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La Main Gauche

La Main Gauche

de Guy de Maupassant

Chapitre 1 Allouma

1.

Un de mes amis m’avait dit : Si tu passes par hasard aux environs de Bordj-Ebbaba, pendant ton voyage, en Algérie, va donc voir mon ancien camarade Auballe, qui est colon là-bas.

J’avais oublié le nom d’Auballe et le nom d’Ebbaba, et je ne songeais guère à ce colon, quand j’arrivai chez lui, par pur hasard.

Depuis un mois, je rôdais à pied par toute cette région magnifique qui s’étend d’Alger à Cherchell, Orléansville et Tiaret.Elle est en même temps boisée et nue, grande et intime. On rencontre, entre deux monts, des forêts de pins profondes en des vallées étroites où roulent des torrents en hiver. Des arbres énormes tombés sur le ravin servent de pont aux Arabes, et aussi aux lianes qui s’enroulent aux troncs morts et les parent d’une vie nouvelle. Il y a des creux, en des plis inconnus de montagne, d’une beauté terrifiante, et des bords de ruisselets, plats et couverts de lauriers-roses, d’une inimaginable grâce.

Mais ce qui m’a laissé au cœur les plus chers souvenirs en cette excursion, ce sont les marches de l’après-midi le long des cheminsun peu boisés sur ces ondulations de côtes d’où l’on domine unimmense pays onduleux et roux depuis la mer bleuâtre jusqu’à lachaîne de l’Ouarsenis qui porte sur ses faîtes la forêt de cèdresde Teniet-el-Haad.

Ce jour-là je m’égarai. Je venais de gravir un sommet, d’oùj’avais aperçu, au-dessus d’une série de collines, la longue plainede la Mitidja, puis par-derrière, sur la crête d’une autre chaîne,dans un lointain presque invisible, l’étrange monument qu’on nommele Tombeau de la Chrétienne, sépulture d’une famille de rois deMauritanie, dit-on. Je redescendais, allant vers le Sud, découvrantdevant moi jusqu’aux cimes dressées sur le ciel clair, au seuil dudésert, une contrée bosselée, soulevée et fauve, fauve comme sitoutes ces collines étaient recouvertes de peaux de lion cousuesensemble. Quelquefois, au milieu d’elles, une bosse plus haute sedressait, pointue et jaune, pareille au dos broussailleux d’unchameau.

J’allais à pas rapides, léger comme on l’est en suivant lessentiers tortueux sur les pentes d’une montagne. Rien ne pèse, ences courses alertes dans l’air vif des hauteurs, rien ne pèse, nile corps, ni le cœur, ni les pensées, ni même les soucis. Jen’avais plus rien en moi, ce jour-là, de tout ce qui écrase ettorture notre vie, rien que la joie de cette descente. Au loin,j’apercevais des campements arabes, tentes brunes, pointues,accrochées au sol comme les coquilles de mer sur les rochers, oubien des gourbis, huttes de branches d’où sortait une fumée grise.Des formes blanches, hommes ou femmes, erraient autour à paslents ; et les clochettes des troupeaux tintaient vaguementdans l’air du soir.

Les arbousiers sur ma route se penchaient, étrangement chargésde leurs fruits de pourpre qu’ils répandaient dans le chemin. Ilsavaient l’air d’arbres martyrs d’où coulait une sueur sanglante,car au bout de chaque branchette pendait une graine rouge comme unegoutte de sang.

Le sol, autour d’eux, était couvert de cette pluie suppliciale,et le pied écrasant les arbouses laissait par terre des traces demeurtre. Parfois, d’un bond, en passant, je cueillais les plusmûres pour les manger.

Tous les vallons à présent se remplissaient d’une vapeur blondequi s’élevait lentement comme la buée des flancs d’un bœuf ;et sur la chaîne des monts qui fermaient l’horizon, à la frontièredu Sahara, flamboyait un ciel de Missel. De longues traînées d’oralternaient avec des traînées de sang – encore du sang ! dusang et de l’or, toute l’histoire humaine – et parfois entre elless’ouvrait une trouée mince sur un azur verdâtre, infinimentlointain comme le rêve.

Oh ! que j’étais loin, que j’étais loin de toutes leschoses et de toutes les gens dont on s’occupe autour desboulevards, loin de moi-même aussi, devenu une sorte d’être errant,sans conscience et sans pensée, un œil qui passe, qui voit, quiaime voir, loin encore de ma route à laquelle je ne songeais plus,car aux approches de la nuit je m’aperçus que j’étais perdu.

L’ombre tombait sur la terre comme une averse de ténèbres, et jene découvrais rien devant moi que la montagne à perte de vue. Destentes apparurent dans un vallon, j’y descendis et j’essayai defaire comprendre au premier Arabe rencontré la direction que jecherchais.

M’a-t-il deviné ? je l’ignore ; mais il me réponditlongtemps, et moi je ne compris rien. J’allais, par désespoir, medécider à passer la nuit, roulé dans un tapis, auprès du campement,quand je crus reconnaître, parmi les mots bizarres qui sortaient desa bouche, celui de Bordj-Ebbaba.

Je répétai : – Bordj-Ebbaba. – Oui, oui.

Et je lui montrai deux francs, une fortune. Il se mit à marcher,je le suivis. Oh ! je suivis longtemps, dans la nuit profonde,ce fantôme pâle qui courait pieds nus devant moi par les sentierspierreux où je trébuchais sans cesse.

Soudain une lumière brilla. Nous arrivions devant la porte d’unemaison blanche, sorte de fortin aux murs droits et sans fenêtresextérieures. Je frappai, des chiens hurlèrent au-dedans. Une voixfrançaise demanda : « Qui est là ? »

Je répondis :

– Est-ce ici que demeure M. Auballe ?

– Oui.

On m’ouvrit, j’étais en face de M. Auballe lui-même, un grandgarçon blond, en savates, pipe à la bouche, avec l’air d’un herculebon enfant.

Je me nommai ; il tendit ses deux mains en disant : « Vousêtes chez vous, monsieur. »

Un quart d’heure plus tard je dînais avidement en face de monhôte qui continuait à fumer.

Je savais son histoire. Après avoir mangé beaucoup d’argent avecles femmes, il avait placé son reste en terres algériennes, etplanté des vignes.

Les vignes marchaient bien ; il était heureux, et il avaiten effet l’air calme d’un homme satisfait. Je ne pouvais comprendrecomment ce Parisien, ce fêteur, avait pu s’accoutumer à cette viemonotone, dans cette solitude, et je l’interrogeai.

– Depuis combien de temps êtes-vous ici ?

– Depuis neuf ans.

– Et vous n’avez pas d’atroces tristesses ?

– Non, on se fait à ce pays, et puis on finit par l’aimer. Vousne sauriez croire comme il prend les gens par un tas de petitsinstincts animaux que nous ignorons en nous. Nous nous y attachonsd’abord par nos organes à qui il donne des satisfactions secrètesque nous ne raisonnons pas. L’air et le climat font la conquête denotre chair, malgré nous, et la lumière gaie dont il est inondétient l’esprit clair et content, à peu de frais. Elle entre en nousà flots, sans cesse, par les yeux, et on dirait vraiment qu’ellelave tous les coins sombres de l’âme.

– Mais les femmes ?

– Ah !… ça manque un peu !

– Un peu seulement ?

– Mon Dieu, oui… un peu. Car on trouve toujours, même dans lestribus, des indigènes complaisants qui pensent aux nuits duRoumi.

Il se tourna vers l’Arabe qui me servait, un grand garçon brundont l’œil noir luisait sous le turban, et il lui dit :

– Va-t’en, Mohammed, je t’appellerai quand j’aurai besoin detoi.

Puis, à moi :

– Il comprend le français et je vais vous conter une histoire oùil joue un grand rôle.

L’homme étant parti, il commença :

– J’étais ici depuis quatre ans environ, encore peu installé, àtous égards, dans ce pays dont je commençais à balbutier la langue,et obligé pour ne pas rompre tout à fait avec des passions quim’ont été fatales d’ailleurs, de faire à Alger un voyage dequelques jours, de temps en temps.

J’avais acheté cette ferme, ce bordj, ancien poste fortifié, àquelques centaines de mètres du campement indigène dont j’emploieles hommes à mes cultures. Dans cette tribu, fraction desOulad-Taadja, je choisis en arrivant, pour mon service particulier,un grand garçon, celui que vous venez de voir, Mohammed benLam’har, qui me fut bientôt extrêmement dévoué. Comme il ne voulaitpas coucher dans une maison dont il n’avait point l’habitude, ildressa sa tente à quelques pas de la porte, afin que je pussel’appeler de ma fenêtre.

Ma vie, vous la devinez ? Tout le jour, je suivais lesdéfrichements et les plantations, je chassais un peu, j’allaisdîner avec les officiers des postes voisins, ou bien ils venaientdîner chez moi.

Quant aux… plaisirs – je vous les ai dits. Alger m’offrait lesplus raffinés ; et de temps en temps, un Arabe complaisant etcompatissant m’arrêtait au milieu d’une promenade pour me proposerd’amener chez moi, à la nuit, une femme de tribu. J’acceptaisquelquefois, mais, le plus souvent, je refusais, par crainte desennuis que cela pouvait me créer.

Et, un soir, en rentrant d’une tournée dans les terres, aucommencement de l’été, ayant besoin de Mohammed, j’entrai dans satente sans l’appeler. Cela m’arrivait à tout moment.

Sur un de ces grands tapis rouges en haute laine duDjebel-Amour, épais et doux comme des matelas, une femme, unefille, presque nue, dormait, les bras croisés sur ses yeux. Soncorps blanc, d’une blancheur luisante sous le jet de lumière de latoile soulevée, m’apparut comme un des plus parfaits échantillonsde la race humaine que j’eusse vus. Les femmes sont belles par ici,grandes, et d’une rare harmonie de traits et de lignes.

Un peu confus, je laissai retomber le bord de la tente et jerentrai chez moi.

J’aime les femmes ! L’éclair de cette vision m’avaittraversé et brûlé, ranimant en mes veines la vieille ardeurredoutable à qui je dois d’être ici. Il faisait chaud, c’était enjuillet, et je passai presque toute la nuit à ma fenêtre, les yeuxsur la tache sombre que faisait à terre la tente de Mohammed.

Quand il entra dans ma chambre, le lendemain, je le regardaibien en face, et il baissa la tête comme un homme confus, coupable.Devinait-il ce que je savais ?

Je lui demandai brusquement :

– Tu es donc marié, Mohammed ?

Je le vis rougir et il balbutia :

– Non, moussié !

Je le forçais à parler français et à me donner des leçonsd’arabe, ce qui produisait souvent une langue intermédiaire desplus incohérentes.

Je repris :

– Alors, pourquoi y a-t-il une femme chez toi ?

Il murmura :

– Il est du Sud.

– Ah ! elle est du Sud. Cela ne m’explique pas comment ellese trouve sous ta tente.

Sans répondre à ma question, il reprit :

– Il est très joli.

– Ah ! vraiment. Eh bien, une autre fois, quand tu recevrascomme ça une très jolie femme du Sud, tu auras soin de la faireentrer dans mon gourbi et non dans le tien. Tu entends,Mohammed ?

Il répondit avec un grand sérieux :

– Oui, moussié.

J’avoue que pendant toute la journée je demeurai sous l’émotionagressive du souvenir de cette fille arabe étendue sur un tapisrouge ; et, en rentrant, à l’heure du dîner, j’eus une forteenvie de traverser de nouveau la tente de Mohammed. Durant lasoirée, il fit son service comme toujours, tournant autour de moiavec sa figure impassible, et je faillis plusieurs fois luidemander s’il allait garder longtemps sous son toit de poil dechameau cette demoiselle du Sud, qui était très jolie.

Vers neuf heures, toujours hanté par ce goût de la femme, quiest tenace comme l’instinct de chasse chez les chiens, je sortispour prendre l’air et pour rôder un peu dans les environs du cônede toile brune à travers laquelle j’apercevais le point brillantd’une lumière.

Puis je m’éloignai, pour n’être pas surpris par Mohammed dansles environs de son logis.

En rentrant, une heure plus tard, je vis nettement son profil àlui, sous sa tente. Puis ayant tiré ma clef de ma poche, jepénétrai dans le bordj où couchaient, comme moi, mon intendant,deux laboureurs de France et une vieille cuisinière cueillie àAlger.

Je montai mon escalier et je fus surpris en remarquant un filetde clarté sous ma porte. Je l’ouvris, et j’aperçus en face de moi,assise sur une chaise de paille à côté de la table où brûlait unebougie, une fille au visage d’idole, qui semblait m’attendre avectranquillité, parée de tous les bibelots d’argent que les femmes duSud portent aux jambes, aux bras, sur la gorge et jusque sur leventre. Ses yeux agrandis par le khôl jetaient sur moi un largeregard ; et quatre petits signes bleus finement tatoués sur lachair étoilaient son front, ses joues et son menton. Ses bras,chargés d’anneaux, reposaient sur ses cuisses que recouvrait,tombant des épaules, une sorte de gebba de soie rouge dont elleétait vêtue.

En me voyant entrer, elle se leva et resta devant moi debout,couverte de ses bijoux sauvages, dans une attitude de fièresoumission.

– Que fais-tu ici ? lui dis-je en arabe.

– J’y suis parce qu’on m’a ordonné de venir.

– Qui te l’a ordonné ?

– Mohammed.

– C’est bon. Assieds-toi.

Elle s’assit, baissa les yeux, et je demeurai devant elle,l’examinant.

La figure était étrange, régulière, fine et un peu bestiale,mais mystique comme celle d’un Bouddha. Les lèvres, fortes etcolorées d’une sorte de floraison rouge qu’on retrouvait ailleurssur son corps, indiquaient un léger mélange de sang noir, bien queles mains et les bras fussent d’une blancheur irréprochable.

J’hésitais sur ce que je devais faire, troublé, tenté et confus.Pour gagner du temps et me donner le loisir de la réflexion, je luiposai d’autres questions, sur son origine, son arrivée dans ce payset ses rapports avec Mohammed. Mais elle ne répondit qu’à cellesqui m’intéressaient le moins et il me fut impossible de savoirpourquoi elle était venue, dans quelle intention, sur quel ordre,depuis quand, ni ce qui s’était passé entre elle et monserviteur.

Comme j’allais lui dire : « Retourne sous la tente de Mohammed», elle me devina peut-être, se dressa brusquement et levant sesdeux bras découverts dont tous les bracelets sonores glissèrentensemble vers ses épaules, elle croisa ses mains derrière mon couen m’attirant avec un air de volonté suppliante etirrésistible.

Ses yeux, allumés par le désir de séduire, par ce besoin devaincre l’homme qui rend fascinant comme celui des félins le regardimpur des femmes, m’appelaient, m’enchaînaient, m’ôtaient touteforce de résistance, me soulevaient d’une ardeur impétueuse. Ce futune lutte courte, sans paroles, violente, entre les prunellesseules, l’éternelle lutte entre les deux brutes humaines, le mâleet la femelle, où le mâle est toujours vaincu.

Ses mains, derrière ma tête, m’attiraient d’une pression lente,grandissante, irrésistible comme une force mécanique, vers lesourire animal de ses lèvres rouges où je collai soudain lesmiennes en enlaçant ce corps presque nu et chargé d’anneauxd’argent qui tintèrent, de la gorge aux pieds, sous monétreinte.

Elle était nerveuse, souple et saine comme une bête, avec desairs, des mouvements, des grâces et une sorte d’odeur de gazelle,qui me firent trouver à ses baisers une rare saveur inconnue,étrangère à mes sens comme un goût de fruit des tropiques.

Bientôt… je dis bientôt, ce fut peut-être aux approches dumatin, je la voulus renvoyer, pensant qu’elle s’en irait ainsiqu’elle était venue, et ne me demandant pas encore ce que je feraisd’elle, ou ce qu’elle ferait de moi.

Mais dès qu’elle eut compris mon intention, elle murmura :

– Si tu me chasses, où veux-tu que j’aille maintenant ? Ilfaudra que je dorme sur la terre, dans la nuit. Laisse-moi mecoucher sur le tapis, au pied de ton lit.

Que pouvais-je répondre ? Que pouvais-je faire ? Jepensai que Mohammed, sans doute, regardait à son tour la fenêtreéclairée de ma chambre ; et des questions de toute nature, queje ne m’étais point posées dans le trouble des premiers instants,se formulèrent nettement.

– Reste ici, dis-je, nous allons causer.

Ma résolution fut prise en une seconde. Puisque cette filleavait été jetée ainsi dans mes bras, je la garderais, j’en feraisune sorte de maîtresse esclave, cachée dans le fond de ma maison, àla façon des femmes des harems. Le jour où elle ne me plairaitplus, il serait toujours facile de m’en défaire d’une façonquelconque, car ces créatures-là, sur le sol africain, nousappartenaient presque corps et âme.

Je lui dis :

– Je veux bien être bon pour toi. Je te traiterai de façon à ceque tu ne sois pas malheureuse, mais je veux savoir ce que tu es,et d’où tu viens.

Elle comprit qu’il fallait parler et me conta son histoire, ouplutôt une histoire, car elle dut mentir d’un bout à l’autre, commementent tous les Arabes, toujours, avec ou sans motifs.

C’est là un des signes les plus surprenants et les plusincompréhensibles du caractère indigène : le mensonge. Ces hommesen qui l’islamisme s’est incarné jusqu’à faire partie d’eux,jusqu’à modeler leurs instincts, jusqu’à modifier la race entièreet à la différencier des autres au moral autant que la couleur dela peau différencie le nègre du blanc, sont menteurs dans lesmoelles au point que jamais on ne peut se fier à leurs dires.Est-ce à leur religion qu’ils doivent cela ? Je l’ignore. Ilfaut avoir vécu parmi eux pour savoir combien le mensonge faitpartie de leur être, de leur cœur, de leur âme, est devenu chez euxune sorte de seconde nature, une nécessité de la vie.

Elle me raconta donc qu’elle était fille d’un caïd des OuledSidi Cheik et d’une femme enlevée par lui dans une razzia sur lesTouaregs. Cette femme devait être une esclave noire, ou du moinsprovenir d’un premier croisement de sang arabe et de sang nègre.Les négresses, on le sait, sont fort prisées dans les harems oùelles jouent le rôle d’aphrodisiaques.

Rien de cette origine d’ailleurs n’apparaissait hors cettecouleur empourprée des lèvres et les fraises sombres de ses seinsallongés, pointus et souples comme si des ressorts les eussentdressés. À cela, un regard attentif ne se pouvait tromper. Maistout le reste appartenait à la belle race du Sud, blanche, svelte,dont la figure fine est faite de lignes droites et simples commeune tête d’image indienne. Les yeux très écartés augmentaientencore l’air un peu divin de cette rôdeuse du désert.

De son existence véritable, je ne sus rien de précis. Elle me laconta par détails incohérents qui semblaient surgir au hasard dansune mémoire en désordre ; et elle y mêlait des observationsdélicieusement puériles, toute une vision du monde nomade née dansune cervelle d’écureuil qui a sauté de tente en tente, de campementen campement, de tribu en tribu.

Et cela était débité avec l’air sévère que garde toujours cepeuple drapé, avec des mines d’idole qui potine et une gravité unpeu comique.

Quand elle eut fini, je m’aperçus que je n’avais rien retenu decette longue histoire pleine d’événements insignifiants,emmagasinés en sa légère cervelle, et je me demandai si elle nem’avait pas berné très simplement par ce bavardage vide et sérieuxqui ne m’apprenait rien sur elle ou sur aucun fait de sa vie.

Et je pensais à ce peuple vaincu au milieu duquel nous camponsou plutôt qui campe au milieu de nous, dont nous commençons àparler la langue, que nous voyons vivre chaque jour sous la toiletransparente de ses tentes, à qui nous imposons nos lois, nosrèglements et nos coutumes, et dont nous ignorons tout, mais tout,entendez-vous, comme si nous n’étions pas là, uniquement occupés àle regarder depuis bientôt soixante ans. Nous ne savons pasdavantage ce qui se passe sous cette hutte de branches et sous cepetit cône d’étoffe cloué sur la terre avec des pieux, à vingtmètres de nos portes, que nous ne savons encore ce que font, ce quepensent, ce que sont les Arabes dits civilisés des maisonsmauresques d’Alger. Derrière le mur peint à la chaux de leurdemeure des villes, derrière la cloison de branches de leur gourbi,ou derrière ce mince rideau brun de poil de chameau que secoue levent, ils vivent près de nous, inconnus, mystérieux, menteurs,sournois, soumis, souriants, impénétrables. Si je vous disais qu’enregardant de loin, avec ma jumelle, le campement voisin, je devinequ’ils ont des superstitions, des cérémonies, mille usages encoreignorés de nous, pas même soupçonnés ! Jamais peut-être unpeuple conquis par la force n’a su échapper aussi complètement à ladomination réelle, à l’influence morale, et, à l’investigationacharnée, mais inutile du vainqueur.

Or, cette infranchissable et secrète barrière que la natureincompréhensible a verrouillée entre les races, je la sentaissoudain, comme je ne l’avais jamais sentie, dressée entre cettefille arabe et moi, entre cette femme qui venait de se donner, dese livrer, d’offrir son corps à ma caresse et moi qui l’avaispossédée.

Je lui demandai, y songeant pour la première fois :

– Comment t’appelles-tu ?

Elle était demeurée quelques instants sans parler et je la vistressaillir comme si elle venait d’oublier que j’étais là, toutcontre elle. Alors, dans ses yeux levés sur moi, je devinai quecette minute avait suffi pour que le sommeil tombât sur elle, unsommeil irrésistible et brusque, presque foudroyant, comme tout cequi s’empare des sens mobiles des femmes.

Elle répondit nonchalamment avec un bâillement arrêté dans labouche :

– Allouma.

Je repris :

– Tu as envie de dormir ?

– Oui, dit-elle.

– Eh bien ! dors.

Elle s’allongea tranquillement à mon côté, étendue sur leventre, le front posé sur ses bras croisés, et je sentis presquetout de suite que sa fuyante pensée de sauvage s’était éteinte dansle repos.

Moi, je me mis à rêver, couché près d’elle, cherchant àcomprendre. Pourquoi Mohammed me l’avait-il donnée ? Avait-ilagi en serviteur magnanime qui se sacrifie pour son maître jusqu’àlui céder la femme attirée en sa tente pour lui-même, ou bienavait-il obéi à une pensée plus complexe, plus pratique, moinsgénéreuse en jetant dans mon lit cette fille qui m’avait plu ?L’Arabe, quand il s’agit de femmes, a toutes les rigueurspudibondes et toutes les complaisances inavouables ; et on necomprend guère plus sa morale rigoureuse et facile que tout lereste de ses sentiments. Peut-être avais-je devancé, en pénétrantpar hasard sous sa tente, les intentions bienveillantes de ceprévoyant domestique qui m’avait destiné cette femme, son amie, sacomplice, sa maîtresse aussi peut-être.

Toutes ces suppositions m’assaillirent et me fatiguèrent si bienque tout doucement je glissai à mon tour dans un sommeilprofond.

Je fus réveillé par le grincement de ma porte ; Mohammedentrait comme tous les matins pour m’éveiller. Il ouvrit la fenêtrepar où un flot de jour s’engouffrant éclaira sur le lit le corpsd’Allouma toujours endormie, puis il ramassa sur le tapis monpantalon, mon gilet et ma jaquette afin de les brosser. Il ne jetapas un regard sur la femme couchée à mon côté, ne parut pas savoirou remarquer qu’elle était là, et il avait sa gravité ordinaire, lamême allure, le même visage. Mais la lumière, le mouvement, leléger bruit des pieds nus de l’homme, la sensation de l’air pur surla peau et dans les poumons tirèrent Allouma de sonengourdissement. Elle allongea les bras, se retourna, ouvrit lesyeux, me regarda, regarda Mohammed avec la même indifférence ets’assit. Puis elle murmura :

– J’ai faim, aujourd’hui.

– Que veux-tu manger ? demandai-je.

– Kahoua.

– Du café et du pain avec du beurre ?

– Oui.

Mohammed, debout près de notre couche, mes vêtements sur lesbras, attendait les ordres.

– Apporte à déjeuner pour Allouma et pour moi, lui dis-je.

Et il sortit sans que sa figure révélât le moindre étonnement oule moindre ennui.

Quand il fut parti, je demandai à la jeune Arabe :

– Veux-tu habiter dans ma maison ?

– Oui, je le veux bien.

– Je te donnerai un appartement pour toi seule et une femme pourte servir.

– Tu es généreux, et je te suis reconnaissante.

– Mais si ta conduite n’est pas bonne, je te chasseraid’ici.

– Je ferai ce que tu exigeras de moi.

Elle prit ma main et la baisa, en signe de soumission.

Mohammed rentrait, portant un plateau avec le déjeuner. Je luidis :

– Allouma va demeurer dans la maison. Tu étaleras des tapis dansla chambre, au bout du couloir, et tu feras venir ici pour laservir la femme d’Abd-el-Kader-el-Hadara.

– Oui, moussié.

Ce fut tout.

Une heure plus tard, ma belle Arabe était installée dans unegrande chambre claire ; et comme je venais m’assurer que toutallait bien, elle me demanda, d’un ton suppliant, de lui fairecadeau d’une armoire à glace. Je promis, puis je la laissaiaccroupie sur un tapis du Djebel-Amour, une cigarette à la bouche,et bavardant avec la vieille Arabe que j’avais envoyé chercher,comme si elles se connaissaient depuis des années.

2.

Pendant un mois, je fus très heureux avec elle et je m’attachaid’une façon bizarre à cette créature d’une autre race, qui mesemblait presque d’une autre espèce, née sur une planètevoisine.

Je ne l’aimais pas – non – on n’aime point les filles de cecontinent primitif. Entre elles et nous, même entre elles et leursmâles naturels, les Arabes, jamais n’éclôt la petite fleur bleuedes pays du Nord. Elles sont trop près de l’animalité humaine,elles ont un cœur trop rudimentaire, une sensibilité trop peuaffinée, pour éveiller dans nos âmes l’exaltation sentimentale quiest la poésie de l’amour. Rien d’intellectuel, aucune ivresse de lapensée ne se mêle à l’ivresse sensuelle que provoquent en nous cesêtres charmants et nuls.

Elles nous tiennent pourtant, elles nous prennent, comme lesautres, mais d’une façon différente, moins tenace, moins cruelle,moins douloureuse.

Ce que j’éprouvai pour celle-ci, je ne saurais encorel’expliquer d’une façon précise. Je vous disais tout à l’heure quece pays, cette Afrique nue, sans arts, vide de toutes les joiesintelligentes, fait peu à peu la conquête de notre chair par uncharme inconnaissable et sûr, par la caresse de l’air, par ladouceur constante des aurores et des soirs, par sa lumièredélicieuse, par le bien-être discret dont elle baigne tous nosorganes ! Eh bien ! Allouma me prit de la même façon, parmille attraits cachés, captivants et physiques, par la séductionpénétrante non point de ses embrassements, car elle était d’unenonchalance toute orientale, mais de ses doux abandons.

Je la laissais absolument libre d’aller et de venir à sa guiseet elle passait au moins un après-midi sur deux dans le campementvoisin, au milieu des femmes de mes agriculteurs indigènes. Souventaussi, elle demeurait durant une journée presque entière, à semirer dans l’armoire à glace en acajou que j’avais fait venir deMiliana. Elle s’admirait en toute conscience, debout, devant lagrande porte de verre où elle suivait ses mouvements avec uneattention profonde et grave. Elle marchait la tête un peu penchéeen arrière, pour juger ses hanches et ses reins, tournait,s’éloignait, se rapprochait, puis, fatiguée enfin de se mouvoir,elle s’asseyait sur un coussin et demeurait en face d’elle-même,les yeux dans ses yeux, le visage sévère, l’âme noyée dans cettecontemplation.

Bientôt, je m’aperçus qu’elle sortait presque chaque jour aprèsle déjeuner, et qu’elle disparaissait complètement jusqu’ausoir.

Un peu inquiet, je demandai à Mohammed s’il savait ce qu’ellepouvait faire pendant ces longues heures d’absence. Il réponditavec tranquillité :

– Ne te tourmente pas, c’est bientôt le Ramadan. Elle doit allerà ses dévotions.

Lui aussi semblait ravi de la présence d’Allouma dans lamaison ; mais pas une fois je ne surpris entre eux le moindresigne un peu suspect, pas une fois ils n’eurent l’air de se cacherde moi, de s’entendre, de me dissimuler quelque chose.

J’acceptai donc la situation telle quelle sans la comprendre,laissant agir le temps, le hasard et la vie.

Souvent, après l’inspection de mes terres, de mes vignes, de mesdéfrichements, je faisais à pied de grandes promenades. Vousconnaissez les superbes forêts de cette partie de l’Algérie, cesravins presque impénétrables où les sapins abattus barrent lestorrents, et ces petits vallons de lauriers-roses qui, du haut desmontagnes, semblent des tapis d’Orient étendus le long des coursd’eau. Vous savez qu’à tout moment, dans ces bois et sur ces côtes,où on croirait que personne jamais n’a pénétré, on rencontre tout àcoup le dôme de neige d’une koubba renfermant les os d’un humblemarabout, d’un marabout isolé, à peine visité de temps en temps parquelques fidèles obstinés, venus du douar voisin avec une bougiedans leur poche pour l’allumer sur le tombeau du saint.

Or, un soir, comme je rentrais, je passai auprès d’une de ceschapelles mahométanes, et ayant jeté un regard par la portetoujours ouverte, je vis qu’une femme priait devant la relique.C’était un tableau charmant, cette Arabe assise par terre, danscette chambre délabrée, où le vent entrait à son gré et amassaitdans les coins, en tas jaunes, les fines aiguilles sèches tombéesdes pins. Je m’approchai pour mieux regarder, et je reconnusAllouma. Elle ne me vit pas, ne m’entendit point, absorbée toutentière par le souci du saint ; et elle parlait, à mi-voix,elle lui parlait, se croyant bien seule avec lui, racontant auserviteur de Dieu toutes ses préoccupations. Parfois elle setaisait un peu pour méditer, pour chercher ce qu’elle avait encoreà dire, pour ne rien oublier de sa provision de confidences ;et parfois aussi elle s’animait comme s’il lui eût répondu, commes’il lui eût conseillé une chose qu’elle ne voulait point faire etqu’elle combattait avec des raisonnements.

Je m’éloignai, sans bruit, ainsi que j’étais venu, et je rentraipour dîner.

Le soir, je la fis venir et je la vis entrer avec un airsoucieux qu’elle n’avait point d’ordinaire.

– Assieds-toi là, lui dis-je en lui montrant sa place sur ledivan, à mon côté.

Elle s’assit et comme je me penchais vers elle pour l’embrasserelle éloigna sa tête avec vivacité.

Je fus stupéfait et je demandai :

– Eh bien, qu’y a-t-il ?

– C’est Ramadan, dit-elle.

Je me mis à rire.

– Et le Marabout t’a défendu de te laisser embrasser pendant leRamadan ?

– Oh oui, je suis une Arabe et tu es un Roumi !

– Ce serait un gros péché ?

– Oh oui !

– Alors tu n’as rien mangé de la journée, jusqu’au coucher dusoleil ?

– Non, rien.

– Mais au soleil couché tu as mangé ?

– Oui.

– Eh bien, puisqu’il fait nuit tout à fait, tu ne peux pas êtreplus sévère pour le reste que pour la bouche.

Elle semblait crispée, froissée, blessée, et elle reprit avecune hauteur que je ne lui connaissais pas :

– Si une fille arabe se laissait toucher par un Roumi pendant leRamadan, elle serait maudite pour toujours.

– Et cela va durer tout le mois ?

Elle répondit avec conviction :

– Oui, tout le mois de Ramadan.

Je pris un air irrité et je lui dis :

– Eh bien, tu peux aller le passer dans ta famille, leRamadan.

Elle saisit mes mains et les portant sur son cœur :

– Oh ! je te prie, ne sois pas méchant, tu verras comme jeserai gentille. Nous ferons Ramadan ensemble, veux-tu ? Je tesoignerai, je te gâterai, mais ne sois pas méchant.

Je ne pus m’empêcher de sourire tant elle était drôle etdésolée, et je l’envoyai coucher chez elle.

Une heure plus tard, comme j’allais me mettre au lit, deuxpetits coups furent frappés à ma porte, si légers que je lesentendis à peine.

Je criai : « Entrez » et je vis apparaître Allouma portantdevant elle un grand plateau chargé de friandises arabes, decroquettes sucrées, frites et sautées, de toute une pâtisseriebizarre de nomade.

Elle riait, montrant ses belles dents, et elle répéta :

– Nous allons faire Ramadan ensemble.

Vous savez que le jeûne, commencé à l’aurore et terminé aucrépuscule, au moment où l’œil ne distingue plus un fil blanc d’unfil noir, est suivi chaque soir de petites fêtes intimes où onmange jusqu’au matin. Il en résulte que, pour les indigènes peuscrupuleux, le Ramadan consiste à faire du jour la nuit, et de lanuit le jour. Mais Allouma poussait plus loin la délicatesse deconscience. Elle installa son plateau entre nous deux, sur ledivan, et prenant avec ses longs doigts minces une petite boulettepoudrée, elle me la mit dans la bouche en murmurant :

– C’est bon, mange.

Je croquai le léger gâteau, qui était excellent en effet, et jelui demandai :

– C’est toi qui as fait ça ?

– Oui, c’est moi.

– Pour moi ?

– Oui, pour toi.

– Pour me faire supporter le Ramadan ?

– Oui, ne sois pas méchant ! Je t’en apporterai tous lesjours.

Oh ! le terrible mois que je passai là ! un moissucré, douceâtre, enrageant, un mois de gâteries et de tentations,de colères et d’efforts vains contre une invincible résistance.

Puis, quand arrivèrent les trois jours du Beïram, je lescélébrai à ma façon et le Ramadan fut oublié.

L’été s’écoula, il fut très chaud. Vers les premiers jours del’automne, Allouma me parut préoccupée, distraite, désintéressée detout.

Or, un soir, comme je la faisais appeler, on ne la trouva pointdans sa chambre. Je pensai qu’elle rôdait dans la maison etj’ordonnai qu’on la cherchât. Elle n’était pas rentrée ;j’ouvris la fenêtre et je criai :

– Mohammed.

La voix de l’homme couché sous sa tente répondit :

– Oui, moussié.

– Sais-tu où est Allouma ?

– Non, moussié – pas possible – Allouma perdu ?

Quelques secondes après, mon Arabe entrait chez moi, tellementému qu’il ne maîtrisait point son trouble. Il demanda :

– Allouma perdu ?

– Mais oui, Allouma perdu.

– Pas possible ?

– Cherche, lui dis-je.

Il restait debout, songeant, cherchant, ne comprenant pas. Puis,il entra dans la chambre vide où les vêtements d’Alloumatraînaient, dans un désordre oriental. Il regarda tout comme unpolicier, ou plutôt il flaira comme un chien, puis, incapable d’unlong effort, il murmura avec résignation :

– Parti, il est parti !

Moi je craignais un accident, une chute, une entorse au fondd’un ravin, et je fis mettre sur pied tous les hommes du campementavec ordre de la chercher jusqu’à ce qu’on l’eût retrouvée.

On la chercha toute la nuit, on la chercha le lendemain, on lachercha toute la semaine. Aucune trace ne fut découverte pouvantmettre sur la piste. Moi je souffrais ; elle memanquait ; ma maison semblait vide et mon existence déserte.Puis des idées inquiétantes me passaient par l’esprit. Je craignaisqu’on l’eût enlevée, ou assassinée peut-être. Mais comme j’essayaistoujours d’interroger Mohammed et de lui communiquer mesappréhensions, il répondait sans varier :

– Non, parti.

Puis il ajoutait le mot arabe « r’ézale » qui veut dire «gazelle », comme pour exprimer qu’elle courait vite et qu’elleétait loin.

Trois semaines se passèrent et je n’espérais plus revoir jamaisma maîtresse arabe, quand un matin, Mohammed, les traits éclairéspar la joie, entra chez moi et me dit :

– Moussié, Allouma il est revenu.

Je sautai du lit et je demandai :

– Où est-elle ?

– N’ose pas venir ! Là-bas, sous l’arbre ! Et de sonbras tendu, il me montrait par la fenêtre une tache blanchâtre aupied d’un olivier.

Je me levai et je sortis. Comme j’approchais de ce paquet delinge qui semblait jeté contre le tronc tordu, je reconnus lesgrands yeux sombres, les étoiles tatouées, la figure longue etrégulière de la fille sauvage qui m’avait séduit. À mesure quej’avançais une colère me soulevait, une envie de frapper, de lafaire souffrir, de me venger.

Je criai de loin :

– D’où viens-tu ?

– Elle ne répondit pas et demeurait immobile, inerte, comme sielle ne vivait plus qu’à peine, résignée à mes violences, prête auxcoups.

J’étais maintenant debout tout près d’elle, contemplant avecstupeur les haillons qui la couvraient, ces loques de soie et delaine, grises de poussière, déchiquetées, sordides.

Je répétai, la main levée comme sur un chien :

– D’où viens-tu ?

Elle murmura :

– De là-bas !

– D’où ?

– De la tribu !

– De quelle tribu ?

– De la mienne.

– Pourquoi es-tu partie ?

Voyant que je ne la battais point, elle s’enhardit un peu, et, àvoix basse :

– Il fallait… il fallait… je ne pouvais plus vivre dans lamaison.

Je vis des larmes dans ses yeux, et tout de suite, je fusattendri comme une bête. Je me penchai vers elle, et j’aperçus, enme retournant pour m’asseoir, Mohammed qui nous épiait, deloin.

Je repris, très doucement :

– Voyons, dis-moi pourquoi tu es partie.

Alors elle me conta que depuis longtemps déjà elle éprouvait enson cœur de nomade, l’irrésistible envie de retourner sous lestentes, de coucher, de courir, de se rouler sur le sable, d’errer,avec les troupeaux, de plaine en plaine, de ne plus sentir sur satête, entre les étoiles jaunes du ciel et les étoiles bleues de saface, autre chose que le mince rideau de toile usée et recousue àtravers lequel on aperçoit des grains de feu quand on se réveilledans la nuit.

Elle me fit comprendre cela en termes naïfs et puissants, sijustes, que je sentis bien qu’elle ne mentait pas, que j’eus pitiéd’elle, et que je lui demandai :

– Pourquoi ne m’as-tu pas dit que tu désirais t’en aller pendantquelque temps ?

– Parce que tu n’aurais pas voulu…

– Tu m’aurais promis de revenir et j’aurais consenti.

– Tu n’aurais pas cru.

Voyant que je n’étais pas fâché, elle riait, et elle ajouta:

– Tu vois, c’est fini, je suis retournée chez moi et me voici.Il me fallait seulement quelques jours de là-bas. J’ai assezmaintenant, c’est fini, c’est passé, c’est guéri. Je suis revenue,je n’ai plus mal. Je suis très contente. Tu n’es pas méchant.

– Viens à la maison, lui dis-je.

Elle se leva. Je pris sa main, sa main fine aux doigtsminces ; et triomphante en ses loques, sous la sonnerie de sesanneaux, de ses bracelets, de ses colliers et de ses plaques, ellemarcha gravement vers ma demeure, où nous attendait Mohammed.

Avant d’entrer, je repris :

– Allouma, toutes les fois que tu voudras retourner chez toi, tume préviendras et je te le permettrai.

Elle demanda, méfiante.

– Tu promets ?

– Oui, je promets.

– Moi aussi, je promets. Quand j’aurai mal – et elle posa sesdeux mains sur son front avec un geste magnifique – je te dirai : «Il faut que j’aille là-bas » et tu me laisseras partir.

Je l’accompagnai dans sa chambre, suivi de Mohammed qui portaitde l’eau, car on n’avait pu prévenir encore la femmed’Abd-el-Kader-el-Hadara du retour de sa maîtresse.

Elle entra, aperçut l’armoire à glace et, la figure illuminée,courut vers elle comme on s’élance vers une mère retrouvée. Elle seregarda quelques secondes, fit la moue, puis d’une voix un peufâchée, dit au miroir :

– Attends, j’ai des vêtements de soie dans l’armoire. Je seraibelle tout à l’heure.

Et je la laissai seule, faire la coquette devant elle-même.

Notre vie recommença comme auparavant et, de plus en plus, jesubissais l’attrait bizarre, tout physique, de cette fille pour quij’éprouvais en même temps une sorte de dédain paternel.

Pendant six mois tout alla bien, puis je sentis qu’elleredevenait nerveuse, agitée, un peu triste. Je lui dis un jour:

– Est-ce que tu veux retourner chez toi ?

– Oui, je veux.

– Tu n’osais pas me le dire ?

– Je n’osais pas.

– Va, je permets.

Elle saisit mes mains et les baisa comme elle faisait en tousses élans de reconnaissance, et, le lendemain, elle avaitdisparu.

Elle revint, comme la première fois, au bout de trois semainesenviron, toujours déguenillée, noire de poussière et de soleil,rassasiée de vie nomade, de sable et de liberté. En deux ans elleretourna ainsi quatre fois chez elle.

Je la reprenais gaiement, sans jalousie, car pour moi lajalousie ne peut naître que de l’amour, tel que nous le comprenonschez nous. Certes, j’aurais fort bien pu la tuer si je l’avaissurprise me trompant, mais je l’aurais tuée un peu comme onassomme, par pure violence, un chien qui désobéit. Je n’aurais passenti ces tourments, ce feu rongeur, ce mal horrible, la jalousiedu Nord. Je viens de dire que j’aurais pu la tuer comme on assommeun chien qui désobéit ! Je l’aimais en effet, un peu comme onaime un animal très rare, chien ou cheval, impossible à remplacer.C’était une bête admirable, une bête sensuelle, une bête à plaisir,qui avait un corps de femme.

Je ne saurais vous exprimer quelles distances incommensurablesséparaient nos âmes, bien que nos cœurs, peut-être, se fussentfrôlés, échauffés l’un l’autre, par moments. Elle était quelquechose de ma maison, de ma vie, une habitude fort agréable àlaquelle je tenais et qu’aimait en moi l’homme charnel, celui quin’a que des yeux et des sens.

Or, un matin, Mohammed entra chez moi avec une figuresingulière, ce regard inquiet des Arabes qui ressemble au regardfuyant d’un chat en face d’un chien.

Je lui dis, en apercevant cette figure :

– Hein ? qu’y a-t-il ?

– Allouma il est parti.

Je me mis à rire.

– Parti, où ça ?

– Parti tout à fait, moussié !

– Comment, parti tout à fait ?

– Oui, moussié.

– Tu es fou, mon garçon ?

– Non, moussié.

– Pourquoi ça parti ? Comment ? Voyons ?Explique-toi !

Il demeurait immobile, ne voulant pas parler ; puis,soudain, il eut une de ces explosions de colère arabe qui nousarrêtent dans les rues des villes devant deux énergumènes, dont lesilence et la gravité orientale font place brusquement aux plusextrêmes gesticulations et aux vociférations les plus féroces.

Et je compris au milieu de ces cris qu’Allouma s’était enfuieavec mon berger.

Je dus calmer Mohammed et tirer de lui, un à un, desdétails.

Ce fut long, j’appris enfin que depuis huit jours il épiait mamaîtresse qui avait des rendez-vous, derrière les bois de cactusvoisins ou dans le ravin de lauriers-roses, avec une sorte devagabond, engagé comme berger par mon intendant, à la fin du moisprécédent.

La nuit dernière, Mohammed l’avait vue sortir sans la voirrentrer ; et il répétait, d’un air exaspéré :

– Parti, moussié, il est parti !

Je ne sais pourquoi, mais sa conviction, la conviction de cettefuite avec le rôdeur, était entrée en moi, en une seconde, absolue,irrésistible. Cela était absurde, invraisemblable et certain envertu de l’irraisonnable qui est la seule logique des femmes.

Le cœur serré, une colère dans le sang, je cherchais à merappeler les traits de cet homme, et je me souvins tout à coup queje l’avais vu, l’autre semaine, debout sur une butte de terre, aumilieu de son troupeau et me regardant. C’était une sorte de grandbédouin dont la couleur des membres nus se confondait avec celledes haillons, un type de brute barbare aux pommettes saillantes, aunez crochu, au menton fuyant, aux jambes sèches, une haute carcasseen guenilles avec des yeux faux de chacal.

Je ne doutais point – oui – elle avait fui avec ce gueux.Pourquoi ? Parce qu’elle était Allouma, une fille du sable.Une autre, à Paris, fille du trottoir, aurait fui avec mon cocherou avec un rôdeur de barrière.

– C’est bon, dis-je à Mohammed. Si elle est partie, tant pispour elle. J’ai des lettres à écrire. Laisse-moi seul.

Il s’en alla, surpris de mon calme. Moi, je me levai, j’ouvrisma fenêtre et je me mis à respirer par grands souffles quim’entraient au fond de la poitrine, l’air étouffant venu du Sud,car le sirocco soufflait.

Puis je pensai : « Mon Dieu, c’est une… une femme, comme biend’autres. Sait-on… sait-on ce qui les fait agir, ce qui les faitaimer, suivre ou lâcher un homme ? »

Oui, on sait quelquefois – souvent, on ne sait pas. Par moments,on doute.

Pourquoi a-t-elle disparu avec cette brute répugnante ?Pourquoi ? Peut-être parce que depuis un mois le vent vient duSud presque régulièrement.

Cela suffit ! un souffle ! Sait-elle, savent-elles, leplus souvent, même les plus fines et les plus compliquées, pourquoielles agissent ? Pas plus qu’une girouette qui tourne au vent.Une brise insensible fait pivoter la flèche de fer, de cuivre, detôle ou de bois, de même qu’une influence imperceptible, uneimpression insaisissable remue, et pousse aux résolutions le cœurchangeant des femmes, qu’elles soient des villes, des champs, desfaubourgs ou du désert.

Elles peuvent sentir, ensuite, si elles raisonnent etcomprennent, pourquoi elles ont fait ceci plutôt que cela ;mais sur le moment elles l’ignorent, car elles sont les jouets deleur sensibilité à surprises, les esclaves étourdies desévénements, des milieux, des émotions, des rencontres et de tousles effleurements dont tressaillent leur âme et leurchair !

M. Auballe s’était levé. Il fit quelques pas, me regarda, et diten souriant :

– Voilà un amour dans le désert !

Je demandai :

– Si elle revenait ?

Il murmura :

– Sale fille !… Cela me ferait plaisir tout de même.

– Et vous pardonneriez le berger ?

– Mon Dieu, oui. Avec les femmes il faut toujours pardonner… ouignorer.

Chapitre 2Hautot Père et Fils

1.

Devant la porte de la maison, demi-ferme, demi-manoir, une deces habitations rurales mixtes qui furent presque seigneuriales etqu’occupent à présent de gros cultivateurs, les chiens, attachésaux pommiers de la cour, aboyaient et hurlaient à la vue descarnassières poilées par le garde et des gamins. Dans la grandesalle à manger-cuisine, Hautot père, Hautot fils, M. Bermont, lepercepteur, et M. Mondaru, le notaire, cassaient une croûte etbuvaient un verre avant de se mettre en chasse, car c’était jourd’ouverture.

Hautot père, fier de tout ce qu’il possédait, vantait d’avancele gibier que ses invités allaient trouver sur ses terres. C’étaitun grand Normand, un de ces hommes puissants, sanguins, osseux, quilèvent sur leurs épaules des voitures de pommes. Demi-paysan,demi-monsieur, riche, respecté, influent, autoritaire, il avaitfait suivre ses classes, jusqu’en troisième, à son fils HautotCésar, afin qu’il eût de l’instruction, et il avait arrêté là sesétudes de peur qu’il devint un monsieur indifférent à la terre.

Hautot César, presque aussi haut que son père, mais plus maigre,était un bon garçon de fils, docile, content de tout, pleind’admiration, de respect et de déférence pour les volontés et lesopinions de Hautot père.

M. Bermont, le percepteur, un petit gros qui montrait sur sesjoues rouges de minces réseaux de veines violettes pareils auxaffluents et au cours tortueux des fleuves sur les cartes degéographie, demandait :

– Et du lièvre – y en a-t-il, du lièvre ?…

Hautot père répondit :

– Tant que vous en voudrez, surtout dans les fonds duPuysatier.

– Par où commençons-nous ? interrogea le notaire, un bonvivant de notaire gras et pâle, bedonnant aussi et sanglé dans uncostume de chasse tout neuf, acheté à Rouen l’autre semaine.

– Eh bien, par là, par les fonds. Nous jetterons les perdrixdans la plaine et nous nous rabattrons dessus.

Et Hautot père se leva. Tous l’imitèrent, prirent leurs fusilsdans les coins, examinèrent les batteries, tapèrent du pied pours’affermir dans leurs chaussures un peu dures, pas encoreassouplies par la chaleur du sang ; puis ils sortirent ;et les chiens se dressant au bout des attaches poussèrent deshurlements aigus en battant l’air de leurs pattes.

On se mit en route vers les fonds. C’était un petit vallon, ouplutôt une grande ondulation de terres de mauvaise qualité,demeurées incultes pour cette raison, sillonnées de ravines,couvertes de fougères, excellente réserve de gibier.

Les chasseurs s’espacèrent, Hautot père tenant la droite, Hautotfils tenant la gauche, et les deux invités au milieu. Le garde etles porteurs de carniers suivaient. C’était l’instant solennel oùon attend le premier coup de fusil, où le cœur bat un peu, tandisque le doigt nerveux tâte à tout instant les gâchettes.

Soudain, il partit, ce coup ! Hautot père avait tiré. Touss’arrêtèrent et virent une perdrix, se détachant d’une compagniequi fuyait à tire-d’aile, tomber dans un ravin sous une broussailleépaisse. Le chasseur excité se mit à courir, enjambant, arrachantles ronces qui le retenaient, et il disparut à son tour dans lefourré, à la recherche de sa pièce.

Presque aussitôt, un second coup de feu retentit.

– Ah ! ah ! le gredin, cria M. Bermont, il auradéniché un lièvre là-dessous.

Tous attendaient, les yeux sur ce tas de branches impénétrablesau regard.

Le notaire, faisant un porte-voix de ses mains, hurla : « Lesavez-vous ? » Hautot père ne répondit pas ; alors, César,se tournant vers le garde, lui dit : « Va donc l’aider, Joseph. Ilfaut marcher en ligne. Nous attendrons. »

Et Joseph, un vieux tronc d’homme sec, noueux, dont toutes lesarticulations faisaient des bosses, partit d’un pas tranquille etdescendit dans le ravin, en cherchant les trous praticables avecdes précautions de renard. Puis, tout de suite, il cria :

– Oh ! v’nez ! v’nez ! y a un malheurd’arrivé.

Tous accoururent et plongèrent dans les ronces. Hautot père,tombé sur le flanc, évanoui, tenait à deux mains son ventre d’oùcoulaient à travers sa veste de toile déchirée par le plomb delongs filets de sang sur l’herbe. Lâchant son fusil pour saisir laperdrix morte à portée de sa main, il avait laissé tomber l’armedont le second coup, partant au choc, lui avait crevé lesentrailles. On le tira du fossé, on le dévêtit, et on vit une plaieaffreuse par où les intestins sortaient. Alors, après qu’on l’eutligaturé tant bien que mal, on le reporta chez lui et on attenditle médecin qu’on avait été quérir, avec un prêtre.

Quand le docteur arriva, il remua la tête gravement, et setournant vers Hautot fils qui sanglotait sur une chaise :

– Mon pauvre garçon, dit-il, ça n’a pas bonne tournure.

Mais quand le pansement fut fini, le blessé remua les doigts,ouvrit la bouche, puis les yeux, jeta devant lui des regardstroubles, hagards, puis parut chercher dans sa mémoire, sesouvenir, comprendre, et il murmura :

– Nom d’un nom, ça y est !

Le médecin lui tenait la main.

– Mais non, mais non, quelques jours de repos seulement, ça nesera rien.

Hautot reprit :

– Ça y est ! j’ai l’ventre crevé ! Je le saisbien.

Puis soudain :

– J’veux parler au fils, si j’ai le temps.

Hautot fils, malgré lui, larmoyait et répétait comme un petitgarçon :

– P’pa, p’pa, pauv’e p’pa !

Mais le père, d’un ton plus ferme :

– Allons pleure pu, c’est pas le moment. J’ai à te parler,Mets-toi là, tout près, ça sera vite fait, et je serai plustranquille. Vous autres, une minute s’il vous plaît.

Tous sortirent laissant le fils en face du père.

Dès qu’ils furent seuls :

– Écoute, fils, tu as vingt-quatre ans, on peut te dire leschoses. Et puis il n’y a pas tant de mystère à ça que nous enmettons. Tu sais bien que ta mère est morte depuis sept ans, pasvrai, et que je n’ai pas plus de quarante-cinq ans, moi, vu que jeme suis marié à dix-neuf. Pas vrai ?

Le fils balbutia :

– Oui, c’est vrai.

– Donc ta mère est morte depuis sept ans, et moi je suis restéveuf. Eh bien ! ce n’est pas un homme comme moi qui peutrester veuf à trente-sept ans, pas vrai ?

Le fils répondit :

– Oui, c’est vrai.

Le père, haletant, tout pâle et la face crispée, continua :

– Dieu que j’ai mal ! Eh bien, tu comprends. L’homme n’estpas fait pour vivre seul, mais je ne voulais pas donner unesuivante à ta mère, vu que je lui avais promis ça. Alors… tucomprends ?

– Oui, père.

– Donc, j’ai pris une petite à Rouen, rue de l’Éperlan, 18, autroisième, la seconde porte – je te dis tout ça, n’oublie pas, –mais une petite qui a été gentille tout plein pour moi, aimante,dévouée, une vraie femme, quoi ? Tu saisis, mongars ?

– Oui, père.

– Alors, si je m’en vas, je lui dois quelque chose, mais quelquechose de sérieux qui la mettra à l’abri. Tu comprends ?

– Oui, père.

– Je te dis que c’est une brave fille, mais là, une brave, etque, sans toi, et sans le souvenir de ta mère, et puis sans lamaison où nous avons vécu tous trois, je l’aurais amenée ici, etpuis épousée, pour sûr… écoute… écoute… mon gars… j’aurais pu faireun testament… je n’en ai point fait ! Je n’ai pas voulu… caril ne faut point écrire les choses… ces choses-là… ça nuit trop auxlégitimes… et puis ça embrouille tout… ça ruine tout lemonde ! Vois-tu, le papier timbré, n’en faut pas, n’en faisjamais usage. Si je suis riche, c’est que je ne m’en suis pointservi de ma vie. Tu comprends, mon fils !

– Oui, père.

– Écoute encore… Écoute bien… Donc, je n’ai pas fait detestament… je n’ai pas voulu… et puis je te connais, tu as boncœur, tu n’es pas ladre, pas regardant, quoi. Je me suis dit que,sur ma fin, je te conterais les choses et que je te prierais de nepas oublier la petite : – Caroline Donet, rue de l’Éperlan, 18, autroisième, la seconde porte, n’oublie pas. – Et puis, écouteencore. Vas-y tout de suite quand je serai parti – et puisarrange-toi pour qu’elle ne se plaigne pas de ma mémoire. – Tu asde quoi. – Tu le peux, – je te laisse assez… Écoute… En semaine onne la trouve pas. Elle travaille chez Mme Moreau, rue Beauvoisine.Vas-y le jeudi. Ce jour-là elle m’attend. C’est mon jour, depuissix ans. Pauvre p’tite, va-t-elle pleurer !… Je te dis toutça, parce que je te connais bien, mon fils. Ces choses-là on ne lesconte pas au public, ni au notaire, ni au curé. Ça se fait, tout lemonde le sait, mais ça ne se dit pas, sauf nécessité. Alorspersonne d’étranger dans le secret, personne que la famille, parceque la famille, c’est tous en un seul. Tu comprends ?

– Oui, père.

– Tu promets ?

– Oui, père.

– Tu jures ?

– Oui, père.

– Je t’en prie, je t’en supplie, fils, n’oublie pas. J’ytiens.

– Non, père.

– Tu iras toi-même. Je veux que tu t’assures de tout.

– Oui, père.

– Et puis, tu verras… tu verras ce qu’elle t’expliquera. Moi, jene peux pas te dire plus. C’est juré ?

– Oui, père.

– C’est bon, mon fils. Embrasse-moi. Adieu. Je vas claquer, j’ensuis sûr. Dis-leur qu’ils entrent.

Hautot fils embrassa son père en gémissant, puis toujoursdocile, ouvrit la porte, et le prêtre parut, en surplis blanc,portant les saintes huiles.

Mais le moribond avait fermé les yeux, et il refusa de lesrouvrir, il refusa de répondre, il refusa de montrer, même par unsigne, qu’il comprenait.

Il avait assez parlé, cet homme, il n’en pouvait plus. Il sesentait d’ailleurs à présent le cœur tranquille, il voulait mouriren paix. Qu’avait-il besoin de se confesser au délégué de Dieu,puisqu’il venait de se confesser à son fils, qui était de lafamille, lui ?

Il fut administré, purifié, absous, au milieu de ses amis et deses serviteurs agenouillés, sans qu’un seul mouvement de son visagerévélât qu’il vivait encore.

Il mourut vers minuit, après quatre heures de tressaillementsindiquant d’atroces souffrances.

2.

Ce fut le mardi qu’on l’enterra, la chasse ayant ouvert ledimanche. Rentré chez lui, après avoir conduit son père aucimetière, César Hautot passa le reste du jour à pleurer. Il dormità peine la nuit suivante et il se sentit si triste en s’éveillantqu’il se demandait comment il pourrait continuer à vivre.

Jusqu’au soir cependant il songea que, pour obéir à la dernièrevolonté paternelle, il devait se rendre à Rouen le lendemain, etvoir cette fille Caroline Donet qui demeurait rue de l’Éperlan, 18,au troisième étage la seconde porte. Il avait répété, tout bas,comme on marmotte une prière, ce nom et cette adresse, un nombreincalculable de fois, afin de ne pas les oublier, et il finissaitpar les balbutier indéfiniment, sans pouvoir s’arrêter ou penser àquoi que ce fût, tant sa langue et son esprit étaient possédés parcette phrase.

Donc le lendemain, vers huit heures, il ordonna d’attelerGraindorge au tilbury et partit au grand trot du lourd chevalnormand sur la grand-route d’Ainville à Rouen. Il portait sur ledos sa redingote noire, sur la tête son grand chapeau de soie etsur les jambes sa culotte à sous-pieds, et il n’avait pas voulu, vula circonstance, passer par-dessus son beau costume la blouse bleuequi se gonfle au vent, garantit le drap de la poussière et destaches, et qu’on ôte prestement à l’arrivée, dès qu’on a sauté devoiture.

Il entra dans Rouen alors que dix heures sonnaient, s’arrêtacomme toujours à l’hôtel des Bons-Enfants, rue des Trois-Mares,subit les embrassades du patron, de la patronne et de ses cinqfils, car on connaissait la triste nouvelle ; puis, il dutdonner des détails sur l’accident, ce qui le fit pleurer, repousserles services de toutes ces gens, empressés parce qu’ils le savaientriche, et refuser même leur déjeuner, ce qui les froissa.

Ayant donc épousseté son chapeau, brossé sa redingote, et essuyéses bottines, il se mit à la recherche de la rue de l’Éperlan, sansoser prendre de renseignements près de personne, de crainte d’êtrereconnu et d’éveiller les soupçons.

À la fin, ne trouvant pas, il aperçut un prêtre, et se fiant àla discrétion professionnelle des hommes d’église, il s’informaauprès de lui.

Il n’avait que cent pas à faire, c’était justement la deuxièmerue à droite.

Alors, il hésita. Jusqu’à ce moment, il avait obéi comme unebrute à la volonté du mort. Maintenant il se sentait tout remué,confus, humilié à l’idée de se trouver, lui, le fils, en face decette femme qui avait été la maîtresse de son père. Toute la moralequi gît en nous, tassée au fond de nos sentiments par des sièclesd’enseignement héréditaire, tout ce qu’il avait appris depuis lecatéchisme sur les créatures de mauvaise vie, le mépris instinctifque tout homme porte en lui contre elles, même s’il en épouse une,toute son honnêteté bornée de paysan, tout cela s’agitait en lui,le retenait, le rendait honteux et rougissant.

Mais il pensa : « J’ai promis au père, faut pas y manquer. »Alors il poussa la porte entrebâillée de la maison, marquée dunuméro 18, découvrit un escalier sombre, monta trois étages,aperçut une porte, puis une seconde, trouva une ficelle de sonnetteet tira dessus.

Le din-din qui retentit dans la chambre voisine lui fit passerun frisson dans le corps. La porte s’ouvrit et il se trouva en faced’une jeune dame très bien habillée, brune, au teint coloré, qui leregardait avec des yeux stupéfaits.

Il ne savait que lui dire, et, elle, qui ne se doutait de rien,et qui attendait l’autre, ne l’invitait pas à entrer. Ils secontemplèrent ainsi pendant près d’une demi-minute. À la fin elledemanda :

– Vous désirez, monsieur ?

Il murmura :

– Je suis Hautot fils.

Elle eut un sursaut, devint pâle, et balbutia comme si elle leconnaissait depuis longtemps.

– Monsieur César ?

– Oui.

– Et alors ?

– J’ai à vous parler de la part du père.

Elle fit – Oh ! mon Dieu ! – et recula pour qu’ilentrât. Il ferma la porte et la suivit.

Alors il aperçut un petit garçon de quatre ou cinq ans, quijouait avec un chat, assis par terre devant un fourneau d’oùmontait une fumée de plats tenus au chaud.

– Asseyez-vous, disait-elle.

Il s’assit… Elle demanda :

– Eh bien ?

Il n’osait plus parler, les yeux fixés sur la table dressée aumilieu de l’appartement, et portant trois couverts, dont und’enfant. Il regardait la chaise tournée dos au feu, l’assiette, laserviette, les verres, la bouteille de vin rouge entamée et labouteille de vin blanc intacte. C’était la place de son père, dosau feu ! On l’attendait. C’était son pain qu’il voyait, qu’ilreconnaissait près de la fourchette, car la croûte était enlevée àcause des mauvaises dents d’Hautot. Puis, levant les yeux, ilaperçut, sur le mur, son portrait, la grande photographie faite àParis l’année de l’Exposition, la même qui était clouée au-dessusdu lit dans la chambre à coucher d’Ainville.

La jeune femme reprit :

– Eh bien, monsieur César ?

Il la regarda. Une angoisse l’avait rendue livide et elleattendait, les mains tremblantes de peur.

Alors il osa.

– Eh bien, mam’zelle, papa est mort dimanche, en ouvrant lachasse.

Elle fut si bouleversée qu’elle ne remua pas. Après quelquesinstants de silence, elle murmura d’une voix presque insaisissable:

– Oh ! pas possible !

Puis, soudain, des larmes parurent dans ses yeux, et levant sesmains elle se couvrit la figure en se mettant à sangloter.

Alors, le petit tourna la tête, et voyant sa mère en pleurs,hurla. Puis comprenant que ce chagrin subit venait de cet inconnu,il se rua sur César, saisit d’une main sa culotte et de l’autre illui tapait la cuisse de toute sa force. Et César demeurait éperdu,attendri, entre cette femme qui pleurait son père et cet enfant quidéfendait sa mère. Il se sentait lui-même gagné par l’émotion, lesyeux enflés par le chagrin ; et, pour reprendre contenance, ilse mit à parler.

– Oui, disait-il, le malheur est arrivé dimanche matin, sur leshuit heures… Et il contait, comme si elle l’eût écouté, n’oubliantaucun détail, disant les plus petites choses avec une minutie depaysan. Et le petit tapait toujours, lui lançant à présent descoups de pied dans les chevilles.

Quand il arriva au moment où Hautot père avait parlé d’elle,elle entendit son nom, découvrit sa figure et demanda :

– Pardon, je ne vous suivais pas, je voudrais bien savoir… Si çane vous contrariait pas de recommencer.

Il recommença dans les mêmes termes : « Le malheur est arrivédimanche matin sur les huit heures… »

Il dit tout, longuement, avec des arrêts, des points, desréflexions venues de lui, de temps en temps. Elle l’écoutaitavidement, percevant avec sa sensibilité nerveuse de femme toutesles péripéties qu’il racontait et tressaillant d’horreur, faisant :« Oh mon Dieu ! » parfois. Le petit, la croyant calmée, avaitcessé de battre César pour prendre la main de sa mère, et ilécoutait aussi, comme s’il eût compris.

Quand le récit fut terminé, Hautot fils reprit :

– Maintenant nous allons nous arranger ensemble suivant sondésir. Écoutez, je suis à mon aise, il m’a laissé du bien. Je neveux pas que vous ayez à vous plaindre…

Mais elle l’interrompit vivement.

– Oh ! monsieur César, monsieur César, pas aujourd’hui.J’ai le cœur coupé… Une autre fois, un autre jour… Non, pasaujourd’hui… Si j’accepte, écoutez… ce n’est pas pour moi… non,non, non, je vous le jure. C’est pour le petit. D’ailleurs, onmettra ce bien sur sa tête.

Alors César, effaré, devina, et balbutiant :

– Donc… c’est à lui… le p’tit ?

– Mais oui, dit-elle.

Et Hautot fils regarda son frère avec une émotion confuse, forteet pénible.

Après un long silence, car elle pleurait de nouveau, César, toutà fait gêné, reprit :

– Eh bien, alors, mam’zelle Donet, je vas m’en aller. Quandvoulez-vous que nous parlions de ça ?

Elle s’écria :

– Oh ! non, ne partez pas, ne partez pas, ne me laissez pastoute seule avec Émile ! Je mourrais de chagrin. Je n’ai pluspersonne, personne que mon petit. Oh ! quelle misère, quellemisère, monsieur César. Tenez, asseyez-vous. Vous allez encore meparler. Vous me direz ce qu’il faisait, là-bas, toute lasemaine.

Et César s’assit, habitué à obéir.

Elle approcha, pour elle, une autre chaise de la sienne, devantle fourneau où les plats mijotaient toujours, prit Émile sur sesgenoux, et elle demanda à César mille choses sur son père, deschoses intimes où l’on voyait, où il sentait sans raisonner qu’elleavait aimé Hautot de tout son pauvre cœur de femme.

Et, par l’enchaînement naturel de ses idées, peu nombreuses, ilen revint à l’accident et se remit à le raconter avec tous lesmêmes détails.

Quand il dit : « Il avait un trou dans le ventre, on y auraitmis les deux poings », elle poussa une sorte de cri, et lessanglots jaillirent de nouveau de ses yeux. Alors, saisi par lacontagion, César se mit aussi à pleurer, et comme les larmesattendrissent toujours les fibres du cœur, il se pencha vers Émiledont le front se trouvait à portée de sa bouche et l’embrassa.

La mère, reprenant haleine, murmurait :

– Pauvre gars, le voilà orphelin.

– Moi aussi, dit César.

Et ils ne parlèrent plus.

Mais soudain, l’instinct pratique de ménagère, habituée à songerà tout, se réveilla chez la jeune femme.

– Vous n’avez peut-être rien pris de la matinée, monsieurCésar ?

– Non, mam’zelle.

– Oh ! vous devez avoir faim. Vous allez manger unmorceau.

– Merci, dit-il, je n’ai pas faim, j’ai eu trop de tourment.

Elle répondit :

– Malgré la peine, faut bien vivre, vous ne me refuserez pasça ! Et puis vous resterez un peu plus. Quand vous serezparti, je ne sais pas ce que je deviendrai.

Il céda, après quelque résistance encore, et s’asseyant dos aufeu, en face d’elle, il mangea une assiette de tripes quicrépitaient dans le fourneau et but un verre de vin rouge. Mais ilne permit point qu’elle débouchât le vin blanc.

Plusieurs fois il essuya la bouche du petit qui avait barbouilléde sauce tout son menton.

Comme il se levait pour partir, il demanda :

– Quand voulez-vous que je revienne pour parler de l’affaire,mam’zelle Donet ?

– Si ça ne vous faisait rien, jeudi prochain, monsieur César.Comme ça je ne perdrais pas de temps. J’ai toujours mes jeudislibres.

– Ça me va, jeudi prochain.

– Vous viendrez déjeuner, n’est-ce pas ?

– Oh ! quant à ça, je ne peux pas le promettre.

– C’est qu’on cause mieux en mangeant. On a plus de tempsaussi.

– Eh bien, soit. Midi alors.

Et il s’en alla après avoir encore embrassé le petit Émile, etserré la main de Mlle Donet.

3.

La semaine parut longue à César Hautot. Jamais il ne s’étaittrouvé seul, et l’isolement lui semblait insupportable.Jusqu’alors, il vivait à côté de son père, comme son ombre, lesuivait aux champs, surveillait l’exécution de ses ordres, et quandil l’avait quitté pendant quelque temps le retrouvait au dîner. Ilspassaient les soirs à fumer leurs pipes en face l’un de l’autre, encausant chevaux, vaches ou moutons ; et la poignée de mainqu’ils se donnaient au réveil semblait l’échange d’une affectionfamiliale et profonde.

Maintenant César était seul. Il errait par les laboursd’automne, s’attendant toujours à voir se dresser au bout d’uneplaine la grande silhouette gesticulante du père. Pour tuer lesheures, il entrait chez les voisins, racontait l’accident à tousceux qui ne l’avaient pas entendu, le répétait quelquefois auxautres. Puis, à bout d’occupations et de pensées, il s’asseyait aubord d’une route en se demandant si cette vie-là allait durerlongtemps.

Souvent il songea à Mlle Donet. Elle lui avait plu. Il l’avaittrouvée comme il faut, douce et brave fille, comme avait dit lepère. Oui, pour une brave fille, c’était assurément une bravefille. Il était résolu à faire les choses grandement et à luidonner deux mille francs de rente en assurant le capital àl’enfant. Il éprouvait même un certain plaisir à penser qu’ilallait la revoir le jeudi suivant, et arranger cela avec elle. Etpuis l’idée de ce frère, de ce petit bonhomme de cinq ans, quiétait le fils de son père, le tracassait, l’ennuyait un peu etl’échauffait en même temps. C’était une espèce de famille qu’ilavait là dans ce mioche clandestin qui ne s’appellerait jamaisHautot, une famille qu’il pouvait prendre ou laisser à sa guise,mais qui lui rappelait le père.

Aussi quand il se vit sur la route de Rouen, le jeudi matin,emporté par le trot sonore de Graindorge, il sentit son cœur plusléger, plus reposé qu’il ne l’avait encore eu depuis sonmalheur.

En entrant dans l’appartement de Mlle Donet, il vit la tablemise comme le jeudi précédent, avec cette seule différence que lacroûte du pain n’était pas ôtée.

Il serra la main de la jeune femme, baisa Émile sur les joues ets’assit, un peu comme chez lui, le cœur gros tout de même. MlleDonet lui parut un peu maigrie, un peu pâlie. Elle avait dûrudement pleurer. Elle avait maintenant un air gêné devant luicomme si elle eût compris ce qu’elle n’avait pas senti l’autresemaine sous le premier coup de son malheur, et elle le traitaitavec des égards excessifs, une humilité douloureuse, et des soinstouchants comme pour lui payer en attention et en dévouement lesbontés qu’il avait pour elle. Ils déjeunèrent longuement, enparlant de l’affaire qui l’amenait. Elle ne voulait pas tantd’argent. C’était trop, beaucoup trop. Elle gagnait assez pourvivre, elle, mais elle désirait seulement qu’Émile trouvât quelquessous devant lui quand il serait grand. César tint bon, et ajoutamême un cadeau de mille francs pour elle, pour son deuil.

Comme il avait pris son café, elle demanda :

– Vous fumez ?

– Oui… J’ai ma pipe.

Il tâta sa poche. Nom d’un nom, il l’avait oubliée ! Ilallait se désoler quand elle lui offrit une pipe du père, enferméedans une armoire. Il accepta, la prit, la reconnut, la flaira,proclama sa qualité avec une émotion dans la voix, l’emplit detabac et l’alluma. Puis il mit Émile à cheval sur sa jambe et lefit jouer au cavalier pendant qu’elle desservait la table etenfermait, dans le bas du buffet, la vaisselle sale pour la laverquand il serait sorti.

Vers trois heures, il se leva à regret, tout ennuyé à l’idée departir.

– Eh bien ! mam’zelle Donet, dit-il, je vous souhaite lebonsoir et charmé de vous avoir trouvée comme ça.

Elle restait devant lui, rouge, bien émue, et le regardait ensongeant à l’autre.

– Est-ce que nous ne nous reverrons plus ? dit-elle.

Il répondit simplement :

– Mais oui, mam’zelle, si ça vous fait plaisir.

– Certainement, monsieur César. Alors, jeudi prochain, ça vousirait-il ?

– Oui, mam’zelle Donet.

– Vous venez déjeuner, bien sûr ?

– Mais…, si vous voulez bien, je ne refuse pas.

– C’est entendu, monsieur César, jeudi prochain, midi, commeaujourd’hui.

– Jeudi midi, mam’zelle Donet !

Chapitre 3Boitelle

Le père Boitelle (Antoine) avait dans tout le pays, laspécialité des besognes malpropres. Toutes les fois qu’on avait àfaire nettoyer une fosse, un fumier, un puisard, à curer un égout,un trou de fange quelconque, c’était lui qu’on allait chercher.

Il s’en venait avec ses instruments de vidangeur et ses sabotsenduits de crasse, et se mettait à sa besogne en geignant sanscesse sur son métier. Quand on lui demandait alors pourquoi ilfaisait cet ouvrage répugnant, il répondait avec résignation :

– Pardi, c’est pour mes éfants qu’il faut nourrir. Ça rapporteplus qu’autre chose.

Il avait, en effet, quatorze enfants. Si on s’informait de cequ’ils étaient devenus, il disait avec un air d’indifférence :

– N’en reste huit à la maison. Y en a un au service et cinqmariés.

Quand on voulait savoir s’ils étaient bien mariés, il reprenaitavec vivacité :

– Je les ai pas opposés. Je les ai opposés en rien. Ils ontmarié comme ils ont voulu. Faut pas opposer les goûts, ça tournemal. Si je suis ordureux, mé, c’est que mes parents m’ont opposédans mes goûts. Sans ça j’aurais devenu un ouvrier comme lesautres.

Voici en quoi ses parents l’avaient contrarié dans sesgoûts.

Il était alors soldat, faisant son temps au Havre, pas plus bêtequ’un autre, pas plus dégourdi non plus, un peu simple pourtant.Pendant les heures de liberté, son plus grand plaisir était de sepromener sur le quai, où sont réunis les marchands d’oiseaux.Tantôt seul, tantôt avec un pays, il s’en allait lentement le longdes cages où les perroquets à dos vert et à tête jaune desAmazones, les perroquets à dos gris et à tête rouge du Sénégal, lesaras énormes qui ont l’air d’oiseaux cultivés en serre, avec leursplumes fleuries, leurs panaches et leurs aigrettes, des perruchesde toute taille, qui semblent coloriées avec un soin minutieux parun bon Dieu miniaturiste, et les petits, tout petits oisillonssautillants, rouges, jaunes, bleus et bariolés, mêlant leurs crisau bruit du quai, apportent dans le fracas des navires déchargés,des passants et des voitures, une rumeur violente, aiguë,piaillarde, assourdissante, de forêt lointaine et surnaturelle.

Boitelle s’arrêtait, les yeux ouverts, la bouche ouverte, riantet ravi, montrant ses dents aux kakatoès prisonniers qui saluaientde leur huppe blanche ou jaune le rouge éclatant de sa culotte etle cuivre de son ceinturon. Quand il rencontrait un oiseau parleur,il lui posait des questions ; et si la bête se trouvait cejour-là disposée à répondre et dialoguait avec lui, il emportaitpour jusqu’au soir de la gaieté et du contentement. À regarder lessinges aussi il se faisait des bosses de plaisir, et il n’imaginaitpoint de plus grand luxe pour un homme riche que de posséder cesanimaux ainsi qu’on a des chats et des chiens. Ce goût-là, ce goûtde l’exotique, il l’avait dans le sang comme on a celui de lachasse, de la médecine ou de la prêtrise. Il ne pouvait s’empêcher,chaque fois que s’ouvraient les portes de la caserne, de s’enrevenir au quai comme s’il s’était senti tiré par une envie.

Or une fois, s’étant arrêté presque en extase devant un araracamonstrueux qui gonflait ses plumes, s’inclinait, se redressait,semblait faire les révérences de cour du pays des perroquets, ilvit s’ouvrir la porte d’un petit café attenant à la boutique dumarchand d’oiseaux, et une jeune négresse, coiffée d’un foulardrouge, apparut, qui balayait vers la rue les bouchons et le sablede l’établissement.

L’attention de Boitelle fut aussitôt partagée entre l’animal etla femme, et il n’aurait su dire vraiment lequel de ces deux êtresil contemplait avec le plus d’étonnement et de plaisir.

La négresse, ayant poussé dehors les ordures du cabaret, levales yeux, et demeura à son tour éblouie devant l’uniforme dusoldat. Elle restait debout, en face de lui, son balai dans lesmains comme si elle lui eût porté les armes, tandis que l’araracacontinuait à s’incliner. Or le troupier au bout de quelquesinstants fut gêné par cette attention, et il s’en alla à petitspas, pour n’avoir point l’air de battre en retraite.

Mais il revint. Presque chaque jour il passa devant le café desColonies, et souvent il perçut à travers les vitres la petite bonneà peau noire qui servait des bocks ou de l’eau-de-vie aux matelotsdu port. Souvent aussi elle sortait en l’apercevant ; bientôt,même, sans s’être jamais parlé, ils se sourirent comme desconnaissances ; et Boitelle se sentait le cœur remué, envoyant luire tout à coup, entre les lèvres sombres de la fille, laligne éclatante de ses dents. Un jour enfin il entra, et fut toutsurpris en constatant qu’elle parlait français comme tout le monde.La bouteille de limonade, dont elle accepta de boire un verre,demeura, dans le souvenir du troupier, mémorablementdélicieuse ; et il prit l’habitude de venir absorber, en cepetit cabaret du port, toutes les douceurs liquides que luipermettait sa bourse.

C’était pour lui une fête, un bonheur auquel il pensait sanscesse, de regarder la main noire de la petite bonne verser quelquechose dans son verre, tandis que les dents riaient, plus clairesque les yeux. Au bout de deux mois de fréquentation, ils devinrenttout à fait bons amis, et Boitelle, après le premier étonnement devoir que les idées de cette négresse étaient pareilles aux bonnesidées des filles du pays, qu’elle respectait l’économie, letravail, la religion et la conduite, l’en aima davantage, s’épritd’elle au point de vouloir l’épouser.

Il lui dit ce projet qui la fit danser de joie. Elle avaitd’ailleurs quelque argent, laissé par une marchande d’huîtres, quil’avait recueillie, quand elle fut déposée sur le quai du Havre parun capitaine américain. Ce capitaine l’avait trouvée âgée d’environsix ans, blottie sur des balles de coton dans la cale de sonnavire, quelques heures après son départ de New-York. Venant auHavre, il y abandonna aux soins de cette écaillère apitoyée cepetit animal noir caché à son bord, il ne savait pas par qui nicomment. La vendeuse d’huîtres étant morte, la jeune négressedevint bonne au café des Colonies.

Antoine Boitelle ajouta :

– Ça se fera si les parents ne s’y opposent point. J’irai jamaiscontre eux, t’entends ben, jamais ! Je vas leur en toucherdeux mots à la première fois que je retourne au pays.

La semaine suivante en effet, ayant obtenu vingt-quatre heuresde permission, il se rendit dans sa famille qui cultivait unepetite ferme à Tourteville, près d’Yvetot.

Il attendit la fin du repas, l’heure où le café baptiséd’eau-de-vie rendait les cœurs plus ouverts, pour informer sesascendants qu’il avait trouvé une fille répondant si bien à sesgoûts, à tous ses goûts, qu’il ne devait pas en exister une autresur la terre pour lui convenir aussi parfaitement.

Les vieux, à ce propos, devinrent aussitôt circonspects, etdemandèrent des explications. Il ne cacha rien d’ailleurs que lacouleur de son teint.

C’était une bonne, sans grand avoir, mais vaillante, économe,propre, de conduite, et de bon conseil. Toutes ces choses-làvalaient mieux que de l’argent aux mains d’une mauvaise ménagère.Elle avait quelques sous d’ailleurs, laissés par une femme quil’avait élevée, quelques gros sous, presque une petite dot, quinzecents francs à la caisse d’épargne. Les vieux, conquis par sesdiscours, confiants d’ailleurs dans son jugement, cédaient peu àpeu, quand il arriva au point délicat. Riant d’un rire un peucontraint :

– Il n’y a qu’une chose, dit-il, qui pourra vous contrarier.Elle n’est brin blanche.

Ils ne comprenaient pas et il dut expliquer longuement avecbeaucoup de précautions, pour ne les point rebuter, qu’elleappartenait à la race sombre dont ils n’avaient vu échantillons quesur les images d’Épinal.

Alors ils furent inquiets, perplexes, craintifs, comme s’il leuravait proposé une union avec le Diable.

La mère disait : – Noire ? Combien qu’elle l’est. C’est-ilpartout ?

Il répondait : – Pour sûr : Partout, comme t’es blanche partout,té !

Le père reprenait : – Noire ? C’est-il noir autant que lechaudron ?

Le fils répondait : – Pt’être ben un p’tieu moins ! C’estnoire, mais point noire à dégoûter. La robe à m’sieu l’curé est bennoire, et alle n’est pas plus laide qu’un surplis qu’est blanc.

Le père disait : – Y en a-t-il de pu noires qu’elle dans sonpays ?

Et le fils, convaincu, s’écriait :

– Pour sûr !

Mais le bonhomme remuait la tête.

– Ça doit être déplaisant ?

Et le fils :

– C’est point pu déplaisant qu’aut’chose, vu qu’on s’y fait enrin de temps.

La mère demandait :

– Ça ne salit point le linge plus que d’autres, cespiaux-là ?

– Pas plus que la tienne, vu que c’est sa couleur.

Donc, après beaucoup de questions encore, il fut convenu que lesparents verraient cette fille avant de rien décider et que legarçon, dont le service allait finir l’autre mois, l’amènerait à lamaison afin qu’on pût l’examiner et décider en causant si ellen’était pas trop foncée pour entrer dans la famille Boitelle.

Antoine alors annonça que le dimanche 22 mai, jour de salibération, il partirait pour Tourteville avec sa bonne amie.

Elle avait mis pour ce voyage chez les parents de son amoureuxses vêtements les plus beaux et les plus voyants, où dominaient lejaune, le rouge et le bleu, de sorte qu’elle avait l’air pavoiséepour une fête nationale.

Dans la gare, au départ du Havre, on la regarda beaucoup, etBoitelle était fier de donner le bras à une personne qui commandaitainsi l’attention. Puis, dans le wagon de troisième classe où elleprit place à côté de lui, elle imposa une telle surprise auxpaysans que ceux des compartiments voisins montèrent sur leursbanquettes pour l’examiner par-dessus la cloison de bois quidivisait la caisse roulante. Un enfant, à son aspect, se mit àcrier de peur, un autre cacha sa figure dans le tablier de samère.

Tout alla bien cependant jusqu’à la gare d’arrivée. Mais lorsquele train ralentit sa marche en approchant d’Yvetot, Antoine sesentit mal à l’aise, comme au moment d’une inspection quand il nesavait pas sa théorie Puis, s’étant penché à la portière, ilreconnut de loin son père qui tenait la bride du cheval attelé à lacarriole, et sa mère venue jusqu’au treillage qui maintenait lescurieux.

Il descendit le premier, tendit la main à sa bonne amie, et,droit, comme s’il escortait un général, il se dirigea vers safamille.

La mère, en voyant venir cette dame noire et bariolée encompagnie de son garçon, demeurait tellement stupéfaite qu’ellen’en pouvait ouvrir la bouche, et le père avait peine à maintenirle cheval que faisait cabrer coup sur coup la locomotive ou lanégresse. Mais Antoine, saisi soudain par la joie sans mélange derevoir ses vieux, se précipita, les bras ouverts, bécota la mère,bécota le père malgré l’effroi du bidet, puis se tournant vers sacompagne que les passants ébaubis considéraient en s’arrêtant, ils’expliqua.

– La v’là ! J’vous avais ben dit qu’à première vue alle estun brin détournante, mais sitôt qu’on la connaît, vrai de vrai, y arien de plus plaisant sur la terre. Dites-y bonjour qu’à nes’émeuve point.

Alors la mère Boitelle, intimidée elle-même à perdre la raison,fit une espèce de révérence, tandis que le père ôtait sa casquetteen murmurant : « J’vous la souhaite à vot’désir. » Puis sanss’attarder on grimpa dans la carriole, les deux femmes au fond surdes chaises qui les faisaient sauter en l’air à chaque cahot de laroute, et les deux hommes par devant, sur la banquette.

Personne ne parlait. Antoine inquiet sifflotait un air decaserne, le père fouettait le bidet, et la mère regardait de coin,en glissant des coups d’œil de fouine, la négresse dont le front etles pommettes reluisaient sous le soleil comme des chaussures biencirées.

Voulant rompre la glace, Antoine se retourna.

– Eh bien, dit-il, on ne cause pas ?

– Faut le temps, répondit la vieille.

Il reprit :

– Allons, raconte à la p’tite l’histoire des huit œufs de tapoule.

C’était une farce célèbre dans la famille. Mais comme la mère setaisait toujours, paralysée par l’émotion, il prit lui-même laparole et narra, en riant beaucoup, cette mémorable aventure. Lepère, qui la savait par cœur, se dérida aux premiers mots ; safemme bientôt suivit l’exemple, et la négresse elle-même, aupassage le plus drôle, partit tout à coup d’un tel rire, d’un riresi bruyant, roulant, torrentiel, que le cheval excité fit un petittemps de galop.

La connaissance était faite. On causa.

À peine arrivés, quand tout le monde fut descendu, après qu’ileut conduit sa bonne amie dans la chambre pour ôter sa robe qu’elleaurait pu tacher en faisant un bon plat de sa façon destiné àprendre les vieux par le ventre, il attira ses parents devant laporte, et demanda, le cœur battant :

– Eh ben, quéque vous dites ?

Le père se tut. La mère plus hardie déclara :

– Alle est trop noire ! Non, vrai, c’est trop. J’en ai eules sangs tournés.

– Vous vous y ferez, dit Antoine.

– Possible, mais pas pour le moment.

Ils entrèrent et la bonne femme fut émue en voyant la négressecuisiner. Alors elle l’aida, la jupe retroussée, active malgré sonâge.

Le repas fut bon, fut long, fut gai. Quand on fit un tourensuite, Antoine prit son père à part.

– Eh ben, pé, quéque t’en dis ?

Le paysan ne se compromettait jamais.

– J’ai point d’avis. D’mande à ta mé.

Alors Antoine rejoignit sa mère et la retenant en arrière :

– Eh ben, ma mé, quéque t’en dis ?

– Mon pauv’e gars, vrai, alle est trop noire. Seulement unp’tieu moins je ne m’opposerais pas, mais c’est trop. On diraitSatan !

Il n’insista point, sachant que la vieille s’obstinait toujours,mais il sentait en son cœur entrer un orage de chagrin. Ilcherchait ce qu’il fallait faire, ce qu’il pourrait inventer,surpris d’ailleurs qu’elle ne les eût pas conquis déjà comme ellel’avait séduit lui-même. Et ils allaient tous les quatre à paslents à travers les blés, redevenus peu à peu silencieux. Quand onlongeait une clôture, les fermiers apparaissaient à la barrière,les gamins grimpaient sur les talus, tout le monde se précipitaitau chemin pour voir passer la « noire » que le fils Boitelle avaitramenée. On apercevait au loin des gens qui couraient à travers leschamps comme on accourt quand bat le tambour des annonces dephénomènes vivants. Le père et la mère Boitelle effarés de cettecuriosité semée par la campagne à leur approche, hâtaient le pas,côte à côte, précédant de loin leur fils à qui sa compagnedemandait ce que les parents pensaient d’elle.

Il répondit en hésitant qu’ils n’étaient pas encore décidés.

Mais sur la place du village ce fut une sortie en masse detoutes les maisons en émoi, et devant l’attroupement grossissant,les vieux Boitelle prirent la fuite et regagnèrent leur logis,tandis qu’Antoine soulevé de colère, sa bonne amie au bras,s’avançait avec majesté sous les yeux élargis parl’ébahissement.

Il comprenait que c’était fini, qu’il n’y avait plus d’espoir,qu’il n’épouserait pas sa négresse ; elle aussi lecomprenait ; et ils se mirent à pleurer tous les deux enapprochant de la ferme. Dès qu’ils y furent revenus, elle ôta denouveau sa robe pour aider la mère à faire sa besogne ; ellela suivit partout, à la laiterie, à l’étable, au poulailler,prenant la plus grosse part, répétant sans cesse : « Laissez-moifaire, madame Boitelle », si bien que le soir venu, la vieille,touchée et inexorable, dit à son fils : « C’est une brave filletout de même. C’est dommage qu’elle soit si noire, mais vrai, allel’est trop. J’pourrais pas m’y faire, faut qu’alle r’tourne, alleest trop noire. »

Et le fils Boitelle dit à sa bonne amie :

– Alle n’veut point, alle te trouve trop noire. Faut r’tourner.Je t’aconduirai jusqu’au chemin de fer. N’importe, t’éluge point.J’vas leur y parler quand tu seras partie.

Il la conduisit donc à la gare en lui donnant encore espoir, etaprès l’avoir embrassée, la fit monter dans le convoi qu’il regardas’éloigner avec des yeux bouffis par les pleurs.

Il eut beau implorer les vieux, ils ne consentirent jamais.

Et quand il avait conté cette histoire que tout le paysconnaissait, Antoine Boitelle ajoutait toujours :

– À partir de ça, j’ai eu de cœur à rien, à rien. Aucun métierne m’allait pu, et j’sieus devenu ce que j’sieus, un ordureux.

On lui disait :

– Vous vous êtes marié pourtant.

– Oui, et j’peux pas dire que ma femme m’a déplu pisque j’y aifait quatorze éfants, mais c’n’est point l’autre, oh non, pour sûr,oh non ! L’autre, voyez-vous, ma négresse, alle n’avait qu’àme regarder, je me sentais comme transporté…

Chapitre 4L’Ordonnance

Le cimetière plein d’officiers avait l’air d’un champ fleuri.Les képis et les culottes rouges, les galons et les boutons d’or,les sabres, les aiguillettes de l’état-major, les brandebourgs deschasseurs et des hussards passaient au milieu des tombes dont lescroix blanches ou noires ouvraient leurs bras lamentables, leursbras de fer, de marbre ou de bois, sur le peuple disparu desmorts.

On venait d’enterrer la femme du colonel de Limousin. Elles’était noyée deux jours auparavant, en prenant un bain.

C’était fini, le clergé était parti, mais le colonel, soutenupar deux officiers, restait debout devant le trou au fond duquel ilvoyait encore le coffre de bois qui cachait, décomposé déjà, lecorps de sa jeune femme.

C’était presque un vieillard, un grand maigre à moustachesblanches qui avait épousé trois ans plus tôt, la fille d’uncamarade, demeurée orpheline après la mort de son père, le colonelSortis.

Le capitaine et le lieutenant sur qui s’appuyait leur chefessayaient de l’emmener. Il résistait, les yeux pleins de larmesqu’il ne laissait point couler, par héroïsme, et, murmurant, toutbas : « Non, non, encore un peu », il s’obstinait à rester là, lesjambes fléchissantes, au bord de ce trou, qui lui paraissait sansfond, un abîme où étaient tombés son cœur et sa vie, tout ce quilui restait sur terre.

Tout à coup le général Ormont s’approcha, saisit par le bras lecolonel, et l’entraînant presque de force : « Allons, allons, monvieux camarade, il ne faut pas demeurer là. » Le colonel obéitalors, et rentra chez lui.

Comme il ouvrait la porte de son cabinet, il aperçut une lettresur sa table de travail. L’ayant prise, il faillit tomber desurprise et d’émotion, il avait reconnu l’écriture de sa femme. Etla lettre portait le timbre de la poste, avec la date du jour même.Il déchira l’enveloppe et lut.

« PÈRE,

« Permettez-moi de vous appeler encore père, comme autrefois.Quand vous recevrez cette lettre, je serai morte, et sous la terre.Alors peut-être pourrez-vous me pardonner.

« Je ne veux pas chercher à vous émouvoir ni à atténuer mafaute. Je veux dire seulement, avec toute la sincérité d’une femmequi va se tuer dans une heure, la vérité entière et complète.

« Quand vous m’avez épousée, par générosité, je me suis donnée àvous par reconnaissance et je vous ai aimé de tout mon cœur depetite fille. Je vous ai aimé ainsi que j’aimais papa, presqueautant ; et un jour, comme j’étais sur vos genoux, et commevous m’embrassiez, je vous ai appelé : « Père », malgré moi. Ce futun cri du cœur, instinctif, spontané. Vrai, vous étiez pour moi unpère, rien qu’un père. Vous avez ri, et vous m’avez dit : «Appelle-moi toujours comme ça, mon enfant, ça me fait plaisir.»

« Nous sommes venus dans cette ville et – pardonnez-moi, père –je suis devenue amoureuse. Oh ! j’ai résisté longtemps,presque deux ans, vous lisez bien, presque deux ans, et puis j’aicédé, je suis devenue coupable, je suis devenue une femmeperdue.

« Quant à lui ? – Vous ne devinerez pas qui. Je suis bientranquille là-dessus, puisqu’ils étaient douze officiers, toujoursautour de moi et avec moi, que vous appeliez mes douzeconstellations.

« Père, ne cherchez pas à le connaître et ne le haïssez pas,lui. Il a fait ce que n’importe qui aurait fait à sa place, etpuis, je suis sûre qu’il m’aimait aussi de tout son cœur.

« Mais, écoutez – un jour, nous avions rendez-vous dans l’îledes Bécasses, vous savez la petite île, après le moulin. Moi, jedevais y aborder en nageant, et lui devait m’attendre dans lesbuissons, et puis rester là jusqu’au soir pour qu’on ne le vit paspartir. Je venais de le rejoindre, quand les branches s’ouvrent etnous apercevons Philippe, votre ordonnance, qui nous avait surpris.J’ai senti que nous étions perdus et j’ai poussé un grandcri ; alors il m’a dit – lui, mon ami ! – Allez-vous-en àla nage, tout doucement, ma chère, et laissez-moi avec cethomme.

« Je suis partie, si émue que j’ai failli me noyer, et je suisrentrée chez vous, m’attendant à quelque chose d’épouvantable.

« Une heure après, Philippe me disait, à voix basse, dans lecorridor du salon où je l’ai rencontré : « Je suis aux ordres demadame, si elle avait quelque lettre à me donner. » Alors jecompris qu’il s’était vendu, et que mon ami l’avait acheté.

« Je lui ai donné des lettres, en effet – toutes mes lettres. –Il les portait et me rapportait les réponses.

« Cela a duré deux mois environ. Nous avions confiance en lui,comme vous aviez confiance en lui, vous aussi.

« Or, père, voici ce qui arriva. Un jour, dans la même île oùj’étais venue à la nage, mais, seule, cette fois, j’ai retrouvévotre ordonnance. Cet homme m’attendait et il m’a prévenue qu’ilallait nous dénoncer à vous et vous livrer des lettres gardées parlui, volées, si je ne cédais point à ses désirs.

« Oh ! père, mon père, j’ai eu peur, une peur lâche,indigne, peur de vous surtout, de vous si bon, et trompé par moi,peur pour lui encore – vous l’auriez tué – pour moi aussi,peut-être, est-ce que je sais, j’étais affolée, éperdue, j’ai crul’acheter encore une fois ce misérable qui m’aimait aussi, quellehonte !

« Nous sommes si faibles, nous autres, que nous perdons la têtebien plus que vous. Et puis, quand on est tombé, on tombe toujoursplus bas, plus bas. Est-ce que je sais ce que j’ai fait ? J’aicompris seulement qu’un de vous deux et moi allions mourir – et jeme suis donnée à cette brute.

« Vous voyez, père, que je ne cherche pas à m’excuser.

« Alors, alors – alors, ce que j’aurais dû prévoir est arrivé –il m’a prise et reprise quand il a voulu en me terrifiant. Il a étéaussi mon amant, comme l’autre, tous les jours. Est-ce pasabominable ? Et quel châtiment, père ?

« Alors, moi, je me suis dit. Il faut mourir. Vivante, jen’aurais pu vous confesser un pareil crime. Morte, j’ose tout. Jene pouvais plus faire autrement que de mourir, rien ne m’auraitlavée, j’étais trop tachée. Je ne pouvais plus aimer, ni êtreaimée ; il me semblait que je salissais tout le monde, rienqu’en donnant la main.

« Tout à l’heure, je vais aller prendre mon bain et je nereviendrai pas.

« Cette lettre pour vous ira chez mon amant. Il la recevra aprèsma mort, et sans rien comprendre, vous la fera tenir, accomplissantmon dernier vœu. Et vous la lirez, vous, en revenant ducimetière.

« Adieu, père, je n’ai plus rien à vous dire. Faites ce que vousvoudrez, et pardonnez-moi. »

Le colonel s’essuya le front couvert de sueur. Son sang-froid,le sang-froid des jours de bataille lui était revenu tout àcoup.

Il sonna.

Un domestique parut.

– Envoyez-moi Philippe, dit-il.

Puis, il entrouvrit le tiroir de sa table.

L’homme entra presque aussitôt, un grand soldat à moustachesrousses, l’air malin, l’œil sournois.

Le colonel le regarda tout droit.

– Tu vas me dire le nom de l’amant de ma femme.

– Mais, mon colonel…

L’officier prit son revolver dans le tiroir entrouvert.

– Allons, et vite, tu sais que je ne plaisante pas.

– Eh bien !… mon colonel… c’est le capitaineSaint-Albert.

À peine avait-il prononcé ce nom, qu’une flamme lui brûla lesyeux, et il s’abattit sur la face, une balle au milieu dufront.

Chapitre 5Le Lapin

Maître Lecacheur apparut sur la porte de sa maison, à l’heureordinaire, entre cinq heures et cinq heures un quart du matin, poursurveiller ses gens qui se mettaient au travail.

Rouge, mal éveillé, l’œil droit ouvert, l’œil gauche presquefermé, il boutonnait avec peine ses bretelles sur son gros ventre,tout en surveillant, d’un regard entendu et circulaire, tous lescoins connus de sa ferme. Le soleil coulait ses rayons obliques àtravers les hêtres du fossé et les pommiers ronds de la cour,faisait chanter les coqs sur le fumier et roucouler les pigeons surle toit. La senteur de l’étable s’envolait par la porte ouverte etse mêlait, dans l’air frais du matin, à l’odeur âcre de l’écurie oùhennissaient les chevaux, la tête tournée vers la lumière.

Dès que son pantalon fut soutenu solidement, maître Lecacheur semit en route, allant d’abord vers le poulailler, pour compter lesœufs du matin, car il craignait des maraudes depuis quelquetemps.

Mais la fille de ferme accourut vers lui en levant les bras etcriant : « Mait’Cacheux, maît’Cacheux, on a volé un lapin, c’tenuit. »

– Un lapin ?

– Oui, maît’Cacheux, l’gros gris, celui de la cage à draite.

Le fermier ouvrit tout à fait l’œil gauche et dit simplement:

– Faut vé ça.

Et il alla voir.

La cage avait été brisée, et le lapin était parti.

Alors l’homme devint soucieux, referma son œil droit et segratta le nez. Puis, après avoir réfléchi, il ordonna à la servanteeffarée, qui demeurait stupide devant son maître :

– Va quéri les gendarmes. Dis que j’les attends sur l’heure.

Maître Lecacheur était maire de sa commune, Pavigny-le-Gras, etcommandait en maître, vu son argent et sa position.

Dès que la bonne eut disparu, en courant vers le village,distant d’un demi-kilomètre, le paysan rentra chez lui, pour boireson café et causer de la chose avec sa femme.

Il la trouva soufflant le feu avec sa bouche, à genoux devant lefoyer.

Il dit dès la porte :

– V’là qu’on a volé un lapin, l’gros gris.

Elle se retourna si vite qu’elle se trouva assise par terre, etregardant son mari avec des yeux désolés :

– Qué qu’tu dis, Cacheux ! qu’on a volé un lapin ?

– L’gros gris.

– L’gros gris ?

Elle soupira.

– Qué misère ! qué qu’a pu l’vôlé, çu lapin.

C’était une petite femme maigre et vive, propre, entendue à tousles soins de l’exploitation.

Lecacheur avait son idée.

– Ça doit être çu gars de Polyte.

La fermière se leva brusquement, et d’une voix furieuse :

– C’est li ! c’est li ! faut pas en trâcher d’autre.C’est li ! Tu l’as dit, Cacheux !

Sur sa maigre figure irritée, toute sa fureur paysanne, touteson avarice, toute sa rage de femme économe contre le valettoujours soupçonné, contre la servante toujours suspectée,apparaissaient dans la contraction de la bouche, dans les rides desjoues et du front.

– Et qué que t’as fait ? demanda-t-elle.

– J’ai envéyé quéri les gendarmes.

Ce Polyte était un homme de peine employé pendant quelques joursdans la ferme et congédié par Lecacheur après une réponseinsolente. Ancien soldat, il passait pour avoir gardé de sescampagnes en Afrique des habitudes de maraude et de libertinage. Ilfaisait, pour vivre, tous les métiers. Maçon, terrassier,charretier, faucheur, casseur de pierres, ébrancheur, il étaitsurtout fainéant ; aussi ne le gardait-on nulle part etdevait-il par moments changer de canton pour trouver encore dutravail.

Dès le premier jour de son entrée à la ferme, la femme deLecacheur l’avait détesté ; et maintenant elle était sûre quele vol avait été commis par lui.

Au bout d’une demi-heure environ, les deux gendarmes arrivèrent.Le brigadier Sénateur était très haut et maigre, le gendarmeLenient, gros et court.

Lecacheur les fit asseoir, et leur raconta la chose. Puis onalla voir le lieu du méfait afin de constater le bris de la cabineet de recueillir toutes les preuves. Lorsqu’on fut rentré dans lacuisine, la maîtresse apporta du vin, emplit les verres et demandaavec un défi dans l’œil :

– L’prendrez-vous, c’ti-là ?

Le brigadier, son sabre entre les jambes, semblait soucieux.Certes, il était sûr de le prendre si on voulait bien le luidésigner. Dans le cas contraire, il ne répondait point de ledécouvrir lui-même. Après avoir longtemps réfléchi, il posa cettesimple question :

– Le connaissez-vous, le voleur ?

Un pli de malice normande rida la grosse bouche de Lecacheur quirépondit :

– Pour l’connaître, non, je l’connais point, vu que j’l’ai pasvu vôler. Si j’l’avais vu, j’y aurais fait manger tout cru, poil etchair, sans un coup d’cidre pour l’faire passer. Pour lors, pourdire qui c’est, je l’dirai point, nonobstant, que j’crais qu’c’estçu propre à rien de Polyte.

Alors il expliqua longuement ses histoires avec Polyte, ledépart de ce valet, son mauvais regard, des propos rapportés,accumulant des preuves insignifiantes et minutieuses.

Le brigadier, qui avait écouté avec grande attention tout envidant son verre de vin et en le remplissant ensuite, d’un gesteindifférent, se tourna vers son gendarme :

– Faudra voir chez la femme au berqué Severin, dit-il.

Le gendarme sourit et répondit par trois signes de tête.

Alors, Mme Lecacheur se rapprocha, et tout doucement, avec desruses de paysanne, interrogea à son tour le brigadier. Ce berger,Severin, un simple, une sorte de brute, élevé, dans un parc àmoutons, ayant grandi sur les côtes au milieu de ses bêtestrottantes et bêlantes, ne connaissant guère qu’elles au monde,avait cependant conservé au fond de l’âme l’instinct d’épargne dupaysan. Certes, il avait dû cacher, pendant des années et desannées, dans des creux d’arbre ou des trous de rocher tout ce qu’ilgagnait d’argent, soit en gardant les troupeaux, soit enguérissant, par des attouchements et des paroles, les entorses desanimaux (car le secret des rebouteux lui avait été transmis par unvieux berger qu’il avait remplacé). Or, un jour, il acheta, envente publique, un petit bien, masure et champ, d’une valeur detrois mille francs.

Quelques mois plus tard, on apprit qu’il se mariait. Il épousaitune servante connue pour ses mauvaises mœurs, la bonne ducabaretier. Les gars racontaient que cette fille, le sachant aisé,l’avait été trouver chaque nuit, dans sa hutte, et l’avait pris,l’avait conquis, l’avait conduit au mariage, peu à peu, de soir ensoir.

Puis, ayant passé par la mairie et par l’église, elle habitaitmaintenant la maison achetée par son homme, tandis qu’il continuaità garder ses troupeaux, nuit et jour, à travers les plaines.

Et le brigadier ajouta :

– V’là trois semaines que Polyte couche avec elle, vu qu’il n’apas d’abri, ce maraudeur.

Le gendarme se permit un mot :

– Il prend la couverture au berger.

Mme Lecacheur, saisie d’une rage nouvelle, d’une rage accrue parune colère de femme mariée contre le dévergondage, s’écria :

– C’est elle, j’en suis sûre. Allez-y. Ah ! les bougres devoleux !

Mais le brigadier ne s’émut pas :

– Minute, dit-il. Attendons midi, vu qu’il y vient dîner chaquejour. Je les pincerai le nez dessus.

Et le gendarme souriait, séduit par l’idée de son chef ; etLecacheur aussi souriait maintenant, car l’aventure du berger luisemblait comique, les maris trompés étant toujours plaisants.

Midi venait de sonner, quand le brigadier Sénateur, suivi de sonhomme, frappa trois coups légers à la porte d’une petite maisonisolée, plantée au coin d’un bois, à cinq cents mètres duvillage.

Ils s’étaient collés contre le mur afin de n’être pas vus dudedans ; et ils attendirent. Au bout d’une minute ou deux,comme personne ne répondait, le brigadier frappa de nouveau. Lelogis semblait inhabité tant il était silencieux, mais le gendarmeLenient, qui avait l’oreille fine, annonça qu’on remuait àl’intérieur.

Alors Sénateur se fâcha. Il n’admettait point qu’on résistât uneseconde à l’autorité et, heurtant le mur du pommeau de son sabre,il cria :

– Ouvrez, au nom de la loi !

Cet ordre demeurant toujours inutile, il hurla :

– Si vous n’obéissez pas, je fais sauter la serrure. Je suis lebrigadier de gendarmerie, nom de Dieu ! Attention,Lenient.

Il n’avait point fini de parler que la porte était ouverte, etSénateur avait devant lui une grosse fille très rouge, joufflue,dépoitraillée, ventrue, large des hanches, une sorte de femellesanguine et bestiale, la femme du berger Severin.

Il entra.

– Je viens vous rendre visite, rapport à une petite enquête,dit-il.

Et il regardait autour de lui. Sur la table, une assiette, unpot à cidre, un verre à moitié plein annonçaient un repas commencé.Deux couteaux traînaient côte à côte. Et le gendarme malin clignade l’œil à son chef.

– Ça sent bon, dit celui-ci.

– On jurerait du lapin sauté, ajouta Lenient très gai.

– Voulez-vous un verre de fine ? demanda la paysanne.

– Non, merci. Je voudrais seulement la peau du lapin que vousmangez.

Elle fit l’idiote ; mais elle tremblait.

– Qué lapin ?

Le brigadier s’était assis et s’essuyait le front avecsérénité.

– Allons, allons, la patronne, vous ne nous ferez pas accroireque vous vous nourrissiez de chiendent. Que mangiez-vous, là, touteseule, pour votre dîner ?

– Mé, rien de rien, j’vous jure. Un p’tieu d’beurre sul’pain.

– Mazette, la bourgeoise, un p’tieu d’beurre su l’pain… vousfaites erreur. C’est un p’tieu d’beurre sur le lapin qu’il fautdire. Bougre ! il sent bon vot’beurre, nom de Dieu !c’est du beurre de choix, du beurre d’extra, du beurre de noce, dubeurre à poil, pour sûr, c’est pas du beurre de ménage, çubeurre-là !

Le gendarme se tordait et répétait :

– Pour sûr, c’est pas du beurre de ménage.

Le brigadier Sénateur étant farceur, toute la gendarmerie étaitdevenue facétieuse.

Il reprit :

– Ous’qu’il est vot’beurre ?

– Mon beurre ?

– Oui, vot’beurre.

– Mais dans l’pot.

– Alors, ous’qu’il est l’pot ?

– Qué pot ?

– L’pot à beurre, pardi !

– Le v’là.

Elle alla chercher une vieille tasse au fond de laquelle gisaitune couche de beurre rance et salé.

Le brigadier le flaira et, remuant le front :

– C’est pas l’même. Il me faut l’beurre qui sent le lapin sauté.Allons, Lenient, ouvrons l’œil ; vois su l’buffet, mongarçon ; mé j’vas guetter sous le lit.

Ayant donc fermé la porte, il s’approcha du lit et le vouluttirer ; mais le lit tenait au mur, n’ayant pas été déplacédepuis plus d’un demi-siècle apparemment. Alors le brigadier sepencha, et fit craquer son uniforme. Un bouton venait desauter.

– Lenient, dit-il ?

– Mon brigadier ?

– Viens, mon garçon, viens au lit, moi je suis trop long pourvoir dessous. Je me charge du buffet.

Donc, il se releva, et attendit, debout, que son homme eûtexécuté l’ordre.

Lenient, court et rond, ôta son képi, se jeta sur le ventre, etcollant son front par terre, regarda longtemps le creux noir sousla couche. Puis, soudain, il s’écria :

– Je l’tiens ! Je l’tiens !

Le brigadier Sénateur se pencha sur son homme :

– Qué que tu tiens, le lapin ?

– Non, l’voleux !

– L’voleux ! Amène, amène !

Les deux bras du gendarme allongés sous le lit avaientappréhendé quelque chose, et il tirait de toute sa force. Un pied,chaussé d’un gros soulier, parut enfin, qu’il tenait de sa maindroite.

Le brigadier le saisit : « Hardi ! hardi ! tire !»

Lenient, à genoux maintenant, tirait sur l’autre jambe. Mais labesogne était rude, car le captif gigotait ferme, ruait et faisaitgros dos, s’arc-boutant de la croupe à la traverse du lit.

– Hardi ! hardi ! tire, criait Sénateur.

Et ils tiraient de toute leur force, si bien que la barre debois céda et l’homme sortit jusqu’à la tête, dont il se servitencore pour s’accrocher à sa cachette.

La figure parut enfin, la figure furieuse et consternée dePolyte dont les bras demeuraient étendus sous le lit.

– Tire ! criait toujours le brigadier.

Alors un bruit bizarre se fit entendre ; et, comme les brass’en venaient à la suite des épaules, les mains se montrèrent à lasuite des bras et, dans les mains, la queue d’une casserole, et, aubout de la queue, la casserole elle-même, qui contenait un lapinsauté.

– Nom de Dieu, de Dieu, de Dieu, de Dieu ! hurlait lebrigadier fou de joie, tandis que Lenient s’assurait del’homme.

Et la peau du lapin, preuve accablante, dernière et terriblepièce à conviction, fut découverte dans la paillasse.

Alors les gendarmes rentrèrent en triomphe au village avec leprisonnier et leurs trouvailles.

Huit jours plus tard, la chose ayant fait grand bruit, maîtreLecacheur, en entrant à la mairie pour y conférer avec le maîtred’école, apprit que le berger Severin l’y attendait depuis uneheure.

L’homme était assis sur une chaise, dans un coin, son bâtonentre les jambes. En apercevant le maire, il se leva, ôta sonbonnet, salua d’un :

– Bonjou, maît’Cacheux.

Puis demeura debout, craintif, gêné.

– Qu’est-ce que vous demandez ? dit le fermier.

– V’là, maît’Cacheux. C’est-i véridique qu’on a vôlé un lapincheux vous, l’aut’semaine ?

– Mais oui, c’est vrai, Severin.

– Ah ! ben, pour lors c’est véridique ?

– Oui, mon brave.

– Qué qui l’a vôlé, çu lapin ?

– C’est Polyte Ancas, l’journalier.

– Ben, ben. C’est-i véridique itou qu’on l’a trouvé sous monlit ?

– Qui ça, le lapin ?

– Le lapin et pi Polyte, l’un au bout d’l’autre.

– Oui, mon pauv’e Severin. C’est vrai.

– Pour lors, c’est véridique ?

– Oui. Qu’est-ce qui vous a donc contéc’t’histoire-là ?

– Un p’tieu tout l’monde. Je m’entends. Et pi, et pi, vous n’ensavez long su l’mariage, vu qu’vous les faites, vous qu’êtesmaire.

– Comment sur le mariage ?

– Oui, rapport au drait.

– Comment rapport au droit ?

– Rapport au drait d’l’homme et pi au drait d’la femme.

– Mais, oui.

– Eh ! ben, dites-mé, maît’Cacheux, ma femme a-t-i l’draitde coucher avé Polyte ?

– Comment, de coucher avec Polyte ?

– Oui, c’est-i son drait, vu la loi, et pi vu qu’alle est mafemme, de coucher avec Polyte ?

– Mais non, mais non, c’est pas son droit.

– Si je l’y r’prends, j’ai-t-i l’drait de li fout’des coups, mé,à elle et pi à li itou ?

– Mais… mais… mais oui.

– C’est ben, pour lors. J’vas vous dire. Eune nuit, vuqu’j’avais d’z’idées, j’rentrai, l’aute semaine, et j’les ytrouvai, qu’i n’étaient point dos à dos. J’foutis Polyte coucherdehors ; mais c’est tout, vu que je savais point mon drait.C’te fois-ci, j’les vis point. Je l’sais par l’s autres. C’estfini, n’en parlons pu. Mais si j’les r’pince… nom d’un nom, sij’les r’pince. Je leur ferai passer l’goût d’la rigolade,maît’Cacheux, aussi vrai que je m’nomme Severin…

Chapitre 6Un Soir

Le Kléber avait stoppé, et je regardais de mes yeux ravisl’admirable golfe de Bougie qui s’ouvrait devant nous. Les forêtskabyles couvraient les hautes montagnes ; les sables jaunes,au loin, faisaient à la mer une rive de poudre d’or, et le soleiltombait en torrents de feu sur les maisons blanches de la petiteville.

La brise chaude, la brise d’Afrique, apportait à mon cœur joyeuxl’odeur du désert, l’odeur du grand continent mystérieux où l’hommedu Nord ne pénètre guère. Depuis trois mois, j’errais sur le bordde ce monde profond et inconnu, sur le rivage de cette terrefantastique de l’autruche, du chameau, de la gazelle, del’hippopotame, du gorille, de l’éléphant et du nègre. J’avais vul’Arabe galoper dans le vent, comme un drapeau qui flotte et voleet passe, j’avais couché sous la tente brune, dans la demeurevagabonde de ces oiseaux blancs du désert. J’étais ivre de lumière,de fantaisie et d’espace.

Maintenant, après cette dernière excursion, il faudrait partir,retourner en France, revoir Paris, la ville du bavardage inutile,des soucis médiocres et des poignées de mains sans nombre. Jedirais adieu aux choses aimées, si nouvelles, à peine entrevues,tant regrettées.

Une flotte de barques entourait le paquebot. Je sautai dansl’une d’elles où ramait un négrillon, et je fus bientôt sur lequai, près de la vieille porte sarrazine, dont la ruine grise, àl’entrée de la cité kabyle, semble un écusson de noblesseantique.

Comme je demeurais debout sur le port, à côté de ma valise,regardant sur la rade le gros navire à l’ancre, et stupéfaitd’admiration devant cette côte unique, devant ce cirque demontagnes baignées par les flots bleus, plus beau que celui deNaples, aussi beau que ceux d’Ajaccio et de Porto, en Corse, unelourde main me tomba sur l’épaule.

Je me retournai et je vis un grand homme à barbe longue, coifféd’un chapeau de paille, vêtu de flanelle blanche, debout à côté demoi, et me dévisageant de ses yeux bleus :

– N’êtes-vous pas mon ancien camarade de pension ?dit-il.

– C’est possible. Comment vous appelez-vous ?

– Trémoulin.

– Parbleu ! Tu étais mon voisin d’études.

– Ah ! vieux, je t’ai reconnu du premier coup, moi.

Et la longue barbe se frotta sur mes joues.

Il semblait si content, si gai, si heureux de me voir, que, parun élan d’amical égoïsme, je serrai fortement les deux mains de cecamarade de jadis, et que je me sentis moi-même très satisfait del’avoir ainsi retrouvé.

Trémoulin avait été pour moi pendant quatre ans le plus intime,le meilleur de ces compagnons d’études que nous oublions si vite àpeine sortis du collège. C’était alors un grand corps mince, quisemblait porter une tête trop lourde, une grosse tête ronde,pesante, inclinant le cou tantôt à droite, tantôt à gauche, etécrasant la poitrine étroite de ce haut collégien à longuesjambes.

Très intelligent, doué d’une facilité merveilleuse, d’une raresouplesse d’esprit, d’une sorte d’intuition instinctive pour toutesles études littéraires, Trémoulin était le grand décrocheur de prixde notre classe. On demeurait convaincu au collège qu’ildeviendrait un homme illustre, un poète sans doute, car il faisaitdes vers et il était plein d’idées ingénieusement sentimentales.Son père, pharmacien dans le quartier du Panthéon, ne passait paspour riche.

Aussitôt après le baccalauréat, je l’avais perdu de vue.

– Qu’est-ce que tu fais ici ? m’écriai-je.

Il répondit en souriant :

– Je suis colon.

– Bah ! Tu plantes ?

– Et je récolte.

– Quoi ?

– Du raisin, dont je fais du vin.

– Et ça va ?

– Ça va très bien.

– Tant mieux, mon vieux.

– Tu allais à l’hôtel ?

– Mais, oui.

– Eh bien, tu iras chez moi.

– Mais !…

– C’est entendu.

Et il dit au négrillon qui surveillait nos mouvements :

– Chez moi, Ali.

Ali répondit :

– Foui, moussi.

Puis se mit à courir, ma valise sur l’épaule, ses pieds noirsbattant la poussière.

Trémoulin me saisit le bras, et m’emmena. D’abord il me posa desquestions sur mon voyage, sur mes impressions, et, voyant monenthousiasme, parut m’en aimer davantage.

Sa demeure était une vieille maison mauresque à cour intérieure,sans fenêtres sur la rue, et dominée par une terrasse qui dominaitelle-même celles des maisons voisines, et le golfe et les forêts,les montagnes, la mer.

Je m’écriai :

– Ah ! voilà ce que j’aime, tout l’Orient m’entre dans lecœur en ce logis. Cristi ! que tu es heureux de vivreici ! Quelles nuits tu dois passer sur cette terrasse !Tu y couches ?

– Oui, j’y dors pendant l’été. Nous y monterons ce soir.Aimes-tu la pêche ?

– Quelle pêche ?

– La pêche au flambeau.

– Mais oui, je l’adore.

– Eh bien, nous irons, après dîner. Puis nous reviendronsprendre des sorbets sur mon toit.

Après que je me fus baigné, il me fit visiter la ravissanteville kabyle, une vraie cascade de maisons blanches dégringolant àla mer, puis nous rentrâmes comme le soir venait, et après unexquis dîner nous descendîmes vers le quai.

On ne voyait plus rien que les feux des rues et les étoiles, ceslarges étoiles luisantes, scintillantes, du ciel d’Afrique.

Dans un coin du port, une barque attendait. Dès que nous fûmesdedans, un homme dont je n’avais point distingué le visage se mit àramer pendant que mon ami préparait le brasier qu’il allumeraittout à l’heure. Il me dit :

– Tu sais, c’est moi qui manie la fouine. Personne n’est plusfort que moi.

– Mes compliments.

Nous avions contourné une sorte de môle et nous étions,maintenant, dans une petite baie pleine de hauts rochers dont lesombres avaient l’air de tours bâties dans l’eau, et je m’aperçus,tout à coup, que la mer était phosphorescente. Les avirons qui labattaient lentement, à coups réguliers, allumaient dedans, à chaquetombée, une lueur mouvante et bizarre qui traînait ensuite au loinderrière nous, en s’éteignant. Je regardais, penché, cette couléede clarté pâle, émiettée par les rames, cet inexprimable feu de lamer, ce feu froid qu’un mouvement allume et qui meurt dès que leflot se calme. Nous allions dans le noir, glissant sur cette lueur,tous les trois.

Où allions-nous ? Je ne voyais point mes voisins, je nevoyais rien que ce remous lumineux et les étincelles d’eauprojetées par les avirons. Il faisait chaud, très chaud. L’ombresemblait chauffée dans un four, et mon cœur se troublait de cevoyage mystérieux avec ces deux hommes dans cette barquesilencieuse.

Des chiens, les maigres chiens arabes au poil roux, au nezpointu, aux yeux luisants, aboyaient au loin, comme ils aboienttoutes les nuits sur cette terre démesurée, depuis les rives de lamer jusqu’au fond du désert où campent les tribus arabes. Lesrenards, les chacals, les hyènes, répondaient ; et non loin delà, sans doute, quelque lion solitaire devait grogner dans unegorge de l’Atlas.

Soudain, le rameur s’arrêta. Où étions-nous ? Un petitbruit grinça près de moi. Une flamme d’allumette apparut, et je visune main, rien qu’une main, portant cette flamme légère vers lagrille de fer suspendue à l’avant du bateau et chargée de boiscomme un bûcher flottant.

Je regardais, surpris, comme si cette vue eût été troublante etnouvelle, et je suivis avec émotion la petite flamme touchant aubord de ce foyer une poignée de bruyères sèches qui se mirent àcrépiter.

Alors, dans la nuit endormie, dans la lourde nuit brûlante, ungrand feu clair jaillit, illuminant, sous un dais de ténèbrespesant sur nous, la barque et deux hommes, un vieux matelot maigre,blanc et ridé, coiffé d’un mouchoir noué sur la tête, et Trémoulin,dont la barbe blonde luisait.

– Avant ! dit-il.

L’autre rama, nous remettant en marche, au milieu d’un météore,sous le dôme d’ombre mobile qui se promenait avec nous. Trémoulin,d’un mouvement continu, jetait du bois sur le brasier qui flambait,éclatant et rouge.

Je me penchai de nouveau et j’aperçus le fond de la mer. Àquelques pieds sous le bateau il se déroulait lentement, à mesureque nous passions, l’étrange pays de l’eau, de l’eau qui vivifie,comme l’air du ciel, des plantes et des bêtes. Le brasier enfonçantjusqu’aux rochers sa vive lumière, nous glissions sur des forêtssurprenantes d’herbes rousses, roses, vertes, jaunes. Entre elleset nous une glace admirablement transparente, une glace liquide,presque invisible, les rendait féeriques, les reculait dans unrêve, dans le rêve qu’éveillent les océans profonds. Cette ondeclaire si limpide, qu’on ne distinguait point, qu’on devinaitplutôt, mettait entre ces étranges végétations et nous quelquechose de troublant comme le doute de la réalité, les faisaitmystérieuses comme les paysages des songes.

Quelquefois les herbes venaient jusqu’à la surface, pareilles àdes cheveux, à peine remuées par le lent passage de la barque.

Au milieu d’elles, de minces poissons d’argent filaient,fuyaient, vus une seconde et disparus. D’autres, endormis encore,flottaient suspendus au milieu de ces broussailles d’eau, luisantset fluets, insaisissables. Souvent un crabe courait vers un troupour se cacher, ou bien une méduse bleuâtre et transparente, àpeine visible, fleur d’azur pâle, vraie fleur de mer, laissaittraîner son corps liquide dans notre léger remous ; puis,soudain, le fond disparaissait, tombé plus bas, très loin, dans unbrouillard de verre épaissi. On voyait vaguement alors de grosrochers et des varechs sombres, à peine éclairés par lebrasier.

Trémoulin, debout à l’avant, le corps penché, tenant aux mainsle long trident aux pointes aiguës qu’on nomme la fouine, guettaitles rochers, les herbes, le fond changeant de la mer, avec un œilardent de bête qui chasse.

Tout à coup, il laissa glisser dans l’eau, d’un mouvement vif etdoux, la tête fourchue de son arme, puis il la lança comme on lanceune flèche, avec une telle promptitude qu’elle saisit à la courseun grand poisson fuyant devant nous.

Je n’avais rien vu que le geste de Trémoulin, mais je l’entendisgrogner de joie, et, comme il levait sa fouine dans la clarté dubrasier, j’aperçus une bête qui se tordait traversée par les dentsde fer. C’était un congre. Après l’avoir contemplé et me l’avoirmontré en le promenant au-dessus de la flamme, mon ami le jeta dansle fond du bateau. Le serpent de mer, le corps percé de cinqplaies, glissa, rampa, frôlant mes pieds, cherchant un trou pourfuir, et, ayant trouvé entre les membrures du bateau une flaqued’eau saumâtre, il s’y blottit, s’y roula presque mort déjà.

Alors, de minute en minute, Trémoulin cueillit, avec une adressesurprenante, avec une rapidité foudroyante, avec une sûretémiraculeuse, tous les étranges vivants de l’eau salée. Je voyaistour à tour passer au-dessus du feu, avec des convulsions d’agonie,des loups argentés, des murènes sombres tachetées de sang, desrascasses hérissées de dards, et des sèches, animaux bizarres quicrachaient de l’encre et faisaient la mer toute noire pendantquelques instants, autour du bateau.

Cependant je croyais sans cesse entendre des cris d’oiseauxautour de nous, dans la nuit, et je levais la tête m’efforçant devoir d’où venaient ces sifflements aigus, proches ou lointains,courts ou prolongés. Ils étaient innombrables, incessants, comme siune nuée d’ailes eût plané sur nous, attirées sans doute par laflamme. Parfois, ces bruits semblaient tromper l’oreille et sortirde l’eau.

Je demandai :

– Qui est-ce qui siffle ainsi ?

– Mais ce sont les charbons qui tombent.

C’était en effet le brasier semant sur la mer une pluie debrindilles en feu. Elles tombaient rouges ou flambant encore ets’éteignaient avec une plainte douce, pénétrante, bizarre, tantôtun vrai gazouillement, tantôt un appel court d’émigrant qui passe.Des gouttes de résine ronflaient comme des balles ou comme desfrelons et mouraient brusquement en plongeant. On eût dit vraimentdes voix d’êtres, une inexprimable et frêle rumeur de vie errantdans l’ombre tout près de nous.

Trémoulin cria soudain :

– Ah… la gueuse !

Il lança sa fouine, et, quand il la releva, je vis, enveloppantles dents de la fourchette, et collée au bois, une sorte de grandeloque de chair rouge qui palpitait, remuait, enroulant et déroulantde longues et molles et fortes lanières couvertes de suçoirs autourdu manche du trident. C’était une pieuvre.

Il approcha de moi cette proie, et je distinguai les deux grosyeux du monstre qui me regardaient, des yeux saillants, troubles etterribles, émergeant d’une sorte de poche qui ressemblait à unetumeur. Se croyant libre, la bête allongea lentement un de sesmembres dont je vis les ventouses blanches ramper vers moi. Lapointe en était fine comme un fil, et dès que cette jambe dévorantese fut accrochée au banc, une autre se souleva, se déploya pour lasuivre. On sentait là-dedans, dans ce corps musculeux et mou, danscette ventouse vivante, rougeâtre et flasque, une irrésistibleforce. Trémoulin avait ouvert son couteau, et d’un coup brusque, ille plongea entre les yeux.

On entendit un soupir, un bruit d’air qui s’échappe ; et lepoulpe cessa d’avancer.

Il n’était pas mort cependant, car la vie est tenace en cescorps nerveux, mais sa vigueur était détruite, sa pompe crevée, ilne pouvait plus boire le sang, sucer et vider la carapace descrabes.

Trémoulin, maintenant, détachait du bordage, comme pour joueravec cet agonisant, ses ventouses impuissantes, et, saisi soudainpar une étrange colère, il cria :

– Attends, je vas te chauffer les pieds.

D’un coup de trident il le reprit et, l’élevant de nouveau, ilfit passer contre la flamme, en les frottant aux grilles de ferrougies du brasier, les fines pointes de chair des membres de lapieuvre.

Elles crépitèrent en se tordant, rougies, raccourcies par lefeu ; et j’eus mal jusqu’au bout des doigts de la souffrancede l’affreuse bête.

– Oh ! ne fais pas ça, criai-je.

Il répondit avec calme :

– Bah ! c’est assez bon pour elle.

Puis il rejeta dans le bateau la pieuvre crevée et mutilée quise traîna entre mes jambes, jusqu’au trou plein d’eau saumâtre, oùelle se blottit pour mourir au milieu des poissons morts.

Et la pêche continua longtemps, jusqu’à ce que le bois vînt àmanquer.

Quand il n’y en eut plus assez pour entretenir le feu, Trémoulinprécipita dans l’eau le brasier tout entier, et la nuit, suspenduesur nos têtes par la flamme éclatante, tomba sur nous, nousensevelit de nouveau dans ses ténèbres.

Le vieux se remit à ramer, lentement, à coups réguliers. Oùétait le port, où était la terre ? où étaient l’entrée dugolfe et la large mer ? Je n’en savais rien. Le poulpe remuaitencore près de mes pieds, et je souffrais dans les ongles comme sion me les eût brûlés aussi. Soudain, j’aperçus des lumières ;on rentrait au port.

– Est-ce que tu as sommeil ? demanda mon ami.

– Non, pas du tout.

– Alors, nous allons bavarder un peu sur mon toit.

– Bien volontiers.

Au moment où nous arrivions sur cette terrasse, j’aperçus lecroissant de la lune qui se levait derrière les montagnes. Le ventchaud glissait par souffles lents, plein d’odeurs légères, presqueimperceptibles, comme s’il eût balayé sur son passage la saveur desjardins et des villes de tous les pays brûlés du soleil.

Autour de nous, les maisons blanches aux toits carrésdescendaient vers la mer, et sur ces toits on voyait des formeshumaines couchées ou debout, qui dormaient ou qui rêvaient sous lesétoiles, des familles entières roulées en de longs vêtements deflanelle et se reposant, dans la nuit calme, de la chaleur dujour.

Il me sembla tout à coup que l’âme orientale entrait en moi,l’âme poétique et légendaire des peuples simples aux penséesfleuries. J’avais le cœur plein de la Bible et des Mille et UneNuits ; j’entendais des prophètes annoncer des miracles et jevoyais sur les terrasses de palais passer des princesses enpantalons de soie, tandis que brûlaient, en des réchauds d’argent,des essences fines dont la fumée prenait des formes de génies.

Je dis à Trémoulin :

– Tu as de la chance d’habiter ici.

Il répondit :

– C’est le hasard qui m’y a conduit.

– Le hasard ?

– Oui, le hasard et le malheur.

– Tu as été malheureux ?

– Très malheureux.

Il était debout, devant moi, enveloppé de son burnous, et savoix me fit passer un frisson sur la peau, tant elle me sembladouloureuse.

Il reprit après un moment de silence :

– Je peux te raconter mon chagrin. Cela me fera peut-être dubien d’en parler.

– Raconte.

– Tu le veux ?

– Oui.

– Voilà. Tu te rappelles bien ce que j’étais au collège : unemanière de poète élevé dans une pharmacie. Je rêvais de faire deslivres, et j’essayai, après mon baccalauréat. Cela ne me réussitpas. Je publiai un volume de vers, puis un roman, sans vendredavantage l’un que l’autre, puis une pièce de théâtre qui ne futpas jouée.

Alors, je devins amoureux. Je ne te raconterai pas ma passion. Àcôté de la boutique de papa, il y avait un tailleur, lequel étaitpère d’une fille. Je l’aimai. Elle était intelligente, ayantconquis ses diplômes d’instruction supérieure, et avait un espritvif, sautillant, très en harmonie, d’ailleurs, avec sa personne. Onlui eût donné quinze ans bien qu’elle en eût plus de vingt-deux.C’était une toute petite femme, fine de traits, de lignes, de ton,comme une aquarelle délicate. Son nez, sa bouche, ses yeux bleus,ses cheveux blonds, son sourire, sa taille, ses mains, tout celasemblait fait pour une vitrine et non pour la vie à l’air. Pourtantelle était vive, souple et active incroyablement. J’en fus trèsamoureux. Je me rappelle deux ou trois promenades au jardin duLuxembourg, auprès de la fontaine de Médicis, qui demeurerontassurément les meilleures heures de ma vie. Tu connais, n’est-cepas, cet état bizarre de folie tendre qui fait que nous n’avonsplus de pensée que pour des actes d’adoration ? On devientvéritablement un possédé que hante une femme, et rien n’existe pluspour nous à côté d’elle.

Nous fûmes bientôt fiancés. Je lui communiquai mes projetsd’avenir qu’elle blâma. Elle ne me croyait ni poète, ni romancier,ni auteur dramatique, et pensait que le commerce, quand ilprospère, peut donner le bonheur parfait.

Renonçant donc à composer des livres, je me résignai à envendre, et j’achetai, à Marseille, la Librairie Universelle, dontle propriétaire était mort.

J’eus là trois bonnes années. Nous avions fait de notre magasinune sorte de salon littéraire où tous les lettrés de la villevenaient causer. On entrait chez nous comme on entre au cercle, eton échangeait des idées sur les livres, sur les poètes, sur lapolitique surtout. Ma femme, qui dirigeait la vente, jouissaitd’une vraie notoriété dans la ville. Quant à moi, pendant qu’onbavardait au rez-de-chaussée, je travaillais dans mon cabinet dupremier qui communiquait avec la librairie par un escaliertournant. J’entendais les voix, les rires, les discussions, et jecessais d’écrire parfois, pour écouter. Je m’étais mis en secret àcomposer un roman – que je n’ai pas fini.

Les habitués les plus assidus étaient M. Montina, un rentier, ungrand garçon, un beau garçon, un beau du Midi, à poil noir, avecdes yeux complimenteurs, M. Barbet, un magistrat, deux commerçants,MM. Faucil et Labarrègue, et le général marquis de Flèche, le chefdu parti royaliste, le plus gros personnage de la province, unvieux de soixante-six ans.

Les affaires marchaient bien. J’étais heureux, très heureux.

Voilà qu’un jour, vers trois heures, en faisant des courses, jepassai par la rue Saint-Ferréol et je vis sortir soudain d’uneporte une femme dont la tournure ressemblait si fort à celle de lamienne que je me serais dit : « C’est elle ! » si je nel’avais laissée, un peu souffrante, à la boutique une heure plustôt. Elle marchait devant moi, d’un pas rapide, sans se retourner.Et je me mis à la suivre presque malgré moi, surpris, inquiet.

Je me disais : « Ce n’est pas elle. Non. C’est impossible,puisqu’elle avait la migraine. Et puis qu’aurait-elle été fairedans cette maison ? »

Je voulus cependant en avoir le cœur net, et je me hâtai pour larejoindre. M’a-t-elle senti ou deviné ou reconnu à mon pas, je n’ensais rien, mais elle se retourna brusquement. C’était elle !En me voyant elle rougit beaucoup et s’arrêta, puis, souriant :

– Tiens, te voilà ?

J’avais le cœur serré.

– Oui. Tu es donc sortie ? Et ta migraine ?

– Ça allait mieux, j’ai été faire une course.

– Où donc ?

– Chez Lacaussade, rue Cassinelli, pour une commande decrayons.

Elle me regardait bien en face. Elle n’était plus rouge, maisplutôt un peu pâle. Ses yeux clairs et limpides, – ah ! lesyeux des femmes ! – semblaient pleins de vérité, mais jesentis vaguement, douloureusement, qu’ils étaient pleins demensonge. Je restais devant elle plus confus, plus embarrassé, plussaisi qu’elle-même, sans oser rien soupçonner, mais sûr qu’ellementait. Pourquoi ? je n’en savais rien.

Je dis seulement :

– Tu as bien fait de sortir si ta migraine va mieux.

– Oui, beaucoup mieux.

– Tu rentres ?

– Mais oui.

Je la quittai, et m’en allai seul, par les rues. Que sepassait-il ? J’avais eu, en face d’elle, l’intuition de safausseté. Maintenant je n’y pouvais croire ; et quand jerentrai pour dîner, je m’accusais d’avoir suspecté, même uneseconde, sa sincérité.

As-tu été jaloux, toi ? oui ou non, qu’importe ! Lapremière goutte de jalousie était tombée sur mon cœur. Ce sont desgouttes de feu. Je ne formulais rien, je ne croyais rien. Je savaisseulement qu’elle avait menti. Songe que tous les soirs, quand nousrestions en tête à tête, après le départ des clients et des commis,soit qu’on allât flâner jusqu’au port, quand il faisait beau, soitqu’on demeurât à bavarder dans mon bureau, s’il faisait mauvais, jelaissais s’ouvrir mon cœur devant elle avec un abandon sansréserve, car je l’aimais. Elle était une part de ma vie, la plusgrande, et toute ma joie. Elle tenait dans ses petites mains mapauvre âme captive, confiante et fidèle.

Pendant les premiers jours, ces premiers jours de doute et dedétresse avant que le soupçon se précise et grandisse, je me sentisabattu et glacé comme lorsqu’une maladie couve en nous. J’avaisfroid sans cesse, vraiment froid, je ne mangeais plus, je nedormais pas.

Pourquoi avait-elle menti ? Que faisait-elle dans cettemaison ? J’y étais entré pour tâcher de découvrir quelquechose. Je n’avais rien trouvé. Le locataire du premier, untapissier, m’avait renseigné sur tous ses voisins, sans que rien neme jetât sur une piste. Au second habitait une sage-femme, autroisième une couturière et une manucure, dans les combles deuxcochers avec leurs familles.

Pourquoi avait-elle menti ? Il lui aurait été si facile deme dire qu’elle venait de chez la couturière ou de chez lamanucure. Oh ! quel désir j’ai eu de les interrogeraussi ! Je ne l’ai pas fait de peur qu’elle en fût prévenue etqu’elle connût mes soupçons.

Donc, elle était entrée dans cette maison et me l’avait caché.Il y avait un mystère. Lequel ? Tantôt j’imaginais des raisonslouables, une bonne œuvre dissimulée, un renseignement à chercher,je m’accusais de la suspecter. Chacun de nous n’a-t-il pas le droitd’avoir ses petits secrets innocents, une sorte de seconde vieintérieure dont on ne doit compte à personne ? Un homme, parcequ’on lui a donné pour compagne une jeune fille, peut-il exigerqu’elle ne pense et ne fasse plus rien sans l’en prévenir avant ouaprès ? Le mot mariage veut-il dire renoncement à touteindépendance, à toute liberté ? Ne se pouvait-il faire qu’elleallât chez une couturière sans me le dire ou qu’elle secourût lafamille d’un des cochers ? Ne se pouvait-il aussi que savisite dans cette maison, sans être coupable, fût de nature à être,non pas blâmée, mais critiquée par moi ? Elle me connaissaitjusque dans mes manies les plus ignorées et craignait peut-être,sinon un reproche, du moins une discussion. Ses mains étaient fortjolies, et je finis par supposer qu’elle les faisait soigner encachette par la manucure du logis suspect et qu’elle ne l’avouaitpoint pour ne pas paraître dissipatrice. Elle avait de l’ordre, del’épargne, mille précautions de femme économe et entendue auxaffaires. En confessant cette petite dépense de coquetterie elle seserait sans doute jugée amoindrie à mes yeux. Les femmes ont tantde subtilités et de roueries natives dans l’âme.

Mais tous mes raisonnements ne me rassuraient point. J’étaisjaloux. Le soupçon me travaillait, me déchirait, me dévorait. Cen’était pas encore un soupçon, mais le soupçon. Je portais en moiune douleur, une angoisse affreuse, une pensée encore voilée – oui,une pensée avec un voile dessus – ce voile, je n’osais pas lesoulever, car, dessous, je trouverais un horrible doute… Unamant !… N’avait-elle pas un amant ?… Songe !songe ! Cela était invraisemblable, impossible… etpourtant ?…

La figure de Montina passait sans cesse devant mes yeux. Je levoyais, ce grand bellâtre aux cheveux luisants, lui sourire dans levisage, et je me disais : « C’est lui. »

Je me faisais l’histoire de leur liaison. Ils avaient parlé d’unlivre ensemble, discuté l’aventure d’amour, trouvé quelque chosequi leur ressemblait, et de cette analogie avaient fait uneréalité.

Et je les surveillais, en proie au plus abominable supplice quepuisse endurer un homme. J’avais acheté des chaussures à semellesde caoutchouc afin de circuler sans bruit et je passais ma viemaintenant à monter et à descendre mon petit escalier en limaçonpour les surprendre. Souvent, même, je me laissais glisser sur lesmains, la tête la première, le long des marches, afin de voir cequ’ils faisaient. Puis je devais remonter à reculons, avec desefforts et une peine infinis, après avoir constaté que le commisétait en tiers.

Je ne vivais plus, je souffrais. Je ne pouvais plus penser àrien, ni travailler, ni m’occuper de mes affaires. Dès que jesortais, dès que j’avais fait cent pas dans la rue, je me disais :« Il est là », et je rentrais. Il n’y était pas. Jerepartais ! Mais à peine m’étais-je éloigné de nouveau, jepensais : « Il est venu, maintenant », et je retournais.

Cela durait tout le long des jours.

La nuit, c’était plus affreux encore, car je la sentais à côtéde moi, dans mon lit. Elle était là, dormant ou feignant dedormir ! Dormait-elle ? Non, sans doute. C’était encoreun mensonge ?

Je restais immobile, sur le dos, brûlé par la chaleur de soncorps, haletant et torturé. Oh ! quelle envie, une envieignoble et puissante, de me lever, de prendre une bougie et unmarteau, et, d’un seul coup, de lui fendre la tête, pour voirdedans ! J’aurais vu, je le sais bien, une bouillie decervelle et de sang, rien de plus. Je n’aurais pas su !Impossible de savoir ! Et ses yeux ! Quand elle meregardait, j’étais soulevé par des rages folles. On la regarde –elle vous regarde ! Ses yeux sont transparents, candides – etfaux, faux, faux ! et on ne peut deviner ce qu’elle pense,derrière. J’avais envie d’enfoncer des aiguilles dedans, de creverces glaces de fausseté.

Ah ! comme je comprends l’inquisition ! Je lui auraistordu les poignets dans des manchettes de fer. – Parle…avoue !… Tu ne veux pas ? attends !… – Je lui auraisserré la gorge doucement… – Parle, avoue ! tu ne veuxpas ?… – et j’aurais serré, serré, jusqu’à la voir râler,suffoquer, mourir… Ou bien je lui aurais brûlé les doigts sur lefeu… Oh ! cela, avec quel bonheur je l’aurais fait !… –Parle… parle donc… Tu ne veux pas ? – Je les aurais tenus surles charbons, ils auraient été grillés, par le bout… et elle auraitparlé… certes !… elle aurait parlé…

Trémoulin, dressé, les poings fermés, criait. Autour de nous,sur les toits voisins, les ombres se soulevaient, se réveillaient,écoutaient, troublées dans leur repos.

Et moi, ému, capté par un intérêt puissant, je voyais devantmoi, dans la nuit, comme si je l’avais connue, cette petite femme,ce petit être blond, vif et rusé. Je la voyais vendre ses livres,causer avec les hommes que son air d’enfant troublait, et je voyaisdans sa fine tête de poupée les petites idées sournoises, lesfolles idées empanachées, les rêves de modistes parfumées au muscs’attachant à tous les héros des romans d’aventures. Comme lui jela suspectais, je la détestais, je la haïssais, je lui aurais aussibrûlé les doigts pour qu’elle avouât.

Il reprit, d’un ton plus calme :

– Je ne sais pas pourquoi je te raconte cela. Je n’en ai jamaisparlé à personne. Oui, mais je n’ai vu personne depuis deux ans. Jen’ai causé avec personne, avec personne ! Et cela mebouillonnait dans le cœur comme une boue qui fermente. Je la vide.Tant pis pour toi.

Eh bien, je m’étais trompé, c’était pis que ce que j’avais cru,pis que tout. Écoute. J’usai du moyen qu’on emploie toujours, jesimulai des absences. Chaque fois que je m’éloignais, ma femmedéjeunait dehors. Je ne te raconterai pas comment j’achetai ungarçon de restaurant pour la surprendre.

La porte de leur cabinet devait m’être ouverte, et j’arrivais, àl’heure convenue, avec la résolution formelle de les tuer. Depuisla veille je voyais la scène comme si elle avait déjà eulieu ! J’entrais ! Une petite table couverte de verres,de bouteilles et d’assiettes, la séparait de Montina. Leur surpriseétait telle en m’apercevant qu’ils demeuraient immobiles. Moi, sansdire un mot, j’abattais sur la tête de l’homme la canne plombéedont j’étais armé. Assommé d’un seul coup, il s’affaissait, lafigure sur la nappe ! Alors je me tournais vers elle, et jelui laissais le temps – quelques secondes – de comprendre et detordre ses bras vers moi, folle d’épouvante, avant de mourir à sontour. Oh ! j’étais prêt, fort, résolu et content, contentjusqu’à l’ivresse. L’idée du regard éperdu qu’elle me jetteraitsous ma canne levée, de ses mains tendues en avant, du cri de sagorge, de sa figure soudain livide et convulsée, me vengeaitd’avance. Je ne l’abattrais pas du premier coup, elle ! Tu metrouves féroce, n’est-ce pas ? Tu ne sais pas ce qu’onsouffre. Penser qu’une femme, épouse ou maîtresse, qu’on aime, sedonne à un autre, se livre à lui comme à vous, et reçoit ses lèvrescomme les vôtres ! C’est une chose atroce, épouvantable. Quandon a connu un jour cette torture, on est capable de tout. Oh !je m’étonne qu’on ne tue pas plus souvent, car tous ceux qui ontété trahis, tous, ont désiré tuer, ont joui de cette mort rêvée,ont fait, seuls dans leur chambre, ou sur une route déserte, hantéspar l’hallucination de la vengeance satisfaite, le gested’étrangler ou d’assommer.

Moi, j’arrivai à ce restaurant. Je demandai : « Ils sontlà ? » Le garçon vendu répondit : « Oui, monsieur », me fitmonter un escalier, et me montrant une porte : « Ici », dit-il. Jeserrais ma canne comme si mes doigts eussent été de fer.J’entrai.

J’avais bien choisi l’instant. Ils s’embrassaient, mais cen’était pas Montina. C’était le général de Flèche, le général quiavait soixante-six ans !

Je m’attendais si bien à trouver l’autre, que je demeuraiperclus d’étonnement.

Et puis… et puis… je ne sais pas encore ce qui se passa en moi…non… je ne sais pas ! Devant l’autre, j’aurais été convulsé defureur !… Devant celui-là, devant ce vieil homme ventru, auxjoues tombantes, je fus suffoqué par le dégoût. Elle, la petite,qui semblait avoir quinze ans, s’était donnée, livrée à ce groshomme presque gâteux, parce qu’il était marquis, général, l’ami etle représentant des rois détrônés. Non, je ne sais pas ce que jesentis, ni ce que je pensai. Ma main n’aurait pas pu frapper cevieux ! Quelle honte ! Non, je n’avais plus envie de tuerma femme, mais toutes les femmes qui peuvent faire des chosespareilles ! Je n’étais plus jaloux, j’étais éperdu comme sij’avais vu l’horreur des horreurs !

Qu’on dise ce qu’on voudra des hommes, ils ne sont point si vilsque cela ! Quand on en rencontre un qui s’est livré de cettefaçon, on le montre du doigt. L’époux ou l’amant d’une vieillefemme est plus méprisé qu’un voleur. Nous sommes propres, mon cher.Mais elles, elles, des filles, dont le cœur est sale ! Ellessont à tous, jeunes ou vieux, pour des raisons méprisables etdifférentes, parce que c’est leur profession, leur vocation et leurfonction. Ce sont les éternelles, inconscientes et sereinesprostituées qui livrent leur corps sans dégoût, parce qu’il estmarchandise d’amour, qu’elles le vendent ou qu’elles le donnent, auvieillard qui hante les trottoirs avec de l’or dans sa poche, oubien, pour la gloire, au vieux souverain lubrique, au vieil hommecélèbre et répugnant !…

Il vociférait comme un prophète antique, d’une voix furieuse,sous le ciel étoilé, criant, avec une rage de désespéré, la honteglorifiée de toutes les maîtresses des vieux monarques, la honterespectée de toutes les vierges qui acceptent de vieux époux, lahonte tolérée de toutes les jeunes femmes qui cueillent,souriantes, de vieux baisers.

Je les voyais, depuis la naissance du monde, évoquées, appeléespar lui, surgissant autour de nous dans cette nuit d’Orient, lesfilles, les belles filles à l’âme vile qui, comme les bêtesignorant l’âge du mâle, furent dociles à des désirs séniles. Ellesse levaient, servantes des patriarches chantées par la Bible, Agar,Ruth, les filles de Loth, la brune Abigaïl, la vierge de Sunnamqui, de ses caresses, ranimait David agonisant, et toutes lesautres, jeunes, grasses, blanches, patriciennes ou plébéiennes,irresponsables femelles d’un maître, chair d’esclave soumise,éblouie ou payée !

Je demandai :

– Qu’as-tu fait ?

Il répondit simplement :

– Je suis parti. Et me voici.

Alors nous restâmes l’un près de l’autre, longtemps, sansparler, rêvant !…

J’ai gardé de ce soir-là une impression inoubliable. Tout ce quej’avais vu, senti, entendu, deviné, la pêche, la pieuvre aussipeut-être, et ce récit poignant, au milieu des fantômes blancs, surles toits voisins, tout semblait concourir à une émotion unique.Certaines rencontres, certaines inexplicables combinaisons dechoses, contiennent assurément, sans que rien d’exceptionnel yapparaisse, une plus grande quantité de secrète quintessence de vieque celle dispersée dans l’ordinaire des jours.

Chapitre 7Les Epingles

– Ah ! mon cher, quelles rosses, les femmes !

– Pourquoi dis-tu ça ?

– C’est qu’elles m’ont joué un tour abominable.

– À toi ?

– Oui, à moi.

– Les femmes, ou une femme ?

– Deux femmes.

– Deux femmes en même temps ?

– Oui.

– Quel tour ?

Les deux jeunes gens était assis devant un grand café duboulevard et buvaient des liqueurs mélangées d’eau, ces apéritifsqui ont l’air d’infusions faites avec toutes les nuances d’uneboîte d’aquarelle.

Ils avaient à peu près le même âge : vingt-cinq à trente ans.L’un était blond et l’autre brun. Ils avaient la demi-élégance descoulissiers, des hommes qui vont à la Bourse et dans les salons,qui fréquentent partout, vivent partout, aiment partout. Le brunreprit :

– Je t’ai dit ma liaison, n’est-ce pas, avec cette petitebourgeoise rencontrée sur la plage de Dieppe ?

– Oui.

– Mon cher, tu sais ce que c’est. J’avais une maîtresse à Paris,une que j’aime infiniment, une vieille amie, une bonne amie, unehabitude enfin, et j’y tiens.

– À ton habitude ?

– Oui, à mon habitude et à elle. Elle est mariée aussi avec unbrave homme, que j’aime beaucoup également, un bon garçon trèscordial, un vrai camarade ! Enfin c’est une maison où j’avaislogé ma vie.

– Eh bien ?

– Eh bien ! ils ne peuvent pas quitter Paris, ceux-là, etje me suis trouvé veuf à Dieppe.

– Pourquoi allais-tu à Dieppe ?

– Pour changer d’air. On ne peut pas rester tout le temps sur leboulevard.

– Alors ?

– Alors j’ai rencontré sur la plage la petite dont je t’aiparlé.

– La femme du chef de bureau ?

– Oui. Elle s’ennuyait beaucoup. Son mari, d’ailleurs, ne venaitque tous les dimanches, et il est affreux. Je la comprendsjoliment. Donc, nous avons ri et dansé ensemble.

– Et le reste ?

– Oui, plus tard. Enfin, nous nous sommes rencontrés, nous noussommes plu, je le lui ai dit, elle me l’a fait répéter pour mieuxcomprendre, et elle n’y a pas mis d’obstacle.

– L’aimais-tu ?

– Oui, un peu ; elle est très gentille.

– Et l’autre ?

– L’autre était à Paris ! Enfin, pendant six semaines, ç’aété très bien et nous sommes rentrés ici dans les meilleurestermes. Est-ce que tu sais rompre avec une femme, toi, quand cettefemme n’a pas un tort à ton égard ?

– Oui, très bien.

– Comment fais-tu ?

– Je la lâche.

– Mais comment t’y prends-tu pour la lâcher ?

– Je ne vais plus chez elle.

– Mais si elle vient chez toi ?

– Je… n’y suis pas.

– Et si elle revient ?

– Je lui dit que je suis indisposé.

– Si elle te soigne ?

– Je… lui fais une crasse.

– Si elle l’accepte ?

– J’écris des lettres anonymes à son mari pour qu’il lasurveille les jours où je l’attends.

– Ça c’est grave ! Moi je n’ai pas de résistance. Je nesais pas rompre. Je les collectionne. Il y en a que je ne vois plusqu’une fois par an, d’autres tous les dix mois, d’autres au momentdu terme, d’autres les jours où elles ont envie de dîner aucabaret. Celles que j’ai espacées ne me gênent pas, mais j’aisouvent bien du mal avec les nouvelles pour les distancer unpeu.

– Alors…

– Alors, mon cher, la petite ministère était tout feu, toutflamme, sans un tort, comme je te l’ai dit ! Comme son maripasse tous ses jours au bureau, elle se mettait sur le piedd’arriver chez moi à l’improviste. Deux fois elle a faillirencontrer mon habitude.

– Diable !

– Oui. Donc, j’ai donné à chacune ses jours, des jours fixespour éviter les confusions. Lundi et samedi à l’ancienne. Mardi,jeudi et dimanche à la nouvelle.

– Pourquoi cette préférence ?

– Ah ! mon cher, elle est plus jeune.

– Ça ne te faisait que deux jours de repos par semaine.

– Ça me suffit.

– Mes compliments !

– Or, figure-toi qu’il m’est arrivé l’histoire la plus ridiculedu monde et la plus embêtante. Depuis quatre mois tout allaitparfaitement ; je dormais sur mes deux oreilles et j’étaisvraiment très heureux, quand soudain, lundi dernier, toutcraque.

J’attendais mon habitude à l’heure dite, une heure et quart, enfumant un bon cigare.

Je rêvassais, très satisfait de moi, quand je m’aperçus quel’heure était passée. Je fus surpris, car elle est très exacte.Mais j’ai cru à un petit retard accidentel. Cependant unedemi-heure se passe, puis une heure, une heure et demie et jecompris qu’elle avait été retenue pour une cause quelconque, unemigraine peut-être ou un importun. C’est très ennuyeux ceschoses-là, ces attentes… inutiles, très ennuyeux et très énervant.Enfin, j’en ai pris mon parti, puis je suis sorti, et ne sachantque faire, j’allai chez elle.

– Je la trouvai en train de lire un roman.

– Eh bien ? lui dis-je.

Elle répondit tranquillement :

– Mon cher, je n’ai pas pu, j’ai été empêchée.

– Par quoi ?

– Par des… occupations.

– Mais… quelles occupations ?

– Une visite ennuyeuse.

Je pensais qu’elle ne voulait pas me dire la vraie raison, et,comme elle était très calme, je ne m’en inquiétai pas davantage. Jecomptais rattraper le temps perdu, le lendemain avec l’autre.

Le mardi donc, j’étais très… très ému et très amoureux enexpectative, de la petite ministère, et même étonné qu’elle nedevançât pas l’heure convenue. Je regardais la pendule à toutmoment suivant l’aiguille avec impatience.

Je la vis passer le quart, puis la demie, puis deux heures… Jene tenais plus en place, traversant à grandes enjambées ma chambre,collant mon front à la fenêtre et mon oreille contre la porte pourécouter si elle ne montait pas l’escalier.

Voici deux heures et demie, puis trois heures ! Je saisismon chapeau et je cours chez elle. Elle lisait, mon cher, unroman !

– Eh bien ? dis-je avec anxiété.

Elle répondit, aussi tranquillement que mon habitude :

– Mon cher, je n’ai pas pu, j’ai été empêchée.

– Par quoi ?

– Par… des occupations.

– Mais… quelles occupations ?

– Une visite ennuyeuse.

Certes, je supposai immédiatement qu’elles savaient tout ;mais elle semblait pourtant si placide, si paisible, que je finispar rejeter mon soupçon, par croire à une coïncidence bizarre, nepouvant imaginer une pareille dissimulation de sa part. Et aprèsune heure de causerie amicale, coupée d’ailleurs par vingt entréesde sa petite fille, je dus m’en aller fort embêté.

Et figure-toi que le lendemain…

– Ça a été la même chose ?

– Oui… et le lendemain encore. Et ça a duré ainsi troissemaines, sans explication, sans que rien me révélât cette conduitebizarre dont cependant je soupçonnais le secret.

– Elles savaient tout ?

– Parbleu. Mais comment ? Ah ! j’en eu du tourmentavant de l’apprendre.

– Comment l’as-tu su enfin ?

– Par lettres. Elles m’ont donné, le même jour, dans les mêmestermes, mon congé définitif.

– Et ?

– Et voici… Tu sais, mon cher, que les femmes ont toujours surelles une armée d’épingles. Les épingles à cheveux, je les connais,je m’en méfie, et j’y veille, mais les autres sont bien plusperfides, ces sacrées petite épingles à tête noire qui noussemblent toutes pareilles, à nous grosses bêtes que nous sommes,mais qu’elles distinguent, elles, comme nous distinguons un chevald’un chien.

Or, il paraît qu’un jour ma petite ministère avait laissé une deces machines révélatrices piquée dans ma tenture, près de maglace.

Mon habitude, du premier coup, avait perçu sur l’étoffe ce petitpoint noir gros comme une puce, et sans rien dire l’avait cueilli,puis avait laissé à la même place une de ses épingles à elle, noireaussi, mais d’un modèle différent.

Le lendemain, la ministère voulut reprendre son bien, etreconnut aussitôt la substitution ; alors un soupçon lui vint,et elle en mit deux, en les croisant.

L’habitude répondit à ce signe télégraphique par trois boulesnoires, l’une sur l’autre.

Une fois ce commerce commencé, elles continuèrent à communiquer,sans rien se dire, seulement pour s’épier. Puis il paraît quel’habitude, plus hardie, enroula le long de la petite pointed’acier un mince papier où elle avait écrit : « Poste restante,boulevard Malesherbes, C. D. »

Alors elles s’écrivirent. J’étais perdu. Tu comprends que ça n’apas été tout seul entre elles. Elles y allaient avec précaution,avec mille ruses, avec toute la prudence qu’il faut en pareil cas.Mais l’habitude fit un coup d’audace et donna rendez-vous àl’autre.

Ce qu’elles se sont dit, je l’ignore ! Je sais seulementque j’ai fait les frais de leur entretien. Et voilà !

– C’est tout ?

– Oui.

– Tu ne les vois plus ?

– Pardon, je les vois encore comme ami ; nous n’avons pasrompu tout à fait.

– Et elles, se sont-elles revues ?

– Oui, mon cher, elles sont devenues intimes.

– Tiens, tiens. Et ça ne te donne pas une idée, ça.

– Non, quoi ?

– Grand serin, l’idée de leur faire repiquer des épinglesdoubles ?

Chapitre 8Duchoux

En descendant le grand escalier du cercle chauffé comme uneserre par le calorifère, le baron de Mordiane avait laissé ouvertesa fourrure ; aussi, lorsque la grande porte de la rue se futrefermée sur lui, éprouva-t-il un frisson de froid profond, un deces frissons brusques et pénibles qui rendent triste comme unchagrin. Il avait perdu quelque argent, d’ailleurs, et son estomac,depuis quelque temps, le faisait souffrir, ne lui permettait plusde manger à son gré.

Il allait rentrer chez lui, et soudain la pensée de son grandappartement vide, du valet de pied dormant dans l’antichambre, ducabinet où l’eau tiédie pour la toilette du soir chantait doucementsur le réchaud à gaz, du lit large, antique et solennel comme unecouche mortuaire, lui fit entrer, jusqu’au fond du cœur, jusqu’aufond de la chair, un autre froid plus douloureux encore que celuide l’air glacé.

Depuis quelques années il sentait s’appesantir sur lui ce poidsde la solitude qui écrase quelquefois les vieux garçons. Jadis, ilétait fort, alerte et gai, donnant tous ses jours au sport ettoutes ses nuits aux fêtes. Maintenant, il s’alourdissait et neprenait plus plaisir à grand-chose. Les exercices le fatiguaient,les soupers et même les dîners lui faisaient mal, les femmesl’ennuyaient autant qu’elles l’avaient autrefois amusé.

La monotonie des soirs pareils, des mêmes amis retrouvés au mêmelieu, au cercle, de la même partie avec des chances et des déveinesbalancées, des mêmes propos sur les mêmes choses, du même espritdans les mêmes bouches, des plaisanteries sur les mêmes sujets, desmêmes médisances sur les mêmes femmes, l’écœurait au point de luidonner, par moments, de véritables désirs de suicide. Il ne pouvaitplus mener cette vie régulière et vide, si banale, si légère et silourde en même temps, et il désirait quelque chose de tranquille,de reposant, de confortable, sans savoir quoi.

Certes, il ne songeait pas à se marier, car il ne se sentait pasle courage de se condamner à la mélancolie, à la servitudeconjugale, à cette odieuse existence de deux êtres, qui, toujoursensemble, se connaissaient jusqu’à ne plus dire un mot qui ne soitprévu par l’autre, à ne plus faire un geste qui ne soit attendu, àne plus avoir une pensée, un désir, un jugement qui ne soientdevinés. Il estimait qu’une personne ne peut être agréable à voirencore que lorsqu’on la connaît peu, lorsqu’il reste en elle dumystère, de l’inexploré, lorsqu’elle demeure un peu inquiétante etvoilée. Donc il lui aurait fallu une famille qui n’en fût pas une,où il aurait pu passer seulement une partie de sa vie ; et, denouveau, le souvenir de son fils le hanta.

Depuis un an, il y songeait sans cesse, sentant croître en luil’envie irritante de le voir, de le connaître. Il l’avait eu danssa jeunesse, au milieu de circonstances dramatiques et tendres.L’enfant, envoyé dans le Midi, avait été élevé près de Marseille,sans jamais connaître le nom de son père.

Celui-ci avait payé d’abord les mois de nourrice, puis les moisde collège, puis les mois de fête, puis la dot pour un mariageraisonnable. Un notaire discret avait servi d’intermédiaire sansjamais rien révéler.

Le baron de Mordiane savait donc seulement qu’un enfant de sonsang vivait quelque part, aux environs de Marseille, qu’il passaitpour intelligent et bien élevé, qu’il avait épousé la fille d’unarchitecte entrepreneur, dont il avait pris la suite. Il passaitaussi pour gagner beaucoup d’argent.

Pourquoi n’irait-il pas voir ce fils inconnu, sans se nommer,pour l’étudier d’abord et s’assurer qu’il pourrait au besointrouver un refuge agréable dans cette famille ?

Il avait fait grandement les choses, donné une belle dotacceptée avec reconnaissance. Il était donc certain de ne pas seheurter contre un orgueil excessif ; et cette pensée, cedésir, reparus tous les jours, de partir pour le Midi, devenaienten lui irritants comme une démangeaison. Un bizarre attendrissementd’égoïste le sollicitait aussi, à l’idée de cette maison riante etchaude, au bord de la mer, où il trouverait sa belle-fille jeune etjolie, ses petits-enfants aux bras ouverts, et son fils qui luirappellerait l’aventure charmante et courte des lointaines années.Il regrettait seulement d’avoir donné tant d’argent, et que cetargent eût prospéré entre les mains du jeune homme, ce qui ne luipermettait plus de se présenter en bienfaiteur.

Il allait, songeant à tout cela, la tête enfoncée dans son colde fourrure ; et sa résolution fut prise brusquement. Unfiacre passait ; il l’appela, se fit conduire chez lui ;et quand son valet de chambre, réveillé, eut ouvert la porte :

– Louis, dit-il, nous partons demain soir pour Marseille. Nous yresterons peut-être une quinzaine de jours. Vous allez faire tousles préparatifs nécessaires.

Le train roulait, longeant le Rhône sablonneux, qui traversaitdes plaines jaunes, des villages clairs, un grand pays fermé auloin par des montagnes nues.

Le baron de Mordiane, réveillé après une nuit en sleeping, seregardait avec mélancolie dans la petite glace de son nécessaire.Le jour cru du Midi lui montrait des rides qu’il ne se connaissaitpas encore : un état de décrépitude ignoré dans la demi-ombre desappartements parisiens.

Il pensait, en examinant le coin des yeux, les paupièresfripées, les tempes, le front dégarnis :

– Bigre, je ne suis pas seulement défraîchi. Je suis avancé.

Et son désir de repos grandit soudain, avec une vague envie, néeen lui pour la première fois, de tenir sur ses genoux sespetits-enfants.

Vers une heure de l’après-midi, il arriva dans un landau loué àMarseille, devant une de ces maisons de campagne méridionales siblanches au bout de leur avenue de platanes, qu’elles éblouissentet font baisser les yeux. Il souriait en suivant l’allée et pensait:

– Bigre, c’est gentil !

Soudain, un galopin de cinq à six ans apparut, sortant d’unarbuste, et demeura debout au bord du chemin, regardant le monsieuravec ses yeux ronds.

Mordiane s’approcha :

– Bonjour, mon garçon.

Le gamin ne répondit pas.

Le baron, alors, s’étant penché, le prit dans ses bras pourl’embrasser, puis, suffoqué par une odeur d’ail dont l’enfant toutentier semblait imprégné, il le remit brusquement à terre enmurmurant :

– Oh ! c’est l’enfant du jardinier.

Et il marcha vers la demeure.

Le linge séchait sur une corde devant la porte, chemises,serviettes, torchons, tabliers et draps, tandis qu’une garniture dechaussettes alignées sur des ficelles superposées emplissait unefenêtre entière, pareille aux étalages de saucisses devant lesboutiques de charcutiers.

Le baron appela.

Une servante apparut, vraie servante du Midi, sale et dépeignée,dont les cheveux, par mèches, lui tombaient sur la face, dont lajupe, sous l’accumulation des taches qui l’avaient assombrie,gardait de sa couleur ancienne quelque chose de tapageur, un air defoire champêtre et de robe de saltimbanque.

Il demanda :

– M. Duchoux est-il chez lui ?

Il avait donné, jadis, par plaisanterie de viveur sceptique, cenom à l’enfant perdu afin qu’on n’ignorât point qu’il avait ététrouvé sous un chou.

La servante répéta :

– Vous demandez M. Duchouxe ?

– Oui.

– Té, il est dans la salle, qui tire ses plans.

– Dites-lui que M. Merlin demande à lui parler.

Elle reprit, étonnée :

– Hé ! donc, entrez, si vous voulez le voir.

Et elle cria :

– Mosieu Duchouxe, une visite !

Le baron entra, et, dans une grande salle, assombrie par lesvolets à moitié clos, il aperçut indistinctement des gens et deschoses qui lui parurent malpropres.

Debout devant une table surchargée d’objets de toute sorte, unpetit homme chauve traçait des lignes sur un large papier.

Il interrompit son travail et fit deux pas.

Son gilet ouvert, sa culotte déboutonnée, les poignets de sachemise relevés, indiquaient qu’il avait fort chaud, et il étaitchaussé de souliers boueux révélant qu’il avait plu quelques joursauparavant.

Il demanda, avec un fort accent méridional :

– À qui ai-je l’honneur ?

– Monsieur Merlin… Je viens vous consulter pour un achat deterrain à bâtir.

– Ah ! ah ! très bien !

Et Duchoux, se tournant vers sa femme, qui tricotait dansl’ombre :

– Débarrasse une chaise, Joséphine.

Mordiane vit alors une femme jeune, qui semblait déjà vieille,comme on est vieux à vingt-cinq ans en province, faute de soins, delavages répétés, de tous les petits soucis, de toutes les petitespropretés, de toutes les petites attentions de la toilette fémininequi immobilisent la fraîcheur et conservent, jusqu’à près decinquante ans, le charme et la beauté. Un fichu sur les épaules,les cheveux noués à la diable, de beaux cheveux épais et noirs,mais qu’on devinait peu brossés, elle allongea vers une chaise desmains de bonne et enleva une robe d’enfant, un couteau, un bout deficelle, un pot à fleurs vide et une assiette grasse demeurés surle siège, qu’elle tendit ensuite au visiteur.

Il s’assit et s’aperçut alors que la table de travail de Duchouxportait, outre les livres et les papiers, deux salades fraîchementcueillies, une cuvette, une brosse à cheveux, une serviette, unrevolver et plusieurs tasses non nettoyées.

L’architecte vit ce regard et dit en souriant :

– Excusez ! il y a un peu de désordre dans le salon ;ça tient aux enfants.

Et il approcha sa chaise pour causer avec le client.

– Donc, vous cherchez un terrain aux environs deMarseille ?

Son haleine, bien que venue de loin, apporta au baron ce souffled’ail qu’exhalent les gens du Midi ainsi que des fleurs leurparfum.

Mordiane demanda :

– C’est votre fils que j’ai rencontré sous lesplatanes ?

– Oui. Oui, le second.

– Vous en avez deux ?

– Trois, monsieur, un par an.

Et Duchoux semblait plein d’orgueil.

Le baron pensait : « S’ils fleurent tous le même bouquet, leurchambre doit être une vraie serre. »

Il reprit :

– Oui, je voudrais un joli terrain près de la mer, sur unepetite plage déserte…

Alors Duchoux s’expliqua. Il en avait dix, vingt, cinquante,cent et plus, de terrains dans ces conditions, à tous les prix,pour tous les goûts. Il parlait comme coule une fontaine, souriant,content de lui, remuant sa tête chauve et ronde.

Et Mordiane se rappelait une petite femme blonde, mince, un peumélancolique et disant si tendrement : « Mon cher aimé » que lesouvenir seul avivait le sang de ses veines. Elle l’avait aimé avecpassion, avec folie, pendant trois mois ; puis, devenueenceinte en l’absence de son mari qui était gouverneur d’unecolonie, elle s’était sauvée, s’était cachée, éperdue de désespoiret de terreur, jusqu’à la naissance de l’enfant que Mordiane avaitemporté, un soir d’été, et qu’ils n’avaient jamais revu.

Elle était morte de la poitrine trois ans plus tard, là-bas,dans la colonie de son mari qu’elle était allée rejoindre. Il avaitdevant lui leur fils, qui disait, en faisant sonner les finalescomme des notes de métal :

– Ce terrain-là, monsieur, c’est une occasion unique…

Et Mordiane se rappelait l’autre voix, légère comme uneffleurement de brise, murmurant :

– Mon cher aimé, nous ne nous séparerons jamais…

Et il se rappelait ce regard bleu, doux, profond, dévoué, encontemplant l’œil rond, bleu aussi, mais vide de ce petit hommeridicule qui ressemblait à sa mère, pourtant…

Oui, il lui ressemblait de plus en plus de seconde enseconde ; il lui ressemblait par l’intonation, par le geste,par toute l’allure ; il lui ressemblait comme un singeressemble à l’homme ; mais il était d’elle, il avait d’ellemille traits déformés irrécusables, irritants, révoltants. Le baronsouffrait, hanté soudain par cette ressemblance horrible,grandissant toujours, exaspérante, affolante, torturante comme uncauchemar, comme un remords !

Il balbutia :

– Quand pourrons-nous voir ensemble ce terrain ?

– Mais, demain, si vous voulez.

– Oui, demain. Quelle heure ?

– Une heure.

– Ça va.

L’enfant rencontré sous l’avenue apparut dans la porte ouverteet cria :

– Païré !

On ne lui répondit pas.

Mordiane était debout avec une envie de se sauver, de courir,qui lui faisait frémir les jambes. Ce « Païré » l’avait frappécomme une balle. C’était à lui qu’il s’adressait, c’était pour lui,ce païré à l’ail, ce païré du Midi.

Oh ! qu’elle sentait bon, l’amie d’autrefois !

Duchoux le reconduisait.

– C’est à vous, cette maison ? dit le baron.

– Oui, monsieur, je l’ai achetée dernièrement. Et j’en suisfier. Je suis enfant du hasard, moi, monsieur, et je ne m’en cachepas ; j’en suis fier. Je ne dois rien à personne, je suis lefils de mes œuvres ; je me dois tout à moi-même.

L’enfant, resté sur le seuil, criait de nouveau, mais de loin:

– Païré !

Mordiane, secoué de frissons, saisi de panique, fuyait comme onfuit devant un grand danger.

– Il va me deviner, me reconnaître, pensait-il. Il va me prendredans ses bras et me crier aussi : « Païré », en me donnant par levisage un baiser parfumé d’ail.

– À demain, monsieur.

– À demain, une heure.

Le landau roulait sur la route blanche.

– Cocher à la gare !

Et il entendait deux voix, une lointaine et douce, la voixaffaiblie et triste des morts, qui disait : « Mon cher aimé. » Etl’autre sonore, chantante, effrayante, qui criait : « Païré »,comme on crie : « Arrêtez-le », quand un voleur fuit dans lesrues.

Le lendemain soir, en entrant au cercle, le comte d’Étreillislui dit :

– On ne vous a pas vu depuis trois jours. Avez-vous étémalade ?

– Oui, un peu souffrant. J’ai des migraines, de temps entemps.

Chapitre 9Le Rendez-Vous

Son chapeau sur la tête, son manteau sur le dos, un voile noirsur le nez, un autre dans sa poche dont elle doublerait le premierquand elle serait montée dans le fiacre coupable, elle battait dubout de son ombrelle la pointe de sa bottine, et demeurait assisedans sa chambre, ne pouvant se décider à sortir pour aller à cerendez-vous.

Combien de fois, pourtant, depuis deux ans, elle s’étaithabillée ainsi, pendant les heures de Bourse de son mari, un agentde change très mondain, pour rejoindre dans son logis de garçon lebeau vicomte de Martelet, son amant.

La pendule derrière son dos battait les secondes vivement ;un livre à moitié lu bâillait sur le petit bureau de bois de rose,entre les fenêtres, et un fort parfum de violette, exhalé par deuxpetits bouquets baignant en deux mignons vases de Saxe sur lacheminée, se mêlait à une vague odeur de verveine souffléesournoisement par la porte du cabinet de toilette demeuréeentrouverte.

L’heure sonna – trois heures – et la mit debout. Elle seretourna pour regarder le cadran, puis sourit, songeant : « Ilm’attend déjà. Il va s’énerver. » Alors, elle sortit, prévint levalet de chambre qu’elle serait rentrée dans une heure au plus tard– un mensonge – descendit l’escalier et s’aventura dans la rue, àpied.

On était aux derniers jours de mai, à cette saison délicieuse oùle printemps de la campagne semble faire le siège de Paris et leconquérir par-dessus les toits, envahir les maisons à travers lesmurs, faire fleurir la ville, y répandre une gaieté sur la pierredes façades, l’asphalte des trottoirs et le pavé des chaussées, labaigner, la griser de sève comme un bois qui verdit.

Madame Haggan fit quelques pas à droite avec l’intention desuivre, comme toujours, la rue de Provence où elle hélerait unfiacre, mais la douceur de l’air, cette émotion de l’été qui nousentre dans la gorge en certains jours, la pénétra si brusquement,que, changeant d’idée, elle prit la rue de la Chaussée-d’Antin,sans savoir pourquoi, obscurément attirée par le désir de voir desarbres dans le square de la Trinité. Elle pensait : « Bah ! ilm’attendra dix minutes de plus. » Cette idée, de nouveau, laréjouissait, et, tout en marchant à petits pas, dans la foule, ellecroyait le voir s’impatienter, regarder l’heure, ouvrir la fenêtre,écouter à la porte, s’asseoir quelques instants, se relever, et,n’osant pas fumer, car elle le lui avait défendu les jours derendez-vous, jeter sur la boîte aux cigarettes des regardsdésespérés.

Elle allait doucement, distraite par tout ce qu’ellerencontrait, par les figures et les boutiques, ralentissant le pasde plus en plus et si peu désireuse d’arriver qu’elle cherchait,aux devantures, des prétextes pour s’arrêter.

Au bout de la rue, devant l’église, la verdure du petit squarel’attira si fortement qu’elle traversa la place, entra dans lejardin, cette cage à enfants, et fit deux fois le tour de l’étroitgazon, au milieu des nounous enrubannées, épanouies, bariolées,fleuries. Puis elle prit une chaise, s’assit, et levant les yeuxvers le cadran rond comme une lune dans le clocher, elle regardamarcher l’aiguille.

Juste à ce moment la demie sonna, et son cœur tressaillit d’aiseen entendant tinter les cloches du carillon. Une demi-heure degagnée, plus un quart d’heure pour atteindre la rue Miromesnil etquelques minutes encore de flânerie, – une heure ! une heurevolée au rendez-vous ! Elle y resterait quarante minutes àpeine, et ce serait fini encore une fois.

Dieu ! comme ça l’ennuyait d’aller là-bas ! Ainsiqu’un patient montant chez le dentiste, elle portait en son cœur lesouvenir intolérable de tous les rendez-vous passés, un par semaineen moyenne depuis deux ans, et la pensée qu’un autre allait avoirlieu, tout à l’heure, la crispait d’angoisse de la tête aux pieds.Non pas que ce fût bien douloureux, douloureux comme une visite audentiste, mais c’était si ennuyeux, si ennuyeux, si compliqué, silong, si pénible que tout, tout, même une opération, lui auraitparu préférable. Elle y allait pourtant, très lentement, à toutpetits pas, en s’arrêtant, en s’asseyant, en flânant partout, maiselle y allait. Oh ! elle aurait bien voulu manquer encorecelui-là, mais elle avait fait poser ce pauvre vicomte, deux foisde suite le mois dernier, et elle n’osait point recommencer sitôt.Pourquoi y retournait-elle ? Ah ! pourquoi ? Parcequ’elle en avait pris l’habitude, et qu’elle n’avait aucune raisonà donner à ce malheureux Martelet quand il voudrait connaître cepourquoi ! Pourquoi avait-elle commencé ? Pourquoi ?Elle ne le savait plus ! L’avait-elle aimé ? C’étaitpossible ! Pas bien fort, mais un peu, voilà silongtemps ! Il était bien, recherché, élégant, galant, etreprésentait strictement, au premier coup d’œil, l’amant parfaitd’une femme du monde. La cour avait duré trois mois, – tempsnormal, lutte honorable, résistance suffisante – puis elle avaitconsenti, avec quelle émotion, quelle crispation, quelle peurhorrible et charmante à ce premier rendez-vous, suivi de tantd’autres, dans ce petit entresol de garçon, rue Miromesnil. Soncœur ? Qu’éprouvait alors son petit cœur de femme séduite,vaincue, conquise, en passant pour la première fois la porte decette maison de cauchemar ? Vrai, elle ne le savaitplus ! Elle l’avait oublié ! On se souvient d’un fait,d’une date, d’une chose, mais on ne se souvient guère, deux ansplus tard, d’une émotion qui s’est envolée très vite, parce qu’elleétait très légère. Oh ! par exemple, elle n’avait pas oubliéles autres, ce chapelet de rendez-vous, ce chemin de la croix del’amour, aux stations si fatigantes, si monotones, si pareilles,que la nausée lui montait aux lèvres en prévision de ce que ceserait tout à l’heure.

Dieu ! ces fiacres qu’il fallait appeler pour aller là, ilsne ressemblaient pas aux autres fiacres, dont on se sert pour lescourses ordinaires ! Certes, les cochers devinaient. Elle lesentait, rien qu’à la façon dont ils la regardaient, et ces yeuxdes cochers de Paris sont terribles ! Quand on songe qu’à toutmoment, devant le tribunal, ils reconnaissent, au bout de plusieursannées, des criminels qu’ils ont conduits une seule fois, en pleinenuit, d’une rue quelconque à une gare, et qu’ils ont affaire àpresque autant de voyageurs qu’il y a d’heures dans la journée, etque leur mémoire est assez sûre pour qu’ils affirment : « Voilàbien l’homme que j’ai chargé rue des Martyrs, et déposé gare deLyon, à minuit quarante, le 10 juillet de l’an dernier ! » n’ya-t-il pas de quoi frémir, lorsqu’on risque ce que risque une jeunefemme allant à un rendez-vous, en confiant sa réputation au premiervenu de ces cochers ! Depuis deux ans elle en avait employé,pour ce voyage de la rue Miromesnil, au moins cent à cent vingt, encomptant un par semaine. C’étaient autant de témoins qui pouvaientdéposer contre elle dans un moment critique.

Aussitôt dans le fiacre, elle tirait de sa poche l’autre voile,épais et noir comme un loup, et se l’appliquait sur les yeux. Celacachait le visage, oui, mais le reste, la robe, le chapeau,l’ombrelle, ne pouvait-on pas les remarquer, les avoir vusdéjà ? Oh ! dans cette rue de Miromesnil, quelsupplice ! Elle croyait reconnaître tous les passants, tousles domestiques, tout le monde. À peine la voiture arrêtée, ellesautait et passait en courant devant le concierge toujours deboutsur le seuil de sa loge. En voilà un qui devait tout savoir, tout –son adresse, son nom, la profession de son mari, tout –, car cesconcierges sont les plus subtils des policiers ! Depuis deuxans elle voulait l’acheter, lui donner, lui jeter, un jour oul’autre, un billet de cent francs en passant devant lui. Pas unefois elle n’avait osé faire ce petit mouvement de lui lancer auxpieds ce bout de papier roulé ! Elle avait peur. – Dequoi ? – Elle ne savait pas ! – D’être rappelée, s’il necomprenait point ? D’un scandale ? d’un rassemblementdans l’escalier ? d’une arrestation peut-être ? Pourarriver à la porte du vicomte, il n’y avait guère qu’un demi-étageà monter, et il lui paraissait haut comme la tourSaint-Jacques ! À peine engagée dans le vestibule, elle sesentait prise dans une trappe, et le moindre bruit devant ouderrière elle lui donnait une suffocation. Impossible de reculer,avec ce concierge et la rue qui lui fermaient la retraite ; etsi quelqu’un descendait juste à ce moment, elle n’osait pas sonnerchez Martelet et passait devant la porte comme si elle allaitailleurs ! Elle montait, montait, montait ! Elle auraitmonté quarante étages ! Puis, quand tout semblait redevenutranquille dans la cage de l’escalier, elle redescendait en courantavec l’angoisse dans l’âme de ne pas reconnaîtrel’entresol !

Il était là, attendant dans un costume galant en velours doubléde soie, très coquet, mais un peu ridicule, et depuis deux ans, iln’avait rien changé à sa manière de l’accueillir, mais rien, pas ungeste !

Dès qu’il avait refermé la porte, il lui disait : « Laissez-moibaiser vos mains, ma chère, chère amie ! » Puis il la suivaitdans la chambre, où volets clos et lumières allumées, hiver commeété, par chic sans doute, il s’agenouillait devant elle en laregardant de bas en haut avec un air d’adoration. Le premier jourça avait été très gentil, très réussi, ce mouvement-là !Maintenant elle croyait voir M. Delaunay jouant pour la centvingtième fois le cinquième acte d’une pièce à succès. Il fallaitchanger ses effets.

Et puis après, oh ! mon Dieu ! après ! c’était leplus dur ! Non, il ne changeait pas ses effets, le pauvregarçon ! Quel bon garçon, mais banal !…

Dieu que c’était difficile de se déshabiller sans femme dechambre ! Pour une fois, passe encore, mais toutes lessemaines cela devenait odieux ! Non, vrai, un homme ne devraitpas exiger d’une femme une pareille corvée ! Mais s’il étaitdifficile de se déshabiller, se rhabiller devenait presqueimpossible et énervant à crier, exaspérant à gifler le monsieur quidisait, tournant autour d’elle d’un air gauche : « Voulez-vous queje vous aide ? » – L’aider ! Ah oui ! à quoi !De quoi était-il capable ? Il suffisait de lui voir uneépingle entre les doigts pour le savoir.

C’est à ce moment-là peut-être qu’elle avait commencé à leprendre en grippe. Quand il disait : « Voulez-vous que je vousaide ? », elle l’aurait tué. Et puis était-il possible qu’unefemme ne finît point par détester un homme qui, depuis deux ans,l’avait forcée, plus de cent vingt fois à se rhabiller sans femmede chambre ?

Certes il n’y avait pas beaucoup d’hommes aussi maladroits quelui, aussi peu dégourdis, aussi monotones. Ce n’était pas le petitbaron de Grimbal qui aurait demandé de cet air niais : «Voulez-vous que je vous aide ? » Il aurait aidé lui, si vif,si drôle, si spirituel. Voilà ! C’était un diplomate ; ilavait couru le monde, rôdé partout, déshabillé et rhabillé sansdoute des femmes vêtues suivant toutes les modes de la terre,celui-là !…

L’horloge de l’église sonna les trois quarts. Elle se dressa,regarda le cadran, se mit à rire en murmurant : « Oh ! doit-ilêtre agité ! » puis elle partit d’une marche plus vive, etsortit du square.

Elle n’avait point fait dix pas sur la place quand elle setrouva nez à nez avec un monsieur qui la salua profondément.

– Tiens, vous, baron ? dit-elle, surprise. Elle venaitjustement de penser à lui.

– Oui, madame.

Et il s’informa de sa santé, puis, après quelques vagues propos,il reprit :

– Vous savez que vous êtes la seule – vous permettez que je disede mes amies, n’est-ce pas ? – qui ne soit point encore venuevisiter mes collections japonaises.

– Mais, mon cher baron, une femme ne peut aller ainsi chez ungarçon !

– Comment ! comment ! En voilà une erreur quand ils’agit de visiter une collection rare !

– En tout cas, elle ne peut y aller seule.

– Et pourquoi pas ? mais j’en ai reçu des multitudes defemmes seules, rien que pour ma galerie ! J’en reçois tous lesjours. Voulez-vous que je vous les nomme – non, je ne le feraipoint. Il faut être discret même pour ce qui n’est pas coupable. Enprincipe, il n’est inconvenant d’entrer chez un homme sérieux,connu, dans une certaine situation, que lorsqu’on y va pour unecause inavouable !

– Au fond, c’est assez juste ce que vous dites là.

– Alors vous venez voir ma collection.

– Quand ?

– Mais tout de suite.

– Impossible, je suis pressée.

– Allons donc. Voilà une demi-heure que vous êtes assise dans lesquare.

– Vous m’espionniez ?

– Je vous regardais.

– Vrai, je suis pressée.

– Je suis sûr que non. Avouez que vous n’êtes pas trèspressée.

Madame Haggan se mit à rire, et avoua :

– Non… non… pas… très…

Un fiacre passait à les toucher. Le petit baron cria : «Cocher ! » et la voiture s’arrêta. Puis, ouvrant la portière:

– Montez, madame.

– Mais, baron, non, c’est impossible, je ne peux pasaujourd’hui.

– Madame, ce que vous faites est imprudent, montez ! Oncommence à nous regarder, vous allez former un attroupement, on vacroire que je vous enlève et nous arrêter tous les deux, montez, jevous en prie !

Elle monta, effarée, abasourdie. Alors il s’assit auprès d’elleen disant au cocher : « rue de Provence. »

Mais soudain elle s’écria :

– Oh ! mon Dieu, j’oubliais une dépêche très pressée,voulez-vous me conduire, d’abord, au premier bureautélégraphique ?

Le fiacre s’arrêta un peu plus loin, rue de Châteaudun, et elledit au baron :

– Pouvez-vous me prendre une carte de cinquante centimes ?J’ai promis à mon mari d’inviter Martelet à dîner pour demain etj’ai oublié complètement.

Quand le baron fut revenu, sa carte bleue à la main, elleécrivit au crayon :

« Mon cher ami, je suis très souffrante ; j’ai unenévralgie atroce qui me tient au lit. Impossible sortir. Venezdîner demain soir pour que je me fasse pardonner.

« JEANNE. »

Elle mouilla la colle, ferma soigneusement, mit l’adresse : «Vicomte de Martelet, 240, rue de Miromesnil », puis, rendant lacarte au baron :

– Maintenant, voulez-vous avoir la complaisance de jeter cecidans la boîte aux télégrammes ?

Chapitre 10Le Port

1.

Sorti du Havre le 3 mai 1882, pour un voyage dans les mers deChine, le trois-mâts carré Notre-Dame-des-Vents rentra au port deMarseille le 8 août 1886, après quatre ans de voyages. Son premierchargement déposé dans le port chinois où il se rendait, il avaittrouvé sur-le-champ un fret nouveau pour Buenos-Aires, et, de là,avait pris des marchandises pour le Brésil.

D’autres traversées, encore des avaries, des réparations, lescalmes de plusieurs mois, les coups de vent qui jettent hors laroute, tous les accidents, aventures et mésaventures de mer enfin,avaient tenu loin de sa patrie ce trois-mâts normand qui revenait àMarseille le ventre plein de boîtes de fer-blanc contenant desconserves d’Amérique.

Au départ il avait à bord, outre le capitaine et le second,quatorze matelots, huit normands et six bretons. Au retour il nelui restait plus que cinq bretons et quatre normands, le bretonétait mort en route, les quatre normands disparus en descirconstances diverses avaient été remplacés par deux américains,un nègre et un norvégien racolé, un soir, dans un cabaret deSingapour.

Le gros bateau, les voiles carguées, vergues en croix sur samâture, traîné par un remorqueur marseillais qui haletait devantlui, roulant sur un reste de houle que le calme survenu laissaitmourir tout doucement, passa devant le château d’If, puis sous tousles rochers gris de la rade que le soleil couchant couvrait d’unebuée d’or, et il entra dans le vieux port où sont entassés, flanccontre flanc, le long des quais, tous les navires du monde,pêle-mêle, grands et petits, de toute forme et de tout gréement,trempant comme une bouillabaisse de bateaux en ce bassin troprestreint, plein d’eau putride, où les coques se frôlent, sefrottent, semblent marinées dans un jus de flotte.

Notre-Dame-des-Vents prit sa place, entre un brick italien etune goélette anglaise qui s’écartèrent pour laisser passer cecamarade ; puis, quand toutes les formalités de la douane etdu port eurent été remplies, le capitaine autorisa les deux tiersde son équipage à passer la soirée dehors.

La nuit était venue. Marseille s’éclairait. Dans la chaleur dece soir d’été, un fumet de cuisine à l’ail flottait sur la citébruyante pleine de voix, de roulements, de claquements, de gaietéméridionale.

Dès qu’ils se sentirent sur le port, les dix hommes que la merroulait depuis des mois se mirent en marche tout doucement, avecune hésitation d’êtres dépaysés, désaccoutumés des villes, deux pardeux, en procession.

Ils se balançaient, s’orientaient, flairant les ruelles quiaboutissent au port, enfiévrés par un appétit d’amour qui avaitgrandi dans leurs corps pendant leurs derniers soixante-six joursde mer. Les normands marchaient en tête, conduits par CélestinDuclos, un grand gars fort et malin qui servait de capitaine auxautres chaque fois qu’ils mettaient pied à terre. Il devinait lesbons endroits, inventait des tours de sa façon et ne s’aventuraitpas trop dans les bagarres si fréquentes entre matelots dans lesports. Mais quand il y était pris il ne redoutait personne.

Après quelque hésitation entre toutes les rues obscures quidescendent vers la mer comme des égouts et dont sortent des odeurslourdes, une sorte d’haleine de bouges, Célestin se décida pour uneespèce de couloir tortueux où brillaient, au-dessus des portes, deslanternes en saillie portant des numéros énormes sur leurs verresdépolis et colorés. Sous la voûte étroite des entrées, des femmesen tablier, pareilles à des bonnes, assises sur des chaises depaille, se levaient en les voyant venir, faisant trois pas jusqu’auruisseau qui séparait la rue en deux, et coupaient la route à cettefile d’hommes qui s’avançaient lentement, en chantonnant et enricanant, allumés déjà par le voisinage de ces prisons deprostituées.

Quelquefois, au fond d’un vestibule apparaissait, derrière uneseconde porte ouverte soudain et capitonnée de cuir brun, unegrosse fille dévêtue, dont les cuisses lourdes et les mollets grasse dessinaient brusquement sous un grossier maillot de coton blanc.Sa jupe courte avait l’air d’une ceinture bouffante ; et lachair molle de sa poitrine, de ses épaules et de ses bras, faisaitune tache rose sur un corsage de velours noir bordé d’un galond’or. Elle appelait de loin : « Venez-vous, jolis garçons ? »et parfois sortait elle-même pour s’accrocher à l’un d’eux etl’attirer vers sa porte, de toute sa force, cramponnée à lui commeune araignée qui traîne une bête plus grosse qu’elle. L’homme,soulevé par ce contact, résistait mollement, et les autress’arrêtaient pour regarder, hésitants entre l’envie d’entrer toutde suite et celle de prolonger encore cette promenade appétissante.Puis, quand la femme après des efforts acharnés avait attiré lematelot jusqu’au seuil de son logis, où toute la bande allaits’engouffrer derrière lui, Célestin Duclos, qui s’y connaissait enmaisons, criait soudain : « Entre pas là, Marchand, c’est pasl’endroit. »

L’homme alors obéissant à cette voix se dégageait d’une secoussebrutale et les amis se reformaient en bande, poursuivis par lesinjures immondes de la fille exaspérée, tandis que d’autres femmes,tout le long de la ruelle, devant eux, sortaient de leurs portes,attirées par le bruit, et lançaient avec des voix enrouées desappels pleins de promesses. Ils allaient donc de plus en plusallumés, entre les cajoleries et les séductions annoncées par lechœur des portières d’amour de tout le haut de la rue, et lesmalédictions ignobles lancées contre eux par le chœur d’en bas, parle chœur méprisé des filles désappointées. De temps en temps ilsrencontraient une autre bande, des soldats qui marchaient avec unbattement de fer sur la jambe, des matelots encore, des bourgeoisisolés, des employés de commerce. Partout, s’ouvraient de nouvellesrues étroites, étoilées de fanaux louches. Ils allaient toujoursdans ce labyrinthe de bouges, sur ces pavés gras où suintaient deseaux putrides, entre ces murs pleins de chair de femme.

Enfin Duclos se décida et, s’arrêtant devant une maison d’assezbelle apparence, il y fit entrer tout son monde.

2.

La fête fut complète ! Quatre heures durant, les dixmatelots se gorgèrent d’amour et de vin. Six mois de solde ypassèrent.

Dans la grande salle du café, ils étaient installés en maîtres,regardant d’un œil malveillant les habitués ordinaires quis’installaient aux petites tables, dans les coins, où une desfilles demeurées libres, vêtue en gros baby ou en chanteuse decafé-concert, courait les servir, puis s’asseyait près d’eux.

Chaque homme, en arrivant, avait choisi sa compagne qu’il gardatoute la soirée, car le populaire n’est pas changeant. On avaitrapproché trois tables et, après la première rasade, la processiondédoublée, accrue d’autant de femmes qu’il y avait de mathurins,s’était reformée dans l’escalier. Sur les marches de bois, lesquatre pieds de chaque couple sonnèrent longtemps, pendant ques’engouffrait, dans la porte étroite qui menait aux chambres, celong défilé d’amoureux.

Puis on redescendit pour boire, puis on remonta de nouveau, puison redescendit encore.

Maintenant, presque gris, ils gueulaient ! Chacun d’eux,les yeux rouges, sa préférée sur les genoux, chantait ou criait,tapait à coups de poings la table, s’entonnait du vin dans lagorge, lâchait en liberté la brute humaine. Au milieu d’eux,Célestin Duclos, serrant contre lui une grande fille aux jouesrouges, à cheval sur ses jambes, la regardait avec ardeur. Moinsivre que les autres, non qu’il eût moins bu, il avait encored’autres pensées, et, plus tendre, cherchait à causer. Ses idées lefuyaient un peu, s’en allaient, revenaient et disparaissaient sansqu’il pût se souvenir au juste de ce qu’il avait voulu dire.

Il riait, répétant :

– Pour lors, pour lors… v’là longtemps que t’es ici.

– Six mois, répondit la fille.

Il eut l’air content pour elle, comme si c’eût été une preuve debonne conduite, et il reprit :

– Aimes-tu c’te vie-là ?

Elle hésita, puis résignée :

– On s’y fait. C’est pas plus embêtant qu’autre chose. Êtreservante ou bien rouleuse, c’est toujours des sales métiers.

Il eut l’air d’approuver encore cette vérité.

– T’es pas d’ici ? dit-il.

Elle fit « non » de la tête, sans répondre.

– T’es de loin ?

Elle fit « oui » de la même façon.

– D’où ça ?

Elle parut chercher, rassembler des souvenirs, puis murmura:

– De Perpignan.

Il fut de nouveau très satisfait et dit :

– Ah oui !

À son tour elle demanda :

– Toi, t’es marin ?

– Oui, ma belle.

– Tu viens de loin ?

– Ah oui ! J’en ai vu des pays, des ports et de tout.

– T’as fait le tour du monde, peut-être ?

– Je te crois, plutôt deux fois qu’une.

De nouveau elle parut hésiter, chercher en sa tête une choseoubliée, puis, d’une voix un peu différente, plus sérieuse :

– T’as rencontré beaucoup de navires dans tes voyages ?

– Je te crois, ma belle.

– T’aurais pas vu Notre-Dame-des-Vents, par hasard ?

Il ricana :

– Pas plus tard que l’autre semaine.

Elle pâlit, tout le sang quittant ses joues, et demanda :

– Vrai, bien vrai ?

– Vrai, comme je te parle.

– Tu mens pas, au moins ?

Il leva la main :

– D’vant l’bon Dieu ! dit-il.

– Alors, sais-tu si Célestin Duclos est toujoursdessus ?

Il fut surpris, inquiet, voulut avant de répondre en savoirdavantage.

– Tu l’connais ?

À son tour elle devint méfiante.

– Oh, pas moi ! c’est une femme qui l’connaît.

– Une femme d’ici ?

– Non, d’à côté.

– Dans la rue ?

– Non, dans l’autre.

– Qué femme ?

– Mais, une femme donc, une femme comme moi.

– Qué qué l’y veut, c’te femme ?

– Je sais-t’y mé, quéque payse ?

Ils se regardèrent au fond des yeux, pour s’épier, sentant,devinant que quelque chose de grave allait surgir entre eux.

Il reprit :

– Je peux t’y la voir, c’te femme ?

– Quoi que tu l’y dirais ?

– J’y dirais… j’y dirais… que j’ai vu Célestin Duclos.

– Il se portait ben, au moins ?

– Comme toi et moi, c’est un gars !

Elle se tut encore, rassemblant ses idées, puis, avec lenteur:

– Ous’qu’elle allait, Notre-Dame-des-Vents ?

– Mais, à Marseille, donc.

Elle ne put réprimer un sursaut.

– Ben vrai ?

– Ben vrai !

– Tu l’connais Duclos ?

– Oui je l’connais.

Elle hésita encore, puis tout doucement :

– Ben. C’est ben !

– Qué que tu l’y veux ?

– Écoute, tu y diras… non rien !

Il la regardait toujours de plus en plus gêné. Enfin il voulutsavoir.

– Tu l’connais itou, té ?

– Non, dit-elle.

– Alors qué que tu l’y veux ?

Elle prit brusquement une résolution, se leva, courut aucomptoir où trônait la patronne, saisit un citron qu’elle ouvrit etdont elle fit couler le jus dans un verre, puis elle emplit d’eaupure ce verre, et, le rapportant :

– Bois ça !

– Pourquoi ?

– Pour faire passer le vin. Je te parlerai d’ensuite.

Il but docilement, essuya ses lèvres d’un revers de main, puisannonça :

– Ça y est, je t’écoute.

– Tu vas me promettre de ne pas l’y conter que tu m’as vue, nide qui tu sais ce que je te dirai. Faut jurer.

Il leva la main, sournois.

– Ça, je le jure.

– Su l’bon Dieu ?

– Su l’bon Dieu.

– Eh ben tu l’y diras que son père est mort, que sa mère estmorte, que son frère est mort, tous trois en un mois, de fièvretyphoïde, en janvier 1883, v’là trois ans et demi.

À son tour, il sentit que tout son sang lui remuait dans lecorps, et il demeura pendant quelques instants tellement saisiqu’il ne trouvait rien à répondre ; puis il douta et demanda:

– T’es sûre ?

– Je suis sûre.

– Qué qui te l’a dit ?

Elle posa les mains sur ses épaules, et le regardant au fond desyeux :

– Tu jures de ne pas bavarder.

– Je le jure.

– Je suis sa sœur !

Il jeta ce nom, malgré lui.

– Françoise ?

Elle le contempla de nouveau fixement, puis, soulevée par uneépouvante folle, par une horreur profonde, elle murmura tout bas,presque dans sa bouche :

– Oh ! oh ! c’est toi, Célestin ?

Ils ne bougèrent plus, les yeux dans les yeux.

Autour d’eux, les camarades hurlaient toujours ! Le bruitdes verres, des poings, des talons scandant les refrains et lescris aigus des femmes se mêlaient au vacarme des chants.

Il la sentait sur lui, enlacée à lui, chaude et terrifiée, sasœur ! Alors, tout bas, de peur que quelqu’un l’écoutât, sibas qu’elle-même l’entendit à peine :

– Malheur ! j’avons fait de la belle besogne !

Elle eut, en une seconde, les yeux pleins de larmes, et balbutia:

– C’est-il de ma faute ?

Mais lui, soudain :

– Alors ils sont morts ?

– Ils sont morts.

– Le pé, la mé, et le fré ?

– Les trois en un mois, comme je t’ai dit. J’ai resté seule,sans rien que mes hardes, vu que je devions le pharmacien,l’médecin et l’enterrement des trois défunts, que j’ai payé avecles meubles.

J’entrai pour lors comme servante chez maît’e Cacheux, tu saisbien, l’boiteux. J’avais quinze ans tout juste à çu moment-làpisque t’es parti quand j’en avais point quatorze. J’ai fait unefaute avec li. On est si bête quand on est jeune. Pi j’allai commebonne du notaire qui m’a aussi débauchée et qui me conduisit auHavre dans une chambre. Bientôt il n’est point r’venu ; j’aipassé trois jours sans manger et pi ne trouvant pas d’ouvrage, jesuis entrée en maison, comme bien d’autres. J’en ai vu aussi dupays, moi ! ah ! et du sale pays ! Rouen, Évreux,Lille, Bordeaux, Perpignan, Nice, et pi Marseille, où mev’là !

Les larmes lui sortaient des yeux et du nez, mouillaient sesjoues, coulaient dans sa bouche.

Elle reprit :

– Je te croyais mort aussi, té ! mon pauv’e Célestin.

Il dit :

– Je t’aurais point reconnue, mé, t’étais si p’tite alors, et tev’là si forte ! mais comment que tu ne m’as point reconnu,té ?

Elle eut un geste désespéré.

– Je vois tant d’hommes qu’ils me semblent touspareils !

Il la regardait toujours au fond des yeux, étreint par uneémotion confuse et si forte qu’il avait envie de crier comme unpetit enfant qu’on bat. Il la tenait encore dans ses bras, à chevalsur lui, les mains ouvertes dans le dos de la fille, et voilà qu’àforce de la regarder il la reconnut enfin, la petite sœur laisséeau pays avec tous ceux qu’elle avait vus mourir, elle, pendantqu’il roulait sur les mers. Alors prenant soudain dans ses grossespattes de marin cette tête retrouvée, il se mit à l’embrasser commeon embrasse de la chair fraternelle. Puis des sanglots, de grandssanglots d’homme, longs comme des vagues, montèrent dans sa gorgepareils à des hoquets d’ivresse.

Il balbutiait :

– Te v’là, te r’voilà, Françoise, ma p’tite Françoise…

Puis tout à coup il se leva, se mit à jurer d’une voixformidable en tapant sur la table un tel coup de poing que lesverres culbutés se brisèrent. Puis il fit trois pas, chancela,étendit les bras, tomba sur la face. Et il se roulait par terre encriant, en battant le sol de ses quatre membres, et en poussant detels gémissements qu’ils semblaient des râles d’agonie.

Tous ses camarades le regardaient en riant.

– Il est rien soûl, dit l’un.

– Faut le coucher, dit un autre, s’il sort on va le fiche aubloc.

Alors comme il avait de l’argent dans ses poches, la patronneoffrit un lit, et les camarades, ivres eux-mêmes à ne pas tenirdebout, le hissèrent par l’étroit escalier jusqu’à la chambre de lafemme qui l’avait reçu tout à l’heure, et qui demeura sur unechaise, au pied de la couche criminelle, en pleurant autant quelui, jusqu’au matin.

Chapitre 11La Morte

Je l’avais aimée éperdument ! Pourquoi aime-t-on ?Est-ce bizarre de ne plus voir dans le monde qu’un être, de n’avoirplus dans l’esprit qu’une pensée, dans le cœur qu’un désir, et dansla bouche qu’un nom : un nom qui monte incessamment, qui monte,comme l’eau d’une source, des profondeurs de l’âme, qui monte auxlèvres, et qu’on dit, qu’on redit, qu’on murmure sans cesse,partout, ainsi qu’une prière.

Je ne conterai point notre histoire. L’amour n’en a qu’une,toujours la même. Je l’avais rencontrée et aimée. Voilà tout. Etj’avais vécu pendant un an dans sa tendresse, dans ses bras, danssa caresse, dans son regard, dans ses robes, dans sa parole,enveloppé, lié, emprisonné dans tout ce qui venait d’elle, d’unefaçon si complète que je ne savais plus s’il faisait jour ou nuit,si j’étais mort ou vivant, sur la vieille terre ou ailleurs.

Et voilà qu’elle mourut. Comment ? Je ne sais pas, je nesais plus.

Elle rentra mouillée, un soir de pluie, et le lendemain, elletoussait. Elle toussa pendant une semaine environ et prit lelit.

Que s’est-il passé ? Je ne sais plus.

Des médecins venaient, écrivaient, s’en allaient. On apportaitdes remèdes ; une femme les lui faisait boire. Ses mainsétaient chaudes, son front brûlant et humide, son regard brillantet triste. Je lui parlais, elle me répondait. Que nous sommes-nousdit ? Je ne sais plus. J’ai tout oublié, tout, tout !Elle mourut, je me rappelle très bien son petit soupir, son petitsoupir si faible, le dernier. La garde dit : « Ah ! » Jecompris, je compris !

Je n’ai plus rien su. Rien. Je vis un prêtre qui prononça ce mot: « Votre maîtresse. » Il me sembla qu’il l’insultait. Puisqu’elleétait morte on n’avait plus le droit de savoir cela. Je le chassai.Un autre vint qui fut très bon, très doux. Je pleurai quand il meparla d’elle.

On me consulta sur mille choses pour l’enterrement. Je ne saisplus. Je me rappelle cependant très bien le cercueil, le bruit descoups de marteau quand on la cloua dedans. Ah ! monDieu !

Elle fut enterrée ! Enterrée ! Elle ! dans cetrou ! Quelques personnes étaient venues, des amies. Je mesauvai. Je courus. Je marchai longtemps à travers des rues. Puis jerentrai chez moi. Le lendemain je partis pour un voyage.

Hier, je suis rentré à Paris.

Quand je revis ma chambre, notre chambre, notre lit, nosmeubles, toute cette maison où était resté tout ce qui reste de lavie d’un être après sa mort, je fus saisi par un retour de chagrinsi violent que je faillis ouvrir la fenêtre et me jeter dans larue. Ne pouvant plus demeurer au milieu de ces choses, de ces mursqui l’avaient enfermée, abritée, et qui devaient garder dans leursimperceptibles fissures mille atomes d’elle, de sa chair et de sonsouffle, je pris mon chapeau, afin de me sauver. Tout à coup, aumoment d’atteindre la porte, je passai devant la grande glace duvestibule qu’elle avait fait poser là pour se voir, des pieds à latête, chaque jour, en sortant, pour voir si toute sa toiletteallait bien, était correcte et jolie, des bottines à lacoiffure.

Et je m’arrêtai net en face de ce miroir qui l’avait souventreflétée. Si souvent, si souvent, qu’il avait dû garder aussi sonimage.

J’étais là debout, frémissant, les yeux fixés sur le verre, surle verre plat, profond, vide, mais qui l’avait contenue toutentière, possédée autant que moi, autant que mon regard passionné.Il me sembla que j’aimais cette glace – je la touchai, – elle étaitfroide ! Oh ! le souvenir ! le souvenir !miroir douloureux, miroir brûlant, miroir vivant, miroir horrible,qui fait souffrir toutes les tortures ! Heureux les hommesdont le cœur, comme une glace où glissent et s’effacent lesreflets, oublie tout ce qu’il a contenu, tout ce qui a passé devantlui, tout ce qui s’est contemplé, miré dans son affection, dans sonamour ! Comme je souffre !

Je sortis et, malgré moi, sans savoir, sans le vouloir, j’allaivers le cimetière. Je trouvai sa tombe toute simple, une croix demarbre, avec ces quelques mots : « Elle aima, fut aimée, et mourut.»

Elle était là, là-dessous, pourrie ! Quelle horreur !Je sanglotais, le front sur le sol.

J’y restai longtemps, longtemps. Puis je m’aperçus que le soirvenait. Alors un désir bizarre, fou, un désir d’amant désespérés’empara de moi. Je voulus passer la nuit près d’elle, dernièrenuit, à pleurer sur sa tombe. Mais on me verrait, on me chasserait.Comment faire ? Je fus rusé. Je me levai et me mis à errerdans cette ville des disparus. J’allais, j’allais. Comme elle estpetite cette ville à côté de l’autre, celle où l’on vit ! Etpourtant comme ils sont plus nombreux que les vivants, ces morts.Il nous faut de hautes maisons, des rues, tant de place, pour lesquatre générations qui regardent le jour en même temps, boiventl’eau des sources, le vin des vignes et mangent le pain desplaines.

Et pour toutes les générations des morts, pour toute l’échellede l’humanité descendue jusqu’à nous, presque rien, un champ,presque rien ! La terre les reprend, l’oubli les efface.Adieu !

Au bout du cimetière habité, j’aperçus tout à coup le cimetièreabandonné, celui où les vieux défunts achèvent de se mêler au sol,où les croix elles-mêmes pourrissent, où l’on mettra demain lesderniers venus. Il est plein de roses libres, de cyprès vigoureuxet noirs, un jardin triste et superbe, nourri de chair humaine.

J’étais seul, bien seul. Je me blottis dans un arbre vert. Jem’y cachai tout entier, entre ces branches grasses et sombres.

Et j’attendis, cramponné au tronc comme un naufragé sur uneépave.

Quand la nuit fut noire, très noire, je quittai mon refuge et memis à marcher doucement, à pas lents, à pas sourds, sur cette terrepleine de morts.

J’errai longtemps, longtemps, longtemps. Je ne la retrouvaispas. Les bras étendus, les yeux ouverts, heurtant des tombes avecmes mains, avec mes pieds, avec mes genoux, avec ma poitrine, avecma tête elle-même, j’allais sans la trouver. Je touchais, jepalpais comme un aveugle qui cherche sa route, je palpais despierres, des croix, des grilles de fer, des couronnes de verre, descouronnes de fleurs fanées ! Je lisais les noms avec mesdoigts, en les promenant sur les lettres. Quelle nuit ! quellenuit ! Je ne la retrouvais pas !

Pas de lune ! Quelle nuit ! J’avais peur, une peuraffreuse dans ces étroits sentiers, entre deux lignes detombes ! Des tombes ! des tombes ! des tombes !Toujours des tombes ! À droite, à gauche, devant moi, autourde moi, partout, des tombes ! Je m’assis sur une d’elles, carje ne pouvais plus marcher tant mes genoux fléchissaient.J’entendais battre mon cœur ! Et j’entendais autre choseaussi ! Quoi ? un bruit confus innommable ! Était-cedans ma tête affolée, dans la nuit impénétrable, ou sous la terremystérieuse, sous la terre ensemencée de cadavres humains, cebruit ? Je regardais autour de moi !

Combien de temps suis-je resté là ? Je ne sais pas. J’étaisparalysé par la terreur, j’étais ivre d’épouvante, prêt à hurler,prêt à mourir.

Et soudain il me sembla que la dalle de marbre sur laquellej’étais assis remuait. Certes, elle remuait, comme si on l’eûtsoulevée. D’un bond je me jetai sur le tombeau voisin, et je vis,oui, je vis la pierre que je venais de quitter se dresser toutedroite ; et le mort apparut, un squelette nu qui, de son doscourbé la rejetait. Je voyais, je voyais très bien, quoique la nuitfût profonde. Sur la croix je pus lire :

« Ici repose Jacques Olivant, décédé à l’âge de cinquante et unans. Il aimait les siens, fut honnête et bon, et mourut dans lapaix du Seigneur. »

Maintenant le mort aussi lisait les choses écrites sur sontombeau. Puis il ramassa une pierre dans le chemin, une petitepierre aiguë, et se mit à les gratter avec soin, ces choses. Il leseffaça tout à fait, lentement, regardant de ses yeux vides la placeoù tout à l’heure elles étaient gravées ; et, du bout de l’osqui avait été son index, il écrivit en lettres lumineuses comme ceslignes qu’on trace aux murs avec le bout d’une allumette :

« Ici repose Jacques Olivant, décédé à l’âge de cinquante et unans. Il hâta par ses duretés la mort de son père dont il désiraithériter, il tortura sa femme, tourmenta ses enfants, trompa sesvoisins, vola quand il le put et mourut misérable. »

Quand il eut achevé d’écrire, le mort immobile contempla sonœuvre. Et je m’aperçus, en me retournant, que toutes les tombesétaient ouvertes, que tous les cadavres en étaient sortis, que tousavaient effacé les mensonges inscrits par les parents sur la pierrefunéraire, pour y rétablir la vérité.

Et je voyais que tous avaient été les bourreaux de leursproches, haineux, déshonnêtes, hypocrites, menteurs, fourbes,calomniateurs, envieux, qu’ils avaient volé, trompé, accompli tousles actes honteux, tous les actes abominables, ces bons pères, cesépouses fidèles, ces fils dévoués, ces jeunes filles chastes, cescommerçants probes, ces hommes et ces femmes ditsirréprochables.

Ils écrivaient tous en même temps, sur le seuil de leur demeureéternelle, la cruelle, terrible et sainte vérité que tout le mondeignore ou feint d’ignorer sur la terre.

Je pensai qu’elle aussi avait dû la tracer sur sa tombe. Et sanspeur maintenant, courant au milieu des cercueils entrouverts, aumilieu des cadavres, au milieu des squelettes, j’allai vers elle,sûr que je la trouverais aussitôt.

Je la reconnus de loin, sans voir le visage enveloppé dusuaire.

Et sur la croix de marbre où tout à l’heure j’avais lu :

« Elle aima, fut aimée, et mourut. »

J’aperçus :

« Étant sortie un jour pour tromper son amant, elle eut froidsous la pluie, et mourut. »

Il paraît qu’on me ramassa, inanimé, au jour levant, auprèsd’une tombe.

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