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La Machine à assassiner

La Machine à assassiner

de Gaston Leroux

Avant-propos

 « La machine à assassiner ! » quelle est cette invention nouvelle ?et le besoin s’en faisait-il réellement sentir ?

Il ne s’agit peut-être, après tout, que de cette vieille invention, sortie des mains de Dieu, aux plus beaux jours d’Éden, et qui devait s’appeler :l’Homme !

En vérité, l’Histoire, depuis ses premières empreintes aux parois des cavernes jusqu’aux plus récents rayons de nos bibliothèques, est là pour attester que l’on n’a point encore trouvé de meilleure mécanique à répandre le sang !

Vouloir faire mieux que le Créateur,c’est là le fait d’un génie diabolique, une nouvelle forme de la lutte éternelle entre le Prince des lumières et celui des ténèbres !

Le Malin se glisse où il veut !Pour ceux qui ont lu La Poupée sanglante qui est à l’origine de ce récit, il ne peut faire de doute qu’il ait élu domicile dans la boutique du vieil horloger de l’Île-Saint-Louis,ni que ce soit lui qui anime de ses maléfices le triple mystère qui, dans cet antique quartier, tout gris encore de la poussière des siècles, met aux prises, d’une part : l’inquiétante famille du vieux Norbert, lequel passe pour chercher le mouvement perpétuel, aidé de sa fille, la belle Christine, et de son neveu,le prosecteur Jacques Cotentin, – et, d’autre part : lemarquis de Coulteray, cet être éternellement jeune, qui a quaranteou deux cents ans, on ne sait au juste, et qui fait, à côté de lamarquise, sa femme (si pâle et toujours agonisante), une singulièrefigure d’empouse, – vieux mot qui, dans le langage satanique,désigne les vampires, tout simplement, – enfin, en troisièmelieu : le terrible Bénédict Masson, le relieur d’art de la ruedu Saint-Sacrement, qui vient d’être condamné à mort et exécutépour avoir brûlé dans son poêle, une demi-douzaine de jeunes etjolies femmes – au moins !

Et, à ce propos, il convient de citerici la dernière phrase du volume précédent, intitulé La Poupéesanglante. L’auteur avait traité de « sublime »l’aventure de Bénédict Masson. En quoi donc pouvait être sublimeune aventure qui conduisit son héros à une mort aussiignominieuse ? – « En ce que cette aventure, répliquaitl’auteur, ne faisait que commencer… » Voilà des lignes qui,s’appliquant à un homme qui vient d’avoir la tête tranchée,apparaissent bien étranges… Aussi n’a-t-il pas moins fallu d’unsecond volume que voici et que nous appelons : La Machineà assassiner, pour qu’elles soient expliquées d’une façonpeut-être redoutable, mais à coup sûr, normale…

… Normale, car nous avons laScience avec nous qui nous protège, nous soutient, nous encouragedans cette incursion vertigineuse aux bords du GrandAbîme…

– La Science, dites-vous ?…Tout à l’heure, vous parliez de Satan ?…Satan ?…

– Eh bien ?… eh bien ?…eh bien ?… Peut-être s’entendra-t-on un jour sur le nom qu’ilfaut donner à tout ce qui nous éloigne de la CandeurPremière…

Chapitre 1La « camomille » de mademoiselle Barescat

 

Voici une petite rue paisible, endormiedepuis deux siècles, où le plus gros événement de la journée pourcertains fossiles qui achèvent de sécher derrière la porte de leurboutique ou les rideaux de leur fenêtre est un couple de touristeségarés qui passe, une visite inattendue chez le voisin, la sortieinopinée d’une jeune personne qui a mis une toilette neuve, lesstations répétées de « la demoiselle de l’horloger » chezle relieur d’art, et, tout à coup, ce quartier apprend que lerelieur d’art est arrêté pour avoir chauffé son poêle avec unedemi-douzaine de pauvres femmes qui s’en sont ainsi allées en fuméeet qu’il a été surpris dans sa besogne d’enfer par cette mêmedemoiselle de l’horloger qui n’a dû qu’à un miracle d’échapper ausort qui l’attendait !

Il n’est certes point difficiled’imaginer la perturbation apportée dans les mœurs et les habitudesde ce coin de l’Île-Saint-Louis et, particulièrement, dans lasociété de Mlle Barescat, mercière, par ce drameépouvantable.

Du quai de Béthune à l’Estacade, onvivait sous le « régime de la terreur »… comme disaitMme Langlois, ex-femme de ménage de cet affreuxBénédict.

Le commerce de la serrurerie avait fait,dans l’Île-Saint-Louis, de brillantes affaires, pendant les moisqui s’étaient écoulés entre l’arrestation et l’exécution deBénédict Masson. Il n’y eut jamais tant de verrous aux portes etjamais les portes ne furent mieux fermées la nuit.

Par peur de quoi ? Que BénédictMasson ne s’échappât ?…

Peut-être, mais il y avait aussi autrechose…

Personne n’allait plus chez l’horlogerdepuis que le bruit s’était précisé que, de ce côté, il y avaitencore « un sacré mystère ! » (selon l’expression deM. Birouste, herboriste)… « un sacré mystère que leprocès du relieur n’avait nullement éclairci ».

Les uns parlaient à mi-voix d’unséquestré ; les autres (comme M. Birouste) assuraientqu’il s’agissait d’un malade tout à fait exceptionnel que leprosecteur, aidé de l’horloger et de sa fille, traitait d’une façonnon moins exceptionnelle et il ajoutait :

« S’il est bien gardé, c’est qu’ilest peut-être dangereux… je ne puis vous dire qu’une chose, c’estque je sais que le prosecteur lui travaille le crâne !…Souhaitons pour le quartier qu’il ne s’échappe pas !»

Comme on le voit, les propos deM. Birouste n’étaient point rassurants dans un moment oùl’Île-Saint-Louis n’avait vraiment pas besoin qu’on lui apportât denouveaux sujets d’inquiétude.

Cependant, l’exécution de BénédictMasson, à Melun, avait calmé bien des nerfs… Certainesarrière-boutiques revirent peu à peu leurs réunions du soir etc’est ainsi que nous allons pouvoir assister « à lacamomille » de Mlle Barescat qui était servie le mercredi etle samedi, à domicile, quand les neuf coups de l’heure avaientsonné à Saint-Louis-en-l’Île.

Ce ne fut pas sa plus brillante« camomille »… Il n’y vint que trois personnes« pour y faire honneur », mais l’événement qui s’yproduisit, par son importance immédiate et par ses conséquencesincalculables, en fit certainement une « camomille »historique…

M. Birouste, le voisin immédiat deMlle Barescat et qui, justement en sa qualité d’herboriste, luiprocurait sa camomille à prix réduit, se présenta le premier. Ilfut bientôt suivi de Mme Camus, la loueuse de chaises, uneprotégée de M. Lavieuville, marguillier, un personnaged’importance ; mais, ce soir-là, le principal ornement decette petite réunion fut, sans contredit, Mme Langloiselle-même.

Mme Langlois, comme nous avons puen juger déjà, quoique femme de ménage, n’était point « lapremière venue » ; elle avait eu une situation. Aprèsavoir été demoiselle de magasin, elle s’était mariée et avaitdirigé une petite entreprise de modes où elle avait promptementfait faillite, fort honnêtement du reste, et elle travaillaitdepuis la mort de son mari comme une mercenaire, « mais lefront haut », pour désintéresser ses derniers créanciers etretrouver son bonheur perdu ! Ce César Birotteau femelle étaitrestée volontairement dans le quartier qui avait vu sa déconfiture,pour qu’il assistât à ses efforts de fourmi et, s’il plaisait àDieu, à son triomphe.

Avant cette terrible affaire de BénédictMasson, de qui elle avait épousseté si longtemps le pauvremobilier, elle avait l’estime du quartier. Pour la retrouver toutentière et prouver qu’elle était la première à se réjouir duchâtiment suprême qui attendait le monstre, elle avait eu lecourage, elle, faible femme, d’aller à Melun (renseignée exactementqu’elle avait été sur le jour de l’exécution parM. Lavieuville, chez qui elle travaillait deux heures parjour, pour le gros ouvrage, et qui était intime avec « un grosbonnet » du parquet). Elle était donc allée à Melun, où elleavait assisté (au premier rang, disait-elle) au supplice duBarbe-Bleue de Corbillères.

L’héroïsme qu’elle avait montré en cettecirconstance et le récit qu’elle avait fourni (de visu)d’un événement si impatiemment attendu, l’avaient presque mise« à la mode », si bien qu’il ne faut pas s’étonner de ceque Mlle Barescat l’eût priée, ce soir-là, « à sacamomille »…

Aussi bien chacun lui fit fête et iln’est point jusqu’au chat de la mercière qui ne l’accueillit de sonplus agréable ronron…

Maintenant il est neuf heures et demieet nous approchons de la minute historique.

« Ma foi, je ne sais pas si nousaurons le bonheur de « posséder » ce soirM. Tannegrin, prononça Mlle Barescat, mais nous nel’attendrons pas plus longtemps. Tant pis pour les retardataires.Qui veut de ma camomille ?

– Dommage ! fit entendreMme Camus, la loueuse de chaises, car celui-là est toujoursrigolo… Mais, par le froid qu’il fait, il doit avoir sonrhumatisme… »

Quand on eut ainsi donné un souvenir àM. Tannegrin, ancien clerc d’huissier, défenseur officieuxprès de la justice et diseur, au dessert, de monologues, on fitfête à la camomille de Mlle Barescat qu’elle savait agrémenter« d’un rien d’anis étoilé », ce qui en faisait, suivantl’appréciation de la loueuse de chaises, « un breuvageexquis » !

« Le thé énerve et empêche dedormir, disait Mlle Barescat, tandis que la camomille est digestiveet bonne pour l’intestin !… quant à l’anis étoilé…

– Nom vulgaire de la badiane,laissa tomber la voix grave de M. Birouste, l’herboriste,plante de la famille des magnoliacées, antispasmodique,galactalogue, stimulante, à recommander pour lesflatulences…

– Ah ! vous voilà toujoursavec vos grands mots, vous ! releva Mme Camus, quiregrettait l’absence de M. Tannegrin, le diseur demonologues.

– Sans compter que c’est avec çaque l’on fabrique l’anisette ! repartit M. Birouste, quiétait un véritable puits de science.

– L’anisette ! j’ai toujoursaimé ça, moi », proclama Mme Langlois, qui n’avait encorerien dit.

Elle se rendait parfaitement compte deson importance et savait combien ses paroles étaient attendues.Aussi elle se réservait. Elle se faisait prier pour raconterl’exécution de Melun comme une demoiselle de l’ancienne petitebourgeoisie pour se mettre au piano.

Enfin, sur la prière de tous, elle sedécida. Elle raconta ce voyage héroïque dans tous ses détails. Ellen’oublia rien. Avec un mot de M. Lavieuville, elle était alléetout de suite chez l’avocat général « qu’elle avait trouvéencore au lit » et qui l’avait recommandée au capitaine degendarmerie, lequel l’avait placée au premier rang et qui l’avaitreçue dans ses bras, quand le couteau était tombé, car alors, elleétait « plus morte que vive ».

« Lui aussi ! fitM. Birouste.

– Quoi ? Luiaussi ?…

– Eh bien, lui aussi, il était plusmort que vif !…

– Pensez-vous ! un capitainede gendarmerie !…

– Non ! non ! je parle duguillotiné…

– Ah ! bien ! il nes’agit que de s’entendre !… Avec vous, on ne saitjamais !…

– Oui, il est toujours un peu« prince sans rire », ce Birouste !… fitMme Camus, qui ne l’aimait pas…

– Alors, vous avez eu le courage,comme ça, de le regarder bien en face ! questionna MlleBarescat… reste tranquille, Mysti !… Je ne sais pas ce qu’il ace soir (le chat), mais il ne tient pas en place et il est comme uncrin !

– Oui, mademoiselle Barescat, jel’ai regardé bien en face !… et nos yeux se sontcroisés !… et il m’a reconnue !… Ah ! nous nous ensommes dit des choses dans ce moment-là !… Il ne s’en vanterapas, je vous prie de le croire !…

– Il y a des chances !acquiesça M. Birouste.

– Oh ! avec vous il n’y a pasmoyen de causer ! gémit Mme Camus. Laissez-la donc !nous ne saurons rien si vous l’interrompez tout letemps !

– Pendant ce temps-là,M. Birouste était bien tranquille dans son lit ! fitremarquer avec un sourire acide Mme Langlois.

– Avez-vous eu des renseignementsparticuliers sur ses derniers moments, sur le réveil dans laprison, par exemple, se hâta de demander Mlle Barescat, qui savaitqu’il était de son devoir d’empêcher qu’autour de sa camomille ladiscussion ne s’envenimât.

– Ah ! ma chère mademoiselle,ne m’en parlez pas ! Quand on l’a réveillé (car il dormaitcomme un loir) il a dit : « Eh bien, vrai ! ça n’estpas trop tôt ! » Et ce qu’il a passé à la justice !…Ce qu’il a pris pour son rhume, l’avocat général…

– L’avocat général étaitenrhumé ? demanda M. Birouste.

– Oh ! vous ! s’écriaMme Camus, indignée, vous êtes plus cynique que l’autre !Ces gens-là on devrait les guillotiner deux fois !

– Merci ! fitM. Birouste.

– Mais je ne parle pas devous ! Vous croyez qu’on ne pense qu’à vous. Je dis que desgens comme ce Bénédict…

– Avez-vous lu les vers qu’il alaissés pour la Christine ? interrompit MlleBarescat.

– Oui, j’ai lu ça dans lesjournaux, répondit Mme Langlois, mais moi aussi, j’en ai desvers !… des vers de sa main !…

– Non !…

– Si !… Tenez ! je les aiapportés !… Comprenez !… c’est un souvenir !… uneaffaire pareille !… Sans compter qu’on me les paieraitcher !… Je les ai chipés dans son buvard, la dernière fois que« j’ai fait » son bureau… C’étaient encore des vers pourla Christine, lisez !…

– Oh ! que c’estdrôle ! » s’écrièrent d’une même voix Mlle Barescat etMme Camus.

En effet, Mme Langlois sortait deson sac un papier qu’elle dépliait et qui présentait des lignéesinégales – preuve que c’étaient des vers – mais d’une écritureextraordinaire, faite de lettres énormes qui semblaient secombattre ou se confondre dans un chaos multicolore, car tellelettre était verte, telle autre rouge ou bleue, ou jaune, et il yavait autour de tout cela de fulgurants paraphes violets. Lesmanuscrits de Barbey d’Aurevilly, à côté de ceux-ci, étaient d’unenfant bien sage. Et ils lurent :

« J’ai ramassé mes péchés…(les invités : ce n’est pas ce qui lui manquait !)…je les ai mis devant moi et j’ai pleuré ! (ilpouvait ! il pouvait !)

« Une caravane partait pour leciel ; j’ai endossé mes péchés et je l’ai suivie. Mais un angem’est apparu et m’a dit : « Où vas-tu sipiteusement ? Avec ce fardeau dont tu es chargé, tun’arriveras jamais au Paradis ! »

« Et l’ange Christine m’a aidéà le porter, cet horrible fardeau ! »

« Eh bien ! c’est dupropre ! Il n’y a plus rien à dire !… conclut MlleBarescat. Elle l’a aidé à aller en paradis !compris !

– Et cette écriture, je la reverraitoute ma vie, proclama Mme Camus.

– C’est une écritured’assassin !… prononça M. Birouste qui avait mis seslunettes.

– Ah ! encore un mot !dit Mme Langlois en rangeant précieusement son manuscrit… Voussavez que l’École de médecine a réclamé sa tête !…

– Oui ! on l’a dit dans lesjournaux !…

– Et vous ne savez pas qui l’aemportée !…

– Non !

– Un garçon qui n’est pas tout àfait inconnu dans le quartier… Ah ! je l’ai bien reconnu,allez !… Il était planté à la porte du cimetière comme s’ilavait déjà peur qu’on lui chipe sa marchandise !…

– Je parie que c’estBaptiste !… s’écria M. Birouste.

– Qui est-ce, Baptiste ?demanda Mlle Barescat.

– Eh ! le garçond’amphithéâtre dont je vous ai parlé… l’aide de JacquesCotentin !…

– Ah ! mais, je merappelle ! s’écria à son tour Mlle Barescat… cet êtrerépugnant qui avait toujours une grande boîte sous le bras quand ilvenait le soir chez l’horloger.

– Juste !

– Eh bien, je vais vous dire…continua Mlle Barescat… la dernière fois que je l’ai aperçu,c’était le jour même qu’on venait d’exécuter le Bénédict ! Ilpouvait être neuf heures et demie… peut-être un peu plus !…une auto s’est arrêtée devant la porte de l’horloger… vous pensezsi je m’en souviens !… ça n’arrive pas tous les jours, uneauto devant la porte des Norbert… et cet homme-là en estdescendu !… L’auto est repartie tout de suite… La porte del’horloger s’était ouverte et « le carabin » de laChristine, qui semblait attendre le Baptiste, lui a pris aussitôtla boîte qu’il apportait… la porte s’est refermée… Attendez !…attendez !… c’est depuis ce jour-là, du reste, qu’on n’a plusôté les volets de la boutique… c’est comme une tombe maintenant,cette maison-là !…

– Oui !… fit la voix grave deM. Birouste… le mystère continue… »

Il y eut un silence… et puis MlleBarescat :

« Enfin ! qu’est-ce que vouspensez de tout ça, vous, monsieur Birouste ?

– Je ne pense pas, déclarasolennellement M. Birouste, jeréfléchis !…

– Enfin, parlez-vous sérieusement,oui ou non ?

– Très sérieusement… je ne saisque penser parce que je réfléchis !…

– Enfin,votre idée, vous, madame Langlois ? demanda Mme Camus…M. Birouste se moque toujours de nous.

– Vous êtes bien sûre, mademoiselleBarescat, demanda Mme Langlois, que ces choses se passaient lematin même de l’exécution ?…

– Sûre comme je vousvois !

– Et ce Baptiste avait sa boîtesous le bras ?

– Je vous le dis…

– C’est que là-bas, aussi, à Melun,il tenait sa boîte sous le bras !…

– Ça serait donc qu’il auraitapporté la tête au « prosecteur » ! s’écriaMme Camus.

– On ne sait jamais avec descarabins !… déclara péremptoirement Mme Langlois… moi,j’ai fait le ménage d’un interne de la Pitié… eh bien, il n’y avaitque des têtes de mort sur son bureau… Il s’en servait comme depresse-papiers !… de vraies têtes de mort !… On a beauêtre carabin ! Des sacrilèges pareils, ça devrait êtredéfendu !…

– Vous parlez comme desenfants ! » prononça alors M. Birouste ;et elles se turent toutes trois car, au ton dont cela avait étédit, elles avaient compris que M. Birouste ne plaisantait pluset parlait, lui, comme un homme, comme un homme qui avait quelquechose à dire, et voici ce qu’il dit :

« La science n’est faite que de cessacrilèges-là !… »

Nous ne pensons calomnier personne enavançant que M. Birouste était un petit esprit. Nous neparlons, bien entendu, que de cet herboriste-là, car nousconnaissons des herboristes qui sont des esprits remarquables, maisM. Birouste était un petit esprit.

Plus que l’épicier, pas autant que lepharmacien, la nature lui avait créé une position mixte entre lesdeux règnes. À lui la casse et le séné, la rhubarbe et le jalap, lebouillon blanc et la rose de Provins, le mouron pour les petitsoiseaux et la graine de moutarde ; c’est déjà beaucoup pour unpetit esprit, mais ce n’était pas assez pour M. Birouste. Sousprétexte qu’il connaissait les lois qui président à la conservationdes plantes, il n’était pas loin de prétendre à avoir pénétrécelles qui régissent toute la nature. En tout cas, on ne pouvaitdevant lui faire allusion à la science, à ses miracles, à cequ’elle nous réserve dans un proche avenir sans le voir se dressercomme jadis M. Prud’homme dès qu’il s’agissait de la gardenationale ou des grandes institutions du pays qui avait eul’avantage de « lui donner le jour ».

Comme lui il disait :

« Rien de ce qu’on fait de nosjours ne m’étonne ! »

Nous avons vu également que rien nonplus n’étonnait Jacques Cotentin, qui, lui, était un grand esprit.Ce qui revient à dire que dans les problèmes les plus vastes, lesplus redoutables et qui font craintivement se détourner la moyennedes intelligences raisonnables, les grands et les petits esprits serejoignent ; cependant, une légère différence : là où lesgrands esprits marquent encore un peu d’inquiétude, les petitsaffirment avec assurance… Conclusion quand même ! Ne sourionsjamais de ce que dit un imbécile ou un homme de génie : ilsont quelquefois raison tous les deux, tandis que les gensraisonnables ont souvent tort…

Mlle Barescat, Mme Camus etMme Langlois étaient sans doute imbues de ces véritéspremières, car elles étaient loin de sourire.

Monté sur son cheval de bataille (lascience), le héros de la guimauve et des quatre-fleurs, l’angeconservateur de la bourrache et du romarin passa son auditoire enrevue. Il le méprisait du reste profondément, ce que nous avons puvoir à certaines reparties moins humoristiques que peurespectueuses pour le sexe auquel M. Birouste avait dû samère. Enfin, ces dames étaient attentives. Il les regarda avecsévérité :

« Ne parlez jamais légèrement deshommes de science !… Vous me mettez « hors de mesgonds » quand je vous entends traiter de carabin un JacquesCotentin !… Jacques Cotentin, mesdames, est un grandsavant !… Si vous ne le savez pas, permettez-moi de vousl’apprendre !… Il a publié des articles que vous ne sauriezcomprendre, mais qui m’ont fait réfléchir, moi !… Je sais,d’autre part, que l’École de médecine a les yeux sur lui et quel’on attend de ses travaux un de ces miracles qui datent dansl’histoire de l’humanité !… Lequel ?… Je ne sauraispréciser !… La présence chez lui de cet étrange malade, queMme Langlois nous a dit s’appeler Gabriel, se rattache-t-elleà ce miracle-là ?… C’est possible ! D’autres doivent êtrerenseignés… j’ai un neveu, le petit Célestin que vous connaissez,qui a commencé par travailler chez moi, qui fait sa médecine, quifréquente « les travaux pratiques » de l’école, quiconnaît Baptiste et qui en a entendu parler là-bas comme d’un aideprécieux et fort mystérieux chargé de mettre à la disposition deJacques Cotentin des pièces anatomiques qui lui sont livrées parcertains professeurs, dans des conditions tout à faitexceptionnelles…

« Ces pièces anatomiques,encore toutes frémissantes de la vie, permettent sansaucun doute au jeune prosecteur de se livrer à des expériencesin anima vili en rapport avec les théories qu’il n’a faitqu’aborder dans ses remarquables communications à la NouvelleRevue d’anatomie et de physiologie humaine… Ces théoriesposent nettement la question : « Où finit la vie ?où commence la mort ?… » et savez-vous bien qu’avec sarestauration possible de l’énergie utilisable dans les êtresvivants, nous pouvons envisager le moment où noussupprimerons la mort !…

– Supprimerla mort ! éclata Mlle Barescat dans un cri pleind’espoir.

– Oh ! nous n’en sommes pasencore là ! laissa tomber M. Birouste en manière dedouche froide.

– Malheureusement !soupirèrent les autres dames.

– Mais qui sait ? repritM. Birouste, d’un air inspiré, nous n’en sommes peut-être passi loin !… Que faisons-nous, aujourd’hui, sinon supprimer lamort dans presque toutes les parties du personnage humain ?…La chirurgie, avec sa greffe des organes ou des chairs, nerefait-elle pas presque entièrement l’individu ?… Cettedernière guerre lui a donné l’occasion, hélas ! de refaire desvisages entiers. La mécanique s’en est mêlée et une locomotionartificielle est venue ajouter son miracle à celui de lachirurgie !… Événement inouï, on a vu faire revivre un cœurmort !…

– Comment cela ? Commentcela ? Ah ! monsieur Birouste, vous allez un peuloin ! s’écria Mlle Barescat, haletante (elle avait souventdes étouffements et était persuadée qu’elle mourrait ducœur).

– Nullement, mademoiselle… de lafaçon la plus simple du monde ! On a ouvert un petit voletdans les côtes !

– Ah ! mon Dieu ! Et vousappelez cela simple, vous !

– Et par ce volet, le chirurgien apratiqué des pressions rythmiques qui ont rétabli la circulationsuspendue, c’est-à-dire qu’il a ressuscité lemort !

– Ah ! mon Dieu ! C’estcomme qui dirait Lazare ! soupira Mme Camus, que cetteconversation « médusait ».

– On a fait mieux !

– Ah ! Ça n’est paspossible ?

– Carel ! Vous avez bienentendu parler de Carel ?

– Oui ! oui :Carel ! Les journaux en ont parlé…

– L’un de ceux pour qui lesAméricains ont créé l’Institut Rockefeller ! Eh bien, il aconservé un cœur vivant dans un bocal… parfaitement… Il l’a plongédans un certain sérum, connu de lui, et le cœur vittoujours.

– Et le cœur vittoujours ?…

– Toujours !… Il a fait demême pour un morceau de cerveau… Il aurait pu le faire pour uncerveau tout entier !…

– C’est incroyable !… Maisalors, questionna Mlle Barescat, ce Jacques Cotentin serait unsavant dans ce genre-là ?…

– Parfaitement !… Mais moi,après avoir lu de lui ce que je vous ai dit et aussi ce que je nevous dis pas… parce que, je vous le répète, il y a des choses quevous ne sauriez comprendre… je déclare qu’il laissera un jourderrière lui tous les Carel et tous les Rockefeller de laterre !…

– Pas possible !… Et vouscroyez qu’il fait des expériences avec sonGabriel ?

– Mademoiselle Barescat, je ne suispoint dans le secret des dieux, je veux dire des savants qui sontles dieux du jour, je n’ai fait qu’émettre des hypothèses !L’homme de science ne vit que d’hypothèses !

– Leur Gabriel n’est peut-être,après tout, qu’un mutilé de la guerre qu’ils veulent rafistoler,émit Mlle Barescat. Encore un peu de camomille, madameCamus ?

– Trop aimable, mademoiselleBarescat.

– Il est bien beau, Gabriel !prononça Mme Langlois.

– Je voudrais bien le voir deprès ! » déclara Mlle Barescat.

Chapitre 2Où, pour son malheur, mademoiselle Barescat, mercière, voit enfinGabriel de près

 

À ce moment, Mme Camus seleva :

« J’entends des pas dans larue ! Je parie que c’est M. Tannegrin ! fit-elle ense dirigeant vers la porte. Ça ne serait pas trop tôt qu’on nousfasse rire un peu !… Toutes ces histoires me donnent la chairde poule à moi !…

– Écoutez le vent qui chante !Avec ça qu’il commençait à neiger quand je suis arrivée ;M. Tannegrin ne viendra pas par ce temps-là ! »opina Mme Langlois.

Cependant, les pas se rapprochaient avecrapidité et deux coups furent frappés à la porte.

« Je reconnais sa façon defrapper ! déclara Mme Camus, c’estM. Tannegrin !

– N’ouvrez pas avant d’êtresûre ! » lui cria Mlle Barescat.

Mais, déjà, Mme Camus avait pousséle verrou et ouvert la porte.

D’abord, il y eut un tourbillon de ventet de neige qui s’engouffra dans la boutique… et puis, rapportonsici le témoignage que les invités de Mlle Barescat et la maîtressede maison elle-même durent faire quelques jours plus tard, et àleur corps défendant, de l’événement sensationnel qui entra danscette boutique comme porté par la tempête.

Disons tout de suite que cet événementétait « un enlèvement », mais quelenlèvement !

D’abord,Mme Langlois :

« Je vais tout vous dire, monsieurle commissaire… Faut jamais faire un vœu ni un souhait parce que,c’est comme dans la fable, ça peut vous sauter au nez !… MlleBarescat, qui nous avait priées à sa camomille, venait à peine dedire : « Je voudrais bien le voir de près, votreGabriel »… que le voilà justement qui entre, comme un démon dela tempête, tout couvert de sang avec ça… et portant Mlle Norbert,la demoiselle de l’horloger, évanouie sur son bras comme si elle nepesait pas plus qu’un fichu de dentelle… à elle aussi le sang luicoulait de la figure… Nous avons tous poussé un cri comme vouspensez bien… un cri horrible ! Moi, j’ai crié :« C’est lui, Gabriel !… »

« Ah ! Seigneur !… jevivrais cent ans !… Nous étions comme des statues de laterreur, quoi ! devant une invasion pareille !… Cetteneige, ce sang !… et cet homme qui nous menaçait de sonrevolver !… La première fois que j’avais vu cet homme-là chezl’horloger, il m’avait paru beau ! mais maintenant je nepourrais plus dire ! Je ne vois plus que ses yeux qui étaientépouvantables !… des yeux d’assassin !… oui… Vous meprotégerez !… J’ai confiance… j’ai confiance dans la justicede mon pays !… Ah ! ça oui !… pour des yeuxd’assassin, c’étaient des yeux d’assassin !… Quand il meregardait, je croyais que j’étais assassinée !… Je vivraiscent ans !… je l’ai déjà dit !… je me répète !… Fautme pardonner… ma pauvre tête !…

« Ce qu’il a fait ?… Il acommencé par fermer la porte derrière lui d’un coup de talon… Aïedonc !… à la défoncer !… puis il a poussé leverrou !… Ah ! je vivrais cent ans !… Là-dessus,M. Birouste, l’herboriste, qui s’était réfugié derrière lecomptoir, a crié : « Haut les mains ! faites commemoi !… » Alors, nous avons tous montré nos mains… commeau cinéma ! et le chat de Mlle Barescat s’est enfui, d’un bondterrible… on ne l’a plus revu depuis !…

« Quant à Gabriel, lui, il nedisait rien !… Mais, après avoir écouté à la porte, il adéposé la Christine sur le comptoir tout de son long… et il s’estmis à chercher comme qui dirait un mouchoir dans ses poches… biensûr pour essuyer le sang qui coulait toujours du front de lademoiselle. Mais il ne trouva pas de mouchoir !… etalors !… oh ! alors, monsieur le commissaire… la boutiquede Mlle Barescat !… ce qu’elle a pu prendre, laboutique !… je vivrais cent ans !… »

Pour savoir ce que Gabriel a pu faire dela boutique de Mlle Barescat, laissons parler Mlle Barescatelle-même. Si son récit est un peu décousu, n’en voulons pas trop àla vieille demoiselle qui, depuis cette heure historique, a perduun peu de la fraîcheur de ses facultés, cherche un peu ses mots,tombe parfois dans un anéantissement profond, pour en ressortirtout à coup comme si elle était touchée par une pile et rejeter latête en arrière si brusquement, si spasmodiquement que les choux deruban de son bonnet à « l’ancienne » semblent danser surson faux chignon une façon de shimmy épileptique.

« Ah ! monsieur lecommissaire, pour un mouchoir ! car il cherchait unmouchoir ! si encore il me l’avait demandé ! Mais pas unmot ! Tout de même, quand j’ai vu qu’il fouillait dans mestiroirs, qu’il bousculait mes rayons, j’ai voulu m’en mêler, pasvrai, monsieur le commissaire ? Je suis bien aise de vousvoir. Comment vous portez-vous ? Hein ? Quoi ?… Vousnous protégerez, monsieur le commissaire… Vous nous protégerez,sans quoi, comme dit Mme Langlois, il n’y a plus dejustice ! Et vous, vous êtes juste, monsieur lecommissaire ! Je suis une pauvre vieille demoiselle bientranquille, qui n’a jamais voulu se marier, malgré les occasions,et il m’arrive une histoire pareille ! Demandez à toutes cesdames qui sont venues à la camomille de Mlle Barescat depuis vingtans ! Oui, monsieur le commissaire, je suis à vous… Je vousappartiens… Vous êtes un homme juste !… J’y suis… Quand j’aidonc vu qu’il fouillait dans mes tiroirs, et comment ! j’aivoulu m’en mêler ; mais au premier geste que j’ai fait,M. Birouste, l’herboriste, m’a crié : « Haut lesmains ! » et il a même, sauf votre respect, monsieur lecommissaire, et que j’en demande pour lui bien pardon du Bon Dieu,juré comme un portefaix ! Il paraît que le Gabriel ne nousaurait pas manqués avec son revolver si nous n’étions pas restéscomme ça, les mains en l’air, comme au cinéma que je vous dis…Monsieur le commissaire, vous êtes allé au cinéma… Oui !bien ! vous êtes un homme juste !… Vous protégerez unevieille demoiselle qui… Oui ! bien ! j’y suis ! Ettoujours pas un mot ! Si encore il avait parlé, on aurait pus’entendre. Mais il ne voulait peut-être pas qu’on reconnaisse savoix !

« Sans compter qu’il était habillécomme un déguisé du temps de la Révolution : une longue cape,un chapeau à boucle, toujours comme au cinéma… Mme Langloisavait raison !… Mais la vie, monsieur le commissaire,voyez-vous, la vie !… eh bien, il se passe dans la vie deschoses qu’on ne voit même pas au cinéma !… Ainsi… jamais jen’ai vu « à l’écran », comme on dit, une boutique demercière comme a été traitée la mienne !… Un vraimassacre !… moi qui ai tant d’ordre !… on aurait ditqu’un fléau avait passé par là !… un volcan n’aurait pas faitmieux ! Ah ! monsieur le commissaire, mon shirting et monmadapolam, il marchait dessus ! C’était-il des dentelles qu’illui fallait ?… Tout mon « trou-trou », ça n’est plusqu’une éponge ! et mes boîtes de coton perlé !… mesécheveaux de soie japonaise !… Eh ! allez donc !Tous les cartons vidés d’un coup, jetés en vrac sous nospieds !… si c’est pas un malheur ! et ma laine deHambourg !… et la petite laine Saint-Pierre !… ah !j’en aurais pleuré… j’aurais voulu l’étrangler ! mais sitôtque je remuais tant soit peu… j’entendais M. Birouste quicriait : « Haut les mains, n… de D… !… » saufvotre respect, monsieur le commissaire… et tout ça, tout ça pourarriver à ma mousseline blanche qui a paru faire l’affaire deGabriel et avec laquelle il a pansé la pauvre demoiselle ;mais moi, qui est-ce qui me rendra mon shirting et monmadapolam ? Ce sera-t-il vous, monsieur lecommissaire ? »

Quant à Mme Camus, la loueuse dechaises, voici quels furent ses premiers mots :

« Il était terrible, mais qu’ilétait beau ! J’en ai vu de beaux hommes, monsieur lecommissaire, je sais ce que c’est, allez ! je n’ai pastoujours été loueuse de chaises chez les curés. Telle que vous mevoyez, moi, monsieur le commissaire, j’ai été demoiselle decomptoir dans un temps où, dans mon commerce, la demoiselle decomptoir, c’était tout ! je vous prie de croire qu’on leschoisissait les moins moches possible… J’en ai reçu des billetsparfumés et j’en ai vu défiler des « gantsjaunes » : c’est comme ça qu’on les appelait de montemps, qui a connu de beaux hommes… Mais un aussi beau quecelui-là, ma foi, non, je n’en ai jamaisrencontré !

« Et il fallait qu’il le soit pourque je le remarque dans un moment pareil où nous pensions tous quec’était fini de nous, tant il avait l’air brutal !… ça n’estcertainement pas M. Birouste qui nous aurait sauvés de là poursûr ! je vous jure qu’il avait lâché ses grands airs,mossieu l’herboriste ! Il ne crânait plus,allez !… Il grelottait derrière le comptoir et s’époumonait ànous crier : « Haut les mains ! N… deD… ! » Tel que je vous le dis… je crois bien que si nousles avions baissées, les mains, il aurait pris le revolver queGabriel avait posé à côté de lui et il nous aurait tirédessus !…

« Un homme, ça ? qui fait del’épate parce qu’il est herboriste !… C’est fini entrenous ! je ne lui achèterai plus de pulmonaire !…Vous me suivez, monsieur le commissaire ?… Et vous mecomprenez, j’en suis sûre !…

« Pendant ce temps-là, l’autre nepensait qu’à soigner sa Christine !… Tout pour elle !…Voilà ce que j’appelle un homme !… tout bandit qu’ilest !… et il nous a fait passer un bien vilain moment !…Mais quel homme !… pas un muscle de sa face nebougeait !… le sang ne lui faisait pas peur àcelui-là !… Et quand il a voulu l’essuyer au front de savictime, et qu’il ne trouvait pas tout de suite le linge qu’il luifallait, ah ! je vous prie de croire que la boutique de MlleBarescat n’a pas pesé lourd !… Entendu ! sûr qu’il avaitenlevé la Christine !… Elle lui résistait… Il l’a emportée deforce… Probable qu’il s’est produit un accident dans le petitvoyage, d’où le sang dont ils étaient couverts !… Avec cela,il était poursuivi, traqué… Il a vu la lumière sous la porte deMlle Barescat… Il a frappé au hasard… Mame Camus lui a ouvert… Ils’est jeté dans la boutique !… Voilà comment je m’explique leschoses !… S’il y en a de plus malins que moi, qu’ils ledisent !…

« La Christine n’ouvrait toujourspas les yeux… Il lui a jeté au visage tout ce qui restait de lacamomille de Mlle Barescat, qu’avait refroidi !… Il n’a réussiqu’à la débarbouiller !… Cette pauvre demoiselle Norbert n’avraiment pas de chance : qu’est-ce qui aurait cru ça ?Quand, le dimanche, à l’église, j’avais terminé ma tournée de grossous – un métier difficile, monsieur le commissaire, car il fautavoir l’œil partout, surveiller à la fois ceux qui restent, ceuxqui vont partir et ceux qui se défilent sans avoir mis la main à lapoche – eh bien, j’avais encore un œil sur la belle Christine quiétait sage comme une image de première communion et à qui onaurait, bien sûr, donné le Bon Dieu sans confession !… etvoilà qu’on la trouve chez le Bénédict Masson, dans quelétat !… Et voilà qu’elle ne valait guère mieux dans les brasde ce Gabriel !…

« Gabriel qui ? Gabrielquoi ? Le saura-t-on jamais ?… Est-ce que ça peutêtre vrai ce qu’on commence à raconter et ce dont nous avonspeur ?

« En fait de Gabriel, je ne voisque l’ange du même nom qui peut être comparable à ceGabriel-là !… Dieu, qu’il est beau !… Moi, je vous le discomme je le pense, monsieur le commissaire, j’aurais pas pu luirésister, du temps que j’étais demoiselle de comptoir, bienentendu ! »

En ce qui concerne M. Birouste,dont le rôle est loin d’être terminé comme nous allons le voir trèsprochainement, ne retenons pour le moment que cettedéclaration :

« Monsieur le commissaire, moi, jen’ai pensé qu’à une chose, à sauver la vie de ces trois pauvresfemmes !… Grâce à mon sang-froid, à ma présence d’esprit – jelaisse à d’autres le soin d’ajouter à mon courage – j’ai pu éviterque ce misérable ne laissât que des cadavres derrière lui ! Jen’ai fait que mon devoir, monsieur le commissaire, mais je l’aifait ! Je vous le dis sans orgueil, simplement, comme ilconvient à un herboriste qui vit dans l’étude consolante desplantes et qui n’a rien d’un héros demélodrame ! »

Maintenant que, par ce rapide aperçu surl’état d’âme de nos personnages, nous pouvons nous faire une idéede la perturbation apportée autour de la « camomille » deMlle Barescat par l’invasion foudroyante du terrible visiteur, nousallons continuer de narrer les faits tels qu’une enquêteapprofondie les a reconstitués depuis.

Pour la santé morale déjà fortementébranlée de Mlle Barescat et de ses invités, il est heureux que leséjour de Gabriel chez la mercière de la rue du Saint-Sacrement nese soit pas prolongé outre mesure. Gabriel était d’une brutalitéfarouche dans tous ses gestes, mais il était loin de paraître sansinquiétude. Souvent il allait appliquer son oreille à la porte dela rue, écoutant les bruits du dehors, et revenait donner ses soinsà Christine, laquelle ne donnait toujours pas signe devie.

La tempête de vent et de neige quis’était élevée commençait à s’apaiser. On entendit soudain un bruitde pas qui se rapprochait rapidement et aussi des voix dans larue…

Gabriel, toujours muet (il n’avait pasencore prononcé un mot), se retourna vers Mlle Barescat et sesinvités qui, les mains en l’air, semblaient figés par l’épouvantedans une attitude de supplication et de tragique ahurissement, leurlança un coup d’œil effroyable, fouilla dans sa poche, en tira unpetit carnet et un stylo, écrivit quelques mots, arracha la feuille– tout cela en moins de temps qu’il ne faut pour le dire – et lafit passer sous les yeux des trois pauvres femmes qu’un mêmesentiment d’horreur avait collées en quelque sorte les unes contreles autres. Elles n’eurent point plus tôt jeté les yeux sur le motdu papier qu’il leur tendait qu’elles poussaient en même temps uncri à faire frissonner les cœurs les plus solides, cri vite étouffépar la vision du bondissement singulier de Gabriel, lequel semblaitmû comme par un ressort et qui avait ressaisi son revolver dont illes menaçait à nouveau !…

M. Birouste, pour être dérangé lemoins possible et pour mieux veiller sans doute à la sécurité deces dames en ces tragiques conjonctures où il fallait en outre dela décision, s’était enfermé derrière le comptoir comme uncapitaine de vaisseau sur sa dunette, à l’heure du péril… De cetendroit qu’il avait choisi comme poste de combat, il n’avait puencore rien lire. Gabriel, qui ne l’avait pas oublié, lui jeta sonpetit papier et ce fut au tour de l’herboriste de commencer un criqu’il n’acheva point pour le même motif que nous avons ditprécédemment…

Pendant ce temps, les pas et les voixs’étaient encore rapprochés…

Gabriel avait repris Christine sur sonbras et, tourné vers la porte, revolver au poing, il attendait lesévénements dans une posture redoutable.

Les pas et les voix s’arrêtèrent devantla porte, et l’on entendit ce dialogue haletant :

« Je vous dis qu’il n’est pas sortide la rue !…

– Oh ! il ne peut être bienloin !…

– Il y a encore de la lumière chezMlle Barescat ! Elle a peut-être entendu quelquechose !… »

À ce moment, Gabriel, d’un geste prompt,tourna le commutateur qui se trouvait près de la porte decommunication avec l’arrière-boutique ; ainsi l’obscurité futfaite dans la boutique, mais l’arrière-boutique restait toujourséclairée… ce que voyant, Gabriel se glissa sans bruit dansl’arrière-boutique sans lâcher son précieux fardeau.

M. Birouste, Mlle Barescat,Mme Langlois, Mme Camus ne respiraient plus. Ils étaientstatufiés…

La lumière qui leur venait encore del’arrière-boutique s’éteignit à son tour.

Ce fut assurément le moment le plusterrible de toute leur vie…

Le colloque continuait devant la porte.Mme Langlois avait reconnu la voix du vieux Norbert et cellede Jacques Cotentin.

« La lumière s’éteint !…disait Jacques.

– Si nous frappions ? proposal’horloger.

– Nous allons peut-être perdre untemps précieux ! Nous n’avons qu’à fouiller tous les coins etrecoins de l’île, il ne peut pas être sorti de l’île !… Il nepeut pas traverser les ponts, sans être vu, avec Christine sur lesbras !… »

Un court silence, puis :

« Eh ! mais, qu’est-ce quec’est que ça ? fit entendre la voix sourde du vieuxNorbert.

– Mais c’est la cordelière de sacape !… s’exclama le prosecteur…

– Elle est prise dans le coin de laporte, fit l’horloger.

– Il est entré là ! s’écriaJacques… oui ! il est là !… Il est chez MlleBarescat !… »

Et aussitôt, des coups répétés furentfrappés contre la porte…

Personne n’y répondit…

Alors, ils appelèrent :« Mademoiselle Barescat !… MademoiselleBarescat !… » mais ce fut en vain…

« Ça, c’est extraordinaire !…Hé !… Mademoiselle Barescat !… MademoiselleBarescat !… »

Et les coups reprirent avec furie… Unefenêtre s’ouvrit dans la rue et une voix s’exclama :« Qu’est-ce que vous lui voulez à Mlle Barescat ?… Àcette heure-ci, il y a longtemps qu’elle est couchée, MlleBarescat !… »

Et la fenêtre se referma vivement… Ilfaisait très froid… il tombait de la neige… et puis, il y avaitpeut-être bien aussi de la peur dans larue !…

Maintenant l’horloger et Jacques nefrappaient plus… Ils défonçaient la porte…

Jacques se ruait contre elle et s’ymeurtrissait l’épaule… Le pauvre verrou ne résista paslongtemps…

La porte s’ouvrit… ils se précipitèrentdans le noir !…

Dans le noir et le silence.

Ils appelèrent encore MlleBarescat !… Jacques alluma son briquet à la lueur duquel ilaperçut, avec l’étrange relief que donne un faible foyer de lumièreaux objets qu’il fait surgir de la nuit, quatre statues les bras enl’air, la bouche ouverte, les yeux immenses…

La cendre chaude du Vésuve n’a pas plusimmobilisé dans leurs derniers gestes les habitants de Pompéi quela peur, la Grande peur (celle qui est soufflée àcertaines grandes époques de l’histoire sur les humains par uneémanation des enfers, par une exhalaison du grand mystère noir)n’avait momentanément momifié Mlle Barescat et ses invités depuisqu’ils avaient lu le papier que Gabriel leur avait passé sous lenez.

Ces quatre statues surgissaient del’ombre au milieu d’un désordre inexprimable auquel se heurtaientles pas chancelants du vieil horloger et de son neveu et queceux-ci purent mesurer complètement quand Jacques Cotentin euttourné le commutateur électrique…

Certes ! Gabriel avait passé parlà ! La première trace de son passage n’était-ce point cetanéantissement, cette abolition des sens chez les quatre premiersindividus avec lesquels il s’était trouvé en contact depuisqu’il s’était échappé de sa cage ? Puis venaitl’incroyable bouleversement de cette pauvre petite boutique… quelletornade eût mieux fait que Gabriel dans un aussi petitespace ?… et enfin… du sang !… du sang sur lecomptoir !… du sang sur les précieuses dentelles de MlleBarescat !… du sang sur les murs !… le sang deChristine !…

Ah ! ils essayèrent de réveillerces momies !… de les faire parler !… mais rien !…rien !… Ils avaient beau les bousculer… elles continuaient deles regarder en silence !…

« Où est-il passé ?… où est-ilpassé ?…

– Ma fille !… où est mafille ?… mais dites-moi donc ce qu’il a fait de mafille !… »

Ils se ruèrent dans l’arrière-boutique…Personne !… Mais une porte ouverte sur une petite courarrière… et dans cette petite cour, une autre porte !… sespas !… ses pas sur la neige !… et les voilà dans uneimpasse qui conduit, là-bas, par un détour entre de hauts murs,jusqu’aux quais… Ils s’élancèrent vers les quais.

Alors, alors seulement… quand ellescomprirent bien que Gabriel n’était plus là… qu’il n’y avait plusde doute sur sa fuite… et qu’il avait repris sa course en emportantsa victime, dans la nuit et dans le mystère d’où il était sortipour leur épouvante (de laquelle Mlle Barescat ne se guérit jamaiscomplètement), les quatre statues baissèrent les mains… leurs brasretombèrent et ce fut M. Birouste qui leur donna le premierl’exemple.

Après quoi M. Birouste, sansécouter davantage ces dames qui le suppliaient de ne pas lesquitter, gagna rapidement la porte de la rue et se hâta de rentrerchez lui.

Il n’avait, pour ce faire, que quelquesmètres à franchir puisqu’il habitait la maison voisine…

Ces trois dames résolurent alors depasser la nuit ensemble. Elles se barricadèrent, poussèrent desmeubles devant les portes en tenant les propos les plusincohérents, se réfugièrent finalement dans la petite pièce quiservait de chambre à Mlle Barescat et y passèrent le reste de lanuit.

Inutile de dire qu’elles ne dormirentpoint.

Elles n’essayèrent même point de« causer ». Elles avaient reçu un coup qui les avaitdémolies pour longtemps !

Elles ne pensaient qu’à une chose, c’està ce papier que leur avait fait lire Gabriel et sur lequel il avaittracé les mots : « Si vous tenez à la vie,silence ! »

Ces sept mots étaient, à tout prendre,une menace capable d’effrayer des esprits timides, mais ce n’étaitpoint le sens de ces mots-là qui avait précipité au fond d’unehorreur sans nom nos quatre personnages.

Si nous les avons vus tout à coupréduits à rien, à moins que rien, c’est que, dans ces sept motstracés par Gabriel, ils avaient reconnu l’écriture de BénédictMasson !

Chapitre 3Où le courage de M. Birouste trouve encore l’occasion de semanifester

 

Quand M. Birouste parlait de soncourage, il n’avait l’intention de tromper personne. Il se trompaitlui-même, voilà tout.

Notre herboriste avait un faux courage,comme il avait un faux savoir, une fausse ignorance, un fauxorgueil, une fausse modestie, de faux tiroirs (pour y cacher desproduits que la pharmacie seule a le droit d’écouler) et un fauxtoupet.

Persuadé qu’il avait poussé ledévouement pour ses semblables – si tant est que l’on puisse seservir de ce terme quand il s’agit d’un herboriste et de troisvieilles dames dont une demoiselle – au-delà des bornes d’unhéroïsme ordinaire, ce fut avec un gros soupir de soulagement qu’ilse vit enfermé chez lui à l’abri des surprises, des terriblessurprises de la science !…

Hélas ! ce soupir-là ressemblaitbeaucoup à un gémissement !

On a beau faire profession de ne douterde rien, de ne reculer devant aucune perspective ; on a beaumarcher de pair avec le génie et annoncer avec tranquillité à unauditoire de vieilles dames médusées que la science avec un grand« S », après avoir asservi toutes les forces del’univers, est bien près de triompher de la mort même, ce n’est passans un certain étourdissement ni sans une certaine inquiétude(Haut les mains, n… de D… !) qu’on voit apparaître une espècede soi-disant fou, soigné d’une façon exceptionnelle par unexceptionnel chirurgien, qui vient vous écrire sous le nez :« Si vous tenez à la vie, silence ! » et celaavec l’écriture d’un homme guillotiné depuis huitjours !…

M. Birouste, derrière sa porteclose, s’était laissé tomber, accablé, sur une chaise, dans sonpetit magasin qui était comme un résumé du règne végétal… Ilregarda ces murs, ces tiroirs, ces placards où la primevère sedessèche à côté du tilleul, où le bouillon-blanc des valléesfrançaises se mêle au rhododendron des Alpes, ces bocaux oùreposait tout ce qui s’infuse par ordonnance du médecin : ici,l’ipécacuanha (à toi, Helvétius !), là, la pervenche chère àJean-Jacques Rousseau… Cet homme (M. Birouste) savait ce quel’on peut faire des produits bruts, du gramen chevelu, des racinessouillées d’alluvions livrées par le droguiste… La guimauve étaitsortie de ses mains, blanche comme l’ivoire… La science avait faitde lui comme le purificateur et le grand-prêtre de toute cette vievégétale… Comment n’eût-il pas compris ce qu’un habilepraticien peut réaliser dans le domaineanimal ?…

Oui, mais ce qu’il ne comprenait pas…c’est que l’on remplaçât le cerveau d’un fou par le cerveaud’un assassin !

« Ça, c’estdangereux !… »

Et cette pensée, il l’exprima tout haut,il la confia aux plantes amies qui l’entouraient et auxquelles iladressa un adieu désolé avant de s’aller coucher…

Dans l’étroit escalier qui conduisaitaux deux chambres dont il disposait au premier étage, il prononçaencore :

« Ça, ça me dépasse !…»

Il arriva enfin à la porte de sa chambreet l’ouvrit…

… Horreur ! il y trouvaGabriel qui l’attendait et Christine étendue sur sonlit…

La jeune fille semblait aller un peumieux…

Cependant elle paraissait encoreincapable de remuer, soit faiblesse, soit terreur et peut-être àcause de ces deux choses à la fois. Ses beaux yeux entrouvertsregardaient M. Birouste avec un air où se réunissaient lasupplication la plus ardente, l’invocation la plus humble, la plustouchante et aussi la plus désespérée oraison. Ses yeuxexprimaient : « Au secours ! par pitié, monsieurBirouste ! Vous voyez bien que, si vous m’abandonnez, je suismorte ! »

Hélas ! M. Birouste ne valaitguère mieux que la pauvre Christine et, s’il avait osé appeler« au secours ! », c’eût été d’abord pourlui-même.

Le terrible Gabriel n’avait pas quittéson revolver, et son regard restait foudroyant. C’était plus qu’iln’en fallait pour un herboriste qui se croyait à jamais débarrasséde la présence de ce redoutable personnage et qui le retrouvaitdans sa propre chambre, continuant à prodiguer à sa victime sessoins tardifs, sur son propre lit.

Comment cet événement s’était-ilproduit ?… Si M. Birouste, au lieu de revenir chez luipar la rue, était rentré dans sa maison par les derrières,c’est-à-dire par le cul-de-sac au fond duquel se trouvaient lademeure de Mlle Barescat et la sienne, il eût trouvé la porte de sapetite cuisine démolie, ce qui n’avait certainement point nécessitéun puissant effort de la part d’un gars qui, tel Gabriel, portaitsur son bras une demoiselle comme si elle ne pesait pas plus quedentelle de son peignoir… et ainsi M. Birouste eût-il étépréparé à rencontrer chez lui des intrus dont la présence lui étaitparticulièrement désagréable !…

Le vieux Norbert et Jacques avaientraison en comptant sur la difficulté à laquelle se heurtait Gabrielpour sortir de l’île avec Christine dans les bras… Se sachantpoursuivi de près, il lui fallait momentanément trouver uneretraite coûte que coûte… Après s’être réfugié chez Mlle Barescat,il se cachait maintenant chez M. Birouste, en attendant mieux.On ne lui donnait pas le temps de souffler.

Du reste, il ne soufflaitpas !…

Nous ne saurions dire non plus qu’ilavait, en dépit de tous ces avatars, l’haleine égale… car, bienqu’il eût la bouche entrouverte (sur des dents d’une beautééblouissante), l’effet de la respiration ne produisait chez luiaucun mouvement appréciable… ni sa bouche, ni ses mains, ni aucuntrait de son visage ne remuaient. Les vers de Baudelaire semblaientavoir été faits pour ce merveilleux échantillon de la beautémasculine :

Je hais le mouvement qui déplace leslignes ;

Et jamais je ne pleure et jamais jene ris…

Un qui ne riait pas et qui était bienprès de pleurer était M. Birouste. Le premier geste del’herboriste, à la vue du fatal browning, avait été de rejeter ànouveau ses mains en l’air pour qu’il fût bien entendu, une foispour toutes, qu’il était tout à fait décidé à n’opposer aucunerésistance au cataclysme qui semblait le poursuivre avec un soin siparticulier. Sur quoi, Gabriel lui adressa un geste amical qui,certainement, voulait lui dire : « Baissez les mains,monsieur Birouste, je ne vous veux aucunmal ! »

Tout de même comme Gabriel ne remettaitpas son revolver dans sa poche, M. Birouste laissa ses mainsoù elles étaient. Il n’y avait rien à faire. Il ne voulaitdonner aucune occasion à son hôte de commettre un crimequi eût été, du reste, tout à fait inutile !

Enfin, M. Birouste, pour ne pointglisser sur le plancher, se laissa tomber sur une chaise… et là, iltrouva encore la force de prononcer ces mots (car, lorsqu’on croitsa dernière heure venue, on accomplit des chosessurhumaines) :

« Vous pouvez compter sur moi,monsieur ! Je ne dirai rien. Je vous ai juré le silence. Jesuis un pauvre herboriste… que faut-il pour votreservice ? »

Et autres bouts de phrases de ce genre,qui attestaient que Gabriel n’avait pas en face de lui unadversaire bien redoutable. Pas même un adversaire. Et peut-êtremême un ami.

L’autre tira de sa poche son petitcarnet et se mit à écrire.

M. Birouste jeta un rapide coupd’œil du côté de Mlle Norbert, toujours étendue sur sonlit.

Les yeux de Christine appelaienttoujours au secours !… et avec une telle éloquence queM. Birouste, qui n’était point un méchant homme, détourna latête pour ne plus voir cette détresse qui lui faisait d’autant plusde peine qu’il était bien décidé à ne pas la secourir…

Quand il eut fini d’écrire, Gabrieltendit à M. Birouste son petit papier. L’herboristetressaillit encore jusque dans les moelles… Ah ! il n’y avaitpas de doute ! Il n’avait point rêvé… c’était bien là lalongue écriture bâtonnante, combattante, chevauchante et zigzagantede Bénédict Masson !… Elle n’était point brouillée,naturellement, de toutes les teintes de l’arc-en-ciel… mais, endépit de son unique couleur violette, on ne pouvait s’ytromper !… Et voici ce que M. Biroustelut :

« Cette demoiselle va mieux… Elleest tout à fait réveillée… Je désire que vous me procuriezimmédiatement ce qu’il faut pour la rendormir, pendant au moinsdouze heures… »

« Bien ! bien !… fitentendre M. Birouste avec un empressement qui prouvait sonzèle à servir un client aussi exceptionnel… J’ai ce qu’il vousfaut !… Vous pensez !… Un herboriste !… Je vais vouschercher ça ! »

Et déjà il dégringolait dans saboutique, peut-être avec la vague espérance de s’enfuir… est-cequ’on sait jamais ?… Mais Gabriel, après avoir fermé la portede la chambre à clef, dégringolait derrière lui…

Notre herboriste avait une façonparticulière de traiter le pavot dont il gardait, autant quepossible, le secret, à moins qu’on ne le lui achetât un bon prix.C’est pour rien qu’il donna à Gabriel un flacon grâce auquelcelui-ci eût pu endormir une famille entière…

Quand ils remontèrent de compagnie (ilsne se lâchaient plus), ils trouvèrent Christine étendue au milieude la chambre ; de toute évidence, elle avait voulu tenterquelque chose pour échapper à l’affreux destin qui la menaçait,mais ses forces l’avaient trahie… Gabriel la ramassa forttendrement et fort doucement, la recoucha sur le lit et, pourqu’elle ne renouvelât point des efforts qui, dans son état defaiblesse, pouvaient lui être funestes, lui fit boire, aidé deM. Birouste, la dose de sommeil nécessaire à un repos biengagné…

Après quoi, Gabriel s’assit au chevet deMlle Norbert et se prit la tête dans les mains… Il paraissait partipour un rêve sans fin…

Derrière lui, M. Birouste n’osaitbouger… ce n’était point l’envie qui lui en manquait… mais ilcraignait qu’un mouvement mal interprété…

Quelle nuit !… elle semblait nejamais devoir finir !… Dehors, le vent était tout à faittombé… il n’y avait plus que le silence, un silence affreux danslequel M. Birouste n’entendait que le bruit de son cœur…pan !… pan !… pan !…

Oh ! certes ! il y avait là dequoi attraper une maladie sérieuse… S’il ne sortait pas de cettenuit-là avec une lésion, c’est qu’il avait le cœursolide !…

Quelle veillée ! Sur le guéridon,une petite lampe était allumée dont Gabriel avait baissél’abat-jour…

Dans son fauteuil, l’étrange personnage,qui avait toujours la tête dans les mains, ne remuait pas plusqu’un bonhomme de cire du musée Grévin.

Quand on pense… quand on pense que ceque cet homme tenait dans les mains, c’était le cerveau de BénédictMasson… le cerveau d’un monsieur qui avait assassiné sept femmes,au moins !

Ah ! la vie d’un homme commeM. Birouste pour un personnage pareil devait compter bienpeu ! et ne pensant qu’à cela, l’herboriste trouvait que lanuit était longue !

Trois heures du matin sonnèrent àSaint-Louis-en-l’Île.

Il n’était que trois heures !… etl’on était en décembre… Et, en décembre, le petit jour tarde àvenir.

La demie de trois heures… quatre heures,et toujours pas un mouvement ! Ah çà ! mais, quelle étaitdonc son intention à ce bonhomme-là ? Il n’avait pas l’airdécidé du tout à déménager. S’il restait toute la nuit chezM. Birouste avec sa Christine, c’est qu’il pensait bien ypasser encore toute la journée du lendemain. Dame ! il sesavait poursuivi. Il devait se dire : « Où serais-jemieux que chez ce bon M. Birouste qui fait tout ce que jeveux ? »

Est-ce qu’il allait falloir aussi qu’illes nourrît ?

Cinq heures !

Et si, par hasard, Gabrieldormait !… Certes ! il ne l’entendaitpoint ronfler !… Il ne l’entendait même pointrespirer !…

Après une nuit pareille, il étaitpeut-être plongé dans un sommeil de plomb !…

Espoir suprême et suprêmepensée !…

Voilà M. Birouste qui se lève… toutdoucement, tout doucement… oh ! sidoucement !…

Rien n’a craqué, ni sa chaise, ni sachaussure !… Pour atteindre la porte qui donne sur le palier,il ne faut pas plus de quatre pas… mettons cinq… Une fois sur lepalier, l’escalier sera vite franchi… et après ! etaprès !…

Ah ! M. Birouste est décidé àrisquer le tout pour le tout !… Trois pas sont déjà franchis…oui, mais au quatrième, voilà le plancher qui fait entendre ungémissement si douloureux que M. Birouste enpleurerait !

En attendant que ses larmes coulent, unesueur froide glace ses membres…

Ah ! il ne fait pas chaud, endécembre, dans la petite chambre hospitalière deM. Birouste !…

L’herboriste est resté une jambe enl’air !…

Le terrible est que Gabriel, qui nedormait pas, s’est retourné, et voilà maintenant M. Birousteavec une jambe et les deux mains en l’air.

Cet herboriste a l’air d’un danseur decorde… Il y aurait là de quoi faire rire Gabriel, mais Gabriel nerit jamais !

Il a remis la main dans sa poche,Gabriel !… Va-t-il encore en tirer « ce sacrérevolver » ? Non !… que M. Birouste se rassure…ce n’est que le petit carnet… Et puis M. Birouste s’aperçoitque Gabriel n’a plus ses yeux terribles… Il n’y a plus dans cesyeux-là qu’une infinie tristesse.

« Il s’humanise ! » pensel’herboriste en reprenant le cours normal de sa respiration et ense laissant retomber sur sa chaise…

« Que va-t-il me demanderencore ?… »

L’autre écrit, et, maintenant,l’herboriste lit : « Avez-vous chez vous une armoireà glace ? »

Si M. Birouste a une armoire àglace ?… mais je crois bien qu’il a une armoire àglace !… et s’il n’y a qu’une armoire à glace pour faire lebonheur de Gabriel, il va la lui donner tout de suite !… Ilpeut même l’emporter !… M. Birouste ne tient pas du toutà son armoire à glace !… Il l’a mise « dans la chambred’ami ! »… La chambre d’ami est justement à côté de sachambre à lui… Elles communiquent… Il n’y a qu’à pousser uneporte !…

« Voyez, monsieur, cette chambreest la chambre d’ami ! Vous pouvez en disposer. Elle vousappartient, comme tout ce qui est ici, du reste. Et quant à cettearmoire à glace en acajou, bien qu’elle soit un souvenir defamille, si elle peut vous être utile… »

Mais déjà Gabriel ne l’écoute plus. Ilest allé à la porte qui donne sur le palier, l’a fermée, en a prisla clef, pour être bien sûr que M. Birouste ne s’échapperaplus, puis, d’un geste il lui a intimé l’ordre de rester dans cettechambre pour veiller Christine ; après quoi il est entré dansla chambre d’ami dont il a refermé la porte à clef, également.Entre-temps, il a emporté la lampe.

« Qu’est-ce qu’il va faire danscette chambre ?… Pourquoi s’y enferme-t-il avec une armoire àglace ? » se demande M. Birouste en allumant unebougie, de sa main tremblante.

Plus forte que la peur, la curiositépousse M. Birouste à coller un œil au trou de la serrure… etvoilà ce qu’il voit :

Gabriel, d’un geste nerveux, s’estdébarrassé de sa cape, a déboutonné son vêtement, son gilet,arraché sa cravate qui faisait plusieurs fois le tour de son col,rejeté le tout sur un meuble, enfin il enlève sa chemise et levoilà nu jusqu’à la ceinture. La lueur de la petite lampel’éclaire ; la glace lui renvoie son image.

Il est penché sur cette image comme unjeune dieu se regardant dans une source.

« Quelle peau ! s’écriera plustard devant le commissaire, M. Birouste… douce, fine, satinée,comme celle d’une jeune fille !… Et quel corps quecelui-là !… Assurément, les statues du Louvre ne présententrien de plus beau ni de plus parfait !… Tenez, monsieur lecommissaire, vous êtes bien allé quelquefois au Louvre !… Vousne vivez pas toujours avec les assassins… pas plus que moi avec mesherbes… On aime à s’instruire… Vous avez certainement parcouru lessalles des Antiques… et vous avez vu Achille, Achille aux piedslégers, comme on disait de mon temps… Ça, c’est de l’art !…Ça, ce n’est pas du cubisme, oh non !… Il paraît que cettestatue-là, par la régularité de ses formes, par l’accord de sesmembres, si j’ose m’exprimer ainsi, pourrait servir comme quidirait de règle métrique pour les belles proportions du corpshumain !… Eh bien, Achille, monsieur le commissaire, Achillem’a paru de la gnognote… de la pure gnognote à côté deGabriel…

« Les Bacchus, les Mercure et« tutti quanti »… de vrais avortons à côté deGabriel…

« Je vous le dis comme je lepense !… Moi, je ne suis pas un artiste, mais tout de même iln’y a aucune raison au monde pour qu’un herboriste ne soit pas,comme le premier homme venu, sensible à labeauté !…

« Il y a bien l’Apollon duBelvédère ! ça, je ne dis pas ! d’autant que les cheveuxde Gabriel (il avait ôté son chapeau, naturellement) me semblaient,à peu près, noués comme les siens avec cette volute sur le frontqui rappelle le chignon des femmes… Oui, l’Apollon du Belvédère,c’est encore celui-là qui se rapproche le plus de Gabriel !…et encore, il a trop de côtes !… on voit encore tropson anatomie !… Gabriel était, comment dirais-je ? plusenveloppé, il était aussi fort, mais plus gracieux.

– Je vois ce que c’est, avaitinterrompu le commissaire, disons tout de suite que c’était unCasanova !…

– Un Canova si vous voulez !je n’en ai jamais vu de Canova… et je n’aime pas la sculpturecontemporaine !… mais vous m’avouerez tout de même que c’étaitun supplice pour un homme qui, comme moi, sait apprécier les belleschoses, c’était un supplice que de se dire qu’on avait mis dansun corps pareil… enfin qu’on avait mis…

– Bien !… Bien !…compris !… avait interrompu le commissaire… et passons !…alors, qu’est-ce qu’il a fait votre Apollon duBelvédère ?

– Qu’est-ce qu’il a fait ? ehbien, il ne se fatiguait pas de se regarder !… sûr, il avaitl’air de bien se plaire comme ça ?… sans compter, monsieur lecommissaire, que si ça pouvait être vrai que, par hasard, cethomme-là, qui était si beau, se regardait avec des yeux etsurtout avec un cerveau…

– Oui !oui ! ça va !… je vois où vous voulez envenir.

– Dame ! Ce Bénédict Massonétait très laid, vous, savez !…

– Monsieur Birouste, je ne vousdemande pas tout ça !… Ce que vous pensez ou ce que vous nepensez pas m’est absolument indifférent !… je vous demande ceque cet homme, que vous appelez Gabriel, a fait…

– Eh bien, je vous le dis, il seregardait dans l’armoire à glace… Il avait pris la petite lampedans sa main… et il s’examinait de haut en bas… Il se tournait, seretournait… Une femme qui met pour la première fois unetoilette de gala ne « se détaille pas » avec plus desoin ni de complaisance avant d’aller faire son petit effet dans lemonde, que cet homme-là en se regardant la peau !… et ils’approchait le visage de la glace… plus près… encore plusprès !… Il se touchait les joues, le menton, le nez, la boucheet les oreilles… Il trouvait qu’il avait de belles dents !… Ilpouvait !… Enfin, je ne peux pas mieux vous dire, moi !…Il se z’yeutait !…

– Enfin, ça n’a pas duré tout letemps !…

– Non, mais ça a bien duré un quartd’heure. Tout à coup…

– Tout à coup ?

– Tout à coup, il parut se souvenirde quelque chose. Il se frappa le front et courut à ses vêtements.Il courut ?… Ça n’est peut-être pas tout à fait exact. Mais ilavait une démarche si singulière et en même temps si légère qu’àchaque pas qu’il faisait, on aurait dit qu’il allait courir, sesoulever de terre. Enfin il semblait prendre son élan comme s’iln’allait pas s’arrêter tout de suite. Et il s’arrêtait parfaitementtout de suite.

« Il s’arrêta donc devant sesvêtements, fouilla dans une poche et en tira un petit trousseau declefs. Tout ça se passait juste en face de moi. J’ai bien vu lesclefs. C’étaient de toutes petites clefs. Il pouvait bien y enavoir une demi-douzaine suspendues à un anneau. Je les airemarquées parce que ce n’étaient pas des clefs ordinaires. Ellesn’avaient que la tige. Des petites tiges creuses. Comme qui diraitdes clefs de montre, quoi !

« Avec ses clefs il s’approcha del’armoire à glace… Alors, là, placé comme j’étais, je n’ai pu rienvoir de ce qu’il faisait. Il avait la tête penchée en avant etla main qui tenait les clefs rapprochée de la poitrine… quandj’y réfléchis bien, cette main devait toucher le sein gauche… C’estalors qu’il s’est produit un bruit tout à fait particulier quirappelait le bruit d’une horloge qu’on remonte, ou encore d’uncoffre-fort que l’on veut ouvrir et dont on fait jouer le chiffre.Puis le bruit s’arrêta net. Gabriel fit encore quelques gestes. Ettout à coup il poussa un cri d’horreur en levant les mains, puis ilrabaissa les mains.

« J’entendis une sorte dedéclenchement et comme le bruit sec d’un coffre que l’onreferme ! En même temps, il se heurtait à la glace, dans sesgestes désordonnés. J’ai cru qu’il allait briser mon armoire àglace, parole d’honneur !

« Et il se retourna… Ah !monsieur le commissaire ! quand il nous était apparu chez MlleBarescat, il nous avait fait bien peur, surtout à ces dames !Mais cette fois, monsieur, cette fois, moi qui suis difficile àémouvoir, j’en eus la chair de poule ! La vraie chair depoule ! Jamais il n’avait été aussi épouvantable, redoutable,haïssable !

« C’est cette fois qu’il avait sesyeux d’assassin !

« Je compris qu’il n’y avait plusrien à attendre de cette bête féroce qui allait toutdévorer !… Il s’était rué sur ses vêtements… et, avec desgestes spasmodiques… cherchait sa chemise…

« L’état dans lequel il se trouvaitlui faisait perdre heureusement beaucoup de temps !… C’estalors que je résolus d’en profiter… pour sauver cette malheureusefille de ses griffes de sauvage, et, naturellement, me sauvermoi-même… Si je n’ai pas réussi en ce qui concerne Mlle Norbert, iln’y a pas ma faute ! c’est de la sienne !… Elle était, dureste, dans un tel état de faiblesse qu’elle ne pouvait m’aider encette affreuse minute !… En cette minute, monsieur lecommissaire, j’arrachai un drap de lit… je le roulai en corde,j’ouvris la fenêtre, j’attachai mon drap comme je pus à son fragileappui et malgré le danger que je courais en essayant d’allerchercher du secours par ce moyen précaire, je n’hésitai pas à melaisser glisser dans le vide…

« Monsieur le commissaire, je nesuis pas un acrobate, j’ai l’habitude d’entrer et de sortir par lesportes… Ces choses-là, comme dirait Mme Camus, ça ne se voitqu’au cinéma !… et encore, s’il leur arrive malheur, auxartistes, ils ont, pour les recevoir, un matelas que l’on ne nousmontre pas !… ! Eh bien, voilà ce que j’ai fait, moi,simple herboriste !… Mais il s’agissait, n’est-ce pas, de nepas laisser ce je ne sais quoi de Gabriel emporter encoreune fois comme un sauvage cette pauvre MlleNorbert !…

« Au moment même où j’allaisdisparaître, la jeune fille sortit du reste de l’espèce dedemi-coma dans lequel elle était plongée et, tournée versmoi, elle trouva encore la force de mecrier :

« – Monsieur Birouste,sauvez-moi !…

« – Tout de suite, luirépondis-je… Attendez-moi, je reviens !… »

« Une seconde plus tard, j’étaissur le trottoir et je tombai presque dans les bras deM. Norbert et de Jacques Cotentin qui cherchaient toujoursleur homme…

« – Ne cherchez pas plus loin, leursoufflai-je… il est là-haut, chez moi, avec savictime !

« – Ouvrez-nous cette porte !s’écrièrent-ils.

« – Voici mes clefs, leur répondis-je,et Dieu veuille que vous arriviez à temps !…

« Quant à moi, j’étais dans un telétat de faiblesse que je sentais que j’aurais la plus grande peineà les suivre !… Je leur criai encore :

« – Attention ! il a unrevolver !…

« À quoi le vieil horloger merépondit :

« – Mais il ne vaut rien sonbrowning ! il ne marche plus !… et il n’est paschargé !… »

« Monsieur le commissaire, il y ades moments où l’on accomplit des miracles… Je me traînai derrièreeux jusque dans ma maison dont cette bête fauve avait fait sonrepaire… mais quand nous arrivâmes au premier étage ou plutôt quandils y arrivèrent, car j’étais resté épuisé derrière le comptoir dema boutique… il n’y avait plus personne !… Le sinistre oiseaus’était encore envolé en emportant dans ses serres « la Madonede l’Île-Saint-Louis ! ».

Chapitre 4Aventure survenue à M. Lavieuville, marguillier

 

M. Lavieuville, propriétaire,célibataire, humanitaire et marguillier, était un ancien notaire deprovince qui était venu finir ses jours dans cette Île-Saint-Louisqui avait vu ses jeux d’écolier. Il habitait la maison où étaientmorts ses parents.

C’était un brave homme qui n’avaitqu’une passion, faire le bien avec l’argent des autres. À partcela, il était prodigieusement avare ; dans ces dernierstemps, il avait renvoyé sa vieille bonne, faisait sa cuisinelui-même, avait réduit sa domesticité à la mère Langlois, quiarrivait toujours dans les premières heures de la matinée (disonstout de suite qu’elle ne vint pas ce matin-là). Dans la paroisse,on le citait, comme un exemple d’abnégation et de pauvretévolontaire.

La « fabrique »s’enorgueillissait d’avoir son marguillier qui passait pour unsaint. Il l’était à sa manière. Étant notaire, il aurait puspéculer sur les fonds déposés chez lui par ses clients : ilne l’avait jamais fait ; marguillier, président, trésorier,correspondant de vingt sociétés de secours, il aurait pu faire sonprofit de l’élasticité de certains budgets de charité ou trouverson compte dans la façon de comprendre certains fraisgénéraux ; on ne pouvait rien lui reprocher… C’est tout justes’il se permettait de se faire rembourser le plus décemmentpossible l’entretien d’une pauvre petite auto à conduite intérieure(il conduisait lui-même et redoutait le grand air) qui lui étaitnécessaire pour ses tournées à Paris et dans labanlieue.

Son avarice était, à ce point de vue,tout à fait spéciale !… Pourvu qu’il maniât des fonds, fût-ceceux des autres, il était le plus heureux des hommes. Il préféraitmême que ce fût l’argent des autres, à cause qu’un maniement defonds présente toujours certains dangers.

Palper de gros billets lui causait desjoies infinies. Il en avait toujours sur lui dans son portefeuille,qu’il ne quittait pas. Son plus grand plaisir était de se présenterchez de pauvres gens auxquels il faisait étaler leurdétresse ; après quoi, il étalait lui, ses billets et leurdisait :

« Regardez, voilà 15 000francs ! Avec cela, je suis plus malheureux que vous. Il m’enfaudrait dix fois autant pour soulager les misères sur lesquellesje me penche chaque jour ! »

Et il repartait en leur laissant uneobole…

On lui disait : « Vous vousferez voler ! », il répondait : « Dieu protègel’argent de la charité ! » En attendant, comme il necomptait que sur lui pour protéger le sien, il ne le sortaitpas !

Tous ces détails étaient nécessairespour que le lecteur ne fût point trop surpris par l’aventuresurvenue, en l’Île-Saint-Louis, à six heures et demie du matin, àM. Lavieuville, marguillier.

C’était le matin même qui succédait àcette nuit funeste où nous avons vu le courageux M. Birousteaux prises avec le terrible Gabriel… Depuis qu’ils avaient quittél’herboriste, après avoir constaté que Gabriel avait fui sa demeureen emportant Christine, le vieux Norbert et son neveu n’avaientpoint cessé leurs recherches.

L’Île-Saint-Louis avait été fouilléedans tous les coins et recoins… Quelle nuit ils avaient passée, euxaussi !…

Ils étaient exténués, mais ne sentaientpoint leur fatigue… Le sentiment aigu du danger mortel que couraitla malheureuse Christine les poussait toujours en avant… N’ayantrien trouvé dans l’île, ils avaient à tout hasard traversé lesponts. Ils avaient interpellé des vagabonds, interrogé un ivrogneaffalé sur un banc, un marchand de marrons qui allumait sesfourneaux, fait le tour du quai des Célestins, pénétré dans leboyau de Geoffroy-l’Asnier, sondé toutes les ombres de tous lesculs-de-sac entre Saint-Paul et Saint-Gervais, puis fait le tourpar le square Notre-Dame et le quai de la Tournelle ; enfinils revenaient dans l’Île-Saint-Louis au moment où elle sortait desbrouillards de la Seine, dans la lueur blême des matinsfrissonnants, quand tout à coup au coin de la petite rue où sedressait la maison de M. Lavieuville, marguillier, ilsaperçurent, à ne s’y point tromper, la silhouette deGabriel !

Il était seul et marchaitvivement : il courait plutôt. Dans un dernier bond il futcontre la porte de la maison de M. Lavieuville. Jacquesvoulait déjà se précipiter, mais l’horloger leretint :

« Attention ! lui ditcelui-ci, cette fois, ne le manquons pas ! Il s’agit de ne paslui donner l’éveil… Nous allons bien voir ce qu’il va faire ?Tu sais que nous ne pouvons pas l’atteindre à lacourse…

– Dans toutcela ! gémit Jacques Cotentin, qu’est-ce que Christine peutbien être devenue ?

– Pour moi, elle a fini par luiéchapper ! Elle est peut-être déjà à la maison…

– Attention !… qu’est-ce qu’ilfait ? »

À leur grande stupéfaction, ils virentGabriel qui sortait de dessous sa cape un trousseau de clefs etqui, sans hésitation, introduisait l’une d’elles dans la serrure dela porte de M. Lavieuville.

« Voilà qu’il entre chezM. Lavieuville, maintenant ! »

Il venait en effet de pénétrer dansl’immeuble… C’était au tour de l’horloger et de Jacques de bondirmaintenant.

« Si nous voulons qu’il ne nouséchappe pas, avait émis le vieux Norbert, sautons-lui dessus toutde suite et renversons-le ! Il a beaucoup de peine à serelever et à reprendre son équilibre !… »

La porte n’était pas refermée. Ils seruèrent dans la maison, se heurtèrent dans la demi-obscurité àcelui qu’ils poursuivaient ; le vieux Norbert s’empêtra dansla longue cape noire, Jacques donna au ravisseur de Christine unsolide croc-en-jambe qui le fit rouler sur la carpette danslaquelle l’oncle et le neveu l’enveloppèrent immédiatement avec unedécision brutale qui ne permit à l’autre aucunmouvement.

Du reste, il ne se défendait pas ;depuis qu’il était à terre il ne faisait aucun mouvement… Quand ilne fut plus qu’un paquet dont on n’eût pu dire la nature, ils lesortirent à eux deux, le transportèrent le plus rapidement possibleen rasant les murs jusqu’à la rue du Saint-Sacrement.

Ils ne rencontrèrent que le pèreJuilard, le commissionnaire, qui rentrait des Halles fortementéméché et qui les regarda passer d’un air abruti : « Vousbattez vos tapis à c’t’heure !… C’est tout de même pas unesaison à avoir peur des mites ! »

Enfin ils furent chez eux, appelèrentChristine qui ne leur répondit pas, s’enfermèrent avec leur fardeaudans le pavillon du jardin et commencèrent prudemment à dérouler lacarpette…

Tous deux étaient en sueur, haletants,n’en pouvant plus !

« Attention ! disait Jacques…surveillons-le !… Il ne faut plus qu’un pareil couprecommence !…

– Oh !tant qu’il est àterre, je te dis qu’il n’y a pas de danger !…

– Il va falloir le coucher,l’étendre sur le lit à bascule et ne pas le quitter uneminute !

– Tu resteras auprès de lui,pendant que j’irai chercher Christine !

– Non ! moi !…

– Pourvu qu’il ne soit pas déjàarrivé un malheur !… Ah ! Jacques ! Jacques !qu’as-tu fait ? qu’as-tu fait de monautomate ?…

– Taisez-vous, si tout étaitperdu, je me ferais sauter le caisson !… »

Pour éviter toute surprise, Jacquesavait allumé le grand jeu électrique. Ils s’agitaient dans unenappe éblouissante de lumière.

Ils étaient prêts à se jeter sur Gabrielau moindre geste suspect… mais ils poussèrent en même temps unesourde exclamation… Le prisonnier qu’ils avaient fait et qui étaitbien revêtu de la cape de Gabriel et qu’ils avaient vu coiffé duchapeau de Gabriel (lequel chapeau avait sauté dans le combat) ceprisonnier qui n’osait remuer ni pousser un cri, tant son épouvanteétait démesurée, ce n’était pas Gabriel, c’étaitM. Lavieuville, marguillier !…

Aussitôt qu’ils se furent aperçus deleur erreur, le vieux Norbert et Jacques Cotentin n’eurent qu’unepensée : faire l’obscurité là où ils avaient prodigué tant delumière…

Quand les commutateurs furent tournés,ils aidèrent M. Lavieuville à se relever à tâtons et le firentsortir sans plus tarder du laboratoire.

Le tenant chacun sous un bras, ilsl’accompagnèrent ainsi jusque dans la boutique de l’horloger, où lemarguillier se laissa tomber sur un siège.

Les volets fermaient toujours lesfenêtres sur la rue, mais le jour pâle de décembre pénétrait par lafenêtre donnant sur le jardin.

« Messieurs ! gémit d’une voixexpirante le pauvre M. Lavieuville, qui avait reconnuM. Norbert et le jeune et déjà célèbre prosecteur, vousm’avouerez que tout ce qui m’arrive depuis ce matin estinimaginable !…

– Inimaginable !… MonsieurLavieuville, vous désireriez peut-être prendre quelque chose ?un peu de thé bien chaud ?

– Non ! je désire avant toutrentrer chez moi et prévenir la police !

– Monsieur Lavieuville, prononçal’horloger d’une voix un peu sèche (et que le marguillier trouvamême menaçante), avant d’introduire la police dans une pareillehistoire, qui est avant tout une histoire de famille, comme nousallons vous le prouver en nous excusant d’une erreur dont vous avezété victime, vous voudrez peut-être bien nous dire comment il sefait que vous portiez un vêtement qui ne vous appartient pas et quinous a trompés sur votre honorable personnalité ?…

– Oh ! mon Dieu, monsieurNorbert, je n’y vois aucun inconvénient !… Ce vêtement, je nel’ai pas volé, veuillez le croire… mais on m’a pris le mien et l’onm’a donné celui-ci !… C’est aussi simple que cela !… Etquant aux conditions dans lesquelles a eu lieu ce fâcheux troc, jene vous les cacherai pas davantage, et peut-être alors pourrez-vousme donner la clef de cette énigme, car, pour moi, j’avoue que jecomprends de moins en moins ce qui m’arrive.

– Monsieur Lavieuville, nous vousrenouvelons nos excuses, fit alors entendre Jacques… Ne nous cachezrien… Il y va peut-être de la vie d’une personne…

– J’ai bien cru qu’il y allait dela mienne ! fit M. Lavieuville en secouantdouloureusement sa tête grisonnante… Enfin, si j’en suis quittepour ces quinze mille francs… je m’en consolerai… bien qu’ils nesoient pas à moi !… peut-être même dois-je me féliciter devotre intervention, toute brutale qu’elle fut, car elle me procureun témoignage qui viendra renforcer mes dires, s’il y avait deméchants esprits pour mettre en doute mon honnêteté qui est, avecla charité, ma seule raison d’être ici-bas !…

– Vous avez l’estime de tous ceuxqui vous connaissent, monsieur Lavieuville, protesta l’horloger…mais il ne s’agit pas de quinze mille francs…

– Ah ! pardon, pardon !…il s’agit parfaitement de quinze mille francs… pas un sou de plus,pas un sou de moins !

– Monsieur Lavieuville ! ayezpitié de l’état dans lequel vous nous voyez !… Dites-nous cequi vous est arrivé !…

– Ces quinze mille francsappartiennent à la « fabrique ». J’avais mission de lesconvertir en bons de la Défense nationale et comme mon dessein,après avoir entendu la messe de six heures et avoir fait ma tournéequotidienne chez quelques familles pauvres du quartier et desenvirons, était de passer à la banque, je les avais emportés surmoi et serrés dans mon portefeuille. Au premier coup de la messe,je quittai mon domicile, je sortis ma petite auto à conduiteintérieure du garage, qui venait d’ouvrir, je montai dans mavoiture. À ce moment, je voulus régler une petite note que jedevais au gardien, je pris dans la poche intérieure de ma redingotemon portefeuille et en sortis un billet de cinquante francs, surlequel le gardien me rendit quarante-cinq centimes de monnaie. Touten comptant cette monnaie avant de la glisser dans ma poche, je nem’aperçus pas qu’au lieu de remettre le portefeuille dans la pochede ma redingote, je le plaçais dans la poche intérieure de monpardessus.

« Mon pardessus, monsieur, est unevéritable houppelande doublée de peau de lapin, au col garni defaux astrakan… C’est la fourrure qui convient à un homme de moncaractère qui a consacré le peu qu’il possède à soulager autant quepossible la misère de ses semblables… Au fond, ce vêtement estconfortable et chaud, c’est tout ce que je lui demande… il est, ouplutôt il était complété par une toque de fausse loutre àoreillettes qui enserre bien la tête et avec laquelle on peutbraver les frimas… je vous dis tout cela, messieurs, parce que celapourra peut-être vous être utile tout à l’heure et puis, dans uneaventure aussi inexplicable, il convient de n’oublier aucundétail.

« Quelques minutes plus tardj’arrêtai ma voiture devant la petite porte de l’église que vousconnaissez bien… car je vous ai vu souvent à la messe, le dimanchematin, avec votre demoiselle et c’est ce qui me donne confiance,malgré tout !… J’assistai à la messe qui était dite parM. l’abbé Lequesne, que vous connaissez bien aussi ;après la messe j’allai le rejoindre dans la sacristie et, pendantqu’il s’habillait, je l’entretins de quelques œuvres de charité quenous avons ensemble. Il quitta la sacristie.

« Je rentrai dans l’église désertepour y faire encore quelques dévotions, selon ma coutume, carj’aime à m’entretenir seul à seul avec Dieu… puis je gagnai lapetite porte et je me disposai à monter dans mon auto quand, tout àcoup, je vis surgir de derrière l’église un homme avec une longuecape dont il essayait de recouvrir un corps humain, le corps d’unefemme, autant que j’en pus juger dans mon désarroi… Cet homme, quiavait des yeux terribles, bondit sur moi, me menaça de sonrevolver, me fit glisser par terre d’un coup de genou dans leventre (je le sens encore), jeta le fardeau humain qu’il portait aufond de ma voiture, revint sur moi, me débarrassa en moins de tempsque je ne pourrais le dire de mon paletot et de ma casquette deloutre dont il était vêtu, referma la portière, mit en marche (j’aiune mise en marche intérieure électrique) et disparut du côté dupont Sully !…

« Je me relevai si stupéfait, sianéanti que je n’avais plus la force pour crier.

« Comme il faisait très froid, etque je suis très frileux, et que je crains par-dessus tout lesfluxions de poitrine et les rhumes de cerveau, la première choseque je fis fut de m’envelopper dans la cape de cet énergumène, demettre son chapeau sur ma tête. Puis je me dirigeai en chancelantvers l’église. J’y rentrai et je n’y vis personne. J’eus l’idéealors qu’il ne fallait pas perdre une minute pour prévenir lapolice. J’ai le téléphone chez moi. Je courus chez moi. J’ouvris maporte ! Je ne l’avais pas plutôt ouverte que j’étais à nouveaubousculé, jeté par terre. J’ai bien cru que mon bandit était revenuet que, cette fois, je n’en réchapperais pas !… Je recommandaimon âme à Dieu et vous connaissez la suite,messieurs !

– Monsieur Lavieuville, ditl’horloger d’une voix sourde, frémissante de douleur, vous êtes àplaindre, car vous avez été molesté et volé. Mais nous sommes plusà plaindre que vous ! L’homme qui vous a fait cette injure estun pauvre fou, un parent que mon neveu et moi soignions à domicile…ajouta-t-il en rougissant comme un enfant menteur… Il amalheureusement conçu pour ma fille, qui est fiancée àM. Jacques Cotentin, une passion qui a fait dégénérer samaladie en folie furieuse…

« Profitant d’un moment où notresurveillance s’était ralentie, il nous a échappé, s’est emparé dema pauvre Christine qu’il a brutalisée comme un sauvage, laheurtant à tout ce qui lui faisait obstacle… Mon neveu et moi, enentendant les cris que poussait ma fille, nous nous précipitâmes…hélas ! il avait déjà traversé le jardin, le magasin,ramassant sur une table un browning que j’avais laissé là pour leréparer… il était déjà loin dans la rue quand nous parûmes sur leseuil… la nuit, l’obscurité, le vent, la neige, la tempête nousséparaient… il disparut avec sa proie… Depuis des heures nous lecherchions quand nous vous avons vu, enveloppé de sa cape et coifféde son chapeau.

– Ah ! je comprends ! jecomprends !…

– Comprenez-vous maintenant,monsieur Lavieuville ?… Alors, comprenez surtout (et c’est unpère, un fiancé qui vous supplient ! Ils savent, du reste,qu’ils ne s’adresseront pas en vain à un cœur charitable),comprenez qu’il ne faut pas encore prévenir la police ! Il yva de l’honneur de mon enfant !… Un pareil scandale la perd etnous perd !… Nous ferons tout pour l’éviter !… Ce pauvrefou ne saurait aller très loin… Il a pris votre auto ?… Ehbien… tant mieux ! sa trace ne sera que plus facile àrepérer ; il a pris votre manteau, votre casquette deloutre ? Tant mieux !… il se croit, dans sa naïveté defou, déguisé, à l’abri de nos recherches… Il n’en sera que plusfacile à rejoindre !…

– Tant mieux !… tantmieux !… vous êtes bons, vous, messieurs ! vous oubliezqu’il a pris aussi mes quinze mille francs !

– Vos quinze mille francs vousseront rendus avec votre auto, votre manteau et votre casquette,monsieur Lavieuville. Nous ne vous demandons que vingt-quatreheures !… »

Chapitre 5Aventure survenue à M. Flottard, rôtisseur à Pontoise

 

M. Flottard était rôtisseur àPontoise. Ce n’était pas le premier rôtisseur venu. C’était unrôtisseur littéraire. Il avait commencé par être« plongeur » chez Salis, du temps que ce fameuxgentilhomme cabaretier faisait les beaux jours au Chat Noir de larue de Laval, devenue rue Victor-Massé.

C’est là qu’il avait pris le goût desbelles-lettres et qu’il avait compris comment un homme intelligent,dans le commerce de la limonade ou de la restauration, peut donnerdu prix à sa marchandise en mettant un peu d’art autour.

Il ne s’agit que de trouver un genre…M. Flottard avait « un petit filet de voix ». Ilchoisit le genre chansonnier. Et comme, du temps du grand patron,et de l’épopée de Caran d’Ache, on lui avait inculqué l’amour deNapoléon, il devint bonapartiste.

La conclusion de tout ceci est que,depuis quinze ans, un touriste qui est au courant des choses de lavie et qui passe par Pontoise à l’heure du déjeuner ne manquerapoint de s’arrêter à la rôtisserie du bonhomme Flottard qui vouschante au dessert si joliment les chansons de Béranger :« Périsse enfin le géant des batailles ! disaient lesrois : peuples, accourez tous ! » ouencore : le vieux caporal : « Mais pour voustous, jeunes soldats, j’étais un père à l’exercice (bis).Conscrits au pas, ne pleurez pas ; ne pleurez pas, marchezau pas, au pas, au pas, au pas ! » Et je vous priede croire que lorsque le client le moins décidé à régler d’embléeune addition un peu salée a entendu M. Flottard faire le vieuxcaporal, il rentre vite sa protestation et sort tôt sagalette ! Il ne tient pas à se faire mettre au pas, luiaussi !

M. Flottard a ouvert sa rôtisserieà la descente de Pontoise et, quoi que tout y soit à la gloire deNapoléon, la grande salle, avec son immense cheminée où tournentles broches, n’en a pas moins, avec ses boiseries gothiques, lecachet moyenâgeux qui convient à l’établissement d’un gentilhommecabaretier.

Sur la cheminée, il y a un Napoléon enplâtre. Les murs sont ornés de lithos représentant : laVeille d’Austerlitz, la Reddition d’Ulm, la mort de Poniatowski, leMartyre de Sainte-Hélène et l’Apothéose des vieuxbraves… N’ayant pu trouver le buste de Béranger, il a achetéun plâtre extraordinaire représentant un vieux druide à barbe defleuve et jouant de la harpe. Il a gravé sur le socle, avec soncouteau à couper le cou aux poulets : « Béranger »…et il l’a placé à l’entrée des tonnelles…

Ce pauvre Béranger, ce matin-là, étaitbien abandonné. Tandis que les derniers glaçons dont la nuitl’avait revêtu fondaient autour de lui, M. Flottard, bien auchaud devant sa cheminée déjà flambante, faisait admirer àMme Flottard un magnifique couteau de cuisine tout neuf, largeà la base, et pointu comme une aiguille au sommet, bien emmanché,bien affilé, solide et souple à la fois comme un jonc, un spécimende la grande coutellerie, quoi !… un couteau qui était plusqu’un couteau et moins qu’un coutelas et qui avait peut-être valuune médaille d’or au client de Châtellerault qui venait del’envoyer par colis au père Flottard, en matière de gentillesse etde reconnaissance du ventre.

« Et l’on parle de la coutellerieanglaise ! fit notre homme… qu’en pensez-vous, madameFlottard ?

– Je pense qu’on a tort !exprima la bonne femme qui tricotait des bas derrière son comptoir,la poitrine confortablement enveloppée dans un épais châle delaine.

– Qu’on a tort dequoi ?… »

Mme Flottard est humble etsoumise ; jamais elle n’élève la voix devant son époux. Elleest toujours de son avis ; elle ne lui parle qu’avec crainteet respect, ce qui est bien exaspérant pour un homme qui ne demandequ’à la disputer. Cet antagonisme latent qui n’a point l’occasionde se manifester, occasion que M. Flottard saisirait avecd’autant plus d’empressement qu’il a le sentiment que son humeur enserait une fois pour toutes soulagée, a pris naissance, il y a biendes années de cela, dans la sorte d’indifférence apathique aveclaquelle Mme Flottard a toujours entendu chanterM. Flottard.

M. Flottard ne cherche point decompliments, mais il les aime, et Mme Flottard est peut-êtrela seule personne qui ne soit point extasiée devant « sonpetit filet de voix »…

« Tu trouves peut-être que jechante faux ? » a-t-il fini par lui demander unjour.

Mme Flottard a protesté doucement.En tout cas, si elle pense une chose pareille, elle a bien fait dene point l’exprimer, et ce n’est certes pas dans ce moment oùM. Flottard joue avec un si beau spécimen de l’industrie deChâtellerault, tout en chantonnant entre ses dents :« Oui, je secouerai la poussière… » qu’ellecommettra l’imprudence de lui faire entendre que depuis quinze ansqu’elle est condamnée à la subir, la muse de Béranger lui donne desnausées…

Et elle a tout à fait raison de se tenirsur ses gardes, la brave dame, car jamais M. Flottard n’a étéaussi énervé ! Depuis deux jours, on n’a pas vu unclient…

« Hommes noirs, d’oùsortez-vous ?… quel temps de chien !Reine du monde, ô France ! ô ma patrie !… soulèveenfin ton front cicatrisé ! »

Ce n’est pas qu’il ne passe pointd’autos, mais elles ne s’arrêtent pas !… M. Flottard saitbien où elles s’arrêtent… Un concurrent, depuis l’été dernier,s’est installé un peu plus loin, dans la campagne, sur les bords dela rivière…

« Sois-moi fidèle, ô pauvrehabit que j’aime ! Chez ce confrère « àla manque », on ne chante pas, on danse… Il y a une boîte àmusique qui distribue aux clients les tangos et les shimmies… leprogrès, quoi !… leur progrès !… Bon Dieu !…Société, vieux et sombre édifice !… »

Ah ! une auto ! une auto quis’arrête… oh ! pas une auto de luxe, bien sûr !… unepauvre petite auto à conduite intérieure… Derrière ses rideaux,M. Flottard guette le client comme un brigand des Calabres,derrière ses roches, guette le voyageur…

La portière s’ouvre ! Qu’est-ce quece client-là ?

Et dans le court espace, très courtespace de temps pendant lequel la portière de la voiture estouverte, le rôtisseur a vu… a cru voir… une forme féminine étendue…des cheveux épars, une figure de morte, du sang, mais la portière,dont le rideau de vitre est tiré, a claqué tout de suite derrièrele voyageur. Un singulier bonhomme au masque immobile, aux yeux pascommodes, vêtu d’un méchant paletot au col garni de faux astrakan,la tête couverte d’une toque de fausse loutre, pelée, miteuse,calamiteuse.

Drôle de client !

M. Flottard ne sait s’il doit luiouvrir la porte ou se barricader !

Mais l’autre a pénétré dans la salle…avec une décision troublante, et il glisse sous le nez deM. Flottard une espèce de billet qu’il tenait tout prêt dansle creux de sa main et sur lequel le rôtisseur lit :« Avez-vous une couverture devoyage ? »

« Monsieur, lui répond plus énervéque jamais d’une telle entrée en matière le chantre de Béranger,monsieur ! nous ne sommes pas ici aux GaleriesLafeuillette ! »

Sans plus se préoccuper du rôtisseur ques’il n’existait pas, le client se dirige droit sur la rôtisseuse.Profitant de ce que la porte est ouverte, M. Flottard, qui al’esprit préoccupé par la vision entraperçue, se glisse jusqu’àl’auto, ouvre rapidement la portière, la referme avec une sourdeexclamation d’horreur, et revient en hâte jusque dans sa rôtisseriepour entendre Mme Flottard pousser un cri d’épouvante. D’unemain brutale, le voyageur est en train de lui arracher le châle delaine qui enveloppe si confortablement le buste de la frileusecabaretière, et, de l’autre, il la menace d’un revolver braqué àbout portant.

C’en est trop pour le rôtisseur quidispose justement d’un solide couteau de Châtellerault tout neuf,un couteau qui n’a pas servi !… Certes, M. Flottard nepensait pas « l’essayer » sur un hôte qui n’appartenaitpoint à sa basse-cour mais on ne choisit pas toujours lesoccasions. Souvent, comme on dit, « elles vous forcent lamain ! » et, en vérité, ce n’était pas une raison parceque Mme Flottard n’appréciait point à sa juste valeur« le talent chansonnier » de son époux pour que celui-cila laissât assassiner sous ses yeux sans protester. Il protestadonc avec son couteau et le planta jusqu’au manche dans le dos dece redoutable et trop énigmatique personnage qui promenait dans savoiture une jeune personne à demi morte et qui prenait son cabaretlittéraire pour un magasin de nouveautés !…

Oui ! jusqu’au manche !… etc’est le cas de dire que ce couteau est entré dans le dos de cemonsieur comme dans du beurre !…

… Jusqu’au manche ! jusqu’aumanche !… Ceci, nous ne saurions trop le répéter… car,événement extraordinaire, inouï, étourdissant, extravagant,fabuleux, phénoménal, pyramidal, sans égal, le monsieur n’a pasl’air de s’en apercevoir !…

Il ne s’est même pas retourné et,s’étant approprié le châle, mais ne voulant sans doute point passerauprès de Mme Flottard pour un vulgaire cambrioleur, il luitend un billet de mille francs, dont il attendtranquillement la monnaie…

Cependant, comme Mme Flottard, dansun désarroi bien compréhensible, ne paraît point pressée de luirendre cette monnaie qu’il attend, et comme il est pressé, lui, departir, il replace son billet dans son portefeuille, traverse lasalle, quitte la rôtisserie en passant devant M. Flottardpétrifié et remonte dans son auto, toujours avec son couteaudans le dos !…

Chapitre 6Une nouvelle qui répand la terreur…

 

Ah ! c’est fini pour quelque tempsde chanter les chansons de Béranger !… PauvreM. Flottard !… Adieu l’amour, l’amitié, le vin quinarguent toute étiquette !…turlurette,laderirette !… Adieu le joyeuxtournebroche !… du moins pour aujourd’hui !… Letournebroche ?… M. Flottard ne pense qu’à soncouteau !… Et Mme Flottard, donc !… Queldrame !… D’autres diront qu’avec un énergumène pareil« ils l’ont échappé belle ! »… Oui, mais, il y a unechose à laquelle ils n’ont pas échappé, c’est à la vision de cethomme qui se promène tranquillement avec un couteau dans ledos !… cette vision-là les poursuivralongtemps !…

« Quand tu l’as frappé, soupiraMme Flottard, j’ai cru qu’il allait tomberfoudroyé ! »

M. Flottard ne répond pas, carc’est lui qui est foudroyé !… Le feu du ciel, venant soudainle visiter en un jour d’orage, ne l’eût pas, momentanément, plussingulièrement immobilisé contre le mur qui l’empêche de choir, quela surprise d’un tel événement ne l’a figé dans une grimace quiprêterait à rire si elle ne donnait à Mme Flottard envie depleurer.

Celle-ci a encore la force de murmurerdes choses confuses, car ce qui domine en elle, c’est le sentimentd’avoir été débarrassée d’un danger pressant par le geste héroïqued’un époux ; si le bandit n’y a point succombé, elle peuts’imaginer que la main de M. Flottard, à l’instant suprême, atremblé, ou quelque chose d’approchant, que le couteau a frappé detravers, par exemple, et est resté accroché dans la fourrure dupaletot dont l’épaisseur aurait si bien amorti le choc que levoleur de châle ne s’en serait même pas aperçu !… Oui,Mme Flottard, elle, peut s’imaginer tout, excepté lavérité ! Mais celui qui a accompli le geste, lui, ilsait ! Il sait que son couteau est entré dans l’homme, commedans du beurre, jusqu’au manche, et que l’homme ne s’en est pasplus préoccupé que d’une piqûre de moustique !

Là-dessus est entré M. Durantin,maraîcher, qu’a suivi de près le petit Gustave, clerc d’huissier,qui venait prendre l’apéritif chez le bonhomme Flottard, où ilavait donné rendez-vous à son ami Elias, potard chez M. Arago,pharmacien, et l’ami Elias lui-même n’a pas tardé à arriver… Enfinest survenu le joyeux père Canard, plus ou moins ouvrierélectricien, vitrier, cireur de parquets, peintre d’enseignes,enfin l’homme à tout faire, c’est-à-dire passant le plus souventson temps à ne rien faire du tout qu’à « blaguer » et àse faire offrir « des tournées » sur les comptoirs. Onpense ce que pouvait devenir, avec un homme pareil, l’histoire ducouteau tout neuf de Châtellerault qu’un voyageur venait d’emporterdans son dos, planté jusqu’au manche !…

Les premiers arrivés avaient étéréellement effrayés de l’état dans lequel ils avaient trouvéM. et Mme Flottard, et le peu qu’ils avaient compris desquelques mots arrachés à leur émoi avait augmenté chez eux laconviction que le gentilhomme cabaretier et son épouse venaientd’échapper à un malheur épouvantable… Mais quand, pressé par lepère Canard, qui ne demandait comme toujours « qu’àrigoler », M. Flottard, retrouvant enfin son souffle etle cours de ses idées, eut quelque peu précisé les conditionsexceptionnelles de l’incroyable aventure, l’« homme à toutfaire », je vous prie de le croire, se paya une pinte de bonsang !…

Alors, on commença à se dérider autourde lui et, pendant que M. et Mme Flottard continuaient àmontrer leurs figures de croque-morts, le petit Gustave, l’amiElias, les trois domestiques accourus au bruit des esclaffements,firent chorus avec le joyeux farceur.

Quant à M. Durantin, maraîcher, quiprend tout au sérieux, il était déjà sorti, répandant le bruit dansPontoise qu’on avait voulu assassiner M. et Mme Flottard« qui n’en valaient guère mieux »…

Un quart d’heure plus tard, il y avaitdeux cents personnes devant la rôtisserie.

C’est à ce moment qu’un auto-taxi venantde Paris, à toute allure, s’arrêta net devant cet encombrement etce tumulte. Deux voyageurs en sortirent, demandant en hâte desexplications. Ces deux voyageurs étaient le vieux Norbert etJacques Cotentin.

Nous avons laissé ceux-ci avecM. Lavieuville. Usant de quelques vagues renseignements quel’honorable marguillier avait pu leur communiquer et sachant queGabriel avait dirigé la petite auto à conduite intérieure du côtédu pont Sully, ils s’étaient dirigés rapidement de ce côté, étaientremontés sur la rive gauche, avaient bientôt acquis la preuve quecelui qu’ils voulaient joindre s’était arrêté au coin de la rue duCardinal-Lemoine et du boulevard Saint-Germain, devant un garagequi venait d’ouvrir et où il avait demandé, par écrit, sil’on pouvait lui vendre ou lui montrer une carte routière deSeine-et-Oise.

« C’était un muet, certainement,n’est-ce pas, messieurs ?… Il paraissait bien pressé… Un drôled’individu !… On ne voyait que le bout de son nez sous lacasquette qui l’emmitouflait… Son col de pardessus relevé…Parole ; il avait l’air de se cacher… il tournait tout letemps la tête… Enfin il a aperçu cette carte, tenez, là, contre lemur… il y est allé… il l’a regardée quelques secondes… son doigt asuivi la route de Conflans, Pontoise et l’Isle-Adam… et puis il estreparti sans même donner un sou depourboire !… »

Norbert et Jacques, qui avaient eul’idée de prendre une auto dans ce garage, voyant qu’ils perdraientencore là un quart d’heure, sautèrent dans un taxi qui passait,promirent au chauffeur un pourboire fabuleux, et sortirent de Parispar Asnières… À Argenteuil, ils retrouvèrent la trace de Gabriel etde son auto… à Conflans également, et puis entre Conflans etPontoise, ils perdirent cette trace… Gabriel avait dû certainementabandonner la grand-route ; ils perdirent un temps précieux,près de deux heures, à battre tous les environs ; enfin, dansle moment qu’ils désespéraient de tout, ils retrouvèrent la pisteet acquirent même la certitude qu’ils ne suivaient pas de loinGabriel, lequel avait dû subir une panne en plein champ(pensèrent-ils)… et ils se retrouvèrent sur la route de Pontoiseque Gabriel avait reprise, avec, au plus, vingt minutes d’avancesur eux…

À la descente de Pontoise, ils seheurtaient à cette agglomération que nous avons dit et sautaient dela voiture avec le pressentiment qu’ils allaient entendre parler deGabriel…

Il ne leur fallut pas de longues minutespour apprendre que celui qu’ils cherchaient s’était, en effet,arrêté là ! L’histoire de l’attentat, et surtout du couteauplanté dans le dos du monsieur qui n’avait pas eu l’air de s’enapercevoir acheva de les éclairer.

« C’est lui ! fit Jacques àl’oreille du vieux Norbert. Par ce froid, Christine doit êtreglacée et lui n’ose pas enlever son pardessus à cause de soncostume qui ne saurait passer inaperçu. Il a volé ce châle pourelle. Pauvre Christine ! Je suis unmisérable !

– Oui ! acquiesça le vieuxNorbert… En route… »

Ils remontèrent dans le taxi pendant queles discussions continuaient à propos de l’événement que les unsprenaient au sérieux et à propos duquel d’autres s’esclaffaient.Ils entendirent, au moment où ils démarraient, le père Canard quicriait « en rigolant » au gentilhommecabaretier :

« Eh ! Flottard ! çat’apprendra une autre fois à ne pas laisser le couteau dans laplaie !… sans compter que ça doit bien le gêner, tonclient, pour ôter son pardessus !… »

Norbert et Jacques comptaient retrouverGabriel entre Pontoise et l’Isle-Adam. Mais la petite auto n’avaitpas été vue là ! Ils durent revenir et prendre la route quilonge la Viosne. Par là, non plus, aucune trace. Et ils n’enretrouvèrent plus.

Nous ne dirons point le détail de leursinutiles recherches pendant les jours qui suivirent, ni l’étatd’esprit lamentable dans lequel ils se trouvaient – ceci nous leverrons prochainement.

Ils venaient de rentrer, accablés par ledésespoir, dans la boutique de la rue du Saint-Sacrement, quand descamelots commencèrent à courir les rues en vendant des éditionsspéciales des journaux du soir. Ils criaient les titres desmanchettes : « Les crimes de Corbillèrescontinuent ! Deux nouvellesvictimes ! »

« C’est lui ! s’écrial’horloger en se dressant comme un fou devant Jacques. Il estretourné à Corbillères !… »

Chapitre 7Un singulier pensionnaire

 

Voici, en résumé, ce que narraient lesfeuilles publiques : Depuis quelques jours, il s’était passé àCorbillères et aussi dans les bureaux de la Sûreté des événementsque l’on s’était efforcé autant que possible de tenir cachés, carils avaient cette gravité exceptionnelle de faire revivre uneaffaire que l’on croyait bien avoir enterrée avec lecoupable…

Une jeune servante arrivée récemment àl’auberge de l’Arbre-Vert avait disparu certain soir et avait étéretrouvée, certain autre soir, dans le limon d’un marécage deCorbillères, étranglée comme avait été étranglé le père Violette,portant encore au cou la trace du fin lasso avec lequel on avaitfait passer la pauvre enfant (la petite Mariette avait dix-huitans) de vie à trépas…

La trace de ce lasso n’avait pu êtrerelevée sur les restes de la petite Annie qui avaient été trop« charcutés » ou qui étaient déjà consumés lors de lapremière découverte de l’horrible tragédie de Corbillères ;mais… mais deux jours après la disparition de la jeune Mariette,une jeune veuve qui vivait seule depuis la mort de son mari dansune maisonnette des environs avait été trouvée dans son cellier,étranglée elle aussi, et de la même manière…

Ces événements avaient jeté comme on lepense bien, dans un désarroi complet la police et le parquet… Detels faits ne tendaient à rien de moins qu’à établir l’innocenced’un homme que l’on venait de guillotiner !… Les premièresenquêtes avaient été conduites dans le plus grand mystère, mais lesecret dont on voulait les entourer ne résista pas à la rumeurgrandissante et surtout à la vague de terreur qui submergea ànouveau toute la contrée environnante… Les reporters, depuisquarante-huit heures, s’étaient mis à la besogne. Pendant que lesuns parcouraient le pays, les autres assiégeaient les bureaux de laSûreté générale. Et la terrible nouvelle – terrible pour la justice– éclatait comme une bombe : Bénédict Masson étaitinnocent !…

Ah ! la justice et la policeallaient passer de mauvais jours ! Un reporter du journalL’Époque parvint à interviewer le garde des Sceaux, qui neput se dérober aux questions pressantes que lui posait, par labouche de ce journaliste, l’opinion publique. Et il fournit ledernier argument que lui avait soufflé une police auxabois.

Sans aucun doute, des crimes avaient étécommis depuis l’exécution de Bénédict Masson, qui rappelaientsingulièrement la mort tragique du père Violette, mais en admettantmême que Bénédict Masson fût innocent de ce crime-là, il n’enrestait pas moins coupable de l’assassinat de la petite Annie, surlaquelle on n’avait pas relevé les traces « du genred’assassinat » pratiqué pour les autres. À quoi le reporteravait répliqué qu’on n’avait rien relevé sur la petite Annie, etque cet argument péchait en cela même par sa base. Le garde desSceaux n’avait pu ajouter qu’une chose, c’est que le témoignage deChristine Norbert ne laissait rien à désirer quant à la culpabilitéde Bénédict Masson !…

Ce ne fut point l’avis de l’opinionpublique qui est toujours simpliste et qui se résuma ainsi :« On avait guillotiné Bénédict Masson pour des crimes quicontinuaient » et l’on rappelait qu’il avait crié jusque sousle couteau de la guillotine : « Je suisinnocent ! »

C’est sur ces entrefaites que le vieuxNorbert et Jacques Cotentin arrivèrent à« l’Arbre-Vert ». Ils ne connaissaient point le pays. Onne les connaissait pas. La mère Muche les accueillit avec lesourire. Nous avons dit précédemment que Mme Muche avaitretrouvé toute sa bonne humeur naturelle depuis la mort de sonmari. Il n’y avait certes pas, dans les derniers événements, dequoi transformer cette bonne humeur en tristesse. Certes, elleavait été peinée, car elle avait bon cœur, de la fin prématurée desa servante, mais celle-ci était depuis trop peu de temps àl’Arbre-Vert pour que sa patronne eût pu concevoir pour elle dessentiments d’amitié ou même un simple attachement, et comme, à lasuite de ce mystérieux trépas, l’auberge ne désemplissait plus,Mme Muche en eût bientôt oublié la cruauté pour ne plus voirque ce qu’il lui rapportait…

La saison d’hiver était d’ordinaire àpeu près nulle à l’Arbre-Vert. Or, jamais Mme Muche n’avaitfait de meilleures affaires !… La police, la justice, lesjournalistes étaient devenus ses clients habituels et lui faisaientune réclame qui attirait chez elle tout le département ! Ledimanche, on venait même de Paris, en partie fine. Le soir,l’auberge se vidait, chacun rentrant chez soi et les journalistescourant à leur rédaction.

C’est le soir que survinrent l’horlogeret son neveu. Ils demandèrent à souper et deux chambres.

Avant de venir échouer à l’Arbre-Vert,ils avaient passé par Corbillères, où ils étaient descendus dutrain… Là, ils avaient posé d’adroites questions, mais rien dansles réponses ne pouvait les inciter à croire que Gabriel fût venudans le pays. Le paletot de fourrure garni de faux astrakan et lacasquette de loutre y étaient inconnus. Les deux hommes étaientdescendus ensuite dans la solitude désolée du marécage… Ils étaientarrivés sur les bords du petit étang aux eaux de plomb… Et ilssavaient que le pavillon abandonné qui dressait son ombre lugubredevant eux était la sinistre demeure dont on avait tant parlé… Ilparaissait clos comme une tombe ; tout y était fermé,barricadé… Visage de bois, visage de brique, visage de glace sousson épais voile d’hiver… spectacle qui donnait le frisson… Ils enfirent le tour, en proie aux pensées les plus sombres… Là,Christine avait poussé son premier cri de détresse… Où était-ellemaintenant, Christine ?…

Tout de même ; si l’autreétait vraiment innocent, on pouvait encore espérer… Ils espérèrent.Rien jusqu’alors ne leur signalait son retour dans cetaffreux pays où les crimes continuaient.

Ils gravirent le coteau à travers bois,puis redescendirent dans la vallée des Deux-Colombes, sachantqu’ils trouveraient sur leur route l’auberge de l’Arbre-Vert et laMère Muche, qui avait eu son rôle au procès.

Et maintenant ils étaient en face deleur soupe, dans la salle basse et ils faisaient bavarderl’hôtelière, chose qui n’était point difficile. Elle avait acquisde l’importance depuis la dernière affaire. Celle-ci la remettaitau premier plan. Sa photographie avait paru dans les journaux. Ellen’en était pas plus fière pour cela, mais elle était contented’elle et de tout le monde et pleine de bonne volonté pour leclient.

Elle, non plus, elle n’avait vu personnequi ressemblât à celui dont ces messieurs lui faisaient ladescription. Pensez donc ; elle l’aurait bien remarqué !…Un homme avec une casquette de loutre, un paletot garni de fauxastrakan et des bottes à revers !

Et elle les laissa là :

« Je vous demande pardon, on meréclame en haut dans le « cabinet particulier » ! Etvous savez, ces messieurs sont exigeants !… Des gens de lahaute, des lords et des sirs, des Anglais amis dela Dourga, qui ne pouvait pas souffrir la cuisine desDeux-Colombes… Paraît qu’on ne leur donne à manger que du rizlà-bas ! »

Quand elle fut partie, l’horloger poussaun soupir d’enfant. Non ! personne ne l’avait vu dans lepays !… Ah ! si ça pouvait ne pas êtrelui !…

« Mon oncle, soupira à son tourJacques Cotentin, si je n’avais pas cet espoir-là… il y a beautemps que je me serais fait justice !… Vous pensezbien que la seule raison de ma conduite réside en ceci que j’aitoujours cru Bénédict Masson innocent ! Alors, vouscomprenez ! s’il avait pu prouver lui-même soninnocence… après sa mort !…

– Tais-toi !… Tais-toi !…je comprends, je comprends trop !… mais Christine !…Ah ! qu’avons-nous fait ?… qu’avons-nous fait,mon Jacques ?… »

Et le vieil horloger se prit àpleurer.

« Vois-tu, Jacques, nous sommesmaudits !… Il n’est pas permis à l’homme de faire revivre cequi est mort !…

– Alors, mon oncle, marchons commeles animaux, les yeux éternellement fixés sur la terre… etbroutons !… mais depuis le jour où un front s’est tourné versle ciel, vers la lumière, vers la vie… j’estime qu’il n’a plus ledroit de retourner à son limon !… Toujours plus haut, ôcréature, vers ton Créateur !… Toutes les religions nousprêchent la perfection… c’est par la science, cet effort versDieu, que nous y atteindrons !… La science n’a pointd’aboutissement si elle n’arrive pas à faire d’une créature unecréatrice !… Alors seulement nous nous mêlerons àDieu !… Le Père, le Fils, le Saint-Esprit, mythe éterneldu « ternaire » que nous appelons le mystère de laSainte-Trinité !… c’est la vérité fulgurante, aveuglante pourqui ne détourne point la tête !… c’est tout le panthéisme. Lecréateur, la créature, le souffle qui les unit, tout estinséparable… Nous passons notre temps à recevoir la vie et à ladonner !… Les uns la transmettent par la chair… Nous, nousl’avons donnée par l’esprit !… Non, Gabriel n’est pas unsacrilège !…

– C’estpeut-être un crime et tu n’en mérites pas moins le bûcher !fit l’horloger en essuyant ses larmes… Toute ta philosophie ne nousrendra pas Christine !

– Il nous la rendra, lui, puisqu’ilest innocent !… »

À ce moment, il y eut un grand bruitdans l’escalier… Les clients anglais de Mme Muche descendaienten s’interpellant le plus gaiement du monde, avec des éclats derire forcés, des plaisanteries, de rauques exclamations dans unelangue que ni l’horloger, ni Jacques ne comprenaient… Et ilsparurent, traversèrent la salle basse, les yeux brillants, la facecuite par les alcools, fumant d’énormes cigares et se tenant roidescomme perche, sans plier un genou en marchant, dans un équilibretrop correct et qui dénote chez ceux qui le maintiennent laconscience qu’un rien… le moindre choc… le plus petit faux gestepourrait le leur faire perdre !…

La mère Muche à laquelle on venait depayer l’addition, les suivait avec des remerciements qui n’enfinissaient plus et une admiration sans borne…

« Ah ! ce qu’ils peuventsupporter ceux-là ! fit-elle quand ils eurent disparu… Je vousprie de croire qu’ils ne sont pas au régime sec !… Mes fiolessont vides !… Et ce n’est pas l’alcool qui leur faitpeur !… Avec cela ils paient royalement !… Ilspeuvent !… Paraît que c’est riche à millions !… C’est deslords et des sirs que je vousdis !…

« Paraît même qu’il y en a un qui aété roi dans l’Inde !… Le plus rigolo, c’est lordBlackfield !… Paraît qu’il a été ambassadeur en Persecelui-là !… Ils n’en ont pas l’air, mais « ce qu’ils ontbu ! »… Ça me change de mon précédent pensionnairequi ne buvait jamais rien !… Je me demande pourquoi ilvoulait qu’on le serve en cabinet particuliercelui-là !…

– De qui parlez-vous ? demandatout de suite Jacques Cotentin, en échangeant avec l’horloger unrapide coup d’œil déjà chargé d’angoisse…

– Mais d’un drôle de bonhomme quiétait encore ici, il y a cinq jours, tenez !… d’abord, ilétait muet !…

– Ah !… »

Ce qu’il y avait dans ce« Ah ! » qui sortit en même temps des lèvres de nosdeux voyageurs, nous ne saurions l’exprimer… Comparons-lesimplement à un soupir d’agonie…

« Oui !… oh ! un garçonqui était bien à plaindre, allez ! D’abord il était plein detics, quand on l’examinait bien… Il marchait un peu commeon danse… Il semblait toujours prêt à s’envoler… Çan’était pas déplaisant à voir… c’était même plutôt gracieux… Ilsemblait avoir la légèreté d’un oiseau Pour moi, c’était une façonqu’il avait d’être malade comme ça !… On voit si souvent desataxiques qui ont tant de mal à allonger la patte !… Lui, ilsemblait plutôt réprimer ses mouvements, comme s’il craignait de nepouvoir s’arrêter… C’était sûrement un blessé de guerre qu’on avaitdû raccommoder en partie… Les gaz ? Une explosion ! Unmorceau d’obus qui l’avait amoché ?… Je me le suis demandé…J’en ai vu passer ici, des réparés, depuis laMarne !… Il ne devait plus pouvoir parler depuis qu’il avaiteu le menton enlevé !…

– Le menton enlevé ? balbutiaJacques.

– Oh ! on lui en avait remisun, et comment !… Ça avait été proprement fait, voussavez !… Mais tout le bas du visage ne formait plus qu’un blocqui ne remuait guère… Avec ça, il avait des yeux magnifiques, et sidoux, et si tristes… on aurait pleuré rien qu’en le regardant… oubien on en serait tombé amoureux… Ah ! il était beau, dans songenre, on ne peut pas dire, malgré sa misère !…

– Sa misère ? marmottal’horloger.

– Dame ! on est toujoursmisérable quand on vous a rafistolé un autre visage, si bien que çaa pu être fait !… Oh ! une belle opération, je ne dispas !… on lui a collé une vraie figure de statue à cethomme-là !… mais quand on reste muet, n’est-ce pas ? Ilse faisait comprendre par signes ou avec des mots d’écrit… Quant àêtre malheureux d’argent, certainement non !… L’argent ne luimanquait pas… et il aimait les bons morceaux… mais il ne buvaitjamais. Il faisait entendre qu’il ne buvait que de l’eau, mais lacarafe était toujours pleine… Il avait demandé qu’on le serve dansle cabinet particulier… j’ai pensé qu’il ne tenait pas à ce qu’onle voie manger, à cause de son menton artificiel… Il devait avoirmalgré tout un solide appétit… Il ne laissait rien !… Biensouvent, j’ai cherché les os de poulet !… C’était à croirequ’on lui avait fabriqué une mâchoire de fer… à moins qu’il n’aitremporté des os pour son chien !… Il avait peut-être une bêtechez lui, pour le consoler !…

– Et… et… il est arrivé ici… toutseul ?

– Tout seul !…

– Et… et alors il ne couchait pasici !…

– Non !… Il devait avoir louéquelque chose sur le bord de la rivière, de l’autre côté desDeux-Colombes. Pour moi, il devait vivre seul, comme unloup !… dégoûté d’avoir été amoché comme ça, en pleinejeunesse… La dernière fois qu’on l’a vu ici, il n’avait pas l’aircontent… Je ne sais pas ce qui lui était arrivé, mais il n’étaitplus « à la bonne » !… Ses yeux qu’on avait vus sidoux étaient devenus méchants ! méchants !… et, dans lecabinet particulier, on l’entendait qui marchait, qui marchait… cejour-là il a même cassé la carafe !… Alors je suis entrée, jelui ai demandé ce qu’il avait, car, s’il était muet, il n’était passourd !…

« Il ne m’a pas répondu… Il m’aregardée… Ses yeux étaient redevenus tristes et doux et j’ai cruqu’il allait pleurer… mais ça n’était pas son genre… Il m’a payé cequ’il me devait et il est parti… je ne l’ai jamais revu… C’était laveille du jour où l’on a découvert le cadavre de ma pauvreMariette.

« Bien sûr que j’en ai parlé à lapolice quand elle est venue. J’ai donné les renseignements que jepouvais sur lui comme sur tous ceux qui ont passé par ici depuistrois semaines, un mois !… La police l’a recherché, mais je nepense pas qu’elle l’ait rejoint, sans ça je le saurais !… Ilaura quitté le pays. Quand on est comme ça on ne doit se plairenulle part.

– Comment était-il habillé ?questionna Jacques, la voix sourde.

– Eh bien, comme tout le monde, encomplet veston et un gros pardessus de bourgeois, qui ne luiallait, du reste, pas du tout. Ça lui flottait dans le dos. Mais ilavait l’air de se ficher tout à fait de la toilette, comme de toutle reste ! »

Cinq minutes plus tard, l’horloger etJacques étaient sur la route.

« C’est lui ! gémit le vieuxNorbert en s’accrochant à Jacques. Il est revenu sur le théâtre deses crimes comme un assassin qu’il est. C’est plus fort qu’eux.Seulement, lui, il continue ! Et Christine n’est plus aveclui.

– Non ! mais Christine estvivante !… souffla Jacques.

– Vivante ! Vivante !qu’en sais-tu ?

– Il ne venait à cette auberge quepour y chercher la nourriture qu’il lui portait !… puisquela nourriture disparaissait… qu’en eût-il fait ?… Çan’était pas pour lui, bien sûr !

– C’est vrai !… mais c’estvrai !… râla l’horloger… mais où l’avait-il mise,Christine ?

– Là où elle est peut-êtreencore ! »

Le vieux Norbert comprit. Tous deuxs’enfoncèrent à nouveau sous bois et redescendirent le coteau aubas duquel se dressait le pavillon funèbre, clos comme une tombe,au bord de l’étang, la demeure désormais célèbre dans les annalesdu crime, le repaire que les plus curieux n’osaient regarder que deloin, où le satyre de Corbillères-les-Eaux brûlait ses victimes,après en avoir fait des morceaux dans sa cave… Un suprême espoir etune suprême terreur hâtaient leur pas…

Chapitre 8Ce que le vieux Norbert et Jacques Cotentin trouvèrent dans lasinistre demeure de Corbillères-les-Eaux

 

Ils sautèrent le mur qui, par-derrière,entourait le petit clos envahi par les ronces desséchées et geléeset qui n’était plus qu’un chaos depuis que la justice avait passépar là, creusant et bouleversant tout pour retrouver ce qui pouvaitrester des victimes de Bénédict Masson…

Une lune pâle et froide accompagnaitleur lugubre expédition d’un regard qui n’était rien moins qu’ami…Le vieux Norbert faillit se casser la jambe en se laissant glisserdans l’enclos… Près du hangar qui servait autrefois de bûcher, debuanderie, et qui n’était plus qu’une sorte de dépotoir, Jacquestomba dans un trou où il se déchira et d’où il ne sortit qu’àgrand-peine… La sinistre petite maison semblait se défendre contrel’approche de ce cambriolage qui venait troubler la paix misérableoù la peur du passant la laissait depuis que les hommes de justiceétaient partis en y laissant leur sceau.

Mais eux, rien ne les arrêtait. Comme laporte leur résistait, ils forcèrent avec une bêche l’ouverture d’undouble volet, cassèrent les vitres et pénétrèrent par unefenêtre.

Jacques fit jouer son briquet, trouvasur une table une bougie à demi consumée dans son bougeoir,l’alluma…

Ils étaient dans la fameuse cuisine enface du fameux poêle qui devait atteindre quelques semaines plustard, aux enchères publiques, un prix exorbitant.

Non, il n’y avait personne dans cetteaffreuse demeure, mais à maints indices, ils reconnurent qu’onl’avait habitée, il n’y avait pas bienlongtemps !…

Où donc aurait-il été mieux que là, poury cacher sa dernière proie ?… Il était bien sûr quepersonne ne viendrait l’y déranger ! Cela avait dû être lapremière pensée de son cerveau, au sortir du coma mortel oùl’avait plongé le geste du bourreau…

Quand on se réveille,on retrouve souvent la pensée sur laquelle les paupières sesont closes… Corbillères, où Christine était venue si imprudemmentse jeter, en quelque sorte, dans ses bras !… Et, rouvrant lesyeux, il s’était retrouvé en face de Christine !… Vite, ill’avait emportée jusqu’ici pour y achever peut-être l’œuvre de sangqu’on ne lui avait pas laissé le temps d’accomplir ! Le vieuxNorbert pensait avec horreur, en dépit des paroles qui voulaientêtre rassurantes de Jacques Cotentin, auxquelles celui-ci necroyait peut-être pas lui-même, que telle avait dû être l’idée fixede leur Gabriel, idée qu’il avait suivie, du reste, avecune astuce que tout dénonçait !…

Cette fuite dans la direction opposée aupays qu’il voulait atteindre, dans le dessein de dérouter toutesles poursuites, à partir de Pontoise d’où il devait être revenubrusquement sur Paris par Pierrelaye, alors qu’on le cherchait ducôté de l’Isle-Adam ou de Chars… cette fuite était unchef-d’œuvre !… Elle avait été conçue avec une lucidité quiaurait pu remplir le prosecteur d’orgueil pour sonouvrage, mais qui faisait battre le cœur du vieil horlogerd’épouvante et aussi d’un ressentiment tragique à l’endroit de sonneveu !…

Pouvaient-ils encore douter ?… Lesilence et l’abandon de cette maison après le passage deGabriel, passage dont ils retrouvèrent les traces à chaquepas, ne témoignaient-ils point qu’ils arrivaient trop tard,hélas !…

Le vieux Norbert commençait à se heurteraux murs comme un homme ivre… En vain Jacques lui criait-il :« Mais rien ne prouve encore qu’il l’a amenée ici !… rienne nous prouve qu’elle ne lui a pointéchappé ! »

Hélas ! ils reçurent bientôt lecoup le plus funeste… En pénétrant au premier étage, dans lachambre qui donnait sur l’enclos, ils se heurtèrent à un désordreinimaginable. Là, tout était bouleversé par une lutte qui avait dûêtre atroce ! Les meubles gisaient épars et, près du lit dontles couvertures avaient été arrachées, en face de la glace briséeen mille éclats, ils retrouvèrent la robe d’intérieur de Christine,sorte de peignoir d’hiver dont elle était vêtue quand le monstrel’avait emportée si brutalement, si farouchement de la maison del’Île-Saint-Louis… cette robe n’était plus qu’une guenille tachéede sang.

Le vieux Norbert la souleva dans un cride désespoir, puis tourné vers son complice, vers sonJacques, il l’accabla de sa malédiction et, redescendant comme unfou l’escalier, traversant en courant et en trébuchant cette maisonmaudite, il s’enfonça dans la nuit…

Là-haut, Jacques continuait sesrecherches… D’une table renversée, un tiroir s’était échappé, et,près de ce tiroir, gisaient des papiers qu’il ramassa, desfeuillets couverts de l’écriture de Christine !…

Chapitre 9Gabriel et Christine

 

C’étaient des bouts de papier froissés,maculés, sur lesquels elle avait écrit au crayon des notes hâtivesquand elle croyait pouvoir disposer de quelques moments desolitude… On se doute de la hâte fiévreuse avec laquelle leprosecteur se jeta sur ces légers documents, les classa suivant ladate, quelquefois la simple indication du jour de la semaine et desheures… Avidement, Jacques lut :

« Il était à côté de moi quand jeme suis réveillée dans cette chambre inconnue. Il veillait sur moiavec une hostilité farouche.

« Ses regards me glaçaient.Jacques ! Jacques ! si jamais tu lis ces lignes, sacheque je te pardonne. Je suis aussi coupable que toi ! Et papaaussi est coupable !

« Hélas ! Je crois bien que jevais payer pour nous tous !… Car il ne nous pardonne pas,lui !…

« Songe que j’ai contribué pour magrande part à le conduire où tu sais, devant la porte du cimetièrede Melun… où tu ne l’as pas laissé entrer toutentier !…

« Horreur ! il avait droit aurepos éternel après le hideux châtiment ! et nous l’avonsarraché à la grande paix de la terre…

«… pour en faire un sujetd’expérience vivant !

« Oui, ceci est un crime, toncrime, Jacques, et aussi le nôtre ; mais nous en seronschâtiés et avant longtemps.

« J’ai lu cela dans ses yeux, commedans un livre.

« Lui qui m’adorait, il n’y a quede la haine pour moi dans ses yeux.

« Et aussi, la ferme volonté dem’entraîner avec lui dans une catastrophe d’où cette fois il nereviendra pas ! Et d’où on ne le fera pasrevenir !

« Ses yeux me brûlent ; sonmasque immobile, que j’ai fabriqué de mes propres mains pour qu’ilsoit plus beau, m’épouvante, comme m’épouvanterait une figure degéhenne, sculptée dans le marbre du tombeau, dont les lourdespaupières se soulèveraient tout à coup pour me fixer d’un regardqui consume.

« Ses beaux sourcils sont deux arcsredoutables dont les flèches font saigner mon cœur.

« Je n’ai pas la force deréagir !… Je ne sais quelle langueur fatale coule dans mesveines… Je me laisse tomber au fond de mon destin comme au creuxd’un abîme dont je ne rencontrerai jamais le fond !… Et celaest terrible et doux !… Je me sens épuisée comme cette pauvreBessie, dont un monstre aspirait la vie, mais je n’ai pas la force,comme elle, d’appeler au secours !

« Jacques, je te confie ma dernièrepensée : je ne demande qu’à mourir depuis que tu as misdans la poupée de mon rêve une âmed’assassin !…

« Ma poupée ! mapoupée !… j’avais mis en toi mon souffle, ma raison et monâme !

« Et toi, Jacques, qu’y as-tumis ?…

« Tu y as mis mamort !…

« Qu’importe !… Je pense àcette mère imaginée par le poète à qui son fils a tranché la têteet qui emporte cette tête dans un panier… le fils tombe, la têteroule et la tête demande : « T’es-tu fait mal, « monenfant ? »

« Hélas ! hélas !… moi,qu’ai-je fait ?… c’est moi qui ai fait trancher la tête de monenfant !…

« Non ! non ! je ne veuxpas mourir !… Je ne veux pas mourir !… Je suis àCorbillères !… Je ne veux pas qu’il fasse de moi ce qu’il afait des autres !…

« Je ne veux pas avoir le sort dela petite Annie !… Au secours ! au secours !… Moiaussi, je crie au secours, Jacques !… Mais, comme pour lavictime du dernier des Coulteray, tu arriveras trop tard !…et je sais où sera mon tombeau !…

« J’ai vu ce que Bénédict faisaitdes restes de la petite Annie ! Tu sais où tu doischercher mes cendres !…

« Horreur ! horreur !voilà ce que tu as fait de moi, Gabriel ! Eh bien ! non,je ne te pardonne pas !… Tu trouvais donc que je l’aimaistrop !c’est par jalousie que tu as fait cela,dis ?…

« Sois heureux !… c’est toiqui auras été mon bourreau… »

* * *

«… Il est sorti !… J’ai essayé defuir, mais on ne peut pas fuir de cette chambre. Elles ont dû ensavoir quelque chose, celles qui sont passées parlà !…

« La fenêtre qui donne sur lejardin a des barreaux et la porte est d’une solidité à touteépreuve…

« Il ne doit vous descendre de làque pour vous conduire à la cave, étape dernière avant… avant ceque j’ai vu !… Je deviens folle ! Mon Dieu, ayez pitié demoi !

« Est-ce une idée ? Quand ilm’a quittée, tout à l’heure, ses yeux étaient moinsméchants.

« J’entends ses pas… dansl’escalier.

« Ah ! j’ai peur ! j’aipeur ! »

* * *

« Il est entré. Il avait dans lesmains un bol de bouillon chaud. Il me l’a tendu et ses yeux mepriaient de le prendre. Ses yeux étaient doux ettristes.

« Il ne me parle que par sonregard. Il est muet, mais il pourrait me faire des signes. Un mueta cent façons de se faire comprendre. Mais lui, il se contente deme regarder et c’est tout ! Il pourrait m’écrire. Tu saisqu’il a « tout ce qu’il faut pour écrire ». Nous luiavons mis dans ses poches tout le nécessaire, avec sesclefs.

« Il paraît au courant de bien deschoses… Il sait se servir de ses clefs, des clefs que nous avonsmises dans sa poche… cela, j’en ai la preuve… j’ai entendu hiercertain bruit d’engrenage suivi d’un effrayant tintinnabulement declefs et j’ai eu peur qu’il entre…

« Mais je ne l’ai pas vu de lanuit…

«… Et, ce matin, ses yeux sonttristes…

« Est-ce que le danger seraitpassé ?…

« On ne peut jamais être sûre derien en face d’un personnage pareil ! Sais-tu à qui je pensequand je me trouve devant lui ? au moine Schwartz, cebénédictin qui aurait inventé la poudre et qui, après une premièredéflagration, craindrait toujours de voir exploser sonmélange…

« Eh bien, moi, je crains toujoursde voir exploser Gabriel…

« Un sérum radioactif en a faitune chose dont tu n’as peut-être pas mesuré toutes lesconséquences !…

« Sans compter que tu as misdans la boîte crânienne le cerveau de l’homme deCorbillères !… Tu as déchaîné la tempête de sang qui m’aemportée, m’a roulée jusque-là et fera de moi quelque chose quiressemblera à la petite Annie ! »

* * *

«… Il sort !… il va chercherma nourriture… Il est triste parce que je ne mange pas… ou sipeu !… Quelquefois, je l’aperçois (par l’interstice despersiennes) qui quitte la maison (ce qui lui arrive ordinairemententre cinq et six heures du soir, alors que la nuit est déjàcomplète)… Il va sans doute aux provisions… J’attends dix minuteset puis je me mets à crier comme une folle, dans l’espérance quel’on m’entendra…

« Mais quim’entendrait ?…

« Personne n’ose plus passer par làquand tombe le soir… Ah ! nous sommes bien gardés par lapeur !… »

* * *

«… J’ai encore entendu aujourd’huile bruit de l’engrenage d’horloge… toujours suivi de cetteeffarante danse des clefs et de l’affreux claquement de sonvolet !… (tu sais ce que je veux dire, Jacques ?)…Alors je suis renseignée… je sais que son regard est descenduau fond du gouffre intérieur.

« Quand il remonte de là,après avoir vu ce qu’il a vu par son volet, j’ai toujourspeur que ce soit la fin pour moi !

« Mais peut-être redoute-t-il cela,lui aussi, car enfin cet homme m’a aimée d’un cœur sauvage… et iln’est pas entré. Il m’a fait entendre seulement la danse despetites clefs derrière ma porte et il s’estenfui !… »

* * *

« Je te disais qu’il était aucourant de bien des choses : je reste, en effet, persuadéeque, lors de la dernière et suprême expérience, lorsque nouscroyions que la première réaction nerveuse ne se manifesterait pasavant la deuxième semaine au plus tôt, il entendaitdéjà !…

« Or, nous nous entretenions autourde lui, sans aucune gêne, parce qu’aucun signe extérieur ne nousavertissait qu’il eût commencé à sortir du coma… mais s’il nepouvait faire encore aucun geste, le cerveau entendait !…Il se connaissait déjà par nos parolesimprudentes…

« Il entendait les observations,lorsque, tel un professeur qui fait une démonstration sur lepatient endormi, tu te penchais sur son gouffreintérieur !…

« Seulement, voilà, il était déjà àl’état de veille… Et il t’a entendu refermer levolet !

« Et il a entendu remuer lespetites clefs !…

« Et il a su à quoi ellesservaient, les petites clefs ! »

* * *

« Où veut-il en venir ?… Cettesituation ne saurait durer… Que manigance-t-il ?… Il estmaintenant tout le temps fourré dans le jardin…

« Par l’interstice des persiennes…je l’ai vu passer avec des outils… une pioche… unepelle…

« Et je l’entends remuer de laterre !…

« J’ai peur !… J’aipeur !…

« Il ne les brûleplus !… Le feu, ça se voit de loin !…Il ne peut plus y avoir de feu de cheminée chez BénédictMasson !…

«… Alors il creuse laterre… »

* * *

« Cette danse des clefs estinfernale… Elle m’empêcherait de dormir si je pouvaisdormir…

« Au moment où je m’y attends lemoins, où je m’assoupis dans une torpeur animale, tout à coup, ellevient frapper mes oreilles et me remplir d’un nouveleffroi.

« Il le sait ! certes, il lesait ! et je sais, moi, ce qu’il veut dire quand ilagite ses clefs dont le bruit le précède dans l’escalier, comme unrire démoniaque !…

« Oui, oui !… j’ai parlé de ladanse des clefs, mais c’est de leur rire, de leur éclat de rirequ’il faut avoir peur !…

« Elles remplacent le rireeffroyable qu’il ne peut pas avoir, mais qu’il aurait sûrement s’ilpouvait rire après être descendu, d’un coup d’œil, d’un seul coup,au fond de son gouffre intérieur !…

« Elles semblent me dire :« Toi aussi, tu sais ce qu’il y a au fond de cegouffre-là !… Tu n’ignores rien de ma mécanique… »Et elles paraissent éclater de rire !…

« Et elles repartent, ellesredescendent… elles s’éloignent… ce n’est plus qu’un lamentablepetit tintinnabulement de rien du tout !… »

* * *

« Aujourd’hui, ses yeux sont plustristes que jamais, ses gestes sont calmes et lents, son attitudeest tout à fait, tout à fait accablée… Il me semble bien lent àse mouvoir… et j’espère !… j’espère !…

« Ah ! avoir tant attendu sonpremier geste !… Voilà maintenant que je n’ai plus qu’unespoir… qu’il retourne à son néant ! Tu te rappellesce que tu disais, Jacques… ce que « tu craignais »alors ?… que la suture se fît trop vite !… Parceque, après les premières réactions, tu entrevoyais (commeconséquence) une trop rapide dépression… Seigneur ! faites quece ne soit pas une illusion !… Il se ralentit ! Il seralentit ! »

* * *

« Jacques ! Jacques !Jacques !… Il ne se ralentissait que pour mieux bondir !Jacques !… l’effroyable machine s’estréveillée !…

« Ce n’est plus Gabriel !… Cen’est même plus Bénédict ! c’est un horribletourbillon !…

« C’est une force insoupçonnée dela nature que nous avons déchaînée !…

« C’est une trombe ; uncyclone !…

« Il m’a brisée…déchirée !…

« Et il va revenir !…Non ! non… je ne veux pas qu’il m’emporte en bas… je ne veuxpas descendre !… Je sais ce qu’il a fait des autres, enbas !… dans l’abattoir !…

« Mais je n’ai plus deforce !… Je n’ai plus de force !…

« Je ne suis déjà plus qu’uneplaie !… »

Chapitre 10Un coup de marteau sur le crâne de M. Bessières, directeur de lasûreté générale

 

L’émotion causée par la« continuation des crimes de Corbillères » ne faisait quegrandir. L’opinion publique était soulevée. Oubliant,naturellement, qu’elle avait été la première à exiger lacondamnation de Bénédict Masson, elle accusait maintenant laSûreté, le parquet, la cour et le jury d’avoir, comme toujours, agià la légère, sans preuves définitives !

Le pauvre relieur (c’est ainsimaintenant qu’on l’appelait dans les faits divers) avait étécertainement victime d’une effroyable machination – on ne disaitpas laquelle – mais, puisque les crimes continuaient, on ne pouvaitplus douter de son innocence.

On se déchirait dans la grandepresse ; la polémique la plus farouche mettait aux prises les« leaders » en renom ; la justice avait trouvé desdéfenseurs. On avait publié une interview du garde des Sceaux. Onfit grand bruit autour d’une déclaration du procureur de laRépublique :

« Que les crimes continuent àCorbillères, disait ce haut magistrat, cela ne prouve rien enfaveur de l’innocence de Bénédict Masson ! Cela prouve queBénédict Masson a eu un ou des imitateurs, voilà tout ! Cen’est pas la première fois qu’une épidémie de ce genre semanifeste dans une contrée où les esprits ont pu se trouver, enquelque sorte, suggestionnés par les événements !…

– Eh bien, s’il a eu desimitateurs, trouvez-les !… » répliquait-on auprocureur.

Je vous prie de croire qu’on lescherchait.

Nous avons dit que les inspecteurs de laSûreté générale étaient « sur les dents ». Quant à leurchef, M. Bessières, on racontait déjà qu’il était question dele remplacer. Nous vous laissons à penser s’il fit bon accueil àl’huissier qui lui annonça, le matin où nous nous transportons dansses bureaux, qu’un visiteur demandait à lui parler pour faire desrévélations de la plus haute importance sur les crimes deCorbillères…

« Faites entrer ! »s’écria-t-il.

Et en même temps, il appuyait sur unbouton de sonnette placé sous son bureau.

Tandis qu’on introduisait le personnageannoncé, un soi-disant « secrétaire » venait s’installerà une petite table où il y avait « tout ce qu’il faut pourécrire », quand on n’écrit pas à la machine.

M. Bessières, après avoir fait unsigne discret à son employé, dévisagea le nouveau venu… c’était unvieillard.

Il était fort agité, congestionné,enflammé. Il regardait le chef de la Sûreté générale avec des yeuxhagards. « Serait-ce un fou ? » se demanda aussitôtM. Bessières. Mais le visiteur lui parut d’esprit plus sain,en dépit de son agitation, lorsqu’il l’entendit déclarer tout d’unehaleine :

« Monsieur le directeur, vouspouvez être tranquille ! la justice n’a point condamné uninnocent. Il y a une raison pour que les crimes de Corbillèrescontinuent, et cette raison, hélas ! je suis à peu près leseul à la connaître !

– Eh bien, il faut me la dire, chermonsieur ! Prenez donc la peine de vousasseoir !

– Merci ! je ne puis pasrester assis ! Si vous saviez, monsieur le directeur, la nuitatroce que j’ai passée !

– Vous me raconterez cela tout àl’heure, cher monsieur, mais pour le moment…

– Tout !… je vous dirai tout.Toute la vérité. Il faut que vous sachiez… Il faut que le mondesache…

– La raison pour laquelle lescrimes de Corbillères continuent ! » précisaM. Bessières, qui ne redoutait rien tant que de voir cet hommeexcité se perdre dans des considérations personnelles ou étrangèresà son sujet.

Le vieillard se pencha surM. Bessières, ou plutôt projeta sur lui une tête où fulguraitla prodigieuse émotion de son âme en désordre, et sa boucheproféra :

« Les crimes de Corbillèrescontinuent, monsieur, parce que Bénédict Masson n’est pasmort ! »

Le monde est un théâtre, la vie unecomédie, souvent un drame, et les hommes des comédiens plus oumoins habiles, sifflés ou applaudis, mais toujours brûlés du désird’attirer sur eux l’attention de leurs contemporains. On ne sedoutera jamais de l’influence que certaines grosses affairesjudiciaires peuvent exercer sur des esprits qui passaient jusqu’àce jour pour bien « équilibrés »… Le hasard les a mis de« l’affaire ». Ils veulent briller au premier rang. Quen’inventeraient-ils point pour augmenter leurs petits rôles, donnerplus d’éclat à leurs témoignages ?… M. Bessières étaitdepuis trop longtemps de la partie pour n’être pas sur ses gardes.Tout de même, on a beau avoir pris l’habitude de ne s’étonner derien, il ne s’attendait pas à ce coup-là !…

Évidemment, c’était uneexplication ! Les crimes de Corbillères continuaient parce queBénédict Masson n’était pas mort !…

Il répondit au vieillardexcité :

« Alors, vous avez trouvé cela,vous ?

– Monsieur, lui répliqua l’autre,qui paraissait de plus en plus énervé, je vais vous dire tout àl’heure ce que j’ai trouvé !…

– Oh ! je vous le disd’avance, moi, ricana M. Bessières, vous n’avez pu trouvermieux. Songez donc !… réfléchissez donc un peu, chermonsieur !… (À propos vous ne m’avez pas dit encore votre nom,mais c’est une formalité dont se chargera, tout à l’heure monsecrétaire.) Voilà donc où nous en sommes : Bénédict Massonn’est pas mort, mais il a été guillotiné…

– Non, monsieur !

– Comment ! il n’a pas étéguillotiné ?

– Si, monsieur !

– Alors, il estmort ?

– Non, monsieur !…Monsieur ! Monsieur !… laissez-moi vous expliquer !…Monsieur, ne vous en allez pas !… Monsieur, ne me prenez paspour un fou !… Écoutez-moi !… Vous saurez tout !… etvous me rendrez ma fille !…

– Monsieur, je n’ai pas l’honneurde la connaître !… et j’ai un rendez-vous pressé !… Maisvoici monsieur qui est ici comme un autre moi-même, à qui vousallez donner vos nom, prénoms et qualités, et qui ne vous refuserarien de ce qui peut vous être agréable !…

– Ma fille,monsieur !…

– Il vous la rendra !… Nousn’avons rien à vous refuser ! »

Là-dessus, M. Bessières, qui avaitfait un certain signe à son pseudo-secrétaire, s’empressa delaisser le visiteur en tête-à-tête avec cet « autrelui-même »…

Le moment était venu de faireconnaissance avec ce personnage qui a joué son rôle dans lacoulisse de l’affaire Masson, coulisse que les pouvoirs publics ontvolontairement laissée, depuis lors, dans une ombreinquiétante…

Cet agent était connu depuis plus devingt ans dans tous les services de la police, Sûreté générale,Sûreté « tout court », Préfecture et même jusque dans lesservices de province, sous le nom del’Émissaire.

De son vrai nom, il s’appelaitLebouc : monsieur Lebouc… Et si l’on avait fait deM. Lebouc, l’Émissaire, ce n’était point un vilainjeu de mots. Voici comment M. Lebouc était devenu « lebouc émissaire » :

Cela remontait à certaine affairepolitique qui avait quelque peu bouleversé le monde. Poursurveiller un personnage « en place » dont lesagissements étaient soupçonnés redoutables en même temps quecontraires à la conception normale d’une saine justice, on avaitbesoin d’un agent sur l’intelligence et l’audace duquel on pûtcompter, mais que l’on pût désavouer si les événements prenaientune tournure inquiétante pour les responsables d’une telleinitiative.

M. Lebouc avait commencé jeune surles bancs de la correctionnelle. Cependant, il n’avait pas l’âmevulgaire d’un coquin, tout au plus celle d’un arriviste… Après satroisième expérience de la vie qui l’avait conduit comme les deuxprécédentes devant les juges il estima qu’il avait choisi lemauvais chemin pour arriver…

Las d’être « arrêté », il semit du côté de ceux qui « arrêtaient » les autres, decoquin, se fit croqueur, c’est-à-dire« indicateur »…

M. Lebouc se distingua tout desuite.

Ce n’était point l’infâme« casserole », ni le stupide « mouton ». Ilavait des idées générales ; il avait reçu del’instruction ; dans plusieurs affaires d’envergure, iladressa à ceux qui l’employaient des rapports qui furent remarquésautant par leur logique policière que par la forme littéraire qu’ilsavait leur donner. Enfin ! il avait ducourage !…

Dans la circonstance que j’ai dite plushaut, on s’adressa à M. Lebouc, qui en fut très fier, mena samission à bien et mérita en tout la confiance de ses chefs. Lepersonnage visé était encore plus puissant que coupable et il avaitdes amis qui étaient décidés à tout pour le sauver. Ce futM. Lebouc qui fut sacrifié et qui accepta son martyre,grassement payé, avec une humilité où tout le monde trouva soncompte… On se priva de ses services pendant quelque temps ;mais, chaque fois que se présentaient des opérations délicates dugenre de celle qui lui avait valu une si haute réputation dans lapolice, on songeait à M. Lebouc et on l’employait sous unautre nom. Un seul de ces noms finit par lui rester « entregens au courant », celui de l’Émissaire.

M. Bessières avait eu l’occasion,au cours de sa brillante carrière, d’apprécier les qualités de« l’émissaire », son intelligence éveillée, sa discrétionabsolue et surtout cette facilité souriante avec laquelle il étaittoujours prêt à se laisser « désavouer ».

En voilà plus qu’il n’en faut pourexpliquer la présence dans les bureaux de la rue des Saussaies d’unhomme qui aurait été autrefois « la perle » de la rue deJérusalem…

M. Lebouc resta seul, plus d’uneheure, en tête-à-tête avec cette espèce de fou dontM. Bessières l’avait chargé, d’un signe, de le débarrasser auplus tôt.

Pendant ce temps, le chef de la Sûretégénérale était descendu, par les couloirs intérieurs qui faisaientcommuniquer ses bureaux avec le ministère de l’Intérieur, chez leministre, où se trouvait justement le garde des Sceaux. Il ne futparlé là que de l’affaire qui occupait Paris : celle deCorbillères. La séance fut chaude. Quand M. Bessières remontaet qu’il se trouva en face de M. Lebouc, ildit :

« Eh bien, vous vous êtesdébarrassé du fou ?

– Il vient de partir !répondit l’agent ; mais il reviendra.

– Comment, ilreviendra ?…

– Oui !… Je lui ai dit derevenir ce soir, à six heures !

– Ah çà ! vousplaisantez !

– Vous savez bien, patron, que jene plaisante jamais !… Cet homme est peut-être un fou, mais jen’en suis pas sûr !… C’est mon système !… Dans notremétier, patron, il ne faut jamais être sûr de rien !… En toutcas, il était intéressant de l’entendre… Ce vieillard agité n’estni plus ni moins que l’horloger de la rue duSaint-Sacrement-en-l’Île, le père Norbert, dont la fille a ététrouvée dans la petite maison de Corbillères…

– Eh bien ?…

– Ah ! eh bien !… ehbien !… c’est difficile à dire… c’est un bonhomme dont j’ai euà m’occuper lors de l’affaire de Bénédict Masson… un homme quis’occupe de problèmes mécaniques tout à fait exceptionnels… Il ainventé une sorte d’échappement à roues carrées. Enfin, que vousdirais-je ? Ses confrères racontent que, depuis des années, ilcherche le mouvement perpétuel !…

– Il en a bienl’air !…

– Oui !…

– Et alors ?…

– Et alors, il raconte… ilprétend…

– Quoi ?…

– Il faut que je vous dise encore,patron !… C’est l’oncle d’un Jacques Cotentin, qui n’est pasle premier venu à l’École de médecine… Il est prosecteurlà-bas !… Paraît que c’est un sujet pas ordinaire du tout nonplus, celui-là !… Enfin j’ai téléphoné pour être plussûr !…

– À qui avez-voustéléphoné ?

– J’ai téléphoné au professeurThuillier…

– Pourquoi ?…

– Pour savoir !… pour savoirce qu’il fallait penser du prosecteur…

– Mais enfin, où voulez-vous envenir ?

– Le professeur Thuillier m’arépondu textuellement qu’il tenait ce Jacques Cotentin dans la plushaute estime !… qu’il le considérait comme une des gloiresfutures de la chirurgie et comme le continuateur des Carel et desRockefeller ! Vous savez, Rockefeller ?…

– Oui !… Carel, Rockefeller,connu !… font revivre les tissus, raccommodent les vivants,etc.

– Eh bien, patron, paraîtrait queJacques Cotentin raccommode aussi les morts !…

– Qu’est-ce que vous voulez que çame fasse ? Est-ce que vous « déménagez », vousaussi ?

– Non ! patron, pas avant quevous m’ayez trouvé un autre appartement… Faut que vous sachiez mêmeune chose…

– Parlez, ou laissez-moitranquille !

– J’ai voulu être sûr de cedétail-là !…

– Quel détail ?

– Oh ! un détail qui a sonimportance ! Vous savez que la Faculté, après l’exécution deBénédict Masson, a réclamé sa tête ?

– C’est dans larègle !…

– Mais vous ne savez pas où l’on aporté sa tête ?

– À l’école !

– Non ! chezl’horloger !…

– Chez l’horloger !… Qu’est-cequ’un horloger peut bien…

– Pardon !… Le prosecteurhabite chez l’horloger !

– Ah ! oui…

– Écoutez !… tout cela estbien extraordinaire !… Ce n’est pas moi qui vouscontredirai !… Mais, par principe, moi, j’écoute toujours,parce que, par principe, je ne suis jamais sûr de rien !… Ehbien, voilà ce qu’il m’a raconté, le vieux… Il aurait fabriqué unautomate !…

– Un automate ?…

– Oui, un automate !… Ne meregardez pas comme ça, patron, ou je n’aurai jamais la force decontinuer…

– Continuez, Lebouc ; je nevous regarde plus !…

– Mais vous continuez àm’écouter ?…

– Pour vous faire plaisir !…Allons, sortez-moi votre histoire… Le fou a inventé unautomate…

– Oui ! un automate dontle prosecteur a habillé l’armature intérieure d’un réseau denerfs !…

– Quoi !de nerfs ?… des cordes à violon ?…

– Non ! non !… denerfs ! de vrais nerfs humains !…

– Vous êtes malade !… Commentvivraient-ils, ces nerfs ?

– Et bien, ils baigneraientdans un liquide qui ne serait autre que le sérum dont Rockefellerse sert pour entretenir indéfiniment la vie des tissus !… etqu’ils auraient soumis, en plus, à l’action duradium !

– Vousm’impressionnez, Lebouc !… et alors ?

– Et alors, c’est biensimple ! il ne manquait à leur machine qu’un cerveau !…Ils lui ont collé celui de BénédictMasson !… »

Nous ne pouvons, pour rendre à peu prèsl’effet produit par cette déclaration sur l’état d’esprit deM. Bessières, que nous servir d’une expression assez usagéedans tous les milieux, du haut en bas de la société, comprise detous sans que l’on sache du reste pourquoi : M. ledirecteur de la Sûreté générale en resta « comme deux ronds deflan » !…

Puis, quand il eut repris le cours de sarespiration :

« C’est vous, dit-il, qu’il fautfaire enfermer, mon ami !

– Peut-être !

– Oh !sûrement !…

– J’ai toujours fait ce que l’on avoulu ! En attendant, les crimes de Corbillèrescontinuent !

– Eh ! je le sais fichtrebien !… Allez donc leur raconter, en bas, l’histoirede la poupée du vieux ! Si ça pouvait les dérider !« Le Premier » et le garde des Sceaux ne sont pas àprendre avec des pincettes !… je viens de subir une petiteséance !… Pendant ce temps-là, je vois que vous ne vousembêtez pas, ici !… Non, mais dites donc,l’Émissaire !… Est-ce que vous vous moquez demoi ?… Vous avez dit à cet énergumène de revenir à sixheures !…

– Oui !…à cause de safille !…Car enfin, ça, c’est un fait !…on lui a volé safille !…

– Qui,on ?…

– Eh bien, lapoupée !…

– Son automate lui a volé safille !…

– Qu’il dit !… Calmez-vous,patron !… Il n’y a pas de quoi se fâcher !… Il n’y a qu’àen rester ahuri comme moi, ou à en rigoler !… Après tout, sivous voulez que nous parlions d’autre chose…

– Allez ! Lebouc…allez !… c’est peut-être vous qui avez raison !… Il fauttoujours écouter les enfants et les fous, bien qu’il n’y ait riende plus menteur au monde !… mais il suffit quelquefois d’unmot pour vous faire entrevoir la bonne piste !… Je vousécoute…

– Non ! ce n’est pas moi quevous écoutez ! c’est le vieux… Voilà ce qu’il raconte :le Bénédict Masson, comme on le sait depuis le procès, étaitamoureux de sa fille Christine… Le prosecteur n’ayant rien trouvéde mieux, puisqu’il lui fallait un cerveau pour mettre dans sonautomate, que d’y glisser celui qu’on lui apportait de Melun,c’est-à-dire celui de Bénédict Masson, il s’est produit ceci, quiest, en somme, assez logique : le premier geste de l’automate,dès qu’il a donné signe de vie, a été d’emporter Christine… Paraîtqu’il s’est jeté dessus comme un sauvage !…

– Je ne ris pas, Lebouc, je ne rispas !… mais je sens que je deviens abruti de vous entendre meraconter sérieusement des choses pareilles !…

– Je vous parle sérieusement,patron, parce que, depuis bien longtemps, rien ne me fait plusrire, et aussi à cause d’un certain détail qui a bien sonimportance… Avant de se sauver avec la Christine, la poupée alaissé un mot sur la table… un mot que le vieux a apporté ici… levoilà !… Ce n’est pas long, ce qu’il a écrit :« Je suis innocent ! »

– Bravo ! voilà pour le moinsune idée fixe, ou je ne m’y connais pas !…

– Patron !… nous avonsd’autres papiers de Bénédict Masson… sur lesquels il a écrit :« Je suis innocent ! »… J’ai fait apporter ici ledossier que nous avons fait venir de Melun depuis que l’affaire deCorbillères, que nous croyions si bien enterrée, ressort de terre,c’est le cas de le dire… les voici !… Eh bien,comparez !…

– Voyons, Lebouc… En admettant mêmeque ce soit la même écriture… ce qui reste à démontrer… vousn’allez pas me faire croire que ce papier ne date pasd’avant sa mort… Lebouc, vous allez prendre votreretraite, mon ami !…

– Oui, patron ! Une fois deplus, une fois de moins !…

– Vous avez voulu vous payer matête, n’est-ce pas ?

– Je suis trop pauvre ! fitLebouc.

– Lebouc, vous n’avez qu’une façonde me faire oublier vos plaisanteries de mauvais goût… Vous allezpartir pour Corbillères !… Je vais vous donner touspouvoirs ! Peut-être, après tout, que Bénédict Masson étaitinnocent !… tant pis pour ces messieurs de lajustice !… Moi, je m’en fiche, après tout, de la placeVendôme !… Vous allez me dénicher le ou les coupables !…Ne craignez rien !… je suis là pour vous soutenir,Lebouc !…

– Ah ! quant à cela, patron,je compte bien sur vous !…

– Vous pouvez !… Qui est-cequi vient encore là ? Entrez ! »

L’huissier s’avança d’un air mystérieuxet dit à voix basse :

« Monsieur le directeur, c’est unepersonne qui n’a pas voulu dire son nom et qui m’a chargé de vousremettre ce pli de la part de M. l’avocat généralGassier !… »

M. Bessières décacheta vivement etlut :

« Mon cher directeur, je vousenvoie un de nos amis à propos de l’affaire deCorbillères… Il vous racontera des chosesintéressantes…écoutez-le jusqu’au bout. M. Lavieuville estsain de corps et d’esprit ! »

« Eh bien, ça nous changera !Quelle drôle de recommandation ! » fit entendreM. Bessières… Et il lança le mot sur le bureau del’« Émissaire ».

« Ah ! dit Lebouc, c’estLavieuville !… L’horloger a justement parlé d’unLavieuville…

– Faites entrer ! »commanda le chef de la Sûreté générale.

Un homme à figure chafouine, et toutgrelottant dans un pardessus d’occasion, les souliers maculés d’uneboue neigeuse, se présenta, les épaules courbées, le front humble,les yeux obliques :

« Messieurs !… commença-t-il,je vous demande pardon de me présenter dans cet état, mais depuisque l’on m’a volé ma petite voiture.

– Asseyez-vous, monsieur !…vous m’êtes recommandé par M. l’avocat généralGassier…

– Sans quoi je n’eusse jamais osévenir vous trouver !… je vous demande la plus grandediscrétion… c’est une question de vie ou de mort ! Monsieur,je suis monsieur Lavieuville, marguillier à Saint-Louis-en-l’Île…j’avais une petite voiture automobile à conduiteintérieure…

– Pardon !… monsieur !…pardon !… M. l’avocat général Gassier me dit que vousdésirez me parler à propos de l’affaire deCorbillères !…

– Justement, monsieur le directeur,nous y sommes ! Ma voiture m’a été volée par BénédictMasson !

– Alors, c’est une vieillehistoire, monsieur, et je crois qu’il est un peu tard pour la luiréclamer !

– Eh ! monsieur, ce n’est pasune si vieille histoire que cela ! Elle ne date pas de huitjours !

– Mais, monsieur, vous oubliez queBénédict Masson a été exécuté il y a plus de troissemaines…

– C’est bien pourquoi je viens voustrouver, monsieur ! Ce qui m’arrive est inimaginable, et sansM. l’avocat général Gassier, à qui j’ai tout raconté, preuvesen main, je n’eusse jamais osé, je vous le répète, venir voustrouver… »

M. Bessières leva les bras auplafond, se laissa tomber sur un siège, se prit la tête dans lesmains en proie à une fureur sombre qu’il parvint cependant àdompter et il jeta au visiteur, d’une mâchoireféroce :

« Parlez, monsieur, je vousécoute !…

– Eh bien, monsieur, je dois vousdire que j’ai une femme de ménage, Mme Langlois…

– Bien, monsieur,Mme Langlois…

– Qui va quelquefois, le soir,prendre sa camomille chez Mlle Barescat, mercière…

– Mlle Barescat,parfait !

– En compagnie de notre chaisière,Mme Camus, et de l’herboriste, M. Birouste…

– Mme Camus, M. Birouste.Vous n’oubliez personne ?

– Monsieur, je n’étais pas à cettepetite réunion amicale chez Mlle Barescat.

– Alors, pourquoi m’enparlez-vous ?

– Parce qu’elle a la plus grandeimportance pour ce que j’ai à vous dire… Mme Langlois, mafemme de ménage, est bien malade, monsieur le directeur…

– Croyez, cher monsieur, que jeregrette bien sincèrement…

– C’est d’autant plus regrettableque, si elle avait été mieux portante, elle m’eût accompagnéjusqu’ici… Mlle Barescat et Mme Camus, elles, vont mieux, maiselles n’osent sortir de chez elles… Quant à M. Birouste, iln’a pas quitté le lit depuis cette effroyable aventure…

– De quelle aventureparlez-vous ? de la vôtre ou de la leur ?

– C’est la même, monsieur,seulement elle a eu deux actes : le premier s’est passé chezMlle Barescat, pendant sa camomille. Il faut vous dire queMme Langlois faisait autrefois le ménage de BénédictMasson !

– Et il ne l’a pasassassinée ?

– Pas encore,monsieur !… mais au train des choses, cela pourrait bienarriver un jour ou l’autre !… Voilà pourquoi je suis chezvous, monsieur !… et pourquoi M. l’avocat généralGassier…

– M. l’avocat général Gassiers’est moqué de vous, monsieur, et je ne comprends pas…

– Je ne pense pas queM. l’avocat général Gassier se soit moqué de moi, interrompitsans s’émouvoir M. Lavieuville, et si vous ne comprenez pas,monsieur le directeur, c’est que vous ne m’écoutez pas !… J’enreviens à la camomille chez Mlle Barescat… Mme Langlois, quifaisait le ménage de Bénédict Masson, faisait aussi celui dubonhomme Norbert, l’horloger !

– Elle fait donc tous les ménagesde l’Île-Saint-Louis, cette brave dame ?…

– Non ! monsieur le directeur,mais elle sait à peu près ce qui se passe dans tous les ménages etelle est fort instructive à entendre… dans le cas qui nous occupe,elle entretenait ces dames d’une sorte de personnage qui habitaitclandestinement chez l’horloger et qu’elle avait pris pour unmutilé de la guerre, pour un amoché comme on dit de nos jours. Leneveu du bonhomme Norbert, le prosecteur Jacques Cotentin, qui est,m’a dit M. l’avocat général Gassier, une espèce de génie,donnait ses soins à ce soi-disant mutilé… Or… ne vous étonnez derien, monsieur le directeur… Vous comprenez que si M. Gassierm’a envoyé à vous… Eh bien, ce soit disant mutilé, aux derniersrenseignements, serait tout simplement unautomate !… »

M. Bessières bondit comme s’ilavait été un automate lui-même obéissant à quelque ressortcaché…

« Tout simplement !s’écria-t-il… Et qu’entendez-vous par les derniersrenseignements ?

– Ceux qui m’ont été fournis parmon ami M. Gassier, à qui j’avais raconté mon aventure, et quia fait une enquête personnelle, d’où il a déduit lui-même quenous avions toutes les chances pour avoir affaire à unautomate !

– Ah ! vraiment ?… Cesmessieurs du parquet de la Seine ont fait, de leur côté, leurpetite enquête… réfléchit tout haut M. Bessières en serasseyant avec un étrange sourire…

– Ils ne vous le cachent pas,monsieur, puisque ce sont eux qui, officieusement, si j’ose dire,m’ont donné le conseil de venir vous trouver !…

– Oui ! oui… continuez, chermonsieur Lavieuville, vous commencez à devenir intéressant !…Décidément ces messieurs de la justice ont l’esprit de corps etpratiquent la solidarité !… Mais je n’aurais jamaisimaginé…

– Je continue… Le soir de lacamomille, il arriva qu’au moment même où ces dames parlaient entreelles de ce soi-disant mutilé… la porte s’ouvrit et quelle ne futpas leur épouvante en voyant apparaître le mystérieux personnagetout couvert de sang et portant dans ses bras Mlle ChristineNorbert évanouie… je ne vous dépeins pas la scène !… vousinterrogerez Mme Langlois… Sachez que c’est là que cetteespèce de monstre mécanique donna à sa captive les premiers soinsque nécessitait son état et il s’enfuit, sans avoir dit unmot !…

– Ah !ah ! l’automate ne parle pas !…

– Non, monsieur !… il ne parlepas !… mais il entend très bien !…

– Vous merassurez !…

– M, Birouste, l’herboriste,rentre, affolé, chez lui !… Horreur ! Il y retrouve leterrible visiteur, toujours soignant Christine Norbert !… Deplus en plus épouvanté, notre herboriste se sauve par une fenêtre…C’est alors que moi, à peu près à la même heure, c’est-à-dire versles six heures et demie du matin, je sortais de l’église deSaint-Louis-en-l’Île, où je venais d’assister à l’office divin, etje m’apprêtais à monter dans ma petite auto à conduite intérieurequand ledit personnage me renversait, jetait dans ma voiture savictime, me dépouillait de mes vêtements et par cela même desquinze mille francs qui étaient dans mon portefeuille, me jetaitson manteau, mettait en marche et disparaissait du côté de la rivegauche… M. Gassier a pu savoir depuis que la voiture avaitpris le chemin de Pontoise… là, on ne la retrouve plus !… Maisavant de disparaître, le bandit s’était arrêté chez le restaurateurFlottard, chez qui il commettait je ne sais quel attentat !…Flottard s’était défendu en lui plantant dans le dos un énormecouteau de cuisine, ce dont le personnage en question n’eutmême pas l’air de s’apercevoir !… Retenez bien ceci,monsieur le directeur !… Il ne saigna même pas !… Comme,d’un autre côté, M. Gassier venait d’avoir certainsrenseignements des plus précis touchant les travaux particuliers del’horloger et du prosecteur, qui employaient un garçond’amphithéâtre nommé Baptiste, que l’on interrogea et que l’onfinit par faire parler en le menaçant de la justice,M. Gassier émit cette idée que l’on pourrait très bien avoiraffaire, comme je vous le disais tout à l’heure, à unautomate !…

– Compris !… Oh !… j’aicompris, monsieur le marguillier… Vous pourrez même dire àM. l’avocat général Gassier que je n’ai eu aucune difficulté àcomprendre !… mais qu’est-ce que vient faire Bénédict Massonlà-dedans ?…

– Eh bien, voilà, monsieur ledirecteur… Après l’exécution, on avait apporté au prosecteur latête de Bénédict Masson !…

– Je sais !… je sais !…Tenez ! monsieur le marguillier.

– Je m’appelle monsieurLavieuville…

– Monsieur le marguillierLavieuville, je sais tout ce que vous allez me dire… encore unechose que vous pourrez répéter à M. Gassier. Vous allez medire que le prosecteur a mis la cervelle encore toute chaude deBénédict Masson dans la boîte crânienne de son automate.

– Oui ! monsieur le directeur.Vous y êtes. C’est épouvantable ! »

Là-dessus M. Bessières se leva, ilne ricanait plus. Il donna un coup de poing formidable sur sonbureau, ce qui fit sursauter M. Lavieuville…

« Alors, vous allez me faire croireque vous croyez cela, vous ?

– Nous avons les preuves enmain ! fit M. Lavieuville, un peu pâle et en se reculantprudemment…

– Qui ?nous ?

– Pardon,moi ! Pour rien au monde M. l’avocat généralGassier ne doit être mêlé à cette affaire !…

– Ah ! je crois bien !…il ne désire pas, n’est-ce pas ?

– Il ne s’en est occupé que paramitié pour moi, mais sa situation officielle…

– Compris ! Il peut êtretranquille… Mais dites-lui aussi que ce n’est pas la Sûretégénérale qui prendra sur elle de lancer sur le monde une histoirepareille !… Alors, vous avez des preuves, cher monsieurLavieuville ?

– Oui, monsieur, les voici !…Si cet affreux automate ne parle pas, il écrit !…

– Ah ! oui… et avec l’écriturede Bénédict Masson, naturellement !

– Monsieur, vous devineztout !… C’est en effet avec l’écriture de Bénédict Masson quele mystérieux personnage a tracé les lignes que voici sous lesyeux épouvantés de Mlle Barescat, de Mme Camus, deMme Langlois et de M. Birouste, après l’exécution deBénédict Masson : « Silence, si vous tenez à lavie !… » et voici d’autres petits mots tracés,toujours le même soir ou plutôt la même nuit, quelques heures avantl’attentat qui me concerne, par le même personnage dans la chambremême de M. Birouste ! Enfin voici l’attestation de troisexperts assermentés auxquels M. Gassier a fait soumettre cespapiers en même temps que des documents de la main de BénédictMasson produits au procès. Ils concluent tous trois qu’il n’y aaucun doute à avoir !… que c’est la même écriture et que c’estle même individu qui l’a tracée !… »

C’était au tour de M. Bessièresd’être maintenant un peu pâle… Il se leva, les sourcils froncés,les lèvres frémissantes…

« Voulez-vous me laisser cesdocuments, monsieur ?

– J’y vois d’autant moinsd’inconvénient, répondit M. Lavieuville, que je sais queM. Gassier en a fait prendre lesphotographies… »

Et comme M. Bessières se taisait etrestait debout, il comprit que la séance était terminée…

« Je vous laisse également monadresse, monsieur le directeur, si, par hasard, vous aviez besoinde moi…

– Oh ! monsieur… vousentendrez parler de nous !… lui répliqua M. Bessières,c’est bien la moindre des choses que nous essayions de vous fairerentrer en possession de votre auto et de vos quinze millefrancs !… »

M. Lavieuville salua et s’en alla,dissimulant sous un sourire de commande le mécontentement où ilétait de cette réception… Il s’attendait à tout, excepté à cetteironie de glace sous laquelle il entrevoyait une penséesingulièrement hostile.

La porte ne fut pas plus tôt fermée surle marguillier que M. Bessières éclata.

« Ah ! je ne marche pas !s’écria-t-il en s’avançant sur M. Lebouc, qui jusqu’alorsn’avait pas bronché derrière son écritoire, sur lequel il étaitresté penché, prenant hâtivement des notes. Non ! ils nem’auront pas ! je vous en fiche mon billet, Lebouc !…Tout cela est un coup monté par ces messieurs du parquet !…Tous ces gens-là se tiennent et sont prêts à se lancer dansl’affaire la plus absurde pour sauver la face de Thémis !…C’est toujours la même histoire !… Nous la connaissons !…Il n’y a pas si longtemps que nous avons vu un monsieur haut gradé,mais plein d’une astuce primaire, mettre une jupe, une voilette etune paire de lunettes pour sonder les arcanes d’une affaire où ilétait question de sauver les grands principes !… La poupée nedate pas d’hier !… Dans la naïveté têtue de son âme, l’homme àla voilette croyait passer inaperçu !… Gassier, derrière sonautomate, est un imbécile !… Il dit que la poupée estmuette ; ça n’est pas vrai ; elle crie : « Netouchez pas aux grands corps de l’État !… Ne touchezpas… » Et pendant ce temps-là, nous, de la police, on noussacrifie !…

– Oui, monsieur, acquiesçaM. Lebouc.

–… On nous a fait danser comme despantins !… Ces messieurs ont bien tort d’inventer desautomates ! Ne leur suffit-il pas de tirer nosficelles !… Eh bien ! j’en ai assez ! Vous l’avezentendu, le marguillier envoyé par l’avocat général ? Ç’a étésa première phrase : « Vous pouvez être tranquille,monsieur, « la justice n’a pas condamné uninnocent ! » Ah ! voyez-vous, tout est là,Lebouc !… Mettez-vous bien cela dans la tête :« La justice ne peut pas condamner uninnocent ! »

– Non, monsieur !…

– Si, monsieur !… ce sont deschoses qui arrivent, et ça ne me regarde pas !… Je fais ce queje peux, j’apporte des faits, à la justice de prendre sesresponsabilités !… Eh bien, elle prendra celle-là, je vous lejure !… Ce n’est pas la Sûreté générale qui ressusciteraBénédict Masson ! Ils ont des experts, qu’ils les produisenteux-mêmes ! N’est-ce pas, Lebouc ?

– Oui, monsieur !

– Eh bien, qu’est-ce que vouspensez de cela, vous ?

– Je pense que ce qu’il y aurait demieux à faire ce serait d’interroger au plus tôt le prosecteurlui-même, ce Jacques Cotentin qui, d’après M. le professeurThuillier, fait revivre indéfiniment, avec son sérum, les tissus,les nerfs et même les cerveaux !

– Encore unfarceur !…

– Ce n’est pas l’avis du professeurThuillier !

– Après tout, vous avez raison,Lebouc ! C’est le plus simple !… Tâchez de me trouver cethomme-là au plus tôt, et amenez-le-moi !

– Monsieur, j’ai justement beaucoupde chances de le trouver à Corbillères où vousm’envoyez !…

– Comment cela ?

– L’entrée de M. Lavieuville,et aussi, il faut bien le dire, monsieur le directeur, l’étatd’esprit dans lequel vous vous trouviez, ne m’a pas permis de vousrapporter jusqu’à la fin les propos un peu extravagants del’horloger…

– Vous êtes modeste, monsieur, dansvos qualificatifs.

– Mon système, monsieur ledirecteur, est de ne point juger les propos, mais de retenir lesfaits ! Eh bien, un fait m’a frappé dans ce que m’a dit cevieillard excité. C’est que, dans leurs recherches, le prosecteuret lui ont été conduits à Corbillères par les événements, ontpénétré dans la demeure de Bénédict Masson, y ont relevé les tracesterribles du passage de la poupée et le peignoir ensanglanté de lapauvre Christine Norbert, qu’ils n’ont pas plus retrouvée, elle,que l’on n’a retrouvé les premières victimes de BénédictMasson !

– Et vous ne me disiez pas cela,Lebouc ?

– Monsieur, mon système est deprocéder par ordre…

– Et le prosecteur ! Oùest-il ? Je veux voir tout de suite leprosecteur !…

– L’horloger m’a dit qu’il l’alaissé là-bas, en proie au plus grand désespoir, car cet homme aimeChristine Norbert au moins autant que la poupée, dureste !…

– Autant que lapoupée !…

– Je veux dire autant que BénédictMasson l’aime lui-même !…

– Lebouc ! mon ami Lebouc, sivous voulez que je ne devienne pas fou sur-le-champ, sautez dansune auto, courez à Corbillères et ramenez-moi le prosecteur coûteque coûte, de gré ou de force !

– Bien, monsieur ! je vousrappelle que l’horloger, qui est retourné à son domicile del’Île-Saint-Louis en attendant vos ordres, doit revenir ici ce soirà six heures.

– Ce soir, à six heures !… Nevous en occupez pas !… je vais le faire chercher tout desuite !… Allez, Lebouc !… ah ! surtout ! pas unmot de tout ceci !…

– Entendu, monsieur ledirecteur ! vous pensez bien !…

– Pas une ligne dans les journauxavant que j’aie éclairci cette affaire !…

– Monsieur le directeur peutcompter sur ma discrétion !… »

« L’Émissaire » s’en alla…M. Bessières, qui suait à grosses gouttes, se laissa tomberdans son fauteuil, les membres ballants, la tête inclinée surl’épaule, les yeux ronds roulants dans leurs orbites avec cet airfatal, désespéré et stupide qu’a le bœuf à l’abattoir, après lecoup de maillet qui ne l’a point tout à fait privé de vie… mais quil’a déjà conduit aux portes du néant…

Chapitre 11La poupée sanglante

 

C’est sous ce titre : La Poupéesanglante que, le lendemain matin, le journalL’Époque publiait, en première colonne, un article quiproduisit d’abord un effet de stupeur sur tous les lecteurs de cetorgane, lequel passait généralement pour sérieux et dont lesinformations étaient reproduites dans la presse du mondeentier.

Ce titre était accompagné de sous-titressensationnels qui annonçaient un événement inouï, invraisemblable,dépassant tout ce que l’imagination la plus folle était capabled’inventer dans le domaine de la science et du crime, double abîmeinsondable.

En même temps, dans un« chapeau », le journal prenait des précautions, mettaitses lecteurs en garde contre les surprises de la première heure,leur conseillait d’attendre que les services de la grande presseeussent eu le temps de contrôler les faits, avant de les juger.Quant à lui, il remplissait un office qui était, pour le moment, depure information.

Il se bornait à narrer dans tous leursdétails les événements qui s’étaient produits la veille dans lecabinet du directeur de la Sûreté générale, les conversations quis’y étaient tenues, les déclarations qui y avaient été faites, etcela d’une façon si précise que le rouleau ou le disque d’unphonographe n’eussent pas été plus fidèles. De telle sorte que, ducommencement à la fin, les lecteurs passaient par les émotions sidiverses que nous avons vues agiter ce pauvre M. Bessières, etrestaient, comme lui, complètement abasourdis…

L’article même, qui n’était en sommequ’un rapport, était signé « XXX » et suivi d’une secondenote de la rédaction, N.D.L.R., où celle-ci, inquiète de l’effetproduit, se livrait à des considérations générales qui tendaient àfaire entendre que nous vivons dans un temps de miracles où il nefaut s’étonner de rien et où l’on a vu les rêves les plusextravagants des poètes et des romanciers se réaliser…

« Dans ce rapport qui (disait lejournal) nous a été communiqué à une heure trop avancée de la nuitpour que nous ayons pu commencer notre enquête, nous n’eussionspeut-être vu qu’un conte des plus ingénieux et renouvelé de HenriHeine, si les mains de qui nous le tenons, et aussi ce quis’est passé dans la nuit, rue des Saussaies, ne nous avaientdéterminé à le publier en tête de nos articles de reportage, touten faisant nos réserves. Quant à ceux de nos lecteurs quipencheraient pour la littérature quand même et qui eussent préférévoir figurer cette incroyable histoire à la rubrique « Millenouvelles nouvelles », ils n’y perdront rien et voici ici même« l’imagination » de l’auteur des Reisebilder.On ne peut faire mieux dans le genre, sur le papier… Ils ytrouveront plus d’un point de contact avec l’effarant automate dela rue du Saint-Sacrement-en-l’Île.

« On raconte, a écrit Henri Heine,qu’un mécanicien anglais qui avait déjà inventé les machines lesplus ingénieuses, s’avisa à la fin de fabriquer un homme,et qu’il y avait réussi. L’œuvre de ses mains pouvait fonctionneret agir comme un homme ; il portait dans sa poitrine de cuirune espèce d’appareil humain, il pouvait communiquer en sonsarticulés ses émotions !… (La poupée sanglante, elle, neparle pas !… mais elle écrit !… et avec dusang !) et le bruit intérieur des rouages, ressorts etéchappements, qu’on entendait alors, produisait une véritableprononciation… Enfin, cet automate était un gentleman accompli, et,pour en faire tout à fait un homme, il ne lui manquait qu’une âme.Mais cette âme, son créateur ne pouvait la lui donner et la pauvrecréature, arrivée à la conscience de son imperfection, tourmentaitjour et nuit son créateur, en le suppliant de lui donner une âme.Cette prière, qui devenait chaque jour plus pressante, finit pardevenir tellement insupportable au pauvre artiste qu’il prit lafuite pour se dérober à son chef-d’œuvre. Mais la machine-hommeprend tout de suite la piste, le poursuit sur tout le continent, necesse de courir à ses trousses, l’attrape quelquefois et grogne àses oreilles : Give me a soul !… (Donnez-moi uneâme !)

« Tel est le conte de Henri Heine,continuait la note de la rédaction, M. Jacques Cotentin,prosecteur à l’École de médecine à Paris (nous donnons tous lesnoms pour que dans cette prodigieuse histoire chacun soit obligé deprendre ses responsabilités et que, s’il y a autre chose qu’unconte, on ne puisse nous soupçonner d’avoir servi les intérêtsde quiconque a été mêlé, de près ou de loin, au très inquiétantprocès de Bénédict Masson), M. Jacques Cotentin, qui,lui, aurait donné, en même temps qu’un cerveau, une âme à sa poupée(et quelle âme !), n’est point poursuivi par sonautomate !… C’est lui qui le poursuit !… L’a-t-ilrejoint ? Après avoir retrouvé les vêtements ensanglantés desa fiancée, a-t-il pu enfin arrêter cette « machine àassassiner » qu’il aurait lancée sur le monde ?…Voilà ce que l’on se demandait, cette nuit encore, autour deM. Bessières !…

« Nous pouvons affirmer encore unechose, c’est qu’on ne traite plus cette affaire comme un conte, ruedes Saussaies, et qu’au moment où nous mettons sous presse on sedemande si le prosecteur n’aurait pas été victime, lui aussi,de son invention !…

« En effet, hors de la lugubrepetite maison de Corbillères où l’horloger Norbert a vu JacquesCotentin pour la dernière fois, on n’a plus retrouvé trace duprosecteur… pas plus que des premières victimes de BénédictMasson !… pas plus que de Christine Norbert !… pas plusque de la poupée sanglante elle-même !…

Chapitre 12La capitale s’agite

 

Le matin où parut cet article était undimanche. Quel dimanche pour les habitants del’Île-Saint-Louis ! Ce fut une invasion de barbares !… Envérité on n’avait pas vu une pareille ruée sur ces rives depuis lesiège de la cité par les Northmans !… C’est peut-être remonterun peu loin, mais où et comment trouver des termes decomparaison ?…

Le populaire, dès onze heures, faisaitle siège de la rue du Saint-Sacrement, secouait l’huis del’horloger, envahissait le magasin de M. Birouste, donnaitl’assaut à la boutique de Mlle Barescat !

C’est qu’il faut dire que Paris, dansles premières heures de la matinée, avait été inondé d’éditionsspéciales… Tout d’abord, le premier mouvement de stupeur passé, onn’avait pas pu se regarder sans rire, on avait cru ou avait affectéde croire à quelque formidable « canard », à une nouvelleforme du « serpent de mer », et puis, à neuf heures,L’Époque lançait sa seconde édition, dans laquelle ellemettait nettement en avant les services de la Sûreté générale, augrand désespoir de M. Bessières, du reste, qui se demandaitavec rage quel était le traître qui avait pu si bien renseigner unjournal (qui lui avait été souvent hostile) sur ses transes de laveille et la nécessité où il était maintenant de procéder pourcette affaire fantastique dans les formes employées pour lesenquêtes ordinaires.

Il soupçonnait fort M. l’avocatgénéral Gassier qui avait tout intérêt à déchaîner un scandale (quidonnait raison en somme, à la justice). Le parquet avait dû faire« marcher » le marguillier et même l’horloger… Il eût étéplus logique de soupçonner l’« Émissaire », maisl’« Émissaire » n’aurait jamais causé d’ennuis à lapolice !… Au contraire, il avait toujours pris tous les ennuispour lui… Il n’y avait aucune raison pour qu’il changeât seshabitudes.

Tant est que les indiscrétions nes’arrêtèrent plus. Dans cette exceptionnelle édition de neufheures, L’Époque publia toute l’enquête menée dansl’après-midi de la veille par les soins du commissaire de la Sûretégénérale dans les bureaux du commissariat du quartier, c’est-à-direqu’elle reproduisit les récits de Mlle Barescat, deMme Langlois, de Mme Camus, de M. l’herboristeBirouste, tels que nous les avons donnés au moment où l’événementse produisit et sur lesquels nous ne reviendrons pas, et aussil’extraordinaire récit de M. Lavieuville…

En plus, un reporter deL’Époque avait déjà eu le temps d’aller à Pontoiseinterviewer M Flottard qui lui raconta comment son couteau neuf deChâtellerault était entré dans ce mannequin vivant comme dans unepeau de tambour ; un petit « fait diversier » avaitretrouvé le garage où la poupée sanglante s’était arrêtée ; lechef des informations était allé lui-même à Corbillères, avaitvisité le pavillon, avait interviewé Mme Muche, del’Arbre-Vert, qui n’était au courant de rien et à laquelle ilrévéla que son pensionnaire n’était ni plus ni moins qu’un automateassassin qui avait hérité du cerveau de Bénédict Masson, ce quiavait fait rire la brave dame, laquelle, comme nous le savons,riait de tout, depuis la mort de M. Muche.

À dix heures, une nouvelle éditionspéciale publiait une interview de Baptiste, le garçond’amphithéâtre qui travaillait pour Jacques Cotentin… Baptistene faisait aucune difficulté pour reconnaître qu’il avait bienrapporté la tête de Bénédict Masson à la rue duSaint-Sacrement !…

Tous ces faits, si ahurissantsfussent-ils, concordaient tellement que l’on cessa de rire.D’autant que toute la presse, en même temps, se mit à donner… Cefut une débauche de papier, d’éditions de plus en plus spécialesavec des titres qui donnaient le vertige comme celui-ci :Prenez garde à la machine à assassiner lemonde !

Enfin ! il y avait une chose quel’on ne pouvait nier : c’est que la police prenait l’affaireau sérieux !… On interrogeait déjà les victimes de la poupéesanglante !… On recherchait les autres !… Et toute labrigade des inspecteurs de la Sûreté était à ses trousses !…Conclusion : allons faire un tour du côté del’Île-Saint-Louis !

Si les cavaliers de la garderépublicaine n’étaient soudain apparus, faisant circuler la fouleau-delà des ponts, sur les deux rives ; si les brigadescentrales n’avaient établi de sérieux barrages, on ne peut prévoirles excès que l’on aurait eu à déplorer. M. Lavieuville,M. Birouste, Mlle Barescat, Mme Camus, Mme Langloiss’étaient réfugiés dans le clocher de l’église.

Quant à l’horloger, onques on ne le vit.On sut depuis qu’il se trouvait alors caché chez un célèbrepraticien, professeur à la Faculté, qui avait toujours montrébeaucoup d’amitié pour Jacques Cotentin : M. Thuillier,l’un des esprits les plus ouverts de l’école, le chef de ceux qu’onappelait alors « les jeunes », lesquels étaient en guerreouverte avec leur doyen, M. le professeur Ditte, l’une desvieilles gloires de l’Institut.

Tout l’après-midi vit encore accourir,du côté de l’Île-Saint-Louis, les foules endimanchées. Il y eutripaille dans tous les cabarets, de la Bastille à la place del’Hôtel-de-Ville, de la Halle aux vins à la placeSaint-Michel.

Pour bien comprendre l’étendue et laspontanéité du mouvement, il ne faut pas oublier que cette bombe dela « poupée sanglante » éclatait dans un terrain toutprêt à prendre feu et flammes. On ne parlait plus à Paris que desderniers crimes de Corbillères… L’innocence de Bénédict Masson… ousa culpabilité donnaient déjà lieu aux discussions les plusardentes !… La « poupée sanglante » était-elle,pouvait-elle être une solution de la question ?…

À six heures du soir, une dernièreédition de L’Époque vint apporter un élément nouveau àl’avide curiosité de la foule : pour la première fois, la voixde la science se faisait entendre, et quelle voix, celle duprofesseur Thuillier lui-même !

Chapitre 13Ce que dit le professeur Thuillier

 

Le reporter de L’Époque avaittrouvé chez lui l’illustre praticien, entouré d’un véritablearéopage qui, certainement, s’était réuni dans son cabinet pour ydiscuter de la seule question à l’ordre du jour : celle de la« poupée sanglante ».

Le journaliste fut présenté aux docteursPinet, Terrière, Gayard, Hurand et Pasquette, tous des amis et desadmirateurs de Jacques Cotentin, et tous, plus ou moins, au courantde ses travaux.

Voici, en résumé, quelles furent lesdéclarations du professeur Thuillier :

« Il est malheureux que, dans lescirconstances exceptionnelles que nous traversons, nous nepuissions entendre Jacques Cotentin lui-même. Nous saurions tout desuite à quoi nous en tenir et nous n’ignorerions rien de cettefameuse poupée qui commence, je le vois bien, à faire délirer toutParis…

« À défaut de notre prosecteur,j’ai pu m’entretenir longuement avec le vieux Norbert, qui est,dans sa partie, lui aussi, un savant, c’est-à-dire doué de l’espritscientifique ; j’ai aussi interrogé un garçon d’amphithéâtrenommé Baptiste, qui est moins stupide qu’il n’en al’air…

« Si nous avions pu mettre la mainsur le cahier où Jacques Cotentin relatait au jour le jour sestravaux, et qui contient par conséquent tout le mystère de sonautomate vivant, nous n’aurions plus qu’à nous taire ; l’œuvreelle-même se défendrait ; mais nous n’avons ni le cahier, queJacques porte toujours sur lui, ni Jacques, ni l’automate ! dumoins pour le moment… Et alors voici ce que, toutes ces réservesfaites, je puis vous dire, après avoir interrogé les deuxpersonnages en question qui ont été mêlés à ses travaux, aprèsavoir visité moi-même le laboratoire d’où la poupée est sortie, lesappareils qui ont servi à la créer, l’atelier où elle a pris formehumaine, et aussi, après avoir pu recueillir quelques documentsépars sur lesquels, dans sa hâte des derniers moments qui ontprécédé chez la poupée le phénomène de la vie, le prosecteur avaitjeté quelques idées ou plutôt quelques impressions…

« Je suis heureux de faire cesdéclarations à la presse devant mes éminents confrères qui sontdans le même état d’esprit que moi, c’est-à-dire dans un étatd’esprit purement scientifique, veuillez le croire, ce qui ne nousempêche pas de considérer l’événement, ou mieux la possibilitéde l’événement (car, au point où en est restée notre enquête,on ne saurait nous demander autre chose), avec une extase mêléed’une certaine angoisse…

– Et même d’épouvante !interrompit assez brusquement le docteur Ferrière.

– Il est certain qu’il eût puchoisir un autre cerveau que celui-là ! fit entendre ledocteur Hurand.

– Messieurs, restons dans ledomaine scientifique, pria le docteur Pinet, de sa petite voixsèche et métallique.

– Messieurs, commença le docteurGayrard, il n’est point mauvais qu’un représentant de la pressevoie non seulement en nous des savants, mais encore des hommessusceptibles d’émotion en face du malheurpublic ! »

Puis soudain, tous se turent, un peuhonteux d’avoir interrompu leur maître, lequel ne disait plus rien.Ce fut au tour du reporter :

« Mon cher maître, je vous en prie,Paris, la France, le monde vous écoutent !

– Monsieur le journaliste, ce quej’ai à dire est si grave, si exceptionnel, et déterminera contrenous une telle levée de boucliers ou, si vous le préférez, delancettes, qu’il faut pardonner à mes chers confrères un peu…d’agitation. Et maintenant, revenons à Jacques Cotentin, qui estl’un des plus hauts esprits que je connaisse. Au point de vuescientifique, c’est l’idée de conservation universelle qui l’atoujours dirigé, autrement dit c’est l’espoir tenace de trouver lemouvement perpétuel, non certes sous la forme naïve de créationd’énergie de toutes pièces, mais, comme l’a énoncé Bernard Bruhnes(sans y croire), sous la forme plus raffinée de restaurationd’énergie utile, qui a inspiré ses premiers travaux de laboratoire.Dans le moment où il allait trouver en défaut le principe de ladégradation de l’énergie, il fut frappé de certains résultatsobtenus outre-Atlantique par un mode de traiter les tissus quisemblait devoir les conserver quasi indéfiniment.

« C’est alors que lui vint l’idée,puisqu’il n’avait pu vaincre la mort dans le général,d’essayer d’en triompher dans le particulier ! Iln’avait pu encore créer la vie, il essayerait, avec destissus arrachés à la mort, de créer un être vivant !… unhomme !… et même un surhomme !…

« Ce rêve où se réfugiaitmaintenant toute l’ardeur de son génie, peut-être ne l’eût-il pointconçu, s’il n’avait eu, à ses côtés, ce vieil horloger qui, luiaussi, poursuivait la même idée, dans le domaine mécanique… Dans cetemps le bonhomme Norbert était arrivé à fabriquer, aidé de safille, un automate qui était déjà une merveille, et auquel il étaitparvenu à donner une allure tellement humaine, un mouvement sinaturel que certains qui l’ont vu s’y sont trompés et ont cru avoiraffaire à un véritable personnage. Comme ce personnage était sortides mains de Mlle Norbert, beau comme un ange (c’est le vieilhorloger qui parle), celle-ci l’avait baptisé Gabriel… Mais cen’est qu’un automate !… Une pièce mécanique ensomme…

« Dans le genre, on a déjà fait deschefs-d’œuvre. Si nous laissons de côté l’Antiquité et des fablesque nul n’a contrôlées nous arrivons, avec leXVIIIesiècle, aux premiers automates réellementauthentiques… Descartes avait construit un automate auquel il avaitdonné la figure d’une jeune fille et qu’il appelait sa filleFrancine. Dans un voyage sur mer, le capitaine eut lacuriosité d’ouvrir la caisse dans laquelle Francine étaitenfermée ; mais, surpris du mouvement de cette machine qui seremuait comme si elle eût été animée, il la jeta par-dessus bord,craignant que ce ne fût un instrument de magie…

« Rivarol rapporte, dans les notesde son Discours de l’université de la langue française,que l’abbé Mical construisit deux têtes d’airain qui prononçaientnettement des phrases entières. Le Gouvernement n’ayant pas voulules lui acheter, le malheureux artiste, criblé de dettes, les brisaet mourut dans l’indigence en 1786.

« Nous avons eu ensuite les troisautomates dus au génie de Vaucanson, qui en publia une descriptionsommaire dans le courant de 1738 et qui excitèrent au plus hautpoint l’admiration publique. C’étaient un joueur de flûte, unjoueur de tambourin, et un canard artificiel. Je n’entrerai pointdans le détail du mouvement intérieur qui faisait agir ces poupéesde grandeur naturelle, par l’intermédiaire de ressorts d’acier, depetites chaînes et de « renvois », de soupapes et deleviers, merveilles qui furent soumises à ces messieurs del’Académie des sciences qui ne purent que s’incliner devant legénie de l’inventeur… Vaucanson construisit encore unevielleuse qui fait partie des collections du Conservatoiredes arts et métiers. À la fin du dernier siècle, Frédéric de Knaussexposa à Vienne un Androïde écrivain, qui existe toujours.Je pourrais encore vous citer d’autres exemples plus récents, maisje m’arrête, ici. C’est assez pour vous faire comprendre jusqu’oùl’art de la mécanique peut aller quand elle se donne pour butd’imiter le mouvement humain…

« Mais, pour les faire agir, ilfallait remonter ces machines. Le coup de génie du vieuxNorbert a été de faire intervenir l’électricité, de manière que,pour diriger son automate, il n’était besoin que de luiparler !

« Imaginez qu’il avait disposé dansla conque de chaque oreille de Gabriel, une sorte de pellicule trèssensible, garnie en son centre d’une aiguille qui venait prendrecontact avec un appareil électrique, lequel déterminait tel ou telmouvement, selon que l’aiguille prolongeait plus ou moins lecontact, c’est-à-dire selon qu’en parlant à l’automate plus oumoins fort ou plus ou moins longtemps, suivant qu’on lui adressaitcertains mots ou certaines phrases, à l’oreille gauche ou àl’oreille droite… En somme, quand on parlait à Gabriel, on luitéléphonait et Gabriel obéissait…

« Si perfectionné que fût déjà sonautomate, le bonhomme Norbert était loin d’en être satisfait. Quantà sa fille, elle en était un peu folle. C’est elle qui lui avaitdonné ses belles formes, son radieux visage : c’est elle quiavait habillé cette poupée avec une coquetterie toute romantique…Elle l’aimait un peu comme une mère et aussi comme une amante…Cette figure idéale, elle l’adorait, comme on aime sonrêve…

« Le malheur fut qu’elle s’amusaittrop avec cette mécanique comme une petite fille avec sa poupée… Levieux Norbert s’aperçut un jour qu’il y avait quelque chose dedétraqué dans son automate et à cause de sa fille… Celle-ci luipromit de n’y plus toucher que devant lui… Mais cette promesse,elle ne la tint pas, et, un soir que l’horloger, ne comprenant plusrien à la vanité de ses efforts et poursuivi par l’insomnie, montadans l’atelier de sa fille il se trouva nez à nez avec Christinequi tenait Gabriel dans ses bras comme un enfantmalade :

« – Ah ! je comprendspourquoi il ne m’obéissait plus, s’écria-t-il.

« Et dans une de ces crises dedésespoir, que seuls connaissent les inventeurs, il brisa, il broyal’œuvre de sa vie !

« Sa fille était commefolle !… m’a raconté le vieux Norbert. Elle implorait son pèrepour Gabriel comme elle eût pu le faire pour un êtrehumain :

« – Ne le tue pas !… Ne le tue pas,lui criait-elle… Mais déjà Gabriel n’était plus qu’un cadavred’automate.

« C’est sur ces entrefaites queJacques Cotentin survint et décida, pour calmer sa cousine et sononcle, lequel regrettait déjà son geste assassin, que Gabrielrevivrait !… non plus comme une simple mécanique qui n’obéitqu’à des ressorts : mais comme unhomme !…

« Depuis quelque temps, du reste,il en nourrissait la pensée. Les travaux auxquels ces deux géniesdurent se livrer pour réaliser leur création dans l’union de l’artmécanique et de la science physiologique dépassent tout ce que l’onpeut imaginer. Mais rien ne les rebutait ! Jacques, du reste,était soutenu par les résultats merveilleux obtenus par deschercheurs dont le but était plus restreint, mais qui, tout demême, sans le savoir, travaillaient pour lui. La vie est un mystèreduquel il ne faut jamais désespérer ! On croit qu’elle nous afuis pour toujours quand elle est encore entre nos mains. Le 10septembre de l’année dernière, le docteur Bedford Russel, par desmassages directs sur le cœur d’un individu mort depuis plusieursjours, a pu rappeler à la vie un jeune homme qui venait desuccomber à une angine infectieuse. Pour y arriver, le chirurgiendut faire une profonde incision au-dessus du cœur du malade et selivrer, pendant plusieurs heures, avec ses mains, à un massageininterrompu sur les ventricules mis à nu. Voici ce que l’on peutfaire avec un cœur, pourquoi douter d’un cerveau à qui l’on redonnela circulation vasculaire, c’est-à-dire la vie ?

– Mais, mon cher maître,interrompit le journaliste, comment Jacques Cotentin a-t-il pu,justement, donner à un automate cette circulation nécessaire etcomment le cerveau agit-il sur l’automate ?

– Monsieur, voici le système, telque j’ai pu le comprendre d’après mon enquête, forcémentrestreinte, et les dires de l’horloger. Le cerveau n’a été que lecouronnement de l’œuvre… En somme, quand le cerveau est arrivé,tout était prêt… Les pièces de l’automate étaient revêtues de nerfsnécessaires à la transmission du mouvement, la colonne vertébraleartificielle, dont j’ai pu recueillir quelques restes d’apophyses,était garnie de sa moelle, le tout préparé etentretenu dans le sérum Rockefeller lui-même…

« Un système de mèches ouatait, sij’ose dire, la partie physiologique de l’automate et seglissait dans la région sous-cutanée… La peau aussi étaitartificielle, et, autant que j’ai pu m’en rendre compte, et enétudiant les résidus, faite d’une espèce de parchemin velouté d’unegrande souplesse et d’une grande douceur… Toutes ces mèches étaienthumectées par le sérum Rockefeller, conservant la vie aux tissus,et entretenant sous cette peau veloutée une température toujourségale…

« Là, nous touchons au problème dela circulation et voici comment Jacques Cotentin l’auraitrésolu…

« La circulation du sérumserait établie par le truchement d’un siphon. Enfin cesérum passerait par une tubulure glissée dans une« résistance »(vous savez ce qu’en électricitéon appelle la « résistance ») maintenue à unetempérature constante de 37 degrés par uninterrupteur !…

« Le nettoyage du sérum encirculation se ferait mécaniquement par un barbotage, quirappellerait le « barbotage » par la chaux…

« C’est simple, monsieur, et c’estformidable, comme le génie.

« Quand je vous aurai dit que lesérum Rockefeller fut soumis par nos inventeurs à un traitementparticulier par le radium ou mieux par des résidus de radium (causede ruine pour les malheureux qui durent donner leurs dernierscinquante mille francs pour cinquante milligrammes de bavure deradium), et que l’automate dispose ainsi d’une force surhumaine,que cet automate voit et entend comme vous et moi, mais qu’il neparle pas, les inventeurs ayant renoncé, momentanément, àle doter d’une voix qui l’aurait peut-être rendu ridicule… je vousaurai tout dit de ce que je peux savoir, entrevoir, ou deviner…Jusqu’à ce que nous ayons entre les mains l’œuvre ou le cahier detravail de Jacques Cotentin, il serait oiseux ou dangereux d’endire davantage !… »

Sur quoi, le professeur Thuillier seleva.

« Encore un mot ! pria lereporter… Comment expliquez-vous que Jacques Cotentin ait justementchoisi le cerveau de Bénédict Masson ?

– Il ne l’a pas choisi,monsieur ! Le cerveau de Bénédict Masson est arrivé au momentpsychologique… On m’a dit que notre prosecteur croyait àl’innocence du relieur, je ne crois point que ce soit cette manièrede voir qui l’ait déterminé… Je pense, tout simplement, qu’il s’estservi de ce cerveau parce qu’il l’a jugé parfaitement àpoint !… sans tare, sans maladie, nullement épuisé commela plupart des cerveaux qu’il pourrait trouver sur les tables de« travaux pratiques »… Enfin, un dernier détail… BénédictMasson était mort bravement, la tête lancée en avant, et lecouteau avait respecté le bulbe, ce qui rendait l’opérationinfiniment plus facile quand il s’est agi de procéder à la réuniondes différentes parties physiologiques du personnage et à la suturedes nerfs… Je prie mes confrères de m’excuser si je parle ici unelangue volontairement simple et même vulgaire, mais je tiendrais àêtre compris de tous, au moins grossomodo !…

– En somme,monsieur le professeur, reprit le journaliste qui ne demandait plusmaintenant qu’à s’en aller… en somme, la poupée sanglanteexiste !

– En tout cas, il est possiblequ’elle existe ! oui !…

– C’est votreconclusion ?…

– Parfaitement !

– Et c’est la conclusion aussi deces messieurs ?… »

Tous inclinèrent la tête…

Le reporter remercia le célèbrepraticien et se dirigea vers la porte, accompagné du docteurPasquette…

« Vous n’avez rien dit, vous,monsieur ? lui fit le reporter… En votre âme et conscience,que pensez-vous ?

– En mon âme et conscience, jepense que c’est rigolo ! répliqua le docteurPasquette…

– Vous ne croyez pas que c’estpossible ?

– Je crois que c’est possible,mais, en mon âme et conscience, permettez-moi de vous dire quec’est rigolo !

– C’est épouvantable ! s’écriale reporter.

– Mais, monsieur le journaliste,nous sommes d’accord : c’est épouvantablementrigolo !… »

Chapitre 14Paris « pique »

 

On conçoit l’effet produit par lesdéclarations d’une aussi haute personnalité.

La plupart de ceux qui hésitaientencore, malgré les faits, à adopter l’idée de lapossibilité de la poupée, durent s’incliner,L’Époque tira à des centaines de mille d’exemplaires lenuméro où se trouvait l’interview du professeur Thuillier… On sel’arrachait, on la lisait tout haut dans les cafés… Lestransparents des grands journaux la reproduisaient et attiraientsur les grands boulevards, malgré le froid excessif, une foule quiarrêtait toute circulation…

« La poupéesanglante !… » « La poupée sanglante !… »On n’entendait que cela !… Une machine à assassiner le mondequi courait en liberté sur les routes, dont vous pouviez êtrevictime d’un moment à l’autre et contre laquelle « il n’yavait rien à faire », puisqu’elle pouvait recevoir un coup decouteau jusqu’au manche sans en être plus dérangée que si on luiavait fait une caresse – et qui était en conséquence à l’épreuve dela balle… Que n’entendait-on pas ?… On aurait pu décharger surelle une mitrailleuse !… les balles ne faisaient que latraverser sans lui donner même une démangeaison… et quant à sesparties vitales (le siphon, la tubulure, la« résistance », le « barbotage », tout le trucdont avait parlé le professeur Thuillier), vous pensez si ellesdevaient être garanties par un sérieux blindage, telle la chambredes machines d’un cuirassé !… Ah ! ce Jacques Cotentinqui avait fait revivre Bénédict Masson dans cet appareil de guerre,méritait, plus que lui, l’échafaud !…

Voilà où en étaient les esprits quand, àdix heures du soir, une édition spéciale du Quart d’heure,journal en guerre ouverte avec L’Époque, publia, enréponse à l’interview du professeur Thuillier, les déclarations dudoyen de l’École de médecine, M. le professeur Ditte, membrede l’Institut. Elles aboutissaient sans ambages à cetteconclusion : « La poupée sanglante estimpossible ! »

Alors les discussions reprirent de plusbelle, avec un acharnement et une violence encoreinégalés :

« Qu’est-ce qu’il en sait si elleest impossible ? s’écriait un « partisan » deThuillier. Il n’a rien vu, rien entendu. Il n’a fait aucuneenquête ! Il n’a interrogé personne, cette « vieillebarbe » ! Il en est resté à Raspail ! Le pèreThiers, non plus, ne croyait pas aux chemins de fer ! Votredoyen est le dernier des imbéciles !

– Et votre Thuillier, monsieur, estle premier des idiots ! »

Pan !… Pan !… gifles,bataille, verres cassés.

« Voilà peut-être ce que l’on avoulu ! faisait entendre un pacifique vieillard dans le coinoù il s’était réfugié, loin de la bagarre. N’oublions pas,expliquait-il, que nous traversons une heure difficile, que« l’horizon extérieur » est sombre, qu’il ne nous resteplus de notre alliance avec l’Angleterre qu’un « pâlesouvenir », enfin que les esprits sont inquiets, et j’aitoujours remarqué, dans ma déjà longue carrière, que, lorsque lesesprits sont inquiets, les gouvernements ne trouvent rien de mieuxpour calmer cette inquiétude que de leur verser l’épouvante parl’intervention de quelques faits divers ou procès nouveau dont onpourrait citer dix exemples. Je me bornerai, quant à moi, qui avaisl’âge de raison au moment de la guerre de 1870, à rappeler lafameuse affaire Tropmann !… Messieurs, Tropmann n’a jamaisexisté !…

– Tropmann n’a jamaisexisté !… Eh bien, et le champ Langlois,alors !…

– Un champ, monsieur, peut toujoursexister, mais Tropmann est une invention de l’empereur comme votrepoupée sanglante est l’invention de M. Bessières, de la Sûretégénérale !… Je vous donne mon opinion, monsieur ; vousn’êtes pas obligé de la partager !… Vous êtes jeuneencore ! quand vous aurez mon âge, il y aura des choses qui nevous étonneront plus !… »

Le vieillard qui parlait ainsi, dans unebrasserie du boulevard Poissonnière, et qui, du reste, se vittraité de gâteux, s’appelait M. Thibault. C’était un petitrentier des Batignolles. Nous aurons l’occasion d’en reparler avantpeu…

Malgré tout cet émoi que nous venons dedécrire, nous pouvons avancer qu’il ne s’était passé rien encore àParis, à propos de la poupée sanglante, en comparaison desévénements qui s’y succédèrent les jours suivants. Ce fut comme unsouffle de folie sur la capitale !

On gardera longtemps le souvenir decette semaine fantastique qui débuta par la découverte du petitpistolet chirurgical et de son trocart !

Nous n’avons pas oublié que Christine,lors de son premier voyage a Corbillères, avait apporté, dans sonsac à main, cet instrument fatal, et qui s’en était échappé. Ce futun inspecteur de la Sûreté qui le découvrit entre les deux marchesdu perron qui conduisait chez l’homme de Corbillères, lesurlendemain du jour où éclata l’affaire de la poupéesanglante…

Pour permettre au lecteur d’apprécierl’importance d’une telle découverte, nous ne croyons pouvoir mieuxfaire que de reproduire ici le communiqué quasi officieux desagences :

« On vient de faire à Corbillèresune découverte sensationnelle, c’est celle de l’instrument aveclequel Bénédict Masson atteignait ses victimes avant de lesétrangler… Il s’agit d’un petit pistolet automatique garni d’untrocart, construit sur le modèle de ceux qui servent en chirurgieet que l’on peut voir dans les vitrines des spécialistes de la ruede l’École-de-Médecine… Ce trocart est une aiguille creuse danslaquelle l’homme de Corbillères introduisait, avant de la lancer,quelques gouttes d’une sorte de poison somnifère qui lui livrait savictime sans défense… C’est tout ce que l’on peut dire pour lemoment, et les experts chimistes ne se sont pas encore prononcéssur la nature précise du liquide employé par Bénédict Masson ;mais voici, de ce fait, bien des choses expliquées : parexemple, l’assassinat sans combat, on peut dire sans résistance, dugarde-chasse, le père Violette, qui était cependant un garsautrement solide que le petit relieur de la rue duSaint-Sacrement !…

« Ainsi se trouveraient égalementexpliquées les singulières piqûres à la nuque ou au bras et même àla cuisse, des immolés de Corbillères… piqûres dont larépétition sur chaque cadavre avait intrigué la justice sansqu’elle fût arrivée à leur donner un sens !… Maintenant on nepeut plus en douter !… Bénédict Masson piquait sesvictimes à distance !… »

Ce communiqué, qui devait avoir bientôtune répercussion foudroyante sur la population parisienne,n’apparut réellement avec toute son importance que quelques heuresplus tard, quand L’Époque, dans son édition de deuxheures, reprit le texte même du communiqué pour lui donner toute saportée judiciaire :

« Ce que le communiqué oubliede dire, précise L’Époque, c’est que lesdernières victimes de Corbillères portent, elles aussi,comme le père Violette, cette mystérieuse blessurequi aurait été faite (on ne saurait plus en douter maintenantaprès les expériences de la matinée) par le trocart du pistoletautomatique ! La poupée sanglante était donc armée dumême instrument fatal que Bénédict Masson ! Voilà qui vientcorroborer singulièrement l’opinion du professeur Thuillier !…Le jour n’est peut-être pas loin où nous retrouverons les cadavresde Christine Norbert et du prosecteur, marqués du même sceau :de cette petite tache funeste qui signale le passage dumonstre !

« Et maintenant, continuaitL’Époque, comment le pistolet à trocart se trouvait-ilentre ces deux marches ?… De toute évidence, il a été perdu àcet endroit, sinon le redoutable Gabriel l’aurait encoresur lui !… Mais il y a, hélas ! une autre hypothèse quiparaît déjà aux inspecteurs de la Sûreté plus vraisemblable,c’est que Bénédict Masson possédait chez lui, dans un endroitinsoupçonné, plusieurs de ces armes singulières, et que celle-cin’était pas nécessaire à la poupée pour continuer son œuvre demort !… Le pistolet à trocart que l’on a trouvé a pu êtreperdu par Bénédict Masson lui-même avant la découverte de sescrimes, mais la poupée n’est pasdésarmée !… »

Un frisson passa sur Paris. La poupéepouvait piquer à distance ! et on ne pouvait plus luirésister !… Voilà maintenant où menait la science !trop de science !… Il y eut, dans les journaux lesplus graves, des « premiers-Paris » où l’on déplorait letemps des diligences et des voleurs de grand chemin !… Aumoins on pouvait prendre ses précautions et l’on savait ce qu’onrisquait !… Mais allez donc vous garer des mauvais desseinsd’un monsieur qui, habillé comme vous et moi, et doué d’une figurehonnête, a dans la poche de son pardessus un petit pistolet àtrocart !…

Perdu dans la foule, il vous atteindraet vous ne saurez pas ce qui vous arrive !… Vous vousdites : « Tiens, je me sens piqué ! » Vous n’yattachez pas d’importance, vous prenez le chemin du retour… vousvous sentez un peu étourdi !… Un inconnu s’approche de vouspour vous porter secours… Vous êtes mort !… dévalisé !…étranglé !… est-ce qu’on sait ?… Est-ce qu’on sait aujuste ce que ce monsieur-là fait de ses victimes ?… On n’a pasretrouvé tous les cadavres faits par Bénédict Masson !…surtout les cadavres de femmes !…

Or, voilà que le lendemain du jour oùparurent ces articles, il se produisit un événement qui acheva detourner les têtes…

Une dame, jeune et jolie, qui étaitentrée dans un grand magasin des environs de l’Opéra pour acheterune paire de gants (du 6¼), fit entendre un cri, porta la main à sahanche et dit dans un soupir : « On m’apiquée !… »

Elle tourna la tête, n’aperçut que desindifférents qui passaient… Mais elle répéta avec plus deforce : « On m’a piquée ! on m’apiquée ! »

Alors on se précipita… Le chef de rayon,accompagné déjà d’une foule inquiète, conduisit la jeune damedéfaillante à la porte d’un vestiaire où elle resta enfermée avecune employée de la maison pendant quelques minutes, au boutdesquelles l’employée réapparut en disant au chef de rayon :« Vite, un taxi ! »

Et cette employée avait les mainsrouges !…

L’émotion fut considérable… Il n’y eutqu’un cri : la poupée ! lapoupée !…

Chez certains, la crainte l’emporta etils quittèrent en hâte l’établissement ; chez les autres, lacuriosité fut plus forte. Ils restèrent pour voir sortir la damequi était fort pâle, que l’on soutenait, que l’on mit dans un taxiet qui fut accompagnée jusque chez elle par deux inspecteurs de lamaison. Un agent requis monta sur le siège !…

Ce fait divers, relaté dans la presse dusoir, eut un retentissement considérable !… De toute évidence,la poupée était à Paris !… Il fallait bien qu’elle fût quelquepart !… Du moment qu’on ne la trouvait pas en province, elles’était réfugiée dans la capitale ! Où, mieux que là, eût-ellepassé inaperçue ?

Le Quart d’Heure mit alors lespouvoirs publics en demeure d’arrêter la poupée ! Car elleexiste ou elle n’existe pas !… Si elle existe,arrêtez-la !…

Mais tout le monde maintenant étaitd’avis que la poupée existait et le terrible fut que tout le mondese fit un devoir de l’arrêter !…

Un nouveau communiqué des agencesaffirmant que la jeune personne qui avait été piquée dans un grandmagasin de la rive droite l’avait été par un accident des plusordinaires n’eut aucun succès…

Les Parisiens avaient raison de seméfier. L’affaire devenait trop grave maintenant pour que lespouvoirs publics n’en redoutassent point les conséquences. Même sil’accident avait été moins simple que ne l’affirmait lecommuniqué de la Sûreté générale, n’était-il point du devoir deM. Bessières de calmer, avant tout, les esprits ? Mais,comme nous l’avons dit, tout fut inutile…

Le lendemain, une autre belle et jeunepersonne d’origine polonaise, nous précisons parce que nous avonsle dossier sous les yeux, qui était entrée à l’église de la Trinitépour y faire ses dévotions, se dressa soudain sur son prie-Dieu,comme galvanisée. Elle aussi venait d’être piquée ! Ellepoussa un cri d’effroi et de douleur qui attira le bedeau,cependant qu’une porte à tambour, qui se trouvait tout près d’elle,retentissait, comme se refermant sur la fuite de l’auteur del’attentat…

Le bedeau, n’écoutant que son courage,se précipitait déjà quand la jeune personne, d’origine polonaise,le supplia de ne la point quitter : « Je sens que jem’endors ! » gémissait-elle. Il la reçut dans ses bras.C’est dans cette pose qu’il fut surpris par le premier vicaire,auquel il fallut, naturellement, donner des explications. Tous deuxconduisirent la dame à la sacristie et la police fut prévenue partéléphone.

Le premier mot du commissaire fut derecommander le silence, mais une téléphoniste, qui avait surpris laconversation, n’eut rien de plus pressé que de raconter l’histoire(par téléphone) à ses amis et connaissances. Quelques heures plustard, tout Paris la connaissait… La poupée ne respectait rien nipersonne… et elle était partout ! Après les grands magasins,les églises ; après les églises, les tramways etautobus…

Ce jour même, à cinq heures,Mme Sarah Tricoche, confectionneuse en chaussures, demeurant àSaint-Maur, avait pris place à l’arrêt, près de l’église deBelleville, « en compagnie de son garçonnet » (style desfaits divers), dans un autobus Saint-Fargeau-Louvre, se dirigeantvers la porte Saint-Denis. Elle s’était assise sur une banquette depremière classe du premier rang à l’avant et à gauche et avaitinstallé son fils près d’elle. Sur la banquette, vis-à-vis, setenait un seul voyageur, un monsieur correctement vêtu.

Soudain, comme Mme Tricoche sebaissait pour installer sous la banquette un paquet de marchandisesqu’elle allait livrer, elle sentit près du poignet une violentedouleur.

Sans perdre son sang-froid, saisissantla main du voyageur d’en face qui s’était baissé en même tempsqu’elle, Mme Tricoche s’écriait : « Vous m’avezpiquée ! »

Et la voyageuse montrait à l’appui deson dire une petite blessure noirâtre qui apparaissait sur samain.

Le cri de la voyageuse avait, comme bienl’on pense, provoqué une violente émotion parmi les occupants del’autobus. L’homme, qui avait violemment dégagé sa main del’étreinte, protestait hautement de son innocence, cependant queplusieurs voyageurs, parmi lesquels un agent en civil,l’entouraient et l’appréhendaient.

Immédiatement fouillé, celui que l’onaccusait ainsi ne fut trouvé porteur d’aucun instrument piquant, etles recherches opérées aussitôt sur la banquette et le plancher del’autobus ne firent rien découvrir de suspect.

Cependant la plaie que portait lavictime attestait d’une façon formelle qu’elle avait reçu unepiqûre.

C’est alors qu’une autre voyageusedéclara avoir aperçu quelques instants auparavant, sur laplate-forme, un individu d’aspect singulier, dont le col dupardessus était relevé sur un visage aussi impassible et aussidur que celui d’une statue… Enfin cet individu semblait avoirla main refermée sur un instrument d’acier…

Il n’en fallait pastant !…

« C’est la poupée sanglante !…C’est la poupée sanglante ! s’écrièrent vingt voix.

– Et où est-il descendu ?…demanda l’agent.

– Quand Madame a crié,instinctivement, j’ai tourné la tête… Il n’était plus là !…Mais je l’ai aperçu sur le trottoir qui courait dans la directiondu boulevard !… Un grand pardessus noir lui descendaitjusqu’aux talons !… Son chapeau de feutre marron était enfoncéjusqu’aux oreilles !… »

L’autobus s’était arrêté… l’agents’élançait déjà dans la direction indiquée… dix autres voyageurssautèrent de l’autobus, derrière lui… Toute cette troupe courait,bousculant tout sur son passage et entraînant dans son sillage tousles badauds !…

« Qu’y a-t-il ?… Qu’ya-t-il ?…

– La poupée sanglante ! lapoupée sanglante !… »

Et l’on courait !…

Après quelques tribulations,hésitations, puis reprise éperdue de la course provoquée parquelque flâneur qui, après s’être renseigné sur la cause de toutcet émoi, affirmait soudain « l’avoir vu passer ! »…toute la troupe arriva devant le musée Fralin dont la porte étaitgrande ouverte sur une voûte plongée dans une demi-obscurité… Quine connaît le musée Fralin ? Il a été l’étonnement de notreenfance et la joie de notre âge mûr… Avec le tombeau de l’Empereur,le Panthéon et la tour Eiffel, il constitue pour les touristes dela province et de l’étranger une de ces rares étapes d’où l’onrevient chez soi planter ses choux avec l’orgueilleuse certitude dene rien ignorer des merveilles de « la capitale du mondemoderne »… La porte de fer qui s’ouvrait sur cet antremystérieux où l’art léger d’une habile statuaire semble avoirressuscité, en des figures auxquelles il ne manque que la parole,les gestes les plus fameux de l’histoire, étaitentrouverte.

« Il est peut-être entré là !dit une voix.

– Dame ! fit une autre, unautomate, ça ne peut pas être mieux caché qu’au milieu des poupéesde cire !… »

Cette phrase était foudroyante delogique…

Les trente personnes qui l’avaiententendue, laissant courir les autres, pénétrèrent sous la voûte, ouplutôt s’y ruèrent, bousculant les employés, sautant par-dessus lestourniquets… Elles arrivèrent ainsi, essoufflées et un peu ahuries,dans les premières salles de ce musée de l’illusion…

Un bon père de famille qui s’étaitingénié, comme il arrive souvent, à rester immobile sur unebanquette, histoire d’intriguer les visiteurs et d’amuser sa petitefamille aux aguets non loin de là, s’était levé tout à coup, commedétendu par un ressort, passa là peut-être le quart d’heure le plusdésagréable de sa vie…

Heureusement pour lui qu’il n’était pasmuet. Comme il protestait avec des cris épouvantés contre l’affreuxtraitement qu’on lui faisait subir, quelqu’un fit observer que lapoupée ne parlait pas, ce qui le sauva d’un dépeçage enrègle ; mais on ne l’en rendit pas moins fort endommagé à sesenfants en larmes. Il quitta l’établissement en jurant de n’y plusremettre les pieds et il reprit le soir même le train pourAngoulême.

Malgré les efforts des employés, legroupe envahisseur continuait sa folle inspection, secouant lesmannequins à n’en plus laisser que la carcasse.

Nous n’insisterons pas sur cettedéplorable expédition, qui ne fut qu’un incident, du reste, dans letumulte général qui gagna la capitale. Rappelons seulement que dansles caveaux où sont exposées quelques scènes de la Révolution, despersonnages historiques, qui avaient le tort d’être habillés à peuprès comme l’était Gabriel quand il était apparu pour la premièrefois dans les boutiques de la rue du Saint-Sacrement – costume quiavait été complètement décrit par les journaux –, furent réduits enmiettes par ces nouveaux iconoclastes… Qu’auraient-ils laissé, cessauvages, de tant de tableaux charmants et familiers qui font lajoie de nos dimanches, si la police n’était enfinintervenue ?…

Dehors, c’étaient les messieurs enpardessus noir et au chapeau marron qui couraient le risque dumartyre… Que de scènes grotesques qui faillirent tourner autragique !… Le geste un peu bizarre de la personne la plusinoffensive donnait le signal de l’assaut !… Enfin, quand onne faisait pas de geste du tout, on s’exposait à êtredéchiré !… Rappelez-vous !… Rappelez-vous !… Unassoupissement pouvait vous être fatal !… Un monsieur quis’était endormi dans un tramway et qui avait le malheur de ne pasronfler était soudain secoué comme un panier par les voyageurs endélire qui lui criaient :

« Parlez !…Parlez !…

– Qu’est-ce que vous voulez que jevous dise ? suppliait le pauvre homme, au comble del’épouvante.

– Rien ! celasuffit !… »

Tout de même, il était dangereuxd’avoir, comme on dit, un « sommeild’enfant » !

Les jours suivants, l’affaire despiqûres prit des proportions fantastiques…

Il y eut dix, vingt, trente, cinquantepiqués entre onze heures du matin et sept heures du soir, carl’événement se passait généralement dans les grands magasins, àl’heure de la pleine vente, quand la foule se presse devant les« occasions » !…

Cela devenait une maladie, uneépidémie !… Des femmes criaient qu’elles étaient piquées quandelles ne l’étaient pas ! Mais elles avaient cru l’être, ce quiétait autrement terrible, car cela ouvrait la porte à unesuggestion générale qui rappelait, dans le moderne, les suggestionsde saint Médard et les fanatiques de la fontaine desInnocents !…

« En voilà assez ! s’écria lepréfet de police, qui était un homme d’une intelligenceremarquable, il faut en finir !… »

Et voilà, en effet, comment on en finit…ou à peu près… Comme il était impossible d’arrêter le ou lespiqueurs, on arrêta les piqués !…

Nous avons eu l’occasion de parler d’unM. Thibault, petit rentier des Batignolles, qui avait causéune sorte de scandale dans une brasserie des grands boulevards endéclarant que « la poupée sanglante » n’était qu’uneinvention du gouvernement destinée à détourner les esprits deproblèmes autrement graves ! Or, il arriva que ceM. Thibault, qui, bien qu’habitant les Batignolles, venaittous les jours prendre son apéritif sur le boulevard(M. Thibault disait volontiers : « Je suis ledernier boulevardier »), il arriva, disons-nous, que ceM. Thibault, en passant devant un grand magasin dont lestrottoirs étaient particulièrement encombrés par une clientèleféminine alléchée par un solde de bas de soie, s’arrêta quelquessecondes pour contempler un spectacle qui – peut-être eut-il tortde le dire trop haut – ne manquait point d’un certainpiquant !…

Il fut immédiatement puni de cetteinnocente critique à l’adresse de la coquetterie de ces dames aumilieu desquelles il s’était glissé avec la bonne humeur d’un vieuxParisien nullement ennemi de la gaudriole, par la sensation fortdésagréable d’une aiguille qui lui entrait assez profondément dansla partie la plus charnue de son individu !…

Il poussa un cri en portant la main à laplace attaquée, se retourna d’un bloc pour surprendre son lâcheagresseur, n’eut que le temps de voir disparaître au coin de la rueune forme vague et bondissante, appela immédiatement à sonaide :

« À moi !… je suispiqué !… je suis piqué !… »

Aussitôt des sergents de villeaccoururent… qui l’arrêtèrent !

« Oui, oui ! mon vieux !tu l’es, piqué !… tu l’es plus que tu ne lecrois !… Mais, calme-toi ! nous allons tesoigner ! »

D’abord il ne comprit point ce qu’on luivoulait. Il ne commença à se faire une idée approximative de sonaventure qu’au poste où il fut projeté, en attendant l’arrivée deM. le commissaire, dans une petite pièce sombre et puante déjàoccupée par quelques clients d’occasion.

« Mais, messieurs lesagents !… je ne demande qu’à être examiné !…protesta-t-il, éperdu : je souffre !… Je vous jure quej’ai été piqué !…

– Ah ! tu as été piqué !…grogna l’un de ces dévoués représentants de la force publique, enavançant sur le pauvre homme un visage de guerrier énergique,fortement, moustachu… Ose dire encore que tu as étépiqué !…

– Oui, monsieur l’agent, j’ai étépiqué !

– Eh bien… et ça, « est-ce queça pique ?… »

Et le représentant de la force publiqueenvoya rouler sur le banc, d’une solide caresse de son poing entreles deux yeux, M. Thibault, petit rentier desBatignolles.

Sur quoi, la porte sereferma…

Une demi-heure plus tard, elle serouvrait :

« L’homme qui a étépiqué ! » appela l’agent…

M. Thibault, à peine remis de sonémotion, se présenta ; l’agent le conduisit devant M. lecommissaire.

Celui-ci paraissait de la plus méchantehumeur du monde. Il jeta sur le prisonnier un regard à laFouquier-Tinville :

« Vos nom, prénoms etqualités ?…

– Aurélien Thibault, rentier auxBatignolles.

– Il paraît, monsieur, si j’encrois le rapport de mon brigadier, que vous auriez étépiqué ?…

– Erreur !… monsieur lecommissaire, erreur !… j’ai pu penser, j’ai pu croire… maismaintenant je puis vous jurer… je vous jure que je n’ai pas étépiqué !… »

Alors le commissaire se leva. Il n’avaitplus son regard à la Fouquier-Tinville. Le plus aimable sourires’épanouissait sur sa lèvre en fleur…

« Je crois, mon cher monsieurAurélien, que vous avez compris ?

– Oui, monsieur le commissaire,j’ai compris !…

– Vous êtes un hommeremarquablement intelligent, mon cher monsieur Aurélien.Permettez-moi de vous serrer la main !

– Trop aimable, monsieur lecommissaire !… Et maintenant, je puis meretirer ?…

– Non, monsieur Aurélien,non !… Nous vous garderons encore vingt-quatre heures !…Un homme intelligent comme vous comprendra que, pour que lesautres comprennent, eux aussi, nous sommes dans la nécessitéde vous garder encore vingt-quatre heures !… Quand lesautres sauront qu’il en coûte vingt-quatre heures de boîtepour avoir été piqué ou pour croire que l’on a été piqué, personnene le sera plus !… »

M. Thibault ne protesta point. ilne croyait plus à la justice de son pays, il ne croyait plus à riende ce qui fait la force morale des petits rentiers des Batignolles.Il ne croyait plus qu’à la poupée !…

Comme nous l’avons fait prévoir, cetteméthode eut d’excellents résultats, et déjà M. Bessières, bienque l’initiative en eût été prise par son collègue de lapréfecture, était le premier à s’en réjouir, quand il vitapparaître dans ses bureaux de la rue des Saussaies un homme dontil n’avait pas eu de nouvelles depuis le jour où il l’avait envoyéen mission.

« Ah ! vous voilà,l’« Émissaire » ! s’écria-t-il sur un ton assezjoyeux, car ce jour-là il n’y avait pas eu de piqués du tout. Ehbien, qu’êtes-vous devenu ? Je croyais que la poupée sanglantevous avait mangé ?

– La poupée sanglante ne mange pas,répondit M. Lebouc sur un ton si grave que le directeur de laSûreté générale en perdit aussitôt le sourire. Du reste, je nereviens pas ici pour vous entretenir de la poupée !

– Tant mieux ! MonsieurLebouc, tant mieux ! moins on en parlera, mieux celavaudra ! Déjà elle ne pique plus personne. Dans quinze jours,il n’en sera plus question, une autre affaire éclatera et celle-cisera enterrée. Et je vous prie de croire que ce n’est pas moi quila regretterai.

– Monsieur le directeur, l’affaireque je vous apporte est autrement grave que celle que nous avionsimaginée !

– Mais je n’ai rien imaginé dutout, moi ! Allez dire cela à M. Gassier et à cesmessieurs de la place Vendôme !

– Monsieur le directeur, si je suisresté à Corbillères tous ces jours-ci…

– À Corbillères ! Mais on nevous y a pas vu, à Corbillères ! J’ai demandé de vos nouvellesà tous mes agents, à mes inspecteurs !

– Eh bien, monsieur, j’y étais… etsi j’y étais, alors que la poupée n’y était plus, soyez persuadéqu’il y avait une puissante raison à cela…

– Qu’est-ce que vous allez encoreme raconter ?

– Une choseépouvantable !

– Épouvantable ?

– Épouvantable !… Nous sommesbien seuls ? »

M. Lebouc se leva, s’assura de lafermeture des portes, revint à son chef et lui parla bas àl’oreille pendant au moins cinq minutes…

M. le directeur d’abord jura, puisinjuria… et puis se tut et écouta. Et puis croisa les bras sur sapoitrine haletante et enfin éclata :

« Ça n’est pas possible ! çan’est pas possible ! »

Lebouc, un peu pâle, se taisaitmaintenant.

M. Bessières lui saisit les mains àles lui broyer !

« Écoutez…l’« Émissaire » ! vous n’êtes pas un imbécile. Ehbien, il faut vous taire ! et ne rien faire, absolumentrien ! sans que je vous aie dit :« Allez ! » Je cours tout de suite chez le ministre.Attendez-moi ici !… »

Un quart d’heure plus tard,M. Bessières était de retour dans son cabinet. Il en étaitparti congestionné, la figure prête à éclater et tel un bouletrouge. Il y revint plus pâle que M. Lebouc.

« Savez-vous ce que le ministre m’adit, l’« Émissaire » ?… Il m’a dit que vous étiezplus dangereux que la poupée ! Et maintenant, f… lecamp ! Et surtout, silence, n. de D. !… »

Le lendemain matin, on lisait cesquelques mots en première page, sous une grosse manchette deL’Époque :

L’affaire de la poupée sanglante,qui a déjà fait couler tant d’encre… et tant de sang, va entrerdans une phase nouvelle et prendre une ampleureffroyable, si on a le courage d’aller jusqu’aubout…

Ceci était signé des XXX que l’on avaitdéjà remarqués au bas de l’article qui avait fait éclater l’affaireà son début…

Chapitre 15Sur la piste

 

Si l’inspecteur Lebouc, pour des raisonsque nous connaîtrons bientôt, avait abandonné la piste de la poupéesanglante, Jacques Cotentin, que nous avons laissé à Corbillères,en face des vêtements en lambeaux de Christine, s’était mis, lui,plus que jamais à la poursuite de Gabriel…

Après l’épouvante du premier moment, leprosecteur croyait avoir acquis, sinon la certitude, au moinsl’espoir que sa fiancée vivait encore. Il n’eût pu dire exactementcomment s’était terminé, entre la jeune fille et le redoutableautomate, le drame qui avait tout bouleversé dans cettechambre ; mais bien des indices lui permettaient de croire ques’il n’avait retrouvé de Christine que sa sinistre défroque, c’estque Gabriel la lui avait fait quitter pour qu’elle revêtît du lingefrais et des vêtements décents… quelques étiquettes restées sur leparquet et révélant les prix d’un magasin de nouveautés de Melun lemirent à même de faire une rapide enquête qui aboutit vite à desrenseignements précieux.

D’autre part, il découvrit, sous lehangar, la preuve du passage de la petite auto à conduiteintérieure volée à ce pauvre M. Lavieuville ; et mêmemieux que son passage : les raisons évidentes de sonstationnement dans le mystérieux enclos. Quelques boîtes depeinture fraîchement ouvertes, deux gros pinceaux abandonnés encoreenduits de la matière colorante, non seulement attestaient latoilette que l’on avait fait subir à la petite auto, mais encoreapportaient le plus formel des témoignages sur son mode decamouflage… Si bien qu’après un voyage de quelques heures à Melun,Jacques Cotentin était suffisamment renseigné pour se faire uneidée de la façon dont étaient habillés et la voiture et ceux quil’occupaient.

N’ayant rien laissé derrière lui, dansla maison de Corbillères, de ce qu’il y avait trouvé, de façon àn’être point gêné dans ses propres recherches (car il redoutaitpar-dessus tout, dans cette affaire, l’intrusion de la police), ilput donc se lancer aux trousses de son automate avec toutes leschances de le rejoindre au plus tôt.

Il n’avait déjà que trop perdu de temps.Le sort de Christine devait être lamentable. Les traces de ladernière lutte qu’elle avait eue à subir à Corbillères contre lesexigences de la poupée prouvaient que la malheureuse fille deNorbert n’avait accompagné le monstre qu’à son corps défendant etcontinuait à être sa proie…

Aussi, quelle ne fut pas la surprise duprosecteur quand, sur le chemin suivi par les fugitifs, dans unepetite auberge des bords de la Marne, il apprit que c’était lajeune fille qui était descendue de l’auto et avait fait elle-mêmetoutes provisions nécessaires avant d’aller rejoindre dans lavoiture le jeune homme qui l’y attendait, assis tranquillement auvolant…

Après les sanglantes étapes d’une pisteoù il n’avait découvert jusqu’alors que coups et blessures pourChristine, Jacques ne pouvait que se réjouir de voir que les chosestournaient moins au tragique que le début de l’aventure ne lefaisait prévoir… Il s’en réjouit certainement, mais il n’en fut pasmoins intrigué…

Les voyageurs avaient fait le tour deParis et pris le chemin de la Touraine, que Jacques connaissaitbien… Pour reconstituer cet itinéraire, il perdit encore un certaintemps, car la petite voiture à conduite intérieure ne suivait pastoujours la grand-route… Les voies détournées dans lesquelles elles’était engagée plus d’une fois témoignaient d’une telle astuce dela part du conducteur que Jacques, en d’autres circonstances, eûtpu s’en montrer fier. Hélas ! depuis qu’il avait mis sonautomate au monde, événement qui devait le remplir d’orgueil et degloire, ce n’est pas trop nous avancer de dire que Jacques Cotentinn’était plus fier de rien !…

Chose extraordinaire, sa taciturniténaturelle ne faisait qu’augmenter au fur et à mesure qu’il avait denouvelles preuves que Christine ne suivait plus Gabriel comme uneprisonnière, mais comme une compagne…

S’il se réjouissait d’un pareilchangement, comme nous l’avons présumé, il faut avouer que JacquesCotentin avait la réjouissance triste !

Il y a des caractères ainsi formésqu’ils se montrent indifférents et d’autant plus moroses qu’ilssont intimement satisfaits.

La surprise de Jacques Cotentin ne fitqu’augmenter quand il constata que nos jeunes gens, en quittantTours, avaient pris le chemin de Coulteray.

« Ce doit être là une idée deChristine », se dit-il.

Ainsi en était-il arrivé à cetteconception que cette singulière « randonnée », aprèsavoir été inspirée – et comment ! – par Gabriel, étaitmaintenant dirigée par la jeune fille elle-même. C’était l’automatequi faisait maintenant ce qu’ellevoulait !

Et qu’est-ce qu’ellevoulait ? Revoir ces lieux dont le souvenir la hantait,où elle avait laissé l’ombre, dangereuse pour imagination, de lapauvre marquise, fantôme pâle qui sortait de sa tombe à minuit pourfaire un petit tour dans les cimetières !…

« Eh bien, se dit Jacques après uninstant de réflexion qui sembla lui rendre subitement quelqueénergie, va pour Coulteray ! Aussi bien, ce sera une raison derevoir cet excellent docteur Moricet, dont je n’ai pas eu denouvelles depuis quelque temps ! »

Jacques avait loué une petite torpédoqu’il conduisait lui-même. Quand il arriva à Coulteray, il s’en futtout de suite à l’hôtellerie de la Grotte-aux-Fées et demanda lepatron.

« Ce bon M. Achard n’est pasencore tout à fait « remis », lui répondit la servante,mais si monsieur veut lui parler, je pourrais l’accompagner jusqu’àla chambre de mon bon maire…

– Il a donc été malade ?interrogea le prosecteur, qui se souciait de la santé du « bonmaître » comme de sa première pièce anatomique.

– Oh ! oui, monsieur, bienmalade !… mais il est raisonnable, allez !… Il fait toutce que lui ordonne monsieur le docteur… Il suit bien sonrégime !… »

Là-dessus, la servante poussa uneporte :

« Voilà un voyageur qui voudraitvous parler, monsieur, à moins que ça ne vousdérange ?…

– Que non pas !… que nonpas ! fit entendre le père Achard… quand on est malade, on n’ajamais trop de compagnie !… Entrez donc, monsieur, et prenezla peine de vous asseoir !… »

Jacques fit le tour d’un paravent etaperçut le malade. Il était assis, un bonnet de coton enfoncéjusqu’aux oreilles, en face d’un magnifique feu de bois quiembrasait la haute cheminée. Devant lui, une table, abondammentgarnie de victuailles et de fioles où pétillait le joli petit vind’Anjou, attendait le bon plaisir du convalescent, lequel étaitfort occupé, pour le moment, à arroser de son jus, par letruchement d’une cuiller à long manche, une appétissante poulardede Tours qui tournait sur sa broche, dans la cheminée.

« Ah ! ah ! fit Jacques,qui n’était pas habitué aux « régimes » de ce pays deCocagne, je vois que si vous avez été souffrant, cela va un peumieux, mon bon monsieur Achard !…

– Euh ! euh ! répliqual’autre en hochant la tête, je fais tout ce que je peux pourcela !… Je suis tout de même un peu inquiet !… Le docteurMoricet m’a plaqué là depuis vingt-quatre heures, et je suis bienobligé de me débrouiller tout seul !…

– Je vois que vous ne vous en tirezpas mal !…

– C’est mon régime,monsieur !… et bien que vous me sembliez à peu près bienportant, je vous offre volontiers de le partager. Tout l’honneursera pour moi !… »

Jacques s’assit en remerciant : iln’avait pas faim !…

« Il faudra« consulter », monsieur !… et surtout consulter ledocteur Moricet !… Il n’y a pas deux médecins comme lui pourguérir ces maladies-là… Moi aussi, je n’avais plus faim !… Ehbien, il m’a dit : « Faut manger, pèreAchard !… » Et je mange !…

– Mais qu’avez-vous donc ?…demanda le prosecteur… vous avez une minesuperbe !…

– Euh ! euh ! gémitl’autre en engloutissant une moitié d’andouillette fumante quiembaumait une platée de lentilles qu’on lui avait servie en guisede soupe… Euh ! euh !… il ne faut pas juger les gens surla mine !… Ainsi moi, tel que vous me voyez là, eh bien, jesuis très mal fichu !…

– Où souffrez-vousdonc ?

– Du côté,monsieur…ducôté moral !

– Ah !ah ! c’est le moral.

– Oui, monsieur, c’est le moral.Ah ! j’ai le moral très malade ! C’est le docteur qui l’adit.

– Monsieur, dit Jacques ensouriant, car il croyait que le père Achard se gaussait de lui, àla mode de ce terroir qui connaît et apprécie la plaisanterierabelaisienne… monsieur, je vous souhaite une prompte guérison. Enattendant, voici ce qui m’amène. Vous ne me reconnaissez pas,monsieur ? »

Le père Achard le regarda et puis posasa fourchette et sa cuiller, car il se soignait des deux mains à lafois… et puis fronça les sourcils :

« Ah çà ! mais, fit-il, je neme trompe pas… C’est bien vous qui êtes venu dîner à la maison lejour où nous avons enterrél’« empouse » ?

– Parfaitement, monsieur Achard,parfaitement. Vous y êtes.

– C’est vous qui étiez installé auchâteau, continua l’autre en fronçant de plus en plus les sourcils,avec cette jeune fille qui avait été l’amie de lamarquise ?

– Oui, monsieur Achard ! c’estcela même, et c’est avec cette jeune fille que je suis venu dînerchez vous. Vous la rappelez-vous, elle aussi ?

– Si je… ah ! je crois bienque je… Je n’ai rien oublié de la nuit terrible,allez !… Tenez ! rien que d’y repenser, je sens que monmoral ref… le camp !… »

Et il fit disparaître la seconde moitiéde l’andouillette, d’un coup de dent formidable… Sur quoi, il vidad’une haleine une demi-bouteille de vouvray, s’essuya le bec etconsidéra Jacques Cotentin avec une sorte de consternationmélancolique presque attendrissante !

« Qu’est-ce que vous voulezsavoir ? demanda-t-il.

– Je voudrais savoir si cette jeunefille, vous l’avez revue ?… si elle est repassée parici !… »

Le père Achard poussa unsoupir :

« Faut pas vous en faire, jeunehomme !… Croyez-moi : les femmes, même les meilleures,c’est toujours travaillé par le diable !… Croyez-en un hommequi n’est pas plus moche qu’un autre, qui a toujours été gentilavec le sexe et qui a toujours été trompé !… On s’y fait,jeune homme, on s’y fait !… s’il n’y avait plus que ceshistoires-là pour me rendre malade, je vous jure bien que jen’aurais pas besoin, en ce moment, de garder la chambre. Allons,vous prendrez bien un verre ! C’est du soleil en bouteille quece vin-là… ça vous remettra le cœur !… Eh bien, oui, elle estrevenue !… il n’y a pas huit jours ! Et elle étaitavec un autre !… C’est la vie !… »

Il y eut un silence. Puis, après unenouvelle rasade, l’autre reprit :

« Elle ne s’est pas arrêtéelongtemps, par exemple… Ils étaient dans une petite auto, elle enest descendue et on lui a garni son panier à provisions !…Vite, elle est remontée auprès de son godelureau… Elle avait commehonte de se faire voir… je me suis avancé pour voir avec qui elleétait… Eh bien, vous savez, celui qui vous remplace, soit dit sansvous offenser !… c’est un beau gars !… Si ça peut vousconsoler !… Ah ! les femmes !… Enfin !… Ilssont repartis dans la direction du château ; j’ai su depuisqu’elle était allée faire ses dévotions sur la tombe del’empouse… et puis je ne les ai plus revus…

– Et l’empouse, l’avez-vousrevue ?… » lança Jacques, sarcastique, et qui, touten faisant bonne figure aux singulières considérations du bonhommerelatives à son infortune, avait une envie furieuse de lui cassersa soupière sur la tête.

Mais il ne s’attendait pas à l’effetqu’allait produire sa question, faite sur le ton supérieur d’unesprit qui se moque d’un imbécile.

Le père Achard se leva d’un bloc ;ses belles couleurs, d’un coup, avaient disparu. Un nuageinquiétant avait soudain répandu son voile sur ses yeux naguèreaussi pétillants que le vin où ils retrouvaient la joie devivre…

« Oui, monsieur !… oui !dit-il d’une voix sourde, je l’ai revue !… et pas plus tardque la nuit même, tenez ! où « votre ancienne amie »est repassée par l’auberge… et je n’ai pas été le seul à larevoir !… et ceux qui l’ont revue en ont été aussi malades quemoi !… Moi, j’en ai eu comme un coup de sang… Bridaille, leforgeron, en a conservé comme une maladie de cœur… Il n’a plus deforce en rien… et il lui en faut dans son métier !… Verdeil,qui tient le garage au coin du pont, en a eu l’esprit si troubléqu’il prend, depuis, sa gauche pour sa droite, ce qui est,paraît-il, très dangereux pour conduire une automobile…

« C’est que, monsieur, ça n’a pasété, comme la première fois… où nous l’avions aperçue, nous autres,de si loin, qu’on a pu, depuis, nous raconter tout ce que l’on avoulu !… Ceux qui n’ont rien vu sont bien forts pour se ficherde nous !… Je regrette qu’ils n’aient pas été à notreplace !… Tenez, monsieur, la dernière nuit dont je vous parle,c’était du reste le dernier mardi, nous étions dans la salle debillard : Bridaille, Verdeil et moi !… Nous venions determiner la partie et chacun se disposait à aller retrouver sonlit… Verdeil avait déjà allumé sa lanterne… mais le gaz étaitencore allumé au-dessus du billard… c’est vous dire si on y voyaitclair dans la salle !… Tout d’un coup, on a frappé à lafenêtre…

« – Tiens ! fit Bridaille, jeparie que c’est ma femme qui vient me chercher !

« Et il ouvre lafenêtre…

« Alors, nous, tous les trois, nouspoussons un cri et nous reculons ! Tout près de la fenêtre, àla toucher ! c’était l’empouse.

« Ah ! il n’y avait pas à s’ytromper ! C’était la marquise de Coulteray, aussi blanche quela neige qui n’avait pas cessé de tomber depuis le matin. Et puis,nous avons bien reconnu sa voix.

– En vérité, fit Jacques qui,malgré lui, était légèrement ému. Elle a parlé ?

– Si elle a parlé ! Voilà cequ’elle nous a dit, et nous l’avons encore tous dansl’oreille : « C’est moi, père Achard ! Il fait froidcette nuit et j’ai peur, toute seule, sur les routes !…Voulez-vous me reconduire à mon tombeau ? »

« Ah ! je n’invente rien, jevous assure ! Nous étions incapables d’un mouvement et quasichangés en statues.

« Tout à coup, elle s’est mise àpousser un cri perçant, comme un vrai oiseau de nuit… et elle s’estsauvée !… Nous avons vu son fantôme disparaître au coin de laroute, poursuivi par un autre fantôme !… Les fantômesd’empouses,la nuit, ça doit se courir après… est-ce qu’onsait ?… Moi, je suis tombé raide sur le plancher… Bridaille,qui a toujours eu de la religion, était à genoux, plus ému qu’unenonnain qui vient d’entrevoir l’enfer… C’est Verdeil qui a encoreeu la force de refermer la fenêtre…

« Ils ont couché de nouveau cettenuit-là à l’auberge et le lendemain matin ils sont rentrés chezeux… Mais nous étions tous les trois si malades qu’il a fallu allerchercher le docteur… Comme un fait exprès, il était absent !…Oui, paraît qu’il était allé voir un client en Sologne !… Iln’est revenu que le soir… Il nous a trouvés bien bas… Nous luiavons raconté l’affaire… Il a dit tout de suite : « Jevois ce que c’est ! c’est le moral qui estaffecté !… » Oui, monsieur !… Le docteur Moricetn’est pas le premier venu… c’est un homme qui connaît sonaffaire !… Eh bien, il nous a tous examinés… et depuis cesoir-là, nous avons tous la même maladie, qu’il dit : ças’appelle un moral affecté !…

– Alors ! fit Jacques, ilvous a ordonné à tous trois le même régime ?

– Juste… Et on le prépareici !… Si vous étiez passé par la cuisine, vous auriez vu« le régime » que la servante va porter à Bridaille et àVerdeil !… Mais c’est moi, sans contredit, qui suis le plusmalade, et c’est moi qui ai le plus fort régime, comme ça secomprend tout seul !… Monsieur ! d’avoir reparlé deça ! je sens que mon moral est repris !… je vais attaquerla poularde !… »

Achard ne souriait pas. Jacques nonplus, du reste… Il résista à une dernière offre de son hôte, pritcongé, remonta tout de suite dans son auto…

Il s’arrêta devant la demeure du docteurMoricet où la servante lui dit que « monsieur était absent etne serait point de retour avant la nuit »… Là-dessus, il s’enfut au garage Verdeil, qui était au carrefour de trois routes, aucoin du pont, et se livra à une rapide enquête auprès du garçon dequi il tira ce renseignement sûr que l’auto qui l’intéressait avaitfait de l’essence et avait réparé le mardi précédent pour se lancerde là sur la route de Saumur, c’est-à-dire à l’ouest… Muni de cerenseignement, il en profita, au grand ahurissement du garçon, pourprendre la route de l’est, qui conduit en Sologne…

Cependant, il repassait au même endroità dix heures du soir et allait coucher à Saumur…

Le lendemain matin, à Saumur, ilapprenait que les deux voyageurs qu’il recherchait étaientdescendus, vers les deux heures du matin, le mercredi précédent,dans le même hôtel que lui, qu’ils avaient demandé deux chambres,que, levés à l’aurore, ils avaient laissé en garde au garage del’hôtel leur petite auto à conduite intérieure et qu’ils avaientfait porter leur bagage à la gare… Jacques put voir l’auto ets’assurer ainsi qu’il était toujours sur la bonne piste.

En interrogeant le porteur de l’hôtel,il apprit que les deux voyageurs avaient pris un billet direct pourNice !

Venir à Saumur pour prendre un billetpour Nice, n’était-ce point là le comble de la ruse pour unautomate ?

Un express qui, par Tours, allaitrejoindre le P.-L.-M. à Lyon passait une heure plustard ; Jacques le prit, après avoir, lui aussi, laissé àSaumur son auto, dans le même garage…

Il n’osait télégraphier à l’horloger delui envoyer une dépêche dans une gare du parcours, Lyon, Avignon ouMarseille, de peur de donner l’éveil à la police avant qu’il n’eûtrejoint lui-même la poupée, jugé en toute impartialité la situationet pris ses décisions. Et cependant il brûlait du désir de savoirsi Christine lui avait adressé un mot à Paris pour le mettre aucourant de sa fugue avec Gabriel et lui donner le moyen de lesretrouver.

Il ne pouvait imaginer sans douleur quela fille du vieux Norbert acceptât si facilement le sort que luifaisait la poupée sans se préoccuper autrement de son père et deson fiancé !…

Pour distraire son inquiète pensée, ilacheta les journaux. Un titre qu’il retrouva partout lui sauta auxyeux : La poupée sanglante…

Il connut ainsi la confession affolée del’horloger, les déclarations du professeur Thuillier et l’indicibleémoi de la capitale !… À Marseille, les feuilles de lalocalité commençaient à donner des détails sur le« trocart » retrouvé dans la petite maison de Corbillèreset publiaient des télégrammes relatifs aux premierspiqués !…

Comme il fallait s’y attendre, Jacquesne vit là qu’une étrange suggestion, mais tout à fait explicable,dans l’état des esprits… Cependant, la constatation que l’onprétendait (maintenant) avoir fait des piqûres sur lecadavre du père Violette et des dernières victimes de Corbillèrescommença à le faire réfléchir… Il savait, lui, comment le trocarts’était trouvé à Corbillères et que la poupée (pas plus du resteque Bénédict Masson) n’en avait certainement usé…

Alors ?…

Alors, il y avait donc d’autrespistolets à trocart ?…

On entrait là dans un ordre d’idées oùle marquis, dont on n’avait plus de nouvelles depuis la cérémoniefunèbre de Coulteray, se trouvait forcément mêlé, et d’où lapossibilité de la preuve de l’innocence de Bénédict, et, enconséquence, de celle de la poupée, semblait ressortir avec un sisubit éclat que Jacques Cotentin se demanda s’il n’allait pasaussitôt prendre un train pour Paris ; mais l’idée derejoindre au plus tôt la poupée et surtout Christine, dontl’attitude si singulière dans sa passivité le troublait de plus enplus, l’emporta… et il continua sa route vers Nice.

À Nice, il perdit toutindice.

Il fit le tour des hôtels. Il lui futimpossible de savoir où les deux personnages étaientdescendus…

Comme, le soir même, il se tenaitaccablé devant une table de salon où traînaient des hebdomadaireslocaux, lesquels donnaient les noms des voyageurs nouvellementarrivés et l’endroit où ils avaient élu domicile (liste surlaquelle il avait en vain cherché une indication quelconque :par exemple les noms de M. et Mme Lambert, sous lesquelsGabriel et Christine s’étaient inscrits à Saumur, ses yeuxrencontrèrent les noms des étrangers montés récemment à la stationd’hiver toute proche dans la haute montagne, à Peïra-Cava (jeux etsports d’hiver) et descendus à l’hôtel des Fiers-Sommets… Parmi cesnoms, l’un d’eux lui fit pousser une sourde exclamation…

« Monsieur et Madame deBeigneville. »

C’était là le nom de jeune fille de lamère de Jacques !…

Le père de Jacques avait épousé unedemoiselle de Beigneville et signait même souvent : Cotentinde Beigneville !…

Ce nom avait été certainement choisi parChristine pour lui donner, à tout hasard, une indication, à lui,Jacques, sans que Gabriel s’en doutât !…

Christine pensait toujours àlui !…

Chapitre 16Idylle dans les neiges

 

Dès lors, la conduite de Christine luiparut toute naturelle.

Certainement, elle s’était rendu compte– et à quel prix !… (les premières traces de l’effroyableaventure l’attestaient) – que la résistance à la force forcenée del’automate ne pouvait aboutir qu’à unecatastrophe !…

Elle avait fini par le suivre de bonnegrâce, en apparence, et pour ne pas laisser livrée àelle-même cette terrible mécanique à cerveaud’assassin ! car Jacques ne pouvait oublier queChristine, elle, ne doutait point de la culpabilité de BénédictMasson !…

Pauvre chère adorée Christine !…Avec une conviction pareille, quel héroïsme ne lui fallait-il pasdéployer pour vivre dans une aussi redoutable compagnie, ensouriant !… en s’inclinant docilement devant lesquatre volontés de Gabriel… qui devait passer son temps à lasurveiller, lui défendre un pas, un geste qui put mettre sur leurstraces et rompre cette intimité qu’il n’avait osé espérer dans savie normale, sous son masque hideux et dont il n’était redevablequ’à sa sublime aventure !…

Et voilà que Christine avait trouvécela ! Elle envoyait à Jacques à travers l’espace cet appelqui ne pouvait être compris que de lui seul :Beigneville !…

Et cet appel l’avait touché comme uneonde hertzienne rencontrant l’appareil récepteur !…

Et il accourait !…

Il allait la sauver !… ladébarrasser de son tyran !… Ah ! il ne s’agissait plusd’amour-propre d’auteur !… Il maudissait une fois de plus songénie qui n’avait abouti qu’au supplice de Christine… et ausien !… Cette merveille : son œuvre… son enfant… iln’hésiterait pas à l’anéantir !

Il n’y avait qu’une chose de vraie aumonde : serrer Christine dans ses bras ! le resten’existait pas !

Ainsi couraient les pensées de Jacquespendant que l’autocar remontait la vallée du Paillon, tournait leflanc des monts, laissait derrière lui l’Escarène, s’arrêtait poursouffler quelques minutes sur la petite place de Lucéram etpermettre aux voyageurs de visiter la curieuse église, les ruinesdu château fort, les remparts de cette colonie romaine que futLuce Ara.

Vieilles pierres, vieilles images !Gouffre du passé ! qu’étiez-vous pour un homme qui s’étaitpenché comme Jacques Cotentin sur le gouffre de l’avenir et quicourait à la recherche du démon qui venait de surgir de l’abîme àl’appel imprudent de sa voix ?

Malheur à ceux qui devancent le temps,qui anticipent sur l’heure qui règle la marche du troupeau !…Malheur à l’inventeur ! En attendant les lauriers de l’avenir,on lui tresse des chaînes ! D’une main, il lance sur le mondel’étincelle de Prométhée, mais quand il ouvre l’autre, il y trouvele petit oiseau funèbre qui sera un jour prochain le grand vautourqui lui fouillera le sein !

Paroles pompeuses en vérité, mais à lataille de ces demi-dieux dont le front vaincu continue à menacerl’univers ! Hélas !… elles détonnent un peu quand ils’agit d’un pauvre amoureux comme Jacques Cotentin qui ne demandequ’à oublier son génie dans un baiser !… Évidemment latragédie est moins haute, mais elle est tout aussi humaine… etpeut-être bien plus touchante !… Enfin nous donnons notreJacques Cotentin pour ce qu’il est, à la mesure d’une époque où leshéros n’ont pas été bâtis tout d’une pièce dans le granitmythologique…

Ah ! l’impatience de Jacques sur lapetite place de Lucéram ! et comme il maudit ce brave curé quijoint à toutes ses vertus l’enthousiasme renseigné d’un antiquairedevant ses beaux retables et ses primitifs sacrés !… Enfin,voici revenus les touristes qui serrent leurs petits guides surleur cœur avec la conviction attendrissante du devoiraccompli ! « En route ! En route ! » Ilparaît qu’il fait là-haut un certain temps qui pourrait bienréserver à messieurs les voyageurs des surprisesdésagréables !…

À partir de Lucéram, l’ascension sefaisait plus ardue et les premières neiges commencèrent àapparaître… en même temps qu’un panorama, d’un relief chaotique,étendait son cercle immense jusqu’à l’horizon de la Côte d’Azurentrevue comme un lointain paradis.

Jacques était sûr que Christine avaittoujours ignoré ce pays, mais, au cours de ses voyages, BénédictMasson avait dû passer par là, y rêver peut-être d’une retraitesolitaire – ou à deux – qu’il était en train deréaliser…

Une demi-heure avant d’arriver àPeïra-Cava (mille cinq cents mètres au-dessus du niveau de la mer),l’autocar dut s’arrêter…

La neige, tombée dans la nuit même avecune extrême abondance, encombrait la route pour ne laisser passeraucun véhicule qui ne fût pas un traîneau ou une luge.

Pour les consoler, le chauffeur appritaux voyageurs que l’événement n’était pas extraordinaire et que leshabitants de Peïra-Cava, presque tous les hivers, avaient ainsil’occasion de rester à peu près isolés du reste des humains pendantune semaine ou deux ; aussi, les hôteliers avaient-ils laprécaution de se munir de conserves, ce qui permettait à leurclientèle de ne pas mourir de faim. Cette aventure, pour ceux quiétaient bloqués, était considérée non comme un sujet d’épouvante,mais comme un divertissement nouveau.

Elle était moins drôle, par exemple,pour les touristes qui se trouvaient arrêtés dans leur excursion,obligés de renoncer à leur déjeuner et de rebrousser chemin versLucéram… car, très rares étaient ceux qui se décidaient à continuerleur route dans la neige, sans être équipés pour une telleexpédition.

Jacques, cependant, n’hésita pas…N’ayant pour tout soutien qu’un bâton, il entreprit, quoi qu’on pûtlui dire, le voyage au bout duquel il arriva, exténué et mourant defaim. Il avait mis trois heures pour faire une lieue.

Dans quel état se présenta-t-il àl’hôtel des Fiers-Sommets, où il avait lu qu’étaient descendusM. et Mme de Beigneville !…

Cet hôtel était tenu par trois sœurs,Mlles Élise, Florise et Denise… Elles s’empressèrent autour duvoyageur dans le plus louable esprit de charité ; maisJacques, s’étant installé devant le poêle, dont la bonne chaleurfaisait fumer ses vêtements comme des copeaux, ne répondait àtoutes leurs questions que par ces mots :M. de Beigneville est-il toujoursici ?…

Elles lui dirent tout de suite queM. et Mme de Beigneville n’avaient fait quepasser vingt-quatre heures à l’hôtel des Fiers-Sommets ; maiscomme, à la suite de ce renseignement, leur hôte semblait montrerplus d’accablement, elles s’empressèrent de lui apprendre qu’ilsn’avaient pas quitté le pays… Bien au contraire, ils avaient loué,à l’orée de la forêt de la Maïrise, sur le chemin de Turini, unpetit chalet isolé où ils vivaient là d’une façon assezretirée.

« Ce doit être un nouveau ménage,exprima Mlle Denise, avec une conviction charmante… cela se devinetout de suite ! Ils sont gentils l’un pour l’autre ; ilsne se quittent jamais… Ils passent bras dessus, bras dessous, en sedisant des choses à l’oreille ! C’est délicieux de lesvoir !… Du reste, ils sont très beaux tous les deux ! Ilsfont l’admiration de tout le monde, ici, bien qu’ils vivent un peuen sauvages !… Je veux dire qu’ils n’admettent personne dansleur intimité… et ils ont bigrement raison !… C’est plaisir deles voir assis l’un à côté de l’autre, l’après-midi, sous un sapin,à Pra-de-la-Cour, la main dans la main, regardant les autres fairedu ski ou se luger ! et puis, ils s’en retournent comme ilssont venus !… C’est beau, l’amour !…

– Mademoiselle ! fit d’unevoix rauque Jacques Cotentin, qui souffrait le martyre,mademoiselle, permettez-moi de vous dire que vous faitescomplètement erreur ! Je connais ces personnes dont je suis leproche parent. Elles se sont réfugiées ici, loin des importuns,pour se reposer dans la paix des montagnes de grands travaux et degrandes douleurs. Non, ce n’est point un jeune ménage ! Uneamitié sainte les lie l’un à l’autre ! Peut-être avez-vous malcompris, mal lu sur votre registre. Il s’agit de M. et de Mllede Beigneville ! C’est le frère et la sœur, ni plus nimoins !

– Là ! qu’est-ce que nousdisions, firent entendre en même temps Mlle Élise et MlleFlorise.

« Nous pensions bien, nous, qu’ilsétaient frère et sœur ! expliqua encore Mlle Florise. Cettebelle personne avait des soins quasi maternels pour son compagnon.Monsieur, ils ont passé vingt-quatre heures ici. Lui avait unechambre au levant qui regarde Pra-de-la-Cour.

– Et elle, continua Mlle Élise, unechambre au couchant, face au mont Gelas !

– Eh bien, en voilà unehistoire ! exprima Mlle Denise en haussant les épaules. C’esttoujours comme cela dans le grand monde, et l’on voit que c’est desgens du grand monde !… Et pas des nouveaux riches, voussavez ! Jamais un mot plus haut que l’autre !Tenez ! ce M. de Beigneville, je n’ai pas entendu unmot sortir de sa bouche !

– Il est muet ! prononçaJacques Cotentin.

– Ah ! le pauvremonsieur ! nous comprenons maintenant pourquoi sa sœur ne lequitte pas ! Es-tu convaincue, maintenant ? demandèrentMlles Élise et Florise à Mlle Denise.

– Il le faut bien ! leuraccorda avec une moue souriante Mlle Denise. Il le faut bien,puisque monsieur, qui les connaît, m’affirme que j’ai tort !…N’importe ! Permettez-moi de le regretter… parce que c’étaitbien joli !…

– Il faut pardonner à notre sœur,firent Mlles Florise et Élise, elle est un peuromanesque !…

– Tenez ! s’écria Mlle Denise,les voici qui passent !… Dites-moi s’ils n’ont pas l’air dedeux amoureux !… »

Jacques, à qui l’on venait de servir unbouillon chaud et qui déjà y trempait ses lèvres, posa là son bolet courut à la vitre, contre laquelle il appuya son front…C’étaient bien eux !… et c’était vrai, hélas ! qu’ilsavaient bien l’air de ce que disait Mlle Denise…

Ils étaient habillés tous deux detricots de laine blanche… Les cheveux dorés de Christine, sous satoque trop petite pour les contenir, lui faisaient une auréolejoyeuse… Lui passait grave et beau, son visage de mystère à demienfermé dans le cadre hermétique du passe-montagne… Elle luiserrait tendrement le bras et ils croisaient leurs regards qui sedisaient tant de choses, à défaut de leurs lèvresmuettes…

Mlle Denise était restée enextase ; Mlles Florise et Élise proposaient déjà au voyageurde faire prévenir le couple !

« Non ! non ! ne lesdérangez pas ! » fit Jacques brusquement en seretournant.

Et il était si pâle !… sipâle !…

« Oh ! monsieur, vous allezvous trouver mal ! » s’écria Mlle Denise.

Jacques était retombé sur sachaise.

« Ce n’est rien, c’est lafatigue !… »

Il but son bouillon lentement… Et enbuvant, à petites gorgées, il avait un sourire pleind’amertume…

« Si je disais à Mlle Denise,pensait-il, que cette jeune personne ne tient si solidement cejeune homme que dans la crainte de le voir tomber, événement quidonnerait lieu à une scène ridicule, peut-être serait-elle moinsenthousiaste du spectacle auquel elle vient d’assister !…Le beau Gabriel n’a pas encore appris à se ramasser toutseul ! »

Très, très lamentable chose quel’amour ! Le génie de Jacques se réjouissait de n’avoir mis aumonde qu’un être imparfait et en arrivait à se railler de sa propreimpuissance, parce qu’il avait vu Christine sourire à un enfantsublime !…

Hélas ! hélas ! c’était encoreMlle Denise qui avait raison !… Christine pouvait tenir lebras de M. de Beigneville solidement, elle ne l’en tenaitpas moins tendrement…

Et Jacques le savait si bien que c’estsans allégresse qu’il prit, quelques instants plus tard, en dépitde sa fatigue immense et d’un moral accablé, le chemin suivi par« l’heureux couple », chemin qu’achevait de débarrasserune équipe de chasseurs alpins et au bout duquel il trouva le petitchalet à l’orée de la forêt de la Maïrise…

« Bénédict ou Gabriel, il lui fauttoujours un refuge au fond des solitudes !… et avec desfemmes !… » songeait le prosecteur. Et l’amoureuxajouta : « Oui… mais aujourd’hui celle-ci ne le fuitpas !… »

Jacques allait tourner le coin de lapetite maison de bois quand il entendit la voix de Christine ets’arrêta net…

Elle parlait à Gabriel…

Jacques ne les voyait encore ni l’un nil’autre, mais tous deux devaient se tenir à une fenêtre d’où ilsdécouvraient le cirque prodigieux des Alpes éclairées par les jeuxdu soleil couchant.

Pendant plusieurs heures, les cimesétaient restées enveloppées de brouillards opaques où on lesdevinait à peine, dans un chaos gris et humide, puis, tout à coup,comme par une sorte de fiat lux, occasionné par un de cesbrusques coups de vent qui sont si fréquents dans les Alpes, lerideau des nuages avait été soulevé, déchiré, et toute l’ordonnancedes montagnes, vallées, plateaux, apparaissait comme toutefrémissante de la primitive fournaise…

La voix s’était tue…

Peu à peu les cendres violettes du soirvinrent apaiser cette flamme… et la lune apparut sur son chard’argent.

La voix de Christine s’éleva ànouveau.

« Comme c’est beau ! commec’est beau ! Oui, tu as raison, mon chéri, tout est beaumaintenant !… »

Elle le tutoyait… elle lui prodiguaitles plus doux noms… et l’autre trouvait que tout était beaumaintenant !…

Elle attestait aussi, cette phrase, queles deux jeunes gens communiquaient, malgré le mutisme de lapoupée, avec une facilité qui avait été prévue !… CarJacques n’avait rien oublié, autant que possible… N’avait-il pasfait apprendre à Christine le langage des sourds-muets, pourqu’elle l’enseignât à son tour à la poupée, ce qui, avec letruchement des petits papiers, devrait permettre une conversationde plus en plus rapide entre l’automate et sescréateurs ?…

Maintenant, la poupée ne devait plusavoir besoin de petits papiers !…

Pourquoi s’écrire : quand ilsuffit, pour se comprendre, d’un signe ou d’unregard ?…

La voix qui ne lui avait jamais parléainsi à lui, Jacques, continuait de dérouler sa mélodie…

« Rien ne saurait être plus beauque ce qui se passe dans ces minutes sacrées, mon Gabriel !…Quelquefois ton regard me fixe avec une tristesse soudaine qui estun sacrilège… Ne m’as-tu pas dit cent fois que, avant ce miraclebéni, la vie avait été pour toi le pire des maux… et que tu goûtaismaintenant la joie pure des dieux ?… Tes chants de poète nesont plus que des chants de triomphe… Au matin, quand tu me lesapportes, au sortir de la nuit sainte, je les apprends et les gravedans mon cœur !…

« Ne sois pas triste, ne sois pastriste, ô Gabriel !…

« Écoute le chant de ta dernièrenuit :

« Qu’importe que dans les mondesqui parcourent des cycles trop petits pour que s’y arrête notrepensée – qu’importe que, dans les mondes qui ne possèdent qu’ununique soleil, les sables du temps s’assombrissent tandis que lesmondes s’écroulent ?… mon resplendissementt’appartient !…

« Ô Christine, t’écries-tu, laisseta demeure cristalline ! porte les secrets de ma pensée àtravers le ciel supérieur !… divulgue ton message aux orbesorgueilleux et ne crains pas que les étoiles ne tremblent devant lecrime de l’homme !… Ton enfant est pur qui est sorti deses mains !… Et ses mains sont vierges du sang dusacrifice ! »

Un silence… un silence terrible où sonnefurieusement aux oreilles de Jacques étourdi l’écho de ces troismots d’une humilité dominatrice : « Monresplendissement t’appartient. »

Après cet envol qui trouait les pluslointains confins de l’espace, le dialogue, ou plutôt lemonologue à deux, retomba doucement au niveau de laconversation, mais encore quelle conversation !…

« Tes souffrances, mon Gabriel, etla mort t’ont fait une âme unique ! Tu es le seul être dontune femme puisse approcher avec la confiance, le respect et l’amourinfini qu’elle doit à son Dieu !…

« Si mon Gabriel est triste il meverra triste, parce qu’il sera au-dessous de sondestin !…

« Nous avons retenu ton âmelibérée de son corps !… Tu nous dois tajoie !… Qui pourrait assigner une borne auxfacultés de l’âme lorsqu’elle n’est altérée par aucune penséeterrestre, souillée par aucun limon humain ?… Si tun’étais pas ce que tu es, je ne te dirais pas : « Jet’adore !… »

Jacques se retint au mur pour ne pointchavirer…

Et puis, comme il entendait que l’onrefermait une fenêtre, il eut encore la force de faire quelques pasen chancelant… Christine, qui tirait les rideaux, l’aperçut… Ellelui fit un signe qui le cloua sur place… Quelques minutes plustard, elle le rejoignait…

Elle lui dit,haletante :

« Va-t’en !… Va-t’en !…qu’il ne te voie pas !… Tu es descendu à l’hôtel des troissœurs ?… J’irai te voir ce soir !

– Oh ! fit Jacques, je ne veuxpas vous gêner !… »

Et il reprit, lamentablement, le cheminde Peïra-Cava, comme un pauvre Jacques qu’il était…

Chapitre 17Oh ! j’ai froid, d’un froid de glace !

 

Oh ! j’ai froid, d’un froid deglace !

Et je brûle à toute place !…

Sous la glace et dans le feu

Tu retrouveras ton dieu !

(Verlaine.)

En rentrant à l’hôtel, Jacques faisaitpitié… Cependant, il repoussait tous les soins…

Dans leur discrétion, les trois sœursn’insistèrent point. Tout de même, la servante du premier étage, labonne Catherine, sur les indications de ces demoiselles, bourra lepoêle de sa chambre de bûches bien sèches et glissa une briquechaude dans ses draps. En même temps, on apporta au voyageur ungrog bien chaud. Mais il laissa tout refroidir, le poêle, la briqueet le grog…

Si bien que, deux heures plus tard,enveloppé dans une méchante couverture, au fond du fauteuil où ilavait laissé crouler sa misère, il était grelottant, crachotant,toussotant, cependant qu’il sentait les premières ondes de lafièvre parcourir son corps sans défense…

Sur ces entrefaites, on vint luiannoncer la visite de Mlle de Beigneville.

Il la regarda entrer dans sa chambred’un œil morne.

« Oh ! mon pauvreJacques ! gémit-elle tout de suite, mais il faut tesoigner !… Qu’est-ce que tu as ?

– Tu me le demandes ? fit-il.Rien de bien grave, va ! J’ai froid aucœur ! »

Et il se mit à éternuer.

« Oui ! eh bien, tu vas tecoucher, et tu vas te laisser soigner. Ta respiration est déjàembarrassée. Catherine et moi, nous allons te mettre desventouses. »

Le malheureux fit entendre un riredéchirant.

« Et Gabriel ? Est-ce que tului mets des ventouses, à Gabriel ?

– Mais non, mon ami, il se portetrès bien, répondit Christine avec une candeur un peu étonnée.As-tu donc oublié qu’il ne craint ni le chaud, ni lefroid ?

– Non ! non ! certes. Jene l’ai pas oublié. Heureux Gabriel ! Pas de rhume de cerveau.Pas de coryza ! dirait M. Birouste, en le déplorant, dureste. Avec Gabriel, le commerce des herbes fait faillite. Pas defumigations, et quant à la vaseline mentholée pour les fossesnasales…

– Jacques ! si c’est pour medonner le spectacle de ta glaciale ironie…

– Glaciale est le mot, ma chèreChristine. Je suis ironique parce que je suis glacé !Pardonne-moi cet accès de mauvaise humeur…

– Indigne d’un homme commetoi !

– Indigne d’un homme commemoi ?…

– Qu’as-tu fait de ton espritsupérieur ?

– Puisque tu me le demandes, je terépondrai que je n’en sais plus rien !… J’ai dû le laisser enroute… quelque part, dans les neiges !…

– Au fond, vous êtes bien tous lesmêmes, les hommes !… Vous êtes très forts ! vous voussentez des muscles à escalader le ciel ; mais, au moindrebobo, patatras ! Et vous ne voulez pas que l’on voussoigne !… Vous êtes tous aussi insupportables les uns que lesautres !…

– Serait-ce pour Gabriel que tu disça ? reprit Jacques en tisonnant son feu.

– Pourquoi pas ?… Vous avezune pudeur stupide !… Vous oubliez que nous sommes des sœursde charité !… En ce qui concerne Gabriel, par exemple,quand le moment a été venu de le soigner, il n’a jamaisvoulu que je m’en mêle !… J’ai dû tout lui expliquer, etil s’est soigné tout seul !… Il ne veut pas me confier sespetites clefs !… et, comme il dit, il fait son ménagelui-même !

– Le principal, reprit Jacquesd’une voix de plus en plus encombrée par une toux irritante etirritée, le principal est que vous ayez fini par vousentendre !…

– Comme tu me dis cela !…exprima Christine en fronçant légèrement ses beaux sourcils… Me lereprocherais-tu, par hasard ?…

– Que non pas !… mais tout enm’en réjouissant, j’aurais peut-être le droit de m’enétonner !… Je suis passé par Corbillères, Christine, j’en airapporté tes petits papiers, enfin j’y ai relevé les traces d’undrame qui m’avait fait craindre pour ta vie !… Quelle surpriseet quelle joie pour moi de vous avoir vus passer ici, la main dansla main !…

– Tu vas tout comprendre d’un mot,mon Jacques !… C’est toi qui avais raison : BénédictMasson était innocent !

– C’est Gabriel qui t’en aconvaincue ?

– Oui…

– Il t’en a convaincue souspeine de mort ?

– Peut-êtrebien !… Je crois, en effet, que, s’il n’était pas arrivé à meconvaincre de cela, nous ne serions plus dans ce monde, ni moi, nilui !… Il m’entraînait dans une catastrophe d’où tu nel’aurais pas, cette fois, ressuscité !…

– Et que t’a-t-il dit pour teconvaincre de cela ?

– Jacques, tu te rappelles que,lorsque nous travaillions au « grand œuvre » et quetu t’occupais des yeux, tu me disais : « Il verra,mais je ne crois pas qu’il pleure jamais… »

« Eh bien ! il apleuré !…

« Ah ! quand j’ai vu coulerces larmes sur la cire de son visage, il m’a semblé que son âme quenous avions enfermée dans une boîte, en sortait pour me dire :« Christine ! voici ton œuvre vivante, non plus le gested’un automate, mais ma douleur que tu as voulue éternelle !…Es-tu satisfaite ? »

« Alors, j’ai essuyé ses larmes,mais elles n’ont cessé de couler que lorsque je lui ai dit :« Cesse de pleurer, Gabriel, car je crois à toninnocence ! »

– Ah ! ah ! vous voustutoyez !…

– C’est tout ce que tu trouves à medire ! Cependant le sujet est grave…

– Si grave, Christine, nonseulement pour lui, mais pour nous tous, que je n’ai pas hésité cesoir à venir troubler…

– Quoi ?…

– Rien !… Parlons del’innocence de Bénédict Masson !… Pendant ce temps-là,j’essayerai d’oublier Gabriel !…

– Jacques ! Jacques !… Tuas de mauvaises pensées !…

– Je suis unhomme !…

– Mais Gabriel n’est pas unhomme !…

– C’est pire !

– N’est-ce pas toi qui l’as vouluainsi ?

– Parlons de son innocence, tedis-je… de son innocence en tant qu’homme !… Alors tul’as vu pleurer et tu as eu la foi !

– Oui ! la foi ! Il n’y apas d’autre mot !…

– Et cela lui a suffi, tafoi ?…

– Si bien qu’il a consenti alors às’expliquer… Tant que je n’ai pas cru en lui, tant que je me suisimaginé que j’étais la proie d’un monstre, il s’est conduit commeun monstre m’emportant dans sa rage et dans son tourbillon ;mais quand il m’a vue attendrie par ses larmes, il m’a humblementsoumis le détail de sa misère avec une confianced’enfant !…

« Il s’est mis à genoux pour metendre ses héroïques, hallucinants, pitoyables griffonnages où soninnocence criait… et s’expliquait !… Et, mon Dieu, c’était sisimple !… si simple !…

« Tu vas en juger, Jacques… Il estvrai qu’il cachait au fond de sa cave tout le bagage des femmesdisparues… mais puisqu’elles l’avaient laissé derrière elles, cebagage, qu’aurais-tu voulu qu’il en fasse !… qu’aurait-il purépondre à ceux qui l’eussent interrogé ?… je te ledemande !…

– Tu me demandes cela, à moi, quiai toujours cru à l’innocence de Bénédict Masson !… Les femmesont, en vérité, une façon de concevoir la logique… Va,Christine ! continue !… tu m’intéresses !… et quedit-il du père Violette ?

– Il dit que le père Violetteétait peut-être le seul à savoir la vérité, ou tout aumoins qu’il l’avait apprise à ses dépens, au moment de sa mort, etc’est de cela qu’il serait mort !

« Gabriel s’imagine que le garde adû assister à l’attentat dont a été victime la petite Annie !Violette surveillait Annie fort activement depuis plusieurs jours.Il a dû se trouver là et sans doute intervenir au moment du drame…et l’on a supprimé le père Violette ! »

Il y eut un silence entre les deuxjeunes gens, puis Jacques prononça lentement :

« Je m’étais dit déjà tout cela, etnon seulement je me l’étais dit, mais je te l’avais dit à toi,Christine, tu ne t’en souviens peut-être pas ?

– Si !…

– Heureusemémoire !

– Tu me l’avais dit, mais je nevoulais, ou, plutôt, je ne pouvais rien entendre, à cause del’horrible scène…

– Oui ! oui ! le cadavred’Annie ! Rappelle-toi encore ce que Bénédict disait auprocès, ma chère Christine : « Ce n’est une raison parceque l’on découpe une femme en morceaux pour qu’on l’aitassassinée ! » À moi, cela me semblait l’évidencemême !

– Qu’il ne l’eût pasassassinée ?

– Non !… distinguons…l’évidence même que cela n’était pas une preuve que Bénédict Massoneût assassiné la petite Annie !… Vois-tu, Christine, quand ona raison, il faut savoir « distinguer »… Hélas !… cen’est généralement pas dans leurs raisonnements que les femmesmettent de la distinction… En ce qui me concerne, je ne m’en plainspas !… tant que je ne m’assiérai pas sur les bancs de la courd’assises !

– Tu es cruel,Jacques !…

– Non ! je prends mesprécautions !…

– Jamais je n’aurais cru qu’unhomme pût changer pareillement un homme !… Je tepardonne !… Tu as une méchanceté de malade !…

– J’attends l’histoire ducadavre de la petite Annie !… soupira Jacques aveclassitude ; est-ce qu’il la racontebien ?…

– Voici cequ’il me dit : Un jour que Bénédict rentrait chez lui, lecourant de l’étang lui amena ce cadavre presque devant saporte !… Le relieur ignorait alors que le père Violette eûtété assassiné ; aussi ne redouta-t-il rien tant que de voir legarde découvrir, lui aussi, le corps d’Annie !… Son ennemi nerôdait-il point toujours dans les environs ?… Enfin Bénédictétait au courant de tous les méchants bruits qui couraient àCorbillères !… Non seulement Annie passerait certainement pouravoir été la victime du Peau-Rouge !… mais encore elledevenait la preuve que celles qui l’avaient précédée chez Bénédictl’avaient été aussi !…

« Dans le désordre de son esprit etobéissant au premier instinct de la défense personnelle, il sepencha… saisit le cadavre… et, comme il n’avait que quelques pas àfaire pour être chez lui, il l’y jeta, referma la porte et commençaà réfléchir !

« Peut-être alors comprit-il queson geste avait été le plus dangereux de tous ; mais, en toutcas, je le considère, moi, comme tout à faitexplicable !…

« Maintenant, le plus grand dangerétait de ressortir le cadavre !… Ne valait-il pas mieux lefaire disparaître à domicile ?…

« Mais comment ?

« L’enfouir dans la cour, lejardin ?… Après cette nouvelle disparition, Bénédict Massonpouvait craindre une perquisition, une enquête qui bouleverseraittout chez lui !… Et ainsi fut-il conduit à l’idée du dépeçagenécessaire du pauvre petit corps dont il brûlerait les morceauxdans sa cuisinière !…

« Il descendit le cadavre dans sacave et, tandis que son poêle ronflait déjà là-haut, il commençason horrible besogne !…

« Il l’achevait comme je meprésentai à sa porte !… Tu connais la suite, Jacques !…Bénédict Masson est un martyr !…

– Et Gabriel est un ange !…acquiesça Jacques avec un amer sourire qui fut coupé par unéternuement aussi retentissant que ridicule…

– Jacques, tu n’es pas raisonnable…Laisse-toi soigner, je t’en supplie !… Tugrelottes !…

– Je demande un bonnet decoton !… » réclama Jacques avec un affreux rire decrécelle.

Christine, excédée, haussa lesépaules :

« Jacques ! Jacques ! jene te reconnais plus !… Depuis que j’ai franchi ce seuil, tune m’as pas adressé une parole amie… Tu ne m’as pas donné desnouvelles de mon père !… Crois-tu que je n’ai pas eu mesheures douloureuses, moi aussi ?

– Tu t’en souviens ?interrogea Jacques, les yeux en pleurs. Je pleure, expliqua-t-iltout de suite, parce que je suis enrhumé !… Ne confonds pasmes larmes avec celles d’un Gabriel !…

– Tu es odieux !… On diraitque tu m’en veux !… N’est-ce pas moi qui t’ai appelé ?…Ce nom de Beigneville ne t’a-t-il pas mieux renseigné que n’importequel télégramme que je n’eusse su où t’envoyer ?… et qu’iln’aurait pas laissé partir !

– Ah ! oui ! oui !tu es bien gardée !… Je me demande même comment tu as pu venirici ?…

– Oh ! il ne s’en doute pas…il repose… je le lui apprendrai demain avec toutes sortes deprécautions…

– Je t’en prie, Christine, surtoutne néglige pas les précautions !… Gabriel est sisusceptible !…

– Tu ne te doutes pas de ce qu’ilest susceptible !…

– Si ! si !… mais je vaiste fournir un excellent argument, dont, je l’espère, il ne pourraêtre que satisfait. Tout ce que tu viens de me dire au sujet desdisparitions de Corbillères peut, au besoin, expliquer l’innocencede Gabriel, mais ne la prouve pas !… Écoute, Christine, jecrois bien que la preuve arrive !… Tu n’as qu’à luidire : « Je savais que, pendant que nous étions dans cepays, les disparitions, les crimes, les attentats continuaient àCorbillères et même à Paris !… Les journaux étaient pleins desgestes redoutables de la poupée sanglante !… je ne t’en ai pasparlé, Gabriel (tu vois, je n’ai pas oublié que vous vous tutoyez),mais j’ai trouvé le moyen d’avertir Jacques !… Lis lesfeuilles publiques qu’il vient de nous apporter dans un pays bloquépar les neiges et au risque d’un rhume de cerveau… etespère !… »

Sans relever l’affreuse ironie quisoulignait ce petit discours prononcé d’une voix toujours de plusen plus encombrée par le catarrhe (avec hypersécrétion), Christines’était jetée sur les journaux et les parcourait d’un œil avide…Quand elle en fut aux dernières indiscrétions signées XXX, elles’écria :

« Certes, sa joie va êtreimmense !… Tu as raison… Je peux maintenant lui dire que tu eslà !… Voilà un prétexte touttrouvé !…

– Remercions-en le Ciel !reprit Jacques, en se mouchant aussi décemment que possible dans ungrand mouchoir que cette excellente Catherine avait emprunté, dansla pitié que lui inspirait ce voyageur imprudent, à son trousseauparticulier… Remercions-en le Ciel… car cela m’aurait fait vraimentde la peine de repartir sans lui avoir dit un petit bonjour… Ilest donc bien jaloux ?

– Ah ! mon ami, plus que tu nepourrais te l’imaginer !…

– Eh bien, moi aussi, je suisjaloux ! s’écria Jacques avec un éclat qui détermina unequinte qui faillit le suffoquer.

– Est-il possible ! s’exclamaChristine. Tu es jaloux de Gabriel !… Toi, Jacques, la sagessemême, tu es jaloux d’une poupée !…

– C’est comme je te le dis,Christine… Pygmalion aimait sa statue… moi, je la déteste !…Voilà où j’en suis, moi, Jacques, la sagesse même !… Et nefais pas l’étonnée, Christine ! Le masque de stupéfactionderrière lequel tu te dérobes est le plus haïssable desmensonges !… Une femme soi-disant honnête qui nourrit pourl’étranger qui fréquente la maison des sentiments criminels neberne pas plus audacieusement son époux que tu ne metrompes !… Tu ne m’as jamais aimé, moi !… Tu n’as jamaisaimé que ton rêve !… et quand tu as découvert mon génie, quise traînait à tes pieds, tu ne l’as relevé que pour qu’il eût laforce de donner la vie à l’image insensible caressée par tapensée !… Maintenant que mon œuvre est achevée, je n’existepas plus pour toi que l’artisan que l’on met à la porte dès quel’on peut se passer de ses services… Et encore, celui-ci, on l’apayé ! Mais moi… moi… tu m’as laissé tomber, comme disentMM. les étudiants, « avec un bruit sec etmétallique » !…

– Jacques ! Jacques ! tues fou !…

– Tais-toi !… et que tonregard, en me fixant, soit moins clair, si tu as encore quelquepudeur !… Hier, je t’ai entendue prononcer ces mots :« Si tu n’étais pas ce que tu es, disais-tu àGabriel, je ne te dirais pas : jet’adore ! »

– Malheureux ! Je luidisais : « Je t’adore ! » comme une mère le dità son enfant… Est-ce que Gabriel n’est pas notreenfant ?…

– Menteuse !… Oui, il est monenfant, à moi… mais à toi ?… Allons ; Christine !assez de grimaces !… Est-ce que tu pensais à ton enfantlorsque tes mains d’artiste caressaient l’ébauche de cire d’oùdevait sortir sa figure de victoire !… Tes mains servaient toncœur qui roucoulait comme une colombe : « Le voilà celuique j’aurais aimé !… » Et tu t’es tournée vers moi et tum’as dit : « Souffle sur ce limon !… » Dans monorgueil insensé, j’ai emprunté l’haleine des dieux et j’ai soufflé…Et il a vécu !… et je suis oublié !…

– Et moi, je regrette que l’enfantde ton génie ne m’ait déchirée !… Que vais-je devenirentre vous deux ?…

– Rassure-toi… J’ai un bonrhume !… le rhume se changera en bronchite !… labronchite en pneumonie… et il ne sera plus question que de tonbonheur !…

– Chut ! fit soudainChristine. Écoute ! »

Un pas se faisait entendre dans lecorridor… un pas au rythme singulier, qu’elle connaissaitbien.

« C’est lui ! »gémit-elle.

Le pas de la statue du Commandeurn’apporta pas plus d’effroi à don Juan, à l’heure où tout se paie,que le bruit du pas de Gabriel ne versa d’épouvante au cœur deChristine, dans cette modeste demeure des Alpes où allaient seheurter les éléments de la plus grande tragédie du monde !…Dans son amour forcené de l’Idéal, Christine avait-elle été moinscoupable que le prince des libertins ? Plus que le grandcynique, n’avait-elle pas foulé aux pieds les lois divines ethumaines ? Si c’est un péché d’aimer la chair, ne l’avait-ellepas trop méprisée ? N’allait-elle pas être broyée entre cesdeux pôles du monde qu’elle avait mis en mouvement : le Pur etl’Impur ?

« Oh ! fit-elle, déjà à demimorte, que va-t-il se passer ? »

La porte s’ouvrit. C’étaitlui…

Il était enveloppé d’une pèlerine demontagne, dont il maintenait les pans croisés devant lui avec ungeste digne de la statuaire antique… Son noble front que ne ridaitaucun souci, où ne s’imprimait aucune douleur, miroir auguste de lasérénité, dominait cette scène où d’un côté l’inquiétude morale etde l’autre la misère physique de la pauvre vieille humanitétremblaient devant l’apparition du « plus fort que lamort » !

Son regard s’appesantit une seconde –une seconde de pitié – sur ce petit tas de chair dolente quigrelottait et crachotait au fond d’un fauteuil, devant un peu debraise qui achevait de s’éteindre, après avoir donné son derniereffort de chaleur ; puis il se tourna vers Christine, lui pritle bout des doigts dans une de ces attitudes qui rappellent lesdanseurs du Grand Siècle, au temps de la pavane, ou encore aveccette harmonie céleste que les grands peintres chrétiens ont donnéeau geste des archanges quand ceux-ci viennent chercher sur la terrel’élu du Seigneur pour le conduire aux demeureséternelles…

En vérité, en vérité ! quandGabriel, tenant Christine par la main, sortit de cette chambre, lefront tendu vers les astres, on eût pu croire qu’il allait éployerses ailes…

Il se contenta de refermer laporte…

Et le petit tas de chair dolente,grelottant et crachotant, resta tout seul au fond de sonfauteuil.

Chapitre 18Un nouvel article signé XXX

 

« Monsieur, fit Catherine enpénétrant le lendemain matin dans la chambre de Jacques, monsieur…voici quelque chose pour vous ! »

Et elle lui remit un gros pli danslequel il trouva une lettre de Christine et quelques extraits dejournaux de la province et de la capitale. La lettredisait :

« Mon cher Jacques, tout s’estpassé hier mieux que je n’aurais osé l’espérer. Jaloux de toi,comme il a le droit de l’être, car il sait que nous sommesfiancés, Gabriel s’est conduit avec une noblesse et unegrandeur dignes de son essence divine… Tu peux être fier de tonenfant ! Sa pensée, débarrassée, grâce à toi, de tout ce quifait le malheur et la bassesse de la commune engeance, déliée de lacaptivité des sens, s’est concentrée dans toute sa gloire,c’est-à-dire dans toute sa générosité… Il aurait pu m’accabler dereproches, me blâmer de mon manque de confiance, m’accuser même demensonge : que n’ai-je fait pour toi ? Il n’a mêmeplus été question de toi !…

« J’avais emporté les journaux oùla terrible aventure de Bénédict Masson semblait si bien seprésenter sous une face nouvelle et donnant toute espérance… Il lesa parcourus d’un œil calme et satisfait. J’augurais de l’événementle meilleur avenir. Il n’y avait plus qu’à laisser faire aux dieuxqui sont, dans la circonstance, MM. les inspecteurs de laSûreté générale… et bientôt la vérité allaittriompher !

« J’entrevoyais déjà le moment oùnous n’aurions plus à cacher le miracle et où tu allais enfinrecueillir le laurier qui t’est dû… quand ce matin, la route ayantété débloquée par l’ardent travail de nos admirables petitschasseurs alpins, une auto venant de Nice s’est arrêtée devant laporte du bureau de tabac…

« Nous passions justement par là ennous rendant à la chapelle (Gabriel devient très pieux)… Lechauffeur lisait à haute voix un journal de la veille au pèreTiphaine, le fabricant de luges, et à Batista, le garçon del’hôtel, qui sortait du débit… Il était question de la poupéesanglante. Nous écoutâmes et puis nous fûmes à notretour…

« Je regardais Gabriel… Je ne saispoint comment l’éclair de ses yeux ne brûlait pas ces feuillesinfâmes ! À la hauteur où tu as placé notre Gabriel, il n’y aplus, décidément, que la vérité qui l’émeut, la vérité et lajustice !… Une sainte colère faisait frémir tous les ressortsde la cage où tu as tenté d’enfermer cette âmesurhumaine…

« Il s’est tourné vers moi. Songeste commandait : « Partons ! »

« Ah ! comme je lecomprenais !… « Partons, cette fois, non pour fuir !mais pour combattre !… » Il n’a plus affaire à desombres ! Il connaît maintenant ses ennemis !… Le nouvelarticle signé XXX avec ce que je lui ai raconté du« trocart » éclaire d’une lueur fulgurante tout lecrime !… Le marquis et sa Dourga ! car ce ne peut êtreque d’elle qu’il s’agit, et leurs amis : voilà lebataillon de maudits qu’il faut anéantir !… et oser accusernotre Gabriel de complicité dans cette horreur !… Oser traiterBénédict Masson de pourvoyeur de cette bandeinfâme !…

« Nous succomberons ou nousvaincrons !…

« Ah ! comme il est beau,notre Gabriel, dans cette minute tragique où il défie lemonde !… Je cherche dans sa main l’épée flamboyante !… Jela vois !… Prie pour nous, mon bon Jacques ! etsoigne-toi bien !… Ta Christine. »

« P.-S. – Jelui ai demandé la permission de t’écrire ce mot. Il y aimmédiatement consenti… Je suis entrée dans le bureau de tabac… Tuexcuseras mon pauvre papier… Je lui ai demandé aussi s’il n’étaitpoint préférable de t’emmener avec nous… mais il t’a vu hier dansun tel état qu’il m’a fait comprendre qu’il ne serait peut-êtrepoint charitable de troubler ton repos… Je n’ai pas insisté,connaissant ton cœur et sachant que tu n’eusses pas hésité àsacrifier ta santé pour venir partager nos dangers… À bientôt, monbon Jacques ! tu entendras parler denous !… »

L’effet produit par cette lettre surl’esprit déjà un peu endolori de Jacques Cotentin fut plutôtfuneste.

Il y a des moments où l’être,jusqu’alors le mieux équilibré, ne se sent plus d’aplomb dans lavie. Ce balancier invisible qu’est la juste appréciation desévénements, des gens et des choses au milieu desquels il se meut,lui faisant tout à coup défaut, il chancelle, étend ses bras vides,ne trouve point où se rattraper, et voilà un homme parterre…

Cette lettre donna à Jacques le vertige.Il y vit une atroce ironie là où Christine ne s’était expriméequ’avec une cruelle mais inconsciente candeur.

Si Jacques avait conservé cette bellelucidité scientifique que ses maîtres et ses élèves admiraientnaguère, il eût été moins étonné de ce qui lui arrivait et surtoutde ce qui arrivait à Christine. Elle vivait dans le rayonnementd’un dieu, loin des contingences. Elle aussi devenait puresprit.

Tant pis pour Jacques qui, après avoirmis au monde ce phénomène de lumière, restait stupéfait dans sonlimon, regrettant l’œuvre sublime, ramenant tout à son malheur,c’est-à-dire aux petits sentiments ordinaires humains entre deuxquintes en faisant avec son nez et sa bouche un bruit ridicule aufond du mouchoir à carreaux de Catherine.

Christine ne faisait que le plaindre,mais ne s’en moquait pas ! C’est en toute sincérité qu’ellelui écrivait : « Soigne-toi bien ! »

Et c’est justement ce « soigne-toibien » qui parut monstrueux à Jacques Cotentin.

« Ah ! soigne-toi bien !s’écria-t-il. Tu vas voir comme je vais mesoigner !… »

Là-dessus, il se dressa, étendit lesbras et, comme nous l’avons fait prévoir, retomba épuisé, incapabled’un mouvement.

Heureusement Catherineentra :

« Enfin, voilà monsieurtranquille ! prononça-t-elle devant cet anéantissement. Jevais pouvoir soigner monsieur à ma manière. Je vois ce quec’est : monsieur a besoin d’être purgé. Je vais lui préparerune bonne tassé de café, mais avec de l’huile dericin ! »

Et maintenant, nous allons citer lesprincipaux passages de l’article signé XXX, qui donnait à l’affairede la poupée sanglante (ainsi que l’avait annoncéL’Époque) un renouveau d’épouvante.

« L’émotion, l’inquiétude soulevéesdans le monde entier par la résurrection (c’est le cas oujamais de se servir de ce terme) du procès de Corbillères, disaitl’écrivain masqué de L’Époque, ont eu leurs originesautant dans le miracle scientifique qui faisait sortir un condamnéà mort du tombeau que dans les événements subséquents quiperpétuaient le crime de Bénédict Masson, si bien que ceux mêmesqui, malgré tant de témoignages, ne croyaient pas à la poupée, necachaient pas leur angoisse devant le problème qui s’imposait àtous, d’une innocence possible…

« Aujourd’hui, nous pouvonsrassurer tout le monde : Bénédict Masson était bien coupable,mais – et c’est là l’élément nouveau, formidable, que nous avonsannoncé et sans lequel le crime (c’est-à-dire tous les forfaitsimputés au sauvage de Corbillères) restait inconcevable dans saliaison et dans ses proportions – mais, affirmons-nous,Bénédict Masson n’était point le seul coupable !…

« Ce monstre n’était peut-être,après tout, que l’instrument d’une bande (écrivons plutôt d’unesecte) qui a fait de l’assassinat une sorte dereligion !…

« L’enquête personnelle à laquellenous nous sommes livré, malgré des difficultés et des dangers sansnombre, est maintenant assez avancée pour que nous puissionsprendre sur nous de déclarer que, dans les environs mêmes deCorbillères, non loin de la petite maison du sinistre Robinson quiavait été sans doute posté là en sentinelle avancée, unesociété (parmi les membres de laquelle nous pourrionsrelever des noms célèbres dans toute l’Europe et hors de l’Europe)avait installé ses sanglantes pénates !

« Que de telles choses soientpossibles à notre époque, il faut, pour le comprendre, remonter lecours des âges et diriger nos yeux vers l’Orient, d’où ceschevaliers du crime nous sont venus montés sur leur nef hideusedont les voiles rouges se gonflaient au souffle du Bacchusindien !…

« Déjà la vieille Europe effrayéeavait entendu parler de cette association d’assassins, fraternitéimmense, répandue sur tous les points de l’Hindoustan ;redoutée des autorités, conforme aux coutumes ; consacrée parla religion et fondée sur des principes philosophiques. Longtempson n’eut sur elle que des renseignements incomplets et partiels.L’organisation de cette société, vouée à la destruction del’humanité, a été enfin divulguée vers le milieu du dernier sièclepar Sir William Bentinck, gouverneur des possessions anglaises dansl’Inde ; et l’on n’a plus aucun doute sur son existence, surses ramifications, sur les profondes racines qu’elle a jetées dansles mœurs du pays. Les preuves sont abondantes, les mobiles qui ladirigent sont connus.

« Depuis le cap Comorin jusqu’auxmonts Himalaya, une vaste association couvrant le sol, répanduedans les forêts, habitant les villages, mêlée aux citoyens les plusrespectables, soumise à un code de moralité d’ailleurs sévère,parcourant tout le territoire, n’a d’autres moyens d’existence,d’autre gloire, d’autre but avoué, d’autre religion que detuer.

« Les philosophes occidentaux sontrestés bouche béante et les yeux fixés sur ce phénomène :lorsque des faits avérés sont venus l’attester, ils n’ont pu ni leréfuter ni le comprendre. Quelle explication rationnelle donnerd’une telle anomalie ? La société repose sur le besoin de laconservation : voici des milliers d’hommes associés pour ladestruction.

« Ils tuent sans scrupule, sansremords, d’après un système mieux lié, plus logique, plus completque nos systèmes métaphysiques. Assurément, ceci est un prodige.Les assassins ou thugs – mot qui signifie : séducteurs– sont non seulement moralistes, mais prêtres, maisartistes ; leurs formules pour étrangler le voyageur sontsavantes, leur recherche d’élégance et de grâce dans le procédémême de l’assassinat ferait honneur à l’invention d’un poète. Nuld’entre eux n’oserait employer un nœud coulant grossièrementfabriqué, ou contraire à l’élégance des formes consacrées par latradition : il y a solennité, poésie, grâce, estime desoi-même, conscience du devoir, dans cette secte infernale qui afleuri paisiblement sous les Hindous, sous les Mahométans et sousles Anglais.

« Ces démons se croient desanges : ils meurent tranquilles et fiers ; ils dorment enpaix ; la justice britannique met-elle la main sur eux, ils seprésentent sans crainte et meurent sans honte.

« Ils développent ingénument lesprincipes de leur caste, en soutiennent l’excellence et enrapportent les actes les plus horribles à une nécessité supérieure,divine, dont ils ne sont que les instruments.

« Ils sont les diacres del’effroyable déesse Devi, la maîtresse de la mort, qui se nommeencore Kâli ou Dourga. Tous les meurtriers la regardent comme leurprotectrice, les sacrifices humains lui plaisent seuls. Ils ontcommencé par verser le sang devant sa statue, maintenant ils leboivent !

« Autrefois, ils se divisaient en« thugs du Nord » et en « thugs du Midi ». Avecleurs rites spéciaux. Depuis la fin du dernier siècle, une nouvellesecte n’a fait que grandir en puissance et tend de plus en plus àfondre en elle tous les éléments du « thugisme ».C’est celle des « Thugs-Assouras » qui ontcompliqué leur rite criminel de toutes les pratiques duvampirisme !

« Les Assouras, pour se conformeraux anciennes coutumes, étranglent encore leurs victimes, maisaprès avoir vidé leurs veines et s’être repus de tout leursang.

« Il leur arrive de prolonger lesupplice pendant des semaines, des mois et même des années. Ilss’attaquent presque exclusivement aux femmes. Quand leur victimeest belle et douée d’une santé robuste, ils ont garde d’en finiravec elle dès la première séance. Certains se mettent à l’aimer, àla chérir, et d’autant plus que beaucoup d’entre eux retrouvent enelle la vie qui les fuit.

« Ainsi cite-t-on quelques-unes deces malheureuses qui, jusqu’à leur dernier souffle, ont étéentourées, entre chaque libation, des soins les plustendres !…

« Et maintenant, nous devonsterminer ce premier article par une déclaration qui nous est desplus pénibles ! Mais il y a des scandales que l’on ne sauraitétouffer sans danger pour la morale publique, surtout lorsqu’ilssont accompagnés de faits aussi monstrueux que ceux qu’il est denotre devoir de dénoncer…

«… Les Assouras ne sont pas tousd’origine indienne… des Européens, établis depuis longtemps enHindoustan, attirés par le mystère et, disons le mot, par lediabolisme de ces cérémonies farouches, ont pu pénétrer dans letemple et sont devenus, à leur tour, les adorateurs de la prêtresseKâli, appelée également Dourga…

« Eux aussi, ils ont bu le sangsacré !

« Et quand ils sont revenus enEurope, ils apportaient avec eux des mœurs de vampire !… unesoif criminelle à laquelle il ne leur était plus possible de ne passatisfaire…

« Il y a quelques années, ilsavaient formé à Londres une association qui a été subitementdissoute, à la suite d’une indiscrétion redoutable… Eh bien,cette association a été reconstituée enFrance !…

« Elle y a transféré sescérémonies, son rituel atroce et aussi ses procédés modernes,dont le trocart qui frappe les victimes à distance n’est pas leseul échantillon !…

« Des noms ?… Le jour estproche où il faudra bien les écrire… Nous espérons que nousn’aurons point à nous faire les instruments de la vindictepublique !… Nous laissons ce geste à ceux à qui il appartientde droit !…

« Mais vous pouvez chercherdéjà !…

« Ces noms n’ont point tous uneconsonance étrangère… Ils sont inscrits – et non pour notre gloire– en marge de l’histoire de France…

« Bénédict Masson le connaissaitbien ce nom-là !…

« Cherchez autour de BénédictMasson !… autour de Corbillères !… Ce marécage n’est passeulement le refuge des canards sauvages !… Il y a d’autresoiseaux dans les environs !… Cherchez autour de la déesseDourga !… »

Chapitre 19Derniers festins… derniers soupirs…

 

Derniers festins… derniers soupirs… râlesubtil…

Mort épousée aux lampes vertes destombeaux…

Christine se réveilla encore dans cettepetite chambre de Corbillères où elle avait, vécu des heures sitragiques ; mais maintenant qu’elle s’était placée à lahauteur de son destin, elle acceptait les événements avec le frontserein de la fatalité.

Elle se faisait aussi belle et aussiimpassible que son merveilleux compagnon. Une même force augusteles poussait tous les deux. Ils étaient la justice en marche. Lesméchants pouvaient trembler. L’heure du châtiment étaitproche.

Les dangers qu’il leur restait à couriret dont ils n’avaient, du reste, qu’un faible soupçon, n’étaientpropres qu’à leur glorifier l’âme !

Il y avait quelques heures qu’ilsétaient arrivés à Corbillères… Où Gabriel aurait-il trouvé unmeilleur refuge que dans sa petite maudite maison abandonnée aprèsla seconde enquête, comme elle l’avait été après lapremière ?…

Nous avons vu que ce n’étaient point lesscellés qui le gênaient.

Du reste, il était décidé à faire vite,et au fond, s’il n’était pas allé directement aux Deux-Colombes(suffisamment désignées dans l’article XXX), c’est qu’il hésitait àtraîner avec lui dans cette expédition une jeune femme qui avaitfailli déjà être la victime de Georges-Marie-Vincent et de sesacolytes, et qui se trouvait particulièrement visée parl’horrible association…

Quand il crut que la jeune fillereposait, accablée par les fatigues d’un voyage terriblementprécipité, il sortit du pavillon en évitant de faire le moindrebruit ; malheureusement, avertie par le secret instinct qui laliait à Gabriel, Christine ouvrit les yeux et ne se rendormit pas.Elle se leva, poussa la porte qui la séparait de la poupée,désireuse de la contempler une fois de plus dans son repos, commeil lui arrivait souvent, alors qu’elle guettait son réveil et lepremier sourire de ses yeux…

Gabriel n’était pluslà !…

Elle le chercha dans toute lamaison !…

Où donc était-il le temps où, dans cettemaison même, elle ne pouvait le voir sans effroi ? Maintenant,elle avait peur parce qu’il n’était point là !… et non pointpour elle !… mais pour lui !…

Depuis son premier geste, il n’avaitjamais fait un pas sans elle !… Jamais encore, quel que fût ledrame, quelle que fût l’idylle, ils ne s’étaient séparés !…Pour qu’il l’eût abandonnée ainsi, quel était son dessein ?…Elle devina sa générosité et en gémit… Elle ouvrit la porte durez-de-chaussée et lança un appel sourd dans la nuit blanche :« Gabriel ! Gabriel !… »

Et soudain, elle aperçut son ombre quidisparaissait au tournant du sentier conduisant à travers le boisaux Deux-Colombes.

Alors, elle s’élança… Elle atteignit cebois dont les troncs noirs, dénudés, semblaient avoir été dresséslà comme des sentinelles pour l’empêcher de passer.

« Gabriel ! »appela-t-elle une seconde fois.

Un sifflement singulier luirépondit…

Elle se sentit presque aussitôt touchéeau cou. Une piqûre douloureuse l’arrêta net dans son essor… Et toutde suite, elle fut comme étourdie par la pensée fatale qu’elleaussi pouvait être victime du jeu terrible dont Paris frissonnaitencore…

Éperdue, elle appelaencore :

« Gabriel !Gabriel ! »

Sentant déjà l’alourdissement de sonsang dans ses veines, elle fit un effort surhumain pour continuersa course.

Ainsi elle franchit quelques centainesde mètres et suivit le bois n’ayant pas aperçu Gabriel. Alors elletomba sur les genoux…

À ses côtés, une grande ombre d’ébène sedressa.

Elle reconnut Sangor qui jetait sur elleson manteau, l’en enveloppait des pieds à la tête et l’emportaitdans ses bras comme une enfant… Toute résistance lui était devenueimpossible… Elle ne pouvait même plus crier…

Une langueur souveraine et quelque peuenivrante la conduisit aux portes du sommeil…

Quand elle souleva à nouveau sespaupières, une étrange vision faisait mouvoir devant elle desformes tellement précises dans des mouvements si logiques et siréguliers qu’il était impossible de s’arrêter à l’idée d’unsonge…

D’abord, tous les sens étaient frappés àla fois par le rythme des danses, la richesse et la singularité descostumes, l’odeur enivrante que répandaient les nuées légèresmontées des brûle-parfum, par le son bizarre, lointain et lancinantd’une musique aux phrases courtes qui finissait par s’imposer àtous les mouvements du corps comme une servitude…

La pièce, grande comme une salle detemple, n’avait d’autres richesses que ses tapis sur les dalles etsur les murs, mais ils étaient d’une incomparablebeauté.

D’où venaient-ils, de Perse, de Chine,ou avaient-ils traversé les siècles pour attester l’œuvre antiquede l’Inde au temps de sa plus haute civilisation ? C’étaientdes tissus de soie à gros grains serrés, où les tons fauves du fondprenaient l’aspect de l’or ; les rouges avaient encore uneintensité éblouissante et chaude comme le sang le plus pur jaillide la veine vermeille… Les riches ornementations à fleurs,arabesques, palmes, rosaces acquéraient une valeur rivale des plusbeaux veloutés de laine… D’autres offraient des images symétriqueset des ornements comme les Chinois en employaient dans leurscompositions symboliques pour les tapis à prière.

Des lits bas, sortes decubiculi, où s’entassaient des peaux de bêtes sauvages,dépouilles de la jungle, faisaient le tour de la salle, occupés parles formes allongées et immobiles des invités de cette fêterenouvelée des mystères orientaux…

Des torchères éclairaient le spectaclede leurs flammes pâles aux couleurs d’argent…

Les invités et Christine, elle-mêmeétendue comme les autres sur les toisons fauves, étaient vêtusd’une robe de soie noire aux arabesques d’or, mais ses chevilles etses bras nus étaient chargés d’anneaux au travail précieux, qui luisemblaient si lourds qu’elle n’aurait jamais la force de lessoulever…

Soudain, sur un signal frappé sur legong, les danses cessèrent et les éphèbes de bronze, peu vêtus à lavérité, qui entremêlaient leurs pas nus selon les rythmesmillénaires, s’avancèrent en groupes ordonnés vers le fond de lasalle, s’allongèrent sur les tapis, puis se dressèrent à nouveau etse retirèrent en silence… Un silence, un grand silence…

Le regard de Christine était allé versle fond de la salle où s’était prosternée l’adoration deséphèbes.

Des marches s’élevaient là, hautes etpresque droites, comme les degrés de l’échelle de Jacob quis’appuyait au ciel…

Soudain, les torchères ne répandirentplus qu’une sinistre lueur verdâtre… et toutes les figuresallongées sur les lits, figures qui jusqu’alors étaient restéesimmobiles, se dressèrent comme autant de cadavres surgissant dutombeau.

Tous les yeux, gouffres d’ombre, étaienttournés vers le même sommet, dans l’attente de quelque chose qui,d’avance, faisait frémir d’horreur la chair impuissante deChristine.

Et, tout là-haut, la tapisserie oùaboutissaient ces marches s’entrouvrit et l’on vit sur le trôned’or et de nuit la déesse de la mort.

Et Christine reconnutDorga !…

Elle était belle et prodigieusementfuneste, lointaine et redoutable comme Proserpine auxenfers !…

Tous les mythes se rejoignirent àl’aurore du monde… Les mystères d’Eleusis, de Delphes, de Thèbes,de Babylone et de l’Inde la plus antique se rencontrent dans lamême idée de la vie, qui sort de la mort comme le grain de blégerme au sein de la terre glacée dont il jaillira un jour dejoie.

Cycle sacré dont il nous faut saisirtous les termes pour comprendre comment les religions, dans leursmanifestations premières, ont pu, au fond des sanctuaires, offriraux initiés les spectacles les plus atroces et les plusvoluptueux ! On glorifie la vie en sacrifiant à la mort… etvoici les supplices ! Et la mort reconnaissante donne la joieet l’amour !…

Ainsi les plus basses passions separent-elles de poésie et appellent-elles à leur secours les dieuxet les déesses propices…

Ainsi Saïb Khan, le fameux médecinindien de l’avenue d’Iéna, le thaumaturge à la mode, Saïb Khan, queChristine reconnut à ses yeux de houri et à sa bouche, fleursanglante entrouverte dans sa barbe de jais, Saïb Khan s’avançavers Dorga et prononça les premiers vers de l’hymne célèbre qui estchanté tous les ans dans le Temple, devant les autorités anglaises,lors des solennités du Dourga-Pourana :

« Ô déesse noire, grande divinitéde Calcutta, tes promesses ne sont jamais vaines ; toi, dontle nom favori est Koun-Kâli, la mangeuse d’hommes ;toi qui bois sans cesse le sang des démons et des mortels…toi qui habites sous terre et qui ensuite reparais à la lumière…Vierge auguste qui nourris les générations, ô Mort, mère fécondequi te nourris de la cendre des univers, nous te supplions dedescendre parmi nouset de nous donner la vie quiéloignera de nous la vieillesse !… Viens ! Dourga !…Viens ! nous « t’attendons ! »

Dorga-Dourga se leva et descendit aumilieu des flammes vertes, déesse noire aux ongles d’or…

Son beau corps que ne voilait qu’unpagne de perles se détendit avec une langueur harmonieuse comme sivraiment elle sortait d’un long sommeil au fond des enfers etqu’elle fût heureuse de retrouver le mouvement que lui avait ravile fatal repos…

Elle dansa. Une lueur d’aurore semblanaître sous ses pas !

Et ce n’était plus la déesse de la mort,ce n’était plus Dourga. C’était Vénus, la Vénus ardente aux seinscruels, née des flots limoneux du Gange ! Elle apportait avecelle une lumière de sang, qui fit reculer la flamme verte destorchères, comme aux rives du fleuve sacré s’éteignent devant lejour naissant les lueurs funèbres du bûcher.

Et autour d’elle, les cadavres desinitiés reprenaient couleur de vie.

Les yeux de Saïb Khan s’attendrissaientde volupté.

« Il a l’air d’un marchand denougat », pensait Christine au fond de son demi-coma ;mais le moment était proche où elle ne garderait plus assez delucidité pour amuser sa trop certaine angoisse avec de tellescomparaisons.

La danse de Dorga, qui avait commencépar être lascive, devint bientôt frénétique. Un rythme musicalcruellement précipité qui ne laissait plus voir distinctement quela ligne brûlante de son regard hiératisé et le double cercle deses ongles d’or.

Autour d’elle, toutes les poitrineshaletaient et il y eut un lugubre gémissement quand elle s’écroulasur le tapis, les bras en croix, la bouche entrouverte comme sielle venait d’expirer son dernier souffle !

« Dorga est morte !… Elle estretournée aux enfers, la déesse noire aux ongles d’or !… Nousn’avons pas su la retenir parmi nous ! » prononça, commeon chante une litanie, la voix traînante et grave de SaïdKhan.

Les gémissements reprirent de plusbelle.

« Que faut-il faire pour la fairerenaître ? » demanda encore Saïb Khan.

Et tous répondirent :

« Du sang ! »

Saïb Khan leva les mains et, se tournantencore vers les initiés, il prononça les paroles sacramentelles endialecte ramasie, qui est l’antique langue des Thugs etque nous pouvons traduire ainsi : « Que lesBôras (Thugs) se séparent des Bîtous(voyageurs) », ce qui signifiait : « Si quelqu’unn’est point des nôtres ou ne partage pas notre avis, qu’il s’enaille ! »

Mais personne ne bougea.

Alors Saïb Khan dit :

« Que l’on apporte la coupe et lecouteau ! »

Et Sangor apporta la coupe et lecouteau.

La coupe était en or et supportait lecouteau qui était aigu comme une lancette, mais dont le manchelourd était surchargé de pierreries…

« Où est le sang ? demandaSaïb Khan.

– Le voici ! » réponditune voix qui ne s’était pas encore fait entendre, mais qui fit seretourner brusquement, malgré sa faiblesse et son étourdissement,Christine au comble de l’épouvante.

Elle avait reconnu la voix du marquis deCoulteray ! C’était bien lui… C’était bienGeorges-Marie-Vincent !

Depuis le commencement de la cérémonie,il était là, allongé à son côté, derrière elle, attendant le momentde prononcer la parole fatale qui allait faire de Christine sanouvelle victime et sa nouvelle épouse !

« Je donne à Dourga, dit-il, lesang de ma nouvelle épouse ! »

Et tous luirépondirent :

« Hyménée !Hyménée ! »

Et Saïb Khan s’approcha avec Sangor, quiportait la coupe et le couteau.

Christine fit entendre un rauquesanglot, tendit tout son être dans un désir éperdu de fuir lesupplice qui se préparait. Mais Georges-Marie-Vincent la renversasur son bras et elle ne put offrir aucune résistance ausacrificateur qui lui incisait la gorge…

Le sang coula dans la coupe… et peuà peu Christine, avec ses forces et sa vie, sentit que s’en allaittoute son horreur…

Elle n’avait plus même la force del’épouvante. Elle n’eut point celle du dégoût.

Elle regarda dans un doux anéantissementcette coupe pleine de son sang que Saïb Khan portait aux lèvres deDourga, laquelle ouvrit les yeux et lui sourit de sa boucheaffreusement écarlate en prononçant des paroles que Christine nepouvait comprendre.

Elle vit tous les autres initiés boiretour à tour à la même coupe.

Elle assista (hébétée et lointaine…oh ! combien lointaine !) à la cérémonie de Dourgaressuscitée et dansant, sans s’épuiser cette fois, la danse de laVie et de l’Amour, en ne la quittant pas des yeux.

Enfin Dourga remonta, toujours dansantcomme transportée dans un vol de victoire jusqu’à son trône noir etor… où elle s’assit dans une immobilité subitement retrouvée dedéesse.

Elle allait disparaître, comme elleétait apparue, quand Saïb Khan fit un geste.

Les musiques cessèrent, et dans l’airlourd de parfums et de sang, ces parolesmontèrent :

« Dourga !… Tu n’es pointseulement la déesse de la vie et de la mort… Tu es encore la grandedistributrice… Ta main droite est pleine de bienfaits, ta gauchepleine de châtiments !… Voilà pourquoi il est juste que l’ont’offre le sang vierge et qu’on te sacrifie l’Impie !… Sacheque c’est la dernière fois que nous t’appelons ici !… Nousignorons encore où les Assouras donneront leur prochainfestin !… C’est la folie indiscrète du plus humble de nosserviteurs qui nous chasse de ce temple et commande notreexode !… L’ingénuité stupide et les jeux dangereux d’un pauvrepetit animal ont répandu l’émoi dans la Cité et soulevé contre tesserviteurs l’indignation des ignorants… Ce petit animal, nous tel’offrons !… Que la fumée de son sang te soit agréable !Nous implorons ton pardon !… »

Là-dessus, on vit apparaître à nouveaule géant Sangor qui retenait par la tignasse le nain Sing-Sing,lequel poussait des cris de ouistiti…

Sing-Sing ne cria pas longtemps ;au-dessus d’une bassine d’or, Sangor le souleva, toujours par lescheveux…

Sing-Sing gigotait de la façon la pluscomique… mais personne ne riait…

Saïb Khan prononça encore la phrasesacramentelle : « Le gage est-ilbon ? » Et tous répondirent comme il convient à unThug qui donne le signal de l’exécution : « Boujnakee Pawn Dee » « Livrez le gage du fils de masœur », paroles bien honorables pour unSing-Sing !…

Aussitôt Sangor poignarda Sing-Sing, enmoins de temps qu’il faut pour l’écrire, ce qui était de toutenécessité pour prévenir toute résurrection, du moment qu’on nepouvait lui faire l’honneur de lui couper la tête… (réservé auxvampires nobles)…

Pendant cette fin de cérémonie atroce,le marquis, bon enfant, avait conseillé à Christine de ne pointregarder… mais elle préféra voir la mort de Sing-Sing plutôt qued’assister au spectacle de cette face qui se penchait sur sablessure à peine refermée, comme elle l’avait vue se pencher unjour sur le pauvre corps épuisé de Bessie, et lui donner le baiserqui tue…

N’aurait-elle point mieux fait,cependant, de fermer les yeux !… Mais elle n’avait plus laforce de fermer les yeux !… Quand on est aux portes de lamort, ne faut-il pas le secours des vivants pour vous clore lespaupières ?…

C’est une aide que lui eût refusée lemarquis, qui puisait une joie surhumaine dans ce regardd’agonisante, tandis qu’il lui murmurait :

« Comme je t’aime,Christine !… Comme je t’ai toujoursaimée !… »

Chapitre 20Une séance mémorable à l’Institut

 

Le dernier article signé XXX, enélargissant le scandale jusqu’aux limites du possible et même del’impossible (pour certains esprits), avec la poupée sanglante,avait déterminé dans la capitale un mouvement dans lequel setrouvaient entraînés tous les rouages de l’État. Ce n’était passeulement avec l’émotion de la rue qu’il fallait compter, mais aveccelle de « tous les grands corps constitués », pourparler le langage solennel un peu désuet, mais si évocateurquelquefois de la haute administration.

Le ministère de l’Intérieur (présidencedu Conseil) reprochait avec une acrimonie menaçante à la directionde la Sûreté générale des « indiscrétions de presse » quientretenaient une fièvre malsaine dans les réunions publiques, dansles syndicats et même dans les associations les plus fermées à lapolitique, car l’affaire de la poupée sanglante était devenue, niplus ni moins, une affaire politique avec laquelle on essayait deberner les foules et sous laquelle se cachait peut-être uneffroyable déni de justice.

Au sein des familles jusqu’alors lesplus unies et les plus paisibles – et les mieux« élevées » – on se jetait à la tête, à propos de tout etde rien, cette phénoménale poupée, on se traitait courammentd’imbécile… Enfin, parmi ceux qui admettaient son existence, lesuns étaient pour son innocence, les autres pour sa culpabilité outout au moins pour sa complicité.

Voici pour l’« intérieur »…Pour l’« extérieur », c’est bien autre chose ! Leministre des Affaires étrangères qualifiait brutalement, lui, cesindiscrétions de criminelles !

Le dernier article de L’Époquepouvait nous mener loin avec son évocation des mœurs del’Inde ; sans compter qu’on y trouvait suffisamment deprécisions pour mettre en émoi toute la haute aristocratieanglaise, qui n’admettait jamais que même dans le cas où l’un ouplusieurs de ses membres fussent coupables – ce qui restait àdémontrer – la réputation du parti conservateur s’en trouvâtcompromise !

Se mettre à dos le particonservateur ! – en deçà et au-delà de la Manche – dans unmoment où l’on avait besoin de la bonne volonté de tous pourrésoudre certains problèmes internationaux d’où dépendaitl’équilibre de l’Europe, c’était insensé !

Cela méritait le cabanon ou lepoteau ! ou tout au moins la destitution… À bon entendeursalut, M. Bessières !

Si l’on n’était pas content, à la placeBeauvau ni au quai d’Orsay, que dirions-nous de ce qui se passaitplace Vendôme, au ministère de la Justice, et boulevard duPalais ? Il y avait beau temps que l’ex-substitut du procureurde la République, devenu avocat général à la cour de Paris,M. Gassier, avait rejeté toute l’affaire de la poupée surM. Bessières ! On ne le lui envoyait pas dire à celui-ci.Tant pis pour le chef de la Sûreté générale, qui avait été assezmalavisé pour ordonner une enquête sérieuse – dans toutes lesformes – sur un événement aussi invraisemblable !M. Gassier ne niait pas lui avoir envoyé Lavieuville !…Mais il avait expédié cet innocent marguillier dans la mesure oùl’on se débarrasse d’un fou. Et M. Bessières l’avait pris ausérieux ! Et il avait pris également au sérieux Mlle Barescatet M. Birouste !

Le revirement de M. Gassier s’étaitfait dans des conditions qu’il n’est peut-être pas inutile depréciser, car elles nous font voir sous un aspect nouveau et toutde même bien inquiétant la question judiciaire posée par l’aventurede la poupée…

Certains journaux ayant déclaré que l’onserait dans la nécessité de juger à nouveau Bénédict Masson,suivant une procédure qui n’avait été, bien certainement, prévuepar aucune loi ni par aucune jurisprudence, la Gazettejudiciaire s’éleva aussitôt avec violence contre une pareilleprétention !

D’abord, pour la révision du procès, ileût fallu un fait nouveau !… et la sévèreGazette déclarait ne pas l’avoir trouvé dans la nouvelleenquête !

À quoi les adversaires de laGazette répondaient : « Que vous faut-il donccomme fait nouveau ?… Que peut-il y avoir de plus nouveau dansun procès qu’un innocent condamné à mort et exécuté et revenantplaider son affaire lui-même devant lacour ? »

« Et s’il est coupable ! serécriait l’impétueuse Gazette, que peut-il y avoir, eneffet, de plus nouveau que ce guillotiné se représentant devant lesmagistrats qui se voient dans la nécessité de le faireguillotiner à nouveau ?… Eh bien, cela, mes chersconfrères, c’est trop nouveau ! »

C’était en effet tellement nouveau queceux qui croyaient à la poupée, comme Gassier, reculèrentépouvantés !…

Qu’un événement pareil se produisît, ily aurait une telle révolution dans les mœurs judiciaires, que lasociété en tremblerait sur sa base !…

… D’abord, c’était la peine de mortdevenue impossible, puisque inopérante, comme on dit auPalais, et le triomphe assuré des partisans de sa suppression, sanscompter la joie insupportable de messieurs lesassassins !…

Conclusion… Ou la poupée existait ouelle n’existait pas !… Si elle n’existait pas, il nefallait pas l’inventer (réfléchis bien à ceci, ô JacquesCotentin !) et si elle existait, eh bien… il fallait lasupprimer !… l’anéantir, sans autre forme de procès, vousm’avez compris ?… Ceux qui n’ont pas compris cela ne serontjamais des hommes d’État ! je vous le dis entre les deux yeux,monsieur Bessières ! (extrait d’un bref dialogue entreM. le directeur de la Sûreté générale et le chef de cabinetparticulier du ministre).

Sur quoi, M. Bessières,mélancolique, rentrait chez lui en se disant : « Avant dela supprimer, il faudrait l’arrêter !… mais dans le cas où jel’arrêterais, je ne la supprimerais pas !… Ils m’ont tellementcausé d’ennuis avec leur poupée que je leur en ferais cadeau toutde suite ! »

Cette façon de concevoir son rôle danscette histoire n’était point dénuée chez M. Bessières d’uncertain machiavélisme.

Hélas ! cela ne devait point luiporter bonheur !…

Et nous allons tout de suite voircomment…

Ce jour-là, il y avait à l’Institutune grande séance à propos de la poupée !…son existence allait y être discutée ou plutôt sa possibilitéd’existence !… Nous avons relaté plus haut les perturbationsapportées par la poupée dans les domaines administratif etjudiciaire, mais qu’étaient-elles en vérité à côté de la rumeursoulevée sur le terrain scientifique !

Une double tempête venue de deux pointsopposés de l’horizon, l’une par le professeur Thuillier, l’autrepar le doyen de l’école, le professeur Ditte, avait fini par serencontrer dans une tornade effarante qui venait de pénétrer sousles voûtes de l’Institut et y exerçait des ravages à faire sauterles toits !

Ce fut une séancemémorable qui s’ouvrit par la communication extrêmement modéréedans sa forme et dans ses tendances de M. le présidentTirardel.

Certains rentrèrent chez eux sans fauxcol ! c’est tout dire !…

Cependant M. Tirardel n’avait rienfait pour exciter les esprits :

« Messieurs ! il nousappartient de calmer l’opinion publique déchaînée par cettenouvelle invraisemblable qu’un de nos sujets les plus notables del’école, M. Jacques Cotentin (que l’on n’a pas revu depuis),aurait inventé une mécanique dans laquelle il aurait mis le cerveaud’un assassin !… Et cette mécanique lâchée sur le mondecontinuerait d’assassiner !… Ce qui n’est, naturellement,rassurant pour personne ! Eh bien ! nous sommes dessavants ! À nous de dire si, oui ou non, un tel phénomène estpossible !… Quelle que soit l’invraisemblable d’une pareilleproposition, je vous supplie, mes chers confrères, de discuter lachose sérieusement. Après, nous voterons !… »

Il n’y avait là rien de bien méchantpour personne ; cependant un admirateur forcené du professeurThuillier, bien qu’il eût promis de conserver tout son sang-froid,ne put supporter le ton de légère ironie sur lequel ces chosesfurent dites, et il s’écria :

« Vous êtes une vieillebaderne !… »

Consternation générale, puis tapageeffrayant. Tous debout :

« Où sommes-nous ? demande,tout pâle, le président Tirardel.

– En France ! luiréplique-t-on, et ce sont les soi-disant savants comme vous quifont fuir en Amérique les Carrel et autresgénies !… »

Tonnerre d’applaudissements !injures !…

« Des génies ! dites :des dentistes !…

– Il y a des dentistes degénie ! »

Il s’assied, satisfait, au milieu d’unenouvelle tempête.

M. le doyen Ditte selève !

« Messieurs, n’oublions pas que lemonde nous regarde !

– Je vous rappelle à laquestion », supplie le président Tirardel en s’affalant dansson auguste barbe qui le fait ressembler si avantageusement auchancelier d’Aguesseau. Mais aujourd’hui on n’a plus le respect derien ! La science elle-même, par ses révélationsinattendues, se moque des savants !… pense-t-il.L’anarchie partout !… Ce qui était vrai au tempsde sa jeunesse devient une ânerie au temps de sa barbeblanche !

M. le président Tirardel murmurehéroïquement :

« J’ai tropvécu ! »

Cependant il fait fermer une fenêtred’où lui vient un courant d’air. Il admire, d’une paupière lourde,M. le doyen Ditte qui déchiquette d’une dent rageuse lacommunication à la presse du professeur Thuillier…

Les interruptions des« jeunes » – les jeunes de l’Institut ! – nel’émeuvent pas ! Si M. le professeur Tirardel doutedésormais de tout – depuis qu’on l’a traité de vieille baderne –M. le doyen, lui, est resté ferme dans sa foi. Il connaît leslimites du progrès ! Il les a apprises dans les livres qui ontformé l’esprit de sa génération, livres pleins d’apophtegmessauveurs grâce auxquels on n’a pas à craindre le libre jeu del’imagination. L’hypothèse y a ses règles qu’elle ne sauraitfranchir sans tomber dans la farce.

M. Ditte n’a pas prononcé :« Monsieur le professeur Thuillier est unfarceur ! » mais tout le monde a compris…

Il s’assied, satisfait, au milieu d’unenouvelle tempête.

M. Thuillier, qui ne fait paspartie de l’Institut, ne peut pas lui répondre, mais M. leprofesseur Hase, qui fait partie de la phalange (ainsi appelle-t-onles amis du professeur Thuillier), se lève et parvient à dominer letumulte.

« J’admire, fait-il, la sincéritéméprisante avec laquelle M. le doyen nous parle du systèmenerveux que M. Jacques Cotentin aurait donné à sa poupée etqui, par le truchement du sérum Rockefeller, de l’électricité et duradium, la ferait agir… Prenons la chose d’un peu haut, puisque,paraît-il, nous sommes des savants, c’est-à-dire des êtres capablesd’aborder des questions d’ordre général. Constatons d’abordhumblement qu’en ce qui concerne les phénomènes nerveux, noussommes très peu avancés.

« Lorsque, il y a un quart desiècle, le docteur Ramon y Cajal publia ses observationshistologiques sur les fibres nerveuses, notre président d’honneur,le docteur Branly, qui n’est pas seulement le savant illustre de ladécouverte de la télégraphie sans fil, mais qui est encore unmédecin des maladies nerveuses d’une rare sagacité, signala, dansune note parue le 27 décembre 1897 dans les comptes rendus de notreacadémie, les similitudes de propagation de l’onde nerveuse et del’onde électrique, et les analogies de structure et defonctionnement que présentent les conducteurs discontinus, tels quele tube à limaille, avec les neurones et les terminaisons desfibres nerveuses…

« De tels rapprochements donnent àréfléchir…

– Il ne s’agit pas de toutcela !… s’écrie un petit vieillard épileptique dont tout lemonde avait oublié le nom, mais qui avait, paraît-il, été l’une desplus grandes petites gloires de l’autre siècle. Vous prenez laquestion de trop haut ! ou plutôt vous êtes tout à fait endehors de la question !… Prenons-la plus bas, mon cherconfrère !… beaucoup plus bas !… Laissez donc lesneurones tranquilles et parlez-nous du siphon deGabriel ! »

Ah ! quel succès eut le petitvieillard épileptique ! « Le siphon de Gabriel !…»

Un autre cria :

« Moi, je veux des nouvelles de sonbarbotage !… »

Ce fut la fin !…

Un fou rire étouffa les protestationsindignées des jeunes et de la phalange.

Sur la proposition de M. le doyenDitte, on déclara la discussion close et l’on passa auxvoix.

M. le président Tirardel se leva etprononça ces paroles historiques qui rendaient compte duvote :

« À la majorité, non ! lapoupée sanglante ne peut pas exister ! »

Il n’avait même pas eu la patienced’attendre que l’on finît de dénombrer les voix. Cette majoritéétait tellement écrasante !…

Enfin ! la raison, la raisonhumaine, telle que l’envisageaient certains savants de la fin dudernier siècle, avait vécu !

À ce moment, comme on congratulait leprésident Tirardel, un huissier vint lui apporter un mot de laprésidence du Conseil.

M. Tirardel reconnut l’écriture duministre et s’empressa de décacheter…

Il poussa aussitôt un cri lamentable,quelque chose comme le gémissement d’une bête qui se sent tout àcoup frappée de mort.

Toutefois, il voulut finir en beauté. Ileut encore la force de se soulever. Le noble vieillard se dressaau-dessus de la foule de ses confrères comme un spectre.

« Messieurs ! Je viens derecevoir la nouvelle que la Sûreté générale a enfin arrêté lapoupée sanglante ! »

Ce qu’il ne dit pas, c’est que leministre avait ajouté de sa propre main : « Attention,pas de bêtises ! »

Elle était faite, labêtise !

Chapitre 21Un coup de maître de M. Lebouc et ce qui s’ensuivit

 

L’événement était réel : la poupéeavait été arrêtée par M. Lebouc. Retournons dans le cabinet deM. Bessières, chef de la Sûreté générale, que nous trouvonsaccablé à la suite d’une scène des plus désagréables pour sonamour-propre et des plus funestes pour son ambition, scène qu’ilvient d’avoir avec son ministre, avant la réunion du conseil decabinet qui se tient en ce moment en bas, dans le salon dela place Beauvau.

Tout à coup sa porte s’ouvre etl’huissier n’a pas le temps de prononcer une parole. Cette portelui est refermée sur le nez. M. Lebouc est en face deM. Bessières !… Ses yeux brillent, son teint s’enflamme,ses cheveux sont en désordre, et sur tout cela il y a un air devictoire qui doit être des plus inquiétants pour ceux quiconnaissent les victoires de M. Lebouc qui sont généralementdes victoires à la Pyrrhus, c’est-à-dire suivies de lendemainsdésastreux.

Aussi, malgré toute cette apparenceglorieuse, ce n’est pas seulement avec inquiétude queM. Bessières accueille M. Lebouc, mais encore aveccolère.

« Ah ! vous revoilà,vous !… Lebouc, je ne sais pas ce que vous allezm’annoncer…

– Quelque chose d’étonnant,monsieur le directeur !…

– Mais avant tout, je tiens à ceque vous me disiez si oui ou non, vous êtes pour quelque chose dansles articles de presse qui visent les soi-disant scandales deCorbillères sur lesquels je vous avais ordonné l’autre jour degarder le plus grand silence !

– Ces scandales de Corbillères,c’est moi qui les ai dénoncés, prononça à haute et intelligiblevoix M. Lebouc, et ces articles de presse, c’est moi qui lesai écrits !…

– C’est vous qui signezXXX !…

– Moi-même ! monsieur ledirecteur ! N… de D… !

– Ah ! patron ! moi j’enai assez d’être M. Lebouc émissaire, de travaillertoujours pour les autres, de n’en tirer ni gloire ni profit, maisla plus répugnante ingratitude !… Toujours sacrifié !… Ettoujours prêt au sacrifice !… Telle a été la devise que l’onm’a imposée depuis des années !… eh ! bien, je ladéchire !… je ne demande pas mieux que de vous servir,moi !… servir la police de son pays sans laquelle il n’est pasde justice possible, c’est une noble tâche !… mais je ne veuxpas en être écrasé !…

« J’avais mal débuté dans lavie !… Un jour est venu où je me suis rangé à vos côtés parceque vous êtes les plus forts !… Hélas ! vous me l’avezbien prouvé !… Cette force, elle n’a pas cessé de s’exercercontre moi !… Alors, je me suis dit : il y a quelquechose de plus fort que la police, c’est la presse ! Et je mesuis fait journaliste !

– Lebouc, vous êtes un âne !…Je vous aimais encore mieux quand vous étiez Lebouc… Vous ne savezpas ce que vous avez fait, Lebouc !… Vous avez si bientravaillé que demain je ne serai plus là pour vousdéfendre !…

– J’y serai, moi, monsieur, j’yserai avec la grande presse !… Monsieur Bessières !… noussommes intangibles !… je vous apporte la victoire !… jevous apporte la poupée sanglante ! »

M. le directeur se leva commegalvanisé :

« Ah ! Lebouc ! si vousaviez fait ça !…

– Eh bien.

– Eh bien, c’est alors que nousserions vraiment forts !…

– Soyez donc satisfait, patron,elle est là !…

– Où ?

– Maintenue par une demi-douzained’agents, au fond d’une auto, rue des Saussaies !…

– Allez lachercher !…

– Je vous la fais apporterici ! »

M. Lebouc s’absenta quelquessecondes pour donner des ordres. M. Bessières était dans uneagitation fébrile… La poupée, c’était le salut !… Avec lapoupée, il tenait tout le monde !… Ceux qui en voulaient etceux qui n’en voulaient pas !…

Il devenait le maître de lasituation !… Ce sacré Lebouc ! tout de même ! onavait fini par en faire quelque chose !…

Lebouc rentra :

« On vous lamonte !…Avez-vous téléphoné au ministre ?

– Non ! pas encore !…Vous comprenez que je veux la voir d’abord !… mais commentl’avez-vous arrêtée ?… On dit que c’est une mécaniqueredoutable !…

– Terrible, monsieur ledirecteur ! mais il n’y a rien de terrible pour un âne…surtout quand cet âne se double d’un bouc ! fit Lebouc quiprenait sa revanche !

– Enfin vous ne l’avez pas arrêtéeà vous tout seul ?

– À moi tout seul, monsieur ledirecteur !… et de la façon la plus simple du monde !… Jerôdais autour des murs des Deux-Colombes quand j’ai vu unsingulier individu s’en approcher… Il prenait toutes sortes deprécautions et avait une façon tout à fait particulière d’allongerle pas, sur un certain rythme, un pas dansant qui excita au plushaut point ma curiosité… Soudain, il tourna la tête… je vis bienson profil, son masque tel qu’on l’a décrit, où il n’y a devraiment vivant que les yeux… Enfin, il faut vous dire que depuisdes jours et des jours, je ne pense plus qu’à la poupée !… Unsecret instinct me cria : « C’est elle !… Ellevient rejoindre ses complices aux Deux-Colombes ! »Je n’ignorais rien de ce qu’on avait raconté d’elle… de sa forceextraordinaire… de ses poings mécaniques qui vous frappaient commedes catapultes !… Je me dis : il faut la surprendre…l’étourdir ou la démolir… la mettre d’un coup en état d’inférioritéabsolue, et elle va se briser comme une paille !…

« Alors je me suis souvenu qu’avantde m’engager dans l’honorable administration policière, j’avais étéquelque peu mauvais garçon et bien connu, ma foi, pour mes coups detête ! Quand je parle de « coups de tête », monsieurle directeur, je ne parle pas au figuré, mais bien au physique…c’est ce que nous appelions alors dans la partie le coup debélier, ou encore le coup de Garibaldi !… Je mesuis demandé même à un moment si je n’allais pas lui fairebouffer de la tête de cochon (c’est comme ça que nousappelions le coup de tête dans la figure)… mais je me suis arrêtéau coup de tête dans le ventre. et je m’en suis bien trouvé !…Ah ! pour ça ! je l’ai biendogué !

« J’avais pris mon élan !… jesuis arrivé sur lui comme la foudre !… Ma tête a porté enplein dans le centre de sa mécanique et il a été comme soulevé deterre… Il est retombé sur le dos, les quatre pattes enl’air !… Et alors ! et alors !… alors, ce qui s’estpassé, voyez-vous, monsieur le directeur, ça a été plutôtrigolo !…

« Ce particulier-là, quand il estsur le dos, il est comme un crabe !… il ne peut pas serelever !…

« Il s’agite, roule de droite, degauche, tourne sur lui-même, décoche dans le vide des coups depoing et des coups de pied à défoncer des murs… Mais il n’y a qu’àse garer… et à lui recoller la tête par terre quand il fait mine dese soulever…

« Quand je me suis rendu compte deça, j’ai pris tout mon temps, et du bon temps !… et je l’aibien fait enrager, vous savez !… comme un gosse qui s’amuseavec un crabe sur la plage, je vous dis !…

« J’avais envoyé un moutard quipassait me chercher des cordes à l’Arbre-Vert… Il est revenu avecune auto qui venait d’arriver et le père Philippe, lebourrelier !… Les gens de l’auto, le père Philippe et moi nousavons réussi à passer à la poupée des cordes sous les bras et nousl’avons traînée comme ça jusque dans l’auto, toujours sur ledos !

« Quand les gens de là-bas ont vuque cette espèce de mécanique qui ne cessait de gigoter était bienla poupée sanglante… ils ont voulu lui casser la figure !Mais… moi, j’ai dit : « Ne me l’abîmez pas !… Ellem’appartient ! » Et voilà comment nous vous l’avonsrapportée, monsieur le directeur !… Maintenant, elleappartient à la justice et aux savants ! et, ma foi, on neviendra plus nous dire qu’elle n’existe pas ! Tenez !… jeles entends qui la traînent… la voilà. »

M. Bessières ouvrit lui-même laporte et les agents traînèrent jusqu’au milieu de son cabinet unegrande poupée terriblement ficelée, ligotée, enchaînée, liée demenottes, étendue sur le dos et dont les yeux grands ouvertssemblaient jeter feu et flamme !

Tous la considéraient maintenant ensilence, penchés sur le phénomène et n’osant y toucher…

Après quelques secondes de ce spectacleexceptionnel qui lui faisait bondir le cœur, M. Bessières seprécipita à son bureau, décrocha l’appareil téléphonique et demandala communication avec le chef du cabinet particulier duministre.

« Allô ! Allô ! c’estvous, monsieur Tristan ? Je désirerais dire un mot àM. le président… Vous dites ?… Ces messieurs sont auconseil ? Écoutez, voici de quoi il s’agit. J’ai arrêté lapoupée !… Hein !… Parfaitement ! la poupée… Oui, lapoupée sanglante ! On me l’a apportée dans mon cabinet !…Vous dites ?… Ça vaut la peine, n’est-ce pas ?… Oui,allez trouver M. le Premier ! J’attends àl’appareil. »

Il attendit trois minutes ; laporte s’ouvrit et le chef du cabinet particulier seprécipita :

« Le ministre arrive ! Il veutvoir lui-même ! Oh ! très curieux. Quelle drôle debête !… Mais vous ne pouvez pas la laisser comme ça parterre ! M. le Premier va l’interroger. Redressez-la unpeu !

– Très dangereux ! fitentendre la voix rogue de M. Lebouc, qui n’était point contentdu tout que son nom n’eût pas encore été prononcé.

– Quoi ! très dangereux !Voilà un bonhomme d’automate qui est ficelé comme une saucissond’Arles ! Nous sommes dix ici !… et vous avezpeur !

– Ce n’est pas que j’aie peur,déclara M. Lebouc dans un grognement des plus déplaisants,mais permettez-moi de vous dire…

– Assez ! Taisez-vous, Lebouc,ordonna M. Bessières. M. le chef de cabinet a raison. Leprisonnier ne peut comparaître devant M. le Premierdans cette position ridicule. Déliez-lui au moins les jambes etredressez-la.

– Oh ! Lafoorme ! ricana lugubrement cet entêté de Lebouc… lafoorme ! »

Obéissant aux ordres de leur chef, lesagents avaient déjà libéré les pieds de la poupée et l’avaientredressée.

Mais elle n’eut pas plus tôt recouvréson équilibre, ses semelles n’eurent pas plus tôt touché le parquetque, comme le géant Antée, lequel retrouvait toutes ses forceschaque fois que, glissant des bras d’Hercule, il touchait la terre,la poupée, déployant une force effrayante, faisait sauter les liensqui la retenaient encore, bondissait, traversait littéralement laporte qui ne résistait pas plus qu’une feuille de carton, passaitsur le corps de M. le ministre qui, dans le moment même,accourait pour voir, lui aussi, le phénomène, secouait la grapped’agents qui, désespérément, s’étaient accrochés à elle, filaitcomme une flèche par le couloir de gauche (celui de droite quiconduisait à la rue des Saussaies étant encombré et défendu par leshuissiers), se jetait dans la cage d’un étroit escalier comme on sejette dans un gouffre, rebondissait, retrouvait d’autres couloirs,traversait comme une trombe le cabinet désert de M. le chef decabinet, surgissait dans le grand cabinet de M. le Premier, oùtous les ministres, fébriles, à qui leur chef venait d’apprendre legrand événement, attendaient des nouvelles de la poupée ! Ehbien, elle leur en donnait elle-même, des nouvelles !… en lesbousculant horriblement et en les frappant d’épouvante, puis elletraversait encore la salle où attendait la presse, dont quelquesreprésentants conservèrent longtemps le souvenir de cet ouraganautomatique, franchissait en deux bonds le vestibule, sautait dansla cour et s’élançait sur le siège de l’auto particulière duprésident du Conseil qui se tenait prête à partir.

Avant même qu’on eût pensé à s’opposer àcette audacieuse manœuvre, l’auto franchissait la grille de lacour, saluée par le concierge galonné qui refermait cette grillederrière elle.

L’auto enfila à tout allure la rueSaint-Honoré… après avoir passé, sans s’y arrêter comme il luiarrivait souvent, devant l’Élysée ; mais à ce moment, derrièreelle, de la place Beauvau et de la rue des Saussaies, desbicyclettes, des motocyclettes et tous les taxis qu’en quelquessecondes les agents avaient pu réquisitionner parmi ceux quipassaient ou stationnaient dans les environs se ruèrent à sapoursuite.

C’est dans ce moment-là aussi que troismessieurs fort solennels descendirent d’une auto devant la grilledu ministère et, s’adressant au concierge qui ne voulait pas leslaisser passer, déclaraient par la bouche de M. Ditte, doyende l’École de médecine :

« Monsieur, nous désirerions voirle ministre !

– Oh ! monsieur, c’estabsolument impossible pour le moment !… M. le ministre nepeut recevoir personne !… Du reste, ces messieurs sont rentrésen conseil, vient de me dire l’huissier qui m’apportait lesordres.

– Monsieur !… nous sommesdélégués par l’Académie des sciences pour venir examiner la poupéesanglante qui, paraît-il, vient d’être arrêtée !… Cettenouvelle, qui nous a été transmise par les soins de M. lePremier lui-même, doit être exacte, si nous en jugeons d’aprèsl’émoi de tout le quartier !…

– Monsieur, cette nouvelle étaitexacte il n’y a encore qu’un instant !… mais elle ne l’estplus !… La poupée sanglante vient de sortir d’ici !…c’est moi-même, hélas ! qui lui ai ouvert lagrille !…

– La poupée sanglante est sortied’ici ?

– Oui, monsieur ! dansl’auto du ministre !… Je ne pouvais pas le prévoir,n’est-ce pas, monsieur ?

– Messieurs, s’écria M. Ditte,je crois qu’on se moque de nous !… Retournons àl’Institut ! »

Pendant que ces martyrs de la scienceregagnaient leurs augustes pénates à pied, car ils ne retrouvèrentplus leur taxi, la poursuite continuait derrièreGabriel !…

Au coin de la rue Saint-Honoré et de larue Boissy-d’Anglas, il y eut un embouteillage peu ordinaire dontla poupée profita en passant carrément sur le trottoir, au milieudu hurlement des piétons qui s’écrasaient contre lesmurs.

Puis elle remonta vers la Madeleinequ’elle contourna et arriva à une allure de bolide dans les autobusMadeleine-Bastille qui stationnaient là en attendant leur tour dedépart, à la tête de ligne.

L’un d’eux fut secoué solidement sur sabase et fut endommagé ; l’auto du ministre sortit de cettecollision à peu près en miettes ; quant à la poupée, elleparut être projetée vers un autre autobus que son chauffeurcommençait à mettre en marche.

La douzaine de voyageurs qui s’ytrouvaient déjà virent avec épouvante cette espèce de mécaniquehumaine qu’aucun choc ne semblait entamer, bondir à la place dureceveur qui fut rejeté comme une loque sur la chaussée.

Déjà, la ruée des poursuivants accouraiten criant :

« La poupée ! lapoupée ! »

Ce fut un sauve-qui-peut général. Aurisque de se rompre les membres, les voyageurs sautèrent hors duvéhicule qui, heureusement, n’était pas encore tout à faitlancé.

Cependant, sur la plate-forme arrière,un vieux monsieur à cheveux blancs, qui n’avait pu se résoudre à« descendre en marche », pleurait comme un enfant enagitant son parapluie comme un drapeau noir.

Le receveur n’avait pas eu le temps demonter, de telle sorte que le vieux monsieur blanc se trouvait seulavec la poupée vers laquelle il se retournait de temps en tempspour se remettre à crier, pleurer de plus belle, la bouche torduecomme un moutard que l’on arrache à la mamelle !

Ayant remonté le boulevard de laMadeleine et une partie de celui des Capucines, accompagné declameurs de tout un peuple qui se garait sur les trottoirs tandisque l’autobus renversait tout sur la chaussée, Gabriel tournabrusquement derrière l’Opéra, prit la rue Lafayette qu’il fitremonter à son terrible char comme une trombe.

Au coin de la rue duFaubourg-Montmartre, il y eut une telle salade de véhicules quel’autobus se trouva quelques secondes comme en suspens. Allait-ils’effondrer, allait-il retrouver son équilibre ? Il retrouvason équilibre, mais un agent à motocyclette arriva brusquement àhauteur de la poupée et, la visant bien en face, lui déchargea sonbrowning à travers le corps.

Il ne lui produisit pas plus d’effet,apparemment, que s’il l’avait rafraîchie avec unvaporisateur. Cependant, toutes les balles ne furent pasperdues ; l’une d’elles, après avoir traversé le corps deGabriel, traversé l’autobus dans toute sa longueur, finit partraverser le désespéré vieillard à barbe blanche qui bascula ducoup et vint s’échouer sur la chaussée.

C’est ce qui le sauva !…

Sans quoi, il n’eût pas échappé à lacatastrophe finale qui était proche… tandis qu’il pouvait encoreespérer, dans son malheur, que les soins d’une épouse chérie etd’une fille dévouée l’arracheraient au trépas…

La redoutable voiture (cet obus à roues,comme on a dit depuis) lâcha la rue Lafayette à la hauteur de lagare de l’Est pour redescendre le boulevard Magenta, avaler laplace de la République, bondir jusqu’à la Bastille, enfiler leboulevard Diderot ! C’est là que la catastrophe que nousannoncions tout à l’heure se produisit !

On était en train de construire au coinde ce boulevard un de ces immeubles magnifiques que l’architectured’après-guerre, qui est fort pressée, offre d’un bout à l’autre duterritoire à notre admiration.

Ces sortes de maisons s’élèvent avec unerapidité de décors, sont épaisses d’une largeur de brique,consolidées d’un peu de ciment, moins armé qu’on ne l’affirme, etaussi hautes que les autres (six ou sept étages), aussi belles carelles comportent de charmants ornements en plâtre que l’on nesaurait demander à la pierre (à cause de la main-d’œuvre) ;seulement, il faut bien le dire, elles sont moinssolides…

Un autobus comme celui que menaitGabriel, lancé de main de maître dans ce chef-d’œuvre, après unemagnifique embardée où il semblait prendre un dernier élan, çadevait donner du vilain !…

Cela donna d’abord un coup de tonnerre…Puis il y eut un nuage épais qui se répandit sur tout lequartier.

Quand ce nuage se dissipa ; il n’yavait plus de maison… il n’y avait plus qu’un entassement dematériaux informes… un prodigieux gâteau en plâtre fouetté aumilieu duquel on chercha la poupée… mais on ne l’y trouvapas…

Chapitre 22Une rencontre à l’Arbre-Vert

 

Le surlendemain de ces terriblesévénements, au soir tombant, un homme jeune encore, qui neparaissait pas très bien portant (qui, en tout cas, était fortenchifrené), se présenta à l’auberge de « l’Arbre-Vert »et demanda à Mme Muche les clefs de la propriété des DeuxColombes qu’il voulait visiter et qui était à vendre, commel’indiquait l’écriteau qu’il avait vu suspendu à lagrille.

Mme Muche lui donna les clefs et lejeune homme enchifrené s’éloigna, suivi du regard par un bonhommequi était assis devant une table de la salle commune et qui avaitété jusqu’alors fort occupé par la lecture du journalL’Époque, dont la première page semblait être faite toutede « manchettes ».

Nous citons les principales :La Poupée sanglante écrasée sous les débris de l’immeuble duboulevard Diderot. Démission de M. Bessières, directeur de laSûreté générale. Fantaisies criminelles de M. Lebouc, agentparticulier de M. Bessières.

Nous donnons maintenant le passageprincipal de l’article au-dessus duquel flamboyaient ces troismanchettes :

« Enfin ! nous voicidébarrassés de la poupée sanglante ! et aussi deM. Bessières qui, dans toute cette extraordinaire aventure,s’est montré singulièrement au-dessous de sa tâche ! On nesait, en vérité, de quoi il nous faut le plus nous étonner… de soninsuffisance ou de son inconscience !…

« Avant d’avoir trouvé la poupée,il en épouvanta les populations ; il ne l’a pas plutôt en mainqu’il la relâche !…

« Mais tout ceci n’est rien à côtéde certaines manœuvres dont nous avons failli nous-mêmes êtrevictimes et qui auraient pu avoir les répercussions les plus gravessur nos relations avec certaines puissances étrangères… On n’a pasoublié la publication ici même des articles signés XXX. Nous avionstout lieu de penser que la matière de ces articles avait été puiséeaux sources les plus authentiques, et quand nous prêtions à cesrévélations tout la force de notre publicité, nous croyions bienrendre au pays un service que nous n’avions pas àdiscuter.

« Ces articles nous étaientapportés, en effet, par un agent particulier de M. Bessièresqui nous laissait entendre qu’en les insérant, « nous ferionsplaisir au ministre ».

« Cet agent, un certainM. Lebouc (l’alter ego de M. Bessières), étaitl’auteur de ces articles !… il en était non seulementl’auteur, mais comme on dit aujourd’hui, l’animateur !… Toutel’histoire des Assouras de Corbillères, toutes cesaventures de Thugs où se trouvaient compromis les premiersnoms de l’aristocratie européenne, tout cela était uneinvention de M. Lebouc !…poussé par qui, parquoi ? pour servir les intérêts de qui ? pour nuire àquoi ?… on vient de nous l’apprendre… mais nous n’en dironspas plus long !…

« Cette affaire, comme celle dela poupée, doit être enterrée !

« Assez parlé de Corbillères !n’est-ce pas, monsieur Lebouc ?… Vous n’en êtes pas à votrecoup d’essai, paraît-il !… Vous avez déjà été cassé trois foisdans des circonstances à peu près identiques, c’est-à-dire oùl’intérêt public était en jeu !… On a toujours vu agirM. Lebouc contre l’intérêt public !…

« Cet infime personnage a uneredoutable histoire !… Qu’il ne nous oblige pas à lasortir ! qu’il disparaisse !… comme vient de disparaîtrecelui qui l’employait et celui qui nousl’envoyait !…

« Et que ceci nous serve deleçon : plus de Bessières et plus de Lebouc rue desSaussaies !… C’est un tout nouveau programme auquel noustiendrons la main. »

Signé : « Ladirection. »

Le jeune homme enchifrené, qui étaitaussi fort triste, revint au bout d’une heure. Il n’était pas plusenchifrené – cela paraissait impossible – mais il était encore plustriste !

Il demanda un grog et rendit les clefs àMme Muche.

Quand il fut servi et que Mme Muchese fut éloignée, le bonhomme aux lunettes s’approcha de lui et, luiglissant son journal sous le nez :

« Avez-vous lu cela,monsieur ?

– Oui, fit le jeune homme triste,j’ai lu cela. »

Et il repoussa le journal comme pourcouper court à toute conversation.

« Monsieur, permettez-moi de meprésenter !… Je suis M. Lebouc lui-même !J’appartiens à la police depuis de nombreuses années… j’ai toujoursété sacrifié, voilà pourquoi l’on m’appelle « le boucémissaire » ! En cette circonstance, j’ai vouluprendre mes précautions, je me suis adressé à la presse, mais lapresse me sacrifie comme m’a sacrifié la police… Je suis plusémissaire que jamais !… Quant à vous,monsieur !… vous êtes M. Jacques Cotentin,prosecteur à la faculté de médecine de Paris, père de lapoupée sanglante !…

« Oh ! rassurez-vous,monsieur !… Je ne veux pas vous causer d’ennuis, je ne veuxplus causer d’ennuis à personne !… Seulement, puisquel’occasion s’en présente, je viens vous dire : Tout ce quej’ai écrit dans L’Époque est absolumentexact !…Tous les crimes de Corbillères viennent desDeux-Colombes ! La poupée elle-même, j’en ai la preuvedepuis vingt-quatre heures, n’y était pour rien !… BénédictMasson était innocent !… La dernière victime des Hindous et dumarquis est une personne qui vous est chère !… Pendant que,comme un sot, je m’emparais de votre Gabriel, dont j’aurais dû mefaire un auxiliaire, on enlevait Mlle Christine Norbert qui étaitlivrée aux vampires !…

« Je vous dis tout sans vousménager, car c’est la dernière fois que je reparle de ceschoses !… À vous de profiter de mon dernierbavardage !…

« Pour votre gouverne, je ne pensepas que la poupée soit morte boulevard Diderot ! on enmontrerait les restes !… mais ils veulent qu’elle le soitet c’est tout comme !…

« Agissez donc avec la plus grandeprudence, soit de ce côté, soit du côté de Mlle Norbert s’il esttemps encore de la sauver !…

« Pour moi, j’abandonne la partie,ces gens-là sont trop forts !… Pour étouffer le scandale, ilsont eu tout le monde avec eux… Vous avez vu la villa ?… vousavez visité les Deux-Colombes ?… Quelle somptueuse, maishonnête maison de campagne, n’est-ce pas ?… Peut-on rêverquelque chose de plus authentiquement bourgeois ?… On peutvenir, les gens riront en pensant aux articles signés XXX !…Oh ! ils ont pris toutes leurs précautions ! Ils n’ontrien laissé derrière eux !…

« Et quant au marquis dont je n’aipas à prononcer le nom… quel honnête homme, victime d’une légendeabsurde, qui, lorsqu’on le représentait présidant aux orgies desDeux-Colombes, pleurait sa première épouse à laquelle il vient defaire élever un tombeau magnifique dans la crypte de ses aïeux…tombeau que l’on doit inaugurer après-demain, si je nem’abuse !

– Monsieur Lebouc, fit le jeunehomme qui était devenu tout à coup moins triste mais plus sombre…monsieur Lebouc, que diriez-vous si je faisais avouer publiquementà cet infâme marquis tous ses crimes ! si je le forçais à medire où il cache Christine Norbert !… si je faisais, en unmot, la vérité si éclatante que nulle puissance au monde nepourrait, cette fois, l’étouffer !…

– Monsieur, je vous dirais que vousavez accompli un miracle plus grand que celui d’où vous avez faitnaître la poupée sanglante !…

– Eh bien, monsieur,suivez-moi !

– Où allons-nous ?

– ÀCoulteray !… »

Chapitre 23Je sens fondre sur moi de lourdes épouvantes

 

Je sens fondre sur moi de lourdesépouvantes

Et de noirs bataillons de fantômes épars…

(Baudelaire.)

« Vous descendrez à l’hôtel de laGrotte-aux-Fées », avait dit Jacques Cotentin àM. Lebouc, en le quittant à Tours, « ne vous occupez pasde moi. Je ne dois pas me montrer ; si le marquis m’apercevaitou apprenait seulement que je suis dans la région, il croiraitaussitôt que je viens lui réclamer Christine ou me livrer sur lui àquelque voie de fait désespérée ; et ildisparaîtrait ! »

M. Lebouc arriva à Coulteray versles sept heures du soir. La cérémonie funèbre était fixée aulendemain matin.

L’auberge du père Achard était bondée.Tout le pays encore une fois était en rumeur.L’empousen’avait pas une bonne presse. Les derniers bruitsde la capitale avaient pénétré jusqu’à Coulteray. On avait mêmedistribué des journaux où le marquis était directement visé. Leshistoires d’étrangleurs et des vampires de l’Inde avaientimpressionné les plus paisibles… On se rappelait qu’il étaitjustement venu à Coulteray avec des domestiques bien singuliers.Cette fois, il avait débarqué seul avec un nouveau valet dechambre. Il s’était privé des services de Sangor et de Sing-Sing.Il avait bien fait.

Cependant, le maire et le curé étaienttoujours pour lui. Et le docteur Moricet ne faisait que hausser lesépaules quand on lui rapportait les propos qui couraient dans lepays. Le centre de tout ce mouvement était l’établissement du pèreAchard.

Ils étaient là trois, Achard, Verdeil etBridaille, qui « n’en démordaient pas » de ce qu’ilsavaient vu et entendu et qui le répétaient inlassablement. Onvenait de loin pour écouter leur histoire et l’on vidait forcepiots.

L’épicier Nicole et Tamisier, lemarchand de vins en gros, regrettaient beaucoup de ne pas avoir étélà lorsque le fantôme avait parlé, mais ils n’avaient pas oublié,comme l’on pense bien, la séance où la femme Gérard avait poussé unsi grand cri, qui les avait fait accourir pendant que la marquiseregagnait le cimetière !…

Or, le soir où nous sommes, la femmeGérard, qui s’appelait maintenant Mme Drouine, depuis qu’elleavait épousé le Solognot, était arrivée avec son nouvel époux àCoulteray et tous deux étaient descendus chez le père Achard, à laGrotte-aux-Fées. C’est vous dire si la conversation était abondantedans la grande salle commune de l’auberge. Drouine avait toujoursson front taciturne. Le mariage ne l’avait pas beaucoup changé.C’était toujours le même rustique avec ses cheveux de crin, sesmembres trapus, ses épaules tassées. Mais l’ancien sacristainsemblait cacher, sous cette enveloppe rugueuse, une âme de plus enplus candide, révélée par son regard d’enfant de chœur, ses yeuxbleus de Marie. Au fond, on ne savait que penser de lui et il n’ensavait peut-être rien lui-même. Il affectait une grande prudence,hochait simplement la tête aux propos les plus subversifs. Chosecurieuse, sa femme semblait se gausser un peu de lui, se plaisait àle taquiner :

« Pourquoi que t’es comme ça,Drouine ? T’as bien le droit de dire aussi ce que tupenses ! »

Et, se tournant vers les autres, elleajoutait :

« Allez, il en a vu lors de lapremière nuit ! »

Il finit par dire :

« Adolphine, fiche-moi lapaix ! »

Adolphine, elle, prenait sa revanche.Elle n’avait pas oublié comment elle avait été chassée parl’empouse, au regard de tout le village, au moment desobsèques… Ah ! elle ne ménageait pas le marquis et elleincitait Bridaille, Verdeil et Achard à répéter leur histoire auxnouveaux arrivants.

Les bols de vin chaud, le punchchauffaient le cœur et les cervelles… Bridaille, le forgeron,tapait sur la table comme sur une enclume :

« Nous ne sommes pas desenfants ! Verdeil, qu’est toute la journée avec sesmécaniques, n’est pas un type à se frapper d’une chose quin’existerait pas… Il ne s’agit plus là de l’enchanteur Orfon et descontes de vieilles, une soirée de Noël… La main dans ma forge, jedirais : « Elle nous a parlé !… Elle nous ademandé le chemin de son tombeau ! »

Comme il prononçait ces mots, la portede la salle commune fut poussée et un homme se présenta dont laseule apparition commanda instantanément le silence.

M. Lebouc, dans son coin, eut lasensation qu’il se trouvait en présence du marquis. Il ne setrompait pas.

Il n’avait pas l’air content, lemarquis ; dans sa figure de brique, ses yeux brûlaient d’uneflamme mauvaise. Jamais il n’avait paru plus près de l’apoplexie.Sa main droite maniait un fouet à chien dont la grosse lanièrecinglait fébrilement ses leggins.

« Bonsoir, vous autres !grogna-t-il en s’asseyant près de la cheminée. Je suis venu, enpassant, écouter les idioties de Bridaille ! Paraît que jetombe bien !…

– Sûr ! fit Bridaille sans sedémonter. Mais je ne suis pas le seul idiot ici… demandez à Achard,à Verdeil, à Tamisier, à Nicole ; sans compter Drouine et safemme Adolphine ! Nous sommes une belle collection,allez !… Ce qui me console, voyez-vous, monsieur le marquis…c’est que vous êtes le seul à être resté intelligent, avec deshistoires pareilles !

– Tiens ! fit le marquis… Tevoilà donc revenu, Drouine ?

– Oui, monsieur le marquis,répondit l’autre en rougissant comme une première communiante… jen’ai pas voulu laisser passer une cérémonie pareille sans venirvous présenter mes devoirs et mes condoléances !…

– Je vois que tout le monde seralà ! constata le marquis en continuant de jouer avec son fouetà chien… j’en suis content pour la mémoire de la marquise… j’espèrequ’après cela les imbéciles nous ficheront la paix, à elle et àmoi ! »

Alors Verdeil (qui tenait le garage aucoin du pont) se leva et vint se planter devant lemarquis.

« Je vous défends de me traiterd’imbécile ! déclara-t-il froidement.

– Ah ! ah ! ricanaGeorges-Marie-Vincent… voici monsieur l’esprit fort !…Monsieur qui ne va jamais à la messe !… monsieur qui ne croitni à Dieu ni à diable !…

– Justement, ditVerdeil.

– Mais monsieur croit auxfantômes !

– Justement ! répéta Verdeil…je ne crois qu’à ce que je vois, et à ce que j’entends !… Ehbien, je l’ai vue, et je l’ai entendue… la femme del’empouse !… »

À ce dernier mot, le marquis se leva enjurant… Il était devenu tout pâle… Et l’on put croire qu’il allaitcravacher l’autre… Il se retint…

« Vous êtes tous descuistres !… indignes du bon maître que j’ai toujours été pourvous tous !… Vous êtes plus arriérés que les derniers dessauvages !… Vous m’avez vu autour de la marquise… Pendant monabsence et pour calmer vos cerveaux d’abrutis, on a ouvert soncercueil et on vous l’a montrée !… Depuis ce temps-là, onn’est pas descendu dans la crypte… demain matin, vous la verrez eton scellera définitivement sur la malheureuse, que je n’ai pascessé de pleurer, la pierre du repos éternel !… et vous venezparler d’empouse !… tas decanailles !… »

Tous furent debout, dans un tumulte quin’annonçait rien de bon… Bridaille avait déjà bousculé la table quiétait devant lui et arrivait sur le marquis dans un grand bruit devaisselle et de verres brisés…

Achard n’eut que le temps des’interposer.

« Qu’est-ce que çaprouve ?… dit-il au marquis.

– Quoi ? qu’est-ce que çaprouve ?

– Oui… qu’est-ce que ça prouveque vous nous la montriez demain matin ?… C’est la nuitqu’elle sort de son tombeau ! sur le coup deminuit !…comme tous les « empouses »…Ne faites pas le malin ! Vous en savez plus long que nouslà-dessus !… »

Le marquis lui jeta un regardsinistre :

« Eh bien, je remets la cérémoniedemain à minuit ! Es-tu content, Achard ?

– Oui ! fit Achard.

– Et nous sommes au XXesiècle ! » lança le marquis, faisant claquer sonfouet.

Il partit en rugissant. Il était déjàloin sur la route qu’ils l’entendaient encore, jurant, sacrant,insultant la terre, Dieu et les hommes !…

Quand on sut le lendemain matin, àCoulteray et aux environs, que la cérémonie était renvoyée àminuit, à la suite de la scène de l’auberge, la fièvre gagna lepays. Quelle journée on passa, et dans quelleattente !…

Vers le soir, le marquis s’était enfermédans le château avec le curé et le maire qui le consolaient de leurmieux. Mais il était dans un état d’exaltation peu ordinaire… Cequ’il « sortit » au premier magistrat de la cité sur lecrétinisme de ses administrés abasourdit si bien le bonhomme quecelui-ci jura qu’il ne se représenterait plus aux prochainesélections. Lui aussi lâcherait ce pays absurde, l’abandonnerait àsa honteuse superstition !…

À ce mot de superstition, le marquis,calmé un peu du côté du maire, se retourna sur le curé. Etcelui-ci, à son tour, fut bien servi !…

« S’il y avait moins d’histoires desaints, de miracles, de tombes entrouvertes, de résurrection defantômes et autres niaiseries, tout au long des légendes sacrées,on ne verrait pas tout un peuple dans une contrée de bons vivants,où il y a de la terre et du soleil pour tout le monde, accourirpour savoir si une « empouse » était toujours dans satombe ou allait en sortir ! »

Lui, le marquis, ne croyait àrien !… absolument à rien !

Et il le dit au curé, qui se signa et lepria de se taire s’il ne voulait pas être damné !…

Alors Georges-Marie-Vincent éclata d’unrire sardonique :

« Damné ! et parqui ?

– Par le BonDieu ! » répondit le saint homme…

Le marquis vit que, s’il continuait, lecuré allait partir et qu’il emmènerait sûrement le maire… Il nerépliqua pas. Il ne voulait pas rester tout seul, non parce qu’ilavait peur… il n’avait peur de rien… mais enfin le maire et le curéreprésentaient encore l’élément intelligent du pays, et si cetélément-là lui faisait défaut, qu’est-ce qu’il lui resterait ?Il fallait penser aussi qu’avec ces bêtes de paysans,on ne sait jamais ce qui peut arriver… Il fit venir desbouteilles… Mais le curé ne touchait à rien… Le marquis en vidatrois à lui tout seul ! Et, sur les onze heures du soir, ilcommença de s’attendrir fortement au souvenir de la marquise qu’ilavait tant aimée !…

« Qu’elle me pardonne si je lui aijamais fait de la peine, et qu’elle repose en paix dans son nouveautombeau ! »

Sur quoi il se mit à en vanterl’architecture et les motifs sculpturaux. Le tombeau coûtait cher,mais le marquis avait toujours pensé qu’il n’y avait rien de tropbeau pour Bessie-Anne-Élisabeth…

Un grand bruit sourd se faisait entendreautour du château ; le cimetière, la « baille »étaient déjà pleins de monde, malgré le froid qui était assezvif.

La nuit, du reste, était belle et unegrande lune pâle glissait derrière les nuages argentés…

Ils partirent tous trois pour lachapelle. On les reconnut et on leur fit place. Tout murmure cessasur le passage du marquis. On attendait !… et plusd’un frissonna à cause de cette attente !…

Tout était déjà prêt pour la cérémonie…Le vicaire avait tout fait préparer… mais on n’ouvrit la cryptequ’au dernier moment, car on s’écrasait aux portes. Les femmes,surtout, paraissaient enragées tant elles avaient hâte de voir. Ily en avait là qui stationnaient depuis des heures.

M. Lebouc fut l’un des premiers àse glisser dans la crypte, mais il était moulu, il n’avait pasaperçu Jacques.

Certains groupes qui avaient trompé lesheures d’attente en vidant les bouteilles qu’ils avaient apportéesétaient joyeux et s’essayaient à des plaisanteries qui n’avaientguère d’écho : « Taisez-vous, païens ! » leurcriait-on.

Mais dans la crypte, c’était lesilence…

On avait dressé au fond un petit autelsur le tombeau même de François III, dit Bras-de-Fer, mort en Terresainte… C’est là que l’office fut célébré par le curé.

On s’écrasait sur les marches quifaisaient communiquer la crypte avec le chœur et aussi dansl’étroit escalier de la petite tour qui montait directement aucimetière.

Le nouveau tombeau, dans ce style où laRenaissance commence à effacer le gothique ancien flamboyant sousla fioriture de ses lignes et l’abondance du dessin, était du restefort admiré à cause de quatre figures d’anges très mignardes qui engarnissaient les coins.

Il était là béant, attendant qu’on yapportât le cercueil de Bessie-Anne-Élisabeth, toujours scellé sousla pierre du tombeau de Louis-Jean-Chysostome.

Quand le rite fut accompli et que lemoment fut venu où les ouvriers descellèrent la pierre tombale etla firent glisser, toutes les haleines furentsuspendues.

À ce moment, les douze coups de minuitsonnèrent dans la tour… et la pierre fut entièrementpoussée…

Alors un long gémissement lugubre passadans l’assistance, puis il y eut des cris, des « Marie,Jésus ! »

La tombe avait bien conservé le cercueilqui lui avait été confié, mais le cercueil ouvert étaitvide !…

L’empouse,que chacun avait puvoir, lors de la dernière cérémonie, étendue sur sa couche funèbre,était sortie de son tombeau !…

Tous les regards se tournèrent alorsvers le marquis, tandis que les femmes tombaient à genoux, et unerumeur des plus menaçantes commença à l’envelopper.

Il s’était redressé, hagard, inquiet,mais redoutable encore… quand soudain un autre bruit, qui,celui-ci, venait du cimetière, annonça qu’il se passait aux abordsde ce dernier quelque chose d’extraordinaire.

Et puis il y eut des cris affreux dansl’escalier de la tour… Ceux qui étaient là s’enfuirent comme unenichée de hiboux, quelques-uns vinrent rouler au bas des marches,jusque dans la crypte, et derrière eux, derrière leurs gestesd’épouvante, une longue forme blanche apparut…

Toute droite, comme si elle eût glissésur la terre et telle qu’elle s’était déjà montrée dans les nuitshantées de Coulteray, elle venait… elle venait…Bessie-Anne-Élisabeth, marquise de Coulteray, née Clavendish… ellevenait vers le marquis… vers le marquis qui, les bras en croix, lafigure exsangue, la bouche ouverte, mais incapable de laisserpasser aucun son, reculait… reculait…

Et quand il ne put plus reculer, iltomba à genoux, tout d’une pièce.

Le fantôme avait tendu lebras…

Bessie, d’une voix d’outre-tombe, fitentendre : « Jet’accuse ! »

Mais le marquis s’était écroulé sur lesdalles… sa tête avait sonné affreusement sur la pierre du tombeau…Il poussa un soupir effrayant, une sorte de râle, auquel réponditun gémissement plus effrayant encore.

Un homme se ruait vers cet agonisant,lui soulevait la tête :

« Avant de mourir, dis-moi ce quetu as fait de Christine ! »

Hélas ! Jacques Cotentin n’avaitplus dans les bras qu’un cadavre !… auprès duquel roulapresque aussitôt le spectre définitivement épuisé deBessie…

Ils étaient morts tous deux !… Ledocteur Moricet qui avait suivi Jacques de près le constata etdéclara que, cette fois, c’était bienfini !…

Mais de telles paroles n’étaient paspour satisfaire une foule superstitieuse dont les esprits venaientd’être, par cette scène tragique, si fortement exaltés… Comme lemaire et le curé émettaient l’avis que l’on étendît tout de suitele marquis et la marquise chacun dans son tombeau, il se passabrusquement un de ces événements qui ne peuvent survenir qu’à decertains moments où l’âme des foules est emportée comme malgré elledans un fatal tourbillon et lui fait accomplir des gestesdéfinitifs dont personne, en particulier, ne saurait êtreresponsable.

Il ne faut pas oublier que, pour lagrande majorité, c’était bien l’empouse sortant de sontombeau qui était venue retrouver son bourreau en deçà des limitesde la mort… Pour ceux-là, il fallait délivrer le pays de cecauchemar qui durait depuis des mois.

Il y avait trop de fantômes dans lesnuits de Coulteray !

Que dit la tradition contre lesvampires ?… qu’ordonne-t-elle ?… Lesbrûler !…

Sans même que l’on se fût concerté, sansqu’un mot eût été prononcé, les gestes nécessaires étaient faits…Dans la nuit d’argent, des ombres noires dressaient au milieu de labaille un énorme bûcher…

Tout ce que l’on avait trouvé de bois àbrûler dans les environs s’accumulait là comme parenchantement ; des bidons d’essence que Verdeil apportaitlui-même furent vidés sur le bois desséché par l’hiver… Les deuxcorps furent placés là-dessus, côte à côte… Le maire et le curés’étaient enfuis… Bientôt une flamme s’éleva, gigantesque, faisantsurgir le vieux château comme du fond de l’histoire de France, unjour de massacre et d’incendie…

Longtemps cette fournaise tordit sesécharpes écarlates au-dessus de la Prée… puis, peu à peu,elle calma sa fureur dévoratrice… ne sembla plus être bientôtqu’une lueur joyeuse et amie comme un feu de la Saint-Jean,souvenir apaisé de la cruelle flamme druidique…

Chapitre 24« Alas poor Gabriel ! »

 

Jacques Cotentin et M. Leboucrevinrent ensemble jusqu’à Tours. Jacques paraissait affreusementaccablé ; quant à M. Lebouc, il s’était fait, depuis troplongtemps, une âme de philosophe pour ne point retrouver sasérénité indifférente après ce nouveau coup : « Nousn’avons point de chance ! fit-il simplement.

– Certes, soupira Jacques, si lecoup n’avait pas été si rude, si le marquis avait seulement vécuencore quelques minutes, nous obtenions de lui tout ce que nousvoulions… L’épouvante nous le livrait… La mort nous l’a volé aumoment où il ouvrait la bouche !… Cet homme qui ne croyait àrien, voyait soudain le fantôme de sa femme ! PauvreBessie !… Elle a fini de souffrir maintenant, elle estmorte pour de bon !… Rien ne la tourmenteraplus !… »

Sur une question de M. Lebouc, leprosecteur expliqua comment Bessie-Anne-Élisabeth, que l’on avaitcrue morte une première fois, n’avait été frappée alors que d’unecertaine crise de catalepsie dans laquelle l’autosuggestion entraitpour beaucoup ! Nombreux sont les cas de gens qui secroient morts, surtout parmi ceux dont le cerveau, tropfaible, a trop agité la question de l’au-delà… Bessie se croyaitmorte, tombait en catalepsie pour se réveiller, la nuit, à l’heurequ’elle savait devoir surgir de son tombeau, comme toute empouse yest contrainte par un inéluctable destin !… Jacques avaitsuivi, lors de la première nuit, après les obsèques, cette formefantomatique et il avait assisté au cas qu’il connaissaitbien…

Il l’avait vue regagner la crypte, sereplacer d’elle-même sur sa couche funèbre. De son côté, ellel’avait aperçu, l’avait regardé avec un triste sourire et, luiadressant un signe amical, lui avait dit, de sa voix d’ombre :« À demain, minuit ! »Et la catalepsiel’avait immédiatement reprise tout entière…

Comment était-elle sortie toute seule dece cercueil ? Voilà ce qu’il se demanda… et il fut conduit àcette idée que Sangor était venu pour accomplir son horribleoffice, qu’elle avait dû se réveiller à ce moment-là, aumoment où Sangor ouvrait le cercueil… Sangor s’était enfui de lacrypte !… Cela n’expliquait-il point la facilité avec laquelleDrouine avait pu, quelques heures plus tard, se débarrasser del’Hindou, d’ailleurs chargé de présents…

Jacques s’était bien gardé de parler àChristine de ce qui s’était réellement passé dans la crypte… Safiancée avait déjà l’esprit trop bouleversé pour qu’on pût tenter,dans l’instant même, de lui expliquer scientifiquement un phénomènequ’il était plus facile de nier… Il nia…

Mais il s’agissait de sauver lamalheureuse Bessie !… Pour essayer de la guérir, il fallaitd’abord la délivrer du marquis, source de tous ses maux ; enconséquence, il décida de la montrer morte, aux yeux de tous, dansson tombeau. Sur elle, on scella publiquement la pierre. Dans lanuit suivante, il venait la délivrer à l’heure où elle sortait desa crise, et, aidé du docteur Moricet, qu’il avait mis tout desuite dans la confidence, et de Drouine ainsi que de la femmeGérard, auxquels les deux médecins finirent par faire entendreraison, ils transportaient la malheureuse dans une auto qui laconduisit dans un coin désert de la Sologne où Drouine avait unepetite propriété.

C’est là qu’elle était restée depuis. Ledocteur Moricet allait la voir toutes les semaines. Tantôt ilnourrissait quelque espoir. Tantôt il désespérait d’arriver à unrésultat. On s’y était pris trop tard. L’idée del’« empouse » devait finir par triompher. Elles’échappait encore la nuit pour aller retrouver son tombeau !Une fois même, elle avait fait des lieues dans un pays impossiblepour atteindre Coulteray ! C’était cette nuit-là qu’elle avaitparlé aux gens de l’auberge. Drouine avait eu toutes les peines dumonde à la rejoindre et à la ramener. C’était lui le fantôme qu’onavait vu poursuivre l’empouse ! Elle était définitivementfolle !

« Vous comprenez maintenant, achevaJacques Cotentin, comment l’idée de me servir de ce spectre vivantme vint, pour obtenir les aveux du marquis.

– Oui, oui ! fitM. Lebouc. C’était parfaitement imaginé. Seulement,voyez-vous, monsieur Cotentin, dans la vie il faut avoir de lachance. Et, malheureusement, nous n’avons pas de chance !Voulez-vous que je vous donne un bon conseil maintenant, monsieurle prosecteur ? Eh bien, faites comme moi : faites-vousoublier ! Adieu, monsieur Cotentin !

– Adieu, monsieurLebouc !… »

« Le meilleur moyen de se faireoublier, se disait le malheureux Jacques en rentrant le soir même àParis, c’est de disparaître pour toujours… Je sens que si je neretrouve pas Christine, je n’en ai plus pour longtemps !… Rienne m’intéresse plus ici-bas !… »

Il ne pensait plus à sa poupée que pourla maudire…

En pénétrant dans la boutique de la ruedu Saint-Sacrement, Jacques fut tout de suite frappé par ledésordre qu’il y trouva. C’était, dans les coins, un amoncellementde rouages, de ressorts, de roues dentées, tout cela tordu,massacré, bon désormais pour la ferraille.

Il reconnut des bouts des fameuses rouescarrées qui avaient tant intrigué le quartier et les restes dufameux système à mouvement perpétuel que les habitants del’Île-Saint-Louis ne se rappelaient point avoir jamais vuremonter…

Au milieu de toutes ces ruines, le vieuxNorbert, assis à son établi, sa loupe à l’arcade sourcilière,calme, avec des gestes las et précis, raccommodait une grossemontre de camionneur.

Il ne parut point autrement étonné devoir son neveu. Il lui dit : « Ah ! c’esttoi !… Tiens, il y a depuis quelques jours ici une dépêchepour toi. Je ne savais où te la faire parvenir. Je l’ai lue… ça m’al’air assez pressé ! »

Jacques se jeta sur la dépêche. Elle luiétait adressée. Elle venait de Peïra-Cava. Elle était signéeChristine. Il lut : « Arrive vite, nous avons bienbesoin de toi tous les deux ! »

Il voulut parler au vieux. Mais l’autrelui ferma la bouche :

« Arrange-toi ! tout cela neme regarde plus ! »

Le jour même, il partait pour le Midi.Le lendemain, il était à Peïra-Cava vers les quatre heures del’après-midi. En descendant de son car, il aperçut une jeune femmeen deuil qui avait les yeux rouges. C’était Christine.

« Tu arrives trop tard !fit-elle. Il est mort !… »

Il lui prit le bras ; il lasoutenait. Ainsi firent-ils le chemin qui conduisait au petitpavillon de la forêt de Maïrise, appuyés l’un contre l’autre, dansune incommensurable détresse, Christine pleurant Gabriel… etJacques pleurant Christine que l’autre semblait lui avoir prisepour toujours, même maintenant qu’il étaitdétruit !…

« Pardonne-moi, Jacques, mais on nesaura jamais ce qu’a été Gabriel, ni ce qu’il aurait pu être, s’ilavait voulu vivre ! Mais il ne voulait plus… Je te raconteraiun jour en détail comment j’étais tombée entre les mains du marquiset de ses amis, comment je me voyais perdue à jamais et commentGabriel a surgi à la minute suprême de ma servitude pour m’arracheraux bras de ces vampires !… Tous s’étaient rués sur lui, maisà lui seul il était plus fort qu’eux tous !… Ils le criblèrentde plaies, ils déchargèrent sur lui leurs armes !… Tout futvain. On ne tue pas la tempête. Il passa et m’emporta… et il meramena ici… Mais, pour lui, c’était la fin !… Avant de venirme sauver, il avait été à demi écrasé par un formidable accident.Tout son système nerveux avait été furieusement atteint !… Sacirculation se faisait avec difficulté… Et il ne voulait pas que jele soigne !… il avait jeté ses petites clefs dans unprécipice, avant qu’il ne s’y jetât lui-même… Il voulaitmourir !… mourir pour toujours !… Tu sauraspourquoi !… C’est alors que je télégraphiai, malgré la défensequ’il m’en avait faite et sa surveillance de tous lesinstants !…

« – Je n’ai plus que quelquesheures à vivre, me disait-il, que personne ne vienne lestroubler !… »

« Enfin, un soir où ses gestess’étaient faits plus lents, plus difficiles, il me dit adieu et mefit jurer de ne pas le suivre… Mon espérance était qu’ils’arrêterait peut-être tout à fait et qu’alors, malgré lui,je pourrais le soigner !… Mais il avait réuni sesdernières forces, il usait son dernier ressort… et il meconduisit loin dans les neiges, sur le chemin dePlan-Caval.

« Tout à coup, il se dressa sur unecime, sembla prendre à témoin le ciel et la terre, leva les bras etse jeta dans le précipice… J’accourus comme une folle ! Alorsje fis un grand détour et j’atteignis, au prix de mille dangers, lefond du précipice… et je découvris ses pauvres restesbrisés !… Je les ai apportés !… Tu les verras !…Jacques ! ton enfant était sublime !… C’est le plus grandmalheur du monde ! »

Jacques se taisait. Il ne lui répondaitrien. Il pleurait. Il pleurait maintenant surlui-même !

Christine reprit :

« Ici, on a cru à un accident.J’ai, du reste, tout fait pour cela, on a cherché le cadavre, maisla fonte des neiges est arrivée et on n’a rien retrouvé, ce qui aparu tout naturel. On plaint la sœur d’avoir perdu un telfrère ! Le curé de Lucéram est venu dire une messe hier ànotre petite chapelle pour le repos de son âme ! Nul ne sedoute qu’il est au fond de mon armoire ! »

Ils étaient arrivés au chalet. Il yavait un bon feu de bois dans la cheminée.

« Tiens ! réchauffe-toi !Tu dois être gelé, lui dit Christine. Je vais t’apporter un bol debouillon bien chaud, et aussi tous ses papiers, tout cequ’il m’écrivait ! Tu comprendras pourquoi il a voulumourir. Quelle âme, et combien il asouffert ! »

Elle revint avec son bol de bouillon et,dans un coffret, tous les précieux papiers.

« Lis ! fit-elle… Je viendraitout à l’heure. »

Et elle partit en sanglotant.

Quant à lui, il sortit de la pocheintérieure de son vêtement un gros cahier sur lequel il avait notéau jour le jour tous ses travaux et où l’on pouvait trouverprécisées avec le plus grand soin, toutes les conditions de lasublime mécanique. Il joignit à ce cahier les papiers que lui avaitapportés Christine et, sans les lire, il jeta le tout aufeu.

Quand Christine rentra, il n’y avaitplus guère de ces documents merveilleux que les cendres et quelquesbouts de feuilles roussies. Christine comprit ce qui venait de sepasser. Elle jeta un grand cri et se précipita sur lefoyer.

Nous donnons ici quelques lignes raresqu’elle put sauver de ce désastre.

« Oui, je suis un pur esprit et jem’en fais gloire ! Et ce sera ta gloire à jamais, ôChristine ! d’avoir aimé une pensée mieux peut-être que tun’eusses aimé mon cœur même s’il avait habité, lors de ma premièreétape, un corps idéal : même si Bénédict Masson avait étébeau ! Vois-tu, Christine, ce que nous admirons chez l’homme,Emerson l’a dit : « C’est la forme del’informe ! » la concentration de l’immensité, la demeurede la raison, la retraite de la mémoire ! Vois le jeu despensées ! Quelles agiles et souples créatures ! Les jeuxdu cœur appartiennent encore à la terre, mais la pensée ailée quen’alourdit aucun poids terrestre, c’est leDivin ! »

Ce que nous venons de dire, c’est lechant du triomphe ; mais voici venir la clameur du désespoir,qui expliquait tout :

« J’ai tendu les bras ! J’aipressé sur mon sein glacé ton corps et ton visage convulsés !…mais je n’ai pas senti la tiédeur de ton sein !… Oh ! tachaleur, ton parfum bénis ! qui me les rendra jamais ?Christine ! Christine !… Emerson est un niais !…L’orgueil de penser ne consolera jamais de l’amour… del’amour tel que l’a voulu la nature créatrice ; au fond duqueltout se rejoint !… Ah ! Christine !… Au début, j’aipromené à tes côtés ma superbe !… je me vantais d’être un puresprit et j’étalais audacieusement mon bonheur !… Mais je metrompais moi-même !… je n’étais heureux que parce que jen’étais pas encore tout à fait retiré de la terre !… Telun opéré à qui l’on vient d’ôter le bras et qui croit toujourssentir sa main blessée… le souvenir que j’avais de mes sens lesremplaçait ! Je me rappelais ton parfum et il me suffisait dete voir pour te sentir !… Ainsi je me promenais dans la naturesans en être encore tout à fait isolé… Et puis, peu à peu, cetteimagination s’effaça… ces pseudo-sensations disparurent… je fusréduit à ma seule mécanique… qui promenait mapensée !… J’étais vraiment un pur esprit ! Ah !misère !… Cette vie ne saurait durer !… Ton Jacques m’aimposé le plus farouche des supplices !… »

Enfin, ces dernières lignes :« Non, il n’y a pas de plus grande douleur au monde que d’êtreun pur esprit !… La religion chrétienne a compris cela quia mis au premier rang de ses dogmes : la résurrection de lachair !… Oui, Christine ! voilà le paradis !…renaître en chair et en os pour cueillir ton baiser éphémère danslequel tu aurais mis l’éternité !… Mais l’éternité sans cebaiser-là je n’en veux plus !… Adieu, mon adorée !…»

Deux ans plus tard, on ne parlait de lapoupée sanglante (quand on en parlait encore…) et de« l’épidémie de la piqûre », et de la pseudo-résurrectionde Bénédict Masson, et des Thugs et de leurs petits trocarts, quecomme d’un cauchemar qui avait secoué Paris à une époque où lesesprits avaient perdu tout équilibre – maladie à laquelle la policed’État n’avait pas été étrangère… Jacques et Christine étaientmariés. Le prosecteur s’était établi à Peïra-Cava, comme le plushumble des médecins de campagne sous le nom de sa mère : deBeigneville.

Mme de Beigneville eut troisbeaux enfants et aucun d’eux ne s’appelait Gabriel…

Mais Gabriel vivait toujours au fond ducœur de Christine et attendait au fond de son armoire…

Elle n’avait pas voulu s’en séparer…Jacques lui avait laissé les restes de la géniale mécanique ;et le fameux cerveau de Bénédict Masson était conservé à part dansun bocal ad hoc.

Mme de Beigneville était douceet bonne et la plus simple des femmes… Sa seule distraction endehors de ses enfants était, quand elle était seule, d’ouvrir sonarmoire secrète et de travailler à la réfection deGabriel…

Elle était arrivée à le remettre en étatd’une façon fort appréciable… La circulation ne laissait plus rienà désirer, le sérum fonctionnait bien… Et, un jour que Jacquesétait parti à la chasse avec des amis et le lieutenant des alpinsqui commandait le poste de Plan-Caval, elle alla prendre le bocaloù trempait dans le sérum nourricier le cerveau de celui qu’elleappelait toujours, au fond de son cœur : « MonGabriel ! »… Quelle émotion quand ellel’ouvrit !…

Hélas ! le bocal étaitvide !

… Jacques Cotentin avait pris sesprécautions !…

FIN

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