posa sa main sur le cœur du vieillard.

– Vous avez trop tardé, madame, ditM. de Rieux à voix basse.

Le prêtre leva la main et voulut continuer saprière, mais Valentine lui imposa silence d’un geste impérieux.Elle approcha son visage tout contre celui du cadavre et l’appelapar son nom à haute voix.

– Faites préparer des chevaux, moncousin, dit-elle à M. de Rieux ; il faut que monpère soit à Rennes dans une heure.

Les assistants se regardèrent. La force d’âmea ses limites. Valentine avait-elle perdu la raison ? Commeelle vit que M. de Rieux restait là, bouche béante et lastupéfaction dans les yeux, elle répéta froidement :

– Faites !

Rieux se leva.

– Il faudrait un miracle… prononça toutbas le prêtre.

Valentine répliqua d’un ton assuré :

– Dieu nous le fera !

Puis, parlant à Rieux :

– Nous avons remué les cendres du moulin,dit-elle, nous avons fouillé chaque pouce du sol. Les papiers ontété brûlés. Rohan seul peut faire foi par sa parole. Il lefaut ! Je le veux !

Puis, appelant comme avait fait Josselin à laFosse-aux-Loups, elle cria par trois fois :

– Rohan ! Rohan !Rohan !

Chacun vit le cadavre tressaillir.

– Rohan ne meurt pas ! murmuraMichon Guitan.

Valentine fit un signe à M. de Rieuxqui sortit.

Quand il revint, le vieux comte était sur sonséant. Valentine l’entourait de ses bras. Il frissonnaithorriblement et ses yeux blancs n’avaient plus de prunelle, mais ilvivait. Et il souffrait, car cette âme revenue, qu’on avait étéchercher jusque dans la mort, rentrait de force dans le cadavre. Lalutte était poignante. De tous les fronts inclinés, l’épouvantetirait la sueur froide.

– Mon père, disait Valentine en leréchauffant de sa chaleur, en le ressuscitant de sa vie, mon père,vous n’avez pas le droit de mourir !

Le vieillard s’agitait sous son linceul. Sesgenoux se choquaient l’un contre l’autre et ses dents produisaientun grincement lugubre. Le mot de sacrilège était sur les lèvres duprêtre.

– Vivez mon père, répétait Valentineacharnée à son œuvre, vous le devez ! je le veux !

Pendant une minute qui sembla longue comme unsiècle, le comte Guy resta en équilibre entre la vie et la mort.Puis la vie prit le dessus. Ses lèvres se desserrèrent : ilrespira. Ses yeux reprirent un vague rayon.

– Je vois, dit-il.

Il ajouta presque aussitôt, car il avait laconscience de ce qui s’était passé :

– Me faudra-t-il mourir deuxfois ?

Il avait sa raison. Dans cette trêve courte oulongue que lui laissait la mort, il se retrouvait lui-même et aucunnuage ne couvrait plus sa pensée.

– Mon bien-aimé père, dit Valentine,regardez ces deux enfants qui sont là près de vous.

Elle avait pris Raoul et Céleste par la main.Ils étaient écrasés sous l’émotion de cette heure terrible.

– Je les reconnais, murmura le comte Guy.Voici mon fils… mais avais-je deux filles ?

Le revers de sa main glissa sur son frontlentement, et l’on entendit qu’il disait :

– Du repos ! par pitié, donnez-moidu repos !

– Ton flacon, Josselin ! commandaValentine.

Josselin Guitan avait sa gourde d’eau-de-vie.Valentine la prit et l’approcha des lèvres du vieillard, qui larepoussait de la main.

Rieux détourna la vue.

– Ayez compassion de lui, madame, s’écrieRaoul.

– Ma mère, pitié ! pitié !murmura Céleste, que l’horreur faisait frissonner de la tête auxpieds.

Le prêtre se signa. Josselin restait immobileet muet. La vieille Michon interrompit son rosaire pours’écrier :

– Vous agissez bien, Demoiselle !tout ce qui a porté le nom de Rohan est là qui vous écoute et quivous regarde. Sauvez le nom de Rohan !

Valentine se mit à genoux auprès dutombeau.

– Mon père, dit-elle… Celui-là n’estpoint votre fils César, car la terre ne rend pas sa proie aprèsquinze années… Celle-là n’est pas Valentine, et Dieu veuille queson pauvre cœur ne soit jamais torturé comme le mien l’est en cetinstant ! Celui-là est le fils de César ; celle-là est lafille de Valentine. Ils n’ont pas de nom, le parlement estassemblé, qui attend votre témoignage, mon père… Vous seul pouvezleur rendre ce qu’ils ont perdu par vous…

– Que sont les choses de ce monde !…murmura le vieillard.

– Vous seul, mon père, pouvez rendre auxderniers de votre race ce qu’ils ont perdu par vous : vousseul pouvez ressusciter Rohan !

– Il n’y a plus de Bretagne, il ne fautplus de Rohan !

– Mon père ! oh ! monpère ! je suis à vos pieds… j’implore…

– Laisse-moi respirer !… dit lecomte Guy dont les yeux agrandis suppliaient.

Un murmure s’échappa de toutes les poitrines.Valentine se retourna impérieuse, inflexible.

– Éloignez-vous !ordonna-t-elle ; je veux être seule avec mon père !

Michon Guitan saisit le prêtre, qui allaitrépliquer, et l’entraîna en disant :

– Celle-là est la Rohan deBretagne !

Valentine était seule auprès du vieillard.

– Regarde-moi, Rohan, dit-elle, moi quetu as chassée et maudite, moi qui étais innocente comme ton filsCésar que tu as tué ! Regarde-moi, Rohan, j’ai sur le corpsces vêtements de paysanne que je porte pour veiller sur toi depuisquinze ans et pour te protéger. Regarde-moi, Rohan, etréveille-toi ! tu as immolé ta propre race ! Hier, lefils de ton fils n’avait pas d’asile ; hier, la fille de tafille était servante de l’usurpateur. Tout cela pour toi ! etpar toi ! Rohan, Rohan ! tu dors :Réveille-toi !

– Grâce ! balbutia le vieillard.

– Grâce ! répéta Valentine, qui lecouvait de son regard brûlant ; ils disaient cela autour detoi, tes vassaux agenouillés, tes serviteurs en larmes, le jour oùtu condamnas ta fille !

Le comte Guy se couvrit la face de ses mains.Valentine se pencha sur lui.

– Pas de grâce, Rohan, comte de Rohan,mon père, toi qui descends des rois ! reprit-elle : cemot n’a pu t’échapper qu’en rêve, Rohan, mon seigneur ! Tu esterrassé, redresse-toi ! Dieu donne à tous l’heure del’expiation : la voici venue pour toi, Dieu te la donne.Debout, Rohan, et profite de l’heure de Dieu !

Elle était tout contre le vieillard ; sonhaleine le brûlait. Quelque chose d’ardent jaillissait de sesyeux.

– J’irai… fit le comte Guy, maisdonne-moi le temps… demain…

– C’est aujourd’hui !

– Ce soir…

– C’est à l’heure même.

– Que dirai-je ?

– La vérité.

– Ils ne me croiront pas, ma fille.

– Rohan n’a jamais menti, mon père. Quelparchemin vaut la parole de Rohan ?

Le vieillard essaya un mouvement.

– Je ne puis, murmura-t-il accablé etparalysé ; sur l’honneur de mon nom, je ne puis.

Valentine se tordit les mains.

– Nous sommes perdus ! fit-elle.

La vieille Michon vit cela de loin ; lesautres aussi. Les autres eurent un poids de moins sur lecœur : la terrible bataille leur sembla finie.

Mais Michon se mit à genoux et baisa laterre.

– Dieu ! s’écria-t-elle, dans l’élanpassionné de son dévoûment, je te promets un cierge plus gros dixfois avec le cierge pascal, dût mon gars Josselin mendier par lesroutes ! Bonne Vierge, Vierge Marie je ferai le pèlerinage desainte Anne d’Auray, et sainte Anne fut votre mère, à pied, piedsnus, sans manger ni boire autre chose que le pain de l’aumône etl’eau des ornières le long du chemin ! Seigneur Dieu !prenez mon sang, prenez ma vie et que le fils de Rohan garde lamaison de ses pères !

Le vieillard tourna la tête pour voir quiavait parlé. Valentine couvrit ses mains de baisers, car l’espoirrenaissait en elle.

– Vous ne savez pas, mon bien-aimé père,reprit-elle doucement, j’avais les preuves, c’est par vous, c’est àcause de vous que je les ai perdues. Elles étaient dans les ruinesdu moulin, et lorsqu’on y a mis le feu hier, par ordre de cemisérable à qui vous aviez donné autrefois toute votre confiance,Alain Polduc, rien ne m’était plus aisé que d’aller quérir lecoffre où je les avais enfermées. Mais il eût fallu vous abandonnerun instant, mon père, tout seul, au milieu des flammes…

– Aide-moi, dit le comte Guy, je vaisessayer. Valentine le prit à bras le corps en remerciant Dieu dansson âme.

– Ah !… fit-il en un gémissement, jene puis… je me meurs !

– Non, mon père ! s’écria Valentineen le serrant contre sa poitrine, ma vigueur entre en vous. J’ensuis sûre, je la sens qui passe de moi dans vos veines… Rohan nesaurait mourir avant d’avoir fait son devoir !

Les pieds du comte Guy touchaient le sol.

– Tu as raison, dit-il : tant qu’illui reste une tâche à remplir, Rohan ne meurt pas. Qu’on selle moncheval !

Il repoussa Valentine et passa sans chancelerau milieu des assistants stupéfaits. Il gagna ainsi les douves, oùJosselin Guitan lui présenta l’étrier.

Il se mit en selle droit et raide. Tout lelong du chemin, depuis le manoir jusqu’à Rennes, il tint la tête dela cavalcade.

Chapitre 3ROHAN NE MEURT PAS

Aussitôt que le comte de Toulouse connut lesmesures extrêmes prises contre les paysans révoltés de laFosse-aux-Loups, il fit partir un détachement de ses gardes,escorté par les sapeurs de la ville, avec ordre de déblayerl’entrée des grottes. Il fit cela par humanité d’abord, car c’étaitun noble cœur ; il fit cela ensuite par politique. Son opinionétait qu’on ne pouvait point abattre la résistance bretonne par laterreur. Un semblable massacre avec ses hideuses conséquencesdevait soulever la province tout entière.

Yves Quimper de Lanascol, écuyer de lacomtesse de Toulouse, fut chargé de conduire les travailleurslibérateurs. L’harmonie toute celtique de ce vaillant nom deBasse-Bretagne indique elle-même la pensée du prince. Il voulaits’entourer et entourer sa femme de Bretons.

Lanascol, âgé de vingt ans, avait, à quelquessemaines de là, quitté pour la première fois le manoir paternel. Enpartant, il avait essuyé les larmes de sa bonne mère à force debaisers et promis qu’il gagnerait de l’honneur. Et tout le long dela route qu’il faisait à cheval, depuis les Montagnes Noiresjusqu’à ce bassin plat et brumeux où la ville de Rennes est assise,Yves songea à sa mère bien-aimée.

Voilà qu’une bonne occasion lui venait degagner de l’honneur ! Yves de Lanascol, reconnaissant jusqu’àl’enthousiasme, baisa la main du prince et sauta en selle.

– Ma mère sera contente, sedisait-il.

Sa mère porta le deuil. On raconte encore lamort du pauvre écuyer Yves Quimper de Lanascol, aux veillées duFinistère. La légende dit qu’il était beau, ce qu’il fit prouvequ’il était brave.

Il était nuit encore quand il arriva avec satroupe sous l’étang du Muys. On se mit tout de suite à l’ouvrageet, dès qu’il y eut un passage ouvert, Lanascol entra le premier encriant :

– Pardon pour tous !

Il se heurta contre les corps morts de ceuxqui s’étaient fait tuer derrière la grille. On alluma des torches.Les grottes étaient désertes. Lanascol traversa la grande galerietoute jonchée des débris de l’orgie. Il parvint à la chambre duconseil, où était le cadavre de Yaumy, le joli sabotier.

La draperie d’argent relevée laissait voir laniche, et dans la niche l’ouverture par où les Loups avaient opéréleur retraite. Cette ouverture rendait des bruits confus etprofonds.

– Ils sont là ! se dirent lessoldats et les pionniers.

Lanascol, malgré les prières des siens, montrasa poitrine découverte à l’ouverture et cria de nouveau que SonAltesse le gouverneur de Bretagne donnait quartier à tous lespaysans révoltés. On ne lui répondit point. Il dit : –Avançons !

Chacun savait bien que ces grottes étaientpleines de précipices. La troupe hésitait. Lanascol saisit unetorche la brandit au-dessus de sa tête et s’élança dansl’ouverture. On entendit ce cri : – Ma mère !… Lanascolet sa torche avaient disparu dans l’abîme qui s’ouvrait à dix pasde l’entrée.

Telle fut la nouvelle que les gardes deToulouse rapportèrent en la ville de Rennes. Cela se répandit avecla rapidité de la foudre dans les hôtels nobles comme dans lesloges du petit peuple. Les Loups avaient dû mourir tous jusqu’audernier dans ce précipice sans fond. Il n’y avait plus deLoups !

Comme on le pense bien, ni M. l’intendantde l’impôt, ni M. le sénéchal, ne s’étaient couchés cettenuit-là. Ils furent des premiers à savoir la nouvelle. Au petitjour, Alain Polduc était dans le cabinet de son beau-père.

– Vainqueurs sur toute la ligne !s’écria-t-il ; tout a disparu, tout !… mon excellent ami,hier au soir j’ai bien cru que nous étions noyés sansressource !

– Et moi donc ! répartitFeydeau.

– Ah ! beau-père, beau-père !reprit Polduc avec effusion, quand j’ai vu M. de Rieuxdonner du pommeau de son épée au visage de ce lâche coquin deYaumy ; quand j’ai vu madame Isaure tenir tête à tout lemonde, et le seigneur Martin Blas prisonnier au milieu d’un cerclede patauds inconnus, j’ai eu bien envie de monter à cheval et dem’en aller tout d’un trait à Saint-Malo louer une barque pourpasser en Angleterre.

– Comment ! fit Achille Musée avecun mouvement d’épouvante rétroactive, ça a été jusque-là ?

– Mon beau-père, répondit Polduc, entrel’abîme et nous, il y avait juste l’épaisseur d’uncheveu !

– Mais maintenant mon gendre ?

– Maintenant, j’ignore comment la choses’est faite, mais il est certain que tous ceux que nous avonslaissés dans les grottes sont morts à l’heure qu’il est. Or,comptez sur vos dix doigts : Yaumy, qui en savait trop long etqui nous gênait ; Martin Blas, qui nous faisait peur ;Valentine, notre tête de Méduse, et très-probablement son vieuxpère, s’il n’était pas déjà défunt, et très-certainement, Céleste,sa fille. Je ne parle même pas de Josselin Guitan et de sa mère quia si bien failli nous garder dans le pétrin…

– Alors, mon gendre, s’écriaAchille-Musée, enchanté, nous n’avons plus qu’à fêter notrevictoire ?

– Erreur, mon beau-père ! Ce petitRaoul qui a sauvé hier la comtesse de Toulouse nous reste sur lesbras. L’hydre a encore une tête. Ce matin, s’il vous plaît, nousallons nous mettre en quatre et dépenser un million, pour que cesoir nous soyons les maîtres définitivement !

**

*

Il était onze heures du matin. Legros, comme on appelle encore la menue cloche del’Hôtel-de-Ville, sonnait de minute en minute ce coup unique etprolongé qui annonçait les délibérations solennelles du parlementbreton.

Or, la délibération d’aujourd’hui étaitsolennelle entre toutes. Les États de Bretagne, rassemblés enséance extraordinaire ; sur l’ordre du prince gouverneurlui-même, avaient convoqué les quatre chambres du parlement.

Cela ne s’était vu qu’une fois, lors du votede résistance contre les subsides demandés parM. de Mercœur dans la guerre contre le Béarnais.

Il s’agissait de juger le grand procès deRohan.

À Dieu ne plaise que nous prétendions riendire contre les magistrats du parlement rennais, encore moinscontre messieurs des États ! Il est certain, cependant,qu’Alain Polduc et le million de son beau-père avaient trouvé à quiparler depuis ce matin. Dans l’opinion de tous, le procès étaitjugé d’avance. Il y avait quinze ans et plus que le litige étaitpendant ; Alain Polduc avait droit : on ne pouvait pluslongtemps lui refuser justice.

Aussi, quand mesdemoiselles Feydeau sortirentde l’hôtel dans le carrosse de leur père, toute une populace, quiavait eu sa petite part du million, se mit-elle à suivre encriant : – Dieu garde Rohan et les bellesdemoiselles !

La ville était encore fortement émue desévénements de la nuit précédente. Les maisons restaient désertes.Rennes tout entier était descendu dans les rues qui avoisinaient lepalais des États. La place du palais elle-même semblait une meragitée, tant la foule l’emplissait exactement.

La maison des États, qui est maintenant lepalais de Justice, à Rennes, est un quadrilatère dont la faceméridionale (la façade) est occupée par la salle des Pas-Perdus.Les trois autres côtés sont tenus par des salles d’audience quidonnent sur trois galeries intérieures. La grand’chambre actuelle,où se tenaient les séances des États, prend la face orientale dumonument. La décoration en est magnifique. Le plafond est deCoypel, les peintures murales appartiennent à Jean Jouvenet. Lestentures en point de Flandre avaient coûté quinze cent mille livresà Honoré d’Albert, duc de Chaulnes, avant-dernier gouverneur deBretagne.

Cette salle, d’aspect monumental, était digneen tout de sa haute destination et de la fière province dont elleabritait les représentants.

Mais ce jour-là elle était de beaucoup troppetite, et les portes élargies des deux salles voisinesétablissaient une communication rendue nécessaire par la présencedu parlement et de tous les corps d’état. Un double trône, placé aucentre de l’enceinte, était réservé à Leurs Altesses. Le présidentdes États s’asseyait immédiatement au-dessous. À droite, troissièges attendaient Rohan et ses filles adoptives. Rohan, bienentendu, c’était Alain Polduc.

La séance ouvrit à onze heures. Le présidentde Montméril fit le rapport. À onze heures et demie Leurs Altessesentrèrent par la porte du greffe, et l’intendant Feydeau fitaussitôt porter un dais aux armes de Bourbon et de Noaillesau-dessus de leurs trônes.

On trouva froid et trop bref le sourire deremercîment que le prince gouverneur lui adressa. Leurs Altessesenvoyèrent, au contraire, un salut gracieux et tout bienveillant àM. de Rieux, qui entrait en même temps qu’elles, portantson nouveau costume de brigadier des armées du roi, et qui venaitprendre son poste à la grande porte.

Achille-Musée, qui jusqu’alors avait étéradieux, eut un méchant pressentiment et se tourna vers son gendre.Celui-ci attendait non loin de M. de Rieux, avec lesdemoiselles Feydeau. Il fit signe à son beau-père. Puis, voyant quecelui ci s’agitait sur son siége comme si le coussin en eût étérembourré d’épingles, il traça quelques mots sur ses tablettes, etlui envoya un pli fermé par un huissier.

Le billet trouvé sur Feydeau après la séancecontenait ces mots : « Nous sommes sauvegardés de toutesparts. Il y a deux mille hommes à nous au dedans et au dehors dupalais. »

Par le fait, Alain Polduc avait acheté cematin toute une armée. Mais de tous les traficants, les pluseffrontés voleurs sont ceux qui font marchandise d’eux-mêmes.

Nous avons besoin de dire, avant de raconterla scène étrange qui se passa ce matin au palais des États deBretagne, comment était constituée la foule compacte, massée àl’intérieur de l’édifice, dans les vestibules, sur les perrons etsur la grande place. La foule, en effet, joua son rôle importantdans ce dernier acte de notre drame.

Au dehors, sur la place du palais, il s’étaitfait une sorte de travail d’épuration parmi la cohue. Tout le longde la petite rue Saint-Benoît, située sous les fenêtres de lagrand’chambre, le long du couvent des capucins et aux alentours dela place, c’étaient des paysans du domaine de Rohan-Polduc et destenanciers de Feydeau. Ils avaient systématiquement repoussé lesfemmes et aussi le peuple des basses rues de Rennes. Évidemment, onles avait apostés là à dessein.

Au centre de la place et sur les degrés,c’étaient aussi des paysans, mais des paysans de la forêt, à l’airfarouche, à la tenue sauvage. Leurs figures basanées se cachaientsous de grands chapeaux de paille ou de feutre, d’où s’échappaientleurs chevelures ébouriffées. Ils étaient là en troupe serrée.Leurs mouvements se faisaient tout d’une pièce. Ils avaient refouléles tenanciers de Polduc, sans mot dire et par le seul poids deleur masse.

On en voyait jusque sur le perron, côtoyantles derniers rangs des gentilshommes. Les gentilshommesencombraient les vestibules, escaliers et galeries jusqu’à l’entréemême de la salle des États.

Comme midi sonnait à l’horloge del’Hôtel-de-Ville, on vit arriver par la rue Saint-Georges unsingulier cortége qui avait grand’peine à obtenir passage. C’étaitune paysanne dont les traits disparaissaient presque complétementsous son capuchon de bure amplement rabattu ; elle tenait unejeune fille par la main. C’était ensuite un vieillard enveloppédans un grand manteau, qui était soutenu par un gars de la forêtd’un côté, par un gentilhomme tout jeune et brillamment costumé del’autre. C’était enfin une femme d’âge, pipe en bouche et rosaire àla main.

– Holà ! nos bonnes gens, dirent lespremiers paysans qui les virent à l’embouchure de la rueSaint-Georges, vous ne passerez point, quand vous seriez la reineet le roi !

– Place ! fit le jeunegentilhomme.

Le vieillard n’ouvrit point la bouche. Lapaysanne saisit le bras de celui qui avait parlé.

– As-tu vu l’incendie du moulin de laFosse-aux-Loups, François Lequien ? murmura-t-elle ; j’aipassé au travers de ces flammes… gare à ceux qui me feront obstacleaujourd’hui. Dis-leur que je suis la Meunière !

François Lequien arracha son bras comme s’ileût été dans le feu. Il se pencha vers ses voisins. Ce mot courutde bouche en bouche :

– La Meunière !

Et dans cette masse où vous n’auriez puglisser votre bras, une large trouée se fit comme parenchantement.

À ce moment, dans la grand’chambre, le premierprésident prenait la parole pour résumer les prétentions de Polducet les instances des demoiselles Feydeau.

La paysanne, le vieillard, le jeunegentilhomme, le gars et la bonne femme, s’engagèrent dans la voiequi leur était ouverte. Chacun se reculait d’eux avec terreur. Onse signait à la vue du vieillard, ce mort qui marchait ! –Quelle diablerie allait faire la Meunière ?

Quand les rangs des vassaux de Polduc et deFeydeau furent percés, le cortége vint se heurter contre un nouveaumur humain : ces hommes à feutres rabattus et à grandeschevelures : sabotiers, charbonniers et bûcherons.

– Place ! dit encore le jeunegentilhomme.

Les hommes de la forêt le mesurèrent d’un œilinsolent et se mirent à rire. Aucun d’eux ne bougea.

– Julot ! dit la paysanne àdemi-voix.

Tous ceux qui l’entendirent dressèrentl’oreille.

– Josille ! continua la paysanne,Francin ! Benoît !

Quatre bons gars s’avancèrent tête nue.

– Prenez-moi ce vieil homme sur vosépaules, ordonna la paysanne, et allez en avant jusqu’à ce que jevous dise : C’est ici :

Un nom, cependant, avait encore couru debouche en bouche : ce n’était plus celui de la Meunière. LesLoups disaient : – La Louve !

Car tous ceux qui étaient là, c’étaient lesLoups de la forêt de Rennes, sauvés cette nuit par Valentine deRohan. Un pont de planche jeté sur ce précipice où le pauvreLanascol avait trouvé la mort, leur avait livré passage. Le dernierfugitif avait, d’un coup de pied, poussé le pont au fond del’abîme.

Le nom de la LOUVE fit osciller toutes cessombres têtes d’un bout à l’autre de la place.

On vit bientôt s’élever au-dessus du niveau lapâle figure du vieillard ; porté à bras, et dont les cheveuxblancs flottèrent au vent. Les quatre porteurs trouvèrent partoutla route ouverte au-devant d’eux, jusqu’au perron.

Mais en arrivant au pied du perron, il fallutlutter encore. C’étaient maintenant les gentilshommes qui barraientla route. La paysanne dégrafa son mantelet à capuce, qui découvritun noble et beau visage.

– Messieurs, dit-elle en rejetant enarrière les riches boucles de ses cheveux, tandis que son humbledéguisement tombait à ses pieds, ne voulez-vous point livrerpassage à la comtesse Isaure ?

– Vive Dieu ! répondit le cadet deLaval, s’ils ne le voulaient pas, belle dame, il faudrait doncjouer de l’épée, car moi je le veux !

Mais tous le voulaient. Qui donc, parmi lajeune noblesse de Rennes, eût fait mine de résister à la belle desbelles ? Les quatre Loups qui portaient le vieillardpassèrent. On ne faisait nulle question, quoique chacun pût biendeviner qu’un événement étrange allait avoir lieu.

Après le vieillard, madame Isaure venait,tenant toujours par la main cette charmante jeune fille quemessieurs de la noblesse reconnaissaient pour l’élue de cette nuit.Tous ils l’avaient vue apporter les clés de la ville sur un platd’or.

Derrière Isaure et sa compagne, arrivaientJosselin et dame Guitan. Ces deux derniers, après qu’on euttraversé le vestibule, monté les escaliers et franchi les galeries,s’arrêtèrent au seuil de la grand’chambre, en dehors.

Le vieillard, les deux femmes et le jeunegentilhomme entrèrent sous la carrée en tapisserie flamande quidécorait la porte principale. M. de Rieux, qui était là,dit tout bas à madame Isaure :

– Pas encore.

En même temps il détacha l’embrasse quirelevait le lourd rideau. La draperie tomba. Notre cortége devintsubitement invisible pour les gens qui étaient dans la salle. Lepremier président achevait à cet instant son résumé qui penchaitmanifestement en faveur de M. le sénéchal et de ses fillesd’adoption. De nombreuses marques de contentement accueillirent sapéroraison : il y eut là pour cinq ou six cent mille livrestournois d’enthousiasme, au plus juste prix.

Mais au moment où M. le sénéchal et sesdeux filles s’ébranlaient sur un signe du maître des cérémonies,l’intendant Feydeau arrêta son gendre. Il venait de recevoir unbillet passé de main en main, et de larges gouttes de sueurrayaient son fard.

– Nous sommes perdus !balbutia-t-il.

Polduc haussa les épaules et passa outre.Alors, sous la carrée qui fermait la porte principale,M. de Rieux dit :

– Il est temps !

Et il se mit en marche, précédant lui-même lecortége mystérieux.

Quand la tête morne et toujours belle du vieuxcomte Guy parut au-dessus des autres têtes, une longue rumeur sefit dans la salle des États. M. de Toulouse se leva deson trône, et tout le monde dit – c’est pour saluerRohan !

La perruque du pauvre intendant s’affaissa. Onne le vit plus. Il s’était évanoui comme une vieille femme qu’ilétait.

Polduc, au contraire, fendait la foule d’unair content et fier. Ces rumeurs, il les prenait pour lui. Ce nomde Rohan, il se l’appliquait tout naturellement et rendait grâces,à part lui, au coffre-fort de son beau-père qui lui faisait une sibelle fête. Il ne s’aperçut de ce qui se passait derrière lui qu’enarrivant aux degrés de l’estrade. Mademoiselle Olympe etmademoiselle Agnès avaient déjà monté les marches.

Polduc se retourna parce queM. de Rieux lui toucha l’épaule. À la vue de Rohan portéainsi comme en triomphe, les yeux du sénéchal s’injectèrent et saface livide se décomposa. C’était un homme foudroyé sur place.

Madame Isaure, passant devant lui, écarta dela main les deux demoiselles Feydeau, qui choisissaient leurssièges et comme celles-ci lui demandaient fièrement de quel droit,elle répondit :

– Ces siéges sont à Rohan ; ce n’estpoint ici votre place, mes belles !

Puis elle ajouta en s’asseyant après safille :

– Nous sommes les Rohan !

Raoul était debout derrière son siége. Lesquatre porteurs avaient déposé le vieillard sur le fauteuil dumilieu, plus élevé que les autres.

La rumeur avait cessé. L’émotion de tous setraduisait en un profond silence.

On vit alors quelque chose d’inouï dans lesfastes parlementaires. Leurs Altesses, le prince gouverneur et safemme traversèrent l’estrade dans toute sa largeur et vinrentau-devant de celle que madame de Toulouse avait insultée la veille,en plein bal, sous le nom de la comtesse Isaure. Madame de Toulouselui présenta la main et la baisa au front.

– Monseigneur, dit Valentine, voicimonsieur mon père, le comte Guy qui est proscrit par sentenceroyale. J’ai besoin qu’il parle. Étendez sur lui votre protection,afin qu’il soit entendu.

– Rohan est ici parmi ses pairs, réponditle comte de Toulouse ; j’apporte de Paris l’ordre du roi quilui rend ses titres et ses biens.

Puis, se tournant vers le vieillard :

– Parlez, comte, vous êteslibre !

Un peu de sang monta aux joues terreuses duvieux Breton.

– C’est peut-être la volonté de Dieu,murmura-t-il, que la Bretagne soit sauvée par la France.

Puis d’une voix qui déjà n’était plus de laterre.

– Bourbon ! reprit-il, tu es unnoble prince. Je veux bien porter témoignage devant toi… Voici lefils de César, mon premier né. Voici la fille de maValentine : tous deux issus de légitimes unions… tous deuxRohan, je le jure !

Il se tut. Le comte de Toulouse fit un pasvers lui la main tendue. Mais Rohan avait fait son devoir. Sondernier mot avait été son dernier soupir. La mort le sauvait decette alternative : donner sa main bretonne à un Français,refuser sa main loyale au plus loyal des chevaliers. Il était tombéd’un temps, tout d’une pièce et sans chanceler.

Rieux dit :

– Il s’est couché, du moins, en saplace ! Voici son fils, Rohan ne meurt pas !

Chapitre 4VALENTINE DE ROHAN – CONCLUSION

En cette séance du parlement de Rennes, Césarde Rohan et Marie sa cousine furent solennellement reconnus. Ce futmadame de Toulouse qui réunit leurs mains pour les fiançailles.Quand on sortit du palais des États, le prince gouverneur fit signedu haut du perron qu’il voulait parler. Valentine était auprès delui. Les Loups applaudirent d’un bout à l’autre de la grandeplace.

– Bonnes gens, dit le prince, la guerreest finie entre vous et nous. Le roi (et il appuya sur ce mot leroi comme s’il eût voulu écarter la personne du Régent, odieuse àla Bretagne), le roi vous aime et c’est pour cela qu’il m’a envoyévers vous. Je vous apporte l’oubli du passé avec la promesse dejours meilleurs ; et pour preuve, bonnes gens, voici le filsde vos anciens seigneurs que le roi vous rend. Il était comte, leroi le fait duc.

Il prit Raoul par la main et acheva au milieudes acclamations commencées :

– Pour que le nom de Polduc, souillé parun traître tombe dans l’oubli, celui-ci est le duc deRohan-Rohan !

**

*

On dit qu’après ce grand triomphe, madameValentine, rentrée en son hôtel, trouva au seuil de son oratoireMorvan de Saint-Maugon agenouillé.

Feydeau et ses deux filles étaient partis pourParis à la suite de la séance. Alain Polduc avait disparu. Voici cequi se raconta tout bas dans les loges de la forêt deRennes :

Josselin Guitan lui avait dit un jour sous sonserment :

– Tu mourras de ma main !

On retrouva le corps de Polduc dans lecimetière de Noyal, entre les tombes de César et de Jeanne deCombourg, sa femme. Le bourreau était couché entre ses deuxvictimes.

En terminant, nous constaterons que levoyageur Julot raconta les merveilles de Paris jusqu’au dernierjour de sa vie et que dame Michon reprit avec honneur son poste defemme de charge du manoir.

Les mémoires du temps n’ont qu’une lacune, uneseule, mais elle est regrettable : Malgré nos recherchessérieuses, nous n’avons jamais pu découvrir si le romanesqueMagloire fut enfin l’époux de Sidonie.

FIN

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